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p
o
LE LUTIN
COULEUR DE FEU,
ou
MES TABLETTES
D'UNE ANNÉE.
IMPRIMERIE DE FATN, RUE RACINE, N*. 4
H. ô &
I
:Cf
LE LUTIN
COULEUR DE FEU,
ou
MES TABLETTES
D'UNE ANNÉE.
MOEURS, POLITIQUE, RÉPUTATIONS
EN i8r8 ET 1819 ;
Par g. TOUCHARD-LAFOSSE.
SECONDE ÉDITION ,
REVUE ET CORRIGÉE.
, Hue propiùs me ,
Duin doceo insanire omnes, vos ordine adite.
HoRAi. Sat.
A PARIS,
CHEZ MONGIE JEUNE, LIBRAIRE,
RUE ROYALE, N°. 4, PORTE Sx\LNT-HONORÉ.
1821,
**»»*«**»\»*%%»»*»***»*«t**»*"»**'»*»»*'»*»»'»***»»^" r»\»l»»»*» »%«\w.
UN MOT
SUR
CETTE SECONDE ÉDITION.
" JN o^r, mon cher monsieur , non , vous n'obtien-
drez point encore de moi la permission de réim-
primer mon Lutin ; on ne croit plus aux éditions
enlevées , à moins qu'il ne s'agisse des romans de
lord Byron ou de Walter Scott ; tâchons , croyez-
moi j que notre succès soit probable , afin de
n'être pas à chaque instant dans l'obligation de
le prouver. Et puis , vous ne connaissez pas ce
bon public sur lequel nous comptons tous deux ;
sa curiosité ressemble à l'appétit émoussé du ri-
che : elle repousse les mets littéraires qui lui sont
offerts avec instance , et n'est titillée que par ceux
dont un sage éditeur la prive quelque temps. >•
Telle est l'objection que j'opposais à la de-
mande pressante que me faisait , il y a trois moisj
l'honnête Mongie de remettre sous presse les
trente-sept premiers chapitres que m'a dictés
Azédor. « D'ailleurs , ajoutais-je , laissez-moi le
temps d'analyser le bien et le mal qu'on a dit de
mon ouvrage ; je dois , au moment d'être réim-
primé , ma profession de foi à mes lecteurs. "
Or , cette profession de foi , je la fais aujourd'hui.
Les éloges qu'on m'a donnés, je les oublie : je
ne me rappelle pas que la louange ait jamais
rendu qui que soit meilleur ; et des milliers
d'exemples se pressent sous ma plume , lorsqu'il
s'agit de prouver combien, en la supposant même
juste et tempérée , elle peut nuire aux hommes ,
aux auteurs surtout , qui , pour toutes les fai-
blesses qu'enfante l'orgueil , sont hommes deux
fois.
La critique, au contraire , est presque toujours
profitable ; toutefois , c'est un remède amer qu'il
serait imprudent d'avaler avant d'en avoir re-
connu les propriétés salutaires, car ce n'est pas
seulement dans son amertume que sa vertu
réside.
Je vais donc examiner rapidement les princi-
paux points de censure dont quelques journa-
listes éclairés ont semé les articles, en général
très-favorables , qu'ils m'ont consacrés. Je m'ac-
cuserai avec franchise lorsque le raisonnement
me condamnera ; mais on me permettra de sou-
tenir mes opinions quand j'aurai prouvé que
j'ai raison.
Le reproche le plus grave qui m'ait été fait ,
c'est celui de me montrer le détracteur obstiné
du siècle ou nous vivons : je suis , a dit mon
censeur le laudalor lemporis acti d'Horace. Je
ne sais dans quel chapitre du Lutin l'auteur de
l'article où cette assertion est consignée , pourrait
IV
en puiser la preuve; j'ai décoché quelques traits
légers contre les travers du temps ; on devait s'y
attendre : je me suis mis en campagne pour
cela. J'escarmouche ainsi dans l'intérêt même
de la morale , et c'est précisément parce que je
suis l'ami de mon siècle , que je veux le purger ,
si je puis , de quelques ridicules ; imitant en cela
le jardinier , de qui la main prudente écarte de
l'arbre qu'il affectionne ces tiges parasites et nui-
sibles , qu'une végétation déréglée a produites.
On m'a reproché avec plus de raison d'avoir
un peu trop soulevé le voile de la pudeur. Je
sais que les Grâces dont on a dénoué la ceinture,
ressemblent aux Bacchantes , et j'avoue que ces
dernières ne sont pas du beau moude. Voilà donc '
une faute dans laquelle je suis tombé , et que
n'excuse qu'à moitié la nécessité de peindre eu
observateur fidèle. Il est des tableaux qu'il ne
faut qu'esquisser , moins par ménagement pour
notre modestie , qui , sans médisance . commence
à s'aguerrir singulièrement , que par prudence
pour nos passions , qui ne s'amendent guères.
J'ai mûrement discuté avec moi-même l'opi-
nion d'un littérateur distingué , qui trouve que
le plus grand défaut de mon ouvrage est d'offrir
souvent des sujets passagers , ne se rattachant
aux mœurs générales que par un fil , et ne for-
mant, poxir ainsi dire , que des épisodes éphé-
mères dans l'histoire de nos usages. Cette obser-
vation porte un caractère de gravité qui mérite
toute mon attention ; mais je me crois en fonds
pour y répondre : en effet , quelle est la tâche
de l'observateur ? de jeter quelques jalons dans
la carrière des temps ; jalons auxquels viennent
se rallier le philosophe, le moraliste, l'historien.
De la multitude de traits épars que saisit en
courant cet observateur résulte l'ensemble des
physionomies morales ; et des nuances plus ou
moins analogues qu'elles présentent se compose
le caractère des nations. Il n'est pas un fait , .<»
peu important qu'il paraisse , dont le peintre de f
mœurs ne doive prendre note; le portrait d'une i,
génération peut manquer d'une certaine res— '
semblance , parce qu'on aura négligé un seul des
traits presque imperceptibles qui servent à la
caractériser.
Me résumant sur les trois points de critique
auxquels le Lutin a donné lieu , je déclare ,
quant au premier , qu'il a pour base une suppo-
sition gratuite : je ne suis ni l'apologiste du
passé , ni le contempteur du présent. Né dans
les quatre derniers lustres du dix-septième siècle,
je ressentis mes plus tendres affections , je goûtai
mes plus doux plaisirs durant la matinée du dix- |.
huitième ; et l'ingratitude n'entra jamais dans '
mon cœur. Quant au second grief, il est con-
stant , je m'en suis confessé , et j'attends mon
pardon de mes aimables compatriotes , qu'il est
aisé de désarmer quand ils ont ri. Enfin , je crois
avoir démontré que l'observation du littérateur
VIJ
estimable dont J'ai parlé est erronée ; si je m'é-
tais érigé en philosophe ., il eût eu raison ; je me
suis borné à la tâche d'observateur , il a tort.
Éclairé sur mes défauts , raffermi dans ceux de
mes principes que la raison approuve , écrivant
toutefois sous l'empire de la gaieté , que je veux
écouter avant tout , et rendu moins timide par
l'accueil d'un public dont je ne veux point être
gâté , parce que je veux rester digne de lui , je
publierai dans le courant de l'année le deuxième
volume des inspirations d'Azédor : il se composera
des articles intitulés : Les Spéculations clandes-
tines , le Page en mission , les parties au bois ,
la Pluie (ïargetit , la Fête de Saint-Louis , les
Portiers , un Entracte du Gjmnase , une Soirée
de Tivoli , les Entremetteurs de mariages , les
Élections i, les Ouvreuses de loges , le Dîner sans
façon., le Vitchoura^ les Nouveaux visages, V Ou-
verture d'une session , l'Hôtel Meurice , les Co--
médiens , les Annonces de journaux , V Audience
,Â
yiij
d^un unnistre , la Loge d'une actrice , les apos-
tilles , les Grâces , les Carions d\in comité dra-
matique , les Savons , etc. , etc.
En traitant ces divers sujets , j'écouterai mon
Lutin avec beaucoup d'attention , tant qu'il ne
sera que malin ; je cesserais de l'écouter si , re-
prenant ses inclinations infernales, il songeai;
à devenîr'iaaéchant. En un mot , je n'oubliera
jamais que Lesage , Addisson , Sterne et Jouy
mes dignes modèles , s'armèrent d'une férul(
légère , à l'exclusion du fouet sanglant à l'aid*
duquel Perse et Juvénal irritèrent l'humanité
sans la corriger.
LE LUTIN
COULEUR DE FEU.
PREMIÈRE VISITE DE MON LUTIN.
m (i^r. cioia 1818. )
Il était à peu près cinq heures du matin j
les rayons du soleil levant arrivaient obli-
quement à ma paupière , à travers un ri-
deau de taffetas bleu , qui , tempérant leur
vif éclat , entretenait dans ma chambre ce
demi-jour mystérieux qui favorise les dou-
ces rêveries. Mollement étendu
Sur un bon lit de plume à grands frais amassée,
je cédais à ma paresse habituelle , que je
ne me donne plus la peine de combattre
depuis que je ne m'éveille plus au champ
d'honneur. Tout à coup je vois paraîtra au
pied de mon Ut une petite figure d'envi
2 PHEMIÈRE VISITE
ron quatre pieds six pouces, homme ou
femme : sur ce point je fus quelques in-
stans indécis; mais les mots suivons, pro-
noncés dans le médium d'un ténor bien
nourri , me révélèrent que j'avais affaire à
un être du sexe masculin. « Ami , sois sans
inquiétude , me dit-il ,y.e suis ion lutin J'a-
milier; mon nom est Azédoî\ et, quoique
diable de ma nature, je suis le ^neilleur
enfant du monde. » Rassuré par cette as-
sertion, j'examinai le costume d'Azédor :
il me sembla si bizarre, que je ne puis
résister à l'envie de le décrire. Une tuni-
que d'étoffe légère couvrait cet être extraor-
dinaire : elle était diaprée de toutes les
couleurs , le noir excepté ; et la riche bro-
derie qui l'ornait me prouva que les ha-
})itans du séjour infernal ont des idées fort
saines sur les moyens de réussir chez les
mortels. Mon lutin se drapait avec grâce
d'un manteau couleuh de feu, sur lequel
étaient tracés en tous sens ces mots : jnci-
lice^ gaieté, franchise, folie ;\xu. médaillon,
qu'il chercha d'abord à me cacher , était sus-
DE MOîf LUTIÎf. 3
pendu à son cou; j'y lus à la dérobée : scan-
dale. Pour chaussure , Azédor portait , d'un
côté, le sévère cothurne deMelpomène; de
l'autre coté, le brodequin léger de Thalie :
de la main droite , il tenait un arc ; de la
gauche, il agitait une m^jptte ; ses épau-
les étaient chargées d'un carquois sur le-
quel on lisait : Guerre aux ridicules , aux
extrêmes ^ a la prétention , a la partialité.
Du reste , mon petit diable avait une phy-
sionomie fort avenante, et ie commençais
à trouver du plaisir à le voir lorsqu'il re-
prit la parole en ces termes : « Lève-toi,
prends cette plume , écris. — Ecrire , sei-
gneur Lutin! et dans quel genre, s'il vous
plaît? Que prétendez-vous me dicter? Des
pamphlets, peut-être. — jS^on, parbleu! Je ne
veux point attenter aux droits de mon con-
frère , le démon de la politique ; ses efforts
suifiront bien pour compléter la société réu-
nie aux petites maisons. Ce sont les mœurs
qu'il faut peindre. — Les mœurs! quoi, sé-
rieusement , vous songeriez à faire un mora-
liste d'un officier de cavalerie légère! —
4 PliEsMi k II E V 1 s l T 1-
Allons, voici encore un homme qui, s'en rap-
portant à l'invariable dictionnaire de l'aca-
démie , ne veut saisir les mots que dans leur
vieille et étroite acception... Eh! mon ami,
mets-toi à la hailteur du siècle où tu vis,
ce mot d£ mœi^ ^ si noble jadis, ce grand
cheval de bataille des Montaigne , des Mon-
tesquieu , cet épouvantai! des âmes timo-
rées, sais-tu ce qu'il signifie aujourd'hui?
Modes , caprices , belles manières , minau-
deries de sociélè. Autrefqjp les mœurs étaient
dans le cœur; de nos jours, elles voltigent
autour de la tête; alors, on n'en parlait
qu'avec une extrême vénération ; mainte-
nant elles arrivent dans la conversation
avec les serins savans, le grotesque aérien ,
le petit chaperon rouge et la chèvre acro-
"bâte. Bref, qui peint les ridicules est pro-
pre à peindre les mœurs ; il n'y a pas des
uns aux autres l'épaisseur d'un cheA^^,
et les meilleurs moralistes du temps sont
incontestablement nos auteurs de vaude-
villes. » — D'accord, mais oserais-je por-
ter un pied profane dans la carrière que
I
DE MON LUTIN. 5
rouvrit notre inimitable -ermite ?» — Pour-
(juoi non? il y a plus d'un an que sa muse
originale, sous Tescorte des sylvains, des
dryades, des napées, parcovut les riantes
campagnes de la Gascogne. Depuis son dé-
part, les chapeaux de nos belles Parisiennes»
ont changé cent fois de fl||:me ; leurs robes
ont été tour à tour longues , courtes \
plus ou moins étroites ( car elles n'ont ja-
mais été larges ) , diaphanes , opaques , de
couleur foncée, de couleur tendre... Juge,
d'après cela , combien ces dames ont dû
changer d'affections ; combien l'inquiétude
de leurs maris a dû changer d'objets, et
combien de remarques curieuses l'obser-
vateur attentif pourra consigner sur sa
feuille , s'il n'en consacre pas une trop
grande partie à publier les vertus (ie/Vi^^/Ze
de Macajsar^ à recommander au beau sexe
le cosmétique nouveau, à vanter les per-
j^iques du coiffeur Plaisir; oij bien à dé-
mentir la nouvelle que la même feuille
aura garantie la veille! — Je vois, mon
cher Lutin, que vous me destinez à la pro-
6 PREMIÈRE VISITE
fession de journaliste. — Oui, je t'as-
socie à la rédaction d'un journal des spec-
tacles. — Ainsi mes exploits littéraires se
borneront à signaler le succès des ouvra-
ges dramatiques, et les efforts heureux de
nos acteurs. Vous sentez que, restreint à
cette tâche, je Ék pourrai donner au pu-
blic que des articles fort courts; à moins
que je ne m'étende complaisamment sur
la justice des comités, sur la bonne vo-
lonté des acteurs , sur la sagesse des
actrices. — Je ne te le conseille pas; ce se-
rait blesser leur modestie. Je veux ouvrir
un champ plus vaste à ton ambition , et
je le puis dans un pays où tout parle aux
yeux. — Je vous entends ; tout , à votre
avis , est spectacle parmi nous , et vous me
chargez de présenter, dans une espèce de
kaléidoscope moral ^ la coquetterie étouf-
fant l'innocence , la nullité hardie dépla-
çant le savoir timide , la sottise usurpaiîtv^
à l'aide de Plutus , la considération due
au mérite , l'astuce se couvrant du man-
teau de la bonne foi , le système hasardé
DE mON LUTIN. 7
remplaçant la vérité démontrée.... — Tel
est , en effet , le devoir que je t'impose ; je
te dirigerai , tu réussiras , et ce ne sera pas
le premier succès qu'on aura obtenu le
diable aidant. Adieu : tu me reverras sous
huitaine , muni du sujet de ton premier
article. » A ces mots , Azédor me tendit
une main qui me parut assez douce pour
une main diabolique ; puis il s'éleva du
parquet une flamme bleuâtre , au milieu
de laquelle mon lutin familier disparut.
^
MIL SEPT CENT DIX-IIUIT
MIL SEPT CENT DIX-HUIT
ET MIL HUIT CENT DIX- HUIT.
PARALLÈLE.
( Août. )
JLa huitaine était expirée; j'attendais Azé-
dor au pied de mon secrétaire ; ma page était
préparée, l'encre avait noirci ma plume,
et je me disais : « Si Pétrone eut raison de
penser que tout le monde , ici-bas , joue
la comédie, n'est-ce pas être un peu trop
charitable que de faire apercevoir à chacun
le vice du rôle qu'il a choisi? — Oh ! point
de ces réflexions timides , s'écria mon lutin ,
qu'en me retournant , je vis appuyé sur le
dos de mon fauteuil....
Ridentein dicere -veruin
Quid a>eCac ?
Les amours-propres de ce monde ne sont
ET MIL HUIT CENT DIX-HUIT. 9
pas aussi chatouilleux que tu te l'iir.auines;
ta franchise plaira même aux hommes
qu'elle blessera légèrement, si tu parviens
à les amuser... En France, le rire est Tan-
tidote universel. Tiens , je t'apporte un
sujet que je te recommanrle. — Deux mil-
lénaires liés par une conjonction ? que puis-
je faire de cela? — Belle demande I tu serais
indigne de ma sollicitude , si j'avais besoin
de répondre à cette question. — Ah! je de-
vine , un parallèle... — Sans doute. Allons,
vite, à l'ouvrage. Moi , je cours assister un
jeune homme de famille , qui , sur l'avis
unanime de ses créanciers, conduit ce ma-
tin à l'autel une riche veuve , à peu près
sexagénaire.... Tu sens qu'une pareille af-
faire ne pourrait se terminer, si cet hon-
nête garçon n'avait pas un peu le diable au
corps. Cependant , mes fonctions auprès de
lui finiront au moment où il mettra le pied
dans l'appartement conjugal : à minuit je
serai à tes ordres , si mes conseils te de-
viennent nécessaires. » Il dit , et , pour
cette fois, sortit par le trou de la serrure,
lO MIL SEPT CENT DIX-HUIT
sans m'avoir fait les honneurs delà flamme
bleue, qui, sans doute, tenait au cérémo-
nial de la première visite.
A peine mon lutin m'avait quitté que
je me sentis plein du sujet qu'il venait de
m'imposer; saisissant donc ma plume avec
une confiance expansive , j'écrivis ce qui
suit , persuadé que j'allais procurer à mes
contemporains un triomphe facile sur leurs
grands - papas , et démontrer ex professa
les avantages que procurent à l'univers les
progrès de la civilisation.
« En 1 7 1 8 , l'amitié était un sentiment
vulgaire qui disait très-peu , mais qui prou-
vait beaucoup. Alors un ami vous ouvrait
sa bourse aussitôt que son cœur , et s'il vous
obligeait (voyez la sottise) , il le faisait sans
espoir de réciprocité. Vous engageait-il à
dîner , c'était avec une maladroite fran-
chise qui ne laissait jamais espérer un refus.
On ne servait sur su table que des mets peu
friands , mais les convives pouvaient revenir .
au plat; ses vins n'étaient pas de la pre-
mière qualité, mais il les versait dans de
ET MIL HUIT CENT DIX-HUIT. II
grands verres , et ne parlait point du prix
qu'ils avaient coûté.
» En 1818, l'amitié prend une autre
allure: son accueil est gracieux, elle sourit
toujours, ses paroles sont douces comme
le miel du mont Hymette ; elle se répand
en protestations , en promesses , en ser-
mens; mais, susceptible à l'excès, elle fuit
dès qu'on lui demande une seule petite
preuve de tout ce qu'elle avance. Vous
refuse-t-elle un service qu'elle vous offrit
la veille , c'est avec un regret si joliment
exprimé , qu'on est tenté de le préférer au
service même. Un ami du jour ne manque
jamais de vous offrir à déjeuner au mo-
ment où vous sortez de chez lui , pour avoir
occasion de vous demander à dîner aussitôt
qu'il entrera chez vous. En un mot , les
amis d'à présent sont d'excellens calcula-
teurs : ils ne donnent plus l#s témoignages
de leur attachement , ils le prêtent; et,
dans ce genre de spéculation , on prête
communément au denier vingt.
» En 17 18, l'amour était soumis, res-
12 MIL SEPT CENT DIX-HUIT
peclueux, timide : il ne risquait guère sa
déclaralion avant la fin de la première an-
née : vers le milieu de la troisième , l'aman l
emporté hasardait un baiser sur la main de
sa maîtresse ; après un lustre accompli , ses
lèvres brûlantes cfiieuraient le pudique
front de la belle.... Quant au suq)lus , il
se condamnait à le désirer , et elle S€ rési-
gnait à l'attendre toute la vie.
5) En 1818, nos dames s'égaient beau-
coup sur ces vieilles niaiseries sentimen-
tales. Les amans du dix - neuvième siècle
sont heureusement plus pressés , plus pres-
sans.... Bref, il n'est pas une femme un peu
jolie qui ne puisse, bon an mal an, expé-
dier trois amours éternels dans le courant
d'une année.
« En 1 7 1 8 , la pudeur du l)eau sexe te-
nait encore de l'innocence des premiers
âges; les dames avaient le sein découvert,
et , par cette raison même , personne n'y
prenait garde : on se rappelle qu'à Lacédé-
mone les jeunes gens des deux sexes étaient
élevés ensemble dans un état presque com-
a
ET MIL HUIT CEIVT DIX-HUIT. l3
plet de nudité , et qu'ils n'en demeuraient
pas moins réservés et chastes. En 17 18,
ies petites-maîtresses n'avaient pas encore
4;rouYé l'heureux secret des chaussures
étroites : elles s'en tenaient au triste avan-
tage de marcher librement dans des pan-
to utiles qui n'escamotaient pas la plus pe
tite partie de leur pied.
w En 1818, on entend mieux ses inté-
rt'ls; la pudeur de nos belles est trop ro-
buste pour qu'elles craignent de solliciter
le désir ; et cette gaze ou ce tule qui voile
à demi leurs charmes , est moins un rem-
part contre la témérité , qu'un signal pour
l'attention. Quant à la chaussure, ah! c'est
en cela que l'on reconnaît , suTtout , une
amélioration sensible dans nos usages : les
dames portent aujourd'hui des souliers tel-
lement courts, tellement étroits, qu'on
pourrait les prendre toutes pour de jolies
transfuges de la Chine. Il y a bien à ceci
quelques légers inconvénient : par exem-
ple , les maris économes se plaignent que
de tels souliers ne durent guère que vingt-
l4 MIL SEPT CENT DIX-HUIT
quatre heures; le pédicure habitué de la
maison fait remarquer qu'il est appelé plus
souvent que ses obligations ne le portent;
et, comme il manque à plus d'un rendez-
vous , Cidalise , Alcimène , Araminthe sem-
blent, en marchant dans la rue, se prome-
ner sur une tôle brûlante. Mais qu'est-ce
que tout cela , comparé à l'avantage d'avoir
un petit pied?... On ne se figure pas com-
bien nos Françaises tiennent à montrer un
petit pied.
» En 17 18, il était permis aux auteurs
d'avoir du mérite sans être riches : on avait
la bonhomie de les estimer à cause de leurs
ouvrages , et souvent ils arrivaient sans
obstacles à l'académie si leur bagage était
suffisant.
» En 1818, on a sur le génie des idées
beaucoup plus saines : pauvre , l'opinion
le condamne à voler terre à terre; sou-
tenu par la fortune , il peut frapper la nue
de son aile dorée. Toutefois , les riches as-
pirans aux sièges académiques ( et je ne
pense pas qu'on en admette d'autres) n'ont
ET MIL HUIT CENT DIX-HUIT. ID
plus à s'appuyer de ces énormes in-folios
qu'on exigeait de leurs devanciers : une
toute petite comédie et le discours obligé ,
pour lequel on les dispense d'exhiber un
certificat d'origine , tels sont les seuls titres
écrits qu'ils aient à produire. On voit que
nos poètes peuvent arriver en voltigeurs à
l'immortalité , pourvu qu'ils présentent
une notable compensation en visites et sur-
tout en dîners.
» En 17 18, nous n'avions, en France,
que des tragédies , des comédies et des
opéras ; les poètes dramatiques d'alors res-
treignaient leur muse à ces trois espèces
d'ouvrages ; quelquefois même , ils avaient
la modestie de se croire trop au large dans
cette carrière circonscrite.
» En 181 8, le génie de nos dramatistes
a franchi les bornes qu'avaient posées Cor-
neille , Molière et Quinault ; nous savou-
rons des mélodrames noirs, comiques ^
équestres j aériens; le vaudeville nous offre
des revues auxquelles on peut ajouter des
scènes ou en retrancher , à volonté , sans
l6 Mil, SKPT (.EftT DIX-HUIÏ
nuire à l'action , parla raison infiniment sim-
ple qu'il n'y en a point; et nous venons tout
récemment de nous enrichir des comédies
politiques ^ heureuses compositions où quel-
ques sentences déhitées à poings fermés
tiennent lieu de la fable , de l'intrigue et
du style.
» En 17 18, les comédiens se conten-
taient de l'estime que le public accordait à
leur talent. Jamais la première actrice du
temps ne fut appelée ni le diamant , ni la
perle ; jamais les gazettes ne surnommèrent
Baron le grand; on disait le grand F'illars,
le célèbre Baron.
» En 181 8 , la gloire théâtrale est sur le
point d'éclipser toutes les gloires connues :
nous révérons presque les rois de comédie;
encore quelques jours , et nous fléchirons
le genou devant leur couronne d'oripeau.-
Lauriers, épîtres rimées , présens, tout leur
est prodigué ; le peuple s'attelle à leur voi-
ture, comme jadis les Romains s'attelaient
au char de triomphe des Césars.... Je gage-^
rais qu'ils nous attendent à l'apothéose.
ET MIL HUIT CKNT DIX-TT[!IT. \'J
» Je m'arrête ici La supériorité de
notre siècle est suffisamment démontrée ;
mais si quelque vieillard fâcheux en dou-
tait encore, qu'il paraisse.... Je l'accable
du poids de nos trois cent mille brochures
critiques , philosophiques , patriotiques ,
.philanthropiques, politiques et polémiques :
nous verrons comment il se tirera de là. »
m^
l8 LES CHAPERONS
LES CHAPERONS DE TOUTES COULEURS.
( Septembre. )
« J^E temps , me dit Azédor à sa dernière
visite , en me faisant signe d'écrire , le temps
dont on se plaint sans cesse et qu'on vou-
drait retenir toujours , avait retourné
quelques millions de fois son fatal sablier :
il avait usé quelques centaines d'ailes , de-
puis le siècle où nos bons aïeux , hommes
et femmes , portaient le chapei^oii pour uni-
que coiffure , lorsqu'un auteur ingénieux
vint rajeunir un peu ce mot par un joli
conte.^errault , en composant ce petit ou-
vrage , ne se proposait que d'amuser les
enfans ; et voilà qu'aujourd'hui son conte
est en possession d'intéresser les Français
de tous les âges ; preuve incontestable des
progrès que la raison fait journellement
parmi nous. • ^
» Il faut tout dire ': depuis une couple
•
DE TOUTES COULEURS. fC)
d'années que nous travaillons à mettre le
petit Chaperon rouge en scène , nous som-
mes parvenus , d'encore en encore , à le
rendre si gentil , qu'i. ^udrait être insen-
sible pour ne pas lui faire luie visite ({ui
ne coûte , à Feydeau , que deux francs
vingt centimes; aux Variétés , qu'un franc
soixante-cinq centimes ; à la porte Saint-
• Martin , qu'un franc vingt centimes....
Que dis-je ? on peut se procurer le plaisir
d'admirer, à la Gaieté , plusieurs chape-
rons réunis , pour la bagatelle de vingt
sous. Toutefois, nos journalistes, qui sont,
cctome chacun sait , les interprètes infail-
libles du bon goût , prétendent qu'au bou-
levart Montmartre , le petit Chaperon rouge
a l'air un peu niais ; que chez ]V!I^ Saint-
Romain, il est un'^eu pâle, et qu'au bou-
levart du Temple , les Chaperons nou-
veaux ont toute la gaieté du mélodrame.
Je vois donc nos amateurs éclairés rabattre
nécessairement sur le Chaperon de l'Opé-
ra-Comique; c'est à ce théâtre exclu-
sivement que les mamans parisiennes peu-
20 IFS rjl A PJ ROKS
vent, en toute sûreté de r;onscienco , ame-
ner leurs petites filles pour se familiariser
avec le loup. Mais le Chaperon rouge ne
visera- 1- il pas à de plus hautes destinées
encore ? Il est rare que la prospérité veuille
apercevoir les bornes que la sagesse a pla-
cées sur sa route; et je ne serais point
étonné de voir notre petit ambitieux réussir
au grand Opéra, grâce à cet adage de'
M. Figaro : ce qui ne vaut pas la peine
d'être dit ^ on le chante; adage dont les
auteurs dramatiques font, de nos jours,
une si heureuse application.
» Cependant , si tant est qu'il nous faille
absolument des chaperons pour être heu-
reux , ne serait-il pas possible de varier un
peu nos jouissances? Je connais certains
chaperons dont on n'a peut-être pas dit
un mot, et qui, produits sur noire seconde
scène lyrique par une main habile ( ce qui
ne veut pas dire une main savante), ne
pourraient manquer d'y faire fortune, si
M. Paul voulait bien , exprès pour eux ,
tailler un ciel de sa main, commander au
/
DE TOUTES COULEURS. 21
lampiste une lune toute neuve , et choisir
chez le gazier un ruisseau d'un nouvel
effet. A tout événement , je vais tracer ,
en peu de mots , l'historique de tous les
chaperons connus.
» Je ne citerai que pour le vouer à lexé-
cration le chaperon hideux qui fut , à la
plus funeste époque de notre histoire , le
signal de tous les attentats ; les scènes
atroces dans lesquelles il a figuré sont de
ces tableaux qu'on ne replace quelquefois
sous ses yeux que pour entretenir la juste
horreur qu'ils inspirent.
» Je ne dirai qu'an mot d'un autre cha-
peron qui , pour la forme et la couleur ,
ressemble beaucoup à nos vulgaires bonnets
de nuit.... On ne croirait pas que, par le
temps qui court, il peut être fort dangereux
d'écrire l'histoire d'un bonnet de coton.
» Parlons de ces jolis chaperons que
nos coquettes villageoises viennent échan-
ger à Paris contre l'élégant chapeau ,
quelquefois même contre la toque superbe
ou le diadème resplendissant ; et cela
22 LES CHAPERONS
moyennant le sacrifice de quelques scru-
pules de province , dont on apprend bien-
tôt à se défaire dans la capitale. Je vois ar-
river tous les ans bon nombre de ces cha-
perons rouges, bleus, verts , jaunes , vio-
lets; je ne me rappelle pas d'en avoir vu
repartir un seul : donc , l'échange que je
viens de signaler convient généralement.
Il est vrai que l'on applique quelquefois
aux belles troqueuses cette réprimande du
gracieux Properce :
Te tain formosam non pudet esse levem !
Mais elles répondent , en montrant du doigt
la pudeur marchant clopin - dopant bien
loin derrière elles : Voyez donc ou elle
est 7'esiée
» On a perdu l'usage des chaperons noirs
à longue queue dont s'enveloppaient ,
dans les cérémonies funèbres, les plus
proches parens de ceux qu'on portait à
leur dernière demeure ; c'est dommage ,
car ces ornemens protecteurs du chagrin
aidaient à cacher la joie de certains léga-
DE TOUTES COULEURS. 23
taires, qui, dans le recueillement de leur
prétendue douleur, se repaissent souvent ,
en perspective, du plaisir de placer à 1 in-
nocent intérêt de aS pour loo les deniers
du défunt , se promettent d'attaquer les
legs particuliers stipulés par son testa-
ment, changent en projets les distribu-
tions de sa maison, méditent le renvoi de
ses vieux serviteurs, et calculent une aug-
mentation aux redevances de ses fermiers.
J'ai vu plus d'une fois , dans la même cir-
constance , la jeune veuve, nouvelle ma-
trone dEphèse, se draper avec coquet-
terie du lugubre chaperon , tandis que , du
coin de l'œil , elle détaillait les perfec-
tions du beau-frère qui soutenait sa fai-
blesse. Peut-être songeait- elle à la
dispense
« L'adolescent frémit à l'aspect du
chaperon doctoral^ dont quelques régens
sont encore revêtus. Il lui rappelle cette
syntaxe diffuse , ces versions monotones ,
ces thèmes laborieux , cette versification
latine si péniblement apprise ; et le mal--
a/f LES CHAPERONS
heureux croit à chaque instant voir fondre
sur lui le cortège des menaces, des pen-
sums , des férules , s'échappanl du fatal
chaperon , comme les aquilons s'échappent
des antres de l'Etna.
» L'influence du chaperon de collège
a-t-elle cessé ? L'étudiant adulte tombe
sous le cliaperon d'un moderne Barthole.
Contraint à chercher le droit dans un dé-
dale inextricable de lois, de coutumes,
d'arrêts , d'ordonnances , combien ne re-
grette-t-il pas ce bon vieux temps où le
droit naturel guidait seul les humains, où
la bonne foi tenait lieu de code , où le
prud'homme rendait , sous un arbre , une
justice que la chicane en chaperon ne
nait point égarer... ! Alors, les hommes
étaient presque sauvages, et leurs intérêts
se réglaient à l'amiable ; maintenant ils
sont fiers de leur civilisation , et ils plaident.
» Si je porte mes regards vers les socié-
tés , j'y vois une jeune personne conduite
par un grand chaperon , c'est-à-dire , par
une femme plus ou moins vieille , qui ,
DE TOUTES COULEURS. u5
pour se consoler de n'être plus à surveil-
ler , voue sa vie à la surveillance. Sa pu-
pille , en se baissant pour renouer un sou-
lier , n'y a-t-elle pas glissé quelque douce
missive ? dans un quadrille , ne lui a-t-on
point serré la main , en faisant la chaîne
anglaise? durant la walse, les bras du ca-
valier sont-ils enlacés décemment ? les
deux ^valseurs ne profitent-ils pas d'un
rinforzie?ido pour se donner un rendez-
vous ? Tels sont les points sur lesquels
roule l'attention de la surveillante ; et
qu'en résulte-t-il ? ce que la nature laissait
ignorer à l'innocente , elle le soupçonne
par l'effet d'une maladroite défiance : sa
jeune imagination se monte , son cœur
pressent une science aimable. . . . Un beau
professeur est là , il se propose , on l'ac-
cepte , et le chaperon de la muraille n'a
plus de pointes assez acérées pour séparer
deux êtres dont l'un brûle d'enseigner, et
l'autre d'apprendre.
» Glissons légèrement sur le chaperon
de ce docteur médecin qui croit la santé
3
■ji6 J.iis CHAPEKOivs, etc.
publique tributaire de ses soins , lorsque
c'est ^ hélas! la parque qui l'en remercie;
et disons un mot de ces petits magistrats
qui, semblables à tant de gens importons
par riiabit , revêtent la considération avec
le cliciperon : tant qu'ils en sont couverts ,
on les courtise , on les adule ; dès qu'ils
le quittent , on les délaisse , heureux si ce
n'est pas avec mépris. ... Ce chaperon -là
ressemble à la peau du lion.
» Enfin je parlerai du chaperon qu'Une
main prévoyante place sur les jeux des
oiseaux de proie dressés pour nos plaisirs,
afin de refréner leur ardeur malfaisante....
Ah ! pourquoi ne peut-on agir de la sorte
avec tous les oiseaux de proie dont la
société est remplie!... Mais je forme un
vœu trop sévère , il faudrait enchaperon-
ner les deux tiers du genre humain. »
Voilà des chaperons , messieurs les au-
teurs dramatiques : travaillez , il vous reste
de l'étoffe.
LE F01?fDS D DINTE MARCHANDE, etC. I'-
LE FONDS D'UNE MARCHANDE
A LA TOILETTE.
( Septembre. )
Quoiqu'il ne soit pas rare de voir un
diable sous l'habit d'un Anglais , j'aurais
eu beaucoup de peine à reconnaître Azé-
dor déguisé en véritable fashionable , si
je ne me fusse pas rallié à sa petite taille
et à son accent un peu criard. Il avait une
redingote dont la taille finissait à deux
doigts au-dessous de l'omoplate ; une cra-
vate qui , par la roideur qu'elle prétait à
son cou, ne produisait pas mal l'effet d'un
carcan; le pantalon court en toile écrue,
les brodequins gris , et l'indispensable
chapeau de paille. En un mot, mon lutin
était accoutré d'une manière si bizarre,
que personne ne pouvait douter qu'il ne
fût mis à la dernière mode. » J'ai pris ce
^8 I.K FONDS d'uiVE MARCHAJNDb
costume anglais, me dit-il, afin d'échap-
per à la critique clans la course que nous
allons faire ensemble, attendu qu'il est
prouvé jusqu'à l'évidence, qu'aujourd'hui,
si l'on ne veut pas paraître ridicule, il faut
l'être. »
Je venais de terminer ma toilette; Azé-
dor, me voyant prêt, couvrit d'un gant
feuille-morte sa griffe cachée sous la for-
me d'une main; il enfonça son chapeau
végétal, et nous partîmes. Après avoir fait
environ trois cents pas, nous nous arrê-
tâmes devant la boutique d'une marchande
à la toilette, qui tenait aussi la friperie;
Azédor me fit signe d'entrer.. . Dès lors je
je crus deviner son projet.
A ma cravate noire, ii i^ion habit un
peu fatigué, au ruban rouge pâli qui en
ornait la boutonnière , une petite brune
qui nous reçut, ayant reconnu l'officier en
expectative^ me conduisit naturellement
vers la partie du magasin où reposaient,
appendus et poudreux , quinze ou vingt
uniformes, parmi lesquels elle supposa que
\ LA TOILETTE. 2r)
j'avais à faire un choix économique pour
mes sollicitations hebdomadaires près du
ministre de la guerre : déjà même elle me
désignait ceux des habits dont les poches
pouvaient voiturer le plus grand nombre
de pétitions dans certain carton chargé de
cette suscription terrible : demandes non
apostilUes ^ lorsque, la ramenant vers les
schalls et les dentelles, je lui donnai sans
doute à penser que , riche des réserves
faites sur ma demi-solde, je méditais quel-
que hommage à la beauté. Sans trop désa-
buser la marchande , j'examinais en réflé-
chissant ces futiles élémens de parure, dont
la possession coûte à la pudeur du beau
sexe tant de faux pas, tandis que leur in-
fluence coûte tant de faiblesses à la raison
des hommes. D'autres réflexions allaient
suivre; Azédor en interrompit le cours :
« Je songe, en regardant ces chiffons, me
dit-il, qu'ils nous révéleraient un bon nom-
bre d'anecdotes piquantes , voire même
scandaleuses, s'ils avaient la faculté que
Diderot prête a ses bijoux.... Il me prend
3o t-E FONDS d'une MARCHANDE
envie rie la leur coiilmuniquer : qu'en
penses-tu?— Quoi! s'écria la revendeuse,
qui avait de l'érudition , vous voulez faire
jaser tout cela? — Rien de plus facile, con-
tinua mon lutin; ne voyez-vous pas que ces
divers objets sont encore imprégnés de la
volubilité féminine ? attendez, attendez,
vous allez entendre beau train. » A peine
avait-il prononcé ces mots, que cent voix,
presque toutes plaintives, frappèrent à la
fois nos oreilles.
« Vous avez tous à vous plaindre, reprit
Azédor, c'est dans l'ordre; mais, de grâce,
veuillez vous expliquer séparément. A
vous , monsieur le cachemire. — Mon
histoire ( c'est le cachemire qui parle )
vous paraîtra certainement vulgaire : elle
offre une preuve surabondante de la lé-
gèreté des femmes — Cidalise m'avait vu
chez Duvigneul; je devins l'objet de sa
convoitise; mais la femme d'un sous-chef
à la direction générale des contributions
indirectes , pouvait-elle prétendre à me
posséder ? — Cependant un entrepôt de
A LA TOILETTE. 3l
tabac \int à vaquer, celui qui le sollicita
avait le nez approprié à Tétat qu'il re-
cherchait : il sentit Tlieurcuse consé-
quence que pourrait avoir une galanterie
bien calculée.... Cidalise me trouva sur sa
toilette, la veille du jour où la commis-
sion devait être signée. Reconnaissant de
l'affection que me voua d'abord ma maî-
tresse, je dessinais sa taille avec une mer-
veilleuse complaisance; je m'appliquais à
ne cacher que la moitié de son bras, dont
ma couleur foncée faisait valoir la blan-
cheur; et, dès qu'elle passait près dun
beau garçon, je secondais le hasard qui
choisissait toujours ce moment là pour me
faire entr'ouvrir. Vaine sollicitude ! mon
règne n'eut que la durée d'un caprice ;
bientôt je tombai dans le mépris. Jeté sans
précaution sur tous les meubles, j'en essuyai
souvent la poussière immonde; je fus oublié
trois fois dans un fiacre, oii j'étais devenu
gênant; enfin (voyez l'ingratitude), Cidalise,
un soir d'été, me laissa froissé, déchiré
même, au bois de Romain ville, où elle
02 LE FONDS d'usk SrAnciIANDE
s'était rendue avec son jeune cousin, pour
étudier le coucher du soleil. C'est là que
je fus recueilli par une main mercenaire,
qui m'a vendu quinze francs... Vanilas va^
nitatum ! »
« Du moins, dit en soupirant un cha-
peau jadis rose, vous pouvez, mon cher
voisin , sortir d'ici , et parer encore l'épouse
d'un expéditionnaire à quinze cents francs,
ou hien une figurante de la Porte Saint-
Martin. Mais moi, quel sera mon sort?
La boutique d'une revendeuse à la toilette
est l'hôpital des chapeaux Mon unique
perspective, hélas! est de mourir sous la
forme d'une grimace; car je ne puis élever
mes prétentions jusqu'au porte-montre.
Et cependant Dieu sait tout ce que j'ai
fait pour l'ingrate Agiaure. Quel chapeau
sut couvrir avec plus de soin la taie qu'elle
a sur l'œil gauche ? lequel cacha plus adroi-
tement les cheveux blancs que sept lustres
commencent à semer sur sa tête? Ma cou-
leur rose répandait sur sa figure une teinte
qui pouvait, au besoin, passer pour rou-
A LA TOILETTE. 33
geur pudique, et jamais aucun de mes
successeurs ne saura, comme moi, dans
tme rencontre délicate, dérober les traits
de cette belle aux regards d'un mari ja-
loux. )>
« Ali ! traître , s'écria dans ce moment
un chapeau d'homme placé à l'autre ex-
trémité du magasin, c'est donc toi qui
causas mon malheur! Je coiffais l'époux
d'Aglaure, et je puis dire que je le coif-
fais à ravir Ta perfide adresse a tant
fait : tu as si bien secondé la coquette dans
ses démarches clandestines, que je suis
devenu tout à coup trop étroit et me
voici à la friperie. »
a Nous sommes plus malheureux que
vous , dirent en minaudant deux petits
souliers de satin bleu ; on nous punit pour
avoir fait le bien. Nous nous imposions
le devoir d'estropier avec toute la grâce
possible la sémillante Orphise , tandis qu'un
aimable colonel lui faisait sa cour. Il se
plaignait tout haut de ses rigueurs; elle se
plaignait tout bas des nôtres. Un beau jour.
34 LE FONDS d'ujS'E MARCHANDE
elle s'humanise envers le galant officier ; ,
déterminés par l'exemple, nous nous hu- r
manisons envers elle Savez-vous quel
effet a produit ce double amendement? Le
mortel favorisé a pris son congé, et Ton
nous a donné le nôtre, sans que nous ayons
pu savoir quel rapport il y avait entre la
cause de notre disgrâce et le motif de la re-
traite du colonel. »
a Qui peut avoir à se plaindre plus que
moi? dit d'une voix flûtée certaine petite
montre à répétition ornée de perles. J'étais
attentive à marquer l'instant du plaisir
qu'attendait la sensible Eulalie ; quelque-
fois je me laissais avancer pour sonner
plutôt riieure du berger.... — Ou des ber-
gers, continua malignement Azédor, car
Eulalie en favorisait peut-être » Ici la
montre sonna onze heures, et nous prîmes
cela pour une réponse discrète de la petite
plaignante, qui en effet ne parla plus.
« Ah! mes frères, que je vous trouve
coupables de vous livrer ainsi au plus cri
minel des penchans , à la médisance. Ne
A LA TOILETTE. ÔJ
sommes-nous pas tous pétris du mcine li-
mon, et ne devi^ions-nous pas excuser dans
autrui des imperfections peut-être moins
grandes que celles dont nous sommes at-
teints nous-mêmes. ( Ce discours , imitant
l'exorde d'une homélie, est celui d'une
robe brune pendue sans honneur dans un
coin de la boutique. ) Pour moi, je n'ai
pas à signaler une seule faiblesse d'Angé-
la : je fus deux ans sa robe favorite, et ja-
mais aucun homme ne m'approcha. — C'est
beau, très-beau, ce que vous dites-là, ma
mie , grasseya en riant un jolie frac brun
qui sentait le musc; mais mon devoir m'o-
blige à soutenir aussi la réputation d'un
excellent maître , qui ne m'a laissé venir
ici que par pur oubli, après l'expiration
d'un treizième mois fatal. Or je déclare,
dans son intérêt, que vous venez d'avan-
cer beaucoup trop sur Tinfaillibilité d'An-
gela.... Je pourrais citer des faits tellement
positifs.... — Des faits! je vous en défie,
— Ah! parbleu c'est fort; si je n'avais pas
été témoin... — Je veux vous mettre d'aç»
36 LE FONDS d'une MARCHANDE, CtC.
cord, » interrompit... devinez qui?... un
oreiller, oui un oreiller à taie brodée. « On
sait que ma mission fut toujours de finir
les discussions entre sexes différens : je
vous admets dans ma juridiction. J'ai moi-
même appartenu à la dame de qui vous
parlez, et certes personne n'est mieux in-
formé que moi du sujet débattu. Vous
avez raison et tort tous deux : raison de
conserver de l'attachement pour vos maî-
tres , tort de les compromettre par vos
discours inconsidérés. Pour Dieu , mes
amis, si nous ne pouvons pas être sages,
soyons au moins discrets. Les fautes igno-
rées ne sont que des peccadilles; elles de^
viennent de gros pécliés lorsqu'elles sont
dévoilées par le scandale, »
A ce raisonnement philosophique d'un
oreiller, que nous croyons propre, tout au
plus, au conseil muet, nous sortîmes, Azé-
dor et moi, pénétrés d'admiration , et lais-
sant la revendeuse stupéfaite des conver-
sations de nouvelle origine qu'elle venait
d'entendre.
LES LIBRAIRES ET LES AUTEURS. Ôj
LES LIBRAIRES ET LES AUTEURS.
( Septembre. )
JJelaunay, cent exemplaires; Barba,
cinquante; Martinet, cinquante; Mongie ,
cinquante, etc. , etc. Telle était la réparti-
tion que je faisais naguère d'une certaine
brochure, quand Azédor arriva. «Mon cher
ami , tu es fou , me dit-il en me voyant en-
touré d'une double pile de livres... — Com-
ment je suis fou? répondis-je, étonné de
cette apostrophe intempestive. — Ecoute,
continua mon lutin, tu as écrit; je v^eux
ignorer sur quel sujet; bon ou mauvais, il
importe peu, le résultat sera le même.
Confiant en ton génie, comme tous les hom-
mes médiocres, tu n'as pas balancé un seul
instant à te faire imprimer; et l'imprimeur
n'a pas manqué de t'assurer que ton ou
vrage aurait trois éditions en six mois;
38 LES LIBRAIRES
circonstance dont il était si réellemenlj
persuadé, qu'avant de mettre la main à la]
casse, riionnête homme t'a prié de lui
compter moitié du prix convenu pour l'im-
pression. Maintenant tu prépares une inva-
sion générale dans le domaine de la librai-l
rie ; trompé par un espoir frivole , tu penses
qu'il ne faut que répandre un livre avecl'
surabondance pour en assurer le débit.
Bref, c'est par la force que ton ambition
prétend subjuguer cette curiosité publique
dont on ne peut, le plus souvent, se rendre
maître que par l'adresse. Insensé, ne vois-
tu pas que tu attaques inconsidérément
les principes d'un commerce que tu dois
ménager pour ton propre intérêt? Nous ar-
rivons tout doucement à l'heureux temps
où les libraires pourront se passer d'au-
teurs, jamais les auteurs ne se passeront
de libraires. Le meilleur ouvrage n'obtient
une valeur réelle qu'entre les mains de ces
derniers : dans celles de l'écrivain qui le
fit, c'est un lingot sans prix, auprès duquel
il est condamné à mourir de faim , s'il ne
HT LES AUTEURS. H)
consent à le faire passer par l'onéreuse
mais indispensable filière de la librairie. »
• Quid no?i mortalia pectora co^is
Aitri sacra famés. »
m'écriai-je avec l'indignation d'un homme
auquel ce funeste système allait être ap-
pliqué... « Un instant, reprit Azédor , toute
assertion critique demande une preuve ;
je fournirai davantage ; voici un exemple.
« Au moment où l'économie exigeait de
nombreuses réformes dans les grandes ad-
ministrations , Saint - Albin , employé à
quinze cents francs, fut remplacé par deux
commis à cent louis chacun, ce qui ne
laissa pas d'alléger les charges de l'état.
Dès lors, mon expéditionnaire remercié
examina avec une scrupuleuse attention
son budjet particulier; ce fut en vain : il
ne s'y trouva pas un seul article passible
de réduction. Saint - Albin se contentait
d'un dîner copieux , qui eût fait pâlir l'a-
nachorète le plus sobre ; sa mise était d'une
simplicité visant à la sécheresse, et l'ap-
4o LES LIBRAIRES "
parlement qu'il occupait se trouvait de
plain-pied avec les greniers des autres lo-
cataires.
» Tous les matins, entre deux draps
dont la douce chaleur suppléait à plus
d'une falourde, Saint-Albin, depuis sa dis
grâce , rêvait aux moyens de remplacer les
quinze cents francs économisés sur lui.
Enfin , à force de chercher des idées au
plafond de son humble mansarde, il s'ar-
rêta , comme tant d'autres , et avec aussi
peu de raison peut-être, au projet de faire
une brochure. Je crains d'errer en indi-
quant la matière qu'il choisit; mais il est
présumable qu'il dut s'attachera démontrer
l'inconvénient des réformes, sujet pour le-
quel il ne manquait pas d'inspirations.
» Quoiqu'il en soit, Saint-Albin ne per-
dit pas une seconde : il écrivit , écrivit ,
écrivit; et, vers la fin de la quinzième
journée, il avait fait un livre d'une épais-
seur raisonnable. Cependant, l'ayant sou-
mis à l'épreuve... d'une petite balance dont
il était possesseur, il trouva que le ma-
KT LES AUTEURS. 4»
iiiiscrit ne pesait encore que cinq onces.,.
C'était évidemment trop léger. Mon au-
teur savait qu'au-dessous d'une demi-livre ,
les brochures décident rarement l'amateur
à tirer sa bourse. On a trompé si souvent
ce pauvre public par le^ couvertures à
vignettes, les titres, les gravures, \e9,/ac
simile^ que maintenant il veut, en achetant,
être à peu près sûr de trouver au moins
un petit dédommagement dans la valeur
du papier. Après avoir travaillé cinq jours
encore, Saint-Albin jugea qu'il pouvait
s'arrêter, quoique rien autrement ne l'y
déterminât : son ouvrage était du nombre
de ceux que l'absence d'un plan permet de
finir à volonté, comme les pièces de théâ-
tre qu'on nous donne journellement.
» Le nouvel auteur ne voulut pas com-
mettre la faute de vendre son manuscrit ;
il s'était informé des prix courans, et savait
que la nouveauté ne se paye pas au-delà
de 200 francs le kilogramme. Il se décida
donc à lever l'arrière-ban de ses finances,
c'est-à-dire, à tirer d'un petit sac une gra-
2*
V
I
4a lES II BH Al Kl s
tification de 5o écus, restée intacte depuis
1811. Cette somme est comptée à certain
typographe à titre d'avance ; les doigts de
ses compositeurs se meuvent , sa presse gé-
mit; la brochure de Saint-Albin est mise en
lumière. Celui-ci avait dressé, comme toi,
la liste des libraires qu'il comptait rendre
dépositaires de son ouvrage : il se met en
route, suivi d'un commissionnaire qui
portait son bagage littéraire , que dis-je ? le
précieux élément de sa fortune ; et il entre
d'abord chez Fhomme le plus renommé de
la librairie, le jarret tendu, la tête haute ,
et fier de n'avoir à lui demander qu'un peu
de complaisance qu'il comptait bien, au
surplus , payer d'une remise honnête.
Écoute le récit de la réception qu'on lui
fit; elle te donnera l'idée de toutes les
autres. « Monsieur, je vous apporte un
opuscule que je publie aujourd'hui même;
veuillez en placer quelques exemplaires
dans votre étalage. — Doucement, mon-
sieur , cela ne va pas si vite. Avant tout ,
remettez -moi le certificat de dépôt ^ vous
ET LES AUTEURS. 4^
savez... — Le voici. — Maintenant, le
nom de l'auteur, s'il vous plaît? — Voilà
mon livre :
Prenez, monsieur, le nom ne fait rien à l'affaire.
— Qu'est-ce que vous me dites donc? le
nom fait tout. — Tant pis : car on peut
vendre bien des platitudes sous cette en-
seigne trompeuse. — Sans doute ; mais un
ouvrage est payé quand on le lit. Enfin, à
combien laissez-vous cela? — A4 francs.—
Et le prix du libraire. — Mais... je vous
ferai la remise d'usage... dix pour cent. —
Bon! vous voulez rire; jamais libraire ou-
vrit-il la main pour recevoir une aussi
mince commission? Mon usage, à moi, est
de prélever vingt pour cent et le treizième
exemplaire. — Quoi, vous exigez à peu
près le tiers du prix de vente; mes frais
payés, je serai loin de pouvoir conserver
autant. — En vérité, les auteurs ont de
singulières prétentions.... Eh! monsieur,
depuis quand faut-il que vous fassiez des
bénéfices?. La gloire, voilà votre lot; le
44 ^f'^ LIBRAIRIiS
vil métal n'appartient qu'à nous, courtiers
mercenaires du Parnasse. — On ne peut
pas mieux raisonner. Donnez donc tous vos
soins à la vente de mon ouvrage , je sous-
cris aux conditions pleines de modération
que vous m'imposez. — Soyez tranquille,
vos intérêts sont en bonnes mains. » A
ces mots, le libraire jeta dans un coin les
exemplaires que Saint-Albin apportait ,
puis il lui tourna le dos. Comme le pauvre
jeune homme fut reçu partout de la même
manière, il rentra chez lui bien revenu des^
brillantes illusions dont il se berçait le
matin encore ; toutefois il ne perdit pas
courage.
» Huit jours s'étant écoulés , et les jour-
naux ayant annoncé la production de Saint-
\lbin avec leur bienveillance ordinaire , il
crut pouvoir faire une recette honnête
chez ses libraires... Quelle fut sa douleur
lorsqu'il ne vit pas une seule de ses bro-
chures étalée?... Furieux, il tança verte-
ment les dépositaires insoucians,, qui lui
rirent au nez , et lui tournèrent le dos une
ET LES AUTEURS. 45
seconde fois. Un seul libraire parut Técou-
tcr avec quelque complaisance; « Mon cher
ami, lui dit-il, votre figure me plaît, et
votre bonne foi me touche ; je veux vous
épargner bien des démarches, bien des fa-
tigues sans résultat. Ecoutez-moi, il n'est à
la disposition des auteurs que deux portes
ouvertes pour faire écoider leurs ouvrages:
la vente du manuscrit et le dépôt vmique,
s'ils ont la fantaisie d'être éditeurs. Point
de réussite à espérer en colportant un li-
vre comme vous avez eu la mauvaise in-
spiration de le faire. Vous avez déjà l'idée
des désagrémens qu'entraîne ce moyen;
mais ce n'est encore rien que cela; je vous
attends à la rentrée de vos fonds. On aura
mille raisons pour vous remettre de jour
en jour, de semaine en semaine, de mois
en mois ; et quand mes estimables confrè-
res ne pourront plus échapper à vos solli-
citations , que rendront peut-être plus
pressantes celles de votre boulanger, ils
vous paieront enfin ceux de vos livres qu'iU
auront vendus, mais en vous forçant de
4G LES LIBRAIRES ET LES AUTKLIIS.
reprendre coupés, crottés, lacérés, ceux
qui leur resteront, et que vous n'aurez plus
la possibilité de vendre. Je me tais... vous
venez d'en apprendre assez pour perdre
l'envie que vous aviez d'attenter à nos
droits. Quanta moi, je sens que je trahis
le secret du corps; mais jai noyé tant d'au-
teurs... je veux en sauver un pour l'acquit
de ma conscience. A ce discours du phé-
nix des hbraires, Saint- Albin, sentant la
faute qu'il avait commise ,
Jura, mais un peu tard , qu'on ne l'y prendrait plu».
» Puisque tu es encore à même d'éviter
un pareil échec , continua mon lutin , re-
nonce à ton projet de folle invasion, et
mets-toi franchement à la disposition d'un
seul libraire; il n'est peut-être pas tout-à-
fait impossible d'en trouver un qui te sauve
le partage du lion. »
LE VOYAGE A VERSAILLES. 4;
LE VOYAGE A VERSAILLES.
( Octobre. )
J'ÉTAIS appuyé, mardi dernier, sur le bal-
con de l'une de mes croisées, d'où l'on
découvre le jardin du Luxembourg, et je
songeais à \ instabilité des choses humai-
nes. I^e sujet n'est pas neuf; mais il me
revenait en ce moment à la pensée, parce
que j'avais sous les yeux un coin du tableau
mobile de la nature. «Hélas! me disais-je
mentalement, ces feuilles rougeâtres que
le zépbir chasse en se jouant, formaient
naguère le beau rideau vert sur lequel
j'aimais à reposer ma vue; ces fleurs dont
les pétales s'échappent, privés d'existence,
du calice où ils reçurent la vie, étaient,
le mois dernier , l'orgueil, du parterre : la
rose rivalisait d'éclat et de fraîcheur avec
le teint des belles promeneuses; le lis of-
48 LE VOYAOr
frait à leur soin un objet de comparaison
dangereux. Les feuilles et les fleurs n'ont
duré qu'un moment : le temps les abattit
d'un coup d'aile.... tel est aussi le sort de
la fragile humanité.
FugerU in villa
Aetas ; carpe diein , quàin tninimum crcdula postera.
disait avec trop de raison le poëte de Ti-
bur. — Et ces mots valent un gros livre ,
continua mon lutin que j'aperçus à ma se-
conde croisée... Or, comme demain est
fort incertain, je te propose d'aller au-
jourd'hui même à Versailles. C'est un
voyage qui n'est pas sans intérêt pour un
observateur; tout d'ailleurs semble le fa-
voriser : la matinée est superbe, les eaux
doivent jouer , les moyens de transport
abondent. Choisis : le modeste coucou., le
célérifere léger , la parisienne élégante ,
la douce gondole se présentent à l'envi.
Toutefois, si tu te décides en faveur de cette
dernière voiture, n'imite pas cet honnête
bourgeois du Marais qui, s'attachaut trop
. A VERSAILLES. 49
scrupuleusement aux. dénominations , at-
tendit trois heures, au port Saint-ZS^icoias,
la gondole qui xlevait ramener de Versailles
sa chaste épouse, w
Je me réjouis toujours à Tidée d'un
voyage : la vie errante plaît à cette classe
de Français que leur vieille destinée rendit
long-temps nomades ; ils aiment à sortir
d'un repos dont ils s'indignent, ne fût-ce
que pour une promenade à Saint-Cloud.
J'acceptai donc avec empressement la pro-
position d'Azédor, qui, m'ayant embarqué
dans la gondole ( car ce fut elle que je
choisis ) me gratifia d'un au revoir^ et
s'éloigna. Chacun sait que la gondole ter-
restre est formée d'une voiture proprement
dite et de deux galeries couvertes , qui
sont à la caisse ce que deux bastions sont
au corps principal d'une place forte. Le
bastion antérieur était occupé par trois
hommes que je reconnus promptement .
pour un tailleur, un chapelier et un bottier.
Leur conversation m'apprit en outre qu'ils
étaient en relation d'affaires avec quelques
3
5o I.K VOYAGK
officiers des gardes, dont ils honoraient ia
valeur, l'esprit, les talens; ces messieurs, au
dire de leurs panégyristes, n'avaient qu'un
défaut, c'était d'oublier les mémoires qu'on
leur remettait ; et mes trois artistes faisaient
le voyage de "Versailles, uniquement pour
qu'à l'avenir on n'ait pas à reprocher à de
braves militaires une seule petite imper-
fection. Le bastion postérieur renfermait,
ou plutôt cachait deux couples, qu'à leurs
regards inquiets, et au soin qu'ils avaient
pris de baisser les stores , je jugeai dans
une position clandestine. L'un de ces rou-
pies se composait d'une femme fortement
constituée , dont les grands yeux noirs
trahissaient l'expansive bienveillance , et
d'un jeune homme que je reconnus à son
habit pour un élève de l'école polytechni-
que. Il me sembla voir une nouvelle Armide
ravissant à la gloire un autre Renaud, pour
l'enivrer d'amour et de plaisir. L'autre
couple présentait un garçon plus vigou-
reux que beau , près duquel se pressait in-
géniiDient une jeune personne d'environ
A VERSAILLES. 5l
seize ans, qui n'avait pas avec son voisin
le moindre air de famille. Je devinai d'a-
bord que je voyais un nouveau Pluton,
enlevant une timide Proserpine par la gon-
dole de Versailles. Dans le corps de la
place, oïl je venais de m'introduire, je
comptai six dames élégamment vêtues qui
toutes s'annoncèrent comme étant unies à
des gardes du corps, qu'elles allaient re-
joindre. J'avoue que je ne trouvai pas à ces
belles l'air fort matrimonial , et je demeurai
convaincu que la consommation de leur
mariage était beaucoup plus notoire que sa
célébration.
Pendant toute la route, la garnison du
bastion antérieur dormit ; celle du bastion
postérieur soupira, en attendant mieux...
Quant à celle du corps de la place , elle fît
une vigoureuse sortie contre le Magasin
des Chaperons^ petit vaudeville fort spiri-
tuel, qui, depuis les Bons -Hommes jus-
qu'à Versailles, fut le point de mire vers
lequel mes voisines dirigèrent mille traits
satiriques à la plus grande gloire des ves-
5a TLK VOY.\GK
taies ew modes, doiil on ose, avec sipfoi
de raison, al laquer la modestie dans cette
maligne production.
« Cliasscz le naUirel, il revient au galop,»
me dis-je tout bas; je vous reconnais, beaux
masques... noire gondole est parfumée des
vertueuses émanations de la rue Yivicnne. »
Cependant, !a voiture s'étant arrêtée ,
six gardes du .corps , accompagnés de si»
camarades, qui s'en étaient adjoints douze,
que vingt-quatre avaient suivis par désœu-
vrement, vinrent, le casque en tctc, le
sabre au côté , recevoir leurs impatientes
compagnes. Je cherchais à reconnaître ,
dans cette multitude , les heureux époux
de mes covovageuses , et je désespérais
d'y réussir, vu Taccueil également amical
qu'elles faisaient à l'escadron entier, lors-
qu'un spectacle plus intéressant attira mon
attention. Armide, au saut de la gondole,
avait reconnu certain chevalier danois;,,
ou, pour m'exprimel' sans figure i, certain!
mari malencontreux qui) /wenait d'arriver
A V EUS, VILLES. 5'^
en coucou^ et dont la bi'iisque apparition
allait rendre trop vite Renancl à son devoir:
En effet, nn signe impératif du chevalier
discourtois obligea T enchanteresse à le
suivre, ce qu'elle fît avec humilité, tandis
que le galant désappointé se disposa triste-
ment à regagner Paris en véîocifèrc,... Un
orgue de Barbarie jouait en ce moment :.
Adieu plaisir d'amour.
■ J'avais perduxle vue PlutonetProrsepincy
je les rejoignis au détour d'une rue, bien
déterminé à m'assurer , au moins par ap-
proximation , comment finirait Taventure.
Après plusieurs nouveaux détours , mes
jeunes gens entrèrent dans une auberge;
je les y suivis sans être aperçu d'eux. Ils
demandèrent une chambre et cà dîner; je
fis la même demande, et le hasard voulut
qvi'on me donnât l'appartement voisin de
celui qu'on leur avait ouvert. J'entre avec
précipitation , espérant qu'une porte de
communication mal jointe-, l'entrée d'une
serrure, une crevasse dans la muraille, que
sais-je?.... Rien de tout cela ne se trouva.
^M>
54 LE VOYAGE
Réduit à écouter, ce que j'entendis rne fit
regretter plus \ivement ce que je ne pus
voir. « Mon clier lutin, m'écriai-je enfin,
quelque région que vous habitiez en cet
instant , venez à mon secours. » Azédor ne
parut point, mais, ô prodige! le mur venait
de se changer en une glace transparente...
J'avais été promptement servi, et pourtant
il était trop tard : c'en était fait, Proserpirie
était entrée en enfer par la porte de l'é-
lysée.
On me servit un mauvais dîner qu'on
me compta fort cher, parce que, d'après
le principe généralement adopté par les
aubergistes de Versailles, les consomma-
teurs doivent payer pour les gens qui ne
consomment pas; je savais cela, il fallut
bien me résigner.
Mon repas terminé, je me rendis au châ-
teau , dont je ne connaissais encore que
l'extérieur. Une rêverie moitié douce, moi-
tié pénible , s'empara de mes sens quand
je vis ces vastes corridors^ces galeries ma-
jestueuses , ces riches appartemens où s'a-
A. VKBSAIILFS. ^^
gitait autrefois une cour aimable , bril-
lante, empressée Maintenant il ne règne
en ces lieux qu'un morne silence , fils des
années et de l'oubli. On me montra le ca-
binet de nos rois mille souvenirs confus
vinrent m'assiéger ; un soupir s'échappa de
umn sein. Voici , me dit-on, l'appartement
de la reine; vous voyez sa chambre à cou-
cher : ici reposa la souveraine des Français
et des grâces, ce parquet fut pressé par
son pied délicat , ces lambris furent ef-
fleurés par sa robe légère Je m'éloignai
en essuyant une larme, étonnée de moudler
la paupière d'un hussard.
11 était neuf heures quand je quittai le
château-, je ne pus trouver place dans au-
cune voiture , et force me fut de coucher
à l'auberge où j'avais dîné. J'allais me mettre
au lit quand mes jeunes voisins me revinrent
à la pensée ; soudain la glace magique repa-
rut... Je vis... j'aurais mieux fait de ne pas
voir. Je m'enveloppai dans mes rideaux, et
j'eus beaucoup de peine à m'cndormir.
Le lendemain, je montai dans une voi-
^6 Lr, VOYAGK
ture en forme de corvette démâtée où je
trouvai dix comédiens; ils étaient venus
donner à Versailles une représentation au
bénifice de l'un d'eux, et retournaient , par
/a parisienne ^ rendre aux Parisiens les ta-
lens précieux dont ils les avaient privés
une soirée. Il me fallut franchir un double
tas de toques , d'habits de chevaliers ,
de cuirasses de carton , de robes à pail-
lettes que ces messieurs et ces dames
avaient empilés sur leurs genoux , pêle-
mêle avec le barbet, le singe, le perroquet
et l'écureuil favoris, dont on n'avait pu se
séparer. Vainqueur de ces obstacles , et
m'étant intercalé entre une duègne et une
ingénue, j'entendis une conversation qui,
si l'envie m'en prenait , me mettrait à
même de donner un continuateur à Scarron.
Arrivé à bon port, j'expédiais, au café
de la Rotonde, une tasse de chocolat qu'une
autre devait suivre , lorsque les Petites-
Affiches me tombèrent sous la main ; j'y
lus ces mots, à l'article des effets perdus:
f< Une jeune personne de seize ans , brune,
A Vr.RS AILLES. jy
laute en couleur, portant une robe blan-
che , un scliall noir et un chapeau rose , a
(uitté hier la maison paternelle; on prie
!es personnes qui l'auraient vue de vouloir
bien en donner des nouvelles, rue ***
a°. *** » A ce signalement, je n'avais pu
méconnaître Proserpine; je fus un instant
tenté d'aller apprendre son destin à ses
parens... je me ravisai, a La nymphe fugi-
tive reviendra , me dis -je ; sa robe sera ,
je le présume, un peu moins blanche qu'au
départ ; il y aura quelques plis à son schall,
le chapeau rose aura souffert de l'ardeur
du soleil ; mais elle n'aura perdu dans son
voyage qu'une bagatelle.... peut-être rien
dû tout. «
58 LES PARISIENS
\VW%'Mk\*»'»W»^\'»'*\'»'»\*'\%%'*N^ ■*■*■»*%■« »\%»'*.*»\'»*%»V»*
LES PARISIENS EN VENDATsTrES.
( Octobre. )
IjE temps des vendanges est celui de la
folie. A cette heureuse époque, la sagesse
est sans égide; la raison sans austérité :
Momus, assis sur une futaille, agite, en
chantant, le thyrse que Bacchus lui prête;
tandis que le dieu des amans, un verre à
la main et couronné de pampres, prépare,
sous un cep , un piège à la beauté qui,
nouvelle Erigone, s'enivre à la fois de vin
et d'amour.
Voilà ce que les Parisiens ignoraient il
v a trente ans : un honnête bourgeois du
quartier Bonne-Nouvelle vous demandait
alors, avec une robuste ingénuité , sur
quel arbre croissait le raisin, et dans quel
mortier on pouvait le piier pour en expri-
mer le vin qu'il allait acheter annuelle-
EN VENDANGE. 59
ment au port Saint -Bernard. Les choses
sont bien changées ; grâces aux progrès
des lumières, chacun à Paris connaît, non-
seulement le procédé qu'on emploie pour
faire le Beaune , le Saint - Emilion , le
Tonnerre , le Surène, mais encore le
moyen qu'on met en usage pour contre-
faire ces nectars divers chez le débitant
dont l'enseigne décevante annonce du vin.
Tout possesseur d'une maison avec cour
est à la tête de deux, trois et jusqu'à quatre
ceps ; le locataire même tranche du pro-
priétaire : je voyais hier mon voisin le
tailleur se disposer à faire ses vendanges
sur une terrasse du quatrième étage, où,
en dépit du commissaire de police, il a su
fonder un petit domaine. Mais le spécula-
teur ([ui règle prudemment ses opérations
au thermomètre de la bourse, ie socié-
taire d'un grand théâtre qui n'exige que
neuf mois de congé par année, le premier
commis auquel on ne peut reprocher d'a-
voir, une seule fois, protégé le mérite né-
cessiteux. , et tant d'autres citadins dojiit
6o LÏZS PATtîSIFNS
i'inJustneoccuhe grossit ostensiblement lés
rnpilaux , ne s'ea tiennent pas à ces vains
simulacres de propriété rurale : ils possè-
dent à ^ inccnnes, à Saint-ÎVIandé , à Non-
terre, à Auteuil, un bien qu'ils nomment
ma cl^umière , s'ils sont, avares, et s'ils
craiî^npnt les visites; ma maison de cam-
pagne , s'ils ont quelque modestie ; mon
château, ma terre, s'ils sont fiers de leur
fortune, c'est-à-dire, sots.
« Ces réflexions que je lisais dans ta pen-
sée à mesure qu'elles y naissaient , » me dit
Azédor, qui venait d'entrer sans bruit,
<c seront le j^réambule d'une petite aven-
ture que je te prie d'écrire: ce sera l'arti-
cle du jour.
5) Derneval , agent cV affaires , qui sut
long-temps agir très - favorablement pour
les siennes, acheta, Tïm dernier, dans la;
vallée de Montmorency, une maison fort
agréable , située au milieu d'un clos de
vignes, qu'il vient de vendanger pour la
première fois. On ne devinerait jamais ce
qu'il a fait pour économiser ( car récoïiomi<&
EN vejn-i>a:\-gî:. 6i
lui plaît fort 1 les frais qu'une telle récoite
nécessite... Il s'est imagine d'appeler une
troupe àwnis vendangeurs. Vainement son
épouse lui a-t-cllc représenté que ce projet
n'avait pas le sens comnuui; un je le veux
bien précis, s'est fait entendre, et madame
Derneval ne réplique jamais à ce grand
mot conjugal; elle se borne à s'en venger
tout doucement.
» En conséquence de cette décision
despotique, un jeune garçon qui remplit
dans le bureau d'affaires les fonctions de
commis coureur, et, par extension de con-
Qarice, celles de /ûfcYo/«/;^ à la campagne,
a été expédié à Paris, chargé d'une dizaine
d'invitations pour autant à' amis sendables;
le message a été rempli avec une scrupu-
leuse ponctualité , et les plus promptes dis-
fiositions avant été faites par les invités,
ils se sont réunis, au soleil levant (circon-
stance remarquable) , à la porte Saint-
Denis , où Ton devait monter en voiture.
Dix personnes étaient conviées ; il en vint
dix-sept au rendez-vous. Malheureusement,
6u LES PARISIENS
iï.Dc. se trouva que deux coucotis dis-
ponibles, dans lesquels il fallut s'entasser,
les messieurs portant les dames sur leurs
genoux , et ces dernières chargées cha-
cune de deux ou trois cartons réputés indis-
pensables. On fui en route environ trois
heures, que les infortunés chevaux em-
ploj^èrent à rendre le peu de sueur que
pouvait receler encore leur étique individu;
tandis que les voyageuses, tantôt chantant,
tantôt riant aux éclats , tantôt jetant de
petits cris, s'agitaient beaucoup sur leurs
sièges mobiles , dont elles ne se plaignaient
pourtant pas , tant il est vrai qu'on s'ha-
bitue à tout en voyage.
» Derneval vint au-devant des voyageurs
avec une cordialité que démentirent bien-
tôt, hélas ! les apprêts d'un déjeuner plus
qu'exigu Les mines commençaient à
s'allonger à ce triste aspect , lorsqu'une
espèce de Sans-Gêiie ^ qui faisait partie
de la bande joyeuse, prit là parole, u Mon
ami, dit-il à Derneval, je sais qu'on ne
trouve presque rien à la campagne ; et j'ai
FN VKNDANGE. 63
cru te rendre un vrai service en prenant
chez ton charcutier deux jambons de
Bayonne , douze cervelas, une vingtaine
de saucissons aux truffes , et trois langues
fourrées. Du reste , on se procurera bien
ici quelques volailles , quelques centaines
d'œufs. A ces mots, Dorville Çc'est le nom du
Sans-Gêne ) ordonna d'apporter les provi-
sions qu'il annonçait, et, séance tenante,
il y fut fait une brèche effrayante.
» Après le déjeimer, mon propriétaire,
presque anéanti , retrouva néanmoins assez
de force pour mettre un panier à la main
de chacun des convives, lesquels, prenant
leur essor , s'abattirent dans le clos comme
une volée de perdreaux. Les raisins tom-
bent sous la serpette empressée; mais, le
dirai-je? c'est, le plus souvent, au profit
des friands vendangeurs.... Les paniers se
remplissent avec lenteur; ils se remplissent
pourtant; et Dorville , qui s'est offert pour
hotteur, transporte la vendange sur le
pressoir, où deux de ses amis la reçoivent
et l'écrasent.
64 LES PARISII-iVS.
» Mais, à peine a\ ait-on travaillé deux
liciircs que nos Parisiens, dont l'appétit
était stimulé par l'air vif de la campagne,
parlèrent du dîner. Dorville , en sa qualité
de pourvoyeur , y songeait depuis long-
temps. Il quitte soudain la hotte ; un coup
d'œil rapide à la cuisine lui prouve qu'on
ne doit rien attendre des dispositions inté-
rieures; il vole au village voisin : tous les
poulets, les canards, les dindons qu'il peut
trouver sont achetés au nom de Derneval ,
et livrés à sa cuisinière. Toutefois, redou-
tant un résultat perfide des piincipes d'é-
conomie qui régnent dans la maison, le
serviahle ami se constitue maître d'hôtel,
chef de cuisine, sommelier; l'office, la
cave, le fruitier sont mis à contrihution.
En un mot, quand la société fut réunie
dans la salle à manger, Derneval faillit
tomber en faiblesse à l'aspect des vastes
préparatifs du dîner , au milieu desquels
figuraient douze bouteilles d'un Yolnay
qu'il n'avait pas encore osé attaquer lui-
même. Le repas fut très-gai pour les con"
T.Hf VEKDAîfGE. 65
•vh'esv fort triste pour T Amphitryon, qui
but le calice d'amertume jusqu'à la lie. ,,
. » Le café pris, on retourna gaiement au
travail... Nouveau malheur' Echauffés par
la vertu du Yolnay, les amis du consterné
Derneval se livrèrent, à toutes les folies
qu'inspire la campagne à des citadins
échappés : on se poursuit dans le cjos ; les
raisins sont écrasés sur la terre; les tiges
mêmes tombent brisées sous vingt pieds
imprudens... Le dégùL devient extrême...
L'homme d'affaires est au désespoir. La
nuit arrive ; chacun des vendangeurs, pour-
suivant ou poursuivi, se perd dans la cam-
pagne; on prétend même, qu'au milieu de
ce désordre, on a vu plusieius de nos Pa-
risiens,/worc/re à lu grappe dans la vigne
du voisin.
- « De neuf à dix heures , tous les convi-
v^S/rejoignirent la maison : madame Der-
nevàl y revint la dernière. Heureusement
Dorviile , qui l'avait rencontrée, s'était
empressé de lui offrir son bras, altenLion à
laquelle Derneval ne parut pas très-sen?i-
3*
66 Li-s pAnisrriv.s
ble. La société se trouvant réunie , le
maître du logis voulut , d'un ton composé,
s'excuser auprès des dames de ce qu'elles
allaient passer une mauvaise nuit: Dorville
l'interrompit : cf A la campagne, comme à
la campagne, lui dit-il, tu veux bien céder
Ion lit ( Derncval n'avait pas parlé de
cela ), c'est tout ce ({ue tu peux faire. Ne
t'inquiète de rien ; je vais arrranger tout
pour le mieux. » En effet, mon Sans-Gêne,
devenu valet de chambre, fît si galamment
les choses, que Derneval fut obligé d'aller
étendre un drap dans la grange pour re-
poser quelques heures, que Dorville et
trois anciens officiers passèrent à convertir
en punch trois bouteilles de rum , qu'ils
avaient découvertes au fond d'une ar-
moire.
» Le lendemain , Derneval , voulant pré-
venir la ruine totale de son clos , invita
poliment les vendangeurs citadins à s'épar-
gner la peine de continuer la récolte...
« Eh bien! lu as raison de prendre ce par-
ti, dît Sans-Gêne à son ami : nous autres
ÏN VENDANGE. 6']
Parisiens, nous ne sommes pas jics j)our les
occupations rurales; et, puisqu'il en est
ainsi, nous allons passer la journée à nous
divertir.» Ce qui fut dit fut fait; après
avoir dévoré le reste des provisions, les
trop joyeux convives dansèrent quelques
heures ( on se doute bien que l'agent d'af-
faires paj'a les violons ); puis ils retournè-
rent à Paris dans trois charrettes couvertes,
dont ils négligèrent de pa^'cr les conduc-
teurs.
« A peine étaient-ils partis, que mada-
me Derneval présenta froidement à son
mari la note approximative des dépenses
qu'on venait de faire : elle s'élevait, v
conjpris l'évaluation des dégâts, à 45o fr.
Des vendangeurs ordmaires, auxquels il
fallut recourir, pour surcroît de charges ,
auraient coiité primitivement too francs
au plus... vive Téconomie! »
68 lis JEUX
LES JEUX CHEVALERESQUES.
( Octobre. )
X ouR cette fois, je ne suis redevable qus
de mon titre au démon familier qui m'in-
spire. Il est venu me le remettre , a\ant-
hier , au moment d'entreprendre un petit
vo^^age fort sentimental : « Je me rends,
m'a t-il dit, à la terre d'une jolie com-
tesse , avec un sien cousin , qui va lui tenir
compagnie pendant l'absence de M. le
comte , que ses graves fonctions appellent
au congres cl' Aix-la-Chapelle. Madame
consentait d'abord à le suivre; mais, toutes
réflexions faites , ne se sentant pas un goût
bien décidé pour la diète , elle a laissé
partir seul son digne époux, et a fait appe-
ler son jeune parent. Je vais rejoindre ce
dernier, afin de corroborer la vertu de tous
deux. >; — A ces mots, Azédor s'est élancé
de ma croisée sur un nuage qui l'attendait :
c'est sa chaise de poste ordinaire.
i( Depuis une quinzaine d'années , me
disais -je en m'acheminant vers la plaine
des Sablons , les chevalieî's et Icc cheva-
lerie remplissent toutes nos têtes fran-
çaises. De vaillans guerriers, fils du dix-
huitième siècle à son déclin , marchèrent
sur les traces des Roland , des Gaston ,
des Bayard ; et , surpassant peut-être leurs
modèles^ méritèrent que riiistoire gravât
d'une main pesante leurs noms immortels
sur les colonnes qu'ils ont ajoutées au
temple de notre gloire. Le soleil n'a point
de feux , les hivers n'ont point de frimas
dont ces preux n'aient su braver les ri-
gueurs : ils vainquirent sur les sables bru- iHp
lans de l'antique Ibérie ; ils triomphèrent
aux bords glacés du Borystlvèné, étonnés
de produire pour eux des lauriers. Partout
ils trouvèrent des cwenfures dont la patrie
s'illustra : des aventures qui la placèrent
au premier rang des puissances du monde,
où elle saura se maintenir. Enfin au nord,
JO LI;S JEUX
au midi, au couchant, à Taurorc , ils pu-,
rout I raccr ces mots si connus ;
Sistimus hic tandem nobis ubi defuit orbis.
Et cependant , on le sait , ces braves com-
battirent long-temps sans avoir à soutenir
l'honneur du nom de chevalier ; nobles
plébéiens , ils s'illustrèrent par Tépée , et
l'on vit renaître la chevalerie pour récom-
penser leurs hauts faits : elle emprunta son
éclat de l'éclat de leur renommée.
» L'honneur n'abandonna point nos
guerriers dans leur périlleuse carrière j
mais, il faut l'avouer , la volupté vint sou-
vent remplacer auprès d'eux cette vieille
galanterie qui s'exhalait en soupirs mélan-
cûliques. L'amour dut suivre le vol rapide
que nos succès imprimèrent à la victoire :
il fallait triompher en courant de la beauté
comme de l'ennemi. Mille barons germains
ou sarmates froncèrent le sourcil en fai-
sant baisser le pont-levis de (leurs gothiques
manoirs à nos impétueux .pfficiers ; mille
jeunes châtelaines des rives de la Vislide
CHEVALERESQUES. 7I
>u (lu Niémen leur ouvrirent à la fois leurs
•JiateaUx forts et leurs tendres coeurs; mille
ières castillanes, long-temps sourdes aux
{uilares espagnoles , s'attendrirent aux
oupirs hâtifs de nos Français.
» La paix a borné le cours de nos aven-
ureuses destinées : elle a mis, heureuse-
nent pour riuinianité , notre gloire mili-
aire au régime des souvenirs. Mais nous
îe pouvons perdre en quelques instans des
labitudes qu'une longue suite d'années a
endues presque inhérentes à notre nature ;
irradijés à cette vie martiale dont le mou-
vement, les courses , les dangers étaient
les attributs ordinaires , nous voulons , du
moins , retrouver une image de tout cela.
C'est ce qu'ont judicieusement pensé les
entrepre^ieurs àesjeux chevaleresques , et
c'est ce qui fera le succès de leur entre-
prise.» :
L'assemblée ({ue je trouvai réunie au
carrousel moderne était nombreuse et
brillante. La parure de nos belles Pari-
siennes offrait à l'œil l'heareiix mélange
y 2 Lrs jrrx
des plus riclies couleurs : on cliI dit un
parterre diapré de mille (leurs vivantes.
Les hommes avaient égaleriient fait toul
leur possible pour être élégans ; mais, peu
attentifs à choisir Its couleiu-s de leurs da
mes, ils avaient adbpté les nuances lej
pliis bizarres r je vis beaucoup de cheva-
liers en habits pistaches , on pantaionîj
beurre frais , et en bottines' gris-sôUris. i-
Quand j'entrai dans le tirque\^ lesjugej
des combats étaient gravement occupés h
faire peser deux jockeys et deux selles
sans doute pour égaler les chances d'une
grande course qui se préparait ; je cher-
'chai ce qu'il pouvait y avoir de che^^ale-
resqite dans cette disposition, j'avoue à m;
honte que je ne le devinai pas. Cependant
me dis-je , l'affiche annonce des exerciceîi
à Vinstar des pileux , et les affiches de noîi
spectacles ne mentent jamais, comme cha-
cun sait.
J'admirais depuis quelque temps un com-
bat à la lance, exécuté' avec adresse par
deux officiers de cavalerie, lorsque je cru^
CHEVALERESQtTES. ^3
entendre un trop prudent inspecteur re-
commander aux champions de ne pas roiii''
pie leurs lances L'illusion fut détruite
et je me retournai d'un autre coté.
Certain petit homme à face rubiconde,
que je reconnus pour un bonnetier de
la rue Saint -Denis, occupait le jeu de
bagues avec son épouse et ses deux com-
mis : le plus âgé des jeunes gens était le
partenaire de madame. L'homme à face ru-
biconde visait mal : son commis prenait
quatre points contre lui un ; je devinai sans
peine lequel de ces deux joueurs était ha-
bituellement le gagnant.
Je ne m'arrêtai point aux courses de
têtes ^ elles me rappelèrent trop l'école fas«
tidieuse du cavalier , mes pénibles fonctions
d'instructeur, et les longues séances au ma-
nège que me reprochait, il y a quelques
années, une petite Italienne qui se piquait
d'une étonnante exactitude à nos rendez-
vous.
Mais j'avoue que je pris plaisir à voir les
courses en char. Deux de ces élégantes voi-
4
74 I-Jf-S JEUX
tures fixèrent surtout mon attention; Je
\is s'élancer tlans la première une femme
grande et svclte, près de laquelle vint se
placer avec peu d'empressement un jeune
homme fort pâle ce couple ne me parut
pas en être à sa première course. Toutefois
il t mcha le but en un clin d'oeil; la se-
conde carrièrre fut fournie moins vive-
ment; à la troisième, le nouveau Phaéton
poussa ses coursiers avec une extrême mol'
lesse; à peine put-il arriver. J'avais jugé .
dès le premier moment, que ce garçon-là
ne savait pas ménager ses moyens. L'autre
char était conduit par un aide de camp du
général D*""^; à ses côtés, brillait de jeU'
nesse, de vivacité, de parure, une petite
baronne que son époux, placé parmi les
spectateurs, encourageait de la voix et du
geste. Ces coureurs n'avaient pas be-
soin d'être stimulés : leur primitive ardeur
se soutint; ils furent vainqueurs. Soudain
une musique guerrière célébra leur victoire.
Dans le brouhaha, certain petit billet passa
do la main du triomphateur dans celle de
CHKVALERESQUF.S. 7^
sa compagne ; un léger signe en accusa la
réception; je jugeai que ce signe promet^
tait une autre victoire , mais celle-là devait
être sans fanfare.
Somme toute , on trouve aux jeux che-
valeresques, comme ailleurs, des ingénues
expérimentées, des Isabelles qui sont folles
de la chevalerie , depuis que les chevalier^
emploient en preuves le temps que leurs
devanciers perdaient en sermens; beaucoup
de chevaliers sans peur, peu sans repro-
ches', et, parmi les maris, force chevaliers
4e la triste Jïgure.
yÔ L AUBERGK d'aIX-LA'CHAPELLE,
L'AUBERGE D'AIX-LA-CHAPELLE,
ou LES LUTINS AU CONGRÈS.
( Octobre. )
JLe voyage d'Azédor ne pouvait être long:
c'est une minutie pour un diable un
peu fin que d'établir les relations d'une
jolie femme de bonne composition , avec
un cousin prompt à user des licences qu'au-
torise la parenté; en effet, j'ai revu liier
mon lutin, qui m'a donné sur son expédi-
tion les détails suivans.
M Après vingt- quatre heures d'entretien,
la jeune comtesse et son parent étaient
tellement d'accord sur le genre d'intérêt
qu'ils devaient s'inspirer mutuellement, que
je jugeai mon intervention désormais inu-
tile ; le démon le plus expérimenté n'aurait
pu rien ajouter à ce que j'avais fait auprès
d'eux pour le service de l'enfer. Je les
quittai.
ou LES LUTINS AU CONGRÈS. 77
i. » Je ne me trouvais qu'à trente lieues
(l'Aix-la-Chapelle ; désirer d'y être et m'y
voir en effet fut l'affaire d'un instant. Celte
vieille cite m'était déjà connue ; j'y jouissais,
il y a quelques siècles, d'une grande consi-
dération parmi les dames de la cour de Char-
lemagne : c'est moi qui fis naître un jour
dans l'esprit de certaine princesse l'heureuse
idée d'emporter sur ses épaules un amant
trop favorisé, afin que la neige qui était tom-
bée pendant la nuit ne pût révéler la tendre
faiblesse de cette belle, en offrant l'em-
preinte d'un pied masculin. Je m'arrêtai à
l'hôtellerie la plus apparente; un apparte-
ment de cent cinquante francs par jour ne
pouvait m'effrayer; ne sais-je pas disparaî-f
tre à volonté, et cette faculté ne met-elle
pas en mesure de payer ses dettes en tous
pays.... qu'on demande plutôt à certains
banquiers , à bon nombre de coquettes , et
à beaucoup de jeunes gens à la mode.
» Plusieurs voitures entraient dans la
cour de l'auberge en même temps que moi;
j'examinai les arrivans, et je ne tardai pas
78 l'auberge d'aix-la-ctiapeli-p,
à reconnaître que je me trouvais à peu près
en famille.
» Je vis d'abord descendre d'un cabriolet
mesquin une grande femme musquée et
fardée, s'enveloppant d'un schall de mé-
rinos, auquel elle donnait toute l'importance
d'un cachemire, en essayant de cacher une
robe de mousseline claire, dont les pre-
mières gelées blanches d'octobre accusaient
éloquemment l'insuffisance ; c'était un dé-
mon femelle appelé communément la Co-
quetterie. Elle donnait la main à un autre in-
dividu démoniaque dumême sexe, qu'à son
regard oblique, à l'extrême souplesse de sa
taille, à l'accent flûte qu'il affectait, je re-
connus sur-le-champ pour le démon de V in-
trigue. Le bagage de la Co([uetterie se rédui-
sait à un léger carton , qu'elle comptait bien ,
sans doute, échanger au congrès, contre
des malles aussi pesantes que volumineuses.
Quant à l'Intrigue , elle donna tous ses
soins au déchargement d'un petit coffre
qui contenait le uade mecitm du sollici-
ou LES LUTINS AU COXGRi.S. 79
teiir, des placets appropriés à toutes les
circonstances, et le protocole miiversel.
» Bientôt deux personnages bien aulre-
ment importans, le démon de la politique
et celui de la scribomanie i^) ^ descendi-
rent dune même voiture avec leur insé-
parable auxiliaire le démon des conjectures.
Entourés de huit ou dix quintaux de bro-
chures, de journaux, de pamphlets, qu'ils
colportaient en tous lieux, ils ne parais-
saient pas trouver ce bagage suffisant, et
se plaignaient amèrement de leur coclier ,
coupable d'avoir semé sur la route vingt
cahiers de la Bibliothèque historique; \\\\<-
sé emporter par le vent quinze numéros de
la Quotidienne; et, qui pis est, enveloppé
du fromage f aliment ordinaire de certains
politiques ) dans ime demi-livra»son i.\n
Conservateur. Le démon de la politi^juc.
dénonça hautement à 1 opinion publique
la gent des cochers; le démon de la scri-
(i) J'ai vainement rlierclio le mol convciinblo
daus noire laiîguc : il a fallu !e créer.
8o L AUBKRGE d' AIX-LA-CHAPELLE,
bomanie promit de fulminer contre eux un
pamphlet; le démon des conjectures ju-
gea que cet écrit aurait un succès fou.
» Cependant certain lutin passablement
épais , qui venait de s'annoncer par un god-
dam énergique , sortit d'une excellente
dormeuse, et roula sa masse vers les cui-
sines. C'était le démon de la gourmandise ,
arrivant de Londres directement. Celui de
la luxure le suivait de près. Ce dernier
s'attacha soudain aux pas de la coquette-
rie, qui fit semblant de fuir, et me rappe-
la le : Fugit... et se cupit ante videri de
Virgile.
» Enfin, je vis arriver une diligence de
laquelle s'élança le démon de l'intérêt. 11
voiturait à sa suite des marchands, des es-
camoteurs, des comédiens, des singes, des
auteurs, des perroquets, des danseurs, des
ours, des acrobates, des chiens savans,
un aéronaute , ses aérostats , ses parachu-
tes et tout ce qui sert à faire des expé-
rences en l'air; mademoiselle Lenormand,
Où LES tVtms AU CO]??GRi:S. 8i
ses tableaux magiques, ses brochures ca-
balistiques, etc., etc., etc.
» Les voyageurs , s'étant réunis dans la
salle à manger, où je m'étais rendu moi-
même , me reconnurent et me demandèrent
ce que je venais faire au congrès.
» Moi. J'y viens observer tout, me taire
sur tout , et rire des sots , des dupes et des
fous, à commencer par vous, mes chers
confrères.
» Le démon de la. politique. Le projet
n'est pas mauvais, pourvu que vous mê-
liez à vos observations quelques grains de
politique : c'est l'assaisonnement universel.
» Ledémow de la. scRiBoaiANiE. Moi , je
suis là pour recueillir vos notes... vous ver-
rez, vous verrez ; je veux faire paraître, tous
les cinq jours à peu près, une jolie petite
revue bien acerbe, bien injurieuse, bien
injuste... et si je puis échapper au timbre...
» Moi. Impossible! je vous tiens d'avance
pour timbré.
» Le démon de la coquetterie. Azédor
smploîra bien mieux son temps en prépa-
82 l'auberge d'aix-la-chapeli-k,
rant des succès ii la beauté... S'il veut
uvêtre utile, je lui promets...
» Moi. Doucement, ma chère, je n'aui-
bilionnai jauuiis le noble emploi que
vous m'offrez; cherchez ailleurs des cham-
pions d'une innocence telle que la vôtre.
Tout ce que je puis faire pour vous, c'est
de taire que votre jeunesse date du règne
d'Aufi[uste.
» Le démok de l intérêt. Parbleu, j'of-
fre à notre camarade Azédor un bout de
table a ma roulette; à moins qu'il n'aime
mieux servir de compère à mon prestidi-
gitateur ou àliahilleur à mes actrices.
» Moi. Je ne me sens pas assez d'adresse
pour exercer les deux premières profes-
sions, et, quant à la dernière, je n'ai pas
assez de vigueur pour lacer les indispen-
sables corsets de ces dames,
» L'intrigue. Mes amis, vous déraison-
nez tous à qui mieux mieux. Est-ce qu'A-
zédor a besoin de votre secours? Morbleu!
si j'avais le bonheur de n'avoir comme lui
que quatre pieds six pouces, J€ ne quitte-
ou LES LUTINS AU CONGRÈS. 83
rais pas la botte des souverains: je rempli-
rais toutes leurs poches de placets , et je
leur prodiguerais tant les saluts, les révé-
rences, les courbettes, qu'ils ne pourraient
se croire dispensés de me les rendre qu'au
prix d'une pension, que je conserverais en
dépit de toutes les représentations nationales
créées et à créer, encore m'accorderaient-
ils par-dessus le marché cinq à six de ces
décorations dont les rois se montrent pas-
sablement prodigues, depuis qu'elles ne ti-
rent plus à conséquence.
» Le démon de la. gourmandise. God-
dam ! god-dam ! god-dam ! qui peut avoir
distillé les poisons qu'on nous sert à cette
table ? Je viens au congrès pour échapper
à nos éternels plomb -pudings que , mal-
gré mon patriotisme , je ne puis trouver
excellens, et l'on me présente une soupe
à la bière , des tranches de pain d'orge
empilées précieusement sur une assiette ,
du jambon cru , un rôti desséché dans la
casserole, de la salade à Teau et des pru-
neaux au vinaigre ! Je reprends demain la
??4 l'auberce D^lX-tA-CnAPELtr,
poste, et je vais dîner à Paris, chez Véry.
A ces mots , tous les convives , qui avaient
apprécié l'excellente cuisine allemande, se
levèrent spontanément , et nous gagnâmes
nos chambres à coucher en riant aux éclats.
» A peine avais-je mis mon bonnet de
nuit , que j'entendis un cri général d'indi-
gnation s'élever de toutes les parties de
l'hôtel : « C'est un guet-à-pens , disaient
tous les voyageurs ; on veut nous étouf-
fer.... ji Je sortis, ma lumière à la main , et
j'appris dans le corridor la cause de cette
plainte collective. « Quoi ! l'on prétend
( continuaient les plaignans ) nous faire
coucher entre deux lits de plume ? Ima-
gina-t-on jamais une coutume aussi bar-
bare ? » Les servantes , étonnées qu'on
ne trouvât pas délicieux un coucher qui
promettait un bain de vapeurs dont les
Allemands sont très-amateurs , les servan-
tes , dis-je , nous regardaient d'un air
ébahi qui ne remédiait à rien.... Bref, on
demanda vainement des couvertures, elles
étaient inconnues dans le pays.
ou LES LUTINS AU COXCRÈS. 85
» Or , chacun étant décidé à veiller , on
s'occupa suivant son goût favori : le dé-
mon de la coquetterie prit note des per-
sonnages distingués dont il pourrait atta-
quer la sensibilité ; le démonde Tintrigiie
essaya une courbette de nouvelle création ;
le démon de l'intérêt médita sur les meil-
leurs moyens de réunir dans sa caisse une
ample macédoine de loviis, de guinées, de
roubles, de piastres fortes, de ducats, de
frédérics ; le démon de la politique rêva
des systèmes ; le démon de la scribomanie
griffonna des articles très-véridiques pour
les journaux ; le démon de la luxure pour-
suivit les servantes jusque dans leurs ga-
letas ; le démon des conjectures pressentit
qu'on aurait pu choisir mieux le siège du
congrès ; et moi j'écrivis sur mes tablettes
les événeraens de la journée. »
86 LI' CAMP-VOL AIN T,
LE CxiMP-VOLANT,
JOURNAL DES SPECTACLES DE TOUS LES PAYS-
( Novembre. )
J 'avais bien entendu parler clans le monde
d'un certain Camp- Volatil qui, deux fois
par semaine, devait fondre, lances en ar-
rêt, visières baissées, sur tout ce qui dé-
clame, récite, chante, danse, peint, ad-
ministre dans nos théâtres; et, plus parti-
culièrement, sur tout écrivain tenant la
plume dramatique; mais je n'avais pu me
procurer ni le manifeste de ce corps d'ar-
mée, ni le premier bulletin de ses hauts
faits : Azédor me les a présentés ce matin
de sa griffe immonde. « Il fallait être dia-
ble, m'a-t-il dit, pour trouver ces précieu-
ses feuilles ; tout le monde les a reçues
gratis, personne ne les a conservées; et je
t'avouerai que le hasard seul les a mises
JOURNAL DKS SPECTACLES. 87
en ma possession, au moment où deux ha-
bitués d'estaminet qui venaient de fumer,
en les lisant, allaient en allumer une se-
conde pipe. »
Maintenant, messieurs du Camp- Volant,
j'espère qu'il me sera permis, à moi lieute-
nant de hussards , d'examiner un peu votre
tenue , d'inspecter vos armes , d'étudier
votre tactique. Ce n'est pas une petite af-
faire que d'entreprendre la guerre de par-
tisans que vous avez en vue : elle exige
une connaissance approfondie du terrain
où l'on va manœuvrer , une évaluation
exacte des forces de l'ennemi, une con-
fiance éprouvée dans celles qu'on peut lui
opposer. Gardez-vous de croire que la vic-
toire vous sera toujours fidèle; souvent, je
le sais , il ne vous faudra pour vaincre qiie
i'ardeur impétueuse d'un Achille ; mais plus
souvent la sage temporisation d un Fabius
vous sera nécessaire pour n'être pas vain-
cus ; et quelquefois , contraints de battre
en retraite , vous ne devrez votre salut
qu'à la prudence d'un Xénophon. Nous
88 LE CAMP-VULANT,
verrons tout à l'heure, messieurs, quelles
garanties vous présentez pour remplir ces
conditions (i).
Avant tout, je demande bien pardon à
M. H.... , votre colonel, d'avon- cru bonne-
ment que nous pouvions, depuis vingt ans,
nous tenir pour bien et dûment informés
des nouvelles dramatiques; ses adieux aux
lecteurs des Annales politiques et littéraires
m'apprennent que les littérateurs connus
auxquels il s'associe vont fonder un jour-
nal nécessaire^ que dis-je ? indispensable;
et je me hâte de reconnaître avec lui que
tous les feuilletons possibles, les archives
de Thalie , et le Courrier des spectacles ne
sont que de la Saint-Jean. C'est de vos
heureuses mains, messieurs, que ^di jaillir
la lumière; c'est vous que le ciel destine à
faire resplendir de tous les feux du génie
cette pai^tie littéraire qui séduit si j'uste^
ment toutes les classes de la société; ^'ous
(i) Je dois prévenir le lecteur que tous les mots
CQ italiques sont empruntés du Camp-Kolani.
JOURNAL DÏS bPECÏACLtS. bÇj
enfin qui saurez juger l'auteur tragique,
et le mélodrainaturge , le premier acteur
et le comparse , le machiniste et l'allumeur
de quinquets, avec cette infaillibilité de
goût et de tact qui a déjà placé si haut
dans l'opinion publique les littérateurs con-
nus... de vous dont votre petite armée se
compose. Personne ne peut révoquer en
doute tout ce que je viens d'avancer; vous
l'avez dit dans votre prospectus. Passons
au journal.
Il est fâcheux que la symétrie typogra-
phique ne vous ait pas permis d'ajouter
quelques noms à ceux que vous prenez
pour épigraphe; car, non-seulement Qui-
nault et Favart méritaient im petit bout
de mention, mais encore le Shakespear et
le Dryden des Anglais, le Schiller des Al-
lemands, le Lopez de V^ega des Espagnols,
le Goldoni et l'Alfieri des Itahens, se re-
commandaient à votre bienveillance cos-
mopolite; et certes leurs noms eussent fi-
guré à merveille sur le Journal des spec-
tacks de tous les pajs. A propos, mes-
4*
90 LJE CAMP-VOI.AW T,
sieurs, avez-vous bien calculé tout ce qu'un
pareil titre promet? Prenez-y garde, vous
contractez l'engagement de m'apprendre,
deux fois par semaine, les débuts qui sur-
viendront au grand Opéra d'Astrakan, et
j'aurai le droit de me plaindre si je ne
ti'ouve pas dans votre feuille la liste exacte
des vaudevilles qui pourront tomber au
Kamtchatka. Je sens que cette obligation
entraînera (juelques petites difficultés ré-
sultant de la différence des langues; mais
comme M. H...., \otre colonel, a le bon-
heur de posséder tous les dialectes, y com-
pris même le bas-breton , que l'on fit jadis
apprendre pour le grec au crédule Poinsi-
net, ces difficultés s'applaniront bientôt ^
et vous marcherez sur un cliamp jonché
de lauriers, de roses et déçus.
Il est bien juste que vous, messieurs,
qui vous déclarez, de par votre autorité,
i(s législateurs du Parnasse dramatique ,
vous entriez en matière par un historique
lumineux de tous les théâtres de la capi-
tale. Quelle concision, quelle clarté daiis
JOURNAL DKS M'hCTACIJ.S. CJl
cette phrase sur rAcadémie royale de mu-
sique ; c'est par le luxe qu'il déploie { ce
tlieatre ) dans ses Jetés qu'il se j'approche
de l'utile, et réunit les conditions exif^ées
pour plaire a tous les goûts. Je vois, mes-
sieurs, que ce spectacle vous a séduits , et
j'espère que, souvent, vous succomberez ,
en sa faveur, dans les occasions de recon-
naître ce qui est bien. Je ne comprends
pas , messieurs ; mais c'est pour cela pré-
cisément que je suis dans l'admiration.
Les comédiens français , qui marchent
entre les deux extrêmes ou Von est tombé
pour eux , là ou d'autres ne peuvent se
placer , vont lieureusement se trouver
sous votre influence régénératrice.... Quel-
les obligations ils vous auront, messieurs!
Je veux qu'avant six mois leur comité vous
élève un autel, à la place du funeste tapis
vert dont vous annoncez en toute hâte
la disparition huit jours après les^autres
journaux. Nulle âme qui vive ne s'avisera
de blâmer cet hommage; la comédie fran-
«^aisc ne peut trop faire pour des hommes
gti LE CAMP-VOLANT,
qui vont la ramener a la splendeur qu'elle
peut espérer encore ; assurer aux corné-
diens la part qu'ils méritent dans V estime
publique , et fonder sur d'immuables bases
le régime d'une administration protectrice
des intérêts de tous.
Il est des hommes libéraux et compatis-
sans auxquels les républicains de Platon ,
réunis pour le moment sous les voûtes du
théâtre Favart , inspirent une vive inquié-
tude, surtout depuis que le Jeu a pris parmi
ces sociétaires. Mais que chacun se rassure,
lorsque tous les regards sont tournés vers
ce second théâtre français , que la gloire
et le ridicule attendent ai>ec un égal em-
pressement, M. H.... est là pour trancher
toutes les difficultés , répondre à toutes
les questions , satisfaire à tous les désirs...
Qu'on se taise , tous les intérêts vont se
concilier à sa voix.
Grâce , grâce , messieurs du Camp-Vo-
lant , pour les pauvres sociétaires de
l'Opéra comique ; priez monsieur Z... , votre
collaborateur, de les épargner un peu. Qu'il
JOURNAL DES SPECTACLES. 9^
attende , ce redoutable Minos , que ces
acteurs aient été écrasés sous le poids de
l'or , ou qu'ils aient succombé sous celui
des couronnes , pour les appeler à son tri-
bunal. Les juges infernaux prononçaient
du moins leurs arrêts dans l'ombre, ce qui
consolait un peu les amours-propres frois-
sés ; monsieur Z... veut juger, lui, nos
jolies actrices en plein air: il y a vraiment
à cela trop peu de galanterie ; et ce jour-
naliste discourtois devrait savoir que le
moindre égard que l'on puisse conserver à
ces dames, c'est de ne les examiner qu'à
l'aide d'un demi-jour.
Quel malheur pour le Vaudeville , qu'au
moment de votre invasion critique , il ne
vous ait offert qu'une J'riperie dont les
broderies ne sont ni lai'ges , ni d'or massif l
Il eût été moins désavantageux pour ce
théâtre que vous lui eussiez consacré vo-
tre premier article dans le temps où
MM. Dartois et Léon taillaient plus en
plein drap. Toutefois, il faut espérer que
ces deux auteurs vous mettront à même
94 LE CAMP- VOLANT.
de parler un jour plus favorablemeftt dr
leurs ouvrages , et qu'alors je ne serai pas
tenté, comme je le suis aujourd'hui, d'a-
jouler éaiit à l'N initiale qui termine votre
article.
Je dois tirer de tout ceci une consé-
quence bien simple, que vous avez peut-
être déjà devinée, messieurs : c'est que,
dans les lettres , comme au champ d'hon-
neur , pour obtenir des succès en camp-
volant^ on ne doit entrer en' campagne
qu'après avoir bien étudié la carte du pays;
qu'alors mtme il faut éclairer sa marche,
garder ses flancs , et surtout éviter d'être
surpris sur ses derrières. Si vous négligez
une seule de ces précautions , craignez
qu'on ne vous critique plus amèrement
(jue vous n'aïuez critiqué les autres , et
attendez -vous à recevoir quelquefois les
satires qu'on fera sur vos articles avec
cette suscription :
Hoc illis dictiim est qui sttiltittam nauseant
r.t, ut putvntur sapere , ccchitn t'ituperanti
JOURWAl. DES SPECTACLK6. 96
Je devrais peut-tire traduire ces deux, vers
de Phèdre ; mais je me souviens qu'il
existe parmi vous un interprète universel...
Je me tais.
g6 LKS CAEIA'ETS PAT.TICI] LIEDS
LES CABINETS PARTICULIERS
DU RESTAURATEUR,
( Novembre. )
AzÉDOR avait revêtu son costume àejli'
shionable\ je pressentis, en le voyant en-
trer, qu'il avait à me proposer une course
par la ville; je ne m'ahusais pas. « Tu dois
avoir remarqué , me dit-il , que , depuis
quelques années , tous les restaurateurs
de Paris on fait tracer sur leurs enseignes
ces mots très-significatifs : cabinets parti-
culiers. — En effet , cet avis laconique de
l'intérêt aux bonnes mœurs n'a pu m'échap-
per ; et je me suis dit souvent que la pu-
deur de nos belles devait être arrivée à un
haut point de perfection , le jour où les
restaurateurs se sont crus obligés de sub-
stituer les cabinets particuliers aux anciens
cabinets de société. - — Que veux-tu , mon
I DU RE 3 TAU DATEUR. <)7
î . ." . "
cher? les temps sont difficiles; il faut que
l'on tire tout le parti possible de son in-
dustrie. Je pourrais te citer tel Mignot
moderne retiré , dont l'équipage t'écla-
bousse journellement , et qui , sans l'heu
reuse invention des cabinets particuliers ,
se serait brûlé dix ans de plus au feu de
ses fourneaux. Vous autres hussards » ha-
bitués à faire l'amour , comme la guerre,,
en rase campagne , vous ne savez pas
combien le sentiment a de peine à se sou-
tenir dans nos villes, au milieu des embû-
ches que lui dressent les jaloux : je ne
sais vraiment où il en serait s'il ne trouvait
pas , de temps en temps , quelques âmes
charitables disposées à l'aider. Peut-être le
verrait-on réduit aux complaisances con-
jugales , c'est-à-dire , à rien.
« Quant aux jeunes Parisiennes que
l'hymen ne lie point encore , ce n'est pas
pour elles qu'il existe des cabinets parti-
culiers ; nos restaurateurs n'entendent pas
raillerie sur l'article de la décence : j'en
connais un qui n'admet les dames qu'au
5
(j8 LES CABINETS PARTICULJtRS
VU (le leur contrat de mariage : c'est , à
son avis , le seul passe-port recevable pour
le sentiment en partie fine. Me voilà bien
rassuré , dis-je en riant à mon lutin ; je
vois que , sans alarmer ma conscience ti-
morée , je puis visiter les cabinets dont il
s'agit : ce sont de petits sanctuaires de
vertu. Si vous le trouvez bon, nous dîne-
rons aujourd'hui dans un de ces sanc-
tuaires-là; et Taspect du lieu justifiera
sans doute la bonne opinion que vous
m'en faites concevoir. » Azédor m'ayant
assuré que ma proposition était conforme
à ses vues , nous nous rendîmes h la Ga-
liote , taverne en grande réputation parmi
les amateurs de cabinets particuliers , et
qu'une jolie femme de ma connaissance a
surnommée l'hôtel des Canapés.
Nous trouvâmes dans la salle basse
quelques jeunes gens, qn'à leurs mousta-
ches , moins qu'aux nobles cicatrices
qu'elles accompagnaient bien , je recon-
Tius pour des officiers à la demi-solde.
Jls sablaient gaiement le Champagne à l'af-
BU RESTAURATEUR. QC)
iVancliissement du sol français , heureux
événement qu'ils eussent célébré plus tôt,
si le payeur se fût montré moins rigoureux
observateur des dates. J'avais défendu
pied à pied la pairie avec ces braves , je
dus vider avec eux un flacon à sa déli-
vrance.
Nous entrâmes ensuite , Azédor et moi ,
dans un cabinet , ([ue , vu l'affluence des
aspirans , on venait de nous accorder peu
volontiers. L'ameublement de ce petit bou-
doir se composait d'une causeuse fort af-
faissée , d'une glace , d'une double paire
de rideaux et de six chaises, parmi les-
quelles nous ne pûmes en trouver deux
solides. Je remarquai que la porte était
garnie d'un verrou , dont le jeu facile ré-
vélait le fréquent usage ; pour cette fois ,
il ne servit pas.
Cependant , le garçon , que la taille
d' Azédor pouvait abuser sur son sexe y
nous servit d'un air mystérieux les mets
détaillés sur une carte qu'il m'avait prié
de dresser , puis il disparut. Vers le milieu
JOO LES CABINETS PARTICULIi:n.S
du dîner nous manquâmes de \h\ ( on
sent qu'un diable et un hussard doivent
Loire sec ); mais ce fut en vain que j'agitai
la sonnette : il me fut impossible d'attirer
le trop discret serviteur avant l'expiralion
à\i temps qu'il avait coutume d'accorder
à ses dîneurs , pour l'expression d'un sen-
timent ordinaire ; heureusement cette pé-
riode expira quelques instans avant celui
où j'allais étouffer.
Dans l'un des deux cabinets contigus au
nôtre se trouvaient un monsieur et une
dame : autant que nous en pûmes juger
par la basse-taille concordante du mon-
sieur , c'était un homme vigoureux et
jeune ; l'accent grcle de la dame accusait
la quarantaine. Nous apportâmes peu d'at-
tention à leur entretien, tant il nous sem-
bla devoir être innocent... Nous négligeâ-
mes même les conjectures qu'on pouvait
tirer du soin que prirent nos voisins de
fermer les rideaux et de pousser le verrou.
Les deux personnes qui dînaient dans '
l'autre cabinet, parlaient si bas qu'il me
DU RESTAURATEUR. lOÎ
fut impossible de reconnaître d'abord leur
sexe ; toutefois , avec un peu d'attention ,
je parvins à saisir, en substance, la con-
versation suivante : « Vous vous défendez
en vain , il faut céder , l'instant est arrivé.
— Ne l'exigez pas; j'ai juré de ne plus
changer. — Ne ferez-vous rien pour votre
plus tendre ami? — Ce serait le douzième
serment que j'aurais trahi depuis quinze
ans. — Je gage que , dans ce nombre , il
en est dix sans conséquence.... Allons ,
rendez-vous. — Je ne le puis. — Vous le
devez. — Séducteur' — Barbare! — Au-
rai-je donc cette faiblesse ? — Il y va de
mon bonheur.... — Eh bien, soyez satis-
fait. .. vous me verrez parmi.... les députés
du côté droit. » A ces mots, qui nous prou-
vaient, pour la millième fois, combien il
est imprudent de juger sur le^premières
apparences, nous partîmes d'un grand éclat
de rire, et nous cessâmes d'écouter, en
nous écriant spontanément : « Où diable
la politique vient-elle se nicher! »
Nous quittâmes la table en même temps
I02 LKS CABINETS PAIiTICULIEfiS
que nos quatre voisins ; ils sortirent de leurs
caliinets au moment où nous abandonnâ-
mes le nôtre. La dame marchait avec légè-
reté, conduite par son cavalier; les deux
députés s'avançaient de leur côté , bras des-
sus, bras dessous; nous tenions le centre.
On arrive à l'escalier; tous les personnages
s'envisagent... O surprise! le nouvel opi-
nant du côté droit reconnaît sa femme....
La dame jette un cri perçant à l'aspect de
son mari ; l'homme à la basse-taille con-
cordante, le député séducteur et moi nous
restons ébahis. Quant au malin Azédor , je
le vis sourire d'une rencontre qu'il avait
peut-être préparée. Enfin , après un assez
long silence, l'époux, qui avait conservé
un sang -froid sans doute à l'épreuve de
pareilles rencontres , prit la parole avec
calme : « Passez , madame , dit-il à son
épouse , nous vous devons les honneurs
du pas. Mon collègue, malgré toute sa
bonne volonté , n'a pu faire de moi quun
prosélyte i plus heureuse, à ce qu'il me
paraît, vous avez fait un élu. »
DU RESTAURATEUR. lOO
Qu'on vienne encore nier les progrès
de la civilisation et de la saine philosophie ;
on eût parcouru toute la France au dix-
septième siècle , sans trouver un mari
comme celui-là.... Gloire à la politique !
c'est à elle que nous sommes redevables
de celte longanimité conjugale.
1
Io4 lA COUR d'un .M1VI5I i' fîF ,
LA COUR D'UN MINISTÈRE,
' LE 3o DU MOIS.
( Novembre. )
ri OR ACE, que l'on cite depuis long-temps ,
et qui sera cité tant qu'on aimera la phi-
losophie parée de tous les charmes d'une
éloquence aimahie et persuasive , Horace
a dit quelque part « Que la sagesse con-
sistait a Divre heureux dans son état. »
Je suis l'homme du monde le plus facile
à persuader sur ce point , car je ne crois
pas m'être trouvé un seul jour précisément
malheureux, parce que j'ai toujours eu le
bon esprit de saisir le peu de bien que ma
position présentait; je dois avouer cepen-
dant que je ne fus jamais employé
M Employé ! eh ! pourquoi , me dira - t - on ,
cette condition excluerait-elle le bonheur?»
ma réponse ne peut se faire attendre :
LE 3o DU MOIS. TO.^
riiomme, suivant la mission qu'il reçut de
la nature, doit agir d'après sa propre vo-
lonté, penser d'après ses propres inspira*
lions; ni l'une ni l'autre de ces facultés
n'est permise au commis; le libre arbitre
est un être de raison pour cet infortuné,
qu'enchaîne une étroite destinée.
Dès que sept heures sonnent à son mo-
deste cartel , l'employé s'arrache au som-
meil; il se rase, cire ses bottes, bat son
habit , retourne sa cravate ; soixante mi-
nutes sont bientôt écoulées; il est huit
heures quand ces soins préliminaires se
trouvent remplis. Ce n'est pas trop d'une
demi-heure pour s'habiller; mon homme,
après sa toilette achevée, n'a donc plus
que trente minutes à sa disposition ; car il
ne faut pas perdre de vue qu'il doit tou-
cher le seuil du ministère à neuf heures
précises. Or on saura que , par le con-
seil de son médecin , et peut - être un
peu par économie , il a dû se loger à
l'extrémité du faubourg Saint -Denis ou
du faubourg Saint-Martin , quartier où ,
lo6 LA COUR d'dN ministère,
comme chacun sait, on respire un excellent
air, surtout sous linfluence du vent de
nord-est. De là, son œil parcourt une riche
campagne , puis il vient se reposer sur
l'hôpital Saint - Louis ; et c'est quelque
chose qu'une semblable perspective.
Lorsqu'aucune circonstance n'intervertit
l'ordre que je viens de signaler, le commis
arrive triomphant à son bureau, au bruit
de l'horloge ministérielle, garant de son
exactitude scrupuleuse. Mais un coup de
brosse au-delà du nombre ordinaire, un
bouton recousu , une barbe repassée , une
tasse de thé imprudemment hasardée en
route, le plongent dans une juste inquié-
tude ; certain argus sévère l'attend, armé
d'une fatale épingle; le voilà pointé. La
gratification qu'il attendait à la fin de
l'année perd, hélas! cinquante pour cent
dans l'espace d'une minute ; on n'a pas , à
la Bourse , l'idée d'une baisse aussi ra-
pide.
Une fois assis à son pupitre, il ne reste
plus à remployc qu'un travail insipide ,
LE 3o DU MOIS. 107
imifonne, auquel il peut se dispenser de
faire concourir son esprit. Il y a plus , les
progrès des arts sont tels aujourd'hui , que
je ne désespère pas de voir sortir inces-
samment de quelque atelier, un joli petit
commis mécanique capable, non -seule-
ment d'expédier lestement une circulaire,
mais encore de tourner très-agréablement
un rapport.... calculez-vous l'économie que
cela produira ?
Ce qu'on vient de lire, je le disais le
3o octobre dernier au seigneur Azédor ,
mon serviable lutin, que je voulais amener
ainsi à m'apprendre d'autres particularités
sur le même sujet. Prompt à me satisfan-e ,
il a pris la parole en ces termes : « Douze
fois dans l'année , l'uniformité , ou plutôt
la monotonie de l'existence des employés
est rompue; c'est le trente de chaque mois,
heureuse ou malheureuse époque à laquelle
ils touchent leurs appointemens : heureuse
quand une sobriété bien entendue, une
simplicité de mise conforme à leur humble
fortune^ un appartement strictement né-
Iô8 LA. COUR d'un ministère,
cessaire, un ameublement sans faste, font
balancer l'actif et le passif de leur budget ;
malheureuse, lorsqu'entraînés dans de folles
dépenses , ils ont perdu cet indispensable
équilibre » Ici nous fûmes interrompus
par le bruit que fît, en entrant dans la
cour, un élégant cabriolet, c'était celui
d'un chef de bureau que nous vîmes bien-
tôt paraître , portant un sac d'argent assez
rond , qu'il jeta négligemment dans sa voi-
ture. Au moment où il s'v plaçait lui-même,
je fis remarquer à mon lutin que l'heure
ordinaire de la sortie était devancée par cet
employé «Oh! mais, reprit Azédor en
riant, de même que les gros poissons bri-
sent les filets où les petits se laissent pren-
dre , de même un chef de bureau sait
se mettre au-dessus des règles établies
pour les commis en général. — D'ailleurs,
ajoutai -je, celui-ci emporte un rouleau
de papiers. — Contenant un opéra que
M. le chef compose , bureau tenant , à la
plus grande gloire de l'administration. Bien
des gens servent ainsi l'état, et je ne pense
LE OO BU MOIS. lOQ
|.âs que ce soit en faveur de leurs pareils
que Plaute a dit ;
Quid est suaviks quàm benè rem gerere bono publico ?
Cependant quatre heures sonnèrent
avant que nous eussions quitté la cour du
ministère ; les employés sortirent en foule
de leurs bureaux. Azédor appela succes-
sivement mon attention sur plusieurs d'entre
eux : «Tu vois, me dit-il, ce jeune homme
en redingote à Fanglaise ; il a ses raisons
pour raser, en sortant, la muraille opposée
à la loge du portier; mais celui-ci n'est pas
myope ; il voit le commis fugitif; il l'appelle
d'une voix forte, et va le contraindre à lui
payer ses déjeuners d'un trimestre, dont
lui, portier, a bien voulu avancer le prix,
sans aucun intérêt , comme on doit s'en
douter. Ce petit vieillard maigre , vêtu
d'un habit si sec, nourrit, depuis quinze
ans , une martingale à la roulette ; elle ne
peut tarder plus d'une dizaine d'années à
combler ses vœux : eh bien! le tailleur de
'«i.^get honnête joueur, son boulanger et son
no LA COUR DIJN MINISTÈRE,
propriétaire, auxquels il doit quelques mi-
sérables centaines de francs , ne veulent pas
croire aux promesses qu'il leur fait d'après
une espérance aussi réelle; il n'y a plus de
confiance dans le monde. Regarde mainte-
nant ce gros joufflu qui roule gaiement son
individu vers les deux camarades qui pa-
raissent l'attendre ; c'est un gastronome
formé à l'école du célèbre Des Il va
proposer à ses amis un petit dîner chez Gri-
gnon, dont la dépense ne s'élèverait guère
qu'au tiers des appointemens que l'impru-
dent commis vient de toucher ; mais sa fem-
me connaît son faible, elle l'attend à la porte
du ministère : il est écrit dans le ciel , qu'à
son grand regret, il dînera chez lui comme
on dîne chez un employé à la fin du mois...
cela s'entend. Le grand homme pâle qui
passe devant nous, est l'expéditionnaire le
plus laborieux du ministère ; et , comme il
faut récompenser le zèle , on a réduit, cette
année, son traitement de cent écus. Toute-
fois , sa jeune épouse ne laisse pas d'avoir un
beau cachemire, tant sont grandes les res-
LE OO DU MOIS. I I 1
sources de la Providence! J'espère que je
n'ai pas besoin de te dire que voici deux
surnuméraires ; h cette démarclie légère ,
on devine que le trente du mois n'apporle
pas le moindre changement à leur position
accoutumée : hier ils étaient sans argent ,
aujourd'hui ils ne possèdent pas un sou.
Mais les privations mêmes ont leurs privi-
lèges. Les commis appointés craignent ,
avec plus ou moins de raison, de rencon-
trer à chaque pas leurs créanciers ; les sur-
numéraires sont exempts d'une pareille
crainte : ils n'ont pas un seul créancier sur
la terre, par la raison toute simple que
personne ne veut leur faire crédit. Or , tout
bien considéré, leur sort est à peu près
agréable; ils se passent parfois de dîner,
mais ils n'ont jamais de digestions labo-
rieuses; logés dans un grenier sans vitres,
ils sont exposés à toutes les intempéries
des saisons , mais le froid convient à la
santé ; il fait circuler les humeurs plus li-
brement; leur vêtement est dans un tel
désordre qu'on les consigne à toutes les
112 LA COUR D UN MINISTÈRE, TTC.
portes ; mais voilà précisément ce qui les
sauve de l'orgueil , de Tamour-propre , de la
présomption. Somme toute, un surnumé-
raire ne peut que devenir un sage, s'il ne
meurt pas de faim ou de froid ; et je parie-
rais que Socrate et Caton ont commencé par
être surnuméraires.... Tel est, du moins,
le raisonnement que se font à eux-mêmes
certains chefs, dispensateurs des appointe-
mens... Eh! messieurs, visez un peu moins
aux progrès de la sagesse, et donnez un
traitement à ces malheureux, qui souvent
ont toute la fatigue du travail dont vou$
recueillez tout l'honneur.
iTjy SALOîr DE PARIS , etc. Il3
UN SALON DE PARIS
A LA FIN DE NOVEMBRE 1818.
( Noi'embre. )
\i^nefaut pas se mêler de la conduite d'un
vaisseau ou Von nest que passager^ disait
Malherbe à quelqu'un qui lui reprochait
de rester, en quelque sorLc, étranger aux
affaires du temps. Plût à Dieu que ce mot
philosophique devînt un précepte obliga-
toire pour les mille et mille publicistes sans
mandat , qui , voulant diriger le vaisseau
de Tétat au gré de leurs folles passions ,
tendent à Tcnvi la main pour en saisir le
gouvernail! Chacun se fait un petit système
de navigation qui , comme on le pense bien,
est diamétralement opposé à celui de son
voisin : « C'est vers le sud qu'il faut se di-
riger, dit celui-ci en élevant, comme une
excellente voile, un pamphlet qu'il vient
li/^ UN SALOiv Di: PAT rs
de publier. — Notre perte est inévitable ,
interrompt celui - là ^ si nous ne voguons
pas vers le nord, sous l'influence de mon
système de finances. — Coupons vite à Vest ,
s'écrie un troisième, ou le navire va se
briser sur les écueils vers lesquels nous
courons , et que l'on eût évités en suivant
plus tôt mon plan de réforme administra-
tive. — En croirez- vous ce fou, reprend
un quatrième , quand nous ferions à Voiiest
une route si heureuse, grâce à l'aperçu
lumineux que ma plume a trace sur l'art
de gouverner?... » Pauvres insensés ! vous
fatiguez "vainement une mer inconnue. . . .
laissez , laissez , croyez-moi , la barre aux
mains qui savent la mouvoir: il faut être à
îa place du pilote pour saisir tous les dan-
gers d'une navigation difficile; il faut être
le pilote lui-même pour opposer à ces dan-
gers les ressources qu'une expérience étran-
gère ne saurait même prévoir.
Telles sont les réflexions que je faisais
l'autre jour en tisonnant mon feu.... «Où
ton imagination va-t-elle s'égarer? me dit
A LA FIN DE ]>iOVj:Mr.r,E 1818. Il5
Azédor, qui se montra tout à coup; dé-
fendre la politique aux Français ! ne vois-
tu pas qu'il serait plus facile d'interdire le
mélodrame aux habitans du Marais , la rue
Vivienne à nos jeunes Aspasies, les corsets
aux vieilles coquettes , le poêle du café aux
rentiers, le Piocher de Cancale aux gour-
mands , la médisance aux journalistes.
Rends-toi ce soir au cercle du baron d'Or-
neval , où , soit dit en passant , tu n'as pa;-
paru depuis deux mois, et tu verras que
la manie dont tu te plains est le caprice de
toute réunion, de chaque sexe, de tout âge.
On']ouea.niouid^hmàiapolitique^ comme ,
il y a quelques années, on jouait au diable.
Mais, patience, la politique, j'en ai le ca-
ractère national pour garant , pcissera
comme les montagnes russes, comme la
mode d'un chiffon. » A ces mots, mon lutin
m'ayant quitté, je me suis rendu chez le
baron d'Orneval : ce que j'y ai vu sera
l'objet de cet article.
Après le cérémonial d'nsage, je jetai
dans le salon un regard invcstigateiu'. Des
I iG UN SALON DT. PAFIS
groupes diversement occupés étaient
épars C'A et là; quelques amateurs suivaient
une partie d'échecs ; le reste de la société
formait cercle auprès de la cheminée , à
laquelle deux officiers supérieurs étaient
adossés. L'un d'eux, dont une longue ci-
catrice sillonnait noblement la figure, me
reconnut et m'embrassa; l'autre, en bas
de soie, en frac bourgeois orné d'une paire
d'épaulettes toutes neuves, me rendit froi-
dement mon salut; je ne me rappelai pas
de l'avoir jamais rencontré un jour de
combat.
A mon arrivée, la conversation roulait
sur les dernières élections; elle continua
lorsque je fus assis. « Pour moi , dit un pe-
tit vieillard poudré que l'on écoutait avec
une certaine complaisance, je puis me flat-
ter d'avoir rendu à mon département ua
service véritable. Nous avions à choisir un
seul député ; mais les électeurs , divisés
d'opinions, d'intére;ts, d'espérances, por-
taient , ceux-ci un ultra , ceux-là un Hbé-
ral , d'autres un ministériel. Vous n'y êtes
A LA FIN DE NOVEMERT. 1818. II7
pas , messieurs, me suis-je écrié au milieu
de l'assemblée, c'est un homme sans ap-
pétit qu il Jaut nommer . » Ici la société du
baron d'Orneval partit d'un éclat de rire
unanime. « Eh bien ! reprit le narrateur ,
Yoilà précisément l'effet qu'a d'abord pro-
duit ma proposition, sur les électeur^ de
mon département; mais écoutez, je vous
prie, la suite. Le défaut d'appétit, ai-je
continué, résulte ordinairement d'une santé
délicate , qui fait supposer l'absence ou du
moins le sommeil des passions ; et c'est
déjà une jolie petite garantie dans un dé-
puté, qu'une constitution physique qui ne
laisse craindre, de sa part, aucun de ces
emportemens oratoires dont le moindre in-
convénient est d'être souvent en pure perte.
Mais je n'ai pas tout dit; le député sans
appétit est étranger à toute cabale , à toute
coterie. Ce n'est pas lui que l'on corrom-
pra par la fumée d'un dîner, que suivrait
de près une indigestion; ce n'est pas lui
qu'on verra broncher à la promesse d'une
place, qui l'éloignerait indéfiniment de l'air
Il8 UN SALON DE PARIS
natal, si nécessaire à sa frêle existence; du
docteur qui compte chaque jour les pul-
sations de son artère; du petit cercle au-
quel il doit tous les soirs les douces et pai-
sibles sensations que lui procure une misère
sans écarts ou bien un quinola forcé. Vous
aurez donc , messieurs , dans l'homme que
je propose, un représentant sage, incorrup-
tible ; vous ne pouvez mieux choisir; nom-
mez un député sans appétit. A peine
avais-je cessé de parler , qu'un murmure
approbateur s'est fait entendre dans l'as-
semblée ; les brigues ont disparu; les partis
se sont rapprochés; chacun a refait son
bulletin, et, \c dépouillement achevé, notre
président a proclamé le candidat Dauber-
ville, dont Festomac, depuis quinze ans,
ne peut digérer que des œufs au lait. Mon
compatriote, après quelque hésitation, a
bien voulu consentir à représenter notre
département, parce que son médecin lui a
donné l'assurance que trois mois d'usage
des eaux minérales artificielles de Tivoli
A LA FIN DE NOVEMBRE 1818. II9
lui permettraient, enfin, de risquer Taile
de volaille. »
La narration du petit vieillard avait beau-
coup amusé ; mais comme on vit qu'il allait
abuser du crédit qu'elle lui avait obtenu
sur notre attention pour débiter force anec-
dotes au moins apocryphes , chacun le
quitta tout doucement, et je ne fus pas le
dernier à prendre ce parti.
Je m'approchai d'un petit conciliabule
féminin , où j'entendais parler avec feu.
« Quoi, ma chère amie, disait une jeune
dame à sa voisine, vous ne prenez plus vos
chapeaux chez mademoiselle D***? — - Je
m'.en garderais bien ; est-ce qu'on peut se
servir d'une marchande de modes chez qui
l'on trouve la Minerve? — L'acharnement
de madame contre cette brochure m'étonne,
dit en passant un jeune homme , car il y a
long-temps que madame est réputée très-
libérale » Vanti-minervienne rougit et
se tut Il fallait que ce garçon-là fût bien
sûr de son fait. Une réunion de jeunes de-
moiselles offrit ensuite un aliment à ma
I20 UN SALON DE PARIS
curiosité; j'écoutai leur entretien ; le voici :
«Oui, mademoiselle, disait une jolie bru-
ne, qui pouvait avoir seize ans, maman a
renvoyé le maître de dessin que nous
avions demandé par ZfZ Quotidienne ; c'était
un bien honnête homme , mais il ne me
faisait faire que des patriarches et des ré-
vérends pères ; il y avait de quoi mourir
d'ennui. Mon nouveau professeur, que nous
a procuré le journal du Commerce , me
donne à dessiner les fastes de la gloire
française; cela m'intéresse beaucoup, je
vous assure. — Chacun a son opinion et
son goût, mademoiselle, reprit sèchement
une petite blonde au maintien composé ;
moi , je chassai dernièrement un maître
de piano qui ne me faisait jouer que des
batailles ; celui que j'ai maintenant m'a
choisi les plus beaux motets du monde;
c'est édifiant cela. » Au moment où j'écris,
j'apprends que la jeune T^eT?,or\ne aux fastes
\ient d'épouser un brave colonel de la
gai^de royale, dont elle fait le bonheur; et
que la petite pincée aux motets édifïans
A LA FIN DE NOVEMBRE 1818. tlî
a disparu Lier malin avec son maître de
musique qui, depuis quelques jours, lui
faisait essayer des morceaux de la créa-'
tioji... Fiez-vous doue au langage.
J'eus un moment le projet de lier con-
versation avec les jeunes gens qui se trou-
vaient chez le baron; mais je les vis tous
occupés à lire des brochures politiques '
j'en parcourus moi-même quelques-unes.
Le Conservateur est la première qui me
tomba sous la main, et je vis clairement
que tout ce que cet écrit se propose de
conseiver est précisément ce qu'il faudrait
oublier. \j.q Nouvel homme gris me parut
assez piquant; mais je crus remarquer qu'il
tendait à devenir noir; je jetai le livre ; il
est temps que nous reposions notre vue sur
des teintes plus douces. J'allais ouvrir les *
Lettres normandes et les Lettres champe-
noises ; je me rappelai les Lettres provin-
ciales^ les Lettres persanes ^ et je changeai
d'avis.
Enfin je rabattis sur les joueurs d'échecs,
espérant leur voir faire quelque coup dé-
6
122 UN SALON DE PARIS, ClC.
cisif:run d'eux me devina. « Monsieui"
me dit-il, apprenez qu il faut trois mois à,
des hommes de notre forée pour mouvoir
un pion important. La partie que "vous^
voyez, a commencé deux jours avant la
bataille de Rosbac, d'humiliante mémoire,-
Monsieur m'avait pris une tour^ en 1770;
mais, grâce à Dieu, je suis parvenu à \s^
lui reprendre en 181 1 , et j'espère mainte-
nant laisser mon jeu en hon train à mon
fils. » Le baron m'assura, qu'entièrement
livrés à leur partie, ces joueurs ont traver-
sé la révolution sans se douter de ce qui se
passait autour d'eux , et qu'on leur appreis^^
drait peut-être une nouvelle en leur disant
que, tandis qu'ils ont défendu une seule,
tour, nos armées ont enlevé quinze cents
places fortes.
Onze heures venant de sonner, je me
suis esquivé du salon sur la pointe du pied,
3'ai trouvé, dans une pièce voisine, les
petits enfans de la maison; ils jouaient aux>
indépeiidans,
1
LES BUREAUX D*AFFAIRES. 1^3
V*%% »%%«%«;
LES BUREAUX D'AFFAIRES.
( Décembre. )
OoiGNER les affaires des autres et songer
aux siennes, chemin faisant, c'est obéir
aux lois sociales, qui veulent que les hu-
mains s'aident entre eux, et à la loi natu-
relle, qui fait tendre l'instinct de tout être
organisé vers son bien-être particulier.
Celui qui sait maintenir un juste équilibre
entre ces deux intérêts, est incontestable-
ment un honnête homme; mais j'estime
aussi peu ces faux bons hommes dont la
feinte sollicitude semble avoir uniquement
en vue le bonheur d'autrui , que les égoïs-
tes livrés franchement à l'amour du moi
exclusif, qu'un métaphysicien célèbre a
nommé gravitation sur soi. Les premiers
ont sur les seconds le seul avantage de
riiypocrisie, et la probité des uns et des
Ï24 lj:s fit ri: al X
autres ne me présente aucune caranljc re=-
cevahle.
Je ne sais à laquelle de ces deux classes
d'individus appartiennent, en général, les
agens serviablejs qui font afficher sur toutes
les murailles cet avis à l'adversité : Rue ***,
n^. ''^ oïl dégage les effets du Mont-de-
Piété ; pour en procurer la "vente; avis
auprès duquel on trouve ordinairement
une pancarte manuscrite contenant l'offre
de toutes les places désirables, depuis l'env
ploi lucratif d'intendant jusqu'à l'humble
condition de palefrenier. Arrêté devant deux
de ces affiches, je réfléchissais dernière-
ment à la duplicité de leurs auteurs, à la
robuste bonne foi des infortunés assez sim-
ples pour se laisser prendre à ce piège
grossier, au malheur des temps, qui rend
les hommes plus accessibles à la voix d'une
espérance souvent décevante qu'aux accens
d'une prudence toujours nécessaire.
Mes réflexions allaient peut-être devenir
mélancoliques, lorsqu'Azédor qui, par in-
térêt pour moi et pour mes lecteurs, ne
b AFFAIRÉS. i2J
reut pas que ma gaieté native soit altérée,
rappela mon attention des régions éthé-*
rées où elle errait, en me frappant vigou-
reusement sur l'épaule : « Suis^noi , me
dit-il, et tu verras que le ridicule doit
faire justice de ces prétendus buremix cVcif-
Jriires^ que l'on pourrait appeler la teigne
de rtiidustne. »
Près du lieu o,ii nous étions arrêtés , un
bureau d'affaires offrait en lettres d'or
son enseigne prétentieuse. Nous entrons;
une double porte battante , sur laquelle
étaient écrits en gros caractères les mots
bureaux et caisse , nous indique ce que
nous cherchions ; Azédor tourne le bouton,
je le suis, et mon lutin m'ayant rendu
invisible comme il le devint lui-même ,
nous pûmes observer à notre aise ce qui
se passait autour de nous.
Des commis expédiaient , dans la pre-
mière pièce, les malheureux qui, n'ayant
obtenu qu'un modique prêt du mont de
piété , cherchaient à faire ressource de*
reconnaissances que cet établissement leur
raô LES BURE. vu X
avait remises. Bon nombre de mes lec-
teurs ignorent , sans doute , comment on
procède à cette négociation avantageuse ;
je vais le leur apprendre pour leur édifi-
cation. En bonne justice distributive , tout
marché doit se conclure par la fusion ami-
cale de deux volontés, de deux intérêts ;
ici l'acheteur a tout le pouvoir ; et comme
il règle sa conscience au thermomètre des
besoins qu'on lui montre, il devient jpro-
priétaire des effets du vendeur pour le
tiers de ce qu'ils valent, y compris ce que
le mont de piété , dans sa munificence
mesurée , a primitivement prêté dessus. Il
ne faut pas s'étonner, d'après cela, si tant
d'affiches sollicitent de pareilles spécula-
tions.
Nos observations étant terminées dans
le premier bureau , nous nous glissâmes ,
toujours invisibles, dans le cabinet prin-
cipal. L'ameublement en était beau , ma-
gnifique même; mais la plupart des piè-
ces qui le composaient avaient un air
étranger dont je ne me rendis pas compte
D AFF \I RES. 127
d'abord. Les glaces étaient trop basses ,
les rideaux trop longs ; les tableaux me
semblèrent un amalgame ridicule de ton les
les écoles ; et l'on n'avait pas seulement pris
le soin d'assortir les fauteuils au canapé.,.
Azédor souriait avec malice. Enfin , ayant
soulevé le coin d'un rideau , il me fit
apercawoir une petite étiquette sur laquelle
je lus : « Effets déposés en nantissement
par M. ***, » J'eus le mot de l'énigme. En
ce moment , la maîtresse de la maison vint
apporter une tasse de café à son loyal
époux ; deux gros brillans ornaient ses
oreilles : mon lutin n'eut pas besoin de
me dire que madame nous montrait des
bijoux affranchis de Vêtiquette.
Cependant l'agent d'affaires , en robe
de chambre , en pantalon de molleton , en
pantoufles vertes, attendait, assis devant
vm superbe secrétaire à cylindre, qu'il se
présentât des cliens. Le premier qui parut
était un militaire. « Monsieur, dit-il en
entrant , je viens vous proposer une créance
arriérée; je ne doute pas qu'elle ne soit
laS LES BUREAUX
mise bientôt en liquidation, car il y a qua-
tre ans qu'on me promet sous /mil jours
la fin de cette affaire ; mais je suis porteur
d'un diable d'estomac qui ne veut pas
tenir compte à MM. les liquidateurs de la
sagesse qu'il peut y avoir dans cette len-
teur bureaucratique. Bref, voici ma pro-
curation ; il n'y a plus que le& noms à
remplir; voyez si cela vous convient. —
Monsieur , les créances de cette nature
sont douteuses : on en rejette tous les
jours. D'ailleurs je a ois, par le numéro
d'ordre du bulletin, que votre dossier est
au fond d'un carton ; il faut des motifs
d'un certain poids pour vaincre la force
qui l'y retient.... Néanmoins, je risquerai
l'achat. — Et combien m'offrez-vous ? —
Vingt pour cent. — Quoi! je perdrais les
quatre cinquièmes? — C'est le prix cou-
rant ; décidez-vous , mes instans sont pré-
cieux. — Convenez que vous êtes diable-
ment juif. — Je suis agent d'affaires,...
Monsieur veut-il de l'argent?» Le mili-
taire balançait, ce mot magique, prononcé
D AFFAIRF.S. I 29
à propos le détermina tout à coup : il em-
porta six cents francs, qui représentaient
mille écus.
Bientôt , nous vîmes entrer un jeune
homme bien velu qui s'exprima ainsi :
« \ous m'avez indiqué une place pour la-
quelle on exige un cautionnement ; mais
les renseignemens que j'ai pris sur la per-
sonne qui propose cet emploi ne sont pas
rassurans. Je vois que l'on a besoin de mes
vingt mille livres pour commencer la
grande entreprise à laquelle on veut bien
m'associer, et je ne vois pas trop ce qui
cautionnerait mon cautionnement. — L'in-
dustrie , monsieur , l'industrie ; est-il une
garantie qui vaille celle-là ? — J'en con-
nais une meilleure , moi ; c'est une bonne
hypothèque sur immeubles non grevés. —
Ah ! si vous le prenez sur ce ton , il n'y a
rien à faire avec vous ; nous autres spécu-
lateurs en grand , nous redoutons les gens
^ pii tiennent au régime hypothécaire. —
Et nous autres hommes de lx)nne foi , mais
prudens , nous fuyons les spéculateurs ,
l3o LES BUREAUX
même en grand , qui n'offrent que leu
industrie pour garantie des cautionne
mens.... Adieu. »
Parut ensuite une gentille grisettc ,
peine âgée de seize ans. Elle venait s'offr
pour être placée pî^es d'un monsieur seu
qui demandait , par les Petites-Affiches
une personne de son âge et de son pliys
que. Quand on en fut aux conditions
l'agent d'affaires lui dit quelques mots
l'oreille. « Quel âge a-t-il , demanda-t-el
tout haut ? — Soixante ans. — En ce cj
j'accepte. » On voit que , malgré son ine
périence , la petite n'ignorait pas Tinfluen
que peut exercer une jolie bonne lors (
la rédaction d'un testament. Elle p.iya g
néreusement et sortit.
Je ne finirais pas si je voulais parler (
tous les demandeurs d'emplois qui se pr
sentèrent pendant que nous étions là. To
obtinrent la même réponse : « Une heu
plus tôt la place était à vous; elle vie:
d'être donnée. Mais sous peu de jour
demain , peut-être , je puis trouver voti
d'affaires.
i3i
lit
„ Abonnez-vous. » Or comme 11 fau-
rait être incrédule pour ne pas compter
ur la parole d'un homme qui promet de
aire obtenir promptement des places à
•eux qui s'abonnent à son bureau pour
,e les procurer, on payait... et voilà tout ce
lu'il peut y avoir de réel dans de sembla-
bles négociations.
Je me rappelle un vieux refrain qui se
termine ainsi :
N'allez pas ( *« ) dans la Forét-Noire.
On pourrait, avec une légère variante,
l'appliquer au sujet que je traite; et moi
qui, dès long-temps, ai pris pour devise
ce vers de Térence :
Humaninihilamealienumputo,
je ne ne puis trop m'écrier : N'allez pas
dans les bureaux d'affaires.
ï32 LES FACHEUX
<%V*'%*^'%*«»*« W** WVX^i^^^ï^X^VWVVVfc^^X fcVVW»^**» 't'VI**! ****^\%. %"***»« %*
LES FACTIEUX
lu
QU'ON RENCONTRE AU SPECTACLE. ïi
( Décembre. )
« J 'ai , mon cher lutin , un grave reproche
à vous faire, clisais-je, l'un de ces matins,
au trop libre Azédor; vous m'avez attiré
hier une querelle sanglante chez la baronne
de Merval : j'ai vu l'instant où la société,
érigée en cour d'amour, allait me faire un
très -mauvais parti pour les articles ultra-
malins que vous m'avez inspirés sur les
dames. Changeons , croyez-moi , de texte ;
et , cessant de soulever cette gaze légère à
travers laquelle le beau sexe veut nous mon-
trer ses qualités aimables et ses jolis défauts,
qui sont quelquefois des perfections à nos
yeux, ouvrons à notre critique une nou-
velle carrière. Le champ du ridicule est
si vaste , que nous ne devons i.as craindre
QU ON RENCONTPxE AU SPECTACLE. l33
en attx3indre les limites.» Azédor m'a ré-
andii : «ïu me vois contrit d'avoir exposé
rougir le pudique front d'un officier de
ussards ; je te jure que cela ne m'arrivera
lus. A dater d'aujourd'hui , nous escar-
loudierons rarement sur les domaines de
i beauté; comme tu le dis fort judicieu-
ement , les sujets ne peuvent nous man-
uer ,
Huinani generis mater nutrix que prof ectb
SmUitia est.
» A propos, nous avons, ce soir, quel-
jues remarques à faire auTliéâtre-Francais,
)ù, si tu le trouves bon, nous irons en-
semble , à l'aide d'un bUletde service, que ,
par parenthèse, on m\i remis sans condi-
tions. Trouve -toi à six heures précises au
Palais-Royal, je t'y attendrai.»
Je fus exact au rendez-vous; mais mon
lutin, sans doute détourné par des soins
plus importans, ne parut poim. Heureuse-
ment, il m'avait confié le billet de service,
et je fus emprisonné, à six heures et uu
l34 LES FACHEUX
quart au Théâtre-Français^, par un viei "'
contrôleur, à figure geôlière, qui me j
entendre cette phrase concise: Si vous so
tez , vous ne rentrerez pas. Je le sai^ais , h
répondis-je avec toute la dignité d'un noi
veau Jacques Molay, puis je me rendis à
première galerie. A certaine grimace qi
je fis en voyant la banquette de devai
entièrement occupée , on m'insinua quel"
moyennant un léger supplément, je poui
rais me placer aux loges. Mais , outre qu
le cinquième jour de la seconde quinzain
du mois n'était pas le moment favorabl
pour prélever des supplémens sur ma demi
solde , je présumai que ma mise peu soi
gnée me ferait trouver toutes les loge
louées.^ excepté, peut-être, les deux dernière
de côté, d'où j'aurais l'avantage peu re
cherché de voir à mon aise le service inté
rieur des coulisses , ou les petites intrigue:
hors-scène qui font si souvent manquer h
réplique à nos jolies actrices. Je me déter-
minai donc à m'en tenir à la seconde ban-
quette; encore ne me fut-il possible d'y
qu'on RENCONTRE AU SPECTACLE. l35
rouver place qu'en faisant pousser à mes
leuK voisins un cri lamentable , qui , de
)roche en proche , se fit entendre sur toute
a ligne.
Je commençais à me trouver assez
aien , lorsqu'un jeune homme, placé der-
rière moi, et qui m'avait prie de garder un
moment sa place, rentra muni d'une demi-
douzaine d'oranges, dont le jus, funeste à
tout vêtement , inonda bientôt mon habit
brun , le seul avec lequel je puisse me pré-
senter décemment chez le sous - intendant
militaire chargé de me délivrer mon extrait
de revue. Après quelques minutes d'une
active consommation , la fatale provision
touchait à sa fin ; mais craignant que mon
voisin n'eût une réserve dans ses poches ,
je m'éloignai sans bruit , et je pris ailleurs
une place , où plus gêné , peut-être, j'espé-
rais éviter, du moins, le jaillissement acide
que je redoutais. En effet , les deux dames
entre lesquelles je me glissai ne mangeaient
point d'oranges, et j'eus encore à me féli-
citer de ma nouvelle position, en recon-
l3G LES FACHEUX
naissant que mes voisines étaient douées
d'un esprit aimable, d'un goût épuré. Mais
est-il, sur la terre, une prospérité durable?
La foule s'était accrue dans notre coin; on
y respirait à peine; déjà môme, lorsque le
spectacle commença, j'avais vu tirer plu-
sieurs flacons , précurseurs des évanouis-
semens. Je n'avais pas eu le temps d'en
redouter un pour mes voisines , et déjà
celle de gauche était étendue sans connais-
sance sur mes genoux.... Me voyez-vous,
alors , fendant la presse , chargé d'une
autre Orithie , que je n'enlevais pas , hélasl
volontiers ? Voyez-vous tous les regards se
diriger sur moi; et concevez-vous combien
tout cela me rendait heureux? Enfin, je
déposai dans un fiacre l'intéressante per-
sonne , que sa compagne voulut bien se
charger de reconduire chez elle.
Votre contre-marque, me cria, d'une
voix terrible , le contrôleur que j'ai signalé,
quand j'allais m'élancer sur l'escalier pour
rejoindre ma place , où mon chapeau était
resté... Ces trois mots m'attèrent ; j'avais
Qij'oîv hencontrj- au spectacle, i '^j
calculé, clans l'espace cViine seconde, com-
bien lui donneur de contre-marques serait
peu sensible au dévouement héroïque que
je venais de montrer; combien de temps
et de paroles je perdrais à vouloir le per-
suader ; combien , en un mot , ma posi-
tion était critique.-.. Prendre un billet au
biueau , ou faire le sacrifice de mon cha-
)eau, telle était l'alternative qui m'était
offerte, et il v avait d'autant moins à ba-
lancer qu'il pleuvait à verse. Je m'ache-
minai donc, en soupirant, vers le fatal
guichet , puis je présentai mon billet à
rintraitable contrôleur avec une fierté dé-
daioneuse , aue légitimait mon nouveau
titre de spectateur payant.
Talma était en- scène quand je rentrai
dans la salle ; bon, me dis-je, je vais être
dédommagé de toutes les mésaventures que
le ciel s'est plu à m'envover ce soir... \ aine
espérance ! j'étais flanqué des plus cruels
voisins qu'un amateur puisse rencontrer au
.spectacle , i^n enthousiaste et un coinnum-
taleur. Ce dernier, qui remarqua Je plaisii-
6*
l38 L£S FACHEUX
que me faisait éprouver notre premier tra-
gédien, se cramponna, pour mon mallieur,
à moi. «Monsieur (me dit-il ) je suis fâché
que vous n'ayez pas vu le premier acte ;
Talma s'y est surpassé... Vous voyez son
costume, eh bien! c'est lui-même qui l'a
coupé. — Monsieur , cette circonstance
n'est pas importante, et, je vous prie.,.. —
Ecoutez cela, nous touchons au plus beau
moment de la pièce. — C'est ce que je vais
voir. — Oh ! mais vous ne vous attendez
pas au saisissement qui va vous gagner. —
De grâce , laissez-moi le plaisir de la sur-
prise. — L'acteur qui vient d'entrer en
scène se nomme David (c'était Saint- Eu-
gène); charmant sujet , monsieur : vous
allez l'entendre au quatrième acte. — Lais-
sez-moi suivre le second. — Vous saurez
que j'ai beaucoup connu le père de ce jeune
acteur; je veux vous raconter une aven-
ture qui m'est arrivée avec lui, en 1784- —
Eh! monsieur, que m'importe! — Je me
tais... seulement remarquez, je vous prie,
les gros diamans de mademoiselle *** : j'ai
QU O^' llE]NCO.\TK£ AU SPECTACLE. I 3t)
ienu note de leur origine , par ordre d'an-
cienneté. — Ah! c'est trop fort, vous me
faites perdre patience. — Là, là, calmez
cet emportement... Voici Duruissel. — Vous
voulez direColson. — C'est juste, Colson...
M Je vous le donne pour un garçon plein
d'heureuses dispositions , auquel on ne
rend pas justice : je le disais l'autre jour au
comité... )j Ici mon verbeux voisin fut at-
teint d'une quinte pituiteuse qui me fit
espérer quelques instans de repos; mais
l'enthousiaste dont j'ai parléjouissait, mal-
heureusement, de tous ses moyens physi-
ques, qu'il employait en acclamations non
interrompues et de la voix et des mains.
On croit, au premier examen, que rien
n'est plus innocent que d'applaudirau spec-
tacle; j'éprouvai le contraire, durant trois
grandes heures, à la place étroite que j oc-
cupais ce soir-là au Théâtre-Français. Cha-
que bravo manuel, de mon trop optimiste
voisin, me valait un violent coup de coude;
et je reconnus, le lendemain, à la douleur
que je ressentais au-dessous du sein gau-
l4o LES FACHEUX, CtC.
chc, que la gloire de ïalina avait failli me
coûter deux cotes.
Cependant, l'impitoyable commentateur,
grâce à la vertu béchi(|ue du lichen^ avait
repris toute sa volubilité; en vain je voulus
lui imposer silence ; j'aurais plutôt sus-
pendu le cours d'un torrent. Il m'annonça,
scène par scène , tirade par tirade , ce que
j'allais voir ou entendre ; et la cbute du
rideau fut le seul événement dont il ne
me prévint pas.
; LA GALANTERIE FRANÇAISE. 1/(1
I
I
LA GALANTERIE FRANÇAISE.
' ( Décembre. )
J'ÉTAIS, jeudi dernier, au bal qu'a donné
Dadame de Mërval, et je ne m'y amusaisf
3as prodigieusement, parce que je n'aimai
amais à voir danser des quadrilles avec
ioute la recherche et la prétention que l'on
apporte dans les ballets d'opéra. Or, j'allais
peut - être commettre la faute grave de
bâiller dans l'une des sociétés les plus
brillantes de Paris, lorsqu'Azédor, qui se
trouvait incognito à la fête, vint me rap-
peler que j'avais un article à fournir à mon
journal. Nous quittâmes ensemble le salon.
Rentré chez moi , je ranimai ma bûche
économique , tandis que mon lutin rassem-
blait ses idées, et, m'étant ensuite as-.is à
mon secrétaire, j'écrivis ce qu'on va lire,
sous la dictée d'Azédor.
l4'2 ILA GALANTf. lUr
« Toute la terre a retenti des éloge ■^
donnés à la galanterie française; parloui
on a voulu l'imiter, nulle part on n'y ;
réussi : c'est une heureuse émanation d(
la nature que Timitation ne peut rendre
Mais le code de cette galanterie si célèbre
est perdu depuis long-temps ; et je crain
bien que la tradition n'ait affaibli en elb
cette perfection classique qui la faisait ad
mirer. Peut - être conviendrait - il , pou
opérer une restauration devenue nécessair'
après une longue période de gloire, duran
laquelle les Français n'ont pu que brûle
en courant quelques grains d'encens sur le
autels de la beauté , peut-être conviendrai!
il, dis -je, que l'on formât un nouveau d>
geste de galanterie. Cet ouvrage tiendrai
dignement sa place à côté de nos cini
codes, et ne serait pas, à coup sûr, le moin
consulté. En attendant qu'il prenne fan
taisie à quelque galant émérite de réalise
cet utile projet, traçons rapidement l'his
toire de la galanterie française , telle qu'ell
fut jadis , et telle qu'elle est anainlenani
FRANÇAISE. 143
a lumière naît quelquefois du choc des
;omparaisons , et c'est au sein même des
* divers extrêmes que nous allons signaler,
ju'un nouveau législateur pourra saisir le
type des rapports si doux, si nécessaires
qu'il convient d'établir immuablement entre
deux sexes , dont l'un est devenu trop ja^
loux de sa prééminence, tandis que le plus
grand défaut de l'autre, peia-être , est d'ou-
blier les vertus qui l'honorent, pour faire
ressortir les agrémens qui, souvent, com-
promettent sa dignité.
» L'ignorance couvrait , de son aile téné-
breuse, notre belle patrie; on n'y gavait
même pas aimer; l'amour, au lieu de son
flambeau, portait une torche empruntée
aux furies; sa flèche légère était remplacée
par un terrible cimeterre, qu'il agitait au
gré de ses fougueuses passions; en un mot,
les femmes, privées d'admirateurs, n'avaient
plus que des maîtres, lorsque la chevalerie
et la galanterie naquirent enfin , et , j umelles
aimables, furent bercées ensemble sur les
ï44 LA GALANTKIiI]-
genoux de la France , qui venait de Jeui?
donner le jour.
w La galanterie, connue toutes les pas-^
sions naissantes, alla d'abord jusqu'au fa-
natisme : à peine sortie du berceau , elle
exerça sur les hommes un empire égal à
celui de Tamour. Dans ces siècles recules,
les paladins ne faisaient pas entendre aux
dames ces fades complimens , ces protesta-
tions fallacieuses qui, plus tard, les ont
ennuyées ou séduites ; ils n'effeuillaient
point sur leurs pas les pâles fleurs du ma-
drigal ou de l'acrostiche; c'était le casque
en tête, la lance au poing qu'ils savaient
leur rendre hommage et les protéger. Nui
chevalier n'hésitait alors à courir au bout
(lu monde se faire pourfendre à la gloire
d'une belle châtelaine que , souvent, il
n'avait aperçue qu'à travers un voile ja-
loux.... Heureux temps où les preux ver-
saient plus de sang pour l'honneur des ,
femmes, que nos petits maîtres d'aujour-
d'hui ne répandent de parfums pour aider
à leur déshonneur!
Ï'RANÇAISE. 145
» Cependant, cette espèce de culte de-
vait subir la révolution , plus ou moins
tardive , que le destin réserve à toutes les
institutions humaines : il s'affaiblit bientôt
en raison du facile accès que les hommes
eurent auprès de la beauté ; et celle-ci
perdit presque tous les attributs de sa di-
vinité, dès qu'on put déposer sur ses ge-
noux les offrandes qu'on n'avait encore osé
placer qu'à ses pieds. Ce fut, je crois, à la
cour de François Iei\ que la galanterie, jus-
qu'alors prudente et sévère , revêtit tout à
coup les couleurs de la volupté. Plus sédui-
sante sous cette parure nouvelle, elle sut,
h des époques différentes , entourer de ses
guirlandes l'astucieuse d'Etampes , la belle
Diane de Poitiers, la tendre d'Estrées, la
pudique La Vallière, l'adroite Maintenon;
enfin, elle fit une ardente prosélyte de cette
autre Lasthénie qui souscrivit téméraire-
ment vm billet payable en fidélité : de cette
Ninon , dont les cheveux blancs furent en-
core enlacés de myrtes , et pour qui le sa-
,/jG l-A CALANTERIlî
blicr du temps marqua ensemble .lo«7,e
lustres et l'heure du plaisir.
„ Plus tard , on vit commencer «ne autre
période de galanterie; et c'est au règne de
Louis XV que l'on doit rapporter la na.s-
3,„ee de cette chevalerie à l'eau -rose
nue MarivauK et Dorât ont, par malheur
reproduite sur notre scène , tandis qu,
Marmontel enrichissait plus heureusemen
notre littérature de la peinture grac.eus.
cu'il en a faite. L'époque dont je pari
produisit ces charmans colonels qu. pas
saient une revue en battant des entrechat
croisaient le fer en fredonnant ,ni refra.
de vaudeville , et brodaient au tambo«
répée au côté. Le même temps vit papi
loter ces petits abbés poudrés, musqué:
pinces , espèces de joujoux galans qu
munis d'un TibuUe ou d'un Ov,de, se gh
saient furtivement à la toilette des belle
où ils avaient su se rendre auss. necessa
,.es que les flacons et. la boîte auK mo
ches On les a vus même assister au lev
,1e plus d'une gentille comtesse....;-
F RArs' Ç AISE. 147-
gardons-nous d'en médire , les dames d'a-
lors assurent que les abbcs étaient sans
conséquence.
» Le croirait-on? ce commerce frivole
est la galanterie que l'univers admire :
Celle dont l'Anglais veut balbutier le lan-
gage , un verre de punch à la main ; celle
dont l'épais Germain essaie d'exhaler l'ex-
pression avec la fumée du tabac qu'il fume
incessamment auprès de sa maîtresse.
» Mais, lorsque les étrangers s'efforcent
à l'envi de suivre l'exemple qu'ils tiennent
de nous , voyons comment nous avons su
le conserver nous-mêmes. La brillante so»
ciété que nous venons de quitter ne peut
être suspectée de mauvais ton; jugeons,
d'après elle , ce qu'est , à l'heure où
nous parlons, cette galanterie française
tant renommée. Saint-EIme entre dans le
salon: une légère inclination, dans laquelle
sa colonne vertébrale n'a décrit que la
douzième partie du cercle, est l'unique sa-
lut <[u'il ait fait; cinquante personnes doi-
vent se contenter de cette politesse collée-
t/|8 la GALAIN TERlIi
tivc. Miirville, qui paraît ensuite, le pouce
engagé dans l'emmanchure de son gilet,
s'incline peut-être un peu moins encore,
et toute la jeunesse masculine que je vois
entrer après eux, ne s'impose pas un céré-
monial plus austère. En société, les galans
de la vieille roche se tapissaient, en quel-
que sorte, derrière le fauteuil des dames
pour leur adresser de ces jolis riens
<prelles aiment à entendre; les jeunes gens
du jour, autrement inspirés, se groupent
sans façon devant ces dames , dont les
mœurs , la parure , les charmes deviennent
tour à tour l'ohjet de leurs plaisanteries ^
si ce n'est pas celui de leur critique amère.
« Ce soir , la conversation paraissait
fort animée dans un de ces petits comités
satiriques ; invisible , je me suis approché
pour en connaître le sujet. Il s'agissait de
déterminer si l'on devait considérer comme
vieille ou comme jeune (car ces messieurs
n'admettent pas de terme moyen ) une belle
femme que l'on regardait avec une extrê-
fne indécence. Au moment où j'arrivai , i}
±li AIVÇ.VISE. 149
venait d'être décidé à la majorité absolut:
que cette femme était vieille... elle avait
>;ii;igt-cinq ans au plus. L'un des discou-
reurs, dans le feu de la discussion, avait
marché sur le pied de madame de Merval,
qui passait près de lui; je pensais que mon
étourdi allait sq répandre en excuses; peut-
être en avait-il le projet; mais il fallait se
retourner promptenient : ce mouvement
pouvait déranger sa cravate.... l'offenseur
a mieux aimé passer pour impoli que de
compromettre sa toilette, et l'offensée a
regagné son fauteuil en boitant.
« A la danse, nouveaux sujets d'admi-
ration. Après une invitation où la politesse
entre pour fort peu, le cavalier, en frot-
tant ses cheveux de la main gauche, pré-
sente la droite à sa dame; les voilà placés.
On croit peut-être que le danseur va rem-
plir l'intervalle d'une figure à l'autre en
liant une conversation décente avec sa
danseuse; il a parbleu bien autre chose à
faire : ne voit-il pas dans cette glace l'objet
le plus cher à son cœur, lui-même, et
l5o LA GALANTKP.IE FR ANÇAISK.
peut-il S imposer une outre obligation que
celle de s'admirer? Jadis, aj)rès une con-
tre-danse, on reconduisait sa dame;, -'On
s'empressait de lui faire apporter des ra-
fraîclîissemcns. Abandonnée aujourd'hui
au milieu du salon, la danseuse haletante
retourne h sa place comme elle peut, et
elle évite une fluxion de poitrine, si les
valets songent à lui présenter une boisson
pectorale.
» Sans doute , messieurs les jeunes gens
a. la mode , vous trouverez ce tableau de
"VOS méfaits beaucoup trop rembruni; j'en,
suis fâché; mais il est fidèle. Que diriez-
vous donc, si je peignais votre conduite
envers les femmes dans le commerce pri-
vé?.... Soyez tranquilles, je n'en ferai
rien... Et vous, mesdames, qui regrettez
cette galanterie délicate, empressée, con-
stante qu'on ne trouve plus, hélas! que
dans les romans, je vous plains de l'avoir
perdue; mais convençz que c'est un peu
voire faute. »
UIV TÉLESCOPE MAGIQUÏ:, etC. l5l
UN TÉLESCOPE MAGIQUE
LE PREMIER JOUR DE L'AN.
( Ja/wier 1819. )
J^'AURORii y enveloppée des voiles blan-
cliâlres que lui prête l hiver, vient à peine
de répandre sa lumière incertaine sur les
premières heures de Tan 1819, et déjà la
foule s'agite, se croise, se heurte dans les
rues. Un bruit toujours croissant a banni
le sommeil de ma paupière.; avçç lui s'est
enfui l'essaim des songes. Tout à coup ,
des tambours se font entendre sous mes
croisées: je cherche à qui, dans la maison,
peut s'adresser cette galanterie militaire...
Au premier étage, loge un vicaire de Saint-
Sulpicc ; j'occupe le second ; cinq élèves
en médecine se sont resserrés au troisième;
le quatrième est habité , sans être garni .,
par un auteur de mélodrames , et certain
i:>a UN TtLESCOPK MACIQUK
peintre emménagea dernièrement au cin-
quième , afin , disait-il , d'avoir un beau
jour pour terminer un laljleau qui doit le
conduire en ligne directe à l'académie....
Eh' qu'ai-je fait de ma mémoire ? N'ai-je
pas l'honneur de commander dans la garde
nationale? \ ite , ouvrons ma jalousie,
l'aubade est pour moi , caporal par inté-
rim à la dixième légion. Les honneurs ne
furent hélas! jamais gratuits; j'enveloppe,
en soupirant de ma dignité, une pièce de
cinq francs dans un petit papier bien pro
pre , et je la laisse tomber avec toute la
noblesse possible aux pieds de l'un des
tambours... Mais ce- coup d'œil oblique
m'apprend cjue l'offrande a paru trop lé-
gère ; allons , une seconde pièce sera sa-
crifiée ; je vois que, le jour de l'an, un^
caporal honoraire doit se montrer géné-
reux comme un capitaine.
Le tambour m'a brusquement arraché
à cette rêverie indéterminée , à ces médi-
tations sans objet auxquelles nous aimons
à nous livrer dans la douce chaleur du ht ,
LE PRE3IIE11 JOUR DE LATiT. 1 53
r excuser la paresse qui nous y retient;
.' Aais me coucher de nouveau... Impossi-
le! Azédor tombe au milieu de mon ap-
iirtement. « Je t'apporte ( me dit-il ) un
;le.scope merveilleux dont voici la des-
'iption : le tube principal renferme une
mette magique au moyen de laquelle tu
ourras , non-seulement voir à travers la
lus épaisse muraille ce qui se passe au
âin des ménages , mais encore lire cou-
amment dans toutes les consciences, qui
e laissent pas de composer un livre fort
difiant. Cette branche latérale vient , en
e recourbant, s'appliquer à l'oreille de
observateur : elle est destinée à lui trans-
iiettre les entretiens les plus secrets. Cette
econde branche est une espèce de porte-
oix , qui fera parvenir aux extrémités de
a capitale tes avis , tes conseils , tes sou-
laits. L'instrument que tu vois m'a coûté
leux ans de recherches dans les découver-
tes des autres, et j'espère bien qu'il me vau-
dra un brevet d'invention, dont je jouirai
paisiblement jusqu'à ce que tel ou tel
1^4 UN TÉLLSCOPF MAGIQUE
oplicien obtienne un brevet de perfection
nement, pour avoir changé deux vis ai
pied de mon télescope. INIais il est teinp
que tu l'éprouves; moi, je vais t'explique
la lanterne magique du jour de l'an.
» Ces trois messieurs en habits noir
sont des solliciteurs ; ils se rendent che
le premier commis de qui dépend la ré us
sjte de leurs sollicitations. Il était questioi
hier au soir d'un changement dans le
bureaux; aussi ont-ils passé la nuit à con
poser des félicitations pour toutes les cii
constances probables , et tu peux ttr
assuré qu'ils ne risqueront leur visit
qu'après s'être assiu'és de quel coté souffl
le vent de la faveur.
» Ce groupe qui se forme devant le caft
de la Rotonde, à défaut de raisons suffi
santés pour se former dedans , est compos
des employés d'une grande administration
Admire , je te prie , quel soin ils ont ap
porté à leur toilette , sur l'espoir d'un
gratification à la réalité de laquelle que
qucs tailleur.s veulent bien croire encore
LE PREMLER JOUR DE LAN^. l55
es voilà tous réunis; ils partent; suivons-
s clç l'œil. Monsieur le secrétaire général ,-
lossé à sa cheminée , où brûlent , entas-
!es , quatre ou cinq bûches que le garçon
3 bureau renouvelle avec un zèle aiguil-
>nné , ce matin , par l'émission des étren-
es , monsieur le secrétaire général, dis-je,
îçoit ces messieurs avec le ton de supé-
iorité qu'autorise un traitement de vingt
lille francs. La main dans le gousset, il
istribue ici des éloges mesurés; là, de
gers reproches; plus loin, un mot d'en-
ouragement , et partout force espérances,
es commis attendaient autre chose ; ils
'obtiendront que cela. Chez les chefs de
ivision, même dignité, même silence sur
e point essentiel. Les chefs de bureau se
nontrent plus communicatifs ; écoutons-
es : « Messieurs, on s'était iiatté de pouvoir
iccorder quelques gratifications, quelques
lugmentations , même; mais des besoins
Lirgens se sont fait sentir : ils ont com-
mandé une addition au\ dépenses inté-
rieures , qui n'a pas permis de réaliser le
l56 UN TÉLESCOPr MAGIQUE
projet qu'on avait formé. 11 faut prendre
patience ; cela n'est que retarde.... » Moi »,
cher lutin , dis-je en me retournant , si nou:
lisions dans ces consciences-là. C'est inu
tile , reprend Azédor ; n'as-tu pas vu lî
riche pendule du secrétaire général , et h
double porte battante qui interdit au plus
léger zéphyr l'entrée de son cabinet ?N'as-ti
pas vu la chancelière et le demi-paraven
de chacun des chefs de division ; le tripli
tapis de pied de chacun des chefs de bu
reau ? Voilà les besoins urgens qui se son
fait sentir.... Les gratifications viendront
en 1820, pour les petits employés, s'i
ne manque plus rien au superflu de
gros.
» N'arrête pas trop long-temps ta vu(
sur cette mansarde de la rue Vivienne
une jeune modiste a un amant, c'est dan;
l'ordre; elle soupe avec lui le 3i décem
bre , quoi de plus naturel ? elle lui donm
ensuite l'hospitalité, afin d'être en mesun
pour le premier compliment de la nouvelh
année , cela s'appelle de la précaution
TE PREMIER JOUR DE LAX. Ijn
,011 espoir est trompé , c'est un malheur...
Passons.
» Tourne un peu le télescope vers cette
olie grisette , que sa maman envoie com-
jlimenter un parrain. Elle ne peut, hélas!
ui présenter qu'une rose à moitié flétrie ;
nais le fripon , en recevant cette fleur ,
în cueille une plus fraîche sur le teint de
>a filleule, puis une autre sur ses lèvres....
puis.... Heureusement une visite survient
à propos pour arrêter dans son invasion
cet amateur obstiné de toutes les roses
possibles-
j) Ce n'est point une rose que ce beau
jeune homme vient chercher chez la sé-
millante Aglaure. Etendue sur un canapé
et faisant croquer à son chien Turc quel-
ques-uns des bonbons dont le parquet est
jonché, elle reçoit avec une feinte indiffé-
rence les complimens que lui débite l'Ado-
nis , en caressant son jabot ; mais un
diablotin , sans conséquence aux yeux du
moins clairvoyant des époux , apprendra
l58 U.V TELESCOPE MAGIQUE
Jjientôt à l'heureux mortel ce qu'on allem
de lui au-delà d'un souhait.
»Veux-tu maintenant être édifié? braqm
ta lunette sur ce joli boudoir de la plac
Vendôme. Quels témoignages d'amour
quelles douces caresses se prodiguent le
deux êtres intéressans que tu vois assi
sur cette causeuse ! qui le croirait ? ce son
pourtant là des époux! Mais, sais-tu c
que ce moment délicieux coûte an mari
un écrin de \ingt mille écus !.... encor
une heure de tendresse et c'est un homm
rumé.
y) Jetons , en passant , un coup d'œil che
ce riche propriétaire; madame et ses er
fans sont déjà réunis au salon ; ayons r€
cours à notre branche acoustique : cett
jeune bonne qui les rejoint va commettr
une indiscrétion. En effet, malgré la d6
fense de son maître , elle apprend à m»
dame que monsieur est sorti depuis u]
heure , qu'il a pris de l'or dans son secw
taire, que La sonnette interrompt
rapport de la petite babillarde. Monsiet
LE PREMIER JOUR DE LAN. 1 5^
•litre d'un air jovial, un pain de deux livres
ous le bras, une omelette aux fines herbes
;t une botte de radis à la main; bientôt,
1 tire de sa poche une poignée de verges...
Vladame , mademoiselle et monsieur xitné-
lée rient aux éclats à l'aspect de ces étrennes
l'un nouveau genre; la petite Caroline
•ecule trois pas en voyait le cadeau qui ,
>ans doute, lui est destiné. Mais, ô douce
iurprise ! le pain, attaqué d'une certaine
manière, laisse apercevoir un beau cache-
mire, un collier d'aventurines sort de la
ijotte de radis, l'omelette, séparée en deux
aarties, offre un superbe étui de mathé-
matiques, et la poignée de verges, tour-
mentée par une main enfantine , devient
une corne d'abondance , de laquelle s'é-
chappe une pluie de pastilles.
» Mais le compositeur réclame ton ar-
ticle, la presse réclame la feuille sur laquelle
il sera consigné, le public attend celle-ci;
rentrons, en terminant, dans le domaine
spécial d'un journal des spectacles.
^i.^) Les sociétaires du Théâtre-Français ,
iGo U?^ TIÎLESCOPE MAGIQUE
eiilourés d'avocats, de conseillers, d'à
Youés, fulminent une procédure; souhai
tons-leur une conciliation ; souliaitons-leu
encore un comité compétent, des carton
plus petits , des pièces sans politique
moins de vénération pour la vieille nullité
plus d'égard au jeune talent; souhaitons
Talma une modération augmentée de tou
ce qu'il peut retrancher à son goût pou [,
les jardins anglais; souhaitons à made
moiselle Mars Il n'y a rien à lui sou
haiter.
•» Nous poui rions, au contraire, souhai
ter beaucoup de choses au grand opéra
mais tant qu'il conservera Lais, Dérivis
Nourrit, madame Br.anchu, madame Albert
tant que Paul , Albert , mesdemoiselle
Bigottini, Fanny Bias , Mareslié, et tan
d'autres, voltigeront dans cette arène de
grâces, tant que de jolies nymphes y lais
seront deviner leurs formes à travers un
gaze complaisante , tant qu'on s'empresser
de retirer du répertoire des ouvrages tel
que lesJeuxJloraux^ nous pourrons prendr
LE PRE3IIE11 JOUR DE L*AX. l(jl
jatience, surtout si la province nous rend
^a vigne.
» Feydeaii vit au jour le jour sur le
vêtit Chaperon rouge , dont le talisman
;ominence à s'user , et sur la Fenêtre se-
rete ^ dont l'intrigue est encore un secret
lour le public. ^N^ous souhaitons aux socié-
aires semi-lyriques un aliment plus substan-
iel; nous leur souhaitons des courses (i )
•à leur caissier puisse atteindre le but, des
riettes qui ne visent point à la pointe du
audeville , des opéras comiques qui res-
emblent un peu moins à des mélodrames,
^ous souhaitons à Paul et surtout à Pon-
hard une fièvre de croissance , à Huet ,
me fièvre chaude , à Martin et ù madame
iavaudan , une séance de quelques heures
|Ha fontaine de Jouvence.
» Souhaitons pour le second théâtre
français, d'abord, qu'il existe; nous ver-
Ions ensuite si nous ne devrons pas sou-
[laiter qu'il n'existe plus.
't' AlIii.«ioii aux Courses de Nc\vmarket.
iGl VIS TÉLISCOPi: iMACIQUl'
» On éprouve ini ctilain embarras quand
il s'agit (le former des vœux pour le théâln
de la rue de Chartres ; car, si on accordaii
à cette entreprise une salle, au lieu d'ui
puits; une adminislrallon , au lieu d'un»
coterie bachique ; si douze ou quinze nou
Teaux acteurs se joignaient au petit nombr
de ceux qu'on peut tolérer à ce théâtre
si , au lieu d'y représenter des pièces fai^e
pour les couplets, on y chantait des cou
plets faits pour les pièces, je ne vois pas c
^|ui manquerait au Vaudeville. Souhaiton
aux Variétés un répertoire "varié ^ résu
tant de l'extinction de la farce ignoble (
de la renaissance d'une franche et vi\
gaieté. Souhaitons au théâtre de la pori
Saint - Martin que Potier perde le goi
des voyages ; à MM. Ftrinconi d'être fei
mes sur leurs étriers; à la Gaieté.^ qu'
n'y ait point d'augmentation au prix de
poudre à canon; à V Ambigu-Comique ^ w
public qui prenne toujours une lanterr
magique pour une pièce curieuse., et u
songe pour une réalité. »
LE PREMIER JOUR DE l'an. i63
Grâce au porte-voix d'Azédor , tous ces
vœux ont été transmis aussitôt que formes;
on se doute bien que les administrations
théâtrales et les comédiens en seront
très-reconnaissans.
l64 I^rS CROQUE-MITAINES
LES CROQUE-MITAINES
DE LA SOCIÉTÉ.
( Janvier. )
JJécidément, la manie des oppositions, des
antithèses a gagné toutes les classes de la
société : si j'ouvre un journal, j'y vois ac-
colés les noms de la Minerve et du Cb/z-
seivateur ., étonnés d'une telle proximité;
mes yeux tombent-ils sur l'affiche d'un
spectacle du boulevart, je lis, en carac-
tèresd'un décimètre, le Duel et le Baptême;
demandé-je une brochure nouvelle à mon
libraire? il me présente le Brigand ver-
tueux , ou quelqu'autre fbman historique
ou politique ayant un titre aussi bizarre;
enfin , j'entrai hier au Vaudeville , on y
donnait Manlius et Croque- Mit aine , ou
le Sublime et la Farce.
J'étais accompagné de mon neveu
DE LA SOCIÉTÉ, l65
Charles , enfant de douze ans qui raisonne
parfois assez juste. Cependant plusieurs
questions qu'il m'adressa précipitamment
sur le spectacle du jour, me firent pré-
sumer un moment qu'il ne jouissait pas de
sa pénétration ordinaire ; et je crus, à tort ,
pouvoir me fixer dans cette opinion, quand
je le vis prendre le héros du capitule pour
celui des Variétés. « Mon ami ( lui dis-je
avec ce petit ton dogmatique qu'on se
permet si volontiers ), ne vois-tu pas que
l'auteur a voulu parodier le grand tragé-
dien que nous avons vu ensemble dans le
Manlius de Lafosse? — J'entends à mer-
veille , mon oncle, le Croque - Mitaine du
Théâtre -Français. — Je te passe la quali-
fication; mais ici tu te trompes, et voici
le Croque-Mitaine de la pièce. — Ma foi ,
mon oncle , vous conviendrez que l'erreur
est excusable ; ces messieurs ont l'air
aussi niais l'un que l'autre. En tous cas,
si l'on prétend nous offrir ces personnages
pour les Croque-Mitaines de l'ennui , leur
présence dans ce prétendu vaudeville es^
î,6() LF.S CROQTJE-M IT AlJVrs
Lien nécessaire.... — Ils ne peuvent le
sauver, interrompit mon voisin de droite,
dans lequel je rcconruis Azédor ; le grand
Croque -Mit aine des mauvais ouvrages ,
le parterre , a condamné cette rapsodie:
elle n'échappera pas à son arme aiguë.
]N[ote , je té prie , que nous verrons se
renouveler ces représentations funérai-
res , tant que le comité de la rue de Char-
tres considérera la littérature dramatique
comme une usine réservée n quelques
spéculateurs privilégiés ; usine que ceux-
ci exploitent avec la négligence qui résulte
toujours d'une jouissance exclusive. Toute-
fois , si les vaudevillistes dont le public
enterre chaque soir les productions ob-
tiennent si peu de succès , ce n'est pas
faute de multiplier les chances de leur
réussite. Tout est de bonne prise pour
eux : ce qu'ils appellent leurs compositions
n'est autre chose que le produit d'une
f;uerre de partisans , qui leur mériterait
ajuste titre le surnom de Croque-Milaines
DE LA SOCiJiTÉ. l(jn
tèraires ^ et Tapplication de ce mot si
ronnn : 6 imilatores ^ sennim pecus. »
Tandis que mon lutin exhalait sa bile
contre les tristes soutiens de la gattè fran-
çaise^ sa prédiction venait de s'accomplir :
Boissec du Vaudeville n'avait égayé per-
sonne ; Manlius n'avait pas même ému les
petits enfans ; les autres personnages
avaient intéressé beaucoup moins que
n'auraient pu faire les oies du Capitale;
et Croque-Mitaine Parterre avait fait jus-
tice de la pièce.
« Parbleu , continua Azédor , après
quelques instans de silence , puisque le
mot est à la mode . il me prend fantaisie
de te signaler les principaux Croque-Mi-
taines que renferme en ce moment la salle
du Taudeville; aussi-bien je vois que tu
n'apportes qu'unedemi-attention à M. Sans-
Gene , que les auteurs ont composé sans
trop se gêner, et que les acteurs jouent en
se gênant fort peu.
» Ce gros homme court, aux favoris
épais , à l'œil miope , qui essuie ses lu-
l68 LITS CROQL'K-MITAINliS
nettes et les remet dans leur étui , est un
journaliste , auquel la cérémonie funèbre
de la pièce \ient de procurer un véritable
triomphe. Semblable aux. corbeaux, sous
plus d'un rapport , il s'attache de préfé-
rence aux cadavres ; et si le respect hu-
main ne le retenait , il s'écrierait , dans la
joie de son âme :
Je ne puis vivre heureux qu'à force de trépay.
» Je veux donner l'idée à l'un de ses con-
frères, qui l'estime tout juste assez pour
n'en dire que du mal , d'ajouter aux quali-
fications injurieuses dont il le gratifie avec
une généreuse profusion celle, au moins
plaisante, de Croque- Mitaine sépulcral,
1) Pendant que ton neveu s'occupe du
spectacle, regarde un peu , dans cette loge
grillée , ce brillant officier qui parle bas à
la jeune personne derrière laquelle il est
assis , je tremble , en vérité , à l'aspect de
l'intimité qui paraît s'établir entre lui et
l'ingénue. En vain m'objecteras-tu qu'une
mère, qu'une tante veillent sur elle; ces
BE LA SOClÉrft. 169
lieux, surveillantes, malheureusement en-
core jeunes , sont bien moins attentives à
prévenir le danger qui menace Eulalie ,
qu'empressées de l'attirer sur elles-mêmes,
parce qu'elles sont "d'une force... de carac-
tère à l'épreuve des tentatives du jeune hom-
me Un funeste pressentiment me dit,
néanmoins , que ce garçon-là sera le Croque-
Mitaine de toute l'innocence de la famille.
» Je parierais que ton attention s'est
déjà fixée plus d'une fois sur ce grand
homme pâle et sec qui, d'un coin du par-
terre , porte ses regards alternativement
aux loges, à l'orchestre , au balcon, et ne
les dirige jamais vers le théâtre. Cet indi-
vidu n'est ici que par spéculation. Peu
scrupuleux en fait de justice distributive ,
il s'est habitué à regarder comme vacantes
les places dont on peut évincer les titu-
laires ; et , comme il poursuit en même
temps une inspection des forêts, un en-
trepôt de tabac et une direction des vivres
de la guerre , quoi qu'il soit déjà pourvu
d'une inspection des canaux , il vient
8
1 ^ o I- ]•: s cTîo n L i; - m 1 1 a i n l s
guetter au Vaudeville un premier commis
des finances , un chef de division à la di-
rection générale des contribution^ indi-
rectes , et un chef de bureau au départe-
ment de la guerre. Tout maigre que tu le
vois , cet honnête solliciteur a cumulé '
quelques dizaines cl'années quatre traite-
mens au moins ; il appelle de tout son
pouvoir le retour de cet état de choses
bénin.... C'est le Croque- Mitaine né de
tous les emplois lucratifs , de toutes les
grâces de la cour ; mais il ne sera jamais q
Jieureux; trois Croque- Mi laine s plus puis-
sans que lui le dévorent : V orgueil^ Vam
hition , t envie.
)) Tu m'écoutes à peine : la volumineuse
beauté qui vient de s'asseoir au balcon
captive ta curiosité. C'est Arsène , la plu:
riche courtisane de France.... Ah! moi
ami , que de fortunes cette nouvelle As-
pasic a dévorées ! Si la livrée de chacui
des seigneurs qu'elle a ruinés contribuai
à composer la sienne, ses nombreux laquai
pourraient être pris pour autant d'arle
DE LA SOCIÉTÉ. li^I
uins. Arsène fut , dix ans , le grand Cro-
ue-Mitaine Jemelle de tous les galans
très de l'Europe. Maintenant , elle est à
)n tour la proie de certains Croque-Mi-
ines subalternes , adorateurs intéressés
3 ses charmes fugitifs : ce sont des canaux
»r lesquels s'écouleront ses immenses ri-
lesses : le vice les procura, elles lui se-
)nt restituées.
» Ce petit vieillard , qui gesticule beau-
)up en parlant à ce jeune homme dont
figure honnête contraste tant avec la
mne , est un capitaliste. Dans les temps
fficiles , il prête son numéraire sans autre
ntissement que le contrat d'une pro-
iété de Cent mille francs , pour un
et de dix mille écus ; sans autre ga-
ntie qu'une première hypothèque ;
us autre condition que celle d'aban-
»nner la propriété , à défaut de rem-
»ursement, après cinq années révolues.
1 trouve dans le monde plus d'un
oque- Mitaine de cette espèce , et j'en
jn2. LES CROQI31>MlïAINI' S , ETC.
connais qui portent des dents plus acérées
que celui-ci.
„ Je ne Unirais pas si je voulais te mon-
trer tous les Croque-Mitaines que j'aper-
çois encore : qu'il te suffise de savoir que
le fort sera le Croque-Mitaine du faible
riiomme puissant celui du simple particu-
liée, le riche celui du pauvre , jusqu'à o
quelle trépas, vainqueur de tous les Cro
que-Mitaines connus , ait nivelé toutes le
conditions, et précipité, pêle-mêle, dan
la nuit irrévocable, tous les oppresseurs (
tous les opprimés. »
LE MUSEE DE LA MODE. 170
.LE MUSÉE DE Là MODE.
( Janvier. )
>i , comme l'a dit im philosophe moderne,
n peut faire un gros hvre sur Vabus des
hoses ^ on en ferait »ni non moins vohimi-
leux sur Vabus des mots : ce sont devLK
sujets essentiellement moraux que je trai-
erai quel([uc jour, et, quand cette fan-
taisie me prendra , je n'éprouverai certai-
nement d'embarras que dans le choix des
matières.
Ce que je viens de dire, je le pensais
un matin de la semaine dernière, en sui-
vant Azédor, qui m'entraînait voir un éta-
blissement qu'il a plu à son fondateur de
nommer /e Musée de la mode. Musée et
nu3de , voilà deux mots qu'un grammairien
n'accoupla jamais. Le premier donne l'idée
d'ime collection d'objets pins ou moins
précieux, réunis pour l'instruction ou pour
I'j4 LE n^SLK
la jouissance de plusieurs générations; le
second sert à désigner un être si léger, si fugi-
tif, si vaporeux que souvent il a subi deux ou
trois métamorphoses avant qu'on ait pu le
^saisir. Mais cette réflexion ne s'est pas
même offerte à la pensée de M. B*"*,
lorsqu'il s'est avisé d'ouvrir sa galerie; et
l'on conviendra qu'en sa qualité de tailleur,
il n'était pas obligé de raisonner comme
vm Condillac.
Le lecteur pénétrant a déjà deviné ,
peut-être, que le musée de la mode n'est
autre chose qu'une friperie; mais c'est une
friperie du meilleur ton , une friperie clas -
sique. Les plus célèbres artistes de la ca-
pitale y viennent chercher des modèles :
c'est à Rome que le statuaire acquiert le
grand art du ciseau; c'est rue Vivienne ,
no. 8, que le tailleur se perfectionne dans
l'art plus grand des ciseaux.
Une foule empressée afflue sans cesse
dans ce temple du goût; qui pourrait en
être surpris? on y trouve les élémens de
cette parure à laquelle on doit, chez nous,
DE LA MODE. l'y;")
un succès éclatant, qu'on obtient rarement
sans elle. Ici, l'homme amaigri par le culte
trop fervent ou trop hasardeux qu'il rendit
aux amours , retrouve au moins le simula-
cre des formes qu'il a perdues , grâce à
riieureuse combinaison des coussins qui
garnissent le pantalon dont il a fait choix;
là , plus d'un galant suranné cherche à dis-
simuler sous un frac h la russe un exces&if
embonpoint décrédité dans l'esprit des da-
mes ; plus loin , un Anglais s'habille à la
française pour retourner à Londres , et un
Français se met à l'anglaise pour rester à
Paris ; tandis que certain fonctionnaire
nouvellement promu marchande , avec un
habit brodé, les égards, l'importance, la
considération. Au moment où nous en-
trions, deux publicistes renommés se glis-
saient dans un cabinet, d'oii nous les vîmes
bientôt ressortir; ils avaient changé d'ha-
bits : ceux, qu'ils venaient de prendre res-
semblaient, pour la forme, à ceux qu'ils
délaissaient; nous remarquâmes seulement
Tj6 LEMDSÉE
que ces messieurs avaient choisi une nou-
velle couleur.
Parmi les personnes qui venaient encore
au musée de la mode chercher le principe
de la réussite qu'on ohtient par l'haTsit,
j'aperçus les auteurs de Maidius et Croque-
Mitaine avec celui à' Héciibe et Polixene :
« Il est trop tard, leur dit le conservateur
du musée en remuant négativement la tête,
votre chute est hien et dûment constatée^
et tout ce que je puis faire pour vous c'est
d'offrir un deuil complet à vous et à vos \\(
partisans. » Mon lutin me montra , non loin ; |||
de ces infortunés, quelques journalistes qui i d
voudraient bien être fameux. « Que pré- | ^
tendez-vous que je fasse en votre faveur ?
continua M. B*** en leur adressant la pa-
role. La mobilité de vos goûts , de vos
opinions, de vos consciences, est telle que
je désespère de vous satisfaire. Vous avez
adopté vingt couleurs différentes seulement
depuis cinq ans ; tâchez , messieurs , d'être
un peu moins variables , et surtout un peu ^
DE LA MODE. inT
plus conséquens, si vous voulez qu'on vous
habille à votre guise. »
Nous allions écouter ce que M. B*** di-
sait à deux petits médecins qui venaient
d'entrer en fredonnant uo refrain de la
Fenêtre Secrète , lorsque notre attention
fut appelée vers un rassemblement formé
à l'autre extrémité du salon; nous nous v
rendîmes : « C'est en vain que les partisans
des vieux usages se débattent ( disait un
jeune homme mis au dernier goût); le
changement s'opérera par la force des
choses; je parie cent louis avec le plus
hardi que nous touchons à une révolution...
dans la forme des collets. Diable, me dit
Azédor, voici qui devient sérieux; appro-
chons-nous davantage. » IN^ous ne fûmes pas
long-temps parmi les discoureurs sans ap-
prendre qu'ils étaient divisés en deux par-
tis : les vehistes ou partisans du velours,
et les drapisles ^ ou défenseurs du drap.
Les premiers formaient le coté droit , les
seconds composaient le côté gauche; le
centre était occupé par ceux des votans qui,
i'jS LE MUSÉE DE LA MODE.
pour un dîner chez Véry , étaient disposés
à prendre indistinctement le velours ou le
drap. Comme je \is que rassemblée allait
se former en comité secret, je proposai à
mon lutin de sortir avant qu'on nous éloi-
gnât d'autorité du lieu des séances ; ce
qu'on eût fait avec d'autant plus de pru-
dence que, l'affaire des collets décidée, on
devait délibérer sur un objet plus impor-
tant encore : il s'agissait de déterminer si,l
l'été prochain, les pantalons seront larges
ou étroits, longs ou courts.... cependant,
comme Azédor a des intelligences dans le
grave conseil où cette importante question
a été débattue, mes chers lecteurs peuvent
être assurés que je leur rendrai compte du
résultat de la discussion avant les prome»
nades de Longchamp.
LA REINE DU CAFÉ. 1-79
LA REINE DU CAFÉ.
( Février. )
« Il pleut à verse, les ruisseaux sont dé-
bordés ; je vois que tu n'es pas sans inquié-
tude sur la cicatrice mal fermée d'une
botte dont tu as, et pour cause, ajourné
la réparation définitive; entrons dans ce
café. Puisque tu dois, sous peu de jours,
livrer un article à ton imprimeur , les cafés
seront notre texte : c'est un sujet que l'on
peut traiter le verre à la main, et je suis
convaincu que nous allons trouver d'excel-
lentes inspirations au fond d'un bol de
punch. »
Mes lecteurs ont peut-être deviné que
c'est mon lutin qui s'exprime ainsi; mais
je dois leur apprendre qu'il s'agit d'un café
situé dans l'une des galeries qui aboutissent
à la rue Montesquieu.
l8o LA REIN £
Assis avec moi au gucriclon le plus voi-
sin du comptoir , la cuillère à manche de
baleine à la main, Azédor , en agitant le
punch pour entretenir la flamme bleuâtre
qui le couronnait, a repris ; «Les goûts fran-
çais ont subi d'étranges révolutions depuis
le temps oii Chapelle, Panard et Piron al-
laient au cabaret puiser au fond d'un flacon,
souvent renouvelé, les vers aimables qu'ils
nous ont laissés. Alors , on ne cherchait point
dans un lieu consacré au culte de Bacchus
un luxe emprunté à la splendeur des palais;
les petits maîtres de la cour venaient, au
contraire , à la joyeuse guinguette dépo-
ser le fardeau de l'étiquette aux pieds de
la folie; c'était là que le page effronté , le
galant mousquetaire, le robuste gendarme ,
le marquis à la mode , se racontaient à
l'aube du jour, leurs aventures de la nuit;
là, plus d'une jeune présidente était mise
au ban de la médisance , plus d'un vieux
comte était convaincu de bonhomie.
» Mais bientôt l'usage presque général
du café, qui, nonobstant la prédiction d'une
DU C.VFÉ. î8l
femme célèbre, de\ait passer aussi lente-
ment que /e Racine^ fit naître l'idée d'une
nouvelle espèce de tavernes, auxquelles on
donna le nom du nectar exotique qu'on
vint y savourer. Dès lors ces cabarets en-
noblis furent le rendez-vous de la bonne
société ; ils devinrent un asile pour la po-
litique , long- temps réfugiée sous V ar-
bre de Cracovie; et l'abbé Trente-mille-
hommes (i), moyennant le prix d'un verre
d'eau sucrée , eut le droit de faire la guerre
à tous les souverains de l'Europe, sans quit-
ter le poêle du café. Chez vous autres,
Français, les institutions raarcbent rapi-
dement vers la perfection; les cafés s'en-
richirent en peu d'années des billards , des
dominos , des échecs , des orchestres ; plus
tîird, ils usurpèrent les droits du théâtre;
quelques limonadiers des boulevarts ser-
(i) Surnom donné à certain abLc tracoviste qui ,
avec trente raille homnies , se faisait fort , disait -:1 ,
de battre successivement toutes les armées qu'on ^ùt
pu lui opposer.
l8i L\ IIÉINE
virent en même temps la bavaroise brûlante
et le vaudeville à la 2;lace.
» Malgré ces améliorations successives ,
l'inconstance française sentait s'affaiblir
pour elle l'attrait de la demi -tasse et
du petit verre. Je ne sais quel désir va-
gue , quel pressentiment inquiet dirigeait
tous les regards vers le comptoir des
cafés hélas! il était le plus souvent oc-
cupé par une duègne respectable , dont la
coiffure en fer à cheval attestait la longue
vétérance C'en était fait peut-être de
ces établissemens , lorsque la belle limo-'
nadiere parut. Je ne raconterai ni son élé-
vation, ni sa gloire; je ne dirai qu'un mot
de son déclin, que ne peut retarder l'éclat
désormais impuissant de sa parure. En
vain elle se débat sous la faux du temps;
ses charmes vont tomber moissonnés par
l'insensible vieillard. Déjà les grâces ne
viennent plus qu'à regret s'asseoir, auprès
d'elle, sur son riche fautueil; à peine quel-
ques grains d'encens fument-ils encore sur
DU CAFÉ. i8j
autel qui lui sert de comptoir , et les
ingt bougies qui l'environnent ne peu-
Liit remplacer le feu mourant de ses re-
artls.
)) L'apparition de la belle limonadière
\ait été le signal d'une révolution dans
!■ système des cafés ; chacun voulut avoir
il reine ; chaque estaminet , pour la recc-
lOir, devint un palais où l'or, l'argent, les
places furent étalés avec profusion. Cent
louvelles Alines changèrent leur pot au^
lait contre un trône de café. Mais, en
général peu satisfaites d'une puissance qui
cessait à minuit, ces belles cherchèrent bien-
tôt à remplir cet interrègne; j'en ai vu plu-
sieurs préférer le mystère du tête-à-tête
à l'éclat de la représentation , et quelques-
unes, en s'élançant des marches de l'estrade
resplendissante dans la chaise de poste
d'un milord, réduisirent certains limona-
diers à grossir démesurément leurs mor-
ceaux de sucre, pour retenir la troupe
fugitive des consommateurs. Enfin, une
jeune beauté » Ici le discours d'Azédor
l84 LA RKINK
fut interrompu par le murmure confus
qui se fit entendre autour de nous : a C'est
elle, disait-on à ma droite; à la fin, la
voici, s'écriait-on à ma gauche; je suis
bien aise d'avoir fait durer mon verre d'à
nisette, ajoutait un jeune homme placé
devant moi. » Je jetai les yeux sur le point
vers lequel se portaient tous les regards
de la société, et je vis s'avancer, au milieu
de la foule respectueuse , une femme mise
avec une élégante simplicité, qui, laissant
après elle une trace odoriférante , vint
prendre au comptoir la place restée va-
cante jusqu'alors. « Voilà, reprit mon lutin
la jeune beauté dont j'allais te vanter le;
attraits; c'est à toi, maintenant, de la ju-
ger. » Azédor n'avait pas fini de parler
que déjà mon jugement était porté.
La limonadière du café des Américain,
n'est pas belle; elle est plus que cela, ell«
est jolie. Je trouve sa taille bien prise, s
tournure ravissante, et, pour terminer cett<
esquisse par un crescendo d'éloges, je doi
DU CAFL. î8j
1 jouter qu'elle a le pied fort petit. Avant
Ir s'asseoir, elle salua sa cour d'un souriro
:ju'elle ne voulait rendre que bienveillant;
fut un peu plus expressif.
La reine du passage Montesquieu a pour
jiége un modeste fauteuil; des draperies
élégantes ne sont point fixées au-dessus de
ja tête par des nœuds tissus d'or; les pier-
reries n'étincellent ni à ses doigts, ni dans
ses cheveux; en un mot, on dirait que l'a-
mour lui répète chaque jour à sa toilette :
« L'art n'est pas Aiit pour toi, tu n'en as pas besoin. »
Elle a raison d'écouter ce conseiller ; la
simple guirlande de myrte qu'elle attache
sur son front sied bien à son âge, et la
belle limonadière émérite rachèterait , au
prix de tous ses diamans, le droit de porter
encore un pareil bandeau.
- Cependant, comme on se lasse de tout,
même d'admirer en perspective une jolie
femme, nous nous levâmes. Azédor voulut
remettre à la souveraine elle-mê)nc le prix
de notre demi-bol; «Je vou^; remercie, lui
l86 LA Ri:iNE
dit-il en attendant la monnaie de sa pièce,
du plaisir que vous m'avez procuré. —
Lequel ? monsieur. — Celui de vous
avoir vue. — Ce compliment est —
Mérité, n'en parlons pas; souffrez seule^
iiîent que j'y joigne deux avis utiles : vou
n'êtes pas ici à votre place , elle es
jnarquée dans un riche établissement di
Palais-Royal ou des boulevarts. Songez
madame , que Ihumble violette , malgré s;
fraîcheur et son parfum , meurt souven
ignorée sous l'herbe, tandis qu'elle pour
rait faire l'orgueil de nos jardins. Mai
partout où vous porterez votre empire
défiez-vous des flatteurs qui vous enviror
nent ; fuyez surtout ceux dont l'encen
vous enivrerait Ces hommes-là sont mill
fois plus à craindre cjue les flatteurs de
rois : ces derniers ne visent qu'à tirer u
parti quelconque du pouvoir suprême qu'il
abusent , et le l)rûlant hommage des vôtre
détruirait bientôt votre puissance, en fié
trissant les charmes auxquels vous la devez.
DU CA.FÉ. 187
Mon lutin, sans attendre une réponse,
peut-être embarrassante, salua la jolie li-
monadière, et nous sortîmes (i).
( I ) Je ne sais si la belle limonadière du passage
Montesquieu a mis à profit le premier des deux avis
d'Azédor ; mais le café' dos Améjirains est ferme de-
puis quelques mois.
j88 les Df:UX BALS
LES DEUX BALS DE L'OPÉRA.
( Février. )
Ija mode, toute inconstante, toute fugi-
tive qu'elle se montre, est cependant ja-
louse de coudre ses décrets légers à la robe
du temps. Elle sait que ce voyageur éter-
nel les jette de nouveau parmi nous dès
que nous avons parcouru le cercle de nos
caprices ; et c'est ainsi qu'on a vu , naguère ,
des collerettes a la Médicis , des coiffures h
la Ninon , des robes couleur La Valliere.
Mais il n'en est pas de même des mœurs ;
une fois changées, leur retour s'élabore
lentement dans le creuset des siècles : il
en a fallu plus de vingt pour reproduire
en France les beaux jours d'Athènes, dont
nous jouissions , dit-on , il y a quarante ans ,
sous des lois un peu moins libérales, il est
vrai, que celles de Solo;i et même que celles
de Périclès.
I
DE L^OrÉRA. 189
Je songeais , ce matin , à la subversion
îitempestive qui, vers la fin du dix-hui-
jème siècle, a changé nos passions, nos
"outumes, nos goûts; et je cherchais à
fixer , dans ma pensée , la distance que cette
grande catastrophe politique a jetée entre
aos mœurs actuelles et celles qui nous dis-
tinguaient en 1780, par exemple. Azé-
dor m'a surpris au milieu de ces réflexions.
" Ivien de plus simple (m'a-t-ilditen riant)
que d'asseoir tes opinions sur l'objet qui
t'occupe; considère ce qu'étaient les plai-
sirs à l'époque que tu as en vue , ce qu'ils
sont aujourd'hui , et tu pourras ensuite
prononcer. Chez vous autres Français , les
plaisirs sont les véritables pierres de tou-
che du caractère. Or, le hasard, ou plutôt
la Providence , qui veut sans doute que je
puisse t'aider dans le parallèle qu'il s'agit
d'établir, a fait tomber hier sous ma main
ce petit livret, sur lequel est écrit le nom
du marquis d'Auberville : c'est un de ces
agendas que tout homme de cour portait
autrefois pour mettre ordre, non pas à ses
190 Ll-S DJLUX BAt^S
affaires, ilonl il s'inquiétait fort peu, mais
à ses plaisirs, qui l'occupaient beaucoup;
et voici précisément des notes prises dqrant
le carnaval de l'y 83. Lisons, autant que nous
le permettront les fautes d'orthogrnplie,
qu'il était du meilleur ton de faire alors ,
parce que c'était un point essentiel de com-
paraison entre la noblesse de ce temps-là,
et les preux dont elle descendait.
« I ^Jëi'tier. 11 y a cette nuit bal masqué
à l'Opéra ; la présidente m'écrit qu'elle ne
manquera pas de s'y trouver. Son domino
sera jaune serin : cette couleur, m'assure-
t-elle, est du choix de monsieur le prési-
dent ; il faut bien faire quelque chose pour
le meilleur des maris. Elle m'envoie la clef
de sa loge; je m'en servirai, s'il ne se pré-
sente rien de plus pressant... Il y a six mois
que je connais la présidente. Lafleur me
consedle de rester en chenille sous mon
àommo Jeuille morte, afin d'éviter les
suites du bal; ce maraud prétend que le
docteur m'a prescrit le régime. Mon inten-
dant soutient la même thèse ; mais je n'en
DE L OPÉRA. igi
croirai m l'un ni Tautre, et je mettrai mon
hahityiimée d'opéra avec pluie de paillet-
tes... Il faut être en mesure pour les nou-
velles connaissances.
» \Q^ février au matin. La nuit a été
charmante ; tout Paris était au bal masqué.
Mon chasseur a compté deux cent trente -
trois équipages , non compris la désobli-
geante d'une actrice appelée Contât ,
dont on commence à parler beaucoup dans
le monde, et le remise de la belle Du thé .^
qui meurt de dépit de n'avoir pas encore
la berline que lui promet le comte de *"*,
sur le produit d'une terre qu'il vient de
vendre pour payer l'écrin de cette jolie
danseuse. J'ai trouvé sous le pérystile le
chevalier de Villarcay ; il venait de gagner
mille louis à un milord, lequel a promis
daller se brûler la cervelle ce matin au
bois de Vincennes, si le temps le permet.
Le chevalier est au désespoir; il aurait vo-
lontiers rendu l'argent du noble Anglais,
s'il n'eût pas été forcé de s'en dessaisir sur-
le-champ pour se soustraire à trois prises
I()2 LES J)tVX BiLS
de corps , les seules qu'on ait obtenues
contre lui depuis le... premier janvier. Ce
garçon-là s'amende étonnamment.
» On ne se fait pas d'idée de l'attention
que chacun apporte à son affaire au bal
de l'Opéra : cette nuit il n'y avait pas un
seul oisif dans la salle; toutes les loges
étaient occupées et closes , excepté celle de
la présidente, qui, de l'œil, me cherchait
comme une épingle. Mais je me suis laissé
lutiner trois heures au moins par un petit
domino gris qui, par parenthèse, avait le
plus joli pied du monde... Le moyen, avec
cela , d'aller s'enfermer dans une loge près
d'une vieille connaissance d'une demi-an-
née. Croirait-on bien que mon aimable
lutin m'a rapporté toutes les folies que
nous fîmes lundi dernier à la petite maison
de la vicomtesse de ***, durant cette partie
au milieu de laquelle l'abbé Gerval, dans
un beau moment d'inspiration bachique,
jeta joyeusement au feu sa calotte et son
rabat? Je crois en vérité que cette petite
femme est un peu sorcière. Elle s'est échap-
DE L OPERA. IC):)
ce du bal comme une ombre; je voulais
H la suivre; mais mon coquin décocher avait
abandonné ses chevaux; il faudra que je le
fasse mourir sous le bâton. Lafleur tient la
trace de la belle fugitive; j'en aurai des
nouvelles.
» J'allais, faute de mieux, me rendre
auprès de ma bergère , sans doute éplorée,
lorsque j'ai rencontré dans les couloirs une
danseuse avec laquelle j'eus, je crois, l'an
dernier, une espèce d'affaire de cœur... Je
ne sais pourquoi je me suis rappelé dai^s
ce moment le régime que le docteur m'a
prescrit.
» Enfin Vilarçay , libre de ses petites
occupations, m'a rejoint au foyer, et nous
avons été déjeuner chez Bancelin avec la
nymphe du magasin de l'Opéra. Le che-
valier, qui n'avait pas d'armes sur sa voi-
ture, s'est ensuite chargé de jeter la belle
chez sa mère , Vieille rue du Temple ,
nP. iG. »
u Je saisis votre idée , mon cher Azédor .
9
194 I-^^S Ul^tX liALS
me suis-je écrié, aussitôt que mon lutin a eu
terminé sa lecture , c'est à moi de montrer
l'autre face de la médaille : j'étais cette
nuit au bal de l'Opéra , et mes lecteurs au-
ront un parallèle.
» Il était minuit juste, lorsque je suis
arrivé devant le premier théâtre du monde.
Je n'ai vu dans les environs que deux ou
trois cabriolets bourgeois, fourvoyés par-
mi quinze ou vingt fiacres ; mais, en récom-
pense, j'ai compté trente-deux décrotteurs
avec leurs sellettes rangés en bataille sous
le péristyle , ce qui ne laissait pas d'être
concluant en faveur des bals masqués de
rOpéra. Cependant, j'étais à peine entre
dans la salle , que j'avais reconnu les dc-
minos héréditaires qui font régulièrement
sept fois par hiver le trajet de chez Ba-
bin à l'Académie royale de musique ; il
ne m'avait pas été plus difficile de re-
connaître, au moins approximativement,
les dames que cesdcguisemens couvraient:
ù l'accent, à la démarche, aux manières,
DEL OPER.^. Iq:^
j'ai pu juger que la plupart étaient de celles
dont Virgile a dit ;
At Venus obscuro gradieiites aère sepsit
Et rnulto nebulœ circum dea fudit amictu.
»L'uned'elles, qui prétendait m'intriguer.^
ft voulu me parler bas... L'avouerai-je?
tout officier de hussards que je suis , j'ai
dû reculer trois pas, et m'écrier , comme
Horace : Je condamne le parricide à man-
der de l'ail , plus mortel , à mon avis , que
la ciguë.
» En 1783, chacun, au bal de l'Opéra,
était sérieusement livré a son affaire; en
1819, je n'y ai remarqué aucun soin ai-
mable, aucune intrigue spirituelle. Mon
oreille assourdie a été seulement frappée
de cette phrase banale : Je te connais ,
beau masque ^ articulée dans tous les tons,
sans vérité , sans finesse , sans intention.
Le foyer, que quelques jeunes gens fai-
saient retentir du bruit de leurs talons fer-
rés et du cliquetis de leurs éperons, m'a
paru le refuge de l'oisiveté ennuyée; et je
„.,; pas .u sans peine que rmsatUble po-
;; 'eet.it venue s'asseoir su.- les cannpes
:;4,,p,a,apour.eposeHesC>racesae.
sorr„aisé™igréesdecesé,our,Ac tuse
.► i'ai aaané l'escalier en ine disant .
:Tnestà!sLt.tutionsco.n-eaesi,on.-
„es, elles ont leur jeunesse et leur declm,
lesbalsderopérasontfrappésduneventa-
Mecadueité, 11 est vraiment a cesuercir^
Vad„u«istrationprennelepar.dele»eloe
Marnais; c'est le seul .noyeud'év,ter<,u.U
: on>bentd'euK-m.n,esap,èsunelongue
décrépitude,etnecompro,uettenta,ns.la
Sutation d'un théâtre si propre dadleur,
;,co:nn<an<l"-l'i"'^'-^' ''''"'""''"'"'"■ °
VIVE LA gaieté! quand MEME. I97
VIVE LA GAIETÉ! QUAND IMÊME.
PARODIE.
( FèiTia'. )
J E viens de voir le rieur le plus déterminé ,
peut-être, qu'il y ait à Paris, me dit hicrAzé»
dor en entrant chez moi , encore enchanté de
cette rencontre. Cela fait du moins une di-
version agréahle aux mille et une prophé-
ties de malheur que j'entends déhiter cha-
que jour; et;, si j'avais Thonneur de siéger
à la chambre des députés , je ne man-
querais pas de voter une récompense na-
tionale en faveur d'un homme qui , dans
les circonstances les plus difliciles, n'a pas
désespéré du salut de la gaieté française.
Sa morale ne se base point sur des raison-
nemens sophistiques et abstraits; elle est
aIvc, pressante, facile surtout, puisqu'elle
consiste uniquement dans l'oubli de toute
198 >IVE LA GAIKTÉ!
influence morose , dans l'abnégation à«
toute pensée affligeante. Suivant ce mora-
liste à l'eau-rose, le malheur n'atteint les
hommes que parce qu'ils courent à sa ren-
contre, en lui découvrant le défaut de la
cuirasse dont les couvrit la sagesse; qu'ils
présentent, dit-il, un corps de fer à leur
ennemi, et ses traits voleront en éclats.
« Mes amis, s'écrie à haute voix mon
nouveau Déniocrite, VIVE la gaieté! quand
MÊME toutes nos espérances devraient être
trompées , tous nos désirs trahis , tous nos
efforts impuissans.
» Vi'y'e la gaiçié ! quand même le prin-
temps produirait peu de fleurs , l'été peu
de gerbes, l'automne peu de fruits, et
quand Ihiver doublerait la rigueur de ses
aquilons. Une ample provision de gaieté
peut suppléer à la parcimonie que la na-
ture apporte quelquefois dans ses bienfaits,
et faire oublier la prodigalité avec laquelle |l|
cette mère capricieuse dispense souvent
ses rigueurs.
» Vive la gaieté! quand même les créan-
QUAND MÊME. 1 Qi)
ciers conserveraient la déraisonnable pré-
tention d'être payés , et quand les débiteurs
persisteraient dans la connnode habitude
d'éluder les paiemens, cireonstances sur
lesquelles il est si difficile de concilier ces
deux espèces de gens.
» Fii>e la gaieté l quand même on verrait
les tragédies comiques , les comédies lar-
moyantes , les mélodrames amphigouri-
ques, les ballets licencieux et les vaudevilles
narcotiques ; état de choses vers lequel
nous courons.
y> Vive la gaieté! quand même un sur-
croît effravant de calamité porterait à deux
cent cinquante le nombre des journaux,
qui, tout bien calculé, n'est encore que
de cent trente huit.
» P'ive la gaieté ! quand même les exa-
fiférés de toutes les couleurs verraient des
factieux dans tous ceux qui ne partage-
raient pas leur opinion ; quand même l'es-
prit de parti tiendrait lieu de justice,
l'injure de raisonnement, l'impudence de
Tranchise; quand même les services rendus
i,oo Vive la gaieté!
seraient considérés comme des crimes , cl
quand la nullité serait érigée en droit; quand
même certains ])ublicisles à la feuille nous
vanteraient sans cesse leur dévouement ,
auquel ils ne met Iront poiiU de homes ^ tant
qu'on n'aïu'a pas décerné une récompense
à leur zèle.
» Vivela gaieté! quand mcnie la décence
d'une femme honnête serait appelée ^/7^-
derie ^ et l'impudeur d'une courtisane ania-
hilitè\ quand les collerettes de nos dames
deviendraient encore plus diaphanes, leurs
robes plus légères, leurs regards plus ex-
pressifs; en un mot, quand les mœurs du
boulevart de Gand gagneraient tous les sa-
lons de la capitale... Si nous sommes amans,
tant mieux, si nous sommes époux, qu'im-
porte ?
» Vii'e la gaieté l quand même le savoir-
faire industrieux se glisserait, par des sen-
tiers obliques, jusqu'aux autels de la for-
tune, et quand le mérite loyal arriverait en
ligne directe à l'hôpital.
y)Vive la gaieté! quand mcme on prétcji-
QT'AMl MÊ3IE. 20 f
.iit nous prouver que les ténèbres d'une
il profonde sont préférables à Téclat d'un
lU jour; ou, ce qui est à peu près la
K ine chose, quand on nous peindrait les
ilosophes comme des hommes éminem-
tît dangereux, et les ignorantins comme
irs dispensateurs de la morale par excellence.
» T we la gaieté l quand même ^ bercés
de chimères aimables et frappés de réalités
accablantes, riches en espérances et cou-
verts d'un manteau déchiré, nous arrive-
rions aux limites de la vie sans avoir pos-
sédé d'autres biens que notre bonne humeur.
Tout bien considéré , l'heureuse et impré-
voyante hilarité que je recommande pro-
cure le seul plaisir réel qui existe , celui
dont on croit jouir; et chacun sait combien
ce plaisir est rare , dans un monde où Ton
met si peu à profit le cerlum voto pete
Jinem du bon Horace. En effet , le volup-
tueux ne peut imposer un terme à ses
désirs, tant qu'il lui reste des beautés à
subjuguer; l'ambitieux ne jouit point des
honneurs obtenus, s'il peut en oblenir en-
Ù.O-2 VlVr LA GAint! QUA.\D Mh.^IF.
corc; l'homme cupide délaisse les trésors |,
qu'il possède pour courir vers ceux qu'il
convoite Laissons croire à ces insensés
qu'ils seront heureux pourvu qu'ils ob-
tiennent tout ce qu'ils désirent, et n'ou-
blions jamais qu'avec la gaieté, nous joui-
rons d'un bonheur plus certain que le leur,
quand mtmeXo, deslin nous refuserait tout
ce qu'il leur accorde. »
LE CABINET 4)" U N CURIEUX. lo3
LE CABINET D'UN CURIEUX.
( Mars. )
JN serait vraiment fort embarrassé si
on voulait établir une ligne de démarca-
on entre le domaine de la raison et celui
e la folia; des milliers de soi-disant sages
plaindraient d'être relégués parmi les
3us , tandis que des fous très-réels mur-
lureraient d'être fourvoyés parmi de pré-:
:ndus .sages , qu'ils jugent plus fous
u'eux-mêmes :
Car il n'est point de fou qni , par belles raisons ,
Ne loge son voisin aux Petites -Maisons.
icoutez ce fervent sectateur de Bacchus ,
1 voue, en trébuchant, au ridicule le zélé
)artisan de la bonne chère , lequel , hale-
ant sous le poids d'une indigestion , s'ef-
"orcc de rire aux dépens du buveur qui
204 LE CAEIIVET
rit (le lui. Le libertin , qu'une courtisane
priva pour jamais de la santé , rit du
joueur qui, du moins, n'expose que sa for-
tune ; le joueur , à son tour , rit de l'amant
prodigue de soupirs seulement, monnaie
fort décréditée par le temps qui court. J'ai
vu le poète tragique rire des spéculation^
mercantiles de l'auteur du boulevart ; j'ai
vu celui-ci rire des hautes et stériles pré-
tentions du premier : j'ai fait chorus avec
le mélodramaturge. En un mot, chacun
s'égaie sur la folie d'autrui , et , peut-être,
en lisant cet article , s'égayera-t-on de la
folie que j'ai de critiquer toutes les folies
humaines.
Quoi qu'il en soit , je ne puis résister à
l'envie de signaler une manie à la mode,
dont je dois la découverte à mon lutini
fidèle , qui , je l'espère , m'en fera connaî-
tre plus d'une encore , échappée au pin-
ceau de notre inimitable ermite. Heureux
si je puis , en marchant de loin sur les
traces d'un tel peintre , retrouver quelques
D VIS CURIEUX. 20:>
);i réelles de la palette sur laquelle il dé-
1 ses brillantes couleurs.
i)ans l'un de ces quartiers où le commcr-
•ant retiré va chercher le repos , où Tétu-
îiant va puiser le savoir, où le débiteur
l'ouve un asile contre l'activité malfai-
arite de ses créanciers , dans le faubourg
S 'int-Jacques , enfin, et non loin du Val-
ci' -Grâce , vit un financier émérite qui,
11 avant plus rien de mieux à faire , est de-
venu curieux, ou, si vous préférez ce mot ,
amateur ; qualité que cinquante bonnes
mille livres de rentes le mettent à même
de soutenir avec honjieur , en dépit d'un
goût fort équivoque , et d'une crédulité
qui ne l'est pas.
Azédor vint m'enlever lundi dernier
de très-bonne heure , pour faire une vi-
site à M. Dolbreuse ( c'est le nom de mon
amateur ), que nous prîmes au saut du lit.
Il nous voyait pour la première fois ; rrjais
les éloges que nous lui prodiguâmes sur le
choix renommé des objets composant sa
collection , ébauchèrent promptement la
-joGr LE CABlîlET
connaissance; sa vanllé se chargea d'éta^
blir rintimité. « Messieurs ( nous dit-il ) ,
avant de vous ouvrir mon cabinet , il est
nécessaire que je vous explique mon sys-
tème de curiosité ; car gardez-vous de
croire que j'aie réuni à grands frais les
choses merveilleuses que vous allez voir
pour le fade plaisir de les admirer. In lus-
toriâ monument oriim historia hominum .
tel est mon avis, à moi"; et les trésors que
je possède sont , à mes yeux , autant d'inter-
prètes irrécusables qui attestent les mœun
des temps passés. Croyez-moi , ces vieu?
écrivains que nous admirons abusent sou
vent la postérité sur le compte de leur
contemporains : s'ils les comblèrent d.
bienfaits, ils exaltent leurs vertus; si!
furent mécontens d'eux, ils les calomnient
Les monumens seuls ne mentent point
eux seuls nous parlent des siècles écoulé:
avecune muette mais véridique éloquence.)
A ces mots , Dolbreuse ouvrit la doubh
porte d'acajou près de laquelle il avai
débité sa harangue préliminaire , et nou!
T> L :sr c u il I E u X. ao-
aisîmes d un coup trœil collectif les trè^
ors dont il venait de nous entretenir.
« Voici ( reprit notre curieux en ële-
ant la voix ) voici la tunique qu'Hélène
ortait lorsque Paris ravit c^tte belle sou-
eraine à son cpoux. — Cela n'est pas
:'oyable , m'écriai-je vivement, et, je l'a-
oue , contre les principes de la politesse.
- Monsieur , repartit Dolbreuse avec hu-
leur , je veux bien vous dire, une fois
our toutes , que j'ai les preuves maté-
ielles de tout ce que j'avance. Pas le plus
ger doute à concevoir sur les origines
ue j'accuse : il faut croire , monsieur,
roire ou sortir. » A cette condition sine
lia non , je promis de m'interdire toute
éflexion, et Dolbreuse continua sa des-
ription en ces termes : « Remarquez , je
ous prie , messieurs , la multiplicité de
es plis longitudinaux ; ils prouvent évi-
iemment qu'Hélène ne se prêta point
l'abord au rapt : ils prouvent que Paris
lut la serrer étroitement entre ses bras
)Our éviter qu'elle ne lui échappât, et l'on
^o8 Lr. C-VBIÎ^ET
peut eu inférer que l'épo^^^ '^' ^'""^^
avait des principes. Quant aux plis trans
versaux qui sont empreints sur les pre
,,ier., Ils prouvent... qu'Hélène se lassa
de la défense... on n'est pas infatigable.
„ Procédons par ordre chronologique.
Voici l'une des sandales qu'Empédock
laissa sur le sommet de l'Etna, lorsqu'iUc
précipita dans le gouffre de ce volcan
rette sandale est un témoin éloquent d.
h vanité du philosophe : elle est destine-
à révéler aux siècles qu'Empédocle n^
chercha la vérité que pour se faire u
mérite de ravoh' cherchée.
r> Mais voilà, messieurs, un gage de 1
valeurlapluséclatante, la plus indomptée
ce mors est celui de la bride du chev;
d'ilexandre-le-Grand. L'œil le plus exerc
ne pourrait découvrir sur ce fer la moind.
trace des dents du fier animal... donc dr
fut jamais retenu ; donc Alexandre se j.
tait tête baissée au milieu des danger,
donc les historiens n'ont rien avance c»
trop sur la grandeur de ce héros; et cc:|
1) L.\ CLRltLX. 3.091
iiisi 4UC les nionuinens justifient Tliis-
. Loire.
» Recueillons-nous un peu , messieurs ;
vous allez frémir,... Voyez-vous cette lame
étroite et tranchante ? Eh hien! c'est l'in-
strument du martyre d'Abeilard.... J'ai dé-
pensé dix mille francs pour rapprocher
l'effet de la cause : voici les douze premiers
mouchoirs qu'IIéloïse trempa de ses lar-
mes , lorsqu'elle apprit ce funeste événe-
ment. »
J'allais partir d'un éclat de rire vaine-
ment réprimé, lorsque Dolbreuse nous
montra le rasoir avec lequel le duc de
Belfort se faisait la barbe, sous les murs
d'Orléans , quand on vint lui annoncer le
premier succès de Jeanne d'Arc. « Le prince
se coupa légèrement, poursuivit notre cu-
rieux , et cette tache est une goutte de
sang qui atteste le fâcheux pressentiment
dont Belfort fut alors saisi.
« Maintenant, reposons nos regards sur
le gage d'un noble et légitime courroux :
vous voyez Tépée a\cc laquelle Fran-
0*
510 l'E CABINET
çoiti i''. punit ini courlisan qui avait osé
lui manquer à la cour de Charles -Quinr.
« J'approuve François, dit ce célèbre em-
pereur en apprenant la conduite de son
prisonnier ; un roi est roi partout. >.
Renonçant à l'ordre chronologique qu'd
s'était d'abord imposé , Dolbreuse nous
montra , confondus dans un même cadre,
le poignard de Lucrèce , dont ( soit dit en
passant) nos dames ont, depuis long-temps,
perdu le modèle , une corde de la harpe
d'Ossian, le miroir d'Agnès Sorel, l'anneau
de la reine Berthe, et la plume qui , d'a-
près la tradition de la rue Saint-Jacques ,
servit au gracieux Pétrarque à tracer seé
immortelles élégies.
Notre amateur maniaque produisit en-
' core le casque de Charlemagne , le bou^
clier de saint Louis, l'écliarpe de Bayard,
et l'une des bottes de Turennc. Je me
disposais à lui représenter, avec tout le mé-
nagement nécessaire à la conservation df
mes yeux, que plusieurs de ces dernière,
reliques m'ont été montrées dans quatre oi
D UIV CURIEUX. 111
cinq lieux différens; mais il coupa court à
toute observation, en m'ouvrant un régis»
tre fort en ordre duquel il résulte que sa
collection lui revient à cent mille ccus,...
Allez donc , après cela , douter des ori-
gines !.... Azédor et moi , nous sortîmes
bien convaincus..., qu'il n'y avait pas une
seule place vacante aux Petites-Maisons.
oia LE MÉNAGE
LE MÉNAGE D'UN VIEUX GARÇON.:
( Mars. )
. Seigis-eur Azédor, je vous laisse voloii-
lonticrs diriger mon esprit ; mais al n'entre
pas clans vos attributions de commander:
des penchans à mon cœur , d'assigner une
direction à mes goûts. On peut, sans trop
de résistance, céder aux insinuations d'un
petit lutin comme vous, quand il s'agit de
s'armer d'un trait léger contre le ridicule :
mais je vous tiens pour un fort mauvai;
guide dans la vie privée. Permettez dom
que je repousse le conseil que vous m(
donnez d'orner mon front d'une couronni
matrimoniale ; je crains qu'il n'y ait dam
ce conseil quelque arrière-pensée diaboli-
que. -- Quelle indignité! me croire capa
l)le d'une intention perfide!
yih! c'est Injustement blesser ma prud'homie,
Kt se cou naître mal en physionomie.
d'un vieux GARÇOxY. 5ll3
Après tout, me diras-tu croii naît Téloigne-
ment que tu manifestes pour le mariage?
— Non, j'ai promis de ne plus médire du
beau sexe. — Allons, décidément , je dois
voir en toi l'un de ces hommes qui , comme
l'a dit Montaigne , ont la pierre dans Vaine
avant de V avoir aux reins. Eh ! mon ami ,
fais ton profit de ce que j'ai répété cent
fois d'après ce philosophe : se tourmenter
des mauxjuturs par la prévoyance , c'est
prendre sa robe fourrée des la Saint-Jean ,
parce qu'on doit en avoir besoin h Noël.
Moi , qui ne me trompe guère en fait de
perspective , je vois ton bonheur dans un
bon hyménée, — Et moi, ma tranquillité
dans le célibat. — Songe donc qu'un céli-
bataire est un homme presque nul pour
son pays. — Je suis quitte envers le mien.
— Comme défenseur , sans doute ; mais
comme citoyen... — Je suis quitte encore;
j'en atteste les registres de l'état civil du
I je. arrondissement. — Tant qu'on n'a pas
soixante ans , on doit quelque chose aux
dames. —-Je suis loin de nier mes dettes.
/ f^''
— Il faudrait les centraliser. — Je veux
faire honneur à toutes en conservant ma
liberté. — Voyons si ta détermination
tiendra contre un exemple qui prouve , du
moins , que le célibat impose à la vieillesse
plus de privations qu'il ne lui procure de
jouissances. — Je vous écoute. »
Mon lutin à qui , pour la première fois ,
j'osais résister, comme on l'a vu dans la
petite discussion que je viens de rapporter,
mon lutin, dis-je , s'arrangea sur le fauteuil
qu'il occupait auprès de mon feu , puis ill
commença l'anecdote suivante avec un ac
cent animé qui décelait un peu d'humeur
« J'entrai dimanche ( dit-il ) chez Saint
Far, vieux garçon qui, depuis quelque
années , vit retiré dans la rue des Quatreft^.
Fils, au INIarais, et auquel j'ai procuré jadi
des plaisirs dont il conserve un souveni
fort vif, surtout lors des variations de ral|
mosphère. Saint-Far, avec tout rempres|
sèment que lui a permis un reste de gouttai
s'est avancé vers moi les bras ouvert
« Que je suis content de vous voir ( s'est-
^
D UN VIEUX GARÇON. 21 J
ru- en m'embrassant); soyez le bienvenu,
nOus allons déjeuner ensemble. Et tandis
Lie , d'une main , il étreignait mes doigts
une manière douloureusement amicale ,
3 l'autre , il agitait vivement la sonnette.
près un espace de temps assez long pour
e faire soupçonner que le vieux céliba-
ire n'était pas promptement obéi, je vis
itrer une volumineuse gouvernante d'en-
ron trente-six ans , déjà parée, et tenant
i paroissien doré sur tranche. « Vite ,
iliette (continua Saint-Far), des huîtres,
n pâté froid, quelque côtelettes et deux
3uteilles de Grave. Tu vois, ma fille, le
;ign«ur Azédor , mon meilleur ami. —
5 en suis fâchée pour monsieur, mais ce
éjeuner-là ne peut pas avoir lieu. — Eh !
liOiu'quoi donc, Juliette? — Parce que
i\cques , qui l'aurait servi , est parti ce
latin pour la campagne. — Le drôle !
ms ma permission. — - Je la lui ai donnée ,
otre permission ; ce pauvre garçon m'en
( tant priée ! Et puis il a l'air si doux! —
.lions, voilà qui est bien.... Mais toi , pc-
Pl6 LE MENAGE
tite, sers-nous. — Mon dicai! monsieur
ne veut pas se rappeler ([ue nous avons
aujourd'hui le sermon de ÎM. Tabbé ***
sur l'excellence des missions. — Voilà ,
certainement (interrompis-je) une raison
sans réplique. — En ce cas, elle va nous
donner une tasse de café. — IS^on, mon
ami , c'est moi qui vous l'offre chez le li-
monadier , votre locataire. Venez , vous
êtes à merveille en robe de chambre; nous
ne sortons pas de la maison. — Puisqm
cela peut s'arranger ainsi , reprit Saint-
Far, va , ma fille, va; et sois de retour ;
midi , pour m'habiller. » T^ous descendhne
au café.
» — Je souffre les licences de cette fill
un peu plus que la raison ne le comporta
me dit en riant le vieux garçon, quan
nous fûmes aux prises avec nos petits pain
jnais _ Mais elle est moins sévère qu
la sagesse ne l'ordonne , et cela fait compei
sation. —D'ailleurs, nous autres homme
il faut bien que quelqu'un nous mène. -
La nécessité n'en est pas reconnue. — '
D UN VIEUX GARÇO?r. IIJ
€st si difficile de vouloir fermement. — Bon,
vous cédez aux volontés des autres pour
vous épargner la peine de persister dans les
vôtres. — Ma foi, mon ami, c'est précisé-
ment cela. — Je vous en fais mon compli-
ment, a
«Tandis que je parcourais les journaux,
le limonadier sollicita de son propriétaire
quelques réparations , dont , par suite
d'une mésintelligence avec Juliette , il
n'avait pu faire arriver la demande jusqu'à
lui. Cette affaire fut promptement arran-
gée, et nous remontâmes chez Saint-Far,
après avoir paye le tribut de rigueur à la
politique , en commentant à la manière
accoutumée, c'est-à-dire, la plus inquié-
tante, quelques articles innocens sous la
rubrique d'Augsbourg et sous celle de
Francfort.
» La gouvernante était rentrée ; elle pro-
céda sur-le-champ à la toilette de son maî-
tre. J'avais beaucoup de peine à réprimer
l'envie de rire qui me gagnait, en voyant
la gravité avec laquelle mon vieux ami se
lO
ai8 Lr. M^ÎNAGE
laissait reprocher les taches de tabac que
Juliette remarquait sur sa cravate. Mais
une discussion sérieuse faillit à s'engager
entre elle et lui , à roccasion d'un change-
ment de pernu|ue : Saint-Far avait cou-
tume d'en porter une à queue, et c'est une
titus qu'une main hardie va placer sur sa
tcte chenue! son mécontentement éclate;
peut-être va-t-il prononcer un je ne le veux
pas depuis vingt ans étranger à sa bouche,/
lorsque Juliette, qui vient d'escamoter la
pose de la perruque en litige, s'écrie d'une
voix triomphante, en poussant son maître
vers la glace ; «Voyez, ingrat, si je ne vous
ai pas ôté dix ans. » Mon ami, convaincu
d'avoir regagné deux lustres sur le temps,
en perdant une queue, après tout inutile,
finit par rire comme un fou, et la substitu-
tion fut consommée.
» Le mystère peut avoir quelques momens
d'oubli ; la malignité n'en connaît point.
Juliette, pour faire disparaître la robe de
chambre de Saint-Far, souleva le rideauf
d'une alcovc : ce mouvement fut rapide!
D UN VIEUX GARÇON. Sig
comme l'éclair , mais mon œil fut plus
prompt encore. Une porte ouverte au fond
de l'alcove , me prouva qu'elle commu-
niquait à une seconde chambre à coucher,
et certaines parties d'ameublement ne me
permirent pas de croire que cette chambre
fût celle de Jacques.
» Cependant nous venions de nous mettre
à table, car Juliette avait bien voulu per-
mettre que je dînasse avec son maître,
lorsque Saint-Far reçut une lettre , qu'il
me demanda la permission de parcourir.
« Ai-je bien lu? dit-il après quelques se-
condes, en élevant la voix; quoi, Juliette,
vous auriez refusé ma porte à mon neveu!
— Oui, monsieur, et je l'ai fait dans vos
intérêts. — Dans mes intérêts ? je vous
dispense , à l'avenir, de les embrasser ainsi.
— Ce jeune homme vous ruinera donc,
et...» elle n'acheva pas, mais ses yeux di-
rent : et vous n'avez pas fait votre testa-
ment. Saint-Far reprit avec feu ; « Made-
moiselle, ce ton me déplaît, à la fin; je suis
las d'être sous la tutelle d'une servante.. .y*
220 " LE MÉNAGE
Cette qualification humiliante, que Juliette
avait oubliée, fut pour elle un coup de
foudre. Je la vis soudain pâlir, un torrent
de larmes s'échappa de ses yeux, elle tomba
sans connaissance sur un fauteuil , dont
elle avait eu soin de s'approcher. A cet
aspect, la colère de mon faible ami se
calme comme par enchantement; des ex-
cuses sont prodiguées à la vaporeuse gou-
vernante; vingt flacons anti-spasmodiques
sont épuisés ; le lacet est tranché , au
grand soulagement de cerlains charmes,
habituellement retenus dans une région
supérieure à celle où la nature les a depuis
long-temps appelés; mais c'est en vain,
l'évanouissement ne cesse pas. Le vieux
garçon , prêt à se désespérer , s'écrie enfin
avec colère : « Perfide neveu, c'est à toi
qu'est dû ce malheur; ne te montre jamais
devant moi, je te maudis, jj
A peine ce mot terrible était-il pro
nonce, que Juliette reprit connaissance
Une secrète joie, qui ne put m'échapper
brillait dans ses yeux; mais elle jugea qu'i
D UIN" VIEUX GAIlÇO:f. 121
était politique de nous montrer encore
quelques larmes : elle s'ordonna de pleu-
rer. « Cela me crève le cœur , me dit Saint-
Far, en portant lui-même son mouchoir
sur ses yeux. Il faut convenir que je suis
bien coupable Allons , allons , mon
orgueil, point d'hésitation, je dois à cette
pauvre enfant une réparation égale à l'in-
jure que je lui ai faite. Chère Juliette,
continua-t-il en lui prenant la main, non, je
ne te regardai jamais comme une servante ;
tu es mon amie, mon excellente amie, et,
pour te prouver combien je t'estime, je
t'admets, dès ce moment, à ma table. »
On sent qu'une satisfaction aussi complète
ne pouvait laisser à la gouvernante aucune
trace de ressentiment; aussi , prompte à pro-
fiter de la faveur que le repentant Saint-Far
lui accordait, s'empressa-t-elle d'apporter
son couvert. « Monsieur, dit-elle avec une
feinte ingénuité dont je soupçonnai le motif,
le mettrai-je à la place... ordinaire? — Sans
doute, répondit le célibataire un peu trou-
blé, à la place ordinaire d'une maîtresse
222 LE MIÉNAGE
de maison. » Cette réponse adroite ne
m'abusa point; j'avais déjà deviné que
Juliette venait seulement d'étendre au
dîner de cérémonie une habitude du tête-
à-tête.
» La sonnette se fit entendre au moment
où nous vidions à la réconciliation une
bouteille d'Aï mousseux, dont Juliette sa-
blait sa part en amateur exercé. Il y eut
un instant d'indécision sur la question
tacite de savoir qui , de l'ancien maître
ou de la nouvelle maîtresse, irait ouvrir
la porte ; j'y courus avant qu'on eût pris
un parti. C'était Florvilly , le neveu de
Saint-Far. Juliette voulut se lever : v Res-
tez, madame^ lui dit-il en riant, je ne
veux troubler ici les plaisirs de qui que ce
soit. — Y venez-vous pour me persiffler, in-
terrompit Saint-Far , qui sans doute sQ
rappela amèrement les suites de la lettre?
— ISon , mon oncle , reprit le jeune homme
avec dignité, c'est un soin que le public
m'épargne déjà. Mon intention est seule-
ment de vous demander si vous avez résolu
d'un VIEUX GVR ÇO:n\ !223
trabandonner à !a plus affreuse détresse
jnon infortunée tante, que Tinjustice d'un
père a déshéritée pour vous enricliir. — La
volonté de ce père a été libre , monsieur ,
aucune influence ne l'a sollicitée; ainsi....
— Ainsi, vous vous croyez suffisamment
autorisé à voir, de sang-froid, votre sœur
inoiirir d'inanition sur le seuil de l'hôtel
que ses deniers vous ont procuré? —
JMonsieur, ce ton.... — Convient à un bon
neveu rappelant un mauvais frère à son
devoir. — J'ai déjà fait beaucoup pour
' votre tante. — Vous n'avez rien fait ,
puisqu'elle souffre. — Faut-ii donc que je
me ruine à soutenir les auîres ? — Les
autres! une sœur! Ah! je reconnais bien
à ce langage l'âme glacée d'un célibataire,
vieilli dans l'égoïsme. Voilà les élans d'un
cœur sur lequel une épouse , un fils , une
fille n'ont jamais été pressés : d'un cœur
qui n'a battu qu'aux inspirations d'un sen-
timent illégitime, enfant du vice et de la
séduction. Eh bien ! mon oncle , je !a sou-
tiendrai, moi , cette tante vertueuse; elle
aîi4 ^^ MÉNAGE
partagera le morceau de pain à peine suf-
fisant de ma nombreuse famille. Vous, con-
tinuez à grossir votre superflu du néces-
saire que \ ous refusez à votre sœur. . . .
Adieu. y>
j> Un quart d'heure s'était écoulé depuis
le départ de Florvilly , et le plus pro-
fond silence régnait encore parmi nous.
Je sentis que c'était à moi d'esquiver le
retour de la conversation sur le sujet désa-
gréable qu'on venait de traiter, et je cou-
pai court brusquement , en offrant à Saint-
Far de le conduire à la comédie française,
ce Parbleu , volontiers , dit- il avec empres-
sement, je ne serai pas fâché de faire cette
partie. — Impossible, monsieur, s'écria
Juliette, que je ne croyais pas aussi bien à
son affaire, après la scène qu'elle avait
entendue; vous faites ce soir le quatrième
au boston de madame de Yalbreuse, rue
des Francs-Bourgeois : je m'y suis engagée
pour vous, — Ah ! je joue au boston ,
test différent. Pardon, mon ami; mais
manquera un rendez-vous de cette espèce,
D UN VIEUX GARÇON 225
c serait, au Marais, un crin^ capital
ont je n'ose pas charger ma eônscience.
lûus irons un autre jour aux Français. —
)ui , j'aurai soin de vous prévenir quand
11 donnera le Vieux Célibataire. » Après
voir décoché ce petit trait satirique, qui
"arriva point au but, je souhaitai le bon
ùir à Saint- Far , à sa compagne ; mais,
1 olant rendu invisible, je restai dans la
laison, afin de voir comment se termine-
ait la soirée.
» Un boston du Marais finit régulière-
tient à neuf heures ; il n'était pas neuf
leures et quart lorsque Saint-Far rentra.
jC vieux garçon ôta délicatement sa
)erruque , mit son bonnet à coiffe , se
oucha. Juliette lui souhaita une bonne
mit; puis, ayant tiré les rideaux de son
naître, après avoir reçu un pudique bai-
er sur le front, elle entra dans sa cham-
)re, dont elle ferma soigneusement la porte
;n dedans. J'avoue que je m'attendais à
ou te autre chose.... Voyez combien il est
langereuK de juger précipitamment.
ai6 LE MÉIÎ^ A GE
» J'aperçus iine seconde porte dans la
chambre de Juliette; mais celle-là ne me
donna aucune inquiétude : deux verroux la
tenaient exactement fermée ; des bandes de
papier collées sur ses joints interdisaient,
même aux regards curieux , tout accès
dans cet asile de la pudeur. J'étais donc
bien rassuré sur les dangers que l'inno-
cence de la chaste gouvernante aurait pu
avoir à courir, quand, d'une main légère
l'excellente , la fidèle amie de Saint-Fai
tira les verroux de la porte en apparence
condamnée ; les bandes de papier cédèrent
d'un coté, et je vis entrer un gros garçon
que l'on salua tout bas d'un bo?i soir
Jacques , auquel il riposta par un robust<
baiser. C'était le domestique de qui Ju
liette avait annoncé le départ à son maître i
et dont elle avait jugé sage de taire le reî
tour. Il serait, je crois , inutile de rappor-
ter comment leur entretien commença: i
serait peu bien séant de dire comment i
finit.
» Or, je te demande, me dit Azédor
D UN VIEUX GARÇON. 227
^ui venait de terminer son récit , où sont
es jouissances réelles que Saint-Far trouve
ians le célibat? Désobéi, tyrannisé, trahi,
'uiné, peut-être, par une servante maî-
tresse , déshonoré dans l'opinion publique
i cause d'elle, oubliant dans ses indignes
iens tous les devoirs que la nature im-
)ose, quel avantage a-t-il pu se ménager
n préférant cette servante à une épouse
égitime ? — Un grand , mon cher Lutin.
— Et lequel? — Il ne Ta pas épousée... »
n,-
aaO PARIS
PARIS JUSTIFIÉ.
( Mars. )
AzÉDOR et moi, nous traversions, hier
matin , la cour des Messageries royales
lorsque nos oreilles furent frappées de;
plaintes amcres que proférait contre Pari;
un jeune homme dont l'accent méridio
nal justifiait jusqu'à un certain poin
l'humeur irascible. INIon Lutin s'approch;
de lui : « Vous paraissez bien mécontent d*
notre capitale, lui dit-il, en le saluant. —
J'ai grand tort! une cité maudite où je n'a
pas éprouvé la plus légère satisfaction de
puis deux mois que j'y suis, et d'où, pou
comble de contrariété , je ne puis parti
avant trois jours, faute de place dans l
diligence de Toulouse. — Moi, monsieur
reprit Azédor avec douceur, je suis char
mé que ce petit retard me permette d
détruire vos préventions sur notre pays
JUS TIF II:. 229
Mes préventions ! dites donc mon juste
nécontentement. — Je ne dispute jamais
ur les mots. — Et vous prétendez changer
non opinion ? — Dans le court espace de
emps que nous allons employer à prendre
me tasse de café , si vous voulez bien me
)ermettre de vous l'offrir; vous pourrez
;onsacrer le surplus des trois jours que
<^ous devez passer encore parmi nous, à
ouir des agrémens d'une ville qui vous
ist apparemment |>€u connue, et à vous
epentir de l'avoir calomniée.... — Quoi,
iérieusement , vous avez la prétention....
— J'ai plus que cela , j'ai la certitude de
vous rendre un des plus ardens panég)'-
ristes de Paris, dont vous êtes en ce
moment le plus obstiné détracteur. — Oh!
c'est trop fort! vouloir persuader un Gas-
con contre sa manière de voir.... — Eh
tien! monsieur, essayez, ne fût-ce que
pour la rareté du fait. — J'essaierai donc
— Je ne vous demande pas de quoi vous
vous plaignez , dit le transfuge des ténè-
bres au jeune Languedocien, quand nous
a3o PARIS
fûmes rendus au café qui fait le coin de '
la rue du Mail; \ous devez vous plaindre
de tout, parce que vous avez tout vu du
mauvais coté : c'est ainsi que Paris se pré-
sente , pour l'ordinaire, aux nouveaux
débarqués. Dans cet immense tourbillon ,
le bien se fait chercher long-temps; le
mal, au contraire, se rencontre à chaque
pas; l'étranger sans expérience ne saisit
que le mal. Mais entrons dans quelques
détails. — Oui, c'est où je vous attends -
et je commence à vous soumettre mes
griefs.
— Je n'ai vu nulle part pousser aussi
loin qu'à Paris l'oubli des égards que les
hommes se doivent entre eux : dans let
rues, on vous heurte, on vous pousse,
on vous renverse même sans vous adres-
ser le moindre mot d'excuse. — Oui , mais
au milieu de ce peuple, trop occupé
pour être minutieusement poli, si vous;
éprouvez un de ces accidens auxquels
l'humanité n'est, hélas! que trop sujette:
si, menacé d'un évanouissement, vous chaa
JUSTIFIÉ. 23l
elez sur vos jambes tremblantes, cent
ras s'ouvrent à la fois pour vous recevoir,
ent bourses , au besoin, se ('esserrent pour
eus secourir. Vous venez d'accuser la
olitesse des Parisiens, maintenant accu-
3z, si vous Tosez, leur sensibilité.
— Je ne puis faire un pas , dans les quar-
ers populeux, sans être éclaboussé par le
lus ignoble fiacre , dont le cocher se venge
insi du refus que j'ai fait de ses services.
- Cela peut être ; mais , s'il survient une
luie d'orage, voyez avec quel empresse-
lent ce cocher , prompt à oublier les me-
aces que vous lui avez prodiguées, ouvre
» portière pour vous soustraire aux ruis-
aiix débordés , et aux gouttières deve-
ues de véritables cataractes.... Sa voiture
5t pour vous un port de salut.
— On ne s'alimente, on ne se couvre,
n ne se loge à Paris qu'en répandant l'or
pleines mains ; il faut en posséder beau-
oup, ou bien.... — Ou bien vivre dans la
lédiocrité qui, de toutes les conditions;
5t la plus heureuse.... Ah! mon ami, com-
232 P^'^'*
bien de grands seigneurs, gorgés de ri-
chesses, saturés de jouissances, «./;/r^/^^ à
la médiocrité! Mais, pour revenir au reJ
proche que vous faites à notre capitale de
n'offrir que clièrementles premiers élemeni
de l'existence, avez-vousune idée du nom
bre d'individus qui viennent chercher dan
ses murs un asile contre le besoin, asile qu
tout le monde y trouve? H est juste qu
celui qui veut jouir paie un peu pour ceh
qui ne veut qu'exister.
__ Que direz -vous de ce Bazar o
mille pièges sont tendus à la crédulité,
la fortune , à la vertu „ à la santé des étrai
sers
Où de jeux et d'amour on tient boutique ouverte
— Je dirai sans hésitation à ces étral
gers : Passez vite, messieurs; et si voi
êtes tentés de rendre hommage aux grâc
parisiennes , ne vous laissez pas sédui
par celles dont la ceinture se dénoue ;
moindre souffle du zéphyr. Dans un sal-
de la Ciiaussée-d'Antin, de la rue de
JUSTIFIÉ. 2l33
Paix ou du faubourg Saint-Germain , vous
trouverez la beauté qu'embellit encore la
pudeur. Si la voix enchanteresse d'Elvire ,
>i sa main, plus éclatante que l'ivoire
uobile qu'elle parcourt avec légèreté
font palpiter votre cœur, épousez.... L'hy-
nen , à Paris, n'offre pas plus de soucis
^11 II Toulouse. — Oui, messieurs, épou-
ez, et vous verrez bientôt votre épouse,
)rillante d'une parure hors de toute pro^
)osition avec vos revenus , étincelante des
)ierreries dont l'achat aura peut-être
ompromis votre fortune , courir les spec-
acles, les bals, les concerts, au mépris
le ses devoirs , de sa réputation , de votre
lonneur. — Eh ! bon Dieu , mon cher
nonsieur, quelle sévérité de mœurs! ou-
iliez-vous que Properce a dit :
Fonnosis levicas semper arnica fuit >
liais ces mêmes femmes de qui vous blâ-
(icz les plaisirs, avez-vous examiné Tem-
iloi de leurs matinées ? avez-vous vu leur
olhcitude intérieure : les soins qu'elles
10*
a34 PARTS
donnent à leurs enfans, aux détails de
leur maison , aux intérêts de leur époux ?
les avez-vous suivies sous le toit du pauvre ,
où leur jolie main va répandre des bien-
faits ignorés?.... Je vous l'ai déjà dit, ne
jugez pas nos iêtes parisiennes ; appréciez
nos cœurs. !
— Les affaires ne se terminent point à
Paris : le provincial assez malheureux pour
y être appelé par les siennes se consume
en frais de toute espèce , et cela , le plus
souvent, en pure perte. Savez-vous ce que
j'emporte en échange de cent louis que je
laisse ici? Deux lettres dorées sur tranche
qui m'ont été écrites par un chef de bu^
reau, la première, pour accepter un dîner
chez Véry; la seconde, pour m'annoncer à
regret que l'emploi auquel j'aspirais venait
d'être donné à mon compétiteur, ou plu
tôt à sa jeune épouse, qui s'était chargée
de solHciter pour lui. — Les hôtels garnis,
les restaurateurs , les commerçans , les
ouvriers , les spectacles ne se soutienneni
que par la sage lenteur des bureaux; vous
JUSTTFIK. 235
y perdez un peu ; mais calculez donc ce
qu'ils y gagnent. ... Il faut bien faire quel-
que cliose pour établir la grande balance
des compensations.
— Avouez au moins qu'on ne peut sau-
ver les Parisiens d'une réputation de légè-
reté qu'ils justifient bien; je ne les vois
occupés que de futilités. — Vous n'avez
donc pas visité la rue Saint-Denis , qu'ha-
bite le négociant laborieux; le faubourg
Saint-Antoine , où le riche manufacturier
fait mouvoir mille bras ; le Marais , oii le
jurisconsulte pâlit sur les lois qui nous
régissent ; le pays latin , oii des légions de
jeunes légistes et de disciples d'Hippocrate
puisent le savoir, qu'ils doivent appliquer
un jour, sur tous les points de la France, à
la conservation de deux biens dont l'hom-
me est également prodigue : la fortune et
la santé. Parcourez ces divers quartiers,
et vous reconnaîtrez que Paris est le centre
de l'industrie, des lumières, du goût. —
Vous avez tâché de me faire entendre qu'il
est aussi le sanctuaire de la pudeur, de la
n'SÔ PARI 5 JUSTlilL.-.
décence; mais la bonne foi?.... Je retourne j
à Toulouse avec un déficit de six mou-
choirs de poche, et veuf d'une montre à
répétition. — Je vous attendais là, et je
craignais , je l'avoue, que cette expérience
ne vous manquât. Maintenant je vous |
tiens pour Thoinme le plus prévoyant de
votre province. Or, c'est à votre séjour
dans la capitale que vous devez ce com-
plément d'éducation. — Vous convien-
drez que c'est vous tirer d'affaire par
un trait de mon pays. N'importe, trouvez-
vous demain matin ici; vous apprendrez
ma détermination que, jusque-là, j'aurai
mûrie dans ma tête. »
Kous venons de passer au café du Mail...
notre jeune Gascon a retardé son départ
d'un mois; il a perdu ses arrhes à la dili-
gence ; et il est resté d'accord avec nous ^
que Paris veut être étudié avant d'être
jugé.
l'a MU \SS AD EUR PERSATf. 237
k<'%%t>%\X\««.''V«^'%V««lV%««»'V%V\%'%%'%-^'%\%'%«>fc%%'»'%'«%'^^ -^^
L'AMBASSADEUR PERSAN.
( ^\'/il. )
LoNTESQUiEU , dans les Lettres Persanes ,
t dire à Bica : « Les Français avouent
! bon cœur que les autres peuples sont
us sages, pourvu que l'on convienne qu'ils
nt mieux vêtus; ils veulent bien s'assu-
tir aux lois d'une nation rivale, pourvu
e les perruquiers français décident en
jislateurs sur la forme des perruques
:angères. Rien ne leur paraît si beau que
voir le goût de leurs cuisiniers régner
septentrion au midi , et les ordonnances
leurs coiffeuses portées dans toutes les
ilettes de l'Europe. » C'était en 17 17
e l'auteur de l'Esprit des Lois mettait
tte critique dans la bouche de son ob~
rvateur persan; à cette époque cepen-
nt les Français avaient prouve , et ils ont
Quvé depuis avec surabondance , qu'ils
238 l'aMBASS ADErR
savent se recommander autrement que par
la dextérité de leurs coiffeurs ; mais c'est
de sagesse qu'il s'agit ici, et, sous ce rap-
port, je ne sais si l'envoyé d'Ispahan qui
se trouve maintenant en France a lieu de
faire des réflexions qui nous soient plusj
favorables. Toutefois , disons- le afin de
corroborer au besoin notre confiance en
nous-mêmes, la sagesse, dans le commerce
de la vie, est purement relative, c'est-à-
dire, dépendante des mœurs locales, dcj
l'usage surtout, auquel on peut appliqueil
ce mot de Quint ilien : Velut imperatoi^ia
"virtus. D'où il suit qu'un Anglais qui croil
agir sagement à Paris, vise quelquefoij
aux Petites-Maisons, tandis qu'un Franl
çais qui s'imagine être classé parmi lej
sages à Londres, pourrait bien, un bea
matin, s'éveiller à Bedlam du beau rêv
de son orgueil. En un mot, la sagesse n'eai
universelle que lorsque , s'élançant hors d|
domaine des faiblesses humaines, et, s'a;
franchissant des préjugés auxquels Ick
mortels l'ont soumise, elle revêt le mai
PERSAN. 289
îau de la philosophie. Or, considérée à
e point d'élévation, la sagesse française
e le cède point en force à celle des au-
'es peuples; et je ne pense pas que les
iccesseurs de Zoroastre soient de redou-
ibles rivaux pour nos philosophes. Mal-
eureusement , ce n'est point au fond de
os bibliothèques que les étrangers étu-
ient le caractère de notre nation, c'est
ans la société ; et , si nous y sommes tou-
)urs aimables, il arrive rarement que nous
soyons édifîans. Revenons à l'ambassa-
eur persan.
Azédor a suivi M'''''' A''''* Ran dans
3utes les courses qu'il a faites jusqu'à ce
loment à Paris, au milieu de tous les
ercles où il a été admis , au sein même
es boudoirs oii l'on a tenté de le séduire;
arlout mon lutin a vu qu'on s'égayait sur
;s habitudes asiatiques de ce personnage,
)rsque, presque partout, c'était les rieurs
ui prêtaient à rire. Ecoutons sur ce sujet
ion esprit familier.
« Je ne dirai qu'un mot , me disait - il
a^o l'amb\ssadklr |
dernièrement , des dii'ficultés qui ont re-
tardé la présentation de l'envoyé du
grand roi : le cas était neuf; les maîtres
des cérémonies ont vainement consulté le
code éminemment utile de l'étiquette ; il
y manquait un feuillet, et ces messieurs
ont dû rester court sur les honneurs à ren-
dre à l'ambassadeur d'un cousin ge?^main
du soleil (i). Néanmoins, des courtisan
ne pouvant, par état, manquer long-tempî
d'adresse , il a é'té improvisé une jolie
petite réception dont le kan a été foi
satisfait, et en reconnaissance de laquelh
il a offert au roi , entre autres présens ma-
gnifiques , certain caillou , vulgaire ei
apparence , mais qui , dit-on , a presqut
autant de vertu que les bagues de Saint
Hubert, ou que les amulettes de Saint
Jacques de Compostelle.
» J'observais jeudi matin M*** A**^ ai
)t
(i) L'ambassadeur Asker-Kau , qui jtarut e
France il y a quelques années, ne parla point d
celte brillante parenté.
jardin des Tuileries, et comme, à la fa-
v^eur de mon invisibilité, je pouvais mar-
cher fort près de lui, j'ai saisi, sans en
oerdre un mot, la conversation qu'il a eue
ivec un vieux interprète dans l'idiome de
on pays, qu'en ma qualité de diable, je
;omprends à merveille. Son excellence ne
îoncevait pas pourquoi la foule des pro-
neneurs vient se presser dans une petite
illée latérale, où Ton ne peut faire un
>as sans être atteint d'iui coup de coude,
andis que l'allée principale est abandon-
ée et déserte. Ceci demande une explica-
ion assez longue, répondit l'interprète,
ui paraissait connaître les usages pari-
,j ens : il faut d'abord que votre excellence
j, \che qu'elle se trouve au milieu d'un
(. euple qui ne songe à son bien-être, à sa
ommodité, qu'autant que, pour se pro-
j(Lirer l'un et l'autre, il ne faut pas blesser
i mode, sa première idole, ni s'éloigner
es belles manières, qu'il faut bien se garder
,e confondre avec les bonnes. La partie
e ce jardin que vous vous plaignez de
II
2/^2 l'ambassadeur
^oir délaissée, était jadis le rendez-vous de
tout ce que la noblesse offrait de plus dis-
tingué: c'est là qu'un essaim d'Adonis aux
talons rouges, venaient, en caressant le
nœud de leur épée , papilloter auprès de
mille beautés odoriférantes, qui goûtaient
avec délices le plaisir d'être affichées par
le marquis quon s'arrachait; là, s ébau-
chaient ces jolis scandales que l'on racon-
tait à Versailles au petit lever, et qui,
répétés de salon en salon, depuis le can-
J du roi jusqu'à la salle des gardes inclu-
sivement, ne laissaient pas d'établir avec
avantage la réputation des dames qui en
étaient les héroïnes. Dans ces temps heu^
reux le pied plébéien foulait rarement
les ailées des Tuileries : les Suisses com-
iî,is à la garde des grilles ( car alors on ne
voyait pas plus de surveillance sans Suisses,
Jon ne voit aujourd'hui de réjouissances;
sans gendarmes) ; les Suisses, dis-je, repous-f
saient sans pitié la /mV. négligée et le mo-
aestec^mc..Be sorte que le peuple, que
les gens titrés désignaient par un nom plus
PERSAN. a43
ignoble , ne pouvait respirer , dans les pro-
menades dites royales^ l'air dont il payait
la jouissance fort cher, lorsqu'une classe
privilégiée l'y respirait à souhait et gratis.
Depuis, ce peuple, devenu trop licencieux
parce qu'il avait été trop humilié , s'est
cruellement vengé de cette injuste exclu-
sion; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit,
et j'en veux venir à vous dire , illustre
seigneur, que, durant la révolution, les
classes plébéiennes se sont précisément
emparées de l'allée principale de ce jardin ,
encore parfumée des émanations féodales
que la noblesse y avait répandues. Et
comme ici la manie de l'imitation est
portée jusqu'au délire, j'ai vu dans cette
même allée \ artiste en cheveux imiter, à
s'y méprendre, le marquis, dont il avait
pris, il est vrai, le principal attribut dis-
tinctif , en revêtant son habit. Revenus à
ces bonnes distinctions, sans lesquelles il
est bien prouvé maintenant qu'on ne peut
vivre heureux, les Parisiens du bon ton
ont , en toute hdte , abandonné un lieu
244 l'ambassadeur
pollué par uat occupation profane, et se
sont entassés dans cette petite allée, où
vous verriez une moins grande afflucnce ,
si l'on n'était du bon ton qu'en vertu d'un
brevet.
» Le vieux interprète ne paraissait pas
disposé à tarir sur l'éloge de tes compa-
triotes, lorsque M*** A**^, ayant été aperçu
des promeneurs , fut , en une minute ,
suivi , environné , asphyxié. — Que signi-
fie ceci, s'écria-t-il presque effrayé de cet
investissejncnt soudain? c'est l'effet de vo-
tre présence , répondit le trucheman. — <■
Quoi , ce sont là ces Français si pointilleux
sur les belles manières? c'est là cette na-
tion si fière de sa politesse exquise et de
sa parfaite civilisation? Me prend-on pour
un animal rare, et suis-je un objet de cu-
riosité, parce que je porte un turban de
loo tomans (i), au lieu d'un morceau de
carton noirci, sans grâce et sans valeur?
(i) Le tomau vaut à peu près 46 francs de notr«
Rioiinais.
FERSAÎf. ^45
parce que mes extrémités inférieures sont
couvertes d'un ample vêtement , à l'ex-
clusion d'un double étui(i), qui n'est
propre qu'à gêner les mouvemens de l hom-
me ? parce qu'enfin je chausse une pan-
toufle commode, et non une gaine étroite,
dont le bruissement étourdit de vingt pas?
Quittons cette promenade; j'ai besoin de
m'éloigner pour ne pas perdre l'estime (!ue
j'ai conçue pour les Français , aux récits
de leurs exploits guerriers et de leur
prééminence dans les arts.
» Au milieu du mécontentement que
faisait éprouver à son excellence la cu-
riosité parisiennne , elle pouvait encore,
indépendamment de la justice qu'elle ren-
dait à votre valeur et à vos talens, conser-
ver une opinion avantageuse de votre gé-
nérosité.... Cinquante horlogers, joailliers,
mécaniciens , marchands de curiosités ,
(i) Le double e'tiii est mniiitcnnnt un peu large;
mnis c'est, comme on s.iif , fins aucuiic comparaison
avec lu vêlement orienta!.
^46 l'ambassadeur
peintres, graveurs, sculpteurs, marchands
d'estampes, dentistes, etc., etc., étaient
réunis à point dans son hôtel pour annuler
en lui cette impression favorable.
» Ayant éloigné cette foule avide, les
officiers de l'ambassadeur lui servirent, dans
une salle très-close, un dîner que vint par-
tager une jeune beauté circassienne, qu'on
fit sortir mystérieusement d'une chambre
voisine , mais qu'on ne put me soustraire ,
à moi , qui m'étais introduit dans l'appar-
tement par le trou de la serrure. J'assistai
donc à un repas et à un tête-à-tete per-
sans , et je dois avouer , pour venger un
peu les goûts européens du mépris des
Orientaux, que je ne fus tenté ni des mets
qu'on servit à son excellence, ni des char-
mes robustes de son odalisque. Après avoir
abondamment usé d'un gâteau de riz ,
qu'en dépit de Mahomet il mouilla d'un
flacon de vin de Chypre, M*** A*'"' se fit ap
porter, par une espèce d'icoglan, une longue
pipe toute chargée : ce fut le dessert de son
excellence, qui bientôt s'endormit en fu-
PERSAW. 247
niant. La belle Circassienne, sans doute ac-
coutumée à ce régime, quitta sans bruit le.
carreau qu'elle occupait près de son illustre,
amant; et deux soupirs qu'elle fit entendre
en rentrant dans le harem circonscrit où
elle était habituellement renfermée, me
prouvèrent que la faveur d'y régner seule
t lait , pour elle, plutôt honorifique que
profitable.
» La sieste de son excellence étant ter-
minée, elle fît appeler l'interprète qui, le
matin, avait fait aux Tuileries le panégy-
rique des Parisiens , et parla de continuer
ses courses. Mais quelle fut sa surprise ,
lorsqu'en traversant ses appartemens , elle
les trouva remplis d'une foule de dames,
qui s'y étaient introduites malgré les ordres
exprès de l'ambassadeur, parce qu'il est
des accommodemens même avec la suite
d'un seigneur persan. M*^* A*** vit bien
qu'il s'agissait encore de curiosités ; mais ce
trait lui parut trop fort, et il conçut sur
l'heure une petite vengeance, que je l'en-
tcn dis expliquer au vieux interprète , le-
248 L AMBASSADE un
quel en sourit malignement flans sa barbe
blancbe. Le kan parut examiner avec at-
tention les belles curieuses : il détailla
même ceux de leurs charmes qui lui étaient
offerts avec le soin qu'il eût apporté à cet
examen dans un marché de Bagdad ou
d'Ispahan. Ces dames étaient un peu con-
fuses : je vis l'instant oii quelques-unes
allaient rougir. Enfin, Tune d'elles, dont
la beauté n'inspirait plus que des regrets ,
s'affranchissant de la contrainte qu'elle
s'était jusqu'alor. imposée , demanda à
l'interprète le sujet de cette inspection
asiatique : c'était où le bonhomme l'atten-
dait. Son excellence, lui répondit-il, vous
estime toutes^ mesdames. — Je le crois;
mais sa conduite est, ce me semble, une
singulière preuve de l'estime qu'elle nous
porte. — Je vois que madame est trompée
par Fhomonyme; j'ai voulu dire que l'am-
bassadeur vous évalue. — Plaisantez-vous?
— Je ne parlai jamais plus sérieusement.
— Voilà une façon toute nouvelle d'ap-
précier le sexe. — C'est im usage oriental.
PERSAiV. 1l\()
— Et quel prix son excellence attribue- 1-
ellc à cette jeune brune , dont les yeux sont
SI \ifs? — Deux cents louis. — L'évalua-
tion est honnête. Et cette grande blonde^
au regard langoureux? — Cent cinquante
louis. — Et cette petite femme sémillante
à la taille svelte, au pied mignon. — Seu-
lement cent louis, à cause de l'excès de
vivacité. — Et cette volumineuse beauté ,
qui paraît si gênée dans sa parure ? — A
peine soixante louis , vu la nécessité abso-
lue du corset. — Et cette jeune demoi-
selle timide? — Cinquante louis; ce n'est
encore qu'une beauté en espérance. — Et
cette élégante, si fardée? — Dix louis; c'est
une beauté à la gouache. — Ah ! c'est
heureux ; son excellence daigne arrêter les
yeux sur moi; faites-moi le plaisir de me
dire à quel taux je suis portée au tarif
de ses bonnes grâces.- — Sur ce point,
madame me permettra de me taire. — Au
contraire , je veux que vous parliez. —
Impossible ! — Je l'exige. — J'obéis. L'am-
bassadeur a dit.... — Eh bien! il a dit.... —
a DO L AMBASS -4DEUR PEKSAN.
Qu'il ne pouvait apprécier madame. — La
raison? — Son excellence assure qu'elle
ne connaît pas la petite monnaie du
pays. ... A ces mots attérans , la dame
est sortie sans répondre, et toutes les
curieuses l'ont suivie en silence. Depuis
ce jour-là, l'ambassadeur n'a plus reçu
de visites féminines; la curiosité des Pari-
siennes n'a pu même être sollicitée au dé-
part de la belle Circassienne, qui a traversé
Paris encaissée comme une statue, et pour-
vue de la quantité d'air strictement né-
cessaire pour ne pas étouffer. »
LE MÉNAGE d'uN JEUNE GARÇOX. 25l
LE MÉNAGE D'UN JEUNE GARÇON.
( Avril )
JjE plus gracieux des poètes élégiaques,
Tibulle , veut que tous les instans de la
jeunesse soient marqués par les plaisirs :
à son avis, toute heure perdue pour la
jouissance est une heure volée au bonheur
de cette heureuse saison de la vie ; et c'est
dans toute l'impétuosité de ses passions
qu'il s'écrie :
Jam veniet tenebris mors adoperta capttt ;
Jam subrepet incrs (ftas, nec amare decebit ,
Dicere nec cano blanditias capite.
Le temps presse : couvert d'un voile ténébreux,
Sur les pas chancelaiis de la faible vieillesse
Déjà la mort s'avance; et l'amoureuse ivresse
Ne sied plus, si le temps a blanchi les cheveux (i).
(i) Traduction de MoUevatit.
îsSa LE MÉNAGE
Mais Epicurc, ce penseur aimable, qui fut
en même temps l'émule du plaisir et de
la raison, avait dit avant que le fougueux
amant de Délie vécût : « Jouissons, mes
amis ; mais jouissons avec mesure , afin de
prévenir la satiété , cette léthargie des sens
qu'on devrait redouter plus que le trépas,
quand elle ne serait pas précédée de l'en-
nui , et suivie des infirmités. » Si j'étais
plus jeune, je voudrais faire graver, en
lettres d'or, dans mon cabinet, ce pré-
cepte du philosophe grec ; je viendrais
devant cette sage inscription humilier mes
désirs et corroborer ma raison; là je ferais
tourner au profit de mon cœur les sacri-
fices de mon imagination; là, je défierais
peut-être les séductions d'un sexe dont il
faut toujours combattre le pouvoir, pour
ne pas trouver l'instant de lui céder. Mais
le temps a jeté déjà sur mes passions un
coin du manteau pesant des années ; il
n'est plus besoin de frein pour une ardeur
amortie.
Ces réflexions, oii je me laissais entrai-
! d'une .te uni- CrARÇOjy. ^53
iner mercredi matin à mon réveil, et dans
le cours desquelles l'application avait suc-
cédé aux généralités, amenèrent, je ne sais
pourquoi, mes présomptions sur la con-
duite d'un beau garçon qui, depuis quel-
ques jours, occupe un petit appartement
situé sur le même carré que le mien. L'es-
pèce de mystère qu'on a mis à son emmé-
nagement , dont les soins ont été presque
exclusivement abandonnés à une jeune ser-
vante , qui forme tout son domestique,
me paraissait une preuve de l'embarras
survenu dans ses affaires; et j'étais prêt à
parier que cette anomalie financière pro-
venait d'un attachement trop exclusif au
système de Tibulle , affranchi des pru-
dentes modifications imposées parEpicure.
En effet, il ne fallait qu'un peu de tact
pour se refuser à croire qu'un homme ,
dont la tournure et les manières décèlent
l'habitude du tourbillon, soit venu, sans
de puissans motifs , s'ensevelir dans une
cellule du pays latin : on ne quitte un che-
min facile et couvert de fleurs pour un
1X54 L* MÉNAGE
sentier aride et difficile , que lorsqu'on est
jeté brusquement hors du premier par un
choc dont on n'a pu se garantir.
J'en étais là de mes conjectures , quand
Azédor est entré. « Saint-Félix , ton jeune
voisin, m'a-t-il dit, sans autre préambule,
est né de parens honnêtes ; mais bercé des
prétendus avantages que devait lui pro-
curer sa jolie figure , il s'est habitué , dès
l'enfance , à se croire en possession d'un
trésor qui , au gré de son amour-propre ,
pouvait lui tenir lieu desavoir, de savoir-
faire et même de savoir-Vivre. Dans cette
heureuse disposition d'esprit, il est entré
au collège plein d'un profond mépris pour
les sciences , et il en est sorti , après cinq^î
ans , aussi ignorant et non moins orgueil-'
ieux qu'un gentilhomme du treizième siè-
cle , dont je ne serais pas embarrassé de
trouver plus d'une copie parmi les gentils-
hommes d'à présent.
3) Saint -Félix était propriétaire d'un
petit château que son père , en mourant ,
venait de lui laisser pour tout héritage ,
d'un JEUjVB garçon. 255
après en avoir diminué de moitié le revenu
I pour entretenir quatre tourelles, sur l'au-
torité desquelles le curé , le maire et le
garde champêtre du lieu avaient bien voulu
considérer comme titres de noblesse ceux
i d'une savonnette a vilain , que le grand-
I père du jeune homme, ancien épicier dro-
guiste de la rue des Lombards , avait
achetée 60,000 francs ; acquisition au
moyen de laquelle il était parvenu à per-
dre l'estime des gens sensés, qu'il avait
obtenue en vendant honnêtement du poi-
vre et de la rhubarbe.
C'est un bel état que celui de seigneur
d'un village ! Cependant , comme il se
trouvait dans le pays où \% Jief ài^ Saint-
Félix était situé , quelques hommes en-
tachés des maximes constitutionnelles ,
et qui se refusaient malignement à lui
concéder la particule dont il voulait que
son nom fût précédé , il -se lassa des hon-
neurs imparfaits qu'il obtenait , et qui ,
d'ailleurs, ne compensaient pas la peine
extrême qu'il se donnait pour vivre noble-
aS6 "LE MÉNACK
meriL avec 2,000 livres de rente. En con-lj
séquence , Saint-Fclix , décidé à résider
toute l'aimée à Paris , prit vui matin congé
<le ses tourelles , dont il venait d'échanger
la propriété contre le loyer d'un bel appar-
tement de la rue du Mont-Blanc ; il se défit
â.e ses quatre chevaux de labour, qu'il rem-
plaça par deux coursiers aux pieds de
cerf, que Lendoi^my lui vendit avec toute
la conscience compatible avec son état;
et, du produit de trois charrettes, il acheta
une jolie calèche , sur le prix de laquelle
Leduc lui assura qu'il se contentait d'un
modeste bénéfice , nonobstant son titre de
carrossier de la cour.
» Complètement métamorphosé en hom-
îne du jour, Saint-Félix ne tarda pas à se
livrer au plaisir avec tout l'abandon propre
à un étourdi de vingt-deux ans, devenu
maître absolu d'un capital d'environ
2,5oo louis, par la plus imprudente éman-
cipation. Au train de vie qu'il avait pris
d'abord, cette somme pouvait durer six
mois; mais il est des moyens d'arriver en
D UN 3 EU NE G^RÇOy. 20^
moins de temps à sa ruine, et le pauvre gar-
çon employa le plus sûr en ajoutant à son
budget l'entretien d'une danseuse de l'opé-
ra, laquelle fît si lestement les honneurs de
son portefeuille, qu'au bout de soixante
jours il se fût trouvé réduit, comme Bias, à
porter tout son bien avec lui , si le proprié-
taire du bel appartement dont j'ai parié
ne s'était, en sa qualité de créancier privi-
légié , rendu opposant à Texécution de
douze ou quinze saisies qui venaient d'at-
teindre le mobilier de son lociitaire.
» Dans cette circonstance difficile, Saint-
Félix eut recours à ses amis, c'est-à-dire,
à quelques êtres obligeans qui , durant le
cours rapide de sa prospérité, avaient fait
preuve d'un zèle soutenu , lorsqu'il les avait
admis à l'ouverture d'une terrine de Nérac
ou d'un pâté de Pitbiviers, et dont l'ex:-
pansive amitié s'était vingt fois exhalée
à sa talle, avec la mousse du pétillant
Aï.... Il fut bientôt convaincu que la source
de ce beau sentiment avait tari soud,ain
avec celle des libéralités qui l'alincn-
2 58 Li: MIi^AGK
taient. « A la bonne heure, se dit menta-
lement mon jeune homme , en préparant
une feuille de papier à lettre, je vois que
l'on ne calomnie pas les hommes quand
on les accuse d'ingratitude; mais les fem-
mes , quelle différence ! l'âme dont les
mouvemens viennent se peindre avec des
nuances si douces dans leurs beaux yeux ,
le cœur qu'enveloppent leurs formes sé-
duisantes , ne peuvent être accessibles à ce
vice hideux. Ecrivons à Léonore ( c'est le
nom de la danseuse expéditive ); elle est
riche, et riche en partie de mes bienfaits; sa
bourse va s'ouvrir au premier exposé de ma
gêne. Aussi ferme dans l'opinion qu'il s'était
faite du beau sexe que l'austère Caton
dans ses principes républicains , Saint-
Félix envoya le billet qu'il venait de tra-
cer à la nymphe de la rue de Richelieu ;
voici la réponse qu'il en reçut le lende-
main.
« Votre lettre m'est parvenue, mon cher
» Saint-Félix , et je me serais hâtée d'aller
» pleurer avec vous , si ce fou d'Ernest ne
» m'eût pas forcée de rire toute la jour-
» née, en me racontant la querelle surve-
» nue, lundi dernier, entre ma camarade
» Hortense et certain milord, assez ridi-
» cule pour vouloir être aimé , parce qu'il
» paie; querelle qui s'est terminée, après
» deux jours d'escarmouches, par un fa-
» meux combat à coups de poings, oii ma
» camarade a fait des prodiges dans l'art
» du pugilat. Depuis ce plaisant récit, j'ai
» sérieusement travaillé à devenir triste,
» afin de vous prouver combien je suis sen-
» sible à vos peines, et je prenais déjà un
» air passablement mélancolique, quand on
» est venu m'annoncer que je dois danser
» ce soir dans le Carnaval de Venise. Vous
» sentez, mon cher Saint- Félix, le grave
» inconvénient qu'il y aurait à me montrer
y> en scène avec une aune de figure ; or, il
» me reste tout juste assez de temps pour
» reconquérir cettr physionomie mutine
» qui, suivant les fruits du foyer, plaît
» beaucoup au comte de L***. S'il con-
» tracte, vous pourrez compter sur moi
îi6o LE MÉNAGE
j) d'aut.int plus sûrement, que je corn-
» menée à trouver que l'équipement d'un
» officier de hussards , renouvelé deux fois
» par an , est une charge un peu forte pour
» une danseuse du second ordre.
» Adieu , mon cher Saint-Félix. »
Léonore.
» Tonjeune voisin manque de cette péné-
tration qui fait apercevoir les convenances
jusque dans leurs nuances les plus légères ;
mais il reçut en naissant l'instinct de la
délicatesse, de l'honneur. Il rougit à la
lecture de cet écrit humiliant; et, l'ayant
froissé avec un mouvement convulsif, il
resta plongé dans de profondes mais tar-
dives réflexions. La lettre de Léonore ve-
nait de lui être remise par une grande et
belle fille qu'il avait prise à son service
en quittant sa terre, dont le père de la
jeune personne était fermier. Cette ser-
vante est celle qu'il a maintenant, celle
de qui le dévouement presque inouï survit
à la fortune de son maître. Jeannette ( c'est
le nom de ce petit phénomène de fidélité ),
d'un jeune garçon. hGï
.iprès a"^ir remis le billet de la danseuse
à Saint-Félix, était restée debout devant
lui, attachant avec un tendre intérêt ses
grands yeux noirs sur les siens; et le pro-
fane n'entendait pas le langage de ces
yeux-là. C'est bien, mon enfant, dit-il avec
indifférence; laissez -moi. — Pas encore,
monsieur, répondit la jolie grisette , en
tirant de son sein un petit papier qu'elle
présenta à Saint-Félix ; lisez d'abord ceci,
- Quoi, ma clière, dit le jeune homme
sans trop d'éin^otion , et après avoir lu,
vous avez acquitté mon loyer. — Il me
restait mille francs sur la légitime de ma
mère , rien de plus naturel que l'usage que
j'en ai fait. Mais ce n'est pas de cela qu'il
s'agit; demain, peut-être, vos créanciers
vont fondre de nouveau sur votre mobilier,
qu'il ne sera plus possible de sauver; il
faut déménager ce soir. — Impossible :
les huissiers n'ont-ils pas établi ici un gar-
dien? — On sait à quel prix est la con-
science d'un recors. — Mais , mon enfant ,
où irons-nous? — Dans un appartement
262 LE MÉNAGE
que j'ai loué en votre nom près du Luxem-
bourg. — Comment donc? mais c'est bien ,
cela, pour.... — Pour une paysanne, alliez-
vous dire. Au résumé, monsieur, me don-
nez-vous carte blanche? — . Sans doute,
puisque. ... — Oui , puisque par hasard
j'ai de l'intelligence et des ressources
dans l'esprit. Voici donc votre nouvelle
adresse ; allez vous promener quelques
heures; ce soir nous serons installés au
faubourg Saint-Jacques. En effet, Jean-
nette fît de si promptes dispositions que
Saint-Félix, qui s'était éveillé plein de
trouble dans la rue du Mont-Blanc , se
coucha à peu près tranquille au pays latin,
grâce à la sollicitude d'une bonne, sur la-
quelle, jusqu'alors, il avait à peine daigné
abaisser les yeux.
» Maintenant, continua mon lutin en
tirant d'un placard, où il reposait depuia
quatre mois , le télescope magique dont
il m'a fait cadeau le jour de Tan , exami-
nons, à l'aide de cet instrument, ce qui se
passe chez ton voisin , au moment oii nou5
d'u]V jeune garço:^. 2G3
parlons. A peine la lunette fut-elle braquée
clans la direction de l'appartement de Saint-
Félix , que la muraille , dont l'opacité \enait
d'être dissipée par l'effet d'un charme puis-
sant, ne me présenta plus qu'une surface
transparente, qui me permit de saisir les
objets comme à travers une glace de Bo-
hème. M
Saint- Félix, placé sur un divan, parais-
sait admirer en perspective une femme à
l'œil vif, à la taille élancée qui, debout de-
vant une glace, était tour à tour occupée
à jeter en arrière les plis de sa robe, pour
dessiner ses formes gracieuses, et à con-
tourner sur ses doigts les boucles aérien-
nes de sa chevelure. A l'angle très-ouvert
que formaient les pieds de cette svelte
beauté , je reconnus sur-le-champ Léo-
nore. La branche acoustique du téles-
cope (t) me transmit le dialogue suivant,
que la jeune disciple de Tlierpsycore en-
trernêla, comme on va le voir, de quel-
(i) Voyez l'arlicle du i''. janvier.
a64 LEMÉNAGH
ques hors-d'œiivres passablement étran-
gers au sujet. — Vous avez beau dire, ma
chère Léonore, je ne me crois pas assez
recommandé auprès du duc de *** pour
obtenir la place que je sollicite. — Vous
êtes fou, mon cher Saint-Félix ; présentez-
vous aux soirées de son altesse; vous réus-
sirez, si madame la duchesse est une femme-
sensible Battemens précipités et glis-
sade. — Toujours des plaisanteries; mais,
moi, me voici dans une situation que je
suis loin de trouver plaisante. — INIon
dieu! je m'en afflige bien sincèrement
Double entrechat. — Et vous devez m'ai-
der à m'en tirer, puisque c'est pour vous...
'— Qu'est-ce que vous dites donc , mon
ami? c'est une folie commune que nous
avons faite.... Pas de deux; mêmes attitu-
des, mêmes mouvemens. — Mais vous
m'avez promis d'employer votre crédit en
ma faveur. — Aussi le ferai-je; comptez
sur ma promesse.... pirouette.... Après ce
petit colloque à bâtons rompus, la dan-
seuse fît une sortie à la zéphire ^ et laissa
d'un jeune garçon. 265
le pauvre Saint-Félix bien peu rassuré ,
sans doute , sur les intentions de sa volage
protectrice.
La scène que je viens de rapporter n'a-
vait pas tellement absorbé mon attention
que je n'eusse pu apercevoir Jeannette
écoutant à la porte du salon ; mais , aussi
vive que curieuse, elle avait fui avec la
vitesse d'un jeune faon lorsque Léonore
s'était disposée à sortir. Rendue à sa cham-
bre, qui, soit dit en passant, était éloignée
de l'appartement de Saint-Félix , la petite
bonne tira d'une armoire une lettre sous
cachet volant qu'elle baisa plusieurs fois ;
puis, après l'avoir serrée dans son sein, elle
passa dans une cuisine dont les fourneaux
me parurent, hélas ! bien froids. Cette ré-
flexion fut faite apparemment par la jeune
personne en même temps que par moi, car
je la vis céder à une tristesse soudaine ,
qu'augmenta l'inspection d'un sac assez
mince, d'où elle tira quelques pièces ayant
une couleur et produisant un son ignobles.
A cet aspect, Jeannette porta , comme par
12
•iGG I.K M L\AC K
inspiration, la main à son cou, et en dé-
tacha vivement une petite montre d'or, que
supportait une chaîne du même métal
Excellente fille, je devinai sa généreuse in-
tention, et je n'éprouvai aucune surprise
lorsque, l'ayaïit suivie des yeux, je la vis
déposer chez im commissionnaire au Mont-
de-Piété l'unique bijou qu'elle possédait.
De retour de cette triste expédition ,
Jeannette eut , en peu d'instans , préparé
Je dîner de son maître ; lequel se mit à ta-
ble avec r^pathie d'un homme qui , se
laissant a-ccftbler par l'embarras d'exister,
ne sait opposer au sort ni l'espoir ni la ré
sisnation. Telle est la fâcheuse extrémité
à laquelle se trouvent bientôt réduits ceux
"qui se sont fait un unique et fragile appui
'^e leur confiance en eux-mêmes ; une fois
idéçus , il ne leur i^este pas le moindre se-
cours contre l'adversité.
Cependant Jeannette , en servant son
maître, épiait l'occasion d'entamer un en-
tretien que semblait éloigner là fierté bien
naturelle du petit-fils d'un épicier dro-
d'un jeune g Ml ç on. 267
guiste ; ce fut pourtant lui qui rompit le
silence. — Il me semble , mon enfant ,
que vous me faites dîner aujourd'hui plus
tôt qu'à l'ordinaire. — C'est que le temps
n'a pas paru long à monsieur dans la
compagnie de madame Léonore. — Il est
vrai qu'elle a beaucoup d'esprit. — Oui ,
dans les jambes. — Voilà , Jeannette , de
la malice qui sent le théâtre des Variétés;
et puis il faut appeler Léonore mademoi-
selle. — Ma foi , monsieur , si ce titre se
perd quand on prend un mari , à plus forte
raison doit-on 'le perdre lorsqu'on en a
pris trente. — Petite , parlez avec plus de
ménagement d'une personne à laquelle j'ai
des obligations. — 'Ne fût-ce que celle de
vous avoir débarrassé d'environ mille louis
en deux mois.... — Jeannette ! — Dites
tout ce que vous voudrez, monsieur ; mais
vous n'obtiendrez jamais de votre danseuse
que des promesses et des rigaudons. —
Cependant auprès du duc de * * * ? Vous
n'avez pas besoin de sa protection. — Et
l'emploi que je sollicite ? — Vous l'aurez
268 LE MÉNAGE
sans elle. — Comment?..., Ici ,'Saint-
FéJix , en soulevant l'assiette qu'il avait
devant lui pour la passer à Jeannette , dé-
couvrit un ])apicr C'était la lettre dont
j'ai parlé , que la jeune servante venait de
glisser sous le couvert de son maître. Il
l'ouvre... quelle est sa surprise en recon-
naissant le brevet de la place qu'il sollicir
tait. — Jeannette , qui vous a remis cet
écrit ? — Une femme vertueuse... vous
voyez qu'il ne peut être question de Léo-
nore. — Ensuite. — Je le tiens de madame
la duchesse de * * * elle-même. — Ah !
*' je comprends , elle m'a vu au bal de
la comtesse de Valbel , où j'ai fait quel-
que sensation. — Madame la duchesse
n'a pas l'honneur de vous connaîti^e. —
Alors comment expliquer l'envoi de ce
brevet , et à qui le dois-je ? — A personne,
car c'est moi qui l'ai obtenu. — Vous ! —
La chose est surprenante , j'en conviens :
on éconduit si lestement les gens qui ne
sont rien en apparence , et l'on accueille si
volontiers ceux qui ne sont rien en effet
D UN JEUNE GARÇON. 269
Mais j'ai su me procurer de l'importance
chez une marchande à la toilette, et grâce
à quelques attifets de louage , qui m'ont
servi de passe-ports auprès des valets , j'ai
tout obtenu d'une excellente dame qui n'a
voulu absolument me tenir compte que de
ma qualité de servante fidèle.
Il serait difficile d'exprimer ce que Saint-
Félix éprouvait en écoutant Jeannette:
peut-être était-ce la fierté luttant contre la
reconnaissance ; peut-être était-ce seulement
l'embarras d'avouer une obligation à l'un
de ces êtres envers lesquels on croit s'ac-
quitter suffisamment au moyen de quel-
ques pièces d'argent , qu'on leur donne ou
qu'on leur promet. Quoi qu'il en soit, le
nouveau fonctionnaire , sentant qu'ildevait
une expansive démonstration à sa protec-
trice , l'attira doucement à lui et déposa
sur sa joue un baiser, auquel il attribua
sans doute un grand prix , car je lui trou-
vai l'air fort dégagé après l'avoir donné.
A en juger par le vif incarnat qui vint se
fondre sur le teint de la jeune bonne , et
■X'JO LE MENAGE
par le mouvement précipité de son sein ,
Saint-Félix lui avait payé sur sa dette un
à-compte hien agréable ; je craignis même ,
pour la gloire de Jeannette, que, d'après
cette manière de compter , il ne fût diffi-
cile de reconnaître , le lendemain , lequel
des deux intéressés resterait le créancier de
l'autre.
La soirée , pendant le cours de laquelle
je ne voulus pas abandonner un instant
mon poste d'observateur , se passa en pe-
tites attentions délicates, mais étudiées, de
la part de Saint-Félix , et en petites conces-
sions de moins en moins innocentes de la
part de Jeannette. Enfin elle prit congé de
son maître, qui, visant toujours à l'acquit
de sa reconnaissance , lui donna , cette
fois , un baiser si expressif qu'elle crut
devoir se précipiter hors de l'appartement
et se réfugier dans sa chambre , oii elle
déroba sous les rideaux de sa couchette
et sa jolie personne et l'émotion qui la do-
minait.
Saint-Félix, piqué au jeu par une ré-
D UN JEUINE GARÇON. 27 1
sistance à laquelle rainour - propre d'un
joli homme s'habitue clifficilement, vint ^
sous un prétexte frivole, frapper à la porte
de Jeannette. — Que désire monsieur?
dit-elle en tremblant. — Ouvrez. — Je ne
le puis.... je ne le dois pas (et peu s'en falr
lait que je n'entendisse battre son coeur).
— Petite, je vous ordonne de m'puvrir. — -
A cette hevire et dans ce lieu, monsieur
n'a rien à imposer à mon obéissance. — r
Eh! bien, Jeannette , je vous le demande
en grâce.... A ces mots , prononcés avec
l'accent le plus doux, l'éclair de dignité
que la jeune fille venait de montrer fit
place au plus entier désordre de ses sens...
elle entrouvre ses rideaux ; déjà son pied
touche le plancher ; sa main va tirer le
verrou protecteur. Mais l'indécision est
encore dans sa démarche , lorsque le désir
seul étincelle dans ses yeux. Elle s'arrête...
Je la vois réfléchir.... C'en est fait : le vice
a succombé. Enfin , Jeannette se jeta de
nouveau sur son lit , d'où partirent bien-
tôt des soupirs ({ui me révélèrent à quel
O.'^l LE MÉNAGB D UN JEUNE GARÇON.
prix elle obtenait la victoire. P^ 'importe ,
elle n'en conserva pas moins dans mon
esprit toute l'estime due au dévouement
désintéressé ; mes tablettes furent char-
gées d'une nouvelle note favorable à la
plus belle moitié du genre humain , note
pour la conservation de laquelle je me suis
fait un devoir de ne plus braquer , à mi-
nuit, mon télescope sur la chambre de
Jeannette.
LES TROIS GAWDS. 2^3
LES TROIS GANDS.
( Avril )
Indépendamment de la diversité que l'âge
ipporte dans nos mœurs , dans nos habi-
udes , dans nos plaisirs , il en est une pres-
|ue aussi remarquable qui naît , non-seu-
ement des climats, mais encore des sim-
ples localités. Au rapport des historiens
^recs , dont le savant Barthélémy a si élo-
^uemment résumé les opinions , cette dif-
férence locale était frappante à Athènes ,
sntre les habitans de la ville , proprement
dite , et ceux du Pirée, qui n'en était que
le faubourg , lors même que la naissance ,
la fortune et l'éducation semblaient devoir
établir entre eux une entière conformité de
caractères. Mais , pour citer un exemple
tout près de nous , je veux reproduire la
comparaison faite mille fois de la nouvelle
274 LES TROIS
Athènes (Paris), à l'ancienne; et, plaçant,
pour un moment , le centre de la cité de
Minerve au boulevart Italien , le Pirée au
Marais , et la voluptueuse Égine à l'île des
Cygnes , je ferai ressortir , sous le seul
point de vue auquel je veuille aujourd'hui
m'attacher , les nuances morales propre.'
à ces trois quartiers ou à leurs environs.
Tel est le sujet que je me proposais , i
y a huit jours , en longeant les boulevarts
le nez au vent et le dos de la main gauclu
appuyé sur les boutons de la taille de moi
habit. î^^onobstant la foule qu'attire à touti
heure la vogue du marchand de galett
établi sur le boulevart étroit qui sépar
la porte Saint-Denis de la porte Saint
Martin, j'étais arrivé sans encombre à 1
hauteur de cette dernière, et j'allais dou
hier le théâtre où MM. Cicéri, Daguerr
et Alaux font tant de prodiges , malgré 1
participation des auteurs auxquels ils s'as
socient, lorsque je me sentis pincer l'oreill
par une main qui me fit éprouver une sen
sation approchant de la brûlure : je me re
G AND s. 2-5
oiirnai, c'était Azédor. « Me voici, mon
lier, me dit-il , et tu dois me savoir gré de
aon empressement , car au moment oii tu
raversais le passage des Panoramas , j'étais
;ncore à Cahors , traçant , de ma griffe
crochue, le sermon d'un missionnaire qui,
ïemain , doit lire en chaire cette produc-
ion diabolique , comme le résultat d'une
nspiration d'en haut. De quelle flexibilité
i'esprit ne pourrais-je pas me prévaloir!
Conseiller en même temps vin casuiste, dont
e principe fondamental estl'intolérance , et
un peintre de mœurs, que je dois supposer
un peu philosophe ! Nul diplomate, nul pu-
bliciste , nul jurisconsulte , nul journaliste ,
j'en réponds, ne ferait preuve d'une logique
aussi mobile, quoique, par le temps qui court,
la plupart de ces messieurs aient contracté
l'habitude de souffler , suivant la circon-
stance, ou le froid ou le chaud. Juge toi-
même des difficultés attachées à ma tâche ;
le casuiste , pour satisfaire aux obligations
qu'il s'est imposées, doit offrir le vice, ou
ce qu'il qualifie ainsi , dans une honteuse
2^6 LES TROIS
nudité , qui à l'avantage douteux de faire
apercevoir à l'expérience ce qu'il a de hi-
deux, joint le danger certain de découvrir
à rinnocence ce qu'il présente de sédui-
sant. Le moraliste , au contraire , en écar-
tant avec précaution le manteau que le
silence et le mystère prêtent aux passions ,
maintient, d'une main discrète, le voile
qu'elles empruntent à la pudeur; mais ce
voile est transparent , et le ridicule a les
yeux de l'aigle. C'est au sein des ténèbres,
et sous l'escorte de l'ignorance et du fana-
tisme que le casuiste abandonne les hommes
^ dans le chemin hasardeux de la vie , au
risque d'y rencontrer un précipice , où il
aime bien mieux les voir s'engloutir, que
de leur inspirer une prévoyance qui por-
terait atteinte à sa domination; c'est le
flambeau de la raison à la main, et sous
l'égide de la sagesse, que le moraliste guide
les mortels dans ce même chemin : c'est
avec une constante sollicitude qu'il les dé-
tourne des sentiers que l'erreur y fait
aboutir de toutes parts. Si, par un effet
GANDS. l'j'j
but naturel de leur aveuglement, les êtres
ssez crédules pour se laisser fourvoyer
)ar le casuiste devient des principes sophis-
iques qu'il leur inculque , et dont ils
le comprennent ni la valeur ni l'éteïidue,
;e farouche directeur, l'anathème sur les
èvres, la torche à la main, ne sait redres-
icr , à sa manière , leur conscience qu'en
konnant leur raison , qu'en déchirant leur
:œur. Tous les remèdes qu'il emploie cor-
odent; ses dures réprimandes ouvrent
nille sources de larmes, et ces larmes,
i^ous crie-t-il , ne tariront que dans les
ilammes éternelles.... Heureux si les enfers
3nt assez de feux pour satisfaire son ire
vengeresse! Ce n'est pas ainsi que les hom-
mes sont corrigés sous l'empire de la mo-
rale. Si, par l'influence d'un mauvais exem-
ple, ou par l'oubli d'un bon principe, ils
bronchent dans la route souvent difficile
du devoir, le moraliste, avec l'accent d'une
douce persuasion , parvient presque tou-
jours à raffermir leur démarche, à rassé-
réner leur conscience. Mais si , décidé-
a-yS i.r.s TROIS
ment sourds à cette remontrance philan- ''
thropique, ils persévèrent dans le mal, alors
la morale qui ( comme le dit Montaigne de
la science ) était naguère un sceptre dans
la main de leur guide méconnu , y devient
tout à coup une marotte; et le moraliste,
habile à manier cette arme, fragile en ap-
parence, mais redoutable en effet, voue
les coupables au ridicule , qui bientôt les
livre au scandale, terrible et sûr vengeur
de la sagesse outragée.
» Ce parallèle un peu sérieux , continua
mon lutin, ne m'a pas tellement éloigné
du sujet qu'il s'agit de traiter, que je ne
puisse y revenir sans une pénible circon-
locution, maintenant que nous voici ren-
dus au centre de ton nouveau Pirée , c'est-
à-dire devant le jardin Turc, où, si j'ai
bien compris ta pensée, tu veux commen-
cer, ce soir, tes observations. Asseyons-
nous ; je saisis déjà les traits épars du ta-
bleau de genre que nous avons à tracer.
» Cette dame, dont la jeunesse extrê-
mement prolongée doit rendre hommage
GANDS. 279
i l'embonpoint excessif qui la soutient,
est l'épouse d'un avocat de la rue Saint-
iLouis , lequel , trop occupé du droit pu.-
\blic pour donner à madame une notable
satisfaction sur le droit particulier ^ souffre
volontiers qu'elle cherche une compensa-
tion dans les soins de son maître clerc.
iMaiheureusement la complaisance de ce
Idernier n'est pas inépuisable ; et c'est parce
que sa suzeraine redoute un peu l'expan-
sibilité d'une sollicitude qu'elle a, plus
d'une fois, tiouvée en défaut, que tu la
vois diriger avec tant de vivacité sa lunette
d'or sur les jeunes gens qui circulent en
tous sens devant elle , afin d'être en mesure
d'arrêter, au besoin, les méfaits palans du
volage clerc ; précaution d'autant plus
sage, qu'une femme de chambre attentive
a prévenu madame que son infidèle vient
quelquefois, avec une figurante de l'Am-
])igu , prendre un quart cà la romaine au
café Vincent^ entre une apothéose de
M. Cuvellier et un déluge de M. Pixéré-
court.
l
q8o les trois
» Cette blonde un peu pâle qui, de-
puis que nous la regardons, a trouvé, sans
trop d'affectation , le moyen d'ôter trois ^
fois sa vaste capote^ pour arranger son
peigne de corail , qui n'était pas dérangé ,
et d'écarter quatre fois son schall pour res
serrer la boucle de sa ceinture, est une
victime de la manie des sous-locations
d'appartemens en garni. Un de ces explo
rateurs amoureux qui font profession de
chercher des aventures moins périlleuses
que celles après lesquelles couraient les
anciens paladins , aperçut un matin cette
belle enfant à une croisée, au-dessous d(
laquelle pendait un écriteau ; après m
bref examen de la demoiselle , l'amateu
jugea que la chambre affichée devait lu
convenir ; il monta. Décidé d'avance à m
disputer ni sur les dispositions des lieu:
ni sur le prix du loyer , il fut bientôt d'ac
cord avec la maman de la jeune personne
qui se présenta pour traiter, tandis que s.
fille chantait dans la pièce voisine, en s'ac
compagnant de la guitare , un air du majo
G AND s. 281
'°alme?\ ouvrage dont la nouveauté ne sera
le long- temps révoquée en doute chez les
ions habitans du Marais.
Une chambre détachée par économie
Tun appartement qu'on occupait d'abord
m entier, conserve toujours avec le logis
principal quelques communications , dont
xn adroit fripon sait profiter : il serait trop
ong d'expliquer comment le jeune sous-
locataire tira parti de ces communications ;
tu sauras seulement qu'au bout de six mois
il v avait deux chambres vacantes dans ce
même appartement , et qu'il s'en trouvait
une de moins à louer dans la maison d'une
dame serviable qui tient, rue Grange-aux-
Beiles , une pension de demoiselles nubiles,
qu'elle ne garde guère que trois mois pour
achever leur éducation. Revenue sous Je
toit maternel , l'ex-ingénue a senti la né-
cessité de provoquer l'hymen par tous les
moyens qui seraient en son pouvoir ; en
conséquence, elle et sa maman viennent
cha({ue jour solliciter l'attention des por-
teurs d'inscriptions au grand livre et des
282 LES TROIS
officiers en retraite ou en expectative qui
se réunissent ici ; mais les tentatives de ces
dames ont été vaines jusqu'à ce moment,!
et, malgré leur conduite sagement combi-
née, elles n'ont encore trouvé que de»
hommes qui savaient , même sans recourir
A des signes certains,
Reconnaître le cœur des perfides humains,
» A la gauche de cette vieille dame qui
fait placer un coussin sur une chaise pour
coucher le barbet que son domestique
porte avec précaution , je dirais presque
avec respect, tu vois l'épouseur le plus
obstiné, et pourtant le moins déterminé
de la capitale. Il a passé trente ans à faire
dresser des contrats de mariage , qu'il dé-
chirait ensuite , parce que , dans Tinter
valle de la rédaction à la signature, les
qualités d'une nouvelle prétendue avaient
effacé de sa pensée les avantages de celle
dénommée sur l'acte en expédition. Ce
prototype matrimonial a dépensé un tiers
de sa fortune en paieniens de dédits; un
&ANDS. aS!»
autre tiers s'est écoulé en cadeaux faits
aux trente ou quarante entremetteuses qu'il
emploie depuis la rue Saint-Martin jusqu'à
la fontaine de l'Eléphant; et je ne saip si le
tiers qui lui reste, à cinquante - cinq ans,
ne sera pas grevé des pensions qu'il de-
V rait en bonne conscience à ces dames obli-
geantes, pour six lustres révolus de bons
et loyaux services.
» Pour ne pas sortir de notre sujet, je
ne t'entretiendrai point en détail des ma-
nies de cette plaideuse émérite , qui , de-
puis l'^So, a raconté vingt-huit mille quatre
cent soixante-dix fois, c'est-à-dire, deux
lois par jour environ, le jugement, à son
avis inique , que le parlement de Paris
rendit contre elle il y a trente-neuf ans, et
qui fut conûrmé par arrêt du conseil,
quoique, le matin même de l'événement, le
roi eût honoré l'appelante d'un souris, au
sortir de la chapelle. Je glisserai également
sur la robuste iinmobililé du petit vieillard
en vitclîoura qui cause avec mon autre com-
tesse d'Escarbagnas, en gesticulant cornme
'Ûi^'s
Îi84 LES TROIS
un acteur de mélodrame. Suivant lui, toutes
les institutions créées depuis vingt- cinq ans
sont autant de songes creux , dont la rai-
son nous délivrera prochainement; et je
parierais qu'il est prêt à te soutenir que la
justice éternelle réside dans les jurandes»
dans les lettres de cachet , dans le droit de
commit timus , dans les cours souveraines ,
et surtout dans les états provinciaux , au-
près desquels mon immobile exerçait jadis
une charge , qu'il espère bien exercer en-
core. Enfin , je ne citerai que pour mé-
moire ces beautés élégantes qui tiennent
ici deux chaises, quoiqu'elles n'en occu-
pent qu'une : tu vois en elles des oiseaux
de passage attirés par les nouveaux bos-
quets d'amathonte que renferme le jardin
Turc; ou, si tu l'aimes mieux, ce sont de
jolies pèlerines groupées auprès des tem-
ples Q^' Henneveu çX Hardivilliers ont con-
sacrés dans ces contrées lointaines au
dieu joufflu des festins, dont ces nymphes
i,voyageuses sont les ferventes prêtresses.
Après ces observations faites au Gand
OAJVDS. 285
iu Marais , nous marchions à grands pas
ers le Gand de la Chaiissée-d' Antin^ lors-
u'Azédor m'en fît remarquer la colonie
ur le boulevart Montmartre. « Une toute
etite révolution dans l'empire mobile des
iodes, me dit-il, peut donner une vogue
tclusive à cette colonie, qui déjà rivalise,
ce n'est d'éclat, du moins d'intrigue et
3 scandale avec sa métropole. »
A peine arrivés sur le boulevart Italien,
ins l'espace qui s'étend du café Auguste
i caje Riche, nous fûmes presque as-
lyxiés par les principes volatils (je devrais
!ut-être dire par les miasmes ) d'ambre
de musc répandus dans l'atmosphère;
us prîmesplace en défendant, autant que
sslble, notre membrane pituilaire de ces
lanations prétendues agréables. « Avant
passer aux observations de détail , me
: Azédor quand nous fûmes assis , il est
cessaire que je te fasse saisir les deux
isses bien distinctes qu'im observateur
entif remarque parnii les habitués de
ind : la première se compose des pcrson-
a8G Lr.s TROIS
nés qui siègent; la seconde est formée de
ceWe?, qui se promènent ; et tu vas recon-
naître qu'il importe beaucoup aux dames
qu'on ne s'y méprenne pas. On pourrait
peut-être trouver une réunion plus inno-
cente que celle de sept à huit cents indi-
vidus assis si près l'un de l'autre , que la
loueuse de chaises serait autorisée à croin
ses droits fraudés de moitié ; je sais auss
que cette société serait quelquefois for
embarrassée de justifier spontanément d'ui
nombre de mains égal à celui des pied
qu'elle présente; mais, enfin, il -n'est pa g
impossible que la pudeur , sous les dehoj
de la coquetterie, vienne s'asseoir ici; tar
dis que les belles promeneuses qu'on
rencontre font difficilement prendre
change sur leurs projets , ou du moins si
leur longanimité , lorsqu'elles circulent i
milieu d'une foule de jeunes gens, ch
lesquels la curiosité passe si facilement (
sens qui aperçoit les objets au sens qui 1
vérifie. Rit.
» Prends note maintenant de quelqv ^^
GANDS. 2Sj
particularités. Le grand monsieur que tu
Aois marcher avec une inquiétude très-
apparente , en ramenant ses cheveux du
derrière en devant de sa tête pour éviter
de paraître chauve , est un mari jaloux.
Un de ses amis vient d'avoir avec lui ce
bref entretien : «Madame est au boulevart
de Gand. — Tu l'as vue. — Sans doute,
;:l mise avec l'élégance la plus recherchée.
— Je présume qu'elle est assise. — Non ,
ïion ami, elle se promène. — Elle se prô-
ne! » s'est écrié mon époux soupçon-
K Lix , avec l'accent terrible que Racine
)tôte à Mithridate quand il prononce : Les
.nains et , depuis ce moment , il
cherche avec obstination son épouse , la-
quelle, cachée derrière la persienne d'un
abiiiet de Tortoni, rit aux éclats de cette
iollicitude conjugale avec un jeune colo-
lel, qui a bien aussi ses raisons pour trou-
ver la chose fort plaisante.
» Vis-à-vis de nous, et près de cette pe-
itc femme à la taille d'abeille qui laisse
il^lomber sa gibecière , afm d'avoir occasion
288 LHS TROIS
de lier conversation avec son voisin , qui,
va la lui ramasser , tu dois avoir remarqué;
une brune piquante dont l'œil s'abaisse sur^
ses voisines avec un dédain qu'autorisent ,
en ce lieu son élégance, et l'impossibilité de
reconnaître , sous ce ricbe attirail , la fille
d'une fruitière du marché Saint-Honoré : ,
c'est la maîtresse d'un employé supérieur
qui, généreux par transmission, s'est plu
à couvrir cette Aspasie plébéienne de mille [
«adeaux , auxquels de bons cliens avaient [
assigné une destination plus légitime. Cha-
cun des objets dont la belle est parée a
une origine historique assez curieuse: le
cachemire est le prix d'une inspection ac-
cordée, en i8i5, au valet de chambre di
petit-fils d'un émigré , après la destitutioi
d'un ancien militaire , coupable d'avoi
vaincu à Marengo , à Austerlitz , à Wagram
à la Moscowa, et, qui pis est , d'avoir défenj^^
du notre indépendance à Montmirail. C
collier d'émeraudes, rehaussé de brillans
fut offert à l'appui d'une dénonciation ten
dante à substitution, et , grâce à l'éclat d^^
s!
'.Ci.
GA?fDS. 289
jce bijou, le malheureux dénoncé est mort
pe faim auprès du titre d'un cautionne-
ment qu'il n'avait pu se faire rembourser
iprès six mois de sollicitations. Cette ba-
jue étincelante est l'argument au moyen
luquel un sous-chef de biu-eau est parve-
lu à prouver que le gouvernement aurait
m avantage réel à lui donner annuellement
•000 francs , pour remplacer un rédac-
'■ eur à cent louis , réformé par économie.
' -nfin , ces bracelets de diamans attestent
1 reconnaissance d'un vaudevilliste , auteur
^ 'une parodie et de deux pièces de cir-
constance, que l'employé supérieur a fait
'dmettre dans la légion d'honneur, en
'' lyant de la liste des candidats un littéra-
" ;ur qui ne comptait que trente ans de
jcces et d estmie.
'' » Le temps nous presse, examinons rapi-
^2ment la jeune personne dont la chaise
't appuyée contre le gros arbre qui fait
ce à l'élégant assis à ta gauche. Cette
" îmoiselle paraît battre la mesure de /a ôar-
^Tole, que chante un barde ausonien en
é^Ô IFS TROIS
é'accompagnant de la harpe ; mais elle fait
connaître ainsi à son vis-à-vis l'heure mys-
térieuse qui doit les réunir; tandis qu'une
riche banquière , que je pourrais te nom-
iher, reçoit des mains du marquis d'Argent-
"Court (i) une prétendue chanson, dont
il dirigera demain la réponse vers une
{ïroisée du quatrième étage , qu'il connaît
"déjà. »
Il nous restait à explorer le Gand de's\\
XjJiamps-Elysées : nous y arrivâmes au plusl
beau moment , je veux dire à 1 heure ou
les quinquets suspendus dans l'allée prince
pille , située à droite de la i-eute de Neuil
'ÏV , ne jetaient plus qu'une lumièr'e incer
faine, et ne nous laissaient distinguer les peihi
•sonnes réunies dans cette allée que comrakv
des ombres convenablement disposées potii i
devenir des ombres heureuses. Toutefois if
cohime nous ne saisissions <jUe des massed 1I3,
(i) Surnom que s'est donne à lui-raêrue un cLjtjy^i
iftiqfue atebulant cfni s'habillait autrefois à la tUf
que.... tout le monde le connaît.
G AND s. 291
Vzédor pensa qu'il serait téméraire de ha-
arder des observations détaillées sur les
nœiirs du lieu ; il se contenta de me faire
emarquer , en nous promenant , que pres-
[ue tous les entretiens se terminaient par
es mots suivans , articulés avec plus ou
noins de mystère : A dix heures chez Ban-
elin.... A quatre heures chez Belledame....
'e (.'ous attendrai demain dans l'allée des
'^^euves... TroUvez-vousalabrune au salon
le Flore. Ces fins de conversations suffirent
lour me prouver que les aventures esquis-
éës à la sourdine au Gand du jardin Turc,
t celles ébauchées ostensiblement à celui
Iti boulevart Italien , viennent se conclure
Il Gand des Cliamps-Elysées. Or, je vis que
'avais fait une supposition convenable ,
lans mon rapprochement topographique
le la nouvelle Athènes à l'ancienne, en
tlaçant tout près de là Égine la volup-
ueuse , qui se trouve , de mon autorité
)rivée , transportée à l'île des Cygnes.
'A().i LA KLOKGAJYIS ATIOJV
LA RÉORGANISATION
D'UN PERSONNEL.
j
'^ ( Mai. )
i^os mœurs ont si peu de rapport avec
celles des Romains, qu'on ne soupçonne
pas même, dans la société, que le grand art
de ces maîtres du monde , le nerf de leur
puissance et de leur prospérité, résidait
dans l'attention soutenue qu'ils avaient de
mettre chacun à sa placée ; et que l'unique
cause, peut-être, de leur décadence f^t
l'oubli de cette même attention,./: Le mot
Jhveur.^ dans le sens de concession gratuite,
était inconnu du temps des Brutus et des
Publicola : on n'obtenait alors qu'en le
méritant, ce stuciiumpopuli., que Cicérona
signalé depuis comme le plus légitime bien
auquel un citoyen pût aspirer ; et le judex
gratiosus était aussi rare que l'application ^i
cîu honiim publicuin piii'dfd grafid devic-
tum est dont parle Sallusie.
C'était , surtout , dans la répartition des
dignités , des emplois , que le peuple-roi
faisait preuve d'une justice incorruptible :
Rome libre n'admettait clans la balance où
les droits des citoyens appelés aux fonc-
tions publiques étaient pesés, ni' l'avantage
fortuit de la naissance , ni les dons corrup-
teurs de la fortune; le zèle, l'expérience),
le courage , la vertu , tels étaient les titrçe
qu'elle protégeait , non sur Tautorité de
l'amour-propre qui s'en prévalait ; mais
quand elle les avait , en quelque sorte ,
devinés sous le voile de la modestie. Elle
laissa , comme on sait , de fiers patriciens
se consvuïier en clameurs ambitieuses, et
couvrit de la pourpre dictatoriale le bras
devenu rustique d'un Cincinatus, lorsque ce
héros ne songeait qu'à fertiliser le champ
qu'il avait su défendre. Jamais peut-être,
avant la domination des empereurs , une
grandeur soudaine ne vint étonner les Ro-
mains : la prétureet l'édilité étaient les de-
294 LA RÉORG A.NIS ATION
grés inévitables par lesquels il fallait pas-
ser pour arriver au consulat ; et lors même
qu'Octave eut imposé des chaînes dorées
aux vainqueurs de la terre , il respecta cette
louable coutume.... L'intrigue fut, long-
temps encore , réduite à ramper sans
succès.
Que nous sommes loin de nous conduire
d'après ces principes conservateurs de l'or-
dre social ! Chez les Romains , il ne fallait
que mériter les emplois pour les obtenir j
chez nous , il ne faut que savoir les obte-
nir pour les mériter. Le droit de servir
l'état , qui devrait être le prix décerné au
concours de tous les sentimens nobles et
généreux , est acheté par les humiliations
dont on a semé la déplorable carrière de
solliciteur; carrière que Thomme délicat
abandonne communément sans en avoir
atteint le terme ; laissant à l'intrigant le
triste avantage d'une réussite à laquelle
il faut sacrifier toute la dignité départie à
l'homme libre , l'honneur d'une épouse que
Von associe à de honteuse* démarches , et
d'un persoî'Tnel. agS
(De qui peut rester encore de délicatesse dans
le cœur d'un être qui s'est voué àlaplus vilç
des conditions.
Voilà ce que je disais, ou plutôt ce que
je déclamais avant-hier en marchant ^
grands pas dans mon appartement, au re-
tour de l'audience d'un ministère, où j'ar
vais appris que l'emploi auquel j'aspirais
V^n^jt d'être donné à un figurant de Tope-
ra , devenu capitaine en i8i5 , sans avoir
Até ni lieutenant ni sous- lieutenant ; ma^s
^ui est parvenu ^ faire admettre , p?ir çp»;^
|>f jisation,sjes services d,aixs les a^rméçs ,<iie l^
jÇÀiravane , de Ferncf,i%d Çorf^s et 4^ Is-
Un l^ruyant éclat de rire, parti d'un c^r-
^)inet attenant à ma chambre à couçhçr, f^t
loUjt ft çpijp diversion à «î^ cplçre ; et, le
.rieur $'iétant montré , je reeoijnus mop
Iiiiiti^, fiopt l^ ïïia.ligne figur;© était e^i/p^rie
.couverte des traces larmoyantes de sa gîiiiÇt^.
« Je ris îkvec raison , i?i,e (}it-ii : rien de plus
prppre \ désppiler la fat# d'i^n nouveau
pémocrite que tout ce qui se passe auj<)up-
296 LA IiÉORG Aîf ISATIOIV
d hui pour la distribution de places ; et je
t'assure. que si , dans les cercles , au spec-
tacle, à la cour, dans les promenades, on
accueillait ceux qui les dispensent par le
rire dérisoire qu'ils méritent, on réussi-
rait mieux à les corriger que par de sé-
rieuses déclamations sur l'oubli de la jus-
tice distributive.
« Mais , puisque nous en sommes sur ce
chapitre , assieds-toi devant cette glace; je
vais ;, par la vertu de mon art , y repro-
duire l'épisode amusant de la réorganisa-
tion d'un personnel militaire , opérée , il y
a bientôt deux ans , dans une partie de
l'Europe dont , pour unique réticence , je
tairai le nom. La toile se lève , silence et
attention. Les huit ou dix personnages au
visage fleuri que tu vois réunis autour de
ce tapis vert , et dont l'embonpoint se per-
pétue à l'ombre des persiennes d'un bu-
reau , bien frais en été , bien chaud en hf-
ver , comptent , pour la plupart , quinze etl.
vingt campagnes au ministère ; tous ont à
la boutonnière des décorations dont per
D UJY PERSONNEL. 2Q'7
S mne, que je sache, ne songe à leur con-
roster la légitime possession; et si quelque
incrédule venait à concevoir des doutes à
:et égard, les cartons sont là : on pourrait
5n tirer , pour les livrer à l'admiration pu-
blique, des milliers de budgets savans ^ de
[circulaires honorables , de rapports éclà-
tans y titres incontestables sur lesquels se
fondent les droits et la gloire de ces mes-
sieurs. Ils ont dit un jour au ministre (i):
« Monseigneur, l'économie est une divi-
nité nouvelle à laquelle vous devez chaque
matin une hécatombe d'employés ou d'of-
ficiers : le tour des administrateurs de l'ar-
mée est arrivé. Mais la r^éconstitution d'un
corps qui n'est bon qu'à pourvoir aux be-
soin de deux cent quarante mille hommes,
et <à surveiller l'emploi de deux cent mil-
lions, n'est pas une opération qui puisse oc-
cuper directement votre excellence: il est
de sa dignité d'en commettre le soin à ckîs
Heutenans dont elle connaît le zèle , et de
i;;
(i) Co rainisfrc n'a plus ]<• j)0it(feiiille.
298 LA. RK ORGANISATION
qui le desintéressement et ia justice doi-
vent , en cette circonstance , lui offrir une
garantie d'autant plus siire que ces dignes
lie utenans font, eux-mêmes, partie du per-
sonnel qu'il s'agit de réorganiser. >i Le mi-
nistre a répondu:» Allez, messieurs , je
vous confie mon grand sabre ; taillez , ro
gnez , coupez à la plus grande gloire de
l'économie; j'approuve d'avance toutes que
vous ferez. »
» C'est donc pour remplir la raissioi^ qi;i
lui est confiée par son excellence que U
vois cette espèce de décemvir^t ^i^semblé
ccoutons celui de ces messieurs auquel se
fonctions habituelles décerneat icirte titp
àe primiis inter pares ; et qui , en sa qu^
Uté de président , vj^ prendre la parole
« Il n'est pas un de vous, mes collègue}
qui n'ait pesé, dans sa sagesse, l'important
juridiction qui nous est départie : U des
tinée de plusieurs centaines d'individt
est remise en nos puissantes mains; ç'jç;
par elles que le sang des victimes \a fum<
isur les autels de l'économie , ou plutôt si
I
DUN PERSONNEL. 299
ceux de la circonstance. Sans doute, nous
avons à déplorer la nécessité de frapper
dans leurs intérêts les plus chers , des hom-
mes dont la loi fondamentale de l'état ga-
rantissait les droits , des pères de familles,
des fonctionnaires recommandables, en
un mot; mais c'est à nous d'adoucir les
coups du destin , en conservant , de pré-
férence , ceux des intéressés qui , y'ayai^t
pas besoin de leur état, en rempliront Ws
' devoirs avec cette noble aisance que les
jaloux nomment apathie; et en éliminant
ceux qui eussent attendu leur bien-être
■ d'une application constante , et eussent
exercé leurs fonctions avec un scrupule
que nous devons qualifier d'ambition. Les
retraites nous seront aussi d'im grand se-
cours pour tempérer la rigueur d'une ré-
" duction numérique à laquelle il faut bien
^ arriver : En conséquence , nous accorde-
rons, à titre de récompense nationale^ aux.
serviteurs que nous jugerons à propos de
croire suffisamment fondés en droits , une
pension représentant le quart de leur trai-
3oO L\ RKOKGAIVISATIOX
temcnt d'activité; ayant soin de désigner
pour la retraite des hommes valides de
trente-six à quarante ans , lorsque nous
conserverons parmi les fonctionnaires ac-
tijs des sujets impotens , et pourvus , au-
tant que possible, de la soixantaine. Du
reste , vous jugerez sans doute comme
moi , mes collègues , qu'au moment où
nous dessaisissons la moitié des adminis-
trateurs de Tarmée du traitement dont
ils jouissaient , il est de toute justice que
nous augmentions celui des fonctionnaires
conservés : c'est un point d'autant plus es-
sentiel qu'en vertu du principe le moins
contesté, \e. primo mihi, nous devons figu-
rer en tête des nouveaux élus.
«Tels sont, messieurs, les soins qui
nous sont imposés , soins dont vous êtes
tous pénétrés , et à la hauteur desquels un
de nos collègues et moi avons tâché de
nous placer, dans un travail préparatoire
sur la désignation du personnel recon-
stitué. »
» Ici le président, après avoir toussé trois
d'un PERSOINNEL. 3oï
bis, mouché deux et craché une, lut à
laute et intelhgible voix un contrôle géné-
•al , chargé de notes favorables ou con-
raires : j'en rapporterai quelques-unes
irises au hasard, en supprimant toutefois
es noms, que je remplacerai par l'indica-
:ion des numéros d'ordre qui s'y ratta-
chaient.
N**. I*'. « Serviteur intègre, mais trop
3xclusivement livré à ses devoirs : n'a pas
donné un seul dîner depuis qu'il est dans
le corps; éliminé.
No. 4- " L'officier le plus distingué de
l'armée pour la richesse de ses broderies ,
la coupe de ses uniformes , l'excellence de
ses vins , l'adresse de son cuisinier , le choix,
de ses secrétaires et la grâce de son para-
phe ; conservé.
N«. 8. » Intelligence foudroyante , per-
sévérance dans les difficultés, inconceva-
ble facilité à créer des ressources , résis-
tance à l'arbitraire, déférence à l'autorité
légitime, telles sont les qualités c^ui dis'
tinguentcet administrateur; mais il offrait
30'1 LA RÉOKGAMS AllON
une suite non -interrompue d'exemplel
décourageans pour ses camarades ; éli-
niinè.
No. II.» Militaire de résidence dans
toute la force de l'acception ; a constam-
ment riposté aux ordres qui lui ont été
expédiés pour les armées actives par des cer-
tificats de médecins ; mais sa femme a fait
les trois dernières campagnes dans les ba-
gages d'un feld-maréchal ; conservé.
N». i3. )) Sujet qui réunit à de longs
services le mérite de remplir ses fonctions
avec intégrité , et de ne jamais méconten-
ter personne dans leur exercice. 11 eût été
difficile de le réformer, sans le secours de
quelques camarades, qui ont obligeam-
ment rectifié sa réputation; éliminé.
N°. i8. » Membre du comité épura toire;
exempt d'examen et, de plein droit , con-
serué.
N". ao. » Fonctionnaire d'une honnête
médiocrité, qui le met en harmonie avec L
la plupart des membres du nouveau corps ; L
consetvé.
m
d'un personnel. 3o3
No, ai- » Homme d'un mérite reconnu,
ne l'on consulte quand il s'agit de gran-
es réformes administratives. Ce serait une
onne acquisition pour le nouveau corps;
lais sa résidence est sollicitée par un parent
u secrétaire général qui vient de termi-
ér ses études ; il n'y a pas à balancer ,
liminé.
No. 2 5. » Entré au service le premier
vril 1816; a fait ses premières armes au
ureau des grâces du ministère , où son
rincipal exploit a été de s'accorder une
écoration , que l'on n'a pas même songé
lui disputer , parce qu'il se trouvait le
lus ancien serviteur de la liste sur la-
[uelle il s'était porté. Allié à deux marquis,
. trois vicomtes, à cinq barons et à dix-neuf
utres gentilshommes /?«rj-....,' conservé.
N*^. 27. » S'est permis d'avancer flans
me brochure que les ministres n'étaient
Das infaillibles , ni leurs chefs de division
3l de bureau incorruptibles ; proposition
iont la fausseté est victorieusement dé-
montrée par le présent travail ; éliminé.
3p4 la RÉOrvGAJN ISATiON
jN'o. 29. » Fils du plus taciturne de tous
les membres de la chambre représentative ;
conservé.
]V°. 3o. » Administrateur indispensable!
au ministère pour la parfaite exécution
des ouvertures et des sonates à quatre
mains cjui s'exécutent au salon de son ex-
cellence , ainsi que pour l'arrangement des
gavotes qui s'y dansent. De plus , membre
du comité; et, vu la réunion de si beaux
droits , conservé. »
La série dont je viens d'extraire quel
ques numéros en contenait plus de six
cents ; mais Azédor m'assura que les deux
tiers des observations correspondantes s( j
réduisaient à idem ou à mêiae note quai
pi'écédent , et que l'autre tiers dérivait
à quelques variantes près , des annotation
déjà,citées. Or, mon Lutin, qui pensa ave
raison que cette fastidieuse biographie cei
serait bientôt de m'amuser, signifia a
président de passer à la conclusion de se ijf.
rapport: ce qu'il fit en ces termes : L
«Vous voyez, messieurs, avec quelilj,
' i • ■ -'-'i
d'un personnel. 3o5
ustice, avec quelle scrupuleuse impartia-
ité nous avons tâché , mon collègue et
noi , de tenir la balance où les droits de
los camarades ont été pesés.,.. Mais qui
)eut satisfaire les hommes? Vous verrez
[ue les fonctionnaires dépossédés seront
ssez injustes pour se plaindre ; que dis-je ,
Is lanceront contre nous des mémoires
cerbes ; et le public, amateiu^ de scandale,,
ourra bien leur donner raison. Elevons ,
vaut qu'il se déborde, une digne contre
î torrent des réclamations. Le moveii est
impie : il s'agit seulement de garder toutes
;s avenues qui aboutissent au ca'ninet du
linistre ; que toute lettre tendant à ré-
lamer tombe dans nos mains; que tout
éclamant en personne nous trouve sur
m passage; en un mot, multiplions-nous
oiu' maintenir notre cher travail. Si mal"
ré de si sages , de si constantes précau-
^ ons , nous sommes forcés dans nos dcr-
■liers retranchemens , et contraints à livrer
oreille du ministre aux plaintes des vic-
mes, il nous restera la ressource des de
i5*
3o6
LA REORGANISAMOW
négations, qui pourront nous alimenter
encore quelques mois. Enfin, s'il faut, en
désespoir de cause, transiger avec les plai- i
gnans . nous ferons publier par un des nô-
tres une jolie petite brochure en style pa-
rabolique , laquelle démontrera , à notre
manière , l'avantage qu'il y aurait pour nos
anciens pairs à devenir nos subordonnés J
dans un corps inutile dont nous propose*!
rons la création ; et nous serons bien mabj
heureux si , avec l'aide de l'intrigue , notr<j i
bienheureuse patronne, nous ne parvejsi
nons pas à faire approuver au minis.tr j«f
cette institution nouvelle, dont nous lijV<
présenterons l'ordonnance organique tout!
faite. Tel est le coup de maître que noij h
devons regarder comme notre ancre <| rei
miséricorde ; et gardez- vous de croire, ml cri
collègues, qu'il serait stérile pour nos intli'
rets. Il nous procurerait deux avantag
inappréciables: 1°. celui d'écarter sans i ^^
tour des concurrens dangereux ; 2*. ce
de nous épargner une foule de détails eI ^^^
nutieux, peu compatibles avec le raj j.oif j
^éleyé que nous qoiis §oini\i§j.i^^i^a|gkic>s
I ..lequel npus 4ç^9fffe ?Y9JF:AifiitfiQyifc'ifîm-
Jieurs , beauçp^ d'^rgevit e> .be.aiiç<inp .<ip
Ainsi parla le ^resiaeni ^iu (iGjrijie Xi^^xor
.(jluit dans ma glace; cliacun c|e se$ Dôiîi;gueè
iîria bravo ; et, gprès <^ielques. sub&titutiQnf
dans le personnel conservé , substitutians
auxquelles on s'attendait, parce qu'enfin
chaque décemvir avait ou son fils , ou son
frère , ou son neveu , ou son cousin , ou
ses protégés à placer , le travail fut remis
ne varietur au ministre , qui le regarda ,
l'approuva , le signa et l'oublia (i ).
a Les administrateurs repoussés, dit mon
Lutin en faisant disparaître le prestige, vi-
rent aussi ce travail , dont ils sentirent
cruellement l'effet ; et tu dois penserqu'ils
ne Toublièrent pas. Ainsi que monsieur
le président l'avait prévu , toutes les re-
(1} Lp^ derniers iriiiinaiix du pays où ce traxa i
4 été fait, aunoucenî ^iic le miuisli'e actuel se gro-
\ jjose d'en réparer l'injustice.
3o8 LA RÉORGAlîlSATIOTr, etc.
clamations faites jusqu'à ce jour sont tom-
bées dans un gouffre sans fond ; mais, pa-
tience , le présent est gros de T avenir , a
dit éloquemment Mably : ces messieurs
ont élevé sur une base de sable l'édifice de
leur crédit ; au moment où sa tête orgueil-
leuse touchera la nue , nous le verrons
crouler avec fracas , et ses débris n'inspi-
ïeront pas même la pitié.
AVIS AUX DEUX SEXES. SoQ
AVIS AUX DEUX SEXES.
( MaL )
L'uf! le rude métier que celui de lutin,
ins un temps où le diable le plus expert
; réussit pas toujours à se mettre au
veau de la malice humaine ! Du matin au
ir je suis accablé de mille soins divers ;
tu sens que cela doit être bien pis en-
re du soir au matin. Ici, je suis sollicité
r certain légataire universel de mettre
terme à l'indécision morbifique d'un
cle , qui depuis long ~ temps a fait son
tament ; là, c'est une épouse fidèle qui
! supplie de presser le jour de garde de
1 époux, et d'éteindre à propos le revér-
e placé vis-à-vis de sa croisée. Au même
tant, un auteur des boulevarts me prie
raviver chez les bons Parisiens l'amour
mélodrame , en les guérissant de la
3lO AVÎ5
politicomanie ; et l'éditeur de trois bro-
chures semi-périodiques prétend me prou-
ver , par un argument in haroco , que la
monarchie est perdue si je n'oblige pas
tous les Français , sinon à lire , du moms
à payer les ouvrages qu'il pubhe. Plus loin,
le semainier perpétuel d'un grand théâtre
demande que je fasse intervenir mon ar!
pour qu'il pleuve, afin d'amener le publi(
à une pièce nouvelle qui ne peut se soutç ,
nir que par la pluie , tandis que les admj ,
nis-trateurs de Tivoli insinuent dans mo
oreille la prière d'employer mon créd
pour que le beau temps protège leur gram
fête , jusqu'au feu d'artifice exclusivemenL
Bref , je ne sais auquel entendre ; il fai ^
drait un corps de fer pour y tenir, etT^j^
fer sera vraiment un lieu de plaisance po d^
nioî , quand je serai quitte de ma missL
sur votre diable de globe terraqué. » Te|^
est la plainte amère qu'Azédor proférai
ce matin même , en ma présence, a Je L
puis, a-t-il continué, disposer aujourd'l,y
que d'une lu ure, et j'en profite à. U. ly^,
AUX DEUX SEXES. 3lï
our te dicter un petit article , qu'il serait
minemment utile de faire parvenir circu-
lirement aux quatre ou cinq millions d'in-
ividus qu'il peut intéresser , en France y
u moment où je parle. Cet article ne con-
iendra que deuxsignalemens; maiscomme
n rencontre au moins une fois dans sa vie
n des deux êtres que je vais dépeindre y
i , par une faveur du sort réservée à un
•etit nombre d'élus , on ne les trouve pas
ous deux sur son chemin , il est bon de
ouvoir les reconnaître au premier abord ;
rendre l'un pour l'autre serait une er-
eur qui pourrait amener des conséquences
angereuses , surtout durant le cours du
dH mois de mai, à l'influence duquel j'ai
ongé lorsqu'il m'est venu à la pensée de te
icter cet article.
Les noms propres des deux êtres dont
est question sont l'Amour et l Hymen ;
uivant les circonstances , on peut leur
ppliquer , pour prénoms , tous les adjec-
ifs connus ; il en est cependtmt qui leur
onviennent plus particulièrement ; par
3l1 AVIS
exemple, l'Amour reçoit, pour l'ordinaire,
ceux de inalin , trompeiu- , inconstant ,
capricieux; on donne, en général, à l'Hy-
men ceux àé jaloux , Jacheux ^ querelleur,
ennuyeux.
L'Amour se moi.Lre sous les traits d'un '
adolescent ; quelquefois l'Hymen lui ressem-
ble en cela. L'Amour porte un flambeau;
l'Hymen a le sien. L'Amour suit en tous
lieux la beauté ; on trouve souvent l'Hy-
men sur ses traces. L'Amour se couronne
de myrtes et de roses ; l'Hymen est paré
des mêmes fleurs. L'Amour et l'Hymen
peuvent .donc être pris l'un pour l'autre?
Hélas ! non ; voici des traits qui les distin-
guent : L'Amour est chargé d'un carquois
superbe, il lance des flèches dorées, mais
cruelles , arrive partout en triomphateur ,
renverse tous les obstacles, impose des
lois dont la sagesse même ne peut s'affran-
chir , exige tout de ceux qu'il veut enchaî-
ner à son char ; mais, dès qu'il a triom-
phé , il devient plus calme , plus humble
que lie l'était la raison qu'il vient de sou-
AUX DEUX SEXES. 3l3
mettre : c'est un conquérant modeste après
la victoire.
Pour l'Hymen, je suis tenté de le croire
fils de la Dissimulation. Veut-il amener les
humains à ses autels, il sait les y conduire
par des sentiers fleuris ; sa voix est douce,
son geste mesuré , sa démarche timide ;
Protée complaisant, il adopte vos goûts,
professe vos opinions, revêt vos couleurs,
et fait , en apparence , le sacrifice de ses
propres passions ; mais aussitôt que le oui
solennel est prononcé , il brise le joug qu'il
s'était imposé , bannit à jamais la contrainte,
et se montre aussi impérieux qu'il avait
paru d'abord soumis.
C'est aux feux qui s'échappent de deux
beaux yeux que l'Amour allume son flam-
beau; c'esl aux autels de Plutus que l'Hy-
men emprunte le plus ordinairement sa
flamme. L'Amour, tant qu'il peut se fixer
après son triomphe , est prévenant, affable,
caressant , souvent , à la vérité, par égard
plus que par sentiment ; l'Hymen^ au con-
traire, après le beau jour de l'alliance, est
«4
3r4 AVIS AUX DEUX 5FXES.
bourru-, grondeUr, exigeant, soupçon-
neux. Au bout d'une carrière plus ou
moins courte , l'Amour voit son flambeau
s'éteindre sur le sein refroidi de la jouis-
sance ; le flambeau de l'Hymen ne s'éteint
point; mais, remis atix mains de l'indiffé-
rèïice , il ne laisse plus échapper que de
rares étincelles, et sa lueur mourante suffît
à peine pour garantir le dieu, des écueils
nombreux qu'il rencontre à chaque pas.
Enfin, l'Amour, dégagé de ses liens fragi-
les , sourit en préparant ses ailes ; tandis
que FHymen, accablé du poids de ses chaî-
nes , soupire en songeant qu'il ne peut
s'envoler.
iq>; -Oii ;j
MADEMOISELLE ARRHENS, CtC. 3l5
MADEMOISELLE ARRHENS
ET MADAME BÉBÉ.
( Mai. )
Il est des jours dans la vie où il faut ap-
pliquer le qiie sais-je de Montaigne à
tout ce qu'on fera, à tout ce qu'on dira ,
à tout ce qu'on pensera dans le cours
d'une soirée ; on n'a point de volon-
tés , point de désirs, point de projets;
fixes ; les facultés de l'âme sont , en quel-
que sorte , suspendues , et le corps devient
le jouet du hasard. Ce laisser-aller, qui
naît ordinairement de l'ennui , est plus
dangereux qu'on ne pense ; n'avoir rien à
faire est souvent , à mon avis , une raison
pour qu'on fasse mal : je ne prétends pas
toutefois , présenter cette proposition com-
me une vérité incontestable; mais je sou-
tiendrais volontiers qu'il y a plus à parier
pour la règle que pour les exceptions.
3l6 MADEMOISELLE ARRHENS
J'étais sorti jeudi soir entièrement livré
au vague moral que je viens de signaler;
je suivais les rues dans leur direction lon-
gitudinale, parce que Tinstinct , qui seul
me guidait ce jour- là, voulait que je
marchasse ainsi ; du reste, j'étais précisé-
ment dans la situation où se trouvait le
voyageur Sterne lorsqu'il se cassa le nez
contre la porte d'une remise.
Mon Lutin n'était point avec moi; mais
je ne tardai pas à m'apercevoir que son
esprit me gouvernait: je ne sais quelle
tendance peccante s'empara tout à coup
de mes sens; j'avais acquis en un moment
assez de force pour faillir, et malheureu-
sement ma raison n'avait point encore re-
couvré cette puissance défensive que tout
homme à principes oppose aux écarts de
son imagination. En un mot, je me sen-
tais exposé à grossir le recueil des faiblesses
humaines , lorsqu'au coin de la rue de
Richelieu et du boulevart , quelqu'un sai-
sit mon bras droit , et , n'éprouvant aucune
opposition de ma part , me guida le long
ET MADAME BIÎCÉ. Siy
d'un corridor qu'éclairait à peine un quin-
quet fixé à la muraille, lequel corridor
aboutissait à un petit escalier, qu'on me
fit monter mystérieusement. L'heure, le
quartier , le silence de la personne qui me
conduisait , tout m'autorisait à me croire,
comme Détieulette-de^ia Gageure impré-
vue , destin^ aux grandes aventures. Une
circonstance, cependant , me causait quel-
que surprise, mêlée, je l'avoue , d'un peu
d'inquiétude, c'est que mon guide était,
un homme. Il frappa à une petite porte
d'entresol, que vint ouvrir une espèce de
soubrette fort appétissante, ce qui ne laissa
pas de me rassurer; et, ayant été introduit
dans un salon très-éclairé , j'y reconnus
mademoiselle An^hens , ce qui me rendit
toute ma sécurité. A l'aspect d'une femme
de taille à servir dans les gardes du corps
et d'une monstrueuse corpulence, je n'avais
pu méconnaître l'Allemande extraordinaire
à laquelle les journaux ont accordé quel-
ques pouces de trop , en lui donnant six
pieds d'Allemagne, mais dont ils ont dissi-
3l8 MADEMOISELLE ARRHFNS
rnulé le véritable poids, en ne lui tenant
compte que de quatre quintaux et demi
d'appas. Mademoiselle Arrhens , qui veut
satisfaire en conscience la curiosité des
amateurs , me pria d'examiner avec atten-
tion toutes les parties de son massif indivi-
du; et, d'après une évaluation dont je ga-
rantis l'exactitude , je puis assurer qu'elle
ne pèse pas moins de 54© livres.
Malgré le volume presque inouï de ses
charmes, cette demoiselle souffre, sans en
craindre le résultat , la vérification du
toucher; et sa gorge, particulièrement,
sur laquelle Paul et mademoiselle Fanny
Bias danseraient à l'aise un pas de deux,
leur offrirait un théâtre plus élastique que
mobile. La Vénus du grand duché d'Ol-
dembourg accuse dix-neuf printemps : ce
serait peut-être hasarder beaucoup que
d'affirmer qu'elle ne donne pas à son acte
de naissance un démenti de cinq ans ; mais,
s'il en est ainsi , sa figure est complice de
la fraude. Mademoiselle Arrhens est fraîche ;
on pourrait même la trouver jolie, si dame
ET MADAME BEBiî. 3l9
nature n'eût pas,<lepuis long-temps, ense-
veli sous up, excessif embonpoint les grâces
qu'elle avait primitivement répandues sur
son visage, QÙ l'on n'^n yetrpuy^ plus quç
le coloris. .
Tandis qiie je m'entretenais avec ma-
demoiselle Arrhens , qui parle notre lan-
gue! a v-^c quelque facilité, il était survenu
quatre jeunes gens, qu'elle ne laissa pas
sortir sans leur avoir prpuvé , comme à
moi, qu'un ruban dans le cçrcl« duquel
noua étions contenue tous cir>q, iétait d'un
pi^d trop court pour eaçein4v^ *oa, eoji?|>^,
à la naissance du fémur.
Ainsi finit cette visite, dont les antécé^
dens promettaient uiie tout autre conclu-»
sion. Je riais de bon cœur, en desce^idaii^
l'escalier, de. l'émotion que j'avais ressiciv»
tie en le montant, et je répétai tout bas,
avec un peu de honte : D'honneur, je me.
croyais destiné aux grandes aventures.
Au moment où je venais d'admirer ua
véritable phénomène d'obésité, il me pa-
rut plaisant de franchir l'espace qui U
3yO MADEMOISELLE ARRHENS
séparait de l'extrême opposé, c'est-à dire,
de madame Bébé^ chef-d'œuvre de créa-
tion dont l'amour eut, il y a quelque
soixante ans , le caprice de réunir tous les
charmes dans une taille de trente-trois
pouces. « M. Comte , me disais-je en me
rendant à son théâtre oia l'on admire cette
beauté d'échantillon, est incontestable-
ment un grand sorcier, et je ne veux, pour
preuve de son habileté , que l'art avec le-
quel il fait passer l'argent de nos poches
dans la sienne. Ah! pourquoi n'a-t-il pas
appris ce tour-là aux bons alliés qui, l'an
dernier, vidaient encore si gauchement
nos trésors ; nous aurions ri , peut-être, en
voyant escamoter avec subtilité une mus-
cade annuelle de 3oo millions ; tandis que
nous avons été contraints , souvent , à ve-
nir nous consoler des lourdes expériences
de ces messieurs aux récréations subtiles
de M. Comte. Quelle perte, pourtant, les
sciences auraient faite si ces brutaux
d'Helvétifens eussent, comme ils en avaient
conçu le projet, jeté dans un four en-
ET MADAME BÉBÉ. 321
ammé le physicien du roi de France; les
arbares! ils n'avaient seulement pas l'idée
e ce qu'ils auraient pu faire d'un sorcier
3ti, et cependant ils nous privaient du
lus célèbre enchanteur que l'Europe ait
ossédé depuis Merlin; heureusement,
ous en avons été quittes pour la peur. »
L'affluence était si grande au spectacle
e l'hôtel des Fermes, que j'eus beaucoup
e peine à parvenir au corridor des pre-
lières loges ; je le suivis en marchant de
Slé, par la raison péremptoire qu'on ne
sut y circuler de face, et j'allai me pla-
r dans une prétendue baignoire, d'où
espérai voir à mon aise madame Bébé.
Après un discours plus verbeux qu'utile,
ue M. Comte improvise depuis deux
lois , il fit apporter sur la scène une an-
enne niche , que je crus reconnaître
our l'avoir vue chez un revendeur de la
xe Chapon, mais qui reparaissait sous la
ésignation po'nipeiisc dliàtel Bébé; la
orte s'ouvrit , et l'héroïne de trente-trois
3^2 M\DEM01SFLIT. ARFHENS
pouces parut à nos yeux moins cliarméi
que surpris.
Si Ton ne se fait pas une idée suffisam-
ment séduisante d'un être dans la formation
duquel la nature s'est plu à violer toutes
les proportions qu'elle s'impose ordinaire-
ment , on peut se figurer le charme que
prête, par surabondance , à cette créature
un visage où sont empreintes les traces de
soixante-treize hivers. Qu'on ajoute à cehi
ime voix rauque, un patois inintelligible.!
une démarche semblable à celle d'un c»
nard, et l'on aura le portrait fidèle de hi
beauté qui fut , dit-on , fiancée au nain di (
roi Stanislas. Je terminerai cet article pan
un épisode des amours de ce couple inté-i
ressant, qui m'a été raconté au spectacle
même de M. Comte; je le donne commet
on me l'a donné , sans le garantir, !
Le nain amoureux s'était ménagé m, ]
entretien avec Bébé dans la cour d'um i
poste aux chevaux, où le roi de Pologne i
devait relayer; fidèle à la promesse qu'elles
avait faite de se trouver au rendez-vous, h i
ET MADAME BÉBÉ. 3^3
elle y fut arrivée la première, et son amant
int bientôt la rejoindre. Je ne sais jus-
u'à quel point cette entrevue se rattache
u titre de madame que l'on donne à Bébé,
uoiqu'elle n'ait jamais été mariée; mais
histoire rapporte que ni l'un ni l'autre des
mans ne jouissait de sa présence d'esprit,
Jisqu'une personne tierce, apostée pour
uppléer à celle de l'amante , vint en toute
lâte la prévenir que sa majesté polonaise,
[ui cherchait son nain, était à dix pas de
à. Il n'y avait pas un moment à perdre
)our sauver l'honneur de Bébé, et cepen-
îant aucune issue dérobée ne favorisait sa
e traite.... Comment faire? Déjà la voix du
01 retentissait dans la cour; les délinquans
illaient être découverts Soudain les
(c ux de leur confidente s'arrêtent sur les
joltes d'un postillon qui se trouvaient à
proximité.... La victoire est à nous, s'é-
:iie-t-elle, et sans perdre plus d'instans à
discourir, elle retourne lestement les bottes
àui les deux amans, et les dérobe ainsi aux
regards de Stanisias.
324 MADEMOISELLE ARRHENS , ClC.
On voit qu'il était dans la destinée de
madame Bébé d'être escamotée ; elle le fut
à cette époque par l'amitié; elle l'est au-
jourd'hui par l'intérêt , et c'est le public
qui sert de compère à ce dernier.
MADAME MANZOW A PARIS. 32 5
MADAME MANZON A PARIS.
( Juin. )
j\mour de la réputation ne ressemble
as mal à cette vanité que Théophraste
éfmit « une passion inquiète de se faire
aloir par les plus petites choses, ou de
ïiercher dans les sujets les plus frivoles
n nom et de la distinction. » Passe encore
3ur les petites choses et les sujets fri-
oles; mais , en général, ceux qui recher-
lent la réputation avec ardeur veulent
obtenir à quelque prix que ce soiti Té-
lom ce fou qui , n'ayant pu réussir autre-
lent à s'illustrer, fit brûler le temple de
>iane , à Ephèse , afin de faire parvenir
jn nom à la postérité , sans vouloir pres-
3ntir que ce serait le mépris qui se char-
erait de l'y transmettre. Il y a loin, sans
oute , sous ce rapport , d'Erostrate à ma-
ame Manzon; cependant, il faut en con-
SaG MADABIE MANZON
venir, et j'en suis fâché pour rhéroïne di
Rodés, on trouve un petit point de com
paraison entre le mobile de sa conduite et
celui qui fit agir l'Ephésien. Il a voulu se*
faire une réputation, elle a voulu prolon-
ger la sienne: c'est par un crime qu'il est
arrivé à son but, c'est à l'aide d'une sim-
ple folie qu'elle a touché le sien. Cette
folie (le madame Tvlanzon, c'est d'être ve-
nue à Paris afficher un renom qu'elle de-
vait tâcher de faire oublier. Actrice inno-
cente , il est vrai, mais actrice enfin, dans
le drame sanglant à la narration duquel
l'Europe a frémi , lui convenait-il de sou-
lever le rideau étendu sur les scènes atroces
oîi eHe a figuré ; et ne devait-elle pas plu- r
tôt renoncer à une célébrité acquise au r
prix de la seule réputation convenable à r
son sexe , celle qui consiste à n'avoir point }'
de renommée (i). Ah! pourquoi ne s'est- P
(r) Cette vérité' peut ressembler à un paradoxe;
mais il est plus facile de la nier que de la combattre
avec succès. fft
A PA RIS. 827
e pas rappelé ces vers de Gresset, dont
pplication lui convenait si bien :
« Heureux qui, dans la paix secrète
» D'une libre et sûre retraite,
» Vit ignoré , content de peu ;
» Et qui ne se voit point sans cesse
» Jouet de l'aveugle déesse,
» Et dupe de l'aveugle dieu.. »
Il me semble voir d'ici Thumble de-
ure ombragée d'aunes et de sycomores,
madame Manzon, revenue des vanités
m monde corrupteur, devait , dans mon
tème, épancher le reste de sa vie, en-
la nature, le devoir et l'oubli. Là,
istraite au joug des passions , les orages
âlans de l'été lui eussent rappelé sans
>uble les élans de son imagination désor-
lis calmée ; et les autans , fils des hivers ,
frappant à coups redoublés les arbres
voisinage , eussent formé le plus heu-
IX contraste avec la -pa'ix de son âme. Je
vois usant les longues soirées de janvier
a lueur d'une lampe dont l'albâtre tem-
re t'éclat , et «u bruit monotone de la
328 MADAME M AN Z ON
pluie et du vent. Je suis la marche incer-^
taine des souvenirs qui l'occupent : unk
sourire dédaigneux est venu mourir sur sa
bouche , à la brève station que sa mémoire
a faite sur l'un des cercles brillans où son^
amour-propre s'enivrait de l'encens qu'on
brûlait pour elle; une larme a mouillé sa
paupière au souvenir d'une faiblesse qui
lui rappelle un plaisir.... Madame Manzon,
se lève; elle se promène à grands pas dam.
sa chambre.... Peut-être n'a-t-elle pas en-,
core acquis assez de force contre l'empirt
de ses sens; mais plus il est difficile de
vaincre, plus la victoire sera glorieuse.
« Voilà qui serait digne d'un roman pas
toral, dit Azédor qui, s'étant placé derrièn
mon fauteuil, avait suivi ce qu'on vien
de lire, tandis que je le traçais. Mais, outn
que les gens disposés à se consoler avec le^
loups de la méchanceté des hommes son,
devenus assez rares, madame Manzon er
mite eut à peine, durant vingt années d
retraite , recueilli une somme d'estime su.
usante pour compenser les dégoûts qu'ell
A PARIS. Sag
fut imposés; or, que lui serait-il resté
cette estime pour racheter les pecca-
lles de sa jeunesse. Bien mieux inspirée ,
e a pris le parti d'exploiter une réputa-
>n que le ciel n'envoie pas à tout le
Dnde ; et le moyen qu'elle a mis en usage
: vraiment curieux. Nous y viendrons.
» Je traversais le Carrousel lorsque la
yageuse célèbre est descendue a l'hôtel
Nantes , d'où elle avait résolu de diri-
r ses batteries sur la curiosité parisienne :
iscrivis son adresse sur mon album, et le
lidemain, avant neuf heures, j'étais tapi
(jns l'alcove oii reposaient ses charmes mé-
lionaux. Elle dormait encore au moment
je pris possession de ce poste: un songe
raissait l'agiter; je pouvais en deviner
sens'; j'aimai mieux l'interpréter à l'aide
soulèvement précipité que l'oppressioix
son sein communiquait à la toile qui me
dérobait. Enfin, madame Manzon ouvrit
1 v«ux ; je saisis alors tous les détails
xne des figures les plus expressives que
ic vues depuis que j'iiabite la terre; et,
»4*
33o MADAME MANZON
tout en convenant , à part moi , que rien
n'était moins régulier, je demeurai con-
vaincu qu'il était difficile de trouver quel-
que cliose de plus séduisant. Chacun des
traits qui m'étaient offerts me parut un res-
sort propre à mettre en jeu les grandes
passions; mais aussi chacun d'eux, à mon
avis, attestait leur passage. « Il est impos-
sible , me dis-je , que l'amour ne soit pas
parti de ces yeux-là ; il est impossible qu'il
ne soit pas venu s'y réfléchir. »
» Tu n'attends pas , sans doute, le récit
du lever de l'intéressante Rhodésienne : je '
suis trop habitué aux petits détails clan- '
destins qui remplissent la matinée d'une <
jolie femme pour m'en être occupé âaniU
cette circonstance; seulement, à l'aspedM^
des formes les plus gracieuses , je pris note
en passant que le fameux pantalon dt
nankin devait aller fort bien à madame ;
Manzon. L'intéressant pour moi étai
^'être fixé sur les motifs de son vcryagi "
(car , tout diable que je suis , je n'obtieni .?'
pas toujours du destin , aussi bizarre dan;
A PAHIS. 33 1
ses décrets que dans le choix de ses favo-
ris , la permission de pénétrer les projets
des humains). J'avais aperçu des papiers
sur une table; je m'en saisis, et, après
les avoir parcourus , je fus initié au secret
de notre héroïne.
» Le premier document qui me tomba
sous la main était un cahier assez volu-
mineux , où je ne lus pas sans surprise le
démenti formel d'une bonne partie des
faits positifs , avérés , incontestables que
madame Manzon a fait connaître à l'Eu-
rope , par l'entremise du libraire Pillet. Je
ne voyais pas une grande difficulté à dé-
clarer que ce premier mémoire , annon-
cé , dans le temps , comme un petit chef-
d'œuvre de véracité , ne contenait pas
l'ombre d'une vérité : maître Pillet a sous
Ja main d'habiles fabricans de préfaces qui
^vent vous prouver , par a plus b , que ,
•lorsqu'ils ont annoncé telle brochure com-
me excellente^ ils entendaient bien dire
qu'elle était détestable ; mais il me parais-
sait moins facile de trouver le débit d^iui
332 MADAME MAKZOW
second ouvrage sur une matière qui , de-
puis long-temps, n'inspire plus d'intérêt.
Je changeai bientôt d'opinion en lisant une
espèce d'instruction que madame Manzon
a rédigée pour sa gouverne , et dont voici
les principales dispositions. »
« Je me rends à Paris le plus secrète-
ment possible , et je ne confie mon arrivée
qu'aux vingt journaux quotidiens qui se
publient dans cette capitale.
» Je mets en ordre mon second mé-
moire , et je le fais imprimer.
ji Jusqu'à ce qu'il soit en circulation ,
je me fais annoncer partout, afin d'éveiller
l'attention publique ; mais je ne me montre
nulle part , pour ne pas émousser gratuite-
ment la curiosité.
» J'ai pris la résolution de vendre moi-
même mon ouvrage; ce qui, à l'avantage
d'en assurer le débit , réunira celui de me k
dispenser des remises ordinaires et extraor-
dinaires exigées par messieurs les libraires,
lesquels ne laissent pas aux auteurs le
A PA.R1S. 333
oindre profit pour accompagner leur
oire , ou pour diminuer leur honte.
» Le prix de mon mémoire est fixé a
^ francs ^ et ce n'est pas cher, en raison
s commentaires verbaux , plus ou moins
ngs que j'y ajouterai.
)) Mais , comme il est important que je
; sois pas dupe de la flânerie parisienne ,
durée de ma présence sera toujours cai-
llée sur l'importance des achats qui me
ront faits.
» Les livraisons auront lieu à mon do-
icile ou à celui des acheteurs , confor-
ément aux conditions spécifiées dans le
rif suivant :
]he2 moi , 5 minutes de présence. . . i Exemplaire ;
\d. lO minutes n. id.
Id. un quart d'heure, et commentaire
de 4*. classe "i id.
Id. de 20 à aS minutes, ayec commen-
taire de Z". classe. . , ^ id,
fd. de 3o à 40 minutes, commentaire
de 2<=. classe 5 id..
Id. de 40 à 60 minutes, commentaire
de irc. classe 6 id.
En ville, ayec commentaire de Tune ou
334 MADAME MANZON A PARIS.
l'autre classe, une heure de présence. 7 Excmpl.
Idi dans un cercle , une soirée entière. 8 id.
Id, chez une dame seule, eu égard k
tout ce qu'il faudra dire, et , qui pis
est , entendre. . . . • 9 "^•
Id. chez un monsieur seul, vu le dan-
ger de la situation 10 id. « '
» Je tournai vivement le feuillet; mais
le tarif finissait là. On assure que madame
Manzon a conçu depuis des articles addi-
tionnels; mais, comme je ne puis garantii
ce fait,y(e m'abstiens dans le doute. »
m
elle
LES EAUX r>E CARLSBAD, etC. 335
LES EAUX DE CARLSBAD,
OU LE CONGRÈS MÉDICAL.
( Juin. )
«(Je savais bien, moi qui connais l'Alle-
magne depuis Wismar jusqu'à Brixen, de
■'embouchure du Danube au cours du
■Rhin, de Memel à Freybourg, et des
bouches de l'Elbe aux Alpes Carniques;
je savais bien, dis-je, que la petite ville
de Carlsbad^ dont les eaux minérales jouis-
sent d'une faible réputation, est située en
Bohème, sur la rivière de l'Eger, et non
loin des montagnes dites d'Erzgebug, qui
séparent la monarchie autrichienne de la
Saxe. Je savais aussi que les médecins alle-
mands envoient et quelquefois accompa-
gnent à Carlsbad les grands seigneurs
chez lesquels ils remarquent en même
temps pléthore financière et débilité céré-
336 LES EAUX DECARLSBAD,
brale. Je savais encore que ces voyages
ont, comme ceux de Baréges, de Néry, du
Mont-d'Or, l'avantage de mettre souvent
un terme à la longue stérilité des unions
conjugales : résultat qu'il faut bien se
garder d'attribuer aux relations intimes
qui s'établissent entre les baigneurs, mais
dont on doit faire honneur à la vertu des
eaux. Je savais enfin que certains cheva-
liers, qui ne sont pas du saint empire, arri-
vent à Carlsbad en guêtres , par le coche ,
et trouvent le moyen d'en repartir dans de
bons équipages , grâce à la transmigration
des ducats, des frédérics , des impériales,
sur lesquels ces messieurs exercent une
puissance attractive, infaillible. Mais tout
cela ne suffît pas pour m'expliquer la vo-
gue qu'a soudain acquise le nom de Carls-
bad, que j'entends prononcer partout,
avec enthousiasme par ceux-ci, avec colère
par ceux-là. Apprenez-moi, mon cher Azé- 1"^
dor, comment une bicoque , que recom-
mande à peine la guérison de quelques
rhumatismes, peut intéresser aujourd'hui
ou LE CONGRÈS MÉDICAL. 33j
des miniers de Fiançais qui vivent à trois
:ents lieues du pays où elle est située ? Il
f a certainement dans cette célébrité une
àrconstance occulte, sur laquelle bronche
na pénétration; et, à son défaut, j'inter-
oge la vôtre. »
Tel est le discours que j'adressai , il y a
irois jours, à mon Lutin , dans la grande
liée du Luxembourg où il m'avait rejoint
andis que je parcourais les journaux, qui
éjà m'avaient offert cent fois le mot à la
iliode. Azédor s'est empressé de me répon-
re : « N'accuse pas ta perspicacité d'une
^norance que beaucoup d'honnêtes gens
artagent avec toi, et de laquelle , quoique
iable, je ne suis sorti que par l'aide de
ion ami intirhe, le lutin des publicistes,
ui , lui-même , n'a sur le mystère de
'.arlsbad que des données générales. Ce-
endant je me suis mis, autant que pos-
ble, en mesure de raisonner à vue de
ays sur un sujet dont, comme tu le dis,
but le monde s'entretient, mais vagua-
ient, maiâ sans autre guide moral que
i5
338 LES EAUX DE CARLSBAD,
l'espérance ou la crainte. C'est avec peine
que j'ai décidé mon ami à me donner des
instructions dont il réservait la priorité à
son favori l'abbé de Pradt, publiciste-pro-
phète , de qui l'ardente imagination est
prête à tirer des conséquences d'une ma-
tière encore douteuse sous la forme d'une
simple proposition. Toutefois mes droits
ont prévalu , parce qu'il fallait nécessaire-
ment qu'un diable l'emportât sur un
homme , bien que cet homme ait le diable
au corps,
» Tu sauras donc, ou plutôt tu sais déjà,
que quelques nations , en tête desquelles
figure la tienne , ont adopté une hygiène
politique dont le corps social se trouve^
d'autant mieux, qu'elle consiste à lui pro-.
curer tout ce qui peut réparer les pertes
qu'il a faites, à lui assurer le libre exer-
cice des facultés que la nature lui a dé-,
parties , et à ne jamais affaiblir sa consti
tution par le régime absolu, qu'elle ré-
pousse. Plusieurs peuples , malheureuse
ment pour eux , n'ont point encore appli-
ou LE COjN' GRÈS MÉDICAL. 33g
que ce traitement salutaire aux souffrances
qui les consument; et, comme ils com-
I mencent à connaître et le mal et le re-
mède depuis que quelques docteurs phi-
lanthropes ont publié leurs opinions , sous
la forme de certains aphorismes appelés
journaux^ ils brûlent de secouer le joug
de \ajhculte tyrannique qui les gouverne ,
et qu'ils veulent avec raison réduire à
diriger leur régime, sans jamais se per-
mettre de l'imposer. Or, c'est pour oppo-
ser une digue à ce libéral système sani-
taire que de prétendus médecins , pénétrés
des vieilles doctrines dont la philosophie
et l'expérience ont fait justice depuis
long-temps , se réunissent en ce moment à
■ Carlsbad, et appellent à eux, de tous les
= coins de l'Europe, les hommes qui profes-
sent leurs principes. «Venez, s'écrient-ils,
• nous aider à maintenir les peuples dans
il une ignorance complète de leur force, car
ils s'en serviraient pour nous écraser, s'ils
venaient à la deviner en même temps que
notre faiblesse. N'oublions pas, messieurs,
34o LES FAUX DE CARLSBAD,
que c'est en réfrénant la vigueur plé-
béienne qu'il nous sera possible de soute-
nir notre pouvoii , et de perpétuer ce prin-
cipe équitable : les grands seuls doivent
vivre au large; il est suffisant que les
communs (i) végètent en temps de paix,
pour supporter les charges de l'état, et se
battent en temps de guerre, pour nous
procurer des honneurs et du profit. Mais
arrivez , messieurs", le mal gagne ; la né~
vrose (2) constitutionnelle envahit l'Alle-
magne; bientôl: les douches que nous diri-
geons de Carlsbad n'y pourront plus
suffire.
w Cependant les docteurs réunis en Bo-
hême mettent le temps à profit : ils ont déjà
préparé de larges férules, armé de pointes
aiguës, un bon nombre de martinets, et
trempé dans l'acide acéteux force poignées
(l) Expression heureuse à laquelle M. le mar-
quis d'Ecqnevilly prête la signification de roturiers.
{■>) Névrose, de'sfgnation générique des maladies
àe n*pfs.
ou LE CO>GRj;S MKDICAL. S/fl
de verges, objets qu'ils vont r>^pédier par
estafette , -pour la correction médicinale des
étudians de Hall , de Weimar , de Goettin-
gue , qui , entre autres manies , ont celle de
vouloir jouir d'une honnête liberté dans leur
pays , pour l'indépendance duquel ils se
sont battus durant les premiers paroxismes
de leur fièvre patriotique. Les Hippocrates
en diplomatie , indépendamment de ces to-
piques favorables , vont , dit-on , expédier
aux recteurs des universités allemandes
trente mille bouteilles d'une forte décoc-
"tion des quatre semences froides , qu'ils
prescriront aux étudians , pour toute bois-
son ; ce qui ne laissera pas d'amortir vmpeu
la fibre libérale de ces élèves, surtout si ce
calmant est accompagné d'une diète totale ,
dont ils sont menacés à la moindre mani-
festation ccMistitutiomielle qu'ils se permet-
tront.
» Tandis que les régens , sous la direc-
tion des recteurs , et avec l'assistance d'un
nombre rassurant de cuistres gagés par la
faculté , appliqueront cette prudente thé-
34'-i LES EAUX DE CARLSBAD,
rapeutique dans les universités d'Allema-
gne , le congrès médical ne restera pas
oisif à Carlsbad; il s'occupera du traitement
que réclame (à son avis) cette France, qui
fut la première atteinte de la maladie main-
tenant épidémique des constitutions. Le
docte aréopage est déjà fixé sur les moyens
curatifs qu'il se propose de prescrire; les
voici , sous la forme même de son ordon-
nance.
» Eloignez , avant tout , du chevet de la
malade , une multitude de médecins enti-
chés d'une nouvelle doctrine d'autant plus
dangereuse , qu'elle est très-séduisante; les-
quels médecins se recrutent tous les ans ,
en vertu d'une certaine loi d'élection qu'il
faut modifier de telle manière, que les faux
docteurs , une fois éconduits", il ne soit ad-
mis , pour les remplacer , que des hommes
immobiles dans la saine doctrine qu'on pro-
fessait il y a quarante ans.
)> Interdisez à la malade le plus léger
exercice de ses facultés ; et , pour la mettre
ou LE COJTGRicS MÉDICAL. 343
hors d'état de contrevenir à la présente or-
donnance, ayez soin de remplacer, par des
jésuites , des capucins , des missionnaires ,
les débris de cette armée dont la vieille ré-
putation cause encore à la malade des pal-
pitations d'un mauvais présage.
» Comme l'agitation morale peut rame-
ner le transport , ne permettez pas à la
France , même convalescente , la lecture
des écrivains philosophes ; car on sait
que c'est par la faute de Voltaire et de
Jfpusseau que le mal a été porté au plus
haut point d'intensité. Comprenez soigneu-
sement dans l'interdiction tous les jour-
naux périodiques , non périodiques et au-
tres , excepté toutefois les Débats et la
Quotidienne , que , par sentiment de re-
connaissance , nous recommandons au con-
traire , en qualité de somnifères éprouvés.
» Enfin , défendez expressément à la
malade l'usage d'une invention diabolique ,
appelée la presse ; la liberté qu'on lui lais-
serait d'en user , ramènerait tous les acci-
344 LES EAUX DE CARLSBAD,
dens que nous redoutons : on ne peut être
trop strict à cet égard.
» Au moyen de ce régime , la France sera
bientôt revenue à l'état sanitaire où nous
la voulons voir; et, pour déterminer sa gué-
rison radicale , il suffira qu'elle prenne , à
petites doses , souvent renouvelées , une
infusion de patience et de résignation ,
édulcorée avec du miel. Bien entendu qu'il
lui sera fait souvent d'abondantes saignées ,
afin d'éviter le retour de la pléthore. Si,
néanmoins, quelques accidens se renouve-
laient , il faudrait ordonner à la malade les
pilules d'absinthe , bien dorées dans les
premiers temps ; mais , s'il y avait définiti- 1
vemezit rechute , on userait alors des amers
exotiques, jusqu'à parfait rétablissement. »
Telle est l'ordonnance que le congrès
médical séant à Çarlsbad avait inédit^e ,
même avant d'y arriver; on ne devait p?s
moins attendre des dpcteurs-dip|omates de
la faculté germanique. Il .paraîtrait plus
surprenant qu'on pût trouver des médecins
français dont la dignité se ravalât jusqu'au
ou LE CONGRÈS MEDICAL 345
oint d'apporter en France cetle humiliante
rdonnance ; on assure pourtant qu'il doit
en présenter.... un. Quoiqu'il en soit, je
lis prêt à parier que personne ne se pré-
.ntera pour la feire exéctiler.
346 l'ouvrière de la bue st.-denis,
L'OUVRIÈRE DE LA RUE ST.-DENIS,
OU L'INCONSTANCE DE LA FORTUNE, i
( Juin. )
«Un a (^it souvent avec raison (c'est Azé
dor [qui parle ) qu'il ne faut pas venir i
Paris contempler le lever de l'aurore : ra-
rement, même après la plus belle nui
d'été, elle y laisse apercevoir ces doigts di
rose tant célébrés par les poètes , et le
parfums qu'exhalent les fleurs échappée
de sa corbeille sont toujours dénaturés pai
les miasmes qui s'élèvent des cloaque
dont cette capitale est remplie et environ
née. Aussi ne cherché-je point le specta-
cle imposant des premiers feux du joui
combattant avec avantage l'astre pâlissan
des nuits, lorsque, dans cette saison, j«
parcours la ville entre cinq et six heure,
du malin. C'est dans l'intérêt de l'observa,
ou l'inconstanci: , etc. 347
iii que ces courses matinales sont entre-
' s: je ne les termine jamais sans avoir
e sur mes tablettes quelques remarques
rieuses; et souvent j'y consigne des
ecdotes piquantes, parmi lesquelles
;ure avec distinction celle que j'ai re-
eillie lundi dernier.
» Je me disposais à traverser l'extrémité
périeure de la rue Saint-Denis, qu'une
îs-jolie femme d'environ vingt-huit ans
ait franchir en sens inverse, lorsqu'une
osse diligence, qui débouchait de la rue
)urbon-Villeneuve , l'obligea à presser
Uement sa marche, qu'au terme du trajet
rilleux qu'elle venait de faire, elle tomba
•esque sans connaissance entre mes bras,
îureusement ouverts à temps pour la re-
voir. A sa pâleur, moins qu'aux palpita-
ons hâtées du cœur qui battait sous ma
ain , je jugeai qne cette belle personne
vR\t été saisie d'une frayeur extrême; je
li proposai d'entrer au café voisin, ce
u'elle refusa d'abord avec une timidité
348 L'oTJVRiftRF DE LA RUE ST.-DENIS,
réelle, que vainquit pourtant Timposs
bilité où elle était de se soutenir,
» Tandis que le garçon versait à V'mU
ressante créature une tasse de café qu'el
consentait à prendre , je l'examinai avi
attention. Le tablier de taffetas noir qu'el
portait, et dans la poche duquel j'avi
entrevu une pince et un couteau à fris
les plumes , m'apprit que je venais de s
courir la plus aimable , peut-être , des o
vrières en fleurs et en plumes ; mais je :
sus comment concilier les signes non éqi
voques de sa profession avec la présen
d'un cachemire, qui, tout vieux qu'il éta
n'en attestait pas moins une magnificen
passée , dont je brûlais d'apprendre l'oi
gine. «Vous regardez ce schall, me dit
petite fleuriste en souriant, il sied ass
mal à la condition où vous me voyez;
le conserve, toutefois, comme le demi
gage d'une fortune évanouie , dont le so
venir apporte encore plus de malaise da;
ma vie actuelle que sa possession n'a pri
curé de bonheur à mon existence écoulé
ou l'inconstance, etc. 349
- Tl y a dans ce peu de mots, mademoi-
m'empressai-je de répondre, un choix
l \|)iessions qui prouve que cette fortune
inouie était le partage de votre rang
as doute des malheurs... — Mon Dieu,
n , le destin m'a fait naître dans le quar-
r Saint-Denis, et toute mon ambition
bornait à mériter la première place à
tabli de Denevers. Or, jugez si je n'avais
s raison d'être aussi modeste. J'ai porté
jitimement un beau nom , j'ai joui de
Qt mille livres de rentes, on m'a vu
nner le ton dans les premiers cercles de
>urope; les madrigaux, les épîtres, les
dicaces ont jonché le tapis de mon bou-
ir; et le résultat positif de tout cela,
îst que je ne parviendrai peut-être ja-
ais à gagner trois francs par jour dans
tat auquel j'étais primitivement appelée,
n des auteurs que je me faisais lire quel-
lefois au temps de ma grandeur, a dit :
La fortune ne donne rien, elle ne fait
ue prêter : demain, elle redemandera
ses favoris ce qu'elle semble leur prêter
35o l'ouvrière de la RLE ST.-DENIS,
pour toujours (i). » Je lui ai fait un em-
prunt; j'ai rendu.
» Une circonstance à peu près semblable
à celle qui me procure voire connaissance
m'avait tirée de la vie obscure où je suis
rentrée : le 20 septembre 18 10, je traver-
sais la rue de Rivoli pour aller voir, au
Carrousel , une revue de cette vieille garde
dont le nom remplissait déjà l'Europe,
lorsqu'un groupe d'officiers généraux à
cheval, que je pouvais éviter avec quelque
présence d'esprit , m'atteignit et m'enve-
loppa. Ma tête se perdit.... Je tombai sous
les pieds des chevaux ; mais , par un bon-
heur qu'on m'a dit depuis être assez fré-
quent, je ne reçus aucune blessure, pas
même la moindre contusion. Cependant,
quand je revins à moi , je me trouvai dans
une boutique, entre les bras d'un homme
de la plus élégante tournure , couvert de
broderies, de décorations et d'armes écla-
te
ev
•t
no
(i) Publius Sj-rus,
R
ti:
ou l'inconstance, etc. 35i
imtes. Il était entouré de domestiques en
vrée, auxquels il paraissait avoir donné
lusieurs ordres successifs à mon égard, et
ui semblaient en attendre de nouveaux,
aperçus aussi un médecin. «Eh bien!
lademoiselle, me dit le personnage im-
ortant , comment vous trouvez-vous?
- Mais, monsieur, répondis-je, je crois....
ue je suis.... beaucoup mieux; et j'étais
«*t émue en prononçant ces mots , parce
ue je me sentais appuyée sur la poitrine
e mon interlocuteur, et presque cachée
)us les signes de sa dignité. « Allons , cela
e sera rien, reprit-il avec un accent qui,
es ce moment, pénétra jusqu'au fond de
ion cœur ; j'aurai l'honneur de vous revoir
rès la revue. Docteur, ajouta-t-il en se
vant, ne permettez pas que votre malade
éloigne avant mon retour. — Cela suffit,
onsieur le comte.
» Une heure s'était à peine écoulée , que
vis un riche équipage s'arrêter à la porte
e la boutique où j'étais restée ; le comte
aï-ut bientôt après , et , ayant renvoyé ses
352 l'oUVRIKRE de la rue STl-DENIS,
chevaux de main, se plaça près de moi
dans sa voiture; il y fit monter aussi le
médecin. J'étais assez bien mise; la ré-
flexion me vint soudain que j'avais pu de-
voir tous les égards du comte à ma pa-
rure, et je rougis jusqu'aux yeux lorsqu'il
me demanda où je désirais être conduite.
Il n'y avait pas cependant à balancer : il-
fallut indiquer la rue de la Fromagerie.
Le cocher, jeté hors de son itinéraire ha-
bituel, me fit répéter cette indication,,..
Un léger sourire effleura les lèvres dii'
comte. Après avoir obtenu sur vingt char-^
rettes à marée , voitures publiques ou ba-
quets, le frivole avantage du pas , que ne
manqua pas de nous disputer avec toute la
chaleur d'un Œdipe, même le conducteur
d'une petite voiture traînée par un chien , ir
nous arrivâmes à peu près à ma porte.L
Malgré le désir que le comte avait dejl
m'offrir sa main en montant mon escalierlf
tortueux, ce fut lui qui dut accepter lajir
mienne pour se guider dans ce dédale as-ij
cendant. Nous arrivâmes, non sans avoir»
ou l'incoivsta \CE , etc. 353
trébuché plus d'une fois, au quatrième
étage, où je demeurais. Il est des personnes
:jui commandent la confiance au premier
ibord; telle était ma bonne mère. Je vis
qu'elle avait produit cet effet sur le comte
k la déférence avec laquelle il lui raconta
mon accident et le léger service qu'il avait
5u le bonheur, disait-il, de pouvoir me
rendre. Quant à ma mère , je la vis passer
le l'admiration à l'étonnement, à l'aspecl
les insignes brillans dont le comte était
'evêtu, et aux témoignages d'intérêt qu'il
Ile donnait. Après s'être reposé quelques
nstans, il nous quitta en nous demandant
ia permission de venir quelquefbis /loiis
%ire sa cour ; ce que ma mère lui accorda
volontiers, mais sans trop d'empressement,
in un mot, nous ne parûmes, ni l'une ni
'autre, avoir conçu un plan de séduction;
e comte s'en aperçut bien. Le lendemain
m domestique vint, de sa part, deman-
er des nouvelles de ces dames ^ et nous
B vîmes paraître lui-même dans la soirée.
1 était en frac bourgeois : je le trouvai
354 l'ouvrière de la. rue st.-denis,
mieux encore sous cet habit que sous son
riche uniforme ; peut-être était-ce parce
que cette simphcité de mise diminuait la
distance qui séparait nos deux conditions.
» Depuis ce moment, il ne se passa pas une
seule journée sans que le comte nous fît
une visite ; et jamais il ne sortit , auprès
de moi , des bornes imposées par la plus
austère retenue. Ma mère voyait en lui
un ami sûr, dont la loyauté présentait une
garantie contre le danger de ma position.
Hélas! je ne pouvais partager entièrement
cette sécurité; je voyais bien dans le comte |<
un ami sûr; mais cet ami était un bel
homme de trente ans, et mes longues in-
somnies me prouvèrent bientôt qu'il avaio
acquis dans mon cœur tous les droits d'uni
amant. Un jour qu'il vint plutôt qu'à l'or-^
dinaire, il était suivi d'un homme vêtu en
non^ : « Mesdames, nous dit-il avec émo^
tion, j'espère que ma conduite a pu, de-
puis trois mois, vous prouver la droiture nt
de mes vues; mais il est un terme au-delà ce?
duquel la prudence humaine ne doit rien œc
ov l'incowstais^cf., etc. 355
liasarder : je suis parvenu à ce terme.
Aglaure (c'est mon nom ) règne sur touies
mes affections; si je ne puis la posséder,
il faut que je cesse de la voir. Voici mon
itotaire, continua-t-il en tremblant; je lui
ai fait dresser une promesse de mariage
avec toute l'authenticité qu'exigent ces
sortes d'actes : elle contient l'engagement
formel que j'ai pris d'épouser Aglaure en
Allemagne, où je dois me rendre dans six
mois. Des considérations , qui tiennent à
mon état et au peu de gloire que je me
suis acquis, s'opposent à ce que je réalise
maintenant en France cet engagement , que
je compte bien faire ratifier à mon re-
tour. Mais jusqu'à notre départ, celle dans
laquelle je voudrais qu'il me fût permis de
voir mon épouse, serait traitée chez moi
et présentée partout comme ma nièce.
)|Voilà mes intentions; décidez de mon sort.
Ma mère , à moitié convaincue , balbutia
néanmoins quelques objections — Elle me
consulta. . . . C'était prononcer l'arrêt de
mon innocence. Que vous dirai-je, enfin?
356 l'ouvrière de la rue st.-denis,
la promesse fut acceptée, et, le soir^iiême,
je passai d'une masure du quartier Saint-
Denis, dans un brillant hôtel de la rue
Saint-Dominique.
» Dans le délai que le plus tendre , leplus
loyal des hommes avait fixé, je reçus à la
face des autels , mais en Allemagne , le titre
de comtesse de Saint- Albe : ce titre ne
pouvait rien ajouter à mon bonheur, et
j'en avais le cœur trop plein pour que la
vanité pût y trouver place. Depuis ce jour,
je ne quittai pas un seul instant mon époux :
j'étais à ses côtés, dans la meurtrière cam-
pagne de Russie, aux combats de Smo-
lensk^ de Falontina, de la Moskowa, de
Mohilaw. Lorsque , après le passage dés-
astreux de la Bérèsina , nous restâmes
privés de tous nos équipages , j'étonnai
souvent Saint-Albe par le courage que je
sus opposer à la fatigue; et, le soir, cou-
chée sur la même pelisse que lui, près
d'un feu de bivouac, je le fis quelquefois
sourire aux saillies d'une gaieté qui sou-
tenait la sienne. Le comte fut blessé deux
ou l'inconstance, etc. 337
l^is en i8i3; je fus sa garde, son chirur-
gien. Enfin , j'étais près de lui , sous les
murs de Paris , lorsque les derniers efforts
de la valeur française luttèrent sans succès ,
mais toujours avec éclat , contre les armées
de l'Europe réunie.
» Saint-Albe , après les événemens du
3l mars, décidé à vivre enfin pour lui,
refusa plusieurs gouvernemens qui lui
furent successivement offerts. Il allait faire
ratifier notre mariage , et nous comptions
nous retirer, après cette formalité , dans
une terre qu'il possédait en Touraine.
Hélas ! le destin en avait autrement or-
donné.
» Le comte , un soir , rentra fort agité ;
« Aglaure, me dit-il, en me présentant
un portefeuille très - volumineux , voici
400,000 livres que je mets dans votre se-
crétaire; je vous connais, ils peuvent vous
suffire , et comme je n'ai que des parens
éloignés et riches , je puis sans scrupule
vous faire ce faible don, qui ne paie pas
vpe heure de votre amour, — Que dites-
358 l'ouvrière de la rue st. -dénis,
vous, mon ami, lui répondis -je avec
effroi! pourquoi cette mesure au moment
où notre union doit être confirmée par les
lois françaises et nos intérêts confondus?
— Écoutez, Aglaure, j'étais chez le mi-
nistre; un officier général étranger, qui
s'y trouvait aussi , a voulu se répandre en
propos injurieux sur l'armée dont je fais
partie; je n'ai pu souffrir cet outrage, un
flambeau qui se trouvait sous ma main a
volé à la tête de l'insolent ; heureusement
pour lui, il a su l'éviter. Demain, je suis
au bois de Boulogne au lever du. soleil....
Vous savez que le sort des armes est dou-
teux; je dois prendre mes précautions.
» Qui pourrait vous peindre l'affreuse nuit
que je passai près de mon mari ' vainement
voulut-il me rassurer en me rappelant son
adresse renommée; mille affreux pressen-
timens m'obsédaient. Enfin, il m'embrassa
vers quatre heures du matin.... Pourrais-je
le répéter? ce baiser fut le dernier!! !
» Je n'appris l'issue funeste du combat que
par la descente d'un juge de paix, lequel.
ou l'inconstance, etc. 359
au nom des parens du comte , apposa les
scellés sur tous les meubles.... Il com-
mença par le secrétaire qui renfermait
mon écrin et le portefeuille dont j'ai parlé.
)j Saint-Albe avait échangé trois coups de
pistolet avec l'officier général étranger, et,
au troisième, l'avait étendu sans vie à ses
pieds. Mais un second avait vengé la mort
de son ami ; au premier feu de ce nouvel
adversaire , mon malheureux époux était
tombé percé d'un coup mortel.
» Je n'entreprendrai point de vous pein-
dre la douleur inexprimable à laquelle je
fus livrée; qu'il vous suffise d'apprendre
qu'au bout de trois jours , la levée des
scellés n'ayant fait découvrir aucun acte
qui prouvât la validité de mon mariage ,
je fus honteusement expulsée de l'hôtel
Saint-Albe par une troupe d'huissiers, qui
ne me permirent d'emporter aucun* de mes
effets, excepté ce schall, qu'ils n'avaient
sans doute pas le droit d'enlever de dessus
ma personne.
»Bref, ma mère étant morte depuis long-
36o l'ouvrière de la ruf, etc.
temps , je n'eus d'autre asile , en sortant
d'une maison qui , huit jours plus tard
allait m'appartenir , que la mansarde d'une
ancienne camarade , fleuriste comme moi ,
à laquelle j'avais fait quelque bien durant
le cours de ma prospérité , et qui ne par-
vint pas sans peine à faire recevoir, dans sa
fabrique , la comtesse de Saint-Albe , en
qualité d'ouvrière , à quarante sous par
jour.. . » Ici, la pendule du café sonna huit
heures.... «Ah' mon Dieu, s'écria l'infor-
tunée Aglaure , il faut que je vous quitte ,
car on me diminuerait une heure.... — Un
instant , belle comtesse , lui dis-je avec feu ,
vous voyez en moi un être surnaturel qui
peut faire beaucoup pour votre service....
— Ciel! se pourrait-il!.... En ce cas, ajoutâ-
t-elle après avoir réfléchi un moment, faites
donc que j'oublie ce que je fus autrefois ,
et que je sois , sans regrets , ce que je dois
être maintenant. — Eh bien ! vous perdrez
le souvenir de votre grandeur. — Je vous
remercie de me l'oter ; mais conservez-moi
le souvenir de mon époux. »
LES SAUVAGES, etc. 36l
LES SAUVAGES
DE LA TRIBU DES ONÉIDAS.
( Juillet. )
ccjjl. Comte (je l'ai déjà dit) est un habile
sorcier : personne n'exerce mieux que lui
un art aujourd'hui bien difficile , celui
d'amuser toujours le public, en suivant
le cours rapide et fantasque de ses goûts.
On aurait peine à compter les merveilles
ju'il a su nous montrer depuis quelques
innées , non compris les exploits omni-
vores du célèbre Jacques de Falaise , et le
;pectacle gracieux de la tête de mort.
» J'ai vu cependant à ce magicien par
excellence un redoutable rival , dans le
ipéculateur heureusement inspiré qui, du-
rant quelques mois, offrit à notre cuiùo-
>ité (je devrais peut-être dire à notre cré-
lulité) le grand -juge des îles Noukaî-
viennes, 11 était fort drôle de voir un ma-
i6
362 LES SAUVAGES
gistrat dont la dignité correspond à celle
de chancelier égayer les Parisiens ; et l'on
doit avoir su gré de sa complaisance ex-
pansive à son excellence sauvage ; car on
trouve rarement ( a dit Montesquieu ) des
ministres disposés a faire rire le peuple.
» Or, notre sorcier privilégié a senti
que , si le cabinet des illusions avait pro-
duit un grand-juge, gendre de souverain,
par-dessus le marché , il ne pouvait se
dispenser, lui, de produire un souverain
même. Toutefois , la chose était difficile :
on ne se procure pas aussi facilement des
princes au nouveau monde que du poivre
et du cacao. Je ne sais vraiment ce que
M. Comte eût pu faire pour en venir à son
honneur , si le hasard ne l'eût pas secondé.
Mais , un beau matin , le chef de la tribu
des Onéidas a pris terre dans un de nos
ports ; et , comme la France a pu lui pa-
raître un théâtre trop vaste, il s'est décidé,
afin d'attirer sur lui l'attention publique , à
monter sur îe théâtre de l'hôtel des Fermes,
oii M. Comte, qui pourrait bien savoir
DE LA TRIBU DES ONÉIDAS. 363
presque autant de latin que de magie, l'a
reçu avec transport, en répétant tout bas,
d'après Tacite. « // plaira d'autant plus
qu'il vient de plus loin. »
J'en étais là d'un article que les compo-
siteurs attendaient avec impatience, et
j'allais le terminer en parlant de Cornélius
Sakayonta à la manière dont mes confrères
rfendent compte des pièces nouvelles qu'ils
n'ont pas vues , lorsque Azédor, qui venait
d'arriver dans ma chambre au travers du
parquet, comme un diable d'opéra, arrêta
ma plume , qu'allait guider l'incertitude.
«t Tolérons les abus , me dit-il; ne les imi-
tons pas. Je puis, moi, parler de visu;
écris donc avec sécurité sous ma dictée.
» Durant les expériences préliminaires
de M. Comte, auxquelles les spectateurs
s'extasiaient, lundi soir, et qui ne pou-
vaient guère m'inspirer que la pitié , je
repassais dans ma mémoire le nom de Cor-
nélius Sakayonta , qui , dans ses deux par*
ties constitutives, ne me paraît pas le
moins du monde sauvage ; franchement ,
364 LES SAUVAG^ÎS
Cornélius ma tout l'air d'une réminiscence
latine du nouveau Cornus , lequel connaît,
au moins de nom , son Cornélius Nepos ; et
Sakajonta m'offre une consonnance avec
les noms hyperboréens de DorUnska , Val-
kinska , Dombroska, qui me semble bien
extraordinaire dans le nom d'un habitant
de l'Amérique méridionale. Cette observa-
tion est faite, au surplus, sans la moindre
prétention dubitative sur l'origine du per-
sonnage dont il s'agit , et des sauvages
qu'on donne en spectacle avec lui. Mais
j'invite M. Comte à soigner davantage les
nom$ qu'il se trouvera dans la nécessité de
çréçr; car, aujourd'hui, les noms et les
titres exercent une notable influence sur
les réputations. Témoins MM. le duc , le
marquis, le baron tel , tel et tel, dont la
renommée s'occuperait, hélas! fort peu, h
n'était l'éclat de leur nom , qui produit 1
dans le monde le même effet que leur équi-
page sur le pavé, celui d'étourdir.
»La toile , en se levant, découvrit à mes
yeux la famille sauvage : elle ne put m'of-
DE LA TRIBU DES OTfÉlDAS. 365
Irir un spectacle intéressant, parce qne je
ne vis clans l'attirail dont on l'avait envi-
ronnée qu'une dégoûtante répétition de
1 appareil usé avec lequel on nous présente,
c. l'Ambigu, des Canadiens natifs de la rue
Tirechappe, et des Canadiennes qui ne sont
_ sauvages qu'une heure dans la soirée. Par
exemple, je demande à M. Comte lui-même
s'il est bien conséquent d'orner le man-
teau d'un prince onéidien d'une dentelle
d'argent faux ; je lui demande depuis
quand l'on chausse le cothurne chez les
peuplades du nouveau monde; et je le prié
de m' apprendre par quel singulier rapport
les sauvages qu'il nous montre , dansent
comme les élèves grotesques d'un maître de
ballets de la porte Saint-Martin.
y) J'aurais bien encore quelques petites
observations à faire sur les habitudes , sur
les exercices , sur les plaisirs domestiques
de Sakayonta et des siens , parce que
M. Comte , qui n'est pas tout-à-fait aussi
sorcier que moi , n'a pu me cacher que leurs
altesses onéidiennes demeurent rue de Gre-
366 LES SAIJVAGES
nelle Saint-Honoré, hôtel de Mayerice, où
elles mangent à table d'hôte avec autant d'ai-
sance que des commis voyageurs. Je pour-
rais re'ever quelques légères contradictions
dans les anecdotes que ces honnêtes sau-
vages racontent journellement en anglais,
langue qu'ils parlent aussi facilement que de
bon bourgeois d'Oxford street ou de Pic-
cadillj. J'aurais à remarquer , enfin , que
trois ou quatre princes ou princesses qui
montent sur le théâtre d'un physicien ,
fût-ce même celui du roi, moyennant la
rétribution quotidienne de 80 francs , font
concevoir plus d'un doute sur leur légiti-^
niité. Mais je suis loin de vouloir jeter le
gant à M. Comte , et je me résume , au con-
traire , en lui donnant un petit avis ami-
cal , qui n'est pas sans utilité : il est re-
connu qu'une pièce d'or peut entrer dans
une tabatière sans qu'il soit besoin de l'ou-
vrir ; qu'une carte, placée dans la poche
d'un monsieur, passe dans le ridicule d'une
dame , sans le secours d'un compère ; que^
lorsqu'on jette en l'air un verre de vin,
DE LA TRIBU DES ONÉIDAS. 36'J
il doit nécessairement retomber des fleurs;
qu'un mouchoir réduit en cendres peut,
sans qu'il y ait a. douter de l'identité, se
retrouver sous un gobelet, après cette inci-
nération , aussi frais que s'il sortait de
chez la lingère ; mais qu'on nous présente
des sauvages, accoutrés en figurans du
boulevart, pour des princes du nouveau
monde, c'est un peu trop fort , et le public
voit passer cette muscade-la. »
368 LA FIN
LA FIN D'UNE SESSION.
{^Juillet. )
« LiA Ijelle mission que celle de représen-
ter une nation forte et généreuse ; de faire
entendre au pied du trône ses justes récla-
mations; de soutenir ses droits imprescrip-
tibles contre les machiavéliques efforts de
l'intrigue et de l'arbitraire; d'affranchir
enfin ses institutions du joug étranger qu'on
voudrait leur imposer encore. Telle est la
tâche que je me suis prescrite; je la rem-
plirai toute entière : nulle considération,
nulle crainte , nul danger , nulle séduction ,
ne m'écartera l'espace d'une seconde du
sentier que m'ont tracé le patriotisme et
l'honneur : quels que soient les cris de la
faction ennemie, ils viendront mourir hon-
teusement à mon oreille; mes accens cou-
vriront le bruit des orages qu'elle pourra
'"^ CïlARÏte J^
d'une SESSIOIV. 369
rnier autour de moi. — La triste posi-
m que celle d'un député élu pour rap-
beler, de tous ses efforts, ces bons privi-
éges qu'il serait si juste de rendre à la
jioblesse piire^ et qui, loin d'obtenir ce
ésultat a , sans cesse , à lutter contre
ne multitude d'énergumènes , appelés
ibéraux , dont l'éloquence, en s'appuyant
les principes de je ne sais quel Cicéron,
mi, par parenthèse, n'était pas gentil-
ïomme ^ tend à consacrer la plus absurde
)illevesée : l'égalité des droits. Mais, pa-
ience , si je ne puis pas démontrer à ces
Uuminés l'avantage inappréciable de la
'éodalité, je leur insinuerai du moins que
)nze cent mille soldats russes ou germains ,
jrâce à la vertu du knout ^ sont prêts à
loutenir, d'un bout de l'Europe à l'autre,
e corps titré qui le leur fait administrer. »
Ces deux thèmes si différens étaient
écrits, le premier, sur la figure franche et
ouverte d'un homme dans toute la vigueur
le l'âge, le second, sur le visage austère
;t chagrin d'un vieillard, dont l'aménité ne
370 LA FIN
paraissait pas être la vertu favorite. Ur
troisième député se trouvait placé entre
ceux que je viens de signaler ; mais on n(
lisait rien sur sa physionomie , qui , moin!
remarquable que l'extrême exubérance d(
5on ventre , n'était animée que par le sen
liment d'une digestion laborieuse.
Ces trois personnages, dont mes lecteur
ont sans peine reconnu les opinions poli
tiques, descendaient du palais des députés
au moment où, mon Lutin et moi, nou
débouchions du pont Louis XVI ; c'étai
mercredi dernier. « Tu vois , me dit Azé
dor, en me désignant l'homme au visag
couvert , M. Lefranc , l'honneur du côt'
gauche, et l'un des plus fermes soutiens d<
la monarchie suivant la charte. Le vieu:
gentilhomme auquel il tend une main, qui
refuse de saisir, est, non pas le plus élo
quent,mais le plus bruyant orateur du côt
droit ; il se nomme le marquis des Tou
relies. Quant au gros garçon qui descen(
entre ses deux collègues , en ayant soin d
se tenir toujours à une égale distance di
d'une SKSSION. 371
l'un et de l'autre , c'est Dutranchant , VHar'
pocrate par excellence du centre. Plus fort
que ce député qui n'a parlé qu'une fois
dans le cours de la session, et cela pour
demander qu'on fit remettre un carreau
de vitre cassé près du banc où il siégeait ,
Dutranchant n'a fait entendre son mâle
organe que pour invoquer Vordre du jour ^
la question pi'éalable et surtout la clôture,
qu'il réclamait d'une voix terrible, lorsque
la discussion se prolongeait après quatre
heures.
)> Mais c'est dans les écrits qu'il faut
étudier les hommes; je veux, puisque noug
n'avons en vue aucune autre observation,
te mettre à même de juger ces trois dé-
putés d'après leur correspondance , au mo-
ment oîi ils vont quitter la capitale, c'est-
à-dire , à une époque où leur ambition ,
plus ou moins satisfaite, doit se peindre à
chaque ligne confidentielle qu'ils tracent.
Lefranc demeure près d'ici ; invisibles tous
deux, nous allons le suivre , et, péné-
trant, comme dit Perse , jusque dans son
'5']1 LA FIN
intérieur, Tobservcr vis-à-vis de sa con-
science. Nous passerons ensuite à ses deux
collègues. » En effet, nous accompagnâmes
le mandataire libéral au fond de son cabi-
net, où nous lûmes, à mesure qu'il l'écri-
vait , la lettre suivante , adressée à son
épouse.
« Je pars content , ma chère amie , la
» loi des élections est maintenue; l'écri-
» vain philanthrope qui veut éclairer la
» nation sur ses droits, l'autorité sur ses de-
» voirs , pourra désormais publier ses opi-
» nions sans avoir soumis sa pensée,aux en-
» traves honteuses de la censure ; et je ne
y> désespère plus de voir réaliser cette res-
» ponsabilité des ministres qui n'est encore
» qu'une illusion, dont le néant a été re-
» connu aussi souvent que les Français
» ont usé du droit de pétition; droit tou-
» jours proclamé et jamais accueilli, si ce
» n'est par un ordre du jour ^ contre l'im-
» passibilité duquel j'ai vu cent fois échouer
» d'importantes réclamations, qu'il appar-
5) tenait à la chambre seule d'examiner.
d'une session. 373
» J'estime la famille d'Armincourt dont
I) vous me parlez ; on ne peut lui reprocher
I) qu'une misérable prétention à la vieille
0 noblesse, que soutient assez mal sa ré-
') cente nullité; mais je ne puis faire ce
>) que vous me demandez en faveur du
I) jeune homme de cette famille qui re-
0 cherche ma fille , bien qu'à votre avis ce
) parti soit fort avantageux. D'Armincourt
» n'est point propre à faire un sous-préfet :
0 dans les circonstances difficiles où la
) France se trouve, il faut à notre arron-
) dissement un magistrat consommé , et
0 non un écolier en administration , qui se
^ montrerait plus soigneux d'éviter les re-
» montrances de son régent^ qu'empressé
») de soutenir les droits de ses administrés.
» D'ailleurs , il serait indigne du noble ca-
» ractère dont je suis revêtu, que j'allasse
\i) plier mon dos, vierge de courbettes,
»*dans le salon d'une excellence; je laisse
\» à d'autres le soin de vendre l'intérêt
» général au profit de l'intérêt particulier,
» et je ne perdrai point , au prix d'un ser-
3^4 LA FIN
» vice individuel , le droit d'interpeller un
» ministre sur le bonheur de la France
» entière. Or , si l'obtention d'une sous-
» préfecture pour M. d'Armincourt est la
» condition rigoureuse de l'union proposée,
)* vous pouvez, dès ce moment, rompre
» toute négociation; je n'imposerai point
» un mauvais administrateur à mon arron-
» dissement , afin de procurer un riche '
w époux à ma fille.
» Vous me parlez de fêtes préparées
3) pour mon retour, je me garderai bien
» d'en accepter l'hommage ; annoncez par-
» tout, je vous prie, que je partirai pour
» ma campagne le jour même de mon arri-
» vée. Si j'ai rendu quelques services à
» mon pays, j'en jouirai le premier, et,
» certes, avec la fortune qui m'est acquise,
)> ma part dans le bien-être sera toujours
)) plus forte que ma participation au bien-
» fait.
» Adieu, ma chère amie, je vous rever-
» rai avarit dix jours.
» Lefranc. »
le
d'une session 3-75
Nous avions lu et commenté longue
ent cette lettre, avant que Dutranchant
t franchi la moitié de l'espace qui sépare
palais des députés de la rue du Colom-
îr, où il demeurait, tant sa marche
ut retardée par son excessive obésité,
ms le rejoignîmes sans peine, et nous
trames avec lui dans son appartement,
e nous trouvâmes déjà obstrué par les
Lirricheset les caisses de comestibles qu'il
nmençait à réunir, quoiqu'il ne dût pas
tter Paris avant quinze jours. MM. Che-
et Corcelet, fournisseurs de ces provi-
ns , attendaient notre député gastro-
ne, lequel leur donna, avec une oràce
ite particuhère, la seule audience, peut-
e, qu'il ait encore accordée depuis qu'il
•résente son département. Nous le sui-
les ensuite près d'un secrétaire à cylin-
!, dont il s'approcha autant que le lui
mit son ventre, c'est-à-dire, à une dis-
ce d'environ trois pieds ; et , tandis qu'il
lait sa plume en soufflant, nous lûmes
ettre suivante, qu'il écrivait à son fils,
3^6 i-^ Fi^ I
et dont l'adresse seulement restait à mettre
(c Qu'ils sont injustes, mon cher Edouard
» les hommes qui se déchaînent sans cess(
» contre les députés du centre !ahl s'ils soup
» çonnaient tout ce qu'il nous en coûte poui
» siéger avec honneur à cette place, sani
» doute ils nous apprécieraient mieux. Voui
» savez ce que ma tâche a de pénible
» vous, mon fds, qui, de votre main, ave:
» inscrit sur mes tablettes les nombreuse
y> demandes que j'avais à faire aux minis ^
» très pour notre famille patriarcale : ras ^
V semblez'la toute entière au reçu de 1 \
» présente , et qu'elle sache à quel prix se ^
» vœux ont été satisfaits. I
» J'ai prompt ement ohtenu l'entrepôt d
» tabac que je sollicitais pour vous; à 1
» chaleur avec laquelle j'ai répété dix foi
..appuyé, appuyé, lorsque le directes
» général des contributions indirectes
» parlé , comme orateur du gouvernement
» ce digne fonctionnaire a bien vu que c<
» entrepôt ne pouvait convenir qu'à moi.
» Je vous l'accorde , m'a-t-il dit , en m
d'une session. 377
serrant la main, après la séance, et Dieu
vous bénisse.
» Il n'a pas été aussi facile d'obtenir un
régiment pour le chef d'escadron qui re-
cherche votre sœur; le ministre de la
guerre est possédé d'une singulière ma-
nie : il veut absolument qu'on sache
commander avant d'être revêtu d'un
commandement; et son excellence pré-
tend que les vingt campagnes consécu-
tives que votre beau-frère futur a faites
dans le château de son père , ne valent
pas trente ans d'activité dans les camps.
Heureusement, j'ai trouvé près de ce
dignitaire des hommes qui sont presque
aussi ministres que lui, et de qui les
principes sont beaucoup moins austères.
Ces excellences en sous - ordre m'ont
accordé ce que je demandais, parce qu'ils
ont trouvé entre les droits de mon gen-
dre et les leurs , certains rapports déter-
minans : c'est un point de comparaison
qu'ils donneraient, au besoin, à la fa-
veur dont ils jouissent.
16*
3^8 LATIN"
» Bon Dieu ! que les recettes générales
» sont rares ! depuis qu'on a perdu la com-
» mode habitude des remplacemens poli-
» tiques. Savez-vous à quel prix je me suis
» fait octroyer celle de votre oncle pater-
» nel, recette que je sollicitais, par bon-
» heur, au moment où le budjet du mi—
y) nistère des finances était en discus-
3> sion? Eh bien! elle me coûte vingt-deux
» demandes d'ordre du jour, trente-quatre
» sollicitations d'appel nominal , quatre
» dîners du quai Malaquais sacrifiés, plus
» une extinction de voix, qui n'a cédé qu'au
» vingt -huitième rouleau du sirop pec-;
M toral. j
j> Et -voila ce qu'on gagne à parler en public.
» Quant à votre cousin , l'enseigne de]
» vaisseau , je suis arrivé à temps au m\-'
» nistère de la marine, pour lui procurer';
3) le commandement d'un bateau à vapeur ;•!
» ii faut qu'il prenne cela en attendant
» mieux. On assure qu'avant trois ou quatre
j) ans, nous obtiendrons la permission de
d'u]ve session. 379
w pécher la morue ; je ne laisserai pas
» alors échapper l'occasion de placer avan-
» tageusement mon neveu.
» 11 a fallu de la présence d'esprit pour
» faire nommer votre oncle maternel à la
» place de procureur du roi , qu'il vient
» d'obtenir. « Ce postulant faisait partie de
» la chambre des cent jours , s'est écrié
» le ministre , quand je lui ai nommé mon
» beau-frère^, je ne le protégerai/*?.... mais,
«Monseigneur, ai -je interrompu avant
» que son excellence eût achevé son ter-
» rible ad<.^erhe ^ c'est un de VOS admira-
» teurs fervens : il a fait réimprimer, dans
» notre département, le beau discours que
0 vous prononçâtes dernièrement à la
0 chambre des députés ; il l'appelle le pro-
i) totype de l'éloquence ministérielie ; et
) cette vérité, j'en étais moi-même péné-
) tré lorsque j'ai fait lever le centre en
) masse , pour soutenir les opinions de
> votre excellence. . . . Eh bien! nous vep-
) rons, a repris le ministre avec douceur:
et le lendemain la commission de mon
38o LA FIN .^
» beau-frère était chez moi avant midi,
» tant il importe tle satisfaire un député
» qui fait lever le centre en masse dans le
» sens d'un ministre. j
» Ma préfecture est en bon train; il ne
» s'agit plus que du choix d'une victime;
» car, pour me caser ^ on ne peut se dis-
y) simuler qu'il faut dècaser quelqu'un.
» Faites , sans que cela paraisse , ime pe-
5> tite visite à notre préfet; et voyez si , par
» hasard, on ne pourrait pas enter sur sa
» réputation quelques prétendues idées
» trop libérales. Ce serait un coup de maî-
» tre que de me faire investir d'une pré-
» fecture sans déplacement Du reste ,
» vous présenterez à M. le préfet mes sa-
» lutations affectueuses.
» Adieu, mon fils, je vous embrasse
3> bien cordialement.
» DUTRANCHANT. »
Nous n'eûmes qu'un étage à montei
pour nous trouver dans l'appartement di
marquis des Tourelles; les députés du côt«
droit se logent ordinairement dans le;
)^
d'une sEssiojy. 38r
ôtels où résident déjà des membres du
entre. Que sait-on ? le voisinage peut aider.
laire quelques recrues parmi des hommes
uc séduiraient peut-être les libéraux , et
est toujours autant de pris sur l'ennemi.
)e5 Tourelles était absent ; mais nous
cuvâmes sur son bureau un registre de
01 respondance , où nous lûmes la lettre
ue voici :
« Ça va mal ^ marquise, ça va mal; la
session qui se termine a été la plus mau-
vaise que nous ayons eue depuis les
beaux juuis de iBi5. Pas le plus petit
espoir de rentrer dans la partie de mon
parc dont le roturier Yalombreuse croit
pouvoir jouir insolemment, parce qu'il
Ta payée; pas seulement la plus légère
apparence que je puisse envoyer le moin-
dre vilain aux galères pour avoir tué des
moineaux sur mes terres. Mais, ce quà
I peinevous voudrez croire, marquise, c'est
I ({u'on refuse de compter mes services
> au régiment de royal comtois , pour
) complément des droits qu'a mon fils aîné
382 LA FIN
» à la croix de Saint-Louis, sous le pré
w texte frivole que j'ai déjà obtenu moi
» même cette décoration , et comme si Toi
» devait y regarder de si près avec de
» gens comme nous.
» Croyez-moi, marquise, renonçons ai
» sacerdoce pour notre fds le cadet : j
j) vois qu'il faudrait peut-être que ce jeun
w seigneur commençât par être évêque, (
» vous savez que le premier pas des nôtre.
)> dans la carrière ecclésiastique , a toi
» jours été l'archiépiscopat.
» J'apprends avec peine que vos tentî
)> tives féodales ne sont pas heureuse
» C'était une jolie petite idée que d'avo
» fait peupler mon colombier; mais pui
» que ce fils de meunier, devenu généra
A osait trouver à redire que vos pigeo
» mangeassent ses grains , et puisqu'il 1
» tuait sans vous en demander la permi
» sien , vous avez bien fait de les envoy
» au marché; il ne faut pas avoir d'affair
y> à démêler avec ces gens là.
^> Mon fih Alphonse a mal choisi s<
d'uINE SKSSIOIV. 383
temps pour revendiquer, aux noces du
fermier Lenoir , certain droit tombé en
désuétude; nous y reviendrons; mais ce
n'est pas là le plus pressé. Marquez-moi
si les contusions que le jeune baron a
reçues , dans cette circonstance malheu-
reuse , à la partie moyenne du dos , sont
sur le point d'être guéries.
» C'est pourtant quelque chose que d'a-
voir obtenu à l'église les quatre coups
d'encensoir qui nous étaient refusés, et d'a-
voir pu , sans opposition, rétablir mes ar-
mes sur notre banc seigneurial. Puisque
cet essai a réussi , profitez de l'occasion
pour faire restaurer le croissant sculpté au-
dessus de la porte principale du château,
en mémoire de mes Ijons aïeux, les croi-
sés; vous savez , marquise , que ce crois-
sant a continué d'entrer dans les armes
de ma famille, jusqu'à moi inclusive-
ment; je vous le recommande.
)) J'arriverai sur mon village le 9 août ,
entre cinq et six heures du soir. Vous
viendrez à ma rencontre à la tête de
384 l'A FIN d'une session.
» mes paysans que, pour plus de solen-
» nité, vous armerez de mes quatre mous-
» quels, et des trois épces qui se trouvent
» dans le garde -meuble, si l'on peut les
» tirer. Quant à mon sabre , il tient irré-
» vocablement au fourreau : c'est, vous le
» savez , par cette raison que je n'ai pu
» me réunir à la noblesse qui fit long-
» temps la guerre dans la Vendée. Puis-
» qu'on n'a point encore rétabli les baillis ,
» vous commanderez un compliment à celui
» des deux maîtres d'école du village qui
3) n'a pas adopté l'enspig"o"»o«t^ mutufl
» vous lui donnerez exactement la dési-
» gnation de tous mes titres. Pour cette
» année , il faudra bien que le cérémonia
» de ma réception se réduise à cela; l'ai
» prochain, îios affaires iront mieux, et j»
5> saurai bien contraindre le curé à veni
j) me recevoir sous le dais. |)a
» Recevez, marquise, mes tendres ein
» brassemens.
» Le marquis pes Tourelles. »
2/
rsr:
AU REVOIR. 385
\ >Mi«vx<k>ï.'i.'%, î^i-^fw» « ^^ i,v\. * V»
AU REVOIR.
( 3 1 juillet. )
-cUn moraliste (i) , dont la philosophie
douce et indulgente excuse souvent les
travers, a dit quelque part que les mal-
heurs qui affligent l'humanité , les fautes
qu'elle commet, les folies auxquelles nous
! i voyons se livrer, naissaient, le plus or-
:iiiiairement, de la difficulté que trouvent
. es hommes « ^'a.r?^ete,' danS Ce qu'ils eu-
I repreniïent sous l'influence des passions.
le: Arrêtez-vous , dit avec intérêt ce philo-
alophe aimable à la vierge innocente guidée
in)ar une flamme inconnue, qui va l'é'^arer •
yrrêtez-vous .^ répète-t-il pour la vinotiènie
mois au joueur avide, qu'engage un gain
assager ; arrêtez-vous, dit-il au buveur
situe .menace une apoplexie ; mais arrêtez-
)ous donc, ne cesse-t-il de crier au conqué-
ant contre lequel vont se réunir le désespoir
(i)M- le comte deScgur, de l'académie française.
17
386 AU RF.VOTK.
des peuples , les horreurs de la famine et la
rigueur des hivers.... Les insensés! il n'é-
coutent rien : leur oreille est fermée aux
sages remontrances. Laissons-les courir à
leur perte; mais ne les imitons pas, mon
cher disciple; arrêtons -nous ici, jusqu'à
ce que le public ait jugé nos essais. Que m
fin d'une session soit la fin de notre vo-
lume; nous en publirons d'autres si le
premier réussit. »
Yoilà ce qu'Azédor me disait ce matin .
à mon chevet, tandit* que je fruUal* .ue:
yeux , à peine ouverts. Mon Lutin était ei
habit de voyage ; je lui ai demandé s'il allai
en entreprendre un. « Oui, mon ami, m'a
t-il répondu en souriant; et je suis persuad
que tu n'auras pas le désir de m'accompa
^ner, quand ma destination te sera connue
je vais en enfer. Je me suis fait accordt
un petit congé afin de revoir les bore
rians du Tartare ; que veux -tu? quel
qu'en soit la laideur,
La pairie a ses droits dans un cœur géiuVeux.
AU REVOIR. 38^
Or, profite de mon absence pour faire une
halte littéraire dont personne ne se plain-
dra, si tes articles sont lus sans plaisir, et
ç[ui aura l'avantage d'accroître la curiosité,
j'ils renferment des élémens de succès.
3omme tu me reverras bientôt, abstiens-toi
'écrire jusqu'àmon retour; ta verve délais-
ée ne produirait rien de bon ; un auteur
éussit toujours mal lorsqu'il travaille sans
aveu de son esprit familier , et le bon La
^ontaine n'a jamais conçu une idée plus
kl s juste que celle-ci :
Ne forcez point votre talent,
V ous ne feriez rien avec grâce. »
A ces mots, Azédor, qui venait de s'envi-
)nner d'une espèce d'auréole , m'a tendu
main avec aménité; puis il s'est évanoui
mime un songe, ainsi que l'appareil lu-
ineux qui l'enveloppait.
yiiL revoir donc , ridicules sur qui
n'ai point encore appelé le rire mo-
leur, caprices fugitifs soustraits jusqu'à
jour à ma légère férule, modes volages
nt je n'ai pu suivre la course rapide,
3g3 AU REVOIR.
réputations imperceptibles échappées à
ma loupe; en un mot, au revoir, mœurs
piquantes qui n'avez pas trouvé place
dans ce volume ; je vous retrouverai.
Au revoir, jeunes gens , amis de la
critique qu'assaisonne la gaieté; au revoir,
femmes trop spirituelles pour froncer le
sourcil à la lecture d'une malice qui vou5
amuse, quand même elle vous blesserai-
un peu; au revoir, beautés pudiques qu.
mon Lutin suivra dans l'alcove myste
rieuse témoin de vos soupirs; au revoi
enfin vous tous, mes bons compatriote:
Puissé-je vous retrouver tranquilles si
vos libertés publiques , sans lesquelles ^
ne peut être pour vous de bonheur, ,
disposés à prouver aux nations que , po. j
avoir offert l'exemple de la valeur herc i
que, vous n'avez pas cessé d'être les ml
dèles de l'aménité, de la galanterie et
l'amabilité.
FIN.
ARTICLES
COKTEÎSrS
DANS CE VOLUME.
F REMIÈRE visite de mon Lutin. . . . Pflg. i
Mil sept cent dix-huit et mil huit cent dix-huit,
parallèle 8
es chaperons de toutes couleui's i4
je fonds d'une marchande à la toilette. ... 27
es libraires et les auteurs. 3'j
jC voyage à Versailles 4?
es Parisiens eu vendanges 58
jGs jeux chevaleresques 68
/auberge d'Aix-la-Chapelle 76
e camp-volant 86
KijCs cabinets particuliers du restaurateur. . . 96
m ja cour d'un ministère le 3o du mois 104
Jn salon de Paris à la fin de novembre 18 j8. i i3
jCS bureaux d'affaires i23
es fâcheux qu'on rencontre au spectacle. . . i32
ja galanterie française i4ï
Ja télescope magique le premier jour de l'an. i5i
SgO ARTICLES CONTENUS, CtC.
Les croque-mitaines de la société. . . . Pag. 164
Le musée de la mode ^7^
La relue du café ^79
Les deux bals de l'Opéra i83
"Vive la gaieté! quand même I97
Le cabinet d'un curieux 20j
Le ménage d'un vieux garçon 222
Paris justifié ^^^
L'ambassadeur persan ^^7
Le ménage d'un jeune garçon ^Si
Les trois gands ^7^
La réorganisatica d'un personnel 292
Avis aux deux sexes ^ogt
Mademoiselle Arrhens et madame Bébé- -^ r 5
Madame Manzon à Paris 325
Les eaux de Carlsbad 335
L'ouvrière de la rue Saint-Denis 846
Les sauvages de la tribu des Onéidas 36r
La fm d'une session. 36»
385
Au revoir
541