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Full text of "Le lutin couleur de feu, ou, Mes tablettes d'une année : murs, politique, reputations en 1818 et 1819"

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University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/lelutincouleurdeOOtouc 


p 


o 


LE   LUTIN 

COULEUR  DE  FEU, 


ou 


MES  TABLETTES 

D'UNE  ANNÉE. 


IMPRIMERIE  DE  FATN,  RUE  RACINE,  N*.  4 


H.  ô  & 
I 


:Cf 


LE    LUTIN 

COULEUR  DE  FEU, 

ou 

MES  TABLETTES 

D'UNE   ANNÉE. 

MOEURS,  POLITIQUE,  RÉPUTATIONS 

EN   i8r8  ET   1819  ; 

Par  g.  TOUCHARD-LAFOSSE. 
SECONDE  ÉDITION  , 

REVUE    ET    CORRIGÉE. 


, Hue  propiùs  me  , 

Duin  doceo  insanire  omnes,  vos  ordine  adite. 
HoRAi.  Sat. 


A   PARIS, 


CHEZ    MONGIE    JEUNE,    LIBRAIRE, 

RUE  ROYALE,  N°.  4,  PORTE  Sx\LNT-HONORÉ. 
1821, 


**»»*«**»\»*%%»»*»***»*«t**»*"»**'»*»»*'»*»»'»***»»^"  r»\»l»»»*»  »%«\w. 


UN   MOT 


SUR 


CETTE  SECONDE  ÉDITION. 


"  JN  o^r,  mon  cher  monsieur  ,  non  ,  vous  n'obtien- 
drez point  encore  de  moi  la  permission  de  réim- 
primer mon  Lutin  ;  on  ne  croit  plus  aux  éditions 
enlevées  ,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  des  romans  de 
lord  Byron  ou  de  Walter  Scott  ;  tâchons ,  croyez- 
moi  j  que  notre  succès  soit  probable ,  afin  de 
n'être  pas  à  chaque  instant  dans  l'obligation  de 
le  prouver.  Et  puis  ,  vous  ne  connaissez  pas  ce 
bon  public  sur  lequel  nous  comptons  tous  deux  ; 
sa  curiosité  ressemble  à  l'appétit  émoussé  du  ri- 
che :  elle  repousse  les  mets  littéraires  qui  lui  sont 


offerts  avec  instance  ,  et  n'est  titillée  que  par  ceux 
dont  un  sage  éditeur  la  prive  quelque  temps.   >• 

Telle  est  l'objection  que  j'opposais  à  la  de- 
mande pressante  que  me  faisait ,  il  y  a  trois  moisj 
l'honnête  Mongie  de  remettre  sous  presse  les 
trente-sept  premiers  chapitres  que  m'a  dictés 
Azédor.  «  D'ailleurs  ,  ajoutais-je  ,  laissez-moi  le 
temps  d'analyser  le  bien  et  le  mal  qu'on  a  dit  de 
mon  ouvrage  ;  je  dois ,  au  moment  d'être  réim- 
primé ,  ma  profession  de  foi  à  mes  lecteurs.  " 
Or  ,  cette  profession  de  foi ,  je  la  fais  aujourd'hui. 

Les  éloges  qu'on  m'a  donnés,  je  les  oublie  :  je 
ne  me  rappelle  pas  que  la  louange  ait  jamais 
rendu  qui  que  soit  meilleur  ;  et  des  milliers 
d'exemples  se  pressent  sous  ma  plume  ,  lorsqu'il 
s'agit  de  prouver  combien,  en  la  supposant  même 
juste  et  tempérée  ,  elle  peut  nuire  aux  hommes  , 
aux  auteurs  surtout  ,  qui  ,  pour  toutes  les  fai- 
blesses qu'enfante  l'orgueil ,  sont  hommes  deux 
fois. 


La  critique,  au  contraire ,  est  presque  toujours 
profitable  ;  toutefois  ,  c'est  un  remède  amer  qu'il 
serait  imprudent  d'avaler  avant  d'en  avoir  re- 
connu les  propriétés  salutaires,  car  ce  n'est  pas 
seulement  dans  son  amertume  que  sa  vertu 
réside. 

Je  vais  donc  examiner  rapidement  les  princi- 
paux points  de  censure  dont  quelques  journa- 
listes éclairés  ont  semé  les  articles,  en  général 
très-favorables  ,  qu'ils  m'ont  consacrés.  Je  m'ac- 
cuserai avec  franchise  lorsque  le  raisonnement 
me  condamnera  ;  mais  on  me  permettra  de  sou- 
tenir mes  opinions  quand  j'aurai  prouvé  que 
j'ai  raison. 

Le  reproche  le  plus  grave  qui  m'ait  été  fait  , 
c'est  celui  de  me  montrer  le  détracteur  obstiné 
du  siècle  ou  nous  vivons  :  je  suis  ,  a  dit  mon 
censeur  le  laudalor  lemporis  acti  d'Horace.  Je 
ne  sais  dans  quel  chapitre  du  Lutin  l'auteur  de 
l'article  où  cette  assertion  est  consignée  ,  pourrait 


IV 

en  puiser  la  preuve;  j'ai  décoché  quelques  traits 
légers  contre  les  travers  du  temps  ;  on  devait  s'y 
attendre  :  je  me  suis  mis  en  campagne  pour 
cela.  J'escarmouche  ainsi  dans  l'intérêt  même 
de  la  morale  ,  et  c'est  précisément  parce  que  je 
suis  l'ami  de  mon  siècle  ,  que  je  veux  le  purger  , 
si  je  puis  ,  de  quelques  ridicules  ;  imitant  en  cela 
le  jardinier  ,  de  qui  la  main  prudente  écarte  de 
l'arbre  qu'il  affectionne  ces  tiges  parasites  et  nui- 
sibles ,  qu'une  végétation  déréglée  a  produites. 

On  m'a  reproché  avec  plus  de  raison  d'avoir 
un  peu  trop  soulevé  le  voile  de  la  pudeur.  Je 
sais  que  les  Grâces  dont  on  a  dénoué  la  ceinture, 
ressemblent  aux  Bacchantes ,  et  j'avoue  que  ces 
dernières  ne  sont  pas  du  beau  moude.  Voilà  donc  ' 
une  faute  dans  laquelle  je  suis  tombé  ,  et  que 
n'excuse  qu'à  moitié  la  nécessité  de  peindre  eu 
observateur  fidèle.  Il  est  des  tableaux  qu'il  ne 
faut  qu'esquisser  ,  moins  par  ménagement  pour 
notre  modestie ,  qui ,  sans  médisance  .  commence 


à  s'aguerrir  singulièrement ,  que  par  prudence 
pour  nos  passions  ,  qui  ne  s'amendent  guères. 

J'ai  mûrement  discuté  avec  moi-même  l'opi- 
nion d'un  littérateur  distingué  ,  qui  trouve  que 
le  plus  grand  défaut  de  mon  ouvrage  est  d'offrir 
souvent  des  sujets  passagers  ,  ne  se  rattachant 
aux  mœurs  générales  que  par  un  fil ,  et  ne  for- 
mant, poxir  ainsi  dire  ,  que  des  épisodes  éphé- 
mères dans  l'histoire  de  nos  usages.  Cette  obser- 
vation porte  un  caractère  de  gravité  qui  mérite 
toute  mon  attention  ;  mais  je  me  crois  en  fonds 
pour  y  répondre  :  en  effet ,  quelle  est  la  tâche 
de  l'observateur  ?  de  jeter  quelques  jalons  dans 
la  carrière  des  temps  ;  jalons  auxquels  viennent 
se  rallier  le  philosophe, le  moraliste,  l'historien. 
De  la  multitude  de  traits  épars  que  saisit  en 
courant  cet  observateur  résulte  l'ensemble  des 
physionomies  morales  ;  et  des  nuances  plus  ou 
moins  analogues  qu'elles  présentent  se  compose 
le  caractère  des  nations.  Il  n'est  pas  un  fait ,  .<» 


peu  important  qu'il  paraisse  ,  dont  le  peintre  de  f 
mœurs  ne  doive  prendre  note;  le  portrait  d'une  i, 
génération  peut   manquer  d'une  certaine   res—   ' 
semblance  ,  parce  qu'on  aura  négligé  un  seul  des 
traits  presque  imperceptibles  qui  servent  à  la 
caractériser. 

Me  résumant  sur  les  trois  points  de  critique 
auxquels  le  Lutin  a  donné  lieu  ,  je  déclare  , 
quant  au  premier  ,  qu'il  a  pour  base  une  suppo- 
sition gratuite  :  je  ne  suis  ni  l'apologiste  du 
passé  ,  ni  le  contempteur  du  présent.  Né  dans 
les  quatre  derniers  lustres  du  dix-septième  siècle, 
je  ressentis  mes  plus  tendres  affections ,  je  goûtai 
mes  plus  doux  plaisirs  durant  la  matinée  du  dix-  |. 
huitième  ;  et  l'ingratitude  n'entra  jamais  dans  ' 
mon  cœur.  Quant  au  second  grief,  il  est  con- 
stant ,  je  m'en  suis  confessé  ,  et  j'attends  mon 
pardon  de  mes  aimables  compatriotes  ,  qu'il  est 
aisé  de  désarmer  quand  ils  ont  ri.  Enfin  ,  je  crois 
avoir  démontré  que  l'observation  du  littérateur 


VIJ 

estimable  dont  J'ai  parlé  est  erronée  ;  si  je  m'é- 
tais érigé  en  philosophe .,  il  eût  eu  raison  ;  je  me 
suis  borné  à  la  tâche  d'observateur  ,   il  a  tort. 

Éclairé  sur  mes  défauts ,  raffermi  dans  ceux  de 
mes  principes  que  la  raison  approuve  ,  écrivant 
toutefois  sous  l'empire  de  la  gaieté  ,  que  je  veux 
écouter  avant  tout  ,  et  rendu  moins  timide  par 
l'accueil  d'un  public  dont  je  ne  veux  point  être 
gâté  ,  parce  que  je  veux  rester  digne  de  lui  ,  je 
publierai  dans  le  courant  de  l'année  le  deuxième 
volume  des  inspirations  d'Azédor  :  il  se  composera 
des  articles  intitulés  :  Les  Spéculations  clandes- 
tines ,  le  Page  en  mission  ,  les  parties  au  bois  , 
la  Pluie  (ïargetit ,  la  Fête  de  Saint-Louis  ,  les 
Portiers  ,  un  Entracte  du  Gjmnase ,  une  Soirée 
de  Tivoli  ,  les  Entremetteurs  de  mariages  ,  les 
Élections  i,  les  Ouvreuses  de  loges  ,  le  Dîner  sans 
façon.,  le  Vitchoura^  les  Nouveaux  visages,  V Ou- 
verture d'une  session  ,  l'Hôtel  Meurice  ,  les  Co-- 
médiens ,  les  Annonces  de  journaux  ,  V  Audience 


, 


yiij 

d^un  unnistre  ,  la  Loge  d'une  actrice  ,  les  apos- 
tilles ,  les  Grâces  ,  les  Carions  d\in  comité  dra- 
matique ,   les  Savons  ,  etc.  ,  etc. 

En  traitant  ces  divers  sujets  ,  j'écouterai  mon 
Lutin  avec  beaucoup  d'attention  ,  tant  qu'il  ne 
sera  que  malin  ;  je  cesserais  de  l'écouter  si ,  re- 
prenant ses  inclinations  infernales,  il  songeai; 
à  devenîr'iaaéchant.  En  un  mot ,  je  n'oubliera 
jamais  que  Lesage  ,  Addisson  ,  Sterne  et  Jouy 
mes  dignes  modèles  ,  s'armèrent  d'une  férul( 
légère  ,  à  l'exclusion  du  fouet  sanglant  à  l'aid* 
duquel  Perse  et  Juvénal  irritèrent  l'humanité 
sans  la  corriger. 


LE   LUTIN 

COULEUR  DE  FEU. 

PREMIÈRE  VISITE  DE  MON  LUTIN. 

m     (i^r.  cioia  1818.  ) 

Il  était  à  peu  près  cinq  heures  du  matin  j 
les  rayons  du  soleil  levant  arrivaient  obli- 
quement à  ma  paupière ,  à  travers  un  ri- 
deau de  taffetas  bleu  ,  qui ,  tempérant  leur 
vif  éclat ,  entretenait  dans  ma  chambre  ce 
demi-jour  mystérieux  qui  favorise  les  dou- 
ces rêveries.  Mollement  étendu 

Sur  un  bon  lit  de  plume  à  grands  frais  amassée, 

je  cédais  à  ma  paresse  habituelle  ,  que  je 
ne  me  donne  plus  la  peine  de  combattre 
depuis  que  je  ne  m'éveille  plus  au  champ 
d'honneur.  Tout  à  coup  je  vois  paraîtra  au 
pied  de  mon  Ut  une  petite  figure  d'envi 


2  PHEMIÈRE    VISITE 

ron  quatre  pieds  six  pouces,  homme  ou 
femme  :  sur  ce  point  je  fus  quelques  in- 
stans  indécis;  mais  les  mots  suivons,  pro- 
noncés dans  le  médium  d'un  ténor  bien 
nourri ,  me  révélèrent  que  j'avais  affaire  à 
un  être  du  sexe  masculin.  «  Ami ,  sois  sans 
inquiétude  ,  me  dit-il  ,y.e  suis  ion  lutin  J'a- 
milier;  mon  nom  est  Azédoî\  et,  quoique 
diable  de  ma  nature,  je  suis  le ^neilleur 
enfant  du  monde.  »  Rassuré  par  cette  as- 
sertion, j'examinai  le  costume  d'Azédor  : 
il  me  sembla  si  bizarre,  que  je  ne  puis 
résister  à  l'envie  de  le  décrire.  Une  tuni- 
que d'étoffe  légère  couvrait  cet  être  extraor- 
dinaire :  elle  était  diaprée  de  toutes  les 
couleurs ,  le  noir  excepté  ;  et  la  riche  bro- 
derie qui  l'ornait  me  prouva  que  les  ha- 
})itans  du  séjour  infernal  ont  des  idées  fort 
saines  sur  les  moyens  de  réussir  chez  les 
mortels.  Mon  lutin  se  drapait  avec  grâce 
d'un  manteau  couleuh  de  feu,  sur  lequel 
étaient  tracés  en  tous  sens  ces  mots  :  jnci- 
lice^  gaieté, franchise, folie ;\xu.  médaillon, 
qu'il  chercha  d'abord  à  me  cacher ,  était  sus- 


DE    MOîf    LUTIÎf.  3 

pendu  à  son  cou;  j'y  lus  à  la  dérobée  :  scan- 
dale. Pour  chaussure ,  Azédor  portait ,  d'un 
côté,  le  sévère  cothurne  deMelpomène;  de 
l'autre  coté,  le  brodequin  léger  de  Thalie  : 
de  la  main  droite ,  il  tenait  un  arc  ;  de  la 
gauche,  il  agitait  une  m^jptte  ;  ses  épau- 
les étaient  chargées  d'un  carquois  sur  le- 
quel on  lisait  :  Guerre  aux  ridicules ,  aux 
extrêmes  ^  a  la  prétention ,  a  la  partialité. 
Du  reste ,  mon  petit  diable  avait  une  phy- 
sionomie fort  avenante,  et  ie  commençais 
à  trouver  du  plaisir  à  le  voir  lorsqu'il  re- 
prit la  parole  en  ces  termes  :  «  Lève-toi, 
prends  cette  plume ,  écris.  —  Ecrire ,  sei- 
gneur Lutin!  et  dans  quel  genre,  s'il  vous 
plaît?  Que  prétendez-vous  me  dicter?  Des 
pamphlets,  peut-être. — jS^on,  parbleu!  Je  ne 
veux  point  attenter  aux  droits  de  mon  con- 
frère ,  le  démon  de  la  politique  ;  ses  efforts 
suifiront  bien  pour  compléter  la  société  réu- 
nie  aux  petites  maisons.  Ce  sont  les  mœurs 
qu'il  faut  peindre.  —  Les  mœurs!  quoi,  sé- 
rieusement ,  vous  songeriez  à  faire  un  mora- 
liste d'un  officier  de  cavalerie  légère!  — 


4  PliEsMi  k  II  E    V 1  s  l  T 1- 

Allons,  voici  encore  un  homme  qui,  s'en  rap- 
portant à  l'invariable  dictionnaire  de  l'aca- 
démie ,  ne  veut  saisir  les  mots  que  dans  leur 
vieille  et  étroite  acception...  Eh!  mon  ami, 
mets-toi  à  la  hailteur  du  siècle  où  tu  vis, 
ce  mot  d£  mœi^ ^  si  noble  jadis,  ce  grand 
cheval  de  bataille  des  Montaigne  ,  des  Mon- 
tesquieu ,  cet  épouvantai!  des  âmes  timo- 
rées, sais-tu  ce  qu'il  signifie  aujourd'hui? 
Modes ,  caprices ,  belles  manières ,  minau- 
deries de  sociélè.  Autrefqjp  les  mœurs  étaient 
dans  le  cœur;  de  nos  jours,  elles  voltigent 
autour  de  la  tête;  alors,  on  n'en  parlait 
qu'avec  une  extrême  vénération  ;  mainte- 
nant elles  arrivent  dans  la  conversation 
avec  les  serins  savans,  le  grotesque  aérien , 
le  petit  chaperon  rouge  et  la  chèvre  acro- 
"bâte.  Bref,  qui  peint  les  ridicules  est  pro- 
pre à  peindre  les  mœurs  ;  il  n'y  a  pas  des 
uns  aux  autres  l'épaisseur  d'un  cheA^^, 
et  les  meilleurs  moralistes  du  temps  sont 
incontestablement  nos  auteurs  de  vaude- 
villes. »  —  D'accord,  mais  oserais-je  por- 
ter un  pied  profane  dans  la  carrière  que 


I 


DE    MON    LUTIN.  5 

rouvrit  notre  inimitable  -ermite  ?»  —  Pour- 
(juoi  non?  il  y  a  plus  d'un  an  que  sa  muse 
originale,  sous  Tescorte  des   sylvains,  des 
dryades,  des  napées,  parcovut  les  riantes 
campagnes  de  la  Gascogne.  Depuis  son  dé- 
part, les  chapeaux  de  nos  belles  Parisiennes» 
ont  changé  cent  fois  de  fl||:me  ;  leurs  robes 
ont    été   tour   à   tour   longues ,    courtes  \ 
plus  ou  moins  étroites  (  car  elles  n'ont  ja- 
mais été  larges  ) ,  diaphanes  ,  opaques ,  de 
couleur  foncée,  de  couleur  tendre...  Juge, 
d'après  cela ,  combien   ces  dames  ont  dû 
changer  d'affections  ;  combien  l'inquiétude 
de  leurs  maris  a  dû  changer  d'objets,  et 
combien  de  remarques  curieuses  l'obser- 
vateur   attentif  pourra  consigner    sur  sa 
feuille ,   s'il    n'en  consacre  pas   une    trop 
grande  partie  à  publier  les  vertus  (ie/Vi^^/Ze 
de  Macajsar^  à  recommander  au  beau  sexe 
le  cosmétique  nouveau,  à  vanter  les  per- 
j^iques  du  coiffeur  Plaisir;  oij  bien  à  dé- 
mentir la   nouvelle  que   la  même   feuille 
aura  garantie  la  veille!  —  Je  vois,   mon 
cher  Lutin,  que  vous  me  destinez  à  la  pro- 


6  PREMIÈRE    VISITE 

fession  de  journaliste.  —  Oui,  je  t'as- 
socie à  la  rédaction  d'un  journal  des  spec- 
tacles. —  Ainsi  mes  exploits  littéraires  se 
borneront  à  signaler  le  succès  des  ouvra- 
ges dramatiques,  et  les  efforts  heureux  de 
nos  acteurs.  Vous  sentez  que,  restreint  à 
cette  tâche,  je  Ék  pourrai  donner  au  pu- 
blic que  des  articles  fort  courts;  à  moins 
que  je  ne  m'étende  complaisamment  sur 
la  justice  des  comités,  sur  la  bonne  vo- 
lonté des  acteurs ,  sur  la  sagesse  des 
actrices.  — Je  ne  te  le  conseille  pas;  ce  se- 
rait blesser  leur  modestie.  Je  veux  ouvrir 
un  champ  plus  vaste  à  ton  ambition ,  et 
je  le  puis  dans  un  pays  où  tout  parle  aux 
yeux.  —  Je  vous  entends  ;  tout ,  à  votre 
avis  ,  est  spectacle  parmi  nous  ,  et  vous  me 
chargez  de  présenter,  dans  une  espèce  de 
kaléidoscope  moral  ^  la  coquetterie  étouf- 
fant l'innocence ,  la  nullité  hardie  dépla- 
çant le  savoir  timide ,  la  sottise  usurpaiîtv^ 
à  l'aide  de  Plutus ,  la  considération  due 
au  mérite ,  l'astuce  se  couvrant  du  man- 
teau de  la  bonne  foi ,   le  système  hasardé 


DE  mON    LUTIN.  7 

remplaçant  la  vérité  démontrée.... —  Tel 
est ,  en  effet ,  le  devoir  que  je  t'impose  ;  je 
te  dirigerai ,  tu  réussiras  ,  et  ce  ne  sera  pas 
le  premier  succès  qu'on  aura  obtenu  le 
diable  aidant.  Adieu  :  tu  me  reverras  sous 
huitaine ,  muni  du  sujet  de  ton  premier 
article.  »  A  ces  mots ,  Azédor  me  tendit 
une  main  qui  me  parut  assez  douce  pour 
une  main  diabolique  ;  puis  il  s'éleva  du 
parquet  une  flamme  bleuâtre ,  au  milieu 
de  laquelle  mon  lutin  familier  disparut. 


^ 


MIL   SEPT   CENT   DIX-IIUIT 


MIL  SEPT  CENT  DIX-HUIT 
ET  MIL  HUIT  CENT  DIX- HUIT. 

PARALLÈLE. 

(  Août.  ) 

JLa  huitaine  était  expirée;  j'attendais  Azé- 
dor  au  pied  de  mon  secrétaire  ;  ma  page  était 
préparée,  l'encre  avait  noirci  ma  plume, 
et  je  me  disais  :  «  Si  Pétrone  eut  raison  de 
penser  que  tout  le  monde ,  ici-bas  ,  joue 
la  comédie,  n'est-ce  pas  être  un  peu  trop 
charitable  que  de  faire  apercevoir  à  chacun 
le  vice  du  rôle  qu'il  a  choisi?  —  Oh  !  point 
de  ces  réflexions  timides ,  s'écria  mon  lutin , 
qu'en  me  retournant ,  je  vis  appuyé  sur  le 
dos  de  mon  fauteuil.... 

Ridentein  dicere  -veruin 

Quid  a>eCac  ? 

Les  amours-propres  de  ce  monde  ne  sont 


ET  MIL  HUIT  CENT  DIX-HUIT.  9 

pas  aussi  chatouilleux  que  tu  te  l'iir.auines; 
ta    franchise    plaira    même    aux    hommes 
qu'elle  blessera  légèrement,  si  tu  parviens 
à  les  amuser...  En  France,  le  rire  est  Tan- 
tidote   universel.   Tiens  ,  je  t'apporte   un 
sujet  que  je  te  recommanrle.  —  Deux  mil- 
lénaires liés  par  une  conjonction  ?  que  puis- 
je  faire  de  cela?  —  Belle  demande  I  tu  serais 
indigne  de  ma  sollicitude ,  si  j'avais  besoin 
de  répondre  à  cette  question.  —  Ah!  je  de- 
vine ,  un  parallèle...  —  Sans  doute.  Allons, 
vite,  à  l'ouvrage.  Moi ,  je  cours  assister  un 
jeune  homme  de  famille ,  qui ,  sur  l'avis 
unanime  de  ses  créanciers,  conduit  ce  ma- 
tin à  l'autel  une  riche  veuve ,  à  peu  près 
sexagénaire....  Tu  sens  qu'une  pareille  af- 
faire ne  pourrait  se  terminer,  si  cet  hon- 
nête garçon  n'avait  pas  un  peu  le  diable  au 
corps.  Cependant ,  mes  fonctions  auprès  de 
lui  finiront  au  moment  où  il  mettra  le  pied 
dans  l'appartement  conjugal  :  à  minuit  je 
serai  à  tes  ordres  ,  si  mes  conseils  te  de- 
viennent nécessaires.  »  Il  dit  ,   et ,    pour 
cette  fois,  sortit  par  le  trou  de  la  serrure, 


lO  MIL    SEPT    CENT    DIX-HUIT 

sans  m'avoir  fait  les  honneurs  delà  flamme 
bleue,  qui,  sans  doute,  tenait  au  cérémo- 
nial de  la  première  visite. 

A  peine  mon  lutin  m'avait  quitté  que 
je  me  sentis  plein  du  sujet  qu'il  venait  de 
m'imposer;  saisissant  donc  ma  plume  avec 
une  confiance  expansive ,  j'écrivis  ce  qui 
suit ,  persuadé  que  j'allais  procurer  à  mes 
contemporains  un  triomphe  facile  sur  leurs 
grands  -  papas ,  et  démontrer  ex  professa 
les  avantages  que  procurent  à  l'univers  les 
progrès  de  la  civilisation. 

«  En  1 7 1 8 ,  l'amitié  était  un  sentiment 
vulgaire  qui  disait  très-peu  ,  mais  qui  prou- 
vait beaucoup.  Alors  un  ami  vous  ouvrait 
sa  bourse  aussitôt  que  son  cœur  ,  et  s'il  vous 
obligeait  (voyez  la  sottise) ,  il  le  faisait  sans 
espoir  de  réciprocité.  Vous  engageait-il  à 
dîner  ,  c'était  avec  une  maladroite  fran- 
chise qui  ne  laissait  jamais  espérer  un  refus. 
On  ne  servait  sur  su  table  que  des  mets  peu 
friands ,  mais  les  convives  pouvaient  revenir  . 
au  plat;  ses  vins  n'étaient  pas  de  la  pre- 
mière qualité,  mais  il   les  versait  dans  de 


ET   MIL   HUIT  CENT  DIX-HUIT.        II 

grands  verres ,  et  ne  parlait  point  du  prix 
qu'ils  avaient  coûté. 

»  En  1818,  l'amitié  prend  une  autre 
allure:  son  accueil  est  gracieux,  elle  sourit 
toujours,  ses  paroles  sont  douces  comme 
le  miel  du  mont  Hymette  ;  elle  se  répand 
en  protestations ,  en  promesses ,  en  ser- 
mens;  mais,  susceptible  à  l'excès,  elle  fuit 
dès  qu'on  lui  demande  une  seule  petite 
preuve  de  tout  ce  qu'elle  avance.  Vous 
refuse-t-elle  un  service  qu'elle  vous  offrit 
la  veille ,  c'est  avec  un  regret  si  joliment 
exprimé ,  qu'on  est  tenté  de  le  préférer  au 
service  même.  Un  ami  du  jour  ne  manque 
jamais  de  vous  offrir  à  déjeuner  au  mo- 
ment où  vous  sortez  de  chez  lui ,  pour  avoir 
occasion  de  vous  demander  à  dîner  aussitôt 
qu'il  entrera  chez  vous.  En  un  mot ,  les 
amis  d'à  présent  sont  d'excellens  calcula- 
teurs :  ils  ne  donnent  plus  l#s  témoignages 
de  leur  attachement  ,  ils  le  prêtent;  et, 
dans  ce  genre  de  spéculation  ,  on  prête 
communément  au  denier  vingt. 

»  En   17 18,  l'amour  était  soumis,  res- 


12  MIL    SEPT    CENT    DIX-HUIT 

peclueux,  timide  :  il  ne  risquait  guère  sa 
déclaralion  avant  la  fin  de  la  première  an- 
née :  vers  le  milieu  de  la  troisième  ,  l'aman l 
emporté  hasardait  un  baiser  sur  la  main  de 
sa  maîtresse  ;  après  un  lustre  accompli ,  ses 
lèvres  brûlantes  cfiieuraient  le  pudique 
front  de  la  belle....  Quant  au  suq)lus  ,  il 
se  condamnait  à  le  désirer ,  et  elle  S€  rési- 
gnait à  l'attendre  toute  la  vie. 

5)  En  1818,  nos  dames  s'égaient  beau- 
coup sur  ces  vieilles  niaiseries  sentimen- 
tales. Les  amans  du  dix  -  neuvième  siècle 
sont  heureusement  plus  pressés ,  plus  pres- 
sans....  Bref,  il  n'est  pas  une  femme  un  peu 
jolie  qui  ne  puisse,  bon  an  mal  an,  expé- 
dier trois  amours  éternels  dans  le  courant 
d'une  année. 

«  En  1 7  1 8  ,  la  pudeur  du  l)eau  sexe  te- 
nait encore  de  l'innocence  des  premiers 
âges;  les  dames  avaient  le  sein  découvert, 
et ,  par  cette  raison  même ,  personne  n'y 
prenait  garde  :  on  se  rappelle  qu'à  Lacédé- 
mone  les  jeunes  gens  des  deux  sexes  étaient 
élevés  ensemble  dans  un  état  presque  com- 


a 


ET   MIL   HUIT   CEIVT   DIX-HUIT.        l3 

plet  de  nudité ,  et  qu'ils  n'en  demeuraient 
pas  moins  réservés  et  chastes.  En  17 18, 
ies  petites-maîtresses  n'avaient  pas  encore 
4;rouYé  l'heureux  secret  des  chaussures 
étroites  :  elles  s'en  tenaient  au  triste  avan- 
tage de  marcher  librement  dans  des  pan- 
to utiles  qui  n'escamotaient  pas  la  plus  pe 
tite  partie  de  leur  pied. 

w  En  1818,  on  entend  mieux  ses  inté- 
rt'ls;  la  pudeur  de  nos  belles  est  trop  ro- 
buste pour  qu'elles  craignent  de  solliciter 
le  désir  ;  et  cette  gaze  ou  ce  tule  qui  voile 
à  demi  leurs  charmes ,  est  moins  un  rem- 
part contre  la  témérité  ,  qu'un  signal  pour 
l'attention.  Quant  à  la  chaussure,  ah!  c'est 
en  cela  que  l'on  reconnaît ,  suTtout ,  une 
amélioration  sensible  dans  nos  usages  :  les 
dames  portent  aujourd'hui  des  souliers  tel- 
lement   courts,   tellement   étroits,    qu'on 
pourrait  les  prendre  toutes  pour  de  jolies 
transfuges  de  la  Chine.  Il  y  a  bien  à  ceci 
quelques  légers  inconvénient  :  par  exem- 
ple ,  les  maris  économes  se  plaignent  que 
de  tels  souliers  ne  durent  guère  que  vingt- 


l4  MIL    SEPT    CENT    DIX-HUIT 

quatre  heures;  le  pédicure  habitué  de  la 
maison  fait  remarquer  qu'il  est  appelé  plus 
souvent  que  ses  obligations  ne  le  portent; 
et,  comme  il  manque  à  plus  d'un  rendez- 
vous  ,  Cidalise ,  Alcimène  ,  Araminthe  sem- 
blent, en  marchant  dans  la  rue,  se  prome- 
ner sur  une  tôle  brûlante.  Mais  qu'est-ce 
que  tout  cela  ,  comparé  à  l'avantage  d'avoir 
un  petit  pied?...  On  ne  se  figure  pas  com- 
bien nos  Françaises  tiennent  à  montrer  un 
petit  pied. 

»  En  17 18,  il  était  permis  aux  auteurs 
d'avoir  du  mérite  sans  être  riches  :  on  avait 
la  bonhomie  de  les  estimer  à  cause  de  leurs 
ouvrages ,  et  souvent  ils  arrivaient  sans 
obstacles  à  l'académie  si  leur  bagage  était 
suffisant. 

»  En  1818,  on  a  sur  le  génie  des  idées 
beaucoup  plus  saines  :  pauvre  ,  l'opinion 
le  condamne  à  voler  terre  à  terre;  sou- 
tenu par  la  fortune  ,  il  peut  frapper  la  nue 
de  son  aile  dorée.  Toutefois ,  les  riches  as- 
pirans  aux  sièges  académiques  (  et  je  ne 
pense  pas  qu'on  en  admette  d'autres)  n'ont 


ET  MIL  HUIT  CENT  DIX-HUIT.        ID 

plus  à  s'appuyer  de  ces  énormes  in-folios 
qu'on  exigeait  de  leurs  devanciers  :  une 
toute  petite  comédie  et  le  discours  obligé , 
pour  lequel  on  les  dispense  d'exhiber  un 
certificat  d'origine  ,  tels  sont  les  seuls  titres 
écrits  qu'ils  aient  à  produire.  On  voit  que 
nos  poètes  peuvent  arriver  en  voltigeurs  à 

l'immortalité ,  pourvu  qu'ils  présentent 

une  notable  compensation  en  visites  et  sur- 
tout en  dîners. 

»  En  17 18,  nous  n'avions,  en  France, 
que  des  tragédies  ,  des  comédies  et  des 
opéras  ;  les  poètes  dramatiques  d'alors  res- 
treignaient leur  muse  à  ces  trois  espèces 
d'ouvrages  ;  quelquefois  même ,  ils  avaient 
la  modestie  de  se  croire  trop  au  large  dans 
cette  carrière  circonscrite. 

»  En  181 8,  le  génie  de  nos  dramatistes 
a  franchi  les  bornes  qu'avaient  posées  Cor- 
neille ,  Molière  et  Quinault  ;  nous  savou- 
rons des  mélodrames  noirs,  comiques ^ 
équestres  j  aériens;  le  vaudeville  nous  offre 
des  revues  auxquelles  on  peut  ajouter  des 
scènes  ou  en  retrancher ,  à  volonté ,  sans 


l6  Mil,    SKPT    (.EftT    DIX-HUIÏ 

nuire  à  l'action ,  parla  raison  infiniment  sim- 
ple qu'il  n'y  en  a  point;  et  nous  venons  tout 
récemment  de  nous  enrichir  des  comédies 
politiques  ^  heureuses  compositions  où  quel- 
ques sentences  déhitées  à  poings  fermés 
tiennent  lieu  de  la  fable ,  de  l'intrigue  et 
du  style. 

»  En  17 18,  les  comédiens  se  conten- 
taient de  l'estime  que  le  public  accordait  à 
leur  talent.  Jamais  la  première  actrice  du 
temps  ne  fut  appelée  ni  le  diamant ,  ni  la 
perle  ;  jamais  les  gazettes  ne  surnommèrent 
Baron  le  grand;  on  disait  le  grand  F'illars, 
le  célèbre  Baron. 

»  En  181 8  ,  la  gloire  théâtrale  est  sur  le 
point  d'éclipser  toutes  les  gloires  connues  : 
nous  révérons  presque  les  rois  de  comédie; 
encore  quelques  jours ,  et  nous  fléchirons 
le  genou  devant  leur  couronne  d'oripeau.- 
Lauriers,  épîtres  rimées ,  présens,  tout  leur 
est  prodigué  ;  le  peuple  s'attelle  à  leur  voi- 
ture, comme  jadis  les  Romains  s'attelaient 
au  char  de  triomphe  des  Césars....  Je  gage-^ 
rais  qu'ils  nous  attendent  à  l'apothéose. 


ET  MIL  HUIT    CKNT    DIX-TT[!IT.         \'J 

»  Je    m'arrête  ici La   supériorité  de 

notre  siècle  est  suffisamment  démontrée  ; 
mais  si  quelque  vieillard  fâcheux  en  dou- 
tait encore,  qu'il  paraisse....  Je  l'accable 
du  poids  de  nos  trois  cent  mille  brochures 
critiques ,  philosophiques  ,  patriotiques  , 
.philanthropiques,  politiques  et  polémiques  : 
nous  verrons  comment  il  se  tirera  de  là.  » 


m^ 


l8  LES    CHAPERONS 

LES  CHAPERONS  DE  TOUTES  COULEURS. 

(  Septembre.  ) 

«  J^E  temps  ,  me  dit  Azédor  à  sa  dernière 
visite ,  en  me  faisant  signe  d'écrire ,  le  temps 
dont  on  se  plaint  sans  cesse  et  qu'on  vou- 
drait retenir  toujours  ,  avait  retourné 
quelques  millions  de  fois  son  fatal  sablier  : 
il  avait  usé  quelques  centaines  d'ailes  ,  de- 
puis le  siècle  où  nos  bons  aïeux ,  hommes 
et  femmes  ,  portaient  le  chapei^oii  pour  uni- 
que coiffure  ,  lorsqu'un  auteur  ingénieux 
vint  rajeunir  un  peu  ce  mot  par  un  joli 
conte.^errault ,  en  composant  ce  petit  ou- 
vrage ,  ne  se  proposait  que  d'amuser  les 
enfans  ;  et  voilà  qu'aujourd'hui  son  conte 
est  en  possession  d'intéresser  les  Français 
de  tous  les  âges  ;  preuve  incontestable  des 
progrès  que  la  raison  fait  journellement 
parmi  nous.  •       ^ 

»  Il  faut  tout  dire  ':  depuis  une  couple 


• 


DE    TOUTES    COULEURS.  fC) 

d'années  que  nous  travaillons  à  mettre  le 
petit  Chaperon  rouge  en  scène  ,  nous  som- 
mes parvenus ,  d'encore  en  encore  ,  à  le 
rendre  si  gentil  ,  qu'i.  ^udrait  être  insen- 
sible pour  ne  pas  lui  faire  luie  visite  ({ui 
ne  coûte ,  à  Feydeau ,  que  deux  francs 
vingt  centimes;  aux  Variétés  ,  qu'un  franc 
soixante-cinq  centimes  ;  à  la  porte  Saint- 
•  Martin  ,  qu'un  franc  vingt  centimes.... 
Que  dis-je  ?  on  peut  se  procurer  le  plaisir 
d'admirer,  à  la  Gaieté  ,  plusieurs  chape- 
rons réunis  ,  pour  la  bagatelle  de  vingt 
sous.  Toutefois,  nos  journalistes,  qui  sont, 
cctome  chacun  sait ,  les  interprètes  infail- 
libles du  bon  goût ,  prétendent  qu'au  bou- 
levart  Montmartre  ,  le  petit  Chaperon  rouge 
a  l'air  un  peu  niais  ;  que  chez  ]V!I^  Saint- 
Romain,  il  est  un'^eu  pâle,  et  qu'au  bou- 
levart  du  Temple  ,  les  Chaperons  nou- 
veaux ont  toute  la  gaieté  du  mélodrame. 
Je  vois  donc  nos  amateurs  éclairés  rabattre 
nécessairement  sur  le  Chaperon  de  l'Opé- 
ra-Comique;  c'est  à  ce  théâtre  exclu- 
sivement que  les  mamans  parisiennes  peu- 


20  IFS    rjl  A  PJ   ROKS 

vent,  en  toute  sûreté  de  r;onscienco ,  ame- 
ner leurs  petites  filles  pour  se  familiariser 
avec  le  loup.  Mais  le  Chaperon  rouge  ne 
visera- 1- il  pas  à  de  plus  hautes  destinées 
encore  ?  Il  est  rare  que  la  prospérité  veuille 
apercevoir  les  bornes  que  la  sagesse  a  pla- 
cées sur  sa  route;  et  je  ne  serais  point 
étonné  de  voir  notre  petit  ambitieux  réussir 
au  grand  Opéra,  grâce  à  cet  adage  de' 
M.  Figaro  :  ce  qui  ne  vaut  pas  la  peine 
d'être  dit ^  on  le  chante;  adage  dont  les 
auteurs  dramatiques  font,  de  nos  jours, 
une  si  heureuse  application. 

»  Cependant ,  si  tant  est  qu'il  nous  faille 
absolument  des  chaperons  pour  être  heu- 
reux ,  ne  serait-il  pas  possible  de  varier  un 
peu  nos  jouissances?  Je  connais  certains 
chaperons  dont  on  n'a  peut-être  pas  dit 
un  mot,  et  qui,  produits  sur  noire  seconde 
scène  lyrique  par  une  main  habile  (  ce  qui 
ne  veut  pas  dire  une  main  savante),  ne 
pourraient  manquer  d'y  faire  fortune,  si 
M.  Paul  voulait  bien ,  exprès  pour  eux  , 
tailler  un  ciel  de  sa  main,  commander  au 


/ 


DE    TOUTES    COULEURS.  21 

lampiste  une  lune  toute  neuve ,  et  choisir 
chez  le  gazier  un  ruisseau  d'un  nouvel 
effet.  A  tout  événement  ,  je  vais  tracer  , 
en  peu  de  mots  ,  l'historique  de  tous  les 
chaperons  connus. 

»  Je  ne  citerai  que  pour  le  vouer  à  lexé- 
cration  le  chaperon  hideux  qui  fut ,  à  la 
plus  funeste  époque  de  notre  histoire ,  le 
signal  de  tous  les  attentats  ;  les  scènes 
atroces  dans  lesquelles  il  a  figuré  sont  de 
ces  tableaux  qu'on  ne  replace  quelquefois 
sous  ses  yeux  que  pour  entretenir  la  juste 
horreur  qu'ils  inspirent. 

»  Je  ne  dirai  qu'an  mot  d'un  autre  cha- 
peron qui ,  pour  la  forme  et  la  couleur , 
ressemble  beaucoup  à  nos  vulgaires  bonnets 
de  nuit....  On  ne  croirait  pas  que,  par  le 
temps  qui  court,  il  peut  être  fort  dangereux 
d'écrire  l'histoire  d'un  bonnet  de  coton. 

»  Parlons  de  ces  jolis  chaperons  que 
nos  coquettes  villageoises  viennent  échan- 
ger à  Paris  contre  l'élégant  chapeau  , 
quelquefois  même  contre  la  toque  superbe 
ou    le    diadème    resplendissant  ;    et    cela 


22  LES    CHAPERONS 

moyennant  le  sacrifice  de  quelques  scru- 
pules de  province ,  dont  on  apprend  bien- 
tôt à  se  défaire  dans  la  capitale.  Je  vois  ar- 
river tous  les  ans  bon  nombre  de  ces  cha- 
perons rouges,  bleus,  verts  ,  jaunes  ,  vio- 
lets; je  ne  me  rappelle  pas  d'en  avoir  vu 
repartir  un  seul  :  donc ,  l'échange  que  je 
viens  de  signaler  convient  généralement. 
Il  est  vrai  que  l'on  applique  quelquefois 
aux  belles  troqueuses  cette  réprimande  du 
gracieux  Properce  : 

Te  tain  formosam  non  pudet  esse  levem  ! 

Mais  elles  répondent ,  en  montrant  du  doigt 
la  pudeur  marchant  clopin  -  dopant  bien 
loin  derrière  elles  :    Voyez  donc  ou  elle 

est  7'esiée 

»  On  a  perdu  l'usage  des  chaperons  noirs 
à  longue  queue  dont  s'enveloppaient  , 
dans  les  cérémonies  funèbres,  les  plus 
proches  parens  de  ceux  qu'on  portait  à 
leur  dernière  demeure  ;  c'est  dommage , 
car  ces  ornemens  protecteurs  du  chagrin 
aidaient  à  cacher  la  joie  de  certains  léga- 


DE    TOUTES    COULEURS.  23 

taires,  qui,  dans  le  recueillement  de  leur 
prétendue  douleur,  se  repaissent  souvent , 
en  perspective,  du  plaisir  de  placer  à  1  in- 
nocent intérêt  de  aS  pour  loo  les  deniers 
du  défunt ,  se  promettent  d'attaquer  les 
legs  particuliers  stipulés  par  son  testa- 
ment, changent  en  projets  les  distribu- 
tions de  sa  maison,  méditent  le  renvoi  de 
ses  vieux  serviteurs,  et  calculent  une  aug- 
mentation aux  redevances  de  ses  fermiers. 
J'ai  vu  plus  d'une  fois  ,  dans  la  même  cir- 
constance ,  la  jeune  veuve,  nouvelle  ma- 
trone dEphèse,  se  draper  avec  coquet- 
terie du  lugubre  chaperon ,  tandis  que  ,  du 
coin  de  l'œil ,  elle  détaillait  les  perfec- 
tions du  beau-frère  qui  soutenait  sa  fai- 
blesse.  Peut-être  songeait-  elle  à  la 

dispense 

«  L'adolescent  frémit  à  l'aspect  du 
chaperon  doctoral^  dont  quelques  régens 
sont  encore  revêtus.  Il  lui  rappelle  cette 
syntaxe  diffuse ,  ces  versions  monotones  , 
ces  thèmes  laborieux  ,  cette  versification 
latine   si  péniblement  apprise  ;  et  le  mal-- 


a/f  LES    CHAPERONS 

heureux  croit  à  chaque  instant  voir  fondre 
sur  lui  le  cortège  des  menaces,  des  pen- 
sums ,  des  férules ,  s'échappanl  du  fatal 
chaperon ,  comme  les  aquilons  s'échappent 
des  antres  de  l'Etna. 

»  L'influence  du  chaperon  de  collège 
a-t-elle  cessé  ?  L'étudiant  adulte  tombe 
sous  le  cliaperon  d'un  moderne  Barthole. 
Contraint  à  chercher  le  droit  dans  un  dé- 
dale inextricable  de  lois,  de  coutumes, 
d'arrêts  ,  d'ordonnances  ,  combien  ne  re- 
grette-t-il  pas  ce  bon  vieux  temps  où  le 
droit  naturel  guidait  seul  les  humains,  où 
la  bonne  foi  tenait  lieu  de  code  ,  où  le 
prud'homme  rendait ,  sous  un  arbre ,  une 
justice   que    la    chicane    en    chaperon  ne 

nait  point  égarer...  !  Alors,  les  hommes 
étaient  presque  sauvages,  et  leurs  intérêts 
se  réglaient  à  l'amiable  ;  maintenant  ils 
sont  fiers  de  leur  civilisation ,  et  ils  plaident. 

»  Si  je  porte  mes  regards  vers  les  socié- 
tés ,  j'y  vois  une  jeune  personne  conduite 
par  un  grand  chaperon ,  c'est-à-dire ,  par 
une  femme  plus  ou  moins  vieille  ,  qui  , 


DE    TOUTES    COULEURS.  u5 

pour  se  consoler  de  n'être  plus  à  surveil- 
ler ,  voue  sa  vie  à  la  surveillance.  Sa  pu- 
pille ,  en  se  baissant  pour  renouer  un  sou- 
lier ,  n'y  a-t-elle  pas  glissé  quelque  douce 
missive  ?  dans  un  quadrille  ,  ne  lui  a-t-on 
point  serré  la  main  ,  en  faisant  la  chaîne 
anglaise?  durant  la  walse,  les  bras  du  ca- 
valier sont-ils  enlacés  décemment  ?  les 
deux  ^valseurs  ne  profitent-ils  pas  d'un 
rinforzie?ido  pour  se  donner  un  rendez- 
vous  ?  Tels  sont  les  points  sur  lesquels 
roule  l'attention  de  la  surveillante  ;  et 
qu'en  résulte-t-il  ?  ce  que  la  nature  laissait 
ignorer  à  l'innocente  ,  elle  le  soupçonne 
par  l'effet  d'une  maladroite  défiance  :  sa 
jeune  imagination  se  monte  ,  son  cœur 
pressent  une  science  aimable. . . .  Un  beau 
professeur  est  là  ,  il  se  propose  ,  on  l'ac- 
cepte ,  et  le  chaperon  de  la  muraille  n'a 
plus  de  pointes  assez  acérées  pour  séparer 
deux  êtres  dont  l'un  brûle  d'enseigner,  et 
l'autre  d'apprendre. 

»  Glissons  légèrement  sur  le  chaperon 
de  ce  docteur  médecin  qui  croit  la  santé 

3 


■ji6  J.iis  CHAPEKOivs,  etc. 

publique  tributaire  de  ses  soins  ,  lorsque 
c'est ^  hélas!  la  parque  qui  l'en  remercie; 
et  disons  un  mot  de  ces  petits  magistrats 
qui,  semblables  à  tant  de  gens  importons 
par  riiabit  ,  revêtent  la  considération  avec 
le  cliciperon  :  tant  qu'ils  en  sont  couverts , 
on  les  courtise  ,  on  les  adule  ;  dès  qu'ils 
le  quittent ,  on  les  délaisse ,  heureux  si  ce 
n'est  pas  avec  mépris. ...  Ce  chaperon -là 
ressemble  à  la  peau  du  lion. 

»  Enfin  je  parlerai  du  chaperon  qu'Une 
main  prévoyante  place  sur  les  jeux  des 
oiseaux  de  proie  dressés  pour  nos  plaisirs, 
afin  de  refréner  leur  ardeur  malfaisante.... 
Ah  !  pourquoi  ne  peut-on  agir  de  la  sorte 
avec  tous  les  oiseaux  de  proie  dont  la 
société  est  remplie!...  Mais  je  forme  un 
vœu  trop  sévère ,  il  faudrait  enchaperon- 
ner  les  deux  tiers  du  genre  humain.  » 

Voilà  des  chaperons ,  messieurs  les  au- 
teurs dramatiques  :  travaillez ,  il  vous  reste 
de  l'étoffe. 


LE  F01?fDS  D  DINTE  MARCHANDE,  etC.     I'- 

LE  FONDS  D'UNE  MARCHANDE 

A  LA  TOILETTE. 

(  Septembre.  ) 

Quoiqu'il  ne  soit  pas  rare  de  voir  un 
diable  sous  l'habit  d'un  Anglais  ,  j'aurais 
eu  beaucoup  de  peine  à  reconnaître  Azé- 
dor  déguisé  en  véritable  fashionable  ,  si 
je  ne  me  fusse  pas  rallié  à  sa  petite  taille 
et  à  son  accent  un  peu  criard.  Il  avait  une 
redingote  dont  la  taille  finissait  à  deux 
doigts  au-dessous  de  l'omoplate  ;  une  cra- 
vate qui ,  par  la  roideur  qu'elle  prétait  à 
son  cou,  ne  produisait  pas  mal  l'effet  d'un 
carcan;  le  pantalon  court  en  toile  écrue, 
les  brodequins  gris  ,  et  l'indispensable 
chapeau  de  paille.  En  un  mot,  mon  lutin 
était  accoutré  d'une  manière  si  bizarre, 
que  personne  ne  pouvait  douter  qu'il  ne 
fût  mis  à  la  dernière  mode.  »  J'ai  pris  ce 


^8  I.K    FONDS    d'uiVE    MARCHAJNDb 

costume  anglais,  me  dit-il,  afin  d'échap- 
per à  la  critique  clans  la  course  que  nous 
allons  faire  ensemble,  attendu  qu'il  est 
prouvé  jusqu'à  l'évidence,  qu'aujourd'hui, 
si  l'on  ne  veut  pas  paraître  ridicule,  il  faut 
l'être.  » 

Je  venais  de  terminer  ma  toilette;  Azé- 
dor,  me  voyant  prêt,  couvrit  d'un  gant 
feuille-morte  sa  griffe  cachée  sous  la  for- 
me d'une  main;  il  enfonça  son  chapeau 
végétal,  et  nous  partîmes.  Après  avoir  fait 
environ  trois  cents  pas,  nous  nous  arrê- 
tâmes devant  la  boutique  d'une  marchande 
à  la  toilette,  qui  tenait  aussi  la  friperie; 
Azédor  me  fit  signe  d'entrer..  .  Dès  lors  je 
je  crus  deviner  son  projet. 

A  ma  cravate  noire,  ii  i^ion  habit  un 
peu  fatigué,  au  ruban  rouge  pâli  qui  en 
ornait  la  boutonnière  ,  une  petite  brune 
qui  nous  reçut,  ayant  reconnu  l'officier  en 
expectative^  me  conduisit  naturellement 
vers  la  partie  du  magasin  où  reposaient, 
appendus  et  poudreux  ,  quinze  ou  vingt 
uniformes,  parmi  lesquels  elle  supposa  que 


\    LA    TOILETTE.  2r) 

j'avais  à  faire  un  choix  économique  pour 
mes  sollicitations  hebdomadaires  près  du 
ministre  de  la  guerre  :  déjà  même  elle  me 
désignait  ceux  des  habits  dont  les  poches 
pouvaient  voiturer  le  plus  grand  nombre 
de  pétitions  dans  certain  carton  chargé  de 
cette  suscription  terrible  :  demandes  non 
apostilUes ^  lorsque,  la  ramenant  vers  les 
schalls  et  les  dentelles,  je  lui  donnai  sans 
doute  à  penser  que  ,  riche  des  réserves 
faites  sur  ma  demi-solde,  je  méditais  quel- 
que hommage  à  la  beauté.  Sans  trop  désa- 
buser la  marchande ,  j'examinais  en  réflé- 
chissant ces  futiles  élémens  de  parure,  dont 
la  possession  coûte  à  la  pudeur  du  beau 
sexe  tant  de  faux  pas,  tandis  que  leur  in- 
fluence coûte  tant  de  faiblesses  à  la  raison 
des  hommes.  D'autres  réflexions  allaient 
suivre;  Azédor  en  interrompit  le  cours  : 
«  Je  songe,  en  regardant  ces  chiffons,  me 
dit-il,  qu'ils  nous  révéleraient  un  bon  nom- 
bre d'anecdotes  piquantes ,  voire  même 
scandaleuses,  s'ils  avaient  la  faculté  que 
Diderot  prête  a  ses  bijoux....  Il  me  prend 


3o  t-E    FONDS    d'une    MARCHANDE 

envie  rie  la  leur  coiilmuniquer  :  qu'en 
penses-tu?—  Quoi!  s'écria  la  revendeuse, 
qui  avait  de  l'érudition ,  vous  voulez  faire 
jaser  tout  cela? — Rien  de  plus  facile,  con- 
tinua mon  lutin;  ne  voyez-vous  pas  que  ces 
divers  objets  sont  encore  imprégnés  de  la 
volubilité  féminine  ?  attendez,  attendez, 
vous  allez  entendre  beau  train.  »  A  peine 
avait-il  prononcé  ces  mots,  que  cent  voix, 
presque  toutes  plaintives,  frappèrent  à  la 
fois  nos  oreilles. 

«  Vous  avez  tous  à  vous  plaindre,  reprit 
Azédor,  c'est  dans  l'ordre;  mais,  de  grâce, 
veuillez  vous  expliquer  séparément.  A 
vous  ,  monsieur  le  cachemire.  —  Mon 
histoire  (  c'est  le  cachemire  qui  parle  ) 
vous  paraîtra  certainement  vulgaire  :  elle 
offre  une  preuve  surabondante  de  la  lé- 
gèreté des  femmes —  Cidalise  m'avait  vu 
chez  Duvigneul;  je  devins  l'objet  de  sa 
convoitise;  mais  la  femme  d'un  sous-chef 
à  la  direction  générale  des  contributions 
indirectes  ,  pouvait-elle  prétendre  à  me 
posséder  ? —    Cependant  un    entrepôt  de 


A    LA    TOILETTE.  3l 

tabac  \int  à  vaquer,  celui  qui  le  sollicita 
avait  le  nez  approprié  à  Tétat  qu'il  re- 
cherchait :  il  sentit  Tlieurcuse  consé- 
quence que  pourrait  avoir  une  galanterie 
bien  calculée....  Cidalise  me  trouva  sur  sa 
toilette,  la  veille  du  jour  où  la  commis- 
sion devait  être  signée.  Reconnaissant  de 
l'affection  que  me  voua  d'abord  ma  maî- 
tresse, je  dessinais  sa  taille  avec  une  mer- 
veilleuse complaisance;  je  m'appliquais  à 
ne  cacher  que  la  moitié  de  son  bras,  dont 
ma  couleur  foncée  faisait  valoir  la  blan- 
cheur; et,  dès  qu'elle  passait  près  dun 
beau  garçon,  je  secondais  le  hasard  qui 
choisissait  toujours  ce  moment  là  pour  me 
faire  entr'ouvrir.  Vaine  sollicitude  !  mon 
règne  n'eut  que  la  durée  d'un  caprice  ; 
bientôt  je  tombai  dans  le  mépris.  Jeté  sans 
précaution  sur  tous  les  meubles,  j'en  essuyai 
souvent  la  poussière  immonde;  je  fus  oublié 
trois  fois  dans  un  fiacre,  oii  j'étais  devenu 
gênant;  enfin  (voyez  l'ingratitude),  Cidalise, 
un  soir  d'été,  me  laissa  froissé,  déchiré 
même,  au  bois   de   Romain  ville,  où  elle 


02  LE    FONDS    d'usk   SrAnciIANDE 

s'était  rendue  avec  son  jeune  cousin,  pour 
étudier  le  coucher  du  soleil.  C'est  là  que 
je  fus  recueilli  par  une  main  mercenaire, 
qui  m'a  vendu  quinze  francs...  Vanilas  va^ 
nitatum  !  » 

«  Du  moins,  dit  en  soupirant  un  cha- 
peau jadis  rose,  vous  pouvez,  mon  cher 
voisin ,  sortir  d'ici ,  et  parer  encore  l'épouse 
d'un  expéditionnaire  à  quinze  cents  francs, 
ou  hien  une  figurante  de  la  Porte  Saint- 
Martin.  Mais  moi,  quel  sera  mon  sort? 
La  boutique  d'une  revendeuse  à  la  toilette 

est  l'hôpital  des  chapeaux Mon  unique 

perspective,  hélas!  est  de  mourir  sous   la 
forme  d'une  grimace;  car  je  ne  puis  élever 
mes    prétentions  jusqu'au    porte-montre. 
Et  cependant  Dieu  sait  tout  ce  que  j'ai 
fait  pour  l'ingrate  Agiaure.  Quel  chapeau 
sut  couvrir  avec  plus  de  soin  la  taie  qu'elle 
a  sur  l'œil  gauche  ?  lequel  cacha  plus  adroi- 
tement les  cheveux  blancs  que  sept  lustres 
commencent  à  semer  sur  sa  tête?  Ma  cou- 
leur rose  répandait  sur  sa  figure  une  teinte 
qui  pouvait,  au  besoin,  passer  pour  rou- 


A    LA    TOILETTE.  33 

geur  pudique,  et  jamais  aucun  de  mes 
successeurs  ne  saura,  comme  moi,  dans 
tme  rencontre  délicate,  dérober  les  traits 
de  cette  belle  aux  regards  d'un  mari  ja- 
loux. )> 

«  Ali  !  traître ,  s'écria  dans  ce  moment 
un  chapeau  d'homme  placé  à  l'autre  ex- 
trémité du  magasin,  c'est  donc  toi  qui 
causas  mon  malheur!  Je  coiffais  l'époux 
d'Aglaure,  et  je  puis  dire  que  je  le  coif- 
fais à  ravir Ta  perfide  adresse  a  tant 

fait  :  tu  as  si  bien  secondé  la  coquette  dans 
ses  démarches  clandestines,    que  je    suis 

devenu  tout  à  coup  trop  étroit et  me 

voici  à  la  friperie.  » 

a  Nous  sommes  plus  malheureux  que 
vous  ,  dirent  en  minaudant  deux  petits 
souliers  de  satin  bleu  ;  on  nous  punit  pour 
avoir  fait  le  bien.  Nous  nous  imposions 
le  devoir  d'estropier  avec  toute  la  grâce 
possible  la  sémillante  Orphise ,  tandis  qu'un 
aimable  colonel  lui  faisait  sa  cour.  Il  se 
plaignait  tout  haut  de  ses  rigueurs;  elle  se 
plaignait  tout  bas  des  nôtres.  Un  beau  jour. 


34  LE    FONDS   d'ujS'E    MARCHANDE 

elle  s'humanise  envers  le  galant  officier  ;  , 
déterminés  par  l'exemple,  nous  nous  hu-    r 

manisons   envers  elle Savez-vous   quel 

effet  a  produit  ce  double  amendement?  Le 
mortel  favorisé  a  pris  son  congé,  et  Ton 
nous  a  donné  le  nôtre,  sans  que  nous  ayons 
pu  savoir  quel  rapport  il  y  avait  entre  la 
cause  de  notre  disgrâce  et  le  motif  de  la  re- 
traite du  colonel.  » 

a  Qui  peut  avoir  à  se  plaindre  plus  que 
moi?  dit  d'une  voix  flûtée  certaine  petite 
montre  à  répétition  ornée  de  perles.  J'étais 
attentive  à  marquer  l'instant  du  plaisir 
qu'attendait  la  sensible  Eulalie  ;  quelque- 
fois je  me  laissais  avancer  pour  sonner 
plutôt  riieure  du  berger....  —  Ou  des  ber- 
gers, continua  malignement  Azédor,  car 

Eulalie  en  favorisait  peut-être »   Ici   la 

montre  sonna  onze  heures,  et  nous  prîmes 
cela  pour  une  réponse  discrète  de  la  petite 
plaignante,  qui  en  effet  ne  parla  plus. 

«  Ah!    mes  frères,  que  je  vous  trouve 
coupables  de  vous  livrer  ainsi  au  plus  cri 
minel   des  penchans  ,  à  la   médisance.  Ne 


A    LA    TOILETTE.  ÔJ 

sommes-nous  pas  tous  pétris  du  mcine  li- 
mon, et  ne  devi^ions-nous  pas  excuser  dans 
autrui  des  imperfections  peut-être  moins 
grandes  que  celles  dont  nous  sommes  at- 
teints nous-mêmes.  (  Ce  discours ,  imitant 
l'exorde  d'une  homélie,    est    celui    d'une 
robe  brune  pendue  sans  honneur  dans  un 
coin  de  la  boutique.  )  Pour  moi,  je  n'ai 
pas  à  signaler  une  seule  faiblesse  d'Angé- 
la  :  je  fus  deux  ans  sa  robe  favorite,  et  ja- 
mais aucun  homme  ne  m'approcha.  —  C'est 
beau,  très-beau,  ce  que  vous  dites-là,  ma 
mie ,  grasseya  en  riant  un  jolie  frac  brun 
qui  sentait  le  musc;  mais  mon  devoir  m'o- 
blige à  soutenir   aussi  la  réputation  d'un 
excellent  maître ,  qui  ne  m'a  laissé  venir 
ici  que  par  pur   oubli,    après    l'expiration 
d'un  treizième  mois  fatal.  Or  je  déclare, 
dans  son  intérêt,  que  vous  venez  d'avan- 
cer beaucoup  trop  sur  Tinfaillibilité  d'An- 
gela....  Je  pourrais  citer  des  faits  tellement 
positifs....  —  Des  faits!  je  vous  en  défie, 
—  Ah!  parbleu  c'est  fort;  si  je  n'avais  pas 
été  témoin...  —  Je  veux  vous  mettre  d'aç» 


36     LE  FONDS  d'une  MARCHANDE,  CtC. 

cord,  »  interrompit...  devinez  qui?...  un 
oreiller,  oui  un  oreiller  à  taie  brodée.  «  On 
sait  que  ma  mission  fut  toujours  de  finir 
les  discussions  entre  sexes  différens  :  je 
vous  admets  dans  ma  juridiction.  J'ai  moi- 
même  appartenu  à  la  dame  de  qui  vous 
parlez,  et  certes  personne  n'est  mieux  in- 
formé que  moi  du  sujet  débattu.  Vous 
avez  raison  et  tort  tous  deux  :  raison  de 
conserver  de  l'attachement  pour  vos  maî- 
tres ,  tort  de  les  compromettre  par  vos 
discours  inconsidérés.  Pour  Dieu  ,  mes 
amis,  si  nous  ne  pouvons  pas  être  sages, 
soyons  au  moins  discrets.  Les  fautes  igno- 
rées ne  sont  que  des  peccadilles;  elles  de^ 
viennent  de  gros  pécliés  lorsqu'elles  sont 
dévoilées  par  le  scandale,  » 

A  ce  raisonnement  philosophique  d'un 
oreiller,  que  nous  croyons  propre,  tout  au 
plus,  au  conseil  muet,  nous  sortîmes,  Azé- 
dor  et  moi,  pénétrés  d'admiration ,  et  lais- 
sant la  revendeuse  stupéfaite  des  conver- 
sations de  nouvelle  origine  qu'elle  venait 
d'entendre. 


LES  LIBRAIRES  ET  LES   AUTEURS.         Ôj 


LES  LIBRAIRES  ET  LES  AUTEURS. 

(  Septembre.  ) 

JJelaunay,  cent  exemplaires;  Barba, 
cinquante;  Martinet,  cinquante;  Mongie , 
cinquante,  etc. ,  etc.  Telle  était  la  réparti- 
tion que  je  faisais  naguère  d'une  certaine 
brochure,  quand  Azédor  arriva.  «Mon  cher 
ami ,  tu  es  fou  ,  me  dit-il  en  me  voyant  en- 
touré d'une  double  pile  de  livres...  — Com- 
ment je  suis  fou?  répondis-je,  étonné  de 
cette  apostrophe  intempestive.  —  Ecoute, 
continua  mon  lutin,  tu  as  écrit;  je  v^eux 
ignorer  sur  quel  sujet;  bon  ou  mauvais,  il 
importe  peu,  le  résultat  sera  le  même. 
Confiant  en  ton  génie,  comme  tous  les  hom- 
mes médiocres,  tu  n'as  pas  balancé  un  seul 
instant  à  te  faire  imprimer;  et  l'imprimeur 
n'a  pas  manqué  de  t'assurer  que  ton  ou 
vrage   aurait  trois  éditions   en  six  mois; 


38  LES    LIBRAIRES 

circonstance  dont  il  était  si  réellemenlj 
persuadé,  qu'avant  de  mettre  la  main  à  la] 
casse,  riionnête  homme  t'a  prié  de  lui 
compter  moitié  du  prix  convenu  pour  l'im- 
pression. Maintenant  tu  prépares  une  inva- 
sion générale  dans  le  domaine  de  la  librai-l 
rie  ;  trompé  par  un  espoir  frivole ,  tu  penses 
qu'il  ne  faut  que  répandre  un  livre  avecl' 
surabondance  pour  en  assurer  le  débit. 
Bref,  c'est  par  la  force  que  ton  ambition 
prétend  subjuguer  cette  curiosité  publique 
dont  on  ne  peut,  le  plus  souvent,  se  rendre 
maître  que  par  l'adresse.  Insensé,  ne  vois- 
tu  pas  que  tu  attaques  inconsidérément 
les  principes  d'un  commerce  que  tu  dois 
ménager  pour  ton  propre  intérêt?  Nous  ar- 
rivons tout  doucement  à  l'heureux  temps 
où  les  libraires  pourront  se  passer  d'au- 
teurs, jamais  les  auteurs  ne  se  passeront 
de  libraires.  Le  meilleur  ouvrage  n'obtient 
une  valeur  réelle  qu'entre  les  mains  de  ces 
derniers  :  dans  celles  de  l'écrivain  qui  le 
fit,  c'est  un  lingot  sans  prix,  auprès  duquel 
il  est  condamné  à  mourir  de  faim ,  s'il  ne 


HT    LES    AUTEURS.  H) 

consent    à    le  faire  passer  par  l'onéreuse 
mais  indispensable  filière  de  la  librairie.  » 

•  Quid  no?i  mortalia  pectora  co^is 

Aitri  sacra  famés.  » 

m'écriai-je  avec  l'indignation  d'un  homme 
auquel  ce  funeste  système  allait  être   ap- 
pliqué... «  Un  instant,  reprit  Azédor ,  toute 
assertion  critique    demande    une  preuve  ; 
je  fournirai  davantage  ;  voici  un  exemple. 
«  Au  moment  où  l'économie  exigeait  de 
nombreuses  réformes  dans  les  grandes  ad- 
ministrations ,    Saint  -  Albin  ,   employé    à 
quinze  cents  francs,  fut  remplacé  par  deux 
commis   à   cent  louis   chacun,   ce  qui  ne 
laissa  pas  d'alléger  les  charges   de    l'état. 
Dès  lors,   mon   expéditionnaire   remercié 
examina  avec   une   scrupuleuse   attention 
son  budjet  particulier;  ce  fut  en  vain  :  il 
ne  s'y  trouva  pas  un  seul  article   passible 
de  réduction.   Saint  -  Albin    se  contentait 
d'un  dîner  copieux ,  qui  eût  fait  pâlir  l'a- 
nachorète le  plus  sobre  ;  sa  mise  était  d'une 
simplicité  visant  à  la  sécheresse,  et  l'ap- 


4o  LES    LIBRAIRES  " 

parlement  qu'il  occupait  se  trouvait  de 
plain-pied  avec  les  greniers  des  autres  lo- 
cataires. 

»  Tous  les  matins,  entre  deux  draps 
dont  la  douce  chaleur  suppléait  à  plus 
d'une  falourde,  Saint-Albin,  depuis  sa  dis 
grâce ,  rêvait  aux  moyens  de  remplacer  les 
quinze  cents  francs  économisés  sur  lui. 
Enfin ,  à  force  de  chercher  des  idées  au 
plafond  de  son  humble  mansarde,  il  s'ar- 
rêta ,  comme  tant  d'autres ,  et  avec  aussi 
peu  de  raison  peut-être,  au  projet  de  faire 
une  brochure.  Je  crains  d'errer  en  indi- 
quant la  matière  qu'il  choisit;  mais  il  est 
présumable  qu'il  dut  s'attachera  démontrer 
l'inconvénient  des  réformes,  sujet  pour  le- 
quel il  ne  manquait  pas  d'inspirations. 

»  Quoiqu'il  en  soit,  Saint-Albin  ne  per- 
dit pas  une  seconde  :  il  écrivit ,  écrivit , 
écrivit;  et,  vers  la  fin  de  la  quinzième 
journée,  il  avait  fait  un  livre  d'une  épais- 
seur raisonnable.  Cependant,  l'ayant  sou- 
mis à  l'épreuve...  d'une  petite  balance  dont 
il  était  possesseur,  il  trouva  que  le  ma- 


KT    LES    AUTEURS.  4» 

iiiiscrit  ne  pesait  encore  que  cinq  onces.,. 
C'était  évidemment  trop  léger.  Mon  au- 
teur savait  qu'au-dessous  d'une  demi-livre , 
les  brochures  décident  rarement  l'amateur 
à  tirer  sa  bourse.  On  a  trompé  si  souvent 
ce  pauvre  public  par  le^  couvertures  à 
vignettes,  les  titres,  les  gravures,  \e9,/ac 
simile^  que  maintenant  il  veut,  en  achetant, 
être  à  peu  près  sûr  de  trouver  au  moins 
un  petit  dédommagement  dans  la  valeur 
du  papier.  Après  avoir  travaillé  cinq  jours 
encore,  Saint-Albin  jugea  qu'il  pouvait 
s'arrêter,  quoique  rien  autrement  ne  l'y 
déterminât  :  son  ouvrage  était  du  nombre 
de  ceux  que  l'absence  d'un  plan  permet  de 
finir  à  volonté,  comme  les  pièces  de  théâ- 
tre qu'on  nous  donne  journellement. 

»  Le  nouvel  auteur  ne  voulut  pas  com- 
mettre la  faute  de  vendre  son  manuscrit  ; 
il  s'était  informé  des  prix  courans,  et  savait 
que  la  nouveauté  ne  se  paye  pas  au-delà 
de  200  francs  le  kilogramme.  Il  se  décida 
donc  à  lever  l'arrière-ban  de  ses  finances, 
c'est-à-dire,  à  tirer  d'un  petit  sac  une  gra- 

2* 

V 

I 


4a  lES    II BH Al Kl  s 

tification  de  5o  écus,  restée  intacte  depuis 
1811.  Cette  somme  est  comptée  à  certain 
typographe  à  titre  d'avance  ;  les  doigts  de 
ses  compositeurs  se  meuvent ,  sa  presse  gé- 
mit; la  brochure  de  Saint-Albin  est  mise  en 
lumière.  Celui-ci  avait  dressé,  comme  toi, 
la  liste  des  libraires  qu'il  comptait  rendre 
dépositaires  de  son  ouvrage  :  il  se  met  en 
route,  suivi  d'un  commissionnaire  qui 
portait  son  bagage  littéraire ,  que  dis-je  ?  le 
précieux  élément  de  sa  fortune  ;  et  il  entre 
d'abord  chez  Fhomme  le  plus  renommé  de 
la  librairie,  le  jarret  tendu,  la  tête  haute  , 
et  fier  de  n'avoir  à  lui  demander  qu'un  peu 
de  complaisance  qu'il  comptait  bien,  au 
surplus  ,  payer  d'une  remise  honnête. 
Écoute  le  récit  de  la  réception  qu'on  lui 
fit;  elle  te  donnera  l'idée  de  toutes  les 
autres.  «  Monsieur,  je  vous  apporte  un 
opuscule  que  je  publie  aujourd'hui  même; 
veuillez  en  placer  quelques  exemplaires 
dans  votre  étalage.  —  Doucement,  mon- 
sieur ,  cela  ne  va  pas  si  vite.  Avant  tout , 
remettez -moi  le  certificat  de  dépôt ^  vous 


ET   LES    AUTEURS.  4^ 

savez...  —  Le  voici.  —  Maintenant,  le 
nom  de  l'auteur,  s'il  vous  plaît? — Voilà 
mon  livre  : 

Prenez,  monsieur,  le  nom  ne  fait  rien  à  l'affaire. 

—  Qu'est-ce  que  vous  me  dites  donc?  le 
nom  fait  tout.  —  Tant  pis  :  car  on  peut 
vendre  bien  des  platitudes  sous  cette  en- 
seigne trompeuse.  —  Sans  doute  ;  mais  un 
ouvrage  est  payé  quand  on  le  lit.  Enfin,  à 
combien  laissez-vous  cela?  —  A4  francs.— 
Et  le  prix  du  libraire.  —  Mais...  je  vous 
ferai  la  remise  d'usage...  dix  pour  cent.  — 
Bon!  vous  voulez  rire;  jamais  libraire  ou- 
vrit-il la  main  pour  recevoir  une  aussi 
mince  commission?  Mon  usage,  à  moi,  est 
de  prélever  vingt  pour  cent  et  le  treizième 
exemplaire.  —  Quoi,  vous  exigez  à  peu 
près  le  tiers  du  prix  de  vente;  mes  frais 
payés,  je  serai  loin  de  pouvoir  conserver 
autant.  —  En  vérité,  les  auteurs  ont  de 
singulières  prétentions....  Eh!  monsieur, 
depuis  quand  faut-il  que  vous  fassiez  des 
bénéfices?.  La  gloire,  voilà  votre  lot;  le 


44  ^f'^    LIBRAIRIiS 

vil  métal  n'appartient  qu'à  nous,  courtiers 
mercenaires  du  Parnasse.  —  On  ne  peut 
pas  mieux  raisonner.  Donnez  donc  tous  vos 
soins  à  la  vente  de  mon  ouvrage  ,  je  sous- 
cris aux  conditions  pleines  de  modération 
que  vous  m'imposez. —  Soyez  tranquille, 
vos  intérêts  sont  en  bonnes  mains.  »  A 
ces  mots,  le  libraire  jeta  dans  un  coin  les 
exemplaires  que  Saint-Albin  apportait , 
puis  il  lui  tourna  le  dos.  Comme  le  pauvre 
jeune  homme  fut  reçu  partout  de  la  même 
manière,  il  rentra  chez  lui  bien  revenu  des^ 
brillantes  illusions  dont  il  se  berçait  le 
matin  encore  ;  toutefois  il  ne  perdit  pas 
courage. 

»  Huit  jours  s'étant  écoulés ,  et  les  jour- 
naux ayant  annoncé  la  production  de  Saint- 
\lbin  avec  leur  bienveillance  ordinaire ,  il 
crut  pouvoir  faire  une  recette  honnête 
chez  ses  libraires...  Quelle  fut  sa  douleur 
lorsqu'il  ne  vit  pas  une  seule  de  ses  bro- 
chures étalée?...  Furieux,  il  tança  verte- 
ment les  dépositaires  insoucians,,  qui  lui 
rirent  au  nez ,  et  lui  tournèrent  le  dos  une 


ET    LES    AUTEURS.  45 

seconde  fois.  Un  seul  libraire  parut  Técou- 
tcr  avec  quelque  complaisance;  «  Mon  cher 
ami,  lui  dit-il,  votre  figure  me  plaît,  et 
votre  bonne  foi  me  touche  ;  je  veux  vous 
épargner  bien  des  démarches,  bien  des  fa- 
tigues sans  résultat.  Ecoutez-moi,  il  n'est  à 
la  disposition  des  auteurs  que  deux  portes 
ouvertes  pour  faire  écoider  leurs  ouvrages: 
la  vente  du  manuscrit  et  le  dépôt  vmique, 
s'ils  ont  la  fantaisie  d'être  éditeurs.  Point 
de  réussite  à  espérer  en  colportant  un  li- 
vre comme  vous  avez  eu  la  mauvaise  in- 
spiration de  le  faire.  Vous  avez  déjà  l'idée 
des  désagrémens  qu'entraîne  ce  moyen; 
mais  ce  n'est  encore  rien  que  cela;  je  vous 
attends  à  la  rentrée  de  vos  fonds.  On  aura 
mille  raisons  pour  vous  remettre  de  jour 
en  jour,  de  semaine  en  semaine,  de  mois 
en  mois  ;  et  quand  mes  estimables  confrè- 
res ne  pourront  plus  échapper  à  vos  solli- 
citations ,  que  rendront  peut-être  plus 
pressantes  celles  de  votre  boulanger,  ils 
vous  paieront  enfin  ceux  de  vos  livres  qu'iU 
auront  vendus,  mais  en  vous  forçant  de 


4G        LES  LIBRAIRES  ET  LES  AUTKLIIS. 

reprendre  coupés,  crottés,  lacérés,  ceux 
qui  leur  resteront,  et  que  vous  n'aurez  plus 
la  possibilité  de  vendre.  Je  me  tais...  vous 
venez  d'en  apprendre  assez  pour  perdre 
l'envie  que  vous  aviez  d'attenter  à  nos 
droits.  Quanta  moi, je  sens  que  je  trahis 
le  secret  du  corps;  mais  jai  noyé  tant  d'au- 
teurs... je  veux  en  sauver  un  pour  l'acquit 
de  ma  conscience.  A  ce  discours  du  phé- 
nix des  hbraires,  Saint- Albin,  sentant  la 
faute  qu'il  avait  commise  , 

Jura,  mais  un  peu  tard  ,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plu». 

»  Puisque  tu  es  encore  à  même  d'éviter 
un  pareil  échec  ,  continua  mon  lutin ,  re- 
nonce à  ton  projet  de  folle  invasion,  et 
mets-toi  franchement  à  la  disposition  d'un 
seul  libraire;  il  n'est  peut-être  pas  tout-à- 
fait  impossible  d'en  trouver  un  qui  te  sauve 
le  partage  du  lion.  » 


LE    VOYAGE   A    VERSAILLES.  4; 

LE  VOYAGE  A  VERSAILLES. 

(  Octobre.  ) 

J'ÉTAIS  appuyé,  mardi  dernier,  sur  le  bal- 
con de  l'une  de  mes  croisées,  d'où  l'on 
découvre  le  jardin  du  Luxembourg,  et  je 
songeais  à  \ instabilité  des  choses  humai- 
nes. I^e  sujet  n'est  pas  neuf;  mais  il  me 
revenait  en  ce  moment  à  la  pensée,  parce 
que  j'avais  sous  les  yeux  un  coin  du  tableau 
mobile  de  la  nature.  «Hélas!  me  disais-je 
mentalement,  ces  feuilles  rougeâtres  que 
le  zépbir  chasse  en  se  jouant,  formaient 
naguère  le  beau  rideau  vert  sur  lequel 
j'aimais  à  reposer  ma  vue;  ces  fleurs  dont 
les  pétales  s'échappent,  privés  d'existence, 
du  calice  où  ils  reçurent  la  vie,  étaient, 
le  mois  dernier ,  l'orgueil,  du  parterre  :  la 
rose  rivalisait  d'éclat  et  de  fraîcheur  avec 
le  teint  des  belles  promeneuses;  le  lis  of- 


48  LE    VOYAOr 

frait  à  leur  soin  un  objet  de  comparaison 
dangereux.  Les  feuilles  et  les  fleurs  n'ont 
duré  qu'un  moment  :  le  temps  les  abattit 
d'un  coup  d'aile....  tel  est  aussi  le  sort  de 
la  fragile  humanité. 

FugerU  in  villa 

Aetas  ;  carpe  diein ,  quàin  tninimum  crcdula  postera. 

disait  avec  trop  de  raison  le  poëte  de  Ti- 
bur.  —  Et  ces  mots  valent  un  gros  livre  , 
continua  mon  lutin  que  j'aperçus  à  ma  se- 
conde croisée...  Or,  comme  demain  est 
fort  incertain,  je  te  propose  d'aller  au- 
jourd'hui même  à  Versailles.  C'est  un 
voyage  qui  n'est  pas  sans  intérêt  pour  un 
observateur;  tout  d'ailleurs  semble  le  fa- 
voriser :  la  matinée  est  superbe,  les  eaux 
doivent  jouer ,  les  moyens  de  transport 
abondent.  Choisis  :  le  modeste  coucou.,  le 
célérifere  léger ,  la  parisienne  élégante , 
la  douce  gondole  se  présentent  à  l'envi. 
Toutefois,  si  tu  te  décides  en  faveur  de  cette 
dernière  voiture,  n'imite  pas  cet  honnête 
bourgeois  du  Marais  qui,  s'attachaut  trop 


.       A    VERSAILLES.  49 

scrupuleusement  aux.  dénominations ,  at- 
tendit trois  heures,  au  port  Saint-ZS^icoias, 
la  gondole  qui  xlevait  ramener  de  Versailles 
sa  chaste  épouse,  w 

Je   me   réjouis   toujours    à    Tidée    d'un 
voyage  :  la  vie  errante  plaît  à  cette  classe 
de  Français  que  leur  vieille  destinée  rendit 
long-temps   nomades  ;  ils  aiment  à  sortir 
d'un  repos  dont  ils  s'indignent,  ne   fût-ce 
que  pour  une   promenade  à  Saint-Cloud. 
J'acceptai  donc  avec  empressement  la  pro- 
position d'Azédor,  qui,  m'ayant  embarqué 
dans    la  gondole  (  car  ce  fut  elle  que  je 
choisis  )    me   gratifia  d'un  au   revoir^    et 
s'éloigna.  Chacun  sait  que  la  gondole  ter- 
restre est  formée  d'une  voiture  proprement 
dite  et  de    deux    galeries    couvertes ,    qui 
sont  à  la  caisse  ce  que  deux  bastions  sont 
au  corps  principal   d'une   place  forte.    Le 
bastion  antérieur   était    occupé   par    trois 
hommes   que    je   reconnus    promptement  . 
pour  un  tailleur,  un  chapelier  et  un  bottier. 
Leur  conversation  m'apprit  en  outre  qu'ils 
étaient  en  relation  d'affaires  avec  quelques 

3 


5o  I.K    VOYAGK 

officiers  des  gardes,  dont  ils  honoraient  ia 
valeur,  l'esprit,  les talens;  ces  messieurs,  au 
dire  de  leurs  panégyristes,  n'avaient  qu'un 
défaut,  c'était  d'oublier  les  mémoires  qu'on 
leur  remettait  ;  et  mes  trois  artistes  faisaient 
le  voyage  de  "Versailles,  uniquement  pour 
qu'à  l'avenir  on  n'ait  pas  à  reprocher  à  de 
braves  militaires  une  seule  petite  imper- 
fection. Le  bastion  postérieur  renfermait, 
ou  plutôt  cachait  deux  couples,  qu'à  leurs 
regards  inquiets,  et  au  soin  qu'ils  avaient 
pris  de  baisser  les  stores  ,  je  jugeai  dans 
une  position  clandestine.  L'un  de  ces  rou- 
pies se  composait  d'une  femme  fortement 
constituée ,  dont  les  grands  yeux  noirs 
trahissaient  l'expansive  bienveillance ,  et 
d'un  jeune  homme  que  je  reconnus  à  son 
habit  pour  un  élève  de  l'école  polytechni- 
que. Il  me  sembla  voir  une  nouvelle  Armide 
ravissant  à  la  gloire  un  autre  Renaud,  pour 
l'enivrer  d'amour  et  de  plaisir.  L'autre 
couple  présentait  un  garçon  plus  vigou- 
reux que  beau ,  près  duquel  se  pressait  in- 
géniiDient  une    jeune  personne  d'environ 


A    VERSAILLES.  5l 

seize  ans,  qui  n'avait  pas  avec  son  voisin 
le  moindre  air  de  famille.  Je  devinai  d'a- 
bord que  je  voyais  un  nouveau  Pluton, 
enlevant  une  timide  Proserpine  par  la  gon- 
dole de  Versailles.  Dans  le  corps  de  la 
place,  oïl  je  venais  de  m'introduire,  je 
comptai  six  dames  élégamment  vêtues  qui 
toutes  s'annoncèrent  comme  étant  unies  à 
des  gardes  du  corps,  qu'elles  allaient  re- 
joindre. J'avoue  que  je  ne  trouvai  pas  à  ces 
belles  l'air  fort  matrimonial ,  et  je  demeurai 
convaincu  que  la  consommation  de  leur 
mariage  était  beaucoup  plus  notoire  que  sa 
célébration. 

Pendant  toute  la  route,  la  garnison  du 
bastion  antérieur  dormit  ;  celle  du  bastion 
postérieur  soupira,  en  attendant  mieux... 
Quant  à  celle  du  corps  de  la  place ,  elle  fît 
une  vigoureuse  sortie  contre  le  Magasin 
des  Chaperons^  petit  vaudeville  fort  spiri- 
tuel, qui,  depuis  les  Bons -Hommes  jus- 
qu'à Versailles,  fut  le  point  de  mire  vers 
lequel  mes  voisines  dirigèrent  mille  traits 
satiriques  à  la  plus  grande  gloire  des  ves- 


5a  TLK    VOY.\GK 

taies  ew  modes,  doiil  on  ose,  avec  sipfoi 
de  raison,  al  laquer  la  modestie  dans  cette 
maligne  production. 

«  Cliasscz  le  naUirel,  il  revient  au  galop,» 

me  dis-je  tout  bas;  je  vous  reconnais,  beaux 
masques...  noire  gondole  est  parfumée  des 
vertueuses  émanations  de  la  rue  Yivicnne.  » 
Cependant,  !a  voiture  s'étant  arrêtée  , 
six  gardes  du  .corps ,  accompagnés  de  si» 
camarades,  qui  s'en  étaient  adjoints  douze, 
que  vingt-quatre  avaient  suivis  par  désœu- 
vrement, vinrent,  le  casque  en  tctc,  le 
sabre  au  côté ,  recevoir  leurs  impatientes 
compagnes.  Je  cherchais  à  reconnaître , 
dans  cette  multitude  ,  les  heureux  époux 
de  mes  covovageuses  ,  et  je  désespérais 
d'y  réussir,  vu  Taccueil  également  amical 
qu'elles  faisaient  à  l'escadron  entier,  lors- 
qu'un spectacle  plus  intéressant  attira  mon 
attention.  Armide,  au  saut  de  la  gondole, 
avait  reconnu  certain  chevalier  danois;,, 
ou,  pour  m'exprimel'  sans  figure i,  certain! 
mari  malencontreux  qui) /wenait  d'arriver 


A    V  EUS, VILLES.  5'^ 

en  coucou^  et  dont  la  bi'iisque  apparition 
allait  rendre  trop  vite  Renancl  à  son  devoir: 
En  effet,  nn  signe  impératif  du  chevalier 
discourtois  obligea  T enchanteresse  à  le 
suivre,  ce  qu'elle  fît  avec  humilité,  tandis 
que  le  galant  désappointé  se  disposa  triste- 
ment à  regagner  Paris  en  véîocifèrc,...  Un 
orgue  de  Barbarie  jouait  en  ce  moment  :. 
Adieu  plaisir  d'amour. 
■  J'avais  perduxle  vue  PlutonetProrsepincy 
je  les  rejoignis  au  détour  d'une  rue,  bien 
déterminé  à  m'assurer ,  au  moins  par  ap- 
proximation ,  comment  finirait  Taventure. 
Après  plusieurs  nouveaux  détours  ,  mes 
jeunes  gens  entrèrent  dans  une  auberge; 
je  les  y  suivis  sans  être  aperçu  d'eux.  Ils 
demandèrent  une  chambre  et  cà  dîner;  je 
fis  la  même  demande,  et  le  hasard  voulut 
qvi'on  me  donnât  l'appartement  voisin  de 
celui  qu'on  leur  avait  ouvert.  J'entre  avec 
précipitation ,  espérant  qu'une  porte  de 
communication  mal  jointe-,  l'entrée  d'une 
serrure,  une  crevasse  dans  la  muraille,  que 
sais-je?....  Rien  de  tout  cela  ne  se  trouva. 


^M> 


54  LE    VOYAGE 

Réduit  à  écouter,  ce  que  j'entendis  rne  fit 
regretter  plus  \ivement  ce  que  je  ne  pus 
voir.  «  Mon  clier  lutin,  m'écriai-je  enfin, 
quelque  région  que  vous  habitiez  en  cet 
instant ,  venez  à  mon  secours.  »  Azédor  ne 
parut  point,  mais,  ô  prodige!  le  mur  venait 
de  se  changer  en  une  glace  transparente... 
J'avais  été  promptement  servi,  et  pourtant 
il  était  trop  tard  :  c'en  était  fait,  Proserpirie 
était  entrée  en  enfer  par  la  porte  de  l'é- 
lysée. 

On  me  servit  un  mauvais  dîner  qu'on 
me  compta  fort  cher,  parce  que,  d'après 
le  principe  généralement  adopté  par  les 
aubergistes  de  Versailles,  les  consomma- 
teurs doivent  payer  pour  les  gens  qui  ne 
consomment  pas;  je  savais  cela,  il  fallut 
bien  me  résigner. 

Mon  repas  terminé,  je  me  rendis  au  châ- 
teau ,  dont  je  ne  connaissais  encore  que 
l'extérieur.  Une  rêverie  moitié  douce,  moi- 
tié pénible ,  s'empara  de  mes  sens  quand 
je  vis  ces  vastes  corridors^ces  galeries  ma- 
jestueuses ,  ces  riches  appartemens  où  s'a- 


A.    VKBSAIILFS.  ^^ 


gitait  autrefois  une  cour  aimable  ,  bril- 
lante,  empressée  Maintenant  il  ne  règne 
en  ces  lieux  qu'un  morne  silence  ,  fils  des 
années  et  de  l'oubli.  On  me  montra  le  ca- 
binet de  nos  rois mille  souvenirs  confus 

vinrent  m'assiéger  ;  un  soupir  s'échappa  de 
umn  sein.  Voici ,  me  dit-on,  l'appartement 
de  la  reine;  vous  voyez  sa  chambre  à  cou- 
cher :  ici  reposa  la  souveraine  des  Français 
et  des  grâces,  ce  parquet  fut  pressé  par 
son  pied  délicat  ,  ces  lambris  furent  ef- 
fleurés par  sa  robe  légère Je  m'éloignai 

en  essuyant  une  larme,  étonnée  de  moudler 
la  paupière  d'un  hussard. 

11  était  neuf  heures  quand  je  quittai  le 
château-,  je  ne  pus  trouver  place  dans  au- 
cune voiture  ,  et  force  me  fut  de  coucher 
à  l'auberge  où  j'avais  dîné.  J'allais  me  mettre 
au  lit  quand  mes  jeunes  voisins  me  revinrent 
à  la  pensée  ;  soudain  la  glace  magique  repa- 
rut... Je  vis...  j'aurais  mieux  fait  de  ne  pas 
voir.  Je  m'enveloppai  dans  mes  rideaux,  et 
j'eus  beaucoup  de  peine  à  m'cndormir. 
Le  lendemain,  je  montai  dans  une  voi- 


^6  Lr,    VOYAGK 

ture  en  forme  de  corvette  démâtée  où  je 
trouvai  dix  comédiens;  ils  étaient  venus 
donner  à  Versailles  une  représentation  au 
bénifice  de  l'un  d'eux,  et  retournaient ,  par 
/a  parisienne  ^  rendre  aux  Parisiens  les  ta- 
lens  précieux  dont  ils  les  avaient  privés 
une  soirée.  Il  me  fallut  franchir  un  double 
tas  de  toques  ,  d'habits  de  chevaliers , 
de  cuirasses  de  carton ,  de  robes  à  pail- 
lettes que  ces  messieurs  et  ces  dames 
avaient  empilés  sur  leurs  genoux  ,  pêle- 
mêle  avec  le  barbet,  le  singe,  le  perroquet 
et  l'écureuil  favoris,  dont  on  n'avait  pu  se 
séparer.  Vainqueur  de  ces  obstacles  ,  et 
m'étant  intercalé  entre  une  duègne  et  une 
ingénue,  j'entendis  une  conversation  qui, 
si  l'envie  m'en  prenait  ,  me  mettrait  à 
même  de  donner  un  continuateur  à  Scarron. 
Arrivé  à  bon  port,  j'expédiais,  au  café 
de  la  Rotonde,  une  tasse  de  chocolat  qu'une 
autre  devait  suivre  ,  lorsque  les  Petites- 
Affiches  me  tombèrent  sous  la  main  ;  j'y 
lus  ces  mots,  à  l'article  des  effets  perdus: 
f<  Une  jeune  personne  de  seize  ans  ,  brune, 


A   Vr.RS AILLES.  jy 

laute  en  couleur,  portant  une  robe  blan- 
che ,  un  scliall  noir  et  un  chapeau  rose ,  a 
(uitté  hier  la  maison  paternelle;  on  prie 
!es  personnes  qui  l'auraient  vue  de  vouloir 
bien  en  donner  des  nouvelles,  rue  *** 
a°.  ***  »  A  ce  signalement,  je  n'avais  pu 
méconnaître  Proserpine;  je  fus  un  instant 
tenté  d'aller  apprendre  son  destin  à  ses 
parens...  je  me  ravisai,  a  La  nymphe  fugi- 
tive reviendra  ,  me  dis  -je  ;  sa  robe  sera , 
je  le  présume,  un  peu  moins  blanche  qu'au 
départ  ;  il  y  aura  quelques  plis  à  son  schall, 
le  chapeau  rose  aura  souffert  de  l'ardeur 
du  soleil  ;  mais  elle  n'aura  perdu  dans  son 
voyage  qu'une  bagatelle....  peut-être  rien 
dû  tout.  « 


58  LES    PARISIENS 


\VW%'Mk\*»'»W»^\'»'*\'»'»\*'\%%'*N^ ■*■*■»*%■«  »\%»'*.*»\'»*%»V»* 


LES  PARISIENS  EN  VENDATsTrES. 

(  Octobre.  ) 

IjE  temps  des  vendanges  est  celui  de  la 
folie.  A  cette  heureuse  époque,  la  sagesse 
est  sans  égide;  la  raison  sans  austérité  : 
Momus,  assis  sur  une  futaille,  agite,  en 
chantant,  le  thyrse  que  Bacchus  lui  prête; 
tandis  que  le  dieu  des  amans,  un  verre  à 
la  main  et  couronné  de  pampres,  prépare, 
sous  un  cep  ,  un  piège  à  la  beauté  qui, 
nouvelle  Erigone,  s'enivre  à  la  fois  de  vin 
et  d'amour. 

Voilà  ce  que  les  Parisiens  ignoraient  il 
v  a  trente  ans  :  un  honnête  bourgeois  du 
quartier  Bonne-Nouvelle  vous  demandait 
alors,  avec  une  robuste  ingénuité ,  sur 
quel  arbre  croissait  le  raisin,  et  dans  quel 
mortier  on  pouvait  le  piier  pour  en  expri- 
mer le  vin  qu'il    allait   acheter   annuelle- 


EN    VENDANGE.  59 

ment  au  port  Saint -Bernard.  Les  choses 
sont  bien  changées  ;  grâces  aux  progrès 
des  lumières,  chacun  à  Paris  connaît,  non- 
seulement  le  procédé  qu'on  emploie  pour 
faire  le  Beaune  ,  le  Saint  -  Emilion ,  le 
Tonnerre  ,  le  Surène,  mais  encore  le 
moyen  qu'on  met  en  usage  pour  contre- 
faire ces  nectars  divers  chez  le  débitant 
dont  l'enseigne  décevante  annonce  du  vin. 
Tout  possesseur  d'une  maison  avec  cour 
est  à  la  tête  de  deux,  trois  et  jusqu'à  quatre 
ceps  ;  le  locataire  même  tranche  du  pro- 
priétaire :  je  voyais  hier  mon  voisin  le 
tailleur  se  disposer  à  faire  ses  vendanges 
sur  une  terrasse  du  quatrième  étage,  où, 
en  dépit  du  commissaire  de  police,  il  a  su 
fonder  un  petit  domaine.  Mais  le  spécula- 
teur ([ui  règle  prudemment  ses  opérations 
au  thermomètre  de  la  bourse,  ie  socié- 
taire d'un  grand  théâtre  qui  n'exige  que 
neuf  mois  de  congé  par  année,  le  premier 
commis  auquel  on  ne  peut  reprocher  d'a- 
voir, une  seule  fois,  protégé  le  mérite  né- 
cessiteux. ,  et  tant  d'autres  citadins   dojiit 


6o  LÏZS    PATtîSIFNS 

i'inJustneoccuhe  grossit  ostensiblement  lés 
rnpilaux ,  ne  s'ea  tiennent  pas  à  ces  vains 
simulacres  de  propriété  rurale  :  ils  possè- 
dent à  ^  inccnnes,  à  Saint-ÎVIandé ,  à  Non- 
terre,  à  Auteuil,  un  bien  qu'ils  nomment 
ma  cl^umière  ,  s'ils  sont,  avares,  et  s'ils 
craiî^npnt  les  visites;  ma  maison  de  cam- 
pagne ,  s'ils  ont  quelque  modestie  ;  mon 
château,  ma  terre,  s'ils  sont  fiers  de  leur 
fortune,  c'est-à-dire,  sots. 

«  Ces  réflexions  que  je  lisais  dans  ta  pen- 
sée à  mesure  qu'elles  y  naissaient ,  »  me  dit 
Azédor,  qui  venait  d'entrer  sans  bruit, 
<c  seront  le  j^réambule  d'une  petite  aven- 
ture que  je  te  prie  d'écrire:  ce  sera  l'arti- 
cle du  jour. 

5)  Derneval ,  agent  cV affaires ,  qui  sut 
long-temps  agir  très  -  favorablement  pour 
les  siennes,  acheta,  Tïm  dernier,  dans  la; 
vallée  de  Montmorency,  une  maison  fort 
agréable  ,  située  au  milieu  d'un  clos  de 
vignes,  qu'il  vient  de  vendanger  pour  la 
première  fois.  On  ne  devinerait  jamais  ce 
qu'il  a  fait  pour  économiser  (  car  récoïiomi<& 


EN  vejn-i>a:\-gî:.  6i 

lui  plaît  fort  1  les  frais  qu'une  telle  récoite 
nécessite...  Il  s'est  imagine  d'appeler  une 
troupe àwnis  vendangeurs.  Vainement  son 
épouse  lui  a-t-cllc  représenté  que  ce  projet 
n'avait  pas  le  sens  comnuui;  un  je  le  veux 
bien  précis,  s'est  fait  entendre,  et  madame 
Derneval  ne  réplique  jamais  à  ce  grand 
mot  conjugal;  elle  se  borne  à  s'en  venger 
tout  doucement. 

»  En  conséquence  de  cette  décision 
despotique,  un  jeune  garçon  qui  remplit 
dans  le  bureau  d'affaires  les  fonctions  de 
commis  coureur,  et,  par  extension  de  con- 
Qarice,  celles  de /ûfcYo/«/;^  à  la  campagne, 
a  été  expédié  à  Paris,  chargé  d'une  dizaine 
d'invitations  pour  autant  à' amis  sendables; 
le  message  a  été  rempli  avec  une  scrupu- 
leuse ponctualité ,  et  les  plus  promptes  dis- 
fiositions  avant  été  faites  par  les  invités, 
ils  se  sont  réunis,  au  soleil  levant  (circon- 
stance remarquable)  ,  à  la  porte  Saint- 
Denis  ,  où  Ton  devait  monter  en  voiture. 
Dix  personnes  étaient  conviées  ;  il  en  vint 
dix-sept  au  rendez-vous. Malheureusement, 


6u  LES    PARISIENS 

iï.Dc.  se  trouva  que  deux  coucotis  dis- 
ponibles, dans  lesquels  il  fallut  s'entasser, 
les  messieurs  portant  les  dames  sur  leurs 
genoux ,  et  ces  dernières  chargées  cha- 
cune de  deux  ou  trois  cartons  réputés  indis- 
pensables. On  fui  en  route  environ  trois 
heures,  que  les  infortunés  chevaux  em- 
ploj^èrent  à  rendre  le  peu  de  sueur  que 
pouvait  receler  encore  leur  étique  individu; 
tandis  que  les  voyageuses,  tantôt  chantant, 
tantôt  riant  aux  éclats ,  tantôt  jetant  de 
petits  cris,  s'agitaient  beaucoup  sur  leurs 
sièges  mobiles ,  dont  elles  ne  se  plaignaient 
pourtant  pas ,  tant  il  est  vrai  qu'on  s'ha- 
bitue à  tout  en  voyage. 

»  Derneval  vint  au-devant  des  voyageurs 
avec  une  cordialité  que  démentirent  bien- 
tôt, hélas  !  les  apprêts  d'un  déjeuner  plus 

qu'exigu Les  mines   commençaient  à 

s'allonger  à  ce  triste  aspect ,  lorsqu'une 
espèce  de  Sans-Gêiie ^  qui  faisait  partie 
de  la  bande  joyeuse,  prit  là  parole,  u  Mon 
ami,  dit-il  à  Derneval,  je  sais  qu'on  ne 
trouve  presque  rien  à  la  campagne  ;  et  j'ai 


FN    VKNDANGE.  63 

cru  te  rendre  un  vrai  service  en  prenant 
chez  ton  charcutier  deux  jambons  de 
Bayonne ,  douze  cervelas,  une  vingtaine 
de  saucissons  aux  truffes  ,  et  trois  langues 
fourrées.  Du  reste ,  on  se  procurera  bien 
ici  quelques  volailles ,  quelques  centaines 
d'œufs.  A  ces  mots,  Dorville  Çc'est  le  nom  du 
Sans-Gêne  )  ordonna  d'apporter  les  provi- 
sions qu'il  annonçait,  et,  séance  tenante, 
il  y  fut  fait  une  brèche  effrayante. 

»  Après  le  déjeimer,  mon  propriétaire, 
presque  anéanti ,  retrouva  néanmoins  assez 
de  force  pour  mettre  un  panier  à  la  main 
de  chacun  des  convives,  lesquels,  prenant 
leur  essor  ,  s'abattirent  dans  le  clos  comme 
une  volée  de  perdreaux.  Les  raisins  tom- 
bent sous  la  serpette  empressée;  mais,  le 
dirai-je?  c'est,  le  plus  souvent,  au  profit 
des  friands  vendangeurs....  Les  paniers  se 
remplissent  avec  lenteur;  ils  se  remplissent 
pourtant;  et  Dorville  ,  qui  s'est  offert  pour 
hotteur,  transporte  la  vendange  sur  le 
pressoir,  où  deux  de  ses  amis  la  reçoivent 
et  l'écrasent. 


64  LES    PARISII-iVS. 

»  Mais,  à  peine  a\ ait-on  travaillé  deux 
liciircs  que  nos  Parisiens,  dont  l'appétit 
était  stimulé  par  l'air  vif  de  la  campagne, 
parlèrent  du  dîner.  Dorville  ,  en  sa  qualité 
de  pourvoyeur ,  y  songeait  depuis  long- 
temps. Il  quitte  soudain  la  hotte  ;  un  coup 
d'œil  rapide  à  la  cuisine  lui  prouve  qu'on 
ne  doit  rien  attendre  des  dispositions  inté- 
rieures; il  vole  au  village  voisin  :  tous  les 
poulets,  les  canards,  les  dindons  qu'il  peut 
trouver  sont  achetés  au  nom  de  Derneval , 
et  livrés  à  sa  cuisinière.  Toutefois,  redou- 
tant un  résultat  perfide  des  piincipes  d'é- 
conomie qui  régnent  dans  la  maison,  le 
serviahle  ami  se  constitue  maître  d'hôtel, 
chef  de  cuisine,  sommelier;  l'office,  la 
cave,  le  fruitier  sont  mis  à  contrihution. 
En  un  mot,  quand  la  société  fut  réunie 
dans  la  salle  à  manger,  Derneval  faillit 
tomber  en  faiblesse  à  l'aspect  des  vastes 
préparatifs  du  dîner ,  au  milieu  desquels 
figuraient  douze  bouteilles  d'un  Yolnay 
qu'il  n'avait  pas  encore  osé  attaquer  lui- 
même.  Le  repas  fut  très-gai  pour  les  con" 


T.Hf    VEKDAîfGE.  65 

•vh'esv  fort  triste  pour  T Amphitryon,  qui 
but  le  calice  d'amertume  jusqu'à  la  lie.  ,, 
.  »  Le  café  pris,  on  retourna  gaiement  au 
travail...  Nouveau  malheur'  Echauffés  par 
la  vertu  du  Yolnay,  les  amis  du  consterné 
Derneval  se  livrèrent,  à  toutes  les  folies 
qu'inspire  la  campagne  à  des  citadins 
échappés  :  on  se  poursuit  dans  le  cjos  ;  les 
raisins  sont  écrasés  sur  la  terre;  les  tiges 
mêmes  tombent  brisées  sous  vingt  pieds 
imprudens...  Le  dégùL  devient  extrême... 
L'homme  d'affaires  est  au  désespoir.  La 
nuit  arrive  ;  chacun  des  vendangeurs,  pour- 
suivant ou  poursuivi,  se  perd  dans  la  cam- 
pagne; on  prétend  même,  qu'au  milieu  de 
ce  désordre,  on  a  vu  plusieius  de  nos  Pa- 
risiens,/worc/re  à  lu  grappe  dans  la  vigne 
du  voisin. 

-  «  De  neuf  à  dix  heures ,  tous  les  convi- 
v^S/rejoignirent  la  maison  :  madame  Der- 
nevàl  y  revint  la  dernière.  Heureusement 
Dorviile ,  qui  l'avait  rencontrée,  s'était 
empressé  de  lui  offrir  son  bras,  altenLion  à 
laquelle  Derneval  ne  parut  pas  très-sen?i- 

3* 


66  Li-s  pAnisrriv.s 

ble.  La  société  se  trouvant  réunie ,  le 
maître  du  logis  voulut ,  d'un  ton  composé, 
s'excuser  auprès  des  dames  de  ce  qu'elles 
allaient  passer  une  mauvaise  nuit:  Dorville 
l'interrompit  :  cf  A  la  campagne,  comme  à 
la  campagne,  lui  dit-il,  tu  veux  bien  céder 
Ion  lit  (  Derncval  n'avait  pas  parlé  de 
cela  ),  c'est  tout  ce  ({ue  tu  peux  faire.  Ne 
t'inquiète  de  rien  ;  je  vais  arrranger  tout 
pour  le  mieux.  »  En  effet,  mon  Sans-Gêne, 
devenu  valet  de  chambre,  fît  si  galamment 
les  choses,  que  Derneval  fut  obligé  d'aller 
étendre  un  drap  dans  la  grange  pour  re- 
poser quelques  heures,  que  Dorville  et 
trois  anciens  officiers  passèrent  à  convertir 
en  punch  trois  bouteilles  de  rum  ,  qu'ils 
avaient  découvertes  au  fond  d'une  ar- 
moire. 

»  Le  lendemain  ,  Derneval ,  voulant  pré- 
venir la  ruine  totale  de  son  clos ,  invita 
poliment  les  vendangeurs  citadins  à  s'épar- 
gner la  peine  de  continuer  la  récolte... 
«  Eh  bien!  lu  as  raison  de  prendre  ce  par- 
ti, dît  Sans-Gêne  à  son  ami  :  nous  autres 


ÏN    VENDANGE.  6'] 

Parisiens,  nous  ne  sommes  pas  jics  j)our  les 
occupations  rurales;  et,  puisqu'il  en  est 
ainsi,  nous  allons  passer  la  journée  à  nous 
divertir.»  Ce  qui  fut  dit  fut  fait;  après 
avoir  dévoré  le  reste  des  provisions,  les 
trop  joyeux  convives  dansèrent  quelques 
heures  (  on  se  doute  bien  que  l'agent  d'af- 
faires paj'a  les  violons  );  puis  ils  retournè- 
rent à  Paris  dans  trois  charrettes  couvertes, 
dont  ils  négligèrent  de  pa^'cr  les  conduc- 
teurs. 

«  A  peine  étaient-ils  partis,  que  mada- 
me Derneval  présenta  froidement  à  son 
mari  la  note  approximative  des  dépenses 
qu'on  venait  de  faire  :  elle  s'élevait,  v 
conjpris  l'évaluation  des  dégâts,  à  45o  fr. 
Des  vendangeurs  ordmaires,  auxquels  il 
fallut  recourir,  pour  surcroît  de  charges , 
auraient  coiité  primitivement  too  francs 
au  plus...  vive  Téconomie!  » 


68  lis  JEUX 

LES  JEUX  CHEVALERESQUES. 

(  Octobre.  ) 

X  ouR  cette  fois,  je  ne  suis  redevable  qus 
de  mon  titre  au  démon  familier  qui  m'in- 
spire. Il  est  venu  me  le  remettre  ,  a\ant- 
hier ,  au  moment  d'entreprendre  un  petit 
vo^^age  fort  sentimental  :  «  Je  me  rends, 
m'a  t-il  dit,  à  la  terre  d'une  jolie  com- 
tesse ,  avec  un  sien  cousin ,  qui  va  lui  tenir 
compagnie  pendant  l'absence  de  M.  le 
comte ,  que  ses  graves  fonctions  appellent 
au  congres  cl' Aix-la-Chapelle.  Madame 
consentait  d'abord  à  le  suivre;  mais, toutes 
réflexions  faites ,  ne  se  sentant  pas  un  goût 
bien  décidé  pour  la  diète  ,  elle  a  laissé 
partir  seul  son  digne  époux,  et  a  fait  appe- 
ler son  jeune  parent.  Je  vais  rejoindre  ce 
dernier,  afin  de  corroborer  la  vertu  de  tous 
deux.  >;  —  A  ces  mots,  Azédor  s'est  élancé 


de  ma  croisée  sur  un  nuage  qui  l'attendait  : 
c'est  sa  chaise  de  poste  ordinaire. 

i(  Depuis  une  quinzaine  d'années ,  me 
disais -je  en  m'acheminant  vers  la  plaine 
des  Sablons  ,  les  chevalieî's  et  Icc  cheva- 
lerie remplissent  toutes  nos  têtes  fran- 
çaises. De  vaillans  guerriers,  fils  du  dix- 
huitième  siècle  à  son  déclin ,  marchèrent 
sur  les  traces  des  Roland  ,  des  Gaston  , 
des  Bayard  ;  et ,  surpassant  peut-être  leurs 
modèles^  méritèrent  que  riiistoire  gravât 
d'une  main  pesante  leurs  noms  immortels 
sur  les  colonnes  qu'ils  ont  ajoutées  au 
temple  de  notre  gloire.  Le  soleil  n'a  point 
de  feux ,  les  hivers  n'ont  point  de  frimas 
dont  ces  preux  n'aient  su  braver  les  ri- 
gueurs :  ils  vainquirent  sur  les  sables  bru-  iHp 
lans  de  l'antique  Ibérie  ;  ils  triomphèrent 
aux  bords  glacés  du  Borystlvèné,  étonnés 
de  produire  pour  eux  des  lauriers.  Partout 
ils  trouvèrent  des  cwenfures  dont  la  patrie 
s'illustra  :  des  aventures  qui  la  placèrent 
au  premier  rang  des  puissances  du  monde, 
où  elle  saura  se  maintenir.  Enfin   au  nord, 


JO  LI;S    JEUX 

au  midi,  au  couchant,  à  Taurorc  ,  ils  pu-, 
rout  I  raccr  ces  mots  si  connus  ; 


Sistimus  hic  tandem  nobis  ubi  defuit  orbis. 


Et  cependant ,  on  le  sait ,  ces  braves  com- 
battirent long-temps  sans  avoir  à  soutenir 
l'honneur  du  nom  de  chevalier  ;  nobles 
plébéiens ,  ils  s'illustrèrent  par  Tépée  ,  et 
l'on  vit  renaître  la  chevalerie  pour  récom- 
penser leurs  hauts  faits  :  elle  emprunta  son 
éclat  de  l'éclat  de  leur  renommée. 

»  L'honneur  n'abandonna  point  nos 
guerriers  dans  leur  périlleuse  carrière  j 
mais,  il  faut  l'avouer ,  la  volupté  vint  sou- 
vent remplacer  auprès  d'eux  cette  vieille 
galanterie  qui  s'exhalait  en  soupirs  mélan- 
cûliques.  L'amour  dut  suivre  le  vol  rapide 
que  nos  succès  imprimèrent  à  la  victoire  : 
il  fallait  triompher  en  courant  de  la  beauté 
comme  de  l'ennemi.  Mille  barons  germains 
ou  sarmates  froncèrent  le  sourcil  en  fai- 
sant baisser  le  pont-levis  de  (leurs  gothiques 
manoirs  à  nos  impétueux  .pfficiers  ;  mille 
jeunes  châtelaines  des  rives  de  la  Vislide 


CHEVALERESQUES.  7I 

>u  (lu  Niémen  leur  ouvrirent  à  la  fois  leurs 
•JiateaUx  forts  et  leurs  tendres  coeurs;  mille 
ières  castillanes,  long-temps  sourdes  aux 
{uilares  espagnoles  ,  s'attendrirent  aux 
oupirs  hâtifs  de  nos  Français. 

»  La  paix  a  borné  le  cours  de  nos  aven- 
ureuses  destinées  :  elle  a  mis,  heureuse- 
nent  pour  riuinianité  ,  notre  gloire  mili- 
aire  au  régime  des  souvenirs.  Mais  nous 
îe  pouvons  perdre  en  quelques  instans  des 
labitudes  qu'une  longue  suite  d'années  a 
endues  presque  inhérentes  à  notre  nature  ; 
irradijés  à  cette  vie  martiale  dont  le  mou- 
vement,  les  courses  ,  les  dangers  étaient 
les  attributs  ordinaires  ,  nous  voulons ,  du 
moins ,  retrouver  une  image  de  tout  cela. 
C'est  ce  qu'ont  judicieusement  pensé  les 
entrepre^ieurs  àesjeux  chevaleresques ,  et 
c'est  ce  qui  fera  le  succès  de  leur  entre- 
prise.» : 

L'assemblée  ({ue  je  trouvai  réunie  au 
carrousel  moderne  était  nombreuse  et 
brillante.  La  parure  de  nos  belles  Pari- 
siennes offrait  à   l'œil   l'heareiix  mélange 


y 2  Lrs  jrrx 

des  plus  riclies  couleurs  :  on  cliI  dit  un 
parterre  diapré  de  mille  (leurs  vivantes. 
Les  hommes  avaient  égaleriient  fait  toul 
leur  possible  pour  être  élégans  ;  mais,  peu 
attentifs  à  choisir  Its  couleiu-s  de  leurs  da 
mes,  ils  avaient  adbpté  les  nuances  lej 
pliis  bizarres  r  je  vis  beaucoup  de  cheva- 
liers en  habits  pistaches  ,  on  pantaionîj 
beurre  frais  ,  et  en  bottines'  gris-sôUris.  i- 

Quand  j'entrai  dans  le  tirque\^  lesjugej 
des  combats  étaient  gravement  occupés  h 
faire  peser  deux  jockeys  et  deux  selles 
sans  doute  pour  égaler  les  chances  d'une 
grande  course  qui  se  préparait  ;  je  cher- 
'chai  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  che^^ale- 
resqite  dans  cette  disposition,  j'avoue  à  m; 
honte  que  je  ne  le  devinai  pas.  Cependant 
me  dis-je ,  l'affiche  annonce  des  exerciceîi 
à  Vinstar  des  pileux ,  et  les  affiches  de  noîi 
spectacles  ne  mentent  jamais,  comme  cha- 
cun sait. 

J'admirais  depuis  quelque  temps  un  com- 
bat à  la  lance,  exécuté'  avec  adresse  par 
deux  officiers  de  cavalerie,  lorsque  je  cru^ 


CHEVALERESQtTES.  ^3 

entendre  un  trop  prudent  inspecteur  re- 
commander aux  champions  de  ne  pas  roiii'' 

pie  leurs  lances L'illusion  fut  détruite 

et  je  me  retournai  d'un  autre  coté. 

Certain  petit  homme  à  face  rubiconde, 
que  je  reconnus  pour  un  bonnetier  de 
la  rue  Saint -Denis,  occupait  le  jeu  de 
bagues  avec  son  épouse  et  ses  deux  com- 
mis :  le  plus  âgé  des  jeunes  gens  était  le 
partenaire  de  madame.  L'homme  à  face  ru- 
biconde visait  mal  :  son  commis  prenait 
quatre  points  contre  lui  un  ;  je  devinai  sans 
peine  lequel  de  ces  deux  joueurs  était  ha- 
bituellement le  gagnant. 

Je  ne  m'arrêtai  point  aux  courses  de 
têtes ^  elles  me  rappelèrent  trop  l'école  fas« 
tidieuse  du  cavalier ,  mes  pénibles  fonctions 
d'instructeur,  et  les  longues  séances  au  ma- 
nège que  me  reprochait,  il  y  a  quelques 
années,  une  petite  Italienne  qui  se  piquait 
d'une  étonnante  exactitude  à  nos  rendez- 
vous. 

Mais  j'avoue  que  je  pris  plaisir  à  voir  les 
courses  en  char.  Deux  de  ces  élégantes  voi- 

4 


74  I-Jf-S    JEUX 

tures  fixèrent  surtout  mon  attention;  Je 
\is  s'élancer  tlans  la  première  une  femme 
grande  et  svclte,  près  de  laquelle  vint  se 
placer  avec  peu  d'empressement  un  jeune 

homme  fort  pâle ce  couple  ne  me  parut 

pas  en  être  à  sa  première  course.  Toutefois 
il  t  mcha  le  but  en  un  clin  d'oeil;  la  se- 
conde carrièrre  fut  fournie  moins  vive- 
ment; à  la  troisième,  le  nouveau  Phaéton 
poussa  ses  coursiers  avec  une  extrême  mol' 
lesse;  à  peine  put-il  arriver.  J'avais  jugé  . 
dès  le  premier  moment,  que  ce  garçon-là 
ne  savait  pas  ménager  ses  moyens.  L'autre 
char  était  conduit  par  un  aide  de  camp  du 
général  D*""^;  à  ses  côtés,  brillait  de  jeU' 
nesse,  de  vivacité,  de  parure,  une  petite 
baronne  que  son  époux,  placé  parmi  les 
spectateurs,  encourageait  de  la  voix  et  du 
geste.  Ces  coureurs  n'avaient  pas  be- 
soin d'être  stimulés  :  leur  primitive  ardeur 
se  soutint;  ils  furent  vainqueurs.  Soudain 
une  musique  guerrière  célébra  leur  victoire. 
Dans  le  brouhaha,  certain  petit  billet  passa 
do  la  main  du  triomphateur  dans  celle  de 


CHKVALERESQUF.S.  7^ 

sa  compagne  ;  un  léger  signe  en  accusa  la 
réception;  je  jugeai  que  ce  signe  promet^ 
tait  une  autre  victoire ,  mais  celle-là  devait 
être  sans  fanfare. 

Somme  toute ,  on  trouve  aux  jeux  che- 
valeresques, comme  ailleurs,  des  ingénues 
expérimentées,  des  Isabelles  qui  sont  folles 
de  la  chevalerie  ,  depuis  que  les  chevalier^ 
emploient  en  preuves  le  temps  que  leurs 
devanciers  perdaient  en  sermens;  beaucoup 
de  chevaliers  sans  peur,  peu  sans  repro- 
ches', et,  parmi  les  maris,  force  chevaliers 
4e  la  triste Jïgure. 


yÔ        L  AUBERGK  d'aIX-LA'CHAPELLE, 

L'AUBERGE  D'AIX-LA-CHAPELLE, 

ou  LES  LUTINS  AU  CONGRÈS. 
(  Octobre.  ) 

JLe  voyage  d'Azédor  ne  pouvait  être  long: 
c'est  une  minutie  pour  un  diable  un 
peu  fin  que  d'établir  les  relations  d'une 
jolie  femme  de  bonne  composition ,  avec 
un  cousin  prompt  à  user  des  licences  qu'au- 
torise la  parenté;  en  effet,  j'ai  revu  liier 
mon  lutin,  qui  m'a  donné  sur  son  expédi- 
tion les  détails  suivans. 

M  Après  vingt- quatre  heures  d'entretien, 
la  jeune  comtesse  et  son  parent  étaient 
tellement  d'accord  sur  le  genre  d'intérêt 
qu'ils  devaient  s'inspirer  mutuellement,  que 
je  jugeai  mon  intervention  désormais  inu- 
tile ;  le  démon  le  plus  expérimenté  n'aurait 
pu  rien  ajouter  à  ce  que  j'avais  fait  auprès 
d'eux  pour  le  service  de  l'enfer.  Je  les 
quittai. 


ou  LES   LUTINS   AU  CONGRÈS.  77 

i.  »  Je  ne  me  trouvais  qu'à  trente  lieues 
(l'Aix-la-Chapelle  ;  désirer  d'y  être  et  m'y 
voir  en  effet  fut  l'affaire  d'un  instant.  Celte 
vieille  cite  m'était  déjà  connue  ;  j'y  jouissais, 
il  y  a  quelques  siècles,  d'une  grande  consi- 
dération parmi  les  dames  de  la  cour  de  Char- 
lemagne  :  c'est  moi  qui  fis  naître  un  jour 
dans  l'esprit  de  certaine  princesse  l'heureuse 
idée  d'emporter  sur  ses  épaules  un  amant 
trop  favorisé,  afin  que  la  neige  qui  était  tom- 
bée pendant  la  nuit  ne  pût  révéler  la  tendre 
faiblesse  de  cette  belle,  en  offrant  l'em- 
preinte d'un  pied  masculin.  Je  m'arrêtai  à 
l'hôtellerie  la  plus  apparente;  un  apparte- 
ment de  cent  cinquante  francs  par  jour  ne 
pouvait  m'effrayer;  ne  sais-je  pas  disparaî-f 
tre  à  volonté,  et  cette  faculté  ne  met-elle 
pas  en  mesure  de  payer  ses  dettes  en  tous 
pays....  qu'on  demande  plutôt  à  certains 
banquiers ,  à  bon  nombre  de  coquettes ,  et 
à  beaucoup  de  jeunes  gens  à  la  mode. 

»  Plusieurs  voitures  entraient  dans  la 
cour  de  l'auberge  en  même  temps  que  moi; 
j'examinai  les  arrivans,  et  je  ne  tardai  pas 


78      l'auberge  d'aix-la-ctiapeli-p, 

à  reconnaître  que  je  me  trouvais  à  peu  près 

en  famille. 

»  Je  vis  d'abord  descendre  d'un  cabriolet 
mesquin  une  grande  femme  musquée  et 
fardée,  s'enveloppant  d'un  schall  de  mé- 
rinos, auquel  elle  donnait  toute  l'importance 
d'un  cachemire,  en  essayant  de  cacher  une 
robe  de  mousseline  claire,  dont  les  pre- 
mières gelées  blanches  d'octobre  accusaient 
éloquemment  l'insuffisance  ;  c'était  un  dé- 
mon femelle  appelé  communément  la  Co- 
quetterie. Elle  donnait  la  main  à  un  autre  in- 
dividu démoniaque  dumême  sexe,  qu'à  son 
regard  oblique,  à  l'extrême  souplesse  de  sa 
taille,  à  l'accent  flûte  qu'il  affectait,  je  re- 
connus sur-le-champ  pour  le  démon  de  V in- 
trigue. Le  bagage  de  la  Co([uetterie  se  rédui- 
sait à  un  léger  carton ,  qu'elle  comptait  bien , 
sans  doute,  échanger  au  congrès,  contre 
des  malles  aussi  pesantes  que  volumineuses. 
Quant  à  l'Intrigue  ,  elle  donna  tous  ses 
soins  au  déchargement  d'un  petit  coffre 
qui   contenait  le  uade  mecitm  du  sollici- 


ou   LES   LUTINS    AU    COXGRi.S.  79 

teiir,   des  placets  appropriés  à  toutes  les 
circonstances,  et  le  protocole  miiversel. 

»  Bientôt  deux  personnages  bien  aulre- 
ment  importans,  le  démon  de  la  politique 
et  celui  de  la  scribomanie  i^)  ^  descendi- 
rent dune  même  voiture  avec  leur  insé- 
parable auxiliaire  le  démon  des  conjectures. 
Entourés  de  huit  ou  dix  quintaux  de  bro- 
chures, de  journaux,  de  pamphlets,  qu'ils 
colportaient  en  tous  lieux,  ils  ne  parais- 
saient pas  trouver  ce  bagage  suffisant,  et 
se  plaignaient  amèrement  de  leur  coclier , 
coupable  d'avoir  semé  sur  la  route  vingt 
cahiers  de  la  Bibliothèque  historique;  \\\\<- 
sé  emporter  par  le  vent  quinze  numéros  de 
la  Quotidienne;  et,  qui  pis  est,  enveloppé 
du  fromage  f  aliment  ordinaire  de  certains 
politiques  )  dans  ime  demi-livra»son  i.\n 
Conservateur.  Le  démon  de  la  politi^juc. 
dénonça  hautement  à  1  opinion  publique 
la  gent  des  cochers;  le  démon  de  la  scri- 


(i)  J'ai  vainement    rlierclio  le   mol   convciinblo 
daus  noire  laiîguc  :  il  a  fallu  !e  créer. 


8o         L  AUBKRGE  d' AIX-LA-CHAPELLE, 

bomanie  promit  de  fulminer  contre  eux  un 
pamphlet;  le  démon  des  conjectures  ju- 
gea que  cet  écrit  aurait  un  succès  fou. 

»  Cependant  certain  lutin  passablement 
épais  ,  qui  venait  de  s'annoncer  par  un  god- 
dam  énergique  ,  sortit  d'une  excellente 
dormeuse,  et  roula  sa  masse  vers  les  cui- 
sines. C'était  le  démon  de  la  gourmandise , 
arrivant  de  Londres  directement.  Celui  de 
la  luxure  le  suivait  de  près.  Ce  dernier 
s'attacha  soudain  aux  pas  de  la  coquette- 
rie, qui  fit  semblant  de  fuir,  et  me  rappe- 
la le  :  Fugit...  et  se  cupit  ante  videri  de 
Virgile. 

»  Enfin,  je  vis  arriver  une  diligence  de 
laquelle  s'élança  le  démon  de  l'intérêt.  11 
voiturait  à  sa  suite  des  marchands,  des  es- 
camoteurs, des  comédiens,  des  singes,  des 
auteurs,  des  perroquets,  des  danseurs,  des 
ours,  des  acrobates,  des  chiens  savans, 
un  aéronaute ,  ses  aérostats ,  ses  parachu- 
tes et  tout  ce  qui  sert  à  faire  des  expé- 
rences  en  l'air;  mademoiselle  Lenormand, 


Où  LES  tVtms  AU  CO]??GRi:S.  8i 

ses  tableaux  magiques,  ses  brochures  ca- 
balistiques, etc.,  etc.,  etc. 

»  Les  voyageurs ,  s'étant  réunis  dans  la 
salle  à  manger,  où  je  m'étais  rendu  moi- 
même  ,  me  reconnurent  et  me  demandèrent 
ce  que  je  venais  faire  au  congrès. 

»  Moi.  J'y  viens  observer  tout,  me  taire 
sur  tout ,  et  rire  des  sots ,  des  dupes  et  des 
fous,  à  commencer  par  vous,  mes  chers 
confrères. 

»  Le  démon  de  la.  politique.  Le  projet 
n'est  pas  mauvais,  pourvu  que  vous  mê- 
liez à  vos  observations  quelques  grains  de 
politique  :  c'est  l'assaisonnement  universel. 
»  Ledémow  de  la.  scRiBoaiANiE.  Moi ,  je 
suis  là  pour  recueillir  vos  notes...  vous  ver- 
rez, vous  verrez  ;  je  veux  faire  paraître,  tous 
les  cinq  jours  à  peu  près,  une  jolie  petite 
revue  bien  acerbe,  bien  injurieuse,  bien 
injuste...  et  si  je  puis  échapper  au  timbre... 
»  Moi. Impossible!  je  vous  tiens  d'avance 
pour  timbré. 

»  Le  démon  de  la  coquetterie.  Azédor 
smploîra   bien  mieux  son  temps  en  prépa- 


82      l'auberge  d'aix-la-chapeli-k, 
rant  des  succès   ii   la   beauté...    S'il    veut 
uvêtre  utile,  je  lui  promets... 

»  Moi.  Doucement,  ma  chère,  je  n'aui- 
bilionnai  jauuiis  le  noble  emploi  que 
vous  m'offrez;  cherchez  ailleurs  des  cham- 
pions d'une  innocence  telle  que  la  vôtre. 
Tout  ce  que  je  puis  faire  pour  vous,  c'est 
de  taire  que  votre  jeunesse  date  du  règne 
d'Aufi[uste. 

»  Le  démok  de  l  intérêt.  Parbleu,  j'of- 
fre à  notre  camarade  Azédor  un  bout  de 
table  a  ma  roulette;  à  moins  qu'il  n'aime 
mieux  servir  de  compère  à  mon  prestidi- 
gitateur ou  àliahilleur  à  mes  actrices. 

»  Moi.  Je  ne  me  sens  pas  assez  d'adresse 
pour  exercer  les  deux  premières  profes- 
sions, et,  quant  à  la  dernière,  je  n'ai  pas 
assez  de  vigueur  pour  lacer  les  indispen- 
sables corsets  de  ces  dames, 

»  L'intrigue.  Mes  amis,  vous  déraison- 
nez tous  à  qui  mieux  mieux.  Est-ce  qu'A- 
zédor  a  besoin  de  votre  secours?  Morbleu! 
si  j'avais  le  bonheur  de  n'avoir  comme  lui 
que  quatre  pieds  six  pouces,  J€  ne  quitte- 


ou  LES  LUTINS  AU  CONGRÈS.  83 

rais  pas  la  botte  des  souverains:  je  rempli- 
rais toutes  leurs  poches  de  placets ,  et  je 
leur  prodiguerais  tant  les  saluts,  les  révé- 
rences, les  courbettes,  qu'ils  ne  pourraient 
se  croire  dispensés  de  me  les  rendre  qu'au 
prix  d'une  pension,  que  je  conserverais  en 
dépit  de  toutes  les  représentations  nationales 
créées  et  à  créer,  encore  m'accorderaient- 
ils  par-dessus  le  marché  cinq  à  six  de  ces 
décorations  dont  les  rois  se  montrent  pas- 
sablement prodigues,  depuis  qu'elles  ne  ti- 
rent plus  à  conséquence. 

»  Le  démon  de  la.  gourmandise.  God- 
dam  !  god-dam  !  god-dam  !  qui  peut  avoir 
distillé  les  poisons  qu'on  nous  sert  à  cette 
table  ?  Je  viens  au  congrès  pour  échapper 
à  nos  éternels  plomb  -pudings  que  ,  mal- 
gré mon  patriotisme  ,  je  ne  puis  trouver 
excellens,  et  l'on  me  présente  une  soupe 
à  la  bière  ,  des  tranches  de  pain  d'orge 
empilées  précieusement  sur  une  assiette  , 
du  jambon  cru  ,  un  rôti  desséché  dans  la 
casserole,  de  la  salade  à  Teau  et  des  pru- 
neaux au  vinaigre  !  Je  reprends  demain  la 


??4       l'auberce  D^lX-tA-CnAPELtr, 

poste,  et  je  vais  dîner  à  Paris,  chez  Véry. 
A  ces  mots ,  tous  les  convives ,  qui  avaient 
apprécié  l'excellente  cuisine  allemande,  se 
levèrent  spontanément ,  et  nous  gagnâmes 
nos  chambres  à  coucher  en  riant  aux  éclats. 
»  A  peine  avais-je  mis  mon  bonnet  de 
nuit ,  que  j'entendis  un  cri  général  d'indi- 
gnation s'élever  de  toutes  les  parties  de 
l'hôtel  :  «  C'est  un  guet-à-pens  ,  disaient 
tous  les  voyageurs  ;  on  veut  nous  étouf- 
fer.... ji  Je  sortis,  ma  lumière  à  la  main  ,  et 
j'appris  dans  le  corridor  la  cause  de  cette 
plainte  collective.  «  Quoi  !  l'on  prétend 
(  continuaient  les  plaignans  )  nous  faire 
coucher  entre  deux  lits  de  plume  ?  Ima- 
gina-t-on  jamais  une  coutume  aussi  bar- 
bare ? »  Les  servantes  ,  étonnées  qu'on 

ne  trouvât  pas  délicieux  un  coucher  qui 
promettait  un  bain  de  vapeurs  dont  les 
Allemands  sont  très-amateurs ,  les  servan- 
tes ,  dis-je  ,  nous  regardaient  d'un  air 
ébahi  qui  ne  remédiait  à  rien....  Bref,  on 
demanda  vainement  des  couvertures,  elles 
étaient  inconnues  dans  le  pays. 


ou  LES  LUTINS   AU  COXCRÈS.  85 

»  Or ,  chacun  étant  décidé  à  veiller ,  on 
s'occupa  suivant  son  goût  favori  :  le  dé- 
mon de  la  coquetterie  prit  note  des  per- 
sonnages distingués  dont  il  pourrait  atta- 
quer la  sensibilité  ;  le  démonde  Tintrigiie 
essaya  une  courbette  de  nouvelle  création  ; 
le  démon  de  l'intérêt  médita  sur  les  meil- 
leurs moyens  de  réunir  dans  sa  caisse  une 
ample  macédoine  de  loviis,  de  guinées,  de 
roubles,  de  piastres  fortes,  de  ducats,  de 
frédérics  ;  le  démon  de  la  politique  rêva 
des  systèmes  ;  le  démon  de  la  scribomanie 
griffonna  des  articles  très-véridiques  pour 
les  journaux  ;  le  démon  de  la  luxure  pour- 
suivit les  servantes  jusque  dans  leurs  ga- 
letas ;  le  démon  des  conjectures  pressentit 
qu'on  aurait  pu  choisir  mieux  le  siège  du 
congrès  ;  et  moi  j'écrivis  sur  mes  tablettes 
les  événeraens  de  la  journée.  » 


86  LI'   CAMP-VOL  AIN  T, 


LE    CxiMP-VOLANT, 

JOURNAL  DES  SPECTACLES  DE  TOUS  LES  PAYS- 

(  Novembre.  ) 

J  'avais  bien  entendu  parler  clans  le  monde 
d'un  certain  Camp- Volatil  qui,  deux  fois 
par  semaine,  devait  fondre,  lances  en  ar- 
rêt, visières  baissées,  sur  tout  ce  qui  dé- 
clame, récite,  chante,  danse,  peint,  ad- 
ministre dans  nos  théâtres;  et,  plus  parti- 
culièrement, sur  tout  écrivain  tenant  la 
plume  dramatique;  mais  je  n'avais  pu  me 
procurer  ni  le  manifeste  de  ce  corps  d'ar- 
mée, ni  le  premier  bulletin  de  ses  hauts 
faits  :  Azédor  me  les  a  présentés  ce  matin 
de  sa  griffe  immonde.  «  Il  fallait  être  dia- 
ble, m'a-t-il  dit,  pour  trouver  ces  précieu- 
ses feuilles  ;  tout  le  monde  les  a  reçues 
gratis,  personne  ne  les  a  conservées;  et  je 
t'avouerai  que  le  hasard  seul  les   a  mises 


JOURNAL   DKS   SPECTACLES.  87 

en  ma  possession,  au  moment  où  deux  ha- 
bitués d'estaminet  qui  venaient  de  fumer, 
en  les  lisant,  allaient  en  allumer  une  se- 
conde pipe.  » 

Maintenant,  messieurs  du  Camp- Volant, 
j'espère  qu'il  me  sera  permis,  à  moi  lieute- 
nant de  hussards ,  d'examiner  un  peu  votre 
tenue  ,  d'inspecter  vos  armes  ,  d'étudier 
votre  tactique.  Ce  n'est  pas  une  petite  af- 
faire que  d'entreprendre  la  guerre  de  par- 
tisans que  vous  avez  en  vue  :  elle  exige 
une  connaissance  approfondie  du  terrain 
où  l'on  va  manœuvrer  ,  une  évaluation 
exacte  des  forces  de  l'ennemi,  une  con- 
fiance éprouvée  dans  celles  qu'on  peut  lui 
opposer.  Gardez-vous  de  croire  que  la  vic- 
toire vous  sera  toujours  fidèle;  souvent,  je 
le  sais ,  il  ne  vous  faudra  pour  vaincre  qiie 
i'ardeur  impétueuse  d'un  Achille  ;  mais  plus 
souvent  la  sage  temporisation  d  un  Fabius 
vous  sera  nécessaire  pour  n'être  pas  vain- 
cus ;  et  quelquefois ,  contraints  de  battre 
en  retraite ,  vous  ne  devrez  votre  salut 
qu'à  la  prudence   d'un   Xénophon.   Nous 


88  LE  CAMP-VULANT, 

verrons  tout  à  l'heure,  messieurs,  quelles 
garanties  vous  présentez  pour  remplir  ces 
conditions  (i). 

Avant  tout,  je  demande  bien  pardon  à 
M.  H.... ,  votre  colonel,  d'avon-  cru  bonne- 
ment que  nous  pouvions,  depuis  vingt  ans, 
nous  tenir  pour  bien  et  dûment  informés 
des  nouvelles  dramatiques;  ses  adieux  aux 
lecteurs  des  Annales  politiques  et  littéraires 
m'apprennent  que  les  littérateurs  connus 
auxquels  il  s'associe  vont  fonder  un  jour- 
nal nécessaire^  que  dis-je  ?  indispensable; 
et  je  me  hâte  de  reconnaître  avec  lui  que 
tous  les  feuilletons  possibles,  les  archives 
de  Thalie ,  et  le  Courrier  des  spectacles  ne 
sont  que  de  la  Saint-Jean.    C'est  de    vos 
heureuses  mains,  messieurs,  que  ^di  jaillir 
la  lumière;  c'est  vous  que  le  ciel  destine  à 
faire  resplendir  de  tous  les  feux  du  génie 
cette  pai^tie  littéraire  qui  séduit  si  j'uste^ 
ment  toutes  les  classes  de  la  société;  ^'ous 

(i)  Je  dois  prévenir  le  lecteur  que  tous  les  mots 
CQ  italiques  sont  empruntés  du  Camp-Kolani. 


JOURNAL  DÏS  bPECÏACLtS.  bÇj 

enfin  qui  saurez  juger  l'auteur  tragique, 
et  le  mélodrainaturge ,  le  premier  acteur 
et  le  comparse ,  le  machiniste  et  l'allumeur 
de  quinquets,  avec  cette  infaillibilité  de 
goût  et  de  tact  qui  a  déjà  placé  si  haut 
dans  l'opinion  publique  les  littérateurs  con- 
nus... de  vous  dont  votre  petite  armée  se 
compose.  Personne  ne  peut  révoquer  en 
doute  tout  ce  que  je  viens  d'avancer;  vous 
l'avez  dit  dans  votre  prospectus.  Passons 
au  journal. 

Il  est  fâcheux  que  la  symétrie  typogra- 
phique ne  vous  ait  pas  permis  d'ajouter 
quelques  noms  à  ceux  que  vous  prenez 
pour  épigraphe;  car,  non-seulement  Qui- 
nault  et  Favart  méritaient  im  petit  bout 
de  mention,  mais  encore  le  Shakespear  et 
le  Dryden  des  Anglais,  le  Schiller  des  Al- 
lemands, le  Lopez  de  V^ega  des  Espagnols, 
le  Goldoni  et  l'Alfieri  des  Itahens,  se  re- 
commandaient à  votre  bienveillance  cos- 
mopolite; et  certes  leurs  noms  eussent  fi- 
guré à  merveille  sur  le  Journal  des  spec- 
tacks  de  tous  les  pajs.  A  propos,  mes- 

4* 


90  LJE   CAMP-VOI.AW  T, 

sieurs,  avez-vous  bien  calculé  tout  ce  qu'un 
pareil  titre  promet?  Prenez-y  garde,  vous 
contractez  l'engagement  de  m'apprendre, 
deux  fois  par  semaine,  les  débuts  qui  sur- 
viendront au  grand  Opéra  d'Astrakan,  et 
j'aurai  le  droit  de  me  plaindre  si  je  ne 
ti'ouve  pas  dans  votre  feuille  la  liste  exacte 
des  vaudevilles  qui  pourront  tomber  au 
Kamtchatka.  Je  sens  que  cette  obligation 
entraînera  (juelques  petites  difficultés  ré- 
sultant de  la  différence  des  langues;  mais 
comme  M.  H....,  \otre  colonel,  a  le  bon- 
heur de  posséder  tous  les  dialectes,  y  com- 
pris même  le  bas-breton ,  que  l'on  fit  jadis 
apprendre  pour  le  grec  au  crédule  Poinsi- 
net,  ces  difficultés  s'applaniront  bientôt  ^ 
et  vous  marcherez  sur  un  cliamp  jonché 
de  lauriers,  de  roses  et  déçus. 

Il  est  bien  juste  que  vous,  messieurs, 
qui  vous  déclarez,  de  par  votre  autorité, 
i(s  législateurs  du  Parnasse  dramatique  , 
vous  entriez  en  matière  par  un  historique 
lumineux  de  tous  les  théâtres  de  la  capi- 
tale. Quelle  concision,  quelle  clarté  daiis 


JOURNAL  DKS    M'hCTACIJ.S.  CJl 

cette  phrase  sur  rAcadémie  royale  de  mu- 
sique ;  c'est  par  le  luxe  qu'il  déploie  {  ce 
tlieatre  )  dans  ses  Jetés  qu'il  se  j'approche 
de  l'utile,  et  réunit  les  conditions  exif^ées 
pour  plaire  a  tous  les  goûts.  Je  vois,  mes- 
sieurs, que  ce  spectacle  vous  a  séduits ,  et 
j'espère  que,  souvent,  vous  succomberez , 
en  sa  faveur,  dans  les  occasions  de  recon- 
naître ce  qui  est  bien.  Je  ne  comprends 
pas  ,  messieurs  ;  mais  c'est  pour  cela  pré- 
cisément que  je  suis  dans  l'admiration. 

Les  comédiens  français ,  qui  marchent 
entre  les  deux  extrêmes  ou  Von  est  tombé 
pour  eux  ,  là  ou  d'autres  ne  peuvent  se 
placer  ,  vont  lieureusement  se  trouver 
sous  votre  influence  régénératrice....  Quel- 
les obligations  ils  vous  auront,  messieurs! 
Je  veux  qu'avant  six  mois  leur  comité  vous 
élève  un  autel,  à  la  place  du  funeste  tapis 
vert  dont  vous  annoncez  en  toute  hâte 
la  disparition  huit  jours  après  les^autres 
journaux.  Nulle  âme  qui  vive  ne  s'avisera 
de  blâmer  cet  hommage;  la  comédie  fran- 
«^aisc  ne  peut  trop  faire  pour  des  hommes 


gti  LE   CAMP-VOLANT, 

qui  vont  la  ramener  a  la  splendeur  qu'elle 
peut  espérer  encore  ;  assurer  aux  corné- 
diens  la  part  qu'ils  méritent  dans  V estime 
publique ,  et  fonder  sur  d'immuables  bases 
le  régime  d'une  administration  protectrice 
des  intérêts  de  tous. 

Il  est  des  hommes  libéraux  et  compatis- 
sans  auxquels  les  républicains  de  Platon , 
réunis  pour  le  moment  sous  les  voûtes  du 
théâtre  Favart ,  inspirent  une  vive  inquié- 
tude, surtout  depuis  que  le  Jeu  a  pris  parmi 
ces  sociétaires.  Mais  que  chacun  se  rassure, 
lorsque  tous  les  regards  sont  tournés  vers 
ce  second  théâtre  français ,  que  la  gloire 
et  le  ridicule  attendent  ai>ec  un  égal  em- 
pressement,  M.  H....  est  là  pour  trancher 
toutes  les  difficultés  ,  répondre  à  toutes 
les  questions  ,  satisfaire  à  tous  les  désirs... 
Qu'on  se  taise  ,  tous  les  intérêts  vont  se 
concilier  à  sa  voix. 

Grâce ,  grâce ,  messieurs  du  Camp-Vo- 
lant ,  pour  les  pauvres  sociétaires  de 
l'Opéra  comique  ;  priez  monsieur  Z... ,  votre 
collaborateur,  de  les  épargner  un  peu.  Qu'il 


JOURNAL  DES   SPECTACLES.  9^ 

attende  ,  ce  redoutable  Minos  ,  que  ces 
acteurs  aient  été  écrasés  sous  le  poids  de 
l'or ,  ou  qu'ils  aient  succombé  sous  celui 
des  couronnes ,  pour  les  appeler  à  son  tri- 
bunal. Les  juges  infernaux  prononçaient 
du  moins  leurs  arrêts  dans  l'ombre,  ce  qui 
consolait  un  peu  les  amours-propres  frois- 
sés ;  monsieur  Z...  veut  juger,  lui,  nos 
jolies  actrices  en  plein  air:  il  y  a  vraiment 
à  cela  trop  peu  de  galanterie  ;  et  ce  jour- 
naliste discourtois  devrait  savoir  que  le 
moindre  égard  que  l'on  puisse  conserver  à 
ces  dames,  c'est  de  ne  les  examiner  qu'à 
l'aide  d'un  demi-jour. 

Quel  malheur  pour  le  Vaudeville ,  qu'au 
moment  de  votre  invasion  critique  ,  il  ne 
vous  ait  offert  qu'une  J'riperie  dont  les 
broderies  ne  sont  ni  lai'ges ,  ni  d'or  massif  l 
Il  eût  été  moins  désavantageux  pour  ce 
théâtre  que  vous  lui  eussiez  consacré  vo- 
tre premier  article  dans  le  temps  où 
MM.  Dartois  et  Léon  taillaient  plus  en 
plein  drap.  Toutefois,  il  faut  espérer  que 
ces  deux  auteurs  vous  mettront  à  même 


94  LE  CAMP- VOLANT. 

de  parler  un  jour  plus  favorablemeftt  dr 
leurs  ouvrages ,  et  qu'alors  je  ne  serai  pas 
tenté,  comme  je  le  suis  aujourd'hui,  d'a- 
jouler  éaiit  à  l'N  initiale  qui  termine  votre 
article. 

Je  dois  tirer  de  tout  ceci  une  consé- 
quence bien  simple,  que  vous  avez  peut- 
être  déjà  devinée,  messieurs  :  c'est  que, 
dans  les  lettres  ,  comme  au  champ  d'hon- 
neur ,  pour  obtenir  des  succès  en  camp- 
volant^  on  ne  doit  entrer  en' campagne 
qu'après  avoir  bien  étudié  la  carte  du  pays; 
qu'alors  mtme  il  faut  éclairer  sa  marche, 
garder  ses  flancs ,  et  surtout  éviter  d'être 
surpris  sur  ses  derrières.  Si  vous  négligez 
une  seule  de  ces  précautions ,  craignez 
qu'on  ne  vous  critique  plus  amèrement 
(jue  vous  n'aïuez  critiqué  les  autres  ,  et 
attendez -vous  à  recevoir  quelquefois  les 
satires  qu'on  fera  sur  vos  articles  avec 
cette  suscription  : 

Hoc  illis  dictiim  est  qui  sttiltittam  nauseant 
r.t,  ut putvntur  sapere ,  ccchitn  t'ituperanti 


JOURWAl.  DES   SPECTACLK6.  96 

Je  devrais  peut-tire  traduire  ces  deux,  vers 
de  Phèdre  ;  mais  je  me  souviens  qu'il 
existe  parmi  vous  un  interprète  universel... 
Je  me  tais. 


g6  LKS    CAEIA'ETS    PAT.TICI] LIEDS 


LES  CABINETS  PARTICULIERS 

DU  RESTAURATEUR, 

(  Novembre.  ) 

AzÉDOR  avait  revêtu  son  costume  àejli' 
shionable\  je  pressentis,  en  le  voyant  en- 
trer, qu'il  avait  à  me  proposer  une  course 
par  la  ville;  je  ne  m'ahusais  pas.  «  Tu  dois 
avoir  remarqué ,  me  dit-il  ,  que  ,  depuis 
quelques  années  ,  tous  les  restaurateurs 
de  Paris  on  fait  tracer  sur  leurs  enseignes 
ces  mots  très-significatifs  :  cabinets  parti- 
culiers.  —  En  effet  ,  cet  avis  laconique  de 
l'intérêt  aux  bonnes  mœurs  n'a  pu  m'échap- 
per  ;  et  je  me  suis  dit  souvent  que  la  pu- 
deur de  nos  belles  devait  être  arrivée  à  un 
haut  point  de  perfection  ,  le  jour  où  les 
restaurateurs  se  sont  crus  obligés  de  sub- 
stituer les  cabinets  particuliers  aux  anciens 
cabinets  de  société.  - —  Que  veux-tu ,  mon 


I  DU    RE  3  TAU  DATEUR.  <)7 

î  .         ."  .  " 

cher?  les  temps  sont  difficiles;  il  faut  que 
l'on  tire  tout  le  parti  possible  de  son  in- 
dustrie. Je  pourrais  te  citer  tel  Mignot 
moderne  retiré  ,  dont  l'équipage  t'écla- 
bousse  journellement ,  et  qui ,  sans  l'heu 
reuse  invention  des  cabinets  particuliers  , 
se  serait  brûlé  dix  ans  de  plus  au  feu  de 
ses  fourneaux.  Vous  autres  hussards  »  ha- 
bitués à  faire  l'amour  ,  comme  la  guerre,, 
en  rase  campagne  ,  vous  ne  savez  pas 
combien  le  sentiment  a  de  peine  à  se  sou- 
tenir dans  nos  villes,  au  milieu  des  embû- 
ches que  lui  dressent  les  jaloux  :  je  ne 
sais  vraiment  où  il  en  serait  s'il  ne  trouvait 
pas ,  de  temps  en  temps ,  quelques  âmes 
charitables  disposées  à  l'aider.  Peut-être  le 
verrait-on  réduit  aux  complaisances  con- 
jugales ,  c'est-à-dire  ,  à  rien. 

«  Quant  aux  jeunes  Parisiennes  que 
l'hymen  ne  lie  point  encore  ,  ce  n'est  pas 
pour  elles  qu'il  existe  des  cabinets  parti- 
culiers ;  nos  restaurateurs  n'entendent  pas 
raillerie  sur  l'article  de  la  décence  :  j'en 
connais  un  qui  n'admet  les  dames  qu'au 

5 


(j8  LES    CABINETS    PARTICULJtRS 

VU  (le  leur  contrat  de  mariage  :  c'est ,  à 
son  avis ,  le  seul  passe-port  recevable  pour 
le  sentiment  en  partie  fine.  Me  voilà  bien 
rassuré  ,  dis-je  en  riant  à  mon  lutin  ;  je 
vois  que  ,  sans  alarmer  ma  conscience  ti- 
morée ,  je  puis  visiter  les  cabinets  dont  il 
s'agit  :  ce  sont  de  petits  sanctuaires  de 
vertu.  Si  vous  le  trouvez  bon,  nous  dîne- 
rons aujourd'hui  dans  un  de  ces  sanc- 
tuaires-là;  et  Taspect  du  lieu  justifiera 
sans  doute  la  bonne  opinion  que  vous 
m'en  faites  concevoir.  »  Azédor  m'ayant 
assuré  que  ma  proposition  était  conforme 
à  ses  vues ,  nous  nous  rendîmes  h  la  Ga- 
liote  ,  taverne  en  grande  réputation  parmi 
les  amateurs  de  cabinets  particuliers ,  et 
qu'une  jolie  femme  de  ma  connaissance  a 
surnommée  l'hôtel  des  Canapés. 

Nous  trouvâmes  dans  la  salle  basse 
quelques  jeunes  gens,  qn'à  leurs  mousta- 
ches ,  moins  qu'aux  nobles  cicatrices 
qu'elles  accompagnaient  bien  ,  je  recon- 
Tius  pour  des  officiers  à  la  demi-solde. 
Jls  sablaient  gaiement  le  Champagne  à  l'af- 


BU    RESTAURATEUR.  QC) 

iVancliissement  du  sol  français  ,  heureux 
événement  qu'ils  eussent  célébré  plus  tôt, 
si  le  payeur  se  fût  montré  moins  rigoureux 
observateur  des  dates.  J'avais  défendu 
pied  à  pied  la  pairie  avec  ces  braves ,  je 
dus  vider  avec  eux  un  flacon  à  sa  déli- 
vrance. 

Nous  entrâmes  ensuite ,  Azédor  et  moi , 
dans  un  cabinet ,  ([ue ,  vu  l'affluence  des 
aspirans  ,  on  venait  de  nous  accorder  peu 
volontiers.  L'ameublement  de  ce  petit  bou- 
doir se  composait  d'une  causeuse  fort  af- 
faissée ,  d'une  glace  ,  d'une  double  paire 
de  rideaux  et  de  six  chaises,  parmi  les- 
quelles nous  ne  pûmes  en  trouver  deux 
solides.  Je  remarquai  que  la  porte  était 
garnie  d'un  verrou ,  dont  le  jeu  facile  ré- 
vélait le  fréquent  usage  ;  pour  cette  fois , 
il  ne  servit  pas. 

Cependant ,  le  garçon  ,  que  la  taille 
d' Azédor  pouvait  abuser  sur  son  sexe  y 
nous  servit  d'un  air  mystérieux  les  mets 
détaillés  sur  une  carte  qu'il  m'avait  prié 
de  dresser ,  puis  il  disparut.  Vers  le  milieu 


JOO         LES    CABINETS    PARTICULIi:n.S 

du  dîner  nous  manquâmes  de  \h\  (  on 
sent  qu'un  diable  et  un  hussard  doivent 
Loire  sec  );  mais  ce  fut  en  vain  que  j'agitai 
la  sonnette  :  il  me  fut  impossible  d'attirer 
le  trop  discret  serviteur  avant  l'expiralion 
à\i  temps  qu'il  avait  coutume  d'accorder 
à  ses  dîneurs ,  pour  l'expression  d'un  sen- 
timent ordinaire  ;  heureusement  cette  pé- 
riode expira  quelques  instans  avant  celui 
où  j'allais  étouffer. 

Dans  l'un  des  deux  cabinets  contigus  au 
nôtre  se  trouvaient  un  monsieur  et  une 
dame  :  autant  que  nous  en  pûmes  juger 
par  la  basse-taille  concordante  du  mon- 
sieur ,  c'était  un  homme  vigoureux  et 
jeune  ;  l'accent  grcle  de  la  dame  accusait 
la  quarantaine.  Nous  apportâmes  peu  d'at- 
tention à  leur  entretien,  tant  il  nous  sem- 
bla devoir  être  innocent...  Nous  négligeâ- 
mes même  les  conjectures  qu'on  pouvait 
tirer  du  soin  que  prirent  nos  voisins  de 
fermer  les  rideaux  et  de  pousser  le  verrou. 

Les  deux  personnes  qui  dînaient  dans  ' 
l'autre  cabinet,  parlaient  si  bas  qu'il  me 


DU   RESTAURATEUR.  lOÎ 

fut  impossible  de  reconnaître  d'abord  leur 
sexe  ;  toutefois  ,  avec  un  peu  d'attention  , 
je  parvins  à  saisir,  en  substance,  la  con- 
versation suivante  :  «  Vous  vous  défendez 
en  vain  ,  il  faut  céder ,  l'instant  est  arrivé. 
—  Ne  l'exigez  pas;  j'ai  juré  de  ne  plus 
changer.  —  Ne  ferez-vous  rien  pour  votre 
plus  tendre  ami?  —  Ce  serait  le  douzième 
serment  que  j'aurais  trahi  depuis  quinze 
ans.  —  Je  gage  que ,  dans  ce  nombre  ,  il 
en  est  dix  sans  conséquence....  Allons  , 
rendez-vous.  —  Je  ne  le  puis.  —  Vous  le 
devez.  —  Séducteur'  —  Barbare!  —  Au- 
rai-je  donc  cette  faiblesse  ?  —  Il  y  va  de 
mon  bonheur....  —  Eh  bien,  soyez  satis- 
fait. ..  vous  me  verrez  parmi....  les  députés 
du  côté  droit.  »  A  ces  mots,  qui  nous  prou- 
vaient, pour  la  millième  fois,  combien  il 
est  imprudent  de  juger  sur  le^premières 
apparences,  nous  partîmes  d'un  grand  éclat 
de  rire,  et  nous  cessâmes  d'écouter,  en 
nous  écriant  spontanément  :  «  Où  diable 
la  politique  vient-elle  se  nicher!  » 

Nous  quittâmes  la  table  en  même  temps 


I02         LKS    CABINETS    PAIiTICULIEfiS 

que  nos  quatre  voisins  ;  ils  sortirent  de  leurs 
caliinets  au  moment  où  nous  abandonnâ- 
mes le  nôtre.  La  dame  marchait  avec  légè- 
reté, conduite  par  son  cavalier;  les  deux 
députés  s'avançaient  de  leur  côté ,  bras  des- 
sus, bras  dessous;  nous  tenions  le  centre. 
On  arrive  à  l'escalier;  tous  les  personnages 
s'envisagent...  O  surprise!  le  nouvel  opi- 
nant du  côté  droit  reconnaît  sa  femme.... 
La  dame  jette  un  cri  perçant  à  l'aspect  de 
son  mari  ;  l'homme  à  la  basse-taille  con- 
cordante, le  député  séducteur  et  moi  nous 
restons  ébahis.  Quant  au  malin  Azédor ,  je 
le  vis   sourire  d'une  rencontre  qu'il  avait 
peut-être  préparée.  Enfin ,  après  un  assez 
long  silence,  l'époux,  qui  avait  conservé 
un  sang -froid  sans  doute  à  l'épreuve  de 
pareilles  rencontres  ,  prit  la   parole  avec 
calme  :  «  Passez  ,  madame  ,   dit-il  à  son 
épouse  ,  nous  vous  devons  les  honneurs 
du  pas.   Mon  collègue,  malgré   toute  sa 
bonne  volonté ,  n'a  pu  faire  de  moi  quun 
prosélyte  i  plus  heureuse,  à  ce  qu'il  me 
paraît,  vous  avez  fait  un  élu.  » 


DU    RESTAURATEUR.  lOO 

Qu'on  vienne  encore  nier  les  progrès 
de  la  civilisation  et  de  la  saine  philosophie  ; 
on  eût  parcouru  toute  la  France  au  dix- 
septième  siècle  ,  sans  trouver  un  mari 
comme  celui-là....  Gloire  à  la  politique  ! 
c'est  à  elle  que  nous  sommes  redevables 
de  celte  longanimité  conjugale. 


1 


Io4  lA    COUR    d'un    .M1VI5I  i' fîF  , 

LA  COUR  D'UN  MINISTÈRE, 

'      LE   3o  DU   MOIS. 

(  Novembre.  ) 

ri  OR  ACE,  que  l'on  cite  depuis  long-temps  , 
et  qui  sera  cité  tant  qu'on  aimera  la  phi- 
losophie parée  de  tous  les  charmes  d'une 
éloquence  aimahie  et  persuasive ,  Horace 
a  dit  quelque  part  «  Que  la  sagesse  con- 
sistait a  Divre  heureux  dans  son  état.  » 
Je  suis  l'homme  du  monde  le  plus  facile 
à  persuader  sur  ce  point ,  car  je  ne  crois 
pas  m'être  trouvé  un  seul  jour  précisément 
malheureux,  parce  que  j'ai  toujours  eu  le 
bon  esprit  de  saisir  le  peu  de  bien  que  ma 
position  présentait;  je  dois  avouer  cepen- 
dant   que   je   ne   fus    jamais    employé 

M  Employé  !  eh  !  pourquoi ,  me  dira  -  t  -  on , 
cette  condition  excluerait-elle  le  bonheur?» 
ma    réponse   ne  peut  se    faire  attendre  : 


LE    3o    DU    MOIS.  TO.^ 

riiomme,  suivant  la  mission  qu'il  reçut  de 
la  nature,  doit  agir  d'après  sa  propre  vo- 
lonté, penser  d'après  ses  propres  inspira* 
lions;  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  facultés 
n'est  permise  au  commis;  le  libre  arbitre 
est  un  être  de  raison  pour  cet  infortuné, 
qu'enchaîne  une  étroite  destinée. 

Dès  que  sept  heures  sonnent  à  son  mo- 
deste cartel ,  l'employé  s'arrache  au  som- 
meil; il  se  rase,  cire  ses  bottes,  bat  son 
habit  ,  retourne  sa  cravate  ;  soixante  mi- 
nutes sont  bientôt  écoulées;  il  est  huit 
heures  quand  ces  soins  préliminaires  se 
trouvent  remplis.  Ce  n'est  pas  trop  d'une 
demi-heure  pour  s'habiller;  mon  homme, 
après  sa  toilette  achevée,  n'a  donc  plus 
que  trente  minutes  à  sa  disposition  ;  car  il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'il  doit  tou- 
cher le  seuil  du  ministère  à  neuf  heures 
précises.  Or  on  saura  que  ,  par  le  con- 
seil de  son  médecin  ,  et  peut  -  être  un 
peu  par  économie  ,  il  a  dû  se  loger  à 
l'extrémité  du  faubourg  Saint -Denis  ou 
du  faubourg  Saint-Martin  ,   quartier  où , 


lo6  LA    COUR    d'dN    ministère, 

comme  chacun  sait,  on  respire  un  excellent 
air,  surtout  sous  linfluence  du  vent  de 
nord-est.  De  là,  son  œil  parcourt  une  riche 
campagne  ,  puis  il  vient  se  reposer  sur 
l'hôpital  Saint  -  Louis  ;  et  c'est  quelque 
chose  qu'une  semblable  perspective. 

Lorsqu'aucune  circonstance  n'intervertit 
l'ordre  que  je  viens  de  signaler,  le  commis 
arrive  triomphant  à  son  bureau,  au  bruit 
de  l'horloge  ministérielle,  garant  de  son 
exactitude  scrupuleuse.  Mais  un  coup  de 
brosse  au-delà  du  nombre  ordinaire,  un 
bouton  recousu ,  une  barbe  repassée ,  une 
tasse  de  thé  imprudemment  hasardée  en 
route,  le  plongent  dans  une  juste  inquié- 
tude ;  certain  argus  sévère  l'attend,  armé 
d'une  fatale  épingle;  le  voilà  pointé.  La 
gratification  qu'il  attendait  à  la  fin  de 
l'année  perd,  hélas!  cinquante  pour  cent 
dans  l'espace  d'une  minute  ;  on  n'a  pas ,  à 
la  Bourse ,  l'idée  d'une  baisse  aussi  ra- 
pide. 

Une  fois  assis  à  son  pupitre,  il  ne  reste 
plus   à   remployc  qu'un   travail   insipide , 


LE    3o    DU    MOIS.  107 

imifonne,  auquel  il  peut  se  dispenser  de 
faire  concourir  son  esprit.  Il  y  a  plus ,  les 
progrès  des  arts  sont  tels  aujourd'hui ,  que 
je  ne  désespère  pas  de  voir  sortir  inces- 
samment de  quelque  atelier,  un  joli  petit 
commis  mécanique  capable,  non -seule- 
ment d'expédier  lestement  une  circulaire, 
mais  encore  de  tourner  très-agréablement 
un  rapport....  calculez-vous  l'économie  que 
cela  produira  ? 

Ce  qu'on  vient  de  lire,  je  le  disais  le 
3o  octobre  dernier  au  seigneur  Azédor , 
mon  serviable  lutin,  que  je  voulais  amener 
ainsi  à  m'apprendre  d'autres  particularités 
sur  le  même  sujet.  Prompt  à  me  satisfan-e , 
il  a  pris  la  parole  en  ces  termes  :  «  Douze 
fois  dans  l'année ,  l'uniformité ,  ou  plutôt 
la  monotonie  de  l'existence  des  employés 
est  rompue;  c'est  le  trente  de  chaque  mois, 
heureuse  ou  malheureuse  époque  à  laquelle 
ils  touchent  leurs  appointemens  :  heureuse 
quand  une  sobriété  bien  entendue,  une 
simplicité  de  mise  conforme  à  leur  humble 
fortune^  un  appartement  strictement  né- 


Iô8  LA.    COUR    d'un    ministère, 

cessaire,  un  ameublement  sans  faste,  font 
balancer  l'actif  et  le  passif  de  leur  budget  ; 
malheureuse,  lorsqu'entraînés  dans  de  folles 
dépenses ,  ils  ont  perdu  cet  indispensable 

équilibre »  Ici  nous  fûmes  interrompus 

par  le  bruit  que  fît,  en  entrant  dans  la 
cour,  un  élégant  cabriolet,  c'était  celui 
d'un  chef  de  bureau  que  nous  vîmes  bien- 
tôt paraître ,  portant  un  sac  d'argent  assez 
rond ,  qu'il  jeta  négligemment  dans  sa  voi- 
ture. Au  moment  où  il  s'v  plaçait  lui-même, 
je  fis  remarquer  à  mon  lutin  que  l'heure 
ordinaire  de  la  sortie  était  devancée  par  cet 

employé «Oh!  mais,  reprit  Azédor  en 

riant,  de  même  que  les  gros  poissons  bri- 
sent les  filets  où  les  petits  se  laissent  pren- 
dre ,  de  même  un  chef  de  bureau  sait 
se  mettre  au-dessus  des  règles  établies 
pour  les  commis  en  général.  —  D'ailleurs, 
ajoutai -je,  celui-ci  emporte  un  rouleau 
de  papiers.  —  Contenant  un  opéra  que 
M.  le  chef  compose ,  bureau  tenant ,  à  la 
plus  grande  gloire  de  l'administration.  Bien 
des  gens  servent  ainsi  l'état,  et  je  ne  pense 


LE    OO    BU    MOIS.  lOQ 

|.âs  que  ce  soit  en  faveur  de  leurs  pareils 
que  Plaute  a  dit  ; 

Quid  est  suaviks  quàm  benè  rem  gerere  bono  publico  ? 

Cependant     quatre     heures     sonnèrent 
avant  que  nous  eussions  quitté  la  cour  du 
ministère  ;  les  employés  sortirent  en  foule 
de  leurs  bureaux.  Azédor  appela  succes- 
sivement mon  attention  sur  plusieurs  d'entre 
eux  :  «Tu  vois,  me  dit-il,  ce  jeune  homme 
en  redingote  à  Fanglaise  ;  il  a  ses  raisons 
pour  raser,  en  sortant,  la  muraille  opposée 
à  la  loge  du  portier;  mais  celui-ci  n'est  pas 
myope  ;  il  voit  le  commis  fugitif;  il  l'appelle 
d'une  voix  forte,  et  va  le  contraindre  à  lui 
payer  ses  déjeuners  d'un  trimestre,  dont 
lui,  portier,  a  bien  voulu  avancer  le  prix, 
sans  aucun  intérêt ,  comme  on  doit  s'en 
douter.  Ce  petit  vieillard    maigre  ,    vêtu 
d'un  habit  si  sec,  nourrit,  depuis  quinze 
ans ,  une  martingale  à  la  roulette  ;  elle  ne 
peut  tarder  plus  d'une  dizaine  d'années  à 
combler  ses  vœux  :  eh  bien!  le  tailleur  de 
'«i.^get  honnête  joueur,  son  boulanger  et  son 


no  LA  COUR    DIJN    MINISTÈRE, 

propriétaire,  auxquels  il  doit  quelques  mi- 
sérables centaines  de  francs ,  ne  veulent  pas 
croire  aux  promesses  qu'il  leur  fait  d'après 
une  espérance  aussi  réelle;  il  n'y  a  plus  de 
confiance  dans  le  monde.  Regarde  mainte- 
nant ce  gros  joufflu  qui  roule  gaiement  son 
individu  vers  les  deux  camarades  qui  pa- 
raissent l'attendre  ;    c'est  un  gastronome 

formé  à  l'école  du  célèbre  Des Il  va 

proposer  à  ses  amis  un  petit  dîner  chez  Gri- 
gnon,  dont  la  dépense  ne  s'élèverait  guère 
qu'au  tiers  des  appointemens  que  l'impru- 
dent commis  vient  de  toucher  ;  mais  sa  fem- 
me connaît  son  faible,  elle  l'attend  à  la  porte 
du  ministère  :  il  est  écrit  dans  le  ciel ,  qu'à 
son  grand  regret,  il  dînera  chez  lui  comme 
on  dîne  chez  un  employé  à  la  fin  du  mois... 
cela  s'entend.  Le  grand  homme  pâle  qui 
passe  devant  nous,  est  l'expéditionnaire  le 
plus  laborieux  du  ministère  ;  et ,  comme  il 
faut  récompenser  le  zèle  ,  on  a  réduit,  cette 
année,  son  traitement  de  cent  écus. Toute- 
fois ,  sa  jeune  épouse  ne  laisse  pas  d'avoir  un 
beau  cachemire,  tant  sont  grandes  les  res- 


LE    OO    DU    MOIS.  I  I  1 

sources  de  la  Providence!  J'espère  que  je 
n'ai  pas  besoin  de  te  dire  que  voici  deux 
surnuméraires  ;  h  cette  démarclie  légère , 
on  devine  que  le  trente  du  mois  n'apporle 
pas  le  moindre  changement  à  leur  position 
accoutumée  :  hier  ils  étaient  sans  argent  , 
aujourd'hui  ils  ne  possèdent  pas  un  sou. 
Mais  les  privations  mêmes  ont  leurs  privi- 
lèges. Les  commis  appointés  craignent , 
avec  plus  ou  moins  de  raison,  de  rencon- 
trer à  chaque  pas  leurs  créanciers  ;  les  sur- 
numéraires sont  exempts  d'une  pareille 
crainte  :  ils  n'ont  pas  un  seul  créancier  sur 
la  terre,  par  la  raison  toute  simple  que 
personne  ne  veut  leur  faire  crédit.  Or ,  tout 
bien  considéré,  leur  sort  est  à  peu  près 
agréable;  ils  se  passent  parfois  de  dîner, 
mais  ils  n'ont  jamais  de  digestions  labo- 
rieuses; logés  dans  un  grenier  sans  vitres, 
ils  sont  exposés  à  toutes  les  intempéries 
des  saisons  ,  mais  le  froid  convient  à  la 
santé  ;  il  fait  circuler  les  humeurs  plus  li- 
brement; leur  vêtement  est  dans  un  tel 
désordre    qu'on  les  consigne  à  toutes  les 


112      LA  COUR  D  UN   MINISTÈRE,  TTC. 

portes  ;  mais  voilà  précisément  ce  qui  les 
sauve  de  l'orgueil ,  de  Tamour-propre ,  de  la 
présomption.  Somme  toute,  un  surnumé- 
raire ne  peut  que  devenir  un  sage,  s'il  ne 
meurt  pas  de  faim  ou  de  froid  ;  et  je  parie- 
rais que  Socrate  et  Caton  ont  commencé  par 
être  surnuméraires....  Tel  est,  du  moins, 
le  raisonnement  que  se  font  à  eux-mêmes 
certains  chefs,  dispensateurs  des  appointe- 
mens...  Eh!  messieurs,  visez  un  peu  moins 
aux  progrès  de  la  sagesse,  et  donnez  un 
traitement  à  ces  malheureux,  qui  souvent 
ont  toute  la  fatigue  du  travail  dont  vou$ 
recueillez  tout  l'honneur. 


iTjy  SALOîr  DE  PARIS ,  etc.        Il3 


UN   SALON  DE   PARIS 

A   LA   FIN  DE   NOVEMBRE   1818. 
(  Noi'embre.  ) 

\i^nefaut pas  se  mêler  de  la  conduite  d'un 
vaisseau  ou  Von  nest  que  passager^  disait 
Malherbe  à  quelqu'un  qui  lui  reprochait 
de  rester,  en  quelque  sorLc,  étranger  aux 
affaires  du  temps.  Plût  à  Dieu  que  ce  mot 
philosophique  devînt  un  précepte  obliga- 
toire pour  les  mille  et  mille  publicistes  sans 
mandat ,  qui  ,  voulant  diriger  le  vaisseau 
de  Tétat  au  gré  de  leurs  folles  passions  , 
tendent  à  Tcnvi  la  main  pour  en  saisir  le 
gouvernail!  Chacun  se  fait  un  petit  système 
de  navigation  qui ,  comme  on  le  pense  bien, 
est  diamétralement  opposé  à  celui  de  son 
voisin  :  «  C'est  vers  le  sud  qu'il  faut  se  di- 
riger, dit  celui-ci  en  élevant,  comme  une 
excellente  voile,  un  pamphlet  qu'il  vient 


li/^  UN  SALOiv  Di:  PAT  rs 

de  publier.  —  Notre  perte  est  inévitable  , 
interrompt  celui  -  là  ^  si  nous  ne  voguons 
pas  vers  le  nord,  sous  l'influence  de  mon 
système  de  finances.  —  Coupons  vite  à  Vest , 
s'écrie  un  troisième,  ou  le  navire  va  se 
briser  sur  les  écueils  vers  lesquels  nous 
courons ,  et  que  l'on  eût  évités  en  suivant 
plus  tôt  mon  plan  de  réforme  administra- 
tive. —  En  croirez- vous  ce  fou,  reprend 
un  quatrième ,  quand  nous  ferions  à  Voiiest 
une  route  si  heureuse,  grâce  à  l'aperçu 
lumineux  que  ma  plume  a  trace  sur  l'art 
de  gouverner?...  »  Pauvres  insensés  !  vous 
fatiguez  "vainement  une  mer  inconnue. . . . 
laissez ,  laissez ,  croyez-moi ,  la  barre  aux 
mains  qui  savent  la  mouvoir:  il  faut  être  à 
îa  place  du  pilote  pour  saisir  tous  les  dan- 
gers d'une  navigation  difficile;  il  faut  être 
le  pilote  lui-même  pour  opposer  à  ces  dan- 
gers les  ressources  qu'une  expérience  étran- 
gère ne  saurait  même  prévoir. 

Telles  sont  les  réflexions  que  je  faisais 
l'autre  jour  en  tisonnant  mon  feu....  «Où 
ton  imagination  va-t-elle  s'égarer?  me  dit 


A  LA  FIN  DE  ]>iOVj:Mr.r,E  1818.      Il5 
Azédor,  qui  se  montra  tout  à  coup;  dé- 
fendre la  politique  aux  Français  !  ne  vois- 
tu  pas  qu'il  serait  plus  facile  d'interdire  le 
mélodrame  aux  habitans  du  Marais ,  la  rue 
Vivienne  à  nos  jeunes  Aspasies,  les  corsets 
aux  vieilles  coquettes ,  le  poêle  du  café  aux 
rentiers,  le  Piocher  de  Cancale  aux  gour- 
mands ,    la   médisance    aux    journalistes. 
Rends-toi  ce  soir  au  cercle  du  baron  d'Or- 
neval ,  où ,  soit  dit  en  passant ,  tu  n'as  pa;- 
paru  depuis  deux  mois,  et  tu  verras  que 
la  manie  dont  tu  te  plains  est  le  caprice  de 
toute  réunion,  de  chaque  sexe,  de  tout  âge. 
On']ouea.niouid^hmàiapolitique^  comme , 
il  y  a  quelques  années,  on  jouait  au  diable. 
Mais,  patience,  la  politique,  j'en  ai  le  ca- 
ractère   national     pour    garant ,   pcissera 
comme  les   montagnes  russes,  comme   la 
mode  d'un  chiffon.  »  A  ces  mots,  mon  lutin 
m'ayant  quitté,  je  me  suis  rendu  chez  le 
baron  d'Orneval  :  ce   que  j'y  ai  vu  sera 
l'objet  de  cet  article. 

Après  le   cérémonial   d'nsage,  je  jetai 
dans  le  salon  un  regard  invcstigateiu'.  Des 


I  iG  UN   SALON  DT.  PAFIS 

groupes  diversement  occupés  étaient 
épars  C'A  et  là;  quelques  amateurs  suivaient 
une  partie  d'échecs  ;  le  reste  de  la  société 
formait  cercle  auprès  de  la  cheminée ,  à 
laquelle  deux  officiers  supérieurs  étaient 
adossés.  L'un  d'eux,  dont  une  longue  ci- 
catrice sillonnait  noblement  la  figure,  me 
reconnut  et  m'embrassa;  l'autre,  en  bas 
de  soie,  en  frac  bourgeois  orné  d'une  paire 
d'épaulettes  toutes  neuves,  me  rendit  froi- 
dement mon  salut;  je  ne  me  rappelai  pas 
de  l'avoir  jamais  rencontré  un  jour  de 
combat. 

A  mon  arrivée,  la  conversation  roulait 
sur  les  dernières  élections;  elle  continua 
lorsque  je  fus  assis.  «  Pour  moi ,  dit  un  pe- 
tit vieillard  poudré  que  l'on  écoutait  avec 
une  certaine  complaisance,  je  puis  me  flat- 
ter d'avoir  rendu  à  mon  département  ua 
service  véritable.  Nous  avions  à  choisir  un 
seul  député  ;  mais  les  électeurs  ,  divisés 
d'opinions,  d'intére;ts,  d'espérances,  por- 
taient ,  ceux-ci  un  ultra ,  ceux-là  un  Hbé- 
ral ,  d'autres  un  ministériel.  Vous  n'y  êtes 


A  LA  FIN  DE  NOVEMERT.  1818.   II7 

pas  ,  messieurs,  me  suis-je  écrié  au  milieu 
de  l'assemblée,  c'est  un  homme  sans  ap- 
pétit qu  il  Jaut  nommer .  »  Ici  la  société  du 
baron  d'Orneval  partit  d'un  éclat  de  rire 
unanime.  «  Eh  bien  !  reprit  le  narrateur  , 
Yoilà  précisément  l'effet  qu'a  d'abord  pro- 
duit ma  proposition,  sur  les  électeur^  de 
mon  département;  mais  écoutez,  je  vous 
prie,  la  suite.  Le  défaut  d'appétit,  ai-je 
continué,  résulte  ordinairement  d'une  santé 
délicate ,  qui  fait  supposer  l'absence  ou  du 
moins  le  sommeil  des  passions  ;  et  c'est 
déjà  une  jolie  petite  garantie  dans  un  dé- 
puté, qu'une  constitution  physique  qui  ne 
laisse  craindre,  de  sa  part,  aucun  de  ces 
emportemens  oratoires  dont  le  moindre  in- 
convénient est  d'être  souvent  en  pure  perte. 
Mais  je  n'ai  pas  tout  dit;  le  député  sans 
appétit  est  étranger  à  toute  cabale ,  à  toute 
coterie.  Ce  n'est  pas  lui  que  l'on  corrom- 
pra par  la  fumée  d'un  dîner,  que  suivrait 
de  près  une  indigestion;  ce  n'est  pas  lui 
qu'on  verra  broncher  à  la  promesse  d'une 
place,  qui  l'éloignerait  indéfiniment  de  l'air 


Il8  UN    SALON    DE    PARIS 

natal,  si  nécessaire  à  sa  frêle  existence;  du 
docteur  qui  compte  chaque  jour  les  pul- 
sations de  son  artère;  du  petit  cercle  au- 
quel il  doit  tous  les  soirs  les  douces  et  pai- 
sibles sensations  que  lui  procure  une  misère 
sans  écarts  ou  bien  un  quinola  forcé.  Vous 
aurez  donc ,  messieurs ,  dans  l'homme  que 
je  propose,  un  représentant  sage,  incorrup- 
tible ;  vous  ne  pouvez  mieux  choisir;  nom- 
mez un  député  sans  appétit.  A  peine 
avais-je  cessé  de  parler  ,  qu'un  murmure 
approbateur  s'est  fait  entendre  dans  l'as- 
semblée ;  les  brigues  ont  disparu;  les  partis 
se  sont  rapprochés;  chacun  a  refait  son 
bulletin,  et,  \c  dépouillement  achevé, notre 
président  a  proclamé  le  candidat  Dauber- 
ville,  dont  Festomac,  depuis  quinze  ans, 
ne  peut  digérer  que  des  œufs  au  lait.  Mon 
compatriote,  après  quelque  hésitation,  a 
bien  voulu  consentir  à  représenter  notre 
département,  parce  que  son  médecin  lui  a 
donné  l'assurance  que  trois  mois  d'usage 
des  eaux  minérales  artificielles  de  Tivoli 


A  LA  FIN  DE   NOVEMBRE   1818.        II9 

lui  permettraient,  enfin,  de  risquer  Taile 
de  volaille.  » 

La  narration  du  petit  vieillard  avait  beau- 
coup amusé  ;  mais  comme  on  vit  qu'il  allait 
abuser  du  crédit  qu'elle  lui  avait  obtenu 
sur  notre  attention  pour  débiter  force  anec- 
dotes au  moins  apocryphes  ,  chacun  le 
quitta  tout  doucement,  et  je  ne  fus  pas  le 
dernier  à  prendre  ce  parti. 

Je  m'approchai  d'un  petit  conciliabule 
féminin  ,  où  j'entendais  parler  avec  feu. 
«  Quoi,  ma  chère  amie,  disait  une  jeune 
dame  à  sa  voisine,  vous  ne  prenez  plus  vos 
chapeaux  chez  mademoiselle  D***?  — -  Je 
m'.en  garderais  bien  ;  est-ce  qu'on  peut  se 
servir  d'une  marchande  de  modes  chez  qui 
l'on  trouve  la  Minerve?  —  L'acharnement 
de  madame  contre  cette  brochure  m'étonne, 
dit  en  passant  un  jeune  homme ,  car  il  y  a 
long-temps  que  madame  est  réputée  très- 
libérale »  Vanti-minervienne  rougit  et 

se  tut Il  fallait  que  ce  garçon-là  fût  bien 

sûr  de  son  fait.  Une  réunion  de  jeunes  de- 
moiselles offrit  ensuite  un  aliment  à  ma 


I20  UN    SALON    DE    PARIS 

curiosité;  j'écoutai  leur  entretien  ;  le  voici  : 
«Oui,  mademoiselle,  disait  une  jolie  bru- 
ne, qui  pouvait  avoir  seize  ans,  maman  a 
renvoyé  le  maître  de  dessin  que  nous 
avions  demandé  par  ZfZ  Quotidienne  ;  c'était 
un  bien  honnête  homme ,  mais  il  ne  me 
faisait  faire  que  des  patriarches  et  des  ré- 
vérends pères  ;  il  y  avait  de  quoi  mourir 
d'ennui.  Mon  nouveau  professeur,  que  nous 
a  procuré  le  journal  du  Commerce ,  me 
donne  à  dessiner  les  fastes  de  la  gloire 
française;  cela  m'intéresse  beaucoup,  je 
vous  assure.  —  Chacun  a  son  opinion  et 
son  goût,  mademoiselle,  reprit  sèchement 
une  petite  blonde  au  maintien  composé  ; 
moi  ,  je  chassai  dernièrement  un  maître 
de  piano  qui  ne  me  faisait  jouer  que  des 
batailles  ;  celui  que  j'ai  maintenant  m'a 
choisi  les  plus  beaux  motets  du  monde; 
c'est  édifiant  cela.  »  Au  moment  où  j'écris, 
j'apprends  que  la  jeune  T^eT?,or\ne  aux  fastes 
\ient  d'épouser  un  brave  colonel  de  la 
gai^de  royale,  dont  elle  fait  le  bonheur;  et 
que  la  petite  pincée  aux  motets  édifïans 


A  LA  FIN  DE  NOVEMBRE  1818.    tlî 

a  disparu  Lier  malin  avec  son  maître  de 
musique  qui,  depuis  quelques  jours,  lui 
faisait  essayer  des  morceaux  de  la  créa-' 
tioji...  Fiez-vous  doue  au  langage. 

J'eus  un  moment  le  projet  de  lier  con- 
versation avec  les  jeunes  gens  qui  se  trou- 
vaient chez  le  baron;  mais  je  les  vis  tous 
occupés  à  lire  des  brochures  politiques  ' 
j'en  parcourus  moi-même  quelques-unes. 
Le  Conservateur  est  la  première  qui  me 
tomba  sous  la  main,  et  je  vis  clairement 
que  tout  ce  que  cet  écrit  se  propose  de 
conseiver  est  précisément  ce  qu'il  faudrait 
oublier.  \j.q  Nouvel  homme  gris  me  parut 
assez  piquant;  mais  je  crus  remarquer  qu'il 
tendait  à  devenir  noir;  je  jetai  le  livre  ;  il 
est  temps  que  nous  reposions  notre  vue  sur 
des  teintes  plus  douces.  J'allais  ouvrir  les  * 
Lettres  normandes  et  les  Lettres  champe- 
noises ;  je  me  rappelai  les  Lettres  provin- 
ciales^ les  Lettres  persanes  ^  et  je  changeai 
d'avis. 

Enfin  je  rabattis  sur  les  joueurs  d'échecs, 
espérant  leur  voir  faire  quelque  coup  dé- 

6 


122         UN  SALON   DE  PARIS,   ClC. 

cisif:run  d'eux  me  devina.  «  Monsieui" 
me  dit-il,  apprenez  qu  il  faut  trois  mois  à, 
des  hommes  de  notre  forée  pour  mouvoir 
un  pion  important.  La  partie  que  "vous^ 
voyez,  a  commencé  deux  jours  avant  la 
bataille  de  Rosbac,  d'humiliante  mémoire,- 
Monsieur  m'avait  pris  une  tour^  en  1770; 
mais,  grâce  à  Dieu,  je  suis  parvenu  à  \s^ 
lui  reprendre  en  181 1  ,  et  j'espère  mainte- 
nant laisser  mon  jeu  en  hon  train  à  mon 
fils.  »  Le  baron  m'assura,  qu'entièrement 
livrés  à  leur  partie,  ces  joueurs  ont  traver- 
sé la  révolution  sans  se  douter  de  ce  qui  se 
passait  autour  d'eux ,  et  qu'on  leur  appreis^^ 
drait  peut-être  une  nouvelle  en  leur  disant 
que,  tandis  qu'ils  ont  défendu  une  seule, 
tour,  nos  armées  ont  enlevé  quinze  cents 
places  fortes. 

Onze  heures  venant  de  sonner,  je  me 
suis  esquivé  du  salon  sur  la  pointe  du  pied, 
3'ai  trouvé,  dans  une  pièce  voisine,  les 
petits  enfans  de  la  maison;  ils  jouaient  aux> 
indépeiidans, 

1 


LES    BUREAUX    D*AFFAIRES.        1^3 


V*%%  »%%«%«; 


LES   BUREAUX   D'AFFAIRES. 

(  Décembre.  ) 

OoiGNER  les  affaires  des  autres  et  songer 
aux  siennes,  chemin  faisant,    c'est  obéir 
aux  lois  sociales,  qui  veulent  que  les  hu- 
mains s'aident  entre  eux,  et  à  la  loi  natu- 
relle, qui  fait  tendre  l'instinct  de  tout  être 
organisé    vers   son    bien-être    particulier. 
Celui  qui  sait  maintenir  un  juste  équilibre 
entre  ces  deux  intérêts,  est  incontestable- 
ment  un  honnête  homme;  mais  j'estime 
aussi  peu  ces  faux  bons  hommes  dont  la 
feinte  sollicitude  semble  avoir  uniquement 
en  vue  le  bonheur  d'autrui ,  que  les  égoïs- 
tes livrés  franchement  à  l'amour   du  moi 
exclusif,  qu'un  métaphysicien   célèbre  a 
nommé  gravitation  sur  soi.  Les  premiers 
ont  sur  les   seconds  le  seul  avantage  de 
riiypocrisie,  et  la  probité  des  uns  et  des 


Ï24  lj:s  fit  ri:  al  X 

autres  ne  me  présente  aucune  caranljc  re=- 
cevahle. 

Je  ne  sais  à  laquelle  de  ces  deux  classes 
d'individus  appartiennent,  en  général,  les 
agens  serviablejs  qui  font  afficher  sur  toutes 
les  murailles  cet  avis  à  l'adversité  :  Rue  ***, 
n^.  ''^  oïl  dégage  les  effets  du  Mont-de- 
Piété ;  pour  en  procurer  la  "vente;  avis 
auprès  duquel  on  trouve  ordinairement 
une  pancarte  manuscrite  contenant  l'offre 
de  toutes  les  places  désirables,  depuis  l'env 
ploi  lucratif  d'intendant  jusqu'à  l'humble 
condition  de  palefrenier.  Arrêté  devant  deux 
de  ces  affiches,  je  réfléchissais  dernière- 
ment à  la  duplicité  de  leurs  auteurs,  à  la 
robuste  bonne  foi  des  infortunés  assez  sim- 
ples pour  se  laisser  prendre  à  ce  piège 
grossier,  au  malheur  des  temps,  qui  rend 
les  hommes  plus  accessibles  à  la  voix  d'une 
espérance  souvent  décevante  qu'aux  accens 
d'une  prudence  toujours  nécessaire. 

Mes  réflexions  allaient  peut-être  devenir 
mélancoliques,  lorsqu'Azédor  qui,  par  in- 
térêt pour  moi   et  pour  mes  lecteurs,  ne 


b   AFFAIRÉS.  i2J 

reut  pas  que  ma  gaieté  native  soit  altérée, 
rappela  mon  attention  des  régions  éthé-* 
rées  où  elle  errait,  en  me  frappant  vigou- 
reusement sur  l'épaule  :  «  Suis^noi ,  me 
dit-il,  et  tu  verras  que  le  ridicule  doit 
faire  justice  de  ces  prétendus  buremix  cVcif- 
Jriires^  que  l'on  pourrait  appeler  la  teigne 
de  rtiidustne.  » 

Près  du  lieu  o,ii  nous  étions  arrêtés ,  un 
bureau  d'affaires  offrait  en  lettres  d'or 
son  enseigne  prétentieuse.  Nous  entrons; 
une  double  porte  battante ,  sur  laquelle 
étaient  écrits  en  gros  caractères  les  mots 
bureaux  et  caisse ,  nous  indique  ce  que 
nous  cherchions  ;  Azédor  tourne  le  bouton, 
je  le  suis,  et  mon  lutin  m'ayant  rendu 
invisible  comme  il  le  devint  lui-même , 
nous  pûmes  observer  à  notre  aise  ce  qui 
se  passait  autour  de  nous. 

Des  commis  expédiaient ,  dans  la  pre- 
mière pièce,  les  malheureux  qui,  n'ayant 
obtenu  qu'un  modique  prêt  du  mont  de 
piété  ,  cherchaient  à  faire  ressource  de* 
reconnaissances  que  cet  établissement  leur 


raô  LES  BURE. vu X 

avait  remises.  Bon  nombre  de  mes  lec- 
teurs ignorent ,  sans  doute  ,  comment  on 
procède  à  cette  négociation  avantageuse  ; 
je  vais  le  leur  apprendre  pour  leur  édifi- 
cation. En  bonne  justice  distributive  ,  tout 
marché  doit  se  conclure  par  la  fusion  ami- 
cale de  deux  volontés,  de  deux  intérêts  ; 
ici  l'acheteur  a  tout  le  pouvoir  ;  et  comme 
il  règle  sa  conscience  au  thermomètre  des 
besoins  qu'on  lui  montre,  il  devient  jpro- 
priétaire  des  effets  du  vendeur  pour  le 
tiers  de  ce  qu'ils  valent,  y  compris  ce  que 
le  mont  de  piété  ,  dans  sa  munificence 
mesurée ,  a  primitivement  prêté  dessus.  Il 
ne  faut  pas  s'étonner,  d'après  cela,  si  tant 
d'affiches  sollicitent  de  pareilles  spécula- 
tions. 

Nos  observations  étant  terminées  dans 
le  premier  bureau ,  nous  nous  glissâmes  , 
toujours  invisibles,  dans  le  cabinet  prin- 
cipal. L'ameublement  en  était  beau ,  ma- 
gnifique même;  mais  la  plupart  des  piè- 
ces qui  le  composaient  avaient  un  air 
étranger  dont  je  ne  me  rendis  pas  compte 


D   AFF  \I  RES.  127 

d'abord.  Les  glaces  étaient  trop  basses  , 
les  rideaux  trop  longs  ;  les  tableaux  me 
semblèrent  un  amalgame  ridicule  de  ton  les 
les  écoles  ;  et  l'on  n'avait  pas  seulement  pris 
le  soin  d'assortir  les  fauteuils  au  canapé.,. 
Azédor  souriait  avec  malice.  Enfin  ,  ayant 
soulevé  le  coin  d'un  rideau ,  il  me  fit 
apercawoir  une  petite  étiquette  sur  laquelle 
je  lus  :  «  Effets  déposés  en  nantissement 
par  M.  ***,  »  J'eus  le  mot  de  l'énigme.  En 
ce  moment ,  la  maîtresse  de  la  maison  vint 
apporter  une  tasse  de  café  à  son  loyal 
époux  ;  deux  gros  brillans  ornaient  ses 
oreilles  :  mon  lutin  n'eut  pas  besoin  de 
me  dire  que  madame  nous  montrait  des 
bijoux  affranchis  de  Vêtiquette. 

Cependant  l'agent  d'affaires  ,  en  robe 
de  chambre ,  en  pantalon  de  molleton  ,  en 
pantoufles  vertes,  attendait,  assis  devant 
vm  superbe  secrétaire  à  cylindre,  qu'il  se 
présentât  des  cliens.  Le  premier  qui  parut 
était  un  militaire.  «  Monsieur,  dit-il  en 
entrant ,  je  viens  vous  proposer  une  créance 
arriérée;  je  ne  doute  pas  qu'elle  ne  soit 


laS  LES    BUREAUX 

mise  bientôt  en  liquidation,  car  il  y  a  qua- 
tre ans  qu'on  me  promet  sous  /mil  jours 
la  fin  de  cette  affaire  ;  mais  je  suis  porteur 
d'un  diable  d'estomac  qui  ne  veut  pas 
tenir  compte  à  MM.  les  liquidateurs  de  la 
sagesse  qu'il  peut  y  avoir  dans  cette  len- 
teur bureaucratique.  Bref,  voici  ma  pro- 
curation ;  il  n'y  a  plus  que  le&  noms  à 
remplir;  voyez  si  cela  vous  convient.  — 
Monsieur  ,  les  créances  de  cette  nature 
sont  douteuses  :  on  en  rejette  tous  les 
jours.  D'ailleurs  je  a  ois,  par  le  numéro 
d'ordre  du  bulletin,  que  votre  dossier  est 
au  fond  d'un  carton  ;  il  faut  des  motifs 
d'un  certain  poids  pour  vaincre  la  force 
qui  l'y  retient....  Néanmoins,  je  risquerai 
l'achat.  —  Et  combien  m'offrez-vous  ?  — 
Vingt  pour  cent.  —  Quoi!  je  perdrais  les 
quatre  cinquièmes?  —  C'est  le  prix  cou- 
rant ;  décidez-vous  ,  mes  instans  sont  pré- 
cieux. —  Convenez  que  vous  êtes  diable- 
ment juif.  —  Je  suis  agent  d'affaires,... 
Monsieur  veut-il  de  l'argent?»  Le  mili- 
taire balançait,  ce  mot  magique,  prononcé 


D  AFFAIRF.S.  I  29 

à  propos  le  détermina  tout  à  coup  :  il  em- 
porta six  cents  francs,  qui  représentaient 
mille  écus. 

Bientôt ,  nous  vîmes  entrer  un  jeune 
homme  bien  velu  qui  s'exprima  ainsi  : 
«  \ous  m'avez  indiqué  une  place  pour  la- 
quelle on  exige  un  cautionnement  ;  mais 
les  renseignemens  que  j'ai  pris  sur  la  per- 
sonne qui  propose  cet  emploi  ne  sont  pas 
rassurans.  Je  vois  que  l'on  a  besoin  de  mes 
vingt  mille  livres  pour  commencer  la 
grande  entreprise  à  laquelle  on  veut  bien 
m'associer,  et  je  ne  vois  pas  trop  ce  qui 
cautionnerait  mon  cautionnement.  — L'in- 
dustrie ,  monsieur ,  l'industrie  ;  est-il  une 
garantie  qui  vaille  celle-là  ?  —  J'en  con- 
nais une  meilleure ,  moi  ;  c'est  une  bonne 
hypothèque  sur  immeubles  non  grevés.  — 
Ah  !  si  vous  le  prenez  sur  ce  ton ,  il  n'y  a 
rien  à  faire  avec  vous  ;  nous  autres  spécu- 
lateurs en  grand ,  nous  redoutons  les  gens 
^  pii  tiennent  au  régime  hypothécaire.  — 
Et  nous  autres  hommes  de  lx)nne  foi ,  mais 
prudens ,   nous   fuyons   les  spéculateurs  , 


l3o  LES     BUREAUX 

même  en  grand  ,  qui  n'offrent  que  leu 
industrie  pour  garantie  des  cautionne 
mens....  Adieu.  » 

Parut  ensuite  une  gentille  grisettc  , 
peine  âgée  de  seize  ans.  Elle  venait  s'offr 
pour  être  placée  pî^es  d'un  monsieur  seu 
qui  demandait  ,  par  les  Petites-Affiches 
une  personne  de  son  âge  et  de  son  pliys 
que.  Quand  on  en  fut  aux  conditions 
l'agent  d'affaires  lui  dit  quelques  mots 
l'oreille.  «  Quel  âge  a-t-il ,  demanda-t-el 
tout  haut  ?  —  Soixante  ans.  —  En  ce  cj 
j'accepte.  »  On  voit  que ,  malgré  son  ine 
périence ,  la  petite  n'ignorait  pas  Tinfluen 
que  peut  exercer  une  jolie  bonne  lors  ( 
la  rédaction  d'un  testament.  Elle  p.iya  g 
néreusement  et  sortit. 

Je  ne  finirais  pas  si  je  voulais  parler  ( 
tous  les  demandeurs  d'emplois  qui  se  pr 
sentèrent  pendant  que  nous  étions  là.  To 
obtinrent  la  même  réponse  :  «  Une  heu 
plus  tôt  la  place  était  à  vous;  elle  vie: 
d'être  donnée.  Mais  sous  peu  de  jour 
demain  ,  peut-être  ,  je  puis  trouver  voti 


d'affaires. 


i3i 


lit 


„ Abonnez-vous.  »  Or  comme  11  fau- 

rait  être  incrédule  pour  ne  pas  compter 
ur  la  parole  d'un  homme  qui  promet  de 
aire  obtenir  promptement  des  places  à 
•eux  qui  s'abonnent  à  son  bureau  pour 
,e  les  procurer,  on  payait...  et  voilà  tout  ce 
lu'il  peut  y  avoir  de  réel  dans  de  sembla- 
bles négociations. 

Je  me  rappelle  un  vieux  refrain  qui  se 

termine  ainsi  : 

N'allez  pas  (  *«  )  dans  la  Forét-Noire. 

On  pourrait,  avec  une  légère  variante, 

l'appliquer  au  sujet  que  je  traite;  et  moi 
qui,  dès  long-temps,  ai  pris  pour  devise 

ce  vers  de  Térence  : 

Humaninihilamealienumputo, 

je  ne  ne  puis  trop  m'écrier  :  N'allez  pas 
dans  les  bureaux  d'affaires. 


ï32  LES     FACHEUX 


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LES    FACTIEUX 


lu 


QU'ON  RENCONTRE  AU  SPECTACLE.        ïi 

(  Décembre.  ) 

«  J 'ai  ,  mon  cher  lutin  ,  un  grave  reproche 
à  vous  faire,  clisais-je,  l'un  de  ces  matins, 
au  trop  libre  Azédor;  vous  m'avez  attiré 
hier  une  querelle  sanglante  chez  la  baronne 
de  Merval  :  j'ai  vu  l'instant  où  la  société, 
érigée  en  cour  d'amour,  allait  me  faire  un 
très -mauvais  parti  pour  les  articles  ultra- 
malins  que  vous  m'avez  inspirés  sur  les 
dames.  Changeons  ,  croyez-moi ,  de  texte  ; 
et ,  cessant  de  soulever  cette  gaze  légère  à 
travers  laquelle  le  beau  sexe  veut  nous  mon- 
trer ses  qualités  aimables  et  ses  jolis  défauts, 
qui  sont  quelquefois  des  perfections  à  nos 
yeux,  ouvrons  à  notre  critique  une  nou- 
velle carrière.  Le  champ  du  ridicule  est 
si  vaste ,  que  nous  ne  devons  i.as  craindre 


QU  ON  RENCONTPxE  AU  SPECTACLE.     l33 

en  attx3indre  les  limites.»  Azédor  m'a  ré- 
andii  :  «ïu  me  vois  contrit  d'avoir  exposé 

rougir  le  pudique  front  d'un  officier  de 
ussards  ;  je  te  jure  que  cela  ne  m'arrivera 
lus.  A  dater  d'aujourd'hui  ,  nous  escar- 
loudierons  rarement  sur  les  domaines  de 
i  beauté;  comme  tu  le  dis  fort  judicieu- 
ement ,  les  sujets  ne  peuvent  nous  man- 

uer  , 

Huinani  generis  mater  nutrix  que  prof ectb 
SmUitia  est. 

»  A  propos,  nous  avons,  ce  soir,  quel- 
jues  remarques  à  faire  auTliéâtre-Francais, 
)ù,  si  tu  le  trouves  bon,  nous  irons  en- 
semble ,  à  l'aide  d'un  bUletde  service,  que , 
par  parenthèse,  on  m\i  remis  sans  condi- 
tions. Trouve -toi  à  six  heures  précises  au 
Palais-Royal,  je  t'y  attendrai.» 

Je  fus  exact  au  rendez-vous;  mais  mon 
lutin,  sans  doute  détourné  par  des  soins 
plus  importans,  ne  parut  poim.  Heureuse- 
ment, il  m'avait  confié  le  billet  de  service, 
et  je  fus  emprisonné,  à  six  heures  et  uu 


l34  LES     FACHEUX 

quart  au  Théâtre-Français^,  par  un  viei  "' 
contrôleur,  à  figure  geôlière,   qui  me  j 
entendre  cette  phrase  concise:  Si  vous  so 
tez ,  vous  ne  rentrerez  pas.  Je  le  sai^ais ,  h 
répondis-je  avec  toute  la  dignité  d'un  noi 
veau  Jacques  Molay,  puis  je  me  rendis  à 
première  galerie.  A  certaine  grimace  qi 
je  fis  en  voyant  la   banquette  de   devai 
entièrement  occupée  ,  on  m'insinua  quel" 
moyennant  un  léger  supplément,  je  poui 
rais  me  placer  aux  loges.  Mais ,  outre  qu 
le  cinquième  jour  de  la  seconde  quinzain 
du  mois  n'était  pas  le  moment  favorabl 
pour  prélever  des  supplémens  sur  ma  demi 
solde  ,  je  présumai  que  ma  mise  peu  soi 
gnée   me   ferait  trouver  toutes  les  loge 
louées.^  excepté,  peut-être,  les  deux  dernière 
de  côté,  d'où  j'aurais  l'avantage  peu  re 
cherché  de  voir  à  mon  aise  le  service  inté 
rieur  des  coulisses  ,  ou  les  petites  intrigue: 
hors-scène  qui  font  si  souvent  manquer  h 
réplique  à  nos  jolies  actrices.  Je  me  déter- 
minai  donc  à  m'en  tenir  à  la  seconde  ban- 
quette; encore  ne  me  fut-il  possible  d'y 


qu'on  RENCONTRE  AU  SPECTACLE.    l35 

rouver  place  qu'en  faisant  pousser  à  mes 
leuK  voisins  un  cri  lamentable ,  qui ,  de 
)roche  en  proche ,  se  fit  entendre  sur  toute 
a  ligne. 

Je     commençais    à  me    trouver    assez 
aien ,  lorsqu'un  jeune  homme,  placé  der- 
rière moi,  et  qui  m'avait  prie  de  garder  un 
moment  sa  place,  rentra  muni  d'une  demi- 
douzaine  d'oranges,  dont  le  jus,  funeste  à 
tout  vêtement ,  inonda  bientôt  mon  habit 
brun ,  le  seul  avec  lequel  je  puisse  me  pré- 
senter décemment  chez  le  sous  -  intendant 
militaire  chargé  de  me  délivrer  mon  extrait 
de  revue.  Après  quelques  minutes  d'une 
active  consommation ,  la  fatale  provision 
touchait  à  sa  fin  ;  mais  craignant  que  mon 
voisin  n'eût  une  réserve  dans  ses  poches  , 
je  m'éloignai  sans  bruit ,  et  je  pris  ailleurs 
une  place ,  où  plus  gêné  ,  peut-être,  j'espé- 
rais éviter,  du  moins,  le  jaillissement  acide 
que  je  redoutais.  En  effet ,  les  deux  dames 
entre  lesquelles  je  me  glissai  ne  mangeaient 
point  d'oranges,  et  j'eus  encore  à  me  féli- 
citer de  ma  nouvelle  position,  en  recon- 


l3G  LES     FACHEUX 

naissant  que  mes  voisines  étaient  douées 
d'un  esprit  aimable,  d'un  goût  épuré.  Mais 
est-il,  sur  la  terre,  une  prospérité  durable? 
La  foule  s'était  accrue  dans  notre  coin;  on 
y  respirait  à  peine;  déjà  môme,  lorsque  le 
spectacle  commença,  j'avais  vu  tirer  plu- 
sieurs flacons  ,  précurseurs  des  évanouis- 
semens.  Je  n'avais  pas  eu  le  temps  d'en 
redouter  un  pour  mes  voisines  ,  et  déjà 
celle  de  gauche  était  étendue  sans  connais- 
sance sur  mes  genoux....  Me  voyez-vous, 
alors ,  fendant  la  presse ,  chargé  d'une 
autre  Orithie ,  que  je  n'enlevais  pas ,  hélasl 
volontiers  ?  Voyez-vous  tous  les  regards  se 
diriger  sur  moi;  et  concevez-vous  combien 
tout  cela  me  rendait  heureux?  Enfin,  je 
déposai  dans  un  fiacre  l'intéressante  per- 
sonne ,  que  sa  compagne  voulut  bien  se 
charger  de  reconduire  chez  elle. 

Votre  contre-marque,  me  cria,  d'une 
voix  terrible ,  le  contrôleur  que  j'ai  signalé, 
quand  j'allais  m'élancer  sur  l'escalier  pour 
rejoindre  ma  place ,  où  mon  chapeau  était 
resté...  Ces  trois  mots  m'attèrent  ;  j'avais 


Qij'oîv  hencontrj-  au  spectacle,   i  '^j 

calculé,  clans  l'espace  cViine  seconde,  com- 
bien lui  donneur  de  contre-marques  serait 
peu  sensible  au  dévouement  héroïque  que 
je  venais  de  montrer;  combien  de  temps 
et  de  paroles  je  perdrais  à  vouloir  le  per- 
suader ;  combien  ,  en  un  mot ,  ma  posi- 
tion était  critique.-..  Prendre  un  billet  au 
biueau ,  ou  faire  le  sacrifice  de  mon  cha- 
)eau,  telle  était  l'alternative  qui  m'était 
offerte,  et  il  v  avait  d'autant  moins  à  ba- 
lancer qu'il  pleuvait  à  verse.  Je  m'ache- 
minai donc,  en  soupirant,  vers  le  fatal 
guichet ,  puis  je  présentai  mon  billet  à 
rintraitable  contrôleur  avec  une  fierté  dé- 
daioneuse  ,  aue  légitimait  mon  nouveau 
titre  de  spectateur  payant. 

Talma  était  en-  scène  quand  je  rentrai 
dans  la  salle  ;  bon,  me  dis-je,  je  vais  être 
dédommagé  de  toutes  les  mésaventures  que 
le  ciel  s'est  plu  à  m'envover  ce  soir...  \  aine 
espérance  !  j'étais  flanqué  des  plus  cruels 
voisins  qu'un  amateur  puisse  rencontrer  au 
.spectacle  ,  i^n  enthousiaste  et  un  coinnum- 
taleur.  Ce  dernier,  qui  remarqua  Je  plaisii- 

6* 


l38  L£S     FACHEUX 

que  me  faisait  éprouver  notre  premier  tra- 
gédien, se  cramponna,  pour  mon  mallieur, 
à  moi.  «Monsieur  (me  dit-il  )  je  suis  fâché 
que  vous  n'ayez  pas  vu  le  premier  acte  ; 
Talma  s'y  est  surpassé...  Vous  voyez  son 
costume,  eh  bien!  c'est  lui-même  qui  l'a 
coupé.  —  Monsieur  ,  cette  circonstance 
n'est  pas  importante,  et,  je  vous  prie.,.. — 
Ecoutez  cela,  nous  touchons  au  plus  beau 
moment  de  la  pièce.  —  C'est  ce  que  je  vais 
voir.  —  Oh  !  mais  vous  ne  vous  attendez 
pas  au  saisissement  qui  va  vous  gagner.  — 
De  grâce ,  laissez-moi  le  plaisir  de  la  sur- 
prise. —  L'acteur  qui  vient  d'entrer  en 
scène  se  nomme  David  (c'était  Saint- Eu- 
gène); charmant  sujet  ,  monsieur  :  vous 
allez  l'entendre  au  quatrième  acte.  —  Lais- 
sez-moi suivre  le  second.  —  Vous  saurez 
que  j'ai  beaucoup  connu  le  père  de  ce  jeune 
acteur;  je  veux  vous  raconter  une  aven- 
ture qui  m'est  arrivée  avec  lui,  en  1784-  — 
Eh!  monsieur,  que  m'importe!  — Je  me 
tais...  seulement  remarquez,  je  vous  prie, 
les  gros  diamans  de  mademoiselle  ***  :  j'ai 


QU  O^'  llE]NCO.\TK£  AU  SPECTACLE.    I  3t) 

ienu  note  de  leur  origine ,  par  ordre  d'an- 
cienneté. —  Ah!  c'est  trop  fort,  vous  me 
faites  perdre  patience.  —  Là,  là,  calmez 
cet  emportement...  Voici  Duruissel.  — Vous 
voulez  direColson.  —  C'est  juste,  Colson... 
M   Je  vous   le   donne  pour   un   garçon  plein 
d'heureuses   dispositions  ,    auquel    on   ne 
rend  pas  justice  :  je  le  disais  l'autre  jour  au 
comité...  )j  Ici  mon  verbeux  voisin  fut  at- 
teint d'une  quinte  pituiteuse  qui   me   fit 
espérer   quelques   instans  de  repos;  mais 
l'enthousiaste  dont  j'ai  parléjouissait,  mal- 
heureusement, de  tous  ses  moyens  physi- 
ques, qu'il  employait  en  acclamations  non 
interrompues  et  de  la  voix  et  des  mains. 
On   croit,  au   premier  examen,  que  rien 
n'est  plus  innocent  que  d'applaudirau  spec- 
tacle; j'éprouvai  le  contraire,  durant  trois 
grandes  heures,  à  la  place  étroite  que  j  oc- 
cupais ce  soir-là  au  Théâtre-Français.  Cha- 
que bravo  manuel,  de  mon  trop  optimiste 
voisin,  me  valait  un  violent  coup  de  coude; 
et  je  reconnus,  le  lendemain,  à  la  douleur 
que  je  ressentais  au-dessous  du  sein  gau- 


l4o  LES   FACHEUX,    CtC. 

chc,  que  la  gloire  de  ïalina  avait  failli  me 
coûter  deux  cotes. 

Cependant,  l'impitoyable  commentateur, 
grâce  à  la  vertu  béchi(|ue  du  lichen^  avait 
repris  toute  sa  volubilité;  en  vain  je  voulus 
lui  imposer  silence  ;  j'aurais  plutôt  sus- 
pendu le  cours  d'un  torrent.  Il  m'annonça, 
scène  par  scène ,  tirade  par  tirade ,  ce  que 
j'allais  voir  ou  entendre  ;  et  la  cbute  du 
rideau  fut  le  seul  événement  dont  il  ne 
me  prévint  pas. 


;  LA    GALANTERIE    FRANÇAISE.  1/(1 

I 
I 

LA  GALANTERIE  FRANÇAISE. 

'  (  Décembre.  ) 

J'ÉTAIS,  jeudi  dernier,  au  bal  qu'a  donné 
Dadame  de  Mërval,  et  je  ne  m'y  amusaisf 
3as  prodigieusement,  parce  que  je  n'aimai 
amais  à  voir  danser  des  quadrilles  avec 
ioute  la  recherche  et  la  prétention  que  l'on 
apporte  dans  les  ballets  d'opéra.  Or,  j'allais 
peut  -  être  commettre  la  faute  grave  de 
bâiller  dans  l'une  des  sociétés  les  plus 
brillantes  de  Paris,  lorsqu'Azédor,  qui  se 
trouvait  incognito  à  la  fête,  vint  me  rap- 
peler que  j'avais  un  article  à  fournir  à  mon 
journal.  Nous  quittâmes  ensemble  le  salon. 
Rentré  chez  moi  ,  je  ranimai  ma  bûche 
économique  ,  tandis  que  mon  lutin  rassem- 
blait ses  idées,  et,  m'étant  ensuite  as-.is  à 
mon  secrétaire,  j'écrivis  ce  qu'on  va  lire, 
sous  la  dictée  d'Azédor. 


l4'2  ILA    GALANTf.  lUr 

«  Toute  la  terre  a  retenti  des  éloge  ■^ 
donnés  à  la  galanterie  française;  parloui 
on  a  voulu  l'imiter,  nulle  part  on  n'y  ; 
réussi  :  c'est  une  heureuse  émanation  d( 
la  nature  que  Timitation  ne  peut  rendre 
Mais  le  code  de  cette  galanterie  si  célèbre 
est  perdu  depuis  long-temps  ;  et  je  crain 
bien  que  la  tradition  n'ait  affaibli  en  elb 
cette  perfection  classique  qui  la  faisait  ad 
mirer.  Peut  -  être  conviendrait  -  il ,  pou 
opérer  une  restauration  devenue  nécessair' 
après  une  longue  période  de  gloire,  duran 
laquelle  les  Français  n'ont  pu  que  brûle 
en  courant  quelques  grains  d'encens  sur  le 
autels  de  la  beauté ,  peut-être  conviendrai! 
il,  dis -je,  que  l'on  formât  un  nouveau  d> 
geste  de  galanterie.  Cet  ouvrage  tiendrai 
dignement  sa  place  à  côté  de  nos  cini 
codes,  et  ne  serait  pas,  à  coup  sûr,  le  moin 
consulté.  En  attendant  qu'il  prenne  fan 
taisie  à  quelque  galant  émérite  de  réalise 
cet  utile  projet,  traçons  rapidement  l'his 
toire  de  la  galanterie  française ,  telle  qu'ell 
fut  jadis ,  et  telle  qu'elle  est  anainlenani 


FRANÇAISE.  143 

a  lumière  naît  quelquefois  du  choc  des 
;omparaisons  ,  et  c'est  au  sein  même  des 
*  divers  extrêmes  que  nous  allons  signaler, 
ju'un  nouveau  législateur  pourra  saisir  le 
type  des  rapports  si  doux,  si  nécessaires 
qu'il  convient  d'établir  immuablement  entre 
deux  sexes ,  dont  l'un  est  devenu  trop  ja^ 
loux  de  sa  prééminence,  tandis  que  le  plus 
grand  défaut  de  l'autre,  peia-être ,  est  d'ou- 
blier les  vertus  qui  l'honorent,  pour  faire 
ressortir  les  agrémens  qui,  souvent,  com- 
promettent sa  dignité. 

»  L'ignorance  couvrait ,  de  son  aile  téné- 
breuse, notre  belle  patrie;  on  n'y  gavait 
même  pas  aimer;  l'amour,  au  lieu  de  son 
flambeau,  portait  une  torche  empruntée 
aux  furies;  sa  flèche  légère  était  remplacée 
par  un  terrible  cimeterre,  qu'il  agitait  au 
gré  de  ses  fougueuses  passions;  en  un  mot, 
les  femmes,  privées  d'admirateurs,  n'avaient 
plus  que  des  maîtres,  lorsque  la  chevalerie 
et  la  galanterie  naquirent  enfin ,  et ,  j  umelles 
aimables,  furent  bercées  ensemble  sur  les 


ï44  LA    GALANTKIiI]- 

genoux  de  la  France  ,  qui  venait  de  Jeui? 
donner  le  jour. 

w  La  galanterie,  connue  toutes  les  pas-^ 
sions  naissantes,  alla  d'abord  jusqu'au  fa- 
natisme :  à  peine  sortie  du  berceau ,  elle 
exerça  sur  les  hommes  un  empire  égal  à 
celui  de  Tamour.  Dans  ces  siècles  recules, 
les  paladins  ne  faisaient  pas  entendre  aux 
dames  ces  fades  complimens ,  ces  protesta- 
tions fallacieuses  qui,  plus  tard,  les  ont 
ennuyées   ou  séduites  ;   ils   n'effeuillaient 
point  sur  leurs  pas  les  pâles  fleurs  du  ma- 
drigal ou  de  l'acrostiche;  c'était  le  casque 
en  tête,  la  lance  au  poing  qu'ils  savaient 
leur  rendre  hommage  et  les  protéger.  Nui 
chevalier  n'hésitait  alors  à  courir  au  bout 
(lu  monde  se  faire  pourfendre  à  la  gloire 
d'une    belle    châtelaine   que  ,   souvent,  il 
n'avait  aperçue  qu'à  travers  un   voile  ja- 
loux.... Heureux  temps  où  les  preux  ver- 
saient plus    de  sang  pour    l'honneur   des   , 
femmes,  que  nos  petits  maîtres  d'aujour- 
d'hui ne  répandent  de  parfums  pour  aider 
à  leur  déshonneur! 


Ï'RANÇAISE.  145 

»  Cependant,  cette  espèce  de  culte  de- 
vait subir  la  révolution  ,  plus  ou  moins 
tardive ,  que  le  destin  réserve  à  toutes  les 
institutions  humaines  :  il  s'affaiblit  bientôt 
en  raison  du  facile  accès  que  les  hommes 
eurent    auprès    de    la  beauté  ;    et  celle-ci 
perdit  presque  tous  les  attributs  de  sa  di- 
vinité,  dès  qu'on  put  déposer  sur  ses  ge- 
noux les  offrandes  qu'on  n'avait  encore  osé 
placer  qu'à  ses  pieds.  Ce  fut,  je  crois,  à  la 
cour  de  François  Iei\  que  la  galanterie,  jus- 
qu'alors prudente  et  sévère ,  revêtit  tout  à 
coup  les  couleurs  de  la  volupté.  Plus  sédui- 
sante sous  cette  parure  nouvelle,  elle  sut, 
h  des  époques  différentes ,  entourer  de  ses 
guirlandes  l'astucieuse  d'Etampes  ,  la  belle 
Diane  de  Poitiers,  la  tendre  d'Estrées,  la 
pudique  La  Vallière,  l'adroite  Maintenon; 
enfin,  elle  fit  une  ardente  prosélyte  de  cette 
autre  Lasthénie  qui  souscrivit  téméraire- 
ment vm  billet  payable  en  fidélité  :  de  cette 
Ninon ,  dont  les  cheveux  blancs  furent  en- 
core enlacés  de  myrtes  ,  et  pour  qui  le  sa- 


,/jG  l-A    CALANTERIlî 

blicr  du  temps  marqua   ensemble  .lo«7,e 
lustres  et  l'heure  du  plaisir. 

„  Plus  tard ,  on  vit  commencer  «ne  autre 
période  de  galanterie;  et  c'est  au  règne  de 

Louis  XV  que  l'on  doit  rapporter  la  na.s- 

3,„ee     de    cette    chevalerie  à  l'eau -rose 

nue  MarivauK  et  Dorât  ont,  par  malheur 

reproduite   sur   notre  scène ,    tandis  qu, 

Marmontel  enrichissait  plus  heureusemen 

notre  littérature  de  la  peinture  grac.eus. 

cu'il  en  a  faite.  L'époque  dont  je  pari 

produisit  ces  charmans  colonels  qu.  pas 

saient  une  revue  en  battant  des  entrechat 

croisaient  le  fer  en  fredonnant  ,ni  refra. 

de  vaudeville ,  et  brodaient  au  tambo« 

répée  au  côté.  Le  même  temps  vit  papi 

loter  ces  petits  abbés  poudrés,  musqué: 

pinces ,  espèces  de  joujoux  galans  qu 
munis  d'un  TibuUe  ou  d'un  Ov,de,  se  gh 
saient  furtivement  à  la  toilette  des  belle 

où  ils  avaient  su  se  rendre  auss.  necessa 
,.es  que  les  flacons  et. la  boîte  auK  mo 
ches  On  les  a  vus  même  assister  au  lev 
,1e   plus  d'une  gentille  comtesse....;- 


F  RArs' Ç  AISE.  147- 

gardons-nous  d'en  médire ,  les  dames  d'a- 
lors assurent  que  les  abbcs  étaient  sans 
conséquence. 

»  Le  croirait-on?  ce  commerce  frivole 
est  la  galanterie  que  l'univers  admire  : 
Celle  dont  l'Anglais  veut  balbutier  le  lan- 
gage ,  un  verre  de  punch  à  la  main  ;  celle 
dont  l'épais  Germain  essaie  d'exhaler  l'ex- 
pression avec  la  fumée  du  tabac  qu'il  fume 
incessamment  auprès  de  sa  maîtresse. 

»  Mais,  lorsque  les  étrangers  s'efforcent 
à  l'envi  de  suivre  l'exemple  qu'ils  tiennent 
de  nous ,  voyons  comment  nous  avons  su 
le  conserver  nous-mêmes.  La  brillante  so» 
ciété  que  nous  venons  de  quitter  ne  peut 
être  suspectée  de  mauvais  ton;  jugeons, 
d'après    elle  ,    ce    qu'est  ,    à   l'heure   où 
nous    parlons,    cette    galanterie    française 
tant  renommée.  Saint-EIme  entre  dans  le 
salon:  une  légère  inclination,  dans  laquelle 
sa  colonne  vertébrale  n'a   décrit   que    la 
douzième  partie  du  cercle,  est  l'unique  sa- 
lut <[u'il  ait  fait;  cinquante  personnes  doi- 
vent se  contenter  de  cette  politesse  collée- 


t/|8  la    GALAIN  TERlIi 

tivc.  Miirville,  qui  paraît  ensuite,  le  pouce 
engagé  dans  l'emmanchure  de  son  gilet, 
s'incline  peut-être  un  peu  moins  encore, 
et  toute  la  jeunesse  masculine  que  je  vois 
entrer  après  eux,  ne  s'impose  pas  un  céré- 
monial plus  austère.  En  société,  les  galans 
de  la  vieille  roche  se  tapissaient,  en  quel- 
que sorte,  derrière  le  fauteuil  des  dames 
pour  leur  adresser  de  ces  jolis  riens 
<prelles  aiment  à  entendre;  les  jeunes  gens 
du  jour,  autrement  inspirés,  se  groupent 
sans  façon  devant  ces  dames ,  dont  les 
mœurs ,  la  parure ,  les  charmes  deviennent 
tour  à  tour  l'ohjet  de  leurs  plaisanteries  ^ 
si  ce  n'est  pas  celui  de  leur  critique  amère. 
«  Ce  soir ,  la  conversation  paraissait 
fort  animée  dans  un  de  ces  petits  comités 
satiriques  ;  invisible  ,  je  me  suis  approché 
pour  en  connaître  le  sujet.  Il  s'agissait  de 
déterminer  si  l'on  devait  considérer  comme 
vieille  ou  comme  jeune  (car  ces  messieurs 
n'admettent  pas  de  terme  moyen  )  une  belle 
femme  que  l'on  regardait  avec  une  extrê- 
fne  indécence.  Au  moment  où  j'arrivai ,  i} 


±li  AIVÇ.VISE.  149 

venait  d'être  décidé  à  la  majorité  absolut: 
que  cette  femme  était  vieille...  elle  avait 
>;ii;igt-cinq  ans  au  plus.  L'un  des  discou- 
reurs, dans  le  feu  de  la  discussion,  avait 
marché  sur  le  pied  de  madame  de  Merval, 
qui  passait  près  de  lui;  je  pensais  que  mon 
étourdi  allait  sq répandre  en  excuses;  peut- 
être  en  avait-il  le  projet;  mais  il  fallait  se 
retourner  promptenient  :  ce  mouvement 
pouvait  déranger  sa  cravate....  l'offenseur 
a  mieux  aimé  passer  pour  impoli  que  de 
compromettre  sa  toilette,  et  l'offensée  a 
regagné  son  fauteuil  en  boitant. 

«  A  la  danse,  nouveaux  sujets  d'admi- 
ration. Après  une  invitation  où  la  politesse 
entre  pour  fort  peu,  le  cavalier,  en  frot- 
tant ses  cheveux  de  la  main  gauche,  pré- 
sente la  droite  à  sa  dame;  les  voilà  placés. 
On  croit  peut-être  que  le  danseur  va  rem- 
plir l'intervalle  d'une  figure  à  l'autre  en 
liant  une  conversation  décente  avec  sa 
danseuse;  il  a  parbleu  bien  autre  chose  à 
faire  :  ne  voit-il  pas  dans  cette  glace  l'objet 
le  plus   cher   à    son  cœur,   lui-même,  et 


l5o         LA    GALANTKP.IE    FR ANÇAISK. 

peut-il  S  imposer  une  outre  obligation  que 
celle  de  s'admirer?  Jadis,  aj)rès  une  con- 
tre-danse, on  reconduisait  sa  dame;, -'On 
s'empressait  de  lui  faire  apporter  des  ra- 
fraîclîissemcns.  Abandonnée  aujourd'hui 
au  milieu  du  salon,  la  danseuse  haletante 
retourne  h  sa  place  comme  elle  peut,  et 
elle  évite  une  fluxion  de  poitrine,  si  les 
valets  songent  à  lui  présenter  une  boisson 
pectorale. 

»  Sans  doute  ,  messieurs  les  jeunes  gens 
a.  la  mode  ,  vous  trouverez  ce  tableau  de 
"VOS  méfaits  beaucoup  trop  rembruni;  j'en, 
suis  fâché;  mais  il  est  fidèle.  Que  diriez- 
vous  donc,  si  je  peignais  votre  conduite 
envers  les  femmes  dans  le  commerce  pri- 
vé?.... Soyez  tranquilles,  je  n'en  ferai 
rien...  Et  vous,  mesdames,  qui  regrettez 
cette  galanterie  délicate,  empressée,  con- 
stante qu'on  ne  trouve  plus,  hélas!  que 
dans  les  romans,  je  vous  plains  de  l'avoir 
perdue;  mais  convençz  que  c'est  un  peu 
voire  faute.  » 


UIV  TÉLESCOPE  MAGIQUÏ:,  etC.        l5l 

UN   TÉLESCOPE   MAGIQUE 

LE  PREMIER  JOUR  DE  L'AN. 
(  Ja/wier  1819.  ) 

J^'AURORii  y  enveloppée  des  voiles  blan- 
cliâlres  que  lui  prête  l  hiver,  vient  à  peine 
de  répandre  sa  lumière  incertaine  sur  les 
premières  heures  de  Tan  1819,  et  déjà  la 
foule  s'agite,  se  croise,  se  heurte  dans  les 
rues.  Un  bruit  toujours  croissant  a  banni 
le  sommeil  de  ma  paupière.;  avçç  lui  s'est 
enfui  l'essaim  des  songes.  Tout  à  coup , 
des  tambours  se  font  entendre  sous  mes 
croisées:  je  cherche  à  qui,  dans  la  maison, 
peut  s'adresser  cette  galanterie  militaire... 
Au  premier  étage,  loge  un  vicaire  de  Saint- 
Sulpicc  ;  j'occupe  le  second  ;  cinq  élèves 
en  médecine  se  sont  resserrés  au  troisième; 
le  quatrième  est  habité ,  sans  être  garni ., 
par  un  auteur  de  mélodrames ,  et  certain 


i:>a        UN    TtLESCOPK    MACIQUK 

peintre  emménagea  dernièrement  au  cin- 
quième ,  afin  ,   disait-il  ,   d'avoir  un  beau 
jour  pour  terminer  un  laljleau  qui  doit  le 
conduire  en  ligne   directe  à  l'académie.... 
Eh'  qu'ai-je  fait  de  ma  mémoire  ?  N'ai-je 
pas  l'honneur  de  commander  dans  la  garde 
nationale?   \  ite  ,    ouvrons    ma   jalousie, 
l'aubade  est  pour  moi ,  caporal  par  inté- 
rim à  la  dixième  légion.  Les  honneurs  ne 
furent  hélas!  jamais  gratuits;  j'enveloppe, 
en  soupirant  de  ma  dignité,  une  pièce  de 
cinq  francs  dans  un  petit  papier  bien  pro 
pre ,  et  je  la  laisse  tomber  avec  toute  la 
noblesse   possible  aux    pieds   de   l'un  des 
tambours...   Mais   ce-  coup   d'œil    oblique 
m'apprend  cjue  l'offrande  a  paru  trop  lé- 
gère ;  allons ,  une  seconde  pièce   sera  sa- 
crifiée ;  je  vois  que,  le  jour  de  l'an,   un^ 
caporal   honoraire  doit  se  montrer  géné- 
reux comme  un  capitaine. 

Le  tambour  m'a  brusquement  arraché 
à  cette  rêverie  indéterminée ,  à  ces  médi- 
tations sans  objet  auxquelles  nous  aimons 
à  nous  livrer  dans  la  douce  chaleur  du  ht , 


LE    PRE3IIE11    JOUR    DE    LATiT.      1 53 

r  excuser  la  paresse  qui  nous  y  retient; 
.'  Aais  me  coucher  de  nouveau...  Impossi- 
le!  Azédor  tombe  au  milieu  de  mon  ap- 
iirtement.  «  Je  t'apporte  (  me  dit-il  )  un 
;le.scope   merveilleux  dont  voici  la  des- 
'iption  :  le  tube  principal  renferme   une 
mette  magique  au  moyen  de  laquelle  tu 
ourras ,  non-seulement  voir  à  travers  la 
lus  épaisse  muraille  ce  qui   se  passe   au 
âin  des  ménages ,  mais  encore  lire  cou- 
amment  dans  toutes  les  consciences,  qui 
e  laissent  pas  de   composer  un  livre  fort 
difiant.  Cette  branche  latérale  vient  ,  en 
e  recourbant,   s'appliquer  à  l'oreille   de 
observateur  :  elle  est  destinée  à  lui  trans- 
iiettre  les  entretiens  les  plus  secrets.  Cette 
econde  branche  est  une  espèce  de  porte- 
oix ,  qui  fera  parvenir  aux  extrémités  de 
a  capitale  tes  avis ,  tes  conseils ,  tes  sou- 
laits.  L'instrument  que  tu  vois  m'a  coûté 
leux  ans  de  recherches  dans  les  découver- 
tes des  autres,  et  j'espère  bien  qu'il  me  vau- 
dra un  brevet  d'invention,  dont  je  jouirai 
paisiblement  jusqu'à    ce   que   tel     ou   tel 


1^4        UN    TÉLLSCOPF  MAGIQUE 

oplicien  obtienne  un  brevet  de  perfection 
nement,  pour  avoir  changé  deux  vis  ai 
pied  de  mon  télescope.  INIais  il  est  teinp 
que  tu  l'éprouves;  moi,  je  vais  t'explique 
la  lanterne  magique  du  jour  de  l'an. 

»  Ces  trois  messieurs  en  habits  noir 
sont  des  solliciteurs  ;  ils  se  rendent  che 
le  premier  commis  de  qui  dépend  la  ré  us 
sjte  de  leurs  sollicitations.  Il  était  questioi 
hier  au  soir  d'un  changement  dans  le 
bureaux;  aussi  ont-ils  passé  la  nuit  à  con 
poser  des  félicitations  pour  toutes  les  cii 
constances  probables  ,  et  tu  peux  ttr 
assuré  qu'ils  ne  risqueront  leur  visit 
qu'après  s'être  assiu'és  de  quel  coté  souffl 
le  vent  de  la  faveur. 

»  Ce  groupe  qui  se  forme  devant  le  caft 
de  la  Rotonde,  à  défaut  de  raisons  suffi 
santés  pour  se  former  dedans  ,  est  compos 
des  employés  d'une  grande  administration 
Admire ,  je  te  prie ,  quel  soin  ils  ont  ap 
porté  à  leur  toilette  ,  sur  l'espoir  d'un 
gratification  à  la  réalité  de  laquelle  que 
qucs  tailleur.s   veulent  bien  croire  encore 


LE    PREMLER    JOUR    DE    LAN^.     l55 

es  voilà  tous  réunis;  ils  partent;  suivons- 
s  clç  l'œil.  Monsieur  le  secrétaire  général  ,- 
lossé  à  sa  cheminée ,  où  brûlent ,   entas- 
!es ,  quatre  ou  cinq  bûches  que  le  garçon 
3  bureau  renouvelle  avec  un  zèle  aiguil- 
>nné  ,  ce  matin  ,  par  l'émission  des  étren- 
es  ,  monsieur  le  secrétaire  général,  dis-je, 
îçoit  ces  messieurs  avec  le  ton  de  supé- 
iorité  qu'autorise  un  traitement  de  vingt 
lille  francs.  La  main  dans  le  gousset,  il 
istribue   ici    des  éloges  mesurés;  là,  de 
gers  reproches;  plus  loin,  un  mot  d'en- 
ouragement ,  et  partout  force  espérances, 
es   commis   attendaient  autre  chose  ;   ils 
'obtiendront  que  cela.  Chez  les   chefs  de 
ivision,  même  dignité,  même  silence  sur 
e  point  essentiel.  Les  chefs  de  bureau  se 
nontrent  plus   communicatifs  ;  écoutons- 
es  :  «  Messieurs,  on  s'était  iiatté  de  pouvoir 
iccorder  quelques  gratifications,  quelques 
lugmentations  ,  même;  mais   des  besoins 
Lirgens   se  sont  fait  sentir  :  ils  ont  com- 
mandé   une    addition  au\  dépenses  inté- 
rieures ,  qui  n'a  pas  permis  de  réaliser  le 


l56        UN    TÉLESCOPr    MAGIQUE 

projet  qu'on  avait  formé.  11  faut  prendre 
patience  ;  cela  n'est  que  retarde....  »  Moi  », 
cher  lutin  ,  dis-je  en  me  retournant ,  si  nou: 
lisions  dans  ces  consciences-là.  C'est  inu 
tile  ,  reprend  Azédor  ;  n'as-tu  pas  vu  lî 
riche  pendule  du  secrétaire  général ,  et  h 
double  porte  battante  qui  interdit  au  plus 
léger  zéphyr  l'entrée  de  son  cabinet  ?N'as-ti 
pas  vu  la  chancelière  et  le  demi-paraven 
de  chacun  des  chefs  de  division  ;  le  tripli 
tapis  de  pied  de  chacun  des  chefs  de  bu 
reau  ?  Voilà  les  besoins  urgens  qui  se  son 
fait  sentir....  Les  gratifications  viendront 
en  1820,  pour  les  petits  employés,  s'i 
ne  manque  plus  rien  au  superflu  de 
gros. 

»  N'arrête  pas  trop  long-temps  ta  vu( 
sur  cette  mansarde  de  la  rue  Vivienne 
une  jeune  modiste  a  un  amant,  c'est  dan; 
l'ordre;  elle  soupe  avec  lui  le  3i  décem 
bre ,  quoi  de  plus  naturel  ?  elle  lui  donm 
ensuite  l'hospitalité,  afin  d'être  en  mesun 
pour  le  premier  compliment  de  la  nouvelh 
année  ,    cela   s'appelle  de  la  précaution 


TE    PREMIER    JOUR    DE    LAX.     Ijn 

,011  espoir  est  trompé  ,  c'est  un  malheur... 
Passons. 

»  Tourne  un  peu  le  télescope  vers  cette 
olie  grisette ,  que  sa  maman  envoie  com- 
jlimenter  un  parrain.  Elle  ne  peut,  hélas! 
ui  présenter  qu'une  rose  à  moitié  flétrie  ; 
nais  le  fripon  ,  en  recevant  cette  fleur  , 
în  cueille  une  plus  fraîche  sur  le  teint  de 
>a  filleule,  puis  une  autre  sur  ses  lèvres.... 
puis....  Heureusement  une  visite  survient 
à  propos  pour  arrêter  dans  son  invasion 
cet  amateur  obstiné  de  toutes  les  roses 
possibles- 

j)  Ce  n'est  point  une  rose  que  ce  beau 
jeune  homme  vient  chercher  chez  la  sé- 
millante Aglaure.  Etendue  sur  un  canapé 
et  faisant  croquer  à  son  chien  Turc  quel- 
ques-uns des  bonbons  dont  le  parquet  est 
jonché,  elle  reçoit  avec  une  feinte  indiffé- 
rence les  complimens  que  lui  débite  l'Ado- 
nis ,  en  caressant  son  jabot  ;  mais  un 
diablotin ,  sans  conséquence  aux  yeux  du 
moins   clairvoyant  des  époux  ,   apprendra 


l58        U.V    TELESCOPE    MAGIQUE 

Jjientôt  à  l'heureux  mortel  ce  qu'on  allem 
de  lui  au-delà  d'un  souhait. 

»Veux-tu  maintenant  être  édifié?  braqm 
ta  lunette  sur  ce  joli  boudoir  de  la  plac 
Vendôme.  Quels  témoignages  d'amour 
quelles  douces  caresses  se  prodiguent  le 
deux  êtres  intéressans  que  tu  vois  assi 
sur  cette  causeuse  !  qui  le  croirait  ?  ce  son 
pourtant  là  des  époux!  Mais,  sais-tu  c 
que  ce  moment  délicieux  coûte  an  mari 
un  écrin  de  \ingt  mille  écus  !....  encor 
une  heure  de  tendresse  et  c'est  un  homm 
rumé. 

y)  Jetons ,  en  passant ,  un  coup  d'œil  che 
ce  riche  propriétaire;  madame  et  ses  er 
fans  sont  déjà  réunis  au  salon  ;  ayons  r€ 
cours  à  notre  branche  acoustique  :  cett 
jeune  bonne  qui  les  rejoint  va  commettr 
une  indiscrétion.  En  effet,  malgré  la  d6 
fense  de  son  maître ,  elle  apprend  à  m» 
dame  que  monsieur  est  sorti  depuis  u] 
heure ,  qu'il  a  pris  de  l'or  dans  son  secw 

taire,  que La   sonnette   interrompt 

rapport  de  la  petite  babillarde.  Monsiet 


LE    PREMIER    JOUR    DE    LAN.      1 5^ 

•litre  d'un  air  jovial,  un  pain  de  deux  livres 
ous  le  bras,  une  omelette  aux  fines  herbes 
;t  une  botte  de  radis  à  la  main;  bientôt, 
1  tire  de  sa  poche  une  poignée  de  verges... 
Vladame  ,  mademoiselle  et  monsieur  xitné- 
lée  rient  aux  éclats  à  l'aspect  de  ces  étrennes 
l'un  nouveau  genre;  la  petite  Caroline 
•ecule  trois  pas  en  voyait  le  cadeau  qui , 
>ans  doute,  lui  est  destiné.  Mais,  ô  douce 
iurprise  !  le  pain,  attaqué  d'une  certaine 
manière,  laisse  apercevoir  un  beau  cache- 
mire, un  collier  d'aventurines  sort  de  la 
ijotte  de  radis,  l'omelette,  séparée  en  deux 
aarties,  offre  un  superbe  étui  de  mathé- 
matiques, et  la  poignée  de  verges,  tour- 
mentée par  une  main  enfantine ,  devient 
une  corne  d'abondance  ,  de  laquelle  s'é- 
chappe une  pluie  de  pastilles. 

»  Mais  le  compositeur  réclame  ton  ar- 
ticle, la  presse  réclame  la  feuille  sur  laquelle 
il  sera  consigné,  le  public  attend  celle-ci; 
rentrons,  en  terminant,  dans  le  domaine 
spécial  d'un  journal  des  spectacles. 
^i.^)  Les  sociétaires  du  Théâtre-Français , 


iGo       U?^    TIÎLESCOPE    MAGIQUE 

eiilourés  d'avocats,  de  conseillers,  d'à 
Youés,  fulminent  une  procédure;  souhai 
tons-leur  une  conciliation  ;  souliaitons-leu 
encore  un  comité  compétent,  des  carton 
plus  petits  ,  des  pièces  sans  politique 
moins  de  vénération  pour  la  vieille  nullité 
plus  d'égard  au  jeune  talent;  souhaitons 
Talma  une  modération  augmentée  de  tou 
ce  qu'il  peut  retrancher  à  son  goût  pou  [, 
les  jardins    anglais;   souhaitons  à  made 

moiselle  Mars Il  n'y  a  rien  à  lui  sou 

haiter. 

•»  Nous  poui rions,  au  contraire,  souhai 
ter  beaucoup  de  choses  au  grand  opéra 
mais  tant  qu'il  conservera  Lais,  Dérivis 
Nourrit,  madame  Br.anchu,  madame  Albert 
tant  que  Paul ,  Albert  ,  mesdemoiselle 
Bigottini,  Fanny  Bias ,  Mareslié,  et  tan 
d'autres,  voltigeront  dans  cette  arène  de 
grâces,  tant  que  de  jolies  nymphes  y  lais 
seront  deviner  leurs  formes  à  travers  un 
gaze  complaisante ,  tant  qu'on  s'empresser 
de  retirer  du  répertoire  des  ouvrages  tel 
que  lesJeuxJloraux^  nous  pourrons  prendr 


LE    PRE3IIE11    JOUR    DE    L*AX.      l(jl 

jatience,  surtout  si  la  province  nous  rend 
^a  vigne. 

»  Feydeaii  vit  au  jour  le  jour  sur  le 
vêtit  Chaperon  rouge ,  dont  le  talisman 
;ominence  à  s'user ,  et  sur  la  Fenêtre  se- 
rete  ^  dont  l'intrigue  est  encore  un  secret 
lour  le  public.  ^N^ous  souhaitons  aux  socié- 
aires  semi-lyriques  un  aliment  plus  substan- 
iel;  nous  leur  souhaitons  des  courses  (i  ) 
•à  leur  caissier  puisse  atteindre  le  but,  des 
riettes  qui  ne  visent  point  à  la  pointe  du 
audeville  ,  des  opéras  comiques  qui  res- 
emblent un  peu  moins  à  des  mélodrames, 
^ous  souhaitons  à  Paul  et  surtout  à  Pon- 
hard  une  fièvre  de  croissance ,  à  Huet , 
me  fièvre  chaude ,  à  Martin  et  ù  madame 
iavaudan  ,  une  séance  de  quelques  heures 
|Ha  fontaine  de  Jouvence. 

»  Souhaitons  pour  le  second  théâtre 
français,  d'abord,  qu'il  existe;  nous  ver- 
Ions  ensuite  si  nous  ne  devrons  pas  sou- 
[laiter  qu'il  n'existe  plus. 

't'  AlIii.«ioii  aux  Courses  de  Nc\vmarket. 


iGl       VIS    TÉLISCOPi:    iMACIQUl' 

»  On  éprouve  ini  ctilain  embarras  quand 

il  s'agit  (le  former  des  vœux  pour  le  théâln 

de  la  rue  de  Chartres  ;  car,  si  on  accordaii 

à  cette  entreprise  une  salle,  au  lieu  d'ui 

puits;   une  adminislrallon  ,  au  lieu  d'un» 

coterie  bachique  ;  si  douze  ou  quinze  nou 

Teaux  acteurs  se  joignaient  au  petit  nombr 

de  ceux  qu'on  peut  tolérer  à  ce  théâtre 

si ,  au  lieu  d'y  représenter  des  pièces  fai^e 

pour  les  couplets,  on  y  chantait  des  cou 

plets  faits  pour  les  pièces,  je  ne  vois  pas  c 

^|ui  manquerait  au  Vaudeville.  Souhaiton 

aux  Variétés  un  répertoire  "varié  ^  résu 

tant  de  l'extinction  de  la  farce  ignoble  ( 

de   la   renaissance   d'une  franche   et  vi\ 

gaieté.  Souhaitons  au  théâtre  de  la  pori 

Saint  -  Martin  que  Potier  perde  le  goi 

des  voyages  ;  à  MM.  Ftrinconi  d'être  fei 

mes  sur  leurs  étriers;  à  la  Gaieté.^  qu' 

n'y  ait  point  d'augmentation  au  prix  de 

poudre  à  canon;  à  V Ambigu-Comique ^  w 

public   qui  prenne  toujours  une  lanterr 

magique  pour  une  pièce  curieuse.,  et  u 

songe  pour  une  réalité.  » 


LE    PREMIER    JOUR    DE    l'an.     i63 

Grâce  au  porte-voix  d'Azédor ,  tous  ces 
vœux  ont  été  transmis  aussitôt  que  formes; 
on  se  doute  bien  que  les  administrations 
théâtrales  et  les  comédiens  en  seront 
très-reconnaissans. 


l64  I^rS    CROQUE-MITAINES 

LES    CROQUE-MITAINES 

DE  LA  SOCIÉTÉ. 

(  Janvier.  ) 

JJécidément,  la  manie  des  oppositions,  des 
antithèses  a  gagné  toutes  les  classes  de  la 
société  :  si  j'ouvre  un  journal,  j'y  vois  ac- 
colés les  noms  de  la  Minerve  et  du  Cb/z- 
seivateur .,  étonnés  d'une  telle  proximité; 
mes  yeux  tombent-ils  sur  l'affiche  d'un 
spectacle  du  boulevart,  je  lis,  en  carac- 
tèresd'un  décimètre,  le  Duel  et  le  Baptême; 
demandé-je  une  brochure  nouvelle  à  mon 
libraire?  il  me  présente  le  Brigand  ver- 
tueux ,  ou  quelqu'autre  fbman  historique 
ou  politique  ayant  un  titre  aussi  bizarre; 
enfin  ,  j'entrai  hier  au  Vaudeville  ,  on  y 
donnait  Manlius  et  Croque- Mit  aine  ,  ou 
le  Sublime  et  la  Farce. 

J'étais     accompagné    de    mon     neveu 


DE    LA    SOCIÉTÉ,  l65 

Charles ,  enfant  de  douze  ans  qui  raisonne 
parfois  assez  juste.    Cependant  plusieurs 
questions  qu'il  m'adressa  précipitamment 
sur  le  spectacle  du  jour,  me  firent  pré- 
sumer un  moment  qu'il  ne  jouissait  pas  de 
sa  pénétration  ordinaire  ;  et  je  crus,  à  tort , 
pouvoir  me  fixer  dans  cette  opinion,  quand 
je  le  vis  prendre  le  héros  du  capitule  pour 
celui  des  Variétés.  «  Mon  ami  (  lui  dis-je 
avec    ce   petit  ton  dogmatique    qu'on   se 
permet  si  volontiers  ),  ne  vois-tu  pas  que 
l'auteur  a  voulu  parodier  le  grand  tragé- 
dien que  nous  avons  vu  ensemble  dans  le 
Manlius  de  Lafosse?  — J'entends  à  mer- 
veille ,  mon  oncle,  le  Croque  -  Mitaine  du 
Théâtre -Français.  — Je  te  passe  la  quali- 
fication; mais  ici  tu  te  trompes,  et  voici 
le  Croque-Mitaine  de  la  pièce.  —  Ma  foi , 
mon  oncle ,  vous  conviendrez  que  l'erreur 
est    excusable  ;    ces    messieurs    ont    l'air 
aussi  niais  l'un  que  l'autre.  En  tous  cas, 
si  l'on  prétend  nous  offrir  ces  personnages 
pour  les  Croque-Mitaines  de  l'ennui ,  leur 
présence  dans  ce  prétendu  vaudeville  es^ 


î,6()  LF.S    CROQTJE-M  IT  AlJVrs 

Lien  nécessaire....  —  Ils  ne  peuvent  le 
sauver,  interrompit  mon  voisin  de  droite, 
dans  lequel  je  rcconruis  Azédor  ;  le  grand 
Croque -Mit aine  des  mauvais  ouvrages  , 
le  parterre  ,  a  condamné  cette  rapsodie: 
elle  n'échappera  pas  à  son  arme  aiguë. 
]N[ote  ,  je  té  prie  ,  que  nous  verrons  se 
renouveler  ces  représentations  funérai- 
res ,  tant  que  le  comité  de  la  rue  de  Char- 
tres considérera  la  littérature  dramatique 
comme  une  usine  réservée  n  quelques 
spéculateurs  privilégiés  ;  usine  que  ceux- 
ci  exploitent  avec  la  négligence  qui  résulte 
toujours  d'une  jouissance  exclusive.  Toute- 
fois ,  si  les  vaudevillistes  dont  le  public 
enterre  chaque  soir  les  productions  ob- 
tiennent si  peu  de  succès  ,  ce  n'est  pas 
faute  de  multiplier  les  chances  de  leur 
réussite.  Tout  est  de  bonne  prise  pour 
eux  :  ce  qu'ils  appellent  leurs  compositions 
n'est  autre  chose  que  le  produit  d'une 
f;uerre  de  partisans  ,  qui  leur  mériterait 
ajuste  titre  le  surnom  de  Croque-Milaines 


DE   LA    SOCiJiTÉ.  l(jn 

tèraires  ^  et  Tapplication  de  ce  mot  si 
ronnn  :  6  imilatores  ^  sennim  pecus.  » 

Tandis  que  mon  lutin  exhalait  sa  bile 
contre  les  tristes  soutiens  de  la  gattè fran- 
çaise^ sa  prédiction  venait  de  s'accomplir  : 
Boissec  du  Vaudeville  n'avait  égayé  per- 
sonne ;  Manlius  n'avait  pas  même  ému  les 
petits  enfans  ;  les  autres  personnages 
avaient  intéressé  beaucoup  moins  que 
n'auraient  pu  faire  les  oies  du  Capitale; 
et  Croque-Mitaine  Parterre  avait  fait  jus- 
tice de  la  pièce. 

«  Parbleu  ,  continua  Azédor  ,  après 
quelques  instans  de  silence  ,  puisque  le 
mot  est  à  la  mode .  il  me  prend  fantaisie 
de  te  signaler  les  principaux  Croque-Mi- 
taines que  renferme  en  ce  moment  la  salle 
du  Taudeville;  aussi-bien  je  vois  que  tu 
n'apportes  qu'unedemi-attention  à  M.  Sans- 
Gene  ,  que  les  auteurs  ont  composé  sans 
trop  se  gêner,  et  que  les  acteurs  jouent  en 
se  gênant  fort  peu. 

»  Ce  gros  homme  court,  aux  favoris 
épais  ,  à  l'œil   miope ,  qui  essuie  ses  lu- 


l68  LITS    CROQL'K-MITAINliS 

nettes  et  les  remet  dans  leur  étui ,  est  un 
journaliste ,  auquel  la  cérémonie  funèbre 
de  la  pièce  \ient  de  procurer  un  véritable 
triomphe.  Semblable  aux.  corbeaux,  sous 
plus  d'un  rapport  ,  il  s'attache  de  préfé- 
rence aux  cadavres  ;  et  si  le  respect  hu- 
main ne  le  retenait  ,  il  s'écrierait ,  dans  la 
joie  de  son  âme  : 

Je  ne  puis  vivre  heureux  qu'à  force  de  trépay. 

»  Je  veux  donner  l'idée  à  l'un  de  ses  con- 
frères, qui  l'estime  tout  juste  assez  pour 
n'en  dire  que  du  mal ,  d'ajouter  aux  quali- 
fications injurieuses  dont  il  le  gratifie  avec 
une  généreuse  profusion  celle,  au  moins 
plaisante,  de  Croque- Mitaine  sépulcral, 

1)  Pendant  que  ton  neveu  s'occupe  du 
spectacle,  regarde  un  peu ,  dans  cette  loge 
grillée  ,  ce  brillant  officier  qui  parle  bas  à 
la  jeune  personne  derrière  laquelle  il  est 
assis  ,  je  tremble ,  en  vérité  ,  à  l'aspect  de 
l'intimité  qui  paraît  s'établir  entre  lui  et 
l'ingénue.  En  vain  m'objecteras-tu  qu'une 
mère,  qu'une  tante  veillent  sur  elle;  ces 


BE    LA    SOClÉrft.  169 

lieux,  surveillantes,  malheureusement  en- 
core jeunes ,  sont  bien  moins  attentives  à 
prévenir  le  danger  qui  menace  Eulalie  , 
qu'empressées  de  l'attirer  sur  elles-mêmes, 
parce  qu'elles  sont  "d'une  force...  de  carac- 
tère à  l'épreuve  des  tentatives  du  jeune  hom- 
me  Un  funeste  pressentiment  me  dit, 

néanmoins ,  que  ce  garçon-là  sera  le  Croque- 
Mitaine  de  toute  l'innocence  de  la  famille. 
»  Je  parierais  que  ton  attention  s'est 
déjà  fixée  plus  d'une  fois  sur  ce  grand 
homme  pâle  et  sec  qui,  d'un  coin  du  par- 
terre ,  porte  ses  regards  alternativement 
aux  loges,  à  l'orchestre  ,  au  balcon,  et  ne 
les  dirige  jamais  vers  le  théâtre.  Cet  indi- 
vidu n'est  ici  que  par  spéculation.  Peu 
scrupuleux  en  fait  de  justice  distributive , 
il  s'est  habitué  à  regarder  comme  vacantes 
les  places  dont  on  peut  évincer  les  titu- 
laires ;  et ,  comme  il  poursuit  en  même 
temps  une  inspection  des  forêts,  un  en- 
trepôt de  tabac  et  une  direction  des  vivres 
de  la  guerre  ,  quoi  qu'il  soit  déjà  pourvu 
d'une    inspection    des    canaux  ,    il    vient 

8 


1  ^ o        I-  ]•:  s  cTîo  n  L  i;  -  m  1 1  a  i  n  l  s 

guetter  au  Vaudeville  un  premier  commis 
des  finances ,  un  chef  de  division  à  la  di- 
rection générale  des  contribution^  indi- 
rectes ,  et  un  chef  de  bureau  au  départe- 
ment de  la  guerre.  Tout  maigre  que  tu  le 
vois  ,  cet  honnête  solliciteur  a  cumulé  ' 
quelques  dizaines  cl'années  quatre  traite- 
mens  au  moins  ;  il  appelle  de  tout  son 
pouvoir  le  retour  de  cet  état  de  choses 
bénin....  C'est  le  Croque- Mitaine  né  de 
tous  les  emplois  lucratifs ,  de  toutes  les 
grâces  de  la  cour  ;  mais  il  ne  sera  jamais  q 
Jieureux;  trois  Croque- Mi  laine  s  plus  puis- 
sans  que  lui  le  dévorent  :  V orgueil^  Vam 
hition  ,  t envie. 

))  Tu  m'écoutes  à  peine  :  la  volumineuse 
beauté  qui  vient  de  s'asseoir  au  balcon 
captive  ta  curiosité.  C'est  Arsène  ,  la  plu: 
riche  courtisane  de  France....  Ah!  moi 
ami ,  que  de  fortunes  cette  nouvelle  As- 
pasic  a  dévorées  !  Si  la  livrée  de  chacui 
des  seigneurs  qu'elle  a  ruinés  contribuai 
à  composer  la  sienne,  ses  nombreux  laquai 
pourraient   être   pris   pour  autant  d'arle 


DE    LA    SOCIÉTÉ.  li^I 

uins.  Arsène  fut ,  dix  ans ,  le  grand  Cro- 

ue-Mitaine  Jemelle   de    tous  les    galans 

très  de  l'Europe.  Maintenant ,  elle  est  à 

)n  tour  la  proie  de  certains  Croque-Mi- 

ines    subalternes ,    adorateurs  intéressés 

3  ses  charmes  fugitifs  :  ce  sont  des  canaux 

»r  lesquels  s'écouleront  ses  immenses  ri- 

lesses  :  le  vice  les  procura,  elles  lui  se- 

)nt  restituées. 

»  Ce  petit  vieillard ,  qui  gesticule  beau- 

)up  en  parlant  à  ce  jeune  homme    dont 

figure  honnête  contraste  tant  avec  la 

mne ,  est  un  capitaliste.  Dans  les   temps 

fficiles ,  il  prête  son  numéraire  sans  autre 

ntissement  que   le   contrat    d'une  pro- 

iété   de    Cent    mille    francs  ,    pour    un 

et  de    dix  mille    écus  ;    sans   autre    ga- 

ntie     qu'une    première     hypothèque    ; 

us    autre    condition    que    celle    d'aban- 

»nner  la    propriété  ,   à    défaut  de   rem- 

»ursement,  après  cinq  années  révolues. 

1    trouve    dans    le    monde    plus     d'un 

oque- Mitaine  de  cette   espèce ,   et  j'en 


jn2.         LES    CROQI31>MlïAINI' S  ,    ETC. 

connais  qui  portent  des  dents  plus  acérées 

que  celui-ci. 

„  Je  ne  Unirais  pas  si  je  voulais  te  mon- 
trer tous  les  Croque-Mitaines  que  j'aper- 
çois encore  :  qu'il  te  suffise  de  savoir  que 
le  fort  sera  le  Croque-Mitaine   du  faible 
riiomme  puissant  celui  du  simple  particu- 
liée,  le  riche  celui  du  pauvre ,  jusqu'à  o 
quelle  trépas,  vainqueur  de  tous  les  Cro 
que-Mitaines  connus ,  ait  nivelé  toutes  le 
conditions,  et  précipité,    pêle-mêle,  dan 
la  nuit  irrévocable,  tous  les  oppresseurs ( 
tous  les  opprimés.  » 


LE    MUSEE    DE    LA    MODE.  170 

.LE  MUSÉE  DE  Là  MODE. 

(  Janvier.  ) 

>i ,  comme  l'a  dit  im  philosophe  moderne, 
n  peut  faire  un  gros  hvre  sur  Vabus  des 
hoses  ^  on  en  ferait  »ni  non  moins  vohimi- 
leux  sur  Vabus  des  mots  :  ce   sont  devLK 
sujets  essentiellement  moraux  que  je  trai- 
erai  quel([uc  jour,   et,    quand   cette  fan- 
taisie me  prendra  ,  je  n'éprouverai   certai- 
nement d'embarras  que  dans  le  choix  des 
matières. 

Ce  que  je  viens  de  dire,  je  le  pensais 
un  matin  de  la  semaine  dernière,  en  sui- 
vant Azédor,  qui  m'entraînait  voir  un  éta- 
blissement qu'il  a  plu  à  son  fondateur  de 
nommer  /e  Musée  de  la  mode.  Musée  et 
nu3de ,  voilà  deux  mots  qu'un  grammairien 
n'accoupla  jamais.  Le  premier  donne  l'idée 
d'ime  collection  d'objets  pins  ou  moins 
précieux,  réunis  pour  l'instruction  ou  pour 


I'j4  LE    n^SLK 

la  jouissance  de  plusieurs  générations;  le 
second  sert  à  désigner  un  être  si  léger,  si  fugi- 
tif, si  vaporeux  que  souvent  il  a  subi  deux  ou 
trois  métamorphoses  avant  qu'on  ait  pu  le 
^saisir.  Mais  cette  réflexion  ne  s'est  pas 
même  offerte  à  la  pensée  de  M.  B*"*, 
lorsqu'il  s'est  avisé  d'ouvrir  sa  galerie;  et 
l'on  conviendra  qu'en  sa  qualité  de  tailleur, 
il  n'était  pas  obligé  de  raisonner  comme 
vm  Condillac. 

Le  lecteur  pénétrant  a  déjà  deviné  , 
peut-être,  que  le  musée  de  la  mode  n'est 
autre  chose  qu'une  friperie;  mais  c'est  une 
friperie  du  meilleur  ton ,  une  friperie  clas  - 
sique.  Les  plus  célèbres  artistes  de  la  ca- 
pitale y  viennent  chercher  des  modèles  : 
c'est  à  Rome  que  le  statuaire  acquiert  le 
grand  art  du  ciseau;  c'est  rue  Vivienne , 
no.  8,  que  le  tailleur  se  perfectionne  dans 
l'art  plus  grand  des  ciseaux. 

Une  foule  empressée  afflue  sans  cesse 
dans  ce  temple  du  goût;  qui  pourrait  en 
être  surpris?  on  y  trouve  les  élémens  de 
cette  parure  à  laquelle  on  doit,  chez  nous, 


DE    LA    MODE.  l'y;") 

un  succès  éclatant,  qu'on  obtient  rarement 
sans  elle.  Ici,  l'homme  amaigri  par  le  culte 
trop  fervent  ou  trop  hasardeux  qu'il  rendit 
aux  amours ,  retrouve  au  moins  le  simula- 
cre des  formes  qu'il  a  perdues ,  grâce  à 
riieureuse  combinaison  des  coussins  qui 
garnissent  le  pantalon  dont  il  a  fait  choix; 
là ,  plus  d'un  galant  suranné  cherche  à  dis- 
simuler sous  un  frac  h  la  russe  un  exces&if 
embonpoint  décrédité  dans  l'esprit  des  da- 
mes ;  plus  loin ,  un  Anglais  s'habille  à  la 
française  pour  retourner  à  Londres ,  et  un 
Français  se  met  à  l'anglaise  pour  rester  à 
Paris  ;  tandis  que  certain  fonctionnaire 
nouvellement  promu  marchande ,  avec  un 
habit  brodé,  les  égards,  l'importance,  la 
considération.  Au  moment  où  nous  en- 
trions, deux  publicistes  renommés  se  glis- 
saient dans  un  cabinet,  d'oii  nous  les  vîmes 
bientôt  ressortir;  ils  avaient  changé  d'ha- 
bits :  ceux,  qu'ils  venaient  de  prendre  res- 
semblaient, pour  la  forme,  à  ceux  qu'ils 
délaissaient;  nous  remarquâmes  seulement 


Tj6  LEMDSÉE 

que  ces  messieurs  avaient  choisi  une  nou- 
velle couleur. 

Parmi  les  personnes  qui  venaient  encore 
au  musée  de  la  mode  chercher  le  principe 
de  la  réussite  qu'on  ohtient  par  l'haTsit, 
j'aperçus  les  auteurs  de  Maidius  et  Croque- 
Mitaine  avec  celui  à' Héciibe  et  Polixene  : 
«  Il  est  trop  tard,  leur  dit  le  conservateur 
du  musée  en  remuant  négativement  la  tête, 
votre  chute  est  hien  et  dûment  constatée^ 
et  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  vous  c'est 
d'offrir  un  deuil  complet  à  vous  et  à  vos  \\( 
partisans.  »  Mon  lutin  me  montra  ,  non  loin  ;  ||| 
de  ces  infortunés,  quelques  journalistes  qui  i  d 
voudraient  bien  être  fameux.  «  Que  pré-  |  ^ 
tendez-vous  que  je  fasse  en  votre  faveur  ? 
continua  M.  B***  en  leur  adressant  la  pa- 
role. La  mobilité  de  vos  goûts  ,  de  vos 
opinions,  de  vos  consciences,  est  telle  que 
je  désespère  de  vous  satisfaire.  Vous  avez 
adopté  vingt  couleurs  différentes  seulement 
depuis  cinq  ans  ;  tâchez ,  messieurs ,  d'être 
un  peu  moins  variables  ,  et  surtout  un  peu    ^ 


DE    LA    MODE.  inT 

plus  conséquens,  si  vous  voulez  qu'on  vous 
habille  à  votre  guise.  » 

Nous  allions  écouter  ce  que  M.  B***  di- 
sait à  deux  petits  médecins  qui  venaient 
d'entrer  en  fredonnant  uo  refrain  de  la 
Fenêtre  Secrète  ,  lorsque  notre  attention 
fut  appelée  vers  un  rassemblement  formé 
à  l'autre  extrémité  du  salon;  nous  nous  v 
rendîmes  :  «  C'est  en  vain  que  les  partisans 
des  vieux  usages  se  débattent  (  disait  un 
jeune  homme  mis  au  dernier  goût);  le 
changement  s'opérera  par  la  force  des 
choses;  je  parie  cent  louis  avec  le  plus 
hardi  que  nous  touchons  à  une  révolution... 
dans  la  forme  des  collets.  Diable,  me  dit 
Azédor,  voici  qui  devient  sérieux;  appro- 
chons-nous davantage.  »  IN^ous  ne  fûmes  pas 
long-temps  parmi  les  discoureurs  sans  ap- 
prendre qu'ils  étaient  divisés  en  deux  par- 
tis :  les  vehistes  ou  partisans  du  velours, 
et  les  drapisles  ^  ou  défenseurs  du  drap. 
Les  premiers  formaient  le  coté  droit ,  les 
seconds  composaient  le  côté  gauche;  le 
centre  était  occupé  par  ceux  des  votans  qui, 


i'jS  LE    MUSÉE    DE    LA    MODE. 

pour  un  dîner  chez  Véry ,  étaient  disposés 
à  prendre  indistinctement  le  velours  ou  le 
drap.  Comme  je  \is  que  rassemblée  allait 
se  former  en  comité  secret,  je  proposai  à 
mon  lutin  de  sortir  avant  qu'on  nous  éloi- 
gnât d'autorité  du  lieu  des  séances  ;  ce 
qu'on  eût  fait  avec  d'autant  plus  de  pru- 
dence que,  l'affaire  des  collets  décidée,  on 
devait  délibérer  sur  un  objet  plus  impor- 
tant encore  :  il  s'agissait  de  déterminer  si,l 
l'été  prochain,  les  pantalons  seront  larges 
ou  étroits,  longs  ou  courts....  cependant, 
comme  Azédor  a  des  intelligences  dans  le 
grave  conseil  où  cette  importante  question 
a  été  débattue,  mes  chers  lecteurs  peuvent 
être  assurés  que  je  leur  rendrai  compte  du 
résultat  de  la  discussion  avant  les  prome» 
nades  de  Longchamp. 


LA    REINE    DU    CAFÉ.  1-79 

LA  REINE  DU  CAFÉ. 

(  Février.  ) 

«  Il  pleut  à  verse,  les  ruisseaux  sont  dé- 
bordés ;  je  vois  que  tu  n'es  pas  sans  inquié- 
tude sur  la  cicatrice  mal  fermée  d'une 
botte  dont  tu  as,  et  pour  cause,  ajourné 
la  réparation  définitive;  entrons  dans  ce 
café.  Puisque  tu  dois,  sous  peu  de  jours, 
livrer  un  article  à  ton  imprimeur ,  les  cafés 
seront  notre  texte  :  c'est  un  sujet  que  l'on 
peut  traiter  le  verre  à  la  main,  et  je  suis 
convaincu  que  nous  allons  trouver  d'excel- 
lentes inspirations  au  fond  d'un  bol  de 
punch.  » 

Mes  lecteurs  ont  peut-être  deviné  que 
c'est  mon  lutin  qui  s'exprime  ainsi;  mais 
je  dois  leur  apprendre  qu'il  s'agit  d'un  café 
situé  dans  l'une  des  galeries  qui  aboutissent 
à  la  rue  Montesquieu. 


l8o  LA    REIN  £ 

Assis  avec  moi  au  gucriclon  le  plus  voi- 
sin du  comptoir ,  la  cuillère  à  manche  de 
baleine  à  la  main,  Azédor  ,  en  agitant  le 
punch  pour  entretenir  la  flamme  bleuâtre 
qui  le  couronnait,  a  repris  ;  «Les  goûts  fran- 
çais ont  subi  d'étranges  révolutions  depuis 
le  temps  oii  Chapelle,  Panard  et  Piron  al- 
laient au  cabaret  puiser  au  fond  d'un  flacon, 
souvent  renouvelé,  les  vers  aimables  qu'ils 
nous  ont  laissés.  Alors ,  on  ne  cherchait  point 
dans  un  lieu  consacré  au  culte  de  Bacchus 
un  luxe  emprunté  à  la  splendeur  des  palais; 
les  petits  maîtres  de  la  cour  venaient,  au 
contraire  ,  à  la  joyeuse  guinguette  dépo- 
ser le  fardeau  de  l'étiquette  aux  pieds  de 
la  folie;  c'était  là  que  le  page  effronté  ,  le 
galant  mousquetaire,  le  robuste  gendarme , 
le  marquis  à  la  mode  ,  se  racontaient  à 
l'aube  du  jour,  leurs  aventures  de  la  nuit; 
là,  plus  d'une  jeune  présidente  était  mise 
au  ban  de  la  médisance ,  plus  d'un  vieux 

comte  était  convaincu  de bonhomie. 

»  Mais  bientôt  l'usage  presque  général 
du  café,  qui,  nonobstant  la  prédiction  d'une 


DU    C.VFÉ.  î8l 

femme  célèbre,  de\ait passer  aussi  lente- 
ment que  /e  Racine^  fit  naître  l'idée  d'une 
nouvelle  espèce  de  tavernes,  auxquelles  on 
donna  le  nom  du  nectar  exotique  qu'on 
vint  y  savourer.  Dès  lors  ces  cabarets  en- 
noblis furent  le  rendez-vous  de  la  bonne 
société  ;  ils  devinrent  un  asile  pour  la  po- 
litique ,  long- temps  réfugiée  sous  V ar- 
bre de  Cracovie;  et  l'abbé  Trente-mille- 
hommes  (i),  moyennant  le  prix  d'un  verre 
d'eau  sucrée ,  eut  le  droit  de  faire  la  guerre 
à  tous  les  souverains  de  l'Europe,  sans  quit- 
ter le  poêle  du  café.  Chez  vous  autres, 
Français,  les  institutions  raarcbent  rapi- 
dement vers  la  perfection;  les  cafés  s'en- 
richirent en  peu  d'années  des  billards  ,  des 
dominos ,  des  échecs  ,  des  orchestres  ;  plus 
tîird,  ils  usurpèrent  les  droits  du  théâtre; 
quelques  limonadiers  des   boulevarts  ser- 

(i)  Surnom  donné  à  certain  abLc  tracoviste  qui  , 
avec  trente  raille  homnies  ,  se  faisait  fort ,  disait  -:1 , 
de  battre  successivement  toutes  les  armées  qu'on  ^ùt 
pu  lui  opposer. 


l8i  L\    IIÉINE 

virent  en  même  temps  la  bavaroise  brûlante 
et  le  vaudeville  à  la  2;lace. 

»  Malgré  ces  améliorations  successives , 
l'inconstance  française  sentait  s'affaiblir 
pour  elle  l'attrait  de  la  demi -tasse  et 
du  petit  verre.  Je  ne  sais  quel  désir  va- 
gue ,  quel  pressentiment  inquiet  dirigeait 
tous  les  regards  vers  le  comptoir  des 
cafés hélas!  il  était  le  plus  souvent  oc- 
cupé par  une  duègne  respectable ,  dont  la 
coiffure  en  fer  à  cheval  attestait  la  longue 

vétérance C'en  était  fait  peut-être  de 

ces  établissemens  ,  lorsque  la  belle  limo-' 
nadiere  parut.  Je  ne  raconterai  ni  son  élé- 
vation, ni  sa  gloire;  je  ne  dirai  qu'un  mot 
de  son  déclin,  que  ne  peut  retarder  l'éclat 
désormais  impuissant  de  sa  parure.  En 
vain  elle  se  débat  sous  la  faux  du  temps; 
ses  charmes  vont  tomber  moissonnés  par 
l'insensible  vieillard.  Déjà  les  grâces  ne 
viennent  plus  qu'à  regret  s'asseoir,  auprès 
d'elle,  sur  son  riche  fautueil;  à  peine  quel- 
ques grains  d'encens  fument-ils  encore  sur 


DU    CAFÉ.  i8j 

autel  qui  lui  sert  de  comptoir  ,  et  les 
ingt  bougies  qui  l'environnent  ne  peu- 
Liit  remplacer  le  feu  mourant  de  ses  re- 
artls. 

))  L'apparition  de  la  belle  limonadière 
\ait  été  le  signal  d'une  révolution  dans 
!■  système  des  cafés  ;  chacun  voulut  avoir 
il  reine  ;  chaque  estaminet ,  pour  la  recc- 
lOir,  devint  un  palais  où  l'or,  l'argent,  les 
places  furent  étalés  avec  profusion.  Cent 
louvelles  Alines  changèrent  leur  pot   au^ 

lait  contre  un  trône de  café.  Mais,  en 

général  peu  satisfaites  d'une  puissance  qui 
cessait  à  minuit,  ces  belles  cherchèrent  bien- 
tôt à  remplir  cet  interrègne;  j'en  ai  vu  plu- 
sieurs préférer  le  mystère  du  tête-à-tête 
à  l'éclat  de  la  représentation  ,  et  quelques- 
unes,  en  s'élançant  des  marches  de  l'estrade 
resplendissante    dans    la    chaise  de    poste 
d'un  milord,  réduisirent  certains  limona- 
diers à  grossir  démesurément  leurs  mor- 
ceaux de   sucre,  pour  retenir  la  troupe 
fugitive  des  consommateurs.  Enfin,  une 
jeune  beauté »  Ici  le  discours  d'Azédor 


l84  LA    RKINK 

fut   interrompu  par   le    murmure   confus 
qui  se  fit  entendre  autour  de  nous  :  a  C'est 
elle,   disait-on  à  ma   droite;  à  la  fin,    la 
voici,  s'écriait-on   à   ma  gauche;  je  suis 
bien  aise  d'avoir  fait  durer  mon  verre  d'à 
nisette,  ajoutait  un  jeune   homme   placé 
devant  moi.  »  Je  jetai  les  yeux  sur  le  point 
vers  lequel  se  portaient  tous  les  regards 
de  la  société,  et  je  vis  s'avancer,  au  milieu 
de  la  foule  respectueuse ,  une  femme  mise 
avec  une  élégante  simplicité,  qui,  laissant 
après    elle  une    trace   odoriférante ,   vint 
prendre  au  comptoir  la  place  restée   va- 
cante jusqu'alors.  «  Voilà,  reprit  mon  lutin 
la  jeune  beauté  dont  j'allais  te  vanter  le; 
attraits;  c'est  à  toi,  maintenant,  de  la  ju- 
ger. »  Azédor  n'avait  pas  fini  de  parler 
que  déjà  mon  jugement  était  porté. 

La  limonadière  du  café  des  Américain, 
n'est  pas  belle;  elle  est  plus  que  cela,  ell« 
est  jolie.  Je  trouve  sa  taille  bien  prise,  s 
tournure  ravissante,  et,  pour  terminer  cett< 
esquisse  par  un  crescendo  d'éloges,  je  doi 


DU    CAFL.  î8j 

1  jouter  qu'elle  a  le  pied  fort  petit.  Avant 
Ir  s'asseoir,  elle  salua  sa  cour  d'un  souriro 
:ju'elle  ne  voulait  rendre  que  bienveillant; 
fut  un  peu  plus  expressif. 
La  reine  du  passage  Montesquieu  a  pour 
jiége  un  modeste  fauteuil;  des  draperies 
élégantes  ne  sont  point  fixées  au-dessus  de 
ja  tête  par  des  nœuds  tissus  d'or;  les  pier- 
reries n'étincellent  ni  à  ses  doigts,  ni  dans 
ses  cheveux;  en  un  mot,  on  dirait  que  l'a- 
mour lui  répète  chaque  jour  à  sa  toilette  : 

«  L'art  n'est  pas  Aiit  pour  toi,  tu  n'en  as  pas  besoin.  » 

Elle  a  raison  d'écouter  ce  conseiller  ;  la 
simple  guirlande  de  myrte  qu'elle  attache 
sur  son  front  sied  bien  à  son  âge,  et  la 
belle  limonadière  émérite  rachèterait ,  au 
prix  de  tous  ses  diamans,  le  droit  de  porter 
encore  un  pareil  bandeau. 
-  Cependant,  comme  on  se  lasse  de  tout, 
même  d'admirer  en  perspective  une  jolie 
femme,  nous  nous  levâmes.  Azédor  voulut 
remettre  à  la  souveraine  elle-mê)nc  le  prix 
de  notre  demi-bol;  «Je  vou^;  remercie,  lui 


l86  LA    Ri:iNE 

dit-il  en  attendant  la  monnaie  de  sa  pièce, 
du  plaisir  que  vous  m'avez  procuré.  — 
Lequel  ?   monsieur.    —    Celui     de     vous 

avoir  vue.  —  Ce   compliment    est — 

Mérité,  n'en  parlons  pas;  souffrez  seule^ 
iiîent  que  j'y  joigne  deux  avis  utiles  :  vou 
n'êtes  pas  ici  à  votre  place  ,  elle  es 
jnarquée  dans  un  riche  établissement  di 
Palais-Royal  ou  des  boulevarts.  Songez 
madame  ,  que  Ihumble  violette  ,  malgré  s; 
fraîcheur  et  son  parfum  ,  meurt  souven 
ignorée  sous  l'herbe,  tandis  qu'elle  pour 
rait  faire  l'orgueil  de  nos  jardins.  Mai 
partout  où  vous  porterez  votre  empire 
défiez-vous  des  flatteurs  qui  vous  enviror 
nent  ;  fuyez  surtout  ceux  dont  l'encen 
vous  enivrerait  Ces  hommes-là  sont  mill 
fois  plus  à  craindre  cjue  les  flatteurs  de 
rois  :  ces  derniers  ne  visent  qu'à  tirer  u 
parti  quelconque  du  pouvoir  suprême  qu'il 
abusent ,  et  le  l)rûlant  hommage  des  vôtre 
détruirait  bientôt  votre  puissance,  en  fié 
trissant  les  charmes  auxquels  vous  la  devez. 


DU    CA.FÉ.  187 

Mon  lutin,  sans  attendre  une  réponse, 
peut-être  embarrassante,  salua  la  jolie  li- 
monadière, et  nous  sortîmes  (i). 

(  I  )  Je  ne  sais  si  la  belle  limonadière  du  passage 
Montesquieu  a  mis  à  profit  le  premier  des  deux  avis 
d'Azédor  ;  mais  le  café'  dos  Améjirains  est  ferme  de- 
puis quelques  mois. 


j88  les    Df:UX    BALS 


LES  DEUX  BALS  DE  L'OPÉRA. 

(  Février.  ) 

Ija  mode,  toute  inconstante,  toute  fugi- 
tive qu'elle  se  montre,  est  cependant  ja- 
louse de  coudre  ses  décrets  légers  à  la  robe 
du  temps.  Elle  sait  que  ce  voyageur  éter- 
nel les  jette  de  nouveau  parmi  nous  dès 
que  nous  avons  parcouru  le  cercle  de  nos 
caprices  ;  et  c'est  ainsi  qu'on  a  vu  ,  naguère  , 
des  collerettes  a  la  Médicis ,  des  coiffures  h 
la  Ninon ,  des  robes  couleur  La  Valliere. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  mœurs  ; 
une  fois  changées,  leur  retour  s'élabore 
lentement  dans  le  creuset  des  siècles  :  il 
en  a  fallu  plus  de  vingt  pour  reproduire 
en  France  les  beaux  jours  d'Athènes,  dont 
nous  jouissions ,  dit-on  ,  il  y  a  quarante  ans , 
sous  des  lois  un  peu  moins  libérales,  il  est 
vrai,  que  celles  de  Solo;i  et  même  que  celles 
de  Périclès. 


I 


DE    L^OrÉRA.  189 

Je  songeais  ,  ce  matin ,  à  la  subversion 
îitempestive  qui,  vers  la  fin  du  dix-hui- 
jème  siècle,  a  changé  nos  passions,  nos 
"outumes,  nos  goûts;  et  je  cherchais  à 
fixer ,  dans  ma  pensée ,  la  distance  que  cette 
grande  catastrophe  politique  a  jetée  entre 
aos  mœurs  actuelles  et  celles  qui  nous  dis- 
tinguaient en  1780,  par  exemple.  Azé- 
dor  m'a  surpris  au  milieu  de  ces  réflexions. 
"  Ivien  de  plus  simple  (m'a-t-ilditen  riant) 
que  d'asseoir  tes  opinions  sur  l'objet  qui 
t'occupe;  considère  ce  qu'étaient  les  plai- 
sirs à  l'époque  que  tu  as  en  vue ,  ce  qu'ils 
sont  aujourd'hui  ,  et  tu  pourras  ensuite 
prononcer.  Chez  vous  autres  Français ,  les 
plaisirs  sont  les  véritables  pierres  de  tou- 
che du  caractère.  Or,  le  hasard,  ou  plutôt 
la  Providence ,  qui  veut  sans  doute  que  je 
puisse  t'aider  dans  le  parallèle  qu'il  s'agit 
d'établir,  a  fait  tomber  hier  sous  ma  main 
ce  petit  livret,  sur  lequel  est  écrit  le  nom 
du  marquis  d'Auberville  :  c'est  un  de  ces 
agendas  que  tout  homme  de  cour  portait 
autrefois  pour  mettre  ordre,  non  pas  à  ses 


190  Ll-S    DJLUX    BAt^S 

affaires,  ilonl  il  s'inquiétait  fort  peu,  mais 
à  ses  plaisirs,  qui  l'occupaient  beaucoup; 
et  voici  précisément  des  notes  prises  dqrant 
le  carnaval  de  l'y  83.  Lisons,  autant  que  nous 
le  permettront  les  fautes  d'orthogrnplie, 
qu'il  était  du  meilleur  ton  de  faire  alors , 
parce  que  c'était  un  point  essentiel  de  com- 
paraison entre  la  noblesse  de  ce  temps-là, 
et  les  preux  dont  elle  descendait. 

«  I ^Jëi'tier.  11  y  a  cette  nuit  bal  masqué 
à  l'Opéra  ;  la  présidente  m'écrit  qu'elle  ne 
manquera  pas  de  s'y  trouver.  Son  domino 
sera  jaune  serin  :  cette  couleur,  m'assure- 
t-elle,  est  du  choix  de  monsieur  le  prési- 
dent ;  il  faut  bien  faire  quelque  chose  pour 
le  meilleur  des  maris.  Elle  m'envoie  la  clef 
de  sa  loge;  je  m'en  servirai,  s'il  ne  se  pré- 
sente rien  de  plus  pressant...  Il  y  a  six  mois 
que  je  connais  la  présidente.  Lafleur  me 
consedle  de  rester  en  chenille  sous  mon 
àommo  Jeuille  morte,  afin  d'éviter  les 
suites  du  bal;  ce  maraud  prétend  que  le 
docteur  m'a  prescrit  le  régime. Mon  inten- 
dant soutient  la  même  thèse  ;  mais  je  n'en 


DE    L    OPÉRA.  igi 

croirai  m  l'un  ni  Tautre,  et  je  mettrai  mon 
hahityiimée  d'opéra  avec  pluie  de  paillet- 
tes... Il  faut  être  en  mesure  pour  les  nou- 
velles connaissances. 

»  \Q^  février  au  matin.  La  nuit  a  été 
charmante  ;  tout  Paris  était  au  bal  masqué. 
Mon  chasseur  a  compté  deux  cent  trente - 
trois  équipages  ,  non  compris  la  désobli- 
geante d'une  actrice  appelée  Contât  , 
dont  on  commence  à  parler  beaucoup  dans 
le  monde,  et  le  remise  de  la  belle  Du  thé  .^ 
qui  meurt  de  dépit  de  n'avoir  pas  encore 
la  berline  que  lui  promet  le  comte  de  *"*, 
sur  le  produit  d'une  terre  qu'il  vient  de 
vendre  pour  payer  l'écrin  de  cette  jolie 
danseuse.  J'ai  trouvé  sous  le  pérystile  le 
chevalier  de  Villarcay  ;  il  venait  de  gagner 
mille  louis  à  un  milord,  lequel  a  promis 
daller  se  brûler  la  cervelle  ce  matin  au 
bois  de  Vincennes,  si  le  temps  le  permet. 
Le  chevalier  est  au  désespoir;  il  aurait  vo- 
lontiers rendu  l'argent  du  noble  Anglais, 
s'il  n'eût  pas  été  forcé  de  s'en  dessaisir  sur- 
le-champ  pour  se  soustraire  à  trois  prises 


I()2  LES    J)tVX    BiLS 

de  corps ,  les  seules  qu'on  ait  obtenues 
contre  lui  depuis  le...  premier  janvier.  Ce 
garçon-là  s'amende  étonnamment. 

»  On  ne  se  fait  pas  d'idée  de  l'attention 
que  chacun  apporte  à  son  affaire  au  bal 
de  l'Opéra  :  cette  nuit  il  n'y  avait  pas  un 
seul  oisif  dans  la  salle;  toutes  les  loges 
étaient  occupées  et  closes ,  excepté  celle  de 
la  présidente,  qui,  de  l'œil,  me  cherchait 
comme  une  épingle.  Mais  je  me  suis  laissé 
lutiner  trois  heures  au  moins  par  un  petit 
domino  gris  qui,  par  parenthèse,  avait  le 
plus  joli  pied  du  monde...  Le  moyen,  avec 
cela ,  d'aller  s'enfermer  dans  une  loge  près 
d'une  vieille  connaissance  d'une  demi-an- 
née. Croirait-on  bien  que  mon  aimable 
lutin  m'a  rapporté  toutes  les  folies  que 
nous  fîmes  lundi  dernier  à  la  petite  maison 
de  la  vicomtesse  de  ***,  durant  cette  partie 
au  milieu  de  laquelle  l'abbé  Gerval,  dans 
un  beau  moment  d'inspiration  bachique, 
jeta  joyeusement  au  feu  sa  calotte  et  son 
rabat?  Je  crois  en  vérité  que  cette  petite 
femme  est  un  peu  sorcière.  Elle  s'est  échap- 


DE    L   OPERA.  IC):) 

ce  du  bal  comme  une  ombre;  je  voulais 
H  la  suivre;  mais  mon  coquin  décocher  avait 
abandonné  ses  chevaux;  il  faudra  que  je  le 
fasse  mourir  sous  le  bâton.  Lafleur  tient  la 
trace  de  la  belle  fugitive;  j'en  aurai  des 
nouvelles. 

»  J'allais,  faute  de  mieux,  me  rendre 
auprès  de  ma  bergère  ,  sans  doute  éplorée, 
lorsque  j'ai  rencontré  dans  les  couloirs  une 
danseuse  avec  laquelle  j'eus,  je  crois,  l'an 
dernier,  une  espèce  d'affaire  de  cœur...  Je 
ne  sais  pourquoi  je  me  suis  rappelé  dai^s 
ce  moment  le  régime  que  le  docteur  m'a 
prescrit. 

»  Enfin  Vilarçay ,  libre  de  ses  petites 
occupations,  m'a  rejoint  au  foyer,  et  nous 
avons  été  déjeuner  chez  Bancelin  avec  la 
nymphe  du  magasin  de  l'Opéra.  Le  che- 
valier, qui  n'avait  pas  d'armes  sur  sa  voi- 
ture, s'est  ensuite  chargé  de  jeter  la  belle 
chez  sa  mère ,  Vieille  rue  du  Temple , 
nP.  iG.  » 

u  Je  saisis  votre  idée ,  mon  cher  Azédor . 

9 


194  I-^^S    Ul^tX    liALS 

me  suis-je  écrié,  aussitôt  que  mon  lutin  a  eu 
terminé  sa  lecture ,  c'est  à  moi  de  montrer 
l'autre  face  de  la  médaille  :  j'étais  cette 
nuit  au  bal  de  l'Opéra  ,  et  mes  lecteurs  au- 
ront un  parallèle. 

»  Il  était  minuit  juste,  lorsque  je  suis 
arrivé  devant  le  premier  théâtre  du  monde. 
Je  n'ai  vu  dans  les  environs  que  deux  ou 
trois  cabriolets  bourgeois,  fourvoyés  par- 
mi quinze  ou  vingt  fiacres  ;  mais,  en  récom- 
pense, j'ai  compté  trente-deux  décrotteurs 
avec  leurs  sellettes  rangés  en  bataille  sous 
le  péristyle  ,  ce  qui  ne  laissait  pas  d'être 
concluant  en  faveur  des  bals  masqués  de 
rOpéra.  Cependant,  j'étais  à  peine  entre 
dans  la  salle ,  que  j'avais  reconnu  les  dc- 
minos  héréditaires  qui  font  régulièrement 
sept  fois  par  hiver  le  trajet  de  chez  Ba- 
bin  à  l'Académie  royale  de  musique  ;  il 
ne  m'avait  pas  été  plus  difficile  de  re- 
connaître, au  moins  approximativement, 
les  dames  que  cesdcguisemens  couvraient: 
ù  l'accent,  à  la  démarche,  aux  manières, 


DEL  OPER.^.  Iq:^ 

j'ai  pu  juger  que  la  plupart  étaient  de  celles 
dont  Virgile  a  dit  ; 

At  Venus  obscuro  gradieiites  aère  sepsit 
Et  rnulto  nebulœ  circum  dea  fudit  amictu. 

»L'uned'elles,  qui  prétendait  m'intriguer.^ 
ft  voulu  me  parler  bas...  L'avouerai-je? 
tout  officier  de  hussards  que  je  suis ,  j'ai 
dû  reculer  trois  pas,  et  m'écrier ,  comme 
Horace  :  Je  condamne  le  parricide  à  man- 
der de  l'ail ,  plus  mortel ,  à  mon  avis ,  que 
la  ciguë. 

»  En  1783,  chacun,  au  bal  de  l'Opéra, 
était  sérieusement  livré  a  son  affaire;  en 
1819,  je  n'y  ai  remarqué  aucun  soin  ai- 
mable, aucune  intrigue  spirituelle.  Mon 
oreille  assourdie  a  été  seulement  frappée 
de  cette  phrase  banale  :  Je  te  connais  , 
beau  masque ^  articulée  dans  tous  les  tons, 
sans  vérité ,  sans  finesse ,  sans  intention. 
Le  foyer,  que  quelques  jeunes  gens  fai- 
saient retentir  du  bruit  de  leurs  talons  fer- 
rés et  du  cliquetis  de  leurs  éperons,  m'a 
paru  le  refuge  de  l'oisiveté  ennuyée;  et  je 


„.,;  pas  .u  sans  peine  que  rmsatUble  po- 

;; 'eet.it  venue  s'asseoir  su.- les  cannpes 
:;4,,p,a,apour.eposeHesC>racesae. 

sorr„aisé™igréesdecesé,our,Ac    tuse 
.►    i'ai  aaané  l'escalier  en  ine  disant  . 

:Tnestà!sLt.tutionsco.n-eaesi,on.- 
„es,  elles  ont  leur  jeunesse  et  leur  declm, 
lesbalsderopérasontfrappésduneventa- 
Mecadueité,  11  est  vraiment  a  cesuercir^ 
Vad„u«istrationprennelepar.dele»eloe 
Marnais;  c'est  le  seul  .noyeud'év,ter<,u.U 
:     on>bentd'euK-m.n,esap,èsunelongue 

décrépitude,etnecompro,uettenta,ns.la 
Sutation  d'un  théâtre  si  propre  dadleur, 

;,co:nn<an<l"-l'i"'^'-^' ''''"'""''"'"'"■  ° 


VIVE  LA  gaieté!  quand  MEME.      I97 


VIVE  LA  GAIETÉ!  QUAND   IMÊME. 

PARODIE. 

(  FèiTia'.  ) 

J  E  viens  de  voir  le  rieur  le  plus  déterminé  , 
peut-être,  qu'il  y  ait  à  Paris,  me  dit  hicrAzé» 
dor  en  entrant  chez  moi ,  encore  enchanté  de 
cette  rencontre.  Cela  fait  du  moins  une  di- 
version agréahle  aux  mille  et  une  prophé- 
ties de  malheur  que  j'entends  déhiter  cha- 
que jour;  et;,  si  j'avais  Thonneur  de  siéger 
à  la  chambre  des  députés  ,  je  ne  man- 
querais pas  de  voter  une  récompense  na- 
tionale en  faveur  d'un  homme  qui ,  dans 
les  circonstances  les  plus  difliciles,  n'a  pas 
désespéré  du  salut  de  la  gaieté  française. 
Sa  morale  ne  se  base  point  sur  des  raison- 
nemens  sophistiques  et  abstraits;  elle  est 
aIvc,  pressante,  facile  surtout,  puisqu'elle 
consiste  uniquement  dans  l'oubli  de  toute 


198  >IVE    LA    GAIKTÉ! 

influence  morose ,  dans  l'abnégation  à« 
toute  pensée  affligeante.  Suivant  ce  mora- 
liste à  l'eau-rose,  le  malheur  n'atteint  les 
hommes  que  parce  qu'ils  courent  à  sa  ren- 
contre,  en  lui  découvrant  le  défaut  de  la 
cuirasse  dont  les  couvrit  la  sagesse;  qu'ils 
présentent,  dit-il,  un  corps  de  fer  à  leur 
ennemi,  et  ses  traits  voleront  en  éclats. 

«  Mes  amis,  s'écrie  à  haute  voix  mon 
nouveau  Déniocrite,  VIVE  la  gaieté!  quand 
MÊME  toutes  nos  espérances  devraient  être 
trompées ,  tous  nos  désirs  trahis ,  tous  nos 
efforts  impuissans. 

»  Vi'y'e  la  gaiçié  !  quand  même  le  prin- 
temps produirait  peu  de  fleurs ,  l'été  peu 
de  gerbes,  l'automne  peu  de  fruits,  et 
quand  Ihiver  doublerait  la  rigueur  de  ses 
aquilons.  Une  ample  provision  de  gaieté 
peut  suppléer  à  la  parcimonie  que  la  na- 
ture apporte  quelquefois  dans  ses  bienfaits, 
et  faire  oublier  la  prodigalité  avec  laquelle  |l| 
cette  mère  capricieuse  dispense  souvent 
ses  rigueurs. 

»  Vive  la  gaieté!  quand  même  les  créan- 


QUAND     MÊME.  1  Qi) 

ciers  conserveraient  la  déraisonnable  pré- 
tention d'être  payés ,  et  quand  les  débiteurs 
persisteraient  dans  la  connnode  habitude 
d'éluder  les  paiemens,  cireonstances  sur 
lesquelles  il  est  si  difficile  de  concilier  ces 
deux  espèces  de  gens. 

»  Fii>e  la  gaieté  l  quand  même  on  verrait 
les  tragédies  comiques  ,  les  comédies  lar- 
moyantes ,  les  mélodrames  amphigouri- 
ques, les  ballets  licencieux  et  les  vaudevilles 
narcotiques  ;  état  de  choses  vers  lequel 
nous  courons. 

y>  Vive  la  gaieté!  quand  même  un  sur- 
croît effravant  de  calamité  porterait  à  deux 
cent  cinquante  le  nombre  des  journaux, 
qui,  tout  bien  calculé,  n'est  encore  que 
de  cent  trente  huit. 

»  P'ive  la  gaieté  !  quand  même  les  exa- 
fiférés  de  toutes  les  couleurs  verraient  des 
factieux  dans  tous  ceux  qui  ne  partage- 
raient pas  leur  opinion  ;  quand  même  l'es- 
prit de  parti  tiendrait  lieu  de  justice, 
l'injure  de  raisonnement,  l'impudence  de 
Tranchise;  quand  même  les  services  rendus 


i,oo  Vive  la  gaieté! 

seraient  considérés  comme  des  crimes  ,  cl 
quand  la  nullité  serait  érigée  en  droit;  quand 
même  certains  ])ublicisles  à  la  feuille  nous 
vanteraient  sans  cesse  leur  dévouement  , 
auquel  ils  ne  met  Iront  poiiU  de  homes  ^  tant 
qu'on  n'aïu'a  pas  décerné  une  récompense 
à  leur  zèle. 

»  Vivela  gaieté!  quand mcnie  la  décence 
d'une  femme  honnête  serait  appelée  ^/7^- 
derie  ^  et  l'impudeur  d'une  courtisane  ania- 
hilitè\  quand  les  collerettes  de  nos  dames 
deviendraient  encore  plus  diaphanes,  leurs 
robes  plus  légères,  leurs  regards  plus  ex- 
pressifs; en  un  mot,  quand  les  mœurs  du 
boulevart  de  Gand  gagneraient  tous  les  sa- 
lons de  la  capitale...  Si  nous  sommes  amans, 
tant  mieux,  si  nous  sommes  époux,  qu'im- 
porte ? 

»  Vii'e  la  gaieté l  quand  même  le  savoir- 
faire  industrieux  se  glisserait,  par  des  sen- 
tiers obliques,  jusqu'aux  autels  de  la  for- 
tune, et  quand  le  mérite  loyal  arriverait  en 
ligne  directe  à  l'hôpital. 

y)Vive  la  gaieté!  quand  mcme  on  prétcji- 


QT'AMl    MÊ3IE.  20 f 

.iit  nous  prouver  que  les  ténèbres  d'une 
il  profonde  sont  préférables  à  Téclat  d'un 
lU  jour;  ou,  ce  qui  est  à  peu  près  la 
K  ine  chose,  quand  on  nous  peindrait  les 
ilosophes  comme  des  hommes  éminem- 
tît  dangereux,  et  les  ignorantins  comme 
irs  dispensateurs  de  la  morale  par  excellence. 
»  T  we  la  gaieté  l  quand  même  ^  bercés 
de  chimères  aimables  et  frappés  de  réalités 
accablantes,  riches  en  espérances  et  cou- 
verts d'un  manteau  déchiré,  nous  arrive- 
rions aux  limites  de  la  vie  sans  avoir  pos- 
sédé d'autres  biens  que  notre  bonne  humeur. 
Tout  bien  considéré ,  l'heureuse  et  impré- 
voyante hilarité  que  je  recommande  pro- 
cure le  seul  plaisir  réel  qui  existe ,  celui 
dont  on  croit  jouir;  et  chacun  sait  combien 
ce  plaisir  est  rare  ,  dans  un  monde  où  Ton 
met  si  peu  à  profit  le  cerlum  voto  pete 
Jinem  du  bon  Horace.  En  effet ,  le  volup- 
tueux ne  peut  imposer  un  terme  à  ses 
désirs,  tant  qu'il  lui  reste  des  beautés  à 
subjuguer;  l'ambitieux  ne  jouit  point  des 
honneurs  obtenus,  s'il  peut  en  oblenir  en- 


Ù.O-2     VlVr  LA   GAint!   QUA.\D   Mh.^IF. 

corc;  l'homme  cupide  délaisse  les  trésors  |, 
qu'il  possède  pour  courir  vers  ceux  qu'il 

convoite Laissons  croire  à  ces  insensés 

qu'ils  seront  heureux  pourvu  qu'ils  ob- 
tiennent tout  ce  qu'ils  désirent,  et  n'ou- 
blions jamais  qu'avec  la  gaieté,  nous  joui- 
rons d'un  bonheur  plus  certain  que  le  leur, 
quand mtmeXo,  deslin  nous  refuserait  tout 
ce  qu'il  leur  accorde.  » 


LE    CABINET  4)"  U  N    CURIEUX.     lo3 

LE  CABINET  D'UN  CURIEUX. 

(  Mars.  ) 

JN  serait  vraiment  fort  embarrassé  si 
on  voulait  établir  une  ligne  de  démarca- 
on  entre  le  domaine  de  la  raison  et  celui 
e  la  folia;  des  milliers  de  soi-disant  sages 
plaindraient  d'être  relégués  parmi  les 
3us ,  tandis  que  des  fous  très-réels  mur- 
lureraient  d'être  fourvoyés  parmi  de  pré-: 
:ndus  .sages  ,  qu'ils  jugent  plus  fous 
u'eux-mêmes  : 

Car  il  n'est  point  de  fou  qni ,  par  belles  raisons , 
Ne  loge  son  voisin  aux  Petites -Maisons. 

icoutez  ce  fervent  sectateur  de  Bacchus , 
1  voue,  en  trébuchant,  au  ridicule  le  zélé 
)artisan  de  la  bonne  chère  ,  lequel ,  hale- 
ant  sous  le  poids  d'une  indigestion ,  s'ef- 
"orcc  de  rire  aux  dépens  du  buveur  qui 


204  LE    CAEIIVET 

rit  (le  lui.  Le  libertin ,  qu'une  courtisane 
priva  pour  jamais  de  la  santé  ,  rit  du 
joueur  qui,  du  moins, n'expose  que  sa  for- 
tune ;  le  joueur ,  à  son  tour ,  rit  de  l'amant 
prodigue  de  soupirs  seulement,  monnaie 
fort  décréditée  par  le  temps  qui  court.  J'ai 
vu  le  poète  tragique  rire  des  spéculation^ 
mercantiles  de  l'auteur  du  boulevart  ;  j'ai 
vu  celui-ci  rire  des  hautes  et  stériles  pré- 
tentions du  premier  :  j'ai  fait  chorus  avec 
le  mélodramaturge.  En  un  mot,  chacun 
s'égaie  sur  la  folie  d'autrui ,  et ,  peut-être, 
en  lisant  cet  article ,  s'égayera-t-on  de  la 
folie  que  j'ai  de  critiquer  toutes  les  folies 
humaines. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  je  ne  puis  résister  à 
l'envie  de  signaler  une  manie  à  la  mode, 
dont  je  dois  la  découverte  à  mon  lutini 
fidèle ,  qui ,  je  l'espère  ,  m'en  fera  connaî- 
tre plus  d'une  encore  ,  échappée  au  pin- 
ceau de  notre  inimitable  ermite.  Heureux 
si  je  puis  ,  en  marchant  de  loin  sur  les 
traces  d'un  tel  peintre  ,  retrouver  quelques 


D   VIS    CURIEUX.  20:> 

);i réelles  de  la  palette  sur  laquelle  il  dé- 
1  ses  brillantes  couleurs. 
i)ans  l'un  de  ces  quartiers  où  le  commcr- 
•ant  retiré  va  chercher  le  repos  ,  où  Tétu- 
îiant  va  puiser  le  savoir,  où  le    débiteur 
l'ouve    un  asile    contre  l'activité  malfai- 
arite  de  ses  créanciers  ,  dans  le  faubourg 
S  'int-Jacques ,  enfin,  et  non  loin  du  Val- 
ci' -Grâce  ,  vit  un   financier  émérite  qui, 
11  avant  plus  rien  de  mieux  à  faire ,  est  de- 
venu curieux,  ou,  si  vous  préférez  ce  mot , 
amateur  ;  qualité    que  cinquante    bonnes 
mille  livres   de  rentes  le  mettent  à  même 
de  soutenir  avec  honjieur ,  en  dépit  d'un 
goût  fort   équivoque  ,  et   d'une  crédulité 
qui  ne  l'est  pas. 

Azédor  vint  m'enlever  lundi  dernier 
de  très-bonne  heure ,  pour  faire  une  vi- 
site à  M.  Dolbreuse  (  c'est  le  nom  de  mon 
amateur  ),  que  nous  prîmes  au  saut  du  lit. 
Il  nous  voyait  pour  la  première  fois  ;  rrjais 
les  éloges  que  nous  lui  prodiguâmes  sur  le 
choix  renommé  des  objets  composant  sa 
collection  ,   ébauchèrent  promptement  la 


-joGr  LE    CABlîlET 

connaissance;  sa  vanllé  se  chargea  d'éta^ 
blir  rintimité.  «  Messieurs  (  nous  dit-il  ) , 
avant  de  vous  ouvrir  mon  cabinet ,  il  est 
nécessaire  que  je  vous  explique  mon  sys- 
tème  de   curiosité  ;   car    gardez-vous    de 
croire   que  j'aie  réuni  à  grands    frais   les 
choses  merveilleuses  que  vous  allez  voir 
pour  le  fade  plaisir  de  les  admirer.  In  lus- 
toriâ  monument oriim  historia  hominum  . 
tel  est  mon  avis,  à  moi";  et  les  trésors  que 
je  possède  sont ,  à  mes  yeux ,  autant  d'inter- 
prètes irrécusables  qui  attestent  les  mœun 
des  temps  passés.  Croyez-moi  ,  ces  vieu? 
écrivains  que  nous  admirons  abusent  sou 
vent  la   postérité  sur  le  compte  de   leur 
contemporains  :    s'ils    les    comblèrent    d. 
bienfaits,  ils    exaltent  leurs  vertus;  si! 
furent  mécontens  d'eux,  ils  les  calomnient 
Les  monumens  seuls  ne  mentent   point 
eux  seuls  nous  parlent  des  siècles  écoulé: 
avecune  muette  mais  véridique  éloquence.) 
A   ces  mots ,  Dolbreuse  ouvrit  la  doubh 
porte  d'acajou  près  de    laquelle   il   avai 
débité  sa  harangue  préliminaire ,  et  nou! 


T>  L  :sr  c  u  il  I  E  u  X.  ao- 

aisîmes  d  un  coup  trœil  collectif  les  trè^ 
ors  dont  il  venait  de  nous  entretenir. 

«  Voici  (  reprit  notre  curieux  en  ële- 
ant  la  voix  )  voici  la  tunique  qu'Hélène 
ortait  lorsque  Paris  ravit  c^tte  belle  sou- 
eraine  à  son  cpoux.  —  Cela  n'est  pas 
:'oyable  ,  m'écriai-je  vivement,  et,  je  l'a- 
oue ,  contre  les  principes  de  la  politesse. 
-  Monsieur ,  repartit  Dolbreuse  avec  hu- 
leur ,  je  veux  bien  vous  dire,  une  fois 
our  toutes  ,  que  j'ai  les  preuves  maté- 
ielles  de  tout  ce  que  j'avance.  Pas  le  plus 
ger  doute  à  concevoir  sur  les  origines 
ue  j'accuse  :  il  faut  croire  ,  monsieur, 
roire  ou  sortir.  »  A  cette  condition  sine 
lia  non  ,  je  promis  de  m'interdire  toute 
éflexion,  et  Dolbreuse  continua  sa  des- 
ription  en  ces  termes  :  «  Remarquez ,  je 
ous  prie  ,  messieurs  ,  la  multiplicité  de 
es  plis  longitudinaux  ;  ils  prouvent  évi- 
iemment  qu'Hélène  ne  se  prêta  point 
l'abord  au  rapt  :  ils  prouvent  que  Paris 
lut  la  serrer  étroitement  entre  ses  bras 
)Our  éviter  qu'elle  ne  lui  échappât,  et  l'on 


^o8  Lr.    C-VBIÎ^ET 

peut  eu  inférer  que  l'épo^^^  '^'  ^'""^^ 
avait  des  principes.  Quant  aux  plis  trans 
versaux  qui  sont   empreints  sur  les  pre 
,,ier.,  Ils  prouvent...   qu'Hélène  se  lassa 
de  la  défense...  on  n'est  pas  infatigable. 

„  Procédons  par  ordre  chronologique. 
Voici  l'une  des  sandales  qu'Empédock 
laissa  sur  le  sommet  de  l'Etna,  lorsqu'iUc 

précipita  dans  le  gouffre  de  ce  volcan 
rette  sandale  est  un  témoin  éloquent  d. 
h  vanité  du  philosophe  :  elle  est  destine- 
à  révéler  aux  siècles  qu'Empédocle  n^ 
chercha  la  vérité  que  pour  se  faire  u 
mérite  de  ravoh' cherchée. 

r>  Mais  voilà,  messieurs,  un  gage  de  1 
valeurlapluséclatante,  la  plus  indomptée 
ce  mors  est  celui  de  la  bride  du  chev; 
d'ilexandre-le-Grand.  L'œil  le  plus  exerc 
ne  pourrait  découvrir  sur  ce  fer  la  moind. 
trace  des  dents  du  fier  animal...  donc  dr 
fut  jamais  retenu  ;  donc  Alexandre  se  j. 
tait  tête  baissée  au  milieu  des  danger, 
donc  les  historiens  n'ont  rien  avance  c» 
trop  sur  la  grandeur  de  ce  héros;  et  cc:| 


1)    L.\    CLRltLX.  3.091 

iiisi    4UC  les    nionuinens  justifient   Tliis- 
. Loire. 

»  Recueillons-nous  un  peu  ,  messieurs  ; 
vous  allez  frémir,...  Voyez-vous  cette  lame 
étroite  et  tranchante  ?  Eh  hien!  c'est  l'in- 
strument du  martyre  d'Abeilard....  J'ai  dé- 
pensé dix  mille  francs  pour  rapprocher 
l'effet  de  la  cause  :  voici  les  douze  premiers 
mouchoirs  qu'IIéloïse  trempa  de  ses  lar- 
mes ,  lorsqu'elle  apprit  ce  funeste  événe- 
ment. » 

J'allais  partir  d'un  éclat  de  rire  vaine- 
ment réprimé,  lorsque  Dolbreuse  nous 
montra  le  rasoir  avec  lequel  le  duc  de 
Belfort  se  faisait  la  barbe,  sous  les  murs 
d'Orléans ,  quand  on  vint  lui  annoncer  le 
premier  succès  de  Jeanne  d'Arc.  «  Le  prince 
se  coupa  légèrement,  poursuivit  notre  cu- 
rieux ,  et  cette  tache  est  une  goutte  de 
sang  qui  atteste  le  fâcheux  pressentiment 
dont  Belfort  fut  alors  saisi. 

«  Maintenant,  reposons  nos  regards  sur 
le  gage  d'un  noble  et  légitime  courroux  : 
vous    voyez    Tépée    a\cc    laquelle    Fran- 

0* 


510  l'E    CABINET 

çoiti  i''.  punit  ini  courlisan  qui  avait  osé 
lui  manquer  à  la  cour  de  Charles -Quinr. 
«  J'approuve  François,  dit  ce  célèbre  em- 
pereur en  apprenant  la  conduite  de  son 
prisonnier  ;  un  roi  est  roi  partout.  >. 

Renonçant  à  l'ordre  chronologique  qu'd 
s'était   d'abord    imposé  ,    Dolbreuse  nous 
montra  ,  confondus  dans  un  même  cadre, 
le  poignard  de  Lucrèce  ,  dont  (  soit  dit  en 
passant)  nos  dames  ont,  depuis  long-temps, 
perdu  le  modèle  ,    une  corde  de  la  harpe 
d'Ossian,  le  miroir  d'Agnès  Sorel,  l'anneau 
de  la  reine  Berthe,  et  la  plume  qui  ,  d'a- 
près la  tradition  de  la  rue  Saint-Jacques  , 
servit  au  gracieux  Pétrarque  à  tracer  seé 
immortelles  élégies. 

Notre  amateur  maniaque  produisit  en- 
'  core  le  casque  de  Charlemagne  ,  le  bou^ 
clier  de  saint  Louis,  l'écliarpe  de  Bayard, 
et  l'une  des  bottes  de  Turennc.  Je  me 
disposais  à  lui  représenter,  avec  tout  le  mé- 
nagement nécessaire  à  la  conservation  df 
mes  yeux,  que  plusieurs  de  ces  dernière, 
reliques  m'ont  été  montrées  dans  quatre  oi 


D    UIV    CURIEUX.  111 

cinq  lieux  différens;  mais  il  coupa  court  à 
toute  observation,  en  m'ouvrant  un  régis» 
tre  fort  en  ordre  duquel  il  résulte  que  sa 
collection  lui  revient  à  cent  mille  ccus,... 
Allez  donc  ,  après  cela  ,  douter  des  ori- 
gines !....  Azédor  et  moi  ,  nous  sortîmes 
bien  convaincus...,  qu'il  n'y  avait  pas  une 
seule  place  vacante  aux  Petites-Maisons. 


oia  LE    MÉNAGE 

LE  MÉNAGE  D'UN  VIEUX  GARÇON.: 

(  Mars.  ) 

.  Seigis-eur  Azédor,  je  vous  laisse  voloii- 
lonticrs  diriger  mon  esprit  ;  mais  al  n'entre 
pas   clans  vos  attributions  de  commander: 
des  penchans  à  mon  cœur ,  d'assigner  une 
direction  à  mes  goûts.  On  peut,  sans  trop 
de  résistance,  céder  aux  insinuations  d'un 
petit  lutin  comme  vous,  quand  il  s'agit  de 
s'armer  d'un  trait  léger  contre  le  ridicule  : 
mais  je  vous  tiens  pour  un  fort  mauvai; 
guide  dans  la  vie  privée.  Permettez  dom 
que  je   repousse   le  conseil  que   vous  m( 
donnez  d'orner  mon  front  d'une  couronni 
matrimoniale  ;  je  crains  qu'il  n'y  ait  dam 
ce  conseil  quelque  arrière-pensée  diaboli- 
que. -- Quelle  indignité!  me  croire  capa 
l)le  d'une  intention  perfide! 

yih!  c'est  Injustement  blesser  ma  prud'homie, 
Kt  se  cou  naître  mal  en  physionomie. 


d'un    vieux    GARÇOxY.  5ll3 

Après  tout,  me  diras-tu  croii  naît  Téloigne- 
ment  que  tu  manifestes  pour  le  mariage? 

—  Non,  j'ai  promis  de  ne  plus  médire  du 
beau  sexe.  —  Allons,  décidément ,  je  dois 
voir  en  toi  l'un  de  ces  hommes  qui ,  comme 
l'a  dit  Montaigne ,  ont  la  pierre  dans  Vaine 
avant  de  V avoir  aux  reins.  Eh  !  mon  ami , 
fais  ton  profit  de  ce  que  j'ai  répété  cent 
fois  d'après  ce  philosophe  :  se  tourmenter 
des  mauxjuturs  par  la  prévoyance ,  c'est 
prendre  sa  robe  fourrée  des  la  Saint-Jean , 
parce  qu'on  doit  en  avoir  besoin  h  Noël. 
Moi  ,  qui  ne  me  trompe  guère  en  fait  de 
perspective  ,  je  vois  ton  bonheur  dans  un 
bon  hyménée,  —  Et  moi,  ma  tranquillité 
dans  le  célibat.  —  Songe  donc  qu'un  céli- 
bataire est  un  homme  presque  nul  pour 
son  pays.  —  Je  suis  quitte  envers  le  mien. 

—  Comme  défenseur ,  sans  doute  ;  mais 
comme  citoyen...  —  Je  suis  quitte  encore; 
j'en  atteste  les  registres  de  l'état  civil  du 
I  je.  arrondissement.  — Tant  qu'on  n'a  pas 
soixante  ans  ,  on  doit  quelque  chose  aux 
dames.  —-Je  suis  loin  de  nier  mes  dettes. 


/  f^'' 


—  Il  faudrait  les  centraliser.  —  Je  veux 
faire  honneur  à  toutes  en  conservant  ma 
liberté.  —  Voyons  si  ta  détermination 
tiendra  contre  un  exemple  qui  prouve ,  du 
moins ,  que  le  célibat  impose  à  la  vieillesse 
plus  de  privations  qu'il  ne  lui  procure  de 
jouissances.  —  Je  vous  écoute.  » 

Mon  lutin  à  qui ,  pour  la  première  fois  , 
j'osais  résister,  comme  on  l'a  vu  dans  la 
petite  discussion  que  je  viens  de  rapporter, 
mon  lutin,  dis-je  ,  s'arrangea  sur  le  fauteuil 
qu'il  occupait  auprès  de  mon  feu  ,  puis  ill 
commença  l'anecdote  suivante  avec  un  ac 
cent  animé  qui  décelait  un  peu  d'humeur 

«  J'entrai  dimanche  (  dit-il  )  chez  Saint 
Far,  vieux  garçon  qui,  depuis  quelque 
années  ,  vit  retiré  dans  la  rue  des  Quatreft^. 
Fils,  au  INIarais,  et  auquel  j'ai  procuré  jadi 
des  plaisirs  dont  il  conserve  un  souveni 
fort  vif,  surtout  lors  des  variations  de  ral| 
mosphère.  Saint-Far,  avec  tout  rempres| 
sèment  que  lui  a  permis  un  reste  de  gouttai 
s'est  avancé  vers  moi  les  bras  ouvert 
«  Que  je  suis  content  de  vous  voir  (  s'est- 


^ 


D   UN    VIEUX    GARÇON.  21  J 

ru-  en  m'embrassant);  soyez  le  bienvenu, 

nOus  allons  déjeuner  ensemble.  Et  tandis 

Lie  ,  d'une  main ,  il  étreignait  mes  doigts 

une  manière  douloureusement  amicale  , 

3  l'autre ,  il  agitait  vivement  la  sonnette. 

près  un  espace  de  temps  assez  long  pour 

e  faire  soupçonner  que  le  vieux  céliba- 

ire  n'était  pas  promptement  obéi,  je  vis 

itrer  une  volumineuse  gouvernante  d'en- 

ron  trente-six  ans  ,  déjà  parée,  et  tenant 

i  paroissien   doré   sur  tranche.  «  Vite  , 

iliette  (continua  Saint-Far),  des  huîtres, 

n  pâté  froid,  quelque  côtelettes  et  deux 

3uteilles  de  Grave.  Tu  vois,  ma  fille,  le 

;ign«ur   Azédor  ,  mon  meilleur  ami.  — 

5 en  suis  fâchée  pour  monsieur,  mais  ce 

éjeuner-là  ne  peut  pas  avoir  lieu.  —  Eh  ! 

liOiu'quoi    donc,  Juliette?  —   Parce   que 

i\cques  ,    qui  l'aurait  servi  ,   est  parti  ce 

latin   pour  la  campagne.    —  Le    drôle  ! 

ms  ma  permission.  — -  Je  la  lui  ai  donnée , 

otre  permission  ;  ce  pauvre  garçon  m'en 

(  tant  priée  !  Et  puis  il  a  l'air  si  doux!  — 

.lions,  voilà  qui  est  bien....  Mais  toi ,  pc- 


Pl6  LE    MENAGE 

tite,  sers-nous.  —  Mon  dicai!  monsieur 
ne  veut   pas  se  rappeler  ([ue  nous  avons 
aujourd'hui  le   sermon  de  ÎM.    Tabbé   *** 
sur    l'excellence    des   missions.  —  Voilà  , 
certainement  (interrompis-je)  une  raison 
sans  réplique.  —  En  ce  cas,  elle  va  nous 
donner  une  tasse  de  café.  —   IS^on,  mon 
ami  ,  c'est  moi  qui  vous  l'offre  chez  le  li- 
monadier ,   votre  locataire.  Venez  ,  vous 
êtes  à  merveille  en  robe  de  chambre;  nous 
ne  sortons  pas  de  la  maison.  —  Puisqm 
cela   peut  s'arranger  ainsi  ,   reprit    Saint- 
Far,  va  ,  ma  fille,  va;  et  sois  de  retour  ; 
midi ,  pour  m'habiller.  »  T^ous  descendhne 

au  café. 

»  —  Je  souffre  les  licences  de  cette  fill 
un  peu  plus  que  la  raison  ne  le  comporta 
me  dit  en  riant  le  vieux  garçon,  quan 
nous  fûmes  aux  prises  avec  nos  petits  pain 

jnais _  Mais  elle  est  moins  sévère  qu 

la  sagesse  ne  l'ordonne ,  et  cela  fait  compei 
sation.  —D'ailleurs,  nous  autres  homme 
il  faut  bien  que  quelqu'un  nous  mène.  - 
La  nécessité  n'en  est  pas  reconnue.  — ' 


D   UN   VIEUX    GARÇO?r.  IIJ 

€st  si  difficile  de  vouloir  fermement.  —  Bon, 
vous  cédez  aux  volontés  des  autres  pour 
vous  épargner  la  peine  de  persister  dans  les 
vôtres.  —  Ma  foi,  mon  ami,  c'est  précisé- 
ment cela.  —  Je  vous  en  fais  mon  compli- 
ment, a 

«Tandis  que  je  parcourais  les  journaux, 
le  limonadier  sollicita  de  son  propriétaire 
quelques  réparations  ,  dont  ,  par  suite 
d'une  mésintelligence  avec  Juliette  ,  il 
n'avait  pu  faire  arriver  la  demande  jusqu'à 
lui.  Cette  affaire  fut  promptement  arran- 
gée, et  nous  remontâmes  chez  Saint-Far, 
après  avoir  paye  le  tribut  de  rigueur  à  la 
politique ,  en  commentant  à  la  manière 
accoutumée,  c'est-à-dire,  la  plus  inquié- 
tante, quelques  articles  innocens  sous  la 
rubrique  d'Augsbourg  et  sous  celle  de 
Francfort. 

»  La  gouvernante  était  rentrée  ;  elle  pro- 
céda sur-le-champ  à  la  toilette  de  son  maî- 
tre. J'avais  beaucoup  de  peine  à  réprimer 
l'envie  de  rire  qui  me  gagnait,  en  voyant 
la  gravité  avec  laquelle  mon  vieux  ami  se 

lO 


ai8  Lr.    M^ÎNAGE 

laissait  reprocher  les  taches  de  tabac  que 
Juliette  remarquait  sur  sa  cravate.  Mais 
une  discussion  sérieuse  faillit  à  s'engager 
entre  elle  et  lui ,  à  roccasion  d'un  change- 
ment de  pernu|ue  :  Saint-Far  avait  cou- 
tume d'en  porter  une  à  queue,  et  c'est  une 
titus  qu'une  main  hardie  va  placer  sur  sa 
tcte  chenue!  son  mécontentement  éclate; 
peut-être  va-t-il  prononcer  un  je  ne  le  veux 
pas  depuis  vingt  ans  étranger  à  sa  bouche,/ 
lorsque  Juliette,  qui  vient  d'escamoter  la 
pose  de  la  perruque  en  litige,  s'écrie  d'une 
voix  triomphante,  en  poussant  son  maître 
vers  la  glace  ;  «Voyez,  ingrat,  si  je  ne  vous 
ai  pas  ôté  dix  ans.  »  Mon  ami,  convaincu 
d'avoir  regagné  deux  lustres  sur  le  temps, 
en  perdant  une  queue,  après  tout  inutile, 
finit  par  rire  comme  un  fou,  et  la  substitu- 
tion fut  consommée. 

»  Le  mystère  peut  avoir  quelques  momens 
d'oubli  ;   la  malignité  n'en  connaît  point. 
Juliette,  pour  faire  disparaître  la  robe  de 
chambre  de  Saint-Far,  souleva  le  rideauf 
d'une   alcovc  :  ce  mouvement  fut    rapide! 


D   UN    VIEUX    GARÇON.  Sig 

comme  l'éclair ,  mais  mon  œil  fut  plus 
prompt  encore.  Une  porte  ouverte  au  fond 
de  l'alcove  ,  me  prouva  qu'elle  commu- 
niquait à  une  seconde  chambre  à  coucher, 
et  certaines  parties  d'ameublement  ne  me 
permirent  pas  de  croire  que  cette  chambre 
fût  celle  de  Jacques. 

»  Cependant  nous  venions  de  nous  mettre 
à  table,  car  Juliette  avait  bien  voulu  per- 
mettre que  je  dînasse  avec  son  maître, 
lorsque  Saint-Far  reçut  une  lettre  ,  qu'il 
me  demanda  la  permission  de  parcourir. 
«  Ai-je  bien  lu?  dit-il  après  quelques  se- 
condes, en  élevant  la  voix;  quoi,  Juliette, 
vous  auriez  refusé  ma  porte  à  mon  neveu! 

—  Oui,  monsieur,  et  je  l'ai  fait  dans  vos 
intérêts.  —  Dans  mes  intérêts  ?  je  vous 
dispense ,  à  l'avenir,  de  les  embrasser  ainsi. 

—  Ce  jeune  homme  vous  ruinera  donc, 
et...»  elle  n'acheva  pas,  mais  ses  yeux  di- 
rent :  et  vous  n'avez  pas  fait  votre  testa- 
ment. Saint-Far  reprit  avec  feu  ;  «  Made- 
moiselle, ce  ton  me  déplaît,  à  la  fin;  je  suis 
las  d'être  sous  la  tutelle  d'une  servante.. .y* 


220        "  LE    MÉNAGE 

Cette  qualification  humiliante,  que  Juliette 
avait  oubliée,  fut  pour  elle  un  coup  de 
foudre.  Je  la  vis  soudain  pâlir,  un  torrent 
de  larmes  s'échappa  de  ses  yeux,  elle  tomba 
sans  connaissance  sur  un  fauteuil ,    dont 
elle  avait  eu  soin  de  s'approcher.  A  cet 
aspect,  la  colère  de    mon  faible  ami    se 
calme  comme  par  enchantement;  des  ex- 
cuses sont  prodiguées  à  la  vaporeuse  gou- 
vernante; vingt  flacons  anti-spasmodiques 
sont    épuisés  ;    le   lacet   est   tranché  ,    au 
grand  soulagement  de   cerlains    charmes, 
habituellement  retenus   dans   une   région 
supérieure  à  celle  où  la  nature  les  a  depuis 
long-temps  appelés;   mais   c'est  en  vain, 
l'évanouissement  ne  cesse  pas.   Le  vieux 
garçon ,  prêt  à  se  désespérer ,  s'écrie  enfin 
avec  colère  :  «  Perfide  neveu,  c'est  à  toi 
qu'est  dû  ce  malheur;  ne  te  montre  jamais 
devant  moi,  je  te  maudis,  jj 

A  peine  ce  mot  terrible  était-il  pro 
nonce,  que  Juliette  reprit  connaissance 
Une  secrète  joie,  qui  ne  put  m'échapper 
brillait  dans  ses  yeux;  mais  elle  jugea  qu'i 


D   UIN"    VIEUX    GAIlÇO:f.  121 

était  politique  de  nous  montrer  encore 
quelques  larmes  :  elle  s'ordonna  de  pleu- 
rer. «  Cela  me  crève  le  cœur ,  me  dit  Saint- 
Far,  en  portant  lui-même  son  mouchoir 
sur  ses  yeux.  Il  faut  convenir  que  je  suis 

bien    coupable Allons  ,  allons  ,  mon 

orgueil,  point  d'hésitation,  je  dois  à  cette 
pauvre  enfant  une  réparation  égale  à  l'in- 
jure que  je  lui  ai  faite.  Chère   Juliette, 
continua-t-il  en  lui  prenant  la  main,  non,  je 
ne  te  regardai  jamais  comme  une  servante  ; 
tu  es  mon  amie,  mon  excellente  amie,  et, 
pour  te  prouver  combien  je  t'estime,  je 
t'admets,   dès  ce  moment,  à  ma  table.  » 
On  sent  qu'une  satisfaction  aussi  complète 
ne  pouvait  laisser  à  la  gouvernante  aucune 
trace  de  ressentiment;  aussi ,  prompte  à  pro- 
fiter de  la  faveur  que  le  repentant  Saint-Far 
lui  accordait,  s'empressa-t-elle  d'apporter 
son  couvert.  «  Monsieur,  dit-elle  avec  une 
feinte  ingénuité  dont  je  soupçonnai  le  motif, 
le  mettrai-je  à  la  place...  ordinaire?  —  Sans 
doute,  répondit  le  célibataire  un  peu  trou- 
blé, à  la  place  ordinaire  d'une  maîtresse 


222  LE    MIÉNAGE 

de  maison.  »  Cette  réponse  adroite  ne 
m'abusa  point;  j'avais  déjà  deviné  que 
Juliette  venait  seulement  d'étendre  au 
dîner  de  cérémonie  une  habitude  du  tête- 
à-tête. 

»  La  sonnette  se  fit  entendre  au  moment 
où  nous  vidions  à  la  réconciliation  une 
bouteille  d'Aï  mousseux,  dont  Juliette  sa- 
blait sa  part  en  amateur  exercé.  Il  y  eut 
un  instant  d'indécision  sur  la  question 
tacite  de  savoir  qui ,  de  l'ancien  maître 
ou  de  la  nouvelle  maîtresse,  irait  ouvrir 
la  porte  ;  j'y  courus  avant  qu'on  eût  pris 
un  parti.  C'était  Florvilly  ,  le  neveu  de 
Saint-Far.  Juliette  voulut  se  lever  :  v  Res- 
tez, madame^  lui  dit-il  en  riant,  je  ne 
veux  troubler  ici  les  plaisirs  de  qui  que  ce 
soit. — Y  venez-vous  pour  me  persiffler,  in- 
terrompit Saint-Far ,  qui  sans  doute  sQ 
rappela  amèrement  les  suites  de  la  lettre? 
—  ISon ,  mon  oncle ,  reprit  le  jeune  homme 
avec  dignité,  c'est  un  soin  que  le  public 
m'épargne  déjà.  Mon  intention  est  seule- 
ment de  vous  demander  si  vous  avez  résolu 


d'un    VIEUX    GVR  ÇO:n\  !223 

trabandonner  à  !a  plus  affreuse  détresse 
jnon  infortunée  tante,  que  Tinjustice  d'un 
père  a  déshéritée  pour  vous  enricliir.  — La 
volonté  de  ce  père  a  été  libre  ,  monsieur  , 
aucune  influence  ne  l'a  sollicitée;  ainsi.... 
—  Ainsi,  vous  vous  croyez  suffisamment 
autorisé  à  voir,  de  sang-froid,  votre  sœur 
inoiirir  d'inanition  sur  le  seuil  de  l'hôtel 
que  ses  deniers  vous  ont  procuré?  — 
JMonsieur,  ce  ton....  —  Convient  à  un  bon 
neveu  rappelant  un  mauvais  frère  à  son 
devoir.  —  J'ai  déjà  fait  beaucoup  pour 
'  votre  tante.  —  Vous  n'avez  rien  fait , 
puisqu'elle  souffre.  —  Faut-ii  donc  que  je 
me  ruine  à  soutenir  les  auîres  ?  —  Les 
autres!  une  sœur!  Ah!  je  reconnais  bien 
à  ce  langage  l'âme  glacée  d'un  célibataire, 
vieilli  dans  l'égoïsme.  Voilà  les  élans  d'un 
cœur  sur  lequel  une  épouse ,  un  fils ,  une 
fille  n'ont  jamais  été  pressés  :  d'un  cœur 
qui  n'a  battu  qu'aux  inspirations  d'un  sen- 
timent illégitime,  enfant  du  vice  et  de  la 
séduction.  Eh  bien  !  mon  oncle  ,  je  !a  sou- 
tiendrai,  moi ,  cette  tante  vertueuse;  elle 


aîi4  ^^    MÉNAGE 

partagera  le  morceau  de  pain  à  peine  suf- 
fisant de  ma  nombreuse  famille.  Vous,  con- 
tinuez à  grossir  votre  superflu  du  néces- 
saire que  \  ous  refusez  à  votre  sœur. . . . 
Adieu.  y> 

j>  Un  quart  d'heure  s'était  écoulé  depuis 
le  départ  de  Florvilly  ,  et  le  plus  pro- 
fond silence  régnait  encore  parmi  nous. 
Je  sentis  que  c'était  à  moi  d'esquiver  le 
retour  de  la  conversation  sur  le  sujet  désa- 
gréable qu'on  venait  de  traiter,  et  je  cou- 
pai court  brusquement ,  en  offrant  à  Saint- 
Far  de  le  conduire  à  la  comédie  française, 
ce  Parbleu  ,  volontiers ,  dit- il  avec  empres- 
sement, je  ne  serai  pas  fâché  de  faire  cette 
partie. —  Impossible,  monsieur,  s'écria 
Juliette,  que  je  ne  croyais  pas  aussi  bien  à 
son  affaire,  après  la  scène  qu'elle  avait 
entendue;  vous  faites  ce  soir  le  quatrième 
au  boston  de  madame  de  Yalbreuse,  rue 
des  Francs-Bourgeois  :  je  m'y  suis  engagée 
pour  vous,  —  Ah  !  je  joue  au  boston  , 
test  différent.  Pardon,  mon  ami;  mais 
manquera  un  rendez-vous  de  cette  espèce, 


D   UN    VIEUX    GARÇON  225 

c  serait,  au  Marais,  un  crin^  capital 
ont  je  n'ose  pas  charger  ma  eônscience. 
lûus  irons  un  autre  jour  aux  Français.  — 
)ui ,  j'aurai  soin  de  vous  prévenir  quand 
11  donnera  le  Vieux  Célibataire.  »  Après 
voir  décoché  ce  petit  trait  satirique,  qui 
"arriva  point  au  but,  je  souhaitai  le  bon 
ùir  à  Saint- Far  ,  à  sa  compagne  ;  mais, 
1  olant  rendu  invisible,  je  restai  dans  la 
laison,  afin  de  voir  comment  se  termine- 
ait  la  soirée. 

»  Un  boston  du  Marais  finit  régulière- 
tient  à  neuf  heures  ;  il  n'était  pas  neuf 
leures  et  quart  lorsque  Saint-Far  rentra. 
jC  vieux  garçon  ôta  délicatement  sa 
)erruque  ,  mit  son  bonnet  à  coiffe  ,  se 
oucha.  Juliette  lui  souhaita  une  bonne 
mit;  puis,  ayant  tiré  les  rideaux  de  son 
naître,  après  avoir  reçu  un  pudique  bai- 
er  sur  le  front,  elle  entra  dans  sa  cham- 
)re,  dont  elle  ferma  soigneusement  la  porte 
;n  dedans.  J'avoue  que  je  m'attendais  à 
ou  te  autre  chose....  Voyez  combien  il  est 
langereuK  de  juger  précipitamment. 


ai6  LE    MÉIÎ^  A  GE 

»  J'aperçus  iine  seconde  porte  dans  la 
chambre  de  Juliette;  mais  celle-là  ne  me 
donna  aucune  inquiétude  :  deux  verroux  la 
tenaient  exactement  fermée  ;  des  bandes  de 
papier  collées  sur  ses  joints  interdisaient, 
même  aux  regards  curieux  ,  tout  accès 
dans  cet  asile  de  la  pudeur.  J'étais  donc 
bien  rassuré  sur  les  dangers  que  l'inno- 
cence de  la  chaste  gouvernante  aurait  pu 
avoir  à  courir,  quand,  d'une  main  légère 
l'excellente ,  la  fidèle  amie  de  Saint-Fai 
tira  les  verroux  de  la  porte  en  apparence 
condamnée  ;  les  bandes  de  papier  cédèrent 
d'un  coté,  et  je  vis  entrer  un  gros  garçon 
que  l'on  salua  tout  bas  d'un  bo?i  soir 
Jacques ,  auquel  il  riposta  par  un  robust< 
baiser.  C'était  le  domestique  de  qui  Ju 
liette  avait  annoncé  le  départ  à  son  maître  i 
et  dont  elle  avait  jugé  sage  de  taire  le  reî 
tour.  Il  serait,  je  crois  ,  inutile  de  rappor- 
ter comment  leur  entretien  commença:  i 
serait  peu  bien  séant  de  dire  comment  i 
finit. 

»  Or,  je  te  demande,  me  dit  Azédor 


D    UN    VIEUX    GARÇON.  227 

^ui  venait  de  terminer  son  récit ,  où  sont 
es  jouissances  réelles  que  Saint-Far  trouve 
ians  le  célibat?  Désobéi,  tyrannisé,  trahi, 
'uiné,  peut-être,  par  une  servante  maî- 
tresse ,  déshonoré  dans  l'opinion  publique 
i  cause  d'elle,  oubliant  dans  ses  indignes 
iens  tous  les  devoirs  que  la  nature  im- 
)ose,  quel  avantage  a-t-il  pu  se  ménager 
n  préférant  cette  servante  à  une  épouse 
égitime  ?  —  Un  grand  ,  mon  cher  Lutin. 
—  Et  lequel?  —  Il  ne  Ta  pas  épousée...  » 


n,- 


aaO  PARIS 


PARIS    JUSTIFIÉ. 

(  Mars.  ) 

AzÉDOR  et  moi,  nous  traversions,  hier 
matin ,  la  cour  des  Messageries  royales 
lorsque  nos  oreilles  furent  frappées  de; 
plaintes  amcres  que  proférait  contre  Pari; 
un  jeune  homme  dont  l'accent  méridio 
nal  justifiait  jusqu'à  un  certain  poin 
l'humeur  irascible.  INIon  Lutin  s'approch; 
de  lui  :  «  Vous  paraissez  bien  mécontent  d* 
notre  capitale,  lui  dit-il,  en  le  saluant.  — 
J'ai  grand  tort!  une  cité  maudite  où  je  n'a 
pas  éprouvé  la  plus  légère  satisfaction  de 
puis  deux  mois  que  j'y  suis,  et  d'où,  pou 
comble  de  contrariété ,  je  ne  puis  parti 
avant  trois  jours,  faute  de  place  dans  l 
diligence  de  Toulouse.  —  Moi,  monsieur 
reprit  Azédor  avec  douceur,  je  suis  char 
mé  que  ce  petit  retard  me  permette  d 
détruire  vos  préventions  sur  notre  pays 


JUS  TIF  II:.  229 

Mes  préventions  !  dites  donc  mon  juste 
nécontentement.  —  Je  ne  dispute  jamais 
ur  les  mots.  —  Et  vous  prétendez  changer 
non  opinion  ?  —  Dans  le  court  espace  de 
emps  que  nous  allons  employer  à  prendre 
me  tasse  de  café ,  si  vous  voulez  bien  me 
)ermettre  de  vous  l'offrir;  vous  pourrez 
;onsacrer  le  surplus  des   trois  jours   que 
<^ous  devez  passer  encore  parmi  nous,    à 
ouir  des  agrémens  d'une  ville  qui  vous 
ist  apparemment  |>€u  connue,  et  à  vous 
epentir  de  l'avoir  calomniée....  — Quoi, 
iérieusement ,  vous  avez  la  prétention.... 
—  J'ai  plus  que  cela ,  j'ai  la  certitude  de 
vous  rendre  un  des  plus  ardens  panég)'- 
ristes    de  Paris,   dont    vous    êtes   en    ce 
moment  le  plus  obstiné  détracteur.  — Oh! 
c'est  trop  fort!  vouloir  persuader  un  Gas- 
con contre  sa  manière  de  voir....  —  Eh 
tien!  monsieur,  essayez,  ne  fût-ce  que 
pour  la  rareté  du  fait.  —  J'essaierai  donc 
—  Je  ne  vous  demande  pas  de  quoi  vous 
vous  plaignez ,  dit  le  transfuge  des  ténè- 
bres au  jeune  Languedocien,  quand  nous 


a3o  PARIS 

fûmes  rendus  au  café  qui  fait  le  coin  de  ' 
la  rue  du  Mail;  \ous  devez  vous  plaindre 
de  tout,  parce  que  vous  avez  tout  vu  du 
mauvais  coté  :  c'est  ainsi  que  Paris  se  pré- 
sente ,  pour  l'ordinaire,  aux  nouveaux 
débarqués.  Dans  cet  immense  tourbillon , 
le  bien  se  fait  chercher  long-temps;  le 
mal,  au  contraire,  se  rencontre  à  chaque 
pas;  l'étranger  sans  expérience  ne  saisit 
que  le  mal.  Mais  entrons  dans  quelques 
détails.  —  Oui,  c'est  où  je  vous  attends - 
et  je  commence  à  vous  soumettre  mes 
griefs. 

—  Je  n'ai  vu  nulle  part  pousser  aussi 
loin  qu'à  Paris  l'oubli  des  égards  que  les 
hommes  se  doivent  entre  eux  :  dans  let 
rues,  on  vous  heurte,  on  vous  pousse, 
on  vous  renverse  même  sans  vous  adres- 
ser le  moindre  mot  d'excuse.  —  Oui ,  mais 
au  milieu  de  ce  peuple,  trop  occupé 
pour  être  minutieusement  poli,  si  vous; 
éprouvez  un  de  ces  accidens  auxquels 
l'humanité  n'est,  hélas!  que  trop  sujette: 
si,  menacé  d'un  évanouissement,  vous  chaa 


JUSTIFIÉ.  23l 

elez  sur  vos  jambes  tremblantes,  cent 
ras  s'ouvrent  à  la  fois  pour  vous  recevoir, 
ent  bourses ,  au  besoin,  se  ('esserrent  pour 
eus  secourir.  Vous  venez  d'accuser  la 
olitesse  des  Parisiens,  maintenant  accu- 
3z,  si  vous  Tosez,  leur  sensibilité. 

—  Je  ne  puis  faire  un  pas ,  dans  les  quar- 
ers  populeux,  sans  être  éclaboussé  par  le 
lus  ignoble  fiacre ,  dont  le  cocher  se  venge 
insi  du  refus  que  j'ai  fait  de  ses  services. 
-  Cela  peut  être  ;  mais ,  s'il  survient  une 
luie  d'orage,  voyez  avec  quel  empresse- 
lent  ce  cocher ,  prompt  à  oublier  les  me- 
aces  que  vous  lui  avez  prodiguées,  ouvre 
»  portière  pour  vous  soustraire  aux  ruis- 

aiix  débordés  ,  et  aux  gouttières  deve- 
ues  de  véritables  cataractes....  Sa  voiture 
5t  pour  vous  un  port  de  salut. 

—  On  ne  s'alimente,  on  ne  se  couvre, 
n  ne  se  loge  à  Paris  qu'en  répandant  l'or 

pleines  mains  ;  il  faut  en  posséder  beau- 
oup,  ou  bien....  —  Ou  bien  vivre  dans  la 
lédiocrité  qui,  de  toutes  les  conditions; 

5t  la  plus  heureuse....  Ah!  mon  ami,  com- 


232  P^'^'* 

bien  de    grands  seigneurs,  gorgés  de  ri- 

chesses,  saturés  de  jouissances,  «./;/r^/^^  à 

la  médiocrité!  Mais,  pour  revenir  au  reJ 

proche  que  vous  faites  à  notre  capitale  de 

n'offrir  que  clièrementles  premiers  élemeni 

de  l'existence,  avez-vousune  idée  du  nom 

bre  d'individus  qui  viennent  chercher  dan 

ses  murs  un  asile  contre  le  besoin,  asile  qu 

tout  le  monde  y  trouve?  H  est  juste  qu 

celui  qui  veut  jouir  paie  un  peu  pour  ceh 

qui  ne  veut  qu'exister. 

__  Que  direz -vous  de  ce  Bazar  o 
mille  pièges  sont  tendus  à  la  crédulité, 
la  fortune ,  à  la  vertu  „  à  la  santé  des  étrai 


sers 


Où  de  jeux  et  d'amour  on  tient  boutique  ouverte 

—  Je  dirai  sans  hésitation  à  ces  étral 
gers  :  Passez  vite,  messieurs;  et  si  voi 
êtes  tentés  de  rendre  hommage  aux  grâc 
parisiennes  ,  ne  vous  laissez  pas  sédui 
par  celles  dont  la  ceinture  se  dénoue  ; 
moindre  souffle  du  zéphyr.  Dans  un  sal- 
de  la  Ciiaussée-d'Antin,  de  la  rue   de 


JUSTIFIÉ.  2l33 

Paix  ou  du  faubourg  Saint-Germain ,  vous 
trouverez  la  beauté  qu'embellit  encore  la 
pudeur.  Si  la  voix  enchanteresse  d'Elvire , 
>i  sa  main,  plus  éclatante  que  l'ivoire 
uobile  qu'elle  parcourt  avec  légèreté 
font  palpiter  votre  cœur,  épousez....  L'hy- 
nen ,  à  Paris,  n'offre  pas  plus  de  soucis 
^11  II  Toulouse.  — Oui,  messieurs,  épou- 
ez,  et  vous  verrez  bientôt  votre  épouse, 
)rillante  d'une  parure  hors  de  toute  pro^ 
)osition  avec  vos  revenus  ,  étincelante  des 
)ierreries  dont  l'achat  aura  peut-être 
ompromis  votre  fortune ,  courir  les  spec- 
acles,  les  bals,  les  concerts,  au  mépris 
le  ses  devoirs ,  de  sa  réputation ,  de  votre 
lonneur.  —  Eh  !  bon  Dieu ,  mon  cher 
nonsieur,  quelle  sévérité  de  mœurs!  ou- 
iliez-vous  que  Properce  a  dit  : 

Fonnosis  levicas  semper  arnica  fuit  > 

liais  ces  mêmes  femmes  de  qui  vous  blâ- 
(icz  les  plaisirs,  avez-vous  examiné  Tem- 
iloi  de  leurs  matinées  ?  avez-vous  vu  leur 
olhcitude   intérieure  :  les   soins  qu'elles 

10* 


a34  PARTS 

donnent  à  leurs  enfans,  aux  détails  de 
leur  maison ,  aux  intérêts  de  leur  époux  ? 
les  avez-vous  suivies  sous  le  toit  du  pauvre , 
où  leur  jolie  main  va  répandre  des  bien- 
faits ignorés?....  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  ne 
jugez  pas  nos  iêtes  parisiennes  ;  appréciez 
nos  cœurs.  ! 

—  Les  affaires  ne  se  terminent  point  à 
Paris  :  le  provincial  assez  malheureux  pour 
y  être  appelé  par  les  siennes  se  consume 
en  frais  de  toute  espèce ,  et  cela ,  le  plus 
souvent,  en  pure  perte.  Savez-vous  ce  que 
j'emporte  en  échange  de  cent  louis  que  je 
laisse  ici?  Deux  lettres  dorées  sur  tranche 
qui  m'ont  été  écrites  par  un  chef  de  bu^ 
reau,  la  première,  pour  accepter  un  dîner 
chez  Véry;  la  seconde,  pour  m'annoncer  à 
regret  que  l'emploi  auquel  j'aspirais  venait 
d'être  donné  à  mon  compétiteur,  ou  plu 
tôt  à  sa  jeune  épouse,  qui  s'était  chargée 
de  solHciter  pour  lui. —  Les  hôtels  garnis, 
les  restaurateurs ,  les  commerçans ,  les 
ouvriers ,  les  spectacles  ne  se  soutienneni 
que  par  la  sage  lenteur  des  bureaux;  vous 


JUSTTFIK.  235 

y  perdez  un  peu  ;  mais  calculez  donc  ce 
qu'ils  y  gagnent. ...  Il  faut  bien  faire  quel- 
que cliose  pour  établir  la  grande  balance 
des  compensations. 

—  Avouez  au  moins  qu'on  ne  peut  sau- 
ver les  Parisiens  d'une  réputation  de  légè- 
reté qu'ils  justifient  bien;  je  ne  les  vois 
occupés  que  de  futilités.  —  Vous  n'avez 
donc  pas  visité  la  rue  Saint-Denis ,  qu'ha- 
bite le  négociant  laborieux;   le  faubourg 
Saint-Antoine ,  où   le  riche  manufacturier 
fait  mouvoir  mille  bras  ;  le  Marais ,  oii  le 
jurisconsulte  pâlit  sur  les    lois   qui   nous 
régissent  ;  le  pays  latin ,  oii  des  légions  de 
jeunes  légistes  et  de  disciples  d'Hippocrate 
puisent  le  savoir,  qu'ils  doivent  appliquer 
un  jour,  sur  tous  les  points  de  la  France,  à 
la  conservation  de  deux  biens  dont  l'hom- 
me est  également  prodigue  :  la  fortune  et 
la  santé.  Parcourez  ces  divers  quartiers, 
et  vous  reconnaîtrez  que  Paris  est  le  centre 
de  l'industrie,  des  lumières,  du  goût.  — 
Vous  avez  tâché  de  me  faire  entendre  qu'il 
est  aussi  le  sanctuaire  de  la  pudeur,  de  la 


n'SÔ  PARI  5    JUSTlilL.-. 

décence;  mais  la  bonne  foi?....  Je  retourne  j 
à  Toulouse  avec  un  déficit  de  six  mou- 
choirs de  poche,  et  veuf  d'une  montre  à 
répétition.  —  Je  vous  attendais  là,  et  je 
craignais ,  je  l'avoue,  que  cette  expérience 
ne  vous  manquât.  Maintenant  je  vous  | 
tiens  pour  Thoinme  le  plus  prévoyant  de 
votre  province.  Or,  c'est  à  votre  séjour 
dans  la  capitale  que  vous  devez  ce  com- 
plément d'éducation.  —  Vous  convien- 
drez que  c'est  vous  tirer  d'affaire  par 
un  trait  de  mon  pays.  N'importe,  trouvez- 
vous  demain  matin  ici;  vous  apprendrez 
ma  détermination  que,  jusque-là,  j'aurai 
mûrie  dans  ma  tête.  » 

Kous  venons  de  passer  au  café  du  Mail... 
notre  jeune  Gascon  a  retardé  son  départ 
d'un  mois;  il  a  perdu  ses  arrhes  à  la  dili- 
gence ;  et  il  est  resté  d'accord  avec  nous  ^ 
que  Paris  veut  être  étudié  avant  d'être 
jugé. 


l'a  MU  \SS  AD  EUR    PERSATf.        237 


k<'%%t>%\X\««.''V«^'%V««lV%««»'V%V\%'%%'%-^'%\%'%«>fc%%'»'%'«%'^^  -^^ 


L'AMBASSADEUR    PERSAN. 

(  ^\'/il.  ) 

LoNTESQUiEU ,  dans  les  Lettres  Persanes  , 

t  dire  à  Bica  :  «  Les  Français  avouent 

!  bon  cœur  que  les  autres  peuples  sont 

us  sages,  pourvu  que  l'on  convienne  qu'ils 

nt  mieux  vêtus;  ils  veulent  bien  s'assu- 

tir  aux  lois  d'une  nation  rivale,  pourvu 

e  les  perruquiers  français  décident  en 

jislateurs    sur   la  forme   des   perruques 

:angères.  Rien  ne  leur  paraît  si  beau  que 

voir  le  goût  de  leurs  cuisiniers  régner 

septentrion  au  midi ,  et  les  ordonnances 

leurs  coiffeuses  portées  dans  toutes  les 

ilettes   de   l'Europe.  »   C'était  en    17 17 

e  l'auteur  de  l'Esprit  des  Lois  mettait 

tte  critique  dans  la  bouche   de  son  ob~ 

rvateur  persan;  à  cette  époque  cepen- 

nt  les  Français  avaient  prouve  ,  et  ils  ont 

Quvé  depuis  avec  surabondance  ,  qu'ils 


238  l'aMBASS  ADErR 

savent  se  recommander  autrement  que  par 
la  dextérité  de  leurs  coiffeurs  ;  mais  c'est 
de  sagesse  qu'il  s'agit  ici,  et,  sous  ce  rap- 
port, je  ne  sais  si  l'envoyé  d'Ispahan  qui 
se  trouve  maintenant  en  France  a  lieu  de 
faire  des  réflexions  qui  nous  soient  plusj 
favorables.   Toutefois  ,    disons- le  afin  de 
corroborer  au  besoin  notre  confiance  en 
nous-mêmes,  la  sagesse,  dans  le  commerce 
de  la  vie,  est  purement  relative,  c'est-à- 
dire,  dépendante  des  mœurs  locales,  dcj 
l'usage  surtout,  auquel  on  peut  appliqueil 
ce  mot  de  Quint ilien  :  Velut  imperatoi^ia 
"virtus.  D'où  il  suit  qu'un  Anglais  qui  croil 
agir   sagement   à  Paris,  vise  quelquefoij 
aux  Petites-Maisons,  tandis    qu'un  Franl 
çais   qui  s'imagine   être   classé  parmi    lej 
sages  à  Londres,  pourrait  bien,  un  bea 
matin,  s'éveiller  à  Bedlam  du  beau  rêv 
de  son  orgueil.  En  un  mot,  la  sagesse  n'eai 
universelle  que  lorsque ,  s'élançant  hors  d| 
domaine  des  faiblesses  humaines,  et,  s'a; 
franchissant    des    préjugés    auxquels    Ick 
mortels  l'ont  soumise,  elle  revêt  le  mai 


PERSAN.  289 

îau  de  la  philosophie.  Or,  considérée  à 
e  point  d'élévation,  la  sagesse  française 
e  le  cède  point  en  force  à  celle  des  au- 
'es  peuples;  et  je  ne  pense  pas  que  les 
iccesseurs  de  Zoroastre  soient  de  redou- 
ibles  rivaux  pour  nos  philosophes.  Mal- 
eureusement ,  ce  n'est  point  au  fond  de 
os  bibliothèques  que  les  étrangers  étu- 
ient  le  caractère  de  notre  nation,  c'est 
ans  la  société  ;  et ,  si  nous  y  sommes  tou- 
)urs  aimables,  il  arrive  rarement  que  nous 

soyons  édifîans.  Revenons  à  l'ambassa- 
eur  persan. 

Azédor  a  suivi  M''''''  A''''*  Ran  dans 
3utes  les  courses  qu'il  a  faites  jusqu'à  ce 
loment  à  Paris,  au  milieu  de  tous  les 
ercles  où  il  a  été  admis  ,  au  sein  même 
es  boudoirs  oii  l'on  a  tenté  de  le  séduire; 
arlout  mon  lutin  a  vu  qu'on  s'égayait  sur 
;s  habitudes  asiatiques  de  ce  personnage, 
)rsque,  presque  partout,  c'était  les  rieurs 
ui  prêtaient  à  rire.  Ecoutons  sur  ce  sujet 
ion  esprit  familier. 

«  Je  ne  dirai  qu'un  mot ,  me  disait  -  il 


a^o  l'amb\ssadklr  | 

dernièrement ,  des  dii'ficultés  qui   ont   re- 
tardé    la    présentation    de     l'envoyé     du 
grand  roi  :  le  cas  était  neuf;  les  maîtres 
des  cérémonies  ont  vainement  consulté  le 
code  éminemment  utile  de  l'étiquette  ;  il 
y  manquait  un  feuillet,  et   ces  messieurs 
ont  dû  rester  court  sur  les  honneurs  à  ren- 
dre à  l'ambassadeur  d'un  cousin  ge?^main 
du  soleil  (i).  Néanmoins,   des   courtisan 
ne  pouvant,  par  état,  manquer  long-tempî 
d'adresse ,    il    a    é'té   improvisé    une   jolie 
petite   réception    dont  le    kan   a   été    foi 
satisfait,  et  en  reconnaissance  de  laquelh 
il  a  offert  au  roi ,  entre  autres  présens  ma- 
gnifiques ,    certain    caillou ,    vulgaire     ei 
apparence ,  mais  qui ,  dit-on  ,    a  presqut 
autant  de  vertu  que  les  bagues  de  Saint 
Hubert,   ou  que  les  amulettes  de  Saint 
Jacques  de  Compostelle. 

»  J'observais  jeudi  matin  M***  A**^  ai 


)t 


(i)  L'ambassadeur  Asker-Kau ,  qui  jtarut  e 
France  il  y  a  quelques  années,  ne  parla  point  d 
celte  brillante  parenté. 


jardin  des  Tuileries,  et  comme,  à  la  fa- 
v^eur  de  mon  invisibilité,  je  pouvais  mar- 
cher fort  près  de  lui,  j'ai  saisi,  sans  en 
oerdre  un  mot,  la  conversation  qu'il  a  eue 
ivec  un  vieux  interprète  dans  l'idiome  de 
on  pays,  qu'en  ma  qualité  de  diable,  je 
;omprends  à  merveille.  Son  excellence  ne 
îoncevait  pas  pourquoi  la  foule  des  pro- 
neneurs  vient  se  presser  dans  une  petite 
illée   latérale,    où  Ton   ne  peut  faire    un 
>as  sans  être  atteint  d'iui  coup  de  coude, 
andis  que  l'allée  principale  est  abandon- 
ée  et  déserte.  Ceci  demande  une  explica- 
ion  assez  longue,  répondit    l'interprète, 
ui   paraissait  connaître   les  usages   pari- 
,j  ens  :  il  faut  d'abord  que  votre  excellence 
j,  \che   qu'elle  se    trouve    au    milieu    d'un 
(.  euple  qui  ne  songe  à  son  bien-être,  à  sa 
ommodité,  qu'autant  que,  pour  se  pro- 
j(Lirer  l'un  et  l'autre,  il  ne  faut  pas  blesser 
i  mode,  sa  première  idole,  ni  s'éloigner 
es  belles  manières,  qu'il  faut  bien  se  garder 
,e  confondre  avec  les  bonnes.  La  partie 
e  ce  jardin  que   vous  vous  plaignez   de 

II 


2/^2  l'ambassadeur 

^oir  délaissée,  était  jadis  le  rendez-vous  de 
tout  ce  que  la  noblesse  offrait  de  plus  dis- 
tingué: c'est  là  qu'un  essaim  d'Adonis  aux 
talons  rouges,  venaient,   en  caressant  le 
nœud  de  leur  épée ,  papilloter  auprès  de 
mille  beautés  odoriférantes,  qui  goûtaient 
avec  délices  le  plaisir  d'être  affichées  par 
le  marquis  quon  s'arrachait;  là,  s  ébau- 
chaient ces  jolis  scandales  que  l'on  racon- 
tait à  Versailles  au  petit  lever,  et  qui, 
répétés  de  salon  en  salon,  depuis  le  can- 

J  du  roi  jusqu'à  la  salle  des  gardes  inclu- 
sivement, ne  laissaient  pas  d'établir  avec 
avantage  la  réputation  des  dames  qui  en 
étaient  les  héroïnes.  Dans  ces  temps  heu^ 
reux  le  pied  plébéien  foulait  rarement 
les  ailées  des  Tuileries  :  les  Suisses  com- 
iî,is  à  la  garde  des  grilles  (  car  alors  on  ne 
voyait  pas  plus  de  surveillance  sans  Suisses, 
Jon  ne  voit  aujourd'hui  de  réjouissances; 

sans  gendarmes)  ;  les  Suisses,  dis-je,  repous-f 
saient  sans  pitié  la /mV.  négligée  et  le  mo- 
aestec^mc..Be  sorte  que  le  peuple,  que 

les  gens  titrés  désignaient  par  un  nom  plus 


PERSAN.  a43 

ignoble  ,  ne  pouvait  respirer ,  dans  les  pro- 
menades dites  royales^  l'air  dont  il  payait 
la  jouissance  fort  cher,  lorsqu'une  classe 
privilégiée  l'y  respirait  à  souhait  et  gratis. 
Depuis,  ce  peuple,  devenu  trop  licencieux 
parce  qu'il  avait  été  trop  humilié ,  s'est 
cruellement  vengé  de  cette  injuste  exclu- 
sion; mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit, 
et  j'en  veux  venir  à  vous  dire  ,  illustre 
seigneur,  que,  durant  la  révolution,  les 
classes  plébéiennes  se  sont  précisément 
emparées  de  l'allée  principale  de  ce  jardin , 
encore  parfumée  des  émanations  féodales 
que  la  noblesse  y  avait  répandues.  Et 
comme  ici  la  manie  de  l'imitation  est 
portée  jusqu'au  délire,  j'ai  vu  dans  cette 
même  allée  \ artiste  en  cheveux  imiter,  à 
s'y  méprendre,  le  marquis,  dont  il  avait 
pris,  il  est  vrai,  le  principal  attribut  dis- 
tinctif ,  en  revêtant  son  habit.  Revenus  à 
ces  bonnes  distinctions,  sans  lesquelles  il 
est  bien  prouvé  maintenant  qu'on  ne  peut 
vivre  heureux,  les  Parisiens  du  bon  ton 
ont  ,  en  toute  hdte ,  abandonné  un  lieu 


244  l'ambassadeur 

pollué  par  uat  occupation  profane,  et  se 

sont   entassés  dans  cette  petite  allée,  où 

vous  verriez  une  moins  grande  afflucnce  , 

si  l'on  n'était  du  bon  ton  qu'en  vertu  d'un 

brevet. 

»  Le  vieux  interprète  ne  paraissait  pas 
disposé  à  tarir  sur  l'éloge  de  tes  compa- 
triotes, lorsque  M***  A**^,  ayant  été  aperçu 
des  promeneurs  ,  fut ,  en  une  minute  , 
suivi ,  environné  ,  asphyxié.  —  Que  signi- 
fie ceci,  s'écria-t-il  presque  effrayé  de  cet 
investissejncnt  soudain?  c'est  l'effet  de  vo- 
tre présence  ,  répondit  le  trucheman.  — <■ 
Quoi ,  ce  sont  là  ces  Français  si  pointilleux 
sur  les  belles  manières?  c'est  là  cette  na- 
tion si  fière  de  sa  politesse  exquise  et  de 
sa  parfaite  civilisation?  Me  prend-on  pour 
un  animal  rare,  et  suis-je  un  objet  de  cu- 
riosité, parce  que  je  porte  un  turban  de 
loo  tomans  (i),  au  lieu  d'un  morceau  de 
carton  noirci,  sans  grâce  et  sans  valeur? 


(i)  Le  tomau  vaut  à  peu  près  46  francs  de  notr« 
Rioiinais. 


FERSAÎf.  ^45 

parce  que  mes  extrémités  inférieures  sont 
couvertes  d'un  ample  vêtement  ,  à  l'ex- 
clusion d'un  double  étui(i),  qui  n'est 
propre  qu'à  gêner  les  mouvemens  de  l  hom- 
me ?  parce  qu'enfin  je  chausse  une  pan- 
toufle commode,  et  non  une  gaine  étroite, 
dont  le  bruissement  étourdit  de  vingt  pas? 
Quittons  cette  promenade;  j'ai  besoin  de 
m'éloigner  pour  ne  pas  perdre  l'estime  (!ue 
j'ai  conçue  pour  les  Français ,  aux  récits 
de  leurs  exploits  guerriers  et  de  leur 
prééminence  dans  les  arts. 

»  Au  milieu  du  mécontentement  que 
faisait  éprouver  à  son  excellence  la  cu- 
riosité parisiennne ,  elle  pouvait  encore, 
indépendamment  de  la  justice  qu'elle  ren- 
dait à  votre  valeur  et  à  vos  talens,  conser- 
ver une  opinion  avantageuse  de  votre  gé- 
nérosité.... Cinquante  horlogers,  joailliers, 
mécaniciens  ,    marchands    de     curiosités , 

(i)  Le  double  e'tiii  est  mniiitcnnnt  un  peu  large; 
mnis  c'est,  comme  on  s.iif ,  fins  aucuiic  comparaison 
avec  lu  vêlement  orienta!. 


^46  l'ambassadeur 

peintres,  graveurs,  sculpteurs,  marchands 
d'estampes,  dentistes,  etc.,  etc.,  étaient 
réunis  à  point  dans  son  hôtel  pour  annuler 
en  lui  cette  impression  favorable. 

»  Ayant  éloigné  cette  foule  avide,  les 
officiers  de  l'ambassadeur  lui  servirent,  dans 
une  salle  très-close,  un  dîner  que  vint  par- 
tager une  jeune  beauté  circassienne,  qu'on 
fit  sortir  mystérieusement  d'une  chambre 
voisine ,  mais  qu'on  ne  put  me  soustraire , 
à  moi ,  qui  m'étais  introduit  dans  l'appar- 
tement par  le  trou  de  la  serrure.  J'assistai 
donc  à  un  repas  et  à  un  tête-à-tete  per- 
sans ,  et  je  dois  avouer ,  pour  venger  un 
peu  les  goûts  européens  du  mépris  des 
Orientaux,  que  je  ne  fus  tenté  ni  des  mets 
qu'on  servit  à  son  excellence,  ni  des  char- 
mes robustes  de  son  odalisque.  Après  avoir 
abondamment  usé  d'un  gâteau  de  riz , 
qu'en  dépit  de  Mahomet  il  mouilla  d'un 
flacon  de  vin  de  Chypre,  M***  A*'"'  se  fit  ap 
porter,  par  une  espèce  d'icoglan,  une  longue 
pipe  toute  chargée  :  ce  fut  le  dessert  de  son 
excellence,  qui  bientôt  s'endormit  en  fu- 


PERSAW.  247 

niant.  La  belle  Circassienne,  sans  doute  ac- 
coutumée à  ce  régime,  quitta  sans  bruit  le. 
carreau  qu'elle  occupait  près  de  son  illustre, 
amant;  et  deux  soupirs  qu'elle  fit  entendre 
en  rentrant  dans  le  harem  circonscrit  où 
elle  était  habituellement  renfermée,  me 
prouvèrent  que  la  faveur  d'y  régner  seule 
t  lait ,  pour  elle,  plutôt  honorifique  que 
profitable. 

»  La  sieste  de  son  excellence  étant  ter- 
minée, elle  fît  appeler  l'interprète  qui,  le 
matin,  avait  fait  aux  Tuileries  le  panégy- 
rique des  Parisiens ,  et  parla  de  continuer 
ses  courses.  Mais  quelle  fut  sa  surprise , 
lorsqu'en  traversant  ses  appartemens ,  elle 
les  trouva  remplis  d'une  foule  de  dames, 
qui  s'y  étaient  introduites  malgré  les  ordres 
exprès  de  l'ambassadeur,  parce  qu'il  est 
des  accommodemens  même  avec  la  suite 
d'un  seigneur  persan.  M*^*  A***  vit  bien 
qu'il  s'agissait  encore  de  curiosités  ;  mais  ce 
trait  lui  parut  trop  fort,  et  il  conçut  sur 
l'heure  une  petite  vengeance,  que  je  l'en- 
tcn  dis  expliquer  au  vieux  interprète  ,  le- 


248  L  AMBASSADE  un 

quel  en  sourit  malignement  flans  sa  barbe 
blancbe.  Le  kan  parut  examiner  avec  at- 
tention les  belles  curieuses  :  il  détailla 
même  ceux  de  leurs  charmes  qui  lui  étaient 
offerts  avec  le  soin  qu'il  eût  apporté  à  cet 
examen  dans  un  marché  de  Bagdad  ou 
d'Ispahan.  Ces  dames  étaient  un  peu  con- 
fuses :  je  vis  l'instant  oii  quelques-unes 
allaient  rougir.  Enfin,  Tune  d'elles,  dont 
la  beauté  n'inspirait  plus  que  des  regrets , 
s'affranchissant  de  la  contrainte  qu'elle 
s'était  jusqu'alor.  imposée  ,  demanda  à 
l'interprète  le  sujet  de  cette  inspection 
asiatique  :  c'était  où  le  bonhomme  l'atten- 
dait. Son  excellence,  lui  répondit-il,  vous 
estime  toutes^  mesdames.  —  Je  le  crois; 
mais  sa  conduite  est,  ce  me  semble,  une 
singulière  preuve  de  l'estime  qu'elle  nous 
porte.  —  Je  vois  que  madame  est  trompée 
par  Fhomonyme;  j'ai  voulu  dire  que  l'am- 
bassadeur vous  évalue.  —  Plaisantez-vous? 

—  Je  ne  parlai  jamais  plus  sérieusement. 

—  Voilà  une  façon  toute  nouvelle  d'ap- 
précier le  sexe.  —  C'est  im  usage  oriental. 


PERSAiV.  1l\() 

—  Et  quel  prix  son  excellence  attribue- 1- 
ellc  à  cette  jeune  brune ,  dont  les  yeux  sont 
SI  \ifs? —  Deux  cents  louis.  —  L'évalua- 
tion est  honnête.  Et  cette  grande  blonde^ 
au  regard  langoureux?  —  Cent  cinquante 
louis.  —  Et  cette  petite  femme  sémillante 
à  la  taille  svelte,  au  pied  mignon.  — Seu- 
lement cent  louis,  à  cause  de  l'excès  de 
vivacité.  —  Et  cette  volumineuse  beauté , 
qui  paraît  si  gênée  dans  sa  parure  ?  —  A 
peine  soixante  louis ,  vu  la  nécessité  abso- 
lue du  corset.  —  Et  cette  jeune  demoi- 
selle timide? —  Cinquante  louis;  ce  n'est 
encore  qu'une  beauté  en  espérance.  —  Et 
cette  élégante,  si  fardée? — Dix  louis;  c'est 
une  beauté  à  la  gouache.  —  Ah  !  c'est 
heureux  ;  son  excellence  daigne  arrêter  les 
yeux  sur  moi;  faites-moi  le  plaisir  de  me 
dire  à  quel  taux  je  suis  portée  au  tarif 
de  ses  bonnes  grâces.- —  Sur  ce  point, 
madame  me  permettra  de  me  taire.  —  Au 
contraire  ,  je  veux  que  vous  parliez.  — 
Impossible  !  —  Je  l'exige.  — J'obéis.  L'am- 
bassadeur a  dit....  —  Eh  bien!  il  a  dit....  — 


a  DO         L  AMBASS -4DEUR    PEKSAN. 

Qu'il  ne  pouvait  apprécier  madame.  —  La 
raison?  —  Son  excellence  assure  qu'elle 
ne  connaît  pas  la  petite  monnaie  du 
pays. ...  A  ces  mots  attérans  ,  la  dame 
est  sortie  sans  répondre,  et  toutes  les 
curieuses  l'ont  suivie  en  silence.  Depuis 
ce  jour-là,  l'ambassadeur  n'a  plus  reçu 
de  visites  féminines;  la  curiosité  des  Pari- 
siennes n'a  pu  même  être  sollicitée  au  dé- 
part de  la  belle  Circassienne,  qui  a  traversé 
Paris  encaissée  comme  une  statue,  et  pour- 
vue de  la  quantité  d'air  strictement  né- 
cessaire pour  ne  pas  étouffer.  » 


LE  MÉNAGE  d'uN  JEUNE  GARÇOX.    25l 

LE  MÉNAGE  D'UN  JEUNE  GARÇON. 

(  Avril  ) 

JjE  plus  gracieux  des  poètes  élégiaques, 
Tibulle  ,  veut  que  tous  les  instans  de  la 
jeunesse  soient  marqués  par  les  plaisirs  : 
à  son  avis,  toute  heure  perdue  pour  la 
jouissance  est  une  heure  volée  au  bonheur 
de  cette  heureuse  saison  de  la  vie  ;  et  c'est 
dans  toute  l'impétuosité  de  ses  passions 
qu'il  s'écrie  : 

Jam  veniet  tenebris  mors  adoperta  capttt ; 
Jam  subrepet  incrs  (ftas,  nec  amare  decebit , 
Dicere  nec  cano  blanditias  capite. 

Le  temps  presse  :  couvert  d'un  voile  ténébreux, 
Sur  les  pas  chancelaiis  de  la  faible  vieillesse 
Déjà  la  mort  s'avance;  et  l'amoureuse  ivresse 
Ne  sied  plus,  si  le  temps  a  blanchi  les  cheveux  (i). 

(i)  Traduction  de  MoUevatit. 


îsSa  LE    MÉNAGE 

Mais  Epicurc,  ce  penseur  aimable,  qui  fut 
en  même  temps  l'émule  du  plaisir  et  de 
la  raison,  avait  dit  avant  que  le  fougueux 
amant  de  Délie  vécût  :  «  Jouissons,  mes 
amis  ;  mais  jouissons  avec  mesure  ,  afin  de 
prévenir  la  satiété ,  cette  léthargie  des  sens 
qu'on  devrait  redouter  plus  que  le  trépas, 
quand  elle  ne  serait  pas  précédée  de  l'en- 
nui ,  et  suivie  des  infirmités.  »  Si  j'étais 
plus  jeune,  je  voudrais  faire  graver,  en 
lettres  d'or,  dans  mon  cabinet,  ce  pré- 
cepte du  philosophe  grec  ;  je  viendrais 
devant  cette  sage  inscription  humilier  mes 
désirs  et  corroborer  ma  raison;  là  je  ferais 
tourner  au  profit  de  mon  cœur  les  sacri- 
fices de  mon  imagination;  là,  je  défierais 
peut-être  les  séductions  d'un  sexe  dont  il 
faut  toujours  combattre  le  pouvoir,  pour 
ne  pas  trouver  l'instant  de  lui  céder.  Mais 
le  temps  a  jeté  déjà  sur  mes  passions  un 
coin  du  manteau  pesant  des  années  ;  il 
n'est  plus  besoin  de  frein  pour  une  ardeur 
amortie. 

Ces  réflexions,  oii  je  me  laissais  entrai- 


!  d'une    .te  uni-     CrARÇOjy.  ^53 

iner  mercredi  matin  à  mon  réveil,  et  dans 
le  cours  desquelles  l'application  avait  suc- 
cédé aux  généralités,  amenèrent,  je  ne  sais 
pourquoi,  mes  présomptions  sur  la  con- 
duite d'un  beau  garçon  qui,  depuis  quel- 
ques jours,  occupe  un  petit  appartement 
situé  sur  le  même  carré  que  le  mien.  L'es- 
pèce de  mystère  qu'on  a  mis  à  son  emmé- 
nagement ,  dont  les  soins  ont  été  presque 
exclusivement  abandonnés  à  une  jeune  ser- 
vante ,  qui  forme  tout  son  domestique, 
me  paraissait  une  preuve  de  l'embarras 
survenu  dans  ses  affaires;  et  j'étais  prêt  à 
parier  que  cette  anomalie  financière  pro- 
venait d'un  attachement  trop  exclusif  au 
système  de  Tibulle  ,  affranchi  des  pru- 
dentes modifications  imposées  parEpicure. 
En  effet,  il  ne  fallait  qu'un  peu  de  tact 
pour  se  refuser  à  croire  qu'un  homme , 
dont  la  tournure  et  les  manières  décèlent 
l'habitude  du  tourbillon,  soit  venu,  sans 
de  puissans  motifs ,  s'ensevelir  dans  une 
cellule  du  pays  latin  :  on  ne  quitte  un  che- 
min facile  et  couvert  de  fleurs  pour  un 


1X54  L*    MÉNAGE 

sentier  aride  et  difficile ,  que  lorsqu'on  est 
jeté  brusquement  hors  du  premier  par  un 
choc  dont  on  n'a  pu  se  garantir. 

J'en  étais  là  de  mes  conjectures  ,  quand 
Azédor  est  entré.  «  Saint-Félix ,  ton  jeune 
voisin,  m'a-t-il  dit,  sans  autre  préambule, 
est  né  de  parens  honnêtes  ;  mais  bercé  des 
prétendus  avantages  que  devait  lui  pro- 
curer sa  jolie  figure  ,  il  s'est  habitué  ,  dès 
l'enfance ,  à  se  croire  en  possession  d'un 
trésor  qui ,  au  gré  de  son  amour-propre , 
pouvait  lui  tenir  lieu  desavoir,  de  savoir- 
faire  et  même  de  savoir-Vivre.  Dans  cette 
heureuse  disposition  d'esprit,  il  est  entré 
au  collège  plein  d'un  profond  mépris  pour 
les  sciences ,  et  il  en  est  sorti ,  après  cinq^î 
ans ,  aussi  ignorant  et  non  moins  orgueil-' 
ieux  qu'un  gentilhomme  du  treizième  siè- 
cle ,  dont  je  ne  serais  pas  embarrassé  de 
trouver  plus  d'une  copie  parmi  les  gentils- 
hommes d'à  présent. 

3)  Saint -Félix  était  propriétaire  d'un 
petit  château  que  son  père ,  en  mourant , 
venait  de  lui  laisser  pour  tout  héritage  , 


d'un    JEUjVB    garçon.  255 

après  en  avoir  diminué  de  moitié  le  revenu 
I  pour  entretenir  quatre  tourelles,  sur  l'au- 
torité desquelles  le  curé  ,  le  maire  et  le 
garde  champêtre  du  lieu  avaient  bien  voulu 
considérer  comme  titres  de  noblesse  ceux 
i  d'une  savonnette  a  vilain ,  que  le  grand- 
I  père  du  jeune  homme,  ancien  épicier  dro- 
guiste  de    la   rue    des    Lombards ,    avait 
achetée     60,000    francs  ;    acquisition    au 
moyen  de  laquelle  il  était  parvenu  à  per- 
dre l'estime  des  gens  sensés,   qu'il  avait 
obtenue  en  vendant  honnêtement  du  poi- 
vre et  de  la  rhubarbe. 

C'est  un  bel  état  que  celui  de  seigneur 
d'un  village  !  Cependant  ,  comme  il  se 
trouvait  dans  le  pays  où  \%  Jief  ài^  Saint- 
Félix  était  situé ,  quelques  hommes  en- 
tachés des  maximes  constitutionnelles , 
et  qui  se  refusaient  malignement  à  lui 
concéder  la  particule  dont  il  voulait  que 
son  nom  fût  précédé ,  il  -se  lassa  des  hon- 
neurs imparfaits  qu'il  obtenait ,  et  qui , 
d'ailleurs,  ne  compensaient  pas  la  peine 
extrême  qu'il  se  donnait  pour  vivre  noble- 


aS6  "LE    MÉNACK 

meriL  avec  2,000  livres  de  rente.  En  con-lj 
séquence  ,  Saint-Fclix ,  décidé  à  résider 
toute  l'aimée  à  Paris ,  prit  vui  matin  congé 
<le  ses  tourelles ,  dont  il  venait  d'échanger 
la  propriété  contre  le  loyer  d'un  bel  appar- 
tement de  la  rue  du  Mont-Blanc  ;  il  se  défit 
â.e  ses  quatre  chevaux  de  labour,  qu'il  rem- 
plaça par  deux  coursiers  aux  pieds  de 
cerf,  que  Lendoi^my  lui  vendit  avec  toute 
la  conscience  compatible  avec  son  état; 
et,  du  produit  de  trois  charrettes,  il  acheta 
une  jolie  calèche ,  sur  le  prix  de  laquelle 
Leduc  lui  assura  qu'il  se  contentait  d'un 
modeste  bénéfice ,  nonobstant  son  titre  de 
carrossier  de  la  cour. 

»  Complètement  métamorphosé  en  hom- 
îne  du  jour,  Saint-Félix  ne  tarda  pas  à  se 
livrer  au  plaisir  avec  tout  l'abandon  propre 
à  un  étourdi  de  vingt-deux  ans,  devenu 
maître  absolu  d'un  capital  d'environ 
2,5oo  louis,  par  la  plus  imprudente  éman- 
cipation. Au  train  de  vie  qu'il  avait  pris 
d'abord,  cette  somme  pouvait  durer  six 
mois;  mais  il  est  des  moyens  d'arriver  en 


D    UN    3  EU  NE    G^RÇOy.  20^ 

moins  de  temps  à  sa  ruine,  et  le  pauvre  gar- 
çon employa  le  plus  sûr  en  ajoutant  à  son 
budget  l'entretien  d'une  danseuse  de  l'opé- 
ra, laquelle  fît  si  lestement  les  honneurs  de 
son  portefeuille,  qu'au  bout  de  soixante 
jours  il  se  fût  trouvé  réduit,  comme  Bias,  à 
porter  tout  son  bien  avec  lui ,  si  le  proprié- 
taire du  bel  appartement  dont  j'ai  parié 
ne  s'était,  en  sa  qualité  de  créancier  privi- 
légié ,  rendu  opposant  à  Texécution  de 
douze  ou  quinze  saisies  qui  venaient  d'at- 
teindre le  mobilier  de  son  lociitaire. 

»  Dans  cette  circonstance  difficile,  Saint- 
Félix  eut  recours  à  ses  amis,  c'est-à-dire, 
à  quelques  êtres  obligeans  qui ,  durant  le 
cours  rapide  de  sa  prospérité,  avaient  fait 
preuve  d'un  zèle  soutenu ,  lorsqu'il  les  avait 
admis  à  l'ouverture  d'une  terrine  de  Nérac 
ou  d'un  pâté  de  Pitbiviers,  et  dont  l'ex:- 
pansive  amitié  s'était  vingt  fois  exhalée 
à  sa  talle,  avec  la  mousse  du  pétillant 
Aï....  Il  fut  bientôt  convaincu  que  la  source 
de  ce  beau  sentiment  avait  tari  soud,ain 
avec    celle    des    libéralités    qui    l'alincn- 


2  58  Li:    MIi^AGK 

taient.  «  A  la  bonne  heure,  se  dit  menta- 
lement mon  jeune  homme ,  en  préparant 
une  feuille  de  papier  à  lettre,  je  vois  que 
l'on  ne  calomnie  pas  les  hommes  quand 
on  les  accuse  d'ingratitude;  mais  les  fem- 
mes ,  quelle  différence  !  l'âme  dont  les 
mouvemens  viennent  se  peindre  avec  des 
nuances  si  douces  dans  leurs  beaux  yeux , 
le  cœur  qu'enveloppent  leurs  formes  sé- 
duisantes ,  ne  peuvent  être  accessibles  à  ce 
vice  hideux.  Ecrivons  à  Léonore  (  c'est  le 
nom  de  la  danseuse  expéditive  );  elle  est 
riche,  et  riche  en  partie  de  mes  bienfaits;  sa 
bourse  va  s'ouvrir  au  premier  exposé  de  ma 
gêne.  Aussi  ferme  dans  l'opinion  qu'il  s'était 
faite  du  beau  sexe  que  l'austère  Caton 
dans  ses  principes  républicains ,  Saint- 
Félix  envoya  le  billet  qu'il  venait  de  tra- 
cer à  la  nymphe  de  la  rue  de  Richelieu  ; 
voici  la  réponse  qu'il  en  reçut  le  lende- 
main. 

«  Votre  lettre  m'est  parvenue,  mon  cher 
»  Saint-Félix ,  et  je  me  serais  hâtée  d'aller 
»  pleurer  avec  vous ,  si  ce  fou  d'Ernest  ne 


»  m'eût  pas  forcée  de  rire  toute  la  jour- 
»  née,  en  me  racontant  la  querelle  surve- 
»  nue,  lundi  dernier,  entre  ma  camarade 
»  Hortense  et  certain  milord,  assez  ridi- 
»  cule  pour  vouloir  être  aimé  ,  parce  qu'il 
»  paie;  querelle  qui  s'est  terminée,  après 
»  deux  jours  d'escarmouches,  par  un  fa- 
»  meux  combat  à  coups  de  poings,  oii  ma 
»  camarade  a  fait  des  prodiges  dans  l'art 
»  du  pugilat.  Depuis  ce  plaisant  récit,  j'ai 
»  sérieusement  travaillé  à  devenir  triste, 
»  afin  de  vous  prouver  combien  je  suis  sen- 
»  sible  à  vos  peines,  et  je  prenais  déjà  un 
»  air  passablement  mélancolique,  quand  on 
»  est  venu  m'annoncer  que  je  dois  danser 
»  ce  soir  dans  le  Carnaval  de  Venise.  Vous 
»  sentez,  mon  cher  Saint- Félix,  le  grave 
»  inconvénient  qu'il  y  aurait  à  me  montrer 
y>  en  scène  avec  une  aune  de  figure  ;  or,  il 
»  me  reste  tout  juste  assez  de  temps  pour 
»  reconquérir  cettr  physionomie  mutine 
»  qui,  suivant  les  fruits  du  foyer,  plaît 
»  beaucoup  au  comte  de  L***.  S'il  con- 
»  tracte,  vous  pourrez   compter  sur  moi 


îi6o  LE    MÉNAGE 

j)  d'aut.int  plus  sûrement,  que  je  corn- 
»  menée  à  trouver  que  l'équipement  d'un 
»  officier  de  hussards ,  renouvelé  deux  fois 
»  par  an ,  est  une  charge  un  peu  forte  pour 
»  une  danseuse  du  second  ordre. 

»  Adieu  ,  mon  cher  Saint-Félix.  » 
Léonore. 

»  Tonjeune  voisin  manque  de  cette  péné- 
tration qui  fait  apercevoir  les  convenances 
jusque  dans  leurs  nuances  les  plus  légères  ; 
mais  il  reçut  en  naissant  l'instinct  de  la 
délicatesse,  de  l'honneur.  Il  rougit  à  la 
lecture  de  cet  écrit  humiliant;  et,  l'ayant 
froissé  avec  un  mouvement  convulsif,  il 
resta  plongé  dans  de  profondes  mais  tar- 
dives réflexions.  La  lettre  de  Léonore  ve- 
nait de  lui  être  remise  par  une  grande  et 
belle  fille  qu'il  avait  prise  à  son  service 
en  quittant  sa  terre,  dont  le  père  de  la 
jeune  personne  était  fermier.  Cette  ser- 
vante est  celle  qu'il  a  maintenant,  celle 
de  qui  le  dévouement  presque  inouï  survit 
à  la  fortune  de  son  maître.  Jeannette  (  c'est 
le  nom  de  ce  petit  phénomène  de  fidélité  ), 


d'un  jeune  garçon.  hGï 

.iprès  a"^ir  remis   le  billet  de  la  danseuse 
à  Saint-Félix,  était  restée  debout  devant 
lui,  attachant  avec  un  tendre  intérêt  ses 
grands  yeux  noirs  sur  les  siens;  et  le  pro- 
fane   n'entendait   pas    le    langage   de    ces 
yeux-là.  C'est  bien,  mon  enfant,  dit-il  avec 
indifférence;  laissez -moi.  —  Pas  encore, 
monsieur,   répondit  la  jolie   grisette  ,  en 
tirant  de  son  sein  un  petit  papier  qu'elle 
présenta  à  Saint-Félix  ;  lisez  d'abord  ceci, 
-  Quoi,  ma  clière,  dit  le  jeune  homme 
sans  trop  d'éin^otion ,  et    après  avoir    lu, 
vous  avez  acquitté  mon  loyer.   —  Il  me 
restait  mille  francs  sur  la  légitime  de  ma 
mère  ,  rien  de  plus  naturel  que  l'usage  que 
j'en  ai  fait.  Mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'agit;  demain,  peut-être,  vos  créanciers 
vont  fondre  de  nouveau  sur  votre  mobilier, 
qu'il  ne  sera  plus  possible  de  sauver;   il 
faut   déménager   ce  soir.  —  Impossible  : 
les  huissiers  n'ont-ils  pas  établi  ici  un  gar- 
dien? —  On  sait  à  quel  prix  est  la  con- 
science d'un  recors.  —  Mais  ,  mon  enfant , 
où  irons-nous?  —  Dans   un  appartement 


262  LE    MÉNAGE 

que  j'ai  loué  en  votre  nom  près  du  Luxem- 
bourg. — Comment  donc?  mais  c'est  bien  , 
cela, pour....  —  Pour  une  paysanne,  alliez- 
vous  dire.  Au  résumé,  monsieur,  me  don- 
nez-vous carte  blanche?  — .  Sans  doute, 
puisque. ...  —  Oui  ,  puisque  par  hasard 
j'ai  de  l'intelligence  et  des  ressources 
dans  l'esprit.  Voici  donc  votre  nouvelle 
adresse  ;  allez  vous  promener  quelques 
heures;  ce  soir  nous  serons  installés  au 
faubourg  Saint-Jacques.  En  effet,  Jean- 
nette fît  de  si  promptes  dispositions  que 
Saint-Félix,  qui  s'était  éveillé  plein  de 
trouble  dans  la  rue  du  Mont-Blanc ,  se 
coucha  à  peu  près  tranquille  au  pays  latin, 
grâce  à  la  sollicitude  d'une  bonne,  sur  la- 
quelle, jusqu'alors,  il  avait  à  peine  daigné 
abaisser  les  yeux. 

»  Maintenant,  continua  mon  lutin  en 
tirant  d'un  placard,  où  il  reposait  depuia 
quatre  mois ,  le  télescope  magique  dont 
il  m'a  fait  cadeau  le  jour  de  Tan ,  exami- 
nons, à  l'aide  de  cet  instrument,  ce  qui  se 
passe  chez  ton  voisin ,  au  moment  oii  nou5 


d'u]V  jeune   garço:^.  2G3 

parlons.  A  peine  la  lunette  fut-elle  braquée 
clans  la  direction  de  l'appartement  de  Saint- 
Félix  ,  que  la  muraille ,  dont  l'opacité  \enait 
d'être  dissipée  par  l'effet  d'un  charme  puis- 
sant, ne  me  présenta  plus  qu'une  surface 
transparente,  qui  me  permit  de  saisir  les 
objets  comme  à  travers  une  glace  de  Bo- 
hème. M 

Saint- Félix,  placé  sur  un  divan,  parais- 
sait admirer  en  perspective  une  femme  à 
l'œil  vif,  à  la  taille  élancée  qui,  debout  de- 
vant une  glace,  était  tour  à  tour  occupée 
à  jeter  en  arrière  les  plis  de  sa  robe,  pour 
dessiner  ses  formes  gracieuses,  et  à  con- 
tourner sur  ses  doigts  les  boucles  aérien- 
nes de  sa  chevelure.  A  l'angle  très-ouvert 
que  formaient  les  pieds  de  cette  svelte 
beauté ,  je  reconnus  sur-le-champ  Léo- 
nore.  La  branche  acoustique  du  téles- 
cope (t)  me  transmit  le  dialogue  suivant, 
que  la  jeune  disciple  de  Tlierpsycore  en- 
trernêla,  comme  on  va  le  voir,  de  quel- 

(i)  Voyez  l'arlicle  du  i''.  janvier. 


a64  LEMÉNAGH 

ques  hors-d'œiivres  passablement  étran- 
gers au  sujet.  —  Vous  avez  beau  dire,  ma 
chère  Léonore,  je  ne  me  crois  pas  assez 
recommandé  auprès  du  duc  de  ***  pour 
obtenir  la  place  que  je  sollicite.  —  Vous 
êtes  fou,  mon  cher  Saint-Félix  ;  présentez- 
vous  aux  soirées  de  son  altesse;  vous  réus- 
sirez, si  madame  la  duchesse  est  une  femme- 
sensible Battemens  précipités  et  glis- 
sade. —  Toujours  des  plaisanteries;  mais, 
moi,  me  voici  dans  une  situation  que  je 
suis    loin    de    trouver    plaisante.   —   INIon 

dieu!  je  m'en  afflige  bien  sincèrement 

Double  entrechat.  —  Et  vous  devez  m'ai- 
der  à  m'en  tirer,  puisque  c'est  pour  vous... 
'—  Qu'est-ce  que  vous  dites  donc ,  mon 
ami?  c'est  une  folie  commune  que  nous 
avons  faite....  Pas  de  deux;  mêmes  attitu- 
des, mêmes  mouvemens.  —  Mais  vous 
m'avez  promis  d'employer  votre  crédit  en 
ma  faveur.  —  Aussi  le  ferai-je;  comptez 
sur  ma  promesse....  pirouette....  Après  ce 
petit  colloque  à  bâtons  rompus,  la  dan- 
seuse fît  une  sortie  à  la  zéphire  ^  et  laissa 


d'un  jeune  garçon.  265 
le  pauvre  Saint-Félix  bien  peu  rassuré , 
sans  doute ,  sur  les  intentions  de  sa  volage 
protectrice. 

La  scène  que  je  viens  de  rapporter  n'a- 
vait pas  tellement  absorbé  mon  attention 
que  je  n'eusse  pu  apercevoir  Jeannette 
écoutant  à  la  porte  du  salon  ;  mais ,  aussi 
vive  que  curieuse,  elle  avait  fui  avec  la 
vitesse  d'un  jeune  faon  lorsque  Léonore 
s'était  disposée  à  sortir.  Rendue  à  sa  cham- 
bre, qui,  soit  dit  en  passant,  était  éloignée 
de  l'appartement  de  Saint-Félix  ,  la  petite 
bonne  tira  d'une  armoire  une  lettre  sous 
cachet  volant  qu'elle  baisa  plusieurs  fois  ; 
puis,  après  l'avoir  serrée  dans  son  sein,  elle 
passa  dans  une  cuisine  dont  les  fourneaux 
me  parurent,  hélas  !  bien  froids.  Cette  ré- 
flexion fut  faite  apparemment  par  la  jeune 
personne  en  même  temps  que  par  moi,  car 
je  la  vis  céder  à  une  tristesse  soudaine  , 
qu'augmenta  l'inspection  d'un  sac  assez 
mince,  d'où  elle  tira  quelques  pièces  ayant 
une  couleur  et  produisant  un  son  ignobles. 
A  cet  aspect,  Jeannette  porta  ,  comme  par 

12 


•iGG  I.K    M  L\AC  K 

inspiration,  la  main  à  son  cou,  et  en  dé- 
tacha vivement  une  petite  montre  d'or,  que 

supportait  une  chaîne  du  même  métal 

Excellente  fille,  je  devinai  sa  généreuse  in- 
tention, et  je  n'éprouvai  aucune  surprise 
lorsque,  l'ayaïit  suivie  des  yeux,  je  la  vis 
déposer  chez  im  commissionnaire  au  Mont- 
de-Piété  l'unique  bijou  qu'elle  possédait. 

De  retour  de  cette  triste  expédition , 
Jeannette  eut  ,  en  peu  d'instans  ,  préparé 
Je  dîner  de  son  maître  ;  lequel  se  mit  à  ta- 
ble avec  r^pathie  d'un  homme  qui  ,  se 
laissant  a-ccftbler  par  l'embarras  d'exister, 
ne  sait  opposer  au  sort  ni  l'espoir  ni  la  ré 
sisnation.  Telle  est  la  fâcheuse  extrémité 
à  laquelle  se  trouvent  bientôt  réduits  ceux 
"qui  se  sont  fait  un  unique  et  fragile  appui 
'^e  leur  confiance  en  eux-mêmes  ;  une  fois 
idéçus  ,  il  ne  leur  i^este  pas  le  moindre  se- 
cours contre  l'adversité. 

Cependant  Jeannette  ,  en  servant  son 
maître,  épiait  l'occasion  d'entamer  un  en- 
tretien que  semblait  éloigner  là  fierté  bien 
naturelle  du    petit-fils  d'un  épicier   dro- 


d'un  jeune  g  Ml ç on.  267 

guiste  ;  ce  fut  pourtant  lui  qui  rompit  le 
silence.  —  Il  me  semble  ,  mon  enfant , 
que  vous  me  faites  dîner  aujourd'hui  plus 
tôt  qu'à  l'ordinaire.  —  C'est  que  le  temps 
n'a  pas  paru  long  à  monsieur  dans  la 
compagnie  de  madame  Léonore.  —  Il  est 
vrai  qu'elle  a  beaucoup  d'esprit.  —  Oui  , 
dans  les  jambes.  —  Voilà  ,  Jeannette  ,  de 
la  malice  qui  sent  le  théâtre  des  Variétés; 
et  puis  il  faut  appeler  Léonore  mademoi- 
selle. —  Ma  foi ,  monsieur  ,  si  ce  titre  se 
perd  quand  on  prend  un  mari ,  à  plus  forte 
raison  doit-on 'le  perdre  lorsqu'on  en  a 
pris  trente.  —  Petite  ,  parlez  avec  plus  de 
ménagement  d'une  personne  à  laquelle  j'ai 
des  obligations.  —  'Ne  fût-ce  que  celle  de 
vous  avoir  débarrassé  d'environ  mille  louis 
en  deux  mois....  —  Jeannette  !  —  Dites 
tout  ce  que  vous  voudrez,  monsieur  ;  mais 
vous  n'obtiendrez  jamais  de  votre  danseuse 
que  des  promesses  et  des  rigaudons.  — 
Cependant  auprès  du  duc  de  *  *  *  ?  Vous 
n'avez  pas  besoin  de  sa  protection.  —  Et 
l'emploi  que  je  sollicite  ?  —  Vous  l'aurez 


268  LE    MÉNAGE 

sans  elle.  —  Comment?...,  Ici  ,'Saint- 
FéJix  ,  en  soulevant  l'assiette  qu'il  avait 
devant  lui  pour  la  passer  à  Jeannette  ,  dé- 
couvrit un  ])apicr C'était  la  lettre  dont 

j'ai  parlé  ,  que  la  jeune  servante  venait  de 
glisser  sous  le  couvert  de  son  maître.  Il 
l'ouvre...  quelle  est  sa  surprise  en  recon- 
naissant le  brevet  de  la  place  qu'il  sollicir 
tait.  —  Jeannette  ,  qui  vous  a  remis  cet 
écrit  ?  —  Une  femme  vertueuse...  vous 
voyez  qu'il  ne  peut  être  question  de  Léo- 
nore.  —  Ensuite. —  Je  le  tiens  de  madame 
la  duchesse  de  *  *  *  elle-même.  —  Ah  ! 
*'  je  comprends  ,  elle  m'a  vu  au  bal  de 
la  comtesse  de  Valbel ,  où  j'ai  fait  quel- 
que sensation.  —  Madame  la  duchesse 
n'a  pas  l'honneur  de  vous  connaîti^e.  — 
Alors  comment  expliquer  l'envoi  de  ce 
brevet  ,  et  à  qui  le  dois-je  ?  —  A  personne, 
car  c'est  moi  qui  l'ai  obtenu.  —  Vous  !  — 
La  chose  est  surprenante ,  j'en  conviens  : 
on  éconduit  si  lestement  les  gens  qui  ne 
sont  rien  en  apparence  ,  et  l'on  accueille  si 
volontiers  ceux  qui  ne  sont  rien  en  effet 


D    UN    JEUNE    GARÇON.  269 

Mais  j'ai  su  me  procurer  de  l'importance 
chez  une  marchande  à  la  toilette,  et  grâce 
à  quelques  attifets  de  louage  ,  qui  m'ont 
servi  de  passe-ports  auprès  des  valets ,  j'ai 
tout  obtenu  d'une  excellente  dame  qui  n'a 
voulu  absolument  me  tenir  compte  que  de 
ma  qualité  de  servante  fidèle. 

Il  serait  difficile  d'exprimer  ce  que  Saint- 
Félix  éprouvait  en  écoutant  Jeannette: 
peut-être  était-ce  la  fierté  luttant  contre  la 
reconnaissance  ;  peut-être  était-ce  seulement 
l'embarras  d'avouer  une  obligation  à  l'un 
de  ces  êtres  envers  lesquels  on  croit  s'ac- 
quitter suffisamment  au  moyen  de  quel- 
ques pièces  d'argent ,  qu'on  leur  donne  ou 
qu'on  leur  promet.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
nouveau  fonctionnaire  ,  sentant  qu'ildevait 
une  expansive  démonstration  à  sa  protec- 
trice ,  l'attira  doucement  à  lui  et  déposa 
sur  sa  joue  un  baiser,  auquel  il  attribua 
sans  doute  un  grand  prix  ,  car  je  lui  trou- 
vai l'air  fort  dégagé  après  l'avoir  donné. 
A  en  juger  par  le  vif  incarnat  qui  vint  se 
fondre  sur  le  teint  de  la  jeune  bonne  ,  et 


■X'JO  LE    MENAGE 

par  le  mouvement  précipité  de  son  sein , 
Saint-Félix  lui  avait  payé  sur  sa  dette  un 
à-compte  hien  agréable  ;  je  craignis  même  , 
pour  la  gloire  de  Jeannette,  que,  d'après 
cette  manière  de  compter  ,  il  ne  fût  diffi- 
cile de  reconnaître  ,  le  lendemain  ,  lequel 
des  deux  intéressés  resterait  le  créancier  de 
l'autre. 

La  soirée  ,  pendant  le  cours  de  laquelle 
je  ne  voulus  pas  abandonner  un  instant 
mon  poste  d'observateur  ,  se  passa  en  pe- 
tites attentions  délicates,  mais  étudiées,  de 
la  part  de  Saint-Félix ,  et  en  petites  conces- 
sions de  moins  en  moins  innocentes  de  la 
part  de  Jeannette.  Enfin  elle  prit  congé  de 
son  maître,  qui,  visant  toujours  à  l'acquit 
de  sa  reconnaissance  ,  lui  donna ,  cette 
fois  ,  un  baiser  si  expressif  qu'elle  crut 
devoir  se  précipiter  hors  de  l'appartement 
et  se  réfugier  dans  sa  chambre  ,  oii  elle 
déroba  sous  les  rideaux  de  sa  couchette 
et  sa  jolie  personne  et  l'émotion  qui  la  do- 
minait. 

Saint-Félix,  piqué  au  jeu  par  une  ré- 


D  UN    JEUINE    GARÇON.  27 1 

sistance  à  laquelle  rainour  -  propre  d'un 
joli  homme  s'habitue  clifficilement,  vint  ^ 
sous  un  prétexte  frivole,  frapper  à  la  porte 
de  Jeannette.  —  Que  désire  monsieur? 
dit-elle  en  tremblant.  —  Ouvrez.  —  Je  ne 
le  puis....  je  ne  le  dois  pas  (et  peu  s'en  falr 
lait  que  je  n'entendisse  battre  son  coeur). 
—  Petite,  je  vous  ordonne  de  m'puvrir.  — - 
A  cette  hevire  et  dans  ce  lieu,  monsieur 
n'a  rien  à  imposer  à  mon  obéissance.  — r 
Eh!  bien,  Jeannette  ,  je  vous  le  demande 
en  grâce....  A  ces  mots  ,  prononcés  avec 
l'accent  le  plus  doux,  l'éclair  de  dignité 
que  la  jeune  fille  venait  de  montrer  fit 
place  au  plus  entier  désordre  de  ses  sens... 
elle  entrouvre  ses  rideaux  ;  déjà  son  pied 
touche  le  plancher  ;  sa  main  va  tirer  le 
verrou  protecteur.  Mais  l'indécision  est 
encore  dans  sa  démarche  ,  lorsque  le  désir 
seul  étincelle  dans  ses  yeux.  Elle  s'arrête... 
Je  la  vois  réfléchir....  C'en  est  fait  :  le  vice 
a  succombé.  Enfin  ,  Jeannette  se  jeta  de 
nouveau  sur  son  lit ,  d'où  partirent  bien- 
tôt des  soupirs  ({ui  me  révélèrent  à  quel 


O.'^l    LE  MÉNAGB  D  UN  JEUNE  GARÇON. 

prix  elle  obtenait  la  victoire.  P^ 'importe  , 
elle  n'en  conserva  pas  moins  dans  mon 
esprit  toute  l'estime  due  au  dévouement 
désintéressé  ;  mes  tablettes  furent  char- 
gées d'une  nouvelle  note  favorable  à  la 
plus  belle  moitié  du  genre  humain  ,  note 
pour  la  conservation  de  laquelle  je  me  suis 
fait  un  devoir  de  ne  plus  braquer ,  à  mi- 
nuit, mon  télescope  sur  la  chambre  de 
Jeannette. 


LES    TROIS    GAWDS.  2^3 


LES    TROIS    GANDS. 

(  Avril  ) 

Indépendamment  de  la  diversité  que  l'âge 
ipporte  dans  nos  mœurs  ,  dans  nos  habi- 
udes  ,  dans  nos  plaisirs ,  il  en  est  une  pres- 
|ue  aussi  remarquable  qui  naît ,  non-seu- 
ement  des  climats,  mais  encore  des  sim- 
ples localités.  Au  rapport  des  historiens 
^recs ,  dont  le  savant  Barthélémy  a  si  élo- 
^uemment  résumé  les  opinions  ,  cette  dif- 
férence locale  était  frappante  à  Athènes  , 
sntre  les  habitans  de  la  ville ,  proprement 
dite ,  et  ceux  du  Pirée,  qui  n'en  était  que 
le  faubourg ,  lors  même  que  la  naissance , 
la  fortune  et  l'éducation  semblaient  devoir 
établir  entre  eux  une  entière  conformité  de 
caractères.  Mais  ,  pour  citer  un  exemple 
tout  près  de  nous  ,  je  veux  reproduire  la 
comparaison  faite  mille  fois  de  la  nouvelle 


274  LES    TROIS 

Athènes  (Paris),  à  l'ancienne;  et,  plaçant, 

pour  un  moment ,  le  centre  de   la  cité  de 

Minerve  au  boulevart  Italien ,  le  Pirée  au 

Marais  ,  et  la  voluptueuse  Égine  à  l'île  des 

Cygnes ,  je   ferai    ressortir ,    sous   le  seul 

point  de  vue  auquel  je  veuille  aujourd'hui 

m'attacher  ,   les  nuances  morales   propre.' 

à  ces  trois  quartiers  ou  à  leurs  environs. 

Tel  est  le  sujet  que  je  me  proposais ,  i 

y  a  huit  jours ,    en  longeant  les  boulevarts 

le  nez  au  vent  et  le  dos  de  la  main  gauclu 

appuyé  sur  les  boutons  de  la  taille  de  moi 

habit.  î^^onobstant  la  foule  qu'attire  à  touti 

heure  la  vogue  du  marchand  de  galett 

établi   sur  le  boulevart  étroit   qui   sépar 

la  porte    Saint-Denis  de  la  porte    Saint 

Martin,  j'étais  arrivé  sans  encombre  à  1 

hauteur  de  cette  dernière,  et  j'allais  dou 

hier  le  théâtre  où  MM.  Cicéri,  Daguerr 

et  Alaux  font  tant  de  prodiges  ,  malgré  1 

participation  des  auteurs  auxquels  ils  s'as 

socient,  lorsque  je  me  sentis  pincer  l'oreill 

par  une  main  qui  me  fit  éprouver  une  sen 

sation  approchant  de  la  brûlure  :  je  me  re 


G  AND  s.  2-5 

oiirnai,  c'était  Azédor.  «  Me  voici,  mon 
lier,  me  dit-il ,  et  tu  dois  me  savoir  gré  de 
aon  empressement ,  car  au  moment  oii  tu 
raversais  le  passage  des  Panoramas ,  j'étais 
;ncore  à  Cahors  ,  traçant ,  de  ma  griffe 
crochue,  le  sermon  d'un  missionnaire  qui, 
ïemain ,  doit  lire  en  chaire  cette  produc- 
ion  diabolique ,  comme  le  résultat  d'une 
nspiration  d'en  haut.  De  quelle  flexibilité 
i'esprit  ne  pourrais-je  pas  me  prévaloir! 
Conseiller  en  même  temps  vin  casuiste,  dont 
e  principe  fondamental  estl'intolérance  ,  et 
un  peintre  de  mœurs,  que  je  dois  supposer 
un  peu  philosophe  !  Nul  diplomate,  nul  pu- 
bliciste ,  nul  jurisconsulte ,  nul  journaliste , 
j'en  réponds,  ne  ferait  preuve  d'une  logique 
aussi  mobile,  quoique,  par  le  temps  qui  court, 
la  plupart  de  ces  messieurs  aient  contracté 
l'habitude  de  souffler ,  suivant  la  circon- 
stance, ou  le  froid  ou  le  chaud.  Juge  toi- 
même  des  difficultés  attachées  à  ma  tâche  ; 
le  casuiste ,  pour  satisfaire  aux  obligations 
qu'il  s'est  imposées,  doit  offrir  le  vice,  ou 
ce  qu'il  qualifie  ainsi ,  dans  une  honteuse 


2^6  LES    TROIS 

nudité ,  qui  à  l'avantage  douteux  de  faire 
apercevoir  à  l'expérience  ce  qu'il  a  de  hi- 
deux, joint  le  danger  certain  de  découvrir 
à  rinnocence  ce  qu'il  présente  de  sédui- 
sant. Le  moraliste  ,  au  contraire  ,  en  écar- 
tant avec  précaution  le  manteau  que  le 
silence  et  le  mystère  prêtent  aux  passions  , 
maintient,  d'une  main  discrète,  le  voile 
qu'elles  empruntent  à  la  pudeur;  mais  ce 
voile  est  transparent ,  et  le  ridicule  a  les 
yeux  de  l'aigle.  C'est  au  sein  des  ténèbres, 
et  sous  l'escorte  de  l'ignorance  et  du  fana- 
tisme que  le  casuiste  abandonne  les  hommes 
^  dans  le  chemin  hasardeux  de  la  vie  ,  au 
risque  d'y  rencontrer  un  précipice  ,  où  il 
aime  bien  mieux  les  voir  s'engloutir,  que 
de  leur  inspirer  une  prévoyance  qui  por- 
terait atteinte  à  sa  domination;  c'est  le 
flambeau  de  la  raison  à  la  main,  et  sous 
l'égide  de  la  sagesse,  que  le  moraliste  guide 
les  mortels  dans  ce  même  chemin  :  c'est 
avec  une  constante  sollicitude  qu'il  les  dé- 
tourne des  sentiers  que  l'erreur  y  fait 
aboutir  de  toutes  parts.  Si,  par  un  effet 


GANDS.  l'j'j 

but  naturel  de  leur  aveuglement,  les  êtres 
ssez  crédules  pour  se  laisser  fourvoyer 
)ar  le  casuiste  devient  des  principes  sophis- 
iques  qu'il  leur  inculque ,  et  dont  ils 
le  comprennent  ni  la  valeur  ni  l'éteïidue, 
;e  farouche  directeur,  l'anathème  sur  les 
èvres,  la  torche  à  la  main,  ne  sait  redres- 
icr ,  à  sa  manière ,  leur  conscience  qu'en 
konnant  leur  raison  ,  qu'en  déchirant  leur 
:œur.  Tous  les  remèdes  qu'il  emploie  cor- 
odent;  ses  dures  réprimandes  ouvrent 
nille  sources  de  larmes,  et  ces  larmes, 
i^ous  crie-t-il ,  ne  tariront  que  dans  les 
ilammes  éternelles....  Heureux  si  les  enfers 
3nt  assez  de  feux  pour  satisfaire  son  ire 
vengeresse!  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  hom- 
mes sont  corrigés  sous  l'empire  de  la  mo- 
rale. Si,  par  l'influence  d'un  mauvais  exem- 
ple, ou  par  l'oubli  d'un  bon  principe,  ils 
bronchent  dans  la  route  souvent  difficile 
du  devoir,  le  moraliste,  avec  l'accent  d'une 
douce  persuasion ,  parvient  presque  tou- 
jours à  raffermir  leur  démarche,  à  rassé- 
réner leur   conscience.   Mais  si ,   décidé- 


a-yS  i.r.s  TROIS 

ment  sourds  à  cette  remontrance  philan-  '' 
thropique,  ils  persévèrent  dans  le  mal,  alors 
la  morale  qui  (  comme  le  dit  Montaigne  de 
la  science  )  était  naguère  un  sceptre  dans 
la  main  de  leur  guide  méconnu ,  y  devient 
tout  à  coup  une  marotte;  et  le  moraliste, 
habile  à  manier  cette  arme,  fragile  en  ap- 
parence, mais  redoutable  en  effet,  voue 
les  coupables  au  ridicule ,  qui  bientôt  les 
livre  au  scandale,  terrible  et  sûr  vengeur 
de  la  sagesse  outragée. 

»  Ce  parallèle  un  peu  sérieux ,  continua 
mon  lutin,  ne  m'a  pas  tellement  éloigné 
du  sujet  qu'il  s'agit  de  traiter,  que  je  ne 
puisse  y  revenir  sans  une  pénible  circon- 
locution, maintenant  que  nous  voici  ren- 
dus au  centre  de  ton  nouveau  Pirée  ,  c'est- 
à-dire  devant  le  jardin  Turc,  où,  si  j'ai 
bien  compris  ta  pensée,  tu  veux  commen- 
cer, ce  soir,  tes  observations.  Asseyons- 
nous  ;  je  saisis  déjà  les  traits  épars  du  ta- 
bleau de  genre  que  nous  avons  à  tracer. 

»  Cette  dame,  dont  la  jeunesse  extrê- 
mement prolongée  doit  rendre  hommage 


GANDS.  279 

i    l'embonpoint   excessif  qui    la  soutient, 
est  l'épouse  d'un  avocat  de  la  rue  Saint- 
iLouis ,  lequel ,  trop  occupé  du  droit  pu.- 
\blic  pour  donner  à  madame  une  notable 
satisfaction  sur  le  droit  particulier  ^  souffre 
volontiers  qu'elle  cherche  une  compensa- 
tion dans    les   soins   de  son  maître  clerc. 
iMaiheureusement  la  complaisance  de   ce 
Idernier  n'est  pas  inépuisable  ;  et  c'est  parce 
que  sa  suzeraine  redoute  un  peu  l'expan- 
sibilité   d'une   sollicitude   qu'elle    a,   plus 
d'une  fois,   tiouvée  en  défaut,  que  tu  la 
vois  diriger  avec  tant  de  vivacité  sa  lunette 
d'or  sur  les   jeunes  gens  qui  circulent  en 
tous  sens  devant  elle ,  afin  d'être  en  mesure 
d'arrêter,  au  besoin,  les  méfaits  palans  du 
volage    clerc  ;    précaution    d'autant    plus 
sage,  qu'une  femme  de  chambre  attentive 
a  prévenu  madame  que  son  infidèle  vient 
quelquefois,  avec  une  figurante  de  l'Am- 
])igu ,  prendre  un  quart  cà  la  romaine    au 
café   Vincent^  entre    une    apothéose    de 
M.  Cuvellier  et  un  déluge  de  M.  Pixéré- 
court. 


l 


q8o  les  trois 

»  Cette  blonde  un  peu  pâle  qui,  de- 
puis que  nous  la  regardons,  a  trouvé,  sans 
trop  d'affectation ,  le  moyen  d'ôter  trois  ^ 
fois  sa  vaste  capote^  pour  arranger  son 
peigne  de  corail ,  qui  n'était  pas  dérangé , 
et  d'écarter  quatre  fois  son  schall  pour  res 
serrer  la  boucle  de  sa  ceinture,  est  une 
victime  de  la  manie  des  sous-locations 
d'appartemens  en  garni.  Un  de  ces  explo 
rateurs  amoureux  qui  font  profession  de 
chercher  des  aventures  moins  périlleuses 
que  celles  après  lesquelles  couraient  les 
anciens  paladins ,  aperçut  un  matin  cette 
belle  enfant  à  une  croisée,  au-dessous  d( 
laquelle  pendait  un  écriteau  ;  après  m 
bref  examen  de  la  demoiselle ,  l'amateu 
jugea  que  la  chambre  affichée  devait  lu 
convenir  ;  il  monta.  Décidé  d'avance  à  m 
disputer  ni  sur  les  dispositions  des  lieu: 
ni  sur  le  prix  du  loyer ,  il  fut  bientôt  d'ac 
cord  avec  la  maman  de  la  jeune  personne 
qui  se  présenta  pour  traiter,  tandis  que  s. 
fille  chantait  dans  la  pièce  voisine,  en  s'ac 
compagnant  de  la  guitare ,  un  air  du  majo 


G  AND  s.  281 

'°alme?\  ouvrage  dont  la  nouveauté  ne  sera 
le  long- temps  révoquée  en  doute  chez  les 
ions  habitans  du  Marais. 

Une  chambre  détachée  par  économie 
Tun  appartement  qu'on  occupait  d'abord 
m  entier,  conserve  toujours  avec  le  logis 
principal  quelques  communications  ,  dont 
xn  adroit  fripon  sait  profiter  :  il  serait  trop 
ong  d'expliquer  comment  le  jeune  sous- 
locataire  tira  parti  de  ces  communications  ; 
tu  sauras  seulement  qu'au  bout  de  six  mois 
il  v  avait  deux  chambres  vacantes  dans  ce 
même  appartement ,  et  qu'il  s'en  trouvait 
une  de  moins  à  louer  dans  la  maison  d'une 
dame  serviable  qui  tient,  rue  Grange-aux- 
Beiles  ,  une  pension  de  demoiselles  nubiles, 
qu'elle  ne  garde  guère  que  trois  mois  pour 
achever  leur  éducation.  Revenue  sous  Je 
toit  maternel ,  l'ex-ingénue  a  senti  la  né- 
cessité de  provoquer  l'hymen  par  tous  les 
moyens  qui  seraient  en  son  pouvoir  ;  en 
conséquence,  elle  et  sa  maman  viennent 
cha({ue  jour  solliciter  l'attention  des  por- 
teurs d'inscriptions  au  grand  livre  et  des 


282  LES    TROIS 

officiers  en  retraite  ou  en  expectative  qui 
se  réunissent  ici  ;  mais  les  tentatives  de  ces 
dames  ont  été  vaines  jusqu'à  ce  moment,! 
et,  malgré  leur  conduite  sagement  combi- 
née, elles  n'ont  encore  trouvé  que  de» 
hommes  qui  savaient ,  même  sans  recourir 

A  des  signes  certains, 

Reconnaître  le  cœur  des  perfides  humains, 

»  A  la  gauche  de  cette  vieille  dame  qui 
fait  placer  un  coussin  sur  une  chaise  pour 
coucher  le  barbet  que  son  domestique 
porte  avec  précaution ,  je  dirais  presque 
avec  respect,  tu  vois  l'épouseur  le  plus 
obstiné,  et  pourtant  le  moins  déterminé 
de  la  capitale.  Il  a  passé  trente  ans  à  faire 
dresser  des  contrats  de  mariage ,  qu'il  dé- 
chirait ensuite ,  parce  que  ,  dans  Tinter 
valle  de  la  rédaction  à  la  signature,  les 
qualités  d'une  nouvelle  prétendue  avaient 
effacé  de  sa  pensée  les  avantages  de  celle 
dénommée  sur  l'acte  en  expédition.  Ce 
prototype  matrimonial  a  dépensé  un  tiers 
de  sa  fortune  en  paieniens  de  dédits;  un 


&ANDS.  aS!» 

autre  tiers  s'est  écoulé  en  cadeaux  faits 
aux  trente  ou  quarante  entremetteuses  qu'il 
emploie  depuis  la  rue  Saint-Martin  jusqu'à 
la  fontaine  de  l'Eléphant;  et  je  ne  saip  si  le 
tiers  qui  lui  reste,  à  cinquante  -  cinq  ans, 
ne  sera  pas  grevé  des  pensions  qu'il  de- 
V  rait  en  bonne  conscience  à  ces  dames  obli- 
geantes, pour  six  lustres  révolus  de  bons 
et  loyaux  services. 

»  Pour  ne  pas  sortir  de  notre  sujet,  je 
ne  t'entretiendrai  point  en  détail  des  ma- 
nies de  cette  plaideuse  émérite  ,  qui ,  de- 
puis l'^So,  a  raconté  vingt-huit  mille  quatre 
cent  soixante-dix  fois,  c'est-à-dire,  deux 
lois  par  jour  environ,  le  jugement,  à  son 
avis  inique  ,  que  le  parlement  de  Paris 
rendit  contre  elle  il  y  a  trente-neuf  ans,  et 
qui  fut  conûrmé  par  arrêt  du  conseil, 
quoique,  le  matin  même  de  l'événement,  le 
roi  eût  honoré  l'appelante  d'un  souris,  au 
sortir  de  la  chapelle.  Je  glisserai  également 
sur  la  robuste  iinmobililé  du  petit  vieillard 
en  vitclîoura  qui  cause  avec  mon  autre  com- 
tesse d'Escarbagnas,  en  gesticulant  cornme 


'Ûi^'s 


Îi84  LES    TROIS 

un  acteur  de  mélodrame.  Suivant  lui,  toutes 
les  institutions  créées  depuis  vingt- cinq  ans 
sont  autant  de  songes  creux ,  dont  la  rai- 
son nous  délivrera  prochainement;  et  je 
parierais  qu'il  est  prêt  à  te  soutenir  que  la 
justice  éternelle  réside  dans  les  jurandes» 
dans  les  lettres  de  cachet ,  dans  le  droit  de 
commit timus ,  dans  les  cours  souveraines , 
et  surtout  dans  les  états  provinciaux ,  au- 
près desquels  mon  immobile  exerçait  jadis 
une  charge  ,  qu'il  espère  bien  exercer  en- 
core. Enfin ,  je  ne  citerai  que  pour  mé- 
moire ces  beautés  élégantes  qui  tiennent 
ici  deux  chaises,  quoiqu'elles  n'en  occu- 
pent qu'une  :  tu  vois  en  elles  des  oiseaux 
de  passage  attirés  par  les  nouveaux  bos- 
quets d'amathonte  que  renferme  le  jardin 
Turc;  ou,  si  tu  l'aimes  mieux,  ce  sont  de 
jolies  pèlerines  groupées  auprès  des  tem- 
ples Q^' Henneveu  çX  Hardivilliers  ont  con- 
sacrés dans  ces  contrées  lointaines  au 
dieu  joufflu  des  festins,  dont  ces  nymphes 
i,voyageuses  sont  les  ferventes  prêtresses. 
Après  ces  observations  faites  au  Gand 


OAJVDS.  285 

iu  Marais ,  nous  marchions  à  grands  pas 

ers  le  Gand  de  la  Chaiissée-d' Antin^  lors- 

u'Azédor  m'en  fît  remarquer  la  colonie 

ur  le  boulevart  Montmartre.  «  Une  toute 

etite  révolution  dans  l'empire  mobile  des 

iodes,  me  dit-il,  peut  donner  une  vogue 

tclusive  à  cette  colonie,  qui  déjà  rivalise, 

ce  n'est  d'éclat,  du  moins  d'intrigue  et 

3  scandale  avec  sa  métropole.  » 

A  peine  arrivés  sur  le  boulevart  Italien, 

ins  l'espace  qui  s'étend  du  café  Auguste 

i    caje  Riche,   nous   fûmes  presque  as- 

lyxiés  par  les  principes  volatils  (je  devrais 

!ut-être  dire  par  les  miasmes  )  d'ambre 

de  musc  répandus  dans  l'atmosphère; 

us  prîmesplace  en  défendant,  autant  que 

sslble,  notre  membrane  pituilaire  de  ces 

lanations  prétendues  agréables.  «  Avant 

passer  aux  observations  de  détail  ,  me 

:  Azédor  quand  nous  fûmes  assis ,  il  est 

cessaire  que  je  te  fasse  saisir  les  deux 

isses   bien  distinctes  qu'im  observateur 

entif  remarque   parnii    les  habitués   de 

ind  :  la  première  se  compose  des  pcrson- 


a8G  Lr.s  TROIS 

nés  qui  siègent;  la  seconde  est  formée  de 
ceWe?,  qui  se  promènent  ;  et  tu  vas  recon- 
naître qu'il  importe  beaucoup  aux  dames 
qu'on  ne  s'y  méprenne   pas.   On  pourrait 
peut-être  trouver  une  réunion  plus  inno- 
cente que  celle  de  sept  à  huit  cents  indi- 
vidus assis  si  près  l'un  de  l'autre  ,  que  la 
loueuse  de  chaises  serait  autorisée  à  croin 
ses  droits  fraudés  de  moitié  ;  je  sais  auss 
que  cette  société   serait  quelquefois  for 
embarrassée  de  justifier  spontanément  d'ui 
nombre   de   mains  égal  à   celui  des  pied 
qu'elle  présente;  mais,  enfin,  il -n'est  pa  g 
impossible  que  la  pudeur ,  sous  les  dehoj 
de  la  coquetterie,  vienne  s'asseoir  ici;  tar 
dis   que  les   belles   promeneuses  qu'on 
rencontre    font    difficilement   prendre 
change  sur  leurs  projets ,  ou  du  moins  si 
leur  longanimité ,  lorsqu'elles  circulent  i 
milieu  d'une  foule  de  jeunes  gens,  ch 
lesquels  la  curiosité  passe  si  facilement  ( 
sens  qui  aperçoit  les  objets  au  sens  qui  1 
vérifie.  Rit. 

»  Prends  note  maintenant  de  quelqv  ^^ 


GANDS.  2Sj 

particularités.  Le  grand  monsieur  que  tu 
Aois   marcher   avec  une  inquiétude   très- 
apparente  ,  en  ramenant  ses   cheveux  du 
derrière  en  devant  de  sa  tête   pour  éviter 
de  paraître   chauve ,  est  un  mari  jaloux. 
Un  de  ses  amis  vient  d'avoir  avec  lui  ce 
bref  entretien  :  «Madame  est  au  boulevart 
de  Gand.  —  Tu  l'as  vue.  —  Sans  doute, 
;:l  mise  avec  l'élégance  la  plus  recherchée. 
—  Je  présume  qu'elle  est  assise.  —  Non , 
ïion  ami,  elle  se  promène.  —  Elle  se  prô- 
ne! »  s'est  écrié  mon  époux  soupçon- 
K  Lix ,  avec  l'accent   terrible    que  Racine 
)tôte  à  Mithridate  quand  il  prononce  :  Les 

.nains et  ,   depuis  ce   moment ,    il 

cherche  avec  obstination  son  épouse ,  la- 
quelle, cachée  derrière  la  persienne  d'un 
abiiiet  de  Tortoni,  rit  aux  éclats  de  cette 
iollicitude  conjugale  avec  un  jeune  colo- 
lel,  qui  a  bien  aussi  ses  raisons  pour  trou- 
ver la  chose  fort  plaisante. 

»  Vis-à-vis  de  nous,  et  près  de  cette  pe- 
itc  femme  à  la  taille  d'abeille  qui  laisse 
il^lomber  sa  gibecière  ,  afm  d'avoir  occasion 


288  LHS    TROIS 

de  lier  conversation  avec  son  voisin ,   qui, 
va  la  lui  ramasser  ,  tu  dois  avoir  remarqué; 
une  brune  piquante  dont  l'œil  s'abaisse  sur^ 
ses  voisines  avec  un  dédain  qu'autorisent , 
en  ce  lieu  son  élégance,  et  l'impossibilité  de 
reconnaître  ,  sous  ce  ricbe  attirail ,  la  fille 
d'une   fruitière  du  marché  Saint-Honoré  :  , 
c'est  la  maîtresse   d'un  employé  supérieur 
qui,    généreux  par  transmission,  s'est  plu 
à  couvrir  cette  Aspasie  plébéienne  de  mille  [ 
«adeaux  ,  auxquels  de  bons  cliens  avaient  [ 
assigné  une  destination  plus  légitime.  Cha- 
cun des  objets  dont  la  belle   est  parée  a 
une  origine  historique  assez   curieuse:   le 
cachemire  est  le  prix  d'une  inspection  ac- 
cordée, en  i8i5,  au  valet  de  chambre  di 
petit-fils  d'un  émigré  ,  après  la  destitutioi 
d'un  ancien  militaire  ,    coupable     d'avoi 
vaincu  à  Marengo ,  à  Austerlitz ,  à  Wagram 
à  la  Moscowa,  et,  qui  pis  est ,  d'avoir  défenj^^ 
du  notre   indépendance  à  Montmirail.  C 
collier  d'émeraudes,  rehaussé  de  brillans 
fut  offert  à  l'appui  d'une  dénonciation  ten 
dante  à  substitution,  et ,  grâce  à  l'éclat  d^^ 


s! 

'.Ci. 


GA?fDS.  289 

jce  bijou,  le  malheureux  dénoncé  est  mort 
pe   faim  auprès  du  titre  d'un  cautionne- 
ment qu'il  n'avait  pu  se  faire  rembourser 
iprès  six  mois  de  sollicitations.  Cette  ba- 
jue  étincelante  est  l'argument  au  moyen 
luquel  un  sous-chef  de  biu-eau  est  parve- 
lu  à  prouver  que  le  gouvernement  aurait 
m  avantage  réel  à  lui  donner  annuellement 
•000  francs ,    pour  remplacer  un  rédac- 
'■  eur  à  cent  louis ,  réformé  par  économie. 
'  -nfin  ,   ces  bracelets  de  diamans  attestent 
1  reconnaissance  d'un  vaudevilliste ,  auteur 
^ 'une  parodie  et  de  deux  pièces   de    cir- 
constance, que  l'employé  supérieur  a  fait 
'dmettre   dans    la   légion    d'honneur,    en 
''  lyant  de  la  liste  des  candidats  un  littéra- 
"  ;ur  qui  ne  comptait  que    trente  ans    de 
jcces  et  d  estmie. 

''  »  Le  temps  nous  presse,  examinons  rapi- 
^2ment  la  jeune  personne  dont  la  chaise 
't  appuyée  contre  le  gros  arbre  qui  fait 
ce  à  l'élégant  assis  à  ta  gauche.  Cette 
"  îmoiselle  paraît  battre  la  mesure  de  /a  ôar- 
^Tole,  que  chante  un  barde  ausonien  en 


é^Ô  IFS    TROIS 

é'accompagnant  de  la  harpe  ;  mais  elle  fait 
connaître  ainsi  à  son  vis-à-vis  l'heure  mys- 
térieuse qui  doit  les  réunir;  tandis  qu'une 
riche  banquière  ,  que  je  pourrais  te  nom- 
iher,  reçoit  des  mains  du  marquis  d'Argent- 
"Court  (i)  une  prétendue  chanson,  dont 
il  dirigera  demain  la  réponse  vers  une 
{ïroisée  du  quatrième  étage  ,  qu'il  connaît 
"déjà.  » 

Il  nous  restait  à  explorer  le  Gand  de's\\ 
XjJiamps-Elysées  :  nous  y  arrivâmes  au  plusl 
beau  moment  ,  je  veux  dire  à  1  heure  ou 
les  quinquets  suspendus  dans  l'allée  prince 
pille ,  située  à  droite  de  la  i-eute  de  Neuil 
'ÏV ,  ne  jetaient  plus  qu'une  lumièr'e  incer 
faine,  et  ne  nous  laissaient  distinguer  les  peihi 
•sonnes  réunies  dans  cette  allée  que  comrakv 
des  ombres  convenablement  disposées  potii  i 
devenir  des  ombres  heureuses.  Toutefois  if 
cohime  nous  ne  saisissions  <jUe  des  massed  1I3, 


(i)  Surnom  que  s'est  donne  à  lui-raêrue  un  cLjtjy^i 
iftiqfue  atebulant  cfni  s'habillait  autrefois  à  la  tUf 
que....  tout  le  monde  le  connaît. 


G  AND  s.  291 

Vzédor  pensa  qu'il  serait  téméraire  de  ha- 
arder  des  observations  détaillées  sur  les 
nœiirs  du  lieu  ;  il  se  contenta  de  me  faire 
emarquer  ,  en  nous  promenant ,  que  pres- 
[ue  tous  les  entretiens  se  terminaient  par 
es  mots  suivans  ,   articulés  avec  plus  ou 
noins  de  mystère  :  A  dix  heures  chez  Ban- 
elin....  A  quatre  heures  chez  Belledame.... 
'e  (.'ous  attendrai  demain  dans  l'allée  des 
'^^euves...  TroUvez-vousalabrune  au  salon 
le  Flore.  Ces  fins  de  conversations  suffirent 
lour  me  prouver  que  les  aventures  esquis- 
éës  à  la  sourdine  au  Gand  du  jardin  Turc, 
t  celles  ébauchées  ostensiblement  à  celui 
Iti  boulevart  Italien ,  viennent  se  conclure 
Il  Gand  des  Cliamps-Elysées.  Or,  je  vis  que 
'avais   fait   une   supposition  convenable , 
lans  mon  rapprochement   topographique 
le  la  nouvelle  Athènes   à   l'ancienne,    en 
tlaçant   tout  près  de  là  Égine  la   volup- 
ueuse ,  qui  se   trouve ,  de  mon  autorité 
)rivée ,  transportée  à  l'île  des  Cygnes. 


'A().i  LA    KLOKGAJYIS  ATIOJV 

LA  RÉORGANISATION 

D'UN  PERSONNEL. 

j 

'^       (  Mai.  ) 

i^os  mœurs  ont  si  peu  de  rapport  avec 
celles  des  Romains,  qu'on  ne  soupçonne 
pas  même,  dans  la  société,  que  le  grand  art 
de  ces  maîtres  du  monde ,  le  nerf  de  leur 
puissance  et  de  leur  prospérité,  résidait 
dans  l'attention  soutenue  qu'ils  avaient  de 
mettre  chacun  à  sa  placée  ;  et  que  l'unique 
cause,  peut-être,  de  leur  décadence  f^t 
l'oubli  de  cette  même  attention,./:  Le  mot 
Jhveur.^  dans  le  sens  de  concession  gratuite, 
était  inconnu  du  temps  des  Brutus  et  des 
Publicola  :  on  n'obtenait  alors  qu'en  le 
méritant,  ce  stuciiumpopuli.,  que  Cicérona 
signalé  depuis  comme  le  plus  légitime  bien 
auquel  un  citoyen  pût  aspirer  ;  et  le  judex 
gratiosus  était  aussi  rare  que  l'application   ^i 


cîu  honiim  publicuin  piii'dfd  grafid  devic- 
tum  est  dont  parle  Sallusie. 

C'était ,  surtout ,  dans  la  répartition  des 
dignités  ,  des  emplois ,  que  le  peuple-roi 
faisait  preuve  d'une  justice  incorruptible  : 
Rome  libre  n'admettait  clans  la  balance  où 
les  droits  des  citoyens  appelés  aux  fonc- 
tions publiques  étaient  pesés,  ni'  l'avantage 
fortuit  de  la  naissance ,  ni  les  dons  corrup- 
teurs de  la  fortune;  le  zèle,  l'expérience), 
le  courage  ,  la  vertu  ,  tels  étaient  les  titrçe 
qu'elle  protégeait ,  non  sur  Tautorité  de 
l'amour-propre  qui  s'en  prévalait  ;  mais 
quand  elle  les  avait ,  en  quelque  sorte  , 
devinés  sous  le  voile  de  la  modestie.  Elle 
laissa ,  comme  on  sait ,  de  fiers  patriciens 
se  consvuïier  en  clameurs  ambitieuses,  et 
couvrit  de  la  pourpre  dictatoriale  le  bras 
devenu  rustique  d'un  Cincinatus,  lorsque  ce 
héros  ne  songeait  qu'à  fertiliser  le  champ 
qu'il  avait  su  défendre.  Jamais  peut-être, 
avant  la  domination  des  empereurs  ,  une 
grandeur  soudaine  ne  vint  étonner  les  Ro- 
mains :  la  prétureet  l'édilité  étaient  les  de- 


294  LA    RÉORG  A.NIS  ATION 

grés  inévitables  par  lesquels  il  fallait  pas- 
ser pour  arriver  au  consulat  ;  et  lors  même 
qu'Octave  eut  imposé  des  chaînes  dorées 
aux  vainqueurs  de  la  terre  ,  il  respecta  cette 
louable  coutume....  L'intrigue  fut,  long- 
temps encore  ,  réduite  à  ramper  sans 
succès. 

Que  nous  sommes  loin  de  nous  conduire 
d'après  ces  principes  conservateurs  de  l'or- 
dre social  !  Chez  les  Romains  ,  il  ne  fallait 
que  mériter  les  emplois  pour  les  obtenir  j 
chez  nous  ,  il  ne  faut  que  savoir  les  obte- 
nir pour  les  mériter.  Le  droit  de  servir 
l'état ,  qui  devrait  être  le  prix  décerné  au 
concours  de  tous  les  sentimens  nobles  et 
généreux  ,  est  acheté  par  les  humiliations 
dont  on  a  semé  la  déplorable  carrière  de 
solliciteur;  carrière  que  Thomme  délicat 
abandonne  communément  sans  en  avoir 
atteint  le  terme  ;  laissant  à  l'intrigant  le 
triste  avantage  d'une  réussite  à  laquelle 
il  faut  sacrifier  toute  la  dignité  départie  à 
l'homme  libre  ,  l'honneur  d'une  épouse  que 
Von  associe  à  de  honteuse*  démarches  ,  et 


d'un  persoî'Tnel.  agS 

(De  qui  peut  rester  encore  de  délicatesse  dans 
le  cœur  d'un  être  qui  s'est  voué  àlaplus  vilç 
des  conditions. 

Voilà  ce  que  je  disais,  ou  plutôt  ce  que 
je  déclamais  avant-hier  en  marchant  ^ 
grands  pas  dans  mon  appartement,  au  re- 
tour de  l'audience  d'un  ministère,  où  j'ar 
vais  appris  que  l'emploi  auquel  j'aspirais 
V^n^jt  d'être  donné  à  un  figurant  de  Tope- 
ra ,  devenu  capitaine  en  i8i5  ,  sans  avoir 
Até  ni  lieutenant  ni  sous- lieutenant  ;  ma^s 
^ui  est  parvenu  ^  faire  admettre ,  p?ir  çp»;^ 
|>f  jisation,sjes  services  d,aixs  les  a^rméçs  ,<iie  l^ 
jÇÀiravane  ,   de  Ferncf,i%d  Çorf^s  et  4^  Is- 

Un  l^ruyant  éclat  de  rire,  parti  d'un  c^r- 
^)inet  attenant  à  ma  chambre  à  couçhçr,  f^t 
loUjt  ft  çpijp  diversion  à  «î^  cplçre  ;  et,  le 
.rieur  $'iétant  montré ,  je  reeoijnus  mop 
Iiiiiti^,  fiopt  l^  ïïia.ligne  figur;©  était  e^i/p^rie 
.couverte  des  traces  larmoyantes  de  sa  gîiiiÇt^. 
«  Je  ris  îkvec  raison ,  i?i,e  (}it-ii  :  rien  de  plus 
prppre  \  désppiler  la  fat#  d'i^n  nouveau 
pémocrite  que  tout  ce  qui  se  passe  auj<)up- 


296  LA    IiÉORG  Aîf  ISATIOIV 

d  hui  pour  la  distribution  de  places  ;  et  je 
t'assure. que  si  ,  dans  les  cercles  ,  au  spec- 
tacle, à  la  cour,  dans  les  promenades,  on 
accueillait  ceux  qui  les  dispensent  par  le 
rire  dérisoire  qu'ils  méritent,  on  réussi- 
rait mieux  à  les  corriger  que  par  de  sé- 
rieuses déclamations  sur  l'oubli  de  la  jus- 
tice distributive. 

«  Mais ,  puisque  nous  en  sommes  sur  ce 
chapitre  ,  assieds-toi  devant  cette  glace;  je 
vais  ;,  par  la  vertu  de  mon  art  ,  y  repro- 
duire l'épisode  amusant  de  la  réorganisa- 
tion d'un  personnel  militaire  ,  opérée  ,  il  y 
a  bientôt  deux  ans ,  dans  une  partie  de 
l'Europe  dont ,  pour  unique  réticence ,  je 
tairai  le  nom.  La  toile  se  lève  ,  silence  et 
attention.  Les  huit  ou  dix  personnages  au 
visage  fleuri  que  tu  vois  réunis  autour  de 
ce  tapis  vert ,  et  dont  l'embonpoint  se  per- 
pétue à  l'ombre  des  persiennes  d'un  bu- 
reau ,  bien  frais  en  été  ,  bien  chaud  en  hf- 
ver ,  comptent ,  pour  la  plupart ,  quinze  etl. 
vingt  campagnes  au  ministère  ;  tous  ont  à 
la  boutonnière  des  décorations  dont  per 


D  UJY    PERSONNEL.  2Q'7 

S mne,  que  je  sache,  ne  songe  à  leur  con- 
roster  la  légitime  possession;  et  si  quelque 
incrédule  venait  à  concevoir  des  doutes  à 
:et  égard,  les  cartons  sont  là  :  on  pourrait 
5n  tirer  ,  pour  les  livrer  à  l'admiration  pu- 
blique, des  milliers  de  budgets  savans  ^  de 
[circulaires  honorables  ,  de  rapports  éclà- 
tans  y  titres  incontestables  sur  lesquels  se 
fondent  les  droits  et  la  gloire  de  ces  mes- 
sieurs. Ils  ont  dit  un  jour  au  ministre  (i): 
«  Monseigneur,  l'économie  est  une  divi- 
nité nouvelle  à  laquelle  vous  devez  chaque 
matin  une  hécatombe  d'employés  ou  d'of- 
ficiers :  le  tour  des  administrateurs  de  l'ar- 
mée est  arrivé.  Mais  la  r^éconstitution  d'un 
corps  qui  n'est  bon  qu'à  pourvoir  aux  be- 
soin de  deux  cent  quarante  mille  hommes, 
et  <à  surveiller  l'emploi  de  deux  cent  mil- 
lions, n'est  pas  une  opération  qui  puisse  oc- 
cuper directement  votre  excellence:  il  est 
de  sa  dignité  d'en  commettre  le  soin  à  ckîs 
Heutenans  dont  elle  connaît  le  zèle  ,  et  de 


i;; 


(i)  Co  rainisfrc  n'a  plus  ]<•  j)0it(feiiille. 


298  LA.    RK  ORGANISATION 

qui  le  desintéressement  et  ia  justice  doi- 
vent ,  en  cette  circonstance ,  lui  offrir  une 
garantie  d'autant  plus  siire  que  ces  dignes 
lie utenans  font,  eux-mêmes,  partie  du  per- 
sonnel qu'il  s'agit  de  réorganiser.  >i  Le  mi- 
nistre a  répondu:»  Allez,  messieurs  ,  je 
vous  confie  mon  grand  sabre  ;  taillez  ,  ro 
gnez  ,  coupez  à  la  plus  grande  gloire  de 
l'économie;  j'approuve  d'avance  toutes  que 
vous  ferez.  » 

»  C'est  donc  pour  remplir  la  raissioi^  qi;i 
lui  est  confiée  par  son  excellence  que  U 
vois  cette  espèce  de  décemvir^t  ^i^semblé 
ccoutons  celui  de  ces  messieurs  auquel  se 
fonctions  habituelles  décerneat  icirte  titp 
àe  primiis  inter  pares  ;  et  qui  ,  en  sa  qu^ 
Uté  de  président ,  vj^  prendre  la  parole 

«  Il  n'est  pas  un  de  vous,  mes  collègue} 
qui  n'ait  pesé,  dans  sa  sagesse,  l'important 
juridiction  qui  nous  est  départie  :  U  des 
tinée  de  plusieurs  centaines  d'individt 
est  remise  en  nos  puissantes  mains;  ç'jç; 
par  elles  que  le  sang  des  victimes  \a  fum< 
isur  les  autels  de  l'économie  ,  ou  plutôt  si 


I 


DUN    PERSONNEL.  299 

ceux  de  la  circonstance.  Sans  doute,  nous 
avons  à  déplorer  la  nécessité  de  frapper 
dans  leurs  intérêts  les  plus  chers ,  des  hom- 
mes dont  la  loi  fondamentale  de  l'état  ga- 
rantissait les  droits  ,  des  pères  de  familles, 
des  fonctionnaires  recommandables,  en 
un  mot;  mais  c'est  à  nous  d'adoucir  les 
coups  du  destin  ,  en  conservant  ,  de  pré- 
férence ,  ceux  des  intéressés  qui ,  y'ayai^t 
pas  besoin  de  leur  état,  en  rempliront  Ws 

'  devoirs  avec  cette  noble  aisance  que  les 
jaloux  nomment  apathie;  et  en  éliminant 
ceux  qui   eussent  attendu  leur  bien-être 

■  d'une  application  constante  ,  et  eussent 
exercé  leurs  fonctions  avec  un  scrupule 
que  nous  devons  qualifier  d'ambition.  Les 
retraites  nous  seront  aussi  d'im  grand  se- 
cours pour  tempérer  la  rigueur  d'une  ré- 

"  duction  numérique  à  laquelle  il  faut  bien 

^  arriver  :  En  conséquence  ,  nous  accorde- 
rons, à  titre  de  récompense  nationale^  aux. 
serviteurs  que  nous  jugerons  à  propos  de 
croire  suffisamment  fondés  en  droits  ,  une 
pension  représentant  le  quart  de  leur  trai- 


3oO  L\   RKOKGAIVISATIOX 

temcnt  d'activité;  ayant  soin  de  désigner 
pour  la  retraite  des  hommes  valides  de 
trente-six  à  quarante  ans ,  lorsque  nous 
conserverons  parmi  les  fonctionnaires  ac- 
tijs  des  sujets  impotens  ,  et  pourvus  ,  au- 
tant que  possible,  de  la  soixantaine.  Du 
reste ,  vous  jugerez  sans  doute  comme 
moi ,  mes  collègues  ,  qu'au  moment  où 
nous  dessaisissons  la  moitié  des  adminis- 
trateurs de  Tarmée  du  traitement  dont 
ils  jouissaient ,  il  est  de  toute  justice  que 
nous  augmentions  celui  des  fonctionnaires 
conservés  :  c'est  un  point  d'autant  plus  es- 
sentiel qu'en  vertu  du  principe  le  moins 
contesté,  \e. primo  mihi,  nous  devons  figu- 
rer en  tête  des  nouveaux  élus. 

«Tels  sont,  messieurs,  les  soins  qui 
nous  sont  imposés ,  soins  dont  vous  êtes 
tous  pénétrés ,  et  à  la  hauteur  desquels  un 
de  nos  collègues  et  moi  avons  tâché  de 
nous  placer,  dans  un  travail  préparatoire 
sur  la  désignation  du  personnel  recon- 
stitué. » 

»  Ici  le  président,  après  avoir  toussé  trois 


d'un    PERSOINNEL.  3oï 

bis,  mouché  deux  et  craché  une,  lut  à 
laute  et  intelhgible  voix  un  contrôle  géné- 
•al ,  chargé  de  notes  favorables  ou  con- 
raires  :  j'en  rapporterai  quelques-unes 
irises  au  hasard,  en  supprimant  toutefois 
es  noms,  que  je  remplacerai  par  l'indica- 
:ion  des  numéros  d'ordre  qui  s'y  ratta- 
chaient. 

N**.  I*'.  «  Serviteur  intègre,  mais  trop 
3xclusivement  livré  à  ses  devoirs  :  n'a  pas 
donné  un  seul  dîner  depuis  qu'il  est  dans 
le  corps;  éliminé. 

No.  4-  "  L'officier  le  plus  distingué  de 
l'armée  pour  la  richesse  de  ses  broderies , 
la  coupe  de  ses  uniformes ,  l'excellence  de 
ses  vins ,  l'adresse  de  son  cuisinier  ,  le  choix, 
de  ses  secrétaires  et  la  grâce  de  son  para- 
phe ;  conservé. 

N«.  8.  »  Intelligence  foudroyante ,  per- 
sévérance dans  les  difficultés,  inconceva- 
ble facilité  à  créer  des  ressources ,  résis- 
tance à  l'arbitraire,  déférence  à  l'autorité 
légitime,  telles  sont  les  qualités  c^ui  dis' 
tinguentcet  administrateur;  mais  il  offrait 


30'1  LA    RÉOKGAMS  AllON 

une  suite  non -interrompue  d'exemplel 
décourageans  pour  ses  camarades  ;  éli- 
niinè. 

No.  II.»  Militaire  de  résidence  dans 
toute  la  force  de  l'acception  ;  a  constam- 
ment riposté  aux  ordres  qui  lui  ont  été 
expédiés  pour  les  armées  actives  par  des  cer- 
tificats de  médecins  ;  mais  sa  femme  a  fait 
les  trois  dernières  campagnes  dans  les  ba- 
gages d'un  feld-maréchal  ;  conservé. 

N».  i3.  ))  Sujet  qui  réunit  à  de  longs 
services  le  mérite  de  remplir  ses  fonctions 
avec  intégrité ,  et  de  ne  jamais  méconten- 
ter personne  dans  leur  exercice.  11  eût  été 
difficile  de  le  réformer,  sans  le  secours  de 
quelques  camarades,  qui  ont  obligeam- 
ment rectifié  sa  réputation;  éliminé. 

N°.  i8.  »  Membre  du  comité  épura toire; 
exempt  d'examen  et,  de  plein  droit ,  con- 
serué. 

N".  ao.  »  Fonctionnaire  d'une  honnête 
médiocrité,  qui  le  met  en  harmonie  avec  L 
la  plupart  des  membres  du  nouveau  corps  ;  L 
consetvé. 


m 


d'un  personnel.  3o3 

No,  ai-  »  Homme  d'un  mérite  reconnu, 
ne  l'on  consulte  quand  il  s'agit  de  gran- 
es  réformes  administratives.  Ce  serait  une 
onne  acquisition  pour  le  nouveau  corps; 
lais  sa  résidence  est  sollicitée  par  un  parent 
u  secrétaire  général  qui  vient  de  termi- 
ér  ses  études  ;  il  n'y  a  pas  à  balancer , 
liminé. 

No.  2 5.  »  Entré  au  service  le  premier 
vril  1816;  a  fait  ses  premières  armes  au 
ureau  des  grâces  du  ministère ,  où  son 
rincipal  exploit  a  été  de  s'accorder  une 
écoration  ,  que  l'on  n'a  pas  même  songé 
lui  disputer  ,  parce  qu'il  se  trouvait  le 
lus  ancien  serviteur  de  la  liste  sur  la- 
[uelle  il  s'était  porté.  Allié  à  deux  marquis, 
.  trois  vicomtes,  à  cinq  barons  et  à  dix-neuf 
utres  gentilshommes /?«rj-....,'  conservé. 

N*^.  27.  »  S'est  permis  d'avancer  flans 
me  brochure  que  les  ministres  n'étaient 
Das  infaillibles ,  ni  leurs  chefs  de  division 
3l  de  bureau  incorruptibles  ;  proposition 
iont  la  fausseté  est  victorieusement  dé- 
montrée par  le  présent  travail  ;  éliminé. 


3p4  la    RÉOrvGAJN  ISATiON 

jN'o.  29.  »  Fils  du  plus  taciturne  de  tous 
les  membres  de  la  chambre  représentative  ; 
conservé. 

]V°.  3o.  »  Administrateur  indispensable! 

au  ministère  pour  la  parfaite  exécution 

des  ouvertures  et  des  sonates  à  quatre 
mains  cjui  s'exécutent  au  salon  de  son  ex- 
cellence ,  ainsi  que  pour  l'arrangement  des 
gavotes  qui  s'y  dansent.  De  plus  ,  membre 
du  comité;  et,  vu  la  réunion  de  si  beaux 
droits  ,  conservé.  » 

La  série  dont  je  viens  d'extraire  quel 
ques    numéros    en    contenait  plus   de  six 
cents  ;  mais  Azédor  m'assura  que  les  deux 
tiers  des  observations  correspondantes  s(  j 
réduisaient  à  idem  ou  à  mêiae  note  quai 
pi'écédent ,   et  que  l'autre  tiers  dérivait 
à  quelques  variantes  près ,  des  annotation 
déjà,citées.  Or,  mon  Lutin,  qui  pensa  ave 
raison  que  cette  fastidieuse  biographie  cei 
serait    bientôt    de   m'amuser,  signifia   a 
président  de  passer  à  la  conclusion  de  se  ijf. 
rapport:  ce  qu'il  fit  en  ces  termes  :  L 

«Vous  voyez,  messieurs,  avec  quelilj, 

'  i  •  ■  -'-'i 


d'un  personnel.  3o5 

ustice,  avec  quelle  scrupuleuse  impartia- 
ité  nous  avons  tâché  ,  mon  collègue  et 
noi ,  de  tenir  la  balance  où  les  droits  de 
los  camarades  ont  été  pesés.,..  Mais  qui 
)eut  satisfaire  les  hommes?  Vous  verrez 
[ue  les  fonctionnaires  dépossédés  seront 
ssez  injustes  pour  se  plaindre  ;  que  dis-je  , 
Is  lanceront  contre  nous  des  mémoires 
cerbes  ;  et  le  public,  amateiu^  de  scandale,, 
ourra  bien  leur  donner  raison.  Elevons  , 
vaut  qu'il  se  déborde,  une  digne  contre 
î  torrent  des  réclamations.  Le  moveii  est 
impie  :  il  s'agit  seulement  de  garder  toutes 
;s  avenues  qui  aboutissent  au  ca'ninet  du 
linistre  ;  que  toute  lettre  tendant  à  ré- 
lamer  tombe  dans  nos  mains;  que  tout 
éclamant  en  personne  nous  trouve  sur 
m  passage;  en  un  mot,  multiplions-nous 
oiu'  maintenir  notre  cher  travail.  Si  mal" 
ré  de  si  sages  ,  de  si  constantes  précau- 
^  ons  ,  nous  sommes  forcés  dans  nos  dcr- 
■liers  retranchemens ,  et  contraints  à  livrer 
oreille  du  ministre  aux  plaintes  des  vic- 
mes,  il  nous  restera  la  ressource  des  de 

i5* 


3o6 


LA    REORGANISAMOW 


négations,   qui   pourront    nous  alimenter 
encore  quelques  mois.  Enfin,  s'il  faut,  en 
désespoir  de  cause,  transiger  avec  les  plai-  i 
gnans .  nous  ferons  publier  par  un  des  nô- 
tres une  jolie  petite  brochure  en  style  pa- 
rabolique ,  laquelle  démontrera  ,   à   notre 
manière  ,  l'avantage  qu'il  y  aurait  pour  nos 
anciens  pairs  à  devenir  nos  subordonnés  J 
dans  un  corps  inutile  dont  nous  propose*! 
rons  la  création  ;  et  nous  serons  bien  mabj 
heureux  si ,  avec  l'aide  de  l'intrigue ,  notr<j  i 
bienheureuse    patronne,    nous  ne  parvejsi 
nons  pas  à   faire  approuver   au   minis.tr j«f 
cette    institution  nouvelle,    dont  nous  lijV< 
présenterons  l'ordonnance  organique  tout! 
faite.  Tel  est  le  coup  de  maître  que  noij  h 
devons  regarder  comme    notre    ancre    <|  rei 
miséricorde  ;  et  gardez- vous  de  croire,  ml  cri 
collègues,  qu'il  serait  stérile  pour  nos  intli' 
rets.   Il  nous  procurerait   deux  avantag 
inappréciables:  1°.  celui  d'écarter  sans  i  ^^ 
tour  des  concurrens  dangereux  ;  2*.  ce 
de  nous  épargner  une  foule  de  détails  eI  ^^^ 
nutieux,   peu    compatibles    avec   le    raj  j.oif j 


^éleyé  que  nous  qoiis  §oini\i§j.i^^i^a|gkic>s 

I  ..lequel  npus  4ç^9fffe  ?Y9JF:AifiitfiQyifc'ifîm- 

Jieurs  ,  beauçp^  d'^rgevit  e>  .be.aiiç<inp  .<ip 

Ainsi  parla  le  ^resiaeni  ^iu  (iGjrijie  Xi^^xor 
.(jluit  dans  ma  glace;  cliacun  c|e  se$  Dôiîi;gueè 
iîria  bravo  ;  et,  gprès  <^ielques.  sub&titutiQnf 
dans  le  personnel  conservé  ,  substitutians 
auxquelles  on  s'attendait,  parce  qu'enfin 
chaque  décemvir  avait  ou  son  fils ,  ou  son 
frère ,  ou  son  neveu  ,  ou  son  cousin ,  ou 
ses  protégés  à  placer  ,  le  travail  fut  remis 
ne  varietur  au  ministre  ,  qui  le  regarda  , 
l'approuva  ,  le  signa  et  l'oublia  (i  ). 

a  Les  administrateurs  repoussés,  dit  mon 
Lutin  en  faisant  disparaître  le  prestige,  vi- 
rent aussi  ce  travail  ,  dont  ils  sentirent 
cruellement  l'effet  ;  et  tu  dois  penserqu'ils 
ne  Toublièrent  pas.  Ainsi  que  monsieur 
le  président  l'avait  prévu ,  toutes   les  re- 

(1}  Lp^  derniers  iriiiinaiix  du  pays  où  ce  traxa  i 
4  été  fait,  aunoucenî  ^iic  le  miuisli'e  actuel  se  gro- 
\    jjose  d'en  réparer  l'injustice. 


3o8       LA    RÉORGAlîlSATIOTr,  etc. 

clamations  faites  jusqu'à  ce  jour  sont  tom- 
bées dans  un  gouffre  sans  fond  ;  mais,  pa- 
tience ,  le  présent  est  gros  de  T avenir ,  a 
dit  éloquemment  Mably  :  ces  messieurs 
ont  élevé  sur  une  base  de  sable  l'édifice  de 
leur  crédit  ;  au  moment  où  sa  tête  orgueil- 
leuse touchera  la  nue  ,  nous  le  verrons 
crouler  avec  fracas  ,  et  ses  débris  n'inspi- 
ïeront  pas  même  la  pitié. 


AVIS    AUX    DEUX    SEXES.  SoQ 


AVIS  AUX  DEUX  SEXES. 

(  MaL  ) 

L'uf!  le  rude  métier  que  celui  de  lutin, 
ins  un  temps  où  le  diable  le  plus  expert 
;  réussit  pas  toujours  à  se  mettre  au 
veau  de  la  malice  humaine  !  Du  matin  au 
ir  je  suis  accablé  de  mille  soins  divers  ; 
tu  sens  que  cela  doit  être  bien  pis  en- 
re  du  soir  au  matin.  Ici,  je  suis  sollicité 
r  certain  légataire   universel   de  mettre 

terme  à  l'indécision  morbifique  d'un 
cle  ,  qui  depuis  long  ~  temps  a  fait  son 
tament  ;  là,  c'est  une  épouse  fidèle  qui 
!  supplie  de  presser  le  jour  de  garde  de 
1  époux,  et  d'éteindre  à  propos  le  revér- 

e  placé  vis-à-vis  de  sa  croisée.  Au  même 
tant,  un  auteur  des  boulevarts  me  prie 

raviver  chez  les  bons  Parisiens  l'amour 
mélodrame  ,    en  les  guérissant  de   la 


3lO  AVÎ5 

politicomanie  ;    et  l'éditeur  de  trois  bro- 
chures semi-périodiques  prétend  me  prou- 
ver ,  par  un  argument  in  haroco  ,  que  la 
monarchie   est  perdue  si   je   n'oblige  pas 
tous  les  Français  ,  sinon  à  lire  ,  du  moms 
à  payer  les  ouvrages  qu'il  pubhe.  Plus  loin, 
le  semainier  perpétuel  d'un  grand  théâtre 
demande  que  je  fasse  intervenir  mon  ar! 
pour  qu'il  pleuve,  afin  d'amener  le  publi( 
à  une  pièce  nouvelle  qui  ne  peut  se  soutç , 
nir  que  par  la  pluie ,  tandis  que  les  admj , 
nis-trateurs  de  Tivoli  insinuent  dans  mo 
oreille   la   prière   d'employer  mon   créd 
pour  que  le  beau  temps  protège  leur  gram 
fête ,  jusqu'au  feu  d'artifice  exclusivemenL 
Bref ,  je  ne  sais  auquel  entendre  ;  il  fai  ^ 
drait  un  corps  de  fer  pour  y  tenir,  etT^j^ 
fer  sera  vraiment  un  lieu  de  plaisance  po  d^ 
nioî ,  quand  je  serai  quitte  de  ma  missL 
sur  votre  diable  de  globe  terraqué.  »  Te|^ 
est  la  plainte  amère  qu'Azédor  proférai 
ce  matin  même  ,  en  ma  présence,  a  Je  L 
puis,  a-t-il  continué,  disposer  aujourd'l,y 
que  d'une  lu  ure,  et  j'en  profite  à.  U.  ly^, 


AUX    DEUX    SEXES.  3lï 

our  te  dicter  un  petit  article ,  qu'il  serait 
minemment  utile  de  faire  parvenir  circu- 
lirement  aux  quatre  ou  cinq  millions  d'in- 
ividus  qu'il  peut  intéresser  ,  en  France  y 
u  moment  où  je  parle.  Cet  article  ne  con- 
iendra  que  deuxsignalemens;  maiscomme 
n  rencontre  au  moins  une  fois  dans  sa  vie 
n  des  deux  êtres  que  je  vais  dépeindre  y 
i ,  par  une  faveur  du  sort  réservée  à  un 
•etit  nombre  d'élus  ,  on  ne  les  trouve  pas 
ous  deux  sur  son  chemin ,  il  est  bon  de 
ouvoir  les  reconnaître  au  premier  abord  ; 
rendre  l'un  pour  l'autre  serait  une  er- 
eur  qui  pourrait  amener  des  conséquences 
angereuses ,  surtout  durant  le  cours  du 
dH  mois  de  mai,  à  l'influence  duquel  j'ai 
ongé  lorsqu'il  m'est  venu  à  la  pensée  de  te 
icter  cet  article. 
Les  noms  propres  des  deux  êtres  dont 
est  question  sont  l'Amour  et  l  Hymen  ; 
uivant  les  circonstances  ,  on  peut  leur 
ppliquer  ,  pour  prénoms  ,  tous  les  adjec- 
ifs  connus  ;  il  en  est  cependtmt  qui  leur 
onviennent  plus    particulièrement  ;    par 


3l1  AVIS 

exemple,  l'Amour  reçoit,  pour  l'ordinaire, 
ceux  de  inalin  ,  trompeiu- ,  inconstant , 
capricieux;  on  donne,  en  général,  à  l'Hy- 
men ceux  àé jaloux ,  Jacheux  ^  querelleur, 
ennuyeux. 

L'Amour  se  moi.Lre  sous  les  traits  d'un  ' 
adolescent  ;  quelquefois  l'Hymen  lui  ressem- 
ble en  cela.  L'Amour  porte  un  flambeau; 
l'Hymen  a  le  sien.  L'Amour  suit  en  tous 
lieux  la  beauté  ;  on  trouve  souvent  l'Hy- 
men sur  ses  traces.  L'Amour  se  couronne 
de  myrtes  et  de  roses  ;  l'Hymen  est  paré 
des  mêmes  fleurs.  L'Amour  et  l'Hymen 
peuvent  .donc  être  pris  l'un  pour  l'autre? 
Hélas  !  non  ;  voici  des  traits  qui  les  distin- 
guent :  L'Amour  est  chargé  d'un  carquois 
superbe,  il  lance  des  flèches  dorées,  mais 
cruelles  ,  arrive  partout  en  triomphateur , 
renverse  tous  les  obstacles,  impose  des 
lois  dont  la  sagesse  même  ne  peut  s'affran- 
chir ,  exige  tout  de  ceux  qu'il  veut  enchaî- 
ner à  son  char  ;  mais,  dès  qu'il  a  triom- 
phé ,  il  devient  plus  calme ,  plus  humble 
que  lie  l'était    la  raison  qu'il  vient  de  sou- 


AUX    DEUX    SEXES.  3l3 

mettre  :  c'est  un  conquérant  modeste  après 
la  victoire. 

Pour  l'Hymen,  je  suis  tenté  de  le  croire 
fils  de  la  Dissimulation.  Veut-il  amener  les 
humains  à  ses  autels,  il  sait  les  y  conduire 
par  des  sentiers  fleuris  ;  sa  voix  est  douce, 
son  geste  mesuré  ,  sa  démarche  timide  ; 
Protée  complaisant,  il  adopte  vos  goûts, 
professe  vos  opinions,  revêt  vos  couleurs, 
et  fait  ,  en  apparence ,  le  sacrifice  de  ses 
propres  passions  ;  mais  aussitôt  que  le  oui 
solennel  est  prononcé  ,  il  brise  le  joug  qu'il 
s'était  imposé ,  bannit  à  jamais  la  contrainte, 
et  se  montre  aussi  impérieux  qu'il  avait 
paru  d'abord  soumis. 

C'est  aux  feux  qui  s'échappent  de  deux 
beaux  yeux  que  l'Amour  allume  son  flam- 
beau; c'esl  aux  autels  de  Plutus  que  l'Hy- 
men emprunte  le  plus  ordinairement  sa 
flamme.  L'Amour,  tant  qu'il  peut  se  fixer 
après  son  triomphe ,  est  prévenant,  affable, 
caressant ,  souvent ,  à  la  vérité,  par  égard 
plus  que  par  sentiment  ;  l'Hymen^  au  con- 
traire, après  le  beau  jour  de  l'alliance,  est 

«4 


3r4  AVIS    AUX    DEUX    5FXES. 

bourru-,  grondeUr,  exigeant,  soupçon- 
neux. Au  bout  d'une  carrière  plus  ou 
moins  courte  ,  l'Amour  voit  son  flambeau 
s'éteindre  sur  le  sein  refroidi  de  la  jouis- 
sance ;  le  flambeau  de  l'Hymen  ne  s'éteint 
point;  mais,  remis  atix  mains  de  l'indiffé- 
rèïice  ,  il  ne  laisse  plus  échapper  que  de 
rares  étincelles,  et  sa  lueur  mourante  suffît 
à  peine  pour  garantir  le  dieu,  des  écueils 
nombreux  qu'il  rencontre  à  chaque  pas. 
Enfin,  l'Amour,  dégagé  de  ses  liens  fragi- 
les ,  sourit  en  préparant  ses  ailes  ;  tandis 
que  FHymen,  accablé  du  poids  de  ses  chaî- 
nes ,  soupire  en  songeant  qu'il  ne  peut 
s'envoler. 


iq>;  -Oii  ;j 


MADEMOISELLE   ARRHENS,  CtC.        3l5 

MADEMOISELLE   ARRHENS 
ET  MADAME    BÉBÉ. 

(  Mai.  ) 

Il  est  des  jours  dans  la  vie  où  il  faut  ap- 
pliquer le  qiie  sais-je  de  Montaigne  à 
tout  ce  qu'on  fera,  à  tout  ce  qu'on  dira , 
à  tout  ce  qu'on  pensera  dans  le  cours 
d'une  soirée  ;  on  n'a  point  de  volon- 
tés ,  point  de  désirs,  point  de  projets; 
fixes  ;  les  facultés  de  l'âme  sont ,  en  quel- 
que sorte ,  suspendues ,  et  le  corps  devient 
le  jouet  du  hasard.  Ce  laisser-aller,  qui 
naît  ordinairement  de  l'ennui  ,  est  plus 
dangereux  qu'on  ne  pense  ;  n'avoir  rien  à 
faire  est  souvent  ,  à  mon  avis  ,  une  raison 
pour  qu'on  fasse  mal  :  je  ne  prétends  pas 
toutefois ,  présenter  cette  proposition  com- 
me une  vérité  incontestable;  mais  je  sou- 
tiendrais volontiers  qu'il  y  a  plus  à  parier 
pour  la  règle  que  pour  les  exceptions. 


3l6  MADEMOISELLE    ARRHENS 

J'étais  sorti  jeudi  soir  entièrement  livré 
au  vague  moral  que  je  viens  de  signaler; 
je  suivais  les  rues  dans  leur  direction  lon- 
gitudinale, parce  que  Tinstinct  ,  qui  seul 
me  guidait  ce  jour- là,  voulait  que  je 
marchasse  ainsi  ;  du  reste,  j'étais  précisé- 
ment dans  la  situation  où  se  trouvait  le 
voyageur  Sterne  lorsqu'il  se  cassa  le  nez 
contre  la  porte  d'une  remise. 

Mon  Lutin  n'était  point  avec  moi;  mais 
je  ne  tardai  pas  à  m'apercevoir  que  son 
esprit  me  gouvernait:  je  ne  sais  quelle 
tendance  peccante  s'empara  tout  à  coup 
de  mes  sens;  j'avais  acquis  en  un  moment 
assez  de  force  pour  faillir,  et  malheureu- 
sement ma  raison  n'avait  point  encore  re- 
couvré cette  puissance  défensive  que  tout 
homme  à  principes  oppose  aux  écarts  de 
son  imagination.  En  un  mot,  je  me  sen- 
tais exposé  à  grossir  le  recueil  des  faiblesses 
humaines  ,  lorsqu'au  coin  de  la  rue  de 
Richelieu  et  du  boulevart ,  quelqu'un  sai- 
sit mon  bras  droit ,  et ,  n'éprouvant  aucune 
opposition  de  ma  part  ,   me  guida  le  long 


ET    MADAME    BIÎCÉ.  Siy 

d'un  corridor  qu'éclairait  à  peine  un  quin- 
quet  fixé  à  la  muraille,  lequel  corridor 
aboutissait  à  un  petit  escalier,  qu'on  me 
fit  monter  mystérieusement.  L'heure,  le 
quartier  ,  le  silence  de  la  personne  qui  me 
conduisait ,  tout  m'autorisait  à  me  croire, 
comme  Détieulette-de^ia  Gageure  impré- 
vue ,  destin^  aux  grandes  aventures.  Une 
circonstance,  cependant ,  me  causait  quel- 
que surprise,  mêlée,  je  l'avoue  ,  d'un  peu 
d'inquiétude,  c'est  que  mon  guide  était, 
un  homme.  Il  frappa  à  une  petite  porte 
d'entresol,  que  vint  ouvrir  une  espèce  de 
soubrette  fort  appétissante,  ce  qui  ne  laissa 
pas  de  me  rassurer;  et,  ayant  été  introduit 
dans  un  salon  très-éclairé  ,  j'y  reconnus 
mademoiselle  An^hens  ,  ce  qui  me  rendit 
toute  ma  sécurité.  A  l'aspect  d'une  femme 
de  taille  à  servir  dans  les  gardes  du  corps 
et  d'une  monstrueuse  corpulence,  je  n'avais 
pu  méconnaître  l'Allemande  extraordinaire 
à  laquelle  les  journaux  ont  accordé  quel- 
ques pouces  de  trop ,  en  lui  donnant  six 
pieds  d'Allemagne,  mais  dont  ils  ont  dissi- 


3l8  MADEMOISELLE    ARRHFNS 

rnulé  le  véritable  poids,  en  ne  lui  tenant 
compte  que  de  quatre  quintaux  et  demi 
d'appas.  Mademoiselle  Arrhens  ,  qui  veut 
satisfaire  en  conscience  la  curiosité  des 
amateurs  ,  me  pria  d'examiner  avec  atten- 
tion toutes  les  parties  de  son  massif  indivi- 
du; et,  d'après  une  évaluation  dont  je  ga- 
rantis l'exactitude  ,  je  puis  assurer  qu'elle 
ne  pèse  pas  moins  de  54©  livres. 

Malgré  le  volume  presque  inouï  de  ses 
charmes,  cette  demoiselle  souffre,  sans  en 
craindre   le   résultat ,    la    vérification   du 
toucher;   et  sa  gorge,    particulièrement, 
sur  laquelle  Paul  et  mademoiselle  Fanny 
Bias  danseraient  à  l'aise  un  pas  de  deux, 
leur  offrirait  un  théâtre  plus  élastique  que 
mobile.  La  Vénus  du  grand  duché  d'Ol- 
dembourg  accuse  dix-neuf  printemps  :  ce 
serait  peut-être    hasarder  beaucoup    que 
d'affirmer  qu'elle  ne  donne  pas  à  son  acte 
de  naissance  un  démenti  de  cinq  ans  ;  mais, 
s'il  en  est  ainsi  ,  sa  figure  est  complice  de 
la  fraude.  Mademoiselle  Arrhens  est  fraîche  ; 
on  pourrait  même  la  trouver  jolie,  si  dame 


ET    MADAME    BEBiî.  3l9 

nature  n'eût  pas,<lepuis  long-temps,  ense- 
veli sous  up,  excessif  embonpoint  les  grâces 
qu'elle  avait  primitivement  répandues  sur 
son  visage,  QÙ  l'on  n'^n  yetrpuy^  plus  quç 
le  coloris.  . 

Tandis  qiie  je  m'entretenais  avec  ma- 
demoiselle Arrhens ,  qui  parle  notre  lan- 
gue! a  v-^c  quelque  facilité,  il  était  survenu 
quatre  jeunes  gens,  qu'elle  ne  laissa  pas 
sortir  sans  leur  avoir  prpuvé ,  comme  à 
moi,  qu'un  ruban  dans  le  cçrcl«  duquel 
noua  étions  contenue  tous  cir>q,  iétait  d'un 
pi^d  trop  court  pour  eaçein4v^  *oa,  eoji?|>^, 
à  la  naissance  du  fémur. 

Ainsi  finit  cette  visite,  dont  les  antécé^ 
dens  promettaient  uiie  tout  autre  conclu-» 
sion.  Je  riais  de  bon  cœur,  en  desce^idaii^ 
l'escalier,  de.  l'émotion  que  j'avais  ressiciv» 
tie  en  le  montant,  et  je  répétai  tout  bas, 
avec  un  peu  de  honte  :  D'honneur,  je  me. 
croyais  destiné  aux  grandes  aventures. 

Au  moment  où  je  venais  d'admirer  ua 
véritable  phénomène  d'obésité,  il  me  pa- 
rut plaisant    de   franchir  l'espace   qui  U 


3yO  MADEMOISELLE    ARRHENS 

séparait  de  l'extrême  opposé,  c'est-à  dire, 
de  madame  Bébé^  chef-d'œuvre  de  créa- 
tion dont  l'amour  eut,  il  y  a  quelque 
soixante  ans ,  le  caprice  de  réunir  tous  les 
charmes  dans  une  taille  de  trente-trois 
pouces.  «  M.  Comte ,  me  disais-je  en  me 
rendant  à  son  théâtre  oia  l'on  admire  cette 
beauté  d'échantillon,  est  incontestable- 
ment un  grand  sorcier,  et  je  ne  veux,  pour 
preuve  de  son  habileté ,  que  l'art  avec  le- 
quel il  fait  passer  l'argent  de  nos  poches 
dans  la  sienne.  Ah!  pourquoi  n'a-t-il  pas 
appris  ce  tour-là  aux  bons  alliés  qui,  l'an 
dernier,  vidaient  encore  si  gauchement 
nos  trésors  ;  nous  aurions  ri ,  peut-être,  en 
voyant  escamoter  avec  subtilité  une  mus- 
cade annuelle  de  3oo  millions  ;  tandis  que 
nous  avons  été  contraints ,  souvent ,  à  ve- 
nir nous  consoler  des  lourdes  expériences 
de  ces  messieurs  aux  récréations  subtiles 
de  M.  Comte.  Quelle  perte,  pourtant,  les 
sciences  auraient  faite  si  ces  brutaux 
d'Helvétifens  eussent,  comme  ils  en  avaient 
conçu   le   projet,  jeté  dans   un  four  en- 


ET     MADAME    BÉBÉ.  321 

ammé  le  physicien  du  roi  de  France;  les 
arbares!  ils  n'avaient  seulement  pas  l'idée 
e  ce  qu'ils  auraient  pu  faire  d'un  sorcier 
3ti,  et  cependant  ils  nous  privaient  du 
lus  célèbre  enchanteur  que  l'Europe  ait 
ossédé  depuis  Merlin;  heureusement, 
ous  en  avons  été  quittes  pour  la  peur.  » 

L'affluence  était  si  grande  au  spectacle 
e  l'hôtel  des  Fermes,  que  j'eus  beaucoup 
e  peine  à  parvenir  au  corridor  des  pre- 
lières  loges  ;  je  le  suivis  en  marchant  de 
Slé,  par  la  raison  péremptoire  qu'on  ne 
sut  y  circuler  de  face,  et  j'allai  me  pla- 

r  dans  une  prétendue  baignoire,  d'où 
espérai  voir  à  mon  aise  madame  Bébé. 

Après  un  discours  plus  verbeux  qu'utile, 
ue  M.  Comte  improvise  depuis  deux 
lois ,  il  fit  apporter  sur  la  scène  une  an- 
enne  niche ,  que  je  crus  reconnaître 
our  l'avoir  vue  chez  un  revendeur  de  la 
xe  Chapon,  mais  qui  reparaissait  sous  la 
ésignation  po'nipeiisc  dliàtel  Bébé;  la 
orte  s'ouvrit ,  et  l'héroïne  de  trente-trois 


3^2  M\DEM01SFLIT.    ARFHENS 

pouces  parut  à  nos  yeux  moins  cliarméi 
que  surpris. 

Si  Ton  ne  se  fait  pas  une  idée  suffisam- 
ment séduisante  d'un  être  dans  la  formation 
duquel  la  nature  s'est  plu  à  violer  toutes 
les  proportions  qu'elle  s'impose  ordinaire- 
ment ,  on  peut  se  figurer  le  charme   que 
prête,  par  surabondance ,  à  cette  créature 
un  visage  où  sont  empreintes  les  traces  de 
soixante-treize  hivers.  Qu'on  ajoute  à  cehi 
ime  voix  rauque,   un  patois  inintelligible.! 
une  démarche  semblable  à  celle  d'un  c» 
nard,  et  l'on  aura  le  portrait  fidèle  de  hi 
beauté  qui  fut ,  dit-on ,  fiancée  au  nain  di  ( 
roi  Stanislas.  Je  terminerai  cet  article  pan 
un  épisode  des  amours  de  ce  couple  inté-i 
ressant,  qui  m'a  été  raconté  au  spectacle 
même  de  M.  Comte;  je  le   donne  commet 
on  me  l'a  donné ,  sans  le  garantir,  ! 

Le  nain  amoureux  s'était  ménagé  m,  ] 
entretien  avec  Bébé  dans  la  cour  d'um  i 
poste  aux  chevaux,  où  le  roi  de  Pologne  i 
devait  relayer;  fidèle  à  la  promesse  qu'elles 
avait  faite  de  se  trouver  au  rendez-vous,  h  i 


ET    MADAME    BÉBÉ.  3^3 

elle  y  fut  arrivée  la  première,  et  son  amant 

int  bientôt  la  rejoindre.  Je  ne  sais  jus- 

u'à  quel  point  cette  entrevue  se  rattache 

u  titre  de  madame  que  l'on  donne  à  Bébé, 

uoiqu'elle  n'ait  jamais  été  mariée;   mais 

histoire  rapporte  que  ni  l'un  ni  l'autre  des 

mans  ne  jouissait  de  sa  présence  d'esprit, 

Jisqu'une   personne  tierce,  apostée  pour 

uppléer  à  celle  de  l'amante ,  vint  en  toute 

lâte  la  prévenir  que  sa  majesté  polonaise, 

[ui  cherchait  son  nain,  était  à  dix  pas  de 

à.    Il   n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre 

)our  sauver  l'honneur  de  Bébé,  et  cepen- 

îant  aucune  issue  dérobée  ne  favorisait  sa 

e traite....  Comment  faire?  Déjà  la  voix  du 

01  retentissait  dans  la  cour;  les  délinquans 

illaient  être    découverts Soudain    les 

(c  ux  de  leur  confidente  s'arrêtent  sur  les 
joltes  d'un  postillon  qui  se  trouvaient  à 
proximité....  La  victoire  est  à  nous,  s'é- 
:iie-t-elle,  et  sans  perdre  plus  d'instans  à 
discourir,  elle  retourne  lestement  les  bottes 
àui  les  deux  amans,  et  les  dérobe  ainsi  aux 
regards  de  Stanisias. 


324       MADEMOISELLE    ARRHENS  ,    ClC. 

On  voit  qu'il  était  dans  la  destinée  de 
madame  Bébé  d'être  escamotée  ;  elle  le  fut 
à  cette  époque  par  l'amitié;  elle  l'est  au- 
jourd'hui par  l'intérêt ,  et  c'est  le  public 
qui  sert  de  compère  à  ce  dernier. 


MADAME   MANZOW  A  PARIS.  32  5 

MADAME  MANZON  A  PARIS. 

(  Juin.  ) 

j\mour  de  la  réputation  ne  ressemble 
as  mal  à  cette  vanité  que  Théophraste 
éfmit  «  une  passion  inquiète  de  se  faire 
aloir  par  les  plus  petites  choses,  ou  de 
ïiercher  dans  les  sujets  les  plus  frivoles 
n  nom  et  de  la  distinction.  »  Passe  encore 
3ur  les  petites  choses  et  les  sujets  fri- 
oles;  mais  ,  en  général,  ceux  qui  recher- 
lent  la  réputation  avec  ardeur  veulent 
obtenir  à  quelque  prix  que  ce  soiti  Té- 
lom  ce  fou  qui ,  n'ayant  pu  réussir  autre- 
lent  à  s'illustrer,  fit  brûler  le  temple  de 
>iane ,  à  Ephèse ,  afin  de  faire  parvenir 
jn  nom  à  la  postérité ,  sans  vouloir  pres- 
3ntir  que  ce  serait  le  mépris  qui  se  char- 
erait  de  l'y  transmettre.  Il  y  a  loin,  sans 
oute ,  sous  ce  rapport ,  d'Erostrate  à  ma- 
ame  Manzon;  cependant,  il  faut  en  con- 


SaG  MADABIE    MANZON 

venir,  et  j'en  suis  fâché  pour  rhéroïne  di 
Rodés,  on  trouve  un  petit  point  de  com 
paraison  entre  le  mobile  de  sa  conduite  et 
celui  qui  fit  agir  l'Ephésien.  Il  a  voulu  se* 
faire  une  réputation,  elle  a  voulu  prolon- 
ger la  sienne:  c'est  par  un  crime  qu'il  est 
arrivé  à  son  but,  c'est  à  l'aide  d'une  sim- 
ple folie  qu'elle   a  touché  le   sien.  Cette 
folie  (le  madame  Tvlanzon,  c'est  d'être  ve- 
nue à  Paris  afficher  un  renom  qu'elle  de- 
vait tâcher  de  faire  oublier.  Actrice  inno- 
cente ,  il  est  vrai,  mais  actrice  enfin,  dans 
le  drame  sanglant  à  la  narration  duquel 
l'Europe  a  frémi ,  lui  convenait-il  de  sou- 
lever le  rideau  étendu  sur  les  scènes  atroces 
oîi  eHe  a  figuré  ;  et  ne  devait-elle  pas  plu-  r 
tôt  renoncer  à  une  célébrité   acquise  au  r 
prix  de  la  seule  réputation  convenable  à  r 
son  sexe ,  celle  qui  consiste  à  n'avoir  point }' 
de  renommée  (i).  Ah!  pourquoi  ne  s'est- P 


(r)  Cette  vérité'  peut  ressembler  à  un  paradoxe; 
mais  il  est  plus  facile  de  la  nier  que  de  la  combattre 
avec  succès.  fft 


A    PA  RIS.  827 

e  pas  rappelé  ces  vers   de  Gresset,  dont 
pplication  lui  convenait  si  bien  : 

«  Heureux  qui,  dans  la  paix  secrète 
»  D'une  libre  et  sûre  retraite, 
»  Vit  ignoré ,  content  de  peu  ; 
»  Et  qui  ne  se  voit  point  sans  cesse 
»  Jouet  de  l'aveugle  déesse, 
»  Et  dupe  de  l'aveugle  dieu..  » 

Il  me  semble  voir  d'ici  Thumble  de- 
ure  ombragée  d'aunes  et  de  sycomores, 
madame  Manzon,  revenue  des  vanités 
m  monde  corrupteur,  devait ,  dans  mon 
tème,  épancher  le  reste  de  sa  vie,  en- 
la  nature,  le  devoir  et  l'oubli.  Là, 
istraite  au  joug  des  passions ,  les  orages 
âlans  de  l'été  lui  eussent  rappelé  sans 
>uble  les  élans  de  son  imagination  désor- 
lis  calmée  ;  et  les  autans  ,  fils  des  hivers , 
frappant  à  coups  redoublés  les  arbres 
voisinage ,  eussent  formé  le  plus  heu- 
IX  contraste  avec  la  -pa'ix  de  son  âme.  Je 
vois  usant  les  longues  soirées  de  janvier 
a  lueur  d'une  lampe  dont  l'albâtre  tem- 
re  t'éclat ,  et  «u  bruit  monotone  de  la 


328  MADAME    M  AN  Z  ON 

pluie  et  du  vent.  Je  suis  la  marche  incer-^ 
taine  des    souvenirs    qui  l'occupent  :    unk 
sourire  dédaigneux  est  venu  mourir  sur  sa 
bouche ,  à  la  brève  station  que  sa  mémoire 
a  faite  sur  l'un  des  cercles  brillans  où  son^ 
amour-propre  s'enivrait  de  l'encens  qu'on 
brûlait  pour  elle;  une  larme  a  mouillé  sa 
paupière  au  souvenir  d'une  faiblesse   qui 
lui  rappelle  un  plaisir....  Madame  Manzon, 
se  lève;  elle  se  promène  à  grands  pas  dam. 
sa  chambre....  Peut-être  n'a-t-elle  pas  en-, 
core  acquis  assez  de  force  contre  l'empirt 
de   ses  sens;  mais  plus  il  est  difficile  de 
vaincre,  plus  la  victoire  sera  glorieuse. 

«  Voilà  qui  serait  digne  d'un  roman  pas 
toral,  dit  Azédor  qui,  s'étant  placé  derrièn 
mon  fauteuil,  avait  suivi  ce  qu'on  vien 
de  lire,  tandis  que  je  le  traçais.  Mais,  outn 
que  les  gens  disposés  à  se  consoler  avec  le^ 
loups  de  la  méchanceté  des  hommes  son, 
devenus  assez  rares,  madame  Manzon  er 
mite  eut  à  peine,  durant  vingt  années  d 
retraite  ,  recueilli  une  somme  d'estime  su. 
usante  pour  compenser  les  dégoûts  qu'ell 


A  PARIS.  Sag 

fut  imposés;  or,  que  lui  serait-il  resté 

cette    estime  pour  racheter   les  pecca- 

lles  de  sa  jeunesse.  Bien  mieux  inspirée  , 

e  a  pris  le  parti  d'exploiter  une  réputa- 

>n    que  le   ciel    n'envoie  pas   à  tout    le 

Dnde  ;  et  le  moyen  qu'elle  a  mis  en  usage 

:  vraiment  curieux.  Nous  y  viendrons. 

»  Je  traversais  le  Carrousel   lorsque   la 

yageuse  célèbre  est  descendue  a  l'hôtel 

Nantes  ,  d'où  elle  avait  résolu  de  diri- 

r  ses  batteries  sur  la  curiosité  parisienne  : 

iscrivis  son  adresse  sur  mon  album,  et  le 

lidemain,  avant  neuf  heures,  j'étais  tapi 

(jns  l'alcove  oii  reposaient  ses  charmes  mé- 

lionaux.  Elle  dormait  encore  au  moment 

je  pris  possession  de  ce  poste:  un  songe 

raissait  l'agiter;    je  pouvais  en  deviner 

sens';  j'aimai  mieux  l'interpréter  à  l'aide 

soulèvement  précipité  que  l'oppressioix 

son  sein  communiquait  à  la  toile  qui  me 

dérobait.  Enfin,  madame  Manzon  ouvrit 

1  v«ux  ;   je  saisis  alors    tous   les   détails 

xne  des  figures  les  plus  expressives  que 

ic  vues  depuis  que  j'iiabite  la  terre;  et, 

»4* 


33o  MADAME    MANZON 

tout  en  convenant  ,  à  part  moi  ,  que  rien 
n'était  moins  régulier,  je  demeurai  con- 
vaincu qu'il  était  difficile  de  trouver  quel- 
que cliose  de  plus  séduisant.  Chacun  des 
traits  qui  m'étaient  offerts  me  parut  un  res- 
sort propre  à  mettre  en  jeu  les  grandes 
passions;  mais  aussi  chacun  d'eux,  à  mon 
avis,  attestait  leur  passage.  «  Il  est  impos- 
sible ,  me  dis-je ,  que  l'amour  ne  soit  pas 
parti  de  ces  yeux-là  ;  il  est  impossible  qu'il 
ne  soit  pas  venu  s'y  réfléchir.  » 

»  Tu  n'attends  pas  ,  sans  doute,  le  récit 
du  lever  de  l'intéressante  Rhodésienne  :  je  ' 
suis  trop  habitué  aux   petits  détails  clan-  ' 
destins  qui  remplissent  la  matinée  d'une  < 
jolie  femme    pour  m'en  être  occupé  âaniU 
cette  circonstance;  seulement,  à  l'aspedM^ 
des  formes  les  plus  gracieuses ,  je  pris  note 
en   passant    que    le    fameux  pantalon  dt 
nankin  devait  aller   fort  bien   à  madame  ; 
Manzon.     L'intéressant    pour    moi    étai 
^'être  fixé  sur  les   motifs  de  son  vcryagi  " 
(car  ,  tout  diable  que  je  suis  ,  je  n'obtieni .?' 
pas  toujours  du  destin  ,  aussi  bizarre  dan; 


A    PAHIS.  33 1 

ses  décrets  que  dans  le  choix  de  ses  favo- 
ris ,  la  permission  de  pénétrer  les  projets 
des  humains).  J'avais  aperçu  des  papiers 
sur  une  table;  je  m'en  saisis,  et,  après 
les  avoir  parcourus  ,  je  fus  initié  au  secret 
de  notre  héroïne. 

»  Le  premier  document  qui  me  tomba 
sous  la  main  était  un  cahier  assez  volu- 
mineux ,  où  je  ne  lus  pas  sans  surprise  le 
démenti  formel  d'une  bonne  partie  des 
faits  positifs ,  avérés  ,  incontestables  que 
madame  Manzon  a  fait  connaître  à  l'Eu- 
rope ,  par  l'entremise  du  libraire  Pillet.  Je 
ne  voyais  pas  une  grande  difficulté  à  dé- 
clarer que  ce  premier  mémoire  ,  annon- 
cé ,  dans  le  temps ,  comme  un  petit  chef- 
d'œuvre  de  véracité ,  ne  contenait  pas 
l'ombre  d'une  vérité  :  maître  Pillet  a  sous 
Ja  main  d'habiles  fabricans  de  préfaces  qui 
^vent  vous  prouver  ,  par  a  plus  b ,  que , 
•lorsqu'ils  ont  annoncé  telle  brochure  com- 
me excellente^  ils  entendaient  bien  dire 
qu'elle  était  détestable  ;  mais  il  me  parais- 
sait moins  facile  de  trouver  le  débit  d^iui 


332  MADAME    MAKZOW 

second  ouvrage  sur  une  matière  qui ,  de- 
puis long-temps,  n'inspire  plus  d'intérêt. 
Je  changeai  bientôt  d'opinion  en  lisant  une 
espèce  d'instruction  que  madame  Manzon 
a  rédigée  pour  sa  gouverne  ,  et  dont  voici 
les  principales  dispositions.  » 

«  Je  me  rends  à  Paris  le  plus  secrète- 
ment possible ,  et  je  ne  confie  mon  arrivée 
qu'aux  vingt  journaux  quotidiens  qui  se 
publient  dans  cette  capitale. 

»  Je  mets  en  ordre  mon  second  mé- 
moire ,  et  je  le  fais  imprimer. 

ji  Jusqu'à  ce  qu'il  soit  en  circulation , 
je  me  fais  annoncer  partout,  afin  d'éveiller 
l'attention  publique  ;  mais  je  ne  me  montre 
nulle  part ,  pour  ne  pas  émousser  gratuite- 
ment la  curiosité. 

»  J'ai  pris  la  résolution  de  vendre  moi- 
même  mon  ouvrage;  ce  qui,  à  l'avantage 
d'en  assurer  le  débit ,  réunira  celui  de  me  k 
dispenser  des  remises  ordinaires  et  extraor- 
dinaires exigées  par  messieurs  les  libraires, 
lesquels  ne   laissent  pas   aux  auteurs   le 


A    PA.R1S.  333 

oindre    profit    pour   accompagner    leur 
oire ,  ou  pour  diminuer  leur  honte. 
»  Le  prix  de  mon  mémoire  est   fixé  a 
^  francs ^  et  ce  n'est  pas  cher,  en  raison 
s  commentaires  verbaux ,  plus  ou  moins 
ngs  que  j'y  ajouterai. 
))  Mais ,  comme  il  est  important  que  je 
;  sois  pas  dupe  de  la  flânerie  parisienne  , 
durée  de  ma  présence  sera  toujours  cai- 
llée sur  l'importance  des  achats  qui  me 
ront  faits. 

»  Les  livraisons  auront  lieu  à  mon  do- 
icile  ou  à  celui  des  acheteurs ,  confor- 
ément  aux  conditions  spécifiées  dans  le 
rif  suivant  : 

]he2  moi ,  5  minutes  de  présence.  .  .      i  Exemplaire  ; 

\d.  lO  minutes n.  id. 

Id.  un  quart  d'heure,  et  commentaire 
de  4*.  classe "i  id. 

Id.  de  20  à  aS  minutes,  ayec  commen- 
taire de  Z".  classe.   .   , ^  id, 

fd.  de  3o  à  40  minutes,  commentaire 
de  2<=.  classe 5  id.. 

Id.  de  40  à  60  minutes,  commentaire 

de  irc.  classe 6  id. 

En  ville,  ayec  commentaire  de  Tune  ou 


334         MADAME    MANZON    A    PARIS. 

l'autre  classe,  une  heure  de  présence.     7  Excmpl. 

Idi  dans  un  cercle ,  une  soirée  entière.     8  id. 

Id,  chez  une  dame  seule,  eu  égard  k 
tout  ce  qu'il  faudra  dire,  et ,  qui  pis 
est ,  entendre.   .   .   .   • 9  "^• 

Id.  chez  un  monsieur  seul,  vu  le  dan- 
ger de  la  situation 10  id.  «        ' 

»  Je  tournai  vivement  le  feuillet;  mais 
le  tarif  finissait  là.  On  assure  que  madame 
Manzon  a  conçu  depuis  des  articles  addi- 
tionnels; mais,  comme  je  ne  puis  garantii 
ce  fait,y(e  m'abstiens  dans  le  doute.  » 


m 
elle 


LES    EAUX    r>E    CARLSBAD,  etC.       335 


LES   EAUX   DE    CARLSBAD, 

OU  LE  CONGRÈS  MÉDICAL. 

(  Juin.  ) 

«(Je  savais  bien,  moi  qui  connais  l'Alle- 
magne depuis  Wismar  jusqu'à  Brixen,  de 
■'embouchure  du  Danube  au  cours  du 
■Rhin,  de  Memel  à  Freybourg,  et  des 
bouches  de  l'Elbe  aux  Alpes  Carniques; 
je  savais  bien,  dis-je,  que  la  petite  ville 
de  Carlsbad^  dont  les  eaux  minérales  jouis- 
sent d'une  faible  réputation,  est  située  en 
Bohème,  sur  la  rivière  de  l'Eger,  et  non 
loin  des  montagnes  dites  d'Erzgebug,  qui 
séparent  la  monarchie  autrichienne  de  la 
Saxe.  Je  savais  aussi  que  les  médecins  alle- 
mands envoient  et  quelquefois  accompa- 
gnent à  Carlsbad  les  grands  seigneurs 
chez  lesquels  ils  remarquent  en  même 
temps  pléthore  financière  et  débilité  céré- 


336       LES    EAUX    DECARLSBAD, 

brale.  Je  savais  encore  que  ces  voyages 
ont,  comme  ceux  de  Baréges,  de  Néry,  du 
Mont-d'Or,  l'avantage  de  mettre  souvent 
un  terme  à  la  longue  stérilité  des  unions 
conjugales  :  résultat  qu'il  faut  bien  se 
garder  d'attribuer  aux  relations  intimes 
qui  s'établissent  entre  les  baigneurs,  mais 
dont  on  doit  faire  honneur  à  la  vertu  des 
eaux.  Je  savais  enfin  que  certains  cheva- 
liers, qui  ne  sont  pas  du  saint  empire,  arri- 
vent à  Carlsbad  en  guêtres ,  par  le  coche , 
et  trouvent  le  moyen  d'en  repartir  dans  de 
bons  équipages ,  grâce  à  la  transmigration 
des  ducats,  des  frédérics ,  des  impériales, 
sur  lesquels  ces  messieurs  exercent  une 
puissance  attractive,  infaillible.  Mais  tout 
cela  ne  suffît  pas  pour  m'expliquer  la  vo- 
gue qu'a  soudain  acquise  le  nom  de  Carls- 
bad, que  j'entends  prononcer  partout, 
avec  enthousiasme  par  ceux-ci,  avec  colère 
par  ceux-là.  Apprenez-moi,  mon  cher  Azé-  1"^ 
dor,  comment  une  bicoque ,  que  recom- 
mande à  peine  la  guérison  de  quelques 
rhumatismes,  peut  intéresser   aujourd'hui 


ou   LE    CONGRÈS   MÉDICAL.        33j 

des  miniers  de  Fiançais  qui  vivent  à  trois 
:ents  lieues  du  pays  où  elle  est  située  ?  Il 
f  a  certainement  dans  cette  célébrité  une 
àrconstance  occulte,  sur  laquelle  bronche 
na  pénétration;  et,  à  son  défaut,  j'inter- 
oge  la  vôtre.  » 

Tel  est  le  discours  que  j'adressai ,  il  y  a 
irois  jours,  à  mon  Lutin  ,  dans  la  grande 
liée  du  Luxembourg  où  il  m'avait  rejoint 
andis  que  je  parcourais  les  journaux,  qui 
éjà  m'avaient  offert  cent  fois  le  mot  à  la 
iliode.  Azédor  s'est  empressé  de  me  répon- 
re  :  «  N'accuse  pas  ta  perspicacité  d'une 
^norance  que  beaucoup  d'honnêtes  gens 
artagent  avec  toi,  et  de  laquelle ,  quoique 
iable,  je  ne  suis  sorti  que  par  l'aide  de 
ion  ami  intirhe,  le  lutin  des  publicistes, 
ui ,    lui-même ,    n'a   sur  le    mystère  de 
'.arlsbad  que  des  données  générales.  Ce- 
endant  je  me  suis  mis,  autant  que  pos- 
ble,  en  mesure  de  raisonner  à  vue  de 
ays  sur  un  sujet  dont,  comme  tu  le  dis, 
but  le  monde  s'entretient,  mais  vagua- 
ient, maiâ  sans  autre  guide  moral  que 

i5 


338       LES    EAUX    DE    CARLSBAD, 

l'espérance  ou  la  crainte.  C'est  avec  peine 
que  j'ai  décidé  mon  ami  à  me  donner  des 
instructions  dont  il  réservait  la  priorité  à 
son  favori  l'abbé  de  Pradt,  publiciste-pro- 
phète ,  de  qui  l'ardente  imagination  est 
prête  à  tirer  des  conséquences  d'une  ma- 
tière encore  douteuse  sous  la  forme  d'une 
simple  proposition.  Toutefois  mes  droits 
ont  prévalu ,  parce  qu'il  fallait  nécessaire- 
ment qu'un  diable  l'emportât  sur  un 
homme ,  bien  que  cet  homme  ait  le  diable 
au  corps, 

»  Tu  sauras  donc,  ou  plutôt  tu  sais  déjà, 
que   quelques  nations ,  en  tête  desquelles 
figure  la  tienne ,  ont  adopté  une  hygiène 
politique   dont  le   corps  social    se  trouve^ 
d'autant  mieux,  qu'elle  consiste  à  lui  pro-. 
curer  tout  ce  qui  peut  réparer  les  pertes 
qu'il  a  faites,   à  lui  assurer  le  libre  exer- 
cice des  facultés  que   la  nature  lui  a  dé-, 
parties  ,  et  à  ne  jamais  affaiblir  sa  consti 
tution  par  le   régime  absolu,   qu'elle  ré- 
pousse.  Plusieurs  peuples ,  malheureuse 
ment  pour  eux ,  n'ont  point  encore  appli- 


ou    LE    COjN' GRÈS  MÉDICAL.        33g 

que  ce  traitement  salutaire  aux  souffrances 
qui  les  consument;  et,   comme   ils  com- 

I  mencent  à    connaître  et   le  mal  et  le  re- 
mède   depuis  que   quelques  docteurs  phi- 
lanthropes ont  publié  leurs  opinions  ,  sous 
la   forme  de   certains   aphorismes  appelés 
journaux^  ils  brûlent  de  secouer  le  joug 
de  \ajhculte  tyrannique  qui  les  gouverne , 
et    qu'ils   veulent  avec  raison  réduire   à 
diriger  leur  régime,  sans  jamais  se  per- 
mettre de  l'imposer.  Or,  c'est  pour  oppo- 
ser une  digue   à   ce  libéral  système  sani- 
taire que  de  prétendus  médecins ,  pénétrés 
des  vieilles  doctrines  dont  la  philosophie 
et    l'expérience    ont    fait    justice    depuis 
long-temps ,  se  réunissent  en  ce  moment  à 

■    Carlsbad,  et  appellent  à  eux,  de  tous  les 

=    coins  de  l'Europe,  les  hommes  qui  profes- 
sent leurs  principes.  «Venez,  s'écrient-ils, 

•    nous  aider  à  maintenir  les  peuples  dans 

il  une  ignorance  complète  de  leur  force,  car 

ils  s'en  serviraient  pour  nous  écraser,  s'ils 

venaient  à  la  deviner  en  même  temps  que 

notre  faiblesse.  N'oublions  pas,  messieurs, 


34o        LES    FAUX    DE    CARLSBAD, 

que  c'est  en  réfrénant  la  vigueur  plé- 
béienne qu'il  nous  sera  possible  de  soute- 
nir notre  pouvoii ,  et  de  perpétuer  ce  prin- 
cipe équitable  :  les  grands  seuls  doivent 
vivre  au  large;  il  est  suffisant  que  les 
communs  (i)  végètent  en  temps  de  paix, 
pour  supporter  les  charges  de  l'état,  et  se 
battent  en  temps  de  guerre,  pour  nous 
procurer  des  honneurs  et  du  profit.  Mais 
arrivez ,  messieurs",  le  mal  gagne  ;  la  né~ 
vrose  (2)  constitutionnelle  envahit  l'Alle- 
magne; bientôl:  les  douches  que  nous  diri- 
geons de  Carlsbad  n'y  pourront  plus 
suffire. 

w  Cependant  les  docteurs  réunis  en  Bo- 
hême mettent  le  temps  à  profit  :  ils  ont  déjà 
préparé  de  larges  férules,  armé  de  pointes 
aiguës,  un  bon  nombre  de  martinets,  et 
trempé  dans  l'acide  acéteux  force  poignées 


(l)  Expression  heureuse  à  laquelle  M.  le  mar- 
quis d'Ecqnevilly  prête  la  signification  de  roturiers. 

{■>)  Névrose,  de'sfgnation  générique  des  maladies 
àe  n*pfs. 


ou    LE    CO>GRj;S   MKDICAL.        S/fl 

de  verges,  objets  qu'ils  vont  r>^pédier  par 
estafette , -pour  la  correction  médicinale  des 
étudians  de  Hall ,  de  Weimar ,  de  Goettin- 
gue ,  qui ,  entre  autres  manies  ,  ont  celle  de 
vouloir  jouir  d'une  honnête  liberté  dans  leur 
pays  ,  pour  l'indépendance  duquel  ils  se 
sont  battus  durant  les  premiers  paroxismes 
de  leur  fièvre  patriotique.  Les  Hippocrates 
en  diplomatie ,  indépendamment  de  ces  to- 
piques favorables ,  vont ,  dit-on  ,  expédier 
aux  recteurs  des  universités  allemandes 
trente  mille  bouteilles  d'une  forte  décoc- 
"tion  des  quatre  semences  froides  ,  qu'ils 
prescriront  aux  étudians ,  pour  toute  bois- 
son ;  ce  qui  ne  laissera  pas  d'amortir  vmpeu 
la  fibre  libérale  de  ces  élèves,  surtout  si  ce 
calmant  est  accompagné  d'une  diète  totale , 
dont  ils  sont  menacés  à  la  moindre  mani- 
festation ccMistitutiomielle  qu'ils  se  permet- 
tront. 

»  Tandis  que  les  régens  ,  sous  la  direc- 
tion des  recteurs  ,  et  avec  l'assistance  d'un 
nombre  rassurant  de  cuistres  gagés  par  la 
faculté  ,  appliqueront  cette  prudente  thé- 


34'-i       LES    EAUX    DE    CARLSBAD, 

rapeutique  dans  les  universités  d'Allema- 
gne ,  le  congrès  médical  ne  restera  pas 
oisif  à  Carlsbad;  il  s'occupera  du  traitement 
que  réclame  (à  son  avis)  cette  France,  qui 
fut  la  première  atteinte  de  la  maladie  main- 
tenant épidémique  des  constitutions.  Le 
docte  aréopage  est  déjà  fixé  sur  les  moyens 
curatifs  qu'il  se  propose  de  prescrire;  les 
voici ,  sous  la  forme  même  de  son  ordon- 
nance. 

»  Eloignez ,  avant  tout ,  du  chevet  de  la 
malade  ,  une  multitude  de  médecins  enti- 
chés d'une  nouvelle  doctrine  d'autant  plus 
dangereuse ,  qu'elle  est  très-séduisante; les- 
quels médecins  se  recrutent  tous  les  ans  , 
en  vertu  d'une  certaine  loi  d'élection  qu'il 
faut  modifier  de  telle  manière,  que  les  faux 
docteurs ,  une  fois  éconduits",  il  ne  soit  ad- 
mis ,  pour  les  remplacer ,  que  des  hommes 
immobiles  dans  la  saine  doctrine  qu'on  pro- 
fessait il  y  a  quarante  ans. 

)>  Interdisez  à  la  malade  le  plus  léger 
exercice  de  ses  facultés  ;  et ,  pour  la  mettre 


ou  LE    COJTGRicS  MÉDICAL.       343 

hors  d'état  de  contrevenir  à  la  présente  or- 
donnance, ayez  soin  de  remplacer,  par  des 
jésuites ,  des  capucins  ,  des  missionnaires , 
les  débris  de  cette  armée  dont  la  vieille  ré- 
putation cause  encore  à  la  malade  des  pal- 
pitations d'un  mauvais  présage. 

»  Comme  l'agitation  morale  peut  rame- 
ner le  transport ,  ne  permettez  pas  à  la 
France  ,  même  convalescente  ,  la  lecture 
des  écrivains  philosophes  ;  car  on  sait 
que  c'est  par  la  faute  de  Voltaire  et  de 
Jfpusseau  que  le  mal  a  été  porté  au  plus 
haut  point  d'intensité.  Comprenez  soigneu- 
sement dans  l'interdiction  tous  les  jour- 
naux périodiques  ,  non  périodiques  et  au- 
tres ,  excepté  toutefois  les  Débats  et  la 
Quotidienne  ,  que  ,  par  sentiment  de  re- 
connaissance ,  nous  recommandons  au  con- 
traire ,  en  qualité  de  somnifères  éprouvés. 

»  Enfin  ,  défendez  expressément  à  la 
malade  l'usage  d'une  invention  diabolique , 
appelée  la  presse  ;  la  liberté  qu'on  lui  lais- 
serait d'en  user ,  ramènerait  tous  les  acci- 


344        LES    EAUX    DE    CARLSBAD, 

dens  que  nous  redoutons  :  on  ne  peut  être 
trop  strict  à  cet  égard. 

»  Au  moyen  de  ce  régime ,  la  France  sera 
bientôt  revenue  à  l'état  sanitaire  où  nous 
la  voulons  voir;  et,  pour  déterminer  sa  gué- 
rison  radicale ,  il  suffira  qu'elle  prenne  ,  à 
petites  doses  ,  souvent  renouvelées  ,  une 
infusion  de  patience  et  de  résignation  , 
édulcorée  avec  du  miel.  Bien  entendu  qu'il 
lui  sera  fait  souvent  d'abondantes  saignées , 
afin  d'éviter  le  retour  de  la  pléthore.  Si, 
néanmoins,  quelques  accidens  se  renouve- 
laient ,  il  faudrait  ordonner  à  la  malade  les 
pilules  d'absinthe  ,  bien  dorées  dans  les 
premiers  temps  ;  mais ,  s'il  y  avait  définiti-  1 
vemezit  rechute ,  on  userait  alors  des  amers 
exotiques,  jusqu'à  parfait  rétablissement.  » 

Telle  est  l'ordonnance  que  le  congrès 
médical  séant  à  Çarlsbad  avait  inédit^e  , 
même  avant  d'y  arriver;  on  ne  devait  p?s 
moins  attendre  des  dpcteurs-dip|omates  de 
la  faculté  germanique.  Il  .paraîtrait  plus 
surprenant  qu'on  pût  trouver  des  médecins 
français  dont  la  dignité  se  ravalât  jusqu'au 


ou    LE   CONGRÈS   MEDICAL       345 

oint  d'apporter  en  France  cetle  humiliante 
rdonnance  ;  on  assure  pourtant  qu'il  doit 
en  présenter....  un.  Quoiqu'il  en  soit,  je 
lis  prêt  à  parier  que  personne  ne  se  pré- 
.ntera  pour  la  feire  exéctiler. 


346  l'ouvrière  de  la  bue  st.-denis, 

L'OUVRIÈRE  DE  LA  RUE  ST.-DENIS, 
OU  L'INCONSTANCE  DE  LA  FORTUNE,  i 

(  Juin.  ) 

«Un  a  (^it  souvent  avec  raison  (c'est  Azé 
dor  [qui  parle  )  qu'il  ne  faut  pas  venir  i 
Paris  contempler  le  lever  de  l'aurore  :  ra- 
rement, même  après  la  plus  belle  nui 
d'été,  elle  y  laisse  apercevoir  ces  doigts  di 
rose  tant  célébrés  par  les  poètes ,  et  le 
parfums  qu'exhalent  les  fleurs  échappée 
de  sa  corbeille  sont  toujours  dénaturés  pai 
les  miasmes  qui  s'élèvent  des  cloaque 
dont  cette  capitale  est  remplie  et  environ 
née.  Aussi  ne  cherché-je  point  le  specta- 
cle imposant  des  premiers  feux  du  joui 
combattant  avec  avantage  l'astre  pâlissan 
des  nuits,  lorsque,  dans  cette  saison,  j« 
parcours  la  ville  entre  cinq  et  six  heure, 
du  malin.  C'est  dans  l'intérêt  de  l'observa, 


ou  l'inconstanci:  ,  etc.  347 
iii  que  ces  courses  matinales  sont  entre- 
'  s:  je  ne  les  termine  jamais  sans  avoir 
e  sur  mes  tablettes  quelques  remarques 
rieuses;  et  souvent  j'y  consigne  des 
ecdotes  piquantes,  parmi  lesquelles 
;ure  avec  distinction  celle  que  j'ai  re- 
eillie  lundi  dernier. 

»  Je  me  disposais  à  traverser  l'extrémité 
périeure  de  la  rue  Saint-Denis,  qu'une 
îs-jolie  femme  d'environ  vingt-huit  ans 
ait  franchir  en  sens  inverse,  lorsqu'une 
osse  diligence,  qui  débouchait  de  la  rue 
)urbon-Villeneuve ,  l'obligea  à  presser 
Uement  sa  marche,  qu'au  terme  du  trajet 
rilleux  qu'elle  venait  de  faire,  elle  tomba 
•esque  sans  connaissance  entre  mes  bras, 
îureusement  ouverts  à  temps  pour  la  re- 
voir. A  sa  pâleur,  moins  qu'aux  palpita- 
ons  hâtées  du  cœur  qui  battait  sous  ma 
ain ,  je  jugeai  qne  cette  belle  personne 
vR\t  été  saisie  d'une  frayeur  extrême;  je 
li  proposai  d'entrer  au  café  voisin,  ce 
u'elle  refusa  d'abord  avec  une  timidité 


348    L'oTJVRiftRF  DE  LA  RUE  ST.-DENIS, 

réelle,   que    vainquit    pourtant   Timposs 
bilité  où  elle  était  de  se  soutenir, 

»  Tandis  que  le  garçon  versait  à  V'mU 
ressante  créature  une  tasse  de  café  qu'el 
consentait  à  prendre ,  je  l'examinai  avi 
attention.  Le  tablier  de  taffetas  noir  qu'el 
portait,  et  dans  la  poche  duquel  j'avi 
entrevu  une  pince  et  un  couteau  à  fris 
les  plumes  ,  m'apprit  que  je  venais  de  s 
courir  la  plus  aimable  ,  peut-être ,  des  o 
vrières  en  fleurs  et  en  plumes  ;  mais  je  : 
sus  comment  concilier  les  signes  non  éqi 
voques  de  sa  profession  avec  la  présen 
d'un  cachemire,  qui,  tout  vieux  qu'il  éta 
n'en  attestait  pas  moins  une  magnificen 
passée  ,  dont  je  brûlais  d'apprendre  l'oi 
gine.  «Vous  regardez  ce  schall,  me  dit 
petite  fleuriste  en  souriant,  il  sied  ass 
mal  à  la  condition  où  vous  me  voyez; 
le  conserve,  toutefois,  comme  le  demi 
gage  d'une  fortune  évanouie ,  dont  le  so 
venir  apporte  encore  plus  de  malaise  da; 
ma  vie  actuelle  que  sa  possession  n'a  pri 
curé  de  bonheur  à  mon  existence  écoulé 


ou  l'inconstance,  etc.      349 

-  Tl  y  a  dans  ce  peu  de  mots,  mademoi- 

m'empressai-je  de  répondre,  un  choix 

l  \|)iessions  qui  prouve  que  cette  fortune 

inouie  était  le  partage  de  votre  rang 

as  doute  des  malheurs...  —  Mon  Dieu, 
n  ,  le  destin  m'a  fait  naître  dans  le  quar- 
r   Saint-Denis,  et  toute  mon  ambition 
bornait  à  mériter  la  première  place  à 
tabli  de  Denevers.  Or,  jugez  si  je  n'avais 
s  raison  d'être  aussi  modeste.  J'ai  porté 
jitimement  un  beau    nom ,  j'ai  joui   de 
Qt   mille    livres    de   rentes,   on  m'a  vu 
nner  le  ton  dans  les  premiers  cercles  de 
>urope;  les  madrigaux,  les  épîtres,   les 
dicaces  ont  jonché  le  tapis  de  mon  bou- 
ir;  et  le  résultat  positif  de  tout  cela, 
îst  que  je  ne  parviendrai  peut-être  ja- 
ais  à  gagner  trois  francs  par  jour  dans 
tat  auquel  j'étais  primitivement  appelée, 
n  des  auteurs  que  je  me  faisais  lire  quel- 
lefois  au  temps  de  ma   grandeur,  a  dit  : 
La  fortune   ne   donne   rien,  elle  ne  fait 
ue    prêter  :   demain,    elle  redemandera 
ses  favoris  ce  qu'elle  semble  leur  prêter 


35o    l'ouvrière  de  la  RLE  ST.-DENIS, 

pour  toujours  (i).  »  Je  lui  ai  fait  un  em- 
prunt; j'ai  rendu. 

»  Une  circonstance  à  peu  près  semblable 
à  celle  qui  me  procure  voire  connaissance 
m'avait  tirée  de  la  vie  obscure  où  je  suis 
rentrée  :  le  20  septembre  18 10,  je  traver- 
sais la  rue  de  Rivoli  pour  aller  voir,  au 
Carrousel ,  une  revue  de  cette  vieille  garde 
dont  le  nom  remplissait  déjà  l'Europe, 
lorsqu'un  groupe  d'officiers  généraux  à 
cheval,  que  je  pouvais  éviter  avec  quelque 
présence  d'esprit ,  m'atteignit  et  m'enve- 
loppa.  Ma  tête  se  perdit....  Je  tombai  sous 
les  pieds  des  chevaux  ;  mais ,  par  un  bon- 
heur qu'on  m'a  dit  depuis  être  assez  fré- 
quent, je  ne  reçus  aucune  blessure,  pas 
même  la  moindre  contusion.  Cependant, 
quand  je  revins  à  moi ,  je  me  trouvai  dans 
une  boutique,  entre  les  bras  d'un  homme 
de  la  plus  élégante  tournure  ,  couvert  de 
broderies,  de  décorations  et  d'armes  écla- 


te 


ev 


•t 


no 


(i)  Publius  Sj-rus, 


R 


ti: 


ou  l'inconstance,  etc.     35i 
imtes.  Il  était  entouré  de  domestiques  en 
vrée,  auxquels  il  paraissait  avoir  donné 
lusieurs  ordres  successifs  à  mon  égard,  et 
ui  semblaient  en  attendre  de  nouveaux, 
aperçus  aussi    un  médecin.   «Eh  bien! 
lademoiselle,  me  dit  le  personnage  im- 
ortant ,     comment    vous     trouvez-vous? 
-  Mais,  monsieur,  répondis-je,  je  crois.... 
ue  je  suis....  beaucoup  mieux;  et  j'étais 
«*t  émue  en  prononçant  ces  mots ,  parce 
ue  je  me  sentais  appuyée  sur  la  poitrine 
e  mon  interlocuteur,    et  presque  cachée 
)us  les  signes  de  sa  dignité.  «  Allons ,  cela 
e  sera  rien,  reprit-il  avec  un  accent  qui, 
es  ce  moment,  pénétra  jusqu'au  fond  de 
ion  cœur  ;  j'aurai  l'honneur  de  vous  revoir 
rès  la  revue.  Docteur,  ajouta-t-il  en  se 
vant,  ne  permettez  pas  que  votre  malade 
éloigne  avant  mon  retour.  —  Cela  suffit, 
onsieur  le  comte. 

»  Une  heure  s'était  à  peine  écoulée ,  que 
vis  un  riche  équipage  s'arrêter  à  la  porte 
e  la  boutique  où  j'étais  restée  ;  le  comte 
aï-ut  bientôt  après ,  et ,  ayant  renvoyé  ses 


352    l'oUVRIKRE  de  la  rue  STl-DENIS, 

chevaux  de  main,  se  plaça  près  de  moi 
dans   sa  voiture;  il  y  fit  monter  aussi  le 
médecin.  J'étais  assez  bien   mise;  la   ré- 
flexion me  vint  soudain  que  j'avais  pu  de- 
voir tous  les  égards  du  comte  à  ma  pa- 
rure, et  je  rougis  jusqu'aux  yeux  lorsqu'il 
me  demanda  où  je  désirais  être  conduite. 
Il  n'y  avait  pas  cependant  à  balancer  :  il- 
fallut  indiquer  la  rue  de  la  Fromagerie. 
Le  cocher,  jeté  hors  de  son  itinéraire  ha- 
bituel, me  fit  répéter  cette  indication,,.. 
Un  léger    sourire   effleura    les  lèvres   dii' 
comte.  Après  avoir  obtenu  sur  vingt  char-^ 
rettes  à  marée  ,  voitures  publiques  ou  ba- 
quets, le  frivole  avantage  du  pas ,  que  ne 
manqua  pas  de  nous  disputer  avec  toute  la 
chaleur  d'un  Œdipe,  même  le  conducteur 
d'une  petite  voiture  traînée  par  un  chien  ,  ir 
nous  arrivâmes  à  peu   près  à  ma   porte.L 
Malgré    le  désir  que   le    comte  avait  dejl 
m'offrir  sa  main  en  montant  mon  escalierlf 
tortueux,   ce  fut  lui  qui  dut  accepter  lajir 
mienne  pour  se  guider  dans  ce  dédale  as-ij 
cendant.  Nous  arrivâmes,  non  sans  avoir» 


ou  l'incoivsta  \CE  ,  etc.       353 

trébuché  plus  d'une  fois,  au  quatrième 
étage,  où  je  demeurais.  Il  est  des  personnes 
:jui  commandent  la  confiance  au  premier 
ibord;  telle  était  ma  bonne  mère.  Je  vis 
qu'elle  avait  produit  cet  effet  sur  le  comte 
k  la  déférence  avec  laquelle  il  lui  raconta 
mon  accident  et  le  léger  service  qu'il  avait 
5u  le  bonheur,  disait-il,  de  pouvoir  me 
rendre.  Quant  à  ma  mère ,  je  la  vis  passer 
le  l'admiration  à  l'étonnement,  à  l'aspecl 
les  insignes  brillans  dont  le  comte  était 
'evêtu,  et  aux  témoignages  d'intérêt  qu'il 
Ile  donnait.  Après  s'être  reposé  quelques 
nstans,  il  nous  quitta  en  nous  demandant 

ia  permission  de  venir  quelquefbis  /loiis 
%ire  sa  cour  ;  ce  que  ma  mère  lui  accorda 
volontiers, mais  sans  trop  d'empressement, 
in  un  mot,  nous  ne  parûmes,  ni  l'une  ni 
'autre,  avoir  conçu  un  plan  de  séduction; 
e  comte  s'en  aperçut  bien.  Le  lendemain 
m  domestique  vint,  de  sa  part,  deman- 
er  des  nouvelles  de  ces  dames  ^  et  nous 
B  vîmes  paraître  lui-même  dans  la  soirée. 
1  était  en  frac  bourgeois  :  je  le  trouvai 


354  l'ouvrière  de  la.  rue  st.-denis, 
mieux  encore  sous  cet  habit  que  sous  son 
riche    uniforme  ;  peut-être  était-ce  parce 
que  cette  simphcité   de  mise  diminuait  la 
distance  qui  séparait  nos  deux  conditions. 

»  Depuis  ce  moment,  il  ne  se  passa  pas  une 
seule  journée  sans  que  le  comte  nous  fît 
une  visite  ;  et  jamais  il  ne  sortit  ,  auprès 
de  moi  ,  des  bornes  imposées  par  la  plus 
austère  retenue.  Ma  mère  voyait  en  lui 
un  ami  sûr,  dont  la  loyauté  présentait  une 
garantie  contre  le  danger  de  ma  position. 
Hélas!  je  ne  pouvais  partager  entièrement 
cette  sécurité;  je  voyais  bien  dans  le  comte  |< 
un  ami  sûr;  mais  cet  ami  était  un  bel 
homme  de  trente  ans,  et  mes  longues  in- 
somnies me  prouvèrent  bientôt  qu'il  avaio 
acquis  dans  mon  cœur  tous  les  droits  d'uni 
amant.  Un  jour  qu'il  vint  plutôt  qu'à  l'or-^ 
dinaire,  il  était  suivi  d'un  homme  vêtu  en 
non^  :  «  Mesdames,  nous  dit-il  avec  émo^ 
tion,  j'espère  que  ma  conduite  a  pu,  de- 
puis trois  mois,  vous  prouver  la  droiture  nt 
de  mes  vues;  mais  il  est  un  terme  au-delà  ce? 
duquel  la  prudence  humaine  ne  doit  rien  œc 


ov  l'incowstais^cf.,  etc.       355 

liasarder  :  je  suis  parvenu  à  ce  terme. 
Aglaure  (c'est  mon  nom  )  règne  sur  touies 
mes  affections;  si  je  ne  puis  la  posséder, 
il  faut  que  je  cesse  de  la  voir.  Voici  mon 
itotaire,  continua-t-il  en  tremblant;  je  lui 
ai  fait  dresser  une  promesse  de  mariage 
avec  toute  l'authenticité  qu'exigent  ces 
sortes  d'actes  :  elle  contient  l'engagement 
formel  que  j'ai  pris  d'épouser  Aglaure  en 
Allemagne,  où  je  dois  me  rendre  dans  six 
mois.  Des  considérations ,  qui  tiennent  à 
mon  état  et  au  peu  de  gloire  que  je  me 
suis  acquis,  s'opposent  à  ce  que  je  réalise 
maintenant  en  France  cet  engagement ,  que 
je  compte  bien  faire  ratifier  à  mon  re- 
tour. Mais  jusqu'à  notre  départ,  celle  dans 
laquelle  je  voudrais  qu'il  me  fût  permis  de 
voir  mon  épouse,  serait  traitée  chez  moi 
et  présentée  partout  comme  ma  nièce. 
)|Voilà  mes  intentions;  décidez  de  mon  sort. 
Ma  mère ,  à  moitié  convaincue  ,  balbutia 
néanmoins  quelques  objections —  Elle  me 
consulta. . . .  C'était  prononcer  l'arrêt  de 
mon  innocence.  Que  vous  dirai-je,  enfin? 


356  l'ouvrière  de  la  rue  st.-denis, 

la  promesse  fut  acceptée,  et,  le  soir^iiême, 
je  passai  d'une  masure  du  quartier  Saint- 
Denis,  dans  un  brillant  hôtel  de  la  rue 
Saint-Dominique. 

»  Dans  le  délai  que  le  plus  tendre ,  leplus 
loyal  des  hommes  avait  fixé,  je  reçus  à  la 
face  des  autels ,  mais  en  Allemagne ,  le  titre 
de  comtesse  de  Saint- Albe  :  ce  titre  ne 
pouvait  rien  ajouter  à  mon  bonheur,  et 
j'en  avais  le  cœur  trop  plein  pour  que  la 
vanité  pût  y  trouver  place.  Depuis  ce  jour, 
je  ne  quittai  pas  un  seul  instant  mon  époux  : 
j'étais  à  ses  côtés,  dans  la  meurtrière  cam- 
pagne de  Russie,  aux  combats  de  Smo- 
lensk^  de  Falontina,  de  la  Moskowa,  de 
Mohilaw.  Lorsque  ,  après  le  passage  dés- 
astreux de  la  Bérèsina ,  nous  restâmes 
privés  de  tous  nos  équipages ,  j'étonnai 
souvent  Saint-Albe  par  le  courage  que  je 
sus  opposer  à  la  fatigue;  et,  le  soir,  cou- 
chée sur  la  même  pelisse  que  lui,  près 
d'un  feu  de  bivouac,  je  le  fis  quelquefois 
sourire  aux  saillies  d'une  gaieté  qui  sou- 
tenait la  sienne.  Le  comte  fut  blessé  deux 


ou  l'inconstance,  etc.  337 
l^is  en  i8i3;  je  fus  sa  garde,  son  chirur- 
gien. Enfin ,  j'étais  près  de  lui ,  sous  les 
murs  de  Paris ,  lorsque  les  derniers  efforts 
de  la  valeur  française  luttèrent  sans  succès , 
mais  toujours  avec  éclat ,  contre  les  armées 
de  l'Europe  réunie. 

»  Saint-Albe  ,  après  les  événemens  du 
3l  mars,  décidé  à  vivre  enfin  pour  lui, 
refusa  plusieurs  gouvernemens  qui  lui 
furent  successivement  offerts.  Il  allait  faire 
ratifier  notre  mariage ,  et  nous  comptions 
nous  retirer,  après  cette  formalité  ,  dans 
une  terre  qu'il  possédait  en  Touraine. 
Hélas  !  le  destin  en  avait  autrement  or- 
donné. 

»  Le  comte ,  un  soir ,  rentra  fort  agité  ; 
«  Aglaure,  me  dit-il,  en  me  présentant 
un  portefeuille  très  -  volumineux  ,  voici 
400,000  livres  que  je  mets  dans  votre  se- 
crétaire; je  vous  connais,  ils  peuvent  vous 
suffire ,  et  comme  je  n'ai  que  des  parens 
éloignés  et  riches ,  je  puis  sans  scrupule 
vous  faire  ce  faible  don,  qui  ne  paie  pas 
vpe  heure  de  votre  amour,  —  Que  dites- 


358  l'ouvrière  de  la  rue  st. -dénis, 

vous,    mon    ami,    lui    répondis -je    avec 
effroi!  pourquoi  cette  mesure  au  moment 
où  notre  union  doit  être  confirmée  par  les 
lois  françaises  et  nos  intérêts  confondus? 
—  Écoutez,  Aglaure,  j'étais  chez  le  mi- 
nistre; un   officier  général  étranger,   qui 
s'y  trouvait  aussi ,  a  voulu  se  répandre  en 
propos  injurieux  sur  l'armée  dont  je   fais 
partie;  je  n'ai  pu  souffrir  cet  outrage,  un 
flambeau  qui  se  trouvait  sous  ma  main  a 
volé  à  la  tête  de  l'insolent  ;  heureusement 
pour  lui,  il  a  su  l'éviter.  Demain,  je  suis 
au  bois  de  Boulogne  au  lever  du.  soleil.... 
Vous  savez  que  le  sort  des  armes  est  dou- 
teux; je  dois  prendre  mes  précautions. 

»  Qui  pourrait  vous  peindre  l'affreuse  nuit 
que  je  passai  près  de  mon  mari  '  vainement 
voulut-il  me  rassurer  en  me  rappelant  son 
adresse  renommée;  mille  affreux  pressen- 
timens  m'obsédaient.  Enfin,  il  m'embrassa 
vers  quatre  heures  du  matin....  Pourrais-je 
le  répéter?  ce  baiser  fut  le  dernier!!  ! 

»  Je  n'appris  l'issue  funeste  du  combat  que 
par  la  descente  d'un  juge  de  paix,  lequel. 


ou  l'inconstance,  etc.      359 

au  nom  des  parens  du  comte ,  apposa  les 
scellés  sur  tous  les  meubles....  Il  com- 
mença par  le  secrétaire  qui  renfermait 
mon  écrin  et  le  portefeuille  dont  j'ai  parlé. 

)j  Saint-Albe  avait  échangé  trois  coups  de 
pistolet  avec  l'officier  général  étranger,  et, 
au  troisième,  l'avait  étendu  sans  vie  à  ses 
pieds.  Mais  un  second  avait  vengé  la  mort 
de  son  ami  ;  au  premier  feu  de  ce  nouvel 
adversaire  ,  mon  malheureux  époux  était 
tombé  percé  d'un  coup  mortel. 

»  Je  n'entreprendrai  point  de  vous  pein- 
dre la  douleur  inexprimable  à  laquelle  je 
fus  livrée;  qu'il  vous  suffise  d'apprendre 
qu'au  bout  de  trois  jours ,  la  levée  des 
scellés  n'ayant  fait  découvrir  aucun  acte 
qui  prouvât  la  validité  de  mon  mariage , 
je  fus  honteusement  expulsée  de  l'hôtel 
Saint-Albe  par  une  troupe  d'huissiers,  qui 
ne  me  permirent  d'emporter  aucun*  de  mes 
effets,  excepté  ce  schall,  qu'ils  n'avaient 
sans  doute  pas  le  droit  d'enlever  de  dessus 
ma  personne. 

»Bref,  ma  mère  étant  morte  depuis  long- 


36o     l'ouvrière  de  la  ruf,  etc. 

temps  ,  je  n'eus  d'autre  asile  ,  en  sortant 
d'une  maison  qui  ,  huit  jours  plus  tard 
allait  m'appartenir  ,  que  la  mansarde  d'une 
ancienne  camarade  ,  fleuriste  comme  moi , 
à  laquelle  j'avais  fait  quelque  bien  durant 
le  cours  de  ma  prospérité  ,  et  qui  ne  par- 
vint pas  sans  peine  à  faire  recevoir,  dans  sa 
fabrique  ,  la  comtesse  de  Saint-Albe  ,  en 
qualité  d'ouvrière  ,  à  quarante  sous  par 
jour..  .  »  Ici,  la  pendule  du  café  sonna  huit 
heures....  «Ah'  mon  Dieu,  s'écria  l'infor- 
tunée Aglaure  ,  il  faut  que  je  vous  quitte  , 
car  on  me  diminuerait  une  heure....  —  Un 
instant ,  belle  comtesse ,  lui  dis-je  avec  feu  , 
vous  voyez  en  moi  un  être  surnaturel  qui 
peut  faire  beaucoup  pour  votre  service.... 
—  Ciel!  se  pourrait-il!....  En  ce  cas,  ajoutâ- 
t-elle après  avoir  réfléchi  un  moment,  faites 
donc  que  j'oublie  ce  que  je  fus  autrefois  , 
et  que  je  sois  ,  sans  regrets  ,  ce  que  je  dois 
être  maintenant.  —  Eh  bien  !  vous  perdrez 
le  souvenir  de  votre  grandeur.  —  Je  vous 
remercie  de  me  l'oter  ;  mais  conservez-moi 
le  souvenir  de  mon  époux.  » 


LES    SAUVAGES,    etc.  36l 

LES   SAUVAGES 

DE    LA  TRIBU   DES   ONÉIDAS. 

(  Juillet.  ) 

ccjjl.  Comte  (je  l'ai  déjà  dit)  est  un  habile 
sorcier  :  personne  n'exerce  mieux  que  lui 
un  art  aujourd'hui  bien  difficile  ,  celui 
d'amuser  toujours  le  public,  en  suivant 
le  cours  rapide  et  fantasque  de  ses  goûts. 
On  aurait  peine  à  compter  les  merveilles 
ju'il  a  su  nous  montrer  depuis  quelques 
innées ,  non  compris  les  exploits  omni- 
vores du  célèbre  Jacques  de  Falaise ,  et  le 
;pectacle  gracieux  de  la  tête  de  mort. 

»  J'ai  vu  cependant  à  ce  magicien  par 
excellence  un  redoutable  rival ,  dans  le 
ipéculateur heureusement  inspiré  qui,  du- 
rant quelques  mois,  offrit  à  notre  cuiùo- 
>ité  (je  devrais  peut-être  dire  à  notre  cré- 
lulité)  le  grand -juge  des  îles  Noukaî- 
viennes,  11  était  fort  drôle  de  voir  un  ma- 

i6 


362  LES    SAUVAGES 

gistrat  dont  la  dignité  correspond  à  celle 
de  chancelier  égayer  les  Parisiens  ;  et  l'on 
doit  avoir  su  gré  de  sa  complaisance  ex- 
pansive  à  son  excellence  sauvage  ;  car  on 
trouve  rarement  (  a  dit  Montesquieu  )  des 
ministres  disposés  a  faire  rire  le  peuple. 
»  Or,  notre  sorcier  privilégié  a  senti 
que ,  si  le  cabinet  des  illusions  avait  pro- 
duit un  grand-juge,  gendre  de  souverain, 
par-dessus  le  marché ,  il  ne  pouvait  se 
dispenser,  lui,  de  produire  un  souverain 
même.  Toutefois  ,  la  chose  était  difficile  : 
on  ne  se  procure  pas  aussi  facilement  des 
princes  au  nouveau  monde  que  du  poivre 
et  du  cacao.  Je  ne  sais  vraiment  ce  que 
M.  Comte  eût  pu  faire  pour  en  venir  à  son 
honneur  ,  si  le  hasard  ne  l'eût  pas  secondé. 
Mais ,  un  beau  matin ,  le  chef  de  la  tribu 
des  Onéidas  a  pris  terre  dans  un  de  nos 
ports  ;  et ,  comme  la  France  a  pu  lui  pa- 
raître un  théâtre  trop  vaste,  il  s'est  décidé, 
afin  d'attirer  sur  lui  l'attention  publique ,  à 
monter  sur  îe  théâtre  de  l'hôtel  des  Fermes, 
oii    M.    Comte,  qui  pourrait  bien  savoir 


DE    LA    TRIBU    DES    ONÉIDAS.  363 

presque  autant  de  latin  que  de  magie,  l'a 
reçu  avec  transport,  en  répétant  tout  bas, 
d'après  Tacite.  «  //  plaira  d'autant  plus 
qu'il  vient  de  plus  loin.  » 

J'en  étais  là  d'un  article  que  les  compo- 
siteurs attendaient  avec  impatience,  et 
j'allais  le  terminer  en  parlant  de  Cornélius 
Sakayonta  à  la  manière  dont  mes  confrères 
rfendent  compte  des  pièces  nouvelles  qu'ils 
n'ont  pas  vues ,  lorsque  Azédor,  qui  venait 
d'arriver  dans  ma  chambre  au  travers  du 
parquet,  comme  un  diable  d'opéra,  arrêta 
ma  plume  ,  qu'allait  guider  l'incertitude. 
«t  Tolérons  les  abus  ,  me  dit-il;  ne  les  imi- 
tons pas.  Je  puis,  moi,  parler  de  visu; 
écris  donc  avec  sécurité  sous  ma  dictée. 

»  Durant  les  expériences  préliminaires 
de  M.  Comte,  auxquelles  les  spectateurs 
s'extasiaient,  lundi  soir,  et  qui  ne  pou- 
vaient guère  m'inspirer  que  la  pitié  ,  je 
repassais  dans  ma  mémoire  le  nom  de  Cor- 
nélius Sakayonta ,  qui ,  dans  ses  deux  par* 
ties  constitutives,  ne  me  paraît  pas  le 
moins  du  monde  sauvage  ;  franchement , 


364  LES    SAUVAG^ÎS 

Cornélius  ma  tout  l'air  d'une  réminiscence 
latine  du  nouveau  Cornus ,  lequel  connaît, 
au  moins  de  nom ,  son  Cornélius  Nepos  ;  et 
Sakajonta  m'offre  une  consonnance  avec 
les  noms  hyperboréens  de  DorUnska ,  Val- 
kinska ,  Dombroska,  qui  me  semble  bien 
extraordinaire  dans  le  nom  d'un  habitant 
de  l'Amérique  méridionale.  Cette  observa- 
tion est  faite,  au  surplus,  sans  la  moindre 
prétention  dubitative  sur  l'origine  du  per- 
sonnage   dont  il  s'agit  ,   et   des   sauvages 
qu'on  donne   en  spectacle  avec  lui.    Mais 
j'invite  M.  Comte  à  soigner  davantage  les 
nom$  qu'il  se  trouvera  dans  la  nécessité  de 
çréçr;   car,  aujourd'hui,  les  noms  et  les 
titres  exercent  une  notable  influence  sur 
les   réputations.    Témoins  MM.  le  duc ,  le 
marquis,  le  baron  tel  ,  tel  et  tel,  dont  la 
renommée  s'occuperait,   hélas!    fort  peu,  h 
n'était  l'éclat   de   leur   nom ,   qui  produit    1 
dans  le  monde  le  même  effet  que  leur  équi- 
page sur  le  pavé,  celui  d'étourdir. 

»La  toile  ,  en  se  levant,  découvrit  à  mes 
yeux  la  famille  sauvage  :  elle  ne  put  m'of- 


DE    LA    TRIBU    DES    OTfÉlDAS.  365 

Irir  un  spectacle  intéressant,  parce  qne  je 
ne  vis  clans  l'attirail  dont  on  l'avait  envi- 
ronnée qu'une  dégoûtante  répétition  de 
1  appareil  usé  avec  lequel  on  nous  présente, 
c.  l'Ambigu,  des  Canadiens  natifs  de  la  rue 
Tirechappe,  et  des  Canadiennes  qui  ne  sont 
_  sauvages  qu'une  heure  dans  la  soirée.  Par 
exemple,  je  demande  à  M.  Comte  lui-même 
s'il  est  bien  conséquent  d'orner  le  man- 
teau d'un  prince  onéidien  d'une  dentelle 
d'argent  faux  ;  je  lui  demande  depuis 
quand  l'on  chausse  le  cothurne  chez  les 
peuplades  du  nouveau  monde;  et  je  le  prié 
de  m' apprendre  par  quel  singulier  rapport 
les  sauvages  qu'il  nous  montre ,  dansent 
comme  les  élèves  grotesques  d'un  maître  de 
ballets  de  la  porte  Saint-Martin. 

y)  J'aurais  bien  encore  quelques  petites 
observations  à  faire  sur  les  habitudes ,  sur 
les  exercices ,  sur  les  plaisirs  domestiques 
de  Sakayonta  et  des  siens ,  parce  que 
M.  Comte ,  qui  n'est  pas  tout-à-fait  aussi 
sorcier  que  moi ,  n'a  pu  me  cacher  que  leurs 
altesses  onéidiennes  demeurent  rue  de  Gre- 


366  LES    SAIJVAGES 

nelle  Saint-Honoré,  hôtel  de  Mayerice,  où 
elles  mangent  à  table  d'hôte  avec  autant  d'ai- 
sance que  des  commis  voyageurs.  Je  pour- 
rais re'ever  quelques  légères  contradictions 
dans  les  anecdotes  que  ces  honnêtes  sau- 
vages racontent  journellement  en  anglais, 
langue  qu'ils  parlent  aussi  facilement  que  de 
bon  bourgeois  d'Oxford  street  ou  de  Pic- 
cadillj.  J'aurais  à  remarquer  ,  enfin  ,  que 
trois  ou  quatre  princes  ou  princesses  qui 
montent    sur  le   théâtre  d'un  physicien  , 
fût-ce  même  celui   du  roi,  moyennant  la 
rétribution  quotidienne  de  80  francs  ,  font 
concevoir  plus  d'un  doute  sur  leur  légiti-^ 
niité.  Mais  je  suis  loin  de  vouloir  jeter  le 
gant  à  M.  Comte ,  et  je  me  résume ,  au  con- 
traire ,   en  lui  donnant  un  petit  avis  ami- 
cal ,  qui  n'est  pas  sans  utilité  :  il  est  re- 
connu qu'une  pièce  d'or  peut  entrer  dans 
une  tabatière  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'ou- 
vrir ;  qu'une  carte,  placée  dans  la  poche 
d'un  monsieur,  passe  dans  le  ridicule  d'une 
dame ,  sans  le  secours  d'un  compère  ;  que^ 
lorsqu'on  jette   en  l'air  un  verre  de  vin, 


DE    LA    TRIBU    DES    ONÉIDAS.  36'J 

il  doit  nécessairement  retomber  des  fleurs; 
qu'un  mouchoir  réduit  en  cendres  peut, 
sans  qu'il  y  ait  a.  douter  de  l'identité,  se 
retrouver  sous  un  gobelet,  après  cette  inci- 
nération ,  aussi  frais  que  s'il  sortait  de 
chez  la  lingère  ;  mais  qu'on  nous  présente 
des  sauvages,  accoutrés  en  figurans  du 
boulevart,  pour  des  princes  du  nouveau 
monde,  c'est  un  peu  trop  fort ,  et  le  public 
voit  passer  cette  muscade-la.  » 


368  LA    FIN 

LA   FIN   D'UNE  SESSION. 

{^Juillet.  ) 

«  LiA  Ijelle  mission  que  celle  de  représen- 
ter une  nation  forte  et  généreuse  ;  de  faire 
entendre  au  pied  du  trône  ses  justes  récla- 
mations; de  soutenir  ses  droits  imprescrip- 
tibles contre  les  machiavéliques  efforts  de 
l'intrigue  et  de  l'arbitraire;  d'affranchir 
enfin  ses  institutions  du  joug  étranger  qu'on 
voudrait  leur  imposer  encore.  Telle  est  la 
tâche  que  je  me  suis  prescrite;  je  la  rem- 
plirai toute  entière  :  nulle  considération, 
nulle  crainte ,  nul  danger ,  nulle  séduction  , 
ne  m'écartera  l'espace  d'une  seconde  du 
sentier  que  m'ont  tracé  le  patriotisme  et 
l'honneur  :  quels  que  soient  les  cris  de  la 
faction  ennemie,  ils  viendront  mourir  hon- 
teusement à  mon  oreille;  mes  accens  cou- 
vriront le  bruit  des  orages  qu'elle  pourra 


'"^   CïlARÏte      J^ 


d'une    SESSIOIV.  369 

rnier  autour  de  moi.  —  La  triste  posi- 
m  que  celle  d'un  député  élu  pour  rap- 
beler,  de  tous  ses  efforts,  ces  bons  privi- 
éges  qu'il  serait  si  juste  de  rendre  à  la 
jioblesse  piire^  et  qui,  loin  d'obtenir  ce 
ésultat  a ,  sans  cesse ,  à  lutter  contre 
ne  multitude  d'énergumènes ,  appelés 
ibéraux ,  dont  l'éloquence,  en  s'appuyant 
les  principes  de  je  ne  sais  quel  Cicéron, 
mi,  par  parenthèse,  n'était  pas  gentil- 
ïomme  ^  tend  à  consacrer  la  plus  absurde 
)illevesée  :  l'égalité  des  droits.  Mais,  pa- 
ience ,  si  je  ne  puis  pas  démontrer  à  ces 
Uuminés  l'avantage  inappréciable  de  la 
'éodalité,  je  leur  insinuerai  du  moins  que 
)nze  cent  mille  soldats  russes  ou  germains , 
jrâce  à  la  vertu  du  knout ^  sont  prêts  à 
loutenir,  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre, 
e  corps  titré  qui  le  leur  fait  administrer.  » 
Ces  deux  thèmes  si  différens  étaient 
écrits,  le  premier,  sur  la  figure  franche  et 
ouverte  d'un  homme  dans  toute  la  vigueur 
le  l'âge,  le  second,  sur  le  visage  austère 
;t  chagrin  d'un  vieillard,  dont  l'aménité  ne 


370  LA    FIN 

paraissait  pas  être  la  vertu  favorite.  Ur 
troisième  député  se  trouvait  placé  entre 
ceux  que  je  viens  de  signaler  ;  mais  on  n( 
lisait  rien  sur  sa  physionomie ,  qui ,  moin! 
remarquable  que  l'extrême  exubérance  d( 
5on  ventre ,  n'était  animée  que  par  le  sen 
liment  d'une  digestion  laborieuse. 

Ces  trois  personnages,  dont  mes  lecteur 
ont  sans  peine  reconnu  les  opinions  poli 
tiques,  descendaient  du  palais  des  députés 
au  moment  où,  mon  Lutin  et  moi,  nou 
débouchions  du  pont  Louis  XVI  ;  c'étai 
mercredi  dernier.  «  Tu  vois ,  me  dit  Azé 
dor,  en  me  désignant  l'homme  au  visag 
couvert ,  M.  Lefranc ,  l'honneur  du  côt' 
gauche,  et  l'un  des  plus  fermes  soutiens  d< 
la  monarchie  suivant  la  charte.  Le  vieu: 
gentilhomme  auquel  il  tend  une  main,  qui 
refuse  de  saisir,  est,  non  pas  le  plus  élo 
quent,mais  le  plus  bruyant  orateur  du  côt 
droit  ;  il  se  nomme  le  marquis  des  Tou 
relies.  Quant  au  gros  garçon  qui  descen( 
entre  ses  deux  collègues ,  en  ayant  soin  d 
se  tenir  toujours  à  une  égale  distance  di 


d'une    SKSSION.  371 

l'un  et  de  l'autre ,  c'est  Dutranchant ,  VHar' 
pocrate  par  excellence  du  centre.  Plus  fort 
que  ce  député  qui  n'a  parlé  qu'une  fois 
dans  le  cours  de  la  session,  et  cela  pour 
demander  qu'on  fit  remettre  un  carreau 
de  vitre  cassé  près  du  banc  où  il  siégeait , 
Dutranchant  n'a  fait  entendre  son  mâle 
organe  que  pour  invoquer  Vordre  du  jour  ^ 
la  question  pi'éalable  et  surtout  la  clôture, 
qu'il  réclamait  d'une  voix  terrible,  lorsque 
la  discussion  se  prolongeait  après  quatre 
heures. 

)>  Mais  c'est  dans  les  écrits  qu'il  faut 
étudier  les  hommes;  je  veux,  puisque  noug 
n'avons  en  vue  aucune  autre  observation, 
te  mettre  à  même  de  juger  ces  trois  dé- 
putés d'après  leur  correspondance  ,  au  mo- 
ment oîi  ils  vont  quitter  la  capitale,  c'est- 
à-dire  ,  à  une  époque  où  leur  ambition , 
plus  ou  moins  satisfaite,  doit  se  peindre  à 
chaque  ligne  confidentielle  qu'ils  tracent. 
Lefranc  demeure  près  d'ici  ;  invisibles  tous 
deux,  nous  allons  le  suivre  ,  et,  péné- 
trant, comme  dit  Perse  ,  jusque  dans  son 


'5']1  LA    FIN 

intérieur,  Tobservcr  vis-à-vis  de  sa  con- 
science. Nous  passerons  ensuite  à  ses  deux 
collègues.  »  En  effet,  nous  accompagnâmes 
le  mandataire  libéral  au  fond  de  son  cabi- 
net,  où  nous  lûmes,  à  mesure  qu'il  l'écri- 
vait ,  la  lettre  suivante  ,  adressée  à  son 
épouse. 

«  Je  pars  content ,  ma  chère  amie ,  la 
»  loi  des  élections  est  maintenue;  l'écri- 
»  vain  philanthrope  qui  veut  éclairer  la 
»  nation  sur  ses  droits,  l'autorité  sur  ses  de- 
»  voirs  ,  pourra  désormais  publier  ses  opi- 
»  nions  sans  avoir  soumis  sa  pensée,aux  en- 
»  traves  honteuses  de  la  censure  ;  et  je  ne 
y>  désespère  plus  de  voir  réaliser  cette  res- 
»  ponsabilité  des  ministres  qui  n'est  encore 
»  qu'une  illusion,  dont  le  néant  a  été  re- 
»  connu  aussi  souvent  que  les  Français 
»  ont  usé  du  droit  de  pétition;  droit  tou- 
»  jours  proclamé  et  jamais  accueilli,  si  ce 
»  n'est  par  un  ordre  du  jour ^  contre  l'im- 
»  passibilité  duquel  j'ai  vu  cent  fois  échouer 
»  d'importantes  réclamations,  qu'il  appar- 
5)  tenait  à  la  chambre  seule  d'examiner. 


d'une   session.  373 

»  J'estime  la  famille  d'Armincourt  dont 
I)  vous  me  parlez  ;  on  ne  peut  lui  reprocher 
I)  qu'une  misérable  prétention  à  la  vieille 
0  noblesse,  que  soutient  assez  mal  sa  ré- 
')  cente  nullité;  mais  je  ne  puis  faire  ce 
>)  que  vous  me  demandez  en  faveur  du 
I)  jeune  homme  de  cette  famille  qui  re- 
0  cherche  ma  fille ,  bien  qu'à  votre  avis  ce 
)  parti  soit  fort  avantageux.  D'Armincourt 
»  n'est  point  propre  à  faire  un  sous-préfet  : 
0  dans  les  circonstances  difficiles  où  la 
)  France  se  trouve,  il  faut  à  notre  arron- 
)  dissement  un  magistrat  consommé  ,  et 
0  non  un  écolier  en  administration ,  qui  se 
^  montrerait  plus  soigneux  d'éviter  les  re- 
»  montrances  de  son  régent^  qu'empressé 
»)  de  soutenir  les  droits  de  ses  administrés. 
»  D'ailleurs ,  il  serait  indigne  du  noble  ca- 
»  ractère  dont  je  suis  revêtu,  que  j'allasse 
\i)  plier  mon  dos,  vierge  de  courbettes, 
»*dans  le  salon  d'une  excellence;  je  laisse 
\»  à  d'autres  le  soin  de  vendre  l'intérêt 
»  général  au  profit  de  l'intérêt  particulier, 
»  et  je  ne  perdrai  point ,  au  prix  d'un  ser- 


3^4  LA    FIN 

»  vice  individuel ,  le  droit  d'interpeller  un 
»  ministre  sur  le  bonheur  de  la  France 
»  entière.  Or ,  si  l'obtention  d'une  sous- 
»  préfecture  pour  M.  d'Armincourt  est  la 
»  condition  rigoureuse  de  l'union  proposée, 
)*  vous  pouvez,  dès  ce  moment,  rompre 
»  toute  négociation;  je  n'imposerai  point 
»  un  mauvais  administrateur  à  mon  arron- 
»  dissement ,  afin  de  procurer  un  riche  ' 
w  époux  à  ma  fille. 

»  Vous  me  parlez  de  fêtes  préparées 
3)  pour  mon  retour,  je  me  garderai  bien 
»  d'en  accepter  l'hommage  ;  annoncez  par- 
»  tout,  je  vous  prie,  que  je  partirai  pour 
»  ma  campagne  le  jour  même  de  mon  arri- 
»  vée.  Si  j'ai  rendu  quelques  services  à 
»  mon  pays,  j'en  jouirai  le  premier,  et, 
»  certes,  avec  la  fortune  qui  m'est  acquise, 
)>  ma  part  dans  le  bien-être  sera  toujours 
))  plus  forte  que  ma  participation  au  bien- 
»  fait. 

»  Adieu,  ma  chère  amie,  je  vous  rever- 
»  rai  avarit  dix  jours. 

»  Lefranc.  » 


le 


d'une  session  3-75 

Nous  avions  lu  et  commenté  longue 
ent  cette  lettre,  avant  que  Dutranchant 
t  franchi  la  moitié  de  l'espace  qui  sépare 
palais  des  députés  de  la  rue  du  Colom- 
îr,  où  il  demeurait,  tant  sa  marche 
ut  retardée  par  son  excessive  obésité, 
ms  le  rejoignîmes  sans  peine,  et  nous 
trames  avec  lui  dans  son  appartement, 
e  nous  trouvâmes  déjà  obstrué  par  les 
Lirricheset  les  caisses  de  comestibles  qu'il 
nmençait  à  réunir,  quoiqu'il  ne  dût  pas 
tter  Paris  avant  quinze  jours.  MM.  Che- 
et  Corcelet,  fournisseurs  de  ces  provi- 
ns ,  attendaient  notre  député  gastro- 
ne,  lequel  leur  donna,  avec  une  oràce 
ite  particuhère,  la  seule  audience,  peut- 
e,  qu'il  ait  encore  accordée  depuis  qu'il 
•résente  son  département.  Nous  le  sui- 
les  ensuite  près  d'un  secrétaire  à  cylin- 
!,  dont  il  s'approcha  autant  que  le  lui 
mit  son  ventre,  c'est-à-dire,  à  une  dis- 
ce  d'environ  trois  pieds  ;  et ,  tandis  qu'il 
lait  sa  plume  en  soufflant,  nous  lûmes 
ettre  suivante,  qu'il  écrivait  à  son  fils, 


3^6  i-^  Fi^  I 

et  dont  l'adresse  seulement  restait  à  mettre 

(c  Qu'ils  sont  injustes,  mon  cher  Edouard 
»  les  hommes  qui  se  déchaînent  sans  cess( 
»  contre  les  députés  du  centre  !ahl  s'ils  soup 
»  çonnaient  tout  ce  qu'il  nous  en  coûte  poui 
»  siéger  avec  honneur  à  cette  place,  sani 
»  doute  ils  nous  apprécieraient  mieux.  Voui 
»  savez   ce   que  ma  tâche  a  de   pénible 
»  vous,  mon  fds,  qui,  de  votre  main,  ave: 
»  inscrit  sur  mes  tablettes  les  nombreuse 
y>  demandes  que  j'avais  à  faire  aux  minis  ^ 
»  très  pour  notre  famille  patriarcale  :  ras  ^ 
V  semblez'la  toute  entière  au  reçu   de  1  \ 
»  présente  ,  et  qu'elle  sache  à  quel  prix  se  ^ 
»  vœux  ont  été  satisfaits.  I 

»  J'ai  prompt ement  ohtenu  l'entrepôt  d 
»  tabac  que  je  sollicitais  pour  vous;  à  1 
»  chaleur  avec  laquelle  j'ai  répété  dix  foi 
..appuyé,  appuyé,  lorsque  le  directes 
»  général  des  contributions  indirectes 
»  parlé ,  comme  orateur  du  gouvernement 
»  ce  digne  fonctionnaire  a  bien  vu  que  c< 
»  entrepôt  ne  pouvait  convenir  qu'à  moi. 
»  Je  vous  l'accorde ,  m'a-t-il  dit ,  en  m 


d'une  session.  377 

serrant  la  main,  après  la  séance,  et  Dieu 
vous  bénisse. 

»  Il  n'a  pas  été  aussi  facile  d'obtenir  un 
régiment  pour  le  chef  d'escadron  qui  re- 
cherche votre  sœur;  le  ministre  de  la 
guerre  est  possédé  d'une  singulière  ma- 
nie :  il  veut  absolument  qu'on  sache 
commander  avant  d'être  revêtu  d'un 
commandement;  et  son  excellence  pré- 
tend que  les  vingt  campagnes  consécu- 
tives que  votre  beau-frère  futur  a  faites 
dans  le  château  de  son  père ,  ne  valent 
pas  trente  ans  d'activité  dans  les  camps. 
Heureusement,  j'ai  trouvé  près  de  ce 
dignitaire  des  hommes  qui  sont  presque 
aussi  ministres  que  lui,  et  de  qui  les 
principes  sont  beaucoup  moins  austères. 
Ces  excellences  en  sous  -  ordre  m'ont 
accordé  ce  que  je  demandais,  parce  qu'ils 
ont  trouvé  entre  les  droits  de  mon  gen- 
dre et  les  leurs ,  certains  rapports  déter- 
minans  :  c'est  un  point  de  comparaison 
qu'ils  donneraient,  au  besoin,  à  la  fa- 
veur dont  ils  jouissent. 

16* 


3^8  LATIN" 

»  Bon  Dieu  !  que  les  recettes  générales 
»  sont  rares  !  depuis  qu'on  a  perdu  la  com- 
»  mode  habitude  des  remplacemens  poli- 
»  tiques.  Savez-vous  à  quel  prix  je  me  suis 
»  fait  octroyer  celle  de  votre  oncle  pater- 
»  nel,  recette  que  je  sollicitais,  par  bon- 
»  heur,  au  moment  où  le  budjet  du  mi— 
y)  nistère  des  finances  était  en  discus- 
3>  sion?  Eh  bien!  elle  me  coûte  vingt-deux 
»  demandes  d'ordre  du  jour,  trente-quatre 
»  sollicitations  d'appel  nominal ,  quatre 
»  dîners  du  quai  Malaquais  sacrifiés,  plus 
»  une  extinction  de  voix,  qui  n'a  cédé  qu'au 
»  vingt -huitième  rouleau  du  sirop  pec-; 
M  toral.  j 

j>  Et  -voila  ce  qu'on  gagne  à  parler  en  public. 

»  Quant  à  votre  cousin  ,  l'enseigne  de] 
»  vaisseau ,  je  suis  arrivé  à  temps  au  m\-' 
»  nistère  de  la  marine,  pour  lui  procurer'; 
3)  le  commandement  d'un  bateau  à  vapeur  ;•! 
»  ii  faut  qu'il  prenne  cela  en  attendant 
»  mieux.  On  assure  qu'avant  trois  ou  quatre 
j)  ans,  nous  obtiendrons  la  permission  de 


d'u]ve  session.  379 

w  pécher  la  morue  ;  je  ne  laisserai  pas 
»  alors  échapper  l'occasion  de  placer  avan- 
»  tageusement  mon  neveu. 

»  11  a  fallu  de  la  présence  d'esprit  pour 

»  faire  nommer  votre  oncle  maternel  à  la 

»  place   de  procureur  du  roi ,  qu'il  vient 

»  d'obtenir.  «  Ce  postulant  faisait  partie  de 

»  la  chambre  des  cent  jours ,  s'est    écrié 

»  le  ministre ,  quand  je  lui  ai  nommé  mon 

»  beau-frère^,  je  ne  le  protégerai/*?....  mais, 

«Monseigneur,   ai -je  interrompu    avant 

»  que  son  excellence  eût  achevé  son  ter- 

»  rible  ad<.^erhe  ^  c'est  un  de  VOS  admira- 

»  teurs  fervens  :  il  a  fait  réimprimer,  dans 

»  notre  département,  le  beau  discours  que 

0  vous     prononçâtes    dernièrement    à     la 

0  chambre  des  députés  ;  il  l'appelle  le  pro- 

i)  totype    de    l'éloquence  ministérielie  ;  et 

)  cette  vérité,  j'en  étais  moi-même  péné- 

)  tré  lorsque  j'ai    fait  lever  le  centre   en 

)  masse ,  pour    soutenir    les    opinions    de 

>  votre  excellence. . . .  Eh  bien!  nous  vep- 

)  rons,  a  repris  le  ministre  avec  douceur: 

et  le  lendemain  la  commission  de   mon 


38o  LA    FIN  .^ 

»  beau-frère  était  chez  moi  avant  midi, 
»  tant  il  importe  tle  satisfaire  un  député 
»  qui  fait  lever  le  centre  en  masse  dans  le 
»  sens  d'un  ministre.  j 

»  Ma  préfecture  est  en  bon  train;  il  ne 
»  s'agit  plus  que  du  choix  d'une  victime; 
»  car,  pour  me  caser ^  on  ne  peut  se  dis- 
y)  simuler  qu'il  faut  dècaser  quelqu'un. 
»  Faites ,  sans  que  cela  paraisse ,  ime  pe- 
5>  tite  visite  à  notre  préfet;  et  voyez  si ,  par 
»  hasard,  on  ne  pourrait  pas  enter  sur  sa 
»  réputation  quelques  prétendues  idées 
»  trop  libérales.  Ce  serait  un  coup  de  maî- 
»  tre  que  de  me  faire  investir  d'une  pré- 

»  fecture  sans  déplacement Du  reste  , 

»  vous  présenterez  à  M.  le  préfet  mes  sa- 
»  lutations  affectueuses. 

»  Adieu,  mon  fils,  je  vous  embrasse 
3>  bien  cordialement. 

»  DUTRANCHANT.  » 

Nous  n'eûmes  qu'un  étage  à  montei 
pour  nous  trouver  dans  l'appartement  di 
marquis  des  Tourelles;  les  députés  du  côt« 
droit    se    logent    ordinairement    dans   le; 


)^ 


d'une  sEssiojy.  38r 

ôtels  où  résident  déjà   des  membres  du 
entre.  Que  sait-on  ?  le  voisinage  peut  aider. 
laire  quelques  recrues  parmi  des  hommes 
uc  séduiraient  peut-être  les  libéraux ,  et 
est  toujours  autant  de  pris  sur  l'ennemi. 
)e5   Tourelles    était    absent  ;    mais    nous 
cuvâmes  sur  son  bureau  un  registre  de 
01  respondance ,  où  nous  lûmes  la  lettre 
ue  voici  : 
«  Ça  va  mal ^  marquise,  ça  va  mal;  la 
session  qui  se  termine  a  été  la  plus  mau- 
vaise   que    nous    ayons    eue   depuis    les 
beaux  juuis   de  iBi5.  Pas  le  plus  petit 
espoir  de  rentrer  dans  la  partie  de  mon 
parc  dont  le  roturier  Yalombreuse  croit 
pouvoir  jouir  insolemment,  parce  qu'il 
Ta  payée;  pas  seulement  la  plus  légère 
apparence  que  je  puisse  envoyer  le  moin- 
dre vilain  aux  galères  pour  avoir  tué  des 
moineaux  sur  mes  terres.  Mais,  ce  quà 
I  peinevous  voudrez  croire,  marquise,  c'est 
I  ({u'on  refuse   de  compter  mes   services 
>  au    régiment   de    royal    comtois  ,    pour 
)  complément  des  droits  qu'a  mon  fils  aîné 


382  LA    FIN 

»  à  la  croix  de  Saint-Louis,  sous  le  pré 
w  texte  frivole  que  j'ai  déjà  obtenu  moi 
»  même  cette  décoration ,  et  comme  si  Toi 
»  devait  y  regarder  de  si  près  avec  de 
»  gens  comme  nous. 

»  Croyez-moi,  marquise,  renonçons  ai 
»  sacerdoce  pour  notre  fds  le  cadet  :  j 
j)  vois  qu'il  faudrait  peut-être  que  ce  jeun 
w  seigneur  commençât  par  être  évêque,  ( 
»  vous  savez  que  le  premier  pas  des  nôtre. 
)>  dans  la  carrière  ecclésiastique ,  a  toi 
»  jours  été  l'archiépiscopat. 

»  J'apprends  avec  peine  que  vos  tentî 
)>  tives  féodales  ne  sont  pas  heureuse 
»  C'était  une  jolie  petite  idée  que  d'avo 
»  fait  peupler  mon  colombier;  mais  pui 
»  que  ce  fils  de  meunier,  devenu  généra 
A  osait  trouver  à  redire  que  vos  pigeo 
»  mangeassent  ses  grains ,  et  puisqu'il  1 
»  tuait  sans  vous  en  demander  la  permi 
»  sien ,  vous  avez  bien  fait  de  les  envoy 
»  au  marché;  il  ne  faut  pas  avoir  d'affair 
y>  à  démêler  avec  ces  gens  là. 

^>  Mon  fih  Alphonse  a  mal    choisi   s< 


d'uINE    SKSSIOIV.  383 

temps  pour  revendiquer,  aux  noces  du 
fermier  Lenoir ,  certain  droit  tombé  en 
désuétude;  nous  y  reviendrons;  mais  ce 
n'est  pas  là  le  plus  pressé.  Marquez-moi 
si  les  contusions  que   le  jeune  baron  a 
reçues ,  dans  cette  circonstance  malheu- 
reuse ,  à  la  partie  moyenne  du  dos ,  sont 
sur  le  point  d'être  guéries. 
»  C'est  pourtant  quelque  chose  que  d'a- 
voir obtenu  à  l'église  les  quatre  coups 
d'encensoir  qui  nous  étaient  refusés,  et  d'a- 
voir pu ,  sans  opposition,  rétablir  mes  ar- 
mes sur  notre  banc  seigneurial.  Puisque 
cet  essai  a  réussi ,  profitez  de  l'occasion 
pour  faire  restaurer  le  croissant  sculpté  au- 
dessus  de  la  porte  principale  du  château, 
en  mémoire  de  mes  Ijons  aïeux,  les  croi- 
sés; vous  savez  ,  marquise  ,  que  ce  crois- 
sant a  continué  d'entrer  dans  les  armes 
de   ma  famille,  jusqu'à   moi    inclusive- 
ment; je  vous  le  recommande. 
))  J'arriverai  sur  mon  village  le  9  août , 
entre  cinq  et   six  heures  du  soir.  Vous 
viendrez   à  ma  rencontre   à   la   tête  de 


384       l'A  FIN  d'une  session. 

»  mes  paysans  que,  pour  plus  de  solen- 
»  nité,  vous  armerez  de  mes  quatre  mous- 
»  quels,  et  des  trois  épces  qui  se  trouvent 
»  dans  le  garde -meuble,  si  l'on  peut  les 
»  tirer.   Quant  à  mon  sabre ,  il  tient  irré- 
»  vocablement  au  fourreau  :  c'est,  vous  le 
»  savez ,  par  cette    raison  que  je   n'ai  pu 
»  me  réunir   à  la  noblesse    qui  fit    long- 
»  temps  la   guerre  dans  la  Vendée.   Puis- 
»  qu'on  n'a  point  encore  rétabli  les  baillis , 
»  vous  commanderez  un  compliment  à  celui 
»  des  deux  maîtres  d'école  du  village  qui 
3)  n'a   pas   adopté  l'enspig"o"»o«t^  mutufl 
»  vous   lui    donnerez   exactement  la  dési- 
»  gnation  de  tous  mes  titres.  Pour  cette 
»  année ,  il  faudra  bien  que  le  cérémonia 
»  de  ma  réception  se  réduise  à  cela;  l'ai 
»  prochain,  îios  affaires  iront  mieux,  et  j» 
5>  saurai  bien  contraindre  le  curé  à  veni 
j)  me  recevoir  sous  le  dais.  |)a 

»  Recevez,  marquise,  mes  tendres  ein 
»  brassemens. 

»  Le  marquis  pes  Tourelles.  » 


2/ 


rsr: 


AU    REVOIR.  385 


\  >Mi«vx<k>ï.'i.'%,  î^i-^fw»  «  ^^  i,v\.  *  V» 


AU    REVOIR. 

(  3 1  juillet.  ) 

-cUn  moraliste  (i)  ,  dont  la  philosophie 
douce  et  indulgente  excuse  souvent  les 
travers,  a  dit  quelque  part  que  les  mal- 
heurs qui  affligent  l'humanité  ,  les  fautes 
qu'elle  commet,  les  folies  auxquelles  nous 
!  i  voyons  se  livrer,  naissaient,  le  plus  or- 
:iiiiairement,  de  la  difficulté  que  trouvent 

.  es   hommes  «   ^'a.r?^ete,'  danS    Ce   qu'ils   eu- 

I  repreniïent  sous  l'influence    des  passions. 

le:  Arrêtez-vous  ,  dit  avec  intérêt  ce  philo- 

alophe  aimable  à  la  vierge  innocente  guidée 

in)ar  une  flamme  inconnue,  qui  va  l'é'^arer  • 

yrrêtez-vous .^  répète-t-il  pour  la  vinotiènie 

mois  au  joueur  avide,  qu'engage  un  gain 

assager  ;   arrêtez-vous,  dit-il   au  buveur 

situe  .menace  une  apoplexie  ;  mais  arrêtez- 

)ous  donc,  ne  cesse-t-il  de  crier  au  conqué- 

ant  contre  lequel  vont  se  réunir  le  désespoir 

(i)M-  le  comte  deScgur,  de  l'académie  française. 

17 


386  AU    RF.VOTK. 

des  peuples ,  les  horreurs  de  la  famine  et  la 
rigueur  des  hivers....  Les  insensés!  il  n'é- 
coutent rien  :  leur  oreille  est  fermée  aux 
sages  remontrances.  Laissons-les  courir  à 
leur  perte;  mais  ne  les  imitons  pas,  mon 
cher  disciple;  arrêtons -nous  ici,  jusqu'à 
ce  que  le  public  ait  jugé  nos  essais.  Que  m 
fin  d'une  session  soit  la  fin  de  notre  vo- 
lume; nous  en  publirons  d'autres  si  le 
premier  réussit.  » 

Yoilà  ce  qu'Azédor  me  disait  ce  matin . 

à  mon    chevet,  tandit*    que  je    fruUal*  .ue: 

yeux  ,  à  peine  ouverts.  Mon  Lutin  était  ei 

habit  de  voyage  ;  je  lui  ai  demandé  s'il  allai 

en  entreprendre  un.  «  Oui,  mon  ami,  m'a 

t-il  répondu  en  souriant;  et  je  suis  persuad 

que  tu  n'auras  pas  le  désir  de  m'accompa 

^ner,  quand  ma  destination  te  sera  connue 

je  vais  en  enfer.  Je  me  suis  fait  accordt 

un  petit  congé  afin  de   revoir   les   bore 

rians    du  Tartare  ;    que  veux -tu?  quel 

qu'en  soit  la  laideur, 

La  pairie  a  ses  droits  dans  un  cœur  géiuVeux. 


AU     REVOIR.  38^ 

Or,  profite  de  mon  absence  pour  faire  une 
halte  littéraire  dont  personne  ne  se  plain- 
dra, si  tes  articles  sont  lus  sans  plaisir,  et 
ç[ui  aura  l'avantage  d'accroître  la  curiosité, 
j'ils  renferment  des  élémens  de  succès. 
3omme  tu  me  reverras  bientôt,  abstiens-toi 
'écrire jusqu'àmon retour;  ta  verve  délais- 
ée  ne  produirait  rien  de  bon  ;  un  auteur 
éussit  toujours  mal  lorsqu'il  travaille  sans 
aveu  de  son  esprit  familier ,  et  le  bon  La 
^ontaine  n'a  jamais  conçu  une  idée  plus 
kl  s  juste  que  celle-ci  : 

Ne  forcez  point  votre  talent, 
V  ous  ne  feriez  rien  avec  grâce.  » 

A  ces  mots,  Azédor,  qui  venait  de  s'envi- 
)nner  d'une  espèce  d'auréole  ,  m'a  tendu 

main  avec  aménité;  puis  il  s'est  évanoui 
mime  un  songe,  ainsi  que  l'appareil  lu- 
ineux  qui  l'enveloppait. 

yiiL    revoir    donc  ,    ridicules     sur    qui 

n'ai  point  encore  appelé  le  rire  mo- 
leur,  caprices  fugitifs  soustraits  jusqu'à 

jour  à  ma  légère  férule,  modes  volages 
nt  je  n'ai   pu  suivre  la  course  rapide, 


3g3  AU    REVOIR. 

réputations  imperceptibles  échappées  à 
ma  loupe;  en  un  mot,  au  revoir,  mœurs 
piquantes  qui  n'avez  pas  trouvé  place 
dans  ce  volume  ;  je  vous  retrouverai. 

Au    revoir,   jeunes   gens  ,    amis  de   la 
critique  qu'assaisonne  la  gaieté;  au  revoir, 
femmes   trop  spirituelles  pour  froncer  le 
sourcil  à  la  lecture  d'une  malice  qui  vou5 
amuse,   quand  même  elle  vous  blesserai- 
un  peu;  au  revoir,  beautés  pudiques  qu. 
mon    Lutin  suivra  dans    l'alcove    myste 
rieuse  témoin  de   vos  soupirs;   au   revoi 
enfin  vous  tous,  mes  bons  compatriote: 
Puissé-je  vous    retrouver   tranquilles   si 
vos  libertés  publiques  ,  sans  lesquelles    ^ 
ne  peut  être  pour   vous  de  bonheur,    , 
disposés  à  prouver  aux  nations  que ,  po.  j 
avoir  offert  l'exemple  de  la  valeur  herc  i 
que,  vous  n'avez  pas  cessé  d'être  les  ml 
dèles  de  l'aménité,  de  la  galanterie  et 

l'amabilité. 


FIN. 


ARTICLES 


COKTEÎSrS 


DANS  CE  VOLUME. 


F  REMIÈRE  visite  de  mon  Lutin.   .   .    .  Pflg.  i 
Mil  sept  cent  dix-huit  et  mil  huit  cent  dix-huit, 

parallèle 8 

es  chaperons  de  toutes  couleui's i4 

je  fonds  d'une  marchande  à  la  toilette.    ...  27 

es  libraires  et  les  auteurs. 3'j 

jC  voyage  à  Versailles 4? 

es  Parisiens  eu  vendanges 58 

jGs  jeux  chevaleresques 68 

/auberge  d'Aix-la-Chapelle 76 

e  camp-volant 86 

KijCs  cabinets  particuliers  du  restaurateur.   .   .  96 

m  ja  cour  d'un  ministère  le  3o  du  mois 104 

Jn  salon  de  Paris  à  la  fin  de  novembre  18  j8.  i  i3 

jCS  bureaux  d'affaires i23 

es  fâcheux  qu'on  rencontre  au  spectacle.  .   .  i32 

ja  galanterie  française i4ï 

Ja  télescope  magique  le  premier  jour  de  l'an.  i5i 


SgO  ARTICLES    CONTENUS,  CtC. 

Les  croque-mitaines  de  la  société.   .   .  .  Pag.   164 

Le  musée  de  la  mode ^7^ 

La   relue  du  café ^79 

Les  deux  bals  de  l'Opéra i83 

"Vive  la  gaieté!  quand  même I97 

Le  cabinet  d'un  curieux 20j 

Le  ménage  d'un  vieux  garçon 222 

Paris  justifié ^^^ 

L'ambassadeur  persan ^^7 

Le  ménage  d'un  jeune  garçon ^Si 

Les  trois  gands ^7^ 

La  réorganisatica  d'un  personnel 292 

Avis  aux  deux  sexes ^ogt 

Mademoiselle  Arrhens  et  madame  Bébé-  -^  r  5 

Madame  Manzon  à  Paris 325 

Les  eaux  de  Carlsbad 335 

L'ouvrière  de  la  rue  Saint-Denis 846 

Les  sauvages  de  la  tribu  des  Onéidas 36r 

La  fm  d'une  session. 36» 

385 

Au  revoir 


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