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Full text of "Le Horla"

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ŒUVRES    COMPLETES 


DE 


GUY   DE   MAUPASSANT 


LA    PRESENTE    EDITION 

DES 

ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  GUY  DE  MAUPASSANT 

A  ÉTÉ  TIRÉE 

PAR  L'IMPRIMERIE  NATIONALE 

EN    VERTU    D'UNE    AUTORISATION 

DE  M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX 

EN  DATE  DU   30  JANVIER    IQ02. 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CETTE  EDITION 

IOO    EXEMPLAIRES   SUR   PAPIER   DE    LUXE 

SAVOIR  : 

60  exemplaires  (1  à  60)  sur  japon  ancien. 
20  exemplaires  (61  à  80)  sur  japon  impérial. 
20  exemplaires  (81  à  100)  sur  chine. 


Le  texte  de  ce  volume 

est  conforme  à  celui  de  l'édition  originale  :  Le  Horla 

Paris,  Paul  Ollendorff,  1887, 

moins  Sauvée  déjà  publiée  dans  la  Petite  Roque 

avec  addition  de  : 

Le  Voyage  du  Horla  —  Un  Fou  (inédits). 

Le  Horla  (version  première  inédite). 


ŒUVRES   COMPLETES 

DE 

GUY  DE   MAUPASSANT 


LE  HORLA 


LE   VOYAGE   DU   HORLA 

UN    FOU? 

LE    HORLA    (VERSION   PREMIÈRE! 


PARIS 
LOUIS   CONARD,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

17,   BOULEVARD   DE  LA  MADELEINE,   17 


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1  ous  droits  reserves.  _  n  /     ? 


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LE  HORLA 


LE    HORLA. 


8  mai.  —  Quelle  journée  admirable!  J'ai 
passé  toute  la  matinée  étendu  sur  l'herbe, 
devant  ma  maison,  sous  l'énorme  platane  qui 
la  couvre,  l'abrite  et  l'ombrage  tout  entière. 
J'aime  ce  pays,  et  j'aime  y  vivre  parce  que 
j'y  ai  mes  racines,  ces  profondes  et  délicates 
racines,  qui  attachent  un  homme  à  la  terre  où 
sont  nés  et  morts  ses  aïeux,  qui  l'attachent  à 
ce  qu'on  pense  et  à  ce  qu'on  mange,  aux 
usages  comme  aux  nourritures,  aux  locutions 
locales,  aux  intonations  des  paysans,  aux 
odeurs  du  sol,  des  villages  et  de  l'air  lui- 
même. 

J'aime  ma  maison  où  j'ai  grandi.  De  mes 
fenêtres,  je  vois  la  Seine  qui  coule,  le  long 


I  LE   HORLA. 

de  mon  jardin,  derrière  la  route,  presque 
chez  moi,  la  grande  et  large  Seine,  qui  va  de 
Rouen  au  Havre,  couverte  de  bateaux  qui 
passent. 

A  gauche,  là-bas,  Rouen,  la  vaste  ville  aux 
toits  bleus,  sous  le  peuple  pointu  des  clochers 
gothiques.  Ils  sont  innombrables,  frêles  ou 
larges,  dominés  par  la  flèche  de  fonte  de  la 
cathédrale,  et  pleins  de  cloches  qui  sonnent 
dans  l'air  bleu  des  belles  matinées,  jetant  jus- 
qu'à moi  leur  doux  et  lointain  bourdonnement 
de  fer,  leur  chant  d'airain  que  la  brise  m'ap- 
porte, tantôt  plus  fort  et  tantôt  plus  affaibli, 
suivant  qu'elle  s'éveille  ou  s'assoupit. 

Comme  il  faisait  bon  ce  matin  ! 

Vers  onze  heures,  un  long  convoi  de  na- 
vires, tramés  par  un  remorqueur  gros  comme 
une  mouche,  et  qui  râlait  de  peine  en  vo- 
missant une  fumée  épaisse,  défila  devant  ma 
grille. 

Après  deux  goélettes  anglaises,  dont  le 
pavillon  rouge  ondoyait  sur  le  ciel,  venait 
un  superbe  trois-mâts  brésilien,  tout  blanc, 
admirablement  propre  et  luisant.  Je  le  saluai, 
je  ne  sais  pourquoi,  tant  ce  navire  me  fit 
plaisir  à  voir. 

n  mai,  —  J'ai  un  peu  de  fièvre  depuis 
quelques  jours;  je  me  sens  souffrant,  ou  plutôt 
je  me  sens  triste. 


LE  HORLA. 


) 


D'où  viennent  ces  influences  mystérieuses 
qui  changent  en  découragement  notre  bonheur 
et  notre  confiance  en  détresse.  On  dirait  que 
l'air,  l'air  invisible  est  plein  d'inconnaissables 
Puissances,  dont  nous  subissons  les  voisinages 
mystérieux.  Je  m'éveille  plein  de  gaieté,  avec 
des  envies  de  chanter  dans  la  croro;e.  —  Pour- 
quoi?  —  Je  descends  le  long  de  l'eau;  et 
soudain,  après  une  courte  promenade,  je 
rentre  désolé,  comme  si  quelque  malheur 
m'attendait  chez  moi.  —  Pourquoi?  —  Est-ce 
un  frisson  de  froid  qui,  frôlant  ma  peau,  a 
ébranlé  mes  nerfs  et  assombri  mon  âme? 
Est-ce  la  forme  des  nuages,  ou  la  couleur  du 
jour,  la  couleur  des  choses,  si  variable,  qui, 
passant  par  mes  yeux,  a  troublé  ma  pensée? 
Sait-on?  Tout  ce  qui  nous  entoure,  tout  ce 
que  nous  voyons  sans  le  regarder,  tout  ce  que 
nous  frôlons  sans  le  connaître,  tout  ce  que 
nous  touchons  sans  le  palper,  tout  ce  que  nous 
rencontrons  sans  le  distinguer,  a  sur  nous, 
sur  nos  organes  et,  par  eux,  sur  nos  idées,  sur 
notre  cœur  lui-même,  des  effets  rapides,  sur- 
prenants et  inexplicables. 

Comme  il  est  profond,  ce  mystère  de  l'In- 
visible! Nous  ne  le  pouvons  sonder  avec  nos 
sens  misérables,  avec  nos  yeux  qui  ne  savent 
apercevoir  ni  le  trop  petit,  ni  le  trop  grand, 
ni  le  trop  près,  ni  le  trop  loin,  ni  les  habi- 


LE   HORLA. 


tants  d'une  étoile,  ni  les  habitants  d'une  goutte 
d'eau.. .  avec  nos  oreilles  qui  nous  trompent, 
car  elles  nous  transmettent  les  vibrations  de 
l'air  en  notes  sonores.  Elles  sont  des  fées  qui 
font  ce  miracle  de  changer  en  bruit  ce  mou- 
vement et  par  cette  métamorphose  donnent 
naissance  à  la  musique,  qui  rend  chantante 
l'agitation  muette  de  la  nature. . .  avec  notre 
odorat,  plus  faible  que  celui  du  chien. . .  avec 
notre  goût,  qui  peut  à  peine  discerner  l'âge 
d'un  vin! 

Ah!  si  nous  avions  d'autres  organes  qui 
accompliraient  en  notre  faveur  d'autres  mi- 
racles, que  de  choses  nous  pourrions  décou- 
vrir encore  autour  de  nous! 

lômai.  —  Je  suis  malade,  décidément!  Je 
me  portais  si  bien  le  mois  dernier!  J'ai  la 
fièvre,  une  fièvre  atroce,  ou  plutôt  un  énerve- 
ment  fiévreux,  qui  rend  mon  âme  aussi  souf- 
frante que  mon  corps.  J'ai  sans  cesse  cette 
sensation  affreuse  d'un  danger  menaçant, 
cette  appréhension  d'un  malheur  qui  vient 
ou  de  la  mort  qui  approche,  ce  pressentiment 
qui  est  sans  doute  l'atteinte  d'un  mal  encore 
inconnu,  germant  dans  le  sang  et  dans  la 
chair. 

18  mai.  —  Je  viens  d'aller  consulter  mon 
médecin,  car  je  ne  pouvais  plus  dormir.  II 
m'a  trouvé  le  pouls  rapide,  l'œil  dilaté,  les 


LE   HORLA. 


nerfs  vibrants,  mais  sans  aucun  symptôme 
alarmant.  Je  dois  me  soumettre  aux  douches 
et  boire  du  bromure  de  potassium. 

25  mai.  - —  Aucun  changement!  mon  état, 
vraiment,  est  bizarre.  A  mesure  qu'approche 
le  soir,  une  inquiétude  incompréhensible 
m'envahit,  comme  si  la  nuit  cachait  pour  moi 
une  menace  terrible.  Je  dîne  vite,  puis  j'es- 
saye de  lire;  mais  je  ne  comprends  pas  les 
mots;  je  distingue  à  peine  les  lettres.  Je 
marche  alors  dans  mon  salon  de  long  en 
large,  sous  l'oppression  d'une  crainte  confuse 
et  irrésistible,  la  crainte  du  sommeil  et  la 
crainte  du  lit. 

Vers  dix  heures,  je  monte  dans  ma  cham- 
bre. A  peine  entré,  je  donne  deux  tours  de 
clef,  et  je  pousse  les  verrous;  j'ai  peur... 
de  quoi?...  Je  ne  redoutais  rien  jusqu'ici... 
j'ouvre  mes  armoires,  je  regarde  sous  mon  lit; 
j'écoute...  j'écoute...  quoi?...  Est-ce  étrange 
qu'un  simple  malaise,  un  trouble  de  la  circu- 
lation peut-être,  l'irritation  d'un  filet  nerveux, 
un  peu  de  congestion,  une  toute  petite  per- 
turbation dans  le  fonctionnement  si  imparfait 
et  si  délicat  de  notre  machine  vivante,  puisse 
faire  un  mélancolique  du  plus  joyeux  des 
hommes,  et  un  poltron  du  plus  brave?  Puis 
je  me  couche,  et  j'attends  le  sommeil  comme 
on  attendrait  le  bourreau.  Je  l'attends  avec 


I.E   HORLA. 


l'épouvante  de  sa  venue;  et  mon  cœur  bat,  et 
mes  jambes  frémissent;  et  tout  mon  corps 
tressaille  dans  la  chaleur  des  draps,  jusqu'au 
moment  où  je  tombe  tout  à  coup  dans  le 
repos,  comme  on  tomberait  pour  s'y  noyer, 
dans  un  gouffre  d'eau  stagnante.  Je  ne  le  sens 
pas  venir,  comme  autrefois,  ce  sommeil  per- 
fide, caché  près  de  moi,  qui  me  guette,  qui 
va  me  saisir  par  la  tête,  me  fermer  les  veux, 
m'anéantir. 

Je  dors  —  longtemps  —  deux  ou  trois 
heures  —  puis  un  rêve  —  non  —  un  cauche- 
mar m'étreint.  Je  sens  bien  que  je  suis  couché 
et  que  je  dors,...  je  le  sens  et  je  le  sais...  et 
je  sens  aussi  que  quelqu'un  s'approche  de 
moi,  me  regarde,  me  palpe,  monte  sur  mon 
ht,  s'agenouille  sur  ma  poitrine,  me  prend  le 
cou  entre  ses  mains  et  serre. . .  serre. . .  de  toute 
sa  force  pour  m'étrangler. 

Moi,  je  me  débats,  lié  par  cette  impuis- 
sance atroce,  qui  nous  paralyse  dans  les 
songes;  je  veux  crier,  —  je  ne  peux  pas;  — 
je  veux  remuer,  —  je  ne  peux  pas;  —  j'es- 
save,  avec  des  efforts  affreux,  en  haletant,  de 
me  tourner,  de  rejeter  cet  être  qui  m'écrase 
et  qui  m'étouffe,  —  je  ne  peux  pas! 

Et  soudain,  je  m'éveille,  affolé,  couvert 
de  sueur.  J'allume  une  bougie.  Je  suis  seul. 

Après  cette  crise,  qui  se  renouvelle  toutes 


LE   HORLA.  <; 

les  nuits,  je  dors  enfin,  avec  calme,  jusqu'à 
l'aurore. 

2  juin.  —  Mon  état  s'est  encore  aggravé. 
Qu'ai-je  donc?  Le  bromure  n'y  fait  rien;  les 
douches  n'y  font  rien.  Tantôt,  pour  fatiguer 
mon  corps,  si  las  pourtant,  j'allai  faire  un 
tour  dans  la  forêt  de  Roumare.  Je  crus  d'abord 
que  l'air  frais,  léger  et  doux,  plein  d'odeur 
d'herbes  et  de  feuilles,  me  versait  aux  veines 
un  sang  nouveau,  au  cœur  une  énergie  nou- 
velle. Je  pris  une  grande  avenue  de  chasse, 
puis  je  tournai  vers  la  Bouille,  par  une  allée 
étroite,  entre  deux  armées  d'arbres  démesuré- 
ment hauts  qui  mettaient  un  toit  vert,  épais, 
presque  noir,  entre  le  ciel  et  moi. 

Un  frisson  me  saisit  soudain,  non  pas  un 
frisson  de  froid,  mais  un  étrange  frisson  d'an- 


goisse. 


Je  hâtai  le  pas,  inquiet  d'être  seul  dans  ce 
bois,  apeuré  sans  raison,  stupidement  par  la 
profonde  solitude. Tout  à  coup,  il  me  sembla 
que  j'étais  suivi,  qu'on  marchait  sur  mes  ta- 
lons, tout  près,  tout  près,  à  me  toucher. 

Je  me  retournai  brusquement.  J'étais  seul. 
Je  ne  vis  derrière  moi  que  la  droite  et  large 
allée,  vide,  haute,  redoutablement  vide;  et 
de  l'autre  côté  elle  s'étendait  aussi  à  perte  de 
vue,  toute  pareille,  effrayante. 

Je  fermai  les  yeux.  Pourquoi?  Et  je  me  mis 


J  o  LE  HORLA. 

à  tourner  sur  un  talon,  très  vite,  comme  une 
toupie.  Je  faillis  tomber;  je  rouvris  les  yeux; 
les  arbres  dansaient;  la  terre  flottait;  je  dus 
m'asseoir.  Puis,  ah!  je  ne  savais  plus  par  où 
j'étais  venu!  Bizarre  idée!  Bizarre!  Bizarre 
idée!  Je  ne  savais  plus  du  tout.  Je  partis  par 
Ie  coté  qui  se  trouvait  à  ma  droite,  et  je  revins 
dans  l'avenue  qui  m'avait  amené  au  milieu 
de  la  forêt. 

j  juin.  —  La  nuit  a  été  horrible.  Je  vais 
m'absenter  pendant  quelques  semaines.  Un 
petit  voyage,  sans  doute,  me  remettra. 

2  juillet.  -  Je  rentre.  Je  suis  guéri.  J'ai 
fait  d'ailleurs  une  excursion  charmante.  J'ai  vi- 
sité le  mont  Saint-Michel  que  je  ne  connais- 
sais pas. 

Quelle  vision,  quand  on  arrive,  comme 
moi,  à  Avranches ,  vers  la  fin  du  jour!  La  ville 
est  sur  une  colline;  et  on  me  conduisit  dans 
le  jardin  public,  au  bout  de  la  cité.  Je  poussai 
un  cri  d'étonnement.  Une  baie  démesurée 
s'étendait  devant  moi,  à  perte  de  vue,  entre 
deux  côtes  écartées  se  perdant  au  loin  dans 
les  brumes;  et  au  milieu  de  cette  immense 
baie  jaune,  sous  un  ciel  d'or  et  de  clarté, 
s'élevait  sombre  et  pointu  un  mont  étrange, 
au  milieu  des  sables.  Le  soleil  venait  de  dis- 
paraître, et  sur  l'horizon  encore  flamboyant 
se  dessinait  le  profil  de  ce  fantastique  rocher 


LE   HORLA.  I  I 


qui  porte  sur  son  sommet  un  fantastique  mo- 
nument. 

Dès  l'aurore,  j'allai  vers  lui.  La  mer  était 
basse,  comme  la  veille  au  soir,  et  je  regardais 
se  dresser  devant  moi,  à  mesure  que  j'appro- 
chais d'elle,  la  surprenante  abbaye.  Après  plu- 
sieurs heures  de  marche,  j'atteignis  l'énorme 
bloc  de  pierres  qui  porte  la  petite  cité  do- 
minée par  la  grande  église.  Ayant  gravi  la 
rue  étroite  et  rapide,  j'entrai  dans  la  plus  ad- 
mirable demeure  gothique  construite  pour 
Dieu  sur  la  terre,  vaste  comme  une  ville, 
pleine  de  salles  basses  écrasées  sous  des  voûtes 
et  de  hautes  galeries  que  soutiennent  de  frêles 
colonnes.  J'entrai  dans  ce  gigantesque  bijou 
de  granit,  aussi  léger  qu'une  dentelle,  cou- 
vert de  tours,  de  sveltes  clochetons,  où  mon- 
tent des  escaliers  tordus,  et  qui  lancent  dans 
le  ciel  bleu  des  jours,  dans  le  ciel  noir  des 
nuits,  leurs  têtes  bizarres  hérissées  de  chi- 
mères, de  diables,  de  bêtes  fantastiques,  de 
fleurs  monstrueuses ,  et  reliés  l'un  à  l'autre 
par  de  fines  arches  ouvragées. 

Quand  je  fus  sur  le  sommet,  je  dis  au 
moine  qui  m'accompagnait  :  «Mon  père, 
comme  vous  devez  être  bien  ici  !  » 

II  répondit  :  «II  y  a  beaucoup  de  vent, 
monsieur  »  ;  et  nous  nous  mîmes  à  causer 
en    regardant    monter    la   mer,    qui    courait 


I  2  LE    HORLA. 

sur  le  sable  et  le  couvrait  d'une  cuirasse 
d'acier. 

Et  le  moine  me  conta  des  histoires,  toutes 
les  vieilles  histoires  de  ce  lieu,  des  légendes, 
toujours  des  légendes. 

Une  d'elles  me  frappa  beaucoup.  Les  gens 
du  pays,  ceux  du  mont,  prétendent  qu'on 
entend  parler  la  nuit  dans  les  sables,  puis 
qu'on  entend  bêler  deux  chèvres,  l'une  avec 
une  voix  forte,  l'autre  avec  une  voix  faible. 
Les  incrédules  affirment  que  ce  sont  les  cris 
des  oiseaux  de  mer,  qui  ressemblent  tantôt  à 
des  bêlements,  et  tantôt  à  des  plaintes  hu- 
maines; mais  les  pêcheurs  attardés  jurent 
avoir  rencontré,  rôdant  sur  les  dunes,  entre 
deux  marées,  autour  de  la  petite  ville  jetée 
ainsi  loin  du  monde,  un  vieux  berger,  dont 
on  ne  voit  jamais  la  tête  couverte  de  son  man- 
teau, et  qui  conduit,  en  marchant  devant 
eux,  un  bouc  à  figure  d'homme  et  une  chèvre 
à  figure  de  femme,  tous  deux  avec  de  longs 
cheveux  blancs  et  parlant  sans  cesse,  se  que- 
rellant dans  une  langue  inconnue,  puis  ces- 
sant soudain  de  crier  pour  bêler  de  toute  leur 
force. 

Je  dis  au  moine  :  «  Y  croyez-vous  ?  » 

II  murmura  :  «  Je  ne  sais  pas.  » 

Je  repris  :  «  S'il  existait  sur  la  terre  d'autres 
êtres  que  nous,  comment  ne  les  connaîtrions- 


LE   HORLA. 


nous  point  depuis  longtemps;  comment  ne 
les  auriez-vous  pas  vus,  vous?  comment  ne  les 
aurais-je  pas  vus,  moi?» 

II  répondit  :  «Est-ce  que  nous  voyons  la 
cent  millième  partie  de  ce  qui  existe?  Tenez, 
voici  le  vent,  qui  est  la  plus  grande  force  de 
la  nature,  qui  renverse  les  hommes,  abat  les 
édifices,  déracine  les  arbres,  soulève  la  mer 
en  montagnes  d'eau,  détruit  les  falaises,  et 
jette  aux  brisants  les  grands  navires,  le  vent 
qui  tue,  qui  siffle,  qui  gémit,  qui  mugit,  — 
l'avez- vous  vu,  et  pouvez- vous  le  voir?  II 
existe,  pourtant.» 

Je  me  tus  devant  ce  simple  raisonnement. 
Cet  homme  était  un  sage  ou  peut-être  un  sot. 
Je  ne  l'aurais  pu  affirmer  au  juste;  mais  je  me 
tus.  Ce  qu'il  disait  là,  je  l'avais  pensé  sou- 
vent. 

^  juillet.  —  J'ai  mal  dormi;  certes,  il  y  a 
ici  une  influence  fiévreuse,  car  mon  cocher 
souffre  du  même  mal  que  moi.  En  rentrant 
hier,  j'avais  remarqué  sa  pâleur  singulière.  Je 
lui  demandai  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez,  Jean? 

—  J'ai  que  je  ne  peux  plus  me  reposer, 
monsieur,  ce  sont  mes  nuits  qui  mangent  mes 
jours.  Depuis  le  départ  de  monsieur,  cela  me 
tient  comme  un  sort. 

Les  autres  domestiques  vont  bien  cepen- 


I   [  LE   HORI.A. 

dant,  mais  j'ai  grand'  peur  d'être  repris, 
moi. 

4  juillet.  —  Décidément,  je  suis  repris. 
Mes  cauchemars  anciens  reviennent.  Cette 
nuit,  j'ai  senti  quelqu'un  accroupi  sur  moi, 
et  qui,  sa  bouche  sur  la  mienne,  buvait  ma 
vie  entre  mes  lèvres.  Oui,  il  la  puisait  dans 
ma  gorge,  comme  aurait  fait  une  sangsue. 
Puis  il  s'est  levé,  repu,  et  moi  je  me  suis  ré- 
veillé, tellement  meurtri,  brisé,  anéanti,  que 
je  ne  pouvais  plus  remuer.  Si  cela  continue 
encore  quelques  jours,  je  repartirai  certaine- 
ment. 

j  juillet.  —  Ai-je  perdu  la  raison?  Ce  qui 
s'est  passé,  ce  que  j'ai  vu  la  nuit  dernière  est 
tellement  étrange,  que  ma  tête  s'égare  quand 
j'y  songe! 

Comme  je  le  fais  maintenant  chaque  soir, 
j'avais  fermé  ma  porte  à  clef;  puis,  ayant  soif, 
je  bus  un  demi-verre  d'eau,  et  je  remarquai 
par  hasard  que  ma  carafe  était  pleine  jusqu'au 
bouchon  de  cristal. 

Je  me  couchai  ensuite  et  je  tombai  dans 
un  de  mes  sommeils  épouvantables,  dont  je 
fus  tiré  au  bout  de  deux  heures  environ  par 
une  secousse  plus  affreuse  encore. 

Figurez-vous  un  homme  qui  dort,  qu'on 
assassine,  et  qui  se  réveille  avec  un  couteau 
dans  le  poumon,  et  qui  râle,  couvert  de  sang, 


LE   HORL\.  I  5 

et  qui  ne  peut  plus  respirer,  et  qui  va  mou- 
rir, et  qui  ne  comprend  pas  —  voilà. 

Ayant  enfin  reconquis  ma  raison,  j'eus  soif 
de  nouveau;  j'allumai  une  bougie  et  j'allai 
vers  la  table  où  était  posée  ma  carafe.  Je  la 
soulevai  en  la  penchant  sur  mon  verre;  rien 
ne  coula.  —  Elle  était  vide!  Elle  était  vide 
complètement!  D'abord,  je  n'y  compris  rien; 
puis,  tout  à  coup,  je  ressentis  une  émotion  si 
terrible,  que  je  dus  m'asseoir,  ou  plutôt,  que 
je  tombai  sur  une  chaise!  puis,  je  me  redressai 
d'un  saut  pour  regarder  autour  de  moi  !  puis 
je  me  rassis,  éperdu  d'étonnement  et  de  peur, 
devant  le  cristal  transparent!  Je  le  contem- 
plais avec  des  yeux  fixes,  cherchant  à  devi- 
ner. Mes  mains  tremblaient!  On  avait  donc 
bu  cette  eau?  Qui?  Moi?  moi,  sans  doute? 
Ce  ne  pouvait  être  que  moi?  Alors,  j'étais 
somnambule,  je  vivais,  sans  le  savoir,  de  cette 
double  vie  mystérieuse  qui  fait  douter  s'il  y  a 
deux  êtres  en  nous,  ou  si  un  être  étranger, 
inconnaissable  et  invisible,  anime,  par  mo- 
ments, quand  notre  âme  est  engourdie,  notre 
corps  captif  qui  obéit  à  cet  autre,  comme  à 
nous-mêmes,  plus  qu'à  nous-mêmes. 

Ah  !  qui  comprendra  mon  angoisse  abo- 
minable? Qui  comprendra  l'émotion  d'un 
homme,  sain  d'esprit,  bien  éveillé,  plein  de 
raison  et  qui  regarde  épouvanté,  à  travers  le 


l6  LE  HORLA. 

verre  d'une  carafe,  un  peu  d'eau  disparue 
pendant  qu'il  a  dormi!  Et  je  restai  là  jusqu'au 
jour,  sans  oser  regagner  mon  lit. 

6  juillet.  —  Je  deviens  fou.  On  a  encore 
bu  toute  ma  carafe  cette  nuit;  —  ou  plutôt, 
je  l'ai  bue! 

Mais,  est-ce  moi?  Est-ce  moi?  Qui  se- 
rait-ce? Qui?  Oh!  mon  Dieu!  Je  deviens  fou? 
Qui  me  sauvera? 

w  juillet.  —  Je  viens  de  faire  des  épreuves 
surprenantes. 

Décidément,  je  suis  fou!  Et  pourtant! 

Le  6  juillet,  avant  de  me  coucher,  j'ai 
placé  sur  ma  table  du  vin,  du  lait,  de  l'eau, 
du  pain  et  des  fraises. 

On  a  bu  —  j'ai  bu  —  toute  l'eau,  et  un 
peu  de  lait.  On  n'a  touché  ni  au  vin,  ni  au 
pain,  ni  aux  fraises. 

Le  7  juillet,  j'ai  renouvelé  la  même  épreuve , 
qui  a  donné  le  même  résultat. 

Le  8  juillet,  j'ai  supprimé  l'eau  et  le  lait. 
On  n'a  touché  à  rien. 

Le  9  juillet  enfin,  j'ai  remis  sur  ma  table 
l'eau  et  le  lait  seulement,  en  ayant  soin  d'en- 
velopper les  carafes  en  des  linges  de  mousse- 
line blanche  et  de  ficeler  les  bouchons.  Puis, 
j'ai  frotté  mes  lèvres,  ma  barbe,  mes  mains 
avec  de  la  mine  de  plomb,  et  je  me  suis 
couché. 


LE   HORLA.  17 

L'invincible  sommeil  m'a  saisi,  suivi  bientôt 
de  l'atroce  réveil.  Je  n'avais  point  remué;  mes 
draps  eux-mêmes  ne  portaient  pas  de  taches. 
Je  m'élançai  vers  ma  table.  Les  linges  enfer- 
mant les  bouteilles  étaient  demeurés  imma- 
culés. Je  déliai  les  cordons,  en  palpitant  de 
crainte.  On  avait  bu  toute  l'eau!  on  avait  bu 
tout  le  lait!  Ah!  mon  Dieu!... 

Je  vais  partir  tout  à  l'heure  pour  Paris. 

12  juillet.  —  Paris.  J'avais  donc  perdu  la 
tête  les  jours  derniers!  J'ai  dû  être  le  jouet  de 
mon  imagination  énervée,  à  moins  que  je  ne 
sois  vraiment  somnambule,  ou  que  j'aie  subi 
une  de  ces  influences  constatées,  mais  inex- 
plicables jusqu'ici,  qu'on  appelle  suggestions. 
En  tout  cas,  mon  affolement  touchait  à  la  dé- 
mence, et  vingt-quatre  heures  de  Paris  ont 
suffi  pour  me  remettre  d'aplomb. 

Hier,  après  des  courses  et  des  visites,  qui 
m'ont  fait  passer  dans  l'âme  de  l'air  nouveau 
et  vivifiant,  j'ai  fini  ma  soirée  au  Théâtre- 
Français.  On  y  jouait  une  pièce  d'Alexandre 
Dumas  fils;  et  cet  esprit  alerte  et  puissant  a 
achevé  de  me  guérir.  Certes,  la  solitude  est 
dangereuse  pour  les  intelligences  qui  travail- 
lent. II  nous  faut,  autour  de  nous,  des  hommes 
qui  pensent  et  qui  parlent.  Quand  nous  som- 
mes seuls  longtemps,  nous  peuplons  le  vide 
de  fantômes. 


I  8  LE   HORLA. 

Je  suis  rentré  à  l'hôtel  très  gai,  par  les 
boulevards.  Au  coudoiement  de  la  foule,  je 
songeais,  non  sans  ironie,  à  mes  terreurs,  à 
mes  suppositions  de  l'autre  semaine,  car  j'ai 
cru,  oui,  j'ai  cru  qu'un  être  invisible  habitait 
sous  mon  toit.  Comme  notre  tête  est  faible  et 
s'effare,  et  s'égare  vite,  dès  qu'un  petit  fait 
incompréhensible  nous  frappe! 

Au  lieu  de  conclure  par  ces  simples  mots  : 
«Je  ne  comprends  pas  parce  que  la  cause 
m'échappe  » ,  nous  imaginons  aussitôt  des 
mystères  effrayants  et  des  puissances  surnatu- 
relles. 

14  juillet.  - —  Fête  de  la  République.  Je  me 
suis  promené  par  les  rues.  Les  pétards  et  les 
drapeaux  m'amusaient  comme  un  enfant. 
C'est  pourtant  fort  bête  d'être  joyeux,  à  date 
fixe,  par  décret  du  gouvernement.  Le  peuple 
est  un  troupeau  imbécile,  tantôt  stupidement 
patient  et  tantôt  férocement  révolté.  On  lui 
dit  :  «  Amuse-toi.  »  II  s'amuse.  On  lui  dit  : 
«Va  te  battre  avec  le  voisin.»  II  va  se  battre. 
On  lui  dit  :  «  Vote  pour  l'Empereur.  »  II  vote 
pour  l'Empereur.  Puis,  on  lui  dit  :  «Vote 
pour  la  République.»  Et  il  vote  pour  la  Ré- 
publique. 

Ceux  qui  le  dirigent  sont  aussi  sots;  mais 
au  heu  d'obéir  à  des  hommes,  ils  obéissent  à 
des  principes,  lesquels  ne  peuvent  être  que 


LE   HOHIA.  H; 

niais,  stériles  et  faux,  par  cela  même  qu'ils 
sont  des  principes,  c'est-à-dire  des  idées  répu- 
tées certaines  et  immuables,  en  ce  monde  où 
l'on  n'est  sûr  de  rien,  puisque  la  lumière  est 
une  illusion,  puisque  le  bruit  est  une  illusion. 

16  juillet.  —  J'ai  vu  hier  des  choses  qui 
m'ont  beaucoup  troublé. 

Je  dînais  chez  ma  cousine,  Mme  Sablé,  dont 
le  mari  commande  le  y6Q  chasseurs  à  Li- 
moges. Je  me  trouvais  chez  elle  avec  deux 
jeunes  femmes,  dont  l'une  a  épousé  un  mé- 
decin, le  docteur  Parent,  qui  s'occupe  beau- 
coup des  maladies  nerveuses  et  des  manifes- 
tations extraordinaires  auxquelles  donnent 
lieu  en  ce  moment  les  expériences  sur  l'hyp- 
notisme et  la  suggestion. 

II  nous  raconta  longuement  les  résultats 
prodigieux  obtenus  par  des  savants  anglais  et 
par  les  médecins  de  l'école  de  Nancy. 

Les  faits  qu'il  avança  me  parurent  tellement 
bizarres,  que  je  me  déclarai  tout  à  fait  incré- 
dule. 

«Nous  sommes,  affirmait-il,  sur  le  point 
de  découvrir  un  des  plus  importants  secrets 
de  la  nature,  je  veux  dire  un  de  ses  plus  im- 
portants secrets  sur  cette  terre;  car  elle  en  a 
certes  d'autrement  importants,  là-bas,  dans 
les  étoiles.  Depuis  que  l'homme  pense,  de- 
puis qu'il  sait  dire  et  écrire  sa  pensée,  il  se 


20  LE   HORLA. 

sent  frôlé  par  un  mystère  impénétrable  pour 
ses  sens  grossiers  et  imparfaits,  et  il  tâche  de 
suppléer,  par  l'effort  de  son  intelligence,  à 
l'impuissance  de  ses  organes.  Quand  cette  in- 
telligence demeurait  encore  à  l'état  rudimen- 
taire,  cette  hantise  des  phénomènes  invisibles 
a  pris  des  formes  banalement  effrayantes.  De 
là  sont  nées  les  croyances  populaires  au  sur- 
naturel, les  légendes  des  esprits  rôdeurs,  des 
fées,  des  gnomes,  des  revenants,  je  dirai 
même  la  légende  de  Dieu,  car  nos  concep- 
tions de  I'ouvrier-créateur,  de  quelque  religion 
qu'elles  nous  viennent,  sont  bien  les  inven- 
tions les  plus  médiocres,  les  plus  stupides, 
les  plus  inacceptables  sorties  du  cerveau 
apeuré  des  créatures.  Rien  de  plus  vrai  que 
cette  parole  de  Voltaire  :  «Dieu  a  fait  l'homme 
«à  son  image,  mais  l'homme  le  lui  a  bien 
«rendu.» 

«Mais,  depuis  un  peu  plus  d'un  siècle,  on 
semble  pressentir  quelque  chose  de  nouveau. 
Mesmer  et  quelques  autres  nous  ont  mis  sur 
une  voie  inattendue,  et  nous  sommes  arrivés 
vraiment,  depuis  quatre  ou  cinq  ans  surtout, 
à  des  résultats  surprenants.  » 

Ma  cousine,  très  incrédule  aussi,  souriait. 
Le  docteur  Parent  lui  dit  :  — Voulez-vous  que 
j'essaie  de  vous  endormir,  madame? 

—  Oui,  je  veux  bien. 


LE  HORLA.  2  1 

Elle  s'assit  dans  un  fauteuil  et  il  commença 
à  la  regarder  fixement  en  la  fascinant.  Moi, 
je  me  sentis  soudain  un  peu  troublé,  le  cœur 
battant,  la  gorge  serrée.  Je  voyais  les  yeux  de 
Mme  Sablé  s'alourdir,  sa  bouche  se  crisper,  sa 
poitrine  haleter. 

Au  bout  de  dix  minutes,  elle  dormait. 

—  Mettez-vous  derrière  elle,  dit  le  mé- 
decin. 

Et  je  m'assis  derrière  elle.  II  lui  plaça  entre 
les  mains  une  carte  de  visite  en  lui  disant  : 
«Ceci  est  un  miroir;  que  voyez-vous  de- 
dans?» 

Elle  répondit  : 

—  Je  vois  mon  cousin. 

—  Que  fait-il? 

II  se  tord  la  moustache. 

—  Et  maintenant? 

—  II  tire  de  sa  poche  une  photographie. 

—  Quelle  est  cette  photographie? 

—  La  sienne. 

C'était  vrai!  Et  cette  photographie  venait 
de  m'être  livrée,  le  soir  même,  à  l'hôtel. 

—  Comment  est-il  sur  ce  portrait? 

—  II  se  tient  debout  avec  son  chapeau  à 
la  main. 

Donc  elle  voyait  dans  cette  carte,  dans  ce 
carton  blanc,  comme  elle  eût  vu  dans  une 
glace. 


LE   HORLA. 


Les  jeunes  femmes,  épouvantées,  disaient  : 
«Assez!  Assez!  Assez!» 

Mais  le  docteur  ordonna  :  «Vous  vous  lève- 
rez demain  à  huit  heures;  puis  vous  irez 
trouver  à  son  hôtel  votre  cousin,  et  vous  le 
supplierez  de  vous  prêter  cinq  mille  francs 
que  votre  mari  vous  demande  et  qu'il  vous 
réclamera  à  son  prochain  voyage.» 

Puis  il  la  réveilla. 

En  rentrant  à  l'hôtel,  je  songeais  à  cette 
curieuse  séance  et  des  doutes  m'assaillirent 
non  point  sur  l'absolue,  sur  l'insoupçonnable 
bonne  foi  de  ma  cousine,  que  je  connaissais 
comme  une  sœur,  depuis  l'enfance,  mais  sur 
une  supercherie  possible  du  docteur.  Ne  dis- 
simulait-il  pas  dans  sa  main  une  glace  qu'il 
montrait  à  la  jeune  femme  endormie,  en 
même  temps  que  sa  carte  de  visite?  Les  pres- 
tidigitateurs   de   profession  font   des   choses 


autrement  singulières. 


Je  rentrai  donc  et  je  me  couchai. 

Or,  ce  matin,  vers  huit  heures  et  demie, 
je  fus  réveillé  par  mon  valet  de  chambre,  qui 
me  dit  : 

—  C'est  Mme  Sablé  qui  demande  à  parler 
à  monsieur  tout  de  suite. 

Je  m'habillai  à  la  hâte  et  je  la  reçus. 

Elle  s'assit  fort  troublée,  les  yeux  baissés, 
et,  sans  lever  son  voile,  elle  me  dit  : 


LE  HORLA.  23 

Mon  cher  cousin,  j'ai  un  gros  service 
à  vous  demander. 

—  Lequel,  ma  cousine? 

Cela  me  gêne  beaucoup  de  vous  le 
dire,  et  pourtant,  il  le  faut.  J'ai  besoin,  abso- 
lument besoin,  de  cinq  mille  francs. 

—  Allons  donc,  vous? 

—  Oui,  moi,  ou  plutôt  mon  mari,  qui  me 
charge  de  les  trouver. 

J'étais  tellement  stupéfait,  que  je  balbutiais 
mes  réponses.  Je  me  demandais  si  vraiment 
elle  ne  s'était  pas  moquée  de  moi  avec  le  doc- 
teur Parent,  si  ce  n'était  pas  là  une  simple 
farce  préparée  d'avance  et  fort  bien  jouée. 

Mais,  en  la  regardant  avec  attention,  tous 
mes  doutes  se  dissipèrent.  Elle  tremblait  d'an- 
goisse, tant  cette  démarche  lui  était  doulou- 
reuse, et  je  compris  qu'elle  avait  la  gorge 
pleine  de  sanglots. 

Je  la  savais  fort  riche  et  je  repris  : 

—  Comment!  votre  mari  n'a  pas  cinq 
mille  francs  à  sa  disposition!  Voyons,  réflé- 
chissez. Etes-vous  sûre  qu'il  vous  a  chargée 
de  me  les  demander? 

Elle  hésita  quelques  secondes  comme  si 
elle  eût  fait  un  grand  effort  pour  chercher 
dans  son  souvenir,  puis  elle  répondit  : 

—  Oui...,  oui...  j'en  suis  sûre. 

—  II  vous  a  écrit? 


2  I 


LE  HORLA. 


Elle  hésita  encore,  réfléchissant.  Je  devinai 
le  travail  torturant  de  sa  pensée.  Elle  ne  savait 
pas.  Elle  savait  seulement  qu'elle  devait 
m'emprunter  cinq  mille  francs  pour  son  mari. 
Donc  elle  osa  mentir. 

—  Oui,  il  m'a  écrit. 

—  Quand  donc?  Vous  ne  m'avez  parlé  de 
rien,  hier. 

—  J'ai  reçu  sa  lettre  ce  matin. 

—  Pouvez-vous  me  la  montrer? 

—  Non...  non...  non...  elle  contenait  des 
choses  intimes...  trop  personnelles...  je  l'ai... 
je  l'ai  brûlée. 

—  Alors,  c'est  que  votre  mari  fait  des 
dettes. 

Elle  hésita  encore,  puis  murmura  : 

—  Je  ne  sais  pas. 

Je  déclarai  brusquement  : 

—  C'est  que  je  ne  puis  disposer  de  cinq 
mille  francs  en  ce  moment,  ma  chère  cousine. 

Elle  poussa  une  sorte  de  cri  de  souffrance. 
Oh!  oh!  je  vous  en  prie,  je  vous  en 
prie,  trouvez-les... 

Elle  s'exaltait,  joignait  les  mains  comme  si 
elle  m'eût  prié!  J'entendais  sa  voix  changer 
de  ton;  elle  pleurait  et  bégayait,  harcelée, 
dominée  par  l'ordre  irrésistible  qu'elle  avait 
reçu. 

Oh!  oh!  je  vous  en  supplie...  si  vous 


LE  HORLA.  25 

saviez  comme  je  souffre...  il  me  les  faut  au- 
jourd'hui. 

J'eus  pitié  d'elle. 

—  Vous  les  aurez  tantôt,  je  vous  le  jure. 
Elle  s'écria  : 

—  Oh!  merci!  merci!  Que  vous  êtes  bon. 
Je  repris  : 

Vous  rappelez -vous  ce  qui  s'est  passé 
hier  soir  chez  vous? 
— -  Oui. 

—  Vous  rappelez -vous  que  le  docteur  Pa- 
rent vous  a  endormie? 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  il  vous  a  ordonné  de  venir 
m'emprunter  ce  matin  cinq  mille  francs,  et 
vous  obéissez  en  ce  moment  à  cette  sug- 
gestion. 

Elle  réfléchit  quelques  secondes  et  ré- 
pondit : 

—  Puisque  c'est  mon  mari  qui  les  de- 
mande. 

Pendant  une  heure,  j'essayai  de  la  con- 
vaincre, mais  je  n'y  pus  parvenir. 

Quand  elle  fut  partie,  je  courus  chez  le 
docteur.  II  allait  sortir;  et  il  m'écouta  en  sou- 
riant. Puis  il  dit  : 

—  Croyez-vous  maintenant? 

—  Oui,  il  le  faut  bien. 

—  Allons  chez  votre  parente. 


z6  LE   HORLA. 

Elle  sommeillait  déjà  sur  une  chaise  longue, 
accablée  de  fatigue.  Le  médecin  lui  prit  le 
pouls,  la  regarda  quelque  temps,  une  main 
levée  vers  ses  yeux  qu'elle  ferma  peu  à  peu 
sous  l'effort  insoutenable  de  cette  puissance 
magnétique. 

Quand  elle  fut  endormie  : 

Votre  mari  n'a  plus  besoin  de  cinq  mille 
francs!  Vous  allez  donc  oublier  que  vous  avez 
prié  votre  cousin  de  vous  les  prêter,  et,  s'il 
vous  parle  de  cela,  vous  ne  comprendrez  pas. 

Puis  il  la  réveilla.  Je  tirai  de  ma  poche  un 
portefeuille  : 

—  Voici,  ma  chère  cousine,  ce  que  vous 
m'avez  demandé  ce  matin. 

Elle  fut  tellement  surprise  que  je  n'osai  pas 
insister.  J'essayai  cependant  de  ranimer  sa 
mémoire,  mais  elle  nia  avec  force,  crut  que 
je  me  moquais  d'elle,  et  faillit,  à  la  fin,  se 
fâcher. 

Voilà!  je  viens  de  rentrer;  et  je  n'ai  pu  dé- 
jeuner, tant  cette  expérience  m'a  bouleversé. 

/p  juillet,  —  Beaucoup  de  personnes  à  qui 
j'ai  raconté  cette  aventure  se  sont  moquées  de 
moi.  Je  ne  sais  plus  que  penser.  Le  sage  dit  : 
Peut-être? 

21  juillet.  -  -  J'ai  été  dîner  à  Bougival ,  puis 
j'ai  passé  la  soirée  au  bal  des  canotiers.  Déci- 


LE   HORLA. 


dément,  tout  dépend  des  lieux  et  des  milieux. 
Croire  au  surnaturel  dans  l'île  de  la  Grenouil- 
lère, serait  le  comble  de  la  folie...  mais  au 
sommet  du  mont  Saint-Michel?...  mais  dans 
les  Indes?  Nous  subissons  effroyablement  l'in- 
fluence de  ce  qui  nous  entoure.  Je  rentrerai 
chez  moi  la  semaine  prochaine. 

30  juillet.  —  Je  suis  revenu  dans  ma  maison 
depuis  hier.  Tout  va  bien. 

2  août.  —  Rien  de  nouveau;  il  fait  un 
temps  superbe.  Je  passe  mes  journées  à  regar- 
der couler  la  Seine. 

4  août.  —  Querelles  parmi  mes  domes- 
tiques. Ils  prétendent  qu'on  casse  les  verres, 
la  nuit,  dans  les  armoires.  Le  valet  de  cham- 
bre accuse  la  cuisinière,  qui  accuse  la  Iingère, 
qui  accuse  les  deux  autres.  Quel  est  le  cou- 
pable? Bien  fin  qui  le  dirait? 

6  août.  —  Cette  fois,  je  ne  suis  pas  fou. 
J'ai  vu...  j'ai  vu...  j'ai  vu!...  Je  ne  puis  plus 
douter...  j'ai  vu!...  J'ai  encore  froid  jusque 
dans  les  ongles. . .  j'ai  encore  peur  jusque  dans 
les  moelles...  j'ai  vu!... 

Je  me  promenais  à  deux  heures,  en  plein 
soleil,  dans  mon  parterre  de  rosiers...  dans 
l'allée  des  rosiers  d'automne  qui  commencent 
à  fleurir. 

Comme  je  m'arrêtais  à  regarder  un  géant 
des  batailles,  qui   portait  trois   fleurs   magni- 


LE   HORLA. 


fiques,  je  vis,  je  vis  distinctement,  tout  près 
de  moi,  la  tige  d'une  de  ces  roses  se  plier, 
comme  si  une  main  invisible  l'eût  tordue, 
puis  se  casser  comme  si  cette  main  l'eût 
cueillie  !  Puis  la  fleur  s'éleva,  suivant  la  courbe 
qu'aurait  décrite  un  bras  en  la  portant  vers 
une  bouche,  et  elle  resta  suspendue  dans  l'air 
transparent,  toute  seule,  immobile,  effrayante 
tache  rouge  à  trois  pas  de  mes  yeux. 

Eperdu,  je  me  jetai  sur  elle  pour  la  saisir! 
Je  ne  trouvai  rien;  elle  avait  disparu.  Alors 
je  fus  pris  d'une  colère  furieuse  contre  moi- 
même;  car  il  n'est  pas  permis  à  un  homme 
raisonnable  et  sérieux  d'avoir  de  pareilles 
hallucinations. 

Mais  était-ce  bien  une  hallucination?  Je 
me  retournai  pour  chercher  la  tige,  et  je  la 
retrouvai  immédiatement  sur  l'arbuste,  fraî- 
chement brisée,  entre  les  deux  autres  roses 
demeurées  à  la  branche. 

Alors,  je  rentrai  chez  moi  l'âme  boule- 
versée; car  je  suis  certain,  maintenant,  cer- 
tain comme  de  l'alternance  des  jours  et  des 
nuits,  qu'il  existe  près  de  moi  un  être  invi- 
sible, qui  se  nourrit  de  lait  et  d'eau,  qui  peut 
toucher  aux  choses,  les  prendre  et  les  changer 
de  place,  doué  par  conséquent  d'une  nature 
matérielle,  bien  qu'imperceptible  pour  nos 
sens,  et  qui  habite  comme  moi, sous  mon  toit. . . 


LE  HOHLA. 


y  août.  —  J'ai  dormi  tranquille.  Il  a  bu 
l'eau  de  ma  carafe,  mais  n'a  point  troublé 
mon  sommeil. 

Je  me  demande  si  je  suis  fou.  En  me  pro- 
menant, tantôt  au  grand  soleil,  le  long  de  la 
rivière,  des  doutes  me  sont  venus  sur  ma  rai- 
son ,  non  point  des  doutes  vagues  comme  j'en 
avais  jusqu'ici,  mais  des  doutes  précis,  abso- 
lus. J'ai  vu  des  fous;  j'en  ai  connu  qui  restaient 
intelligents,  lucides,  clairvoyants  même  sur 
toutes  les  choses  de  la  vie,  sauf  sur  un  point, 
lis  parlaient  de  tout  avec  clarté,  avec  sou- 
plesse, avec  profondeur,  et  soudain  leur  pen- 
sée touchant  I'écueil  de  leur  folie,  s'y  déchi- 
rait en  pièces,  s'éparpillait  et  sombrait  dans 
cet  océan  effrayant  et  furieux,  plein  de  vagues 
bondissantes,  de  brouillards,  de  bourrasques, 
qu'on  nomme  «la  démence». 

Certes,  je  me  croirais  fou,  absolument 
fou,  si  je  n'étais  conscient,  si  je  ne  connais- 
sais parfaitement  mon  état,  si  je  ne  le  sondais 
en  l'analysant  avec  une  complète  lucidité.  Je 
ne  serais  donc,  en  somme,  qu'un  halluciné 
raisonnant.  Un  trouble  inconnu  se  serait  pro- 
duit dans  mon  cerveau,  un  de  ces  troubles 
qu'essayent  de  noter  et  de  préciser  aujourd'hui 
les  physiologistes;  et  ce  trouble  aurait  déter- 
miné dans  mon  esprit,  dans  l'ordre  et  la  lo- 
gique de  mes  idées,  une  crevasse  profonde. 


LE   HORLA. 


Des  phénomènes  semblables  ont  lieu  dans  le 
rêve  qui  nous  promène  à  travers  les  fantasma- 
gories les  plus  invraisemblables,  sans  que 
nous  en  soyons  surpris,  parce  que  l'appareil 
vérificateur,  parce  que  le  sens  du  contrôle  est 
endormi;  tandis  que  la  faculté  imaginative 
veille  et  travaille.  Ne  se  peut-il  pas  qu'une  des 
imperceptibles  touches  du  clavier  cérébral  se 
trouve  paralysée  chez  moi?  Des  hommes,  à 
la  suite  d'accidents,  perdent  la  mémoire  des 
noms  propres  ou  des  verbes  ou  des  chiffres, 
ou  seulement  des  dates.  Les  localisations  de 
toutes  les  parcelles  de  la  pensée  sont  au- 
jourd'hui prouvées.  Or,  quoi  d'étonnant  à  ce 
que  ma  faculté  de  contrôler  l'irréalité  de  cer- 
taines hallucinations,  se  trouve  engourdie 
chez  moi  en  ce  moment! 

Je  songeais  à  tout  cela  en  suivant  le  bord 
de  l'eau.  Le  soleil  couvrait  de  clarté  la  rivière, 
faisait  la  terre  délicieuse,  emplissait  mon  re- 
gard d'amour  pour  la  vie,  pour  les  hiron- 
delles, dont  l'agilité  est  une  joie  de  mes  yeux, 
pour  les  herbes  de  la  rive,  dont  le  frémisse- 
ment est  un  bonheur  de  mes  oreilles. 

Peu  à  peu,  cependant,  un  malaise  inexpli- 
cable me  pénétrait.  Une  force,  me  semblait-il, 
une  force  occulte  m'engourdissait,  m'arrêtait, 
m'empêchait  d'aller  plus  loin,  me  rappelait 
en  arrière.  J'éprouvais  ce  besoin  douloureux 


LE   HORLA.. 


de  rentrer  qui  vous  oppresse,  quand  on  a 
laissé  au  logis  un  malade  aimé,  et  que  le 
pressentiment  vous  saisit  d'une  aggravation 
de  son  mal. 

Donc,  je  revins  malgré  moi,  sûr  que  j'al- 
lais trouver,  dans  ma  maison,  une  mauvaise 
nouvelle,  une  lettre  ou  une  dépêche.  II  n'y 
avait  rien;  et  je  demeurai  plus  surpris  et  plus 
inquiet  que  si  j'avais  eu  de  nouveau  quelque 
vision  fantastique. 

8  août.  —  J'ai  passé  hier  une  affreuse  soi- 
rée. II  ne  se  manifeste  plus,  mais  je  le  sens 
près  de  moi,  m'épiant,  me  regardant,  me  pé- 
nétrant, me  dominant  et  plus  redoutable,  en 
se  cachant  ainsi,  que  s'il  signalait  par  des 
phénomènes  surnaturels  sa  présence  invisible 
et  constante. 

J'ai  dormi,  pourtant. 

p  août.  —  Rien,  mais  j'ai  peur. 

10  août.  —  Rien;  qu'arrivera-t-il  demain? 

il  août.  —  Toujours  rien;  je  ne  puis  plus 
rester  chez  moi  avec  cette  crainte  et  cette  pen- 
sée entrées  en  mon  âme;  je  vais  partir. 

12  août,  io  heures  du  soir.  —  Tout  le  jour 
j'ai  voulu  m'en  aller;  je  n'ai  pas  pu.  J'ai  voulu 
accomplir  cet  acte  de  liberté  si  facile,  si 
simple,  —  sortir  —  monter  dans  ma  voiture 
pour  gagner  Rouen  —  je  n'ai  pas  pu.  Pour- 
quoi? 


J2  LE   HORLA. 

/  j  août.  —  Quand  on  est  atteint  par  cer- 
taines maladies,  tous  les  ressorts  de  l'être 
physique  semblent  brisés,  toutes  les  énergies 
anéanties,  tous  les  muscles  relâchés,  les  os 
devenus  mous  comme  la  chair  et  la  chair 
liquide  comme  de  l'eau.  J'éprouve  cela  dans 
mon  être  moral  d'une  façon  étrange  et  déso- 
lante. Je  n'ai  plus  aucune  force,  aucun  cou- 
rage, aucune  domination  sur  moi,  aucun 
pouvoir  même  de  mettre  en  mouvement  ma 
volonté.  Je  ne  peux  plus  vouloir  ;  mais  quel- 
qu'un veut  pour  moi  ;  et  j'obéis. 

74  août.  —  Je  suis  perdu  !  Quelqu'un 
possède  mon  âme  et  la  gouverne  !  quelqu'un 
ordonne  tous  mes  actes,  tous  mes  mouve- 
ments, toutes  mes  pensées.  Je  ne  suis  plus 
rien  en  moi,  rien  qu'un  spectateur  esclave  et 
terrifié  de  toutes  les  choses  que  j'accomplis. 
Je  désire  sortir.  Je  ne  peux  pas.  II  ne  veut 
pas;  et  je  reste,  éperdu,  tremblant,  dans  le 
fauteuil  où  il  me  tient  assis.  Je  désire  seule- 
ment me  lever,  me  soulever,  afin  de  me 
croire  encore  maître  de  moi.  Je  ne  peux  pas! 
Je  suis  rivé  à  mon  siège;  et  mon  siège  adhère 
au  sol,  de  telle  sorte  qu'aucune  force  ne  nous 
soulèverait. 

Puis,  tout  d'un  coup,  il  faut,  il  faut,  il  faut 
que  j'aille  au  fond  de  mon  jardin  cueillir  des 
fraises  et  les  manger.  Et  j'y  vais.  Je  cueille 


LE  HORLA.  3  3 

des  fraises  et  je  les  mange!  Oh!  mon  Dieu! 
Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  Est-il  un  Dieu?  S'il 
en  est  un,  délivrez-moi,  sauvez-moi  !  secourez- 
moi!  Pardon!  Pitié!  Grâce!  Sauvez-moi! 
Oh!  quelle  souffrance!  quelle  torture!  quelle 
horreur  ! 

ij  août.  • —  Certes,  voilà  comment  était 
possédée  et  dominée  ma  pauvre  cousine, 
quand  elle  est  venue  m'emprunter  cinq  mille 
francs.  Elle  subissait  un  vouloir  étranger  entré 
en  elle,  comme  une  autre  âme,  comme  une 
autre  âme  parasite  et  dominatrice.  Est-ce  que 
le  monde  va  finir? 

Mais  celui  qui  me  gouverne,  quel  est-il, 
cet  invisible?  cet  inconnaissable,  ce  rôdeur 
d'une  race  surnaturelle? 

Donc  les  Invisibles  existent!  Alors,  com- 
ment depuis  l'origine  du  monde  ne  se  sont- 
ils  pas  encore  manifestés  d'une  façon  précise 
comme  ils  le  font  pour  moi?  Je  n'ai  jamais 
rien  lu  qui  ressemble  à  ce  qui  s'est  passé 
dans  ma  demeure.  Oh  !  si  je  pouvais  la 
quitter,  si  je  pouvais  m'en  aller,  fuir  et  ne  pas 
revenir.  Je  serais  sauvé,  mais  je  ne  peux  pas. 

16  août.  —  J'ai  pu  m'échapper  aujourd'hui 
pendant  deux  heures,  comme  un  prisonnier 
qui  trouve  ouverte,  par  hasard,  la  porte  de 
son  cachot.  J'ai  senti  que  j'étais  libre  tout  à 
coup  et  qu'il  était  loin.  J'ai  ordonné  d'atteler 


34  LE  HORLA. 

bien  vite  et  j'ai  gagné  Rouen.  Oh!  quelle 
joie  de  pouvoir  dire  à  un  homme  qui  obéit  : 
((Allez  à  Rouen!» 

Je  me  suis  fait  arrêter  devant  la  biblio- 
thèque et  j'ai  prié  qu'on  me  prêtât  le  grand 
traité  du  docteur  Hermann  Herestauss  sur 
les  habitants  inconnus  du  monde  antique  et 
moderne. 

Puis,  au  moment  de  remonter  dans  mon 
coupé,  j'ai  voulu  dire  :  «A  la  gare!»  et  j'ai 
crié,  —  je  n'ai  pas  dit,  j'ai  crié  —  d'une 
voix  si  forte  que  les  passants  se  sont  retournés  : 
«A  la  maison»,  et  je  suis  tombé,  affolé  d'an- 
goisse, sur  le  coussin  de  ma  voiture.  II  m'avait 
retrouvé  et  repris. 

ly  août.  —  Ah  !  Quelle  nuit  !  quelle  nuit  ! 
Et  pourtant  il  me  semble  que  je  devrais  me 
réjouir.  Jusqu'à  une  heure  du  matin,  j'ai  lu! 
Hermann  Herestauss,  docteur  en  philosophie 
et  en  théogonie,  a  écrit  l'histoire  et  les  mani- 
festations  de  tous  les  êtres  invisibles  rôdant 
autour  de  l'homme  ou  rêvés  par  lui.  II  décrit 
leurs  origines,  leur  domaine,  leur  puissance. 
Mais  aucun  d'eux  ne  ressemble  à  celui  qui 
me  hante.  On  dirait  que  l'homme,  depuis 
qu'il  pense,  a  pressenti  et  redouté  un  être 
nouveau,  plus  fort  que  lui,  son  successeur  en 
ce  monde,  et  que,  le  sentant  proche  et  ne 
pouvant  prévoir  la  nature  de  ce  maître,  il  a 


LE  HORLA.  3  5 

créé,  dans  sa  terreur,  tout  le  peuple  fantas- 
tique des  êtres  occultes,  fantômes  vagues  nés 
de  la  peur. 

Donc,  ayant  lu  jusqu'à  une  heure  du 
matin,  j'ai  été  m'asseoir  ensuite  auprès  de  ma 
fenêtre  ouverte  pour  rafraîchir  mon  front  et 
ma  pensée  au  vent  calme  de  l'obscurité. 

II  faisait  bon,  il  faisait  tiède!  Comme 
l'aurais  aimé  cette  nuit-là  autrefois! 

Pas  de  lune.  Les  étoiles  avaient  au  fond  du 
ciel  noir  des  scintillements  frémissants.  Qui 
habite  ces  mondes?  Quelles  formes,  quels 
vivants,  quels  animaux,  quelles  plantes  sont 
là-bas?  Ceux  qui  pensent  dans  ces  univers 
lointains,  que  savent-ils  plus  que  nous?  Que 
peuvent-ils  plus  que  nous?  Que  voient-ils 
que  nous  ne  connaissons  point?  Un  d'eux, 
un  jour  ou  l'autre,  traversant  l'espace,  n'ap- 
paraîtra-t-il  pas  sur  notre  terre  pour  la  con- 
quérir, comme  les  Normands  jadis  traver- 
saient la  mer  pour  asservir  des  peuples  plus 
faibles. 

Nous  sommes  si  infirmes,  si  désarmés,  si 
ignorants,  si  petits,  nous  autres,  sur  ce  grain 
de  boue  qui  tourne  délayé  dans  une  goutte 
d'eau. 

Je  m'assoupis  en  rêvant  ainsi  au  vent  frais 
du  soir. 

Or,   ayant    dormi    environ    quarante    mi- 

3- 


36  LE  HORLA. 

nutes,  je  rouvris  les  yeux  sans  faire  un  mou- 
vement, réveillé  par  je  ne  sais  quelle  émotion 
confuse  et  bizarre.  Je  ne  vis  rien  d'abord, 
puis,  tout  à  coup,  il  me  sembla  qu'une  page 
du  livre  resté  ouvert  sur  ma  table  venait  de 
tourner  toute  seule.  Aucun  souffle  d'air  n'était 
entré  par  ma  fenêtre.  Je  fus  surpris  et  j'at- 
tendis. Au  bout  de  quatre  minutes  environ, 
je  vis,  je  vis,  oui,  je  vis  de  mes  yeux  une 
autre  page  se  soulever  et  se  rabattre  sur  la 
précédente,  comme  si  un  doigt  l'eût  feuil- 
letée. Mon  fauteuil  était  vide,  semblait  vide; 
mais  je  compris  qu'il  était  là,  lui,  assis  à  ma 
place,  et  qu'il  lisait.  D'un  bond  furieux,  d'un 
bond  de  bête  révoltée,  qui  va  éventrer  son 
dompteur,  je  traversai  ma  chambre  pour  le 
saisir,  pour  l'étreindre,  pour  le  tuer!...  Mais 
mon  siège,  avant  que  je  l'eusse  atteint,  se 
renversa  comme  si  on  eût  fui  devant  moi... 
ma  table  oscilla,  ma  lampe  tomba  et  s'étei- 
gnit, et  ma  fenêtre  se  ferma  comme  si  un 
malfaiteur  surpris  se  fût  élancé  dans  la  nuit, 
en  prenant  à  pleines  mains  les  battants. 

Donc,  il  s'était  sauvé;  il  avait  eu  peur, 
peur  de  moi,  lui! 

Alors,...  alors...  demain...  ou  après,... 
ou  un  jour  quelconque,...  je  pourrai  donc 
le  tenir  sous  mes  poings,  et  l'écraser  contre 
le  sol!  Est-ce  que  les  chiens,  quelquefois,  ne 


LE  HORLA.  $y 

mordent  point  et  n'étranglent  pas  leurs 
maîtres  ? 

18  août.  —  J'ai  songé  toute  la  journée. 
Oh!  oui,  je  vais  lui  obéir,  suivre  ses  impul- 
sions, accomplir  toutes  ses  volontés,  me  faire 
humble,  soumis,  lâche.  II  est  le  plus  fort. 
Mais  une  heure  viendra. . . 

70  août.  —  Je  sais...  je  sais...  je  sais  tout! 
Je  viens  de  lire  ceci  dans  la  Revue  du  Monde 
Scientifique  :  «Une  nouvelle  assez  curieuse 
nous  arrive  de  Rio  de  Janeiro.  Une  folie, 
une  épidémie  de  folie,  comparable  aux  dé- 
mences contagieuses  qui  atteignirent  les 
peuples  d'Europe  au  moyen  âge,  sévit  en  ce 
moment  dans  la  province  de  San-Paulo.  Les 
habitants  éperdus  quittent  leurs  maisons, 
désertent  leurs  villages,  abandonnent  leurs 
cultures,  se  disant  poursuivis,  possédés,  gou- 
vernés comme  un  bétail  humain  par  des 
êtres  invisibles  bien  que  tangibles,  des  sortes 
de  vampires  qui  se  nourrissent  de  leur  vie, 
pendant  leur  sommeil,  et  qui  boivent  en 
outre  de  l'eau  et  du  lait  sans  paraître  toucher 
à  aucun  autre  aliment. 

«M.  le  professeur  Don  Pedro  Henriquez, 
accompagné  de  plusieurs  savants  médecins, 
est  parti  pour  la  province  de  San-Paulo,  afin 
d'étudier  sur  place  les  origines  et  les  mani- 
festations de  cette  surprenante  folie,  et   de 


LE   HORLA. 


proposer  à  l'Empereur  les  mesures  qui  lui 
paraîtront  les  plus  propres  à  rappeler  à  la 
raison  ces  populations  en  délire.  » 

Ah!  Ah!  je  me  rappelle,  je  me  rappelle  le 
beau  trois-màts  brésilien  qui  passa  sous  mes 
fenêtres  en  remontant  la  Seine,  le  8  mai 
dernier!  Je  le  trouvai  si  joli,  si  blanc,  si  gai! 
L'Etre  était  dessus,  venant  de  là-bas,  où  sa 
race  est  née!  Et  il  m'a  vu!  II  a  vu  ma  demeure 
blanche  aussi;  et  il  a  sauté  du  navire  sur  la 
rive.  Oh!  mon  Dieu! 

A  présent,  je  sais,  je  devine.  Le  règne  de 
l'homme  est  fini. 

II  est  venu,  Celui  que  redoutaient  les  pre- 
mières terreurs  des  peuples  naïfs,  Celui 
qu'exorcisaient  les  prêtres  inquiets,  que  les 
sorciers  évoquaient  par  les  nuits  sombres,  sans 
le  voir  apparaître  encore,  à  qui  les  pressenti- 
ments des  maîtres  passagers  du  monde  prê- 
tèrent toutes  les  formes  monstrueuses  ou  gra- 
cieuses  des  gnomes,  des  esprits,  des  génies, 
des  fées,  des  farfadets.  Après  les  grossières 
conceptions  de  l'épouvante  primitive,  des 
hommes  plus  perspicaces  l'ont  pressenti  plus 
clairement.  Mesmer  l'avait  deviné,  et  les  mé- 
decins, depuis  dix  ans  déjà,  ont  découvert, 
d'une  façon  précise,  la  nature  de  sa  puissance 
avant  qu'il  l'eût  exercée  lui-même.  Ils  ont 
joué  avec  cette  arme  du  Seigneur  nouveau,  la 


LE   HORLA.  39 

domination  d'un  mystérieux  vouloir  sur  l'âme 
humaine  devenue  esclave.  Ils  ont  appelé  cela 
magnétisme,  hypnotisme,  suggestion...  que 
sais-je?  Je  les  ai  vus  s'amuser  comme  des 
enfants  imprudents  avec  cette  horrible  puis- 
sance! Malheur  à  nous!  Malheur  à  l'homme! 
II  est  venu,  le...  le...  comment  se  nomme- 
t-il...  le...  il  me  semble  qu'il  me  crie  son 
nom,  et  je  ne  l'entends  pas...  le...  oui...  il  le 
crie. . .  J'écoute. . .  je  ne  peux  pas. . .  répète. . . 
le...  Horla. ..  J'ai  entendu...  le  Horla. ..  c'est 
lui...  le  Horla...  il  est  venu!... 

Ah  !  le  vautour  a  mangé  la  colombe,  le  loup 
a  mangé  le  mouton;  le  lion  a  dévoré  le  buffle 
aux  cornes  aiguës;  l'homme  a  tué  le  lion  avec 
la  flèche,  avec  le  glaive,  avec  la  poudre; 
mais  le  Horla  va  faire  de  l'homme  ce  que 
nous  avons  fait  du  cheval  et  du  bœuf  :  sa 
chose,  son  serviteur  et  sa  nourriture,  par  la 
seule  puissance  de  sa  volonté.  Malheur  à 
nous! 

Pourtant,  l'animal,  quelquefois,  se  révolte 
et  tue  celui  qui  l'a  dompté. . .  moi  aussi  je 
veux...  je  pourrai...  mais  il  faut  le  connaître, 
le  toucher,  le  voir!  Les  savants  disent  que  l'œil 
de  la  bête,  différent  du  nôtre,  ne  distingue 
point  comme  le  nôtre. . .  Et  mon  œil  à  moi  ne 
peut  distinguer  le  nouveau  venu  qui  m'op- 
prime. 


4o  LE   HORLA. 

Pourquoi?  Oh!  je  me  rappelle  à  présent 
les  paroles  du  moine  du  mont  Saint-Michel  : 
«  Est-ce  que  nous  voyons  la  cent  millième  par- 
tie de  ce  qui  existe?  Tenez,  voici  le  vent  qui 
est  la  plus  grande  force  de  la  nature,  qui  ren- 
verse les  hommes,  abat  les  édifices,  déracine 
les  arbres,  soulève  la  mer  en  montagnes  d'eau, 
détruit  les  falaises  et  jette  aux  brisants  les 
grands  navires,  le  vent  qui  tue,  qui  siffle,  qui 
gémit,  qui  mugit,  l'avez -vous  vu  et  pouvez- 
vous  le  voir?  II  existe  pourtant!» 

Et  je  songeais  encore  :  mon  œil  est  si 
faible,  si  imparfait,  qu'il  ne  distingue  même 
point  les  corps  durs,  s'ils  sont  transparents 
comme  le  verre!...  Qu'une  glace  sans  tain 
barre  mon  chemin,  il  me  jette  dessus  comme 
l'oiseau  entré  dans  une  chambre  se  casse  la 
tête  aux  vitres.  Mille  choses  en  outre  le  trom- 
pent et  I'égarent?  Quoi  d'étonnant,  alors,  à 
ce  qu'il  ne  sache  point  apercevoir  un  corps 
nouveau  que  la  lumière  traverse. 

Un  être  nouveau!  pourquoi  pas?  II  devait 
venir  assurément!  pourquoi  serions- nous  les 
derniers?  Nous  ne  le  distinguons  point,  ainsi 
que  tous  les  autres  créés  avant  nous?  C'est 
que  sa  nature  est  plus  parfaite,  son  corps  plus 
fin  et  plus  fini  que  le  nôtre,  que  le  nôtre  si 
faible,  si  maladroitement  conçu,  encombré 
d'organes  toujours   fatigués,  toujours    forcés 


LE   HORLA.  41 

comme  des  ressorts  trop  complexes,  que  le 
nôtre,  qui  vit  comme  une  plante  et  comme 
une  bête,  en  se  nourrissant  péniblement  d'air, 
d'herbe  et  de  viande,  machine  animale  en 
proie  aux  maladies,  aux  déformations,  aux 
putréfactions,  poussive,  mal  réglée,  naïve  et 
bizarre,  ingénieusement  mal  faite,  œuvre 
grossière  et  délicate,  ébauche  d'être  qui  pour- 
rait devenir  intelligent  et  superbe. 

Nous  sommes  quelques-uns,  si  peu  sur  ce 
monde,  depuis  l'huître  jusqu'à  l'homme. 
Pourquoi  pas  un  de  plus,  une  fois  accomplie 
la  période  qui  sépare  les  apparitions  succes- 
sives de  toutes  les  espèces  diverses  ? 

Pourquoi  pas  un  de  plus?  Pourquoi  pas 
aussi  d'autres  arbres  aux  fleurs  immenses, 
éclatantes  et  parfumant  des  régions  entières? 
Pourquoi  pas  d'autres  éléments  que  le  feu, 
l'air,  la  terre  et  l'eau?  —  Ils  sont  quatre,  rien 
que  quatre,  ces  pères  nourriciers  des  êtres! 
Quelle  pitié!  Pourquoi  ne  sont-ils  pas  qua- 
rante, quatre  cents,  quatre  mille!  Comme 
tout  est  pauvre,  mesquin,  misérable!  avare- 
ment  donné,  sèchement  inventé,  lourdement 
fait!  Ah!  l'éléphant,  l'hippopotame,  que  de 
grâce!  Le  chameau  que  d'élégance! 

Mais,  direz-vous,  le  papillon!  une  fleur  qui 
vole!  J'en  rêve  un  qui  serait  grand  comme 
cent  univers,  avec  des  ailes  dont  je  ne  puis 


|2  LE   HORLA. 

même  exprimer  la  forme,  la  beauté,  la  cou- 
leur et  le  mouvement.  Mais  je  le  vois. . .  il  va 
d'étoile  en  étoile,  les  rafraîchissant  et  les  em- 
baumant au  souffle  harmonieux  et  Iéo-er  de  sa 
course!...  Et  les  peuples  de  Là-haut  le  regar- 
dent passer,  extasiés  et  ravis!... 

Qu'ai-je  donc?  C'est  lui,  lui,  le  Horla,  qui 
me  hante,  qui  me  fait  penser  ces  folies!  II  est 
en  moi,  il  devient  mon  âme;  je  le  tuerai! 

ip  août.  —  Je  le  tuerai.  Je  l'ai  vu!  je  me 
suis  assis,  hier  soir,  à  ma  table;  et  je  fis  sem- 
blant d'écrire  avec  une  grande  attention.  Je 
savais  bien  qu'il  viendrait  rôder  autour  de 
moi,  tout  près,  si  près  que  je  pourrais  peut- 
être  le  toucher,  le  saisir?  Et  alors!...  alors, 
j'aurais  la  force  des  désespérés;  j'aurais  mes 
mains,  mes  genoux,  ma  poitrine,  mon  front, 
mes  dents  pour  l'étrangler,  l'écraser,  le  mor- 
dre, le  déchirer. 

Et  je  le  guettais  avec  tous  mes  oro-anes  sur- 
excites. 

J'avais  allumé  mes  deux  lampes  et  les  huit 
bougies  de  ma  cheminée,  comme  si  j'eusse 
pu,  dans  cette  clarté,  le  découvrir. 

En  face  de  moi,  mon  ht,  un  vieux  lit  de 
chêne  à  colonnes;  à  droite,  ma  cheminée;  à 
gauche,  ma  porte  fermée  avec  soin,  après 
l'avoir  laissée  longtemps  ouverte,  afin  de  l'at- 


LE   HORLA.  |  j 

tirer;  derrière  moi,  une  très  haute  armoire  à 
glace,  qui  me  servait  chaque  jour,  pour  me 
raser,  pour  m'habiller,  et  où  j'avais  coutume 
de  me  regarder,  de  la  tête  aux  pieds,  chaque 
fois  que  je  passais  devant. 

Donc,  je  faisais  semblant  d'écrire,  pour  le 
tromper,  car  il  m'épiait  lui  aussi;  et  sou- 
dain, je  sentis,  je  fus  certain  qu'il  lisait  par- 
dessus mon  épaule,  qu'il  était  là,  frôlant  mon 
oreille. 

Je  me  dressai,  les  mains  tendues,  en  me 
tournant  si  vite  que  je  faillis  tomber.  Eh 
bien?.. .  on  y  voyait  comme  en  plein  jour,  et 
je  ne  me  vis  pas  dans  ma  glace!...  Elle  était 
vide,  claire,  profonde,  pleine  de  lumière! 
Mon  image  n'était  pas  dedans. . .  et  j'étais  en 
face,  moi!  Je  voyais  le  grand  verre  limpide 
du  haut  en  bas.  Et  je  regardais  cela  avec  des 
yeux  affolés  ;  et  je  n'osais  plus  avancer,  je 
n'osais  plus  faire  un  mouvement,  sentant  bien 
pourtant  qu'il  était  là,  mais  qu'il  m'échappe- 
rait encore,  lui  dont  le  corps  imperceptible 
avait  dévoré  mon  reflet. 

Comme  j'eus  peur!  Puis  voilà  que  tout  à 
coup  je  commençai  à  m'apercevoir  dans  une 
brume,  au  fond  du  miroir,  dans  une  brume 
comme  à  travers  une  nappe  d'eau;  et  il  me 
semblait  que  cette  eau  glissait  de  gauche  à 
droite,  lentement,  rendant  plus  précise  mon 


44  LE   HORLA. 

image,  de  seconde  en  seconde.  C'était  comme 
la  fin  d'une  éclipse.  Ce  qui  me  cachait  ne 
paraissait  point  posséder  de  contours  nette- 
ment arrêtés,  mais  une  sorte  de  transparence 
opaque,  s'éclaircissant  peu  à  peu. 

Je  pus  enfin  me  distinguer  complètement, 
ainsi  que  je  le  fais  chaque  jour  en  me  regar- 
dant. 

Je  l'avais  vu!  L'épouvante  m'en  est  restée, 
qui  me  fait  encore  frissonner. 

20  août.  — Le  tuer,  comment?  puisque  je 
ne  peux  l'atteindre?  Le  poison?  mais  il  me 
verrait  le  mêler  à  l'eau;  et  nos  poisons,  d'ail- 
leurs, auraient-ils  un  effet  sur  son  corps 
imperceptible?  Non...  non...  sans  aucun 
doute. ..  Alors?...  alors?... 

21  août.  —  J'ai  fait  venir  un  serrurier  de 
Rouen,  et  lui  ai  commandé  pour  ma  chambre 
des  persiennes  en  fer,  comme  en  ont,  à 
Paris,  certains  hôtels  particuliers,  au  rez-de- 
chaussée,  par  crainte  des  voleurs.  II  me  fera, 
en  outre,  une  porte  pareille.  Je  me  suis  donné 
pour  un  poltron,  mais  je  m'en  moque!... 

io  septembre.  —  Rouen,  hôtel  continental. 
C'est  fait...  c'est  fait...  mais  est-il  mort?  J'ai 
l'âme  bouleversée  de  ce  que  j'ai  vu. 

Hier  donc,  le  serrurier  avant  posé  ma  per- 
sienne   et   ma    porte  de  fer,  j'ai   laissé  tout 


LE   HORLA.  45 

ouvert  jusqu'à  minuit,  bien  qu'il  commençât 
à  faire  froid. 

Tout  à  coup,  j'ai  senti  qu'il  était  là,  et  une 
joie,  une  joie  folle  m'a  saisi.  Je  me  suis  levé 
lentement,  et  j'ai  marché  à  droite,  à  gauche, 
longtemps,  pour  qu'il  ne  devinât  rien;  puis 
j'ai  ôté  mes  bottines  et  mis  mes  savates  avec 
négligence  ;  puis  j'ai  fermé  ma  persienne  de 
fer,  et  revenant  à  pas  tranquilles  vers  la 
porte,  j'ai  fermé  la  porte  aussi  à  double  tour. 
Retournant  alors  vers  la  fenêtre,  je  la  fixai 
par  un  cadenas,  dont  je  mis  la  clef  dans  ma 
poche. 

Tout  à  coup,  je  compris  qu'il  s'agitait 
autour  de  moi,  qu'il  avait  peur  à  son  tour, 
qu'il  m'ordonnait  de  lui  ouvrir.  Je  faillis 
céder;  je  ne  cédai  pas,  mais  m'adossant  à  la 
porte,  je  I'entre-bâillai,  tout  juste  assez  pour 
passer,  moi,  à  reculons;  et  comme  je  suis  très 
grand  ma  tête  touchait  au  linteau.  J'étais  sûr 
qu'il  n'avait  pu  s'échapper  et  je  l'enfermai, 
tout  seul,  tout  seul  !  Quelle  joie  !  Je  le  tenais! 
Alors,  je  descendis,  en  courant;  je  pris  dans 
mon  salon,  sous  ma  chambre,  mes  deux 
lampes  et  je  renversai  toute  l'huile  sur  le  tapis, 
sur  les  meubles,  partout;  puis  j'y  mis  le  feu, 
et  je  me  sauvai,  après  avoir  bien  refermé,  à 
double  tour,  la  grande  porte  d'entrée. 

Et  j'allai  me  cacher  au  fond  de  mon  jardin, 


[6  LE  HORLA. 

dans  un  massif  de  lauriers.  Comme  ce  fut 
long!  comme  ce  fut  long!  Tout  était  noir, 
muet,  immobile;  pas  un  souffle  d'air,  pas 
une  étoile,  des  montagnes  de  nuages  qu'on 
ne  voyait  point,  mais  qui  pesaient  sur  mon 
âme  si  lourds,  si  lourds. 

Je  regardais  ma  maison,  et  j'attendais. 
Comme  ce  fut  long  !  Je  croyais  déjà  que  le 
feu  s'était  éteint  tout  seul,  ou  qu'il  l'avait 
éteint,  Lui,  quand  une  des  fenêtres  d'en  bas 
creva  sous  la  poussée  de  l'incendie,  et  une 
flamme,  une  grande  flamme  rouge  et  jaune, 
longue,  molle,  caressante,  monta  le  long  du 
mur  blanc  et  le  baisa  jusqu'au  toit.  Une  lueur 
courut  dans  les  arbres,  dans  les  branches, 
dans  les  feuilles,  et  un  frisson,  un  frisson  de 
peur  aussi!  Les  oiseaux  se  réveillaient;  un 
chien  se  mit  à  hurler;  il  me  sembla  que  le 
jour  se  levait!  Deux  autres  fenêtres  éclatèrent 
aussitôt,  et  je  vis  que  tout  le  bas  de  ma  de- 
meure n'était  plus  qu'un  effrayant  brasier. 
Mais  un  cri,  un  cri  horrible,  suraigu,  déchi- 
rant, un  cri  de  femme  passa  dans  la  nuit,  et 
deux  mansardes  s'ouvrirent!  J'avais  oublié 
mes  domestiques!  Je  vis  leurs  faces  affolées, 
et  leurs  bras  qui  s'agitaient  ! . . . 

Alors,  éperdu  d'horreur,  je  me  mis  à  couru- 
vers  le  village  en  hurlant  :  «Au  secours!  au 
secours!   au  feu!  au  feu!»  Je  rencontrai  des 


LE   HORLA.  p 

gens  qui  s'en  venaient  déjà  et  je  retournai 
avec  eux,  pour  voir  ! 

La  maison,  maintenant,  n'était  plus  qu'un 
bûcher  horrible  et  magnifique,  un  bûcher 
monstrueux,  éclairant  toute  la  terre,  un  bû- 
cher où  brûlaient  des  hommes,  et  oiwl  brûlait 
aussi,  Lui,  Lui,  mon  prisonnier,  l'Etre  nou- 
veau, le  nouveau  maître,  le  Horla  ! 

Soudain  le  toit  tout  entier  s'engloutit  entre 
les  murs,  et  un  volcan  de  flammes  jaillit 
jusqu'au  ciel.  Par  toutes  les  fenêtres  ouvertes 
sur  la  fournaise,  je  voyais  la  cuve  de  feu, 
et  je  pensais  qu'il  était  là,  dans  ce  four, 
mort. . . 

—  Mort?  Peut-être?...  Son  corps?  son 
corps  que  le  jour  traversait  n'était- il  pas 
indestructible  par  les  moyens  qui  tuent  les 
nôtres  ? 

S'il  n'était  pas  mort?...  seul  peut-être  le 
temps  a  prise  sur  l'Etre  Invisible  et  Redou- 
table. Pourquoi  ce  corps  transparent,  ce  corps 
inconnaissable,  ce  corps  d'Esprit,  s'il  devait 
craindre,  lui  aussi,  les  maux,  les  blessures, 
les  infirmités,  la  destruction  prématurée? 

La  destruction  prématurée?  toute  l'épou- 
vante humaine  vient  d'elle!  Après  l'homme, 
le  Horla.  —  Après  celui  qui  peut  mourir 
tous  les  jours,  à  toutes  les  heures,  à  toutes  les 
minutes,  par  tous  les  accidents,  est  venu  celui 


48  LE  HORLA. 

qui  ne  doit  mourir  qu'à  son  jour,  à  son  heure, 
à  sa  minute,  parce  qu'il  a  touché  la  limite  de 
son  existence! 

Non...  non...  sans  aucun  doute,  sans  au- 
cun doute...  il  n'est  pas  mort...  Alors... 
alors...  il  va  donc  falloir  que  je  me  tue, 
moi!... 


Nous  prions  le  lecteur  de  bien  vouloir  se  reporter  à  l'Appen- 
dice, où  il  trouvera  la  version  première  du  Horla. 


NOTE. 

Le  manuscrit  du  Horla  comprend  3.5  pages  grand 
in-8°.  II  est  écrit  presque  sans  rature  et  d'une  main 
très  assurée.  II  ne  faut  pas  oublier  que  la  première 
version  ayant  paru  dans  le  Gil-Blas  (voir  Appendice), 
Maupassant  possédait  un  sujet  qu'il  n'eut  qu'à  déve- 
lopper. 

La  publication  de  ce  volume  causa  une  surprise 
très  vive  parmi  les  nombreux  lecteurs  de  Maupassant, 
habitués  à  des  sujets  moins  obscurs.  Le  Horla  donna 
lieu  aux  commentaires  les  plus  divers.  Quelques  jours 
après  sa  publication,  Maupassant,  de  passage  à 
Rouen,  racontait  en  riant  à  son  ami  Pinchon,  l'émo- 
tion que  produisait  sa  nouvelle. 

Notons  que  dans  le  cours  des  années  1885,  1886, 
1887,  parurent  plus  de  soixante  ouvrages  sur  la  né- 
vrose, l'obsession,  l'hypnotisme  et  la  suggestion. 


VARIANTES 

D'APRÈS   LE  MANUSCRIT   ORIGINAL. 

Page  4,  ligne  27.   12  mai. 

Page  5,  ligne  1^.   choses,  si  changeantes,  qui... 

Page  9,  ligne  25.   droite  et  longue  allée... 

Page  11,  ligne  10.   j'entrai,  éperdu  de  surprise  dans  ce 
prodigieux  palais  gothique,  la  plus  admirable... 

4 


)0  LE   HORLA. 

Page  ii,  ligne  29.   courait  en  rampant,  sur... 

Page  12,  ligne  21.  femme  parlant  et  se  querellant  dans 
une  langue  inconnue  et  parfois  aussi  cessant  de  crier. . . 

Page  14,  ligne  8.  gorge,  comme  un  enfant  qui  tète  un 
sein.  Puis. . . 

Page  19,  ligne  5.  illusion,  puisque  la  couleur  est  une 
illusion,  puisque. .. 

Page  30,  ligne  15.  contrôler  la  réalité  se  trouve  un  peu 
malade  en  ce  moment  comme  notre  faculté  de  contrôler  la  vrai- 
semblance désordonnée  du  songe  se  trouve  engourdie  à  l'état  de 
sommeil.  Je  songeais... 

Page  31,  ligne  25.  pu.  J'ai  voulu  dire  à  mon  valet  de 
chambre  de  faire  mes  malles,  je  n'ai  pas  pu.  J'ai  voulu... 

Page  33,  ligne  16.   race  étrangère. 

Page  46,  ligne  19.  levait!  le  jour  de  ma  délivrance, 
l'aurore  de  jna  liberté.  Deux  autres. . . 


AMOUR 


AMOUR. 


TROIS  PAGES  DU  LIVRE  D'UN  CHASSEUR. 

Je  viens  de  lire  dans  un  fait  divers  de  jour- 
nal un  drame  de  passion.  II  l'a  tuée,  puis 
il  s'est  tué,  donc  il  l'aimait.  Qu'importent 
II  et  Elle?  Leur  amour  seul  m'importe;  et  il 
ne  m'intéresse  point  parce  qu'il  m'attendrit  ou 
parce  qu'il  m'étonne,  ou  parce  qu'il  m'émeut 
ou  parce  qu'il  me  fait  songer,  mais  parce  qu'il 
me  rappelle  un  souvenir  de  ma  jeunesse,  un 
étrange  souvenir  de  chasse  où  m'est  apparu 
l'Amour  comme  apparaissaient  aux  premiers 
chrétiens  des  croix  au  milieu  du  ciel. 

Je  suis  né  avec  tous  les  instincts  et  les  sens 
de  l'homme  primitif,  tempérés  par  des  rai- 
sonnements et  des  émotions  de  civilisé.  J'aime 
la  chasse  avec  passion;  et  la  bête  saignante, 


5  4  AMOUR. 

le  sang  sur  les  plumes,  le  sang  sur  mes  mains, 
me  crispent  le  cœur  à  le  faire  défaillir. 

Cette  année-là,  vers  la  fin  de  l'automne, 
les  froids  arrivèrent  brusquement,  et  je  fus 
appelé  par  un  de  mes  cousins ,  Karl  de  Rau- 
ville,  pour  venir  avec  lui  tuer  des  canards 
dans  les  marais,  au  lever  du  jour. 

Mon  cousin,  gaillard  de  quarante  ans,  roux, 
très  fort  et  très  barbu,  gentilhomme  de  cam- 
pagne, demi- brute  aimable,  d'un  caractère 
gai,  doué  de  cet  esprit  gaulois  qui  rend  agré- 
able la  médiocrité,  habitait  une  sorte  de  ferme- 
château  dans  une  vallée  large  où  coulait  une 
rivière.  Des  bois  couvraient  les  collines  de 
droite  et  de  gauche ,  vieux  bois  seigneuriaux 
où  restaient  des  arbres  magnifiques  et  où  l'on 
trouvait  les  plus  rares  gibiers  à  plume  de  toute 
cette  partie  de  la  France.  On  y  tuait  des  aigles 
quelquefois;  et  les  oiseaux  de  passage,  ceux 
qui  presque  jamais  ne  viennent  en  nos  pays 
trop  peuplés,  s'arrêtaient  presque  infaillible- 
ment dans  ces  branchages  séculaires  comme 
s'ils  eussent  connu  ou  reconnu  un  petit  coin 
de  forêt  des  anciens  temps  demeuré  là  pour 
leur  servir  d'abri  en  leur  courte  étape  noc- 
turne. 

Dans  la  vallée,  c'étaient  de  grands  herbages 
arrosés  par  des  rigoles  et  séparés  par  des  haies  ; 
puis,  plus  loin,  la  rivière,  canalisée  jusque-là, 


AMOUR.  J  5 

s'épandait  en  un  vaste  marais.  Ce  marais,  la 
plus  admirable  région  de  chasse  que  j'aie  ja- 
mais vue,  était  tout  le  souci  de  mon  cousin 
qui  l'entretenait  comme  un  parc.  A  travers 
l'immense  peuple  de  roseaux  qui  le  couvrait, 
le  faisait  vivant,  bruissant,  houleux,  on  avait 
tracé  d'étroites  avenues  où  les  barques  plates, 
conduites  et  dirigées  avec  des  perches,  pas- 
saient, muettes,  sur  l'eau  morte,  frôlaient  les 
joncs,  faisaient  fuir  les  poissons  rapides  à  tra- 
vers les  herbes  et  plonger  les  poules  sauvages 
dont  la  tête  noire  et  pointue  disparaissait 
brusquement. 

J'aime  l'eau  d'une  passion  désordonnée  :  la 
mer,  bien  que  trop  grande,  trop  remuante, 
impossible  à  posséder,  les  rivières  si  jolies, 
mais  qui  passent,  qui  fuient,  qui  s'en  vont, 
et  les  marais  surtout  où  palpite  toute  l'existence 
inconnue  des  bêtes  aquatiques.  Le  marais,  c'est 
un  monde  entier  sur  la  terre,  monde  différent, 
qui  a  sa  vie  propre,  ses  habitants  sédentaires, 
et  ses  voyageurs  de  passage,  ses  voix ,  ses  bruits 
et  son  mystère  surtout.  Rien  n'est  plus  trou- 
blant, plus  inquiétant,  plus  effrayant,  parfois, 
qu'un  marécage.  Pourquoi  cette  peur  qui 
plane  sur  ces  plaines  basses  couvertes  d'eau? 
Sont-ce  les  vagues  rumeurs  des  roseaux,  les 
étranges  feux  follets,  le  silence  profond  qui 
les  enveloppe  dans  les  nuits  calmes,  ou  bien 


5  6  AMOUR. 

les  brumes  bizarres,  qui  traînent  sur  les  joncs 
comme  des  robes  de  mortes,  ou  bien  encore 
l'imperceptible  clapotement,  si  léger,  si  doux, 
et  plus  terrifiant  parfois  que  le  canon  des 
hommes  ou  que  le  tonnerre  du  ciel,  qui  fait 
ressembler  les  marais  à  des  pays  de  rêve,  à 
des  pays  redoutables  cachant  un  secret  incon- 
naissable et  dangereux. 

Non.  Autre  chose  s'en  dégage,  un  autre 
mystère,  plus  profond,  plus  grave,  flotte  dans 
les  brouillards  épais,  le  mystère  même  de  la 
création  peut-être  !  Car  n'est-ce  pas  dans  l'eau 
stagnante  et  fangeuse,  dans  la  lourde  humi- 
dite  des  terres  mouillées  sous  la  chaleur  du 
soleil,  que  remua,  que  vibra,  que  s'ouvrit  au 
jour  le  premier  germe  de  vie? 

J'arrivai  le  soir  chez  mon  cousin.  II  gelait 
à  fendre  les  pierres. 

Pendant  le  dîner,  dans  la  grande  salle  dont 
les  buffets,  les  murs,  le  plafond  étaient  cou- 
verts d'oiseaux  empaillés,  aux  ailes  étendues, 
ou  perchés  sur  des  branches  accrochées  par 
des  clous,  éperviers,  hérons,  hiboux,  engou- 
levents, buses,  tiercelets,  vautours,  faucons, 
mon  cousin  pareil  lui-même  à  un  étrange 
animal  des  pays  froids,  vêtu  d'une  jaquette 
en  peau  de  phoque,  me  racontait  les  dispo- 
sitions qu'il  avait  prises  pour  cette  nuit  même. 


AMOUR.  57 

Nous  devions  partir  à  trois  heures  et  demie 
du  matin,  afin  d'arriver  vers  quatre  heures  et 
demie  au  point  choisi  pour  notre  affût.  On 
avait  construit  à  cet  endroit  une  hutte  avec 
des  morceaux  de  glace  pour  nous  abriter  un 
peu  contre  le  vent  terrible  qui  précède  le  jour, 
ce  vent  chargé  de  froid  qui  déchire  la  chair 
comme  des  scies,  la  coupe  comme  des  lames, 
la  pique  comme  des  aiguillons  empoisonnés, 
la  tord  comme  des  tenailles,  et  la  brûle  comme 
du  feu. 

Mon  cousin  se  frottait  les  mains  :  «Je  n'ai 
jamais  vu  une  gelée  pareille,  disait-il,  nous 
avions  déjà  douze  degrés  sous  zéro  à  six  heures 
du  soir.  » 

J'allai  me  jeter  sur  mon  lit  aussitôt  après  le 
repas ,  et  je  m'endormis  à  la  lueur  d'une  grande 
flamme  flambant  dans  ma  cheminée. 

A  trois  heures  sonnantes  on  me  réveilla. 
J'endossai,  à  mon  tour,  une  peau  de  mouton 
et  je  trouvai  mon  cousin  Karl  couvert  d'une 
fourrure  d'ours.  Après  avoir  avalé  chacun 
deux  tasses  de  café  brûlant  suivies  de  deux 
verres  de  fine  Champagne,  nous  partîmes 
accompagnés  d'un  garde  et  de  nos  chiens  : 
Plongeon  et  Pierrot. 

Dès  les  premiers  pas  dehors,  je  me  sentis 
glacé  jusqu'aux  os.  C'était  une  de  ces  nuits 
où  la  terre  semble  morte  de  froid.  L'air  crelé 


5  8  AMOUR. 

devient  résistant,  palpable  tant  il  fait  mal;  au- 
cun souffle  ne  l'agite;  il  est  figé,  immobile; 
il  mord,  traverse,  dessèche,  tue  les  arbres,  les 
plantes,  les  insectes,  les  petits  oiseaux  eux- 
mêmes  qui  tombent  des  branches  sur  le  sol 
dur,  et  deviennent  durs  aussi,  comme  lui, 
sous  l'étreinte  du  froid. 

La  lune,  à  son  dernier  quartier,  toute  pen- 
chée sur  le  côté,  toute  pâle,  paraissait  défail- 
lante au  milieu  de  l'espace,  et  si  faible  qu'elle 
ne  pouvait  plus  s'en  aller,  qu'elle  restait  là- 
haut,  saisie  aussi,  paralysée  par  la  rigueur  du 
ciel.  Elle  répandait  une  lumière  sèche  et  triste 
sur  le  monde,  cette  lueur  mourante  et  bla- 
farde qu'elle  nous  jette  chaque  mois,  à  la  fin 
de  sa  résurrection. 

Nous  allions,  côte  à  côte,  Karl  et  moi,  le 
dos  courbé,  les  mains  dans  nos  poches  et  le 
fusil  sous  le  bras.  Nos  chaussures  enveloppées 
de  laine  afin  de  pouvoir  marcher  sans  glisser 
sur  la  rivière  gelée  ne  faisaient  aucun  bruit; 
et  je  regardais  la  fumée  blanche  que  faisait 
l'haleine  de  nos  chiens. 

Nous  fûmes  bientôt  au  bord  du  marais,  et 
nous  nous  engageâmes  dans  une  des  allées  de 
roseaux  secs  qui  s'avançait  à  travers  cette  forêt 
basse. 

Nos  coudes,  frôlant  les  longues  feuilles  en 
rubans,  laissaient  derrière  nous  un  léger  bruit; 


AMOUR.  59 

et  je  me  sentis  saisi,  comme  je  ne  l'avais  ja- 
mais été,  par  l'émotion  puissante  et  singulière 
que  font  naître  en  moi  les  marécages.  II  était 
mort,  celui-là,  mort  de  froid,  puisque  nous 
marchions  dessus,  au  milieu  de  son  peuple 
de  joncs  desséchés. 

Tout  à  coup,  au  détour  d'une  des  allées, 
j'aperçus  la  hutte  de  glace  qu'on  avait  con- 
struite pour  nous  mettre  à  l'abri.  J'y  entrai,  et 
comme  nous  avions  encore  près  d'une  heure 
à  attendre  le  réveil  des  oiseaux  errants,  je  me 
roulai  dans  ma  couverture  pour  essayer  de 
me  réchauffer. 

Alors,  couché  sur  le  dos,  je  me  mis  à  re- 
garder la  lune  déformée,  qui  avait  quatre 
cornes  à  travers  les  parois  vaguement  trans- 
parentes de  cette  maison  polaire. 

Mais  le  froid  du  marais  gelé,  le  froid  de 
ces  murailles,  le  froid  tombé  du  firmament 
me  pénétra  bientôt  d'une  façon  si  terrible, 
que  je  me  mis  à  tousser. 

Mon  cousin  Karl  fut  pris  d'inquiétude  : 
«Tant  pis  si  nous  ne  tuons  pas  grand'chose 
aujourd'hui,  dit-il,  je  ne  veux  pas  que  tu 
t'enrhumes;  nous  allons  faire  du  feu.»  Et  il 
donna  l'ordre  au  garde  de  couper  des  roseaux. 

On  en  fit  un  tas  au  milieu  de  notre  hutte 
défoncée  au  sommet  pour  laisser  échapper  la 
fumée  ;  et  lorsque  la  flamme  rouge  monta  le 


6o  AMOUR. 

long  des  cloisons  claires  de  cristal,  elles  se 
mirentà  fondre,  doucement,  à  peine,  comme 
si  ces  pierres  de  glace  avaient  sué.  Karl, 
resté  dehors,  me  cria  :  «Viens  donc  voir!» 
Je  sortis  et  je  restai  éperdu  d'étonnement. 
Notre  cabane,  en  forme  de  cône,  avait  l'air 
d'un  monstrueux  diamant  au  cœur  de  feu 
poussé  soudain  sur  l'eau  gelée  du  marais.  Et 
dedans,  on  voyait  deux  formes  fantastiques, 
celles  de  nos  chiens  qui  se  chauffaient. 

Mais  un  cri  bizarre,  un  cri  perdu,  un  cri 
errant,  passa  sur  nos  têtes.  La  lueur  de  notre 
foyer  réveillait  les  oiseaux  sauvages. 

Rien  ne  m'émeut  comme  cette  première 
clameur  de  vie  qu'on  ne  voit  point  et  qui 
court  dans  l'air  sombre,  si  vite,  si  loin,  avant 
qu'apparaisse  à  l'horizon  la  première  clarté 
des  jours  d'hiver.  II  me  semble  à  cette  heure 
glaciale  de  l'aube,  que  ce  cri  fuyant  emporté 
par  les  plumes  d'une  bête  est  un  soupir  de 
l'âme  du  monde  ! 

r 

Karl  disait  :  «  Eteignez  le  feu.  Voici  I'au- 
rore.  » 

Le  ciel  en  effet  commençait  à  pâlir,  et  les 
bandes  de  canards  traînaient  de  longues 
taches  rapides,  vite  effacées,  sur  le  firma- 
ment. 

Une  lueur  éclata  dans  la  nuit,  Karl  venait 
de  tirer  ;  et  les  deux  chiens  s'élancèrent. 


AMOUR.  6l 

Alors,  de  minute  en  minute,  tantôt  lui 
et  tantôt  moi,  nous  ajustions  vivement  dès 
qu'apparaissait  au-dessus  des  roseaux  l'ombre 
d'une  tribu  volante.  Et  Pierrot  et  Plongeon, 
essoufflés  et  joyeux,  nous  rapportaient  des 
bêtes  sanglantes  dont  l'œil  quelquefois  nous 
regardait  encore. 

Le  jour  s'était  levé,  un  jour  clair  et  bleu; 
le  soleil  apparaissait  au  fond  de  la  vallée  et 
nous  songions  à  repartir,  quand  deux  oiseaux, 
le  col  droit  et  les  ailes  tendues,  glissèrent 
brusquement  sur  nos  têtes.  Je  tirai.  Un  d'eux 
tomba  presque  à  mes  pieds.  C'était  une  sar- 
celle au  ventre  d'argent.  Alors,  dans  l'espace 
au-dessus  de  moi,  une  voix,  une  voix  d'oiseau 
cria.  Ce  fut  une  plainte  courte,  répétée,  dé- 
chirante ;  et  la  bête,  la  petite  bête  épargnée 
se  mit  à  tourner  dans  le  bleu  du  ciel  au- 
dessus  de  nous  en  regardant  sa  compagne 
morte  que  je  tenais  entre  mes  mains. 

Karl,  à  genoux,  le  fusil  à  l'épaule,  l'œil 
ardent,  la  guettait,  attendant  qu'elle  fût 
assez  proche. 

—  Tu  as  tué  la  femelle,  dit-il,  le  mâle  ne 
s'en  ira  pas. 

Certes,  il  ne  s'en  allait  point;  il  tournoyait 
toujours  et  pleurait  autour  de  nous.  Jamais 
gémissement  de  souffrance  ne  me  déchira 
le  cœur  comme  l'appel  désolé,  comme  le  re- 


6l  AMOUR. 

proche  lamentable  de  ce  pauvre  animal  perdu 
dans  l'espace. 

Parfois,  il  s'enfuyait  sous  la  menace  du 
fusil  qui  suivait  son  vol;  il  semblait  prêt  à 
continuer  sa  route,  tout  seul  à  travers  le  ciel. 
Mais  ne  s'y  pouvant  décider  il  revenait  bientôt 
pour  chercher  sa  femelle. 

—  Laisse-là  par  terre,  me  dit  Karl,  il 
approchera  tout  à  l'heure. 

II  approchait,  en  effet,  insouciant  du 
danger,  affolé  par  son  amour  de  bête,  pour 
l'autre  bête  que  j'avais  tuée. 

Karl  tira  ;  ce  fut  comme  si  on  avait  coupé 
la  corde  qui  tenait  suspendu  l'oiseau.  Je  vis 
une  chose  noire  qui  tombait;  j'entendis  dans 
les  roseaux  le  bruit  d'une  chute.  Et  Pierrot 
me  le  rapporta. 

Je  les  mis,  froids  déjà,  dans  le  même 
carnier. ..  et  je  repartis,  ce  jour-là,  pour 
Paris. 


Amour   a   paru   dans  le  Gil-Blas  du   mardi    7   dé- 
cembre 1886. 


LE  TROU 


LE   TROU. 


Coups  et  blessures,  ayant  occasionné  la 
mort.  Tel  était  le  chef  d'accusation  qui 
faisait  comparaître  en  cour  d'assises  le 
sieur  Léopold  Renard ,  tapissier. 

Autour  de  lui  les  principaux  témoins,  la 
dame  Flamèche,  veuve  de  la  victime,  les 
nommés  Louis  Ladureau,  ouvrier  ébéniste, 
et  Jean  Durdent,  plombier. 

Près  du  criminel,  sa  femme  en  noir,  petite, 
laide,  l'air  d'une  guenon  habillée  en  dame. 

Et  voici  comment  Renard  (Léopold)  ra- 
conte le  drame  : 

—  Mon  Dieu,  c'est  un  malheur  dont  je 
fus  tout  le  temps  la  première  victime,  et  dont 
ma  volonté  n'est  pour  rien.  Les  faits  se  com- 
mentent d'eux-mêmes,  m'sieu  l'président.  Je 
suis  un  honnête  homme,  homme  de  travail, 


66  LE  TROU. 

tapissier  dans  la  même  rue  depuis  seize  ans, 
connu,  aimé,  respecté,  considéré  de  tous, 
comme  en  ont  attesté  les  voisins,  même  la 
concierge  qui  n'est  pas  folâtre  tous  les  jours. 
J'aime  le  travail,  j'aime  l'épargne,  j'aime  les 
honnêtes  gens  et  les  plaisirs  honnêtes.  Voilà 
ce  qui  m'a  perdu,  tant  pis  pour  moi;  ma 
volonté  n'y  étant  pas,  je  continue  à  me  res- 
pecter. 

Donc,  tous  les  dimanches,  mon  épouse 
que  voilà  et  moi,  depuis  cinq  ans,  nous 
allons  passer  la  journée  à  Poissy.  Ça  nous  fait 
prendre  l'air,  sans  compter  que  nous  aimons 
la  pêche  à  la  ligne,  oh!  mais  là,  nous  l'ai- 
mons comme  des  petits  oignons.  C'est  Mélie 
qui  m'a  donné  cette  passion-là,  la  rosse,  et 
qu'elle  y  est  plus  emportée  que  moi,  la  tei- 
gne, vu  que  tout  le  mal  vient  d'elle  en 
c't'afFaire-Ià,  comme  vous  l'allez  voir  par  la 
suite. 

Moi,  je  suis  fort  et  doux,  pas  méchant 
pour  deux  sous.  Mais  elle  !  oh  !  là  !  là  !  ça  n'a 
l'air  de  rien,  c'est  petit,  c'est  maigre;  eh  bien  ! 
c'est  plus  malfaisant  qu'une  fouine.  Je  ne  nie 
pas  qu'elle  ait  des  qualités;  elle  en  a,  et 
d'importantes  pour  un  commerçant.  Mais 
son  caractère!  Parlez-en  aux  alentours,  et 
même  à  la  concierge  qui  m'a  déchargé  tout 
à  l'heure. . .  elle  vous  en  dira  des  nouvelles. 


LE  TROU. 


Tous  les  jours  elle  me  reprochait  ma  dou- 
ceur :  «  C'est  moi  qui  ne  me  laisserais  pas 
faire  ci  !  C'est  moi  qui  ne  me  laisserais 
pas  faire  ça.  »  En  l'écoutant,  m'sieu  I'prési- 
dent,  j'aurais  eu  au  moins  trois  duels  au  pu- 
gilat par  mois... 

Mme  Renard  l'interrompit  :  «  Cause  tou- 
jours; rira  bien  qui  rira  I'dernier.  » 

II  se  tourna  vers  elle  avec  candeur  : 

—  Eh  bien,  j'peux  t'charger  puisque  t'es 
pas  en  cause,  toi... 

Puis,  faisant  de  nouveau  face  au  président  : 

—  Lors  je  continue.  Donc  nous  allions  à 
Poissy  tous  les  samedis  soir  pour  y  pêcher 
dès  l'aurore  du  lendemain.  C'est  une  habi- 
tude pour  nous  qu'est  devenue  une  seconde 
nature,  comme  on  dit.  J'avais  découvert, 
voilà  trois  ans  cet  été,  une  place!  mais  une 
place!  Oh!  là!  là!  à  l'ombre,  huit  pieds 
d'eau,  au  moins,  p'têtre  dix,  un  trou,  quoi, 
avec  des  retrous  sous  la  berge,  une  vraie 
niche  à  poisson,  un  paradis  pour  le  pêcheur. 
Ce  trou-là,  m'sieu  I'président,  je  pouvais  le 
considérer  comme  à  moi,  vu  que  j'en  étais 
le  Christophe  Colomb.  Tout  le  monde  le 
savait  dans  le  pays,  tout  le  monde  sans 
opposition.  On  disait  :  «Ça,  c'est  la  place  à 
Renard;»  et  personne  n'y  serait  venu,  pas 
même  M.  Plumeau,  qu'est  connu,    soit  dit 

s- 


68  LE  TROU. 

sans  l'offenser,  pour  chiper  les  places  des 
autres. 

Donc,  sûr  de  mon  endroit,  j'y  revenais 
comme  un  propriétaire.  A  peine  arrivé,  le 
samedi,  je  montais  dans  Dalila,  avec  mon 
épouse.  —  Dalila  c'est  ma  norvégienne,  un 
bateau  que  j'ai  fait  construire  chez  Fournaise, 
quéque  chose  de  léger  et  de  sûr.  —  Je  dis 
que  nous  montons  dans  Dalila,  et  nous  allons 
amorcer.  Pour  amorcer,  il  n'y  a  que  moi,  et 
ils  le  savent  bien,  les  camaraux.  —  Vous  me 
demanderez  avec  quoi  j'amorce?  Je  n'peux 
pas  répondre.  Ça  ne  touche  point  à  l'acci- 
dent; je  ne  peux  pas  répondre,  c'est  mon 
secret.  —  Ils  sont  plus  de  deux  cents  qui  me 
l'ont  demandé.  On  m'en  a  offert  des  petits 
verres,  et  des  fritures,  et  des  matelotes  pour 
me  faire  causer!!  Mais  va  voir  s'ils  viennent, 
les  chevesnes.  Ah!  oui,  on  m'a  tapé  sur  le 
ventre  pour  la  connaître,  ma  recette...  II  n'v 
a  que  ma  femme  qui  la  sait. . .  et  elle  ne  la 
dira  pas  plus  que  moi  ! . . .  Pas  vrai,  Mélie?. . . 

Le  président  l'interrompit. 

—  Arrivez  au  fait  le  plus  tôt  possible. 
Le  prévenu  reprit  : 

—  J'y  viens,  j'y  viens.  Donc  le  samedi 
8  juillet,  parti  par  le  train  de  cinq  heures 
vingt- cinq,  nous  allâmes,  dès  avant  dîner, 
amorcer  comme  tous  les  samedis.  Le  temps 


LE  TROU.  6c) 

s'annonçait  bien.  Je  disais  à  Mélie  :  «Chouette, 
chouette  pour  demain  !  »  Et  elle  répondait  : 
«  Ça  promet.  »  Nous  ne  causons  jamais  plus 
que  ça  ensemble. 

Et  puis,  nous  revenons  dîner.  J'étais  con- 
tent, j'avais  soif.  C'est  cause  de  tout,  m'sieu 
{'président.  Je  dis  à  Mélie  :  «Tiens,  Mélie,  il 
fait  beau,  si  je  buvais  une  bouteille  de  casque 
à  mèche».  C'est  un  petit  vin  blanc  que  nous 
avons  baptisé  comme  ça,  parce  que,  si  on 
en  boit  trop,  il  vous  empêche  de  dormir  et 
il  remplace  le  casque  à  mèche.  Vous  com- 
prenez. 

Elle  me  répond  :  «Tu  peux  faire  à  ton 
idée,  mais  tu  s'ras  encore  malade;  et  tu  ne 
pourras  pas  te  lever  demain.»  —  Ça,  c'était 
vrai,  c'était  sage,  c'était  prudent,  c'était  per- 
spicace, je  le  confesse.  Néanmoins,  je  ne  sus 
pas  me  contenir;  et  je  la  bus  ma  bouteille. 
Tout  vint  de  là. 

Donc,  je  ne  pus  pas  dormir.  Cristi  !  je  l'ai 
eu  jusqu'à  deux  heures  du  matin,  ce  casque  à 
mèche  en  jus  de  raisin.  Et  puis  pouf,  je  m'en- 
dors, mais  là  je  dors  à  n'pas  entendre  gueuler 
fange  du  jugement  dernier. 

Bref,  ma  femme  me  réveille  à  six  heures. 
Je  saute  du  lit,  j'passe  vite  et  vite  ma  culotte 
et  ma  vareuse;  un  coup  d'eau  sur  le  museau 
et    nous    sautons    dans    Dalila.    Trop    tard. 


-O  !  '      TROU. 


Quand  j'arrive  à  mon  trou,  il  était  pris! 
Jamais  ça  n'était  arrivé,  m'sieu  l'président, 
jamais  depuis  trois  ans  !  Ca  m'a  fait  un  effet 
comme  si  on  me  dévalisait  sous  mes  yeux. 
Je  dis  :  «Nom  d'un  nom,  d'un  nom,  d'un 
nom  !  »  Et  v'Ià  ma  femme  qui  commence  à 
me  harceler.  «  Hein ,  ton  casque  à  mèche  ! 
Va  donc,  soûlot  !  Es-tu  content,  grande  bête.» 

Je  ne  disais  rien;  c'était  vrai,  tout  ça. 

Je  débarque  tout  de  même  près  de  l'en- 
droit pour  tâcher  de  profiter  des  restes.  Et 
peut-être  qu'il  ne  prendrait  rien  c't'homme? 
et  qu'il  s'en  irait. 

C'était  un  petit  maigre,  en  coutil  blanc, 
avec  un  grand  chapeau  de  paille.  II  avait  aussi 
sa  femme,  une  grosse  qui  faisait  de  la  tapis- 
serie derrière  lui. 

Quand  elle  nous  vit  nous  installer  près  du 
lieu,  v'Ià  qu'elle  murmure  : 

—  II  n'y  a  donc  pas  d'autre  place  sur  la 
rivière  ? 

Et  la  mienne,  qui  rageait,  de  répondre  : 

—  Les  gens  qu'ont  du  savoir-vivre  s'in- 
forment des  habitudes  d'un  pays  avant  d'oc- 
cuper les  endroits  réservés. 

Comme  je  ne  voulais  pas  d'histoires,  je 
lui  dis  : 

—  Tais-toi,  Mélie.  Laisse  faire,  laisse 
faire,  nous  verrons  bien. 


LE  TROU.  7  1 

Donc,  nous  avions  mis  Dalila  sous  les 
saules,  nous  étions  descendus,  et  nous  pé- 
chions, coude  à  coude,  Méhe  et  moi,  juste  à 
côté  des  deux  autres. 

Ici,  m'sieu  ['président,  il  faut  que  j'entre 
dans  le  détail. 

Y  avait  pas  cinq  minutes  que  nous  étions 
là  quand  la  ligne  du  voisin  s'  met  à  plonger 
deux  fois,  trois  fois;  et  puis  voilà  qu'il  en 
amène  un,  de  chevesne,  gros  comme  ma 
cuisse,  un  peu  moins  p't-être,  mais  presque! 
Moi,  le  cœur  me  bat;  j'ai  une  sueur  aux 
tempes,  et  Mélie  qui  me  dit  :  «Hein,  po- 
chard,  l'as-tu  vu,  celui-là  !  » 

Sur  ces  entrefaites,  M.  Bru,  l'épicier  de 
Poissy,  un  amateur  de  goujon,  lui,  passe 
en  barque  et  me  crie  :  «  On  vous  a  pris  votre 
endroit,  monsieur  Renard?»  Je  lui  réponds  : 
«Oui,  monsieur  Bru,  il  y  a  dans  ce  monde 
des  gens  pas  délicats  qui  ne  savent  pas  les 
usages.  » 

Le  petit  coutil  d'à  côté  avait  l'air  de  ne 
pas  entendre,  sa  femme  non  plus,  sa  grosse 
femme,  un  veau  quoi  !  » 

Le  président  interrompit  une  seconde  fois  : 
«Prenez-garde!  Vous  insultez  Mme  veuve  Fia- 
mèche,  ici  présente*.» 

Renard  s'excusa  :  «Pardon,  pardon,  c'est 
la  passion  qui  m'emporte. 


-2  LE  TROU. 

Donc,  il  ne  s'était  pas  écoulé  un  quart 
d'heure  que  le  petit  coutil  en  prit  encore 
un,  de  chevesne  —  et  un  autre  presque  par- 
dessus, et  encore  un  cinq  minutes  plus 
tard. 

Moi,  j'en  avais  les  larmes  aux  yeux.  Et 
puis  je  sentais  Mmc  Renard  en  ébullition;  elle 
me  lancicotait  sans  cesse  :  «  Ah  !  misère  ! 
crois-tu  qu'il  te  le  vole,  ton  poisson?  Crois- 
tu?  Tu  ne  prendras  rien,  toi,  pas  une  gre- 
nouille, rien  de  rien,  rien.  Tiens,  j'ai  du  feu 
dans  la  main,  rien  que  d'y  penser.  » 

Moi,  je  me  disais  :  —  Attendons  midi. 
II  ira  déjeuner,  ce  braconnier-là,  et  je  la  re- 
prendrai, ma  place.  Vu  que  moi,  m'sieu 
i  président,  je  déjeune  sur  les  lieux  tous  les 
dimanches.  Nous  apportons  les  provisions 
dans  Dalila. 

Ah  !  ouiche.  Midi  sonne  !  II  avait  un  poulet 
dans  un  journal,  le  malfaiteur,  et  pendant 
qu'il  mange,  v'Ià  qu'il  en  prend  encore  un, 
de  chevesne  ! 

Mélie  et  moi  nous  cassions  une  croûte 
aussi,  comme  ça,  sur  le  pouce,  presque  rien, 
le  cœur  n'y  était  pas. 

^  j  Alors,  pour  faire  digestion,  je  prends  mon 
journal.  Tous  les  dimanches,  comme  ça,  je 
lis  le  Gil-Blas,  à  l'ombre,  au  bord  de  l'eau. 
C'est  le  jour  de  Colombine,  vous  savez  bien, 


LE  TROU.  y  $ 

Colombine  qu'écrit  des  articles  dans  le  Gil- 
Blas.  J'avais  coutume  de  faire  enrager  Mmo-  Re- 
nard en  prétendant  la  connaître,  c'te  Colom- 
bine. C'est  pas  vrai,  je  la  connais  pas,  je  ne 
l'ai  jamais  vue,  n'importe,  elle  écrit  bien;  et 
puis  elle  dit  des  choses  rudement  d'aplomb 
pour  une  femme.  Moi,  elle  me  va,  y  en  a 
pas  beaucoup  dans  son  genre. 

Voilà  donc  que  je  commence  à  asticoter 
mon  épouse,  mais  elle  se  fâche  tout  de  suite, 
et  raide,  encore.  Donc  je  me  tais. 

C'est  à  ce  moment  qu'arrivent  de  l'autre 
côté  de  la  rivière  nos  deux  témoins  que  voilà, 
M.  Ladureau  et  M.  Durdent.  Nous  nous 
connaissions  de  vue. 

Le  petit  s'était  remis  à  pêcher.  Il  en  pre- 
nait que  j'en  tremblais,  moi.  Et  sa  femme  se 
met  à  dire  :  «La  place  est  rudement  bonne, 
nous  y  reviendrons  toujours,  Désiré  !  » 

Moi,  je  me  sens  un  froid  dans  le  dos.  Et 
Mme  Renard  répétait  :  «T'es  pas  un  homme, 
t'es  pas  un  homme.  T'as  du  sang  de  poulet 
dans  les  veines.» 

Je  lui  dis  soudain  :  «Tiens,  j'aime  mieux 
m'en  aller,  je  ferais  quelque  bêtise.  » 

Et  elle  me  souffle,  comme  si  elle  m'eût 
mis  un  fer  rouge  sous  le  nez  :  «  T'es  pas  un 
homme.  V'Ià  qu'  tu  fuis,  maintenant,  que  tu 
rends  la  place!  Va  donc,  Bazaine  !  » 


74  LE  TROU. 

Là,  je  me  suis  senti  touché.  Cependant  je 
ne  bronche  pas. 

Mais  l'autre,  il  lève  une  brème,  oh  !  jamais 
je  n'en  ai  vu  telle.  Jamais! 

Et  r'voilà  ma  femme  qui  se  met  à  parler 
haut,  comme  si  elle  pensait.  Vous  voyez  d'ici 
la  malice.  Elle  disait  :  «C'est  ça  qu'on  peut 
appeler  du  poisson  volé,  vu  que  nous  avons 
amorcé  la  place  nous-mêmes.  II  faudrait 
rendre  au  moins  l'argent  dépensé  pour  l'a- 
morce. » 

Alors,  la  grosse  au  petit  coutil  se  mit  à  dire 
à  son  tour  :  «C'est  à  nous  que  vous  en  avez, 
madame  ?  » 

—  J'en  ai  aux  voleurs  de  poisson  qui  pro- 
fitent de  l'argent  dépensé  par  les  autres. 

—  C'est  nous  que  vous  appelez  des  vo- 
leurs de  poisson? 

Et  voilà  qu'elles  s'expliquent,  et  puis 
qu'elles  en  viennent  aux  mots.  Cristi,  elles 
en  savent,  les  gueuses,  et  de  tapés.  Elles 
gueulaient  si  fort  que  nos  deux  témoins,  qui 
étaient  sur  l'autre  berge,  s'mettent  à  crier  pour 
rigoler  :  «  Eh  !  là-bas,  un  peu  de  silence. 
Vous  allez  empêcher  vos  époux  de  pêcher.  » 

Le  fait  est  que  le  petit  coutil  et  moi,  nous 
ne  bougions  pas  plus  que  deux  souches. 
Nous  restions  la,  le  nez  sur  l'eau,  comme  si 
nous  n'avions  pas  entendu. 


LE  TROU.  -  ) 

Cristi  de  cnsti,  nous  entendions  bien 
pourtant  :  «Vous  n'êtes  qu'une  menteuse. 
—  Vous  n'êtes  qu'une  tramée.  —  Vous  n'êtes 
qu'une  roulure.  Vous  n'êtes  qu'une  rou- 
chie.  »  Et  va  donc,  et  va  donc.  Un  matelot 
n'en  sait  pas  plus. 

Soudain,  j'entends  un  bruit  derrière  moi. 
Je  me  r' tourne.  C'était  l'autre,  la  grosse,  qui 
tombait  sur  ma  femme  à  coups  d'ombrelle. 
Pan  !  pan  !  Mélie  en  r'çoit  deux.  Mais  elle 
rage,  Mélie,  et  puis  elle  tape,  quand  elle  rage. 
Elle  vous  attrape  la  grosse  par  les  cheveux, 
et  puis  v'Ian,  v'Ian,  v'Ian,  les  gifles  qui  pou- 
vaient comme  des  prunes. 

Moi,  je  les  aurais  laissé  faire.  Les  femmes 
entre  elles,  les  hommes  entre  eux.  II  ne  faut 
pas  mêler  les  coups.  Mais  le  petit  coutil  se 
lève  comme  un  diable  et  puis  il  veut  sauter 
sur  ma  femme.  Ah  !  mais  non  !  ah  !  mais  non  ! 
pas  de  ça,  camarade.  Moi  je  le  reçois  sur  le 
bout  de  mon  poing,  cet  oiseau-là.  Et  gnon, 
et  gnon.  Un  dans  le  nez,  l'autre  dans  le 
ventre.  II  lève  les  bras,  il  lève  la  jambe  et  il 
tombe  sur  le  dos,  en  pleine  rivière,  juste  dans 
I'trou. 

Je  l'aurais  repêché  pour  sûr,  m'sieu  I'  pré- 
sident, si  j'avais  eu  le  temps  tout  de  suite. 
Mais,  pour  comble,  la  grosse  prenait  le 
dessus,  et  elle  vous  tripotait  Mélie  de  la  belle 


LE  TROU. 


façon.  Je  sais  bien  que  j'aurais  pas  dû  la 
secourir  pendant  que  l'autre  buvait  son  coup. 
Mais  je  ne  pensais  pas  qu'il  se  serait  noyé. 
Je  me  disais  :  «  Bah  !  ça  le  rafraîchira  !  » 

Je  cours  donc  aux  femmes  pour  les  séparer. 
Et  j'en  reçois  des  gnons,  des  coups  d'ongles 
et  des  coups  de  dents.  Cristi ,  quelles  rosses  ! 

Bref,  il  me  fallut  bien  cinq  minutes,  peut- 
être  dix,  pour  séparer  ces  deux  crampons- là. 

J'me  r' tourne.  Pu  rien.  L'eau  calme  comme 
un  lac.  Et  les  autres  là- bas  qui  criaient  : 
«Repêchez-le,  repêchez-le.  » 

C'est  bon  à  dire,  ça,  mais  je  ne  sais  pas 
nager,  moi,  et  plonger  encore  moins,  pour 
sur! 

Enfin  le  barragiste  est  venu  et  deux  mes- 
sieurs avec  des  gaffes,  ça  avait  bien  duré  un 
grand  quart  d'heure.  On  l'a  retrouvé  au  fond 
du  trou,  sous  huit  pieds  d'eau,  comme  j'avais 
dit,  mais  il  y  était,  le  petit  coutil  ! 

Voilà  les  faits  tels  que  je  les  jure.  Je  suis 
innocent,  sur  l'honneur. 

Les  témoins  ayant  déposé  dans  le  même 
sens,  le  prévenu  fut  acquitté. 


Le  Trou  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  9  no- 
vembre 1886. 


CLOCHETTE 


CLOCHETTE. 


Sont-ils  étranges,  ces  anciens  souvenirs 
qui  vous  hantent  sans  qu'on  puisse  se 
défaire  d'eux  ! 

Celui-là  est  si  vieux,  si  vieux  que  je  ne  sau- 
rais comprendre  comment  il  est  resté  si  vif  et 
si  tenace  dans  mon  esprit.  J'ai  vu  depuis,  tant 
de  choses  sinistres,  émouvantes  ou  terribles, 
que  je  m'étonne  de  ne  pouvoir  passer  un  jour, 
un  seul  jour,  sans  que  la  figure  de  la  mère 
Clochette  ne  se  retrace  devant  mes  yeux,  telle 
que  je  la  connus,  autrefois,  voilà  si  long- 
temps, quand  j'avais  dix  ou  douze  ans. 

C'était  une  vieille  couturière  qui  venait 
une  fois  par  semaine,  tous  les  mardis,  racom- 
moder  le  linge  chez  mes  parents.  Mes  parents 
habitaient  une  de  ces  demeures  de  campagne 
appelées  châteaux,  et   qui  sont  simplement 


So  CLOCHETTE. 

d'antiques  maisons  à  toit  aigu,  dont  dépen- 
dent quatre  ou  cinq  fermes  groupées  autour. 

Le  village,  un  gros  village,  un  bourg,  ap- 
paraissait à  quelques  centaines  de  mètres, 
serré  autour  de  l'église,  une  église  de  briques 
rouges  devenues  noires  avec  le  temps. 

Donc,  tous  les  mardis,  la  mère  Clochette 
arrivait  entre  six  heures  et  demie  et  sept  heures 
du  matin  et  montait  aussitôt  dans  la  lingerie 
se  mettre  au  travail. 

C'était  une  haute  femme  maigre,  barbue, 
ou  plutôt  poilue,  car  elle  avait  de  la  barbe 
sur  toute  la  figure,  une  barbe  surprenante, 
inattendue,  poussée  par  bouquets  invraisem- 
blables, par  touffes  frisées  qui  semblaient  se- 
mées par  un  fou  à  travers  ce  grand  visage  de 
gendarme  en  jupes.  Elle  en  avait  sur  le  nez, 
sous  le  nez,  autour  du  nez,  sur  le  menton, 
sur  les  joues;  et  ses  sourcils  d'une  épaisseur 
et  d'une  longueur  extravagantes,  tout  gris, 
touffus,  hérissés,  avaient  tout  à  fait  l'air  d'une 
paire  de  moustaches  placées   là  par  erreur. 

Elle  boitait,  non  pas  comme  boitent  les 
estropiés  ordinaires,  mais  comme  un  navire 
à  l'ancre.  Quand  elle  posait  sur  sa  bonne 
jambe  son  grand  corps  osseux  et  dévié,  elle 
semblait  prendre  son  élan  pour  monter  sur 
une  vague  monstrueuse,  puis,  tout  à  coup, 
elle  plongeait  comme  pour  disparaître  dans 


CLOCHETTE.  8  I 

un  abîme,  elle  s'enfonçait  dans  le  sol.  Sa 
marche  éveillait  bien  l'idée  d'une  tempête, 
tant  elle  se  balançait  en  même  temps;  et  sa 
tête  toujours  coiffée  d'un  énorme  bonnet 
blanc,  dont  les  rubans  lui  flottaient  dans  le 
dos,  semblait  traverser  l'horizon,  du  nord  au 
sud  et  du  sud  au  nord,  à  chacun  de  ses  mou- 
vements. 

J'adorais  cette  mère  Clochette.  Aussitôt 
levé  je  montais  dans  la  lingerie  où  je  la  trou- 
vais installée  à  coudre,  une  chaufferette  sous 
les  pieds.  Dès  que  j'arrivais,  elle  me  forçait 
à  prendre  cette  chaufferette  et  à  m'asseoir 
dessus  pour  ne  pas  m'enrhumer  dans  cette 
vaste  pièce  froide,  placée  sous  le  toit. 

—  Ça  te  tire  le  sang  de  la  gorge,  disait-elle. 

Elle  me  contait  des  histoires,  tout  en  re- 
prisant le  linge  avec  ses  longs  doigts  crochus, 
qui  étaient  vifs;  ses  yeux  derrière  ses  lunettes 
aux  verres  grossissants,  car  l'âge  avait  affaibli 
sa  vue,  me  paraissaient  énormes,  étrangement 
profonds,  doubles. 

Elle  avait,  autant  que  je  puis  me  rappeler 
les  choses  qu'elle  me  disait  et  dont  mon  cœur 
d'enfant  était  remué,  une  âme  magnanime  de 
pauvre  femme.  Elle  voyait  gros  et  simple. 
Elle  me  contait  les  événements  du  bourg, 
l'histoire  d'une  vache  qui  s'était  sauvée  de 
l'étable  et  qu'on  avait  retrouvée,  un  matin, 

6 


CLOCHETTE. 


devant  le  moulin  de  Prosper  Malet,  regardant 
tourner  les  ailes  de  bois,  ou  l'histoire  d'un 
œuf  de  poule  découvert  dans  le  clocher  de 
l'église  sans  qu'on  eût  jamais  compris  quelle 
bête  était  venue  le  pondre  là,  ou  l'histoire 
du  chien  de  Jean-Jean  Pilas,  qui  avait  été  re- 
prendre à  dix  lieues  du  village  la  culotte  de 
son  maître  volée  par  un  passant  tandis  qu'elle 
séchait  devant  la  porte  après  une  course  à  la 
pluie.  Elle  me  contait  ces  naïves  aventures  de 
telle  façon  qu'elles  prenaient  en  mon  esprit 
des  proportions  de  drames  inoubliables,  de 
poèmes  grandioses  et  mystérieux;  et  les  contes 
ingénieux  inventés  par  des  poètes  et  que  me 
narrait  ma  mère,  le  soir,  n'avaient  point  cette 
saveur,  cette  ampleur,  cette  puissance  des  ré- 
cits de  la  paysanne. 

Or,  un  mardi,  comme  j'avais  passé  toute  la 
matinée  à  écouter  la  mère  Clochette,  je  vou- 
lus remonter  près  d'elle,  dans  la  journée, 
après  avoir  été  cueillir  des  noisettes  avec  le 
domestique,  au  bois  des  Hallets,  derrière 
la  ferme  de  Noirpré.  Je  me  rappelle  tout  cela 
aussi  nettement  que  les  choses  d'hier. 

Or,  en  ouvrant  la  porte  de  la  lingerie, 
j'aperçus  la  vieille  couturière  étendue  sur  le 
sol,  à  côté  de  sa  chaise,  la  face  par  terre,  les 
bras  allongés,  tenant  encore  son  aiguille  d'une 


CLOCHETTE.  83 

main,  et  de  l'autre,  une  de  mes  chemises. 
Une  de  ses  jambes,  dans  un  bas  bleu,  la 
grande  sans  doute,  s'allongeait  sous  sa  chaise; 
et  les  lunettes  brillaient  au  pied  de  la  muraille , 
ayant  roulé  loin  d'elle. 

Je  me  sauvai  en  poussant  des  cris  aigus. 
On  accourut;  et  j'appris  au  bout  de  quel- 
ques minutes  que  la  mère  Clochette  était 
morte. 

Je  ne  saurais  dire  l'émotion  profonde,  poi- 
gnante, terrible,  qui  crispa  mon  cœur  d'en- 
fant. Je  descendis  à  petits  pas  dans  le  salon 
et  j'allai  me  cacher  dans  un  coin  sombre,  au 
fond  d'une  immense  et  antique  bergère  où 
je  me  mis  à  genoux  pour  pleurer.  Je  restai 
là  longtemps  sans  doute,  car  la  nuit  vint. 

Tout  à  coup  on  entra  avec  une  lampe, 
mais  on  ne  me  vit  pas  et  j'entendis  mon  père 
et  ma  mère  causer  avec  le  médecin,  dont  je 
reconnus  la  voix. 

On  l'avait  été  chercher  bien  vite  et  il  expli- 
quait les  causes  de  l'accident.  Je  n'y  com- 
pris rien  d'ailleurs.  Puis  il  s'assit,  et  accepta 
un  verre  de  liqueur  avec  un  biscuit. 

II  parlait  toujours;  et  ce  qu'il  dit  alors  me 
reste  et  me  restera  gravé  dans  l'âme  jusqu'à 
ma  mort!  Je  crois  que  je  puis  reproduire 
même  presque  absolument  les  termes  dont  il 
se  servit. 

6. 


84  CLOCHETTE. 

—  Ah  !  disait-il ,  la  pauvre  femme  !  ce  fut 
ici  ma  première  cliente.  Elle  se  cassa  la  jambe 
le  jour  de  mon  arrivée  et  je  n'avais  pas  eu  le 
temps  de  me  laver  les  mains  en  descendant 
de  la  diligence  quand  on  vint  me  quérir  en 
toute  hâte,  car  c'était  grave,  très  grave. 

Elle  avait  dix-sept  ans,  et  c'était  une  très 
belle  fille,  très  belle,  très  belle!  L'aurait-on 
cru?  Quant  à  son  histoire,  je  ne  l'ai  jamais 
dite,  et  personne  hors  moi  et  un  autre  qui 
n'est  plus  dans  le  pays  ne  l'a  jamais  sue. 
Maintenant  qu'elle  est  morte,  je  puis  être 
moins  discret. 

A  cette  époque-là  venait  de  s'installer,  dans 
le  bourg,  un  jeune  aide  instituteur  qui  avait 
une  jolie  figure  et  une  belle  taille  de  sous- 
officier.  Toutes  les  filles  lui  couraient  après, 
et  il  faisait  le  dédaigneux,  ayant  grand'peur 
d'ailleurs  du  maître  d'école,  son  supérieur, 
le  père  Grabu,  qui  n'était  pas  bien  levé  tous 
les  jours. 

Le  père  Grabu  employait  déjà  comme 
couturière  la  belle  Hortense,  qui  vient  de 
mourir  chez  vous  et  qu'on  baptisa  plus  tard 
Clochette,  après  son  accident.  L'aide  insti- 
tuteur distingua  cette  belle  fillette,  qui  fut 
sans  doute  flattée  d'être  choisie  par  cet  im- 
prenable conquérant;  toujours  est-il  qu'elle 
l'aima,    et  qu'il    obtint   un   premier  rendez- 


CLOCHETTE. 


un 


vous,  dans  le  grenier  de  l'école,  à  la  fin  d' 
jour  de  couture,  la  nuit  venue. 

Elle  fit  donc  semblant  de  rentrer  chez  elle, 
mais  au  lieu  de  descendre  l'escalier  en  sortant 
de  chez  les  Grabu,  elle  le  monta,  et  alla  se 
cacher  dans  le  foin,  pour  attendre  son  amou- 
reux. II  l'y  rejoignit  bientôt,  et  il  commen- 
çait à  lui  conter  fleurette,  quand  la  porte  de 
ce   grenier  s'ouvrit  de  nouveau  et  le  maître 

o 

d'école  parut  et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là -haut, 
Sigisbert? 

o  .  ... 

Sentant  qu'il  serait  pris,  le  jeune  institu- 
teur, affolé,  répondit  stupidement  : 

—  J'étais  monté  me  reposer  un  peu  sur 
les  bottes,  monsieur  Grabu. 

Ce  grenier  était  très  grand,  très  vaste, 
absolument  noir  ;  et  Sigisbert  poussait  vers  le 
fond  la  jeune  fille  effarée,  en  répétant  :  «Allez 
là-bas,  cachez-vous.  Je  vais  perdre  ma  place, 
sauvez-vous,  cachez-vous?» 

Le  maître  d'école  entendant  murmurer, 
reprit  :  «Vous  n'êtes  donc  pas  seul  ici? 

—  Mais  oui,  monsieur  Grabu! 

—  Mais  non,  puisque  vous  parlez. 

—  Je  vous  jure  que  oui,  monsieur  Grabu. 

—  C'est  ce  que  je  vais  savoir,  reprit  le 
vieux;  et  fermant  la  porte  à  double  tour,  il 
descendit  chercher  une  chandelle. 


86  CLOCHETTE. 

Alors  le  jeune  homme,  un  lâche  comme 
on  en  trouve  souvent,  perdit  la  tête  et  il  ré- 
pétait, paraît-il,  devenu  furieux  tout  à  coup  : 
«Mais  cachez-vous,  qu'il  ne  vous  trouve  pas. 
Vous  allez  me  mettre  sans  pain  pour  toute  ma 
vie.  Vous  allez  briser  ma  carrière. . .  Cachez- 
vous  donc!» 

On  entendait  la  clef  qui  tournait  de  nou- 
veau dans  la  serrure. 

Hortense  courut  à  la  lucarne  qui  donnait 
sur  la  rue,  l'ouvrit  brusquement,  puis  d'une 
voix  basse  et  résolue  : 

—  Vous  viendrez  me  ramasser  quand  il 
sera  parti,  dit-elle. 

Et  elle  sauta. 

Le  père  Grabu  ne  trouva  personne  et  re- 
descendit, fort  surpris. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  M.  Sigisbert 
entrait  chez  moi  et  me  contait  son  aventure. 
La  jeune  fille  était  restée  au  pied  du  mur  in- 
capable de  se  lever,  étant  tombée  de  deux 
étages.  J'allai  la  chercher  avec  lui.  Il  pleuvait 
à  verse,  et  j'apportai  chez  moi  cette  malheu- 
reuse dont  la  jambe  droite  était  brisée  à  trois 
places,  et  dont  les  os  avaient  crevé  les  chairs. 
Elle  ne  se  plaignait  pas  et  disait  seulement 
avec  une  admirable  résignation.  «  Je  suis 
punie,  bien  punie!» 

Je   fis  venir  du  secours  et  les  parents  de 


CLOCHETTE.  87 

l'ouvrière,  à  qui  je  contai  la  fable  d'une  voi- 
ture emportée  qui  l'avait  renversée  et  estro- 
piée devant  ma  porte. 

On  me  crut,  et  la  gendarmerie  chercha  en 
vain,  pendant  un  mois,  l'auteur  de  cet  acci- 
dent. 

Voilà!  Et  je  dis  que  cette  femme  fut  une 
héroïne,  de  la  race  de  celles  qui  accomplis- 
sent les  plus  belles  actions  historiques. 

Ce  fut  là  son  seul  amour.  Elle  est  morte 
vierge.  C'est  une  martyre,  une  grande  âme, 
une  Dévouée  sublime  !  Et  si  je  ne  l'admirais 
pas  absolument  je  ne  vous  aurais  pas  conté 
cette  histoire,  que  je  n'ai  jamais  voulu  dire 
à  personne  pendant  sa  vie,  vous  comprenez 
pourquoi. 

Le  médecin  s'était  tu.  Maman  pleurait. 
Papa  prononça  quelques  mots  que  je  ne  saisis 
pas  bien;  puis  ils  s'en  allèrent. 

Et  je  restai  à  genoux  sur  ma  bergère,  san- 
glotant, pendant  que  j'entendais  un  bruit 
étrange  de  pas  lourds  et  de  heurts  dans  l'es- 
calier. 

On  emportait  le  corps  de  Clochette. 


Clochette  a  paru  dans   le  Gil-Blas  du  mardi   21  dé- 
cembre 1886. 


LE 

MARQUIS  DE  FUMEROL 


LE 
MARQUIS   DE  FUMEROL. 


Roger  de  Tourneville,  au  milieu  du 
cercle  de  ses  amis,  parlait,  à  cheval 
sur  une  chaise,  il  tenait  un  cigare  à  la 
main,  et,  de  temps  en  temps  aspirait  et  souf- 
flait un  petit  nuage  de  fumée. 

. . .  Nous  étions  à  table  quand  on  apporta 
une  lettre.  Papa  l'ouvrit.  Vous  connaissez 
bien  papa  qui  croit  faire  l'intérim  du  Roy, 
en  France.  Moi,  je  l'appelle  don  Quichotte 
parce  qu'il  s'est  battu  pendant  douze  ans 
contre  le  moulin  à  vent  de  la  République 
sans  bien  savoir  si  c'était  au  nom  des  Bour- 
bons ou  bien  au  nom  des  Orléans.  Aujour- 
d'hui il  tient  la  lance  au  nom  des  Orléans 
seuls,  parce  qu'il  n'y  a  plus  qu'eux.  Dans  tous 
les  cas,  papa  se  croit  le  premier  gentilhomme 
de  France,  le  plus  connu,   le  plus  influent, 


9  2  LE  MARQUIS   DE  FU.MEROL. 

le  chef  du  parti;  et  comme  il  est  sénateur 
inamovible  il  considère  les  Rois  des  environs 
comme  ayant  des  trônes  peu  sûrs. 

Quant  à  maman,  c'est  l'âme  de  papa, 
c'est  l'âme  de  la  royauté  et  de  la  religion,  le 
bras  droit  de  Dieu  sur  terre,  et  le  fléau  des 
mal-pensants. 

Donc  on  apporta  une  lettre  pendant  que 
nous  étions  à  table.  Papa  l'ouvrit,  la  lut,  puis 
il  regarda  maman  et  lui  dit  :  «  Ton  frère  est  à 
l'article  de  la  mort.»  Maman  pâlit.  Presque 
jamais  on  ne  parlait  de  mon  oncle  dans  la 
maison.  Moi  je  ne  le  connaissais  pas  du  tout. 
Je  savais  seulement  par  la  voix  publique  qu'il 
avait  mené  et  menait  encore  une  vie  de  poli- 
chinelle. Ayant  mangé  sa  fortune  avec  un 
nombre  incalculable  de  femmes,  il  n'avait 
conservé  que  deux  maîtresses,  avec  lesquelles 
il  vivait  dans  un  petit  appartement,  rue  des 
Martyrs. 

Ancien  pair  de  France,  ancien  colonel  de 
cavalerie,  il  ne  croyait,  disait-on,  ni  à  Dieu 
ni  à  diable.  Doutant  donc  de  la  vie  future,  il 
avait  abusé,  de  toutes  les  façons,  de  la  vie 
présente;  et  il  était  devenu  la  plaie  vive  du 
cœur  de  maman. 

Elle  dit  :  «Donnez-moi  cette  lettre,  Paul.  » 

Quand  elle  eut  fini  de  la  lire,  je  la  de- 
mandai à  mon  tour.  La  voici  : 


LE  MARQUIS  DE  FUMEROL.  93 

«Monsieur  le  comte,  je  croi  devoir  vou 
faire  asavoir  que  votre  bôfrère  le  marqui  de 
Fumerol  va  mourir.  Peut  être  voudré  vous 
prendre  des  disposition,  et  ne  pas  oublié 
que  je  vous  ai  prévenu. 

«Votre  servante, 

«MÉLANI.  )) 

Papa  murmura  :  «Il  faut  aviser.  Dans  ma 
situation,  je  dois  veiller  sur  les  derniers  mo- 
ments de  votre  frère.  » 

Maman  reprit  :  «  Je  vais  faire  chercher 
î'abbé  Poivron  et  lui  demander  conseil.  Puis 
j'irai  trouver  mon  frère  avec  l'abbé  et  Roger. 
Vous,  Paul,  restez  ici.  II  ne  faut  pas  vous 
compromettre.  Une  femme  peut  faire  et  doit 
faire  ces  choses-là.  Mais  pour  un  homme 
politique  dans  votre  position,  c'est  autre 
chose.  Un  adversaire  aurait  beau  jeu  à  se 
servir  contre  vous  de  la  plus  louable  de  vos 
actions. 

—  Vous  avez  raison,  dit  mon  père.  Faites 
suivant  votre  inspiration,  ma  chère  amie.  » 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  l'abbé  Poivron 
entrait  dans  le  salon,  et  la  situation  fut 
exposée,  analysée,  discutée  sous  toutes  ses 
faces. 

Si  le  marquis  de  Fumerol,  un  des  grands 
noms  de  France,  mourait  sans  les  secours  de 


9  |  LE  MARQUIS   DE  FUMEROL. 

la  religion,  le  coup  assurément  serait  terrible 
pour  la  noblesse  en  général  et  pour  le  comte 
de  TourneviIIe  en  particulier.  Les  libres  pen- 
seurs triompheraient.  Les  mauvais  journaux 
chanteraient  victoire  pendant  six  mois  ;  le 
nom  de  ma  mère  serait  traîné  dans  la  boue 
et  dans  la  prose  des  feuilles  socialistes;  celui 
de  mon  père  éclaboussé.  II  était  impossible 
qu'une  pareille  chose  arrivât. 

Donc  une  croisade  fut  immédiatement 
décidée,  qui  serait  conduite  par  l'abbé  Poi- 
vron ,  petit  prêtre  gras  et  propre ,  vaguement 
parfumé,  un  vrai  vicaire  de  grande  église 
dans  un  quartier  noble  et  riche. 

Un  landau  fut  attelé  et  nous  voici  partis 
tous  trois,  maman,  le  curé  et  moi,  pour 
administrer  mon  oncle. 

II  avait  été  décidé  qu'on  verrait  d'abord 
Mme  Mélanie,  auteur  de  la  lettre  et  qui  devait 
être  la  concierge  ou  la  servante  de  mon  oncle. 

Je  descendis  en  éclaireur  devant  une  mai- 
son à  sept  étages  et  j'entrai  dans  un  couloir 
sombre  où  j'eus  beaucoup  de  mal  à  découvrir 
le  trou  obscur  du  portier.  Cet  homme  me 
toisa  avec  méfiance. 

Je  demandai  :  «Madame  Mélanie,  s'il 
vous  plaît? 

—  Connais  pas! 


LE  MARQUIS   DE  FUMEROL.  ()  ] 

Mais,  j'ai  reçu  une  lettre  d'elle. 

—  C'est  possible,  mais  connais  pas.  C'est 
quelque  entretenue  que  vous  demandez? 

Non,  une  bonne,  probablement.  Elle 
m'a  écrit  pour  une  place. 

—  Une  bonne?...  Une  bonne?...  P't'être 
la  celle  au  marquis.  Allez  voir,  cintième  à 
gauche. » 

Du  moment  que  je  ne  demandais  pas  une 
entretenue,  il  était  devenu  plus  aimable  et  il 
vint  jusqu'au  couloir.  C'était  un  grand  maigre 
avec  des  favoris  blancs,  un  air  bedeau  et  des 
gestes  majestueux. 

Je  grimpai  en  courant  un  long  limaçon 
poisseux  d'escalier  dont  je  n'osais  toucher  la 
rampe  et  je  frappai  trois  coups  discrets  à 
la  porte  de  gauche  du  cinquième  étage. 

Elle  s'ouvrit  aussitôt;  et  une  femme  mal- 
propre, énorme,  se  trouva  devant  moi  barrant 
l'entrée  de  ses  bras  ouverts  qui  s'appuyaient 
aux  deux  portants. 

Elle  grogna  :  «Qu'est-ce  que  vous  de- 
mandez? 

—  Vous  êtes  madame  Mélanie? 

—  Oui. 

—  Je  suis  le  vicomte  de  Tourneville. 

—  Ah  bon!  Entrez. 

—  C'est  que. . .  maman  est  en  bas  avec  un 
prêtre. 


9 6  LE  MARQUIS   DE  FUMEROL. 

—  Ah  bon...  Allez  les  chercher.  Mais 
prenez  garde  au  portier.  » 

Je  descendis  et  je  remontai  avec  maman 
que  suivait  l'abbé.  II  me  sembla  que  j'en- 
tendais d'autres  pas  derrière  nous. 

Dès  que  nous  fûmes  dans  la  cuisine, 
Mélanie  nous  offrit  des  chaises  et  nous  nous 
assîmes  tous  les  quatre  pour  délibérer. 

—  II  est  bien  bas?  demanda  maman. 

—  Ah  oui,  madame,  il  n'en  a  pas  pour 
longtemps. 

—  Est-ce  qu'il  semble  disposé  à  recevoir 
la  visite  d'un  prêtre  ? 

—  Oh!...  je  ne  crois  pas. 

—  Puis-je  le  voir? 

—  Mais...  oui...  madame...  seulement... 
seulement. . .  ces  demoiselles  sont  auprès  de  lui. 

—  Quelles  demoiselles? 

—  Mais...  mais...  ses  bonnes  amies  donc. 

—  Ah! 

Maman  était  devenue  toute  rouge. 
L'abbé  Poivron  avait  baissé  les  yeux. 
Cela  commençait  à  m'amuser  et  je  dis  : 

—  Si  j'entrais  le  premier?  Je  verrai  com- 
ment il  me  recevra  et  je  pourrai  peut-être 
préparer  son  cœur. 

Maman,  qui  n'y  entendait  pas  malice, 
répondit  : 

—  Oui,  mon  enfant. 


LE  MARQUIS  DE  I  UMEROL.  97 

Mais  une  porte  s'ouvrit  quelque  part  et 
une  voix,  une  voix  de  femme  cria  : 

—  Mélanie! 

La  grosse  bonne  s'élança,  répondit  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  faut,  mamzelle  Claire? 

—  L'omelette,  bien  vite. 

—  Dans  une  minute,  mamzelle. 

Et  revenant  vers  nous,  elle  expliqua  cet 
appel  : 

—  C'est  une  omelette  au  fromage  qu'elles 
m'ont  commandée  pour  deux  heures  comme 
collation. 

Et  tout  de  suite  elle  cassa  les  œufs  dans  un 
saladier  et  se  mit  à  les  battre  avec  ardeur. 

Moi,  je  sortis  sur  l'escalier  et  je  tirai  la 
sonnette  afin  d'annoncer  mon  arrivée  offi- 
cielle. 

Mélanie  m'ouvrit,  me  fit  asseoir  dans  une 
antichambre,  alla  dire  à  mon  oncle  que  j'étais 
là,  puis  revint  me  prier  d'entrer. 

L'abbé  se  cacha  derrière  la  porte  pour 
paraître  au  premier  signe. 

Assurément,  je  fus  surpris  en  voyant  mon 
oncle.  II  était  très  beau,  très  solennel,  très 
chic,  ce  vieux  viveur. 

Assis,  presque  couché  dans  un  grand  fau- 
teuil, les  jambes  enveloppées  d'une  cou- 
verture, les  mains,  de  longues  mains  pâles, 
pendantes  sur  les  bras  du  siège,  il  attendait 

7 


98  LE  MARQUIS  DE  FUMEROL. 

la  mort  avec  une  dignité  biblique.  Sa  barbe 
blanche  tombait  sur  sa  poitrine,  et  ses  che- 
veux, tout  blancs  aussi,  la  rejoignaient  sur 
les  joues. 

Debout,  derrière  son  fauteuil,  comme 
pour  le  défendre  contre  moi,  deux  jeunes 
femmes,  deux  grasses  petites  femmes,  me  re- 
gardaient avec  des  yeux  hardis  de  filles.  En 
jupe  et  en  peignoir,  bras  nus,  avec  des 
cheveux  noirs  à  la  diable  sur  la  nuque, 
chaussées  de  savates  orientales  à  broderies 
d'or  qui  montraient  les  chevilles  et  les  bas  de 
soie,  elles  avaient  l'air,  auprès  de  ce  mori- 
bond, des  figures  immorales  d'une  peinture 
symbolique.  Entre  le  fauteuil  et  le  lit,  une 
petite  table  portant  une  nappe,  deux  assiettes, 
deux  verres,  deux  fourchettes  et  deux  cou- 
teaux, attendait  l'omelette  au  fromage  com- 
mandée tout  à  l'heure  à  Mélanie. 

Mon  oncle  dit  d'une  voix  faible,  essoufflée, 
mais  nette  : 

—  Bonjour,  mon  enfant.  II  est  tard  pour 
me  venir  voir.  Notre  connaissance  ne  sera 
pas  longue. 

Je  balbutiai  :  «Mon  oncle,  ce  n'est  pas  ma 
faute...  » 

II  répondit  :  «Non.  Je  le  sais.  C'est  la  faute 
de  ton  père  et  de  ta  mère  plus  que  la 
tienne. . .  Comment  vont-ils? 


LE  MARQUIS  DE  FUMEROL.  99 

—  Pas  mal,  je  vous  remercie.  Quand  ils 
ont  appris  que  vous  étiez  malade,  ils  m'ont 
envoyé  prendre  de  vos  nouvelles. 

—  Ah  !  Pourquoi  ne  sont-ils  pas  venus  eux- 
mêmes?» 

Je  levai  les  yeux  sur  les  deux  filles,  et  je 
dis  doucement  :  «  Ce  n'est  pas  de  leur  faute 
s'ils  n'ont  pu  venir,  mon  oncle.  Mais  il  serait 
difficile  pour  mon  père,  et  impossible  pour 
ma  mère  d'entrer  ici. . .  » 

Le  vieillard  ne  répondit  rien,  mais  souleva 
sa  main  vers  la  mienne.  Je  pris  cette  main 
pâle  et  froide  et  je  la  gardai. 

La  porte  s'ouvrit  :  Mélanie  entra  avec 
l'omelette  et  la  posa  sur  la  table.  Les  deux 
femmes  aussitôt  s'assirent  devant  leurs  as- 
siettes et  se  mirent  à  manger  sans  détourner 
les  yeux  de  moi. 

Je  dis  :  «Mon  oncle,  ce  serait  une  grande 
joie  pour  ma  mère  de  vous  embrasser.  » 

II  murmura  :  «Moi  aussi...  je  voudrais...» 
II  se  tut.  Je  ne  trouvais  rien  à  lui  proposer,  et 
on  n'entendait  plus  que  le  bruit  des  four- 
chettes sur  la  porcelaine  et  ce  vague  mouve- 
ment des  bouches  qui  mâchent. 

Or  l'abbé,  qui  écoutait  derrière  la  porte, 
voyant  notre  embarras  et  croyant  la  partie 
gagnée,  jugea  le  moment  venu  d'intervenir, 
et  il  se  montra. 


IOO  LE  MARQUIS  DE  FUMEROL. 

Mon  oncle  fut  tellement  stupéfait  de  cette 
apparition  qu'il  demeura  d'abord  immobile; 
puis  il  ouvrit  la  bouche  comme  s'il  voulait 
avaler  le  prêtre;  puis  il  cria  d'une  voix  forte, 
profonde,  furieuse  : 

—  Que  venez-vous  faire  ici? 

L'abbé,  accoutumé  aux  situations  difficiles, 
avançait  toujours,  murmurant  : 

—  Je  viens  au  nom  de  votre  sœur,  mon- 
sieur le  marquis;  c'est  elle  qui  m'envoie... 
Elle  serait  si  heureuse,  monsieur  le  mar- 
quis... 

Mais  le  marquis  n'écoutait  pas.  Levant  une 
main  il  indiquait  la  porte  d'un  geste  tragique 
et  superbe,  et  il  disait  exaspéré,  haletant  : 

—  Sortez  d'ici...,  sortez  d'ici...  voleurs 
d'âmes...  Sortez  d'ici,  violeurs  de  con- 
sciences... Sortez  d'ici,  crocheteurs  de  portes 
des  moribonds! 

Et  l'abbé  reculait,  et  moi  aussi,  je  reculais 
vers  la  porte,  battant  en  retraite  avec  mon 
clergé;  et,  vengées,  les  deux  petites  femmes 
s'étaient  levées,  laissant  leur  omelette  à  demi 
mangée,  et  elles  s'étaient  placées  des  deux 
côtés  du  fauteuil  de  mon  oncle,  posant  leurs 
mains  sur  ses  bras  pour  le  calmer,  pour  le 
protéger  contre  les  entreprises  criminelles  de 
la  Famille  et  de  la  Religion. 

L'abbé  et  moi  nous  rejoignîmes  maman 


LE  MARQUIS   DE  FUMEROL.  IOI 

dans  la  cuisine.  Et  Mélanie  de  nouveau  nous 
offrit  des  chaises. 

—  Je  savais  bien  que  ça  n'irait  pas  tout 
seul,  disait-elle.  II  faut  trouver  autre  chose, 
autrement  il  nous  échappera. 

Et  on  recommença  à  délibérer.  Maman 
avait  un  avis;  l'abbé  en  soutenait  un  autre. 
J'en  apportais  un  troisième. 

Nous  discutions  à  voix  basse  depuis  une 
demi-heure  peut-être  quand  un  grand  bruit 
de  meubles  remués  et  des  cris  poussés  par 
mon  oncle,  plus  véhéments  et  plus  terribles 
encore  que  les  premiers,  nous  firent  nous 
dresser  tous  les  quatre. 

Nous  entendions  à  travers  les  portes  et 
les  cloisons  :  «  Dehors. . .  dehors. . .  manants. . . 
cuistres. . .  dehors  gredins. . .  dehors. . .  de- 
hors ...» 

Mélanie  se  précipita,  puis  revint  aussitôt 
m'appeler  à  l'aide.  J'accourus.  En  face  de 
mon  oncle  soulevé  par  la  colère,  presque 
debout  et  vociférant,  deux  hommes,  l'un 
derrière  l'autre,  semblaient  attendre  qu'il  fût 
mort  de  fureur. 

A  sa  longue  redingote  ridicule,  à  ses  longs 
souliers  anglais,  à  son  air  d'instituteur  sans 
place,  à  son  col  droit  et  à  sa  cravate  blanche, 
à  ses  cheveux  plats,  à  sa  figure  humble  de 
faux  prêtre  d'une    religion    bâtarde,   je   re- 


102  LE  MARQUIS  DE  FUMEROL. 

connus  aussitôt  le  premier  pour  un  pasteur 
protestant. 

Le  second  était  le  concierge  de  la  maison 
qui,  appartenant  au  culte  réformé,  nous 
avait  suivis,  avait  vu  notre  défaite,  et  avait 
couru  chercher  son  prêtre  à  lui,  dans  l'espoir 
d'un  meilleur  sort. 

Mon  oncle  semblait  fou  de  rage  !  Si  la 
vue  du  prêtre  catholique,  du  prêtre  de  ses 
ancêtres,  avait  irrité  le  marquis  de  Fumerol 
devenu  libre  penseur,  l'aspect  du  ministre  de 
son  portier  le  mettait  tout  à  fait  hors  de  lui. 

Je  saisis  par  les  bras  les  deux  hommes 
et  je  les  jetai  dehors  si  brusquement  qu'ils 
s'embrassèrent  avec  violence  deux  fois  de 
suite,  au  passage  des  deux  portes  qui  condui- 
saient à  l'escalier. 

Puis  je  disparus  à  mon  tour  et  je  rentrai 
clans  la  cuisine,  notre  quartier  général,  afin 
de  prendre  conseil  de  ma  mère  et  de  l'abbé. 

Mais  Mélanie,  effarée,  rentra  en  gémis- 
sant. «Il  meurt...  il  meurt...  venez  vite...  il 
meurt ...» 

Ma  mère  s'élança.  Mon  oncle  était  tombé 
par  terre,  tout  au  long  sur  le  parquet,  et  il 
ne  remuait  plus.  Je  crois  bien  qu'il  était  déjà 
mort. 

Maman  fut  superbe  à  cet  instant-là.  Elle 
marcha  droit  sur  les  deux  filles  agenouillées 


LE  MARQUIS   DE  FUMEROL.  103 

auprès  du  corps  et  qui  cherchaient  à  le  sou- 
lever. Et  leur  montrant  la  porte  avec  une 
autorité,  une  dignité,  une  majesté  irrésis- 
tibles, elle  prononça  : 

—  C'est  à  vous  de  sortir,  maintenant. 

Et  elles  sortirent,  sans  protester,  sans  dire 
un  mot.  II  faut  ajouter  que  je  me  disposais  à 
les  expulser  avec  la  même  vivacité  que  le 
pasteur  et  le  concierge. 

Alors  l'abbé  Poivron  administra  mon  oncle 
avec  toutes  les  prières  d'usage  et  lui  remit  ses 
péchés. 

Maman  sanglotait,  prosternée  près  de  son 
frère. 

Tout  à  coup  elle  s'écria  : 

—  II  m'a  reconnue.  II  m'a  serré  la  main. 
Je  suis  sûre  qu'il  m'a  reconnue  !!!...  et  qu'il 
m'a  remerciée!  oh,  mon  Dieu!  quelle  joie! 

Pauvre  maman!  Si  elle  avait  compris  ou 
deviné  à  qui  et  à  quoi  ce  remerciement-là 
devait  s'adresser  ! 

On  coucha  l'oncle  sur  son  lit.  II  était  bien 
mort  cette  fois. 

—  Madame,  dit  Mélanie,  nous  n'avons 
pas  de  draps  pour  l'ensevelir.  Tout  le  linge 
appartient  à  ces  demoiselles. 

Moi  je  regardais  l'omelette  qu'elles  n'avaient 
point  fini  de  manger,  et  j'avais,  en  même 
temps,  envie  de  pleurer  et  de  rire.  II  v  a  de 


104  LE   MARQUIS   DE  FLMEROI.. 

drôles  d'instants  et  de  drôles  de  sensations, 
parfois,  dans  la  vie  ! 

Or,  nous  avons  fait  à  mon  oncle  des  funé- 
railles magnifiques,  avec  cinq  discours  sur 
la  tombe.  Le  sénateur  baron  de  Croisselles 
a  prouvé,  en  termes  admirables,  que  Dieu 
toujours  rentre  victorieux  dans  les  âmes  de 
race  un  instant  égarées.  Tous  les  membres 
du  parti  royaliste  et  catholique  suivaient  le 
convoi  avec  un  enthousiasme  de  triompha- 
teurs, en  parlant  de  cette  belle  mort  après 
cette  vie  un  peu  troublée. 

Le    vicomte    Rooer    s'était    tu.    On   riait 

o 

autour  de  lui.  Quelqu'un  dit  :  «  Bah  !  c'est 
là  l'histoire  de  toutes  les  conversions  in 
extremis,  » 


Le  Marquis  de  Fwnerol  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du 
mardi  5  octobre  1886. 


LE  SIGNE 


LE   SIGNE. 


La  petite  marquise  de  Rennedon  dor- 
mait encore,  dans  sa  chambre  close 
et  parfumée,  dans  son  grand  lit  doux 
et  bas,  dans  ses  draps  de  batiste  légère,  fine 
comme  une  dentelle,  caressants  comme  un 
baiser;  elle  dormait  seule,  tranquille,  de  l'heu- 
reux et  profond  sommeil  des  divorcées. 

Des  voix  la  réveillèrent  qui  parlaient  vive- 
ment dans  le  petit  salon  bleu.  Elle  reconnut 
son  amie  chère,  la  petite  baronne  de  Gran- 
gerie,  se  disputant  pour  entrer  avec  la  femme 
de  chambre  qui  défendait  la  porte  de  sa  maî- 
tresse. 

Alors  la  petite  marquise  se  leva,  tira  les 
verrous,  tourna  la  serrure,  souleva  la  portière 
et  montra  sa  tête,  rien  que  sa  tête  blonde, 
cachée  sous  un  nuage  de  cheveux. 


ic8  LE  SIGNE. 

Qu'est-ce  que  tu  as,  dit-elle,  à  venir  si 
tôt?  II  n'est  pas  encore  neuf  heures. 

La  petite  baronne,  très  pâle,  nerveuse,  fié- 
vreuse, répondit  : 

—  II  faut  que  je  te  parle.  II  m'arrive  une 
chose  horrible. 

—  Entre,  ma  chérie. 

Elle  entra,  elles  s'embrassèrent;  et  la  petite 
marquise  se  recoucha  pendant  que  la  femme 
de  chambre  ouvrait  les  fenêtres,  donnait  de 
l'air  et  du  jour.  Puis,  quand  la  domestique 
fut  partie,  Mme  de  Rennedon  reprit  :  «Allons, 
raconte.» 

Mme  de  Grangerie  se  mit  à  pleurer,  versant 
ces  jolies  larmes  claires  qui  rendent  plus 
charmantes  les  femmes,  et  elle  balbutiait  sans 
s'essuyer  les  yeux  pour  ne  point  les  rougir  : 
«Oh!  ma  chère,  c'est  abominable,  abomi- 
nable, ce  qui  m'arrive.  Je  n'ai  pas  dormi  de 
la  nuit,  mais  pas  une  minute;  tu  entends,  pas 
une  minute.  Tiens,  tâte  mon  cœur,  comme 
il  bat.  » 

Et,  prenant  la  main  de  son  amie,  elle  la 
posa  sur  sa  poitrine,  sur  cette  ronde  et  ferme 
enveloppe  du  cœur  des  femmes,  qui  suffit 
souvent  aux  hommes  et  les  empêche  de  rien 
chercher  dessous.  Son  cœur  battait  fort,  en 
effet. 

Elle  continua  : 


LE  SIGNE.  ioy 

—  Ça  m'est  arrivé  hier  clans  la  journée. . . 
vers  quatre  heures. . .  ou  quatre  heures  et  de- 
mie. Je  ne  sais  pas  au  juste.  Tu  connais  bien 
mon  appartement,  tu  sais  que  mon  petit  sa- 
lon, celui  où  je  me  tiens  toujours,  donne  sur 
la  rue  Saint-Lazare,  au  premier;  et  que  j'ai  la 
manie  de  me  mettre  à  la  fenêtre  pour  regar- 
der passer  les  gens.  C'est  si  gai,  ce  quartier 
de  la  gare,  si  remuant,  si  vivant...  Enfin, 
j'aime  ça!  Donc  hier,  j'étais  assise  sur  la  chaise 
basse  que  je  me  suis  fait  installer  dans  l'em- 
brasure de  ma  fenêtre;  elle  était  ouverte, 
cette  fenêtre,  et  je  ne  pensais  à  rien;  je  respi- 
rais l'air  bleu.  Tu  te  rappelles  comme  il  faisait 
beau,  hier! 

Tout  à  coup  je  remarque  que,  de  l'autre 
côté  de  la  rue,  il  y  a  aussi  une  femme  à  la 
fenêtre,  une  femme  en  rouge;  moi  j'étais  en 
mauve,  tu  sais,  ma  jolie  toilette  mauve.  Je  ne 
la  connaissais  pas  cette  femme,  une  nouvelle 
locataire,  installée  depuis  un  mois;  et  comme 
il  pleut  depuis  un  mois,  je  ne  l'avais  point 
vue  encore.  Mais  je  m'aperçus  tout  de  suite 
que  c'était  une  vilaine  fille.  D'abord  je  fus 
très  dégoûtée  et  très  choquée  qu'elle  fût  à  la 
fenêtre  comme  moi;  et  puis,  peu  à  peu,  ça 
m'amusa  de  l'examiner.  Elle  était  accoudée, 
et  elle  guettait  les  hommes,  et  les  hommes 
aussi  la  regardaient,  tous  ou  presque  tous.  On 


I  ÎO  LE  SIGNE. 


aurait  dit  qu'ils  étaient  prévenus  par  quelque 
chose  en  approchant  de  la  maison,  qu'ils  la 
flairaient  comme  les  chiens  flairent  le  gibier, 
car  ils  levaient  soudain  la  tête  et  échangeaient 
bien  vite  un  regard  avec  elle,  un  regard  de 
franc-maçon.  Le  sien  disait  :  «Voulez-vous?» 

Le  leur  répondait  :  «Pas  le  temps»,  ou 
bien  :  «Une  autre  fois»,  ou  bien  :  «Pas  le 
sou»,  ou  bien  :  «Veux-tu  te  cacher,  misé- 
rable! »  C'étaient  les  yeux  des  pères  de  famille 
qui  disaient  cette  dernière  phrase. 

Tu  ne  te  figures  pas  comme  c'était  drôle 
de  la  voir  faire  son  manège  ou  plutôt  son 
métier. 

Quelquefois  elle  fermait  brusquement  la 
fenêtre  et  je  voyais  un  monsieur  tourner  sous 
la  porte.  Elle  l'avait  pris,  celui-là,  comme  un 
pêcheur  à  la  ligne  prend  un  goujon.  Alors  je 
commençais  à  regarder  ma  montre.  Ils  res- 
taient de  douze  à  vingt  minutes,  jamais  plus. 
Vraiment,  elle  me  passionnait,  à  la  fin,  cette 
araignée.  Et  puis  elle  n'était  pas  laide,  cette 

âne       F  F      ; 

Je  me  demandais  :  Comment  fait- elle 
pour  se  faire  comprendre  si  bien,  si  vite, 
complètement.  Ajoute-t-elle  à  son  regard  un 
signe  de  tête  ou  un  mouvement  de  main? 

Et  je  pris  ma  lunette  de  théâtre  pour  me 
rendre  compte  de  son  procédé.  Oh!  il  était 


LE  SIGNE.  i  i  i 


bien  simple  :  un  coup  d'œil  d'abord,  puis 
un  sourire,  puis  un  tout  petit  geste  de  tête 
qui  voulait  dire  ((Montez-vous?»  Mais  si  lé- 
ger, si  vague,  si  discret,  qu'il  fallait  vraiment 
beaucoup  de  chic  pour  le  réussir  comme  elle. 

Et  je  me  demandais  :  Est-ce  que  je  pour- 
rais le  faire  aussi  bien,  ce  petit  coup  de  bas 
en  haut,  hardi  et  gentil;  car  il  était  très  gentil, 
son  geste. 

Et  j'allai  l'essayer  devant  la  glace.  Ma 
chère,  je  le  faisais  mieux  qu'elle,  beaucoup 
mieux  !  J'étais  enchantée  ;  et  je  revins  me 
mettre  à  la  fenêtre. 

Elle  ne  prenait  plus  personne,  à  présent, 
la  pauvre  fille,  plus  personne.  Vraiment  elle 
n'avait  pas  de  chance.  Comme  ça  doit  être 
terrible  tout  de  même  de  gagner  son  pain  de 
cette  façon-là,  terrible  et  amusant  quelque- 
fois, car  enfin  il  y  en  a  qui  ne  sont  pas  mal, 
de  ces  hommes  qu'on  rencontre  dans  la  rue. 

Maintenant  ils  passaient  tous  sur  mon  trot- 
toir et  plus  un  seul  sur  le  sien.  Le  soleil  avait 
tourné.  Ils  arrivaient  les  uns  derrière  les 
autres,  des  jeunes,  des  vieux,  des  noirs,  des 
blonds,  des  gris,  des  blancs. 

J'en  voyais  de  très  gentils,  mais  très  gen- 
tils, ma  chère,  bien  mieux  que  mon  mari,  et 
que  le  tien,  ton  ancien  mari,  puisque  tu  es 
divorcée.  Maintenant  tu  peux  choisir. 


112  LE  SIGiNE. 


Je  me  disais  :  Si  je  leur  faisais  le  signe, 
est-ce  qu'ils  me  comprendraient,  moi,  moi 
qui  suis  une  honnête  femme?  Et  voilà  que  je 
suis  prise  d'une  envie  folle  de  le  leur  faire  ce 
signe ,  mais  d'une  envie ,  d'une  envie  de  femme 
grosse...  d'une  envie  épouvantable,  tu  sais, 
de  ces  envies. . .  auxquelles  on  ne  peut  pas  ré- 
sister! J'en  ai  quelquefois  comme  ça,  moi. 
Est-ce  bête,  dis,  ces  choses-là!  Je  crois  que 
nous  avons  des  âmes  de  singes,  nous  autres 
femmes.  On  m'a  affirmé  du  reste  (c'est  un 
médecin  qui  m'a  dit  ça)  que  le  cerveau  du 
singe  ressemblait  beaucoup  au  nôtre.  II  faut 
toujours  que  nous  imitions  quelqu'un.  Nous 
imitons  nos  maris,  quand  nous  les  aimons, 
dans  le  premier  mois  des  noces,  et  puis  nos 
amants  ensuite,  nos  amies,  nos  confesseurs 
quand  ils  sont  bien.  Nous  prenons  leurs  ma- 
nières de  penser,  leurs  manières  de  dire,  leurs 
mots,  leurs  gestes,  tout.  C'est  stupide. 

Enfin,  moi  quand  je  suis  trop  tentée  de 
faire  une  chose,  je  la  fais  toujours. 

Je  me  dis  donc  :  Voyons,  je  vais  essaver 
sur  un,  sur  un  seul,  pour  voir.  Qu'est-ce  qui 
peut  m'arriver?  Rien!  Nous  échangerons  un 
sourire,  et  voilà  tout,  et  je  ne  le  reverrai  ja- 
mais; et  si  je  le  vois  il  ne  me  reconnaîtra  pas  ; 
et  s'il  me  reconnaît  je  nierai,  parbleu. 

Je  commence  donc  à  choisir.  J'en  voulais 


LE  SIGNE.  I  i  3 

un  qui  fût  bien,  très  bien.  Tout  à  coup  je  vois 
venir  un  grand  blond,  très  joli  garçon.  J'aime 
les  blonds,  tu  sais. 

Je  le  regarde.  II  me  regarde.  Je  souris,  il 
sourit;  je  fais  le  geste;  oh!  à  peine,  à  peine; 
il  répond  «oui))  de  la  tête  et  le  voilà  qui 
entre,  ma  chérie!  II  entre  par  la  grande  porte 
de  la  maison. 

Tu  ne  te  figures  pas  ce  qui  s'est  passé  en 
moi  à  ce  moment-là!  J'ai  cru  que  j'allais  de- 
venir folle.  Oh!  quelle  peur!  Songe,  il  allait 
parler  aux  domestiques!  A  Joseph  qui  est 
tout  dévoué  à  mon  mari!  Joseph  aurait  cru 
certainement  que  je  connaissais  ce  monsieur 
depuis  longtemps. 

Que  faire?  dis?  Que  faire?  Et  il  allait  son- 
ner tout  à  l'heure,  dans  une  seconde.  Que 
faire,  dis?  J'ai  pensé  que  le  mieux  était  de 
courir  à  sa  rencontre,  de  lui  dire  qu'il  se 
trompait,  de  le  supplier  de  s'en  aller.  II  aurait 
pitié  d'une  femme,  d'une  pauvre  femme!  Je 
me  précipite  donc  à  la  porte  et  je  l'ouvre 
juste  au  moment  où  il  posait  la  main  sur  le 
timbre. 

Je  balbutiai,  tout  à  fait  folle  :  «Allez-vous- 
en,  monsieur,  allez-vous-en,  vous  vous  trom- 
pez, je  suis  une  honnête  femme,  une  femme 
mariée.  C'est  une  erreur,  une  affreuse  erreur; 
je  vous  ai  pris  pour  un  de  mes  amis  à  qui 


114  LE  SIGNE. 

vous  ressemblez  beaucoup.  Ayez  pitié  de  moi, 
monsieur.  » 

Et  voilà  qu'il  se  met  à  rire,  ma  chère,  et  il 
répond  :  «Bonjour,  ma  chatte.  Tu  sais,  je  la 
connais,  ton  histoire. Tu  es  mariée,  c'est  deux 
louis  au  heu  d'un.  Tu  les  auras.  Allons  mon- 
tre-moi la  route.» 

Et  il  me  pousse;  il  referme  la  porte,  et 
comme  je  demeurais,  épouvantée,  en  face  de 
lui,  il  m'embrasse,  me  prend  par  la  taille  et  me 
fait  rentrer  dans  le  salon  qui  était  resté  ouvert. 

Et  puis,  il  se  met  à  regarder  tout  comme 
un  commissaire-priseur,  et  il  reprend  :  «Bigre, 
c'est  gentil,  chez  toi,  c'est  très  chic.  Faut  que 
tu  sois  rudement  dans  la  dèche  en  ce  mo- 
ment-ci pour  faire  la  fenêtre!» 

Alors,  moi,  je  recommence  à  le  supplier  : 
«Oh!  monsieur,  allez-vous-en  !  allez-vous-en  ! 
Mon  mari  va  rentrer!  II  va  rentrer  dans  un 
instant,  c'est  son  heure!  Je  vous  jure  que  vous 
vous  trompez!  » 

Et  il  me  répond  tranquillement  :  «Allons, 
ma  belle,  assez  de  manières  comme  ça.  Si  ton 
mari  rentre,  je  lui  donnerai  cent  sous  pour 
aller  prendre  quelque  chose  en  face.  » 

Comme  il  aperçoit  sur  la  cheminée  la  pho- 
tographie de  Raoul,  il  me  demande  : 

—  C'est  ça,  ton...  ton  mari? 

—  Oui,  c'est  lui. 


LE  SIGNE.  I  i  5 

—  II  a  l'air  d'un  joli  mufle.  Et  ça,  qu'est-ce 
que  c'est?  Une  de  tes  amies? 

C'était  ta  photographie,  ma  chère,  tu  sais 
celle  en  toilette  de  bal.  Je  ne  savais  plus  ce 
que  je  disais,  je  balbutiai  : 

Oui,  c'est  une  de  mes  amies. 

—  Elle  est  très  gentille.  Tu  me  la  feras 
connaître. 

Et  voilà  la  pendule  qui  se  met  à  sonner 
cinq  heures;  et  Raoul  rentre  tous  les  jours  à 
cinq  heures  et  demie!  S'il  revenait  avant  que 
l'autre  fût  parti,  songe  donc!  Alors...  alors... 
j'ai  perdu  la  tête. . .  tout  à  fait. . .  j'ai  pensé. . . 
j'ai  pensé. . .  que. . .  que  le  mieux. . .  était  de. . . 
de. . .  de. . .  me  débarrasser  de  cet  homme 
le. . .  le  plus  vite  possible. . .  Plus  tôt  ce  serait 
fini. . .  tu  comprends. . .  et. . .  et  voilà. . .  voilà. . . 
puisqu'il  le  fallait. . .  et  il  le  fallait,  ma  chère. . . 
il  ne  serait  pas  parti  sans  ça...  Donc  j'ai... 
j'ai. . .  j'ai  mis  le  verrou  à  la  porte  du  salon. . . 
Voilà. 

La  petite  marquise  de  Rennedon  s'était 
mise  à  rire,  mais  à  rire  follement,  la  tête  dans 
l'oreiller,  secouant  son  lit  tout  entier. 

Quand  elle  se  fut  un  peu  calmée,  elle  de- 
manda : 

—  Et. . .  et. . .  il  était  joli  garçon. . . 

—  Mais  oui. 


I  I  6  LE  SIG^E. 

—  Et  tu  te  plains? 

—  Mais...  mais...  vois-tu,  ma  chère,  c'est 
que...  il  a  dit...  qu'il  reviendrait  demain... 
à  la  même  heure...  et  j'ai...  j'ai  une  peur 
atroce. . .  Tu  n'as  pas  idée  comme  il  est  te- 
nace. . .  et  volontaire. . .  Que  faire. . .  dis. . .  que 
faire  ? 

La  petite  marquise  s'assit  dans  son  lit  pour 
réfléchir;  puis  elle  déclara  brusquement  : 

—  Fais-le  arrêter. 

La  petite  baronne  fut  stupéfaite.  Elle  bal- 
butia : 

-  Comment?  Tu  dis?  A  quoi  penses-tu? 
Le  faire  arrêter?  Sous  quel  prétexte? 

—  Oh  !  c'est  bien  simple.  Tu  vas  aller 
chez  le  commissaire;  tu  lui  diras  qu'un  mon- 
sieur te  suit  depuis  trois  mois;  qu'il  a  eu  l'in- 
solence de  monter  chez  toi  hier;  qu'il  t'a  me- 
nacée d'une  nouvelle  visite  pour  demain,  et 
que  tu  demandes  protection  à  la  loi.  On  te 
donnera  deux  agents  qui  l'arrêteront. 

-  Mais,  ma  chère,  s'il  raconte... 

—  Mais  on  ne  le  croira  pas,  sotte,  du  mo- 
ment que  tu  auras  bien  arrangé  ton  histoire 
au  commissaire.  Et  on  te  croira,  toi,  qui  es 
une  femme  du  monde  irréprochable. 

—  Oh!  je  n'oserai  jamais. 

—  II  faut  oser,  ma  chère,  ou  bien  tu  es 
perdue. 


LE  SIGNE.  I  I  7 

Songe  qu'il  va...  qu'il  va  m'insulter. . . 
quand  on  l'arrêtera. 

—  Eh  bien,  tu  auras  des  témoins  et  tu  le 
feras  condamner. 

—  Condamner  à  quoi? 

—  A  des  dommages.  Dans  ce  cas,  il  faut 
être  impitoyable! 

—  Ah!  à  propos  de  dommages...,  il  y  a 
une  chose  qui  me  gêne  beaucoup...,  mais 
beaucoup...  II  m'a  laissé...  deux  louis...  sur 
la  cheminée. 

—  Deux  louis? 

—  Oui. 

—  Pas  plus? 

—  Non. 

—  C'est  peu.  Ça  m'aurait  humiliée,  moi. 
Eh  bien? 

Eh  bien!  qu'est-ce  qu'il   faut  faire  de 
cet  argent? 

La  petite  marquise  hésita  quelques  secondes, 
puis  répondit  d'une  voix  sérieuse  : 

—  Ma  chère. . .  II  faut  faire. . .  il  faut  faire. . . 
un  petit  cadeau  à  ton  mari. . .  ça  n'est  que 
justice. 

Le  Siqne  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  17  avril 
1886. 


LE   DIABLE 


LE    DIABLE. 


Le  paysan  restait  debout  en  face  du  mé- 
decin, devant  le  lit  de  la  mourante.  La 
vieille,  calme,  résignée,  lucide,  regar- 
dait les  deux  hommes  et  les  écoutait  causer. 
Elle  allait  mourir;  elle  ne  se  révoltait  pas,  son 
temps  était  fini,  elle  avait  quatre-vingt-douze 
ans. 

Par  la  fenêtre  et  la  porte  ouvertes,  le  soleil 
de  juillet  entrait  à  flots,  jetait  sa  flamme 
chaude  sur  le  sol  de  terre  brune,  onduleux 
et  battu  par  les  sabots  de  quatre  générations 
de  rustres.  Les  odeurs  des  champs  venaient 
aussi,  poussées  par  la  brise  cuisante,  odeurs 
des  herbes,  des  blés,  des  feuilles,  brûlés  sous 
la  chaleur  de  midi.  Les  sauterelles  s'égosil- 
laient, emplissaient  la  campagne  d'un  cré- 
pitement clair,  pareil   au  bruit  des  criquets 


122  LE  DIABLE. 


de    bois    qu'on  vend   aux    enfants   dans    les 
foires. 

Le  médecin,  élevant  la  voix,  disait  : 

Honoré,  vous  ne  pouvez  pas  laisser 
votre  mère  toute  seule  dans  cet  état-là.  Elle 
passera  d'un  moment  à  l'autre  ! 

Et  le  paysan,  désolé,  répétait  : 

—  Faut  pourtant  que  j'rentre  mon  blé; 
v'Ià  trop  longtemps  qu'il  est  à  terre.  L'temps 
est  bon,  justement.  Que  qu'  t'en  dis,  ma  mé? 

Et  la  vieille  mourante,  tenaillée  encore  par 
l'avarice  normande,  faisait  «oui))  de  l'œil  et 
du  front,  engageait  son  fils  à  rentrer  son  blé 
et  à  la  laisser  mourir  toute  seule. 

Mais  le  médecin  se  fâcha  et,  tapant  du 
pied  : 

—  Vous  n'êtes  qu'une  brute,  entendez- 
vous,  et  je  ne  vous  permettrai  pas  de  faire  ça, 
entendez-vous!  Et,  si  vous  êtes  forcé  de  ren- 
trer votre  blé  aujourd'hui  même,  allez  cher- 
cher la  Rapet,  parbleu!  et  faites-lui  garder 
votre  mère.  Je  le  veux,  entendez-vous!  Et  si 
vous  ne  m'obéissez  pas,  je  vous  laisserai  cre- 
ver comme  un  chien,  quand  vous  serez  ma- 
lade à  votre  tour,  entendez-vous? 

Le  paysan,  un  grand  maigre,  aux  gestes 
lents,  torturé  par  l'indécision,  par  la  peur  du 
médecin  et  par  l'amour  féroce  de  l'épargne, 
hésitait,  calculait,  balbutiait  : 


LE  DIABLE.  12} 

—  Comben  qu'é  prend,  la  Rapet,  pour 
une  garde? 

Le  médecin  criait  : 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi?  Ça  dépend  du 
temps  que  vous  lui  demanderez.  Arrangez- 
vous  avec  elle,  morbleu!  Mais  je  veux  qu'elle 
soit  ici  dans  une  heure,  entendez-vous? 

L'homme  se  décida  : 

—  J'y  vas,  j'y  vas;  vous  fâchez  point, 
m'sieu  I'médecin. 

Et  le  docteur  s'en  alla,  en  appelant  : 

—  Vous  savez,  vous  savez,  prenez  garde, 
car  je  ne  badine  pas  quand  je  me  fâche,  moi! 

Dès  qu'il  fut  seul,  le  paysan  se  tourna  vers 
sa  mère,  et,  d'une  voix  résignée  : 

—  J'vas  quéri  la  Rapet,  pisqu'il  veut,  c't 
homme.  T'éluge  point  tant  qu'  je  r'vienne. 

Et  il  sortit  à  son  tour. 

La  Rapet,  une  vieille  repasseuse,  gardait 
les  morts  et  les  mourants  de  la  commune  et 
des  environs.  Puis,  dès  qu'elle  avait  cousu  ses 
clients  dans  le  drap  dont  ils  ne  devaient  plus 
sortir,  elle  revenait  prendre  son  fer  dont  elle 
frottait  le  linge  des  vivants.  Ridée  comme 
une  pomme  de  l'autre  année,  méchante,  ja- 
louse, avare  d'une  avarice  tenant  du  phéno- 
mène, courbée  en  deux  comme  si  elle  eût  été 
cassée  aux  reins  par  l'éternel  mouvement  du 


I2[  LE   DIABLE. 

fer  promené  sur  les  toiles,  on  eût  dit  qu'elle 
avait  pour  l'agonie  une  sorte  d'amour  mons- 
trueux et  cynique.  Elle  ne  parlait  jamais  que 
des  gens  qu'elle  avait  vus  mourir,  de  toutes 
les  variétés  de  trépas  auxquelles  elle  avait 
assisté;  et  elle  les  racontait  avec  une  grande 
minutie  de  détails  toujours  pareils,  comme 
un  chasseur  raconte  ses  coups  de  fusil. 

Quand  Honoré  Bontemps  entra  chez  elle, 
il  la  trouva  préparant  de  l'eau  bleue  pour  les 
collerettes  des  villageoises. 

II  dit  : 

—  Allons,  bonsoir;  ça  va-t-il  comme  vous 
voulez,  la  mé  Rapet? 

Elle  tourna  vers  lui  la  tête  : 

—  Tout  d'même,  tout  d'même.  Et  d'  vot' 
part  ? 

—  Oh!  d'  ma  part,  ça  va-t-à  volonté,  mais 
c'est  ma  mé  qui  n'va  point. 

—  Vot'  mé? 

—  Oui ,  ma  mé  ! 

—  Que  qu'aile  a  votre  mé? 

—  AH'  a  qu'a  va  tourner  d'  l'œil  ! 

La  vieille  femme  retira  ses  mains  de  l'eau, 
dont  les  gouttes,  bleuâtres  et  transparentes, 
lui  glissaient  jusqu'au  bout  des  doigts,  pour 
retomber  dans  le  baquet. 

Elle  demanda,  avec  une  sympathie  subite  : 

—  AU'  est  si  bas  qu'  ça? 


LE  DIABLE.  I  25 

—  L'  médecin  dit  qu'ail'  n'passera  point 
la  r'Ievée. 

—  Pour  sûr  qu'ail  est  bas  alors! 

Honoré  hésita.  II  lui  fallait  quelques  préam- 
bules pour  la  proposition  qu'il  préparait. 
Mais,  comme  il  ne  trouvait  rien,  il  se  décida 
tout  d'un  coup  : 

—  Comben  qu'vous  m'prendrez  pour  la 
garder  jusqu'au  bout?  Vô  savez  que  j'sommes 
point  riche.  J'peux  seulement  point  m'payer 
eune  servante.  C'est  ben  ça  qui  l'a  mise  là, 
ma  pauv'  mé,  trop  d'élugement,  trop  d'fa- 
tigue  !  A  travaillait  comme  dix,  nonobstant 
ses  quatre-vingt-douze.  On  n'en  fait  pu  de 
c'te  o;rai ne-là!... 

La  Rapet  répliqua  gravement  : 

—  Y  a  deux  prix  :  quarante  sous  I'jour, 
et  trois  francs  la  nuit  pour  les  riches.  Vingt 
sous  I'jour  et  quarante  la  nuit  pour  I'zautres. 
Vô  m'donnerez  vingt  et  quarante. 

Mais  le  paysan  réfléchissait.  II  la  connaissait 
bien,  sa  mère.  II  savait  comme  elle  était 
tenace,  vigoureuse,  résistante.  Ça  pouvait 
durer  huit  jours,  malgré  l'avis  du  médecin. 

II  dit  résolument  : 

—  Non.  J'aime  ben  qu'vô  me  fassiez  un 
prix,  là,  un  prix  pour  jusqu'au  bout.  J'cour- 
rons  la  chance  d'part  et  d'autre.  L'médecin 
dit   qu'aile   passera  tantôt.   Si  ça  s' fait   tant 


126  LE  DIABLE. 

mieux  pour  vous,  tant  pis  pour  me.  Ma  si 
ail'  tient  jusqu'à  demain  ou  pu  longtemps 
tant  mieux  pour  mé,  tant  pis  pour  vous  ! 

La  garde,  surprise,  regardait  l'homme. 
Elle  n'avait  jamais  traité  un  trépas  à  forfait. 
Elle  hésitait,  tentée  par  l'idée  d'une  chance 
à  courir.  Puis  elle  soupçonna  qu'on  voulait  la 
jouer. 

J'peux  rien  dire  tant  qu'  j'aurai  point 
vu  vot'  mé,  répondit-elle. 

—  V'nez-y,  la  vé. 

Elle  essuya  ses  mains  et  le  suivit  aussitôt. 

En  route,  ils  ne  parlèrent  point.  Elle  allait 
d'un  pied  pressé,  tandis  qu'il  allongeait  ses 
grandes  jambes  comme  s'il  devait,  à  chaque 
pas,  traverser  un  ruisseau. 

Les  vaches  couchées  dans  les  champs, 
accablées  par  la  chaleur,  levaient  lourdement 
la  tête  et  poussaient  un  faible  meuglement 
vers  ces  deux  gens  qui  passaient,  pour  leur 
demander  de  l'herbe  fraîche. 

En  approchant  de  sa  maison,  Honoré 
Bontemps  murmura  : 

—  Si  c'était  fini,  tout  d'même? 

Et  le  désir  inconscient  qu'il  en  avait  se 
manifesta  dans  le  son  de  sa  voix. 

Mais  la  vieille  n'était  point  morte.  Elle  de- 
meurait sur  le  dos,  en  son  grabat,  les  mains 
sur   la    couverture    d'indienne  violette,    des 


LE  DIABLE.  I  27 

mains  affreusement  maigres,  nouées,  pareilles 
à  des  bêtes  étranges,  à  des  crabes,  et  fermées 
par  les  rhumatismes,  les  fatigues,  les  besognes 
presque  séculaires  qu'elles  avaient  accom- 
plies. 

La  Rapet  s'approcha  du  lit  et  considéra  la 
mourante.  Elle  lui  tâta  le  pouls,  lui  palpa 
la  poitrine,  l'écouta  respirer,  la  questionna 
pour  l'entendre  parler;  puis  l'ayant  encore 
longtemps  contemplée,  elle  sortit  suivie 
d'Honoré.  Son  opinion  était  assise.  La  vieille 
n'irait  pas  à  la  nuit.  II  demanda  : 

— -  Hé  ben. 

La  garde  répondit  : 

—  Hé  ben,  ça  durera  deux  jours,  p'têt' 
trois.  Vous  me  donnerez  six  francs,  tout  com- 
pris. 

II  s'écria  : 

—  Six  francs  !  six  francs  !  Avez-vous  perdu 
le  sens?  Mé,  je  vous  dis  qu'elle  en  a  pour 
cinq  ou  six  heures,  pas  plus  ! 

Et  ils  discutèrent  longtemps,  acharnés 
tous  deux.  Comme  la  garde  allait  se  retirer, 
comme  le  temps  passait,  comme  son  blé  ne 
se  rentrerait  pas  tout  seul,  à  la  fin,  il  con- 
sentit : 

—  Eh  ben,  c'est  dit,  six  francs,  tout  com- 
pris, jusqu'à  la  l'vée  du  corps. 

—  C'est  dit,  six  francs. 


128  LE  DIABLE. 


Et  il  s'en  alla,  à  longs  pas,  vers  son  blé 
couché  sur  le  sol,  sous  le  lourd  soleil  qui 
mûrit  les  moissons. 

La  garde  rentra  dans  la  maison. 

Elle  avait  apporté  de  l'ouvrage,  car  auprès 
des  mourants  et  des  morts  elle  travaillait  sans 
relâche,  tantôt  pour  elle,  tantôt  pour  la  fa- 
mille qui  l'employait  à  cette  double  besogne 
moyennant  un  supplément  de  salaire. 

Tout  à  coup,  elle  demanda  : 

—  Vous  a-t-on  administrée  au  moins,  la 
me  Bontemps? 

La  paysanne  fit  «  non  »  de  la  tête  ;  et  la 
Rapet,  qui  était  dévote,  se  leva  avec  vivacité. 

—  Seigneur  Dieu,  c'est-il  possible?  JVas 
quérir  m'sieur  I'curé. 

Et  elle  se  précipita  vers  le  presbytère,  si 
vite,  que  les  gamins,  sur  la  place,  la  voyant 
trotter  ainsi,  crurent  un  malheur  arrivé. 

Le  prêtre  s'en  vint  aussitôt,  en  surplis, 
précédé  de  l'enfant  de  chœur  qui  sonnait  une 
clochette  pour  annoncer  le  passage  de  Dieu 
dans  la  campagne  brûlante  et  calme.  Des 
hommes,  qui  travaillaient  au  loin,  ôtaient 
leurs  grands  chapeaux  et  demeuraient  immo- 
biles en  attendant  que  le  blanc  vêtement  eût 
disparu  derrière  une  ferme;  les  femmes  qui 
ramassaient  les  gerbes  se  redressaient  pour 


LE   DIABLE.  I  29 

faire  le  signe  de  la  croix,  des  poules  noires, 
effrayées,  fuyaient  le  long  des  fossés  en  se 
balançant  sur  leurs  pattes  jusqu'au  trou,  bien 
connu  d'elles,  où  elles  disparaissaient  brus- 
quement; un  poulain,  attaché  dans  un  pré, 
prit  peur  à  la  vue  du  surplis  et  se  mit  à  tour- 
ner en  rond,  au  bout  de  sa  corde,  en  lançant 
des  ruades.  L'enfant  de  chœur,  en  jupe  rouge, 
allait  vite;  et  le  prêtre,  la  tête  inclinée  sur 
une  épaule  et  coiffé  de  sa  barrette  carrée,  le 
suivait  en  murmurant  des  prières  ;  et  la  Rapet 
venait  derrière,  toute  penchée,  pliée  en 
deux,  comme  pour  se  prosterner  en  mar- 
chant, et  les  mains  jointes,  comme  à  l'église. 
Honoré,  de  loin,  les  vit  passer.  Il  de- 
manda : 

—  Ousqu'i  va,  not'  curé? 

Son  valet,  plus  subtil,  répondit  : 

—  I  porte  l'bon  Dieu  à  ta  mé,  pardi  ! 
Le  paysan  ne  s'étonna  pas  : 

—  Ça  s'peut  ben,  tout  d'même! 
Et  il  se  remit  au  travail. 

La  mère  Bontemps  se  confessa,  reçut  l'ab- 
solution, communia;  et  le  prêtre  s'en  revint, 
laissant  seules  les  deux  femmes  dans  la  chau- 
mière étouffante. 

Alors  la  Rapet  commença  à  considérer  la 
mourante,  en  se  demandant  si  cela  durerait 
longtemps. 


I  zo  LE  DIABLE. 


Le  jour  baissait;  l'air  plus  frais  entrait  par 
souffles  plus  vifs,  faisait  voltiger  contre  le  mur 
une  image  d'Epinal  tenue  par  deux  épingles; 
les  petits  rideaux  de  la  fenêtre,  jadis  blancs, 
jaunes  maintenant  et  couverts  de  taches  de 
mouche,  avaient  l'air  de  s'envoler,  de  se  dé- 
battre, de  vouloir  partir,  comme  l'âme  de  la 
vieille. 

Elle,  immobile,  les  yeux  ouverts,  semblait 
attendre  avec  indifférence  la  mort  si  proche 
qui  tardait  à  venir.  Son  haleine,  courte,  sif- 
flait un  peu  dans  sa  gorge  serrée.  Elle  s'arrête- 
rait tout  à  l'heure ,  et  il  y  aurait  sur  la  terre 
une  femme  de  moins,  que  personne  ne  re- 


gretterait 


A  la  nuit  tombante ,  Honoré  rentra.  S'étant 
approché  du  lit,  il  vit  que  sa  mère  vivait 
encore,  et  il  demanda  : 

—  Çava-t-il? 

Comme  il  faisait  autrefois  quand  elle  était 
indisposée. 

Puis  il  renvoya  la  Rapet  en  lui  recomman- 
dant : 

—  D'main,cinq  heures,  sans  faute. 

Elle  répondit  : 

—  D'main,  cinq  heures. 

Elle  arriva,  en  effet,  au  jour  levant. 
Honoré,  avant    de   se  rendre  aux  terres, 
mangeait  sa  soupe,  qu'il  avait  faite  lui-même. 


LE  DIABLE.  I  3  I 

La  garde  demanda  : 

—  Eh  ben,  vot'mé  a-t-alP  passé? 

II  répondit,  avec  un  pli  malin  au  coin  des 
yeux  : 

—  AH'va  plutôt  mieux. 
Et  il  s'en  alla. 

La  Rapet,  saisie  d'inquiétude,  s'approcha 
de  l'agonisante,  qui  demeurait  dans  le  même 
état,  oppressée  et  impassible,  l'œil  ouvert  et 
les  mains  crispées  sur  sa  couverture. 

Et  la  garde  comprit  que  cela  pouvait  durer 
deux  jours,  quatre  jours,  huit  jours  ainsi;  et 
une  épouvante  étreignit  son  cœur  d'avare, 
tandis  qu'une  colère  furieuse  la  soulevait 
contre  ce  finaud  qui  l'avait  jouée  et  contre 
cette  femme  qui  ne  mourait  pas. 

Elle  se  mit  au  travail  néanmoins  et  attendit, 
le  regard  fixé  sur  la  face  ridée  de  la  mère 
Bontemps. 

Honoré  revint  pour  déjeuner;  il  semblait 
content,  presque  goguenard;  puis  il  repartit. 
II  rentrait  son  blé,  décidément,  dans  des 
conditions  excellentes. 

La  Rapet  s'exaspérait;  chaque  minute  écou- 
lée lui  semblait,  maintenant,  du  temps  volé, 
de  l'argent  volé.  Elle  avait  envie,  une  envie 
folle  de  prendre  par  le  cou  cette  vieille  bour- 
rique, cette  vieille  têtue,  cette  vieille  obsti- 


132  LE  DIABLE. 


née,  et  d'arrêter,  en  serrant  un  peu,  ce  petit 
souffle  rapide  qui  lui  volait  son  temps  et  son 
argent. 

Puis  elle  réfléchit  au  danger;  et,  d'autres 
idées  lui  passant  par  la  tête,  elle  se  rapprocha 
du  lit. 

Elle  demanda  : 

—  Vos  avez-t-il  déjà  vu  l'Diable? 
La  mère  Bontemps  murmura  : 

—  Non. 

Alors  la  garde  se  mit  à  causer,  à  lui  conter 
des  histoires  pour  terroriser  son  âme  débile 
de  mourante. 

Quelques  minutes  avant  qu'on  expirât,  le 
Diable  apparaissait,  disait- elle,  à  tous  les 
agonisants.  II  avait  un  balai  à  la  main,  une 
marmite  sur  la  tête,  et  il  poussait  de  grands 
cris.  Quand  on  l'avait  vu,  c'était  fini,  on  n'en 
avait  plus  que  pour  peu  d'instants.  Et  elle 
énumérait  tous  ceux  à  qui  le  Diable  était  ap- 
paru devant  elle,  cette  année- là  :  Joséphin 
Loisel,  Eulalie  Ratier,  Sophie  Padagnau, 
Séraphine  Grospied 

La  mère  Bontemps,  émue  enfin,  s'agitait, 
remuait  les  mains,  essayait  de  tourner  la  tête 
pour  regarder  au  fond  de  la  chambre. 

Soudain  la  Rapet  disparut  au  pied  du  lit. 
Dans  l'armoire,  elle  prit  un  drap  et  s'enve- 
loppa dedans;  elle  se  coiffa  de  la  marmite, 


LE  DIABLE. 


dont  les  trois  pieds  courts  et  courbés  se  dres- 
saient ainsi  que  trois  cornes;  elle  saisit  un  balai 
de  sa  main  droite,  et,  de  la  main  gauche,  un 
seau  de  fer- blanc,  qu'elle  jeta  brusquement 
en  l'air  pour  qu'il  retombât  avec  bruit. 

II  fit,  en  heurtant  le  sol,  un  fracas  épou- 
vantable; alors,  grimpée  sur  une  chaise,  la 
garde  souleva  le  rideau  qui  pendait  au  bout 
du  lit,  et  elle  apparut,  gesticulant,  poussant 
des  clameurs  aiguës  au  fond  du  pot  de  fer 
qui  lui  cachait  Ta  face,  et  menaçant  de  son 
balai,  comme  un  diable  de  guignol,  la  vieille 
paysanne  à  bout  de  vie. 

Eperdue,  le  regard  fou,  la  mourante  fit  un 
effort  surhumain  pour  se  soulever  et  s'enfuir; 
elle  sortit  même  de  sa  couche  ses  épaules  et 
sa  poitrine;  puis  elle  retomba  avec  un  grand 
soupir.  C'était  fini. 

Et  IaRapet,  tranquillement,  remit  en  place 
tous  les  objets,  le  balai  au  coin  de  l'armoire, 
le  drap  dedans,  la  marmite  sur  le  foyer,  le 
seau  sur  la  planche  et  la  chaise  contre  le  mur. 
Puis,  avec  les  gestes  professionnels,  elle  ferma 
les  yeux  énormes  de  la  morte,  posa  sur  le  lit 
une  assiette,  versa  dedans  l'eau  du  bénitier, 
y  trempa  le  buis  cloué  sur  la  commode  et, 
s'agenouillant,  se  mit  à  réciter  avec  ferveur 
les  prières  des  trépassés  qu'elle  savait  par 
cœur,  par  métier. 


134  LE  DIABLE. 

Et  quand  Honoré  rentra,  le  soir  venu,  il  la 
trouva  priant,  et  il  calcula  tout  de  suite  qu'elle 
gagnait  encore  vingt  sous  sur  lui,  car  elle 
n'avait  passé  que  trois  jours  et  une  nuit,  ce 
qui  faisait  en  tout  cinq  francs,  au  lieu  de  six 
qu'il  lui  devait. 

Le  Diable  a  paru  dans  le  Gaulois  du  lundi  5  août 
1886. 


LES   ROIS 


LES    ROIS. 


Ah!  dit  le  capitaine  comte  de  Garens, 
je  crois  bien  que  je  me  le  rappelle,  ce 
souper  des  Rois,  pendant  la  guerre! 

J'étais  alors  maréchal  des  logis  de  hus- 
sards, et  depuis  quinze  jours  rôdant  en 
éclaireur  en  face  d'une  avant -garde  alle- 
mande. La  veille,  nous  avions  sabré  quelques 
uhlans  et  perdu  trois  hommes,  dont  ce 
pauvre  petit  Raudeville.  Vous  vous  rappelez 
bien,  Joseph  de  Raudeville. 

Or,  ce  jour-là,  mon  capitaine  m'ordonna 
de  prendre  dix  cavaliers  et  d'aller  occuper  et 
de  garder  toute  la  nuit  le  village  de  Porterin , 
où  l'on  s'était  battu  cinq  fois  en  trois  se- 
maines. II  ne  restait  pas  vingt  maisons  debout 
ni  douze  habitants  dans  ce  guêpier. 

Je  pris  donc  dix  cavaliers  et  je  partis  vers 


1  3»  LES  ROIS. 

quatre  heures.  A  cinq  heures,  en  pleine 
nuit,  nous  atteignîmes  les  premiers  murs  de 
Porterin.  Je  fis  halte  et  j'ordonnai  à  Mar- 
chas, vous  savez  bien,  Pierre  de  Marchas 
qui  a  épousé  depuis  la  petite  Martel-Auvelin, 
la  fille  du  marquis  de  Martel-Auvelin,  d'en- 
trer tout  seul  dans  le  village  et  de  m'apporter 
des  nouvelles. 

Je  n'avais  choisi  que  des  volontaires,  tous 
de  bonne  famille.  Ça  fait  plaisir,  dans  le 
service,  de  ne  pas  tutoyer  des  mufles.  Ce 
Marchas  était  dégourdi  comme  pas  un,  fin 
comme  un  renard  et  souple  comme  un  ser- 
pent. II  savait  éventer  des  Prussiens  ainsi 
qu'un  chien  évente  un  lièvre,  trouver  des 
vivres  là  où  nous  serions  morts  de  faim  sans 
lui,  et  il  obtenait  des  renseignements  de  tout 
le  monde,  des  renseignements  toujours  sûrs, 
avec  une  adresse  inimaginable. 

II  revint  au  bout  de  dix  minutes  : 

—  Ça  va  bien,  dit-il;  aucun  Prussien  n'a 
passé  par  ici  depuis  trois  jours.  II  est  sinistre, 
ce  village.  J'ai  causé  avec  une  bonne  sœur 
qui  garde  quatre  ou  cinq  malades  dans  un 
couvent  abandonné. 

J'ordonnai  d'aller  de  l'avant,  et  nous  péné- 
trâmes dans  la  rue  principale.  On  apercevait 
vaguement  à  droite,  à  gauche,  des  murs 
sans  toit,  à  peine  visibles  dans  la  nuit  pro- 


LES  ROIS.  I  39 

fonde.  De  place  en  place,  une  lumière  brillait 
derrière  une  vitre  :  une  famille  était  restée 
pour  garder  sa  demeure  à  peu  près  debout, 
une  famille  de  braves  ou  de  pauvres.  La 
pluie  commençait  à  tomber,  une  pluie 
menue,  glacée,  qui  nous  gelait  avant  de 
nous  avoir  mouillés,  rien  qu'en  touchant  les 
manteaux.  Les  chevaux  trébuchaient  sur  des 
pierres,  sur  des  poutres,  sur  des  meubles. 
Marchas  nous  guidait,  à  pied,  devant  nous, 
et  tramant  sa  bête  par  la  bride. 

—  Où  nous  mènes-tu  ?  lui  demandai-je. 
II  répondit  : 

—  J'ai  un  gîte,  un  bon. 

Et  il  s'arrêta  bientôt  devant  une  petite 
maison  bourgeoise  demeurée  entière,  bien 
close,  bâtie  sur  la  rue,  avec  un  jardin  der- 
rière. 

Au  moyen  d'un  gros  caillou  ramassé  près 
de  la  grille,  Marchas  fit  sauter  la  serrure, 
puis  il  gravit  le  perron,  défonça  la  porte 
d'entrée  à  coups  de  pied  et  à  coups  d'épaule, 
alluma  un  bout  de  bougie  qu'il  avait  toujours 
en  poche,  et  nous  précéda  dans  un  bon  et 
confortable  logis  de  particulier  riche,  en 
nous  guidant  avec  assurance,  avec  une  assu- 
rance admirable,  comme  s'il  avait  vécu  dans 
cette  maison  qu'il  voyait  pour  la  première 
fois. 


l.jO  LES   ROIS. 

Deux  hommes  restés  dehors  gardaient  nos 
chevaux. 

Marchas  dit  au  gros  Ponderel,  qui  le  sui- 
vait : 

Les  écuries  doivent  être  à  gauche  ;  j'ai 
vu  ça  en  entrant;  va  donc  y  loger  les  bêtes, 
dont  nous  n'avons  pas  besoin. 
Puis,  se  tournant  vers  moi  : 

Donne  des  ordres,  sacrebleu! 
II  m'étonnait  toujours,   ce    gaillard-là.    Je 
répondis  en  riant  : 

Je    vais    placer  mes    sentinelles    aux 
abords  du  pays.  Je  te  retrouverai  ici. 
II  demanda  : 

—  Combien  prends-tu  d'hommes? 

—  Cinq.  Les  autres  les  relèveront  à  dix 
heures  du  soir. 

Bon.  Tu  m'en  laisses  quatre  pour  faire 
les  provisions,  la  cuisine,  et  mettre  la  table. 
Moi,  je  trouverai  la  cachette  au  vin. 

Et  je  m'en  allai  reconnaître  les  rues  dé- 
sertes jusqu'à  la  sortie  sur  la  plaine,  pour 
y  placer  mes  factionnaires. 

Une  demi-heure  plus  tard,  j'étais  de  re- 
tour. Je  trouvai  Marchas  étendu  dans  un 
grand  fauteuil  Voltaire,  dont  il  avait  ôté  la 
housse,  par  amour  du  luxe,  disait-il.  II  se 
chauffait  les  pieds  au  feu,  en  fumant  un 
cigare  excellent  dont  le  parfum  emplissait  la 


LES  ROIS.  I  4  I 

pièce.  II  était  seul,  les  coudes  sur  les  bras  du 
siège,  la  tête  entre  les  épaules,  les  joues 
roses,  l'œil  brillant,  l'air  enchanté. 

Dans  la  pièce  voisine,  j'entendais  un  bruit 
de  vaisselle.  Marchas  me  dit  en  souriant 
d'une  façon  béate  : 

—  Ça  va,  j'ai  trouvé  le  bordeaux  dans  le 
poulailler,  le  Champagne  sous  les  marches  du 
perron,  I'eau-de-vie,  —  cinquante  bouteilles 
de  vraie  fine  —  dans  le  potager,  sous  un 
poirier  qui,  vu  à  la  lanterne,  ne  m'a  pas 
semblé  droit.  Comme  solide,  nous  avons 
deux  poules,  une  oie,  un  canard,  trois  pi- 
geons et  un  merle  cueilli  dans  une  cage,  rien 
que  de  la  plume,  comme  tu  vois.  Tout  ça 
cuit  en  ce  moment.  Ce  pays  est  excellent. 

Je  m'étais  assis  en  face  de  lui.  La  flamme 
de  la  cheminée  me  grillait  le  nez  et  les 
joues  : 

—  Où  as-tu  trouvé  ce  bois-là?  deman- 
dai-je. 

II  murmura  : 

—  Bois  magnifique,  voiture  de  maître, 
coupé.  C'est  la  peinture  qui  donne  cette 
flambée,  un  punch  d'essence  et  de  vernis. 
Bonne  maison! 

Je  riais,  tant  je  le  trouvais  drôle,  l'animal. 
II  reprit  : 

Dire  que  c'est  jour  des  Rois!  J'ai  fait 


1   ^2  LES   ROIS. 

mettre  une  fève  dans  l'oie;  mais  pas  de  reine; 
c'est  embêtant,  ça! 

Je  répétai,  comme  un  écho  : 

—  C'est  embêtant  ;  mais  que  veux-tu  que 
j'y  fasse,  moi? 

Que  tu  en  trouves,  parbleu  ! 

—  De  quoi? 

—  Des  femmes. 

—  Des  femmes?...  Tues  fou! 

-  J'ai  bien  trouvé  I'eau-de-vie  sous  un 
poirier,  moi,  et  le  Champagne  sous  les 
marches  du  perron;  et  rien  ne  pouvait  me 
guider  encore.  —  Tandis  que,  pour  toi,  une 
jupe  c'est  un  indice  certain.  Cherche,  mon 
vieux. 

II  avait  l'air  si  grave,  si  sérieux,  si  con- 
vaincu que  je  ne  savais  plus  s'il  plaisantait. 

Je  répondis  : 

—  Voyons,  Marchas,  tu  blagues? 

—  Je  ne  blague  jamais  dans  le  service. 

—  Mais  où  diable  veux-tu  que  j'en  trouve, 
des  femmes? 

—  Où  tu  voudras.  II  doit  en  rester  deux 
ou  trois  dans  le  pays.  Déniche  et  apporte. 

Je  me  levai.  II  faisait  trop  chaud  devant  ce 
feu.  Marchas  reprit  : 

—  Veux-tu  une  idée  ? 

—  Oui. 

—  Va  trouver  le  curé. 


LES   ROIS.  I  4  3 

-  Le  curé  ?  Pourquoi  faire  ? 
Invite-le  à  souper  et  prie-le  d'amener 
une  femme. 

—  Le  curé!  Une  femme  !  Ah  !  ah  !  ah  ! 
Marchas    reprit    avec   une    extraordinaire 

gravité  : 

—  Je  ne  ris  pas.  Va  trouver  le  curé, 
raconte-lui  notre  situation.  II  doit  s'embêter 
affreusement,  il  viendra.  Mais  dis-lui  qu'il 
nous  faut  une  femme  au  minimum,  une 
femme  comme  il  faut,  bien  entendu,  puisque 
nous  sommes  tous  des  hommes  du  monde. 
II  doit  connaître  ses  paroissiennes  sur  le  bout 
du  doigt.  S'il  y  en  a  une  possible  pour  nous, 
et  si  tu  t'y  prends  bien,  il  te  l'indiquera. 

—  Voyons,  Marchas?  A  quoi  penses-tu? 

—  Mon  cher  Garens,  tu  peux  faire  ça  très 
bien.  Ce  serait  même  très  drôle.  Nous  savons 
vivre,  parbleu,  et  nous  serons  d'une  dis- 
tinction parfaite,  d'un  chic  extrême.  Nomme- 
nous  à  l'abbé,  fais-le  rire,  attendris-ie,  séduis- 
le  et  décide-le! 

—  Non,  c'est  impossible. 

II  rapprocha  son  fauteuil  et,  comme  il 
connaissait  mes  côtés  faibles,  le  gredin  reprit  : 

—  Songe  donc  comme  ce  serait  crâne  à 
faire  et  amusant  à  raconter.  On  en  parlerait 
dans  toute  l'armée.  Ça  te  ferait  une  rude  ré- 
putation. 


I  44  LES   KOIS. 

J'hésitais,  tenté  par  l'aventure.  II  insista  : 

—  Allons,  mon  petit  Garens.  Tu  es  chef 
de  détachement,  toi  seul  peux  aller  trouver 
le  chef  de  l'Eglise  en  ce  pays.  Je  t'en  prie, 
vas-y.  Je  raconterai  la  chose  en  vers,  dans  la 
Revue  des  D  eux- M  ondes ,  après  la  guerre,  je  te 
le  promets.  Tu  dois  bien  ça  à  tes  hommes. 
Tu  les  fais  assez  marcher  depuis  un  mois. 

Je  me  levai  en  demandant  : 

—  Où  est  le  presbytère? 

—  Tu  prends  la  seconde  rue  à  gauche. 
Au  bout,  tu  trouveras  une  avenue;  et,  au 
bout  de  l'avenue,  l'église.  Le  presbytère  est  à 
côté. 

Je  sortais;  il  me  cria  : 

—  Dis-lui  le  menu  pour  lui  donner 
faim  ! 

Je  découvris  sans  peine  la  petite  maison 
de  l'ecclésiastique,  à  côté  d'une  grande  vi- 
laine église  de  briques.  Je  frappai  à  coups  de 
poing  dans  la  porte,  qui  n'avait  ni  sonnette 
ni  marteau,  et  une  voix  forte  demanda  de 
l'intérieur  : 

—  Qui  va  là? 
Je  répondis  : 

—  Maréchal  des  logis  de  hussards. 
J'entendis  un  bruit  de  verrous  et  de  clef 

tournée ,  et  je  me  trouvai  en  face  d'un  grand 


LES   ROIS.  I   [  5 

prêtre  à  gros  ventre,  avec  une  poitrine  de 
lutteur,  des  mains  formidables  sortant  de 
manches  retroussées,  un  teint  rouge  et  un  air 
brave  homme. 

Je  fis  le  salut  militaire. 

—  Bonjour,  monsieur  le  curé. 

II  avait  craint  une  surprise,  une  embûche 
de  rôdeurs,  et  il  sourit  en  répondant  : 

—  Bonjour,  mon  ami;  entrez. 

Je  le  suivis  dans  une  petite  chambre  à 
pavés  rouges,  où  brûlait  un  maigre  feu,  bien 
différent  du  brasier  de  Marchas. 

II  me  montra  une  chaise,  et  puis  me  dit  : 

—  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 

—  Monsieur  l'abbé,  permettez-moi  d'abord 
de  me  présenter. 

Et  je  lui  tendis  ma  carte. 
II  la  reçut  et  lut  à  mi-voix  : 
«Le  comte  de  Garens.» 
Je  repris  : 

—  Nous  sommes  ici  onze,  monsieur  l'abbé, 
cinq  en  grand'garde  et  six  installés  chez  un 
habitant  inconnu.  Ces  six-Ià  se  nomment 
Garens,  ici  présent,  Pierre  de  Marchas, 
Ludovic  de  Ponderel,  le  baron  d'EtreilIis, 
Karl  Massouligny,  le  fils  du  peintre,  et  Joseph 
Herbon,  un  jeune  musicien.  Je  viens,  en 
leur  nom  et  au  mien,  vous  prier  de  nous 
faire  l'honneur  de  souper  avec  nous.  C'est  un 


\  [6  LES  ROIS. 

souper  des  Rois,  monsieur  le  curé,  et  nous 
voudrions  le  rendre  un  peu  gai. 
Le  prêtre  souriait.  II  murmura  : 

—  II  me  semble  que  ce  n'est  guère  l'occa- 
sion de  s'amuser.  ' 

Je  répondis  : 

—  Nous  nous  battons  tous  les  jours, 
monsieur.  Quatorze  de  nos  camarades  sont 
morts  depuis  un  mois,  et  trois  sont  restés  par 
terre,  hier  encore.  C'est  la  guerre.  Nous 
jouons  notre  vie  à  tout  instant,  n'avons-nous 
pas  le  droit  de  la  jouer  gaiement?  Nous 
sommes  Français,  nous  aimons  rire,  nous  sa- 
vons rire  partout.  Nos  pères  riaient  bien  sur 
I'échafaud  !  Ce  soir,  nous  voudrions  nous 
dégourdir  un  peu,  en  gens  comme  il  faut,  et 
non  pas  en  soudards,  vous  me  comprenez. 
Avons-nous  tort  ? 

II  répondit  vivement  : 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami ,  et  j'accepte 
avec  grand  plaisir  votre  invitation. 

II  cria  : 

—  Hermance  ! 

Une  vieille  paysanne,  tordue,  ridée,  hor- 
rible, apparut  et  demanda  : 

—  Que  qui  a? 

— -  Je  ne  dîne  pas  ici,  ma  fille. 

—  Où  que  vous  dînez  donc? 

—  Avec  MM.  les  hussards. 


LES  ROIS.  l47 

J'eus  envie  de  dire  :  «Amenez  votre 
bonne,  pour  voir  la  tête  de  Marchas»,  mais 
je  n'osai  point. 

Je  repris  : 

—  Parmi  vos  paroissiens  restés  dans  le 
village,  en  voyez-vous  quelqu'un  ou  quel- 
qu'une que  je  puisse  inviter  aussi? 

II  hésita,  chercha  et  déclara  : 

—  Non,  personne! 
J'insistai  : 

—  Personne!...  Voyons,  monsieur  le 
curé,  cherchez.  Ce  serait  très  galant  d'avoir 
des  dames.  Je  m'entends,  des  ménages! 
Est-ce  que  je  sais,  moi?  Le  boulanger  avec  sa 
femme,  l'épicier,  le...  le...  le...  l'horloger... 
le...  le  cordonnier...  le...  le  pharmacien 
avec  la  pharmacienne. . .  Nous  avons  un  bon 
repas,  du  vin,  et  serions  enchantés  de  laisser 
un  bon  souvenir  aux  gens  d'ici. 

Le  curé  médita  longtemps  encore,  puis 
prononça  avec  résolution  : 

—  Non,  personne. 
Je  me  mis  à  rire  : 

—  Sacristi  !  monsieur  le  curé,  c'est  en- 
nuyeux de  n'avoir  pas  une  reine,  car  nous 
avons  une  fève.  Voyons,  cherchez.  II  n'y  a 
pas  un  maire  marié,  un  adjoint  marié,  un 
conseiller  municipal  marié,  un  instituteur 
marié?... 


l(8  LES  ROIS. 

Non ,  toutes  les  dames  sont  parties. 

—  Quoi,  il  n'y  a  pas  dans  tout  le  pays 
une  brave  bourgeoise  avec  son  bourgeois  de 
mari,  à  qui  nous  pourrions  faire  ce  plaisir, 
car  ce  serait  un  plaisir  pour  eux,  un  grand, 
dans  les  circonstances  présentes? 

Mais  tout  à  coup  le  curé  se  mit  à  rire,  d'un 
rire  violent  qui  le  secouait  tout  entier,  et  il 
criait  : 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  j'ai  votre  affaire ,  Jésus , 
Marie,  j'ai  votre  affaire!  Ah!  ah!  ah!  nous 
allons  rire,  mes  enfants,  nous  allons  rire.  Et 
elles  seront  bien  contentes,  allez,  bien  con- 
tentes, ah  !  ah  !.. .  Où  gîtez-vous? 

J'expliquai  la  maison  en  la  décrivant.  II 
comprit  : 

—  Très  bien.  C'est  la  propriété  de 
M.  Bertin-Lavaille.  J'y  serai  dans  une  demi- 
heure  avec  quatre  dames  !  !  !  Ah  !  ah  !  ah  ! 
quatre  dames  !!!... 

II  sortit  avec  moi,  riant  toujours,  et  me 
quitta,  en  répétant  : 

—  Ça  va;  dans  une  demi-heure,  maison 
Bertin-Lavaille. 

Je  rentrai  vite,  très  étonné,  très  intrigué. 

—  Combien  de  couverts  ?  demanda  Mar- 
chas en  m'apercevant. 

—  Onze.  Nous  sommes  six  hussards  plus 
M.  le  curé  et  quatre  dames. 


LES  ROIS.  l   ('y 

II  fut  stupéfait.  Je  triomphais. 
II  répétait  : 

Quatre  dames!  Tu  dis  :  quatre  dames? 

—  Je  dis  :  quatre  dames. 

—  De  vraies  femmes? 
De  vraies  femmes. 

—  Bigre!  Mes  compliments! 

—  Je  les  accepte.  Je  les  mérite. 

II  quitta  son  fauteuil,  ouvrit  la  porte  et 
j'aperçus  une  belle  nappe  blanche  jetée  sur 
une  longue  table  autour  de  laquelle  trois 
hussards  en  tablier  bleu  disposaient  des 
assiettes  et  des  verres. 

—  II  y  aura  des  femmes  !  cria  Marchas. 

Et  les  trois  hommes  se  mirent  à  danser  en 
applaudissant  de  toute  leur  force. 

Tout  était  prêt.  Nous  attendions.  Nous 
attendîmes  près  d'une  heure.  Une  odeur  dé- 
licieuse de  volailles  rôties  flottait  dans  toute 
la  maison. 

Un  coup  frappé  contre  le  volet  nous  sou- 
leva tous  en  même  temps.  Le  gros  Ponderel 
courut  ouvrir,  et,  au  bout  d'une  minute  à 
peine,  une  petite  bonne  Sœur  apparut  dans 
l'encadrement  de  la  porte.  Elle  était  maigre, 
ridée,  timide,  et  saluait  coup  sur  coup  les 
quatre  hussards  effarés  qui  la  regardaient 
entrer.  Derrière  elle,  un  bruit  de  bâtons  mar- 
telait le  pavé  du  vestibule,  et  dès  qu'elle  eut 


I  50  LES  ROIS. 

pénétré  dans  le  salon,  j'aperçus,  l'une  suivant 
l'autre,  trois  vieilles  têtes  en  bonnet  blanc, 
qui  s'en  venaient  en  se  balançant  avec  des 
mouvements  différents,  l'une  chavirant  à 
droite,  tandis  que  l'autre  chavirait  à  gauche. 
Et,  trois  bonnes  femmes  se  présentèrent, 
boitant,  traînant  la  jambe,  estropiées  par  les 
maladies  et  déformées  par  la  vieillesse,  trois 
infirmes  hors  de  service,  les  trois  seules  pen- 
sionnaires capables  de  marcher  encore  de 
l'établissement  hospitalier  que  dirigeait  la 
Sœur  Saint-Benoît. 

Elle  s'était  retournée  vers  ses  invalides, 
pleine  de  sollicitude  pour  elles;  puis,  voyant 
mes  salons  de  maréchal  des  logis,  elle  me  dit  : 

—  Je  vous  remercie  bien,  monsieur  l'offi- 
cier, d'avoir  pensé  à  ces  pauvres  femmes. 
Elles  ont  bien  peu  de  plaisir  dans  la  vie,  et 
c'est  pour  elles  en  même  temps  un  grand 
bonheur  et  un  grand  honneur  que  vous  leur 
faites. 

J'aperçus  le  curé,  resté  dans  l'ombre  du 
couloir  et  qui  riait  de  tout  son  cœur.  A  mon 
tour,  je  me  mis  à  rire,  en  regardant  surtout 
la  tête  de  Marchas.  Puis  montrant  des  sièges 
à  la  religieuse  : 

—  Asseyez- vous,  ma  Sœur;  nous  sommes 
très  fiers  et  très  heureux  que  vous  ayez 
accepté  notre  modeste  invitation. 


LES  ROIS.  1  5  i 

Elle  prit  trois  chaises  contre  le  mur,  les 
aligna  devant  le  feu,  y  conduisit  ses  trois 
bonnes  femmes,  les  plaça  dessus,  leur  ôta 
leurs  cannes  et  leurs  châles  qu'elle  alla  dé- 
poser dans  un  coin;  puis,  désignant  la  pre- 
mière, une  maigre  à  ventre  énorme,  une 
hydropique  assurément  : 

—  Celle-Ia  est  la  mère  Paumelle,  dont  le 
mari  s'est  tué  en  tombant  d'un  toit  et  dont 
le  fils  est  mort  en  Afrique.  Elle  a  soixante- 
deux  ans. 

Puis  elle  désigna  la  seconde,  une  grande 
dont  la  tête  tremblait  sans  cesse  : 

—  Celle-là  est  la  mère  Jean-Jean,  âgée  de 
soixante-sept  ans.  Elle  n'y  voit  plus  guère, 
ayant  eu  la  figure  flambée  dans  un  incendie 
et  la  jambe  droite  brûlée  à  moitié. 

Elle  nous  montra,  enfin,  la  troisième,  une 
espèce  de  naine,  avec  des  yeux  saillants, 
qui  roulaient  de  tous  les  côtés,  ronds  et  stu- 
pides. 

—  C'est  la  Putois,  une  innocente.  Elle  est 
âgée  de  quarante-quatre  ans  seulement. 

J'avais  salué  les  trois  femmes  comme  si  on 
m'eût  présenté  à  des  Altesses  Royales,  et, 
me  tournant  vers  le  curé  : 

—  Vous  êtes,  monsieur  l'abbé,  un  homme 
précieux,  à  qui  nous  devrons  tous  ici  de  la 
reconnaissance. 


I  Ç2  LES    ROIS. 


Tout  le  monde  riait,  en  effet,  hormis 
Marchas,  qui  semblait  furieux. 

-  Notre    Sœur   Saint-Benoît  est  servie! 
cria  tout  à  coup  Karl  Massouligny. 

Je  la  fis  passer  devant  avec  le  curé,  puis  je 
soulevai  la  mère  Paumelle,  dont  je  pris  le 
bras  et  que  je  traînai  dans  la  pièce  voisine, 
non  sans  peine,  car  son  ventre  ballonné  sem- 
blait plus  pesant  que  du  fer. 

Le  gros  Ponderel  enleva  la  mère  Jean- 
Jean,  qui  gémissait  pour  avoir  sa  béquille; 
et  le  petit  Joseph  Herbon  dirigea  l'idiote, 
la  Putois,  vers  la  salle  à  manger,  pleine 
d'odeur  de  viandes. 

Dès  que  nous  fûmes  en  face  de  nos  as- 
siettes, la  Sœur  tapa  trois  coups  dans  ses 
mains,  et  les  femmes  firent,  avec  la  précision 
de  soldats  qui  présentent  les  armes,  un  grand 
signe  de  croix  rapide.  Puis  le  prêtre  pro- 
nonça, lentement,  les  paroles  latines  du 
Benedicite, 

On  s'assit,  et  les  deux  poules  parurent, 
apportées  par  Marchas,  qui  voulait  servir 
pour  ne  point  assister  en  convive  à  ce  repas 
ridicule. 

Mais  je  criai  :  «  Vite  le  Champagne  !  »  Un 
bouchon  sauta  avec  un  bruit  de  pistolet 
qu'on  décharge,  et,  malgré  la  résistance  du 
curé  et  de  la  bonne  Sœur,  les  trois  hussards 


LES   ROIS.  I  53 

assis  à  côté  des  trois  infirmes  leur  versèrent 
de  force  dans  la  bouche  leurs  trois  verres 
pleins. 

Massouligny,  qui  avait  la  faculté  d'être 
chez  lui  partout  et  à  l'aise  avec  tout  le 
monde,  faisait  la  cour  à  la  mère  Paumelle 
de  la  façon  la  plus  drôle.  L'hydropique,  dont 
l'humeur  était  restée  gaie,  malgré  ses  mal- 
heurs, lui  répondait  en  badinant  avec  une 
voix  de  fausset  qui  semblait  factice,  et  elle 
riait  si  fort  des  plaisanteries  de  son  voisin 
que  son  gros  ventre  semblait  prêt  à  monter 
et  à  rouler  sur  la  table.  Le  petit  Herbon  avait 
entrepris  sérieusement  de  griser  ï'idiote,  et 
le  baron  d'EtreiIhs,  qui  n'avait  pas  l'esprit 
alerte,  interrogeait  la  Jean-Jean  sur  la  vie, 
les  habitudes  et  le  règlement  de  l'hospice. 

La  religieuse,  effarée,  criait  à  Massouligny  : 

—  Oh  !  oh  !  vous  allez  la  rendre  malade  ; 
ne  la  faites  pas  rire  comme  ça,  je  vous  en 
prie,  monsieur.  Oh!  monsieur... 

Puis  elle  se  levait  et  se  jetait  sur  Herbon 
pour  lui  arracher  des  mains  un  verre  plein 
qu'il  vidait  prestement,  entre  les  lèvres  de  la 
Putois. 

Et  le  curé  riait  à  se  tordre,  répétait  à  la 
Sœur  : 

—  Laissez  donc,  pour  une  fois,  ça  ne  leur 
fait  pas  de  mal.  Laissez  donc. 


I  5  4  LES   ROIS. 

Après  les  deux  poules,  on  avait  mangé  le 
canard,  flanqué  des  trois  pigeons  et  du  merle; 
et  l'oie  parut,  fumante,  dorée,  répandant  une 
odeur  chaude  de  viande  rissolée  et  grasse. 

La  Paumelle,  qui  s'animait,  battit  des 
mains;  la  Jean-Jean  cessa  de  répondre  aux 
questions  nombreuses  du  baron,  et  la  Putois 
poussa  des  grognements  de  joie,  moitié  cris 
et  moitié  soupirs,  comme  font  les  petits 
enfants  à  qui  on  montre  des  bonbons. 

—  Permettez-vous,  dit  le  curé,  que  je  me 
charge  de  cet  animal.  Je  m'entends  comme 
personne  à  ces  opérations- là. 

—  Mais  certainement,  monsieur  l'abbé. 
Et  la  Sœur  dit  : 

—  Si  on  ouvrait  un  peu  la  fenêtre?  Elles 
ont  trop  chaud.  Je  suis  sûre  qu'elles  seront 
malades. 

Je  me  tournai  vers  Marchas  : 

—  Ouvre  la  fenêtre  une  minute. 

II  l'ouvrit,  et  l'air  froid  du  dehors  entra, 
fit  vaciller  les  flammes  des  bougies  et  tour- 
noyer la  fumée  de  l'oie,  dont  le  prêtre,  une 
serviette  au  cou,  soulevait  les  ailes  avec 
science. 

Nous  le  regardions  faire,  sans  parler  main- 
tenant, intéressés  par  le  travail  alléchant  de 
ses  mains,  saisis  d'un  renouveau  d'appétit  à 
la  vue  de  cette  grosse  bête  dorée,  dont  les 


LES  ROIS.  I  5  5 

membres  tombaient  l'un  après  l'autre   dans 
la  sauce  brune,  au  fond  du  plat. 

Et  tout  à  coup,  au  milieu  de  ce  silence 
gourmand  qui  nous  tenait  attentifs,  entra, 
par  la  fenêtre  ouverte,  le  bruit  lointain  d'un 
coup  de  feu. 

Je  fus  debout  si  vite,  que  ma  chaise  roula 
derrière  moi;  et  je  criai  : 

Tout  le  monde  à  cheval!  Toi,  Mar- 
chas, tu  vas  prendre  deux  hommes  et  aller 
aux  nouvelles.  Je  t'attends  ici  dans  cinq 
minutes. 

Et  pendant  que  les  trois  cavaliers  s'éloi- 
gnaient au  galop  dans  la  nuit,  je  me  mis  en 
selle  avec  mes  deux  autres  hussards,  devant 
le  perron  de  la  villa,  tandis  que  le  curé,  la 
Sœur  et  les  trois  bonnes  femmes  montraient 
aux  fenêtres  leurs  têtes  effarées. 

On  n'entendait  plus  rien,  qu'un  aboiement 
de  chien  dans  la  campagne.  La  pluie  avait 
cessé;  il  faisait  froid,  très  froid.  Et  bientôt, 
je  distinguai  de  nouveau  le  galop  d'un  cheval, 
d'un  seul  cheval  qui  revenait. 

C'était  Marchas.  Je  lui  criai  : 

—  Eh  bien? 
II  répondit  : 

—  Rien  du  tout,  François  a  blessé  un 
vieux  paysan,  qui  refusait  de  répondre  au  : 


I  )6  LES   ROIS. 

«Qui  vive?»  et  qui  continuait  d'avancer, 
malgré  l'ordre  de  passer  au  large.  On  l'ap- 
porte, d'ailleurs.  Nous  verrons  ce  que  c'est. 

J'ordonnai  de  remettre  les  chevaux  à 
l'écurie  et  j'envoyai  mes  deux  soldats  au- 
devant  des  autres,  puis  je  rentrai  dans  la 
maison. 

Alors  le  curé,  Marchas  et  moi,  nous  des- 
cendîmes un  matelas  dans  le  salon  pour  y 
déposer  le  blessé;  la  Sœur,  déchirant  une 
serviette,  se  mit  à  faire  de  la  charpie,  tandis 
que  les  trois  femmes  éperdues  restaient  assises 
dans  un  coin. 

Bientôt,  je  distinguai  un  bruit  de  sabres 
traînés  sur  la  route;  je  pris  une  bougie  pour 
éclairer  les  hommes  qui  revenaient;  et  ils 
parurent,  portant  cette  chose  inerte,  molle, 
longue  et  sinistre,  que  devient  un  corps  hu- 
main quand  la  vie  ne  le  soutient  plus. 

On  déposa  le  blessé  sur  le  matelas  préparé 
pour  lui;  et  je  vis  du  premier  coup  d'œil  que 
c'était  un  moribond. 

II  râlait  et  crachait  du  sang  qui  coulait  des 
coins  de  ses  lèvres,  chassé  de  sa  bouche  à 
chacun  de  ses  hoquets.  L'homme  en  était 
couvert!  Ses  joues,  sa  barbe,  ses  cheveux, 
son  cou,  ses  vêtements,  semblaient  en  avoir 
été  frottés,  avoir  été  baignés  dans  une  cuve 


LES   ROJS.  I  >7 

rouge.  Et  ce  sang  s'était  figé  sur  lui,  était 
devenu  terne,  mêlé  de  boue,  horrible  à  voir. 

Le  vieillard,  enveloppé  dans  une  grande 
limousine  de  berger,  entr'ouvrait  par  mo- 
ments ses  yeux,  mornes,  éteints,  sans  pen- 
sée, qui  paraissaient  stupides  d'étonnement, 
comme  ceux  des  bêtes  que  le  chasseur  tue 
et  qui  le  regardent,  tombées  à  ses  pieds,  aux 
trois  quarts  mortes  déjà,  abruties  par  la  sur- 
prise et  par  l'épouvante. 

Le  curé  s'écria  : 

—  Ah!  c'est  le  père  Placide,  le  vieux 
pasteur  des  Moulins.  II  est  sourd,  le  pauvre, 
et  n'a  rien  entendu.  Ah  !  mon  Dieu  !  vous 
avez  tué  ce  malheureux  ! 

La  Sœur  avait  écarté  la  blouse  et  la  che- 
mise, et  regardait  au  milieu  de  la  poitrine  un 
petit  trou  violet  qui  ne  saignait  plus. 

—  II  n'y  a  rien  à  faire,  dit-elle. 

Le  berger,  haletant  affreusement,  crachait 
toujours  du  sang  avec  chacun  de  ses  derniers 
souffles,  et  on  entendait  dans  sa  gorge,  jus- 
qu'au fond  de  ses  poumons,  un  gargouil- 
lement sinistre  et  continu. 

Le  curé,  debout  au-dessus  de  lui,  leva  sa 
main  droite,  décrivit  le  signe  de  la  croix  et 
prononça,  d'une  voix  lente  et  solennelle, 
les  paroles  latines  qui  lavent  les  âmes. 

Avant  qu'il  les  eût  achevées,  le  vieillard 


I  58  LES  ROIS. 

fut  agité  d'une  courte  secousse,  comme  si 
quelque  chose  venait  de  se  briser  en  lui.  II  ne 
respirait  plus.  II  était  mort. 

M'étant  retourné,  je  vis  un  spectacle  plus 
effrayant  que  l'agonie  de  ce  misérable  :  les 
trois  vieilles,  debout,  serrées  l'une  contre 
l'autre,  hideuses,  grimaçaient  d'angoisse  et 
d'horreur. 

Je  m'approchai  d'elles,  et  elles  se  mirent 
à  pousser  des  cris  aigus,  en  essayant  de  se 
sauver,  comme  si  j'allais  les  tuer  aussi. 

La  Jean-Jean,  que  sa  jambe  brûlée  ne 
portait  plus,  tomba  tout  de  son  long  par 
terre. 

La  Sœur  Saint-Benoît,  abandonnant  le 
mort,  courut  vers  ses  infirmes,  et  sans  un  mot 
pour  moi,  sans  un  regard,  les  couvrit  de 
leurs  châles,  leur  donna  leurs  béquilles,  les 
poussa  vers  la  porte,  les  fit  sortir  et  disparut 
avec  elles  dans  la  nuit  profonde,  si  noire. 

Je  compris  que  je  ne  pouvais  même  les 
faire  accompagner  par  un  hussard,  car  le  seul 
bruit  du  sabre  les  eût  affolées. 

Le  curé  regardait  toujours  le  mort. 

S'étant  enfin  retourné  vers  moi  : 
Ah  !  quelle  vilaine  chose,  dit-il. 

Les  Rois  ont  paru  dans  le  Gaulois  du  23  janvier  1887. 


AU  BOIS 


AU    BOIS. 


Le  maire  allait  se  mettre  à  table  pour  dé- 
jeuner quand  on  le  prévint  que  le  garde 
champêtre  l'attendait  à  la  mairie  avec 
deux  prisonniers. 

II  s'y  rendit  aussitôt,  et  il  aperçut  en  effet 
son  garde  champêtre,  le  père  Hochedur,  de- 
bout et  surveillant  d'un  air  sévère  un  couple 
de  bourgeois  mûrs. 

L'homme,  un  gros  père,  à  nez  rouge  et  à 
cheveux  blancs,  semblait  accablé;  tandis  que 
la  femme,  une  petite  mère  endimanchée  très 
ronde,  très  grasse,  aux  joues  luisantes,  regar- 
dait d'un  œil  de  défi  l'agent  de  l'autorité  qui 
les  avait  captivés. 

Le  maire  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est,  père  Hochedur? 

Le  garde  champêtre  fit  sa  déposition. 


I  6 2  AU    BOIS. 

Il  était  sorti  le  matin,  à  l'heure  ordinaire, 
pour  accomplir  sa  tournée  du  coté  des  bois 
Champioux  jusqu'à  la  frontière  d'Argenteuil. 

II  n'avait  rien  remarqué  d'insolite  dans  la 
campagne  sinon  qu'il  faisait  beau  temps  et 
que  les  blés  allaient  bien,  quand  le  fils  aux 
Bredel,  qui  binait  sa  vigne,  avait  crié  : 

—  Hé,  père  Hochedur,  allez  voir  au  bord 
du  bois,  au  premier  taillis,  vous  y  trouverez 
une  couple  de  pigeons  qu'ont  bien  cent 
trente  ans  à  eux  deux. 

II  était  parti  dans  la  direction  indiquée; 
il  était  entré  dans  le  fourré  et  il  avait  entendu 
des  paroles  et  des  soupirs  qui  lui  firent  sup- 
poser un  flagrant  délit  de  mauvaises  mœurs. 

Donc,  avançant  sur  ses  genoux  et  sur  ses 
mains  comme  pour  surprendre  un  braconnier, 
il  avait  appréhendé  le  couple  présent  au  mo- 
ment où  il  s'abandonnait  à  son  instinct. 

Le  maire  stupéfait  considéra  les  coupables. 
L'homme  comptait  bien  soixante  ans  et  la 
femme  au  moins  cinquante-cinq. 

II  se  mit  à  les  interroger,  en  commençant 
par  le  mâle,  qui  répondait  d'une  voix  si 
faible  qu'on  l'entendait  à  peine. 

—  Votre  nom. 

—  Nicolas  Beaurain. 

—  Votre  profession. 

Mercier,  rue  des  Martyrs,  à  Paris. 


AU   BOIS.  163 

—  Qu'est-ce  que  vous  faisiez  dans  ce  bois  ? 
Le  mercier  demeura  muet,  les  veux  baissés 

sur  son  gros  ventre,  les  mains  à.  plat  sur  ses 
cuisses. 

Le  maire  reprit  : 

—  Niez-vous  ce  qu'affirme  l'agent  de  l'au- 
torité municipale? 

—  Non,  monsieur. 

—  Alors,  vous  avouez? 
— -   Oui,  monsieur. 

—  Qu'avez -vous  à  dire  pour  votre  dé- 
fense ? 

—  Rien,  monsieur. 

—  Où  avez-vous  rencontré  votre  com- 
plice? 

—  C'est  ma  femme,  monsieur. 

—  Votre  femme? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Alors. . .  alors. . .  vous  ne  vivez  donc  pas 
ensemble...  à  Paris? 

—  Pardon,  monsieur,  nous  vivons  en- 
semble! 

—  Mais...  alors...  vous  êtes  fou,  tout  à 
fait  fou,  mon  cher  monsieur,  de  venir  vous 
faire  pincer  ainsi,  en  plein  champ,  à  dix 
heures  du  matin. 

Le  mercier  semblait  prêt  à  pleurer  de 
honte.  II  murmura  : 

—  C'est  elle  qui  a  voulu  ça!  Je  lui  disais 


I  64  AL    BOIS. 

bien  que  c'était  stupide.  Mais  quand  une 
femme  a  quelque  chose  dans  la  tête. . .  vous 
savez. . .  elle  ne  l'a  pas  ailleurs. 

Le  maire,  qui  aimait  l'esprit  gaulois,  sourit 
et  répliqua  : 

Dans  votre  cas,  c'est  le  contraire  qui 
aurait  dû  avoir  lieu.  Vous  ne  seriez  pas  ici  si 
elle  ne  l'avait  eu  que  dans  la  tête. 

Alors  une  colère  saisit  M.  Beauram ,  et  se 
tournant  vers  sa  femme  : 

—  Vois-tu  où  tu  nous  a  menés  avec  ta 
poésie?  Hem,  y  sommes-nous?  Et  nous  irons 
devant  les  tribunaux,  maintenant,  à  notre 
âge,  pour  attentat  aux  mœurs!  Et  il  nous 
faudra  fermer  boutique,  vendre  la  clientèle 
et  changer  de  quartier  !  Y  sommes-nous  ? 

Mme  Beaurain  se  leva,  et,  sans  regarder  son 
mari,  elle  s'expliqua  sans  embarras,  sans 
vaine  pudeur,  presque  sans  hésitation. 

Mon  Dieu,  monsieur  le  maire,  je  sais 
bien  que  nous  sommes  ridicules.  Voulez-vous 
me  permettre  de  plaider  ma  cause  comme 
un  avocat,  ou  mieux  comme  une  pauvre 
femme;  et  j'espère  que  vous  voudrez  bien 
nous  renvoyer  chez  nous,  et  nous  épargner 
la  honte  des  poursuites. 

Autrefois,  quand  j'étais  jeune,  j'ai  fait  la 
connaissance  de  M.  Beaurain  dans  ce  pays-ci, 
un  dimanche.  II  était  employé  dans  un  ma- 


AU  BOIS.  I  6  5 

gasin  de  mercerie;  moi  j'étais  demoiselle 
dans  un  magasin  de  confections.  Je  me  rap- 
pelle de  ça  comme  d'hier.  Je  venais  passer 
les  dimanches  ici,  de  temps  en  temps,  avec 
une  amie,  Rose  Levêque,  avec  qui  j'habitais 
rue  Pigalle.  Rose  avait  un  bon  ami,  et  moi 
pas.  C'est  lui  qui  nous  conduisait  ici.  Un 
samedi,  il  m'annonça,  en  riant,  qu'il  amène- 
rait un  camarade  le  lendemain.  Je  compris 
bien  ce  qu'il  voulait,  mais  je  répondis  que 
c'était  mutile.  J'étais  sage,  monsieur. 

Le  lendemain  donc,  nous  avons  trouvé 
au  chemin  de  fer  monsieur  Beauram.  II  était 
bien  de  sa  personne  à  cette  époque-là.  Mais 
j'étais  décidée  à  ne  pas  céder,  et  je  ne  cédai 
pas  non  plus. 

Nous  voici  donc  arrivés  à  Bezons.  II  faisait 
un  temps  superbe,  de  ces  temps  qui  vous 
chatouillent  le  cœur.  Moi,  quand  il  fait  beau, 
aussi  bien  maintenant  qu'autrefois,  je  deviens 
bête  à  pleurer,  et  quand  je  suis  à  la  cam- 
pagne je  perds  la  tête.  La  verdure,  les  oiseaux 
qui  chantent,  les  blés  qui  remuent  au  vent, 
les  hirondelles  qui  vont  si  vite,  l'odeur  de 
l'herbe,  les  coquelicots,  les  marguerites,  tout 
ça  me  rend  folle  !  C'est  comme  le  Champagne 
quand  on  n'en  a  pas  l'habitude! 

Donc  il  faisait  un  temps  superbe,  et  doux, 
et  clair,  qui  vous  entrait  dans  le  corps  par  les 


I  66  AU   BOIS. 

veux  en  regardant  et  par  la  bouche  en  res- 
pirant. Rose  et  Simon  s'embrassaient  toutes 
les  minutes  !  Ça  me  faisait  quelque  chose  de 
les  voir.  M.  Beauram  et  moi  nous  marchions 
derrière  eux,  sans  guère  parler.  Quand  on  ne 
se  connaît  pas  on  ne  trouve  rien  à  se  dire. 

II  avait  l'air  timide,  ce  garçon,  et  ça  me  plai- 
sait de  le  voir  embarrassé.  Nous  voici  arrivés 
dans  le  petit  bois.  II  y  faisait  frais  comme 
dans  un  bain,  et  tout  le  monde  s'assit  sur 
l'herbe.  Rose  et  son  ami  me  plaisantaient  sur 
ce  que  j'avais  l'air  sévère;  vous  comprenez 
bien  que  je  ne  pouvais  pas  être  autrement. 
Et  puis  voilà  qu'ils  recommencent  à  s'em- 
brasser sans  plus  se  gêner  que  si  nous  n'étions 
pas  là;  et  puis  ils  se  sont  parlé  tout  bas;  et 
puis  ils  se  sont  levés  et  ils  sont  partis  dans  les 
feuilles  sans  rien  dire.  Jugez  quelle  sotte 
figure  je  faisais,  moi,  en  face  de  ce  garçon 
que  je  voyais  pour  la  première  fois.  Je  me 
sentais  tellement  confuse  de  les  voir  partir 
ainsi  que  ça  me  donna  du  courage;  et  je  me 
suis  mise  à  parler.  Je  lui  demandai  ce  qu'il 
faisait;  il  était  commis  de  mercerie,  comme 
je  vous  l'ai  appris  tout  à  l'heure.  Nous  cau- 
sâmes donc  quelques  instants;  ça  l'enhardit, 
lui,  et  il  voulut  prendre  des  privautés,  mais 
je  le  remis  à  sa  place,  et  roide,  encore.  Est- 
ce  pas  vrai,  monsieur  Beauram?  » 


AL    BOIS.  \6~r 

M.  Beaurain,  qui  regardait  ses  pieds  avec 
confusion,  ne  répondit  pas. 

Elle  reprit  : 

—  Alors  il  a  compris  que  j'étais  sage,  ce 
garçon,  et  il  s'est  mis  à  me  faire  la  cour  gen- 
timent, en  honnête  homme.  Depuis  ce  jour 
il  est  revenu  tous  les  dimanches.  II  était  très 
amoureux  de  moi,  monsieur.  Et  moi  aussi  je 
l'aimais  beaucoup,  mais  là,  beaucoup!  c'était 
un  beau  garçon,  autrefois. 

Bref,  il  m'épousa  en  septembre  et  nous 
prîmes  notre  commerce  rue  des  Martyrs. 

Ce  fut  dur  pendant  des  années,  monsieur. 
Les  affaires  n'allaient  pas;  et  nous  ne  pou- 
vions guère  nous  payer  des  parties  de  cam- 
pagne. Et  puis,  nous  en  avions  perdu  l'habi- 
tude. On  a  autre  chose  en  tête;  on  pense  à 
la  caisse  plus  qu'aux  fleurettes,  dans  le  com- 
merce. Nous  vieillissions,  peu  à  peu,  sans 
nous  en  apercevoir,  en  gens  tranquilles  qui 
ne  pensent  plus  guère  à  l'amour.  On  ne  re- 
grette rien  tant  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  que 
ça  vous  manque. 

Et  puis,  monsieur,  les  affaires  ont  mieux 
été,  nous  nous  sommes  rassurés  sur  l'avenir  ! 
Alors,  voyez-vous,  je  ne  sais  pas  trop  ce  qui 
s'est  passé  en  moi,  non,  vraiment,  je  ne  sais 
pas! 

Voilà  que  je  me  suis  remise  à  rêver  comme 


ï  68  AU   BOIS. 

une  petite  pensionnaire.  La  vue  des  voitu- 
rettes  de  fleurs  qu'on  traîne  dans  les  rues  me 
tirait  les  larmes.  L'odeur  des  violettes  venait 
me  chercher  à  mon  fauteuil,  derrière  ma 
caisse,  et  me  faisait  battre  le  cœur!  Alors  je 
me  levais  et  je  m'en  venais  sur  le  pas  de  ma 
porte  pour  regarder  le  bleu  du  ciel  entre  les 
toits.  Quand  on  regarde  le  ciel  dans  une  rue, 
ça  a  l'air  d'une  rivière,  d'une  longue  rivière 
qui  descend  sur  Paris  en  se  tortillant;  et  les 
hirondelles  passent  dedans  comme  des  pois- 
sons. C'est  bête  comme  tout,  ces  choses-là,  à 
mon  âge!  Que  voulez-vous,  monsieur,  quand 
on  a  travaillé  toute  sa  vie,  il  vient  un  moment 
où  on  s'aperçoit  qu'on  aurait  pu  faire  autre 
chose,  et,  alors,  on  regrette,  oh!  oui,  on  re- 
grette! Songez  donc  que,  pendant  vingt  ans, 
j'aurais  pu  aller  cueillir  des  baisers  dans  les 
bois,  comme  les  autres,  comme  les  autres 
femmes.  Je  songeais  comme  c'est  bon  d'être 
couché  sous  les  feuilles  en  aimant  quelqu'un  ! 
Et  j'y  pensais  tous  les  jours,  toutes  les  nuits! 
Je  rêvais  de  clairs  de  lune  sur  l'eau  jusqu'à 
avoir  envie  de  me  noyer. 

Je  n'osais  pas  parler  de  ça  à  M.  Beauram 
dans  les  premiers  temps.  Je  savais  bien  qu'il 
se  moquerait  de  moi  et  qu'il  me  renverrait 
vendre  mon  fil  et  mes  aiguilles!  Et  puis,  à 
vrai  dire,   M.  Beaurain    ne   me    disait    plus 


AU   BOIS.  I  6<p 

grand'chose  ;  mais  en  me  regardant  dans  ma 
glace,  je  comprenais  bien  aussi  que  je  ne 
disais  plus  rien  à  personne,  moi! 

Donc,  je  me  décidai  et  je  lui  proposai  une 
partie  de  campagne  au  pays  où  nous  nous 
étions  connus.  Il  accepta  sans  défiance  et 
nous  voici  arrivés,  ce  matin,  vers  les  neuf 
heures. 

Moi  je  me  sentis  toute  retournée  quand  je 
suis  entrée  dans  les  blés.  Ça  ne  vieillit  pas 
le  cœur  des  femmes!  Et,  vrai,  je  ne  voyais 
plus  mon  mari  tel  qu'il  est,  mais  bien  tel 
qu'il  était  autrefois!  Ça,  je  vous  le  jure, 
monsieur.  Vrai  de  vrai,  j'étais  grise.  Je  me 
mis  à  l'embrasser;  il  en  fut  plus  étonné  que 
si  j'avais  voulu  l'assassiner.  II  me  répétait  : 
((Mais  tu  es  folle.  Mais  tu  es  folle,  ce  matin. 
Qu'est-ce  qui  te  prend?...»  Je  ne  l'écoutais 
pas,  moi,  je  n'écoutais  que  mon  cœur.  Et  je 
le  fis  entrer  dans  le  bois. . .  Et  voilà  ! . . .  J'ai  dit 
la  vérité,  monsieur  le  maire,  toute  la  vérité.» 

Le  maire  était  un  homme  d'esprit.  II  se 
leva,  sourit,  et  dit:  «Allez  en  paix,  madame, 
et  ne  péchez  plus...  sous  les  feuilles.» 

Au  Bois  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  22  juin 


UNE   FAMILLE 


UNE    FAMILLE. 


J'allais  revoir  mon  ami  Simon  Radevin 
que  je  n'avais  point  aperçu  depuis  quinze 
ans. 
Autrefois  c'était  mon  meilleur  ami,  l'ami 
de  ma  pensée,  celui  avec  qui  on  passe  les 
longues  soirées  tranquilles  et  gaies,  celui  à 
qui  on  dit  les  choses  intimes  du  cœur,  pour 
qui  on  trouve,  en  causant  doucement,  des 
idées  rares,  fines,  ingénieuses,  délicates,  nées 
de  la  sympathie  même  qui  excite  l'esprit  et 
le  met  à  l'aise. 

Pendant  bien  des  années  nous  ne  nous 
étions  guère  quittés.  Nous  avions  vécu,  vo- 
yagé, songé,  rêvé  ensemble,  aimé  les  mêmes 
choses  d'un  même  amour,  admiré  les  mêmes 
livres,  compris  les  mêmes  œuvres,  frémi  des 
mêmes  sensations,  et  si  souvent  ri  des  mêmes 


I  74  UN£  FAMILLE. 

êtres  que  nous  nous  comprenions  complète- 
ment, rien  qu'en  échangeant  un  coup  d'œil. 

Puis  il  s'était  marié.  II  avait  épousé  tout  à 
coup  une  fillette  de  province  venue  à  Paris 
pour  chercher  un  fiancé.  Comment  cette 
petite  blondasse,  maigre,  aux  mains  niaises, 
aux  yeux  clairs  et  vides,  à  la  voix  fraîche  et 
bête,  pareille  à  cent  mille  poupées  à  marier, 
avait-elle  cueilli  ce  garçon  intelligent  et  fin? 
Peut-on  comprendre  ces  choses-là?  II  avait 
sans  doute  espéré  le  bonheur,  lui,  le  bonheur 
simple,  doux  et  long  entre  les  bras  d'une 
femme  bonne,  tendre  et  fidèle;  et  il  avait  en- 
trevu tout  cela,  dans  le  regard  transparent  de 
cette  gamine  aux  cheveux  pâles. 

II  n'avait  pas  songé  que  l'homme  actif, 
vivant  et  vibrant,  se  fatigue  de  tout  dès  qu'il 
a  saisi  la  stupide  réalité,  à  moins  qu'il  ne 
s'abrutisse  au  point  de  ne  plus  rien  com- 
prendre. 

Comment  allais-je  le  retrouver?  Toujours 
vif,  spirituel,  rieur  et  enthousiaste,  ou  bien 
endormi  par  la  vie  provinciale?  Un  homme 
peut  changer  en  quinze  ans  ! 

Le  train  s'arrêta  dans  une  petite  gare. 
Comme  je  descendais  de  wagon,  un  gros, 
très  gros  homme,  aux  joues  rouges,  au  ventre 
rebondi,  s'élança  vers  moi,  les  bras  ouverts, 


UNE  FAMILLE. 


) 


en  criant  :  «Georges.»  Je  l'embrassai,  mais  je 
ne  l'avais  pas  reconnu.  Puis  je  murmurai  stu- 
péfait «  :  Cristi,  tu  n'as  pas  maigri.  »  II  répon- 
dit en  riant  :  «Que  veux-tu?  La  bonne  vie! 
la  bonne  table  !  les  bonnes  nuits  !  Manger  et 
dormir,  voilà  mon  existence  !  » 

Je  le  contemplai,  cherchant  dans  cette 
large  figure  les  traits  aimés.  L'œil  seul  n'avait 
point  changé;  mais  je  ne  retrouvais  plus  le 
regard  et  je  me  disais  :  «  S'il  est  vrai  que 
le  regard  est  le  reflet  de  la  pensée,  la  pensée 
de  cette  tête-là  n'est  plus  celle  d'autrefois, 
celle  que  je  connaissais  si  bien.  » 

L'œil  brillait  pourtant,  plein  de  joie  et  d'a- 
mitié; mais  il  n'avait  plus  cette  clarté  intelli- 
gente qui  exprime,  autant  que  la  parole,  la 
valeur  d'un  esprit. 

Tout  à  coup,  Simon  me  dit  : 
Tiens,  voici  mes  deux  aînés. 

Une  fillette  de  quatorze  ans,  presque 
femme,  et  un  garçon  de  treize  ans,  vêtu  en 
collégien,  s'avancèrent  d'un  air  timide  et 
gauche. 

Je  murmurai  :  «  C'est  à  toi?  » 

II  répondit  en  riant:  «Mais,  oui. 

—  Combien  en  as-tu  donc  ? 

—  Cinq  ?  Encore  trois  restés  à  la  maison  !  » 
II  avait  répondu  cela  d'un  air  fier,  content, 

presque  triomphant;    et  moi    je    me    sentais 


l  y 6  UNE  FAMILLE. 

saisi  d'une  pitié  profonde,  mêlée  d'un  vague 
mépris,  pour  ce  reproducteur  orgueilleux  et 
naïf  qui  passait  ses  nuits  à  faire  des  enfants 
entre  deux  sommes,  dans  sa  maison  de  pro- 
vince, comme  un  lapin  dans  une  cage. 

Je  montai  dans  une  voiture  qu'il  conduisait 
lui-même  et  nous  voici  partis  à  travers  la  ville, 
triste  ville,  somnolente  et  terne  où  rien  ne 
remuait  par  les  rues,  sauf  quelques  chiens  et 
deux  ou  trois  bonnes.  De  temps  en  temps, 
un  boutiquier,  sur  sa  porte,  ôtait  son  cha- 
meau; Simon  rendait  le  salut  et  nommait 
'homme  pour  me  prouver  sans  doute  qu'il 
connaissait  tous  les  habitants  par  leur  nom. 
La  pensée  me  vint  qu'il  songeait  à  la  députa- 
tion,  ce  rêve  de  tous  les  enterrés  de  province. 

On  eut  vite  traversé  la  cité,  et  la  voiture 
entra  dans  un  jardin  qui  avait  des  prétentions 
de  parc,  puis  s'arrêta  devant  une  maison  à 
tourelles  qui  cherchait  à  passer  pour  château. 

—  Voilà  mon  trou,  disait  Simon,  pour 
obtenir  un  compliment. 

Je  répondis  : 

—  C'est  délicieux. 

Sur  le  perron,  une  dame  apparut,  parée 
pour  la  visite,  coiffée  pour  la  visite,  avec  des 
phrases  prêtes  pour  la  visite.  Ce  n'était  plus 
la  fillette  blonde  et  fade  que  j'avais  vue  à 
l'église  quinze  ans  plus  tôt,  mais  une  grosse 


UNE  FAMILLE.  177 

dame  à  falbalas  et  à  frisons,  une  de  ces 
dames  sans  âge,  sans  caractère,  sans  élé- 
gance, sans  esprit,  sans  rien  de  ce  qui  con- 
stitue une  femme.  C'était  une  mère,  enfin, 
une  grosse  mère  banale,  la  pondeuse,  la 
poulinière  humaine,  la  machine  de  chair  qui 
procrée  sans  autre  préoccupation  dans  l'âme 
que  ses  enfants  et  son  livre  de  cuisine. 

Elle  me  souhaita  la  bienvenue  et  j'entrai 
dans  ïe  vestibule  où  trois  mioches  alignés  par 
rang  de  taille  semblaient  placés  là  pour  une 
revue  comme  des  pompiers  devant  un  maire. 

Je  dis  : 

—  Ah!  ah!  voici  les  autres? 

Simon,  radieux,  les  nomma  «Jean,  Sophie 
et  Gontran». 

La  porte  du  salon  était  ouverte.  J'y  péné- 
trai et  j'aperçus  au  fond  d'un  fauteuil  quel- 
que chose  qui  tremblotait,  un  homme,  un 
vieux  homme  paralysé. 

Madame  Radevin  s'avança  : 

—  C'est  mon  grand-père,  monsieur.  II  a 
quatre-vingt-sept  ans. 

Puis  elle  cria  dans  l'oreille  du  vieillard  tré- 
pidant :  «C'est  un  ami  de  Simon,  papa.» 
L'ancêtre  fit  un  effort  pour  me  dire  bonjour 
et  il  vagit:  «Oua,  oua,  oua»  en  agitant  sa 
main.  Je  répondis  :  «Vous  êtes  trop  aimable, 
monsieur»,  et  je  tombai  sur  un  siège. 


178  UNE  FAMILLE. 


Simon  venait  d'entrer;  il  riait: 

Ah!  ah!  tu  as  fait  la  connaissance  de 
bon  papa.  II  est  impayable,  ce  vieux;  c'est 
la  distraction  des  enfants.  II  est  gourmand, 
mon  cher,  à  se  faire  mourir  à  tous  les  repas. 
Tu  ne  te  figures  point  ce  qu'il  mangerait  si 
on  le  laissait  libre.  Mais  tu  verras,  tu  verras. 
II  fait  de  l'œil  aux  plats  sucrés  comme  si 
c'étaient  des  demoiselles.  Tu  n'as  jamais  rien 
rencontré  de  plus  drôle,  tu  verras  tout  à 
l'heure. 

Puis  on  me  conduisit  dans  ma  chambre, 
pour  faire  ma  toilette,  car  l'heure  du  dîner 
approchait.  J'entendais  dans  l'escalier  un 
grand  piétinement  et  je  me  retournai.  Tous 
les  enfants  me  suivaient  en  procession,  der- 
rière leur  père,  sans  doute  pour  me  faire 
honneur. 

Ma  chambre  donnait  sur  la  plaine,  une 
plaine  sans  fin,  toute  nue,  un  océan  d'herbes, 
de  blés  et  d'avoine,  sans  un  bouquet  d'arbres 
ni  un  coteau,  image  saisissante  et  triste  de  la 

•  T 

vie  qu'on  devait  mener  dans  cette  maison. 

Une  cloche  sonna.  C'était  pour  le  dîner. 
Je  descendis. 

Mmc  Radevin  prit  mon  bras  d'un  air  céré- 
monieux et  on  passa  dans  la  salle  à  manger. 
Un  domestique  roulait  le  fauteuil  du  vieux 
qui,  à  peine  placé  devant  son  assiette,  pro- 


UNE  FAMILLE.  179 

mena  sur  le  dessert  un  regard  avide  et  curieux 
en  tournant  avec  peine,  d'un  plat  vers  l'autre, 
sa  tête  branlante. 

Alors  Simon  se  frotta  les  mains  :  «  Tu  vas 
t'amuser,  »  me  dit-il.  Et  tous  les  enfants,  com- 
prenant qu'on  allait  me  donner  le  spectacle 
de  grand-papa  gourmand,  se  mirent  à  rire  en 
même  temps,  tandis  que  leur  mère  souriait 
seulement  en  haussant  les  épaules. 

Radevin  se  mit  à  hurler  vers  le  vieillard 
en  formant  porte-voix  de  ses  mains  : 

—  Nous  avons  ce  soir  de  la  crème  au  riz 
sucré. 

La  face  ridée  de  l'aïeul  s'illumina  et  il 
trembla  plus  fort  de  haut  en  bas,  pour  indi- 
quer qu'il  avait  compris  et  qu'il  était  content. 

Et  on  commença  à  dîner. 

«Regarde,»  murmura  Simon.  Le  grand- 
père  n'aimait  pas  la  soupe  et  refusait  d'en 
manger.  On  l'y  forçait,  pour  sa  santé;  et  le 
domestique  lui  enfonçait  de  force  dans  la 
bouche  la  cuiller  pleine,  tandis  qu'il  soufflait 
avec  énergie,  pour  ne  pas  avaler  le  bouillon 
rejeté  ainsi  en  jet  d'eau  sur  la  table  et  sur  ses 
voisins. 

Les  petits  enfants  se  tordaient  de  joie  tan- 
dis que  leur  père,  très  content,  répétait  :  «  Est- 
il  drôle,  ce  vieux?» 

Et  tout  le  long  du  repas  on  ne  s'occupa  que 


I  8o  UNE  FAMILLE. 

de  lui.  II  dévorait  du  regard  les  plats  posés 

sur  la  table;  et  de  sa  main  follement  agitée 
...  .  .o 

essayait  de  les  saisir  et  de  les  attirer  à  lui.  On 
les  posait  presque  à  portée  pour  voir  ses  ef- 
forts éperdus,  son  élan  tremblotant  vers  eux, 
l'appel  désolé  de  tout  son  être,  de  son  œil, 
de  sa  bouche,  de  son  nez  qui  les  flairait.  Et  il 
bavait  d'envie  sur  sa  serviette  en  poussant 
des  grognements  inarticulés.  Et  toute  la  fa- 
mille se  réjouissait  de  ce  supplice  odieux  et 
grotesque. 

Puis  on  lui  servait  sur  son  assiette  un  tout 
petit  morceau  qu'il  mangeait  avec  une  glou- 
tonnerie fiévreuse,  pour  avoir  plus  vite  autre 
chose. 

Quand  arriva  le  riz  sucré,  il  eut  presque 
une  convulsion.  II  gémissait  de  désir. 

Gontran  lui  cria  :  «Vous  avez  trop  mangé, 
vous  n'en  aurez  pas.  »  Et  on  fit  semblant  de 
ne  lui  en  point  donner. 

Alors  il  se  mit  à  pleurer.  II  pleurait  en 
tremblant  plus  fort,  tandis  que  tous  les  en- 
fants riaient. 

On  lui  apporta  enfin  sa  part,  une  toute 
petite  part;  et  il  fit,  en  mangeant  la  première 
bouchée  de  l'entremets,  un  bruit  de  gorge 
comique  et  glouton,  et  un  mouvement  du 
cou  pareil  à  celui  des  canards  qui  avalent  un 
morceau  trop  gros. 


Ui\E  FAMILLE.  I  S  i 

Puis,  quand  il  eut  Fini,  il  se  mit  à  trépi- 
gner pour  en  obtenir  encore. 

Pris  de  pitié  devant  la  torture  de  ce  Tan- 
tale attendrissant  et  ridicule,  j'implorai  pour 
lui  :  «Voyons,  donne-lui  encore  un  peu  de 
riz?» 

Simon  répondit  :  «Oh!  non,  mon  cher, 
s'il  mangeait  trop,  à  son  âge,  ça  pourrait  lui 
faire  mal.  » 

Je  me  tus,  rêvant  sur  cette  parole.  O  mo- 
rale, ô  logique,  ô  sagesse  !  A  son  âge!  Donc, 
on  le  privait  du  seul  plaisir  qu'il  pouvait  en- 
core goûter,  par  souci  de  sa  santé  !  Sa  santé  ! 
qu'en  ferait-il,  ce  débris  inerte  et  tremblotant? 
On  ménageait  ses  jours,  comme  on  dit?  Ses 
jours?  Combien  de  jours,  dix,  vingt,  cin- 
quante ou  cent?  Pourquoi?  Pour  lui?  ou 
pour  conserver  plus  longtemps  à  la  famille  le 
spectacle  de  sa  gourmandise  impuissante? 

II  n'avait  plus  rien  à  faire  en  cette  vie,  plus 
rien.  Un  seul  désir  lui  restait,  une  seule  joie; 
pourquoi  ne  pas  lui  donner  entièrement  cette 
joie  dernière,  la  lui  donner  jusqu'à  ce  qu'il  en 
mourût. 

Puis,  après  une  longue  partie  de  cartes,  je 
montai  dans  ma  chambre  pour  me  coucher  : 
j'étais  triste,  triste,  triste! 

Et  je  me  mis  à  ma  fenêtre.  On  n'entendait 
rien   au  dehors  qu'un   très  léger,  très  doux, 


l  82  UNE  FAMILLE. 

très  joli  gazouillement  d'oiseau  dans  un  arbre, 
quelque  part.  Cet  oiseau  devait  chanter  ainsi, 
à  voix  basse,  dans  la  nuit,  pour  bercer  sa  fe- 
melle endormie  sur  ses  œufs. 

Et  je  pensai  aux  cinq  enfants  de  mon 
pauvre  ami,  qui  devait  ronfler  maintenant 
aux  côtés  de  sa  vilaine  femme. 


Une  Famille    a    paru    dans    le    Gil-Blas   du    mardi 
3  août  1886. 


JOSEPH 


JOSEPH. 


Elles  étaient  grises,  tout  à  fait  grises,  la 
petite  baronne  Andrée  de  Fraisières  et 
la  petite  comtesse  Noëmi  de  Gardens. 
Elles  avaient  dîné  en  tête-à-tête,  dans  le 
salon  vitré  qui  regardait  la  mer.  Par  les 
fenêtres  ouvertes,  la  brise  molle  d'un  soir 
d'été  entrait,  tiède  et  fraîche  en  même 
temps,  une  brise  savoureuse  d'océan.  Les 
deux  jeunes  femmes,  étendues  sur  leurs 
chaises  longues,  buvaient  maintenant  de 
minute  en  minute  une  goutte  de  chartreuse 
en  fumant  des  cigarettes,  et  elles  se  faisaient 
des  confidences  intimes,  des  confidences  que 
seule  cette  jolie  ivresse  inattendue  pouvait 
amener  sur  leurs  lèvres. 

Leurs  maris  étaient  retournés  à  Paris  dans 
l'après-midi,    les    laissant    seules    sur    cette 


I 86  JOSEPH. 

petite  plage  déserte  qu'ils  avaient  choisie 
pour  éviter  les  rôdeurs  galants  des  stations 
à  la  mode.  Absents  cinq  jours  sur  sept,  ils 
redoutaient  les  parties  de  campagne,  les 
déjeuners  sur  l'herbe,  les  leçons  de  natation 
et  la  rapide  familiarité  qui  naît  dans  le 
désœuvrement  des  villes  d'eaux.  Dieppe, 
Etretat,  Trouville  leur  paraissant  donc  à 
craindre,  ils  avaient  loué  une  maison  bâtie  et 
abandonnée  par  un  original  dans  le  vallon 
de  Roqueville,  près  Fécamp ,  et  ils  avaient 
enterré  là  leurs  femmes  pour  tout  l'été. 

Elles  étaient  grises.  Ne  sachant  qu'inventer 
pour  se  distraire,  la  petite  baronne  avait 
proposé  à  la  petite  comtesse  un  dîner  fin,  au 
Champagne.  Elles  s'étaient  d'abord  beaucoup 
amusées  à  cuisiner  elles-mêmes  ce  dîner; 
puis  elles  l'avaient  mangé  avec  gaieté  en 
buvant  ferme  pour  calmer  la  soif  qu'avait 
éveillée  dans  leur  gorge  la  chaleur  des  four- 
neaux. {Maintenant  elles  bavardaient  et  dérai- 
sonnaient à  l'unisson  en  fumant  des  cigarettes 
et  en  se  gargarisant  doucement  avec  la  char- 
treuse. Vraiment,  elles  ne  savaient  plus  du 
tout  ce  qu'elles  disaient. 

La  comtesse,  les  jambes  en  l'air  sur  le 
dossier  d'une  chaise,  était  plus  partie  encore 
que  son  amie. 

—   Pour  finir  une  soirée  comme  celle-là, 


JOSEPH.  187 

clisait-elle,  il  nous  faudrait  des  amoureux.  Si 
j'avais  prévu  ça  tantôt,  j'en  aurais  fait  venir 
deux  de  Paris  et  je  t'en  aurais  cédé  un... 

—  Moi,  reprit  l'autre,  j'en  trouve  tou- 
jours; même  ce  soir,  si  j'en  voulais  un,  je 
l'aurais. 

—  Allons  donc!  A  Roqueville,  ma  chère? 
un  paysan,  alors. 

—  Non,  pas  tout  à  fait. 

—  Alors,  raconte-moi. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  je  te  ra- 
conte ? 

—  Ton  amoureux? 

—  Ma  chère,  moi  je  ne  peux  pas  vivre 
sans  être  aimée.  Si  je  n'étais  pas  aimée,  je  me 
croirais  morte. 

—  Moi  aussi. 

—  N'est-ce  pas? 

Oui.  Les  hommes  ne  comprennent  pas 
ça!  nos  maris  surtout! 

—  Non,  pas  du  tout.  Comment  veux-tu 
qu'il  en  soit  autrement?  L'amour  qu'il  nous 
faut  est  fait  de  gâteries,  de  gentillesses,  de 
galanteries.  C'est  la  nourriture  de  notre 
cœur,  ça.  C'est  indispensable  à  notre  vie, 
indispensable,  indispensable... 

—  Indispensable. 

II    faut    que    je    sente    que    quelqu'un 
pense  à  moi,    toujours,    partout.    Quand   je 


I  8  8  JOSEPH. 

m'endors,  quand  je  m'éveille,  il  faut  que 
je  sache  qu'on  m'aime  quelque  part,  qu'on 
rêve  de  moi,  qu'on  me  désire.  Sans  cela  je 
serais  malheureuse,  malheureuse.  Oh!  mais 
malheureuse  à  pleurer  tout  le  temps. 

—  Moi  aussi. 

—  Songe  donc  que  c'est  impossible  autre- 
ment. Quand  un  mari  a  été  gentil  pendant 
six  mois,  ou  un  an,  ou  deux  ans,  il  devient 
forcément  une  brute,  oui,  une  vraie  brute... 

II  ne  se  gêne  plus  pour  rien,  il  se  montre  tel 
qu'il  est,  il  fait  des  scènes  pour  les  notes, 
pour  toutes  les  notes.  On  ne  peut  pas  aimer 
quelqu'un  avec  qui  on  vit  toujours. 

—  Ça,  c'est  bien  vrai. 

—  N'est-ce  pas?...  Où  donc  en  étais-je? 
Je  ne  me  rappelle  plus  du  tout. 

—  Tu  disais  que  tous  les  maris  sont  des 
brutes  ! 

—  Oui,  des  brutes...  tous. 

—  C'est  vrai. 

—  Et  après?. .. 

—  Quoi,  après? 

— -  Qu'est-ce  que  je  disais  après? 

—  Je  ne  sais  pas,  moi,  puisque  tu  ne  l'as 
pas  dit? 

—  J'avais  pourtant  quelque  chose  à  te 
raconter. 

—  Oui ,  c'est  vrai ,  attends  ? ... 


JOSEPH.  189 

—  Ah  !  j'y  suis. . . 

—  Je  t'écoute. 

—  Je  te  disais  donc  que  moi,  je  trouve 
partout  des  amoureux. 

—  Comment  fais-tu? 

—  Voilà.  Suis-moi  bien.  Quand  j'arrive 
dans  un  pays  nouveau ,  je  prends  des  notes  et 
je  fais  mon  choix. 

—  Tu  fais  ton  choix? 

—  Oui,  parbleu.  Je  prends  des  notes 
d'abord.  Je  m'informe.  II  faut  avant  tout 
qu'un  homme  soit  discret,  riche  et  généreux, 
n'est-ce  pas? 

—  C'est  vrai  ? 

—  Et  puis,  il  faut  qu'il  me  plaise  comme 
homme. 

—  Nécessairement. 

—  Alors  je  l'amorce. 

—  Tu  l'amorces? 

—  Oui,  comme  on  fait  pour  prendre  du 
poisson.  Tu  n'as  jamais  péché  à  la  ligne? 

—  Non,  jamais. 

—  Tu  as  eu  tort.  C'est  très  amusant.  Et 
puis  c'est  instructif.  Donc,  je  l'amorce... 

—  Comment  fais-tu  ? 

—  Bête,  va.  Est-ce  qu'on  ne  prend  pas 
les  hommes  qu'on  veut  prendre,  comme  s'ils 
avaient  le  choix!  Et  ils  croient  choisir 
encore...  ces  imbéciles...  mais  c'est  nous  qui 


190  JOSEPH. 

choisissons...  toujours...  Songe  donc,  quand 
on  n'est  pas  laide,  et  pas  sotte,  comme  nous, 
tous  les  hommes  sont  des  prétendants,  tous 
sans  exception.  Nous,  nous  les  passons  en  re- 
vue du  matin  au  soir,  et  quand  nous  en  avons 
visé  un  nous  l'amorçons... 

—  Ça  ne  me  dit  pas  comment  tu  fais  ? 

—  Comment  je  fais?...  mais  je  ne  fais 
rien.  Je  me  laisse  regarder,  voilà  tout. 

—  Tu  te  laisses  regarder  ?  ... 

—  Mais  oui.  Ça  suffit.  Quand  on  s'est 
laissé  regarder  plusieurs  fois  de  suite,  un 
homme  vous  trouve  aussitôt  la  plus  jolie  et  la 
plus  séduisante  de  toutes  les  femmes.  Alors  il 
commence  à  vous  faire  la  cour.  Moi  je  lui 
laisse  comprendre  qu'il  n'est  pas  mal,  sans 
rien  dire  bien  entendu;  et  il  tombe  amoureux 
comme  un  bloc.  Je  le  tiens.  Et  ça  dure  plus 
ou  moins,  selon  ses  qualités. 

—  Tu  prends  comme  ça  tous  ceux  que  tu 
veux  ? 

—  Presque  tous. 

—  Alors,  il  y  en  a  qui  résistent? 

—  Quelquefois. 

—  Pourquoi? 

Oh  !  pourquoi  ?  On  est  Joseph  pour 
trois  raisons.  Parce  qu'on  est  très  amoureux 
d'une  autre.  Parce  qu'on  est  d'une  timidité 
excessive    et    parce    qu'on    est...    comment 


JOSEPH.  1(^1 

dirai-je?  . . .  incapable  de  mener  jusqu'au  bout 
la  conquête  d'une  femme. . . 

—  Oh  !  ma  chère  ! . . .  Tu  crois  ?  . . . 

—  Oui. . .  oui . . .  J'en  suis  sûre. . ,  il  y  en  a 
beaucoup  de  cette  dernière  espèce,  beau- 
coup, beaucoup...  beaucoup  plus  qu'on  ne 
croit.  Oh!  ils  ont  l'air  de  tout  le  monde... 
ils  sont  habillés  comme  les  autres.. .  ils  font 
les  paons...  Quand  je  dis  les  paons...  je  me 
trompe,   ils  ne   pourraient  pas  se   déployer. 

—  Oh!  ma  chère... 

—  Quant  aux  timides,  ils  sont  quelque- 
fois d'une  sottise  imprenable.  Ce  sont  des 
hommes  qui  ne  doivent  pas  savoir  se  désha- 
biller, même  pour  se  coucher  tout  seuls, 
quand  ils  ont  une  glace  dans  leur  chambre. 
Avec  ceux-là,  il  faut  être  énergique,  user  du 
regard  et  de  la  poignée  de  main.  C'est  même 
quelquefois  inutile.  Ils  ne  savent  jamais  com- 
ment ni  par  où  commencer.  Quand  on  perd 
connaissance    devant    eux,    comme    dernier 

moyen ils   vous  soignent...  Et  pour  peu 

qu'on  tarde  à  reprendre  ses  sens...  ils  vont 
chercher  du  secours. 

Ceux  que  je  préfère,  moi,  ce  sont  les 
amoureux  des  autres.  Ceux-là,  je  les  enlève 
d'assaut,  à...  à...  à...  à  la  bayonnette,  ma 
chère  ! 

—  C'est  bon ,  tout  ça ,  mais  quand  il  n'y  a 


192.  JOSEPH. 

pas    d'hommes,    comme    ici,    par   exemple. 

—  J'en  trouve. 

—  Tu  en  trouves.  Où  ça? 

—  Partout.  Tiens,  ça  me  rappelle  mon 
histoire. 

Voilà  deux  ans,  cette  année,  que  mon 
mari  m'a  fait  passer  l'été  dans  sa  terre  de 
BougroIIes.  Là,  rien...  mais  tu  entends,  rien 
de  rien,  de  rien,  de  rien!  Dans  les  manoirs 
des  environs,  quelques  lourdauds  dégoûtants, 
des  chasseurs  de  poil  et  de  plume  vivant 
dans  des  châteaux  sans  baignoires,  de  ces 
hommes  qui  transpirent  et  se  couchent  par 
là-dessus,  et  qu'il  serait  impossible  de  cor- 
riger, parce  qu'ils  ont  des  principes  d'exis- 
tence malpropres. 

Devine  ce  que  j'ai  fait  ? 

—  Je  ne  devine  pas  ! 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  Je  venais  de  lire  un  tas 
de  romans  de  George  Sand  pour  l'exaltation 
de  l'homme  du  peuple,  des  romans  où  les 
ouvriers  sont  sublimes  et  tous  les  hommes  du 
monde  criminels.  Ajoute  à  cela  que  j'avais 
vu  Ruy-Blas  l'hiver  précédent  et  que  ça 
m'avait  beaucoup  frappée.  Eh  bien  !  un  de  nos 
fermiers  avait  un  fils,  un  beau  gars  de  vingt- 
deux  ans,  qui  avait  étudié  pour  être  prêtre, 
puis  quitté  le  séminaire  par  dégoût.  Eh  bien, 
je  l'ai  pris  comme  domestique  ! 


JOSEPH.  193 

—  Oh  !  . . .  Et  après  !  . . . 

—  Après...  après,  ma  chère,  je  l'ai  traité 
de  très  haut,  en  lui  montrant  beaucoup  de 
ma  personne.  Je  ne  l'ai  pas  amorcé,  celui-là, 
ce  rustre,  je  l'ai  allumé  !  . . . 

—  Oh!  Andrée! 

—  Oui,  ça  m'amusait  même  beaucoup. 
On  dit  que  les  domestiques,  ça  ne  compte 
pas  !  Eh  bien  il  ne  comptait  point.  Je  le 
sonnais  pour  les  ordres  chaque  matin  quand 
ma  femme  de  chambre  m'habillait,  et  aussi 
chaque  soir  quand  elle  me  déshabillait. 

—  Oh!  Andrée? 

—  Ma  chère,  il  a  flambé  comme  un  toit 
de  paille.  Alors,  à  table,  pendant  les  repas, 
je  n'ai  plus  parlé  que  de  propreté,  de  soins 
du  corps,  de  douches,  de  bains.  Si  bien 
qu'au  bout  de  quinze  jours  il  se  trempait 
matin  et  soir  dans  la  rivière,  puis  se  parfumait 
à  empoisonner  le  château.  J'ai  même  été 
obligée  de  lui  interdire  les  parfums,  en  lui 
disant,  d'un  air  furieux,  que  les  hommes 
ne  devaient  jamais  emplover  que  de  l'eau 
de  Cologne. 

—  Oh!  Andrée! 

—  Alors,  j'ai  eu  l'idée  d'organiser  une 
bibliothèque  de  campagne.  J'ai  fait  venir 
quelques  centaines  de  romans  moraux  que  ie 
prêtais  à  tous  nos  paysans  et  à  mes  dômes- 


1 94  JOSEPH. 

tiques.  II  s'était  glissé  dans  ma  collection 
quelques  livres...  quelques  livres...  poé- 
tiques... de  ceux  qui  troublent  les  âmes... 
des  pensionnaires  et  des  collégiens. . .  Je  les  ai 
donnés  à  mon  valet  de  chambre.  Ça  lui  a 
appris  la  vie. . .  une  drôle  de  vie. 

—  Oh...  Andrée! 

—  Alors  je  suis  devenue  familière  avec 
lui,  je  me  suis  mise  à  le  tutoyer.  Je  l'avais 
nommé  Joseph.  Ma  chère,  il  était  dans  un 
état...  dans  un  état  effrayant...  II  devenait 
maigre  comme. . .  comme  un  coq. . .  et  il 
roulait  des  yeux  de  fou.  Moi  je  m'amusais 
énormément.  C'est  un  de  mes  meilleurs  étés. . . 

—  Et  après  ?  ... 

—  Après...  oui...  Eh  bien,  un  jour  que 
mon  mari  était  absent,  je  lui  ai  dit  d'atteler 
le  panier  pour  me  conduire  dans  les  bois.  II 
faisait  très  chaud,  très  chaud...  Voilà! 

—  Oh!  Andrée,  dis-moi  tout...  Ça  m'a- 
muse tant. 

—  Tiens,  bois  un  verre  de  chartreuse, 
sans  ça  je  finirais  le  carafon  toute  seule. 
Eh  bien  après,  je  me  suis  trouvée  mal  en 
route. 

—  Comment  ça? 

—  Que  tu  es  bête.  Je  lui  ai  dit  que  j'allais 
me  trouver  mal  et  qu'il  fallait  me  porter  sur 
l'herbe.  Et  puis  quand  j'ai  été  sur  l'herbe  j'ai 


JOSEPH.  195 

suffoqué  et  je  lui  ai  dit  de  me  délacer.  Et 
puis,  quand  j'ai  été  délacée,  j'ai  perdu  con- 
naissance. 

—  Tout  à  fait. 

—  Oh  non,  pas  du  tout. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  j'ai  été  obligée  de  rester  près 
d'une  heure  sans  connaissance.  II  ne  trouvait 
pas  de  remède.  Mais  j'ai  été  patiente,  et  je  n'ai 
rouvert  les  yeux  qu'après  sa  chute. 

—  Oh  !  Andrée  ! ...  Et  qu'est-ce  que  tu  lui 
as  dit? 

—  Moi  rien  !  Est-ce  que  je  savais  quelque 
chose,  puisque  j'étais  sans  connaissance?  Je 
l'ai  remercié.  Je  lui  ai  dit  de  me  remettre  en 
voiture;  et  il  m'a  ramenée  au  château.  Mais  il 
a  failli  verser  en  tournant  la  barrière  ! 

Oh  !  Andrée!  Et  c'est  tout? . . . 

—  C'est  tout. . . 

—  Tu  n'as  perdu  connaissance  qu'une 
fois? 

—  Rien  qu'une  fois,  parbleu!  Je  ne  vou- 
lais pas  faire  mon  amant  de  ce  goujat. 

—  L'as-tu  gardé  longtemps  après  ça? 

—  Mais  oui.  Je  l'ai  encore.  Pourquoi  est-ce 
que  je  l'aurais  renvoyé.  Je  n'avais  pas  à  m'en 
plaindre. 

—  Oh  !  Andrée  !  Et  il  t'aime  toujours  ? 

—  Parbleu. 


196  JOSEPH. 

—  Où  est-il  ? 

La  petite  baronne  étendit  la  main  vers  1  la 
muraille  et  poussa  le  timbre  électrique.  La 
porte  s'ouvrit  presque  aussitôt,  et  un  grand 
valet  entra  qui  répandait  autour  de  lui  une 
forte  senteur  d'eau  de  Cologne. 

La  baronne  lui  dit  :  «  Joseph,  mon  garçon, 
j'ai  peur  de  me  trouver  mal,  va  me  chercher 
ma  femme  de  chambre.  » 

L'homme  demeurait  immobile  comme  un 
soldat  devant  un  officier,  et  fixait  un  regard 
ardent  sur  sa  maîtresse,  qui  reprit  :  «  Mais  va 
donc  vite,  grand  sot,  nous  ne  sommes  pas 
dans  le  bois  aujourd'hui,  et  Rosalie  me  soi- 
gnera mieux  que  toi.  » 

II  tourna  sur  ses  talons  et  sortit. 

La  petite  comtesse,  effarée,  demanda  : 

—  Et  qu'est-ce  que  tu  diras  à  ta  femme  de 
chambre? 

—  Je  lui  dirai  que  c'est  passé  !  Non,  je 
me  ferai  tout  de  même  délacer.  Ça  me  soula- 
gera la  poitrine,  car  je  ne  peux  plus  respirer. 
Je  suis  grise . . .  ma  chère . . .  mais  grise  à 
tomber  si  je  me  levais. 

Joseph  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  21  juillet 
1885. 


L'AUBERGE 


L'AUBERGE. 


Pareille  à  toutes  les  hôtelleries  de  bois 
plantées  dans  les  Hautes-Alpes,  au  pied 
des  glaciers,  dans  ces  couloirs  rocheux 
et  nus  qui  coupent  les  sommets  blancs  des 
montagnes,  l'auberge  de  Schwarenbach  sert 
de  refuge  aux  voyageurs  qui  suivent  le  pas- 
sage de  la  Gemmi. 

Pendant  six  mois  elle  reste  ouverte,  habitée 
par  la  famille  de  Jean  Hauser;  puis,  dès  que 
les  neiges  s'amoncellent,  emplissant  le  vallon 
et  rendant  impraticable  la  descente  sur 
Loëche,  les  femmes,  le  père  et  les  trois  fils 
s'en  vont,  et  laissent  pour  garder  la  maison 
le  vieux  guide  Gaspard  Hari  avec  le  jeune 
guide  Ulrich  Kunsi,  et  Sam,  le  gros  chien  de 
montagne. 


2CO  L'AUBERGE. 


Les  deux  hommes  et  la  bête  demeurent 
jusqu'au  printemps  dans  cette  prison  de 
neige,  n'ayant  devant  les  yeux  que  la  pente 
immense  et  blanche  du  Balmhorn,  entourés 
de  sommets  pâles  et  luisants,  enfermés,  blo- 
qués, ensevelis  sous  la  neige  qui  monte  autour 
d'eux,  enveloppe,  étreint,  écrase  la  petite 
maison,  s'amoncelle  sur  le  toit,  atteint  les 
fenêtres  et  mure  la  porte. 

C'était  le  jour  où  la  famille  Hauser  allait 
retourner  à  Loëche,  l'hiver  approchant  et  la 
descente  devenant  périlleuse. 

Trois  mulets  partirent  en  avant,  chargés  de 
hardes  et  de  bagages  et  conduits  par  les  trois 
fils.  Puis  la  mère,  Jeanne  Hauser,  et  sa  fille 
Louise  montèrent  sur  un  quatrième  mulet,  et 
se  mirent  en  route  à  leur  tour. 

Le  père  les  suivait  accompagné  des  deux 
gardiens  qui  devaient  escorter  la  famille  jus- 
qu'au sommet  de  la  descente. 

Ils  contournèrent  d'abord  le  petit  lac,  gelé 
maintenant  au  fond  du  grand  trou  de  rochers 
qui  s'étend  devant  l'auberge,  puis  ils  suivirent 
le  vallon  clair  comme  un  drap  et  dominé  de 
tous  cotés  par  des  sommets  de  neige. 

Une  averse  de  soleil  tombait  sur  ce  désert 
blanc  éclatant  et  glacé,  l'allumait  d'une  flamme 
aveuglante  et  froide;  aucune  vie  n'apparaissait 
dans  cet  océan  des  monts  ;  aucun  mouvement 


L'AUBERGE.  20  1 

dans  cette  solitude  démesurée;  aucun  bruit 
n'en  troublait  le  profond  silence. 

Peu  à  peu,  le  jeune  guide  Ulrich  Kunsi, 
un  grand  suisse  aux  longues  jambes,  laissa 
derrière  lui  le  père  Hauser  et  le  vieux  Gaspard 
Hari,  pour  rejoindre  le  mulet  qui  portait  les 
deux  femmes. 

La  plus  jeune  le  regardait  venir,  semblait 
l'appeler  d'un  œil  triste.  C'était  une  petite 
paysanne  blonde,  dont  les  joues  laiteuses  et 
les  cheveux  pales  paraissaient  décolorés  par 
les  longs  séjours  au  milieu  des  glaces. 

Quand  il  eut  rejoint  la  bête  qui  la  portait, 
il  posa  la  main  sur  la  croupe  et  ralentit  le  pas. 
La  mère  Hauser  se  mit  à  lui  parler,  énumé- 
rant  avec  des  détails  infinis  toutes  les  recom- 
mandations de  l'hivernage.  C'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  restait  là-haut,  tandis  que  le 
vieux  Hari  avait  déjà  passé  quatorze  hivers 
sous  la  neige  dans  l'auberge  de  Schwaren- 
bach. 

Ulrich  Kunsi  écoutait,  sans  avoir  l'air  de 
comprendre,  et  regardait  sans  cesse  la  jeune 
fille.  De  temps  en  temps  il  répondait  :  «  Oui, 
madame  Hauser.»  Mais  sa  pensée  semblait 
loin  et  sa  figure  calme  demeurait  impas- 
sible. 

Ils  atteignirent  le  lac  de  Daube,  dont  la 
longue  surface  gelée  s'étendait,  toute  plate, 


202  L'AUBERGE. 

au  fond  du  val.  A  droite,  le  Daubenhorn 
montrait  ses  rochers  noirs  dressés  à  pic  au- 
près des  énormes  moraines  du  glacier  de 
Lœmmern  que  dominait  le  Wildstrubel. 

Comme  ils  approchaient  du  col  de  la 
Gemmi,  où  commence  la  descente  sur 
Loëche,  ils  découvrirent  tout  à  coup  l'im- 
mense horizon  des  Alpes  du  Valais  dont  les 
séparait  la  profonde  et  large  vallée  du  Rhône. 

C'était,  au  loin,  un  peuple  de  sommets 
blancs,  inégaux,  écrasés  ou  pointus  et  lui- 
sants sous  le  soleil  :  le  Mischabel  avec  ses  deux 
cornes,  le  puissant  massif  du  Wissehorn,  le 
lourd  B  ru  nn  ego-nom,  }a  haute  et  redoutable 
pyramide  du  Cervm,  ce  tueur  d  hommes,  et 
la  Dent-Blanche,  cette  monstrueuse  coquette. 

Puis,  au-dessous  d'eux,  dans  un  trou  dé- 
mesuré, au  fond  d'un  abîme  effrayant,  ils 
aperçurent  Loëche,  dont  les  maisons  sem- 
blaient des  grains  de  sable  jetés  dans  cette 
crevasse  énorme  que  finit  et  que  ferme  la 
Gemmi,  et  qui  s'ouvre,  là-bas,  sur  le  Rhône. 

Le  mulet  s'arrêta  au  bord  du  sentier  qui 
va,  serpentant,  tournant  sans  cesse  et  reve- 
nant, fantastique  et  merveilleux,  le  long  de 
la  montagne  droite,  jusqu'à  ce  petit  village 
presque  invisible,  à  son  pied.  Les  femmes 
sautèrent  dans  la  neige. 

Les  deux  vieux  les  avaient  rejoints. 


L'AUBERGE.  203 

—  Allons,  dit  le  père  Hauser,  adieu  et 
bon  courage,  à  l'an  prochain,  les  amis. 

Le  père  Hari  répéta  :  «A  l'an  prochain.» 
Ils  s'embrassèrent.  Puis  Mme  Hauser,  à  son 
tour,  tendit  ses  joues;  et  la  jeune  fille  en  fit 
autant.  Quand  ce  fut  le  tour  d'Ulrich  Kunsi,  il 
murmura  dans  l'oreille  de  Louise  :  «N'ou- 
bliez point  ceux  d'en  haut.»  Elle  répondit 
«non»,  si  bas  qu'il  devina  sans  l'entendre. 

—  Allons,  adieu,  répéta  Jean  Hauser,  et 
bonne  santé. 

Et,  passant  devant  les  femmes,  il  com- 
mença à  descendre. 

Ils  disparurent  bientôt  tous  les  trois  au 
premier  détour  du  chemin. 

Et  les  deux  hommes  s'en  retournèrent  vers 
l'auberge  de  Schwarenbach. 

Ils  allaient  lentement,  côte  à  côte,  sans 
parler.  C'était  fini,  ils  resteraient  seuls  face  à 
face,  quatre  ou  cinq  mois. 

Puis  Gaspard  Hari  se  mit  à  raconter  sa 
vie  de  l'autre  hiver.  II  était  demeuré  avec 
Michel  Canol,  trop  âgé  maintenant  pour 
recommencer;  car  un  accident  peut  arriver 
pendant  cette  longue  solitude.  Ils  ne  s'étaient 
pas  ennuyés,  d'ailleurs;  le  tout  était  d'en 
prendre  son  parti  dès  le  premier  jour;  et  on 
finissait  par  se  créer  des  distractions,  des  jeux, 
beaucoup  de  passe-temps. 


20  4  L'AUBERGE. 

Ulrich  Kunsi  I'écoutait,  les  yeux  baissés, 
suivant  en  pensée  ceux  qui  descendaient  vers 
le  village  par  tous  les  festons  de  la  Gemmi. 

Bientôt  ils  aperçurent  l'auberge,  à  peine 
visible,  si  petite,  un  point  noir  au  pied  de  la 
monstrueuse  vague  de  neige. 

Quand  ils  ouvrirent,  Sam,  le  gros  chien 
frisé,  se  mit  à  gambader  autour  d'eux. 

—  Allons,  fils,  dit  le  vieux  Gaspard,  nous 
n'avons  plus  de  femme  maintenant,  il  faut 
préparer  le  dîner,  tu  vas  éplucher  les  pommes 
de  terre. 

Et  tous  deux,  s'assevant  sur  des  escabeaux 
de  bois,  commencèrent  à  tremper  la  soupe. 

La  matinée  du  lendemain  sembla  longue 
à  Ulrich  Kunsi.  Le  vieux  Hari  fumait  et  cra- 
chait dans  I'âtre,  tandis  que  le  jeune  homme 
regardait  par  la  fenêtre  l'éclatante  montagne 
en  face  de  la  maison. 

II  sortit  dans  l'après-midi,  et  refaisant  le 
trajet  de  la  veille,  il  cherchait  sur  le  sol  les 
traces  des  sabots  du  mulet  qui  avait  porté 
les  deux  femmes.  Puis  quand  il  fut  au  col  de 
la  Gemmi,  il  se  coucha  sur  le  ventre  au  bord 
de  l'abîme,  et  regarda  Loëche. 

Le  village  dans  son  puits  de  rocher  n'était 
pas  encore  noyé  sous  la  neige,  bien  qu'elle 
vînt  tout  près  de  lui,  arrêtée  net  par  les  forêts 
de  sapins  qui  protégeaient  ses  environs.  Ses 


L'AUBERGE.  20) 

maisons  basses  ressemblaient,  de  là-haut,  à 
des  pavés,  dans  une  prairie. 

La  petite  Hauser  était  là,  maintenant,  dans 
une  de  ces  demeures  grises.  Dans  laquelle? 
Ulrich  Kunsi  se  trouvait  trop  loin  pour  les 
distinguer  séparément.  Comme  il  aurait  voulu 
descendre,  pendant  qu'il  le  pouvait  encore! 

Mais  le  soleil  avait  disparu  derrière  la 
grande  cime  de  Wildstrubel;  et  le  jeune 
homme  rentra.  Le  père  Hari  fumait.  En 
voyant  revenir  son  compagnon,  il  lui  pro- 
posa une  partie  de  cartes;  et  ils  s'assirent 
en  face  l'un  de  l'autre  des  deux  côtés  de  la 
table. 

Ils  jouèrent  longtemps,  un  jeu  simple  qu'on 
nomme  la  brisque,  puis,  ayant  soupe,  ils  se 
couchèrent. 

Les  jours  qui  suivirent  furent  pareils  au 
premier,  clairs  et  froids,  sans  neige  nouvelle. 
Le  vieux  Gaspard  passait  ses  après-midi  à 
guetter  les  aigles  et  les  rares  oiseaux  qui  s'a- 
venturent sur  ces  sommets  glacés,  tandis  que 
Ulrich  retournait  régulièrement  au  col  de  la 
Gemmi  pour  contempler  le  village.  Puis  ils 
jouaient  aux  cartes,  aux  dés,  aux  dominos, 
gagnaient  et  perdaient  de  petits  objets  pour 
intéresser  leur  partie. 

Un  matin,  Hari,  levé  le  premier,  appela 
son  compagnon.  Un  nuage  mouvant,  profond 


2.06  L'AUBERGE. 

et  léger,  d'écume  blanche  s'abattait  sur  eux , 
autour  d'eux,  sans  bruit,  les  ensevelissait  peu 
à  peu  sous  un  épais  et  sourd  matelas  de 
mousse.  Cela  dura  quatre  jours  et  quatre  nuits. 
II  fallut  dégager  la  porte  et  les  fenêtres,  creu- 
ser un  couloir  et  tailler  des  marches  pour 
s'élever  sur  cette  poudre  de  glace  que  douze 
heures  de  gelée  avaient  rendue  plus  dure  que 
le  granit  des  moraines. 

o 

Alors,  ils  vécurent  comme  des  prisonniers, 
ne  s'aventurant  plus  guère  en  dehors  de  leur 
demeure.  Ils  s'étaient  partagé  les  besognes 
qu'ils  accomplissaient  régulièrement.  Ulrich 
Kunsi  se  chargeait  des  nettoyages,  des  la- 
vages, de  tous  les  soins  et  de  tous  les  travaux 
de  propreté.  C'était  lui  aussi  qui  cassait  le 
bois,  tandis  que  Gaspard  Hari  faisait  la  cui- 
sine et  entretenait  le  feu.  Leurs  ouvrages,  ré- 
guliers  et  monotones,  étaient  interrompus 
par  de  longues  parties  de  cartes  ou  de  dés. 
Jamais  ils  ne  se  querellaient,  étant  tous  deux 
calmes  et  placides.  Jamais  même  ils  n'avaient 
d'impatiences,  de  mauvaise  humeur,  ni  de 
paroles  aigres,  car  ils  avaient  fait  provision 
de  résignation  pour  cet  hivernage  sur  les 
sommets. 

Quelquefois,  le  vieux  Gaspard  prenait  son 
fusil  et  s'en  allait  à  la  recherche  des  chamois; 
il  en  tuait  de  temps  en  temps.  C'était  alors 


L'AUBERGE.  207 

fête  dans  l'auberge  de  Schwarenbach  et  grand 
festin  de  chair  fraîche. 

Un  matin,  il  partit  ainsi.  Le  thermomètre 
du  dehors  marquait  dix-huit  au-dessous  de 
glace.  Le  soleil  n'étant  pas  encore  levé,  le 
chasseur  espérait  surprendre  les  bêtes  aux 
abords  du  Wildstrubel. 

Ulrich,  demeuré  seul,  resta  couché  jusqu'à 
dix  heures.  II  était  d'un  naturel  dormeur; 
mais  il  n'eût  point  osé  s'abandonner  ainsi  à 
son  penchant  en  présence  du  vieux  guide 
toujours  ardent  et  matinal. 

II  déjeuna  lentement  avec  Sam,  qui  passait 
aussi  ses  jours  et  ses  nuits  à  dormir  devant 
le  feu;  puis  il  se  sentit  triste,  effrayé  même 
de  la  solitude,  et  saisi  par  le  besoin  de  la 
partie  de  cartes  quotidienne,  comme  on  l'est 
par  le  désir  d'une  habitude  invincible. 

Alors  il  sortit  pour  aller  au-devant  de  son 
compagnon  qui  devait  rentrer  à  quatre  heures. 

La  neige  avait  nivelé  toute  la  profonde  val- 
lée, comblant  les  crevasses,  effaçant  les  deux 
lacs,  capitonnant  les  rochers,  ne  faisant  plus, 
entre  les  sommets  immenses,  qu'une  immense 
cuve  blanche  régulière,  aveuglante  et  glacée. 

Depuis  trois  semaines,  Ulrich  n'était  plus 
revenu  au  bord  de  l'abîme  d'où  il  regardait 
le  village.  II  y  voulut  retourner  avant  de  gravir 
les  pentes    qui    conduisaient  à  Wildstrubel. 


2o8  L'AUBERGE. 

Loëche  maintenant  était  aussi  sous  la  nei^e. 
et  les  demeures  ne  se  reconnaissaient  plus 
guère,  ensevelies  sous  ce  manteau  pâle. 

Puis,  tournant  à  droite,  il  gagna  le  glacier 
de  Lœmmern.  II  allait  de  son  pas  allongé  de 
montagnard,  en  frappant  de  son  bâton  ferré 
la  neige  aussi  dure  que  la  pierre.  Et  il  cher- 
chait avec  son  œil  perçant  le  petit  point  noir 
et  mouvant,  au  loin,  sur  cette  nappe  déme- 
surée. 

Quand  il  fut  au  bord  du  glacier,  il  s'arrêta, 
se  demandant  si  le  vieux  avait  bien  pris  ce 
chemin;  puis  il  se  mit  à  longer  les  moraines 
d'un  pas  plus  rapide  et  plus  inquiet. 

Le  jour  baissait;  les  neiges  devenaient  roses; 
un  vent  sec  et  gelé  courait  par  souffles  brus- 
ques sur  leur  surface  de  cristal.  Ulrich  poussa 
un  cri  d'appel  aigu,  vibrant,  prolongé.  La 
voix  s'envola  dans  le  silence  de  mort  où  dor- 
maient les  montagnes;  elle  courut  au  loin,  sur 
les  vagues  immobiles  et  profondes  d'écume 
glaciale,  comme  un  cri  d'oiseau  sur  les  vagues 
de  la  mer;  puis  elle  s'éteignit  et  rien  ne  lui 
répondit. 

II  se  remit  à  marcher.  Le  soleil  s'était  en- 
foncé, là-bas,  derrière  les  cimes  que  les  reflets 
du  ciel  empourpraient  encore;  mais  les  pro- 
fondeurs de  la  vallée  devenaient  grises.  £t  je 
jeune  homme  eut  peur  tout  à  coup.    II   lui 


L'AUBERGE.  209 

sembla  que  le  silence,  le  froid,  la  solitude,  la 
mort  hivernale  de  ces  monts  entraient  en  lui, 
allaient  arrêter  et  geler  son  sang,  raidir  ses 
membres,  faire  de  lui  un  être  immobile  et 
glacé.  Et  il  se  mit  à  courir,  s'enfuyant  vers  sa 
demeure.  Le  vieux,  pensait-il,  était  rentré  pen- 
dant son  absence.  II  avait  pris  un  autre  che- 
min; il  serait  assis  devant  le  feu,  avec  un 
chamois  mort  à  ses  pieds. 

Bientôt  il  aperçut  l'auberge.  Aucune  fumée 
n'en  sortait.  Ulrich  courut  plus  vite,  ouvrit  la 
porte.  Sam  s'élança  pour  le  fêter,  mais  Gas- 
pard Hari  n'était  point  revenu. 

Effaré,  Kunzi  tournait  sur  lui-même,  comme 
s'il  se  fût  attendu  à  découvrir  son  compagnon 
caché  dans  un  coin.  Puis  il  ralluma  le  feu  et 
fit  la  soupe,  espérant  toujours  voir  revenir  le 
vieillard. 

De  temps  en  temps,  il  sortait  pour  regarder 
s'il  n'apparaissait  pas.  La  nuit  était  tombée,  la 
nuit  blafarde  des  montagnes,  la  nuit  pâle, 
la  nuit  livide  qu'éclairait,  au  bord  de  l'ho- 
rizon, un  croissant  jaune  et  fin  prêt  à  tomber 
derrière  les  sommets. 

Puis  le  jeune  homme  rentrait,  s'asseyait, 
se  chauffait  les  pieds  et  les  mains  en  rêvant 
aux  accidents  possibles. 

Gaspard  avait  pu  se  casser  une  jambe, 
tomber  dans  un  trou,  faire  un  faux  pas  qui 

<4 


2  1  O  L'AUBERGE. 

lui  avait  tordu  la  cheville.  Et  il  restait  étendu 
dans  la  neige,  saisi,  raidi  par  le  froid,  l'âme 
en  détresse,  criant,  perdu,  criant  peut-être 
au  secours,  appelant  de  toute  la  force  de  sa 
gorge  dans  le  silence  de  la  nuit. 

Mais  où?  La  montagne  était  si  vaste,  si 
rude,  si  périlleuse  aux  environs,  surtout  en 
cette  saison,  qu'il  aurait  fallu  être  dix  ou  vingt 
guides  et  marcher  pendant  huit  jours  dans 
tous  les  sens  pour  trouver  un  homme  en  cette 
immensité. 

Ulrich  Kunzi,  cependant,  se  résolut  à  partir 
avec  Sam  si  Gaspard  Hari  n'était  point  revenu 
entre  minuit  et  une  heure  du  matin. 

Et  il  fit  ses  préparatifs. 

II  mit  deux  jours  de  vivres  dans  un  sac, 
prit  ses  crampons  d'acier,  roula  autour  de  sa 
taille  une  corde  longue,  mince  et  forte,  vérifia 
l'état  de  son  bâton  Ferré  et  de  la  hachette  qui 
sert  à  tailler  des  degrés  dans  la  glace.  Puis  il 
attendit.  Le  feu  brûlait  dans  la  cheminée;  le 
gros  chien  ronflait  sous  la  clarté  de  la  flamme: 
l'horloge  battait  comme  un  cœur  ses  coups 
réguliers  dans  sa  gaine  de  bois  sonore. 

II  attendait,  l'oreille  éveillée  aux  bruits 
lointains,  frissonnant  quand  le  vent  léger  frô- 
lait le  toit  et  les  murs. 

Minuit  sonna;  il  tressaillit.  Puis,  comme  il 
se  sentait  frémissant  et  apeuré,  il  posa  de  l'eau 


L'AUBERGE.  2  !  I 


sur  le  feu,  afin  de  boire  du  café  bien  chaud 
avant  de  se  mettre  en  route. 

Quand  l'horloge  fit  tinter  une  heure,  il  se 
dressa,  réveilla  Sam,  ouvrit  la  porte  et  s'en 
alla  dans  la  direction  du  Wildstrubel.  Pen- 
dant cinq  heures,  il  monta,  escaladant  des  ro- 
chers au  moyen  de  ses  crampons,  taillant  la 
glace,  avançant  toujours  et  parfois  hâlant,  au 
bout  de  sa  corde,  le  chien  resté  en  bas  d'un 
escarpement  trop  rapide.  II  était  six  heures 
environ,  quand  il  atteignit  un  des  sommets 
où  le  vieux  Gaspard  venait  souvent  à  la  re- 
cherche des  chamois. 

Et  il  attendit  que  le  jour  se  levât. 

Le  ciel  pâlissait  sur  sa  tête;  et  soudain  une 
lueur  bizarre,  née  on  ne  sait  d'où,  éclaira 
brusquement  l'immense  océan  des  cimes  pâles 
qui  s'étendaient  à  cent  lieues  autour  de  lui. 
On  eût  dit  que  cette  clarté  vague  sortait  de 
la  neige  elle-même  pour  se  répandre  dans 
l'espace.  Peu  à  peu  les  sommets  lointains  les 
plus  hauts  devinrent  tous  d'un  rose  tendre 
comme  de  la  chair,  et  le  soleil  rouge  apparut 
derrière  les  lourds  géants  des  Alpes  bernoises. 

Ulrich  Kunzi  se  remit  en  route.  II  allait 
comme  un  chasseur,  courbé,  épiant  des  tra- 
ces, disant  au  chien  :  «Cherche,  mon  gros, 
cherche.» 

II    redescendait   la   montagne   à    présent, 

14. 


2  I  2  L'AUBERGE. 

fouillant  de  l'œil  les  gouffres,  et  parfois  appe- 
lant, jetant  un  cri  prolongé,  mort  bien  vite 
dans  l'immensité  muette.  Alors,  il  collait  à 
terre  l'oreille,  pour  écouter;  il  croyait  distin- 
guer une  voix,  se  mettait  à  courir,  appelait 
de  nouveau,  n'entendait  plus  rien  et  s'asseyait 
épuisé,  désespéré. Vers  midi,  il  déjeuna  et  fit 
manger  Sam,  aussi  las  que  lui-même.  Puis  il 
recommença  ses  recherches. 

Quand  le  soir  vint,  il  marchait  encore, 
ayant  parcouru  cinquante  kilomètres  de  mon- 
tagne. Comme  il  se  trouvait  trop  loin  de  sa 
maison  pour  y  rentrer,  et  trop  fatigué  pour 
se  tramer  plus  longtemps,  il  creusa  un  trou 
dans  la  neige  et  s'y  blottit  avec  son  chien, 
sous  une  couverture  qu'il  avait  apportée.  Et  ils 
se  couchèrent  l'un  contre  l'autre,  l'homme  et 
la  bête,  chauffant  leurs  corps  l'un  à  l'autre 
et  gelés  jusqu'aux  moelles  cependant. 

Ulrich  ne  dormit  guère,  l'esprit  hanté  de 
visions,  les  membres  secoués  de  frissons. 

Le  jour  allait  paraître  quand  il  se  releva. 
Ses  jambes  étaient  raides  comme  des  barres 
de  fer,  son  âme  faible  à  le  faire  crier  d'an- 
goisse, son  cœur  palpitant  à  le  laisser  choir 
d'émotion  dès  qu'il  croyait  entendre  un  bruit 
quelconque. 

II  pensa  soudain  qu'il  allait  aussi  mourir 
de  froid  dans  cette  solitude,  et  l'épouvante  de 


L'AUBERGE.  2  I  3 

cette  mort,  fouettant  son  énergie,  réveilla  sa 
vigueur. 

II  descendait  maintenant  vers  l'auberge, 
tombant,  se  relevant,  suivi  de  loin  par  Sam, 
qui  boitait  sur  trois  pattes. 

Ils  atteignirent  Schwarenbach  seulement 
vers  quatre  heures  de  l'après-midi.  La  maison 
était  vide.  Le  jeune  homme  fit  du  feu,  man- 
gea et  s'endormit,  tellement  abruti  qu'il  ne 
pensait  plus  à  rien. 

II  dormit  longtemps,  très  longtemps,  d'un 
sommeil  invincible.  Mais  soudain,  une  voix, 
un  cri ,  un  nom  :  «  Ulrich  » ,  secoua  son  engour- 
dissement profond  et  le  fit  se  dresser.  Avait-il 
rêvé?  Etait-ce  un  de  ces  appels  bizarres  qui 
traversent  les  rêves  des  âmes  inquiètes?  Non, 
il  l'entendait  encore,  ce  cri  vibrant,  entré 
dans  son  oreille  et  resté  dans  sa  chair  jusqu'au 
bout  de  ses  doigts  nerveux.  Certes,  on  avait 
crié;  on  avait  appelé  :  «Ulrich!»  Quelqu'un 
était  là,  près  de  la  maison.  II  n'en  pouvait 
douter.  II  ouvrit  donc  la  porte  et  hurla  :  «C'est 
toi ,  Gaspard  !  »  de  toute  la  puissance  de  sa 
gorge. 

Rien  ne  répondit;  aucun  son,  aucun  mur- 
mure, aucun  gémissement,  rien.  II  faisait  nuit. 
La  neige  était  blême. 

Le  vent  s'était  levé,  le  vent  glacé  qui  brise 
les  pierres  et  ne  laisse  rien  de  vivant  sur  ces 


2  I  4  L'AUBERGE. 

hauteurs  abandonnées.  II  passait  par  souffles 
brusques  plus  desséchants  et  plus  mortels  que 
le  vent  de  feu  du  désert.  Ulrich,  de  nouveau, 
cria  :  «  Gaspard  !  —  Gaspard  !  —  Gaspard  !  » 

Puis  il  attendit.  Tout  demeura  muet  sur  la 
montagne  !  Alors  une  épouvante  le  secoua 
jusqu'aux  os.  D'un  bond  il  rentra  dans  l'au- 
berge, ferma  la  porte  et  poussa  les  verrous; 
puis  il  tomba  grelottant  sur  une  chaise,  cer- 
tain qu'il  venait  d'être  appelé  par  son  cama- 
rade au  moment  où  il  rendait  l'esprit. 

De  cela  il  était  sûr,  comme  on  est  sûr  de 
vivre  ou  de  manger  du  pain.  Le  vieux  Gas- 
pard Hari  avait  agonisé  pendant  deux  jours 
et  trois  nuits  quelque  part,  dans  un  trou, 
dans  un  de  ces  profonds  ravins  immaculés 
dont  la  blancheur  est  plus  sinistre  que  les 
ténèbres  des  souterrains.  II  avait  agonisé  pen- 
dant deux  jours  et  trois  nuits,  et  il  venait  de 
mourir  tout  à  l'heure  en  pensant  à  son  com- 
pagnon. Et  son  âme,  à  peine  libre,  s'était 
envolée  vers  l'auberge  où  dormait  Ulrich,  et 
elle  l'avait  appelé  de  par  la  vertu  mystérieuse 
et  terrible  qu'ont  les  âmes  des  morts  de 
hanter  les  vivants.  Elle  avait  crié,  cette  âme 
sans  voix,  dans  l'âme  accablée  du  dormeur; 
elle  avait  crié  son  adieu  dernier,  ou  son  re- 
proche, ou  sa  malédiction  sur  l'homme  qui 
n'avait  point  assez  cherché. 


L'AUBERGE.  2  I  5 

Et  Ulrich  la  sentait  là,  tout  près,  derrière 
le  mur,  derrière  la  porte  qu'il  venait  de  re- 
fermer. Elle  rôdait,  comme  un  oiseau  de  nuit 
qui  frôle  de  ses  plumes  une  fenêtre  éclairée; 
et  le  jeune  homme  éperdu  était  prêt  à  hurler 
d'horreur.  II  voulait  s'enfuir  et  n'osait  point 
sortir;  il  n'osait  point  et  n'oserait  plus  désor- 
mais, car  le  fantôme  resterait  là,  jour  et  nuit, 
autour  de  l'auberge,  tant  que  le  corps  du 
vieux  guide  n'aurait  pas  été  retrouvé  et  dé- 
posé dans  la  terre  bénite  d'un  cimetière. 

Le  jour  vint  et  Kunzi  reprit  un  peu  d'assu- 
rance au  retour  brillant  du  soleil.  II  prépara 
son  repas,  fit  la  soupe  de  son  chien,  puis  il 
demeura  sur  une  chaise,  immobile,  le  cœur 
torturé,  pensant  au  vieux  couché  sur  la  neige. 

Puis,  dès  que  la  nuit  recouvrit  la  mon- 
tagne, des  terreurs  nouvelles  l'assaillirent. 
II  marchait  maintenant  dans  la  cuisine  noire, 
éclairée  à  peine  par  la  flamme  d'une  chan- 
delle, il  marchait  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
pièce,  à  grands  pas,  écoutant,  écoutant  si  le  cri 
effrayant  de  l'autre  nuit  n'allait  pas  encore 
traverser  le  silence  morne  du  dehors.  Et  il  se 
sentait  seul,  le  misérable,  comme  aucun 
homme  n'avait  jamais  été  seul!  II  était  seul 
dans  cet  immense  désert  de  neige,  seul  à  deux 
mille  mètres  au-dessus  de  la  terre  habitée,  au- 
dessus  des  maisons  humaines,  au-dessus  de 


2  1  6  L'AUBERGL. 

la  vie  qui  s'agite,  bruit  et  palpite,  seul  dans  le 
ciel  glacé  !  Une  envie  folle  le  tenaillait  de  se 
sauver  n'importe  où,  n'importe  comment, 
de  descendre  à  Loëche  en  se  jetant  dans 
l'abîme  ;  mais  il  n'osait  seulement  pas  ouvrir 
la  porte,  sûr  que  l'autre,  le  mort,  lui  barre- 
rait la  route,  pour  ne  pas  rester  seul  non  plus 
là-haut. 

Vers  minuit,  las  de  marcher,  accablé  d'an- 
goisse et  de  peur,  il  s'assoupit  enfin  sur  une 
chaise,  car  il  redoutait  son  lit  comme  on  re- 
doute un  lieu  hanté. 

Et  soudain  le  cri  strident  de  l'autre  soir 
lui  déchira  les  oreilles,  si  suraigu  qu'Ulrich 
étendit  les  bras  pour  repousser  le  revenant, 
et  il  tomba  sur  le  dos  avec  son  siège. 

Sam,  réveillé  par  le  bruit,  se  mit  à  hurler 
comme  hurlent  les  chiens  effrayés,  et  il  tour- 
nait autour  du  logis  cherchant  d'où  venait  le 
danger.  Parvenu  près  de  la  porte,  il  flaira 
dessous,  soufflant  et  reniflant  avec  force,  le 
poil  hérissé,  la  queue  droite  et  grognant. 

Kunzi,  éperdu,  s'était  levé  et,  tenant  par 
un  pied  sa  chaise,  il  cria  :  «N'entre  pas, 
n'entre  pas,  n'entre  pas  ou  je  te  tue.  »  Et  le 
chien,  excité  par  cette  menace,  aboyait  avec 
fureur  contre  l'invisible  ennemi  que  défiait 
la  voix  de  son  maître. 

Sam,  peu  à  peu,  se  calma  et  revint  s'étendre 


L'AUBERGE.  217 

auprès  du  foyer,  mais  il  demeura  inquiet,  la 
tête  levée,  les  yeux  brillants  et  grondant  entre 
ses  crocs. 

Ulrich,  à  son  tour,  reprit  ses  sens,  mais 
comme  il  se  sentait  défaillir  de  terreur,  il  alla 
chercher  une  bouteille  d'eau-de-vie  dans  le 
buffet,  et  il  en  but,  coup  sur  coup,  plusieurs 
verres.  Ses  idées  devenaient  vagues;  son  cou- 
rage s'affermissait;  une  fièvre  de  feu  glissait 
dans  ses  veines. 

II  ne  mangea  guère  le  lendemain,  se  bor- 
nant à  boire  de  l'alcool.  Et  pendant  plusieurs 
jours  de  suite  il  vécut,  saoul  comme  une 
brute.  Dès  que  la  pensée  de  Gaspard  Hari 
lui  revenait,  il  recommençait  à  boire  jusqu'à 
l'instant  où  il  tombait  sur  le  sol,  abattu  par 
l'ivresse.  Et  il  restait  là,  sur  la  face,  ivre  mort, 
les  membres  rompus,  ronflant,  le  front  par 
terre.  Mais  à  peine  avait-il  digéré  le  liquide 
affolant  et  brûlant,  que  le  cri  toujours  le 
même  ((Ulrich!»  le  réveillait  comme  une 
balle  qui  lui  aurait  percé  le  crâne;  et  il  se 
dressait  chancelant  encore,  étendant  les  mains 
pour  ne  point  tomber,  appelant  Sam  à  son 
secours.  Et  le  chien,  qui  semblait  devenir  fou 
comme  son  maître,  se  précipitait  sur  la  porte, 
la  grattait  de  ses  griffés,  la  rongeait  de  ses 
longues  dents  blanches,  tandis  que  le  jeune 
homme,  le  col  renversé,  la  tête  en  l'air,  ava- 


2  1  8  L'AUBERGE. 

lait  à  pleines  gorgées,  comme  de  l'eau  fraîche 
après  une  course,  l'eau-de-vie  qui  tout  à 
l'heure  endormirait  de  nouveau  sa  pensée, 
et  son  souvenir,  et  sa  terreur  éperdue. 

En  trois  semaines,  il  absorba  toute  sa  pro- 
vision d'alcool.  Mais  cette  saoulerie  continue 
ne  faisait  qu'assoupir  son  épouvante  qui  se 
réveilla  plus  furieuse  dès  qu'il  lui  fut  impos- 
sible de  la  calmer.  L'idée  fixe  alors,  exaspérée 
par  un  mois  d'ivresse,  et  grandissant  sans 
cesse  dans  l'absolue  solitude,  s'enfonçait  en 
lui  à  la  façon  d'une  vrille.  II  marchait  main- 
tenant dans  sa  demeure  ainsi  qu'une  bête 
en  cage,  collant  son  oreille  à  la  porte  pour 
écouter  si  l'autre  était  là,  et  le  défiant,  à  tra- 
vers le  mur. 

Puis,  dès  qu'il  sommeillait,  vaincu  par  la 
fatigue,  il  entendait  la  voix  qui  le  faisait 
bondir  sur  ses  pieds. 

Une  nuit  enfin,  pareil  aux  lâches  poussés 
à  bout,  il  se  précipita  sur  la  porte  et  l'ouvrit 
pour  voir  celui  qui  l'appelait  et  pour  le  forcer 
à  se  taire. 

II  reçut  en  plein  visage  un  souffle  d'air 
froid  qui  le  glaça  jusqu'aux  os  et  il  referma 
le  battant  et  poussa  les  verrous,  sans  remar- 
quer que  Sam  s'était  élancé  dehors.  Puis,  fré- 
missant, il  jeta  du  bois  au  feu,  et  s'assit 
devant  pour  se  chauffer;  mais  soudain  il  très- 


n       '»-       ~J'(:    E"...*lli,l 


L'AUBERGE.  2I£ 

saillit,  quelqu'un  grattait  le  mur  en  pleu- 
rant. 

II  cria  éperdu  :  «Va-t'en.  »  Une  plainte  lui 
répondit,  longue  et  douloureuse. 

Alors  tout  ce  qui  lui  restait  de  raison  fut 
emporté  par  la  terreur.  II  répétait  «  Va-t'en  » 
en  tournant  sur  lui-même  pour  trouver  un 
coin  où  se  cacher.  L'autre,  pleurant  toujours, 
passait  le  long  de  la  maison  en  se  frottant 
contre  le  mur.  Ulrich  s'élança  vers  le  buffet 
de  chêne  plein  de  vaisselle  et  de  provisions, 
et,  le  soulevant  avec  une  force  surhumaine, 
il  le  traîna  jusqu'à  la  porte,  pour  s'appuyer 
d'une  barricade.  Puis,  entassant  les  uns  sur 
les  autres  tout  ce  qui  restait  de  meubles,  les 
matelas,  les  paillasses,  les  chaises,  il  boucha 
la  fenêtre  comme  on  fait  lorsqu'un  ennemi 
vous  assiège. 

Mais  celui  du  dehors  poussait  maintenant 
de  grands  gémissements  lugubres  auxquels  le 
jeune  homme  se  mit  à  répondre  par  des  gé- 
missements pareils. 

Et  des  jours  et  des  nuits  se  passèrent  sans 
qu'ils  cessassent  de  hurler  l'un  et  l'autre.  L'un 
tournait  sans  cesse  autour  de  la  maison  et 
fouillait  la  muraille  de  ses  ongles  avec  tant  de 
force  qu'il  semblait  vouloir  la  démolir;  l'autre, 
au  dedans,  suivait  tous  ses  mouvements, 
courbé,  l'oreille  collée  contre  la  pierre,  et  il 


220  L'AUBERGE. 

répondait  à  tous  ses  appels  par  d'épouvan- 
tables cris. 

Un  soir,  Ulrich  n'entendit  plus  rien,  et  il 
s'assit,  tellement  brisé  de  fatigue  qu'il  s'en- 
dormit aussitôt. 

II  se  réveilla  sans  un  souvenir,  sans  une 
pensée,  comme  si  toute  sa  tête  se  fût  vidée 
pendant  ce  sommeil  accablé.  II  avait  faim,  il 
mangea. 


L'hiver  était  fini.  Le  passage  de  la  Gemmi 
redevenait  praticable;  et  la  famille  Hauser  se 
mit  en  route  pour  rentrer  dans  son  auberge. 

Dès  qu'elles  eurent  atteint  le  haut  de  la 
montée  les  femmes  grimpèrent  sur  leur  mu- 
let, et  elles  parlèrent  des  deux  hommes 
qu'elles  allaient  retrouver  tout  à  l'heure. 

Elles  s'étonnaient  que  l'un  d'eux  ne  fût  pas 
descendu  quelques  jours  plus  tôt,  dès  que  la 
route  était  devenue  possible,  pour  donner 
des  nouvelles  de  leur  long  hivernage. 

On  aperçut  enfin  l'auberge  encore  cou- 
verte et  capitonnée  de  neige.  La  porte  et  la 
fenêtre  étaient  closes;  un  peu  de  fumée  sor- 
tait du  toit,  ce  qui  rassura  le  père  Hauser. 
Mais  en  approchant,  il  aperçut,  sur  le  seuil, 
un  squelette  d'animal  dépecé  par  les  aigles,  un 
grand  squelette  couché  sur  le  flanc. 


L-      :  T* l      "..  M'i-.W 


L'AUBERGE.  22  1 


Tous  l'examinèrent  :  «Ça  doit  être  Sam  », 
dit  la  mère.  Et  elle  appela  :  «Hé,  Gaspard.  » 
Un  cri  répondit  à  l'intérieur,  un  cri  aigu, 
qu'on  eût  dit  poussé  par  une  bête.  Le  père 
Hauser  répéta  :  «  Hé,  Gaspard.  »  Un  autre  cri 
pareil  au  premier  se  fit  entendre. 

Alors  les  trois  hommes,  le  père  et  les  deux 
fils,  essayèrent  d'ouvrir  la  porte.  Elle  résista. 
Ils  prirent  dans  l'étable  vide  une  longue 
poutre  comme  bélier,  et  la  lancèrent  à  toute 
volée.  Le  bois  cria,  céda,  les  planches  vo- 
lèrent en  morceaux;  puis  un  grand  bruit 
ébranla  la  maison  et  ils  aperçurent  dedans, 
derrière  le  buffet  écroulé,  un  homme  debout, 
avec  des  cheveux  qui  lui  tombaient  aux 
épaules,  une  barbe  qui  lui  tombait  sur  la  poi- 
trine, des  yeux  brillants  et  des  lambeaux 
d'étoffe  sur  le  corps. 

Ils  ne  le  reconnaissaient  point,  mais  Louise 
Hauser  s'écria  :  «C'est  Ulrich,  maman.»  Et 
la  mère  constata  que  c'était  Ulrich,  bien  que 
ses  cheveux  fussent  blancs. 

II  les  laissa  venir;  il  se  laissa  toucher;  mais 
il  ne  répondit  point  aux  questions  qu'on  lui 
posa;  et  il  fallut  le  conduire  à  Loëche  où  les 
médecins  constatèrent  qu'il  était  fou. 

Et  personne  ne  sut  jamais  ce  qu'était  de- 
venu son  compagnon. 

La  petite  Hauser  faillit  mourir,  cet  été-là, 


L'AUBERGE. 


d'une  maladie  de  langueur  qu'on  attribua  au 
froid  de  la  montagne. 


L'Auberge  a  paru  dans  Les  Lettres  et  les  Arts  du  ier  sep- 
tembre 1886. 


LE  VAGABOND 


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LE    VAGABOND. 


Depuis  quarante  jours,  il  marchait, 
cherchant  partout  du  travail.  II  avait 
quitté  son  pays,  Ville- Avaray,  dans 
la  Manche,  parce  que  l'ouvrage  manquait. 
Compagnon  charpentier,  âgé  de  vingt-sept 
ans,  bon  sujet,  vaillant,  il  était  resté  pendant 
deux  mois  à  la  charge  de  sa  famille,  lui,  fils 
aîné,  n'ayant  plus  qu'à  croiser  ses  bras  vigou- 
reux, dans  le  chômage  général.  Le  pain 
devint  rare  dans  la  maison  ;  les  deux  sœurs 
allaient  en  journée,  mais  gagnaient  peu;  et 
lui,  Jacques  Randel,  le  plus  fort,  ne  faisait 
rien  parce  qu'il  n'avait  rien  à  faire,  et  man- 
geait la  soupe  des  autres. 

Alors,  il  s'était  informé  à  la  mairie;  et  le 
secrétaire  avait  répondu  qu'on  trouvait  à  s'oc- 
cuper dans  le  Centre. 

«5 


226  LE  VAGABOND. 

II  était  donc  parti,  muni  de  papiers  et  de 
certificats,  avec  sept  francs  dans  sa  poche  et 
portant  sur  l'épaule,  dans  un  mouchoir  bleu 
attaché  au  bout  de  son  bâton,  une  paire  de 
souliers  de  rechange,  une  culotte  et  une 
chemise. 

Et  il  avait  marché  sans  repos,  pendant  les 
jours  et  les  nuits,  par  les  interminables  routes, 
sous  le  soleil  et  sous  les  pluies,  sans  arriver 
jamais  à  ce  pays  mystérieux  où  les  ouvriers 
trouvent  de  l'ouvrage. 

II  s'entêta  d'abord  à  cette  idée  qu'il  ne 
devait  travailler  qu'à  la  charpente,  puisqu'il 
était  charpentier.  Mais,  dans  tous  les  chan- 
tiers où  il  se  présenta,  on  répondit  qu'on 
venait  de  congédier  des  hommes,  faute  de 
commandes,  et  il  se  résolut,  se  trouvant  à 
bout  de  ressources,  à  accomplir  toutes  les 
besognes  qu'il  rencontrerait  sur  son  chemin. 

Donc,  il  fut  tour  à  tour  terrassier,  valet 
d'écurie,  scieur  de  pierres;  il  cassa  du  bois, 
ébrancha  des  arbres,  creusa  un  puits,  mêla 
du  mortier,  lia  des  fagots,  garda  des  chèvres 
sur  une  montagne,  tout  cela  moyennant 
quelques  sous,  car  il  n'obtenait,  de  temps  en 
temps,  deux  ou  trois  jours  de  travail  qu'en  se 
proposant  à  vil  prix,  pour  tenter  l'avarice  des 
patrons  et  des  paysans. 

Et  maintenant,  depuis  une  semaine,  il  ne 


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LE  VAGABOND.  2  2- 

trouvait  plus  rien,  il  n'avait  plus  rien  et  il 
mangeait  un  peu  de  pain,  grâce  à  la  charité 
des  femmes  qu'il  implorait  sur  le  seuil  des 
portes,  en  passant  le  long  des  routes. 

Le  soir  tombait,  Jacques  Randel  harassé, 
les  jambes  brisées,  le  ventre  vide,  l'âme  en 
détresse,  marchait  nu-pieds  sur  l'herbe  au 
bord  du  chemin,  car  il  ménageait  sa  dernière 
paire  de  souliers,  l'autre  n'existant  plus  de- 
puis longtemps  déjà.  C'était  un  samedi,  vers 
la  fin  de  l'automne.  Les  nuages  gris  roulaient 
dans  le  ciel,  lourds  et  rapides,  sous  les  pous- 
sées du  vent  qui  sifflait  dans  les  arbres.  On 
sentait  qu'il  pleuvrait  bientôt.  La  campagne 
était  déserte,  à  cette  tombée  de  jour,  la  veille 
d'un  dimanche.  De  place  en  place,  dans  les 
champs,  s'élevaient,  pareilles  à  des  cham- 
pignons jaunes,  monstrueux,  des  meules 
de  paille  égrenées;  et  les  terres  semblaient 
nues,  étant  ensemencées  déjà  pour  l'autre 
année. 

Randel  avait  faim,  une  faim  de  bête,  une 
de  ces  faims  qui  jettent  les  loups  sur  les 
hommes.  Exténué,  il  allongeait  les  jambes 
pour  faire  moins  de  pas,  et,  la  tête  pesante, 
le  sang  bourdonnant  aux  tempes,  les  yeux 
rouges,  la  bouche  sèche,  il  serrait  son  bâton 
dans  sa  main  avec  l'envie  vague  de  frapper 
à  tour  de  bras  sur  le  premier  passant  qu'il 


22  8  LE  VAGABO.ND. 

rencontrerait  rentrant  chez  lui  manger  la 
soupe. 

II  regardait    les  bords    de    la    route   avec 

o 

l'image,  dans  les  yeux,  de  pommes  de  terre 
défouies,  restées  sur  le  sol  retourné.  S'il  en 
avait  trouvé  quelques-unes,  il  eût  ramassé  du 
bois  mort,  fait  un  petit  feu  dans  le  fossé,  et 
bien  soupe,  ma  foi,  avec  le  légume  chaud 
et  rond,  qu'il  eût  tenu  d'abord,  brûlant,  dans 
ses  mains  froides. 

Mais  la  saison  était  passée,  et  il  devrait, 
comme  la  veille,  ronger  une  betterave  crue, 
arrachée  dans  un  sillon. 

Depuis  deux  jours  il  parlait  haut  en  allon- 
geant le  pas  sous  l'obsession  de  ses  idées.  II 
n'avait  guère  pensé,  jusque-là,  appliquant 
tout  son  esprit,  toutes  ses  simples  facultés,  à 
sa  besogne  professionnelle.  Mais  voilà  que 
la  fatigue,  cette  poursuite  acharnée  d'un  tra- 
vail introuvable,  les  refus,  les  rebuffades,  les 
nuits  passées  sur  l'herbe,  le  jeûne,  le  mépris 
qu'il  sentait  chez  les  sédentaires  pour  le  va- 
gabond, cette  question  posée  chaque  jour  : 
«  Pourquoi  ne  restez-vous  pas  chez  vous  ?  »  le 
chagrin  de  ne  pouvoir  occuper  ses  bras  vail- 
lants qu'il  sentait  pleins  de  force,  le  souvenir 
des  parents  demeurés  à  la  maison  et  qui 
n'avaient  guère  de  sous,  non  plus,  l'emplis- 
saient peu  à  peu  d'une  colère  lente,  amassée 


r~ m."w*"  m. ■_..-■-  jr-   ■L;..ii'«nL'.'iJ"X",.J'"  V"...1*' 


LE  VAGABOND.  229 

chaque  jour,  chaque  heure,  chaque  minute, 
et  qui  s'échappait  de  sa  bouche,  malgré  lui, 
en  phrases  courtes  et  grondantes. 

Tout  en  trébuchant  sur  les  pierres  qui 
roulaient  sous  ses  pieds  nus,  il  grognait  : 
«Misère...  misère...  tas  de  cochons...  laisser 
crever  de  faim  un  homme. . .  un  charpentier. . . 
tas  de  cochons...  pas  quatre  sous...  pas 
quatre  sous...  v'Ià  qu'il  pleut...  tas  de  co- 
chons !...» 

II  s'indignait  de  l'injustice  du  sort  et  s'en 
prenait  aux  hommes,  à  tous  les  hommes,  de 
ce  que  la  nature,  la  grande  mère  aveugle,  est 
inéquitable,  féroce  et  perfide. 

II  répétait,  les  dents  serrées  :  «  Tas  de 
cochons  !  »  en  regardant  la  mince  fumée  grise 
qui  sortait  des  toits,  à  cette  heure  du  dîner. 
Et,  sans  réfléchir  à  cette  autre  injustice,  hu- 
maine celle-là,  qui  se  nomme  violence  et  vol, 
il  avait  envie  d'entrer  dans  une  de  ces  de- 
meures, d'assommer  les  habitants  et  de  se 
mettre  à  table,  à  leur  place. 

II  disait  :  «J'ai  pas  le  droit  de  vivre,  main- 
tenant. . .  puisqu'on  me  laisse  crever  de  faim. . . 
je  ne  demande  qu'à  travailler,  pourtant...  tas 
de  cochons  !  »  Et  la  souffrance  de  ses  mem- 
bres, la  souffrance  de  son  ventre,  la  souffrance 
de  son  cœur  lui  montaient  à  la  tête  comme 
une  ivresse  redoutable,  et  faisaient  naître,  en 


2^0  LE   VAGABOND. 


son  cerveau,  cette  idée  simple  :  «  J'ai  le  droit 
de  vivre,  puisque  je  respire,  puisque  l'air  est 
à  tout  le  monde.  Alors,  donc,  on  n'a  pas  le 
droit  de  me  laisser  sans  pain  !  » 

La  pluie  tombait,  fine,  serrée,  glacée.  II 
s'arrêta  et  murmura  :  «  Misère. . .  encore  un 
mois  de  route  avant  de  rentrer  à  la  maison. . .» 
II  revenait  en  effet  chez  lui  maintenant,  com- 
prenant qu'il  trouverait  plutôt  à  s'occuper 
dans  sa  ville  natale,  où  il  était  connu,  en 
faisant  n'importe  quoi,  que  sur  les  grands 
chemins  où  tout  le  monde  le  suspectait. 

Puisque  la  charpente  n'allait  pas,  il  de- 
viendrait manœuvre,  gâcheur  de  plâtre,  ter- 
rassier, casseur  de  cailloux.  Quand  il  ne 
gagnerait  que  vingt  sous  par  jour,  ce  serait 
toujours  de  quoi  manger. 

II  noua  autour  de  son  cou  ce  qui  restait  de 
son  dernier  mouchoir,  afin  d'empêcher  l'eau 
froide  de  lui  couler  dans  le  dos  et  sur  la  poi- 
trine. Mais  il  sentit  bientôt  qu'elle  traversait 
déjà  la  mince  toile  de  ses  vêtements  et  il  jeta 
autour  de  lui  un  regard  d'angoisse,  d'être 
perdu  qui  ne  sait  plus  où  cacher  son  corps, 
où  reposer  sa  tête,  qui  n'a  pas  un  abri  par  le 
monde. 

La  nuit  venait,  couvrant  d'ombre  les 
champs.  II  aperçut,  au  loin,  dans  un  pré, 
une  tache  sombre  sur  l'herbe,  une  vache.  II 


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LE  VAGABOND. 


) 


enjamba  le  fossé  de  la  route  et  alla  vers  elle, 
sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait. 

Quand  il  fut  auprès,  elle  leva  vers  lui  sa 
grosse  tête,  et  il  pensa  :  «Si  seulement  j'avais 
un  pot,  je  pourrais  boire  un  peu  de  lait.» 

II  regardait  la  vache;  et  la  vache  le  re- 
gardait; puis,  soudain,  lui  lançant  dans  le 
flanc  un  grand  coup  de  pied  :  «Debout!» 
dit-il. 

La  bête  se  dressa  lentement,  laissant 
pendre  sous  elle  sa  lourde  mamelle;  alors 
l'homme  se  coucha  sur  le  dos,  entre  les  pattes 
de  l'animal,  et  il  but,  longtemps,  longtemps, 
pressant  de  ses  deux  mains  le  pis  gonflé, 
chaud,  et  qui  sentait  I'étable.  II  but  tant  qu'il 
resta  du  lait  dans  cette  source  vivante. 

Mais  la  pluie  glacée  tombait  plus  serrée,  et 
toute  la  plaine  était  nue  sans  lui  montrer  un 
refuge.  II  avait  froid;  et  il  regardait  une  lu- 
mière qui  brillait  entre  les  arbres,  à  la  fenêtre 
d'une  maison. 

La  vache  s'était  recouchée,  lourdement.  II 
s'assit  à  côté  d'elle,  en  lui  flattant  la  tête, 
reconnaissant  d'avoir  été  nourri.  Le  souffle 
épais  et  fort  de  la  bête ,  sortant  de  ses  naseaux 
comme  deux  jets  de  vapeur  dans  l'air  du  soir, 
passait  sur  la  face  de  l'ouvrier  qui  se  mit  à 
dire  :  «Tu  n'as  pas  froid  là  dedans,  toi.» 

Maintenant,  il  promenait  ses  mains  sur  le 


2.32  LE  VAGABOND. 

poitrail,  sous  les  pattes,  pour  y  trouver  de  la 
chaleur.  Alors  une  idée  lui  vint,  celle  de  se 
coucher  et  de  passer  la  nuit  contre  ce  gros 
ventre  tiède.  II  chercha  donc  une  place,  pour 
être  bien,  et  posa  juste  son  front  contre  la 
mamelle  puissante  qui  l'avait  abreuvé  tout  à 
l'heure.  Puis,  comme  il  était  brisé  de  fatigue, 
il  s'endormit  tout  à  coup. 

Mais,  plusieurs  fois,  il  se  réveilla,  le  dos 
ou  le  ventre  glacé,  selon  qu'il  appliquait  l'un 
ou  l'autre  sur  le  flanc  de  l'animal  ;  alors  il  se 
retournait  pour  réchauffer  et  sécher  la  partie 
de  son  corps  qui  était  restée  à  l'air  de  la  nuit; 
et  il  se  rendormit  bientôt  de  son  sommeil 
accablé. 

Un  coq  chantant  le  mit  debout.  L'aube 
allait  paraître  ;  il  ne  pleuvait  plus  ;  le  ciel 
était  pur. 

La  vache  se  reposait,  le  mufle  sur  le  sol;  il 
se  baissa  en  s'appuyant  sur  ses  mains,  pour 
baiser  cette  large  narine  de  chair  humide, 
et  il  dit  :  «Adieu,  ma  belle...  à  une  autre 
fois. . .  t'es  une  bonne  bête. . .  Adieu ...» 

Puis  il  mit  ses  souliers,  et  s'en  alla. 

Pendant  deux  heures,  il  marcha  devant 
lui,  suivant  toujours  la  même  route  ;  puis  une 
lassitude  l'envahit  si  grande,  qu'il  s'assit  dans 
l'herbe. 

Le  jour  était  venu;  les  cloches  des  églises 


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LE   VAGABOND.  233 

sonnaient,  des  hommes  en  blouse  bleue,  des 
femmes  en  bonnet  blanc,  soit  à  pied,  soit 
montés  en  des  charrettes,  commençaient  à 
passer  sur  les  chemins,  allant  aux  villages 
voisins  fêter  le  dimanche  chez  des  amis,  chez 
des  parents. 

Un  gros  paysan  parut,  poussant  devant 
lui  une  vingtaine  de  moutons  inquiets  et 
bêlants  qu'un  chien  rapide  maintenait  en 
troupeau. 

Randel  se  leva,  salua  :  «Vous  n'auriez  pas 
du  travail  pour  un  ouvrier  qui  meurt  de 
faim?  »  dit-il. 

L'autre  répondit  en  jetant  au  vagabond  un 
regard  méchant  : 

—  Je  n'ai  point  de  travail  pour  les  gens 
que  je  rencontre  sur  les  routes. 

Et  le  charpentier  retourna  s'asseoir  sur  le 
fossé. 

II  attendit  longtemps;  regardant  défiler 
devant  lui  les  campagnards,  et  cherchant 
une  bonne  figure,  un  visage  compatissant 
pour  recommencer  sa  prière. 

II  choisit  une  sorte  de  bourgeois  en  redin- 
gote,  dont  une  chaîne  d'or  ornait  le  ventre. 

—  Je  cherche  du  travail  depuis  deux  mois, 
dit-il.  Je  ne  trouve  rien;  et  je  n'ai  plus  un  sou 
dans  ma  poche. 

Le  demi-monsieur  répliqua  :  «  Vous  auriez 


234  LE  VAGABOND. 

dû  lire  l'avis  affiché  à  l'entrée  du  pays.  —  La 
mendicité  est  interdite  sur  le  territoire  de  la 
commune.  —  Sachez  que  je  suis  le  maire,  et, 
si  vous  ne  filez  pas  bien  vite,  je  vais  vous  faire 
ramasser.  » 

Randel,  que  la  colère  gagnait,  murmura  : 
«Faites-moi  ramasser  si  vous  voulez,  j'aime 
mieux  cela,  je  ne  mourrai  pas  de  faim,  au 
moins.  » 

Et  il  retourna  s'asseoir  sur  son  fossé. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  en  effet, 
deux  gendarmes  apparurent  sur  la  route.  Ils 
marchaient  lentement,  cote  à  côte,  bien  en 
vue,  brillants  au  soleil  avec  leurs  chapeaux 
cirés,  leurs  bufïïeteries  jaunes  et  leurs  boutons 
de  métal,  comme  pour  effrayer  les  malfaiteurs 
et  les  mettre  en  fuite  de  loin,  de  très  loin. 

Le  charpentier  comprit  bien  qu'ils  venaient 
pour  lui;  mais  il  ne  remua  pas,  saisi  soudain 
d'une  envie  sourde  de  les  braver,  d'être  pris 
par  eux,  et  de  se  venger,  plus  tard. 

Ils  approchaient  sans  paraître  l'avoir  vu, 
allant  de  leur  pas  militaire,  lourd  et  balancé 
comme  la  marche  des  oies.  Puis  tout  à  coup, 
en  passant  devant  lui,  ils  eurent  l'air  de  le 
découvrir,  s'arrêtèrent  et  se  mirent  à  le  dévi- 
sager d'un  œil  menaçant  et  furieux. 

Et  le  brigadier  s'avança  en  demandant  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  ici? 


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LE   VAGABOND.  2  3  5 

L'homme  répliqua  tranquillement  : 

—  Je  me  repose. 

—  D'où  venez-vous  ? 

—  S'il  fallait  vous  dire  tous  les  pays  où  j'ai 
passé,  j'en  aurais  pour  plus  d'une  heure. 

—  Où  allez-vous? 

—  A  Ville-Avaray. 

—  Où  c'est-il  ça? 

—  Dans  la  Manche. 

—  C'est  votre  pays  ? 

—  C'est  mon  pays. 

—  Pourquoi  en  êtes-vous  parti  ? 

—  Pour  chercher  du  travail. 

Le  brigadier  se  retourna  vers  son  gen- 
darme, et,  du  ton  colère  d'un  homme  que  la 
même  supercherie  finit  par  exaspérer  : 

—  Ils  disent  tous  ça,  ces  bougres-là.  Mais 
je  la  connais,  moi. 

Puis  il  reprit  : 

—  Vous  avez  des  papiers  ? 

—  Oui,  j'en  ai. 

—  Donnez-les. 

Randel  prit  dans  sa  poche  ses  papiers,  ses 
certificats,  de  pauvres  papiers  usés  et  sales  qui 
s'en  allaient  en  morceaux,  et  les  tendit  au  soldat. 

L'autre  les  épelait  en  ânonnant,  puis 
constatant  qu'ils  étaient  en  règle,  il  les  rendit 
avec  l'air  mécontent  d'un  homme  qu'un  plus 
malin  vient  de  jouer. 


236  LE  VAGABOND. 

Après  quelques  moments  de  réflexion,  il 
demanda  de  nouveau  : 

—  Vous  avez  de  l'argent  sur  vous  ? 

—  Non. 

—  Rien? 

—  Rien. 

—  Pas  un  sou  seulement  ? 

—  Pas  un  sou  seulement  ! 

—  De  quoi  vivez-vous,  alors? 

—  De  ce  qu'on  me  donne. 

—  Vous  mendiez,  alors? 
Randel  répondit  résolument  : 

—  Oui,  quand  je  peux. 

Mais  le  gendarme  déclara  :  «Je  vous 
prends  en  flagrant  délit  de  vagabondage  et 
de  mendicité,  sans  ressource  et  sans  pro- 
fession, sur  la  route,  et  je  vous  enjoins  de  me 
suivre. » 

Le  charpentier  se  leva. 

—  Ousque  vous  voudrez,  dit-il. 

Et  se  plaçant  entre  les  deux  militaires 
avant  même  d'en  recevoir  l'ordre,  il  ajouta  : 

—  Allez,  coffrez-moi.  Ça  me  mettra  un 
toit  sur  la  tête  quand  il  pleut. 

Et  ils  partirent  vers  le  village  dont  on 
apercevait  les  tuiles,  à  travers  les  arbres  dé- 
pouillés de  feuilles,  à  un  quart  de  lieue  de 
distance. 

C'était    l'heure   de    la   messe,    quand    ils 


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LE  VAGABOND.  23- 

traversèrent  le  pays.  La  place  était  pleine  de 
monde,  et  deux  haies  se  formèrent  aussitôt 
pour  voir  passer  le  malfaiteur  qu'une  troupe 
d'enfants  excités  suivait.  Paysans  et  paysannes 
le  regardaient,  cet  homme  arrêté,  entre  deux 
gendarmes,  avec  une  haine  allumée  dans  les 
yeux,  et  une  envie  de  lui  jeter  des  pierres, 
de  lui  arracher  la  peau  avec  les  ongles,  de 
l'écraser  sous  leurs  pieds.  On  se  demandait 
s'il  avait  volé  et  s'il  avait  tué.  Le  boucher, 
ancien  spahi,  affirma  :  «  C'est  un  déserteur.  » 
Le  débitant  de  tabac  crut  le  reconnaître 
pour  un  homme  qui  lui  avait  passé  une 
pièce  fausse  de  cinquante  centimes,  le  matin 
même,  et  le  quincaillier  vit  en  lui  indubi- 
tablement l'introuvable  assassin  de  la  veuve 
Malet  que  la  police  cherchait  depuis  six 
mois. 

Dans  la  salle  du  conseil  municipal,  où  ses 
gardiens  le  firent  entrer,  Randel  retrouva  le 
maire,  assis  devant  la  table  des  délibérations 
et  flanqué  de  l'instituteur. 

—  Ah!  ah!  s'écria  le  magistrat,  vous 
revoilà,  mon  gaillard.  Je  vous  avais  bien  dit 
que  je  vous  ferais  coffrer.  Eh  bien,  brigadier, 
qu'est-ce  que  c'est?» 

Le  brigadier  répondit  :  «Un  vagabond  sans 
feu  ni  lieu,  monsieur  le  maire,  sans  ressources 
et  sans  argent   sur   lui,   à    ce   qu'il  affirme, 


238  LE  VAGABOND. 

arrêté  en  état  de  mendicité  et  de  vagabon- 
dage, muni  de  bons  certificats  et  de  papiers 
bien  en  règle.  » 

—  Montrez-moi  ces  papiers,  dit  le  maire. 
II  les  prit,  les  lut,  les  relut,  les  rendit,  puis 
ordonna  :  «Fouillez-le.  );  On  fouilla  Randel; 
on  ne  trouva  rien. 

Le  maire  semblait  perplexe.  II  demanda  à 
l'ouvrier  : 

—  Que  faisiez -vous,  ce  matin,  sur  la 
route  ? 

—  Je  cherchais  de  l'ouvrage. 

—  De  l'ouvrage?...  Sur  la  grand'route? 

—  Comment  voulez-vous  que  j'en  trouve, 
si  je  me  cache  dans  les  bois? 

Ils  se  dévisageaient  tous  les  deux  avec  une 
haine  de  bêtes  appartenant  à  des  races  enne- 
mies. Le  magistrat  reprit  :  «  Je  vais  vous  faire 
mettre  en  liberté,  mais  que  je  ne  vous  y  re- 
prenne pas  !  » 

Le  charpentier  répondit  :  «J'aime  mieux 
que  vous  me  gardiez.  J'en  ai  assez  de  courir 
les  chemins.  » 

Le  maire  prit  un  air  sévère  : 

—  Taisez-vous. 

Puis  il  ordonna  aux  gendarmes  : 

—  Vous  conduirez  cet  homme  à  deux 
cents  mètres  du  village,  et  vous  le  laisserez 
continuer  son  chemin. 


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LE  VAGABOND.  239 

L'ouvrier  dit  :  «  Faites-moi  donner  à  man- 
ger, au  moins.  » 

L'autre  fut  indigné  :  «  II  ne  manquerait  plus 
que  de  vous  nourrir  !  Ah  !  ah  !  ah  !  elle  est 
forte  celle-là!» 

Mais  Randel  reprit  avec  fermeté  :  «Si  vous 
me  laissez  encore  crever  de  faim,  vous  me 
forcerez  à  faire  un  mauvais  coup.  Tant  pis 
pour  vous  autres,  les  gros.  » 

Le  maire  s'était  levé,  et  il  répéta  : 

—  Emmenez-le  vite,  parce  que  je  finirais 
par  me  fâcher. 

Les  deux  gendarmes  saisirent  donc  le  char- 
pentier par  les  bras  et  l'entraînèrent.  II  se 
laissa  faire,  retraversa  le  village,  se  retrouva 
sur  la  route  ;  et  les  hommes  l'ayant  conduit  à 
deux  cents  mètres  de  la  borne  kilométrique, 
le  brigadier  déclara  : 

—  Voilà,  filez  et  que  je  ne  vous  revoie 
point  dans  le  pays,  ou  bien  vous  aurez  de 
mes  nouvelles. 

Et  Randel  se  mit  en  route  sans  rien  ré- 
pondre, et  sans  savoir  où  il  allait.  II  marcha 
devant  lui  un  quart  d'heure  ou  vingt  minutes, 
tellement  abruti  qu'il  ne  pensait  plus  à  rien. 

Mais  soudain,  en  passant  devant  une  petite 
maison  dont  la  fenêtre  était  entr'ouverte  une 
odeur  de  pot-au-feu  lui  entra  dans  la  poitrine 
et  l'arrêta  net,  devant  ce  logis. 


24O  LE  VAGABOND. 

Et,  tout  à  coup,  la  faim,  une  faim  féroce, 
dévorante,  affolante,  le  souleva,  faillit  le 
jeter  comme  une  brute  contre  les  murs  de 
cette  demeure. 

II  dit,  tout  haut,  d'une  voix  grondante  : 
«Nom  de  Dieu!  faut  qu'on  m'en  donne, 
cette  fois.»  Et  il  se  mit  à  heurter  la  porte  à 
grands  coups  de  son  bâton.  Personne  ne  ré- 
pondit; il  frappa  plus  fort,  criant  :  «Hé!  hé  ! 
hé  !  là  dedans,  les  gens  !  hé  !  ouvrez  !  » 

Rien  ne  remua;  alors,  s'approchant  de  la 
fenêtre,  il  la  poussa  avec  sa  main,  et  i'air 
enfermé  de  la  cuisine,  l'air  tiède  plein  de 
senteurs  de  bouillon  chaud,  de  viande  cuite 
et  de  choux  s'échappa  vers  l'air  froid  du 
dehors. 

D'un  saut,  le  charpentier  fut  dans  la 
pièce.  Deux  couverts  étaient  mis  sur  une 
table.  Les  propriétaires,  partis  sans  doute  à  la 
messe,  avaient  laissé  sur  le  feu  leur  dîner, 
le  bon  bouilli  du  dimanche,  avec  la  soupe 
grasse  aux  légumes. 

Un  pain  frais  attendait  sur  la  cheminée, 
entre  deux  bouteilles  qui  semblaient  pleines. 

Randel  d'abord  se  jeta  sur  le  pain,  le  cassa 
avec  autant  de  violence  que  s'il  eût  étranglé 
un  homme,  puis  il  se  mit  à  le  manger  vorace- 
ment, par  grandes  bouchées  vite  avalées. 
Mais  l'odeur  de  la  viande,  presque  aussitôt, 


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LE   VAGABOND.  24  I 

l'attira  vers  la  cheminée,  et,  ayant  ôté  le  cou- 
vercle du  pot,  il  y  plongea  une  fourchette  et 
fit  sortir  un  gros  morceau  de  bœuf,  lié  d'une 
ficelle.  Puis  il  prit  encore  des  choux,  des 
carottes,  des  oignons,  jusqu'à  ce  que  son 
assiette  fût  pleine,  et,  l'ayant  posée  sur  la 
table,  il  s'assit  devant,  coupa  le  bouilli  en 
quatre  parts  et  dîna  comme  s'il  eût  été  chez 
lui.  Quand  il  eut  dévoré  le  morceau  presque 
entier,  plus  une  quantité  de  légumes,  il 
s'aperçut  qu'il  avait  soif  et  il  alla  chercher 
une  des  bouteilles  posées  sur  la  cheminée. 

A  peine  vit-il  le  liquide  en  son  verre  qu'il 
reconnut  de  l'eau-de-vie.  Tant  pis,  c'était 
chaud,  cela  lui  mettrait  du  feu  dans  les 
veines,  ce  serait  bon,  après  avoir  eu  si  froid; 
et  il  but. 

II  trouva  cela  bon  en  effet,  car  il  en  avait 
perdu  l'habitude  ;  il  s'en  versa  de  nouveau  un 
plein  verre,  qu'il  avala  en  deux  gorgées.  Et, 
presque  aussitôt,  il  se  sentit  gai,  réjoui  par 
l'alcool  comme  si  un  grand  bonheur  lui  avait 
coulé  dans  le  ventre. 

II  continuait  à  manger,  moins  vite,  en 
mâchant  lentement  et  trempant  son  pain  dans 
le  bouillon.  Toute  la  peau  de  son  corps  était 
devenue  brûlante,  le  front  surtout  où  le  sang 
battait. 

Mais,   soudain,  une  cloche  tinta  au  loin. 

16 


2 il  LE  VAGABOND. 

C'était  la  messe  qui  finissait  ;  et  un  instinct 
plutôt  qu'une  peur,  l'instinct  de  prudence 
qui  guide  et  rend  perspicaces  tous  les  êtres 
en  danger,  fit  se  dresser  le  charpentier,  qui 
mit  dans  une  poche  le  reste  du  pain,  dans 
l'autre  la  bouteille  d'eau-de-vie,  et,  à  pas 
furtifs,  gagna  la  fenêtre  et  regarda  la  route. 

Elle  était  encore  toute  vide.  II  sauta  et  se 
remit  en  marche;  mais,  au  lieu  de  suivre  le 
grand  chemin,  il  fuit  à.  travers  champs  vers 
un  bois  qu'il  apercevait. 

II  se  sentait  alerte,  fort,  joyeux,  content  de 
ce  qu'il  avait  fait  et  tellement  souple  qu'il 
sautait  les  clôtures  des  champs,  à  pieds 
joints,  d'un  seul  bond. 

Dès  qu'il  fut  sous  les  arbres,  il  tira  de  nou- 
veau la  bouteille  de  sa  poche,  et  se  remit  à 
boire,  par  grandes  lampées,  tout  en  mar- 
chant. Alors  ses  idées  se  brouillèrent,  ses 
yeux  devinrent  troubles,  ses  jambes  élas- 
tiques comme  des  ressorts. 

II  chantait  la  vieille  chanson  populaire  : 

Ah!  qu'il  fait  donc  bon 
Qu'il  fait  donc  bon 
Cueillir  la  fraise. 

II  marchait  maintenant  sur  une  mousse 
épaisse,  humide  et  fraîche,  et  ce  tapis  doux 


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LE  VAGABOND.  2  {  ) 

sous  les  pieds  lui  donna  des  envies  folles  de 
faire  la  culbute,  comme  un  enfant. 

II  prit  son  élan,  cabriola,  se  releva,  re- 
commença. Et,  entre  chaque  pirouette,  il  se 
remettait  à  chanter  : 


Ah!  qu'il  tait  donc  bon 
Qu'il  fait  donc  bon 
Cueillir  la  fraise. 


Tout  à  coup,  il  se  trouva  au  bord  d'un 
chemin  creux  et  il  aperçut,  dans  le  fond,  une 
grande  fille,  une  servante  qui  rentrait  au 
village,  portant  aux  mains  deux  seaux  de  lait, 
écartés  d'elle  par  un  cercle  de  barrique. 

II  la  guettait,  penché,  les  yeux  allumés 
comme  ceux  d'un  chien  qui  voit  une  caille. 

Elle  le  découvrit,  leva  la  tête,  se  mit  à  rire 
et  lui  cria  : 

—  C'est-il  vous  qui  chantiez  comme  ça? 

II  ne  répondit  point  et  sauta  dans  le  ravin, 
bien  que  le  talus  fût  haut  de  six  pieds  au 
moins. 

Elle  dit,  le  voyant  soudain  debout  devant 
elle  :  «Cristi,  vous  m'avez  fait  peur!  » 

Mais  il  ne  l'entendait  pas,  il  était  ivre,  il 
était  fou,  soulevé  par  une  autre  rage  plus 
dévorante  que  la  faim,  enfiévré  par  l'alcool, 
par  l'irrésistible  furie  d'un  homme  qui  manque 

16. 


244  LE  VAGABOND. 

de  tout,  depuis  deux  mois,  et  qui  est  gris, 
et  qui  est  jeune,  ardent,  brûlé  par  tous  les 
appétits  que  la  nature  a  semés  dans  la  chair 
vigoureuse  des  mâles. 

La  fille  reculait  devant  lui ,  effrayée  de  son 
visage,  de  ses  yeux,  de  sa  bouche  entr'ou- 
verte,  de  ses  mains  tendues. 

II  la  saisit  par  les  épaules,  et,  sans  dire  un 
mot,  la  culbuta  sur  le  chemin. 

Elle  laissa  tomber  ses  seaux  qui  roulèrent  à 
grand  bruit  en  répandant  leur  lait,  puis  elle 
cria,  puis,  comprenant  que  rien  ne  servirait 
d'appeler  dans  ce  désert,  et  voyant  bien  à 
présent  qu'il  n'en  voulait  pas  à  sa  vie,  elle 
céda,  sans  trop  de  peine,  pas  très  fâchée, 
car  il  était  fort,  le  gars,  mais  par  trop  brutal 
vraiment. 

Quand  elle  se  fut  relevée,  l'idée  de  ses 
seaux  répandus  l'emplit  tout  à  coup  de  fu- 
reur, et,  ôtant  son  sabot  d'un  pied,  elle  se 
jeta,  à  son  tour,  sur  l'homme,  pour  lui  casser 
la  tête  s'il  ne  payait  pas  son  lait. 

Mais  lui,  se  méprenant  à  cette  attaque  vio- 
lente, un  peu  dégrisé,  éperdu,  épouvanté  de 
ce  qu'il  avait  fait,  se  sauva  de  toute  la  vitesse 
de  ses  jarrets,  tandis  qu'elle  lui  jetait  des 
pierres,  dont  quelques-unes  l'atteignirent  dans 
le  dos. 

II  courut  longtemps,  longtemps,  puis  il  se 


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LE   VAGABOND.  2  [  , 

sentit  las  comme  il  ne  l'avait  jamais  été.  Ses 
jambes  devenaient  molles  à  ne  le  plus  porter; 
toutes  ses  idées  étaient  brouillées,  il  perdait 
souvenir  de  tout,  ne  pouvait  plus  réfléchir 
à  rien. 

Et  il  s'assit  au  pied  d'un  arbre. 

Au  bout  de  cinq  minutes  il  dormait. 

II  fut  réveillé  par  un  grand  choc,  et,  ou- 
vrant les  yeux,  il  aperçut  deux  tricornes  de 
cuir  verni  penchés  sur  lui,  et  les  deux  gen- 
darmes du  matin  qui  lui  tenaient  et  lui  liaient 
les  bras. 

—  Je  savais  bien  que  je  te  repincerais, 
dit  le  brigadier  goguenard. 

Randel  se  leva  sans  répondre  un  mot.  Les 
hommes  le  secouaient,  prêts  à  le  rudoyer,  s'il 
faisait  un  geste,  car  il  était  leur  proie  à  pré- 
sent, il  était  devenu  du  gibier  de  prison, 
capturé  par  ces  chasseurs  de  criminels  qui  ne 
le  lâcheraient  plus. 

—  En  route  !  commanda  le  gendarme. 

Ils  partirent.  Le  soir  venait,  étendant  sur 
la  terre  un  crépuscule  d'automne,  lourd  et 
sinistre. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  ils  atteignirent 
le  village. 

Toutes  les  portes  étaient  ouvertes,  car  on 
savait  les  événements.  Paysans  et  paysannes, 
soulevés  de  colère,  comme  si  chacun  eût  été 


2.46  LE  VAGABOND. 

volé,  comme  si  chacune  eût  été  violée,  vou- 
laient voir  rentrer  le  misérable  pour  lui  jeter 
des  injures. 

Ce  fut  une  huée  qui  commença  à  la  pre- 
mière maison  pour  finir  à  la  mairie,  où  le 
maire  attendait  aussi,  vengé  lui-même  de  ce 
vagabond. 

Dès  qu'il  l'aperçut,  il  cria  de  loin  : 

—  Ah  !  mon  gaillard  !  nous  y  sommes. 

Et  il  se  frottait  les  mains,  content  comme 
il  l'était  rarement. 

II  reprit  :  «Je  l'avais  dit,  je  l'avais  dit,  rien 
qu'en  le  voyant  sur  la  route.  » 

Puis,  avec  un  redoublement  de  joie  : 

—  Ah!  gredin,  ah!  sale  gredin,  tu  tiens 
tes  vingt  ans,  mon  gaillard  ! 

Le  Vagabond  a  paru  dans  la  Nouvelle  Revue  du  Ier  jan- 
vier 1887. 


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LE 

VOYAGE  DU  HORLA 


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LE 
VOYAGE    DU    HORLA. 


J'avais  reçu,  dans  la  matinée  du  8  juillet, 
le  télégramme  que  voici  :  «Beau  temps. 
Toujours  mes  prédictions.  Frontières 
belges.  Départ  du  matériel  et  du  personnel 
à  midi,  au  siège  social.  Commencement  des 
manœuvres  à  trois  heures.  Ainsi  donc  je  vous 
attends  à  l'usine  à  partir  de  cinq  heures.  Jovis.» 
A  cinq  heures  précises,  j'entrais  à  l'usine 
à  gaz  de  la  Villette.  On  dirait  les  ruines  co- 
lossales d'une  ville  de  cyclopes.  D'énormes 
et  sombres  avenues  s'ouvrent  entre  les  lourds 
gazomètres  alignés  l'un  derrière  l'autre,  pa- 
reilles à  des  colonnes  monstrueuses,  tron- 
quées, inégalement  hautes  et  qui  portaient 
sans  doute,  autrefois,  quelque  effrayant  édifice 
de  fer. 

Dans  la  cour  d'entrée  gît  le  ballon,  une 


250  LE  VOYAGE  DU   HORLA. 

grande  galette  de  toile  jaune,  aplatie  à  terre 
sous  un  filet.  On  appelle  cela  la  mise  en  éper- 
vier  ;  et  il  a  l'air  en  effet  d'un  vaste  poisson 
pris  et  mort. 

Deux  ou  trois  cents  personnes  le  regar- 
dent, assises  ou  debout,  ou  bien  examinent 
la  nacelle,  un  joli  panier  carré,  un  panier  à 
chair  humaine  qui  porte  sur  son  flanc,  en 
lettres  d'or,  dans  une  plaque  d'acajou  :  Le 
Horla. 

On  se  précipite  soudain,  car  le  gaz  pénètre 
enfin  dans  le  ballon  par  un  long  tube  de  toile 
jaune  qui  rampe  sur  le  sol,  se  gonfle,  palpite 
comme  un  ver  démesuré.  Mais  une  autre  pen- 
sée, une  autre  image  frappent  tous  les  yeux  et 
tous  les  esprits.  C'est  ainsi  que  la  nature  elle- 
même  nourrit  les  êtres  jusqu'à  leur  naissance. 
La  bête  qui  s'envolera  tout  à  l'heure  commence 
à  se  soulever,  et  les  aides  du  capitaine  Jovis,  à 
mesure  que  le  Horla  grossit,  étendent  et 
mettent  en  place  le  filet  qui  le  couvre  de 
façon  à  ce  que  la  pression  soit  bien  régulière 
et  également  répartie  sur  tous  les  points. 

Cette  opération  est  fort  délicate  et  fort 
importante;  car  la  résistance  de  la  toile  de 
coton,  si  mince,  dont  est  fait  l'aérostat,  est 
calculée  non  en  raison  de  l'étendue  du  con- 
tact de  cette  toile  avec  le  filet,  mais  aux 
mailles  serrées  qui  portera  la  nacelle. 


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LE  VOYAGE  DU   HORLA.  25  I 

Le  Horla,  d'ailleurs,  a  été  dessiné  par 
M.  Mallet,  construit  sous  ses  yeux  et  par  lui. 
Tout  a  été  fait  dans  les  ateliers  de  M.  Jovis, 
par  le  personnel  actif  de  la  société,  et  rien  au 
dehors. 

Ajoutons  que  tout  est  nouveau  dans  ce 
ballon,  depuis  le  vernis  jusqu'à  la  soupape, 
ces  deux  choses  essentielles  de  I'aérostation. 
II  doit  rendre  la  toile  impénétrable  au  gaz, 
comme  les  flancs  d'un  navire  sont  impéné- 
trables à  l'eau.  Les  anciens  vernis  à  base 
d'huile  de  Im  avaient  le  double  inconvénient 
de  fermenter  et  de  brûler  la  toile  qui,  en  peu 
de  temps,  se  déchirait  comme  du  papier. 

Les  soupapes  offraient  ce  danger  de  se 
refermer  imparfaitement  dès  qu'elles  avaient 
été  ouvertes  et  qu'était  brisé  l'enduit,  dit  cata- 
plasme, dont  on  les  garnissait.  La  chute  de 
M.  Lhoste,  en  pleine  mer  et  en  pleine  nuit, 
a  prouvé,  l'autre  semaine,  l'imperfection  du 
vieux  système. 

On  peut  dire  que  les  deux  découvertes  du 
capitaine  Jovis,  celle  du  vernis  principale- 
ment, sont  d'une  valeur  inestimable  pour 
I'aérostation. 

On  en  parle  d'ailleurs  dans  la  foule,  et  des 
hommes  qui  semblent  être  des  spécialistes 
affirment  avec  autorité  que  nous  serons  re- 
tombés   avant    les    fortifications.    Beaucoup 


2)2  LE   VOYAGE  DU    HORLA. 

d'autres  choses  encore  sont  blâmées  dans  ce 
ballon  d'un  nouveau  type  que  nous  allons 
expérimenter  avec  tant  de  bonheur  et  de 
succès. 

II  grossit  toujours,  lentement.  On  y  dé- 
couvre de  petites  déchirures  faites  pendant 
le  transport;  et  on  les  bouche,  selon  l'usage, 
avec  des  morceaux  de  journal  appliqués  sur 
la  toile  en  les  mouillant.  Ce  procédé  d'obstruc- 
tion inquiète  et  émeut  le  public. 

Pendant  que  le  capitaine  Jovis  et  son  per- 
sonnel s'occupent  des  derniers  détails,  les 
voyageurs  vont  dîner  à  la  cantine  de  l'usine 
à  gaz,  selon  la  coutume  établie. 

Quand  nous  ressortons,  l'aérostat  se  ba- 
lance, énorme  et  transparent,  prodigieux 
fruit  d'or,  poire  fantastique  que  mûrissent 
encore;  en  la  couvrant  de  feu,  les  derniers 
rayons  du  soleil. 

Voici  qu'on  attache  la  nacelle,  qu'on 
apporte  les  baromètres,  la  sirène  que  nous 
ferons  gémir  et  mugir  dans  la  nuit,  les  deux 
trompes  aussi,  et  les  provisions  de  bouche, 
les  pardessus,  tout  le  petit  matériel  que  peut 
contenir,  avec  les  hommes,  ce  panier  volant. 

Comme  le  vent  pousse  le  ballon  sur  les 
gazomètres,  on  doit  à  plusieurs  reprises  l'en 
éloigner  pour  éviter  un  accident  au  départ. 


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LE  VOYAGE  DU   HORLA.  2>j 

Tout  à  coup  le  capitaine  Jovis  appelle  les 
passagers.  , 

Le  lieutenant  Mallet  grimpe  d'abord  dans 
le  filet  aérien  entre  la  nacelle  et  l'aérostat, 
d'où  il  surveillera,  durant  toute  la  nuit,  la 
marche  du  Horla  à  travers  le  ciel,  comme 
l'officier  de  quart,  debout  sur  la  passerelle, 
surveille  la  marche  du  navire. 

r 

M.  Etienne  Béer  monte  ensuite,  puis 
M.  Paul  Bessand,  puis  M.  Patrice  Eyriès,  et 
puis  moi. 

Mais  l'aérostat  est  trop  chargé  pour  la 
longue  traversée  que  nous  devons  entre- 
prendre, et  M.  Eyriès  doit,  non  sans  grand 
regret,  quitter  sa  place. 

M.  Jovis,  debout  sur  le  bord  de  la  nacelle, 
prie,  en  termes  fort  galants,  les  dames  de 
s'écarter  un  peu,  car  il  craint,  en  s'élevant, 
de  jeter  du  sable  sur  leurs  chapeaux,  puis  il 
commande  :  «  Lâchez  tout  !  »  et  tranchant  d'un 
coup  de  couteau  les  cordes  qui  suspendent 
autour  de  nous  le  lest  accessoire  qui  nous  re- 
tient à  terre,  il  donne  au  Horla  sa  liberté. 

En  une  seconde,  nous  sommes  partis.  On 
ne  sent  rien;  on  flotte,  on  monte,  on  vole, 
on  plane.  Nos  amis  crient  et  applaudissent, 
nous  ne  les  entendons  presque  plus;  nous  ne 
les  voyons  qu'à  peine.  Nous  sommes  déjà  si 
loin!  si  haut!  Quoi!  nous  venons  de  quitter 


2)4  I-E  VOYAGE  DU   HORLA. 

ces  gens  là-bas?  Est-ce  possible?  Sous  nous 
maintenant,  Pans  s'étale,  une  plaque  sombre, 
bleuâtre,  hachée  par  les  rues,  et  d'où  s'élan- 
cent de  place  en  place,  des  dômes,  des  tours, 
des  flèches,  puis  tout  autour,  la  plaine,  la 
terre  que  découpent  les  routes  longues,  min- 
ces et  blanches  au  milieu  des  champs  verts, 
d'un  vert  tendre  ou  foncé,  et  des  bois  presque 
noirs. 

La  Seine  semble  un  gros  serpent  roulé, 
couché  immobile,  dont  on  n'aperçoit  ni  la 
tête  ni  la  queue;  elle  vient  de  là-bas,  elle  s'en 
va  là-bas,  en  traversant  Pans,  et  la  terre  en- 
tière a  l'air  d'une  immense  cuvette  de  prés 
et  de  forêts  qu'enferme  à  l'horizon  une  mon- 
tagne basse,  lointaine  et  circulaire. 

Le  soleil  qu'on  n'apercevait  plus  d'en  bas 
reparaît  pour  nous,  comme  s'il  se  levait  de 
nouveau,  et  notre  ballon  lui-même  s'allume 
dans  cette  clarté;  il  doit  paraître  un  astre 
à  ceux  qui  nous  regardent.  M.  Mallet,  de 
seconde  en  seconde,  jette  dans  le  vide  une 
feuille  de  papier  à  cigarettes  et  dit  tranquille- 
ment: «Nous  montons,  nous  montons  tou- 
jours», tandis  que  le  capitaine  Jovis,  rayon- 
nant de  joie,  se  frotte  les  mains  en  répétant: 
«  Hein?  ce  vernis,  hein?  ce  vernis.» 

On  ne  peut  en  effet  apprécier  les  montées 
et    les   descentes   qu'en  jetant  de  temps   en 


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LE  VOYAGE  DU    HORLA. 


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temps  une  feuille  de  papier  à  cigarettes.  Si 
ce  papier,  qui  demeure,  en  réalité,  suspendu 
dans  l'air,  semble  tomber  comme  une  pierre, 
c'est  que  le  ballon  monte;  s'il  semble  au  con- 
traire s'envoler  au  ciel,  c'est  que  le  ballon 
descend. 

Les  deux  baromètres  indiquent  cinq  cents 
mètres  environ,  et  nous  regardons,  avec  une 
admiration  enthousiaste,  cette  terre  que  nous 
quittons,  à  laquelle  nous  ne  tenons  plus  par 
rien  et  qui  a  l'air  d'une  carte  de  géographie 
peinte,  d'un  plan  démesuré  de  province. 
Toutes  ses  rumeurs  cependant  nous  arrivent 
distinctes,  étrangement  reconnaissables.  On 
entend  surtout  le  bruit  des  roues  sur  les 
routes,  le  claquement  des  fouets,  le  «hue» 
des  charretiers,  le  roulement  et  le  sifflement 
des  trains,  et  les  rires  des  gamins  qui  courent 
et  jouent  sur  les  places.  Chaque  fois  que  nous 
passons  sur  un  village,  ce  sont  des  clameurs 
enfantines  qui  dominent  tout  et  montent  dans 
le  ciel  avec  le  plus  d'acuité. 

Des  hommes  nous  appellent;  des  locomo- 
tives sifflent;  nous  répondons  avec  la  sirène 
qui  pousse  des  gémissements  plaintifs,  affreux, 
suraigus,  vraie  voix  d'être  fantastique  errant 
autour  du  monde. 

Des  lumières  s'allument  de  place  en  place, 


2)6  LE  VOYAGE  DU   HORLA. 

feux  isolés  dans  les  fermes,  chapelets  de  gaz 
dans  les  villes.  Nous  allons  vers  le  nord-ouest 
après  avoir  plané  longtemps  sur  le  petit  lac 
d'Enghien.  Une  rivière  apparaît  :  c'est  l'Oise. 
Alors  nous  discutons  pour  savoir  où  nous 
sommes.  Cette  ville  qui  brille  là-bas,  est-ce 
Creil  ou  Pontoise?  Si  nous  étions  sur  Pon- 
toise,  on  verrait  semble-t-il  la  jonction  de  la 
Seine  et  de  l'Oise;  et  puis  ce  feu,  cet  énorme 
feu  sur  la  gauche ,  n'est-ce  pas  le  haut  four- 
neau de  Montataire? 

Nous  nous  trouvons  en  vérité  sur  Creil. 
Le  spectacle  est  surprenant;  sur  la  terre  il  fait 
nuit,  et  nous  sommes  encore  dans  la  lu- 
mière, à  dix  heures  passées.  Maintenant  nous 
entendons  les  bruits  légers  des  champs,  le 
double  cri  des  cailles  surtout,  puis  les  miaule- 
ments des  chats  et  les  hurlements  des  chiens. 
Certes,  les  chiens  sentent  le  ballon,  le  voient 
et  donnent  l'alarme.  On  les  entend,  par  toute 
la  plaine,  aboyer  contre  nous  et  gémir, 
comme  ils  gémissent  à  la  lune.  Les  bœufs 
aussi  semblent  se  réveiller  dans  les  étables, 
car  ils  mugissent;  toutes  les  bêtes  effrayées 
s'émeuvent  devant  ce  monstre  aérien  qui 
passe. 

Et  les  odeurs  du  sol  montent  vers  nous  dé- 
licieuses, odeurs  des  foins,  des  fleurs,  de  la 
terre  verte  et  mouillée,  parfumant  l'air,  un 


LE   VOYAGE  DU   HORLA.  2  j - 

air  léger,  si  léger,  si  doux,  si  savoureux  que 
jamais  de  ma  vie  je  n'avais  respiré  avec  tant 
de  bonheur.  Un  bien-être  profond,  inconnu, 
m'envahit,  bien-être  du  corps  et  de  l'esprit, 
fait  de  nonchalance,  de  repos  infini,  d'oubli, 
d'indifférence  à  tout  et  de  cette  sensation 
nouvelle  de  traverser  l'espace  sans  rien  sentir 
de  ce  qui  rend  insupportable  le  mouvement, 
sans  bruit,  sans  secousses  et  sans  trépidations. 
Tantôt  nous  montons  et  tantôt  nous  des- 
cendons. De  minute  en  minute,  le  lieutenant 
Mallet,  suspendu  dans  sa  toile  d'araignée,  dit 
au  capitaine  Jovis  :  «Nous  descendons,  jetez 
une  demi-poignée.  »  Et  le  capitaine,  qui  cause 
et  rit  avec  nous,  un  sac  de  lest  entre  ses  ge- 
noux, prend  dans  ce  sac  un  peu  de  sable  et 
le  jette  par-dessus  bord. 

Rien  n'est  plus  amusant,  plus  déîicat  et 
plus  passionnant  que  la  manœuvre  d'un  bal- 
lon. C'est  un  énorme  joujou,  libre  et  docile, 
qui  obéit  avec  une  surprenante  sensibilité, 
mais  qui  est  aussi,  et  avant  tout,  l'esclave  du 
vent,  auquel  nous  ne  commandons  pas. 

Une  pincée  de  sable,  la  moitié  d'un  jour- 
nal, quelques  gouttes  d'eau,  les  os  du  poulet 
qu'on  vient  de  manger,  jetés  au  dehors,  le 
font  monter  brusquement. 

Le  fleuve  ou  le  bois  qu'on  traverse,  nous 


2)8  LE  VOYAGE  DU   HORLA. 

soufflant  un  air  humide  et  froid ,  le  fait  des- 
cendre de  deux  cents  mètres.  Sur  les  blés 
mûrs  il  se  maintient,  et  sur  les  villes  il  s'élève. 

La  terre  dort  maintenant,  ou  plutôt  l'homme 
dort  sur  la  terre,  car  les  bêtes  réveillées  an- 
noncent toujours  notre  approche.  De  temps 
en  temps  le  roulement  d'un  tram  nous  arrive 
ou  le  sifflet  de  la  machine.  Sur  les  lieux  ha- 
bités nous  faisons  mugir  la  sirène  :  et  les 
pavsans  affolés  dans  leurs  lits  doivent  se  de- 
mander en  tremblant  si  c'est  l'ange  du  juge- 
ment dernier  qui  passe. 

Mais  une  odeur  de  gaz,  forte  et  continue, 
nous  frappe  :  nous  avons  rencontré  sans  doute 
un  courant  chaud,  et  le  ballon  se  gonfle, 
perdant  son  sang  invisible  par  le  tuyau  d'é- 
chappement, qu'on  nomme  appendice  et  qui 
se  referme  de  lui-même  dès  que  cesse  la  dila- 
tation. 

Nous  montons.  La  terre  déjà  ne  nous  ren- 
voie plus  l'écho  de  nos  trompes,  nous  avons 
déjà  passé  six  cents  mètres.  On  n'y  voit  pas 
assez  pour  consulter  les  instruments,  on  sait 
seulement  que  les  feuilles  de  papier  de  riz 
tombent  sous  nous  comme  des  papillons 
morts,  que  nous  montons  toujours,  toujours. 
On  ne  distingue  plus  la  terre;  des  brumes 
légères  nous  en  séparent;  et  sur  nos  têtes,  le 
peuple  des  étoiles  scintille. 


_1H  lïl T   iraTra  imii —  m wrtam"  "mut-tà^" '■"mgtHam;w»iima&mmï')!,jM*i:*ËÊm  •  <  m*.-t 


LE  VOYAGE  DU   HORLA.  2  ;  <y 

Mais  une  lueur  naît  devant  nous,  une 
lueur  d'argent  qui  fait  pâlir  le  ciel;  et  sou- 
dain, comme  si  elle  s'élevait  des  profondeurs 
inconnues  de  l'horizon  inférieur,  la  lune  ap- 
paraît sur  le  bord  d'un  nuage.  Elle  semble 
venue  d'en  bas,  tandis  que  nous  la  regar- 
dons de  très  haut,  accoudés  à  notre  nacelle 
comme  des  spectateurs  sur  un  balcon.  Elle 
se  dégage  luisante  et  ronde  des  nuées  qui 
l'enveloppaient,  et  elle  monte  au  ciel  avec 
lenteur. 

La  terre  n'est  plus,  la  terre  est  noyée  sous 
des  vapeurs  laiteuses  qui  ressemblent  à  une 
mer.  Nous  sommes  donc  seuls  maintenant 
avec  la  lune,  dans  l'immensité,  et  la  lune  a 
l'air  d'un  ballon  qui  voyage  en  face  de  nous; 
et  notre  ballon  qui  reluit  a  l'air  d'une  lune 
plus  grosse  que  l'autre,  d'un  monde  errant 
au  milieu  du  ciel,  au  milieu  des  astres,  dans 
l'étendue  infinie.  Nous  ne  parlons  plus,  nous 
ne  pensons  plus,  nous  ne  vivons  plus;  nous 
allons,  délicieusement  inertes,  à  travers  l'es- 
pace. L'air  qui  nous  porte  a  fait  de  nous  des 
êtres  qui  lui  ressemblent,  des  êtres  muets, 
joyeux  et  fous,  grisés  par  cette  envolée  pro- 
digieuse, étrangement  alertes,  bien  qu'immo- 
biles. On  ne  sent  plus  la  chair,  on  ne  sent 
plus  les  os,  on  ne  sent  plus  palpiter  le  cœur, 
on  est  devenu  quelque  chose  d'inexprimable, 

'7- 


2.6o  LE   VOYAGE  DU   HORLA. 

des  oiseaux  qui  n'ont  pas  même  la  peine  de 
battre  de  l'aile. 

Tout  souvenir  a  disparu  de  nos  âmes,  tout 
souci  a  quitté  nos  pensées,  nous  n'avons  plus 
de  regrets,  de  projets,  ni  d'espérances.  Nous 
regardons,  nous  sentons,  nous  jouissons 
éperdument  de  ce  voyage  fantastique;  rien 
que  la  lune  et  nous  dans  le  ciel  !  Nous  sommes 
un  monde  vagabond,  un  monde  en  marche, 
comme  nos  sœurs  les  planètes;  et  ce  petit 
monde  en  marche  porte  cinq  hommes  qui 
ont  quitté  la  terre  et  l'ont  déjà  presque  ou- 
bliée. On  y  voit  maintenant  comme  en  plein 
jour;  nous  nous  regardons  surpris  de  cette 
clarté,  car  nous  n'avons  à  regarder  que  nous 
et  quelques  nuages  d'argent  qui  flottent  plus 
bas.  Les  baromètres  indiquent  douze  cents 
mètres,  puis  treize,  puis  quatorze,  puis 
quinze  cents;  et  les  feuilles  de  papier  de  riz 
tombent  toujours  autour  de  nous. 

Le  capitaine  Jovis  affirme  que  la  lune 
souvent  a  fait  ainsi  s'emballer  les  aérostats  et 
que  le  voyage  en  haut  va  continuer. 

Nous  sommes  maintenant  à  deux  mille 
mètres;  nous  montons  encore  à  deux  mille 
trois  cent  cinquante  mètres,  le  ballon  enfin 
s'arrête. 

Et  nous  faisons  mugir  la  sirène,  surpris 
qu'on  ne  nous  réponde  point  des  étoiles. 


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LE   VOYAGE   DU    HORLA.  26  I 

A  présent  nous  descendons,  très  vite,  sans 
nous  en  douter.  M.  Mallet  crie  sans  cesse  : 
«Jetez  du  lest,  jetez  du  lest!  »  Et  le  lest  qu'on 
précipite  dans  le  vide,  sable  et  pierres  mêlées, 
nous  revient  dans  la  figure,  comme  s'il  re- 
montait, lancé  d'en  bas  vers  les  astres,  tant 
est  rapide  notre  chute. 

Voici  la  terre  ! 

Où  sommes-nous?  Cette  pointe  en  l'air  a 
duré  plus  de  deux  heures.  II  est  minuit  passé 
et  nous  traversons  un  grand  pays  sec,  bien 
cultivé,  plein  de  routes,  très  peuplé. 

Voici  une  ville,  une  grande  ville  à  droite, 
une  autre  à  gauche  plus  loin.  Mais,  tout  à 
coup,  à  la  surface  du  sol,  une  lumière  écla- 
tante, féerique,  s'allume  et  s'éteint,  puis  elle 
reparaît,  s'efface  de  nouveau.  Jovis,  que  grise 
l'espace,  s'écrie  :  «Regardez,  regardez  ce 
phénomène  de  la  lune  dans  l'eau.  On  ne 
peut  rien  voir  de  plus  beau  la  nuit.  » 

Rien,  en  effet,  ne  peut  faire  imaginer  pa- 
reille chose,  rien  ne  peut  donner  l'idée  de 
l'éclat  prodigieux  de  ces  plaques  de  clarté 
qui  ne  sont  pas  du  feu,  qui  ne  semblent  pas 
des  reflets,  qui  naissent  brusquement  ici  ou 
là  et  s'éteignent  tout  aussitôt. 

Sur  les  ruisseaux  qui  serpentent,  ces  foyers 
ardents  apparaissent  en  même  temps  à  chaque 
détour  du  cours  d'eau  :  mais  comme  le  ballon 


262  LE  VOYAGE  DU   HORLA. 

passe  aussi  vite  que  le  vent,  à  peine  a-t-on  le 
temps  de  les  voir. 

Nous  sommes  maintenant  assez  près  de  la 
terre,  et  notre  ami  Béer  s'écrie  :  «Regardez 
donc!  qu'est-ce  qui  court  là-bas  dans  ce 
champ?  N'est-ce  pas  un  chien?»  Quelque 
chose  court  en  effet  sur  le  sol  avec  une  pro- 
digieuse vitesse,  et  ce  quelque  chose  semble 
franchir  les  fossés,  les  routes,  les  arbres  avec 
une  telle  facilité  que  nous  ne  comprenons 
pas.  Le  capitaine  naît  :  «C'est  l'ombre  de 
notre  ballon,  dit-il.  Elle  va  grossir  à  mesure 
que  nous  descendrons.  » 

J'entends  distinctement  un  grand  bruit 
de  forges  dans  le  lointain,  et  comme  nous 
n'avons  cessé,  durant  toute  la  nuit,  de  nous 
diriger  sur  l'étoile  polaire,  que  j'ai  si  souvent 
regardée  et  consultée  du  pont  de  mon  petit 
yacht  sur  la  Méditerranée,  nous  allons  indu- 
bitablement vers  la  Belgique. 

Notre  sirène  et  nos  deux  trompes  appellent 
sans  discontinuer.  Quelques  cris  nous  répon- 
dent, cri  de  charretier  qui  s'arrête,  cri  de 
buveur  attardé.  Nous  hurlons  :  «  Où  sommes- 
nous?»  Mais  le  ballon  va  si  vite  que  jamais 
l'homme  effaré  n'a  le  temps  de  nous  répondre. 
L'ombre  grossie  du  Horla,  large  comme  une 
balle    d'enfant,    fuit   devant    nous,    sur    les 


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LE  VOYAGE  DU   HORLA.  263 

champs,  les  routes,  les  blés  et  les  bois.  Elle 
passe,  elle  passe,  nous  précédant  d'un  demi- 
kilomètre;  et  j'écoute  à  présent,  penché  hors 
de  la  nacelle,  le  grand  bruit  du  vent  dans  les 
arbres  et  sur  les  récoltes. 

Je  dis  au  capitaine  Jovis  :  «Comme  ça 
souffle  !  » 

II  me  répond  :  «Non,  ce  sont  des  chutes 
d'eau  sans  doute.»  J'insiste,  sûr  de  mon 
oreille  qui  le  connaît  bien,  le  vent,  pour 
l'avoir  entendu  si  souvent  siffler  dans  les  cor- 
dages. Alors  Jovis  me  pousse  le  coude;  il  a 
peur  d'émouvoir  ses  passagers  joyeux  et 
tranquilles,  car  il  sait  bien  qu'un  orage  nous 
chasse.  Un  homme  enfin  nous  a  compris,  il 
répond  :  «Nord.» 

Un  autre  nous  jette  le  même  mot. 

Et  soudain  une  ville  considérable,  d'après 
l'étendue  de  son  gaz,  se  montre  juste  devant 
nous.  C'est  Lille,  peut-être.  Comme  nous 
approchons  d'elle,  apparaît  sous  nous,  tout 
à  coup,  une  si  surprenante  lave  de  feu,  que 
je  me  crois  emporté  sur  un  pays  fabuleux 
où  on  fabrique  des  pierres  précieuses  pour 
les  géants. 

C'est  une  briqueterie ,  paraît-il.  En  voici 
d'autres,  deux,  trois.  Les  matières  en  fusion 
bouillonnent,  scintillent,  jettent  des  éclats 
bleus,   rouges,   jaunes,   verts,  des  reflets  de 


264  LE  VOYAGE  DU    HORLA. 

diamants  monstrueux, de  rubis,  d'émeraudes, 
de  turquoises,  de  saphirs,  de  topazes.  Et  près 
de  là  les  grandes  forges  soufflent  leur  haleine 
ronflante,  pareille  à  des  rugissements  de  lions 
apocalyptiques;  les  hautes  cheminées  jettent 
au  vent  leurs  panaches  de  flammes,  et  l'on 
entend  des  bruits  de  métal  qui  roule,  de 
métal  qui  sonne,  de  marteaux  énormes  qui 
retombent. 

—  Où  sommes-nous? 

Une  voix,  voix  de  farceur  ou  d'affolé,  nous 
répond  : 

—  Dans  un  ballon. 

—  Où  sommes-nous? 

—  Lille. 

Nous  ne  nous  étions  point  trompés.  Déjà 
on  ne  voit  plus  la  ville  et  voici  Roubaix  sur 
la  droite,  puis  des  champs  bien  cultivés,  ré- 
guliers, de  tons  différents  selon  les  cultures 
et  qui  semblent  tous  jaunes,  gris  ou  bruns 
dans  la  nuit.  Mais  des  nuages  s'amassent 
derrière  nous,  couvrent  la  lune,  tandis  qu'à 
l'Est  le  ciel  s'éclaircit,  devient  d'un  bleu  clair 
avec  des  reflets  rouges.  C'est  l'aube.  Elle 
grandit  vite,  nous  montrant  maintenant  tous 
les  petits  détails  de  la  terre,  les  trains,  les 
ruisseaux,  les  vaches,  les  chèvres.  Et  tout  cela 
passe  sous  nous  avec  une  prodigieuse  vitesse; 
on  n'a  pas  le  temps  de  regarder,  à  peine  le 


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LE  VOYAGE  DU    HORLA.  2.6  y 

temps  de  voir  que  d'autres  prés,  d'autres 
champs,  d'autres  maisons  ont  déjà  fui.  Les 
coqs  chantent,  mais  la  voix  des  canards  do- 
mine tout,  on  dirait  que  le  monde  en  est 
peuplé,  couvert,  tant  ils  font  de  bruit. 

Les  paysans  matineux  agitent  les  bras, 
nous  criant  :  «Laissez-vous  tomber.  »  Mais  nous 
allons  toujours,  sans  monter  ni  descendre, 
penchés  au  bord  de  la  nacelle  et  regardant 
couler  l'univers  sous  nos  pieds. 

Jovis  signale  une  autre  ville,  très  loin.  Elle 
approche,  dominée  par  des  clochers  anti- 
ques, et  ravissante,  vue  ainsi  d'en  haut.  On 
discute.  Est-ce  Courtrai  ?  Est-ce  Gand  ? 

Déjà  nous  sommes  tout  près  et  nous  voyons 
qu'elle  est  entourée  d'eau,  traversée  en  tous 
sens  par  des  canaux.  On  dirait  une  Venise 
du  Nord.  Juste  au  moment  où  nous  passons 
sur  le  beffroi,  si  près  que  notre  guide-rope, 
longue  corde  traînant  sous  la  nacelle,  a  failli 
le  toucher,  le  carillon  flamand  se  met  à  chan- 
ter trois  heures.  Ses  sons  légers  et  rapides, 
doux  et  clairs,  semblent  jaillir  pour  nous  de 
ce  mince  toit  de  pierre  frôlé  dans  notre 
course  errante.  C'est  un  bonjour  charmant, 
un  bonjour  ami  que  nous  jette  la  Flandre. 
Nous  répondons  avec  la  sirène  dont  l'hor- 
rible voix  résonne  par  les  rues. 

C'était  Bruges;  mais  à  peine  I'avions-nous 


2.66  LE   VOYAGE  DU  HORLA. 

perdue  de  vue,  que  mon  voisin  Paul  Bessand 
me  demande  :  «Ne  vovez-vous  rien  sur  la 
droite  et  devant  vous?  On  dirait  un  fleuve.» 
Devant  nous,  en  effet,  s'étend  au  loin  une 
ligne  lumineuse,  sous  la  clarté  de  l'aube. 
Oui,  cela  a  l'air  d'un  fleuve,  d'un  immense 
fleuve,  avec  des  îles  dedans. 

«Préparons  la  descente»,  dit  le  capitaine. 
II  fait  rentrer  dans  la  nacelle  M.  Mallet  tou- 
jours perché  dans  son  filet;  puis  on  serre  les 
baromètres  et  tous  les  objets  durs  qui  pour- 
raient nous  blesser  dans  les  secousses. 

M.  Bessand  s'écrie  :  «Mais  voilà  des  mâts 
de  navires  à  gauche.  Nous  sommes  à  la 
mer.  » 

Des  brumes  nous  l'avaient  cachée  jusque-là. 
La  mer  était  partout,  à  gauche  et  en  face, 
tandis  qu'à  notre  droite  l'Escaut,  joint  à  la 
Meuse,  étendait  jusqu'à  la  mer  ses  bouches 
plus  vastes  qu'un  lac. 

II  fallait  descendre  en  une  minute  ou  deux. 

La  corde  de  la  soupape,  religieusement 
enfermée  dans  un  petit  sac  de  toile  blanche 
et  placée  bien  en  vue  afin  qu'elle  ne  soit 
touchée  par  personne,  fut  déroulée,  et 
M.  Mallet  la  tient  en  main,  tandis  que  le  ca- 
pitaine Jovis  cherche  au  loin  une  place  favo- 
rable. 


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LE  VOYAGE  DU   HORLA.  267 

Derrière  nous,  le  tonnerre  gronde  et  aucun 
oiseau  ne  suivait  notre  course  folle. 

—  Tirez  !  cria  Jovis. 

Nous  passions  sur  un  canal.  La  nacelle 
frémit  deux  fois  et  s'inclina.  Le  guide-rope  a 
touché  les  grands  arbres  des  deux  rives. 

Mais  notre  vitesse  est  telle  que  la  longue 
corde  qui  traîne  maintenant  ne  semble  pas  la 
ralentir,  et  nous  arrivons,  avec  une  rapidité 
de  boulet,  sur  une  grande  ferme,  dont  les 
poules,  les  pigeons,  les  canards  effarés  s'en- 
volent dans  tous  les  sens,  tandis  que  les 
veaux,  les  chats  et  les  chiens  fuient,  éperdus, 
vers  la  maison. 

II  nous  reste  juste  un  demi-sac  de  lest.  Jovis 
le  jette;  et  le  Horla  légèrement  s'envole  par- 
dessus le  toit. 

«  La  soupape  !  »  crie  de  nouveau  le  capi- 
taine. 

M.  Mallet  se  suspend  à  la  corde  et  nous 
descendons  comme  tombe  une  flèche. 

D'un  coup  de  couteau,  l'amarre  qui  retient 
l'ancre  est  coupée,  nous  la  tramons  derrière 
nous  dans  un  grand  champ  de  betteraves. 

Voici  des  arbres. 

—  Attention!  Cramponnez-vous!  Gare 
aux  têtes  ! 

Nous  passons  encore  dessus;  puis  une  forte 
secousse  nous  bouscule.  L'ancre  a  mordu. 


268  LE   VOYAGE  DU    HORLA. 

—  Attention  !  Tenez-vous  bien  !  Soulevez- 
vous  à  la  force  des  poignets.  Nous  allons 
toucher. 

La  nacelle  touche  en  effet.  Et  puis  s'envole 
de  nouveau.  Elle  retombe  encore,  rebondit 
et  enfin  se  pose  à  terre,  tandis  que  le  ballon 
se  débat  follement,  avec  des  efforts  d'ago- 
nisant. 

Des  paysans  accouraient,  mais  n'osaient 
point  approcher.  Ils  furent  longtemps  à  se 
décider  avant  de  venir  nous  délivrer,  car  on 
ne  peut  mettre  pied  à  terre  sans  que  l'aérostat 
soit  presque  complètement  dégonflé. 

Puis,  en  même  temps  que  les  hommes 
effarés,  dont  quelques-uns  sautaient  d'éton- 
nement  avec  des  gestes  de  sauvages,  toutes 
les  vaches  qui  paissaient  sur  les  dunes  ve- 
naient à  nous,  entourant  notre  ballon  d'un 
cercle  étrange  et  comique  de  cornes,  de  gros 
yeux  et  de  naseaux  soufflants. 

Avec  l'aide  des  paysans  belges,  complai- 
sants et  hospitaliers,  nous  avons  pu,  en  peu 
de  temps,  empaqueter  tout  notre  matériel  et 
le  porter  à  la  gare  de  Heyst,  où  nous  repre- 
nions à  8  h.  20  le  train  pour  Paris. 

La  descente  avait  eu  lieu  à  trois  heures 
quinze  minutes  du  matin,  ne  précédant  que 
de  quelques  secondes  la  pluie  torrentielle  et 


IUM!ULL!iJ"  UilSJi,  .Hi'JjJ.-^ïJ.  juj  -irs^BHWr 


LE  VOYAGE  DU   HORLA.  269 

les    éclairs   aveuglants   de    l'orage  qui    nous 
chassait  devant  lui. 

Nous  avons  donc  pu,  grâce  au  capitaine 
Jovis,  dont  mon  confrère  Paul  Ginisty 
m'avait  depuis  longtemps  raconté  la  har- 
diesse, car  ils  sont  tombés  ensemble  et  vo- 
lontairement en  pleine  mer,  en  face  de  Men- 
ton, nous  avons  donc  pu,  en  une  seule  nuit, 
voir,  du  haut  du  ciel,  le  coucher  du  soleil,  le 
lever  de  la  lune  et  le  retour  du  jour,  et  aller 
de  Paris  aux  bouches  de  l'Escaut  à  travers  les 


airs. 


Le  Voyage  du  Horla  a  paru  dans  le  Figaro  du  samedi 
16  juillet  1887,  sous  le  titre  :  De  Paris  à  Hevst. 


"15"  ' — !— 


UN    FOU? 


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UN   FOU? 


uand  on  me  dit  :  «Vous  savez  que 
Jacques  Parent  est  mort  fou  dans  une 
maison  de  santé»,  un  frisson  doulou- 
reux, un  frisson  de  peur  et  d'angoisse  me 
courut  le  long  des  os;  et  je  le  revis  brusque- 
ment, ce  grand  garçon  étrange,  fou  depuis 
longtemps  peut-être,  maniaque  inquiétant, 
effrayant  même. 

C'était  un  homme  de  quarante  ans,  haut, 
maigre,  un  peu  voûté,  avec  des  yeux  d'hallu- 
ciné, des  yeux  noirs,  si  noirs  qu'on  ne  dis- 
tinguait pas  la  pupille,  des  yeux  mobiles, 
rôdeurs,  malades,  hantés.  Quel  être  singu- 
lier, troublant  qui  apportait,  qui  jetait  un 
malaise  autour  de  lui,  un  malaise  vague,  de 
l'âme,  du  corps,  un  de  ces  énervements 
incompréhensibles  qui  font  croire  à  des  in- 
fluences surnaturelles. 

II  avait  un  tic  gênant  :  la  manie  de  cacher 


ses  mains.  Presque  jamais  il  ne  les  laissait 
errer,  comme  nous  faisons  tous  sur  les  objets, 
sur  les  tables.  Jamais  il  ne  maniait  les  choses 
traînantes  avec  ce  geste  familier  qu'ont  pres- 
que tous  les  hommes.  Jamais  il  ne  les  laissait 
nues,  ses  longues  mains  osseuses,  fines,  un 
peu  fébriles. 

II  les  enfonçait  dans  ses  poches,  sous  les 
revers  de  ses  aisselles  en  croisant  les  bras.  On 
eût  dit  qu'il  avait  peur  qu'elles  ne  fissent, 
malgré  lui,  quelque  besogne  défendue, 
qu'elles  n'accomplissent  quelque  action  hon- 
teuse ou  ridicule  s'il  les  laissait  libres  et  maî- 
tresses de  leurs  mouvements. 

Quand  il  était  obligé  de  s'en  servir  pour 
tous  les  usages  ordinaires  de  la  vie,  il  le  fai- 
sait par  saccades  brusques,  par  élans  rapides 
du  bras  comme  s'il  n'eût  pas  voulu  leur  laisser 
le  temps  d'agir  par  elles-mêmes,  de  se  refuser 
à  sa  volonté,  d'exécuter  autre  chose.  A  table, 
il  saisissait  son  verre,  sa  fourchette  ou  son 
couteau  si  vivement  qu'on  n'avait  jamais  le 
temps  de  prévoir  ce  qu'il  voulait  faire  avant 
qu'il  ne  l'eût  accompli. 

Or,  j'eus  un  soir  l'explication  de  la  surpre- 
nante maladie  de  son  âme. 

II  venait  passer  de  temps  en  temps  quel- 
ques jours  chez  moi,  à  la  campagne,  et  ce 
soir-là  il  me  paraissait  particulièrement  agité  ! 


•i.'.  rai-L-j-L-i  l 


UN  FOU  ?  275 

Un  orage  montait  dans  le  ciel,  étouffant  et 
noir,  après  une  journée  d'atroce  chaleur. 
Aucun  souffle  d'air  ne  remuait  les  feuilles. 
Une  vapeur  chaude  de  four  passait  sur  les 
visages,  faisait  haleter  les  poitrines.  Je  me 
sentais  mal  à  l'aise,  agité,  et  je  voulus  gagner 
mon  lit. 

Quand  il  me  vit  me  lever  pour  partir, 
Jacques  Parent  me  saisit  le  bras  d'un  geste 
effaré. 

—  Oh!  non,  reste  encore  un  peu,  me  dit-il. 
Je  le  regardai  avec  surprise  en  murmurant  : 

—  C'est  que  cet  orage  me  secoue  les 
nerfs. 

Il  gémit,  ou  plutôt  il  cria  : 

—  Et  moi  donc!  Oh!  reste,  je  te  prie;  je 
ne  voudrais  pas  demeurer  seul. 

II  avait  l'air  affolé. 
Je  prononçai  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as?  Perds-tu  la  tête? 
Et  il  balbutia  : 

—  Oui,  par  moments,  dans  les  soirs 
comme  celui-ci,  dans  les  soirs  d'électricité... 
j'ai...  j'ai...  j'ai  peur...  j'ai  peur  de  moi...  tu 
ne  me  comprends  pas?  C'est  que  je  suis  doué 
d'un  pouvoir...  non...  d'une  puissance... 
non...  d'une  force...  Enfin  je  ne  sais  pas  dire 
ce  que  c'est,  mais  j'ai  en  moi  une  action  ma- 
gnétique si  extraordinaire  que  j'ai  peur,  oui, 


Ij6  UX   FOU  ? 

j'ai  peur  de  moi,  comme  je  te  le  disais  tout 
à  l'heure! 

Et  il  cachait,  avec  des  frissons  éperdus,  ses 
mains  vibrantes  sous  les  revers  de  sa  jaquette. 
Et  moi-même  je  me  sentis  soudain  tout  trem- 
blant d'une  crainte  confuse,  puissante,  hor- 
rible. J'avais  envie  de  partir,  de  me  sauver, 
de  ne  plus  le  voir,  de  ne  plus  voir  son  œil 
errant  passer  sur  moi,  puis  s'enfuir,  tourner 
autour  du  plafond,  chercher  quelque  coin 
sombre  de  la  pièce  pour  s'y  fixer,  comme  s'il 
eût  voulu  cacher  aussi  son  regard  redoutable. 

Je  balbutiai  : 

—  Tu  ne  m'avais  jamais  dit  ça  ! 
II  reprit  : 

—  Est-ce  que  j'en  parle  à  personne? 
Tiens,  écoute,  ce  soir  je  ne  puis  me  taire. 
Et  j'aime  mieux  que  tu  saches  tout;  d'ailleurs, 
tu  pourras  me  secourir. 

Le  magnétisme!  Sais-tu  ce  que  c'est?  Non. 
Personne  ne  sait.  On  le  constate  pourtant. 
On  le  reconnaît,  les  médecins  eux-mêmes  le 
pratiquent;  un  des  plus  illustres,  M.  Char- 
cot,  le  professe;  donc,  pas  de  doute,  cela 
existe. 

Un  homme,  un  être  a  le  pouvoir,  effrayant 
et  incompréhensible,  d'endormir,  par  la  force 
de  sa  volonté,  un  autre  être,  et,  pendant  qu'il 
dort,  de  lui  voler  sa  pensée  comme  on  vole- 


UN  FOU  ?  277 

rait  une  bourse.  Il  lui  vole  sa  pensée,  c'est-à- 
dire  son  âme,  l'âme,  ce  sanctuaire,  ce  secret 
du  Moi,  l'âme,  ce  fond  de  l'homme  qu'on 
croyait  impénétrable,  l'âme,  cet  asile  des  in- 
avouables idées,  de  tout  ce  qu'on  cache,  de 
tout  ce  qu'on  aime,  de  tout  ce  qu'on  veut 
cédera  tous  les  humains,  il  l'ouvre,  la  viole, 
l'étalé,  la  jette  au  public!  N'est-ce  pas  atroce, 
criminel,  infâme? 

Pourquoi,  comment  cela  se  fait-il?  Le 
sait-on  ?  Mais  que  sait-on  ? 

Tout  est  mystère.  Nous  ne  communiquons 
avec  les  choses  que  par  nos  misérables  sens, 
incomplets,  infirmes,  si  faibles  qu'ils  ont  à 
peine  la  puissance  de  constater  ce  qui  nous 
entoure.  Tout  est  mystère.  Songe  à  la  mu- 
sique, cet  art  divin,  cet  art  qui  bouleverse 
l'âme,  l'emporte,  la  grise,  l'affole,  qu'est-ce 
donc?  Rien. 

r 

Tu  ne  me  comprends  pas?  Ecoute.  Deux 
corps  se  heurtent.  L'air  vibre.  Ces  vibrations 
sont  plus  ou  moins  nombreuses,  plus  ou 
moins  rapides,  plus  ou  moins  fortes,  selon  la 
nature  du  choc.  Or  nous  avons  dans  l'oreille 
une  petite  peau  qui  reçoit  ces  vibrations  de 
l'air  et  les  transmet  au  cerveau  sous  forme 
de  son.  Imagine  qu'un  verre  d'eau  se  change 
en  vin  dans  ta  bouche.  Le  tympan  accomplit 
cette  incroyable  métamorphose,   ce   surpre- 


UN   FOU  ? 


nant  miracle  de  changer  le  mouvement  en 
son.  Voilà. 

La  musique,  cet  art  complexe  et  mysté- 
rieux, précis  comme  l'algèbre  et  vague 
comme  un  rêve,  cet  art  fait  de  mathématiques 
et  de  brise,  ne  vient  donc  que  de  la  propriété 
étrange  d'une  petite  peau.  Elle  n'existerait 
point,  cette  peau,  que  le  son  non  plus  n'exis- 
terait pas,  puisque  par  lui-même  il  n'est 
qu'une  vibration.  Sans  l'oreille,  devinerait-on 
la  musique  ?  Non.  Eh  bien  !  nous  sommes 
entourés  de  choses  que  nous  ne  soupçonne- 
rons jamais,  parce  que  les  organes  nous 
manquent  qui  nous  les  révéleraient. 

Le  magnétisme  est  de  celles-là  peut-être. 
Nous  ne  pouvons  que  pressentir  cette  puis- 
sance, que  tenter  en  tremblant  ce  voisinage 
des  esprits,  qu'entrevoir  ce  nouveau  secret  de 
la  nature,  parce  que  nous  n'avons  point  en 
nous  l'instrument  révélateur. 

Quant  à  moi...  Quant  à  moi,  je  suis  doué 
d'une  puissance  affreuse.  On  dirait  un  autre 
être  enfermé  en  moi,  qui  veut  sans  cesse 
s'échapper,  agir  malgré  moi,  qui  s'agite,  me 
ronge,  m'épuise.  Quel  est-il?  Je  ne  sais  pas, 
mais  nous  sommes  deux  dans  mon  pauvre 
corps,  et  c'est  lui,  l'autre,  qui  est  souvent  le 
plus  fort,  comme  ce  soir. 

Je  n'ai  qu'à  regarder  les  gens  pour  les  en- 


UX  FOU  ?  279 

gourdir  comme  si  je  leur  avais  versé  de 
l'opium.  Je  n'ai  qu'à  étendre  les  mains  pour 
produire  des  choses. . .  des  choses. . .  terribles. 
Si  tu  savais?  Oui.  Si  tu  savais?  Mon  pouvoir 
ne  s'étend  pas  seulement  sur  les  hommes, 
mais  aussi  sur  les  animaux  et  même. . .  sur  les 
objets. . . 

Cela  me  torture  et  m'épouvante.  J'ai  eu 
envie  souvent  de  me  crever  les  yeux  et  de  me 
couper  les  poignets. 

Mais  je  vais. . .  je  veux  que  tu  saches  tout. 
Tiens.  Je  vais  te  montrer  cela. . .  non  pas  sur 
des  créatures  humaines,  c'est  ce  qu'on  fait 
partout,  mais  sur...  sur...  des  bêtes. 

Appelle  Mirza. 

II  marchait  à  grands  pas  avec  des  airs 
d'halluciné,  et  il  sortit  ses  mains  cachées  dans 
sa  poitrine.  Elles  me  semblèrent  effrayantes 
comme  s'il  eût  mis  à  nu  deux  épées. 

Et  je  lui  obéis  machinalement,  subjugué, 
vibrant  de  terreur  et  dévoré  d'une  sorte  de 
désir  impétueux  de  voir.  J'ouvris  la  porte  et 
je  sifflai  ma  chienne  qui  couchait  dans  le  ves- 
tibule. J'entendis  aussitôt  le  bruit  précipité 
de  ses  ongles  sur  les  marches  de  l'escalier, 
et  elle  apparut,  joyeuse,  remuant  la  queue. 

Puis  je  lui  fis  signe  de  se  coucher  sur  un 
fauteuil;  elle  y  sauta,  et  Jacques  se  mit  à  la 
caresser  en  la  regardant. 


280  UN  FOU  ? 

D'abord,  elle  sembla  inquiète;  elle  fris- 
sonnait, tournait  la  tête  pour  éviter  l'œil  fixe 
de  l'homme,  semblait  agitée  d'une  crainte 
grandissante.  Tout  à  coup,  elle  commença  à 
trembler,  comme  tremblent  les  chiens.  Tout 
son  corps  palpitait,  secoué  de  longs  frissons, 
et  elle  voulut  s'enfuir.  Mais  il  posa  sa  main 
sur  le  crâne  de  l'animal  qui  poussa,  sous  ce 
toucher,  un  de  ces  longs  hurlements  qu'on 
entend,  la  nuit,  dans  la  campagne. 

Je  me  sentais  moi-même  engourdi, étourdi, 
ainsi  qu'on  l'est  lorsqu'on  monte  en  barque. 
Je  voyais  se  pencher  les  meubles,  remuer  les 
murs.  Je  balbutiai  :  «Assez,  Jacques,  assez.» 
Mais  il  ne  m'écoutait  plus,  il  regardait  Mirza 
dune  façon  continue,  effrayante.  Elle  fermait 
les  yeux  maintenant  et  laissait  tomber  sa  tête 
comme  on  fait  en  s'endormant.  II  se  tourna 
vers  moi. 

—  C'est  fait,  dit-il,  vois  maintenant. 

Et  jetant  son  mouchoir  de  l'autre  côté  de 
l'appartement,  il  cria  :  «Apporte!  ». 

La  bête  alors  se  souleva  et  chancelant,  tré- 
buchant comme  si  elle  eût  été  aveugle,  re- 
muant ses  pattes  comme  les  paralytiques 
remuent  leurs  jambes,  elle  s'en  alla  vers  le 
linge  qui  faisait  une  tache  blanche  contre  le 
mur.  Elle  essaya  plusieurs  fois  de  le  prendre 
dans  sa   gueule,    mais   elle   mordait   à   côté 


UN  FOU  ?  28 I 

comme  si  elle  ne  l'eût  pas  vu.  Elle  le  saisit 
enfin,  et  revint  de  la  même  allure  ballottée 
de  chien  somnambule. 

C'était  une  chose  terrifiante  à  voir.  II  com- 
manda :  «Couche-toi  ».  Elle  se  coucha.  Alors, 
lui  touchant  le  front,  il  dit  :  «Un  lièvre,  pille, 
pille.  »  Et  la  bête,  toujours  sur  le  flanc,  essaya 
de  courir,  s'agita  comme  font  les  chiens  qui 
rêvent,  et  poussa,  sans  ouvrir  la  gueule,  des 
petits  aboiements  étranges,  des  aboiements 
de  ventriloque. 

Jacques  semblait  devenu  fou.  La  sueur 
coulait  de  son  front.  II  cria  :  «Mords-le,  mords 
ton  maître.  »  Elle  eut  deux  ou  trois  soubre- 
sauts terribles.  On  eût  juré  qu'elle  résistait, 
qu'elle  luttait.  II  répéta  :  «  Mords-le.  »  Alors,  se 
levant,  ma  chienne  s'en  vint  vers  moi,  et  moi 
je  reculais  vers  la  muraille,  frémissant  d'épou- 
vante, le  pied  levé  pour  la  frapper,  pour  la 
repousser. 

Mais  Jacques  ordonna  :  «Ici,  tout  de 
suite.  »  Elle  se  retourna  vers  lui.  Alors,  de  ses 
deux  grandes  mains,  il  se  mit  à  lui  frotter  la 
tête  comme  s'il  l'eût  débarrassée  de  liens  in- 
visibles. 

Mirza  rouvrit  les  yeux  :  «  C'est  fini  », 
dit-il. 

Je  n'osais  point  la  toucher  et  je  poussai  la 
porte  pour  qu'elle  s'en  allât.  Elle  partit  Ien- 


2b  2  UN   FOU  ? 


tement,  tremblante,  épuisée,  et  j'entendis  de 
nouveau  ses  griffes  frapper  les  marches. 

Mais  Jacques  revint  vers  moi  :  «  Ce  n'est 
pas  tout.  Ce  qui  m'effraie  le  plus,  c'est  ceci, 
tiens.  Les  objets  m'obéissent.  » 

II  y  avait  sur  ma  table  une  sorte  de  couteau- 
poignard  dont  je  me  servais  pour  couper  les 
feuillets  des  livres.  II  allongea  sa  main  vers 
lui.  Elle  semblait  ramper,  s'approchait  len- 
tement; et  tout  d'un  coup  je  vis,  oui,  je  vis  le 
couteau  lui-même  tressaillir,  puis  il  remua, 
puis  il  glissa  doucement,  tout  seul,  sur  le  bois 
vers  la  main  arrêtée  qui  l'attendait,  et  il  vint 
se  placer  sous  ses  doigts. 

Je  me  mis  à  crier  de  terreur.  Je  crus  que 
je  devenais  fou  moi-même,  mais  le  son  aigu 
de  ma  voix  me  calma  soudain. 

Jacques  reprit  : 

—  Tous  les  objets  viennent  ainsi  vers 
moi.  C'est  pour  cela  que  je  cache  mes  mains. 
Qu'est  cela?  Du  magnétisme,  de  l'électricité, 
de  l'aimant?  Je  ne  sais  pas,  mais  c'est  hor- 
rible. 

Et  comprends-tu  pourquoi  c'est  horrible? 
Quand  je  suis  seul,  aussitôt  que  je  suis  seul, 
je  ne  puis  m'empêcher  d'attirer  tout  ce  qui 
m'entoure. 

Et  je  passe  des  jours  entiers  à  changer  des 
choses  de  place,  ne  me  lassant  jamais  d'es- 


UJN   FOU  ?  283 

sayer  ce  pouvoir  abominable,  comme  pour 
voir  s'il  ne  m'a  pas  quitté. 

II  avait  enfoui  ses  grandes  mains  dans  ses 
poches  et  il  regardait  dans  la  nuit.  Un  petit 
bruit,  un  frémissement  léger  semblait  passer 
dans  les  arbres. 

C'était  la  pluie  qui  commençait  à  tomber. 

Je  murmurai  :  «  C'est  effrayant  !  » 

II  répéta  :  «  C'est  horrible.  » 

Une  rumeur  accourut  dans  ce  feuillage, 
comme  un  coup  de  vent.  C'était  l'averse, 
l'ondée  épaisse,  torrentielle. 

Jacques  se  mit  à  respirer  par  grands  souffles 
qui  soulevaient  sa  poitrine. 

—  Laisse-moi ,  dit-il ,  la  pluie  va  me  calmer. 
Je  désire  être  seul  à  présent. 

Un  Fou?  a  paru  dans  le  Figaro  du  Ier  septembre 
1884. 


APPENDICE 


APPENDICE. 


LE    HORLA. 


Le  docteur  Marrande,  le  plus  illustre  et  le 
plus  éminent  des  aliénistes,  avait  prié  trois 
de  ses  confrères  et  quatre  savants,  s'occu- 
pant  de  sciences  naturelles,  de  venir  passer  une 
heure  chez  lui,  dans  la  maison  de  santé  qu'il 
dirigeait,  pour  leur  montrer  un  de  ses  malades. 
Aussitôt  que  ses  amis  furent  réunis,  il  leur  dit  : 
«Je  vais  vous  soumettre  le  cas  le  plus  bizarre  et 
le  plus  inquiétant  que  j'aie  jamais  rencontré. 
D'ailleurs  je  n'ai  rien  à  vous  dire  de  mon  client. 
II  parlera  lui-même.  »  Le  docteur  alors  sonna.  Un 
domestique  fit  entrer  un  homme.  II  était  fort 
maigre,  d'une  maigreur  de  cadavre,  comme  sont 
maigres  certains  tous  que  ronge  une  pensée,  car 
la  pensée  malade  dévore  la  chair  du  corps  plus  \ 
que  la  fièvre  ou  la  phtisie. 

Ayant  salué  et  s'étant  assis,  il  dit  : 

—  Messieurs,  je  sais  pourquoi  on  vous  a  réunis 


288  LE   HORLA. 

ici  et  je  suis  prêt  à  vous  raconter  mon  histoire, 
comme  m'en  a  prié  mon  ami  le  docteur  Marrande. 
Pendant  longtemps  il  m'a  cru  fou.  Aujourd'hui 
il  doute.  Dans  quelque  temps,  vous  saurez  tous 
que  j'ai  l'esprit  aussi  sain,  aussi  lucide,  aussi  clair- 
voyant que  les  vôtres,  malheureusement  pour  moi, 
et  pour  vous,  et  pour  l'humanité  tout  entière. 

Mais  je  veux  commencer  par  les  Saiîs  eux- 
mêmes,  par  les  faits  tout  simples.  Les  voici  : 

J'ai  quarante-deux  ans.  Je  ne  suis  pas  marié, 
ma  fortune  est  suffisante  pour  vivre  avec  un  cer- 
tain luxe.  Donc  j'habitais  une  propriété  sur  les 
bords  de  la  Seine,  à  Biessard,  auprès  de  Rouen. 
J'aime  la  chasse  et  la  pêche.  Or  j'avais  derrière 
moi,  au-dessus  des  grands  rochers  qui  dominaient 
ma  maison,  une  des  plus  belles  forêts  de  France, 
celle  de  Roumare,  et  devant  moi  un  des  plus 
beaux  fleuves  du  monde. 

Ma  demeure  est  vaste,  peinte  en  blanc  à  l'exté- 
rieur, jolie,  ancienne,  au  milieu  d'un  grand 
jardin  planté  d'arbres  magnifiques  et  qui  monte 
jusqu'à  la  forêt,  en  escaladant  les  énormes  rochers 
dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure. 

Mon  personnel  se  compose,  ou  plutôt  se  com- 
posait d'un  cocher,  un  jardinier,  un  valet  de 
chambre,  une  cuisinière  et  une  Iingère  qui  était 
en  même  temps  une  espèce  de  femme  de  charge. 
Tout  ce  monde  habitait  chez  moi  depuis  dix  à 
seize  ans,  me  connaissait,  connaissait  ma  demeure, 
le  pays,  tout  l'entourage  de  ma  vie.  C'étaient  de 
bons  et  tranquilles  serviteurs.  Cela  importe  pour 
ce  que  je  vais  dire. 


LE  HORLA.  289 

J'ajoute  que  la  Seine,  qui  longe  mon  jardin, 
est  navigable  jusqu'à  Rouen,  comme  vous  le 
savez  sans  doute;  et  que  je  voyais  passer  chaque 
jour  de  grands  navires  soit  à  voiles,  soit  à  vapeur, 
venant  de  tous  les  coins  du  monde. 

Donc,  il  y  a  eu  un  an  l'automne  dernier,  je 
fus  pris  tout  à  coup  de  malaises  bizarres  et  in- 
explicables. Ce  fut  d'abord  une  sorte  d'inquiétude 
nerveuse  qui  me  tenait  en  éveil  des  nuits  entières, 
une  telle  surexcitation  que  le  moindre  bruit  me 
faisait  tressaillir.  Mon  humeur  s'aigrit.  J'avais  des 
colères  subites  inexplicables.  J'appelai  un  médecin 
qui  m'ordonna  du  bromure  de  potassium  et  des 
douches. 

Je  me  fis  donc  doucher  matin  et  soir,  et  je  me 
mis  à  boire  du  bromure.  Bientôt,  en  effet,  je 
recommençais  à  dormir,  mais  d'un  sommeil  plus 
affreux  que  l'insomnie.  A  peine  couché,  je  fer- 
mais les  yeux  et  je  m'anéantissais.  Oui,  je  tombais 
dans  le  néant,  dans  un  néant  absolu,  dans  une 
mort  de  l'être  entier  dont  j'étais  tiré  brusquement, 
horriblement  par  l'épouvantable  sensation  d'un 
poids  écrasant  sur  ma  poitrine,  et  d'une  bouche 
qui  mangeait  ma  vie,  sur  ma  bouche.  Oh!  ces 
secousses-là  !  je  ne  sais  rien  de  plus  épouvantable. 

Figurez-vous  un  homme  qui  dort,  qu'on  assas- 
sine, et  qui  se  réveille  avec  un  couteau  dans  la- 
gorge  ;  et  qui  râle  couvert  de  sang,  et  qui  ne  peut 
plus  respirer,   et  qui  va  mourir,  et  qui  ne  com- 
prend pas  —  voilà  ! 

Je  maigrissais  d'une  façon  inquiétante,  con- 
tinue; et  je  m'aperçus  soudain  que  mon  cocher, 

'9 


2.yo  LE  HORLA. 

qui  était  fort  gros,  commençait  à  maigrir  comme 
moi. 

Je  lui  demandai  enfin  : 

—  Qu'avcz-vous  donc,  Jean?  Vous  êtes 
malade. 

II  répondit  : 

—  Je  croîs  bien  que  j'ai  gagné  la  même\ 
maladie  que  monsieur.  C'est  mes  nuits  qui  per-j 
dent  mes  jours. 

Je  pensai  donc  qu'il  y  avait  dans  la  maison 
une  influence  fiévreuse  due  au  voisinage  du 
fleuve  et  j'allais  m'en  aller  pour  deux  ou  trois 
mois,  bien  que  nous  fussions  en  pleine  saison  de 
chasse,  quand  un  petit  fait  très  bizarre,  observé 
par  hasard,  amena  pour  moi  une  telle  suite  de 
découvertes  invraisemblables,  fantastiques,  ef- 
frayantes, que  je  restai. 

Ayant  soif  un  soir,  je  bus  un  demi-verre  d'eau 
et  je  remarquai  que  ma  carafe,  posée  sur  la  com- 
mode en  face  de  mon  lit,  était  pleine  jusqu'au 
bouchon  de  cristal. 

J'eus,  pendant  la  nuit,  un  de  ces  sommeils 
affreux  dont  je  viens  de  vous  parler.  J'allumai 
ma  bougie,  en  proie  à  une  épouvantable  angoisse, 
et,  comme  je  voulus  boire  de  nouveau,  je 
m'aperçus  avec  stupeur  que  ma  carafe  était  vide. 
Je  n'en  pouvais  croire  mes  yeux.  Ou  bien  on 
était  entré  dans  ma  chambre,  ou  bien  j'étais  som- 
nambule. 

Le  soir  suivant,  je  voulus  faire  la  même 
épreuve.  Je  fermai  donc  ma  porte  à  clef  pour 
être  certain  que    personne   ne   pourrait  pénétrer 


LE   HORLA.  2Q  I 

chez  moi.  Je  m'endormis  et  je  me  réveillai 
comme  chaque  nuit.  On  avait  bu  toute  l'eau  que 
j'avais  vue  deux  heures  plus  tôt. 

Qui  avait  bu  cette  eau?  Moi,  sans  doute,  et 
pourtant  je  me  croyais  sûr,  absolument  sûr,  de 
n'avoir  pas  fait  un  mouvement  dans  mon  sommeil 
profond  et  douloureux. 

Alors  j'eus  recours  à  des  ruses  pour  me  con- 
vaincre que  je  n'accomplissais  point  ces  actes 
inconscients.  Je  plaçai  un  soir,  à  côté  de  la  carafe, 
une  bouteille  de  vieux  bordeaux,  une  tasse  de 
lait  dont  j'ai  horreur,  et  des  gâteaux  au  chocolat 
que  j'adore. 

Le  vin  et  les  gâteaux  demeurèrent  intacts.  Le 
lait  et  l'eau  disparurent.  Alors,  chaque  jour,  je 
changeai  les  boissons  et  les  nourritures.  Jamais 
on  ne  toucha  aux  choses  solides,  compactes,  et 
on  ne  but,  en  fait  de  liquide,  que  du  laitage  frais 
et  de  l'eau  surtout. 

Mais  ce  doute  poignant  restait  dans  mon  âme. 
N'était-ce  pas  moi  qui  me  levais  sans  en  avoir 
conscience,  et  qui  buvais  même  les  choses  dé- 
testées, car  mes  sens  engourdis  par  le  sommeil 
somnambulique  pouvaient  être  modifiés,  avoir 
perdu  leurs  répugnances  ordinaires  et  acquis  des 
goûts  différents. 

Je  me  servis  alors  d'une  ruse  nouvelle  contre 
moi-même.  J'enveloppai  tous  les  objets  auxquels 
il  fallait  infailliblement  toucher  avec  des  bande- 
lettes de  mousseline  blanche  et  je  les  recouvris 
encore  avec  une  serviette  de  batiste. 

Puis,  au  moment  de  me  mettre  au  ht,  je  me 

19. 


T 


202  LE   HORLA. 

barbouillai  les  mains,  les  lèvres  et  les  moustaches 
avec  de  la  mine  de  plomb. 

A  mon  réveil,  tous  les  objets  étaient  demeurés 
immaculés,  bien  qu'on  y  eût  touché,  car  la  ser- 
viette n'était  point  posée  comme  je  l'avais  mise; 
et,  de  plus,  on  avait  bu  de  l'eau  et  du  lait.  Or 
ma  porte  fermée  avec  une  clef  de  sûreté  et  mes 
volets  cadenassés  par  prudence  n'avaient  pu 
laisser  pénétrer  personne. 

Alors,  je  me  posai  cette  redoutable  question. 
Qui  donc  était  là,  toutes  les  nuits,  près  de  moi  ? 

Je  sens,  messieurs,  que  je  vous  raconte  cela 
trop  vite.  Vous  souriez,  votre  opinion  est  déjà 
faite  :  «  C'est  un  fou.  »  J'aurais  dû  vous  décrire 
longuement  cette  émotion  d'un  homme  qui,  en- 
fermé chez  lui,  l'esprit  sain,  regarde,  à  travers  le 
verre  d'une  carafe,  un  peu  d'eau  disparue  pendant 
qu'il  a  dormi.  J'aurais  dû  vous  faire  comprendre 
cette  torture  renouvelée  chaque  soir  et  chaque 
matin,  et  cet  invincible  sommeil,  et  ces  réveils 
plus  épouvantables  encore. 

Mais  je  continue. 

Tout  à  coup,  le  miracle  cessa.  On  ne  touchait 
plus  à  rien  dans  ma  chambre.  C'était  fini.  J'allais 
mieux,  d'ailleurs.  La  gaieté  me  revenait,  quand 
j'appris  qu'un  de  mes  voisins,  M.  Legite,  se  trou- 
vait exactement  dans  l'état  où  j'avais  été  moi- 
même.  Je  crus  de  nouveau  à  une  influence  fié- 
vreuse dans  le  pays.  Mon  cocher  m'avait  quitte 
depuis  un  mois,  fort  malade. 

L'hiver  était  passé,  le  printemps  commençait. 
Or,  un  matin,  comme  je  me  promenais  près  de 


LE  HORLA.  293 

mon  parterre  de  rosiers,  je  vis,  je  vis  distincte- 
ment, tout  près  de  moi,  la  tige  d'une  des  plus 
belles  roses  se  casser  comme  si  une  main  invisible 
l'eût  cueillie;  puis  la  fleur  suivit  la  courbe 
qu'aurait  décrite  un  bras  en  la  portant  vers  une 
bouche,  et  resta  suspendue  dans  l'air  transparent, 
toute  seule,  immobile,  effrayante,  à  trois  pas  de 
mes  yeux. 

Saisi  d'une  épouvante  folle,  je  me  jetai  sur  elle 
pour  la  saisir.  Je  ne  trouvai  rien.  Elle  avait 
disparu.  Alors,  je  fus  pris  d'une  colère  furieuse 
contre  moi-même.  II  n'est  pas  permis  à  un  homme 
raisonnable  et  sérieux  d'avoir  de  pareilles  halluci- 
nations ! 

Mais  était-ce  bien  une  hallucination?  Je  cher- 
chai la  tige.  Je  la  retrouvai  immédiatement  sur 
l'arbuste,  fraîchement  cassée,  entre  deux  autres 
roses  demeurées  sur  la  branche  ;  car  elles  étaient 
trois  que  j'avais  vues  parfaitement. 

Alors  je  rentrai  chez  moi,  l'âme  bouleversée. 
Messieurs,  écoutez-moi,  je  suis  calme;  je  ne 
croyais  pas  au  surnaturel,  je  n'y  crois  pas  même 
aujourd'hui;  mais,  à  partir  de  ce  moment-là,  je 
fus  certain,  certain  comme  du  jour  et  de  la  nuit, 
qu'il  existait  près  de  moi  un  être  invisible  qui 
m'avait  hanté,  puis  m'avait  quitté,  et  qui  revenait. 

Un  peu  plus  tard,  j'en  eus  la  preuve. 

Entre  mes  domestiques  d'abord  éclataient  tous 
les  jours  des  querelles  furieuses  pour  mille  causes 
futiles  en  apparence,  mais  pleines  de  sens  pour 
moi  désormais. 

Un  verre,   un  beau  verre  de  Venise  se  brisa 


29  (  LE   HORLA. 

tout  seul,  sur  le  dressoir  de  ma  salle  à  manger,  en 
plein  jour. 

Le  valet  de  chambre  accusa  la  cuisinière ,  qui 
accusa  la  lingère,  qui  accusa  je  ne  sais  qui. 

Des  portes  fermées  le  soir  étaient  ouvertes  le 
matin.  On  volait  du  lait,  chaque  nuit,  dans 
l'office.  —  Ah  ! 

Quel  était-il?  De  quelle  nature  ?  Une  curiosité    > 
énervée,  mêlée    de    colère    et    d'épouvante,   me 
tenait  jour  et  nuit  dans  un  état  d'extrême   agi-  j 
tation. 

Mais  la  maison  redevint  calme  encore  une 
fois;  et  je  croyais  de  nouveau  à  des  rêves  quand 
se  passa  la  chose  suivante  : 

C'était  le  20  juillet,  à  neuf  heures  du  soir.  Il 
faisait  très  chaud;  j'avais  laissé  ma  fenêtre  toute 
grande  ouverte,  ma  lampe  allumée  sur  ma  table, 
éclairant  un  volume  de  Musset  ouvert  à  la  Nuit 
de  Mai;  et  je  m'étais  étendu  dans  un  grand  fau- 
teuil où  je  m'endormis. 

Or,  ayant  dormi  environ  quarante  minutes,  je 
rouvris  les  yeux,  sans  faire  un  mouvement, 
réveillé  par  je  ne  sais  quelle  émotion  confuse  et 
bizarre.  Je  ne  vis  rien  d'abord,  puis  tout  à  coup 
il  me  sembla  qu'une  page  du  livre  venait  de 
tourner  toute  seule.  Aucun  souffle  d'air  n'était 
entré  par  la  fenêtre.  Je  fus  surpris;  et  j'attendis. 
Au  bout  de  quatre  minutes  environ,  je  vis,  je  vis, 
oui,  je  vis,  messieurs,  de  mes  yeux,  une  autre 
page  se  soulever  et  se  rabattre  sur  la  précédente 
comme  si  un  doigt  l'eût  feuilletée.  Mon  fauteuil 
semblait  vide,  mais  je  compris  qu  il  était  la,  lui  ! 


LE  HORLA.  205 

Je  traversai  ma  chambre  d'un  bond  pour  le 
prendre,  pour  le  toucher,  pour  le  saisir,  si  cela  se 
pouvait...  Mais  mon  siège,  avant  que  je  l'eusse 
atteint,  se  renversa  comme  si  on  eût  fui  devant 
moi  ;  ma  lampe  aussi  tomba  et  s'éteignit,  le  verre 
brisé  ;  et  ma  fenêtre  brusquement  poussée  comme 
si  un  malfaiteur  l'eût  saisie  en  se  sauvant  alla 
frapper  sur  son  arrêt. . .  Ah  ! . . . 

Je  me  jetai  sur  la  sonnette  et  j'appelai.  Quand 
mon  valet  de  chambre  parut,  je  lui  dis  : 

«  J'ai  tout  renversé  et  tout  brisé.  Donnez-moi 
de  la  lumière.  » 

Je  ne  dormis  plus  cette  nuit-là.  Et  cependant 
j'avais  pu  encore  être  le  jouet  d'une  illusion.  Au 
réveil  les  sens  demeurent  troubles.  N'était-ce  pas 
moi  qui  avais  jeté  bas  mon  fauteuil  et  ma  lumière 
en  me  précipitant  comme  un  fou  ? 

Non,  ce  n'était  pas  moi  !  Je  le  savais  à  n'en 
point  douter  une  seconde.  Et  cependant  je  le 
voulais  croire. 

Attendez.  L'Etre!  Comment  le  nommerai-je? 
L'Invisible.  Non,  cela  ne  suffit  pas.  Je  l'ai  baptisé 
le  Horla.  Pourquoi  ?  Je  ne  sais  point.  Donc  le 
Horla  ne  me  quittait  plus  guère.  J'avais  jour  et 
nuit  la  sensation,  la  certitude  de  la  présence  de 
cet  insaisissable  voisin,  et  la  certitude  aussi  qu'il 
prenait  ma  vie,  heure  par  heure,  minute  par 
minute. 

L'impossibilité  de  le  voir  m'exaspérait  et  j'allu- 
mais toutes  les  lumières  de  mon  appartement, 
comme  si  j'eusse  pu,  dans  cette  clarté,  le  dé- 
couvrir. 


296  LE  HORLA. 

Je  le  vis,  enfin. 

Vous  ne  me  croyez  pas.  Je  l'ai  vu  cependant. 

J'étais  assis  devant  un  livre  quelconque,  ne 
lisant  pas,  mais  guettant,  avec  tous  mes  organes 
surexcités,  guettant  celui  que  je  sentais  près  de 
moi.  Certes,  il  était  là.  Mais  où?  Que  faisait-il? 
Comment  l'atteindre  ? 

En  face  de  moi  mon  lit,  un  vieux  lit  de  chêne 
à  colonnes.  A  droite  ma  cheminée.  A  gauche  ma 
porte  que  j'avais  fermée  avec  soin.  Derrière  moi 
une  très  grande  armoire  à  glace  qui  me  servait 
chaque  jour,  pour  me  raser,  pour  m'habiller,  où 
j'avais  coutume  de  me  regarder  de  la  tête  aux 
pieds  chaque  fois  que  je  passais  devant. 

Donc  je  faisais  semblant  de  lire,  pour  le 
tromper,  car  il  m'épiait  lui  aussi;  et  soudain  je 
sentis,  je  fus  certain  qu'il  lisait  par-dessus  mon 
épaule,  qu'il  était  là,  frôlant  mou  oreille. 

Je  me  dressai,  en  me  tournant  si  vite  que  je 
faillis  tomber.  Eh  bien!..  On  y  voyait  comme  en 
plein  jour...  et  je  ne  me  vis  pas  dans  ma  glace! 
Elle  était  vide,  claire,  pleine  de  lumière.  Mon 
image  n'était  pas  dedans...  Et  j'étais  en  face...  Je 
voyais  le  grand  verre,  limpide  du  haut  en  bas! 
Et  je  regardais  cela  avec  des  yeux  affolés,  et  je 
n'osais  plus  avancer,  sentant  bien  qu'il  se  trouvait 
entre  nous,  lui,  et  qu'il  m'échapperait  encore, 
mais  que  son  corps  imperceptible  avait  absorbé 
mon  reflet. 

Comme  j'eus  peur  !  Puis  voilà  que  tout  à  coup 
je  commençai  à  m'apercevoir  dans  une  brume  au 
fond  du  miroir,  dans  une  brume  comme  à  travers 


LE   HORLA.  297 

une  nappe  d'eau;  et  il  me  semblait  que  cette  eau 
glissait  de  gauche  à  droite,  lentement,  rendant 
plus  précise  mon  image  de  seconde  en  seconde. 
C'était  comme  la  fin  d'une  éclipse.  Ce  qui  me 
cachait  ne  paraissait  point  posséder  de  contours 
nettement  arrêtés,  mais  une  sorte  de  transparence 
opaque  s'éclaircissant  peu  à  peu. 

Je  pus  enfin  me  distinguer  complètement  ainsi 
que  je  fais  chaque  jour  en  me  regardant. 

Je  l'avais  vu.  L'épouvante  m'en  est  restée  qui 
me  fait  encore  frissonner. 

Le  lendemain  j'étais  ici,  où  je  priai  qu'on  me 
gardât. 

Maintenant,  messieurs,  je  conclus. 

Le  docteur  Marrande,  après  avoir  longtemps 
douté,  se  décida  à  faire,  seul,  un  voyage  dans 
mon  pays. 

Trois  de  mes  voisins,  à  présent,  sont  atteints 
comme  je  l'étais.  Est-ce  vrai  ? 

Le  médecin  répondit  :  —  C'est  vrai  ! 

—  Vous  leur  avez  conseillé  de  laisser  de  l'eau 
et  du  lait  chaque  nuit  dans  leur  chambre  pour 
voir  si  ces  liquides  disparaîtraient.  Ils  l'ont  fait. 
Ces  liquides  ont-ils  disparu  comme  chez  moi? 

Le  médecin  répondit  avec  une  gravité  solen- 
nelle :  —  Ils  ont  disparu. 

—  Donc,  messieurs,  un  Etre,  un  Etre  nou- 
veau, qui  sans  doute  se  multipliera  bientôt  comme 
nous  nous  sommes  multipliés,  vient  d'apparaître 
sur  la  terre. 

Ah!    vous  souriez!  Pourquoi?  parce  que   cet 
/v        Etre  demeure  invisible.   Mais    notre    œil,    mes- 


20  8  LE   HORLA. 

sieurs,  est  un  organe  tellement  élémentaire  qu'il 
peut  distinguer  à  peine  ce  qui  est  indispensable 
à  notre  existence.  Ce  qui  est  trop  petit  lui  échappe, 
ce  qui  est  trop  grand  lui  échappe,  ce  qui  est  trop 
loin. lui  échappe.  II  ignore  les  milliards  de  petites 
bêtes  qui  vivent  dans  une  goutte  d'eau.  II  ignore 
les  habitants,  les  plantes  et  le  sol  des  étoiles  voi- 
sines; il  ne  voit  pas  même  le  transparent. 

Placez  devant  lui  une  glace  sans  tain  parfaite, 
il  ne  la  distinguera  pas  et  nous  jettera  dessus 
comme  l'oiseau  pris  dans  une  maison  qui  se  casse 
la  tête  aux  vitres.  Donc,  il  ne  voit  pas  les  corps 
solides  et  transparents  qui  existent  pourtant;  il  ne 
voit  pas  l'air  dont  nous  nous  nourrissons,  ne  voit 
«*  pas  le  vejitqui  est  la  plus  grande  force  de  la  nature , 

qui  renverse  les  hommes,  abat  les  édifices,  dé- 
racine les  arbres,  soulève  la  mer  en  montagnes 
d'eau  qui  font  crouler  les  falaises  de  granit. 

Quoi  d'étonnant  à  ce  qu'il  ne  voie  pas  un  corps 
nouveau,  à  qui  manque  sans  doute  la  seule  pro- 
priété d'arrêter  les  rayons  lumineux. 

Apercevez-vous  l'électricité  ?  Et  cependant  elle 
existe  ! 

Cet  être,  que  j'ai  nommé  le  Horla,  existe  aussi. 

Qui  est-ce?  messieurs,  c'est  celui  que  la  terre 
attend,  après  l'homme!  Celui  qui  vient  nous  dé- 
trôner, nous  asservir,  nous  dompter,  et  se  nourrir 
de  nous  peut-être,  comme  nous  nous  nourrissons 
des  bœufs  et  des  sangliers. 

Depuis  des  siècles,,  on  le  pressent,  on  le 
redoute  et  on  l'annonce!  La  peur  de  l'Invisible  a 
toujours  hanté  nos  pères. 


LE   H  OR  LA.  299 

II  est  venu. 

Toutes  les  légendes  des  fées,  des  gnomes,  desi 
rôdeurs  de  l'air  insaisissables  et  malfaisants,  c'était 
de  lui  qu'elles  parlaient,  de  lui  pressenti  par 
l'homme  inquiet  et  tremblant  déjà. 

Et  tout  ce  que  vous  faites  vous-mêmes,  mes- 
sieurs, depuis  quelques  ans,  ce  que  vous  appelez 
l'hypnotisme,  la  suggestion,  le  magnétisme  — 
c'est  lui  que  vous  annoncez ,  que  vous  prophétisez  ! 

Je  vous  dis  qu'il  est  venu.  II  rôde  inquiet  lui- 
même  comme  les  premiers  hommes,  ignorant 
encore  sa  force  et  sa  puissance  qu'il  connaîtra 
bientôt,  trop  tôt. 

Et  voici,  messieurs,  pour  finir,  un  fragment  de 
journal  qui  m'est  tombé  sous  la  main  et  qui  vient 
de  Rio  de  Janeiro.  Je  lis  :  «  Une  sorte  d'épidémie 
de  folie  semble  sévir  depuis  quelque  temps  dans 
la  province  de  San-Paulo.  Les  habitants  de  plu- 
sieurs villages  se  sont  sauvés  abandonnant  leurs 
terres  et  leurs  maisons  et  se  prétendent  poursuivis 
et  mangés  par  des  vampires  invisibles  qui  se 
nourrissent  de  leur  souffle  pendant  leur  sommeil 
et  qui  ne  boiraient,  en  outre,  que  de  l'eau,  et 
quelquefois  du  lait!  » 

J'ajoute  :  «  Quelques  jours  avant  la  première 
atteinte  du  mal  dont  j'ai  failli  mourir,  je  me  rap- 
pelle parfaitement  avoir  vu  passer  un  grand  trois- 
mâts  brésilien  avec  son  pavillon  déployé...  Je 
vous  ai  dit  que  ma  maison  est  au  bord  de  l'eau. . . 
Toute  blanche...  II  était  caché  sur  ce  bateau  sans 
doute. . .  » 

Je  n'ai  plus  rien  à  ajouter,  messieurs. 


00  LE   HORLA. 


Le  docteur  Marrande  se  leva  et  murmura  : 
—  Moi  non  plus.  Je  ne  sais  si  cet  homme  est 

fou  ou  si  nous  le  sommes  tous  les  deux. , .  ou  si. . . 

si  notre  successeur  est  réellement  arrivé. 


Le  Hnrla  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  26  oc- 
tobre 1886. 


TABLE  DES   MATIERES. 

PaRcs. 

Le  Horla i 

Amour 51 

Le  Trou 63 

Clochette 77 

Le  Marquis  de  Fumerol 89 

Le  Signe 105 

Le  Diable 119 

Les  Rois 135 

Au  Bois 159 

Une  Famille 171 

Joseph 183 

L'Auberge 197 

Le  Vagabond 223 

Le  Voyage  du  Horla  (inédit) 247 

Un  Fou?  (inédit) 271 

APPENDICE. 

Le  Horla  (version  première  inédite) 285 


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PQ 
2349 
H6 
1909 


Maupassant,  Guy  de 
Le  Horla 


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