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Full text of "Le Magasin pittoresque"

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LE  MAGASIN 


RÉDIGÉ  SOl'S  LA  DIRECTION  DE 


MM.  EUR  YALE  CAZEAUX  ET  ÉDOUARD  CHARTON. 


PREMIÈRE  A!V\ÉE. 

1900 


Trix  du  volume  broché ...  6 fr.  » 

relié.  ...  7 50 


CONDITIONS  D’ABONNEMENT. 


PARIS, 
risix  : 

Tour  un  an,  C francs.  — Pour  six  mois,  3 francs. 


DÉPARTEMENTS. 

Franco  par  la  poste. 

Pour  un  an,  7 fr.  50.  — Pour  six  mois,  3 fr.  SO. 


PARIS, 

AUX  BUREAUX  D'ABONNEMENT  ET  DE  VENTE , 

RLE  JAf.Oli  , N°  30  , 

rpii.5  nt  LA  ri'k  nts  riTiTs-AUousTins. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


1 


FLEURS  DE  FRANCE 


Musée  Galliera.  — Fleurs  de  France,  par  Mme  Gruyer-Brielruan. 


1er  janvier  1900. 


1 


9 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


R nos  Lieetears 

w 


seulement  de  devenir  un  peu  plus  curieux  de 
l’actualité,  de  répondre  à des  exigences  nou- 
velles et  légitimes  ; enfin,  nous  donnerons  un 
peu  plus  à lire,  et  de  tout  cela,  j’en  suis  sûr, 
nos  lecteurs  nous  sauront  gré. 


Voici  ce  qu’on  lisait  à la  première  page  du 
« Magasin  Pittoresque  » il  y a aujourd’hui 
soixante-huit  ans  : « C'est  un  vrai  magasin  que 
nous  nous  sommes  proposé  d’ouvrir  à toutes  les 
curiosités,  à toutes  les  bourses.  Nous  voulons 
qu’on  y trouve  des  objets  de  toute  valeur,  de  tout 
choix  : choses  anciennes,  choses  modernes,  ani- 
mées, inanimées,  monumentales,  naturelles, 
civilisées,  sauvages,  appartenant  à la  terre,  à la 
mer,  au  ciel,  à tous  les  temps,  à tous  les  pays. 
Nous  voulons  imiter  dans  nos  gravures,  décrire 
dans  nos  articles,  tout  ce  qui  mérite  de  fixer 
l’attention  et  le  regard,  tout  ce  qui  offre  un  sujet 
intéressant  de  rêverie,  de  conversation  ou 
d’étude.  » 

Le  « Magasin  Pittoresque  » est  resté  fidèle  à 
ce  programme.  Si  j’en  avais  le  droit,  je  publie- 
rais ici  quelques-unes  des  lettres  qui  depuis  un 
mois  s’accumulent  sur  ma  table  et  qui  toutes 
apportent  à notre  vieille  Revue  des  témoignages 
de  reconnaissance  et  de  sympathie.  Ces  lettres 
que  je  garde  pieusement  dans  nos  archives  sont 
la  preuve  que  le  « Magasin  Pittoresque  » n’a  pas 
oublié  le  but  que  ses  vénérables  fondateurs  lui 
avaient  assigné. 

Le  23  Novembre  dernier,  l’Académie  Fran- 
çaise accordait  l’une  de  ses  plus  hautes  récom- 
penses au  « Magasin  Pittoresque  ».  Son  secré- 
taire perpétuel,  M.  Gaston  Boissier,  nous 
faisait  l’honneur  de  classer  dans  les  rangs  de  la 
presse  utile  ce  recueil  qui  depuis  soixante-huit 
ans  n’a  cessé  d’être,  pour  ceux  qui  le  lisent, 
une  source  de  morale,  d’instruction  etde  plaisir. 

D’autres  Revues,  nées  de  son  exemple,  ont 
vu  le  jour  depuis  quelques  années.  Toutes  ont 
leur  mérite;  mais  le  « Magasin  Pittoresque» 
a su,  parmi  ces  rivalités  heureuses,  conserver 
son  caractère  : celui  de  pouvoir  être  lu  par  tout 
le  monde  sans  ennui  et  sans  danger. 

A côté  des  lectures  arides  ou  pédantes,  frivoles 
ou  austères,  il  représente  la  lecture  qui  attache 
séduit,  nourrit.  C’est  la  lecture  de  la  famille  par 
excellence  qui  réunit,  le  soir,  la  maisonnée  sous 
l'abat-jour  de  la  lampe  : elle  remplace,  pour  la 
jeune  fille,  le  feuilleton  ou  le  roman  fade  qui 
troublent  l’imagination  et  gâtent  le  goût;  pour 
le  jeune  homme,  c’est  un  répertoire  varié  où 
s’attisent  ses  curiosités  avides.  Et  c’est  aussi, 
pour  tous  les  âges,  une  distraction  nouvelle. 
Enfant,  on  a appris  à lire  sur  le  « Magasin  Pit- 
toresque »,  et  on  le  relit  encore  volontiers  sous 
les  cheveux  blancs. 

Les  réformes  que  nous  apportons  aujourd’hui 
à cette  Revue  se  garderont  bien  d’altérer  son 
caractère  ou  son  esprit.  Nous  nous  permettrons 


CH.  FORMENTIN 


Les  Impressions 

d’un  Vieil  Abonné 

Une  des  joies  de  ma  prime  jeunesse,  c’est 
quand  mon  père,  il  y a de  cela  soixante-huit  ans, 
vint  m’apporter  le  premier  numéro  du  Magasin 
pittoresque,  auquel  il  venait  de  m’abonner.  Mal- 
gré le  long  espace  écoulé,  j’ai  conservé  toutes 
fraîches  les  impressions  que  j’ai  éprouvées  en 
feuilletant  les  pages  de  ce  recueil  dont  les  ma- 
gazine anglais  avaient  inspiré  l’idée  et  qui  était 
pour  la  France  une  heureuse  innovation. 

Toutes  mes  lectures  s’étaient  bornées  jusque-là 
aux  A centimes  de  Télémaque  et  à un  vieux  roman 
de  caserne.  Le  Télémaque,  une  belle  édition 
ornée  de  dessins  de  Prud’hon,  m’avait  été  donné 
par  mon  parrain,  un  chirurgien  militaire,  grand 
admirateur  de  la  méthode  d’enseignement  uni- 
versel de  Jacotot.  Quant  au  roman,  intitulé  Pierre 
Giberne,  il  racontait  les  aventures  d’un  grena- 
dier qui  avait  fait  toutes  les  campagnes  de  la  Ré- 
volution et  de  l’Empire,  et  il  avait  été  laissé  à la 
maison  par  un  officier  envoyé  chez  nous  en  billet 
de  logement  dans  un  changement  de  garnison. 

Le  Télémaque  m’avait  amusé  la  première  fois 
que  je  l’avais  lu.  Mais  les  aventures  du  fils 
d’Ulysse  ressemblaient  beaucoup  aux  sujets  qui 
étaient  traités  dans  les  auteurs  classiques  qu’on 
nous  faisait  traduire  à grands  coups  de  diction- 
naires. J’avais  fini  par  le  prendre  en  grippe  : il 
me  faisait  l’effet  d’un  gros  pensum  qu’on  aurait 
infligé  à Fénélon. 

Je  suis  resté  bien  plus  longtemps  fidèle  à 
Pierre  Giberne,  le  roman  militaire.  Je  l’ai  lu 
plus  de  dix  fois.  Mais,  par  un  effet  d’optique 
des  plus  singuliers,  bien  que  les  faits  qui  y étaient 
racontés  fussent  récents  et  que  de  nombreux 
témoins  existassent  encore,  ils  m’apparaissaient 
dans  un  grand  éloignement  et  comme  étrangers  à 
notre  siècle. 

En  d’autres  termes,  Télémaque  et  Pierre  Gi- 
berne me  donnaient  l’impression  d’un  passé  dis- 
paru. Quand  j’eus  lu  les  premiers  numéros  du 
Magasin  pittoresque,  j’eus  le  sentiment  que  j'en- 
trais en  contact  avec  le  présent,  et  que  j’étais 
initié  à des  faits  et  à des  idées  que  rien  jusque 
là  ne  m’avait  fait  soupçonner. 

La  multiplicité  des  sujets  traités  causa  d’abord 
une  sorte  de  bouleversement  dans  ma  jeune  cer- 
velle. Songez  donc,  on  passait  de  l’histoire  de  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


3 


Fontaine  des  Innocents  à l’influence  de  la  conver- 
sation, des  fossiles  de  Cuvier  à une  notice  sur 
les  galeries  d’Orléans  au  Palais-Royal,  d’un 
article  sur  les  ours  à une  description  de  la  mos- 
quée d’Achmet  à Constantinople. 

Il  y avait  surtout  un  calendrier  historique  qui 
me  donnait  beaucoup  de  tablature.  Les  livres 
qu’on  mettait  entre  nos  mains  pour  nous  appren- 
dre l’histoire  étaient  fort  secs  et  très  avares  de 
détails.  J'étais  fort  étonné  de  ne  trouver  dans  ces 
livres  aucun  éclaircissement  sur  les  anecdotes, 
dont  se  composaient  les  éphémérides.  Je  pris  un 
parti  dont  je  me  suis  très  bien  trouvé,  c’était 
de  les  consigner  dans  un  petit  cahier  qui  me 
permit  plus  tard  de  les  rapporter  à leur  date. 

Je  me  suis  très  bien  trouvé  de  ce  travail  que  je 
poursuivis  strictement.  J’y  ai  prislegoût  des  sou- 
venirs historiques.  Quand  j’eus  terminé  mes 
études,  on  me  fit  entrer  dans  les  bureaux  des  Ar- 
chives départementales  du  Nord,  un  des  plus 
riches  dépôts  après  les  Archives  nationales  : 
il  renferme  en  effet  les  archives  des  comtes  de 
Flandre,  des  ducs  de  Bourgogne  et  des  hommes 
d'État  qui  ont  gouverné  les  Pays-Bas  au  nom  des 
princes  de  la  maison  d’Autriche.  Au  bout  de 
quelques  mois,  je  me  débrouillais  assez  facile- 
ment au  milieu  de  tous  ces  parchemins,  et  je  fus 
d’emblée  attaché  à la  section  historique. 

En  poursuivant  la  lecture  du  Magasin  Pitto- 
resque, je  m’aperçus  que  j’étais  entraîné  vers 
un  mouvement  d’idées  qui  s’éloignaient  de  plus 
en  plus  de  l’enseignement  qu’on  nous  donnait  au 
collège.  Des  dissertations  sur  l’économie  politi- 
que et  sur  l’agriculture  me  mettaient  en  con- 
tract  avec  les  résultats  de  la  vie  moderne  et 
m’empêchaient  de  prendre  trop  au  sérieux  les 
mœurs  des  Grecs  et  des  Romains.  Nos  ouvriers 
dont  on  me  décrivait  les  métiers,  et  les  paysans 
dont  on  me  mettait  sous  les  yeux  les  instru- 
ments de  culture,  me  paraissaient  bien  plus  inté- 
ressants. J’ai  peut  être  été  l’écolier  qui  ait  le 
moins  admiré  les  héros  de  Plutarque. 

Dans  le  deuxième  numéro  du  Magasin  Pittores- 
que, il  y avait  une  notice  sur  Molière  accompagnée 
de  son  portrait.  Molicrene  figurait  pas  à.  cette  épo- 
que parmi  les  auteurs  classiques  qu’on  mettait  entre 
les  mains  des  écoliers.  Il  était  en  quelque  sorte  à 
l’index  parmi  nos  professeurs  qui,  presque  tous, 
avaient  commencé  leur  carrière  sous  la  Restaura- 
tion. Il  me  prit  une  envie  folle  de  lire  le  théâtre 
de  Molière.  Je  savais  qu’un  jeune  homme  qui 
habitait  une  chambre  à côté  de  la  mienne  en 
possédait  un  exemplaire.  Si  je  lui  avais  demandé 
de  me  le  prêter,  il  ne  m’eut  certainement  pas 
refusé;  mais  je  voulais  avoir  l’attrait  du  fruit 
défendu.  Pendant  les  absences  de  mon  voisin,  je 
pénétrais  dans  sa  chambre  au  moyen  d’une  clé 
qu’il  m’avait  confiée  ; j 'emportais  un  des  volumes, 
et  je  passais  la  nuit  à le  lire.  Je  ne  regrette  point 
mes  veilles.  Molière  est  resté  pour  moi  un  des  plus 
grands  génies  dramatiques.  J’ai  eu  la  patience 


de  lire  les  théâtres  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays;  j’ai  suivi  pendant  un  demi-siècle  le 
mouvement  théâtral  contemporain.  Je  n’ai  point 
retrouvé  les  émotions  que  me  fit  éprouver  ma 
première  lecture  de  Molière. 

Mais  ce  que  le  Magasin  Pittoresque  m’a  inspiré 
le  plus  profondément,  c’est  le  goût  des  Études 
philosophiques.  Vingt  lignes  sur  Spinoza  insérées 
dans  son  deuxième  numéro  avaient  attiré  plus 
particulièrement  mon  attention.  L’auteur  protes- 
tait contre  l’accusation  d’athéisme  portée  contre 
le  grand  philosophe. 

— Bien,  me  dis-je,  il  se  trouvera  bien  un  jour 
quelqu’un  qui  aura  la  curiosité  de  traduire  en 
français  le  livre  de  Spinoza  et  je  saurai  à quoi 
m’en  tenir. 

J’avais  satisfaction  à quelques  années  de  là. 
M.  Saisset  un  des  disciples  les  plus  brillants  de 
Victor  Cousin,  traduisit  les  œuvres  de  Spinoza.  Je 
dévorai,  plus  que  je  lus,  V Ethique  et  Spinoza 
m’apparut  comme  un  des  philosophes  les  plus 
prodigieux  qui  aient  paru  depuis  Platon. 

Spinoza  me  conduisit  bien  vite  à Leibnitz,  à 
Schelling  et  à Hégel,  et  je  me  trouvai  ainsi  de 
plain-pied  avec  les  penseurs  et  les  réformateurs 
contemporains. 

Longtemps  le  Magasin  Pittoresque  fut  ma  seule 
lecture  en  dehors  des  rudiments  et  de  mes  livres 
de  classes.  Je  me  formai  ainsi  un  répertoire  de 
connaissances  que  j’étendais  et  que  je  complétait, 
au  fur  et  à mesure  que  le  champ  de  mes  études 
s’agrandissait  ; c'était  une  sorte  d’exercice  ency- 
clopédique auquel  j’étais  soumis  sans  que  je  m’en 
doutasse,  et,  comme  on  le  voit,  j’en  ai  retiré  de 
grands  fruits. 

Alfred  DARIMON. 


m? 


Lt  Soû 

Un  article  sur  le  sou  ! j’avoue  qu’au  premier 
abord  je  fus  quelque  peu  embarrassé.  Maniant 
chaque  jour  la  monnaie  de  bronze  de  5 et  de 
10  centimes,  monnaie  d’appoint  disent  les 
savants  en  la  matière,  je  ne  m’étais  guère 
préoccupé  d’en  connaître  les  procédés  de  fabri- 
cation, et  vrai  parisien  de  Paris,  passant  cin- 
quante fois  par  année  devant  l’élégant  palais 
bâti  en  1708  par  ordre  de  Louis  XV,  et  sur  les 
plans  de  Jacques  Denis  Antoine,  je  n’avais  jamais 
été  suffisamment  curieux  pour  en  solliciter  l’en- 
trée. Et  pour  la  première  fois,  hier,  je  me  suis 
introduit  dans  la  vaste  officine  où  nos  modernes 
alchimistes  transforment  quotidiennement,  en 
espèces  sonnantes  et  trébuchantes,  les  produits 
précieux  des  mines  exotiques  d’or,  d’argent  et 
de  cuivre. 


4 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Des  visions  fantastiques  vous  montent  à l’esprit 
lorsque  Ton  entend  parler  des  creusets  d’or 
bouillant,  coulant  à grands  flots  dans  les  moules, 
et,  dès  l’entrée,  l’on  s’attend  à des  apparitions  de 
magiciens  qui,  tels  que  le  génie  d’Aladin, 
semblent  devoir  garder  avec  rigueur  l’antre  d’où 
jaillissent  les  sources  de  toutes  les  richesses. 

Mais  au  premier  abord  l’imagination  est  bien 
vite  déçue  et  rassurée  tout  à la  fois.  Nul  génie 
sans  doute  pour  vous  recevoir,  mais  le  plus 
accueillant  et  le  plus  aimable  des  directeurs, 
M.  de  Foville,  qui,  avec  une  bonne  grâce  toute 
particulière,  me  fait  ouvrir  les  portes  de  son 
■ palais.  Et  dans  cet  hôtel  des  monnaies  le  mot 
d’ordre  général  est  : amabilité  et  courtoisie.  Ces 
qualités,  je  les  retrouve  près  de  M.  Brion,  chef 
de  la  première  section,  qui  me  donne  les  indica- 
tions nécessaires  à mon  entrée;  près  de  M.  Col- 
Hère,  le  distingué  chef  des  travaux  de  la  fabri- 
cation qui,  se  mettant  à mon  entière  disposition 
et  me  confiant  à son  second  lui-même,  M.  Schmitt, 
le  charge  de  me  guider  dans  les  ateliers. 

C’est  très  compliqué  la  fabrication  d’un  sou, 
aussi  long,  aussi  délicat  et  minutieux  que  celle 
d’un  louis  d’or  et  toute  une  longue  journée  me 
fut  nécessaire  pour  examiner  les  différentes  opé- 
rations qu’en  peu  de  lignes  je  vais  essayer  de 
résumer  pour  les  lecteurs  du  Magasin  Pittoresque. 

Je  devais  étudier  la  monnaie  de  bronze  seule, 
à l’exclusion  des  monnaies  d’argent  et  d’or,  d’un 
mirage  plus  étincelant  sans  doute,  mais  pour 
beaucoup  d’entre  nous  d’un  emploi  moins  cons- 
tant, et  mon  guide  m’avait  emmené  vers  les 
ateliers  spéciaux  du  bronze.  Ceux-ci,  qui  ne 
s’ouvrent  pas  au  cours  des  visites  bi-hebdo- 
madaires  permises  au  public,  sont  entièrement 
séparés  des  ateliers  d’or  et  d’argent  et,  particu- 
larité flatteuse  pour  le  vil  métal,  sont  les  plus 
clairs  et  les  plus  aérés  des  ateliers  de  la  fabrique. 

Mais,  avant  d’y  pénétrer,  je  traverse  la  salle  de 
réception  des  métaux.  A terre,  des  lingots  d’argent 
sont  entassés,  telles  des  briques  dans  un  hangar, 
mais  des  briques  de  3000 francs  pièce  et,  dans  les 
coins,  honteux  de  leur  valeur  minime,  on  me 
montre  les  lingots  de  cuivre  pur,  fournis  à la 
monnaie  par  lasociété  adjudicatrice; ils  attendent, 
dans  leur  forme  un  peu  étrange,  le  moment 
d’entrer  en  service  et  de  passer  à l’atelier  de 
fonte. 

La  fonte  est  la  première  de  toutes  les  opéra- 
tions et,  près  des  trois  fourneaux  qui  ronflent  et 
qui  tressaillent  sous  l’ardeur  de  la  flamme,  je  fais 
connaissance  avec  le  chef  fondeur.  Il  m’explique 
que  chaque  fourneau  contient  un  creuset  en  plom- 
bagine, garni  de  60  kilogs  de  matière  divisée  en 
95  parties  de  cuivre,  4 parties  d’étain  et  1 partie 
de  zinc.  C’est  l’alliage,  il  bout  déjà  depuis  plus  de 
deux  heures  et  j’arrive  à temps  pour  assister  à 
une  coulée. 

Les  trois  aides  du  chef  fondeur  ont  saisi,  à 
l’aide  de  palans,  le  creuset  au  fond  du  fourneau; 


ils  l’élèvent  en  l’air  et  tandis  qu’il  éclaire  l’atelier 
de  ses  éclats  de  matière  en  fusion,  je  suis  obligé 
de  m éloigner  tant  la  chaleur  est  pénétrante, 
En  même  temps  deux  des  aides  ont  abaissé  le 
creuset  jusque  sur  le  sol  blindé  de  fer,  puis 
s’étant  armé  les  mains  de  vastes  poches  de  toiles 
mouillées,  ils  le  fixent  au  brancard  qui  permet  de 
le  soulever  avec  précautions  et  de  le  pencher  afin 
d’opérer  la  coulée  du  métal  dans  la  lingotière.  La 
lingotière  est  un  moule  articulé  en  fonte  épaisse, 
composé  de  trente  gouttières  verticales,  préala- 
blement graissées  pour  empêcher  le  métal  de 
gicler  sur  les  parois  pendant  la  coulée  ou  de  s’y 
coller  lors  du  refroidissement. 

Le  cheffondeur  conduit  l’opération,  surveillant 
les  verseurs  et  les  arrêtant  d’un  geste  au  ras  des 
gouttières,  ravivant  la  fusion  du  creuset  par 
l’adjonction  de  charbon  de  bois  jusqu’à  l’opéra- 
tion parfaite.  Instantanément  le  métal  est  figé; les 
ouvriers  desserrent  les  articulations  de  la  lingo- 
tière et,  à l’aide  de  longues  pinces,  ils  en  séparent 
les  différentes  pièces  et  en  retirent  les  lûmes,  qui, 
placées  sur  un  petit  chariot  de  fer,  achèvent  de  se 
refroidir.  Elles  ont  alors  50  centimètres  de  lon- 
gueur sur  7 centimètres  de  large  et  9 millimètres 
d’épaisseur  et  pèsent  chacune  2 k.  500. 

Salies  par  l’huile  des  gouttières,  elles  ont  l’aspect 
noirâtre  de  barres  de  fer  aux  bords  pittoresque- 
ment garnies  de  grosses  bavures  ; mais  celles-ci 
vont  bientôt  disparaître  à Vébarbage,  deuxième 
opération  qui  a pour  but  d’égaliser  les  bords  des 
lames  sous  l’action  de  deux  disques  circulaires  et 
tranchants,  qui  tournent  verticalement  en  sens 
inverse  et  font  l’office  de  ciseaux. 

Ainsi  nettoyées,  les  lames  sont  soigneusement 
pesées  et  livrées  ensuite  à l’atelier  de  laminage. 

Pour  les  suivre  j’entre  derrière  elles  dans  le  grand 
hall  du  bronze,  le  plus  bruyant  et  le  plus  assour- 
dissant des  ateliers  de  la  Monnaie.  Au  bruit  des 
battements  des  découpoirs  et  des  froissements  des 
laminoirs  qui,  sans  cesse,  mordent  le  métal  ou 
l’écrasent,  vient  en  effet  s’ajouter  ici  le  voisinage 
de  trois  moteurs  Farcot  de  80 chevaux  chaque,  qui 
sans  relâche  animent  les  multiples  machines  et 
donnent  la  vie  aux  ateliers  de  la  Monnaie.  Ce  n’est 
donc  pas  sans  peine  que  je  peux  écouter  les  expli- 
cations de  mon  aimable  guide  ; il  ne  sulfit  pas  de 
crier  pour  s’entendre  et,  pour  suppléer  à 1 impuis- 
sance de  nos  gosiers,  je  regarde  de  toute  mon 
attention. 

Voici  les  lames  amenées  au  premier  laminoir , 
puissante  machine  qui  va  les  amincir  ; elle  est 
servie  par  deux  hommes,  assis  un  de  chaque  côté. 
Le  mouvement  est  lent  et  pondéré,  car  un  écra- 
sementbrusque  produirait  des  fissures  dans  1 épais- 
seur de  la  lame  que  le  premier  ouvrier  glisse  avec 
soin  sous  le  rouleau,  tandis  que  le  second  attend 
avec  tranquillité  le  moment  de  la  saisir  avec  ses 
deux  mains  gantées  de  vieux  sacs  de  toile.  Quoi- 
que lent  en  apparence  le  travail  avance  cependant, 
et  la  lame  qui  mesurait  au  sortir  du  moule  9 mil- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


5 


Passage  des  laines  au  laminoir. 


limètres  d’épaisseur  est  arrivée,  en  dix-huit  pas- 
sages de  rouleau,  au  numéro  19  de  la  jauge, 
3mm,9.  Allongées  fortement  comme  bien  l’on 
pense,  elles  sont  alors  coupées  en  deux  puis 
réunies  en  bottes  par  seize,  liées 
de  lit  de  fer  et  portées  au  four  à 
recuire , afin  que  le  métal  reprenne 
la  malléabilité  qu’il  a perdu. 

A leur  suite  mon  retour  à la 
fonderie  s’im- 
pose. Là,  je  vois 
s’ouvrir  la  porte 
à guillotine  du 
four  à recuire. 

Les  lames,  pé- 
nètrent dans  le 
four  et,  dispo- 
sées sur  une 
large  plaque  cir- 
culaire et  tour- 
nante, elles  vont 
passer  successi- 
vement devant 
le  feu  qui  les 
amènera,  après 
trois  quarts 
d’heure  de  cuis- 
son, au  rouge  cerise.  Un  instant  je  les  entrevois 
dans  la  noirceur  opaque  de  l’ombre  ; c’est  un 
éclatement  de  rouges,  un  jeu  de  couleurs  d’une 
mystérieuse  attirance  ; mais  déjà  je  ruisselle  et 
je  laisse  se  refermer  la  porte,  car  il 
me  serait  difficile  d’imiter  les  ouvriers 
fondeurs  qui,  un  peu  plus  loin,  après 
une  deuxième  coulée  de  métal 
dans  les  creusets,  se  sont  mis 
le  torse  nu  et  s’épongent  à 
grands  coups  de  serviettes. 

— Gare 
les  cou- 
rants d’air! 
me  crie  le 
chef  fondeur. 

Ce  n’est  pas 
aisé  de  s’en 
préserver  dans 
les  couloirs  et 
les  détours  de 
la  fabrique  ; je 
prends  cepen- 
dant l’avis  en 
bonne  part  et, 
quittant  de 
nouveau  la 

fonderie,  où  je  ne  puis  attendre  la  sortie  des 
lames  que  j’ai  vu  mettre  à recuire,  je  suis  un 
lot  de  lames  déjà  recuites  et  refroidies  ; elles 
s’en  vont  subir  un  deuxième  laminage  qui  de 
3mra,9,  doit  [les  amener  à numéro  12  de  la 

jauge. 

Remises  en  bottes  par  seize,  puis  reconduites  au 


. 

| 

» ; 0 

vu 

\ttr 

Différents  états  de  la  lame. 


four  à recuire,  elles  seront  reprises  pour  un  troi- 
sième laminage  qui  les  diminuera  encore  de  deux 
dixièmes  de  millimètre. 

Que  d’opérations  déjà  sans  que  le  futur  sou  ait 
pris  l’aspect  d’une  pièce  de  monnaie  ; que  de 
cuissons  et  de  recuissons;  il  est  vrai  que, 
destiné  par  son  peu  de  prix  à 
beaucoup  rouler,  à se  frot- 
ter dans  tant  de  poches, 
de  sacs  et  de  tiroirs,  il 
ne  peut  être 
assez  solide.  Sur 
cette  pensée,  qui 
tempère  mon 
impatience, 
nous  passons  à 
V ajustage  ou 
mise  au  point. 

Chaque  lame, 
à sa  sortie  du 
dernier  lami- 
noir, c’est-à-dire 
réduite  à lmm,C> 
d’épaisseur,  est 
livrée  à l’ajus- 
teur ; celui-ci 
découpe  à l’aide 

d’un  emporte-pièce,  et  dans  le  milieu  de  la 
lame,  un  flan  ou  rondelle  du  diamètre  d’un  sou  ; 
il  pèse  cette  rondelle  sur  une  balance  de  préci- 
sion et,  selon,  qu’elle  correspond  ou  non,  soit  au 
poids  léger,  soit  au  poids  lourd,  soit 
au  poids  de  tolérance,  il  refuse  la  lame, 

la  repasse  au  laminoir  ou  l’accepte. 

Acceptées,  les  lames,  qui  ont 

alors  im,20  de  longueur  sur 

6 cent.  1/2  de  large,  passent 

au  clécoupoir  à vapeur. 

Cette 

. — machine  , 

f ‘ . ! ' . trépidante 

et  tapageu- 
se s’il  en  fut,  est 
confiée  à la  di- 
rection d’un  ou- 
vrier qui  glisse 
les  lames  sous 
l’emporte-pièce; 
elles  y sont  dé- 
coupées en 
rondelles 
ou  flans  et 
rejetées 
dans  un 

seau  à raison  de  trois  cents  à la  minute.  Chaque 
lame  fournit  en  moyenne  quatre-vingt-dix  Mans  de 
dix  centimes  et  chaque  ouvrier,  découpant  par 
jour  ses  six  cents  kilogrammes  de  lames,  fait  ainsi 
ses  soixante  mille  pièces.  Les  résidus  des  lames 
sont  rabattus  par  paquet  au  marteau,  puis 
rassemblés  dans  des  caisses  jusqu’au  moment  où, 


6 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


. 


remis  à la  fonte,  ils  concourront  à la  fabrica- 
tion de  nouvelles  lames. 

Cependant  je  suis  le  seau  qui  emporte  les  flans 
à la  trémie , vaste  cage  fermée,  percée  de  trous, 
et  qui  tourne  à la  vapeur.  Enfermés  dans  la 
trémie,  les  flans  sont  si  bien  secoués,  remués, 
lancés  et  rélancés,  que  tous  ceux  qui,  mal  calibrés 
ou  cassés,  peuvent  s’échapper  par  les  trous  de  la 
caisse,  sont  rejetés  au  dehors  et  mêlés  aux  débris 
à refondre.  Quant  à ceux  qui 
restent  dans  la  trémie,  les 
bons,  ils  sont  ramassés  et 
portés  au cordonnage.  L’opé- 
ration consiste  à leur  don- 
ner, à l’aide  de  la 
machine  à cordon- 
ner, le  diamètre  exact 
qu’ils  doivent  avoir 
et  à relever  en  même 
temps  leurs  bords  en 
un  léger  ressaut  des- 
tiné à faciliter  plus 
tard  l’apposition  du 
listel.  Pour  cela  ils 
sont,  chacun  à leur 
tour,  amenés  entre 
deux  coussinets  d’a- 
cier qui  les  pressent 
en  tournant  et  les  re- 
jettent ensuite  par  la 
même  force  mécani- 
que. L’homme  joue 
le  rôle  de  simple 
servant  de  la  ma- 
chine, son  initiative 
est  toute  de  surveil- 
lance et  le  pittores- 
que est  ici  perdu. 

Les  vieilles  machines 
d’autrefois,  bizarres 
sans  doute  mais  dé- 
coratives, sont  rem-  Examen  de  1 

placées  par  des  mo- 


teurs agités  dont-il  faut  détailler  l’ingéniosité, 
faute  de  pouvoir  en  admirer  la  beauté. 

La  précipitation  de  la  vapeur  vous  gagne 
au  choc  continu  et  saccadé  des  flans  sur  le 
cordonneur  ; et,  lorsque  dans  une  salle  voisine, 
salle  froide  et  sombre,  où  des  ouvriers  disposent 
dans  des  marmites  de  fonte  les  flans  cordonnés, 
qu’ils  mélangent  avec  du  charbon  de  bois  en 
poudre  afin  d’empêcher  l’oxydation,  on  les  trouve 
trop  lents  à luter,  puis  à recouvrir  de  terre  à four 
les  récipients  qu’ils  ferment  hermétiquement. 
Ainsi  clos  en  marmite,  les  flans  vont  au  four  à 
recuire  qui  les  remet  au  point  de  malléabilité 
nécessaire  pour  la  frappe. 

Lorsqu'ils  en  sortent  ils  ont  grand  besoin  de 
passer  au  nettoyage,  car  le  cordonnage  les  a déjà 
noircis  et  le  charbon  les  amalgame  si  bien  qu’il 
faut  quelque  bonne  volonté  pour  s’imaginer  voir 


là  les  futurs  sous.  Jetés  d’abord  dans  le  nettoyeur 
mécanique , grande  caisse  à l’intérieur  de  laquelle 
tourne  un  long  cylindre  ajouré,  ils  se  débar- 
rassent des  scories  de  charbon,  puis  vont  tomber 
dans  des  paniers  qui  les  emportent  et  les 
versent  dans  des  tonneaux  remplis  d’eau  mélangée 
d’une  mesure  d’acide  sulfurique  à 33°.  Pendant 
trois  heures,  flans  et  tonneaux  tournent  de  con- 
serve ; l’eau  salie  est  remplacée  à deux  reprises 
par  de  l’eau  propre  et,  finalement  sortis 
des  tonneaux,  les  flans  apparaissent  dans 
leur  éclat  brillant  de  cuivre 
neuf. 

Prêts  pour  la  frappe  sans 
doute?  Non,  pas  en- 
core; il  faut  qu’ils 
sèchent  et,  versés 
par  quatre-vingt  kilo- 
grammes à la  fois 
dans  un  cylindre  en 
cuivre  à fond  de  tamis 
et  rempli  de  sciure 
de  bois,  ils  tournent 
encore  et  laissent  de 
leur  humidité,  qu’ils 
achèvent  de  perdre 
dans  une  vaste  bassi- 
ne de  cuivre  au  fond 
de  laquelle  passe 
un  jet  de  vapeur. 
C'est  la  parfaite 
dessiccation. 

EL  tandis, 
que  je  crois  en- 
fin suivre  mon 
guide  à lafrap 
pe,  la  dernière 
et  la  plus  pres- 
tigieuse des 

r.  * JW  ,!J4)  . . , 

opérations,  il 
m’emmène  vers 

état  de  la  frappe.  une  petite  salle 

où,  sur  des  ta- 
bles, je  retrouve  amoncelés  les  flans  qui  brillent 
maintenant  tels  que  des  jetons  d’or  pur.  Du 
blanchi  ment  il  sont  venus  là  par  pannerées 
pour  le  compta  y e et  le  triage.  Us  sont  versés 
sur  une  planche  à compter , planche  divisée 
sur  sa  longueur  en  dix  rainures  qui  contiennent 
chacune  vingt  pièces.  D'un  coup  d’œil  d une 
vivacité  particulière,  l’ouvrier  rejette  delà  planche 
pleine  les  flans  tachés  ou  mal  recuits  ; les  autres 
sont  réunis  dans  une  corbeille.  Par  deux  mille 
ils  sont  alors  pesés  et  replacés  dans  la  corbeille 
qui  s’appelle  désormais  un  plateau  ; elle  a sa 
fiche  particulière  et  descriptive,  sur  laquelle  le 
contrôleur,  toujours  présent,  inscrit  l'acte  de 
naissance  des  nouveaux  flans,  c’est-à-  dire  leur 
poids,  le  nombre  de  pièces,  la  date,  le  numéro  de 
la  manne  et  l’espèce  de  fabrication;  puis,  après 
le  contrôle,  elle  va  rejoindre  le  tas  de  plateaux 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


7 


qui,  du  sol  au  plafond,  attendent  le  moment  de 
passer  à l’atelier  de  frappe. 

Us  n’ont  qu’un  guichet  de  grille  à franchir  pour 
se  trouver  au  contrôle  chargé  de  les  distribuer 
aux  presses  et  nous  faisons  un  détour,  mon  guide 
et  moi,  pour  les  rejoindre  à l’entrée  de  l’atelier 
de  frappe. 

Là,  trente-trois  machines  façonnent  sans  relâ- 
che les  monnaies  de  tous  genres,  commandées  par 
le  Trésor  ou  par  les  Gouvernements  étrangers. 
Et  elles  n’arrivent  souvent  pas  à suffire  à la  com- 
mande. C’est  ainsi,  m’explique-t-on,  que  le  mois 
dernier  les  onze  millions  deux  cent  mille  pièces 
fabriquées  avaient  été  inférieures  aux  besoins  des 
demandes,  malgré  les  heures  supplémentaires  de 
nuit  employées  comme  adjuvant  de  l’incessante 
production.  Et 
n’est-ce  pas  éton- 
nant vraiment 
que,  puisqu’il  se 
frappe  tant  d’ar- 
gent, nous  en 
aj  ons  si  peu  dans 
nos  poches. 

Mais,  tout  en 
faisant  part  de 
mes  réflexions  à 
mon  guide,  nous 
avions  vu  les  ou- 
vriers prendre  au 
contrôle  les  pla- 
teaux, qui  sont 
pesés  devant  eux 
et  qu’ils  empor- 
tent à leurs  pres- 
ses respectives.  Du  modèle  Thonnelier,  la  puis- 
sante machine,  qui  fait  aujourd’hui  les  deux 
sous,  abat  ses  vingt-deux  mille  pièces  par  jour, 
cinquante-cinq  à la  minute,  et  l’on  est  étonné, 
malgré  cette  extrême  rapidité,  de  la  précision  et 
du  soin  que  met  l’ouvrier  monnayeurà  la  diriger. 

Prenant  les  flans  dans  une  vaste  coupe  de  cuivre 
où  il  les  a- versés,  il  les  met  en  pile  d’une  ving- 
taine, les  vérifiant  encore  et  rejetant  ceux  qui  lui 
paraissent  imparfaits  ; cette  petite  pile  est  intro- 
duite dans  le  godet  ali  menteur,  sorte  de  tuyau 
dans  lequel  les  flans  descendent  pour  venir  se 
placer  un  à un  sur  une  plaque  ou  poseur  niera  ni- 
que qui  les  amène,  avec  une  régularité  d’horloge, 
entre  les  deux  coins.  Pressés  par  la  pesée  formidable 
de  soixante-dix  mille  kilogrammes,  ceux-ci,  gravés 
en  creux,  impriment  leur  image  en  relief  surle  flan, 
que  la  main  mécanique  projette  ensuite,  par  un 
tuyau  de  descente,  jusque  dans  une  manne  placée 
au  bas  de  la  machine.  Et  la  surveillance  est  cons- 
tante car  il  faut  que  l’ouvrier  s’assure  à la  loupe 
de  l’état  de  la  frappe  et  du  bon  service  du  coin 
qui  se  casse  quelquefois. 

Préparés  à l’atelier  spécial,  les  coins  ont  été 
mis  en  réserve  par  dix.  pour  être  délivrés  cha- 
que matin,  selon  les  besoins,  aux  ouvriers  qui 


doivent  les  rendre  chaque  soir  au  contrôleur  du 
monnayage.  Cette  provision  de  coins  gravés 
d’avance  est  utile  car,  si  régulièrement  un  même 
coin  doit  frapper  cinquante  mille  pièces,  on  en  a 
vu  se  fendre  au  bout  de  dix. 

Et,  tandis  que  nous  traversons  l’atelier,  les  ma- 
chines, actionnées  par  une  transmission  souter- 
raine, continuent  leurs  mouvements  puissants  et 
doux,  rejetant  à chaque  tour  de  volant  un  sou,  une 
pièce  de  cinq  francs  ou  un  louis. 

Et  toutes  ces  espèces  si  différentes  de  matières, 
repoidées  par  l’ouvrier  monnayeur  au  contrôle 
d’où  elles  sont  parties,  sont  repesées  devant  lui  et 
s’en  vont  à l’atelier  de  vérification. 

De  véritables  jongleurs  ces  vérificateurs  ; le  jour 
oii  je  visitai  l'atelier,  cinq  cent  mille  pièces  leur 

étaient  déjà  pas- 
sées par  les  mains 
depuis  le  matin. 
Sur  des  plateaux 
de  bois  à rebords 
ils  placent  les 
sous  par  cinq 
cents  et  en  même 
temps  éliminent 
toute  pièce  pré- 
sentant la  moin- 
dre imperfection  : 
tache  de  doigts, 
cassure,  rayure, 
frappe  défectueu- 
se ou  mauvais 
blanchiment  ; 
elles  sont  rejetées 
sans  pitié  et  mises 
dans  des  sébiles  de  bois.  Elles  iront  à la  [refonte 
sans  égard  pour  les  opérations  subies  si  nom- 
breuses pourtant  et  si  longues. 

La  vérification  faite,  les  pièces  sont  mises  en 
sac,  par  cinq  cents  pour  les  dix  centimes,  par 
mille  pour  les  cinq  centimes  ; et  quatre  de  ces 
sacs,  réunis  dans  une  manne,  forment  ce  que 
l’on  appelle  une  brève. 

Portées  à la  salle  de  délivrance,  remises  au 
caissier,  les  brèves  restent  en  coffre-fort  jusqu’au 
moment  des  livraisons. 

Et  c’est  la  fin  des  opérations,  mais  non  des  con- 
trôles car,  sur  chaque  vingt-cinq  mannes,  six 
pièces  sont  prélevées  au  hasard  ; quatre  sont 
pesées  et  envoyées  au  laboratoire  pour  l’analyse 
de  l’alliage,  les  deux  autres,  pesées  une  à une, 
sont  envoyées  sous  enveloppe  cachetée  à la  com- 
mission de  contrôle  qui  se  réunit  une  fois  par  an. 

Et  c’est  là  tout  ; et  vraiment  c’est  beaucoup  de 
soins  et  de  minuties  pour  ces  sous  que  nous  lais- 
sons glisser  entre  nos  mains  avec  tant  de  facilité. 
Et  notamment  quelle  succession  de  contrôles  pour 
la  fabrication  de  cette  pièce  de  deux  sous  qui, 
en  fait,  vaut  deux  centimes.  Mais  notre  hôtel  des 
Monnaies  se  doit  à sa  vieille  réputation  et  il  a rai- 
son de  soigner  avec  coquetterie  les  travaux  qui 


8 


L E M A G A S I N P 1 T T 0 R E S Q U E 


lui  sont  confiés,  quels  qu’ils  soient.  Tels  qu’ils  sont, 
donnés  à faux  poids,  nos  nouveaux  sous  sont  de 
véritables  œuvres  d’art,  et  l’on  ne  peut  se  plaindre 
de  cette  monnaie  de  bronze,  lorsque  l’on  se  sou- 
vient qu  elle  remplace  les  antiques  et  incommodes 
monnaies  de  verre,  de  cuir,  de  carton,  de  papier, 
de  zinc  et  d’étain. 

Songeons  surtout  que  les  quatre  millions  qua- 
rante mille  gros  sous,  que  les  sept  millions  deux 
cent  quatre-vingt  mille  petits  sous,  frappés  cette 


année  par  la  Monnaie,  feront  peut-être  bien  des 
heureux. 

Et  sortant  du  palais,  gardant  la  vision  des 
coulées  de  métal  qui,  chaque  jour,  y ruissellent, 
je  pensais  à ces  pièces  de  bronze,  petits  sous, 
gros  sous,  centimes,  qui  monnaie  de  billon,  vil 
métal  sans  doute,  sont  cependant  précieux  puis- 
que, souvent  fardeau  pour  les  riches,  ils  devien- 
nent pain  pour  les  pauvres. 

Pierre  CALMETTES. 


La  Bibliothèque  du  Prince  Roland  Bonaparte 


out  le  monde  a remarqué  en 
passant  l’hôtel  du  prince  Ro- 
land Bonaparte  au  n°  10  de 
l’avenue  d’iéna.  Son  aspect  élégant 
et  noble  est  mis  en  valeur  par  un 
emplacement  admirablement  situé. 
L’ordonnance  de  sa  façade,  comprise 
sans  surcharge  d’ornements,  le  goût 
des  sculptures,  la  silhouette  de  sa 
masse  imposante,  en  font  un  édi- 
tice  de  premier  ordre  et  qui  compte 
parmi  les  plus  renommés  du  Paris  moderne. 

Ceux  qui,  favorisés  par  l’amabilité  du  prince, 
ont  visité  sa  maison,  en  ont  emporté  un  souvenir 
qui  ne  le  cède  en  rien  à celui  d’un  véritable  palais. 
Les  appartements,  en  effet,  sont  en  rapport  de 
proportions  et  de  magnificence  avec  l’architec- 
ture extérieure.  La  bibliothèque  lient  à côté  d’eux 
une  place  importante  ; elle  est  située  au  premier 
étage  dans  la  partie  postérieure  du  bâtiment  et 
pour  ainsi  dire  isolée  du  côté  de  la  rue  Fresnel. 
On  y accède  par  un  escalier  d’honneur  monu- 
mental et  somptueux.  C’est  une  vaste  salle, 
répartie  autour  d’une  cour  intérieure  carrée  en 
quatre  galeries  de  dimensions  égales,  éclairée 
par  une  lumière  discrète  tombant  du  plafond  à 
travers  un  vitrage  dépoli.  De  chaque  côté,  le  long 
des  murs,  sur  une  hauteur  de  sept  mètres,  les 
volumes  se  succèdent  sur  les  tablettes  des  rayons. 
En  passage  suspendu,  supporté  par  des  consoles, 
desservi  par  des  escaliers,  permet  d’atteindre 
aux  rangées  supérieures.  Des  tables,  des  pupi- 
tres, des  marchepieds,  sont  disposés  suivant  les 
besoins  de  l’écrivain  ou  du  lecteur  dans  le  voisi- 


nage des  livres  et  des  gravures. 


toute  la  galerie 


Un  quart  de  la  bibliothèque, 
parallèle  à la  rue  Fresnel,  sert  de  cabinet  de 
travail  au  prince  Roland  Bonaparte.  Son  por- 
trait en  officier  d’infanterie  est  placé  au-dessus 
de  la  cheminée.  Au  milieu  sont  installés  un 
bureau  et  quelques  fauteuils;  à droite  et  àgauche 
des  tables  pour  les  secrétaires.  On  remarque,  à 
chaque  extrémité,  au  dessus  des  portes,  deux 
panneaux  peints  par  Toché  : l’un  représente 
Bonaparte  en  triomphateur,  l’autre  la  Géographie. 


Quatre  croisées,  s’ouvrant  sur  la  perspective  de 
Paris,  donnent  une  éclatante  lumière. 

L’impression  ressentie  en  pénétrant  dans  ce 
lieu  d’étude  est  particulière.  Le  décor  en  est 
sobre  et  grave  ; la  richesse  des  éléments  qui  le 
composent  est  plus  intrinsèque  que  luxueuse.  Son 
caractère  n’a  rien  d’officiel  et  cependant  l’inti- 
mité en  est  souveraine.  C’est  bien  la  retraite  stu- 
dieuse d’un  savant  grand  seigneur. 

Lorsque  Napoléon  fit  construire  la  bibliothèque 
de  la  Malmaison,  il  la  voulut  simple,  commode 
et  pratique.  Les  meubles,  les  rayons  furent 
d’acajou  sans  le  moindre  agrément.  Mais  il 
laissa  aux  artistes  le  soin  d’enjoliver  à leur  gré 
les  plafonds.  Ils  y répandirent  à profusion  les 
effigies  et  les  symboles  : leur  inspiration  n’allait 
pas  sans  une  nuance  de  poésie  et  la  grâce  roman- 
tique de  Joséphine  dirigeait  leur  pinceau. 

La  bibliothèque  du  prince  Boland  n’a  pas  cet 
aspect  de  correction  mitigée  d’apparat. 

Les  boiseries,  les  cheminées,  les  escaliers  sont 
en  noyer  avec  panneaux  sculptés.  Les  rampes 
sont  en  acier,  en  bronze,  en  cuivre  doré.  Le  pla- 
fond est  uniforme  de  tonalité  et  sans  moulures. 
Le  parquet  en  chêne  de  Hongrie  réfléchit  dans  ses 
compartiments  symétriques  cette  décoration 
remarquable  par  la  perfection  du  travail  dans  la 
matière  beaucoup  plus  que  par  l’attrait  insolite 
de  l’éclat. 

Cette  sévérité  d’aspect,  sans  exagération  toute- 
fois, concorde  avec  l’esprit  de  celui  qui  l’a  dési- 
rée. Le  prince  Boland  Bonaparte  n’est  pas,  comme 
on  pourrait  se  l’imaginer,  un  dilettante  ou  même 
un  mécène  de  la  science.  C’est  un  érudit  et  un 
chercheur.  Les  95  000  volumes  qui  constituent  sa 
bibliothèque  forment  des  séries  complètes  sur 
des  sujets  préférés.  Ils  se  recommandent  parle 
choix  des  idées  qu'ils  renferment  et  non  par  leur 
reliure,  leurs  illustrations  et  leurs  caractères. 
Hormis  une  collection  de  gravures,  la  plus  belle 
peut-être  qui  existe  sur  l’épopée  napoléonienne, 
recueillies  avec  soin  depuis  la  feuille  d'Ëpinal 
jusqu’à  l’eau-forte,  des  cartes  ayant  appartenu  à 
l’empereur  Napoléon  Ier  et  au  maréchal  Ney,  bien 
rares  sont  les  documents  curieux  seulement  par 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


9 


l’appar.ence  et  l’originalité.  Le  premier  noyau  de 
la  bibliothèque  du  prince  Roland  Bonaparte  fut 
celle  de  son  père,  le  prince  Pierre.  Il  y réunit  les 
livres  rassemblés  autrefois  par  le  prince  Demi- 
doff  à l’ile  d’Elbe;  plus  tard,  l’acquisition  delà 
bibliothèque  historique  et  géographique  de 
M.  Vivien  de 
Saint-Martin 
compléta 
l’ensemble. 

De  nom- 
breuses- pu- 
blications ré- 
centes ou  an- 
ciennes vien- 
nent grossir 
chaque  année 
ces  impor- 
tants fais- 
ceaux. Ce  sont 
spécialement 
des  brochures 
où  il  est  traité 
d’anthropolo- 
gie, de  géolo- 
gie, de  bota- 
nique et  sur- 
tout de  géo- 
graphie. 

Cette  der- 
nière science 
est  la  préférée 
du  prince.  Le 
cadre  dans 
lequel  sont 
classés  ses 
livres  est  es- 
sentiellement 
géographi- 
que. 

L’Europe , 
l’Asie,  l’Afri- 
que, l’Améri- 
que et  l’Océa- 
nie  sont  ré- 
parties en  vingt-cinq  divisions  représentées  par 
les  lettres  de  l’alphabet.  Dans  chaque  division  et 
subdivision  des  parties  du  monde  les  ouvrages 
sont  placés  dans  un  ordre  qui  procède  du  général 
au  particulier.  Des  généralités  on  passe  successi- 
vement à la  structure  du  globe,  à sa  configura- 
tion^ ses  habitants,  à leur  histoire,  leurs  mœurs, 
leurs  coutumes,  aux  lois  qui  les  régissent,  aux 
sciences  et  aux  arts  qu’ils  cultivent.  Cette  grada- 
tion descendante  est  la  même  pour  toutes  les 
manifestations  de  l’esprit  humain. 

Une  étoile  distingue  spécialement  les  œuvres 
des  Bonaparte  ou  écrites  à leur  sujet. 

Des  recueils  de  planches  de  science  et  d’art, 
des  aLlas  de  cartes  anciennes,  de  nombreux  cli- 
chés photographiques  exécutés  au  cours  de 


voyages  en  Amérique,  en  Laponie,  en  Allemagne, 
en  Italie  et  à l’occasion  d’exhibitions  ethnogra- 
phiques, plus  de  deux  cents  journeaux  en  langue 
française  ou  étrangère  complètent  cette  collection 
considérable. 

Le  prince  Roland  Bonaparte  dirige  lui-même  le 

service  de  sa 
bibliothèque  : 
il  est  secondé 
par  deux  bi- 
bliothécaires 
et.  un  person- 
nel d’aides- 
garçons. 

Telle  est,  en 
peu  de  mots, 
l’organisation 
de  ce  sanc- 
tuaire que  les 
hommes  de 
science  tien- 
nent à hon- 
neur de  visi- 
ter. La  faveur 
du  prince  ne 
leur  a jamais 
fait  défaut  ; 
ils  sont  una- 
nimes à louer 
sa  bonne  grâ- 
ce, sa  bien- 
veillance, et 
l’on  ne  saurait 
trop  le  féli- 
citer, dans  un 
siècle  oii  l'in- 
igence  et 
la  valeur  indi- 
viduelle sont 
en  première 
place,  d’avoir 
édifié  un  mo- 
nument aussi 
parfait  d’or- 
donnance et 
décomposition.  De  l’autre  côté  du  palier,  sur  lequel 
s’ouvre  la  porte  de  la  bibliothèque,  une  galerie 
dessert  les  salons,  petits  salons  et  la  salle  à 
manger.  Toutes  ces  pièces,  réservées  à la  récep- 
tion, sont  en  façade  sur  l’avenue  d’Iéna, 

Elles  sont  décorées  dans  le  goût  et  le  style  du 
premier  Empire.  Les  boiseries  blanches  ou  d’aca- 
jou, sculptées  dans  la  masse,  sont  ornées  de 
ciselures  en  cuivre  ; la  couronne  impériale,  les 
initiales  du  prince,  les  attributs  guerriers  que 
surmonte  l’aigle  symbolique,  s’y  rencontrent  en 
maint  endroit.  Les  tentures,  d’une  grande 
richesse,  sont  sobres  de  coloration  et  d’éclat.  Les 
meubles,  les  tableaux,  pour  la  plupart  anciens, 
ont  chacun  leur  histoire.  On  remarque  au-dessus 
d’une  cheminée  un  portrait  authentique  de  l’Em- 


La  bibliothèque  du  Prince  Roland  Bonaparte. 


10  LE  MAGASIN 


pereur  remontant  au  début  du  siècle.  La  physio- 
nomie est  curieuse  et,  pour  ainsi  dire,  de  tran- 
sition : les  lignes  du  masque  et  toute  la  personne 
ne  sont  pas  encore  empâtées  par  l’embonpoint  et 
l'on  y retrouve  les  méplats  anguleux  et  la  svel- 
tesse du  vainqueur  d’Arcole. 

Dans  un.  salon  servant  de  cabinet  de  travail 
intime,  une  fresque  intéressante  recouvre  la  mu- 
raille ; elle  provient  de  la  maison  qu’au  trelois 
Joséphine  habita  i*ue  Chantereine. 

Robert  Bénard. 

J^enri  Xiavedan 

S’il  est  vrai  que  le  bonheur  consiste  à réaliser 
dans  l’âge  mûr  une  pensée  de  jeunesse,  M.  Henri 
Lavedan,  que  vient  de  recevoir  solennellement 
l’Académie  française,  ne  serait  pas  heureux.  A dix- 
neuf  ans,  son  rêve  était  d’écrire  des  romans  comme 
Feuillet  ; vingt  ans  après  il  succédait  à Meilhac. 
Il  voulait  toucher,  attendrir:  il  a réussi  surtout  à 
faire  rire  les  « honnêtes  gens  »,  ce  qui  est  une 
assez  difficile  entreprise  ; il  les  a fait  rire  jaune 
souvent,  ce  qui  est  encore  plus  malaisé.  N’en 
concluons  pas  que  ses  ambitions  littéraires  ont 
failli.  11  serait  agréable  de  déposer  son  bilan  de 
cette  manière.  A côté  du  Lavedan  qu’il  paraît  être 
et  qu’il  est  pour  le  plus  grand  nombre,  il  y a le 
Lavedan  qu’il  aurait  voulu  être  et  qu’il  est. 

C’est  devenu  un  lieu  commun  de  dire  de  M.  Lave- 
dan qu’il  a de  l’esprit  et  de  l’ironie  à faire  peur  et 
qu’il  met  cet  esprit  et  cette  ironie  au  service  de 
l’entrepreneur  de  démolitions  qu’on  veut  avoir  dé- 
couvert en  lui.  Ils  sont  quelques-uns  dans  notre 
génération  qu’on  a qualifiés  de  démolisseurs,  leur 
donnant  ainsi  un  métier  pour  vivre  comme  si 
celui  d’écrivain  ne  nourrissait  pas  son  homme. 

Leur  esprit,  bien  ou  mal,  démolit  quelque  chose. 

S’ils  parlent  de  la  famille,  du  clergé,  de  la  no- 
blesse, de  la  royauté  c’est,  dit-on,  pour  les  saper. 
Rien  n’est  sacré  pour  eux.  Ils  s’attaquent  à tout 
ce  qui  est  l’ornement  et  la  force  de  la  Société  ; 
ils  ne  respectent  pas  la  foi  de  leurs  pères.  M.  Lave- 
dan n’a  pas  échappé  à ce  reproche  qu’on  lui  a 
jeté  au  front  d’autant  plus  sèchement,  qu’élevé 
dans  la  vénération  des  saines  vertus  des  bonnes 
familles,  fils  de  royaliste,  de  légitimiste,  il  a raillé 
le  foyer,  la  royauté  et  la  noblesse.  Le  cas  de 
M.  Lavedan  n’est  ni  si  noir  ni  si  pendable. 

Il  s’est  contenté  de  regarder  vivre  son  époque 
et  il  a essayé  de  peindre  les  mœurs  du  temps.  Ce 
n’est  vraiment  pas  de  sa  faute  si  elles  sont  mau- 
vaises dans  le  milieu  qu’il  a observé.  11  s’est  sur- 
tout proposé  d’étudier  la  famille  « dans  le  train  », 
la  famille  de  parvenus,  de  « parvenants  »,  toutes 
les  nouvelles  couches  oisives,  désœuvrées  par 
profession  ou  par  intérim Itences.  Il  a vu  que  le 
monde  et  ses  fractions  se  coudoient,  se  mêlent, 


PITTORESQUE 


fréquentent  les  mêmes  théâtres,  les  mêmes  caba- 
rets, s’habillent  chez  les  mêmes  bons  faiseurs, 
parlent  la  même  langue  et  sont  tous  poussés  par 
le  même  désir  de  s’amuser,  de  jouir.  Ce  monde 
forme  la  tribu  brillante  de  « la  Houle  ».  Dans 
cette  fusion  d’éléments  si  opposés,  si  hétérogènes, 
il  est  difficile  que  les  mœurs  ne  fermentent,  ne 
se  corrompent.  L’indulgence,  dans  cette  classe, 
est  à l’ordre  du  jour.  On  laisse  faire,  on  laisse 
passer.  C’est  le  libre  échange  des  complaisances. 
Sans  s’indigner,  M.  Lavedan  a noté  quelques 
scènes  de  la  vie  facile  qu’on  lui  demandait  avec 
insistance  pour  la  Vie  Parisienne.  Avec  « la 
Haute  » il  jette  les  fondements  d’un  petit  édifice, 
d’une  architecture  légère,  hardie  ; il  l’orne  de  cou- 
leurs gaies,  pimpantes  comme  une  bergère 
Watteau  retouchée  par  Chéret;  il  le  meuble  de 
toutes  les  commodités  de  la  conversation,  rocking- 
chairs  et  chaises  longues;  il  le  peuple  de  fan- 
toches aimables,  plaisants,  qui  n’ont  pas  plus  de 
cœur  que  de  cervelle  mais  qui  ont  de  l’esprit,  qui 
parlent  une  langue  sinon  toute  verte,  du  moins 
gorge  de  pigeon  ou  de  perruche  et  qui  ressemblent 
enfin  comme  des  frères,  paraît-il,  à des  originaux 
de  marque.  C’est  une  espèce  de  Petit  Trianon  de 
la  Fête  contemporaine,  avec  la  Petite  Vacherie, 
c’est-à-dire  le  village  suisse,  en  perspective.  Ce 
Pavillon  a plu  et  beaucoup  ; ce  n’est  pas  la  mai- 
son de  Socrate.  M.  Lavedan  — ce  démolisseur!  — 
en  a élevé  d’autres  à côté  et  peu  à peu  est  sorti 
de  terre  tout  un  quartier  chic  de  la  Cité  Moderne. 
Et  voilà  comment  M.  Lavedan  a sapé  la  Famille  ! 

On  ne  lui  pardonne  pas,  dans  certains  clans- 
de  n’avoir  pas  été  plus  royaliste  que  le  roi.  On 
l’avait  vu,  jeune  homme,  veiller  la  mortelle  dé- 
pouille d’Henri  V.  11  était  resté  huit  jours  de  ser- 
vice  auprès  du  roi  qui  n’avait  pas  régné.  On 
s’attendait  donc  à ce  que  ce  gentilhomme  de  la 
chambre,  de  la  chambre  mortuaire,  consacrât  les 
prémices  d’une  voix  qui  s’élève  et  d’une  ardeur 
qui  s’allume  à défendre,  à restaurer  les  idées  mo- 
narchiques. Le  roy  est  mort  ! Vive  le  roy  ! 
M.  Lavedan  ne  se  sentait  pas  sans  doute  cette 
vocation.  Quelles  furent  ses  pensées  devant  les 
restes  du  « fils  de  Saint- Louis  ».  Il  dut  surtout 
observer  avec  intérêt  l’attitude  et  les  discours  de 
tous  ces  Chevau-légers  qui  venaient  de  perdre 
plus  que  leur  roi,  je  veux  dire  leurs  espérances 
et  qui  voyaient  le  dernier  drapeau  blanc  servir  de 
linceul  au  dernier  des  Bourbons.  Puisque  l’avenir 
de  la  monarchie  légitime  se  fermait  devant  lui, 
il  pouvait  revenir  vers  son  passé.  Il  traitait  bientôt 
à sa  façon  le  problème  de  Louis  XVII.  C’est  dans 
le  roman  Sire  qu’il  fait  revivre  l’infortuné  Dau- 
phin pour  apaiser  la  folie  d une  noble  dame,  qui 
croit  malgré  tout  à l’existence  de  Louis  XVII.  Il  le 
fait  revivre  sous  les  traits  d’un  beau  vieillard, 
Denis  Roulette,  un  ci-devant  comédien,  un  rem- 
pailleur de  chaises  que  M.  Lavedan  transforme  en 
restaurateur  du  trône.  Sire  est  une  œuvre  char- 
mante, pleine  d’ironie  attendrie.  Ce  n’est  ni  une 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


1 1 


satire,  ni  un  pamphlet.  Est-ce  qu’elles  sont  d’un 
sans- culotte  ces  lignes  qu’on  trouve  à la  lin  du  ro- 
man... « Certes  l’avenir  aurait  autant  de  courage, 
mais  jamais  plus  la  souriante  bravoure  du  passé, 
la  courtoisie  de  Fontenoy  ; il  flotterait  des  dra- 
peaux, jamais  plus  d’étendards  ni  de  cornettes; 
il  resterait  toujours  de  lanoblesse,  jamais  plus  de 
gentilshommes...  » 

Il  devait  en  rester  assez  pour  accuser  M.  Lave- 
dan  de  ne  pas  l’avoir  épargnée.  La  clameur  de 
réprobation  causée  par  le  Prince  d’Aurec  fut 
même  si  foi’te  dans  son  camp  que  l’auteur  jugea 
nécessaire  d’y  répondrepar  la  Critique  du  Prince 
d’Aurec.  M.  Lavedan  a trouvé  que  les  temps  avaient 
marché;  que  les  titres  deviennent  des  accessoires 
de  cotillons  brillants  s’ils  ne  sont  prisés  que  pour 
eux-mêmes  et  que  si  on  a dans  sa  famille  des  épées 
de  connétable  ce  n’est  pas  pour  les  porter....  à 
l’Hôtel  des  Ventes.  Il  a pensé  qu’à  notre  époque 
rien  n’est  plus  funeste  que  l’oisiveté,  plus  déplacé 
que  le  préjugé  défendant  à la  noblesse  de  tra- 
vailler. Et  M.  Lavedan,  dans  les  Deux  No- 
blesses fait  du  fils  du  Prince  d’Aurec  un  riche  et 
grand  industriel.  Il  n’y  a pas  de  sot  métier.  Déjà 
Sedaine  avec  son  Philosophe  sans  le  savoir  ne 
met-il  pas  à la  scène  M.  Vanderk  dont  le  nom 
hollandais  cache  un  gentilhomme  français  qui  ne 
rougit  pas  d’être  dans  le  commerce.  Son  fils,  il  est 
vrai,  lui  dit,  en  apprenant  ce  secret  : « Est  il 
possible,  fûssiez  le  plus  pauvre  des  nobles,  que 
vous  ayez  pris  un  état  » ? Ne  croirait-on  pas 
entendre  Henri  Roche,  le  petit  fils  du  Prince 
d’Aurec  ? Les  idées  de  M.  Lavedan  sur  la  noblesse 
ne  sont  donc  pas  nouvelles;  sont-elles  subver- 
sives ? Elles  le  parurent  sans  doute  au  temps  de 
Beaumarchais  qui  est  un  des  maîtres  du  jeune 
académicien.  Les  préjugés  ont  cependant  survécu 
au  Mariage  de  Figaro  et  c’est  même  ce  qui  a 
permis  à M.  Lavedan  de  s’escrimer  contre  eux  à 
son  tour.  Mais  il  n’y  a plus  à craindre  que 
M.  Lavedan  démolisse  la  Bastille. 

S’il  est  vrai  que  notre  auteur  n’a  rien  détruit,  il 
fautbien  convenir  qu’il  n’a  rien  relevé  ! Il  a pai’tagé, 
il  partage  encore  la  généreuse  illusion  de  certains 
moralistes  qui  s’imaginent  réformer  les  mauvaises 
mœurs,  en  les  décrivant,  en  les  mettant  au 
théâtre.  « On  ne  peut  corriger  les  hommes  qu’en 
les  faisant  voir  tels  qu’ils  sont  » a écrit  Beaumar- 
chais, et  M.  Lavedan  a repris  cette  pensée  à son 
compte.  J'ai  bien  peur  que  M.  Lavedan  ne  soit, 
comme  beaucoup  d’autres,  un  moraliste  homœo- 
patlie.  J’en  ai  pour  preuve  le  goût  de  plus  en  plus 
vif  que  l’on  prend  à ses  « corrections  ».  11  y a la 
manière  d’être  corrigé  et  la  manière  de  M.  Lave- 
dan est  joliment  séduisante.  On  ne  se  lasse  pas 
d’être  corrigé  ainsi!  Par  exemple  a-t-il  voulu 
nous  guérir  de  la  manie  de  parler  cet  argot  spécial 
qui  est  de  la  préciosité  à rebours  et  qui  va  se 
répandant  de  plus  en  plus?  Personne  plus  que  lui 
n’a  contribué  à la  fortune  de  cet  argot  et  c’est  à 
se  demander  si  l’Académie  n’a  pas  éprouvé  le 


besoin  de  s’adjoindre  M.  Lavedan  pour  le  nouveau 
dictionnaire. 

Je  ne  me  demande  pas  si  M.  Lavedan  pourrait 
prononcer  de  beaux  discours  sur  les  prix  de  vertu. 
On  découvre  sans  peine  dans  son  œuvre  des  pas- 
sages, des  ouvrages  entiers  qui  témoignent  que 
sa  juvénile  ambition  de  toucher  comme  Feuillet 
n’était  pas  inconsciente.  Ces  pages  d’un  sentiment 
si  franc  et  si  profond  nous  reposent  de  cette  fan- 
taisie scintillante  qui  nous  éblouit  et  nous  dé- 
sarme comme  un  fou  rire.  Connaissez-vous  rien 
de  plus  frais,  de  plus  exquis  qu 'une  Cour  ? C’esl 
un  ensemble  de  tableaux  qui  ont  l’harmonieuse 
composition  d’un  Greuze  et  le  coloris  gracieux 
d’an  de  la  Tour.  Tout  y est  du  meilleur  ton  et  de 
la  meilleure  compagnie.  Ce  n’est,  plus  la  Haute, 
mais  la  solide  Bourgeoisie  française  qui,  sans  être 
austère  garde  précieusement  les  saines  et  moyennes 
façons  de  penser  et  de  sentir.  Sa  tenue  et  son  lan- 
gage sérieux  n’excluent  ni  la  bonne  humeur  ni  la 
malice.  Cette  bonne  humeur  et  cette  malice 
se  trouvent  dans  Inconsolables  où  M.  Lavedan  nous 
a raconté  l’histoire  de  ces  deux  hommes,  veufs  de 
la  même  femme,  qui  se  rencontrent  au  cimetière 
et  que  le  souvenir  de  la  défunte  rend  amis,  insé- 
parables et  inconsolables.  Lydie  appartient  éga- 
lement à la  série  tranquille  de  ses  œuvres,  comme 
une  Famille , sa  première  pièce  aux  Français, 
pour  sesdébuts  au  théâtre  et  dans  laquelle,  grâce 
a un  procédé  à le  Scribe,  finit  par  triompher  la 
morale  ordinaire  des  ménages  paisibles;  comme 
aussi  Catherine , son  dernier  ouvrage  aux  Français, 
qui  nous  ramène  au  temps  où  les  rois  épousaient 
des  bergères,  et  qui  nous  rend  presque  la  comédie 
larmoyante.  Que  nous  voilà  loin  des  Variétés. 

Ces  contrastes  ne  sont  pas  un  des  moindres 
attraits  de  M.  Lavedan.  « Je  ne  suis  pas  du  tout 
l’homme  qu’on  croit  » me  disait-il  en  riant-  Et 
en  effet  cet  écrivain  qui  personnifie  la  quintessence 
de  l’esprit  parisien  et  nouveau  jeu  est,  au  fond, 
un  provincial,  au  bon  sens  du  mot  « et  un  vieux 
jeu  ».  Il  adore  Paris  pour  le  décor  qu’il  prête  aux 
fêtes  mondaines,  pour  son  luxe  qui  plaît  à son 
œil  d’artiste,  mais  la  province  a tout  son  cœur.  Il 
se  rappelle,  non  sans  émotion,  letemps  où  tout  en- 
fant, à Orléans,  il  grandissait  au  petit  séminaire 
de  Saint  Mesmin  fondé  par  Dupanloup. 

Il  se  rappelle  le  Berry,  la  Touraine  et  la  Vendée 
qu’il  connut  adolescent;  et  la  Loire  majestueuse 
où  se  mirent  les  châteaux  de  Blois  et  d’Amboise  ! 
Il  aime  notre  temps  qui  lui  offre  une  ample 
comédie  à cent  actes  divers,  mais  il  garde  des  goûts 
d’émigré.  Chez  lui,  Marie- Antoinette  fait  les  hon- 
neurs de  son  salon,  sur  la  cheminée,  vis-à-vis  d’un 
paysage  d’IIubertRobert,  couleur  de  sang.  Partout 
des  gravures  anciennes,  des  bibelots,  des  minia- 
tures et  dans  un  coin  une  pendule  Louis  XVI  de 
l’époque  qui  marque  exactement  nos  heures  mais 
qui  retarde  d’un  bon  siècle.  A la  façon  dont 
M.  Lavedan  cite  les  vieilles  choses,  mortesàjamais, 
on  pourrait  croire  qu’il  les  regrette.  Il  se  comptait 


à parler  de  passacailles,  de  chaconnes,  de  virgi- 
nales, d'épinettes.  Ce  sont  des  énumérations  sans 
fin  où  l’on  sent  la  joie  d’écrire  des  mots  fanés 
comme  des  reliques.  Yoici les  perruques,  symboles 
du  passé,  « depuis  les  perruques  à l’aventure,  à la 
dragonne,  à l’oiseau  royal,  jusqu'à  la  brigadière, 
aux  trois  marteaux  et  à l’aile  de  pigeon  ».  Voici 
les  airs  de  cor  : Le  Réveil,  Le  Lancé,  La  Dam- 
pierre,  la  Royale  « toute  l’âme  hennissante  de 
la  vieille  Vénerie  française  ».  C’est  pourquoi 


plus  que  personne,  j’imagine,  M.  Lavedan  a-t-il 
goûté  le  plaisir  d’entrer  àl’Académie,  le  seul  salon 
ouvert  sous  Louis  XI II  qui  reste  toujours  bien 
fréquenté  ! Il  trouvait  dans  le  Prince  d’Aurec  que 
la  noblesse  n’avait  donné  qu'un  « duc  brillant 
homme  d’Éta/t,  et  un  vicomte  somptueux  penseur.  » 
Il  y joindra  désormais  le  comte,  gentilhomme 
écrivain,  parrain  assez  heureux  pour  recevoir  le 
fils  de  Philippe  de  Grandlieu  au  « Jockey  » des 
Belles  Lettres.  Joseph  GALTIER. 


LA  FABRICATION  AUTOMATIQUE  DES  OBUS 


D’apparence  plutôt  pacifique,  le  nouvel  engin, 
dont  nous  nous  proposons  de  donner  aux  lecteurs 
du  Magasin  Pittoresque  une  description  inédite, 
est  cependant  ni  plus  ni  moins  qu’une  sorte  de 
machine  de  guerre,  et  combien  curieuse  ! 

Les  événements  qui  se  déroulent  au  Transvaal 
ont-ils  démontré  à nos  voisins  la  nécessité  de 

perfectionner 
l’outillage  dont 
ils  se  servent  ac- 
tuellement pour 
la  fabrication  de 
leurs  projectiles 
d’artillerie?  C’est 
assez  probable. 

— Quoi  qu’il  en 
soit,  nous  appre- 
nons qu’un  in- 
génieur anglais, 

M.  Alfred  Her- 
bert,de  Coventry, 
vient  d’imaginer 
une  machine  au- 
tomatique à faire 
les  obus,  dont 
l’adoption  par 
tous  les  arsenaux 
d’outre-  Manche 
semble  assurée. 

Très  curieux,  en  effet,  le  mécanisme  de  cette 
espèce  de  tour,  à double  mouvement,  qui  reçoit, 
à l’une  de  ses  extrémités,  dans  un  mandrin  cylin- 
drique, la  barre  de  métal,  et  la  restitue,  à l’autre 
bout,  sous  la  forme  d"un  projectile  creux  tout  ter- 
miné, avec  son  culot,  ses  garnitures  et  sa  pointe 
prête  à recevoir  la  fusée  percutante.  L’opération 
se  fait  automatiquement,  avec  une  précision  ma- 
thématique, en  vingt-cinq  ou  trente  minutes, 
selon  la  grosseur  de  l’obus  et  la  vitesse  imprimée 
par  le  moteur  à la  machine.  Sans  vouloir  expliquer 
en  détail  son  fonctionnement,  ce  qui  nous  entraî- 
nerait un  peu  trop  loin  dans  le  domaine  des  termes 
techniques,  nous  allons  tâcher,  en  quelques  lignes 
aussi  claires  que  possible,  de  décrire  les  différentes 
phases  par  lesquelles  doit  passer  le  lingot  métal- 
lique pour  se  transformer  progressivement  en  obus 
de  calibre  donné. 

A gauche  de  la  figure  se  voit  le  manchon  dans 


lequel  on  introduit  Ta  barre  d’acier,  qui  est  main- 
tenue en  place  par  deux  sortes  de  mâchoires, 
dont  les  mouvements  sont  commandés,  comme 
tous  ceux  du  mécanisme,  par  l’arbre  à volants 
placé  horizontalement  sous  le  tablier  de  la  ma- 
chine. 

L'extrémité  de  la  barre  métallique  s’engage 

dans  un  tourillon 
creux  muni  d’un 
foret  d’acier 
trempé,  qui,  en 
tournant  autour 
de  son  axe,  évide 
d’abord  l’inté- 
rieur du  projec- 
tile. Par  une 
combinaison  très 
ingénieuse  de 
mouvements,  la 
surface  fruste  ex- 
térieure se  trou- 
ve en  même 
temps  dégrossie, 
et,  quand  l’opé- 
ration du  perce- 
ment est  termi- 
née, le  projectile 
a presque  le  dia- 
mètre qu’il  aura 
une  fois  terminé.  Pendant  que  s’opère  ce  double 
travail  préparatoire,  un  jet  d’huile  est  lancé  contre 
le  tranchant  des  outils,  de  façon  à chasser  les  co- 
peaux^et  poussières  métalliques  qui  s’y  accumu- 
lent constamment,  et  à refroidir  aussi  les  parties 
frottantes.  Cette  huile  est,  d’ailleurs,  recueillie 
dans  un  auget  circulaire  en  fonte  que  l’on  dis- 
tingue bien  sur  la  gauche  du  tablier,  et  où  bai- 
gnent à chaque  instant  les  surfaces  en  contact 
du  tourillon  et  du  projectile. 

La  troisième  phase  est  la  suivante  : un  levier 
ayant  basculé  automatiquement  de  manière  à 
dégager  une  petite  scie  à ruban,  celle-ci  s’abaisse 
sur  la  barre  qu’elle  coupe  à la  longueur  voulue. 

Enfin,  cheminant  sur  des  galets  jusqu’au 
deuxième  tour,  situé  vers  le  milieu  et  un  peu  à 
droite  de  la  machine,  l’obus  reçoit  sa  figure  défi- 
nitive. C’est  au  cours  de  cette  dernière  opération 
que  des  outils  spéciaux  lui  donnent  son  calibre 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


13 


exact,  sa  forme  cylindro-ogivale,  et  pratiquent  à 
sa  partie  postérieure  le  pas  de  vis  nécessaire  poul- 
ie placement  du  culot. 

Quand  le  projectile  est  éjecté  sur  la  table  de 
l’appareil,  poli,  brillant,  sans  un  défaut,  encore 
tiède  des  efforts  auxquels  il  a été  soumis,  il  est 
prêt  à recevoir  sa  charge  de  poudre  ou  de  mitraille, 
et  la  machine,  de  son  côté,  est  prête  aussi  à re- 
commencer, sur  un  nouveau  ling®t  métallique,  le 
même  cycle  opératoire. 

En  disposant,  une  fois  pour  toutes,  dans  le  cran 
voulu,  les  cames  et  les  leviers  qui  commandent  le 
mandrin  d’admission  et  l’écartement  des  outils 
de  forme,  on  obtient  indéfiniment,  et  tant  que 
l’appareil  est  en  marche,  des  projectiles  de  lon- 
gueur et  de  calibre  déterminés,  depuis  le  plus 
petit  modèle  d’obus  pour  les  canons  à tir  rapide 
jusqu’aux  sbrapnels  de  60,  70  et  75  millimètres. 

L’arbre  à volants,  régulateur  de  tout  le  méca- 
nisme, est  mis  en  mouvement  par  la  roue  à en- 
grenage montée  sur  son  axe,  au  moyen  d’une  cour- 
roie de  transmission  s’enroulant  autour  d’un  tam- 
bour à double  changement  de  vitesse.  La  même 
machine  à vapeur  peut  actionner  les  six  appareils 
placés  sous  la  direction  d’un  seul  ouvrier. 

Car  — - et  c’est  là  un  des  nombreux  avantages 
du  tour  automatique  de  M.  Alfred  Herbert — -un 
seul  mécanicien  suffit  pour  surveiller  la  marche 
de  six  machines,  pouvant  livrer  de  100  à 1 40  pro- 
jectiles creux  par  jour,  suivant  leur  poids. 

Ceux-ci  sont  en  acier  très  dur,  d’une  compo- 
sition spéciale  où  il  entre  0,8  de  carbone,  0,65  de 
manganèse  et  0,135  de  silice.  L'inventeur  se  sert 
du  même  métal  et  d’un  tour  à peu  près  semblable 
pour  la  fabrication  rapide  et  automatique  des 
boulons,  goupilles,  viroles,  écrous,  vis,  colliers, 
culots  et  rondelles  dont  fait  usage  l’industrie 
militaire  ou  civile. 

La  vitesse  de  travail  obtenue  à l’aide  de  l’in- 
génieux appareil  que  nous  venons  de  décrire  est 
vraiment  remarquable. 

Ainsi,  les  outils  qui  donnent  à l’obus  sa  forme 
extérieure,  opèrent  avec  une  vitesse  de  11  mètres 
à la  minute;  les  outils  de  percement  pénètrent 
dans  le  métal  à raison  de  6m,60,  et  ceux  qui  font 
le  filetage  intérieur  et  la  pointe,  travaillent  avec 
une  vitesse  de  près  de  12  mètres  à la  minute. 

On  comprend  dès  lors  pourquoi  d’abondants 
jets  d’huile  sont  dirigés  sur  les  surfaces  échauffées 
continuellement  par  la  morsure  des  outils.  Faute  ! 
de  celiquide  lubrifiant  et  refroidisseur,  des  coin- 
cements ou  des  enrayages,  aussi  dangereux  pour 
la  mécanicien  que  pour  sa  machine,  ne  manque- 
raient pas  de  se  produire. 

Nos  artilleurs  adopteront-ils  le  nouvel  engin  ou 
continueront-ils  à fabriquer  leurs  projectiles  avec 
les  moyens  ordinaires?  Personne  ne  saurait  le 
dire.  Mais  combien  de  nos  lecteurs  souhaiteraient 
que  M.  Herbert  n’eût  jamais  inventé  un  appareil 
aussi  savamment  perfectionné! 

Edouard  Bonnaffé. 


BILLET  DU  JOUR  DE  L’AN 

A une  jeune  fille, 

Un  an  qui  tombe  au  gouffre  immense  de  l’oubli, 

Un  été  qui  se  fane,  un  printemps  qui  s’effeuille, 

Une  moisson  fauchée,  un  hiver  aboli, 

Et  la  grâce  des  fleurs  que  le  passé  recueille. 

Pour  vous,  c’est  un  regret  charmant,  dont  la  douceur 
Embaume  de  parfums  votre  âme  épanouie, 

( l’est  un  adieu  qui  chante,  un  murmure  berceur, 
L’écho  lointain  d’une  musique  évanouie... 

Car,  sur  votre  front  blanc,  chaque  jour  ennobli 
Par  le  rayonnement  du  matin  qui  se  lève, 

L’amer  regret  n’a  pas  encor  marqué  son  pli  ; 

Votre  jeunesse  peut  savourer  l’heure  brève. 

Nous,  quand  le  couchant  triste  assombrit  le  ciel  clair 
Nous  regardons  longtemps  le  soleil  qui  s’efface, 

Afin  d'y  retrouver,  dans  un  furtif  éclair 
L’image  des  bonheurs  morts  que  rien  ne  remplace. 

Nous  cherchons  le  reflet  des  sourires  aimés, 

L’appel  des  yeux  connus,  l’appel  des  mains  fidèles, 
Tout  ce  qui  fait  briller  sur  nos  destins  bornés 
La  céleste  candeur  des  aubes  immortelles; 

Et  nous  sentons  soudain  s’alléger  nos  rancœurs, 

Si  nous  voyons  fleurir,  sous  la  neige  ou  la  bise, 

Dans  les  amours  que  rien  n’use  et  que  rien  ne  brise, 
L’éternel  renouveau  qui  rajeunit  les  cœurs. 

Gaston  Deschamps. 

FLEURS  DE  FRANCE 

. Sous  le  grand  nœud  à double  ganse, 

Le  front  plissé,  les  yeux  en  pleurs, 

La  bouche  triste  ont  l’éloquence 
Muette  des  grandes  douleurs. 

Pleure,  mère  deux  fois  victime  : 

L’Alsace  est  un  sol  allemand, 

Et  le  siècle  qui  vit  ce  crime 
Finit  sans  voir  le  châtiment. 


Mais  non,  sèche  tes  pleurs  ! La  France 
Etait  la  Belle  au  Bois  dormant  : 

Voici  que  la  jeune  Espérance 
Passe  et  l’éveille  doucement  ; 

Voici  qu’un  printemps  plus  superbe 
Va  jaillir  d’un  plus  rude  hiver, 

Que  sous  la  neige  pointe  l'herbe, 

Que  la  fleur  s’ouvre  au  gazon  vert. 

Et  celles-ci,  mère  meurtrie, 

Souris-leur;  ces  corolles  d’or, 

Ce  sont  les  Fleurs  de  la  Patrie, 

Ses  primes  fleurs,  pâles  encor, 

Qui  t’offrent,  avec  leur  pétales, 

L’espoir  d’une  autre  floraison, 

Le  frisson  des  sèves  natales  : 

Un  peu  de  France  en  la  prison  ! 

Ernest  Jaubeut. 


14 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


A PROPOS  DES  RECORDS  AÉROSTATIQUES 


Les  chemins  terrestres,  les  chemins  maritimes 
ou  fluviaux  sont  parcourus  aujourd’hui  rapide- 
ment et  aisément.  Pour  une  somme,  donlla  modi- 
cité nous  étonnerait  si  nous  nous  donnions  la 
peine  d’y  réfléchir,  chacun  peut  franchir  soit  sur 
terre  un  pays  civilisé,  soit  sur  mer  en  dehors  des 
régions  glacées  du  pôle,  des  distances  considé- 
rables avec  une  grande  rapidité. 

Or  il  est  un  troisième  élément  à travers  lequel 
l’homme  peut,  doit  et  même  sait  dans  une  cer- 
taine mesure  se  véhiculer:  cet  élément  est  Pair, 
élément  qui,  au  point  de  vue  de  l’aisance  des 
transports,  pré  sente  sur  les  terres  l’immense 
avantage  de  rester  toujours  identique  sur  l’itiné- 
raire du  voyageur,  et  d’être  sans  obstacles,  élé- 
ment qui  présente  par  rapport  aux  mers  les  mêmes 
avantages  et  plus  particulièrement  celui  de  con- 
server toujours  sa  fluidité,  même  par  les  plus 
grands  froids  polaires. 

Si  l’on  possédait  un  appareil  capable  d’évoluer 
dans  l’océan  atmosphérique  comme  nos  vaisseaux 
actuels  évoluent  à la  surface  des  eaux,  le  Globe 
n’aurait  plus  de  mystères  pour  nous.  Aucun  obs- 
tacle ne  s’opposant  à la  marche  du  navire  aérien, 
ni  banquises  de  glaces,  ni  montagnes  abruptes, 
ni  torrents,  ni  même  indigènes  hostiles,  puisque 
son  itinéraire  dominerait  constamment  tous  les 
obstacles,  les  distances  à franchir  ne  seraient 
plus  qu’une  question  de  kilomètres  à,  parcourir  et 
en  ligne  droite.  A la  vitesse,  usuelle  aujourd’hui 
en  mer,  de  vingt  nœuds,  on  irait  ainsi  au  Pôle 
nord  en  six  fois  vingt-quatre  heures,  et  on  tra- 
verserait l’Afrique  du  Congo  à Obock  en  cinq 
jours,  voyage  qui  a coûté  trois  ans  d’efforts. à la 
mission  Marchand.  Et  on  ferait  ces  « excursions  » 
en  se  jouant  puisque  la  route  serait  sans  obstacle, 
la  voie  aérienne  les  dominant  tous. 

Oui,  mais  nous  ne  possédons  encore  ni  l’appareil 
aérien  capable  de  nous  porter  aussi  longtemps 
sans  escale,  ni  le  moteur  en  état  de  communiquer 
à ce  navire  aérien  les  vitesses  voulues. 

La  recherche  de  ce  moteur  est  une  étude  ardue, 
de  longue  haleine  ; d’ici  plusieurs  années  il  n’y  a 
rien  à espérer  d’absolument  satisfaisant  de  ce 
côté.  Mais  ce  moteur  est-il  indispensable  pour 
l’exécution  de  tous  les  voyages  aériens  sans  ex- 
ception ? 

Non,  certainement  non,  et  ceci  est  de  toute  évi- 
dence. 

Le  navire  aérien  possède  un  mode  de  mou- 
vement naturel,  toujours  rapide,  l’entraînement 
par  le  vent.  A la  vérité,  il  n’est  pas  maître  de  la 
direction  dans  laquelle  il  est  entraîné,  mais  qu’im- 
porte s’il  ne  s’agit  pas  de  voyages  à époques  fixes  ; 
on  attendra  pour  partir  un  courant  favorable,  au 
besoin  on  s’arrêtera  en  route  si  la  brise  tourne 
trop,  et  finalement  on  parviendra  tôtou  tard  au  but. 


Puis,  A la  surface  de  certaines  contrées,  les 
contrées  intertropicales,  lèvent  souffle  avec  régu- 
larité toujours  dans  la  même  direction,  sans  se 
lasser,  à certaines  époques  de  l’année,  durant  trois 
et  quatre  mois  consécutifs.  On  utilisera  ces  vents 
réguliers  pour  traverser  ces  contrées  si  pénibles  à 
la  marche  des  explorateurs,  et  là  où  ces  explora- 
teurs font  avec  peine  quotidiennement  cinq  lieues, 
l’aréostat  abattra  sept  à huit  lieues  à l’heure, 
sept  cents  kilomètres  par  jour;  en  cinq  jours  il 
aura  traversé  l’Afrique  d’une  mer  à l’autre,  porté 
parle  souffle  régulier  des  vents  alizés. 

Et  que  faut-il  pour  réaliser  ce  beau  rêve  ? 

Posséder  un  aréostat  capable  de  demeurer  en 
l’air  cinq  jours,  quinze  en  faisant  la  large  part  des 
imprévus. 

Les  efforts  des  aéronautes  tendent  incontesta- 
blement vers  ce  but;  réaliser  l’aérotat  qui  reste 
le  plus  longtemps  possible  en  l’air  sans  escale. 
On  discerne  pourquoi  ce  but  est  vraiment  digne 
de  leurs  efforts. 

Cette  année  a vu  en  particulier  de  notables 
progrès  s’accomplir  dans  cette  voie  ; mais  parmi 
ces  progrès  ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  retentisse- 
ment ne  sont  peut-être  pas  ceux  qui  ont  marqué 
le  plus  sérieux  pas  en  avant.  Et  en  effet  ce  qui 
frappe  dans  les  résultats  d’une  ascension  en  bal- 
lon libre  c’est  moins  la  durée  de  l’ascension  que 
le  chemin  parcouru  au  cours  de  cette  ascension. 
Or  le  chemin  parcouru  par  un  ballon  libre  dépend 
surtout  de  la  vitesse  du  vent,  tandis  que  la  durée 
de  l’ascension  dépend  en  premier  lieu  de  l’habi- 
leté de  l’aéronaute  et  de  l’excellence  des  métho- 
des de  navigation  employées  par  lui. 

Un  exemple  va  rendre  la  chose  palpable. 

Supposons  qu’un  aéronaute  parte  avec  un  bal- 
lon de  mille  mètres  cubes,  cinq  cents  kilogs  de 
lest,  et  par  un  vent  de  cinquante  kilomètres  à 
l’heure.  En  manœuvrant  d’une  façon  tout  à fait 
ordinaire  il  dépensera  par  heure  de  dix-huit  à 
vingt  kilogs  de  lest,  restera  par  conséquent  une 
trentaine  d’heures  en  l’air  et  par  conséquent  en- 
core, grâce  au  vent  rapide  qui  Je  porte,  franchira 
dans  cet  espace  de  temps  quinze  cents  kilomètres. 
Il  aura  été  de  Paris  en  Russie,  et  chacun  admirera 
la  belle  longueur  de  son  parcours. 

Supposons  maintenant  qu’un  autre  aéronaute 
parte  avec  le  même  ballon  et  seulement  cent  kilo- 
grammes de  lest,  que  de  plus  le  vent  dont  il  dis- 
pose ne  lui  fasse  point  faire  plus  de  cinq  lieues  à 
l’heure  en  moyenne  ; mais  que  cet  aéronaute, 
très  versé  dans  son  art  et  appliquant  une  mé- 
thode de  navigation  spéciale,  parvienne  à ne 
dépenser  que  six  à huit  kilogs  de  lest  par  heure. 
Son  lest  étant  beaucoup  plus  réduit  que  dans  le 
cas  précédent  et  son  vent  moins  rapide,  il  ne 
restera  cependant  que  quinze  heures  en  1 air  et 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


15 


ira  tout  au  plus  de  Paris  à Nancy.  Son  voyage 
ne  frappera  point,  passera  inaperçu.  Néanmoins, 
n’est-ce  pas  incontestable,  cet  aéronaute  méritera 
la  palme  puisque  avec  les  mêmes  moyens  que 
son  prédécesseur,  même  quantité  de  lest,  même 
vitesse  de  vent,  il  eut  franchi  une  distance  triple, 
grâce  uniquement  à ses  qualités  manœuvrières, 
et  eut  été  non  plus  de  Paris  en  Russie,  mais  de 
Paris  en  Sibérie. 

Des  résultats  re- 
marquables ont  été 
obtenus  celte  année 
au  point  de  vue  des 
longues  durées  d’as- 
cension et,  comme 
corollaire,  des  longs 
parcours  en  ballon. 

Nul  doute  que  ces 
résultats  ne  soient  les 
premiers  d’une  série 
qui  chaque  année 
s’enrichira  de  nou- 
veaux et  notables 
progrès,  l’émulation 
des  aéronautes  étant 
éveillée. 

En  face  de  ces  ré- 
sultats acquis  et  de 
ces  espérances  fon- 
dées, on  est  conduit 
naturellement  à se 
demander  : quand 
les  résultats  seront-ils 
assez  satisfaisants 
pour  que  l’on  puisse 
se  lancer  en  ballon  à 
travers  de  grandes 
régions  telles  que  le 
continent  africain  par  exemple,  à travers  ces 
régions  qui  jouissent  de  vents  réguliers  et  par 
conséquent  permettent  leur  franchissement  par 
voie  aérienne  à la  seule  condition  de  posséder  un 
aérostat  capable  de  se  soutenir  suffisamment 
longtemps  en  l’air  ? 

Prenons  pour  répondre  à cette  question  l’un  des 
résultats  les  plus  probants  obtenus  cette  année. 

Avec  un  ballon  de  10  mètres  de  diamètre  M.  le 
Lieutenant  D...,  breveté  pilote-aéronaute,  est 
parvenu  à exécuter  deux  voyages  aériens  remar- 
quables, l’un  de  vingt-sept  heures,  avec  150  kilogs 
de  lest,  et  l’autre  d’une  durée  de  vingt-trois  heu- 
res et  demie  en  dépensant  seulement  90  kilogs  de 
lest.  Ce  dernier  fait  ressortir  une  dépense  jour- 
nalière inférieure  à 92  kilogs  pour  ce  ballon. 


Ce  n’est  évidemment  pas  avec  un  aussi  petit 
aérostat,  un  véritable  canot  aérien,  que  l’on  pour- 
rait tenter  une  grande  traversée  comme  celle  du 
Sahara. par  exemple  ; il  faudrait  un  navire,  non 
un  canot  aérien,  d’un  volume  au  moins  égal  à la 
moitié  du  volume  qu’avait  le  grand  ballon 
Giffard  de  l’Exposition  de  1878. 

Pour  un  navire  aérien  de  cette  taille  les  dé- 
penses de  lest,  pro- 
portionnellement â 
celles  de  notre  aéros- 
tat d’expérience,  se- 
raient de  neuf  à dix 
fois  plus  considéra- 
bles, mais  aussi  son 
diamètre  de  28  mè- 
tres lui  conférerait 
une  force  ascension- 
nelle suffisante  pour 
lui  permettre  d’em- 
porter au  bas  mot 
six  tonnes  de  lest. 

L’expérience  qui 
vient  d’être  relatée 
prouvant  qu’il  pour- 
rait n’en  dépenser 
pas  plus  de  900  ki- 
logs par  jour,  ce  na- 
vire aérien  parvien- 
drait donc  à se  main- 
tenir de  six  à sept 
jours  en  l’air. 

A la  rigueur  ce 
serait  certes  suffi- 
sant pour  traverser 
l’Afrique,  mais  il 
faut  toujours  faire 
la  part  de  l’imprévu, 
ne  partir  qu’avec  la  certitude  d’avoir  devant  soi 
une  quinzaine  de  jours  de  navigation  assurée. 

Encore  un  effort  et  on  y parviendra,  car  encore 
un  effort  et  on  parviendra  à être  encore  plus 
économe  de  lest. 

Qui  sait,  l’été  prochain  verra  peut-être  ce 
résultat  : le  canot-aérien  ne  dépensant  que 
50  kilogs  de  lest  par  vingt-quatre  heures.  Alors 
le  navire  aérien  pourra  se  lancer  à travers  les 
vastes  contrées,  entreprendre  des  voyages  au  long 
cours,  il  aura  l’assurance  de  flotter  assez  long- 
temps dans  l’atmosphère  pour  parvenir  au  but, 
poussé  vers  ce  but  par  les  réguliers  vents  alizés 
des  régions  intertropicales. 

L.  D. 


L'aérostat  qui  a dépensé  moins  de  92  kilogs  de  les! 
en  vingt-quatre  heures. 


16 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


OKE  FAMILLE 


Un  honorable  sénateur  de  la  Côte-d'Or  — qui 
serait  digne  de  représenter  la  Côte-d’Adam  — 
s’est  ému  de  ce  que  la  France  ne  faisait  plus  d’en- 
fants. Elle  en  fait  bien  toujours  quelques-uns 
et  je  ne  crois  pas  qu’on  soit  en  peine  pour  trou- 
ver à placer  les  joujoux  de  Noël  ou  du  jour  de 
l’an.  Mais  enfin,  il  est  certain  que  la  population 
va  en  décroissant,  et  que,  de  ce  train  là,  on  pourra 


rié  probablement  depuis  près  de  vingt-cinq,  se 
trouve  avoir  déjà  treize  enfants  et  n’a  pas  l’air  du 
tout  d’avoir  dit  son  dernier  mot.  Et  regardez-le  : 
il  trône  comme  un  jeune  patriarche  au  milieu  des 
siens.  Sa  compagne  est  auprès  de  lui  ; autour  d’eux 
garçons  et  filles  donnent  le  spectacle  d’une  heu- 
reuse famille. 

Qui  pourrait  croire  que  c’est  là  le  terrible  Cou- 


U 


ne  famille. 


bientôt  dire  dans  un  autre  sens  qu’on  ne  le  disait, 
jusqu’ici  : « Il  n’y  a plus  d’enfants!  » 

Notre  sénateur  s’est  ému  de  ce  danger  et  nous 
nous  garderons  bien  de  lui  en  faire  un  crime.  Ce 
sujet,  en  effet,  est  de  ceux  qui  méritent  de  retenir 
l’attention  publique.  Comme  dirait  le  bon  Cali- 
no,  le  jour  oii  il  n’y  aurait  plus  d’enfants,  il  n’y 
aurait  bientôt  plus  d’hommes.  Il  est  donc  très  na- 
turel qu’on  y veille  de  près.  Toute  la  question  est 
de  savoir  par  quel  moyen  on  pourra  conjurer  le 
mal. 

M.  Piot  — c’est  le  nom  de  notre  sénateur  — 
estime  qu’il  faut  procéder  par  voie  législative,  et 
il  veut  obliger,  manu  militari , le  Français  à 
avoir  des  enfants. 

Je  connais  pourtant  quelqu’un  qui  n'a  pas  atten- 
du d’y  être  contraint  par  la  loi  pour  donner  le 
bon  exemple. 

Demandez  plutôt  au  bon  Coûtant,  député  de 
Sceaux  qui,  à peine  âgé  de  cinquante  ans  et  ma- 


tant, un  des  plus  farouches  interrupteurs,  un  des 
membres  les  plus  tumultueux  et  les  plus  agités  de  la 
Chambre  ? 11  est  vrai  que  c’est  en  même  temps  un 
si  bon  garçon,  un  si  joyeux  camarade  ! Très  vio- 
lent en  séance,  et  très  courtois  dans  les  couloirs. 
Et  chez  lui,  vous  le  voyez,  un  bon  papa,  n’ayant 
d’autre  souci  que  de  complaire  à tout  son  monde 
et  se  laissant  mener  par  son  « petit  dernier  » 
beaucoup  plus  facilement  que  par  M.  le  président 
Deschanel. 

Quand  une  Chambre  compte  dans  son  sein  un 
gaillard  pareil,  elle  peut  aborder  sans  crainte  le 
problème  de  la  repopulation.  Si  jamais  la  question 
se  posait  au  Palais-Bourbon,  c’est  Coûtant  qui 
serait  chargé  de  la  traiter,  et  personne,  au  moins, 
ne  pourrait  mettre  en  doute  sa  compétence.  Sur 
ce  point  comme  sur  bien  d'autres,  il  est  toujours 
resté  fidèle  à son  programme  court,  mais  bon  : 

— Pas  de  paroles,  des  actes!... 

Emmanuel  ARÈNE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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LE  SE  CE  ET  JD  ES  LETTEES 


Il  n’y  a plus  de  Cabinet  Noir,  en  France,  et  cependant 
l’on  viole  encore  le  secret  des  lettres. 

Ces  deux  vérités  ne  sont  pas  incompatibles.  Pour- 
quoi l’ancien,  l’odieux  cabinet  noir,  institué  par 
Louis  XI  — roi  sans  scrupules  sinon  sans  méfiance  — 
amélioré  par  Richelieu,  cardinal  dont  l’habileté 
excluait  la  délicatesse,  réorganisé  par  Louis  XV, 
majesté  vicieuse  qui  aimait  à lire  la  correspondance 
de  ses  courtisans  et  sujettes,  et  trouvait  là  un  plaisir 
raffiné,  pourquoi  le  Cabinet  Noir  si  magnifiquement 
flétri  par  Mirabeau,  mais  dont  le  directeur  des  Postes 
du  second  Empire,  M.  Vandal,  avoua  publiquement  le 
fonctionnement  sous  ses  ordres,  pourquoi  donc 
n’existe-t-il  plus  ? 

Oh  ! pour  la  raison  la  plus  simple  et  la  meilleure 
du  monde.  Aujourd’hui  on  n’en  a plus  besoin.  Félici- 
tons-nous- en . De  tels  procédés,  qui  furent  jadis,  pour 
ceux  qui  les  employèrent,  moyens  de  défense  politi- 
que ou  moyens  de  plaisir  malsain,  répugneraient  à 
nos  consciences  d’enfants  de  la  Révolution. 

Mais,  dira-t-on,  si  les  sentiments  de  l'homme  se 
sont  affinés,  ce  qui  encore  n’est  pas  certain,  la  poli- 
tique, elle,  n’a  pas  changé.  Elle  est  encore  ce  qu’elle 
était  sous  Louis  XI,  XIV,  XV,  voire  sous  Napoléon  lll. 
Et  par  conséquent  ce  qui,  alors,  était  utile,  doit  l’ètre 
encore  en  République.  Puisque  les  souverains  avaient 
besoin,  pour  combattre  leurs  ennemis,  de  connaître 
leurs  desseins  afin  de  les  prévenir,  le  gouvernement 
actuel,  qui  n’a  pas  moins  d’ennemis,  doit  aussi 
chercher  à savoir  leurs  projets.  Et  le  Cabinet  Noir, 
donc,  semble  s’imposer. 

Non.  C’est  plus  loyalement  que  l’on  agit  à présent. 
La  loi  permet  que  ses  défenseurs  arrêtent  au  passage 
les  lettres  qui  leur  semblent  utiles;  c’est  donc  sous  le 
couvert  de  la  loi  que  le- Cabinet  Noir  qui,  en  fait 
n'existe  plus,  en  réalité  fonctionne  encore. 

Sans  doute,  on  n’en  est  plus  aux  coutumes  établies 
parle  cardinal  Dubois.  Cet  ecclésiastique  trop  indiscret 
avait  constitué  un  comité  composé  d’une  vingtaine  de 
membres  bien  rétribués.  Pour  eux,  plus  tard,  cinquante 
mille  francs  par  mois  furent  pris  sur  les  fonds  du 
ministère  des...  Affaires  Étrangères!  — Cela  fut  dit  à 
la  Chambre  des  Députés  le  12  mai  1829.  — Ces  fonc- 
tionnaires ignorés,  mais  joliment  appointés,  avaient 
des  allures  de  conspirateurs.  Ils  ne  travaillaient  que 
la  nuit,  sortaient  de  chez  eux,  le  soir,  afin  de  n’ètre 
pas  reconnus.  Habillés  de  sombre,  ils  évitaient  les 
regards,  se  faufilaient  contre  les  murs,  dans  les  ruelles 
écartées,  et  pour  pénétrer  dans  la  cave  de  l’hôtel  où 
ils  opéraient,  se  cachaient  comme  des  voleurs , pour 
employer  F expression  de  Manuel. 

Installés  dans  leur  bureau,  dans  le  « Cabinet  Noir», 
comment  opéraient  ces  mystérieux  employés?  Ils 
triaient  parmi  les  lettres  retenues  au  passage,  celles 
qui  semblaient  le  plus  intéressantes.  Alors,  deux  cas 
se  présentaient.  Ou  bien  la  correspondance  était 
scellée  d’un  cachet,  ou  bien  elle  ne  l’était  pas.  Dans 
la  première  de  ces  alternatives,  l’opération  était  moins 
facile  et  plus  longue.  Mais  le  talent  de  ces  messieurs 
la  menait  toujours  à bien.  Ils  commençaient  par 
prendre  l’empreinte  du  cachet,  et  la  gardaient  soigneu- 
sement. Puis,  ils  amollissaient  avec  de  l’eau  tiède,  la 
cire  qui  se  détachait;  ils  l’enlevaient  délicatement,  se 


plongeaient  avec  joie  ou  terreur  dans  la  lecture  de  la 
missive,  la  copiaient,  lui  faisaient  réintégrer  son 
enveloppe,  et  grâce  à l’empreinte  prudemment  con- 
servée, redonnaient  au  sceau,  aux  initiales,  aux 
armoiries,  une  nouvelle  virginité  toute  apparente. 

Le  tour  ainsi  était  joué;  plus  aisément  encore 
l’était-il  lorsque  l’enveloppe  était  fermée  sans  cachet. 
Alors,  jeu  enfantin!  Au-dessus  d’un  récipient  d eau  en 
ébullition,  on  expose  la  partie  gommée  à la  vapeur,  et 
en  quelques  instants,  Sésame  s’ouvre  très  docilement. 

Nous  avons  dit  que  c’était  la  nuit  que  se  pratiquait 
tout  ce  beau  trafic.  Louis  XV  s’en  faisait  apporter  le 
résultal  au...  saut  du  lit  — si  l’on  peut  dire  — et  se 
mettait  en  gaieté  pour  toute  la  journée  à lire  ces 
épitres  volées.  11  avait  d’ailleurs  conscience  de  son 
indignité,  ce  qui  l’aggrave.  Le  secret  de  la  violation 
des  lettres  était  absolu.  Les  rares  personnages  mis 
dans  la  confidence  n’auraient  parlé  qu’à  peine  des 
plus  graves  condamnations.  Un  scribe  du  Cabinet 
Noir,  pris  d’ivresse,  se  laissa,  un  jour,  allerà  quelques 
révélations.  Il  fut  immédiatement  arrêté.  On  n’a 
jamais  su  ce  qu’il  devint.  11  s’appelait  Christian  Balue. 

L’âme  plus  noble  de  Louis  XVI  se  refusait  h user  du 
Cabinet  Noir,  malgré  la  parole  de  M.  de  Maurepas, 
qui  appelait  cette  institution  « une  des  colonnes  de 
l’État  ».  La  colonne  fut  renversée  par  un  merveilleux 
discours  de  Mirabeau,  et,  avec  grandeur,  1 Assemblée 
Constituante  refusa  de  prendre  lecture  de  deux  lettres 
décachetées,  trouvées  aux  Tuileris,  lors  de  la  fuite  du 
roi  à Varennes. 

Ce  bel  exemple  ne  fut  suivi  ni  sous  la  Terreur,  ni 
sous  l’Empire,  ni  sous  la  Restauration.  En  18o3  enfin, 
le  21  novembre,  la  Cour  de  Cassation  rendit  un  arrêt 
qui...  légalise  toutes  les  manœuvres,  arbitraires 
jusque-là. 

C’est  cet  arrêt  de  la  Cour  de  Cassation  qui  réglemente 
encore,  à l’heure  actuelle,  le  secret  des  lettres. 

Le  préfet  de  police,  les  préfets,  les  commissaires,  en 
un  mot  tous  les  agents  judiciaires  du  gouvernement, 
pourvus  d’un  mandat,  peuvent,  sur  simple  réquisition, 
se  faire  remettre  telle  correspondance  jugée  utile  pour 
le  bien  public.  Ce  fonctionnaire  arrive  chez  le  receveur 
des  postes  et  lui  fait  part  du  but  de  son  inhabituelle 
visite.  11  lui  montre  le  papier  officiel  qui  lui  donne  le 
droit  et  le  devoir  d’intercepter  la  ou  les  lettres.  Le 
receveur  des  postes  s’incline,  remet  les  missives 
contre  reçu  à l’envoyé  gouvernemental.  Celui-ci  se 
trouve  alors  dans  la  situation  des  mystérieux 
dépouilleurs  aux  cinquante  mille  francs  par  mois.  Il 
lui  faut  ouvrir  la  lettre.  Ou  bien  il  y va  carrément, 
prend  un  coupe-papier,  fend  l’enveloppe,  lit  son 
contenu  et  renvoie  le  tout  au  destinataire,  qui  n est 
pas  peu  étonné  de  recevoir  une  lettre  ouverte  ; cette 
surprise  dure  peu;  la  mention  : Ouverte  par  Autorité 
de  Justice  s’étale  en  bonne  place  et  donne  le  mot  de 
l’énigme.  Tout  le  dégât,  en  somme,  ne  se  borne-t-il 
pas  à quelques  heures  de  retard,  dont  le  destinataire 
ne  songera  pas  un  instant  à se  plaindre,  car  c.  est  pour 
la  tranquillité  générale  et  avec  l’appui  de  la  loi  que  la 
violation  a été  commise  ! 

Ou  bien  alors,  le  policier  ne  tient  pas  à montrer  aux 
deux  personnes  correspondant  qu  il  est  intervenu  et 
qu’il  n’ignore  pas  leurs  relations  et  les  termes  de  leurs 


18 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lettres . Les  vieux  moyens  sont  encore  les  meilleurs. 
On  en  use  toujours.  Le  coup  de  la  vapeur  d’eau  n’a 
pas  perdu  de  son  émolliente  valeur,  il  en  profite,  le 
préfet  ou  le  sous  préfet,  pour  se  faire  faire  une  tasse 
de  thé  bien  chaude. 

Quand  l’eau  bouillira,  dit-il  à sa  bonne  ou  à sa  ména- 
gère, vous  me  préviendrez. 

Et  lorsque  les  bouillons  commencent  à se  trémousser 
dans  la  terrine,  M.  le  commissaire  vient  faire  subir  à 
l’enveloppe  les  outrages  de  la  vapeur.  L’enveloppe  se 
décolle.  M.  le  commissaire  peut  lire. 

Si  la  missive  est  scellée,  il  a recours,  à présent,  à 
une  lame  d’acier  excessivement  fine  et  tranchante, 
plus  fine  encore  et  plus  tranchante  qu’une  lame  de 
rasoir.  11  détache  le  cachet  entier  de  l’enveloppe.  L’art 
consiste  à détacher  ce  cachet,  non  pas  sans  l’altérer, 
ce  qui  est  obligatoire,  mais  sans  faire  tomber  le 
moindre  atome  de  cire.  Les  quatre  cachets  ainsi 
soulevés,  l’enveloppe  est  décollée  par  le  procédé  n°  1. 
Pour  reposer  les  scellés,  le  représentant  de  la  loi  peut 
légèrement  amollir  la  cire,  du  côté  où  l’empreinte  n’a 
pas  été  faite,  ou  bien  user  de  colle  ou  de  gomme,  etc. 

Et  voilà  comment  on  opère  au  commencement  du 
vingtième  siècle.  11  faut  bien  dire  que  c’est  rarement 
qu’il  est  besoin  de  recourir  à ces  vestiges  des  temps 
d'oppression,  et  que  le  personnel  de  l’administration 


est  d’une  discrétion,  d’un  dévouement  dignes  de  la 
confiance  que  le  public  a pour  lui.  M.  Treuet,  qui 
dirige  actuellement  les  postes  et  qui,  depuis  quarante 
années,  voit  de  près  le  fonctionnement  de  ce  précieux 
rouage  de  la  vie  moderne,  ne  tarit  pas  d’éloges  sur  ses 
subordonnés.  11  a raison.  La  vaillance  et  la  loyauté 
des  petits  facteurs  sont  connues  de  tous.  Si  bien  qu’on 
ne  tente  jamais  d’acheter  leur  silence  ou  leur  compli- 
cité. On  sait  que  ce  serait  peine  perdue.  Et  depuis  la 
guerre,  on  n’a  qu’un  exemple  d’essai  de  corruption  de 
ce  genre. 

Un  individu,  un  jour,  place  du  Carrousel,  arrêta  un 
facteur,  lui  mit  dans  la  main  une  liasse  de  billets 
bleutés  en  disant  : 

« — Vous  avez  dans  votre  boite  deux  lettres  adressées 
à M.  X...  Remettez-les  moi.  » 

Le  facteur,  malin,  se  fit  suivre  par  l’individu  dans 
le  but  avoué  d’accéder  à ses  désirs,  et  caché  de  le  faire 
arrêter. 

Il  y réussit. 

Donc,  Français,  vous  pouvez  en  paix  rédiger  vos 
épitres.  Si  jamais  leur  secret  est  violé,  vous  saurez 
que  ce  ne  sera  que  conformément  à l’arrêt  de  la 
Cour  de  Cassation  du  21  novembre  1853.  Le  Cabinet 
Noir  a vécu  ; mais  le  secret  est  encore  trop  un  vain 
mot.  Ja cq u es  MaY. 


LES  FRAIS  D'UNE  GUERRE 


Bien  des  gens  trouvent  que  la  guerre  est  une 
nécessité  ; nous  serions  plutôt  tentés  de  croire 
qu’elle  est  un  luxe,  si  nous  nous  rendons  compte 
des  frais  énormes  qu’elle  entraîne.  La  Revue 
Américaine  : « Franck  Leslles  Popular  Monthhj  » 
nous  donne  à ce  propos  de  très  intéressants 
détails,  et  nous  fait  voir  quel  rôle  de  première 
importance  jouent  les  finances  dans  une  guerre. 
Autant,  et  souvent  plus,  la  destinée  d’une  nation 
est  suspendue,  tremblante,  à l’état  de  ses  finances 
qu’à  l’issue  d’une  bataille. 

Cependant,  sous  ce  rapport  comme  sous  tant 
d’autres,  le  génie  humain  a fait  de  remarquables 
progrès,  et  la  statistique  de  la  dernière  guerre 
hispano-américaine  nous  démontre  par  chiffres 
combien  les  difficultés  de  faire  face  à une  guerre 
— plus  coûteuse  pourtant  aujourd’hui  qu’autre- 
fois  — se  sont  amoindries  depuis  un  siècle. 

En  comparant,  par  exemple,  l’état  des  finances 
des  États-Unis  pendant  la  Révolution  de  1775  à 
celui  de  nos  jours,  nous  sommes  obligés  d’admirer 
quel  pas  immense  fut  accompli,  depuis  cent  et 
quelques  années,  dans  l’organisation  financière 
de  cette  nation. 

La  Révolution  de  1775  trouva  l’Amérique  dé- 
pourvue de  ressources  et  ce  fut,  pour  soutenir  ses 
forces,  une  lutte  héroïque  autant  au  Parlement 
que  sur  le  champ  de  bataille.  Ce  n’est  qu’avec  des 
peines  inouïes,  des  tentatives  de  toutes  sortes 
dont  la  plupart  échouèrent,  que  les  États-Unis 
purent  réunir,  par  fragments,  l’argent  et  les 
subsides  nécessaires  pour  la  guerre.  On  leva  des 
impôts  qui  ne  produisirent  que  de  maigres  résul- 


tats : de  1775  à 1779,  3,027,500  dollars  seulement 
rentrèrent  au  Trésor,  et  la  plus  grande  partie  de 
cette  somme  fut  payée  en  monnaie  de  papier 
dépréciée.  On  eut  ensuite  recours  aux  taxes  en 
espèces  : ici,  l’échec  fut  complet.  Des  emprunts 
furent  proposés,  qui,  en  quatre  ans,  ne  réalisèrent 
pas  plus  de  3000000  de  dollars;  cette  somme 
elle-même  ne  représentait  en  réalité  qu’une 
fraction  de  sa  valeur  nominale.  On  conçut  l’idée 
d’une  loterie  nationale,  la  loterie  des  États-Unis, 
qui  n’eut  aucun  succès.  Ce  n’est  qu’avec  l’aide  du 
continent,  28  millions  de  livres  reçues  de  France, 
un  million  de  livres  d’Espagne  et  de  l’argent 
envoyé  de  Hollande  que  la  guerre  put  être  conti- 
nuée — dans  quelles  conditions  pénibles  ! — et 
enfin  terminée. 

La  guerre  avec  l’Espagne,  en  1898,  trouva 
l’Amérique  bien  mieux  préparée.  Le  «Maine  » fut 
détruit  dans  le  port  de  la  Havane  au  mois  de 
février,  et  lorsqu’en  mars  le  consul  général  de  cette 
ville,  M.  Lee,  fut  rappelé,  les  autorités  jugèrent 
que  le  moment  était  venu  d’agir  promptement  et 
énergiquement.  Le  9 mars,  une  somme  de  50  mil- 
lions de  dollars  fut  votée  pour  la  défense  natio- 
nale. L’état  de  prospérité  du  Trésor  qui  avait  alors 
en  caisse  224 541  090  dollars  dont  les  deux  tiers 
en  or,  rendait  possible  de  disposer  tout  de  suite 
d’une  somme  d’argent  aussi  considérable. 

Cette  somme,  selon  les  nécessités  des  divers 
services,  fut  répartie,  sous  la  direction  du  pré- 
sident, ainsi  qu’il  suit  : Marine  29,723,274  dollars; 
Armée  de  Terre  18,644,627  dollars  ;État393, 860  dol- 
lars ; Trésor  170.000  dollars. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


10 


Ces  sommes,  largement  suffisantes  pour  les 
premiers  besoins,  ne  pouvaient  cependant  sub- 
venir longtemps  aux  frais  d’une  guerre  moderne. 
Des  conférences  entre  les  pouvoirs  exécutifs  et  les 
pouvoirs  législatifs  eurent  lieu  et  il  en  résulta 
l’acte  du  revenu  de  guerre  du  13  juin  qui  devait 
produire  et  produisit,  en  effet,  environ  cent 
millions  de  dollars  de  revenu  additionnel. 

Par  cet  acte,  le  secrétaire  du  Trésor  reçut  l’auto- 
risation d’émettre  des  certificats  de  dettes  de  la 
valeur  de  cent  millions  de  dollars  payables  en 
une  année  en  comptant  de  la  date  de  l’émission. 

On  n’eut  pas  besoin  de  recourir  à l’émission  de 
ces  certificats,  mais  cette  précaution  fut,  et  reste 
encore,  en  cas  d’urgence,  une  sauvegarde  salu- 
taire pour  le  Trésor. 

Par  ce  même  acte,  le  secrétaire  du  Trésor  fut 
aussi  investi  du  droit  de  faire,  sur  le  crédit  des 
États-Unis,  un  emprunt  de  400  millions  de  dollars 
ou  de  la  partie  de  cette  somme  nécessaire  aux 
frais  alloués 'pour  la  guerre,  et  d’émettre,  à cet 
effet,  des  obligations  au  nominatif  de  vingt  dollars 
ou  d’un  multiple  de  cette  somme.  Ces  obligations 
étaient  rachetables  en  monnaie,  au  gré  des  États- 
Unis,  dix  ans  après  la  date  de  l’émission,  et 
remboursables  trente  ans  après  cette  date,  avec 
intérêt  de  trois  pour  cent  par  an,  payable  en 
monnaie  à chaque  trimestre.  Les  obligations 


allaient  être  offertes  au  pair  comme  un  emprunt 
populaire  ; les  souscriptions  individuelles  devaient 
être  recueillies  les  premières  et  celles  de  moindre 
importance  employées  tout  d’abord. 

Dans  ces  conditions,  un  emprunt  de  deux  cent 
millions  de  dollars  fut  proposé  au  peuple.  Ce  fut 
une  réussite  immédiate.  Les  offres  affluèrent  de 
toutes  les  parties  des  États-Unis.  La  liste  des 
souscriptions  fut  close  le  14  juillet,  après  être 
restée  ouverte  pendant  trente-deux  jours,  selon  les 
règlements  établis  par  le  secrétaire  du  Trésor: 
elle  s’élevait  à quatorze  cent  millions. 

C’était  la  première  fois  qu’en  temps  de  guerre 
les  États-Unis  avaient  placé  leurs  obligations  au 
bas  intérêt  de  trois  pour  cent.  La  facilité  avec 
laquelle  la  nouvelle  loi  du  revenu  fut  mise  en 
application  et  une  si  forte  somme  d’argent  réunie 
par  emprunt,  trouve  sa  contrepartie  dans  les 
succès  rapides  et  complets  des  opérations  de 
guerre  sur  terre  et  sur  mer.  Avec  un  crédit 
national  aussi  éclatant  et  un  tel  déploiement 
d’abondantes  ressources,  le  commerce  et  l’in- 
dustrie ne  souffrirent  pas  le  moindre  arrêt. 

Et  voilà  comment,  à cent  ans  d’intervalle,  ce 
même  peuple,  autrefois  en  butte  à mille  diffi- 
cultés et  dangers,  a su,  en  quelques  jours,  réunir 
un  trésor  colossal  qui  lui  a assuré  la  victoire. 

Tu.  MANDEL. 


Les  animaux  photographiés  par  eux-mêmes 


Voilà  un  titre  suggestif,  qui  fait  prévoir  le 
récit  de  quelques  exercices  d’animaux  savam- 
ment dressés  tels  que  nous  en  présentent  quel- 
quefois les  « artistes»  de  nos  music-hall.  On  pour- 
rait croire  aussi  que  nos  frères  inférieurs  ont  suivi, 
eux  aussi,  le  progrès  et  que,  ayant  été  peintres 
ainsi  que  Grandville  nous  l’a  appris,  ils  ont  voulu 
devenir  photographes.  Rien  de  tout  cela  n’est 
exact;  les  animaux  que  nous  vous  présentons, 
« en  liberté  » sont  réellement  libres  et  si,  à la 
vérité,  ils  font  de  la  photographie,  ce  n’est  qu’à 
titre  d’opérateurs  inconscients.  Nous  allons  du 
reste  vous  les  montrer  dans  l’exercice  de  leurs 
fonctions. 

Les  Américains  qui  ont  été  de  grands  destruc- 
teurs d’hommes  ont  tenu  à conserver  dans 
quelques  parties  de  leur  territoire  l’aspect  du 
pays  alors  qu’il  était  habité  par  les  peaux  rouges 
qu’ils  ont  si  lestement  dépossédés.  Ils  ont  créé 
des  « réserves  » dans  lesquelles  animaux  et 
plantes  poursuivent  tranquillement  le  cours  de 
leur  vie  sans  avoir  à redouter  le  voisinage  des 
humains.  Dans  ces  régions  favorisées  où  la  tran- 
quillité de  la  nature  n’est  jamais  troublée  par  la 
détonation  d’une  arme  à feu,  la  faune  s’est  mul- 
tipliée et les  photographes  aussi  ; les  uns 

cherchant  à surprendre  les  secrets  de  l’existence 
de  l’autre.  Nous  raconterons  quelque  jour  par 


quels  moyens  on  arrive  à photographier  un 
animal  sauvage  sans  l’eflrayer,  le  présent  récit 
étant  seulement  consacré  à la  description  des 
excursions  photo-cynégétiques  de  M.  G.  Shiras, 
l’ingénieux  américain  qui  a su  contraindre  cerfs 
et  daims  de  son  pays  à se  photographier  eux- 
mêmes  en  pleine  nuit. 

Il  y a longtemps,  dit,  « Photographie  Times  » 
que  M.  Shiras  se  livre  à ce  genre  d’exercice;  mais 
ce  n’est  que  dans  ces  derniers  temps  qu’il  a pu 
élaborer  une  méthode  et  construire  un  appareil 
d’éclairage  qui  lui  donnent  satisfaction.  Le  moyen 
est  bien  simple  et  il  réussit  infailliblement,  à con- 
dition que  la  forêt  où  l’on  opère  soit  giboyeuse  et 
tel  est  le  cas  dans  les  « réserves  » américaines.  La 
méthode  consiste  à reconnaître  les  passées,  les 
gîtes,  les  aiguades  fréquentés  par  les  animaux 
que  l’on  veut  observer.  Nous  avons  dit  que  le 
quadrupède,  fût-il  le  plus  terrible  des  carnassiers, 
est  l’opérateur  inconscient  qui,  au  moment  pro- 
pice, allume  un  puissant  foyer  dont  la  lumière 
est  dardée  sur  lui  et  déclanche  l’obturateur  afin 
que  son  image  vienne  se  fixer  sur  la  plaque  sen- 
sible. Nous  devons  ajouter  qu’il  est  prudent  de 
disposer  plusieurs  appareils  sur  les  passages 
ordinairement  suivis  par  les  animaux  dans  leurs 
promenades  nocturnes.  Chambre  noire  et  appa- 
reils magnésiques  sont  reliés  entre  eux  par  un  fil 


20 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


disposé  de  telle  sorte  que  lors  de  son  passage  le 
quadrupède  butte  dans  ce  lil  ou  bien  encore  passe 
sur  une  plateforme  mobile  à laquelle  le  01  vient 
aboutir  et  provoque  ainsi,  à la  fois,  la  déflagra- 
tion d’un  mélange  magnésique  et  le  déclanche- 
ment de  l’obturateur.  Au  lever  du  soleil,  le  véri- 
table photographe  qui  a tranquillement  dormi 
dans  son  lit  ou,  s’il  est  un  acharné  comme 
M.  Shiras  et  s’il  ne  craint  pas  les  rhumatismes,  a 
passé  la  nuit  dans  un  campement  improvisé  au 
milieu  des  bois,  n’a  plus  qu’à  aller  faire  la  récolte 
des  plaques  impressionnées. 

Ceci  est  ce  qu’on  pourrait  appeler  la  photo- 
graphie à l’affût;  ce  genre  de  sport  vous  a même 
un  petit  air  de  braconnage,  grâce  aux  embûches 
qui  sont  dressées  sur  le  passage  de  l’animal. 
M.  Shiras  pratique  aussi  la  poursuite  directe  du 
gibier,  chasse  beaucoup  plus  émouvante,  mais 
aussi  plus  fatigante,  que  la  précédente.  Souventes 
fois  ses  sorties  s’exécutent  dans  un  bateau  guidé 
par  un  adroit  pagayeur. 

Ce  bateau  est  muni  d'une  lanterne  disposée 
de  manière  à projeter,  au-dessus  et  un  peu  en 
arrière  de  la  tête  du  photographe,  une  lumière 
dont  les  rayons  peuvent  être  dirigés  en  tous 
sens.  Sur  le  bordage  du  bateau  on  installe 
une  petite  plate-forme  à pivot  inclinable  à vo- 
lonté et  sur  laquelle  sont  installés  trois  appareils 
photographiques  mis  au  point  pour  des  dis- 
tances différentes.  Ainsi  agencé,  sa  lampe  à 
magnésium  a la  main  prête  à fonctionner, 
M.  Shiras  se  laisse  glisser  au  fil  de  l’eau  jusqu’à 
ce  que,  au  milieu,  des  herbages  de  la  rive,  il  per- 
çoive le  bruit  du  cerf. 

A ce  moment  et  le  plus  rapidement  possible, 
la  lanterne  est  tournée  dans  la  direction  du 
bruit  ainsi  que  la  plate-forme  supportant  les 
appareils  et,  arrivé  à distance  convenable, 
pif!  un  éclair,  paf!  un  déclanchement,  et  voilà 
l’animal  bien  et  dûment  photographié  dans  son 
habitat  ordinaire.  Comme  bien  vous  pensez,  le 
cerf  ainsi  surpris  s’empresse  de  détaler;  cepen- 
dant M.  Shiras  a obtenu  une  image  dans  laquelle, 
au  lieu  de  fuir,  le  daim  baisse  l’échine  et 
s’éloigne  d’une  allure  rampante. 

Dans  la  région  des  lacs  supérieurs,  et  surtout 
sur  les  bords  du  lac  Blanc,  l’ingénieux  photo- 
graphe américain  a fait  une  ample  moisson  de 
clichés.  Le  lieu  d’élection  des  cerfs  et  daims  était, 
sur  les  bords  du  lac  Blanc,  l’embouchure  d’un 
ruisseau  qui  se  perdait  dans  un  lagon.  La  boue 
saumâtre  de  la  rive  constituait  un  régal  pour  les 
animaux;  donc,  pas  besoin  de  répandre  du  sel  sur 
la  rive  pour  attirer  les  innocents  rôdeurs. 

Comme  un  véritable  trappeur,  notre  photo- 
graphe marchait  dans  l’eau  pour  gagner  l’em- 
placement choisi  pour  l’installation  de  ses  appa- 
reils afin  que  sa  présence  ne  fût  pas  trahie  par 
les  émanations  laissées  par  son  passage.  La 
chambre  photographique  était  solidement  fixée 
sur  un  pieu;  un  fil  courant  à la  surface  de  l’eau 


oü  il  était  retenu  par  des  piquets  fourchus  reliait 
1 appareil  au  poste  choisi  par  l’opérateur  entre 
les  maîtresses  branches  d’un  gros  arbre  et 
assurait  le  déclanchement  à distance.  Dans  ce 
coin  favorisé  M.  Shiras  obtint  même  quelques 
images  de  faisans. 


de  la  boîte.  L’extérieur  de  l’appareil  est  verni 
l’intérieur  est  peint  en  blanc  ou  bruni.  La  partie 
inférieure  de  la  lampe  contient,  à l’avant,  une 
charge  de  magnésium  ; en  arrière,  se  trouve  le 
mécanisme  qui  peut  être  actionné  soit  à la  main, 
soit,  à distance,  par  un  fil.  Ce  mécanisme,  outre 
le  sommier  métallique,  comprend  un  manchon, 
un  percuteur,  un  ressort,  une  détente  et  un 
verrou  de  sûreté.  Il  existe,  en  outre,  une  détente 
supplémentaire  à laquelle  on  attache  le  fil  métal- 
lique lorsque  l’éclair  magnésique  doit  être  produit 
à distance  et  provoqué  par  l’animal  lui-même. 

Il  serait  assez  difficile  de  trouver  dans  nos 
contrées,  des  pays  assez  giboyeux  pour  qu’on 
puisse  appliquer  avec  succès  les  procédés  de 
M.  Shiras;  cependant, on  trouverait  encore  quelques 
coins  où  des  expériences  pourraient  être  tentées 
avec  quelques  chances  de  succès.  Les  marais  de 
l’embouchure  de  la  Somme,  les  forêts  de  l’Est, 
des  Pyrénées,  etc.,  sont  indiqués  pour  des  essais 
de  cette  nature. 

Mieux  vaudrait  cependant  chercher  à photo- 
graphier directement  et  en  plein  jour  les  ani- 
maux sauvages  dont  on  désire  étudier  les 
mœurs  ; la  chose  n’est  pas  très  facile  mais, 
avec  beaucoup  de  patience  et  en  employant 
certains  trucs  et  des  appareils  spéciaux  que 
nous  décrirons  un  jour,  on  peut  arriver  en 
peu  de  temps,  à constituer  des  collections 
de  photographie  zoologique  des  plus  intéres- 
santes. 


Albert  REYNEB. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


21 


un  RAID  KOER 

NOUVELLE 


I 

Ou  CHACUN  VA  A SON  DEVOIR. 

— « Je  vous  assure,  Iabelle,  que  sans  mes 
lunettes  je  ne  suis  bon  à rien  ; aussi  la  première 
chose  à faire  est-elle  de  retrouver  mes  lunettes. 
Où  ai-je  bien  pu  les  déposer?  » 

— « Je  les  cherche,  Monsieur  Van  Stephen  ; 
nous  les  cherchons,  n’est-ce  pas  mes  frères  ? 
prenez  un  peu  patience.  >' 

Van  Stephen,  négociant  hollandais  établi  au 
Cap,  avait  été  chargé  par  ses  amis  boërs,  les 
frères  Rozendaal,  d’une  mission  délicate  : leur 
procurer  un  canon  revolver  léger,  le  plus  léger 
possible.  Il  était  descendu  de  wagon  à Vryburg, 
station  de  chemin  de  fer  la  plus  voisine,  et  avait 
fait  son  entrée  à la  ferme  à la  tombée  de  la  nuit. 

Sur  la  table  massive  de  la  salle  commune  il 
venait  de  déposer  un  long  paquet  après  en  avoir 
laissé  deux  autres  dans  un  angle.  C’était  ce  long- 
paquet  qu’il  s’agissait  maintenant  de  déballer, 
mais  sans  ses  lunettes  le  gros  homme  s’en 
déclarait  incapable. 

La  jeune  fille,  son  interlocutrice,  rangée  avec 
ses  cinq  frères,  ses  seuls  parents,  autour  de  la 
table  qu’éclairait  la  lampe  familiale,  paraissait 
bien  désireuse  de  voir  ouvrir  le  mystérieux  ballot, 
curiosité  féminine  sans  doute,  mais  curiosité 
pleinementjustifiée  par  la  nature  du  colis; un  peu 
d’impatience  se  manifestait  dans  les  mouvements 
de  la  gracieuse  enfant  en  cherchant  les  lunettes 
réclamées  par  son  hôte. 

Ses  frères  étaient  plus  calmes,  le  sang  vieux 
hollandais  qui,  sans  mélange,  coulait  dans  leurs 
veines,  leur  avait  conféré  dès  leur  naissance  le 
flegme  et  la  patience,  leur  vie  de  pasteurs  et  de 
chasseurs  n’avait  pu  que  développer  chez  eux  ces 
qualités. 

Othon,  Engelbert,  Guillaume,  Pretorius  et 
Maurice  Rozendaal  étaient  cinq  vivantes  repro- 
ductions du  même  type,  type  boër  par  excellence, 
on  eut  juré,  s’ils  eussent  été  de  cire,  que  leurs 
corps  tout  entiers  avaient  été  coulés  dans  le  même 
moule,  un  moule  de  géants  robustes  et  tranquilles, 
bons  et  simples. 

Pour  la  création  de  leur  sœur,  cet  être  vif,  tout 
mignon,  le  moule  original  avait  certainement  été 
brisé,  car,  sauf  quelques  traits  de  similitude  dans 
la  physionomie,  d’une  beauté  mâle  chez  les  cinq 
hommes,  d’une  finesse  captivante  chez  la  jeune 
fille,  Iabelle  leur  ressemblait  aussi  peu  qu’une 
sœur  de  vingt  ans  peut  ressembler  à des  frères 
aînés  plus  âgés  qu’elle  de  deux  à dix  ans. 

Le  bonhomme  Van  Stephen,  devenu  bavard 
depuis  que  la  soixantaine  l’avait  allourdi,  ne 


laissait  pas  un  instant  de  repos  à sa  langue  tandis 
que  lui  aussi  cherchait  ses  lunettes. 

— « Vous  avez  tort,  mes  enfants,  disait-il,  de 
vous  mêler  de  cette  guerre,  pas  encore  déclarée, 
mais  qui  ne  peut  tarder  à l’être.  Votre  ferme  est 
sur  territoire  anglais,  bien  proche  de  la  frontière 
du  Transvaal,  je  le  sais,  mais  enfin  sur  territoire 
anglais,  et  vous  êtes  sujets  de  Sa  Majesté  Vic- 
toria. » 

— « Par  violence,  pas  de  cœur,  » répondit 

Iabelle. 

— « Oui,  je  comprends,  je  comprends.  Aussi  ne 
vous  demanderai-je  point  de  vous  enrôler,  vos 
frères  du  moins,  parmi  les  habits  rouges:  mais  restez 
neutres,  restez  neutres  ; cachez  ce  canon  que  vous 
m’avez  fait  vous  apporter,  ces  rifles  de  guerre  que 
je  devine  ici  dans  quelque  armoire;  laissez-les 
dormir  en  paix,  ne  les  tournez  ni  contre  les  uns 
ni  contre  les  autres.  » 

— « Notre  père  fut  l’un  des  fondateurs  de  la 
République  boër  de  Stelladand,  créée  par  lui  sur 
ce  sol  alors  libre  ; les  Anglais  l’ont-ils  laissé  en 
paix,  n’ont-ils  pas  brutalement  annexé  cette  Répu- 
blique et  sa  sœur  de  Goschen  comme  ils  veulent 
s’annexer  aujourd’hui  le  jTransvaal  et  l’Orange?  » 
répartit  encore  la  jeune  fille. 

— « Votre  père,  oui  certes  c’était  un  patriote  et 
un  brave  ; mais  les  temps  ont  bien  changé.  » 

— - « Non,  ils  ne  sont  pas  changés,  s’écria  fière- 
ment Iabelle,  et  nous  saurons  montrer  à tous  que 
les  enfants  de  Henry  Rozendaal,  défenseur  de  la 
liberté  boër,  sont  dignes  de  leur  père.  » 

L’esprit  pacifique  du  bon  négociant  n’admettait 
guère  ces  allures  belliqueuses,  il  allait  répondre 
en  conséquence,  quand  la  voix  expira  sur  ses 
lèvres.  On  frappait  à la  porte  close. 

Ce  bruit,  à cette  heure,  dans  la  solitude  où  se 
trouvait  la  ferme,  fit  tressauter  le  digne  Van 
Stephen,  et  ce  tressautement  lui  révéla  combien 
ses  présentes  recherches  étaient  inutiles. 

— « Où  ai-je  la  tête,  murmura-t-il,  en  portant 
la  main  à sa  figure,  je  cherche  mes  lunettes  et  les 
ai  sur  le  nez  ; je  les  fais  chercher  par  ces  braves 
enfants  de  mon  excellent  ami,  hélas  défunt, 
Henry  Rozendaal,  et  ils  les  cherchent  en  toute 
confiance  persuadés  que  je  ne  puis  être  étourdi  à 
ce  point,  qu’il  s’agit  d’une  autre  paire  de  bésicles.  » 

Cependant  on  frappait  toujours. 

Othon,  en  sa  qualité  d’aîné  de  la  famille,  alla 
à la  porte. 

— « Qui  est  là  ? » demanda-t-il. 

— « Moi,  Patrick  Donedal  » répondit  une  voix 
au  dehors. 

Van  Stephen  avait  fait  disparaître  sous  la  table 
le  paquet  long  placé  dessus  tout  à l’hcur.'. 


99 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Oihon  ouvrit  la  porte,  et  sur  le  seuil  apparut 
un  lieutenant  de  cette  police  à cheval  qui,  en  ces 
contrées  peu  peuplées  encore,  compose  toute  la 
force  armée  chargée  d’y  assurer  la  domination 
anglaise. 

Dans  le  spencer  rouge  de  son  uniforme,  Patrick 
Donedal  avait  fort  gracieuse  tournure,  et  l’éclair 
heureux  qui  jaillit  des  yeux  d’Iabelle  à sa  vue 
disait  qu’il  n’était  à la  ferme  boër  ni  un  étranger 
ni  un  antipathique, disait  même  que,  mieux  encore, 
entre  ce  jeune  cavalier  et  la  charmante  enfant, 
devait  exister  un  sentiment  réciproque  peut-être 
plus  fort  qu’une  simple  affection  de  voisinage. 

L’attitude  du  jeune  officier  en  entrant  confir- 
mait d’ailleurs,  et  pleinement,  cette  opinion.  Ses 
yeux  s’étaient  dirigés  sur  Iabelle  et  ne  la 
quittaient  plus;  il  alla  â elle  et  lui  tendit  la 
main. 

Une  ombre  de  tristesse  était  répandue  sur  les 
traits  de  Donedal  et  n’échappa  point  à la  jeune 
fille. 

— « Auriez-vous  quelque  fâcheuse  nouvelle  à 
nous  apprendre,  Patrick,  que  vous  voici  à cette 
heure  et  le  front  si  sombre  ? » demanda-t-elle. 

— « Hélas  ! dit-il,  oui  je  suis  porteur  d’une 
fâcheuse  nouvelle,  bien  lâcheuse  pour  moi  surtout 
qui  avais  ici  de  si  bons  amis.  Je  viens  vous  faire 
mes  adieux.  » 

— « Vous  partez?  ■ fit  la  jeune  fille  en  laissant 
tomber  ses  bras  avec  découragement. 

— « Je  ne  sais,  peut-être  ne  partirai-je  pas 
encoi’e,  tout  de  suite,  mais  je  ne  vous  reverrai 
plus...  De  gx-aves  nouvelles  sont  venues  de 
là-bas.  » 

11  désignait  l’Orient,  cet  Orient  dans  la  dii’ection 
duquel,  à un  mille  de  la  ferme,  s’étendait  la 
frontière  du  Transvaal. 

Les  cinq  frères  d'Iabelle  s’étaient  rapprochés, 
interrogateurs. 

— « Oui,  ah  ! Iabelle,  continua  le  jeune 
homme  dont  la  voix  contenait  des  sanglots,  ah  ! 
Iabelle,  que  je  vous  baise  les  mains  encore  une 
fois  avant  de  vous  dire  la  chose  fatale...  » 

Tendrement  il  porta  à ses  lèvres  les  doigts 
effilés  de  la  jeune  fille. 

— « L’ultimatum  de  l’oncle  Krüger  a été 
repoussé?  » interrogea  Engelbert. 

— ■<  Et  Transvaaliens  et  Orangistes  franchissent 
demain  matin  la  frontière  du  Natal.  C’est  la 
gueri’e  » répondit  douloureusement  le  lieutenant. 

— « Oh  ! » gémit  Iabelle  en  dégageant  d’un 
mouvement  brusque  ses  mains  de  celles  du  jeune 
homme  comme  si  soudain  ce  contact  lui  eut  fait 
horreur.  Un  pénible  silence  suivit. 

— « Pourquoi  ne  pourriez-vous  plus  revenir 
sous  ce  toit?demandale  conciliant  VanStephen,  les 
Rozendaal  et  vous  n’êtes-vous  pas  toujours  sujets 
anglais  ? » 

— « Les  Rozendaal  sont  Afrikanders,  frères  de 
Roërs  indépendants,  Roërs  eux-mêmes  »,  gronda 
sourdement  Pretorius. 


— « Et  les  fils  d’Henry  Rozendaal  ne  peuvent 

être  du  côté  où  je  suis de  par  cet  uniforme, 

ah  ! ajouta  l’officier  avec  un  geste  de  violence 
comme  s’il  eut  voulu  arracher  de  sa  poitrine  la 
livrée  maudite.  Je  ne  me  fais  pas  d’illusion, 
allez  ». 

Le  geste  de  son  ami  n’avait  point  échappé  à la 
jeune  fille.  Elle  releva  ses  yeux  pleins  de  larmes 
dans  lesquels  brillait  maintenant  une  lueur 
d’espérance. 

— « N’êtes-vous  point  Irlandais,  dit-elle  d’une 
voix  sourde  en  posant  une  main  sur  le  bi’as  du 
jeune  homme,  n’êtes-vous  point  Irlandais,  les 
Irlandais  sont  bien  peu  Anglais  ; vos  frères,  m’a- 
t-on  dit,  crient  également  misère  contre  leurs 
oppi-esseurs,  là-bas,  au-delà  des  mers.  Puis  voyez 
combien  d’entiœ  eux  vont  se  joindre  à nous,  il  en 
arrive  chaque  jour  à Pretoria,  à Joahnnesburg,  à 
Blœmfontein  s’enrôler  parmi  les  Roërs.  Ah  ! j’en 
serais  si  heureuse,  faites  comme  eux,  restez  avec 
nous  ». 

Sa  main  maintenant  serinait  le  bras  du  lieute- 
nant, et  une  ardente  prière  se  lisait  dans  son 
regard  levé  vers  lui. 

Patrick  Donedal  la  contemplait  avec  des  yeux 
hagards.  II  porta  à son  front,  puis  à son  cœur,  sa 
main  xœstée  libre.  Mais  ses  yeux  tombèrent  tout 
à coup  sur  les  galons  de  ce  spencer  rouge  que 
tout  à l’heure  il  avait  fait  le  geste  d'arracher. 

— « Oh  ! non,  non,  pas  celà.  Jamais!  » s’écria- 
t-il  avec  foire. 

Et,  ouvrant  brusquement  la  porte,  il  s’élança 
au  dehors  dans  les  ténèbiœs,  fuyant  la  tentation. 

II 

l’homme  et  l’acier  en  lutte. 

C’était  au  matin.  Une  animation  inusitée  ré- 
gnait dans  la  ferme,  si  calme  à l’ordinaire,  des 
fi’ères  Rozendaal. 

Un  grand  chaiûot  boër  aux  roues  massives,  à 
la  toiture  de  toile  soutenue  par  des  cercles  de 
bois  courbé  était  le  centre  de  cette  animation. 
Dans  ce  chariot  les  serviteurs  cafres  entassaient 
les  vivres,  les  vêtements,  les  objets  de  couchage 
comme  pour  une  expédition  lointaine.  Six  paires 
de  bœufs,  les  plus  vigoureux  du  plaat,  étaient 
amenés  qui  devaient  traîner  le  lourd  chariot  à 
travers  les  brousses. 

Comme  trois  fois  déjà  l’avaient  fait  leurs  an- 
cêtres, les  Roërs  allaient-ils  donc  émigrer  à nou- 
veau vers  le  Nord  pour  y chercher  des  territoires 
où  ils  pussent  vivre  libres  de  tout  joug  étran- 
ger? 

Non,  car  rien  n’indiquait  que  la  ferme  dut-être 
abandonnée  définitivement  Sous  la  surveillance 
de  leurs  noirs  gardiens  à cheval  les  immenses 
troupeaux  de  ses  maîtres  paissaient  à l’ordinaire 
dans  les  grasses  prairies  dont  elle  était  le  centre. 
Quelques  serviteurs  seulement  accompagneraient 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


23 


les  BoëTs  au  loin,  les  autres  demeureraient  à la 
garde  du  logis. 

Non,  car  ce  voyage  ne  s’annonçait  point  comme 
une  émigration  mais  comme  une  expédition 
militaire  ; on  entassait  dans  le  chariot  trop  de 
munitions  de  guerre,  beaucoup  plus  qu’il  n’en 


eût  fallu  pour  repousser  les  attaques  des  rares 
Bushmensdu  Kalahari  voisin. 

Othon  dirigeait  ces  préparatifs  ; n etait-il  pas 
le  chef  naturel  de  la  petite  colonie,  en  sa  qualité 
d’aîné  ; sa  sœur  labelle  le  secondait;  n 'était-elle 
pas  la  fée  de  ce  monde  en  miniature . 

(A  suivre.)  Léo  DEX. 


UN  BILLET  DE  LOGEMENT  EN  1683 


Au  mois  de  novembre  1887,  en  procédant  dans 
mon  appartement  à l’un  de  ces  rangements  inté- 
rieurs qui  sont  parfois  l’occasion  de  délicieuses 
flâneries,  j’eus  l’idée  d'ouvrir  une  vieille  petite 
caisse  reléguée  depuis  longtemps  au  fond  d’une 
armoire. 

Mes  parents  l’avaient  placée  là  avec  l’intention 
bien  évidente  de  l’y  laisser  dans  la  tranquillité 
et  la  respectueuse 
indifférence  due 
aux  choses  anti- 
ques et  inutiles. 

La  caisse  était 
remplie,  bondée 
de  manuscrits  : 
contrats  de  vente 
et  de  mariage, 
baux,  justifîca  - 
tions  d'hérédité, 
pièces  de  toute 
sorte  remontant  de 
l’année  1823  jus- 
qu’en 1(173  et  cons- 
tituant les  titres 
de  propriété  d’une 
maison  de  la  rue 
Mouffetard  que1 
mon  grand-père 
avait  achetée  sous 
la  Restauration. 

Je  feuilletais  depuis  près  d’une  heure  ces  par- 
chemins vénérables  et  jaunis  sans  y avoir  rien 
découvert  de  réellement  intéressant  lorsque  mon 
attention  fut  tout  à coup  attirée  par  un  petit  carré 
de  papier,  partie  imprimé,  partie  manuscrit, 
daté  de  1G83. 

Ce  carré  de  papier,  qui  me  parut  d’autant  plus 
précieux  que  son  authenticité  ne  pouvait  faire 
aucun  doute,  était  un  billet  ou  plutôt  un  ordre  de 
logement  pour  deux  soldats  mariés  de  la  com- 
pagnie de  M.  de  Varennes,  capitaine  au  Régiment 
des  Gardes  Françoises  du  Roy. 

11  aurait  peut-être  suffi,  à la  rigueur,  de  mettre 
simplement  sous  les  yeux  des  érudits  lecteurs  du 
Magasin  Pittoresque  cette  pièce  extrêmement  rare. 
J’ai  pensé  néanmoins  qu’il  ne  serait  pas  sans 
intérêt  de  la  présenter  dans  son  vrai  jour,  de  la 


faire  un  peu  revivre,  pour  ainsi  dire,  en  donnant 
quelques  défaits  très  brefs  sur  les  Gardes  Fran- 
çoises et  en  développant  un  peu  son  texte  laco- 
nique et  militaire. 

Le  Régiment  des  Gardes  Françoises  du  Roy, 
comme  l’indique  son  nom,  était  attaché  à la 
personne  du  monarque  et,  en  principe,  unique- 
ment composé  de  Français.  Il  appartenait  à 

l’arme  de  l’infan- 
terie. 

Son  origine  re- 
montait au  mois 
d’août  1563,  épo- 
que à laquelle  la 
seule  enseigne  qui 
formait  la  garde  à 
pied  de  Charles  IX 
fut  augmentée  de 
sept  autres  ensei- 
gnes de  50  hom- 
mes chacune. 

La  fonction  es- 
sentielle de  ce 
corps  d’élite  l’obli- 
geait à faire  toutes 
les  campagnes  et 
tous  les  sièges 
auxquels  le  Roi 
assistait  en  per- 
sonne. 

Ce  service  de  guerre  fut  glorieux  pour  le  Régi- 
ment qui,  de  1573  à 17-48,  ne  perdit  pas  moins  de 
93  capitaines,  79  lieutenants,  63  sous-lieutenants 
et  51  enseignes  (1)  tués  à l’ennemi. 

En  temps  de  paix  le  Régiment  des  Gardes 
Françoises  était  chargé,  sous  Louis  XIY,  de 
quatre  services  bien  déterminés  : service  de 
Y ersailles,  service  de  Marly,  service  de  Fontai- 
nebleau et  service  de  Paris. 

Il  était,  avec  les  seuls  régiments  de  Picardie, 
de  Champagne  et  de  Piémont,  Régiment  perma- 
nent. En  cette  qualité  il  avait  le  privilège  du 
drapeau  blanc  dans  la  compagnie  colonelle  alors 
que  chacune  des  autres  compagnies  arborait  le 

(1)  On  entendait  par  enseigne  : 1°  le  drapeau  d’une  troupe, 
d’une  unité;  2°  l’ollicier  qui  portait  ce  drapeau;  3°  l’unité 
même  qui  arborait  le  drapeau. 


24 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


drapeau  « bleu  de  ciel  avec  fleurs  de  lys  d’or  tra- 
ce versé  d’une  croix  blanche  chargée  d’une  cou- 
« ronne  royale  à l’extrémité  de  chaque  branche.  » 

Il  faut  se  garder  de  confondre  le  billet  ou 
ordre  de  logement  que  reproduit  fidèlement  au- 
jourd’hui le  Magasin  Pittoresque  avec  nos  mo- 
dernes billets  de  cantonnement  et  de  logement 
qui  n'ont  pour  objet  que  de  parer  à des  nécessités 
momentanées  résultant  de  l’état  de  guerre,  de 
manœuvres  ou  d’autres  circonstances  particu- 
lières. 

Le  logement  des  troupes  chez  l’habitant,  le 
bourgeois,  était  au  xvn"  siècle  et  en  temps  de 
paix  un  fait  normal  et  constant.  En  1683  il  n’y 
avait  pas  encore  de  casernes  à proprement  parler. 
On  désignait  bien  sous  ce  nom  de  petites  bâtisses 
élevées  derrière  ou  sur  les  remparts  des  places 
fortes  et  pouvant  loger  6 hommes  mais  on  ne 
connaissait  pas  ces  vastes  bâtiments  qui  contien- 
nent des  régiments  entiers  avec  leur  armement. 

Les  ordres  de  logement  étaient  donnés  par  le 
mareschal  des  logis  et  généralement  pour  une 
année  entière. 

Aux  termes  de  l’article  118  de  l’ordonnance  du 
Loi  de  1691  « les  logements  seront  donnés  au 
« premier  jour  de  janvier  à tous  les  soldats 
((  scavoir  jusques  à cent  trente  par  chaque  com- 
« pagnie,  supposé  qu’ils  les  ayent,  ce  que  le 
« mareschal  des  logis  verra  par  les  revues  et.  cela 
« s’exécutera  jusqu’à  ce  que  je  juge  à propos  de 
« les  faire  entrer  dans  les  casernes.  » 

11  s’agit  bien  ici  de  véritables  casernes  dont 
Vauban  avait  tracé  des  plans  très  étudiés. 

Louis  XIV,  frappé  des  multiples  inconvénients 
du  logement  chez  l’habitant,  désirait  vivement 
caserner  ses  troupes  et  surtout  ses  gardes  : 

« Lorsque  les  casernes  seront  faites,  il  logera 
« cinq  compagnies  dans  chaque  caserne  hors  dans 
« deux  où  il  y en  aura  six  à chacune  «.(article  133). 

Cette  disposition  ne  fut  appliquée  que  beau- 
coup plus  tard,  l’unique  caserne  commencée 
quelque  temps  après  n’ayant  pu  être  achevée 
sous  Louis  XIV. 

Notre  ordre  de  logement  est  daté  du  « dernier 
mars  1683  ».  La  distribution  des  logis  au  premier 
jour  de  janvier  paraît  donc  être  une  innovation 
du  règlement  de  1691.  Une  faudrait,  pas  toutefois, 
l’affirmer  d’une  façon  certaine  et  des  logements 
ont  pu  être  donnés  à d’autres  dates  que  le  1er  jan- 
vier, même  après  1691,  et  pour  le  motif  suivant. 

Le  Régiment  des  Gardes  Françoises  ayant  été 
littéralement  décimé  par  les  nombreuses  guerres 
que  livra  la  France  sous  Louis  XIV,  (plus  de 
3060  hommes  tués  à l’ennemi)  on  fut  obligé  de 
procéder  à des  enrôlements  fréquents  pour  main- 
tenir au  complet  son  effectif.  Or,  il  était  préfé- 
rable, ne  fût-ce  que  dans  l’intérêt  du  service, 

(1)  Cette  ordonnance  de  1691  a régularisé  et  codifié,  pour 
ainsi  dire,  des  dispositions  antérieurement  appliquées,  en 
même  temps  qu'elle  a créé  des  dispositions  nouvelles.  Elle  est 
intitulée  Réglement  pour  le  Régiment  des  Gardes  Françoises. 


d’assurer  un  logement  fixe  aux  enrôlés  dès  leur 
entrée  au  corps. 

L’effectif  du  Régiment  des  Gardes  Françoises 
était  fort  élevé.  Il  comprenait  exactement,  en  1683, 
trente  compagnies. 

Nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  retrouver 
dans  un  très  curieux  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
Carnavalet  le  nom  du  mareschal  des  logis  qui  a' 
signé  notre  ordre  de  logement. 

Ce  Preudhomme  était  appointé  à raison  de 
1500  livres  par  an,  comme  son  collègue  Courval. 

(Avant  1674  il  n’y  avait  pour  tout  le  régiment 
qu  un  seul  mareschal  des  logis  secondé  dans  sa 
charge  par  un  ayde). 

En  décembre  1677,  Preudhomme  acheta  la 
charge  de  Courval  pour  21  000  livres  « si  bien 
que  depuis  ce  temps,  il  exerça  les  deux  charges 
jouissant  des  3000  livres  d’appointements  qui 
estoien!  pour  les  deux.  » 

Le  régiment  des  Gardes  Françaises  était  toujours 
logé  dans  Paris  ou  plus  exactement  dans  lesFaux- 
Bourgs  de  Paris  : Faux-Bourgs  Saint-Jacques, 
j Saint-Michel  et  Saint-Marceau  ou  Saint-Marcel, 
Faux-Bourg  Saint-Denis,  Faux-Bourg  Saint-Mar- 
tin,  Faux-Bourg  Saint -Germain,  Faux-Bourg 
Saint-Victor. 

On  peut  concevoir  les  difficultés  que  présen- 
taient le  rassemblement  et  la  mise  en  route  de 
troupes  ainsi  dispersées  dans  un  aussi  vaste 
rayon. 

Pour  ce  motif  chaque  soldat  était  obligé,  les 
veilles  de  garde  ou  de  revue,.  « de  coucher  au  lo- 
gement qui  luy  est  donné  dans  son  quartier  afin 
de  partir  et  marcher  en  bon  ordre  (article  119, 
ordonnance  de  1691). 

Le  Faux-Bourg  Saint-Marcel  s’étendait  entre  les 
Faux-Bourgs  Saint-Jacques  et  Saint-Victor  et  com- 
prenait une  grande  partie  de  notre  ve  arrondisse- 
ment actuel. 

Quant  à la  rue  Mouffetard,  Mouffetar  ou  Mouf- 
tar,  elle  partait  de  la  porte  Saint-Marceau,  non 
loin  de  l’Église  Saint-Étienne  du  Mont  et  se  ter- 
minait à la  vieille  porte  ou  fausse  porte  Saint- 
Marcel,  au  delà  de  l’Église  Saint-Marcel  aujour- 
d’hui disparue  et  près  des  Gobelins  (plan  de  la 
ville,  Isles  et  Faux-Bourgs  de  Paris  chez  Jean 
Boisseau,  enlumineur  du  Roy  1690.  Bibliothèque 
Carnavalet). 

La  moderne  rue  Mouffetard  est  sensiblement 
plus  courte. 

L’immeuble  qui  reçut,  en  1683,  les  deux  soldats 
de  la  Cic  de  M.  deVarennes,  porte  aujourd’hui  le 
n°  70. 

Il  ne  reste,  d’ailleurs,  de  l’antique  maison  « ap- 
partenante à Jacques  Fortier  » qu’une  partie  des 
voûtes  des  caves  et  une  vieille  clé  que  j’ai  précieu- 
sement conservée. 

Cette  clé  pèse  un  plus  d’une  demi-livre  (exac- 
tement 292  grammes)  et  mesure  24  centimètres 
et  demi. 


Toussaint  FONTAINE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

L’année  qui  s’ouvre  trouvera  peut-êlre  encore  tout 
une  catégorie  de  Français  dans  l’anxiété  et  ce  sont, 
précisément,  ceux  qui  ont  le  plus  besoin  de  tran- 
quillité d’esprit  ; les  artistes,  peintres,  sculpteurs, 
graveurs,  se  demandent  où  ils  exposeront  en  1900? 
Les  superbes  palais  qui  s’élèvent  dans  ces  Champs 
Elysées  et  dont  on  aperçoit  déjà  les  élégantes  façades, 
sur  l’avenue,  ne  suffiraient  pas  à abriter,  avec  les  ex- 
positions rétrospectives,  les  milliers  de  toiles  et  de 
marbres  des  deux  salons  annuels.  Et  alors  où  seront 
installés  ceux-ci? 

On  poursuit  plusieurs  solutions.  Sur  le  principe  on 
est  d’accord  : Paris  ne  serait  pas  Paris,  au  printemps, 
si  l’odeur  de  la  peinture  fraîche  ne  s’y  mêlait  aux 
premières  senteurs  des  parterres  fleurissants.  Nos 
artistes  exposeront,  coûte  que  coûte.  Mais  il  faut 
compter,  quand  on  agit  collectivement.  Et  les  com- 
ptes sont  formidables.  On  a trouvé  un  terrain  qui 
conviendrait,  à Grenelle.  Cela  semble  loin  du  centre 
de  la  ville,  mais  ce  centre  vase  déplacer,  cette  année. 
Grenelle  sera  aux  portes  de  la  foire  des  nations.  Va 
pour  Grenelle!  Hélas,  les  architectes  établissent  un 
devis  de  250  000  francs  et  la  Société  des  artistes 
français  ne  possède  une  réserve  que  de  285  000  francs. 
Elle  absorberait  donc,  d’un  coup,  presque  tout  son 
capital.  Elle  a songé  d’abord  à s’entendre  avec  sa 
rivale,  la  Société  des  beaux-arts  (Champ-de-Mars).  Ce 
serait  encore  une  aide  insuffisante.  Elle  a songé  alors 
à accepter  le  concours  d’une  autre  société  au  voisi- 
nage de  laquelle  il  semble  que  le  destin  l’ait  con- 
damnée. La  société  organisatrice  du  concours  hippique  ! 
Quoiqu’ils  fassent,  les  artistes  paraissentindissoluble- 
ment  liés  aux  hommes  de  cheval  et  [leurs  salon- 
nets  doivent,  quand  même,  succéder  à[  des  boxes, 
leur  jardin  de  sculpture  doit  pouvoir  se  transformer  en 
piste. 

11  est  vrai  qu’un  autre  projet  est  en  l’air,  mais  bien 
en  l’air:  il  s’agit  du  Palais-Royal.  Le  salon  revien- 
drait ainsi  au  lieu  de  ses  premiers  succès,  car  il  brilla 
jadis  d’un  vif  éclat  dans  ce  jardin  superbe,  aujour- 
d’hui si  désolé.  Pauvre  jardin  ! On  essaie  en  vain  de 
lui  ramener  la  foule  : on  y a donné  des  concerts,  des 
fêtes  populaires  ; rien  n’y  réussit.  La  musique  mili- 
taire même  est  impuissante  à l’animer.  Elle  joue  ses 
pas  redoublés  les  plus  entraînants,  comme  dans  une 
nécropole,  — funèbre  contraste.  Les  célèbres  bouti- 
tiques  de  joailliers  sont  vides,  pour  la  plupart  : elles 
ont  été  transportées  vers  la  rue  de  la  Paix.  C’est  une 
tendance  inexpliquée,  mais  très  réelle  qu’ont  ainsi  les 
villes  à se  développer  vers  l’ouest;  elles  « avancent  » 
par  étapes.  La  place  Royale  ou  place  des  Vosges  fut 
longtemps  un  rendez-vous  mondain  et  commercial. 
Elle  est  déserte.  Ce  fut  ensuite  le  tour  du  Palais- 
Royal;  il  est  vide.  Nous  arrêterons-nous,  chemin-fai- 
sanl,  à Asnières  ou  Bois-Colombes  ? 

En  tout  cas,  le  dernier  espoir  de  résurrection  du 
vieux  jardin  du  duc  d’Orléans  — et  du  prince  Napo- 
léon — gît  dans  un  projet  d’installation  de  salon. 
L’objection  principale  est  qu’on  y serait  à l'étroit.  La 
marée  d’huile  monte,  monte;  les  sculptures  forme- 
raient, réunies,  unecolline,  chaque  année.  Nos  artistes 


prennent,  dans  la  vie  nationale,  une  place  déplus  en 
plus  considérable.  11  faut  s’en  réjouir.  Dans  cette 
fièvre  de  production,  beaucoup  d’efforts  aboutissent, 
sinon  rien  qu’à  des  chefs-d’œuvre,  du  moins  à un 
ensemble  d’œuvres  qui  nous  font  honneur.  L’artiste, 
même  le  plus  pauvre  naguère,  le  sculpteur,  se  tire 
d embarras  maintenant.  Les  commandes  lui  arrivent, 
nombreuses.  On  se  moque  encore,  quelquefois,  de  la 
statuomcmie,  de  ces  érections  de  monuments  au  plus 
petit  grand  homme.  Sans  doute,  tous  ne  sont  pas 
mérités,  mais  n’eussent-ils  que  cet  avantage,  ils  ser- 
vent à mettre  en  lumière  au  moins  un  talent,  celui... 
de  leur  auteur.  C’est  pourquoi  les  amis  des  arts  com- 
ptent avec  plaisir,  sans  en  rire,  les  inaugurations.  Ils 
ont  fort  à faire.  — Us  en  comptent  une,  à peu  près, 
par  semaine.  — Nous  posséderons  bientôt  le  parfait 
manuel  de  « l’inaugurateur  de  statues  ». 

En  première  ligne  y figurera  ceLle  recommanda- 
tion : « N’inaugurez  jamais  en  hiver.  » Car  voyez  ce 
qui  est  arrivé,  en  cette  fin  de  décembre,  au  cher  et 
grand  Alphand.  Ce  créateur  du  Paris  moderne  que 
l'on  regrette  tant,  au  sujet  duquel  on  dit,  plaisam- 
ment, quand  on  constate  une  défaillance  actuelle  des 
services  publics  : « il  eu  sera  ainsi  tant...  qu’Alphand 
sera  mort  »,  — ce  génie  organisateur  contre  tous,  a 
reçu  le  suprême  hommage  du  marbre  par  une  tem- 
pérature de  10°  au-dessous  de  zéro.  Les  assistants 
s’attendaient  à être  changés  en  statues  de  glace, 
honneur  que'  quelques-uns,  dans  leur  for  inférieur, 
jugeaient  sans  doute  seulement  prématuré.  Ils  ont 
écouté  et  applaudi  malgré  cela  de  très  jolis  discours  de 
M.  de  Selves,  de  M.  Larroumet,  de  M.  Pierre  Baudin; 
car  à la  mode  des  statues  correspond  aussi,  dans  nos 
mœurs,  la  mode  des  harangues  commémoratives,  que 
nous  avons  fous  appris  à tourner  fort  bien.  C’est 
aussi  en  quoi  la  statuomcmie  profite  aux  lettres.  Mais, 
encore  une  fois,  la  concordance  entre  l’éloquence  du 
marbre  et  celle  de  la  parole  est  plus  complète  aux 
jolis  mois  d’été 

Paul  BLUYSEN. 

^Théâtre 

AU  THEATRE-FRANÇAIS 

Il  faut  féliciter  la  Comédie-Française  de  nous  avoir 
donné  l’œuvre  d’un  jeune  auteur  dramatique  qui 
n’avait  que  celte  œuvre  même  pour  le  recommander. 
Les  deux  actes,  je  crois,  deM.  üevore,  joués  dans  un 
cercle  précédemment,  n’étaient  pas,  en  effet,  un  titre 
suffisant  pour  s’imposer  au  Comité.  En  accueillant  sa 
pièce,  la  Comédie-Française  a fait  preuve  d’indépen- 
dance et  de  jugement. 

La  Conscience  de  l’enfant  est  plutôt  un  drame  bour- 
geois qu’une  comédie  : c’est  une  lutte  de  sentiments 
tantôt  violents,  tantôt  attendris,  à intentions  morales, 
coupées  d’imprécations,  de  raisonnements  et  de 
larmes  comme  les  aimait  ce  xvni0  siècle.  Elle  nous 
fait  songer  à ces  tableaux  « littéraires»  de  Greuze  qui 
représentent  des  scènes  de  famille  d’où  se  dégage 
toujours  une  leçon  morale.  Nous  allons  retrouver  le 
geste  tragique  du  Père  qui  chasse  et  maudit  le  mau- 
vais fils  — et  puis,  à côté,  nous  contemplerons  des 
femmes  touchantes  dans  l’elfusion  de  pardons  répa- 
rateurs. 


20 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


M.  Cauvelin,  conseiller  à la  Cour  de  Cassation,  a 
l’âme  tout  d’une  pièce.  11  ne  transige  ni  avec 
l’honneur,  ni  avec  la  vertu.  11  n’admet  ni  compromis- 
sions, ni  faiblesses.  C’est  un  de  ces  hommes,  qui  ne 
« biaisant  «jamais,  vont  droit  devant  eux  comme  des 
boulets.  11  est  le  chef  de  la  famille  que  nous  présente 
M.  Dévore.  C’est  le  pater  familias  romain.  Sa  fille  a 
épousé  M.  Montret,  un  industriel  mâtiné  de  financier 
qui  appartient  à ce  monde  brillant  et  mêlé  qu’on  ap- 
pelle le  monde  des  grandes  affaires.  De  cette  union 
est  née  une  enfant  Germaine,  que  le  grand-père  a 
élevée  dans  ses  principes  sévères.  Le  fils  de  Cauvelin 
est  marié  à une  femme  élégante,  étourdie  super- 
ficielle. Ces  bons  bourgeois  vivent  dans  deux  hôtels 
contigus,  autant  dire  ensemble.  Ils  sont  riches,  consi- 
dérés, ont  de  nombreux  amis,  parmi  lesquels  le  cama- 
rade d’enfance  de  Cauvelin,  le  capitaine  Richard,  un 
marin  en  retraite,  dont  le  fils  Jean,  jeune  médecin  est 
fiancé  à Germaine.  Rien,  semble-t-il,  ne  manque  à 
leur  bonheur. 

L’orage  éclate.  Montret  est  à la  veille  d’ètre  arrêté 
à la  suite  de  spéculations  hasardées.  La  banqueroute 
le  guette.  C’est  le  déshonneur  pour  lui  et  les  siens. 
Comme  un  malheur  n’arrive  jamais  seul,  on  découvre 
qu’il  n’est  pas  un  mari  modèle.  Sa  trahison,  d’autant 
plus  grave  qu’il  a pour  complice  sa  belle-sœur,  est 
indéniable.  La  situation  est  terrible.  La  famille  est  dé- 
sunie, le  mariage  de  Jean  et  de  Germaine  est  rompu. 
C’est  ici  qu’apparaît  le  juge,  le  farouche  juge  qu’est 
Cauvelin.  Il  sauvera  Montret  de  la  ruine  à condition 
que  celui-ci  disparaîtra,  abandonnant  son  foyer,  sa 
femme,  sa  fille.  Montret  accablé  consent;  mais  tout 
à coup,  affolé  à la  pensée  de  ne  plus  avoir  celles  qu'il 
aime  malgré  tout,  il  laisse  échapper  sa  douleur  en 
termes  si  émus,  si  déchirants  que  les  deux  femmes  se 
jettent  à son  cou,  lui  pardonnent.  Cette  scène  est 
puissamment  belle.  Montret  refait  sa  fortune. 
Malheureusement  Germaine  n’est  plus  comme  autre- 
fois; sa  gaieté  a disparu  ; elle  maigrit;  elle  connaît 
désormais  les  fautes,  pour  ne  pas  direl’indignité  de  son 
père  qu’elle  ne  peut  pasne  pas  juger  avec  les  principes 
que  lui  a donnés  son  grand-père.  La  conscience  de 
l’enfant,  est  à la  torture.  Cauvelin  vient  pour  prendre 
Germaine  chez  lui  et  la  délivrer  de  ses  angoisses.  Un 
cri  de  désespoir  de  Montret  la  retient.  C’est  la 
seconde  et  définitive  victoire  du  cœur  ou  de  la  nature 
sur  la  conscience. 

Cette  comédie,  quoique  inégale,  est  d’un  réel  et 
grand  mérite.  Elle  a été  fort  discutée,  ce  qui  est  un 
signe  qu'elle  n’est  pas  banale.  Pour  ma  part,  je  crois 
oiseux  de  se  demander  ce  qu’a  voulu  « prouver  « 
l’auteur.  Il  nous  a montré  une  situation  fort  dramati- 
que, il  n’a  pas,  j’imagine,  eu  la  prétention  de  trouver 
la  formule  d’un  problème  psychologique.  S’il  fallait 
à tout  prix  un  enseignement,  il  serait  dans  le  vieil 
adage  : Ne  qind  nimis , rien  de  trop  — ou  bien  que 
l’homme  n’est  pas  né  pour  être  un  justicier,  surtout 
dans  sa  famille. 

La  pièce  est  remarquablement  jouée.  Mmes  Ba- 
retta,  Pierson,  Lara.  MM.  Berr,  Worms,  Silvain  et 
Paul  Mounet  ont  droit  à tous  nos  éloges. 

A L ODÉON 

France  — d’abord!  de  M.  II.  de  Bornier,  quel’Odéon 
vient  de  représenter  avec  succès,  tient  les  promesses 
de  son  titre;  C’est  une  page  de  notre  histoire,  mise  en 
vers,  en  quatre  actes,  qu’anime  le  pluspur  patriotisme. 


Le  sujet  est  emprunté  aux  temps  troublés  qui  mar- 
quèrent la  Régence  de  Blanche  de  Castille.  Parmi  les 
ennemis  de  la  régente,  M.  de  Bornier  a pris  seulement 
le  comte  de  Boulogne,  oncle  du  roi,  Hurepel  — qu’il 
nomme  Hugonnel  — et  l’a  mis  en  face  de  Thibaud  de 
Champagne  que  son  amour  fervent  pour  la  reine  a 
vite  ramené  dans  le  chemin  de  la  fidélité  et  du  dévoue- 
ment. On  reconnaît  là  un  moyen  cornélien  de  sim- 
plifier et  de  personnifier  des  sentiments  contraires  pour 
le  champ  clos  des  luttes  héroïques.  Peut-être  M.  de 
Bornier  a-t-il  posé  sur  les  épaules  de  cette  reine  un 
manteau  royal  que  les  Muses  ont  lissé,  mais  il  était 
bien  permis  au  poète  qui  a serti  tant  de  gemmes 
étincelantes  dans  la  poignée  de  « Durandal  » de  ne 
pas  compter  avec  les  fleurs  de  lys  pour  la  mère  de 
saint  Louis! 

Le  premier  acte  a fière  allure.  On  y voit  Blanche  de 
Castille  lire,  en  attendant  une  députation  des  grands 
vassaux,  des  vers  charmants  où  Thibaud  laisse 
exhaler  son  amour  ; on  assiste  à la  réception  de  ces 
députés.  Hugonnel  pose  leurs  conditions.  La  Régence 
doit  leur  revenir  et  la  reine  doit  choisir  pour  époux 
Thibaud  ou  lui,  Hugonnel.  Restée  seule  avec  Thibaud, 
dans  une  scène  exquise,  la  Régente  montre  assez  de 
« coquetterie  vertueuse  » pour  ne  pas  blesser  le  poète 
épris  et  trouve  des  accents  assez  éloquents  pour  ga- 
gner à jamais  à la  cause  royale  le  loyal  et  redoutable 
chevalier.  Elle  aura  besoin  de  son  bras,  car  dans  la 
scène  qui  suit  Hugonnel  jure,  en  un  geste  de  défi,  de 
combattre  le  roi  de  France.  Au  deuxième  acte,  en  effet, 
nous  sommes  dans  la  forteresse  d’Hugonnel  et  Thibaud 
est  prisonnier.  Il  a été  pris  et  livré  par  Landini  un 
condottiere  napolitain.  La  reine  va  venir  à la  faveur 
d’une  courte  trêve.  Ici  nous  voyons  paraître  un  nou- 
veau personnage,  Aliénor,  prétendue  nièce  d’Hugon- 
nel. Elle  deviendra  bientôt  le  protagoniste  du  drame. 
Elle  a voué  à la  régente  une  haine  terrible  qu’elle  peut 
enfin  assouvir.  Voici  la  reine.  On  amène  Thibaud  en 
sa  présence.  Hugonnel  se  montre  cruel,  impitoyable. 
Que  la  régente  quitte  la  France  ou  Thibaud  va  mourir 
sous  ses  yeux.  Landini  qui  est  poète  à ses  heures  et  a 
écrit  des  bucoliques  sur  le  tombeau  de  Virgile,  révolté 
de  tant  de  basse  cruauté,  s’offre  à sauver  un  « confrère  » 
et  la  reine.  Les  mercenaires  repoussent  les  soldats 
d’Hugonnel  qui  ont  levé  leurs  armes  sur  Thibaud.  A 
ce  moment  des  chants  religieux  se  font  entendre. 
C’est  le  légat  du  pape  Robert  Sorbon.  Hugonnel  feint 
de  se  soumettre  à la  puissance  papale  et  accorde  en 
otage  Aliénor  qui  servira  ses  noirs  desseins.  Le  drame 
se  précipite.  C’est  maintenant  le  jour  du  sacre,  à 
Pœims.  Hugonnel  montre  à Aliénor  un  cercle  d’or  em- 
poisonné, dissimulé  dans  la  couronne  qu’elle  doit  elle- 
même  poser  sur  la  tète  de  Louis  IX.  Elle  n’est  pas  sa 
nièce,  mais  le  dernier  rejeton  de  la  famille  carolin- 
gienne. Fille  de  roi,  elle  sera  reine.  Qu’elle  n’hésite 
pas  !...  Elle  entre  lentementdans  la  salle  où  est  leroi, 
la  couronne  tremble  dans  ses  mains...  et  bientôt  le 
cortège  royal  défile,  le  roi,  couronne  en  tète.  Hugon- 
nel est  en  proie  à la  plus  violente  fureur;  elle  lui  crie 
son  indignation  de  l'avoir  crue  capable,  elle  petite-lil le 
de  Charlemagne,  d'un  tel  forfait.  Hugonnel  s’enfuit, 
menaçant.  Placée  entre  son  honneur  — elle  ne  vou- 
drait pas  dénoncer,  trahir  Hugonnel  — et  le  salut  du 
roi  de  Fi’ance,  elle  n’hésite  pas  : elle  avertit  Thibaud 
du  danger  que  cour!  le  roi  et  elle  expie  sa  trahison  en 
ceignant  le  cercle  d'or.  France-â’ abord  ! Au  dernier 
acte,  Hugonnel  est  pris  ; le  roi  lui  fait  grâce  mais  Thi- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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baud  le  provoque  en  duel  et  le  tue  devant  la  cour. 

Tel  est  ce  drame  intéressant  et  consciencieux.  La 
poésie  de  M.  de  Bornier  a souvent  de  belles  envo- 
lées. A côté  de  vers  superbes  qui  l'ont  image  ou 
plutôt  maxime,  il  y en  a beaucoup  de  plus  humbles  ; 
à côté  de  ces  grands  vassaux,  au  heaume  empana- 
ché, qui  se  dressent  en  paladins  sur  leur  destrier,  il 
y a le  « menu  peuple  de  Jésus-Christ  » comme  disait 
Joinville,  et  qui  va  à pied.  J’écrirai  donc  que  cette 
poésie  est  « féodale  » ce  qui,  étant  donné  le  sujet  et 
l’époque,  est  peut  être  une  qualité  de  plus.  L’inter- 
prétation est  suffisante.  11  faut  mettre  hors  de  pair 
Mme  Segond-Weber,  une  reine  pleine  de  touchante 
noblesse. 

Joseph  G ALTIER. 

Une  Cour 

Nos  lecteurs  ne  liront  pas  sans  plaisir  ces  pages  charmantes 
de  M.  Henri  Lavedan,  qui  montrent  un  des  côtés  les  moins 
connus  de  son  talent.  M.  Henri  Lavedan  est,  dit-on  générale- 
ment, tout  esprit  mordant.  Voici  un  passage  d’une  grâce  sou- 
riante, pleine  de  fraîcheur.  C’est  l’extrait  d’un  carnet  de  jeune 
fille,  le  récit  de  la  présentation  de  son  fiancé. 

On  lui  avait  donc  fait  savoir  aujourd’hui  qu’il  était 
reçu,  comme  pour  les  examens,  et  qu’il  pouvait  venir. 
A sept  heures  ne  l’ayant  pas  encore  vu,  j’étais  au 
fond  assez  ennuyée  ; j’aurais  souhaité  plus  de  hâte. 
On  se  mit  à table,  et  comme  je  n'avais  pas  faim,  mon 
père,  qui  est  un  peu  taquin,  me  plaisanta:  « Elle  en 
perd  déjà  1 ’apétit  ! » Nous  finissions  à peine  de  dîner, 
quand  on  sonna.  Papa,  maman,  mon  frère  et  mon 
oncle  Charles  ont  dit  alors  en  même  temps:  « C’est 
lui!  » et  ils  me  regardaient  tous  fixement  pour  voir 
ma  figure.  Maman  tira  son  mouchoir  et  je  feignis  de 
ne  pas  m’apercevoir  qu’elle  escamotait  une  larme. 

J’avoue  que  tout  cela,  sur  l’instant,  me  causa  une 
certaine  émotion  inattendue  dont  je  me  remis  bien 
vite.  « Allons  ! ne  faisons  pas  languir  mon  beau- 
frère  ! « s’écria  Gaston,  en  se  levant.  Et  nous  pas- 
sâmes au  salon,  où  flambait  un  grand  feu  que  je 
revois,  qui  flambait  d’une  certaine  manière,  brusque 
et  glorieuse,  que  je  me  rappellerai  toute  ma  vie. 
M.  Lefresne  se  tenait  debout,  ayant  à côté  de  lui  son 
père,  arrivé  de  Blois  la  veille.  Une  excellente  figure 
paternelle  que  celle  de  ce  digne  homme,  et  qui  me  fit 
du  bien,  à sentir  qu’elle  était  déjà  de  la  famille.  Il 
s’inclina  avec  cette  charmante  gaucherie  un  peu  raide 
des  vieilles  gens  qui  ont  été  longtemps  sanglés  dans 
un  uniforme,  il  me  prit  la  main  et,  la  conservant 
dans  la  sienne,  il  dit,  en  nous  regardant  tour  à tour, 
son  fils  et  moi  : « Mademoiselle  je  crois  bien  que  Jean 
est  trop  troublé  en  ce  moment  pour  vous  dire  à quel 
point  il  est  heureux,  c’est  donc  moi  qui  vous  le  dis  à 
sa  place,  quoique  je  sois  peut-être  aussi  troublé  que 
lui.  Je  vous  assure  que  vous  aurez  un  bon  mari  qui 
vous  aimera,  et  un  beau-père  qui  ne  vous  gênera 
pas.  » J’aurais  dû  répondre,  trouver  quelque  chose, 
pourtant  je  restai  muette,  avec  un  pauvre  sourire 
contraint;  le  jeune  homme  était  très  pâle,  son  père 
continuait  à me  tenir  la  main,  sans  cesser  de  meilxer 
en  hochant  la  tête  ; el  je  sentais  que  ses  yeux,  d’un 
éclat  éteint,  me  visitaient,  m’approfondissaient,  me 
jugeaient.  Celte  situation,  très  douloureuse  pour 


moi,  puisque  j’avais  conscience  de  ma  niaiserie,  se 
serait  encore  prolongée  si  M.  Jean  n’avait  pris  la 
parole  : 

« Excusez-moi,  me  dit-il,  d’avoir  attendu  à ce  soir 
pour  accourir  vous  remercier,  mais  je  ne  voulais  pas 
venir  sans  vous  remettre....  » 

Son  père  interrompit:  « C’est  vrai,  ce  n’est  passa 
faute,  c’est  la  faute  de  la  bague  !»  A ce  mot  tout  le 
monde  se  mit  à parler  à la  fois,  et  je  me  trouvai  sans 
savoir  comment  avec  un  petit  écrin  dans  les  mains, 
un  écrin  qui  portait  deux  initiales  qui  n’étaient  déjà 
plus  qu’à  demi  les  miennes,  T.  L.,  Thérèse  Lefresne. 
Sur  le  champ,  cette  pensée  que  j’allais  bientôt  ne 
plus  m’appeler  de  mon  nom  que  j’aime  tant,  me  fut 
affreusement  pénible,  et  je  serais  restée  immobile, 
avec  une  mine  abattue,  si  papa  ne  m’avait  dit  : « Mais 
ouvre,  mon  petit,  ouvre  donc.  » Je  lui  obéis,  je  pres- 
sai surla  petite  boite  dont  le  ressort  claqua,  et  c’était 
la  plus  jolie,  la  plus  belle  des  bagues  de  fiançailles 
que  j’aurais  pu  rêver,  une  perle  entourée  de  brillants. 
Papa  déclara  : « C’est  superbe!  » Gaston  avait  mis 
son  monocle,  maman  se  taisait,  et  M.  Jean  l’œil 
radieux,  la  lèvre  tremblante  balbutiait  comme  pris  en 
faute  : « Alors,  vraiment  elle  vous  plait?  » Il  avait 
l’air  de  l’avoir  volée.  Les  protestations  furent  una- 
nimes. « Si  elle  lui  plait?  Ah  bien  Thérèse  serait 
difficile  !...  » Et  la  voix  troublée  du  jeune  homme 
expliquait  : « Parce  qu’on  peut  la  changer...  II  y avait 
bien  aussi  un  saphir  ? Si  vous  préfériez  un  saphir?  » 
Mais  j’ai  répondu  : « Non  pas,  je  la  trouve  trop  belle, 
et  pourtant'  je  la  garde.  » En  prononçant  ces  mots, 
étonnée  moi-même  de  mon  audace,  je  tenais  le  bijou 
d’une,  certaine  façon  qui  fit  peut-être  croire  à M.  Jean 
que  je  le  lui  tendais,  car  il  me  l’enleva  doucement,  et 
m’ayant  pris  la  main  en  me  disant:  «Voulez-vous 
me  permettre  ? » devant  tous,  il  me  glissa  au  doigt 
l’anneau  resplendissent.  Alors  papa  nous  indiquant 
deux  sièges  voisins  : « Maintenant,  mes  enfants, 
parlez  politique,  » et  il  s’écarta,  ainsi  que  les  autres 
personnes. 

Nous  n’avons  pas  causé  longtemps  M.  Jean  et  moi  : 
non  que  nous  fussions  gênés,  au  contraire,  tout  em- 
barras avait  disparu,  et  il  semblait  que  cette  bague 
de  fiançailles  eût  mis  chacun  à son  aise.  Les  parents 
à quelques  pas  plus  loin,  s’entretenaient  et  riaient 
tout  comme  s’ils  se  connaissaient  depuis  des  années, 
et  nous  pour  la  première  fois  peut-être,  [nous  nous 
regardions  en  face,  dans  les  yeux,  avec  une  sympa- 
thie naissante  quoique  encore  un  peu  sur  le  qui-vive. 
Nous  sentions,  chacun  de  son  côté,  que  nous  avions 
le  grand  désir  de  nous  plaire,  et  nous  ne  résistions 
pas.  Je  serais  cependanl  bien  en  peine  de  dire  de 
quoi  nous  avons  parlé.  C’était  une  conversation  pru- 
dente et  entrecoupée  qui  n’avait  trait  qu’à  des  choses 
très  banales,  et  où  ni  lui  ni  moi  n’exprimions  nos 
vraies  pensées.  De  même  qu’on  lit  entre  les  lignes, 
nous  avons  commencé  dès  cet  instant  à nous  com- 
prendre entre  les  mots  et  ce  qui  nous  a évidemment 
fait  le  plus  ce  plaisir  à entendre,  c’est  ce  que  nous  ne 
nous  sommes  pas  dit. 

Et  puis,  les  parents  se  sont  levés,  nous  aussi  ; des 
mots  me  sont  arrivés  aux  oreilles,  comme  si  c’était 
dans  un  rêve  : « Ils  oublient  1 heure...  Vous  vous 
reverrez  demain...  Voilà  deux  fiancés  de  plus,  etc...  » 
El  la  voix  de  papa  : « Mon  cher  monsieur  Jean,  vous 
pouvez  venir  tous  les  jours,  et  n’oubliez  pas  que  votre 
couvert  est  mis.  » On  s’est  trouvé  tous  réunis,  dans 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


l’antichambre,  et  la  première,  ma  foi  très  bravement, 
je  lui  ai  tendu  la  main,  à lui,  qui  n'est  déjà  pas 
comme  les  autres.  Et  pourtant  je  ne  l’aime  pas!  Non 
je  ne  l’aime  pas  ce  qui  s’appelle  aimer,  j’en  suis  bien 
sûre,  sans  compter  que  si  je  l’aimais  comme  ça  dès 
ce  soir,  à propos  de  rien,  ce  ne  serait  vraiment  pas 
convenable.  En  lui  tendant  la  main,  j'ai  été  saisie 
d’une  peur  terrible,  c’est  qu’il  se  crût  obligé  de  me  la 
serrer  d’une  façon  significative,  et  j’en  aurais  été  très 
mortifiée.  C'est  encore  trop  tôt.  Heureusement  il 
n’en  a rien  fait,  sa  poignée  de  main  a été  bonne, 
juste  ce  qu'il  fallait. 

Dèsqu  il  a été  parti,  on  n'apresque  rien  dit,  l’apparte- 
ment me  paraissait  changé,  il  y avait  une  espèce  de 
tristesse  silencieuse  tombée  sur  la  maison  ; papa  et 
maman  m’ont  embrassée  gravement,  d'une  manière 
à part,  comme  quand  on  va  monter  en  wagon:  » Bon- 
soir, ma  chère  enfant,  ma  bonne  petite.  » 11  n’y  a 
que  Gaston  qui  était  d’une  gaieté  folle  ; « Une  idée  : 
passe  moi  ta  bague,  je  la  vends  pour  parier  aux  cour- 
ses. Tu  ne  veux  pas  ? Tu  as  tort.  » 

UN  CINQUANTENAIRE 

Voici  la  jolie  page  que  M.  Édouard  Drumont  écrivait  dans  la 
Liberté  du  18  décembre  1882  à propos  du  cinquantenaire  du 
Magasin  Pittoresque . 

Le  Magasin  Pittoresque  ! quelle  vision  de  mœurs  fa- 
miliales, d’honnêteté,  de  vie  sans  orages,  ce  journal 
n’évoque-t-il  pas  devant  nous!  Malgré  sa  circulation 
considérable,  ce  recueil  irréprochable  n’attire  pas  vio- 
lemment l’attention  ; il  laisse  à d’autres  le  fracas,  les 
polémiques,  les  scandales.  Pareil  à ces  fleuves  tran- 
quilles qui  ne  font  que  du  bien  sur  leur  passage,  il  ne 
détruit  rien  sur  son  chemin,  il  se  contente  d’apporter 
partout  où  ii  va  l’enseignement,  la  leçon  enjouée,  la 
distraction  permise.  Si  vous  pénétriez  à la  suite  du 
facteur,  dans  les  maisons  où  l’on  reçoit  le  Magasin  Pit- 
toresque, vous  pénétreriez  à coup  sûr  dans  un  intérieur 
calme  et  décent;  vous  apercevriez  une  de  ces  familles 
de  province,  qui,  réunies,  le  jour  dans  un  jardin,  le 
soir  autour  d'une  lampe,  près  de  laquelle  les  jeunes 
filles  brodent,  ignorent  tout  ce  qui  trouble,  passionne 
et  divise. 


Il  fait  partie  de  l’histoire  intellectuelle  de  ce  pays, 
ce  Magasin  Pittoresque.  Par  le  nom  de  ses  collaborateurs, 
parmi  lesquels  figurent  presque  tous  les  hommes  illus- 
tres de  notre  temps,  il  représente  un  élément  littéraire 
resté  jusqu’ici  dans  la  demi-teinte;  parle  chiffre  de 
ses  lecteurs,  il  personnifie  tout  un  côté  de  cefte  France 
si  sincèrement  attachée  à tout  ce  qui  est  pur  et  mo- 
déré, comme  le  fond  paisible  de  cette  nation,  dont  on 
s'obstine,  malheureusement,  à l’étranger  comme  chez 
nous,  à ne  regarder  que  la  surface  toujours  bouillon- 
nante. 

M.  Edouard  Charton,  le  fondateur  de  ce  recueil, 
aujourd’hui  universel,  eut  à surmonter  bien  des  obs- 
tacles pour  arriver  à mettre  son  projet  à exécution. 
Dans  le  Tableau  de  Cebès,  l’auteur  a raconté,  avec  un 
charme  infini,  sa  jeunesse  aux  prises  avec  la  pauvreté 
et  tourmentée  plus  encore,  peut-être,  du  désirde  faire 
quelque  chose  qui  profitât  à ses  semblables.  Ami 
d’Emile  et  d’isaac  Péreire,  disciple  un  moment  de 
l’école  saint-simenienne,  il  appartenait  à cette  géné- 


ration débordante  d’activité,  d’enthousiasme,  de  foi 
dans  l’avenir  à laquelle  la  nôtre  ressemble  si  peu.  Pour 
être  utile,  il  voulait  d’abord  se  faire  maître  d’école,  et 
ce  lut  Jean  Reynaud  qui  le  détourna  de  ce  dessein  el 
l’engagea  à enseigner  par  la  plume. 

Quand  il  eut  réuni,  à grand  peine,  le  très  modique 
capital  nécessaire  à la  création  du  Magasin  Pittoresque, 
M.  Edouard  Charton  lit  de  cette  cause  la  préoccupation 
unique  de  sa  vie.  Ce  fut  pour  lui  ce  que  la  Revue  fui 
pour  Buloz,  avec  cette  différence  cependant  que  la 
Revue  était  une  belle  affaire  pour  son  fondateur,  tandis 
que  le  fondateur  du  Magasin  Pittoresque  n’en  fut  jamais 
que  le  rédacteur  en  chef.  Les  actions  émises  à 75  francs, 
et  qui  en  rapportèrent  4000  dès  la  première  année, 
donnèrent  la  fortune  à d’autres  et  ne  procurèrent  à 
l’homme  qui  avait  eu  la  conception,  que  la  satisfaction 
d’avoir  lait  réussir  une  entreprise  qu’il  croyait  bonne, 
généreuse,  féconde. 

Quoique  les  questions  d’argent  n’aient  qu’une  im- 
portance secondaire,  n’est-il  pas  touchant  de  voir  un 
écrivain  se  dévouer  tout  entier  à une  création  imma- 
térielle, à une  idée  ? Cela  ne  peint-il  pas  toute  une 
époque,  une  époque  qui,  encore  une  fois,  était  autre- 
ment croyante,  éprise  d’idéal,  naïve,  si  vous  voulez, 
que  l’époque  actuelle? 

M.  Edouard  Charton  avait  d’ailleurs  une  façon  à lui 
de  comprendre  la  direction  de  ce  recueil,  auquel  il 
pensait  sans  cesse  à table,  dans  la  rue,  en  chemin  de 
fer,  auquel  il  ramenait  tous  sestravaux.  11  écrivait  qua- 
rante ou  cinquante  lettres  par  jour  à des  abonnés  qui 
s’adressaientdirectementàlui.Cinq  ou  six  des  hommes 
lesplps  considérables  de  la  Chambre  ou  du  Sénat,,  qu’il 
me  serait  facile  de  nommer,  ont  commencé  par  être 
des  correspondants  du  Magasin  Pittoresque.  Le  Magasin 
était  le  premier  journal  qu'ils  lisaient  au  fond  de  leur 
province;  ils  écrivaient  à son  directeur;  le  directeur 
liait  un  commerce  d’amitié  avec  les  correspondants 
dans  lesquels  il  sentait  une  valeur,  et  les  engageait  à 
venir  à Paris.  Cela  encore  ne  nous  reporte-t-il  pas  à 
des  temps  fabuleux  où  la  température  des  sentiments 
était  évidemment  à un  autre  degré  qu’aujourd’hui,  où 
la  confiance  et  l’affection  naissaient  spontanément 
entre  des  jeunes  gens  qui,  sans  s’ètre  jamais  vus,  se 
comprenaient  dans  un  mot? 

Presque  tous  les  collaborateurs  du  Magasin  Pittores- 
que ont,  eux  aussi,  une  place  éminente  dans  la  poli- 
tique et  dans  les  lettres.  Cette  maison,  d’allures  peu 
tapageuses,  est  un  de  ces  lieux  privilégiés  qui  portent 
bonheur;  presque  toutes  les  illustrations  de  ce  siècle 
l’ont  traversée  un  jour  ou  l’autre. 

Voulez- vous  quelques  noms  parmi  les  collaborateurs 
des  trente  premières  années?  Ils  s'appellent  Babinet, 
Auguste  Barbier,  le  marquis  de  Belloy,  Victor  Borie, 
Chabouillet,  le  marquis  de  Chennevières,  Léon  Dela- 
borde,  Delacroix,  Depping,  Desbordes- Valmore,  Maxi- 
me du  Camp,  Eortoul,  Geoffroy-St. -Hilaire,  Husson, 
Joanne,  Joncières,  Jubinal,  Albert  Lenoir,  Longperrier } 
Xavier  Marinier,  Paulin  Paris,  de  Quatrefages,  Qui- 
cherat,  Bavenel,  Sainte-Beuve,  Souvestre,  Toppfer, 
Vaudoyer,  Vivien  de  Saint-Martin. 

N’est-il  pas  vrai  que  voilà  une  jolie  liste,  et  encore, 
j’oublie  bien  des  célébrités.  Dans  ce  recueil  où  la  vi- 
gilance est  poussée  jusqu'à  l’extrême  et  où  jamais  n'a 
paru  une  ligne  qui  pût,  je  ne  dis  pas  exciter  une  mau- 
vaise pensée,  mais  même  motiver  une  interrogation 
chez  une  jeune  fille,  George  Sand  a publié  la  valeur 
d’un  gros  volume.  Son  nom,  qui  aurait  pu  alors  alar- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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mer  des  'susceptibilités,  n’a  jamais  été  prononcé,  et 
elle-même  n’a  jamais  désiré  qu’on  le  prononçât;  elle 
écrivait  là  pour  le  plaisir  de  parlera  un  public  honnête, 
qu’elle  voyaitsans  doute  parles  yeuxde  l’imagination, 
occupé  à lire,  dans  un  coin  retiré  de  province,  les 
pages  vertueuses  de  cette  Lclia  qui,  jadis,  était  un 
épouvantail. 

Aux  écrivains  il  faudrait  joindre  les  artistes.  La 
gravure  sur  bois  qui  se  mourait;  ressuscita,  grâce  à la 
publication  du  Magasin  Pittoresque.  L’apparition  du 
premier  journal  illustré  en  France,  inspira  de  suite 
l’idée  d’innombrables  recueils  du  même  genre. 
Allongé,  Beaucé,  Bellanger,  de  Gaudin,  Courbet, 
Curzon,  Damourette,  Yan  Dargent,  Daubigny,  David 
d’Angers,  Davioud,  Devéria,  Gavarni,  Grandville, 
Charles  Jacques,  Tony-Johannot,  Meissonier,  Mouchot, 
Phillipoteaux,  etc.,  furentles  collaborateurs  artistiques 
du  Magasin. 

On  comprend  que  M.  Édouard  Charton  ait  éprouvé 
un  légitime  orgueil  en  constatant  que  le  Magasin  Pit- 
toresque, qui  date  du  1er  janvier  1833,  arrivait  à la  fin 
de  1882  à sa  cinquantième  année  d’existence. 

Quelques-uns,  parmi  ceux  qui  ont  tenu  une  plume, 
ont  eu  une  renommée  plus  retentissante  ; ils  ont 
abattu  des  gouvernements,  agité  le  pays,  soulevé  des 
émeutes,  déchaîné  des  passions,  remué  l’opinion  ; bien 
peu,  au  soir  de  leur  vie,  à cette  heure  où  l’on  se  re- 
cueille pour  interroger  sa  conscience  et  lui  demander 
ce  que  l’on  a fait  de  l’intelligence  que  Dieu  vous  a 
accordée,  bien  peu  pourraient  tracer  ces  lignes  d’un  si 
simple  et  si  pénétrant  accent  qui,  à mon  avis,  valent 
toutes  les  phrases. 

« J’ai  fondé  ce  recueil  il  y a un  demi-siècle,  au 
commencement  de  1833,  en  collaboration  avec  des 
jeunes  gens  animés  comme  moi  du  désir  d’être  utiles. 

« Parmi  les  milliers  de  pages  écrites  sur  tant  de  su- 
jets divers  par  mes  collaborateurs  et  par  moi  pendant 
ces  cinquante  années,  il  n’en  est  aucune  que  je  n’aie 
lue  avec  sollicitude  avant  de  la  publier;  aucune  (ma 
conscience  me  l’assure)  qu’ait  à réprouver  l’honnêteté 
la  plus  scrupuleuse. 

« Fidèle  aux  promesses  de  notre  début,  j’ai  recueilli, 
jour  par  jour,  en  tous  lieux,  aux  Musées,  aux  Biblio- 
thèques, en  voyage,  dans  mon  expérience  et  dans  mes 
convictions,  tout  ce  qui  m’a  paru  de  nature  à éveiller 
de  saines  curiosités  d’instruction  et  à entretenir  de 
bons  sentiments. 

« Je  crois  n’avoir  fait  aucun  mal,  et  l’espoir  d’avoir 
fait  quelque  bien  m’encourage  à continuer, aussi  long- 
temps qu’il  me  sera  possible,  cette  œuvre  que  j’aime  et 
qui  aura  été  la  principale  de  ma  vie.  » 

Éd.  Drumoxt. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

La  lutte  émouvante  actuellement  engagée  entre  la 
puissante  Angleterre  et  les  deux  modestes  Républiques 
Transwaliennes,  a mis  aux  prises  sur  le  continent  les 
adeptes  des  armées  permanentes  solidement  organisées 
dès  le  temps  de  paix  et  les  partisans  des  milices  na- 
tionales levées  seulement  au  moment  d’une  guerre 
contre  l’étranger. 

Les  partisans  des  milices  nationales,  autrement  dit, 
du  service  aussi  réduit  que  possible,  à quelques 


semaines  au  plus,  prennent  acte  des  premiers  et 
retentissants  succès  des  Burghers  mobilisés,  pour 
prétendre  que  le  système  de  la  nation  armée,  ins- 
truite dans  ses  foyers  mêmes  à toutes  les  finesses  du 
jeu  de  la  guerre,  est  le  seul  système  aussi  pratique 
que  peu  dispendieux  de  l’avenir.  Comment,  disent-ils, 
voilà  une  nation  qui  ne  possède  pas  de  beaux  et 
nombreux  régiments,  qui  n’a  pas  d’écoles  militaires, 
pas  d’arsenaux,  chez  laquelle  la  caserne  est  un  mythe, 
le  service  actif  inconnu,  les  périodes  de  vingt-huit  et 
de  treize  jours  superflues,  et  qui,  au  premier  appel 
aux  armes,  se  lève  comme  un  seul  homme,  s’organise 
avec  une  déconcertante  rapidité,  prend  courag  uise- 
ment  l’offensive,  et  de  quelques  rudes  coups  de  boutoir, 
bouscule  tous  les  rassemblements  anglais  sur  ses 
frontières  menacées.  N’est-ce  pas  la  démonstration 
évidente  que  le  patriotisme  peut  tenir  lieu  d’éducation 
militaire  ? qu’une  instruction  bien  entendue  donnée 
dans  leurs  foyers  à tous  les  citoyens  en  état  de  porter 
les  armes,  peut  remplacer  avantageusement  ces  trois 
dures  années  de  service  actif  qui  enlèvent  à l’agricul- 
ture et  à l’usine,  des  bras  robustes,  à la  science,  des 
cerveaux  pétris  pour  les  grands  travaux  intellectuels  ? 

A ces  raisons,  les  défenseurs  du  service  militaire  à 
formations  permanentes  répondent  sans  se  troubler, 
que,  la  guerre  du  Transwal  ne  signifie  rien  dans  cette 
question,  l’Angleterre  ne  pouvant  être  prise  comme 
terme  de  comparaison.  Elle  n’applique  aucunement 
le  principe  du  service  obligatoire,  et  elle  ne  dispose 
que  d’une  armée  de  mercenaires  qu’elle  double  avec 
les  plus  grands  sacrifices,  au  prix  de  difficultés  inouïes, 
au  moyen  de  ses  volontaires  et  de  malheureux  racolés. 
La  grandeur  de  l’effort  l’a  surprise,  et  sa  cavalerie  de 
Saint-Georges,  excellente  pour  les  louches  opérations 
diplomatiques,  ne  saurait  suppléer  au  manque  de 
soldats  dont  elle  donne  en  ce  moment  le  spectacle 
peu  patriotique  à l’Europe  désabusée. 

Ses  corps  d’armée,  ses  divisions,  ses  brigades,  se 
sont  en  allées  vers  ces  lointaines  terres  promises  de 
for  et  du  diamant,  avec  des  effectifs  étriqués,  par 
petits  paquets  mal  soudés,  morcelés  à l’excès.  Les 
régiments  eux-mêmes  ont  été  formés  de  pièces  et  de 
morceaux  en  accolant  des  fusilliers  de  Lancashire  à 
des  lrisch  Ritlemen , des  Life  Guards  à des  Ilorse 
Guards.  Les  derniers  escadrons  embarqués  compren- 
nent même  des  pelotons  de  corps  différents. 

Quoi  d’étonnant  à celà,  que  cette  mirifique  mar- 
queterie militaire  aille  si  facilement  s’écailler  sur  le 
sol  rugueux  des  Républiques  sud-africaines  ? Et  celà, 
malgré  tout  le  tam-tam  mené  par  les  journaux  jin- 
goïstes  d’outre  manche,  sur  les  terribles  effets  de  la 
lvddite  et  des  inhumaines  balles  dum-dum.  Certes, 
l’Angleterre  est  riche,  elle  le  deviendra  encore  plus  si 
elle  réussit  à s’emparer  du  sanglant  objet  de  ses  con- 
voitises ; elle  amènera  là-bas  beaucoup  de  soldats, 
suffisamment  de  mercenaires  pour  s’accorder  l’avan- 
tage du  nombre  avec  lequel  elle  se  flatte  de  submerger 
dans  des  flots  de  sang  le  petit  peuple  qui  s'est 
héroïquement  levé  pour  défendre  son  indépendance. 
Réussira-t-elle  '(  Peut-être.  Mais  il  est  des  victoires  qui 
sont  plus  dangereuses  que  des  défaites. 

En  l’une  ou  l’autre  occurrence,  par  nécessité,  l’An- 
gleterre versera,  elle  aussi,  dans  le  militarisme.  Pour 
le  moment,  elle  ne  peut  être  comparée  à aucune  autre 
puissance  continentale  chez  laquelle  existe  le  service 
militaire  obligatoire. 

D’autre  part,  ces  Burghers,  eux  non  plus,  ne  peuvent 


30 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


être  mis  en  parallèle  avec  nos  paysans,  nos  ouvriers 
et  nos  bourgeois  européens.  Les  conditions  essentielles 
de  leur  rude  existence  en  font  des  soldats  nés,  chez 
lesquels  l’éducation  guerrière  acquiert  naturellement 
son  maximum  de  rendement.  Cavaliers  consommés, 
tireurs  émérites,  respectueusement  soumis  à toutes 
les  règles  sociales  de  la  vie  patriarcale  qui  préparent  à 
celles  de  la  discipline  militaire,  élevés  au  grand  air, 
endurcis  par  toutes  les  épreuves  de  la  nature,  ces 
croyants  sont  admirablement  préparés  au  grand  com- 
bat pour  l’indépendance  de  la  patrie.  Avec  quelques 
millions  de  cartouches  anglaises,  quelques  batteries  de 
canons  du  Creusot,  et  des  fusils  allemands  ou  améri- 
cains, aidés  d’officiers  volontaires  fraîchement  débar- 
qués d’Europe,  ils  ont  rapidement  constitué  une  solide 
armée,  prête  à toutes  les  grandes  actions  de  guerre 
comme  à tous  les  sacrifices  héroïques.  11  serait  donc 
puéril  de  comparer  leur  existence  du  temps  de  paix  à 
celle  que  mènent  sur  le  vieux  continent  nos  paysans, 
nos  ouvriers,  nos  boutiquiers  et  nos  fonctionnaires  ou 
employés  du  commerce  et  de  l’industrie,  chez  lesquels 
l’éducation  militaire  manquerait  totalement  sans 
l’obligation  du  dressage  du  temps  de  paix.  Quant  à 
l’instruction  militaire  de  milices  composées  de  pareils 
éléments,  elle  serait  grotesque  autant  que  dangereuse. 

D’ailleurs,  de  cette  guerre  qui  va  s’éternisant,  nous 
ne  savons  que  le  commencement,  et  d’une  façon  si 
incomplète,  grâce  à la  possession  de  tous  les  câbles  du 
monde  par  les  anglais  intéressés,  que  nous  ne  pouvons 
encore  sainement  augurer  de  la  fin. 

Une  seule  chose  est  acquise  dès  maintenant,  c’est 
que  l’Angleterre  n’a  pas  d’armée  permanente  organisée 
pour  la  grande  guerre,  ni  les  Hurghers  non  plus. 

Capitaine  FANFARE. 

Géographie 

ANGLAIS  ET  RUSSES  EN  ASIE 

Positions  respectives  des  deux  grandes  rivales 

Une  des  principales  préoccupations  de  l’Angleterre 
dans  sa  guerre  actuelle  contre  le  Transwaal  consiste 
à maintenir  sa  domination  sur  les  différents  points 
de  son  empire,  en  Asie  notamment,  tout  en  concen- 
trant de  nombreuses  troupes  contre  les  Boers.  La 
Perse  et  l’Afghanistan,  les  deux  sentinelles  avancées 
de  l’empire  de  l’Inde,  se  trouvent,  la  première,  pres- 
qu’entièrement,  sous  la  domination  des  Piusses.  Une 
information  qui  a couru  récemment  dans  la  presse 
européenne,  annonçait  l’occupation  imminente  de 
Hérat  par  les  troupes  du  tzar.  Le  fait  n’est  pas  con- 
firmé. Ce  qui  a pu  donner  lieu  à ce  bruit,  c’est  la 
concentration  de  plusieurs  régiments  de  troupes  russes 
sur  la  frontière,  l’aménagement  de  forts  et  l’établis- 
sement d’une  ligne  stratégique  reliant  la  Aille  de 
Kouchk,  sur  la  limite  nord  de  la  Perse,  à la  ville  de 
Merv,  dans  le  Turkestan  russe.  Cent  cinquante  pièces 
de  canon  seraient  arrivées  déjà  sur  ce  point,  prêtes  à 
être  transportées  vers  la  capitale  du  chah.  Ces  mesures 
ont  naturellement  fort  ému  les  hommes  d’Etat  britan- 
niques. Ce  que  l’on  ignore  généralement  — et  ceci 
nous  a été  confirmé  par  une  haute  personnalité  fran- 
çaise ayant  occupé  un  poste  important  à la  cour  per- 
sane — ■ c’est  que  les  Russes  n’ont  aucune  raison  de 
hâter  l’envahissement  de  la  Perse.  Ils  y sont  déjà 


maîtres  de  fait.  Un  régiment  entier  de  troupes  per- 
sanes est  commandé  et  encadré  par  des  officiers  et 
sergents  russes.  La  ligne  de  Merv  à Kouchk,  entière- 
ment terminée,  mais  interdite  aux  étrangers,  peut  être 
prolongée  en  très  peu  de  temps,  jusqu’à  l’intérieur  de 
l’empire. 

En  Afghanistan,  les  progrès  des  Russes,  pour  être 
moins  avancés,  n’en  sont  pas  moins  considérables. 
Boukhara,  qui  occupe  le  versant  nord-ouest  de  la 
chaîne  du  samir,  est  une  province  russe.  On  a fait, 
il  y a quelques  mois,  le  recensement  de  la  ville  qui, 
par  le  nombre  de  ses  habitants,  vient  immédiatement 
après  Tachkent.  L’Amondaria,  cours  d’eau  qui  formait 
autrefois  la  limite  géographique  entre  l’Afghanistan 
et  le  Turkestan,  est  actuellement  une  rivière  russe. 
De  Krasnovodsk  (sur  la  rive  orientale  de  la  mer  Cas- 
pienne) à Fachkent,  le  trajet  s'effectue  en  soixante- 
dix-sept  heures.  On  doit  créer  dans  le  courant  de  cette 
année  (1900)  un  express  avec  wagons  de  lre  classe,  ou 
même  des  wagons-lits,  qui  effectuera  le  même  trajet 
en  quarante-cinq  heures.  Pour  la  défense,  le  gouver- 
nement général  du  Turkestan  russe  dispose  de  deux 
corps  d’armées  (60000  hommes),  dont  l’un,  à Askhabad, 
surveillera  la  Perse,  et  l’autre  aura  son  chef-lieu  à 
Fachkent. 

L’action  de  la  Russie  se  fait  sentir,  d’autre  part, 
jusqu’à  l’intérieur  même  de  l’empire  chinois,  naguère 
encore  marché  presqu’exclusivement  réservé  aux 
Anglais.  Une  des  branches  les  plus  importantes  de 
l’administration  du  céleste  empire,  l’administration 
des  postes  et  télégraphes,  sera  prochainement  entre 
les  mains  des  Russes.  On  sait  que  les  Anglais  sont  à 
la  tête  de  l’administration  des  douanes  chinoises.  11  a 
été  question,  il  y a quelques  années,  à titre  de  com- 
pensation pour  les  intérêts  français,  de  confier  à nos 
compatriotes  le  service  des  postes.  Ce  service  était  à 
créer,  l’échange  des  lettres  se  faisant  dans  l’empire 
chinois  par  voie  de  simples  courriers  ou  plutôt  cou- 
leurs, sans  aucune  réglementation. 

La  correspondance  est  remise  à des  hommes  de 
bonne  volonté  qui  la  transmettent  aux  courriers  de  la 
ville  voisine  et  transportée  d’un  centre  à l’autre  sans 
aucune  garantie.  Or,  la  poste  russe  fonctionne  dès  à 
présent,  dans  vingt  villes  chinoises.  La  Russie  exerce 
son  contrôle  sur  la  route  postale  qui  va  de  Kiakhta,  sur 
la  frontière  russo-chinoise,  à Tien-tsin,  par  la  voie 
d’Ourga,  Kalgan  et  Pékin.  Elle  a également  sous  son 
autorité  les  bureaux  de  poste  de  ces  différentes  villes. 

La  construction  par  JaRussie  du  chemin  de  fer  dans 
l’est  de  la  Chine  nécessitera  la  création  de  nouveaux 
bureaux  qui  seront  fatalement  aussi  aux  mains  des 
Russes.  Le  télégraphe  est  encore  administré  par  des 
fonctionnaires  chinois,  mais  le  département  russe  des 
postes  et  télégraphes  sera  bientôt  en  mesure  de  se 
servir  d'un  (il  spécial  qni  relira  sa  nouvelle  possession 
de  Port  Arthur  directement  aux  lignes  russes.  En 
tenant  compte  de  l’immense  accroissement  de  la  po- 
pulation slave  (dans  certaines  provinces  de  l’empire 
de  Russie  la  natalité  dépasse  de  55  à 60  p.  100  les 
chiffres  des  décès)  et  de  la  remarquable  facilité  d'as- 
similation et  d’expansion  de  ce  peuple,  on  peut  prévoir 
dans  u n avenir  prochain  une  force  nouvelle  qui  viendra 
équilibrer  la  formidable  expansion  de  la  race  anglo- 
saxonne. 

LEMOSOF. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


31 


Les  Conseils  de  Af  X... 

Je  regardais,  l’autre  jour,  défiler  sur  les  boulevards, 
lentement  et  en  une  belle  ordonnance,  l’enterrement 
d’un  avocat  célèbre. 

« Qui  sont  ces  messieurs?  » demanda, près  de  moi, 
une  bonne  femme,  en  montrant  la  longue  théorie  de 
robes  noires  et  de  bonnets  carrés  qui  suivaient  le  cer- 
cueil. 

« Ce  sont,  dit  quelqu’un,  les  confrères  du  maître 
défunt,  des  avocats  comme  lui.  — Des  avocats  ! reprit- 
elle  avec  effroi;  tout  ça  d’avocats!  Voilà  un  enterre- 
ment qui  coûtera  cher  à la  famille  ! » 

Telle  est  bien, pourtant,  en  une  formule  naïve,  l’ex- 
pression du  sentiment  général,  au  sujet  des  choses 
du  Palais.  Qui  donc  se  douterait,  en  effet,  que  la  jus- 
tice est  gratuite  en  France?  Ne  faut-il  pas,  pour  le 
moindre  litige,  commencer  par  débourser  la  forte 
somme  en  avances  et  frais  de  tout  genre? 

Les  hommes  de  loi,  avocats  ou  avoués,  ont  la  répu- 
tation, exagérée  peut-être,  de  faire  largement  honorer 
— - discret  synonyme  d’arroser  — leur  assistance  et 
leurs  conseils.  Rares  sont  les  plaideurs  qui  sortent 
indemnes  de  leurs  mains.  La  plupart  y laissent  une 
abondante  toison  et  se  ruinent,  par  provision,  pour 
payer  des  succès  incertains.  Si  bien  qu’au  lieu  de  faire 
défendre  leur  bon  droit  à grand  renfort  d'éloquence 
et  d’argent,  ils  auraient,  probablement,  plus  d’avan- 
tage à l’abandonner  sans  protestation. 

A ce  propos,  il  me  revient  une  bien  jolie  anecdote, 
point  encore  trop  vieille,  et  que  j’ai  vraiment  plaisir 
à rappeler.  Un  épicier  va  consulter  Me  X...  avocat 
illustre,  son  voisin,  au  sujet  d’un  jambon,  qu'un 
chien  sans  scrupule  a enlevé  à son  étalage. 

« Bonne  affaire  pour  vous,  mon  ami,  dit  l’ancien 
bâtonnier,  pas  de  préjudice,  possible,  car  le  maître  de 
l’animal  est  tenu  de  vous  payer  votre  marchandise. 
— En  ce  cas,  déclare  l’épicier  déjà  triomphant,  veuillez 
me  donner  vingt  francs,  car  c’est  votre  chien  qui  a 
pris  mon  jambon.  — Doucement  ! riposte  l’avocat,  et 
faisons  mieux  nos  comptes.  Sans  doute,  votre  jambon 
vaut  un  louis,  etje  ne  chicanerai  pas  sur  le  prix,  mais 
chacune  de  mes  consultations  en  vaut  cinq.  C’est  donc 
encore  quatre-vingts  francs  que  vous  me  devez.  » 
Pauvre  épicier!  Encore  quelques  bonnes  causes 
comme  celle-là,  et  il  tombait  en  pleine  déconfiture. 

Et  pourtant  l’avocat,  s'il  réclame  de  gros  honoraires, 
donne,  du  moins,  en  retour,  de  sages  conseils.  Avec 
lui,  point  de  méprise  ridicule,  de  faux-pas  ou  de  sotte 
bévue  pouvant  compromettre  les  prétentions  les  plus 
justes.  La  direction  est  avisée,  la  science  du  droit 
réelle,  et  quand  le  résultat  ne  répond  pas  aux  espé- 
rances, c’est  que  certainement  le  procès  est  mauvais. 

Mais  la  question  d’argent,  n’est  pas  le  seul  embarras 
île  celui  qui  a des  difficultés  d’ordre  litigieux.  Il  y a, 
pour  lui,  bien  d’autres  causes  de  préoccupation  et 
d’ennui.  Que  faire  tout  d’abord?  Comment  s’orienter, 
à travers  ce  dédale  troublant  du  Palais  de  justice? 
A qui  s’adresser  pour  exposer  son  cas  et  dévoiler  ses 
secrets  intimes? 

Bien  souvent,  le  maitre  du  barreau  n’est  pas  Irès 
accueillant;  ses  manières  un  peu  hautaines,  son  éti- 
quette, son  luxe  n’attirent  point...  Et  puis,  il  est  tou- 
jours si  pénible  d’aller  faire  à un  homme,  forcément 


sceptique  par  profession,  la  confidence  de  sa  vie  en- 
tière, ou  seulement  de  ses  intérêts! 

Un  vieil  ami  du  Magasin  Pittoresque,  Me  X,  avocat, 
qui  ne  tient  pas  aux  honoraires , — il  y en  a 
encore  — a résolu  très  simplement  cette  délicate 
question.  Il  se  propose  d’aider,  de  ses  conseils  et  de 
son  expérience,  ceux  des  lecteurs  de  ce  journal  que  la 
perspective  d’une  contestation  en  justice  agite  et  rend 
anxieux.  Et  comme  le  Magasin  Pittoresque  veut  bien 
réserver  une  colonne  à sa  chronique,  M°  X,  en  profi- 
tera pour  y donner,  aussi,  quelques  consultations  sur 
les  points  de  droit  ou  de  fait  qui  lui  seront  soumis. 

Puisse-t-il,  ainsi,  — c’est  sa  seule  ambition,  — être 
utile  aux  malheureux  plaideurs  ! Puisse-t-il,  surtout, 
leur  éviter  bien  des  inquiétudes  et  des  soucis  ! 

Me  X. 


— Monsieur,  comme  je  vais  commencer  l’œuvre  de 
génie  qui  me  vaudra,  en  1903,  les  100.000  francs  du  prix 
Osiris,  ne  pourriez-vous  me  faire  l’avance  d’un  louis? 


Académie  des  Sciences 

Une  nouvelle  maladie  de  poitrine . — Il  n’y  en  avait 
pas  assez  d’une!  Voici  queM.  Gaston  Bonnier  vient  de 
signaler  à l’Académie  des  sciences  une  grave  maladie, 
ayant  des  symptômes  analogues  à ceux  de  la  tubercu- 
lose et  qui  est  due  à une  moisissure  et  non  à un 
microbe. 

Beaucoup  de  maladies  inconnues  encore  peuvent 
être  dues  à des  causes  de  ce  genre,  car  souvent  la 
cause  est  difficile  à reconnaître.  En  effet,  cette  nou- 
velle espèce  de  mucorinée  pathogène  ne  germe  pas 
lorsqu’on  la  cultive  au-dessous  de  22°.  Elle  est  adaptée 
à la  température  du  corps  des  mammifères,  et  c’est  à 
37°  qu’elle  se  développe  le  mieux. 

Les  lapins  et  cobayes  inoculés  sont  morts  en 
quelques  jours.  Une  femme  de  trente  ans  atteinte  par 
cette  maladie  a été  guérie,  parait-il,  par  l’arsenic  qui, 
à très  petite  dose,  détruit  la  cause  de  l’affection. 

EXPLORATIONS  SOUTERRAINES 

M.  Martela  fait connaitresommairementdans  l’une 
des  dernières  séances  de  la  Société  do  Géographie  les 
principaux  résultats  de  sa  douzième  campagne  soûler- 


32 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


raine  (1899)  dans  les  abitnes,  cavernes  et  sources  du 
■Jura,  des  Alpes  françaises  (Grande-Chartreuse,  Ver- 
cors,  Dévoluy),  de  Vaucluse  et  des  Causses.  Notons 
seulement  la  découverte  du  plus  profond  gouffre  na- 
turel connu,  le  Chourun  Martin,  en  Dévoluy,  qui  dé- 
passe 3J0  mètres  de  creux  et  où  de  dangereuses  ava- 
lanches souterraines  de  neige  et  de  pierres  n’ont  permis 
de  descendre  qu'à  70  mètres;  l’achèvement  de  l'explo- 
ration delà  rivière  souterraine  du  Brudoux  (Vercors), 
longue  de  750  mètres,  avec  plusieurs  cascades  et  lacs 
intérieurs  des  plus  curieux,  où  il  a fallu  marcher  pen- 
dant sept  heures  dans  l’eau  à 50C;  la  descente  de 
14  avens  de  Vaucluse,  dont  deux  profonds  de  123  et 
130  mètres,  et  la  confirmation  de  la  nécessité  absolue 
de  protéger  les  sources  des  terrains  calcaires  contre 
les  plus  funestes  causes  decontamination,  en  prenant 
les  mesures  et  en  exécutant  les  travaux  voulus  pour 
empêcher  désormais  le  jet  des  bêtes  mortes  et  des 
résidus  de  voirie  dans  les  gouffres  ou  puits  naturels, 
si  nombreux  dans  ces  terrains. 


L 'arsenic  du  corps  humain.  — M.  Armand  Gautier 
communique  à l’Académie  les  grandes  lignes  d’un 
travail  qui  aura  certainement,  au  point  de  vue  de  la 
médecine  légale,  les  plus  grandes  conséquences. 

Il  s’agit  rien  moins  que  de  la  constatation  de  « la 
présence  normale  et  même  nécessaire  dans  notre 
organisme»  de  quantités  notables  d’arsenic. 

Ce  savant  a décelé  la  présence  de  ce  corps  ( il  en 
fait  voir  les  échantillons  à l’Académie)  dans  la  glande 
thyroïde  de  l’homme  qui  est  la  glande  iodée  par  excel- 
lence, dans  le  corps  thyroïde  des  animaux,  dans  le 
thymus  ou  ris  de  veau  chez  l’animal,  dans  le  cerveau 
et  la  peau. 

11  n’en  n’a  pas  retrouvé  de  trace  ni  dans  le  foie,  ni 
dans  les  autres  organes  examinés  par  lui  jusqu’ici. 

M.  Armand  Gautier  compte,  dans  une  prochaine 
séance,  compléter  sa  communication  et  étudier  tout 
spécialement  le  rôle  que  joue  cette  substance  dans 
l’économie. 

Cette  intéressante  découverte  scientifique  n’évoque- 
t-elle  pas  immédiatement  à l’esprit  le  mot  de  Raspail, 
qui,  expertau  procès  de  Mme  Lafarge,  accusée  d’avoir, 
au  Glandier  près  de  Tulle,  empoisonné  son  mari  à 
l’aide  de  ce  poison,  se  faisait  fort  de  trouver  de  l’arse- 
nic dans  tous  les  organes  humains...  et  même  dans  le 
fauteuil  du  président  des  assises  ? 

Quel  thème  fécond  pour  les  avocats  — il  en  reste 
dans  le  pays  — de  la  cause  de  la  séduisante  Marie 
Capelle  ! 


VARIÉTÉS 

CE  QUE  MANGENT  LES  DIFFÉRENTS  PEUPLES 

Un  très  intéressant  journal,  la  Santé  humaine,  nous 
apprend  ce  que  mangent  les  différents  peuples. 

C’est  VAng lais  qui  dépense  le  plus  pour  sa  nourriture. 
Viennent  ensuite  le  Français,  l’Espagnol,  l'Italien,  le 
Paisse,  etc.  N’en  concluez  point  cependant  que  le  peu- 
ple qui  dépense  le  plus  d’argent  pour  sa  nourriture 
bénéficie  d’une  alimentation  plus  abondante  et  plus 
saine  ; il  entre  dans  ces  données  d’autres  considéra- 
tions, de  climat  notamment,  et  de  tempérament.  C’est 
ce  que  le  lecteur  comprendra  mieux  par  le  détail  des 
aliments  et  la  quantité  consommée. 


Prenons  d’abord  le  pain,  l’aliment  nutritif  et  sain 
par  excellence,  quand  il  n’est  pas  malhonnêtement 
falsifié.  Le  Russe  en  consomme  6G3  livres  par  tête  et 
par  an  ; l'Allemand  560  et  le  Français  540,  ce  qui  esl 
un  chiffre  respectable,  étant  donné  que  la  quantité 
d’aliments  consommée  par  un  Français  est  beaucoup 
moindre  que  celle  absorbée  par  un  Russe  ou  un  Alle- 
mand. Dans  les  pays  du  Sud,  le  chiffre  descend  pour 
I Italien  à 400  et  pour  l’Espagnol  à 480.  Quant  à l’An- 
glais, il  n’est  plus  question  que  de  380  livres,  parce 
qu  il  y supplée  par  une  énorme  consommation  de 
viande  : 109  livres  par  an.  L’Anglais  est-il  pour  cela 
plus  vigoureux  dans  sa  taille  épaisse,  que  le  Fi  ançais 
généralement  nerveux  et  sec  ? Non  certes.  Et  nous 
n’en  voulons  pour  preuve  que  la  durée  de  sa  vie 
moyenne,  moins  longue  que  la  nôtre.  Et  cependant, 
le  Français  ne  mange  que  77  livres  de  viande  par  an, 
l’Allemand  64,  le  Russe  51,  l’Italien...  26  ! 

La  consommation  respective  du  sucre  par  les  diffé- 
rents peuples  est  également . curieuse  à constater. 
L’Anglais  consomme  cinq  fois  plus  de  sucre  que  le 
Français,  et  dix  fuis  plus  que  le  Russe  ! Celte  diffé- 
rence, étant  donné  le  prix  élevé  du  sucre,  explique  le 
coût  considérable  de  la  nourriture  d’un  Anglais  pen- 
dant une  année. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

^ - 

POUR  EMPÊCHER  LES  LAMPES  DE  FUMER 

Par  un  usage  un  peu  prolongé,  il  se  dépose  du  charbon  sur 
les  brûleurs  et  les  porte-mèche,  ce  qui,  à la  longue,  fait  fumer 
les  lampes.  Il  faut  les  nettoyer  au  moins  une  fois  par  mois. 
Pour  cela,- dans  un  demi-lilre  (l'eau  on  met  un  morceau  de  cris- 
tal de  soude  gros  comme  une  noix,  on  y trempe  les  becs  de 
lampe  et  on  place  sur  le  feu.  Au  bout  de  cinq  minutes  d’ébul- 
lition, on  rince  à l’eau  fraîche  et  les  becs  seront  comme  neufs. 

Pour  empêcher  les  lampes  de  fumer,  il  faut  également  pren 
dre  soin  que  les  mèches  ne  soient  pas  éventées;  on  fait  même 
bien  de  les  sécher  ensuite.  Par  ce  procédé,  ou  obtient  une 
flamme  bien  plus  claire  et  plus  brillante. 

POUR  PELER  LES  POMMES 

Sans  rien  toucher  à la  pelure,  on  conseille  de  les  plonger 
pendant  une  minute, et  même  moins,  dans  de  l’eau  bouillante. 
Les  pommes  se  pèlent  alors  comme  les  pommes  de  terre  et  la 
pelure  seule  s’enlève  sans  difficulté  et  sans  que  la  chair  du  fruit 
y adhère. 

CONSERVATION,  OU  BOUILLON 

Pour  conserver  le  bouillon,  il  faut  le  passer  et  le  mettre  au 
frais  dans  un  vase  découvert;  quand  il  est  froid,  on  y place 
un  morceau  de  charbon  de  bois  tout  allumé. 

Le  bouillon  peut  alors  se  conserver  deux  jours,  malgré  les 
plus  fortes  chaleurs  et  les  orages. 


Tto  blême 


Étant  données  9 cartes  à jouer  : le  9,  le  8,  le  7,  le  6,  le  5r 
le  4,  le  3,  le  •>  et  l’as,  on  demande  de  les  disposer  sur  3 rangs, 
de  3 cartes  chacun,  formant  un  rectangle  ABCD,  de  telle  sorte, 
que  si  l’on  compte  les  poiuts  par  rangée  dans  le  sens  de  AB. 
dans  lesens  de  BG,  et  suivant  les  diagonales  BD  etAC,  la  somme 
de  ces  points,  pour  une  rangée  quelconque,  soit  toujours  15. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cohbeil.  Imprimerie  Éo.  Grbté. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


33 


CAVALIER  ARABE 


o 


15  JANVIER  1900. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


34 


COMMENT  SE  RECRUTE  L ARMÉE  ANGLAISE 


Dans  tout  le  reste  de  l’Europe  le  service  mili- 
taire est  un  devoir  et  un  impôt;  en  Angleterre  c’est 
un  métier.  Tandis  que  la  nécessité  de  défendre  le 
territoire  national  contre  une  invasion,  toujours 
menaçante,  oblige  les  peuples  du  continent  à 
s’infliger  et.  eux-mêmes  la  charge  la  plus  lourde 
qui  puisse  peser  sur  des  hommes  civilisés,  le 
gouvernement  britannique  a trouvé  moyen  de 
conserver  encore  pendant  les  dernières  années  du 
xixe  siècle  une  organisation  militaire  qui 
est  un  inappréciable  bienfait  pour  les  jeunes 
gens  aux  prises  avec  les  difficultés  de  la 
vie.  Chez  les  nations  condamnées  par  la  fa- 
talité de  leur  situation  géographique  à vivre 
éternellement  sur  le  pied  de  guerre, 
caserne  absorbe  le  plus 
clair  des  forces  vives  du 
pays  ; au  nord  de  la 
Manche,  au  contraire, 
elle  est  un  asile  ouvert 
à toutes  les  infortunés 
où  tous  ceux  des  enfants 
d’Albion,  qui  ont  plus  ou 
moins  à se  plaindre  de 
destinée,  sont  sûrs  de  trou- 
ver une  nourriture  substan- 
tielle, un  brillant  uniforme 
et  quelques  pièces  de  mon- 
naie pour  leurs  menus  plai- 
sirs. Une  organisation  mili- 
taire qui  permet  d’utiliser 
pour  le  maintien  de  l’ordre 
public  et  la  défense  du  ter- 
ritoire des  milliers  de  jeunes 
gens  qui,  soit  par  leur  propre  faute, 
soit  par  une  insuffisante  prépara- 
tion aux  luttes  de  la  vie  seraient 
restés  oisifs  et  auraient  été  par  con- 
séquent. à la  charge  de  la  communauté,  semble  à 
première  vue  assez  séduisante,  mais  elle  a 1 in- 
convénient très  grave  de  ne  pas  donner  à une 
armée  la  puissance  du  nombre  et  l’on  sait 
qu’il  est,  pour  le  moment,  admis  comme  le  plus 
intangible  des  dogmes  de  la  stratégie  moderne 
que  la  victoire  doit  nécessairement  pencher  du 
côté  des  gros  bataillons. 

11  y aurait  évidemment  quelque  exagération 
à prétendre  que,  sous  les  drapeaux  de  la  reine 
Victoria,  les  officiers  se  recrutent  exclusivement 
parmi  les  millionnaires  et  les  soldats  parmi  les 
malheureux  qui  meurent  de  faim.  Sans  doute,  il 
serait  impossible  à un  jeune  lieutenant  qui  ne 
recevrait  pas  chaque  année  de  sa  famille  une 
quinzaine  de  mille  francs  en  dehors  de  sa  solde 
de  servir  dans  la  garde  ou  dans  certains  régi- 
ments de  cavalerie  où  les  dépenses  obligatoires 
atteignent  un  chiffre  inquiétant,  mais  dans  l’in- 


Tambour-major 


fanterie  et  l’artillerie  un  officier  peut  faire  hon- 
neur à son  uniforme  sans  avoir  besoin  d’imposer 
de  trop  lourds  sacrifices  à ses  parents.  D’autre 
part,  il  est  bien  certain  que  les  simples  soldais  et 
les  sous-officiers  de  l’armée  britannique  ne  sor- 
tent pas  des  plus  hautes  classes  de  la  société,  mais 
il  serait  excessif  de  soutenir  que  c’est  à la  porte 
des  dépôts  de  mendicité,  des  hôpitaux  et  des 
workhouses  que  les  sergents  recruteurs  vont 
tendre  leurs  filets. 

La  vérité  est  que,  dans  la  Grande-Bre- 
tagne, l’enrôlement  militaire  est  un  mar- 
ché comme  un  autre.  Lorsqu’une  grande 
activité  industrielle  assure  de  faciles  moyens 
d'existence  à tous  les  hommes  qui  veulent 
se  procurer  du  travail,  le  métier 
des  armes  n’exerce  que  très  peu  d’at- 
trait sur  les  jeunes  gens,  les  recrues 
sont  rares  et  de  qualité  déplorable. 
Pendant  les  périodes  de  chômage 
prolongé  les  enrôlements  se  multi- 
plient, au  contraire,  à vue  d’œil  et 
des  hommes  qui  étaient  de  bons  ou- 
vriers et  qui  deviendront  d’excellents 
soldats  sollicitent  en  foule  l’honneur 
de  servir  sous  les  drapeaux  de  la  Heine. 

L’armée  se  recrute  surtout  dans  la 
classe  ouvrière,  dit  un  collaborateur  du 
Chamber’s  Journal  qui  connaît  à fond  les 
soldats  anglais.  En  1897  le  nombre  des 
employés  de  magasin  et  des  commis  qui 
se  sont  engagés  ne  représentait  qu’une 
proportion  de  soixante-treize 
pour  mille  du  chiffre  total  des 
enrôlements  de  l’année.  Onze 
pour  mille  exerçaient  des  pro- 
fessions libérales  ou  plutôt  se 
destinaient  à les  exercer  car  le 
plus  grand  nombre  de  ces  re- 
crues, qui  avaient  reçu  une 
instruction  supérieure,  étaient  des  étudiants.  En 
somme,  dans  les  rangs  d’un  bataillon  anglais  toutes 
les  classes  de  la  société  se  trouvent  représentées. 
Hodge,  qui  a été  agriculteur,  parle  de  la  dernière 
récolte  du  blé,  Jim  Clerk  raconte  de  plaisantes  anec- 
dotes sur  les  clients  de  son  ancien  patron,  John  Bar- 
leycorn  a fait  ses  débuts  au  barreau,  M.  Barnet  Smith 
a eu  des  succès  dans  l’Université,  M.  Snag  a fait  son 
apprentissage  de  sollicitor.  Chacun  de  ces  jeunes 
militaires  se  fait  un  plaisir  de  raconter  à ses  cama- 
rades les  souvenirs  de  sa  vie  civile  mais  le  plus 
écouté  de  tous,  celui  dont  les  aventures  excitent  le 
plus  d’intérêt,  est  Tom  String  qui  a été  homme-canon 
avant  d’entrer  dans  l’artillerie  et  a servi  dans  un  cir- 
que avant  de  s’enrôler  sous  les  drapeaux. 

Si  chacun  de  ces  jeunes  gens  voulait  faire 
connaître,  avec  une  entière  franchise,  les 
motifs  qui  l’ont  décidé  à s’engager,  la  plupart 
seraient  obligés  d’avouer  qu’ils  se  sont  laissés 
séduire  par  les  splendeurs  de  1 uniforme,  de 
même  que  les  alouettes  se  prennent  au  miroir.  Un 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


35 


garçon  d’une  vingtaine  d’années  qui  voit  passer 
un  régiment  de  cavalerie  tel  que  le  dixième 
hussards,  dont  le  prince  de  Galles  est  le  colonel,  et 
où  chaque  homme  est  un  modèle  d’élégance,  n’a 
pas  en  général  trop  de  peine  à résister  à cet 
éblouissement  lorsqu’il  gagne  des  salaires  qui  lui 
assurent  de  larges  moyens  d’existence.  Mais  en 
temps  de  grève  ou  de  chômage  le  jeune  ouvrier, 
célibataire,  réduit  à une  rigoureuse  économie, 
mécontent  de  son  métier  et  inquiet  du  lendemain, 
■se  dit  qu’il  dépendrait  de  lui  déporter  un  de  ces 
dolmans  à brandebourgs,  une  de  ces  tuniques 
rouges  ou  un  de  ces  costumes  à carreaux  écossais 
qui  excitent  l’admiration  des  fem- 
mes et  si  le  sergent  recruteur  inter- 
vient au  moment  opportun  l’armée 
britannique  compte 
un  soldat  de  plus.  Les 
raisonnements  de  cet 
astucieux  diplomate 
iront  surtout  droit  au 
cœur  des  jeunes  gens 
qui  n’ont  pas  un  goût 
trop  vif  pour  le  travail 
et  qui  se  figurent  que 
le  métier  militaire 
n’impose  pas  beaucoup 
de  fatigue. 

Bien  que  l’uniforme 
de  l’artillerie  royale  soit 
très  élégant,  dit  M.  Har- 
dy, aucun  garçon  de 
Plymoutb  ni  des  envi- 
rons n'a  jamais  éprouvé 
le  moindre  désir  des’en- 
rôler  dans  ce  corps  parce 
que  les  canonniers  du 
dépôt,  qui  est  à trois  ki- 
lomètres de  cette  ville, 
faisaient  leurs  exercices 
en  public  et  traînaient 
parfois  eux-mêmes  leurs  pièces.  Aucune  recrue  ne  se 
présentait  pour  faire  un  métier  qui  avait  la  réputation 
d’ètre  trop  pénible.  L’artillerie  anglaise  courrait  risque 
de  disparaître,  fautes  de  recrues,  si,  dans  les  autres 
garnisons,  elle  ne  travaillait  pas  à buis  clos. 


Trompette  de  dragons. 


En  dehors  de  la  fascination  exercée  par  les 
grandes  affiches  coloriées  qui  représentent  une 
collection  complète  des  uniformes  de  l’armée 
britannique  et  sont  exposées  à la  porte  de  toutes 
les  casernes,  le  plus  puissant  auxiliaire  du  sergent 
recruteur  est  peut-être  l’amour. 

Un  jeune  homme  abandonné  par  une  fiancée 
inconstante  va  cacher  son  désespoir  sous  les 
drapeaux,  un  autre  est  obligé  de  s’enfuir  devant 
le  scandale  provoqué  par  une  aventure  galante  et 
s’engage  dans  un  régiment  qui  doit  bientôt  partir 
pour  l’Inde  ou  pour  les  Bermudes,  un  autre  va 
prêter  serment  de  fidélité  à la  Heine  afin  de  se 
dispenser  de  tenir  la  parole  qu’il  a donnée  à une 
jeune  fille  dont  la  confiance  a été  cruellement 
récompensée.  La  célèbre  maxime  : « cherchez  la 
femme  »,  qui  se  retrouve  au  fond  de  presque  tous 


les  actes  de  l’existence  de 
l’homme,  résume  le  vérita- 
ble motif  de  l’enrôlement 
du  plus  grand  nombre  des 
jeunes  soldats  anglais. 

Ce  n’est  pas  que  le  goût 
des  aventures  ou  l’amour 
du  métier  militaire 
fassent  sentir  leur 
fluence  sur  le  re- 
crutement de  l’ar- 
mée britannique.  Il 
se  rencontre,  cha- 
que année,  un  cer- 
tain nombre  de 
jeunes  gens  qui  ont 
la  passion  des 
voyages  et  s’enrô- 
lent afin  d’aller  à 
Gibraltar,  à Malte, 
à Chypre,  au  Cap 
ou  dans  l’Inde,  aux 
frais  du  gouverne- 
ment. D’autres  sont 
des  soldats  de  nais- 


Apprenti  tambour. 


sance  qui  ne  com- 
prennent la  vie  que 
sous  l’uniforme,  mais  ces  irrésistibles  vocations 
deviennent  chaque  jour  plus  rares  parmi  les  peu- 
ples de  l’Europe  moderne,  et  surtout  en  Angleterre. 

Des  motifs  qui  ne  peuvent  être  attribués  qu’à 
ce  parti  pris  d’excentricité  dont  nos  voisins 
d’outre-Manche  s’enorgueillissent  comme  de  l’un 
des  traits  les  plus  distinctifs  de  leur  caractère 


Clairon  de  la  cavalerie  de  la  Garde. 


36 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


national,  décident  parfois  de  jeunes  Anglais  à 
s’enrôler  sous  les  drapeaux. 

Un  garçon  d’une  vingtaine  d’années,  dit  M.  Hardy, 
avait  été  si  mauvais  écolier  qu'il  ne  savait  pas  lire.  11 
était  si  honteux  d’être  un  illettré  que,  pour  avoir  la 
certitude  de  goûter  les  bienfaits  d’un  système  d’ins- 
truction coercitif  et  obligatoire,  il  se  Jit  soldat.  Ses 
vœux  furent  pleinement  exaucés  ; à la  caserne  on  lui 
apprit  à lire,  à écrire,  à compter  et  on  lui  enseigna 
l’exercice  par-dessus  le  marché.  Un  autre  avait  été 
attiré  sous  les  drapeaux  par  celle  des  vanités  humaines 
qui  profite  témoins  aux  ambitieux  qui,  de  leur  vivant, 
essayent  d’assurer  à leur  cer- 
cueil d es  ho  m m âges  posthu  mes 
dont  la  sincérité  laisse  parfois 
à désirer.  C’était  un  malheureux 
phtisique  qui  tenait  à avoir  de 
la  musique  à son  enterrement. 

Déclaré  apte  au  service  grâce  à 
l’inadvertance  du  médecin,  qui 
ne  s’aperçut  pas  du  mal  dont  il 
était  atteint,  il  ne  tarda  pas  à 
entrer  à l’hôpilal  où  il  mourut 
au  bout  de  quelque  mois.  Il  fut 
soutenu  et  consolé  à ses  der- 
niers moments  par  la  certitude 
qu’il  aurait  de  belles  funérailles 
militaires. 

On  assure  qu’aujourd’hui 
les  médecins  militaires, 
chargés  d’examiner  les  re- 
crues, ne  se  laissent  plus  aussi 
facilement  induire  en  erreur 
que  par  le  passé,  mais  il 
faut  convenir  qu’autrefois 
ils  se  montraient  presque 
toujours  d’une  indulgence 
excessive.  A la  rigueur  on 
peut  admettre  que  le  pauvre 
phtisique  dont  la  mort  était 
si  prochaine  qu’il  ne  s’enrôlait  que  pour  avoir  un 
bel  enterrement,  ait  réussi,  grâce  à des  manœuvres 
plus  ou  moins  ingénieuses,  à dissimuler  la  mala- 
die dont  il  était  atteint,  mais  comment  expliquer 
qu’un  homme,  dont  l’œil  droit  avait  entièrement 
perdu  la  faculté  de  la  vision,  ait  réussi  à deux 
reprises  à subir  avec  succès  les  épreuves  d’un 
examen  médical. 

.l’ai  eu  occasion  de  voir  en  prison,  dit  l’écrivain  du 
Chamber's  Journal , un  soldat  dont  l’œil  droit  était  im- 
propre à tout  service  et  qui,  s’étant  engagé  une  pre- 
mière fois,  avait  déserté  puis  s’était  enrôlé  de  nouveau 
sans  que  personne  se  fut  jamais  aperçu  qu’il  était 
absolument  incapable  de  viser  en  tirant  un  coup  de 
fusil.  Ce  militaire,  dont  les  balles  n’auraient  pas  été 
très  dangereuses  pour  les  ennemis,  était  poursuivi 
devant  la  justice  pour  crime  de  désertion  et  d’enga- 
gement frauduleux,  car  il  avait  changé  de  nom  pour 
revenir  sous  les  drapeaux. 

En  Angleterre,  il  n’est  pas  rare  que  les  déser- 
teurs aient  la  nostalgie  de  la  caserne.  L’officier 
anglais  qui  a donné  dans  le  Harper  s Magazine 
des  détails  si  complets  sur  le  genre  de  vie  que 
mènent  les  hommes  placés  sous  ses  ordres,  a 
peut-être  forcé  la  note  de  l’optimisme,  mais  nous 


n’en  sommes  pas  moins  obligé  de  rendre  à la 
vieille  Albion  cette  justice  qu’elle  s’efforce  de 
procurer  à ses  soldats  toutes  les  distractions 
compatibles  avec  les  exigences  de  la  discipline. 
Non  seulement  Tomy  Atkins  est  mieux  payé, 
mieux  nourri  et  plus  élégamment  vêtu  que  ses 
confrères  des  autres  armées  du  continent,  mais 
encore  l’État  se  fait  un  devoir  de  lui  offrir  les 
plaisirs  les  plus  variés  pendant  les  intervalles  des 
exercices.  Pendant  la  journée  le  soldat  joue  au 
cricket  et  surtout  au  foot-ball  dont  les  furieuses 
mêlées  lui  plaisent  beaucoup 
paiçce  qu’elles  sont  une  image 
de  la  guerre.  Il  passe  ses 
soirées  dans  une  salle  bien 
éclairée  et  bien  chauffée  où 
le  plus  grand  nombre  des 
journaux,  des  revues  et  des 
magazines  qui  se  publient 
en  Angleterre,  sont  libéra- 
lement mis  à sa  disposition. 
Pour  se  délasser  des  plaisirs 
de  la  lecture,  qui  pourraient 
à la  longue  devenir  mono- 
tones, il  assiste  assez  fré- 
quemment à des  représen- 
tations dramatiques  données 
par  les  sujets  les  plus  dis- 
tingués de  la  troupe  et  enfin 
il  est,  de  loin  en  loin,  invité 
à un  bal  organisé  par  le 
doyen  des  sergents  majors. 

Tomy  Atkins  est  très 
friand  de  ce  genre  de  dis- 
tractions mondaines.  Ce  qui 
fait  à ses  yeux  le  charme  de 
la  vie  de  caserne  c’est  que 
les  femmes  n’en  sont  pas  bannies.  Il  n’est  rien  de 
plus  facile  que  de  recruter  un  nombreux  person- 
nel de  danseuses  dans  un  régiment  anglais. 

Les  sergents  obtiennent  facilement  l’autorisation  de 
se  marier,  dit  le  collaborateur  du  Harper's  Magazine, 
lorsqu’un  des  appartements  affectés  aux  ménagés  de 
sous-officiers  devient  vacant  dans  la  caserne,  tandis 
que  pour  solliciter  la  même  faveur,  un  simple  soldat 
doit  avoir  sept  ans  de  service,  un  double  certificat  de 
bonne  conduite  et  justifier  de  la  possession  d’un 
capital  de  cent  vingt-cinq  francs.  Cette  somme  est 
assez  modeste  pour  entrer  en  ménage  mais  la  femme 
d’un  soldat  est  toujours  sure  de  gagner  d’assez  gros 
salaires  car  elle  devient  de  plein  droit  la  blanchis- 
seuse des  soldats  de  la  compagnie  à laquelle  appartient 
son  mari. 

Faut-il  s’étonner,  quand  on  connaît  les  détails 
de  cette  idylle  militaire,  qu’il  ne  soit  pas  rare  que 
des  soldats  anglais  passent  trois  où  quatre  années 
de  suite  sans  sortir  de  leur  caserne,  et  sans 
éprouver  le  moindre  désir  de  faire  une  promenade 
dans  les  rues  de  la  ville,  où  leur  régiment  est  en 
garnison. 

G.  LABADIE-LAGRAVE. 


Tambour  et  fifre  d’infanterie. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


37 


UNE  JOURNÉE  A BRUGES 


Dans  les  pages  admirables  qu’il  a consacrées  à 
Bruges,  Georges  Rodenbach  (1)  a marqué  d’une 
telle  empreinte  la  vieille  cité  flamande  qu’il  est 
bien  difficile,  aujourd’hui,  de  la'  concevoir  autre- 
ment qu’il  ne  l’a  décrite.  C’est  un  privilège  du 
talent  que  de  communiquer  ainsi  aux  choses  un 
peu  de  soi-même  et  le  chantre  délicat  des  conva- 
lescences, en  allant  bercer  ses  inquiétudes  et  ses 
tristesses  à Bruges,  dans  l’atmosphère  uniformé- 
ment grise  des  automnes,  s’est  en  quelque  sorte 
complu  à dégager  de  la  ville  une  âme  sœur  de  la 
sienne. 

En  d’inou- 
bliables ta- 
bleaux, aux 
touches  im- 
précises, 
mais  d’où  la 
poésie  éma- 
neplus douce 
et  plus  pre- 
nante, il  nous 
montre  le 
ciel  monoto- 
ne de  Bruges, 
voile  de  de- 
mi-deuil 
dont  aucune 
déchirure  ne 
laisse  entre- 
voir un  coin 
d’azur;  l’eau 
dormante  et 
sensitive  de  ses  canaux  à peine  moirée  par  la 
lente  procession  des  cygnes,  où  se  mirent  et 
s’affinent,  dans  une  délicate  polychromie,  les 
pignons  silencieux,  flanqués  de  tourelles,  avec 
leurs  balcons  en  surplomb  et  leurs  toitures 
en  escaliers  ; les  rues,  d’un  tracé  pittoresque  et 
comme  ondulant,  ramenant  insensiblement  le 
promeneur  sur  la  grand’place  ou  dans  le  vieux 
Bourg,  comme  les  artères  ramènent  le  sang  au 
cœur  ; les  flèches  et  les  tours  des  monuments 
s’élançant  hardiment  vers  la  nue,  témoins  du 
passé  glorieux  et  fécond  dans  la  déchéance  sur- 
venue ; le  mystère  des  chapelles  peuplées  de  tom- 
beaux, où  les  Béguines,  en  venant  prier,  « ne  dé- 
placent qu’à  peine  un  peu  de  silence  » ; la  grande 
paix  de  la  campagne  environnante,  près  des  vieux 
remparts  et  du  canal  de  Gand...  De  tout  cela  se  dé- 
gage une  ineffaçable  impression  de  perpétuelle 
Toussaint,  aggravée  par  la  sonnerie  lente  et  comme 
épuisée  des  cloches  dont  les  plaintes  sourdes  enve- 
loppent la  grêle  symphonie  des  carillons.  Ce  n’est 
pas  seulement  Bruges  que  le  poète  a voulu  peindre, 

fl)  Voir  le  Magasin  Pilloresc/ue  du  1er  septembre  1898. 


mais  Bruges-la-Morte.  On  sent  qu’il  a l’effroi  d’une 
résurrection  qui  lui  gâterait  sa  ville  et  ferait  bien  tôt 
disparaître  toutes  ses  beautés  sous  des  plaquages 
modernes  nécessités  par  une  vie  nouvelle.  Aussi, 
clame-t-il  que  sa  parure  est  celle  d’une  morte 
et  qu’on  n’y  saurait  toucher  sans  sacrilège. 

La  douleur  de  l’écrivain  fut  profonde  quand  le 
roi  des  Belges,  qui  assistait  à la  première  repré- 
sentation du  Voile , à la  Comédie-Française,  lui 
annonça,  entre  deux  phrases  de  compliments, 
que  Bruges  — sa  Bruges-la-Morte  — allait  bientôt 

renaître.  On 
travaillait  à 
rétablir  sa 
communica- 
tion avec  la 
mer  du  Nord, 
par  le  canal 
de  lleyst,  qui 
serait  acces- 
sible aux 
plus  grands 
navires. 
C’était,  pour 
la  vieille  cité 
flamande, 
pour  le  ber- 
ceau de  la 
Toison  d’or, 
le  retour  à 
l’antique 
prospérité... 
Pour  le 

poète,  hélas,  la  perspective  de  cette  prospé- 
rité équivalait  à une  mort  plus  effroyable  en- 
core que  la  mort  pleine  de  noblesse  et  de  beauté 
qu’il  avait  chantée.  Georges  Rodenbach  se  trom- 
pait. Il  avait  compté  sans  son  œuvre.  Certes,  la 
ville  va  renaître  ; mais  elle  prélude  à sa  vie  nou- 
velle par  un  admirable  effort  de  rénovation  artis- 
tique dont  les  résultats  étonnent  et  déconcertent. 
Tandis  que  l’industrie  renaît,  que  le  trafic  aug- 
mente et  que,  d’année  en  année,  la  population 
s’accroît,  le  respect  des  vieilles  pierres  et  du  ca- 
ractère particulier  de  Bruges  s’affirme  davantage. 
Pas  une  tache,  pas  une  tare  n’altère  l’admirable 
homogénéité  de  cette  ville  qui  semble  une  évoca- 
tion du  Moyen-Age  et  les  constructions  neuves, 
d’une  si  étonnante  diversité,  se  fondent  complè- 
tement dans  cet  harmonieux  ensemble. 

Nulle  ville  ne  mérite  plus  que  Bruges  d’attirer 
le  touriste,  l’archéologue  et  l’artiste  et  nulle  ne 
saurail  leur  donner  de  plus  profondes  impres- 
sions. 

La  gare,  installée  sur  la  limite  ouest  de  la  ville, 
a été  construite  dans  le  style  gothique  et  participe, 
de  loin,  avec  sa  haute  tour  d’horloge,  à l’ensem- 


La  rue  des  Pierres. 


38 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ble  attrayante  du  panorama.  Là,  se  trouvait  na- 
guère le  marché  du  vendredi  où  les  bourgeois  de 
Bruges,  qui  venaient  d’élire  Thierry  d’Alsace, 
comte  de  Flandre,  firent  en  1128  aux  envoyés  du 
roi  de  France  qui  venaient  protester  contre  cette 
élection,  cette  hautaine  réponse,  prophétique  de 
l’établissement  du  suffrage  universel  : « Allez 
dire  à votre  maître  que  nous  avons  fait  choix  du 
comte  qui  nous  convient  et  qu’il  n’appartient  pas 
au  roi  de  France  de  s’opposer  à ce  choix.  A nous 
seuls,  peuple  et  noblesse  de  Flandre,  revient  le 
droit  d’élire  notre  souverain.  » 

Cette  place  de  la  station  n’a  pas  de  caractère 
très  particu- 
lier ; mais 
l’aspect  de 
Bruges  se 
précise  dès 
que  l’on  en- 
tre dans  la 
rue  Sud- du - 
Sablon.  Les 
maisons  sont 
petites,  étroi- 
tes, serrées 
les  unes  con- 
tre les  autres, 
uniformes 
par  les  toits 
en  escaliers, 
mais  variées 
par  le  dessin 
des  façades. 

La  maison  de 
Naalde,  bâtie 
vers  1570,  avec  sa  jolie  façade  ouvragée  en  bri- 
ques rouges,  et  la  maison  de  Schave,  datant  de 
1703,  y retiennent  l’attention. 

Mais  voici  que  derrière  les  pignons  bas,  appa- 
raît la  tour  massive  de  la  cathédrale  de  Saint- 
Sauveur  avec  ses  arcatures  romanes  et  son 
sommet  rectangulaire  flanqué,  sur  deux  étages, 
de  tourelles  à coiffes  pyramidales.  L’aspect  de  la 
cathédrale  est  sévère  ; rien  n’y  a été  sacrifié  à 
l'ornementation  extérieure,  pas  même  un  portail. 
Et  cependant,  le  monument  avec  sa  masse  de 
briques  rouges  patinée  par  les  siècles  est  impres- 
sionnant. A l’intérieur,  les  yeux  sont  séduits  par 
l’incomparable  beauté  de  la  nef  centrale  que 
rehausse  encore  l’ornementation  polychrome,  et 
par  les  innombrables  richesses  artistiques  accu- 
mulées dans  les  chapelles  : œuvres  des  Pourbus, 
Claeissins,  van  Orley,  van  Oost  le  vieux,  Quellin 
le  jeune,  Louis  de  Deyster,  etc.  Et  voici,  dans  le 
chœur,  les  stalles  du  xvc  siècle  portanL  les  blasons 
des  chevaliers  de  la  Toison  d’Or,  qui  tinrent  en 
l’église,  le  30  avril  1478,  leur  xra°  chapitre. 

A quelques  pas  de  la  cathédrale,  dans  la  rue 
d’Argent,  se  trouve  une  silencieuse  et  poétique 
retraite,  datant  de  1468,  et  portant  la  devise  : 
A bon  compte  avenir.  La  duchesse  de  Bourgogne 


la  fit  construire  pour  son  secrétaire  Jean  Yacqué. 
C’est  un  des  échantillons  les  plus  purs  de  l’archi- 
tecture de  l’époque. 

Mais  nous  voici  revenus  à l’extrémité  de  la  rue 
Sud-du-Sablon.  Devant  nous,  la  rue  des  Pierres 
emprunte  à sa  courbe  légère  une  réelle  beauté' 
par  la  mise  en  valeur  de  toutes  ses  façades  que 
domine,  au  fond,  de  toute  sa  majesté,  le  Beffroi 
de  Bruges.  Comme  ils  furent  heureusement 
inspirés,  les  édiles  d’autrefois  qui  se  refusèrent 
à adopter  la  ligne  droite  pour  le  tracé  des  rues  ! 
Ici,  à chaque  pas,  c’est  une  surprise  nouvelle  qui 
s’offre  aux  regards,  La  variété  des  aspects  est 

infinie. 

La  rue  des 
Pierres  est  la 
vraie  rue  de 
Bruges.  Tou- 
tes ces  faça- 
des, dont  la, 
ligne  dente- 
lée se  décou- 
pe sur  le  ciel, 
sont  amusan- 
tes au  possi- 
ble par  leur 
diversité  de 
matériaux, 
de  dessin  et 
de  tonalité. 
Ici,  la  brique 
se  marie  ingé- 
nieusement 
à la  pierre 
blanche,  qui 
dessine  sur  son  fond  vieux-rose  la  dentelle  blanche 
de  ses  enlacements  ; plus  loin,  le  granit,  la  brique 
et  la  pierre  — celle-ci  souvent  rehaussée  d’appli- 
cations d’or  — luttent  séparément  dans  une  noble 
émulation  de  légèreté  et  de  grâce.  Ici  et  là,  le  vieux 
fer  forgé  souligne,  de  son  ornementation  noirâtre, 
la  polychromie  douce  des  pignons.  Voici,  entre 
autres,  la  maison  delà  corporation  des  cordonniers 
datant  de  1527,  avec  son  tympan  tricerclé  sym- 
bolisant la  Sainte  Trinité  ; voici,  plus  loin,  l’ad- 
mirable façade  dorée  de  l’ancienne  maison  delà 
corporation  des  maçons,  vrai  joyau  de  l’archi- 
tecture delà  Renaissance  ; voici  encore  des  façades 
du  xviiic  siècle,  d’un  art  à la  fois  très  pur  et  très 
attrayant.  Chaque  maison  vaut  qu’on  l’examine; 
le  détail  n’est  pas  inférieur  à l’ensemble  et  le 
goût  se  décèle  jusque  dans  les  moindres  éléments 
des  constructions. 

La  rue  des  Pierres  aboutit  sur  la  Grand’Place, 
au  milieu  de  laquelle  se  dresse  le  beau  monument 
élevé  à Breidel  et  de  Coninc,  les  héros  com- 
munaux de  1302.  La  place  n'a  pas  moins  d'un 
hectare  de  superficie  et  l’on  imagine  aisément  la 
splendeur  des  cortèges  qui  durent,  jadis,  se  déve- 
lopper dans  son  cadre  imposant.  Tout  le  côté  sud 
est  occupé  par  les  Halles  et  le  Beffroi,  dont  la 


Le  quai  du  Rosaire. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


39 


construction  date  du  xnr  siècle.  La  tour  de  Beffroi, 
qui  occupe  le  milieu  de  la  façade  massive  des 
Halles,  n’a  pas  moins  de  107  mètres  de  hauteur 


cernent  de  l’ancienne  halle  aux  draps,  détruite 
par  un  incendie  au  siècle  dernier  ; et  l’hôtel  des 
Postes,  également  gothique,  mais  de  construction 


La  voiture  à chiens. 

et  se  compose  de  deux  hauts  étages  carrés 
flanqués  de  tourelles  et  surmontés  d’un  troisième 
étage  fort  élevé,  de  forme  octogone.  L’ensemble 
des  Halles  et  de  la  grande  tour,  d’un  rouge  lie  de 
vin  noirci  par  les  siècles,  a quelque  chose  de  tra- 
gique et  de  belliqueux  et  synthétise  bien  l’antique 
puissance  féodale  de  Bruges.  C’est  dans  la  tour 
du  Beffroi  qu’est  installé  le  célèbre  carillon  de 
Jacques  Dumery,  dont  les 
49  cloches,  fondues  en  1744, 
ne  pèsent  pas  moins  de 
57.000  livres. 

De  l'autre  côté  delà  place, 
au  nord,  timides  en  face  du 
monstre,  toute  une  file  de 
maisons  simples  mais  carac- 
téristiques, alignent  leurs 
façades  étroites  aux  coiffes 
pointues  et  dentelées,  sur- 
montées de  sujets  dorés  et 
symboliques.  Du  côté  ouest, 
à l’angle  de  la  rue  Saint- 
Amand,  voici  l’ancienne  mai- 
son Bouchoute,  intéressant 
spécimen  de  construction  en 
briques  rouges,  du  xv°  siècle 
avec  son  lion  doré,  et,  lui 
faisant  vis-à-vis,  à l’angle 
opposé,  le  Cranenbury , où 
les  bourgeois  de  Bruges  tin- 
rent enfermé  pendant  douze  jours,  en  1488, 
Maximilien  d’Autriche,  qui  refusait  de  donner  au 
roi  de  France  la  tutelle  de  son  fils  Philippe  le 
Beau,  héritier  du  comté  de  Flandre. 

Du  côté  Est  se  trouvent  le  bel  hôtel  gothique  du 
gouvernement  provincial,  construit  sur  l’empla- 


récente 

De  la  Grand’Place,  on  ac- 
cède par  la  rue  Breidel  à la 
place  du  Bourg  qui  fut,  pen- 
dant de  si  longs  siècles  le 
cœur  de  la  ville  et  le  siège 
des  différents  pouvoirs  qui 
s’exerçaient  sur  Bruges  et 
sur  le  Franc. 

Quatre  monuments,  d’un 
caractère  diffférent:  l'Hôtel- 
de-Ville,  la  Chapelle  du  Saint- 
Sang,  l’ancien  greffe  de 
France  et  de  la  Prévôté,  don- 
nent à cette  place  un  haut 
cachet  d’art.  L’Hôtel -de - 
Ville,  de  style  gothique,  est 
certainement  le  plus  impres- 
sionnant. Dans  l’ancienne 
salle  des  échevins  un  ensem- 
ble de  treize  compositions 
historiques  synthétise  la 
splendeur  de  Bruges  au  Moyen-âge,  au  point  de 
vue  historique,  moral  et  intellectuel. 

La  façade  de  la  chapelle  du  Saint-Sang,  accotée  à 
l’Hôtel-de-Ville,  n’offre  rien  de  bien  remarquable; 
mais  le  portail  de  l’escalier  est  d’une  réelle  beauté. 
On  sait  que  cette  chapelle,  lieu  du  pélérinage 
célèbre,  possède  une  relique  rare  entre  toutes  : 
quelques  gouttes  de  sang  du  Christ  recueillies  sur 


La  chapelle  du  Béguinage. 

le  Calvaire  par  Nicodème  et  Saint-Joseph  d’Arima- 
thie  et  rapportées  de  Jérusalem  à Bruges  par  le 
comte  de  Flandre,  Thierry  d’Alsace. 

C’est  par  le  Palais  de  Justice,  érigé  au  début 
du  xv)iie  siècle  sur  l’emplacement  de  l’ancien 
palais  du  Franc  et  de  la  maison  de  l’Ecoutête,  que 


40 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


l’on  pénètre  dans  l'ancienne  salle  échevinale  du 
Franc,  ou  se  trouve  l’admirable  cheminée  exécutée 
au  xvi°  siècle  sur  les  dessins  de  Blondeel,  franc- 
maître  de  la  corporation  de  Saint-Luc  et  de  Saint- 
Eloi,  en  mémoire  de  la  bataille  de  Pavie  et  du 
traité  de  paix  qui  suivit  et  par  lequel  la  France 
dut  reconnaître  l’indépendance  de  la  Flandre. 
Cette  cheminée  occupe  tout  un  côté  de  la  pièce. 
C’est  assurément  l’un  des  plus  beaux  joyaux  de  la 
couronne  artistique  de  la  Ville.  Toute  la  partie 
médiane,  en  bois  sculpté,  avec  des  personnages 
presque  aussi  grands  que  nature,  d’une  admirable 
finesse  d’exécution,  s’enlève  sur  un  joli  soubas- 
sement de  marbre  noir.  La  frise  en  albâtre  nous 
conte  l’histoire  de  la  chaste  Suzanne. 

Le  bâtiment  de  la  Prévôté,  construit  au  xvne 
siècle,  est  surtout  remarquable  par  son  imposante 
façade  en  pierre  de  taille  bleue,  dans  le  style  de 
la  seconde  période  de  la  Renaissance. 

A quelques  pas  de  la  place  du  Bourg  se  trouve 
la  place  Jean-Van-Eyck  avec  son  admirable  cadre 
de  constructions  du  Moyen-âge,  et  le  quai  Vert, 
d’une  si  pénétrante  poésie. 

Si  nous  quittons  la  place  du  Bourg  par  la  voûte 
ouverte  sous  l’ancien  greffe  flamand,  qui  donne 
accès  à la  petite  rue  de  l’Ane  aveugle,  nous 
arrivons  bientôt  sur  les  bords  du  canal,  au  quai 
du  Rosaire.  Rien  de  charmant  comme  ce  coin 
o ii  tout  paraît  groupé  dans  une  harmonie  déli- 
cieuse pour  donner  une  impression  générale  du 
caractère  de  Bruges.  Derrière  les  façades  pitto- 
resques et  pensives,  reflétées  dans  l’eau  calme  du 
canal,  on  aperçoit  la  silhouette  des  principaux 
monuments  de  Bruges  ; c’est  un  décor  simple  et 
grandiose  à la  fois,  bien  digne  de  retenir  les 
artistes. 

Plus  loin,  c’est  le  quai  du  Dyver,  d’un  aspect 
plus  sévère  et  plus  mélancolique,  si  curieux,  les 
jours  de  marché,  avec  son  mouvement  de  petites 
voitures  attelées  de  chiens,  où  brillent  les  cuivres 
des  grands  pots  à lait.  Sur  le  canal,  les  cygnes, 
lentement,  fontleurtour  de  ville,  passant  la  revue 
des  pignons  multicolores  et  des  jardins  mysté- 
rieux dégringolant  vers  leur  fluide  route  d’étain. 
Au  bout  du  quai  du  Dyver,  se  trouve  la  seigneu- 
riale demeure  de  Grunthuns,  à laquelle  se 
rattachent  d’intéressants  souvenirs  historiques 
et  qui  a été  transformée  en  un  admirable  musée 
de  dentelles.  C’est  une  jolie  construction  du  xve 
siècle  d’une  rare  élégance  de  lignes  et  séduisante 
au  possible  avec  ses  lucarnes  et  galeries  au  toit, 
son  escalier  d’honneur  et  sa  tourelle  d’angle, 
surmontée  d’un  gracieux  campanile  hexagone. 

Le  Grunthuns  est  au  chevet  même  de  l’église 
Notre-Dame,  bâtie  au  XIP  siècle,  dont  la  tour, 
surmontée  d’une  admirable  flèche,  n’a  pas  moins 
de  122  mètres  de  hauteur.  Une  journée  entière 
serait  à peine  suffisante  pour  admirer  comme  il 
convient  les  merveilles  artistiques  accumulées 
dans  l’église  par  la  piété  des  grands  seigneurs 
d’autrefois.  Aussi  ne  tenterai-je  pas  l’énuméra- 


tion, même  sommaire,  de  tous  ces  chefs-d’œuvre 
de  peinture,  de  sculpture  et  d’orfèvrerie  reli- 
gieuse. 

C’est  dans  l’une  des  chapelles  de  Notre-Dame, 
la  chapelle  de  Lanchals,  que  se  trouvent  les 
tombeaux  de  Charles  le  Téméraire  et  de  sa  fille 
Marie  de  Bourgogne.  Ces  deux  mausolées,  en 
cuivre  ciselé,  avec  les  écus  émaillés  des  duchés, 
comtés  et  seigneuries  appartenant  à la  maison  de 
Bourgogne,  sont  d’admirables  morceaux  ; mais 
celui  de  Marie  de  Bourgogne  est,  cependant,  de 
beaucoup  supérieur  à l’autre  comme  finesse  d’exé- 
cution et  comme  sentiment.  Dans  la  même  cha- 
pelle, se  trouve  le  tombeau  de  ce  malheureux 
comte  de  Lanchals,  chevalier  et  écoutète  de 
Bruges,  décapité  en  1488  par  les  bourgeois  de 
Bruges  révoltés  contre  Maximilien.  C’est  à sa  mé- 
moire que  se  rattache  la  légende  des  cygnes  de 
Bruges.  Ces  cygnes  (en  flamand,  lanchals  veut 
dire  long  col)  sont  un  souvenir  du  meurtre  inutile 
commis  par  la  ville  qui,  pour  le  racheter,  futcon- 
damnée  à entretenir  perpétuellement  des  cygnes 
dans  ses  eaux. 

Devant  Notre-Dame  s’ouvre  le  porche  massif  et 
noirâtre  de  l’hôpital  Saint-Jean,  dont  une  partie 
des  constructions,  remontant  au  douzième  siècle, 
bordent  la  Reie.  Là,  dans  l'ancienne  salle  du  cha- 
pitre, sont  groupées  quelques-unes  des  œuvres  de 
Memling  les  plus  célèbres  et  qui,  seules,  justi- 
fieraient le  voyage  de  Bruges.  Combien  notre  art 
moderne  semble  mesquin  en  face  de  ces  panneaux 
admirables  dont  la  beauté  défie  les  siècles.  Voici 
la  châsse  gothique  de  St-Ursule  avec  ses  six  pan- 
neaux,dont  chacun  constitue  un  pur  chef-d’œuvre  ; 
voici  encore  le  Mariage  mystique  de  Sainte-Ca- 
therine, V Adoration  des  mages,  la  Vierge  à la 
pomme , la  Sgbille  de  Perse , la  Fuite  en  Egypte , 
que  des  milliers  de  touristes  viennent  admirer 
religieusement  chaque  année. 

A quelques  pas  de  l’hôpital  Saint-Jean,  nouvelle 
accumulation  de  chefs-d’œuvre  de  la  vieille  école 
flamande,  dans  le  Musée  qui  fut  jadis  la  loge  des 
bourgeois.  Non,  une  ville  qui  possède  tant  de 
trésors,  n’est  pas  une  ville  morte. 

Doucement,  par  les  rues  qui  sinuent,  nous 
voici  dans  un  quartier  de  Bruges  où  les  construc- 
tions du  Moyen-Age  et  les  sites  pittoresques  se 
disputent  les  regards  du  touriste.  C’est  la  place 
de  la  Vigne,  avec,  en  face,  le  Béguinage  assis  au 
bord  du  lac  d’Amour,  qui  fut  le  bassin  de  - com- 
merce de  la  Bruges  antique  et,  plus  loin,  derrière 
les  ormes,  à la  pointe  de  Minnewater,  la  tour  mi- 
litaire de  Jean  Van  Oudenaerde,  qui  commandait 
les  anciens  ouvrages  de  fortification  militaire  et 
les  vieux  remparts  gardés,  de  ce  côté  de  la  ville, 
par  la  porte  de  Gand.  Devant  le  Béguinage,  acco- 
tée au  pont  qui  donne  accès  à ce  lieu  de  retraite 
et  de  pieuses  méditations,  une  jolie  construction 
mire  dans  l’eau  dormante  ses  tourelles  de  briques 
finement  ouvragées,  ses  fenêtres  antiques  et  ses 
poivrières  ; c’est  le  S as  huis  ou  maison  éclusière. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


41 


Elle  met.dans  le  paysage  la  note  la  plus  gracieuse 
qu’on  puisse  imaginer. 

Le  Béguinage  remonte  au  XIIIe  siècle  ; c’est, 
autour  d'une  grande  place  plantée  de  vieux  or- 
mes, un  assemblage  de  petites  maisons  blanches 
et  basses,  peintes  en  blanc,  occupant  trois  côtés. 
Sur  l’autre  côté,  est  placée  la  chapelle  du  Bégui- 
nage, dédiée  à Sainte-Elisabeth,  dont  l’ensemble 
est  de  1605,  mais  dont  la  petite  porte  septen- 
trionale est  un  reste  de  la  construction  du  trei- 
zième siècle.  Quelques  tableaux  de  Jacques  Yan 
Oost  le  Vieux,  de  De  Deyster  et  de  Boeyermans 
ornent  l’intérieur.  La  maison  de  la  Grande-Dame 
ou  supérieure  du  Béguinage  est  attenante  à une 
petite  chapelle,  où  l’on  peut  admirer  un  joli  ta- 
bernacle en  bois  sculpté  du  dix-septième  siècle. 

Un  grand  silence  plane  sur  le  Béguinage,  à 
peine  troublé  par  le  passage  des  béguines  se  ren- 
dant solitairement  de  leurs  maisonnettes  à la 


chapelle,  enveloppées  et  encapuchonnées  dans 
leurs  longues  mantes  noires. 

On  comprend  là,  mieux  qu’ailleurs,  le  charme 
un  peu  mélancolique  de  la  vieille  cité  llamande, 
ses  ressorts  mystiques,  son  respect  pour  les 
choses  du  passé. 

Que  de  monuments,  d’églises,  de  vieilles  de- 
meures corporatives  ou  privées  mériteraient 
encore  d’être  mentionnées  ! Il  n’est  pas  un  quar- 
tier de  Bruges,  pas  une  rue  qui  n’ait  ses  trésors 
archéologiques  et  artistiques  son  caractère  parti- 
culier de  beauté.  Chaque  pas  y est  l’occasion  d’un 
enchantement  nouveau,  d’impressions  de  plus 
en  plus  vives. 

Aussi  le  touriste  qui  n’a  pu  consacrer  que 
vingt-quatre  heures  à Bruges  ne  s’arrache-t-il  pas 
sans  peine  à ce  milieu  dont  il  n’a  fait  que  deviner 
les  attraits. 

( Photographies  de  l'auteur.)  JüLES  CARDÀNE. 


LA  PLUS  PETITE  60MMUNE  DE  fRANCE 


En  feuilletant  distraitement  le  gros  volume  sorti 
des  presses  de  l’imprimerie  nationale  et  contenant 
le  dénombrement  de  la  France  en  1896,  je  fus 
frappé  de  l’extraordinaire  maigreur  des  colonnes 
consacrées  à la  population  des  communes  de  la 
Haute-Marne.  Bien  rarement  il  y a plus  de  trois 
chiffres,  c’est-à-dire  que  l’énorme  majorité  ne 
possède  pas  mille  habitants  ; très  nombreuses 
sont  celles  qui  n’ont  même  pas  ces  trois  chiffres 
et,  par  conséquent,  renferment  moins  de  cent 
âmes.  Bien  plus,  j'en  découvris  ayant  moins  de 
cinquante  habitants;  à laGenevroye  il  y en  a 24, 
et  Morteau  en  renferme  14  seulement. 

Quatorze  habitants  ! Comment  dans  un  tel  mi- 
crocosme peut-on  trouver  maire,  adjoint,  conseil- 
lers municipaux,  curé,  instituteur,  garde-cham- 
pêtre et  autres  agents  de  notre  civilisation  com- 
pliquée et  raffinée  ? 

Le  petit  problème  valait  la  peine  d’être  étudié; 
profitant  du  merveilleux  été  de  la  Saint-Mar- 
tin 1899,  je  suis  parti  pour  Morteau  (1);  l’excur- 
sion m’arévélé  une  des  choses  les  plus  charmantes 
de  notre  France. 

Avant  de  me  mettre  en  route  j’ai  voulu  vérifier 
le  rang  de  la  minuscule  commune  champenoise. 
Si,  pourtant,  il  en  était  de  plus  menues  encore  ? 
Je  délaisserais  alors  Morteau.  Et  j’ai  fouillé  dans 
les  listes  du  dénombrement,  lâche  ingrate  s’il  en 
fut.  Ah  ! j’en  ai  trouvé,  des  communes  exiguës! 
Mais  Morteau  tient  bien  décidément  ce  que  le  jar- 
gon moderne  appelle  un  record,  c’est  la  plus  pe- 
tite commune  de  France! 

Fille  n’eut  pas  toujours  ce  rang  glorieux.  Il  y a 
quinze  ans  quatre  communes  étaient  moins  peu- 

(t)  Il  y a un  autre  Morteau  Ijien  plus  considérable,  dans  le 
Doubs,  c’est  une  ville  de  3576  habitants,  située  à la  frontière 
suisse  et  dont  le  développement  est  constant. 


plées,  elle  avait,  il  est  vrai,  22  habitants.  Les  quatre 
autres  étaient  la  Génevroye,  du  canton  de  Vignory, 
dans  la  Haute-Marne;  le  Tartre-Gaudran  dans  la 
grande  banlieue  parisienne — quil’euteru  ! — ap 
partenant  au  canton  de  Houdan  en  Seine-et-Oise  ; 
Blanchefontaine,  dans  le  Doubs,  et  Villedieu-lès- 
Quenoche,  dans  la  Haute-Saône. 

Pendant  ces  quinze  ans,  le  Tartre-Gaudran  est 
obstinément  resté  stationnaire,  avec  17  habitants  ; 
la  Genevroye  en  a 24,  Blanchefontaine,  29.  Quant 
à Villedieu-lès-Quenoche  il  a renoncé  à la  lutte  et 
s’est  résolu  à se  repeupler,  de  21  il  est  monté 
à 38.  Quand  les  francs-comtois  s’y  mettent,  ils  ne 
font  pas  les  choses  à demi  ! 

Où  se  trouve  Morteau?  En  sujet  aussi  important 
il  faut  être  d’une  précision  rigoureuse  : Exacte- 
ment par  3 degrés  30  minutes  de  longitude  Est, 
par  53  degrés  59  minutes  de  latitude  nord, 
d’après  les  cartes  de  l’état-major.  C’était  une  pa- 
roisse de  l’ancien  Bassigny,  pays  aujourd’hui 
compris  dans  le  département  de  la  Haute-Marne. 
Elle  appartient  à l’arrondissement  de  Chaumont 
et  au  canton  d’Andelot.  Quand  j’aurai  ajouté  que 
Morteau  est  à moins  de  trois  kilomètres  de  la 
petite  ville  d’Andelot  et  que  celle-ci  est  une  des 
stations  du  chemin  de  fer  de  Chaumont  et  Bologne 
àNeufchateau,  le  lecteur  serasuffisamment  éclairé 
sur  la  situation  géographique  de  la  plus  petite 
commune  de  France. 

Au  matin,  le  train  me  laisse  dans  l’humble 
gare  d’Andelot,  située  au  pied  du  joli  mamelon 
de  Montéclair,  couronné  par  les  débris  informes 
d’un  château  qui  fut  un  castrum  romain  et 
devint  une  puissante  forteresse  féodale.  Une  jolie 
route  conduit  au  bourg,  formé  de  petites  rues 
rayonnant  sur  une  grande  place  pittoresque, 
bordée  par  un  hôtel  de  ville  classique,  une  maison 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


42 


bourgeoise  aux  allures  de  pavillon  abbatial  et 
quelques  demeures  cossues.  Au  milieu,  une  jolie 
fontaine  rococo  coule  dans  un  bassin  ; édifiée  en 
matériaux  trop  tendres  elle  a perdu  la  plupart 
de  ses  ornements  ; d'informes  blocs  sont  les  ruines 
de  tritons  et  de  volutes,  quelques  mascarons 
restent  encore,  des  enroulements  et  des  guirlandes 
révèlent  combien  devait  être  élégant  l’édicule 
aujourd’hui  effrité,  après  60  ans  d’existence. 

La  ville,  toute  mignonne,  car  elle  n’a  pas 
950  habitants,  possède  une  jolie  église  ogivale 
avec  un  porche  roman  sévère  et  sobre.  Elle 
couvre  les  bords  d’une  terrasse  circulaire 
escarpée  dont  une  claire  rivière,  le  Rognon, 
baigne  le  pied.  La  vue  est  charmante  sur  la 
vallée  entourée  de  grands  bois  et  tapissée  de 
prairies.  Pour  jouir  de  ces  horizons  les  bourgeois 
d’Andelot  ont  transformé  en  jardins  et  en  petits 
parcs  les  pentes  abruptes  ; ils  y ont  construit  des 
vide-bouteilles  entourés  de  fleurs.  Le  chemin  de 
fer  traverse  ces  aimables  abords  de  petite  ville. 

Le  chemin  de  Morteau  descend  au  bord  du 
Rognon  et  en  remonte  la  rive  droite,  au  pied  de 
parois  rocheuses  où  la  pierre  blanche  éboulée 
s’eiïrite  sous  l'influence  de  la  gelée,  du  soleil  et 
des  pluies.  La  rivière  débouche  par  une  vallée  où 
les  collines  s’escarpent,  se  dressent  en  falaises 
entourées  de  grands  arbres.  Chênes  rouillés, 
sapins  à la  pyramide  sombre  encadrent  délicieu- 
sement ce  bassin  dans  lequel  le  Rognon  déploie 
ses  anneaux  étincelants,  ici  torrent  aux  mutines 
colères,  plus  loin  canal  endormi. 

Déjà  charmant,  le  paysage  se  fait  superbe 
lorsqu’on  a contourné  un  petit  éperon  boisé  qui, 
jusqu’alors,  a masqué  la  vue.  Morteau  apparaît, 
site  idéal  dont  les  yeux  ont  peine  à se  détacher. 
C’est,  au  sommet  d’un  mamelon,  un  château 
flanqué  de  quatre  pavillons  carrés  hérissés  de 
hautes  toitures  de  tuiles.  Les  façades  peintes, 
les  contrevents  gris  offrent  à distance  l’image 
parfaite  de  la  demeure  seigneuriale  au  siècle 
dernier,  comme  la  rêvèrent  Voltaire  et  Rous- 
seau. Autour,  basses  mais  amples,  trois  ou  quatre 
maisons,  fermes  que  dominent  les  hauts  pail- 
lers  et  les  gerbiers.  A l’écart,  au  milieu  d’un 
bosquet,  sur  un  monticule,  une  chapelle  romane 
vétuste  et  grise.  Voilà  tout  Morteau. 

Le  chemin  franchit  la  rivière  bruyante  au- 
dessous  d’un  de  ces  biefs  endormis  qui,  peut-être, 
donnèrent  leur  nom  au  pays  : Morte-Eau.  Un 
pont  de  pierre  de  deux  arches,  encore  inachevé 
car  il  n’a  pas  de  parapets,  conduit  à une  longue 
bâtisse  rurale  servant  sans  doute  de  logement 
aux  valets  de  ferme.  Je  dis  sans  doute,  car  je  ne 
puis  vérifier,  les  logis  sont  vides  à cette  heure. 
Vides  aussi  les  fermes.  Le  château  est  clos,  ses 
contrevents  ont  perdu  une  grande  partie  de  leurs 
lattes,  tout  cela  a un  inexprimable  aspect  d’aban- 
don. 

On  dirait  le  château  de  la  Belle  au  Bois  dor- 
mant. Cependant,  voici  des  gloussements  de 


poules  ; au  bruit  de  mes  pas  un  troupeau  de 
dindons  s’enfuit,  colère;  ce  sont  de  jolies  bêtes- 
n’ayant  point  le  noir  plumage  des  dindons  ordi- 
naires, il  en  est  de  blanches,  il  en  est  d’un  roux 
délicat,  tacheté  de  blanc  comme  si  elles  avaient 
emprunté  la  livrée  de  daims.  Et  des  pigeons  s’en- 
volent, allant  se  poser  sur  les  barreaux  d’un 
colombier  circulaire,  reste  de  la  splendeur 
seigneuriale  de  ce  domaine  aujourd’hui  roturier. 

Pas  un  visage  humain.  Mais,  là-bas,  au  milieu 
d’un  champ,  à la  marge  des  bois,  un  cultivateur 
conduit  sa  charrue  et  j’entends  le  bruit  régulier 
d’un  marteau  frappant  sur  des  pierres.  Ce  doit 
être  le  cantonnier.  En  effet,  le  voici,  au  détour  du 
chemin;  assis  sur  un  sac,  il  débite  méthodique- 
ment le  dur  calcaire.  Pour  le  tirer  de  sa  besogne 
je  dois  l’interpeller  : 

— Où  demeure  Monsieur  le  maire  de  Morteau  ?' 

Placidement  il  me  répond: 

— A Andelot.  c’est  le  notaire. 

Et  il  reprend  sa  tâche.  De  nouveau  il  faut  l’in- 
terroger. 

- — L’adjoint  est-il  aussi  à Andelot? 

— J’sais  pas. 

Puis  il  se  tourne  vers  le  laboureur. 

— Qui  c’est  qui  est  l’adjoint? 

— C’est  moi  ! répond  l’autre. 

Ainsi  il  y a quatorze  habitants  seulement  dans 
la  commune  et  le  cantonnier  lui-même  ne  connaît 
pas  l’adjoint! 

Je  me  dirige  vers  ce  fonctionnaire.  A ma  vue 
il  arrête  l’attelage,  tout  suant  d’avoir  retourné  la 
glèbe.  L’homme  est  assez  surpris  de  cette  visite 
inopinée,  je  lui  en  révèle  le  but  et  sa  cordiale 
figure  s’éclaire  d’un  sourire. 

— En  effet,  me  dit-il,  nous  sommes  la  plus 
petite  commune  de  France.  En  1889  cela  valut  à 
notre  premier  magistrat  une  invitation  spéciale 
au  banquet  des  maires.  Il  était  trop  vieux  a-t-il 
dit  et  n’a  pas  voulu  se  déranger. 

Ah  si  j’avais  été  là!  j’y  serais  bien  allé  pour  lui, 
j’aurais  enfin  vu  Paris! 

Et  voilà  la  glace  rompue. 

— Alors,  lui  dis-je,  vous  n’êtes  que  quatorze 
dans  la  commune  ? 

L’adjoint  compta  sur  ses  doigts  : 

— Non,  il  n’y  en  a plus  que  douze,  encore  en 
ajoutant  mon  frère  qui  est  soldat  et  ne  veut  pas 
revenir  au  pays,  il  trouve  que  travailler  la  terre 
c’est  trop  dur  ! 

Chez  moi  nous  sommes  trois;  il  y a deux  autres 
maisons,  ayant  chacune  quatre  habitants. 

— Et  votre  curé,  le  comptez-vous  ? 

— Nous  n’avons  pas  de  curé,  nous  dépendons 
d’Andelot  pour  le  culte. 

— Naturellement,  pas  d’écoles? 

— Pourquoi  faire,  répond  l’adjoint  en  riant. 
Les  instituteurs  seraient  trop  rentiers  chez  nous. 

— Alors  vous  n’avez  pas  de  garde-champêtre, 
pas  de  cabaret,  pas  d’épicier,  pas  de  boutique, 
pas  de  bureau  de  tabac? 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


43 


— Non,  il  y a tout  cela  à Andeiot. 

— Sur  vos  onze  habitants,  combien  compte-on 
d’électeurs  ? 

— Quand  mon  soldai  est  là  nous  sommes  sept, 
s’il  est  absent,  il  en  reste  six. 

— Une  question  encore,  monsieur  l’adjoint, 
comment,  avec  six  électeurs,  pouvez-vous  com- 
poser votre  conseil  municipal,  la  loi  exigeant  dix 
membres  pour  les  communes  au-dessous  de 
cinq  cents  habitants. 

— On  a emprunté  aux  autres  communes.  Nous 


maire  arrive  d’Andelot,  il  fait  prévenir  les  élec- 
teurs, tous  les  six  viennent  de  suite  et  déposent 
leur  bulletin.  Tout  le  monde  ayant  ainsi  voté,  le 
scrutin  est  clos  aussitôt.  S’il  plaisait  à un  seul 
d’aller  se  promener  jusqu’au  soir,  le  bureau 
devrait  rester  en  permanence.  A l’honneur  des 
habitants  de  Morteau  le  cas  ne  s'est  jamais  pré- 
senté, les  abstentions  sont  choses  inconnues. 

Si  petite  que  soit  la  commune  elle  a cependant 
son  budget,  même  elle  est  riche.  Elle  a des  bois 
j qui,  chaque  année,  rapportent  1200  francs  comme 


Château  de  Morteau. 


autres,  nous  sommes  tous  conseillers,  tous  les  six. 
Deux  habitants  d’Andelot  étant  propriétaires  à 
Morteau  on  les  a élus,  puis  on  a pris  deux 
habitants  de  Cirey-lès-Mareilles.  11  y a 176  habi- 
tants à Cirey,  ils  ont  donc  pu  consentir  à nous 
céder  ces  deux  représentants.  Un  des  conseillers 
habitants  d’Andelot,  est  le  notaire,  propriétaire 
du  château  ; nous  l’avons  nommé  maire. 

— Et  la  mairie  où  est-elle  ? 

L’adjoint  me  regarda  avec  surprise.  La  question 
lui  semblait  étrange  : 

— De  mairie  nous  n’en  avons  pas  ! Il  y a qua- 
rante-deux pièces  au  château,  on  en  prend  une  ; 
voilà  tout.  Le  maire  tient  les  écritures  chez  lui. 
Çà  n’est  pas  trop  dur. 

Et  je  continue  à interroger.  J’apprends  ainsi 
que,  même  dans  ce  pays  idéal  où  tous  les  élec- 
teurs sont  élus,  il  y a parfois  des  crises  et  des 
luttes.  Aux  dernières  élections  on  vil  un  ballot- 
tage; un  des  candidats  ne  réunissait  que  deux 
voix,  dont  la  sienne  ; or,  il  y avait  six  électeurs, 
la  moitié  plus  un  est  de  quatre.  On  dut  recom- 
mencer le  dimanche  suivant. 

Les  élections  sont  d’ailleurs  patriarcales.  Le 


affouage.  En  recettes  ordinaires  il  y a 170  francs, 
cela  équilibre  les  dépenses.  Le  centime  addi- 
tionnel évalué  à 10,18  produit  312  francs  par  an  ; 
il  y a 30  centimes  ordinaires  et  20  extraordi- 
naires qui  prendront  fin  en  1901.  Comme  tout 
petit  prince  a des  ambassadeurs,  la  petite  com- 
mune a sa  dette  ; elle  s’élèvait  à 957  francs  le 
31  mars  1897.  J’ai  trouvé  ces  chiffres  dans  une 
publication  du  ministère  de  l’Intérieur. 

Les  onze  habitants,  puisque  le  militaire  ne 
veut  plus  travailler  la  terre  et  préfère  être  laquais 
ou  fonctionnaire,  les  onze  habitants  vivent  du  sol; 
la  commune  a une  superficie  de  420  hectares. 
Beaucoup  de  prés  au  bord  du  Rognon  où  l’on  fait 
paître  un  nombreux  cheptel.  L’adjoint,  à lui  seul, 
me  dit  entretenir  30  vaches  dans  sa  ferme.  Il 
habite  Morteau  depuis  trois  ans  seulement,  après 
avoir  quitté  une  ferme  plus  étendue,  parce  qu’il 
ne  trouvait  pas  de  domestique.  A Morteau  il  en- 
tretient seul  ses  terres  et  ses  étables. 

Sur  cette  douloureuse  révélation  de  l’abandon 
du  sol  par  le  paysan,  je  pi'ends  congé  de  l’excel- 
lent adjoint;  il  dit,  en  me  serrant  la  main  : 

— Dites  bien  dans  votre  livre  que  Morteau  est 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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un  beau  pays,  où  les  étrangers  viennent  vo- 
lontiers. 

Il  me  serait  difficile  de  dire  autre  chose.  Ce 
repli  de  la  vallée  du  Rognon  est  vraiment  exquis. 
La  rivière  étincelante,  son  ourlet  de  prairies  ani- 
mées par  le  bétail,  ses  cultures,  ses  bois,  les  pentes 
rocheuses,  le  château  majestueux,  les  grandes 
fermes  en  font  un  des  plus  heureux  tableaux  que 
l’on  puisse  contempler.  EL  quel  charme  intime  et 
pénétrant  vous  saisit  quand  on  est  parvenu  sur  la 
butte  de  gazon  que  recouvre  la  chapelle!  Ce  tertre 
ombragé  par  un  tilleul  centenaire  est  entouré  de 
sapins  entre  lesquels  des  chemins  fuient  à travers 
des  bois  épais.  Au  milieu  se  dresse,  vénérable  et 
robuste,  le  petit  temple  de  pierre,  semblable  aces 
chapelles  de  granit  qui  bordent  la  mer  bretonne 
et,  depuis  tant  de  siècles,  résistent  aux  fureurs 
des  tempêtes.  Un  porche  précède  l’édifice  dans 
lequel  sont  les  pierres  tumulaires  des  anciens  no- 
tables de  Morteau. 

Des  abords  de  la  chapelle  on  découvre  tout  le 
hameau,  le  château,  son  parc  désert,  le  colombier 
féodal,  les  grandes  fermes,  les  lignes  heureuses 
du  vallon.  Et  il  semble  que  l’on  ne  pourra  jamais 
se  résoudre  à quitter  cette  solitude  d’une  grâce 
inexprimable. 

Cependant,  vers  le  nord,  s’entend  un  coup  de 
sifflet  suivi  d’un  grondement.  C’est  un  train  qui 
me  rappelle  à la  réalité,  il  faut  rejoindre  la  gare 
et  retournera  Paris.  La  plus  grande  commune  du 
monde  (1)  après  la  plus  petite. 

Ardouin-Dumazet. 

Théâtres  d’Enfants 

Parmi  les  jouets  que  le  jour  de  l’an  a fait  surgir 
•et  flamboyer  aux  vitrines  et  aux  étalages,  les 
théâtres  d’enfants  tiennent  une  grande  place, 
parce  que  La  nation  française  est  très  éprise  d’art 
dramatique,  et  prend  ce  goût  de  bonne  heure,  à 
Guignol  par  exemple.  Il  est  juste  de  voir  la  passion 
du  théâtre  se  développer  dès  le  bas  âge  chez  les 
petits  garçons  d’un  peuple  qui  a la  réputation  de 
fournir  le  monde  entier  de  ses  œuvres  drama- 
tiques. 

Comment  et  où  naissent  ces  fragiles  monuments, 
bleus,  rouges  et  dorés  dans  lesquels  les  petits  orga- 
nisent des  représentations  dont  l’Opéra  ni  la 
Comédie-Française  n’ont  encore  pris  aucun  om- 
brage ? 

Il  y en  a une  importante  fabrique  en  face  du 
poétique  Parc  des  Buttes-Chaumont,  près  la  rue 
Bolivar,  à Belleville.  Allons-y.  Nous  voici  chez 
M.  Fruit,  le  grand  pourvoyeur  des  scènes  puériles, 
dont  le  plus  grand  proscenium  n’a  pas  un  mètre 

(1)  Paris  en  tant  que  commune  est  plus  vaste  et  étendue  que 
Londres.  La  capitale  anglaise  est  en  effet  répartie  en  plusieurs 
jnunicipes  dont  la  Cite  est  la  plus  connue. 


de  large.  Il  cumule  la  fabrication  des  théâtres 
avec  celle  des  guignols  et  des  jeux  de  massacre, 
voire  même  des  épiceries  lilliputiennes.  Dans 
l’atelier  de  menuiserie,  on  assemble  les  plan- 
chettes qui  seront  la  charpente  de  la  scène,  car 
de  la  salle,  il  n’est  jamais  question  ; l’enfant  qui 
joue  aux  théâtres  est  toujours  censé  faire  salle 
comble,  parce  que  le  public,  c’est  lui,  et  il  peut 
dire  comme  Léandre  des  Plaideurs  : 

Moi,  je  suis  l’Assemblée. 

Une  fois  la  boite  assemblée,  on  la  peint,  on  la 
décore,  on  ajuste  les  cartons  qui  font  le  décor  du 
fond,  les  châssis  qui  font  les  coulisses  ; selon  le 
prix,  ce  travail  est  plus  ou  moins  compliqué, 
riche  et  minutieux,  et  la  scène  est  plus  ou  moins 
vaste.  Carie  prix  d’un  de  ces  théâtres  est  variable 
selon  la  qualité,  de  soixante-quinze  centimes  à 
cent  francs  et  au  delà.  11  n’y  a là  aucun  secret 
l'are  de  fabrication,  et  on  la  devine  toute,  en 
regardant  l’objet. 

Il  suggère  pourtant  quelques  réflexions. 

Comme  j’en  causais  avec  M.  Fruit,  qui  connaît 
à fond  la  question,  il  me  dit  comment  et  pour- 
quoi cette  fabrication,  toujours  très  importante, 
n'est  plus  artistique  et  est  fatalement  commune. 

— U y a quinze  ou  vingt  ans,  on  fabriquait  du 
beau  théâtre  cher;  on  vendait  des  articles  de 
cent  francs  pièce.  Ce  temps  n’est  plus.  Pourquoi? 
C’est  que  le  sport  n’existait  pas.  Les  enfants 
jouaient  au  théâtre  beaucoup  plus  tard  qu’ils  ne 
font  aujourd’hui.  A quinze  ans,  à seize  ans,  ils 
s’en  amusaient  encore, et  on  leur  offrait  des  jouets 
chers,  on  faisait  pour  eux  de  véritables  petits 
théâtres  truqués  avec  trappes  et  cintre,  poulies 
et  herses.  On  faisait  de  beaux  décors. 

11  me  montrait  des  châssis  de  ce  temps-là,  deâ 
maquettes  copiées  à l'Opéra,  dê'S  paysages  signés 
Chéret  ou  Jambon,  de  petites  mervélllês  de  déco- 
rations aux  arbres  découpés  en  fine  deillèiïô.  Il  ÿ 
a de  charmants  tableaux  dans  ce  magasin  dé 
décors  en  miniature. 

Dans  un  ciel  nuageux,  la  lune  brille  et  irise  de 
ses  feux  tremblants  la  crête  des  vagues,  habile- 
ment simulées  par  quelques  coups  de  canifs 
donnés  dans  le  carton  de  la  maquette  : en  met- 
tant une  lumière  derrière,  l’effet  est  d’un  pitto- 
resque charmant.  On  obtient  ainsi  des  effets  de 
soir  au-dessus  des  toits  pointus  de  la  ville  endor- 
mie, et  du  pont  ogival  sous  lequel  coule  et  scintille 
l’eau  du  fleuve  mystérieux. 

Tout  en  me  montrant  ces  jolies  choses,  mon 
interlocuteur  continuait: 

— Aujourd’hui,  passé  dix  ans,  les  enfants  ne 
jouent  plus  au  théâtre;  ils  ont  des  jeux  moins 
sédentaires,  la  bicyclette,  les  sports  ; c’est  la 
mode  de  l’exercice  physique  qui  a tué  le  théâtre 
de  l’adolescence.  On  ne  fait  donc,  pour  ainsi 
dire,  que  l’article  simple  et  bon  marché  pour  lés 
petits,  qui  n'ont  pas  tant  d’exigences. 

En  effet,  le  théâtre  qui  se  vend  le  plus,  ét  qui 


i 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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est  le  plus  demandé,  est  géométriquement  uni. 
C’est  une  boite  un  peu  évasée.  Une  belle  façade, 
avec  un  cartouche  doré,  des  pilastres  de  papier 
ou  de  glaise  modelée  ; une  planchette  est  censée 
abriter  la  rampe  ; une  autre  simule  la  cabane  du 
souffleur;  dans  le  fond,  un  carton  porte  une  image 
surchaque  face,  pour  fournir  deux  toiles  de  fond, 
la  troisième  est  collée  à même  sur  la  paroi  de  la 
boîte.  Sur  les  côtés,  des  bandes  de  carton  rectan 
gulaires  glissent 
dans  des  rainures 
etsontles  coulisses. 

On  entre  les  person- 
nages par  le  haut 
et  ils  pendent  à un 
fil.  Un  rideau  rouge 
s’enroule  le  long 
d’une  baguette  que 
commande  une  ma- 
nivelle, et  c’est  tout. 

Le  fabricant  lui- 
même,  en  consta- 
tant cette  simplici- 
té, s’en  désole  : 

— On  pourrait 
tellement  faire 
mieux  ! Au  lieu  de 
ces  cartons  unis  et 
imagés  qui  mar- 
quentles  deux  plans 
de  la  scène,  j’ai 
voulu  faire  des  por- 
tants [découpés  ; 
c’était  trop  cher.  J’avais  aussi  le  portant  à ti- 
rette; en  tirant  un  fil,  on  faisait  à la  fois 
avancer  le  portant  qui  était  caché,  et  reculer 
celui  qui  était  vu,  ce  qui  permettait  des  change- 
ments à vue.  J'ai  fait  encore  le  châssis  en  forme 
de  prisme  posé  debout,  tournant  sur  un  pivot,  ce 
qui  mettait  trois  décors  sur  un  seul  portant  : 
mais  l’inconvénient  était  la  ligne  droite,  on  ne 
pouvait  pas  découper  les  arbres,  par  exemple,  et 
les  châssis  de  verdure  tombaient  trop  droit. 

Voyez  un  peu  la  coïncidence  ! Le  modeste  fa- 
bricant de  jouets  modernes  a retrouvé  là  le  prin- 
cipe de  la  décoration  scénique  dans  l’antiquité 
grecque  ; ce  châssis  prismatique,  les  Grecs  n’en 
employaient  pas  d’autre  sur  leur  scène  du  théâtre 
de  Dionysos,  et  ils  appelaient  ces  décors  tour- 
nants des  * périactes  ». 

Le  même  système  servit  en  France, au  xviii0  siècle 
sur  les  scènes  des  théâtres  de  la  foire  Saint- 
Germain,  de  la  foire  Saint-Laurent,  de  la  Comédie 
Italienne  et  qui  sait? C’est  peut-être  la  vieille  tra- 
dition du  siècle  dernierqui  s’est  perpétuée  chez  les 
fabricants  modernes  de  petits  théâtres  d’enfants. 

Pour  .ma  part,  je  ne  m’en  étonnerais  pas,  car 
je  suis  frappé  par  la  persévérance  de  la  tradition 
dans  cette  fabrique  de  nos  jours.  Regardez  les 
petits  personnages  qui  sont  modelés  ou  moulés 
ou  sculptés  dans  le  bois  pour  les  théâtres  et  pour 


les  guignols.  Ce  sont  de  bien  vieilles  connais- 
sances, et  leur  régiment  ne  s’est  pas  renouvelé 
depuis  Louis  XV  ! On  se  croirait  encore  au  temps 
de  la  Comédie  Italienne,  et  les  types  ont  persisté 
dans  cette  petite  province  de  l’art  dramatique, 
tandis  que  les  révolutions  secouaient  les  grands 
théâtres.  Sur  le  panneau  décoratif  de  la  façade 
du  guignol  pour  enfants,  on  voit,  dans  un  parc  à 
la  Watteau,  Pierrot  qui  dénonce  à Cassandre  le 

perfide  Arlequin lu- 
tinant  Colombine, 
et  rien  n’a  changé 
depuis  Lesage,  Fu- 
zelier  et  Favart. 
Dans  la  botte  des 
« Acteurs  » pour 
enfants,  qui  recon- 
naissez-vous ? Pier- 
rot, Arlequin,  Cas- 
sandre,  le  Docteur, 
Trivelin,  Colombi- 
ne, et  ajoutez-y  la 
Fée  nuagée  de  tulle, 
le  vieux  marquis  et 
la  marquise  accorte 
de  Sedaine,  le  juge 
tout  de  rouge  habil- 
lé, le  Garde  Fran- 
çaise, le  marié,  la 
mariée  et  Gros 
Biaise.  Tout  est  prêt 
pour  jouer  du  Do- 
minique, du  Roma- 
du  Piron  et  du  d’Orneval. 

Et  pourtant,  il  ne  faudrait  pas  penser  que  cette 
industrie  soit  routinière;  elle  prendrait  volontiers 
un  autre  essor  : cette  ambition  lui  est  interdite, 
par  des  motifs  bien  imprévus,  que  M.  Fruit 
m’expliquait  : 

— J’ai  beaucoup  étudié  les  perfectionnements 
que  l’on  pourrait  apporter  au  plan  de  nos  théâ- 
tres. II  faudrait  que  les  côtés  soient  ouverts,  qu’on 
puisse  faire  entrer  les  personnages  par  la  coulisse, 
que  la  toile  du  fond  ait  plus  de  i'ecul,  et  la  scène 
plus  de  champ.  L'objection  est  que  l’espace  exigé 
étant  plus  grand,  le  jouet  devient  plus  encom- 
brant et  tient  plus  de  place  soit  dans  la  vitrine 
du  marchand,  soit  dans  la  chambre  de  l’enfant, 
et  en  tout  cas  il  est  moins  maniable,  plus  malaisé 
à emporter.  J’obvie  à cet  inconvénient.  J’ai  plu- 
sieurs systèmes,  soit  des  tiges  pliantes  et  articu- 
lées, soit  une  planchette  qui  se  rabat... 

Et  tout  en  m’expliquant,  il  me  montrait  des 
modèles  pliants  d’unesimplicité  ingénieuse,  beau- 
coup plus  commodes  et  plus  portatifs,  une  fois 
repliés,  que  les  modèles  couranls.  Je  lui  mani- 
festai mon  étonnement  que  ces  systèmes  n’aient 
pas  été  préférés,  étant  bien  supérieurs  aux  anciens, 
et  il  me  donna  de  leur  discrédit  de  curieuses  rai- 
sons : 

— C’est  le  procédé  actuel  de  vente  qui  s’oppose 


Théâtre  d’enfants. 


gnési, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


46 


a tout  progrès.  Il  faut  vendre  trop  vite.  L’employé 
est  bousculé,  il  n'a  pas  le  temps  de  rien  expliquer, 
de  « taire  l’article  » comme  on  dit.  Il  lui  faut  dé- 
biter l’achat  séance  tenante  pour  courir  aux 
autres  clients  qui  attendent.  Il  faut  donc  un 
objetsimple,  dont  lesavantages  soienttoutde  suite 
visibles  pour  les  regards  hâtifs  des  passants,  un 
théâtre  fait  de  quatre  planchettes,  sans  secret  ni 
système.  Mais  voici  un  théâtre  pliant.  Comment 
voulez-vous  qu’il  se  vende  dans  un  magasin  de 
nouveautés?  Est-il  déplié,  monté,  prêta  fonction- 
ner ? On  dira  : 

« C'est  trop  grand 
et  trop  encom- 
brant ! » Est-il 
replié  et  ramas- 
sé ? Le  client  ne 
saura  pas  ce  que 
c’est  et  ne  soup- 
çonnera pas  le 
mécanisme,  par- 
ce qu’il  n’y  a lâ 
personne  pour  lui 
faire  la  démons- 
tration. Le  ven- 
deur n’a  pas  le 
temps.  Alors  le 
petit  théâtre,  plié 
ou  ouvert,  reste 
là,  invendu,  tan- 
dis que  le  vieux 
modèle,  en  forme 
de  boîte  [toute 
unie,  et  dont  on 
sait  tout  de  suite 
ce  que  c’est,  seu- 
lement de  le  voir,  celui-là  se  vend  par  grosses,  et 
il  faut  toujours  réassortir.  Ainsi  c’est  la  vente 
qui  nuit  à l’objet  et  l’empêche  de  s’améliorer; 
on  vend  trop  vite. 

— Mais  pourquoi  ne  pas  exhiber  à l’étalage,  en 
vedette,  un  théâtre  nouveau  modèle  tout  monté, 
et  au-dessous,  on  empilerait  les  boites  avec  leur 
continu  replié,  prêt  à partir  ? Le  client  verrait 
ainsi  le  mécanisme  fermé  et  ouvert,  et  sans  dé- 
monstration, il  comprendrait  l'avantage  et  le  fonc- 
tionnement, sans  qu'il  soit  besoin  de  boniment. 

— C’est  impossible,  me  dit-il,  parce  que  la 
règle  de  ces  grands  magasins  est  que  le  client 
emporte  celui  des  articles  qu’il  a montré  et  tou- 
ché ; on  ne  lui  donne  jamais  l’article  similaire 
qui  se  trouve  dans  une  autre  boite.  !i  choisit  lui- 
même,  et  on  le  laisse  faire,  pour  qu’il  soit  bien 
sûr  du  bon  fonctionnement  et  de  la  bonne  qualité 
de  l’objet  qu’il  emporte.  Alors,  ou  il  prendra  le 
théâtre  tout  monté,  et,  dans  ce  cas  il  faudra  sans 
cesse  remplacer  l’objet  en  montre,  ou  il  choisira 
une  boîte,  et  il  faudra  monter  le  théâtre  devantlui 
pour  qu’il  s’en  assure.  C’est  trop  de  temps  perdu. 
Et  l’on  en  revient  toujours  au  vieux  modèle  tra- 
ditionnel, une  boîte  ouverte  devant  et  au-dessus, 


Atelier  de  fabrication. 


trois  décors  et  quatre  coulisses  avec  la  douzaine 
de  bonshommes.  Il  n'y  a pas  moyen  de  sortir  de 
là. 

Et  voilà  pourquoi  le  théâtre  d’enfants,  en  géné- 
ral, n’est  pas  beau  et  ne  le  deviendra  jamais  da- 
vantage. 

Tout  au  plus  pourrai L-on  embellir  les  décors. 

Ceux  qu’on  fait  sont  assez  grossiers.  La  réforme 
pourrait  porter  de  ce  côté. 

Paris  ne  fait  pas  le  décor  pour  théâtres  d’en- 
fants. Un  journal  illustré  a essayé  d’en  donner, 

c’était  trop  cher. 

Cette  imagerie 
spéciale  vient 
d’Epinal,  comme 
aussi  de  Nancy, 
de  Pont-à-Mous- 
son, de  Lunéville, 
qui  est  un  centre 
de  la  fabrication 
du  jouet  de  pro- 
vince. Elle  est 
d’ailleurs  fort  lai- 
de, terne  et  gau- 
che. Quand  elle 
est  collée  sur  les 
cartons  qui  feront 
office  soit  de  toile 
de  fond,  soit  de 
portants  latéraux 
on  la  retouche  au 
pinceau,  pour  en- 
lever quelques  vi- 
gueurs et  donner 
de  l’étoffe  à sa 
platitude. 

Dans  les  prix  modérés,  — caron  ne  peut  guère, 
dans  les  modèles  courants,  mettre  plus  de  deux 
francs  au  décor,  — il  y en  a de  très  beaux,  d’un 
bel  effet  et  d’une  invention  pittoresque.  Ils  sont 
allemands.  Depuis  les  nouveaux  tarifs  douaniers 
qui  ont  frappé  les  papiers  imprimés,  comme  le 
reste,  ils  reviennent  à un  prix  trop  élevé,  et  on  ne 
les  emploie  plus.  Je  ne  dirai  pas  que  c’est  dom- 
mage ; ce  qui  est  dommage,  c’est  qu’on  ne  sache 
pas  faire,  en  France,  à si  bon  compte,  ces  petits 
décors  variés  et  amusants  : un  temple  hindou,  la 
jungle,  le  temple  égyptien,  la  forêt  orientale,  le 
jardin  japonais,  le  castel  féodal,  tout  cela  exact, 
étudié,  documenté.  Voilà  de  la  nouveauté  et  de 
la  variété. 

Chez  nous,  ce  sont  toujours  et  partout  les 
mêmes  décors  traditionnels  dont  il  est  interdit  de 
s’écarter  : salon  princier,  salon  bourgeois,  sou- 
terrain, place  publique  et  jardin.  Avec  cela,  tant 
sur  le  petit  théâtre  que  sur  le  petit  guignol,  vous 
possédez  toutes  les  pièces  du  répertoire  — ‘pauvre 
répertoire,  qui  tient  tout  entier  dans  la  petite 
brochure  livrée  avec  l’article.  La  littérature  dra- 
matique pour  l’enfant  est  un  terrain  vierge  qui 
! attend  son  Christophe  Colomb. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


47 


Au  total,  mon  étonnement  a été  de  trouver  si 
peu  de  goût,  de  légèreté,  de  fantaisie,  de  grâce, 
■dans  les  petits  théâtres  des  enfants  de  France,  les 
mêmes  pour  qui  l’on  monte  desi  splendides  féeries. 
La  faute  n’en  est  pas  aux  fabricants,  mais  aux 
intermédiaires  ; que  les  foudres  vengeresses  de 
Thalie  et  de  Melpomène  retombent  sur  eux. 

Léo  CLARETI1Ï 

La  jeune  Fille  Boër 

Il  paraît  que  la  jeune  fille  idéale  existe.  Si  in- 
vraisemblable que  cela  paraisse  en  cette  fin  de 
siècle  de  névrose  et  de  féminisme,  la  jeune  fille 
de  santé  robuste,  simple  de  goût,  droite  d’esprit, 
respectueuse  de  ses  parents,  fidèle  plus  tard  à 
son  époux,  n’esfipas  un  mythe,  maisune  réalité  ; — 
seulement,  c’est  dans  l’Afrique  du  Sud  qu’il  faut 
aller  la  chercher.  Le  peuple  Boer  qui  est  si  juste- 
ment fier  de  ses  vaillants  fils  peut  aussi  s’enor- 
gueillir de  ses  filles,  car  ce  sont  elles  qui, 
d’après  les  détails  que  nous  en  donne  le  « Ladies, 
Home  journal»  sont,  à l’heure  qu’il  est,  le  type  le 
plus  parfait  de  la  vraie  jeune  fille. 

La  jeune  Boer,  au  physique,  est  grande,  bien 
proportionnée,  musculeuse  sans  disgrâce,  aux 
joues  éclatantes  de  santé.  Au  moral,  elle  est 
sérieuse,  docile,  laborieuse,  sans  exigence  aucune, 
se  contentant  de  la  vie  que  lui  font  ses  parents. 
Elle  n’a  pourtant  rien  de  gai  ni  d’amusant,  cette 
vie  sur  les  terres  désertes  et  insipides  des 
plaines  africaines  où  nulle  beauté  de  la  nature 
ne  ravit  l’œil,  ni  ne  parle  à l’imagination.  Mais 
la  Boer  aime  son  sol  natal  d’un  amour  farouche. 
Elle  est  un  enfant  de  la  solitude  et  n’aspire  pas 
aux  joies  extérieures  et  lointaines  qu’elle  ne  con- 
naît pas.  Ses  compagnes  les  plus  proches  vivent 
à dix  ou  vingt  lieues  de  distance,  et  elle  est  heu- 
reuse s’il  lui  est  permis  de  les  voir  une  fois  par 
mois.  Les  Boers  sont  un  peuple  patriarcal  et 
leurs  filles  dont  les  grand’mères,  cependant, 
avaient  connu  tout  le  luxe  et  toute  l’opulence  que 
la  Hollande,  la  France  et  l’Allemagne  pouvaient 
offrir  alors  — car  les  Boers  sont  de  noble  des- 
cendance, — n’ont  rien  vu  de  plus  intéressant  et 
de  plus  grandiose  que  les  simples  et  rares  joies 
de  la  vie  familiale,  au  sein  des  grandes  plaines 
monotones. 

Une  moitié  de  l’existence  de  la  jeune  Boer  se 
passe  à suivre  les  troupeaux  de  son  père.  Au 
commencement  de  la  saison  de  sécheresse,  le 
fermier  boer  ferme  la  porte  de  sa  maisonnette  et 
devient  nomade.  11  place  une  partie  de  ses  effets 
et  de  ses  ustensiles  de  ménage  dans  de  grands 
wagons  qui  rappellent  les  anciennes  goélettes  des 
prairies,  et  s’en  va,  avec  sa  femme  et  ses  enfants, 
•conduire  ses  moutons  et  ses  bœufs  vers  des  régions 
d’eau  et  de  pâturage. 

Quand  arrive  la  saison  pluvieuse  et  que  les 


Boers  nomades  ont  réintégré  leurs  pénates,  la 
jeune  fille  boer  change  de  condition  et  se  met  à 
l’étude.  Si  le  père  a bien  vendu  son  bétail,  il  fait 
venir  de  la  ville  une  gouvernante.  Si  ses  moyens 
ne  lui  permettent  pas  cette  dépense,  c’est  la  mère 
qui  s’occupe  de  l’éducation  de  la  jeune  fille;  et 
si  la  famille  est  tellement  pauvre  qu’il  lui  soit 
difficile  de  se  procurer  des  livres,  la  jeune  Boer 
se  contente  de  la  Bible. 

Cependant,  si  elle  ne  connaît  pas  les  joies  du 
bal,  des  parties  de  plaisir,  des  visites,  la  jeune 
fille  de  l’Afrique  du  Sud  a aussi  ses  distractions. 
Sa  gouvernante  ou  une  amie  lui  a appris  à 
danser,  et  c’est  un  spectacle  peu  banal  que  de 
regarder  valser  ces  danseuses  qui  n'ont  jamais  vu 
de  toilette  décolletée,  ni  de  parquet  ciré.  La 
jeune  fille  Boer  a toute  une  série  de  jeux  aux- 
quels elle  s’amuse  avec  ses  frères,  et  elle  monte  à 
cheval  et  conduit  un  a ttelage  de  bœufs  to  ut  comme 
eux.  Mais  ses  distractions  les 
plus  appréciées  sont  ses  visi- 
tes à la  ville.  Une  ou  deux 
fois  l’an,  lorsqu’elle  a aLteint 
sa  seizième  année  et  que  l’on 
commence  à songer  à la  ma- 
rier, le  père  attelle  les  bœufs 
pour  conduire  safille  àla  ville. 

Elle  y assistera  au  « Na-  JeUne  fille  boer. 
chtmaal  » ou  communion,  et 
c’est  à ces  réunions  profondément  religieuses 
qu’elle  rencontrera  le  jeune  homme  qui  plus  tard 
l’épousera,  Il  la  suivra  à toutes  les  communions 
pendant  quelques  années,  et  lorsqu’il  aura  ainsi 
prouvé  son  attachement  et  sa  fidélité,  il  sera 
admis  à faire  sa  cour.  Cette  cour  est  bien  ori- 
ginale : elle  consiste  à faire  à sa  fiancée  des 
visites  entre  le  crépuscule  et  l’aurore,  et  de 
veiller  avec  elle  en  causant,  assis  l’un  en  face  de 
l’autre,  jusqu’à  ce  que  le  jour  naisse.  S’il  traverse 
cette  épreuve  victorieusement,  sans  se  lasser,  c’est 
que  son  amour  est  réel,  et  il  sera  agréé.  Alors, 
viennent  les  préparatifs  de  la  noce  qui,  chez  les 
Boers,  est  un  événement  presque  national  et  une 
cérémonie  extrêmement  pittoresque. 

Les  parents  et  les  amis  arrivent  quelques  jours 
avant  la  fête  et  animent  de  leur  bruit  la  ferme 
d’ordinaire  si  paisible  du  Boer.  Des  douzaines  de 
chariots  attelés  de  bœufs  campent  dans  les  prairies 
avoisinantes  ; des  domestiques  nègres  vont  et 
viennent  activement.  L’arrivée  de  chaque  nouvel 
hôte  est  saluée  par  des  coups  de  fusil;  dans  le 
cottage  et  les  alentours,  ce  n’est  que  danses, 
ripailles,  coursse  de  chevaux  et  concours  de  tir. 

Ap  rès  lacérémonie,  quand  tout  le  monde  a eu 
embrassé  les  jeunes  époux,  les  réjouissances 
reprennent  de  plus  belle  et  continuent  tout  le 
jour  et  la  nuit. 

Le  voyage  de  noce  se  fait  au  domaine  du  nou- 
veau mari.  C’est  une  tradition  chez  les  parents  du 
jeune  homme  de  céder  àlcur  fils  à cette  occasion, 
une  partie  de  leur  ferme,  et  c’est  là  que  les 


LE  M A G A S I N P 1 T T 0 R E S Q U E 


48 


jeunes  époux  viennent  aussitôt  s’installer.  Quand 
le  vieux  Boer  a marié  tous  ses  fils,  il  ne  lui  reste 
plus  un  pouce  de  terrain  ; mais  ses  enfants,  à 
tour  de  rôle,  prennent  tendrement  soin  de  lui. 
Car  c’est  un  des  traits  caractéristiques  de  ce  peuple 
que  le  respect  filial.  La  légende  des  belles-mères 
ridicules  ou  méchantes  n’existe  : pas  chez  eux. 
Pendant  que  le  Zoulou  voisin  a de  sa  belle-mère 
une  peur  effroyable,  et  se  détourne  et  se  voile  la 
face  lorsqu’il  l’aperçoit,  le  Boer  et  sa  femme 
aiment  leur  belle-mère  comme  leur  mère,  et  vivent 
en  paix  avec  leur  nombreuse  parenté. 

La  jeune  fille  Boer  des  villes  est  très  différente 
de  la  femme  des  plaines.  Les  filles  des  riches 
Boers  du  Transvaal  sont  élevées  dans  des  sémi- 
naires de  jeunes  filles  à Cape-Town  on  à Graham- 
stown  ; elles  parlent  plusieurs  langues  et  cultivent 
la  musique  comme  les  Européennes.  Aux  vacances, 
elles  vont  au  bord  de  la  mer,  à Durban,  sur 
l'Océan  Indien,  ou  font  un  tour  dans  les  capitales 
de  l’Europe. 

Mais  qu’elles  soient  filles  des  plaines  ou  demoi- 
selles des  villes,  elles  se 
rencontrent  dans  l’ado- 
ration qu’elles  ont  vouée 
à la  femme  du  président 
Krüger  dont  le  portrait 
ne  manque  dans  aucun 
intérieur.  Madame  la 
présidente  est  le  type 
accompli  de  la  femme 

boer  de  l'ancienne  géné- 

r 

ration.  Ses  ancêtres 
étaient  des  Hollandais  de 
race  venus  dans  l’Afrique  du  Sud,  il  y a deux 
cents  ans,  pour  échapper  à des  persécutions  reli- 
gieuses. Madame  Krüger  est  la  meilleure  ména- 
gère qui  soit.  Bien  que  plusieurs  fois  millionnaire, 
elle  dirige  en  personne  tous  les  détails  de  l’orga- 
nisation de  l’Exécutive  Mansion,  à Prétoria.  En 
dépit  d'une  légion  de  domestiques,  elle  tient  à 
préparer  et  à servir  elle-même  les  repas  de  son 
mari.  C'est  son  exemple,  sans  doute,  qui  donne 
tant  de  vertus  aux  femmes  de  son  pays. 

Thérèse  MANDEL. 

jvnwiE 

Mirette  a des  yeux  couleur  de  printemps 
Qui  font  s’enfr’ouvrir  les  boutons  de  rose. 

Et  Ton  dit  qu’il  naît  des  lis  éclatants 
A la  place  émue  où  son  pied  se  pose. 

Le  front  de  Mirette  est  si  gracieux, 

Que  lorsqu’ils  y voient  un  sourire  éclore, 

Les  oiseaux  distraits  chantent  dans  les  deux 
Comme  s’ils  voyaient  resplendir  l’aurore. 

Quand  Mirette  plonge  un  doigt  blanc,  au  fond 
D’un  ruisseau  limpide  à Tonde  coureuse, 

Oh!  les  flots  ont  tant  de  plaisirs  qu  ils  font 
Pousser  des  lotus  sur  leur  rive  heureuse. 


Et,  quand  elle  va  le  long  des  chemins, 

Sa  vue  est  si  bonne  au  vieillard  qui  passe, 

Qu’il  sent  tout  à coup,  en  joignant  les  mains, 
Comme  un  clair  de  lune  en  son  âme  lasse. 

Et  Ton  dit  qu'un  prince  âgé  de  vingt  ans 
Descend  chaque  soir  de  sa  tour  lointaine, 

A 1 heure  où  Mirette  aux  yeux  de  printemps 
Va  remplir  sa  cruche  à quelque  fontaine. 

Il  ne  parle  pas  à Mirette,  oh  non  ! 

11  n'est  pas  de  mots  assez  purs  pour  elle, 

Et,  pour  murmurer  dignement  son  nom, 

Il  faudrait  la  voix  d’une  tourterelle. 

11  n’approche  pas  de  Mirette,  oh  non  ! 

A tant  de  bonheur  qui  pourrait  prétendre? 

Pour  suivre  ses  pas  comme  un  compagnon, 

Il  faudrait,  je  pense,  être  un  agneau  tendre. 

Mais,  quand  il  la  voit  un  peu  se  pencher 
Sur  le  cristal  bleu  de  Tonde  indiscrète, 

Le  prince  ébloui,  du  haut  d’un  rocher, 
Contemple  sur  l’eau  les  traits  de  Mirette. 

Puis,  quand  elle  part,  sous  les  bois  joyeux 
Qui  couvrent  de  fleurs  sa  nuque  dorée, 

Le  prince  va  boire,  en  fermant  les  yeux, 

L’eau  pure  où  brilla  l’image  adorée. 

Jean  RAMEAU. 

^<8 


S Tjft  N e E S 

Regardez  au  matin  vers  la  rive  lointaine  : 

C’est  pour  ce  long  trajet  qu'il  faut  vous  préparer. 

Du  bonheur,  ici-bas,  la  route  est  incertaine. 

Vouloir  garder  ses  bords  c’est  déjà  s’égarer. 

Suivez  droit  le  sentier  où  le  sort  vous  convie  ; 

Les  fleurs  naissent  partout,  et  si  vous  êtes  las, 

N'allez  pas,  ô mon  (ils,  au  début  de  la  vie, 
Condamner  le  chemin  pour  quelques  mauvais  pas. 

Rien  ne  révèle  encor  la  saison  enchantée  ; 

Les  oiseaux  dans  les  bois  ne  chantent  point  avril. 

Par  un  givre  brillant  l’herbe  est  diamantée, 

Les  fleurs  vont  s’éveiller  sur  un  fit  de  grésil. 

Vous  pleurez,  amoureux,  les  muguets  et  Jes  roses, 
Les  aubépins  fleuris,  les  taillis  buissonneux, 

Par  pitié  !...  n’allez  pas,  si  vos  cœurs  sont  moroses. 
Condamner  le  printemps  pour  quelques  jours  bru- 

[meux. 

Maintenant  les  troupeaux  paissent  dans  la  prairie, 

Les  fruits  lourds  et  vermeils  couronnent  nos  vergers. 
Les  jardins  ont  offert  leur  récolte  fleurie, 

Et  la  forêt  son  ombre  aux  amours  des  bergers. 

Le  lichen  a poussé  sur  les  roches  arides, 

Les  greniers  sont  emplis  et  de  chaume  couverts, 
Fiers  mortels  n'allez  pas,  de  vos  biens  trop  avides. 
Condamner  la  moisson  pour  quelques  épis  verts. 

Si  l'éternel  ennui  dans  ton  sein  s’alimente, 

Et  qu’en  ton  cœur  l’amour  ne  puisse  revenir, 

Si  le  poids  des  chagrins  que  chaque  jour  augmente. 
Rend  trop  lourd  le  fardeau  des  pleurs  à soutenir, 
Viens,  enfant,  près  de  moi  ; nous  pleurerons  ensemble, 
Pleurer  sera  plus  doux  sur  le  cœur  d’un  ami  ; 

Mais  ne  va  pas,  du  moins,  si  ma  voix  lui  ressemble. 
Condamner  l’amitié  pour  un  amour  trahi  !... 

Clady  ROY, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


40 


LE  MONUMENT  D’AMBROISE  THOMAS 


On  sait  qu’au 
lendemain  de 
la  mort  de  l’il- 
lustre compo- 
siteur de  tant 
d’opéras  et  d’o- 
péras-comi- 
ques, œuvres 
de  haute  valeur 
musicale  et 
bien  française, 
les  directeurs 
de  l’académie 
de  musique , 

MM.  Bertrand 
ctGailhard,  eu- 
rent la  pieuse 
pensée  d’éle- 
ver un  monu- 
ment à la  mé- 
moire d’Am- 
broise  Thomas. 

Une  repré- 
sentation de 
gala,  donnée  à 
l’opéra,  vint 
puissamment 
en  aide  à cette 
initiative  ; et  le 
maître  statuai- 
re Fai  gui  ères 
fut  chargé  de 
l’exécution  de 
ce  monument. 

L’éminent 
artiste  se  mit 
immédiatement 
au  travail  et, 
guidé  par  une  heureuse  inspiration,  il  vient  de 
terminer  la  belle  œuvre  dont  nous  donnons,  ici, 
la  reproduction  : 

Assis  sur  un  rocher,  Ambroise  Thomas,  dans 
l’attitude  de  la  méditation,  tient,  à la  main,  la 
plume  qui  traça  de  si  belles  pages  musicales 
« écrivant  en  maître  et  instrumentant  de  même  » 
suivant  l’expression  de  Fétis. 

Au  bas  de  ce  rocher,  Ophélie , la  mélancolique 
et  douce  héroïne  d’un  des  plus  beaux  opéras  du 
maître,  — cet  Hamlet  qui  lui  survivra,  peut-être, 
plus  longtemps  que  Mignon  son  autre  chef 
d’œuvre, — Ophélie,  leregard égaré,  laisse  échap- 
per de  ses  mains  les  fleurs  avec  lesquelles,  tou- 
chante victime  de  l’amour  et  de  la  piété  filiale, 
elle' va  tresser  des  guirlandes  dont  elle  sera  parée 
pour  la  mort. 


Ce  monument,  d’un  charme  triste  et  reposé,  est 


Le  monument  d’Auibroise  Thomas. 


taillé  dans  un 
rare  bloc  de 
marbre  blanc  ; 
de  dimensions 
restreintes,  il 
est  d’un  effet 
intimement 
saisissant. 

Une  délibé- 
ration du  con- 
seil municipal 
de  Paris  a dé- 
cidé que  l’œu- 
vre de  Fal- 
guières  serait 
érigé  dans  ce 
féerique  Parc 
Monceau , si 
pittoresque- 
ment tracé  par 
Carmontel  et  si 
bien  « mis  au 
point  O par  Al- 
phand. 

Il  sera  placé 
au  bord  d’un 
decesi'uisseaux 
qui  tracent 
leurs  sillons 
argentés  dans 
les  pelouses. 

Le  sentiment 
qui  a guidé  nos 
édiles  dans  le 
choix  de  cet 
emplacement 
ne  pouvait  être 
mieux  inspiré, 
car  il  complète  heureusement  l’œuvre  du  statuaire. 

Dans  ce  décor  de  hautes  futaies  et  d’arbustes 
encadrant  le  ruisseau  qui  va  baigner  la  base  du 
monument,  comment,  en  effet,  ne  pas  songer  à 
ces  lignes  de  Shakespeare  décrivant  la  fin  dou- 
cement dramatique  d 'Ophélie  : 

« Il  y a,  au  bord  du  ruisseau,  un  saule  dont  le 
« cristal  de  l’eau  réfléchit  le  feuillage  blanchâtre. 
« File  en  cueillait  une  branche  pour  en  faire  de 
« bizarres  guirlandes  avec  des  renoncules,  des 
« orties,  des  marguerites  et  avec  ces  fleurs  rou- 
« geâtres  que  nos  bergers,  dans  leur  langage  libre, 
« nomment  d'un  nom  grossier,  mais  que  nos 
« chastes  jeunes  filles  appellent  fleurs  de 
« mort. 

« Comme  elle  grimpait  pour  attacher,  aux 
« rameaux  pendants,  sa  guirlande  de  fleurs,  une 
« maudite  branche  se  rompt;  alors,  elle  et  son 
« trophée  tombent  dans  le  triste  ruisseau.  Pen- 
« dant  ce  temps,  elle  chante  des  morceaux  de 


50 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


« vieilles  ballades  sans  avoir  le  sentiment  de 
« son  péril.  » 

Ainsi  que  la  pauvre  O plié  lie  semble  le  prédire 
elle-même,  dans  la  ballade  si  joliment  rythmée 
de  l’opéra  d’Ambroise  Thomas  : 

La  Sirène 

L’attire  et  l’entraîne 
Sous  l’azur  du  lac  endormi. 

Georges  VEYRAT. 

LE  JARDIN  COLONIAL 

« Dès  que  la  conquête  d’une  région  nouvelle 
est  faite,  dès  que  l’ère  de  la  pacification  com- 
mence, il  convient  de  songer  à mettre  en  valeur 
les  territoires  acquis.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
leur  possession  u’a  été  obtenue  qu’au  prix  de  bien 
des  sacrifices  d’argent  et  même  d’existences,  et 
qu’il  importe  que  tous  ces  dévouements  n’aient 
pas  été  généreusement  offerts  en  pure  perte. 

« Il  ne  suffit  pas  que  ces  conquêtes  aient  eu 
pour  conséquences  d’élargir  le  patrimoine  de  la 


Jeunes  boutures  d'eucotnia. 


nation  et  d’accroître  l’étendue  des  régions  où 
flottera  désormais  le  pavillon  national,  mais  il 
faut  encore,  et  surtout  peut-être , savoir  en  tirer 
un  parti  réel  par  une  exploitation  méthodique 
du  sol.  » 

Ainsi  parlait,  il  y a déjà  sept  ans,  M.  Jean  Dy- 
bowski,  le  savant  et  brave  explorateur,  alors 
directeur  de  l’Agriculture  et  du  Commerce  de  la 
Régence  de  Tunis,  actuellement  professeur  de 
cultures  coloniales  à l’Institut  agronomique  et 
Directeur  de  ce  Jardin  Colonial,  dont  je  voudrais 
vous  entretenir  aujourd’hui. 

M.  Dybowski  n’a  pas  besoin  de  réclame,  et  je 
ne  vois  pas  l’utilité  d’une  présentation  faite  en 
termes  flatteurs.  L’œuvre  considérable  qu’il  a 
accomplie,  et  la  tâche  énorme  qu’il  accomplit 
encore  chaque  jour,  nous  commandent  assez  le 
respect  et  l’admiration.  Cela  suffit  (1). 

Si  j’ai  pris  comme  exorde  les  deux  phrases  qui 
furent  écrites,  jadis,  par  M.  Dybowski  lui-même, 
c’est  parce  qu’elles  résument  et  définissent  fort 
bien,  à mon  sens,  l’opinion  de  ce  colonisateur 

(1)  Un  récent  décret  a nommé  M.  Dybowski  inspecteur 
général  de  l'agriculture  coloniale. 


éprouvé  sur  la  vraie  colonisation,  et  qu’elles 
constituent  comme  le  programme  de  toute  sa 
carrière  (1).  Et  c’est  pourquoi  elles  doivent  servir 
préface  à un  article  sur  ce  Jardin  Colonial  qui 
est,  ou  plutôt  qui  sera  la  création  maîtresse  de 
M.  Dybowski. 

Depuis  bien  longtemps,  depuis  que  l'on  colo- 
nise, on  a été  frappé  d’une  anomalie,  ou  plutôt 
d’une  lacune  déplorable  : tandis  que  l’agronomie 
nationale  était  florissante,  pourvue  d’écoles,  de 
livres  excellents,  de  laboratoires,  de  professeurs, 
l’agriculture  coloniale  — celle  de  l’avenir,  pen- 
sait-on — était  encore  en  enfance,  sans  res- 
sources, sans  maîtres,  partant  sans  élèves. 

Cela  ne  doit  pas  être,  se  dit  M.  Dybowski.  11 
faut  que  ceux  qui  n’hésitent  pas  à porter  aux 
colonies  leur  énergie,  leur  activité,  leur  travail  et 
leurs  capitaux,  soient  sûrs  de  réussir.  L’avenir  de 
nos  colonies  est  à ce  prix. 

Et  tout  de  suite  il  se  mit  à la  besogne,  et, 
d’abord,  il  songea  aux  Jardins  d’essai  que 
déjà  d’autres  nations  avaient  organisés  (2). 

Ces  établissements  sont,  en  effet,  un  des  plus 
puissants  moyens  d’action  que  les  administrations 
coloniales  puissent  avoir  entre  les  mains. 

C’est  au  Jardin  d’essai  que  le  colon  doit 
trouver,  avec  les  premiers  renseignements  qui  lui 
sont  indispensables,  les  éléments  qui  lui  sont 
nécessaires  pour  procéder  sans  retard  aux  plan- 
tations. 

Le  jardin  d’essai  colonial  peut  rendre  les  plus 
signalés  services  à la  colonisation  des  régions 
nouvelles,  aussi  bien  qu’exercer  une  influence 
heureuse  sur  le  développement  progressif  de  leur 
agriculture. 

C’est  ce  que  pensait  M.  Dybowski  lorsqu’il 
commença  d’étudier  la  question,  et  nous  pouvons 
voir  aujourd’hui,  par  le  nombre  chaque  jour 
croissant  de  nos  Jardins  coloniaux,  qu’il  avait  vu 
loin  et  juste. 

Voici  quel  est  le  programme  d'étude  d’un  Jar- 
din d’essai  : 

1°  Rechercher,  par  la  méthode  expérimentale, 
quelles  sont  les  espèces  qui  peuvent  se  développer 
et  donner  des  produits,  soit  industriels,  soit 
pouvant  concourir  à l’alimentation  locale  ; 

2°  Arriver,  par  sélection,  hybridation,  etc.,  à 
obtenir  des  races  plus  résistantes  et  donnant  des 
rendements  plus  élevés  ; 

3°  Propager  les  espèces  reconnues  utiles  et  en 
distribuer  des  plants  aux  colons  (3). 

(1)  Comme  des  précurseurs,  nous  pouvons  ciler  M.  Sagot  et 

le  pharmacien  en  chef  Raoul  qui  mourut  après  sa  mission  de 
Java.  , 

(2)  Ce  sont  : en  Angleterre,  le  Ivew-Garden,  et  en  Allemagne 
le  jardin  de  Berlin.  La  ville  de  Gand  possède,  elle  aussi,  son 
Jardin  colonial;  mais  c’est  une  entreprise  particulière  subven- 
tionnée par  l’Etat. 

(3)  Voici  une  note  qui  montrera  Futilité  de  ces  Jardins.  C'est 
un  extrait  d’un  rapport  de  M.  l’Administrateur  de  l’Indénié, 
publié  par  le  Journal  officiel  de  la  côte  d'ivoire,  en  date  du 
le>' oct.  1899. 

« R serait  bon  de  faire  mettre  à la  disposition  de  l'Admi- 
nistrateur des  graines  ou  plantes  pour  faire  des  essais.  » 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


51 


On  voit  pourquoi  j’ai  tenu  à exposer  tout  cela 
avant  de  présenter  le  Jardin  Colonial  de  Nogent- 
sur-Marne. 

C’est  que  ce 
programme 
de  tous  nos 
jardins  colo- 
niaux doit 
être  celui  du 
Jardin  Centra- 
lisateur, qui 
sera  comme 
l’Administra- 
tion de  notre 
Agriculture 
Coloniale. 

Toutes  les 
études  qu’au- 
ront faites  nos 
diverses  colo- 
nies, toutes 
leurs  créa- 
tions, le  Jar- 
din Colonial 
les  étudiera  à 
son  tour  ; il 

propagera  les  espèces,  il  fera  des  essais,  il  ré- 
partira ensuite  les  plantes  parmi  nos  colonies  ; 
et  pour  cela,  il  aura  de  nombreuses  serres  et  des 
laboratoires 
spéciaux. 


C'est  en 
plein  bois  de 
Vincennes,  à 
cinqcenls  mè- 
tres à peine 
de  la  station 
de  Nogent - 
sur  - Marne, 
que  se  trouve 
situé  le  ter- 
rain « d’opé- 
ration ». 

Ce  terrain 
Aune  histoire, 
qui  ne  man- 
que pas  de  pi- 
quant. 

Le  24  juillet  1860,  pai’aissait  le  sénatus-con- 
sulte  qui  faisait  don  à la  Ville  du  magnifique 
Bois  de  Vincennes;  un  des  articles  spécifiait  qu’un 
terrain  de  17  hectares  serait  re'servé  et  attribué  à 
un  établissement  de  l’État.  C’était  alors  à une 
succursale  du  Muséum  que  [l’on  songeait. 

Mais  le  Muséum,  consulté,  répondit,  après  un 
rapide  examen  du  lieu,  que  le  cadeau  ne  lui  disait 
rien,  que  l’endroit  choisi  était  mauvais  (1)  et  le 
terrain  lamentable. 

(1)  Peut-être  faut-il  tenir  compte  ici  qu’il  l’époque  les  com- 


Grande  serre. 


Et,  depuis  le  24  juillet  1860,  personne  n’avait 
jamais  songé  à occuper  le  terrain,  sinon,  sans 

doute,  les  jeu- 
nes couples 
sentimentaux 
et  les  petites 
familles  d’ou- 
vriers, lors- 
qu’il y a un 
an  à peine, 
M.  Milne-Ed- 
wards  eut  l’i- 
dée de  faire 
cadeau  à 
M.  Dybowski 
des  17  hec- 
tares en  ques- 
tion. 

Et,  tout  de 
suite,  les  dé- 
marches com- 
mencèrent. 
M.  Dybowski 
alla  trouver 
le  ministre 
des  colonies, 
en  lui  donnant  l’assurance  que  le  fameux  terrain 
qui  n’était  à personne  était  digne  de  recevoir 
d’autres  semences  que  celles  dont  le  gratifiaient 

chaque  di- 
manche, les 
dineurs  sur 
l’herbe. 

Le  Ministre 
des  Colonies 
demanda  à 
son  confrère 
de  l’Instruc- 
tion publique 
— qui  seul 
pouvait  en 
disposer  jus- 
que-là — de 
lui  transmet- 
tre le  cadeau 
qu’il  avait  re- 
çu en  1800,  et 
la  Ville,  tout 
en  faisant  la 
moue,  s’in- 
clina devant  une  loi  trentenaire. 

Quant  aux  promeneurs,  est-il  besoin  de  dire 
qu’ils  ne  souffrirent  en  rien  de  la  petite  entaille 
que  dut  subir  leur  domaine,  et  qu’ils  eurent  tôt 
fait  de  découvrir  d’autres  « lieux  écartés  » et 
d’autres  ombrages  complices. 

Le  Jardin  Colonial  était  créé  en  principe  et 
par  décret  le  28  janvier  1899. 

Mais  le  terrain  ne  fut  livré  qu’en  juillet,  c’est- 

munications  n’étaient  pas  nombreuses  entre  ledit  lieu  et  la 
capitale. 


Cacaos  cultivés  au  Jardin  colonial. 


52 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


à-dire  il  y a cinq  mois.  Les  travaux  furent 
menés  avec  un  extraordinaire  entrain,  sous  la 
surveillance  incessante  du  directeur,  et  ce  n’a  pas 
été  sans  une  pointe  d’orgueil  — bien  légitime  — 
que  M.  Dybowski  a fait  à M.  Decrais,  ministre  des 
colonies,  le  samedi  II  novembre,  les  honneurs  de 
son  domaine,  c’est-à-dire  des  trois  hectares  qui 
constituent  le  Jardin  actuel. 

Disons  ici  que  le  ministre  a été  le  plus  précieux 
collaborateur  et  que  son  intervention  éclairée  a 
maintes  fois  aplati  bien  des  difficultés. 


J’ai  fait  moi  aussi,  en  une  matinée,  pour  mon 
édification  et  pour  celle  des  lecteurs,  cette  visite 
si  intéressante;  j’ai  parcouru  tout  le  groupe  de 
serres,  depuis  la  plus  petite,  le  « germoir  » ou, 
si  vous  préférez  un  nom  plus  familier,  la  « cou- 
veuse » où  se  fait  la  première  éducation  des 
graines  à cultiver,  jusqu’à  la  plus  grande  dont 
nous  donnons  ici  une  reproduction. 

Toutes  ces  serres  ont  été  construites  spécia- 
lement, et  sur  indications  précises  du  directeur; 
leurs  deux  particularités  les  plus  frappantes  sont 
celles-ci  : absence  complète  de  structures  inté- 
rieures et  vitrage  en  verres  coulés  de  cinq  milli- 
mètres d’épaisseur. 

La  plus  grande  serre  est  un  véritable  petit 
jardin  exotique,  et  parmi  les  plantes  qu’elle  con- 
tient, il  en  est  qui  ont  tellement  « profité»  comme 
on  dit,  qu’elles  menacent  de  soulever  la  toiture 
et  appellent  une  autre  serre  plus  spacieuse  et  plus 
haute  encore . 

Nous  pouvons  même,  en  passant,  appeler  sur 
elles  l’attention  du  public  charitable,  auquel  il  est 
permis  de  collaborer  à la  prospérité  de  l’œuvre. 

Mais  tel  qu’il  est  compris,  le  premier  groupe  de 
serres,  aujourd’hui  complètement  terminé,  est 
plus  que  suffisant  pour  permettre  des  éludes  et 
une  culture  importantes  : à l’heure  qu’il  est,  le 
Jardin  Colonial  peut  livrer  à nos  colonies  la  jolie 
somme  de  soixante  mille  plantes  par  an. 

Je  n’entrerai  pas  ici  dans  le  détail  de  cette  pro- 
duction si  variée,  et  l’énumération  seule  des 
diverses  plantes  étiquetées  là  m’entraînerait  trop 
loin;  je  dois  pourtant  citer  cette  précieuse  décou- 
verte de  M.  Dybowski,  YEucomia , dont  l’Aca- 
démie des  sciences  et  la  presse  ont  eu  à s’occuper 
dernièrement. 

L 'Eucomia  est  une  plante  du  Nord  de  la  Chine 
dans  la  tige  et  les  feuilles  de  laquelle  M.  Dy- 
bowski vient  de  découvrir  une  véritable  mine  de 
la  meilleure  gutta-percha. 

Les  laboratoires  ont,  naturellement,  un  rôle 
très  important. 

Ils  contiennent  déjà  de  nombreuses  collections, 
et  reçoivent  chaque  jour,  et  de  partout,  de  nou- 
veaux sujets  à étudier. 

Chaque  jour  aussi  ils  expédient  des  graines. 

Un  bureau  spécial — bureau  de  renseignements 


auquel  chacun  peut  s’adresser  — tient  toute  la 
comptabilité  — si  je  puis  ainsi  dire  — du  Jar- 
din Colonial,  et  chaque  graine,  chaque  plante, 
possède  son  dossier,  sa  fiche,  son  signalement. 

M.  Dybowski  est  aidé  dans  sa  lourde  tâche  par 
un  petit  état-major  de  jeunes  savants,  tous 
anciens  élèves  de  l’Institut  agronomique.  Le  chef 
des  travaux,  M.  Frou,  est  un  docteur  ès-sciences, 
et  le  sous- chef,  M.  Duhard,  est  un  licencié  qui 
prépare  le  doctorat. 

Tous  ces  jeunes  gens  complètent  là,  au  milieu 
des  produits  coloniaux,  et  sous  l'œil  d’un  maître 
à la  fois  savant  et  aimable,  une  éducation  spéciale 
qui  doit  trouver  plus  tard  un  emploi,  car  la  plu- 
part sont  appelés  à diriger  un  de  nos  jardins 
d’essai. 

Tels  sont,  rapidement  exposés,  le  but  et  le  fonc- 
tionnement du  Jardin  Colonial  ; puissé-je  avoir 
inspiré  au  lecteur  l’idée  de  s’intéresser  à cette 
création  si  importante,  et  d’aller,  en  un  jour  de 
« ballade  » pousser  une  pointe  jusqu’à  l’avenue 
de  la  Belle-Gabrielle. 

Paul  DARZAC. 


vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvr 


UR  CALORIFÈRE  PBIüE  RATIORHEL 

Comment  vous  chauffez-vous?  Question  ac- 
tuelle s'il  en  fût,  à laquelle  nombreuses  sont  les 
réponses. 

Les  modes  et  les  systèmes  de  chauffage,  en 
effet,  bien  qu’ils  dérivent  tous  d’un  même  prin- 
cipe : l’utilisation  de  la 
chaleur  produite  par  la 
houille,  le  gaz,  le  bois,  le 
pétrole  ou  l’électricité,  se 
comptent  par  centaines, 
et,  depuis  soixante  siècles, 
le  génie  humain  a inventé 
tant  de  moyens  pour  lutter 
contre  la  rigueur  des  hivers, 
qu’il  semble  bien  impossible 
de  trouver  quelque  solution 
un  peu  nouvelle  de  cet  éternel  problème. 

La  table  chauffante,  créée  par  un  ingénieur 
belge,  mais  très  perfectionnée,  nous  dirons  même 
transformée  par  M.  Félix  Minette,  un  inventeur 
français,  spécialiste  en  ces  matières,  est  non  seule- 
ment tout  à fait  nouvelle  dans  son  principe;  elle 
est  encore  élégante  et  éminemment  pratique,  et 
c’est  à ces  divers  titres  que  nous  croyons  devoir 
en  expliquer  à nos  lecteurs  la  très  ingénieuse 
formule. 

Comme  le  montre  la  figure,  elle  se  compose 
d’une  petite  table-guéridon  à trois  pieds,  d’une 
lampe  à pétrole  munie  d’un  verre  rouge  assez 
épais,  et  d'un  réflecteur.  La  table  elle-même  est 
formée  par  l’assemblage  de  deux  plaques  émaillées, 
l’une  plane,  l’autre  légèrement  convexe,  et  laissant 
entre  elles  une  cavité  dans  laquelle  pénètre  l’air 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


53 


chaud,  au  moyen  d’une  ouverture  pratiquée  au 
centre  de  la  plaque  inférieure. 

Grâce  à la  disposition  de  ses  courants  d’air  et 
à son  puissant  tirage,  la  lampe  produit  une  chaleur 
d’une  intensité  remarquable,  et  cette  chaleur  est 
utilisée,  — pour  le  plus  grand  profit  de  ceux  qui 
se  trouvent  à portée  de  l’appareil,  — de  trois 
manières  différentes  : 

Directement,  d’abord,  puisqu’aucune  enveloppe 
de  tôle  ou  de  fonte  ne  fait  écran  entre  la  flamme 
et  les  personnes  qui  viennent  s’y  chauffer;  par 
réverbération,  ensuite,  sur  la  plaque  blanche  qui 
forme  le  fond  de  la  table  et  qui  agit  comme  réflec- 
teur ; enfin  par  rayonnement,  et  ce  dernier  point, 
qui  constitue  la  principale  originalité  du  calori- 
fère mobile  Félix  Minette,  mérite  que  nous  nous 
y arrêtions  un  instant. 

Tout  le  monde  a pu  constater  que  la  chaleur 
émise  latéralement  par  une  lampe,  même  à 
double  bec,  était  assez  faible,  comparativement 
surtout  à la  chaleur  ascendante,  laquelle,  d’après 
les  experts,  doit  être  évaluée  à 92  p.  100.  Presque 
tout  le  calorique  produit  dans  ces  conditions 
s’échappe  donc  verticalement  et  se  perd  au 
plafond,  sans  profit  pour  personne. 

Cette  chaleur  énorme,  l’inventeur  la  capte. 
M l’emprisonne  dans  la  caisse  métallique  dont  nous 
avons  parlé,  et  celle-ci  la  restitue  ensuite  par 
rayonnement  sous  forme  d’ondes  horizontales  et 
obliques.  L’appareil  chauffe  ainsi,  comme  il  est 
d’ailleurs  rationnel,  non  plus  le  haut  de  la  pièce 
mais  les  couches  d’air  basses  et  moyennes,  où  l’on 
a le  plus  besoin  de  chaleur. 

D’autres  détails,  quoique  moins  importants, 
sont  bien  dignes  de  remarque,  car  ils  montrent 
l’ingéniosité  des  perfectionnements  et  le  côté 
.essentiellement  pratique  de  la  table  chauffante. 


Pour  nous  en  tenir  à deux  points  : la  lampe 
reste  toujours  froide,  quelle  que  soit  la  hauteur 
qu’on  ait  donné  à la  flamme  au  moment  de  l’allu- 
mage. Si  même,  par  inadvertance,  la  mèche  est 
levée  au  delà  de  sa  limite  maxirna,  la  flamme,  au 
lieu  de  filer,  change  tout  simplement  de  couleur 
et  produit  une  sorte  de  léger  crépitement  qui 
avertit  aussitôt  que  la  lampe  a été  mal  allumée. 

Il  y a,  dans  cet  automatisme,  une  garantie  de 
sécurité  dont  l’importance  ne  saurait  échapper, 
même  à ceux  pour  qui  la  prudence  n’a  jamais  été 
une  vertu  domestique. 

Le  second  point  à noter  est  que  la  table  chauf- 
fante n’émet  ni  fumée,  ni  odeur,  ni  gaz  quel- 
conques, précisément  parce  que,  ainsi  que  nous 
le  faisons  observer  plus  haut,  la  lampe  se  réglant 
d’elle-même  et  restant  froide,  la  combustion  y est 
complète.  — C’est  le  brûleur  idéal. 

A flamme  réglée  au  maximum  d’intensité, 
pour  les  froids  les  plus  rigoureux,  la  consom- 
mation de  pétrole  atteint  à peine  un  quart  de 
litre  par  heure.  Normalement,  la  dépense  ne 
doit  pas  dépasser  un  sixième  de  litre. 

Bien  moins  encombrante  que  tous  les  poêles  et 
cheminées  mobiles  qu’on  trouve  aujourd’hui  dans 
un  grand  nombre  d’appartements,  la  table  per- 
fectionnée, dont  nous  venons  de  donner  la  descrip- 
tion, a,  en  outre,  l’avantage  de  fournir  immédiate- 
ment un  volume  d’air  chaud  considérable  et 
d’être  rigoureusement  hygiénique. 

Voilà  pourquoi,  en  dehors  de  toute  autre  consi- 
dération, nous  sommes  heureux  d’avoir  fait  con- 
naître le  nouvel  appareil  de  chauffage  construit 
par  M.  Félix  Minette,  suivant  les  dernières  appli- 
cations de  la  science. 

Edouard  BONNAFFE. 


LES  RATS  DE  PARIS 


Les  travaux  souterrains  de  l'Exposition,  du  Mé- 
tropolitain, de  la  gare  d’Orléans,  ont  eu  pour 
premier  résultat  — les  journaux  l’annonçaient 
ces  jours-ci  — de  troubler  dans  leurs  paisibles 
retraites,  et  même  de  les  en  expulser  sans  pitié, 
de  notables  habitants  de  Paris,  les  rats. 

Ces  rats  de  Paris  ne  sont  pas  ce  qu’un  vain 
peuple  pense.  Leur  origine  est  très  ancienne  et 
leur  histoire,  fertile  en  incidents  dramatiques, 
mérite  d’ètre  contée. 

Toussenel  a remarqué  dans  son  curieux  ou- 
vrage Y Esprit  des  bêtes  que  chaque  invasion  en 
Gaule  entraîne  à sa  suite  un  rat  d’une  espèce  par- 
ticulière. 

Le  rat  Vandale,  ou  rat  brun,  qui  avait  accom- 
pagné Genseric  s’établit  à Paris  et  y prospéra 
pendant  plusieurs  siècles.  Il  y prospéra  même  si 
bien,  il  y exerça  tant  de  ravages  que  les  Parisiens 


surpris  et  épouvantés  par  ce  fléau  d’un  nouveau 
genre  l’attribuèrent  au  déplacement  de  certaines 
figures  consacrées  à un  des  dieux  protecteurs  de 
la  ville  et  enfouis  dans  la  terre.  Le  dieu  se  ven- 
geait. 

Lorsque  les  Normands  de  Guillaume  le  Con- 
quérant s’embarquèrent  pour  l’Angleterre,  les 
rats  bruns  détachèrent  chez  nos  voisins  un  corps 
d’occupation.  Cette  petite  armée  alla  jusqu’en 
Irlande  et  mangea  presque  toutes  les  grenouilles 
de  ce  malheureux  pays. 

Jusqu’à  la  fin  du  seizième  siècle,  le  rat  brun 
avait  conservé  le  monopole  des  égouts  et  des  caves 
de  Paris.  Il  avait  fondé  sous  les  principaux  mar- 
chés, de  petits  royaumes  très  florissants  et  établi, 
un  peu  partout,  des  colonies.  Malheureusement, 
il  allait  être,  lui  aussi,  bien  qu’il  ne  se  fut  jamais 
signalé  par  son  fanatisme,  victime  des  guerres  de 


54 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


religion.  Dans  les  bagages  des  lansquenets  d’Al- 
lemagne étaient  arrivés  les  rats  gris  — couleur 
gris  de  fer  — qu’on  appelait  au  dix-septième 
siècle  « les  vulcains  ».  Entre  ces  deux  groupes  de 
rongeurs,  l’un  que  la  famine  avait  chassé  de  son 
pays,  l’autre  qui  défendait  vaillamment  les  cités 
souterraines,  les  caves  fournies  de  vivres,  la 
guerre,  une  guerre  sans  trêve  et  sans  pitié,  dura 
cinquante  ans.  Puis  les  ennemis,  épuisés  partant 
de  combats,  furent  obligés  de  signer  la  paix.  Ils 
se  partagèrent  Paris. 

Les  malheureux  ne  devaient  pas  le  conserver 
longtemps.  Dans  les  premières  années  du  dix- 
huitième  siècle  la  région  qui  avoisine  la  mer  Cas- 
pienne, et  surtout  le  désert  de  Coman,  fut  secouée 
par  plusieurs  tremblements  de  terre.  Ce  ne  fut  pas 
une  seule  souris  qui  enfanta  la  montagne  en 
travail.  D’innombrables  rats  jaillirent  du  sol,  des 
rats  énormes,  des  surmulots  aux  moustaches 
hérissées,  aux  griffes  aiguës.  Les  uns  s’élancèrent 
vers  les  régions  orientales  de  l’Asie,  les  autres 
qu’attirait  une  civilisation  plus  raffinée  se  diri- 
gèrent vers  l’Europe.  En  1750,  on  signalait  leur 
présence  à Paris. 

Alors  commencèrent  de  terribles  luttes  ou  plu- 
tôt de  cruels  égorgements.  Entre  les  rats  bruns  ou 
gris,  de  taille  moyenne,  de  mœurs  assez  douces, 
et  les  surmulots  gigantesques,  la  partie  n’était  pas 
égale.  Les  peuplades  indigènes  disparurent  de- 
vant les  envahisseurs,  mais  elles  ne  disparurent 
pas  sans  gloire.  Plus  d’un  Achille  trouva  pour  lui 
résister  plus  d’un  Hector.  Autour  d’un  morceau 
de  viande  ou  d’un  quartier  de  fromage,  des  héros 
succombèrent  dont  les  noms  nous  sont  inconnus. 
Il  faudrait  pour  les  chanter  un  nouvel  Homère. 

Aujourd’hui  les  surmulots — de  couleur  rousse 
— régnent,  sans  rivaux,  dans  les  égouts  de  Paris. 
Ils  ne  craignent  pas  les  chats.  Ils  les  mangent. 

Un  seul  adversaire  osa  se  mesurer  avec  eux  et 
les  terrassa.  C’est  ce  petit  chien,  vif  et  rageur,  qui 
semble  avoir  du  salpêtre  dans  les  veines,  le  ter- 
rier. 

Pour  dresser  les  terriers  — car  leur  emballement 
excessif  a besoin  d’être  discipliné  — une  petite 


industrie  parisienne  s’établit,  celle  des  preneurs 
de  rats.  En  1868,  un  rat  vivant  se  vendait  cinq 
francs. 

Armé  d’une  lanterne,  d’une  longue  tige  de  fer 
et  d’une  boîte  ouverte  à l’un  de  ses  côtés,  le  pre- 
neur de  rats,  suivi  de  son  terrier,  allait  de  gar- 
gouille en  gargouille  et,  quand  la  présence  de  l’en- 
nemi lui  était  signalée,  il  le  poussait  adroitement 
avec  sa  tige  de  fer  dans  la  boîte  placée  à l’extré- 
mité de  la  gargouille.  Les  prisonniers  étaient  en- 
suite vendus  à des  amateurs  de  combats  de  rats 
et  de  terriers,  et  ces  amateurs,  presque  toujours, 
étaient  des  Anglais. 

Il  y a une  vingtaine  d’années,  ces  combats 
avaient  lieu,  tous  les  dimanches  à midi,  boule- 
vard de  l’Hôpital,  n°  46,  chez  un  marchand  de 
vins.  C’est  là  que  se  donnaient  rendez-vous  pour 
essayer  leurs  terriers  tous  ceux,  bouchers,  mé- 
gissiers,  boulangers,  propriétaires  de  lavoirs,  etc., 
pour  qui  les  rats  étaient  des  ennemis  personnels. 

Rien  de  plus  curieux  que  ces  arènes,  formées 
simplement  d’un  carré  en  planches  mais  qui  atti- 
raient un  nombreux  public  d 'aficionados.  Une 
petite  ouverture  était  pratiquée  pour  laisser  pas- 
ser le  rat  qui  d’ailleurs  aurait  préféré  rester  dans 
sa  boite,  mais  on  ne  lui  donnait  pas  le  choix.  Une 
rapide  secousse,  un  léger  coup  de  baguette  le 
lançaient  dans  le  champ  clos. 

D'un  seul  bond  le  terrier,  que  son  manager 
avait  peine  à retenir,  se  précipitait  sur  l’ennemi. 
Parfois,  peu  habitué  à ces  combats  et  trop  con- 
fiant dans  son  courage,  il  sentait  les  dents  aigues 
du  rat  s’enfoncer  dans  son  museau  et  la  résistance, 
héroïque  mais  inutile,  du  rongeur  condamné  à 
mort  prolongeait  le  duel  de  quelques  minutes.  Le 
plus  souvent,  c’était  un  vieux  routier  qui  parais- 
sait dans  l’arène  et,  à chaque  coup  de  dent,  il 
abattait  un  adversaire. 

Après  chaque  séance  quinze  ou  vingt  cadavres 
de  rats  jonchaient  le  sol.  Je  dois  constater  que 
jamais  la  société  protectrice  des  animaux  ne 
semble  s’en  être  préoccupée. 

Heniu  d’ALMERAS. 


UK  RAID  30ER 

NOUVELLE 


Engelbert,  Guillaume  et  Pretorius  apparurent 
sur  le  seuil  de  la  maison  principale  d’habitation, 
et  successivement  leurs  puissantes  silhouettes  de 
géants  vinrent  se  découper  sur  le  fond  rosé  du 
ciel,  fortement  éclairé  par  l’aube  commençante. 

Chacun  d’eux  portait  un  fardeau,  et  malgré  la 
vigueur  de  leurs  muscles  ils  ployaient  sous  le  faix. 

— « Voici  le  canon  »,  dit  Engelbert  à son  aîné 
en  prenant  dans  ses  bras  la  masse  enveloppée  de 
toile  cirée  chargée  sur  son  épaule. 


— « Voici  l’affût,  » dit  à son  tour  Guillaume. 

— « Et  voici  les  obus  » ajouta  Pi'etorius. 

Othon  reçut  successivement  des  mains  de  ses 

frères  les  trois  paquets,  le  paquet  long  de  la 
pièce  à tir  rapide,  celui-là  même  qui,  la  veille, 
avait  reposé  sur  la  table  familiale,  le  paquet  de 
forme  bizarre  de  l’affût  à frein  automatique,  le 
paquet  cubique  des  deux  caisses  à munitions,  et 
il  les  rangea  à leur  place  à l’arrière  du  chariot. 

A ce  moment  Maurice,  le  plus  jeune  des  frères 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


55 


d’Iabelle,  apparut  à son  tour.  Montant  un  splen- 
dide cheval  dont  sa  grande  taille  écrasait  un  peu 
les  formes  sveltes,  il  chassait  devant  lui  cinq  au- 
tres chevaux  non  moins  magnifiques,  tout  har- 
nachés, dont  l’un,  le  préféré  d’Iabelle,  portait  une 
selle  d’amazone. 

A l’arçon  des  selles  étaient  attachés,  d’un  côté 
la  carabine,  arme  de  guerre  et  non  de  chasse,  de 
l’autre  le  lazo  qui  sert  à capturer  de  loin  les  bes- 
tiaux récalcitrants,  qui  sert  encore  à jeter  bas 
l’ennemi  en  fuite. 

Le  chargement  du  chariot  était  complet.  Othon, 
Engelbert,  Guillaume  et  Pretorius  croisèrent  en 
bandoulière  sur  leurs  poitrines  l’étui  à révolver 
et  le  long  ruban  de  cartouches  puis,  légèrement,  se 
mirent  en  selle,  imités  aussitôt  par  leur  sœur. 

Un  Cafre  était  monté  sur  l’avant  de  la  lourde 
voiture  ; deux  autres  devaient  la  suivre  à pied. 

Othon  reçut  des  mains  de  l’un  de  ces  derniers 
un  long  aiguillon,  et  conduisant  son  cheval  par  la 
seule  pression  de  ses  robustes  genoux,  il  piqua 
l’attelage  de  bœufs. 

La  caravane  se  mettait  en  route  accompagnée 
des  vœux  silencieux  des  Noirs  qui  restaient 
attristés  à la  pensée  des  dangers  qu’allaient  cou- 
rir leurs  maîtres. 

Au  sortir  de  la  cour,  Othon  piqua  encore  l’atte- 
lage de  tête,  le  tournant  vers  le  sud. 

Non,  Père  des  fuites,  des  étapes  immenses  à 
travers  les  déserts,  était  passée  ; où  fuir  en  effet 
désormais,  la  race  envahissante  de  ces  insulaires 
maudits  ne  laissait  plus  libre  un  seul  espace  cul- 
tivable sur  la  terre  ; non,  maintenant  on  ne  mar- 
cherait plus  en  retraite  vers  le  Nord,  on  allait  au 
Sud  vers  l’ennemi  de  toujours,  l’ennemi  déclaré 
d’aujourd’hui,  contre  l’Anglais. 

Le  plan  des  frères  Rozendaal,  mûri  par  labelle, 
l’âme  de  la  famille,  était  simple.  A cinq,  quel- 
qu’adroits  tireurs,  quelqu’intrépides  qu’ils  fussent, 
les  Boërs  ne  pouvaient  prétendre  à lutter  même 
contre  une  avant  garde  d’armée  anglaise,  mais 
ils  pouvaient  gêner  fort  cette  armée  dans  ses 
mouvements  en  coupant  l’unique  voie  ferrée  uti- 
lisable pour  sa  concentration,  l’unique  voie  fer- 
rée de  ces  régions  éloignées,  la  première  amorce 
de  l’orgueilleux  serpent  de  fer  qui,  du  Cap  au 
Caire,  doit  traverser  un  jour  toute  l’Afrique  pour 
la  plus  grande  gloire  de  leurs  oppresseurs. 

Les  Rozendaal  se  dirigeaient  au  sud  de  Yryburg, 
la  capitale  anglaise  ; ils  y détruiraient  la  voie 
ferrée  et  isoleraient  cette  ville  des  secours  venus 
du  Cap,  ils  l’isoleraient  du  Monde  civilisé  tout 
entier. 

Traîné  par  ses  six  paires  de  bœufs,  le  lourd 
chariot  mit  deux  jours  à parvenir  au  lieu  choisi 
pour  y pratiquer  cette  brèche. 

Partout  ailleurs  depuis  Vryburg,  sur  le  sol  plat 
de  l’immense  savane,  la  voie  s’avançait  en  ligne 
droite,  sans  remblais,  sans  tranchée.  Là,  une  col- 
line rocheuse  barrait  la  plaine  sur  plusieurs 
milles  de  longueur,  contraignant  la  voie  à un  dé- 


tour, l’obligeant  aussi  à percer  la  roche  par  un 
souterrain. 

labelle  avait  proposé  de  couper  la  voie  dans  ce 
souterrain  et  ses  frères  couperaient  la  voie  dans 
ce  souterrain.  Le  lieu  n’était-il  pas  bien  choisi 
pour  rendre  un  déraillement  plus  certain  ? Les 
ténèbres  se  feraient  complices  du  piège  dressé. 
Le  lieu  n’était-il  pas  des  plus  propices  à une 
embuscade  dans  cet  étroit  défilé  où  cinq  hom- 
mes arrêteraient  une  armée  ? 

Mais  il  fallait  se  garder  des  surprises,  du  dan- 
ger d’être  tourné  et  pris  dans  ce  tunnel  comme 
en  une  souricière. 

— « Pied  à terre,  dit  Othon,  et  hissons  le  canon 
là-haut.  » 

Les  bœufs,  le  chariot  restèrent  à la  garde  des 
Cafres,  dissimulés  dans  un  pli  de  terrain.  Othon, 
Engelbert  et  Maurice  prirent  la  mitrailleuse. 
Guillaume  et  Pretorius  demeurèrent  à cheval  et 
se  dirigèrent  vers  le  souterrain,  chargés  des 
pinces  et  des  longues  clefs  qui  allaient  leur  ser- 
vir à attaquer  la  voie  ferrée.  labelle  accom- 
pagna les  premiers. 

Les  trois  Boërs  à pied,  que  suivaient  leurs  che- 
vaux, gravirent  la  colline  et  en  son  point  le  plus 
haut,  sorte  de  piton  d’où  l’on  dominait  la  plaine, 
ils  installèrent  le  canon. 

— « Engelbert  restera  ici,  dit  labelle,  d’ici  l’on 
aperçoit  la  voie  ferrée  dans  les  deux  sens,  vers 
Vryburg,  vers  Kimberley.  » 

— « Et  s’il  apparaît  quelqu’ennemi,  feu  sur  lui 
avec  la  pièce  ? » interrogea  le  Boër. 

— « Oui,  s’il  s’agit  d’une  troupe  importante, 
rectifia  la  jeune  fille,  ou  d’un  train;  si  ce  sont 
quelques  éclaireurs  seulement  laisse  les  passer, 
nous  serons  dans  le  souterrain  et  saurons  les  y 
recevoir  ». 

labelle  sortit  de  ses  fontes  une  trompe  faite  de 
la  corne  d’un  buffle  sauvage. 

— « Prends  ceci  pour  nous  avertir,  ajouta-t-elle, 
car  nous  ne  te  verrons  plus.  Si  l’ennemi  apparaît 
et  ne  mérite  point  que  tu  tires,  sonnes  en  deux 
fois.  Si  tu  as  besoin  de  notre  aide  sonnes  en  une 
fois  seulement.  » 

— « C’est  bien  » répondit  Engelbert. 

Et,  le  canon  en  batterie,  ses  munitions  dispo- 
sées pour  ce  tir  automatique  qu’avec  ces  mer- 
veilleuses pièces  un  seul  homme,  un  pointeur, 
suffit  à conduire,  Othon  et  Maurice  remontèrent 
à cheval,  puis,  suivant  leur  sœur,  au  galop  se 
dirigèrent  vers  le  tunnel. 

Pretorius  et  Guillaume  les  y attendaient,  ils 
avaient  attaché  leurs  chevaux  à l’entrée  du  côté 
de  Vryburg,  les  nouveaux  arrivants  en  firent  au- 
tant. 

— « Il  y a dans  le  tunnel,  expliqua  Guillaume, 
un  dépôt  de  rails.  » 

— « Plaçons  les  en  travers  sur  la  voie,  elle 
sera  barrée  »,  proposa  Othon. 

— « Non,  répondit  labelle,  ce  serait  insuffi- 
sant et  trop  visible;  faisons  mieux. 


50 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


« Toi  Othon,  et  toi  Maurice,  prenez  des  clefs  et 
dévissez  les  tire-fonds  de  ces  rails  ; là,  ces  gros- 
ses vis  à tête  carrée  qui  les  retiennent  ». 

Othon  et  Maurice  prirent  des  clefs  et  se  mirent 
à l’œuvre. 

— « Toi  Guillaume,  continua  la  jeune  fille,  tu 
couperas  les  tire-fonds  au  ras  des  vis,  et  toi  Pre- 
torius  tu  remettras  ensuite  en  place  leurs  têtes 
seulement. 

« Ainsi,  expliqua  Iabelle,  nul  ne  verra  que  le 
rail  est  déchaussé  ; un  train  en  passant  le  fera 
basculer  et  déraillera  ». 

La  voie  était  en  courbe  en  cet  endroit,  le  dé- 
raillement prévu  par  la  jeune  fille  devenait  donc 
certain  dès  qu’un  rail  aurait  été  ainsi  truqué. 

Le  travail  commença. 

Il  commençait  à peine  que  deux  fois  la  trompe 
d’Engelbert  se  fit  entendre,  et  là  haut,  au  sommet 
de  la  colline,  le  canon  à tir  rapide  cracha  ses 
salves  régulières.  Aussitôt  d’autres  grondements 
débouché  à feu  lui  répondirent,  du  côté  de  Kim- 
berley. 

Iabelle  se  porta  de  ce  côté  à l’entrée  du  sou- 
terrain. 

« C’est  un  train  blindé,  cria-t-elle;  si  Engel- 
bert  ne  peut  l’arrêter,  il  ne  faut  néanmoins  pas 
qu’il  passe.  » 

— « Il  ne  passera  pas,  » dit  Othon,  et  il  se 
dirigea  vers  le  dépôt  de  rails  signalé  par 
Guillaume. 

- Othon  revenait-il  à son  idée  première  d’encom- 
brer la  voie  avec  ces  rails  que  deux  hommes 
ordinaires  auraient  eu  peine  à soulever  mais  que 
les  géants,  ses  frères  et  lui,  traînaient  aisément? 

Non,  cette  idée  avait  ôté  condamné  par  Iabelle  ; 
il  en  avait  une  autre  que  ses  frères  comprirent 
d’un  mot  et  qui  devait  réussir,  car  si  leurs  yeux, 
habitués  à la  demi  clarté  du  souterrain,  allaient 
pouvoir  distinguer  leurs  ennemis,  ceux-ci  venant 
du  grand  jour  seraient,  par  contre,  dans  l’im- 
possibilité de  les  apercevoir, 

Othon,  Guillaume,  Pretorius  et  Maurice  traî- 
nant chacun  deux  rails  se  placèrent  sur  la  voie, 
arcboutèrent  les  extrémités  des  pesantes  barres 
de  fer  longues  de  huit  mètres,  qui  contre  les  murs 
du  souterrain,  qui  contre  les  traverses  à demi 
noyées  dans  le  sol,  et,  l’autre  extrémité  du  rail 
haute,  tournée  vers  l’ennemi,  eux-mêmes  soute- 
nant les  rails  en  leurs  milieux,  ils  attendirent. 

Cela  constituait  huit  puissantes  lances  contre 
lesquelles  ces  géants  comptaient  voir  se  briser  le 
monstre  de  fer.  Et  calmes  ils  attendaient,  ne  pen- 
sant point  à l’écrasement  dont,  dans  ses  soubres- 
sauts  d’agonie,  les  menacerait  leur  prodigieux 
adversaire. 

Les  grondements  du  canon  avaient  cessé. 

Pourquoi  ? 

Iabelle  en  revenant  vers  eux  l’expliqua. 

— « Le  train  blindé  arrive,  dit-elle,  il  est 
caché  maintenant  à Engelbert  par  les  contrefoi’ts 
des  collines.  11  avance  lentement,  peut-être  le  tir 


de  notre  frère  l’a-t-il  désemparé,  peut-être  sim- 
plement craint-il  quelque  embûche.  » 

Puis  elle  distingua  les  dispositions  prises,  ses 
yeux  se  réhabituant  peu  à peu  à l’obscurité. 

— « Bien,  dit-elle,  mais  il  ne  faut  pas  qu’on 
vous  voie.  Laissez-moi  faire.  » 

A terre  elle  ramassa  une  carabine  et  debout 
attendit. 

Soudain  au  tournant  des  rails,  en  face  du  sou- 
terrain, apparut  la  locomotive  du  train  blindé, 
formidable  avec  sa  cuirasse  en  forme  de  bec  à 
l’avant.  Deux  lanternes  à réflecteurs,  puissamment 
éclairaient  tout  en  avant  d’elle,  semblables  à deux 
yeux  énormes  et  sanglants. 

Elle  allait,  à petite  vitesse  certes,  mais,  s’enca- 
drant dans  la  bouche  du  tunnel  sur  le  fond 
éclairé  du  paysage,  elle  semblait  grandir,  grossir 
en  approchant,  plutôt  qu’approcher. 

Ses  fanaux,  à cause  du  tournant  de  la  voie 
n’illuminaient  point  encore  la  portion  du  souter- 
rain où  se  tenaient  les  Rozendaal,  néanmoins 
cela  ne  pouvait  tarder.  Encore  quelques  secondes 
ils  seraient  aperçus  et  alors 

Iahelle  tranquillement,  en  arrière  de  ses  frères, 
avait  mis  un  genou  en  terre.  Elle  épaulait  la 
la  carabine  à répétition,  visait  lentement. 

Deux  coups  de  feu  suscessifs  retentirent,  écla- 
tants de  sonorité  sous  la  voûte  basse,  et  atteints 
chacun  par  une  balle  les  fanaux  s’éteignirent.  Le 
monstre  était  aveugle. 

Cependant  il  continuait  à avancer,  peut  être 
emporté  par  son  élan,  peut  être  décidé  à folle- 
ment tout  briser,  tout  broyer  sous  ses  roues 
pesantes. 

Il  ne  voyait  rien,  ne  pouvait  rien  voir  ; mais 
lui-même  était  visible,  se  découpant  toujours  sur 
le  fond  lumineux  de  la  baie,  grossissant  prodi- 
gieusement à vue  d’œil. 

Les  Boërs  s’attendaient  à une  riposte.  On  allait 
tirer  sur  eux,  au  jugé,  du  train  blindé. 

— '<  Couche-toi,  sœur  chérie,  dit  Othon,  une 
balle  pourrait  t’atteindre.  » 

Mais  non,  le  train  blindé  restait  silencieux  ; il 
avançait  toujours,  de  plus  en  plus  formidable,  et 
c’était  tout. 

On  entendait  son  halètement,  des  grincements 
aussi;  peut-être  serrait-on  les  freins  à son  bord, 
inquiet  enfin  d’un  danger  inconnu  au  fond  de  ces 
ténèbres. 

La  machine  arrivait,  aveugle,  avec  le  bec 
énorme  de  sa  cuirasse  la  précédant. 

Elle  eut  un  soubresaut.  Elle  venait  de  rencon- 
trer une  pince  oubliée  par  Maurice  sur  un  rail; 
elle  la  broyait. 

L’instant  d’après  elle  était  à dix  pas,  à cinq  pas 
des  quatre  Boërs,  impassibles,  attendant  inébran- 
lables, acceptant  cette  lutte  du  fer  inconscient, 
animé  cependant  d’une  force  formidable,  contre 
la  chair  intelligente. 

( A suivre .)  Léo  DEX. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


57 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  homme 
aimable,  est  aussi  un  homme  cruel,  par  nécessité 
politique  : il  a dû  ajourner  jusqu’après  les  élections 
sénatoriales  la  publication  des  palmes  académiques. 
11  fait  attendre  cinq  ou  six  mille  candidats,  — si  ce 
n’est  davantage.  Et  cette  promotion  est  justement 
celle  des  artistes  et  des  gens  de  lettres,  car  il  y en  a 
deux  par  an,  comme  on  sait  — et  elles  sont  dis- 
tinctes : en  juillet,  ne  sont  palmées  que  des  personnes 
ayant  des  titres  universitaires.  En  janvier,  c’est  le 
tour...  des  autres. 

11  faut  bien  avouer,  en  effet,  que,  souvent,  les 
Français — et  les  Françaises  maintenant  — qui  solli- 
citent cette  faveur  violette,  méconnaissent  eux-mêmes 
tout  les  premiers,  qu’ils  manquent  d’orthographe.  On 
aperçoit  ce  ruban,  qu’on  a appelé  le  demi-deuil  de  la 
légion  d’honneur,  à trop  d'habits  dont  les  propriétaires 
exerçaient,  ou  exercent  encore,  des  professions  qui 
n’ont  rien  d’académique,  et  si  cette  petite  tache  enjo- 
live gentiment  de  gracieux  corsages  féminins,  ce 
n’est  pas  une  raison,  toujours,  pour  qu’elle  y soit 
bien  à sa  place.  On  a cité  maints  cas  d’abus  ridicules, 
de  trafics  scandaleux  même,  telle  la  mésaventure  de 
ce  naïf  officier  ministériel  qui  avait  demandé  les 
palmes  à un  prétendu  secrétaire  du  ministre,  qui  les 
avait  payées  trois  mille  francs  et  à qui  elles  avaient 
été  décernées  solennellement,  par  l’escroc  en  tenue 
de  soirée,  dans  une  réunion  d’amis  assemblés  au 
café  de  la  Garde  nationale,  sur  la  place  de  l’Hôtel-de- 
Ville.  L’officier  ministériel  pleurait  presque  de  joie 
en  entendant  faire  son  éloge  par  le  méchant  drôle 
qui  le  dupait  et  il  commandait  bocks  et  bocks  encore 
sur  bouteilles  de  Champagne.  Hélas,  le  surlendemain, 
l’escroquerie  se  découvrait,  il  était  couvert  de  confu- 
sion et  rendait  le  ruban...  On  ne  lui  rendait  pas  son 
argent. 

Mais  pour  quelques  mauvais  cas  semblables,  l’insti- 
tution même  des  palmes  n’est  pas  aussi  déconsidérée 
que  veulent  bien  le  dire  ceux  qui  ne  les  ont  pas.  Cette 
sobre  décoration  récompense  bien  des  services  qui 
mériteraient  mieux  mais  qui,  faute  de  cela,  ne 
seraient  pas  officiellement  reconnus.  Si  on  affecte  de 
la  dédaigner,  à Paris  — et  pourtant,  en  dessous,  on 
ne  se  fait  pas  faute  d’intriguer  pour  l’obtenir,  — dans 
les  départements  elle  a conservé  tous  les  droits  à 
une  juste  estime.  Elle  est  la  joie,  la  consolation  de 
ces  savants  consciencieux  et  modestes  qui  consacrent 
leurs  veilles  à des  travaux  d’histoire  locale,  à des 
œuvres  de  bienfaisante  instruction  populaire;  on  la 
respecte  encore,  on  s’en  pare  avec  une  satisfaction 
évidente,  qui  peut  provoquer  des  sourires  mais  qui, 
en  soi,  est  touchante. 

Il  nous  souvient,  d’avoir  vu,  pendant  un  voyage  de 
M.  Carnot,  dans  un  chef-lieu  d’arrondissement,  une 
brave  dame  qui,  ayant  reçu,  la  veille,  les  palmes  des 
mains  du  Président,  en  avait  été  aussi  ravie... 
qu’embarrassée.  Dans  ces»  circonstances,  le  Pré- 
sident remet  l’insigne  en  argent,  qui  est  énorme. 
L’excellente  personne  n’avait  su  où  l’installer.  A Paris, 
les  dames  piquent  une  faveur  sur  leur  jaquette, 
mais  ce  gros  bijou  de  métal  brillant,  qu’en  faire? 
Courageusement  enfin,  la  nouvelle  officier  d’académie 


avait  tranché  la  difficulté  : elle  avait  suspendu  l’in- 
signe à un  large  ruban  et  l’avait  laissé  pendre  à son 
cou,  sur  sa  poitrine.  Et  elle  était  extrêmement 
fière  de  cette  parure  inusitée,  un  peu  à la  façon  des 
colliers  de  femmes  sauvages.  On  était  tenté  de  l’en 
plaisanter,  mais  son  contentement  même  désarmait 
bientôt.  Si  M.  Leygues  avait  assisté  à cette  scène,  il 
n’aurait  peut  être  pas  prolongé  d’un  mois  tant 
d’impatiences. 

Cette  promotion  académique  des  gens  de  lettres, 
en  janvier,  marque  aussi  pour  eux  le  point  de  départ 
d’une  « campagne  » nouvelle.  C’est,  au  commence- 
ment de  l’année,  l’époque  du  renouvellement  des 
traités  avec  les  journaux  dont  les  directeurs,  jusque- 
là,  se  disaient  pourvus  de  nouvelles  et  de  romans 
pour  plusieurs  mois  — et  au-delà...  C’est  l’époque  du 
« réapprovisionnement  » des  éditeurs  qui  ont  terminé 
la  mise  en  vente  de  leurs  livres  d’étrennes  et  qui 
accepteront  — peut  être  — des  manuscrits  pour  dé- 
cembre 1900...  Et  c’est  la  reprise  du  long  martyre  des 
intrigues,  des  sollicitations,  des  attentes,  des  visites, 
des  refus.  N. 

Qui  comptera  le  nombre  d’étages  gravis  par  le  bon 
jeune  homme  ou  le  vieil  écrivain,  ou  la  vieille  dame 
qui  sacrifie  aux  lettres,  pour  placer  une  prose  de 
laquelle  dépend  la  subsistance  du  mois,  de  l’année? 
Il  faut  affronter  le  dédain  des  garçons  de  bureau  qui 
flairent  la  qualité  du  quémandeur  ou  de  la  quéman- 
deuse, quoique  ceux-ci  dissimulent  de  leur  mieux  le 
rouleau  de  papier  accusateur.  Ces  potentats  ont  trop 
souvent,  pour  le  pauvre  hère,  un  salut  sec,  un  regard 
qui  déshabille,  qui  va  droit  au  fond  de  la  misère 
adroitement  cachée.  Ils  défendent  avec  le  bec  et  les 
ongles  M.  le  secrétaire  de  rédaction,  « qui  déjeune  », 
qui  « confère  avec  le  directeur  »,  qui  est  « occupé  ». 

— « Si  c’est  pour  un  roman,  donnez,  on  vous  écrira  ». 
Et  ils  prennent  avec  nonchalance  le  manuscrit  sur 
lequel  reposent  de  si  belles  espérances.  Ou  bien,  si  le 
secrétaire  reçoit,  il  est,  forcément  — il  en  voit  tant! 

— sceptique,  raide,  pressé.  Lui  aussi,  il  écrira.  Il 
écrit  quelquefois  favorablement  — et  alors  c’est  « la 
fortune  »,  mais  aussi  combien  de  fois  le  manuscrit 
est  rendu  sans  avoir  été  lu,  refusé  sans  phrases!  Et 
c’est  la  désolation. 

On  recommencera  pourtant.  Car  le  propre  des  gens 
de  lettres  est  de  ne  pas  se  décourager  : en  quoi,  ils 
ont  raison  : ils  ne  peuvent  percer,  sauf  de  rares 
exceptions  dues  à l’éclat  d’un  talent  révélé,  que  grâce 
à la  patience.  La  carrière  est  étonnamment  encombrée. 
Quel  employé  de  bureau,  quel  expéditionnaire  ne 
s’enthousiasme  pour  les  gloires  d’un  rez-de-chaussée 
de  journal  ou  d’une  couverture  dorée  de  livre 
d’étrennes?  Puis  « l’industrie  » s’en  môle,  oui,  l’m- 
duslrie,  et  c’est  encore  ce  qu’il  faut  apprendre  aux 
rêveurs  de  renommée  littéraire.  La  place  est  prise, 
trop  fréquemment,  dans  les  grands  quotidiens  et 
chez  des  éditeurs  en  vogue,  par  des  gens  de  lettres 
déjà  célèbres  qui,  ne  pouvant  suffisamment  produire 
eux-mêmes,  achètent  au  rabais  des  œuvres  de  débu- 
tants, d’inconnus.  Aceux-ci,  ils  donnent  cinq  centimes 
pour  chaque  ligne  et  ils  en  touchent  vingt-cinq.  C’est 
un  vilain  trafic,  on  a grand  tort  de  le  tolérer. 
Malheureusement  il  n’y  est  point  de  remèdes. 

Tout  au  plus  pourrait-on  espérer  l’intervention 
d’une  société  Loute  puissante,  d’une  association  qui 
mettrait  à l’index  ces  exploiteurs.  Mais  les  gens  de 
lettres  ne  se  défendent  bien  que  lorsqu’ils  sont 


58 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


arrivés...  Et  encore!...  Ils  ne  s’entendent  pas  assez.  Ils 
ne  sont  pas  les  seuls,  du  reste  — • si  cette  constatation 
peut  les  consoler  : voyez  ce  qui  se  passe  chez  les 
artistes.  Ceux-ci  sont  toujours,  quoique  associés,  en 
lutte  contre  les  difficultés  de  leurs  salons.  Les  artistes 
français  exposeront,  en  1900,  à Grenelle,  — c’est  défi- 
nitif, — mais  la  société  des  beaux-arts  n’exposera 
point  et  on  entend  force  protestations  des  « petits  », 
des  artistes  moins  connus,  contre  l'accaparement  des 
nouveaux  Palais,  par  les  Maîtres...  Décidément, 
l’homme  qui  pense,  n’est  pas  « pratique  ». 

Paul  BLIJYSEN. 

tP  > 

Whéâtre 

LA  MUSIQUE 

Le  culte  de  Wagner  commencerait-il  à s’attiédir  et 
le  public  délaisserait-il  son  dieu  favori  pour  dresser 
des  autels  à Cristophe  ’Willibald  de  Gluck? 

C’est  là  une  question  qui  se  pose  naturellement 
après  la  fructueuse  reprise  d 'Orphée,  à l’Opéra  Comique, 
la  mise  à la  scène,  au  théâtre  lyrique  de  la  Renais- 
sance, de  1’  « Iphigénie  en  Tauride  » et  l’attirante  et 
prochaine  apparition  de  P « Armide  » à notre  Aca- 
démie nationale  de  musique. 

II  faut  bien,  au  grand  dépit  sans  doute  du  snobisme, 
constater  l’évolution  considérable  que  subit  depuis 
environ  une  année  l’art,  musical  : on  a hâte  de  se  dé- 
barrasser des  brumes  opaques  où  nous  plongèrent 
trop  souvent  les  fervents  adeptes  des  dissonnances  à 
bouche  que  veux-tu,  dissonnances  dont  la  complexité 
t ouffue  côtoya  maintes  fois  la  cacophonie,  et  où  le  hon 
public,  suivant  l’adorable  vers  du  fabuliste 

Ecarquilla.it  les  yeux  et  ne  pouvait  rien  voir. 

Franchement,  il  n’est  pas  trop  tôt  qu’on  nous  tire 
de  l’ornière  où  ce  pathos  extravagant  et  confus  pré- 
tendait nous  embourber.  Et  qui  pouvait  mieux  dissi- 
per ces  brumes,  qui  pouvait  nous  mieux  arracher  à 
cet  enlisement  que  le  radieux  génie  qui  fut  la  clarté 
même,  et  dont  l’inspiration,  tantôt  exquise  de  ten- 
dresse, tantôt  superbe  d’intensité  dramatique,  jeta  sur 
la  fin  du  dix-huitième  siècle  un  si  vif  éclat  ?. 

<'  Halte-là  ! diront  les  fanatiques  du  maître,  quel 
anachronisme!  Gluck  naquit  en  1714,  dans  le  Haut- 
Palatinat,  et,  tout  jeune,  il  révéla  ses  aptitudes  ex- 
traordinaires, tant  à Prague  qu’à  Vienne  et  à Milan, 
où  il  termina  glorieusement  son  instruction  d’harmo- 
niste et  de  contrapontiste,  et  où  il  écrivit,  du  moins 
dans  cette  dernière  ville,  huit  opéras  dans  le  style 
italien  de  son  temps.  C’est  donc  pendant  presque  un 
siècle  entier  qu’il  éblouit  tout  le  monde  par  le  nombre 
et  la  richesse  de  ses  géniales  productions  ». 

Non  pas  messieurs  les  Gluckistes,  non  pas....  Gluck 
ne  devint  réellement  maître,  dans  toute  l’acception  du 
mot,  qu'aux  approches  de  sa  cinquantième  année. 
Malgré  les  brillantes  étapes  qui  avaient  marqué  au 
sceau  de  la  gloire  le  temps  de  sa  jeunesse,  malgré 
ses  triomphes  continus,  malgré  les  encouragements 
de  ses  admirateurs  à ne  pas  s’arrêter  en  si  bonne  voie, 
il  rentra  en  lui-même,  il  médita  longtemps,  il  reconnut 
qu’après  avoir  bien  fait,  il  pouvait  faire  mieux 
encore. 

G’est  alors  que  sa  plume  magistrale  fit  comprendre 
à tous  ce  que  devait  être  le  drame  lyrique  dans  sa 


grandiose  simplicité.  Ses  opéras,  Orfeo  et  Eurydice 
(1762)  Alceste  (1769)  et  Paris  et  Helena,  sont  le  véri- 
table critérium  de  la  glorieuse  transfiguration  du 
maître. 

Et  il  déclare  nettement,  dans  la  préface  dédicatoire 
de  son  « Alceste  » qu’il  veut,  une  fois  pour  toutes, 
rompre  en  visière  avec  les  vaniteuses  prétentions  des 
chanteurs  et  la  complaisance  exagérée  des  composi- 
teurs, qui  nuisent  à l’action  dramatique  par  l’abus 
des  ornements  superflus  ; la  musique  devant,  selon 
lui,  se  borner  à seconder  la  poésie  pour  en  enrichir 
l’expression. 

L’application  de  ces  théories  ne  lui  valut  que  peu 
d’admirateurs  à Vienne  ; le  public,  habitué  aux  vir- 
tuosités de  l’École  italienne,  fit  très  mauvais  accueil 
aux  prétentions  du  hardi  novateur,  mais  à Paris,  où  il 
se  rendit  en  1774pourfaire  représenter  «l’Iphigénie en 
Aulide  » sous  sa  propre  direction,  il  en  fut  tout  au- 
trement. Il  s’y  trouva  en  présence  d’un  public  sans 
préjugés  et  non  asservi  aux  exigences  du  style  italien. 
Le  succès  qu’ilyremporta dépassa toutessesprévisions, 
et  ce  succès  fut  consacré  l’année  suivante  par  le 
triomphe  inoubliable  que  lui  valut  son  « Iphigénie  en 
Tauride. 

Qu’on  n’aille  pas  croire,  d’après  ce  que  je  viens  de 
dire,  que  j’entends  établir  un  parallèle  entre  Gluck  et 
Wagner,  parallèle  où  ce  dernier  serait  mis  au  second 
plan  : non  pas.  Ce  sont  là  deux  génies,  qui  se  valent, 
dans  un  genre  absolument  différent  : Gluck  par  sa 
simplicité  magistrale,  Wagner  par  les  inépuisables 
trésors  de  ses  prestigieuses  symphonies. 

Maisilme  sembleque,  deces  deuxmaîtresimmortels, 
l’un,  Gluck,  soit  plus  apte  que  l’autre  à faire  un  chef 
d'école.  Et  je  n’en  veux  d’autre  preuve  que  l’effort 
incessant  et  stérile  de  bon  nombre  de  nos  jeunes 
musiciens,  s’ingéniant,  envers  et  contre  tous,  à imiter 
le  grand  compositeur  allemand,  effort  qui  n’a  point 
encore  abouti  à un  succès,  parce  que,  s’il  en  est  sorti 
des  œuvres  remarquables  au  point  de  vue  de  la  science 
symphonique,  ces  mêmes  œuvres  étaient  invariable- 
ment médiocres  au  point  de  vue  de  l’inspiration. 

Em.  fouquet. 

+ * 

LE  DRAME 

PORTE  SAINT-MARTIN 

Les  M isérables,  drame  en  deux  parties  avec  prologue 
et  épilogue,  trois  actes  et  dix-sept  tàbleaux  de  Charles- 
Hugo  et  de  M.  Paul  Meurice,  d’après  le  roman  de  Victor 
Hugo. 

Victor  Hugo  ! Constant  Coquelin  ! « Ce  sont  de  puis- 
sants dieux  ! » Rarement  nos  affiches  rayonnent  de 
noms  pareils.il  semblerait  qu’une  aussi  « formidable  » 
union  dût  nous  donner  le  chef-d'œuvre  des  chefs- 
d'œuvres.  Malheureusement,  nos  deux  grands  hommes 
n’ont  pas  pu  traiter  de  puissance  à puissance  ; ils  ont 
eu  besoin  d’intermédiaires,  de  plénipotentiaires,  si 
vous  voulez,  et,  comme  toujours,  ces  intermédiaires  ont 
gardé  le  meilleur  pour  eux,  je  veux  dire  qu’ils  ne  nous 
l’ont  pas  montré.  Ils  y ont  tâché  cependant,  mais 
l’entreprise  était  au-dessus  de  leurs  forces.  Sans 
doute,  M.  Paul  Meurice  a enrichi  l’œuvre  que  Charles 
Hugo  avait  bâtie  avec  les  matériaux  de  son  père,  ou 
plutôt  avait  « démolie  » dans  cette  espèce  de  Colisée 
romantique,  mais  franchement  notre  littérature  dra- 
matique n’aurait  rien  perdu,  si  M.  Paul  Meurice  eût 
réservé  son  talent,  qui  est  grand  et  généralement 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


59 


heureux,  pour  un  sujet  moins  colossal.  On  ne  peut  pas 
dire  qu’il  a volé  au  secours  de  la  victoire. 

Ce  qui  ressort  clairement  de  la  représentation  de 
la  Porte  Saint-Martin,  c’est  que  M.  Constant  Coquelin 
est  un  acteur  génial.  On  s’en  doutait  depuis  quelque 
temps  et  la  démonstration  ne  s’en  faisait  pas  sentir. 

11  a eu  l’aimable  pensée  de  nous  le  rappeler;  nous 
devons  lui  en  savoir  gré.  D’autant  plus  que,  dans  les 
dix-sept  tableaux  dont  se  compose  le  spectacle,  il 
paraît  dans  quinze  exactement  et  l’on  ne  se  lasse  pas 
de  voir  M.  Coquelin  en  scène. 

Les  Misérables  sont  trop  connus  pour  que  je  les  ra- 
conte même  brièvement.  Les  personnages  nous  en 
sont  familiers.  M.  Coquelin,  c’est  naturellement  Jean 
Valjean,  le  forçat  qui  devient  le  modèle  de  toutes  les 
vertus.  M.  Coquelin  dans  ce  rôle  écrasant  n’a  jamais 
été  au-dessous  de  lui-même,  c’est  assez  dire  qu’il  s’est 
toujours  montré  vraiment  supérieur.  11  est  intelligem- 
ment secondé.  M.  Desjardins,  M.  Volny,  M.  Bouyer, 
un  excellent  évêque  Myriel,  M.  Jean  Coquelin  ; 
Mme  Berthe  Bady,  Mlle  Eugénie  Nau,  ne  sont  pas 
indignes  de  jouer  à côté  du  maître.  Ils  ne  sauraient 
souhaiter  un  meilleur  éloge.  Les  Misérables  forment 
un  spectacle  intéressant.  C’est  une  pièce  à voir. 

AMBIGU 

A perpète  ! — Drame  en  cinq  actes  et  sept  tableaux 
de  MM.  Pierre  Decourcelle,  Edmond  Lepelletier  et  Léon 
Xanrof. 

Les  mélodrames  heureux  se  passent  d’analyse. 
Je  pose  cet  axiome  et  je  l’applique.  Vouloir  faire 
tenir  en  quelques  lignes  l’argument  et  les  incidentes 
de  la  pièce  intéressante  de  ['Ambigu  est  un  tra- 
vail surhumain.  L’aimable  et  sympathique  triumvi- 
rat qui  a mené  victorieusement  la  troupe  de  l’Am- 
bigu  au  feu,  au  feu  de  la  rampe,  mérite  des  éloges 
qu’il  nous  est  agréable  de  lui  décerner. 

L’action  a pour  point  de  départ  une  erreur  judi- 
ciaire. Un  assassin  qui  a fait  ses  'études  à l’École  Cen- 
trale^— et  qu’on  appelle  l’Ingénieur,  — règle  une  fois 
pour  toutes  son  compte  à un  usurier,  le  père  Bonnard 
qui  tient  un  cabaret  au  Pont  Bineau.  11  enferme  avec 
sa  victime  un  excellent  ivrogne  qui,  naturellement, 
est  arrêté  et  condamné...  Naturellement  aussi,  l'inno- 
cence finit  par  triompher  et  les  auteurs  aussi.  Ici 
encore,  nous  voyons  deux  forçats.  On  en  rencontre 
beaucoup  cet  hiver  au  boulevard  Saint-Martin.  Mais 
ce  sont  de  fort  honnêtes  gens  et  ils  ont  de  beaux  rôles. 

Joseph  GALT1ER. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

L année  1900  verra-t-elle  aboutir  les  projets  mili- 
taires déposés  à la  Chambre  en  1899?  C’est  chose  à 
désirer  vraiment  pour  le  plus  grand  bien  de  notre 
armée  dont  les  rouages  compliqués  ont  continuelle 
ment  besoin  d’être  vérifiés,  réparés  et  remplacés 
même,  car  d’aucuns  sont  devenus  surannés  et  d’autres, 
bien  que  récents,  n’ont  pas  fourni  à l’usage  tout  le 
bon  service  qu’on  en  attendait. 

Et  d abord,  il  y a toujours  cette  fameuse  question  du 
rajeunissement  des  cadres  et  surtout  du  haut  com- 
mandement. Elle  est  capitale,  tout  le  monde  le  recon- 
naît, mais  aussi  fort  difficile  à résoudre,  le  nerf  de  la 
guerre  étant  l’obstacle  le  plus  sérieux  à tous  les  per- 
fectionnements nécessaires  au  bon  fonctionnement  de 
notre  organisme  militaire  en  temps  de  paix.  Afin  de  ! 


rajeunir  les  cadres,  il  faut  établir  pour  les  officiers  le 
droit  aux  retraites  proportionnelles  à partir  de  vingt 
ans  de  services,  ce  qui  leur  permettrait  de  pouvoir 
encore  se  créer  une  situation,  si  modeste  qu’elle  soit, 
dans  la  vie  civile. 

Ensuite,  l’abaissement  des  limites  d’âge  s’impose 
d’une  façon  impérieuse.  Avec  quelques  années  encore 
de  paix  sur  le  continent,  on  n’aura  plus  à nommer 
au  grade  de  général  dans  l’armée  française,  un  seul 
colonel  ayant  pris  part  à la  grande  guerre  en  Europe, 
fût-ce  même  comme  sous-lieutenant.  On  n’exigera 
plus  d’eux  d’avoir  fait  leurs  preuves  devant  l’ennemi, 
mais  seulement  d’avoir  pu  démontrer  par  des  examens, 
des  travaux  personnels  et  des  relations,  leur  aptitude 
aux  étoiles. 

Dans  ces  conditions,  que  devient  la  vieille  expé- 
rience d’antan  qui  faisait  maintenir  dans  les  hauts 
grades  à un  âge  souvent  trop  avancé,  les  généraux  qui 
avaient  autrefois  conduit  des  troupes  au  feu  de  la 
bataille?  C’est  qu’il  y avait  pour  ceux-là  de  hautes 
considérations  morales  qu’il  fallait  respecter.  Mais,  de 
nos  jours,  quand  nos  généraux  à venir  n’auront  été  à 
même  de  gagner  des  batailles  que  dans  des  « Kriegs- 
piele  » sur  la  carte  au  80  000e  où  dans  les  combats  hypo- 
thétiques des  grandes  manœuvres  où  tout  est  géné- 
ralement pour  le  mieux  dans  la  meilleure  des  armées, 
quelle  raison  y aura-t-il  pour  maintenir  très  vieux 
dans  l’activité,  des  officiers  qui,  très  jeunes,  n’auront 
eu  à leur  actif  que  leurs  travaux  du  temps  de  paix? 
Ce  serait  pour  ceux-là  de  véritables  et  dangereuses 
délices  de  Capoue  dans  lesquelles  l’esprit  s’émousse- 
rait infailliblement  en  de  vagues  théories  stratégiques 
et  tactiques  où  la  grande  inconnue  de  la  victoire 
ferait  totalement  défaut.  L’expérience  de  la  guerre 
serait  remplacée  par  ce  faux  calme  qui  épaterait  les 
badauds  en  temps  de  paix  mais  ne  suffirait  pas,  en 
temps  de  guerre,  pour  bien  mener  dans  la  grande 
mêlée  d’une  guerre  continentale,  les  jeunes  éléments 
nerveux,  impressionnables  autant  que  braves  et  ins- 
truits, qui  composeront  nos  armées  nationales  en  face 
de  l’étranger. 

Concluez.  Si  vous  voulez  rajeunir  notre  cadre 
d’officiers  dressé  seulement  par  les  travaux  de  la  paix 
aux  plus  rudes  travaux  de  la  guerre,  il  faut  commencer 
par  abaisser  les  limites  d’âge,  et  créer  aussi  des  dé- 
bouchés aux  officiers  fatigués  avant  l’âge.  A jeune  et 
vigoureuse  armée,  chefs  jeunes  et  vigoureux  ! 

L’établissement  des  retraites  proportionnelles  per- 
mettrait également  de  modifier  la  loi  de  1832  sur 
l’avancement  en  supprimant  les  nominations  à l’an- 
cienneté pour  le  grade  d’officier  supérieur.  Ici,  par 
exemple,  il  y aurait  des  règles  absolues  à décréter,  afin 
de  ne  pas  ouvrir  la  porte  toute  grande  à l’ostracisme 
et  au  favoritisme.  Puisqu’il  est  bien  entendu  qu’en 
temps  de  paix,  on  ne  peut  gagner  de  batailles  que  sur 
le  papier,  eh  bien,  faisons  carrément  les  choses,  et 
adoptons  franchement  le  principe  de  l’ancienneté  par 
sélection.  Le  choix  ne  serait  maintenu  que  pour  des 
cas  exceptionnels  bien  définis,  actions  de  guerre, 
actions  d’éclat,  ou  premiers  classements  obtenus  dans 
nos  écoles  spéciales.  Quant  aux  autres  capitaines,  ils 
auraient  à subir,  après  un  certain  nombre  d’années 
de  grade,  un  examen  sérieux,  plus  sérieux  que  ceux 
actuellement  imposés  pour  le  choix,  à la  suite  duquel 
les  admis  seraient  à leur  rang  d’ancienneté,  inscrits 
sur  la  liste  d’aptitude  pour  le  grade  d’officier  supé- 
rieur. Ceux  qui  n’auraient  pas  subi  les  examens  avec 


CO 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


succès  seraient  ajournés  à l’année  suivante  et  per- 
draient, par  ce  fait  même,  une  année  sur  leur  avan- 
cement. Après  deux  ou  trois  insuccès,  ils  seraient  dé- 
finitivement écartés  dè  la  liste  d’aptitude  au  grade 
supérieur. 

Les  officiers  brevetés  continueraient  d’ailleurs  à 
profiter  des  avantages  qui  leur  sont  accordés  au  sujet 
de  leur  ordre  d’inscription  sur  les  tableaux  d’avance- 
ment. 

En  adoptant  cette  solution, non  seulement  on  main- 
tiendrait tous  les  droits  actuels,  mais  encore  on  les 
augmenterait  même  dans  une  certaine  mesure;  les 
incapables  seuls  étant  écartés,  on  aurait  ainsi  un 
cadre  d’officiers  supérieurs  jeunes  et  instruits,  pépi- 
nière remarquable  dans  laquelle  on  pourrait  choisir  à 
coup  sûr  les  sujets  d’élite  destinés  à devenir  des  co- 
lonels et  des  généraux. 

Capitaine  FANFARE. 

“ Résurrection  ” 

Le  comte  Tolstoï  vient  d’écrire  un  beau  roman  que  notre 
confrère,  M.  Téodor  de  Wyzewa  a traduit  en  français.  Nos 
lecteurs  nous  sauront  gré  d’avoir  découpé  dans  ce  roman  un 
morceau  choisi  qui  est  certainement  une  des  plus  belles  pages 
de  l’auteur  A' Anna  Karénine 

Cette  messe  de  nuit  devait  rester  toujours,  pour 
Nekliludov,  un  des  plus  doux  et  des  plus  forts  souve- 
nirs de  sa  vie.  Quand,  après  une  longue  course  dans 
les  ténèbres  qu’éclairait  seulement,  par  places,  la 
blancheur  de  la  neige,  il  pénétra  enfin  dans  la  cour 
de  l’église,  le  service  était  déjà  commencé.  Les 
paysans  reconnaissant  dans  le  cavalier  le  neveu  de 
Marie  Ivanovna,  le  conduisirent  dans  un  endroit  sec 
où  il  pût  descendre,  emmenèrent  son  cheval,  et  lui 
ouvrirent  la  porte  de  l’église.  L’église  était  déjà  pleine 
de  monde.  Sur  la  droite  se  tenaient  les  hommes.  Les 
vieux,  en  vestes  qu’eux- mêmes  avaient  cousues,  les 
jambes  entourées  de  bandes  de  toile  blanche;  les 
jeunes,  en  vestes  de  drap  neuves,  une  écharpe  claire 
autour  des  reins,  de  grandes  bottes  aux  pieds.  Sur  la 
gauche  se  tenaient  les  femmes,  la  tète  couverte  de 
fichus  de  soie,  vêtues  de  camisoles  de  velours,  avec 
des  manches  rouge  vif  et  des  jupes  bleues,  vertes, 
rouges,  les  pieds  chaussés  de  souliers  ferrés.  Les  plus 
vieilles  s’étaient  placées  dans  le  fond,  modestement,  , 
avec  leurs  fichus  blancs  et  leurs  vestes  grises.  Et  entre 
elles  et  les  femmes  plus  jeunes  s’étaient  rangés  les 
enfants  en  grande  toilette. 

Les  hommes  faisaient  des  signes  de  croix;  les  fem- 
mes, surtout  les  vieilles,  les  yeux  obstinément  fixés 
sur  l’icône  entourée  de  cierges,  appuyaient  tour  à tour, 
d’une  pression  vigoureuse,  leurs  doigts  repliés  sur 
leur  front,  leurs  deux  épaules  et  leur  ventre,  tandis 
que  leurs  lèvres  ne  cessaient  de  murmurer  des  prières.- 
Les  enfants,  imitant  les  grandes  personnes,  priaient 
avec  zèle,  surtout  quand  ils  sentaient  les  regards  de 
leurs  parents  arrêtés  sur  eux.  L’iconostase  d’or  étin- 
celait de  lumière,  ayant  autour  d’elle  degrands  cierges 
enveloppés  d’or.  Le  candélabre,  lui  aussi,  était  tout 
garni  de  cierges.  Et  des  deux  cœurs  s'élevaient  les 
chants  joyeux  des  chanteurs  de  bonne  volonté;  le 
mugissement  des  basses  s’alliait  au  soprano  aigu  des 
enfants.  Nekhludov  s’avança  dans  l’église.  Au  milieu 
se  tenait  l’aristocratie.  Il  y avait  là  un  propriétaire 


avec  sa  femme  et  son  fils,  ce  dernier  habillé  en  mate- 
lot ; il  y avait  le  stanovoï,  le  télégraphiste,  un  mar- 
chand chaussé  de  bottes  à hautes  tiges,  le  staroste 
avec  sa  médaille,  et,  à droite  de  l’ambon,  derrière  la 
femme  du  propriétaire,  se  tenait  Matrena  Pavlovna, 
vêtue  d’une  robe  de  couleurs  changeantes,  les 
épaules  recouvertes  d'un  châle  rayé.  Katucha  était 
près  d’elle.  Elle  était  en  robe  blanche  avec  un  corsage 
plissé.  Une  ceinture  bleue  entourait  sa  taille,  et 
Nekhludov  vit  qu’elle  avait  mis  un  nœud  rouge  dans 
ses  cheveux  noirs.  Tout  avait  un  air  de  fête,  tout  était 
solennel,  gai  et  beau;  et  le  prêtre  avec  sa  chasuble 
d’argent  traversée  d’une  croix  d'or,  et  le  diacre  et  le 
sacristain  avec  leurs  étoles  brodées  d’or  et  d’argent,  et 
les  chants  joyeux  des  chantres  amateurs,  et  la  façon 
dont,  à tout  instant,  le  prêtre  levait  un  cierge  pour 
bénir  l’assistance,  et  la  façon  dont  tout  le  monde  répé- 
tait, d’instant  en  instant:  « Christ  est  ressuscité! 
Christ  est  ressuscité  ! » Tout  cela  était  beau,  mais 
plus  belle  que  tout  cela  était  Natucha,  avec  sa  robe 
blanche  et  sa  ceinture  bleue,  et  son  nœud  rouge  dans 
ses  cheveux  noirs.  Nekhludov  sentait  que,  sans  se 
retourner,  elle  le  voyait.  11  passa  près  d’elle  pour  aller 
vers  l'autel.  Il  n’avait  rien  à lui  dire,  mais  il  imagina 
pourtant  de  lui  dire  en  passant  près  d’elle:  « Ma  tante 
vous  prévient  qu’on  ne  soupera  qu'après  la  seconde 
messe  ».  Lejeune  sang  de  Katucha,  comme  toujours 
quand  elle  apercevait  Nekhludov,  se  répandit  sur  son 
visage,  et  ses  yeux  noirs  s’arrêtèrent  sur  lui,  souriants 
et  heureux. 

Oui,  je  sais,  répondit-elle.  Dans  cet  instant,  le 
sacristain,  qui  traversait  la  foule  pour  faire  la  quête, 
passa  près  de  Katucha,  et,  sans  la  voir,  la  frôla  de  son 
étole.  U avait  voulu,  par  déférence,  s’écarter  devant 
Nekhludor,  et  c’est  ainsi  qu’il  avait  frôlé  Katucha. 
Mais  Nekhludor  fut  stupéfait  devoir  que  ce  sacristain 
ne  comprenait  pas  que  tout  ce  qui  se  faisait  dans 
l’église,  tout  ce  qui  se  faisait  dans  le  monde,  ne  se 
faisait  que  pour  Katucha,  et  qu’elle  seule  ne  pouvait 
pas  rester  inaperçue,  quisqu’elle  était  le  centre  de 
l’univers  entier.  C’est  pour  elle  que  brillait  l’or  de 
l’iconostase;  pour  elle  que  brûlaient  les  cierges  du 
candélabre  ; c’est  pour  elle  que  s’élevaient  tous  ces 
chants  joyeux  : La  Pâque  du  Seigneur!  hommes  ré- 
jouissez-vous! Et  tout  ce  qu’il  y avait  de  bon  et  de 
beau  sur  la  terre  n’était  que  pour  elle.  Et  Katucha, 
sans  doute,  devait  comprendre  que  tout  cela  était 
pour  elle. 

C’est  ce  que  sentait  Nekhludov  quand  il  voyait  les 
formes  gracieuses  de  la  jeune  fille  dessinées  par  la 
robe  blanche,  et  ce  visage  plein  d’une  joie  recueillie, 
dont  l’expression  lui  disait  que  tout  ce  qui  chantait 
en  lui  devait  chanter  aussi  en  elle.  Dans  l'intervalle 
qui  séparait  la  première  messe  de  la  seconde,  Nekh- 
ludor sortit  de  l'église.  La  foule  s’écartait  devant  lui 
et  le  saluait.  Les  uns  le  reconnaissaient,  d'autres 
demandaient.  « Qui  est-ce?  » 

Sur  le  parvis  il  s’arrêta.  Les  mendiants  l’entou- 
rèrent : il  leur  distribua  toute  la  petite  monnaie  qu’il 
put  trouver  dans  ses  poches,  et  se  mil  à descendre 
l’escalier  de  la  cour.  Déjà  la  nuit  était  devenue  plus 
claire,  mais  le  soleil  ne  paraissait  pas  encore.  La 
foule,  sortant  de  l’église,  envahissait  le  parvis  et  la 
cour,  mais  Katucha  ne  se  montrait  toujours  pas,  et 
Nekhludov  revint  sur  ses  pas  pour  l’attendre.  La  foule 
continuait  à sortir,  les  dalles  résonnaient  sous  les 
clous  des  chaussures.  Un  vieillard  à la  tète  branlante, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


6i 


l’ancien  cuisinier  de  Marie  I vanovna, arrêta  Nekhludov , 
l’embrassa  trois  fois;  puis  sa  femme,  une  petite  vieille 
toute  ridée,  lui  tenditun  œuf  peint  en  jaune  safran  (i). 
Derrière  eux  s’approcha  en  souriant  un  jeune  et  mus- 
culeux moujik,  vêtu  d’une  veste  neuve  avec  une 
ceinture  verte.  Christ  est  ressuscité  ! dit-il  avec  un  bon 
sourire  dans  ses  yeux,  et  passant  ses  bras  au  cou  de 
Nekhludor,  il  le  baisa  trois  fois  en  pleine  bouche,  lui 
chatouillant  le  visage  de  sa  petite  barbe  frisée,  en 
même  temps  qu’il  l’imprégnait  de  son  odeur  de 
moujik. 

PendantqueNekhludov, après  s’être  laissé  embrasser 
par  le  moujik,  recevait  de  lui  un  œuf  peint  en  couleur 
canelle,  il  vit  sortir  de  l’église  la  robe  changeante  de 
Matrena  Pavlovna,  et  puis  la  chère  petite  tète  noire 
avec  le  nœud  rouge.  Kalucha  l’aperçut  tout  de  suite, 
à travers  la  foule  qui  les  séparait;  et  il  vit  que,  de 
nouveau, elle  rougissait. 

Arrivée  sur  le  parvis,  elle  s’arrêta  pour  donner  des 
soins  aux  mendiants.  Un  des  mendiants,  un  malheu- 
reux qui  avait  une  grande  plaie  rouge  à la  place  du 
nez,  s’approcha  d’elle.  Elle  prit  quelque  chose  dans 
sa  robe;  puis  s’avançant  vers  lui,  sans  aucun  signe 
de  répulsion,  trois  fois  elle  l’embrassa.  Et  tandis 
qu’elle  embrassait  le  mendiant,  ses  yeux  rencontrèrent 
ceux  de  Nekhludov.  C’était  comme  s’ils  lui  eussent 
demandé  : « Est-ce  bien  ce  que  je  fais  là?  — « Mais 
oui,  bien-aimée,  tout  est  bien,  tout  est  beau,  je 
t’aime  ! 

Les  deux  femmes  descendirent  les  marches  et 
Nekhludov  alla  au  devant  d’elles.  11  n’avait  pas  l’in- 
tention de  leur  souhaiter  la  Pâque,  mais  il  ne  pouvait 
s’empêcher  d’approcher  Katucha  — Christ  est  ressus- 
cité dit  Matrena  Povlovna  avec  un  signe  de  tète,  et  un 
sourire,  et  une  voix  qui  donnaient  à entendre  que  ce 
jour  là  tous  étaient  égaux  ; après  quoi,  s’étant  essuyé 
la  bouche  avec  son  mouchoir  elle  la  tendit  au  jeune 
homme.  — En  vérité,  il  est  ressuscité  ! répondit  Nekh- 
ludov et  il  l’embrassa.  11  jeta  un  .regard  sur  Katucha; 
elle  rougit  de  nouveau  et  s’avança  tout  contre  lui.  — 
Christ  est  ressuscité,  Dimitri  Ivanovitch!  En  vérité 
il  est  ressuscité  — dit-il  — Ils  s’embrassèrent  deux 
fois  et  s’arrêtèrent,  comme  pour  se  demander  s’il 
fallait  continuer;  puis  aussitôt,  comme  ils  avaient 
décidé  qu'il  le  fallait,  ils  s’embrassèrent  une  troisième 

fois;  et  tous  deux  sourirent 

Comte  Léon  TOLSTOÏ. 

LA  VILLE  IMPROVISÉE 

...  Voyager  loin,  bien  loin;  naviguer  parmi  des 
glaces  polaires,  voir  apparaître  une  ville  inconnue, 
fantastique,  une  ville  de  folie  et  de  rêve  ; parcourir  des 
palais  déserts,  à chaque  pas  surgissant  ; se  perdre, 
sous  un  ciel  mystérieux  et  changeant,  parmi  les  créa- 
tions, naissantes  sous  vos  yeux,  des  géants,  des  follets 
et  des  gnomes  : voilà  ce  qu’on  peut  faire  en  ce  mo- 
ment, pour  deux  sous  et  un  petit  bout  de  carton  — 
sans  quitter  Paris. 

Le  petit  bout  de  carton  est,  comme  dans  tout  bon 
conte  de  fées,  le  talisman  devant  lequel  s’inclinent 
les  gardiens  de  la  paix,  génies  moustachus  qui  veillent 
aux  barrières  de  ce  royaume  étrange.  Les  deux  sous, 
simplement,  sont  la  somme  exigée  pour  le  voyage,  en 

(1)  C’est  l’usage  dans  le  peuple  russe,  d’échanger  des  œufs  le 
jour  de  Pâques  en  se  baisant  trois  fois  sur  la  bouche. 


bateau-mouche,  du  pont  de  la  Concorde  au  pont  de 
l’Alma. 

Ce  voyage  était,  ces  jours-ci,  affolant  de  bizarrerie 
et  de  beauté.  Le  transatlantique  pour  rire  fendait  les 
glaçons  charriés  par  la  Seine.  Les  brouillards  magni- 
fiques et  légers  dont  Paris  se  trouve,  chaque  hiver, 
douillettement  enveloppé  et  transfiguré,  lesbrouillards 
aux  tons  changeants  de  soie  grise  et  d’or  rouillé,  fai- 
saient paraître  infiniment  délicats,  aériens,  volatils, 
tous  ces  palais,  tous  ces  châteaux,  poussés  sur  les  deux 
rives  de  la  Seine  comme  des  champignons  dans  une 
forêt,  du  jour  au  lendemain.  Cette  navigation  parmi 
des  banquises  en  miniature,  tandis  que  retentissaient 
des  hurlements  de  remorqueurs  et  des  frappements 
cyclopéens  d’énormes  marteaux  sur  les  charpentes  de 
fer  des  passerelles  en  construction,  était  du  dernier 
fantastique.  Sur  le  pont  de  ce  bateau-mouche,  il  y 
avait  des  gens  de  toutes  sortes,  généralement  rudes  et 
passifs,  comme  la  moyenne  des  passants...  Tous  re- 
gardaient avec  des  yeux  de  stupeur  ! 

0 vous  qui  cherchez  le  rêve  bien  loin,  qui  vous 
ennuyez  en  songeant  à des  Ceylan,  à des  Norwège, 
mais  vous  avez  le  rêve  à votre  porte,  dans  toutes  les 
rues  de  ce  Paris  extraordinaire,  que  vous  méconnais- 
sez ! Un  des  rêves  les  plus  intenses  que  Ton  puisse 
faire  — et  depuis  bien  des  années  — c’est  cette  visite 
de  l’Exposition  commençante,  de  cette  ville  improvisée 
qui  sort  de  terre  par  les  efforts  de  milliers  de  hâtives 
énergies. 

Nous  avons  eu  des  rêves  tragiques,  effroyables  : 
Paris  empourpré  de  tourbillons  de  llannnes,  puis 
funèbre,  noir,  silencieux,  calciné.  Nous  l’avons  vu 
parfois  se  ruant  dans  les  danses,  les  illuminations, 
bien  des  folies  !...  Jamais,  je  crois,  on  n’aura  vu  l’équi- 
valent de  cette  énorme  féerie,  de  cette  cité  artificielle 
qui,  par  un  prodigieux  changement  à vue,  est  en  train 
de  prendre  forme  et  couleur  au  milieu  de  la  vraie 
ville. 

J’imaginais  l’ahurissement  d’un  petit  bourgeois  de 
la  rue  Saint-Honoré,  allant,  après  une  maladie  et  une 
convalescence  d’une  année,  rendre  visite  à un  ami  de 
Passy,  par  le  coche  d’eau  ou  par  le  tramway.  Non 
prévenu,  ce  petit  bourgeois  hypothétique  deviendrait 
fou  en  arrivant  au  Trocadéro.  Et  vous,  qui  souriez 
peut-être  de  cette  touchante  et  simplette  histoire, 
vous  aurez  beau  être  prévenus,  je  vous  défie  bien  de 
demeurer  calmes  lorsque,  pour  la  première  fois,  vous 
mettrez  le  pied  sur  le  territoire  maintenant  désert,  et 
d’ici  six  mois  fourmillant,  de  cette  formidable  Babel  ! 

Dès  qu’on  a quitté  le  pont  de  la  Concorde,  et  que 
l’on  s’avance  vers  le  pont  Alexandre  III  — en  ce  mo- 
ment une  arche  rouge  avec,  à chaque  bout,  de  grandes 
bornes  blanches  — l’illusion  vous  prend  et  ne  vous 
lâche  plus.  Le  bateau  s’éloigne  du  Palais-Bourbon  et 
du  Palais  des  affaires  étrangères,  qui  semblent  de 
vieux  joujoux  noircis,  hors  d’usage,  à mesure  qu’on 
s’approche  des  blancs,  joyeux  et  capricieux  joujoux 
nouveaux  que  sont  tousses  pavillons  des  Puissances. 

Des  tours,  des  dômes,  des  clochers  de  toutes  formes, 
de  tous  styles,  de  toutes  couleurs,  enserrant  le  cours 
de  la  vieille  Seine,  qui  n’est  plus  que  le  Grand  Canal 
d’une  Venise  paradoxale,  tout  à fait  charmante  dans 
son  arlequinesque  succession  d’architectures.  Les 
plâtres  d’une  blancheur  éblouissante,  tantôt  orientaux 
lorsqu’il  fait  soleil  et  ciel  bleu,  tantôt  hollandais 
lorsque  les  brumes  les  ouatent,  se  colorent  de  façon 
délicieuse  aux  aubes  ou  aux  crépuscules  — et  le  cré- 


G2 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


puscule  commence  à quatre  heures  en  ce  moment. 
Souvent,  un  palais  n’est  encore  qu’une  charpente  à 
jour,  admirable  d’assemblage,  et  tellement  originale 
qu’on  souhaiterait  qu’elle  demeurât  ainsi  inachevée  et 
incomplète. 

Toutes  ces  choses  qui  sé  hérissent,  s’enchevêtrent, 
s’arrangent  en  spirales,  en  hélices,  en  cônes,  en  pyra- 
mides, en  coupoles  de  bois,  ça  a l’air  d’être  fait  pour 
enseigner  la  géométrie  aux  enfants,  de  même  que  la 
reconstitution  du  Paris  ancien,  avec  ses  robidesques 
découpures,  parait  être  amenée  là  pour  leur  enseigner 
l’histoire.  Un  palais  déjà  terminé  à l’extérieur,  celui 
de  la  Hongrie,  avec  sa  patine  noirâtre,  a déjà  ses  sept 
ou  huit  cents  ans  bien  comptés. 

Quand  vous  débarquez  au  Trocadéro,  après  cette 
rapide  et  intense  vision,  ne  croyez  pas  que  vous  soyez 
au  bout  de  vossurprises.  Elles  commencent.  Voici,  d’un 
côté,  une  ville  japonaise  en  construction,  avec  ses 
lignes  fermes  et  délicates,  ses  jolies  fenêtres  de  cages 
humaines,  la  méthodique  élégance,  le  caprice  admi- 
rablement agencé  de  ses  poutres  et  de  ses  chevrons. 
Vous  grimpez  plus  haut  : c’est,  vert  et  rouge  vif,  un 
merveilleux  palais  chinois,  si  vrai,  si  bariolé,  si  peint, 
que  vous  vous  demandez  si  vous  ne  vous  promenez 
pas,  en  songe,  dans  un  paravent,  et  que  vous  vérifiez 
instinctivement  s’il  ne  vient  pas  de  vous  pousser  de 
longues,  longues  moustaches  et  une  queue  de  cheveux 
nattés.  Mais  non  ! Votre  visage  n’est,  pas  écrasé,  ni  vos 
yeux  fendus  en  amande...  Seulement,  vous  êtes  Russe, 
rien  que  pour  avoir  franchi  une  autre  palissade.  Des 
isbas  sont  en  voie  d’achèvement;  voilà  des  hommes 
d’ailleurs  qui  y travaillent,  des  hommes  avec  des  yeux 
vifs  et  un  peu  exaltés  à froid,  des  blouses  rouges  pas- 
sées dans  le  pantalon  qui,  lui-même,  s’enfonce  dans 
de  grosses  bottes. 

Monté  un  peu  plus  haut  et  dominant  cette  Russie 
voisine  de  cette  Chine  qui  est  perchée  au-dessus  de  ce 
.lapon,  cela  devient  si  particulier  que  l’on  a envie  de 
rire  et  de  crier  que  c’est  absurde!  Vous  êtes,  sur  le 
palier  d’un  des  perrons  du  Trocadéro,  et  de  là,  vous 
découvrez  une  orgie  de  lignes  géométriques,  d’amon- 
cellements d’édifices,  comme  on  n’en  voit  que  dans 
les  estampes  de  quelques  vieux  maîtres  affolés  d’étran- 
geté. Un  peu  au-dessous  de  vous,  ce  sont  les  taupi- 
nières crayeuses  de  huttes  orientales,  de  mosquées 
toutes  basses  où  éclate  parfois  la  bande  brodée  d’une 
frise  en  céramique  polychrome.  Au  delà  c’est  le  chaos, 
c’est  le  mirage  ! La  tour  Eiffel  ne  se  ressemble  plus  à 
elle-même,  les  grands  palais  inédits  se  grimpent  les 
uns  sur  les  autres,  s’embrouillent  devant  vos  yeux,  se 
coupent  et  s’entrecoupent.  L'extrémité  du  décor,  sur 
toile  de  fond  de  Paris,  est  comme  la  carcasse  d’un 
titanesque  feu  d’artifice! 

Et  vous  allez,  vous  avancez  dans  tout  cela  sans  vous 
en  apercevoir.  Sur  le  pont  d’iéna,  dépourvu  provisoi- 
rement de  ses  parapets,  vous  retrouverez  de  chaque 
côté  votre  vision  de  la  Seine  déguisée,  en  grand  tra- 
lala de  carnaval. 

Le  Champ-de-Mars  vous  attire,  et  vous  marchez 
sans  voir  ou  vous  êtes.  Peut-être  vous  trouvez-vous 
sous  une  gigantesque  peau  d’orange  taillée  à jour  par 
un  Gargantua  enfant  ? Mais  non,  vous  êtes  sous  la 
Tour  Eiffel,  avec  sa  nouvelle  robe  orangée.  A gauche, 
c’est  un  palais  vert  cru  qui  vous  raccroche  le  regard 
•Sans  vous  avertir.  A droite,  c’est  je  ne  sais  quel  autre 
caprice.  Partout  des  wagonnets,  des  ateliers  en  plein 
vent,  des  clameurs  de  charretiers,  des  fondrières  ou- 


vertes sous  vos  pas,  des  palais  contre  lesquels  vous 
vous  heurtez.  La  Tour  Eiffel  franchie,  le  blanc  domine; 
mais,  de  place  en  place,  aux  parties  inachevées,  les 
armatures  vermillon  d’énormes  coupoles  à jour  sem- 
blent de  grandes  cages  de  crinoline  auxquelles  il 
manque  de  grosses  dames.  Tout  cela  perdra  peu  à peu 
cet  aspect  de  farce  pour  devenir  peut-être  trop  raison- 
nable. 

Nouvelle  impression  étrange  et  charmante.  On 
entre  dans  un  de  ces  grands  palais  parallèles  du 
Champ-de-Mars,  et.  l’on  se  trouve  dans  une  forêt  vert 
pâle  qui  s’étend  à perte  de  vue.  Le  fer,  revêtu  de  cette 
teinte  claire  et  gaie,  prend,  en  plein  hiver,  des  airs 
printaniers.  On  cherche  dans  les  branches,  des  aras 
et  des  kakatoès;  mais  il  n’y  a pour  le  moment  que  des 
peintres,  des  vitriers  et  des  charpentiers,  qui,  là-haut, 
sont  tout  petits,  tout  petits. 

Au  centi’e,  tout  au  fond  de  l’esplanade,  ce  sera  le 
palais  de  l’électricité,  la  cascade  ruisselante  d’illu- 
soires pierres  précieuses,  de  rubis,  de  topazes  et  de 
diamants  perpétuellement  éteints,  perpétuellement 
renouvelés.  Pour  le  moment,  c’est  un  inquiétant 
motif  de  maçonnerie  qui  fait  peur  à regarder,  comme 
une  ossature  de  mammouth;  et  derrière  cet  énorme 
nœud  de  moellons  et  de  ciment,  comme  au  plus  confus 
d’une  Alpe  ou  d’une  Pyrénée,  s’étage  encore  un  com- 
pliqué système  de  charpentes  en  bois,  et  derrière 
encore,  un  édilice  de  fer  qui  fait  des  grâces,  avec  des 
inflexions  à la  Louis  XV,  tandis  que  dans  tout  cela 
grimpent  et  s’activent,  à des  hauteurs  qui  font  un  peu 
frissonner,  des  fourmis  humaines  qui  liment,  frappent 
et  boulonnent. 

Les  dessous  de  cet  édifice,  ou  plutôt  l’immense  fossé 
qui  le  sépare  de  la  Galeiûe  des  machines  avec  les 
nuées  de  terrassiers  qui,  tout  en  bas,  creusent  encore 
des  dessous  dans  ces  dessous,  vous  font,  rien  qu’à  les 
voir,  reculer  d’un  pas. 

Dans  un  coin  plus  solitaire  à ce  moment,  j’ai  vu 
tout  un  nid  de  ces  terrassiers  qui,  aui’epos  pour  quel- 
ques minutes,  grignotaient  un  quignon  de  pain  en 
chauffant  aux  charbons  d’un  brasero  leurs  mains  gour- 
des. Il  m’a  semblé  voir  dans  leur  yeux,  confus  et 
mornes  pour  tout  observateur  superficiel,  une  sorte 
d’ivresse  de  création  dont  ils  ne  se  rendent  pas  eux- 
mes  bien  compte.  Ils  avaient  l’air  de  penser,  en  voyant 
de  loin  leur  besogne  : « C’est  nous  qui  avons  déjà 
creusé  tout  ça  ! » 

Et  « tout  ça  » pour  tous  les  métiers,  c’est  le  bois 
assemblé,  le  fer  dompté,  le  plâtre  façonné  par  ton- 
neaux et  tonnes.  Dans  tous  les  coins  il  y a une  forge 
ou  un  chantier  partiel.  L’activité  est  énorme  et 
cachée,  on  la  sent,  on  la  devine  plus  qu’on  ne  la  voit. 
A un  moment,  regardantles  peintres  aériens,  j’ai  fait 
un  brusque  recul  de  surprise  : à mes  pieds  s’alignait 
une  longue  file  de  moitiés  d’homme  àlaquelleje  n’avais 
pas  pris  garde,  des  creuseurs  enfouis  jusqu’au  buste 
dans  une  étroite  canalisation,  tels  les  fossoyeurs 
d 'Hamlet,  comiquement  multipliés. 

Continuant  la  route  parmi  les  ébauches,  les  car- 
casses, les  édifices  presque  achevés,  et  suivant,  cette 
fois,  les  pavillons  étrangers  côté  rue,  les  surprises  ont 
toujours  et  toujours  continué.  C’était  parfois  toque, 
c’était  toujours  captivant.  Rien,  par  exemple,  n’est 
inattendu  comme  l’effet  du. dôme  des  Invalides  appa- 
raissant magnifique  et  captif  entre  une  longue  avenue 
de  palais  en  sucre,  en  nougat,  en  crème  pràlinée.  Ce 
contraste  est  fou,  et  pourtant  on  n’a  pas  le  droit  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


63 


dire  que  ce  soi!  laid  : c’est  autre  chose  ; c’est  secouant, 
c’est  décadent,  c’est  tout  ce  que  vous  voudrez  ; c’est 
énervant,  mais  cela  vit  d’une  vie  torturée,  exaspérée, 
trépidante  comme  est  la  nôtre  ! C’est  la  pensée  et  le 
goût  bon  ou  mauvais  de  ce  temps,  soudain  cristal- 
lisée en  les  airs  pour  une  apparition  de  mission. 

Après  ?...  Après,  qu’y  aura-t-il?  Cela  s’évanouira, 
comme  cela  commence  à s’évanouir  à mes  yeux  dans 
le  soir  tombant,  après  s’être  coloré  des  adorables  feux 
roses  du  soleil  qui  se  couchait.  Toutes  ces  blancheurs, 
dans  six  mois,  seront  couvertes  de  dorures  etdebario- 
lures.Tous  ces  palais,  en  ce  momentsombres  et  froids 
dans  la  nuit,  resplendiront  de  milliards  de  feux,  reten- 
tiront de  musiques,  tressailleront  sous  la  nuée  des 
gaietés  et  des  fringales.  La  joie  sauvage  des  civilisés 
dansera  la  plus  démesurée  farandole  que  nous  ayons 
encore  vue... 

J’ai  fini  la  promenade  par  les  palais  des  beaux-arts, 
déjà  un  peu  obscurs,  et  dans  les  classiques  ordon- 
nances desquels  commençaient  à flamboyer  des  feux 
électriques.  Grisé  par  cette  promenade,  je  montai  par 
un  étroit  escalier  qui  devait  bien  mener  quelque  part, 
mais  je  ne  savais  pas  où.  Des  escouades  de  charpen- 
tiers passaient  et  me  frôlaient  avec  leurs  larges  vête- 
ments flottants,  comme  des  oiseaux  de  nuit;  d’autres 
escouades,  de  pompiers  aux  casques  brillants,  se  dis- 
séminaient parmi  les  charpentes.  Je  me  suis  trouvé 
sur  les  toits  du  grand  Grand  Palais  des  arts.  En  bas, 
la  Ville  Improvisée  s’allumait  de  place  en  place,  les 
cris  lointains  se  répondaient  comme  des  appels  de 
sentinelles.  Il  me  semblait  deviner  des  bivouacs,  dans 
un  camp  mystérieux,  à la  veille  de  quelque  immense 
bataille! 

Arsène  ALEXANDRE. 

LES  LIVRES 

Une  Vieille  cité  de  France,  REIMS  parM.  Hippoeyte 
Bazin,  Agrégé  de  l’Université,  Docteur  ès  lettres,  Pro- 
viseur du  lycée  de  Reims,  avec  la  collaboration  de 
M.  P.  Aubin  répétiteur  général  au  lycée.  — Reims, 
librairie  F.  Michaud, 

Voici  un  bel  échantillon  de  décentralisation  biblio- 
graphique. L’ouvrage  que  nous  présente  la  librairie 
Michaud  de  Reims  n’a  rien  à envier  aux  plus  luxueuses 
éditions  parisiennes  : impression  soignée,  reproduc- 
tions nombreuses  et  parfaites,  rien  n’a  été  négligé 
pour  que  ce  livre  fût  digne  du  sujet  qu’il  traite.  On 
sent  que  le  libraire  aime  tout  autant  son  métier  que 
sa  bonne  ville  et  qu’il  méritait  d’éditer  le  travail 
complet,  intéressant,  remarquable  à tous  égards  de 
M.  Ilippolyte  Bazin.  Tu  vitula  dignus  et  hic.  Rencontre 
heureuse  pour  l’un  et  l’autre;  collaboration,  si  j’ose 
dire,  dont  il  faut  les  louer  et  nous  féliciter.  M.  Bazin, 
au  cours  de  sa  vie  universitaire  un  peu  nomade, 
s’est  délassé  de  la  tâche  quotidienne,  deses  occupations 
et  de  ses  préoccupations  en  étudiant  les  villes  qu’il 
traversait.  II  se  plaît  à questionner  les  pierres,  à feuil- 
leter les  annales  : un  hasard  intelligent  l’a  bien 
servi,  qui  l’a  mené  à Vienne,  à Lyon,  à Nîmes,  à Arles 
et  enfin  à Reims,  où  il  a trouvé  une  matière  qui  n’est 
pas  « infertile  et  petite  »,  comme  écrit  La  Fontaine. 

L’histoire  locale  de  Reims  est  intimement  etglorieu- 
sement  liée  à l’histoire  nationale.  La  vieille  cité  qui  a 


vu  Saint- Remi,  qui  en  garde  le  calice,  qui  possède  la 
plus  belle  cathédrale  de  France,  où  Jeanne  d’Arc 
assista  au  couronnement  de  Charles  Vil;  la  capitale 
de  la  Champagne  dont  Napoléon,  pendant  l’admirable 
campagne  de  France,  fut  l’hôte  acclamé;  et  qui,  plus 
près  de  nous,  connut  les  horreurs  et  les  deuils  de 
l’invasion  ; la  grande  ville  moderne  qui  compte  tant 
de  monuments  anciens,  tant  d’églises  illustres  ne 
pouvait  manquer  d’inspirer  des  chapitres  curieux  et 
instructifs.  Le  livre  de  M.  Bazin  fait  la  part  belle  à 
notre  intérêt  et  à notre  plaisir.  Je  signale  surtout 
le  chapitre  sur  la  cathédrale  et  celui  sur  la  vie  uni- 
versitaire que  son  auteur,  qui  est  « du  bâtiment»,  a 
écrit  avec  une  compétence  indiscutable.  En  fermant 
cet  ouvrage,  on  a envie  de  dire  avec  l’auteur  des 
Fables,  avec  l’exquis  Champenois  : 

Il  u'est  cité  que  je  préfère  à Reims, 

C’est  l'ornement  et  l'honneur  de  la  France 
Car  sans  compter  l’ampoule  et  les  bons  vins 
Charmants  objets  y sont  en  abondance. 


M.  Emile  Moreau,  l’un  des  auteurs  applaudis  de 
Ma  daine  Sans-Gêne  et  de  Madame  de  Lavalette  vient  de 
publier  chez  Delagrave  un  beau  volume  que  je  suis 
heureux  de  recommander  à nos  lecteurs.  Il  intitule 
son  livre  : Le  secret  de  saint  Louis  et  traite  de  la 
façon  la  plus  vivante,  sous  forme  de  scènes  et  de 
dialogues  d’un  puissant  intérêt  dramatique,  l’histoire 
de  la  légende  de  Blanche  de  Castille  et  du  règne  de 
son  fils.  C’est,  comme  on  voit,  un  sujet  d’actualité  qui 
sert  d’illustration  et  de  commentaire  à Fr ance-d’ abord 
bien  que  M.  Moreau  ne  soit  pas  tout  à fait  d’accord 
avec  M.  Henri  de  Bornier  sur  le  caractère  de  Blanche 
de  Castille.  — Douze  compositions  de  M.  Adrien 
Moreau  ajoutent  à la  valeur  de  cet  ouvrage,  qui  nous 
apprendrait,  si  nous  ne  le  savions  déjà,  que  M.  Emile 
Moreau  est  un  homme  de  bibliothèque  en  même  temps 
qu’un  homme  de  théâtre  habile. 


Pompéi  de  M.  Pierre  Gusman,  publié  à la  librairie 
May,  avec  une  préface  de  M.  Maxime  Collignon,  est 
dédié  à M.  Henry  Roujon.  11  est  digne  de  ces  précieux 
parrainages.  J’ai  éprouvé  à le  feuilleter  une  joie 
bien  vive  qu’éprouveront  tous  ceux  — et  ils  sont 
nombreux  — qui  ont  un  culte  pour  Pompéi.  A voir 
ces  reproductions  fidèles  de  mosaïques,  de  peintures, 
de  statues  on  revit  les  heures  fugitives  et  charmantes 
que  l’on  a passées  dans  les  rues  désertes  de  la  ville 
morte. 

Joseph  GALTIER. 

W 

Les  Conseils  de  Af  X... 

B...,  une  vieille  connaissance,  vint  me  trouver,  un 
dimanche  matin,  pour  avoir  mon  avis  sur  une  grave 
affaire  qui  le  préoccupait. 

H fut,  — il  y a longtemps  déjà,  hélas  ! — mon  ca- 
marade à la  Faculté  de  Droit.  Mais,  n’ayant  pas  la  vo- 
cation, il  s’en  était  tenu,  pour  toute  science,  à quel- 
ques vagues  notions,  d’ailleurs  fort  contestables. 


64 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


C’est  ainsi,  par  exemple,  que,  pour  lui,  les  termes 
juridiques  de  dette  liquide  signifiaient:  dette  de  boisson ; 
que  ceux  de  tacite  reconduction  voulaient  dire  : froide 
et  silencieuse  conduite  à la  gare,  et  ceux  de  contrat  léo- 
nin'. vente  ou  achat  d'un  lion. 

Rien  d’étonnant,  dès  lors,  qu'il  ait  fermé  le  Code, 
pour  se  vouer  à l’agriculture. 

Or,  il  avait  à me  parler,  non  pas  d’un  superbe  con- 
trat léonin,  mais,  plus  modestement,  de  l’acquisition 
d’une  vache,  faite,  par  lui,  dans  les  conditions  étranges 
que  voici. 

Après  un  débat  assez  long,  il  avait  agréé  la  vache 
offerte  par  le  vendeur,  et  en  avait  déposé  le  prix,  trois 
billets  de  banque  de  cent  francs,  sur  une  des  bornes 
marquant  la  limite  du  champ  de  foire. 

Mais,  avant  que  le  vendeur  les  eût  ramassés,  la 
vache,  obéissant  à je  ne  sais  quelle  suggestion  d’ava- 
rice, bien  surprenante  chez  un  ruminant  d’ordinaire 
si  doux  et  désintéressé,  avait  brusquement,  d’un 
large  coup  de  langue,  circulaire  et  humide,  happé  les 
trois  petits  bleus,  qu’elle  avait  avalés. 

Pour  qui  la  perte  ? 

B...  prétendait  qu’il  ne  devait  pas  la  subir.  Il  récri- 
minait contre  les  mauvais  instincts  de  l’animal  et  lui 
faisait  un  vice  rédhibitoire  de  son  amour  immodéré 
de  l’argent 

J’eus  le  regret  de  formuler  une  opinion  contraire. 
Tout  en  convenant  qu’il  était  fâcheux  de  voir  chez  une 
vache,  jeune  encore,  un  goût  aussi  développé  pour  les 
billets  de  banque,  et  en  attribuant  ce  sens  perverti  à 
la  dépravation  générale  de  l’époque  où  nous  vivons, 
j'indiquai  nettement  que  la  vente  était  parfaite,  au 
moment  de  l’absorption  des  billets,  que  la  vache  cou- 
pable était  devenue  la  propriété  de  l’acheteur,  et  que 
celui-ci  était,  par  conséquent,  responsable  des  faits 
et  gestes  de  l’animal,  ainsi  que  de  ses  lapsus  linguœ, 
vraiment  bien  coûteux. 

Mon  ami  est  sorti  furieux,  criant  qu’il  allait  con- 
sulter ailleurs. 

Me  X... 

PETITE  CORRESPONDANCE 

Madame  R.  V.  — Nantes.  — L’attribution  des  enfants  au 
père  ou  à la  mère  n’a  qu’un  caractère  provisoire,  même  quand 
le  divorce  est  devenu  définitif.  Elle  peut  être,  en  conséquence, 
modifiée  suivant  les  circonstances,  et  quand  l’intérêt  des  enfants 
l’exige. 

T.  — Le  Mans.  — Vos  œuvres  littéraires  et  artistiques  sont 
tombées  dans  la  communauté  d’acquêts.  La  jurisprudence  est 
formelle  à cet  égard. 

Z.  R.  Périgueu-x.  — C’est  le  tribunal  de  commerce  qui  est 
compétent. 

M.  G.  — Bordeaux.  — L’affréteur  qui  rompt  le  voyage 
avant  le  départ  et  avant  tout  chargement  de  marchandises,  ne 
doit  comme  indemnité,  au  capitaine,  que  la  moitié  du  fret 
convenu  par  la  charte-partie  pour  la  totalité  du  chargement. 
Art.  288.  Code  de  Commerce. 


Récréation  physique 

Prenez  une  éprouvette  remplie  d’eau  ; si  vous  y plongez  un 
œuf,  il  ira  au  fond. 

Faites  dissoudre,  dans  le  liquide,  du  sel  marin,  la  densité  de 
l’eau  augmentera,  et,  quand  la  quantité  de  sel  dissous  sera 
suffisante,  l’œuf  restera  en  équilibre  dans  l’eau  salée. 

Ajoutez  encore  du  sel  et  vous  verrez  bientôt  l’œuf  flotter  à 
la  surface  du  liquide. 

Cette  expérience  est  une  application  du  principe  suivant 
établi  par  Archimède  : 

Tout  corps  plongé  dans  un  liquide  est  soumis  à une 


poussée  verticale  dirigée  de  bas  en  haut  et  égale  au  poids 
de  liquide  déplacé. 

Un  corps  immergé  est  donc  soumis  à deux  forces  verticales 
opposées  qui  sonl  : 

1°  Son  poids  (dirigé  de  haut  en  bas)  ~ I 
qui  tend  à le  faire  tomber; 

2°  La  poussée  du  liquide  (dirigée  de 
bas  en  haut)  qui  le  soulève. 

Avant  l’addition  du  sel  dans  l’eau,  le 
poids  de  l’œuf  est  supérieur  à la  poussée, 
c'est-à-dire  est  supérieur  au  poids  d’eau 
déplacé  et  le  corps  tombe  au  fond  (posi 
lion  I). 

Quand  l’eau  est  suffisamment  salée,  — 

c’est-à-dire  quand  la  quantité  de  sel  dis  o—  T — ’ 

sous  est  telle  que  le  poids  de  l’œuf  égal  -V  . 

le  poids  du  liquide  déplacé,  le  poids  égale 
la  poussée  ; ces  deux  forces  égales,  s’exerçant  en  sens  con- 
traire, se  détruisent,  et  l’œuf  reste  en  équilibre  dans  le  liquide 
(position  II). 

Enfin,  après  une  nouvelle  addition  convenable  de  sel,  la  den- 
sité de  l’eau  a encore  augmenté,  le  poids  du  liquide  déplacé  a 
donc  augmenté  aussi;  la  poussée  est  devenue  plus  forte  que  le 
poids  de  l’œuf,  et  celui-ci,  de  plus  en  plus  soulevé,  monte  à la 
surface  et  émerge  en  partie.  On  dit  qu’t7  flotte  (position  111). 

nota.  On  peut  remplacer  avantageusemeut  le  sel  marin  par 
le  carbonate  de  soude  qui  se  dissout  mieux. 


L’Exposition  n’aura  pour  nous  qu’un  avantage  : celui  de 
mettre  à notre  disposition  un  nouveau  pont  pour  dormir 
dessous. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

CRÈME  OE  RIZ 

Faire  bouillir  une  cuillerée  abouche  de  riz  dans  un  peu  plus 
d’un  demi-litre  de  lait,  jusqu’à  ce  qu’il  soit  tout  à fait  tendre. 
Pilez  ensuite  dans  un  mortier,  jusqu’à  ce  qu’aucun  grain  entier 
ne  soit  plus  visible. 

Mettez  dans  un  bassin  avec  un  demi-litre  de  crème,  sucrez, 
aromatisez  à la  vanille,  ajoutez  le  quart  d’une  once  de  gélatine- 
dissoute  dans  une  tasse  à thé  de  lait,  battez  Je  tout,  et  répandez 
dans  un  moule. 


Le  Gérant:  Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cohdeil  Imprimerie  Ed.  Crété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


65 


LE  COUCHER  DE  L’ENFANT 


Le  Coucher  de  l’eneant,  par  Daillion,  gravure  de  Crosbie. 


3 


1£C  FÉVRIER  1900 


OG 


. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


M 


PAUL  DESCHANEL 


Les  Immortels  donnent,  à un  mois  d’intervalle, 
une  nouvelle  fête  à la  jeunesse.  Ils  reçoivent  dans 
leur  Olympe  un  jeune  et  puissant  voisin,  qui 
préside  à mi-côte  une  assemblée  bruyante 
de  demi-dieux  et  qui  vient  vers  eux  au  bras 
d’un  sage  et  charmant  vieillard  qu’il  soutient 
si  doucement  qu’on  dirait  plutôt  qu’il  s’appuie 
sur  lui.  Si  les  Immortels  ne  savaient  pas  tout,  ils 
pourraient  croire,  tant  il  y a de  coquetterie  filiale 
dans  ce  geste,  que  le 
fils  est  amené  par  le 
père  ; ils  le  croiront 
sans  doute,  juste  assez 
pour  que  leur  salut 
soit  digne  de  cette  tou- 
chante confusion.  Ils 
ont  choisi  un  poète  pour 
chanter  leur  venue  ; 
un  poète  qui  a célébré 
le  Bonheur  dans  le 
langage  des  dieux. 

Le  jour  où  elle  a élu 
M.  Paul  Deschanel, 
l’Académie  a fait,  si 
j’ose  dire,  d'une  élec- 
tion deux  académi- 
ciens; et  si  elle  a pris 
le  plus  jeune,  c’est  as- 
surément afin  qu’/A 
restent  tous  les  deux 
plus  longtemps  de  l’il- 
lustre Compagnie.  Ce 
n’est  ni  une  image,  ni 
une  fleurette,  de  cons- 
tater que  M.  Emile 

Deschanel  mérite  une  part  très  belle  des  louan- 
ges qu’on  décerne  à son  fils.  Rarement  influence 
et  direction  paternelles  se  sont  montrées  plus 
puissantes  et  plus  heureuses.  Ce  fils  est  non 
seulement  la  chair  de  sa  chair,  mais  encore 
l’esprit  de  son  esprit.  Qui  donc  lui  a inspiré  le 
culte  des  idées  libérales,  le  goût  de  l’étude, 
l’amour  des  belles-lettres  ? En  même  temps  qu’il 
lui  donnait  les  principes  directeurs  de  sa  vie,  il 
lui  enseignait  les  moyens  de  la  défendre,  c’est- 
à-dire  de  les  faire  triompher;  il  savait  que,  dans 
les  grandes  choses,  il  n’en  faut  pas  rester  à l’inten- 
tion : il  le  mettait  en  état  d’agir  par  la  plume  et 
par  la  parole.  Le  fils  du  proscrit  devait  se  sou- 
venir, à chaque  étape  victorieuse  de  sa  carrière, 
qu’il  était  le  fils  du  savant  et  du  philosophe.  Son 
éducation  et  son  instruction  sont  la  meilleure 
œuvre  de  son  père  qui  en  compte  tant  de  fortes 
ou  d’exquises.  Il  y a dans  sa  vie  cette  Eurythmie 
que  M.  Emile  Deschanel  admire  et  montre  dans 
Les  ouvrages  immortels  du  pur  génie  grec...  Je 


M.  Paul  Deschauel. 


m’imagine  volontiers  qu’un  jour  ce  dévot  de  la 
Grèce  qui,  dans  de  nombreux  entretiens,  faisait 
les  honneurs  de  sa  patrie  d’adoption  à son  cher 
éphèbe  et  le  guidait  à travers  l’Attique,  le  con- 
duisit à l’Acropole,  à l ’Acropole  dans  son  entière 
splendeur.  Le  jour,  un  jour  de  printemps, 
mourait  doucement  dans  la  senteur  presque  éteinte 
des  lauriers  et  des  menthes,  les  derniers  rayons 
du  soleil  s’attardaient  sur  le  galop  des  chevaux 

du  Parthénon,’  qu’on 
eût  dit  hennissant  tant 
leurs  naseaux  baignés 
de  lapoussière  humide 
et  rose  du  crépus- 
cule paraissaient  fu- 
mants. Pénétré  d’une 
émotion  semblable  à 
celle  qui  agita  l’àme 
de  Renan,  il  adressa, 
lui  aussi,  une  prière, 
mais  non  pas  une  prière 
égoïste,  aux  divinités 
de  l’Ilellade.  Il  pria 
pour  son  enfant  et  le 
consacra  à la  Déesse 
de  la  santé  physique 
et  morale,  celle  qu’il 
est  bon  d’invoquer 
pour  les  durs  combats 
de  la  vie.  Cela  valait 
mieux  que  d’aller  con- 
sulter les  chênes  de 
Dodone.  Et  la  déesse 
l’a  entendu... 

La  nature  de  M.  Paul 
Deschanel,  comme  son  esprit,  offre  un  exemple 
remarquable  de  dons  opposés. 

En  lui  sont  venus  se  concentrer  et  se 
fondre  des  éléments  dissemblables,  presque  con- 
traires. Vous  vous  rappelez  combien  Renan  se 
plaisait  à signaler  sa  double  origine  mystique  et 
ironique  de  Breton  et  de  Gascon,  de  ce  Gascon 
qui  faisait  à son  méditatif  compère  des  « mines  de 
singe  ».  M.  Paul  Deschanel  a également  des 
ancêtres  qui  ne  sont  pas  nés  sous  la  même  lati- 
tude et  qui  ne  parlent  pas  la  même  langue.  « Mon 
ai  rière-grand-père,  m’a-t-il  appris,  était  Grec  ; 
mon  grand-père,  Marseillais,  et  mon  père  est 
Parisien.  » La  poésie,  l’imagination,  la  finesse 
formaient  donc  l’apport  des  ascendants  paternels. 
Avec  ces  qualités,  on  devient  écrivain  pénétrant 
et  enjoué,  conférencier  séduisant,  maison  manque 
de  l’énergie  froide,  de  la  logique  combattive  qu’il 
faut  pour  se  jeter  dans  la  mêlée  des  partis,  pour 
mener  les  hommes.  Un  hasard  prévoyant  devait 
accorder  à M.  Paul  Deschanel  des  qualités  qui 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


67 


poussent  rarement  au  soleil.  C’est  du  Nord  qu’il 
a reçu  son  équipement,  ses  armes  d’homme  poli- 
tique. Sa  grand’mère  est  née  au  pays  qui  s’enor- 
gueillit de  la  Grande  Charte  et  de  Westminster  ; 
sa  mère  est  Liégeoise,  fille  d’un  libéral  qui  a pris 
part  à toutes  les  luttes  des  Flandres.  Ainsi  s’ex- 
plique la  dualité  de  ses  apti- 
tudes et  de  son  talent  et  la 
prépondérance  chaque  jour 
plus  grande  que  prend  en  lui 
l’homme  d’Etat,  sans  rien 
perdre  des  facultés  de  l’écri- 
vain. Cette  dualité  saute  aux 
yeux  : de  pro fil,  M.  Paul 
Deschanel  a les  traits  d’un 
Hellène  ; mais  de  face,  la  mâ- 
choire large  et  solide  donne 
une  impression  de  force  et  de 
volonté.  C’est  bien  de  face 
qu’il  faut  qu’il  préside.  Sa 
correction  un  peu  froide, 
son  aménité  réservée  jointes 
à sa  simple  élégance,  vous 
font  involontairement  songer 


à un  Anglais  de  marque. 

Quand,  par  une  matinée  d’hi- 
ver, j’entrai  dans  son  vaste  cabinet,  un  brouil- 
lard épais,  qui  masquait  la  vue  que  l’on  a des 
hautes  fenêtres,  noyait,  en  face,  les  Champs-Ely- 
sées dans  un  paysage  de  la  Tamise.  Ce  n’était  pas 
le  quai  d’Orsay,  mais  Victoria  Embankment. 
Je  me  croyais,  sans  effort, 
dans  le  « library  » somp- 
tueux d'un  jeune  duc  de 
Happyshire , élevé  à Cam- 
bridge ou  à Oxford,  entré 
au  Parlement  dès  la  vingtième 
année  comme  un  Fox  ou  un 
William  Pitt,  et  je  me  le  figu- 
rais au  milieu  d’étudiants, 
entonnant  en  son  honneur: 

For  lie’ s a jolly  yoocl  fellow! 


Il  naît  en  exil,  à Bruxelles, 
en  1856.  Cette  naissance  est 
un  chapitre  de  roman,  de 
roman  vécu.  Débarqué  en 
Belgique,  M.  Emile  Deschanel, 
qui  n’était  pas  riche,  dut 
parler  pour  vivre.  Ses  confé- 
rences ne  tardèrent  pas  à être  fort  suivies,  son 
succès,  établi.  Une  de  ses  jeunes  auditrices, 
conquise  par  l’éloquent  proscrit,  assistait  à toutes 
ses  leçons  : cela  devait  finir  par  un  mariage. 
M.  Paul  Deschanel  est  l’enfant  de  la  Conférence. 

Est-il  besoin  de  dire  que  sa  jeunesse,  bien 
dirigée,  fut  studieuse.  Au  lycée  Condorcet,  où  il 


Paul  Deschanel,  enlant. 


Paul  Deschanel,  enfant. 


est  entré  plus  tard,  de  grands  succès  scolaires 
l’attendaient.  Ses  maîtres  de  rhétorique  gardent 
encore  le  souvenir  de  sa  virtuosité  à composer 


des  vers  latins.  Deux  pièces  de  poésie  sur  les 
chevaux  de  bois  et  la  bicyclette  sont  restées 
célèbres  dans  les  annales  de  la  maison.  Elles  ne 
feraient  pas  trop  mauvaise  figure,  je  suppose,  à 
côté  des  délassements  païens  de  Léon  XIII.  On 
sait  que  le  pape  a chanté  dernièrement  en  strophes 
latines  l’électricité  du  Va- 
tican. C’est  l’esprit  nouveau 
du  Gradus  ad  Parnassum. 
Par  contre,  M.  Paul  Deschanel 
n’a  jamais  pu  écrire  en  fran- 
çais plus  d’un  seul  vers,  — 
le  second  ne  venant  jamais, 
à cause,  me  confessait-il  en 
souriant,  « de  cette  puérilité 
qu’on  appelle  la  rime  ».  Les 
mathématiques  n’ont  pas  été 
non  plus  sa  partie  forte.  Bi- 
zet, qui  lui  a donné  des  le- 
çons de  musique,  a renoncé 
à lui  apprendre  l’harmonie, 
qui  se  sert  des  combinaisons 
de  nombres. 

S'il  n’a  pas  « l’esprit  géo- 
métrique »,  selon  la  pensée  de 
Pascal,  on  ne  saurait  lui 
dénier  F « esprit  de  finesse  »,  qui  peut  davantage 
dans  le  gouvernement  des  hommes.  Sorti  tout 
jeune  de  Condorcet,  les  années  qu’il  passe  à la 
Faculté  des  Lettres  et  à celle  de  Droit,  le  temps  de 
prendre  ses  deux  licences,  semblent  plutôt  ses  der- 
nières années  de  collège.  A dix - 
neuf  ans,  il  était  prêt  à entrer 
dans  la  vie,  et  son  père  aurait 
pu  lui  dire  comme  d’Agues- 
seau à son  fils  : « Mon  fils, 
vos  classes  sont  terminées, 
vos  études  commencent.  » 
Ce  qu’il  allait  voir  et  en- 
tendre devait  décider  de  sa 
vocation.  Secrétaire  de  M.  de 
Marcère,  puis  de  Jules  Simon, 
il  assiste  aux  luttes  du  16mai. 
Il  entend  à la  Cha  mbre  Gam- 
betta, Ferry,  Léon  Renault, 
et,  enflammé  d’enthousiasme 
par  les  discours  de  ces  grands 
orateurs,  il  sent  que  « lui  aussi 
est  peintre  »...  « Je  serai 
là,  se  dit-il  en  regardant  la 
tribune,  et  il  faudra  qu’on 
m’entende  » ; il  y a été  et  on  l’a  même  écouté. 
Rappellerai-je  qu’il  a appartenu  à l’administra- 
tion; qu’on  l’a  vu  sous-préfet  à Dreux,  à 
Brest,  à Meaux?  L’important  pour  lui  était  d’être 
nommé  député.  Après  un  premier  échec  qui  lui 
fait  des  loisirs  et  lui  permet  de  séjourner  un  se- 
mestre à Heidelberg,  comme  étudiant,  il  est 
élu  en  1885,  dans  Eure-et-Loir,  au  scrutin  de 
liste.  A son  entrée  à la  Chambre,  il  se  trouvait 
solidement  préparé  à y jouer  un  rôle.  Il  avait 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


68 


des  idées,  des  principes  qui  s’éclairaient,  en 
les  attisant,  aux.  brasiers  que  les  événements 
avaient  allumés  dans  sa  jeune  âme.  Trois  grands 
faits  dominent  toute  la  vie  de  M.  Paul  Deschanel, 
expliquent  son  passé  et  laissent  escompter  son 
avenir  : l’exil,  la  guerre,  le  développement  du 
socialisme.  Ce  sont  les  centres  de  cristalli- 
sation de  ses  pensées,  de  ses  desseins.  « Je  suis 
l’homme  de  1870,  l’homme  des  réparations  néces- 
saires. Notre  génération  n’a  pas  d’autre  raison 
d’être.  » Il  veut  poursuivre  dans  une  France  calme, 
gouvernée,  le  relèvement  de  la  Patrie.  Il  veut  aussi 
sauver  l’esprit  de  la  Révolution  du  songe 
marxiste  et  sauver  surtout  la  liberté  individuelle 
qu’on  menace  d’anéantir  dans  l’État  collectiviste, 
qui  ne  serait  qu’un  grand  couvent  sans  matines. 


Pour  réaliser  ces  nobles  desseins,  il  est  indis- 
pensable de  savoir  et  de  pouvoir  beaucoup. 
M.  Paul  Deschanel  a beaucoup  appris.  Il  est 
accueilli,  jeune  encore,  au  Journal  des  Débats. 

Il  collaborera  aussi  à de  nombreuses  revues  et 
au  Temps.  Sa  curiosité,  qui  se  porte  sur  les  sujets 
littéraires,  philosophiques  ou  économiques,  au 
hasard  de  l’actualité,  lui  permet  de  nourrir  et  de 
fortifier  une  intelligence  naturellement  saine  et 
droite.  Tout  ce  qui  part  de  sa  plume  garde  la 
marque  d’un  jugement  souple  et  ferme.  Tantôt, 
en  étudiant  des  philosophes,  des  écrivains  comme 
Renan,  Paul  Bourget,  Sainte-Beuve,  Mignet,  Ra- 
belais, il  exerce  et  aiguise  son  esprit  critique,  j 
Tantôt,  en  fréquentant  avec  attention  les  salons 
de  Mme  du  Defï'and,  de  Mme  d’Épinay,  de 
Mme  Necker,  de  Mme  Récamier,  il  pousse  plus 
avant,  dans  la  société  des  femmes,  sa  connaissance 
des  hommes  ; il  découvre  des  mobiles  qui  ont  la 
finesse,  la  fragilité  et  la  sûreté  d’une  horlogerie 
de  précision.  Tantôt,  en  s’asseyant  dans  les  con- 
seils des  puissants  de  ce  monde  : Frédéric  II,  Bis- 
mark, William  Pitt,  Talleyrand,  il  s’assure  que 
les  relations  entre  les  peuples  ne  sauraient  se 
juger  avec  les  principes  de  la  vie  ordinaire,  du 
commerce  entre  individus.  11  se  persuade  que  la 
politique  extérieure  des  mains  pleines  n’a  rnalheu- 
reusement  rien  de  commun  avec  celle  des  mains 
nettes.  11  constate  qu’il  est  des  cas  où  l’ingrati- 
tude peut  devenir  une  vertu  d’État,  où  la  force 
qui  manque  est  suppléée  par  la  patience  et  la 
ruse.  L'amour  de  la  patrie  est  une  flamme  qui 
purifie  tout.  Vérités  cruelles  qu’il  y a autant  de- 
courage  que  de  clairvoyance  à apercevoir  à l’âge 
des  illusions  généreuses.  Ajoutez  que  des  livres 
sur  le  Tonkin,  l’Océanie,  les  îles  du  Pacifique,  et 
de  nombreux  voyages  en  Europe  et  en  Amérique, 
témoignaient  assez  qu’il  connaissait  et  recon- 
naissait l’importance  de  plus  en  plus  rapide  que 
prennent  à notre  époque  les  questions  coloniales. 
Ainsi  les  penseurs,  les  femmes,  les  hommes 
d’État  illustres  prenaient  M.  Paul  Deschanel  à leur 


école,  et  les  voyages  achevaient  de  le  former. 
Cette  longue  et  brillante  préparation  aurait  pu  ne 
nous  donner  qu’un  littérateur  et  un  économiste. 

Orateur  né,  il  allait  bientôt  agir  sur  les  hommes 
assemblés.  Dès  ses  premiers  discours  s’affirme 
une  maîtrise  sûre  d’elle-même.  Il  touche  à tous 
les  sujets  : à la  flotte,  aux  relations  extérieures,  à 
l’agriculture.  A mesure  que  son  crédit  et  son 
autorité  grandissent,  les  questions  qu’il  traite 
sont  plus  générales.  Il  est  l’un  des  champions  du 
centre  ; il  parle  sur  la  direction  et  le  programme 
d’une  politique  modérée  ; il  voudrait  la  formation 
de  deux  grands  partis,  comme  en  Angleterre. 
Enfin,  à partir  de  la  grève  de  Carmaux,  le  parti 
socialiste  trouve  toujours  devant  lui  M.  Descha- 
nel, en  adversaire  loyal,  qui  le  combat  avec  une 
bravoure  et  un  succès  croissants.  Nul  mieux  que 
lui,  peut-être,  ne  connaît  à la  Chambre  les  théo- 
ries socialistes;  il  les  a étudiées,  approfondies. 
On  le  voit  à l’abondance  et  à la  précision  des 
citations  qu’il  donne,  des  chiffres  qu’il  apporte. 
On  le  vit  surtout  à la  séance  mémorable  du  10  juil- 
let 1897.  11  avait  l’honneur  de  répondre  à M.  Jau- 
rès, si  éloquent,  si  redoutable.  C’est  le  cas  d’em- 
prunter à Gibbon  sa  comparaison  fameuse  entre 
William  Pitt  et  Fox.  L’élégant  et  solide  yacht 
venait  se  heurter  contre  le  gros  bateau  noir  à 
charbon  — à charbon  de  Carmaux  — de  M.  Jaurès. 
Ce  fut  un  beau  spectacle  que  cet  abordage!  Le 
gros  bateau  n’cuLpas  l’avantage  et  le  yacht  hissa 
le  grand  pavois. 

M.  Paul  Deschanel  sert  la  cause  philanthro- 
pique autrement  que  par  des  discours.  S’il  a à la 
Chambre  de  nombreux  partisans,  plus  nombreuse 
encore  est  la  clientèle  qu’il  s’est  faite  au  dehors. 
Personne  n’encourage  et  ne  patronne  mieux  les 
institutions  de  mutualité,  de  coopération.  Voilà 
de  la  bonne  besogne  sociale  qui  rend  inutile  l’in- 
tervention de  l’État  et  où  chaque  .individu  trouve 
son  compte.  Ce  n’est  pas  une  œuvre  de  froide 
justice,  de  pitié  dédaigneuse  : il  y entre  un  peu 
de  cette  chaleureuse  et  fraternelle  charité  sans 
laquelle,  comme  dit  l’apôtre  Paul  — saint  patron 
de  M.  Deschanel,  — on  n’est  qu’une  « cymbale 
retentissante  ». 

M.  Deschanel  a désormais  le  savoir  et  le  pou- 
voir. Faut-il  regretter  que  ses  fonctions  l’enlèvent 
aux  luttes  quotidiennes  ou  se  réjouir  quelles  le 
mettent  dans  la  précieuse  impuissance  d'épuiser 
trop  tôt  son  crédit?  Il  est  de  cette  classe  d’hommes 
que  Mazarin  appelait  « heureux  »,  c’est-à-dire  tou- 
jours à la  hauteur  de  leur  rôle,  et  qui  portent 
bonheur  à ceux  qui  les  choisissent  ou  les  élisent. 
Jusqu’ici  la  destinée  s’est  appliquée  à réaliser  les 
paroles  par  lesquelles  Quinet  saluait  sa  naissance  : 
«Voilà le  premier-né  de  la  proscription!  Qu'il  soit 
le  bienvenu  et  reçoive  aussi  nos  vœux.  Puisse- t-il 
voir  bientôt  la  terre  promise.  Nous  le  saluons 
comme  l’Espérance.  » 

Josepii  GALTIER. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


09 


LA  “ MENSUR 


Définissons  ce  mot,  tout  d’abord. 

La  mensur  est  le  nom  spécial  qui  désigne  le 
duel  entre  étudiants  allemands. 

On  sait  combien  ces  sortes  de  rencontres  sont 
fréquentes,  de  l’autre  côté  du  Rhin.  Les  échos, 
parfois,  nous  apprennent  qu’un  étudiant  teuton 
.vient  d’être  condamné  à six  mois  ou  à un  an  de 
forteresse  pour  avoir,  d’un  coup  de  rapière,  tué 
son  adversaire  dans  une  mensur.  L’un  d’eux,  qui 


Peu  à peu,  les  étudiants  allemands  ont  aban- 
donné le  costume  spécial  sous  lequel  les  repré- 
sentent encore  quelques  gravures.  De  leur  accou- 
trement ancien,  qui  leur  donnait  un  faux  air  de 
reitres,  ils  n’ont  guère  conservé  que  le  cordon  en 
sautoir  et  la  casquette  plate  (Muetze)  avec  ou  sans 
visière,  dont  la  forme  et  la  couleur  varient  selon 
les  différentes  corporations.  Mais  des  âges  révolus 
ils  ont  gardé  la  barbare  coutume  de  se  taillader 


Un  duel  à Heidelberg. 

( Cliché  de  la  maison  Edm.  von  Koenig , Heidelberg.) 


appartenait  à l’Université  de  Giessen,  envoya 
ad  patres,  voici  quelques  années,  un  de  ses 
camarades.  La  chambre  des  punitions  (Straf- 
kammer)  lui  infligea  la  peine  de  deux  ans  de 
forteresse. 

De  tels  dénouements,  des  fins  de  rencontre 
aussi  tragiques,  heureusement,  sont  très  rares. 

On  aurait  tort  d’en  conclure  pourtant  que  la 
mensur  est  un  duel  pour  rire,  un  jeu.  C’est  un 
jeu  dangereux.  La  rapière  (Schlaeger)  dont  se 
servent  les  étudiants  pour  combattre  n’a  rien  qui 
ressemble  à un  couteau  à papier.  Si  dans  les 
Kneipen  (réunions  où  les  étudiants  traitent  des 
affaires  de  l’Association)  le  président  frappe  paci- 
fiquement de  la  rapière  la  table,  pour  réclamer  le 
silence  ou  diriger  les  toasts,  la  Schlaeger, 
épointée,  est  fort  capable,  maniée  par  les  com- 
battants, de  causer  de  graves  blessures.  Elle 
entaille  à merveille,  et  pour  des  mois,  souvent. 


le  visage  à coups  de  rapière,  pour  un  oui,  pour 
un  non,  quand  ce  n’est  point  pour  le  seul  plaisir 
d’en  découdre. 

Cette  humeur  batailleuse,  vous  la  rencontrerez 
dans  les  vingt-deux  villes  universitaires  de  l’Alle- 
magne, de  la  plus  petite  à la  plus  grande,  de  la 
plus  humble  à la  plus  fameuse.  Mais  nulle  part 
autant,  je  crois  bien,  qu’à  Gœttingen  et,  surtout,  à 
Heidelberg. 

Le  bon  Saintine,  qui  n’a  fait  que  traverser 
Heidelberg,  écrit  dans  le  Chemin  des  écoliers  que 
« de  toutes  les  folies  d’ici-bas,  le  duel  est  aujour- 
d’hui la  plus  illogique  et  la  plus  stupide  ».  Cet 
homme  aimable  ajoute  aussitôt  : « Eh  bien,  à 
Heidelberg,  je  me  suis  presque  réconcilié  avec  le 
duel.  Les  étudiants  de  cette  ville,  fort  suscep- 
tibles sur  tout  ce  qui  touche  au  point  d’honneur, 
à la  suite  d’une  querelle,  d’un  démenti,  d’une 
rivalité  d’amour,  endossent  tout  d’abord  leur 


70 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


habit  de  combat.  Cet  habit  de  combat  rappelle 
assez  bien  l’armure  des  anciens  chevaliers,  sauf 
qu’au  lieu  de  fer  on  y emploie  la  laine,  la  corde, 
la  bourre  et  la  filasse  ; on  les  plastronne,  on  les 
capitonne  du  haut  en  bas;  on  leur  met  des 
brassards  et  des  cuissards  d’étoupe,  du  coton 
dans  les  oreilles  et  par-dessus  les  oreilles,  ne 
laissant  à découvert  qu’une  petite  partie  de  la 
joue  gauche  ou  de  la  joue  droite,  à leur  choix. 
Ainsi  caparaçonnés,  on  arme  les  deux  adversaires 
d’un  sabre  épointé,  et  chacun  s’escrime  de  son 
mieux  à qui  fera  à l’autre  une  légère  entaille, 
joue  gauche  ou  joue  droite. 

« Ramenée  à ces  règles  de  modération  et  de 
savoir-vivre,  la  lutte,  je  l’avoue,  ne  m'inspire 
{dus  la  même  horreur.  C’est  simplement  le  duel 
de  deux  matelas  entre  eux.  » 

Le  mot  est  joli,  assurément,  mais  ce  n’est  qu’un 
mot.  On  le  verra  tout  à l’heure  ; Saintine,  pour 
n’avoir  passé  à Heidelberg  que  quelques  heures, 
a été  superficiellement  renseigné. 

Il  a bien  dit,  par  exemple,  les  causes  le  plus 
souvent  futiles  de  ces  duels  entre  étudiants. 
La  mensur  est  réglée  par  un  code  spécial  dont 
certains  articles  sont  curieux.  En  principe,  il  y a 
mensur  lorsqu’un  différend,  de  quelque  ordre  que 
ce  soit,  éclate  entre  étudiants  dé  la  même 
Burschenschaft  (société  de  compagnonnage)  ou 
du  même  Korps  (corporation)  ou  entre  étudiants 
d’une  « Burschenschaft  » et  d’un  « Korps  » qui 
vivent  en  bonne  intelligence.  On  ne  s’imagine 
pas  à quel  point  les  étudiants  allemands,  qui 
seront  plus  tard  notaires  ou  pasteurs,  calmes  et 
bedonnants,  poussent  le  respect  des  convenances 
et  de  l’étiquette  à l’Université,  dans  la  rue  ou  à 
la  brasserie.  Qu’un  étudiant  oublie  d’en  saluer 
un  autre,  ou  le  bouscule,  même  par  inadver- 
tance, en  passant  auprès  de  lui,  il  y a provoca- 
tion, il  y a matière  à duel.  L'affaire  est  vite 
conclue.  L’offenseur  et  l’offensé,  qui  ne  cher- 
chaient que  l’occasion  de  manier  la  rapière  pour 
tout  de  bon,  se  rencontreront  à l’un  des  jours 
fixés  pour  la  mensur. 

A Heidelberg,  où  j’ai  longtemps  vécu,  les  duels 
ont  lieu  les  lundis,  mercredis  et  jeudis  pour  les 
Burs<:henschaften\  les- mardis  et  vendredis  poul- 
ies Korps.  Les  querelles  se  vident  généralement  à 
la  fin  des  semestres  — le  semestre  d’hiver  com- 
mençant au  milieu  d'octobre,  pour  se  terminer 
au  milieu  de  mars,  — le  semestre  d’été  allant  du 
milieu  d’avril  au  milieu  d’août. 

Les  étudiants  d’Heidelberg  se  rencontrent  dans 
la  grande  salle  réservée  d’une  ( ias/haus , d’une 
auberge  qui  porte  pour  enseigne  : Zur  Iiirsch- 
gasse.  « A la  rue  du  cerf  »,  lTn  magnifique  dix- 
cors,  peint  sur  fer,  orne  la  façade  de  l'auberge. 
Je  l’evois  toujours  cette  maison.  Elle  est  située 
hors  de  la  ville,  de  l’autre  côté  du  Nectar,  la 
dernière  d’une  rangée  d’avenantes  villas,  sur- 
plombant la  route  qui  mène  à Neckargemünd,  ce 
village  charmant  où  le  consul  de  Grèce  vend  du 


vin  de  son  pays.  Accotée  à l’un  des  versants  de  la 
Philosophenhoehe  (colline  des  philosophes)  qui 
termine  une  ramification  de  l’Odenwald,  l’auberge 
se  cache  dans  la  verdure  des  platanes,  des  tilleuls 
et  des  noyers,  dans  la  verdure  plus  sombre  des 
sapins.  Elle  fait  presque  face  aux  ruines  du 
célèbre  château,  brûlé  dans  l’incendie  du  Pala- 
tinat.  On  y accède  par  un  sentier  où,  toute  la 
belle  saison,  chantent  mille  oiseaux.  Mais  les 
bandes  d’étudiants  qui  s’engouffrent  dans  la 
« Gasthaus  » pour  assister  à la  mensur  ne  les 
écoutent  guère.  Aux  jours  de  duels,  les  étudiants 
de  Heidelberg,  sentimentaux,  amoureux  des 
clairs  de  lune,  ne  rêvent  que  balafres  et  jolis 
coups  de  rapière. 

Aux  murs  de  la  haute  et  vaste  salle  où,  tout  à 
l'heure,  tinteront  les  épées,  des  rapières  et  des 
trophées  sont  accrochés. 

Les  étudiants  sont  là  — au  premier  rang,  ceux 
de  la  corporation  ou  des  corporations  dont 
l’honneur  est  engagé.  Tous  portent  — car  c’est 
fête  — leurs  insignes  de  gala.  Aux  autres  rangs, 
les  étudiants  des  diverses  associations  et  les 
quelques  invités  qu’une  rare  faveur  a admis  dans 
l’enceinte  sacrée. 

Et  voici  les  combattants.  Ils  quittent  leurs 
vestes  ; on  les  rembourre,  on  les  caparaçonne, 
suivant  l’expression  de  Saintine  : on  leur  entoure 
le  cou  d’une  cravate  aux  mailles  d'acier.  Les  yeux 
sont  protégés  par  un  fin  treillis  métallique.  Seul 
de  tout  le  corps,  le  visage  reste  à découvert  ; c’est 
lui  que  frappera  la  rapière,  maniée  non  comme 
l’épée,  la  pointe  en  avant,  mais  de  façon  à 
décrire  dévastés  cercles  à hauteur  d’homme,  pour 
entamer  les  joues,  le  front,  le  crâne. 

— Allez  ! 

Les  aciers  brillent,  s’entre-choquent,  vibrent 
longuement.  Oh  ! voici  qu’une  égratignure  ap- 
paraît sur  le  front  de  l’un  des  adversaires,  à la 
naissance  des  cheveux.  Le  sang  coule,  en  mince 
filet.  Mais  cela  n’est  rien,  l’honneur  n’est  point 
satisfait  ; il  faut  une  balafre  sérieuse,  une  véri- 
table entaille.  La  voici  justement,  près  de  la 
tempe,  d’un  coup  bien  donné  ; une  blessure  qui 
sera  longue  à guérir  et  dont  la  cicatrice  se  verra 
toute  la  vie.  Allons  ! il  y a de  beaux  jours  encore 
pour  l’iodoforme  et  le  salol  1 

Le  combat  cesse,  on  panse  le  vaincu,  on  s’em- 
presse amicalement  autour  de  lui,  tandis  que  le 
vainqueur  reçoit  les  félicitations  de  ses  collègues 
— comme,  au  Palais-Bourbon,  l’orateur  fameux 
qui  regagne  son  banc. 

Ce  n’est  pas  fini.  La  salle,  libre  après  ce  premier 
duel,  va  se  remplir  pour  une  deuxième,  une 
troisième  mensur  peut-être,  jusqu’à  ce  que  soient 
lavées  dans  le  sang,  avec  méthode,  les  provo- 
cations. 

Disons-le  tout  de  suite  : le  vaincu  est  aussi  fier 
d’avoir  reçu  une  blessure  que  son  adversaire  de 
l’avoir  causée.  C’est  particulièrement  hideux, 
mais  c’est  très  bien  porté,  d'un  chic  suprême, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


71 


d’avoir  beaucoup  d’entailles.  J'ai  vu  des  étudiants 
dont  le  visage  était  littéralement  couturé  de 
cicatrices.  Les  Allemands,  en  particulier,  appré- 
cient fort  de  telles  marques  de  courage  et  la 
servante  de  brasserie,  la  Kellnerin , réserve  son 
plus  gracieux  sourire,  ses  baisers  et  ses  caresses 
à celui  dont  la  figure  est  le  plus  balafrée.  Les 
jeunes  filles  du  meilleur  monde  et  les  femmes  de 
la  belle  société  font  comme  la  Kellnerin , — avec 
plus  de  réserve,  mais  une  égale  admiration. 

Est-ce  bien  là  le  duel  entre  deux  matelas  dont 
parle  complaisamment  Saintine  ? Sans  doute  il  est 
rare  qu’il  y ait  mort  d’homme.  Mais  enfin  ! 
Bismarck,  alors  qu’il  était  étudiant  à la  vieille 
Université  hanovrienne  de  Gœttingen,  coupa, 
dans  une  mensur  (il  se  battit  plus  de  vingt  fois, 
il  est  vrai)  le  nez  d’un  étudiant  qui  devait  devenir, 
si  je  ne  me  trompe,  archevêque  de  Cologne. 

Et  Guillaume  II,  l’empereur  allemand,  faillit 
faire  sauter  d’un  coup  de  rapière,  àBonn,  l’oreille 
droite  dont  s’enorgueillissait  à juste  titre  son 
adversaire.  Le  chirurgien  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à la  recoller.  11  n’est  pas  d’étudiant  alle- 
mand qui  ne  vous  conte  cela  avec  orgueil. 

La  police  autorise-t-elle  donc  ces  scènes  de 
sauvagerie  qui  ne  sauraient  nous  réconcilier, 
nous,  avec  le  duel?  Non,  mais  elle  tolère \& mensur. 
C’est  un  vieil  usage  qu’il  semble  convenu  de  res- 
pecter dans  l’Allemagne  de  fer.  Parfois,  lorsque 
le  combat  a été  suffisamment  meurtrier,  que  l’un 
des  adversaires  a failli  y rester,  le  recteur  de 
l’Université  fait  procéder  à une  descente  de  police 
dans  la  salle  de  mensur.  On  saisit  quelques 
paires  de  rapières  en  bon  état,  qui  retourneront 
à la  corporation  au  bout  de  six  mois.  Elles  sont 
rouillées  et  sont  dès  lors  censées  ne  plus  servir. 
Mais  on  ne  prend  pas  les  étudiants  allemands 
sans  rapières.  Le  recteur  le  sait  mieux  que  per- 
sonne. Il  n’agit  ainsi  que  pour  la  forme  et  con- 
tinue à fermer  les  yeux,  à laisser  se  battre  les 
étudiants.  Ne  s’est-il  point  battu  lui-même,  jadis, 
quand  il  étudiait  à Berlin  ou  à Leipzig,  à Tübingen 
ou  à Breslau?  C’est  ce  qui  le  fait  indulgent  à cette 
jeunesse  batailleuse. 

Ce  n’est  pas  un  recteur  qui  supprimera  la  men- 
sur. C’est  affaire  au  Temps.  Peu  à peu  des  mœurs 
plus  douces  pénétreront  dans  les  Universités  alle- 
mandes. Elles  y ont  pénétré  déjà. Il  est,  à Heidelberg, 
des  associations  auxquelles  leurs  statuts  inter- 
disent formellement  le  duel  : citons  la  Pal  afin  et 
la  Wingolf.  Deux  associations  sur  vingt,  et 
davantage  ! C’est  peu,  mais  le  tour  des  autres  vien- 
dra peut-être.  Ne  s’est-il  pas  fondé  récemment,  un 
peu  partout  en  Allemagne,  des  associations  qui, 
sans  être,  comme  la  Wingolf  et  la  Palatia , chré- 
tiennes ou  catholiques,  se  sont  donné  pour  règle 
de  travailler  à supprimer  le  duel? 

Ernest  BEAUGUITTE. 


John  Ruskin 

Les  grands  vieillards  s’en  vont.  John  Buskin,  qui 
vient  de  mourir  à lage  de  quatre-vingt-un  ans  à 
Coniston,  dans  le  Lancashire,  était  le  seul  critique 
d’art  vraiment  digne  de  ce  nom  et  le  plus  grand  pro- 
sateur de  l’Angleterre.  Artiste,  écrivain,  réformateur, 
prophète,  il  a été  un  des  hommes  qui  ont  exercé  le 
plus  d’influence  sur  les  idées  de  leur  temps  et  de  leur 
pays.  11  était  le  fils  de  l’un  des  plus  gros  négociants 
de  Londres,  qui  réalisait  des  bénéfices  considérables 
dans  l’importation  des  vins  et  menait  de  front  les 
affaires  commerciales  et  la  passion  des  Beaux-Arts. 
Dès  que  le  jeune  Ruskin  eut  atteint  l’âge  de  quatre  ans. 
Raccompagna  son  père  dans  les  excursions  que  celui- 
ci  était  obligé  d’entreprendre  à la  fin  de  chaque 
automne,  à travers  les  châteaux  du  Royaume-Uni 
pour  garnir  de  nouveau  les  caves  de  la  haute  aristo- 
cratie britannique  qui  se  vidaient  avec  une  inquié- 
tante rapidité,  du  temps  des  rois  Georges  IV  et  Guil- 
laume IV  et  pendant  la  première  moitié  du  règne  de 
la  Reine  Victoria.  Ce  commerçant  avisé,  qui  était  en 
même  temps  un  père  de  famille  plein  de  sollicitude, 
profitait  des  tournées  annuelles  où  il  allait  recueillir 
et  au  besoin  stimuler  les  commandes  de  son  opulente 
clientèle,  pour  faire  admirer  à son  fils  les  merveilles 
artistiques  accumulées  dans  les  galeries  des  vieilles 
résidences  seigneuriales  d’Angleterre. 

Cette  initiation  précoce  porta  ses  fruits.  A peine 
sorti  de  l’Université  d’Oxford,  où  il  avait  obtenudecla- 
tants  succès,  le  jeune  Ruskin,  qui  venait  d’obtenir  le 
prix  de  poésie  anglaise,  trouva  du  premier  coup  sa 
voie  sans  l’avoir  cherchée  et  fit  une  révolution  dans 
la  critique  d’art. 

[In  article  de  Revue  que  John  Ruskin  avait  écrit  pour 
venger  Turner  des  attaques  du  Blackwood  Magasine 
ne  tarda  pas  à prendre  tes  proportions  d’un  fascicule 
qui  devint  lui-même  un  volume  suivi  bientôt  d’une 
série  qui  se  continua  d’abord  sous  le  même  Litre  et 
prit  ensuite  de  nouvelles  rubriques,  mais  ne  changea 
pas  de  sujet.  Telle  fut  l’origine  des  Peintres  modernes, 
des  Sept  Lampes  de  l’architecture  et  des  Pierres  de 
Venise.  Ruskin  a lancé  la  peinture  anglaise  dans  de 
nouvelles  voies.  Il  a encouragé  de  tout  son  pouvoir  le 
mouvement  préraphaélite  qui  n’était  pas  autre  chose 
qu’une  réaction  contre  la  froideur  conventionnelle  du 
style  classique  et  le  sentimentalisme  précieux  et  ma- 
niéré qui  était  à la  mode  à la  fin  du  xviu'3  siècle.  Jamais 
critique  d’art  n’exerça  une  dictature  plus  illimitée. 
Ses  arrêts  étaient  sans  appel.  Un  mot  de  lui  suffisait 
pour  rendre  à un  artiste  mort  la  place  qui  lui  était 
due  ou  pour  faire  la  fortune  d’un  artiste  vivant.  Il  a 
vengé  Turner  des  odieuses  attaques  qui  lui  avaient 
été  prodiguées  par  les  critiques  incompétents  et  pas- 
sionnés ; il  a découvert  Fra  Angelico  et  il  a remis  au 
premier  rangleTintoret  qui  depuis  de  longues  années 
était  tombé  dans  un  discrédit  immérité. 

Très  malheureux  dans  sa  vie  privée, Ruskin,  qui  avait 
cruellement  porté  la  peine  d’un  mariage  mal  assorti, 
rêvait  d’assurer  le  bonheur  du  genre  humain.  Il  vou- 
lait abroger  les  anciennes  lois  de  l’économie  poli- 
tique pour  les  remplacer  par  des  lois  d’Ilarmonie  et 
d’Amour  entre  les  diverses  classes  de  la  société.  On 
n’a  voulu  voir  que  les  exagérations  d’un  apôtre  et 
d’un  prophète  qui,  pour  faire  apprécier  à ses  disciples 
recrutés  parmi  les  héritiers  de  l’aristocratie  britan- 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nique  les  difficultés  du  travail  manuel,  leur  a enseigné 
à balayer  les  rues  des  villes  et  à casser  des  pierres 
sur  les  grandes  routes  ; mais  il  n’en  reste  pas  moins 
certain  qu’un  homme  qui,  pour  mettre  sa  conduite 
en  harmonie  avec  ses  principes,  s’est  dépouillé  d’une 


i 

fortune  personnelle  de  quatre  millions,  au  profit  d’éta- 
blissements de  science  ou  de  philantropie,  a donné  à 
ses  contemporains  une  preuve  indiscutable  de  sa 
bonne  foi  et  mérite  le  respect  de  la  postérité. 

G.  LABADIE-LAGRA#. 


Une  vieille  eau-forte  sur  Voltaire 


L’iconographie  nous  a souvent  révélé  les  traits 
du  célèbre  patriarche  de  Ferney,  dans  des  tableaux 
et  des  gravures  nombreuses  très  connus  des 
amateurs;  voici  cependant  une  bien  curieuse  eau- 
forte  gravée  en  1780,  deux  ans  après  la  mort  de 
Marie-François  Arouet,  marquis  de  Voltaire.  Elle 
constitue  une  très  vieille  et  remarquable  étude 
de  la  physionomie  du  philosophe  pendant  les  der- 
nières années  de  sa  longue  existence  si  mouve- 
mentée. 

Dans  une  lettre  adressée  à Mrae  Necker  qui  lui 
demandait  de  recevoir  le  grand  artiste  Pigalle, 
chargé  par  les  Encyclopédistes  de  sculpter  sa 
statue  dont  les  frais  étaient  couverts  par  une  sous- 
cription ouverte  entre  tous  ses  admirateurs,  Vol- 
taire traçait  de  lui-même  un  portrait  aussi  peu  flatté 
(pie  llatteur.  On  y songe  involontairement  en  exa- 
minant la  gravure  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
« J’ai  soixante-seize  ans,  et  je  sors  à peine  d’une 
grande  maladie  qui  a traité  fort  mal  mon  corps 
et  mon  âme  pendantsix  semaines.  M.  Pigalle  doit, 
dit-on,  venir  modeler  mon  visage  ;mais,  Madame, 
il  faudrait  que  j’eusse  un  visage;  on  en  devine 
à peine  la  place,  mes  yeux  sont  enfoncés  de  trois 
pouces,  mes  joues  sont  du  vieux  parchemin  si 
mal  collé  sur  des  os  qui  ne  tiennent  à rien  ; le 
peu  de  dents  que  j’avais  est  parti.  Ce  que  je  vous 
dis  là  n’est  pas  coquetterie,  c’est  la  pure  vérité. 
On  n’a  jamais  sculpté  un  pauvre  homme  dans  cet 
état...  » 

Certes,  Voltaire  n’était  pas  beau,  et  dans  les 
traits  du  vieillard  au  déclin  de  la  vie  on  perçoit 
sans  peine  la  débilité  des  premiers  jours  de  son 
enfance,  débilité  telle,  dit  la  chronique,  qu’on  ne 
put  le  baptiser  que  neuf  mois  après  sa  naissance; 
mais  il  avait  aussi  conservé  sur  le  parchemin  de 
sa  peau  toutes  les  marques  de  la  hardiesse  et  de 
la  vivacité  de  son  esprit.  Chacun  des  portraits  si 
différents  qui  garnissent  l’eau-forte  de  1780  nous 
le  fait  voir  dans  ses  états  d’âme  lès  plus  variés. 
On  y retrouve  l’épicurien  de  sa  jeunesse,  le  scep- 
tique révolté,  le  critique  aux  cinglants  sarcasmes, 
l’embastillé  résigné  mais  ironiste  au  point  de 
remercier  spirituellement  le  Régent,  après  son 
élargissement,  d’avoir  bien  voulu  continuer  à se 
charger  de  sa  nourriture  en  lui  offrant  une  pension 
réparatrice,  mais  aussi  le  pi’iant  de  ne  plus  se 
charger  à l’avenir  de  son  logement.  Nous  y dé- 
couvrons aussi  le  philosophe  et  penseur  banni  de 


France,  et  le  gentilhomme  de  la  chambre  du  Roi, 
momentanément  bien  en  cour.  Puis  c’est  le  cham- 
bellan du  Grand  Frédéric,  mordant,  acerbe,  sup- 
portant péniblement  les  avanies  de  son  royal  ami. 

Regardez  cette  tête  dépourvue  du  bonnet  de  nuit 
ou  de  la  perruque,  avec  ses  cheveux  non  frisés 
tombant  lamentablement  le  long  du  visage;  n’est- 
elle  pas  dessinée  là  pour  nous  rappeler  l’anecdote 
suivante  dont  il  fut  le  héros  un  peu  burlesque,  à 
Berlin  en  1752,  lorsqu’avec  Maupertuis,  d’Argens, 
Algarotti,  il  était  l’hôte  et  le  commensal  du  « Sa- 
lomon du  Nord  »,  son  ami  le  roi  de  Prusse. 

S’étant  un  matin  trouvé  indisposé,  Voltaire 
n’avait  pas  voulu  accompagner  Frédéric  II  et  sa 
cour  à Potsdam.  11  se  livrait  donc  aux  douceurs 
du  « farniente  »,  paresseusement  enroulé  dans  les 
draps,  enfoui  sous  les  couvertures  jusque  par- 
dessus les  oreilles,  lorsqu’il  fut  brusquement  tiré 
hors  du  lit  et  jeté  tout  à coup  au  beau  milieu  de 
la  chambre,  pêle-mêle  avec  les  draps,  les  couver- 
tures, traversins  et  oreillers. 

C’était  par  le  fait  de  la  femme  de  charge  du 
château,  vigoureuse  Poméranienne  qui,  venant 
reprendre  le  linge  des  lits  pour  le  changer,  n’avait 
pas  remarqué  le  long,  maigre  et  léger  corps  du 
philosophe  caché  sous  les  couvertures.  M.  de 
Voltaire  se  dépêtra  le  plus  rapidement  possible 
de  tout  ce  fatras  et  apparut  soudain,  comme  un 
cadavre  ressuscité,  aux  yeux  delà  femme  déchargé 
qui,  effrayée,  appela  à l’aide  de  toutes  ses  forces. 
Notrephilosophe,  ahuri  lui-même,  faillit  être  battu 
d’abord  par  le  mari  de  la  femme  de  charge,  tra- 
vaillant dans  les  pièces  voisines.  On  s’expliqua 
bientôt,  et  l’auteur  de  La  Henriade  put,  enfin 
seul,  se  remettre  de  sa  brutale  émotion,  et  procé- 
der, un  peu  à contre-cœur  peut-être,  à sa  toilette 
matinale  forcée. 

Deux  expressionsnous  frappent  cependant  d'une 
façon  particulièrement  intense  dans  toutes  ces 
physionomies  variées  du  dictateur  de  la  pensée 
en  Europe  à la  veille  de  la  Révolution  française  : 
celle  des  lèvres  et  de  la  bouche,  et  celle  des  yeux. 
Sourires  narquois,  remplis  de  malice,  de  finesse 
et  quelquefois  de  brutalité,  « hideux  sourire  » 
classique,  moue  dédaigneuse,  lèvres  bienveillantes 
exprimant  la  bonhomie  dernière  du  patriarche  de 
Ferney,  aussi  bien  que  lèvres  de  l’épicurien  et  du 
sceptique,  toutes  les  expressions  y sont  reproduites 
de  saisissante  façon.  Et  ces  yeux  où  percent  tous 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


73 


les  états  d’âme  de  l’illustre  écrivain  ! On  comprend 
•assurément,  après  avoir  examiné  cette  eau-fortc, 
le  portrait  qu’a  tracé  de  lui  le  philosophe  an- 
glais Moore  qui  le  visita  dans  sa  retraite  de  Ferney 
pendant  les  dernières  années  de  sa  vie. 


l’observer  dans  ses  traits,  soit  qu’il  sourie  ou  qu’il 
fronce  le  sourcil... 

« Le  matin  n’est  pas  un  temps  favorable  pour 
visiter  Voltaire.  Il  ne  peut  souffrir  que  ses  heures 
d’étude  soient  interrompues,  cela  seul  suffit  pour 


« Les  yeux  les  plus  perçants  que  j’aie  vus  de 
ma  vie  sont  ceux  de  Voltaire,  âgé  maintenant  de 
quatre-vingts  ans.  On  découvre  à la  fois  sur  sa 
physionomie  de  génie,  la  pénétration  et  une  ex- 
trême mobilité  de  sentiments. 

« Le  matin,  il  a l’air  inquiet  et  mécontent,  mais 
cela  s’efface,  graduellement,  et  après  le  dîner  il 
paraît  assez  enjoué.  Cependant,  une  teinte  d’ironie 
n’abandonne  jamais  sa  figure,  on  peut  toujours 


le  mettre  en  colère.  D’ailleurs,  ila  souventquelques 
dispositions  d'esprit  à quereller,  soit  qu’il  souffre 
des  infirmités  inséparables  de  la  vieillesse,  soit  pour 
toute  autre  raison.  En  un  mot,  il  est  toujours 
moins  bien  disposé  dans  cette  partie  du  jour  que 
dans  toutes  les  autres...  » 

Et  encore,  Moorene  le  dépeint-il  pas  d’une  façon 
charmante.  « Lorsqu’il  est  entouré  de  ses  amis  et 
animé  par  la  présence  des  femmes,  il  semble  jouir 


(1)  Il  y a là  une  erreur  en  ce  qui  louche  la  date  de  la  naissance  de  Voltaire.  C’est  en  1 694,  et  non  en  1679,  qu'est  né  le  philosophe. 


74 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  la  vie  avec  la  sensibilité  de  la  jeunesse.  Son 
génie,  dégagé  alors  des  entraves  de  l’âge,  brille 
et  sème  des  observations  fines,  les  traits  heureux, 
empreints  souvent  d’une  ironie  délicate...  » 

« Avec  ses  inférieurs,  écrivait-il  enfin,  Voltaire 
paraît  sous  un  jour  très  favorable;  il  est  affable, 
humain  et  généreux  pour  ses  tenanciers  et  pour 
tous  ceux  qui  dépendent  de  lui  ; il  aime  à les  voir 
prospérer,  et  s’occupe  de  leurs  intérêts  particu- 
liers avec  l’attention  d’un  patriarche...  » 

Nous  retrouvons  aussi  sans  peine,  dans  quelques- 
uns  de  ces  portraits  si  finement  gravés,  le  géné- 
reux protecteur  de  la  nièce  du  grand  Cor- 
neille, le  défenseur  des  Sirven,  Lally-Tollendal  et 
de  bien  d’autres  opprimés.  Ne  reconnaît-on  pas 
enfin  dans  le  vieux  marquis  représenté  assis,  au 
bas  de  la  gravure,  le  défenseur  qui  se  reprocha  le 
moindre  de  ses  sourirespendanttout  le  temps  qu’il 
lutta  pour  faire  rendre  justice  à la  famille  de  l’in- 
fortuné Calas? 

En  un  mot,  cette  gravure  n’est  ni  un  pamphlet 
ni  une  caricature,  bien  qu’elle  ne  nous  représente 
pas  Voltaire  sous  les  traits  d’un  Adonis,  mais  c’est 
un  document  vécu,  car  elle  est  destinée  à nous 
rappeler  d’une  façon  très  complète,  les  traits  de  : 
Marie-François  Arouet  de  Voltaire. 

AV  au  /nois  de  février  1679,  le  plus  grand 
philosophe  que  la  France  a possédé , il  était  gen- 
tilhomme ordinaire  de  la  Chambre  du  Roi , au- 
teur de  la  Henriade;  il  mourut  en  1778. 

Cette  eau-forte  n’est  niai  heureusement  pas  signée, 
mais  elle  offre  un  intérêt  iconographique  d'une 
grande  valeur,  car  elle  fut  gravée  au  lendemain 
même  de  la  mort  de  Voltaire,  survenue  trois  mois 
après  son  retour  triomphal  à Paris,  lors  de  la  fa- 
meuse représentation  d'Irène  en  1778. 

Le  grand  académicien  était  « mort  étouffé  sous 
des  roses  ». 

LE  FURET. 

L’Inferno 

« Lieu  terrible  et  pierreux,  malaisément  pro- 
ductif et  assez  mal  peuplé  »,  ainsi  s’exprimait  au 
xvc  siècle,  en  parlant  de  la  cité  de  Gimel,  Jacques 
de  Monceaux,  seigneur  de  Bar. 

Gimel  en  ce  temps  guerroyait,  tantôt  contre  les 
Anglais,  tantôt  contre  ses  voisins,  et  supportait  des 
sièges;  ses  coseigneurs  se  plaisaient  aux  coups 
de  main,  plaçant  le  succès  au-dessus  de  la 
morale,  selon  les  idées  de  Philippe  de  Commines 
et  du  sire  de  Lescun,  des  sages  cependant. 

Deux  châteaux  fortifiaient  la  ville.  L’un  d’eux, 
qui  en  défendait  la  base,  a complètement  disparu  ; 
ses  linteaux,  ses  fenêtres  à meneaux,  ses  cheminées 
de  granit  aux  grossières  moulures  sont  encastrées 
çà  et  lâ  dans  les  murs  des  chaumières.  En  lui 
empruntant  des  matériaux  de  construction,  les 
paysans  l’ont  peu  à peu  démantelé.  De  l’autre 


château,  il  ne  reste  plus  que  des  ruines  informes 
et  un  donjon  branlant  qui  domine  encore  le 
village. 

L’homme  passe  vite  et,  sans  attendre  que 
l’œuvre  du  temps  s’accomplisse,  il  détruit.  S’il 
édifie,  c’est  souvent  sur  des  ruines;  on  retrouve 
partout  les  traces  de  ses  luttes,  de  ses  passions, 
de  ses  haines. 

Gimel  est  aujourd’hui  un  pauvre  bourg  de  la 
Corrèze,  dont  les  beautés  étranges  et  le  pittoresque 
commencent  à être  connus  et  appellent  tous  les 
ans  des  visiteurs  de  plus  en  plus  nombreux.  C’est 
une  des  curiosités  de  la  France  centrale. 

Aux  alentours,  le  pays  a conservé  un  peu  de 
l’aspect  « terrible  et  pierreux  » qui  avait  frappé 
le  seigneur  de  Bar.  Le  torrent  ceint  toujours  le 
promontoire  sauvage  où  le  village  est  accroché. 
Il  le  borde  d’un  côté  en  une  inflexion  gracieuse, 
murmurant  doucement  sous  les  aulnes,  à travers 
les  cailloux  et  les  mousses.  Mais  à l’autre  versant 
du  promontoire  les  eaux  s’écroulent  tout  à coup 
dans  une  profonde  échancrure,  écumantes  et 
pleines  de  clameurs. 

En  se  penchant  sur  un  vieux  pont  enguirlandé 
de  lierre,  qui  emjambe  le  torrent  tout  juste  au- 
dessus  de  la  cascade,  on  domine  cette  affreuse 
déchirure  où  l’eau  s’engouffre  et  se  précipite 
d’une  hauteur  de  40  mètres.  L’éternel  mu- 
gissement de  cette  belle  chute,  le  « saut  », 
comme  on  l’appelle,  emplit  la  gorge,  l’embrun 
qu’elle  dégage  s’élève  dans  les  airs  et  souvent, 
aux  jours  de  soleil,  le  visiteur  est  nimbé  par 
l’arc-en-ciel. 

Après  un  orage,  le  spectacle  est  d’une  tragique 
horreur;  une  trombe  d’eau  s’engouffre  et  s’écroule 
entre  les  noires  parois  d’un  rocher,  où  elle  se  dé- 
chire, se  broie  ; des  chocs  formidables  ébranlent 
le  promontoire  qui  supporte  le  village. 

Lorsqu’on  est  placé  plus  bas,  et  en  face,  sur 
une  pente,  la  cascade  se  déroule  avec  tous  les 
accidents  du  roc  qui  l’entravent  et  l’obligent  à 
se  diviser  en  trois  bonds  prodigieux  avant  de 
s’étaler  et  de  s’abîmer  dans  un  gouffre. 

Après  avoir  quitté  l’abîme,  le  torrent  fuit  sous 
les  aulnes  et  les  prunelliers,  mais  bientôt  le  sol  lui 
manque  de  nouveau  subitement.  Ici  la  cascade  est 
gracieuse,  elle  roule  le  long  d’une  paroi,  en  un 
couloir  naturel,  d’où  son  nom  de  « rodole  » en  pa- 
tois limousin.  Mais  si  la  blanche  gerbe  se  dessine 
avec  grâce,  le  paysage  qui  l’encadre  est  du  plus 
sauvage  caractère.  C’est  un  vaste  entonnoir 
entouré  de  falaises  abruptes  d’où  s’échappent 
quelques  arbres  accrochés  au  roc,  qui  se  penchent, 
frissonnants  et  comme  effarés,  sur  le  gouffre  noir 
où  elle  semble  être  allée  mourir. 

Mais  la  masse  écumante  a repris  sa  course  et  un 
troisième  abîme  s’est  ouvert  devant  elle.  Là  elle 
glisse  sur  une  haute  paroi  en  formant  une  nappe 
d’une  éclatante  blancheur,  et  de  nouveau  elle  s’éva- 
nouit en  une  sombre  cuve  de  granit. 

Après  ces  éblouissantes  apothéoses  dans  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


75 


radieuse  lumière,  ces  effondrements  en  des  abîmes  i 
d'épouvante,  le  torrent  disparaît  dans  les  noirceurs 
de  « l’Inferno  ».  C’est  bien  l’enfer,  le  « lieu  terri- 
ble et  pierreux  » du  seigneur  de  Bar. 

De  toutes  parts  les  pentes  qui  accompagnent  les 


La  légende  raconte  que  saint  Dumine,  fils  d’une 
riche  famille,  avait  embrassé  le  métier  désarmés. 
A la  mort  de  son  père,  il  avait  quitté  le  service  du 
roi  pour  se  retirer  auprès  de  sa  vieille  mère  qu’il 
consolait.  C’était  vers  le  temps  où,  sur  les  bords 


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sinuosités  de  ce  sombre  défilé  se  hérissent  de  ro- 
ches violâtres,  tigrées  de  soufre,  plaquées  de  taches 
livides.  Çà  et  là  s’ouvrent  les  couloirs  latéraux, 
précipices  encombrés  de  blocs,  de  rochers  et  de 
châtaigniers  noueux  qui  dévalent  et  moutonnent. 

Un  promontoire,  muraille  de  pierre,  coupe 
l’abîme  ; à sa  cime  s’élève  un  campanile  ruiné, 
enguirlandé  de  lierre  ; au-dessous,  sur  la  paroi, 
s’ouvre  une  étroite  caverne.  C’est  là  que  vécut  et 
mourut  saint  Dumine,  un  guerrier  du  temps  de 
Clovis  devenu  anachorète. 


de  la  Vienne,  une  biche  d’une  merveilleuse  gran- 
deur sortit  tout  à coup  d'un  bois  et  indiqua  un  gué 
que  le  roi  Clovis  cherchait  ; c’était  aussi  vers  le 
temps  où,  pour  éclairer  sa  marche  nocturne,  un 
globe  de  feu  s’alluma  miraculeusement  au  sommet 
de  l’église  de  Saint-Hilaire  de  Poitiers. 

L’ennemiétant  devenu  menaçant,  Dumine  avait 
repris  son  épée  pour  rejoindre  l’armée  de 
Clovis  dans  la  plaine  de  Vouillé,  où  le  roi  des 
Wisigoths  trouva  la  défaite  et  la  mort. 

Son  devoir  accompli,  le  guerrier  s’empressa 


76 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


d’accourir  auprès  de  sa  vieille  mère,  mais  un  parti 
d’ennemis  l'avait  saisie  et  emportée.  Après  bien 
des  péripéties,  Dumine  la  retrouva,  mais  morte 
et  les  mamelles  coupées.  Il 
faillit  devenir  fou  de  déses- 
poir. Mais  comme  il  était 
très  pieux,  il  invoqua  les 
consolations  divines,  prit 
le  cilice  et  voyagea.  Il  visita 
successivement  Rome  et  Jé- 
rusalem. Puis,  on  ne  sait 
comment,  il  devint  l’errant 
des  solitudes  de  Gimel  et 
choisit  l’étroite  grotte  du 
rocher  de  Braguse,  dans 
l’Inferno,  où  il  s’établit. 

Au  sommet  du  rocher,  il 
édifia  un  pieux  oratoire.  Au 
xne  siècle,  cet  oratoire  abri- 
tant son  tombeau  fut  rebâti 
et  devint  une  église  parois- 
siale. Les  femmes  n’y  avaient 
point  accès,,  raconte  Bona- 
venture  de  Saint-Amable 
dans  les  Annales  du  Limou- 
sin. EL  d’ailleurs,  leur  rôle 
à Braguse  fut  toujours  né- 
faste, disent  les  vieilles  légendes.  D’après  la  tra- 
dition, une  des  cloches  duj  campanile  s’étant  déta- 
chée, avait  roulé  sur  la; pente  et  était  tombée 
dans  le  gouffre,  au  bas  des  ro- 
ches. A grand’peine  ou  était 
parvenu  à la  retirer  et  on  avait 
presque  atteint  la  chapelle  en 
la  hissant  lorsque  des  femmes, 
voulant  aider  les  travailleurs, 
tirèrent  aussi  sur  les  [câbles. 

Mais,  tout  à coup,  se  prenant 
à rire  aux  éclats,  elles  lâchèrent 
prise  et  la  cloche,  de  nouveau, 
roula  dans  le  gouffre,  où  elle 
disparut  à tout  jamais. 

Maintenant,  la  chapelle  est 
abandonnée;  c’est  la  chapelle 
des  tombes  solitaires,  car  son 
clocheton,  béant  comme  un 
grand  orbite  vide,  s’ouvre  sur 
des  sépulcres  épars.  Çà  et  là 
parmi  les  ronces,  les  orties,  le 
lierre  rampant,  gisent  des  pier- 
res tombales  rongéesj  par  le 
lichen,  ornées  encore  de  gran- 
des croix  héraldiques.  C’est  là 
que  les  hauts  et  puissants  sei- 
gneurs de  Gimel  venaient  dormir  leur  dernier 
sommeil.  L’écusson  des  Lentilhac,  un  des  leurs, 
rougit  encore  les  murailles  de  la  chapelle  aban- 
donnée. C’est  l’écusson  des  ruines:  on  le  retrouva 
dans  les  débris  d’une  salle  de  vieux  château,  il 
fleurit  dans  une  chapelle  de  l’église  du  bourg. 
Écusson  rouge,  sanglante  image,  fleur  d’amour. 


ou  fleur  de  haine,  éclose  dans  le  sang  des  combats 
et  dont  les  longs  jours  écoulés  n’ont  pu  flétrir  Tar- 
dent éclat.  Sous  la  Terreur,  les  vieux  tombeaux  du 
promontoire  furent  profanés 
Les  cadavres  qui  reposaient 
depuis  des  siècles  sous  le 
campanile  solitaire  furent 
arrachés  de  leurs  sépulcres, 
et  durant  des  années  les  os- 
sements blanchirent  sous 
le  soleil  et  sous  les  averses. 

Depuis  ce  temps,  Braguse 
inspire  l’effroi  aux  profana- 
teurs. Ils  n’osent,  le  soir, 
s’y  aventurer,  craignant  les 
fantômes  qui  le  peuplent. 
Des  plaintes  étouffées  mon- 
tent du  torrent,  disent  les 
paysans,  du  torrent  qui  re- 
garde étrangement  à travers 
les  branches. 

Dès  que  vient  le  crépus- 
cule, et  jusqu’au  petit  jour, 
les  ai'bres  décharnés  chu- 
chotent les  prières  des  ago- 
nisants. 

Cette  chapelle  déserte  que 
les  âmes  troublées  peuplent  de  visions  eut  des 
jours' de  splendeur  et  fut  en  grande  vénération 
dans  tout  le  Limousin.  Elle  abritait  les  reliques 
que  le  guerrier  anachorète  avait 
rapportées  d’Orient.  Deux  des 
reliquaires  qui  les  renfermaient 
ont  échappé  au  vandalisme  et 
à la  cupidité  des  époques  mau- 
vaises. Ils  appartiennent  à la 
fabrique  paroissiale  de  Gimel 
et  sont  conservés  au  presbytère. 

La  châsse,  du  xiC  siècle,  œu- 
vre de  Limoges,  est  une  véritable 
merveille.  Ses  émaux  brillent 
d’un  vif  éclat  et  les  sujets  qui 
ornent  ses  faces  montrent  une 
rare  entente  de  la  composition. 
Le  buste  reliquaire  de  saint 
Dumine,  provenant  également 
du  pieux  trésor  de  la  chapelle, 
est  en  argent  repoussé,  doré  aux 
cheveux  et  à la  barbe.  Il  porte 
sur  la  poitrine  les  armes  des 
Gimel  en  argent  émaillé.  L n des 
seigneurs  avait  fait  façonner  ce 
buste  en  métal  précieux  et  de 
grandeur  naturelle  pour  enfer- 
mer le  crâne  du  saint. 

L’abandon  est  venu  pour  le  promontoire  vénéré, 
il  atteint  les  choses  comme  il  atteint  les  êtres. 
Dans  la  chapelle  profanée,  dont  les  pierres  une  à 
une  roulent  dans  le  torrent,  les  pèlerins  ne 
pénètrent  plus  dévotement  aujourd  hui,  mais  la 
ronce  épineuse  rampe  sur  le  seuil  de  la  vieille 


La  Grande  Cascade. 


La  Redole. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


'77 


porte  romane  mordue  par  les  gelées,  et  seul  le 
vent  d’hiver  y passe  en  hurlant. 

En  considérant  le  présent,  en  évoquant  le  passé, 
on  fait  là  de  tristes  réflexions  sur  les  destinées,  et 
la  ruine  la  plus  modeste  parle  le  même  langage 
décevant  que  les  restes  des  plus  magnifiques 
monuments  de  l’antiquité. 

Mais  la  nature  fleurit  toujours  pour  nous  comme 
une  espérance,  même  sur  les  tombeaux,  et  dans 
le  tragique  abîme  de  l’Inferno,  que  d’heures  déli- 
cieuses j’ai  passées  par  les  matinées  du  printemps 
ou  de  l’été  ! Car,  tout  au  fond,  les  rayons  du 
soleil  filtraient  en  pluie  d’argent,  les  oiseaux 
chantaient  dans  les  branches  et  les  fleurs 
entr’ouvraient  leurs  calices  où  perlaient  des 
gouttës  de  rosée. 

Combien  j’aimais  m’y  recueillir  aux  premières 
heures  du  jour!  Les  soirs,  il  semble,  ont  des 
langueurs  maladives,  ils  sont  brûlants,  fantas- 
tiques parfois;  les  premières  clartés  du  jour 
naissant  restent  pour  moi  idéalement  pures. 

« Les  feuilles  tombent  des  grands  hêtres... 
m’écrivait,  ces  jours  derniers,  un  ami  habitant 
une  solitude.  Ce  soir,  elles  bruissent  étrangement 
sous  mes  pas...  Elles  se  plaignent,  on  dirait.  Ne 
seraient-elles  point  tout  à fait  mortes?  Le  soleil 
est  couché,  l’ombre  est  venue  et,  dans  ce  bois  où 
le  vent  souffle,  il  me  semble  entendre  la  sym- 
phonie... la  Symphonie  fantastique  du  grand 
Berlioz.  » 

Moi,  ce  jour-là,  au  matin,  j’écoutais  chanter 
au  fond  de  l’Inferno.  Je  voyais  un  rayon  filtrer 
entre  deux  cimes  et  venir  franger  de  rose  l’écume 
d’une  cascatelle;  puis,  un  merle  sautilla  un  instant 
dans  la  mousse,  siffla  et  disparut.  Et  combien 
c’était  frais,  doux  et  reposant  ! 

En  ma  rêverie,  j’évoquais  la  nymphe  qui  s’en- 
tretenait avec  Numa  Pompilius  dans  la  grotte 
sacrée  où  l’eau  de  la  cascade  « à la  robe  ourlée 
d’écume,  au  voile  flottant  de  vapeurs  irisées  », 
prenait  pour  lui  l’apparence  d’une  jeune  femme. 
La  nymphe  Egérie  avait  une  voix  de  cristal,  mu- 
sicale et  divine,  qu’accompagnaient  les  vagues 
murmures  de  la  forêt. 

Je  songeais  à cette  eau  courant  devant  moi  sous 
les  feuilles.  « C’est, me  disais-je,  la  fille  des  nuées, 
la  grande  exhalaison  de  la  terre,  la  grande 
haleine  de  la  mer  qui  vient  caresser  nos  mon- 
tagnes, rafraîchir  nos  bruyères,  filtrer  mysté- 
rieusement dans  le  granit.  La  voici  s’égouttant 
d’une  roche,  miroir  discret  où  s’abreuvent  les 
oiseaux. 

« Elle  suit  maintenant,  avec  lenteur,  les  sinuo- 
sités de  la  pente,  recueillant  les  gouttelettes  qui 
frissonnent  sous  les  brins  d’herbe  et  les  fleurs  et 
se  détachent  une  à une  en  perles  irisées.  Puis  elle 
gazouille  dans  les  prés,  sa  vie  s’accentue,  elle  a 
des  violences,  elle  éclabousse  les  roches.  Parfois 
elle  sommeille  un  instant,  comme  lasse,  entre  les 
berges,  en  des  coins  de  mousse.  Mais  ce  calme 
est  trompeur;  la  voici  grondante,  en  fureur,  il 


semble,  souffletant  le  roc,  ébranlant  la  montagne, 
s’écroulant  pleine  de  clameurs  et  de  mugisse- 
ments, éblouissante,  formidable  en  cet  Inferno 
où  j’ai  pénétré. 

« Elle  ira  au  loin  s’endormir  dans  l’immensité 
d’azur  pour  reprendre  le  cycle  éternel  et  mysté- 
rieux des  choses  d’ici-bas. 

« Mais,  gouttelette  bénie  caressée  parles  fleurs, 
ruisselet  où  s’abreuvent  les  oiseaux,  torrent  hau- 
tain, cascade  éblouissante,  rivière  épanouie,  elle 
aura  passé,  toujours  féconde,  apportant  la  vie, 
le  charme  et  la  gaieté  partout  et  jusque  dans  cet 
abîme  de  l’Inferno,  dans  ce  lieu  terrible  et  pier- 
reux où  j’aime  tant  venir  ! » 

Gaston  Vuilliek. 


La  femme  est  d’autant  plus  religieuse  qu’elle  est  pauvre,, 
l’homme  ne  le  devient  que  quand  il  est  riche. 


TABLEAU 

Je  le  vois  un  matin  d’été,  je  ne  sais  quand, 

Debout,  prêt  à sortir,  heureux  d’être  en  toilette. 
Tandis  que,  relevant  à demi  sa  voilette, 

Sa  mère  est  inclinée  et  veut  lui  mettre  un  gant. 

11  est  là  qui  sourit.  Je  l’entends,  il  babille; 

11  regarde,  les  yeux  brillants,  ses  beaux  habits  ; 
Gaîment  il  bat  du  pied  sur  les  fleurs  du  tapis, 
S’admirant,  se  trouvant  plus  joli  qu’une  fille. 

Et  comme  il  reste  fier,  pourtant,  d’être  un  garçon  ! 
Mais  le  voici  ganté.  Non,  car  un  doigt  rebelle 
N’entre  point.  « Tiens  ! dit-il  en  jasant  de  plus  belle 
Il  n’a  pas,  celui-là,  sa  petite  maison.  » 

Emile  BLÉMONT. 


L’AIGLE  ET  LE  LIMAÇON 

Sur  une  haute  cime,  à côté  de  son  aire, 

L’aigle  rencontre  un  jour  le  hideux  limaçon. 

Surpris,  le  fier  oiseau  du  maître  du  tonnerre  : 

«Toi,  lui  dit-il,  ici!  Mais,  de  quelle  façon 
As-tu  pu  t’élever  de  la  terre 
Et  parvenir  sur  ce  roc  escarpé  ? 

Sans  ailes  et  sans  pieds,  c’est  extraordinaire  ! » 
L’autre  répond  : « Rien  n’est  plus  simple  : J’ai  rampé  ! »- 

Frédéric  BATAILLE. 


FLEUR  DE  L’AME 

Pour  nous  charmer,  Dieu  créa  sur  la  terre 
Les  fraîches  fleurs  qu’en  mai  nous  respirons  - 
Rose  et  lilas,  pervenche  et  primevère, 

Myosotis,  muguets  et  liserons. 

Et  c’est  pour  vous  une  vive  allégresse 
De  les  aller  cueillir,  jeunes  amants, 

Ces  doux  présents  d’une  ineffable  ivresse 
Que  l’on  échange  entre  mille  serments. 

Mais  ces  trésors  charmants  de  la  nature 
Durent,  hélas!  l’espace  d’un  seul  jour; 

Seule,  une  fleur  du  temps  brave  l’injure 
Et  ne  meurt  pas  : cette  fleur,  c’est  l’amour. 

Em.  FOUQUET. 


78 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


I -..A.  MAISOlsT  IDE  S^LIIDTT  LOUIS 


Parmi  les  divers  surnoms  qu’on  a proposé  de 
donner  au  siècle  qui  agonise,  je  m’étonne  qu’il 
ne  se  soit  encore  rencontré  personne  pour  le 
désigner  du  nom  du  siècle  de  « la  manie  péni- 
tentiaire ».  Je  m’explique:  il  est  curieux  de  remar- 
quer que  c’est  surtout  aux  époques  de  liberté 
relativement  plénière  qu’on  s’est  attaché  à la 
recherche,  à la  vénération,  presque  au  culte  de 
tout  ce  qui  a trait  aux  prisons,  ces  sombres  bâ- 
tisses au  i'ond  desquelles  pourrit  tant  de  paille 
humide  et  gémissent  tant  de  malheureux,  non  sous 
le  poids  du  repentir,  mais  sur  l’impossibilité 
d’une  évasion  libératrice. 

A peine  avait-on  commencé  de  démolir  Mazas 
que  des  centaines  de  curieux  se  disputèrent 
l’honneur  d’acquérir  une  de  ces  lourdes  portes 
massives  qui  ont  joué  un  cer- 
tain rôle  dans  l’histoire  du  par- 
lementarisme français...  Puis 
ce  fut  le  tour  de  Sainte-Pélagie, 
sur  les  ruines  de  laquelle  le  père 
Goujon  — autre  « duc  d’En- 
Face  » — pleure  ses  dernières 
larmes  de  restaurateur  déchu  ; 
la  Grande  Roquette  va  solliciter 
bientôt  les  convoitises  des  « cel- 
lulomanes  » ; enfin,  il  n’est  pas 
jusqu’à  la  Bastille,  l’ancêtre, 
qui  n’ait  suggéré  à certains  une 
reconstitution  assez  ridicule, 
près  du  pontSully,  de  quelques- 
uns  de  ses  moellons  retrouvés 
lors  du  percement  du  Métropo- 
litain. 

Pendant  qu’on  était  en  si 
bonne  voie  rétrospective,  un 
archéologue,  M.  Al.  Gayet,  at- 
taché au  Musée  Guimet,  a voulu  faire  mieux  que 
tous,  et,  au  cours  d’un  voyage  en  Égypte,  il  s’est 
mis  avec  toute  l’ardeur  d’un  Croisé  à la  conquête 
d’un  lieu  saint  : la  maison  où  saint  Louis  fut  dé- 
tenu après  la  bataille  de  Mansourah  en  lÜoO. 

Vous  vous  souvenez  du  récit  de  Joinville,  ce 
reporter  aussi  royal  que  loyal:  après,  que  son  roi 
eut  sauté  à terre  pour  échapper  au  péril  de  voir 
son  vaisseau  coulé  à fond  par  les  Sarrasins,  il  fut 
amené,  « pasmé  parla  fort  menuison  » (dysente- 
rie) par  Geoffroy  de  Sargines  jusqu’au  village,  où, 
bien  que  défendu  vaillamment  par  Sargines, 
« comme  li  bons  valiez  deffentle  hanap  sonsignour 
des  mouches  »,  il  fut  pris.  On  le  transporta  dans 
une  maison  et  « on  le  coucha  au  giron  d’une 
bourgeoise  de  Paris  »,  presque  comme  mort,  eton 
pensait,  ajoute  Joinville,  qu’il  n’irait  pas  jus- 
qu’au soir  Cl). 

(1)  Ce  passage  de  Joinville  est  contredit,  du  tout  au  tout  par 
les  historiens  arabes.  Le  plus  célèbre  de  tous,  Makrisi,  qu’a 


Les  Sarrasins  usèrent,  envers  leur  prisonnier, 
de  ruses  et  de  cruautés  ; pour  lui  faire  signer  la  né- 
gociation de  sa  délivrance,  ils  le  menacèrent  de 
lui  faire  mettre  les  bernicles,  sortes  d’ancêtres  de 
la  double  boucle,  de  diabolique  mémoire...  Mais 
le  bon  roi  ne  se  laissa  pas  intimider. 

Ses  entrevues  avec  les  émirs,  envoyés  du 
Soudan,  aboutirent  au  payement  d’un  million  de 
Lésants  d’or,  qui  valaient  cinq  cent  mille  livres, 
pour  prix  de  sa  rançon. 

La  maison  où  fut  détenu  le  roi  de  France  existe 
encore,  mais  les  siècles  ont  passé  sur  elle  et  il  a 
fallu  toute  la  science  archéologique  de  M.  Gayet 
pour  retrouver  cette  vénérable  masure  au  milieu 
de  constructions  sordides.  A l’époque  de  la  se- 
conde croisade,  cette  maison  était  la  demeure  du 
Cadi Ibn-el-Loqman,  Kateb-in- 
Chah  (secrétaire  en  titre)  du 
sultan  el-Mélek-es-Saleh  Ayoub. 

Située  à l’extrémité  d’une 
ruelle  qui  débouche  sur  une 
place  morne,  à côté  de  la  mos- 
quée d’El-Maoûafi  (cheik  vénéré 
de  Mansourah),  bâtie  à l’époque 
même  où  les  Croisés  s’avançaient 
vers  la  ville,  elle  a été  presque 
enterrée  par  lesurélèvementdu 
sol;  des  bicoques  grossières  se 
sont  accroupies  autour  d’elle, 
d’autres  terrasses  se  sont  élevées 
sur  les  primitives  et  servent  de 
refuge  à des  pêcheurs. 

La  maison  du  Cadi  était  jadis 
l’une  des  plus  remarquables  de 
Mansourah  et  comprenait  dans 
son  enceinte  la  majeure  partie 
des  masures  et  des  ruelles  qui 
aujourd’hui  l’environnent.  Telle  qu’elle  subsiste, 

! elle  a deux  portes,  l’une  à l’est,  obstruée  par  un 
mur  boueux,  l’autre  au  sud,  qui  était  autrefois 
l’entrée  principale. 

Après  avoir  franchi  la  porte  sud  A,  on  pénètre 
dans  un  corridor  B,  de  4 mètres  de  long  sur  envi- 
ron l‘n,50  de  large.  Puis  on  se  trouve  dans  une 
cour  C,  de  50  mètres  carrés  de  superficie,  à 
droite  de  laquelle  un  mur  irrégulier  J délimite 
un  enclos  adjacent  àla  mosquée  d’El-Maoûafi.  En 
face,  au  fond,  D est  une  première  salle  qui 
donne  à gauche  sur  une  autre  salle  importante  E 
dans  laquelle  est  situé  un  djoub  (oubliette)  qui, 

traduit  M.  Gayet,  rapporte,  daus  un  long  récit  fort  détaillé, 
qu'après  la  bataille  de  Fareskour  où  la  chevalerie  française 
perdit  10  000  hommes,  — les  pertes  totales  îles  Croisés  s'éle- 
vaient à 70  000  combattants  tués  ou  blessés  — saint  Louis 
entouré  de  ses  gentilshommes,  se  retira  sur  une  colline  dési- 
gnée encore  aujourd’hui  sous  le  nom  de  kom-es-Salam  — la 
colline  du  Salut  — et  que,  cerné  de  toutes  parts,  il  dut  se  rendre 
après  un  combat  acharné. 


Maison  de  saint  Louis  à Mansourah. 

A , porte  sud.  — B B,  corridor.  — C,  cour.  — 
D , | remière  salle  de  I ancien  palais.  — E , pièce 
connue  sous  le  nom  de  cachot. — E,  d joub  ( ou blielle). 
— EG,  corridor,  — //,  cachot  véritable.  — ./,  mur  de 
séparation . 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


79 


d’après  la  tradition  arabe,  aurait  servi  de  cachot 
à saint  Louis  ; les  Croisés  ayant  tenté  de  faire 
évader  le  roi  par  un  souterrain  creusé  sous  la 
maison,  le  prisonnier  aurait  été  précipité  dans  le 
djoub , sur  l’ordre  de  -Chadjaret-ed-Dor,  esclave 
favorite  de  Saleh  Ayoub. 

Mais  cette  salle  est  peu  probablement  le  vrai 
cachot  et  n’est  indiquée  comme  tel  par  les  guides 
que  parce  qu’il  est  presque  impossible  de  pénétrer 
par  un  couloir  obscur  et  étroitG  jusqu’à  une  autre 
salle  H,  aux  murs  épais  rendant  impossible  tout 
essai  d’évasion.  Cette  dernière  pièce,  tellement 
remplie  de  décombres  qu’on  peut  à peine  y tenir 
debout,  serait  la  vraie  cellule  du  prisonnier  royal. 
Du  reste,  on  se  souvient  à Mansourah  d’une  visite 
faite  en  1845  par  un  prince  français,  Mgr  le 
duc  de  Montpensier  sans  doute,  lequel  entra 
avec  respect  dans  cette  pièce,  sembla  méditer 
longuement  et  se  baissa  pour  emporter  religieu- 
sement une  pierre  parmi  tous  ces  débris,  comme 
s’il  se  fût  agi  d’une  relique. 

Tant  de  souvenirs  doivent-ils  disparaître  et  la 
France,  que  cette  humble  demeure  intéresse  au 
point  de  vue  patriotique,  doit-elle  la  laisser  tom- 
ber en  ruines?  Il  n’est  que  temps  de  s’y  intéresser, 
avant  qu’un  écroulement  fasse  disparaître  à 
jamais  ces  murs  augustes. 

Il  faut  aussi  empêcher  les  fellahs  de  prendre, 
sous  prétexte  d’extraire  des  décombres  une  pous- 
sière salpêtrée  qui  servira  d’engrais  à leurs  champs, 
les  ossements  des  cimetières  du  temps  des  croi- 
sades, ossements  qui  proviennent  des  campements 


de  Jean  de  Brienne  et  des  divers  champs  de  ba- 
taille marquant  l’itinéraire  des  croisades. 

M.  Gayet  a fait  soigneusement  refermer  les 
fosses,  mais  d’ici  peu  la  dévastation  les  atteindra 
à nouveau.  Sur  son  initiative,  aidé  de  notre  con- 
frère M.  Albert  de  Ricaudy,  rédacteur  en  chef  de 
l’Écho  du  Public , un  comité  s’est  formé,  une 
œuvre  plutôt,  qui  a pour  mission  d’assurer  la 
conservation  des  souvenirs  du  temps  des  croisades 
et  de  donner  une  sépulture  aux  os  de  ceux  qui 
sont  morts  pour  la  défense  de  leurs  croyances.  Les 
plus  grands  noms  de  l’aristocratie  française, 
tels  que  Msr  le  prince  Henri  d’Orléans,  M.  le 
comte  Boni  de  Castellane,  Mme  la  duchesse 
d’Uzès,  Mme  la  comtesse  de  Turgot,  les  person- 
nalités littéraires  et  artistiques  les  plus  connues, 
telles  que  MM.  Henri  de  Régnier,  Jean  Rameau 
Edmond  Haraucourt,  Jules  Claretie,  Benjamin 
Constant,  Falguière,  Paul  Ginisty,  etc.,  ont  eu  à 
cœur  de  contribuer,  par  leur  adhésion  bienveil- 
lante, à l’édification  d’une  crypte  et  d'une  chapelle 
annexées  à la  maison  d’Ibn-el-Loqman.  La  prési- 
dence de  l’œuvre  a été  acceptée  avec  une  bonne 
grâce  parfaite  par  M.  le  vicomte  Henri  de  Bur- 
nier, de  l’Académie1  française.  Tant  de  souvenirs 
se  rattachent  à cette  glorieuse  période  de  notre 
histoire  que  nombreux  sont  les  appuis  accordés 
à cette  nouvelle  croisade  archéologique,  pacifique 
et  par-dessus  tout  éminemment  française,  qu’a 
entrepris  de  prêcher  M.  Gayet  qui,  détail  piquant, 
se  trouve  être  le  compatriote  de  saint  Bernard. 

Léon  Passuriv 


CE  QUE  DISENT  LES  CATHÉDRALES 


A l’une  des  récentes  soutenances  de  thèses  de 
doctorat  en  Sorbonne,  un  candidat,  M.  Émile 
Mâle,  a pris  pour  sujet  l’Art  religieux  au  XIIIe 
siècle.  C’est  la  première  fois  que  la  question  est 
traitée  avec  cette  ampleur,  cette  sûreté,  cette 
méthode,  et  ce  travail  marque  une  date  dans 
l’histoire  de  la  critique  artistique  de  notre  pays. 

Il  mérite  qu’on  en  parle  et  qu’on  le  fasse  sortir 
du  cercle  trop  restreint  des  érudits  et  des  spécia- 
listes. 

Y a-t-il  intérêt  à cette  vulgarisation  ? Certes 
oui.  C’est  un  des  attraits  principaux  des  voyages 
et  des  excursions  que  le  pèlerinage  aux  cathédrales 
des  cités  que  nous  traversons,  et  l’on  admire  ces 
monuments  gigantesques  des  âges  passés.  Or,  on 
les  admire  sans  les  comprendre:  le  livre  de  Mâle 
donne  la  clef  des  énigmes  devant  lesquelles  les 
touristes  passent  sans  les  soupçonner.  Il  est  donc 
bien  désigné  pour  fortifier  nos  admirations  artis- 
tiques en  les  éclairant. 

Il  faut  savoir  que  les  artistes  du  moyen  âge  ne 
firent  pas  de  l’art  pour  l’art,  et  il  est  nécessaire  de 
se  pénétrer  d’abord  de  leur  esthétique  spéciale. 


La  cathédrale,  par  son  ensemble  et  par  toutes 
ses  parties,  est  un  symbole. 

Écoutez  la  définition  de  Hugues  de  Saint-Victor  : 

— La  cathédrale  est  un  catéchisme  bâti  et 
sculpté. 

Qu’est-ce  à dire  ? Cela  signifie  que  ce  monument 
de  granit,  loin  d’être  la  masse  silencieuse  et  inerte 
qu’elle  nous  paraît,  est  éloquente,  édifiante,  et 
nous  dit  mille  choses  qu’il  est  utile  que  nous 
sachions  encore  entendre  et  comprendre. 

Tout  en  elle  a un  sens  caché.  C’est  la  mécon- 
naître que  de  se  contenter  devant  elle  de  ses 
apparences  ; il  faut  en  pénétrer  l’esprit,  sous 
peine  de  se  résigner  à l’ignorer,  à la  considérer 
comme  lettre  morte. 

Il  reste  à expliquer  et  comment  et  pourquoi  ces 
pierres  parlent. 

Pourquoi  ? Parce  qu’au  moyen  âge  la  foule  est 
ignare  et  ne  sait  pas  lire.  Eût-elle  des  livres,  les 
livres  étaient  tous  écrits  en  latin;  il  fallait  être 
clerc  pour  déchiffrer  le  grimoire.  Les  artistes 
eurent  pour  rôle  et  pour  mission  de  le  traduire 
aux  yeux  du  peuple  en  symboles  sensibles, 


80 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


visibles,  statues,  vitraux,  ornements,  représen- 
tations de  toutes  sortes.  Ce  sont  autant  de  réponses 
aux  questions  qui  préoccupaient  l’âme  populaire, 
1 histoire  du  monde,  son  commencement,  sa  fin, 
les  préceptes  de  la  loi  morale,  la  ligne  de 
conduite  à tenir  dans  la  vie,  les  espoirs  à con- 
cevoir. 

En  un  mot,  toute  la  philosophie  du  moyen 
âge,  toutes  ses  croyances,  toutes  ses  espérances, 
toutes  ses  aspirations,  toutes  ses  illusions, 
toute  sa  piété  éclatent  pour  nous  aujour 
d’hui  encore  dans  les  cathédrales  que 
nos  pères  ont  transmises  aux  siè- 
cles. 

Comment?  Quelques  exem 
pies  le  feront  comprendre. 

Interrogeons  ces  colosses 
de  granit,  les  cathédrales 
de  Chartres,  d’Amiens, 
de  Reims,  de  Tours. 

Notre-Dame  de  Paris, 
et  écoutons  ce  qu’ils 
vont  répondre. 

Qu’est-ce  que  le  J 
monde  matériel, 
la  Nature  ? C'est 
le  symbole  de 
la  volonté  de 
Dieu.  Silescieux 
chantent  sa  gloi- 
re, la  terre  crie 
et  étale  ses  vo- 
lontés. Le  mon- 
de est  un  livre 
immense  oùcha- 
que  mot  recou- 
vre une  pensée 
de  Dieu. 

L’ornementation  des  cathédrales  est  variée, 
fournie,  poétique  ; des  fleurs,  des  oiseaux,  des 
animaux  semblent  être  restés  accrochés  aux 
angles  de  tous  les  piliers.  Ils  ne  sont  pas  purement 
décoratifs  : ils  sont  un  enseignement,  ils  recom- 
mandent des  vertus  et  divulguent  des  dogmes. 

Le  bœuf  veut  dire  douceur;  le  lis  marque 
l’innocence  ; le  langage  des  fleurs  est  né  devant 
l’autel.  La  colombe?  c’est  l’Église.  Son  bec  ? c’est 
l’emblème  de  la  prédication  qui  sépare  l’orge  et 
le  froment,  à savoir  les  maximes  de  l’Ancien 
Testament  de  celles  du  Nouveau  ; ses  pieds  sont 
rouges,  parce  que  les  pieds  de  l’Église  baignent 
dans  le  sang  des  martyrs. 

Le  hibou  ou  nycticorax?  c’est  Jésus-Christ,  qui 
s’est  enfoncé  dans  les  ténèbres  dçs  Gentils.  Bref, 
le  monde  matériel  est  une  perpétuelle  figure  du 
monde  moral.  Voilà  pourquoi  tant  de  Heurs  et  de 
bêtes  ornent  la  vieille  cathédrale. 

Quittons  le  monde  physique  pour  le  monde 
spirituel  et  moral. 

La  première  loi  de  l’humanité,  c’est  qu’il  faut 
travailler  pour  vivre.  La  cathédrale  le  dit,  le  crie 


La  Résurrection  de  la  Vierge  et  son  couronnement  (Notre-Dame  de  Paris 


par  toutes  ses  pierres,  car  elle  représente  des 
symboles  de  travail  et  de  science  qui  rappellent 
aux  lidèles  d’avoir  à exercer  l’énergie  qu’ils  ont 
reçue  du  ciel. 

Elle  célèbre  le  travail  manuel,  et  ses  bas-reliefs 
qui  figurent  les  occupations  de  la  campagne  selon 
les  saisons  sont  de  véritables  calendriers  illustrés, 
à l’usage  des  laboureurs.  11  faut  aussi  travailler 
par  l’esprit,  apprendre,  savoir.  C’est  ce  que  disent 

tant  de  statues  symboliques,  la  Dialectique 
cathédrale  de  Laon),  l’Astronomie  (Sens),  la 
Grammaire  (Chartres),  la  Philosophie,  tou- 
tes avec  leurs  attributs  fixes  qui  servent 
à les  reconnaître. 

Du  monde  intellectuel,  pas- 
sons au  monde  moral  : la  ca- 
thédrale prêche  toutes  les 
vertus  et  l’horreur  des  vices, 
dont  elle  offre  des  ligures 
lideuses.  Conformément 
aux  indications  précises 
que  leur  fournissaient 
la  théologie  et  le 
clergé,  d’après  les 
Pères  de  l’Eglise 
et  d’après  les 
autorités  les 
plus  respectées, 
la  Somme  de 
saint  Thomas 
ou  le  Miroir  de 
Vincent  de 
Beauvais,  les 
artistes  ont  fi- 
guré toutes  les 
vertus  et  leurs 
contraires  dans 
le  granit  des 

églises,  et  quand  vous  irez  par  exemple-à  Amiens 
ou  à Notre-Dame  de  Paris,  vous  les  verrez:  l’Ido- 
lâtrie courbée  devant  un  singe,  le  Désespoir  qui 
se  tue  d’un  coup  de  couteau,  l’Avarice  qui  ferme 
son  coffre,  la  Luxure  qui  s'attiffe,  l’Orgueil  qui 
fait  cabrer  son  cheval,  la  Lâcheté  qui  fuit  devant 
un  petit  lapin. 

Voilà  toute  la  psychologie  du  chrétien.  Il  nous 
reste  à demander  à nos  pierres  ce  qu’a  fait  l’hu- 
manité depuis  qu’elle  existe,  et  ce  qu’elle  de- 
viendra. 

Elle  va  nous  le  dire,  et  sa  réponse  est  celle  que 
faisait  la  philosophie  de  l'époque  ; elle  est  tirée 
des  Écritures.  La  cathédrale  est  la  traduction  du 
catéchisme. 

Dans  l’imposant  cortège  des  statues  de  granit, 
voici  toute  l’humanité  en  marche,  depuis  le  prin- 
cipe, depuis  les  premières  pages  de  l’Ancien  Tes- 
tament. 

Les  voici  tous,  les  Patriarches  et  les  Rois,  Melchi- 
sédech,  Abraham,  Moïse,  tous  représentés  comme 
des  précurseurs  du  Christ.  Voici  les  prophètes  qui 
l’ont  annoncé,  reconnaissables  à leurs  attributs, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


8i 


Jérémie,  Daniel,  Osée,  Zacharie,  Isaïe  qui  prédit 
la  descendance  de  Jessé  : de  là  tant  d’arbres  de 
Jessé,  qui  s’étalent  et  s’étirent  parfois  sous  forme 
de  Galeries  des  Rois,  comme  au-dessus  du  portail 
de  Notre-Dame 
de  Paris,  qui 
porte  non  pas, 
comme  on 
croit,  les  rois 
de  France, 
mais  les  rois  de 
Juda  issus  de 
Jessé. 

Voici  tous 
les  Évangiles, 
figurés  dans  la 
pierre,  la  Nati- 
vité, les  Ber- 
gers,les  Mages, 
les  Noces  de 
Gana,  la  Tenta- 
tion, la  Trans- 
figuration, 
l’Entrée  à Jéru- 
salem, la  Pas- 
sion, la  Résur- 
rection, tout 
cela  sculpté  ou 
peint  non  pas 
pour  le  sujet 
lui-même, 
mais  pour  son 
sens  caché  et  à 
titre  de  sym- 
bole édifiant. 

Par  exemple, 
regardez  la  clô- 
ture du  chœur 
de  Notre-Dame 
de  Paris  : il  y a 
là  une  Nativité 
bien  expres- 
sive ; Marie  et 
Joseph  [se  tai- 
sent, serecueil 
lent,  et  l’Enfant 
Divin  est  cou- 
ché, non  dans 
une  crèche, 
mais  sur  l’Autel 
de  la  religion 

nouvelle  qu’il  va  créer  : c’est  la  Nativité  non 
Jésus,  mais  de  l’Église. 

Voici  toute  l’histoire  de  la  Vierge  Marie,  et 
voici  tout  le  cortège  des  Saints  dont  la  Légende 
Dorée  de  Jacques  de  Voragine  a résumé  l’histoire. 
Dans  les  cathédrales,  ils  sont  légion  : c’est  saint 
Eustache  à qui  Dieu  enlève  sa  femme,  volée  par 
un  pirate,  ses  enfants,  dévorés  par  un  lion  et  par 
un  loup,  et  qui  bénit  le  Seigneur;  c’est  saint 
Georges,  qui  tue  le  monstre  pour  délivrer  la  fille 


La  Vierge  dorée  d’Amiens  (Fin  du  xm°  siècle). 


de 


du  roi  de  Silène,  pareil  à quelque  chevalier  du 
Graal,  dont  il  a toute  la  bravoure  ; c’est  saint 
Christophe,  le  géant  qui  porte  le  Christ  sur  ses 
épaules  pour  lui  faire  passer  le  fleuve;  c’est  saint. 

Jacques,  sou- 
tenant par  les 
pieds  un  pendu 
injustement 
condamné. 
Toute  l’histoire 
de  saint  Jean, 
de  saint  Paul, 
vous  la  lirez 
sur  la  pierre  ou 
sur  le  verre. 

Ainsi  le  peu- 
ple ne  pouvait 
ignorer  les 
saintes  Écritu- 
res, qui  lui 
étaient  racon- 
tées par  les 
'<  ymaiges  » 
des  cathédra- 
les. Ignorera- 
t-il  tout  de 
l’antiquité  pro- 
fane ? Mais  elle 
n’estpas  absen- 
te. La  cathé- 
drale de  Lyon 
nous  montre 
Aristote  por- 
tant sur  son 
dos,  à quatre 
pattes,  la  cour- 
tisane Cam- 
paspe  ; Virgile, 
qui  a prédit  le 
Christ  dans  une 
Eglogue , est  à 
Caen;  Esope  a 
fourni  des  mo- 
tifs à Amiens; 
partout,  onvoit 
la  Sibylle  Ery- 
thrée et  neuf 
autres.  Ovide 
sert  à la  pro- 
pagation du 
dogme;  l’his- 
toire de  France  aussi  inspire  les  artistes;  Reims 
a gardé  l’image  des  rois  de  France;  le  baptême 
de  Clovis,  l’histoire  de  Charlemagne,  les  Croi- 
sades, la  vie  de  saint  Louis  sont  quelques-uns 
des  épisodes  que  l’on  trouve  sur  les  muraillesTles 
vieilles  églises. 

Celles-ci  ne  racontent  pas  seulement  le  passe. 
Elles  nous  instruisent  de  notre  avenir.  Elles  disent 
comment  le  monde  finira,  et  elles  racontent,  d’après 
Jésus  dans  l’Évangile  et  saint  Jean  dans  l’Apoca- 


82 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lypse,  le  dernier  terme  de  l’histoire  et  le  Jugement 
dernier,  le  drame  solennel  du  dernier  jour. 

Par  delà  les  âges  futurs,  les  sculpteurs  ont  mis 
à leur  histoire  de  l’humanité  le  rayonnement  final 
du  Paradis.  Voilà,  en  substance,  ce  qu’on  peut  lire 
sur  les  lianes  de  nos  cathédrales  de  France.  C’est 
une  somme  formidable.  Elles  sont  l’Encyclopédie 
de  toutes  les  préoccupations  d’une  époque  dont 
elles  reflètent  Pâme  elle-même. 

Victor  Hugo  a écrit  : « Le  moyen  âge  n’a  rien 
pensé  d’important  qu’il  ne  l’ait  écrit  en  pierre.  » 
Il  ne  savait  pas  si  bien  dire,  car  il  ne  soupçonnait 
pas  tous  les  secrets  et  toutes  les  richesses  de  la 
symbolique  chrétienne. 

L’ensemble  de  nos  cathédrales  de  France,  par 
leur  inspiration  et  leur  si- 
,/\  gnification,  embrasse  l’uni- 


Aristote  et  Campaspe  (cathédrale  de  Lyon). 

garde  bien  sa  physionomie  : celle  d’Amiens  est 
Messianique,  celle  de  Paris  exalte  la  Vierge,  celle 
de  Laon  célèbre  les  Sciences,  celle  de  Bourges  est 
consacrée  aux  Saints,  celle  de  Reims  glorifie  la 
Patrie. Toutes,  dans  cette  particularité  locale,  ont 
une  portée  encyclopédique  et  un  sens  universel. 

Que  d’enseignements  elles  nous  donnent,  et  de 
quel  vif  éclat,  ainsi  considérées,  elles  illuminent 
l’âme  française  du  xue  siècle!  Comme  ces  généra- 
tions furent  idéalistes  ! 

Quel  mépris  de  la  forme  matérielle,  puisqu’ils 
ne  l’estiment  et  ne  l’aiment  qu’en  tant  qu’elle  re- 
couvre un  symbole,  un  sens  secret,  et  qu’ils  veu- 
lent toujours  reconnaître  l’esprit  derrière  la  lettre! 

Mais,  surtout,  quelle  foi  solide  et  sûre,  et  comme 
ce  travail  d’Emile  Mâle  renouvelle  nos  idées  rela- 
tivement aux  artistes  d’antan  ! Victor  Hugo  admira, 
sans  la  comprendre,  l’étonnante  fantaisie  des 
artistes  et  des  sculpteurs  du  moyen  âge;  il  en 
chanta  l’indépendance,  le  caprice  orgueilleux  et 
libre  d'entraves,  dégagé  de  la  liturgie,  et  il  pro- 
clama la  liberté  de  l’architecture.  Non,  l’architec- 
ture n’était  pas  libre.  Le  clergé,  qui  commandait 
ses  cathédrales,  imposait  les  sujets  de  l’orne- 
mentation et  les  voulait  en  conformité  avec  les 
traditions  séculaires  de  la  théologie  et  de  la  sym- 


bolique chrétienne,  qui  est  une  écriture.  Huys- 
mans  Fa  vu  dans  son  roman,  poétiquement  conçu, 
mais  scientifiquement  confus,  la  'Cathédrale.  Là, 
dans  cette  obligation  pour  l’artiste  de  respecter 
la  pensée  des  fondateurs,  est  la  garantie  de  la 
grandeur  sublime  de  cette  architecture,  qui  n’ex- 
prime pas  une  pensée  individuelle,  mais  bien  la 
pensée  tout  entière  d’un  peuple  et  d’un  âge  de 
l’humanité. 

Par  delà  les  barrières  des  siècles,  la  cathédrale 
apparaît  comme  une  immense  nef  dont  les  arcs- 
boutants  sont  les  rames  et  sur  laquelle  la  cité 
peut  s’embarquer  tout  entière  sans  crainte.  Elle 
est  l’image  du  monde,  elle  explique  le  mystère  de 
la  destinée,  elle  résume  toute  l’âme  de  son  temps  ; 
car  tous  ont  travaillé  à son  achèvement,  le  peuple 
par  ses  ouvriers,  les  riches  par  leurs  dons,  les 
artistes  par  leur  génie  ; elle  a absorbé  toutes  les 
forces  vives  de  son  temps,  et  les  morts  eux-mêmes 
ne  s’en  désintéressent  pas,  puisqu’ils  la  peuplent 
sous  leurs  dalles  armoriées  qui  les  représentent 
agenouillés,  les  mains  jointes,  continuant  à prier 
dans  la  foule  qui  prenait  là,  dans  la  commune 
extase  de  sa  piété,  conscience  de  sa  forte  unité 
et  de  son  harmonie  sociale  et  morale. 

Il  convenait  de  signaler,  de  vulgariser  cette 
nouvelle  interprétation  de  notre  vieille  architec- 
ture. A Paris,  à Chartres,  à Bourges,  à Tours,  à 
Sens,  à Laon,  à Rouen,  à Châlons-sur- 
Marne,  à Troyes,  à Reims,  à Beauvais, 
à Amiens,  à Clermont-Ferrand,  à Bayeux, 
à Dol,  au  Mans,  à Albi  (et  ce  ne  sont  là 
que  quelques-uns  de  nos  nombreux  sanc- 
tuaires], des  cathédrales  admirables,  et 
pour  l’exécution  et  plus  encore  pour  l’inspiration, 
font  l’envie  de  l’Europe,  qui  n’a  nulle  part  un 
pareil  trésor  artistique  à montrer.  Que  serait-ce, 
sans  les  dégâts  et  les  destructions  qu’ont  causés 
les  accidents,  les  guerres,  les  révolutions  et  plus 
encore,  peut-être,  les  restaurations  d’architectes 
maladroitement  zélés  ! 

Là  est  une  grosse  part  de  nos  richesses  d’arl, 
celle  dontnous  pouvons  le  plus  glorieusement  nous 
enorgueillir  : la  matière  méritait  qu’on  lui  con- 
sacrât un  travail  de  nombreuses  années  comme 
celui  d’Émile  Mâle,  et  que  les  résultats  de  ce 
travail  fussent  répandus  dans  la  masse,  où  ils 
détermineront  un  courant  d’admiration  esthé- 
tique, et  une  orientation  nouvelle  vers  les  sanc- 
tuaires que  la  foi  de  nos  pères  a légués  à notre 
scepticisme. 

Léo  CLARETIE. 

y <y  y y y y y y y y y y ^ y y y *4*  *4^*1? 

Si  le  monde  n’avait  pas  de  soupirs,  le  monde  étoufferait. 

(Alphonse  Daudet.) 

La  nature  humaine  est  la  même  partout  : partout  elle 
recherche  avidement  les  éloges  de  l’opinion  et  les  aises  de  la 
vie,  quels  qu’ils  soient.  11  n’est  point  de  théâtre  pour  l’ambi- 
tion, et  l’on  sait  qu’il  se  lait  autant  de  brigues  pour  la  pre- 
mière place  du  village  que  pour  la  première  de  l’État.  — 

Louis  Yeuillot. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


83 


UN  COMPLOT 

Huit  heures  sonnent  ; la  grande  porte  de  l’Ecole 
primaire  s’ouvre  ; on  entend  au  loin  résonner  sur  le 
pavé  durci  par  la  gelée  les  pas  menus  d’enfants  cou- 
rant et  trottinant  pour  arriver  plus  vite. 

En  effet,  elles  arrivent  les  mignonnes,  emmitouflées 
dans  leurs  manteaux  ; leurs  mains  rougies  par  le  froid 
tiennent  à grand  peine  le  cartable. 

Peu  à peu  les  voici  qui  entrent,  les  manteaux  et  les 
fichus  sont  enlevés  ; les  mains  se  réchauffent  ; les 
langues  se  délient  et  l’on  entend  un  petit  murmure 
semblable  au  bourdonnement  d'une  ruche. 

Huit  heures  et  demie.  Une  à une  les  élèves  se 
mettent  en  rangs,  s’alignent  devant  leur  classe  et 
entrent  en  chantant  ; ces  petites  voix  fraîches  donnent 
la  sensation  d’un  gazouillis  d’oiseaux. 

Maintenant  les  fillettes,  debout  devant  les  tables  de 
la  classe,  attendent,  pour  s’asseoir,  le  signal  de  la  maî- 
tresse. 

Plus  qu  a l’ordinaire  leurs  yeux  pétillent  de  ma- 
lice; elles  se  font  de  petits  signes,  se  poussent  du 
coude.  Que  va-t-il  donc  se  passer  ? Quel  est  ce  com- 
plot ? 

Seule  une  petite  brunette  reste  pensive  et  triste  ; ses 
joues  creuses,  son  teint  pâle  lui  donnent  un  air  dou- 
loureux ; sa  physionomie,  éclairée  par  deux  grands 
yeux  rêveurs,  doux  et  intelligents,  attire  l’atten- 
tion et  la  rend  intéressante.  Ses  vêtements  sont 
propres,  mais  sa  pauvre  robe  est  usée  ; son  tablier  aux 
manches  trop  courtes  laisse  voir  des  mains  violacées 
par  le  froid.  Malgré  la  course  qu’elle  vient  de  faire, 
elle  grelotte  encore,  et  pourtant  elle  ne  se  plaint  pas, 
trop  fière  pour  laisser  deviner  sa  pauvreté  et  son 
chagrin  ; car  elle  connaît  plus  les  larmes  que  le  rire 
depuis  qu’elle  a perdu  sa  mère.  Depuis  longtemps  la 
chère  disparue  est  remplacée  au  foyer,  et  même,  dit- 
on,  c’est  la  quatrième  maman  que  son  papa  lui  donne, 
et  celle-ci  est  méchante. 

La  classe  enfin  commence,  et  chaque  élève  ouvre 
son  pupitre.  A ce  moment,  un  léger  cri  se  fait  enten- 
dre ; tous  les  yeux  se  tournent  vers  celle  qui  vient  de 
troubler  ainsi  le  silence,  et  de  petits  rires  éclatent 
devant  la  surprise  et  l’émotion  que  vient  d'éprouver 
la  pauvre  orpheline;  car  c’est  bien  elle  la  cause  de 
tout  cet  émoi  ; son  visage  est  devenu  tour  à tour  rouge, 
pâle,  et  la  mignonne  ne  sait  plus  si  elle  doit  pleurer 
ou  s’associer  à la  gaieté  de  ses  compagnes. 

C’est  que  du  fond  de  son  pupitre  vient  de  surgir, 
comme  d’une  boite  à surprise,  quelque  chose  de  mys- 
térieuxqu’une  feuille  de  journal  enveloppe.  Et  le  regard 
de  l'enfant  va  du  [taquet  à la  maîtresse,  de  la  maîtresse 
aux  fillettes.  Enfin,  encouragée  par  toutes  ces  rieuses, 
elle  ouvre  doucement  le  papier  et  en  retire  tour  à 
tour  timidement  une  robe,  un  jupon  bien  chaud,  un 
grand  tablier  noir  d’écolière  et  une  jolie  capeline. 

Quoi  ! toutes  ces  richesses  seraient-elles  pour  elle  ? 
est-elle  le  jouet  d’un  rêve  ? 

Mais  non,  elle  ne  rêve  pas;  les  fillettes,  oublieuses 
pour  un  instant  de  la  discipline,  viennent  alors  l’em- 
brasser. Ce  sont  elles  les  coupables,  qui,  sans  rien  dire, 
se  sont  cotisées  pour  venir  en  aide,  par  ce  vilain 
froid,  à sa  discrète  infortune. 

Cette  scène  touchante  se  passait  l’autre  jour  dans 
une  école  de  Paris,  sous  l’oeil  de  la  maîtresse,  complice, 
elle  aussi,  de  tous  ces  bons  petits  cœurs. 

Mm0  D.  GUIGUET. 


HISTOIRES  P’AUTRUCHES 

Vous  connaissez,  comme  moi,  l’étrange  véhi- 
cule attelé  d’une  autruche  qui  circule  autour  de 
la  grande  pelouse  du  Jardin  d’ Acclimatation. 
Tous  nos  petits  Parisiens  y ont  pris  place  pour 
leur  plus  grande  joie,  et,  malgré  l’inquiétude  de 
leurs  mères,  tous  ils  ont  eu  la  tentation  d’activer 
l’allure  de  leur  coursier.  Heureusement,  le  gar- 
dien veille  et  le  volatile  est  pacifique.  C’est 
dommage  vraiment  de  ne  pouvoir  lancer  le  gigan- 
tesque échassier  au  galop  dans  les  allées  sablées 
du  parc.  En  effet,  si,  dans  le  petit  traintrain  ordi- 
naire delà  vie,  cet  oiseau  se  contente  de  franchir 
50  à 65  centimètres  à chaque  pas,  il  peut,  dans 
diverses  circonstances,  lorsqu’il  est  effrayé  par 
exemple,  franchir  en 
une  seule  foulée  un 
espace  de  3 mètres  à 
4 mètres  et  demi.  Le 
Scientific  Ameri- 
can, où  nous  allons 
puiser  les  éléments 
de  l’histoire  qui  suit, 
estime  qu’une  allure 
de  ce  genre  corres- 
pond à une  vitesse 
de  45  kilomètres  à 
l’heure,  c’est-à-dire 
la  vitesse  moyenne 
de  nos  plus  fougueux 
conducteurs  d’auto- 
mobiles. 

Je  ne  vous  rappel- 
lerai pas  les  lieux  communs  qui  ont  été  débités 
sur  l’autruche  ; vous  savez  qu’on  rencontre  cet 
oiseau  dans  l’Amérique  centrale,  dans  l’Afrique 
du  Sud,  que  les  colons  algériens  ont  essayé  de 
l’élever.  Pour  compléter  ceci,  le  Scientific  Ame- 
rican, nous  apprend  que  cet  animal  est  si  stu- 
pide qu’il  perd  ses  œufs  en  route  ou  plutôt, 
pour  rester  dans  le  domaine  de  la  vérité 
scientifique,  qu’il  commence  la  ponte  avant  d’avoir 
édifié  son  nid.  Et  quel  nid,  encore  1 Un  trou  dans 
le  sable,  de  1 mètre  à Ira,a0  de  diamètre,  qui 
contiendra,  suivant  les  circonstances,  un  seul 
œuf  ou  deux,  trois,  quatre  douzaines  et  plus,  carie 
même  nid  sert  à plusieurs  oiseaux.  Chaque  œuf 
pèse  deux  à trois  livres  et  sa  contenance  équivaut 
à celle  de  deux  douzaines  d’œufs  de  poule.  Les 
Européens  n’aiment  pas  beaucoup  le  goût  de  ces 
œufs;  encore  moins  mangent-ils  la  chair  de  l’au- 
truche, qui  ressemble  à celle  du  dinde,  mais  est 
fort  coriace. 

Dans  la  Floride  les  fermiers  se  livrent  volon- 
tiers à l’élevage  de  l’autruche.  Une  de  ces  fermes 
renferme  actuellement  un  de  ces  oiseaux  qui  s’est 
acquis  une  renommée  telle  qu’on  l’a  surnommé 
« Napoléon  ».  Comme  le  grand  conquérant  dont  il 
porte  le  nom  cet  oiseau,  a fort  mauvais  caractère  ; 


84 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


il  s’est  constitué  le  gardien  des  volatiles  qui  vivent 
dans  son  voisinage.  Malheur  au  nègre  qui,  à la 
faveur  de  la  nuit,  essaye  de  dérober  quelques 
faisans  nombreux  dans  ces  parages.  Napoléon 
exécute  toutes  les  nuits  de  petites  patrouilles 
dans  le  parc  où  il  est  emprisonné.  Lorsque  tout 
est  tranquille,  il  pousse  de  temps  en  temps  un  cri  : 
« Tout  va  bien  »,  a-t-il  l’air  de  dire.  Mais  si,  au  cours 
de  sa  ronde,  il  rencontre  quelque  sujet  d’alarme, 
il  réveille  ses  compagnons  par  des  « hurlements  » 
formidables  et  se  précipite  au-devant  du  danger. 
On  sait  que  l’autruche  a une  force  très  grande 
dans  le  bec  et  dans  les  ailes  ; mais  c’est  surtout  par 
des  ruades  qu’elle  se  défend  ; elle  parvient  ainsi 
à éventrer  un  cheval.  Napoléon  est  un  géant  de 
l’espèce  : il  mesure  plus  de  3 mètres  de  haut; 
il  pèse  400  livres  anglaises;  estimez  quelle  doit 
être  sa  force.  Il  se  distingue  de  ses  congénères 
par  une  certaine  intelligence;  dans  le  jour,  il  est 
très  violent,  mais  la  nuit  c’est  un  véritable  démon. 
Assister  le  matin  à sa  sortie  du  parc  constitue  une 
des  curiosités  du  pays.  Son  gardien,  armé  d'une 
fourche,  s’évertue;  il  le  pousse,  il  le  frappe  et 
Napoléon,  indigné  de  ce  traitement,  pousse  des 
cris  perçants,  lance  des  ruades  de  tous  côtés  en 
s’acheminant  lentement  vers  la  sortie. 

Une  nuit,  les  gens  de  la  ferme  furent  éveillés 
par  un  tumulte  extraordinaire.  C’étaient,  mélangés 
aux  cris  de  colère  de  Napoléon,  des  cris  de  détresse 
poussés  par  un  être  humain.  On  se  précipite,  et 
que  voit-on  ? Éclairé  par  une  lune  brillante,  un 


nègre  affolé  courait  en  zigzag  pour  échapper  aux 
atteintes  de  l’animal  furieux.  Finalement,  l’infor- 
tuné atteint  la  palissade,  mais,  au  moment  oii  il 
tente  un  dernier  effort  pour  la  franchir,  l’au- 
truche lui  décoche  une  ruade  qui,  pour  être 
mal  appliquée,  n’en  déchire  pas  moins  la  cuissg, 
laissant  l’os  à nu.  La  victime  était  un  simple 
voleur  de  faisans;  pendant  longtemps  le  nègre 
fut  gravement  malade,  mais  la  leçon  ne  fut  pas 
perdue,  et  les  faisans  du  fermier  furent  respectés. 

On  a souvent  parlé  de  l’emploi  de  l’autruche 
comme  monture.  En  Abyssinie,  les  naturels  se 
livrent  quelquefois  à ce  genre  de  sport.  La  iigure 
ci-contre  montre  l’aspect  que  peut  avoir  un 
« cavalier  » sur  une  aussi  singulière  monture. 
Hâtons-nous  de  dire  que  c’est  par  subterfuge  que 
cette  photographie  a été  prise.  Le  cavalier,  un 
correspondant  du  S cienti fie  American,  requit  le 
concours  d’un  domestique  ; celui-ci  saisit  une 
couverture  et  la  jeta  sur  la  tête  de  l’oiseau.  Pendant 
ce  temps,  notre  confrère  sauta  sur  le  dos  de  l’au- 
truche; le  photographe,  qui  attendait  le  moment 
propice,  déclencha  son  obturateur  dès  que  l’oiseau 
eut  été  décapuchonné.  Inutile  de  dire  qu’aussitôt 
l’autruche  partit  à toutes  jambes  et  que  cent  pas 
plus  loin  le  cavalier  était  par  terre,  sans  accident 
heureusement.  Au  siècle  prochain,  un  savant 
prendra  peut-être  texte  de  cette  photographie  pour 
prouver  que  l’autruche  était  utilisée  couramment 
comme  animal  de  selle. 

Albert  Reyner. 


UM  RAID  BOËR 


NOUVELLE 


Un  choc  furieux  se  produisit;  la  locomotive 
avait  heurté  les  pointes  des  huit  rails  simultané- 
ment. 

Alors  le  monstre  d'acier  et  de  feu  sembla  gémir; 
on  percevait  comme  des  plaintes  le  déchirement 
de  ses  tôles  par  les  huit  barres  de  fer  qui  péné- 
traient dans  ses  tlancs,  se  tordaient  sous  l’effort 
prodigieux  de  cette  masse  qui  s’entêtait  à avan- 
cer quand  même. 

Les  Boërs,  de  leurs  mains  crispées,  soutenaient 
toujours  les  rails,  les  obliquant  tous  dans  le 
même  sens. 

Le  succès  couronna  leur  tactique.  La  locomo- 
tive, ayant  sous  ses  roues  des  appuis  instables  (la 
plupart  des  tire-fonds  avaient  été  enlevés),  s’in- 
clina, déchaussant  définitivement  ces  appuis,  et 
lentement  versa  sur  la  droite  au  milieu  des  tour- 
billons de  vapeur  de  sa  chaudière  éventrée. 

L’homme  sortait  vainqueur  de  sa  lutte  avec  le 
léviathan  d’acier.  Le  monstre  renversé,  à terre, 
râlait. 

A ce  moment,  la  trompe  d’Engelbert  se  fit 


entendre  à nouveau,  sonnant  cette  fois  une  seule 
note,  désespérée,  et  les  crachements  de  sa  mitrail- 
leuse reprirent  rapides,  semblant  eux  aussi 
appeler  à l’aide. 

— - Vite,  au  dehors,  au  secours  du  frère,  s’écria 
labelle. 

III 

LES  CENTAURES. 

Quand  Engelbert  avait  aperçu  le  train  blindé,, 
celui-ci  n’était  plus  qu’à  un  mille  de  l’entrée 
du  souterrain. 

Le  Boër  tira  de  sa  corne  de  buffle  deux  appels 
pour  avertir  ses  frères  et  ouvrit  le  feu. 

A cette  distance,  le  tir  lui  était  facile  sur  un 
but  aussi  large,  puis  il  n’avait  qua  pointer,  la 
pièce  se  chargeant,  tirant  seule  automatiquement, 
une  fois  le  premier  coup  parti  ; aussi,  peu  de  ses 
obus  se  perdaient-ils,  et  sans  les  blindages  d acier 
qui  revêtaient  la  locomotive  et  les  trois  wagons, 
le  jeune  canonnier  à lui  seul  eût  pu  espérer 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


85 


mettre  en,  quelques  minutes  tous  ses  ennemis  hors 
de  combat. 

La  première  voiture  du  train  blindé  portait 
une  pièce  légère,  un  petit  canon  de  montagne  ; il 
répondit.  Mais  Engelbert,  son  cheval  et  sa  mitrail- 
leuse étaient  dissimulés  derrière  une  barrière 
naturelle  de  cactus  ; les  cartouches  tirées  conte- 
naient de  la  poudre  sans  fumée.  Les  Anglais  rece- 
vaient une  grêle  de  projectiles,  entendaient  le 
fracas  des  détonations  qui  les  crachaient  sur  eux, 
fracas  mille  fois  amplifié  par  les  échos  des  roches, 
mais  ils  ne  pouvaient  discerner  d’où  venaient  ces 
coups,  où  était,  quel  était  l’ennemi.  Ils  lui  répon- 
daient néanmoins,  mais  au  jugé,  sans  lui  faire 
aucun  mal. 

Chose  qu’ignorait  Engelbert,  qu’ignorait  Iabelle 
et  ses  frères,  ce  train  blindé  était  commandé  par 
Patrick  Donedal,  le  jeune  lieutenant  de  police  à 
cheval  auquel  jadis,  en  sa  qualité  d’Irlandais,  les 
unissait  une  amitié  que  douloureusement  avait 
rompu  la  déclaration  de  guerre. 

Le  train  blindé,  assez  malti’aité  par  le  tir 
d’Engelbert,  avait  enfin  disparu  à ses  coups  der- 
rière un  repli  de  terrain. 

Patrick  Donedal  fit  ralentir  la  marche.  Il  allait 
descendre  avec  ses  cavaliers  et  tenter  de  s’empa- 
rer de  cette  artillerie  invisible  sur  les  hauteurs 
qui,  tout  à l’heure,  à la  sortie  du  tunnel,  devien- 
drait plus  gênante  encore. 

— Avancez  doucement,  dit-il  au  mécanicien 
comme  dernière  recommandation,  afin  de  ne 
point  arriver  de  l’autre  côté  des  collines  avant 
que  nous-mêmes  les  ayons  franchies  en  combat- 
tant. 

Dix  cavaliers  étaient  descendus  du  train.  En 
selle,  ils  attendaient  l’ordre  de  leur  chef  pour 
partir  avec  lui  à l’assaut  des  roches. 

Patrick  Donedal  leva  son  sabre,  première  partie 
du  signal  de  départ.  Mais  son  bras  demeura  en 
l’air,  laissant  momentanément  le  geste  inachevé. 

A l’entrée  du  souterrain  là-bas,  il  venait  d’aper- 
cevoir une  silhouette  féminine,  et  dans  cette 
silhouette  il  avait  cru  reconnaître  Iabelle  Rozen- 
daal. 

Iabelle,  sa  Iabelle  bien-aimée  ! Allait-il  donc 
falloir  qu’il  passe  sur  son  corps  pour  rentrer  à 
Vryburg  ? 

Il  connaissait  la  vaillante  jeune  fille,  elle  et  ses 
frères — ses  frères  devaientêtre  avec  elle  — tire- 
raient au  passage  sur  le  train  blindé;  la  garde 
du  train  leur  répondrait  ; et  qui  sait  si  une  balle... 

Un  frisson  le  secoua  à cette  pensée.  Il  eut  la 
vision  affreuse  de  son  amie  étendue,  perdant  son 
sang,  morte  peut-être,  blessée  par  un  des  soldats 
anglais. 

Non,  il  ne  fallait  point  que  cela  fût  possible.  On 
pouvait  l’éviter.  Il  était  le  chef,  il  n’avait  qu’à 
donner  un  ordre. 

— Qu’on  passe,  qu’on  passe  à tout  prix,  dit-il 
au  mécanicien,  mais  sans  tirer  un  coup  de  feu. 

Puis  il  abaissa  son  sabre,  la  pointe  tournée  vers 


le  sommet  des  collines,  et  les  dix  cavaliers  s’ébran- 
lèrent au  grand  trot  derrière  lui. 

Engelbert  vit  cette  cavalerie  arriver  sur  lui 
quand  elle  n’était  plus  qu’à  un  demi-mille;  avec 
sa  corne,  il  appela  à l’aide,  puis  rapidement  dis- 
posa sa  pièce  pour  tirer  en  éventail  à mitraille. 

Malheureusement,  les  ondulations  du  terrain  ne 
permettaient  pas  aux  projectiles  de  le  balayer 
tout,  comme  ils  l’eussent  fait  à la  surface  d’une 
plaine  rase  ; il  eût  fallu  diriger  constamment  le 
tir  de  la  pièce,  lui  faire  suivre  par  des  inclinai- 
sons convenables  les  dénivellations  du  terrain 
parcouru  par  les  cavaliers,  au  lieu  de  la  laisser 
tirer  un  peu  au  hasard,  droit  devant  elle,  toujours 
à la  même  hauteur.  Mais  Engelbert,  en  vrai 
Boër,  n’avait  qu’une  préoccupation,  être  à cheval 
pour  recevoir  le  choc  de  ces  cavaliers. 

Combattre  à pied,  en  canonnier  surtout,  est 
une  anomalie  pour  ces  habitants  des  savanes,  tou- 
jours à cheval  dès  leur  plus  tendre  enfance.  Com- 
battre à pied  des  ennemis  à cheval  ! Fi  donc,  ce 
serait  déchoir.  Avec  un  coursier  entre  les  jambes 
seulement  ils  se  sentent  en  possession  de  leurs 
moyens  guerriers. 

En  selle,  il  attendit,  maudissant  presque  la 
mitrailleuse  qui,  fidèle  à son  devoir,  continuait 
à cracher  la  mitraille  et,  la  crachant,  l’empêchait, 
de  se  porter  en  avant. 

Cependant,  la  première  salve,  en  surprenant  les 
Anglais,  avait  abattu  cinq  des  leurs  ; ils  restaient 
six,  parmi  lesquels  leur  chef,  Patrick  Donedal,  et 
ces  six  cavaliers,  après  un  détour,  s’étant  mis  hors 
du  champ  d’action  de  la  mitraille,  chargeaient, 
gravissant  les  pentes. 

Alors  il  se  passa  une  chose  inouïe  ; Engelbert, 
outré  de  son  inaction  forcée,  alla  à la  pièce  qui 
tirait  toujours  et,  de  la  pointe  de  son  sabre,  la 
culbuta  pour  pouvoir  charger  à son  tour.  Un 
contre  six  ! qu’importait  à sa  bravoure. 

A ce  moment,  par  bonheur  pour  ce  héros  à la 
témérité  folle,  ses  frères  apparaissaient  sur  les 
pentes  derrière  lui,  pressant  leurs  chevaux  dans 
un  galop  furieux,  venant  à la  rescousse  sabre  en 
main,  suivis  d’Iabelle  sans  arme. 

Ce  fut  un  choc  formidable.  Engelbert,  en  tête, 
avec  une  large  avance,  se  rua  le  premier,  seul 
encore,  sur  ses  six  ennemis,  et,  favorisé  par  la 
pente,  semblable  à un  vivant  projectile,  troua 
leur  rang  en  son  milieu,  puis,  emporté  par  son 
élan,  les  dépassa.  Les  fers  seuls  s’étaient  choqués 
dans  cette  passe  trop  rapide,  le  sang  n’avait  point 
encore  coulé. 

Othon,  Guillaume,  Pretorius  et  Maurice  arri- 
vèrent ensuite  comme  la  foudre,  eux  aussi  favo- 
risés maintenant  par  la  pente  descendante. 

Le  choc  d’Engelbert  avait  ouvert  le  rang  des 
Anglais,  il  en  était  résulté  une  répartition  inégale 
des  adversaires. 

Guillaume,  Pretorius  et  Maurice  n’avaient 
devant  eux  chacun  qu'un  ennemi  ; Othon,  plus  à 
droite,  en  avait  trois  sur  les  bras. 


86 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Othon  était  le  géant  des  géants,  le  plus  vigou- 
reux de  cette  famille  de  colosses  ; cependant,  trois 
adversaires,  c’était  beaucoup  pour  lui,  car  parmi 
ces  trois  adversaires  figurait  Patrick  Donedal. 

Engelbert,  enfin  maître  de  son  élan,  revenait  à 
la  charge  ; il  vit  le  péril  de  son  aîné  et  vola  à son 
secours,  mais  Iabelle  fut  plus  prompte  que  lui. 

Arrêtée  à dix  pas,  la  jeune  fille  avait  déployé 
le  lazo  attaché  à sa  selle. 

Ce  qui  sc  passait  devant  elle  était  atroce.  Elle 
venait  de  reconnaître  parmi  les  cavaliers  anglais 
ce  Patrick  qu’elle  aimait.  11  était  aux  prises  avec 
Othon.  Eh  quoi  ! son  amant  et  son  frère  allaient- 
ils  s’égorger  sous  ses  yeux  ! 

Délibérément,  elle  lança  la  longue  corde  à 
nœud  coulant,  puis  d’un  coup  d’éperon  fit  bondir 
son  cheval. 

Enlevé  de  sa  selle  par  une  force  irrésistible, 
celle  du  lazo  qui  le  ceinturait,  lui  transmettant  à 
dix  pas  l’effort  du  cheval  d’Iabelle,  Patrick, 
rudement,  mesura  la  terre  et  s’évanouit. 

Ses  hommes  le  crurent  mort. 

A ce  moment  arrivait  Engelbert,  et  les  adver- 
saires étaient  désormais  cinq  contre  cinq. 

Partie  égale,  semblait-il?  Non,  car  déjà  trois 
des  cavaliers  anglais  avaient  éprouvé  la  supériorité 
des  frères  Rozendaal  qui  leur  étaient  opposés,  les 
deux  autres  avaient  devant  eux  les  deux  plus 
redoutables  de  ces  centaures. 

Privés  de  leur  chef,  les  cinq  Anglais  cédèrent 
à une  panique  folle.  D’un  commun  accord,  ils 
tournèrent  bride  et  s’enfuirent. 

Cependant,  Iabelle,  pétrifiée,  regardait  ce  corps 
étendu  devant  elle,  et  de  grosses  larmes  tombaient 
de  ses  yeux  remplis  d’horreur  par  ce  spectacle, 
son  œuvre. 

Fallait-il  donc,  6 fatalité,  que  pour  sauver  son 
frère,  elle  eût  tué  celui  qu’elle  chérissait  à l’égal 
de  son  propre  sang  ! 

IV 

LA  VIEILLE  TACTIQUE  BOER. 

Le  chariot  aux  six  paires  de  bœufs  revenait 
vers  la  ferme  des  Rozendaal,  accompagné  toujours 
de  ses  cinq  cavaliers  géants. 

Un  cheval  portant  une  selle  d’amazone  suivait, 
conduit  en  main  par  un  des  serviteurs  cafres. 

Iabelle,  en  effet,  se  trouvait  dans  l’intérieur  du 
chariot,  cette  demeure  ambulante  et  elle  se 
trouvait  dans  l’intérieur  du  chariot  parce  que, 
dans  le  chariot,  sur  un  matelas,  reposait  un 
blessé,  le  lieutenant  Patrick  Donedal. 

Iabelle  était  aujourd’hui  l’infirmière  de  la 
blessure  dont  elle  avait  été  Faute ar,  une  épaule 
luxée. 

— Patrick,  me  pardonnez- vous  ? demanda  la 
jeune  fille. 

— Iabelle,  je  n’ai  point  à vous  pardonner, 
j’ai  à vous  remercier. 


El,  sur  un  geste  de  douloureuse  dénégation  de 
la  jeune  fille,  Patrick  reprit  avec  plus  de  force  : 

— Oui,  je  vous  remercie,  car  vous  m’avez  tiré 
de  la  position  la  plus  fausse  dans  laquelle  puisse 
se  trouver  un  homme  de  cœur.  Mes  serments 
d’officier  de  la  Reine  d’Angleterre  m’obligeaient 
à combattre  ceux  vers  qui  allait  mon  affection,  le 
sang  de  fils  de  l’Irlande  qui  coule  dans  mes  veines 
me  défendait  d’aider  les  oppresseurs  de  mes  frères 
à être  par  surcroît  les  oppresseurs  d’un  autre 
peuple.  Laquelle  écouter  de  ces  deux  voix?... 

« Aujourd’hui,  grâce  à vous,  la  question  est 
tranchée  ; d’ici  à la  fin  de  cette  guerre  je  ne 
saurais  plus  porter  les  armes  contre  mes  amis, 
car...  Car  je  suis  votre  prisonnier,  Iabelle. 

La  jeune  fille  ne  répondit  point  aussitôt;  enfin 
elle  dit  : 

— Après  la  guerre,  de  part  et  d’autre  les 
prisonniers  seront  rendus.  Revêtirez-vous  encore 
cette  livrée  qui...  me  fait  horreur? 

Patrick  baissa  la  tête.  Un  court  silence  suivil. 

Puis  la  jeune  fille,  s’animant  peu  à peu,  reprit: 

— Et  qui  sait?  Vous  êtes  notre  prisonnier 
aujourd’hui,  mais  demain,  dans  une  heure  peut- 
être,  nous  pouvons  succomber,  être  pris  à notre 
tour;  ce  sera  votre  délivrance  par...  vos  amis, 
les  habits  rouges  comme  vous.  Et  de  nouveau 
alors,  ne  serez-vous  point  forcé  de  lutter  pour  eux 
contre  nous?  » 

Patrick  avait  tressailli  à cette  perspective, 
évoquée  par  Iabelle,  d’une  attaque  possible  de  la 
caravane  par  des  forces  supérieures  qui  feraient 
d’elle  à son  tour  une  captive. 

11  releva  la  tête,  une  résolution  grave  se  lisait 
dans  ses  yeux. 

— Avez-vous  ici,  demanda-t-il,  ce  qu’il  faut 
pour  écrire...  à mon  chef? 

— Oui,  répondit  la  jeune  fille;  et  elle  désigna 
la  petite  table  voisine. 

— - Voulez- vous  écrire  sous  ma  dictée;  mon 
épaule  me  refuse  tout  service  ? 

— J’écris  répondit  simplement  Iabelle. 

Alors,  d’une  voix  grave,  Patrick  dicta  : 

« A sir  John  Methuel,  commandant  le  corps 
de  police  à cheval  du  Bechuana  Land. 

« Blessé  et  prisonnier  des-Boërs,  par  la  pré- 
sente, moi,  Patrick  Donedal,  donne  ma  démission 
d’officier.  » 

Surmontant  son  émotion,  sa  joie  immense, 
Iabelle  écrivit;  ensuite  elle  tendit  au  jeune 
homme  la  feuille  de  papier  et  la  plume  chargée 
d’encre. 

Insensible  à la  douleur  que  le  moindre  mouve- 
ment causait  à son  épaule  blessée,  Patrick  signa, 
radieux  du  bonheur  qu’il  voyait  rayonner  sur  les 
traits  de  sa  bien-aimée,  puis  il  dit  : 

— Un  Cafre  pourrait-il  porter  ceci  à Vry- 
burg? 

Iabelle  lui  arracha  presque  le  papier  des  mains. 
Elle  ne  pouvait  croire  à ce  bonheur  : son  vœu  le 
plus  cher  enfin  réalisé.  Cette  démission  partie, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


87 


sans  retour  possible,  alors  seulement  elle  y 
croirait. 

Légère,  elle  sauta  hors  du  chariot. 

— Jupy,  dit-elle  à un  des  noirs,  prends  mon 
cheval,  et  porte  ceci  à Vryburg.  Vite  ! 

Et  quand  elle  eut  vu  le  Cafre  galopant,  désor- 
mais trop  loin  pour  pouvoir  être  rappelé,  elle 
rentra  frémissante  dans  le  chariot. 

Patrick  l’attendait  souriant.  Rien  dans  ses  yeux 
n’annonçait  le  regret  de  l'acte  accompli. 

Alors  elle  se  jeta  dans  les  bras  du  blessé, 
et  chastement  ils  échangèrent  le  baiser  des 
fiançailles... 

— Iabelle,  Iabelle  chérie,  dit  le  jeune  homme, 
écoutez-moi,  maintenant  je  puis  parler.  Que  vos 
frères  prennent  garde  : un  parti  de  cavaliers 
anglais  guette  votre  retour  à la  ferme. 

Quelques  instants  plus  tard,  Iabelle  disait  à ses 
frères,  instruits  par  elle  de  l’embuscade  pro- 
chaine : 

— Allez,  si  on  m’attaque,  je  saurai  me  dé- 
fendre. 

Et  les  cinq  Boërs  partaient  en  avant,  en  éclai- 
reurs, tandis  que  le  chariot  poursuivait  sa  marche 
lente  à travers  la  plaine,  au  pas  indolent  de  ses  six 
paires  de  bœufs... 

Une  chevauchée  rapide  conduisit  les  Rozendaal 
entre  Vryburg  et  la  ferme.  Us  allaient,  interro- 
geant le  sol  du  regard,  dispersés  en  fourrageurs 
sur  un  mille  d’étendue. 

Tout  à coup,  Pretorius  arrêta  son  cheval,  frémis- 
sant sur  ses  jarrets  tendus  de  la  brusque  immo- 
bilité succédant  au  galop. 

— Voici  des  traces  ! murmura-t-il  en  sautant  à 
terre. 

Puis  il  appela  ses  frères. 

Othon,  Engelbert,  Guillaume  et  Maurice  le 
rejoignirent  et,  laissant  libres  leurs  chevaux  qui 
ne  s’écartèrent  point,  tous  cinq  se  penchèrent 
vers  la  terre,  étudiant  des  pas  nombreux  dont, 
suivant  une  longue  traînée,  le  sol  de  la  savane, 
humide  en  cet  endroit,  avait  conservé  les  em- 
preintes assez  nettes. 

L’inspection  dura  dix  minutes  à peine,  puis  les 
jeunes  gens  se  réunirent. 

— Ce  sont  des  Anglais,  dit  Othon. 

— Des  Anglais  de  la  police  à cheval,  renché- 
rit Engelbert;  les  empreintes  laissées  par  les  fers 
des  chevaux  l’indiquent  à leurs  formes. 

— Et  ils  n’ont  point  de  piétons  avec  eux,  ajouta 
Maurice. 

— Ni  de  canons,  ni  de  chariots,  car  des  em- 
preintes de  fers  de  chevaux  se  voient  seules, 
observa  Guillaume. 

— Ils  vont  vite,  au  galop  ; la  terre  est  arrachée 
surleur  passage.  Us  sont  passés  il  yapeu  detemps, 
les  herbes  finissent  à peine  de  se  relever  là  ou  ils 
les  ont  foulées,  compléta  Pretorius. 

— Us  sont  une  cinquantaine  et  se  dirigent 
vers  la  ferme.  Tout  ceci  est  écrit  sur  le  sol.  Hejoi- 
gnons-les;  ils  se  détourneront  de  leur  route  pour 


nous  poursuivre  et  Iabelle  rentrera  à la  ferme 
sans  les  rencontrer,  conclut  Othon. 

En  un  clin  d’œil  les  cinq  cavaliers  furent  en 
selle,  et  à toute  allure  ils  s’élancèrent  sur  ces 
traces  fraîches  qui  se  faisaient  de  plus  en  plus  vi- 
sibles, conduisant  vers  l’Orient. 

Une  demi-heure  plus  tard,  du  haut  d’une  légère 
ondulation  de  terrain,  à un  mille  devant  eux,  les 
frères  Rozendaal  apercevaient  une  troupe  à cheval, 
celle  qu’ils  voulaient  rejoindre. 

Leurs  cinq  coursiers  tremblèrent,  arrêtés  net 
dans  leur  élan  furieux,  et  cinq  carabines  dirigèrent 
vers  les  Anglais  leurs  bouches  menaçantes. 

— Feu  ! dit  Othon. 

Une  salve,  aussitôt  suivie  du  formidable  cri  de 
guerre  de  ces  centaures  géants,  déchira  les  airs. 

Un  remous  se  produisit  dans  la  masse  des  cava- 
liers ennemis,  et  ils  tournèrent  bride  contre  leurs 
adversaires. 

Othon,  Engelbert,  Guillaume,  Pretorius  et 
Maurice,  sûrs  d’avoir  été  vus,  descendirent  la 
pente  qu’ils  venaient  de  gravir  ; puis,  à l’abri 
d’une  riposte  possible,  ils  prirent  chasse  vers  le 
sud,  entraînant  les  Anglais  hors  de  la  route  suivie 
par  le  chariot. 

Us  se  montraient  une  fois  de  plus  fidèles  à la 
vieille  tactique  boër  : fuir  pour  mieux  combattre 
ensuite. 

Y 

LA  FERME  ASSIÉGÉE. 

La  vieille  tactique  boër  avait  réussi;  le  chariot 
portant  Iabelle  et  son  blessé,  puis,  peu  après,  les 
cinq  cavaliers  étaient  rentrés  à la  ferme  sans 
coup  férir,  et  maintenant  dans  cette  ferme  les 
Rozendaal  se  trouvaient  assiégés. 

Oh  ! de  loin.  Et  nul  ne  se  fût  douté  qu’un  cercle 
d’ennemis  entourait  la  ferme,  car  depuis  cette 
ferme  on  n’apercevait  que  la  plaine  immense,  dé- 
serte et  silencieuse,  tout  à l’entour. 

Les  cinquante  cavaliers  anglais  restaient  ou  hors 
de  vue,  ou  embusqués  derrière  des  arbres,  rares 
ceux-là,  qui  les  dérobaient  aux  regarda;  ils 
savaient  trop  bien  que  des  yeux  vigilants,  là-bas, 
derrière  les  volets  clos  de  cette  demeure,  silen- 
cieuse elle  aussi,  les  surveillaient,  et  que  des  ca- 
rabines à la  précision  infaillible  servaient  ces 
yeux.  11s  en  avaient  fait  la  dure  expérience,  car 
trois  d’entre  eux  déjà  avaient  été  atteints  par  ces 
balles  meurtrières  ; tout  ennemi  vu  à portée  de 
fusil  par  l’un  des  frères  Rozendaal,  par  leur  sœur 
Iabelle,  la  douce  Iabelle  aussi  peut-être,  était 
un  ennemi  mort. 

L’inaction  était  la  règle  à la  ferme  depuis  vingt- 
quatre  heures,  et  cette  inaction,  cette  claustration 
pesaient  à ces  natures  primitives  habituées  à la 
vie  au  grand  air,  dans  les  espaces  immenses. 

Othon,  traduisant  le  sentiment  secret  de  tous, 
proposa  une  sortie. 

Pour  la  seconde  fois,  la  nuit  allait  venir,  une 


88 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nuit  qu’éclairait  une  lune  magnifique,  malheureu- 
sement. 

— Nous  monterons  à cheval  et  foncerons  sur 
ces  Anglais.  Us  sont  dispersés  le  long  d’un  grand 
cercle  autour  de  nous,  nous  aurons  bon  marché 
du  peu  que  nous  en  rencontrerons,  endormis  pour 
la  plupart,  dit-il. 

Aucune  voix  ne  s’éleva  pour  le  contredire,  mais 
il  lisait  la  désapprobation  dans  les  yeux  d’Iabelle. 
Il  ajouta,  tenant  à convaincre  sa  sœur  : 

— Puis,  ainsi,  nous  saurons  si  ces  troupes  du 
Transvaal  qu’on  dit  en  marche  vers  Vryburg  sont 
proches,  viennent  à nous. 

— Et  moi,  que  ferai-je?  dit  la  jeune  fille,  pen- 
dant que  vous  serez  au  loin,  à courir  au-devant 
de  ce  secours? 

- Tu  viendras  avec  nous,  sœur  chérie;  n’es-tu 
pas  aussi  bon  cavalier  que  nous  tous?  Nos  corps 
te  serviront  de  bouclier  contre  les  balles,  nos 
bras  sauront  te  protéger  toujours. 

— Je  sais,  répondit  îabelle,  je  n’aurais  point 
peur  avec  vous  ; mais  sans  moi,  que  deviendrait  ce 
blessé? — ellemontrait  Patrick  sommeillant  étendu 
sur  un  matelas  à terre  — que  deviendraient  nos 
noirs  serviteurs  si  vous  les  abandonnez?  que  de- 
viendrait cette  ferme,  le  logis  de  nos  pères? 
Voudriez-vous,  continua-t-elle  avec  plus  de 
force,  que  notre  ami  qui,  volontairement,  a 
renoncé  désormais  à nous  combattre,  tombât  aux 
mains  de  ceux  auxquels  il  a fait  cette  injure? 
voudriez-vous  que  nos  serviteurs  devinssent  escla- 
ves des  Anglais  abhorrés?  voudriez-vous  que  cette 
demeure  d’Ilenry  Rozendaal  fût  souillée  par  la 
présence  de  l’oppresseur  de  notre  race  ? Non,  je  ne 
quitterai  point  la  ferme. 

— Nous  l’esterons,  répondit  Othon. 

— Nous  resterons,  répétèrent  ses  frères. 

Au  matin,  cependant,  Iabelle  ressentit  un  regret 
de  n’avoir  point  accepté  cette  sortie  proposée  par 
Othon,  sortie  qu’on  eût  pu  rendre  plus  complète 
en  emmenant  Patrick  — on  l’eût  attaché  sur  sa 
selle,  — en  emmenant  les  Cafres,  à cheval  eux 
aussi,  et  à laquelle,  seul,  leur  attachement  pour  ces 
pierres  qui  les  entouraient  les  avait  fait  renoncer. 

Les  Anglais,  désespérant  de  venir  autrement  à 
bout  des  assiégés,  avaient  amené  de  Vryburg  un 
canon,  une  pièce  suffisante  pour  faire  brèche. 

Les  Boërs  répondraient,  certes,  avec  leur  pièce 
à tir  rapide;  mais  que  pourrait  ce  joujou  contre 
son  colossal  adversaire,  à la  distance  où  était  placé 
cet  adversaire. 

La  lutte  commença  au  lever  du  soleil.  Les  pre- 
miers coups  tirés  par  les  Anglais,  trop  longs  ou 
trop  courts,  restaient  inoffensifs;  mais  peu  à peu 
la  précision  de  leur  tir  augmentait,  les  points 
de  chute  de  leurs  projectiles  se  rapprochaient; 
qu’adviendrait-il  si  l’un  deux  atteignait  les  murs 
de  la  ferme,  trop  faibles  pour  lui  résister  ? 

Enfin  les  Anglais  eurent  un  coup  heureux,  pour 
eux. 

A travers  les  volets  clos  de  la  salle  voisine  de 


celle  où  se  tenaient  les  Itozendaal,  un  obus  passa 
et,  rencontrant  le  mur  de  fond,  éclata. 

C’était  un  projectile  chargé  à lyddite.  La  déto- 
nation fut  effroyable  dans  cet  espace  clos  : le  toit 
de  cette  partie  de  la  ferme  s’enleva  pour  aller 
s’effondrer  au  loin  en  pièces,  les  murs  s’ouvrirent, 
puis  se  renversèrent  ; celui  qui  protégeait  les  Boërs 
seul  resta  debout,  mais  une  grêle  de  débris  s’abat- 
tit sur  eux  et  sur  le  blessé  toujours  somnolent. 

Patrick  s’éveilla  en  sursaut. 

- Qu’arrive-t-il?  demanda-t-il.  Ah!  que  je 
souffre  ! 

Et,  par  un  geste  instinctif,  il  porta  sa  main  va- 
lide à l’épaule  malade. 

Iabelle  le  crut  victime  d’une  seconde  blessure. 

— Maurice,  dit-elle  affolée  à son  frère  le  plus 
jeune  qui  se  trouvait  à côté  d’elle,  Maurice,  il  ne 
peut  rester  ici.  Il  est  trop  exposé.  Ah  ! je  sais,  tiens, 
prends- le  dans  tes  bras  et  porte-le  là. 

Par  une  révélation  subite,  elle  avait  compris  que 
le  caveau,  creusé  sous  le  plancher  pour  y renfer- 
mer au  frais  les  provisions  durant  Tété,  était 
l'endroit  le  plus  sûr  en  cet  instant  terrible. 

Elle  en  ouvrait  la  porte,  invitant  son  frère  à y 
déposer  le  blessé. 

Si  Maurice  prenait  intérêt  au  salut  de  Patrick 
Donedal,  surtout  depuis  qu’il  voyait  en  l’Irlandais 
le  fiancé  de  sa  sœur,  à la  vérité  le  salut  d’Iabelle 
lui  était  toujours  cent  fois  plus  à cœur. 

- — Toi  aussi,  sœur  chérie,  dit-il,  dois  te  mettre 
à l’abri.  Entre  dans  ce  caveau  où  tu  souhaites 
voir  se  réfugier  Patrick  et  restes-y  avec  lui. 

Patrick  n’avait  point  voulu  tout  d’abord  céder 
aux  terreurs  de  la  jeune  fille;  il  entendait  noble- 
ment partager  les  périls  de  ses  hôtes;  mais  le 
j salut  de  sa  fiancée  importait  avant  tout. 

— - A cette  condition  seule,  j’irai  là,  dit-il. 

Et  la  fière  jeune  fille,  à qui  cette  perspective  de 
fuir  le  danger  avait  arraché  un  geste  de  protes- 
tation, céda. 

Maurice  enleva  le  blessé  dans  ses  bras  vigoureux, 
mais  à peine  avait-il  fait  un  pas  vers  le  caveau 
qu’une  main  se  posa  sur  son  épaule. 

— Inutile,  disait  Othon,  expliquant  ainsi  son 
intervention. 

Et  pour  convaincre  Iabelle  et  Maurice  hésitants, 
il  ouvrit  toute  grande  la  porte  sur  le  dehors. 

Puis  du  geste  il  montra  une  colonne  de  pous- 
sière venant  de  la  terre  de  liberté,  du  Transvaal. 

Au  milieu  de  cette  poussière  on  distinguait, 
chargeant,  la  masse  de  deux  cents  cavaliers  aux 
larges  chapeaux  nationaux,  aux  amples  blouses. 
Au-dessus  d’eux  flottait,  tendu  par  la  course  ra- 
pide, le  fier  drapeau  de  la  République  voisine. 

— Inutile,  répéta  Othon,  voici  le  commando 
boër  envoyé  à notre  secours,  à la  conquête 
de  Vryburg.  Puis  il  ajouta  : A cheval  ! Qu'il 
ne  soit  point  dit  que  les  Rozendaal,  après  avoir 
supporté  les  premiers  le  choc  des  Anglais,  ont  été 
les  derniers  sur  les  traces  de  ces  mêmes  Anglais  en 
fuite.  Léo  Dex 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


89 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Voici  que  s’ouvrent  les  petits  salons  annuels  des 
grands  cercles  parisiens  : vers  le  commencement  de 
février,  ce  sera  celui  de  l’Union  artistique,  connu  sous 
le  nom  de  l 'Épatant,  ce  cercle  formé,  rue  Boissy- 
d’Anglas,  de  la  réunion  de  deux  autres.  Il  n’est  peut- 
être  pas  le  plus  important,  numériquement,  mais  il  a 
la  réputation  d’être  le  plus  aristocratique.  En  ce  mo- 
ment, déjà,  on  peut  visiter  le  Salonnet  du  Volney.  C’est 
une  joie  de  « vrai  Parisien  » que  l’on  s’offre  assez 
facilement  avec  quelques  relations,  car  les  membres 
de  ces  cercles  font  des  invitations  nombreuses,  distri- 
buent une  quantité  de  cartes  considérable.  Et  cepen- 
dant le  public  y est  toujours  de  bon  ton.  Observer  les 
visiteurs  est  aussi  amusant,  peut-être,  que  d’examiner 
les  tableaux  exposés.  Le  plaisir  de  se  faire  voir,  de  se 
rencontrer  en  ces  endroits  mondains,  se  lit  sur  les 
figures  de  gens  qui  sont  venus  là  un  peu,  beaucoup 
dans  ce  but.  On  se  sent,  dès  l’entrée,  en  plein  luxe  : 
les  domestiques  en  culotte  courte  qui  font  la  liaie, 
l’huissier  en  chef  qui  contrôle,  sans  trop  de  formalités, 
les  cartes,  l’amoncellement  des  plantes  vertes,  au 
long  des  lourds  rideaux  de  velours  rouge,  tout  cet 
ensemble  cause  à quiconque  « n’est  pas  d’un  cercle  » 
une  première  impression  de  « non  vu  » fort  agréable, 
qui  s’accentue  au  contact  de  la  foule.  Celle-ci  est,  cer- 
tains après-midi,  très  compacte,  entassée,  mais  elle 
offre  un  joli  aspect.  C’est  au  milieu  d’elle  qu’on  aper- 
çoit les  belles  toilettes  de  fin  de  saison,  les  fourrures 
opulentes  rejetées  sur  le  cou  que  surplombe  un  chignon 
vénitien,  la  couleur  encore  à la  mode.  Cette  élégance 
féminine  est,  en  général,  réellement  riche,  sans  trop 
de  recherche,  sans  excentricités  comme  on  en  voyait 
au  vernissage  des  Champs-Élysées  et  du  Champ  de 
Mars. 

Mais  la  peinture?  Eh  bien,  on  s’en  occupe  aussi, 
entre  connaissances,  par  petits  groupes  qui  ressemblent 
à un  coin  du  feu,  de  cinq  à sept.  Mais  à vrai  dire,  on 
n’a  pas  besoin  de  s’en  inquiéter  longtemps,  doctement, 
parce  que  ces  Salonnets  ont  perdu,  au  point  de  vue 
artistique,  leur  importance  première.  Les  expositions 
se  sont  tellement  multipliées  ! Il  n’est  plus  un  maître, 
ou  un  débutant  de  la  veille  qui  ne  songe  (s’il  ne  le 
fait)  à avoir  quelque  part  son  exposition  particulière 
ou,  tout  au  moins,  à figurer  chez  Durand-Ruel  ou 
Georges Petitcomme  membredes  Pastellistes, Interna- 
tionalistes, Aquarellistes,  etc.,  etc.  Si  bien  que  les 
ateliers  ne  sont  presque  jamais  pleins  de  toiles  embar- 
rassantes et  les  peintres  ou  sculpteurs  qui  appartiennent 
à un  cercle,  quand  vient  le  tour  de  celui-ci,  n’ont  guère 
sous  la  main  que  ce  qu’ils  appellent  une  « carte  de 
visite  ». 

Le  plus  souvent  ces  petites  œuvres  — et  c’est  encore 
ce  qui  les  rend  plus  chères  aux  dilettanti  du  monde  — 
sontdes  œuvres  très  intimes,  des  études  pour  de  grands 
tableaux  ou,  mieux  encore,  des  portraits  de  contem- 
porains connus.  Les.visiteurs  se  distraient  singulière- 
ment à apprécier  — il  faut  l’avouer  — plutôt  encore 
la  ressemblance  du  modèle  que  le  talent  de  l’artiste. 

C’est  ainsi  que  cette  fois,  par  exemple,  au  cercle 
Volney,  on  entoure  beaucoup  de  superbes  portraits 
exposés  par  M.  Benjamin  Constant  (surtout  une  dame 
âgée,  en  noir).  On  admire  également  d’autres 
portraits  peints  par  MM.  Chanaleilles  (M.  Sullv- 


Pruflhomme),  par  MM.  Lauth,  Chabas,  Zuiller  (un 
magistrat  en  robe  rouget,  Bonnat,  Rixens,  Hum- 
bert, J.  Lefebvre...  On  loue  aussi,  parmi  de  rares 
sculptures,  un  buste  d’enfant  par  Denys  Puech,  d’autres 
bustes  d'Ernest  Dubois,  des  statuettes  de  cire  teintée, 
de  M.  Lami... 

Cependant,  il  ne  faut  pas  dire  que  ce  Salonnet  n’offre 
d’intérêt  qu’en  cette  série  d’images  où  chacun  se  plaît 
à mettre  un  nom.  Il  renferme  plusieurs  toiles  plus 
importantes  : une  très  originale  étude  de  plein  air 
par  Carolus  Duran  qui  s’est  amusé  à peindre  des 
nymphes  s’ébattant  auprès  d’une  source,  à côté  d’une 
dame  habillée  comme  au  boulevard;  puis  un  gai  conte 
de  fée,  Sur  V herbe,  de  M.  Dewambez;  des  souvenirs 
d’un  voyage  en  Abyssinie,  de  M.  Buffet,  peintre  ordi- 
naire du  Négus;  le  Crépuscule  de  M.  Giraldon,  un  joli 
paysage  de  M.  Dameron,  — enfin  une  toile  signée 
W.  Bouguereau,  une  allégorie  toujours  rose,  et  blanc 
perlé.  Quelques-uns  — les  amateurs  d'avant- garde, 
— sourient  en  passant  devantet  murmurent:  encore! 
Il  est  du  dernier  « genre  »,  en  effet,  d’affecter  du 
dédain  pour  ce  maître  dont  la  robuste  main  dessine, 
depuis  quarante  ans,  les  mêmes  figures  de  femmes  et 
d’amours.  Sans  doute  sa  couleur  est  uniformément 
tendre,  et  on  la  reconnaît  à dix  pas.  Mais  on  serait 
plusjuste  si  l’on  remarquait  combien  ces  déesses,  ces 
vierges,  ces  chérubins  ont  un  corps  solidement  et 
justement  construit,  si  l’on  savait  quelle  conscience 
M.  Bouguereau  y apporte,  combien  âpre  a été  et  est 
son  labeur  quotidien. 

Dans  une  étude  que  vient  de  lui  consacrer  M.  Ma- 
rius  Vachon,  chez  l’éditeur  A.  Lahure,  on  trouve  pré- 
cisément un  document  des  plus  curieux  à cet  égard  : 
c’est  un  fragment  de  mémoires  où  M.  Bouguereau,  dès 
sa  vingtième  année,  nota  tout  ce  qu’il  faisait.  Ses 
préoccupations  de  rapin  étaient  certes  extraordi- 
naires. Voici  l’emploi  d’une  de  ses  journées,  le 
22  mai  1847:  « Aujourd’hui,  j’ai  étudié  le  Voyage  du 
jeune  Anacharsis,  les  coutumes  des  Romains,  le  dessin 
à l’École  des  beaux-arts,  la  physiologie  comprenant 
la  digestion,  la  circulation  et  la  respiration,  un  peu 
du  docteur  Gall,  la  ligature  et  la  compression  des 
artères  et  des  veines...  J’ai  cherché  le  style  des 
Hébreux,  je  continuerai  demain  ; puissé-je  arriver  à 
trouver!  » 

On  sourira,  non  sans  raison,  de  cette  naïveté  de 
jeune  homme  qui,  dans  sa  chambrette,  cherche  «le 
style  des  Hébreux  » et  ne  désespère  pas  de  le  décou- 
vrir. Mais  il  n’empèche  qu’un  tel  acharnement  à 
l’étude,  quand  toute  la  gent  rapine  menait  la  vie 
joyeuse  de  Schaunard  et  de  Musette,  est  d’un  grand 
exemple.  Durant  toute  sa  carrière,  M.  Bouguereau  a 
travaillé  ainsi,  et  ses  compositions,  qui  semblent  si  faci- 
lement sortir  d’un  pinceau  alerte,  lui  coûtent  infini- 
ment de  peine  : il  les  efface  et  les  recommence  plu- 
sieurs fois;  il  ne  laisse  rien  à l’inspiration  du  mo- 
ment et,  parla  pureté  des  lignes  à laquelle  il  parvient 
enfin,  son  œuvre  lui  survivra... 

Les  Salonnets  de  cercle  marquent  l’aurore  de  la 
« campagne  artistique  ».  Paris  va,  jusqu’en  mai, 
appartenir  aux  artistes.  Ils  ont  en  perspective,  à 
l’occasion  de  l’Exposition  Universelle,  une  belle 
cueillette  de  rubans.  On  le  sait  tellement  qu’on  n’en 
a compris  aucun  dans  la  récente  promotion  de  la 
Légion  d'honneur  que  vient  de  signer  M.  le  ministre  de 
l'Instruction  publique...  Très  approuvée,  cette  promo- 
tion. Elle  a été  composée  avec  un  louable  éclectisme  , 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


on  y voit  figurer  un  instituteur  de  village,  un  de  ces 
modestes  serviteurs  du  pays  à qui  ces  distinctions 
sont  trop  rarement  accordées  et,  d’autre  part,  tous  les 
genres  de  littérature  sont  récompensés  : le  roman 
bourgeois,  honnête,  en  la  personne  de  M.  Gustave 
Toudouze;  Je  « roman  d’art  » avec  MM.  Paul  Adam  et 
Pol  Neveux,  écrivains  subtils  et  précieux;  le  roman- 
feuilleton  même,  avec  M.  Jules  Mary,  qui  fit  couler 
tant  de  larmes.  M.  Georges  Leyguesa  montré  là  qu’il 
connaît  bien  « son  Paris  » d’adoption. 

Paul  BLUYSEN. 


Les  grands  oratorios  à l’église  Saint-Eustache.  - 

P/  ’ entière  audition  du  Messie  de  Haëndel  ; version  nou- 
velle de  M.  Eugène  d' Harcourt . 

Le  chef-d’œuvre  de  Haëndel  est  peu  connu  chez 
nous,  et  nous  devons  savoir  gré  à M.  Christian  de 
Berfhier,  di lecteur  des  concerts  d’Harcourt,  de  nous 
en  avoir  donné  l’audition. 

11  est  bon  également  de  féliciter  M.  Eugène  d’Har- 
court du  talent  qu’il  a mis  à agencer  la  version  nou- 
velle du  Messie,  tant  au  point  de  vue  du  livret  qu’en 
ce  qui  concerne  la  partie  symphonique  de  l’œuvre. 

L’éminent  chef  d’orchestre  prend  d’ailleurs  soin 
de  s'expliquer  lui- même  à ce  sujet  dans  un  court 
avant-propos,  dont  je  livre  le  texte  même  aux  ré- 
flexions des  imprésarios  qui,  encouragés  par  le  succès 
du  concert  du  18  janvier,  voudraient  s’inspirer  d’un 
précédent  dont  on  peut  dire  à bon  droit  qu’il  pourra 
leur  servir  de  modèle  : 

« Dans  les  rares  exécutions  du  Messie  qui  ont  eu  lieu 
en  France  jusqu’à  ce  jour,  on  s’est  généralement 
conformé  à une  édition  anglaise,  dans  laquelle  on 
découvre  de  regrettables  transformations  : plusieurs 
airs  écrits  pour  soprano  se  trouvent  à la  partie  du 
ténor  et  réciproquement;  un  solo  est  arrangé  en  duo 
et  des  quatuors  deviennent  des  chœurs.  D’autre  part, 
la  traduction  française,  sacrifiant  tout  à la  versifica- 
tion, altère  une  grande  partie  des  rythmes  musicaux. 
L’auteur  de  la  version  actuelle  s’est  efforcé  de  parer 
à ces  inconvénients,  en  respectant  la  pensée  de  Ilaën- 
del  et  en  reproduisant,  autant  que  possible,  les  sono- 
rités syllabiques  delà  partition.  » 

Le  public  aussi  brillant  que  nombreux  qui  assistait 
à l’audition  du  Messie  a pu  se  rendre  compte  que 
M.  E.  d’Harcourt  a strictement  accompli  la  tâche  qu’il 
s’était  imposée,  et  si  les  applaudissements  et  les  bis 
n’ont  pas,  à maintes  reprises,  éclaté  de  toutes  parts, 
c’est  que  la  sainteté  du  lieu  s’y  opposait. 

Je  n’en  veux  pour  témoin  que  le  célèbre  interlude 
qui  sépare  la  seconde  partie  de  la  première.  Mais 
n’anticipons  pas  et  passons  rapidement  en  revue  les 
différentes  phases  de  ce  magnifique  ouvrage  qui  ne 
comprend  pas  moins  de  trente  numéros,  et  dont  les 
nombreuses  péripéties  rempliraient  facilement  le 
cadre  d’un  grand  opéra  en  cinq  actes. 

Le  prélude,  tant  dans  sa  première  partie  (grave) 
que  dans  la  seconde  ( alla  breve ),  en  style  fugué,  fait 
pressentir  les  beautés  de  l’œuvre.  C’est  comme  l’au- 
rore d’une  radieuse  journée.  Et,  en  effet,  quel  senti- 
ment dramatique  dans  le  premier  récit  : « Triste  était 


le  saint  peuple!  »;  avec  quelle  Hère  allure  il  marche, 
ce  chœur  : « EL  la  gloire  de  Dieu  se  manifeste...  » 
Quel  art  admirable  dans  l’agencement  des  imitations 
qui  l’enrichissent! 

J’avoue  cependant  moins  goûter  l’air  de  la  basse 
(n°  4);  « Fils  d’Israël...  » Après  un  début  simple  et 
grandiose,  il  se  perd  dans  un  imbroglio  de  vocalises 
fort  brillantes,  il  est  vrai,  mais  absolument  hors  de 
propos.  Ce  n’est  plus  du  sévère  Haëndel,  c’est  de 
l’opéra-comique  italien.  D’ailleurs,  ce  défaul  se  re- 
trouve à plusieurs  reprises  dans  le  Messie.  Haëndel 
avait  été  longtemps  l’un  des  plus  fervents  adeptes  de 
1 école  italienne,  et  les  erreurs  de  sa  jeunesse  se  font 
jour,  malgré  lui,  dans  sa  seconde  manière,  ce  que 
Gluck,  lui,  ainsi  que  je  le  disais  dans  mon  précédent 
article,  eut  la  sagesse  d’éviter.  Ceci  dit  sans  établir 
de  parallèle  entre  ces  deux  maitres,  égaux  en  gloire 
comme  en  génie. 

Le  récit  et  l’air  pour  contralto  et  chœur  : « O peu- 
ples ! une  vierge  est  bénie!..  » sont  d’une  suavité 
exquise  qui  fait  puissamment  ressortir  les  accents  fa- 
rouches de  l’air  de  basse  : « Lepeuple  marchait  dans  la 
nuit...  » — Mais  pourquoi  les  maudites  vocalises 
viennent-elles  encore  nuire  aux  splendides  accords 
du  quatuor  et  du  chœur:  « Vois  cet  enfant  qui  vient 
de  naître...  » ? Heureusement  que  voici  la  Symphonie 
pastorale,  dont  une  mystérieuse  sourdine  embrume 
gracieusement  la  printanière  fraîcheur;  les  récits 
annonçant  la  naissance  du  Ghrist,  discrètement  sou- 
lignés par  les  rapides  arpèges  des  violons,  puis  le 
chœur  triomphal  : « Gloire  au  Seigneur!...»  qui 
éclate  brusquement,  par  un  heureux  contraste,  après 
ces  passages  tout  de  douceur  et  de  charme,  et  dont 
les  superbes  accents  sont  mis  en  relief  par  les  stri- 
dentes répliques  des  trompettes  et  les  accords  toni- 
truants du  grand  orgue. 

Le  chœur  : « Sa  loi  si  tendre  et  si  légère  »,  cou- 
ronne magistralementla  première  partie,  après  laquelle 
se  place  le  célèbre  interlude,  le  largo  magnifique, 
entendu  plusieurs  fois  déjà  aux  concerts  d’Harcourt, 
et  toujours  salué  de  bis  enthousiastes  et  de  frénétiques 
applaudissements. 

La  deuxième  partie  du  Messie,  bien  qu’un  peu 
longue,  à mon  avis,  renferme  néanmoins  de  très  belles 
pages.  Gitons  entre  autres  l’air  du  contralto,  d’une 
dramatique  inspiration  : « 11  est  victime,  très  sainte 
victime...  »,  le  grand  chœur  : « Vraiment  ce  Dieu  a 
souffert  tous  les  maux  de  la  vie  »,  et  le  passage  : 

« Allez,  brebis...  »,  d’une  harmonie  imitative  du  plus 
heureux  effet. 

N’oublions  pas  enfin  la  phrase  pleine  d’expression 
touchante  du  soprano  : « Je  sais  que  le  Christ  sauva 
le  monde»;  le  chœur-choral  : « Par  Adam  vint  la 
mort...'.»,  empreint  d’un  grand  cachet  d’originalité, 
et  le  final  : « Alléluia  !...  » où  la  puissante  voix  de 
l’orgue,  mêlée  au  tutti  de  l'orchestre  et  des  chœurs, 
affirme  triomphalement  la  toute-puissance  et  la 
suprême  majesté  de  Dieu. 

Tel  est  le  chef-d’œuvre  de  ce  maître  qui,  musicien 
dès  sa  plus  tendre  enfance  (il  donna  son  premier 
concert  en  1692,  à sept  ans),  passa  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie,  comme  plus  tard  le  fit  Gluck,  à mar- 
cher à côté  de  sa  route  et  à sacrifier  au  style  de  son 
temps.  En  vingt-cinq  années,  il  composa  42  opéras 
qui  tombèrent  dans  l’oubli.  Ce  n’est  qu’à  lage  de 
cinquante-cinq  ans  que,  ruiné,  abreuvé  de  déceptions 
de  toute  sorte,  il  se  mit  à écrire  des  oratorios,  de  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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musique  sacrée  et  des  œuvres  orchestrales.  Alors  ce 
fut  le  triomphe,  ce  fut  la  gloire,  et  la  gloire  à son 
apogée.  Le  Messie  fut  le  plus  beau  ileuron  de  cette 
resplendissante  couronne,  sur  laquelle  on  voit  briller 
d'un  éclat  presque  égal  ses  autres  oratorios  : Judas 
Macchabée , Samson,  Saül,  Josué,  la  Fête  d'Alexandre  et 
Israël  en  Égypte. 

Ainsi  s’acheva  dans  un  radieux  crépuscule  cette 
existence  de  luttes  et  de  privations;  ainsi,  grâce  à sa 
ténacité  infatigable,  llaëndel  sut  mériter  l’auréole 
céleste  que  la  gloire  met  au  front  des  grands  hommes  : 
l’immortalité. 

Tous  nos  éloges  à M.  Eugène  d’Harcourt  et  aux 
vaillants  interprètes  du  Messie  : Mmes  Éléonore  Blanc 
et  Jenny  Passama  ; MM.  E.  Lalarge,  J.  Nivette  et 
Henri  Dallier:  ils  se  sont  tirés  à leur  grand  honneur 
d’une  exécution  hérissée  de  difficultés  et  ont  su 
mettre  en  relief,  avec  une  perfection  rare,  les  presti- 
gieuses beautés  de  ce  magistral  ouvrage. 

Em.  FOÜQUET. 

£•>  > 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Guerre  ou  Marine?  Marine  ou  Guerre?  Et  adhuc 
sub  judice  lis  est.  La  Marine  veut  conserver  le  soin  de 
défendre  nos  côtes  contre  ies  tentatives  de  bombarde- 
ment ou  de  descente  d’une  puissance  maritime  enne- 
mie. La  Guerre,  elle,  veut  renvoyer  la  première  à ses 
bateaux,  rien  qu’à  ses  bateaux.  Et  mathurins  et  ter- 
riens se  disputent  l’honneur  de  pourvoir  à la  sécurité 
de  nos  frontières  maritimes  avec  une  louable  ému- 
lation, ce  qui,  malheureusement,  n’avance  pas  beau- 
coup les  affaires  de  notre  pauvre  pays.  Et  ce  n’est 
pas  d’aujourd’hui  que  le  conflit  existe,  implacable, 
arrêtant  tout  essor  dans  l’initiative  des  uns  et  des 
autres,  laissant  tout  en  suspens  dans  l’organisation  de 
l’importante  question  de  la  défense  de  nos  côtes,  ou- 
vrant la  porte  toute  grande  à l’imprévu,  aux  bévues 
et  aux  désastres  de  la  fin,  annihilant  enfin  complète- 
ment le  grand  principe  militaire  qui  veut  que  celui 
qui  a préparé  le  plan  de  campagne  soit  chargé  de  le 
faire  exécuter. 

En  l’an  1759,  par  ordonnance  royale  du  25  février, 
la  police,  l’entretien,  le  service  et  l’administration 
des  milices  gardes-côtes  établies  pour  la  défense  des 
pays  maritimes,  avaient  été  enlevés  au  département 
de  la  Marine,  qui  en  avait  jusqu’alors  été  chargé,  pour 
être  confiés  au  Département  de  la  Guerre.  Quelques 
années  plus  tard,  la  réciproque  avait  lieu.  Mais,  en 
1759,  on  était  en  pleine  guerre  de  Sept  Ans,  la  Marine 
française  n’existait  pour  ainsi  dire  plus,  et  l’on  saiL 
comment  les  Anglais  traitèrent,  alors,  aussi  bien  notre 
marine  de  guerre  que  noire  flotte  commerciale  dis- 
persée dans  le  monde  entier.  Ge  passage  momentané 
d'un  département  à l'aulre  s’expliquait  donc  à la 
rigueur.  Mais  aujourd'hui,  en  esl-il  de  même?  La 
Marine  ne  peut-elle  plus  rester  maîtresse  chez  elle? 
Pourquoi  vouloir  la  déposséder  des  attaches  qu’elle 
détient  sur  notre  territoire  ? Nous  pensons,  dans  ce 
débat,  qu’en  voulant  démolir  ce  qui  existe  pour 
rebâtir  ce  qui  n’existe  pas  encore,  on  agit  comme  le 
héros  du  bon  fabuliste,  qui  lâchait  la  proie  pour 
l’ombre. 

En  stratégie,  la  Marine  procède  surtout  par  Offen- 
sive. La  grande  mobilité  de  ses  éléments  d’action 


lui  donnent  le  moyen  d'entreprendre  des  opérations 
de  guerre  avec  le  maximum  de  rayon  que  lui  offrent, 
et  le  tonnage  en  charbon  de  ses  bâtiments,  et  la  force 
des  points  d’appui  côtiers  sur  lesquels  elle  croit 
devoir  compter.  Si  on  lui  enlève  la  défense  de  ces 
points  d’appui  et  du  reste  de  nos  côtes,  pour  la  confier 
entièrement  à la  Guerre,  elle  sera  obligée  de  mettre 
celle-ci  dans  la  moindre  de  ses  opérations.  Sera-t-elle 
toujours  comprise?  L’entente  nécessaire  s’établira- 
t-elle  toujours?  Les  états-majors  de  l’armée  de  terre 
chargés  de  veiller  à la  défense  de  nos  points  d’appui 
et  de  nos  côtes  accepteront-ils,  les  yeux  fermés,  les 
plans  d’opérations  offensives  élaborés  par  les  états- 
majors  de  la  Marine? Eh  bien,  nous  pensons  qu’il  y a 
là,  pour  l’avenir,  une  grosse  et  dangereuse  source 
d’erreurs  et  d’irresponsabilités  qui  ne  tourneront 
qu’à  notre  désavantage.  Geci  tuera  cela. 

Et  d’ailleurs,  notre  grand  état-major  général,  à qui 
incombe  la  mission  écrasante  de  mobiliser  et  de  ma- 
nier 3 500  000  combattants  appelés  sous  les  drapeaux 
en  cas  de  guerre  européenne,  a déjà  bien  assez  à faire 
avec  la  défense  de  nos  frontières  continentales.  11  lui 
faudrait  encore  se  spécialiser,  et  la  création  d’une 
nouvelle  subdivision,  chargée  de  la  défense  des 
frontières  maritimes  ne  servirait  qu’à  immobiliser 
passivement  une  grande  partie  de  son  intelligence 
vive.  Oh  ! nous  savons  bien  qu’il  y a là  une  mine 
inépuisable  de  thèmes  stratégiques  et  d’opérations 
tactiques  très  attachants  par  leur  nouveauté  ; mais  le 
malheur  est  qu’il  n’y  a rien  d’aussi  vague  qu’un  ter- 
rain d'opérations  qui  a pour  objectif  final  la  mer. 
A moins  qu’on  ne  puisse  y entrer  à son  tour  pour 
poursuivre  ou  attaquer  l’ennemi.  Or,  la  Marine  seule 
possède  en  face  de  ce  domaine  liquide  les  moyens 
qui  lui  permettent  de  ne  pas  se  confiner  dans  une 
défense  passive.  A l’abri  de  ses  ports,  ses  flottes,  cons- 
tamment ravitaillées  dans  ses  arsenaux,  peuvent  en 
toute  sécurité  guetter  le  moment  favorable  pour 
courir  sus  à l'ennemi  et  le  détruire.  Elle  se  défend 
au  moyen  de  ses  batteries  de  côtes,  et  elle  agit  offen- 
sivement avec  ses  escadres. 

La  question  est  tristement  risible  et  ce  conflit 
d’attributions  de  pouvoirs  tiendrait  à la  fois  du  vau- 
deville et  du  drame  qu'il  nous  préparerait,  si  les 
esprits  droits,  exempts  de  tout  parti  pris,  n’y  attachant 
aucun  intérêt  personnel  et  n’épousant  pas  les  idées 
ou  les  préférences  de  tel  ou  tel  favori  du  jour  ne 
s’élevaient  patriotiquement  pour  dire  aux  innovateurs 
qu'il  vaut  mieux  perfectionner  l’outil  que  de  le  briser, 
sous  prétexte  de  le  remplacer  par  un  meilleur,  encore 
à trouver. 

Pauvre  Marine,  pauvre  dépouillée!  Les  colonies 
lui  ont  enlevé  ses  séculaires  attributions  militaires 
pour  les  confier  à un  sosie  qui  semble  bien  n’y  voir 
goutte.  Elles  ont  créé  une  petite  armée  nouvelle 
chargée  de  les  défendre,  et  elles  en  ont  emprunté 
cadres  et  soldats  à la  grande  aînée.  Elles  ont  établi  des 
fortifications  maritimes,  dépensé  des  millions  pour 
établir  des  points  d'appui.  Pour  qui  ? Certainement 
pas,  à leur  avis,  pour  les  escadres  de  la  Marine,  mais 
peut-être  bien  pour  celles  qu’elles  rêvent  de  voir 
constituer  un  jour  pour  le  service  particulier  de  leur 
ministère  autonome  et  jaloux  d’indépendance!  Quand 
le  Ministère  de  la  Guerre  aura  enlevé  à la  Marine  le 
soin  de  défendre  nos  côtes  et  nos  ports  de  guerre  ou 
de  refuge,  quand  on  lui  aura  enlevé  sa  vaillante 
petite  armée,  ses  fonderies,  ses  canons  et  ses  arsenaux, 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


il  ne  lui  restera  peut-être  plus  qu’à  aller  mouiller  ses 
bâtiments  en  pleine  mer,  à quelque  trentaine  de 
milles  de  nos  côtes  pour  se  trouver  enfin  chez  elle. 

Quelles  utopies!  Les  éminents  officiers  généraux 
qui  font  la  gloire  de  notre  grand  état-major  général 
de  la  Marine  ont-ils  donné  des  preuves  d’incapacité 
et  d’incompétence  qu’on  s’efforce  à amoindrir  ainsi 
comme  à plaisir  leur  noble  et  grande  tâche?  Nous 
n’en  croyons  rien  et  pensons,  au  contraire,  qu’au  lieu 
de  rapetisser  de  plus  en  plus  notre  Marine,  on  doit 
lui  rendre  la  défense  de  nos  colonies  qui  ont  besoin 
d’ètre  défendues,  et  ne  pas  la  dépouiller  de  la  mission 
qu’elle  revendique  avec  une  patriotique  fierté  : main- 
tenir inviolables  les  rivages  de  France  qui  lui  four- 
nissent son  sang  et  sa  vie  : ces  admirables  matelots 
bretons  et  provençaux  qui  peuplent,  nos  cuirassés  et 
nos  croiseurs,  toujours  prêts  à tomber  en  héros  pour 
l’honneur  du  Pavillon. 

Capitaine  FANFARE. 

Géographie 

In-Salah.  Une  nouvelle  étape  dans  la  pénétration 
française  au  Sahara. 

La  prise,  presque  sans  coup  férir,  de  l’oasis  d’in- 
Salah  est 

considérée  dans  les  mi- 
lieux coloniaux  comme 
un  fait  de  la  plus  haute 
importance  pour  la  do- 
mination française  en 
Afrique.  Cette  nouvelle 
est  particulièrement 
réconfortante  après  les 
événements  pénibles 
qui  se  sont  déroulés  au 
Soudan,  durantl’année 
dernière,  et  le  massa- 
cre de  nos  explorateurs 
dans  la  région  du 
Tchad. 

L’œuvre  de  la  péné- 
tration française  au 
Sahara  remonte  à une 
quarantaine  d’années 
seulement;  toutes  les 
tentatives  faites  pour 

nouer  des  relations  avec  les  maîtres  du  désert 
Touareg  — ont  échoué.  Le  premier  voyageur  français 
qui  s’avança  jusqu’à  l’intérieur  du  Sahara  fut  le 
regretté  Henri  Duveyrier. 

De  1858  à 1861,  cet  explorateur,  jeune  encore,  visita 
Ghadamès,  Fezzan  et  le  Hogghar.  Une  put  pas  péné- 
trer dans  le  Touat.  La  fameuse  mission  de  Ghadamès 
(1862)  parvint  à arracher  aux  chefs  Touareg  une  pro- 
messe — d’aucuns  donnent  à cette  convention  le  titre 
plutôt  pompeux  de  traité  — d'amitic  et  d'échange  de  bons 
offices  entre  les  autorités  françaises  et  les  indigènes,  ainsi 
qu’avec  les  chefs  des  différentes  fractions  de  la  nation 
touareg.  Soleillet,  Largeau,  Say  essayèrent  en  vain 
de  séjourner  dans  le  Touat.  Tout  le  monde  a encore 
en  mémoire  la  fin  douloureuse  de  Flatters  et  de  ses 
compagnons  massacrés  dès  le  début  de  leur  mission 
dans  le  Sud  algérien,  en  février  1881.  Dans  la  liste  du 
martyrologe  africain,  la  page  la  plus  sanglante 


revient  au  pays  des  Touareg,  peuple  fantasque,  bar- 
bare et  cupide,  jaloux  de  son  indépendance,  féroce 
contre  son  adversaire. 

Uneautre  mission  est  en  ce  moment  en  roule  — elle 
a presque  terminé  sa  tâche,  — la  mission  Foureau- 
Lamy,  qui  vient  d’atteindre  Zinder,  sur  le  parallèle  du 
bord  septentrional  du  Tchad,  après  avoir'  réussi  à 
traverser  le  Sahara  dans  toute  sa  longueur.  Le  chef 
de  cette  mission,  M.  F.  Foureau,  en  est  à sa  onzième 
campagne  saharienne.  Dix  fois  a-t-il  dû  rebrousser 
chemin  devant  l’hostilité  des  indigènes  ! Seule,  une 
troupe  nombreuse,  bien  armée,  a pu  avoir  raison  des 
hordes  touareg  qui  infestent  le  sud  de  nos  possessions 
algériennes. 

Maisrevenonsàl’occupationd’In-Salah.M.  Flamand, 
jeune  savant  que  nous  avons  eu  l’honneur  de  voir 
avant  son  départ,  au  mois  de  juillet  de  l’année  der- 
nière, n’avait  aucune  ambition  de  faire  œuvre  mili- 
taire. Ayant  déjà  accompli  avec  succès  diverses 
missions  dans  le  Sud  oranais  et  dans  le  Gourara, 
M.  Flamand  se  proposait,  au  cours  de  cette  nouvelle 
mission,  de  parachever  ses  études  géologiques.  En 
explorateur  avisé  et  prudent,  il  avait  accepté,  à seule 
fin  d’être  protégé,  une  petite  escorte  personnelle  et 
aussi  un  contingent  assez  faible  de  spahis  sahariens 
qui  devaient  suivre  la  mission  à une  distance  régle- 
mentaire. Ces  derniers  étaient  commandés  par  lecapi- 

laine  Pein,  qui  s’est 
déjà  révélé  à la  fois  tac- 
ticien habile,  straté- 
giste  et  administrateur 
de  premier  ordre,  en 
assurant,  l’année  der- 
nière, le  ravitaillement 
à la  colonne  Foureau- 
Lamy.  La  faiblesse 
numérique  de  la  pre- 
mière caravane  — la 
mission  proprement 
dite  — engagea  les  hor- 
des touareg  à tenter 
un  nouveau  massacre 
d’Européens  dont  la 
venue  dérangeait  sin- 
gulièrement leurs  habi 
tudes  de  rapine.  Mais, 
cette  fois,  les  précau- 
tions étaient  prises, 
chacun  se  tenait  en 
éveil,  et,  sans  leur  donner  le  temps  de  mettre  leurs 
projets  à exécution,  une  contre-attaque  fut  vigoureu- 
sement menée  par  la  colonne  Pein  et  eut  vite  réduit 
à néant  les  espérances  des  Touareg.  On  sait  les  résul- 
tats : 192  hommes  encadrés  par  les  Français  mirent 
en  déroute  plus  de  1300  Touareg,  dont  un  grand  nom- 
bre furent  tués,  quelques-uns  faits  prisonniers  et  les 
survivants  présentèrent  leur  soumission.  La  colonne 
française  prit  possession  de  l’oasis  de  Touat  et  les 
gens  de  Tidikelt,  dont  In-Salah  est  l’un  des  districts, 
reçurent  nos  compatriotes  presque  en  libérateurs.  Car 
il  convient  de  faire  ici  cette  remarque  importante:  la 
réputation  de  barbarie  et  de  férocité  attribuée  aux 
Touareg  ne  saurait  être  appliquée  qu’à  une  faible 
portion  de  cette  peuplade,  les  plus  entreprenants, 
presque  tous  nomades,  qui  ne  se  consolent  pas  de 
voir  leurs  marchés  d’esclaves  détruits  et  rançonnent 
sans  merci  les  populations  sédentaires,  travailleuses 


La  France  dans  le  Nord-Ouest  africain. 
les 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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et  paisibles.  Ces  dernières  accueilleraient  volontiers 
la  suprématie  européenne  propre  à leur  assurer  la 
tranquillité. 

Quelques  mots,  à présent,  sur  cette  localité  désor- 
mais historique. 

In-Salah  est  le  chef-lieu  du  plus  important  district 
du  Tidikelt,  ce  dernier  formant  l’une  des  principales 
divisions  du  Touat.  Le  nom  d’In-Salah  désignerait, 
d'après  quelques  historiens,  une  source  ancienne 
dont  on  connaît  encore  l’emplacement.  Mais  cette 
opinion  est  combattue  par  des  Africanistes  arabisants, 
contemporains.  L’oasis  s’étend  du  nord  au  sud  et 
renferme  plusieurs  ksours  (pluriel  de  ksar,  gros  village, 
bourg)  dont  le  principal  est  ksar  el  Arab,  situé  vers 
27°1T  lat.  N.  et  0°24'  long.  E.  de  Paris.  Les  différents 
villages  sont  bâtis  sur  la  lisière  d’une  forêt  de  palmiers 
et  dans  le  voisinage  de  dunes.  Les  productions  natu- 
relles sont  les  mêmes  que  dans  le  Touat  : des  dattes 
de  qualité  supérieure.  Au  point  de  vue  commercial, 
In-Salah  est  un  simple  lieu  de  transit.  Mais  le  trafic 
qui  s’y  fait  y attire  d’assez  nombreux  étrangers. 
L’agglomération  comprend  plusieurs  confréries  reli- 
gieuses musulmanes.  On  y trouve  également  des  juifs 
convertis.  Les  renseignements  les  plus  précis  sur 
In-Salah  ont  été  fournis  à l’Europe  par  l’explorateur 
allemand  Rohlfs,qui  a séjourné  dans  l’oasis  en  1864. 
Avant  lui,  l’oasis  avait  été  visitée  par  le  major  anglais 
Laing,  en  1824.  Le  gouvernement  général  de  l’Algérie 
a recueilli  et  fait  imprimer  — à titre  confidentiel 
jusqu’à  présent  — une  série  de  documents  concernant 
les  pays  sud-algériens  (1).  Comme  Tombouctou,  et 
même  plusieurs  autres  cités  célèbres  du  continent 
africain  ou  de  l’Asie,  In-Salah  excitait  la  curiosité  des 
voyageurs  par  le  mystère  dont  les  habitants  ou  ses 
maîtres  se  plaisaient  à l’entourer.  La  valeur  de  ce  point 
réside  surtoutdanslafaculté,  pour  la  France,  de  rayon- 
ner sur  les  oasis  environnantes:  lnghoar,Aoulef,Akabli, 
surveiller  le  Touat  et  relier  au  besoin  nos  possessions 
du  nord  et  du  centre  de  l’Afrique  à la  région  sénéga- 
laise. L’œuvre  est  grandiose,  l’entreprise  est  vaste. 
Le  bloc  africain,  comme  se  plaisent  à le  désigner  nos 
hommes  politiques  et  coloniaux,  se  condense,  se  ren- 
ferme. D’Alger  à Tombouctou,  aucun  obstacle  ne 
viendra  désormais  entraver  l’expansion  de  la  France. 
Notre  position  en  Afrique  est  exceptionnellement 
favorable.  Ne  serait-il  pas  temps  de  la  mettre  à profit? 

P.  Lemosof. 

Les  femmes  et  la  Littérature 

Voici  une  page  extraite  de  la  préface  de  Figures  de  Femmes , 
de  M.  Paul  Deschanel,  que  nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de 
reproduire.  Ces  lignes,  d’une  pénétrante  Jinesse  et  d’une  élé- 
gante tenue  littéraire,  montrent  que  M.  Paul  Deschanel  est 
digne  de  la  réputation  d’écrivain  qu’il  a dès  longtemps  acquise. 

Les  femmes  ont  donné  à la  littérature  française  une 
grande  partie  de  sa  gloire  durable,  et  ce  par  quoi  elle 
est  unique:  la  lumière,  l’élégance,  la  mesure;  pour 
tout  dire  d’un  mot,  le  goût  ; et,  par  là,  c’est  l’influence 
des  femmes  sur  notre  littérature  qui  a assuré  l’ascen- 
dant de  notre  littérature  sur  le  monde.  Avant  elles, 
on  a plutôt  le  génie  gaulois;  c’est  d’elles,  c’est  de  la 
combinaison  de  leur  esprit  avec  celui  des  hommes, 

(1)  Documents  pour  servir  à l’étude  du  Nord-Ouest  africain, 
réunis  et  rédigés  par  ordre  de  M.  Cambon,  gouverneur  général 
de  l’Algérie,  par  il.-M.-P.  de  LaMarlinièrc  et  N.  I.  croix.  Gou- 
vernement général  de  l’Algérie  (service  des  Affaires  étrangères), 
1897-1808,  4 vol,  in-4,  avec  atlas. 


que  nait  décidément  le  génie  français.  Dès  lors,  la 
littérature  n’est  plus  seulement  une  profession,  un 
métier  ; c’est  une  des  formes  de  la  vie  de  loisir,  c’est 
le  langage  et  le  train  habituels  du  monde. 

Toute  cette  littérature  parlée,  jaillissant  des  lèvres, 
— maximes,  lettres,  mémoires,  portraits  et  carac- 
tères, — passe,  en  sa  liberté  naturelle,  en  sa  grâce 
familière  et  aisée,  dans  le  roman  et  sur  le  théâtre. 

Auteurs  elles-mêmes,  — souvent  sans  le  savoir, 
ce  qui  est  la  meilleure  façon  de  l’être,  — les  femmes 
écrivent  comme  elles  causent,  sans  recherche,  et 
seulement  quand  elles  ont  quelque  chose  à dire. 
Leurs  lettres,  c’est  elles-mêmes,  avec  leurs  manières 
de  dire  vives  et  faciles,  leur  désir  de  plaire,  leur  art 
de  nuances,  leur  finesse  à démêler  les  choses  de  cœur. 

« Il  n’appartient  qu’aux  femmes,  dit  La  Bruyère, 
de  faire  lire  dans  un  seul  mot  tout  un  sentiment  et 
de  rendre  délicatement  une  pensée  qui  est  délicate.  » 

L’esprit  des  hommes  se  polit,  s’aiguise  par  elles, 
le  pédantisme  et  l’emphase  ne  sont  plus  de  mise;  les 
génies  les  plus  mâles,  les  plus  graves,  ceux-là  mêmes 
qui  ne  fréquentent  guère  le  monde,  ne  sont  pas 
cependant  sans  songer  à lui  quand  ils  parlent  et 
quand  ils  écrivent;  ils  sont  forcés  de  dépouiller  l’éru- 
dition indigeste  et  confuse,  d’éclaircir  les  abstractions 
de  la  science,  pour  les  mettre  à portée  de  l’esprit  des 
femmes  et  de  la  conversation  des  honnêtes  gens. 
Voilà  ce  que  la  littérature  française  doit  à l’influence 
des  femmes;  et,  vraiment,  elle  ne  fait  pas  dans  le 
monde  si  mauvaise  ligure  qu’il  faille  leur  en  tenir 
rigueur;  elles  lui  ont  donné  infiniment  plus  qu’elles 
n’ont  pu  lui  faire  perdre.  A partir  du  xvue  siècle, 
chaque  temps  se  marque  par  un  nom  de  femme  ; et, 
depuis  la  chambre  bleue  d’Arthénice  ou  le  salon  de 
Ninon  de  Lenclos,  jusqu’à  ceux  de  Mrne  de  Duras  ou 
de  Mme  de  Sainte-Aulaire  (pour  n’aller  pas  plus  loin 
que  la  Restauration),  l’histoire  de  notre  littérature  et 
de  notre  langue  pourrait  en  grande  partie  s’écrire 
par  l’histoire  de  nos  salons.  Nous  la  donnera-t-on  un 
jour  tout  d’une  suite,  cette  histoire  de  la  société 
cultivée,  cette  galerie  de  nos  salons  français,  encore 
éparse  en  cent  écrits  divers  ? Réalisera-t-on  l’idée  de 
Gœthe,  de  continuer  le  livre  qu’a  écrit  Rœderer  sur 
la  société  polie  au  xvne  siècle  et  de  le  poursuivre 
jusqu’à  nos  jours?  Il  y aurait  là,  certes,  de  jolis 
cadres  tout  faits,  de  piquants  chapitres,  qui  viennent 
naturellement  à l’esprit:  par  exemple,  sur  le  rôle  des 
salons  dans  les  élections  à l’Aca  démie  (Mme  de  Lam- 
bert, Mmc  de  Tencin,  Mme  Geoffrin,  Mlle  de  Lespi- 
nasse,  puis  Mmo  Suard,  etc.)  ; ou  bien  sur  la  comé- 
die de  société  (le  théâtre  de  la  duchesse  du  Maine,  à 
Sceaux,  où  joue  le  maréchal  de  Villars;  celui  de  la 
Chevrette,  où  Rousseau,  encore  inconnu,  fait  répéter 
à Mme  d’Épinay,  à Mme  d’Houdetol  et  à Francueil  sa 
comédie  de  l'Engagement  téméraire  ; ceux  de  Lau- 
sanne, de  Tournay,  de  Fernay,  où  Voltaire,  avec  sa 
grosse  nièce,  joue  lui-même  frénétiquement  ses  tra- 
gédies; puis,  plus  près  de  nous,  celui  d’Angerville,  où 
Berryer  se  délasse  des  émotions  de  la  tribune  en 
chantant  l’opéra-comique;  — jusqu’à  certaines  soi- 
rées de  notre  temps,  qui,  prises  sur  le  vif,  avec  le 
double  jeu  des  répétitions  et  les  épisodes  d’alentour, 
auraient  de  quoi  plaire  encore  à nos  neveux.  A ces 
peintures  du  monde, il  faudrait  la  plume  d’un  homme 
du  monde,  d’un  Saint-Évremond  ou  d’un  prince  de 
Ligne.  Au  reste,  peut-être  est-ce  mieux  aussi  de 
laisser  cette  histoire  en  croquis  détachés,  en  pages 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


volantes,  — tout  ce  qui  sent  le  livre,  en  pareille  ma- 
tière, étant  haïssable?... 

On  n’a  jamais  assez  de  clefs,  d’ailleurs,  pour  ouvrir 
un  cœur  de  femme  : car  ce  n’est  pas  l’auteur  que 
nous  étudions  en  elles  ; tout  a été  dit  sur  leur  trempe 
d’esprit  et  leurs  qualités  de  style  ; tout  a été  dit  aussi 
sur  leur  rôle  social  et  leur  influence  mondaine. 
Encore  moins  nous  sommes-nous  proposé  d’écrire 
leur  biographie  : « Les  femmes,  disait  Sainte-Bejuve, 
ne  devraient  jamais  avoir  de  biographie  : vilain  mot, 
à l’usage  des  hommes,  et  qui  sent  son  étude...  » Non, 
ce  que  nous  allons  chercher  dans  leurs  écrits,  c’est 
leur  âme,  c'est  leur  manière  d’ètre  et  de  sentir,  c’est 
le  secret  de  leur  destinée  ; nous  ne  séparons  pas  la 
littérature  d’avec  l’observation  directe  de  la  vie. 
Quelqu’un  a dit:  « Mieux  vaut  lire  un  homme  que 
dix  livres.  » Oui,  et,  pour  nous  autres  hommes,  mieux 
.vaut  lire  une  femme  que  dix  hommes. 

Paul  Deschaxel. 

** « »f « O**  »*«  »%  »g-8  --■%  :>*o  >%  »%  1>*<]  »*«  »*,  »*«»*«  »T,  »*<» 

On  peut  tout  acquérir  dans  la  solitude,  hormis  du  carac- 
tère. (Stendhal.) 

Ne  pas  oser  se  montrer,  c'est  s'isoler;  et  s'isoler,  c’est  bien 
vite  se  préférer.  (Paul  Bourget.) 

vvVvvvVvvvvVvvV*;*VvvV*i*vv*>t*vvVV*i"i#v*i' 

oA  mon  FilcC? 

APRÈS  UNE  LECTURE  DE  JVI  ARC  -^URÈLE 

1874  

Nous  donnons  un  extrait  d’une  poésie  de  M.  Émile  Desc.hancl, 
parue  dans  la  Revue  de  Paris  du  15  janvier  1899.  Ce  sont  des 
conseils  d’un  père  à son  fils,  que  tout  le  monde  aura  plaisir  à 
lire  et  profit  à suivre. 

Si  tu  fais  quelque  bien,  loin  de  le  publier, 

Pour  le  rendre  meilleur,  tâche  de  l’oublier. 

Passe  à d’autres  bienfaits.  Vois  la  nature  immense  : 

Sitôt  ses  fruits  donnés,  vite  elle  recommence 
Sa  tâche  et  son  labeur,  sans  jamais  se  vanter 
Des  trésors  qu’elle  épand  : tu  la  dois  imiter. 

La  vigne,  ayant  donné  sa  vendange  empourprée, 
Contente  sans  orgueil,  en  son  cœur  se  récrée  : 

Elle  a fait  son  devoir  et  ne  demande  rien. 

Le  cheVal  à la  course,  à la  chasse  le  chien, 

Sont  heureux  d’obéir  à l’instinct  qui  les  guide. 

L’abeille,  dans  sa  ruche  amassant  l’or  liquide, 

Ivre  de  son  travail  s’en  va-t-elle  crier  : 

« Voyez,  mon  alvéole  en  est  lourd  à ployer!  » 

Non  : chacun  ayant  fait  ce  que  veut  la  Nature, 

De  nouveau  se  prépare  à la  saison  future. 

Fais  de  même.  Autrement  le  bien  n’est  qu’un  marché. 
L’œil  après  qu’il  a vu,  le  pied  ayant  marché, 
Réclament-ils  salaire?  Et  la  volonté  libre, 

Pour  s’être  maintenue  en  un  juste  équilibre, 

A-t-elle  droit  au  Ciel  ? Dieu  lui  doit-il  un  prix 
Pour  avoir  vu  l’honnête  et  l’avoir  entrepris  ? 

On  démérite,  en  la  quêtant,  la  récompense. 

Ne  dis  nul  bien  de  toi,  si  tu  veux  qu’on  en  pense. 

De  ta  bonne  œuvre,  en  paix,  laisse  germer  le  fruit. 

Bruit  ne  fait  pas  de  bien,  bien  ne  fait  pas  de  bruit. 

Tout  au  devoir  : il  faut,  si  rude  qu’il  paraisse, 
L’accomplir  chaque  jour  sans  dégoût  ni  paresse. 
Malheur  au  fainéant!  Celui-là  je  le  plains 
Dont  les  jours  ne  sont  pas  comme  des  épis  pleins. 

Cache  ton  bon  dessein,  surtout  lorsqu’il  commence  : 

Ainsi  le  laboureur  enfouit  la  semence 

Qui  pendant  tout  l’hiver  doit  dormir  son  sommeil, 

Mais,  au  printemps,  s’élance  au  baiser  du  soleil. 

Émile  DESCHANEL. 


LA  VSE  EN  PLEIN  AIR 

Jamais  on  n’en  a tant  parlé  qu’au jourd’hui  : la 
bicyclette,  l’automobile,  les  jeux  athlétiques  ont 
transformé  la  vie  humaine. 

Nos  pères  regardent  étonnés,  et  même  effarouchés, 
la  révolution  accomplie.  Autrefois  la  marche  était  le 
sport  de  tout  le  monde:  on  aimait  marcher  non  seu- 
lement dans  les  campagnes  fleuries,  par  un  beau 
soleil,  mais  même  dans  les  rues  des  villes  moins  en- 
combrées qu  ’auj  ourd’hui. 

Les  boulevards  de  Paris  n’étaient  pas  encore  enva- 
his par  les  vastes  terrasses  des  cafés  qui  avancent 
au  point  de  ne  plus  laisser  de  place  aux  piétons.  Les 
Champs-Elysées  de  l’Empire  étaient  une  promenade 
tout  à fait  aristocratique,  les  Tuileries  également. 
Maintenant  les  boulevards  des  Champs-Elysées,  les 
Tuileries,  sont  plus  encombrés  que  jamais,  mais  la 
note  d’intimité  manque,  et  puis  nos  jeunes  gens  se 
trouvent  à l’étroit  sur  ces  avenues.  Le  bois  de  Boulo- 
gne ne  leur  suffit  même  plus,  à moins  que  ce  ne  soit 
un  jour  de  courses.  La  bicyclette  et  le  teuf-teuf  les 
emmènent  rapidement  et  sûrement  — pour  eux  tout 
au  moins  — vers  le  plein  air  véritable. 

Qu’il  pleuve,  qu’il  vente,  qu'il  fasse  clair  soleil,  les 
voilà  qui  courent  — à des  vitesses  vertigineuses  — 
dans  les  environs  de  Paris  en  bicyclette,  en  voitu- 
rette,  en  automobile. 

Est-ce  là  loule  la  vie  en  plein  air?  Point.  L’ardeur 
de  la  jeunesse  actuelle  se  porte  vers  les  sporls  violents 
qui  se  jouent  sur  les  larges  pelouses,  où  il  faut  à la 
fois  acquérir  du  souffle,  posséder  de  bons  muscles, 
savoir  recevoir  des  coups,  apprendre  à en  donner.  Où 
sont  les  vieux  sports  français,  les  barres,  l'ours,  le 
saute-mouton?  Il  n’en  est  plus  question.  On  n’en 
retrouve  même  plus  trace  dans  les  cours  de  nos 
lycées. 

Le  jeu  de  balle  — un  jeu  bien  français  aussi  — est 
presque  abandonné.  On  le  voit  bien  jouer  quatre  fois 
par  an  dans  un  coin  du  jardin  des  Tuileries.  Mainte- 
nant la  mode  est  au  football,  jeu  anglais  importé  chez 
nous  par  des  fanatiques  de  ce  sport  et  qui  a maintenant 
ses  grandes  et  ses  petites  entrées  dans  nos  écoles. 
Vous  avez  sans  doute  entendu  parler  plus  d’une  fois 
dans  les  journaux  de  l’équipe  du  lycée  Lakanal  ou 
de  celle  du  lycée  Carnot  et  aussi  de  celle  du  Racing 
Club  de  France. 

Cette  dernière  est  la  plus  redoutable  : ceux  qui  en 
font  partie  ont  déjà  quitté  le  lycée  mais  sont  encore 
dans  leur  première  jeunesse.  Le  capitaine  de  l’équipe, 
Frantz  Reichel,  est  un  des  meilleurs  rédacteurs 
sportifs,  et  écrit  — très  joliment  — au  Vélo  de  Pierre 
GifTard. 

En  voilà  un  qui  aime  le  plein  air!  Il  habite  la  cam- 
pagne, veut  ignorer  le  chemin  de  fer,  fait  des  courses 
en  vélocipède,  et  ne  manque  pas  un  défi  de  football, 
de  boxe,  de  savate,  de  lutte,  etc.,  etc.  Corps  solide  s’il 
en  fut,  santé  de  fer  qu’aucun  effort  ne  rebute,  dur  à la 
fatigue,  dur  au  froid,  luttant  facilement  contre  la 
grande  chaleur. 

Le  sport,  qui  est  sa  seule  hygiène,  le  préserve  de 
tous  les  maux  physiques.  Et  Reichel  n’est  pas  une 
exception  au  Racing  Club.  Il  y a beaucoup  de  ses  ca- 
marades qui,  par  suite  d’un  entrainement  régulier, 
par  suite  de  leur  amour  du  plein  air,  extrêmement 
favorable  à l’éclosion  desforces,  véritable  fontaine  de 
Jouvence  pour  ceux  qui  prennent  la  peine  d’y  aller 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


95 


puiser,  se  niellent  à l'abri  de  mille  petits  maux  et 
gardent  « un  esprit  sain  dans  un  corps  sain  » selon 
la  formule  de  l’école  de  Salerne. 

Je  n’oserais  me  porter  garant  du  remède,  mais  ces 
Messieurs  du  Racing  Club,  en  affirment  l’efficacité 
absolue.  Ces  Messieurs,  d’ailleurs,  ne  pratiquent  pas 
seulement  le  football  et  ne  bornent  pas  leurs  plaisirs 
à des  luttes  incroyables  contre  les  équipes  d’Angle- 
terre. (La  dernière  fit  époque  et  Frantz  Reichel  y 
conquit  de  nouveaux  lauriers.)  Ils  organisent  dans  leur 
très  joli  club,  en  plein  Bois  de  Boulogne,  des  courses 
à pied,  où  l’on  atteint  des  records  insensés. 

Nous  avons  des  champions  qui  ne  le  cèdent  en 
entrainement  et  en  vitesse  à aucun  étranger,  et  les 
familles  qui  redoutent  les  brutalités  du  football  vont 
volontiers  assister  aux  succès  de  leurs  fds,  sur  le 
champ  de  courses  où  il  faut  des  jambes  et...  du  cœur. 

Le  spectacle  n’est  pas  indifférent,  et  attire  de  nom- 
breüx  spectateurs.  Les  pères  envient  leurs  lils. 

Et  l’hippisme?  me  demandera-t-on?  11  est  devenu 
le  sport  presque  exclusif  des  gens  riches  possédant  des 
chevaux.  Les  manèges  n’ont  plus  autant  de  clients. 
Quant  à l’escrime  elle  est  le  seul  sport  français  qui 
survive  et  qui,  très  heureusement,  se  développe  de 
plus  en  plus.  Seulement  elle  s’est  transformée.  Si  en 
hiver  les  escrimeurs  se  réfugient  — par  la  force  des 
choses  — dans  les  salles  d’armes,  ils  s’empressent  de 
mettre  l’épée  à la  main,  en  plein  air,  aussitôt  qu’arri- 
vent les  beaux  jours. 

Et  les  poules  à l'épée  commencent,  et  elles  se  suc- 
cèdent nombreuses,  et  vieux  et  jeunes  y prennent  un 
égal  plaisir.  Les  sociétés  d’épée  en  plein  air  ne  se 
comptent  plus.  Il  y en  a déjà  un  très  grand  nombre 
et  il  en  nait,  chaque  jour  de  nouvelles. 

Pendant  l’Exposition  Universelle,  sur  la  terrasse  des 
Tuileries,  on  organisera  un  vaste  championnat  où  on 
verra  les  épéistes  du  monde  entier  se  disputer  les 
poules  les  plus  difficiles  qu’on  ait  encore  vues.  Ce  sera 
l'image  du  duel  — car  on  n'échangera  qu’un  seul  coup 
de  bouton  avec  chaque  adversaire. 

Ne  craignez  rien,  mères  de  famille,  pour  vos 
enfants,  de  ces  images  du  duel.  A la  longue  elles  fini- 
ront par  tuer  le  duel  lui-même,  ou  du  moins  à le 
rendre  très  rare.  Quand  chacun  sera  d’une  bonne 
force  à lepée,  on  ne  se  battra  plus  pour  un  « oui  » ou 
pour  un  « non  »,  on  ne  risquera  sa  vie  que  dans  les 
très  rares  occasions  où  l’honneur  de  l’honnête  homme 
sera  en  jeu. 

Dans  cette  revue  des  sports  du  « Plein  air»  j’allais 
oublier  le  Laivn  Tennis,  ce  jeu  qui,  comme  le  Football, 
nous  vient  d’Outre  Manche,  mais  qui  est  tout  à fait 
gracieux  et  charmant,  favorable  aux  gentils  flirts 
entre  jeunes  filles  et  jeunes  gens,  et  apte  à développer 
les  mœurs  aimables. 

Pendant  l’Exposition,  nous  aurons  des  matchs  inter- 
nationaux de  lawn-tennis,  et  avec  un  gai  soleil,  et 
avec  les  photographes  pour  nous  garder  le  souvenir 
de  jolis  groupements  et  de  tableaux  instructifs,  ce 
ne  sera  pas  le  moindre  attrait  que  le  plein  air  nous 
fournira. 

Que  donnera  la  révolution  sportive  de  ces  dernières 
années  ? Je  n’en  sais  trop  rien.  Mais  il  est  sûr  qu’elle 
Géra  des  muscles,  ce  qui  est  bien  quelque  chose... 
Seulement  n’exagérons  rien,  et  n’encensons  pas  trop 
la  force. 

Maurice  Leudet. 


Les  Conseils  de  Me  X... 

On  tourne  souvent  en  dérision  la  justice  des  Cadis. 
Elle  nous  apparaît,  au  loin,  en  un  joli  décorde  minarets 
éblouissants  de  lumière  blanche  et  bleue,  comme 
une  œuvre  de  pure  fantaisie,  dont  les  inspirations  ne 
seraient  pas  toujours  exemptes  de  passion  ni  d'in- 
térêt. 

C’est  là,  je  crois,  une  exagération. 

Donner  à chacun  le  sien,  est  aussi  facile  sous  les 
palmiers,  d’où  pendent,  en  chevelures  d’or,  des  ré- 
gimes de  dattes  savoureuses  qu’à  l’ombre  des  chênes 
séculaires  de  la  forêt  de  Vincennes. 

Et  je  sais  une  décision  d’un  fidèle  croyant  en 
Mahomet,  sage  et  équitable  à rendre  jaloux  Salomon 
lui-même,  si  ce  juge  renommé  de  l’antiquité  n’avait 
cessé,  depuis  longtemps  déjà,  de  participer  aux  fai- 
blesses humaines. 

Voici  l’affaire  : 

Un  Arabe  meurt,  laissant  trois  fils  et,  pour  tout 
bien,  dix-sept  chameaux.  Une  vraie  caravane  ! Et 
point  à dédaigner.  Je  gagerais  même  que  bien  des 
Parisiens  n’en  légueront  pas  autant  à leur  postérité. 

Aux  termes  de  son  testament,  l'aîné  des  fils  doit 
avoir  la  moitié  de  sa  foi  tune,  c’est-à-dire  huit  cha- 
meaux et  demi  ; le  deuxième,  le  tiers,  ou  cinq  cha- 
meaux et  trois  cinquièmes;  le  dernier,  un  neuvième, 
soit  un  chameau  et  huit  dixièmes  environ. 

Mais,  par  une  clause  spéciale,  il  est  expressément 
recommandé  de  ne  vendre  aucun  chameau.  Encore 
moins  peut-on  se  permettre  d’en  couper  un  en  mor- 
ceaux, sous  prétexte  de  constituer  exactement  la  part 
attribuée  à chaque  enfant. 

Comment  procéder,  dès  lors?  Les  co-héritiers  se 
livrent,  en  vain,  à toutes  sortes  de  calculs. 

L’arithmétique  reste  inflexible,  et  toujours  la  divi- 
sion de  17  par  2,  par  3 ou  par  9,  amène,  au  quotient, 
un  nombre  entier  et  des  fractions. 

Pour  en  finir,  ils  s’en  vont  trouver  le  cadi  et  lui 
exposent  le  cas.  Ce  magistrat,  grave  personnage  à 
barbe  blanche  vénérable,  semble  fort  embarrassé.  11 
se  met  à réfléchir  longuement  et,  durant  sa  médita- 
tion, l’assemblage  pittoresque  de  turbans,  de  burnous 
et  de  chameaux  indivis  composantl’auditoire,  observe 
un  respectueux  silence.  Seules,  les  cigales  criardes 
poursuivent,  avec  monotonie,  leur  cantilène  dans  les 
eucalyptus,  et  les  vagues  continuent  leus  rythme 
régulier,  en  déferlant  sur  la  plage  voisine. 

Tout  à coup,  le  cadi  se  frappe  le  front,  comme  un 
homme  qui  vient  de  trouverenfin  la  solution  cherchée, 
et  interpellant  l’Arabe  qui  fait  office  d’huissier  dans  le 
prétoire  : 

« Aroum,  — demande-t-il, — as-tu  un  chameau?» 

— « Oui,  répond  Aroum  — le  voici  », 

— « C’est  bien,  prête-le  moi  ; je  te  le  rendrai  dans 
un  instant.  » 

Puis,  ayant  réuni  l’animal  ainsi  prêté  aux  dix- 
sept  chameaux  de  la  succession,  il  opère  le  partage  de 
la  façon  suivante  : 

« La  moitié  de  18  est  9;  il  te  revient  donc  à toi,  le 
fils  aîné,  neuf  chameaux.  Et  lu  n’as  pas  à te  plaindre, 
car  tu  n’aurais  droit,  en  réalité,  qu’à  huit  chameaux 
et  à une  moitié.  — Toi,  le  deuxième,  prends  six 
chameaux,  le  tiers  de  18.  Et  tu  n’es  point  lésé,  non 
plus,  puisque  tu  n’aurais  pu  prétendre  qu’à  cinq 
chameaux  et  une  fraction.  — Enfin,  je  te  donne  à toi, 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


le  plus  jeune,  deux  chameaux  au  lieu  d’un  seul  et 
huit  dixièmes.  Tu  as  donc,  toi  aussi,  encore  plus  que 
ta  part. 

De  sorte  que  neuf  et  six  font  quinze,  et  deux  font 
dix-sept.  11  reste  un  chameau.  C’est  celui  que  tu  m’as 
prêté,  Aroum.  Je  Le  le  rends  et  te  remercie. 

Bravo  ! Cadi  ! 

Je  n’aurais  pas  trouvé  celle-là.  Me  X... 

* + 

PETITE  CORRESPONDANCE 

Mme  J.  R.,  Amiens.  — Un  testament  fait  en  France  par 
un  étranger,  dans  les  formes  et  règles  du  pays  d’origine  de 
.celui-ci,  est  absolument  nul  en  France. 

D.  /I/.,  Saint-Quentin.  — Le  droit  d’avoir  des  vues  droites  et 
des  fenêtres  d’aspect,  à une  distance  moindre  de  19  décimètres, 
sur  l’héritage  voisin,  peut  s’acquérir  par  la  possession  de  trente 
ans,  ce  droit  constituant  une  servitude  apparente  et  continue. 

L.  B.,  Niort.  — Le  tarif  des  notaires  n’est  point  obligatoire 
pour  les  parties.  Celles-ci  ont  toujours  le  droit  de  demander 
au  tribunal  que  le  notaire  soit  taxe,  non  suivant  le  tarif,  mais 
eu  égard  au  travail  et  aux  soins  qu’a  exigés  de  lui  la  confection 
des  actes. 

A.  D.,  Montauban.  — Les  avances  d’argent  faites  pour  la 
conservation  du  gage  commun  des  créanciers  doivent  être  rem- 
boursées par  privilège. 

LES  LIVRES 

Vercingétorix,  drame  historique  en  3 actes  et  en  vers, 
par  E.  Houciiprt,  Aix-en-Provence,  Nicot. 

Les  Français,  a-t-on  dit,  n’ont  pas  la  tète  épiqu  e. 
Malgré  la  fécondité  du  moyen  âge,  malgré  même  la 
Chanson  .de  Roland,  nous  n’avons  pas  notre  Iliade. 
Avons-nous  le  drame  national?  C’est  surtout  l’histoire 
de  Rome  et  de  la  Grèce  qui  a enfanté  nos  chefs- 
d’œuvre,  et  notre  histoire  nationale  attend  un  poète 
au  grand  souffle,  son  Corneille  et  son  Victor  Hugo. 

Que  dis-je  ? une  jeune  fille  au  cœur  viril,  aux  élans 
chevaleresques,  a tenté,  noir  sans  succès,  de  raviver 
nos  vieux  héros  gaulois,  d’évoquer,  en  un  drame 
d’une  simplicité  puissante  et  antique,  lame  de  Vercin- 
gétorix. 

Et  rien  n’y  manque,  ni  la  vérité  des  descriptions, 
ni  l’éruditionprofonde,  ni  la  richesse  des  alexandrins. 

La  tentative  fut  hardie  et  l’œuvre  est  bonne.  Il  y a 
de  chaleureux  élans  vers  l’idéal  et  l’âme  d’une  jeune 
et  séduisante  artiste.  Que  faut-il  déplus  ? 


Solution  du  Problème  proposé  dans  le  Numéro 
du  1er  Janvier  1900 


Pour  simplifier  la  figure,  représentons  chaque  carte  par  le 
chiffre  correspondant  au  nombre  de  ses  points. 

Remarquons  d’abord  qu’on  peut,  par  le  tâtonnement,  arriver 
à une  solution,  celle  de  la  ligure  2,  par  exemple. 

En  raisonnant,  on  est  conduit  à placer,  au  centre  du  rec- 
tangle, la  carte  correspondant  au  nombre  5,  et,  aux  A angles, 
les  caries  correspondant  aux  nombres  pairs,  2,  4,  6,8. 

En  effet,  désignons  par  a,  b,  c,  d,  les  cartes  qui  devront  être 
placées  aux  angles  du  rectangle,  par  x,  celle  qui  devra  occuper 
le  centre,  et  par  m,  n,  p,  q,  les  4 autres  disposées  comme  l’in- 
dique la  figure  1 (a,  b,  c,  d,  x...,  désignent  les  nombres  de, 
points  de  ces  cartes). 

A h 1°  On  doit  avoir  : a+m-fb=15 

b -F  n + c = 15 

a m b c + p -fi- d=  15 

d + q + a=  15 

(i  x 11  et,  en  ajoutant  : 

2 ii  — 2 1 j 3 c -f-  fl'-bp  4“(j  = 60 

d ) c 011 

2(a+c)+2  (b  +d)  +(m+p)  +(n  + q)  =G0  (1) 
p c Or  a-fc  = bFd  = m + p=n  + q,  car 

Fig.  I chacune  de  ces  sommes  est  égale  à 15  — x. 

En  remplaçant  dans  (1),  on  a:  6(a  + c)  = 60 
d’où  a -(-  c = 10 
et  par  suite  x = 15  — 10=  5 

C'est  donc  le  5 qui  doit  être  placé  au  centre  du  rectangle. 

2°  Puisque  a -F-  q + d = 15 

c + p + d = 15 


on  a:  a-pc  + p+q+2d  = 30 
Or  a + c = 10,  et  2il  est  un  nombre  pair,  donc  la  somme 
a-fc+p  + q-püd  ne  Peit  égaler  30  que  si  p -p  q est  un 
nombre  pair . 

Par  un  raisonnement  analogue,  on  voit  que  les  sommes  p + n, 
n-p  m,  m + q sont  des  nombres  pairs,  ce  qui  ne  peut  exister 
que  si  les  chiffres  m,  n,  p,  q,  sont  tous  pairs  ou  tous  impairs.  11 
en  résulte  que  si  les  autres  chiffres  a,  b,  c,  d,  sont  tous  impairs  ou 
tous  pairs,  donc,  a -p  b>  b -p  c,  c T d,  d -p  a,  sont  des  nombres 
pairs.  Mais  a -p  m -F  b = 15  et  a -p  b est  un  nombre  pair,  doncf 
m est  uu  nombre  impair,  et  il  en  est  de  même  des  nombres 


n,  p,  q. 

Par  suite,  il  faudra  placer,  aux  4 angles  du  rectangle , les 
cartes  correspondant  aux  nombres  pairs  2,  4,  6,8. 

A B La  solution  s’achève  aisément  : 

Si  l’on  place,  par  exemple,  le  2 à l’angle  A, 
on  voit  qu’il  faudra  15 — (2 -F 5),  ou  8,  à 
l’angle  opposé.  A l’angle  B,  on  peut  mettre 
le  4 ou  le  G.  Supposons  que  nous  mettions 
le  4,  il  faudra  6 à l’angle  opposé,  etc. 

Le  problème  admet  8 solutions,  car  on 
pedt  remplacer  a par  un  des  4 chitïres  2,  4, 
G,  8,  et  à chaque  valeur  de  a correspondent 


2 

9 

4 

7 

5 

3 

6 

i 

8 

Fig. 


2 valeurs  de  b. 


VARIÉTÉS 

COMMENT  IL  FAUT  TOUSSER 

C’est  un  grave  journal,  le  Temps,  qui  nous  l’apprend  : 

11  n’y  a pas  d’individus  qui,  atteints  de  toux  chro- 
nique, en  prennent  leur  parti  philosophiquement  et 
toussent  en  sourdine,  ce  qui  est  fort  louable;  d’autres, 
au  contraire,  tout  en  maugréant,  semblent  éprouver 
un  âpre  plaisir  à tousser  avec  violence  et  à grand 
fracas,  ce  qui  est  peu  aimable  envers  leurs  proches  et 
leurs  amis,  et  fort  dommageable  pour  eux-mêmes. 

La  raison  en  est  bien  simple  : ils  déchirent,  ils  en- 
tlamment  leurs  poumons.  C’est  donc  là  un  plaisir 
maladif  qui  leur  coûte  plus  cher  qu’ils  ne  pensent.  Les 
poumons,  en  effet,  sont  formés  d’un  tissu  délicat  et 
spongieux,  qui  parfois  s’irrite  et  s’obstrue  par  l’accu- 
mulation de  mucosités.  Nous  essayons  de  les  en  débar- 
rasser en  toussant.  Or,  il  est  évident  que,  si  nous 
arrachons  violemment  ces  substances  encombrantes, 
nous  endommageons  le  délicat  tissu  pulmonaire. 

Il  faut  donc  s’accoutumer,  s’entraîner  à tousser 
aussi  doucement  que  possible. 


Ont  résolu  le  problème  : Georges  Lutz,  à Strasbourg  ;M.  G., 
à Paris;  Comte  Emmanuel  de  Pinto,  à Ensival  (Belgique); 
Phève,  à Aix-en-Provence  : Luser,  à Montauban;  Martel,  à 
Guéret;  Alfred  de  Kemmeter,  à Gand;  MoREL-FRÉpEL,  à Bon- 
neville (Haute-Savoie)  ; Ciaire  de  Toustain  Paciia;  Van  den 
Auwera,  docteur  en  droit,  à Louvain  (Belgique). 


JEUX  ET  fl]VnJSE|VIEflT 


VERS  a reconstruire 

— Mais,  disait  le  dix-septième  prétendant  au  père  de 
famille,  votre  fille,  elle  boite.  — Oh!  seulement  d’un  pied, 
dit-il. 

ANAGRAMME 

Je  suis,  pour  les  enfants,  la  terreur  en  personne  ; 
Renversez-moi,  je  plais  à celui  qui  raisonne. 

charade 

Mon  premier  sert  à faire  mon  dernier 
Et  les  ciseaux  font  mon  entier. 


Le  Gérant  : Cii.  Guiox. 


7870-99.  — Cobdeil  Imprimerie  Ed.  Crété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


97 


LE  ROSIER  MILLÉNAIRE 


iâjiiii  I 


Le  Rosier  millénaire  dTIildesiieim,  gravure  de  Puyplat 


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L E M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E 


''■ï 


LE  ROSIER  MILLÉNAIRE  D Hl  LD  ES  HE  IM 


Un  rosier  de  mille  ans!  Un  rosier  qui  fleurit  en 
toute  saison  ! N’est-ce  pas  un  rosier  miraculeux, 
un  rosier  de  ballade  allemande  qui  s’épanouit  au 
pays  des  rêves,  loin  du  rocher  sombre  de  la  Lore- 
lei,  du  royaume  du  roi  des  Aulnes,  dans  le  jardin 
enchanté  que  vit  en  songe  Walther  de  Stolzing, 
le  chevalier  poète  de  Nuremberg?  Non,  il  ne 
triomphe  pas  sur  les  rives  que  baignent  les  lacs 
verts  où  voguent  les  cygnes  de  Lohengrin  ou 
dans  les  parterres  du  Walhalla  ! Ce  n’est  pas  un 
rosier  fantôme.  On  le  voit,  on  l’admire  dans  le 
cimetière  Sainte-Anne,  près  du  Dôme,  à Hil- 
desheim.  Il  s’appuie  et  grimpe  contre  le  mur 
extérieur  de  l’abside  d’une  petite  chapelle  go- 
thique qu’entoure  un  cloître  à deùx  galeries 
superposées,  tapissées  de  lierre.  Cà  et  là,  de  nom- 
breuses et  simples  croix  dans  le  cimetière  où  l’on 
n’enterre  plus  désormais.  Depuis  longtemps,  sans 
doute,  les  morts  qui  dorment  là  leur  sommeil 
sans  fin  ne  reçoivent  plus  les  souvenirs  fleuris 
qui  décorent  ailleurs  les  tombes  encore  visitées, 
mais  la  nature  semble  avoir  fait  un  miracle  pour 
réparer  l’oubli  des  hommes.  Qu’importe  que 
ces  roses  ne  vivent  qu’un  matin  si  le  rosier  ne 
meurt  jamais!  Qu'importe  qu’elles  ne  fleuris- 
sent pas  deux  fois,  comme  celles  de  Pæstum,  si 
le  vent  du  soir,  à l’heure  de  l’angélus,  porte  sur 
chaque  pierre  moussue  une  pluie  parfumée  de 
pétales  tourbillonnants.  On  imaginerait  volontiers 
que  le  calme  et  poétique  cimetière  Sainte-Anne 
garde  les  restes  des  nobles  dames  du  temps  jadis 
ou  des  blondes  princesses  lointaines  qui  ont  rêvé 
d’éternelles  fiançailles. 

Ce  rosier  a sa  légende,  ses  lettres  de  noblesse. 
A la  mort  de  Charlemagne,  son  fils,  Louis  l’e  Dé- 
bonnaire, héritier  de  son  trône  et  de  sa  foi,  fit 
élever  à Lise,  dans  le  pays  saxon  où  fut  fondé 
Hildesheinr,  une  église  catholique  qu’il  regarda 
comme  la  première  et  la  principale  de  son  évêché. 
C’était  une  sorte  de  Saint-Jean-de-Latran  germa- 
nique. L’empereur  aimait  à chasser  dans  les 
environs.  Un  jour,  ayant  passé  la  rivière  qui 
s’appelle  la  Leine,  il  arriva  à l’endroit  où  se 


trouve  le  dôme  d’Hildesheim.  Un  beau  et  vigou- 
reux rosier  y ombrageait  une  source  d’eau  vive  ; 
l’endroit  lui  plut;  on  y dressa  sa  tente,  et  son 
chapelain,  après  être  allé  chercher  à Else  les 
reliques  de  la  sainte  Vierge,  y dit  la  messe.  De 
retour  à Else,  lorsque  le  lendemain  le  chapelain 
voulut  célébrer  le  divin  sacrifice,  quelle  ne  fut 
passa  surprise,  en  s’apercevant  qu’il  avait  oublié 
les  reliques.  Il  court  plein  d’anxiété  à la  place 
où  la  Cour  avait  fait  halte;  il  retrouve  le  rosier 
et  les  reliques  qui  y sont  suspendues.  Mais  — 
moins  heureux  que  le  héros  de  Virgile  qui  arrache 
sans  peine  les  rameaux  d’or  — quand  il  étend  la 
main  pour  les  détacher  — ô miracle  ! — les 
reliques  résistent.  Étonné  et  ravi,  il  va  conter  la 
merveille  à l’empereur  qui  se  rend  aussitôt  avec 
une  suite  nombreuse  et  brillante  sur  le  lieu  du 
prodige.  L'empereur,  devant  ce  signe  manifeste 
de  la  toute-puissance  divine,  décide  qu’une  église 
sera  bâtie  à cet  endroit  même.  C’est  la  chapelle 
d'Hildesheim.  A ce  rosier  impérissable  on  don- 
nait un  tuteur  digne  de  lui,  une  église.  C’est  d’un 
joli  symbole! 

Une  poésie  de  1690  parle  du  rosier,  de  sa 
légende,  et  lui  attribue  huit  cents  ans  d’existence. 
Je  ne  sais  si  le  tronc  a vraiment  mille  ans  : des 
trois  branches  principales  la  plus  vieille  remonte 
à 1863,  les  deux  autres  à 1877  et  à 1884.  N’eût-il 
que  trois  cents  ans  — comme  le  suppose  M.  Rœmer 
qui  a publié  un  opuscule  sur  la  question  — il 
serait  très  intéressant  pour  le  botaniste  de  l’étu- 
dier. Dans  une  longue  lettre  écrite  par  M.  Christ 
de  Bâle  qui  est,  paraît-il,  la  première  autorité  de 
notre  temps  sur  les  rosiers,  on  peut  lire  que  les 
roses  produites  par  l’antique  et  vénérable  arbuste 
appartiennent  à l’espèce  que  les  savants  appellent 
rosa  caninae t plus  généralement  rosa Lutetiana, 
la  rose  parisienne.  Il  est  piquant  de  constater 
que  le  rosier  le  plus  célèbre  de  l’Allemagne,  le 
rosier  que  le  fils  de  Charlemagne  crut  tombé  du 
ciel,  donne  des  roses  de  Paris. 

Joseph  GALTIER. 


L’ÉMAIL 


Par  ses  multiples  applications  modernes,  l’émail 
se  classe  parmi  les  produits  dont  les  procédés  de 
fabrication  nous  ont  semblé  dignes  de  trouver 
place  dans  les  colonnes  du  Magasin  Pittoresque. 
Depuis  l'humble  casserole  de  fonte  émaillée 
jusqu’aux  cloisonnés  de  grand  prix,’  en  passant 
par  les  plaques  de  nos  rues,  les  cadrans  de 
montres  ou  la  poterie  courante,  l’émail  est  en  effet 
d’emploi  et  d’utilité  constante. 

Selon  sa  description  savante,  l’émail  est  une 


substance  pulvérulente,  finement  broyée,  vi- 
trifiable  au  feu,  renfermant  divers  oxydes  métal- 
liques destinés  à la  colorer  et  qui  s'incorpore  à 
la  matière,  la  recouvrant  et  la  protégeant  d’un 
décor  de  couleurs  inattaquable  à l’air  ou  à l’eau. 
Les  premières  applications  d’émail  n’eurent  pour 
but  que  cette  préservation  et  l’inventeur  primitif 
cherchait  sans  doute  à garantir  contre  les  émiette- 
ments trop  fréquents  les  récipients  de  terre  qu'il 
confectionnait  à grand’peine,  lorsqu’il  découvrit 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


99 


Les  principes  de  cet  art  dont  nous  possédons 
des  merveilles  au  Louvre  et  à Cluny. 

Art  essentiellement  utile,  l’émaillage  devait 
être  connu  dès  les  pre- 
miers âges  de  l’huma- 
nité et  les  récentes  dé- 
couvertes de  M.  Dieu- 
lafov,  en  Susiane,  nous 
ont  fait  connaître  les 
productions  d’émail  - 
leurs  orientaux  vivant 
huit  siècles  avant  Jésus- 
Christ. 

Plus  près  de  nous, 
mais  bien  éloignés  en- 
core, les  artistes  byzan- 
tins venus  en  Occident 
au  moyen  âge  furent 
longtemps  les  maîtres 
incontestés  de  l’émail 
avec  leurs  trois  écoles 
du  Rhin,  de  la  Meuse 
et  de  la  Vienne.  Ils  gar- 
dèrent cette  suprématie 

squ’au  x°  siècle,  épo- 
que où  apparaissent  les 
premiers  ateliers  de  Li- 
moges. Cette  dernière  Le  broyage 

ville,  [devenue  bientôt 

la  véritable  capitale  de  l’émaillerie  européenne, 
fit  oublier  par  ses  produits  les  produits  similaires 
de  Cologne,  de  Verdun 
et  de  Liège  et,  de  siècle 
en  siècle,  les  artistes 
limousins,  se  succé- 
dant en  dynasties 
célèbres , se  trans- 
mirent les  bonnes 
traditions . Galpais  , 

Léonard  Limosin,  les 
Pénicaud,  les  Rey- 
mond, les  Court,  les 
Courteys,  les  Landin, 
les  Noailhé  portèrent, 
du  xve  au  xixe  siècle, 
leur  art  à son  apogée 
de  richesse  et  de  déli- 
catesse. 

Mais,  de  nos  jours, 

Limoges  a perdu  ses 
maîtres  et  son  anti- 
que renommée  ; ses 
ateliers  d’artistes 
émailleurs  ont  été 
remplacés  par  des 
manufactures  de  por- 
celaine d’un  rapport 
plus  certain  et,  pour  La  aiise 

étudier  aujourd’hui  les  procédés  de  fabrication 
des  émaux,  point  n’est  besoin  d’un  long  voyage. 
A Paris,  où  se  sont  fondés  de  nombreux  ateliers, 


on  peut  aussi  bien  rencontrer  le  fabricant  d’émail- 
lerie  commune  et  l’émailleur  de  bijoux  précieux. 
Les  deux  sortes  d’émaillages  sont  similaires. 

Si  l’émaillage  des  cas- 
seroles exige  une  main- 
d’œuvre  moins  longue 
et  des  procédés  plus 
grossiers,  partantmoins 
coûteux,  les  données 
essentielles  sont  suffi- 
samment semblables 
pour  qu’étudier  l’un 
permette  de  se  faire 
l’idée  de  l’autre.  A choi- 
sir entre  les  deux,  l’é- 
maillage artistique , 
dont  la  manipulation 
est  plus  délicate  et 
d’une  exécution  plus 
variée,  m’a  semblé  pré- 
férable, car  il  permet 
de  montrer,  avec  un 
bien  autre  intérêt,  com- 
ment la  substance  vi- 
trifiable,  en  s’incor- 
porant à la  matière, 
change,  sous  l’action 
des  émaux.  teu,  une  plaque 

de  métal  en  un  tableau 
d’une  puissance  de  ton  incomparable. 

A Paris  l’émail  d’art  se  fabrique  en  appar- 
tement; le  fabricant 
chez  lequel  je  me  suis 
rendu  occupe  le  deu- 
xième étage  d’une 
vieille  maison  et  c’est 
dans  le  salon  trans- 
formé en  salle  de 
vente  que  l’on  est  in- 
troduit tout  d’abord. 
Là,  rangés  dans  des 
vitrines,  ou  classés 
dans  des  tiroirs  à 
fond  de  ouate,  j’a- 
perçois les  produits 
les  plus  divers  de 
l’émaillerie  moderne  : 
tableaux , bonbon- 
nières, boîtes  à pou- 
dre, montres,  vases, 
coupes,  cuillers,  bro- 
ches, épingles,  pom- 
mes de  canne  ou 
de  parapluie,  tire- 
boutons.  Sur  les  éta- 
gères, les  portraits  de 
nos  acteurs  ou  de 
au  lour-  nos  hommes  d’État 

côtoient  les  représentations  plus  décoratives 
de  nos  rois  ou  des  femmes  célèbres  de  l’an- 
cienne France , tandis  que  près  des  vases 


100 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


modern-style,  les  reproductions  des  chefs- 
d'œuvre  de  Cluny  jettent  leur  note  sévère  d’art 
véritable. 

Mais  voici  le  maître  de  la  maison,  M.  Marchand  ; 
il  acquiesce  aimablement  à ma  demande  d’étude 
et  m’emmène  dans  son  atelier  où  il  compose  en 
ce  moment,  à l’aquarelle,  des  modèles  de  grands 
vases  destinés  à l’Exposition  universelle.  Tout  en 
travaillant,  il  me  donne  les  premières  indications 
sur  les  différents  émaux  qui  sont  dits  : cloisonnés, 
champlevés,  mixtes,  translucides  ou  peints. 

Pour  l’émail  cloisonné , l’artiste  dispose  sur  la 
plaque  à émailler  un  fil  d’or  très  mince,  en  sui- 
vant les  lignes  du  dessin,  et  forme,  par  les 
entrelacs  de  ce  fil, 
des  cellules  en  re- 
lief; ces  cellules 
sont  ensuite  rem- 
plies d’émaux  de 
diverses  couleurs  et 
la  plaque  est  mise 
au  four.  La  fusion 
fait  adhérer  les 
émaux  au  fond  de 
métal  et  retient  en 
même  temps  dans 
leur  masse  le  fil 
d’or  qui  les  déli- 
mite. Parla  minutie 
et  la  longueur  du 
travail  préparatoire 
et  par  les  soins  que 
ce  travail  exige, 
l’émaillage  cloison- 
né est  un  des  plus 
délicats  et  des  plus 
coûteux. 

Longue  aussi  est 
la  préparation  des 
champlevés.  Pour 
ceux-ci,  l’artiste, 

après  avoir  tracé  son  dessin  à la  pointe  sur  une 
plaque  de  cuivre  rouge,  enlève  au  burin  soit  le 
champ  de  ce  dessin,  soit  le  fond  autour  de  ce 
dessin,  puis  il  remplit  d’émail  celle  des  parties 
qu’il  a creusée.  Si  le  sujet  est  réservé  en  cuivre 
pour  être  gravé  après  la  cuisson,  le  champlevé 
est  dit  en  réserve ; si  au  contraire  le  sujet  est  en- 
levé pour  recevoir  l’émail  tandis  que  le  fond 
restera  de  cuivre,  le  champlevé  est  dit  en  taille 
d’épargne.  Pour  cette  taille,  l’artiste  conserve 
en  relief,  dans  les  sujets  qu’il  évide,  un  tracé 
à grands  traits  obtenu  par  la  réserve  de  minces 
bandes  de  cuivre  qui  séparent  les  différentes 
teintes  d’émaux  et  jouent  le  rôle  des  fils  d’or 
dans  le  cloisonné.  Lorsque  l’émailleur  n’a  pas 
conservé  ces  petites  bandes,  il  les  remplace  par 
un  fil  d’or  à l’aide  duquel  il  cloisonne  son  dessin 
et  l’émail  est  alors  dit  mixte. 

On  appelle  émaux  translucides  ceux  qui,  dis- 
posés sur  des  plaques  ajourées,  transparaissent 


Le  choix  des  couleurs. 


au  jour  et  donnent  à l’œil  l’impression  de  vitraux 
miniatures,  ou  bien  encore  ceux  qui,  par  une 
autre  application  du  procédé,  sont  placés  sur 
des  plaques  gravées  dont  les  dessins  doivent  appa- 
raître à travers  la  couche  vitrifiée. 

Quant  aux  émaux  peints , ce  sont  ceux  qui,  sans 
cloisons  ni  épargnes,  représentent  avec  leurs  seules 
couleurs  et  leurs  modelés  naturels,  des  tableaux, 
des  portraits,  ou  plus  simplement  des  fleurs  et 
des  ornements.  Moins  complexes  de  fabrication 
que  les  autres  genres  d’émaux,  ils  sont  aussi  d’un 
procédé  plus  facile  à suivre  dans  son  ensemble 
et,  pour  employer  utilement  les  quelques  instants 
dont  il  peut  disposer  en  ma  faveur,  M.  Marchand 

me  propose  d’en 
faire  notre  sujet  d’é- 
tude. 

Avec  lui  je  passe 
à l’atelier  dans  le- 
quel les  émailleurs, 
hommes  et  femmes, 
travaillent  broyant 
les  couleurs,  des- 
sinant, peignant  ou 
dorant.  Le  long  des 
murs,  sur  des  con- 
soles, les  vases,  les- 
boîtes,  les  plaques 
de  cuivre  attendent 
leur  tour  d’émail- 
lage. Au  milieu  de 
la  pièce,  sur  de 
larges  tables  basses, 
de  multiples  godets, 
des  pinceaux  de 
toutes  formes  et  de 
toutes  grandeurs, 
des  spatules  de  fer, 
des  boîtes  de  feuilles 
d’or  et  d’argent  s’é- 
talent en  désordre 
sous  la  main  des  ouvriers  devant  lesquels  de  gros- 
ses boules  de  verre  grossissantes  se  dressent,  leur 
facilitant  la  mise  en  place  des  fines  cloisons  d’or 
ou  la  gravure  des  champlevés.  Mille  petits  objets, 
broches,  épingles,  boîtes  à poudre,  vide-poches, 
s’accumulent  devant  les  émailleurs;  ce  sont  les 
produits  de  fabrication  courante,  véritable  paco- 
tille de  bazar,  que  le  fabricant  considère  lui-même 
comme  d’infimes  travaux,  d’un  rapport  sûr, 
d’une  fabrication  rapide,  mais  d’un  intérêt  très 
secondaire  en  comparaison  des  reproductions  de 
pièces  célèbres  ou  des  sujets  modernes  qui  cons- 
tituent les  pièces  de  luxe. 

C’était  le  type  d’une  de  ces  pièces  de  luxe  que 
je  devais  suivre,  mais  d abord  il  me  fallait  voir  la 
matière  première,  le  cuivre,  matière  de  soutien, 
sur  laquelle  viendra  se  poser  l’émail.  Acheté  en 
lames  chez  le  producteur  spécial,  le  cuivre  est 
découpé  aux  dimensions  voulues;  puis,  lorsqu'il 
s’agil  de  vases,  il  est  livré  aux  tourneurs  repous- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


101 


•seurs  qui  -amènent  la  lame  à la  forme  donnée  à 
S’aide  de  mandrins  et  de  brunissoirs. 

Pour  les  sujets  plats,  on  donne  simplement  à 
la  pièce  l 'emboutie.  Les  tableaux  émaillés  ne  sont 
jamais  en  effet  complètement  plans;  ils  offrent 
une  légère  concavité  qui  s’obtient  sous  la  pres- 
sion répétée  d’un  ciseau  à froid  et  qui  est  des- 
tinée à procurer  au  métal  une  résistance  suffi- 
sante pour  l’empêcher  de  se  déjeter  au  feu. 
Emboutie,  la  plaque  de  cuivre  est  recrouie, 
«c’est-à-dire  passée  à la  flamme  afin  de  brûler 
la  graisse  laissée  à sa  surface  par  les  différents 
maniements  préparatoires,  puis  elle 
est  décapée  dans  un  bain  d’eau  et  de 
vitriol  où  elle  se 
nettoie  de  toute 
oxydation . Enfin 
elle  est  séchée  et 
prête  désor- 
mais à recevoir  les 
émaux . 

Comme  le  cuivre 
les  émaux  sont  tirés 
du  dehors;  ils  se 
composent  de  boro- 
silicates  que  diffé- 
rents oxydes  colo- 
rent et  ce  sont  des 
marchands  de  pro- 
duits chimiques  qui 
fournissent  à l’é- 
mailleur  sa  palette, 
palette  aussi  riche, 
aussi  complète  que 
celle  du  peintre,  et 
qu’il  peut  augmen- 
t er  à volonté  par  de 
savants  mélanges. 

Ils  sont  livrés  sous 
forme  de  petits  cubes  colorés,  simples  cubes  de 
verre,  semble-t-il,  mais  qui  coûtent  cependant 
fort  cher  : trente  francs  le  kilogramme  le  blanc, 
-quatre  cents  francs  le  rouge  à base  d’or  pur.  11  est 
vrai  que  pour  certains  travaux  on  peut  employer 
du  blanc  à trois  francs  et  du  rouge  à quinze  francs, 
mais  celui-ci  est  à base  de  cuivre  et  n’a  ni  l’éclat 
ni  la  richesse  de  l’autre. 

Des  tiroirs  où  ils  sont  classés,  les  émaux  sont 
tirés  au  fur  et  à mesure  des  besoins  et  livrés  aux 
apprentis  qui  les  brisent  dans  des  mortiers  en 
agate  à l’aide  de  molettes  également  en  agate 
et  de  maillets  de  bois.  Une  fois  réduits  en  poudre, 
ils  sont  versés  dans  des  mortiers  de  porcelaine, 
mélangés  avec  de  l’eau  et  malaxés  longuement; 
la  pâte  qu’ils  forment  est  purifiée  par  quelques 
gouttes  d’eau-forte  jetées  dans  le  mortier,  puis, 
après  un  lavage  à grande  eau,  elle  est  prête  pour 
l’emploi  du  moment. 

Mais  l’émail  coloré  ne  se  pose  pas  directement 
sur  le  cuivre,  qui  reçoit  une  première  couche, 
sorte  de  fondant  incolore.  Devant  l’ouvrière  qui, 


à l’aide  d’une  spatule  de  fer,  étend  la  pâte  semi- 
fluide  et  l’unit  tout  en  épongeant  l’eau  qui  s’en 
échappe,  mon  professeur  m’explique  que  chez  les 
émailleurs  à la  grosse,  émailleurs  de  casseroles 
ou  autres,  cette  première  opération  se  fait  au 
moyen  d’un  tamis  rempli  d’émail  en  poudre;  on 
le  secoue  simplement  sur  la  surface  à émailler, 
préalablement  garnie  d’une  couche  de  gomme,  et 
mise  ensuite  au  four  par  quantités. 

Mais  les  émaux  artistiques  exigent  plus  de 
soins  et  je  peux  m’en  convaincre  lorsque,  péné- 
trantdans  la  cuisine  de  l’appartement  transformée 


Les  émailleurs  au  travail. 

en  laboratoire  de  chimie,  j’assiste  à V enfour- 
nement. 

Simplement  disposé  contre  l’un  des  murs,  le 
four,  du  genre  dit  moufle  ouverte,  éclaire  fantas- 
magoriquement la  pièce,  dessinant  sur  les  murs 
les  ombres  gigantesques  de  petits  vases  aux 
formes  délicates.  Cependant  la  plaque,  sur  la- 
quelle je  viens  de  voir  étendre  la  première  couche 
d’émail,  est  posée  sur  une  mince  rondelle  de 
terre  réfractaire,  percée  de  trous  et  badigeonnée 
d’ocre  rouge  afin  d’empêcher,  à la  fusion,  l’adhé- 
rence de  l’émail  ; puis,  saisie  à l’aide  de  longues 
pinces,  la  rondelle  va  porter  au  milieu  du  foyer 
la  plaque  de  cuivre  qui  s’irradie  instantanément' 
en  des  fulgurances  aveuglantes  ; une  minute  et 
demie,  deux  minutes  au  plus  suffisent  et  l’émail 
est  vitrifié.  Alors  sorti  du  four,  il  s’éteint  sur  une 
table  en  des  pâleurs  roses  d’une  harmonie  délicate 
et  changeante  jusqu’à  ce  que,  complètement  re- 
froidi, il  apparaisse  recouvrant  le  métal  d’une 
couche  incolore,  tel  un  verre  de  vitre. 

Sur  ce  premier  émaillage  le  dessinateur  trace, 


102 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


au  crayon  d’abord,  au  pinceau  ensuite,  les  con- 
tours exacts  du  motif  à reproduire.  Ce  dessin  ser- 
vira de  guide  au  deuxième  émailleur  qui  met  les 
fonds,  à l’ouvrier  qui  dispose  les  paillons , au 
peintre  qui  modèle  la  figure  et  la  termine.  Chaque 
couche  de  couleur  passe  au  feu  avant  d’être  re- 
couverte par  la  suivante  et  quinze,  dix-huit  fois, 
la  même  pièce  devra  quitter  la  main  des  ouvriers 
ou  des  artistes  pour  revenir  au  principal  ouvrier 
uniquement  chargé  de  la  cuisson.  Cette  opération, 
toute  de  tact  et  d’habitude,  est  le  véritable  point 
d’échec  de  l’émaillage  et  l’on  comprendra  le  soin 
qui  doit  être  apporté  à sa  surveillance  lorsqu’on 
saura  que  chaque  enfournée,  sauf  la  première 
plus  longue,  doit  durer  de  une  demi-minute  à 
une  minute,  quatre  minutes  au  plus  pour  les  très 
grandes  pièces.  Une  seconde  de  trop  peut  suffire 
à perdre  pour  deux  cenls  francs  d’ouvrage. 

Mais  voici  que,  sur  la  surface  du  sujet  à repro- 
duire, un  jeune  élève  dispose  les  paillons  qu’il 
découpe  à mesure  dans  des  feuilles  d’or  fin,  d’ar- 
gent ou  de  platine.  Les  paillons  sont  destinés  à 
servir  de  dessous  à certains  émaux  auxquels  ils 
doivent  donner  ces refletsmétalliques  qui  étonnent 
par  leur  éclat  profond  et  mystérieux.  Collés  aux 
endroits  voulus  à l’aide  de  gomme  adragante,  ils 
rehausseront  en  transparence  les  verts,  les  bleus, 
les  rouges  et  les  jaunes.  Et  l’habileté  consiste  à 
varier  les  paillons  selon  l’effet  désiré;  c’est  ainsi 
que,  pour  obtenir  un  rouge  vif,  on  mettra  sous 
l’émail  rouge  un  paillon  d’or,  tandis  que,  étendu 
surun  paillon  de  platine,  le  même  rouge  donnera 
une  coloration  rose. 

Passés  au  feu,  saisis  et  retenus  dans  la  première 
couche  d’émail  incolore,  les  paillons  reçoivent 
les  différentes  couleurs  que  comporte  le  modèle. 
Au  moyen  de  fines  spatules,  la  pâte  colorée, 
préalablement  mélangée  d’eau  dans  des  godets, 
est  disposée  suivant  le  dessin  ; elle  forme  des 
épaisseurs,  des  reliefs  inégaux  que  la  cuisson 
suivante  va  faire  disparaître.  Et  les  couches 
d’émail  et  les'cuissons  se  succèdent  sans  règles 
fixes  au  gré  de  l’ouvrier  qui  seul  est  laissé 
maître  de  son  travail. 

Cependant  la  pièce  prend  corps  et  se  dessine; 
elle  est  arrivée  à un  point  d’exécution  suffisant 
pour  qu’il  soit  possible  d’apercevoir  sur  la  surface 
brillante  du  cuivre,  les  étoffes  aux  chaudes  har- 
monies et  les  fonds  qui  les  enveloppent,  et  seules 
maintenant  les  chairs  apparaissent  sans  couleurs 
ni  modelés.  Elles  sont  réservées  à l’artiste  chargé 
de  finir  le  sujet. 

Le  travail  des  artistes  s’exécute  à l’aide  de 
couleurs  toutes  préparées,  broyées  plus  fines  que 
celles  destinées  aux  premiers  émaillages  et  dé- 
layées, non  plus  â l’eau  mais  à l’essence.  Pour 
exécuter  les  chairs  on  n’emploie  que  du  blanc 
et  seulement  après  l’achèvement  des  modelés,  on 
donne,  avec  une  teinte  rose  générale,  le  ton  des 
carnations. 

L’artiste  étend  ses  couleurs,  non  plus  avec  une 


spatule  comme  les  ouvriers,  mais  au  pinceau  ou 
avec  une  fine  pointe  de  cuivre.  Il  pose  des  gouttes 
de  pâte  aux  parties  les  plus  lumineuses  et  les  étale 
en  les  dégradant  par  couches  de  plus  en  plus  lé- 
gères, sur  les  parties  d’ombre  et  de  demi-teintes, 
et  c’est  en  laissant  plus  ou  moins  transparaître  le 
fond  sombre  du  cuivre  qu’il  obtient  les  modelés. 
Il  peut  reprendre  et  retoucher  à sa  guise  car 
chaque  application  d’émail  nouveau  se  mêlera  si 
bien,  sous  l’action  du  feu,  à celle  qui  la  précède 
que  l’œil  ne  peut  voir,  sur  la  pièce  achevée,  qu’un 
seul  modelé,  fait  de  douceur  et  de  délicatesse,  là 
où  dix,  douze  couches  de  couleurs  se  sont  quel- 
quefois superposées. 

Les  artistes  exécutent  le  travail  chez  eux.  Ce 
sont  généralement  d’anciens  peintres  sur  porce- 
laine tentés  par  les  gains  meilleurs  de  l’émail- 
lerie;  certains,  les  habiles,  gagnent  plus  de  vingt- 
cinq  francs  par  jour,  et  sans  courir  aucun  aléa, 
car  les  risques  de  cuisson  restent  tout  entiers  au 
fabricant  chez  lequel,  à chaque  nouvelle  couche 
de  peinture,  l’artiste  doit  rapporter  son  travail 
pour  le  cuire. 

Et  devant  le  renouvellement  incessant  des 
mêmes  opérations,  sans  parler  des  ornements 
d’or,  dont  certains  sujets  s’encadrent,  entrelacs 
compliqués  confiés  aux  mains  expérimentées  du 
décorateur,  je  ne  m’étonnais  pas  d’apprendre 
qu’un  tableau  d’une  certaine  importance  reste 
quelquefois  trois  semaines  en  cours  de  fabrication, 
huit  j ours  au  minimum . Cette  longueur  du  travail, 
jointe  à la  cherté  des  matières  premières,  fait  de 
certains  émaux  des  objets  de  prix  relativement 
élevé  et  j’apprends  que  tel  petit  vase  coûte  quatre- 
vingts  francs,  tel  plat  deux  cents,  tel  tableau 
mille.  Ces  prix  s’entendent  pour  les  sujets  de 
luxe;  l’émail  commercial  se  fait  vite,  à bon  mar- 
ché, et  pour  vingt  francs  le  vase,  trois  francs 
l’épingle,  on  peut  posséder  un  spécimen  du  travail 
de  nos  émailleurs. 

Mais  si  les  émaux  sont  devenus,  pour  certains 
modèles,  d’un  usage  courant  et  d'une  fabrication 
moins  savante  qu’autrefois  ; si,  tombés  au  rang 
d’objets  utilitaires,  ils  n’ont  plus  ce  caractère  de 
rareté  précieuse  qu’ils  empruntaient  à l’habileté 
d’artistes  qui,  de  père  en  fils,  se  transmettaient 
des  procédés  jalousement  gardés  secrets,  il  est  du 
moins  intéressant  de  constater  que  la  tradition  de 
bien  faire  s’est  fidèlement  conservée  chez  nos 
émailleurs  parisiens.  Continuateurs  d'un  art  diffi- 
cile, qu’ils  améliorent  et  qu’ils  perfectionnent,  ils 
s’efforcent  de  sauvegarder  leur  art  tout  en  conci- 
liant la  cherté  croissante  de  la  main-d’œuvre  avec 
les  nécessités  modernes  de  fabrication  à bon  mar- 
ché. 

Pierre  CALMETTES. 


Ce  qui  manque  surtout  aux  hommes  de  notre  temps,  c'est  la 
fermeté  de  conduite  que  donne  la  confiance  dans  la  vérité.  Nous 
ne  voyons  devant  nous  ni  les  énergiques  convictions. qui  aut- 
niaient  saint  Paul  et  scs  amis,  ni  les  guides  que  nous  aurions  à 
suivre  pour  ramener  au  vrai  la  nation  égarée.  — Le  Play. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


103 


GEORGE  SAWD  A MAJORQUE 


« Quand  la  vue  des  boues  et  des  brouillards  de 
Paris  me  jette  dans  le  spleen,  écrivait  George 
Sand,  je  ferme  les  yeux,  et  je  revois  comme  dans 
un  rêve  la  montagne  verdoyante  de  Valldemosa, 
ses  roches  fauves  et  un  palmier  solitaire  perdu 
dans  un  ciel  rose.  » 

Pourtant,  le  grand  écrivain,  après  avoir  séjourné 


l.a  chartreuse 

à Valldemosa  durant  deux  mois  d'un  hiver  excep- 
tionnellement rigoureux  pour  la  contrée,  et  dans 
des  conditions  d’existence  matérielle  assez  pré- 
caires, s’était  enfui  sans  attendre  la  venue  des 
beaux  jours.  Quels  souvenirs  aurait-il  donc  gardés 
du  printemps  ! 

Car  le  premier  printemps  à Majorque,  — l’hiver 
encore  en  nos  climats,  — est  vraiment  enchan- 
teur : les  orangers  et  les  citronniers  sont  tout 
scintillants  de  pourpre  et  d’or;  l’amandier  mêle 
ses  fleurs  neigeuses,  poudrées  de  rose,  aux  ra- 
meaux de  l’olivier  pailleté  d’argent  et  aux  dômes 
bronzés  de  l’yeuse  classique. 

Mais  à Valldemosa  surtout,  entouré  de  pentes 
et  creusé  de  gorges  où  courent  les  eaux  vives,  le 
renouveau  prend  un  éclatetune  fraîcheur  incom- 
parables. 

ha  petite  ville  est  étagée  sur  le  rebord  d’une 
conque  d’une  prodigieuse  fertilité,  ses  innombra- 


bles jardins  en  terrasse,  où  se  balancent  çà  et  là 
des  palmes  légères,  lui  font  une  ceinture  fleurie. 

Valldemosa,  s’ouvrant  en  éventail  sur  l’espace, 
voit  de  toutes  parts  au  loin,  à travers  une  échan- 
crure rocheuse,  la  plaine  et  la  mer  étalées. 

Vers  l’ouest,  du  côté  opposé  à la  plaine,  c’est 
la  mer  encore  entrevue  par  endroits  et  dont  la 


rumeur  monte  jusqu’à  la  ville  par  les  jours  de 
tourmente,  tandis  qu’au  nord  les  maisons  s’ados- 
sent à la  montagne  couverte  de  forêts  sauvages. 
Aux  cimes  de  la  sierra  les  falaises,  tour  à tour 
rougeâtres,  grises  ou  ambrées,  sont  déchirées 
par  des  ravines  que  sillonnent  des  ombres,  cise- 
lures de  saphir  dans  un  éblouissement  de  soleil. 

Valldemosa  est  dominé  par  la  tour  crénelée  du 
manoir  de  Son  Gual,  naguère  propriété  du  comte 
de  Saint-Simon,  descendant  de  notre  célèbre  his- 
torien, et  appartenant  aujourd’hui  à Son  Altesse 
Impériale  l’archiduc  Louis  Salvator,  et  par  le 
clocher  de  sa  chartreuse  dont  le  style  douteux 
fait  cependant  le  plus  gracieux  effet.  11  s’élève 
mince,  élancé,  à la  manière  d’un  minaret,  qu’il 
rappelle  par  sa  vague  blancheur  et  par  l’encorbel- 
lement  qui  court  au-dessous  de  sa  toiture  aiguë, 
en  faïence  vernissée  couleur  d’émeraude. 

Aucun  souvenir  personnel  de  George  Sand  n’est 


r 


de  Valldemosa. 


104 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


resté  dans  la  chartreuse  où  elle  passa  deux  mois 
d’hiver.  A Valldemosa  on  ne  sait  pas  au  juste 
quelle  cellule  elle  occupa.  Cependant,  à force  de 
recherches,  j’ai  découvert  un  vieux  ménétrier  qui 
court  les  fêtes  sonnant  le  boléro,  la  jota  et  le 
fandango  avec  accompagnement  de  guitares.  Il  se 
souvient  bien  de  Chopin  qui  se  plaisait  à lui  faire 
jouer  des  airs  populaires,  de  Mme  Sand  et  de 
ses  enfants.  Et  c’est  tout.  Il  est  surtout  intéres- 
sant ici  ne  revoir  les  lieux  qui  inspirèrent  le  téné- 
breux Spiridion,  dictèrent  en  si  belles  pages 
descriptives  Un  Hiver  à Majorque , et  il  est 


Oliver  y Ramis,  auquel  elle  fut  donnée  par  fray 
Mariano  Cortès,  celui  justement  dont  parle 
George  Sand,  en  a conservé  avec  un  soin  pieux, 
et  on  pourrait  dire  avec  un  scrupule  d’artiste,  la 
décoration  et  les  ustensiles.  Les  vieux  bocaux 
ventrus,  les  boîtes  décorées  de  peintures  étranges, 
les  vases  aux  ornements  singuliers  portant,  en 
caractères  gothiques,  les  noms  des  produits  qu'ils 
contenaient,  s’alignent,  toujours  sur  les  rayons, 
au  long  des  murs.  Don  Esteva  pèse  les  médica- 
ments avec  les  poids  de  jadis,  il  triture  avec  le 
pilon  dans  le  mortier  de  bronze  du  vieux  moine. 


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Un  autographe  de  Chopin. 


triste  de  songer  à cet  oubli  si  prompt  du  séjour 
d’un  tel  écrivain. 

Le  vent  souffle  toujours  dans  l’interminable 
galerie  qui  accompagne  les  cellules;  par  les  vents 
d’hiver  il  élève  encore  les  sanglots  et  la  voix  la- 
mentable qu’entendait  George  Sand. 

Le  décret  de  Mendizabal  qui  chassait  les 
moines  n’a  pas  été  rapporté,  la  chartreuse  est 
abandonnée.  L’été  seulement,  comme  du  temps  de 
notre  écrivain,  les  cellules  sont  occupées  par  des 
habitants  de  Palma  fuyant  la  chaleur  étouffante 
de  la  capitale.  Les  chapelles  qui  décoraient  les 
cellules  n’existent  plus,  certains  corps  du  bâti- 
ment ont  été  démolis,  mais  la  pharmacie  des  char 
treux  est  demeurée  intacte.  Il  n’y  manque  que  le 
moine  qui  l’administrait  et  qui  s’enfermait  dans 
sa  cellule  pour  reprendre  la  robe  jadis  blanche  et 
réciter  tout  seul  ses  offices  en  grande  tenue. 
« Quand  on  sonnait  à sa  porte,  dit  George  Sand, 
on  le  voyait  jeter  à la  hâte  son  froc  sous  son  lit, 
et  apparaître  en  culotte  noire,  en  bas  et  en  petite 
veste,  absolument  dans  le  costume  des  opérateurs 
que  Molière  faisait  danser  en  ballet  dans  ses  inter- 
mèdes. » 

Don  Esteva  y Oliver,  propriétaire  actuel  de  la 
pharmacie  qu’il  tient  de  son  oncle  fray  Gabriel 


Magnifique  mortier,  d’une  admirable  patine,  por- 
tant l’écusson  de  la  chartreuse  : une  couronne  et 
un  cœur.  Une  inscription  gothique  ornementale 
dit  en  langue  majorquine  que  je  traduis:  « J’ap- 
partiens au  couvent  de  Jésus  Nazaréen  — char- 
treuse de  Mallorca,  1782  ; — Marti  Cardell  (fon- 
deur). 

Un  tableau  représentant  saint  Côme  et  saint 
Damien  domine  toujours  le  comptoir.  Un  car- 
touche qui  le  surmonte  assure  quatre-vingts  jours 
d’indulgence  à ceux  qui  diront  un  Pater  et  un 
A ve  Maria  devant  lui.  J’ai  entendu  maintes  fois 
des  clients  saluer  par  Ave  Maria  purissima  leur 
entrée  dans  la  pharmacie  et  finir  ensuite  la  prière 
en  marmottant.  Ainsi,  du  temps  des  chartreux, 
les  clients  gagnaient  des  indulgences  en  atten- 
dant la  préparation  des  médicaments. 

Don  Esteva  cultive  toujours,  dans  le  petit  jardin 
qui  précède  l’entrée,  les  plantes  médicinales  des 
chartreux  dont,  comme  eux,  il  sait  extraire  et 
combiner  les  poisons. 

Don  Esteva  a un  véritable  culte  pour  Majorque  ; 
tout  ce  qui  se  rattache  à son  passé  l’intéresse.  11  a 
réuni  quelques  portraits  de  George  Sand  qu’il  se 
plaît  à montrer. 

J’ai  retrouvé  à Palma  la  grande  chaise  gothique 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


105 


qui  orna  la  cellule  de  George  Sand.  L’écrivain 
ignorait  que  ce  meuble  avait  appartenu  au  roi 
Martin  d’Aragon,  dont  le  châteauavait  été  englobé 
•dans  les  constructions  des  chartreux.  « Le  sacris- 
tain, dit  George  Sand,  avait  consenti  à transporter 
chez  nous  une  grande  belle  chaise  go  tli  i que  sculptée 
en  chêne,  que  les  rats  et  les  vers  ron- 
geaient dans  l’ancienne  chapelle  des 
chartreux,  et  dont  le  coffre  nous  servait 
de  bibliothèque,  en  même  temps 
•que  ses  découpures  légères  et 
ses  aiguilles  effilées,  projetant 
sur  la  muraille,  au  reflet  de  la 
lampe  du  soir,  l’ombre 
■de  sa  riche  dentelle  noire 
•et  de  ses  clochetons 
agrandis,  rendaient 
à la  cellule  tout 
sou  caractère  anti- 
que et  monacal.  » 

A Palma  je  me 
suis  également 
trouvé  en  relations 
amicales  avec  un 
admirateur  de 
George  Sand , M . Er- 
nest Canut,  dont  le 
père  fut  le  banquier 
de  l’illustre  écri- 
vain. M.  Ernest  Ca- 
nut, que  George 
Sand  faisait  sauter 
sur  ses  genoux  à 
cette  époque,  con- 
serve religieuse- 
ment en  son  salon 
le  piano  de  Chopin 
qui  fut  cause  de 
tant  d’ennuis  pour 
les  voyageurs,  et 
un  autographe  du 
musicien  qu’il  a 
bien  voulu  me  com- 
muniquer. 

En  lisant  dans  le  « journal  » de  madame  Canut 
mère,  écrit,  je  crois,  en  l’année  qui  suivit  le 
•départ  des  voyageurs,  ses  impressions  si  sin- 
cères en  leur  naïveté  sur  George  Sand  à Major- 
que, on  est  transporté  à cette  époque  et  on  vit  en 
quelque  sorte  dans  le  voisinage  immédiat  de 
Mme  Sand. 

M.  Canut  a bien  voulu  me  laisser  prendre  des 
extraits  du  journal  de  sa  mère.  Nous  allons  donc 
remonter  à l’année  1838  et  écouter  Mme  Canut: 

« Mme  Pudevant  arriva  à Palma,  portant  pour 
la  maison  une  lettre  de  recommandation  et  de 
crédit  illimité. 

« Qui  était-elle  ? — Que  venait  faire  dans  l’îleune 
lemme  accompagnée  d’un  musicien,  disait-on,  de 
deux  entants  et  d’une  femme  de  chambre? 

« On  fut  aux  informations  et  on  n’eut pasdepeine 


à découvrir  que  cette  femme  faisait  des  livres  ! 
mais,  horreur  ! elle  les  signait  d’un  nom  d’homme  : 
George  Sand  1 et  sa  fillette  portait  une  blouse  de 
garçon,  taillée  dans  le  velours. 

« Onassurait  que D.  Juan Burgues  Zaforteza,  dont 
l’esprit  était  ouvert  à toutes  les  nouveautés,  pos- 
sédait un  spécimen  de  ses  œu- 
vres : c’était  Lilia.  Tout  le 
monde  voulut  lire  l’ouvrage  : 
on  le  trouva  romanesque,  in- 
compréhensible ; bref, 
l’auteur  admirable  fut 
aussitôt  jugé  sévèrement 
par  des  ignorants. 

« Nos  aristarques  se 
croyaient  pourtant  excel- 
lents juges,  car  l’inau- 
guration récente  d’un 
service  à vapeur  com- 
mençait à les 
mettre  en  con- 
tact avec  le 
continent  et 
leur  portait  les 
journaux  de  la 
semaine.  Cela 
suffisait  pour 
permettre  de 
critiquer  en  con- 
naissance de  cause. 
Aussi  personne  ne 
pensa  à choyer  la 
femme  célèbre  qui 
dut  s’en  tenir  à nos 
visites  et  à celles 
du  consul  M.  Flury- 
Ilérard  et  de  M.  de 
Cardona. 

» Les  dames  sur- 
tout la  fuyaient 
comme  la  peste. 

><  Obligée  de  se 
loger  en  ville,  en 
face  de  Vhuerto 
del  reij , au-dessus  d’un  tonnelier,  elle  ne  tarda 
pas  à se  convaincre  que  le  bruit  des  marteaux  ne 
lui  permettrait  aucun  travail;  elle  s’empressa  de 
se  retirer,  avec  les  siens,  à Son  Vent , pittoresque 
petite  maison  de  campagne  des  environs. 

« Palma  n’avait  à cette  époque  aucun  hôtel  con- 
venable. 

« Mme  Sand  était  une  très  belle  personne,  à phy- 
sionomie attrayante  animée  par  de  superbes  yeux 
noirs.  Ses  cheveux  splendides  formaient  deux 
grosses  tresses  sur  son  front  et  allaient  rejoindre 
sur  la  nuque  le  reste  de  sa  chevelure  coquette- 
ment relevée  par  un  mignon  poignard  d’argent. 
Sa  toilette  sévère,  mais  admirablement  portée,  était 
toujours  noire  ou  de  nuance  foncée.  Un  ruban  de 
velours  entourant  son  cou  supportait  une  croix 
de  très  gros  brillants  : à une  chaîne  enroulée  à 


Le  vieux  ménétrier. 


106 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


son  bras  était  suspendue  une  énorme  quantité  de 
bagues  : des  souvenirs,  sans  doute. 

« Son  fils  Maurice,  âgé  de  quinze  à seize  ansTétait 
svelte  et  délicat,  parlait  peu  et  passait  tout  son 
temps  à dessiner  sur  de  petits  albums,  dont  il  ne 
se  séparait  pas,  tout  ce  qui  le  frappait. 

Sa  petite-fille  Solange  était  au  contraire  une 
robuste  rougeaude  pleine  de  vie  et  de  santé,  avide 
de  mouvement  et  de  tapage.  Avec  sa  peti  te  blouse, 
son  pantalon  de  drap  et  son  chapeau  de  feutre,  on 
l’eût  prise  pour  un  garçon,  sans  ses  longs  et  beaux 
cheveux  descendant  jusqu’à  la  ceinture. 

« Quant  au  musicien  qui  les  accompagnait,  c’était 
Chopin,  le  poète  du  piano,  dont  les  œuvres  éter- 
nellement jeunes  font  école.  Il  était  très  souffrant 
et  venait  sous  nos  climats  pour  y rétablir  sa 
santé. 

« Il  nous  futimpossible  d’obtenir  de  la  douane 
l’entrée  en  ville  du  pianino  pris  par  le  maître 
chez  Pleyel.  On  dut  le  transporter  en  contrebande 
à Son  Vent. 

« Après  quelques  semaines  de  résidence  dans  cette 
nouvelle  demeure,  le  bruit  courut  que  Chopin 
était  malade  de  la  poitrine,  et  cette  maladie,  qui 
cause  à Majorque  une  horreur  telle  qu’on  refuse 
d’habiter  les  maisons  ayant  donné  refuge  à ses 
pauvres  victimes,  dut  faire  déguerpir  nos  voya- 
geurs. 

« Le  propriétaire  de  Son  Vent  signifia  brusque- 
ment à George  Sand  de  partir  immédiatement  de 
sa  villa  : sous  la  menace  de  frais  énormes  qu’elle 
voulut  éviter  et  folle  de  désespoir,  ne  sachant 
d’autre  part  où  se  caser,  elle  se  trouva  fort  heu- 
reuse d'accepter,  grâce  à l’obligeance  de  ceux  que 
nous  intéressions  à son  sort,  une  des  cellules  du 
couvent  de  Valldemosa,  où  elle  s’empressa  de  se 
réfugier. 

« C’est  là  qu’elle  passa  l’hiver  de  1 838-39  et  qu’elle 
écrivit  Spiridion  : elle  nous  l’envoyait  en  petits 

É 


cahiers  manuscrits  que  nous 
adressions  à la  Revue  des 
Deux  Mondes,  où  la  nouvelle 
était  publiée  par  livraisons. 

« Plus  tard  elle 
Hi  ver  à Majorque 
elle  admire 
pays,  mais  où 
un  peu  trop  ses  h 
réception  qu’elle 
la  faire  pardon 
ne  reçut  en 
égards  que  de 
et  du  consul  de 
M.  Flury-Hérard, 
elle  descendait 
venait  en  ville.  E 
a témoigné  sa  re 
connaissance 
mon  égard  en  con 
signant  dans 
ouvrage  que  je  lu 
cédai  de  la  plume 
d’édredon,  introu 
vable  à Palma 
pour  le  coussin  de  Le  trône  duroiMartin  d Aragon. 
son  malade. 

« Mme  Sand  n’étant  epie  rarement  en  ville,  j’eus 
en  réalité  fort  peu  d’occasions  de  l’admirer  et, 
quoique  extrêmement  bonne  et  sachant  se  mettre  à 
laportée  des  plus  humbles,  ellem’en  imposaittelle- 
ment,  je  me  sentais  si  inférieure  vis-à-vis  d’elle  que 
je  n’eus  jamais  la  hardiesse  de  lui  demander  une 
pensée  pour  mon  album.  Elle  me  l’eût  certaine- 
ment accordée  de  bonne  grâce.  Il  ne  me  manqua 
qu’un  peu  moins  de  timidité  et  quelques  années 
de  plus. 

<<  Elle  n’apparut  qu’une  fois  au  théâtre  dans  la 
loge  que  je  partageais  avec  M.  Flury.  Elle  y fut 
fort  lorgnée.  Le  consul,  célibataire, 
bien  qu’abonné  à un  fauteuil  d’or- 
chestre, avait  tenu  à conserver  la 
moitié  de  notre  loge  commune  afin 
d’y  recevoir  les  officiers  des  navires 
de  guerre  nous  visitant  sans  cesse 
en  raison  de  la  conquête  récente 
de  l’Algérie. 

<(  11  leur  offrait  le  plaisir  du  spec- 
tacle et  se  disait  très  heureux  lorsque 
je  me  faisais  accompagner  par  quel- 
que gentille  demoiselle  avec  qui  nos 
hôtesse  mettaient  en  train  de  ba- 
ragouiner l’espagnol. 

« Après  avoir  passé  dans  les  mon- 
tagnes de  Valldemosa  cet  hiver  pen- 
dant lequel  la  maladie  de  C.hopin 
ne  fit  qu’empirer,  le  départ  de 
George  Sand  fut  décidé  et  la  petite 
famille  rentra  en  ville.  Nous  fûmes 
la  veille  de  l’embarquement  chez 
Flury-Hérard  où  elle  était  descen- 


Un  coin  de  la  pharmacie  des  Chartreux. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


107 


due.  J’y  fus  témoin  du  désespoir  de  Mme  Dude- 
vant  au  sujet  du  piano  de  son  compagnon  qu’elle 
se  voyait  condamnée  à trimballer  de  ville  en  ville 
jusqu’à  la  résidence  problématique  où  son  «mou- 
rant » pourrait  s’arrêter. 

« Faites-le-moi  vendre  » disait-elle  à mon 
mari.  « 11  est  neuf.  Il  n’a  pas  encore  été  payé  à 
« Pleyel.  C’est  un  maître  qui  l’a  choisi,  vous  le 
« voyez,  et  je  le  déclare  excellent...  » 

« Mais  que  pouvaient  valoir  ces  considérations  ? 
Un  poitrinaire  en  avait  joué  : personne  ne  vou- 
lait s’exposer  à mourir  dans  l’année. 

« Que  voulez-vous,  madame  »,  répondait  mon 
mari;  « j'ai  fait  ce  que  j’ai  pu;  je  l’ai  offert  à 
« la  comtesse  d’Ayamans  qui  a trois  filles.  Elle  a 
« refusé  en  jetant  de  hauts  cris.  Mme  Gradoli,  qui 
« en  a deux,  a poussé  les  mêmes  exclamations.  Je 
« n’ose  plus  en  parler  à personne  : au  premier 
« mot  tout  le  monde  fuit.  » 

« Nous  dûmes  laisser  la  pauvre  femme  sous  cette 
fâcheuse  impression  : mais  en  rentrant  chez 
nous,  mon  mari  s’arrêta  brusquement  et  me  dit 
comme  à brûle-pourpoint  : « Le  veux-tu,  ce 
« piano?  » 

« J’avais  alors  à la  maison  le  piano  de  Pape  qui 
m’avait  été  cédé  par  M.  Renard,  consul  prédé- 
cesseur de  M.  Flury.  Il  était  sans  contredit  le 
meilleur  de  Palma.  Je  demandai  à réfléchir  jus- 
qu’au lendemain. 

« A peine  levée,  je  me  rendis  chez  Mme  Gradoli 
que  nous  savions  à la  recherche  d’un  instrument 
pour  les  deux  fillettes  dont  j’ai  parlé,  et  lui  fis 
l’offre  à' un  piano. 

« Je  n’en  veux  pas  »,  s’écria-t-elle  avec  horreur. 
« Votre  mari  m’en  a déjà  parlé.  Il  a appartenu  à 
« un  poitrinaire;  je  n’ai  pas  envie  de  perdre  mes 
« enfants. 

« — Doucement,  répondis-je.  J’ai  résolu  de  gar- 
« der  pour  mon  usage  le  pianoréprouvé  et  je  viens 
« vous  proposer  de  vous  céder  le  mien,  celui  que 
« vous  connaissez  et  que  vous  désiriez  déjà  lors  de 
« la  vente  Renard.  Vous  en  savez  le  prix  : je  ne 
« demande  qu’à  conclure  au  plus  vite,  Mme  Sand 
« devant  partir  ce  soir  même  (1). 

« — C’est  fait  »,  dit  MmeGradoli,  et  je  m’enfuis, 
tout  heureuse  de  tirer  notre  voyageuse  de  son  mau- 
vais pas.  Le  piano  Pape  sortit  de  la  maison  pour 
y être  remplacé  par  le  Pleyel  de  Chopin,  introduit 
en  ville  comme  venant  de  Rarcelone,  après  de 
longues  démarches  et  moyennant  de  forts  pour- 
boires à messieurs  les  douaniers.  Nous  soignons 
comme  une  précieuse  relique  cet  instrument  qu’on 
nous  envie  et  qui  fait  aujourd’hui  bien  desjaloux. 

« Mme  Sand,  au  comble  du  bonheur  de  se  voir 
délivrée  de  sa  grande  caisse,  partit  en  nous  acca- 
blant de  ses  remerciements. 

« Parfaitement  aimable  pour  tous,  elle  se  fit  un 
devoir  de  rendre  scrupuleusement  les  visites.  Je 
la  vois  encore  assise,  au  salon,  dans  le  petit  fau- 

(I)  13  janvier  1 839,  d’après  notre  « copie  de  lettres  «.'(Note 
de  M.  Canut.) 


teuil  gondole  auquel  nous  avons  donné  son  nom, 
les  pieds  sur  les  chenets  de  la  cheminée  qu’elle 
se  réjouissait  de  retrouver  après  un  hiver  passé 
devant  les  « braseros  ». 

«Je  lui  dois  de  déclarer  qu’elle  ne  fumait  jamais 
en  public  et  qu’elle  gardait  ses  cigarettes  pour 
son  intérieur.  A ce  sujet  elle  ne  se  gênait  nulle- 
ment devant  nous  et  je  lui  en  savais  gré  ; mais  je 
ne  pouvais  le  dire  à personne  sans  qu’on  lui  en 
fit  aussitôt  un  grand  crime.  » 

Les  tribulations  que  supporta  George  Sand  du- 
rant son  séjour  à Majorque,  l’animosité,  l’hosti- 
lité même  auxquelles  elle  fut  en  butte,  les  circons- 
tances douloureuses  qui  accompagnèrent  son 
voyage,  l’inclémence  du  ciel,  si  calme  et  si  doux 
d’ordinaire  dans  File,  tout  avait  conspiré  pour  la 
désespérer,  et  on  s’explique  aisément  son  acri- 
monie vis-à-vis  des  habitants  de  Majorque.  Mais 
quelles  pages  exquises  au  milieu  de  ses  diatribes 
dans  son  ouvrage  Un  Hiver  à Majorque  ! Com- 
bien elle  a subi  le  charme  étrange  des  paysages 
de  l’île  enchantée  ! 

Gaston  VU1LLIER. 


Le  plaisir  peut  s’appuyer  sur  l'illusion,  mais  le  bonheur 
repose  sur  la  vérité.  — Chamfort. 

Souvent  l’obligé  oublie  le  bienfait,  parce  que  le  bienfaiteur 
s’en  souvient.  — Malesherbes. 


LE  RENARD  ET  LES  RAISINS 

(Fab’.e  de  I.a  Fontaine,  arrangée  par  un  Anglais). 

Medèmes  et  Messieurs, 

(D'un  air  très  sombre.)  Je  riais  comme  un  bossu...  en 
dedans...  comme  un  bossu  anglais...  Je  venais  de  entendre 
une  fêble  de  mossié  Fontaine,  very  amiousant.  Je  avais 
reteniou  ce  fêble  très  bien  et  je  vais  le  raconter  à vô,  pour 
que  vous  riez...  pas  en  dedans...  tout  baut...  comme  les 
bossus  français...  Voici  mon  fêble  : 

LE  RENARD  ET  LES  RAISINS 

Mossié  renard  un  beau  matin 
Il  voyait  sur  un  mur  du  très  jaoli  raisin. 

Et  comme  il  était  fort  gourmande, 

Il  disait  : « Aoh!  je  vais  régaler  moa  bôcoup!  >> 

Il  allongeait  déjà  le  cou 
En  ouvrant  sa  baouche  fort  grande, 

Mais  le  méchant  raisin  il  habitait  trop  haut, 

Le  renard  avait  beau  se  soulever...  pas  mèche! 

Même  en  faisant  un  très  grand  saut 
Il  avait  le  gorge  tout  sèche. 

Mais  comme  il  était  fort  malin, 

Il  disait  pas  qu’il  était  trop  petite, 

Mais  il  disait  : « Aoh  1 ce  raisin 
« Il  est  gâté...  ça  se  voit  tout  de  souite... 

« Il  est  tout  plein  de  vers  et  bon  pour  les  goujons!  » 

Moralité  de  mossié  Fontaine 
Les  gens  spiritouels  ils  sont  jamais  ronchons. 

Moralité  de  moa,  bôcoup  plions  jaolie 
Quand  vous  ferez  le  cour  à une  très  jaolie  femme,  et 
qu’elle  dira  à vô  : « Flioutel...  » fâchez  pas...  Disez  à vô 
tranquillement  : « Aoh  1 elle  était  very  laide...  J’en  vou- 
drais pas  pour  mon  belle-mère.» 

Octave  PRADFLS. 


108 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


IDE  CHRISTIANIA  A.  PARIS 

A PIED 


U rie  journaliste  norvégienne,  Mme  AlmaKeldseth 
dont  les  yeux  ne  connaissaient  d’autres  horizons 
que  les  imposantes  murailles  des  fjtills  encadrant 
la  petite  île  de  Tromsoë,  se  mit  un  beau  jour  en 
tête  d’entreprendre  seule,  à pied,  et  sans  un  sou 
en  poche,  le  voyage  de  Christiania  à Paris.  C’était 
une  folie,  certes  ; mais  les  femmes  n’en  commet- 
tent-elles pas  de  plus  graves  encore? 

Stimulée  par  le  désir  de  parcourir  des  pays  et 
d’étudier  des  mœurs  que  ses  compatriotes  ne 
connaissaient  point;  agacée  aussi  d’entendre 
continuellement  proclamer  qu’une  femme  ne  peut 
voyager  qu’en  wagon  capitonné  et  la  bourse  bien 
garnie,  Mme  Alma  Keldseth  annonça  un  beau 
matin  son  départ. 

Les  préparatifs  ne  furent  pas  longs.  Vêtue  d’une 
jupe  et  d’une  petite  jaquette,  elle  posa  sur  ses  che- 
veux coupés  court  une  toque  de  fourrure,  mit  dans 
une  petite  sacoche  moins  que  le  strict  nécessaire  : 
un  peigne,  un  savon,  du  papier,  des  crayons,  une 
paire  de  ciseaux  et  un  fer  à friser.  Elle  était  prête  ! 

Dans  ce  bagage  rudimentaire  de  la  voyageuse, 
le  fer  à friser  n’est-il  pas  tout  un  poème  ? Lorsque, 
vagabonde,  elle  égrènera  le  long  chapelet  des 
routes,  en  quête  d’un  gîte  et  d'un  morceau  de 
pain  qu’elle  n’aura  pas  toujours,  on  pourra  la 
voir  allumant  dans  les  fossés  des  petits  feux  de 
bois  mort  pour  y faire  chauffer  son  fer  et  donner 
aux  mèches  courtes  de  sa  chevelure  un  aspect  plus 
seyant.  O femmes!  quelle  est  celle  d’entre  vous 
qui  n’aurait  pas  emporté  son  fer  à friser? 

Durant  les  quatre  mois  qu’a  duré  son  aventu- 
reuse expédition,  Mme  Alma  Keldseth  s’est  trouvée 
mêlée  à toutes  les  misères  humaines  et  a pu  sonder 
l’horreur  de  bien  des  existences.  Les  notes  qu  elle  a 
recueillies  dans  la  traversée  de  la  Suède,  du  Dane- 
mark, de  l’Allemagne,  de  la  Lorraine  et  de  la 
France  consti  tueront  assurément  de  précieux  docu- 
ments; mais,  pour  rien  au  monde,  elle  ne  voudrait 
recommencer  aujourd’hui  un  voyage  semblable. 
Elle  a trop  souffert  moralement  et  physiquement. 

On  juge  de  la  joie  de  la  jeune  Norvégienne 
quand,  après  une  dernière  étape  de  quarante-cinq 
kilomètres,  sous  la  pluie  battante,  la  jupe  lourde 
de  boue,  les  cheveux  collés  aux  tempes,  les  pieds 
nus  à peine  protégés  par  de  vagues  semelles  main- 
tenues avec  des  ficelles,  elle  aperçut  les  lumières 
de  Paris,  terme  de  son  audacieuse  odyssée  ! 

Le  lendemain,  en  un  français  hésitant,  mais 
avec  des  expressions  justes  et  colorées,  elle  nous 
contait  les  principaux  épisodes  de  sa  route,  le 
drame  quotidiennement  renouvelé  de  la  faim  qui 
tenaille,  les  nuits  à la  belle  étoile,  dans  les  écuries 
ou  dans  les  bouges  ; la  peur  des  rencontres  mau- 
vaises, l’accablement  des  étapes  sans  fin,  l’obsé- 
dante vision  de  la  Mort  qui  rôde...  Et  nous  nous  de- 
mandions, en  l’écoutant,  de  quelle  force  d’énergie 


était  douée  cette  petite  femme  étrange,  au  masque 
un  peu  rude,  adouci  par  des  yeux  expressifs, 
pour  avoir  pu  mener  à bien  pareille  expédition. 

Partie  de  Christiania  le  13  août,  Mme  Alma 
Keldseth  arrivait  le  14  à Gofhembourg,  où  le 
colonel  de  l’Armée  du  Salut  lui  remettait  un 
secours  de  trois  couronnes  (3  fr.  50)  en  la  priant 
de  ne  plus  revenir.  Sa  traversée  de  la  Suède  ne 
fut  pas  trop  pénible.  Plusieurs  journaux  ayant 
raconté  le  pari  qu’elle  avait  fait,  la  voyageuse 
trouva  ici  et  là  des  portes  ouvertes  et  des  mains 
tendues.  Après  quinze  jours  de  marche,  elle 
arriva  enfin  à Malmol,  où  elle  passa  toute  la 
journée  sans  manger.  Elle  put  enfin  prendre  le 
bateau  et,  après  une  traversée  d’une  heure,  elle 
débarqua  à Copenhague.  Sans  ressources,  elle 
dut  passer  la  nuit  dans  un  asile  pour  femmes, 
situé  dans  un  quartier  mal  famé  ; nuit  affreuse 
au  milieu  de  femmes  ignoblement  sales,  la  plupart 
ivres-mortes  ou  vociférant  des  chansons  obscènes. 
Le  lendemain,  elle  se  plaçait  comme  femme  de 
ménage  dans  une  maison  où  son  incognito  fut 
vite  percé  et  où  on  l’invita  à prendre  place  à table 
avec  la  famille...  tout  en  lui  donnant  son  compte. 

A sa  sortie  de  Copenhague,  un  accident  faillit  lui 
coûter  la  vie.  Elle  s’était  engagée  dans  un  marais 
mouvant  et  s’y  enfonçait  de  plus  en  plus.  Un  effort 
surhumain  la  dégagea  et  lui  permit  de  regagner 
la  route  et  d’aller  tomber  épuisée  dans  une  chau- 
mière, les  vêtements  maculés  et  nu-tête.  Au  petit 
jour  elle  regagna  Copenhague  et  s’y  engagea  de 
nouveau  comme  bonne  atout  faire.  Elle  ne  gardasa 
place  que  quelques  jours,  congédiée  pour  avoir  mal 
ciré  une  paire  de  bottes.  On  la  paya  avec  une  jupe, 
une  paire  de  savates  et  1 fr.  50.  Affublée  de  ces 
nippes,  elle  gagna  Kjolge.  De  là  jusqu'en  Alle- 
magne, sa  marche  fut  des  plus  agréables.  Son 
arrivée  était  partout  annoncée  par  le  téléphone  et 
les  journalistes  danois  la  recevaient  de  la  façon  la 
plus  cordiale.  Les  hôtels  où  elle  logeait  et  mangeait 
refusaient  tout  paiement.  Cela  ne  devait  pas  durer. 
Elle  s’embarqua  sur  le  bateau  Kaiser-Wilhelm 
qui  la  conduisit  à Warnemunde  et,  quelques 
heures  plus  tard,  elle  mettait  le  pied  en  Allemagne. 

La  traversée  du  territoire  allemand  fut  pour 
Mme  Keldseth  un  véritable  calvaire.  Comme  elle 
demandait  un  jour  à un  journaliste  allemand  la 
cause  de  la  brutalité  que  les  petites  gens  et  les 
ouvriers  lui  témoignaient,  celui-ci  répondit  : 

« Nos  ouvriers  n’ont  pas  l’habitude  de  voir  une 
femme  voyager  ainsi  toute  seule  ! » 

— Il  est  certain,  nous  disait  Mme  Keldseth,  que 
je  n’ai  jamais  rencontré  un  ouvrier  allemand  sans 
être  grossièrement  offensée  par  des  gestes  ou  par 
des  paroles.  Plusieurs  fois  on  m’a  lapidée  et,  dans 
une  ville  de  Westphalie,  j’ai  été  poursuivie  avec 
acharnement  par  une  centaine  de  jeunes  gens 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


100 


qui  hurlaient  à mes  chausses  en  me  jetant  des 
pierres.  Je  ne  me  rends  pas  bien  compte  encore 
par  quel  phénomème  j’ai  pu  sortir  vivante  de 
cette  avalanche  de  projectiles.  Souvent,  j’étais 
forcée,  pour  échapper  à mes  persécuteurs,  de 
chercher  un  abri  dans  les  auberges,  mais  on  m’en 
expulsait  presque  aussitôt  comme  une  sorcière 
pouvant  attirer  des  maux  sur  la  maison. 

Dans  une  seule  ville  allemande,  àHildeslieim, 
la  voyageuse  fut  bien  accueillie.  Par  contre,  dès 
son  arrivée  à Px-eptow,  elle  fut  appréhendée  par 
un  sergent  de  police 
qui  la  conduisit  dans 
un  cachot.  La  mal- 
heureuse n’avait  rien 
mangé  de  la  journée  et 
avait  une  faim  de  loup. 

Qu'allait-il  lui  advenir? 

Au  bout  de  quelques 
heures  on  vint  la  cher- 
cher et  on  la  conduisit 
devant  le  maire  de  la 
ville  qui  la  fit  fouiller, 
visita  son  sac,  examina 
ses  manuscrits,  tourna 
et  retourna  dans  ses 
mains  un  débris  de  fer 
à cheval  qu'elle  avait 
ramassé  en  route  et, 
finalement,  la  fit  remet- 
tre en  liberté  en  lui 
souhaitant  bon  voyage. 

Là,  elle  appri  t la  cause 
de  son  arrestation.  Un 
maçon  qu’elle  avait 
rencontré  en  route, 
l’avait  prise,  en  raison 
de  ses  cheveux  courts, 
pour  un  espion  déguisé 
en  femme  et  l’avait,  par 
dépêche,  dénoncée  à 
Preptow.  Le  soir  même,  Mme  Alma  Keldseth  quitta 
cette  ville  pour  gagner  New-Brandenburg  qu’elle 
espérait  atteindre  quelques  heures  plus  tard  ; mais 
la  nuit  tomba  subitement  et  devint  si  noire  qu’elle 
dut  passer  la  nuit  contre  une  meule  de  foin,  sous 
une  pluie  torrentielle.  Plus  loin,  dans  une  petite 
ville,  les  habitants  furent  unanimes  à lui  refuser 
le  pain  et  le  gîte  qu’elle  sollicitait  ; elle  fut  em- 
poignée par  un  agent  qui  la  conduisit  en  prison. 
Au  petit  jour,  le  commissaire  devant  qui  elle 
comparut  ordonna  son  expulsion  et  l’agent  qui 
l’avait  arrêtée  l’accompagna  jusqu’à  la  limite  du 
territoire  du  canton. 

Depuis  longtemps  déjà,  la  voyageuse  n’avait 
plus  ni  bas  ni  souliers;  ses  vêtements  tombaient 
en  lambeaux  et  l’on  imagine  aisément  la  fâcheuse 
impression  qu’elle  devait  produire. 

A Dettmold,  une  cordonnière  eut  pitié  d’elle  et 
lui  donna  une  paire  de  gros  souliers  auxquels  ses 
pieds  malades  eurent,  tout  d'abord,  bien  de  la 


peine  à s’accoutumer.  Lorsqu’elle  arriva  à Brauns- 
chweig,  après  une  marche  de  quatorze  heures, 
elle  dut  soutenir,  dans  un  hôtel  borgne  où  elle 
avait  trouvé  un  abri  pour  quelques  sous,  une 
vraie  lutte  contre  un  homme  ivre,  qui  avait 
enfoncé  sa  porte. 

Alors  que,  transie  de  froid  et  mourant  de  faim, 
la  Norvégienne  se  voyait  refuser  un  abri  ou  un 
morceau  de  pain  par  ceux-là  mêmes  qui  avaient  le 
devoir  et  le  moyen  de  la  secourir,  il  lui  arriva 
d’être  aidée  avec  beaucoup  de  cœur  par  des 

misérables. 

— lin  soir  pluvieux, 
nous  disait-elle,  je  vis, 
en  traversant  une  forêt 
épaisse,  une  famille  de 
Bohémiens  assise  au- 
tour d’un  brasero.  Sur 
le  feu  bouillonnait  la 
cafetière  et,  dans  les 
cendres,  cuisaient  des 
pommes  de  terre.  Je 
m’approchai  des  Bohé- 
miens et  leur  racontai 
mon  histoire.  Ils  m’in- 
vitèrent à partager  leur 
repas.  Jamais  je  n’ai 
mangé  avec  tant  d’ap- 
pétit et  pourtant  je  ve- 
nais d’apprendre  que  le 
café  et  les  pommes  de 
terre  avaient] été  volés. 
Quand  le  ventre  crie,  on 
transige  volontiers  avec 
les  principes.  Je  passai 
la  nuit/lans  la  tente  de 
mes  nouveaux  amis. 
L’une  des  femmes,  à 
qui  je  demandais  si  ces 
marches  continuelles  ne 
la  fatiguaient  pas,  me 
répondit  : « La  route  est  notre  berceau,  la  route 
sera  notre  tombe!  » 

Mme  Alma  Keldseth  a gardé  le  meilleur  sou- 
venir de  ces  Bohémiens  qui,  pauvres,  se  privèrent 
pour  elle. 

Un  autre  jour,  pour  réunir  quelques  sous,  la 
voyageuse  entra  dans  une  auberge  et  chanta  des 
chansons  de  son  pays;  ailleurs,  une  cuisinière, 
la  prenant  pour  une  bohémienne,  lui  offrit  un 
bon  dîner  et  50  centimes  pour  lui  dire  la  bonne 
aventure  et  Mme  Keldseth,  heureuse  de  l’aubaine, 
y alla  de  toutes  les  prophéties  les  plus  allé- 
chantes, ce  qui  lui  valut,  par  surcroît,  une  bonne 
tasse  de  café. 

Bientôt,  elle  arriva  à Metz,  dans  un  état  la- 
mentable, sans  bas  et  sans  souliers,  .trempée 
jusqu’aux  os,  mais  heureuse  d'approcher  de  la 
France  où  elle  sentait  que  sa  vie  de  misère  allait 
prendre  fin.  Elle  fit  en  effet  sur  notre  territoire 
ses  meilleures  étapes  et  reçut  partout  le  meilleur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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accueil.  Chaque  jour  elle  put  manger  et  chaque 
nuit  elle  eul  un  gîte;  les  gens  qu’elle  croisait  sur 
les  routes  ne  l’insultaient  pas.  Aussi,  sa  sympathie 
pour  la  France  s'en  est-elle  accrue. 

L'énergique  petite  Norvégienne  termina  son 
voyage  par  une  dernière  étape  de  45  kilomètres, 
sous  la  pluie  battante,  en  compagnie  d’un  couple 
de  mendiants.  Elle  arriva  à la  nuit,  à Pantin, 
échouant  dans  une  maison  borgne  de  vingtième 
ordre,  hère,  malgré  sa  détresse,  de  toucher  enlin 
au  but  qu’elle  s’était  proposé.  Paris,  ce  Paris 


qu’elle  avait  voulu  voir,  était  là,  près  d’elle,  avec 
son  scintillement  de  lumières  et  son  souille 
haletant  de  vie! 

Aujourd’hui,  Mme  Alma  Eeldselh,  rentrée  dans 
la  petite  île  de  Tromsoë,  si  paisible  et  si  poétique 
au  milieu  de  l’impressionnant  décor  des  fjâlh 
qui  l’abritent,  doit  se  demander  parfois,  au  sou- 
venir de  ses  marches  douloureuses  sur  les  grandes 
routes  du  continent,  si  c’est  bien  elle  qui  a accompli 
ce  tour  de  force  ou  si  son  cerveau  n’a  pas  été  le 
jouet  d’un  cauchemar.  Jules  CARDANE. 


LE  C JAISkJATli  IDE  F JA  INT  JA  1V[  JA 


L’n  de  nos  collaborateurs,  depuis  quelques  années  établi  en 
Amérique,  nous  envoie  l'intéressant  article  que  voici.  Nos  lec- 
teurs ne  seront  sans  doute  pas  fâchés  d’apprendre,  d’une  façon 
précise,  quel  est,  à cette  heure,  l'état  exact  des  travaux  du  trop 
fameux  canal. 

C’est  en  1880  que,  l’ancienne  Compagnie  de  Pa- 
nama ne  pouvant  plus  se  procurer  les  fonds  néces- 
saires, les  travaux  du  canal  durent  s’arrêter.  A cette 


époque,  une  somme  de  782  000  000  de  francs  avait 
été  dépensée  à l’isthme,  dont  443000000de  francs 
pour  les  travaux  d’excavation  et  de  terrassement.  La 
commission  qui  examina  les  affaires  de  la  Com- 
pagnie déclara  que  les  matériaux  sur  place  et 
les  travaux  faits  sur  le  canal  représentaient  une 
valeur  d’au  moins  450  000  000  de  francs. 

Une  nouvelle  Compagnie  prit  la  direction  de 
l’entreprise  en  1894,  après  s’être  fondée  avec  un 
capital  de  13 000 000 de  dollars,  ou  65000000  de 
francs  d’argent  comptant.  Depuis  cette  époque,  la 
nouvelle  Compagnie  continue  les  travaux  d’une 
façon  régulière.  Une  des  choses  les  plus  impor- 
tantes faites  par  elle  a été  l’assainissement  des 
abords  du  canal.  Les  4000  ouvriers  environ  qui  y 
travaillent  n’ont  plus  à craindre  les  fièvres  qui 
furent  si  redoutables  au  commencement.  Les  diffé- 
rentes commissions  envoyées  pour  examiner  les 
travaux  ont  été  émerveillées  des  progrès  réalisés. 
11  est  hors  de  doute  que  les  organisateui  s de  la 
nouvelle  Compagnie  ont  un  but  défini  vers  lequel 
ils  marchent  à grands  pas  depuis  cinq  ans. 

Les  travaux  commencés  par  de  Lesseps  ont  été 


continués,  mais  à l’endroit  le  plus  difficile  et  le 
plus  coûteux,  c’est-à-dire  dans  l’intérieur.  Du  dé- 
troit de  Behring  jusqu’à  la  Terre  de  Feu  se  trouve 
en  effet  la  partie  la  plus  basse  de  la  colonne  ver- 
tébrale, pour  ainsi  dire,  de  l’Amérique. 

D’après  les  rapports  de  la  Commission  interna- 
tionale, les  deux  cinquièmes  des  travaux  sont  finis. 

Le  canal  a 
46  milles  (an- 
glais) de  lon- 
gueur. 

I.e  gouverne- 
ment de  la  Co- 
lombieaaccordé 
à la  nouvelle 
Compagnie  jus- 
qu’en 1910  pour 
l’achèvement  du 
canal. 

Les  grandes 
difficultés  avec 
lesquelles  se  sont 
trouvés  aux  pri- 
ses les  Américains,  faute  d’un  canal,  lors  de  la 
guerre  hispano-américaine,  leur  ont  fait  com- 
prendre la  grande  importance  du  canal  de 
Panama,  prévue  et  démontrée  par  M.  de  Lesseps, 
il  y a longtemps.  Un  de  leurs  vaisseaux,  l 'Oregon, 
fut  la  cause  de  beaucoup  d’anxiété  et  leur  prouva 
la  nécessité  commerciale  et  politique  du  canal  de 
Panama,  sans  compter  le  grand  rapprochement 
des  nouvelles  possessions  américaines  : Haxvaï, 
les  Philippines  et  les  Ladrones. 

Depuis  la  guerre,  la  question  canal  est  devenue 
une  question  nationale.  Cinq  différentes  routes 
ont  été  présentées,  mais  les  deux  routes  impor- 
tantes et  qui  sont  considérées  comme  telles  par  le 
président  Mac  Kinley  et  son  cabinet  sont  la 
route  de  Nicaragua  et  celle  de  Panama. 

C’est  un  fait,  indiscutable  aujourd’hui  que  le 
canal  de  Nicaragua,  s’il  était  fini,  ne  serait  pas 
assez  large  pour  y laisser  entrer  le  dernier  steamer 
de  la  ligne  White  Star,  V Océanie,  lancé  dans  son 
premier  voyage  de  Liverpool  à New-York,  il  y a 
quelques  semaines.  Ce  steamer  mesure  704  pieds 
de  long.  11  est  arrivé  à New- York  vers  le  16  sep- 


111 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


tembre  1899,  quelques  jours  après  le  rapport  de 
la  commission  Walker,  nommée  par  le  président 
en  1897. 

Ce  l’apport  est  intéressant  au  point  de  vue 
chiffres.  Il  recommande  la  construction  d’écluses 
au  canal  de  Nicaragua  ayant  665  pieds  de  long. 
Le  steamer  Océanie  mesure  704  pieds  de  long.  Et 
qui  peut  prédire  les  dimensions  que  prendront 
les  navires  de  la  génération  prochaine? 

Voyons  à présent  les  raisons  pour  lesquelles 
le  canal  de 
Panama  est 
préférable 
au  canal  de 
Nicaragua , 
raisons 
données 
par  des  in- 
g é n i e u r s 
américains 
qui  certai- 
nement ne 
diront  rien 
à notre 
avantage, 
s’ils  peu- 
vent s'en 
dispenser. 

Comme 
salubrité , 
l’isthme  de 
Panama  est 

aussi  sain  que  n’importe  quel  autre  endroit  dans 
la  même  position.  La  seule  objection  au  climat 
est  que,  comme  tous  les  climats  tropicaux,  il 
produit  une  lassitude  constante  causée  par  une 
atmosphère  saturée  d’humidité.  Une  des  condi- 
tions naturelles  très  importantes  en  faveur  du 
canal  de  Panama,  c’est  qu’il  possède  d’un  côté 
comme  de  l’autre  un  excellent  port,  pouvant 
recevoir  les  plus  grands  vaisseaux  du  monde, 


tandis  que  le  canal  de  Nicaragua  n’en  a aucun  et 
qu’il  faudrait  en  construire  d’artificiels. 

Panama  possède  en  outre  un  excellent  chemin 
de  fer  longeant  toute  la  route  du  canal. 

Les  plus  grandes  difficultés  du  canal  de  Panama 
ont  été  surmontées,  tandis  que  celles  de  Nicara- 
gua sont  encore  inconnues. 

Le  Panama  n’a  que  46  milles  anglais,  pen- 
dant que  le  Nicaragua  en  a quatre  fois  autant. 

Il  n’existe  pas  de  volcans  dans  l’isthme,  et  il  y 

en  a plu- 
sieurs à Ni- 
caragua, où 
lestremble- 
ments  de 
terre  aussi 
sont  très 
fréquents  ; 
ils  sont  très 
rares  à Pa- 
nama. 

Pour 
toutes  ces 
raisons  il 
n’est  donc 
pas  surpre- 
nant que 
M.  Reed, 
homme 
d’État  émi- 
nent à Wa- 
shingto  n 

ait  recommandé  la  route  de  Panama  comme  la 
meilleure.  Le  moment  décisif  approche  où  la 
nouvelle  Compagnie  devra  se  prononcer  sur  les 
arrangements  qu’elle  se  réserve  de  faire  au  sujet 
du  canal,  au  cas  où  les  États-Unis  accepteraient 
de  le  terminer  ou  de  l’acheter.  Jusqu’à  présent, 
les  directeurs  observent  à ce  sujet  le  silence  le 
plus  parfait. 

E.  Alexander  MARIUS. 


Le  canal  de  Panama  à cinq  kilomètres  de  l’Atlantique. 


Xj-A.  PERSE  XINnÉîXDXTEE] 


Un  collaborateur  de  Frank  Leslie's  Popular 
Monthly,  qui  vient  de  traverser  la  Perse,  nous 
rapporte  des  détails  bien  curieux  sur  les  mœurs 
-des  Persans.  Ce  peuple,  jadis  le  maître  du  monde, 
n’est  plus  aujourd’hui  qu’une  masse  misérable, 
ignorante  et  malpropre  ; son  genre  de  vie  nous 
ramène,  par  son  état  primitif,  de  vingt  siècles  en 
arrière  de  la  civilisation. 

A part  Téhéran,  que  les  shahs  ont  embelli  et 
enrichi  aux  dépens  des  autres  cités,  la  Perse  offre 
partout,  dans  les  villes  comme  dans  les  villages, 
un  aspect  de  misère  et  de  tristesse.  Les  maisons 
sont  bâties  avec  de  la  boue  durcie  que  la  pluie 
ramollit  et  traverse  ; elles  n’ont  point  de  fenêtre 
et  reçoivent  l’air  et  le  jour  par  la  seule  ouverture 
de  la  porte.  Le  propriétaire  d’un  village  a parfois 


une  maison  en  briques,  mais  rarement  ; générale- 
ment, les  autres  habitations  des  Persans  plus 
aisés  ne  diffèrent  de  celles  des  pauvres  que  par 
une  pièce  de  plus  au  premier  étage  et  qui  a des 
fenêtres  garnies  de  treillage. 

Les  maisons  se  composent  de  plusieurs  pièces 
autour  d’une  cour  malpropre  ; souvent  il  n’y  a 
qu’une  seule  salle  où  gens  et  bêtes  se  blottissent 
pêle-mêle.  Le  voyageur  qui  raconte  ces  impres- 
sions futfortement  étonné  lorsque,  étant  descendu 
dans  la  plus  belle  chambre  d’un  villageois  persan 
pour  y passer  la  nuit,  il  fut  réveillé  le  matin  par 
la  procession  de  tous  les  bestiaux  domestiques 
de  la  ferme  qui  opéraient  une  sortie  à travers  sa 
chambre  : des  chevaux,  des  vaches,  des  ânes  et 
un  troupeau  de  moutons  défilèrent  devant  son  lit. 


112 


L E M'A  G A S I N P I T T 0 R E S Q U E 


Les  rues  dans  les  villages  sont  encombrées  de 
gros  tas  de  fumier,  de  paille  et  d’ordures  qui, 
mêlés  ensemble,  forment  une  sorte  de  pâte  dure  : 
c’est  le  combustible  du  Persan,  avec  des  herbes  et 
des  racines  qui  sèchent  gur  les  toits.  Les  arbres 
sont  trop  rares  et  trop  précieux  pour  être  brûlés. 

Les  moyens  de  chauffage,  même  dans  les  villes  et 
dans  beaucoup  d’habitations  à Téhéran,  sont  exces- 
sivement primitifs  : c’est  une  grosse  jarre  en  terre, 
profonde  de  trois  pieds  et  large  d’un  pied  et  demi, 
qui  sert  de  poêle.  Cette  jarre  est  enfouie  dans  le 
parquet  avec  son  orifice  au  niveau  du  sol.  Quand 
il  fait  très  froid,  une  carcasse  de  bois  recouverte 
de  tapis  est  posée  sur  l’ouverture  du  poêle  pour 
concentrer  la  chaleur,  et  toute  la  famille  vient 
s’asseoir  autour,  en  enfonçant  les  jambes  sous  la 
couverture. 

Tout  le  monde  n’a  cependant  pas  même  ce 
poêle  primitif  en  Perse,  et  la  plupart  des  habitants 
n’ont  pas  d’autres  moyens  de  chauffage  que  le 
Kursee  : c’est  une  terrine  pleine  de  braise  placée 
par  terre  au  milieu  d’une  pièce  et  recouverte 
d'un  cadre  de  bois  et  de  tapis.  L’usage  du  Kursee 
est  aussi  répandu  à Téhéran  et  dans  les  autres 
grandes  villes  que  dans  les  petites. 

Le  Persan  ne  change  pas  de  linge  tout  l’hiver  ; 
beaucoup  portent  leurs  effets  tout  le  long  de 
l’année  sans  les  nettoyer.  Le  confort  et  la  propreté 
leur  sont  totalement  inconnus. 

Bien  que  l’aspect  d'une  ville  persane  puisse 
paraître  intéressant  à l’étranger,  la  vie  y est 
ennuyeuse  et  triste,  pour  la  femme  surtout.  La 
loi  de  l’Islam  permet  à chaque  homme  d’avoir 
quatre  épouses,  et  autant  de  favorites  et  d’esclaves 
qu’il  peut  entretenir.  Si  ses  femmes  ont  cessé  de 
lui  plaire,  le  Persan  peut  divorcer  par  un  moyen 
bien  simple  : il  n’a  qu’à  prononcer  trois  fois  le 
mot  « bosh  ».  Dit  une  fois,  ce  mot  n’a  pas  d'im- 
portance ; mais  à la  troisième,  la  femme  est  obli- 
gée de  partir.  Le  long  de  la  mer  Caspienne,  les 
hommes  se  marient  au  printemps  afin  de  bénéfi- 
cier, pendant  cette  saison,  du  travail  de  leur  femme 
dans  les  rizières,  et  répudientleurs  épouses  ensuite 
pour  n’avoir  pas  à les  nourrir  l’hiver.  On  trouve 
àMeshed,  lieu  de  pèlerinage  très  fréquenté,  toute 
une  large  population  de  femmes  qui,  loin  de  leurs 
familles  et  de  leur  pays,  viennent  se  marier  là  avec 
les  pèlerins  pour  un  jour  ou  un  mois,  selon 
la  durée  du  séjour.  Des  prêtres  mahométans 
sanctifient  ces  alliances  temporaires  qui  font  de 
Mesdeh,  ville  sainte  par  excellence,  le  lieu  le 
plus  corrompu  de  l’Asie.  L’épouse  persane  tient 
si  peu  de  place  dans  la  vie  de  l’homme  qu’il  n’y 
a pas,  en  leur  langue,  d’expression  pour  rendre 
les  mots  d’ « épouse  » et  de  « foyer  ».  Un  étran- 
ger qui  demandait  un  jour  à une  jeune  et  jolie 
femme  persane  si  elle  aimait  son  mari,  obtint  cette 
réponse  imagée  et  significative  : « J’ai  autant 
d’amour  pour  mon  mari  qu’un  tamis  contient 
d’eau.  » 

Si  les  villages  et  les  villes  de  la  Perse  parais- 


sent pauvres,  Téhéran  resplendit  de  richesse. 
C’est  un  bizarre  mélange  de  magnificence  barbare 
et  de  clinquant  moderne.  Dans  le  vaste  musée  du 
shah,  des  joyaux  inestimables  sont  entassés  dans 
des  bocaux  à conserves  dont  on  n’a  même  pas  eu 
le  soin  d’enlever  les  étiquettes.  Des  jouets  en  étain, 
des  bibelots  sans  goût  et  sans  valeur  voisinent 
avec  des  merveilles  d’ivoire  ou  d’or  sculptés. 

Les  audiences  se  donnent  dans  la  cour  du 
palais,  ornée  de  lampes  informes  et  protégée  par  un 
entourage  de  panneaux  chancelants.  Des  officiers 
d’opéra-comique  montent  la  garde  tout  autour. 

Le  trait  le  plus  caractéristique  du  Persan  est  le 
fanatisme,  un  fanatisme  sans  bornes.  Les  Mollahs 
ou  prêtres  ont  sur  leurs  fidèles  un  pouvoir  absolu, 
et  la  loi  religieuse  envahit  souvent  le  domaine 
de  la  loi  civile.  Un  criminel  qui  se  réfugie  dans 
une  mosquée  échappe  à la  justice,  si  toutefois 
on  peut  parler  de  justice  en  Perse.  La  loi  y est 
appliquée  au  gré  des  fonctionnaires  qui  torturent 
les  prisonniers  et  les  détenus  jusqu’à  ce  que  leur 
famille  ou  leurs  amis  viennent  les  racheter  avec 
de  l’argent.  Un  seigneur  persan  raconte  avoir  vu, 
dans  la  maison  du  gouverneur  d’Urumia,  une 
femme,  coupable  de  quelque  légère  offense,  enfer- 
mée dans  un  sac  et  broyée  à coups  de  massue.  A 
Maragha,  au  jardin  public,  se  dresse  une  colonne 
blanche  dans  laquelle,  tout  récemment,  un  bri- 
gand a été  muré  vivant. 

Le  Persan,  profondément  fataliste,  porte  sa 
misère  sans  révolte,  avec  une  morne  résignation  : 
« Inshallah  ! » dit-il  à propos  de  tout  : « Dieu  le 
veut!  » Les  chemins  sont  impraticables,  les  ponts 
s’effondrent,  le  bétail  meurt,  la  loi  est  cruelle  : 
« Qu’y  faire?  C’est  le  destin  ! » Le  pays  tombe 
en  ruines,  le  désordre  et  la  démoralisation 
régnent  partout  : « Inshallah!  Dieu  le  veut!  » 

Thérèse  MANDEL. 

L’ABSENT 

Les  cygnes'du  bassin’qui  s’endorment  sur  l’eau, 

Le  vent  qui  balbutie  aux  tiges  des  roseaux, 

L’allée  où,  vers  le  soir,  tombent  les  feuilles  mortes, 

Les  trois  marches  du  seuil  et  la  clé  de  la  porte, 

La  petite  maison  à travers  les  grands  arbres, 

La  fontaine  qui  filtre  en  son  auge  de  marbre 
Et  toi-même  qui  t’accoudes  à ton  métier, 

Tout  cela  : le  jardin,  la  treille,  l’espalier, 

Ce  qui  fut  notre  jour,  ce  qui  fut  notre  joie, 

L’eau  qui  rêve,  le  vent  qui  rit,P’arbre  qui  ploie, 

Et  les  heures  dont  tu  coupais  les  longs  fils  morts, 

A mesure,  au  tranchant  de  tes  clairs  ciseaux  d’or, 

Car  c’est  entre  tes  mains  que  les  heures  sont  mortes,. 

Rien  n’a  changé  : la  clé  se  rouille  sur  la  porte, 

Les  bras  de  l’espalier  se  crispent  de  l’attente, 

Le  cygne  est  endormi;  la  fontaine  plus  lente 
S’attarde  et  l’eau  s’enfeuille  en  son  auge  de  marbre;. 

La  maison  luit  toujours  à travers  les  grands  arbres 
Car  avant  de  quitter  le  seuil  de  ma  mémoire 
Pour  errer  à jamais  parmi  la  forêt  noire 
J’ai  placé,  pleine  d’eau  et  d’huile  parfumée, 

Près  de  toi,  la  clepsydre  et  la  lampe  allumée. 

Henri  de  RÉGNIER. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


113 


LA  MADONE  AUX  ROSES 

DE  BOTTSCELLI 

Bolticelli  est  toujours  en  grande  faveur  auprès 
de  ceux  qui  le  connaissent  et  même  de  ceux  qui 
le  connaissent  peu  ou  pas  du  tout  ; aussi  la  mise 
en  lumière  d’un  tableau  de  ce  peintre  est-elle  une 
sorte  d’événement. 

On  vient  de  placer  dans  les  salons  royaux  du 
Palais  Pitti  un  tondo  de  lui 
qui  montre  la  Madone  adorant 
l’Enfant  avec  quatre 
anges  à ses  côtés. 

Comme  il  est  né 
cessaire  de  distin- 
guer ce  tableau 
des  au- 
tres Ma- 
dones,on 
l’a  appe- 
lé la  Ma- 
done aux 
Roses , à 
cause  des 
tiges  de 
roses  du 
fond. 

Je  n’ai 
trouvé  à 
Florence 
aucun 
rensei  - 
gnement 
sur  la  prove 
nance  de  cet  ou 
vrage;  il  n’a  jamais 
figuré  dans  les  ga- 
leries publiques;  il  fait 
partie  de  la  guardaroba  royale, 
c’est-à-dire  du  mobilier  dont 
le  prince  a la  jouissance;  cette 
guardaroba  provient  en  partie 
des  grands-ducs  de  la  famille  des  Médicis  et  des 
grands-ducs  de  la  maison  de  Lorraine  ; il  est 
évident  tjue  la  Madone  aux  Roses  vient  des 
Médicis;  pendant  quelque  temps  elle  a été  au 
palais  royal  de  Livourne. 

Pour  éviter  une  confusion  qui  s'est  produite  à 
l’occasion  de  la  Rai/as  de  Bolticelli,  il  faut  remar- 
quer que,  comme  la  Pal /as,  la  Madone  aux  Roses 
n’est  pas  dans  la  galerie  palatine  de  Pitti  ouverte 
au  public,  mais  bien  dans  les  appartements  du 
Roi  et  de  la  Reine,  qu’on  ne  peut  parcourir  qu’avec 
une  permission  spéciale. 

La  discussion  sur  l’authenticité  du  tondo  n’est 
pas  encore  ouverte,  le  tableau  n’ayant  pas,  je 
crois,  été  reproduit  jusqu’à  présent,  mais  on  ne 
tardera  pas  sans  doute  à discuter,  la  mode  s’ac- 
centuant de  plus  en  plus  de  contester  les  authen- 
ticités. Quelques  écrivains  d’art  cherchent,  par 


La  Madone  aux  ttoses,  de  Botticelli. 


ce  moyen,  a atteindre  la  notoriété  et  ils  réussis- 
sent quelquefois. 

Un  des  plus  récents  exemples  de  cette  manie 
nous  est  donné  par  M.  Ludwig  Jellinck,  critique 
de  Dresde  ; cet  écrivain  soutient  que  la  célèbre 
Madone  Sixtine , du  musée  de  Dresde,  n’est  pas 
l’original  de  Raphaël  mais  une  copie  du  tableau 
faite  par  un  Bolonais  du  xvne  siècle.  L’écrivain, 
qui  ne  dit  pas  où  se  trouve  l’original,  n’a  con- 
vaincu personne  et  il  n’a  même  pas  le  mérite  de 
l’invention. 

le  ne  crois  pas  que  ces  li- 
gnes lui  tombent  sous  les 
yeux,  mais  pour  le  cas 
ii  il  les  lirait,  je  lui 
signale  un  opus- 
cule publié  en 
1873  par 
don  Gae- 
tano  To- 
noni,  de 
Plaisan  - 
ce , où 
l’histoire 
du  ta  - 
bleau  est 
passée  au 
crible. 
M . Jel  - 
1 i n c k 
pourrait 
aussi  se 
me  ttre  en 
relations 
avec  M.  Bedruck 
demeurant  à Saint- 
Moritz,  en  Enga- 
dine,  qui  prétend  pos- 
séder l’original  de 
Raphaël;  et  cet  heureux 
amateur  n’aurait  payé  le  ta- 
bleau que  30  000  francs  ! 

La  photographie,  d’où  ré- 
sulte la  reproduction  de  la  Madone  aux  Roses, 
donne  une  idée  juste  de  la  composition,  mais  non 
des  valeurs  : les  carnations  sont  venues  trop 
blanches  et  les  vêtements,  le  terrain  et  les  fleurs 
trop  foncés,  mais  enfin,  tel  qu’il  est,  le  document 
permet  de  se  prononcer. 

Je  pense  donc  que  ceux  qui  ont  l’habitude  de 
Botticelli,  ou  qui  ont  conservé  un  souvenir  net  de 
ses  tableaux  de  Florence,  seront  de  l’avis  unani- 
mement adopté  ici,  jusqu’à  présent  du  moins. 

La  Madone  aux  Roses , malgré  l’Enfant  qui  est 
mal  dessiné,  trop  gros  et  presque  hydropique,  est 
bien  réellement  une  œuvre  de  Botticelli  ; on  re- 
connaît le  peintre  aux  types  de  la  Madone  et  des 
Anges  et  à certaines  particularités  comme  par 
exemple  la  proéminence  de  l’articulation  médiane 
du  doigt.  Jamais  Botticelli  ne  manque  d’accuser 
cette  partie  de  la  main  ; en  ceci  il  n’a  fait  que 


i 14 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


suivre  exactement  ce  que  lui  donnaient  ses  mo- 
dèles et  ce  qu’ont  pu  observer  les  personnes  qui  se 
promènent  dans  les  environs  de  Florence  ; les 
iemmes  et  les  enfants  qui  tressent  les  brins  de 
paille  pour  les  chapeaux,  comme  ailleurs  on  tri- 
cote des  bas,  ont  tous  assez  promptement  cette 
légère  déformation  ; elle  ne  fait  du  reste  aucun 
tort  sérieux  à la  distinction  et  à la  beauté  recon- 
nues des  mains  des  paysannes  du  Yaldarno. 

GERSPACH. 

(Florence,  février  1900.) 

W 

La  Grotte  de  Glace  de  Dobschau 

Parmi  les  curiosités  naturelles  de  notre  vieille 
Europe,  une  des  plus  étonnantes  et  cependant  une 
des  moinsconnues  peut-être,  est  incontestablement 
la  grotte  de  glace  qui  se  trouve  non  loin  du  village 
de  Dobschau,  dans  la  chaîne  des  Carpathes.  Non 
seulement  elle  contient  toute  l’année  et  même  au 
cœur  de  l’été  des  stalactites,  des  piliers  et  de 
merveilleuses  cataractes  déglacé,  mais  encore  ses 
dimensions  sont  si  vastes,  la  lumière  du  jour  y 
produit  des  reflets  si  bizarres  et  les  amoncell  ements 
d’icebergs  souterrains  affectent  des  formes  si 
étranges  que  l’on  se  croirait  soudain  transporté 
dans  les  régions  silencieuses  du  pôle... 

La  grotte  dont  nous  voulons  parler  est  située  à 
16  kilomètres  environ  des  mines  de  Dobschau, 
en  Hongiùe.  Pour  y arriver,  on  traverse  la  ravis- 
sante vallée  de  la  Stracena,  bordée  de  rochers 
pittoresques  et  parfois  à pic.  L’entrée  de  la  grotte, 
qui  est  à peu  près  à mi-hauteur  de  la  paroi  ro- 
cheuse, a la  forme  d’une  fissure  perpendiculaire, 
dont  les  bords  sont  perpétuellement  frangés  d’un 
brillant  ourlet  de  glace. 

Le  premier  à s’y  aventurer  fut  un  jeune  ingé- 
nieur des  mines,  M.  Eugen  Ruffinyi,  qui  explora 
vers  la  fin  de  1870  cette  caverne  mystérieuse, 
autour  de  laquelle  l’imagination  populaire  avait, 
depuis  bien  des  années,  créé  une  légende  assez 
obscure  et  surtout  très  effrayante.  Cela  à tel 
point  que  les  gens  du  pays  furent  extrêmement 
longs  à se  décider,  malgré  l’exemple  de  M.  Ruf- 
finyi, à pénétrer  dans  la  grotte  de  glace,  et  c’est 
précisément  une  des  raisons  pour  lesquelles  ses 
vastes  profondeurs  sont  encore  relativement 
ignorées  de  la  grande  masse  des  touristes. 

La  superficie  de  la  grotte,  dont  nous  allons 
donner,  d’après  une  revue  étrangère,  la  descrip- 
tion, atteint  J 1 000  mètres  carrés.  La  quantité 
de  glace  qu’elle  renferme  a été  évaluée,  en  poids, 
à 105000  tonnes,  recouvrant  plus  des  trois  quarts 
de  la  surface  intérieure. 

Comment  la  glace  s’est-elle  formée  là,  et  comment 
surtout  se  maintient-elle  sans  fondre  le  moins  du 
monde,  même  quand  il  fait,  au  dehors,  une 
chaleur  accablante  ? Évidemment,  il  se  produit 
des  infiltrations  d’eau  venant  des  flancs  de  la  mon- 
tagne et  s’accumulant  dans  la  grotte,  dont  la  tem- 


pérature moyenne  est  de  — 4 degrés  toute  l’année. 
Il  faut  ajouter  que  l’ouverture  de  la  caverne, 
orientée  vers  le  nord  et  à l’altitude  de  920  mètres 
au-dessus  de  la  mer,  est  constamment  soumise 
à l’action  d’une  brise  souvent  très  froide.  Enfin, 
la  paroi  rocheuse  extérieure  est  toute  garnie  de 
mousse  assez  épaisse,  ce  qui  ne  contribue  pas 
peu  à entretenir  à la  fois  l’humidité  et  la  fraîcheur 
du  lieu. 

Entrons,  à présent,  dans  le  souterrain  qui  con- 
duit, par  un  escalier  de  bois,  au  premier  salon,  le 
plus  petit,  dont  la  voûte  est  à 8 mètres  environ 
au-dessus  de  nos  têtes,  et  qui  mesure  54  mètres 
de  large  sur  120  de  long  : une  jolie  salle  de  bal, 
comme  l’on  voit  ! 

Le  sol,  très  uni,  est  recouvert  presque  entière- 
ment d’une  mince  couche  de  glace,  sur  laquelle 
on  a quelque  peine  à marcher.  Cette  salle  de  bal, 
où,  entre  parenthèses,  Userait  difficile  de  danser, 
comporte,  outre  de  nombreuses  stalactites,  une 
sorte  d’arbre  tout  en  glace,  haut  de  7 m 50  et  large 
de  im80,  que  les  habitants  du  pays  appellent  le 
Chêne  et  dont  la  surface,  en  effet,  ressemble 
beaucoup  à l’écorce  de  cet  arbre. 

Plus  loin,  nous  pénétrons  dans  un  deuxième 
salon,  plus  vaste  encore  que  le  précédent,  puisque 
sa  superficie  atteint  7 000  mètres  carrés.  Ici, 
c’est  une  véritable  patinoire,  telle  qu’on  n’en 
trouve  nulle  part  ailleurs  d’aussi  belle,  et  de  fait, 
pendantla  saison  d’été,  des  centaines  de  patineurs 
s’y  donnent  rendez-vous.  Chose  curieuse,  la 
couche  de  glace  devient,  chaque  année,  plus 
épaisse,  s’augmentant  quelquefois  de  50  ou 
60  centimètres  durant  les  trois  mois  d’hiver. 
On  a même  dû,  il  y a peu  de  temps,  établir  une 
sorte  de  rigole  pour  permettre  aux  eaux  d'infiltra- 
tion de  s’écouler  au  dehors,  sans  se  congeler  à la 
surface  du  sol.  C’est  une  solution  qui  s’imposait, 
sous  peine  de  voir,  avant  dix  ans,  le  grand  salon 
à tout  jamais  obstrué. 

Du  parquet  de  glace  s’élèvent,  comme  de  gigan- 
tesques piliers,  trois  stalagmites  de  glace,  trans- 
parentes et  irisées,  du  plus  joli  effet.  L'une 
s’appelle  l’Autel , la  seconde  la  Tente  du  Bédouin , 
l’autre  a été  baptisée  la  Pompe , parce  que  — 
phénomène  bizarre  — elle  est  creuse  et  qu’on 
peut  voir,  par  transparence,  le  filet  d’eau  qui 
coule  continuellement  à l'intérieur.  Ces  trois 
énormes  piliers  mesurent  près  de  10  mètres  de 
haut  et  de  2 à 3 mètres  de  diamètre  à la  base. 

Les  deux  salons  que  nous  venons  de  visiter 
forment,  en  quelque  sorte,  l’étage  supérieur  de  la 
grotte  de  Dobschau.  H y a encore  un  autre  sou- 
terrain, placé  à un  niveau  sensiblement  inférieur 
et  non  moins  intéressant  que  le  premier. 

On  passe  d’un  étage  à l’autre  par  un  long  corri- 
dor de  180  mètres,  véritable  tunnel  pratiqué  dans 
un  massif  de  glace  sur  les  indications  de  M.  Ruf- 
finyi. 

Comme  ce  tunnel  est  en  pente  assez  rapide,  des 
escaliers  de  bois  solidement  charpentés  y ont  été 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


115 


établis  pour  la  plus  grande  commodité  des  tou- 
ristes. A l’extrémité  du  passage  se  trouve  le 
Bosquet.  Imaginez  un  berceau  fait  de  feuilles 
et  d’herbes  entrelacées,  s’élevant  à une  hauteur 
de  8m90,  et  brillant  comme  un  merveilleux  jou- 
jou de  cristal.  Rien  de  plus  curieux  que  ce  bosquet 
de  glace,  sinon  la  Chapelle,  qui  lui  fait  suite.  Au- 
dessus  de  l’autel,  tout  orné  de  scintillantes  aiguil- 
les pareilles  à des  cierges  de  verre  filé,  se  dresse  un 
immense  mur,  également  de  glace,  haut  de  15  à 
18  mètres,  et  poli  comme  un  miroir. 

Enfin,  dans  une  salle  voisine,  se  voient  un  ad- 
mirable rideau,  descendant  du  plafond  en  plis 


harmonieux,  et  dont  la  frange  qui  semble  de 
dentelle,  tant  elle  est  fine,  paraît  à peine  frôler  le 
sol,  — et  la  Cataracte,  colossale  masse  blanche 
et  floconneuse,  figée  dans  une  immobilité  de 
marbre,  versant  ses  Ilots  cristallins  dans  une 
vasque  naturelle  formée  par  les  rochers. 

Éclairée  au  moyen  de  nombreuses  et  puissantes 
lampes  électriques,  la  grotte  de  glace  est  certaine- 
ment une  des  choses  les  plus  impressionnantes 
qui  se  puissent  voir.  Les  amateurs  de  beaux  spec- 
tacles et  de  sensations  non  encore  éprouvées  en 
conserveront  un  souvenir  inoubliable. 

Édouard  BONNAFFÉ. 


Les  Chemins  de  fer  des  grandes  nations 

STATISTIQUE  COMPARÉE 


La  question  des  transports  est  décidément  à 
l’ordre  du  jour  ; chaque  pays,  qu’il  s’agisse  de 
l’Europe  ou  de  l’Amérique,  déclare  insuffisants 
ses  chemins  de  fer,  sa  marine,  et  déplore  la 
pénurie  du  matériel  et  trouve  incommodes  et 
surannées  les  voitures  affectées  au  transport  des 
voyageurs.  Il  est  certain  qu’il  reste  encore  beau- 
coup à faire  au  point  de  vue  du  confortable  et  de 
la  rapi- 
dité des 
voyages . 

Mais, 
avant  de 
réclamer 
des  amé- 
1 i o r a - 
tionstou- 
j ours  co  û 
teuses,  il 
serait 
peut-être 
bon  de 
jeter  un 
coup 
d’œil  en 
arrière  , 
ne  serait- 
ce  que 

pour  constater  l’importance  des  perfectionne- 
ments réalisés  depuis  une  vingtaine  d’années. 
Ce  coup  d’œil  sur  le  passé  nous  ferait  sans 
doute  prendre  notre  mal  en  patience  et  nous 
permettrait  d’accorder  aux  ingénieurs  les  dé- 
lais indispensables  pour  chercher  les  moyens 
pratiques  de  résoudre  le  quadruple  problème  qui 
leur  est  posé:  transformation  du  matériel,  ac- 
croissement de  la  vitesse,  sécurité  du  transport, 
abaissement  des  tarifs. 

A défaut  de  cette  étude  rétrospective,  il  nous 
paraît  intéressant  de  donner  une  vue  d’ensemble 
■de  la  situation  présente  dont  les  éléments  nous 


sont  fournis  par  le  Scientific  American.  Le  tra- 
vail de  statistique  auquel  s’est  livré  notre  con- 
frère esteertainement  inexact  sur  bien  des  points, 
surtout  en  ce  qui  concerne  les  chemins  de  fer 
européens,  néanmoins  il  est  d'une  approximation 
suffisante.  Il  mérite  donc  de  retenir  l’attention 
d’autant  plus  que  les  chiffres  sont  présentés  de 
manière  pittoresque. 

Le  grou- 
pe de  lo- 
comoti  - 
ves  figu- 
ré sur  la 
gravure 
r e p ré- 
sente  la 
longueur 
kilomé  - 
t r i q u e 
des  che- 
mins de 
fer  de 
quelques- 
unes  des 
principa- 
les na  - 
tiens; 
les  lon- 
gueurs sont  exprimées  en  milles.  On  voit  que 
les  États-Unis  tiennent  la  tête,  la  France  vient 
seulement  en  troisième  ligne  ; si  l’on  voulait 
avoir  une  classification  plus  exacte,  il  fau- 
drait rapporter  la  longueur  kilométrique  à la 
surface  des  territoires.  D’autre  part,  si  l’on  cher- 
chait à connaître  quelle  est  celle  des  nations  où 
l’industrie  des  chemins  de  fer  est  le  plus  dévelop- 
pée, il  faudrait  faire  entrer  en  ligne  de  compte 
un  grand  nombre  d’autres  éléments;  notre  con- 
frère en  énumère  seulement  quelques-uns  : 
nombre  de  locomotives,  de  wagons,  de  trains,  de 
passagers,  de  marchandises,  etc. 


Nombre  total  des  voitures  à voyageurs  Nombre  total  des  wagons  de  marchandises 

Gr.-Rrelague  Allemagne  Etats-Unis  France  Indes  Angl.  Russie  Etats-Unis  Gr.-Rretagne  France.  Allemagne  Russie  Indes  Angl. 

62.252  34.590  33.893  28.750  14.745  10.560  1.284.807  656.735  360.721  330.460  195.556  80.053 


1 10 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Pour  le  nombre  des  locomotives,  les  États-Unis 
occupent  encore  la  première  place  avec  36  764 
engins  de  traction,  la  Grande-Bretagne  vient 
ensuite  avec  19  602,  soit  un  peu  plus  de  la  moitié 
de  ce  que  possède  frère  Jonathan,  puis  on  trouve 
l’Allemagne  avec  16  842,  la  France  10302  (le 
P.  L.  M.  à lui  seul  en  compte  plus  de  3000)  la 
Russie  8748,  les  chemins  de  fer  indiens  4258. 
On  peut  faire  d’intéressantes  comparaisons,  qui 
montreront  l’importance  du  trafic  dans  chaque 
contrée,  en  divisant  la  longueur  kilométrique  par 
le  nombre  de  locomotives  ou,  ce  qui  serait  peut- 
être  plus  exact,  en  divisant  par  le  nombre  des 


10  à 20  tonnes  tandis  que  ceux  de  l’Europe  n’en 
portent  pas  plus  de  8 à 10  et  quelquefois  cinq 
seulement. 

Si  nous  passons  maintenant  au  nombre  de 
voyageurs  transportés,  la  première  place  revient 
à la  Grande-Bretagne  avec  un  total  qui  dépasse 
le  milliard  ; la  France  atteint  à peine  le  tiers  de 
ce  chiffre  avec  382  millions  et  cependant  nous, 
nous  plaignons  que  les  trains  sont  bondés,  les 
gares  envahies  et  que  la  circulation  est  impos- 
sible à certaines  époques  de  l’année.  La  supé- 
riorité constatée  pour  l’Angleterre  provient  de 
plusieurs  causes  parmi  lesquelles  il  convient  de 


Longueurs  kilométriques  des  railways  des  principales  nations  du  monde. 

Russie  d’Europe  Grande-Bretagne  Indes  Anglaises 
25.357  milles  23.534  milles  21.543  milles 


Etats-Unis  Allemagne  France 

184.532  milles  29.984  milles  25.862  milles 

voyageurs  et  par  celui  des  marchandises.  En  pro- 
cédant ainsi  la  Grande-Bretagne  gagnerait  la  pre- 
mière place  tandis  que  les  États-Unis  et  les  che- 
mins de  fer  de  l’Inde  seraient  classés  bons  der- 
niers. 

Pour  les  voitures  à voyageurs  la  Grande-Breta- 
gne prend  une  large  avance  sur  les  autres  nations  : 
62  252  wagons  alors  que  l’Allemagne,  classée 
seconde,  n’en  peut  aligner  que  34  590,  les  États- 
Unis  33  893  et  la  France  28  750.  Toutefois  il 
convient  de  tenir  compte,  pour  les  wagons 
comme  pour  les  locomotives,  de  la  capacité  du 
matériel  américain  ; les  locomotives  des  États- 
Unis  sont  généralement  beaucoup  plus  puissantes 
que  celles  des  nations  européennes;  de  même, 
leurs  wagons  beaucoup  plus  grands,  plus  spa- 
cieux que  ceux  de  l’Europe,  reçoivent  un  plus 
grand  nombre  de  voyageurs. 

L’avantage  revient  à l’Amérique  dans  la  com- 
paraison relative  aux  wagons  à marchandises  ; la 
gravure  que  nous  reproduisons  le  montre  suffi- 
samment ; en  outre,  le  S dent  i fie  American  fait 
remarquer  que  le  wagon  américain  est  un  géant 
comparé  aux  nôtres.  Le  premier  peut  contenir  de 


citer  l’abondance  des  trains  ouvriers  nécessaires 
pour  desservir  des  agglomérations  aussi  consi- 
dérables que  celles  de  certaines  cités  anglaises,  le 
bas  prix  des  transports  pour  les  régions  subur- 
baines, le  grand  nombre  des  trains  à prix  réduits 
organisés  pendant  la  saison  estivale,  etc. 

Nous  arrivons  enfin  au  graphique  des  marchan- 
dises ; ici  la  première  place  est  hautement  con- 
quise par  les  États-Unis  avec  913  millions  de 
tonnes;  viennent  ensuite  la  Grande-Bretagne  437. 
l’Allemagne  276,  la  France  120,  la  Russie  97  et 
les  Indes  Anglaises  39  millions.  Il  se  présente  ce 
fait  singulier  que  les  wagons  anglais  voyagent 
presque  toujours  pleins  tandis  que  ceux  des- 
États-Unis  ne  trouvent  pas  souvent  l’occasion 
d’employer  la  totalité  de  leur  énorme  capacité. 
Ceci  doit  influer  dans  une  forte  proportion 
sur  les  frais  de  traction.  Cette  question  de  bu 
bonne  utilisation  du  matériel  a depuis  longtemps 
préoccupé  les  directeurs  des  chemins  de  fer 
français  et,  à la  Compagnie  de  Lyon  en  parti- 
culier, c’est  par  une  sage  application  de  ce  prin- 
cipe : « diminuer  le  poids  mort»,  que  l'on  est  par- 
venu à retrouver  l’ère  brillante  des  gros  bénéfices- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


117 


qui  a permis  de  rembourser  les  avances  faites  par 
l’État  et  d’augmenter  les  dividendes  distribués 
aux  actionnaires. 

Bien  que  l’étude  faite  par  le  S cienli fie  American 
ne  s’applique  qu’à  un  nombre  très  restreint  de 
contrées,  on  peut  néanmoins  se  faire  une  opinion 
générale  sur  les  chemins  de  fer  du  monde  entier 
et  l’on  voit  que  si  la  France  ne  tient  pas  le  pre- 
mier rang,  elle  occupe  du  moins  une  place  très 
enviable  dans  la  classification  générale. 

Albert  REYNER. 


DANS  LE  SOIR 

Ce  soir  d’automne  est  doux  comme  un  soir  d’e'té.  Vois, 

Le  ciel  semble  jonché  de  pétales  de  roses 
Et  les  cimes  des  bois  à l’occident  sont  roses 
Et  l’air  est  tout  vibrant  d’harmonieuses  voix. 

Les  voix  du  Soir  disent  des  choses  de  jadis 
Sur  qui  déjà  l’Oubli  jetait  sa  fine  cendre. 

Avec  leurs  sons  câlins  on  les  croirait  descendre 
De  quelque  bienfaisant  et  lointain  Paradis. 

Et  ce  soir  est  si  plein  d’amour  et  de  tendresse, 

Ses  voix  ont  des  refrains  si  berceurs  que  j’adresse 
Au  Soir  exquis,  au  soir  charmant,  au  soir  divin 

Ces  vers  où  j’aurais  dû  chanter  la  Préférée. 

Qu’elle  pardonne  mon  hommage  au  Soir  qui  vint 
Me  rappeler  le  soir  où  je  l’ai  rencontrée. 

Ernest  BEAUGUITTE. 

La  Marine  anglaise 

La  guerre  des  Anglais  contre  les  Boers  menace  de 
s'éterniser  et  confirme  l’infériorité  reconnue  du  peuple 
britannique  pour  ce  qui  concerne  la  guerre  sur  terre. 
La  plupart  des  campagnes  entreprises  par  les  Anglais 
sur  différents  points  du  globe,  dans  le  pays  zoulou, 
chez  les  Achanlis  et,  en  dernier  lieu,  au  Soudan,  contre 
les  forces  du  Mahdi,  n’ont  été  gagnées  qu’au  prix 
d’efforts  très  longs  et  coûteux.  Celle  du  Soudan  no- 
tamment, n’a  pas  demandé  moins  de  dix-huit  années  de 
préparation  et  son  succès  est  dû  en  grande  partie  à 
l’emploi  de  troupes  égyptiennes.  Par  contre,  tous  les 
peuples  semblent  redouter  la  puissance  navale  de 
l’Angleterre  dont  les  navires  sillonnent  tous  les 
océans.  Cette  force  est  réellement  imposante,  puis- 
que le  gouvernement  britannique  dispose  d’un  nom- 
bre de  bâtiments  presque  égal  à celui  de  toutes 
les  flottes  réunies  de  l’Europe.  Au  1er  janvier  1900, 
la  flotte  anglaise  se  composait  de  plus  de  400  navires 
de  combat  dont  70  ou  75  cuirassés,  plus  de  100  croi- 
seurs, et  près  de  200  torpilleurs  et  contre-torpilleurs. 
C’est  à dessein  que  nous  ne  donnons  pas  de  chiffres 
précis,  bien  que  les  documents  officiels  anglais  que 
nous  avons  sous  les  yeux  établissent,  à une  unité  près, 
le  nombre  de  chaque  catégorie  de  bâtiments  dont  se 
compose  la  flotte  de  guerre.  Esprits  pratiques,  nos  voi- 
sins savent  que  le  prestige  joue  un  rôle  considérable 
dans  les  relations  internationales  et  ne  se  font  pas 
faute  d’éblouir  par  des  apparences  trompeuses  alin  de 
paraître  plus  forts  et  de  dissimuler,  aux  yeux  de  l’étran- 
ger, les  points  faibles  qu’ils  savent  fort  bien  se  recon- 
naître eux-mêmes.  Ils  ont  cette  autre  qualité  chez  les 
peuples  comme  chez  les  individus  qui  s’appelle  l’au- 
dace. Pour  les  marins  compétents,  l’exhibition  d’un 
grand  nombre  de  navires,  comme  celle  qui  eut  lieu 


lors  du  Jubilé  de  la  Reine,  ne  peut  avoir  de  significa- 
tion plus  imposante  qu’une  revue  de  gala  d’un  corps 
de  highlanders  dont  on  admire  les  hauts  faits  devant 
un  adversaire  déterminé  comme  le  sont  les  Boers. 
Une  flottille  supposée  ennemie,  qui  aurait  forcé  la  rade 
de  Cherbourg  ou  les  fortifications  de  Brest  et  Toulon 
aurait  suffi  chez  nous,  en  France,  à faire  verser  des 
torrents  d’éloquence  sur  l’insuffisance  de  notre  marine 
et  immoler  plusieurs  ministères.  Lors  des  manœuvres 
de  guerre  effectuées  en  1887,  une  flotte  supposée  en- 
nemie et  dont  les  forces  étaient  inférieures  à celle  de 
la  flotte  protectrice,  a pu  entrer  dans  la  Tamise, 
rester  maîtresse  de  ce  fleuve  un  temps  suffisant  pour 
incendier  les  docks  et  les  magasins  de  Londres  et 
menacer  l’arsenal  de  Chatham.  On  s’imagine  aisé- 
ment les  désastres  qu’aurait  pu  occasionner  un  ennemi 
véritable  en  détruisant  le  principal  port  du  Royaume- 
Uni  et  en  réduisant  à une  famine  immédiate  ses  cinq 
millions  d’habitants.  Ceux  qui  suivent  avec  attention 
les  mouvements  des  gros  cuirassés  britanniques  re- 
connaissent sans  peine  que  les  vices  inhérents  à toute 
construction  maritime  se  retrouvent  dans  les  bâtiments 
anglais  dans  une  mesure  plus  large  que  dans  les  caté- 
gories équivalentes  de  la  marine  française.  Nos  voi- 
sins ne  manquent  pourtant  aucune  occasion  de 
proclamer  leur  supériorité  et  les  captures  des  divers 
vaisseaux  neutres  opérées  durant  la  campagne  ac- 
tuelle prouvent  bien  la  détermination  arrêtée  chez  le 
peuple  anglais  de  procéder  par  surprise  en  attaquant 
les  premiers  et  à se  prévaloir  du  bénéfice  du  fait  ac- 
compli. Cette  tactique  est  — disons-le  à leur  honneur 
— d’une  ingénuité  parfaite  et  sa  réussite  l’un  des 
principaux  soutiens  de  la  suprématie  anglaise  sur  les 
mers. 

Rien  ne  saurait,  en  effet,  valoir  la  possession  d’un 
lambeau  de  terre,  comme  ce  rocher,  ce  Gibraltar, 
partie  intégrante  d’un  pays  civilisé,  du  pays  des  gran- 
deurs séculaires,  dominant  le  détroit,  commandant 
l’Océan.  Il  a suffi  de  s’en  emparer  ! Il  serait  téméraire 
d’altribuer  une  valeur  égale  aux  autres  points  d'appui, 
nombreux,  dispersés  aux  quatre  coins  du  globe,  que 
possède  la  marine  britannique.  Cet  éparpillement  des 
forces  peut,  à un  moment  donné,  devenir  une  cause 
de  faiblesse.  L’impuissance  dans  laquelle  ce  pays  se 
trouve  de  protéger  à la  fois  toutes  ses  possessions  loin- 
taines, les  points  vulnérables  que  l’Angleterre  compte 
sûrement  sur  ses  propres  côtes  permettraient  à ses  ri- 
vaux d’envisager  sans  appréhension  un  conflit  avec 
cette  puissance.  Loin  de  nous  la  pensée  de  contester 
l’habileté  et  la  bravoure  des  marins  anglais,  dont 
l’effectif,  en  temps  de  paix,  est  de  106000  hommes. 
Tout  le  monde  s’accorde  toutefois  à reconnaître  aux 
officiers  français  une  connaissance  technique  plus 
étendue.  Inutile  de  rappeler  les  nombreuses  preuves 
d’abnégation,  de  dévouement,  de  traversées  hardies 
et  savantes  accomplies  de  nos  jours  par  les  officiers 
delà  marine  française,  tant  sur  les  mers  que  sur  les 
cours  d’eau  réputés  infranchissables.  Nombreux  et  fré- 
quents sont  les  exploits  des  Courbet,  des  Garnier,  des 
llourst,  des  Simon,  des  Caron  et  tant  d’autres,  dont 
la  valeur  comme  marins  se  révèle  sur  les  champs 
mêmes  de  leur  action.  L’audace,  le  prestige  dont  la 
marine  britannique  cherche  — et  réussit  — à s’en- 
tourer, d’autres  nations,  les  nations  latines  notam- 
ment, auraient  le  droit  de  les  revendiquer.  Les  efforts 
des  Anglo-Saxons  pour  s’emparer  du  trafic  des  mers, 
l’emploi  des  moyens  auxiliaires  puissants,  comme  la 


118 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


possession  des  principaux  câbles  sous-marins,  témoi- 
gnent chez  ces  peuples  un  esprit  pratique,  élevé,  digne 
d’admiration.  En  présence  de  cette  main-mise  des 
peuples  anglo-saxons  sur  le  commerce  du  globe  ne 
serait-il  pas  urgent,  ne  serait-il  pas  politique  qu’une 
entente  * s'établit  entre  les  trois  grandes  nations 
latines,  la  France,  l’Ilalie  et  l’Espagne  régénérée  afin 
d’équilibrer  les  forces  de  ce  nouvel  élément  envahis- 
seur qui  dictera  bientôt  des  lois  au  monde  entier  et 
infligera  à notre  race  sa  domination  politique  après 
lui  avoir  imposé  sa  domination  économique? 

Disons,  pour  terminer,  que  des400  navires  dont  dis- 
pose la  marine  britannique,  164  forment  partie  des 
escadres  échelonnées  comme  suit  : Méditerranée  et 
mer  Rouge,  38  ; Manche,  14  ; Amérique  du  Nord  et 
Indes  Occidentales,  12  ; Indes,  9;  mers  de  Chine,  28  ; 
Afrique  occidentale  et  méridionale,  16;  Australie,  12; 
Amérique  sud-est,  4.  Onze  navires  sont  chargés  du 
service  des  inspections  ; 9 bâtiments  sont  chargés 
de  relevés  scientitiques,  4 servent  de  navires-écoles. 
C’est  ce  dernier  service  que  nous  voudrions  surtout 
voir  se  développer  par  l'hydrographie  française. 
Mille  sondages  maritimes  sont  annuellement  exé- 
cutés par  les  navires  britanniques.  Ces  sondages 
tenus,  sur  beaucoup  de  points,  secrets,  forment  l’un 
des  appoints  les  plus  appréciables  à la  valeur  de 
la  marine  anglaise.  On  se  rend  aisément  compte 
de  l’importance,  pour  la  navigation  au  long  cours, 
de  la  connaissance  des  profondeurs  des  Océans,  de 
l’emplacement  des  écueils,  des  bancs,  de  la  direc- 
tion des  courants,  etc.  L'Océanographie,  une  des  bran- 
ches les  plus  récentes  de  la  science  universelle,  ren- 
contre chez  nous,  dès  à présent,  des  adeptes  aussi 
zélés  qu’éclairés.  Souhaitons  que,  sur  ce  point  encore, 
notre  pays  ne  se  laisse  pas  distancer  par  une  na- 
tion puissante,  riche,  peut-être  amie  — sûrement 
rivale. 

P.  LEMOSOF. 


CARNET  E’IJVUPiRESSIOlXrS 

On  aime  tendrement  et  heureusement  sans  savoir 
pourquoi... 

Et  raisonnablement,  après  comparaisons  : c’est-à-dire 
quand  on  n’aime  plus. 


Un  des  plus  grands  philosophes  du  Vieux-Monde, 
appelle  l’Etonnement  : le  Couronnement  de  la  philo- 
sophie. 

S’étonner  de  rien  à cette  heure,  paraîtrait  d’une 
philosophie  joliment  découronnée. 


Un  coup  d’épée  est  pire  qu’une  chiquenaude,  sans 
doute. 

Mais  c’est  la  chiquenaude  qui  est  la  scélérate  si 
c’est  elle  qui  dégaina  l’épée. 

« Je  n’en  veux  pas  au  diable,  disait  cet  autre,  mais 
à celui  qui  a ouvert  la  boite,  où  il  est  enfermé.  » 


On  voit  plus  souvent  des  humeurs  pareilles,  — y 
compris  la  bonne  humeur,  — chez  des  gens  de  pro- 
fessions différentes,  que  chez  les  confrères. 


J’ai  quelquefois  pensé  qu’une  des  causes  de  l’hosti- 
lité de  la  galerie  contre  les  écrivains,  c’était  la  pré- 
tention de  ceux  ci  à la  durée. 

Louis  DEPRET. 


L*E  DOCTEUR  DE  GARLABAN 

NOUVELLE 


Le  docteur  Darbois  était  arrivé  à Garlaban 
précédé  par  une.  réputation  de  savant.  Il  sortait 
de  la  faculté  de  Montpellier,  et  c’était  pour  les 
Garlabanais  le  plus  beau  titre  de  gloire.  Même, 
ils  ne  comprenaient  pas  bien  comment  un  homme 
qui  aurait  pu  exercer  en  ville  — et  dans  quelle 
belle  ville  aristocratique!  — avait  préféré  s’ins- 
taller à Garlaban. 

C’est  que  Garlaban  était  un  délicieux  petit 
village,  planté  au  bord  delà  mer  bleue  parmi  les 
mimosas  et  les  orangers.  Les  eucalyptus  et  les 
pins  pénétraient  l’air  de  senteurs  fortes  et  saines. 
C’était  un  coin  béni  où  l’étude  devait  être  douce 
comme  un  jeu,  et  le  docteur  l’avait  choisi  parce 
que,  muni  de  son  diplôme,  il  ne  se  croyait  pas 
investi  de  la  science  universelle  et  voulait,  au 
contraire,  travailler  âprement  pour  essayer  d’ar- 
racher à la  nature  quelques-uns  de  ses  secrets  et 
tâcher  de  les  transformer  en  bien  pour  l’humanité 
souffrante. 


A peine  installé,  il  se  mit  à l’étude,  et  les  Garla- 
banais virent  avec  étonnement  M.  Darbois,  au 
lieu  de  courir  à la  recherche  des  malades,  ouvrir 
ses  livres  et  s'absorber  en  eux.  Ils  ne  comprenaient 
rien  à ce  singulier  homme.  Comme  il  ressemblait 
peu  à son  prédécesseur,  toujours  par  monts  et 
par  chemins,  faisant  tirer  la  langue  à celui-ci, 
auscultant  celui-là,  de  telle  façon  qu’il  finissait 
par  vous  convaincre  que,  ma  foi,  vous  aviez  bien 
besoin  de  ses  soins  et  de  ses  visites.  On  rencon- 
trait bien  le  docteur  par  les  routes,  mais  il  était 
toujours  en  compagnie  de  quelque  livre  qu’il 
dévorait  en  marchant.  Quant  aux  malades,  il 
attendait  tranquillement  ou  qu’ils  vinssent  chez 
lui  ou  qu’ils  le  fissent  appeler  chez  eux.  Cette 
méthode  était  sans  doute  la  bonne,  car  depuis 
l’arrivée  de  M.  Darbois  tout  le  monde  se  portait 
bien  à Garlaban.  Pourtant,  les  gens  n’étaient 
pas  contents;  ils  s’étaient  fait  une  toute  autre 
idée  du  genre  de  vie  que  devait  mener  un  sa- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


119 


vant,  et  l'existence  de  M.  Darbois  les  déroutait. 

Les  plus  malins  disaient  : 

— Pourquoi  a-t-il  toujours  le  nez  fourré  dans 
un  livre?...  S’il  est  savant,  comme  on  nous  l’a 
affirmé,  il  n’a  plus  besoin  d’apprendre;  et,  s’il 
n’est  pas  savant,  nous  n’avons  plus  besoin  de 

lui... 

Les  autres  trouvaient  le  raisonnement  sans 
réplique  et  approuvaient. 

Le  docteur,  qui  n’avait  d'abord  remarqué  sur  la 
physionomie  des  Garlabanais  que  de  l’étonnement, 
y distingua  bientôt  des  sourires  ironiques  et  même 
une  certaine  hostilité. 

Il  s’affligea  car  il  aimait  ces  braves  gens  et 
aurait  voulu  être  leur  ami.  Il  sentit  néanmoins 
peu  à peu  qu’il  perdait  tout  son  prestige  auprès 
d'eux  et  qu'il  était  nécessaire  de  fiapper  vive- 
ment l’imagination  de  ces  grands  enfants  pour 
qu’ils  lui  rendissent  leur  confiance  en  son  savoir. 

Donc,  le  docteur  fit  finnoncer  à son  de  tam- 
bourins que,  le  dimanche  suivant,  à deux  heures 
de  l’après-midi,  il  se  rendrait  au  cimetière  et 
que  là,  il  ressusciterait  tel  mort  qu’on  lui  dési- 
gnerait. 

La  nouvelle  fit  grand  bruit  comme  bien  l’on 
pense. 

Les  plus  malins  insinuèrent  bien  : 

— Il  galèje. .. 

Mais,  en  se  grattant  l’oreille,  ils  finirent  par 
confesser  : « Pas  moins...  s’il  disait  vrai?...  » 

Aussi,  au  jour  dit,  toute  la  population  était-elle 
réunie  dans  le  petit  cimetière  de  Garlaban. 

On  était  à la  saison  des  fleurs.  Mai  rayonnait 
et  des  guirlandes  de  roses  grimpaient  après  les 
tombes.  Le  soleil  brillait  dans  le  ciel  bleu;  la  mer 
étincelait  comme  une  immense  nappe  d'argent 
sous  ses  rayons  ; des  oiseaux  chantaient  dans  les 
branches  vertes  des  pins  et  le  cimetière  était  si 
frais  sous  sa  parure  embaumée  qu’on  eût  dit  un 
jardin.  Des  enfants  jouaient  autour  des  tombes, 
et  des  mères  riaient  aux  tout  petits  dont  les  pieds 
s’embarrassaient  dans  les  guirlandes  de  roses  qui 
traînaient  jusque  par  terre.  C’était  la  vie  qui 
voisinait  avec  la  mort,  mais  sous  ce  ciel  éblouis- 
sant et  ce  grand  soleil  qui  jetait  des  coulées  d’or 
sur  les  choses,  rien  n’apparaissait  triste. 

Tout  Garlaban  était  là  ; même  les  vieillards 
s’étaient  fait  conduire  au  cimetière  pour  jouir  du 
miracle  avant  de  fermer  leurs  yeux  à la  lumière. 

fl  n’était  pas  encore  l’heure  fixée  par  le  docteur 
que  l’on  s’impatientait. 

— Il  n’ose  pas  venir...  murmurait-on  déjà. 

Enfin,  M.  Darbois  parut.  Vêtu  de  noir,  l’air 

grave,  il  s’avança  lentement  et  prit  place  sur  un 
tertre  d’où  il  dominait  l’assistance.  Un  silence 
religieux  planait  ; on  eût  entendu  le  bruissement 
d’un  brin  d'herbe. 

Le  docteur  produisait  déjà  son  effet  et  on  lui 
trouvait  vraiment  la  mine  de  quelqu’un  qui  va 
faire  un  miracle. 

Très  calme,  M.  Darbois  promena  son  regard 


autour  de  lui  et,  d’une  voix  bien  timbrée,  il 
demanda  : 

— Voyons,  qui  allons-nous  ressusciter?... 

Chacun  regarda  son  voisin  et  le  silence  régna 

plus  profond  encore. 

Le  docteur  attendit  quelques  instants  ; un  fin 
observateur  aurait  pu  remarquer  que  quelque 
chose,  comme  l’ironie  d’un  sourire,  soulevait 
légèrement  les  coins  de  sa  bouche. 

Il  dit  : 

— Puisque  personne  n’ose  se  décider,  je  vais 
choisir  moi-même  celui  que  je  vais  vous  rendre... 

Les  visages  se  tendirent,  anxieux... 

— Si  nous  ressuscitions  cette  Joséphine  Oserger 
qui  mourut  presque  à la  veille  de  son  mariage, 
et  qui  était,  dit-on,  la  plus  belle  et  la  plus  sage 
lille  de  Garlaban?... 

Une  voix,  sanglotante  dans  la  foule,  cria  : 

— Non,  monsieur  le  docteur,  non...  Laissez 
dormir  la  chère  innocente...  Elle  est  partie 
croyant  que  son  fiancé  ne  l’oublierait  jamais  et,  à 
peine  était-elle  refroidie,  qu’il  en  choisissait  une 
autre,  non  plus  belle,  mais  plus  riche  que  ma 
Joséphine...  Elle  aurait  tant  de  chagrin,  si  elle 
voyait  les  préparatifs  de  la  noce,  qu’elle  me  mau- 
dirait de  l’avoir  fait  rappeler  à la  vie... 

Et  la  pauvre  mère,  bouleversée,  éclata  en  pleurs. 

Le  docteur  eut  un  geste  large  de  compassion  et 
dit  : 

— Laissons  dormir  les  cœurs  blessés  d’amour... 

Il  réfléchit  quelques  instants,  puis  avisant  un 
paysan,  il  reprit  : 

— Pierre  Lardey,  je  vais  faire  revenir  votre 
femme  sur  la  terre...  On  m’a  conté  l’histoire  de 
votre  ménage;  vous  étiez  très  unis... 

— Non,  monsieur  le  docteur,  non!...  inter- 
rompit Pierre,  ne  prenez  pas  la  peine  de  rappeler 
ma  défunte...  Certes,  c’était  une  bonne  femme, 
mais  si  paresseuse!  Elle  passait  son  temps  à 
regarderies  nuages  et,  quand  je  rentrais  du  tra- 
vail, la  soupe  n’était  jamais  prête...  Il  me  fallait 
éplucher  les  pommes  de  terre,  couper  le  bois, 
même  parfois  laver  mes  « brayas  »....  Je  ne  suis 
pas  méchant  et  je  n’ai  jamais  eu  le  courage  de 
me  fâcher  devant  les  yeux  doux  de  Madeleine... 
Elle  est  partie,  tant  pis  pour  elle!  Je  me  suis  mis 
en  pension  dans  une  famille  excellente  et,  quand 
j’arrive,  je  n’ai  qu’à  me  mettre  à table.  Je  ne 
charrie  plus  l’eau  ni  le  charbon,  ni  ne  trempe  la 
soupe  Je  puis  fumer  ma  pipe  sans  soucis.  Je  suis 
tranquille;  je  ne  tiens  pas  à changer.. . Madeleine 
n’avait  qu’à  ne  pas  s’en  aller  si  tôt... 

Et,  placide,  le  paysan  mit  ses  mains  derrière 
son  dos. 

— Il  a raison,  approuva- t-on. 

Le  docteur  leva  les  épaules  d’un  air  impuissant. 

— Si  vous  préférez  votre  veuvage  à une  nou- 
velle existence  passée  aux  côtés  de  votre  douce 
Madeleine,  je  ne  puis  pas  vous  l'imposer... 

Il  chercha  autour  de  lui  : 

— Si  nous  rappelions  à la  vie  le  beau  petit 


120 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Louis  dont  la  mère  faillit  mourir  de  douleur,  le 
jour  de  l'enterrement  ?... 

Une  voix  chevrotante  cria  : 

— Non,  docteur,  non!.,  le  petit  Louis  est  un 
ange  dans  le  ciel...  laissez-le  : qui  sait  ce  qu’il 
deviendrait  sur  la  terre?...  11  était  bon,  mais  des 
fois  le  cœur  se  gâte  en  vieillissant,  et  il  serait 
peut-être  un  mauvais  sujet  qui  nous  ferait  tous 
pleurer...  Le  bon  Dieu  a eu  pitié  de  la  douleur  de 
sa  mère  ; il  lui  a envoyé  un  autre  enfant  qui 
ressemble  au  petit  Louis  : il  a.  comme  lui,  des 
cheveux  blonds,  des  yeux  bleus  et  des  petits 
pieds...  Ne  réveillez  pas  le  mignon...  ilfaudrait  lui 
dire  qu’il  n’y  a plus  de  place  pour  lui  dans  la 
maison  et  que  la  misère  des  siens  est  si  grande 
qu’on  ne  pourrait  nourrir  sa  petite  bouche... 

Et  la  grand’mère  qui  mendiait  par  les  chemins 
s’enfuit  en  chancelant,  courbée  par  la  douleur  et 
le  poids  rude  des  ans. 

Le  docteur  la  regarda  s'éloigner  avec  une  com- 
misération profonde. 

11  passa  la  main  sur  son  front,  réfléchit.  Tous 
les  visages  se  penchaient  vers  lui  dans  l’attente 
pal  pi  tante  du  nom  qu’il  allait  proposer. 

— Je  suis  navré,  dit-il,  de  ne  pas  mieux  réussir 
dans  mon  désir  de  vous  faire  du  bien.  Mais 
puisque  les  personnes  que  je  vous  ai  proposé  de 
ressusciter  seraient  pour  vous  des  causes  d’ennuis, 
je  vais  tâcher  d’en  trouver  une  dont  la  présence 
parmi  vous  soit  prétexte  de  joie.  Je  vais  rappeler 
sur  la  terre  votre  brave  curé.  Il  est  resté  plus  de 
vingt  ans  dans  Garlaban  ; il  a vu  naître  beau- 
coup d’entre  vous,  baptisé  vos  enfants,  prié  pour 
vos  morts;  tout  ce  qu’il  avait,  il  vous  l’a  donné. 
Rien  ne  lui  appartenait,  pas  plus  son  cœur  que 
sa  bourse  : il  partageait  tout  entre  vous.  Vous 
l’avez  accompagné  à sa  dernière  demeure  avec 
des  larmes  ; tout  le  monde  doit  le  regretter.  En  le 
faisant  revenir  pour  vous  diriger  à nouveau,  il 
me  semble  que  je  vous  rendrai  tous  heureux  : les 
enfants  auront  en  lui  un  ami;  les  pauvres,  un 
appui;  les  affligés  un  consolateur;  et  tous  un 
père. 

Le  docteur  Darbois,  comme  sûr  de  l’effet  de  sa 
parole,  fit  un  pas  pour  descendre  du  tertre  et  ses 
yeux  se  dirigèrent  vers  la  tombe  du  bon  vieux 
curé  Roséplan  qui  se  dressait  au  milieu  du  cime- 
tière, fleurie  de  roses  grimpantes. 

Mais  des  mains  l’arrêtèrent  et  des  voix  crièrent  : 

— Non,  monsieur  le  docteur,  ne  ressuscitez  pas 
notre  curé... 

Une  dévote  dit  : 

— C’est  un  saint...  il  a gagné  par  ses  bonnes 
œuvresla  palme  des  élus;  laissons-le  jouir  auprès 
de  Dieu  du  prix  de  ses  vertus...  Et  puis,  quelle 
douleur  n’aui'ait-il  pas  à revoir  ses  ouailles  dont 
quelques-unes  ont  si  mal  tourné  malgré  la  pureté 
de  ses  enseignements  ! Quel  chagrin  il  éprouverait 
en  apprenant  que  le  grand  Jacques  auquel  il  a fait 
faire  la  première  communion,  est  devenu  incen- 
diaire... et  que  Guillaume,  après  avoir  paru  s’être 


corrigé  de  son  ivrognerie,  est  retombé  plus  avant 
dans  son  vice  !... 

Le  sacristain  que  le  bon  curé  Roséplan  nour- 
rissait et  hébergeait,  glapit  : 

— D’ailleurs,  nous  avons  maintenant  un  gentil 
petit  curé  qui  ne  sermonne  pas  toute  la  journée, 
qui  comprend  les  choses  et  la  vie,  et  qu’en 
ferions-nous  si  M.  Roséplan,  qui  grondait  toujours, 
revenait  !... 

— Gardons  M.  Rourély... 

— Ceux  qui  sont  morts  sont  bien  morts...  Il 
faut  les  laisser  dans  leurs  trous...  vivent  les 
vivants! 

Ce  cimetière  était  si  coquet,  si  pimpant,  que 
nulle  pensée  triste  ni  décourageante  ne  pouvait 
sortir  de  son  voisinage.  C’était,  au  contraire,  de 
la  vie  qui  montait  des  touffes  des  lilas  fleuris  et 
des  roses  exubérantes. 

Le  docteur  regarda  les  Garlabanais;  leurs  yeux 
riaient;  ils  étaient  là  comme  à une  partie  de 
plaisir. 

— Puisque  vous  ne  voulez  pas  même  que  je 
ressuscite  ce  brave  curé  Roséplan,  c’est  que  vous 
ne  vous  souciez  pas  de  voir  personne  revenir 
parmi  vous...  Il  ne  me  reste  qu’à  me  retirer... 

Nul  ne  retint  le  docteur  Darbois;  aucun  cœur 
ne  cria  après  lui  pour  le  supplier  de  faire  le 
miracle  annoncé...  L’oubli  avait  poussé  dans  les 
âmes  comme  une  plante  vénéneuse,  et,  d’ailleurs, 
la  vie  avait  remplacé  la  mort  ; l’enfant  avait 
grandi  près  de  la  tombe  entr’ouverte  et  tous  les 
vides  étaient  remplis. 

Le  docteur,  philosophe,  et  qui  connaissait  bien 
la  fragilité  humaine,  s’en  allait  avec  l’allure 
modeste  de  quelqu’un  pour  qui  la  victoire  a été 
facile. 

Quelques  malins  dirent  : 

— Pas  moins,  il  n’a  ressuscité  personne... 

— Es-ce  sa  faute?.,  répliqua  un  autre  plus 
malin. 

— Pour  ça,  non  ! Et,  ça  doit  être  un  rude 
savant,  notre  docteur,  pour  nous  avoir  proposé 
une  chose  pareille,  car  enfin  il  se  pouvait  que 
quelqu’un  voulût  revoir  un  des  siens,  et  il  l’aurait 
fait  revenir,  c’est  certain! 

A cette  manifestation,  M.  Darbois  gagna  d'être 
considéré  comme  le  plus  savant  des  hommes.  On 
lui  pardonna  sa  manie  d'avoir  toujours  le  nez 
fourré  dans  les  livres,  et  le  docteur  en  profita  pour 
envoyer  à l’Académie  de  médecine  de  Paris  des 
études  qui  appelèrent  sur  lui  l’attention. 

Jamais  les  Garlabanais  ne  se  sont  mieux  portés, 
et  cela  sans  doute  grâce  aux  bons  conseils  d’hy- 
giène du  docteur.  M.  Darbois  ne  se  plaint  pas  des 
loisirs  que  lui  laissent  les  malades;  au  contraire! 
C'est  un  philanthrope  qui  rêve  l’allègement  de  la 
souffrance  et  ne  se  soucie  point  de  ses  intérêts 
matériels.  Mais  gageons  qu’à  sa  mort  si  quelque 
autre  M.  Darbois  se  présentait  pour  le  ressusciter, 
les  Garlabanais  refuseraient.... 

Aimée  FARRÈGUE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


121 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Un  des  événements  littéraires  les  plus  importants 
de  cette  quinzaine  a été  la  réception  de  M.  Paul  Des- 
chanel à l’Académie  française.  On  y a entendu  deux 
discours,  vraiment  éloquents  et  se  distinguant,  par 
leur  unité  de  ton,  de  certaines  harangues  où,  comme 
on  sait,  des  épines  se  cachent  sous  les  roses  de  la 
rhétorique  et  s’enfoncent  dans  la  chair  du  récipien- 
daire, qui  doit  garder  bonne  contenance.  Ainsi  fut-il 
fait  pour  la  réception  de  M.  Henri  Lavedan,  auquel 
M.  Costa  de  Beauregard  infligea  les  caresses  de  tout  un 
buisson  de  ces  épines.  Une  partie  de  l’auditoire  prend 
un  méchant  plaisir  à cet  échange  de  compliments 
aigres-doux,  mais  la  mesure  y est  si  difficile  à garder 
•et  le  tact  est  si  rare,  qu’on  peut  dire  que  les  lettres 
françaises  ne  perdent  rien  à ce  que,  par  hasard,  les 
orateurs  académiques  renoncent  à se  larder  de  coups 
d’épingles. 

C’est  ce  qu’ont  compris  M.  Paul  Deschanel  et 
M.  Sully-Prudhomme  qui  lui  a répondu  ; aussi  les 
applaudissements,  à la  fin  de  chaque  lecture,  et  fré- 
quemment pendant  ces  lectures,  ont  été  unanimes. 
M.  Paul  Deschanel  a tracé  de  M.  Édouard  Hervé,  son 
prédécesseur,  un  portrait  « sans  ombres  »,  plus  magni- 
fique, plus  « grandiose  » que  l’image  que  notre  géné- 
ration s’était  tracée  de  l’ancien  directeur  du  Soleil. 
Celui-ci,  un  peu  aigri  par  les  insuccès  politiques  et 
les  déboires  dynastiques,  n’écrivait  plus  que  rarement, 
à la  fin  de  sa  vie,  et  de  très  courts  articles,  clairs,  d’une 
clarté  presque  trop  simple.  Il  ne  donnaitplus  assez  aux 
lecteurs  qui  n’ont  pas  connu  le  Courrier  du  dimanche 
l’impression  du  réel  talent  qu'il  avait  déployé  sous 
J’Empire  et  qui  était  fait,  principalement,  de  bon  sens 
et  de  chaleur  patriotiques.  Ce  sont  ces  derniers  dons 
de  M.  Édouard  Hervé  que  M.  Paul  Deschanel  a mis  en 
relief  d’une  façon  très  saisissante  en  montrant  que 
son  illustre  confrère,  dans  une  longue  série  d’efforts, 
la  plume  à la  main,  avait  deviné  et  prédit  nettement 
le  péril  de  l’Allemagne  unifiée  et  grandissante.  Il 
était  bon  que  cette  justice  fût  si  bien  rendue  à 
M.  Édouard  Hervé,  car  il  honora  grandement  sa  pro- 
fession en  ne  sollicilant,  en  n’acceptant  aucune  fonc- 
tion administrative.  Et  pourtant  il  eût  été  un  excellent 
diplomate.  Il  resta,  jusqu’au  bout,  un  journaliste. 

M.  le  président  de  la  République,  tout  le  premier,  a 
donné  le  signal  des  bravos  pendant  cet  éloge  d’un 
patriote  désintéressé  et  clairvoyant.  M.  Loubet  avait 
eu  le  bon  goût  de  venir  à la  cérémonie  sans  apparat  et 
d’occuper  simplement  une  place  en  face  du  bureau.  11 
n’a  pas  craint,  en  s’associant  à la  louange  chaleu- 
reuse d’unécrivain  qui  ne  se  rallia  jamais  à nos  insti- 
tutions, de  mécontenter  quelques  farouches  censeurs 
de  la  presse.  Ét  il  a bien  fait.  La  politique  devrait  être 
tenue  à l’écart  de  ce  «cénacle  des  Belles  Lettres»  qu’est, 
par  origine,  l’Académie  française.  On  y parvient  en 
montrant  de  la  modération  et  de  l’esprit,  comme  l’a 
lait,  après  M.  Paul  Deschanel,  M.  Sully-Prudhomme. 
Le  discours  de  cet  admirable  poète  appelé  à louer, 
chez  le  récipiendaire,  non  seulement  l’écrivain  mais 
aussi  l’orateur  parlementaire,  nerveux,  passionné, 
énergique,  ce  discours  a été  parfait  en  Lous  points  et 
digne  des  nombreuses  marques  d’approbation  qu’il  a 
reçues.  C’est  en  constatant  le  succès,  la  répercussion 


au  dehors,  si  considérable,  de  séances  semblables 
qu’on  se  rend  compte  de  l’importance  — et  du  rôle 
modérateur  du  goût  public  — que  l’Académie  tient 
dans  le  pays.  Et  on  constate  avec  une  nouvelle  satis- 
faction qu’elle  résiste,  à cause  de  cela  même,  à toutes 
les  petites  plaisanteries. 

Autre  fait  significatif  dans  le  domaine  des  Lettres: 
la  conférence  de  M.  Brunetière  à Rome.  Encore  un 
académicien  et  sur  lequel  les  moqueries  pleuvent, 
d’ordinaire,  sans  que  d’ailleurs  il  s’en  émeuve... 
IM.  Brunetière  a parlé  de  Bossuet,  de  la  Modernité  de 
Bossuet , sujet  très  ardu,  qu’il  a traité  avec  sa  fougue 
de  langage  et  son  élévation  de  pensée  habituelles,  et 
dont  les  grandes  lignes  même  ne  peuvent  se  résumer 
ici.  Mais  ce  qu’il  importe  de  mettre  en  lumière,  c’est 
l’hommage  que  cette  conférence  a valu  aux  littéra- 
teurs français  en  la  personne  de  l’un  d’eux.  L’audi- 
toire comprenait  tout  le  Sacré- Collège,  cardinaux, 
évêques,  etc.,  et  la  haute  société  romaine.  Le  Pape 
aurait  désiré  présider  la  séance  et  seules  des  raisons 
de  santé  l’en  ont  empêché.  Les  journaux  italiens  ont 
discuté  pendant  plus  d’une  semaine  sur  l’éloquence, 
la  science  théologique  française  et  enfin  il  faut  se 
souvenir  que  c’est  la  première  fois  depuis  quatre 
siècles  qu’un  de  nos  concitoyens  est  appelé  à prendre 
la  parole  avec  cette  solennité,  devant  cette  assistance 
qui,  toutes  idées  religieuses  mises  de  côté,  constitue 
certainement  l’élite  de  la  prélature  catholique.  Une 
grande  partie  de  la  gloire  acquise  au  conférencier 
revient  au  génie  de  notre  langue,  si  précise,  si  ex- 
pansive, si  puissante... 

Il  y a gros  à parier  que  les  artistes  ne  lisent  guère 
le  Journal,  officiel...  Ils  ont  tort  : quand  arrive  la  dis- 
cussion du  budget  des  Beaux-Arts,  ils  auraient  plaisir 
à voir  combien,  parmi  les  députés,  ils  comptent  de 
défenseurs,  mais  combien  aussi  ces  derniers  sont 
inexpérimentés  — et  naïvement  inspirés. 

Le  Journal  officiel  publie  une  petite  édition,  à cinq 
centimes,  des  comptes  rendus  parlementaires  et  nous 
la  recommandons,  sans  réclame,  pour  cette  période 
critique,  aux  peintres,  sculpteurs,  architectes,  etc. 
L’idée  leur  viendra  peut-être,  lisant  les  discours  pro- 
noncés, de  souffler,  l’année  suivante,  quelques  idées 
moins  saugrenues  aux  parlementaires  qui  prennent 
la  parole  à bâtons  rompus  sur  les  choses  d’art. 

Cette  année,  par  exemple,  l’excellenl  abbé  Lemire 
proposait  qu’on  déboulonnât  la  Tour  Eiffel!  Quel  mai 
lui  fait-elle?  Le  ministre  a dû  lui  apprendre,  spiri- 
tuellement, que  cette  Tour  abhorrée  est  une  propriété 
privée.  D’autres  députés  ont  réclamé  des  subventions 
pour  leurs  théâtres,  pour  des  chefs-d’œuvre  locaux 
qu’ils  sont  seuls  à connaître  et  qu’ils  voudraient  voir 
acheter  ou  protéger  — par  l’État.  Autant  de  temps 
gaspillé.  Ce  qu’il  conviendrait  surtout  de  solli- 
citer, dans  une  discussion  de  ce  genre,  c’est  une 
réorganisation  des  grands  Musées  nationaux,  le  Louvre, 
le  Luxembourg,  qui  sont  les  écoles  d’art  de  la  nation 
entière  et  pour  lesquels  on  ne  se  montrera  jamais  trop 
généreux.  Or,  ils  sont  actuellement  très  mal  installés: 
le  rapporteur,  M.  Georges  Berger,  l’a  indiqué  à la 
Chambre;  ils  sont  exposés  au  feu,  ils  sont  à l’étroit. 
Heureusement,  il  est  question  d'un  vaste  projel.de 
remaniement  des  ministères  qui  laisserait  tout  le  Balais 
du  Louvre  aux  peintures,  sculptures,  etc.,  et  expul- 
serait les  Finances,  les  Colonies,  qu’on  placerait  dans 
l’hôtel  actuel  de  la  Guerre,  reléguée  aux  Invalides.  Une 
pétition  des  artistes,  dans  ce  sens,  aurait  peut-être 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


pour  efTei  de  hâter  l’exécution  de  ce  plan  superbe.  Blais, 
en  vérité,  les  artistes  ont  le  lort  de  se  trop  négliger 
eux-mêmes  et  de  vivre  dans  leurs  rêves.  Le  réveil,  un 
jour  d incendie  du  Louvre,  ne  serait-il  pas  un  deuil 
terrible?... 

Paul  DLUYSEN. 


LA  ÏVHJSIQUE 

THÉÂTRE  NATIONAL  DE  L’OPERA-COMIQUE. 

Louise,  roman  musical  en  quatre  actes  et  cinq  tableaux , 
paroles  et  musique  de  M.  Gustave  Charpentier. 

Sommes-nous  à l'Opéra-Comique,  ou  bien  sur  une 
scène  nouvelle,  produit  hybride  de  l’Ambigu  et  du 
Théâtre- Libre? 

« Pardon,  me  direz-vous,  s’il  y a drame  et  même 
mélodrame  dans  la  Louise  de  M.  Charpentier,  il  y a 
aussi  la  musique.  » 

D’accord,  mais  cette  musique,  si  savante  et  si  distin- 
guée qu’elle  soit,  ne  jure-l-elle  pas  d’une  manière 
flagrante  avec  cet  étrange  salmigondis  de  sentiments 
divers,  tantôt  sincères  et  touchants,  comme  dans  les 
scènes  familiales  où  s’exhale  la  paternelle  tendresse 
de  I incomparable  Fugère,  tantôt  empruntésgrossière- 
ment  et  sans  esprit  au  naturalisme  le  plus  cru?  — 
.1  en  ai  grand’peur,  et  si  c’est  dans  cette  nouvelle  voie 
que  doit  s’engager  le  théâtre  charmant  que  fut  et 
qu’est  encore  l’Opéra-Comique,  il  est  de  mon  devoir 
de  crier  : « Gare!  » comme  l’on  crie  a un  voyageur 
égaré  pour  lui  éviter  le  tragique  désagrément  de  se 
casser  le  cou. 

Ceci  dit,  et  tout  en  rendant  hommage  au  goût 
exquis  qui  a présidé  à la  mise  en  scène  de  cet  ouvrage 
(Bl.  Albert  Carré  est,  d’ailleurs,  coutumier  du  fait),  la 
vérité  m’oblige  à dire  que  le  livret  de  M.  Charpentier 
n’est  rien  moins  qu’intéressant,  et  qu'il  a,  de  plus, 
le  grave  défaut  d’être  par  trop  banal.  Qu’est-ce 
en  etlet  que  cette  Louise,  l’héroïne  de  la  pièce?  — - 
Une  petite  fille  à cervelle  de  linotte,  au  cœur  volage, 
et  qui  abandonne  avec  une  cynique  désinvolture  sa 
mère  et  son  excellent  homme  de  père  pour  suivre  le 
beau  poète  Julien.  Il  est  vrai  que  la  charmante 
entant  rentre  au  logis,  non  sans  regret,  parce 
que  sa  mère  vient  lui  annoncer  que  son  père  est 
très  souffrant.  Blais,  le  brave  homme  à.  peine  guéri, 
elle  n’y  tient  plus:  insensible  aux  supplications  étaux 
larmes  du  pauvre  vieux,  nous  laretrouvonsimpatiente 
de  se  rejeter  dans  le  tourbillon  parisien  et  d’y  retrou- 
ver son  beau  poète.  Et  le  père,  hors  de  lui,  chasse 
I indigne  créature.  Il  a,  ma  foi,  bien  raison.  Et  voilà  la 
pièce,  si  tant  est  qu'il  y en  ait  une. 

BL  Charpentier,  dont  le  talent  s’est  affirmé  déjà 
dans  : la  Vie  du  Poète,  les  Impressions  d'Italie,  a voulu, 
avec  Louise,  se  singulariser,  aller  de  l’avant  : j’ai  le 
regret  de  constater  qu’il  n’a  réussi  qu’à  faire  un  pas 
en  arrière. 

Bien  que  la  partie  symphonique  de  son  œuvre  soit 
remarquablement  traitée,  bien  qu’il  y ait  quelques 
passages  de  sentiment  réellement  inspirés,  il  n’en  a 
pas  moins  fait  fausse  route,  parce  qu’il  s’est  obstiné  à 
consacrer  cette  musique,  où  l’on  sent  passer  de  temps 
à autre  le  souffle  des  envolées  wagnériennes,  àl’apo- 


I logie  du  libertinage,  auréolé,  bien  à tort,  de  poésie,  et 
tel  qu’il  se  pratique  trop  fréquemment  à Paris,  en 
général,  et  à Blontmartre  en  particulier. 

Une  seule  chose  sauve  celte  partition  éminemment 
disparate;  ce  sont  les  passages  où  le  père  (Fugère) 
exprime  son  amour  pour  sa  fille,  et  surtout  la  berceuse 
du  dernier  acte.  Quel  dommage  que  de  semblables 
sentiments  ne  soient  pas  plus  souvent  exprimés  dans 
cette  œuvre  ! Alors,  ce  serait  une  autre  Louise,  une 
Louise  digne  de  notre  seconde  scène  lyrique,  digne 
surtout  d’interprètes  tels  que  MM.  Fugère,  Maréchal, 
Carbonne  et  Vieuille  ; Bille  Piioton  et  Mme  Des- 
champs-Jehin.  Enfin,  n’en  parlons  plus  ; et  à votre 
! prochaine  revanche,  BI.  Charpentier! 

* * 

THEATRE  LYRIQUE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Martin  et  Martine,  conte  flamand  en  trois  actes  de 
M.  Paul  Milliet,  musique  de  M . Émile  Trépard. 

Un  peu  puéril,  sans  doute,  mais  amusant,  intéres- 
sant même,  estleconte  flamand  sur  lequel  M.  Trépard 
a écrit  son  aimable  partition. 

Un  jeune  étranger,  du  nom  de  Martin,  de  royale 
naissance,  mais  tombé  dans  le  malheur,  vient  de- 
mander l’hospitalité  au  roi  Gambrinus.  En  l’absence  de 
son  royal  père,  Martine  reçoit  Martin,  et,  grâce  à 
cette  similitude  de  noms,  la  glace  est  bientôt  rompue. 
Blais  Gambrinus,  retour  de  voyage,  voit  tout  cela  d’un 
très  mauvais  œil,  et  l’idylle  tournerait  vite  au  tragi- 
que, n’était  1 irrésistible  intervention  de  la  Fée  des 
Houblons  ; grâce  à elle,  Gambrinus  daigne  mettre  un 
frein  à son  paternel  courroux.  Il  en  résulte  que  BJartin 
épousera  Martine,  et  qu’ils  auront,  c'est  la  grâce  que 
je  leur  souhaite,  beaucoup...  de  représentations. 

Etce  ne  sera  que  lajuste  récompensedu  talentqu’ont 
mis  à interpréter  ce  gentil  ouvrage  Mmes  Blarie 
Thiéry,  Frandaz  et  Richard,  ainsi  que  BIM.  Dantu  et 
Ballar 

ACADÉMIE  NATIONALE  DE  MUSIQUE. 

Lancelot,  drame  It/riqueen  quatre  actes  et  six  tableaux , 
poème  de  MM.  Louis  Galletet  Édouard  Blau,  musique 
de  M.  Victoria  foncières. 

Une  vacance  s’esl  produite  parmi  les  chevaliers  de 
la  Table-Ronde.  Deux  concurrents  sont  en  présence  : 
le  vaillant  Alain,  comte  de  Dinan,  et  Markhoël,  guer- 
rier sans  peur,  mais  non  pas  sans  reproche.  Lancelot, 
désigné  par  le  roi  Arthus  pour  se  prononcer,  donne 
son  suffrage  au  comte  Alain  de  Dinan.  Pour  se  venger, 
Markhoël  dénonce  à Arthus  la  coupable  liaison  de  sa 
royale  épouse  Guinèvre,  avec  Lancelot.  La  coupable 
est  reléguée  dans  un  couvent  et  Markhoël  reçoit  l’or- 
dre de  tuer  son  complice.  Lancelot,  laissé  pour  mort 
par  le  justicier,  est  recueilli  par  Elaine,  et  soigné  par 
elle  dans  le  château  de  son  père,  qui  n’est  autre  que 
le  comte  Alain  de  Dinan.  A peine  guéri,  Lancelot 
s’échappe  pour  aller  arracher  Guinèvre  au  cloître, 
pendant  qu’Elaine,  désespérée  de  l’indifférence  de 
celui  qu’elle  a rendu  à la  vie  et  qu  elle  s’est  prise  à 
aimer,  va  se  réfugier  dans  le  couvent  oùse  désole  l'in- 
fortunée Guinèvre  elle-même.  Là,  elle  apprend,  par 
un  entretien  quelle  a surpris,  que  la  reine  Guinèvre 
est  sa  rivale...  et  elle  en  meurt.  Guinèvre,  que  le  repen- 
tir a touchée  et  qui  a refusé  de  suivre  Lancelot,  montre 
à celui-ci  le  cadavre  de  la  jeune  fille  à demi-enseveli 
sous  des  gerbes  de  Heurs  : « Moi  te  ! s’écrie  Lancelot, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


123 


que  me  reste-t-il  donc'?  — Dieu  ! » lui  dit  Guinèvre. 
Et  la  toile  tombe  suc  cette  tragique  réponse. 

Quoi  qu’en  puissent  dire  les  snobs  et  les  adeptes  de 
la  nouvelle  école,  la  partition  que  M.  Victorin  .fon- 
cières a écrite  sur  ce  drame  émouvant  est  remarquable. 
Bien  que  vieux  jeu,  elle  a du  moins  le  mérite  d’être 
claire,  écrite  en  un  style  très  pur,  et  de  renfermer  bon 
nombre  de  belles  pages  ; en  un  mot,  digne  en  tous 
points  de  l’auteur  de  Dimitri  et  du  chevalier  Jean. 

Excellente  interprétation,  du  reste,  avec  MM. Renaud, 
Vaguet,  Bartet  et  Laffitte,  et  Mmes  Bosman  et  Delna. 

Une  charmante  matinée  musicale.  — Convié,  le  diman- 
che 4 février,  à la  réunion  mensuelle  des  élèves  de 
Mme  Mélanie  Proust,  professeur  de  piano  et  chant, 
3,  rue  Corneille,  je  me  suis  rendu  à cette  réunion,  qui  a 
valu  à ce  remarquable  professeur  un  succès  des  plus 
vifs  et  des  plus  mérités.  La  plupart  de  ses  élèves  sont 
d’ores  et  déjà  de  véritables  artistes,  et  ils  le  doivent, 
sans  contredit,  à l’excellente  instruction  musicale  qui 
leur  est  donnée.  Nos  très  sincères  félicitations  à 
Mme  M.  Proust  ; elle  doit,  d’ailleurs,  donner  le  t>  mai 
prochain,  un  concert  à l’ancienne  salle  degéographie, 
place  Saint-Germain-des-Prés,  concert  auquel  tous  les 
dilettantes  se  feront  un  réel  plaisir  d’assister. 

Ém.  EOUQUET. 

LA  COMÉDIE 

ODÉOX. 

Les  Eourchambault,  d'Émile  Augier. 

Cette  comédie,  qui  fut  le  chant  du  cygne  d’Émile 
Augier, fait  au  romanesque  une  part  très  large.  C’est  le 
roman  d’une  jeune  tille  pauvre.  Léopold  Fourcham- 
bault  recommence  avec  la  belle  créole,  que  sa  famille 
a recueillie,  l’aventure  qu’eut  jadis  son  père  avec  une 
institutrice,  sans  la  pousser,  heureusement,  comme 
lui  à d’irréparables  conséquences.  De  l’aventure  du 
père  est  né  un  fils,  un  fils  naturel,  car  la  mère  a mené 
et  mène  dans  l’isolement  une  vie  pleine  de  haute 
dignité,  soutenue  par  l’amour  de  son  enfant,  récon- 
fortée aussi  par  le  succès  qu’il  a dans  ses  entreprises. 
On  lui  pardonnerait  d’être  une  révoltée,  de  rendre 
aux  hommes  le  mal  qu’un  seul  d’entre  eux  lui  a causé. 
Sa  bonté  et  ses  bienfaits  seront  sa  seule  vengeance 
contre  celui  qui  l’a  séduite.  Son  fils  Bernard,  sur  sa 
prière, sauve  Eourchambault  — son  père  ! — de  laruine, 
décide  Léopold  à une  bonne  action,  à la  réparation 
qu  il  doit  à la  créole,  Marie  Letellier,  injustement 
compromise  par  la  calomnie  d’une  ville  entière.  11 
aura  sa  récompense,  il  est  vrai  : Léopold,  après  la 
scène  si  poignante  entre  les  deux  frères,  lui  découvre 
l’amour  de  Marie,  l’amour  caché  de  Marie  que  Ber- 
nard aimait,  lui  aussi,  secrètement.  — Émile  Augier  a 
fait  sur  ce  thème,  traité  de  main  de  maître,  une 
œuvre  d’émotion,  de  grâce,  d’esprit,  nous  dirions  une 
comédie  héroïque  si  ces  mots  ne  signifiaient  tout 
autre  chose.  11  faut  savoir  gré  à l’Odéon  d’avoir  repris 
cette  comédie  qui  nous  change  un  instant  du  « modem 
style  » naïf,  compliqué  et  cruel,  des  <-  liberty  » de  lan- 
gage, papillotants  et  inconsistants,  de  quelques  jeunes 
auteurs.  Chez  Augier  les  pièces  sont  ■<  confortables  » 
et  du  plus  pur  style  français  ; la  langue  est  d’une 
étofle  cossue,  lourde,  moelleuse.  — La  troupe  de 
1 Odéon  a droit  à nos  éloges, notamment  Mlles  Bégnier, 
Sorel  et  MM.  Cornaglia  et  Coste. 

Joseph  GALT1ER. 


CAUSERIE  MILITAIRE 

« La  balle  est  vierge  folle,  la  baïonnette  seule  est 
sage  »,  disait,  il  y a un  siècle,  le  fameux  général  russe 
Souvarow.  Les  progrès  de  l’armement  ont-ils  suffi- 
samment déplacé  les  termes  de  l’aphorisme  du  célèbre 
adversaire  de  Masséna  pour  pouvoir  permettre 
d’avancer,  comme  le  font  quelques-uns,  que,  de  nos 
jours,  l’arme  blanche  est  entièrement  détrônée  par  la 
petite  balle  des  fusils  à calibre  réduit  des  armées 
européennes? 

A notre  avis,  si  le  feu  de  l’infanterie  a pris  une 
place  si  prépondérante  dans  le  feu  des  batailles,  il  n’y 
a pas  lieu  pour  cela  de  rejeter  l’emploi  delabaïonnette 
qui  constituera  toujours  l’instrument  par  excellence 
de  la  crise  finale,  du  corps  à corps  qui  terminera  les 
actions  où  assaillants  et  défenseurs  d’une  position  se 
montrent  également  braves  et  tenaces.  La  guerre  qui 
se  déroule  d’une  façon  si  pathétique  dans  la  South 
Africa  nous  en  a déjà  fourni  quelques  exemples,  et 
le  souci  des  officiers  européens  qui  ont  été  vaillam- 
ment mettre  au  service  de  l’indépendance  des  répu- 
bliques transvaaliennes  l’aide  désintéressée  de  leurs 
connaissances  tactiques,  a été,  parait-il,  de  pourvoir 
d’abord  le  plus  possible  les  Boërs  de  l’arme  blanche 
inconnue  d’eux,  pour  compléter  la  valeur  de  leur 
armement. 

Mais  les  retraites  partielles  que  les  Boërs  ont  dû 
parfois  fort  sagement  opérer  sous  la  menace  d’une 
action  à la  baïonnette  pour  laquelle  ils  n’étaient  pas 
outillés,  ne  doivent  pas  nous  faire  oublier  la  grande 
leçon  qu’ils  donnent  à l’Europe,  d’une  nation  qui  a su 
se  préparer  dès  le  temps  de  paix  à utiliser  si  parfai- 
tement tous  les  avantages  balistiques  des  armes  qu’ils 
devaient  un  jour  terriblement  manier  contre  l’étranger 
envahisseur  de  territoires. 

Il  est  un  fait  avéré,  c’est  que  les  volontaires  burghers 
sont  des  tireurs  de  champ  de  bataille  de  premier  ordre. 
Sang-froid,  justesse  et  précision  du  tir.  discipline  du 
feu,  ils  possèdent  toutes  les  qualités  qu’on  peut  récla- 
mer d’un  bon  fantassin.  Pour  bien  tirer,  il  faut,  en 
effet,  être  maître  de  soi-même  comme  de  son  arme, 
et,  s’il  faut  être  assez  fort  et  courageux  autant  que 
discipliné  pour  attendre  avec  calme  que  l’ennemi  soit 
arrivé  à une  cinquantaine  de  mètres  pour  ouvrir  le 
feu  et  le  décimerplus  sûrement,  il  fautégalement  être 
assez  adroit  pour  le  fusiller  à longue  distance,  quand 
il  est  nécessaire  d’écarter  ses  gênantes  patrouilles  de 
cavaliers  et  les  reconnaissances  qui  ne  s’approchent 
de  leurs  lignes  que  pour  en  déterminer  les  positions 
exactes.  De  loin  comme  de  près,  les  Boërs  se  servent 
merveilleusement  de  leur  arme,  ils  en  frappent  si 
sûrement  l’adversaire,  que  1a,  proportion  des  tués  par 
rapport  aux  blessés  anglais  surprend  et  inquiète  les 
statisticiens  qui  jusqu’ici’  s’étaient  appliqués  à en 
établir  les  données  mathématiques. 

A ce  sujet,  il  nous  vient  à tous  une  brûlante  ques- 
tion à l’esprit.  Nos  fantassins  français  sont-ils  aussi 
passés  maîtres  en  fait  de  tir  de  guerre?  Malgré  tout 
notre  chauvinisme,  malgré  notre  orgueil  national, 
nous  pouvons  franchement  confesser  que  non.  Pour- 
quoi? C’est  ce  que  nous  allons  explorer  dans  notre 
prochaine  causerie. 

( Apitaine  EANFARE. 

*v> 


124 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ÜE  FOYER 

AUTOUR  DU  BERCEAU 

Ils  étaient  quatre,  ce  soir-là,  groupés  autour  du 
guéridon,  - — exquisement  groupés  par  le  hasard  dans 
le  calme  rayonnement  de  la  lampe,  dont  l’abat-jour 
moussu,  sans  oripeaux,  s’épanouissait  discrètement 
comme  une  fleur  d’intimité,  de  paix  et  de  confort. 
Monsieur  lisait  vaguement  une  revue,  s’arrêtant  de 
temps  en  temps  pour  tisonner  emmi  la  joyeuse  flambée 
de  l’àtre,  mais  surtout  pour  regarder,  attendri,  sa 
jeune  femme  tirant  l’aiguille,  très  appliquée  à la  con- 
fection d’une  pièce  minuscule  de  layette  et  prenant  à 
peine  le  temps  de  répondre  à ses  sourires. 

[Jne  vieille  maman  tricotait  un  chausson  de  laine, 
d’un  mouvement  lent  que  rythmait  le  cliquetis  des 
aiguilles  et  que  chevauchait,  dans  la  pénombre,  la  fine 
pulsation  d’une  pendule 

A côté  d’elle,  emmitouflée  d’un  plaid  dans  un  pro- 
fond fauteuil,  une  dame  plus  âgée  encore  — une 
grand’tante  — somnolait  à demi,  un  chat  roulé  en 
boule  sur  ses  genoux. 

La  jeune  femme  cessa  de  coudre,  et,  prenant  dans 
sa  corbeille  un  petit  bonnet  tout  ruché  de  Valen- 
ciennes, elle  en  coiffa  son  poing  fermé,  souriante, 
heureuse . 

— Ami,  dit-elle,  je  veux  le  nourrir  moi-même... 

Si  brusquement  monsieur  leva  un  visage  stupéfait, 
que  les  pincettes  lui  churent  des  mains.  La  grand’tante 
eut  un  soubresaut  ; et  aussi  se  hérissa  le  minon  dérangé 
dans  sa  sieste...  tandis  que  la  vieille  maman,  posant 
tricot  et  besicles,  levant  les  bras  au  ciel,  s’écria  : 

— Tu  n’y  penses  pas,  Geneviève  ! 

— Au  contraire,  mère,  j’y  pense  beaucoup...  J’y  ai 
pensé  dès  toujours. 

— Quelle  folie!  Tu  n’as  pas  assez  de  santé  pour 
cela,  ma  pauvre  enfant  : tu  te  tueras  ! 

— Certainement,  renforça  le  futur  papa,  tandis  que, 
très  brave,  la  jeune  femme  se  préparait  à tenir  tête  à 
l’hostilité  ambiante...  Elle  allait  répéter  une  fois  de 
plus  ce  que  maintes  fois  déjà  elle  avait  dit  à ce  sujet, 
lorsqu’elle  se  ravisa  : 

— Eh  bien  ! dit-elle,  pour  vous  rassurer,  nous  con- 
sulterons le  docteur. 

Apaisement  immédiat  : les  deux  vieilles  dames  re- 
prirent Tune  son  tricot  et  l’autre  sa  sieste,  le  chat  se 
repelota  en  boule,"  la  future  petite  maman  souriant 
comme  à une  claire  vision  intérieure... 

Le  docteur,  le  bon  vieux  docteur,  était  pour  elle  un 
allié  : elle  s’en  était  assurée  par  avance,  lui  ayant 
confié  son  formel  désir  d’être  elle-même  la  nourrice 
du  petit  chéri  qui  allait  naître. 

Aussi  quand,  le  surlendemain,  dès  son  entrée,  la 
maman  de  la  jeune  femme  lui  demanda  solennelle- 
ment : « N’est-ce  pas,  docteur,  que  Geneviève  n’est 
pas  assez  forte  pour  nourrir?  »...  il  eut  un  de  ces 
haussements  d’épaules,  exempts  de  cant  et  même 
purs  de  politesse,  comme  les  vieux  docteurs  savent  en 
avoir  ; puis  il  bougonna,  sourcils  froncés  : 

— Pourquoi  donc  pas...  qué  diable! 

Et  tandis  que,  triomphant  à la  muette  et  les  lèvres 
chatouillées  par  une  envie  de  rire,  la  jeune  femme 
se  baissait  affairée  sur  sa  corbeille  à ouvrage,  — où 
moutonnaient  des  riens  délicieusement  douillets  et 


jolis  autant  que  lilliputiens,  — le  médecin,  ponctuant 
ses  arguments  en  frappant  le  parquet  de  sa  canne, 
continuait  ainsi  : 

— Dire  que  la  coquetterie  de  certaines  femmes,  la 
paresse  de  beaucoup  d’autres,  l’égoïsme  de  pas  mal  de 
maris  et  les  craintes  ridicules  des  grand’mamans 
nous  ont  valu,  de  moitié  avec  l’alcoolisme,  la  dé- 
chéance de  la  race  : ce  n’est  pas  trop  dire.  A chaque 
instant  je  me  bute,  dans  les  familles  — ah  ! la  famille 
moderne  ! — je  me  bute  aux  prétextes  les  plus  sau- 
grenus, invoqués  pour  priver  l’enfant  du  lait  de  sa 
mère.  Cela  me  révolte...  et,  ma  foi,  cela  m’attriste 
encore  davantage.  Geneviève  n’est  atteinte  d’aucun 
vice  du  sang,  d’aucune  affection  nerveuse,...  encore 
moins  d’une  tare  transmissible.  Sans  être  étoffée 
comme  une  matrone  hollandaise,  elle  jouit  d’une 
santé  excellente...  mais  oui,  à part  ses  migraines  qui 
proviennent  simplement  de  l’estomac  quelque  peu 
délicat,  — une  santé  que  j’ai  suivie,  n’est-ce  pas, 
depuis  son  enfance,  et  qu’il  faut  appeler  excellente  au 
jour  où  nous  vivons  : je  n’en  démords  pas.  Dès  lors, 
pourquoi  ne  pas  nourrir  son  petit...  et  qui  mieux  est, 
elle-même  le  désirant  ! Pour  une  pauvre  fois  que,  de 
temps  en  temps,  il  me  tombe  entre  les  mains  une 
jeune  femme  résolue  à faire  son  devoir,  je  suis  bien 
trop  heureux  de  l’applaudir,  de  l’encourager,  et  de  lui 
dire  que  non  seulement  elle  est  normale  dans  son 
amour  maternel,  mais  qu’elle  est  physiquement  dans 
le  vrai,  ne  faisant  qu’obéir  à un  instinct  sacré  de  la 
nature,  profitable  autant  à elle  qu’à  son  bébé  : les 
femmes  qui  éludent  la  lactation  paient  la  plupart  du 
temps  leur  insoumission  à la  règle  naturelle,  plus 
tard,  par  des  incommodités  plus  ou  moins  graves  — 
plutôt  plus  quemoins  — et  dont  l’eczéma, le  répugnant 
eczéma,  n’est  pas  même  le  pire...  Je  vais  plus  loin  : 
nombre  de  femmes  dyspeptiques,  nerveuses,  quelque 
peu  anémiées  même,  voient  parfois  durant  la  lacta- 
tion leur  état  subitement  s’améliorer,  et  souvent  leurs 
malaises  guéris  subitement  après  qu’elles  ont  nourri. 

Puis  — et  ici  la  voix  bougonne  du  docteur  se  velouta, 
émue  — la  femme  qui  se  refuse  à l’allaitement  ne 
sait  pas  de  quelles  joies  profondes  elle  se  prive...  Pour 
en  parler,  il  faut  l’âme  et  la  plume  merveilleuse  d’un 
Michelet. 

Geneviève  leva  un  regard  triomphant  vers  son 
mari;  et  sa  bonne  mère,  se  souvenant  de  l’heure  bénie 
où  elle-même  lut  la  nourrice  heureuse  de  ses  enfants, 
sentait  fondre  ses  craintes  et  son  parti-pris  de  résis- 
tance, à mesure  que  parlait  l’excellent  praticien. 

— Ce  n est  pas  tout,continuail>-il:  il  faudrait  main- 
tenant montrer,  chiffres  en  mains, toutes  les  condamna- 
tions à mort  que  nous  valent  l’allaitement  artificielet, 
très  souvent  aussi,  l’allaitement  mercenaire. Et  quand 
toutes  les  femmes  connaîtront  le  tribut  effroyable  que 
paient  à la  grande  faucheuse  les  pauvres  bébés  privés 
de  l’allaitement  qui  leur  est  dû,  plus  une  seule  mère 
n’osera  — il  faut  l’espérer,  du  moins,  — n’osera  plus, 
ne  pourra  décemment  plus  produire  ni  raisons  ni  pré- 
textes, pour  abandonner  son  enfant  à une  nourrice 
salariée,  ou  le  condamner  à l’infect,  au  meurtrier 
biberon!...  L’autre  siècle,  Jean-Jacques  proposa  de 
donner  à chaque  femme  nourrice  de  son  enfant  un 
lacet  de  corset  fabriqué  par  lui-même  : car  déjà  la 
mode  néfaste  avait  prévalu  de  ne  plus  nourrir  soi-même, 
dans  le  grand  monde.  Niais,  très  autrefois,  grandes 
dames,  reines  et  impératrices  allaitaient  leur  bébé 
sans  vergogne  ; et  si  aujourd’hui  nos  prudes  petites 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


125 


bourgeoises  trouvent  indécent  de  donner  à téter  (ces 
mêmes  qui  exhibent  au  bal  des  décolletages  si  sugges- 
tifs), nos  susdites  nobles  dames,  en  dégrafant  leur 
corsage  sur  les  marches  mêmes  du  trône,  ne  scandali- 
saient personne.  Que  les  honnêtes  femmes  créent 
donc  un  courant  de  bon  exemple  : et  tôt  la  funeste 
mode  sera  remplacée  par  l’autre,  — la  bonne,  n’est-ce 
pas,  Geneviève'? 

La  jeune  femme,  souriante,  laissa  tomber  une  main 
dans  celles  tendues  du  docteur,  le  remerciant  du  re- 
gard, puis,  câline  vers  son  mari  : 

— N’est-ce  pas,  ami,  que  tu  permets,  que  tu  veux 
bien  ?... 

11  acquiesça  du  geste,  ému  certes  plus  que  convaincu. 
Et  sa  femme  se  leva  pour  venir  l’embrasser  ainsi  que 
sa  mère,  voulant  faire  sanctionner  en  la  solennisanl 
quelque  peu  sa  résolution  et  l’approbation  d’icelle  par- 
le vieil  ami  de  la  maison. 

— Je  reviendrai  dans  quelques  jours,  dit  le  docteur, 
et  je  donnerai  à Geneviève  un  petit  manuscrit,  notes 
et  recommandations  pour  la  période  expectante. 

Elle  a mille  fois  raison,  notre  jeune  femme,  — et 
non  pas  seulement  en  son  particulier,  petitement  pour 
elle  et  pour  son  fruit,  mais  immensément  quant  à 
toute  la  lignée  de  la  race  et  quant  à toute  la  collecti- 
vité humaine.  « Gens  de  sang  latin,  peuplez  : il  n’est 
que  temps  ! » opinent  les  sociologues.  Très  bien,  mais 
tout  d’abord,  s’il  vous  plaît,  voyons  à conserver  ce 
que  nous  avons.  Or,  le  docteur  Bertillon  nous  apprend 
que  la  France  perd  chaque  année  130  000  enfants  de  0 à 
1 an.  Et  ces  centaines  de  milliers  de  décès,  pour  la 
plupart,  n’ont  point  d’autres  causes  qu’une  nutrition 
mauvaise,  l’athrepsie  due  à l’ignorance  ou  à la  viola- 
tion de  toute  hygiène  alimentaire. 

Penser  que  dix  années  d’une  faucherie  semblable 
représentent  la  formidable  négation  d’un  million  et 
demi  d’individus  — de  Français  — nés  et  devant 
vivre,  qui  n’ont  pu  vivre  seulement  douze  mois  ! Pour 
provoquer  un  ressaut  des  naissances  qui  pût  balancer 
ce  passif,  quel  moyen  trouverait-on?  Celui  dont 
M.  Piot  saisit  le  Parlement  semble  d’abord  con- 
damné comme  palliatif  de  faible  portée,  quelque  fortes 
que  soient  les  primes  aux  pères  de  familles  nom- 
breuses qu’arriverait  à faire  voter  l’honorable  sénateur 
de  la  Côte-d’Or. 

Bien  autrement  efticaces  seraient  les  mesures  dont 
M.  Paul  Strauss  a récemment  déposé  le  projet  sur  le 
bureau  du  Sénat.  M.  Strauss  cherche  à faire  protéger 
la  mère  et  l’enfant,  veut  assurer  à chaque  accouchée 
nécessiteuse  des  secours  suffisants  pour  lui  permettre 
un  repos  d’un  mois,  au  moins,  après  ses  couches;  il 
vise  à provoquer  la  création  d’asiles  et  de  refuges- 
ouvroirs  pour  femmes  enceintes,  à rendre  plus  effec- 
tive sous  tous  les  rapports  la.  « Protection  du  premier 
âge  ».  Tous  les  amis  véritables  de  l’enfance  l’approu- 
vent et  appuieront  le  nouveau  projet. 

Mmc  0.  GEVIN-CASSAL. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Bans  la  revue  des  sports  de  plein  air  — revue 
faite  à la  vapeur  — comme  le  commandait  l’espace 
restreint  qui  m’est  accordé  ici,  — j’ai  oublié  un  certain 
nombre  d’exercices  physiques,  et  notamment  le  tir, 
le  plus  pratique  de  tous. 

La  guerre  du  Transvaal,  que  le  monde  entier  suit 


avec  passion,  nous  est  un  exemple  d’une  frappante 
actualité  de  l’utilité  primordiale  de  ce  sport. 

Ges  admirables  Boërs  du  Transvaal,  ces  vaillants 
Burghers  de  l’État  d’Orange  tiennent  tête  victorieuse- 
ment aux  Anglais  par  la  supériorité  de  leur  tir.  Dans 
toutes  les  rencontres  qui  ont  eu  lieu  jusqu’ici,  on  a vu 
les  masses  britanniques  attaquer  de  front  des  forces 
numériquement  inférieures  et  obligées  de  battre  en 
retraite  devant  le  feu  nourri  et  intelligemment  dirigé 
par  des  hommes  confiants  dans  la  précision  de  leurs 
armes. 

A Magersfontein  les  Boërs  ont  laissé  les  régiments 
des  Highlanders  se  ruer  jusqu’à  100  mètres  de  leurs 
tranchées  et  les  ont  arrêtés  ià  net  en  les  fusillant  presque 
à bout  portant.  Pour  arriver  à un  pareil  résultat,  il 
faut  que  les  Boërs  soient  des  tireurs  cfepuis  longtemps 
exercés.  Nous  savons  aujourd’hui  — car,  avant,  nous 
ignorions  leurs  faits  et  gestes  — que  ces  paysans  et 
ces  agriculteurs  du  Transvaal  et  de  l’État  d’Orange 
sont  depuis  l’enfance  de  grands  chasseurs  devant 
TÉternel,  et  des  chasseurs  rapides,  durs  à la  fatigue  et 
adroits  à se  dissimuler  pour  attendre  leur  proie,  qu’il 
s’agisse  d’un  animal  ou...  d’un  Anglais,  ce  qui  pour 
eux,  d’ailleurs,  est  la  même  chose. 

Les  dépêches  nous  ont  révélé  les  faits  les  plus 
extraordinairement  beaux.  Dans  cette  défense  pied  à 
pied  d’un  pays  qui  veut  rester  libre,  les  femmes  et 
les  enfants  contribuent  à la  défense  nationale.  Les 
correspondants  anglais  se  laissent  gagner  eux-mêmes 
par  le  respect  et  par  l'admiration  que  méritent  leurs 
ennemis.  Durant  la  bataille  on  voit  des  femmes,  des 
enfants  venir  apporter  des  munitions  à leurs  maris,  à 
leurs  pères,  charger  les  fusils  et  faire  le  coup  de  feu, 
quand  il  y a des  trous  à boucher.  Ils  ignorent  le  dan- 
ger, la  mort  ne  leur  fait  pas  peur,  et  ils  tombent  tou- 
jours en  héros. 

Et  ces  combattants  hors  ligne,  qui  manient  avec 
une  merveilleuse  adresse  la  carabine  et  le  fusil,  se 
montrent  des  hommes  pleins  de  pitié  lorsque  la  ba- 
taille est  terminée.  Ils  rendent  les  derniers  hommages 
à leurs  ennemis  tués,  et  s’agenouillent,  et  prient  de- 
vant leurs  tombes  qu’ils  creusent  de  leurs  mains.  A ce 
moment  ils  les  appellent  des  « frères  »...  Et  tout  à 
l’heure,  ils  iront  de  nouveau  combattre  l’envahisseur. 

Ce  sont  ces  gens-là  qu’on  accuse  de  ne  pas  être  civi- 
lisés ! !... 


En  face  des  Boërs,  tireurs  de  premier  ordre,  nous 
avons  les  Anglais,  footballeurs  et  criketers  hors  ligne. 
Dieu  me  garde  de  maudire  le  football  et  le  criket.  Ces 
deux  jeux  d’outre-Manche,  le  premier  surtout,  font 
maintenant  rage  chez  nous,  comme  je  l’indiquais,  il  y 
a quinze  jours.  Mais  je  crois  vraiment  que  ces  jeux 
tiennent  une  trop  grande  place  dans  l’éducation  na- 
tionale anglaise.  Je  n’ai  pas  lu  sans  surprise,  qu’après 
leurs  désastres,  les  Anglais  se  consolent  en  s’exer- 
çant à leurs  jeux  favoris. 

Les  soldats  de  lord  Methuen,  si  éprouvés  par  leurs 
marches  accablantes  et  leurs  cruels  revers,  égayent 
leurs  jours  de  repos  en  se  disputant  la  balle  avec  au- 
tant d’ardeur  qu’ils  ont  combattu  l’ennemi.  Et  les 
officiers  président  à ces  jeux,  où  les  victoires  sont 
sûrement  anglaises,  puisque  seuls  les  Anglais  y pren- 
nent part. 

A Ladysmith,  où  près  de  10  000  hommes  de  troupes 
anglaises  subissent  un  siège  des  plus  durs  depuis  trois 


126 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


mois,  on  a fêté  la  Noël  par  des  réjouissances,  dans 
les  rues,  tandis  que  l’ennemi  bombardait  la  ville.  Des 
arbres  de  Noël  étaient  dressés  en  plein  vent  pour  les 
enfants,  et  soldats  et  officiers,  malgré  la  tristesse  de 
l’investissement,  malgré  l’ardeur  du  soleil,  avaient 
organisé  des  courses  à pied,  des  matchs  de  football  et 
de  criket...  On  se  demande  si  on  ne  rêve  pas,  mais 
à la  lecture  des  lettres  qui  nous  parviennent  on  se 
persuade  qu’on  est  en  face  de  la  réalité. 

Dans  le  camp  du  vaincu,  comme  dans  celui  du  vain- 
queur, c’est  le  même  sang-froid,  c’est  la  même  con- 
fiance qui  règne. 

Au  loin,  en  Angleterre,  et  sur  le  continent,  les  hor- 
reurs de  la  guerre  font  plus  d’effet  ; les  âmes  sont  plus 
sensibles,  et  on  se  met  à haïr  d’une  force  toujours 
plus  grande  ce  sport  odieux  qui  s'appelle...  la  guerre. 

De  l’autre  côté  de  la  Manche  il  s’est  trouvé  aussi  un 
i-  homme  au  cœur  léger  ».  Il  s’appelle  .loë  Chamber- 
lain. Hier  encore,  au  Parlement,  il  arrivait  à triom- 
pher sur  des  milliers  de  cadavres.  Mais  ce  triomphe 
est  éphémère. 

De  l’humanité  tout  entière  s’élève  un  cri  de  répro- 
bation : les  mères  en  deuil  ont  des  sœurs  un  peu  par- 
tout qui  crient  vengeance  contre  ces  prétendus  civi- 
lisés qui,  sous  prétexte  de  progrès,  vont  chercher,  à 
travers  d’injustes  combats,  la  route  des  mines  d’or  où 
ils  veulent  édilier  leur  fortune. 


Je  vois  avec  plaisir  que,  durant  les  prochaines  fêtes 
de  l’Exposition,  celles  réservées  à la  jeunesse  sportive 
seront  des  plus  belles.  Concours  et  prix  lui  sont  gé- 
néreusement accordés.  La  gymnastique,  l’escrime  se- 
ront surtout  bien  représentées  parmi  nos  enfants  el 
nos  tout  jeunes  gens.  Déjà  leur  entrainement  com- 
mence, graduel,  hygiénique.  Par  les  temps  humides 
que  nous  traversons,  la  plus  sévère  hygiène  est  né- 
cessaire : après  les  exercices  plus  ou  moins  violents 
des  sports,  il  faut  craindre  les  refroidissements,  les 
faiblesses  subites,  l’intluenza  qui  guette  les  tempéra- 
ments les  plus  forts. 

11  s’agit  donc  de  se  mettre  en  état  de  lutter  victo- 
rieusement contre  la  maladie,  et  de  chercher  dans 
une  médecine  préventive  une  sorte  d’élixir  capable 
de  combattre  les  microbes  infectieux  qui  sont  en 
nous. 

A partir  de  l'àge  mûr,  l’élixir  est  en  nous-mêmes  : 
se  mettre  à l’abri  du  froid  et  des  intempéries  de 
l’air  en  restant  prisonnier  dans  les  appartements 
parisiens  est  un  mauvais  calcul.  Dans  l’exercice  de  la 
marche,  dans  la  pratique  modérée  des  sports,  où  tous 
les  muscles  travaillent,  comme  dans  l’escrime  et  dans 
la  boxe  par  exemple,  chacun  trouvera  le  meilleur 
des  préservatifs. 

Pour  les  enfants  et  les  tout  jeunes  gens  il  n’en  va 
pas  tout  à fait  de  même.  En  dehors  des  sports,  il  faut 
surveiller  de  très  près  la  nourriture  que  l’on  prend. 
Le  lait  et  la  phosphatine  sont  des  aliments  de  premier 
ordre  pour  les  corps  un  peu  débilités,  et  ces  aliments 
donnent  la  force  nécessaire  pour  que  les  exercices 
physiques  soient  employés  avec  fruit  et  sans  fatigue. 

Un  médecin  que  je  consultais  à ce  sujet  me  disait 
textuellement  ces  jours  derniers  : 

« Pour  les  enfants  un  peu  débiles  — et  ils  sont  nom- 
breux — je  prescris  toujours,  et  toujours  avec  succès, 
le  lait  et  la  phosphatine.  En  admettant  que  le  lait  soit 
difficilement  digéré  par  certains  estomacs,  il  reste  la 


phosphatine  que  tous  les  estomacs  supportent  très 
facilement  et  très  agréablement.  » 

C’est  sur  ce  conseil  que  je  termine  aujourd’hui,  en 
souhaitant  à nos  lecteurs  et  aussi  à nos  lectrices  d’être 
réchauffés  bientôt  par  les  rayons  du  soleil,  qui  nous 
ont  un  peu  trop  manqué,  depuis  quelque  temps, 
n’est-ce  pas?  Maurice  LEUDET. 

Les  Conseils  de  Ms  X... 

Un  curieux  procès,  bien  parisien,  doit  être  plaidé 
prochainement  devant  le  tribunal  de  la  Seine.  11  s’agit 
d’une  contestation  touchant  à la  propriété  artistique, 
et  qui,  par  sa  nouveauté  même,  présente  un  réel 
intérêt. 

Voici  les  faits. 

B...,  un  de  nos  peintres  en  renom,  avait  fait,  l’été 
dernier,  le  portrait  de  la  comtesse  Z...,  jeune  femme 
fort  jolie  et  du  meilleur  monde. 

L’œuvre  était,  paraît-il,  admirable  de  couleur  et  de 
grâce.  Jamais  le  pinceau  du  maître  n’avait  été  mieux 
inspiré. 

Par  malheur,  ce  ne  fut  point  l'avis  de  Mme  Z..., 
la  principale  intéressée.  Sans  méconnaître  le  talent  de 
l’artiste,  elle  trouva  néanmoins  imparfaite  la  repro- 
duction de  ses  traits,  et  témoigna  de  sa  déception  en 
une  moue  dédaigneuse. 

Le  peintre  en  fut  choqué.  On  l’avait  habitué  aux 
éloges.  Il  se  garda  bien,  toutefois,  de  laisser  percer 
son  dépit,  et  reçut,  au  contraire,  en  souriant,  la  forte 
somme  convenue  pour  prix  de  son  travail. 

Mais  la  capricieuse  comtesse  avait  sa  vengeance  en 
tète.  Le  paiement  effectué,  elle  prend  le  tableau,  bien 
à elle  maintenant,  et,  tranquillement,  sans  se  presser, 
elle  se  met  à lacérer  la  toile  à petits  coups,  de  la  pointe 
de  son  joli  canif  à ongles. 

Fureur  et  protestations  de  l’artiste.  — La  grande 
dame  fait  la  sourde  oreille  et  poursuit,  comme  à plai- 
sir, sa  dégradation.  Puis,  heureuse,  les  nerfs  calmés, 
plus  ravissante  encore  de  toute  l’impertinence  de  ses 
beaux  yeux  pervenche,  elle  salue  et  se  retire. 

Hélas  ! Ainsi  que  les  poètes,  les  peintres  sont  irri- 
tables. Ils  ne  pardonnent  guère  les  piqûres  faites  à 
leur  amour-propre.  B...  intente  donc  un  procès  à sa 
noble  cliente. 

Celle-ci,  d’après  lui,  aurait,  par  un  véritable  abus, 
lésé  ses  droits  d’auteur  en  leur  principe  même. 
N’avait-elle  pas  anéanti  les  espérances  de  'renommée 
et  de  gloire  attachées  à son  œuvre  d’art,  supprimant, 
ainsi,  un  droit  de  propriété  personnel  à l’artiste,  et  que 
la  vente  n’avait  point  emporté? 

On  devine  la  réponse  de  Mme  Z Son  portrait 

lui  appartenait  sans  réserve;  elle  l’avait  payé  en  rai- 
son même  de  la  célébrité  de  l’auteur;  elle  était  donc 
bien  libre  d’en  faire  ce  qu’il  lui  plaisait,  et  de  le 
détruire,  si  telle  était  sa  fantaisie. 

J’ignore  ce  que  décideront  les  juges.  Mais,  à mon 
sens,  la  réclamation  du  peintre  ne  doit  pas  être 
admise. 

L’accessoire  suit  le  principal:  voilà  la  règle  juridique. 
Or,  dans  l’espèce,  le  droit  éventuel  à la  gloire  reven- 
diqué par  l’artiste,  n'est  évidemment  que  l’accessoire 
du  portrait.  Comme  la  signature,  qui  doit  l’assurer,  il 
a suivi,  dans  la  vente,  la  toile  et  la  peinture. 

Et  je  ne  vois  pas  pourquoi  on  ferait  une  distinction 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


127 


entre  la  possession  réelle  d'une  œuvre  d’art,  et  une 
sorte  de  propriété  idéale,  de  pure  esthétique,  réservée 
pour  toujours  à l’auteur.  Ni  le  prestige  du  talent,  ni 
la  valeur  de  la  signature,  ni  la  beauté  de  l’ouvrage  ne 
sauraient  justifier  ce  traitement  exceptionnel.  N’est-ce 
pas,  d’ailleurs,  l'éclat  même  du  nom  qui  a été  pris  en 
considération  dans  le  marché,  et  payé  fort  cher  le 
plus  souvent? 

Mais  on  risquerait  d’aller  bien  loin,  avec  la  théorie 
des  artistes  en  pareille  matière.  Grâce  à leur  fiction  de 
propriété  immuable,  ils  se  trouveraient,  en  réalité, 
avoir  sur  leurs  œuvres  un  droit  de  suite  et  de  contrôle 
jusqu’entre  les  mains  des  acquéreurs.  Ils  pourraient, 
par  exemple,  après  avoir  vendu  un  portrait,  rechercher 
l’usage  qu’on  en  fait,  l’endroit  où  on  l’expose,  les  soins 
dont  on  l’entoure;  ils  ne  manqueraient  pas  de 
demander  pour  lui  la  place  d'honneur,  et  de  pro- 
tester avec  indignation,  si  on  venait  à l’oublier  en 
une  pièce  obscure  ou  une  antichambre.  Malheur  aux 
héritiers  coupables  d’avoir  relégué  dans  l’ombre  d'un 
grenier  les  traits  augustes  de  l’ancêtre  ou  du  bienfai- 
teur! Le  peintre  se  dresserait  pour  venger  l’image 
délaissée. 

Cette  conception  fantaisiste  de  la  propriété  artistique 
est,  peut-être,  le  rêve  de  certains  esprits  hardis.  Je 
doute  qu’elle  devienne  jamais  une  vérité  reconnue  et 
sanctionnée  par  nos  codes. 

Car,  en  somme,  l’artiste  ne  peut  pas  exiger,  à la 
fois,  et  l’argent  et  la  gloire.  De  nos  jours,  il  est  vrai, 
— et  c’est  justice,  — il  a,  le  plus  souvent,  les  deux  en 
même  temps.  Mais  qu’il  rencontre  une  petite  comtesse 
un  peu  fantasque,  prenant  plaisir  à abîmer  le  chef- 
d’œuvre  acquis  par  elle  à beaux  deniers  comptants, 
il  ferait  bien  mieux,  à mon  avis,  de  rire  de  l’aventure, 
que  d’envoyer  du  papier  timbré. 

Les  peintres  les  plus  illustres  n’ont  connu,  hélas  ! 
ni  l’argent,  ni  la  gloire,  venue  trop  tard. 

Heureux  ceux  qui,  à notre  époque,  peuvent  s’enrichir 
de  leur  art,  et  dont  les  blessures  d’amour-propre  sont 
pansées  avec  des  billets  de  banque  ! 

Us  n’ont  plus  rien  à réclamer. 

Je  conclus  au  déboutement. 

Me  X... 

LES  LIYEES 

Au  Pays  des  nuits  blanches,  par  Émile  Berr,  Librairie 

Ollendorff. 

M.  Émile  Berr,  qui  a fait  cet  été  le  voyage  du  Pôle 
Nord,  publie  chez  Ollendorff,  en  un  svelte  volume, 
les  correspondances  remarquées  qu’il  adressa,  je  crois, 
au  Figaro,  au  hasard  des  escales.  Sa  croisière  estvive- 
mentet  agréablement  racontée,  en  homme  d’esprit  qui 
ne  tombe  pas  dans  la  typique  naïveté  de  découvrir  et 
de  chanter  le  soleil  de  minuit.  Quand  il  peut  enfin  le 
contempler  en  face,  son  admiration  se  traduit  — c’est 
le  cas  de  le  dire  — par  une  phrase  anglaise  d’un 
agent  de  Cook  qui  affirme  « que  c’est  le  plus  beau  que 
nous  ayons  jamais  eu  »;  M.  Berr  décline  toute  respon 
sabilité.  A la  bonne  heure  ! Avec  une  ironie  délicieuse, 
il  nous  laisse  entendre  que  ses  compagnons  de  voyage 
et  lui-mème  ne  sont  venus  de  si  loin  que  pour  voir 
un  « numéro  sensationnel  » dans  un  décor  féerique  : 
Ce  soir,  à minuit , aux  Folies  Arctiques!...  Le  soleil 
devient  un  vieux  m'as-tu-vu.  Et,  en  elle!,  l’essentiel 
c’est  de  l’avoir  vu  ! 


M.  Émile  Berr,  pendant  un  mois  de  navigation,  est 
rarement  descendu  à terre.  Il  ne  nous  parle  que  de 
Bergen,  de  Molde,  de  Trondjhem,  d’Hammerfest,  de 
Skaaro,  et  enfin  de  Christiania.  Ce  qu'il  dit  de  Bergen, 
de  Molde  et  de  Trondjhem  est  fort  juste,  encore  qu’il 
n’admire  pas  assez,  à mon  sens,  la  situation  et  le 
panorama  de  Molde.  M.  Berr,  en  réalité,  n’a  jamais 
quitté  les  côtes  de  Norvège  ; il  ne  nous  cache  pas  que 
les  longues  heures  passées  en  mer  sont  monotones; 
le  paysage  est  peu  varié  : il  est  d’une  désolation  tra- 
gique. Les  premiers  jours  on  est  surpris  et  ébloui  par 
les  effets  de  lumière  infinis  qui  se  jouent  en  nuances 
incomparables  sur  les  eaux  claires  et  les  montagnes 
dénudées.  Mais  on  se  lasse  vite.  M.  Berr  a senti  cette 
lassitude,  et  cette  impression  il  l’a  arfistement  rendue 
dans  son  livre.  C’est  l’impression  — toutes  différences 
gardées  — qu’on  trouve  dans  le  Désert  de  Loti.  — 
Aussi  M.  Berr,  pour  se  distraire,  se  prend-il  de  temps 
à autre  à observer  ses  compagnons  de  route.  11  les 
dépeint  d’un  mot.  Mais  où  le  journaliste  donne  à sa 
plume  une  petite  fête,  c’est  à Skaaro,  village  où  l’on 
« travaille  » les  baleines  mortes.  Ces  pages  sont, 
peut-être,  les  plus  vivantes  de  son  livre.  A noter  aussi 
que  M.  Berr  a remarqué  le  commencement  de  faillite 
du  Laponisme.  Je  sais  que  des  Lapons  vont  mainte- 
nant passer  l’hiver  dans  le  Midi:  ils  vont  à Stockholm! 


Le  Musée  du  Louvre.  — Ouvrage  illustré  de  500  plan- 
ches hors  texte  publié  sous  la  direction  de  M.  Jules 
Gaultier,  par  MM.  Bénédite,  Benoît,  de  Chennevières, 
Guiffrey,  Henrey,  lier  on  de  Ville  fosse,  Janiot,  Lafenes- 
tre,  Molinier,  André  Michel,  Nicolle,  Ravaisson-Mol- 
lien.  Préface  de  M.  Kœmpfen.  — Société  d’édition 
artistique. 

Voici  une  grande  et  louable  entreprise  qui  mérite 
tous  nos  éloges.  La  collaboration  d’hommes  les  mieux 
qualifiés  pour  la  mener  à bien,  est  un  sûr  indice  que 
rien  ne  sera  épargné  pour  nous  donner  enfin  un  ou- 
vrage vraiment  artistique  sur  notre  Musée  national. 
« Cet  ouvrage  — nous  annoncent  les  éditeurs  — le 
premier  d’une  série  qui  comprendra  tous  les  musées 
d’Europe,  présentera  en  une  série  de  planches  et 
d'illustrations  d’une  perfection  et  d’une  abondance 
inconnues  jusqu’à  ce  jour,  la  reproduction  de  tous 
les  chefs-d’œuvre  de  l’art,  tant  en  peinture  qu’en 
sculpture,  de  l’art  ancien  ou  de  l’art  moderne,  qui 
font  du  Musée  du  Louvre  l’une  des  principales  collec- 
tions du  monde  entier.  » — J’ai  sous  les  yeux  le  pre- 
mier fascicule  de  cette  luxueuse  publication.  Il  tient 
les  promesses  de  ce  brillant  programme.  Nous  atten- 
dons les  autres  avec  impatience. 

| Me  sera-t-il  permis  d’émettre  un  souhait?  Je  vou- 
[ drais  qu’on  fit  de  chaque  gros  volume,  une  fois  ter- 
miné, une  réduction  soignée  plus  maniable  et  plus 
accessible  à toutes  les  bourses.  Ce  seraient  de  riches 
catalogues  qui  remplaceraient  ceux,  par  trop  insuffi- 
sants, qu’on  a maintenant.  Que  de  fois,  en  comparant 
par  exemple,  le  catalogue  illustré  du  Musée  du  Lou- 
vre avec  ceux  des  Musées  de  Berlin,  de  Vienne  ou  de 
Munich  j’ai  déploré  que  nous  nous  fussions  laissé 
donner  par  les  étrangers  un  exemple  du  respect  qu’on 
doit  aux  œuvres  d’art!  Que  M.  Paul  Gaultier,  qui  est 
un  homme  d’initiative  et  de  goût,  veuille  bien  m’en- 
tendre ! 


Joseph  G ALTIER. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


128 


Académie  des  Sciences 

Botanique.  — M.  Gaston  Bonnier  rend  compte  à 
l’Académie  des  premiers  résultats  qu’ont  donnés  ses 
cultures  expérimentales  établies  comparativement 
dans  la  région  méditerranéenne  et  dans  la  région 
parisienne.  Une  même  touffe  de  plante  étant  coupée  en 
deux  parties  semblables,  M.  Bonnier  plante  une  des 
moitiés  de  ce  même  être  aux  environs  de  Toulon  et 
l’autre  moitié  près  de  Fontainebleau,  dans  la  même 
terre,  transportée  de  Toulon  à Fontainebleau. 

Ges  cultures  ayant  été  établies  sur  un  assez  grand 
nombre  d’espèces  depuis  le  mois  de  janvier  1898  ont 
déjà  donné  dans  les  deux  régions  des  différences  nota- 
bles. La  plupart  des  espèces  de  la  région  tempérée  se 
sont  adaptées  au  climat  méditerranéen  en  modifiant 
leur  forme  et  leur  structure.  Les  feuilles  deviennent 
plus  larges,  plus  épaisses,  à nervures  mieux  marquées, 
plus  coriaces,  et  pour  les  arbres  et  les  arbustes,  elles 
persistent  plus  longtemps  à l’état  vert  sur  les  bran- 
ches. 

Certaines  de  ces  plantes  issues  des  environs  de 
Paris  et  ayant  passé  en  Provence,  ont  acquis  des 
caractères  qui  les  font  différer  profondément  des 
échantillons  du  mèmeindivi  du  planté  près  de  Fontaine- 
bleau. On  ne  pourrait  croire,  en  voyant  côte  à côte, 
les  deux  plants,  l’un  du  Midi,  l’autre  du  Nord,  qu'ils 
proviennent  d’un  être  unique  et  que  des  modifica- 
tions si  accentuées  ont  pu  être  acquises  en  deux 
saisons. 

Or,  tous  les  caractères  observés  se  retrouvent  avec 
une  accentuation  plus  grande  chez  les  plantes  qui 
croissent  naturellement  dans  la  flore  méditerranéenne 
et  qui  lui  donnent  son  aspect  si  spécial. 

A la  suite  de  ces  expériences,  il  paraît  impossible 
de  nier  qu’un  grand  nombre  de  plantes  des  régions 
tempérées  peuvent,  dans  une  certaine  mesure, 
changer  de  forme  et  s’adapter  au  climat  méditerra- 
néen. 

*L> 

VARIÉTÉS 

ORIGINE  DES  DRAGÉES  DE  BAPTÊME 

Les  dragées  datent  des  Romains  qui,  les  premiers, 
imaginèrent  de  recouvrir  l’amande  et  la  noisette  de 
plusieurs  couches  de  sucre.  Le  véritable  inventeur  de 
cette  friandise  fut  un  certain  Julius  Dragatus,  confi- 
seur renommé,  attaché  à l’opulente  et  illustre  famille 
patricienne  des  Fabius.  Le  fait  remontant  à l’année 
177  avant  J.-C.,  il  y a plus  de  vingt  siècles  que  les 
dragées  font  les  délices  des  bouches  gourmandes. 

Les  bonbons  appelés  dragati  du  nom  de  leur  inven- 
teur restaient  le  privilège  exclusif  de  la  famille  Fabius. 

A la  naissance  ou  au  mariage  d’un  Fabius,  les  parents 
faisaient  en  signe  de  réjouissance  une  énorme  distri- 
bution de  dragati.  Voilà  donc  un  usage  qui,  perpétué 
jusqu’à  nos  jours,  peut  se  flatter  d’avoir  fait  un  joli 
chemin. 


LES  MÉFAITS  DE  LA  FOUDRE. 

De  1835  à 1895,  la  foudre  a tué  — nous  apprend 
M.  de  Parville  — 6198  personnes  en  France.  Nous 
avons  eu  occasion  de  dire  que  cette  statistique  est  due 
au  ministère  de  la  Justice.  En  général,  la  foudre  tue, 


sur  le  territoire  français,  de  80  à 130  personnes- 
par  an.  Le  chiffre  est  très  variable  selon  les  années. 
En  1860,  seulement  31  ; en  1868,  136;  en  1876,  94;  en 
1877,  106.  Les  années  de  maximum  ont  été  1872  (187), 
1874  (178),  1884  (174),  1888  '(156),  1893  (155).  Elles- 
correspondent  aux  étés  secs  et  chauds. 

La  répartition  des  coups  de  foudre  est  loin  d’être 
régulière.  Dans  certaines  contrées,  il  ne  tonne  presque 
jamais  ; dans  d’autres,  il  tonne  constamment.  Les  pays 
de  montagne  sont  les  plus  éprouvés.  Dans  le  départe- 
ment de  la  Seine,  on  compte  I foudroyé  sur  92000 
habitants  ; dans  la  Manche,  1 sur  29  4J4;  dans  le  Mor- 
bihan, 1 sur  18  600;  dans  la  Lozère,  1 sur  1 362;  dans 
les  Basses-Alpes,  1 sur  1 454,  etc. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

LE  NETTOYAGE  DES  FOULARDS. 

Pour  nettoyer  les  foulards  en  soie,  on  recommande  de  les 
savonner  d’abord  à froid,  puis  de  les  rincer  et  de  les  égoutter; 
on  fait  alors  bouillir  une  poignée  de  son  dans  de  l’eau,  on  filtre 
la  décoction  à travers  un  linge  et  ton  y fait  tremper  le  foulard 
pendant  quelque  temps.  On  le  presse  ensuite,  on  le  suspend,  et, 
quand  il  est  encore  un  peu  humide,  on  le  repasse. 


Mad.  A.  — Le  Mans.  — Prenez  après  vos  repas  deux  ou 
trois  pastilles  Vichy-État.  La  digestion  se  fera  très  rapidement, 
et  vous  n’éprouverez  plus  tous  ces  malaises  dont  vous  vous- 
plaignez.  Mais  exigez  la  vraie  marque  Vichy-État  en  boit  es- 
métalliques  scellées. 

POUR  AVIVER  LE  FEU 

Avis  à nos  ménagères  imprudentes  qui  versent  du  pétrole 
pour  aviver  un  foyer  mal  allumé. 

11  s’agit  tout  simplement  de  remplacer  le  pétrole  par  une 
pincée  de  poudre  de  chicorée.  Il  ne  se  produit  pas  de  flamme, 
mais  la  chicorée  rougit,  presque  aussi  rapidement  que  le  dan- 
gereux liquide,  les  charbons  à demi  enflammés. 

Expérience  que  l’on  peut  toujours  tenter,  en  somme;  fuît 
des  ingrédients  n’est  pas  plus  coûteux  que  l’autre. 


FROMAGE  BLANC  A LA  CHANTILLY 

Faire  dessécher  du  lait  dans  des  petits  paniers  en  forme  [de- 
cœur,  les  mettre  ensuite  dans  un  compotier  creux  et  les 
arroser  de  crème.  Avoir  à part  de  la  crème  fouettée  et,  au 
moment  de  servir,  en  recouvrir  les  petits  fromages. 


JEUX  ET  AjVlUSEJVIEjMTS 

ILLUMINATION  DE  LEAU 

Jetez  dans  un  verre  d’eau  un  morceau  de  sucre  imbibé,  d’éther 
sulfurique.  L’eau  s’illuminera  et  produira  dans  une  chambre 
noire  un  fort  bel  effet. 

En  soufflant  légèrement  à la  surface  de  l’eau,  on  formera  des 
ondulations  lumineuses. 

PROCÉDÉ  POUR  GRAVER  EN  RELIEF  SUR  UN  OEUF 

Lavez,  essuyez  et  faites  bien  sécher  uu  œuf  à coquille  épaisse. 
Ecrivez  et  dessinez  sur  cette  coquille  avec  une  plume  trempée 
dans  de  la  graisse  chaude  et  plongez  l’œuf  dans  du  vinaigre 
blanc  ou  dans  de  l’acide  sulfurique  faible. 

Au  bout  de  trois  heures,  retirez  l’œuf  et  lavez-le  à l’eau 
fraîche  : l’écriture  ou  le  dessin  apparaîtra  eu  relief. 

ÉNIGME 

Le  croirez-vous,  lecteurs,  qui  nous  aime  nous  brise, 

Nous  bat,  nous  met  au  feu, 

Le  tout,  saus  noire  aveu. 

Et  le  gourmet  approuve  une  telle  entreprise. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cordeil.  Imprimerie  Ed.  Crété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


129 


INTÉRIEUR  HOLLANDAIS 


Intérieur  hollandais,  tableau  de  Pieteu  de  Hooch,  gravure  de  Cuosbie. 


1er  MARS  1900 


130 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


INTÉRIEUE  HOLLANDAIS 


Voici  un  des  joyaux  de  la  vieille  Pinacothèque 
de  Munich.  11  fait  la  joie  d’un  des  cabinets  laté- 
raux réservés  aux  toiles  des  peintres  hollandais  et 
ilamands.  Il  préside,  pour  ainsi  dire,  sa  salle:  il 
y occupe  la  meilleure  place  et  le  mérite. 

On  se  sent  attiré  et  retenu  par  ce  tableau 
lumineux  et  paisible.  Il  s’en  dégage  an  charme 
pénétrant,  une  impression  profonde  de  silence, 
de  calme  et  de  recueillement.  Nous  y remarquons 
aussi,  par  surcroît,  que  la  propreté  hollandaise 
n’est  pas  un  mythe.  Ne  diriez-vous  pas  que  le 
ménage  a été  soigné  comme  si  on  attendait  un 
visiteur  rare  et  longtemps  espéré  ? Eh  bien  ! il  est 
venu  ce  visiteur  désiré;  il  a la  place  d’honneur; 
il  est  au  centre  du  tableau  : aux  pieds  de  la 
jeune  fille.  Saluons-le  ! C’est  le  soleil  ! C’est  au- 
jourd’hui sans  doute  que  ses  premiers  rayons 
annoncent  le  printemps.  Avec  quelle  joie,  dans 
ces  contrées  du  Nord,  aux  longs  hivers  gris  et 
monotones,  on  fête  son  retour!  Point  de  rideaux 
aux  fenêtres,  qui  retardent  ou  empêchent  sa 
rentrée  triomphale.  La  lumière  d’or  est  ici  trop 
précieuse  pour  que  l’on  ne  la  recueille  pas  toute, 
quand  elle  se  montre  enfin,  apportant  les  promesses 
de  floraisons  nouvelles.  Voyez  comme  elle  anime 
et  embellit  cet  intérieur  tranquille.  Elle  rend  plus 
blancs  le  béguin  et  le  tablier  de  la  jeune  fille,  plus 
scintillants  les  cuivres  polis,  polis  en  son  hon- 
neur, du  coffre  simple  et  robuste  ; elle  donne  de 
la  vie  aux  tableaux  qui  égayent  le  mur  dont  ils 
sont  les  seuls  ornements.  Ce  matin,  quand  Senta 


— appelons-la  Senta,  en  souvenir  de  la  fameuse 
légende  hollandaise  du  Vaisseau  fantôme  — - a 
vu  dans  le  ciel  clair  briller  le  soleil,  vite  elle  s’est 
dépêchée  de  faire,  mieux  que  les  autres  jours,  la 
toilette  de  sa  chambre,  et  lorsqu’il  est  venu 
frapper  à ses  fenêtres,  elle  a pris  un  livre,  est  allée 
s’asseoir  près  de  lui  et  blottir  frileusement  ses 
pieds  sur  la  tache  de  feu  pâle  de  ses  rayons. 
Que  lit-elle?  On  a envie  de  s’approcher  doucement 
et  de  se  pencher  sur  son  livre,  avec  la  secrète 
pensée  de  voir  son  visage.  Qui  sait?  Elle  tournera 
ses  yeux  bleus  et  souriants  vers  l’indiscret... 
récompensé.  Hélas!  nous  ne  verrons  jamais  ce 
sourire.  Le  béguin  gardera  toujours  son  mystère. 

Ce  tableau  est  sans  conteste  un  des  meilleurs 
de  Pieter  de  Ilooch.  On  trouve  de  lui,  à l’Aca- 
démie des  beaux-arts  de  Vienne,  nn  portrait  de 
famille  qui  est  également  de  premier  ordre.  Le 
musée  d’Amsterdam  possède  de  nombreuses 
toiles  de  ce  maître.  Pour  ceux  de  nos  lecteurs  qui 
voudraient  avoir  une  idée  de  son  talent,  nous 
signalons  deux  de  ses  toiles  au  Louvre,  dans  la 
grande  galerie,  travée  D. 

On  a peu  de  renseignements  sur  Pieter  de 
Hooch.  On  sait  seulement  qu’il  est  né  à Utrecht 
en  1630  et  qu’il  est  mort  à Amsterdam  après  1677. 
Dès  1655  il  fait  partie  à Delft,  de  la  « Lucasgilde  », 
association  d’artistes.  A Amsterdam  il  fut  l’élève 
de  N.  Berchem  et  il  s’est  manifestement  formé 
sous  l’influence  de  Rembrandt. 

Joseph  GALTIER. 


L’ÉGLISE  ET  LES  MÉDECINS 


Qui  étudie,  même  de  façon  superficielle,  l’évo-  | 
lution  de  la  société  française  depuis  la  fin  du 
xve  siècle,  est  frappé  par  l’émancipation  de  la 
société  laïque  et  la  rupture,  lente  mais  progres- 
sive, des  liens  aussi  puissants  que  nombreux  qui 
la  rattachaient  au  clergé  et  à la  religion. 

La  remarque  a été  faite,  bien  des  fois  déjà, 
pour  les  diverses  classes  sociales,  et  nous  n’avons 
la  prétention  d’apprendre  à personne  que  l’Uni- 
versité de  France,  toute  la  première,  secoua  à 
cette  époque  le  joug  du  pouvoir  pontifical. 

L’Université  tirait  son  origine  du  Saint-Siège; 
elle  prétendait  ne  relever  que  de  lui  ; elle  en  était 
la  fille  aînée.  Que  de  fois  ne  s’insurgea-t-elle  point 
contre  la  royauté  et  le  Parlement  ! C’était  une  en- 
fant terrible,  qui  ne  tremblait  que  devant  le 
pape. 

Vint  un  jour  où,  lasse  aussi  de  la  papauté, 
hantée  d’ailleurs  de  chimères  de  domination,  elle 
secoua  le  joug  de  Rome,  trop  lourd  à son  gré. 


L’Église,  pourtant,  bien  qu’ayant  peu  à peu 
perdu  toute  autorité  directe  sur  l’Université,  a con- 
servé sur  elle  une  sorte  de  suprématie  spirituelle. 

Nous  allons  en  donner  la  preuve,  des  preuves 
pour  mieux  dire,  nombreuses  et  convaincantes. 
11  nous  suffira  d’étudier  l’histoire,  au  xvne  siècle, 
d’une  des  quatre  facultés  de  l’Université  de  Paris 
— et  à vrai  dire  celle  qui  de  tout  temps  fut  la 
plus  indépendante,  la  plus  frondeuse,  la  plus  ré- 
volutionnaire : la  Faculté  de  médecine. 

Justement,  un  érudit  dont  la  science  est  aimable, 
le  Dr  Fauvelle,  vient  de  publier  sur  les  étudiants 
en  médecine  de  Paris  sous  le  grand  Roi  (1)  un 
compact  ouvrage,  tout  bourré  de  faits  et  qui 
abonde  en  renseignements  curieux.  Nous  ne  sau- 
rions mieux  faire  que  de  suivre  un  aussi  excellent 
guide.  En  parcourant  avec  lui  les  divers  stades  de 
la  vie  scolaire  des  étudiants  en  médecine  à Paris, 

( I Les  Étudiants  en  médecine  de  Paris  sous  le  Grand  Roy , 
par  le  D1'  René  Fauvelle;  Steinhcil,  éditeur. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


131 


nous  verrons  quelle  large  place  y occupait  le 
côté  religieux. 

* + 

Après  avoir  fait  ses  humanités,  après  avoir 
étudié  au  collège  le  latin,  le  grec,  la  rhétorique  ; 
après  avoir  appris  pendant  deux  ans  la  logique, 
l’éthique,  un  peu  de  physique  et  bien  d’autres 
choses  en  ique,  mais  surtout  la  métaphysique, 
l’écolier,  devenu  maître  ès  arts  et  qui  se  destinait 
à la  médecine,  se  faisait  inscrire  sur  les  registres 
de  la  Faculté. 

Il  était  philiâtre. 

On  n’était  pas,  d’ailleurs,  philiâtre  sans  avoir 
fourni,  entre  autres  pièces,  son  acte  de  baptême. 
Les  portes  de  la  Faculté  n’étaient  en  effet  ouvertes 
qu’aux  catholiques. 

Le  philiâtre  se  préparait  au  travail,  comme 
les  collégiens  de  nos  jours,  par  une  messe  solen- 
nelle dite  le  18  octobre,  jour  de  Saint-Luc,  fête 
patronale  des  médecins  et  ouverture  officielle  des 
écoles  de  médecine.  Ce  jour-là,  le  curé  de  Saint- 
Étienne-du-Mont,  invité  par  les  bacheliers  en 
médecine  le  samedi  d’avant,  venait  dire  une 
messe  à neuf  heures  du  matin  dans  la  chapelle  de 
la  Faculté.  Disons  tout  de  suite  que  les  bâtiments 
de  la  Faculté  étaient  à cette  époque,  c’est-à-dire 
au  milieu  du  xvac  siècle,  situés  rue  de  la  Bûcherie 
et  s’étendaient  de  la  rue  du  Fouarre  à la  rue  des 
Rats  (depuis  1858  rue  de  l’Hôtel-Colbert). 

La  messe  du  18  octobre,  une  des  grandes  so- 
lennités de  l’année,  était  chantée  en  musique.  Le 
doyen,  en  grand  costume  : soutane  violette,  robe 
rouge  fourrée  d’hermine  et  bonnet  carré  ; les 
docteurs-régents,  les  docteurs,  les  étudiants, 
ainsi  que  les  deux  bedeaux  de  la  Faculté  avec 
leurs  masses  d’argent,  y assistaient.  Après  la 
messe,  sermon.  Puis  le  doyen  se  levait  pour  re- 
mercier le  curé  de  Saint-Étienne-du-Mont  auquel 
il  offrait  un  présent,  au  nom  de  la  Faculté.  Le 
premier  bedeau  criait  alors  : « A l’assemblée, 
messieurs  nos  maîtres  ! » Et  les  docteurs  se  ren- 
daient dans  une  salle  spéciale  du  premier  étage 
pour  y discuter  les  affaires  de  la  Faculté.  Cette 
salle  était  ornée  de  vitraux  représentant  Jésus- 
Christ,  la  Vierge,  saint  Luc  (les  patrons  des  chi- 
rurgiens étaient  saint  Côme  et  saint  Damien) 
entourés  d’étudiants  à genoux  et  en  prières. 

Le  lendemain,  19  octobre,  une  nouvelle  messe 
était  dite  pour  le  repos  de  l’âme  des  docteurs  dé- 
funts dans  le  courant  de  l’année.  Tous  les  étu- 
diants encore  y assistaient  ; ils  y étaient  contraints, 
sous  peine  d’une  amende  de  deux  pièces  d’or. 

Et  que  de  messes,  après  ces  deux-là  ! 

Messe  tous  les  samedis,  dans  la  chapelle,  en 
l’honneur  de  la  Vierge.  Car  la  Vierge  figurait  sur 
le  grand  sceau  de  la  Faculté.  Ce  grand  sceau  est 
— dit  le  IFCorlieu  dans  son  ouvrage  sur  V Ancienne 
Faculté  de  médecine  de  Paria  — conservé  à nos 
Archives  nationales,  au  bas  d’une  pièce  qui  porte 
la  date  de  1398.  Il  a 5 centimètres  de  diamètre, 


représente  la  Vierge  assise,  vue  de  face,  couronnée 
et  voilée,  tenant  à la  main  droite  une  branche 
d’arbre  et  à la  gauche  un  livre  ouvert  où  sont 
tracés  des  caractères  illisibles;  de  chaque  côté, 
deux  écoliers  agenouillés.  L’exergue  porte  pour 
légende  : 

SIG(illum)  MAGISTRORUM  FACULTATIS 
medicine  PA(risiensis). 

Outre  ces  offices  du  samedi  matin,  on  célébrait 
diverses  messes  anniversaires  pour  les  bienfai- 
teurs de  l’école  — gens  pieux  qui  n’avaient  pas 
manqué  de  faire  des  donations  à la  chapelle. 

Enfin,  durant  l’année  scolaire,  tout  le  monde  : 


Le  grand  sceau  de  la  Faculté. 


docteurs-régents,  docteurs,  simples  étudiants 
communiaient  six  fois.  C’était  le  dimanche,  et  ces 
six  dimanches  s’appelaient  grands  dimanches.  La 
veille,  il  y avait  grand  samedi  et  les  cours  étaient 
suspendus  pour  permettre  aux  uns  et  aux  autres 
de  se  confesser. 

Le  philiâtre , après  quatre  années  d’études,  de 
leçons  et  d’argumentations  (vingt-huit  mois  seu- 
lement pour  les  fils  des  docteurs  de  la  Faculté  et 
quelques  autres  privilégiés),  était  admis  à se  pré- 
senter au  baccalauréat.  Les  examens  avaient  lieu 
tous  les  deux  ans,  les  années  paires.  Le  candidat 
devait  j ustifier  qu’il  avait  vingt-deux  ans  accomplis . 

Le  bachelier  nouveau  jurait  des  tas  de  choses, 
mais  notamment  « d’assister  en  robe  à toutes  les 
messes  ordonnées  par  la  Faculté,  d’y  arriver  au 
moins  avant  la  fin  de  l’Épître,  et  de  rester  jusqu’à 
la  fin  de  l’office,  fût-ce  même  une  messe  d’anniver- 
saire pour  les  morts,  sous  peine  d’un  écu  d’or 
d’amende,  comme  aussi,  et  sous  peine  d’une  égale 
amende,  d’assister  tous  les  samedis  à la  messe  de 
l’École,  le  temps  des  vacances  excepté  ». 

La  question  religieuse  était,  ici  encore,  d’im- 
portance majeure.  Un  candidat  ne  fut-il  pas  un 
jour  exclu  pour  avoir  refusé  de  jurer  sur  le  Christ 
et  l’Évangile  d’assister  aux  messes  de  la  Faculté? 

■ Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  — si  restreint  est  le  cadre 
de  cette  étude  — de  décrire  le  mode  de  réception 
au  baccalauréat,  pour  curieux  qu’il  soit.  Bornons- 
nous  à dire  que  les  examens  duraient  cinq  jours. 

Au  cours  de  l’automne  qui  suivait  leur  récep- 
tion, les  bacheliers  soutenaient  leur  première 


132 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


thèse  quodlibétaire.  On  appelait  de  ce  nom  les 
thèses  qui  portaient  sur  un  sujet  quelconque 
l quodlibet ) de  pathologie  ou  de  physiologie.  La 
première  thèse  quodlibétaire  imprimée  est  de  1559. 
D’abord  de  format  in-folio,  ces  thèses  devinrent, 
à partir  de  1662,  in-quarto. 

Toutes  étaient  placées  sous  l’invocation  du  Dieu 
très  bon  et  tout-puissant,  de  la  Vierge  et  de  saint 
Luc.  La  plupart  étaient  fort  luxueusement  éditées, 
ornées  de  figures  allégoriques,  d’emblèmes,  par- 
fois du  portrait  d’un  bienfaiteur. 

Mais  le  sujet  en  était  parfois  bien  bizarre.  Celui 
de  la  première  thèse  quodlibétaire  de  Guy  Patin, 
qui  devait  devenir  le  plus  illustre  médecin  du 

xvn°  siècle  — avec 
Guy  de  la  Brosse,  — 
était  le  su  ivan  t : Estn e 
/‘émincé  in  virnm 
mutatio  a Suvatos;? 
(La  femme  ne  peut- 
elle  se  transformer  en 
homme?) 

C’est  comme  les 
sujets  des  thèses  car- 
dinales ( 1 ) qui  se  sou- 
tenaient après  trois 
thèses  quodlibé- 
taires!  En  voici  quel- 
ques exemples  sin- 
guliers (nous  nous 
dispensons  de  don- 
ner le  texte  en  latin)  : 
— S’enivrer  une 
fois  par  mois  est-il  salutaire  ? 

— La  débauche  entraîne-t-elle  la  calvitie? 

- La  cure  de  Tobie  par  le  fiel  d’un  poisson 
est-elle  naturelle? 

— Les  Parisiens  sont-ils  sujets  à la  toux  quand 
souffle  le  vent  du  nord  ? 

— Le  vin  de  Beaune  est-il  plus  agréable  et  plus 
sain  que  le  vin  de  Reims? 

— - L’ivresse  convient-elle  à la  cure  des  fièvres 
quartes  ? 

Encore  une,  pour  finir  : 

— De  quelle  partie  du  corps  provenait  l’eau  qui 
s’écoula  du  flanc  du  Christ  quand,  mort,  il  fut 
percé  par  la  pointe  aiguë  d’une  lance? 

Si  nous  nous  sommes  un  peu  éloigné  de  la 
question  spéciale  qui  nous  occupe,  on  conviendra 
que  le  hors-d’œuvre  n’est  pas  tout  à fait  dépourvu 
de  saveur. 

* + 

Voici  nos  bacheliers,  au  bout  de  deux  ans 
d’études,  sur  le  point  de  se  présenter  aux  examens 
de  la  licence;  qui  avaient  lieu  tous  les  deux  ans, 
en  juin  ou  en  juillet,  étaient  tout  à fait  oraux  et 
duraient  une  semaine  entière. 

(1)  Ainsi  désignées  parce  qu’elles  avaient  été  instituées,  lors  de 
a réforme  de  l’Université  en  1452.  par  le  cardinal  d’Estouteville. 
C’estlors  de  cette  réforme  que  les  médecins  furent  libérésdu  céli- 
bat qui  leur  était  imposé  comme  aux  autres  membres  du  clergé. 


Quand  il  avait  satisfait  à toutes  les  épreuves 
pour  la  licence,  l’étudiant  en  médecine  n’avait  en- 
core aucun  droit.  Il  portait  le  nom  de  licentiande 
(en  train  de  devenir  licencié)  jusqu’à  ce  que  la 
bénédiction  apostolique,  donnée  par  le  chancelier 
de  Notre-Dame  — un  chanoine  ordinairement  — 
l’eût  consacré  licencié.  L’intervention  de  l’Église 
était  nécessaire,  absolue.  On  ne  pouvait  exercer 
la  médecine  sans  avoir,  au  préalable,  reçu  la  bé- 
nédiction apostolique. 

Au  jour  fixé,  le  doyen  de  la  Faculté,  suivi  des 
docteurs-régents,  conduisait  les  licentiandes  à 
l’archevêché.  Le  chancelier  de  Notre-Dame,  entouré 
de  chanoines  et  de  membres  du  haut  clergé,  les 
y attendait.  Le  doyen  commençait  par  lui  adres- 
ser en  élégant  latin  un  discours,  puis  il  lui  pré- 
sentait un  à un  les  licentiandes.  Le  chancelier 
répondait,  en  latin  également.  Les  futurs  licenciés 
offraient  alors  à ce  vénérable  ecclésiastique  et 
aux  assistants  des  dragées  et  des  pastilles  sur  les- 
quelles était  parfois  moulé  — délicate  attention  ! 
— le  portrait  du  doyen.  Vous  voyez  combien  les 
esprits  superficiels  ont  tort  de  se  moquer  des  mé- 
dailles de  chocolat  ! Elles  existaient,  ou  à peu 
près,  au  xviT  siècle. 

A dater  de  1643,  les  sucreries  furent  remplacées 
par  quatre  jetons  d’argent  offerts  aux  docteurs 
par  les  licentiandes. 

La  cérémonie  achevée,  le  chancelier  était,  en 
procession,  accompagné  jusqu’à  son  logis. 

Quelques  jours  après,  les  licentiandes  allaient 
rendre  visite  aux  membres  du  Parlement,  de  la 
Cour  des  comptes,  de  la  Cour  des  aides,  au  gou- 
verneur de  Paris,  au  prévôt  des  marchands  et 
auxéchevins  — le  conseil  municipal  d’alors. 

Le  dimanche  suivant  était  réservé  à l'originale 
cérémonie  du  paranyniphe:  ce  terme  désignait 
les  noces  du  licentiande  avec  la  très  salubre  Fa- 
culté de  Paris.  Le  paranymphe  — le  garçon 
d’honneur  — était  le  doyen  qui,  pour  la  circons- 
tance, revêtait  sa  robe  de  gala,  relevée  d’un  cha- 
peron d’hermine. 

A la  place  d’honneur,  à la  grande  chaire,  trônait 
le  représentant  de  l’Église,  le  chancelier  de  Notre- 
Dame. 

Un  orateur  adressait  des  éloges  aux  licentiandes 
qui  répondaient  en  latin,  des  gauloiseries  parfois. 

Après  les  discours,  une  convocation  en  latin, 
émanant  du  chancelier,  était  remise  à chaque  licen- 
tiande, par  laquelle  on  l’invitait  à se  rendre  le  lundi 
suivant,  au  palais  archiépiscopal,  pour  y recevoir, 
cette  fois,  la  licence  et  la  bénédiction  apostolique. 

Mais  avant  cet  acte  final,  il  était  procédé  au 
classement  des  candidats.  Dans  la  grande  salle  de 
l’Archevêché,  les  docteurs  réunis  juraient  sur 
le  crucifix,  et  sous  peine  de  damnation  éternelle, 
de  donner  à chaque  candidat  le  rang  que,  dans 
leur  âme  et  conscience,  ils  le  jugeaient  avoir  mé- 
rité. Puis  chaque  docteur  votait  et  l’on  dépouillait 
le  scrutin. 

Le  même  jour,  les  personnages  éminents  aux- 


Guy  Patin  en  grand  costume. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


133 


quels  les  licentiandes  avaient,  peu  auparavant, 
comme  nous  l'avons  dit,  fait  une  visite,  se  ren- 
daient vers  dix  heures  du  matin  à l’Archevêché. 

Précédés  des  deux  bedeaux  en  grand  costume 
et  avec  leurs  masses  d’argent,  les  licentiandes,  en 
robes,  qu’accompagnaient  les  bacheliers,  quit- 
taient les  écoles  de  la  rue  de  la  Bûcherie  et  pro- 
cessionnaient  jusqu’au  palais  archiépiscopal. 
Devant  tous  les  invités  assemblés,  lecture  était 
donnée,  dans  l’ordre  du  classement,  de  la  liste  des 
candidats.  L’instant  était  solennel.  Chacun  se  dé- 
couvrait. Puisles 
licentiandes  se 
jetaient  à ge- 
noux, tandis  que 
le  chancelier 
prononçait  les 
paroles  défini- 
tives : 

« Moi,  chan- 
celier, en  vertu 
du  pouvoir  à moi 
confié  par  le 
Saint-Père  , je 
vous  donne  la  li- 
cence d’ensei- 
gner, d’interpré- 
ter et  de  prati- 
quer la  méde- 
cine, ici  et  dans 
le  monde  entier. 

Au  nom  du  Père, 
du  Fils  et  du 
Saint- Esprit. 

Ainsi  soit-il.  » 

Le  chancelier, 
ensuite,  posait 
une  question  de 
médecine  au 
premier  licencié. 

Quand  celui-ci  y 
avait  répondu,  tout  le  monde  se  rendait  à Notre- 
Dame  — dit  le  docteur  Fauvelle  — pour  y re- 
mercier le  ciel  de  cet  heureux  événement. 

Devant  l’autel  consacré  à saint  Denis,  le  chance- 
lier disait  une  prière  et  faisait  jurer  aux  licenciés 
de  toujours  défendre,  même  au  prix  de  leur  sang, 
la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine. 

Enfin,  le  cortège  regagnait  la  Faculté  ; chacun 
quittait  sa  robe  de  gala  et  l’on  s’en  allait  festoyer 
joyeusement.  Il  fut  de  coutume,  jusqu’en  1642, 
qu’au  sortir  de  cette  cérémonie,  le  premier  licen- 
cié offrit  aux  docteurs,  à ses  collègues  moins 
favorisés  que  lui  sur  la  liste  de  classement,  et  au 
chancelier  accompagné  des  chanoines  de  Notre- 
Dame,  un  repas  solennel  au  rez-de-chaussée  de  la 
Faculté.  Mais  des  contestations  désagréables  sur- 
vinrent, les  chanoines  prétendant  avoir  tous  le 
droit  d’assister  au  festin.  Le  repas  fut  aboli  et 
remplacé  par  un  don,  généralement  de  100  livres, 
que  le  premier  licencié  faisait  pour  l’École  ou 


pour  la  chapelle.  Ce  qui  n’empêcha  nullement, 
au  surplus,  les  licenciés  de  se  réunir  en  de  gais 
banquets,  soit  à l'Ecu  d’argent , soit  au  Puits 
de  vérité  tenu  par  ce  Boucingo  dont  la  cave  était 
si  tentante,  soit  au  Petit  Père  noir,  à moins  que 
ce  ne  fût  au  cabaretà  la  mode,  la  Pomme  de  pin, 
fréquenté  par  ces  aimables  compagnons  : Cha- 
pelle, Molière,  la  Fontaine,  Racine,  voire  Boileau. 

Les  licenciés,  munis  de  la  bénédiction  aposto- 
lique, pouvaient  exercer  la  médecine  et  quelques- 
uns  se  hâtaient  de  fuir  Paris  pour  la  province. 

Toutefois,  le  plus 
grand  nombre 
préféraient  obte- 
nir le  bonnet 
doctoral,  le  bon- 
ne t carré  qui 
leur  était  remis, 
six  semaines 
après  la  licence, 
mais  non  plus 
par  le  chancelier 
de  Notre-Dame, 
dont  le  rôle  était 
terminé. 

Disons,  en  pas- 
sant, que  c’était 
l’évêquede  Mont- 
pellier qui  don- 
nait la  licence 
aux  bacheliers 
de  la  célèbre  Fa- 
culté, rivale  de 
celle  de  Paris. 

Et  concluons 
ici. 

Nous  n’avons 
rien  dit  de  la 
science  des  mé- 
decins ni  de  la 
satire  qui  s’exer- 
ça à leurs  dépens  (1).  Nous  nous  sommes  con- 
tenté, lidèle  à notre  programme,  de  montrer 
l’Église  présidant  à toutes  ou  presque  toutes  les 
cérémonies  par  lesquelles  devait  passer  l’étu- 
diant en  médecine  avant  d’être  reçu  docteur. 
Pourquoi  ne  pas  le  dire  ? C’est  à l’église  en- 
core que  le  médecin,  en  possession  de  sa  licence 
ou  de  ses  lettres  de  doctorat,  songeant  à faire 
une  fm  et  à s’établir,  allait  parfois  chercher 
femme.  L’église,  il  y a deux  siècles,  remplis- 
sait, paraît-il,  le  rôle  aujourd’hui  dévolu — mais 

(1)  On  nous  pardonnera  d'avoir  cédé  au  désir  de  reproduire 
ce  dessin  satirique  du  dix-huitième  siècle,  macabre  certes,  mais 
très  curieux,  d’une  extrême  rareté  et  que  nous  devons  à l’obli- 
geance du  docteur  Fauvelle.  Il  représente,  on  le  voit,  la  Mort 
sous  forme  d’un  vieux  médecin  qui  symbolise  l’ancienne  Facul- 
té. Le  Docteur-squelette  figuré  là  porte,  non  le  bonnet  carré  de 
cérémonie,  mais  le  bonnet  plus  modeste  dont  se  coiffaient  les 
docteurs-régents,  à l'intérieur  de  l’Ecole.  Des  branches  de  chêne 
s’en  échappent,  en  guise  de  chevelure.  Le  médecin  chevauche 
un  cercueil  et  lient  en  main  le  sablier.  À ses  pieds  les  attributs 
de  la  médecine  et  de  l'apothicaircne.  (N.  de  l’A.) 


Le  Vieux  Médecin. 


134 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


n en  médisons  point  — à notre  Opéra-Comique. 
C’est  là  que  se  rendaient  le  plus  volontiers  nos 
jeunes  gens  pour  examiner  les«  demoiselles  ».  A 
la  sortie  de  l'office,  il  les  suivaient  jusqu’à  leur 
logis,  s’enquêtaient  de  leur  nom  et  de  la  situa- 
tion de  fortune  des  parents.  Même  il  leur  adve- 
nait de  soudoyer,  pour  obtenir  de  précieux  rensei- 
gnements, le  suisse  ou  le  donneur  d'eau  bé- 
nite. 

Et  cela  finissait,  le  plus  souvent,  par  un  beau 
mariage,  comme  dans  les  contes  de  fées. 


Le  coq  a chanté  bien  souvent, 

A l’aube,  au  soir,  à la  nuit  close, 
Depuis  qu’en  notre  cœur  fervent 
La  rose  d’amour  est  éclose. 

Nous  avons  en  des  lieux  divers 
Ecouté  sa  voix  claironnante: 

Près  des  lacs,  au  fond  des  bois  verts, 
Sur  les  bords  de  la  mer  sonnante. 

Et  le  joyeux  coquerico, 

Chaque  fois  qu’il  s’est  fait  entendre, 
A trouvé  chez  nous  un  écho, 

Line  réponse  émue  et  tendre. 


Ernest  BEAUGUITTE. 


SUR  UN  ÉVENTAIL 


Sur  des  faïences  du  vieux  temps 
On  voit  un  coq  bleu  qui  picore 
Parmi  les  œillets  éclatants, 

Que  cette  devise  décore  : 

« Quand  ce  coq  chantera,  l’amour 
En  mon  cœur  finira.  » — Payse, 
Sur  ton  éventail,  à mon  tour, 

Je  veux  inscrire  ma  devise. 


La  tendresse  en  chaque  saison 
Reste  notre  hôtesse  fidèle, 

Comme  aux  poutres  de  la  maison 
Line  coutumière  hirondelle. 

Les  ans  fuiront  et  nos  cheveux 
Blanchiront  tout  poudrés  de  givre  ; 

Nous  verrons  nos  petits-neveux 
Comme  nous  amoureux  de  vivre; 

Et  tous  deux,  vieillards  devenus, 

Nous  descendrons  la  pente  austère 
Qui  mène  aux  pays  inconnus 
De  l’Au-delà  plein  de  mystère. 

Mais  tant  que  ce  coq  chantera 
Sur  ton  éventail,  ô payse, 

Notre  cher  amour  durera 
Comme  une  fleur  qui  s’éternise. 

André  THEURIET. 


IMIUNT &ÉW1EUX  ÉLÉPHANT 


Ils  sont  quatre  pachydermes,  en  ce  moment,  à 
la  ménagerie  du  jardin  des  Plantes  : Saïd,  Tobie, 
Coutch  et  Sarit. 

Saïd,  l’aîné,  est  aujourd’hui  de  grande  taille,  et 
serait  le  modèle  des 
éléphants  sages,  s’il 
n’avait  la  déplorable 
habitude  d’user  ses 
défenses  contre  les 
murs  sans  se  soucier 
d’user  les  murs  eux- 
mêmes.  Tobie,  don 
de  l’empereur  'Méné- 
lick  au  président  Félix 
Faure,  est  d’une  dou- 
ceur exemplaire  : on 
peut,  sans  danger,  lui 
permettre  une  pro- 
menade quotidienne 
dans  les  jardins.  Sa- 
rit, enfin,  l’éléphant  Coutch  et 

blanc  que  M.  Doumer 

envoya,  l’année  dernière,  au  Muséum,  est  tout 
aussi  docile,  et  sait,  de  plus,  exprimer,  par  de 
nombreuses  génuflexions,  sa  reconnaissance  à tous 
ceux  qui  lui  offrent  quelque  friandise. 

Mais  il  y a Coutch.  Et  Coutch,  s’il  faut  en  croire 


le  journal  le  Temps , est  un  enfant  terrible,  qu’il 
faut  surveiller  sans  aucun  répit.  On  se  sou- 
vient  des  tourments  qu’il  causa  au  commandant 
du  navire  qui  l’amenait  du  Cambodge  à Mar- 
seille. L’animal  avait 
démoli  son  box  et, 
guidé  par  le  parfum 
qui  s’échappait  des 
cuisines,  était  des- 
cendu tenir  compa- 
gnie au  maître-coq. 
On  eut  mille  peines 
à le  ramener  sur  le 
pont,  où  il  fut  de  nou- 
veau enfermé.  Mais, 
le  lendemain,  Coutch 
recommençait,  et,  par 
crainte  de  plus  graves 
fantaisies,  on  lui  passa 
celle-là,  qui  dégénéra 
son  gardien.  vite  en  habitude. 

AParis,  l’animal  eut 
bientôt  conquis  l’amitié  de  ses  gardiens,  qui  lui 
apprirent  à faire  la  culbute  et  à jouer  de  la  trom- 
pette. Mais  c’était  là  jeu  d’éléphanteau  dont  Coutch, 
qui  prend  maintenant  dix  ans,  se  dégoûta  vite.  Et, 
comme  on  ne  lui  fournissait  guère  de  distractions, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


135 


il  en  inventa  aux  dépens  du  matériel  de  la  ména- 
gerie. Après  s’être  exercé  à ouvrir  les  crémones  des 
portes  de  son  parc,  il 
s’amusa  à enlever  les 
portes  elles-mêmes,  en 
dévissant  les  boulons 
qui  les  retiennent. 

Cela  devenait  in- 
quiétant et  l’on  se  hâta 
d’attirer  Coutch  vers 
d’autres  amusements. 

C’était  l’été  : on  lui 
apprit  à se  doucher, 
et  cela  lui  fut  si 
agréable  que  depuis, 
chaque  fois  que  les 
jardiniers  arrosent  les 
allées,  il  vient  leur 
demander  de  diriger 
le  jet  d’eau  sur  lui. 

Il  prend  alors  les  posi- 
tions les  plus  bizarres, 
tantôt  sur  le  dos,  tan- 
tôt sur  le  ventre,  sou- 
levant ses  oreilles,  ou- 
vrant sa  bouche,  d’où 
l’eau  ruisselle  en 
cascades.  Et  s’il  peut 
saisir  la  lance  du 
tuyau  avec  sa  trompe, 
il  en  fait  un  usage 
fort  judicieux,  se  dou- 
chant avec  adresse  de  la  tête  à la  queue.  M.  Milne- 
Edwards,  l’aimable  et  savant  directeur  du  Muséum, 
possède  une  série  d’amusantes  photographies  qu’il 
a bien  voulu 
nous  confier, 
représentant 
le  pachy- 
derme en 
train  de  s’as- 
perger. 

Ces  exem- 
ples su  fli- 
raient  à jus- 
tifier le  re- 
nom d’intel- 
ligence du 
joyeux  ani- 
mal ; cepen- 
dant,Coutch 
a donné  des 
preuves  plus 
étonnantes 
de  son  es- 
prit d’obser- 
vation. Un 

gamin  apprit  un  jour,  à ses  dépens,  qu’il  ne  faut 
pas  badiner  avec  les  éléphants,  co.r,  au  moment 
où,  se  jugeant  à l’abri  d’une  vengeance  du  pa- 
chyderme, il  s’amusait  à mettre  dans  la  trompe 


de  celui-ci  un  bout  de  cigarette  encore,  allumé, 
l’éléphant  le  regarda  bien  en  face  et,  tendant  vers 

lui  sa  trompe  toute 
droite,  en  fit  sortir  un 
souffle  si  puissant 
que  le  chapeau  de 
l’intrus  s’envola  par- 
dessus les  barrières 
et  alla  tomber  dans 
un  parc  voisin  où  un 
cerf  le  mit  en  piteux 
état.  La  leçon  profi- 
ta-t-elle au  gamin? 
C’est  probable.  En 
tout  cas,  le  public 
applaudit  à l’ingé- 
niosité du  procédé  et 
n’en  gâta  que  davan- 
tage son  éléphant  fa- 
vori. 

Mais  Coutch  a fait 
mieux  encore.  Sa  der- 
nière invention  date 
d’hier  et  lui  a mé- 
rité le  titre  d’ « ingé- 
nieux » sous  lequel 
on  le  désigne  main- 
tenant couramment  à 
la  ménagerie. 

Coutch  est  gour- 
mand, on  lésait,  mais 
d’une  gourmandise 
qui  n’a  rien  d’humain  : il  adore  surtout  le  pain. 
Or,  si  les  promeneurs  lui  en  donnent  sans  comp- 
ter, il  arrive  parfois  que  les  morceaux  tombent 

dans  l’inter- 
valle qui  sé- 
pare la  grille 
du  parc  où 
il  est  enfer- 
mé de  la  ba- 
lustrade sur 
laquelle 
s’appuie  le 
public.  Im- 
possible aux 
visiteurs  de 
les  repren- 
dre ; impos- 
sible aussi 
à Coutch  de 
les  ramas- 
ser. EL  ce 
serait  un 
nouveau 
supplice  de 
Tantale  si, 

après  y avoir  longuement  rêvé,  notre  éléphant 
n’avait  inventé  ceci  : 

Passant  l’extrémité  de  sa  trompe  entre  les  bar- 
reaux de  la  grille,  il  vise  attentivement  le  morceau 


Coutch  se  fait  doucher. 


Coutch  se  douche  lui-même. 


136 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  pain  et  souffle  avec  force,  de  façon  à l’envoyer 
jusque  dans  l’allée,  aux  pieds  de  la  personne  qui 
1 avait  jeté.  Il  ne  reste  plus  à celle-ci  qu’à  le 


ramasser  pour  l’offrir  de  nouveau  au  malin  pa- 
chyderme. 

X... 


CONFETTI  ET  SERPENTINS 


i 

Après  avoir  causé  les  plus  graves  dangers,  les 
confetti  ont  triomphé,  cette  année  encore,  de 
leurs  ennemis.  Pendant  le  prochain  Carnaval, 
nous  les  reverrons  donc  papillonner  dans  l’hila- 
rante cohue  et 
le  rire  des  fou- 
les, acharnées 
au  combat. 

De  leur  ori- 
gine, plusieurs 
versions  ont  été 
données.  La 
plus  sérieuse 
paraît  être  celle 
qui  en  attribue 
la  création  à un 
grand  indus- 
triel milanais, 

M.  Enrico  Mar- 
gili,  mort  il  y 
a quatre  ans. 

M.  Margili  fai- 
sait partie 
d’une  société 
qui  s’était  for- 
mée à Milan, 
en  1883,  pour  organiser  à la  Canobbiana  — 
aujourd’hui  le  théâtre  lyrique  — une  redoute 
au  profit  des  pauvres  de  la  ville.  Pour  cette 
fête,  M.  Margili  eut  l'idée  de  faire  distribuer  aux 
danseuses  et  aux  danseurs  une  certaine  quantité 
de  rondelles,  enlevées  aux  feuilles  de  papier  que 
l’on  emploie,  dans  les  magnaneries,  pour  l’élé- 
vage  des  vers  à soie.  Les  rondelles  de  l’ingénieux 
novateur  remplacèrent,  avec  beaucoup  de  succès, 
les  coriandoli , c’est-à-dire  les  petites  boules  de 
plâtre,  jadis  emplies  de  graines  de  coriandre, 
dontles  Italiens  se  bombardentaux  jours  de  liesse. 
C’était  moins  brutal  et  moins  malpropre.  En 
jouant  sur  les  mots,  M.  Margili  dénomma  le 
nouveau  confetti  : Coriandoli  di  Cartagine,  ou 
de  Carthage  ou  de  Garthagène,  parce  qu’il  était 
composé  de  papier-carton,  en  italien  carta. 

Or,  pendant  l’hiver  de  1891,  l’administrateur 
du  Casino  de  Paris  recherchait  une  attraction 
pour  les  bals  de  cet  établissement.  Il  avait  assisté, 
huit  ans  auparavant,  à la  redoute  de  la  Canob- 
biana de  Milan.  Il  se  rappela  les  Coriandoli  di 
Cartagine  de  l’excellent  Enrico  Margili,  auxquels 
nul  en  Italie  ne  pensait  plus.  Par  l’intermédiaire 
de  son  père,  ingénieur  à Modane,  il  s’en  fit 


envoyer,  de  Milan,  10  kilos  qu’il  partagea  en 
petits  paquets.  Le  public  se  les  arracha. 

C’est  ainsi  que  les  premiers  confetti  en  papier 
furent  introduits  à Paris.  Quelques  jours  plus  tard, 
un  industriel  sans  scrupules  prenait,  à son  nom, 
un  brevet  d’inventeur  de  confetti.  Il  cédait  immé- 
diatement ce 
brevet  à un 
autre  indus- 
triel, à raison 
de  23  000  fr., 
mais  pour  trois 
ans  seulement 
et  à la  condi- 
tion expresse 
que,  pour  cette 
somme,  la  pro- 
duction an  - 
nuelle  ne  dé- 
passeraitpasun 
maximum  de 
200  000  kilo- 
grammes. 

A cette  épo- 
que, le  confetti, 
en  papier  blanc, 
épais  et  lourd, 
valut  en  gros 
800  francs  les  100  kilos  et,  au  détail,  il  fut  vendu 
couramment  10  francs  le  kilo!  C’était  l’âge  d’or. 
Mais  d’autres  genres  de  confetti  apparurent  bien- 
tôt sur  le  « marché  ».  On  en  fit  en  papier  de 
couleur,  très  léger,  et  leur  fabrication  tomba  alors 
dans  le  domaine  de  tous. 

L’année  suivante,  des  bals  publics  les  confetti 
gagnèrent  la  rue,  où  ils  eurent  tôt  fait  de  ressus- 
citer le  Carnaval  que  d’aucuns  croyaient  mort  et 
enterré. 

La  production  ne  pouvait  suffire  à la  consom- 
mation. Délaissant  leur  ordinaire  métier,  les  fabri- 
cants d'articles  de  Paris, établis  au  Marais  età  Belle- 
ville,  avaient  armé  d'un  poinçon  rond  les  décou- 
poirs  à balancier  avec  lesquels,  jusque-là,  ils 
avaient  estampé  des  boulons  ou  des  pièces  de 
locomotives  à treize  sous.  Ils  produisaient,  parce 
procédé  sommaire,  des  confetti  qui  leur  rappor- 
taient 3 francs  au  kilogramme,  et  la  fortune  semblait 
leur  sourire.  Les  demandes  affluaient  de  toutes 
parts  et  ils  n’y  pouvaient  satisfaire.  Mais  ces  gagne- 
petit  se  virent  bientôt  supplantés  par  des  con- 
currents riches,  qui  firent  construire  des  machines 
spéciales.  Ainsi  le  voulait  la  loi  fatale  du  progrès. 

Les  premières  machines  à confetti  ne  décou- 


Les  travailleuses  de  serpentins. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


137 


paient  que  50  kilos  de  rondelles  par  jour.  Le  per- 
fectionnement de  l’outillage  permit  d’élever 
successivement  ce  ren- 
dement à 100,  200, 

500  kilos. Actuellement, 
en  France,  il  est  de 
600  kilos  par  jour.  En 
Allemagne  et  en  Italie, 

11  existe  des  machines 
qui  fournissent  jusqu’à 
2000  kilos  par  jour.  Le 
prix  de  ces  machines 
est  très  élevé,  il  est 
vrai:  elles  coûtent  de 

12  000  à 15  000  francs. 

Comme  j e demandais, 

ces  jours-ci,  à un  fabri- 
cant de  confetti  pour- 
quoi, en  France,  on  ne 
possédait  pas  de  ma- 
chines aussi  perfection- 
nées : 

— Parce  qu’elles 
coûtent  trop  cher  pour 
nous,  me  répondit-il. 

En  Allemagne  et  en  Ita- 
lie, la  main-d’œuvre  est 
à bas  prix,  si  on  la 
compare  aux  salaires 
de  nos  ouvriers.  Sur  le 
prix  du  papier,  la 
différence  à notre  préjudice  atteint  jusqu’à 
30  p.  100.  Au  point  de  vue  de  la  concurrence, 
nous  nous  trouvons,  vis-à-vis  de  nos  voisins,  dans 
un  état  d’inférioi’ité  lamentable.  Dès  lors,  vous 
devez  com- 
prendre qu’on 
hésite  avant 
d’engager  de 
très  gros  capi- 
taux dans  une 

exploitation 
comme  la  nô- 
tre. 

Les  machi- 
nes à confetti 
ont,  générale- 
ment, 80  centi- 
mètres d’ou- 
verture, et  sont 
armées  d’un 

nombre  de 
poinçons  de  7 

millimètres 
chacun,  variant 
de  50  à 250. 

Ces  poinçons  sont  disposés  sur  plusieurs  rangs. 

La  machine  dont  le  Magasin  Pittoresque 
reproduit  oi-dessus  la  photographie  peut  être 
considérée  comme  le  type  de  celles  qui  sont  em- 
ployées à Paris.  Elle  possède  64  poinçons,  en  deux 


rangées  de  32.  Cette  machine  est  maniée  par  une 
ouvrière  qui,  pour garantirsacheveluredelapous- 

sière,  s’est  couverte  d’un 
chapeau  en  papier. 
Cette  ouvrière  dirige 
quinze  à vingt  feuilles, 
superposées  régulière- 
ment, vers  deux  cylin- 
dres qui  les  entraînent, 
automatiquement,  par 
petites  saccades,  sous 
les  poinçons.  Ceux-ci 
s’abattent  deux  cents 
fois  à la  minute  et  for- 
ment emporte-pièce  sur 
des  cavités  dénommées 
matrices.  Agglomérés 
en  masse  compacte  par 
l’action  des  poinçons 
découpeurs,  les  confetti 
tombent  dans  un  cylin- 
dre en  tôle,  le  batteur , 
animé  d’un  mouvement 
de  rotation  de  200  tours 
à la  minute.  Le  batteur 
est  garni,  à l’intérieur, 
d'ailettes  en  fer,  qui 
frappent  violemment 
les  confetti  et  les  sé- 
parent. Les  déchets  re- 
présentent environ 
20  p.  100  du  poids  total  des  feuilles  abandonnées 
aux  cylindres.  Ils  s’écoulent  à l’arrière,  pour  être 
revendus  et  convertis  en  pâte.  Finalement,  les 
confetti  tombent  dans  une  caisse,  en  avant  de  la 

machine. 
Quand  la  caisse 
est  remplie,  un 
ouvrier  la  vide 
dans  un  sac. 
On  le  voit:  c’est 
très  simple. 

Avec  une  ma- 
chine sembla- 
ble, on  obtient 
256  000  confetti 
à la  minute, 
soit,  par  heure, 
15  360000  con- 
fetti représen- 
tant 50  kilo- 
grammes. 

La  plupart 
des  Parisiens 
ignorent  assu- 
rément, comme 
je  l’ignorais  moi-même  il  y a huit  jours,  que 
les  machines  à confetti  fonctionnent  toute 
l’année  — surtout  pour  l’exportation.  Elles  récla- 
ment des  soins  assidus.  C’est  ainsi  (pie,  tous  les 
trois  ou  quatre  jours,  les  matrices  et  les  poinçon^ 


La  faiseuse  de  confetti. 


Mise  en  sacs. 


138 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


doivent  être  rebattus,  alésés,  passés  au  lapi- 
daire. Tous  les  trois  mois  il  faut  les  renouveler. 

Des  grands  sacs,  les  confetti  sont  détaillés  dans 
des  sacs  de  un  kilo  ou  un  demi-kilo  par  des 
ouvrières.  Quelques  fabricants  font  effectuer  ce 
travail  dans  les  prisons. 

Au  début,  les  confetti  de  diverses  couleurs 
étaient  mélangés.  11  en  résulta  de  graves  abus.  Des 
camelots  éhontés  les  ramassaient  sur  la  chaussée, 
les  jours  de  carnaval.  Ils  en  emplissaient  de  nou- 
veaux paquets  qu’ils  débitaient  ensuite,  à prix 
réduit,  au  consommateur  bénévole.  L’un  des  prin- 
cipaux fabricants,  M.  Ladam,  m’a  raconté,  à ce 
sujet,  qu’il  assista  à ce  manège  répugnant.  Un 
camelot  s’était  muni  d’un  petit  panier  en  osier 
sans  fond,  qu’il  déposait  sur  une  partie  de  trottoir 
particulièrement  fournie  de  confetti.  Le  drôle 
puisait  ensuite  dans  son  panier,  et  les  acheteurs  se 
pressaient  autour  de  lui.  C’est  ce  spectacle  qui  déter- 
mina M.  Ladam  à proposer  à ses  collègues  de  la 
chambre  syndicale  de  faire  proscrire  dorénavant 
la  vente  des  confetti  multicolores. 

Ce  genre  de  confetti  continue  à être  fabriqué  à 
Paris  — de  même  que  le  confetti  confectionné 
avec  du  papier  imprimé  — mais  seulement  à des- 
tination de  l’étranger,  de  l’Angleterre  notamment 
qui  en  consomme  de  grandes  quantités. 

Seul,  à Paris,  le  confetti  unicolore  est  autorisé. 
Iles!  rouge,  vert,  bleu,  jaune,  orange,  noir.  On  en 
fait  aussi  avec  du  papier  argenté  ou  doré.  On  fait 
enfin  des  confetti -soie,  des  confetti-mousseline, 
mais  chaque  sorte  est  vendue  séparément. 

Avec  du  clinquant  en  cuivre,  plus  léger  que  le 
papier  puisque  l’épaisseur  n’en  dépasse  pas  un 
centième  de  millimètre,  on  fabrique  également  la 
pluie  (l'or , exclusivement  pour  l’Angleterre.  De 
cette  pluie  d’or  on  couvre  les  nouveaux  mariés 
de  l’autre  côté  de  la  Manche.  Ce  produit  de  notre 
industrie  parisienne  coûte  800  francs  les  100  kilos 
— juste  ce  que  valurent,  jadis,  les  premiers  con- 
fetti en  papier-carton. 

Pour  donner  une  idée  de  l’importance  prise 
par  le  commerce  des  confetti,  il  me  suffira  de 
dire  qu’un  seul  fabricant  de  Belleville,  M.  Lalevé, 
en  produit  annuellement  800000  kilos  de  toutes 
espèces,  dont  000000  pour  l’exportation.  Dans 
ses  ateliers,  six  machines  ronflent  sans  cesse  et 
vingt  ouvrières  sont  occupées  à la  mise  en  sac. 

Il  y a quelques  années,  les  confetti  ordinaires 
valaient  encore  150  francs  les  100  kilos.  Le  fabri- 
cant qui  en  aurait  eu  100  000  kilos  en  magasin,  il  y 
a deux  ou  trois  ans,  aurait  pu  se  débarrasser  de 
son  stock  et  réaliser,  en  trois  jours,  un  bénéfice 
de  100  000  francs,  ce  qui  eût  été  assez  coquet.  On 
en  manquait.  Actuellement,  les  100  kilos  ne  valent 
plus  que  50  francs.  Les  étrangers,  les  Allemands 
surtout,  font  aux  producteurs  français  une  con- 
currence acharnée.  Des  maisons  de  Dusseldorf 
entretiennent,  à Paris,  des  représentants.  On  pré- 
voit que,  cette  année,  les  cours  se  relèveront  un 
peu,  par  suite  de  la  hausse  du  papier.  Les  came- 


lots, qui  connaissent  tous  les  trucs,  en  profi- 
teront pour  diminuer  encore  la  contenance  de 
leurs  mesures... 

Un  statisticien  a estimé  à quatre  cents  milliards 
le  nombre  des  confetti  qui,  l’année  dernière, 
furent  jetés  dans  les  rues  de  Paris.  Le  confetti 
commun  ayant  une  surface  de  28  millimètres 
carrés,  il  en  a conclu  qu’en  plaçant  bout  à bout 
toutes  ces  rondelles  polychromes,  on  eût  obtenu 
un  ruban  de  deux  billions  quatre  cents  millions  de 
mètres,  ou  deux  millions  quatre  cent  mille  kilo- 
mètres, avec  lequel  on  eût  pu  entourer  soixante 
lois  la  terre,  ou  aller  six  fois  à la  lune,  ou  cons- 
truire une  cabane  haute  comme  soixante-six  mille 
six  cent  six  fois  la  tour  Eiffel,  etc.  (Oh!  ma  tête.) 

II 

Quelques  mots,  maintenant,  du  serpentin. 
L’invention  en  est  généralement  attribuée  à un 
jeune  employé  du  bureau  n°  47  des  Postes  et  Télé- 
graphes. Le  premier  il  lança,  dit-on,  du  haut 
d’un  balcon,  quelques  rouleaux  du  papier  bleu 
destiné  aux  appareils  récepteurs.  Mais  M.  Everling, 
directeur  du  journal  le  Papier , riposte  que  dès 
1868,  lors  du  passage  du  bœuf  gras  rue  de  Rivoli, 
il  avait  réalisé  la  même  idée.  Quoi  qu’il  en  soit, 
c’est  en  1892,  en  même  temps  que  le  confetti,  que 
le  serpentin  fut  adopté  par  les  Parisiens. 

On  le  fabriqua  d’abord  avec  un  tour  en  bois. 
Entre  les  deux  pointes  du  tour  on  plaçait  une 
bobine  de  papier  de  30  à 50  centimètres  de  lar- 
geur. Tandis  qu’elle  tournait  rapidement,  un 
ouvrier  coupait  cette  bobine  en  tranches,  avec  un 
couteau  dans  un  chariot. 

Les  premiers  serpentins,  en  papier  couche 
comme  en  emploient  les  cartonniers,  valurent 
jusqu’à  50  francs  le  mille. 

Les  nécessités  de  la  production,  en  grande  quan- 
tité et  à des  prix  modiques,  amena  la  création  de 
machines  perfectionnées. 

Les  machines  à serpentins  coupent  et  enroulent 
simultanément  le  papier  autour  d’un  arbre,  sur 
lequel  les  serpentins  se  forment  et  s’accumulent 
automatiquement.  Quand  l’arbre  est  rempli,  on 
arrête  la  machine.  On  le  retire.  Alors,  par  un  jeu 
de  bascule,  un  autre  arbre  se  présente  et  l’opéra- 
tion recommence. 

En  Belgique,  on  a construit  des  machines  qui 
peuvent  fabriquer  1 800  serpentins  à l’heure,  avec 
40  changements  d’arbres  chargés  chacun  de 
45  serpentins.  Les  Belges  tiennent  là  un  record. 
Nos  machines  n’en  fabriquent  guère  plus  de 
300  kilos  par  jour  chacune. 

En  sortant  de  la  machine,  les  serpentins  sont 
collés,  tassés  à coup  de  maillet,  puis  superposés 
dans  des  rouleaux  qui  en  contiennent  vingt-cinq. 
Ce  travail  est  confié  à des  femmes  qui  gagnent 
3 francs  par  jour. 

Leur  prix  actuel  varie,  suivant  la  largeur  et  le 
poids,  entre  7 et  15  francs  le  mille. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


130 


En  France,  la  consommation  des  serpentins 
tend  à diminuer  chaque  année.  Par  contre,  à 
l’étranger,  elle  augmente  sans  cesse.  Avec  l’Amé- 
rique du  Sud,  notamment,  nos  fabricants  font 


des  affaires  considérables.  L’année  dernière,  l’un 
d’eux  reçut,  en  une  seule  fois,  une  commande  de 
vingt  millions  de  serpentins.  Il  ne  s’en  plaignit 
pas...  Pu.  DUBOIS. 


— iéna  — golenso 


Les  faits  héroïques  de  l’Afrique  du  Sud  appar- 
tiennent dès  à présenta  l’histoire.  On  a dit  que  les 
Boërs  avaient  renouvelé  l’art  de  la  guerre,  et  de 
la  façon  que  les  meilleurs  écrivains  militaires  de 
ces  derniers  temps  avaient  prévue  : rien  ne  semble 
plus  juste.  Mais  ce  qu’on  n’a  pas  assez  compris, 
c’est  à quel  point  ce  petit  peuple  de  paysans- 
soldats  fait  renaître,  et  par  des  ressemblances 
fondamentales,  les  temps  les  plus  glorieux  de 
l’histoire  du  monde. 

La  pensée  de  la  lutte  soutenue  par  les  Athé- 
niens de  Thémistocle  et  les  Thébains  de  Pausa- 
nias  contre  les  armées  innombrables  de  Xerxès, 
se  présente  naturellement  à l’esprit.  Comme  les 
Anglais  d’aujourd’hui,  les  Perses  du  vc  siècle 
avaient  un  empire  immense,  des  ressources  en 
apparence  inépuisables  en  richesses  et  enhommes, 
et  leurs  armées  étaient  pourvues  de  tous  les 
progrès  de  l’art  militaire.  Us  vinrent  se  briser 
contre  les  énergies  sociales  d’un  petit  peuple, 
contre  son  rude  amour  du  sol  natal  et  de  la 
liberté.  Les  Boërs  trouveront-ils,  comme  les 
Grecs  de  Salamine,  un  Hérodote  pour  conter 
leurs  robustes  exploits  ? En  ce  cas,  dans  un  avenir 
déjà  proche,  les  noms  de  Maggers-Fontein,  Colenso 
etSpion-Kop  brilleront  dans  l’histoire  d’un  éclat 
égal  à ceux  des  Thermopyles,  de  Marathon  et  de 
Platées. 

Sur  la  constitution  intime  des  armées  romaines 
aux  temps  héroïques  de  la  République,  nous 
avons  des  détails  beaucoup  plus  précis  que  sur 
l’armée  des  anciensGrecs.  C’est  ici  que  le  rappro- 
chement avec  la  constitution  sociale  et  militaire 
des  Boërs  est  d’une  netteté  réellement  étonnante. 
L’armée  romaine,  comme  celle  des  Boërs,  s’iden- 
tifiait d’une  façon  absolue  avec  la  nation,  et  celte 
nation  était  — comme  la  république  sud-africaine 

— une  nation  de  paysans- soldats.  Chaque  pro- 
priétaire de  biens-fonds,  c’est-à-dire  chaque 
paysan,  chaque  agriculteur  devait  le  service  actif 
depuis  l’âge  de  quinze  ans  juqu’à  celui  de 
soixante-cinq.  Comme  les  anciens  Romains,  les 
Boërs  sont  caractérisés  par  ce  fait  qu’ils  forment 
une  nation  essentiellement  — et  simultanément 

— militaire  et  agricole.  Les  proportions  de  sol- 
dats et  d’habitants  étaient  les  mêmes  à peu  près. 
Au  cens  de  l’année  509,  l’armée  romaine  comp- 
tait 120000  hommes  sur  une  population  de 
bOOOOO  âmes.  On  sait  que  les  Boërs  ont  aujourd’hui 
une  arméede  '/<0000à50000hommes  surunepopu- 
lation  de  250  000  habitants.  L’unité  de  combat  aux 


premiers  temps  de  la  république  romaine  était  la 
troupe  de  la  tribu,  commandée  par  un  tribunus. 
Groupe  à la  fois  militaire  et  local.  C’est  exacte- 
ment le  commando  boër,  avec  son  chef,  le  field- 
corner.  Ces  groupes  constituent  de  part  et  d’autre 
le  seul  rouage  organique  de  l’armée.  A l’ensemble 
commande,  de  part  et  d’autre,  un  chef  élu,  le 
consul,  chez  les  Romains.  Aujourd’hui  Cornélius 
Scipio  porte  un  nom  à désinence  française  : il 
s’appelle  le  général  Joubert. 

On  connaît  l’histoire  de  Cincinnatus.  Une  partie 
de  l’armée  romaine  venait  d’être  battue  par  les 
Sabins;  Cincinnatus  était  occupé  à travailler,  avec 
sa  femme  Racilia,  dans  un  petit  champ  de  quatre 
arpents  qu’il  possédait  sur  les  bords  du  Tibre. 
Voilà  un  bruit  de  chevaux,  une  troupe  brillante, 
des  casques  d’acier,  des  péplums  écarlates.  C’est 
une  délégation  du  sénat  romain  qui  vient  offrir  à 
Cincinnatus  le  commandement  de  l’armée.  Le 
bonhomme  laisse  sa  charrue,  prend  son  épée,  va 
battre  les  Sabins,  puis  revient,  sans  plus  d’em- 
barras, presser  le  pas  tardif  de  ses  grands  bœufs. 
Chacun  a lu  les  détails  donnés  par  les  correspon- 
dants de  la  presse  sur  la  vie  toute  simple  et  rus- 
tique de  cet  excellent  général  Joubert.  Par  sa  rus- 
ticité Cincinnatus  l’eût  peut-être  encore  emporté 
sur  lui,  mais  par  la  puissance  du  génie  militaire 
et  l’éclat  des  victoires  ininterrompues,  c’est  encore 
Joubert  qui  passe  au  premier  plan. 

« Ce  qui  a fait  la  grandeur  et  la  puissance  de 
Rome,  dit  son  dernier  historien,  fut  son  état  éco- 
nomique si  simple  et  sa  constitution  sociale  si 
forte.  » Voilà  encore  le  tableau  des  Boërs.  Après 
avoir,  comme  les  Romains,  aux  débuts  de  leur 
existence  nationale,  supporté  une  guerre  défen- 
sive héroïque,  les  Boërs  iront-ils,  comme  leurs 
grands  ancêtres,  à la  conquête  du  monde?  — 
Dans  leur  propre  intérêt  nous  ne  le  leur  souhai- 
tons pas. 

D’autre  part  les  armées  fédérées  — pour  re- 
prendre l’expression  du  président  Kriiger  — rap- 
pellent d’une  manière  surprenante  la  stratégie  et 
la  manière  de  combattre  des  armées  napoléo- 
niennes. Ce  n’est  ici,  il  est  vrai,  qu’un  rapproche- 
ment de  caractère  purement  militaire,  et  qui 
n’offre  plus  les  i'apports  étroits,  d’ordre  social, 
que  nous  avons  montrés  entre  les  Boërs  et  les 
vieux  Romains.  Voici  en  quels  termes  le  célèbre 
écrivain  militaire  allemand,  le  baron  von  der 
Goltz,  parle  de  la  défaite  d’Iéna  éprouvée  par  les 
armées  prussiennes  que  l’on  croyait  à ce  moment 


140 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


invincibles  : « La  terreur  qui  s’empara  de  la  plus 
grande  partie  des  troupes  est  facile  à expliquer. 
Les  bataillons  s’étaient  portés  en  avant  dans  un 
ordre  parfait,  avec  la  remarquable  cadence  du 
pas  de  l’époque  et  avaient  exécuté  leurs  feux  de 
salve  avec  le  plus  grand  calme  et  une  extrême 
rapidité.  On  leur  avait  toujours  enseigné  que  ce 
moyen  menait  infailliblement  à la  victoire  et  for- 
çait n’importe  quel  ennemi  à abandonner  le  champ 
de  bataille.  Ils  reconnaissaient  maintenant  avec 
surprise  que  c’était  une  amère  illusion,  qu’ils 
avaient  rencontré  un  adversaire  contre  lequel  ce 
procédé  restait  sans  effet,  un  adversaire  qui  leur 
infligeait  des  pertes  énormes  sans  qu’ils  pussent 
lui  rendre  la  pareille  avec  les  mêmes  moyens, 
un  adversaire  qu’ils  ne  distinguaient  qu’avec 
peine.  » — « L’impossibilité  dans  laquelle  ils  se 
voyaient  d’opposer  quoi  que  ce  soit  au  feu  des 
tirailleurs  ennemis  les  déconcertait  »,  dit  le 
rapport  officiel  du  bataillon  saxon  rédigé  par 
Lecoq. 

Réellement  ne  croit-on  pas  lire  une  note  sur 
l’une  des  batailles  qui  se  livrent  en  ce  moment 
dans  le  sud  de  l’Afrique  ? 

Voyons  les  détails  : « A Iéna,  écrit  encore  von 
der  Goltz,  les  bataillons  prussiens,  qui  s’avancèrent 
comme  des  murs,  furent  un  instant  victorieux. 
Tout  plia  devant  eux  au  début,  leur  feu  rejeta  en 
arrière  des  troupes  massées.  Le  même  fait  se  pro- 
duisit à Auerstadt.  Mais  cette  belle  infanterie 
resta  sans  défense,  dès  que  l’ennemi  se  déroba  à 
sa  vue,  dans  les  plis  du  terrain,  derrière  des 
haies,  des  maisons,  des  murs,  des  voitures  de 
munition  renversées,  et  même  derrière  des  ca- 
davres de  chevaux.  Alors  dix,  vingt,  et  même 
trente  salves  éclatèrent  sans  effet  sur  le  champ  de 
bataille,  et  le  fantassin  dut  éprouver  le  même 
sentiment  que  ce  héros  d’une  histoire  de  reve- 
nant qui  faisait  feu  de  son  pistolet  sur  une  appa- 
rition et  entendait  sa  balle  tomber  sans  force  sur 
le  sol.  » — « L’impossibilité  de  pouvoir  opposer  quoi 
que  ce  soit  au  feu  destructeur  des  tirailleurs  enne- 
mis mit  les  hommes  en  déroute  » , dit  un  rapport 
sur  la  bataille  d’Iéna.  Encore  une  fois  ne  croit-on 
pas  lire  un  rapport  sur  l’affaire  de  Glencoe  ou  de 
Majuba-Hill? 

Parlant  des  tirailleurs  français  qui  furent  — et 
on  le  sait  trop  peu  aujourd’hui  — le  principal 
élément  des  succès  remportés  par  les  armées  de 
Napoléon  Ier,  le  fameux  Sharnhorst,  dans  un  tra- 
vail écrit  en  commun  avec  von  der  Decken, 
observe  ce  qui  suit:  « On  ne  veut  pas  admettre 
la  supériorité  des  tirailleurs  français,  on  objecte 
que  notre  infanterie  légère  et  nos  chasseurs  ont 
toujours  fait  autant  qu’eux.  Mais  où  ont-ils,  comme 
les  tirailleurs  français,  presque  réduit  au  silence 
les  canons  d’une  forteresse?  Où  sont-ils  restés, 
comme  les  tirailleurs  français,  pendant  des  jour- 
nées entières,  sous  la  mitraille,  devant  le  glacis, 
dans  des  sillons  et  dans  des  dépressions  de  terrain? 
Oii  a-t-on  creusé  pour  eux  des  fossés  desquels  ils 


tuaient,  à travers  les  embrasures,  les  canonniers 
qui  venaient  servir  leurs  pièces?  » 

Ces  exploits  n’avaient  pas  leur  pareil  au  temps 
de  Napoléon  Ier.  Ils  sont  aujourd’hui  renouvelés 
chaque  jour  sur  les  bords  de  la  Tugela  — que  les 
Anglais  passent  et  repassent  — et  sur  les  flancs 
des  montagnes  d’où  coulent  les  affluents  du  fleuve 
Orange. 

Faire  revivre  en  une  fois  les  Grecs  de  Thémis- 
tocle,  les  Romains  de  Cincinnatus  et  les  soldats 
de  Napoléon,  c’était,  eût-on  cru,  un  rêve  irréali- 
sable; — une  poignée  de  paysansprimitifs  et  frustes 
le  réalise  de  nos  jours  sous  les  yeux  du  monde 
étonné. 

Frantz  FUNCK-BRENTANO. 

ENFANTS 

Enfants  jolis,  ô fleurs  écloses 
Dans  les  clairs  jardins  du  Bon  Dieu, 

Vous  êtes  les  vivantes  roses 
Des  bosquets  du  paradis  bleu. 

‘ Vos  mignonnes  mains  adorées 
Ont  des  gestes  si  gracieux  ! 

En  vos  prunelles  azurées 
Se  mirent  les  bleuets  des  cieux. 

Et  vous  pleurez,  frêles  étoiles, 

Quand  les  anges,  un  peu  jaloux, 

De  vos  nids  écartant  les  voiles, 

Viennent  vous  faire  les  yeux  doux... 

Lorsque  vous  reposez  bien  calmes 
Et  souriez  tranquillement, 

C’est  que  les  anges,  de  leurs  palmes, 

Vous  caressent  très  tendrement. 

Petits  enfants,  ô roses  blondes 
Dont  les  cœurs  purs  sont  ravissants, 

Trésors  chéris,  vos  bouches  rondes 
Ont  des  parfums  de  lys  naissants! 

Baronne  de  BAYE. 

- 

SIMPLE  AVEU 

J’ai  voulu  bien  souvent  de  ses  traits  adorables 
Sur  la  toile  esquisser  le  radieux  portrait, 

Mais  en  mes  doigts  tremblants  le  pinceau  s’égarait. 
Impuissant  à tracer  ses  grâces  ineffables. 

Et  je  m’ingéniais  en  efforts  misérables 
A chanter  sur  mon  luth  l’irrésistible  attrait 
De  son  esprit  charmant.  En  vain  le  luth  vibrait  : 

Les  Muses  à mes  vœux  restaient  inexorables. 

Seul  pourrait  la  dépeindre  un  être  surhumain  : 

Tel  on  vit  Raphaël  de  sa  divine  main 

Atteindre  en  maint  chef-d’œuvre  à l’idéal  suprême  ; 

Et,  pour  chanter  son  âme  exquise  et  ses  vertus, 

Il  faudrait  les  concerts  sublimes  des  élus! 

Pour  moi,  je  lui  dirai  simplement  : « Je  vous  aime  ». 

Em.  FOUQUET. 


Un  homme  public  qui  11e  veut  pas  abandonner  son  parti  est 
souvent  tenu  d’abandonner  ses  opinions.  — Cardinal  de  Retz. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


141 


IL'IEI'YIkÆXSriE  UATIOITAL  BOER 


allucro  Moderato. 


L’hymne  national  boër  est  un  chant  patrio- 
tique, en  même  temps  qu’une  prière.  Avant  d’enga- 
ger une  action,  les  Boërs  le  chantent  tête  nue,  les 
mains  jointes,  et  l’ar- 
dente exaltation  qu’ils 
mettent  dans  ces  paro- 
les belliqueuses,  peint 
bien  l’indomptable 
courage,  la  farouche 
énergie  de  ces  rudes 


aussi  donner  la  sagesse  au  peuple,  afin  que  nous 
vivions  en  paix  avec  les  autres  nations.  A toi,  Seigneur, 
dont  le  bras  tout-puissant  nous  a protégés  dans  les 

C.  F VAN  RE  ES, 


P Kent  gij  dat  voîk  vol  hel  \ dcn 

Kent  g'j  dat  land  zoo  sclmai-s  bo 

Kent  gij  dien  Staat  nog  maur  ecn 


En  toch  7.00  lang  go 
En  tocll  coo  liecr  • lijk 
In  ’b  wo-reUlseh  Sia  • ton 


Ilot  hrefb  ge- 
Wwr  do  no 
Miuir*  toc  h door 


r\ f - ferd  gocd  on  bloed, 
tuur  haar  won  ■ d'ron  wroclit, 
’fcaiiich -tig  Britsch  be  • wind, 


V7j)p*  ren,  Ons  lij  -dot»  iT'  V06f  blj, 
fichai  - len,  Daar  waâr  ons  volk  hield  fitnud, 
etrevon.  En  pijn  lijk  on  - «od  tonaad. 


Voici  la  traduction  de  cct 
hymne  dont  nous  donnons 
ci-contre  le  texte  original  : 

Noblement,  les  vail- 
lants Boërs  ont  donné 
Ieursang,  leurviepourle 
droit  à la  liberté  ! En 
bravant  mille  morts,  ils 
ont  combattu  à l’appel 
du  devoir.  Faites  flotter 
haut  notre  bannière,  ù 
Burghers  ! c’est  le  dra- 
peau d’un  peuple  libre  ! 

Notre  pays  ne  gémira 
jamais  sousle  joug  étran- 
ger. De  par  la  volonté  de 
Dieu, nous  de  vons  y rester 
pour  défendre  le  sol  et  le 
peuple. 

Quelle  terre  est  plus 
belle,  plus  riche  en  tré- 
sors que  la  nôtre  où  la 
nature  a répandu  toutes 
ses  merveilles!  Debout, 
vieux  Burghers  ! Et  chan- 
tez : Dieu  protège  le 
peuple  et  le  pays,  et  nous 
garde  nos  champs,  nos 
monts  et  nos  côtes.  Debout,  jeunes  Burghers  ! Et  tous, 
unissez-vous  pour  défendre,  à l’appel  du  pays,  vos 
foyers  et  vos  maisons. 

Que  le  Seigneur,  qui  guide  nos  gouvernants,  daigne 


vnj  • hcid  en  voor 
kwis-tig  stelt  ton 
eer  ver  k’ntivt  voor 


gors!  lm»t  île  vlftg  - gpn 
Ion  1 laai  fns  fcc*t-bcd 


Hoemt  in  âo.-  a*flr  on«i»r  d»r’  ' «■'  „ 

Wear  • on  zff  vrcugrde  - scuo-ton  knpl  • Ion,  Daar 

Hanr  fiod  dio  uit  komst  lioeft  gu  ■ g.'  • ven.  »ij 


J-^H 

P- 

JS  -J 

-0-  t 

jj^-  & 

— ; 

► 

jours  passés,  à toi  la  gloire,  l'honneur  et  les  louanges. 
Dieu  garde  notre  pays,  notre  cher  pays,  le  berceau  de 
nos  enfants,  le  sol  de  leurs  pères  ! 

Th.  M. 


Ce  que  doit  êtt*e  un  JWasée  d’Atft  Contemporain 


Il  est  de  bon  ton  aujourd’hui  de  médire  un  peu 
des  musées.  Jusqu’ici  ce  n’étaient  guère  que  les 
conservateurs  qu’on  s’était  plu  à taquiner.  Ils  ne 
s en  portent  pas  plus  mal,  d’ailleurs,  et  ce  petit 
jeu  inoflensif  a peut-être  l’avantage  de  les  tenir 
éveillés.  Mais,  à présent,  ce  sont  les  pauvres  mu- 
sées qu’on  malmène.  Ici  on  les  accuse  de  per- 
vertir la  jeunesse,  là,  de  favoriser  le  vandalisme. 


Ce  ne  seraient  plus  bientôt  que  des  mauvais  lieux 
et  des  maisons  de  recel. 

Il  est  probable  que  les  musées  résisteront, 
mieux  encore  que  leurs  conservateurs,  aux  assauts 
de  ces  aimables  et  plaisants  paradoxes.  Car  le 
public  les  aime  et  les  comprend  ; il  sait  bien  tout 
ce  qu’il  leur  doit. 

11  leur  doit  renseignement  réfléchi  du  beau, 


142 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


qu’ils  nous  présentent  sous  tous  les  aspects  par 
lesquels  le  conçoivent  les  (lilïérentes  conforma- 
tions de  la  pensée  humaine.  11  leur  doit  les  leçons 
éloquentes  du  passé  qui,  grâce  à eux,  est  toujours 
présent  ; car  en  eux  c’est  l'histoire  elle-même  qui 
parle,  parles  œuvres,  qui  sont  de  véritables  faits. 

Il  leur  doit  encore  un  enseignement  moral  in- 
direct et  qui  n’est  pas  sans  prix,  par  le  dévelop- 
pement et  la  culture  de  l’esprit  d’observation  et 
d’analyse,  par  l’éducation  du  jugement  qui,  sans 
sevrer  la  pensée  des  enthousiasmes  bienfaisants, 
la  met  à l’abri  des  passions  sectaires  en  lui 
imposant  le  respect  de  toutes  les  formes  du  tra- 
vail humain. 

J’irai  même  plus  loin  et  je  dirai  que  le  musée, 
mieux  que  l’École,  est  le  véritable  éducateur,  ou 
du  moins,  qu’il  est,  dans  bien  des  cas,  non  seule- 
ment le  complément  mais  le  palliatif  de  l’École. 
En  effet,  lorsque  le  culte  du  beau  n’est  plus  com- 
pris que  dans  sa  littéralité  scolaire,  que  les  plus 
nobles  et  les  plus  sûres  traditions  se  trouvent 
déformées  à travers  l’étroitesse  des  dogmes  péda- 
gogiques, que  l’art  est  dévoyé  dans  les  canalisa- 
tions resserrées  des  conventions  académiques, 
ce  sont  les  musées  qui,  dressés  comme  des  phares, 
indiquent  la  vraie  voie  aux  esprits  convaincus  et 
clairvoyants.  Car  ce  sont  eux  seuls  qui  gardent  le 
dépôt  des  grandes  traditions  sacrées,  et  c’est  en 
cela  qu’on  peut  les  vénérer  comme  des  temples. 

Les  chefs-d’œuvre  qu’ils  renferment  nous 
ouvrent  tous  les  jours  les  yeux  sur  la  grandeur 
des  spectacles  qui  nous  entourent  en  nous  mon- 
trant comment  de  nobles  imaginations  les  ont 
compris  et  traduits  avant  nous.  Leur  action  est 
même  si  intense  que  c’est  aussi  bien  devant  les 
tableaux  des  maîtres  que  devant  la  nature  que  se 
sont  accomplies  les  révolutions  les  plus  hardies 
qui  ont  eu  pour  but  de  pénétrer  et  de  féconder 
l’art  par  la  vie  et  de  dessiller  les  yeux  obstrués 
par  les  préjugés.  Demandez  aux  romantiques  les 
plus  fougueux,  à Delacroix,  par  exemple,  tout 
ce  qu’il  est  allé  prendre  à Rubens  et  plus  tard  aux 
maîtres  anglais  ; demandez  aux  réalistes  les  plus 
farouches,  depuis  Courbet  jusqu’à  Pantin,  tout  ce 
qu’ils  doivent  aux  grands  hôtes  du  Louvre. 
Demandez  même  aux  impressionnistes,  à Manet, 
ce  qu’il  devait  à Goya  ou  à Velasquez,  à Claude 
Monetouà  Pissarro  ce  que  leur  dirent  Constable 
et  Turner,  et  à ce  dernier  ce  que  lui  avait  appris 
déjà  Claude  Loi'rain. 

La  vérité  est  que  toutes  les  révolutions  ont  eu 
pour  but,  non  pas  de  refaire  tout  à neuf,  mais  de 
ressaisir  le  01  échappé  de  la  vraie  et  saine  tradi- 
tion et  que  les  musées,  seuls,  permettent  d’en 
retrouver  facilement  la  trace. 

En  veut-on  un  exemple  décisif?  C’est  notre 
musée  du  Luxembourg  qui  nous  le  fournira  de 
lui-même.  Ouvert  en  1750,  il  a eu  la  gloire,  on 
le  sait,  d’être  le  premier  musée  de  France.  Jus- 
qu’à ce  jour  tout  jeune  homme  qui  voulait  prendre 
des  guides  en  dehors  de  ses  professeurs  n’avait 


guère  d’autre  ressource  pour  voir  de  la  peinture 
que  de  visiter  les  églises,  chez  nous,  d’ailleurs, 
assez  pauvres  en  chefs-d’œuvre  anciens.  C’est 
pourquoi  le  voyage  d’Italie  devint  indispensable 
dans  l’éducation  artistique,  comme  le  tour  de 
France  pour  les  artisans. 

M.  Henry  Roujon  rappelait  récemment,  à l’Ins- 
titut, avec  beaucoup  de  jugement  et  de  finesse, 
les  résultats  d’un  de  ces  voyages  accomplis  par 
un  de  ses  anciens  et  illustres  prédécesseurs, 
M.  de  Vandières.  Parmi  les  titres  qu’il  invoquait 
en  sa  faveur  auprès  de  la  postérité,  il  ne  man- 
quait pas  de  rappeler  l’ouverture  des  collections 
royales  au  public  dans  les  galeries  du  Luxem- 
bourg. C’est  qu’en  effet,  ce  n’était  pas  un  vain 
titre  de  gloire  et  « l’idée,  toute  simple  qu’elle 
puisse  paraître  aujourd’hui,  écrit  M.  de  Chenne- 
vières,  apparut  justement  alors  tellementheureuse 
et  tellement  féconde  pour  le  progrès  des  arts, 
que  chacun  en  revendiqua  l’honneur  et  M.  de 
Tourehem  et  M.  de  Marigny  la  disputèrent  à un 
ingénieux  critique  des  salons,  La  Font  de  Saint- 
Yenne,  qui  l’avait  produite  en  1747...  » Madame 
de  Pompadour  elle-même  ne  s’était  pas  fait  faute 
de  se  l’attribuer  à son  tour.  Déjà  la  galerie  de 
Rubens  était  restée,  suivant  l’expression  de  M.  de 
Chennevières,  « pendant  deux  siècles,  l’école  la 
plus  suivie  de  nos  peintres  ».  A partir  du  jour  où 
les  collections  du  cabinet  du  roi  furent  ouvertes 
au  public,  ce  fut  le  Luxembourg  qui  donna  le 
véritable  enseignement  de  l’art.  Renouvelées  et 
développées  sous  le  règne  de  Louis  XVI,  du  côté 
des  petits  maîtres  flamands  et  hollandais,  si 
dédaignés  antérieurement,  c’est  là  que  se  for- 
mèrent tous  les  précurseurs  obscurs  mais  clair- 
voyants qui  ont  préparé  l’évolution  des  formes 
les  plus  modernes  de  notre  art  contemporain. 
C’est  devant  Ruysdaèl,  lluysmans  ou  Van  Goyen, 
devant  Cuyp,  Berghem  ou  Potter,  devant  Ostade 
ou  Téniers,  Gérard  Dow,  Metsu  ou  Mieris,  etc., 
que  se  formèrent  De  Marne,  Georges  Michel, 
Moreau  l’aîné,  Drolling,  Boilly,  comme,  plus  tard, 
devant  le  Pont  Saint-Ange  de  J.  Vernet,  qui  les 
rattachait  à Claude  Lorrain,  se  forma  Corot; 
annonçant  les  uns,  avant  l’inlluence  anglaise, 
l’avènement  de  la  peinture  de  paysage,  avec  Paul 
Huet,  les  autres  la  peinture  d’intérieurs  avec 
Granet,  que  suivra  plus  tard  Bonvin,  d’autres 
créant  le  genre  où  s’illustrera  Meissonier. 

A la  vérité,  pour  qu’un  musée  puisse  rendre 
d’utiles  services,  il  faut  qu’il  présente  les  vrais 
caractères  d’un  musée.  Malgré  tout  ce  que  nous 
leur  devons,  nos  établissements  n’ont,  par 
malheur,  été  que  trop  longtemps  considérés 
comme  des  galeries  destinées  à satisfaire  tantôt 
la  vanité  d’un  souverain,  tantôt  l’amour-propre 
d’une  nation.  Trop  souvent  on  y oublia  la  mission 
que  leur  avait  donnée,  en  les  fondant,  la  Révolu- 
tion qui  en  avait  voulu  faire  des  instruments 
d’éducation  et  de  haut  enseignement.  Trop  long- 
temps on  parut  surtout  préoccupé  d’y  ordonner, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


143 


pour  l’étonnement  du  visiteur,  de  vastes  exposi- 
tions de  chefs  d’œuvre,  ou  du  moins  d’ouvrages 
que  la  génération  du  moment  jugeait  tels. 

De  plus,  les  locaux  dans  lesquels  ils  étaient  ins- 


jour  endormi  et  solennel  qui,  lui  seul,  impose 
aux  foules. 

Aujourd’hui  encore,  quelques  esprits  chagrins 
voudraient,  semble-t-il,  nous  ramener  vers  cet 


é$é$ 


iüiii 

ifel 

mmê 


tallés,  ces  vieux  palais  qui  pesaient  sur  notre  ima- 
gination de  tout  leur  prestige  d’antiques  demeu- 
res royales,  ont  troublé  longtemps  notre  compré- 
hension du  rôle  exact  des  musées.  On  les  regar- 
dait comme  des  sortes  de  Panthéons  pour  les 
grands  artistes,  oül’on  allait  porter  ses  hommages, 
sous  les  plafonds  dorés  des  hautes  galeries  au 


idéal  d’autrefois.  Après  avoir  crié  plus  de  vingt  ans 
pour  obtenir  la  classification  méthodique  de  nos 
collections  nationales,  en  invoquant  l’exemple  des 
grands  musées  étrangers  qui  ne  faisaient, d’ailleurs, 
que  suivre  le  mouvement  que  nous  avions  créé 
nous-mêmes  dès  1848,  voici,  maintenant  que 
cette  classification  est  obtenue,  qu’on  recoin- 


Une  salle  de  sculpture  au  Musée^du  Luxembourg. 


144 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


mence  à s’agiter  dans  un  autre  sens,  à crier  au 
pédantisme,  à protester  contre  l’histoire  et  à récla- 
mer au  nom  de  l’esthétique.  Plus  de  séries  his- 
toriques ! des  chefs-d’œuvre!  — D’accord.  Mais 
la  grande  difficulté  sera  toujours  de  s’entendre  sur 
ce  dernier  mot. 

En  dépit  des  amateurs  blasés  et  des  dilettantes, 
un  musée  qui  veut  rester  digne  de  ce  nom  est 
tenu  d’offrir  un  enseignement  complet  du  Beau 
et  de  l’histoire  de  ses  vicissitudes  à travers  les 
races  et  à travers  les  temps.  Il  convient  cependant 
que  cet  enseignement  soit  développé  sans  appa- 
rence pédagogique,  avec  méthode  et  logique  assuré- 
ment, mais  dissimulé  le  plus  possible  sous  une  pré- 
sentation avenante  qui  ne  décourage  pas  le  visiteur 
et  donne  l’illusion  des  conditions  pour  lesquelles 
a été  accomplie  toute  œuvre  d’art. 

Tout  cela  sans  doute  est  facile  à dire  et  — cer- 
tains départements  du  Louvre  en  sont  un  éloquent 
exemple  — facile  à faire  pour  un  musée  d’art  an- 
cien. Mais  combien  le  problème  devient  plus  com- 
pliqué lorsqu’il  s’agit  de  collections  modernes  ! 

Ici,  nous  sommes  en  pleine  IuLte  et  en  pleine 
tempête.  Nous  nous  trouvons  en  butte  aux  conflits 
perpétuels  des  amours-propres,  des  intérêts,  des 
sympathies  ou  des  antipathies  d’idées  et  surtout 
de  personnes,  de  groupes,  de  sociétés. 

On  sait  ou,  plutôt,  on  n’oublie  que  trop  à quel 
point  d’acharnement  peuvent  conduire  des  diver- 
gences d’idéal  ou  simplement  de  métier.  Les  listes 
de  proscription  de  l’art  sont  aussi  nombreuses 
et  aussi  cruelles  que  celles  de  la  politique.  Rous- 
seau exclu  quatorze  ans  des  salons,  Millet  et  Dela- 
croix abreuvés  d’outrages,  Puvis  de  Ghavannes 
bafoué  et  ridiculisé,  quelle  est  celle  de  nos 
grandes  gloires  qui  n’ait  été  décriée  et  méprisée 
jusqu’à  ce  que  le  temps  ait  remis  tranquillement 
toute  chose  à sa  place,  inscrivant  le  nom  des  uns 
au  plus  profond  delà  reconnaissance  des  hommes, 
plongeant  les  autres  — et  c’est  ce  qui  peut  leur 
arriver  de  mieux  — dans  les  limbes  de  l’oubli? 

Et,  maintenant,  quelle  prétention  de  vouloir 
établir  de  prétendues  classifications  dans  tout  ce 
tumulte  et  ce  chaos  de  la  production  contempo- 
raine, lorsque,  de  si  près,  il  semble  impossible  d’en 
embrasser  l’ensemble  et  de  répartir  sympathique- 
ment les  familles  d’artistes  suivant  l’idéal  qui  leur 
est  commun  ! 

Ce  sont  là,  certes,  des  difficultés  incontestables. 
Il  n’est  pas,  cependant,  impossible  de  les  surmon- 
ter. Le  plus  réel  obstacle  réside  dans  nos  mau- 
vaises habitudes,  dans  la  pensée  innée  de  notre 
infaillibilité  et  dans  une  paresse  invétérée  de  notre 
esprit  et  de  nos  yeux.  Nous  répugnons,  comme  dans 
la  vie  politique,  à laquelle  nous  sommes  du  moins 
mêlés  par  nos  intérêts,  à faire  l’effort  nécessaire 
pour  nous  dégager  des  passions  du  temps  présent 
et  concevoir  les  événements  qui  nous  entourent 
avec  le  calme  qu’apporte  le  recul  de  l’histoire. 

Que  n’essàyons-nous  de  goûter  les  maîtres  les 
plus  divers  d’aujourd’hui  et  leurs  formules  extrê- 


mes comme  nous  admirons  les  maîtres  les  plus  op- 
posés d’autrefois,  Pérugin  et  Rembrandt,  Raphaël 
et  Rubens,  Léonard  et  Velasquez,  Fragonard  et 
David,  et,  depuis,  Ingres  et  Delacroix?  Est-il 
besoin,  pour  arriver  à cet  état  d’esprit,  de  sacrifier 
son  enthousiasme  pour  le  beau,  de  se  cuirasser  de 
scepticisme  ou  d’indifférence  ? Il  y faut,  au  con- 
traire, montrer  une  véritable  passion,  mais  une 
passion  désintéressée,  la  passion  du  vrai  et  du 
beau,  le  souci  de  n’être  dupe  ni  des  autres,  ni  sur- 
tout de  soi,  c’est-à-dire  ni  de  ses  admirations,  ni 
| de  ses  préjugés;  il  y faut  la  volonté  de  jouir  de 
tout  ce  qui  est  bien  et  le  désir  d’apprendre  sans 
cesse.  Car  c’est  souvent  plus  par  orgueil  que  par 
insuffisance  que  pèchent  la  plupart  de  ceux  qui 
ne  comprennent  pas. 

Nul  milieu  n’était  plus  propre  pour  tenter  de 
reprendre  et  de  propager  ce  programme  que  le 
musée  du  Luxembourg.  D’abord,  parce  que,  à 
l’honneur  de  notre  pays,  la  tolérance  en  art  est 
une  tradition  d’Etat.  Nos  gouvernements  les  plus 
absolus  et  même  ceux  qui  semblaient  le  moins 
ouverts  aux  arts  nous  en  ont  donné  l’exemple. 
Rappelez-vous  la  persévérance  de  M.  de  Forbin  à 
faire  entrer  dans  nos  musées  le  Radeau  de  la  Mé- 
duse., à l'heure  où  le  chef- d’œuvre  de  Géricaultne 
connaissait  guère  que  les  critiques  féroces  des  con- 
frères ou  des  écrivains.  Pensez  à Louis-Philippe 
faisant  des  commandes,  bien  à contre-cœur  sans 
doute,  à Delacroix  qu’il  n’aimait  pas.  De  même, 
n’oublions  pas  que  le  second  Empire  organisa, 
contre  l’Institut,  le  salon  des  refusés  et  réorganisa 
l’enseignement  de  l’École  des  Beaux-Àrls. 

Ensuite,  parce  que  de  nobles  esprits,  élevés  dans 
l’admiration  des  grandes  choses  du  passé,  y 
ont  établi  des  précédents  inoubliables.  Le  passage 
du  premier  Naigeon,  l’ancien  membre  de  la  Com- 
mission temporaire  des  Arts,  en  1793,  de  Yillot, 
le  réorganisateur  des  peintures  du  Louvre  et  l’on 
peut  dire  le  promoteur  du  mouvement  historique 
et  critique  qui  a transformé  tous  les  musées  d’Eu- 
rope, du  marquis  de  Chennevières,  dont  l’esprit 
hardi  et  clairvoyant  a,  pour  ainsi  dire,  établi  les 
bases  de  notre  administration  des  Beaux-Arts, 
d’Étienne  Arago,  enfin,  qui  apportait  au  Luxem- 
bourg ses  souvenirs  personnels  des  grandes  luttes 
romantiques  et  son  libéralisme  ardent  de  vieux 
républicain,  la  longue  occupation  de  cette  con- 
servation par  ces  intelligences  ouvertes  et 
éclairées,  a fait  naître  des  traditions  qui  ont  donné 
à cette  maison  une  atmosphère  d'indépendance, 
de  tolérance  et  d’impartialité  et  créé  pour  leurs 
successeurs,  quelle  que  soit  l’autorité  de  leur  nom 
ou  de  leur  talent,  des  devoirs  auxquels  ils  ne  pour- 
ront plus  se  soustraire  désormais. 

Nul  moment  ne  paraît  être  plus  favorable  que 
celui-ci  à fixer  définitivement  cette  œuvre.  Devant 
la  concurrence  active  des  expositions,  en  face  de 
leurs  audaces  et  même  de  leurs  excès,  le  goût  du 
public  s’est  éveillé,  son  sens  critique  s’est  affiné; 
le  développement  général  de  l’esprit  scientifique 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


145 


a contribué  pour  sa  part  à ces  résultats.  Le  public 
est  devenu  plus  exigeant,  plus  avide  de  connaître, 
plus  désireux  de  relier  les  faits,  de  rattacher  le  pré- 
sent au  passé  et  de  comparer  les  formes  de  nos 
conceptions  esthétiques  à celles  des  conceptions 
de  nos  voisins.  Il  s’accoutume  chaque  jour  à consi- 
dérer notre  art  contemporain  en  le  plaçant  dans 
l’histoire.  Enfin,  il  ne  reste  pas  indifférent  au 
mouvement  de  méthode  et  de  critique  qui  a trans- 
figuré les  grands  musées  étrangers  et  qui  a renou- 
velé une  seconde  fois  le  Louvre. 

(A  suivre.)  Léonce  BÉNÉD1TE. 

Conservateur  du  Musée  du  Luxembourg. 

Tous  les  hommes  se  trompent  : Les  grands  hommes  recon- 
naissent qu'ils  se  sont  trompés.  — Fonteneli.e. 

Comment  nous  voient  les  Mouches 

Si  nous  examinons  au  microscope  une  tête  de 
mouche,  nous  remarquons  qu’elle  possède  deux 
sortes  d’yeux  distincts  : les  gros  yeux,  placés  de 
chaque  côté  de  laface,  et  les  petits  yeux  ou  ocelles , 
disposés  en  triangle  sur  le  vertex. 

Les  gros  yeux  forment  deux  saillies  convexes 
et  se  décomposent  en  une  multitude  de  facettes 
hexagonales  juxtaposées. 

Ces  facettes  paraissent  atteindre  le  nombre 


de]  4 000  environ;  elles  ne  sont  pas  de  même 
grandeur,  celles  de  la  partie  supérieure  ayant 
1/1000  de  pouce  et  celles  de  la  partie  inférieure 
1/5000  de  pouce  seulement. 

La  figure  1 représente  une  de  ces  4000  facettes 
qui  forme  à elle  seule  un  œil  complet.  Elle  se 
compose  en  effet  : 

1°  De  la  cornée  C ; 

5°  D’un  cône  cristallinien  T placé  derrière  la 
cornée  et  formé  de  seize  segments  divers  intime- 
ment unis  et  entourés  dé  pigment; 

3°  De  la  rétinule  R qui  est  en  rapport  avec 
l’extrémité  du  cône  cristallinien  et  avec  un  fila- 
ment du  nerf  optique. 

Chacune  des  facettes  étant  immobile,  comme  du 
reste  le  grand  œil  qu’elles  composent,  il  arrive 
que  seuls  les  rayons  qui  suivent  l’axe  du  cône 
pourront  impressionner  le  nerf  optique. 

Ainsi  donc,  suivant  l’expression  de  Johannes 
Muller  (Phys.  <>j  lhe  s crises),  l’image  que  p er- 


çoivent  les  mouches,  formée  par  des  milliers  de 
points  séparés,  répondant  chacun  à une  partie 
distincte  du  champ  visuel  extérieur,  « doit  res- 
sembler à une  mosaïque  ». 

C’est  la  meilleure  idée  qu’on  puisse  se  former 
de  la  façon  dont  les  objets  viennent  se  peindre 
sur  la  rétine  de  ces  insectes. 

Passons  maintenant  à l’examen  des  ocelles. 

Chacun  d’eux  se  compose  de  : 

1°  Un  cristallin  faisant  partie  du  tégument  gé- 
néral du  corps  ; 

2°  Une  couche  de  cellules  transparentes  ; 

3°  Une  rétine  formée  d’une  couche  de  cellules 
présentant  un  bâtonnet  comme  terminaison  anté- 
rieure et  recevant  à la  partie  postérieure  les  fila- 
ments du  nerf  optique; 

4°  Du  pigment. 

Le  cristallin  a une  forme  convexe  très  accen- 


Comment  nous  voient  les  mouches.  — Un  homme  en 
perspective. 


tuée,  il  doit  donc  avoir  un  foyer  très  court,  et  les 
bâtonnets  étant  en  très  petit  nombre,  cet  œil  ne 
peut  donner  une  image  nette  que  des  objels  très 
rapprochés. 

Pour  bien  exprimer  notre  pensée  nous  pour- 
rions dire  que,  par  les  ocelles,  les  mouches  sont 
atteintes  de  myopie. 

Il  est  expérimentalement  prouvé  que  les  ani- 
maux mesurent  instinctivement  les  dimensions 
des  objets  qui  les  entourent  à leurs  dimensions 
propres. 

Il  nous  est  donc  facile  de  concevoir  la  sensation 
visuelle  d’une  mouche,  ayant  4 millimètres  de 
hauteur  et6millimètrcs  de  circonférence  moyenne, 
qui  se  trouverait,  sur  le  sol,  à la  distance  de  0m,25 
d’un  homme  de  taille  ordinaire,  1 m , 7 0 , debout. 

Elle  percevra  les  extrémités  des  semelles,  larges 


146 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  0m,06,  ainsi  que  nous  ferions  d’auvents  de 
9 mètres  de  largeur  qui  avanceraient  de  6 mètres 
environ  avec  une  élévation  approximative  de 
8 mètres  au-dessus  du  sol. 

Placée  dans  les  mêmes  conditions,  vis-à-vis  de 
l’homme  qu’elle  regarde,  que  le  serait  un  être 
humain  en  face  et  aux  pieds  d’une  statue  colossale 
de  700  mètres  de  haut,  la  bestiole  verra  le  corps 
de  son  sujet  aller  toujours  en  diminuant  de  vo- 
lume et  la  tête  tout  à fait  minuscule.  Les  plis  de 
l’étoffe  du  pantalon,  jusqu’aux  genoux,  lui  paraî- 
tronl  considérables,  tandis  qu’elle  percevra  à 
peine,  là-bas,  là-bas...  dans  le  lointain,  les  mains, 
le  veston  et  la  moustache,  tel  un  buisson  au  faîte 
d’une  montagne. 


Mais  voici  que  notre  mouche  s’envole  et  vient 
se  poser  sur  la  main  de  l’homme. 

La  voilà  entre  le  duvet  et  les  sinuosités  de  la 
peau  comme  un  être  humain  dans  une  pépinière 
traversée  de  sillons.  Çà  et  là  des  flaques  grais- 
seuses sont  pour  elle  autant  de  plats  appétissants. 

Elle  perçoit  toutes  ces  choses  avec  ses  ocelles 
qui  alors  lui  servent  merveilleusement,  tandis 
que  ses  grands  yeux  voient  le  buste  ainsi  qu’une 
colline  haute.  Assurément  elle  ne  s’occupe  guère 
de  cette  masse,  tout  occupée  qu’elle  est  à exploiter 
le  riche  terrain  qu’elle  explore. 

Jacques  DAYIA. 


HISTOIRE  CULINAIRE  DE  PARIS 


Puisque  la  fête  de  l’Alimentation  qui  vient  d’être 
donnée,  sous  le  patronage  du  conseil  municipal, 
m’en  fournit  l’occasion,  je  voudrais  — sans  pré- 
tendre traiter  ce  vaste  sujet  ex  professo  et  en 
détail  — choisir  et  indiquer  ce  qu’il  y a eu  de  plus 
caractéristique,  je  n’ose  dire  de  plus  national, 
dans  la  cuisine  des  Parisiens  d’autrefois.  Il  me 
serait  très  facile  de  faire  précéder  cette  Histoire 
culinaire  de  Paris  de  développements  philoso- 
phiques dans  lesquels  j’essayerais  de -montrer  les 
rapports  qui  existent  — ou  doivent  exister  — 
entre  la  formation  intellectuelle  et  morale  d’une 
race  et  la  manière  dont  elle  se  nourrit.  J’aime 
mieux  exposer  les  faits  en  chargeant  le  lecteur  de 
conclure. 

Les  premiers  habitants  de  Lucrèce,  ceux  du 
moins  dont  les  anciens  historiens  grecs  ou  ro- 
mains nous  ont  révélé  les  mœurs,  étaient  grands 
amateurs  de  bouillie  d’avoine  et  de  porc  salé. 
Moins  exclusifs, les  Francs,  que  distinguait  un  appé- 
tit germanique , chargeaient  leurs  tables  de  vian- 
des très  variées  mais  presque  toujours  rôties.  Le 
ragoût,  qui  exige  une  préparation  assez  délicate 
et  un  assaisonnement  parfois  compliqué,  n’a  pas 
été  connu  aux  époques  barbares.  Les  peuples 
naissent  rôtisseurs  ; ce  n’est  qu’après  plusieurs 
siècles  qu’ils  deviennent  cuisiniers. 

Cette  préférence  pour  la  viande  rôtie,  nous  la 
constatons  pendant  toute  la  durée  du  moyen  âge 
et  elle  persistera  même,  un  peu  atténuée,  jusqu’à 
la  mort  de  Louis  XIV,  accompagnée,  il  est  vrai, 
d’un  goût  national  pour  la  soupe.  En  France  sont 
les  grands  soupiers,  disait  un  proverbe  qui  n’a 
pas  trop  vieilli. 

Dans  les  cuisines  fumeuses  ou  les  arrière-bou- 
tiques mal  éclairées,  les  bons  bourgeois  de  Paris 
mangeaient  beaucoup,  pour  se  consoler  sans  doute 
des  malheurs  du  temps.  Les  bouchers  leur  four- 
nissaient d’énormes  quartiers  de  bœuf  et  les  « char- 
cüitiers  >;  des  pâtés  de  viande  qui  avaient  une 


grande  vogue  . Dans  la  rue  aux  Oues  (ou  aux  Oyes) 
qui  deviendra  plus  tard  par  corruption  la  rue  aux 
Ours,  ils  trouvaient  d’admirables  oies,  toutes 
rôties,  dorées  et  juteuses,  mais  il  fallait  les 
manger  jeunes,  parce  que  « vieux  lièvre  et  vieille 
oye  sont  la  nourriture  du  diable  ». 

Jamais  peut-être  on  n’a  autant  mangé,  à Paris, 
qu’à  cette  époque  désolée  dont  le  sombre 
génie  d’un  Michelet  nous  fait  un  si  triste  tableau. 
Rois  et  grands  seigneurs  donnaient  l’exemple  et 
on  s’empressait  de  le  suivre.  Le  culte  de  la  bonne 
chère  était  général.  Tout  le  prouve,  les  récits  des 
chroniqueurs  comme  les  fantaisies  des  poètes  et 
des  conteurs.  Une  appétissante  odeur  de  cuisine 
s’exhale  des  poèmes  de  Villon  et  des  romans 
de  Rabelais. 

Certains  aliments,  qui  ne  méritaient  pas  tou- 
jours ce  privilège,  étaient  réservés  aux  tables 
nobles  : le  paon,  le  cygne,  etc.  Je  ne  parle  pas  du 
faisan,  dont  la  réputation,  très  légitime,  a survécu 
à tant  de  révolutions. 

Ce  n’était  pas  une  petite  affaire  que  de  servir 
un  cygne  avec  tous  les  apprêts  que  recommande 
le  Livre  fort  excellent  de  cuisine , publié  à Lyon 
en  1542.  Couvert  d’une  légère  couche  d’argent, 
sauf  le  cou,  le  bec  et  les  pattes,  qui  étaient  dorées, 
revêtu  d’un  manteau  de  sandal  vermeil  sur  lequel 
on  dessinait  des  armoiries,  il  était  posé  « comme 
s'il  nageait  en  eau  » sur  un  petit  lac  artificiel  en 
pâte  bise.  Pour  réussir  un  plat  aussi  compliqué, 
il  fallait  être  non  seulement  cuisinier,  mais 
aussi  peintre,  architecte  et  décorateur. 

Quelque  robuste  que  fût  l’estomac  de  nos  aïeux, 
il  n’aurait  pas  résisté  à cette  nourriture  presque 
uniquement  animale,  sans  un  adjuvant  précieux 
que  lui  réservait  la  Providence  : les  épices.  On  ne 
se  doute  pas  du  rôle  immense  que  les  épices  ont 
joué  dans  notre  histoire. 

Les  Croisades  avaient  eu  pour  résultat  d’en 
augmenter  le  nombre  et  d’en  répandre  l’usage, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


147 


qui  devint  bientôt  excessif.  Le  sucre,  le  safran, 
le  clou  de  girofle  rendirent  les  sauces  plus  savou- 
reuses. Suc  d’oseille  ou  jus  d’orange  ou  de  raisin 
vert,  le  verjus  forma  un  condiment  très  apprécié. 

Nationale  par  son  origine,  mais  réservée,  par 
suite  de  son  prix  élevé,  aux  rois  ou  aux  princes, 
lamoutarde  s’imposa  peu  à peu  à toutes  les  tables. 
Un  poète  du  moyen  âge,  Gautier  de  Coinsi,  dit 
dans  son  poème  de  Sainte Léocade,  en  parlant  des 
écoliers  : 

Ils  n’ont  ni  poivre  ni  moutarde  : 

Espoir  bien  leur  vient  mais  moult  tarde. 

Deux  ou  trois  cents  ans  plus  tard,  les  étudiants 
eux-mêmes  pouvaient  se  servir  de  moutarde,  mais 
elle  continuait  à être  vendue  sèche  et  en  pastilles 
qu’on  délayait  dans  du  vinaigre. 

Les  légumes,  trop  dédaignés,  commençaient  à 
prendre  dans  l’alimentation  parisienne  la  place 
que  sans  injustice  et  même  sans  péril  on  ne  sau- 
rait leur  refuser.  L’artichaut,  l’humble  artichaut, 
arrivait  d’Italie,  sous  le  règne  de  Louis  XII.  Son 
exotisme  le  rendait  rapidement  populaire,  mais 
on  se  défiait  du  concombre  qui  « donne  la  fièvre  » 
et  des  lentilles  qui  « enflent  les  boyaux,  nuisent 
à la  vue  et  causent  des  songes  hideux.  » Répu- 
gnances d’autant  plus  bizarres  qu’elles  étaient 
accompagnées,  chez  les  Parisiens,  d’une  regret- 
table prédilection  pour  le  navet,  douceâtre  et 
mou,  qui  serait  assurément  le  plus  insipide  et  le 
moins  excusable  des  légumes,  si  la  rave  n’existait 
pas. 

En  même  temps  que  la  nourriture  devenait  plus 
variée,  le  luxe  de  la  table  faisait  des  progrès  re- 
marquables. Serviettes,  fourchettes  et  cuillères, 
d’abord  objets  de  luxe,  car  il  paraissait  plus 
simple  et  plus  commode  de  manger  avec  les  doigts 
et  de  s’essuyer  à la  nappe,  ne  furent  d’un  usage 
général  que  dans  les  dernières  années  du  règne 
de  Louis  XL 

Le  xvue  siècle,  dominé  par  une  sorte  d’ogre,  ce 
Louis  XIV,  qui  avait,  dit-on,  un  double  estomac, 
peut  revendiquer  bien  des  supériorités,  mais  celle 
de  la  cuisine  intelligente  lui  sera  toujours  refusée 
par  ceux  qui  ont  étudié  de  près  cette  grave  ques- 
tion de  l’alimentation  nationale. 

Si  brillant  à bien  des  égards,  ce  siècle  ne  savait 
pas  manger.  Il  poussait  jusqu’àl’abus,  jusqu’au  ri- 
dicule, l’amour  de  laviande,  malprésentée,  avalée 
gloutonnement.  « On  servait,  dit  Mercier  dans  son 
Tableau  de  Paris , des  masses  considérables  de 
viande  et  on  les  servait  en  pyramides.  Les  petits 
plats  qui  coûtent  dix  fois  plus  qu’un  gros  n’étaient 
pas  encore  connus.  » Le  résultat  de  ce  grossier 
régime,  on  le  devine.  A la  ville  comme  à la  cour, 
chez  les  bourgeois  comme  chez  les  nobles,  l’indi- 
gestion était,  pour  ainsi  dire,  permanente,  sans 
parler  des  attaques  d’apoplexie.  On  n’en  venait 
à bout  qu’à  force  de  saignées,  de  purgations  et 
de  clystères. 

Aveclamode  des  petits  soupers,  souslaRégence, 
naquit  la  cuisine  française,  qui  est  restée  depuis 


la  première  du  monde.  Sur  des  tables  ornées  avec 
un  goût  exquis  parurent  enfin  des  plats  délicats 
et  engageants.  L’arrangement  fut  soumis  à des 
règles  minutieuses  et  l’assaisonnement  devint  une 
science.  On  comprit  ce  qu’une  sauce,  digne  de  ce 
nom,  exige  de  soin^ et  d’habileté.  Après  cent  an- 
nées de  gloutonnerie,  la  gourmandise,  qui  choisit 
et  qui  juge,  eut  d’admirables  et  d’innombrables 
représentants.  Aux  romans  légers  de  Crébillon, 
aux  aimables  tableaux  de  Lancret  ou  de  Watteau, 
à la  fine  musique  de  Monsigny  ou  de  Grétry,  cor- 
respondirent, petits  chefs-d’œuvre  également,  des 
mets  savoureux  que  le  regard  contemplait  avec 
sympathie  et  que  l’estomac  absorbait  sans  danger. 
Rien  de  vulgaire  ni  d’excessif.  Un  mélange  har- 
monieux de  fantaisie,  d’art  et  de  goût.  A cette 
merveilleuse  époque,  tout  eut  de  l’esprit,  même 
la  cuisine. 

Dans  les  prisons  où  on  les  enfermait  — c’est 
encore  Mercier  qui  le  remarque  — grands  sei- 
gneurs et  grandes  dames  se  passaient,  sans  trop 
de  peine,  de  bien  des  choses,  mais  ces  malheureux 
qui  allaient  mourir  et  qui  le  savaient  n’avaient 
qu’un  désir  et  qu’un  espoir  : bien  manger. 

Après  la  Révolution,  quand  l’apaisement  se  fut 
fait  dans  les  âmes,  le  retour  à la  cuisine  délicate 
inaugura  le  rétablissement  de  l’ordre.  Le  Palais- 
Royal,  centre  des  plaisirs  de  Paris,  se  remplit  de 
gastronomes , qui  élevèrent  la  gourmandise  à la 
hauteur  d’une  institution.  Philosophes  désabusés 
qui  s’intéressaient  peu  aux  changements  de  ré- 
gime, les  gastronomes  allaient  de  restaurant  en 
restaurant  pour  faire  des  comparaisons.  Chez  les 
Frères  Provençaux,  c’était  la  morue  en  brandade 
qui  les  attirait  ; chez  Riche,  les  rognons  à la  bro- 
chette. Ils  ne  dédaignaient  pas  non  plus  les  pieds 
de  mouton  du  Veau  qui  tette.  Aussi  vivaient-ils 
heureux,  dégagés  des  ambitions  qui  abîment 
l’estomac,  passantla  moitié  de  leurtemps  àmanger 
et  l’autre  moitié  à digérer. 

Cet  âge  d’or,  les  Parisiens  ne  le  reverront  plus. 
Qui  de  nous,  aujourd’hui,  a assez  de  loisirs,  assez 
de  tranquillité  d’âme  pour  savourer  un  bon  repas, 
pour  s’écouter  manger?  Hâtivement,  sans  goût  et 
sans  plaisir,  avec  cette  fièvre  que  nous  mettons 
à tout,  nous  absorbons  des  produits  chimiques 
et  nous  ne  nous  apercevons  même  pas  qu’ils  sont 
mauvais.  Si  par  hasard  un  homme,  qui  a le  cou- 
rage de  ses  convictions,  ose  manifester  le  plaisir 
que  lui  cause  un  plat  par  hasard  réussi,  il  étonne, 
il  scandalise  presque.  On  le  prend  pour  un  pro- 
vincial et  il  a la  faiblesse  d’en  être  humilié... 

Ce  n’est  qu’en  province,  en  efï'et,  qu’on  sait 
encore  apprécier  le  charme  d’un  bon  repas.  A 
Paris,  de  tous  les  péchés  capitaux,  la  gourman- 
dise est  le  seul  qui  ne  soit  pas  en  progrès. 

Henri  d’ALMERAS. 


Los  plus  longs  discours  n’avancent  pas  plus  1rs  affaires 
qu’une  robe  traînante  n'aide  la  course.  — Bacon. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


EN  ESPAGNE 


T^IR-IFL^OOISriE 


Les  villes  en  ruines  revêtent  une  poésie  majes- 
tueuse et  sympathique  ; au  milieu  d’une  cité 
morte  on  se  dit  : « Combien  grande  et  illustre 
elle  serait  sans  doute  encore  si  elle  vivait  ! » Les 
villes  dé- 
chues impri- 
ment dans 
l’âme  du  vi- 
siteur la 

tristesse  et 
la  compas- 
sion. On 

leur  en  veut 
presque  d’a- 
voir survécu 
en  végétant 
plutôt  que 
d’avoir  péri 
glorieuse- 
ment dans 
une  catas- 
trophe mé- 
morable, et 
les  frag- 
ments restés 
debout  de 
leur  gran- 
deur passée 
semblent 
des  témoins 
qui  se  lèvent 
pour  accu- 
serl’excessif 
amour  de  la 
vie  de  leurs 
citoyens  de 
jadis  au  jour 
de.,  la  crise 
guerrière, 
ou  l’indolen- 
ce de  leurs 
habitants 
présents. 

Telle  est  l’impression  produite  d’abord  par 
Tarragone.  Dans  une  excellente  et  agréable  situa- 
tion, en  amphithéâtre  sur  une  colline  qui  domine 
la  Méditerranée,  Tarragone,  centre  de  la  puis- 
sance romaine  en  Espagne,  il  y a moins  de  deux 
mille  ans,  subit  un  sort  comparable  à celui  de 
ces  esclaves  infortunées  qui,  du  brillant  épanouis- 
sement de  leur  jeunesse  à la  décrépitude  dessé- 
chée de  la  vieillesse,  passent  successivement  aux 
mains  de  plusieurs  maîtres,  avec  une  dégradation 
progressive.  Les  Goths,  les  Maures,  les  Chrétiens 
s’en  sont  emparés  à tour  de  rôle,  et  parfois  avec 


des  retours  alternatifs.  Puis,  pendant  une  période 
de  près  de  cinquante  ans,  après  la  conquête  de 
Alfonso-le-Batailleur  en  1220,  elle  disparut  presque 
de  l’histoire,  jusqu’au  jour  où  s’associant,  en  1060, 

au  soulève- 


Le rempart  romain  et  la  tour  carrée,  dite  de  l’Archevêque. 


ment  de 
toute  la  Ca- 
talogne con- 
tre les  mi- 
nistres de 
Philippe  IV, 
elle  connut 
de  nouveau 
les  horreurs 
d’un  siège, 
auquel  du 
reste  elle  ne 
sut  pas  ré- 
sister. Plus 
énergique 
contre  les 
Français  en 
1811,  elle 
arrêta  le 
général  Su- 
chet  pen- 
dant sept  se- 
maines et  ne 
céda  qu’é- 
puisée de 
tout. 

La  popu- 
lation s’est 
réduite  d’un 
million  à 
vingt  - deux 
mille  habi- 
tants, son 
enceinte  de 
68  kilomè- 
tres  à moins 
de  3 kilo- 
mètres. 

Aujourd’hui,  diminuée  à ce  point,  elle  est  chet- 
1 i eu  de  province,  siège  d’un  gouvernement  mili- 
taire et  d’un  gouvernement  civil,  une  ville  neuve 
se  refait,  percée  de  larges  voies  que  bordent  des 
constructions  très  modernes,  et  le  mouvement 
d’affaires  de  son  port,  malgré  l’absorbante  con- 
currence de  Barcelone  distante  d’une  trentaine 
de  lieues,  au  nord,  a repris  assez  d’importance 
pour  que  plusieurs  nations  y établissent  des 
consulats. 

En  cela  n’est  pas  l’intérêt  d’une  visite  à Tarra- 
gone. Il  est  dans  les  restes  peu  communs  des  cons- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


149 


tractions  gigantesques  édifiées  au  temps  de  sa 
splendeur,  dans  les  trésors  artistiques  que  presque 
chaque  jour  met  à découvert  la  pioche  du  terras- 
sier et  dans  quelques  particularités  curieuses  de 
sa  cathédrale. 

La  première  admiration  du  voyageur  est  provo- 
quée par  les  vieilles  murailles  de  l’enceinte  ro- 
maine, bâties  avec  une  telle  perfection  dans  la 
coupe  et  l’assemblage  des  pierres  que,  sans  le  se- 
cours d’aucun  ciment,  après  vingt  siècles  et  une 


vieux  mur  sur  le  Paseo  San  Antonio,  non  loin  de 
la  porte  du  même  nom. 

Une  autre  merveille  romaine  à compter  parmi 
les  curiosités  de  Tarragone,  quoiqu’elle  en  soit 
distante  de  4 kilomètres,  c’est  le  reste  de  l’aque- 
duc qui  jadis  captait,  à 8 kilomètres  à l’est 
de  la  ville,  les  eaux  du  Rio  Gaya,  les  amenait 
par  des  galeries  souterraines  jusqu’à  une  vallée 
profonde,  proche  de  la  route  de  Tarragone  à 
Lérida  par  Yalls,  et  leur  faisait  traverser  cette 


Jésus  au  tombeau.  — Personnages  de  grandeur  naturelle. 


série  de  sièges,  ce  qui  n’en  a pas  été  renversé  de 
propos  délibéré  par  une  démolition  en  règle  se 
tient  superbe  et  puissant,  notamment  la  tour 
carrée,  dite  aujourd’hui  de  l’Archevêque , la  tour 
ronde  qui  subsiste  du  palais  d’Auguste,  — au- 
jourd’hui la  prison,  — et  la  partie  qui  se  prolonge 
le  long  du  Paseo  San  Antonio. 

Mais  quand  les  Romains  établirent  à Tarragone 
le  gouvernement  de  la  province  Ibérique,  cette 
ville  était  déjà  entourée  d’une  enceinte  non  moins 
étonnante  dans  un  genre  de  construction  diffé- 
rent. C était  le  mur  cyclopéen  formé  d’immenses 
blocs  de  pieri’e  superposés,  inébranlables  par  la 
seule  énormité  de  leurs  dimensions  et  de  leur 
poids.  Aussi  les  Romains  jugèrent  que  c’était  là 
des  fondations  plus  que  suffisantes  ; ils  nivelèrent 
seulement  la  crête  du  mur  cyclopéen  par  un  ban- 
deau régulier  et  y assirent  leurs  murailles.  Un 
des  plus  beaux  spécimens  de  cette  architecture 
primitive,  qui  semble  un  travail  d’Hereule,  se 
voit  intact  à la  petite  poterne  qui  s’ouvre  dans  le 


vallée  par  un  pont  formé  de  deux  lignes  d’arcades 
superposées.  C'est  le  pont  qui  subsiste,  dénommé 
officiellement  puente  de  Las  Ferreras , et  que  le 
populaire  a baptisé,  en  raison  de  sa  grandeur,  de 
sa  hardiesse  et  de  sa  perfection ,\o  P ont-du- Diable. 
La  première  ligne  posée  au  fond  de  la  vallée 
comprend  onze  arcades  de  6m,50  d’ouverture 
soutenues  par  des  piliers  de  forme  à peu  près 
pyramidale,  d’une  épaisseur  de  3m,30  à la  base 
et  de  lm,G0  seulement  à la  naissance  des  arcs  : 
îa  ligne  supérieure  relie  les  deux  collines  à peu 
près  aux  deux  tiers  de  leur  hauteur,  par  vingt- 
cinq  arcades  d'ouver  ture  égale  à celle  des  arcades 
inférieures  : leurs  piliers  sont  rectangulaires 
et  droits.  L’élévation  maxima  des  arcades  est 
d’environ  25  mètres  et  la  hauteur  totale  du  plus 
bas  sol  au  parapet  de  la  conduite  n’est  guère 
moindre  que  de  60  mètres.  Tout  l’ouvrage  en 
assises  posées  à sec,  taillées  en  bossage,  est 
parfaitement  conservé  dans  toutes  ses  parties 
vives.  Tout  au  plus  quelques  brèches  dans  le  cou- 


150 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ronnement  et  de-ci  de-là  une  pierre  échappée  à 
un  angle  du  chapiteau. 

L’aqueduc  romain  de  Tarragone  est  comme 
neuf  en  comparaison  de  celui  dont  on  voit  les 
ruines  près  de  Tunis,  sur  la  route  du  Bardo,  et 
n’a  d’égal  ou  de  supérieur  que  l’admirable  aque- 
duc de  Ségovie. 

A l’intérieur  de  la  ville,  peu  de  monuments; 
mais  si  l’on  prenait  soin  de  diriger  des  fouilles, 
toute  une  ville  ensevelie  sortirait  de  terre.  A 
Tarragone  comme  à Rome,  la  cité  fut  constam- 


ment exhaussée  parce  qu’on  bâtissait  sans  déblai 
sur  les  édifices  enfouis.  On  sait  que  l’ancienne 
capitale  de  la  Tarragonaise  possédait  un  Capitole, 
des  temples,  des  palais,  un  théâtre,  un  cirque. 
Bon  nombre  des  maisons  actuelles  ont  emprunté 
partie  de  leurs  matériaux  aux  débris  de  ces  mo- 
numents et  à des  fragments  d’œuvres  d’art. 

Seule  la  cathédrale  érigée  au  sommet  de  la 
colline  oii  s’étend  la  Plaça  de  la  Fuente  mérite 
une  visite  ; oui,  mais  une  visite  attentive,  car  sans 
parler  de  très  anciennes  tapisseries  italiennes, 
et  des  magnifiques  vitraux,  peints  en  1574,  qui 
éclairent  le  transept  deux  fois  plus  élevé  que  le 
reste  de  l’église,  il  faut  y voir  deux  choses  qui  en 
sont  la  particulière  curiosité. 

Derrière  le  maître-autel,  malheureusement  dans 
un  emplacement  trop  sombre,  le  retable  sculpté 
en  albâtre,  ou  en  marbre  de  Catalogne  à ce  que 
disent  les  uns,  mais  qui  ressemble  à s’y  mé- 
prendre à un  émail  italien,  car  il  en  a les  colora- 
tions et  le  brillant.  Ce  retable,  long  de  3 mètres 
environ,  est  divisé  en  une  double  série  de  com- 
partiments de  0,33  x 0,25  environ,  à mesure 


d’œil,  dont  chacun  forme  un  petit  tableau  ; 
quelques-uns  représentent  des  scènes  de  la  vie 
du  Christ,  et  les  autres  l’histoire  de  la  vie  et  du 
martyre  de  sainte  Thècle,  patronne  de  Tarra- 
gone. Certains  détails  de  la  composition  sont 
d’une  naïveté  ravissante,  et  l’on  sent  si  profonde 
la  foi  de  l’artiste,  que  son  œuvre  est  touchante,  et 
encore  est-il  juste  d’admirer  la  difficile  exécution 
d’un  tel  morceau,  qu’il  soit  taillé  dans  le  marbre 
ou  façonné  soit  en  albâtre,  soit  en  faïence. 

Mais  si  vous  ne  craignez  pas  un  fort  saisisse- 


ment, ayez  soin,  en  visitant  la  cathédrale,  de  vous 
avancer  autour  de  la  Cajnlla  Mayor,  par  la 
gauche  ; un  spectacle  extraoi’dinaire  vous  y arrête. 
Une  sorte  de  crypte  obscure  y est  adossée  au  mur 
du  chœur  ; elle  est  le  théâtre  d’une  scène  impres- 
sionnante, inoubliable.  Autour  d’un  tombeau  de 
marbre  sur  lequel  repose  le  cadavre  du  Christ, 
six  personnages  de  marbre,  de  grandeur  natu- 
relle, veillent  et  prient  et  pleurent,  dans  une  telle 
vérité  d’attitude  et  de  physionomie  que  vous 
vous  croyez  en  face  d’une  scène  réelle,  qui  vous 
met  au  cœur  une  sorte  d’effroi.  Les  saintes  fem- 
mes au  fond,  au  nombre  de  quatre,  Madeleine  à 
l’extrémité  gauche,  reconnaissable  à ses  cheveux 
abondants  et  découverts  et  à l’air  de  jeunesse  de 
son  visage,  les  deux  disciples  fidèles  en  avant,  l’un 
à la  tête,  l’autre  aux  pieds  du  Christ,  tous  debout 
dans  le  silence  et  l’immobilité  qui  sont  aussi 
bien  de  l’être  vivant  frappé  de  la  suprême  dou- 
leur que  du  marbre  inerte.  Pour  compléter  l’illu- 
sion, la  lumière  vacillante  d’une  veilleuse  par  le 
déplacement  des  ombres  tour  à tour  agrandies  et 
x'apetissées  donne,  par  instant,  aces  personnages 


L’aqueduc  romain.  — Pont  à double  étage  d’arcades.  — « Las  Ferreras  ». 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


151 


muets,  l’apparence  du  mouvement,  et  qui  les 
regarde  un  certain  temps  finit  par  les  croire  ani- 
més. Un  écusson  sculpté  sur  le  devant  du  tom- 
beau porte  la  date  de  1458. 

On  a là  l’un  des  plus  beaux  monuments  de  l’art 
réaliste  et  de  ce  goût  du  terrible  qui  est  si  avant 
dans  le  caractère  espagnol. 


Ignore-t-on  donc,  en  dehors  du  Christ  de  Bur- 
gos,  les  sept  Christs  sculptés  en  bois  dans  la 
petite  église  de  la  Passion , à Yalladolid,  qui 
représentent  sept  moments  ou  degrés  de  l’agonie 
du  fils  de  Dieu?  Ignore-t-on  le  stupéfiant  groupe 
de  marbre  de  Tarragone  ? 

PONTSEVREZ. 


J-A  FIJ-l-E  DU  ROI  DTS 

LÉGENDE  BRETONNE 


I 

En  ce  temps  là  (I),  le  roi  Gradlon  régnait  sur  le 
pays  d’Armor. 

Il  avait  guerroyé  au  loin  contre  les  Saxons  et 
lesScots,  et  les  avait  successivement  battus.  Après 
chaque  rude  combat,  lorsqu’il  revenait  triomphant 
en  Cornouailles,  les  navires  de  sa  flotte  étaient 
chargés  de  trésors.  Trophées  ou  rançons,  c’était 
le  butin  des  rencontres!... 

Un  jour,  il  avait  ramené  avec  lui  une  femme 
des  terres  du  Nord,  étrange  et  merveilleuse,  qui 
était  la  veuve  d’un  chef  danois.  Et  il  l’épousa, 
bien  qu’on  la  crût  magicienne. 

Peu  de  temps  après  elle  mourait  en  lui  laissant 
une  fille,  Dahut,  qu’il  se  prit  à aimer  par-dessus 
toutes  choses. 

Il  se  plaisait  à la  suivre  des  yeux  avec  tendresse, 
s’inquiétant  pour  elle  sitôt  qu’il  cessait  de  la  voir 
ou  de  l’entendre. 

Et  bientôt,  afin  de  ne  la  plus  quitter,  et  aussi 
parce  qu’il  devenait  vieux,  il  délaissa  complète- 
ment les  luttes  sur  les  mers  et  s’attacha  désormais 
au  pays  de  Cornouailles. 

Or,  la  princesse  Dahut  grandissait,  de  plus  en 
plus  parfaite  de  corps  et  de  visage.  Mais  son 
âme  était  aussi  sombre  que  ses  traits  étaient  beaux. 

Elle  se  plaisait  à ouïr  les  histoires  sanglantes, 
surtout  les  récits  de  naufrages  dans  l’ouragan. 
Et  quand  on  rappelait  devant  elle  les  plaintes  et 
les  cris  de  détresse,  elle  écoutait  avidement,  avec 
une  sorte  de  joie  sauvage  et  cruelle. 

Jamais  elle  ne  s’en  allait  par  la  campagne 
fleurie...  : 

— Viens-nous-en  promener,  Dahut,  à travers 
la  lande,  disait  parfois  le  roi  Gradlon.  Vois  ! le 
genêt  d’or  a poussé... 

— Non!  répondait  Dahut,  les  galets  sont  mes 
fleurs  et  le  sable  est  mon  herbe  douce.  Je  n’aime 
que  l’Océan... 

Et,  en  effet,  elle  n’aimait  au  monde  que  l’Océan. 

Un  jour,  elle  jeta  dans  les  vagues  son  anneau 
d’or,  en  signe  d’éternelle  alliance  : 

— Je  me  fiance  à toi,  cria-t-elle. 

A force  de  prières,  elle  obtint  du  roi  la  pro- 
messe qu’il  bâtirait  une  ville  sur  le  rivage  même. 

Des  milliers  d’hommes,  esclaves  ou  captifs, 

(1)  v'  siècle. 


furent  employés  à cette  œuvre  étrange.  Et  bien- 
tôt s’éleva,  tout  contre  la  mer,  la  ville  de  la  prin- 
cesse Dahut.  Une  digue  gigantesque,  dont  on 
ouvrait  les  portes  seulement  aux  heures  du 
reflux,  protégeait  la  cité  d’Ys  contre  les  eaux  mon- 
tantes. 

Par  la  volonté  de  Dahut,  on  construisit  sur  un 
rocher  le  palais  du  roi  Gradlon  ; et  ce  palais 
superbe  dominait  le  pays  et  la  mer. 

Dahut,  de  là,  regardait  venir  les  tempêtes. 

Souvent,  par  les  nuits  noires,  dans  la  mer 
déchaînée,  des  navires  se  brisaient  au  loin  sur 
des  écueils,  ou  s’abîmaient,  engloutis  par  les 
vagues  géantes.  — Le  lendemain,  le  peuple  d’Ys, 
sur  la  rive,  se  disputait  les  épaves...  P arfois 
Dahut,  tout  à coup,  descendait  parmi  la  foule  et 
faisait  elle-même  le  partage...  Alors,  quand 
une  femme  regardait  les  nombreuses  dépouilles 
avec  tristesse,  en  murmurant  une  plainte  pour  les 
malheureux  qui  avaient  péri  : 

— Tais-toi  ! criait  Dahut.  Oublies-tu  à qui 
nous  devons  ce  butin  ? Il  faut  chanter  la  g loire 
de  l’Océan,  mon  maître  !... 

Et  personne  n’osait  lui  répondre. 

D’ailleurs,  le  peuple  d’Ys  adorait  ce  dieu  qui 
faisait  la  ville  plus  riche,  et  les  bardes  Finvo- 
quaient  dans  leur  langue  sonore. 

Mais  bientôt  ce  ne  fut  pas  assez  pour  Dahut.  Il 
n’y  a pas  chaque  jour  des  naufrages.  — Alors,  la 
cruelle  princesse,  sur  la  pointe  extrême  du  roc, 
se  prit  à fasciner  de  ses  yeux  magiques  les 
pêcheurs  de  son  propre  pays.  Elle  se  tenait  là, 
guettant  les  barques  par  les  mers  mauvaises, 
regardant  fixement  le  pilote...  Et  chaque  fois,  le 
pauvre  homme,  attiré  malgré  lui  par  la  volonté 
ardente  de  l’enchanteresse,  venait  plus  près,  plus 
près  encore.  Les  yeux  de  Dahut  avaient  le  même 
pouvoir  que  la  voix  des  antiques  sirènes,  et  dans 
son  cœur  brûlait  le  même  affreux  désir.  — La 
barque  approchait,  — touchait  le  roc,  — et 
s’abîmait  dans  les  (lots. 

— Encore  un  ! criait  Dahut,  sauvagement. 

Et  elle  éclatait  de  son  rire  cruel. 

II 

Cependant  une  grande  rumeur  était  dans  la 
ville. 

Des  habitants,  de  loin,  avaient  vu  parfois  les 


152 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


barques  disparaître  si  étrangement;  ils  avaient  [ 
vu  aussi  la  princesse  Dahut  sur  le  rocher,  et  ils 
l’avaient  entendue  rire. 

Alors,  ils  racontèrent  le  sortilège  dont  ils 
avaient  été  témoins,  et  tout  le  peuple  résolut  de 
mettre  fin  au  maléfice  effrayant  qui  pesait  sur 
lui. 

Un  soir  d’automne,  par  un  vent  de  tempête,  une 
troupe  nombreuse  s’avança  lentement,  montant 
vers  le  palais.  Beaucoup  d’hommes  étaient  armés 
dépiqués  ou  de  massues;  les  laboureurs  portaient 
leurs  fourches,  et  les  pêcheurs  tenaient  leurs 
rames,  — et  tous  étaient  les  sujets  du  roi  Gradlon, 
les  habitants  de  la  cité  maudite. 

Dahut,  par  la  baie  ouverte  de  la  grande  salle, 
les  vit  venir  : 

— Qu’est-ce  que  cela?  pensa-t-elle.  D’où  nous 
viennent  ces  messagers  ? 

Ils  approchaient.  Alors  la  princesse  les  reconnut 
et  vit  qu’ils  brandissaient  des  armes. 

Et  quand  ils  furent  au  pied  du  palais,  du  côté 
de  la  lande  grise,  une  clameur  s’éleva  menaçante  : 

— Notre  roi,  notre  roi,  chasse  loin  de  toi  la 
princesse  Dahut.  Elle  est  cause  de  tout  notre 
mal.  Sauve-nous,  Gradlon,  sauve-nous!... 

Et  quelques  voix,  — celles  des  frères,  des  fils  de 
ceux  qui  avaient  péri,  — hurlèrent  : 

— A mort  Dahut,  la  sorcière  !...  Elle  n’a  pas  eu 
pitié  de  nous...  A mort  Dahut  ! à mort  ! 

La  princesse  s’était  dressée,  violemment.  Une 
immense  fureur  emplissait  son  cœur  méchant. 

— ■ Les  bandits!  cria-t-elle  d’une  voix  rauque. 
Us  paieront  leur  audace,  chèrement  ! 

A ce  moment,  des  pierres  furent  lancées  contre 
les  murs  du  palais. 

Dahut  tordit  ses  bras  avec  rage. 

Mais  soudain,  dans  ses  yeux,  passa  une  lueur 
de  férocité;...  elle  tenait  sa  vengeance,  enfin! 

Et  Dahut  se  jeta  à travers  la  baie  ouverte,  et 
descendit  en  courant  le  sentier  raide  du  rocher. 
En  bas  étaient  les  portes  de  la  digue. 

Dahut  respira  un  moment.  Puis,  courant  à 
l’énorme  barre  de  fer,  elle  essaya  de  la  faire  glis- 
ser dans  les  anneaux. 

11  fallait  deux  hommes  d’ordinaire  pour  tirer  la 
lourde  niasse.  Mais  la  rage  décuplait  sa  force. 
Ses  doigts  étaient  déchirés,  mais  elle  ne  sentait 
pas  ses  blessures  dans  l'impitoyable  ardeur  qui 
la  soulevait. 

La  barre  céda,  glissant  avec  lenteur... 

Derrière  les  portes,  l’Océan  grondait  avec  fureur. 

La  princesse  s’arrêta,  n’écartant  pas  la  barre 
tout  à fait.  Elle  voulait  laisser  aux  flots  un  dernier 
obstacle  à briser  et  se  donner  ainsi  le  temps  de 
fuir. 

Elle  atteignait  à peine  la  plate-forme,  que  les 
portes  cédèrent  dans  un  fracas  épouvantable. 

Par  l’ouverture  il  parut  que  toute  la  mer  s’en- 
gouffra. Le  flot  montait,  gagnant  du  terrain, 
submergeant  les  rues,  puis  la  ville.  Et,  à l’horrible 
bruit  des  eaux  et  de  l’ouragan  se  mêlèrent  encore 


des  cris  effroyables  de  terreur  et  de  désespoir. 

Dans  le  palais,  Dahut  courait  vers  Gradlon. 

— Mon  père  ! mon  père  ! La  digue  est  rompue, 
— l’Océan  rompt  la  digue  ! 

Le  roi,  pâle,  et  retrouvant  tout  à coup  sa  force, 
dans  le  malheur,  sortit,  entraînant  sa  fille.  Il  sauta 
sur  son  cheval,  le  fidèle  Morvark,  et  Dahut  se  mit 
en  croupe  derrière  lui. 

Alors  commença  une  course  fantastique. 

Morvark,  portant  son  maître  et  la  princesse, 
bondissait  sur  la  grève;  derrière  eux  courait 
l’Océan. 

Le  flot  montait  toujours  ; les  sabots  de  Morvark 
faisaient  jaillir  l’écume,  les  vagues  léchaient  le 
bord  de  la  robe  de  Dahut. 

La  princesse  se  cramponnait  à son  père.  Le 
danger,  de  plus  en  plus,  devenait  grand. 

L’héroïque  coursier,  frémissant,  perdait  ses 
forces. 

Devant  eux,  enfin,  le  promontoire  qui  sur- 
plombe la  baie  de  Plogoff.  Dans  la  nuit  tombante, 
ils  pouvaient  distinguer  des  formes  humaines.  Là 
s’étaient  réfugiés  les  habitants  d’Ys  échappés  au 
désastre.  Un  dernier  élan  de  Morvark,  et  tous  deux 
sont  sauvés.  — L’intrépide  animal  tente  le  su- 
prême effort. 

A cet  instant,  une  voix  en  arrière  crie  au  roi 
Gradlon  : 

— Lâche  le  démon  qui  te  tient! 

C'est  la  voix  de  saint  Gwénolé. 

Dahut  a compris  : — Sauve-moi,  père,  sauve- 
moi  !...  Ne  suis-jepas  ta  fille?... 

Et  elle  essaie  de  cacher  sa  tête  dans  le  manteau 
de  Gradlon. 

— Lâche  le  démon  qui  te  tient  !... 

Le  roi  se  penche... 

— Regarde  ! crie-t-il  à Dahut. 

Et  sous  ses  yeux,  la  princesse,  dans  chaque  va- 
gue déferlante,  reconnaît  les  corps  de  ceux  qu'elle 
a fait  mourir.  La  mer  les  rejette  un  à un  devant 
elle. 

Alors  les  yeux  de  Dahut  sous  l’horreur  de  la 
vision  se  ferment,  ses  membres  se  raidissent,  et 
ses  mains  glacées  s’entr  ouvrent... 

Et  tandis  que  Morvark  enfin  s’élance  par-dessus 
les  vagues,  Dahut  tombe  et  roule  dans  l’abîme. 
Aussitôt  la  tempête  se  tait,  le  flot  noir  se  calme. 
L’Océan  a repris  sa  proie. 

Sombre  et  désespéré,  le  roi,  sur  l’autre  bord, 
regarde  toujours  le  gouffre  où  sa  fille  a disparu. 

Les  sujets  de  Gradlon  l’entraînèrent.  11  vécut 
encore  quelques  années  dans  l’ancien  palais  de 
Quimper,  mais  ne  se  consola  jamais  de  la  mort 
de  Dahut. 

C’est  encore  aujourd’hui  une  croyance  en  Bre- 
tagne, lorsque  parfois  des  vibrations  métalliques 
semblent  courir  sur  l’Océan,  que  c’est  le  son  des 
cloches  d’Ys  qui  passe,  montant  de  la  ville 
engloutie. 

Jean  HELLÉ. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


153 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Que  d'expositions  artistiques  particulières,  tandis 
que  le  jury  d’admission  termine  ses  opérations  pour 
les  grands  palais  des  Champs-Elysées  !...  Et,  à ce 
propos,  tout  d'ahord,  on  conte,  dans  les  ateliers,  une 
amusante  et  malicieuse  histoire.  On  sait  que  les  jurés 
ont  droit  chacun  à l’accrochage  de  huit  toiles,  sans 
que  celles-ci  soient  soumises  à l’examen.  Or,  il  parait 
qu’un  employé  négligent  fit  passer  devant  ce  grand 
aréopage  une  soixantaine  de  toiles  qu’il  croyait  être 
des  œuvres  du  « premier  venu  ».  Le  jury,  distrait, 
pressé,  les  refusa  net  toutes.  A la  soixantième,  un 
des  jurés  poussa  un  cri.  Il  venait  de  reconnaître  un 
de  ses  propres  tableaux!  Fureur...  Enquête  rapide. 
L’erreur  fut  reconnue  et  l’employé  reçut  une  verte 
semonce  : il  avait  confondu  des  chefs-d’œuvre  avec 
le  vulgaire  ! L'aventure  fait  la  joie  du  Tout-Paris  jeune 
qui  manie  le  pinceau.  Elle  n’est  peut-être  pas  très 
authentique,  ni  même  très  vraisemblable,  mais  elle 
reflète  bien  l'état  d’esprit  presque  général  dans  la 
corporation,  où  on  s’est  montré  fort  mécontent  de  la 
grosse  part  du  lion  que  se  sont  réservée  les  maîtres... 

En  attendant  ces  merveilles,  voici  au  moins  trois 
petites  galeries  qu’il  faut  avoir  visitées  pour  se  tenir 
à peu  près  « dans  le  mouvement  » : celle  des  Alfred 
Stevens,  au  quai  d’Orsay  ; celle  de  l’Epatant  ; celle 
des  Orientalistes,  chez  Durand-Ruel. 

L’exposition  d’Alfred  Stevens  offre  cette  particularité 
de  constituer,  en  même  temps  qu’une  ressource  de 
vieillesse  pour  un  artiste  que  la  fortune  n'a  pas  suivi 
jusqu’au  bout,  un  hommage  public  à lui  rendu,  de 
son  vivant,  par  ses  confrères  et  par  des  amateurs. 
Les  artistes  s’associent  volontiers,  pour  ces  manifesta- 
tions exceptionnelles,  aux  gens  du  monde  qui  appor- 
tent au  comité  d’organisation  les  richesses  de  leurs 
collections  et  le  précieux  appui  de  leurs  relations.  La 
presse  emboîte  aussitôt  le  pas.  Aujourd’hui,  c’est 
Mme  la  comtesse  de  Greffulhe,  puis  MM.  Jean  Béraud, 
Boll,  Carolus-Duran,  etc.,  qui  ont  pris  l’initiative  de 
cette  exposition  Stevens  ; ils  y ont  réussi  : le  public 
afflue.  Alfred  Stevens  mérite  une  partie  de  cette  grande 
faveur.  Son  œuvre,  réunie  dans  ces  salons  du  quai 
Malaquais  (local  dépendant  de  l’École  des  Beaux-Arts) 
le  montre  comme  un  des  peintres  qui  ont  le  mieux, 
le  plus  diversement  rendu  les  élégances  féminines,  si 
variables.  Il  a produit,  surtout  de  1860  à 1875,  une  série 
de  portraits  de  femmes,  de  silhouettes  féminines  qui  ont 
une  vigueur  un  peu  sèche,  mais  impressionnante.  Sa 
seconde  manière,  moderne,  est  moins  personnelle, 
mais  vingt  de  ses  toiles,  exposées  là,  subiraient  à 
maintenir  son  nom  parmi  les  premiers  de  notre 
époque  si  féconde.  Les  visiteurs  que  ne  préoccupe 
point  trop  la  critique  d’art  proprement  dite,  noteront 
avec  un  sourire  le  rôle  joué  dans  les  toilettes  de  nos 
grand’rnèreset  mères  parlechâle  de  l’Inde,  aujourd’hui 
disparu.  Alfred  Stevens  est  le  peintre  des  châles, 
disent  de  méchants  rapins. 

A l’Epatant  (cercle  de  la  rue  Boissy-d’Anglas)  on  ne 
trouvera  pas  beaucoup  plus  de  grandes  toiles  qu’au 
Volney.  Des  « cartes  de  visite  »,  encore  : de  M.  Bou- 
guereau,  une  Vierge  et  Enfant  Jésus;  de  M.  Cazin,  une 
Nuit  de  juin  ; de  MM.  Billot  te,  Nozal,  Pierre  Lagarde, 
L-E.  Bouehor,  A.  de  Clermont,  Béalier-Dumas,  Friant, 
des  paysages,...  puis  plusieurs  de  ces  portraits  de 


grand  style  qui  rendent  les  expositions  des  cercles 
encore  attrayantes  : un  portrait  d’homme  par  M.  Ca- 
rolus-Duran; un  portrait  de  M.  Détaillé,  en  acadé- 
micien, par  Aimé  Morot  ; les  portraits  de  ses  fils, 
par  Benjamin  Constant;  le  portrait  de  M.  Melchior  de 
Vogüé,  par  M.  Donnai  ; un  portrait  de  vieille  dame 
par  M.  Cormon,  et  d’autres  encore  de  MM.  Wauters 
'la  comtesse  de  Galliffet  et  son  fils),  Jean  Béraud, 
Dannat,G.Dubufe,  etc., autant  d’occasions  de  « recon- 
naître » et  d’admirer. 

Aux  Orientalistes,  — qui  sontau  nombred’une  tren- 
taine, — il  y a en  vérité  peu  de  « peinture»  d’Orient  : 
les  toiles  de  MM.  Dinet,  Cottet,  les  silhouettes  de 
spahis  de  M.  Lunois;  une  jolie  femme  arabe  de 
M.  Paul  Leroy...  Ce  genre  serait-il  en  décroissance? 
Par  contre,  on  a eu  l’excellente  idée  d’associer  à ces 
quelques  peintres  des  dessinateurs,  de  ces  courageux 
artistes  qui  parcourent  le  monde  entier,  avec  le 
crayon  ou  le  pastel  en  main,  et  qui  nous  révèlent 
l’Indo-Chine,  l’Abyssinie,  le  Congo,  — terres  où  s'en- 
vole notre  imagination,  — en  des  notes  précises  et 
savoureuses.  Ce  sont  MM.  Morand,  pour  l’Indo-Chine, 
Paul  Buffet  pour  le  pays  de  Ménélick,  Chudan  pour 
le  Sahara,  Maurice  Potter  pour  le  haut  Nil...  A ce 
dernier  est  dû  un  souvenir  particulièrement  ému. 
Maurice  Potter  accompagna  M.  Bonvalot  dans  ses  ex- 
plorations, puis  il  fit  partie  d’une  expédition  française 
sur  le  haut  Nil  et  fut  assassiné,  au  retour,  par  un 
nègre.  Il  avait  beaucoup  dotaient.  Ses  impressions  de 
voyages  ont  un  caractère  de  vérité  saisissant.  Le 
développement  ainsi  donné  à l’exposition,  devenue 
trop  restreinte,  des  Orientalistes,  est  fort  heureux. 

Dans  le  monde  des  lettres,  une  double  élection 
académique  : celles  de  MM.  Émile  Faguet  et  Paul 
Hervieu,  très  disputées,  mais  favorablement  accueillies 
dans  Paris.  Les  deux  élus  sont  deux  vrais  gens  de 
lettres . M.  Paul  Ilervieu,  fréquentant  surtout  le  monde 
diplomatique  (il  a débuté  au  quai  d’Orsay),  est  moins 
familier  aux  foules,  en  dépit  du  succès  de  ses  romans: 
Diogène  le  Chien,  l'Alpe  homicide,  et  de  ses  pièces  : les 
Tenailles,  la  Loi  de  l'Homme ; mais  M.  Émile  Faguet  est 
cher  aux  étudiants  qui  suivent  son  cours  de  poésie 
en  Sorbonne,  aux  érudits  qui  prisent  fort  ses  études 
de  philosophie,  d’histoire  littéraire,  aux  lecteurs  de 
journaux  qui  suivent  ses  chroniques  du  Gaulois  ou 
son  feuilleton  dramatique  des  Débats,  ce  journal, 
a-t-on  dit,  don  Lie  rez-de-chaussée  a une  porte  en  face 
du  pont  des  Arts.  C’est  grand  plaisir  quand,  de  cette 
porte,  on  voit  en  effet  sortir,  pour  entrer  sous  la 
Coupole,  des  écrivains  aussi  verveux  et  des  collabo- 
rateurs aussi  aimables  qu’est  M.  Faguet. 

Paul  BLUYSEN. 

théâtre 

LA  MUSIQUE 

Les  grands  oratorios  à l’église  Saint-Eustache.  — 

Le  Requiem  de  Berlioz  et  la  Itesurrectio  morfuorum 
de  Gounod. 

Envoyé  par  son  père,  en  1821,  pour  suivre  à Paris 
les  cours  de  la  Faculté  de  médecine,  Hector  Berlioz 
ne  tarda  pas  à faire  l’école  buissonnière  pour  aller, 


154 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


en  dépit  du  vouloir  paternel,  s’asseoir  sur  les  bancs 
du  Conservatoire  de  musique. 

Dès  son  arrivée  dans  la  capitale,  un  heureux  hasard 
l’avait  mis  en  présence  du  célèbre  auteur  des  Bardes  : 
Le  Sueur.  Une  grande  sympathie  s’établit  bientôt 
entre  le  maître  et  son  élève.  Berlioz  gagna  à son  école 
le  goût  de  la  mise  en  scène  et  la  recherche  des  effets 
grandioses  obtenus  à l’aide  des  masses  vocales  et 
instrumentales,  comme  aussi  un  irrésistible  penchant 
pour  les  légendes  explicatives  et  pour  l’application 
des  intentions  littéraires  à la  musique. 

Sous  l’influence  d’un  professeur  dont  les  oratorios 
et  les  messes  solennelles  eurent  un  si  grand  reten- 
tissement, à quoi  Berlioz  devait-il  songer,  sinon  à 
écrire  une  messe?  — C’est  précisément  ce  qu’il  fit,  et 
cette  messe,  où  il  essuya  une  défaite  cruelle,  devint 
néanmoins  le  germe  fécond  d’où  devait  sortir  plus 
tard  le  chef-d’œuvre  dont  M.  Eugène  d’Harcourt,  avec 
la  perfection  qui  lui  est  coutumière,  nous  a donné 
l’audition. 

Le  Requiem  de  Berlioz  est  trop  connu  pour  qu’il  me 
semble  opportun  d'en  donner  ici  une  minutieuse 
analyse.  Et,  d’ailleurs,  ne  faudrait-il  pas  un  volume 
pour  mettre  en  relief  les  pages  magistrales  de  cet 
ouvrage  si  riche  en  beautés  symphoniques  et  si  émou- 
vant dans  sa  dramatique  sincérité  ? 

Qu’il  nous  suffise  de  dire  que  le  Tuba  mirum , 

exprimé  par  quatre  orchestres  de  trombones,  trom- 
pettes et  tubas  ébranlant  successivement  les  échos  de 
leurs  sonorités  stridentes,  et  par  les  roulements 
sinistres  des  timbales  « en  accord  »,  ont  laissé  le 
public  sous  le  coup  d'une  émotion  inoubliable,  d’une 
sorte  de  mystérieuse  angoisse  que  la  partie  finale  de 
ce  religieux  concert,  la  Resurrectio  mortuorum  de 
Gounod,  a dissipée,  grâce  surtout  au  suave  et  mys- 
tique interlude  qui  en  sépare  les  deux  strophes  : Cum 

autem  venit et  : Sedenti  in  throno 

L’exécution  de  ces  œuvres  a été  irréprochable. 

11  est  seulement  regrettable  que  la  trop  grande 
sonorité  de  l’église  Saint-Eustache  engendre  une 
certaine  confusion  dans  le  tutti  du  grand  orgue,  de 
l’orchestre  et  des  voix.  On  n’y  pourrait  remédier 
qu’en  augmentant  notablement  la  masse  chorale. 
Que  M.  d’Harcourt  en  prenne  bonne  note,  et  il  aura 
mis  au  point  l’œuvre  d’éclectisme  qu’il  a si  vaillam- 
ment et  si  intelligemment  entreprise. 


Théâtre  des  Bouffes-Parisiens. 

La  Belle  au  bois  dormant,  opéra-comique  en  trois 
actes  et  huit  tableaux , de  MM.  A.  Vanloo  et  G.  Duval, 
musique  de  M.  Ch.  Lecocq. 

Le  mignon  théâtre  du  passage  Choiseul  vient  de 
nous  donner  avec  un  grand  luxe  de  mise  en  scène  un 
charmant  conte  de  fées  brodé  sur  l’histoire  légen- 
daire de  la  « Belle  au  bois  dormant  ». 

Sur  l’intéressant  livret  de  MM.  Vanloo  et  Duval, 
M.  Charles  Lecocq  a écrit  une  jolie  partition,  digne  en 
tous  points  de  figurer  à côté  de  ses  sœurs  aînées  : 
la  Petite  Mariée,  la  Fille  de  Madame  Angot,  la  Marjo- 
laine, le  Jour  et  la  Nuit,  etc... 

Très  bonne  interprétation  avec,  en  première  ligne, 
Mme  Tariol-Baugé,  une  gracieuse  et  fort  habile  canta- 
trice, puis  Mlles  Laporte,  Dziri  et  de  Ilally,  char- 


mantes toutes  les  trois  dans  leurs  rôles.  Avec  elles, 
MM.  Jean  Périer,  Begnard,  M.  Lamy,  Poudrier  et 
Brunais  se  sont  fait  justement  applaudir. 

Ém.  FOUQUET. 

bES  JMOUVEAUX  /teADÉMICIENS 

ÉMILE  FAGUET 

C’est  principalement  dans  ses  études  sur  le  seizième 
siècle  et  sur  le  dix-huitième,  et  dans  Politiques  et 
Moralistes  du  dix-neuvième  siècle,  qu’il  le  faut  consi- 
dérer. 

Sa  marque,  comme  critique,  c’est  d’être,  avant  tout 
et  presque  uniquement,  préoccupé  et  amoureux  des 
idées  ; d’être  un  pur  « cérébral  »,  un  pur  « intellec- 
tuel »,  dirais-je,  si  ces  mots  étaient  mieux  faits  et  si 
un  mauvais  usage  n’en  avait  corrompu  et  obscurci  le 
sens. 

D’autres  critiques  racontent  leur  propre  sensibilité 
à l’occasion  des  œuvres  qu’ils  analysent.  D’autres  sont 
de  bons  biographes  ou  de  bons  peintres  de  caractères. 
Émile  Faguet  est,  éminemment,  un  descripteur 
d'intelligences. 

Tel  autre,  dessinant  à grands  traits  impérieux 
l’histoire  des  idées  ou  l’histoire  des  formes  littéraires, 
semble  toujours  écrire  contre  quelqu’un  ou  quelque 
chose  et,  même  avant  d’être  moraliste,  est  invincible- 
ment orateur  et  « dialecticien  ».  Faguet  est  un 
« logicien  »,  et  de  quelle  puissance  ! 

Ses  reconstructions  de  systèmes,  religieux,  philoso- 
phiques, politiques,  sociologiques,  sont  merveilleuses 
d’ampleur,  d’harmonie,  de  précision,  de  juste  emboî- 
tement de  toutes  leurs  parties.  Du  cerveau  de  Faguet, 
Calvin,  Buffon,  Montesquieu,  Joseph  de  Maistre, 
Proudhon,  Auguste  Comte  sortent  plus  lumineux, 
plus  liés,  plus  consistants,  plus  complets,  plus  forts. 

Sa  probité  intellectuelle  est  des  plus  irréprochables 
qu’on  ait  vues.  C’est  elle  qui  lui  a conseillé  de  s’en 
tenir  presque  toujours  à des  monographies  d’esprits. 
11  lui  eût  été  facile  de  produire,  lui  aussi,  des  systèmes  ; 
d’expliquer,  par  exemple,  tout  le  développement 
d’une  littérature  par  deux  ou  trois  idées  direclrices,  et 
de  l’enfermer  de  gré  ou  de  force  (et  si  c’est  de  force, 
c’est  plus  beau)  dans  le  cadre  ingénieusement  con- 
traignant d’une  histoire  philosophique.  Mais  il  y voit 
trop  d’arbitraire  et  trop  d'hypothèse.  C’est  un  diver- 
tissement  qu’il  ne  s’est  plus  permis  depuis  Drame 
ancien,  Drame  moderne,  œuvre  de  jeunesse.  Les  aper- 
çus systématiques  sur  une  époque,  il  les  relègue 
honnêtement  dans  ses  préfaces. 

Il  s'en  dédommage  en  construisant  dans  l’avenir. 
(Avez-vous  lu  cette  étonnante  étude  : Ce  que  sera  le 
vingtième  siècle  ?)  Et,  en  effet,  ce  n’est  que  le  futur 
qu’on  peut  « systématiser  » sans  violenter  le  vrai. 

Cette  probité  parait  dans  son  style  si  exact,  si  concis 
si  étroitement  appliqué  sur  les  idées,  d’une  clarté 
extraordinaire  dans  la  plus  vigoureuse  subtilité,  dédai- 
gneux de  la  musique,  dédaigneux  de  la  couleur,  et 
vivant  (mais  avec  intensité)  du  seul  mouvement  de  la 
pensée. 

Faguet  est  le  critique  le  plus  austèrement  « objec- 
tif » que  je  sache  (et  c’est  cela  peut-être  qui  rend 
austère  aussi  la  définition  que  je  tente  de  son  talent). 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


155 


Nul  ne  tient  sa  personne  plus  strictement  absente  de 
sès  ouvrages.  Nul  n’est  plus  exempt  départi  pris,  de 
passion,  d’intolérance,  de  snobisme,  de  cabotinage,  ni 
moins  possédé  (dans  ses  grandes  études)  par  le  désir 
de  plaire. 

Mais,  comme  il  arrive,  l’homme  en  lui  se  laisse 
deviner  par  tout  ce  que  l’écrivain  se  refuse.  Liberté 
fière,  ignorance  de  toute  intrigue,  nulle  vanité,  sim- 
plicité de  mœurs,  humeur  un  peu  farouche,  bien- 
veillance de  pessimiste  pour  les  personnes...  je  ne  dis 
point  que  ces  vertus  ou  ces  dispositions  sont  impli- 
quées par  son  scrupuleux  objectivisme  critique  ; mais 
quand  on  connaît  qu’il  les  a en  effet,  le  souvenir  de 
ses  livres  fait  qu’on  n’en  est  point  étonné,  et  que  l’on 
s’y  attendait. 

Je  n’oserais  dire  qu’il  ait  toujours  entièrement 
senti,  à mon  gré,  les  poètes,  les  romanciers,  les  dra- 
matistes.  Mais,  comme  critique  des  « penseurs  »,  il 
me  parait  le  critique  idéal.  Il  donne  l’impression  d’être 
égal,  et  quelquefois  supérieur,  à ceux  qu'il  définit.  — 
11  ne  lui  manque  qu'un  peu  de  sensibilité,  un  peu  de 
tendresse,  un  peu  de  paresse,  un  peu  de  sensualité  : 
ce  qui  signifie  simplement  que  sa  complexion  intel- 
lectuelle est  des  plus  nettes,  des  plus  accusées,  et 
qu’il  « remplit  tout  son  type  ». 

Je  vois  en  lui  une  des  pensées  par  qui  les  choses 
sont  le  plus  profondément  comprises  et  le  moins 
déformées  ; une  pensée  calme,  incroyablement  lucide, 
d’une  pénétration  sereine,  bref,  un  des  cerveaux 
supérieurs  de  ce  temps.  Et  tant  pis  pour  ceux  qui  ne 
s’en  doutent  pas  ! 

Jules  LEMAITRE. 


PAUL  HERVIEU 

11  est  assez  rare,  de  notre  temps,  qu’un  homme  de 
lettres  débute  d’emblée  par  la  littérature.  C’est  peu  à 
peu  qu’il  cède  à sa  vocation,  après  des  tentatives  plus 
ou  moins  longues  pour  se  créer  une  carrière  par 
d'autres  moyens.  11  entre  dans  une  administration 
publique  et  tâte  de  cette  vie  de  bureau  à laquelle  tant 
de  jeunes  Français  bornent  leur  existence.  Il  est  pro- 
fesseur comme  M.  Paul  Bourget,  ingénieur  comme 
M.  Marcel  Prévost.  Lorsque  le  futur  littérateur  est 
vraiment  doué,  cet  apprentissage  peut  lui  être  salu- 
taire. De  sa  vie  au  quartier  Latin  et  dans  les  institu- 
tions libres  M.  Bourget  a conservé  un  fonds  d’études 
et  d’observations  qui  lui  ont  permis  d’écrire  le  Disciple 
et  lui  ont  fourni  quelques-uns  de  ses  meilleurs  types 
épisodiques,  comme  le  répétiteur  Fresneau.  J’ai  déjà 
dit  ce  que  M.  Prévost  me  semblait  devoir  à l’Ecole 
polytechnique  et  à la  vie  de  province.  Pour  M.  Iler- 
vieu,  il  est  facile  de  retrouver  dans  ses  livres  une 
suite  de  passages  et  d’expériences  à travers  lesquels 
se  dégagent  peu  à peu  ses  tendances  et  son  originalité. 

Des  études  classiques  il  avait  conservé  ce  goût  de  la 
vérité  sobre  et  de  la  raison  lucide  qui  est  le  meilleur 
de  l’esprit  grec,  et,  dans  l’exercice  de  la  raison 
altique,  il  avait  surtout  appris  le  maniement  de 
l’ironie.  Diogène  le  Chien,  son  livre  de  début,  n’est  pas 
un  de  ces  pastiches  jadis  en  faveur  dans  les  classes  de 
rhétorique,  qui  préparaient  les  lauréats  du  concours 
général:  c est  1 adaptation  d’un  tour d’espritpersonnel 
à une  de  ces  histoires  riches  d’anecdotes,  pleines  de 
faits  précis  et  significatifs,  où  les  Grecs  mettaient  leur 
science  de  la  vie  et  leur  sagesse  pratique.  Dans 


l’énorme  part  d’imitation  que  la  littérature  française 
doit  à l’antiquité,  je  n’hésite  pas  à mettre  en  place  de 
choix  ce  court  récit,  où  l’intelligence  de  l’esprit  grec 
se  marque  par  une  sobre  et  fine  plénitude. 

Le  lettré  capable  d’écrire  de  la  sorte,  en  souvenir  de 
Lucien,  entraitdansun  bureau  des  Affaires  étrangères 
et  menait  la  vie  de  paperasserie  vide,  de  cancans 
intimes  et  de  morgue  extérieure  qui  est  le  fond  de  la 
« carrière  »,  comme  de  toutes  les  administrations 
françaises  dans  les  années  de  début.  La  bonne  opinion 
qu’un  attaché  du  quai  d’Orsay  a de  lui-même  et 
s’efforce  d’inspirer  à autrui  n’empèchait  pas  l’obser- 
vateur et  l'ironiste  qu’était  déjà  M.  Hervieu,  de 
s’avouer  le  néant  d’une  telle  existence,  et  il  y prépa- 
rait l’étude  légère  et  pénétrante  d’un  bureau  et  de 
son  personnel  de  scribes  diplomatiques  qu’il  a inti- 
tulée : Aux  Affaires  étrangères.  Mais,  si  l’apprenti 
diplomate  doit  se  borner  à classer  des  documents 
sans  portée  et  à copier  des  dépêches  sans  mystère,  il 
peut  du  moins,  par  relations  et  conversations,  appro- 
cher ses  anciens  et  apprendre  d’eux  ce  que  la  vie  à 
l’étranger  offre  de  particulier.  M.  Hervieu  préparait 
de  la  sorte  le  cadre  de  sa  comédie,  les  Paroles  restent, 
maladroite  dans  l’ensemble,  mais  vigoureuse,  avec 
des  parties  de  premier  ordre.  Vers  le  même  temps, 
son  premier  contact  avec  le  monde  était  marqué  par 
T Histoire  d'un  duel,  où  il  se  montrait  aussi  peu  dupe 
des  faux  semblants  et  des  conventions  sur  lesquels 
repose  l’honneur  mondain  que  du  prestige  de  la 
« carrière  ».  En  même  temps  aussi,  il  poursuivait  une 
série  d’études  travaillées  et  concises,  la  Bêtise  pari- 
sienne, où  il  montrait  les  ficelles  de  la  comédie  poli- 
tique et  de  la  vie  du  boulevard. 

11  semble  que  ces  premiers  objets  d’étude,  fournis 
par  son  milieu  immédiat  ou  prochain,  n’aient  pas 
d’abord  suffi  à M.  Hervieu.  Rien  de  [dus  différent,  en 
effet,  qu’un  autre  recueil,  l'Alpe  homicide,  qui  doit 
être  du  même  temps  et  représenter  son  observation 
durant  les  mois  d’été  et  de  voyage,  tandis  que  ses 
précédents  livres  étaient  le  résultat  de  ses  hivers 
parisiens.  Las  de  la  vie  factice  qu’il  menait  dans  son 
bureau  et  sur  le  boulevard,  il  se  reposait  dans  la 
montagne  et  se  rapprochait  de  la  nature.  Il  recueillait 
des  impressions  personnelles  et  fortes  ; il  observait  des 
existences  simples  et  notait  des  faits  typiques.  Il 
n'avait  pas  renoncé  à l’ironie,  qui  était  au  fond  de  sa 
nature,  mais  il  laissait  voir,  par  des  réflexions  dis- 
crètement semées  au  cours  de  son  récit,  qu’il  était 
capable  de  s’émouvoir  ou  même  de  s’attendrir,  et  que 
la  pitié  veillait  au  fond  de  son  cœur,  avec  l’amour  du 
vrai,  la  haine  du  factice,  le  mépris  des  hypocrisies, 
des  vaines  apparences,  des  prétentions  effrontées  ou 
sournoises,  des  attitudes  voulues  et  de  toutes  les 
formes  du  snobisme,  c’est-à-dire  de  1 esprit  d imita- 
tion et  d’insincérilé. 

Déjà  il  avait  écrit,  dans  Aux  Affaires  étrangères,  en 
analysant  l’âme  d’un  pauvre  sot,  qui  n’agissait  et  ne 
pensait  que  par  genre,  jusqu’au  jour  où  une  crise  de 
sentimenL  le  secouait  jusqu’au  fond  de  l’être.:  « Les 
phénomènes  de  la  vie,  débarrassés  de  toute  morgue 
et  de  manœuvres  conventionnelles,  venaient  de  se 
dévoiler  à lui  sous  un  aspect  précédemment  inconnu, 
à travers  la  lucidité  d’un  bonheur  délirant.  11  compre- 
nait enfin  comment  les  choses  dont  il  n’avait  jamais  vu 
que  la  surface  d’étiquette  et  de  cérémonie  marchent 
là-dessous,  de  toute  éternité,  dans  la  beauté  de  leur 
pas  tranquille.  » 


150 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Cependant,  deux  récits  d’un  tout  autre  caractère 
pouvaient  faire  craindre  une  déviation  de  ce  talent. 
M.  Iiervieu  écrivait  les  Yeux  vert s et  les  Yeux  bleus. 
puis  l'Inconnu.  C’était  l’étude  de  deux  cas  de  folie. 
Nombre  d’expériences  ont  prouvé  que  la  folie  ne  sera 
jamais  matière  à littérature,  car  la  folie  c’est  l’incohé- 
rence. et  la  littérature  c’est  la  logique.  Je  ne  sache 
pas  une  œuvre  qui  ait  duré  et  dont  un  fou  soit  le 
héros.  La  folie  ne  peut  être  qu’un  moyen  transitoire, 
comme  dans  Hamlet,  et  c’est  une  folie  feinte.  L’in- 
térêt du  drame  n’est  pas  dans  cette  folie;  on  peut 
même  trouver  que  les  parties  où  elle  s’exerce  sont 
plus  pénibles  qu’attachantes  et  que  leur  effet  n’est 
supportable  que  parce  qu’elles  ne  se  prolongent  pas. 
Néanmoins  M.  Iiervieu  s’attardait  à raconter  en 
détail  deux  histoires  de  folie.  Je  me  permets  de  dire 
que  les  Yeux  verts  et  les  Yeux  bleus  et  l'Inconnu  sont 
des  œuvres  manquées.  M.  Iiervieu  y a mis  tout  son 
talent,  sans  prévaloir  contre  les  nécessités  du  sujet. 
Heureusement,  un  effort  n’est  jamais  perdu  lorsqu’il 
y a conscience  et  sérieux.  C’est  ici  le  cas.  M.  Iiervieu 
poussait  vigoureusement  son  analyse  dans  cette  ma- 
tière ingrate  et  stérile.  Il  l’y  formait  par  l’exercice,  et 
cette  épreuve  lui  donnait  le  sentiment  de  ce  dont  ses 
facultés  seraient  capables  en  s’appliquant  plus  heu- 
reusement. Il  faut  que  l’attrait  des  troubles  de  l'intel- 
ligence et  de  la  sensibilité  soient  bien  forts  pour  lui, 
car,  après  Flirt,  où  il  avait  rencontré  le  succès  et 
trouvé  sa  vraie  voie,  il  mettra  quelque  chose  de  ce 
goût  dans  sa  bizarre  Exorcisée. 

Traversées  les  unes  par  les  autres,  abandonnées  et 
reprises,  ces  diverses  tentatives  avaient  formé  le 
talent  de  M.  Iiervieu  et  dégagé  les  traits  dominants 
de  sa  nature.  Dès  avant  Flirt  les  lecteurs  étaient  en 
présence  d’un  analyste  maître  de  lui,  jusque  dans  ses 
erreurs,  pénétrant  et  vigoureux,  même  lorsqu'il 
s’acharnait  sur  une  matière  infertile.  Cet  analyste 
était  moins  intellectuel  qu’observateur.  11  regardait 
attentivement  autour  de  lui  et  ne  travaillait  que  sur 
ce  qu'il  voyait.  Observation  et  explication,  spectacle 
de  la  vie  et  appréciation  personnelle,  il  les  soumettait 
à une  ironie  qui  avait  pour  mobile  le  sentiment  de 
la  misère  humaine,  l’amour  du  vrai  et  le  mépris  de  la 
vanité  sous  toutes  ses  formes,  surtout  les  moins  sin- 
cères et  les  plus  solennelles,  partant  les  plus  ridi- 
cules. 

De  cet  ensemble  résultait  une  nature  plus  portée  à 
l’étude  morale  qu’à  la  peinture  physique  et  s’expri- 
mant par  une  façon  d’écrire  où  dominaient  les 
formes  de  raisonnement,  les  contestations  de  faits 
extérieurs,  les  explications  de  pensées.  Même  dans 
l'Alpe  homicide,  où  la  beauté  de  la  montagne  se 
reflète  en  bien  des  pages,  la  description  tient  peu  de 
place.  La  nature  n’apparaît  que  pour  provoquer  et 
fortifier  l’impression  morale.  L’auteur  décrit  des  sen- 
timents ; il  ne  s’attarde  guère  à l’aspect  extérieur  des 
choses.  Et  comme  tous  les  analystes,  il  emploie  une 
forme  en  rapport  avec  ses  procédés  intellectuels;  de 
même  que  chez  eux,  cette  forme,  le  plus  souvent 
originale,  a ses  bizarreries;  elle  commence  par  dé- 
router, avant  de  découvrir  toute  sa  valeur.  A suivre 
une  pensée  au  fond  de  ses  replis,  on  risque  de 
paraître  tortueux  : pour  pénétrer  jusqu’à  la  cause 
dernière  d’un  sentiment,  on  fait  effort  ; pour  rendre 
les  résultats  de  cet  effort,  les  expressions  ordinaires 
et  la  limpidité  de  l’écriture  courante  ne  suffisent  pas. 
De  là,  des  tours  et  des  détours  dans  le  style  comme 


dans  l’observation,  des  façons  de  dire  bizarres,  des 
observations  qui  semblent  prétentieuses,  obscures  ou 
forcées.  Plus  souvent,  des  expressions  énergiques  et 
hardies.  Toujours,  une  impression  de  vigueur 
déployée,  une  marche  ferme,  un  air  de  volonté  et  de 
courage.  Dominant  le  tout,  qualités  et  défauts,  cette 
sobriété  concise  et  expressive  dont  M.  Iiervieu  avait 
fait  l’apprentissage  et  la  preuve  dans  son  premier 
livre. 

Ces  caractères,  indiqués  dès  le  début,  s’accentuaient 
à mesure  que  M.  Iiervieu,  plus  conscient  et  plus  maître 
de  lui-même,  affirmait  davantage  son  originalité. 
Voilà  pourquoi  on  lui  reproche  d’avoir  commencé 
par  un  naturel  relatif  et  continué  par  l’affectation. 
En  idéalité,  les  premiers  livres  de  M.  Iiervieu  con- 
tiennent en  germe  les  qualités  et  les  défauts  des  der- 
niers. 11  n’est  pas  parfait;  je  ne  crois  pas  qu’il  le 
devienne,  et  je  ne  le  lui  souhaite  pas.  Il  ne  fera 
jamais  rond  et  joli.  Prenons-le  tel  qu’il  est  et  suivons- 
le  où  il  va.  Si  parfois  il  agace  et  fatigue,  il  offre  beau- 
coup de  compensations.  Comme  les  grands  analystes 
ses  prédécesseurs,  Marivaux  et  Stendhal,  il  encourt  le 
reproche  de  tortillage  et  de  sécheresse;  comme  eux, 
dans  la  ferme  volonté  de  ne  pas  sacrifier  à la  banalité 
élégante  et  d’obéir,  comme  disaitl’auteur  de  Marianne 
et  du  Paysan  parvenu,  au  « geste  naturel  de  son 
esprit  »,  il  trouve  de  quoi  supporter  la  critique  et  ne 
faire  qu’à  son  gré. 

Désormais,  cette  volonté  allait  lui  être  aussi  néces- 
saire pour  s’en  tenir  au  fond  de  son  observation  qu'à 
la  forme  dont  il  la  revêt.  Car  voilà  plusieurs  ouvrages, 
coup  sur  coup,  où  il  traite  les  mêmes  sujets.  Tout 
porte  à croire  que  ces  sujets  sont  définitivement 
choisis.  Ils  consistent  à peindre  la  société  mondaine. 
Sorti  de  son  bureau  et  renonçant  « à la  carrière  »,  ne 
voyageant  plus  que  poup  son  plaisir,  observant  et 
travaillant  à Paris,  éclairé  par  l’expérience  sur  ce  qui 
pouvait  donner  des  sujets  plus  tentants  que  pratiques, 
comme  la  psychologie  des  fous,  pénétrant  dans  le 
monde  et  découvrant  en  lui  une  matière  où  toutes 
ses  qualités,  — ■ goût  d’observation,  amour  de  la 
vérité,  désir  de  comprendre,  force,  sobriété,  ironie 
apparente  et  pitié  profonde,  — pouvaient  se  donner 
carrière,  il  est  probable  que  [M.  Iiervieu  s’y  tiendra 
désormais... 

( îustave  LAR ROUMET. 

Géographie 

Le  Transsaharien.  Son  but  ; son  utilité;  l'état  de  la 
question. 

Un  grand  mouvement  se  dessine  à l'heure  actuelle 
en  Erance  autour  d’un  projet,  lequel,  pour  n’ètre 
vieux  que  de  vingt-cinq  ans,  a soulevé  déjà  des  polé- 
miques ardentes  et  servi  de  prétexte  à l’organisation 
et  à l’envoi  de  diverses  missions  dans  l’intérieur  de 
l’Afrique,  dont  quelques-unes,  hélas,  comme  celle  de 
la  mission  Flatters,  ont  eu  des  issues  tragiques.  En 
ce  moment  même  une  expédition  est  organisée  par 
un  de  nos  confrères,  journal  quotidien  de  Paris,  en 
vue  d’étudier  les  voies  et  moyens  propres  à réaliser 
le  projet  de  chemin  de  fer  transsaharien.  Nous  ne 
pouvons  qu’applaudir  à cette  intéressante  initiative, 
d’autant  plus  méritoire  qu’elle  n'engage  pas,  jusqu'à 
présent  du  moins,  les  fonds  de  l'Etat. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


- 157 


Ce  projet  consiste,  comme  nos  lecteurs  le  savent,  à 
réunir  par  une  voie  ferrée  nos  possessions  du  nord 
de  l’Afrique,  l’Algérie  ou  la  Tunisie,  à un  point  quel- 
conque du  centre  africain,  voire  même  à un  port  de 
l’Atlantique. 

il  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  du  Magasin  Pitto- 
resque d’étudier  les  différents  aspects  techniques  de 
cette  entreprise.  L’importance  que  le  monde  politique 
et  colonial  accorde  à cette  oeuvre  nous  engage  toute- 
fois à présenter  à nos  lecteurs  les  diverses  phases  de 
cette  grande  question  et  dont  la  solution  pourrait 
avoir  une  répercussion  considérable  sur  la  fortune 
püblique  de  notre  pays. 

L’idée  première  de  ce  projet  grandiose  appartient 
à l’un  de  nos  savants  renom  més,M.  Duponchel,  ingé- 
nieur en  chef  des  ponts  et  chaussées  à Grenoble.  Il  y 
avait  certes  quelque  mérite  à lancer  cette  idée 
en  1875,  au  lendemain  de  nos  désastres,  et  alors  que 
l’Afrique  était  encore  un  continent  mystérieux.  Bien 
des  événements  se  sont  passés  depuis. 

L’expansion  sûre  et  progressive  de  la  domination 
française  dans  le  sud  de  nos  possessions  algériennes, 
l’annexion  de  la  Tunisie,  l’occupation  de  la  mysté- 
rieuse Tombouctou  et  la  récente  prise  de  possession 
de  l’oasis  du  Touat  (1)  devaient  nécessairement  ame- 
ner un  regain  d’activité  aux  esprits  soucieux  de  l’ave- 
nir de  notre  pays  sur  ce  continent.  Un  autre  argument, 
qui  ne  manque  pas  d’originalité,  a été  mis  en  avant 
par  les  divers  promoteurs  de  ce  projet. 

Dans  une  campagne  de  conférences  entreprise  récem- 
ment par  l’un  de  nos  économistes  les  plus  en  vue, 
M.  P.  Leroy-Beaulieu,  l’honorable  académicien  fait 
ressortir  la  nécessité  pour  la  France  d’avoir  un  point 
de  contact  terrestre  avec  notre  grande  voisine,  l’Angle- 
terre. Nous  avons  présenté  ici  même  (Magasin  Pittores- 
que, numéro  du  15  février  1900)  un  tableau  sommaire 
des  forces  navales  de  la  Grande-Bretagne.  Malheureu- 
sement (heureusement  pour  les  autres  nations),  la 
valeur  de  ses  troupes  terrestres  est  loin  d’être  équi- 
valente à celle  des  grandes  puissances  européennes. 
Pouvoir  amener  dans  les  meilleures  conditions  d’hy- 
giène et  de  rapidité  un  corps  de  troupe  sur  la  frontière 
de  l’une  de  ses  possessions  africaines,  serait  donc 
une  menace  constante  permettant  de  refréner  et  de 
modérer  quelque  peu  l’ardeur  d’invasion  et  d’accapa- 
rement dont  le  chauvinisme  anglais  nous  montre  en  ce 
moment  l’exemple.  La  récente  mainmise  de  la  France 
sur  tout  le  Nord-Ouest  africain  semble  aussi  donner 
une  apparence  d’opportunité  à cette  grande  œuvre. 

Il  nous  reste  encore  à examiner  le  côté  pratique  de 
la  question.  Ici,  nous  devons  le  reconnaître,  l’entre- 
prise ne  se  présente  pas  sous  le  même  aspectfavorable. 
trois  tracés  sont  actuellement  en  présence.  L’un,  le 
tracé  occidental,  qui  semble  réunir  le  plus  de  suffra- 
ges, est  destiné  à se  diriger  d’Oran  vers  le  Niger,  ou 
l'ombouctou, soitune  longueur  d’environ  2 400 kilomè- 
tres; le  tracé  oriental,  Philippeville-Bis'kra  au  Tchad, 
1129  kilomètres  dont  289  sont  déjà  en  exploitation. 
Enfin,  le  tracé  central,  d’Alger  à Ouargla,  700  kilo- 
mètres environ,  dont  139  déjà  construits. 

Les  évaluations  des  frais  d’établissement  sont  né- 
cessairement tout  hypothétiques. 

Les  promoteurs  estiment  la  dépense  à effectuer 
respectivement  de  200  à 400  millions  de  francs.  L’en- 
-relien  de  la  voie  sera  aussi  fort  onéreux.  On  se 

(l)  Voir  1 a Magasin  Pittoresque  du  îe>'  février  1900. 


demande  donc,  non  sans  raison,  quel  pourra  être  le 
trafic  de  celte  ligne  tant  en  voyageurs  qu’en  marchan- 
dises, afin  de  compenser  un  effort  si  considérable.  11 
ne  saurait  être  question  non  plus  de  comparaison 
entre  cette  ligne  et  le  chemin  de  fer  transcaspien, 
établi  par  les  Russes  à des  frais  relativement  très 
faibles,  où  la  main-d’œuvre  était  à la  fois  abondante 
et  à bon  marché  et  qui  traverse  néanmoins  des 
régions  plus  ou  moins  productives:  Merv,  Boukhara. 
Rien  d’analogue  dans  le  Sahara,  où  les  palmiers  dat- 
tiers, qui  constituent  jusqu’à  présent  le  seul  produit 
important,  ne  suffiraient  pas  même  à couvrir  les  dé- 
penses d’entretien.  Gette  considération  ne  doit  pour- 
tant pas  détourner  l’attention  de  notre  pays  des  pro- 
grès à accomplir  sur  la  terre  africaine.  La  partie  qui 
se  joue  actuellement  à l’extrême  sud  du  continent 
comporte  des  enseignements  dont  il  y a lieu  de  tirer 
profit.  Il  conviendrait  peut-être  aussi  d’attendre  les 
résultats  de  la  mission  Foureau-Lamy  qui  vient  si 
heureusement  de  traverser  le  Sahara  du  nord  au  sud, 
ainsi  que  les  renseignements  que  ne  manqueront  pas 
de  fournir  les  membres  de  la  mission  Flamand, 
installés  actuellement  à In-Salah. 

P.  LEMOSOF. 

ir  - 

CAUSERIE  MILITAIRE 

En  France,  l’instruction  du  tir  de  guerre  est  abso- 
lument défectueuse.  Nos  champs  de  tir  sont  insuffi- 
sants, nos  stands  coûtent  très  cher,  et  sont  trop  petits 
pour  satisfaire  aux  besoins  de  l’instruction.  D’autre 
part,  il  y a si  peu  de  champs  de  tir  de  guerre,  que 
beaucoup  de  nos  régiments  n’y  peuvent  faire  de  tirs 
de  combat  qu’une  année  sur  deux,  et  encore  le  séjour 
leur  est-il  si  mesuré  qu’ils  ne  font  pour  ainsi  dire 
qu’y  passer. 

Nos  recrues,  reçoivent  les  éléments  du  tir  dans  leurs 
stands  de  garnison  de  200  mètres,  et,  si  leurs  corps 
sont  désignés  pour  aller  exécuter  des  tirs  de  guerre, 
elles  ont  à peine  le  temps  d’y  faire  quelques  exercices 
pratiques.  Au  bout  d'un,  deux,  ou  trois  ans  de  service, 
voilà  notre  soldat  libéré  : il  n’aura  plus  l’occasion  de 
revoir  son  fusil  qu’au  momentoù  il  ferases  vingt-huit 
ou  ses  treize  jours.  Sur  ses  vingt-cinq  années  de  ser- 
vice, un  Français  n’aura  l’occasion  de  tirer  à l’arme 
de  guerre  que  quatre,  cinq  ou  six  fois  au  maximum  ! 

Il  y a là  une  situation  digne  de  fixer  l’attention  de 
tous.  Une  fois  libéré,  le  Français  ne  s’inquiète  plus 
de  son  arme  de  guerre,  ou  plutôt  on  ne  lui  donne  plus 
le  moyen  ni  l’envie  de  s’y  intéresser.  Les  membres 
de  nos  sociétés  de  tir  ne  se  servent  que  de  fusils 
démodés  ou  de  carabines  spéciales  qui  sont  plutôt 
des  armes  de  sport  que  de  guerre.  L’État  leur  cède 
parcimonieusement  ses  vieilles  munitions  : les  nou- 
velles du  fusil  1886  sont  d’un  prix  inabordable;  c’est 
ce  que  me  disait  un  de  ces  braves  sociétaires  rencontré 
un  dimanche,  crotté,  mouillé,  au  retour  d’un  après- 
midi  passé  dans  un  des  stands  de  l’armée. 

— Il  faut  avoir  réellement  l’idée  de  bien  faire,  pour 
sacrifier  ainsi  la  seulè  journée  de  repos  que  l’on  ait 
dans  la  semaine.  Depuis  deux  ans  j’ai  quitté  le  régi- 
ment, et  je  n’ai  pas  eu  l’occasion  de  tirer  une  seule 
cartouche  Lebel  : notre  société  est  trop  pauvre  pour 
nous  en  payer.  Au  régiment  on  m’a  appris  à tirer 
avec  un  fusil  dont  la  détente  est  spéciale,  le  guidon 


158 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


et  le  cran  de  mire  particuliers,  et  maintenant,  pour  | 
continuer  à me  faire  l’œil  et  la  main,  je  suis  obligé 
de  me  servir  d’un  outil  qui  n’est  plus  en  service,  dont 
la  détente,  la  détonation,  le  recul  et  l’appareil  de 
pointage  sont  différents.  Quand  je  retournerai  au  ré- 
giment comme  réserviste, il  vafalloir  encore  changer 
de  fusil.  C’est  décourageant! 

Eh  bien,  nous  pensons  que  ce  brave  sociétaire  a 
raison,  il  faut  à tout  prix  que  l’État  continue  à s’occu- 
per de  l’instruction  du  tir  de  nos  réserves.  11  y a pour 
cela  mille  moyens,  tous  très  bons;  le  tout  est  de 
vouloir  les  appliquer. 

Pourquoi  ne  forcerait-on  pas,  par  exemple,  les  ré- 
servistes et  les  territoriaux  à brûler  tous  les  ans,  à 
leurs  heures  libres,  un  certain  nombre  de  cartouches 
dont  la  mention  serait  inscrite  sur  leur  livret  indi- 
viduel, présenté  à la  signature  des  officiers  de  tir  ? 
C’est  une  idée;  pourquoi  ne  l’appliquerait-on  pas? 

Capitaine  FANFARE. 

ï<t> 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Malgré  vent,  rafales  de  pluie,  tempête,  la  vie  en 
plein  air  ne  chôme  pas,  et  l’automobilisme  vient 
d’avoir  une  belle  journée.  C’est  un  excellent  confrère, 
Paul  Meyan,  directeur  de  la  France  automobile,  qui  la 
lui  a offerte,  et  je  note  en  passant  que  c’est  la  pre- 
mière de  la  saison. 

La  course  dite  du  Catalogue  a eu  lieu  le  dimanche 
18  février  autour  de  Melun. 

Elle  avait  un  caractère  original  : Meyan  avait  voulu 
qu’elle  fût  utile  et  pratique,  et,  au  lieu  de  classer  les 
véhicules  d’après  leurs  poids  ou  d’après  la  force  des 
moteurs,  il  a classé  les  voitures  d’après  leur  valeur 
marchande. 

Les  véhicules  ont  été  répartis  en  diverses  caté- 
gories suivant  le  prix  auquel  les  fabricants  les  ins- 
crivent sur  leur  catalogue.  Vingt-cinq  voilures  se 
sont  mises  sur  les  rangs,  et  les  sportsmen  amateurs 
ont  été  nombreux  pour  assister  à la  course,  et  parmi 
eux,  MM.  René  de  Knyff,  Henri  de  Rothschild,  Char- 
ron, Mathieu,  Levassor  fils,  Schecher,  E.  Mors, 
Valton,  Masson,  Liégeard,  Doriot,  Koch,  Penelle, 
Velghe,  Vinet,  IL  de  Talleyrand-Périgord,  Huguet, 
sans  parler  de  .1.  Beau,  l’excellent  photographe  qui  ne 
manque,  avec  son  appareil,  aucune  réunion  sportive 
intéressante. 

Le  grand  vainqueur  a été  sans  contestation  M.  Gi- 
rardot,  classé  dans  la  61’  catégorie,  qui  comprenait  les 
voitures  au-dessus  de  15  000  francs,  autrement  dit 
les  plus  chères. 

Ce  merveilleux  chauffeur,  avec  son  excellente 
voilure,  a doublé  tous  ses  concurrents.  11  est  arrivé 
premier  en  2 h.  52  et  il  avait  accompli  les  72  premiers 
kilomètres  en  1 h.  28.  C’est  un  joli  record! 

Les  chauffeurs  ont  été  des  plus  ardents  à la  lutte 
— car  cela  en  fut  une  — et  le  médecin  accompagnant 
une  des  voitures  s’écriait  stupéfait:  «Quels  poumons, 
quels  poumons  ! » 

Le  fait  est  que  la  commission  contre  la  tuberculose 
n’a  pas  été  instituée  pour  les  chauffeurs  qui  ont  pris 
part  à la  course  du  Catalogue,  ni  pour  son  organisa- 
teur Meyan,  qui  possède  île  bons  muscles  et  une 
respiration  de  jeune  bomme  de  vingt-cinq  ans. 


La  pluie,  le  vent,  la  boue  ne  gênent  pas  non  plus 
les  footballeurs.  Ils  sont  vraiment  enragés.  Chaque 
dimanche,  ils  nous  donnent  au  Parc-des-Princes  des 
représentations  intéressantes. 

La  galerie  est  de  (dus  en  plus  passionnée. 

L’autre  jour,  le  « Racing  Club  » de  France  — son 
équipe  de  football  est  véritablement  héroïque  (capi- 
taine Frantz  Reichel)  — engageait  la  partie  contre 
Surbiton  F.  C.,  une  équipe  d’Outre-Manche.  Le  terrain 
était  plus  qu'humide,  partout  des  flaques  d’eau 
boueuse,  et  un  temps  grisâtre  et  triste.  Eh  bien  ! la 
partie  a été  des  plus  gaies...  pour  les  spectateurs, 
parmi  lesquels  des  enfants,  sportsmen  en  herbe, 
mais  un  peu  grippés  pour  le  moment  et  qui  doivent 
avaler  chaque  matin  des  grogs  chauds  et  de  la  phos- 
phatine. 

Que  de  plats-ventres  au  milieu  des  mares,  que  de 
plongeons  ! Le  ballon  plongeait  aussi  à chaque  instant, 
et  pour  le  prendre  c’étaient  de  beaux  bains  de  pieds. 
Les  paquets  d’eau  jouaient  un  rôle  important,  et  les 
Racingmen  en  usèrent  avec  habileté  vis-à-vis  de  leurs 
adversaires  d’Outre-Manche,  littéralement  aveuglés 
au  milieu  de  ces  combats  aquatiques.  De  cette 
bataille  à travers  les  mares,  les  maillots  multicolores 
avaient  tous  pris  une  teinte  jaunâtre,  et  quant  au 
ballon,  extrêmement  glissant,  il  avait  fini  par 
ressembler  à une  otarie.  Seulement,  à la  différence 
de  cet  animal,  qu’on  sait  vivre  avec  délices  dans 
l’eau,  le  ballon  semblait  mal  à son  aise  au  milieu  des 
flots,  et  c’étaient  d’étourdissants  efforts  pour  l’en 
sauver  plus  ou  moins  miraculeusement,  comme 
Moïse. 

Du  jeu  de  football  on  n’a  rien  vu,  — ou  pas 
grand’chose,  — mais  tout  s’est  terminé  par  une  pleine 
eau  générale,  comme  il  est  difficile  de  s’en  figurer 
une.  Les  deux  équipes  roulaient  l’une  sur  l'autre,  hor- 
riblement mouillées. 

J’ai  appris,  à la  rentrée  au  pesage  — car  il  y a un 
pesage  aussi  pour  les  footballeurs,  — que  le  Surbiton 
Club  l'avait  emporté.  Je  veux  bien,  mais  ce  que  j’ai 
constaté,  c’est  que  les  joueurs  des  deux  clubs  n’avaient 
plus  figures  de...  blancs. 

La  toilette  de  ces  messieurs  a été  longue,  malgré 
leur  activité  bien  connue  en  toutes  choses. 

Le  fait  est  que  la  boue  gardée  pendant  plusieurs 
heures  est  une  teinture  pas  commode  à enlever. 

Le  soir,  les  équipes  de  Racing  Club  et  du  Surbiton 
Club  dînaient  ensemble  dans  un  des  restaurants  des 
boulevards.  On  s’est  congratulé  mutuellement  et 
l’appétit  a été  féroce. 

Parmi  les  toasts  les  plus  applaudis,  je  signale  celui 
« au  soleil  » qui  n’avait  pas  daigné  paraître  un  seul 
instant  pendant  la  journée. 

Pendant  les  jours  gras,  l’équipe  de  football  du 
Racing  Club  va,  à son  tour,  traverser  la  Manche,  et 
tâcher  de  conquérir  des  lauriers  en  Angleterre. 

Bonne  chance  au  capitaine  Reichel  et  à ses  hommes; 
et  que  la  traversée  leur  soit  clémente! 

Maurice  LEUDET. 


Nous  ne  pouvons  jamais  goûter  le  repos.  Au  moment  où 
nous  croyons  en  jouir,  unennemi  nous  est  donné  pour  exercer 
noire  patience.  — Goethe. 

Un  homme  qui  sait  quatre  langues  vaut  quatre  hommes. 
— Charles-Quint. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


159 


LES  LIVRES 

Les  Sept  Plaies  et  les  Sept  Beautés  de  l’Italie 

contemporaine,  par  Ernest  Tissot.  Librairie  Perrin. 

Je  n’aime  pas  beaucoup  ce  titre.  Il  me  paraît  subtil 
et  grandiloquent  et  il  ne  convient  guère  à ce  qu’on 
trouve  dans  le  livre.  Ce  n’est,  en  effet,  qu’à  la  fin  et 
sous  forme  de  quatrième  partie  que  M.  Tissot  nous 
décrit  les  Sept  Plaies  et  les  Sept  Beautés.  Pourquoi 
sept?  En  souvenir  sans  doute  des  fameuses  vaches  de 
l’Égypte.  Cette  critique,  peu  importante,  une  fois  faite, 
je  suis  fort  à l’aise  pour  louer  M.  Tissot.  11  parle  de 
l’Italie  en  connaisseur  et  en  poète;  ses  impressions 
sont  nettes  et  justes.  J’ai  goûté  un  plaisir  extrême  à 
lire  et  à relire  quelques-unes  de  ses  pages.  Sa  descrip- 
tion de  Rome,  notamment,  est  une  des  plus  exactes 
et  des  « mieux  vues  » que  je  connaisse  : il  a dépeint 
le  Corso  et  le  Pincio  avec  une  abondance  de  tons,  une 
richesse  de  nuances  qui  donnent  une  sensation  parti- 
culièrement agréable  de  lumière  et  de  mouvement. 
M.  Tissot  a parcouru  toute  l’Italie  et  la  Sicile,  mais 
non  pas  en  voyageur  haletant  et  essoufflé  d’une 
agence,  en  admirateur  à la  petite  semaine.  U y a fait  de 
longs  et  fructueux  séjours  dont  tous  les  lecteurs  ne 
peuvent  manquer  de  tirer  agrément  et  profit. 

* 

Le  Roman  contemporain  à l'Étranger,  par  Teodor 

de  Wyzewa.  Librairie  Perrin. 

Giâces  soient  rendues  à M.  Teodor  de  Wyzewa, 
introducteur  auprès  du  public  français  des  célèbres 
romanciers  étrangers!  Sans  engouement,  sans  se 
faire  l’homme  d'un  seul  auteur,  il  nous  permet  de 
suivre  et  déjuger  les  œuvres  qui  réussissent  hors  de 
nos  frontières.  Le  nouveau  volume  qu’il  publie 
contient  de  courtes  et  pénétrantes  études  sur  Théo- 
dore Fontane,  C.-F.  Meyer,  P.  Mansen,  W.  Morris, 
Rudyard  Kipling,  Stevenson,  Coupérus,  Tolstoï  et 
Dostoïewski,  etc.  C’est  une  œuvre  intéressante  que 
je  me  plais  à signaler  à nos  lecteurs. 

J.  G. 

Les  Conseils  de  Me  X... 

On  me  demande  si  c’est  commettre  un  délit  d’ou- 
trage à magistrat,  que  de  traiter  publiquement  un 
maire  d’ « oiseau  galeux  ». 

Certes,  le  cas  est  grave  et  tout  nouveau.  Aucun 
auteur,  ancien  ou  moderne,  n’y  a fait  encore  la 
moindre  allusion. 

Il  y a bien,  dans  Pline  le  naturaliste,  un  chapitre 
intitulé:  De  avibus  Galliæ,  mais  je  dois  à la  vérité 
de  confesser  que  ces  mots  latins  signifient  : Des 
oiseaux  (le  l'ancienne  Gaule,  et  non  pas  : Des  oiseaux 
qui  ont  la  gale. 

Faute  de  documents,  il  faut  donc  raisonner  sur  la 
question. 

Avoir  la  gale  est,  sans  doute,  un  désagrément 
sérieux,  môme  pour  un  oiseau.  Tout  a disparu  de 
l’élégant  plumage  dont  il  était  si  fier.  Plus  de  duvet 
soyeux,  plus  de  queue,  plus  d’ailes  bien  fournies  et 
lustrées  avec  soin.  Quelques  méchants  canons  dégarnis, 
et  qu’un  bec  irrité  épouille  sans  cesse,  voilà  tout  ce 
qui  reste  d’une  parure  jadis  si  brillante.  Adieu,  les 
gentilles  fauvettes  et  les  linottes  rieuses  ! Comme 


elles  se  moqueraient,  en  voyant  le  pauvre  pelé,  et 
s’envoleraient  bien  vite,  dégoûtées! 

Toutefois,  à part  ces  inconvénients  de  pure  forme, 
comme  on  dit  au  Palais,  il  faut  convenir  qu’au  fond, 
la  gale  n’a  rien  de  déshonorant  pour  un  oiseau,  ni 
de  contraire  à la  probité,  même  quand  il  l’a  prise  à 
son  voisin.  S’il  a perdu  ses  ornements  physiques,  il 
conserve  intactes,  du  moins,  sa  considération  et  ses 
qualités  morales.  C’est  peut-être  encore  l’oiseau  rare, 
une  âme  d’élite  dans  un  corps  minable. 

Et  alors. .. ? 

Alors  ! j’estime,  cependant,  qu’il  vaut  mieux 
s’abstenir  de  pareilles  expressions  envers  les  repré- 
sentants de  l’autorité. 

Ces  messieurs  sont  si  chatouilleux  ! 

Et  les  tribunaux  ont  l’interprétation  si  large! 

Un  paysan,  madré  et  retors  beaucoup  plus  qu’il 
n’en  avait  l’air,  vient  me  voir,  un  jour,  en  cette  atti- 
tude timide  et  embarrassée,  qui  est  souvent,  chez  les 
gens  de  la  campagne,  une  habileté  merveilleuse. 

Après  bien  des  hésitations,  il  se  décide  à m’exposer 
son  affaire. 

— « Faut-il  plaider  ?»  demande-t-il,  enfin. 

Moi.  — Je  ne  vous  le  conseille  pas,  mon  ami. 
Votre  procès  ne  me  paraît  pas  bon.  Vous  le  perdriez 
et  auriez  encore  à en  payer  les  frais. 

Lui.  — Ah  ! Vous  m’étonnez  ! Je  ne  croyais 
pas  qu'un  avocat  pût  trouver  jamais  une  cause  mau- 
vaise... Mais,  dites-moi,  n'en  gagnez-vous  pas  quelque- 
fois, de  mauvais  procès  ? 

Moi.  — Euh  ! Rien  rarement.  Mais  cela  peut 
arriver.  Le  hasard... 

Lui.  — Eh  bien,  alors,  plaidez  toujours.  Qui  sait  ? 

Je  plaidai,  en  effet,  et,  contre  toute  vraisemblance, 
mon  bonhomme  eut  gain  de  cause. 

Je  ne  l’ai  plus  revu,  depuis.  Quelle  triste  opinion  il 
doit  avoir  de  moi  ! 

Me  X... 


PETITE  CORRESPONDANCE 

V . R.,  Tarbes.  — Le  jugement  qui  nomme  des  experts,  sans 
trancher  aucune  question  de  responsabilité,  ni  préjuger  le  fond 
du  procès,  n’est  pas  susceptible  d’appel. 

M.  G.,  Roanne.  — Quand  une  marque  de  fabrique  a été 
régulièrement  déposée,  on  peut  poursuivre  les  usurpateurs 
devant  le  tribunal  correctionnel,  mais  seulement  pour  des  faits 
d’usurpation  postérieurs  au  dépôt.  Pour  les  autres,  la  juridic- 
tion civile  est  seule  compétente. 

J.  D.,  Sisteron.  — Dans  une  faillite,  on  ne  peut  revendiquer 
des  effets  de  commerce,  que  s’ils  ont  été'  remis  au  failli  avec  un 
mandat  déterminé,  et  s’ils  se  retrouvent  encore  dans  son 
portefeuille  au  moment  de  la  déclaration  de  faillite. 

R.  N.,  Douai.  — Si  la  description  de  l’objet  breveté  est 
insuffisante,  le  brevet  est  nul. 

S.  F.,  Gien.  — Malgré  l’opinion  admise  en  général  dans  le 
monde  des  chasseurs,  le  gibier  appartient  à celui  qui  le  tue,  et 
non  à celui  qui  le  lève  et  le  poursuit.  A moins  qu’il  ne  soit 
établi  que  le  poursuivant  l’avait,  déjà,  mortellement  blessé. 

B.  R.,  Versailles.  — Le  propriétaire  est  responsable  civi- 
lement des  abus  commis  par  le  concierge  dans  la  distribution 
des  lettres. 

V.  S.,  Béthune.  — Le  légataire  particulier  n’est  pas  tenu  de 
subir  les  réductions  que  veut  lui  imposer  le  légataire  universel. 
Ce  dernier  doit  payer  la  totalité  des  legs,  ou  bien  renoncer  à 
la  succession. 

J.  F.,  Cakors.  — Les  représentants  de  commerce  ne  peuvent 
pas  prendre  (tari  aux  élections  consulaires.  Ils  ne  sont  pas 
négociants  patentés  et  ne  se  trouvent  point  compris  dans  les 
catégories  d’électeurs  déterminées  par  l'art.  1er  de  la  loi  du 
8 décembre  1883. 


160 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


VARIÉTÉS 

Applications  de  remèdes  bizarres. 

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Contre  la  migraine. 

Vous  savez  qu’il  n’y  a pas,  ou  plutôt  qu’il  n’y  avait 
pas  de  remède  contre  la  migraine.  Cette  lacune  est 
comblée  aujourd’hui  et  le  remède  est  tout  ce  qu’il  y 
a de  plus  facile. 

Il  s’agit  tout  simplement  de  marcher  à reculons. 
Parfaitement.  C’est  excellent  et  infaillible.  En  dix  mi- 
nutes, c’est  fait  — un  peu  plus  si  le  sujet  est  très 
nerveux. 

11  va  de  soi  qu’il  n’est  pas  nécessaire  de  marcher 
sur  une  ligne  tracée  à la  craie.  Non.  Vous  vous  offrez 
cette  promenade  dans  une  pièce  quelconque  un  peu 
longue.  Vous  marchez  lentement  en  plaçant  sur  le 
sol,  d’abord  la  pointe  du  pied,  puis  le  talon. 

Et  par-dessus  le  marché,  outre  que  ça  guérit  la  cé- 
phalalgie, ajoute  l’inventeur  du  système,  ça  donne 
une  démarche  gracieuse. 

Vous  pouvez  toujours  essayer,  c’est  vraiment  un 
traitement  qui  ne  revient  pas  cher. 


Les  Parisiens  n’ont  pas  à se  plaindre  de  nous.  Nous  sommes 
les  seuls  à ne  pas  nous  mettre  en  grève. 


Voici commentles  Annals  ofHygiene,  de  Philadelphie, 
résument  une  petite  question  d’intérêt  général. 

D’ordinaire,  pour  aller  d’une  marché  à l’autre,  on 
appuie  sur  la  première  la  plante  du  pied,  pour  gagner 
de  même  la  seconde  et  ainsi  de  suite.  C’est  là  un  mou- 
vement très  fatigant,  parce  qu’il  fait  porter  tout  le 
poids  du  corps  sur  certains  muscles  delà  jambe  et  du 
pied. 

Or,  en  montant  ou  en  descendant  un  escalier,  il 
devient  indispensable  (Légaliser  le  plus  possible  la 
répartition  dudit  poids  du  corps. 

Pour  cela,  ilsuflit,  en  arrivant  sur  le  palier,  de  poser 
carrément  sur  la  première  marche  toutle  pied  (plante 
et  talon);  puis,  par  un  mouvement  lent  mais  délibéré, 
s’élancer  dans  les  mêmes  conditions  vers  la  seconde, 
et  ainsi  de  suite. 

De  la  sorte,  aucun  muscle  spécial  n’est  mis  en  ac- 
tion, et  tout  le  poids  du  corps  est  supporté  par  l’en- 
semble des  muscles,  des  cuisses  et  des  jambes. 

L’homme  qui  monte  un  escalier  d’un  pas  délibéré 
n est  plus  assurément  un  philosophe,  ou  du  moins  son 
raisonnement  ne  s’est  jamais  lixé  sur  une  pareille  ma- 
tière ; mais  il  n’en  évite  pas  moins  à bon  escient  une 
réelle  fatigue. 


...  Voulez-vous  rester  toujours  belle,  madame? 

Prenez  six  œufs  frais,  une  livre  de  bonne  malvoisie, 
un  jeune  pigeon  à demi-plumé,  un  fromage  frais  de 
présure  dont  on  n’ait  point  retiré  le  beurre,  huit 
pommes  d’orange.  Prenez  huile  de  tartre,  trois  onces  ; 
céruse,  une  once.  Que  les  choses  qui  peuvent  se  mettre 
en  poudre  y soient  mises  et  le  tout  ensemble  à dis- 
tiller au  feu  lent  ou  au  bain-marie. 

Et  de  ce  soit  lavée  la  face  et  elle  sera  belle,  subtile, 
tendre,  gentille  autant  qu’il  est  possible. 

La  recette  date  de  1530.  Elle  est  de  Maistre  André 
Le  Fournier,  docteur-régent  de  la  Faculté  de  méde- 
cine de  Paris. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

POUR  ENLEVER  LA  BOUE  SUR  LES  PARAPLUIES. 

Il  arrivé  souvent  que  les  parapluies  se  trouvent  éclaboussés 
et  reçoivent  des  taches  de  boue;  il  peut  même  se.  faire  qu’on  les 
laisse  tomber  dans  une  tlaque  d’eau,  ils  paraissent  perdus.  ll)est 
préférable  de  ne  pas  toucher  à ces  taches  de  boue  tant  qu’elles 
ne1  sont  pas  sèches,  car  si  on  les  frotte  quand  elles  Sont  encore 
humides,  on  fait  pénétrer  la  boue  dans  les  libres  de  l’étoffe.  11 
faut  d’abord  ouvrir  le  parapluie  tout  grand  pour  faire  sécher  la 
boue,  on  enlève  ensuite  la  bouc  et  on  passe  aux  places  tachées 
un  morceau  de  flanelle  trempée  dans  du  thé  fort  ou  dans  de 
l’eau  additionnée  d’ammoniaque.  On  ne  doit  jamais  frotter  les 
parapluies  lorsqu’ils  sont  mouillés,  car  on  pourrait  leur  faire 
perdre  leur  forme. 


Tout  le  monde  savant  sait  que  la  plupart  des  dentifrices  sont 
des  liquides  parfumés,  sans  propriétés  curatives.  Seule,  l'Eau 
de  Suez , dentifrice  antiseptique,  justement  qualifiée  Vaccine  de 
ta  bouche , est  un  véritable  médicament  dont  l’usage  quotidien 
guérit  et  conserve  les  dents  et  leur  donne  une  blancheur  écla- 
tante. 


BIFTECK  SAIGNANT 

Voici  une  recette  des  plus  simples  pour  cuire  un  bifteck 
saignant  : 

Cette  méthode,  pour  les  convalescents  surtout,  a été  fournie 
par  un  grand  médecin  : Prendre  une  belle  tranche  de  vrai 
bifteck,  — pas  de  filet  — la  placer  sur  un  feu  ardent,  saisir  de 
façon  à former  tout  de  suite  une  croûte  mince.  Retourner,  et 
laisser  achever  la  cuisson  plus  doucement. 

Ensuite,  mettre  la  viande  suffisamment  salée  entre  deux 
assiettes  bien  chaudes,  après  l’avoir  sillonnée  de  quelques  coups 
de  couteau.  Le  jus  s'en  échappera  à Ilots. 


JEUX  ET  fl]VlUSE]VIEflTS 

Solutions  des  problèmes  parus  dans  le  numéro  du 
Ier  Février  1900 

Vers  a reconstruire  : 

— Mais  elle  boîte  votre  fille, 

Disait  au  père  de  famille 
Le  dix-septième  prétendant. 

— Oh!  dit-il,  d’un  pied  seulement. 

Anagramme.  — Ogre  et  Ergo. 

Charade.  — Dé-coudre. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — CoaBEiL.  Imprimerie  Ed.  Crétk. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


e Chiffon  NIER,  tableau  de  I ernand  Meissen,  gravure  de  L.  Jarraud. 


LE  CHIFFONNIER 


0 


l’>  MARS  1900. 


102 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


L’AIGLON 


Une  strophe  immortelle  l’a  chanté,  et  c’est  là 
qu’un  jeune  et  grand  poète  est  allé  chercher  le 
titre  d’un  autre  chef-d’œuvre. 

Un  soir,  l’aigle  planait  aux  voûtes  éternelles 
Quand  un  grand  coup  de  vent  lui  cassa  les  deux  ailes, 

Sa  chute  fit  dans  l’air  un  foudroyant  sillon. 

Tous  alors,  sur  son  nid,  fondirent  plein  de  joie  : 

Chacun,  selon  ses  dents,  se  partagea  la  proie  ; 

L’Angleterre  prit  l’Aigle  et  l’Autriche  l’Aiglon. 

C’est  sous  ce  nom  que  le  fils  du  grand  empereur 


dans  la  cage  de  Sainte-Hélène  ; les  Autrichiens 
étoulferont  l’aiglon  dans  les  palais  dorés  de  Vienne 
et  de  Schœnbrunn. 

Et  je  me  demande  quels  furent  les  plus  lâches, 
de  ceux  qui  firent  expier  par  l’exil  au  grand 
empereur  d’inoubliables  victoires,  ou  de  ceux 
qui,  par  crainte  de  l’avenir,  peu  à peu,  sous  les 
honneurs  et  dans  l’enveloppement  d’hypocrites 
tendresses,  assassinèrent  un  enfant. 

Le  martyre  moral  du  duc  de  Reichstadt  com- 


Le  Roi  de  Rome  < 

est  désormais  entré  dans  l’histoire . Celui  que  les 
Autrichiens  avaientaffublé  du  titre  de  duc  de  Reich- 
stadt quand  son  père  l’avait  orgueilleusement  bap- 
tisé « roi  de  Rome  »,  devait,  après  Victor  Hugo, 
tenter  un  poète  de  l’envergure  d’Edmond  Rostand. 
Les  historiens  feront  bien  de  renoncer  à écrire 
.jamais  une  page  définitive  sur  cette  pâle  silhouette 
de  l’épopée  napoléonienne.  L’Aiglon  est  une 
figure  de  légende  : effacée  dans  l’encadrement  d’un 
livre,  elle  doit,  au  théâtre,  forcément  grandir. 

Tout  est  dramatique,  en  effet,  dans  la  vie  de  ce 
jeune  prince,  victime  d’une  impériale  destinée. 
Le  jour  où,  sous  l’assaut  d’une  formidable  coali- 
tion européenne,  l’Empire  croule,  le  sort  du  roi  de 
Rome  est  fixé.  Les  Anglais  emporteront  l’aigle 


à la  promenade. 

mence  à l’abdication  de  Eontainebleau.  Sa  mère, 
qui  n’a  jamais  aimé  l’empereur,  — d’irréfutables 
documents  l’altestent,  — emmène  son  jeune  fils  au 
pays  de  ses  nostalgies.  Là-bas,  une  sévère  con- 
signe est  partout  donnée  : il  ne  faut  pas  que  l’enfant 
se  rappelle  le  père  et  promène  ses  regrets  ou  ses 
espérances  aux  fêtes  de  la  cour.  Le  souvenir  n’est 
pas  encore  perdu,  en  effet,  de  l’aigle  qui  « de  clo- 
cher en  clocher  est  venu  se  poser  sur  les  tours  de 
Notre-Dame  » ; il  est  nécessaire  d’enlever  à l’aiglon 
toute  idée  de  retour.  Pour  cela,  on  ne  lui  rognera 
pas  les  ailes  ; il  suffira  de  l’étioler  en  serre  chaude, 
loin  de  tout  ce  qui  pourrait  lui  parler  du  passé. 
D’abord,  il  n’y  a plus  de  « roideRome  »;  François  II, 
le  grand-père,  fera  un  duché  d’une  ancienne  sei- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


163 


gneurie  et  créera  le  duc  de  Reichstadt.  Le  titre 
est  moins  ambitieux  que 
l’autre  ; et  puis,  il  n'est 
plus  d’origine  suspecte. 

Peu  à peu,  les  amis  d’au- 
trefois s’en  vont  ; des  li- 
gures étrangères  les  rem- 
placent. Il  n’y  a plus 
Marchand,  Souftlot,  de 
Menneval;  tous  ces  vieux 
camarades  des  temps  glo- 
rieux ont  repris  le  che- 
min de  la  France,  car 
M.  de  Metternich  se  mé- 
fiait d’eux.  Mais  de  jeunes 
et  brillants  officiers  sont 
là,  chargés  d’une  mission 
difficile.  Il  s’agit  de  faire 


oublier  au  duc  de  Reich- 
stadt la  patrie  perdue. 

Puisqu’il  est  jeune  et 
beau,  « qu’il  monte  bien 
à cheval  et  avec  beau- 
coup de  grâce  »,  on  lui 
fera  une  vie  de  plaisir. 
On  ne  veut  plus  de  mé- 
lancolie dans  ce  regard 
doux  mais  parfois  rêveur. 
Que  Napoléon  dispa- 
raisse pour  faire  place 
Habsburg  ! 


Le  duc  de  Reichstadt. 


au  descendant  des 


C’est  ainsi  que  se  prolongea  jusqu’au  12  août 
1832  le  martyre  savam- 
ment et  perfidement  orga- 
nisé. Le  duc  de  Reich- 
stadt meurt  avant  d’avoir 
vingt-deux  ans,  dans  la 
chambre  même,  à Schœn- 
brunn,  où  avait  dormi 
son  père  triomphant.  Il 
meurt  d’un  mal  resté 
mystérieux,  et  c’est  ici 
que  la  légende  a pris  la 
place  de  l’histoire.  Les 
actes  officiels  parlent 
d’une  cruelle  phtisie  ; les 
documents  secrets  in- 
diquent une  autre  cause. 
On  y voit  passer  une  vi- 
sion de  femme  jeune  et 
belle  qui,  à la  dernière 
heure,  bercera  son  ago- 
nie. 

Qu’importe,  après  tout, 
la  nature  du  mal  qui 
faucha  cette  frêle  tige 
poussée  au  grand  chêne 
impérial  ! 11  me  semble 
que  l’histoire  du  roi  de 
Rome  perdrait  de  sa  tou- 
chante poésie  si  jamais  nous  savions  toute  la  vérité. 

Cu.  FORMENTIN. 


TTIDT  ORCHESTRE  AUTOMATE 


Voici  qui  va  faire  sensation  parmi  les  merveilles 
de  l’Exposition  prochaine.  Il  s’agit  d’un  orchestre 
automate  composé  de  onze  figures  de  femmes  cons- 
truites avec  une  perfection  telle  qu’elles  donnent, 
à quelques  pas  de  distance  et  à la  faveur  d’une  lu- 
mière artificielle,  l’illusion  de  la  réalité.  Ces 
étonnantes  poupées,  richement  habillées  de  satin 
blanc  et  étincelantes  de  perles  et  de  diamants,  se 
lèvent,  s’assoient,  marchent,  sourient,  et  jouent, 
sur  toutes  sortes  d’instruments,  des  morceaux 
d’ensemble  et  des  soli  les  plus  difficiles  avec  une 
virtuosité  étourdissante  et  une  précision  impec- 
cable. Le  secret  de  ce  spectacle,  qui  touche  à l’in- 
vraisemblable, fut  livré  à un  rédacteur  du  Strand 
Magazine,  par  l’inventeur-propriétaire  de  l’or- 
chestre automate,  le  docteur  Bruce  Miller,  qui  est 
l’âme  et  le  cerveau  de  ce  bizarre  personnel. 
M.  Miller,  assis  derrière  une  espèce  de  console  qui 
communique  avec  un  orgue  monumental,  dirige 
ses  concerts,  et  à l’aide  d’un  mécanisme  qu’il  a 
montré  et  expliqué  à son  interviewer,  il  fait  passer 
son  art  de  musicien  consommé  dans  les  doigts  de 
ses  artistes  en  papier  mâché. 

Voici  en  quels  termes  le  rédacteur  du  Strand 
Magazine  raconte  son  impression  : 


« Conduit  par  les  sons  d’une  demi-douzaine 
d’instruments  à cordes,  j’entrai  l’autre  matin  dans 
une  maison  de  Charing-Cross  où  j’allais  assister, 
à ce  qu’on  m’avait  affirmé,  à un  des  spectacles  les 
plus  intéressants  du  monde.  Je  fus  tout  de  suite 
agréablement  impressionné  par  la  vue  de  onze 
jeunes  femmes  plus  ravissantes  les  unes  que  les 
autres.  Sous  des  boucles  brunes,  blondes  et 
rousses,  des  yeux  bleus,  noirs,  gris  et  verts  me 
dévisageaient  curieusement  — et  hardiment,  ob- 
servai-je en  moi-même.  J’admirais  leur  beauté  si 
diverse,  pendant  qu’un  monsieur,  assis  devant  un 
orgue,  plaquait  les  derniers  accords  d’un  pré- 
lude rêveur.  Alors,  une  de  ces  demoiselles  se  leva 
d’un  bond,  s’inclina  en  souriant,  puis,  me  tourna 
le  dos  et  leva  son  bâton  : c’était  le  chef  d’or- 
chestre. Les  dix  paires  d’yeux  qui  jusque-là 
n’avaient  pas  cessé  de  me  fixer,  se  tournèrent 
immédiatement  vers  leur  compagne  et  le  concert 
commença.  On  joua  la  Patrouille  américaine 
avec  une  maestria  merveilleuse.  Puis  le  chef 
d’orchestre  se  tourna  de  nouveau  vers  moi,  s’in- 
clina en  souriant  et  reprit  sa  place. 

« Le  monsieur  assis  devant  l’orgue  annonça 
ensuite  que  « Miss  Blow  allait  avoir  l’honneur  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


KM 


« se  faire  entendre  dans  un  solo  de  clarinette  »,  et 
aussitôt  une  belle  brune  s’avança  en  sautillant  un 
[►eu.  « Des  chaussures  trop  petites  »,  pensais-je. 
L’art  parfait  avec  lequel  elle  exécuta  un  des  plus 
beaux  soli  que  j’eusse  jamais  entendus,  Passe- 
temps  sur  le  Mississipi,  me  lit  oublier  ce  détail 
et  j’applaudissais  ferme,  en  souriant  à la  jolie 
artiste  ; mais  un  regard  glacial  de  la  dame  m’in- 
timida et  me  rendit  plus  réservé.  — D’autres 
numéros  suivirent,  plus  brillants  les  uns  que  les 
autres.  Charmé  de  tant  de  talent  uni  à tant  de 
beauté,  j'allais  auprès  de  l’imprésario  pour  le 
complimenter.  « Étonnantes,  n’est-ce  pas?  me 
" dit-il.  Et  jamais  de  querelle  entre  elles,  jamais 
u de  caprices  ni  de  coups  de  tête!  Elles  ne  m’ont 
« même  jamais  demandé  d’augmentation  ! » Et  le 
docteur  Miller  riait  au  milieu  de  sa  troupe  impassi- 
ble. C’est  alors  seulement  que  je  m aperçus  de  l’er- 
reur dont  je  fus  le  jouet . ces  charmantes  musicien- 
nes étaient  des  automates  mus  parleur  créateur.  » 

M.  Miller  est  un  médecin  de  Chicago  qui  dès 
son  enfance  était  un  amateur  passionné  de  mu- 
sique. Sonpère  lui  lit  faire  ses  études  de  médecine, 
mais  le  jeune  homme,  attiré  par  sa  vocation, 
quitta  ses  malades  et  se  voua  tout  entier  à la 
musique  et  à l’invention.  Sa  première  expérience 
eut  pour  résultat  un  groupe  grotesque  de  huit 
ligures  qui  chantaient  et  jouaient  ; la  seconde  est 
son  merveilleux  orchestre  automatique  dont  le  mé- 
canisme est  le  plus  perfectionné  que  l’on  ait  vu 
jusqu'ici.  Les  onze  figures  qui  le  composent  ont 
coûté  à leur  constructeur  dix  années  de  travail  et 
toute  une  fortune.  — L’instrument  opérateur  est 
une  sorte  de  console  munie  de  claviers  et  de  pé- 
dales d’où  le  docteur  Miller  dirige  tous  les  mou- 
vements des  poupées  reliées  à la  console  par  des 
tubes  pneumatiques.  Les  figures  sont  en  papier 
mâché  que  l’inventeur  a préféré  à la  cire,  dont 
l’effet  est  moins  naturel;  le  docteur  Miller  les  a 
habillées  et  peintes  lui-même.  Par  une  ouverture 
pratiquée  dans  la  tête  des  poupées,  sous  les  gra- 
cieuses coiffures,  et  par  une  autre  dans  le  dos,  on 
peut  admirer  les  innombrables  soufflets  minus- 
cules, les  ressorts  merveilleux,  les  mille  et  une 
inventions  ingénieuses  qui  font  d’une  poupée 
en  papier  mâché  une  artiste  inspirée. 

Pour  ce  mécanisme  formidable,  il  n’a  pas  fallu 
au  constructeur  moins  de  2500  mètres  de  tuyaux 
de  caoutchouc  additionnés  de  nombreux  tubes 
de  cuivre  et  d’étain,  de  3000  soufflets  et  de 
0500  soupapes.  Le  plus  remarquable  dans  l’or- 
chestre automate  est  que  les  figures  non  seulement 
marchent  et  remuent  la  tête  et  les  yeux,  mais 
avec  leurs  doigts  flexibles  elles  jouent  les  notes 
qu’il  faut  sur  leurs  divers  instruments  et  ont,  par 
l’exécution  précise  et  nuancée  des  morceaux,  un 
air  étonnant  de  réalité. 

L’excellence  de  l’exécution  d’une  œuvre  dépend, 
naturellement,  du  talent  de  l’opérateur  qui  dirige, 
et  de  son  habileté.  S’il  a du  génie,  ses  poupées 
seront  animées  du  souffle  divin.  Et  plus  qu’aucun 


autre  chef  d’orchestre  au  monde,  il  abesoin  d’avoir 
du  génie  pour  conduire  sa  troupe  extraordinaire. 
Il  faut  être  un  musicien  consommé  doué  d’une 
mémoire  prodigieuse  pour  manier  sans  erreur  les 
tubes  sans  nombre  dont  chacun  correspond  à un 
mouvement  spécial.  Le  docteur  Miller  joue  à la 
fois  sur  le  clavier  avec  ses  mains,  sur  vingt-six  pé- 
dales avec  ses  pieds,  pendant  qu’il  promène  ses 
lèvres  sur  un  harmonica  fixé  à sa  bouche  par  des 
fils  de  fer  et  qui  communique  avec  les  figures  par 
des  tuyaux  de  caoutchouc.  Chacun  des  tubes  de 
l’harrnonica  produit  deux  sons  par  le  simple  fait 
de  l’aspiration  et  de  la  respiration.  Le  docteur 
Miller,  qui  est  le  champion  des  joueurs  d’harmo- 
nica aux  États-Unis,  accomplit  ces  tours  de  force 
avec  une  aisance  et  une  agilité  inouïes.  Etc’est  un 
spectacle  peu  ordinaire  que  de  le  voir  travailler 
devant  son  instrument  autour  duquel  gisent  des 
écheveaux,  des  paquets  de  tuyaux,  comme  autant 
de  serpents  charmés  par  la  musique. 

L'orchestre  automate  occupe  un  espace  de 
25  pieds  de  long,  12  pieds  de  large  et  12  pieds 
et  demi  de  haut;  il  pèse  environ  7 500  kilo- 
grammes. Questionné  sur  la  force  motrice, 
le  docteur  Miller  montra  six  réservoirs  qui 
contiennent  à peu  près  1300  kilogrammes  d’eau. 
« C’est  préférable  au  plomb  comme  poids,  expli- 
quait-il. Lorsque  je  les  transporte,  je  les  vide,  ce 
qui  n’est  pas  un  petit  avantage,  étant  donné  que 
j’ai  eu  à payer  pour  quinze  tonnes  de  bagages  à 
mon  voyage  d’Amérique  à Londres.  — Encore 
quelques  perfectionnements  à mon  orchestre, 
comme  l’addition  d’un  piano,  d’une  harpe  et 
d’une  mandoline;  des  costumes  neufs  splendides 
que  je  suis  en  train  de  dessiner,  et  nous  serons 
prêts  à figurer  à l’Exposition  de  Paris.  » 

Et  je  songe  que  nos  grands  concerts  Colonne 
et  Chevillard  feront  peut-être  bien  de  prendre 
garde.  Malgré  leur  admirable  discipline  et  leur 
impeccable  orchestre,  ces  musiciens  automates 
risquent  de  devenir  pour  eux  une  concurrence  et 
un  danger  ! Thérèse  MANDEL. 


DEVANT  LE  fEU 

RÊVERIE 

La  chambre  est  blafarde  et  froide.  La  lumière  de 
décembre  s’arrête,  livide,  a la  croisée,  sans  lorce  poui 
traverser  les  rideaux  d’étamine.  Un  rayon  mourant 
se  traine  sur  le  sol,  effleure  les  objets  sans  les  éclairei . 
Tout  reste  atone,  engourdi,  mélancolique  d'hiver  et 
de  solitude...  Vite,  allume  le  feu  pour  réchauffer  tes 
membres  transis,  et  réjouir  tes  yeux  et  ton  cœur. 

Déjà  le  flamboiement  monte,  s’étend,  remplit  l’âtre. 
Les  choses  tristes  s’animent  sous  de  fauves  reflets. 
Une  gaieté  parcourt  la  pièce.  Le  feu  crépite,  babdle, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


105 


chante...  Oh!  l’aimable  compagnon!...  Et  dans  l’en- 
chantement des  lueurs  dansantes,  rêveur  silencieux, 
tu  vois  passer  ta  vie  en  de  fantasques  symboles... 

D'abord,  la  triomphante  et  claire  flambée  de  l’en- 
fance et  de  la  jeunesse,  ambitieuse,  tumultueuse,  me- 
naçant de  tout  envahir,  secouant  follement  des  étin- 
celles brillantes  qui  s’envolent  comme  des  rêves,  jus- 
qu’au ciel,  à moins  qu’elles  no  s’éteignent  piteusement, 
dans  quelque  coude  de  la  cheminée,  tapissé  de 
suie... 

Mais  déjà  se  calme  le  glorieux  embrasement. 
L’éblouissante  flamme  d’or  et  de  pourpre  se  raccour- 
cit, bleuâtre,  presque  diaphane,  moins  lumineuse  et 
plus  ardente;  elle  travaille  sans  bruit,  minant  les 
grosses  souches.  C’est  le  moment  où  la  tiédeur  se 
répand  agréablement  dans  l’air,  le  moment  où  le 
feu  exerce  pleinement  ses  fonctions  réconfortantes.  Ne 
correspond-il  pas  à cette  période  de  la  maturité,  où  tu 
développes  et  mets  en  œuvre  ce  qu’il  y a en  toi  de  bon 
ou  de  néfaste? 

Mais  les  tisons  rongés  brusquement  se  disjoignent. 
C’est  le  premier  avertissement  : adieu,  joie  de  la 
flamme!...  Une  chaleur  se  dégage  encore  de  l’amas 
de  braise  incandescente;  parfois  il  en  surgit  un  mince 
jet  lumineux,  fugitif  comme  le  souvenir  ou  le  regret... 
A leur  tour,  les  charbons  ardents  s’obscurcissent, 
quelques  points  rouges  persistent  encore  dans  le  noir 
et  le  gris  grandissants.  L’un  après  l’autre,  ils  s’étei- 
gnent comme  des  yeux  qui  se  ferment...  Il  ne  reste 
plus  que  des  tronçons  fumeux  et  des  cendres  bientôt 
froides,  dans  le  foyer  assombri. 

En  sera-t-il  ainsi  de  toi  qui  médites,  dans  la  mélan- 
colie de  solitude  et  d’hiver  ?...  Une  effervescence 


passagère...  puis  le  silence  et  l’ombre?...  Mais  le  feu 
a réchauffé,  égayé,  vivifié.  Jusqu’au  bout,  il  s’est 
montré  généreux  et  bienfaisant...  Feras-tu  comme 
lui?...  Essaie  !...  Mathilde  ALANIC. 


LE  CHIFFONNIER 

Aube  d’hiver,  à Montmartre.  Sous  le  brouillard 
Chemine  le  vieux  chiffonnier  dont  le  pas  sonne 
Sur  le  sol  gelé.  La  rue  est  vide.  Personne, 

Que  la  voiture,  le  chien  maigre  et  le  vieillard. 

Le  vieillard  chante.  Dès  le  matin  indistinct 
11  a fouillé  les  tas  d’ordures  et,  sans  leurre, 

La  récolte  est  plus  forte  et  l’aubaine  meilleure 
Que  chaque  jour.  Le  vieux  sourit  à son  butin. 

La  vie,  âpre  aux  déshérités,  lui  fut  méchante. 

Pas  le  sou.  Plus  de  femme  et  d’enfants.  Mais  il  chante, 
Car  la  voiture  est  iourde  et  le  gain  sera  bon. 

Et  le  vieux  chien  à l’existence  tourmentée. 

Aux  yeux  tristes,  au  rude  poil  de  vagabond. 

Par  aventure  aura  ce  soir  double  pâtée! 

Ernest  BEAUGUITTE. 


L’âme  n'a  pas  de  secret  que  la  conduite  ne  révèle.  — 
Mme  Swetchine. 

Parlez  peu  de  vous-même;  parler  de  soi  est  une  chose  aussi 
difficile  que  de  marcher  sur  la  corde.  — S.  François  de  Sales. 


LE  TUNNEL  DU  SIMPLON 


Il  y a une  quarantaine  d’années,  l’idée  de  tracer 
un  tunnel  à travers  le  Simplon  eût  paru  chimé- 
rique à l’ingénieur  le  plus  audacieux,  et  l’expé- 
rience faite  au  mont  Cenis  n’était  pas,  il  faut  en  con- 
venir, de  nature  à encourager  des  entrepreneurs  à 
se  lancer  dans  une  spéculation  aussi  aventureuse. 
S’il  avait  fallu  d’énormes  dépenses  de  temps,  de 
capitaux  et  de  travail  pour  tracer  un  passage  de 
12  kilomètres  à travers  des  obstacles  qui,  sui- 
vant les  premières  prévisions,  ne  devaient  présen- 
ter aucune  difficulté  exceptionnelle^  combien  de 
mécomptes,  à combien  de  déceptions  ne  devait- 
on  pas  s’attendre  en  essayant  de  creuser  une 
voie  de  bien  près  de  20  kilomètres  dans  les 
lianes  d’une  montagne  où,  d’après  des  calculs 
qui  paraissaient  justifiés  par  les  données  de  la 
science,  les  ouvriers  devaient  se  trouver  aux  prises 
avec  des  impossibilités  matérielles  dont  l’orga- 
nisme humain  ne  pourrait  pas  triompher. 

Loin  d’atténuer  ces  appréhensions,  l’éclatant 
succès  obtenu . par  les  ingénieurs  qui  s’élaient 
chargés  de  percer  le  Saint-Gothard  les  avait 
plutôt  aggravées.  Au  moment  oùles  deux  équipes 
de  mineurs  qui  s’étaient  mises  à l’œuvre  à cha- 


cune des  extrémités  du  tunnel  avaient  fait  sauter 
la  dernière  cloison  de  granit  qui  les  séparait 
encore,  la  température  atteignait  32°  au  centre 
de  la  montagne,  et  cette  chaleur  paralysait  les 
forces  des  ouvriers  en  même  temps  qu’elle 
devenait  dangereuse  pour  leur  santé.  En  Lenant 
compte  de  la  différence  d’altitude  des  deux  tun- 
nels au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  de  la  hau- 
teur de  la  masse  de  rochers  qui  se  trouve  au-des- 
sus de  chacun  d’eux,  un  calcul  dont  il  nous  suf- 
fira de  faire  connaître  le  résultat  nous  apprend 
que  si  la  température  atteignait  32°  au  Saint- 
Gothard,  elle  s’élèverait  à 42°  à l’intérieur  du 
Simplon.  Si  une  chaleur  de  32°  était  à peu  près 
intolérable  pour  les  hommes  et  mettait  hors 
de  service  les  chevaux,  avec  quelles  difficultés 
les  ingénieurs  ne  seraient-ils  pas  aux  prises, 
lorsque  le  thermomètre  marquera  10  degrés 
de  plus.  Cette  chaleur,  qui  serait  déjà  excessive 
à l’air  libre,  deviendrait  mortelle  dans  une 
galerie  souterraine  ouverte  d’un  seul  côté,  à l’au- 
tre extrémité  de  laquelle  s’accumuleraient  de  plus 
en  plus,  à mesure  qu’avanceraient  les  travaux, 
les  gaz  malsains  et  les  fumées  que  dégagent  les 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


J GG 


substances  explosibles  employées  pour  faire  sau- 
ter les  rochers. 

Grâce  aux  puissants  moyens  d'action  dont  l’in- 
dustrie moderne  dispose,  le  principal  obstacle 
que  présente  le  percement  d’un  tunnel  ne  provient 
pas  de  la  dure- 
té des  roches, 
mais  de  la  dif- 
ficulté d’éta- 
blir un  système 
efficace  de  ven- 
tilation. 

i\l.  brandi, 
qui  avait  fait 
ses  preuves  au 
Saint  - Gothard 
avant  de  se 
charger  de  la 
direction  des 
travaux  du 
Simplon  , pa- 
raît avoir  heu- 
reusement ré- 
solu le  problè- 
me en  creusant 
deux  tunnels 
parallèles  re- 
liés de  distance  en  distance  par  des  couloirs  qui 
permettent  d’établir  un  circuit  d’aération. 

Le  savant  ingénieur  se  flatte  d’avoir  mis  en 
lumière  cette  vérité,  assez  paradoxale  en  appa- 
rence, que  le 
moyen  le  plus 
facile,  le  plus 
prompt  et  le 
plus  économi- 
que de  percer 
un  tunnel,  c’est 
d’en  percer 
deux. 

Trois  machi- 
nes à vapeur 
représentant 
ensemble  une 
force  de  trois 
cents  chevaux 
mettent  en  ac- 
tion les  puis- 
sants appareils 
de  transmis- 
sion hydrau- 
lique qui  font  Entrée  d 

pénétrer  la 

pointe  du  burin  à l’intérieur  des  roches  les  plus 
dures. 

Il  faut  de  trois  à cinq  heures  pour  pra- 
tiquer dans  les  roches  et  les  granits  qui  se  ren- 
contrent le  plus  fréquemment  dans  les  Alpes, 
dix  ouvertures  de  10  centimètres  de  diamètre 
et  de  2 mètres  de  profondeur.  Huit  de  ces 
ouvertures,  groupées  deux  par  deux  aux  quatre 


Vue  du  Simplon. 


angles  de  la  surface  à attaquer,  sont  tracées 
dans  une  direction  perpendiculaire  à cette 
surface,  tandis  que  les  deux  autres  sont 
creusées  dans  une  direction  oblique  de  façon 
à se  rencontrer  à leur  extrémité. 

Lorsque  les 
ouvertures  ont 
atteint  la  pro- 
fondeur requi- 
se , chacune 
d’elles  reçoit 
une  charge  de 
10  kilogram- 
mes de  géla- 
tine explosible; 
les  machines, 
qui  roulent  sur 
des  rails,  sont 
éloignées  aune 
distance  suffi- 
sante ; les  mi- 
neurs mettent 
le  feu  aux  fu- 
sées qui  provo- 
queront les  ex- 
plosions et  vont 
en  toute  hâte  se 

mettre  à l’abri.  Les  travaux  d’excavation  avancent 
de  5 à 7 mètres  par  vingt-quatre  heures,  et  si 
aucun  obstacle  imprévu  ne  vient  les  interrompre, 
il  est  à peu  près  certain  qu’ils  seront  achevés  le 

13  mai  1904, 
date  prévue  par 
le  contrat.  Le 
prix  stipulé  par 
les  entrepre- 
neurs pour 
l'exécution 
complète  du 
tunnel  est  de 
70  millions  de 
francs , mais 
cette  somme 
sera  augmentée 
ou  diminuée 
d’une  somme 
de  5000  francs 
par  jour  d’a- 
vance ou  de  re- 
tard, suivant 
que  les  travaux 
u tunnel.  auront  été  a- 

chevés  avant 

ou  après  l’expiration  du  délai  convenu. 

Dans  un  article  qui  vient  de  paraître  dans  le 
Gassier's  Magazine,  M.  Axel  Larsen  nous  fait 
connaître  les  rêves  du  savant  ingénieur  du  Sim- 
plon. M.  Brandt  se  battait  de  réaliser  une  énorme 
économie  en  remplaçant  la  gélatine  par  l’air 
liquide.  Suivant  les  devis  de  l’entreprise,  les 
explosifs  à base  de  gélat  ine  ou  de  nitroglycérine 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


1G7 


qui  devront  être  employés  à l’exécution  des  tra- 
vaux coûteraient  5 millions  de  francs,  tandis  que, 
grâce  aux  chutes  d’eau  qui  existent  dans 
les  Alpes,  l’air  liquide  pourrait  être  fabriqué  à 
très  bas  prix.  En  même  temps  qu’un  explosif  puis- 
sant et  à bon  marché  ferait  éclater  les  roches,  un 
canon  monstre  de  100  mètres  de  longueur  à air 
comprimé  sous  une  pression  de  100  atmosphères 
lancerait  sur  la  brèche,  au  moment  même  où  elle 
commencerait  à s’ouvrir,  un  formidable  projec- 
tile liquide  de  4 000  litres  d’eau.  , 

Pour  donner  à ce  bombardement  d’un  nouveau 
genre  toute  son  efficacité,  il  faudrait  que  le  coup 
de  canon  partit  à l’instant  précis  où  les  dix  car- 
touches d’air  comprimé  disposées  comme  les 
dix  charges  de  gélatine  dont  nous  avons  parlé  -plus 
haut  éclateraient  à l’intérieur  du  rocher,  et  cette 
simultanéité  de  détonation  serait  assez  facile  à 


obtenir  au  moyen  d’un  appareil  électrique.  Mal- 
heureusement l’air  liquide  est  un  explosif  de  date 
trop  récente  pour  avoir  eu  le  temps  de  s’appri- 
voiser. Il  n’est  pas  encore  assez  maniable  et  il 
éclate  trop  facilement  au  contact  de  tout  appareil 
d’éclairage  dont  la  flamme  n’est  pas  protégée  par 
une  toile  métallique  ou  un  verre,  pour  qu’il  soit 
possible  de  l’employer  sans  s’exposer  à de  graves 
accidents.  Les  entrepreneurs  du  Simplon  ont  été 
obligés,  pour  le  moment  du  moins,  de  renoncer  aux 
cartouches  d’air  liquide  accompagnées  d’un  bom- 
bardement à l’eau  claire,  mais  les  inventeurs  se 
sont  mis  à l’œuvre  et  combien  de  fois  les  événe- 
ments n’ont-ils  pas  prouvé  que,  dans  le  domaine 
de  la  science,  le  roman  de  la  veille  ne  tarde  pas 
à devenir  la  réalité  du  lendemain! 

G.  LABADIE-LAGRAVE. 


La  Dispersion  des  Mollusques  par  les  Oiseaux  et  les  Insectes 


La  nature,  en  fixant  les  plantes  au  sol  par  leurs 
racines,  semble  leur  avoir  interdit  le  moyen  de 
se  disperser  au  loin.  Et  cependant  la  terre  est  cou- 
verte de  plantes  dont  les  semences,  munies  d’or- 
ganes spéciaux,  ont  été  apportées  parle  vent,  par 
les  eaux  ou  par  les  oiseaux. 

Les  mollusques,  eux,  sem- 
blent destinés  à demeurer 
constamment  aux  lieux  qui 
les  ont  vus  naître,  et  pour- 
tant leur  distribution  géo- 
graphique et  leur  apparition 
dans  des  localités  où  on  ne 
les  avait  jamais  aperçus  au- 
paravant prouvent  nécessai- 
rement l’existence  de  moyens 
de  dispersion. 

Longtemps,  les  natura- 
listes ont  nié  cette  possibilité 
du  transport  à distance  des 
mollusques,  lesquels,  disaient-ils,  ne  pouvaient 
vivre  longtemps  hors  de  l’eau.  C’était  là  une  erreur 
qui  tenait  à l’absence  d’expériences  directes. 

M.  le  professeur  Thomas  a conservé  dans  un 
vase  ouvert  et  sans  eau,  placé  sur  la  table  d’un 
laboratoire  où  le  soleil  donnait  plusieurs  heures 
par  jour,  des  Limnées  (. L . Truncatula )»  Cin- 
quante pour  cent  de  ces  mollusques  étaient 
encore  vivants  après  trente-six  jours  et  beau- 
coup résistèrent  jusqu’à  six  semaines.  M.  Christy 
a constaté  qu’une  Paludine  vivipare,  sortie  par 
accident  d’un  aquarium,  et  qui  était  restée  trois 
semaines  hors  de  l’eau,  y fut  réintégrée  avec 
ses  semblables  et  ne  parut  avoir  éprouvé  aucun 
mal  de  ce  séjour. 


Une  moule  d’eau  douce,  expédiée  enveloppée 
dans  du  papier,  de  Cocliinchine  en  Angleterre,  y 
arriva  après  quatre  cent  quatre-vingt-dix-huit 
jours  et  fut  placée 
dans  un  aquarium 
où  elle  reprit  sa  vie 
habituelle. 

Cette  résistance  à 
la  mort,  commune 
à un  grand  nombre 
d’espèces,  favorise 
très  certainement  le 
transport  des  mol- 
lusques à longue 
distance. 

Nous  ne  nous  oc- 
cuperons,pour  cette 
fois,  que  des  mol- 
lusques bivalves 
d’eau  douce.  On  se  rappelle  la  fable  Le  Rat  et 
l'Huître.  La  petite  scène,  si  bien  racontée  par 
l’ingénieux  fabuliste,  se  reproduit  souvent  dans 
la  nature. 

Les  mollusques,  en  rapprochant  leurs  valves, 
serrent  assez  fortement  l’objet  qu’on  a introduit 
entre  ces  sortes  de  mâchoires,  pour  pouvoir  être 
emportés  avec  lui. 

Les  gens  de  la  campagne,  qui  font  des  écumoires 
avec  les  coquilles  des  moules  d’eau  douce  {Ano- 
donta  cygnœa),  se  procurent  ces  mollusques  à 
l’aide  d’un  bâton  pointu  qu’ils  introduisent  dans 
l’entrebâillement  des  valves.  Comme  dans  la  fable, 
la  moule  se  referme  vivement  et  enserre  le  bâton. 
A ce  moment,  le  pêcheur  le  relève  et  ramène  la 
moule.  C’est  véritablement  la  pêche  des  moules. 


I , E M A G A S I N IM  T T O R G S (J  U E 


168 


M.  Kew,  savant  anglais  à qui  nous  empruntons 
une  partie  des  détails  qui  vont  suivre,  a fait  des  ex- 
périences directes 
sur  des  A notion/ a 
qu’il  recueillait 
ainsi  avec  un  petit 
bout  de  bois.  Il  a 
pu  laisser  une 
Anodonte  suspen- 
due hors  de 
l’eau  pendant  cin- 
quante-une heu- 
res. Quand  elle 
fut  remise  dans 
l’eau , elle  se 
détacha  (1). 

Ce  mode  de  pê- 
cher les  moules 
est  fort  ancien, 
car  sir  Robert 
Redding,  en  1688, 
raconte  que  les 
pauvres  du  nord 
Fig  :j.  de  l’Islande  pê- 

chaient les  huîtres 
perlières,  les  uns  avec  leur  orteil,  les  autres 
avec  des  sortes  de  pinces  de  bois. 

Bien  souvent,  des  oiseaux,  en  pataugeant  dans 
les  marais  ou  sur  le  bord  des  rivières  et  étangs, 
ont  mis  la  patte  sur  des  mollusques  qui  se  sont 
vengés  de  ce  sans-gêne  en  refermant  vivement 
leur  coquille  et  en  s’attachant  ainsi  à l’intrus, 
qui  les  transportait  vers  d’autres  rivages. 

Dans  l’État  de  Virginie,  on  prétend  qu’il  est 
impossible  d’élever  des  canards,  à cause  des  Uni o 
qui  saisissent  les  pattes  des  jeunes  canetons  à 
marée  basse  et  les  retiennent  jusqu’à  la  marée 
montante  où  ils  périssent,  n’ayant,  pas  la  force 
d’enlever  le  mollusque. 

M.  Standen,  qui  s’est  beaucoup  occupé  de  la 
question  qui  nous  occupe,  rappelle  une  observa- 
tion qu’il  a faite  étant  enfant.  Son  grand-père  pos- 
sédait une  bande  de  canards  que  l’on  menait 
chaque  jour  sur  un  étang  si  tué  à quelque  distance 
de  la  ferme.  Un  jour  on  s’aperçut,  au  retour, 
qu’un  canard  manquait  à l’appel.  On  alla  à sa 
recherche  et  on  le  trouva  revenant  péniblement 
en  traînant  à la  patte  une  grosse  Anodonte,  qui 
ne  voulait  pas  le  lâcher. 

Un  de  nos  amis,  malacologiste  distingué, 
M.  Bizet,  de  Bray-lès-Mareuil,  près  Abbeville, 
nous  a raconté  à ce  sujet  que  plusieurs  fois,  pen- 
dant les  mois  d’hiver,  il  avait  recueilli,  tantôt  sur 
l’herbe,  tantôt  dans  les  eaux  des  marais,  des 
exemplaires  encore  vivants  et  en  plus  ou  moins 
grand  nombre  de  la  moule  commune.  Or,  cette 
moule,  étant  exclusivement  marine,  ne  pouvait 
être  apportée  là  que  par  l’homme  ou  par  des 
causes  accidentelles. 

Un  matin,  sans  y penser  le  moins  du  monde, 
(1)  Kew,  Dispersai  of  shells,  London. 


il  eut  la  bonne  fortune  de  tuer  un  canard  pilet 
(Anas  acuta  Linné),  en  picard  : Woigne  à lon- 
gue queue.  Deux  moules  de  l’espèce  ci-dessus 
étaient  transportées  par  ce  palmipède,  au  moyen 
de  leur  byssus  entremêlé  dans  la  patte  gauche  de 
l’oiseau. 

Une  autre  fois,  il  observa  un  héron-butor  qui 
s’envolait  avec,  à la  patte,  un  mollusque  qui  se 
détacha  tout  à coup  et  se  trouya  être  une  moule 
des  rivières. 

Les  cas  de  dissémination  par  les  insectes  sont 
plus  rares,  plus  difficiles  à observer,  mais  ils  n’en 
sont  que  plus  curieux  pour  cela. 

M.  K ew  cite  cinq  exemples  de  Nèpes,  larges 
coléoptères  bien  connus,  aux  pattes  desquelles  on 
trouva  des  Sphœrium  ou  des  Pisidium,  petites  co- 
quilles  d’eau  douce  (fig.  1).  Des  exemples  semblables 
ont  été  rapportés  par  Darwin  à l’occasion  d’un 
Dytique,  gros  coléoptère  aquatique,  qui  trans- 
portait aussi,  cramponné  à l’une  de  ses  pattes,  un 
Sphœrium  conieuni  (fig.  2).  Le  Dytique  fut  placé 
dans  un  aquarium  où  il  conserva  cinq  jours 
son  commensal.  Au  bout  de  ce  temps,  il  se  déta- 
cha et  alla  chercher  fortune  au  fond  de  l’aqua- 
rium. 

Quelquefois,  les  petits  mollusques  s’attachent 
aux  antennes  des  insectes  ou  des  crustacés  ; on  a 
vu,  dans  un  aquarium,  une  crevette  se  promener 
en  portant  un  Pisidium  fortement  accroché  à ses 
antennes. 

Quand  M.  Kew  a présenté  à la  Société  entomo- 
logique  le  spécimen  de  Dytique  avec,  à la  patte, 
un  Sphœrium  commun,  on  lui  objecta  que  de 
poids  de  ce  bivalve  devait  empêcher  l’insecte  de 


s’envoler.  M.  Darwin  répondit  qu’une  coquille  si 
légère  n 'était,  pas  pour  embarrasser  un  coléoptère 
aussi  robuste  qu’un  Dytique.  D’ailleurs,  ce  qui  dé- 
truit toute  hésitation,  c’est  que  plusieurs  cap- 
tures nu  roi  ont  été  faites  d’insectes  portant  aux 
pattes  des  coquilles,  quelquefois  deux. 

Des  faits  que  nous  venons  de  rapporter,  il  y 
résulte  que  la  distribution  locale  des  bivalves 
peut  être  influencée  dans  une  certaine  mesure  par 
les  insectes  aquatiques.  Un  vent  violent  peut  aussi 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


169 


entraîner  des  insectes  portant  des  mollusques  et 
disséminer  très  loin  des  espèces  intéressantes. 

Les  grenouilles,  crapauds,  salamandres,  etc., 
sont  encore  assez  souvent  capturés  avec  des  mol- 
lusques attachés  à leurs  pattes  (fig.  3).  On  a vu 
des  salamandres  avec  deux  bivalves  et  des  cra- 
pauds avec  six  bivalves. 

11  est  bien  évident  que  ces  amphibies  ne 
peuvent  transporter  bien  loin  les  bivalves  qui 
s’attachent  à eux.  Bien  que  les  salamandres  aient 
la  possibilité  de  changer  de  cours  d’eau  en  ram- 
pant dans  l’herbe  humide  des  marais,  que  les 
grenouilles  et  les  crapauds  puissent  parcourir  un 
certain  espace  et  franchir  des  obstacles  peu 
importants,  il  n’en  est  pas  moins  vrai  que  leurs 
pérégrinations  seront  toujours  très  limitées  et  se 
borneront  à passer  d’un  étang  dans  un  autre. 

D’autres  animaux  peuvent  accidentellement  se 
trouver  pris  entre  les  valves  des  mollusques. 
M.  Todd  rapporte  le  cas  d’une  tortue  qui  prome- 
na longtemps  un  Unio  attaché  à sa  mâchoire. 
M.  le  professeur  Girard  a trouvé,  dans  Seine-et- 
Marne,  des  écrevisses  dont  les  pattes  étaient 
garnies  de  Cyclas  fontinalis.  Quelquefois,  les  huit 
pattes  ambulatoires  portaient  des  coquilles  ; on 
aurait  dit  que  ces  crustacés  avaient  des  sabots 
(fig.  4).  Le  professeur  Rossmœssler  signale  en 
outre  que  des  Dreissena  polymorpha  s’attachent 
souvent  par  le  byssus  à la  queue  des  écrevisses. \ 

Il  y a là  une  série  d’études  assez  minutieuses 
mais  intéressantes  à faire  et  dont  les  résultats 
peuvent  jeter  un  jour  lumineux  sur  cette  question 
encore  bien  obscure  et  peu  connue  de  la  disper- 
sion des  mollusques. 

V.  BRANDICOURT. 


SAGESSE  D’UN  JUGE 

CONTE  DE  HEBEL 


On  ne  commet  pas  en  Orient  que  des  injustices. 
Nous  n’en  voulons  pour  preuve  que  le  fait  suivant  qui 
s’est  passé  dans  ce  lointain  pays. 

Un  homme  riche  avait  perdu  par  mégarde  une  im- 
portante somme  d’argent  cousue  dans  un  sac  de  toile. 

11  fit  répandre  le  bruit  de  celte  perte  et  offrit, 
comme  cela  se  pratique  d’habitude,  une  récompense  à 


celui  qui  trouverait  le  sac  et  serait  assez  honnête  pour 
le  rendre.  Celte  récompense  était  de  100  thalers. 

Bientôt  se  présenta  à lui  un  homme  de  bien  qui  lui 
dit  : « J’ai  trouvé  ton  argent.  Tout  est  donc  pour  le 
mieux!  Reprends  ce  qui  t’appartient.  » 

Il  parla  ainsi  et  son  clair  regard  exprimait  la  droi- 
ture de  son  cœur  et  la  satisfaction  de  sa  conscience. 
Et  véritablement  cela  était  bien! 

L’autre  aussi  avait  un  visage  joyeux,  mais  seulement, 
parce  qu’il  avait  retrouvé  l’argent  qu’il  croyait  perdu. 

Quant  à sa  loyauté,  on  va  en  juger. 

11  comptait  donc  son  argent  et,  tout  en  se  livrant  à 
cette  opération,  il  réfléchissait  rapidement  au  meilleur 
moyen  à employer  pour  frustrer  l’honnète  homme  de 
la  récompense  promise. 

« Mon  cher  ami,  lui  dit-il  Lout  à coup,  j’avais 
cousu  dans  ce  sac  800  thalers  et  je  n’en  trouve 
que  700.  Vous  avez  sans  doute  défait  une  couture  et 
pris  vos  100  thalers  de  récompense.  Je  vous  donne 
parfaitement  raison  et  je  reste  votre  obligé.  » 

Voilà  qui  n’était  pas  bien  ! 

Mais  l’histoire  ne  se  termine  pas  là,  car  il  faut  que 
l’honnêteté  finisse  toujours  par  triompher  et  que  l’ini- 
quité retombe  sur  son  auteur. 

L’honnèle  homme,  qui  se  souciait  moins  des  100  tha- 
lers que  de  son  irréprochable  droiture  méconnue, 
assura  qu’il  avait  trouvé  le  sac  tel  qu’il  venait  de  l’ap- 
porter et  qu’il  l’avait  apporté  tel  qu’il  l’avait  trouvé. 

Finalement,  ils  allèrent  tous  deux  devant  le  juge. 

Là,  ils  renouvelèrent  et  maintinrent  leurs  affirma- 
tions, à savoir  : l’un  qu’il  avait  cousu  800  thalers  dans 
le  sac  et  l’autre  qu’il  n’avait  rien  soustrait  de  sa  trou- 
vaille et  n’avait  même  pas  ouvert  ledit  sac. 

Le  cas  était  difficile. 

Mais  on  aurait  dit  que  le  juge  prudent  et  sage 
voyait,  avant  d’en  avoir  la  preuve  formelle,  la  droi- 
ture de  l’un  et  la  mauvaise  pensée  de  l’autre. 

Il  se  fit  donner  par  chacun  d’eux  une  confirmation 
définitive  et  solennelle  de  son  assertion  et  rendit 
l’arrêt  suivant: 

u Attendu  que  l'un  des  plaignants  a perdu  800  tha- 
lers et  que  l’autre  n’a  trouvé  qu’un  sac  en  conte- 
nant 700,  il  est  clair  que  l’argent  trouvé  parle  second 
n’est  pas  celui  du  premier. 

« Toi,  honnête  homme,  reprends  l’argent  quetu  as 
trouvé  et  conserve-le  précieusement  jusqu’à  ce  q,ue 
celui  qui  a perdu  700  thalers  vienne  te  le  réclamer. 

<■  Quant  à toi,  ajouta-t-il,  en  s’adressant  à l’autre, 
je  ne  puis  que  te  conseiller  de  prendre  patience 
jusqu’à  ce  que  celui  qui  a trouvé  tes  800  thalers  se 
fasse  connaître.  » 

Ainsi  parla  le  juge  et  fut  entendue  la  cause. 

(Traduit  de  l'allemand.) 


L’AVENUE  ALEXANDRE  III 


Lorsqu’elle  sera  nivelée,  macadamisée,  et  lors- 
que les  parterres  à la  française  destinés  à la  parer 
auront  été  dessinés  et  plantés,  la  nouvelle  avenue 
Alexandre  III  aura  vraiment  grand  air.  Pour  le  mo- 
ment elle  est  encore  encombrée  de  matériaux  de 
tous  genres,  mais  suffisamment  ouverte  cependant 
pour  qu’on  en  puisse  préjuger  l’effet  définitif. 


Le  promeneur  qui  s’arrête  près  des  derniers  ves- 
tiges du  palais  de  l’Industrie  qui  va  disparaître, 
et  qui  parcourt  du  regard  l’espace  découvert  par 
la  trouée  géante  pratiquée  sur  le  flanc  des  Champs- 
Elysées,  aperçoit  tout  d’abord  les  deux  palais  «jad 
se  dressent  en  bordure,  le  grand  à droite,  le  pétri 
à gauche. 


170 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


La  nouvelle  avenue  terminée. 


tation  de  l’éditice,  les  architectes  ont  dû  sur- 
monter le  fronton  de  charpentes  en  fer,  d’un 
dôme,  de  verrières,  aménagés  selon  les  besoins 
modernes  et  qui  pèsent  de  leurs  profils  massifs 
sur  la  façade.  Celle-ci,  chargée  de  groupes,  de 
statues  et  de  vases  décoratifs,  parait  alourdir  par 
une  ornementation  trop  riche. 

C’est  bien  un  palais  cependant,  un  palais  somp- 
tueux. même,  pour  lequel  les  créateurs  se  sont 
malheureusement  laissé  entraînera  des  recherches 
de  décorations  incompatibles  avec  le  peu  de  temps 
qui  leur  était  réservé.  Pour  une  construction  d’art 
de  longs  délais  sont  nécessaires,  non  seulement  à 
l’étude  préparatoire  du  plan,  au  choix  des  élé- 
ments décoratifs,  mais  encore  et  surtout  à leur 
exécution.  Les  sculpteurs  ont  été  pressés,  bous- 
culés, mis  d’office  à la  porte  des  charpentes  qui 
les  préservaient  des  intempéries,  et  ils  se  sont 
trouvés  dans  l’obligation  d’abandonner  certains 
morceaux  avant  leur  complet  achèvement. 
D’autres,  moins  soucieux  de  perfection,  ont  pro- 
fité de  la  hâte  qui  leur  était  imposée  et  se  sont 


fenêtres,  et  cette  disposition  la  fait  tout  d’abord 
paraître  un  peu  plate  lorsqu’on  la  compare  à la 
façade  d’esthétique  contraire  qui  lui  fait  face. 
Cette  simplicité  voulue,  si  rapprochée  de  la 
débauche  des  ornementations  luxueuses,  forme 
une  dissonance  pour  l’œil  qui  cherche  en  vain 
l’accord  entre  les  deux  palais.  Us  ne  sont  pas  de 
la  même  famille  et  se  font  tort  réciproquement. 

Moins  volumineux  que  l’énorme  vitrage  du 
grand  palais,  le  toit  du  petit  palais  est  plus  com- 
plètement caché  par  une  élégante  balustrade  de 
pierre.  Un  dôme  central  qui  surmonte  l’entrée 
principale  évoque  les  formes  connuesdes  Invalides 
ou  du  Val-de-Grâce  et,  couvrant  les  pavillons 
d'angle,  de  petits  dômes  mettent  dans  la  masse  de 
pierre  les  bleus  discrets  de  leur  revêtement  de 
plomb  et  d’ardoise. 

Les  deux  palais  sont  au  même  point  d’achève- 
ment. L’intérieur  en  est  encombré  d’echafaudages 
et  il  faut  remettre  à plus  tard  la  visite  indispen- 
sable pour  en  apprécier  les  dispositions  et  les 
aménagements.  L’extérieur  approche  davantage 


Conçu  dans  le  style  Louis  XIV  ; édifié  par 
trois  arch  itectes  de  talent,  M . Deglane  pour  la  façade 
principale,  M.  Louvet  pour  la  partie  médiane, 
M.  Thomas  pour  le  pavillon  postérieur  ; le  grand 
palais,  au  péristyle  orné  de  colonnes  cannelées 
et  fleuronnées,  donne  une  suffisante  impression  de 
grandeur,  et  c’est  à notre  époque  une  qualité  trop 
peu  commune  pour  que  nous  11e  la  signalions  pas. 

Pourtant  quelques  défauts  essentiels  en  altèrent 
l’harmonie  générale.  Obligés  de  compter,  non 
seulement  avec  les  difficultés  de  l’emplacement 
irrégulier,  mais  encore  avec  les  diversités  d’affec- 


contentés  de  faire  vite  sans  songer  à faire  bien. 

De  là  l’insuffisance  des  détails,  les  rendus  ina- 
chevés, les  têtes  banales,  les  draperies  sans  carac- 
tère, qui  s’accordent  mal  avec  la  grande  ordon- 
nance de  la  colonnade. 

Le  petit  palais,  appelé  familièrement  palais 
Girault,  du  nom  de  son  architecte,  est  plus  sobre 
que  son  vis-à-vis,  moins  décoré,  moins  surchargé 
de  statues  et  d’ornements  ; il  se  rapproche  davan- 
tage de  la  simplicité  des  anciens  édifices. 

Sa  façade  se  compose  de  colonnes  ioniques 
engagées,  qui  servent  de  cadres  aux  hautes 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


171 


de  la  terminaison.  Quelques  statues,  encore  ca- 
chées par  leurs  abris  de  bois,  restent  à découvrir, 
quelques  vitrages,  des  escaliers,  des  revêtements 
de  marbre  restent  à poser,  et  les  architectes 
n’auront  plus  qu’à  hâter  la  décoration  intérieure 
et  l’installation. 

Destiné  également  à survivre  à l’exposition,  le 
pont  Alexandre  III  sert  de  sortie  triomphale  à la 
nouvelle  avenue.  Ses  quatre  pylônes  de  pierre, 
hauts  de  18  mètres,  sont  ornés  à leur  base  de 
statues  personnifiant  la  France  aux  grandes 
époques  de  notre  histoire  ; des  groupes  en  bronze 
doré,  dans  lesquels  figurent  uniformément  un 
cheval  ailé  et  une  Renommée,  les  surmontent  et 
ils  sont  accostés  de  lions  conduits  par  des  amours. 
Leur  rôle  consiste  à créer  un  point  d’arrêt  pour 
l’œil  qui  les  fixe  un  moment  avant  de  se  perdre 
sur  l’esplanade  ; ils  jalonnent  la  perspective. 

Les  craintes  premières  ne  se  sont  pas  confir- 
mées, et  de  la  nouvelle  avenue,  comme  du  pont 
Alexandre  III,  la  vieille  façade  des  Invalides 
s’aperçoit  en  son  intégrale  hauteur,  nullement 
cachée.  Lorsque  l’esplanade  débarrassée  laissera 
libres  les  90  mètres  d'ouverture  de  l’avenue 
Alexandre  III,  l’horizon  sera  véritablement  im- 
mense, mais  aujourd’hui  il  est  littéralement 
fermé  par  des  masses  de  constructions  décorées 
avec  une  abondance  de  mascarons,  de  bas-reliefs 
et  de  guirlandes  qui,  malgré  quelques  inspirations 
heureuses,  sont  vraiment  par  trop  prodiguées. C’est 
un  délire  de  modelage  tel,  qu’il  donne  au 
regard  le  vertige  et  que  pour  y satisfaire  le  plâtre 
a manqué,  bien  que  le  grand  fabricant  parisien 
eût  monté  huit  fours  de  plus  en  prévision  du  sur- 


croît de  la  consommation.  Des  voitures  ont  été 
pillées  ü leur  arrivée  sur  le  terrain  de  l’exposition. 
C’est  l’apothéose  du  staff. 

Des  minarets  de  formes  mi-orientales,  mi-com- 
posites, surmontent  les  palais  du  Mobilier  et  de 
la  Céramique  ; ils  dominent  l’allée  centrale  assez 
étroite,  qu’ils  semblent  encore  réduire  par  l’effet 
de  leur  hauteur.  Sur  cette  allée  s’ouvriront  les 
expositions  des  manufactures  nationales,  puis  les 
différentes  sections  d’arts  industriels,  mobiliers, 
verrerie,  céramique  réunies,  entassées  sur  l’étroit 
espace  dont  il  était  permis  de  disposer  sans  sa- 
crifier les  arbres  chers  aux  habitants  du  Gros-Cail- 
lou. A l’aboutissement  du  pont  Alexandre  III,  qui 
sera  l’un  des  points  les  plus  fréquentés,  l’allée 
suffira-t-elle  à la  circulation  des  milliers  de 
visiteurs  qui  chaque  jour  s’y  porteront  en  foule? 

Mais  ce  sont  là  des  préoccupations  chagrines 
qui  ne  doivent  pas  faire  oublier  le  grand  effet  de 
l’avenue  triomphale.  Au  fond,  entre  les  minarets  qui 
l’encadrent  en  perspective,  se  dresse  le  dôme  des 
Invalides.  L’œuvre  toujours  belle  d'Hardouin 
Mansard  ne  se  laisse  pas  effacer  par  le  contraste 
des  profusions  décoratives  ; il  les  domine,  et  bien 
que  ses  ors  soient  artistement  vieillis  par  le  temps, 
ils  effacent  les  blancs  trop  frais  et  les  dorures 
neuves  de  l’esplanade. 

Avec  un  pareil  fond  de  décor,  l’avenue,  le  pont 
Alexandre  III  et  le  large  horizon  ouvert  au  centre 
de  la  plus  belle  de  nos  promenades,  doivent  être 
un  sujet  de  légitime  admiration  et  concourir  au 
succès  de  l’incomparable  et  merveilleuse  Expo- 
sition qui  dans  quelques  semaines  va  s’ouvrir. 

Pierre  CALMETTES. 


Ce  qae  doit  êtt*e  un  JWasée  d’Atft  Contemporain 

(SUITE) 


A la  veille  donc  du  jour  où  le  pauv/e  Musée  du 
Luxembourg,  si  lamentable  dans  son  orangerie 
nationale,  va  voir  réaliser  le  rêve  de  ses  anciens 
conservateurs,  il  est  permis  à leur  très  modeste 
successeur  de  songer  tout  haut,  à son  tour,  à ce 
que  cette  utile  et  glorieuse  institution  devra  être. 

Le  marquis  de  Chennevières  en  donnait  la  défi- 
nition lorsqu’il  proposait  en  1870,  à Jules  Simon, 
alors  ministre,  d’occuper  tout  le  palais  du  Luxem- 
bourg, vacant  à ce  moment  et  qui  relevait  des 
Beaux-Arts,  pour  y établir  « le  palais  de  l’art  con- 
temporain, comme  le  Louvre  est  celui  de  l’art 
ancien  ».  C’était,  dans  sa  pensée,  une  sorte  de  vaste 
organisation  artistique  embrassant  divers  services 
(réunions  de  ce  qu’il  appelait  l’Académie  nationale 
des  artistes  français  — idée  aujourd’hui  réalisée 
sous  la  forme  des  deux  grandes  sociétés  qui 
ordonnent  les  expositions  annuelles,  — celles  des 
sociétés  des  départements,  l’École  des  arts  décora- 
tifs, etc.),  se  développant  tout  autour  du  Musée  des 
arts  contemporains  qui  en  devait  être  le  cœur.  Et 
ce  musée,  suivant  lui,  devait  présenter  « une 


double  série  d’œuvres,  celles  des  arts  proprement 
dits,  peinture  et  sculpture,  dessins  et  estampes 
modernes,  et  la  série  des  arts  d’ornement  ou  dé- 
coratifs, comprenant  l’orfèvrerie,  les  bronzes,  les 
tapisseries,  l’émaillerie,  les  vitraux,  etc.  ». 

Ce  projet  de  « palais  de  l’art  vivant  » sous  la  forme 
de  musée,  avec  ce  même  plan  défini,  on  a tenté 
depuis  de  le  reprendre  et  comme,  à en  croire  Pli.  de 
Chennevières,  «rien  n’est  tenace  comme  un  musée  », 
il  y a des  chances  pour  qu’il  aboutisse  un  jour. 

Il  ne  s’agit  plus,  en  effet,  de  faire  du  Luxem- 
bourg une  sorte  de  grande  exposition  permanente 
d’œuvres  choisies  parmi  les  meilleures  acquisi- 
tions de  l’État,  sorte  de  queue  dessalons,  de  dépôt 
passager  en  attendant  le  triage  final  du  Louvre; 
de  purgatoire , suivant  un  mot  spirituel  et  mal- 
heureux jeté  en  plaisantant  par  un  des  derniers 
conservateurs  et  dont  on  a depuis  abusé  en  déna- 
turant le  caractère  du  Luxembourg. 

Il  n’est  pas  question,  non  plus,  d’en  faire  une 
galerie  au  goût  de  tel  ou  tel  conservateur,  de  telle 
ou  telle  coterie  d’art,  de  telle  ou  telle  variation 


J 7 2 


L E M A <1 A S I N P I T T 0 R E S U U E 


de  la  mode  publique.  Il  y aurait  des  chances  pour 
que  le  Luxembourg  ne  conservât  pas  une  bien 
grande  stabilité. 

Son  rôle  est  désormais  nettement  défini  ; son 
devoir  est  tout  tracé.  Il  est,  dans  le  présent,  le  con- 
tinuateur du  Louvre.  Il  reprend  l’enseignement 
que  donne  cette  illustre  maison  à la  génération  où 
celle-ci  l’abandonne  et,  comme  conséquence  de 
la  marche  des  temps,  il  l’enrichit  au  fur  et  à 
mesure  que  le  présent  s’éloigne  dans  le  passé. 

11  a donc  un  devoir  d’enseignement  immédiat 
et,  par  suite  de  sa  situation  spéciale  vis-à-vis  du 
Louvre  qu’il  approvisionne  d’apports  successifs, 
une  mission  de  recrutement. 

Ainsi  que  le  Louvre,  son  enseignement  est  géné- 
ral. 

Il  s’étend,  comme  le  désirait  Ph.  de  Chenne- 
vières,  et  comme  il  l’avait  tenté  vainement  au 
milieu  d’un  concours  de  circonstances  défavo- 
rables, à toutes  les  manifestations  les  plus  diverses 
des  arts  contemporains  et,  dans  chacune,  à toutes 
les  variations  de  la  pensée,  à tous  les  idéals  les 
plus  opposés.  Le  rôle  est  assez  beau  pour  la  con- 
servation de  faire  preuve  de  goût  et  de  tact  dans 
le  choix  des  pièces  qui  les  représenteront,  sans 
qu’elle  veuille  faire  triompher  telles  ou  telles 
tendances  personnelles.  Elle  doit  s’imposer  des 
règles  fixes  de  jugement  et  se  montrer  d’autant 
moins  étroite  qu’il  faut  faire  la  part  de  l’erreur 
dans  les  choses  contemporaines  et  qu’il  vaut 
mieux  pécher  par  indulgence  envers  des  œuvres, 
que  l’avenir  acceptera  peut-être  avec  indifférence, 
que  de  commettre  des  oublis  qu’il  pourrait  juger 
sévèrement. 

Sans  faire  concurrence  aux  établissements  spé- 
ciaux qui  ont  un  caractère  technologique  ou  docu- 
mentaire, il  devra  aussi,  désormais,  comprendre 
les  types  les  plus  parfaits  de  la  médaille  ou  de 
l'estampe  ou  des  divers  arts,  réunis  par  Ph.  de 
Chennevières,  sous  la  rubrique  d'arts  décoratifs. 
Sur  ce  point,  il  a repris,  ces  dernières  années,  les 
traditions  indiquées  dans  le  passé  et  des  collec- 
tions spéciales,  non  représentées  en  1891,  mar- 
quent aujourd’hui  leur  importance  et  leur  vitalité 
par  des  chiffres  fort  élevés  qui,  grâce  à de  quoti- 
diennes générosités,  s’accroissent  tous  les  jours 
(Dessins,  plus  de  1000  pièces;  estampes,  plus 
de  1 500;  médailles,  environ  G00;  objets  d’art,  150). 

Quelques  esprits  ombrageux  se  sont  émus  de 
voir  depuis  plusieurs  années  le  Luxembourg 
ouvrir  ses  portes  aux  écoles  étrangères.  Dès  1863, 
M.  de  Chennevières  plaidait  éloquemment  leur 
cause  auprès  de  M.  de  Nieuwerkerke  en  rappelant 
le  souvenir  de  notre  ancienne  académie,  si  hospi- 
talière et  si  généreuse  aux  artistes  étrangers  qui, 
d’ailleurs,  nous  payèrent  de  retour  chez  eux.  « De 
même  que  le  Louvre  présenterait  la  série  des 
écoles  anciennes  de  tous  pays,  le  Luxembourg 
offrirait  aux  curieux  des  types  heureux  des  diverses 
écoles  vivantes  de  ces  mêmes  nations.  La  France, 
si  libérale  dispensatrice  de  ses  enseignements  et 


dont  les  grands  artistes  contemporains  ont  répandu 
si  loin  leur  influence  par  delà  nos  frontières, 
devait  d’ailleurs  cette  réciprocité  à des  voisins 
qui  gardaient  avec  courtoisie  dans  leurs  galeries, 
royales  ou  publiques,  au  milieu  de  leurs  trésors 
nationaux,  des  tableaux  choisis  de  nos  plus 
excellents  peintres.  » 

Malheureusement,  ce  projet  ne  put  être  réalisé 
et  bien  des  lacunes  existent,  de  ce  fait,  dans  nos 
collections  contemporaines,  que  l’Etat,  soit  pour 
le  Luxembourg,  soit  pour  le  Louvre,  ne  pourra 
combler  qu’avec  peine  et  non  sans  argent. 

Songe-t-on  un  instant  à écarter  du  Louvre  Ra- 
phaël  et  Titien,  Rembrandt  ou  Rubens,  Velas- 
quez ou  Goya?  Ce  sont  pourtant  des  étrangers! 
S’il  est  quelque  point,  où  le  grand  rêve  utopique 
d’une  fraternité  universelle  entre  les  hommes  soit 
réalisable,  c’est  le  domaine  de  l’art.  Ne  créons 
pas  de  nouvelles  barrières  entre  les  hommes  ; ils 
sont  suffisamment  séparés  par  les  langages,  les 
préjugés  et  les  intérêts.  Nous  ne  nous  connaîtrons 
jamais  bien  qu’en  nous  jugeant  à côté  des  autres 
et,  de  plus,  la  plupart  des  écoles  étrangères  étant 
nées  de  la  nôtre,  c’est  un  hommage  nouveau  que 
nous  rendons,  par  elles,  à notre  propre  enseigne- 
ment. Faisons  donc  dans  nos  musées  ce  que  nous 
faisons,  chaque  jour,  très  largement  dans  nos 
expositions. 

Maintenant,  comment  opérer  une  classification 
dans  chacune  de  ces  séries  ? C’est  là  que  se  pré- 
sentent les  véritables  difficultés.  On  ne  peut  tenir 
compte  des  dates  de  naissance  ou  de  décès,  qui  ne 
correspondent  presque  jamais  à la  place  exacte 
que  tient  un  artiste  dans  sa  génération.  Tel  roman- 
tique, né  au  début  du  siècle,  a prolongé  sa  vie  à 
travers  toutes  les  variations  de  l’art  jusqu’à  nos 
jours;  tels  artistes,  arrivés  au  faîte  de  leur  talent 
en  pleine  jeunesse,  ont  été  fauchés  par  la  mort 
avant  leurs  aînés  et  même  leurs  maîtres.  Il  con- 
viendra de  chercher  des  combinaisons  larges  et  un 
peu  élastiques  ; de  grouper  les  artistes  d’après 
les  affinités  qui  les  ont  rapprochés  dans  leur  vie, 
d’après  les  liens  qui  les  unissent  à un  but  com- 
mun. Vous  avez  déjà,  au  début  du  siècle,  les 
larges  groupes  extrêmes  des  romantiques  et  des 
classiques.  Vous  retrouverez  plus  tard,  aux  deux 
pôles  contraires,  mais  opposés  sans  hostilité  et 
même  se  touchant  par  bien  des  préoccupations 
identiques,  d’une  part  les  idéalistes  : Ricard,  Fro- 
mentin, Delaunay,  Puvis  de  Chavannes,  Gustave 
Moreau,  etc.  ; d’autre  part  ceux  qui,  à la  suite 
de  Courbet,  avaient  accepté  l’étiquette  combative 
de  réalistes  : Bonvin,  Ribot,  Legros,  Fantin-La- 
tour,  etc...  En  évitant  l’étroitesse  des  systèmes,  en 
procédant  par  rapprochements  sympathiques  et 
souples,  il  est  possible  de  présenter,  à travers  les 
générations,  un  tableau  synthétique  de  l’évolution 
des  arts  contemporains.  D’ailleurs,  au  secours  des 
musées  qui  sont  trop  immuables,  il  faut  toujours 
requérir  les  expositions.  Elles  ont  une  mobilité 
qui  permet  d'insister,  au  gré  du  conservateur,  sur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


173 


tel  ou  tel  point  de  l’enseignement  qu’il  peut  don- 
ner. Avec  un  local  suffisant,  il  serait  très  aisé  de 
prendre,  chaque  année,  dans  les  séries,  un  certain 
nombre  d’ouvrages  réunis  dans  un  groupement 


au  gré  de  1 i uitiative  privée,  à l’Ecole  des  beaux-arts. 

Déjà,  pour  les  dessins  et  pour  les  estampes,  ce 
système  d’expositions  fonctionne  avec  succès. 
Reste  la  question  de  présentation  des]  collée - 


significatif  : l’histoire  du  paysage,  l’histoire  du 
portrait,  l’évolution  idéaliste,  etc. 

De  même  on  pourrait  insister  sur  telle  ou  telle 
personnalité  importante  en  organisant  méthodi- 
quement et  officiellement,  dans  le  musée  même,  à 
côtédes  salles  publiques,  les  expositions  posthumes 
réalisées  avec  des  prêts,  qui  ont  lieu  actuellement, 


lions.  C'est  là  qu’il  faut  savoir  tenir  compte  des 
critiques  trop  justes  formulées  au  milieu  de  pa- 
radoxes un  peu  tapageurs.  Car  si  les  musées  font 
beaucoup  de  bien,  ils  peuvent  aussi  faire  beau- 
coup de  mal.  Ils  habituent  à concevoir  les 
œuvres  à travers  une  atmosphère  factice,  sous  un 
jour  faux  et  artificiel.  A force  de  voir  les  objets 


Une  salle  de  peinture  au  Musée  du  Luxembourg. 


174 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


rangés  clans  des  cadres  et  dans  des  vitrines,  on  ne 
les  fait  plus  que  pour  les  vitrines  et  pour  les 
cadres. 

Il  ne  faut  pas  imaginer  un  musée  comme  un 
vaste  herbier  aux  plantes  desséchées  et  décolorées 
ou  comme  ces  collections  d’entomologie  où  les 
pauvres  papillons,  créés  pour  la  vie,  le  mouve- 
ment et  la  lumière,  sont  piqués,  garnis  d’éti- 
quettes, sur  le  liège  consacré.  Ces  papillons  ne 
sont  pas  nés  avec  une  longue  épingle  au  travers 
du  corps.  Il  faut  donner  l’illusion  de  la  vie  à 
toutes  ces  œuvres  casernées.  Plus  de  vastes  cham- 
brées de  tableaux,  de  ces  immenses  galeries  qui 
se  prolongent  en  interminables  avenues,  sollici- 
tant l’attention  de  toute  part  et  la  fatiguant  à 
l’avance  par  les  accumulations  qu’elles  annoncent 
à son  examen!  Plus  de  ces  magasins  encombrés 
de  marbres,  dépôts  funéraires,  cimetières  pres- 
sés, où  l’on  se  glisse  à travers  les  statues,  comme 
au  milieu  des  tombes  du  Père-Lachaise. 

Partout  des  salles  simples,  claires,  où  rien  ne 
distrait  l’œil  de  ce  qu’il  est  venu  contempler,  de 
proportions  modérées  et  variées  suivant  les  di- 
mensions moyennes  des  œuvres,  assez  vastes  pour 
que  les  grandes  compositions  puissent,  être  vues 
d’ensemble  à la  distance  qu’elles  réclament,  assez 
étroites  pour  que  l’on  puisse  y grouper  l’œuvre 
d’un  même  artiste  ou  y réunir,  dans  une  har- 
monie fraternelle,  quelques  talents  jumeaux. 

Plus  de  fonds  uniformes,  créés  en  vue  de  faire 
valoir  l’or  des  cadres,  mais  des  fonds  variés  ré- 
pondant au  besoin  d’isolement  des  tableaux  ; plus 
de  ces  panneaux  serrés,  ajustés  comme  les  pièces 
d’un  jeu  de  patience,  où  tous  les  cadres  se 
touchent,  combinaisons  savantes  auxquelles  se 
plaisaient  les  anciens  serviteurs  de  nos  musées  ; 
plus  de  ces  cimaises  fixes  et  élevées  qui  font  pla- 
fonner les  moindres  portraits!  Partout  de  l’air, 
de  l’aisance  et  de  la  méthode  ; la  pédagogie,  sans 
pédantisme,  dissimulée  soigneusement  sous  l’at- 
trait simple,  confortable  et  de  bon  goût  d’une 
galerie  privée. 

C’est  ce  qui  manque  le  plus  à nos  musées.  C’est 
ce  que  nous  devrions  avoir  le  plus  à cœur  d’em- 
prunter à nos  voisins  d’Outre-Rhin  ou  d'Outre- 
M an che. 

Figurez-vous,  par  exemple,  un  étranger  qui 
vient  visiter  le  Luxembourg.  Le  temps  est  beau, 
tant  mieux  ! Mais  admettez  qu’il  pleuve.  11  ne  peut 
faire  avancer  sa  voiture  jusqu’à  la  porte.  Le  voilà 
obligé  de  traverser  la  cour,  de  monter  un  perron 
solennel  comme  l’escalier  d’un  palais  de  justice, 
pour  arriver,  tout  trempé,  dans  un  vestibule  étroit 
où  il  se  heurte  aux  entrants  et  aux  sortants  qui 
se  débattent  pour  ouvrir  ou  fermer  leurs  para- 
pluies. 

Où  est  le  vestiaire?  — Sur  les  socles  des  statues 
ou  des  banquettes  encombrées  ; il  pourra  laisser 
son  parapluie  dégouttant,  mais  devra  garder  son 
vêtement  mouillé,  parce  qu’on  ne  saurait  où  le 
mettre. 


Voici  un  tableau,  une  statue  qu’il  veut  regarder 
avec  soin,  en  prenant  un  croquis  ou  en  écrivant 
des  notes.  Il  est  condamné  à rester  debout,  car  il 
y a un  nombre  limité  de  banquettes;  d’ailleurs 
elles  sont  immobilisables  et,  s’il  veut  s’asseoir,  il 
est  dans  l’obligation  de  contempler,  pendant  ce 
temps,  le  même  tableau  privilégié. 

L’heure  du  déjeuner  approche;  il  n’a  pas  ter- 
miné sa  visite.  Dans  son  pays  il  eût  trouvé  une 
salle  de  restaurant  ou  quelque  modeste  refresli- 
ments'  room  où  il  eût  pu,  sans  sortir,  avaler  rapi- 
dement un  morceau  en  restant  dans  la  même 
atmosphère,  compulsant  ses  notes  en  mangeant, 
les  complétant,  pour  reprendre  sa  visite  après. 
Ici,  il  lui  faudra  sortir,  se  mettre  en  quête  d’un 
restaurant  plus  ou  moins  éloigné  et,  s’il  n’est  pas 
découragé,  revenir,  plus  distrait,  reprendre  son 
examen. 

Il  ne  faudrait  pas  pousser  plus  loin,  par  pudeur 
pour  notre  pauvre  musée,  et  montrer  jusqu’où 
s’étend  ce  régime  d’incommodités. 

Par  malheur,  en  fait  de  musée,  nous  avons  vécu 
sur  les  vieilles  idées  du  bon  roi  Louis-Philippe, 
qui  considérait  la  Galerie  des  batailles  comme 
une  des  grandes  pensées  de  son  règne. 

Et  puis,  en  architecture,  nous  ne  pouvons  pas 
sortir  des  projets  d’Ecole,  des  palais  italiens  où 
il  y a,  certes,  tous  les  canons  réclamés  par  Vitruve, 
et  tous  les  ordres  désirables,  mais  où  il  manque 
souvent  l’ordre  tout  court,  les  justes  aménage- 
ments si  utiles  aux  collections,  de  leur  nature  peu 
exigeantes,  et  les  simples  commodités,  si  précieuses 
à d'honnêtes  citoyens  amis  des  arts. 

Grâce  au  ministre  et  au  parlement,  le  jour  est 
proche  où  nous  allons  voir  cesser  ces  mœurs 
de  Scythes.  M.  Leygues  a décidé  la  reconstruction 
du  Luxembourg,  qu’il  avait  déjà  projetée  dès  1894. 
Le  rapporteur  du  budget  des  Beaux-Arts,  M.  Du- 
jardin-Beaumetz,  un  artiste  qui  a négligé  depuis 
longtemps  ses  pinceaux,  mais  qui  n’oublie  pas 
ses  anciens  confrères,  appuie  chaleureusement  ce 
projet.  Les  Chambres  n’hésiteront  pas  à le  voter. 

Pour  la  première  fois,  le  croirait-on?  l’Etat  va 
donc  avoir  à construire  un  musée  ! On  peut  comp- 
ter sur  la  sollicitude  du  directeur  des  Beaux-Arts 
et  sur  le  talent  de  l’architecte  pour  qu’il  réponde 
aux  vœux  du  public. 

Notre  génération,  qui  a donné  la  définition  exacte 
du  rôle  de  ces  augustes  maisons  qu’on  appelle  des 
musées,  avait  bien  le  devoir  de  réaliser  un  musée. 

Par  bonheur,  les  circonstances  l’appellent  jus- 
tement à pourvoir  aux  besoins  de  l’art  de  notre 
temps.  Elle  aura  donc  l’occasion  de  réaliser  ainsi 
cette  œuvre,  dans  un  vaste  ensemble  harmonique 
et  complet,  organisme  parfait,  fonctionnant  régu- 
lièrement et  librement,  ce  « palais  de  l’art  vivant  » 
rêvé  par  Philippe  de  Chennevières,  que  son  suc- 
cesseur d’aujourd’hui  voudrait  voir  appeler  « le 
palais  vivant  des  arts  contemporains  ». 

Léonce  BEnEDITE 

Conservateur  du  Musée  du  Luxembourg. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


175 


Le  Pistolet  automatique  à Répétition 


La  rapidité  du  tir,  presque  autant  que  sa  pré- 
cision, semble  être,  surtout  depuis  ces  dernières 
années,  une  des  qualités  essentielles,  indispensa- 
bles même  de  l’armement  moderne.  Tous  les  États 
successivement,  et  la  France  en  première  ligne, 
ont  été  amenés  à adopter  d’abord  le  fusil  à répé- 
tition, puis  le  canon  à tir  rapide.  Et  voici  que 
l’Allemagne  vient  de  doter  ses  officiers  d’une 
sorte  de  pistolet-carabine  automatique,  arme  terri- 
blement dangereuse  puisqu’elle  permet  de  déchar- 
ger sur  son  adversaire,  en  moins  d’une  minute, 
une  grêle  de  quatre-vingt-dix  balles  de  gros 
calibre. 

Expliquons  en  premier  lieu  comment  on  est  ar- 
rivé à augmenter  la  vitesse  du  tir  des  fusils  et  des 
canons,  ce  qui  permettra  aux  lecteurs  de  mieux 
comprendre  le  mécanisme  du  pistolet  dont  nous 
voulons  parler,  qui  est  un  perfectionnement  des 
systèmes  employés  par 
l’arquebuserie  de  guerre 
et  l’artillerie  de  campa- 
gne. 

Pour  éviter  toute  perte 
de  temps  dans  le  char- 
gement du  fusil,  on  a 
imaginé  d’abord  le  magasin  fixe,  contenant  six, 
huit  ou  dix  cartouches,  qu’un  ressort  amène  au 
fur  et  à mesure  à l’orifice  du  tonnerre.  En  manœu- 
vrant la  culasse,  le  soldat  éjecte  l’étui  vide  et 
pousse  dans  le  canon  la  cartouche  suivante. 

Sur  ce  principe  très  simple  ont  été  construits  les 
premiers  fusils  à répétition  : le  Kropatscheck por- 
tugais, le  Lebel  (1886)  français,  et  le  Mourata 
japonais. 

Les  Allemands,  les  Russes,  les  Anglais,  les 
Autrichiens,  les  Italiens,  les  Danois,  les  Norvégiens 
et  les  Américains,  tour  à tour,  ayant  cru  recon- 
naître  certains  inconvénients  dans  le  système  du 
magasin  fixe,  ont  adopté,  quelques  années  après 
nous,  le  chargeur  mobile,  qui  est  évidemment  un 
progrès,  mais  a le  double  défaut  d'être  un  peu 
encombrant  et  de  provoquer  assez  souvent  des 
enrayages  du  mécanisme. 

Il  consiste  en  une  lame  métallique  légèrement 
recourbée  et  dont  les  bords,  en  forme  de  rainure 
ou  de  coulisse,  retiennent  les  cartouches  parleur 
bourrelet.  Chaque  chargeur  est  muni  de  cinq  car- 
touches, et  peut  être  introduit  par  une  ouverture 
latérale  dans  la  culasse,  dont  la  manœuvre  d’avant 
en  arrière,  puis  d’arrière  en  avant,  amène  chaque 
fois  à l’entrée  du  tonnerre  une  nouvelle  cartouche 
prise  au  chargeur. 

Avec  ce  système  comme  avec  le  magasin,  un 
tireur  exercé  obtient  facilement  une  vitesse  de 
dix  coups  en  trente  secondes.  Sous  le  rapport  de 
la  rapidité,  les  résultats  sont  équivalents. 


Quant  à l’artillerie,  les  constructeurs  ont  eu 
l’idée  d'utiliser,  pour  le  chargement  automatique, 
soit  le  recul  du  canon,  soit  la  force  des  gaz  ré- 
sultant de  la  déflagra  tion.  Sur  ce  dernier  pri  ncipe, 
l’ingénieur  Hotchkiss  a établi  ses  fameuses  mi- 
trailleuses, dont  le  rendement,  assure-t-on,  attein- 
drait six  cents  coups  à la  minute. 

Mais  il  s’agit  là  d’une  arme  spéciale,  lançant, 
par  plusieurs  bouches  à la  fois,  une  pluie  de  pro- 
jectiles relativement  petits. 

Tout  autre  est  le  canon  imaginé  par  l’inventeur 
bien  connu,  M.  Maxim,  très  perfectionné  par 
Déport,  Canet,  Nordenfelt  et  tant  d’autres  balis- 
ticiens  éminents,  et  dans  lequel  le  simple  recul  de 
l’arme  produit  automatiquement  l’éjection  de  la 
douille  tirée,  l’introduction  du  projectile,  le  char- 
gement et  le  déchargement  de  la  culasse. 

Alors  que,  pendant  la  guerre  franco-allemande, 
l’artillerie  ne  pouvait 
dépasser  deux  ou  trois 
coups  par  minute,  même 
en  se  servant  du  tir  à 
mitraille,  les  canons 
actuels  du  type  Maxim 
tirent  jusqu’à  douze 
coups  à la  minute.  Divers  perfectionnements, 
et  notamment  l’adoption  du  frein  hydraulique, 
grâce  auquel  les  opérations  de  remise  en  bat- 
terie et  de  pointage  sont  pour  ainsi  dire  suppri- 
mées, permettent  à nos  bouches  à feu  nouveau 
modèle  d’atteindre  le  record  de  vingt-deux  coups, 
ce  qui  n’est  déjà  pas  mal  quand  on  vient  à penser 
que  les  projectiles  dont  il  s’agit,  pesant  trois  fois 
plus  que  ceux  d’autrefois,  son  t animés  d’une  vélo- 
cité de  900  mètres  environ  à la  seconde. 

En  combinant  les  différents  systèmes  que  nous 
venons  de  décrire,  l’armurier  Mauser  a créé  le 
pistolet  automatique  récemment  adopté  par  l’Alle- 
magne pour  l’armement  de  ses  officiers. 

Il  comporte  en  effet  un  magasin  central,  que 
Ton  garnit  très  rapidement  au  moyen  d’une  lame- 
chargeur  munie  de  dix  cartouches.  Après  chaque 
coup,  le  recul  delaculassemobile  fait  fonctionner 
l’extracteur,  l’auget  qui  contient  la  cartouche  à 
tirer,  et  le  chien  qui  s’arme  de  lui-même. 

Sans  avoir  à effectuer  aucune  manœuvre  spé- 
ciale, comme  cela  a lieu  par  exemple  avec  lerevol- 
ver  à barillet,  le  tireur  n’a  qu’à  presser  sur  la 
gâchette  pour  faire  partir  lecoup.  L’étui  est  éjecté, 
le  chien  mis  au  cran  de  l’arme  et  une  nouvelle 
cartouche  amenée  dans  son  logement.  Toutes  ces 
opérations  se  font  automatiquement  et  avec  la 
plus  extrême  rapidité. 

Le  magasin,  placé  au  milieu  du  pistolet  et  au- 
dessous  du  mécanisme  de  culasse,  ala  forme  d’une 
petite  boîte  rectangulaire, où  lescartouches  se  pla- 


Pistolet  automatique  à répétition. 


LE  M A G A S I N PITTORESQUE 


170 


cent  en  quinconce,  afin  de  réduire  autant  que  pos- 
sible l’espace  occupé. 

Ajoutons  que  le  nouveau  pistolet  allemand 
comporte  unegaine,  en  hêtre  évidé.  Par  une  ingé- 
nieuse combinaison,  l’on  peut  adapter  — comme 
le  montre  la  figure  ci-dessus  — cette  gaine-crosse 
a la  poignée  de  l’arme  et  la  transformer  ainsi  en 
une  sorte  de  carabine  pour  le  tir  épaulé. 

La  balle  du  pistolet  à répétition  Mauser,  du  poids 
de  5 grammes,  5,  et  longue  de  14  millimètres,  est 
en  plomb  durci  avec  chemise  d’acier  au  nickel. 
Son  calibre  est  de  7 millimètres,  63.  Sa  vitesse 
initiale,  à 25  mètres  de  labouche  du  canon,  atteint 
130  mètres  par  seconde. 

Ainsi  que  nous  l’avons  dit  au  début  de  cet  ar- 
ticle, la  rapidité  du  tir  a dépassé,  aux  expériences, 
quatre-vingt-dix  coups  à la  minute. 

Innovation  des  plus  utiles,  l’inventeur  a muni 
le  canon  d’une  hausse  graduée  jusqu’àSÛO  mètres, 
quoique  la  portée  maxima  soit  au  moins  du 


double.  Mais  il  est  bien  évident  que,  dans  la  majo- 
rité des  cas,  un  officier  ne  sera  appelé  à faire  usage 
de  son  arme  qu’aux  moyennes  et  aux  petites  dis- 
tances. 

Quant  à la  puissance  balistique  et  à la  préci- 
sion du  pistolet  automatique,  il  nous  suffira  de 
faire  savoir  qu’à  150  mètres  le  projectile  peut  tra- 
verser un  homme  de  part  en  part.  A 200  mètres, 
il  a la  même  force  que  la  balle  du  fusil  Mauser 
entre  1 800  et  2000  mètres. 

S’il  faut  en  croire  les  experts,  la  précision  de  la 
nouvelle  arme  serait,  toutes  choses  égales  d’ail- 
leurs, six  fois  plus  grande  que  celle  du  revolver 
d’ordonnance  dont  les  officiers  de  l’armée  alle- 
mande se  servaient  auparavant. 

N’avions-nous  pas  raison  de  dire  que  c’était 
une  arme  terrible,  surtout  aux  mains  d’un  tireur 
expérimenté  et  doué  de  sang-froid  ? 

Edouard  BONNAFFÉ. 


ILE  SÉRUM  ANTI-SÉUSTILE 


Comme  toutes  les  grandes  découvertes,  le  secret 
percé  à jour  par  Pasteur,  cette  théorie  micro- 
bienne, son  plus  beau  titre  à l’immortalité,  fit 
naître  au  début  des  espérances  exagérées,  parfai- 
tement justifiées,  semblait-il,  malgré  leur  exagé- 
ration. 

Certaines  maladies,  avait-il  découvert,  toutes, 
affirma-t-on  bientôt,  sont  causées  par  des  microbes 
nocifs;  ces  microbes  détruisent  les  cellules  de 
l’organisme  humain  et  de  plus  fabriquent  des 
toxines  qui  l’empoisonnent.  Or  la  nature  pré- 
voyante a donné  à cet  organisme  le  pouvoir  de 
lutter  contre  ces  microbes,  mais  souvent  il  est 
battu  par  eux,  d’où  dépérissement  puis  mort  du 
sujet. 

Si  dans  sa  lutte  contre  les  microbes  l’organisme 
est  vaincu,  c’est  qu'au  moment  de  cette  lutte  il  se 
trouve  affaibli  ; ce  sont  deux  lutteurs  aux  prises 
dont  l’un,  l’organisme,  est  fatigué. 

Pour  lui  faciliter  le  triomphe,  deux  méthodes 
s’offrent  naturellement  : renforcer  sa  puissance 
de  réaction  ou  affaiblir  la  force  des  microbes. 

La  combinaison  de  ces  deux  systèmes  est  le  prin- 
cipe du  mode  d’action  de  la  sérothérapie.  Par  un 
sérum  approprié  on  injecte  dans  le  corps  humain 
le  microbe  nocif  mais  atténué,  c’est-à-dire  d’une 
virulence  affaiblie;  l’organisme  lutte  et  à bon 
marché  d’un  adversaire  en  état  d’infériorité  ; or 
ce  premier  combat  a eu  l’avantage  d’accoutumer 
l’organisme  à la  lutte,  et  il  va  se  trouver  dès  lors 
en  état  de  triompher  même  du  microbe  ordinaire 
par  lequel  sans  cela  il  eût  été  vaincu. 

Cette  méthode  étant  d’une  application  générale 
et  toutes  les  maladies  semblant  découler  de 


microbes,  on  se  trouvait  en  possession  de  la 
panacée  universelle. 

Dans  la  pratique  on  se  heurta  à des  difficultés 
sans  nombre.  Parmi  la  légion  de  microbes  nocifs 
ou  non  qui  pullulent  dans  l’organisme  comment 
isoler,  pour  en  faii’e  l’étude,  ces  microbes  d’une 
extrême  petitesse,  d’un  aspect  souvent  peu  diffé- 
rent de  certaines  autres  bactéries  inoffensives? 
Le  microbe  isolé,  comment  le  conserver,  comment 
lui  trouver  un  terrain  propice  à son  développe- 
ment, développement  nécessaire  aux  opérations 
qu’on  doit  lui  faire  subir  pour  l’atténuer,  alors 
que  souvent  ce  microbe  s’attaque  à la  seule  race 
humaine  ? Et  à combien  d'erreurs  n’est-on  pas 
exposé  dans  cette  étude,  cette  sorte  de  dressage 
compliqué  d’un  infiniment  petit  parfois  si  délicat? 

Des  centaines  de  maladies  furent  étudiées, 
leurs  microbes  producteurs  furent  isolés  ou 
du  moins  on  crut  les  avoir  découverts;  on  tra- 
vailla ce  que  l’on  avait  isolé  ; le  hasard,  un  hasard 
qui  ne  devait  point  se  l’enouveler,  couronna  par- 
fois momentanément  de  patientes  recherches  et 
on  obtint  certains  résultats,  certaines  cures  au 
moins  momentanées,  puis  plus  rien.  Et  parmi  tant 
de  maladies  étudiées,  scrutées  avec  acharnement 
et  science,  combien  ontvéritablement  été  vaincues 
par  la  méthode  pasteurienne  : cinq  ou  six  peut- 
être,  et  encore  parmi  cette  demi-douzaine  de 
succès  trois  ou  quatre  sont-ils  contestés. 

Cependant  la  méthode  est  excellente,  il  semble 
que  seules  des  difficultés  d’ordre  tout  matériel 
empêchent  de  l’appliquer.  Vaincra-t-on  ces  diffi- 
cultés un  jour,  grâce  au  progrès  de  la  science?  11 
n’est  pas  défendu  de  l’espérer. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


177 


Et  cette  lutte  nouvelle  contre  les  maladies  offre 
ceci  de  particulier  qu’elle  comporte  nécessaire- 
ment des  succès  successifs,  totalement  indépen- 
dants les  uns  des  autres  ; telle  maladie  réputée 
jusqu’ici  incurable,  restée  profondément  mysté- 
rieuse, peut,  du  jour  au  lendemain,  être  vaincue 
radicalement,  sans  que  la  voisine,  plus  simple 
en  apparence,  le  soit. 

Or  la  plus  terrible  des  maladies,  celle  à laquelle 
nul  homme  ne  saurait  échapper  autrement  que 
par  une  mort  prématurée,  est  la  vieillesse.  Cette 
maladie  est  réputée  tellement  incurable  que,  si 
on  arrivait  à la  vaincre,  personne  ne  pourrait 
croire  qu’on  y fût  parvenu  tant  que  la  palpabilité 
de  la  victoire  remportée  n’aurait  pas  dessillé  les 
yeux  de  chacun. 

Mais,  dira-t-on,  la  vieillesse  dépend-elle  de  la 
théorie  microbienne,  existe-t-il  un  microbe  de  la 
vieillesse  comme  il  existe  un  microbe  de  la  peste, 
par  exemple?  Cela  semble  bien  improbable,  la 
vieillesse  étant  réputée  due,  on  ne  sait  trop  à quoi 
en  vérité,  à une  usure  des  organes,  disent  les  uns, 
à une  intoxication  lente,  disent  les  autres,  etc.,  etc., 
mais  non  à un  microbe. 

Au  prime  abord  il  semble  absurde  de  prétendre 
que  l’on  peut  supprimer  la  vieillesse,  et  cependant 
si  on  réfléchit  à ce  sur  quoi  s’appuie  cette  opinion 
on  se  sent  ébranlé  ; elle  ne  s’appuie  sur  rien  de 
positif. 

L’homme  à l’état  d’enfant  se  développe,  croît, 
il  possède  un  excès  de  vitalité  qui  le  lui  permet. 
Adulte,  il  croît  en  force,  toujours  pour  la 
même  cause.  Puis,  vieillard,  il  décline;  au  lieu 
d‘un  excès,  il  semble  avoir  dès  lors  un  manque  de 
vitalité. 

Pourquoi? 

Sa  machine  s’est  usée.  Mais  ne  s'usait-elle  pas 
quand  il  était  enfant?  Incontestablement  oui,  la  vie 
étant  une  consommation  et  une  rénovation  perpé- 
tuelles de  notre  être. 

Nous  avons  dans  l’enfant  un  exemple  de  réno- 
vation plus  puissante  que  la  consommation  : qui 
dit  que  l’on  ne  trouvera  pas  le  moyen  de  perpé- 
tuer dans  l’organisme  cet  état  particulier  de 
vigoureuse  rénovation?  Il  l’a  possédé  à une  époque, 
pourquoi  ne  pourrait-il  le  posséder  à une  autre? 

Et  qui  dit  que  ce  moyen  de  rendre  au  corps 
humain  sa  grande  vitalité  première  ne  sera  pas 
un  sérum?  Certains  sérums,  le  sérum  antidiphté- 
rique par  exemple,  confèrent  à l’organisme  la 
puissance  de  lutter  contre  une  certaine  cause  des- 
tructive; un  sérum  ne  pourrait-il  conférer  à l’or- 
ganisme la  puissance  de  lutter  contre  la  plus  iné- 
luctable — jusqu’ici  — - des  causes  destructives, 
celle  qui  a nom  la  vieillesse  ?Il  n’est  pas  absurde 
de  supposer  que  cela  pourra  être. 

Aussi,  quand  on  nous  parle  de  sérum  anti-sénile, 
ne  haussons  pas  les  épaules.  Disons  seulement  : 
c'est  invraisemblable  parce  que  ce  serait  une  trop 
grande  révolution,  un  trop  grand  bienfait. 

Serait-ce  un  bienfait? 


L’existence  d’un  sérum  anti- sénile  supprime- 
rait-elle la  mort?  Nullement  ; elle  supprimerait 
simplement  la  vieillesse,  en  admettant,  bien 
entendu,  ce  sérum  souverain. 

L'homme  adulte,  dans  toute  la  force  de  sa  vita- 
lité, et  tous  les  hommes  seraient  ainsi,  lutte  plus 
aisément  contre  les  maladies,  un  accident  seul 
peut  le  faire  succomber  ; on  verrait  donc  des  gens 
que  le  hasard,  surtout  un  hasard  aidé  d’une 
hygiène  sévère,  préserverait  de  tous  accidents 
morbides  ou  autres,  vivre  jusqu’à  des  âges  bibli- 
ques, toujours  verts,  toujours  jeunes. 

Quelles  sommes  de  connaissances  n’acquére- 
raient  point  ces  plusieurs  fois  centenaires  pour 
peu  qu’ils  fussent  moyennement  intelligents  et 
doués  d’un  certain  goût  de  travail!  La  période 
pendant  laquelle  l’homme  acquiert  des  connais- 
sances puis  les  cultive  n’excède  guère  une  cinquan- 
taine d’années;  l’homme  restant  parfaitement 
jeune  jusqu’à  sa  mort,  et  cette  mort  pouvant  ne 
survenir  qu’après  plusieurs  siècles,  cette  période 
d’activité  utile  se  multiplierait  par  dix,  par  vingt 
peut-être...  On  demeure  confondu  devant  les 
résultats  que  donnerait  un  pareil  état  de  choses. 

A ce  poin  t de  vue,  la  suppression  de  la  vieillesse 
serait  pour  l’humanité  un  grand  avantage  ; ses 
progrès  poursuivis  par  les  mêmes  intelligences 
deviendraient  inouïs. 

Oui,  mais  d’autre  part  cette  élite  d’ancêtres  tou- 
jours jeunes  se  trouverait  tellement  supérieure  à 
tous,  que  bientôt  fatalement  elle  deviendrait,  et 
sans  contrepoids  possible,  maîtresse  absolue, 
probablement  tyrannique,  du  monde.  Malheur 
aux  nouveaux  venus,  il  n’y  aurait  plus  de  place 
pour  eux,  et  au  sein  d’une  société  arrivée  rapide- 
ment au  maximum  de  la  perfection  humaine,  en 
face  du  bonheur  insolent  de  ces  quasi -immortels, 
ils  demeureraient  profondément  misérables. 

Enfin,  conséquence  plus  lointaine  certes,  mais 
autrement  tenable  encore,  la  mort  faisant  infini- 
ment moins  de  victimes  et  tous  les  êtres  humains, 
par  la  conservation  éternelle  de  leur  verdeur, 
étant  capables  à tout  âge  d’avoir  des  enfants,  la 
population  du  globe  croîtrait  rapidement  dans  des 
proportions  bientôt  effrayantes,  et  réellement  la 
terre  deviendrait  trop  petite  pour  nourrir,  voire 
même  pour  contenir  tous  ses  enfants,  à moins 
que,  et  ce  serait  fatal,  des  lois  draconiennes,  aux 
conséquences  les  plus  étranges,  ne  soient  édictées 
pour  lutter  contre  cette  marée  montante  des  nais- 
sances. 

Cette  simple  découverte  d’un  sérum  anti-sénile, 
celles  même  plus  modestes  d’une  série  de  sérums 
supprimant  beaucoup  de  maladies,  causeraient 
une  révolution  gigantesque  devant  les  consé- 
quences de  laquelle  l’on  recule  effrayé,  pour 
peu  que  l’on  analyse  froidement  ces  consé- 
quences. 

Et  la  voie  est  ouverte  à ces  découvertes  mer- 
veilleuses : le  sérum  de  la  fièvre  typhoïde  vient, 
paraît-il,  d’être  trouvé  par  deux  Anglais,  MM.  Pfeif- 


178 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


1er  et  Kolb,  qui,  expérimentant  en  grand  aux 
Indes,  ont  obtenu  des  résultats  merveilleux; 
chaque  année  apportera  son  nouveau  contingent 
à cetarsenal  des  armes  qui  doivent  faire  de  l’homme 
le  vainqueur  des  maladies;  ce  contingent,  grâce 
aux  progrès  accomplis,  à l’expérience  sans  cesse 
accrue,  sera  de  plus  en  plus  rapidement  croissant, 
jusqu’à  ce  que  l’édifice  se  couronne  — peut-être 
— parla  découverte  du  sérum  anti-sénile,  décou- 
verte non  absurde,  on  peut  presque  l’affirmer 
aujourd’hui. 

Alors  on  ne  mourra  presque  plus,  et  ce  sera 
probablement  un  grand  malheur. 


Serait-il  donc  vrai  qu’un  jour  viendra  où  l’on 
dira  de  ce  génie  bienfaiteur  incomparable  de 
l’humanité,  de  notre  glorieux  Pasteur,  ce  que 
Napoléon  prévoyait  que  l’on  pourrait  dire  de  lui- 
même  : « L’avenir  apprendra  s’il  n’eût  pas  mieux 
valu,  pour  le  repos  de  la  terre,  que  je  n’eusse 
jamais  existé.  » 

Et  ceci,  chose  incroyable  au  premier  abord, 
parce  que  Pasteur  aura  montré  la  route  qui, 
d’étape  en  étape,  devait  conduire  l’homme  à cet 
idéal,  son  idéal  le  plus  cher  : supprimer  la  maladie, 
triompher  de  la  Mort. 

Léo  DEX. 


SÉMIPALATINSK 


Toute  la  province  de  Sémipalatinsk,  plus 
vaste  qu’un  État  européen,  paraît,  au  voyageur 
qui  la  traverse,  particulièrement  triste  et  désolée  : 
la  grande  rivière,  qui  l’arrose,  et  que  l’on  appelle 
l’Irtych,  la  divise  en  deux  parties,  aussi  vides, 
aussi  dénudées  l’une  que  l’autre.  Les  eaux  des 
lacs,  si  nombreux  dans  la  province,  sont  salées,  et 
les  rivières  au  courant  sans  force  se  perdent  dans 
les  sables  sans  pouvoir  les  atteindre  et  s’y  jeter. 
La  steppe  est  la  même  partout,  les  forêts  sont  très 
rares  et,  seulement  sur  les  bords  de  l’Irtych,  ont 
pu  pousser  quelques  arbres,  des  bouleaux,  des 
frênes  et  des  peupliers. 

Une  telle  région  semblait  devoir  appartenir, 
méprisée  par  les  Européens,  aux  Kirghizes  qui  y 
vivaient  nomades,  possesseurs  de  troupeaux 
immenses,  insouciants  de  l’avenir,  et  restés 
depuis  des  siècles  au  même  degré  inférieur  de 
la  civilisation;  leur  seul  souci  consistait,  et  con- 
siste encore,  à chercher  pour  leur  bêtes  les  plaines 
les  plus  nourrissantes  et  à les  défendre  contre  les 
loups,  les  ours  et  autres  animaux  d’aussi  mau- 
vaise réputation. 

Cependant  la  steppe,  que  les  géographes  de 
jadis  avaient  déclarée  inculte  et  infertile,  a été 
envahie  par  les  Russes,  et  bientôt  les  lacs  salés 
vont  faire  vivre  les  industries  futures.  Déjà  les 
montagnes  éventrées  livrent  aux  travailleurs  du 
fer,  de  l’argent,  de  l'or.  Des  plaines  desséchées, 
rendues  à la  vie  par  d’intelligents  travaux  de 
canalisation,  se  sont  transformées  en  champs  de 
blé  et  d’avoine  ; d’autres,  d’aspect  plus  désolant 
encore,  renferment  des  mines  de  charbon. 

Il  y a dans  la  province  aujourd’hui  (122 500  ha- 
bitants : il  est  vrai  que  l’immense  majorité  est 
musulmane  (550  000),  c’est-à-dire  composée  de 
l’atars  et  surtout  de  Kirghizes. 

La  ville  capitale  de  la  province,  peuplée,  de 
2G500  habitants,  est  Sémipalatinsk.  Capitale,  elle 
n’en  a vraiment  pas  l’air  et  le  voyageur  qui  s’y 
risque,  s’y  ennuie  bientôt  : les  journées  s’y  pas- 


sent trop  tranquilles,  car  on  ne  sait  qu’y  faire  ; 
en  revanche,  les  nuits  y sont  beaucoup  moins 
calmes  et  il  faut  alors  livrer  d’affreux  combats 
contre  les  petites  bêtes  qui  peuplent  les  matelas 
et  qui  vivent  encore  plus  nombreuses  dans  l’au- 
berge que  les  nomades  dans  la  steppe. 

Pauvre  ville  capitale,  en  effet!  Elle  est  composée 
de  rues  larges,  droites,  qui  sont  des  mers  de  boue 
au  printemps  et  en  automne,  et  des  abîmes  de 
poussière  en  été.  Elle  comprend  deux  grandes 
places  : l’une  est  couverte  de  petites  baraques 
assez  sales,  qu’habitent  des  marchands  plus  sales 
encore  : c’est  la  place  du  Bazar  où  a lieu  le  mar- 
ché ; l’autre  place,  pas  bien  brillante  non  plus, 
pourrait  s’appeler  pourtant  la  place  aristocra- 
tique, puisque  autour  d’elle  sont  construites  les 
maisons  des  grandes  administrations  de  la  ville. 
Comme  lieux  de  distraction  et  de  plaisirs,  un 
petit  jardin  public  et  un  champ  de  courses.  Vous 
avez  bien  lu  : un  champ  de  courses  ! .l’ai  même 
assisté  aux  courses  qui  avaient  lieu  un  jour  de 
fête  devant  Sémipalatinsk  endimanché.  Les 
courses  comprenaient  tous  les  genres  : trot  monté, 
trot  attelé,  et  finissaient  par  la  plus  amusante  de 
tous  : huit  ou  dix  chevaux,  montés  par  des  ga- 
mins en  haillons,  les  jambes  nues,  âgés  de  sept 
à quinze  ans.  Les  braves  petits  jockeys  impro- 
visés n’épargnaient  pas  leur  peine  et  les  chevaux 
avaient  pris  un  furieux  galop.  La  course  finit 
sans  accident,  par  la  victoire  d’un  enfant,  qui  vint 
recevoir  quelque  argent  de  la  main  même  de  la 
femme  du  vice-gouverneur  : il  avait  une  misé- 
rable culotte  qui  tenait,  Dieu  sait  comment,  et 
il  se  présenta,  la  remontant  d’une  main,  tandis 
que  de  l’autre  il  essuyait  son  nez  plein  de  pous- 
sière. 

Pour  en  finir  avec  les  plaisirs  de  Sémipalatinsk, 
citons  les  promenades  le  long  de  l’Irtych,  qui 
devant  la  ville  se  sépare  en  deux  bras  et  forme 
quelques  îles  verdoyantes.  Sur  la  rive,  le  soir,  au 
moment  du  coucher  du  soleil,  la  vie  est  grande  : 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


179 


les  charretiers  amènent  leurs  voitures  et  les 
lavent  dans  la  rivière  même  ; des  jeunes  gens, 
nus  et  à cheval,  entrent  dans  l’eau  et  nagent 
ainsi  au  large  ; revenus  sur  la  rive,  ils  bou- 
chonnent leurs  bêtes,  puis  se  rhabillent  à la 
manière  russe,  tout  mouillés  et  sans  s’essuyer  ; 
plus  loin  des  femmes  se  baignent,  elles  aussi,  dans 
le  plus  simple  cos- 
tume ; sur  la  rivière, 
des  petits  bateaux 
passent,  d’intermi- 
nables radeaux  glis- 
sent lentement  vers 
le  Nord,  vers  Omsk, 
ou  vers  Tobolsk  ; pas 
de  bateaux  à vapeur, 
car  ceux-ci  ne  re- 
montent pas  plus 
avant  ; au  fond,  sur 
l’autre  rive,  on  aper- 
çoit de  pauvres 
maisons,  le  monas- 
tère où  vivent  les 
missionnaires  char-  Enfants  d’une 

gés  de  convertir  les 

nomades;  quelques  bandes  d’émigrés  sont  arrêtés 
sur  le  bord  de  l’eau,  sur  la  route  de  l’Asie  centrale, 
et  le  soleil  couchant,  le  merveilleux  soleil  de  soirs 
d’été  dans  la  steppe,  enveloppe  de  sa  splendeur 
ees  malheureux  couchés,  tombés  de  fatigue  sur 
le  chemin... 

Mais  la  nuit  arrive 
et  le  silence  se  fait 
près  du  fleuve  ; il 
faut  revenir  par  des 
rues  toutes  sembla- 
bles, bordées  de  pe- 
tites maisons  basses 
et  bâties  en  bois, 
dans  lesquelles  tout 
semble  mort  ou  en- 
dormi ; quelques 
chiens  à moitié  sau- 
vages aboient  et 
poursuivent  le  pas- 
sant qui,  selon  le 
temps,  enfonce  dans 
la  poussière  ou  dans 
la  boue  ; voici  enfinl’hôtel  qui  tienten  réserve  poul- 
ies voyageurs  les  moins  confortables  dîners.  Les 
chambres  y sont  grandes,  carrées,  toutes  à peu 
près  pareilles  ; elles  comprennent  en  général  un 
lit  de  fer  avec  un  matelas  ou  un  sommier,  une  ou 
deux  tables,  des  chaises  dont  il  faut  tout  d’abord 
éprouver  bien  prudemment  la  solidité,  enfin  un 
canapé  ou  régnent  les  punaises,  de  générations 
en  générations  ! Si  le  voyageur  est  un  Européen 
et  a l’habitude  étonnante  de  se  servir  de  draps, 
il  doit  payer  un  supplément  en  dehors  du  prix 
de  la  chambre,  prix  toujours  très  élevé.  Les  voya- 
geurs sont,  heureusement  pour  eux,  munis  de  pro- 


visions, conserves  de  toute  espèce  ; ils  ont  même 
avec  eux  leur  thé  et  leur  sucre  : la  nourriture  est 
si  mauvaise  qu’ils  n’osent  commander  que  des 
œufs  : le  garçon  apporte  les  fourchettes,  les 
assiettes,  les  couteaux,  et  le  dîner  est  ainsi  com- 
posé de  mets  que  n’a  pas  fournis  l’hôtel  : cepen- 
dant les  hôteliers  ont  mis  un  impôt  sur  chaque 

bouteille  de  vin  que 
les  voyageurs  intro- 
duisent chez  eux  ; la 
raison  de  cet  impôt 
est  bien  simple  : l’hô- 
telier gagne  toujours 
cent  pour  cent  sur 
le  vin  qu’il  fournit  à 
ses  clients. 

Le  garçon  qui  me 
servait,  portait  une 
longue  redingote  sé- 
culaire, dont  il  avait 
dû  hériter  de  son 
grand-père  : depuis 
cinquante  ans,  les 
taches  du  jour  s’a- 
joutaient aux  taches 
de  la  veille,  de  l’avant-veille  et  des  années  pré- 
cédentes : pour  un  garçon  de  restaurant  en  Sibé- 
rie, porter  une  redingote,  c’est  être  un  homme 
libre,  et  mon  serviteur  tenait  à son  vêtement  dé- 
goûtant avec  lequel  on  aurait  pu  faire  une  soupe 

assez  grasse  pour 
nourrir  tous  les  qua- 
drupèdes de  la  ville  : 
il  n’était  pas  seule- 
ment un  homme 
libre,  il  était  un 
homme  du  monde, 
connaissant  bien  les 
bonnes  manières, 
puisque  lorsque  l’as- 
siette qu’il  me  don- 
nait contenait  quel- 
que poussière  ou 
quelque  mie  de  pain, 
il  soufflait  dedans 
pour  les  faire  tomber 
et  me  tendait  ensuite 
l’assiette  avec  un 
bon  sourire.  S’il  fallait  décrire  ici  toutes  les  villes? 
chefs-lieux  de  districts  ou  arrondissements  de  la 
province,  il  me  faudrait  recommencer  la  même 
description  et  employer  les  mêmes  termes.  Zaïsane 
(4  471  hab.),  Ivarkaralinsk  (4455),  Oust-Kame- 
nogorsk  (8 958; , Pavlodar  (7  730),  les  seules  villes 
de  la  région,  ne  sont  que  de  gros  villages.  Les 
plus  petits  villages  ressemblent  aux  villes,  pareil- 
les elles  -mêmes  à la  ville  principale  : il  y a un  peu 
plus  de  magasins  à Sémipalatinsk  que  dans  les 
villes  moins  importantes;  il  n’y  a même  pas  ou 
presque  pas  de  boutiques  dans  les  villages. 

Les  premiers  venus  de  llussie  dans  la  province 


e école  Ivoz  ike. 


180 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


furent  les  Kozaks  : ils  occupent  les  bords  de 
l’Irtych  et  les  terres  le  long  de  la  rivière  leur  ont 
été  officiellement  reconnues  comme  propriété  com- 
mune ; les  émigrés  se  sont  au  contraire  établis 
plus  avant  dans  les  terres.  Les  Kozaks  s’adonnent 
au  jardinage,  à la  pèche,  à l’élevage  et  même 
depuis  peu  à l’élève  des  abeilles.  L’Irtych  est  en 
effet  plein  de  poissons  d’espèces  variées,  dont  la 
préférée  comprend  les  diverses  sortes  d’esturgeons. 
Il  n’est  pas  rare  de  pêcher  dans  l'Irtych  des  « bie- 
lougui  » (le  biélouga  est  le  plus  gros  des  estur- 
geons, pesant  plus  de  500  livres).  Les  Kozaks  de 
Sibérie  ne  savent  pas  se  servir  de  ces  richesses 
et  ils  n’ont  jamais  su,  comme  ceux  de  Russie 
d’Europe,  plus  travailleurs  et  plus  intelligents, 
préparer  le  caviar,  utiliser  la  graisse  du  poisson, 
fabriquer  de  la  colle. 

L’élève  des  abeilles  a donné  de  très  bons  résul- 
tats. Quant  à l’élevage,  les  Kozaks  s’en  occupent 
en  grands  propriétaires  : je  veux  dire  par  là  qu’ils 
engagent,  pour  soigner  et  faire  paître  leurs  bêtes, 
des  Kirghizes,  gens  qu’ils  considèrent  d’ailleurs 
comme  corvéables  à merci. 

Les  autres  industries,  préparation  du  sel,  ex- 
traction des  métaux,  sont  en  les  mains  de  compa- 
gnies qui  emploient  à ce  travail  les  émigrés  et 
même  des  indigènes  de  la  province.  Les  émigrés 
se  sont  surtout  adonnés  à l’agriculture  et  ils  ont 
remporté  de  grands  succès  dans  cette  lutte  contre 
la  nature,  en  un  pays  où  ils  avaient  tout  à faire,  tout 
à commencer.  La  moyenne  de  la  récolte  du  blé 
dans  ces  dernières  années  a atteint  plus  de  10  mil- 
lions de  pouds.  On  sait  qu’un  poud  russe  égale 
16  kilogrammes  français.  Ce  résultat  est  considé- 
rable si  on  songe  au  petit  nombre  des  agriculteurs, 
à l'insuffisance  des  moyens  employés,  aux  mai- 
gres sommes  dont  les  travailleurs  ont  pu  dispo- 
ser, à la  nature  même  d’un  pays  qui  n’avait 
jamais  été  cultivé  ! 

Le  commerce  était,  comme  partout  en  Sibérie, 
dans  les  mains  de  plusieurs  gros  marchands  qui 
ont  des  succursales  dans  les  villes  principales.  Il 
est  très  grand  dans  les  foires  de  la  steppe  où  se 


rendent  les  Kirghizes.  Ceux-ci  viennent  à la  foire 
pour  acheter  du  thé,  de  la  farine,  du  sucre  et  du 
riz,  aliments  qui  leur  sont  à peu  près  indispen- 
sables; iis  apportent  peu  d'argent  pour  payer  ce 
qu’ils  achètent  ; il  en  est  qui  n’en  ont  même 
pas.  Ils  donnent  en  échange  un  cheval,  un  bœuf 
ou  un  mouton  selon  l’importance  de  leurs  achats. 
Outre  le  commerce  des  foires,  que  j’appellerai  le 
commerce  intérieur,  il  ne  faut  pas  oublier  que 
l’un  des  districts  de  la  province,  celui  de  Zaisane, 
est  contigu  à la  Chine.  Des  échanges  se  font 
maintenant  à travers  la  frontière,  assez  importants 
pour  que  la  Russie  se  soit  décidée  à nommer,  il  y 
quelques  années,  un  consul  dans  la  ville  chinoise 
la  plus  voisine,  à Tchougoutchak. 

Le  commerce  de  la  province  est  appelé  à pro- 
gresser grâce  aux  émigrés  qui  arriveront  encore, 
et  surtout  lorsque  le  chemin  de  fer  reliant  le 
Turkestan  au  Transsibérien  sera  chose  décidée, 
et  il  se  pourrait  qu’il  le  fût  assez  prochainement. 
La  ligne,  qu’elle  aille  rejoindre  la  ligne  de  Sibérie 
soit  à Omsk  soit  à Rarnaoul,  une  station  de  la 
Sibérie  centrale,  passera  indubitablement  par 
Sémipalatinsk. 

A cette  époque,  la  façon  de  comprendre  le  com- 
merce deviendra  plus  moderne  qu’elle  ne  l’est 
maintenant.  Présentement  on  considère  le  nomade 
comme  un  acheteur  que  le  vendeur  russe  doit 
tromper;  on  croit  même  que  le  commerce  ne 
pourrait  vivre  sans  ruse  et  sans  usure,  du  moins 
dans  les  petites  villes  et  chez  les  petits  commer- 
çants de  village  qui  sont  à la  fois  prêteurs  et 
marchands. 

Je  reprochais  un  jour  à un  Kozak  de  la  province, 
qui  venait  devant  moi  de  tromper  un  nomade,  sa 
façon  d’entendre  le  négoce,  et  je  lui  disais  qu’un 
jour  viendrait  oü  l’acheteur  serait  plus  avisé  et 
où  le  vendeur  devrait  être  honnête. 

« Ne  dites  pas  cela,  me  répondit-il,  le  jour  où 
les  marchands  ne  pourront  plus  voler,  ce  jour-là, 
ce  sera  la  fin  du  commerce!  » 

Paul  LARBÉ. 


LES  DROITS  D'AUTEUR  & LEUR  ORIGINE 


Divers  incidents  viennent  de  remettre  à l’ordre 
du  jour  la  question  des  droits  d’auteur  — ces 
droits  qui  ont  enrichi  et  enrichissent  encore,  légi- 
timement d’ailleurs,  tels  écrivains  dramatiques 
de  notre  temps,  mais  que  n’ont  point  connus 
leurs  illustres  devanciers  du  xvnc  siècle  : ces 
premiers  maîtres  de  la  scène  française  vendaient 
aux  comédiens,  pour  quelques  centaines  de  livres, 
une  fois  payées,  les  chefs-d’œuvre  qu’ils  offraient 
à l’admiration  de  nos  pères,  que  nous  admirons  à 
notre  tour  et  qu’admireront  nos  descendants,  car 
leur  génie  leur  a,  du  moins,  valu  la  gloire  d'être 
sacrés  « classiques  »,  c’est-à-dire  éternels. 


Corneille,  le  grand  Corneille  est  mort  plus  ou 
moins  pauvre,  on  l'a  souvent  rappelé.  Molière, 
Racine  n’ont  pas  non  plus  gagné  grand’chose 
avec  leur  théâtre. 

Et  pourtant,  c’est  de  leur  époque  que  date  l’ori- 
gine du  droit  d’auteur. 

Ce  fut,  en  effet,  un  de  leurs  contemporains  et 
confrères,  Philippe  Quinault,  — dont  le  cerveau 
conçut  la  multitude  de  pièces  si  légendaire,  et  le 
librettiste  ordinaire  de  Lulli,  — qui,  lorsqu'il  lit 
représenter  son  premier  ouvrage,  les  Rivales , eut 
l'idée  fort  pratique  de  se  faire  allouer  un  droit 
proportionnel  sur  les  recettes  des  comédiens. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


181 


C’était  en  1653. 

Mais  cette  allocation  n’avait  qu’un  caractère 
exceptionnel  et  personnel  à Quinault.  C’est  seule- 
ment une  trentaine  d’années  plus  tard  que  l’usage 
du  droit  proportionnel  des  auteurs  devint,  sinon 
obligatoire  encore,  du  moins  admis  en  principe 
parles  comédiens,  qui  commençaient  sans  doute 
à sentir  que,  s’il  était  naturel  qu’ils  jouissent  des 
profits  d’une  pièce  au  succès  de  laquelle  ils  con- 
tribuaient par  leur  talent  et  leur  art,  une  petite 
part  des  bénéfices  était  bien  due  au  créateur  de 
l’œuvre. 

Selon  la  règle  qui  s’établit  alors  par  la  suite, 
l’auteur  d’une  pièce  en  cinq  actes  touchait  un  neu- 
vième — en  trois  actes,  un  douzième,  — en  un 
acte,  un  dix-huitième  — de  la  recette,  tous  frais 
ayant  été  auparavant  prélevés,  opération  qui  en 
emportait  toujours  un  gros  morceau. 

Toutefois,  les  comédiens  se  réservaient  encore 
certains  avantages. 

Ainsi,  ils  obligeaient  les  auteurs  à reconnaître 
qu’une  pièce  devenait  leur  propriété,  à eux  seuls, 
quand,  « deux  fois  de  suite  » ou  « trois  fois  sépa- 
rément», la  recette  descendait  au-dessous  de 
500  livres  en  hiver  et  de  300  livres  en  été. 

Quelque  temps  après,  les  comédiens  se  remon- 
trèrent plus  exigeants  et  obtinrent  que  chacun 
des  chiffres  minimum  ci-dessus  fût  porté  à 
1200  livres  pour  l’hiver  et  à 800  pour  l’été! 

Enfin,  quelque  temps  après  encore,  ils  exigèrent 
que  la  pièce  leur  appartînt  exclusivement,  quand 
la  recette  aurait  baissé,  dans  les  conditions  que 
nous  venons  d’indiquer,  à deux  reprises  diffé- 
rentes, sans  qu’il  fallût  que  ce  fût  « deux  fois  de 
unité  ». 

Il  convient  d’ajouter  que  ces  premiers  droits 
d’auteur  n’étaient  calculés  que  sur  les  recettes 
faites  à la  porte  du  théâtre,  et  que  les  comédiens 
avaient  soin  de  laisser  en  dehors  ce  qu’ils  encais- 
saient comme  location  ainsi  que  — plus  tard  — 
les  gros  profits  qu’ils  tiraient  des  petites  loges 
dont  on  prit  le  goût  vers  1760. 

Les  auteurs  ne  protestaient  point  contre  ces 
petites  roueries  quelque  peu  fantaisistes,  parce 
que,  sans  accord,  sans  union,  partant  sans  force 
alors,  et  peut-être  aussi  plus  épris  d’art  pur  que 
désireux  de  gain,  ils  étaient  incapables  d’imposer 
leurs  conditions. 

Mais  Beaumarchais  vint,  et  avec  lui  les  choses 
changèrent. 

Quand,  après  les  trente-deux  premières  repré- 
sentations du  Barbier  de  Séville , on  lui  offrit 
4506  livres  pour  ses  droits,  il  refusa  dédaigneu- 
sement la  somme  et  déclara  qu’il  voulait  qu’on 
lui  montrât  tous  les  comptes  du  théâtre. 

D’abord,  ses  réclamations  demeurèrent  vaines; 
mais  il  ne  se  lassa  point  de  réclamer;  persévérant 
et  habile,  il  finit  par  gagner  à sa  cause  et  l’opinion 
publique  et  le  pouvoir  lui-même. 

Après  une  lutte  de  plusieurs  mois,  Beaumar- 
chais, suivant  un  avis  du  maréchal  de  Duras,  con- 


voqua chez  lui  tous  les  auteurs  joués  au  Théâtre- 
Français  — ceux-là  seulement  — dans  le  but 
d’élaborer  un  projet  de  règlement  pour  la  fixa- 
tion de  leurs  droits.  A cette  réunion  étaient 
présents  : Rochon  de  Chabannes,  Leinierre,  La 
Place,  Chamfort,  Bret  de  Sauvigny,  Blin  de 
Sainmore,  Gudin  de  la  Brunellerie,  Du  Doyer, 
Lefèvre,  Ducis,  Favart,  Dorât,  Lemonnier,  Caïl- 
hava,  Leblanc,  Barthe,  Rousseau. 

Et  c’est  au  cours  d’un  repas  que  le  père  fameux 
de  Figaro  donna  à cette  occasion,  le  3 juillet  1777, 
que  furent  jetées,  on  peut  le  dire,  les  toutes  pre- 
mières bases  de  cette  Société  des  auteurs  drama- 
tiques qui  devait  être  fondée  un  demi-siècle  plus 
tard,  en  1829,  et  légalement  constituée  en  1837 
pour  progresser  peu  à peu  et  prendre  l’essor 
qu’elle  a depuis  plusieurs  années. 

En  effet,  à la  suite  des  conférences  qui  eurent 
lieu  chez  Beaumarchais,  celui-ci  fut  chargé,  en 
qualité  de  « commissaire  et  représentant  perpé- 
tuel »,  de  représenter  les  auteurs  du  Théâtre-Fran- 
çais « tant  auprès  de  MM.  les  premiers  gentils- 
hommes de  la  Chambre  que  de  toutes  autres  per- 
sonnes qui  pourraient  influer  » sur  leurs  intérêts. 
Trois  autres  membres  de  cette  petite  commission 
d’initiative  de  gens  de  lettres,  Saurin,  Marmoritel 
et  Sedaine,  furent  adjoints  à Beaumarchais  avec 
les  mêmes  qualité  et  mandat. 

Et  déjà  les  comédiens  étaient  venus  à résipis- 
cence, forcés  de  capituler  par  l’action  énergique 
engagée  contre  eux,  quand  celle-ci  fut  couronnée 
par  le  vote  de  cette  loi  protectrice  de  la  propriété 
intellectuelle  du  19  janvier  179-1  que  l’Assemblée 
nationale  ne  put  refuser  aux  justes  revendications 
des  écrivains,  — loi  dont  les  termes  furent  encore 
élargis  en  faveur  de  ces  derniers  et  de  leurs  héri- 
tiers par  plusieurs  textes  postérieurs,  mais  dont 
l’esprit  général  réside  en  son  article  3,  qui  établit 
le  principe  suivant: 

« Les  ouvrages  des  auteurs  vivants  (la  loi 
n’avait  pas  d’effet  rétroactif  sur  les  œuvres  des 
auteurs  morts  depuis  plus  de  cinq  ans  alors) 
ne  pourront  être  représentés  sur  aucun  théâtre 
public,  dans  toute  l'étendue  de  la  France,  sans 
le  consentement  formel  et  par  écrit  des  auteurs, 
sous  peine  de  confiscation  du  produit  total  des 
représentations  au  profit  des  auteurs.  » 

¥ ¥ 

Nous  n’avons  à apprendre  à personne  l’état  de 
prospérité  qu’a  atteint  de  nos  jours  la  Société  des 
auteurs  et  compositeurs  dramatiques,  au  nom  de 
laquelle  il  est  perçu  dans  la  plupart  des  théâtres 
de  Paris  un  droit  de  12  p.  100  sur  la  recette  brute, 
— droit  qui,  dans  deux  ou  trois  théâtres  d’im- 
portance secondaire  seulement,  est  abaissé  à 

10  p.  100. 

On  sait  même  que  les  auteurs  poussent  la 
gourmandise  jusqu’à  se  faire  attribuer,  pour 
chaque  représentation  de  leur  pièce,  une  valeur 
de  50  à 60  francs  de  places  qu’ils  font  vendre 


182 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


par  l’intermédiaire  des  marchands  de  billets. 

En  ce  qui  concerne  les  scènes  subvention- 
nées, le  droit  à verser  aux  auteurs  a été  fixé  par 
décret. 

Pour  l’Opéra,  un  décret  du  10  décembre  18G0 
porte  qu’il  doit  payer  un  droit  fixe  de  500  francs 
par  représentation. 

S'il  joue  un  seul  ouvrage,  la  somme  entière  est 
acquise  à l’auteur  de  ce  dernier. 

S’il  joue  plusieurs  ouvrages  dans  la  même  re- 
présentation, le  décret  répartit  les  500  francs, 
selon  le  programme,  dans  les  proportions  que 
voici  : 


Opéra  5,  4 ou  3 actes Fr.  375  ) 

Ballet  1 acte 125  ) OÜU 


Opéra  4 ou  3 actes Fr.  300  ) 

Ballet  2 ou  3 actes 200  1 


Opéra  2 actes Fr.  250  ) . 

Ballet  2 ou  3 actes 250  S ^ 


Opéra  1 acte Fr.  200  ) r „„ 

Ballet  2 ou  3 actes 300  I 

Etc.,  etc. 


Quant  à la  Comédie  française,  le  décret  du 
15  octobre  1812  avait  réglé  les  droits  de  la  façon 
suivante  : 

Il  était  d’abord  prélevé  sur  la  recette,  préala- 
blement diminuée  du  droit  des  hospices,  un  tiers 
pour  les  frais;  puis,  après  cette  double  défal- 
cation, l’auteur  touchait  sur  ce  qui  restait  : un 
huitième  pour  quatre  ou  cinq  actes , — un  douzième 
pour  trois  actes,  — un  seizième  pour  un  acte 
ou  deux  actes,  ce  qui  représentait  à peu  près, 
a-t-on  calculé:  7,57  p.  100  pour  quatre  ou  cinq 
actes  ; 5,05  p.  100  pour  trois  actes,  et  3,78  p.  100 
pour  un  acte  ou  deux  actes. 

Vers  1859,  les  auteurs,  jugeant  ce  taux  insuffi- 
sant, réclamèrent  auprès  du  gouvernement  impé- 
rial, en  arguant  des  12  p.  100  que  payaient  le 
Gymnase  et  le  Vaudeville.  Chargé  de  rédiger  un 
rapport  à cet  égard,  M.  Thierry  déclara  que  les 
réclamations  des  auteurs  n’étaient  pas  justifiées  ; 
qu’il  était  inexact  de  dire  qu’au  Gymnase  et  au 
Vaudeville  les  auteurs  touchassent  12  p.  100;  qu’en 
effet,  la  plupart  du  temps,  la  pièce  principale 
étant  accompagnée  d’une  ou  deux  petites  comé- 
dies, les  12p.  100  susdits  étaient  toujours  l’objet 
d’une  répartition  qui,  en  définitive,  ne  donnait 
pas  plus  à chacun  des  auteurs  joués  au  Gymnase 
ou  au  Vaudeville  qu’à  ceux  qui  avaient  les  hon- 
neurs de  la  Comédie  française. 

Cependant,  l’Empereur  semble  avoir  admis  les 
raisons  invoquées  par  les  auteurs,  car  il  signa,  le 
19  novembre  1859,  un  décret  fixant  à 15  p.  100 
le  droit  proportionnel  que  le  Théâtre-Français 
leur  devait  payer,  chaque  soir,  sur  la  recette  brute, 
et  établissant  le  partage  ci-dessous  : 


1 pièce  seule • • 15  p.  100 

2 pièces  égales,  7 1/2  chacune 15  p.  100 


4 ou  5 actes. . . . 
1 acte  ou  2 actes 


4 ou  5 actes. . . . 
3 actes 

3 actes 

I acte  ou  2 actes 


® I 15  p.  100 
*5  | 15  p.  100 


3 pièces  égales,  5 chacune 


15  p.  100 


4 ou  5 actes. . . . 

I acte  ou  2 actes. 
1 acte  ou  2 actes 


8 ) 

3 1/2  l 15  p.  100 
3 1/2  ) 


4 ou  5 actes 

3 actes 

I acte  ou  2 actes 
Etc.,  etc. 


7 1 

5 > 15  p.  100 

3 1 


Il  est  vrai  d'ajouter  que  ces  décrets  de  régle- 
mentation laissaient  aux  auteurs  et  aux  directeurs 
la  faculté  de  traiter  de  gré  à gré,  s’ils  le  dési- 
raient et  étaient  d’accord  pour  cela. 

C’est  ainsi  que,  depuis,  le  droit  d’auteur,  pour 
l’Opéra,  a été  fixé  à 8 p.  100. 

Et  ce  n’est  pas  seulement  l’écrivain  dramatique, 
dont  les  intérêts  sont  sauvegardés  de  la  sorte  : le 
simple  auteur  d’une  chanson  — certaines  chansons 
en  vogue  ont  rapporté  de  jolis  deniers  à ceux 
qui  les  ont  conçues  — a également  un  défenseur 
et  un  représentant  mandaté  de  ses  droits  dans  la 
Société  des  auteurs,  compositeurs  et  éditeurs  de 
musique,  fondée  en  1851,  dite  familièrement  la 
« Société  Souchon  »,  du  nom  de  son  agent  géné- 
ral actuel,  sous  l’impulsion  de  qui  elle  encaisse 
maintenant  pour  l’ensemble  de  ses  membres 
plus  de  2 millions  chaque  année,  par  son  rayon- 
nement sur  tous  les  points  du  territoire  où  l’on 
chante  et  où  l’on  danse. 

Onvoitque,sicértainsont  souffert  de  l’incessant 
progrès  qui  s’accomplit  dans  la  vie  des  hommes, 
ce  ne  sont  point  les  auteurs  qui  ont  à s’en  plaindre. 
Ils  n’ont  qu’à  jeter  un  regard  vers  le  passé  et  à se 
souvenir  du  sort  des  Corneille,  des  Molière  et 
des  Racine  pour  apprécier  celui  qui  est  le  leur. 

Georges  LABBË. 


AUX  JEUNES  GENS 


Aimez,  ô jeunes  gens,  et  respectez  la  vie  : 

Elle  est  bonne  à celui  qui  va  droit  son  chemin, 

Et  qui  ne  garde  au  fond  de  son  âme  ravie 
Que  le  rêve  d’hier  et  l’espoir  de  demain  ; 

Elle  est  bonne  à tous  ceux  qui  courent  à leur  tâche. 
Comme  le  laboureur  qui  se  lève  au  matin, 

Et  retourne  son  bien  sans  plainte  et  sans  relâche, 
Malgré  la  terre  dure  et  le  ciel  incertain. 

Votre  aube  vient  de  naître  à l’orient  tranquille, 

Vos  bœufs  frais  attelés  se  passent  d’aiguillon. 

Votre  charrue  est  neuve  et  votre  champ  fertile; 

Déjà  l’épi  futur  germe  dans  le  sillon. 

Au  travail,  au  travail!  Faites  votre  journée; 

Vous  êtes  au  matin,  laissez  venir  le  soir; 

Vous  êtes  en  avril,  laissez  finir  l’année; 

L’herbe  d’ennui  se  fane  où  fleurit  le  devoir... 


‘j  | 15  p.  100 


Henri  CHANTAVOINE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


183 


PARANTON 

NOUVELLE 


C’était  un  type,  colosse  à face  camuse  et  rouge, 
aux  yeux  d’émeraude  sous  des  sourcils  touffus,  ce 
grognard  de  Crimée  et  d’Italie,  qui  était  venu 
chercher  le  repos  dans  son  village  de  Tourbes,  en 
Languedoc.  Les  paysans  le  considéraient  beau- 
coup à cause  de  ses  prouesses,  chérissant  en 
elles  la  beauté  de  l’action,  la  poésie  d’un  roman 
vécu.  Il  ornait  le  village  d’une  couleur  de  gloire. 
Par  malheur,  sa  pension  de  retraite  était  maigre. 
Pour  l’augmenter,  quand  le  vieux  chantre  mou- 
rut, il  le  remplaça.  Un  tel  emploi,  assurément,  ne 
pouvait  guère  enorgueillir  un  militaire.  Mais,  à 
l’église,  il  occupa  une  stalle  dans  le  chœur,  à 
droite  de  M.  le  maire,  au-dessus  des  fidèles.  Il 
était  grand;  il  voulut  l’être  davantage.  Un  di- 
manche, on  le  vit  arriver  avec  son  bonnet  à poil 
surmonté  d’un  plumet  pareil  à une  flamme.  On 
n’osait  pas  rire  de  Paranton.  A quelque  temps  de 
là,  ne  trouvant  pas  sa  voix  assez  profonde,  il  passa 
toute  une  nuit  d’hiver,  afin  de  s’enrhumer,  dans 
une  ruelle  où  s’engouffrait  le  vent  terrible  de  la 
plaine. 

Tant  de  zèle  lui  porta  bonheur.  L’instituteur, 
un  avare  qu’on  détestait  pour  les  cadeaux  qu’il  se 
faisait  offrir,  partit  pour  une  commune  plus  riche. 
Paranton  sollicita  sa  place. 

— Sapristi!  se  récria  le  maire.  Tu  ne  doutes  de 
rien,  Paranton.  Comment  t’arrangeras-tu,  avec 
ton  calcul  et  ton  orthographe,  pour  enseigner  à 
nos  petits  la  science  du  jour? 

— Je  comprends  les  livres,  à mon  âge.  Ils 
m’aideront. 

On  avait  établi  l’école  dans  les  communs  d'un 
couvent  démoli,  sur  la  place  où  régnait  un  mûrier 
au  branchage  aussi  nombreux  que  la  voilure  d’un 
navire.  En  octobre,  le  matin  de  la  rentrée,  Pa- 
ranton apparut  sur  le  seuil  de  la  classe,  muni  de 
ses  instruments  et  de  ses  parures,  le  bonnet  à 
poil  sur  la  tête,  la  médaille  de  Crimée  sur  la 
poitrine,  un  bâton  d’une  main,  une  corde  de 
l’autre.  Pas  un  élève  ne  manqua  l’heure.  Il  les 
laissa,  au  courant  des  sympathies,  s’asseoir  à 
leurs  bureaux.  Ensuite,  après  qu’il  se  fut  installé 
lui-même  dans  la  chaire,  entre  la  porte  et  la 
fenêtre  pleine  de  soleil,  il  se  mit  à lire  son  jour- 
nal tranquillement.  Les  enfants  ahuris,  bras  croi- 
sés, l’observaient  sans  mot  dire,  cet  ogre.  Brusque, 
il  se  leva  pour  déclarer  : 

— Je  parie  que  vous  ne  savez  pas  votre  géo- 
graphie. Bien  que  je  n’entende  pas  m’esquinter  à 
piocher  vos  têtes  de  roc,  nous  allons  commencer 
par  la  France. 

Les  enfants  remuaient  déjà  leurs  cartables,  pré- 
paraient leurs  cahiers. 

— Assez  I...  hurla-t-il.  Vous  copieriez  toujours 
des  livres,  espèce  d’emplâtres!  Essayez  d’ap- 


prendre par  vous-mêmes,  avec  vos  yeux,  un  peu 
comme  vous  avez  appris  votre  campagne.  Avancez 
donc  tous  ensemble  vers  la  carte.  Nous  verrons 
demain  ce  que  vous  aurez  retenu. . . Et  silence  dans 
les  rangs  ! 

Les  écoliers,  en  se  bousculant,  se  tassèrent 
contre  le  mur.  Ils  avaient  beau  se  hisser  sur  la 
pointe  des  pieds,  ils  ne  distinguaient  qu’à  peine 
les  fleuves,  les  mers  et  les  montagnes.  Paranton, 
qui  sculptait  le  museau  d’un  chien  dans  la  racine 
d’un  roseau,  les  épia  au  bout  d'un  quart  d’heure. 

— Vous  n’êtes  pas  débrouillards!  gronda-t-il. 
Puisque  vous  ne  voyez  rien,  rapprochez  donc  vos 
banquettes  et  montez  dessus!... 

Une  révolution  agita  la  classe,  un  brouhaha  de 
bancs  et  de  bureaux.  Sur  le  plancher  improvisé, 
aussi  mouvant  qu’une  épave,  grands  et  petits,  ne 
fût-ce  que  pour  se  maintenir  en  équilibre,  se  dis- 
posèrent parfaitement,  chacun  bien  à sa  place, 
devant  la  carte  parsemée  de  lettres  comme  le  ciel 
d’étoiles.  Quand  ils  furent  fatigués,  à dix  heures, 
Paranton  les  amena  dans  les  champs.  Là,  plus 
que  jamais  absorbé  à la  sculpture  de  son  roseau, 
il  ne  les  surveillait  point  du  tout,  bien  que  le 
bruit  de  leur  récréation  plût  à ses  oreilles.  Pour- 
tant, il  levait  parfois  la  tête  : chaque  fois  il 
s’étonnait  de  les  voir  jouer  paisiblement,  soit  aux 
boules,  soit  à saute-moutons.  Jamais  de  disputes. 
Est-ce  qu’on  lui  avait  donné  des  chiens  apprivoisés? 
Il  tressaillit  de  honte.  Et  se  dressant,  les  poings 
aux  hanches,  il  apostropha  son  jeune  peuple  : 

— Qu’est-ce  que  vous  mangez  à la  maison,  que 
vous  soyez  si  flasques?  Alors,  vous  ne  vous  battez 
jamais  ?...  A votre  âge,  nous  nous  battions  tout  le 
temps,  nous  autres.  Comme  ça!...  Comme  ça!... 

11  se  brandit,  sauta  au  milieu  de  sa  troupe, 
cogna  partout  à tort  et  à travers.  Sous  les  taloches 
et  les  coups  de  pied,  les  petits  rustres  gémirent. 
Las,  Paranton  s’arrêta,  riant  à se  tordre. 

— Battez- vous,  sabre  de  bois!  Ça  fortifiera  vos 
muscles,  ça  vous  allumera  le  sang  des  veines... 
Plus  tard,  vous  saurez  fouir  profond  la  terre, 
faire  obéir  les  bêtes  à l’ouvrage,  et  quand  vous 
vous  marierez,  dompter  les  femmes  qui  ont  sou- 
vent le  diable  au  corps!... 

Tandis  qu’il  retournait  s’asseoir  sous  un  figuier, 
l’un  des  enfants,  hardi,  lui  jeta  une  pierre,  sur  le 
plumet.  D’un  bond,  le  vieux  grognard  fit  volte- 
face,  et  planté  tel  qu’une  bêche  sur  le  sol,  les  yeux 
étincelants,  il  brama  : 

— Oh  !...  oh!...  Qui  a jeté? 

Les  enfants,  unis  dans  la  crainte,  baissaient  le 
front. 

— Qui  a jeté  ça?...  Voyons,  parlez!...  Je  reproche 
au  coupable  non  pas  d’avoir  commis  son  insolence, 
mais  d’hésiter  à se  dénoncer  devant  ses  cama- 


184 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


rades...  En  tout  cas,  il  a rudement  bien  attrappé 
mon  plumet.  Ce  sera  un  bon  tireur. 

— C’est  moi,  répondit  un  nommé  Garbal,  qui 
était  propre  comme  une  image. 

— Toi  !...  un  des  plus maigriots  !...  La  prochaine 
fois  que  tu  viseras  mon  plumet,  si  tu  le  manques 
je  t’interdirai  de  revenir  à l’école.  Et  maintenant, 
les  amis,  battez-vous!... 

Quelle  farandole  ! Ils  s’élancèrent  les  uns  contre 
les  autres,  avec  des  cris  d’orgueil,  aussitôt  rede- 
venus, dans  la  fureur  de  la  bataille,  les  petits 
rustres  qu’ils  étaient  réellement,  les  petits  sau-  ] 
vages  de  la  terre.  Quand  ils  se  furent  bien  abîmés, 
Paranton,  en  frappant  dans  ses  mains,  les  sépara. 

Ces  batailles  provoquèrent  les  plaintes  de 
quelques  parents,  les  récriminations  du  maire.  En 
vain,  d’ailleurs.  Les  enfants  ne  voulaient  plus 
quitter  Paranton  qui,  pour  les  récompenser  de 
leurs  progrès  en  classe,  les  conduisait  chaque 
jeudi  en  promenade,  tantôt  dans  la  plaine,  tantôt 
dans  la  montagne,  à Yalros,  à Alignan-du-Vent, 
où  des  femmes,  charmées  par  leur  bonne  mine, 
leur  offraient  du  vin  et  des  gâteaux.  Prenant  goût 
à l’étude,  ils  s’instruisaient  d’eux-mêmes,  de  tout 
cœur,  afin  de  plaire  au  maître. 

Al  >rès  Pâques,  on  annonça  la  visite  d’un  inspec- 
teur. Jamais  il  n’en  était  venu  à Tourbes.  Celui-ci 
désirait  connaître  ce  phénomène  de  Paranton, 
dont  la  renommée  emplissait  le  Languedoc  et 
même  la  Gascogne.  Le  maire,  pour  le  recevoir 
dignement,  revêtit  son  paletot-sac  à col  de  velours, 
son  gilet  de  velours  noir  à ramages  jaunes,  son 
vénérable  chapeau  de  soie  dont  les  bords  ombra- 
geaient sa  grosse  figure  barbue.  Ceint  de  l’écharpe 
tricolore,  sa  canne  de  dimanche  à la  main,  il 
accueillit  l’inspecteur  à la  descente  de  la  voiture, 
sur  la  place  déserte,  et  l’accompagna  chez  Paran- 
ton. Cet  inspecteur  de  Paris,  malgré  toute  sa 
science,  tremblait  un  peu  de  ne  pas  savoir  peut- 
être  défendre  son  prestige,  tout  à l’heure.  N’avait-il 
pas  conscience  que  ces  paysans  dépourvus  de  litté- 
rature valaient  bien  un  commentateur  de  livres, 
puisqu’ils  avaient  créé  de  leurs  mains  une  nature 
si  belle  et  si  féconde  ? 

Paranton  l’avait  aperçu  saluant  M.  le  maire  à 
l’ombre  du  mûrier. 

— Té!  Té!...  s’écria- 1- il  après  avoir  rattaché 
son  bonnet  à poil  sur  la  tête  et  son  sabre  au  côté. 
Té!  mes  enfants,  nous  allons  chanter,  et  aussi  fort 
que  possible...  Une,  deux,  trois!... 

Et  du  Nord  au  Midi 
La  trompette  guerrière... 

Ils  criaient  comme  des  fous,  en  un  tel  fracas 
qu’ils  n’entendirent  point  frapper  à la  porte. 
Paranton  riait  aux  larmes,  en  battant  la  mesure. 
Cependant,  il  finit  par  descendre  de  sa  chaire,  et 
à la  porte  entrebâillée,  il  présenta  sa  face  rouge, 
son  long  plumet  pareil  à une  flamme. 

— Ah!  le  maire  est  parti?...  Il  a raison  : l’ins- 
truction publique,  ça  ne  le  concerne  pas.  Mais 
vous,  monsieur,  qui  êtes-vous? 


— L'inspecteur  des  écoles. 

— Très  bien.  Vous  êtes  donc  chez  vous  ici. 

Il  salua  le  monsieur  d’une  révérence,  puis  après 
l’avoir  débarrassé  de  sa  canne  et  de  son  manteau, 
lui  offrit  une  chaise,  l’unique  chaise  de  paille. 
L’inspecteur,  d’abord  confus,  se  rassura  bien  vite, 
devant  ces  flatteries.  Même,  remarquant  la  pro- 
preté des  bancs  et  du  carreau,  la  tenue  docile  des 
élèves  qui  le  regardaient  avec  franchise,  Réprouva 
un  étonnement  agréable. 

— - Monsieur  Paranton,  faites  votre  classe  comme 
l si  je  n’étais  pas  là. 

— Non.  Interrogez  mes  enfants  vous-même,  sur 
n’importe  quoi. 

Amusé  par  cette  aisance  étrange  et  familière, 
l’inspecteur  posa  une  ou  deux  questions  à chacun 
des  élèves.  Ils  lui  répondirent  sans  prétention  ni 
crainte,  avec  un  calme  que  ne  déconcertait  aucune 
embûche.  Il  se  montrait  ravi  de  la  limpidité  de 
leurs  expressions,  où  paraissait  l’intelligence  des 
choses  et  des  idées,  la  passion  heureuse  d’ap- 
prendre. 

— Comment  faites-vous  donc  pour  les  instruire, 
monsieur  Paranton? 

— Je  les  fais  rire...  Vous  croyez  que  je  me 
moque?  Pas  du  tout.  Ces  enfants  aiment  mieux 
maintenant  l’école  que  leurs  maisons.  Petites  bêtes 
sauvages  qui  n’ont  jamais  rien  vu,  je  les  ai  élevées 
à la  manière  dure  des  campagnes. 

— Mais  ce  plumet,  ce  sabre,  cette  médaille!... 
Faites  au  moins  respecter  l’autorité  de  votre  fonc- 
tion. 

— Vous  ne  comprenez  pas.  Il  faut  des  distrac- 
tions aux  hommes,  encore  plus  aux  enfants.  Tan- 
dis qu’en  riant  de  mes  parures  ils  dépensent  tout 
l’esprit  de  critique  et  de  médisance  qui  est  en  cha- 
cun de  nous,  ils  ne  voient  pas  les  défauts  que  je 
puis  avoir. 

Vraiment,  Paranton  était  un  philosophe.  Par 
une  inspiration  naturelle,  par  l’expérience,  il 
avait  acquis  cette  raison  supérieure  faite  d’indul- 
gence et  de  joie,  selon  laquelle  les  maîtres  con- 
duisent à leur  gré  les  grands  comme  les  petits 
peuples. 

Enfin,  le  monsieur  de  Paris  se  retira,  riant  à 
son  tour,  le  cœur  purifié,  tout  rajeuni  d’air  pur 
et  de  soleil.  Le  maire,  toujours  seul,  l’attendait 
sous  le  mûrier,  au  milieu  de  la  place. 

— Hé  bien,  allez-vous  dénoncer  notre  Paranton 
au  ministre? 

— Je  m’en  garderai  bien.  Vous  ne  le  paierez 
jamais  assez.  Il  a sa  façon  d’enseigner,  mais  il 
enseigne.  Il  enseigne  surtout  aux  enfants  à tou- 
jours faire  avec  plaisir  le  devoir.  C’est  là  le  secret 
de  la  sagesse,  et  du  bonheur  peut-être.  Autrement, 
ma  foi,  son  sabre,  son  plumet,  peuh!...  Ne 
sommes-nous  pas  plus  ou  moins  des  caricatures, 
tous,  vous  avec  votre  écharpe,  moi  dans  ma  redin- 
gote?... Allons,  adieu,  monsieur  le  maire.  Tâchez 
qu’on  rie  longtemps  à Tourbes. 

Georges  BEAUME. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


185 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Si  l’excellent  Sarcey  vivait  encore,  avec  quelle 
satisfaction  il  verrait  fleurir  étonnamment  un  « genre  » 
qu’il  avait  presque  créé,  où  il  excellait  : la  conférence  ! 
On  ne  rencontre  que  Français  — gens  de  lettres, 
médecins,  professeurs  et  même  gens  du  monde, — se 
préparant  à conférencier  quelque  part.  Pour  les  audi- 
toires, ils  n’ont  que  l’embarras  du  choix:  toute  salle 
qui  peut  contenir  de  cinquante  à deux  cents  per- 
sonnes est  bonne  à recevoir  des  invités  pris  dans 
toutes  les  classes  sociales.  Et  tous  les  sujets,  dans  les 
façons  les  plus  diverses,  sont  traités.  Il  y a des  séries 
de  conférenciers  exclusivement  gais,  ou  réputés  tels, 
qui  « opèrent  » au  théâtre  du  Gymnase;  ils  commen- 
tent de  petites  œuvres  de  poètes  montmartrois,  que 
leurs  auteurs  débitent  ensuite.  D’autres  expliquent 
des  pièces  peu  connues  à l’Odéon.  D’autres  encore,  à 
la  Bodinière,  présentent  à un  public  élégant,  vers  cinq 
heures  de  l'après-midi,  des  chanteurs  de  chansons 
politiques,  comme  le  barde  breton  Botrel,  ou  des 
« diseuses  » de  chansons  d’amour  ou  de  « geste  ». 

Puis  voici  les  éditeurs  qui  s’en  mêlent  : dans  les 
salons  du  Pavillon  de  Hanovre,  M.  Gauthier  réunit, 
comme  conférenciers,  des  écrivains  d’art,  MM.  André 
Hallays,  André  Michel,  qui  parlent  de  Versailles  ou 
des  grands  musées  étudiés  et  décrits  dans  les 
luxueuses  publications  de  la  maison.  Et  M.  Pelletan, 
l’éditeur  du  boulevard  Saint-Germain,  qui  ne  publie 
que  des  livres  tirés  à 300  exemplaires,  fête  l’apparition 
d’une  édition  de  la  Prière  sur  l’Acropole  de  Benan 
par  une  réunion  intime  de  bibliophiles  où  Mme  Bartet 
vient  réciter  ladite  Prière.  Et  aussi  à la  librairie 
Ollendorf?  et  fiiez  d’autres  encore,  des  conférences  ou 
lectures  font  maintenant  valoir  au  public  le  nouveau 
volume  fraîchement  sorti  des  presses. 

Ce  n’est  pas  tout:  on  sait  qu’une  société  s’est  fon- 
dée pour  donner  aux  ouvriers  des  faubourgs  d'autres 
distractions  que  Je  café-concert.  Elle  porte  le  titre 
d’Université  populaire  et  a ouvert  des  salles  dans  les 
principaux  quartiers  de  Paris,  loin  du  centre,  natu- 
rellement. Tous  les  soirs,  un  membre  de  l’association 
étudie  un  sujet  nouveau,  sujet  de  médecine,  d’his- 
toire, de  géographie,  de  littérature,  d’actualité.  Au 
faubourg  Saint-Antoine,  on  pouvait  entendre,  ces 
jours-ci,  M.  Frédéric  Passy  {la  Morale  de  l'Exposition)  ; 
M.  le  Dr  Legrain  [la  Folle)  ; M.  Vandervelde,  député 
belge,  etc.,  etc...  Au  xive  arrondissement,  c’étaient 
M.  le  Dr  Cantacuzène  (la  Tuberculose),  M.  Appert  (la 
Journée  d'un  ouvrier  japonais,  conférence  bien 
adaptée  à ce  milieu  de  travailleurs)...  Au  xme  arron- 
dissement, MM.  Vidal  de  la  Blache,  Charles  Sei- 
gnobos,  Edouard  Bod,  Gaston  Deschamps...  et  ainsi 
de  suite. 

On  voit  que  la  qualité  des  conférenciers,  un  peu 
variable  suivant  celle  des  organisateurs  des  groupes 
de  quartier  (il  est  certain,  par  exemple,  que  le  xine  ar- 
rondissement est  particulièrement  favorisé),  cette 
qualité  est,  en  général,  très  appréciable.  Les  audi- 
teurs seraient  difficiles  s’ils  ne  se  montraient  pas 
satisfaits.  Le  malheur  est  que,  en  réalité,  à ce  mouve- 
ment de  belle  émulation  pour  l’éducation  popu- 
laire, qui  se  manifeste  aussi,  avec  un  caractère 
religieux,  dans  des  cercles  d’ouvriers  catholiques, 
protestants,  etc.,  ne  répond  pas  tout  à fait  un  égal 


mouvement  de  curiosité.  On  aura  beaucoup  de  peine 
à déshabituer  le  travailleur  parisien  de  son  caboulot 
ou  de  son  café-concert  favoris.  Il  s’y  trouve  plus  à 
l’aise,  semble-t-il,  ou  bien,  jusqu’ici,  l’élévation  de 
son  esprit  et  de  son  cœur  avaient  été  si  négligés 
qu’il  y a fort  à faire  pour  l’amener  à des  préoccupa- 
tions, à des  distractions  plus  hautes.  Cela  viendra,  sans 
contredit.  En  attendant,  nous  y avons  gagné  de  voir 
quantité  de  nos  contemporains,  s’improvisant  confé- 
renciers, prendre  peu  à peu  l’habitude  de  la  parole  en 
public.  Sur  ce  point,  nous  sommes  très  inférieurs  aux 
Anglais,  par  exemple.  Qui  d’entre  nous  ne  dîne  de 
fort  mauvais  appétit  et  ne  pâlit  progressivement,  au 
fur  et  à mesure  qu’approche  l’heure  d’un  toast  obli- 
gatoire, à la  fin  d’un  banquet?  Il  semble  qu’à  partir 
du  rôti,  tous  les  plats,  même  sucrés,  ont  un  goût 
amer...  la  bouche  se  dessèche,  les  tempes  battent,  les 
mains  sont  moites.  L’Anglais,  lui,  — ou  le  Méridional, 
car  ils  ont  cela  de  commun  ! — se  lève  tranquillement 
et  discourt  aussi  longtemps  qu’il  le  veut,  sans  cher- 
cher ses  mots,  souvent  pour  ne  rien  dire,  il  est  vrai, 
mais  en  donnant  l’illusion  d’un  homme  disert.  Nous 
avons  lieu  de  lui  envier  et  de  lui  emprunter  cette 
faculté.  Le  secret  de  la  conférence,  plus  longue, 
mais  plus  facile  que  le  toast,  parce  qu’elle  est  soutenue 
par  la  matière  exposée,  est,  au  demeurant,  assez 
simple  : il  consiste  à préparer  son  « affaire  »,  ou 
mieux  à l’écrire  à l’avance.  On  prend  deux  cahiers  : 
sur  l’un  figurent  seulement  des  notes,  des  points  de 
repère,  qui  serviront  à une  récitation  de  mémoire  ; 
sur  l’autre,  la  conférence  au  complet,  toute  rédigée. 
On  commence  par  employer  le  premier  : si,  subite- 
ment, la  mémoire  fait  défaut,  ce  qui  arrivait  même  à 
Sarcey,  on  met  rapidement  la  main  sur  le  second 
cahier  et  on  lit  le  plus  distinctement  que  possible, 
sans  vergogne.  De  cette  manière,  on  ne  reste  jamais 
coi,  — ce  que  nous  souhaitons  à tout  conféren- 
cier... 

...  L’Exposition  Stevens,  dont  nous  rendionscompte 
récemment,  est  fermée.  Les  œuvres  qui  la  compo- 
saient sont  rentrées  dans  les  galeries  particulières. 
Avant  cela,  elle  a été  couronnée  par  une  cérémonie 
fort  rare,  peut-être  un  peu  disproportionnée  par  sa 
solennité  avec  le  mérite  du  peintre,  mais  touchante 
quand  même  : Stevens,  qui  est  soigné  dans  une 
maison  de  santé,  a été  porté  par  ses  fils,  au  milieu 
d’un  groupe  d’amis  et  d’admirateurs,  devant  ses 
toiles  qu’il  ne  reverra  plus  jamais.  Il  a reçu,  à son 
entrée  dans  le  salon,  les  compliments  de  M.  Carolus 
Duran;  puis  il  a parcouru,  en  fauteuil  roulant,  l’Expo- 
sition, son  Exposition.  Il  était  très  ému,  — l’assistance 
l’était  également.  Ni  sur  l’instant,  ni  en  rendant 
compte  de  cette  visite  un  tantinet  théâtrale,  personne 
n’a  songé  à plaisanter.  Et  c’est  tout  à l’honneur  du 
bon  goût  que  la  Presse  n’a  pas  encore  aussi  complète- 
ment perdu  qu’on  veut  le  dire  et  de  la  bonne  con- 
fraternité artistique.  Pour  que  de  tels  hommages 
soient  rendus  aussi  publiquement  à des  artistes 
presque  comme  naguère  à des  souverains,  il  faut  que 
le  prestige  de  l’art  soit,  à cette  heure,  bien  établi 
dans  notre  pays.  Et,  après  tout,  il  n’est  pas  de  rapin 
qui  maintenant  ne  puisse  se  «lire  qu  il  aura,  quelque 
jour,  son  après-midi  de  pleine  gloire,  comme  Stevens. 
C’est  ainsi  que,  autrefois,  on  affirmait  à tout  conscrit 
que  sa  giberne  contenait  de  la  « graine  » de  bâton  de 
maréchal.  Et  c’est  aussi  vraisemblable. 

Paul  BLUYSEN. 


186 


LE  M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E 


Géographie 

En  Afrique.  — L'œuvre  des  Anglais  dans  l'Afrique 

du  Sud. 

L’intérêt  suscité  par  le  drame  qui  se  joue  actuelle- 
ment dans  la  partie  méridionale  du  continent  africain 
est  loin  d’être  épuisé.  Le  monde  suit  avec  une  anxiété 
légitime  les  péripéties  d’une  lutte  inégale,  âpre,  d’un 
petit  peuple  contre  une  force  infiniment  supérieure, 
d’autant  plus  redoutable  qu’elle  ne  le  cède  à la  partie 
adverse  ni  en  ténacité  ni  en  persévérance. 

Le  Magasin  Pittoresque  a consacré  déjà  plusieurs 
pages  à la  guerre  que  les  Anglais  font  en  ce  moment 
aux  Boérs. 

L’issue  de  la  lutte  devient  de  moins  en  moins  dou- 
teuse, hélas  ! Le  nombre,  l’armement  perfectionné, 
l’or,  ce  nerf  de  la  guerre,  et,  enlin,  la  complicité  tacite 
de  la  plupart  des  nations  européennes,  finiront  infail- 
liblement par  avoir  raison  de  la  justice  et  du  droit. 
Nous  avons  désiré  simplement  exposer  dans  ces  quel- 
ques lignes  l’historique  de  la  pénétration  anglaise 
dans  cette  partie  du  monde.  Notre  pays  y est  inté- 
ressé plus  que  toute  autre  nation.  A ce  titre,  la  domi- 
nation anglaise  dans  l’Afrique  méridionale  comporte 
pour  la  France  des  enseignements  qu’il  est  de  notre 
devoir  de  ne  point  négliger. 

Un  coup  d’œil  sur  la  carte  d’Afrique  éclairera  suffi- 
samment le  lecteur,  sur  la  part  prépondérante  du  rôle 
joué  par  les  deux  nations  sur  ce  continent.  Nous  avons 
indiqué  dans  une  précédente  étude  R)  l’étendue  de 
la  sphère  d’influence  française  sur  cette  portion  du 
globe.  Un  bon  tiers  du  continent  africain  est  à l’heure 
actuelle  soumis  à la  domination  française.  Une  éten- 
due de  moindre  importance  superficielle,  mais  infini- 
ment supérieure  en  valeur  intrinsèque,  est  dévolue  à 
la  puissance  britannique.  L’établissement  des  Anglais 
dans  la  partie  sud  du  continent  ne  date  que  depuis  le 
commencement  du  xixc  siècle.  La  découverte  du  Cap, 
comme  celle  de  beaucoup  d’autres  terres,  est  due, 
comme  on  sait,  au  génie  des  Portugais.  Bartolomeo 
Diaz  l’aperçut  en  1493.  Vasco  de  Gama  le  doubla 
en  1497.  Ces  navigateurs  dédaignèrent  toutefois  le 
pays,  malgré  son  apparente  fertilité,  préférant  chercher 
une  fortune  plus  rapide  dans  des  contrées  plus  éloi- 
gnées. En  1652,  la  Compagnie  hollandaise  des  Indes 
orientales  fonda,  sur  l’emplacement  même  occupé 
actuellement  par  Capetown,  une  sorte  de  comptoir 
destiné  à servir  de  point  de  ravitaillement  pour  sa 
flotte. 

Après  la  révocation  de  l’édit  de  Nantes,  un  groupe 
de  huguenots  français  demanda  à la  Compagnie  hollan- 
daise l'autorisation  de  s’établir  au  Cap,  etl’année  1687 
vit  une  colonie  de  trois  cents  personnes  environ  venir 
augmenter  l’élément  blanc  dans  ce  pays.  Voilà  pour 
l’origine  française  d'une  certaine  catégorie  des  Boërs. 
Étroitement  liés  aux  colons  hollandais,  les  nouveaux 
arrivés  ne  formèrent  bientôt  qu’une  seule  nation, 
ayant  un  caractère  particulier  et  des  principes  d’un 
autre  âge.  La  colonie  florissait  sous  la  paisible  domi- 
nation des  Hollandais,  lorsqu'en  1793  un  souffle 
d’indépendance,  traversant  les  mers,  vint  secouer  le 
petit  peuple  boër.  Une  révolte  éclata  et  le  gouverneur 
fut  expulsé.  L’Angleterre,  qui  guettait  une  occasion 
propice  pour  s’emparer  du  pays,  crut  devoir  inter- 

(I)  Voir  Magasin  Pittoresque  du  1er  février  1900. 


venir  pour  rétablir  l’autorité — la  sienne  cette  fois  - 
confirmée  quelques  années  plus  tard,  en  1815,  par  lu 
Hollande.  Le  nouvel  état  des  choses  ne  put  convenir  à 

1 allure  vive  et  indépendante  d'un  peuple  qui  semblait 
conserver  religieusement  l’esprit  de  ses  ancêtres. 
En  1834,  les  Boërs  émigrèrent  en  masse,  se  rendant 
au  nord.  Ils  s’établirent  d’abord  dans  le  Natal,  autre 
terre  découverte  par  le  même  navigateur  portugais, 
\ asco  de  Gama,  le  jour  de  Noël  de  l’année  1497  (d’où 
le  nom  de  Nat  ali  s) . Là,  encore,  les  Anglais,  inquiétés 
par  le  voisinage  des  farouches  et  vaillants  paysans, 
cherchèrent  et  trouvèrent  une  occasion  pour  les  en 
déloger,  refoulant  les  anciens  colons  vers  l’intérieur 
du  pays.  En  1843,  le  Natal  fut  déclaré  colonie  britan- 
nique et  annexé  à la  possession  du  Cap.  Une  sépara- 
tion eut  lieu  toutefois  en  1856.  Depuis  1893,  le  Natal 
jouit,  comme  le  Gap,  d’un  gouvernement  distinct  et 
directement  responsable. 

A cette  colonie  se  rattache  aussi  le  Zouloutand,  ou 
pays  des  Zoulous,  dont  la  conquête  définitive  ne  fut 
accomplie  qu’au  prix  d’efforts  considérables,  en  1879. 
La  génération  actuelle  a encore  en  mémoire  les  di- 
vers épisodes  d’une  lutte  épique  contre  le  trop  cé- 
lèbre Cetywayo,  chef  nègre  du  pays;  la  fin  tragique, 
durant  cette  campagne,  du  prince  impérial  français, 
dernier  héritier  direct  des  Napoléon,  qui  combattit 
dans  les  rangs  de  l’armée  britannique.  Successivement 
furentannexés,  comme  dépendances  du  Cap,  le  Basou- 
toland  (1871),  érigé  en  colonie  séparée  en  1883,  et  le 
Betchouanaland, qui  forme  unecolonie  delà  couronne 
depuis  1885. 

Un  autre  territoire  devait  bientôt  entrer  dans  le 
giron  du  puissant  peuple  colonisateur.  La  Rhodesia, 
dont  l’appellation  ne  date  que  de  quelques  années,  et 
porte,  comme  on  sait,  le  nom  du  célèbre  financier 
Cecil  Rhodes  qui  l’a  acquise  à l’influence  britannique, 
est  bornée  au  nord  par  les  établissements  allemands 
de  l’Est  africain,  par  le  lac  Tanganyka  et  l’État  indé- 
pendant du  Congo;  au  sud,  par  le  Transvaal  et  le 
Betchouanaland  ; à l’est  et  à l’ouest,  par  les  posses- 
sions portugaises  et  allemandes.  Sa  superficie  atteint 

2 millions  de  kilomètres  carrés.  Elle  est  adminis- 
trée actuellement  par  une  compagnie  à charte,  ou 
compagnie  privilégiée,  la  fameuse  British  South  Africa 
Company  dont  la  constitution  date  de  l’année  1889  et 
qui  eut  déjà  des  démêlés  nombreux  tant  avec  ses  voi- 
sins immédiats  qu’avec  sa  protectrice,  la  métropole. 

Quelques  mots  maintenant  sur  l’importance  éco- 
nomique de  ces  diverses  régions. 

La  colonie  du  Cap,  en  y comprenant  les  divers 
territoires  récemment  annexés,  s’étend  sur  une  su- 
perficie de  600000  kilomètres  carrés;  elle  compte  une 
population  d’environ  1 600000  habitants,  dont  près  de 
400000,  soit  à peu  près  le  quart,  de  blancs.  La  popu- 
lation de  couleur  se  compose  de  Malais  (14  000  environ), 
Hottentots  (50  000),  Fingoes  (235  000),  Cafres (610 000) ; 
autres  gens  de  couleur,  250  000.  Le  budget  de  lacolo 
nie  est  d’environ  14  millions  de  francs.  Ses  ressources 
sont  l’agriculture,  l’élevage  et  — depuis  peu  d’années 
— les  gisements  miniers,  notamment  les  mines  de 
diamant.  Les  principaux  articles  d’exportation  — 
500  millions  de  francs  environ  — sont  : l’or,  les  dia- 
mants, les  laines,  les  plumes  d’autruche,  les  minerais 
de  cuivre. 

Au  Natal,  où  la  population  a progressé  d’une  ma- 
nière formidable  depuis  l’occupation  anglaise  (121000 
en  1851  ; près  de  900  000  en  1895),  les  principaux  ar- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


187 


ticles  de  production  sont  : la  laine  (près  de  12  000  mil- 
lions de  francs  d'exportation  par  an),  le  charbon, 
peaux  et  cuirs,  sucre,  thé,  fruits  divers.  La  superficie 
du  pays,  en  comprenant  le  Zoulouland,  est  d’environ 
60  000  kilomètres  carrés.  Le  nombre  d’Européens  est 
d’un  peu  plus  de  60  000  ; on  y compte  en  outre  autant 
d’indiens.  Le  climat  de  la  colonie  est  variable  suivant 
les  districts.  L’hiver  est  sec  ; l’été  est  tempéré  par  de 
fortes  pluies.  Les  produits  tropicaux  viennent  bien 
sur  la  côte  ; à l’intérieur,  le  sol  se  prête  aux  cultures 
de  l’Europe  centrale.  Eniin  le  Basoutoland,  à l’est,  et 
le  Betchouanaland,  à l’ouest  de  l’État  d’Orange, 
comptent  ensemble  100  000  habitants  environ  dont 
12  000  à 13  000  Européens. 

Telle  était,  avant  la  campagne  actuelle,  la  situation 
des  Anglais  dans  l’Afrique  du  Sud.  Les  événements 
qui  s’y  déroulent  de  nos  jours  ne  modifieront  pas  sen- 
siblement l’avenir  de  ces  pays  destinés  depuis  long- 
temps déjà  à se  transformer  en  colonies  britanniques. 
Une  constatation  s’en  dégage  toutefois.  Tandis  qu’au 
nord,  les  Français,  pour  conquérir  des  pays  incultes, 
dépensent  des  millions  pour  s' assimiler  des  populations 
clairsemées,  nos  voisins,  dans  la  partie  méridionale 
du  continent,  refoulent  ou  détruisent  les  éléments  qui 
tentent  de  s’opposer  à leur  extension.  N’y  aurait-il  lias 
là  l’un  des  secrets  du  succès  de  colonisation  de  la 
grande  Bretagne?  P.  LEMOSOF. 

*t> 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Le  pays  entier  a accueilli  avec  la  plus  légitime 
satisfaction  la  déclaration  apportée  à la  tribune  de  la 
Chambre  des  députés  au  cours  de  la  discussion  du 
budget.  Grâce  à un  perfectionnement  récemment 
adopté,  notre  fusil  sera  rendu  à bref  délai  supérieur 
à ceux  de  toutes  les  armées  européennes.  Nous  nous 
en  réjouissons  doublement,  d’abord  à cause  de  la 
nouvelle  par  elle-même,  en  second  lieu,  parce  qu’elle 
nous  apprend  que  ce  perfectionnement  ne  vise  nulle- 
ment la  réduction  du  calibre,  excès  dans  lequel  il  faut 
se  garder  de  tomber,  car  on  prétend  que  les  balles 
trop  petites  ne  produisent  pas  de  blessures  suffisam- 
ment graves  pour  provoquer  une  longue  indisponibi- 
lité. Mais,  — nos  lecteurs  trouveront  peut-être  qu’en 
cela  nous  nous  répétons  trop  souvent,  le  sujet  en  vaut 
pourtant  la  peine,  — il  ne  suffit  pâs  d’avoir  un  fusil 
perfectionné,  il  faut  savoir  s’en  servir.  Or,  la  pra- 
tique du  tir  fait  défaut  à nos  soldats,  aussi  bien  de 
l’armée  active  que  de  la  réserve  et  de  la  territoriale. 
Il  faut  donc  le  dire  et  le  redire  souvent,  peut-être 
linira-t-on  par  le  comprendre  en  haut  lieu. 

Ce  qui  est  vrai  pour  l’infanterie,  l’est  aussi  pour 
l’artillerie.  Notre  nouveau  canon  de  75  est  un  mer- 
veilleux outil,  pour  l’usage  duquel  il  faut  préparer 
des  ouvriers  habiles.  Or,  sous  ce  rapport,  nous  ne 
pouvons  que  déplorer  la  façon  dont  nos  réservistes  de 
l’artillerie  sont  initiés  à son  usage.  Appelés  en  dehors 
des  périodes  des  écoles  à feu,  ils  ne  connaissent  leur 
canon  que  théoriquement,  sur  le  terrain  de 
manœuvres  ou  dans  des  tirs  à blanc.  C’est  insuffisant, 
et  il  vaudrait  bien  mieux  les  convoquer  dans  des 
camps  d’instruction  que  dans  les  villes  de  garnison  où 
ils  ne  participent  le  plus  souvent  qu’au  service  habi- 
tuel de  l’armée  active,  agrémenté  de  quelques  séances 
supplémentaires  d’instruction. 


Une  récente  circulaire  nous  apprend  que  la  batterie 
de  quatre  pièces  devra  comprendre  à l’avenir  des 
mécaniciens;  il  sera  nécessaire  de  former,  dans  celte 
arme,  toute  une  catégorie  nouvelle  d’ouvriers  pour 
ces  emplois.  D’autre  part,  le  ministre  de  la  guerre, 
ayant  également  annoncé  pendant  la  discussion  du 
budget  que  le  service  du  train  allait  user  d’automo- 
biles pour  les  transports  en  temps  de  guerre,  voilà 
encore  une  arme  qu’il  faudra  pourvoir  de  chauffeurs 
et  de  mécaniciens.  Le  nombre  de  ces  spécialistes 
augmente  tous  les  jours  dans  l'armée,  car  l’emploi 
des  machines  tend  à se  généraliser  de  plus  en  plus. 
C’est  le  progrès.  A quand  les  conducteurs  de  trains 
régimentaires  transformés  en  chauffeurs  et  les  capi- 
taines d’infanterie  en  teufs-teufs  ? 

C’est  ainsi  que  l’on  compte  parer  au  danger  de  la 
dépopulation  chevaline.  Ce  moyen  ne  peut  malheu- 
reusement s’appliquer  à l’affaiblissement  progressif 
de  nos  classes  de  conscrits  appelés  sous  les  drapeaux. 
L’armée  dernière,  le  déchet  provenant  des  réformes 
et  ajournements  prononcés  par  les  conseils  de  révi- 
sion, avait  réduit  sensiblement  le  contingent  appelé. 
Celui-ci  en  a-t-il  été  plus  choisi  et  mieux  résistant 
«pie  les  précédents? On  est  malheureusement  obligé 
de  constater  que  ce  triage  soigneusement  opéré  n’a 
pas  augmenté  la  valeur  des  élus,  car  il  y a eu,  en 
1899,  le  même  nombre  de  décès  et  de  réformes  dans 
l’armée  que  les  années  précédentes.  Notre  race  a-t-elle 
donc  si  rapidement  dégénéré? 

Capitaine  FANFABE. 

ir  > 

LES  LIVRES 

Norbert  Dys,  par  Matiiii.de  Alaisic.  Flammarion. 

Les  bons  romans  ne  sont  pas  communs,  mais  les 
romans  qu’on  peut  mettre  dans  toutes  les  mains  se 
font  de  plus  en  plus  rares,  j’entends  les  romans  inté- 
ressants et  bien  écrits. 

Félicitons  Mlle  Mathilde  Alanic  de  nous  avoir  offert, 
avec  Norbert  Dys,  une  œuvre  vraiment  remarquable, 
ou  plutôt  remercions-la  du  vif  plaisir  que  nous  avons 
éprouvé  à la  lecture  de  son  livre.  Nous  pouvons  dire, 
sans  exagération,  que  ce  livre  est  digne  de  figurer  dans 
les  bibliothèques  à côté  de  la  Neuvaine  de  Colette  et  de 
Mon  onde  et  Mon  curé,  dont  on  se  rappelle  le  succès. 

Norbert  Dys  est  une  idylle  qui  se  joue  au  doux  pays 
angevin.  Le  cadre  en  est  fort  pittoresque.  Dans  un 
village,  perdu  en  pleins  champs,  loin  des  chemins  de 
fer,  loin  des  « progrès  » de  la  civilisation,  le  hasard  a 
mené  un  jeune  artiste,  un  sculpteur,  au  lendemain 
du  jour  où,  parmi  les  acclamations  et  les  compliments, 
il  a reçu  la  médaille  d’honneur  du  Salon.  Fatigué, 
surmené  par  la  vie  de  Paris,  il  vient  retrouver,  en 
pleine  nature,  le  calme  et  le  repos  dont  il  est  privé 
depuis  longtemps.  C’est  une  grand’halte,  bien 
gagnée,  après  sa  première  étape  glorieuse.  Son 
arrivée  dans  le  village  excite  d’abord  une  malveil- 
lante curiosité.  Un  étranger  qui  s'installe  dans  un 
« pays  » de  quatre  maisons  ne  peut  avoir  que  de  mau- 
vais desseins,  pensent  les  habitants  ! Est-ce  qu’ils  se 
déplacent,  eux?  Norbert  Dys  — c’est  le  nom  de  notre 
héros  — ne  tarde  pas  à apprivoiser  et  à gagner 
l’opinion  des  bons  villageois.  Il  a donné  un  coup  de 
main  au  vénérable  curé  pour  repeindre  un  Saint 


188 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Sébastien  et  raccommoder  un  Saint  Pierre.  Il  se  laisse 
passer  modestement  pour  un  ouvrier  d’art  etfait  mer- 
veilles sur  merveilles  dans  l’église  délabrée.  Il  devient 
ainsi  l’ami  du  curé  qui  ne  cesse  de  célébrer  son 
mérite;  il  s’amuse  à ce  jeu...  Jusqu’ici,  vous  ne  voyez 
pas  se  préparer  l’idylle.  Norbert  Dys  a tort  de  travailler 
à son  salut  plutôt  qu’à  son  bonheur.  L'occasion, 
une  charmante  occasion,  s’offre  à lui  de  séculariser 
ses  sentiments.  Elle  lui  parait  sous  les  traits  d’une 
jeune  tille  modeste,  simple,  qui  lef  change  des 
grandes  dames  qu’il  a rencontrées  sur  son  chemin. 
Comment  son  amour  nait,  grandit  et  se  déclare, 
voilà  le  fond  du  roman  que  je  craindrais  de  déflorer  en 
l’analysant  par  le  menu,  et  que  je  recommande  à tous 
nos  lecteurs,  chaleureusement,  dans  l’encourageante 
certitude  de  leur  être  agréable. 

Joseph  GALTIER. 

Voici  une  page  de  ce  livre  exquis  que  nous  retrouverons 
certainement  parmi  ceux  que  couronnera,  l’an  prochain,  l’Acadé- 
mie française. 

Après  le  déjeuner  qui  vient  d’avoir  lieu  au  presbytère,  Norbert 
Dys  — le  grand  artiste  parisien  qui  séjourne  incognito  dans  le 
village  de  Ruillé  — invite  Madeleine  Farguet,  sa  voisine  de 
table,  — une  jeune  institutrice  timide  et  un  peu  triste,  — à une 
partie  de  pêche  au  bas  du  verger,  pendant  que  les  invités  d âge 
rassis  jouent  aux  cartes,  à l’ombre  des  pommiers. 

Le  jeune  homme  ouvrit  une  barrière  au  bord  de 
l’eau  ; ils  suivirent  quelques  minutes  un  petit  sentier 
longeant  le  bas  de  la  colline,  et  s’arrêtèrent  à une 
étroite  crique  où  la  rivière  s’élargissait  en  flaques 
bleues  pailletées,  sous  le  frissonnement  argenté  des 
saules. 

— C’est  charmant  ici  ! fit  Madeleine,  s’asseyant 
sur  une  grosse  pierre  et  regardant  d’un  air  ravi 
autour  d’elle.  Du  vert  partout! 

L’ombre  des  branches  s'étendait  en  plaques  plus 
foncées,  semées  de  gouttes  de  soleil,  sur  le  sol 
gazonné,  sur  le  fouillis  sauvage  des  fougères  et  des 
ronces  où  les  bruyères  roses  et  les  gousses  d’or  des 
ajoncs  brillaient  comme  des  joyaux  épars. 

L’étroit  ruisseau  serpentait,  à travers  les  prés,  des- 
siné par  sa  bordure  d’arbres.  Des  troncs  jetés  en  tra- 
vers servaient  de  ponts.  De  larges  pierres  moussues, 
ourlées  d’une  ligne  d’argent,  divisaient  le  courant 
tranquille.  T^es  nuages,  les  feuilles  balancées,  jetaient 
dans  l’eau  limpide  leur  ombre  passante.  Norbert 
pensa  qu’il  avait  vu  ailleurs  cette  transparence  de 
source,  et,  guidé  par  un  obscur  souvenir,  il  regarda 
les  yeux  de  Madeleine,  perdus  dans  leur  contemplation. 

— Tenez-vous  beaucoup  à pêcher  ? fit-il  tout  à coup, 
en  lâchant  les  lignes  qu’il  ajustait.  N’est-il  pas  cruel 
de  déranger  la  quiétude  de  tout  ce  petit  peuple? 

Et  il  désignait  les  menus  poissons  qui  frétillaient 
avec  de  brusques  éclairs. 

— Je  vous  propose  un  petit  amusement.  Regarder 
et  ne  penser  à rien. 

— C’est  cela  ! fit  joyeusement  Madeleine,  les  mains 
croisées,  les  bras  pliés  autour  des  genoux...  Oh! 
écoutez  !...  Qu’est  ce  que  cet  oiseau  qui  chante  ? 

— Que  vous  apprend-on  dans  vos  pensionnats? 
demanda-t-il.  C’est  une  fauvette  à tète  noire...  Moi 
qui  ne  suis  qu’un  Parisien,  je  sais  cela.  A présent, 
voici  le  sic  sic  sic  méria  de  M,  Pinson.  Celui-ci  qui  rit 
d’une  manière  sarcastique  pour  se  moquer  d’eux,  et 
peut-être  de  nous,  c’est  le  pivert  ! 


, — Mais  vous  les  connaissez  tous  ! dit  la  jeune  fille 
avec  envie. 

- Êtes-vous  de  force,  — quoique  femme,  — à vous 
taire  cinq  minutes? 

— Je  crois  que  oui,  fit-elle,  mise  en  gaieté  par  l’ori- 
ginalité de  son  compagnon.  Avec  beaucoup  de  bonne 
volonté... 

— Eh  bien  ! taisez-vous,  mais  ouvrez  vos  oreilles... 
Fermez  même  les  yeux  pour  que  l’impression  soit 
plus  forte...  Vous  allez  entendre  la  vraie  symphonie 
pastorale,  celle  dont  Reethoven  nous  a donné  l’écho. 
La  nature  est  toujours  supérieure  à l’art...  Seulemenl, 
avant  de  commencer,  je  vais  vous  servir  un  programme 
explicatif,  comme  il  est  d’usage  dans  les  grands  con- 
certs... Tout  d’abord,  rien...  Vous  n’entendrez  rien... 
Puis, votre  tympan  s’accoutumera.. . vous  com  mencerez 
à percevoir  un  vague  bourdonnement  qui  ira  bientôt 
en  crescendo,  de  façon  à vous  assourdir.  C’est  le  pré- 
lude... un  ronflement  d’abord  confus  fait  des  fanfa- 
rinettes  de  moucherons,  des  murmures  de  feuillages, 
du  bruit  que  fait  l’herbe  en  poussant,  de  tous  les 
bruissements,  de  toutes  les  haleines,  de  tous  les  four- 
millements de  la  création  visible  et  invisible.  Tout  ce 
qui  vole,  rampe,  bondit,  grouille,  a sa  voix  dans  l’im- 
mense harmonie.  Le  crapaud,  l’araignée,  le  vent  ont 
leur  emploi.  Sur  cet  accompagnement,  les  premiers 
sujets  développeront  le  thème  de  la  mélodie,  brode- 
ront des  variations.  Rossignol,  mésange,  chardon- 
neret, déploieront  leur  virtuosité.  Le  merle,  le  loriot, 
le  pivert  tiendront  les  rôles  bouffons...  Attention!... 
Une,  deux,  trois!  Une  mesure  pour  rien!...  Fermez 
les  yeux  !... 

Madeleine,  docile  et  amusée,  baissa  aussitôt  les 
paupières  et  demeura  tranquille  un  instant,  la  blan- 
cheur nacrée  de  ses  dents  apparaissant  entre  les  li- 
gnes roses  des  lèvres  souriantes. 

— C’est  merveilleux  ! dit-elle,  en  rouvrant  les  yeux 
au  bout  de  quelques  minutes.  Une  véritable  initiation. 

— Ce  n’est  rien  encore  ! affirma  Norbert,  à demi 
couché  en  face  d’elle,  au  pied  d’un  arbre.  C’est  le 
matin,  à la  pointe  du  jour,  que  sontdonnéesles  grandes 
auditions.  Ajoutez  à cela  le  plaisir  égoïste  d’être  à peu 
près  seul  à profiter  de  cette  aubade."  Le  soleil  parait 
tout  neuf.  Et  l’air  a un  goût  exquis  ! Tenez,  le  premier 
matin  de  mon  arrivée  ici,  j’étais  comme  fou  de  me 
trouver  lâché  en  pleine  nature,  après  plusieurs  années 
de  surmenage.  Je  courais  comme  on  va  à une  fête... 
Je  me  faisais  l’effet  d’un  animal  échappé  du  jardin 
des  Plantes,  et.  retournant  à sa  sauvagerie  native. 

Madeleine  rit  encore,  divertie.  Machinalement,  elle 
arrachait  des  brins  de  mousse  qu’elle  éparpillait  sur 
sa  robe.  Des  taches  de  soleil  semaient  des  grains  d'or 
sur  sa  peau  blanche,  sur  ses  cheveux  ébouriffés  par 
le  grand  air. 

— Oui,  lit-elle,  en  tordant  un  genêtentre  ses  doigts, 
on  se  sent  mieux  vivre  à la  campagne...  Quand  j'ai 
repris  ma  vie  casanière  et  que  je  m’ennuie  trop,  je 
regarde  en  dedans  : je  retrouve  en  moi  le  souvenir  de 
Ruillé,  la  charmille  d’Olympe,  la  cour  du  presbytère; 
tout  cela  me  repose  et  me  rafraîchit. 

— Vous  aimez  beaucoup  Ruillé? 

— J’y  viens  depuis  l’enfance...  J’y  ai  passé  mes 
meilleures  journées.  Elle  rougit  soudain,  regrettant 
cet  aveu,  échappé  à sa  sincérité,  dans  la  détente  de 
ce  moment. 

— Ne  serait-il  pas  temps  de  remonter  là-haut?  La 
partie  doit  être  achevée. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


189 


Ce  disant,  elle  se  redressa,  s’excusant  d’un  demi- 
sourire,  attendit  qu’il  eût  rassemblé  ses  lignes,  et  re- 
prit le  sentier. 

Pendant  qu’elle  marchait  devant  lui,  flexible,  frêle, 
allongée  par  les  plis  de  sa  robe  balayant  l’herbe,  la 
tête  pliée  sous  le  poids  de  son  écrasante  chevelure, 
Norbert  ne  put  s’empêcher  de  penser  aux  saintes, 
errant  dans  le  jardin  mystique,  une  fleur  à la  main, 
prêtes  à s’envoler  à chaque  pas. 

Mathilde  ALAN1C. 

*■-> 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Le  dimanche  4 mars  dernier,  se  disputait  à Ville- 
d’Avray  le  douzième  Cross  country  national  que 
l’Union  des  sociétés  françaises  de  sports  athlétiques 
organise  annuellement.  Cette  fête  sportive,  que  nous 
appellerons  tout  simplement  en  français  la  course  à pied 
nationale,  réunit  toujours  de  nombreuses  équipes, 
composées  chacune  de  six  coureurs  mer\eilleusemenl 
entraînés. 

La  course  à pied  compte  parmi  les  sports  les  plus... 
naturels,  mais  elle  nécessite  la  jeunesse,  la  belle  jeu- 
nesse qui  s’en  va  toujours  trop  tôt,  et  aussi  des  pou- 
mons solides.  Sinon...  gare  ! 

La  tenue  des  coureurs  est  des  plus  simples  : un 
jersey  de  couleur,  rouge,  bleu,  noir...  selon  les  équipes, 
et  un  pantalon  large  ne  dépassant  guère  le  genou.  11 
ne  faut  pas  de  gêne  en  route.  Par  le  froid  qui  sévissait 
dans  celte  matinée  de  dimanche,  ce  costume  donnait 
à réfléchir. 

Les  spectateurs,  glacés,  avaient  eu  soin  de  se  vêtir 
plus  chaudement  que  ces  jeunes  gens  qui  allaient 
témoigner  de  leur  souffle  et  de  leur  ardeur  à vaincre, 
sur  la  roule  de  Versailles  et  autour  des  étangs  de 
Ville-d’Avray. 

A hauteurdu  restaurant  Cabassud,  c’était  un  encom- 
brement fantastique  dès  neuf  heures.  Chauffeurs, 
cyclistes,  piétons,...  et  la  foule  massée  sur  les  trot- 
toirs et  s’étendant  jusqu’au  haut  de  la  côte,  formaient 
un  spectacle  des  plus  pittoresques. 

11  y avait  bien  là  quatre  mille  personnes,  ballant  la 
semelle,  tandis  que  dans  les  chambres  réservées  à 
chaque  club  au  restaurant  Cabassud,  les  chefs  entraî- 
neurs donnaient  leurs  dernières  instructions  aux  cou- 
reurs, massés  savamment,  bouchonnés  même  comme 
des  pur-sang. 

Curieux  préparatifs,  et  amusants  au  possible. 

A dix  heures  et  demie  seulement  le  coup  de  pistolet 
du  starter  donnait  le  signal  du  départ.  Le  froid  était 
toujours  intense,  mais  le  soleil  avait  enfin  daigné 
paraître,  etles  cent  vingt  coureurs  — un  joli  chiffre  — 
partaient  avec  le  soleil  sur  la  tète,  suivis  de  nombreux 
cyclistesqui  pédalaient  ferme.  Ilélas  ! cen’est  pas  comme 
à Longchamp.  Une  partie  - une  grande  partie  — du 
parcours  échappe  aux  yeux  des  spectateurs. 

Tout  le  monde  court  à-  l’arrivée.  Que  de  cris,  que 
dehourrahs  ! Quel  enthousiasme!  C’est  le  jeune  Cham- 
poudry,  de  l’équipe  de  Montrouge,  qui  a passé  pre- 
mier, suivi  de  près  de  Délogé,  du  Racing  Club  de 
France,  un  vétéran  dans  les  victoires  sportives. 

Mais  c’est  l’équipe  du  Racing-Club  — une  merveil- 
leuse équipe — qui  a été  classée  première,  d’après  la 
place  que  ses  six  champions  ont  obtenue  dans  la  course. 
L’équipe  de  Montrouge  venait  ensuite. 

Une  deuxième  série  de  coureurs  formait  des  équipes 


moins  fortes  qui  se  sont  également  disputé  des  prix. 
Dans  cette  dernière  série  c’est  la  province  qui  a été  vic- 
torieuse, avec  Libourne  et  Marseille  en  tête  dans  cet 
ordre. 

La  course  de  10  kilomètres  avait  été  faite  par  les 
équipes  gagnantes  de  la  première  série  en  1 heure 
2 minutes  4/5,  ce  qui  montre,  n’est-ce  pas,  que  nos 
jeunes  gens  ont  de  bonnes  jambes  et  un  souffle 
merveilleux. 

Tout  le  monde  était  satisfait,  tout  le  monde  avait 
la  mine  réjouie  et  plus  que  rosée.  Mais  les  estomacs 
étaient  creux,  et  coureurs  et  spectateurs  ont  fait  grand 
honneur  aux  déjeuners  servis  dans  les  restaurants  de 
Ville-d’Avray. 

Tudieu  ! Quel  appétit  ont  messieurs  les  coureurs  ! 
Mes  compliments.  Leur  estomac  aussi  est  de  premier 
ordre. 

La  fête  ne  s’est  pas  terminée  axec  le  déjeuner.  11  y 
a eu  une  distribution  de  prix  interminable,  et  des  dis- 
cours pas  mal  tournés  du  tout.  Un  grand  nombre  de 
mamans  étaient  venues  pour  voir  couronner  leurs  fils. 
Quelques-unes  ont  été  désappointées. 

Qu’elles  se  consolent  ! Quand  on  a vingt  ans,  de 
bonnes  jambes,  du  cœur  et  de  l’ambition,  on  a le 
temps  de  prendre  des  revanches  sur  un  terrain  ou  sur 
un  autre. 

11  suffit  de  vouloir,  et  m’est  avis  que  ces  jeunes  cou- 
reurs, dont  j'ai  admiré  l’entraînement  et  l’ardeur,  ont 
une  volonté  énergique. 

Avec  de  la  volonté,  la  lutte  pour  la  vie  est  relative- 
ment aisée. 

Maurice  LEUDET. 

Les  Conseils  de  Me  X... 

Il  y a,  dans  Paris,  des  établissements  de  bains  froids 
sur  la  Seine. 

Oui,  sur  la  Seine!  je  dis  bien.  Ils  sont  même  très 
fréquentés.  Le  Parisien  aime  tant  son  beau  fleuve! 

Non  seulement  il  en  boit,  sans  répugnance,  l’eau 
douteuse,  mais  encore  il  prend  plaisir  à s’y  tremper 
tout  entier,  à s'en  imprégner,  à s’unir  à elle  en  des 
immersions  prolongées,  allant,  parfois,  jusqu’à  la 
noyade. 

Chacun  son  goût,  sur  ce  point.  D’autant  qu’il  n’est 
pas  bien  sûr,  malgré  l’assertion  des  savants,  qu’une 
eau  réputée  souillée  et  chargée  de  microbes  ne  soit 
pas,  en  réalité,  la  plus  hygiénique. 

Et  ce  sont  de  vrais  Instituts  que  ces  établissements 
balnéaires.  La  natation  y est  une  science,  et  le  plon- 
geon un  art.  On  y voit  d’éminents  professeurs  ensei- 
gner à tirer  sa  coupe  avec  élégance,  à piquer  une  tète 
correctement,  à flotter,  sans  effort,  sur  la  nappe  li- 
quide, le  ventre  en  l’air,  à la  façon  d’un  chien  crevé. 

Point  fiers,  d’ailleurs,  et  sans  la  moindre  pose,  ces 
maîtres  ès  nage.  Un  simple  caleçon,  une  passerelle 
inondée,  un  auditoire  de  bras  et  de  jambes  nus  qui 
s’ébattent  pêle-mêle,  enfonçant,  remontant,  formant 
sur  l’eau  de  longues  traînées  de  perles  blanches,  voilà 
leur  Sorbonne  à eux,  toute  grouillante  et  diaprée,  à 
travers  les  rayons  d’or  qui  coulent  d’un  ciel  de  toile 
usée. 

N’allez  pas,  cependant,  conclureque  les  propriétaires 
de  ces  écoles  de  natation  arrivent  tous  à la  fortune, 


190 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Il  en  est,  au  contraire,  dont  les  affaires  ne  prospèrent  | 
pas  et  qui  luttent  vainement  contre  le  courant  défa- 
vorable. 

Aussi  l’un  d’eux  dut-il  se  résoudre,  l’an  passé,  à 
mettre  en  vente  son  fonds  de  commerce.  Mais  com- 
ment en  retirer  un  bon  prix?  Ses  livres  n’étaient-ils 
pas  là  pour  attester  une  situation  précaire  et  l’insuffi- 
sance des  recettes? 

Après  bien  des  réflexions,  il  lui  vint  une  idée  gé- 
niale. 11  fallait  des  clients  ; il  en  fallail  beaucoup,  pour 
faire  illusion  aux  acquéreurs  éventuels:  eh  bien  ! il 
en  aurait  ; il  se  chargeait  de  les  amener  lui-même. 

Et,  en  effet,  pendant  quinze  jours,  sous  les  yeux 
éblouis  du  futur  acheteur,  ce  fut  un  défilé  intermi- 
nable de  baigneurs,  lien  venait  de  tous  côtés,  même  de 
la  banlieue;  ils  prenaient  d’assaut  les  cabines  et  s’en- 
tassaient dans  le  bassin,  trop  étroit  maintenant.  Notre 
homme  avait  fait  largement  les  choses  et  n’avait  pas 
regardé  à la  dépense.  Dans  la  rue,  à la  porte  des  ate- 
liers, au  cabaret,  partout  il  avait  racolé  des  volontaires 
pour  le  bain,  leur  offrant,  en  outre  de  l’ablution  en 
Seine,  un  petit  verre  réconfortant  chez  le  marchand 
de  vin.  11  avait,  ainsi,  triplé  sa  clientèle  ordinaire  et 
vendu  son  établissement  plusieurs  fois  sa  valeur. 

Malheureusement  pour  lui,  sa  supercherie  fut  ébrui- 
tée. Elle  ne  tarda  pas  à arriver  aux  oreilles  du  succes- 
seur, qui  ne  comprenait  rien  à la  diminution  subite 
des  affaires;  une  plainte  fut  déposée  au  Parquet,  et, 
aujourd’hui,  le  patron  baigneur  trop  ingénieux  risque 
fort  de  comparaître  en  police  correctionnelle. 

C’est  vraiment  dommage,  car  sa  ruse  n’était  point 
banale  et  méritait  un  succès  plus  complet.  Elle  avait 
même  une  saveur  classique  tout  à fait  exquise. 

Ne  vous  souvient-il  pas,  en  effet,  d’une  jolie  anec- 
dote de  villa  à vendre,  cilée  par  Cicéron  comme 
exemple  du  dol  et  de  la  fraude  dans  les  contrats?  La 
villa,  blanche  et  coquette,  s’élevait  sur  le  bord  de  la 
mer,  dans  une  petite  baie  délicieuse,  pai^ni  des  touffes 
de  pins-parasols.  Pour  en  augmenter  la  valeur,  son 
propriétaire  avait  imaginé  d’attirer  des  pêcheurs  sur 
cette  partie  de  la  côte,  où,  d’ordinaire,  on  n’apercevait 
ni  barques,  ni  voiles.  Ils  y vinrent  plusieurs  jours  de 
suite,  explorant  les  fonds  d’algues  bleues  et  ramenant, 
sur  la  plage,  leursfiiels  remués  de  secousses  argentées. 
Le  spectacle  était  merveilleux,  et  le  visiteur  charmé 
n’hésita  pas  à acheter  fort  cher  une  villa  qui  avait  un 
si  beau  point  de  vue. 

Mais,  le  lendemain,  plus  de  pêcheurs,  plus  de  voiles 
blanches,  plus  de  bruit  de  rames  frappant  les  flots.  La 
ravissante  féerie  avait  disparu. 

Évidemment,  le  maître  baigneur  s’était  inspiré  du 
grand  orateur  romain. 

Mais  c’est  bien  la  peine  d’avoir  des  lettres,  si  elles 
vous  mènent  en  police  correctionnelle. 

M«  X... 

PETITE  CORRESPONDANCE 

R.  S.,  Nice.  — Les  pensions  annuelles  qu’un  père  a servies  à 
son  fds,  en  les  prélevant  sur  ses  revenus,  ne  sont  pas  sujettes 
au  rapport  successoral . 

J.  K.,  Alais.  — En  toutes  matières,  les  intérêts  des  sommes 
dues  se  prescrivent  par  cinq  ans.  C’est  là  un  principe  d’ordre 
public. 

V.  N.,  Rouen.  — Une  compagnie  de  transports  maritimes 
qui,  eu  cas  d’échouement  du  navire,  vend  sur  place,  pour  les 
autsrosire  à une  perte  totale,  des  marchandises  avariées  dont  les 
consignataires  ne  sont  pas  sur  les  lieux,  n’est  tenue  envers 
ceux-ci  que  du  produit  de  la  vente,  déduction  faite  des  frais. 


R.  Z.,  Fontainebleau.  — Les  procès-verbaux  dressés  par  la 
gendarmerie  font  foi  jusqu'à  preuve  contraire,  et  non  jusqu’à 
inscription  de  faux. 

R.  A.,  Quint  per.  — Si,  d’ordinaire,  les  cadeaux  échanges  entre 
fiancés  sont  restitués,  en  cas  de  rupture  du  mariage  projeté, 
on  ne  peut  pas  cependant  légalement  contraindre  les  fiaucés  à 
faire  cette  restitution. 

M.  R.,  Bourr).  — Le  sujet  suisse  marié  en  France  avec 
une  étrangère,  sans  contrat  de  mariage,  se  trouve  soumis  au 
régime  français  de  la  communauté  légale;  sauf  pour  ses 
immeubles  situés  eu  Suisse,  qui  restent  régis  par  la  loi  de  son 
canton  d’origine. 

R.  D.,  Melun.  — La  déchéance  édictée  par  l’art.  5,  parag.  2 
de  la  loi  du  14  juin  18G5  peut  être  opposée  au  porteur  d’un 
choque,  s'il  est  justifié  qu’il  y avait,  à l’échéance,  provision 
entre  les  mains  du  tiré,  et  que  le  porteur  aurait  été  payé,  s’il 
s’était  présenté  dans  les  délais. 


VARIÉTÉS 

RENARDS  CAPTIFS. 

11  est  assez  rare  qu’on  apprivoise  le  renard;  pour- 
tant, il  se  domestique  sans  peine,  et  comme  tous 
les  animaux  que  l’on  observe  de  près  et  avec  qui  on 
vit,,  il  se  montre  amusant  et  intéressant.  C’est  ainsi 
qu’un  observateur  relatait  dernièrement  dans  un  re- 
cueil anglais,  au  sujet  d’un  trio  de  renards  qu’il  a 
conservés  longtemps,  des  faits  curieux  que  la  Revue 
rose  a fort  bien  résumés  et  que  voici  : 

Les  trois  renards  avaient  été  pris,  tout  jeunes,  au 
nid. 

Durant  l’été,  ils  vivaient  dans  un  jardin,  attachés 
à une  chaîne  légère,  pourvus  d’un  terrier  artificiel 
consistant  essentiellement  en  une  barrique  enfouie 
sous  le  sol.  La  première  année,  ils  avaient  été  ins- 
tallés sous  un  cerisier,  mais  on  dut  les  déplacer  : ils 
consommaient  une  telle  quantité  de  cerises  tombées 
qu’ils  se  rendaient  malades.  Le  renard  semble,  en 
effet,  avoir  une  grande  prédilection  pour  le  fruit  en 
général;  en  cela  il  se  distingue  nettement  du  chien, 
son  cousin,  qui  n’en  mange  que  par  exception.  Ces 
renards  dévoraient  aussi  des  quantités  prodigieuses 
de  groseilles  à maquereau,  et  tout  le  monde  connaît 
la  passion  désordonnée  de  leur  espèce  pour  le  raisin. 

En  fait  de  chair,  ces  renards  captifs  aimaient  tout 
particulièrement  celle  du  rat,  du  rat  faisandé  sur- 
tout. Le  rat  mort,  qui  a été  mis  à « se  faire  » en 
terre  et  conservé  pendant  deux  ou  trois  jours,  par 
temps  chaud,  acquiert  un  fumet  qui  le  rend  délec- 
table au  goût  des  renards.  Une  singulière  manie 
qu'avaient  les  trois  captifs  consistait  en  ce  qu’ils 
changeaient  sans  cesse  l'emplacement  de  leur  garde- 
manger;  après  avoir  laissé  quélque  temps  leur  rat 
dans  un  trou,  recouvert  d’un  peu  de  terre,  ils  le  déter- 
raient et  l’ensevelissaient  dans  une  autre  cachette. 
Ils  consommaient  aussi  des  insectes  de  grosse  taille, 
comme  les  hannetons.  Dans  la  chasse  au  rat,  ils 
faisaient  preuve  d’une  grande  dextérité. 

De  ces  trois  renards,  deux  étaient  des  mâles;  à 
chaque  printemps,  la  femelle  mettait  au  jour  une 
portée  comprenant  de  six  à huit  jeunes,  et  c'était 
toujours  une  période  fort  critique.  11  fallait,  en  effet, 
ne  point  déranger  le  nid,  sans  quoi  la  mère  détrui  ait 
aussitôt  toute  sa  progéniture.  Et  il  n’était  pas  besoin 
d’une  intervention  matérielle  pour  provoquer  ce 
résultat;  si  l’homme  qui  était  chargé  de  porter  leur 
nourriture  aux  renards  avait  seulement  l'indiscrétion 
de  s'arrêter  devant  le  trou  où  s“  trouvaient  les 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


191 


jeunes  et  de  regarder  à l’intérieur,  la  mère  les  sup- 
primait sans  retard.  Les  furets  ont  la  même  coutume, 
et,  pour  élever  les  furets  et  renards  en  captivité,  il 
est  indispensable  de  respecter  absolument  les  manies 
de  la  mère  qui  ne  souffre  aucune  ingérence  avec  ses 
petits. 

Au  reste,  les  petits  de  la  captive  s’élevaient  fort 
bien  et  jouaient  entre  eux  et  avec  de  jeunes  chiens, 
avec  beaucoup  de  grâce  et  de  vivacité. 

Sur  les  trois  renards  adultes,  il  arrivait  générale- 
ment à l'un  ou  à l’autre  de  s’échapper  une  fois  l’an, 
à peu  près  ; profitant  de  quelque  lissure,  ou  d’une 
imperfection  de  la  clôture,  il  prenait  la  clef  des 
champs.  Les  voisins  se  plaignaient  bien  vite;  car 
aussitôt  on  découvrait  çà  et  là  de  petits  tertres  en 
terre  fraîchement  remuée  d’où  sortait  le  bout  d’une 
patte  ou  d’une  aile  de  volaille  ; et  souvent  ce  même 
tertre  recouvrait  trois  ou  quatre  dépouilles. 

Après  quelques  jours  de  pérégrinations  et  de  dé- 
prédations dans  les  environs,  le  fugitif  revenait  tou- 
jours au  bercail  — ou  à la  prison  — et  rejoignait  ses 
compagnons.  Un  seul  d’entre  eux  ne  revint  jamais  : 
c’était  un  des  mâles,  et  il  était,  de  disposition  parti- 
culièrement morose  et  sauvage  ; la  domestication 
ne  lui  avait  pas  conféré  l’aménité  du  caractère.  Ce 
renard  s'échappa  définitivement  après  sept  ans  de 
vie  en  captivité.  Ses  deux  compagnons  étaient  très 
apprivoisés  et  familiers;  ils  venaient  fouiller  dans 
les  poches  des  visiteurs  pour  y trouver  des  friandises 
et  se  promenaient,  en  laisse,  avec  grand  plaisir.  L’un 
des  mâles  vécut  dix  ans;  la  femelle  treize  ans;  du 
second  mâle,  qui  s’échappa,  on  ne  sait  rien. 

*p> 

LES  TIIUCS  DE  LA  “ SECONDE  VUE  ”. 

Les  mystères  de  la  “ seconde  vue  ” ont  de  tout 
temps  excité  vivement  la  curiosité  du  public:  ce  sont 
de  nos  jours  les  liseurs  de  pensées  qui  ont  la  vogue. 
Comment  devine-t-on  la  pensée  à distance?  On  sait 
de  quelle  façon  les  choses  se  passent.  L’opérateur 
commence  par  expliquer  au  public  qu’il  possède  un 
pouvoir  magnétique  sur  la  personne  qu’il  lui  présente. 

Il  prétend  lui  communiquer  toutes  les  pensées  qu’il 
voudra,  sans  lui  dire  un  seul  mot  qui  puissse  l’aider 
à les  exprimer. 

Pour  faire  cette  expérience,  on  se  souvient  qu’an- 
ciennement  le  célèbre  Robert  Houdin  se  servait,  avec 
son  fils,  d’un  questionnaire  compliqué  variant  à 
l'infini.  Chaque  question  indiquait  au  fils  de  Robert 
Houdin,  qui  avait  les  yeux  bandés,  un  objet  choisi  au 
milieu  du  public  par  son  père.  Il  devait  aussitôt  le 
désigner.  C’était  un  effort  de  mémoire  considérable 
pour  l’opérateur  et  son  sujet. 

Cette  méthode  n’est  pas  comparable  aux  moyens 
mécaniques  que  le  Scientific  American  a dévoilés  eL 
que  nous  allons  indiquer. 

L’opérateur  présente  au  public  son  sujet,  qui  est 
généralement  une  dame,  et  le  fait  asseoir  sur  le 
devant  de  la  scène  du  théâtre,  bien  en  vue  des  spec- 
tateurs. Le  sujet  a les  yeux  soigneusement  bandés  : il 
ne  saurait  voir  en  aucune  façon  et  chacun  d’ailleurs 
à le  droit  de  bien  vérifier  s’il  n’y  a point  de  super- 
cherie à cet  égard.  Un  grand  tableau  noir  est  placé 
sur  l'un  des  côtés  de  la  scène. 


Un  des  spectateurs  est  prié  de  s’approcher  du  tableau 
et  de  vouloir  bien  y tracer  avec  de  la  craie  quelques 
lignes  de  chiffres.  Il  trace  les  nombres,  et  l’opérateur 
annonce  que  son  sujet  voit  les  chiffres  et  va  donner  le 
résultat  de  l’addition. 

En  effet  le  sujet  se  recueille,  semble  faire  mentale- 
ment le  calcul  que  donnent  les  chiffres  alignés  et  im- 
médiatement appelle  tout  haut  chacun  d’eux  en 
donnant  le  résultat  de  l’addition. 

Un  deuxième  spectateur  remonte  sur  la  scène,  il 
touche  un  des  chiffres  marqués.  Le  sujet  le  nomme 
aussitôt.  Il  peut  aussi  résoudre  le  problème  de  l’ex- 
traction d’une  racine  carrée  ou  d’une  racine  cubique 
pour  témoigner  de  sa  rare  intelligence  en  mathéma- 
tiques. Ces  expériences  prouvent  que  la  « voyante  » 
possède  une  parfaite  connaissance  des  nombres  placés 
sur  le  tableau  noir  et  de  la  position  que  chacun  des 
chiffres  marqués  y occupe.  11  est  évident  cependant 
qu’il  est  impossible  à cette  personne  de  rien  voir  à 
travers  le  bandeau  qui  recouvre  ses  yeux. 

Pour  arriver  à ce  résultat  qui  semble  étonnant,  il  y 
a plusieurs  moyens  d’exéculion. 

Dans  le  premier  cas,  un  compère  est  caché  sous  le 
plancher  de  la  scène,  de  manière  qu’il  soit  placé  en 
face  du  tableau  noir,  pour  bien  voir  les  chiffres 
tracés.  Il  peut  alors  les  énoncer  chaque  fois  que  cela 
est  nécessaire,  sans  être  entendu  ni  vu  par  le  public. 

Dans  le  second  cas,  on  a pratiqué  dans  la  semelle 
de  la  bottine  de  la  « voyante  » un  trou  d’un  diamètre 
d’environ  4 centimètres. 

L’opératrice  place  son  pied  au-dessus  d’un  trou 
pratiqué  sur  le  plancher  de  la  scène  de  manière  qu’il 
soit  possible  d’adapter  à la  semelle  de  sa  bottine  un 
petit  piston  actionné  pneumatiquement  à l’aide  d’un 
tube  de  caoutchouc.  Le  compère,  placé  sous  la  scène, 
.ne  perd  pas  des  yeux  le  tableau  noir  sur  lequel  un 
spectateur  a marqué  des  chiffres,  et  pressant  avec  sa 
main  la  poire  fixée  à l'extrémité  du  tube  de  caout- 
chouc, il  fait  marcher  le  piston  placé  sous  la  bottine. 
Le  sujet  est  ainsi  prévenu  par  un  signal  convenu,  de 
ce  qu’elle  doit  dire. 

Un  troisième  moyen  est  employé  par  M.  Robert 
Relier.  Au  lieu  d’un  piston  pneumatique,  il  se  sert 
d’un  électro-aimant. 

On  peutencore,  enfin,  employer  un  tube  avertissant. 
Dans  ce  cas  l’opératrice  est  assise  sur  une  chaise  en 
bois  recourbé,  spécialement  préparée  pour  l’expé- 
rience. Une  des  jambes  de  la  chaise  est  creuse  et  le 
creux  se  prolonge  jusqu’en  haut  du  dossier. 

L’opératrice  doit  être  coiffee  d’une  longue  natte  qui 
descend  le  long  de  son  dos.  On  comprend  qu’on  a tout 
d’abord  placé  un  petit  tube  de  caoutchouc  dans  la 
natte,  de  façon  qu’il  puisse  parvenir  jusqu’à  l’oreille, 
sans  qu’on  puisse  s'en  douter,  avant  la  pose  du  ban- 
deau sur  les  yeux  du  sujet. 

Lorsque  le  sujet  est  assis,  l’opérateur  a soin  de 
mettre  secrètement  en  communication  les  deux  tubes 
de  caoutchouc,  celui  de  la  natte  avec  celui  de  la  chaise, 
et  le  compère  placé  sous  la  scène,  fournit  comme  pré- 
cédemment tous  les  renseignements  utiles  à 1'  « ha- 
bile mathématicienne  ». 

LES  CHEMINS  DE  FEU  CHINOIS. 

La  mise  en  exploitation  de  la  Chine  au  moyen  des 
procédés  modernes  sera,  s’il  faut  en  croire  le  Tbur 
du  Monde,  au  premier  rang  parmi  les  grands  faits 


192 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


économiques  du  début  du  xxe  siècle.  La  Chine  est.  un 
pays  favorisé  par  la  nature  en  ce  qui  concerne  la  fer- 
tilité de  ses  terres,  la  richesse  de  son  sous-sol  qui 
recèle  en  abondance  la  houille,  le  fer,  l’étain,  le 
plomb,  le  cuivre,  en  ce  qui  concerne  aussi  le  x'éseau 
de  ses  fleuves  et  de  ses  rivières  où  la  pisciculture  a 
toujours  été  florissante.  Enfin,  ce  magnifique  pays  est 
habité  par  une  population  sobre,  laborieuse,  intelli- 
gente. La  Chine  est  donc  dans  d’excellentes  condi- 
tions pour  développer  rapidement,  et  dans  d'énormes 
proportions,  sa  production  agricole  et  industrielle, 
quand  elle  sera  dotée  d’un  outillage  moderne  poul- 
ies transports  par  terre  qui  lui  font  défaut,  car  elle  n’a 
pour  ainsi  dire  pas  de  routes  terrestres. 

Cet  outillage,  elle  ne  tardera  pas  à l’avoir  puisque 
le  gouvernement  chinois  a déjà,  à l’heure  actuelle, 
accordé  des  concessions  de  chemins  de  fer  ne  mesu- 
rant pas  moins  de  11  400  kilomètres  de  longueur  en 
totalité  et  dont  la  plus  importante  est  destinée  à 
mettre  Pékin  en  communication  directe  et  rapide  avec 
Hankow,  le  centre  commerçant  le  plus  important  de 
l'empire. 

Les  concessions  de  chemins  de  fer  déjà  accordées  en 
Chine  se  répartissent  ainsi  : 

Lignes  construites  588  kilomèt. 

— ■ en  construction .. . 4 213  — 

— concédées 6 639  - — 

Total 11  440  kilomèt. 

Voici  maintenant,  au  point  de  vue  de  la  répartition 
des  « sphères  d’influence  »,  le  détail  des  lignes  concé- 
dées, construites  et  en  construction  : 

Contrôle  allemand 798  kilomèt. 


— 

américain 

1 299 

anglais 

2 227 

— 

belge 

1 300 

— 

chinois 

1 084 

— 

français 

779 

— 

anglo-allemand. 

1 1 15 

russo-chinois. . . 

00 

GO 

Total 11  440  kilomèt. 

11  convient  d’ajouter  aux  11  440  kilomètres  de 
lignes  construites,  en  construction  et  concédées, 
3 180  kilomètres  de  lignes  proposées  et  4 652  kilo- 
mètres de  lignes  levées.  Tel  est  l’ensemble  du  réseau 
des  chemins  de  fer  chinois. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

MAINS  MOITES 

Les  mains  moites,  humides,  sont  impropres  à certains  tra- 
vaux. De  plus,  beaucoup  de  personnes  ne  les  serrent  qu’avec 
répugnance.  Or,  il  faut  bien  veiller  à ne  pas  laisser  naître  de 
telles  sensations. 

Pour  donner  aux  mains  la  sécheresse  convenable,  on  en  frot- 
tera l’intérieur,  plusieurs  fois  par  jour,  avec  un  linge  imbibé  de 


la  préparation  suivante  : 

Eau  de  Cologne 70  grammes 

Teinture  de  belladone..  15  — 


Lorsque  les  mains  ont  une  tendance  à transpirer  trop -abon- 
damment, pour  peu  qu’on  soit  exposé  à une  grande  chaleur,  ce 
qui  arrive  dans  les  réunions  nombreuses,  avant  de  se  ganter 
pour  aller  dans  le  monde,  on  plongera  ses  mains  dans  une  eau 
où  l’on  aura  fait  dissoudre  un  peu  d’alun  en  poudre. 


conseils  d’hygiène  aux  vélocipédistes. 

Les  médecins  devraient,  d’après  Hermann,  attacher  plus 
d’importance  à l’hygiène  des  vélocipédistes.  Dans  l’exercice  de 
la  bicyclette,  c’est  le  cœur  surtout  qui  est  surmené,  et  le  travail 


mécanique  qu  il  produit  est  énorme.  On  ne  saurait  donc  être 
trop  prudent  eu  montant  les  côtes,  et  le  violent  effort  qu’elles 
provoquent  devra  être  suivi  d’un  instant  de  repos. 

Avant  d’entreprendre  l’exercice  de  la  bicyclette,  on  devra 
laire  examiner  les  voies  aériennes  supérieures,  voir  si  les  fosses 
nasales  sont  libres,  s il  n existe  ni  végétations  adénoïdes,  ni 
hypertrophie  des  amygdales,  etc.  L’auteur  conseille  de  ne  pas 
lu  mer  en  pédalant.  On  devra,  autant  que  possible,  éviter  de 
boire  pendant  l’exercice;  néanmoins,  si  la  soif  est  trop  vive, 
r est  au  calé  noir  quil  conviendra  de  donner  la  préférence. 


Ce  qui  a valu  à I Eau  de  Suez  sa  réputation  de  dentifrice 
antiseptique  hors  ligne,  c’est  qu’elle  conserve  les  dents,  les  pré- 
serve de  la  carie,  parfume  agréablement  la  bouche.  C’est  la 
grande  marque  du  Tout-Paris  élégant  recommandée  par  les 
sommités  médicales.  (L’essayer,  c’est  l’adopter  pour  toujours.) 
L Eucalypla  de  Sue  s est  la  plus  hygiénique  des  eaux  de  toi- 
lette. Pour  les  soins  du  corps,  c’esl  la  seule  eau  de  toilette  anti- 
sep li  que. 


MOYEN  DE  FAIRE  DISPARAITRE  L OUEUR  DU  PÉTROLE. 

Voici,  d'après  le  Moniteur  des  pétroles , le  moyen  simple 
d’en  lever  au  pétrole  son  odeur  désagréable.  Mélanger  à 4 litres  1 /2 
de  pétrole  100  grammes  de  chlore  de  blanchisseuse  ou  chlorure 
de  chaux,  et  agiter  vivement  le  tout  ; verser  le  liquide  dans  un 
vase  contenant  de  la  chaux  vive,  et  agiter  de  nouveau  ; la  chaux 
a la  propriété  d’absorber  le  chlore.  11  ne  reste  plus  qu’à  laisser 
déposer  h*  mélange  et  à decanter.  On  est  certain,  parait-il, 
d’obtenir  un  pétrole  inodore  et  dont  le  pouvoir  éclairant  n’est 
pas  diminué. 


M.  X.  à C.  — Faites  venir  par  la  poste  un  ou  deux  llacons 
de  Comprimés  Vichy  Etat  (Dépôt  6,  rue  de  la  Tacherie, 
à Paris)  ; vous  pourrez  ainsi  faire  vous-même  votre  eau 
digestive  et  gazeuse,  et  à bon  compte  puisque  le  flacon  de 
100  comprimés  ne  coûte  que  2 francs  et  qu’il  en  suffit  de  3 
ou  4 pour  un  verre. 


CE  QU'IL  FAUT  SAVOIR 

— Un  emplâtre  de  moutarde  faite  avec  un  blanc  d’œuf  ne 
laissera  pas  d'ampoule. 

— Un  œuf  cru  avalé  immédiatement  fera  descendre  une 
arête  qu’on  ne  peut  enlever  du  gosier. 

— La  peau  blanche  qui  recouvre  intérieurement  la  coquille 
d’œuf  est  très  bonne  en  application  sur  un  clou. 

— Un  blanc  d’œuf  battu  avec  du  sucre  raffiné  et  du  citron 
calme  l’enrouement.  En  prendre  une  cuillerée  à café  toutes  les 
heures. 

— Un  œuf  ajouté  à la  tasse  de  café  du  matin  est  un  bon 
tonique. 


JEUX  ET  fllWUSE|VIEflTS 

MÉTAGRAMME 


Je  gronde  avec  fracas,  je  suis  un  vrai  tonnerre; 
Quand  mon  cœur  est  changé,  je  suis  Romain  austère. 


LOGOGRIPllE 

Tel  qui  se  croit  bientôt  au  faîte  du  bonheur, 

Est  par  moi  tout  à coup  plongé  dans  le  malheur, 
Je  traîne,  avec  six  pieds,  ma  funeste  existence, 
J’accable  1 infortune  et  même  l'opulence. 

En  me  décomposant,  lecteur,  tu  peux  trouver 
Ce  qui  vient,  en  dormant,  souvent  te  présenter 
De  l’ami  préféré  la  plus  flatteuse  image; 

Sur  un  châssis  ce  qui  fait  croître  le  feuillage  ; 

Ce  qui  sert  de  défense  à l’oiseau  carnassier; 

En  voiture  souvent  ce  qu’on  craint  d éprouver  ; 
Ce  qu’on  fait  au  marmot  qui  laisse  sa  nourrice; 
J’en  ai  déjà  trop  dit,  il  faut  que  je  finisse. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — CuRHt.iL.  Imprimerie  Ed.  Crétk. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


193 


UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  AU 


XVIIIe  SIÈCLE 


Musée  de  Versailles.  — ■ Portrait  de  M.  de  Vandiéres,  par  Tocqué.  Gravure  de  Guer  xlk. 


* îiN  9k  ? 


lor  AVRIL  1900. 


7 


194 


I , E A I A G A S I N P J T TORES  Q U E 


LE  VOYAGE  EN  ITALIE  DE  M.  DE  VANDIÈRES 

ET  DE  SA  COMPAGNIE  (,14g-i75i}m 


Dans  une  salle  des  appartements  du  rez-de- 
chaussée  au  musée  de  Versailles,  on  admire  un 
portrait  de  Tocqué,  d’allure  magnifique.  C’est 
celui  d’un  homme  très  jeune,  à la  figure  avenante 
et  loyale,  en  habit  d’apparat,  le  cordon  bleu  en 
sautoir;  une  de  ces  effigies  somptueuses  qui  ré- 
sument un  caractère  et  une  destinée.  Le  modèle 
qui  posa  devant  Tocqué  est  Abel-François  Poisson, 
successivement  sieur  de  Vandières,  marquis  de 
Marigny  et  de  Ménars.  C’est  le  frère  cadet  de  la 
marquise  de  Pompadour,  son  « frérot  » ou, 
comme  elle  disait  encore,  « le  cher  bonhomme  », 
dont  elle  fit  un  directeur  et  ordonnateur  général 
des  bâtiments,  jardins,  arts,  académies  et  manu- 
factures royales. 

Hâtons-nous  de  déclarer  qu’elle  ne  fit  jamais 
rien  de  mieux,  ni  même  d’aussi  bien,  dans  sa  vie. 

L’origine  d’Abel-François  Poisson  élait  moins 
(pie  médiocre.  11  sortait  d’une  bourgeoisie  sus- 
pecte et  véreuse.  Le  père,  ancien  commis  des 
Paris,  compromis  dans  de  louches  affaires  de 
subsistances,  avait  risqué  la  potence  et  pris  la 
fuite;  la  mère  était  galante  jusqu’au  scandale. 
Remettre  sa  famille  en  état  ne  fut  pas  un  des 
moindres  triomphes  de  Mme  de  Pompadour.  Elle 
obtint  à son  père  des  lettres  de  noblesse,  sans 
insister,  reconnaissons-le,  pour  qu’il  vint  les 
montrer  à Versailles.  Pour  son  frère  elle  rêva 
toutes  les  fortunes.  Abel-François  fut  admis  à la 
Cour  au  sortir  du  collège.  Il  plut  au  roi  par  sa 
jolie  prestance  et  sa  bonne  humeur.  « Votre  frère 
est  de  la  maison,  disait  Louis  XV  ; qu’on  mette 
un  couvert,  nous  dînerons  tous  trois  ensemble.  » 
L’enfant  gâté  eut  la  capitainerie  de  Grenelle  et  le 
nom  de  Vandières,  en  attendant  mieux.  Le  mieux, 
c’était  la  Direction  des  bâtiments.  Cette  charge, 
une  des  premières  du  royaume,  appartenait, 
depuis  1745,  à M.  Le  Normant  de  Tournehem, 
oncle  par  alliance  de  Mme  de  Pompadour,  plus 
proche  parent  peut-être  encore,  au  dire  des  ca- 
lomniateurs ou  des  médisants.  En  dépit  d’une  avi- 
dité restée  légendaire,  la  favorite  savait  l’art  de 
ne  rien  brusquer.  « J’étais  née  réfléchissante  », 
dit-elle  quelque  part.  Confier  du  premier  coup  à 
ce  gros  garçon  de  dix-neuf  ans,  souriant  et  réjoui, 
le  gouvernement  des  choses  de  l’art  lui  parut  une 
gageure  hasardeuse.  Elle  avait  trop  de  tact  et 
connaissait  trop  bien  les  artistes  pour  leur  impo- 
ser à la  légère  un  maître  de  sa  façon.  Elle  ne 
montra  d’abord  Vandières  que  comme  un  simple 
survivancier  de  Tournehem,  avec  promesse  de 
succession.  Puis,  par  un  sage  calcul  dont  il  sied 
de  lui  tenir  compte,  elle  mit  le  surintendant  fu- 
ît) Cette  page  est  extraite  d’une  remarquable  étude  lue  tout 
récemment  à l’Académie  des  beaux-arts,  par  notre  éminent 
collaborateur,  M.  Henry  Roujon,  directeur  des  Beaux-Arts, 
membre  de  t’instilut. 


tur  en  apprentissage.  Elle  voulut,  et  la  pensée 
n’est  point  vulgaire  chez  cette  femme  omnipo- 
tente, que  le  favori  justifiât  sa  faveur. 

Ce  petit  marquis  « d’avant-hier  »,  comme  l’ap- 
pelaient les  mécontents,  était  le  contraire  d’un 
sot.  Il  avait  grandi  dans  un  monde  mêlé  où  l’on 
bavardait  volontiers  sur  les  questions  d’art.  Il 
possédait  quelques-unes  des  étonnantes  facultés 
d’assimilation  de  cette  sœur,  si  richement  douée, 
qui  avait  appris  le  chant  avec  Jéliotte,  la  danse 
avec  Guibaudet,  la  déclamation  avec  Crébillon  et 
qui  maniait  le  burin  sans  maladresse.  Il  avait 
du  bon  sens  et  de  la  modestie.  Mais,  à vrai  dire, 
il  ne  savait  rien.  La  marquise  résolut  de  lui  faire 
tout  apprendre. 

Un  voyage  en  Italie  apparaissait  déjà  comme 
le  stage  obligatoire  de  tout  amateur  et  de  tout 
artiste.  L’idée  d’envoyer  son  frère  au  delà  des 
monts  dut  venir  naturellement  à l’esprit  de  la  fa- 
vorite. Probablement  aussi  lui  fuUelle  suggérée 
par  son  conseiller  le  plus  compétent  et  le  plus 
avisé,  le  graveur  Charles-Nicolas  Cochin. 

C'était  l’un  des  hommes  les  plus  habiles  et  les 
plus  intelligents  de  ce  temps  où  l’on  dépensait 
tant  d’esprit  dans  l’art  de  parvenir.  Dessinateur, 
graveur,  écrivain  à ses  heures  et  de  la  meilleure 
veine,  Cochin  menait  sa  fortune  en  homme  de 
cour.  Il  avait  gagné  la  confiance  de  Mme  de  Pom- 
padour et  obtenu  chez  elle  « ses  entrances  ».  Il 
lui  enseignait  l’eau-forte,  en  même  temps  que 
Boucher  le  dessin  et  Gay  le  travail  du  touret.  Co- 
chin avait  ses  idées  à lui,  mille  vues  personnelles 
et  originales  et  des  projets  de  derrière  la  tête,  non 
seulement  sur  son  métier  de  graveur,  mais  sur 
les  arts  et  les  industries  ; toute  une  philosophie 
de  luxe  occupait  sa  pensée. 

Si  la  marquise  lui  proposa  d’elle-même  d’ac- 
compagner son  frère  en  Italie,  nul  doute  qu’il 
n’ait  accepté  d’enthousiasme.  Mais  nous  le  croyons 
fort  capable  d'avoir  inspiré  l'idée  du  voyage,  un 
peu  pour  son  propre  plaisir,  beaucoup  pour  pré- 
sider à l’éducation  d’un  personnage  dont  il  enten- 
dait bien  diriger  un  jour  la  gestion. 

Cochin  fil  le  plan  de  la  mission  et  composa  la 
compagnie  qui  devait  suivre  M.  de  Vandières.  11 
fil  choix  de  l’architecte  Soufflot,  déjà  illustre, 
ancien  pensionnaire  du  Roi  à Rome,  familier  avec 
cette  Italie  qu’il  appelait  « le  paradis  des  artistes  ». 
Il  s’adjoignit  encore  Leblanc,  auteur  de  tragédies 
tombées,  un  abbé  quelque  peu  brocanteur,  con- 
seiller des  achats  de  la  marquise.  Leblanc  venait 
de  publier  une  Lettre  sur  les  Tableaux  exposés 
au  Louvre.  On  lui  accordait,  dit  Cochin  non 
sans  malice,  « plus  de  connaissance  dans  les  arts 
que  n’en  ont  communément  les  gens  de  lettres  ». 

M.  de  Vandières  et  sa  compagnie  quittèrent 
Paris  le  20  décembre  1749.  Ils  revinrent  au  cours 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


195 


de  l’année  1751,  après  une  absence  de  vingt  et  un 
mois.  Nous  pouvons  les  suivre  au  passage  dans  la 
correspondance  de  Mme  de  Pompadour,  publiée 
par  Poulet-Malassis.  Dès  sa  première  halte,  à 
Lyon,  le  « petit  frère  » recevait  de  la  marquise 
une  lettre  pleine  de  sages  conseils  : « Ce  que  je 
vous  recommande  par-dessus  tout,  c’est  la  plus 
grande  politesse,  une  discrétion  égale,  et  de  vous 
mettre  bien  dans  la  tête  qu’étantfait  pour  le  monde 
et  pour  la  société,  il  faut  être  aimable  avec  tout  le 
monde,  car  si  l’on  se  bornait  aux  gens  que  l’on 
estime,  on  serait  détesté  de  presque  tout  le  genre 
humain.  » Mme  de  Pompadour,  on  le  voit,  si  elle 
confiait  â Cochin  l’éducation  artistique  de  son 
frère,  se  réservait  la  morale  pratique. 

M.  de  Vandières  visita  d’abord  Turin  et  Milan, 
Plaisance  et  Ravenne,  puis  descendit  sur  Rome  et 
sur  Naples,  sans  rien  omettre  d’essentiel  et  s’attar- 
dant aux  meilleurs  endroits.  Il  voyageait  magni- 
fiquement, avec  le  train  d’un  grand  seigneur,  nous 
allions  dire  d’un  prince  du  sang.  Il  eut  audience 
des  têtes  couronnées  et  sut,  en  ces  délicates  occur- 
rences, se  conformer  aux  avis  de  sa  sœur  : « Je 
suis  convaincue  qu’il  n’y  a que  du  bien  à dire  de 
tous  les  souverains  que  vous  verrez,  mais  comme 
la  retenue  ne  peut  être  trop  grande  sur  les  rois  et 
leurs  familles,  s’il  vous  passait  quelque  idée  ridi- 
cule dont  votre  âge  est  susceptible,  gardez-vous 
bien  de  jamais  rien  en  écrire  à quiconque  ce  soit, 
pas  même  à moi.  » Vandières  parut  chez  le  roi 
de  Sardaigne,  en  fort  bel  équipage.  Il  fut  reçu  par 
le  sage  pontife  Benoît  XIV  : « Je  ne  doute  pas,  lui 
écrit  la  marquise,  que  vous  n’ayez  eu  grande 
satisfaction  à baiser  la  mule  du  Saint-Père  et  que 
vous  aurez  gagné  nombre  d’indulgences.  » 

L’ambassadeur  de  France  auprès  du  Saint- 
Siège  était  alors  le  duc  de  Nivernais;  il  guida  le 
jeune  voyageur  dans  ce  pas  difficile  et  fut  con- 
tent de  lui.  A l’Académie  de  France,  Vandières 

fut  reçu  par  de  Troy 

Le  gouvernement  supérieur  de  l’Académie  de 
Rome  était  une  des  prérogatives  de  la  surinten- 
dance. Vandières,  prenant  au  sérieux  ses  devoirs 
et  ses  droits  de  survivancier,  s’intéressa  aux  choses 
et  aux  hommes  de  cette  grande  institution.  Il  prit 
position  auprès  de  tous  ; « M.  de  Vandières,  écri- 
vait de  Troy  à Tournehem,  qui  se  rend  de  jours  en 
jours  le  plus  aimable  du  monde,  est  parfaitement 
bien  venu  dans  toutes  les  meilleures  maisons  de 
cette  ville.  » Et  le  directeur  général  de  répondre  : 
« Je  sais  ce  que  vous  mandez  de  M.  de  Vandières 
et  n’en  suis  pas  surpris.  » 

Toutes  les  occupations  de  notre  voyageur  ne 
furent  pas  aussi  austères.  Il  était  jeune  et  bien 
tourné,  richement  doté,  frère  d’une  demi-reine. 
Tout  porte  à supposer  qu’il  ne  négligea  pas  le 
côté  sentimental  du  voyage  d’Italie.  Certains  pas- 
sages des  lettres  de  la  marquise  nous  donnent  à 
songer  : « On  dit  qu’une  certaine  dame  Victorina 
a été  fort  bien  avec  vous,  que  cependant  vous 
aviez  envie  d’une  autre  et  que  de  celle-ci  vous  avez 


dit  : « Prenons  toujours  ceci  puisque  Dieu  nous 
l’envoie.  » On  ne  peut  refuser  à M.  de  Vandières 
un  aimable  esprit  de  résignation. 

Telles  furent  les  leçons  que  reçut  M.  de  Van- 
dières en  ses  années  d’apprentissage.  Devenu 
directeur  général,  il  s’en  souvint  toujours..... 

La  vie  de  M.  de  Vandières  et  de  Marigny  mé- 
rite d’être  écrite.  Les  annales  de  son  directorat 
constituent  un  chapitre,  et  non  des  moins  inté- 
ressants, de  l’histoire  de  l’ancien  régime.  Ce  fut 
un  homme  de  bonne  volonté,  qui,  parti  de  très 
bas,  se  maintint,  avec  modestie  et  fermeté,  au 
rang  très  haut  où  l’avait  porté  un  caprice  du  sort. 
Il  sut  grandir  avec  sa  fonction.  Son  entrée  en 
charge  semble  d’un  roué  : son  gouvernement  fut 
d’un  homme  de  bien.  Les  témoignages  contem- 
porains lui  sont  favorables.  « C’est  un  homme 
bien  peu  connu,  dit  de  lui  Quesnay  ; personne  ne 
parle  de  son  esprit  et  de  ses  connaissances,  ni  de 
ce  qu’il  fait  pour  l’avancement  des  arts  ; aucun, 
depuis  Colbert,  n’a  fait  autant  dans  sa  place.  » 
EL  Mlle  du  Hausset,  dans  ses  mémoires  : « M.  de 
Marigny  avait  voyagé  avec  d’habiles  artistes  en 
Italie  et  avait  acquis  du  goût  et  beaucoup  plus 
d’instruction  que  n’en  avaient  eu  ses  prédéces- 
seurs... Il  ne  faisait  la  cour  à personne,  n’avait 
aucune  vanité  et  se  bornait  à des  sociétés  où  il 
était  à son  aise.  » 

Le  public  ne  fut  pas  injuste  envers  lui.  La 
postérité  le  traite  mieux  encore.  Elle  sait  gré  à 
l’avant-dernier  surintendant  de  la  monarchie 
d’avoir  bien  servi  son  pays  et  son  prince  ; elle 
l’admire  d’être  demeuré  docilement,  pour  le  bien 
de  l’art  et  des  artistes,  à l’école  d’un  homme  tel 
que  Cochin.  Son  nom  reste  attaché  à d’heureuses 
mesures  : l’achèvement  du  Louvre,  la  construction 
de  l’École  militaire  par  Gabriel,  celle  de  l’église 
Sainté-Geneviève  par  Soufflot,  l’ouverture  de  la 
galerie  des  Rubens  au  Luxembourg,  la  création 
de  la  manufacture  de  Sèvres.  Il  était  laborieux, 
exact,  bon  comptable  et  ménager  des  deniers 
publics.  Sa  correspondance  avec  le  contrôleur 
Lécuyer  le  montre  équitable  et  prévoyant.  Il  n’ob- 
tenait pas  toujours  les  crédits  dont  il  avait 
besoin.  Il  lui  fallait  plaider  la  cause  de  ses  entre- 
preneurs, résister  aux  caprices  des  puissants,  dire 
non  au  besoin.  Savoir  refuser  était  déjà  une  rare 
vertu  chez  un  homme  en  place.  Dans  les  dernières 
années  de  sa  gestion,  nous  le  voyons  s’occuper  à 
la  fois  de  l’établissement  d’un  appartement  pour 
Mme  du  Barry  et  des  logements  de  la  Dauphine 
Marie-Antoinette.  Il  préside  à ces  deux  opérations 
avec  une  parfaite  impartialité  ; à force  d’insis- 
tance il  arrache  à Terra y les  fonds  nécessaires. 
Fatigué,  malade,  abreuvé  de  chagrins  domes- 
tiques, il  se  retira  en  1773  pour  faire  place  à 
M.  d’Angivilliers.  Les  artistes  qu’il  avait  aimés 
d'un  cœur  sincère,  défendus  avec  courage,  lui 
demeurèrent  fidèles  dans  sa  retraite.  Quand  il 
mourut,  en  1781,  les  regrets  furent  unanimes. 

Henry  ROUJON 


L E M A G A S I N P I T T Ü 1 1 E S Q U E 


it)(» 


EDMOND  ROSTAND 


Ce  grand  jeune  homme  de  trente-deux  ans,  au 
front  vaste,  aux  yeux  profonds,  à la  physiono- 
mie faite  de  finesse  et  d’énergie,  est  une  gloire 
française. 

Edmond  Rostand  est  un  grand  poète  drama- 
tique — le  plus  grand 
peut-être  à cette  heure  — - 
parce  qu’il  y a en  lui  non 
seulement  le  souffle 
puissant  qui  fait  vivre, 
mais  aussi  la  variété  qui 
toujours  rajeunit.  Sui- 
vez-le  dès  les  débuts  de  sa 
renommée.  On  dirait 
que  par  une  gradation 
modeste  il  veuille  peu 
à peu  s’élever  vers  les 
sommets. 

C’est  d’abord,  avec  les 
Romanesques , la  fantai- 
sie ailée,  le  caprice  mu- 
tin ; sa  muse  marivaude, 
gazouille  ; elle  se  pose 
sur  des  bagatelles  d’a- 
mour comme  sur  des  co- 
rolles. Sylvette  se  que- 
relle avec  Percinet  et  ce 
sont  des  éclats  de  rire 
dans  des  cascades  de 
rythmes  éblouissants.  La 
Princesse  lointaine  est 
une  envolée  au  pays  du 
rêve  ; déjà  le  poète  élar- , 

git  son  horizon  ; son  vers  ne  rit  plus  du  bout  des 
rimes,  mais  il  psalmodie  amoureusement.  Avec 
la  Samaritaine , c’est  un  hymne  enveloppé  d’une 
sérénité  biblique  ; c’est,  dans  la  plus  pure  des 
langues,  l’expression  la  plus  haute  du  beau. 

Et  voici,  en  des  fanfares  de  gaieté,  de  verve, 
d’ironie,  Cyrano.  Le  poète,  frisant  sa  moustache, 


a campé  génialement  ce  type  désormais  immortel 
de  bravoure  et  de  générosité.  Les  Espagnols  n'ont 
que  don  Quichotte  : nous  avons,  nous,  Cyrano. 
Ce  n'est  pas  contre  des  moulins  à vent  que  notre 
héros  croise  son  épée;  son  panache  ne  salue  pas, 

il  soufflette  ; il  soufflétte 
les  pleutres,  les  vauriens 
et  les  sots.  Création  ad- 
mirable où  Edmond  Ros- 
tand semble  avoir  dépas- 
sé le  don  César  de  Bazan 
de  Victor  Hugo! 

Enfin  Y Aiglon  conti- 
nue superbementl’ascen- 
sion  du  poète.  Ici  c’est 
le  lyrisme  éperdu  ou 
crient  les  passions  les 
plus  nobles.  La  silhouette 
pâle  et  blonde  du  duc  de 
Reichstadt  grandit  sur 
un  fond  de  patriotisme 
et  de  gloire.  C’est  de  la 
légende  sculptée  dans  le 
marbre  de  l’histoire  par 
un  ciseleur  de  génie. 

Et  dans  ce  génie  il 
y a l’âme  provençale. 
Qu'Edmond  Rostand  s’a- 
muse avec  les  Romanes- 
ques, soupire  avec  la 
Princesse  lointaine,  prê- 
che avec  l’apôtre  de  la 
Samaritaine  ; qu’avec  le 
nez  batailleur  de  Cyrano  il  claironne;  qu’avec 
les  mélancolies  impériales  de  Y Aiglon  il  nous 
émeuve,  le  poète  garde  partout  et  toujours  le  pa- 
nache. 

Et  ce  panache,  fait  de  joie,  de  franchise,  d’hé- 
roïsme, ne  pousse  guère  dans  le  Nord. 

Ch.  FORMENTIN. 


M.  Edmond  Rostand. 


L’AQUARIUM  DE  PARIS  A L’EXPOSITION  UNIVERSELLE 


On  s’étonne  à bon  droit  que  la  plupart  des  capi- 
tales et  des  grandes  villes  d’Europe  où  l’on  trouve 
des  collections  zoologiques  très  complètes,  ne 
possèdent  pas  d’aquarium  à eau  de:  mer,  ou 
n 'offrent  aux  visiteurs  que  quelques  bacs  peu  pro- 
fonds et  à demi  vides  où  s’agitent  quelques  hippo- 
campes, où  s’étiolent  quelques  actinies  mala-* 
dives.  • - • i , •/»  - - , 

Seules,  deux  ou  trois  villes,  entre  autres  Franc- 


fort et  surtout  Naples,  faisaient  exception  jus- 
qu’ici, ■ et  avaient  pu  constituer  d’importants 
aquariums  marins,  d’ailleurs  purement  scienti- 
fiques. 

Il  était  réservé  à Paris  de  posséder,  pour  l’dxpo- 
sition  universelle  de  1900,  l'aquarium,  à la  fois 
œuvre  de  science  et  œuvre  d'art,  où  les  êtres  de 
la  mer  s’agiteraient  dans  des  décors  sous-marins; 
en  un  mot,  l’aquarium  également  précieux  pour 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


PJ7 


les  savants  qui  poursuivent  l’étude  de  la  végéta- 
tion et  de  la  vie  au  fond  des  eaux,  et  pour  le 
grand  public  qui  vient  chercher  ici  des  impres- 
sions neuves  et  des  sensations 
inédites. 

Il  y a plus  de  trois 
ans  que  MM.  Albert  et 
Henri  Guillaume,  le 
dessinateur  et  l’archi- 
tecte bien  connus,  tra- 
vaillent sans  relâche 
à la  réalisation  de  leur 
beau  rêve  d’artistes. 

Aidés  à souhait  par 
leur  directeur  techni- 
que, M.  Bouchereaux, 
pour  qui  toutes  les  ques- 
tions de  pisciculture  et 
d’ichtyologie  n’ont  pas  de 
secrets,  ils  viennent  d’a- 
cheverleur  œuvre.  Etnous 
sommes  heureux  que,  en 
nous  conviant  à la  visiter 
ils  nous  aient  permis  de 
donner  aux  lecteurs  du 
Magasin  Pittoresque,  avant  même  l'ouverture  de 
l’Exposition,  la  primeur  d’une  excursion  sensation- 
nelle parmi  les  merveilles  du  monde  sous-marin. 


Sur  la  berge  du  Cours-la-Reine,  de  chaque  côté 
du  grand  escalier  qui  mène  aux  jardins  et  aux 
serres  de  la  Ville  de  Paris,  s’ouvrent  les  deux 
porches  monumentaux  de 
l’Aquarium. 

Franchissons 
l’un  d’eux. 

Nous  voici 
dans  le  vesti- 
bule où  le  pu- 
blic a libre  ac- 
cès et  auquel 
les  construc- 
teurs de  l’Aqua- 
rium ont  donné 
l’aspect  des 
grottes  de  la 
mer  sauvage, 
sur  le  littoral 
breton.  Ils  ont 
même  poussé 
le  souci  de  la 
vérité  jusqu’à 

faire  Venir  de  Port-Bara,  près  de  Quiberon,  les 
roches  schisteuses  incrustées  de  fragments  de 
i mica,  dont  cette  grotte  est  formée. 

Entre  l’entrée  et  la  sortie  de  l’Aquarium,  dans 
la  muraille  de  cette  caverne,  se  trouve  encastré 
Ile  premier  bac  de  l’Aquarium,  celui  dans  lequel 
| les  promoteurs  ont,  en  quelque  sorte,  voulu  syn- 
j thétiser  la  pensée  qui  a présidé  à l’éclosion  de 


\u-dessus  d'un  bac. 


Actinies  et  Mcduses. 


leur  projet;  Ce  bac,  comme  tous  ceux  que  nous 
verrons  au  cours  de  notre  visite,  est  garni  d’algues 
et  de  plantes  marines  et  habité  par  d’étranges  ani- 
maux de  l’Océan  ; mais,  en  outre,  au 
fond,  s’érige  le  groupe  du  Triomphe 
d’Amphitrite , du  sculp- 
teur Henri  Gauquié. 

Sous  les  frémissements 
de  l’eau,  à travers  les 
évolutions  des  pois- 
sons, la  déesse  de 
l’Océan  apparaît  de- 
bout, svelte,  sur  la 
conque  marine  que 
portent  les  tritons  et 
les  nymphes  des  eaux. 

Ainsi,  dès  l’entrée 
même  à l’Aquarium, 
MM.  Guillaume  ont 
tenu  à j oindre  l’œuvre 
d’art  ‘ à l’œuvre  de 
science,  afin  de  carac- 
tériser nettement 
l’idée  qui  a conduit 
tous  leurs  efforts. 

À droite  du  bac  d'Amphitrite  s’ouvre  un  pas- 
sage voûté  plus  étroit  et  plus  sombre  : il  conduit 
dans  la  salle  de  L’Aquarium. 

Là  nous  tombons  en  plein  rêve. 

Partout,  en  face,  en  arrière,  à droite,  à gauche, 
sur  nos  têtes,  partout  le  fond  de  la  mer  avec  ses 
lointains  mystérieux,  avec  ses  colorations  si  va- 
riées, avec  sa  vie  intense  et  son  mouvement  in- 
cessant. 

Le  long  de  1 immense  ellipse  constituée  par 

les  parois  exté- 
rieures de  l’A- 
quarium, toute 
la  flore,  toute  la 
faune  de  l’Océan 
vont  se  révéler 
. à nos  yeux. 

Voici  les  lon- 
gues herbes  marines, 
les  goémons,  les  va- 
rechs, les  algues  aux 
lines  découpures  qui  crois- 
sent sur  les  bas-fonds  ; voici 
ces  Heurs  vivantes  que  les  savants 
appellent  des  zoanthaires  et  des  an- 
îozoaires;  voici  les  polypiers  et  les  madré- 
pores ; les  éponges  de  toutes  les  formes,  les 
coraux  de  tous  les  tons,  depuis  le  corail 
blanc  jusqu’à  l’écume  de  sang. 

Les  poulpes,  les  calmars  sortent  des  anfractuo- 
sités des  rochers,  aux  flancs  desquels  s’attachent 
toutes  les  variétés  de  mollusques.  Le  sable  du  sol, 
oii  rampent  les  crustacés,  est  émaillé  d’astéries  et 
d’une  multitude  de  coquillages. 

Entre  deux  eaux  se  balancent  les  méduses  avec 
leurs  ombelles  blanches  ou  bleuâtres,  dont  les 


108 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


tentacules  sont  pareils  à des  pampilles  translu- 
cides. 

1*0,  dans  les  ondes  calmes,  s’agitent  les  poissons 
de  toutes  formes  et  de  tous  genres,  depuis  la  mo- 
deste sole  jusqu’au  requin,  ce  fauve  de  l’Océan. 

Aucune  description  ne  peut  rendre  l’aspect  que 
prennent  cette  faune  et  cette  flore  sous-marines 
dans  la  magie  des  rayons  lumineux.  Nulle  ex- 
pression ne  saurait  donner  une  idée  du  spectacle 
éblouissant  qui  se  déroule  à nos  yeux  dans  ce 
radieux  jardin  de  l’Océan  transporté,  comme  par 
enchante- 
ment, au 
centre 
même 
de  Paris. 


Il  faut 
dire  que 
l’Aqua- 
rium de 
Paris  ne 
ressemble 
en  aucune 
façon  aux 
établisse- 
ments si- 
milaires 
que  nous 
sommes 
accoutu  - 
més  à vi- 
siter. Ses 

constructeurs  ne  se  sont  pas  seulement  proposé 
d’y  faire  croître  des  herbes  marines  et  d’y  accli- 
mater des  poissons  ; ils  ont  voulu  donner  aux 
visiteurs  l'illusion  qu’ils  se  trouvent  eux-mêmes 
au  fond  de  la  mer.  C’est  pourquoi  ils  n’ont  point 
adopté  la  disposition  habituelle  des  aquariums 
existants  ; cette  disposition,  qui  consiste  unique- 
ment à ouvrir  dans  de  sombres  parois  une  suite 
de  fenêtres  de  forme  plus  ou  moins  rectangulaire 
permettant  d’apercevoir  les  êtres  contenus  dans 
les  bacs,  est  complètement  défavorable  à tout  effet 
d’illusion. 

Voulant  donner  en  quelque  sorte  à l’aquarium 
l’aspect  d’une  clairière  sous-marine,  ils  ont  clos 
leurs  bacs  de  dalles  de  verre  aussi  bien  au  pre- 
mier plan  qu’à  l’arrière-plan  ; et,  derrière  ces 
bacs,  ils  ont  placé  des  décors  qui,  avec  le  secours 
d’un  jeu  de  glaces  réfléchissantes,  montrent  aux 
yeux  étonnés  des  spectateurs  d’immenses  profon- 
deurs d’eau  et  de  lointaines  perspectives  sous- 
marines. 

C’est  dans  le  même  but  qu’ils  ont  voulu  qu’il 
n’y  eût,  entre  chaque  dalle  de  verre  et  la  dalle 
voisine,  d’autre  solution  de  continuité  que  celle 
pouvant  se  dissimuler  à l’aide  d’une  algue,  d’un 
rocher,  d’une  basalte,  d’un  buisson  de  corail, 


La  salle  et  l’étrave  du  bateau  naufragé. 


d’une  vergue  d’épave  ou  d’une  stalactite  de 
glace. 

De  là,  un  effet  d’ensemble,  de  profondeur,  de 
mystère  et  d’immensité  des  plus  impressionnants. 


La  place  nous  manque  pour  décrire  comme 
nous  le  voudrions  les  travaux  d’établissement  et 
le  fonctionnement  de  l’Aquarium,  la  fouille  et  la 
construction  du  caisson  de  ciment  armé  qui  sup- 
porte les 
formida  - 
blés  pous- 
sées du 
courant 
de  la  Sei- 
ne ; le 
montage 
des  dalles 
qui  ont 
3m,50  de 
hauteur 
et  33  mil- 
limètres 
d’épais- 
seur et  ne 
pèsent 
pas  moins 
de  350  ki- 
los cha- 
cune; l’ar- 
rivée de 
l’eau , de 
mer,  sa 

circulation  continue  dans  les  bacs,  les  filtres,  les 
citernes,  les  élévateurs  à air  comprimé,  en  un 
mot,  tout  le  système  spécial  employé  à l’Aquarium. 

Nous  dirons  seulement  que  la  contenance  totale 
est  de  350  mètres  cubes,  chiffre  énorme  comparé  à 
celui  de  tous  les  établissements  connus,  et  qui 
constitue  pour  l’Aquarium  un  inappréciable 
avantage,  car  l’eau  de  mer  se  conserve  d’autant 
mieux  que  son  cube  est  plus  grand. 

Il  est  même  certains  bacs  qui  contiennent  à 
eux  seuls  75  mètres  cubes  d’eau  de  mer. 


C’est  grâce  à ces  développements  absolument 
extraordinaires  des  bacs  de  l’Aquarium,  à leur 
hauteur,  à leur  profondeur,  à la  grande  quantité 
d’eau  qu’ils  peuvent  contenir,  de  même  qu'aux 
procédés  inédits  de  filtrage,  d’oxygénation,  de 
battage  et  de  renouvellement,  qui  gardent  à.  cette 
eau  toute  sa  pureté,  que  toutes  les  variétés  d’ani- 
maux marins  retrouvent  dans  leur  prison  trans- 
parente les  conditions  d’existence  pour  lesquelles 
la  nature  les  a formées. 


Il  ne  nous  est  pas  possible  non  plus  de  faire  la 
description  détaillée  de  chacun  des  onze  bacs  qui 


■LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


199 


constituent  l’ensemble  de  l’Aquarium.  Les  dessins 
que  nous  publions  donneront,  du  reste,  à nos 
lecteurs  la  physionomie  de  quelques-uns  d’entre 
eux. 

La  décoration  de 
l'un  a été  inspirée 
par  la  légende  de 
V Atlantide:  à travers 
l’onde,  on  aperçoit 
les  colonnes  et  les 
statues  d’un  temple 
submergé  par  les 
eaux.  D’autres,  sim- 
plement consacrés 
aux  êtres  de  la  mer, 
sont  peuplés,  celui- 
ci  de  toutes  les  va- 
riétés d’éponges,  ce- 
lui-là de  tous  les 
genres  d’actinies, 
d’orties  et  d’anémo- 
nes marines. 

En  voici  un  'dont 
le  fond  est  formé  de 
rochers  basaltiques 

et  de  scories.  Soudain,  le  roc  semble  s’entr’ou- 
vrir  ; une  lueur  rouge  apparaît,  et  une  colonne 
enflammée  monte  en  globules  rutilants,  larges  et 
pressés  vers  la  surface. 

Par  un  dispositif  très  ingénieux  et  des  effets  de 
lumière  habile- 
ment ménagés, 
on  donne  ainsi 
l’idée  d’un  phé- 
nomène d’érup- 
tion d’une  cre- 
vasse volcanique 
sous-marine. 

Voici,  plus  loin, 
le  bac  où  s’entre- 
lacent les  ra- 
meaux bruns  et 
rouges  des  ma- 
drépores et  des 
coraux.  Une  lu- 
mière chaude 
l’enveloppe  ; et 
tandis  qu’au  pre- 
mier plan  plon- 
gent des  pêcheu- 
ses et  des  pê- 
cheurs de  perles 
dans  les  lointains  passent  des  théories  de  sirènes 
aux  longues  chevelures  entremêlées  d’algues 
llottantes  et  qui  semblent  s’agiter  au  sein  même 
des  flots. 

Plus  loin  encore  c’est  le  bac  consacré  aux 
régions  polaires,  où  se  dressent  la  banquise,  les 
stalactites  et  les  stalagmites. 

Enfin,  voici  le  bac  où  est  évoquée  l’œuvre  mau- 
dite des  tempêtes;  le  fond  en  est  formé  parla 


coque  d’un  grand  vaisseau  naufragé  dont  l’étrave, 
avec  sa  proue  ornée  d’une  naïve  statue  de  sirène, 
vient  déborder  jusqu’au  milieu  de  la  salle.  Les 

débris  des  mâts  et 
des  cordages  jon- 
chent le  pont  ; les 
cheminées  gisent, 
écroulées  sur  le  sa- 
ble. Tout  à coup  ap- 
paraissent les  sca- 
phandriers; leur  cas- 
que de  cuivre  jette 
de  fauves  reflets  sous 
l’éclat  de leurslanter- 
nes  sourdes.  Ils  vont 
à travers  les  rocs  et 
les  débris  du  navire, 
ils  envahissent  la 
coque  et  remontent 
bientôt,  emportant  la 
cargaison  du  vaisseau 


Basaltes. 


Ainsi,  par  ces  exer- 
cices réglés  avec  la 
plus  parfaite  exacti- 
au  labeur  des  travail- 


lées navires  sombres 


tude,  le  public  est  initié 
leurs  de  la  mer. 

Et  ce  n’est  pas  tout  encore.  Nous  n’avons  exa- 
miné que  les  parois  verticales  de  l’Aquarium;  il 
reste  le  plafond  qui  complète  l’illusion,  le  plafond 

ou,  par  une  in- 
vraisemblable 
disposition  de 
bacs  et  de  pro- 
jections lumineu- 
ses, on  voit  l’onde 
s’agiter,  traversée 
sans  cesse  par 
les  ombres  gigan- 
tesques de  pois- 
sons monstrueux 
et  de  décapodes 
fantastiques. 

Ainsi,  de  quel- 
que côté  que  nous 
nous  tournions, 
une  merveille 
s’offre  ànosyeux ; 
et  quand  nous 
sortons  de  l 'Aqua- 
rium,c’estl’esprit 
tout  plein  des 
splendeurs  sous-marines,  et  l’imagination  dou- 
cement bercée  par  toutes  ces  apparitions  plus 
délicieuses  que  celles  des  contes  féeriques  de 
notre  enfance. 

EKNEST  LAUT. 


J’oubliais  de  dire  que  l’Aquarium  n’est 
pas  une  œuvre  provisoire  et  seulement  organisée 
en  vue  de  l’Exposition.  MM.  Guillaume  ont  obtenu 


200 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


du  conseil  municipal  une  concession  de  neuf 
années  après  1900. 

Ils  se  sont  engagés,  le  laps  de  la  concession 


écoulé,  à se  dessaisir  de  l’Aquarium  au  profit  de 
la  Ville  de  Paris,  et  à doter  ainsi  notre  capitale 
d’une  attraction  vraiment  digne  d’elle. 


UN  CIMETIÈRE  MÉROVINGIEN  A SANTEUIL 


La  découverte  d’un  cimetière  mérovingien  à 
Santeuil,  en  Seine-et-Oise,  a fait  récemment 
quelque  bruit  dans  la  presse  quotidienne  et,  plus 
encore,  dans  le  monde  de  l’archéologie . Les  trou- 
vailles de  ce  genre  sont  pourtant  moins  rares 
qu’on  ne  le  croit  vulgairement.  Comme  le  cons- 
tatait, ces  jours-ci,  M.  le  docteur  Capitan,  l’érudit 
vice-président  de  la  Société  d’anthropologie,  « les 
nécropoles  de  cette  époque  abondent  dans  nos 
régions  ».  On  en  découvrit  une,  à Paris  même,  sur 

O 

l’emplace- 
ment de  l’a- 
venue des  Go- 
belins.  Il  n’y 
a pas  très 
longtemps, 
on  en  mitune 
autre  à jour 
à Bry-sur- 
Marne;  puis, 
en  1891,  lors 
de  la  cons- 
truction de 
la  nouvelle 
ligne  de  Paris 
à Mantes, une 
autre  encore 
à Andrésy. 

Ce  qui  rend 
surtout  inté- 
ressante la 
découverte 

du  cimetière  de  Santeuil,  c’est  la  manière  dont 
elle  a été  faite. 

Santeuil  est  un  petit  village  situé  sur  la  ligne 
de  Paris  à Dieppe,  dans  une  vallée  boisée  — 
un  village  si  petit  qu'il  partage  avec  le  hameau 
voisin  du  Perchay  la  maisonnette  devant  laquelle 
s’arrêtent,  à de  l’ares  intervalles,  les  trains  omni- 
bus. Ses  quelques  maisons  blanches  s’étagent  sur 
le  liane  d’une  colline  riante,  au  sommet  de 
laquelle  est  érigée  une  église  romane,  si  curieuse 
et  de  style  si  pur,  que  M.  Lefèvre-Pontalis.  lui  a 
consacré  une  notice  archéologique. 

A gauche  de  la  gare,  perpendiculairement  à la 
Viosne, — un  petit  ruisseau  qui  coule  avec  ce  doux 
murmure  que  le  grand  Beethoven  se  plaisait  tant 
à écouter,  — grimpe  un  chemin  escarpé  qui  conduit 
à un  vaste  plateau,  dont,  de-ci  de-là,  quelques 
meules  de  foin  ou  quelques  arbres  rompent  la 
désolante  monotonie. 


Pour  se  rendre  sur  ce  plateau,  on  passe,  après 
la  jonction  de  deux  routes,  devant  une  croix  très 
ancienne,  brisée  dernièrement,  on  ne  sait  par 
qui.  A quelque  distance  de  cette  croix  s’élève  un 
monticule  de  terre,  au  pied  duquel  les  habitants 
du  pays  ont  pris  l’habitude  de  venir  décharger 
leurs  ordures.  Cette  surélévation  du  sol  pourrait 
fort  bien  être  un  tumulus  romain,  à moins,  — 
hypothèse  tout  aussi  plausible,  — qu’elle  ne  pro- 
vienne des  ruines  d’une  villa  gallo-romaine,  c’est- 

à-dire  d’une 
de  ces  fermes 
à moulins 
comme  en 
faisaient 
construire 
les  seigneurs 
campagnards 
aux  iue,  ive 
ou  ve  siècles. 
En  effet,  on 
y a souvent 
ramassé  de 
ces  tuiles  à 
rebords,  di- 
tes tuiles  ro- 
maines, qui 
furent  em- 
ployées sous 
ce  nom  jus- 
qu’au xc  siè- 
cle. 

De  l’autre  côté  du  plateau  s’étend  un  petit  bois, 
traversé  par  un  rnisselet,  la  Couleuvre , et  dont 
les  arbres  cachent  les  maisons  du  hameau  de 
Vallières. 

Au  mois  de  juin  1899,  un  cultivateur  de  San- 
teuil, M.  Gustave  Gerbe,  achetait  à la  vente  des 
dépendances  du  château  de  Marines,  voisin  de 
cette  localité,  un  champ  situé  sur  ce  plateau.  Le 
11  janvier  dernier,  M.  Gustave  Gerbe  était  en 
train  de  passer  la  charrue  dans  ce  terrain,  ré- 
cemment acquis.  Le  champ  étant  très  pierreux, 
son  üls,  Gabriel , suivait  le  sillon,  derrière  lui,  pour 
enlever  les  pierres.  Soudain,  le  fer  s’arrêta  sur  un 
obstacle.  Déjà  le  père  soulevait  l’instrument 
aratoire,  pour  continuer  son  travail,  mais  le  fils 
intervint  : 

— Laisse,  père,  dit-il.  Je  veux  voir  ce  qu’il  y a 
là-dessous. 

Le  jeune  homme  prit  une  longue  sonde  de  fer, 


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1 1»#  . 

Un  sarcophage. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


201 


et,  avec  précautions,  il  creusa.  En  quelques  mi- 
nutes il  eut  retiré  une  énorme  pierre,  plate  et 
jaunâtre,  qui  lui  parut  régulièrement  taillée. 

M.  Gabriel  Gerbe,  auquel 
revient  tout  l’honneur  de  la 
découverte  du  cimetière 
mérovingien  de  Santeuil,  est 
un  gars  solide  de  dix-liuit 
ans,  aux  joues  pleines,  à 
l’œil  vif  et  intelligent,  qui, 
bien  que  n’ayant  jamais  sui- 
vi d’autre  cours  que  celui  de 
M.  Meslin,  l’instituteur  de  la 
localité,  possède  une  bonne 
instruction  primaire.  Plu- 
sieurs trouvailles,  faites  dans 
les  environs,  l’avaient  fait 
réfléchir  et  lui  avaient  permis 
d’enrichir  de  quelques  silex 
taillés  le  petit  musée  archéo- 
logique de  l’école.  (1  savait 
aussi  que,  près  du  chemin 
de  fer,  on  avait  trouvé  jadis, 
dans  le  iardin  d’une  auberge, 
une  pierre  que  ses  conci- 
toyens avaient  considérée 
comme  la  margelle  d’un 
vieux  puits,  et  qui,  en  réalité,  avait  fait  partie, 
aux  temps  druidiques,  d’une  entrée  de  dolmen. 

Il  continua  à fouiller  le  sol  et,  bientôt,  il  eut 
dégagé  un  grand  sarcophage,  enfoui  à 30  centi- 
mètres de  profondeur  à peine. 

Ce  sépulcre  ancien  contenait 
un  scramasax , long  coutelas 
en  fer  comme  ceux  dont  se 
servent  encore  à notre  époque 
les  charcutiers  pour  dépecer 
la  viande  ; la  pointe  d’un  autre 
couteau  en  fer  ; une  boucle  en 
bronze,  à ardillon  en  fer;  en-  1 
fin,  une  dernière  boucle  en  fer 
plus  longue  que  la  première. 

L’archéologue  improvisé 
remarqua  que  le  sarcophage, 
d’une  longueur  de  2 mètres 
sur  40  ou  50  centimètres  de 
largeur,  était  placé  du  sud-est 
au  nord-ouest. 

11  poursuivit  ses  fouilles, 
dans  le  sens  de  cette  orienta- 
tion, car  il  n’ignorait  point 
que  nos  ancêtres  de  l’époque 
mérovingienne  ou  carlovin- 
gienne  avaient  coutume  d’o- 
rienter leurs  tombes  sur  une  même  direction.  Il 
les  reprit  le  lendemain,  puis  les  jours  suivants, 
sur  les  conseils  et  avec  l’aide  de  M.  Imbert, 


Gerbe  et  Al.  Imbert  de  la  Société  d’anthropologie. 


Vingt-trois  sépultures  ont  jusqu’ici  été  décou- 
vertes de  la  sorte.  Huit  d’entre  elles  seulement 
contenaient  des  sarcophages.  De  longs  clous  à 
tête  carrée  attestaient  que 
les  autres  avaient  dû  enfer- 
mer des  bières  en  bois,  dans 
le  genre  de  celles  dont  on  se 
sert  encore  à notre  époque 
pour  enterrer  les  morts. 

Chaque  sarcophage,  sauf 
un  qui  était  d’une  seule  pièce, 
se  composait  de  plusieurs 
pierres  réunies  bout  à bout, 
tandis  que  les  couvercles 
bombés  étaient  cassés  en 
plusieurs  morceaux.  Dans 
plusieurs,  on  ne  retrouva 
pas  trace  d’ossements;  dans 
d’autres,  les  ossements 
étaient  épars. 

Mais  suivons  la  nomencla- 
ture de  M.  Imbert,  ce  sera 
plus  simple  : 

La  deuxième  et  la  troi- 
sième tombes  (sarcophages) 
fournirent,  dit-il,  l’une  seu- 
lement une  bague  avec  cha- 
ton en  bronze;  l’autre,  une  boucle  carrée  en  mé- 
tal blanchâtre  et  une  plaque  ovoïde  de  2 centi- 
mètres de  diamètre.. 

La  découverte  la  plus  intéressante  fut  faite  dans 
la  quatrième  tombe  : celle 
d’un  crâne,  très  bien  conser- 
vé, reposant  sur  un  fragment 
de  scramasax  de  8 centimètres 
de  long,  auprès  d’une  boucle 
en  fer.  L’homme  qui,  depuis 
des  siècles,  reposait  ainsi,  de- 
vait être  un  soldat.  On  sait 
que , de  toute  anti  quité  j usqu’au 
moyen  âge,  les  guerriers 
étaient  inhumés  avec  leurs 
armes,  que  ses  parents,  ses 
amis  ou  ses  compagnons  bri- 
saient préalablement  en  signe 
de  deuil,  et  aussi  pour  qu’elles 
ne  pussent  plus  jamais  servir. 

La  cinquième  tombe,  sem- 
blable aux  précédentes,  con- 
tenait un  vase  à col  étroit  en 
forme  de  bouteille  renflée  ; 
des  perles  d’ambre  ou  de 
verre;  deux  bijoux  bien  con- 
nus des  archéologues  : des 
petites  agrafes,  finement  sculptées  en  forme  de 
faucons,  dont  les  yeux  étaient  constitués  par  des 
perles  en  grenat;  deux  fibules  en  bronze  (la 


La  croix  et  le  tuinulus 


membre  de  la  Société  d’anthropologie,  de  la  So- 
ciété des  monuments  mégalithiques  et  professeur 
à l’Association  polytechnique,  lequel  possède,  à 
Vallières,  une  maison  de  campagne. 


fibule  est  l’ancêtre  de  la  broche)  ; des  perles 
allongées,  en  bronze;  une  plaque  de  fer;  une 
boucle  de  même  métal;  une  tige  avec  anneau  en 
fer;  l’ardillon  d’une  agrafe;  enfin  une  boucle  de 


202 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


bronze,  très  simple.  La  sixième  tombe,  sans  cer- 
cueil, fournil  un  couteau  en  fer,  deux  très  remar- 
quables perles  en  verre  ; un  anneau  en  bronze, 
circulaire  à l’intérieur,  pentagonal  à l’extérieur; 
un  scramasax  brisé  ayant  encore  38  centimètres 
de  long  ; une  boucle  en  bronze;  enfin,  deux  vases 
dont  un  à goulot  tréflé  et  l’autre  caréné , du  type 
mérovingien  le  plus  pur,  et  qui  avaient  dû  con- 
tenir des  parfums. 

Dans  le  sarcophage  de  la  tombe  sept,  de  petites 
dimensions,  qui  avait  dû  contenir  un  cadavre 
d’enfant, on  ne  trou- 
va que  quelques  os 
desséchés;  une  pier- 
re tombale,  renver- 
sée sur  le  cercueil, 
présentaitune  croix 
pattée  [assez  bien 
gravée. 

Les  autres  tom- 
bes fournirent  — 
pas  toutes  — d’au- 
tres vases,  dont  un 
en  terre  grise  de 
très  belle  forme, 
sorte  de  grande  bu- 
rette au  col  étroit 
mesurant  20  centi- 
mètres de  hauteur  sur  10  de  largeur  à la  partie 
renflée  ; de  nouvelles  bagues,  de  nouveaux  ardil- 
lons en  bronze,  etc.  Dans  la  huitième  tombe,  les 
ossements  mélangés  gisaient  à une  extrémité  du 
cercueil. 

Tous  les  objets  : vases,  bijoux,  que  nous  venons 
d’énumérer,  ont  été  recueillis  par  Gabriel  Gerbe, 
et  placés  par  lui  dans  une  petite  malle  longue  et 
étroite  qu’il  ne  refuse  jamais  d’ouvrir  devant  les 
visiteurs. 

De  quelle  époque  date  le  cimetière  si  inopiné- 
ment découvert?  Sur  ce  point,  les  opinions  sont 
conlroversées.  M.  le  docteur  Capitan,  vice-prési- 
dent de  la  Société  d’anthropologie,  en  fait  remon- 
ter l’existence  au  iv°  ou  au  vc  siècle  environ. 
M.  Imbert  ne  le  croit  pas  tout  à fait  aussi  ancien 
et  il  faut  reconnaître  que  son  opinion  est  basée 
sur  des  observations  sérieuses  : 

« Je  serais  assez  porté  à fixer  comme  époque, 
à ce  cimetière,  une  période  s’étendant  du 
ixe  aux'  siècle,  nous  a dit  à ce  propos  M.  Imbert. 
Il  présente  de  grandes  analogies  avec  celui  d’An- 
drésy,  au  sujet  duquel  une  description  très  com- 
plète des  fouilles  a été  publiée  par  M.  Cosserat, 
chef  des  travaux  de  l’établissement  du  chemin 
de  fer  de  Paris  à Mantes  par  Argenteuil.  Les  objets 
trouvés  dans  l’un  et  dans  l’autre  sont  à peu  près 
conformes.  A Andrésy  comme  à Santeuil  — ou 
plutôt  à Vallières  — on  remarqua  que  dans  plu- 
sieurs pierres  tombales  ou  couvercles  de  sarco- 
phages, de  petites  niches  étaient  creusées,  de 
destination  incertaine. 

« Autre  rapprochement.  M.  Cosserat  constata  que 


les  cimetières  mérovingiens  etsurtoulcarolingiens 
entouraient  souvent  une  croix.  11  en  remarqua  une 
d’un  seul  morceau  à Andrésy.  A 110  mètres  du 
terrain  de  Gerbe  s’élève  également  une  croix 
(celle  dont  nous  parlons  plus  haut),  monolithe 
remarquable  du  xuc  ou  xui°  siècle.  Postérieure 
au  cimetière,  cette  croix  a dû  en  remplacer  une 
autre  qui  indiquait  le  centre  de  ce  cimetière.  » 

Et  voilà  pourquoi  M.  Imbert  croit  que  si  les 
fouilles  étaient  poursuivies  au  delà  du  terrain 
de  Gerbe,  c’est  peut-être  cinq  cents,  peut-être 

mille,  peut-être 
quinze  cents  tom- 
bes que  l’on  met- 
trait à jour. 

« Tout  indique, 
nous  dit  encore 
M.  Imbert,  que  le 
cimetière  de  San- 
teuil-Vallières  — il 
devait  être  commun 
à ces  deux  localités 
— a été  profané  à 
une  époque  indéter- 
minée. Le  désordre 
des  ossements,  l’ab- 
sence de  tout  objet 
précieux  le  démon- 
tre suffisamment.  A l’époque  mérovingienne  ou 
carlovingîenne,  même  au  moyen  âge,  la  coutume 
s’était  perpétuée  d’entourer  le  mort  de  ses  bijoux 
préférés,  de  mettre  dans  son  cercueil  des  pièces 
de  monnaie  rappelant  l’obole  que  les  païens  de 
l’antiquité  offraient  à Caron.  Lors  des  invasions, 
au  moyen  âge,  les  soldats  vivaient  sur  l’habitant 
et  ne  se  gênaient  nullement  pour  aller  dévaliser 
les  morts  dans  les  nécropoles.  Celle  de  Santeuil- 
Vallières  a probablement  été  fouillée  une  première 
fois  dans  ces  conditions,  sans  méthode  aucune, 
par  des  chercheurs  de  trésor.  Pu.  DUBOIS. 

AVRIL 

De  rouges  bourgeons  pointent  sur  les  branches 
Et  l’âme  d’avril,  éparse  dans  l’air, 

Chante  éperdûment  la  mort  de  l’hiver  . 

Bientôt  neigeront  les  floraisons  blanches. 

Par  la  ville  et  par  les  bois, 

Ma  folie 

Songe  au  printemps  d’autrefois 
Qu’on  oublie. 

Oh  ! l’instant  divin,  fugitif  et  pur  ! 

Une  aube  d’amour  sort  de  toutes  choses, 

Bientôt  flamberont  les  floraisons  roses. 

L’odeur  des  lilas  flottant  dans  l’azur. 

Par  la  ville  et  par  les  bois, 

Ma  folie 

Songe  aux  matins  d’autrefois 
Qu’on  oublie. 

La  terre  et  le  ciel  béniront  l’hymen 

Des  cœurs  sans  détour  et  des  lèvres  franches. 

Bientôt  neigeront  les  floraisons  blanches. 

Heureux  ceux  qui  vont  la  main  dans  la  main. 

Par  la  ville  et  par  les  bois, 

Ma  folie 

Songe  aux  amours  d’autrefois 

Qu’on  oublie.  Marcelle  T1NAYRE. 


Mise  à jour  d’un  sarcophage. 


L E M A G A S T N P I T 1'  0 R E S Q U E 


203 


Passe-Temps  et  Amusements  Indo-Chinois 


L’Indo-Chinois,  en  dehors  du  théâtre  dont  il 
raffole,  a les  courses  de  chevaux  et  les  régates, 
qui,  parle  fait  du  hasard  des  paris,  le  passionnent 
autant  que  le  ba-quan  et  les  cartes,  jeux  aux- 
quels il  se  ruinera  aussi  insouciamment  que,  pas- 
sivement et  sans  lassitude,  il  demeurera,  à l’occa- 
sion, une  journée  et  une  nuit  entières,  à ouïr  un 
drame  ou  une  comédie  interminables. 

En  Cochinchine,  pays  de  Cocagne  pour  l’indi- 
gène qui  n’y  a pas  de  besoin,  l’Annamite  a recours, 
pour  charmer  les  nombreux  loisirs  de  sa  vie  indo- 
lente, à des  jeux  qui,  pour  être  moins  nombreux 
que  ceux  de  Gargantua,  avant  que  Ponocrates 
soit  devejnu  son 
mentor,  ne 
sont  pas  moins 
dignes  de  no- 
menclature, 
quelques  - uns 
même, peu  con- 
nus ou  spéciaux 
au  pays,  d’une 
courte  descrip- 
tion. 

Le  ba-quan, 

(atout  seigneur 
tout  honneur) 
n’est  nullement 
un  jeu  exigeant 
des  connaissan- 
ces tacticien- 
nes  compara- 
bles à celles  dont  doivent  faire  preuve  les  joueurs 
d’échecs  ou  de  dames.  Il  suffit,  pour  jouer  au  ba- 
quan,  de  savoir  compter  au  moins  j usqu’à  quatre . 
Ce  jeu  est  la  roulette  de  l’Extrême-Orient,  celui 
de  tous  le  plus  populaire,  le  plus  répandu  de  la 
presqu’île  de  Malacca  au  fleuve  Amour. 

Le  matériel  du  ba-quan  est  des  plus  simples.  Il 
se  compose,  à volonté,  d’une  planchette  carrée 
dont  les  côtés  sont  numérotés  en  caractères  chi- 
nois : 1,  2,  3,  4,  ou  d’un  carré  tracé  sur  une  natte 
ou  à même  le  sol,  puis  d’un  bol  de  petite  dimen- 
sion et  d’une  centaine  de  sapèques. 

Les  pontes  ayant  placé  leurs  mises  sur  un 
numéro,  ou  achevai  sur  deux,  le  croupier  plonge 
son  bol  renversé  dans  le  tas  de  sapèques,  et  le 
tire  à lui,  plus  ou  moins  plein.  Le  jeu  arrêté,  il 
soulève  légèrement  le  vase,  des  sapèques  s’en 
échappent.  Au  moyen  d’une  baguette  il  les  groupe 
par  quatre,  puis  soulève  encore  le  bol,  et  il 
recommence  la  môme  opération  jusqu’à  ce  qu’il 
ne  contienne  plus  une  sapèque.  C’est  le  nombre 
pair  ou  impair  du  dernier  groupe  qui  détermine 
le  numéro  gagnant.  Le  banquier  paie  alors  une 
fois  ou  trois  fois  la  mise  suivant  qu’elle  est 


simple  ou  à cheval,  retenant  un  tant  pourcent  des 
plus  variables. 

C’est  surtout  au  Cambodge,  où  il  est  affermé, 
que  le  jeu  des  trente-six  bêtes  est  le  plus  répandu. 
La  conception  de  ce  jeu,  la  plaie  du  royaume,  est 
encore  plus  simple  que  celle  du  ba-quan.  Dans  un 
taudis  quelconque,  succursale  de  la  Ferme,  deux 
ou  trois  Chinois  trônent  derrière  un  mauvais 
comptoir,  seul  meuble  de  la  pièce.  A l’un  des  murs 
est  accrochée  une  bande  de  calicot  sur  laquelle  est 
grossièrement  peinte  l’image  de  trente-six  ani- 
maux. Au  plafond  pend  à l’extrémité  d’une  corde, 
enfermé  dans  un  sac  de  jute  ou  enveloppé  de 

papier,  le  si- 
mulacre d'un 
des  animaux 
portés  sur  le 
tableau,  ou 
plus  simple- 
ment encore 
une  tablette  de 
bois  sur  laquel- 
le est  peint  ou 
gravé,  en  ca- 
ractère chinois, 
le  nom  d’un 
animal. 

Les  joueurs, 
moyennant  un 
minimum 
d’une  piastre 
(2  fr.  30),  choi- 
sissent sur  le  tableau  la  bête  qui  en  leur  pensée 
leur  rapportera  la  grosse  somme.  En  échange  de 
leur  mise  ils  reçoivent  un  ticket  portant  la  date 
et  le  montant  de  leur  versement. 

Chaque  jour  à midi,  le  simulacre  suspendu  au 
plafond  en  est  descendu  et  découvert  en  présence 
des  parieurs.  Si  c’est  un  chat,  un  chien,  un 
tigre,  etc.,  les  joueursqui  ontpris  l’animalgagnanL 
reçoivent  trente-six  fois  leur  mise.  Mais  les  ga- 
gnants sont  rares  et  la  mauvaise  foi  des  banquiers 
rend  en  certains  cas  des  plus  problématiques 
cette  chance  de  un  sur  trente-six. 

Le  jeu  des  cartes  chinoises  tient  du  bésigue 
et  du  mariage,  il  se  joue  avec  quatre  jeux  de 
couleur  différente,  vert,  blanc,  jaune,  rouge,  de 
vingt  cartes  chacun.  Ces  cartes  sont  de  petits  car- 
tons rectangulaires  de  2 centimètres  de  large  sur 
3 de  haut,  sur  lesquels  sont  peints  en  noir,  au  mi- 
lieu d’un  cadre,  des  caractères  idéologiques. 

Ce  jeu  est  surtout  celui  des  femmes  annamites 
et  des  congaïs  (jeunes  filles)  qui  y jouent  entre 
elles  d’interminables  heures,  y perdant  leurs 
bijoux,  leurs  vêtements  et  jusqu’aux  demie,  s 
objets  de  leur  ajustement. 


Annamite  jouant  au  dan-lto  (jeu  de  la  carafe). 


204 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Carte  chinoise. 


Les  trois  sapèques,  aussi  répandu  et  aussi  en 
honneur  que  le  ba-quan , esl  d’une  simplicité  plus 
rudimentaire  encoi'e. 

Entre  deux  bols  de  porcelaine  de  moyenne  gran- 
deur, l’un  servant  de  couvercle  à l’autre,  sont  en- 
fermées trois  sapèques  en  zinc,  dont  une  des  faces 
a été  noircie.  Le  banquier  agite,  secouant  de  bas 
en  haut,  et,  sans  découvrir  le  plus  grand  bol,  le 
pose  sur  la  table,  ou  plus  ordinairement  sur  la 
natte  où  les  pontes  et  lui  sont  accroupis.  Les  en- 
jeux sont  placés,  selon  la  convention  indiquant 

qu’ils  sont 
pour  une  des 
quatre  com- 
binaisons du 
jeu,  — soit: 
trois  blanches 
ou  trois  noi- 
res, une  blanche  et  deux  noires,  une  noire  et  deux 
blanches,  — - à droite  ou  à gauche  du  banquier  et 
obliquement. 

Le  gagnant  reçoit  trois  fois  sa  mise  moins  un 
tant  pour  cent. 

Quelques  Annamites  seulement  connaissent  les 
jeux  dont  la  marche  exige,  soit  des  calculs,  soit 
des  combinaisons,  ou  demandent  simplement  de 
la  réflexion.  Leur  jeu  le  plus  compliqué,  en  Co- 
chinchine,  est  sans  doute  le  carré , jeu  d’origine 
chinoise,  comme  du  reste  la  plupart  des  leurs. 
C’est  un  carré  divisé  en  huit  triangles  égaux. 
Sur  chaque  angle,  sauf  celui  du  sommet  commun, 

est  placé  un  jeton 
de  bois  gravé 
d’un  caractère 
peint.  Il  y en  a 
quatre  en  rouge, 
quatre  en  vert . 
La  science  de  ce 
jeu  consiste  à 
cantonner  l’ad- 
versaire, immo- 
bilisantsespions. 

Les  Chinois  jouent  aux  dominos  avec  trente-six 
pions,  et  à la  mourre,  ce  jeu  des  ouvriers  italiens 
qui  se  termine  souvent  par  des  coups  de  couteau. 
Si  les  Célestes,  dans  ce  divertissement,  se  montrent 
aussi  bruyants  que  nos  voisins  transalpins,  s’ils 
crient  et  frappent  du  poin g la  table  aussi  fort  qu’eux , 
ils  n'en  arrivent  que  très  rarement  aux  coups. 

Chaque  fois  qu’un  des  partenaires  se  trompe 
dans  l’évaluation  du  nombre  de  doigts  que  lui 
montre  brusquement  et  rapidement  son  adversaii’e, 
ses  camarades  l’obligent  à avaler  le  contenu  d’une 
petite  tasse  à Ihé,  de  chum-chum  (eau-de-vie  de 
riz);  pour  peu  que  la  partie  se  prolonge,  l’individu 
qui  a commis  quatre  ou  cinq  erreurs  est  bientôt 
complètement  ivre,  n’étant  pas  habitué  à pareille 
ingurgitation;  ses  camarades  le  plaisantent,  l’in- 
citent à boire  encore  ; ce  sont  eux  qui  paient  les 
frais  de  cette  petite  orgie,  qui  se  termine  par  l’ef- 
fondrement du  buveur. 


Jeu  du  ba-quan . 


Les  enfants  jouent  au  tourne-vire , aux  dés,  h la 
marelle  à peu  près  comme  en  France,  puis  ü.\\ pa- 
let ou  au  sou.  Lorsqu’un  des  joueurs,  lançant  son 
disque  de  brique  ou  son  sou,  a atteint  celui  de  son 
partenaire,  il  se  hisse  sur  son  dos  pour  jouer  à 
nouveau  après  avoir  empoché  l’enjeu. 

Les  marmots  jouent  aussi  aux  billes,  qu’ils 
envoient  très  loin  et  avec  une  remarquable  justesse,- 
se  servant  de  l’index  ou  du  médius  comme  propul- 
seur. 

Le  dan  h truong  est  un  très  court  morceau  de 
bois  appointi  aux  deux  extrémités  de  façon  qu’étant 
frappé  il  puisse  facilement  basculer  et  s’élever.  Il 
s’agit  alors  de  l’attraper  en  l’air  avec  un  bâton 
de  façon  à l’envoyer  le  plus  loin  possible  de  la 
ligne  tracée  à terre  comme  point  de  départ  et 
assez  haut  pour  que  l’adversaire  ne  l’arrête  pas 
au  vol.  (C’est  le  qui.net  des  Lyonnais.) 

L’Annamite  n’a  pas  de  jeux  violents.  Le  seul  qui 
exige  de  sa  part  un  effort  corporel  est  le  dà-cau. 
Il  est  très  répandu.  Jeunes 
gens  et  enfants  en  font  volon- 
tiers une  longue  partie. 

Sur  quatre  ou  cinq  sapèques 
en  zinc  solidement  saucisson- 
nées ensemble  est  fixée  la  par- 
tie inférieure  d une  plume 
étêtée  et  légèrement  ébarbée. 

Les  joueurs  disposés  en  cercle, 
l’un  d’eux  lance  le  papillon  à 
un  partenaire  qui  le  renvoie  à 
un  autre  avec  la  tranche  du 
pied,  exécutant  un  saut  capri- 
cant,  et  ainsi  de  suite  à tour 
de  rôle. 

Au  Cambodge  et  auSiam,  laballe  tressée  en  rotin 
remplace  le  dà-cau.  C’est  un  plaisir  de  voir  avec 
quelle  adresse,  quelle  prestesse  de  forts  et  vigou- 
reux gaillards,  souvent  au  nombre  d’une  dizaine, 
reçoivent  et  lancent  la  balle,  qui  avec  la  tète,  qui 
avec  l’épaule,  le  dos,  le  bras,  la  jambe,  le  pied  ; 
c’est  acrobatiquement  drôle. 

Parmi  les  jeux  d’adresse  en  faveur  chez  les 
Annamites  d’âge  mûr,  le  tir  à.  l’arc  et  le  jet  du 
javelot  sont  les  plus  communs.  Pour  ce  dernier, 
il  s’agit  défaire  traverser  à un  mince  javelot  en 
bois  dur,  de  2 mètres  de  longueur,  un  anneau 
de  5 centimètres  de  diamètre  fixé  à l’extrémité 
d’une  baguette  haute  de  1 m.  60,  plantée 
verticalement  à une  dizaine  de  pas  du  joueur. 

Pour  le  jeu  de  la  carafe , ü faut,  étant  placé  à 
distance  convenable,  lancer  une  baguette  de  bois 
dur  de  50  centimètres  de  longueur  de  façon  que, 
après  avoir  touché  le  sol,  elle  rebondisse  et, 
décrivant  une  courbe,  entre  dans  l’ouverture 
éLroite  et  légèrement  incurvée  d’une  urne  de  bois, 
sans  fond,  posée  sur  un  trépied  au-dessus  d’un 
petit  tam-tam,  que  les  baguettes  introduites 
frappent  en  tombant.  — Le  jeu  est  de  huit  ba- 
guettes. 

Comme  similaire  de  nos  jeux  innocents,  l’An- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


205 


namite  a celui  qui  consiste  à désigner  l’orifice  du 
corps  : bouche,  narines,  etc.,  où  celui  des  joueurs 
qui  a la  parole  va  introduire  le  doigt  qu’il  tient 
levé  en  tournant  rapidement  le  poignet  et  répétant 
avec  volubilité  le  mot  générique  lo  (trou). 

Les  combats  de  coqs  (su  ta  g à ) sont  une  des 
grandes  distractions  des  villageois  del’lndo-Chine, 
en  particulier  des  Malais  et  des  Chiams.  Ils  ont 
lieu  presque  exclusivement  pendant  les  mois  de 
mai  et  de  juin,  époque  psychologique  pour  ces  bel- 
liqueux gallinacés.  Ces  combats,  qui  sont  à demi 
clandestins,  l’Administration  française  les  ayant 
interdits,  donnent  lieu  à des  paris  très  élevés. 

Les  combattants  les  plus  recherchés  sont  ces 
coqs  originaires  de  la  côte  de  Malabar,  hauts  sur 
pattes,  le  cou  et  les  épaules  dégarnis  de  plumes, 
l’épiderme  rouge  sang  de  bœuf.  Les  proprié- 
taires arment  rarement  leurs  champions  d’éperons 
de  métal. 

Dès  le  riz  repiqué,  vers  le  mois  de  septembre, 
les  enfants  pêchent  dans  les  rivières  un  poisson 
de  la  grosseur  d’un  goujon,  le  con  cà  tia-tia , 
d’instinct  très  belliqueux,  qui  livre  à ses  congé- 
nères de  même  famille  des  combats  acharnés 
dans  lesquels  le  plus  faible  perd  queue  et  na- 
geoires. 

Au  repos,  ces  petits  animaux  sont  d’une  insi- 
gnifiante couleur  noirâtre.  Mais  dès  qu’une  cause 
quelconque  les  irrite,  ils  se  parent  de  vives  cou- 
leurs. Leurs  ouïes  s’enflamment  de  pourpre, 
leurs  nageoires  se  zèbrent  d’azur  et  d’écarlate,  et 
leur  corps  passe  successivement  du  vert  à l’indigo, 
à l’orangé.  Il  faut  voir  avec  quelle  rage,  lorsque 
deux  d’entre  eux  sont  mis  en  présence  dans  une 
bouteille  ou  dans  un  vase  quelconque,  ils  se  pré- 
cipitent l’un  vers  l’autre,  s’attaquent  et  se  dé- 
chirent. 

Ces  combats  font  la  grande  joie  de  l’Annamite. 
Peu  de  maisons  où,  à l’époque  du  repiquage  du 
riz,  l’on  n’en  voit  en  des  bouteilles  précieusement 
alignées  sur  l’autel  des  ancêtres.  On  les  y nourrit 
de  larves  de  moustiques. 

Dans  les  villages  on  rencontre  parfois  une  sorte 
de  baladin,  sorte  d’équilibriste  dont  les  tours 
insignifiants  n’offrent  aucun  intérêt  de  curiosité. 
Il  n’en  est  pas  de  même  du  personnage  lui- 
même,  être  hybride,  du  moins  d’après  les  indi- 
gènes, qui  le  qualifient  de  lai-cal , hermaphrodite. 
Ce  sont  des  prostitués  qui  figurent  dans  certaines 
cérémonies  du  bouddhisme  annamite  et  qui  ont 
pris  la  démarche,  les  gestes  et  la  coiffure  de  la 
femme,  sa  robe  longue  et  ses  bijoux. 

Il  n’y  a à proprement  dire  pas  de  danses  anna- 
mites; le  divertissement  qualifié  de  ce  nom  est 
une  série  d’évolutions  avec  ou  sans  accessoires, 
accompagnées  de  saluts  et  de  prosternations  plus 
ou  moins  nombreux  suivant  le  rang  delà  personne 
en  l’honneur  de  laquelle  a lieu  le  divertissement. 

Chez  les  Stiengs,  peuplade  sauvage  des  forêts 
cambodgiennes,  la  danse  est  une  marche  rythmée 
et  cadencée  par  le  son  des  gongs  et  du  tam-tam. 


A la  queue  leu-leu,  le  torse  nu  à demi  penché  en 
avant,  ils  vont  à la  lueur  des  torches,  comme  un 
monôme  d’étudiants,  décrivant  des  courbes  capri- 
cieuses autour  de  la  maison  commune,  la  sala, 
modulant  une  mélopée  bizarre  dont  le  refrain 
répété  toutes  les  deux  mesures  : ô,  ô,  ango , ô,  6! 
ponctué  par  les  gongs,  produit  une  indéfinissable 
impression  de  tristesse  et  de  crainte  mystérieuse. 
Le  pas  de  la  marche,  d’une  cadence  sauvage,  est 
agrémenté  de  curieuses  torsions  de  croupe. 

Les  instruments  de  musique  en  usage  chez  les 
Annamites  sont  d’origine  et  de  provenance  chi- 
noises. Canton  est  le  grand  centre  de  leur  fabri- 
cation. Le  seul  instrument  réellement  annamite 
est  une  flûte  de  bambou  dans  laquelle  on  souffle 
verticalement. 

Le  violon  chinois  à deux  cordes  entre  lesquelles 
passe  l'archet,  crin-crin  au  son  criard  et  maigre, 
est  l'instrument  de  prédilection  des  Annamites  et 
des  Célestes  ; sa  caisse  de  résonance  est  faite 
d’une  peau  de  serpent  tendue  sur  un  cylindre  de 
bois  évidé.  Ce  violon  figure  dans  toutes  leurs  cé- 
rémonies, et  ils  en  raclent  chez  eux,  de  préfé- 
rence à tout  autre  instrument. 

Les  femmes  aveugles  qui  vont  chanter  chez  les 
riches  particuliers  s’accompagnent,  soit  du  cli- 
quetis de  bâtonnets,  réunis  en  faisceau  dans  la 
main,  qu'elles  heurtent  en  cadence  sur  le  siège  où 
elles  sont  accroupies,  soit  du  cal  dan  h , long 
cylindre  de  bois  creux  sur  lequel  sont  tendus  lon- 
gitudinalement, supportés  par  des  chevalets  mo- 
biles, de  minces  fils  de  cuivre,  qu’elles  pincent. 

Il  n’est  pas  de  village  qui  n’ait,  attenant  à sa 
maison  commune  ou  à sa  pagode,  sous  un  auvent, 
une  estrade  destinée  à servir  de  scène  aux  comé- 
diens de  passage.  Il  y a du  reste,  entre  le  décor, 
les  accessoires  et  les  costumes  de  ces  théâtres  et 
ceux  des  théâtres  annamites  ou  chinois  venus  en 
France,  la  différence  qui  existe  entre  la  mise  en 
scène  de  l’Opéra  et  celle  du  plus  misérable  théâtre 
forain. 

Ant.  BRÉBION. 

W 

CRÉPUSCULE 

Nous  suivrons  le  sentier  connu  des  amoureux 
Qui  descend  vers  le  fleuve  immense  et  pacifique, 

A l’heure  où  le  soleil,  pâle  et  mélancolique, 

Baisse  insensiblement  vers  l’horizon  brumeux. 

Les  buissons,  tout  mouillés  de  l’averse  récente, 

Exhalent  des  parfums  plus  âcres  et  plus  froids, 

Et  l’on  entend  partout,  sous  les  branches  luisantes. 

Le  bruit  des  gouttes  d’eau  tombant  au  fond  du  bois. 

Voici  la  nuit,  rentrons  ; il  ne  faut  pas,  amie, 

Troubler  plus  longuement  l’arbre,  l’herbe,  la  fleur  ; 
Aujourd’hui  la  foret  est  pleine  de  douleur, 

Et  le  faune  jaloux  dans  l’ombre  nous  épie. 

Francis  LEPAGE. 


200  LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  AITCETEES  IDE  XV  « INTFLUEETZA  » 


Ce  n’est  qu’au  dix-septième  siècle  qu’on  a com- 
mencé à ne  pas  confondre  les  maladies  épidémi- 
ques. Les  anciens  médecins  étaient  presque  aussi 
incapables  de  les  distinguer  que  de  les  guérir.  Ils 
appelaient  du  même  nom  de  pestes  et  traitaient 
de  la  même  manière  le  choléra,  la  scarlatine,  la 
suette.  la  petite  vérole,  l’angine,  etc. 

De  toutes  ces  épidémies,  une  de  celles  dont  il 
est  le  plus  difficile  de  retrouver  la  trace,  d’abord 
parce  que  des  appellations  très  diverses  l’ont  dé- 
signée et  en  second  lieu  parce  que,  moins  grave 
et  plus  rare  que  les  autres,  elle  intéressa  médio- 
crement les  chroniqueurs,  c’est  cette  maladie 
bizarre  et  protéiforme  qui  devint,  en  1775,  V in- 
fluença dont  nous  avons  fait  inlluence.  Ce  terme 
est  absurde,  il  n’a  aucun  sens  : voilà  sans  doute 
pourquoi  il  a prévalu. 

Quels  ont  été  les  ancêtres  de  cette  grippe  infec- 
tieuse, qui  tue  sournoisement,  et  sans  même  avoir 
le  côté  dramatique  et  en  quelque  sorte  pittoresque 
du  choléra  ou  de  la  fièvre  jaune?  Quelle  forme 
a-t-elle  revêtue  jadis?  Comment  et  à l’aide  de  quels 
procédés  arrivait-on  à la  guérir?  Les  vieux  histo- 
riens de  Paris,  les  anciens  traités  de  médecine 
nous  l’apprendront,  à condition  que  nous  ne  leur 
demandions  pas  une  exactitude  scientifique  trop 
rigoureuse. 

Il  est  difficile  de  s’expliquer  pourquoi  l’influenza 
a été  particulièrement  fréquente  à Paris  dans  les 
premières  années  du  quinzième  siècle.  Elle  com- 
mence à sévir  en  1403,  sous  le  nom  de  maladie  de 
teste  et  de  toux.  Elle  reparaît  en  1411,  au  mois  de 
mars,  mais  on  l’appelle  alors  le  tac  ou  horion  : 

< Outre  la  privation  d’appétit  et  de  sommeil,  dit 
Etienne  Pasquier,  les  malades  tremblaient  cons- 
tamment, et,  avec  ce,  étaient  si  las  et  tellement 
rompus  de  leurs  membres,  que  l’on  ne  les  osait 
toucher  en  quelque  part  que  ce  fût.  Aussi  était  ce 
mal  accompagné  d’une  forte  toux  qui  tourmentait 
son  homme  nuit  et  jour  ; laquelle  maladie  dura 
trois  semaines  entières...  » Nouveau  retour  offen- 
sif, mais  beaucoup  plus  grave,  en  1414,  pendant 
le  mois  de  mars  également.  Beaucoup  de  vieillards 
furent  atteints  et  moururent.  Une  toux  opiniâtre 
et,  pour  ainsi  dire,  incessante,  arrêtait  les  con- 
versations, obligeait  tous  les  Parisiens  à ne  plus 
communiquer  entre  eux  que  par  gestes.  Les  écoles 
étaient  fermées.  Les  avocats  eux-mêmes  furent 
réduits  au  silence. 

Les  historiens  de  Thou  et  Mezeray  mentionnent 
une  épidémie  de  grippe  qui  se  répandit  à Paris 
en  1510,  mais  elle  n’eut  pas  grande  impor- 
tance. 

Celle  de  1557  fut  beaucoup  plus  sérieuse.  On 
observa  « par  quatre  jours  entiers,  dit  un  chroni- 
queur dans  son  naïf  langage,  un  rhume  qui  fut 


presque  commun  à tous,  par  le  moyen  duquel  le 
nez  distillait  sans  cesse  comme  une  fontaine, 
avec  un  grand  mal  de  tête,  et  une  fièvre  qui  durait 
aux  uns  douze,  aux  autres  quinze  heures,  puis 
soudain,  sans  œuvre  de  médecine,  on  était  guéri; 
laquelle  maladie  fut  depuis,  par  un  nouveau 
terme,  appelée  par  nous  : coqueluche.  » 

Pourquoi  ce  terme  de  coqueluche,  réservé  de- 
puis à une  maladie  bien  autrement  grave  ? Parce 
que  ceux  qui  étaient  atteints  de  la  grippe,  en  1557, 
se  couvraient,  assure  Valleriola,  d’un  coquelu- 
clion,  sorte  de  capuchon  de  moine.  Peut-être  aussi, 
prétendent  quelques  écrivains  du  temps,  parce 
que  tes  malades  rendaient  des  sons  enroués 
comme  le  fait  un  coq. 

On  désigna  du  nom  de  mazzulo.  ou  de  catarrhe 
ou  de  mal  del  castrone  une  grippe  infectieuse 
qui  ravagea  l’Allemagne,  1 Italie , l’Espagne,  la 
France,  et  qui  fit,  à Paris,  en  1580,  de  nombreuses 
victimes.  C’était  absolument  notre  influenza  d’au- 
jourd’hui avec  les  maux  de  tête,  les  nausées,  les 
étourdissements,  une  toux  persistante  et  une  las- 
, situde  dans  tout  le  corps.  Ceux  qui  traitèrent  la 
maladie  par  le  mépris  guérirent  presque  tous.  Les 
autres,  moins  prudents,  s’adressèrent  aux  méde- 
cins. On  les  saigna,  on  les  purgea,  on  les  affaiblit, 
et  la  plupart,  qui  auraient  échappé  à la  grippe, 
moururent  du  traitement. 

Il  y eut  d’autres  épidémies  du  même  genre, 
mais  assez  bénignes,  à Paris,  en  1597,  en  1675, 
en  1679.  Celle  de  1729-1730,  beaucoup  plus  grave, 
lit  mourir  un  grand  nombre  de  personnes,  surtout 
des  enfants  et  des  vieillards.  Il  en  fut  de  même 
en  1743,  au  mois  de  mars,  et  pour  la  première 
fois,  cette  année,  le  nom  de  grippe  prévalut. 

Le  dix-huitième  siècle,  qui  était  très  gai,  se 
consola  des  épidémies  en  leur  donnant  des  noms 
qu’il  trouvait  fort  amusants  et  qui  enlevaient  ou 
du  moins  paraissaient  enlever  aux  maladies  une 
partie  de  leur  gravité. 

C’est  ainsi  que  la  grippe  devint,  en  1761,  la  barct- 
quette , la  follette , la  petite  poste  — en  1779  et 
1780,  la  coi) • nette,  la  grenade,  la  générale.  Ne 
dirait-on  pas  une  nouvelle  édition  du  Codex,  revue 
et  corrigée  par  le  chevalier  de  Bouffiers? 

En  1775,  un  médecin  italien  avait  proposé  le 
mot  influenza  qui.  depuis,  comme  on  sait,  est  de- 
venu l’étiquette  officielle  d’une  maladie  qu’il  était 
trop  vulgaire  d’appeler  simplement  la  grippe. 

De  nouvelles  épidémies  sévirent  en  1802-1803, 
en  1831,  en  1833.  On  remarqua  à cette  époque 
qu’elles  servaient  assez  souvent  d’escorte  au  cho- 
léra. 

Il  serait  facile,  mais  sans  intérêt,  de  prolonger 
jusqu’à  l’année  1900  la  liste  de  ces  épidémies  de 
grippe.  Mieux  vaut  indiquer,  en  quelques  lignes, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


207 


les  remèdes  étranges  qu’employait  pour  les  guérir 
la  médecine  d’autrefois. 

On  allumait  dans  les  rues,  sur  les  places,  de 
grands  feux  pour  purifier  l’air.  On  faisait  brûler 
dans  le  même  but  de  la  poudre  à canon. 

Le  pape  Adrien  VI,  qui  vivait  au  seizième  siècle, 
conseillait  de  porter,  sur  la  poitrine,  un  petit  sa- 
chet d’arsenic.  Plus  tard,  on  lit  usage  d’amulettes 
de  citron  et  d’ail. 

N’avait-on  pas  réussi  à se  préserver  de  la  conta- 
gion, il  fallait  employer  le  remède  tliériacal,  com- 
posé de  40  à 43  substances  et  qui  servait  pour 


toutes  les  maladies.  L’emploi  du  crapaud  mort  ou 
de  l’huile  de  scorpion  n’était  recommandé  que 
pour  la  peste  noire,  mais  l’application  sur  l’ab- 
domen d’un  pain  rôti  ou,  sur  la  tête,  de  poules  et 
de  pigeons  ouverts  vivants  devait  donner,  même 
pendant  les  épidémies  de  grippe,  des  résultals 
excellents,  à en  croire  les  médecins  du  seizième 
siècle. 

Je  ne  garantis  pas  l’heureux  effet  de  ces  pré- 
servatifs et  de  ces  remèdes.  Ceux  qu’on  préconise 
aujourd’hui  sont-ils  beaucoup  plus  efficaces  ? 

Henri  d’ALMERAS. 


UN  ANIMAI-  FABULEUX 


Sans  doute,  ce  Dugong  pêché  par  un  Indien  sur 
les  rivages  de  la  mer  Rouge  ne  présente- t-il  que 
des  rapports  assez  vagues  avec  le  monstre  que 
nous  signalent 
les  encyclopé- 
dies sous  le 
nom  de  Sirène 
ou  de  Femme- 
poisson. 

Ilpeutcoûter 
à notre  amour- 
propre  d’être 
humain  de  re- 
connaître l’ana- 
logie qui  existe 
entre  le  buste 
d’une  femme  et 
lehautdu corps 
de  ce  mammi- 
fère fabuleux. 

Mais  ne  de- 
vons-nous pas 
trouver  pour 
le  moins  singu- 
lière la  forme  de  celte  bête  dont  les  détails  ap- 
paraissent assez  nets;  cette  gorge  confusément 
indiquée  par  la  photographie  n’est-elle  pas  moins 
frappante? 

Et  ce  qui  est  encore  plus  saisissant,  ces  avant- 
bras  qui  font  l’office  de  nageoires  antérieures, 


cette  main  diaphane  dont  on  distingue  parfaite- 
ment les  os  et  les  cartilages,  toutes  ces  similitudes 
évidemment  approximatives  ne  justifient-elles 

point  notre 
surprise? 

On  comprend 
ainsi  l’étonne- 
ment des  Euro- 
péens qui  ont 
pu  voir  ce  phé- 
nomène sous- 
marin  dans  la 
cabane  d’un 
pêcheur  indien 
sous  le  soleil 
torride  de  Dji- 
bouti. 

C’est  le  troi- 
sième animal 
de  ce  genre 
capturé  dans 
ces  parages,  et 
jusqu’à  pré- 
sent, les  mâles 
ne  se  sont  pas  laissé  prendre  aux  appâts  de  cet 
Indien,  qui  tire  de  fort  beaux  x’evenus  de  la  vente 
de  ces  monstres  marins  qu’il  envoie  aux  divers 
musées  d’Europe  qui  les  exhibent  pour  la  plus 
grande  joie  des  amateurs. 

V.  G. 


Un  animal  i'abuleux 


-ZXTT  FEU  IDE!  LA  ELAlIXIEE! 


- 

La  Comédie- Française  va  se  réédifier  d’après 
les  plans  de  Louis,  qui  fut  un  grand  architecte,  au 
moins  égal  à celui  de  l’Opéra-Comique.  L’Odéon, 
confié  aux  sociétaires,  essaie  jusque-là  d’attirer, 
du  côté  du  Sénat,  le  Tout-Paris  des  environs  du 
Palais-Royal.  Sa  propre  troupe  émigre  au  Gym- 


nase, redevenu  Théâtre  de  Madame.  Enfin  le 
conseil  municipal  de  Paris,  où  on  interpella, 
étudie  les  propositions  diverses  qu’évoque  tout 
autodafé  de  ce  genre,  les  unes  sérieuses,  les 
autres  moindres,  pareillement  inspirées  du  désir 
de  rassurer  un  public  qui  ne  demande  qu’à  l’être 


208 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  soir  même,  les  salles  de  spectacles  étaient 
pleines,  sinon  partout,  au  moins  où  se  jouent  les 
bonnes  pièces. 

Pour  désachalander  un  théâtre,  il  n'y  a pas,  en 
effet,  comme  un  « four  »,  non  le  four  crématoire, 
mais  celui  qu’appellent  l’ouvrage  ennuyeux  et 
l’auteur  inhabile.  On  se  console  vite,  par  la  pen- 
sée qu’on  saura  trouver  la  sortie,  en  cas  d’alerte. 
D’ailleurs,  depuis  plusieurs  années,  l’administra- 
tion multiplie  les  portes,  si  bien  que  le  péril  d'un 
courant  d’air  prévaut  sur  le  danger  d’une  cuisson, 
et  qu’une  bronchite  tue  son  abonné  plus  souvent 
qu'une  langue  de  feu.  Tel  mourut  feu  Sarcey, 
d’un  chaud  et  froid,  après  avoir  impunément  vécu 
une  existence  entière,  exposé  à ces  combustions. 
Pourtant  certains  principes  se  dégagent  aujour- 
d’hui du  fatras  des  remèdes. 

Ils  sont  établis,  surveillés,  maintenus  par  la 
« Commission  supérieure  des  Théâtres  »,  sorte 
de  conseil  privé,  auprès  duquel  M,  le  préfet  de 
police  — nous  sommes  à Paris,  cité  sans  maire, 
— puise  une  autorité  plus  forte.  Là  se  rencon- 
trent des  fonctionnaires,  des  pompiers,  des  chi- 
mistes, des  architectes,  cinq  conseillers  munici- 
paux, un  ancien  directeur.  M.  Paul  Strauss, 
sénateur,  y fit  adjoindre  un  ouvrier  machiniste, 
et  on  réclame  la  présence  d’un  électricien.  De 
cet  aréopage  sort  parfois  la  contravention  et  sou- 
vent l’indulgence,  car  il  est  délicat  de  tenir  juste 
la  balance,  entre  l’intérêt  public  et  l’intérêt  privé. 

C’est  au  nom  du  premier  que  le  préfet  de  police 
prescrit  à des  industriels,  voire  à l’État,  les  servi- 
tudes moyennant  lesquelles  il  autorise  la  foule 
à pénétrer  dans  le  temple  des  Muses. 

En  réalité,  l’unique  droit  administratif  serait 
le  même  qui  excite  à barrer  l’approche  des 
maisons  chancelantes,  le  passage  des  ponts  cre- 
vassés, le  voisinage  des  murs  croulants,  l’abord 
des  poudrières.  Le  préfet  ne  ferme  pas  un  théâtre; 
il  interdit  aux  gens  d'y  entrer.  Ainsi  vit-on  se 
dresser  un  cordon  d’agents,  au  seuil  de  la  Porte- 
Saint-Martin,  un  soir  de  répétition  générale,  sous 
une  direction  rétive  aux  oi’dres  supérieurs.  A la 
Comédie-Française,  il  semble  qu’on  avait  obtem- 
péré, sauf  pour  l’abaissement  du  rideau  de  fer, 
qui  eût  ralenti  le  désastre,  sinon  sauvé  la  victime. 
Au  reste,  la  représentation  n’était  pas  commencée, 
et  le  piquet  de  pompiers  arriva  pour  voir  flamber 
l’immeuble. 

C’est  ce  qui  réveille  la  querelle  des  « grand’- 
gardes  »,  plus  exactement  des  « permanences  », 
supprimées  en  1882.  L’honorable  M.  Lépine  con- 
sent à les  rétablir,  pourvu  qu’on  les  recrute 
hors  du  régiment.  Seulement,  si  les  directeurs 
sont  guidés,  ils  seront  surveillés  aussi,  et  cesseront 
d’être  maîtres  chez  eux,  où  s’introduira  la  maré- 
chaussée. La  Fontaine  mit  cette  situation  en 
gentils  vers,  dans  une  vieille  fable. 

A cette  heure,  en  un  mot,  les  mesures,  codifiées 
par  une  ordonnance  du  lor  septembre  1898,  se 
rapportent  à deux  espèces  : la  construction  et 


l’exploitation.  Résumons-les.  Je  crois  qu’elles 
demeurent  bonnes,  et  réclament  seulement  une 
active  surveillance,  dans  le  calme  des  périodes 
coutumières. 


Pour  édifier  un  théâtre,  il  faut  d’abord  le  dé- 
clarer au  ministre  des  Beaux-Arts  et  au  préfet  de, 
police.  Les  plans  très  détaillés  seront  fournis.  Le 
théâtre  sera  isolé  ou  adossé.  Dans  le  second  cas, 
un  mur  de  25  centimètres  le  séparera  du  voisin. 
Aucune  ouverture  ne  mettra  celui-ci  en  commu- 
nication avec  celui-là. 

Le  théâtre  se  divise,  comme  un  bon  discours 
classique  ou  un  court  vaudeville  moderne,  en 
trois  parties  : 1°  la  salle  et  ses  annexes  ; 2°  la 
scène  et  ses  dessous;  3°  l’administration  et  les 
loges.  Chaque  compartiment,  séparé  au  moyen 
de  gros  murs  incombustibles,  allant  de  bas  en 
haut,  ne  doit  posséder  que  des  portes  métalliques, 
et  se  réserver  des  issues  propres.  Les  bois,  fers, 
fontes,  se  revêtiront  de  plâtre,  ciment  ou  terre 
cuite.  Le  rideau  de  fer  aveugle  la  brèche  capitale, 
manœuvré  hydrauliquement.  Donc,  trois  incen- 
dies distincts  seraient  nécessaires,  en  principe, 
pour  détruire  un  théâtre. 

Bien  mieux,  la  salle  possède  sa  coupole,  et  la 
scène  a la  « cheminée  d’appel  ».  Ainsi  s’établit  le 
tirage.  La  flamme  s’élance  d’un  bond  vers  le 
ciel,  et  les  gens  s’en  vont  tranquilles. 

On  ne  comprendrait  donc  pas  les  catastrophes, 
si  cette  merveilleuse  conception  ne  fléchissait 
peu  à peu,  devant  certaines  exigences  directo- 
riales. L'Opéra-Comique,  le  plus  récent  de  nos 
filleuls,  modifia  sans  cesse  ses  intentions,  ne 
demandant  guère  l’avis  de  la  Commission  supé- 
rieure qu’après  lui  avoir  forcé  la  main.  De  même 
opèrent  les  établissements  nouveaux,  éclos  au- 
tour de  l’Exposition,  voire  au  dedans.  Les  pres- 
criptions essentielles  étant  respectées,  comment 
ruiner  un  capitaliste  à cause  des  violations  secon- 
daires? Quant  aux  théâtres  antérieurs,  on  se 
borne  à les  raccommoder,  par  de  patientes  modifi- 
cations. 

L’Opéra  se  décida  non  sans  peine,  à établir  le 
rideau  de  fer,  et  le  Théâtre  de  la  République  à 
supprimer  l’éclairage  au  gaz.  On  perça  des  issues 
à travers  des  logis  bourgeois,  vers  des  cours 
intérieures,  au  hasard  des  localités.  Ailleurs 
furent  accrochés  ces  balcons  de  fer,  qui  rendent 
si  bizarres  quelques  façades.  Les  boutiques  des 
rez-de-chaussée  furent  enlevées  au  commerce. 
En  un  mot,  un  réel  effort  s’accomplit,  car  l’épou- 
vantable hécatombe  du  Bazar  de  la  Charité  fit 
redoubler  un  zèle  que  l’événement  du  8 mars  1900 
ne  laissera  pas  dormir  avant  plusieurs  mois. 

Sans  entrer  dans  le  détail,  je  signalerai  les 
décors  ignifugés,  contre  lesquels  se  dresse  une 
opposition  telle  qu’on  cède,  lorsque  rideau  de 
fer,  mur  de  scène,  grand  secours  forment  la  pre- 
mière ligne  de  défense.  Le  gaz,  interdit  formel- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


209 


lement,  n’empêche  pas  les  circuits  électriques 
d’échauffer  une  cloison  ou  d’allumer  une  tenture, 
pendant  que  nos  charmantes  artistes,  armées  du 
fer  à friser,  introduisent  subrepticement  des 
réchauds  à pétrole  dans  leurs  loges.  Il  y a aussi 
l’emmagasinement  délictueux  des  toiles,  les  frises 
où  s’entasse  le  reliquat  des  pièces  disparues,  les 
magasins  d’accessoires,  la  lampe  de  cartonnier, 
et  parfois  une  petite  menuiserie  dans  un  coin. 

Les  commissaires  de  police,  bien  accueillis  au 
contrôle,  signalent  mollement  ces  infractions,  et 
les  sous-commissions  techniques  opèrent  des 
tournées  mensuelles,  dont  les  résultats  feraient 
plus  de  bruit  dans  les  rédactions,  si  on  les  pu- 
bliait. 


Ici  se  pose  la  question  : — « Doit-on  le  dire  ? » 
Oui  et  non,  à mon  avis.  Si  la  plus  scrupuleuse 
sévérité  s’impose,  il  ne  faut  pas  d’autre  part  créer 
des  paniques  excessives.  Le  public  est  protégé. 
Telle  est  la  vérité.  Pas  un  théâtre  n’existe  où  il  n’y 
ait,  par  an,  plusieurs  commencements  d’incendie. 
Seulement  une  éponge  suffit  dans  les  cinq  secondes, 
un  seau  dans  les  deux  minutes,  l’arrosoir  du  grand 
secours  dans  les  cinq,  — et  l’on  arrive  à temps. 
Sans  quoi,  sept  pompes  à vapeur  ne  réussiraient 
pas,  où  eussent  triomphé  l’arrosoir,  le  seau  ou 
l’éponge.  Surveillons  donc,  avant  de  nous  effrayer. 

Il  en  est  de  même  avec  les  chemins  de  fer,  qui 
peuvent  écraser  cent  personnes,  par  l’erreur  d’un 
aiguilleur  ou  d’un  sémaphoriste,  et  transportent 
innocemment  des  millions  de  voyageurs. 

La  mort  atteignit  Dumont  d’Urville  sur  le  rail- 
way  de  Versailles,  allant  aux  Grandes-Eaux,  après 
l’avoir  tant  épargné,  voguant  vers  les  Grandes- 
Indes. 

A présent  les  hygiénistes  nous  la  dénoncent 
partout,  en  tout,  si  bien  que  nous  ne  devrions  ni 
manger,  ni  boire,  ni  respirer,  excellente  absten- 
tion générale,  dont  l’humanité  ne  se  relèverait 
plus. 

En  réalité,  toutes  les  salles  de  spectacles  sont 
destinées  à brûler,  tous  les  spectateurs  sont  con- 
damnés à la  crémation,  mais  on  en  crème  assez 
peu,  et  les  salles  trouvent  encore  le  moyen  de 
brûler  avec  discrétion,  Trianon  après  la  soirée,  la 
Comédie-Française  avant  la  matinée.  Mlle  Henriot 
n’eût  pas  péri,  en  ouvrant  une  fenêtre,  et  Frégoli 
aurait  conservé  son  attirail,  en  l’emportant  plus 
tôt  à l’Olympia.  Les  anciens,  dont  les  gradins  de 
pierres  connurent  aussi  le  feu,  eussent  accusé  la 
Fatalité. 

Je  ne  pousserai  point  l’explication  aussi  loin.  Il 
vaut  toujours  mieux  prendre  des  précautions  que 
des  réquisitoires,  puisqu’elles  demeurent  faciles, 
avec  les  progrès  de  la  métallurgie,  arrivant  à la  res- 
cousse des  données  scientifiques  sur  l’incombusti- 
bilité de  certains  corps  et  la  commodité  de  cer- 
taines plomberies.  Ayant  accompli  ce  programme, 
on  n’a  plus  qu’à  prendre  un  fauteuil  au  bureau, 


ce  qui  constitue  encore  une  manière  de  se  faire 
« échauder  ». 

Puis,  assis  sous  le  plafond,  devant  l’orchestre, 
regardez  la  porte  par  où  vous  vous  en  irez,  évitez 
le  lustre  qui  tombera  un  jour  sur  les  têtes,  ayez  le 
courage  de  sacrifier  votre  vestiaire  au  besoin,  et 
ne  perdez  pas  des  yeux  les  fumées  du  lycopode. 

Avec  ces  soins  et  ces  résolutions,  un  Parisien  a 
beaucoup  plus  de  chance  d’être  assommé  par  une 
tuile,  aplati  par  un  omnibus,  empoisonné  par  un 
microbe,  égorgé  par  un  cambrioleur,  qu’incinéré 
dans  un  siège  de  velours  rouge,  au  cours  d’une 
représentation  du  Misanthrope. 

Armand  GRÉBAUVAL, 

Conseiller  municipal  de  Paris, 
Membre  de  la  commission  supérieure  des  théâtres. 

PERLES  D’AURORE 

L’horizon  rougeoie, 

Les  oiseaux  en  joie 
Chantent  le  réveil  ; 

L’aube  se  précise  ; 

L’orient  s’irise 
D’or  et  de  vermeil. 

Sur  l’herbe  frisée, 

La  blanche  rosée 
Aux  reflets  charmants 
Brille  à la  lumière. 

Comme  une  poussière 
De  fins  diamants. 

Au  pied  du  vieux  hêtre 
Je  vois  apparaître 
Dans  un  doux  zéphyr 
L’essaim  blond  des  fées, 

Dansant,  agrafées 
D’un  nœud  de  saphir. 

Légères  et  prestes, 

Les  perles  célestes 
Glissent  dans  leurs  doigts, 

Et  leurs  mains  mignonnes 
En  font  des  couronnes 
A ravir  des  rois. 

Et  leur  chevelure. 

Soyeuse  parure, 

Flotte  au  gré  du  vent; 

Et  chacune  pose 
Son  joli  pied  rose 
Sur  le  sol  mouvant  ; 

Et  chacune  passe 
A travers  l’espace 
D’un  pas  diligent; 

Et  chacune  effleure 
Le  gazon,  qui  pleure 
Ses  larmes  d’argent. 

Elles  vont  sans  trêve 
Comme  dans  un  rêve... 

Mais  le  soleil  luit  : 

Pierres  précieuses, 

Dames  gracieuses, 

Tout  s’évanouit  ! 

Henri  ALLORGE. 


La  nature  humaine  est  la  même  partout  ; partout  elle  re- 
cherche avidement  les  éloges  de  l’opinion  et  les  aises  de  la  vie, 
quels  qu'ils  soient.  Il  n’est  point  de  théâtre  pour  l’ambition,  et 
l’on  sait  qu’il  se  fait  autant  de  brigues  pour  la  première  place 
du  village  que  pour  la  première  de  l’Etat.  — Louis  Veuii.lot. 


210 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


laE  jVIIMÉTISME  6HEZ  L>ES  j/VNIMAUX 


Le  mimétisme  est  cette  curieuse  faculté  que 
possèdent  certains  êtres,  on  pourrait  même  dire 
tous  les  êtres,  de  se  transformer,  de  prendre  une 
coloration,  une  forme  extérieure  permanente  ou 
temporaire  qui  leur  permet  de  passer  inaperçus 
dans  le  milieu  où  ils  s’abritent.  Ces  modifications 
sont  variées,  mais  elles  consistent  plus  souvent 
dans  un  changement  de 
couleur  que  dans  un 
changement  de  forme. 

Le  mimétisme  peut  être 
naturel  ou  artificiel.  C’est 
du  mimétisme  que  font 
les  Anglais  lorsqu’ils  ha- 
billent leurs  soldats  d’u- 
niformes  dont  la  couleur 
se  rapproche  de  la  teinte 
dominante  des  terrains 
où  ils  combattent.  C’est 
encore  du  mimétisme,  le 
fait  pour  un  chasseur 
de  revêtir  une  blouse 
dont  la  couleur  se  rap- 
proche de  celle  des 
sillons  où  il  va  relancer  le  lièvre  et  la  perdrix. 
Le  manteau  couleur  muraille  dans  lequel  s’enve- 
loppe le  traître  du  roman  à sensation,  voilà 
encore  un  exemple  de  mimétisme  ou  de  mimicry , 
comme  disent  les  An- 
glais. Nous  pourrions 
citer  encore  bien  d’au- 
tres cas  de  mimétisme 
artificiel,  mais  les 
exemples  que  nous 
pourrions  donner  sont 
moins  intéressants  que 
ceux  du  mimétisme 
naturel.  Ici  le  sujet 
agit  inconsciemment, 
c’est  l’instinct  qui  le 
pousse  à revêtir  les 
formes  les  plus  propi- 
ces pour  échapper  à 
ses  ennemis  ou,  en- 
core, c’est  dame  Nature  qui  lui  donne  une 
livrée  sombre  ou  éclatante  adaptée  au  milieu  où 
doit  s’écouler  son  existence,  qui  dispose  son  corps, 
sa  carapace,  ses  membres  de  telle  manière  que, 
au  moment  critique,  l’animal  poursuivi  se  trans- 
forme en  une  pierre,  un  rameau  desséché,  une 
feuille,  etc.  Peut-être,  après  tout,  les  fées  exercent- 
elles  maintenant  leur  pouvoir  sur  ces  bestioles,  et 
est-ce  à leur  baguette  magique  que  l’on  doit  ces 
transformations. 

Il  est  très  amusant  de  rechercher  ces  exemples 
de  transformation  ou  d’adaptation  au  milieu  ; la 


plus  petite  promenade  dans  les  bois  permet  à 
l’observateur  attentionné  d’en  découvrir  des  cen- 
taines de  cas.  Ainsi  le  pivert,  au  plumage  gris 
verdâtre  avec  quelques  notes  jaunes  atténuées, 
présente  une  coloration  identique  à celle  de  cer- 
tains arbres  à écorce  claire  parsemée  de  taches  de 
mousse.  Le  pivert  est-il  surpris,  entend-il  un  bruit 
suspect,  vite  il  s’applique 
contre  le  tronc  de  l’arbre 
où  il  cherchait  sa  pâture, 
la  disposition  de  ses 
pattes  lui  permet  de  res- 
ter droit,  il  se  confond 
avec  l’écorce.  Il  était  là, 
vous  l’avez  vu,  il  n’y  est 
plus  et  cependant  il  ne 
s’est  pas  enfui,  vous  pou- 
vez le  chercher,  vous  ap- 
procher de  lui,  le  toucher 
presque,  vous  ne  le  voyez 
pas  mais  lui  ne  vous 
quitte  pas  des  yeux,  éloi- 
gnez-vous de  quelques 
pas,  vite  il  s’enfuit  à tire 
d’ailes.  Les  insectes  sont  les  maîtres  du  genre  : tel 
qui  croit  ramasser  une  brindille  sèche  ou  un  ra- 
meau  fraîchement  coupé  s’aperçoit,  horreur,  qu’il 
tient  une  chenille  brune  ou  verte.  On  sait  que 

certains  papillons, 
lorsqu’ils  sont  fixés 
sur  une  branche,  ont 
la  complète  apparence 
d'une  feuille  morte. 
Certains  autres  choisis- 
sent pour  se  poser  un 
milieu  de  coloration 
semblable  à celle  dont 
ils  sont  revêtus.  Pec- 
kham  a signalé  deux 
espèces  d’araignées 
dont  l’apparence  exté- 
rieure, la  démarche 
même  ressemblent  à 
celles  de  la  fourmi. 

Pour  les  êtres  qui  vivent  à la  surface  de  la  terre, 
l’étude  des  transformations,  de  l'adaptation  au 
milieu  est  facile  à réaliser,  mais  pour  ceux  dont 
l’existence  se  passe  dans  l’élément  liquide,  c’est 
presque  toujours  fortuitement  que  le  zoologiste 
découvre  de  nouveaux  cas  de  mimétisme.  Cepen- 
dant, pour  certaines  espèces  qui  vivent  près  des 
côtes,  l’observation  est  aisée  et  c’est  une  occu- 
pation que  nous  proposons  aux  oisifs  habitués 
de  nos  plages.  Sur  les  fonds  sableux  des  côtes  de 
Bretagne,  où  l’eau  estrarement  trouble,  on  aperçoit 
souvent  de  très  petites  soles  évoluant  à proximité 


Crabe  noueux  ayant  l’apparence  d’un  bloc  de  rocher. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


211 


du  bord  sous  un  pied  d’eau  à peine.  A la  moindre 
alerte,  elles  s’aplatissent  sur  le  sol  où  il  devient 
impossible  de  les  distinguer,  tant  elles  se  confon- 
dent avec  le  sable  sur  lequel  elles  reposent  et  où 
elles  ne  tardent  pas  à s’enfoncer  du  reste. 

Le  Scientific  American  rapportait  dernière- 
ment l’observation  des  curieuses  habitudes  d’un 
poisson,  le  kelp  / îsh , qui,  son  nom  l’indique,  se 
plaît  dans  les  fonds  herbeux  de  la  côte  du  Paci- 
fique. Le  plus  grand  specimen  observé  à Santa- 
Catalina  mesurait  plus  de  30  centimètres  de 
long.  Ce  poisson  est  élancé,  sa  tête  est  pointue, 
ses  yeux  proéminents;  sa  couleur  varie  beaucoup, 
tantôt  il  est  d’un  ton  ambré  ou  orangé,  d’autres 
sont  vert-olive  ou  d’un  vert  brillant;  quelques- 
uns  ont  le  dos  d’une  couleur  verte,  tandis  que  le 
ventre  est  d’un  ton  vert  et  jaune.  Ces  poissons  se 
tiennent  dans  les  varechs  ou  dans  quelques  algues 
à larges  feuilles.  Le  poisson  des  algues  s’adapte 
merveilleusement  à son  entourage,  il  se  tient 
immobile,  droit  au  milieu  des  feuilles,  et  à moins 
d’avoir  une  parfaite  connaissance  de  ses  habi- 
tudes, il  est  à peu  près  impossible  de  le  distin- 
guer. Les  premières  observations  ont  été  faites  à 
l’aide  d’un  bateau  spécial  dont  le  fond,  muni  de 
cinq  ou  six  dalles  de  verre  épais,  permet  d’étudier 
la  faune  marine.  Le  kelp  fiish  a été  l’objet  d’une 
étude  particulière  à la  station  zoologique  de 
Santa-Catalina.  Le  fait  qui  attira  le  plus  l’atten- 
tion des  visiteurs  de  cet  établissement,  c’est  que 
ce  poisson  semble  tourner  la  tête;  il  y a là  une 
simple  illusion  due  à ce  que  le  kelp  fi  s h nage 
avec  des  mouvements  ondulatoires  d’une  grâce 
parfaite. 


Dès  que  le  kelp  fisli  est  introduit  dans  le  réser- 
voir oii  il  doit  vivre,  il  manifeste  son  inquiétude, 
nageant  de  tous  côtés,  se  heurtant  aux  parois 
vitrées  de  sa  prison  jusqu’à  ce  qu’il  soit  épuisé  et 
meure.  Cette  inquiétude  provient  de  la  perte  de 
son  abri  coutumier,  il  se  sent  à la  merci  de  tous. 
Aussi  a-t-on  le  soin  de  lui  meubler  convenable- 
ment sa  demeure;  les  ulva,  les  macrocystis  et 
autres  algues  ne  lui  sont  pas  ménagées.  Dans  ce 
milieu  herbeux,  le  poisson  recouvre  sa  tranquil- 
lité, il  s’avance  à quelques  centimètres  à peine 
de  la  surface  et  là  il  prend  sa  pose  favorite, 
étendu  de  toute  sa  longueur  au  milieu  des  feuilles 
parmi  lesquelles  il  se  confond  ; le  poisson  se 
trouve  en  sécurité,  aussi  ne  cherche-t-il  plus  à 
s’échapper. 

Bien  d’autres  poissons  ont  des  habitudes  sem- 
blables, il  en  est  de  même  des  crustacés.  Tel 
crabe  est  enfermé  dans  une  carapace  d’un  riche 
vert-olive  dont  le  ton  est  exactement  le  même 
que  celui  des  algues  dont  il  fait  son  séjour  habi- 
tuel. Tel  autre  parvient  à prolonger  le  terme  de 
ses  jours  non  pas  par  sa  couleur,  mais  grâce  à sa 
forme,  aux  nodosités  dont  il  est  hérissé.  Un  sujet 
d’alarme  vient-il  à se  produire,  aussitôt  il  rentre 
ses  pattes  sous  son  corps,  s’immobilise  au  fond 
de  l’eau,  il  a disparu;  en  effet,  c'e  n’est  plus  un 
crabe  que  vous  avez  sous  les  yeux,  c’est  une 
pierre  aux  formes  irrégulières  qui  échappe  à 
l’attention,  car  elle  se  confond  avec  les  autres 
fragments  de  roche,  véritables  ceux-là,  qui  par- 
sèment le  fond  de  la  mer.  Que  de  choses  curieuses 
dans  la  nature  qui  passent  ainsi  inaperçues  de 
nos  regards  distraits  ! Albeht  REYNER. 


LA  MÉDECINE  PRÉHISTORIQUE 


La  médecine  date  de  la  douleur,  c'est-à-dire  de 
l’origine  même  de  l’humanité.  Les  premières  dé- 
couvertes furent 
dues  à l’instinct, 
au  hasard,  à des 
tâtonnements,  à ce 
qu’on  observe  chez 
les  animaux,  à 
l’imitation  de  ma- 
lades soulagés  ou 
guéris  par  l’ab- 
sorption de  végé- 
taux doués  de  pro- 
priétés purgatives, 
vomitives,  sudorifi- 
ques ou  endorman- 
tes, essayées  sans 
conseil  préalable  et 
parle  seul  fait  de  l’agrément  que  procure  l’action 
de  mâcher  certaines  feuilles.  Mais,  sur  ce  terrain, 


nous  sommes  fatalement  réduits  aux  hypothèses, 
à la  comparaison  avec  les  façons  d’agir  des 

peuples  restés  sau- 
vages, car  le  témoi- 
gnage matériel  man- 
que. Pour  la  chirur  - 
gie, au  contraire, 
on  se  trouve  en  pré- 
sence d’opérations 
parfaitement  recon- 
naissables, et,  d’a- 
près les  résultats 
obtenus,  on  pour- 
rait presque  recons- 
tituer les  appareils 
employés  dans  cer- 
taines fractures.  On 
a retrouvé  dans  les 
cavernes  occupées  par  les  premiers  hommes, 
comme  à Baye  (Marne),  et  dans  les  demeures 


212 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


des  constructeurs  de  monuments  mégalithiques 
de  la  Lozère  (dolmen,  menhir),  des  squelettes 
portant  les  lésions  caractéristiques  de  torticolis 
chroniques  guéris,  des  ankylosés,  suites  heureu- 
ses de  tumeurs  blanches,  elles  aussi  suppri- 
mées ; on  a même  retrouvé  les  instruments 
dont  se  servaient  les  premiers  chirurgiens. 

N’est-il  pas  curieux  d’apprendre  qu’une  opéra- 
tion, comme  la  trépanation,  dont 
le  but  est  d’ouvrir  une  fenêtre  dans 
le  crâne,  a été  pratiquée  à l’époque 
où  les  hommes  n’avaient  comme 
seule  arme  et  instrument  que  des 
morceaux  de  silex  ! 

On  s’étonnera  moins  de  ce  fait, 
cependant,  en  apprenant  que  beaucoup  de  ces 
trépanations  ont  été  pratiquées  sur  des  enfants. 
Tous  ceux  qui  ont  assisté,  fut-ce  une  seule  fois,  à 
une  attaque  de  convulsions  comprendront  que  nos 
premiers  pères  aient  eu  l'idée  de  recourir  à un  pro- 
cédé si  héroïque  que  préconisent,  du  reste,  pério- 
diquement à chaque  siècle,  les  opérateurs  auda- 
cieux. 

« Il  est  probable,  dit  Paul  Broca,  que  les  indica- 


Amulettes crâniennes  percées 
de  deux  trous. 


plus  d’une  heure  chez  l’adulte  ! Comme  les  anes- 
thésiques n’existaient  pas  naturellement  à cette 
époque,  on  comprend  que  les  malheureux  qui  ré- 
sistaient à la  fois  à leur  maladie  et  à une  pareille 
opération,  fussent  considérés  comme  particulière- 
ment chers  aux  dieux  et  sacrés.  Aussi  les  sur- 
veillait-on précieusement  et  lorsque  la  mort 
venait  enfin  les  atteindre,  leur  crâne  guéri  était 
de  nouveau  trépané  et  le  fragment 
osseux  ainsi  obtenu  devenait  une 
source  d’amulettes  (fîg.  2)  qui  étaient 
portées  sous  forme  de  colliers  ou  de 
bracelets.  Ne  rions  pas  de  tels  talis- 
mans ; les  mères  de  notre  temps  ne 
transforment-elles  pas  en  bijou  la 
première  dent  de  leur  fille?  Ces  trépanations 
posthumes  n’étaient  pas  opérées  de  la  même  façon 
que  celles  faites  pendant  la  vie  et  comprenaient 
une  bien  plus  grande  surface.  Toutes  deux  se 
distinguent,  du  reste,  parfaitement  des  pertes  de 
substances  produites  par  des  accidents  comme 
des  fractures  avec  enfoncement  du  crâne. 

A l’âge  du  bronze  les  mêmes  opérations  étaient 
pratiquées,  mais  la  trousse  des  chirurgiens  était 


tions  de  l’opération  se  rapportaient  à l’idée  que 
l’on  se  faisait  alors  de  certaines  affections  de  la 
tête  ou  de  certains  troubles  nerveux,  tels  que 
l’épilepsie,,  l’idiotie,  les  convulsions,  l’aliénation 
mentale  qu’on  attribuait  à des  causes  divines,  à 
des  démons. 

« Les  opérateurs  allaient  donc  droit  au  but,  en 
pratiquant  une  ouverture  à la  tête  pour  donner 
issue  à l’esprit  emprisonné  dans  le  corps.  » 

Cependant,  il  n’est  pas  douteux  qu’on  employait 
aussi  la  trépanation  à la  suite  de  blessure  dés  os 
du  crâne  ; on  procédait  ici  par  une  assimilation. 

Avec  leurs  silex  taillés  en  couteau,  grattoir, 
scie,  poinçon  emmanché  ou  non  (fîg.  1),  les  chi- 
rurgiens préhistoriques  pratiquaient  soit  des  per- 
forations multiples,  soit  une  sorte  de  raclage. 
Paul  Broca  a constaté  par  des  expériences  que 
l’opération,  très  courte  chez  un  enfant,  où  elle  ne 
dépassait  peut-être  pas  cinq  minutes,  devait  durer 


devenue,  comme  on  le  voit  dans  la  ligure  3, 
beaucoup  plus  compliquée  que  celle  de  leurs  pré- 
décesseurs. Ils  étaient  aussi  très  soigneux  et  les 
méchantes  langues  des  écrivains  qui  s’occupent 
du  préhistorique,  vont  jusqu’à  soutenir  que  l’in- 
dividu qui  se  cassait  la  jambe  à cette  époque  recu- 
lée avait  autant  de  chance  qu’aujourd  hui  de  se 
a;uérir  sans  raccourcissement  du  membre;  du  moins 
les  mensurations  faites  sur  des  squelettes  attestent 
cette  habileté  de  nos  vénérés  prédécesseurs. 

Les  dentistes  avaient  alors  peu  à faire,  les  dents, 
à cause  du  mode  de  nourriture,  s'usant  plus  qu’elles 
ne  se  cariaient;  entin  il  a été  reconnu  que  dès 
l’époque  de  la  pierre  polie  le  biberon  était  en 
usage;  il  a donc  quelques  quartiers  de  noblesse, 
D‘  GALTIER-BOISS1ÈRE. 

Les  ligures  et  nombre  de  renseignements  de  cet  article  sont 
empruntés  à l’intéressant  ouvrage  de  MM.  Terrier  et  Peraire, 
/’ Opération  du  trépan  (Alcan,  éditeur). 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


213 


LA  MACHINE  A ÉCRIRE 


Les  personnes  qui,  pour  leur  commodité  ou 
par  fantaisie,  se  plaisent  à utiliser,  dès  le  début, 
les  inventions  de  l’ingéniosité  humaine,  ne  sem- 
blent guère  se  douter  qu’elles  sont  tout  simple- 
ment en  train  de  modifier  les  conditions  mêmes 
de  notre  vie.  La  loi  de  Darwin  est  absolue  ; pour 
peu  que  l’on  réfléchisse,  son  application  ici  ne 
paraît  pas  discutable.  Nos  facultés  et  nos  préfé- 
rences dépendraient  moins  de  notre  volonté  que 
du  milieu  dans  lequel  le  sort  nous  a placés.  Du 
moment  que  ce  milieu  se  métamorphose,  que  ces 
circonstances  se  modifient,  il  est  hors  de  doute, 
que  dis-je,  il  est  prouvé  par  la  Science,  que  nos 
facultés,  que  nos  préférences  se  modifieront,  elles 
aussi,  pareillement.  On  a trouvé  une  race  de 
poissons,  laquelle,  pour  s’être  propagée  dans  des 
lacs  étalant  leurs  nappes  sombres  au  fond  de 
cavernes  ténébreuses,  en  était  arrivée,  non  seule- 
ment à perdre  l’usage  des  yeux,  mais  jusqu’à 
toutes  traces  des  organes  qui,  chez  les  ichthyo- 
lilhes,  constituent  l'appareil  visuel.  Reprenant 
la  thèse  de  son  maître,  Herbert  Spencer  l’a  com- 
plétée à l’aide  d’observations  précises  et  de 
remarques  générales  que  je  crois  irréfutables. 

C’est  ainsi,  poussé  par  l’esprit  d’assimilation, 
que  j’estime  pouvoir  prédire  que  tous  les  nou- 
veaux appareils  au  moyen  desquels  les  ingénieurs, 
les  chimistes,  les  savants  de  diverses  spécialités 
prétendent  améliorer  les  conditions  de  notre  bien- 
être,  ne  tomberont  pas  dans  le  domaine  des  choses 
usuelles  sans  donner  aussi  d’autres  habitudes, 
d’autres  goûts,  parlant  d’autres  pensées  à nos  fils 
et  à nos  petits-fils,  — sans  déterminer , en  un  mot 
qu’il  convient  d’employer  en  ce  cas,  l’état  intel- 
lectuel de  la  civilisation  de  demain. 

Voyez  plutôt  quelques-uns  des  effets  que  mo- 
tive déjà  l’usage,  qui,  va  se  généralisant,  de  la  ma- 
chine à écrire  : en  France,  nous  restons  encore 
sur  la  défensive  ; ce  petit  piano,  aux  touches  mar- 
quées de  lettres  blanches,  ne  nous  dit  rien  qui 
vaille  ; son  fonctionnement  nous  paraît  difficile, 
son  achat  onéreux,  sa  conservation  délicate;... 
nous  hésitons,  nous  attendons  d’être  entraînés 
par  la  poussée  de  l’étranger  qui  ne  se  fait  pas 
faute  de  nous  donnerl’exemple.  Mais  le  jour  vien- 
dra, soyez-en  sûrs,  et  plus  vite  que  vous  ne  le 
supposez,  où,  dans  la  vie  courante  comme  dans  la 
vie  commerciale,  le  pianotage  de  la  machine  à 
écrire  remplacera  complètement  le  grattement  de 
la  plume,  mouillée  d’encre.  Il  est  évident  que  ce 
seront  alors  du  temps  et,  pour  nos  mains  et  nos 
pauvres  yeux,  de  la  fatigue  d’épargnés,  mais  j’ai 
bien  peur,  hélas  ! que  nos  fils  perdent  en  poésie 
ce  qu’ils  gagneront  en  commodité  et  que  la  ma- 
chine à écrire,  nette  et  rapide  — c’est  un  mi- 


racle ! — nous  enlève  la  grâce  de  bien  des 
choses. 

Vous  imaginez-vous  Mme  de  Sévigné  relatant 
ses  facétieuses  confidences  à Mme  de  Grignan  pen- 
chée sur  une  Dactyle  ? Sans  doute  qu’il  n’est  pas 
encore  de  bon  ton  d’envoyer  des  lettres  calli- 
graphiées mécaniquement.  Ce  n’est  que  conven- 
tion mondaine.  Autrefois  déjà,  il  dut  y avoir  un 
temps  où  il  était  infiniment  plus  distingué  de  se 
servir  d’un  poinçon  et  de  tablettes  de  cire  que  de 
plumes  noires  et  de  papier  blanc.  Mettons  dix  lus- 
tres et  toute  femme  élégante  aura  sa  machine  à 
écrire  ; vous  verrez,  on  en  fera  de  charmantes,  en 
métal  précieux  avec  guillochages  et  pierreries  et 
cela  coûtera  encore  plus  cher  que  les  encriers  de 
cristal  et  d’or  d’aujourd’hui.  Les  Paul  Bourget 
de  l’avenir  auront  à décrire  : Oh  y es,  very  Smart  ! 
Mais  je  doute  que  les  élégantes  futures  qui  utili- 
seront pour  leur  correspondance  matinale  ces 
coûteuses  petites  merveilles  perdront  encore  leur 
temps  à avoir  de  l’esprit  ou  à faire  de  la  poésie. 
Au  besoin,  le  tic-tac  de  la  machine  les  en  dissua- 
derait. Rien  n’arrête  l’inspiration,  rien  ne  rappelle 
à la  prose  comme  cet  énervant  coup  de  marteau 
que  frappe  chaque  lettre  en  s’imprimant.  Ce  sera 
le  triomphe  de  ce  style  télégraphique  que  la  fa- 
cilité des  services  postaux  n’a  déjà  que  trop  ré- 
pandu. Les  marquises  de  demain  — s’il  en  reste  ! — 
n’écriront  plus  pour  le  plaisir  de  raconter  leurs 
passionnettes.  Quand  elles  auront  avis  à donner 
rapidement,  sèchement  elles  pianoteront  le  moins 
de  mots  possible.  Ainsi  l’art  et  le  style  épistolaires 
en  arriveront  à ne  plus  exister  qu’à  titre  de  cu- 
riosités littéraires  mentionnées  dans  les  manuels 
de  rhétorique.  Un  commerce  alors  qui  ne  fera 
plus  un  liard  sera  celui  des  autographes.  C’est 
bien  le  cas  de  le  répéter,  les  batailles  déjà  un  peu 
légendaires  des  amateurs  de  hier  auront  cessé 
depuis  longtemps  faute  de  combattants,  et  faute, 
■surtout,  de  motifs.  Quand  tout  le  monde,  hommes 
d’église  et  hommes  de  robe,  députés  et  académi- 
ciens, aura  pris  l’habitude  d’imprimer  vingt-cinq 
billets  à l’heure,  il  n’y  aura  plus  lieu  de  conser- 
ver aucunes  lettres.  Où  serait  la  garantie?  Les 
pasticheurs  auraient  trop  beau  jeu  ; la  plus  loyale 
et  la  plus  suspecte  des  collections  ne  se  pourraient 
distinguer  l’une  de  l’autre. 

Mais  la  signature,  m’objecterez- vous?  Sans 
compter  qu’un  paraphe  est  facile  à imiter,  cette 
dernière  habitude  de  signer  ses  lettres  aura  dis- 
paru, elle  aussi.  Comme  ils  ont  perdu  l’usage  du 
poinçon,  les  doigts  humains  perdront  un  jour 
celui  de  la  plume.  La  machine  à écrire,  voilà  le 
moyen  candide  dont  se  servira  la  Providence  pour 
débarrasser  le  marché  littéraire  de  ces  innom- 


214 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


brables  volumes  de  Correspondance  qui,  neuf  fois 
sur  dix,  desservent,  de  si  lugubre  façon,  la  répu- 
tation des  grands  écrivains.  S’il  renaît  une  George 
Sand,  nos  arrière-petits-neveux  goûteront  ses 
romans  — du  moins  je  l’espère  — mais  la  lecture 
des  insignifiants  billets  que  cette  intrépide  per- 
sonne enverra  à ses  amis  ou  à ses  fournisseurs 
du  xxe  siècle  leur  sera,  — et  d’avance,  je  les  en 
félicite  — heureusement  épargnée! 

Dans  le  domaine  des  affaires,  les  changements 
ne  seront  pas  moins  radicaux.  Déjà  nombre  de 
Revues  américaines  portent  en  sous-titre  : « La 
rédaction  ne  prend  connaissance  que  des  manus- 
crits copiés  à la  machine  décrire.  » Et  comme  on 
demandait  à un  directeur  l’avantage  qu’il  y trou- 
vait, il  répondit:  « Mais  en  épargnant  nos  yeux 
d’être,  à première  lecture,  fixés  sur  la  valeur  des 
envois  qui  nous  sont  proposés  ».  Il  devient,  je  vous 
assure,  positivement  incroyable  à quel  point  la 
médiocrité  de  certains  travaux  qui  arrivaient  à 
nous  illusionner  lorsque  nous  étions  arrêtés  à 
chaque  ligne,  par  des  hésitations  de  déchiffrage, 
apparaît  au  contraire,  de  cruelle  et  indiscutable 
manière,  maintenant  que  nous  pouvons  les  lire 
imprimés  en  caractères  plus  gros  et  plus  espacés 
que  ceux  mêmes  de  l’imprimerie  habituelle.  Ce 
phénomène  est  tout  à fait  réjouissant  pour  nous 
autres  directeurs  ! Notre  tâche  s’en  trouve  et  s’en 
trouvera  de  plus  en  plus  simplifiée.  D’ailleurs, 
depuis  l’établissement  de  cette  règle,  au  lieu  de 
vingt  à trente  manuscrits  par  jour,  je  n’en  reçois 
guère  qu’une  dizaine.  C’est  que  — croyez-moi  — 
beaucoup  d’écrivains,  devinant  le  résultat,  renon- 
cent d'eux-mêmes  à nous  expédier  leur  copie,  car 
je  ne  puis  admettre  que  la  difficulté  de  faire  re- 
copier un  manuscrit  retienne  personne.  Nous  ne 
sommes  pas  en  Europe.  En  Amérique,  il  y a au 
moins  une  machine  à écrire  parmaison  !. . . » Puisse 
cet  estimable  gentleman  dire  vrai  ! Si  la  machine 
à écrire  devait  décourager  les  jeunes  gens  et  les 
femmes  du  monde  d’encombrer  les  rédactions  de 
leur  prose  inutile,  les  directeurs  de  Paris  de- 
vraient se  hâter  d’imiter  leurs  confrères  d’Outre- 
mer  et  à titre  pour  le  moins  aussi  justifié  que 
l'inventeur  du  télégraphe,  l’inventeur  du  piano  à 
imprimer  mériterait  une  statue  à la  prochaine 
station  d’omnibus  ! 

Mais  ce  ne  sont  pas  que  les  journalistes  qui  au- 
ront cent  pour  cent  à gagner  — ce  seront  aussi  les 
maisons  de  commerce,  les  maisons  de  banque, 
toutes  les  grandes  administrations  de  France  et  de 
Navarre,  à commencer  par  les  ministères  et  à finir 
par  le  L ouvre  et  le  Bon  Marché  (s’ils  existent 
encore)  ! où  deux  pianoteurs  feront  sans  peine,  et 
mieux,  la  besogne  d’écritures  qu’actuellement  dix 
commis  suent  sang  et  eau  pour  mener  à bien. 
C’est  alors  qu’il  deviendra  inutile,  équilatéral, 
d’avoir  une  belle  écriture,  de  savoir  la  gothique, 
la  moulée,  la  courante.  Il  y aura  longtemps  que 
le  dernier  professeur  de  calligraphie  sera  mort  de 
faim,  faute  d’élèves,  dans  la  dernière  mansarde 


d’une  maison  à vingt  étages!  Ce  qu’on  demandera 
à un  commis,  a un  teneur  de  livres,  à un  caissier, 
à un  secrétaire  ministériel,  c’est  d’avoir  des  doigts 
aussi  exercés  que  ceux  du  pianiste  Diémer,  pou- 
vant, du  matin  au  soir,  imprimer  sans  lassitude 
des  milliers  et  des  milliers  de  mots  à l’heure. 
Évidemment  l’insoluble  question  de  la  multipli- 
cité des  personnels  ministériels  se  trouvera  du 
coup  résolue.  Quand  l’ouvrage  se  fera  si  vite  et  si 
bien,  on  aura  beau  allonger  les  dossiers,  les  éta- 
blir en  double  et  en  triple,  jamais  on  ne  parvien- 
dra à occuper  tant  de  mains,  lit  à moins  de  se 
résoudre  à leur  faire  recopier  l 'Encyclopédie  La- 
rousse., il  faudra  se  résigner  à en  licencier  un  bon 
tiers.  On  les  enverra  aux  colonies  pour  faire  plai- 
sir à M.  Bonvalot,  dont,  à cette  époque,  on  célé- 
brera justement  le  centenaire. 

Enfin,  quand  chacun  aura  sa  machine  à écrire, 
c’est  notre  Code  lui-même  qu’il  deviendra  néces- 
saire de  modifier.  11  est  évident  que  les  falsifica- 
tions, que  les  chantages,  que  tous  les  procès  basés 
sur  des  pièces  écrites,  dans  lesquelles  des  spécia- 
listes prétendent  découvrir  la  main  de  tel  ou  tel, 
deviendront  impossibles. 

A quoi  serviront  alors  les  experts  ? — Encore 
une  profession  destinée  à disparaître  ! 

Amiel,le  philosophe  de  la  Décadence  que  Renan 
tenait  pour  un  des  maîtres  de  la  pensée  contem- 
poraine, disait  : « Je  vois  tout  dans  tout!  » Plu- 
sieurs de  mes  lecteurs  estimeront  sans  doute  que 
je  viens  de  faire  mon  petit  Amiel,  que  je  viens  de 
voir  des  choses  extraordinaires  dans  cette  machine 
d’apparence  rébarbative,  sur  lequelle  s’énervent 
les  doigts  qui  n’ont  pas  encore  l’habitude  de  la 
nouvelle  génération.  Eh  bien,  non,  franchement, 
en  toute  conscience  je  ne  crois  pas  avoir  laissé 
mon  imagination  broder  à sa  fantaisie  et  puisque 
le  Magasin  Pittoresque  e, st  maison  d’avenir,  étant 
déjà  maison  historique,  j’engage  plutôt  les  futurs 
abonnés  de  1950  à relire  ces  pages  d’un  ancien 
collaborateur  qui  depuis  longtemps  n’y  sera  plus 
alors  ! — et  je  suis  persuadé  qu’ils  y découvriront 
avec  un  peu  d’étonnement,  mais  prédits  avec 
exactitude,  bien  des  faits  et  gestes  de  leur  vie  du 
xxe  siècle.  Ernest  TISSOT. 

PAR  DELA 

Vous  qui  nous  ravissez  bien  au  delà  des  cimes» 

Élans  vers  l’idéal,  sainte  extase,  amour  pur, 

Suaves  visions,  rêves  d’or  et  d’azur. 

Attractions  de  l’être  aux  ivresses  sublimes 
Que  cache  dans  son  sein  le  calice  enchanté 
Où  l’on  puise  aux  douceurs  de  l’immortelle  vie 
Loin  de  tes  vains  plaisirs,  ô morne  humanité! 

Météores  brillants,  affolantes  images 

Qui  passez  devant  nous,  en  rapides  mirages, 

A travers  des  torrents  de  lumière  et  de  feux; 

Ah!  dites  : qu’êtes-vous? 

— Un  avant-goût  des  cieux 

Em.  fouquet. 

2i  mars  1900. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


215 


L’INVENTAIRE  DES  RICHESSES  D’ART  DE  LA  FRANCE 


La  question  parait  revenir  à l’ordre  du  jour. 

La  pensée  d’inventorier  les  objets  d’art  apparte- 
nant à l’État,  aux  communes,  aux  églises,  aux 
entités  morales  détous  genres,  n’est  pas  nouvelle. 
Je  la  trouve  exprimée  dans  des  actes  officiels  de 
la  Toscane,  dès  le  mois  de  mai  1600,  puis  dans  de 
nombreux  actes  subséquents  et  dans  notre  siècle 
dans  les  édits  du  cardinal  Pacca,  de  1820,  et  dans 
un  décret  du  roi  Victor-Emmanuel,  de  mars  1860. 

Le  marquis  de  Chennevières,  un  de  nos  plus 
excellents  directeurs  des  Beaux-Arts,  l’a  reprise 
et  dix  gros  volumes  ont  paru  de  1877  à 1897. 

La  Ville  de  Paris  a fait  pour  son  compte  publier, 
de  1878  à 1886,  son  propre  inventaire. 

La  Belgique  a commencé,  avant  la  France, 
puisque  le  décret  royal  est  de  1861. 

L’Allemagne  a déjà  publié  une  centaine  de 
volumes  avec  des  reproductions. 

Finalement  on  se  demande  en  France  comment 
on  va  poursuivre  l’entreprise. 

Il  faut  reconnaître  qu’après  le  départ  de  M.  de 
Chennevières  elle  a été  fort  médiocrement  menée, 
sans  méthode,  sans  esprit  de  suite. 

Quelques  volumes  ont  encore  eu  du  bon, 
d’autres  n’ont  donné  lieu  qu’à  de  fausses  et  inu- 
tiles dépenses  sans  profit  appréciable. 

La  commission  compétente  a été  influencée 
tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre;  la  com- 
mission du  budget  a subi  une  intluence  néfaste, 
et  je  crois  que  même,  à un  moment,  elle  a sup- 
primé le  crédit.  C’est  ainsi  des  commissions  : 
un  rapporteur  habile  et  opiniâtre  fait  triompher 
son  opinion  malgré  qu’elle  soit  complètement 
opposée  aux  précédentes  décisions.  La  majorité 
d’une  commission  se  porte  de  droite  à gauche, 
selon  le  plus  ou  moins  grand  nombre  de  membres 
présents. 

Bref,  on  ne  sait  plus  où  aller;  on  ne  sait  même 
plus  s’il  faut  continuer  ou  s’arrêter.  Alors  naturel- 
lement les  Congrès  se  sont  emparés  de  la  question. 

Les  Congrès  sont  de  très  agréables  occasions 
de  voyager  et  de  faire  des  connaissances,  mais 
par  leur  essence  même,  ils  se  plaisent  dans  les  dis- 
cussions académiques  et  résolvent  les  problèmes 
par  des  vœux  irréalisables. 

Par  exemple  on  a proposé  une  commission  per- 
manente pour  chaque  arrondissement  de  France 
où  chaque  canton  aurait  un  délégué. 

Théorie  pure  ! 

On  trouverait  préalablement  partout  des  per- 
sonnes qui  seraient  ravies  de  faire  partie  d’un 
tel  comité,  mais  les  compétences,  où  les  chercher? 

Et  puis  pourquoi  calquer  les  divisions  d’art  et 
d’archéologie  sur  les  divisions  administratives? 

Tout  cela  c’est  parler  pour  le  vent,  comme  disent 
les  Arabes. 

Au  lieu  de  se  perdre  dans  des  dissertations  sté- 


riles, on  ferait  bien  mieux  de  se  renseigner  sur  les 
procédés  suivis  dans  les  pays  où  l’inventaire  a réussi 
ou  à peu  près  : l’Italie,  la  Belgique,  l’Allemagne. 

Je  ne  retiens  que  l’Italie. 

Il  n’est  pas  de  contrée  en  Europe  qui  possède 
autant  d’œuvres  d'art  et  où  les  gouvernements  se 
soient  plus  préoccupés  de  leur  conservation  ; ils 
n’ont  pas  toujours  réussi,  mais,  sauf  de  rares 
exceptions,  ils  ont  fait  de  leur  mieux. 

Présentement  l’inventaire  des  richesses  d’art 
dont  le  ministère  de  l’Instruction  publique  a la 
tutelle,  c’est-à-dire  des  ouvrages  appartenant  à 
l’État,  aux  communes,  églises,  couvents  séculaires 
bénéfices  ecclésiastiques  vacants,  etc.,  hôpitaux, 
etc.,  etc.,  est  confié  non  à des  commissions,  mais 
à des  fonctionnaires. 

Pour  les  musées  et  les  galeries,  ce  sont,  naturel- 
lement, les  directeurs  et  les  conservateurs. 

Pour  les  autres  établissements,  ce  sont  les  ins- 
pecteurs de  l'Office  des  monuments  nationaux  et, 
au  besoin,  des  personnes  compétentes  nommées 
spécialement  par  le  ministre. 

Les  uns  comme  les  autres  sont  au  commande- 
ment du  ministre,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  pour 
des  commissions  bénévoles. 

Il  est  de  principe  dans  toutes  les  administrations 
du  monde  que  la  fonction  entraîne  la  compétence  ; 
sans  ce  principe  élémentaire  il  n’y  a pas  d’admi- 
nistration possible. 

Donc  les  fonctionnaires  dressent  les  inventaires 
et  ils  sont  qualifiés  pour  cela. 

Comment  l’inventaire  est-il  composé?  D’une  façon 
aussi  simple  et  aussi  pratique  que  possible. 

Il  ne  s’agit  pas  ici  d’éducation  populaire  et  de 
développement  du  goôt,  c’est  la  mission  du  musée 
et  du  decoro  publico , de  l’art  dans  la  rue  ; il  s’agit 
tout  bonnement  de  constater  ce  qui  existe. 

J’ai  eu  entre  les  mains  de  nombreuses  feuilles 
de  ces  inventaires;  elles  contiennent  : 

La  description  sommaire  du  sujet  ; 

La  nature  de  l’objet; 

Son  époque  réelle  ou  présumée  ; 

Son  auteur  vrai  ou  supposé  ; 

Sa  provenance  ; 

Ses  signes  particuliers,  s’il  y en  a ; 

Son  état  de  conservation. 

On  dira  que  c’est  là  un  inventaire  de  commis- 
saire-priseur ? 

Oui,  sans  doute.  Mais  qu’on  commence  donc 
parle  dresser  ainsi;  pour  la  France  c’est  par 
milliers  et  milliers  que  les  fiches  s’accumuleront. 

Al  très,  lorsqu’elles  seront  établies,  les  savants 
pourront  entrer  en  ligne  et  disserter.  Ils  attendront 
longtemps  si  le  ministère  ne  se  décide  pas  à créer 
un  corps  d’inspecteurs  spéciaux,  convenablement 
rétribués,  toujours  à ses  ordres  et  toujours  en 
route.  GERSPACH. 


216 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LE  PEINTRE  DES  OISEAUX 


FANTAISIE 


Le  troisième  jour  de  la  création,  Dieu  fit  le  ciel 
et  tout  ce  qui  habite  et  vole  dans  l’air.  Ce  ne  fut 
pas  une  petite  affaire  ! Les  oiseaux  surtout  lui  cau- 
sèrent un  travail  considérable. 

Un  des  serviteurs  célestes,  puisant  à même  un 
vaste  récipient  rempli  de  terre  glaise,  pétrissait 
en  un  instant  un  corps,  une  tête  et  des  pattes, 
toujours  sur  le  même  modèle  ou  à peu  près  — 
car  il  n’y  a pas  trente-six  manières  de  faire  un 
oiseau,  — et  il  passait  l’objet  à saint  Raphaël, 
l’archange,  chargé  de  le  présenter  au  Maître.  Dieu, 
armé  d’un  pinceau  petit  et  d’une  palette  grande, 
distribuait  alors  les  couleurs  à sa  fantaisie. 

Tout  d’abord,  il  y mit  beaucoup  de  soin  et  de 
goût,  s’appliquant  à faire  des  chefs-d’œuvre  bril- 
lant des  couleurs  les  plus  éclatantes.  Les  oiseaux 
de  paradis,  les  oiseaux-mouches,  les  colibris,  les 
veuves  et  les  mandarins,  les  canards  de  Barbarie 
et  les  martins-pêcheurs,  eurentla  chance  de  passer 
les  premiers  et  de  recevoir  ainsi  chacun  vingt-cinq 
ou  trente  couleurs  différentes,  graduées,  fondues, 
étincelantes  et  changeantes;  c’était  merveilleux, 
et  le  bon  Dieu  ne  se  sentait  pas  d’aise,  en  regar- 
dant un  à un  ces  jolis  oiseaux  terminés. 

Mais  ce  travail  si  minutieux  traînait  terrible- 
ment en  longueur,  la  journée  s’avançait  et  il  res- 
tait encore  les  trois  quarls  de  travail. 

— Seigneur  Dieu,  si  nous  continuons  ainsi, 
murmura  Raphaël,  nous  n’en  finirons  jamais  ! 

Dieu  se  rendit  à l’observation,  et  pour  les  sui- 
vants, il  se  servit  d’une  seule  couleur,  choisie 
toujours  parmi  les  plus  belles;  au  serin  il  distri- 
bua le  jaune  d’or,  à grands  coups  de  pinceau,  au 
cardinal  son  plus  beau  rouge,  au  flamand  un  rose 
pâle  l’avissant,  un  gros  paquet  d’indigo  à l’oiseau 
de  la  Caroline,  qu’on  appelle  depuis  l’oiseau 
bleu,  etc.  Il  allait  ainsi  beaucoup  plus  vite,  mais 
il  ne  prenait  pas  garde  au  gaspillage  de  ses  cou- 
leurs les  plus  chères,  carmin,  laques,  ocre,  azur  ; 
saint  Raphaël  protesta  encore. 

— Seigneur  Dieu,  si  nous  allons  si  vite  avec  les 
couleurs  rares,  comment  ferons-nous  pour  habiller 
cette  multitude  qui  va  naître  de  vos  mains?  Le 
seau  de  terre  glaise  est  plus  d’à  moitié  plein. 

— C’est  assommant  ! s’écria  le  Créateur,  on  ne 
peut  jamais  faire  ce  que  l’on  veut,  ici  ! Tu  as  pour- 
tant raison,  ajouta-il  en  regardant  sa  palette  avec 
regret,  il  faut  s’arrêter,  je  n’ai  presque  plus  de 
mes  belles  couleurs;  Raphaël,  tu  aurais  j dû 
m’avertir  plus  tôt. 


Alors  commença  l’interminable  distribution  des 
couleurs  de  pacotille  et  à bon  marché  : le  vert 
foncé,  le  bleu  de  Prusse,  le  blanc,  les  gris,  les 
marrons,  les  bruns;  craie,  cendre,  suie,  bure; 
tout  cela  n’était  pas  gai,  ni  beau  1 De  temps  en 
temps,  lorsque  saint  Raphaël  faisait  une  grimace 
un  peu  forte  devant  un  habit  trop  laid,  Dieu  ajou- 
tait çà  et  là  un  peu  de  couleurs  qui  lui  restaient, 
après  ses  prodigalités  du  premier  moment,  et  dont 
il  était  maintenant  si  avare  : une  ligne  de  bleu 
clair  sur  l’aile,  un  soupçon  de  jaune  autour  du 
bec,  une  idée  de  rouge  sur  les  pattes  ou  sur  la 
tète;  une  fois,  dans  sa  précipitation,  le  pinceau  lui 
échappa,  et  tomba  sur  un  pigeon  blanc  déjà  ter- 
miné, lui  laissant  sur  la  poitrine  une  large  tache 
rouge  ; les  hommes  ont  donné  à cet  oiseau  le  nom 
de  pigeon  poignardé. 

Enlin  le  jour  baissait,  faisant  place  à la  nuit. 
On  s’était  bien  dépêché,  le  seau  était  vide,,  la 
palette  dégagée  de  ses  amas  de  couleurs,  mais 
sale  et  bariolée  en  zigzags  comme  la  palette  de 
tout  peintre  qui  se  respecte. 

— C’est  fini!  s’écria  le  Créateur  en  posant  son 
pinceau  avec  satisfaction,  car  il  avait  le  bras  lourd 
et  le  geste  las. 

— Non,  Seigneur  Dieu,  car  avec  les  raclures  des 
bords  et  du  fond,  il  restait  de  quoi  faire  encore 
un  petit  oiseau,  et  le  voici. 

— Trop  tard  ! 

— Oh!  vous  ne  voudriez  pes  laisser  sans  vête- 
tement  cette  pauvre  bestiole  ! 

— Je  n’ai  plus  de  couleur. 

— Seigneur  Dieu...  en  cherchant  bien. 

Dieu  hésita  encore  un  instant,  puis,  rageur,  il 
saisit  son  pinceau,  sa  palette;  aucune  couleur  ne 
restait  en  tas;  il  gratta  tout  ce  qu’il  put  trouver 
çà  et  là,  sur  la  circonférence  comme  dans  le  grand 
brouillamini  du  milieu,  et  furieusement  en  bala- 
fra le  corps,  la  tête,  le  bec,  la  queue  du  petit 
oiseau. 

Voilà  pourquoi  le'  chardonneret  a toutes  les 
couleurs  dans  son  plumage,  et  si  peu  de  chacune. 

Après  quoi  Dieu  fit  un  grand  geste  de  bénédic- 
tion sur  la  multitude  placée  à ses  pieds.  Tous  les 
oiseaux  s’élevèrent  en  même  temps  dans  le  ciel, 
avec  un  bruit  assourdissant,  chacun  s’enfuit 
ensuite  à tire  d'ailes  vers  le  coin  d’horizon  où  il 
devait  trouver  butin  de  grains  ou  d’insectes,  et  un 
refuge  bien  doux  pour  construire  son  nid. 

Gaston  CERFBERR. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


217 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Deux,  cinq,  dix  caries  d’invitation  à des  expositions 
particulières  s’entassent  sur  le  bureau  du  « critique 
d’art  »...  Question  de  saison.  Si  la  couleur  tarde  à 
orner  nos  arbres  cette  année,  on  la  trouve  étonnamment 
abondante  dans  les  galeries,  chez  les  marchands  de 
tableaux  où  peut  se  faire  une  petite  exhibition 
d’œuvres,  — ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  toutes  soient 
des  plats  d’épinards.  Le  « critique  d’art  » ne  de- 
mande pas  mieux  que  de  les  visiter.  Mais  d’abord 
un  embarras  surgit  devant  lui.  Où  logera-t-il  sa 
prose?  Très  peu  de  journaux  maintenant  l’accueil- 
lent. Le  développement  extraordinaire  de  cette  mode 
des  salonnets  leur  a nui,  à cet  égard.  Au  début  tout 
alla  bien  ; les  comptes  rendus  plusieurs  fois  par 
semaine  emplissaient  une  colonne  des  feuilles  quoti- 
diennes. Malheureusement,  de  même  qu'on  s’im- 
provisait un  peu  « peintre  arrivé  »,  de  même  on 
s'improvisa  critique.  Il  en  fallait.  Le  premier  venu 
se  mit  à la  besogne,  passa  un  rapide  examen  des  toiles 
et,  assis  devant  sa  table  de  travail,  écrivit.  Un  jargon 
comique  se  créa,  d’un  usage  bientôt  général  ; il  se 
composait  de  ces  clichés  bien  connus  : « faire  délicat, 
patine  vigoureuse,  science  du  métier,  sentiment  de  la 
nature,  imagination  gracieuse,  rendu  puissant,  etc.  ». 

Les  peintres,  quoique  charmés  qu’on  s’occupât  d’eux, 
sourirent  : ils  ne  cessèrent  pas  de  peindre  beaucoup, 
et  d’inviter  les  critiques, mais,  entre  soi,  ils  se  moquè- 
rent de  leurs  juges  improvisés,  — qui  ne  l'avaient  pas 
volé.  Et,  dans  lesjournaux,  la  marée  d’huile  montant 
toujours  sur  Paris,  la  rubrique  « Salonnets  » fut  di- 
minuée bientôt  d’importance,  par  la  faute  des  uns  et 
des  autres. 

C’est  grand  dommage.  La  critique  des  œuvres  d’art 
fait  partie  de  notre  apanage  littéraire,  depuis  - et 
avant — les  célèbres  Salons  de  Diderot,  pour  finir  avec 
ceux  de  Théophile  Gautier  ou  de  Paul  de  Saint-Victor. 
Mais  il  est  indispensable  que  les  sujets  sur  lesquels 
elle  s’exerce  ne  soient  pas  trop  menus  et  abondants... 
Et  aussi,  d’un  autre  côté,  convient-il  qu’elle-même 
soit  réfléchie,  ingénieuse,  savante.  Elle  n’est  pas, comme 
on  pourrait  le  croire,  à la  portée  de  quiconque  aime 
les  toiles  peintes  et  les  marbres  travaillés  au  ciseau. 
P>ien  des  littérateurs  éminents  y ont  échoué.  A l’é- 
poque où  — voici  quelque  dix  ans  — l’art  français 
prit  le  prodigieux  élan  qui  a essaimé  les  expositions 
aux  quatre  coins  de  Paris,  Guy  de  Maupassant  lui- 
mème,  en  pleine  possession  de  sa  gloire,  s’essaya  dans 
celte  critique  : il  publia  un  Salon  dans  le  XIXe  Siècle , 
dirigé,  pour  six  mois,  par  M.  Henry  Fouquier(!886). 

Ce  fut  très  médiocre.  Maupassant  le  comprit  et  ne 
renouvela  point  sa  tentative.  11  laissa  la  critique  d’art 
aux  écrivains  dont  c’est  le  « métier  »,  qui  y excellent 
soit  grâce  à leur  érudition,  soit  grâce  à la  souplesse  de 
leur  style.  On  en  compte  bien  encore  une  douzaine  en 
France,  à l’heure  actuelle.  Mais  on  a peine  à les 
amener  aux  Salonnets,  qu’ils  ont  jugés  trop  souvent 
peu  importants  ou  qu’ils  ont  vus  loués  mal  à propos. 

: Si  bien  que,  au  demeurant,  les  organisateurs  de  ces 
I petites  expositions  n’ont  plus  guère,  pour  duc  leurs 
mérites,  que  les  bons  camarades,  d’atelier  en  atelier. 
Publicité  très  maigre,  en  réalité...  Certaines  de  ces  expo- 
rtions sont  intéressantes,  pourtant,  si  elles  ne  s’irn- 
i posent  pas.  Il  y en  a une  chez  Georges  Petit,  en  ce 


moment,  nouvelle  decette  année,  qui  réunit  au  hasard 
trois  Américains,  deux  Belges,  un  Suédois,  un  Anglais 
et  dix  Français;  parmi  ces  derniers,  MM.  Aman  Jean, 
Henri  Martin,  Collet.  René  Ménard,  Le  Sidaner,Prinet. 
La  plupart  de  ces  peintres  sont  connus  ; on  ne  voit  pas 
de  lien  entre  leurs  œuvres,  fort  diverses  de  tendances 
et  de  valeur.  Ne  nous  serions-nous  pas  contentés  de 
de  retrouver  très  prochainement  quelques-uns  de  ces 
nomsau  Grand-Palais  de  1900  ou  au  Palais  de  l’avenue 
de  Breleuil  ? 

Mais  une  autre  exposition  particulière,  notam- 
ment, a un  caractère  d’unité  très  marqué,  qui  ajoute 
à son  attrait  : c’est  celle  des  Peintres  de  la  mon- 
tagne. Ils  ont  reçu  une  hospitalité  qui  peut  leur  être 
fort  enviée,  au  Cercle  de  la  librairie,  dont  l’hôtel, 
boulevard  Saint-Germain,  est  superbe,  avec  son  esca- 
lier de  Charles  Garnier,  ses  salles  bien  éclairées, 
luxueuses...  Unjoli  cadre  — pour  degenlilles  œuvres, 
en  majorité.  Une  centaine  d’études  de  la  montagne 
en  touspays,  en  Suisse,  aux  Pyrénées,  dans  nos  Alpes... 
Car  ceci  encore  est  remarquable  : nos  peintres  de 
montagne  ont  le  bon  sens  de  ne  pas  dédaigner  les 
montagnes  françaises  au  détriment  des  pics,  des  bal- 
lons et  des  dents  de  l’étranger  Elles  sont  aussi  belles, 
aussi  grandioses,  aussi  variées  d’aspect.  Voici  un 
Cirque  de  Gavarnie,  par  M.  Didier-Pouget,  un  Poste 
de  chasseurs  alpins,  de  M.  Wurher  ; des  vues  du  lac 
d’Annecy  par  M.  Rigolot;  des  sites  pyrénéens,  par 
M.  Nozal.  Et  encore,  chez  nos  voisins,  les  Aiguilles 
rouges  de  M.  Schrader;  les  Alpes  bernoises,  de  M.  Bur- 
nand  ; le  Mont  Blanc  de  madame  Bosviel,  etc.,  etc. 
Tous  ces  artistes  montrent  que  si  leur  pied  n’a  pas 
trébuché  pour  monter  si  haut,  leur  main  est  demeurée 
également  très  ferme  et  très  habile.  Mais  on  con- 
viendra que  leur  double  spécialité  n’est  pas  à la 
portée  de  tout  le  monde... 

Il  y a aussi,  çà  et  là,  des  salonnets  : à la  Bodinière 
Rives  de  Seine,  parles  frères  Delaliogue  ; chez  Georges 
Petit,  des  études  très  diverses  par  Mme  Marie  Som- 
mer, etc.,  etc...  C’en  est  trop  pour  quelqu’un  qui 
vient  de  déclarer  qu’il  n’y  a plus  guère  de  place  pour 
la  critique  d’art. 

Paul  BLUYSEN. 

Alger.  — Il  s’est  créé  à Alger,  sous  le  nom  « Le 
Petit  Athénée»,  une  Société  qui  travaille  assidûment 
à la  diffusion  des  arts  chez  nos  compatriotes  de  la 
grande  Colonie.  Elle  a institué  des  Concours  et  sur- 
tout des  Expositions  d’artistes  locaux  qui  obtiennent 
un  très  grand  succès. 

Dans  une  salle  parfaitement  éclairée  ont  successi- 
vement défilé  les  œuvres  de  Marius  Reynaud,  Gilbert 
Galland,  Geille  de  Saint-Léger,  Eugène  Deshayes. 

Actuellement  est  ouverte  une  Exposition  des  artistes 
musulmans  d’Alger  et  on  y voit  les  œuvres  de  quel- 
ques rares  artistes  qui  ont  conservé  les  traditions 
d’art  autrefois  florissantes. 

Prochainement  Joseph  Sintès  y montrera  une  série 
de  ses  peintures. 

Le  public  est  très  assidu  à ces  diverses  manil’esta- 
lions,  qui  contribueront  à éclairer  le  goût  et  à stimu- 
ler l’essor  artistique  dans  la  belle  et  lumineuse  Alger. 


Il  faut  résister  toujours,  résister  quand  même,  tant  que  I on 
a une  parcelle  du  sol  sacré  de  la  patrie  sous  ses  semelles.  — 
Rambetta. 


218 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


théâtre 

LE  DRAME 

AU  THEATRE  SARAII-BERNHARDT. 

L’Aiglon. 

Voici  l'une  des  œuvres  les  plus  émouvantes  et  les 
l>lns  belles  que  nous  ayons  eues  au  théâtre!  La  critique 
académique  et  pédante  l’a  jugée  sévèrement.  Nous 
avons  donc  là  un  critérium  infaillible  : l'Aiglon  est  un 
chef-d’œuvre;  et  même  après  Cyrano,  Edmond 
Rostand  a trouvé  le  moyen  de  se  surpasser. 

Dès  la  première  scène,  le  poète  s’empare  du  public  : 
l’action  s’engage,  rapide,  empoignante.  Noussommes 
dans  un  salon,  à Baden,  parmi  de  jolies  femmes  qui 
rient,  chantent,  gazouillent,  comme  d’exquises  per- 
ruches. L’impératrice  Marie-Louise  est  tout  à la  joie 
et  aux  futilités.  Ses  toilettes,  ses  distractions  l’absor- 
bent; son  fils,  le  jeune  duc  de  Reichstadt,  n’a  pas  le 
temps  d’être  l’une  de  ses  importantes  préoccupations. 
Tandis  que  dans  le  salon  les  papotages  coquettent,  on 
annonce  la  visite  d'une  jeune  fille  : c’est  la  nouvelle 
lectrice  de  l’impératrice,  lectrice  tout  de  suite  mala- 
droite. Pour  essayer  le  son  et  la  grâce  de  sa  voix, 
Marie-Louise  la  prie  de  réciter  une  page.  Et  voilà  que 
deux  vers  d ' Androinaque  jettent  un  froid  dans  la 
compagnie  : 

— Un  enfant  malheureux  qui  ne  sait  pas  encor 

Que  Pyrrhus  est  son  maître  et  qu’il  est  iils  d’Hector. 

Cette  allusion  au  jeune  prince  à qui,  par  consigne, 
on  doit  faire  oublier  son  origine,  n’est  du  goût  de 
personne.  Par  malheur,  le  morceau  qui  suivra  sera 
d’un  choix  aussi  imprudent  : après  Racine,  c’est 
Lamartine  lui-même  qui  choquera  les  illustres 
oreilles  : 

— Courage,  enfant  déchu  d’une  race  divine. 

La  gêne  est  considérable  dans  le  salon  ; elle  deviendra 
insupportable,  quand  nous  verrons  arriver,  pâle, 
élégant  et  rêveur,  le  duc  de  Reichstadt.  Le  prince  — 
il  a vingt  ans  — descend  de  cheval,  et  des  soldats 
autrichiens  qui  l’ont  vu  passer  ont  crié  : Vive  l’empe- 
reur! Dans  un  coin,  près  du  piano,  l’essaim  des 
perruches,  encouragé  par  Marie-Louise,  a repris  ses 
babioles.  Et  voilà  que  d’autres  visiteurs  arrivent:  une 
couturière  et  un  tailleur  de  Paris.  L’une,  c’est  la 
comtesse  Camerata,  une  Bonaparte,  l’autre,  c'est  un 
représentant  de  la  jeunesse  française  : tous  deux,  sous 
prétexte  d’apporter  les  dernières  nouveautés  du  boule- 
vard à la  cour  d’Autriche,  complotent  le  retour  du  fils 
de  Napoléon.  Car  on  n’oublie  pas  à Paris  le  grand 
empereur;  les  affiches  des  théâtres,  les  gazettes,  sont 
pleines  de  lui  : il  y a là  de  quoi  tenter  le  vol  de 
l’Aiglon.  Il  est  vrai  que  M-  de Metternich  veille;  toutes 
les  ruses  de  grand  politique,  toutes  les  perfidies  qui 
doivent  servir  son  plan,  sont  employées.  11  est  défendu 
au  professeur  d’histoire  de  rappeler  à l’impérial  élève 
la  grande  épopée.  Défense  inutile,  puisque  c’est 
l’élève  lui-même  qui  fera  la  leçon  au  maître  stupéfait 
lorsque,  au  passage  d’une  date  dédaignée,  il  évoquera 
de  glorieux  souvenirs. 

Le  drame  se  poursuit  ainsi,  haletant.  Au  second 
acte,  nous  sommes  au  château  de  Schœnbrunn,  dans 
le  salon  des  Laques.  Le  comte  Prokesch,  ami  sûr  et 
dévoué,  donne  au  duc  une  leçon  de  stratégie  militaire. 


On  apporte  des  soldats  de  plomb  sur  lesquels 
Metternich  a fait  peindre  tous  les  uniformes  autri- 
chiens. On  ouvre  la  grande  boîte  où  se  trouvent  les 
régiments  minuscules.  O surprise  ! les  soldats  de 
plomb  portent  tous  les  couleurs  françaises.  Cette 
métamorphose,  qui  n’est  pas  faite  pour  déplaire  au 
duc,  est  l’œuvre  du  vieux  grenadier  Flambeau,  dit 
Hambard.  Cet  évadé  de  la  Grande  Armée  a juré  de 
rester  fidèle  à Napoléon.  A l'aide  d’une  supercherie,  il 
a pris  la  livrée  autrichienne,  mais  sous  la  livrée  il 
garde  le  vieil  uniforme  d’autrefois.  El  c’est  ainsi  que 
toutes  les  nuits,  à la  porte  de  la  chambre  du  duc  de 
Reichstadt,  on  voit  cette  chose 

énorme  et  goguenarde: 

Un  grenadier  français  monte  à Schœnbrunn  la  garde. 

Metternich,  qui  croit  d’abord  à une  hallucination,  a 
surpris  un  soir  cette  sentinelle  audacieuse  : il  se 
vengera.  Et  c’est  à l’acte  suivant  que  nous  verrons  la 
scène  la  plus  poignante  peut-être  de  l’œuvre.  Nous 
sommes  toujours  au  château  de  Schœnbrunn.  L’em- 
pereur François  11,  âme  bonne,  a écouté  les  plaintes 
de  son  petit-fils;  il  est  prêt  à favoriser  de  tout  son 
amour  de  grand’père  le  retour  en  France  de  l’Aiglon. 
Alors  survient  l’impitoyable  Metternich  et,  en  quelques 
mots,  l’empereur,  esprit  timide  et  irrésolu,  est  boule- 
versé. Metternich  ne  s’oppose  pas  non  plus  à la  restau- 
ration du  prince,  mais  il  posera  des  conditions 
inacceptables.  François  II  se  retire,  et  le  chancelier 
reste  en  tête  à tète  avec  le  prince.  Ici,  Edmond  Rostand 
égale  Shakespeare. 

Après  avoir  cinglé  de  ses  impertinences  et  de  ses 
ironies  le  duc  de  Reichstadt,  Metternich  l’entraîne 
devant  un  miroir.  C’est  la  nuit.  A l’aide  d’un  flambeau, 
il  montre  au  duc  de  Reichstadt,  dans  un  reflet,  sa 
face  pâle  et  livide.  Lui,  l’héritier  du  grand  empereur  ! 
Jamais!  Il  n’a  rien  de  Napoléon,  ni  les  traits,  ni  l’âme. 
Qu’il  observe  ses  yeux  sans  flamme,  sa  bouche  sans 
énèrgie;  le  roi  de  Rome  a disparu,  il  n’y  a plus 
devant  ce  miroir,  accusateur  terrible,  qu’un  être 
débile,  sans  caractère,  dans  les  veines  duquel  coule 
à peine  un  sang  blond  d’Autrichienne.  Cette  scène 
touche  au  sublime  et  je  plains  les  académiciens  criti- 
ques, tel  M.  Émile  Faguet,  par  exemple,  de  n’en 
avoir  pas  compris  toute  la  beauté. 

A partir  de  ce  moment,  l'intrigue  se  hâte.  Le 
complot,  jusqu’ici  à peine  ébauché,  s’est  fortement 
noué  pendant  la  fête  de  nuit  organisée  dans  le  parc 
de  [Schœnbrunn.  Il  est  convenu  que  le  duc  de 
Reichstadt  que  Flambeau,  dit  Flambard,  ne  quitte 
pas  d’une  semelle,  se  trouvera  le  lendemain,  à l’aube, 
dans  la  plaine  de  Wagram.  C’est  là  le  rendez-vous 
des  conspirateurs,  rendez-vous  que  la  police  a 
découvert.  A l'heure  dite,  le  jeune  prince  arrive, 
tout  frémissant  d’espoir.  Le  tableau  est  magnifique  : 
à l’horizon  encore  noyé  dans  la  brume,  la  plaine 
s’allonge,  monotone  et  grise.  C’est  ici  que  le  grand  em- 
pereur, vingt-deux  ans  auparavant,  en  une  inoubliable 
et  sanglante  bataille,  a écrasé  les  Autrichiens.  Par 
une  évocation  géniale,  le  poète  fait  revivre  le  passé  : 
pendant  que  le  roi  de  Rome  qui  va  reprendre  le 
chemin  de  France  rappelle  l'héroïque  page  de  victoire, 
on  entend,  dans  le  lointain,  sourdre  des  plaintes  et 
des  gémissements.  Ce  sont  les  agonies  des  braves 
tombés  là  qui  pleurent,  et,  dans  un  crescendo  sinistre, 
ces  bruits  de  voix  douloureuses  et  confuses  montent 
vers  le  ciel.  Puis,  les  clameurs  lugubres  s'éteignent; 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


219 


d’autres  succèdent  : ce  sont  des  sonneries  de  clairon, 
des  fanfares  de  joie,  des  hourrahs  d’allégresse  ! C’est 
la  fuite  éperdue  de  l’armée  autrichienne  : c’est  la 
victoire  ! 

Rêve  éteint,  vision  disparue  ! L’évocation  est  finie, 
les  policiers  de  Metternich  arrivent.  Et  le  vieux  grena- 
dier, qui  veut  mourir  sur  un  champ  de  bataille,  se  tue 
sur  la  terre  de  Wagram. 

C’est  fini.  Le  duc  de  Reichstadt,  qui  n’a  pu  réaliser 
son  rêve,  va  mourir.  Nous  sommes  dans  la  chambre 
où  dormit,  en  1809,  le  grand  empereur  triomphant. 
Avant  de  rendre  sa  pauvre  âme  frêle  et  désabusée,  le 
prince  veut  dire  adieu  aux  objets  chers  qui  lui 
rappellent  la  France  et  ses  premières  années.  Voici  le 
berceau  tout  doré  que  Paris  lui  offrit,  voici  le  grand 
cordon  de  la  Légion  d’honneur  qui  enveloppa  son 
berceau.  Ses  mains  fiévreuses  les  caressent  une 
dernière  fois.  Il  croit  entendre  peut-être  les  carillons 
sonnant  sa  bienvenue  à tous  les  clochers  de  France, 
et  ses  yeux  se  ferment  dans  ce  doux  bercement 
d’agonie. 

Voilà  le  chef-d'œuvre,  je  dis  ce  mot  sans  réserve. 
Avec  ce  drame,  Edmond  Rostand,  secondé  par  une 
incomparable  artiste,  Mme  Sarah  Bernhardt,  nous  a 
donné  la  plus  belle  sensation  d’art  qu’il  soit  possible 
d’éprouver.  Et  je  me  demande,  en  mon  admiration 
inquiète  pour  ce  jeune  grand  poète  : de  quoi  son 
demain  sera-t-il  fait? 

Ch.  FORMENTIN. 

A l’ambigu. 

L’histoire  de  la  duchesse  de  Berry  devait  inévita- 
blement tenter  un  homme  de  théâtre.  M.  Arthur 
Bernède  a voulu  l’écrire  et  n’a  point  trop  mal  réussi. 
Je  ne  lui  reprocherai  certes  pas  d’avoir  pris  trop  de 
familiarités  avec  la  vérité  historique;  j’estime  qu’un 
homme  de  théâtre  a tous  les  droits,  quand  il  veut 
peindre  et  faire  de  la  vie.  M.  Bernède  a noirci  un  peu 
plus  la  mémoire  de  Deutz,  le  traître,  et  son  imagina- 
tion abondante  lui  a prêté  quelques  forfaits  nouveaux. 
Je  ne  plains  pas  la  mémoire  du  scélérat  qui  livra  une 
femme. 

La  Duchesse  de  Berry  est  un  drame  bien  charpenté, 
plein  d’heureuses  trouvailles  : c’est,  en  des  tableaux 
très  variés,  l’histoire  du  soulèvement  de  la  Vendée, 
en  1832,  avec  son  ignoble  dénouement  : la  trahison. 

Je  crois  que  l’Ambigu  tient  un  succès  et  je  le  désire, 
car  les  hommes  qui  dirigent  ce  théâtre  sont  sympa- 
thiques, et  puis,  il  faut  au  public  de  ces  spectacles 
sains  et  intéressants  où  il  y a toujours  quelque  leçon 
à recueillir. 

Ch.  F. 

LA  MUSIQUE 

Les  grands  oratorios  à l’église  Saint-Eustache. 

La  Cène  des  Apôtres,  de  Richaud  Wagner,  et  la  Terre 
promise,  oratorio  inédit  de  .1.  Massenet. 

Encore  une  victoire  de  plus,  et  non  des  moindres, 
à l’actif  de  M.  Eugène  d’Ilarcourt.  Cet  infatigable  chef 
d’orchestre  finira  par  nous  démontrer  que  si,  en 
thèse  générale,  la  perfection  n’est  pas  de  ce  monde, 
elle  a du  moins,  grâce  à sa  baguette  magique,  con- 
senti à élire  domicile  chez  nous.  Je  n’en  veux  pour 
preuve  que  l’immense  succès  qu’ont  obtenu,  au 
concert  du  15  mars  dernier,  les  œuvres  magistrales 
de  Massenet  et  de  Wagner. 

L’historique  de  la  Cène  des  Apôtres  vaut  la  peine 
qu’on  lui  consacre  quelques  lignes. 


En  1842,  Frédéric-Auguste  IV,  roi  de  Saxe,  gagné 
par  l’enthousiasme  qu’avait  soulevé  à Dresde  la  pre- 
mière représentation  de  Rienzi,  donna  à Wagner,  dont 
la  carrière  n’avait  été  jusqu’alors  qu’une  longue 
suite  de  cuisants  déboires,  la  place  de  maître  de  sa 
chapelle,  avec  un  traitement  magnifique.  Un  peu  plus 
tard,  le  titre  de  chef  d’orchestre  de  la  maison  royale 
vint  s’ajouter  à cette  première  faveur,  et  c’est  en 
cette  qualité  que  Wagner  fut  chargé  de  diriger  un 
festival  où  furent  invitées  toutes  les  sociétés  chorales 
de  la  Saxe. 

La  première  audition  de  la  Cène  des  Apôtres  eut  lieu 
le  6 juin  1843,  en  présence  du  roi  de  Saxe  et  d’un 
très  nombreux  public,  dans  l’église  Notre-Dame 
(Frauenkirche),  à Dresde.  Ce  ne  fut  alors  qu’un  succès 
d’estime,  et  la  haute  valeur  de  cet  ouvrage  ne  s’affir- 
ma réellement  qu’à  Linz,  le  5 mai  1870,  à Hambourg, 
en  1871,  à Budapest,  en  1872,  à Leipzig,  en  1873,  etc. 

Écrite  en  entier  pour  chœurs  à voix  égales,  la  Cène 
des  Apôtres  se  compose  en  majeure  partie  de  chants 
sans  accompagnement  : la  trame  symphonique  s’y 
enrichit  par  suite  d’une  irréprochable  pureté  de  lignes, 
en  même  temps  qu’elle  y gagne  en  concision  et  en 
clarté.  D’autre  part,  la  simplicité  même  de  cette 
partie  chorale  met  superbement  en  lumière,  par  un 
contraste  ingénieusement  amené,  l’éclatante  appari- 
tion de  l’orchestre. 

Ce  qu’il  y a de  remarquable,  dans  la  première  partie, 
c’est  l’analogie  frappante  du  chœur  en  fa  aveclechœur 
des  pèlerins  du  Taunhœuser,  que  Wagner  devait  pro- 
duire deux  ans  plus  tard.  C’est  bien  la  même  inspira- 
tion puissante,  empreinte  aussi  d’un  caractère  de 
pieuse  solennité.  Puis  viennent  les  chants:  Rassurez- 
vous!...  d’une  douceur  mélancolique;  De  même,  des 
méchants  s'accroît  lahaine...  très  large  et  très  imposant. 
Un  peu  plus  loin  entrent  en  scène  les  Apôtres,  repré- 
sentés par  douze  basses  ; un  dialogue  musical  des  plus 
captivants  s’engage  entre  eux  et  les  disciples,  avec 
des  oppositions  de  tonalités  majeures  et  mineures 
d’un  pathétique  effet,  dont  l’harmonie  va  grandissanl 
par  degrés  jusqu’au  passage:  O Dieu  suprême...  admi- 
rable supplication  dont  les  émouvantes  périodes 
amènent  avec  les  Voix  d'en  Haut:  Espérez!...  l’entrée 
en  scène  de  l’orchestre.  Le  finale  : Lui  qui  du  Verbe  nous 
donne  la  grâce...  procède  chromaliquement,  et  d’amples 
accords  soulignent  le  mot  « Eternité!  » que  lance  la 
masse  chorale  en  une  irradiation  desublime  apothéose. 
C’est  le  digne  couronnement  du  chef-d’œuvre  ; c’est 
la  suprême  consécration  du  génie  religieux  de  ce  grand 
maître  de  la  dramaturgie  lyrique  que  fut  Richard 
Wagner. 

La  Terre  Promise  de  J.  Massenet  ne  ressemble  en 
rien  àla  Cène  des  Apôtres.  Est-ce  àdire  pourcela  qu’elle 
lui  soit  inférieure?  — Non.  Dans  son  œuvre,  Wagner, 
par  la  puissance  de  son  génie,  impose  l’admiration  ; 
dans  la  sienne,  Massenet  atteint  le  même  but  par 
l’irrésistible  charme  qu’il  sait  exercer  sur  l’auditeur, 
grâce  à l’extraordinaire  variété  de  son  harmonie  tan- 
tôt tendre  et  émue,  tantôt  dramatique  et  inspirée. 

Comme  dans  la  Cône  des  Apôtres,  les  belles  pages 
abondent  dans  l’œuvre  de  J.  Massenet.  Bornons-nous 
à citer,  dans  la  première  partie,  les  chants  du  bary- 
ton solo  interprétés  avec  beaucoup  de  talent  par 
M.  Noté  ; le  chœur  vigoureusement  traité  et  très  mou- 
vementé: Le  Seigneur  passera  lui-même  devant  nous...  ; 
le  dialogue  des  Lévites  et  du  chœur  d’Israël,  d’une 
facture  archaïque  très  pittoresque  et  très  originale;  le 


220 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


chant  superbe:  Obéissez  et  vous  serez  béni...  qui  s’en- 
chaîne fort  à propos  avec  le  motif  de  la  Terre  Promise 
reproduit  par  l’accompagnement;  et  le  chœur  final: 
Seigneur  Dieu  ! permettez  que  j'aille  au  delà  du  Jour- 
dain  

Les  appels  de  trompettes  de  la  deuxième  partie  et 
la  marche  du  septième  jour  suivie  du  cri  terrible  : 
Jahvé!  ( Jéhovah ) forment  la  pièce  capitale  de  l’œuvre; 
c’est  absolument  merveilleux,  tant  au  point  de  vue  de 
l’inspiration  que  de  l’agencement  symphonique  de 
l’orchestre  et  des  voix. 

Moins  heureux  m’a  semblé  le  début  de  la  deuxième 
partie;  mais  l’air  du  soprano  très  bien  chanté  par 
Mlle  Lydia  Terville,  et  le  chœur  d’Israël:  Gloire  à 
Dieu!...  se  remettent  largement  au  niveau  des  plus 
belles  parties  de  l’œuvre. 

Exécution  hors  ligne:  il  n’y  a pas  lieu  de  s’en  étonner, 
puisque  M.  d’tlarcourt  était  là.  D’ailleurs,  n’était-il 
pas  secondé  à souhait  par  ses  chœurs,  son  orchestre 
et  tout  particulièrement  par  des  solistes  tels  que 
M.  Noté,  le  baryton  bien  connu  de  l’Opéra,  et 
Mlle  Lydia  Terville  ? 

M.  d’Harcourt  a tenu  à nous  donner  dans  la  même 
soirée  deux  premières,  et  quelles  premières  ! L’art 
musical  lui  en  tiendra  compte,  et  le  public  ne  l’oubliera 
pas. 

Km.  FOU  QU  ET. 

Géographie 

Océanographie.  — Une  science  jeune  et  intéressante. 
Son  avancement. 

Le  xix°  siècle  clôt  la  période  des  grandes  décou- 
vertes géographiques.  Notre  globe,  bien  étudié  déjà 
dans  ses  lignes  générales,  ne  recèle  aucune  portion 
inédite,  aucun  coin  de  terre  dont  l’existence  ne  soit 
connue  ou  tout  au  moins  soupçonnée  par  le  monde 
des  géographes.  — L’océanographie , cette  science 
née  d’hier,  en  est  encore  à ses  débuts.  Elle  est  appelée 
à prendre  la  place  de  Y exploration  proprement  dite. 
II  ne  serait  donc  pas  sans  intérêt  de  jeter  un  coup 
d’œil  sur  les  progrès  déjà  accomplis  et  sur  le  rôle 
éventuel  qui  lui  sera  dévolu  dans  un  avenir  prochain. 

C’est  aussi  une  question  de  grande  actualité. 

La  pose  de  nouveaux  câbles  sous-marins,  qui  préoc- 
cupe en  ce  moment  tous  les  esprits  en  Europe  et 
pour  laquelle  des  crédits  ont  été  demandés  aux  Cham- 
bres françaises,  est  à la  fois  une  propulsion  et  un  dé- 
rivé de  la  science  océanographique. 

Considérée  pendant  longtemps  comme  une  branche 
de  la  géographie  proprement  dite , l’océanographie 
prend  de  nos  jours,  grâce  à l’esprit  élevé  de  queiques 
hommes  d’élite,  une  allure  détachée,  indépendante; 
elle  tend  à devenir  une  science  positive,  à l’égale  de 
son  ainée,  vieille  de  plusieurs  siècles. 

Les  prétentions,  modestes  au  début,  de  la  géogra- 
phie, ont  grandi  avec  l’humanité  dont  elle  modifie  à 
son  gré  les  conditions  d’existence . A considérer 
l’étendue  des  éléments  soumis  à l’investigation  des 
deux  branches  scientifiques,  l'étude  des  océans  de- 
vrait logiquement  occuper  une  place  triple  de  celle 
qui  est  assignée  à la  terre  ferme.  Notre  planète  est 
partagée,  comme  on  sait,  en  deux  parties  fort  inégales, 
et  sur  les  510  millions  de  kilomètres  carrés  de  sa 
superficie,  368  millions  environ  reviennent  à l’élé- 


ment liquide.  Mais,  soit  qu’ils  en  fussent  trop  éloi- 
gnés, soit  qu’ils  nren  saisirent  pas  les  avantages 
immédiats,  aucune  tentative  ne  fut  faite  par  nos 
ancêtres  pour  élucider  les  problèmes  si  compliqués 
de  la  vie  sous-marine.  « Le  premier  sentiment  ins- 
piré à l’homme  par  la  mer,  disait  notre  grand  Miche- 
let, était  la  terreur.  » 

L’Océan,  qui  engloutit  le  soleil  et  la  lune,  qui  inter- 
cepte la  lumière  et  nourrit  des  monstres  marins,  ne 
pouvait  exercer  d’autres  effets  sur  les  esprits  mys- 
tiques des  hommes  de  l’antiquité. 

Trois  cents  ans  seulement  après  la  découverte  de 
l’ Amérique,  en  1775,  Franklin  reconnut  l'existence 
du  Gulf-Stream.  Il  était  encore  réservé  à notre  siècle, 
au  xixe,  d’établir  les  bases  d’une  science  d’un  carac- 
tère à la  fois  universel  et  pratique.  Ce  fut  en  1848  que 
l’Américain  Maury  commença  la  publication  de  ses 
cartes  de  vents  et  de  courants.  Cette  année  même,  un 
navire,  guidé  par  ces  cartes,  accomplissait  en  vingt- 
quatre  jours  un  voyage  qui  exigeait  auparavant  qua- 
rante et  un  jours  en  moyenne.  Un  résultat  pareil 
devait  engager  les  peuples  à poursuivre  une  étude 
qui  rapprochait  les  distances. 

L’établissement  de  cartes  marines  et  d’instructions 
nautiques  fut  poussé  avec  une  admirable  persévé- 
rance et  le  monde  des  marins  possède  à l’heure 
actuelle  tous  les  éléments  propres  à les  éclairer  sur  la 
conduite  de  leurs  navires.  Niais  là  ne  s’arrête  pas  le 
rôle  de  la  science  océanographique;  son  but  est  plus 
vasle  — plus  profond,  dirions-nous,  sans  jeu  de  mots 
— puisqu’il  s'agit  de  connaître  surtout  l’épaisseur 
exacte  des  diverses  nappes  d’eau,  la  composition  du 
fond  sous-marin,  la  nature  de  sa  faune  et  de  sa  flore. 
Le  recours  à la  science  mécanique  devient  indispen- 
sable. L’étude  de  la  mer  exige  un  arsenal  d’appareils, 
d’outillages  de  toutes  sortes  : sondes,  thermomètres, 
aéromètres,  bouteilles  à recueillir  l'eau  au  fond,  appa- 
reils de  pèche,  laboratoires  d’analyse,  etc.  La  fabrica- 
lion  de  ces  appareils  n’est  pas  chose  aisée;  la  pression 
de  l’eau  fausse  ou  brise  les  instruments  qui  semblent 
les  mieux  perfectionnés  pour  les  opérations  sur  terre 
ferme.  Mais  le  génie  de  l’invention  moderne  a sur- 
monté toutes  les  difficultés.  L 'expérience,  cette  mère 
de  toutes  les  merveilles  de  notre  époque,  a puissam- 
ment secondé  les  efforts  des  savants.  Timidement, 
isolément,  des  naturalistes  étaient  admis,  dans  les 
premières  années  du  xixB  siècle,  à bord  des  navires 
chargés  de  longues  croisières.  Les  Anglais  sont  très 
justement  fiers  de  la  série  de  campagnes  scienti- 
fiques accomplies  dans  les  régions  boréales  et  qui 
furent  en  même  temps  très  fructueuses  pour  les  con- 
naissances océanographiques.  Une  ère  nouvelle  pour 
les  études  de  l’océanographie  s'ouvrit  avec  l’admira- 
ble campagne  du  Challenger,  navire  qui  croisa  dans 
les  mers  durant  trois  années  et  demie  (décembre  1872- 
mai  1876),  ayant  à bord  un  nombreux  état-major 
composé  des  plus  hautes  sommités  scientifiques.  Cette 
campagne  fut  le  prélude  d’une  série  d’autres  expédi- 
tions ayant  pour  but  principal  l’étude  des  océans. 
Citons,  dans  l’ordre  chronologique,  l’expédition  émi- 
nemment scientifique  et  fructueuse  de  M.  A.  Milne- 
Edwards,  à bord  du  Travailleur  et  du  Talisman  dans 
l’Atlantique  (1880-1883)  ; la  campagne  de  la  Romanche, 
commandant  Martial,  dans  les  mers  polaires  sud 
(1882-1883);  l’expédition  de  la  Yaldivia,  navire  alle- 
mand qui  vient  de  rentrer  d’une  campagne  de  dix- 
huit  mois,  et  qui  était  spécialement  chargé  d’études 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


221 


océanographiques.  Les  résultats  de  cette  campagne 
promettent  d’être  presque  aussi  brillants  que  ceux  du 
Challenger.  Divers  navires  sont  en  ce  moment  même 
en  route;  V Albatros,  navire  américain,  exécute  des 
croisières  hardies  en  vue  des  études  océanographi- 
ques; d’autres  ont  pour  objet  spécial  l’examen  du 
fond  sous-marin  destiné  à recevoir  des  câbles.  Mais  la 
reconnaissance  du  monde  savant,  et  plus  lard  peut- 
être  aussi  celle  d'une  grande  partie  de  l’humanité, 
sera  acquise  au  Mécène  de  l'océanographie,  souve- 
rain éclairé  et  généreux,  S.  A.  S.  Albert  1er  de  Mo- 
naco, qui  exécute  depuis  l’année  188b,  à bord  de  ses 
yachts  Hirondelle  et  Princesse  A lice,  différentes  croi- 
sières en  vue  d’élargir  l’horizon  de  nos  connaissances 
de  la  mer.  Ce  prince  érudit  a eu  soin  de  s’entourer 
d’une  pléiade  de  savants  parmi  lesquels  nous  citerons 
particulièrement  MM.  Richard,  son  secrétaire  parti- 
culier, et  Thoulet,  professeur  à la  Faculté  de  Nancy, 
ce  dernier  à la  fois  le  plus  digne  et  le  plus  autorisé 
représentant  de  la  science  océanographique  en  France. 
Le  prince  de  Monaco  s'est  voué  avec  ardeur  à la 
tâche  la  plus  noble,  celle  de  dévoiler  au  monde  civi- 
lisé les  secrets  soigneusement  cachés  de  la  nature. 
Honneur  à notre  époque,  à cette  fin  de  siècle  glorieuse, 
qui  transforme  un  prince  régnant  en  un  savant  natu- 
raliste et  qui  devra  ses  plus  belles  découvertes  aéro- 
nautiques et  la  connaissance  du  régime  des  glaciers 
à un  héritier  des  Bonaparte  ! 

P.  LEMOSOF. 


CAUSERIE  MILITAIRE 

■ 

Le  général  Donop  vient  de  prendre,  dans  l'étendue 
de  son  corps  d’armée,  une  mesure  radicale  pour  ten- 
ter d’enrayer  la  marée  montante  de  l’alcoolisme.  Il  a 
tout  simplement  interdit  aux  cantiniers  la  vente  de 
l’alcool  dans  les  casernes.  Nous  ne  pouvons  qu’ap- 
plaudir des  deux  mains  à celte  décision,  car  l’alcool 
empoisonne  nos  soldats  sous  toutes  les  étiquettes  les 
plus  mensongères,  les  débilite  et  les  lue  à petit 
feu. 

Malheureusement,  ce  n’est  pas  seulement  dans  nos 
cantines  de  casernes  qu’ils  s’alcoolisent  le  plus,  mais 
bien  surtout  dans  toutes  les  guinguettes  et  les  « ca- 
boulols  » où  ils  vont  s’enfermer  le  soir  après  la 
! soupe,  ou  bien  le  dimanche,  tout  le  long  de  la  désœu- 
vrante  journée. 

Si  vous  voulez  pénétrer  avec  nous  dans  un  de  ces 
cafés  à clientèle  militaire,  vous  y verrez  un  attristant 
spectacle,  car  c’est  là  que  se  perpètre  la  « débâcle 
physique  et  morale  de  nos  soldats  ». 

Écoutez  le  patron  donner  mielleusement  le  bonjour 
à sesclients  qui  s’affalent  autour  des  tables.  - Rude 
journée,  hein  ! On  a encore  trimé  dur?  On  n’a  pas 
volé  le  droit  de  prendre  un  verre.  Ces  messieurs 
désirent  l’apéritif?  — (Remarquez  que  nos  soldats 
I viennent  à peine  de  manger  la  soupe,  peu  importe.) 
— Un  petit  quinquina?  un  amer?  de  l’absinthe  ? J’en 
ai  reçu  de  l’oxygénée.  C’est  parfait  : ça  vous  remonte 
un  homme. 

Et  voilà  nos  soldats  servis.  Une  absinthe  après 
] dîner  ! La  première  appelle  la  seconde,  puis,  suivant 
l’état  du  porte-monnaie,  on  passe  au  café  avec  petit 
j verre,  suivi  de  la.  série  des  liqueurs.  Tout  cela  coûte 
j si  peu  : deux  ou  trois  sous,  la  consommation,  et  l’on 


rentre  au  quartier  juste  à l'heure  de  l'appel.  On  dort 
mal,  on  souffre  intérieurement  du  feu  qui  vous 
dévore  toute  la  nuit.  Le  lendemain,  on  part  mal  dis- 
posé à supporter  les  fatigues  des  exercices  militaires. 
Or,  il  est  un  fait  avéré,  et  les  médecins  militaires  ne 
nous  contrediront  pas,  c’est  que  la  plupart  de  leurs 
malades  habituels,  dans  les  marches  et  les  manœuvres, 
sont  des  alcooliques.  Bien  heureux  quand  ceux-ci  ne 
payent  pas  quelquefois  de  la  vie  les  excès  des  jours 
passés. 

Malheureusement,  dans  l'armée,  on  ne  s’occupe  que 
des  ivrognes,  pour  les  châtier  quand  ils  se  font  pren- 
dre ; c’est  l’exception  ; mais  on  néglige  les  alcooliques 
qui  deviennent  la  règle.  C’esL  pourtant  contre  ces 
derniers  surtout  qu’il  y a lieu  de  prendre  des  mesures 
énergiques.  Lesquelles  ? Interdire  aux  soldats  l’usage 
des  alcools?  La  chose  est  possible  dans  les  casernes 
et  nous  voudrions  voir  généraliser  l’excellent  exemple 
donné  par  le  général  Donop.  A l’extérieur  du  quar- 
tier,  la  question  devient  plus  délicate,  car  l’autorité 
militaire  n’a  aucun  pouvoir  sur  les  cabaretiers  civils 
et  son  action  se  borne  à consigner,  de  temps  à autre, 
les  cafés  où  se  sont  produits  des  incidents  scandaleux. 

Si  nos  soldats  vont  s’alcooliser  dans  les  débits, 
c’est  qu’ils  ne  savent  généralement  où  aller  quand 
ils  disposent  de  quelques  heures  de  loisir. 

On  a bien  essayé,  dans  certains  corps,  de  leur  amé- 
nager des  salles  de  réunion,  de  disposer  des  réfec- 
toires en  salles  de  lecture  : les  résultats  ont  été  à 
peu  près  nuis.  Ceux  qui  les  fréquentent  sont  ceux 
qui  n’ont  « pas  le  sou  ».  Que  voulez-vous  ? la  caserne 
est  toujours  la  caserne,  et  le  troupier  ne  se  croit 
libre  que  lorsqu’il  en  a passé  la  grille,  sous  l’œil  du 
sergent  de  planton. 

Que  faudrait-il  donc  faire?  Créer  dans  chaque  gar- 
nison des  salles  de  réunion  à l’extérieur  des  caser- 
nes, où  les  soldats  pourraient  se  distraire  en  com- 
mun, jouer,  fumer,  écrire  et  lire  à leur  aise,  entrer 
et  sortir  à leur  guise,  et  ne  pas  se  croire  obligés  de 
tuer  le  temps  en  buvant  de  l’alcool  ! Cette  œuvre  est 
celle  des  philanthropes. 

Il  faut  aussi  que  nos  officiers  ne  se  lassent  de  signa- 
ler, de  leur  parole  autorisée,  les  dangers  croissants  de 
l’alcoolisme.  Et,  à ce  sujet,  nous  ne  pouvons  que 
leur,  conseiller  la  lecture  elle  commentaire  à leurs 
hommes,  de  l’excellent  opuscule  édité  par  la  librai- 
rie mililaire  Charles  Lavauzelle,  avec  pour  titre: 
les  Dangers  de  l'alcool  et  de  l’alcoolisme,  petit  manuel  à 
l'usagè  de  l'armée.  Capitaine  FANFARE. 

*>  > 

ü’flîGüON 

Voici  l’ode  que  Mme  Sarali  Bernhardt  devait  déclamer  au 
cinquième  acte  de  Y Aiglon,  à côté  du  vieux  grognard  Flambeau, 
sur  le  champ  de  bataille  de  Wagram. 

Ces  magnifiques  strophes  d’Edmond  Rostand  ont  dû  être 
coupées  par  la  seule  raison  de  la  longueur  du  spectacle;  elles 
seront  néanmoins  insérées  dans  l’édition  dc^ce  drame,  qui  pa- 
raîtra dans  quelques  jours. 

LE  DUC  DE  RE1CHSTADT 

Empereur!  .Je  vais  être  Empereur!  Je  frissonne! 

Je  voudrais  ne  jamais  faire  souffrir  personne! 

J’ai  vingt  ans  et  je  vais  régner! 

Ah  ! je  me  vois  passer  comme  d’une  fenêtre. 

Me  voilà!  que  c’est  beau  d’avoir  vingt  ans  et  d’être 

Fils.de  Napoléon  Premier!.  . . 


999 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Î1  me  semble  que  j’ai  pour  âme  Notre-Dame, 

Que  j’entends  dans  la  nef  sonore  de  mon  âme 
Prier  tout  un  peuple  à présent! 

Ah!  Dieu!  qu’on  va  pouvoir  servir  de  grandes  causes! 
Aimer!  Se  dévouer!  Faire  de  belles  choses! 

Ah!  Prokesch!  que  c’est  amusant! 

Peuple,  qui  de  ton  sang  écrivis  la  Légende, 

Il  faut  que  cette  gloire  en  bonheur  je  la  rende! 

O retour!  retour  triomphal! 

Soleil  sur  les  drapeaux!  multitudes  grisées! 

Parfum  des  marronniers  de  ces  Champs-Élysées 
Que  je  vais  descendre  à cheval  ! 

FLAMBEAU 

Les  femmes  pour  vous  voir  monteront  sur  des  chaises, 
Avec  de  ces  chapeaux  comme  en  ont  les  Françaises  ; 

Tous  les  fusils  seront  fleuris! 

Il  vous  acclamera,  ce  grand  Paris  farouche... 

LE  DUC 

On  doit  croire  embrasser  la  France  sur  la  bouche 
Lorsqu’on  est  aimé  par  Paris! 

flambeau,  lui  prenant  les  mains 

Toi,  tu  les  entendras,  nos  plaintes  les  plus  sourdes! 
N’est-ce  pas  qu’à  présent  tu  te  sens  les  mains  lourdes 
Des  grâces  que  tu  vas  signer! 

LE  DUC 

Peuple!  on  m’a  trop  menti  pour  que  je  sache  feindre! 
Liberté!  Liberté!  tu  n’auras  rien  à craindre 
D’un  prince  qui  fut  prisonnier! 

Et,  que  vais-je  inventer  pour  choyer  le  mérite? 

Ce  sont  des  noms  valant  certes  qu’on  en  hérite 
Que  Trévise  ou  Montebello. 

Mais  d’autres  noms  encor  je  veux  qu’on  s’émerveille. 

Mon  père  aurait  voulu  faire  prince  Corneille, 

Je  ferai  duc  Victor  Hugo! 

Je  ferai...  je  ferai...  je  veux  faire...  je  rêve... 

L’héroïque  parfum  qui  de  ces  champs  s’élève 
Commence  à me  rapatrier! 

Et  c’est  bien  dans  ta  brise  où  l’on  boit  de  la  gloire 
Qu’au  moment  de  partir  je  devais  venir  boire, 

Wagram!  le  coup  de  l’étrier! 

Edmond  ROSTAND. 

ir  - 

L’ÉTERNELLE  CHANSON 

Lorsque  tu  seras  vieux  et  que  je  serai  vieille, 

Lorsque  mes  cheveux  blonds  seront  des  cheveux  blancs, 
Au  mois  de  mai,  dans  le  jardin  qui  s’ensoleille, 

Nous  irons  réchauffer  nos  vieux  membres  tremblants. 
Comme  le  renouveau  mettra  nos  cœurs  en  fête, 

Nous  nous  croirons  encor  de  jeunes  amoureux; 

Et  je  te  sourirai  tout  en  branlant  la  tête, 

Et  nous  ferons  un  couple  adorable  de  vieux. 

Nous  nous  regarderons  assis  sous  notre  treille, 

Avec  de  petits  yeux  attendris  et  brillants, 

Lorsque  tu  seras  vieux  et  que  je  serai  vieille, 

Lorsque  mes  cheveux  blonds  seront  des  cheveux  blancs. 

Sur  notre  banc  ami,  tout  verdâtre  de  mousse, 

Sur  le  banc  d’autrefois  nous  reviendrons  causer. 

Nous  aurons  une  joie  attendrie  et  très  douce, 

La  phrase  finissant  souvent  par  un  baiser. 

Combien  de  fois  jadis  j’ai  pu  dire  : je  t’aime! 

Alors  avec  grand  soin  nous  le  recompterons; 

Nous  nous  ressouviendrons  de  mille  choses,  même 
De  petits  riens  exquis  dont  nous  radoterons. 

Un  rayon  descendra,  d’une  caresse  douce 
Parmi  nos  cheveux  blancs,  tout  rose  se  poser, 

Quand  sur  notre  vieux  banc,  tout  verdâtre  de  mousse, 

Sur  le  banc  d’autrefois  nous  reviendrons  causer. 


Et  comme  chaque  jour  je  t’aime  davantage, 

Aujourd’hui  plus  qu’hier  et  bien  moins  que  demain, 
Qu’importeront  alors  les  rides  du  visage  ? 

Mon  amour  se  fera  plus  grave  et  plus  serein. 

Songe  que  tous  les  jours  des  souvenirs  s’entassent, 

Mes  souvenirs  à moi  seront  aussi  les  tiens; 

Ces  communs  souvenirs  toujours  plus  nous  enlacent 
Et  sans  cesse  entre  nous  tissent  d’autres  liens. 

C’est  vrai,  nous  serons  vieux,  très  vieux,  faiblis  par  l’âge, 
Mais  plus  fort  chaque  jour  je  serrerai  ta  main; 

Car,  vois-tu,  chaque  jour  je  t’aime  davantage, 

Aujourd’hui  plus  qu’hier  et  bien  moins  que  demain. 

Et  de  ce  cher  amour  qui  passe  comme  un  rêve, 

Je  veux  tout  conserver  dans  le  fond  de  mon  cœur  ; 
Retenir,  s’il  se  peut,  l’impression  trop  brève, 

Pour  la  ressavourer  plus  tard  avec  lenteur. 

J’enfouis  ce  qui  vient  de  lui  comme  un  avare, 
Thésaurisant  avec  ardeur  pour  mes  vieux  jours; 

Je  serai  riche  alors  d’une  richesse  rare  : 

J’aurai  gardé  tout  l’or  de  mes  jeunes  amours! 

Ainsi  de  ce  passé  de  bonheur  qui  s’achève 
Ma  mémoire  parfois  me  rendra  la  douceur; 

Et  de  ce  cher  amour  qui  passe  comme  un  rêve, 

J’aurai  tout  conservé  dans  le  fond  de  mon  cœur. 

Lorsque  tu  seras  vieux  et  que  je  serai  vieille, 

Lorsque  mes  cheveux  blonds  seront  des  cheveux  blancs, 
Au  mois  de  mai,  dans  le  jardin  qui  s’ensoleille, 

Nous  irons  réchauffer  nos  vieux  membres  tremblants. 
Comme  le  renouveau  mettra  nos  cœurs  en  fête, 

Nous  nous  croirons  encor  aux  heureux  jours  d’antan, 

Et  je  te  sourirai  tout  en  branlant  la  tête, 

Et  tu  me  parleras  d’amour  en  chevrotant. 

Nous  nous  regarderons,  assis  sous  notre  treille, 

Avec  de  petits  yeux  attendris  et  brillants. 

Lorsque  tu  seras  vieux  et  que  je  serai  vieille, 

Lorsque  mes  cheveux  blonds  seront  des  cheveux  blancs. 

Rosemonue  GÉRARD 
(Madame  Edmond  Rostand). 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

A quoi  pensent  nos  jeunes  gens  d'aujourd’hui? 
Comme  tous  ceux  qui  les  ont  précédés  dans  cette 
agréable  carrière  qui  s’écoule  de  vingt  à trente  ans,  ils 
voient  tout  en  rose  et  croient  à la  jeunesse  éternelle. 
Contrairement  à ce  qui  a été  écrit  un  peu  partout,  le 
pessimisme  n’est  pas  entré  dans  leur  cœur,  et  ils 
rêvent  d’actions  chevaleresques,  de  batailles  héroïques 
pour  les  idées,  d’amours  sans  fin.  Les  sports,  quelque 
peu  négligés  par  leurs  aînés,  ont  en  eux  de  fervents 
adeptes  ; c’est  pour  eux  une  bonne  école  de  la  volonté 
et  du  courage. 

Le  football  notamment  les  passionne,  et  les  sociétés 
rivales  qui  se  disputent  les  matches  sont  nombreuses 
à Paris  et  en  province. 

Le  dimanche  18  mars,  au  Parc  des  Princes,  à deux 
pas  de  la  gare  d’Auteuil,  c'étaient  le  Racing-Club  de 
France  et  le  Stade  français  qui  se  trouvaient  en  pré- 
sence, représentés  par  deux  équipes  de  premier  ordre, 
l’une  — celle  du  Racing-Club  — commandée  par  Frantz 
Reichel,  l’autre  — celle  du  Stade  — commandée  par 
Amand. 

J’ai  déjà  eu  occasion  d’entretenir  les  lecteurs  du 
Magasin  Pittoresque  d'un  match  de  football,  où  la  pluie 
et  la  boue  avaient  joué  un  rôle  prépondérant. 

Cette  fois,  ni  pluie,  ni  boue,  quelques  rayons  de 
soleil,  et  un  vent  vif  et  glacial  qui  vous  fouette  désa- 
gréablement le  visage. 

Les  spectateurs  n'en  sont  pas  moins  très  nombreux 
dans  les  tribunes  et  au  pesage.  Les  courses  d’Auteuil 
n’ont  pas  fait  de  tort  au  Parc  des  Princes. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


223 


Le  monde  de  l’escrime,  de  la  vélocipédie,  de  l’auto- 
mobile, est  brillamment  représenté.  Les  étudiants  du 
quartier  Latin  sont  bien  une  centaine.  Des  dames,  en 
assez  grand  nombre,  ont  arboré  des  toilettes  claires 
pour  fêter  sans  doute  les  approches  du  printemps, 
dont  l’heure  a sonné  au  moment  où  j’écris  ces  lignes. 
Elles  n’ont  pas  emporté  leurs  fourrures  et  doivent 
regretter  ce  fâcheux  oubli. 

Le  spectacle  sensationnel  ne  commence  en  réalité 
qu’à  4 h.  30.  Jusqu’à  cette  heure,  ce  sont  les  équipes 
secondes  — les  équipes  des  commençants  — des  deux 
clubs  qui  ont  bataillé  pour  le  prix  Jean  Borie,  et  c’est 
le  Racing-Club  qui  l’a  emporté. 

Pour  le  match  sensationnel  de  la  journée,  l’équipe 
du  Stade  français  — les  bleu  et  rouge  — arrive  la 
première  sur  la  pelouse.  Cette  équipe  compte  de  très 
nombreuses  victoires.  Depuis  1892  elle  a conquis  de 
haute  lutte  le  championnat  de  Paris  qui  se  dispute 
de  nouveau. 

Elle  entend  conserver  cette  fois  encore  la  supé- 
riorité : elle  parait  sûre  d’elle-même.  Le  capitaine  est 
venu  aux  tribunes,  quelques  minutes  avant  la  lutte, 
serrer  la  main  des  spectateurs  amis  et  exprimer  la  plus 
entière  confiance. 

L’équipe  du  Racing-Club  — les  bleu  clair  et  blanc  — 
parait  à son  tour.  Les  footballeurs  qui  la  composent 
ne  donnent  pas  l’impression  de  force  musculaire  que 
laissent  ceux  du  Stade,  à l’exception  toutefois  d'un 
grand  diable  nommé  Ruthenford,  d’une  solidité  à 
toute  épreuve.  Le  capitaine  Reichel  se  montre  moins 
exubérant  que  son  adversaire  le  capitaine  Amand. 
Ses  partisans,  en  revanche,  sont  très  chauds. 

On  l’acclame  dès  qu’on  l’aperçoit. 

Mais  la  partie  commence.  On  a tiré  au  sort  la 
place  et  les  stadistes  ont  eu  le  choix.  Le  match  durera 
exactement  quatre-vingt  minutes,  sans  compter  les 
arrêts  prononcés  par  l’arbitre,  et  dans  les  premières 
quarante  minutes  l’équipe  du  Racing-Club  aura  le 
désavantage  de  jouer  contre  le  vent,  qui  souffle  vigou- 
reusement. Le  ballon,  à maintes  reprises,  sera  poussé 
encore  plus  par  le  vent  que  par  les  stadistes,  qui 
cependant  sont  de  rudes  gaillards. 

Pendant  les  quarante  premières  minutes,  ni  le 
Stade  ni  le  Racing  ne  réussissent  à marquer  un  seul 
point.  Chacun  joue  serré.  Les  stadistes  parviennent  à 
porter  la  bataille  dans  le  camp  de  leurs  adversaires, 
le  ballon  avance  sans  cesse  du  côté  du  but  du  Racing- 
Club,  mais  la  résistance  de  Reichel  et  de  ses  équipiers 
est  indomptable.  Quand  les  avants  sont  débordés,  la 
deuxième  et  la  troisième  ligne  sauvent  la  situation 
qui  paraît  désespérée. 

11  y a des  mêlées  étonnantes  : stadisteset  racing- 
men  font  des  plongeons  sensationnels  les  uns  sur  les 
autres.  Deux  ou  trois  équipiers  des  deux  camps  restent 
sur  le  champ  de  bataille  sans  se  relever.  On  les  croit 
sérieusement  blessés.  Pas  du  tout.  Ils  en  ont  vu  bien 
d’autres.  Après  un  massage  de  quelques  secondes  aux 
jambes  et  à la  poitrine,  ils  se  relèvent.  Ils  boitent  un 
peu,  mais,  au  bout  de  cinq  minutes,  ils  ne  sont  pas 
les  moins  ardents  à la  lutte. 

En  voici  un  qui,  après  une  mêlée,  prend  le  ballon 
et  court  à toute  vitesse  le  porter  jusqu’au  but  du 
camp  adverse.  C’est  un  stadiste  qui  accomplit  ce 
haut  fait.  Mais  à 3 mètres  du  but,  il  est  rattrapé  par 
un  équipier  du  Racing  qui  le  ceinture  avec  violence, 
le  fait  tomber,  et  fait  échouer  son  « essai  ». 

Et  c’est  à 3 mètres  du  but  que  la  partie  recom- 


mence. Le  capitaine  Reichel  a ses  hommes  dans  la 
main;  d’un  mot,  d’un  signe,  il  les  dirige,  et,  grâce  à 
une  tactique  merveilleuse,  l’équipe  du  Racing,  par 
un  effort  suprême,  renvoie  le  ballon  dans  le  camp 
des  adversaires. 

Dans  les  tribunes,  on  applaudit,  les  amis  des  sta- 
distes sont  consternés.  Les  quarante  minutes  — ce 
qu’on  appelle  le  mi-temps — sont  écoulées.  L’arbitre  a 
sifflé  pour  l’arrêt,  et  la  foule  envahit  la  piste,  où  on 
entoure  principalement  Reichel,  le  vainqueur  moral 
de  cette  première  partie. 

Dix  minutes  d’entr’acte,  et  le  spectacle  recom- 
mence. Il  avait  été  déjà  intéressant.  11  devient  pas- 
sionnant. Les  spectateurs  encouragent  de  la  voix, 
qui  les  stadistes,  qui  les  racingmen.  On  se  croirait 
aux  courses  d’Auteuil,  qui  ont  lieu  à 300  mètres 
de  là. 

Les  équipes,  selon  la  règle,  ont  changé  de  côté  ; c’est 
maintenant  le  Stade  qui  joue  contre  le  vent.  Mais  il 
fait  très  bonne  contenance,  et,  dès  le  début,  s'installe 
dans  le  camp  adverse.  Le  Racing  tente  de  rapides 
échappées  avec  le  ballon,  mais  il  est  arrêté  en  route. 
Par  deux  fois,  le  Stade  manque  « l’essai  » quand  on 
est  persuadé  qu’il  va  l’atteindre. 

Tout  à coup,  le  Racing  fait  un  effort  suprême.  Avants, 
demis  et  arrière  jouent  avec  un  ensemble  admirable 
et  débordent  leurs  adversaires.  Le  ballon  est  porté 
par  un  de  ses  équipiers  au  but  du  Stade,  On  trépigne, 
on  hurle  même  — je  n’exagère  pas  — dans  les 
tribunes. 

Il  y aura  donc  un  vainqueur,  et  le  match  ne  sera 
pas  nul.  Cinq  minutes  après,  nouvel  « essai  » à l’avan- 
tage du  Racing-Club,  suivi  d’un  but.  On  jouera  encore 
un  quart  d'heure  jusqu’à  ce  que  les  quatre-vingt  mi- 
nutes de  combat  soient  écoulées,  mais  sans  qu’aucun 
point  nouveau  ait  été  marqué  par  le  Racing,  proclamé 
vainqueur  par  8 pointsà  0 au  Stade. 

L’équipe  du  Racing  est  rayonnante,  et  ses  nom- 
breux amis  dans  les  tribunes  se  précipitent  pour  les 
complimenter.  Reichel  est  porté  en  triomphe,  et  il 
rentre  au  pesage  sur  les  épaules  de  ses  camarades. 

C’est  le  délire  dans  la  victoire.  On  fait  sauter  les 
chapeaux;  les  femmes  en  toilette  claire  agitent  leurs 
mouchoirs.  Quelques-unes  envoient  des  baisers  à 
leurs  maris. 

Car  ces  footballeurs,  vous  savez,  sont  des  hommes 
d’ordre.  Plusieurs  sont  mariés  à vingt-cinq  ans,  et  ils 
ont  déjà  un  ou  deux  hébés  qu’ils  entourent  des  soins 
hygiéniques  les  plus  grands,  les  alimentant  notam- 
ment avec  la  phosphaline  et  du  lait,  et  rejetant  toutes 
les  drogues  pharmaceutiques,  dont  ils  ont  le  dégoût 
profond. 

11  résulterait  de  tout  ce  que  je  viens  d’écrire  que  le 
jeu  de  football  est  l’école  de  la  vertu  et  du  courage. 

Les  footballeurs  l’affirment.  Quelques  mamans  ne 
sont  pas  éloignées  de  penser  ainsi,  et  les  femmes  des 
footballeurs  encouragent  leurs  maris  à ces  luttes  en 
plein  air... 

Alors?...  Ma  foi,  je  ne  conclus  pas,  je  laisse  ce  soin 
à mes  lecteurs  et  aussi  à mes  lectrices. 

Maurice  LEUDET. 

•ÿ»  »T-«  »T.«  ^ *'l'**i'*  ^ 

Dans  les  horreurs  de  la  guerre,  le  Français  chante,  boit  et 
rit!  — Voltaire. 

Les  plus  grandes  difficultés  sont  où  ou  ne  les  cherche  pas.  — 
Goethe. 


224 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  LIVRES 

Quand  même,  par  Léon  Bertiivut.  Roman  couronné 
par  l’Académie  française. 

Cet  ouvrage  que  tous  et  toutes  peuvent  lire  a déjà 
été  salué  comme  « le  plus  beau  roman  paru  sur  la 
guerre  de  1870  ».  Sans  être  aussi  affirmatif,  on  peul 
dire  avec  un  autre  critique  « que  c’est,  à dix  siècles 
d’intervalle,  l'accent  héroïque  des  Chansons  de  Geste  », 
que  « pareille  concision  ne  fut  jamais  dépassée,  même 
par  Stendhal  et  Mérimée  ». 

Mais  le  plus  bel  éloge  à faire  d’un  roman  aussi 
patriotique,  c’est  cette  appréciation  des  amis  de  l’hu- 
manité, appréciation  formulée  par  V Arbitrage  entre 
Nations,  organe  qui  ne  saurait  être  suspecté  d’exalta- 
tion chauvine:  Ce  livre  sépare  l’auteur  des  romanciers 
qui  tendent  à détremper  les.  énergies  à l’aide  d’une 
sensiblerie  aussi  niaise  que  sotte. 

Une  délicieuse  et  chaste  histoire  d’amour  accom- 
pagne le  document  historique  et  militaire  dans  ce 
roman  que  l’étranger  même  (llevue  Générale  Belge)  a 
aussi  salué  comme  une  « œuvre  patriotique  et 
humaine,  vivante  et  frémissante  ». 

C’est,  par  excellence,  un  roman  que  les  mères  peu- 
vent confier  aux  jeunes  filles. 

Société  d’Éditions  Littéraires,  4,  rue  Antoine-Du- 
bois, Paris,  et  chez  les  grands  libraires  (3  fr.  50). 


Contes  Briards,  de  D.  Caldine. 

Une  série  de  curieuses  reconstitutions,  mais  de  re- 
constitutions conçues  selon  une  forme  nouvelle  et 
originale,  ce  sont  les  Contes  Briards  de  notre  excel- 
lent confrère  et  collaborateur  D.  Caldine,  qui  nous 
racontent  une  partie  de  l’histoire  anecdotique  d’une 
des  plus  glorieuses  régions  de  la  France.  Malicieuse- 
ment comiques  ou  tendrement  amoureux  ou  puis- 
samment tragiques,  ou  même  patriotiques,  les  Contes 
Briards  sont  tout  cela.  L’auteur  de  la  Folle  du  Logis  a 
ordonné  ses  compositions  de  façon  à ménager  cons- 
tamment l’intérêt,  et  a écrit  son  nouvel  ouvrage 
dans  un  style  mordant,  incisif,  brutal  quelquetois, 
mais  toujours  pittoresque  et  poétique.  Les  Contes 
Btiards  de  D.  Caldine  paraissent  à la  Société  libre 
d' Édition  des  Gens  de  Lettres  avec  une  couverture 
illustrée  de  A.  Barrère. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

ENLÈVEMENT  DES  TACHES  D’ENCRE  SUR  LES  ÉTOFFES 

Lorsqu’une  étoffe  est  tachée  d’encre,  il  faut  d’abord  la  laver 
avec  du  lait  frais  jusqu’à  ce  que  celui  ci  ne  se  colore  plus  ; alors, 
on  passe  par  dessus  la  tache  de  l’acide  oxalique,  ou  un  mélange 
d’acide  oxalique  et  de  chlorure  d’étain.  Quand  toute  tache 
d’encre  a disparu,  on  rince  à l'eau  froide.  De  cette  manière,  les 
taches  d’encre  peuvent  être  enlevées  facilement,  et  on  ne 
risque  pas  de  brûler  les  étoffes  salies  par  leur  contact. 

POUR  NETTOYER  LES  CHANDELIERS 

On  a l’habitude  de  mettre  les  chandeliers  auprès  du  feu,  avant 
de  les  astiquer,  pour  les  débarrasser  des  dépôts  de  cire  ou  de 
suif. 

C’est  dangereux  et  inutile.  En  versant  sur  la  substance 
grasse  de  l’eau  bouillante,  on  la  fera  fondre  et  on  pourra  1 en- 
lever avec  un  chiffon. sans  crainte  de  faire  fondre  la  soudure  ou 
de  les  briser  s’ils  sont  en  porcelaine  ou  en  faïence. 


CONTRE  LE  MAL  DE  MER 

On  préconise,  en  Allemagne,  contre  le  mal  de  mer,  un  double 
remède  bien  simple  : prendre  à l’intérieur  du  calomel  et  porter 
des  lunettes  à verres  rouges.  Pour  - recommander  l'emploi  de 
ces  verres,  on  s’appuie  sur  les  recherches  d’Epstein  au  sujet  de 
1 influence  des  couleurs  sur  la  circulation  dans  les  vaisseaux 
sanguins  du  cerveau  : le  mal  de  mer  proviendrait  d’une  circu- 
lation insuffisante  dans  le  cerveau,  et  le  rouge  rappellerait  le 
sang  à l’encéphale. 

Pour  se  guérir  radicalement  de  ce  malaise  si  gênant,  il  suffi- 
rait donc  de  lixer  un  point  pendant  un  certain  temps  à travers 
des  lunettes  à verres  rouges.  f) 


l oi,  mon  garçon,  je  n’ai  pas  besoin  de  te  deman- 
der si  tu  prends  de  la  Phosphatine  Falières. 


La  plus  belle  découverte  du  siècle,  c’est  Y Eau  de  Suez,  den- 
tifrice.antiseptique  ; combinée  d'après  les  découvertes  de  Pasteur, 
elle  détruit  le  microbe  de  la  carie,  conserve  les  dents,  parfume 
agréablement,  la  bouche.  Recommandée  par  les  sommités  médi- 
cales. Pour  les  soins  du  corps,  on  devra  employer  Y Euculypta, 
la  seule  eau  de  toilette  antiseptique. 


POUR  NETTOYER  LES  TOUCHES  DC  PIANO. 

Il  ue  faut  jamais  nettoyer  les  touches  blanches  en  ivoire  du 
piano  avec  de  l'eau,  on  leur  ferait  perdre  leur  brillant  On  les 
frotte  avec  un  morceau  de  flanelle  bien  douce  ou  uu  morceau 
de  soie  trempée  dans  de  l’eau  oxygénée  que  l’on  peut  se  pro- 
curer chez  tous  les  pharmaciens,  et  lorsqu’il  y a des  taches  de 
graisse  ou  d’autres,  on  emploie  de  l’alcool  mélhvlique,  du  gin 
ou  de  l’eau-de-vie  étendus  d’eau.  Il  y a encore  un  bon  moyen 
pour  nettoyer  l’ivoire  : on  prend  du  bicarbonate  de  soude  et  de 
l’eau  chaude.  On  trompe  une  brosse  dans  l’eau,  puis  dans  le 
bicarbonate  et  on  frotte  l’ivoire  avec. 


JEUX  ET  RJVIÜSEJVIEJ^TS 

Solution  des  Problèmes  parus  dans  te  numéro  du  7 5 Mars  7900 
Métagramme.  — Canon  et  Caton. 

Logogriphc.  — Revers.  Rêve.  Verre.  Serre.  Verser  et  Sevrer., 

COQUILLES  AMUSANTES 

1.  — Quand  on  est  mieux,  on  ne  se  fait  plus  guère- d’allu- 
sions. 

2.  — On  ne  suit  pas  aisément  l’âne  de  la  ferme. 

3.  — Je  te  crie  de  ne  pas  prier. 

4.  — Dans  le  carême,  on  trouve  les  pommes  toutes  frites. 

ÉNIGME 

Noire  comme  la  nuit,  mobile  comme  l’onde, 

Je  donne  à l’invisible  une  forme  et.  des  traits, 

La  parole  au  muet.  Je  soulève  le  monde, 

Je  déchaîne  la  guerre  ou  ramène  la  paix. 

Là,  le  vaisseau  sur  moi  doucement  se  balance  ; 

Je  le  fixe,  immobile,  au  sein  des  Ilots  mouvante; 

Là,  je  suis  sur  la  terre  emblème  d'espérance, 

Que  la  foi  fait  briller  aux  yeux  de  ses  croyants. 


Le  Gérant  : Cii.  Guion. 


7870-99.  — Cobbetl.  Imprimerie  Ed.  Chétk. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


225 


UN  IMPORTANT  SECRET 


Pinacothèque  de  Munich.  — Un  important  secret.  Tableau  de  M.  Wunscii.  Gravure  de  Jahkaud. 


15  avril  1900 


8 


226 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  QOBELINS 

LEUR  HISTOIRE  — COMMENT  ON  LES  FABRIQUE 


Au  xve  siècle,  vers  l’année  1450,  un  teinturier 
d’écarlate,  Jehan  Gobelin,  Rémois  d’origine,  vint 
s’établir  près  de  Paris,  dans  le  quartier  Saint- 
Marcel,  au  bord  de  la  rivière  de  Bièvre.  Il  fonda 
un  établissement  de  teintures  qui  prit  bientôt  une 
grande  extension  et,  pendant  deux  siècles,  sa  vogue 
fut  telle  que  le  quartier  et  la  rivière  même  étaient 
généralement  connus  sous  son  nom.  L’ouvroir 
qu’il  y avait  créé  eut 
une  longue  existence, 
puis,  au  xvne  siècle,  sa 
teinturerie  fit,  place  à 
des  ateliers  de  tapis- 
siers et  ceux-ci,  proté- 
gés par  Henri  IV  et 
par  Louis  XIII,  virent 
leur  art  prendre  un 
premier  essor,  que 
Louis  XIV devaitporter 
au  plus  haut  dévelop- 
pement. En  effet,  lors- 
qu’au mois  de  novem- 
bre 16G7,  le  grand  Roi, 
sollicité  par  Colbert, 
fit  publier  l’édit  de  fon- 
dation d’une  Manu  fac- 
ture royale  des  meubles 
de  la  Couronne, le  minis- 
tre choisit  l’ancien  hô- 
tel des  Gobelins  pour 
installer  les  orfèvres, 
peintres,  sculpteurs, 
ébénistes  et  tapissiers, 
appelés  à décorer,  sous 
la  direction  de  l’illustre 
Lebrun,  les  châteaux  et  maisons  princières  de 
France.  Succédant  aux  ateliers  de  tapisserie 
précédemment  établis,  ceux  que  venait  de  créer 
Colbert  gardèrent  le  nom  de  Gobelins  qui, 
jusqu’ici,  servait,  non  seulementà  désigner  le  lieu 
de  fabrication,  mais  les  produits  eux-mêmes.  Ce 
nom  devint  ainsi  synonyme  de  tapisseries  par- 
faites, et,  de  siècle  en  siècle,  sa  renommée 
universelle  s’est  maintenue  sans  la  moindre  atteinte 
à son  prestige.  Nos  artistes  tapissiers  se  sont 
fidèlement  transmis  la  technique  de  leurs  devan- 
ciers et  leurs  œuvres  font  comme  autrefois 
l’admiration  des  peuples  étrangers  qui  se  sont 
efforcés  vainement  de  les  imiter. 

Mais,  si  nul  n’ignore  aujourd’hui  quels  chefs- 
d’œuvre  sont  sortis  de  leurs  mains,  il  est  plus 
rare  de  connaître  leurs  procédés  d’art  et  la  pra- 
tique de  leur  fabrication.  Nombreuses  cependant 
sont  les  personnes  qui,  le  mercredi  et  le  samedi 
de  chaque  semaine,  franchissent  en  visiteurs  la 


grande  porte  des  Gobelins,  qui  donne  accès  à la 
suite  pittoresque  des  vieux  bâtiments.  Le  plus 
ancien  remonte  à Henri  IV,  le  plus  moderne  à 
Louis  XV,  et  rien  n’est  plus  surprenant,  pour  celui 
qui  les  parcourt,  que  le  contraste  des  pièces 
sombres  et  du  travail  si  riche  et  si  délicat  qui 
s’exécute  entre  leurs  tristes  parois.  Toutefois,  aux 
jours  publics,  la  nécessité  d’une  circulation 

continue  s’oppose  à 
toute  étude  approfon- 
die, et  le  passage  trop 
rapide  à travers  les 
ateliers  ne  laisse  que  le 
regret  de  ne  pouvoir  y 
consacrer  des  heures 
moins  brèves.  Par  bon- 
heur, la  bienveillante 
protection  de  M.  Guif- 
frev  m’a  permis  de 
m’initier  plus  intime- 
ment aux  secrets  de  la 
fabrication  dont  il  est 
le  directeur  éclairé,  en 
même  temps  qu’il  est  le 
savant  administrateur 
de  la  Manufacture. 

Aux  Gobelins  quatre 
ateliers  principaux 
s’imposent  à l’atten- 
tion, pour  qui  veut 
connaître  les  différentes 
phases  d’achèvement 
des  produits  qui  s’y  fa- 
briquent : 1°  l’atelier  de 
teinture,  2°  l’atelier 
de  tapisserie,  3°  la  savonnerie  où  se  tissent  les 
tapis,  4°  la  rentraiture,  où  se  complètent  les  ten- 
tures neuves  et  où  se  l’accommodent  les  vieilles 
tentures  déchirées  ou  mangées. 

L 'atelier  de  teinture  est  installé  dans  la  partie 
la  plus  ancienne  des  bâtiments,  dans  l’ouvroir 
des  anciens  teinturiers  d'écarlate,  et  il  est  d’aspect 
singulièrement  pittoresque,  avec  ses  vieux  piliers 
de  bois  qui  l’étayent,  son  fouillis  de  cuves,  de 
tréteaux,  de  chevalets  et  ses  rigoles,  creusées  à 
ras  des  dalles,  dans  lesquelles  les  résidus  de 
teintures,  bleus,  rouges  ou  jaunes,  s’écoulent  en 
un  continuel  gargouillement. 

Longtemps  la  qualité  des  colorations  obtenues 
aux  Gobelins  fut  attribuée  aux  vertus  des  eaux 
de  la  Bièvre  ; mais  on  a reconnu  que  ces  vertus 
n’avaient  guère  qu’une  valeur  de  légende  et  depuis 
qu’on  a dû  renoncer  à la  Bièvre  saturée  d’ordures, 
les  eaux  de  la  Seine,  puis  celles  de  la  Vanne  qui 
l’ont  remplacée,  n’ont  pas  fait  tort  à la  teinture, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


907 


dont  le  mérite  réside  surtout  dans  le  souci  de 
bien  faire,  dans  la  mise  en  œuvre  et  le  tour  de 
main  particuliers  à la  Manufacture. 

Les  laines  viennent  du  dehors  en  écheveaux 
incolores,  elles  sont  tout  d’abord  dégraissées  dans 
un  bain  de  chaux,  puis  mordues  dans  un  bain 
d’alun  et  de  tartre  pendant  deux  heures,  ce  qui 
les  rend  aptes  à prendre  la  teinture.  Celle-ci  s’exé- 
cute par  gamme  d’un  même  ton  ou  par  partie  de 
gamme  en  une  série  d’écheveaux  qui  se  dégradent 
du  plus  foncé  au  plus  clair. 

C’est  par  le  plus  foncé  que  la  gamme  se  com- 


Une  descente  de  gamme  se  compose  en  moyenne 
d’une  vingtaine  d’écheveaux,  et  le  dégradé  des 
teintes  y est  si  délicat,  il  doit  donner  à l’œil  une 
impression  décroissante  si  insensiblement  ména- 
gée qu’il  exige  souvent  quatre  ou  cinq  jours  de 
soins  et  d’attention.  Chaque  soir,  les  écheveaux 
en  cours  de  teinture  sont  pliés,  mis  en  tas,  puis 
couverts  de  serviettes,  afin  d’empêcher  leur  des- 
siccation et  de  leur  permettre,  le  lendemain,  de 
reprendre  le  bain.  La  vraie  difficulté  consiste  à 
trouver  le  degré  juste  de  la  teinte  sans  trop  plon- 
ger et  replonger  dans  la  cuve  la  laine,  que  des 


L’atelier  de  teinture. 


mence.  Lorsque  le  liquide  colorant  bout  dans  la 
cuve,  l’ouvrier  trempe  l’écheveau,  suspendu  au- 
tour d’un  bâton,  et  le  laisse  baigner  pendant  le 
temps  qu’il  juge  nécessaire  pour  l’amener  à 
prendre  le  degré  de  foncé  indiqué  par  un  échan- 
tillon ; puis,  quand  il  juge  l’action  du  bain 
suffisamment  efficace,  il  retire  l’écheveau  et  le 
met  à sécher  sur  les  chevalets  ; il  ne  l’a  pas  sorti 
du  bâton,  qui  lui  sert  à traiter  la  laine  sans  avoir 
besoin  de  la  fatiguer  avec  la  main.  Quand  il  est  en 
possession  de  ce  premier  écheveau  qui  le  guide, 
il  procède  à la  descente  de  la  gamme , c’cst-à-dire 
qu’il  baigne  de  moins  en  moins  longtemps  les 
écheveaux,  qui  se  suivent  en  une  insensible  déco- 
loration, le  dernier,  le  plus  clair,  s’approche 
tellement  du  blanc  qu’il  doit  être  retiré  de  la  cuve 
avant,  pour  ainsi  dire,  d’y  avoir  été  trempé. 


bains  trop  renouvelés  plombent  en  lui  faisant 
perdre  son  brillant. 

Et  devant  cette  minutie  du  travail  je  me  rappe- 
lais ces  mots  entendus  dans  la  salle  d’attente  du 
directeur  : « Un  teinturier,  c’est  presque  un  ar- 
tiste. » Malheureusement,  l’œuvre  deces  artistes  est 
d’essence  fragile.  Les  nuances  si  délicates  qu’ils 
obtiennent  sont  jjeu  solides  et  c’est  aux  Gobelins, 
depuis  bien  des  années,  la  préoccupation  des 
savants  chargés  des  études  de  laboratoire. 1 Ceux- 
ci  se  sont  efforcés  de  faire  revivre  la  fixité  des 
anciennes  couleurs,  telles  que  le  bleu  de  Roi  dont 
le  secret  semble  à jamais  perdu.  Sur  les  quinze 
cents  produits  tinctoriaux  existants  et  qui  se  trou- 
vaient réunis  en  un  musée  spécial  (fondé  par  le 
chimiste  Decaux  et  brûlé  sous  la  Commune),  l’il- 
lustre Chevreul,  qui  fut  pendant  quarante  ans 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


9 00 


directeur  des  travaux  chimiques  à la  Manufacture, 
n'avait  retenu,  comme  présentant  une  solidité 
suffisante,  que  quatre  ou  cinq  de  ces  produits. 
Trois  plantes  : la  gaude,  l’indigo,  la  garance,  pour 
le  jaune,  le  bleu  et  le  carmin;  un  insecte  : la  co- 
chenille pour  le  rouge  ; et  c’est  en  ajoutant  à ces 
matières  le  sulfate  de  fer,  le  brou  de  noix,  le 
sumac,  le  campêche  et  quelques  acides  que  les 
teinturiers  de  la  Manufacture  arrivent  à fournir 
aux  artistes  les  combinaisons  multiples  de 
quatorze  mille  quatre  cents  nuances  variées. 

Ce  n’est  pas  à l’atelier  de  teinture  qu’est  dévolu 
le  soin  de  conserver  les  écheveaux  teints.  Lors- 
qu'ils sont  secs,  au  bout  de  deux  jours,  ils  sont 
portés  au  Magasin  général  des  laines  et  des  soies. 
Là,  confiésaux  soins  d’une  dame,  ils  sont  mis  en 
bobines  à l’aide  d’un  rouet  et  d’une  tournette, 
puis,  rangés  sur  des  planchettes-tiroirs,  ils  sont 
enfermés  dans  les  armoires.  Quatorze  mille  bo- 
bines sont  ainsi  classées  par  gammes.  Sorties  du 
magasin  dans  leur  intégrité  blanche,  les  laines  y 
rentrent  teintes  de  mille  couleurs,  ayant  gagné  à 
leur  passage  dans  l’atelier  de  teinture  une  plus- 
value  très  appréciable,  environ  le  triple  de  leur 
valeur  première. 

Chaque  artiste,  avant  de  commencer  une  tapis- 
serie, vient  au  magasin  général  composer  sa 
palette  de  laines;  il  y revient,  au  cours  de  l’exé- 
cution, se  réassortir  des  teintes  dont  il  a besoin. 
Il  apporte  ses  navettes,  ou  plus  exactement  ses 
broches  vides,  qu’il  garnit  lui-même  selon  ses 
habitudes,  peu  ou  abondamment.  Le  poids  de 
chaque  garniture  est  relevé  et  s’additionne  sur 
un  carnet  spécial  ; il  sera  relevé  encore  après 
l’achèvement  de  la  tapisserie  pour  concourir  à 
l’établissement  du  prix  de  revient. 

Avec  un  artiste  qui  vient  de  garnir  ses  broches 
nous  passons  du  magasin  général  aux  ateliers 
de  haute  lice. 

Avant  1 82(3,  on  employait  simultanément  aux 
Gobelins  les  métiers  de  basse  lire  et  de  haute  lice. 
Les  premiers,  à l’instar  des  métiers  de  tisserands, 
sont  disposés  à plat,  horizontalement  ; l’artiste  a, 
pour  le  guider  dans  son  travail,  un  modèle  placé 
sous  le  métier,  qu’il  peut  apercevoir  à travers  les 
fils  de  chaîne  et  qu’il  a constamment  devant  les 
yeux. 

Mais,  la  tapisserie  se  faisant  à l’envers,  il  se 
trouve  exécuter  la  composition  à rebours  de  son 
modèle  ; de  plus,  il  ne  peut  se  rendre  compte  de  ce 
qu’il  fait  et  voir  l’endroit  de  sa  tapisserie  qu’en 
redressant  son  métier,  et  c’est  une  opération  de 
bascule  assez  difficile,  dont  la  fréquente  nécessité 
fitabandonner  aux  Gobelins  la  basse  pour  la  haute 
lire,  exclusivement  employée  aujourd’hui  (1). 

Au  contraire  du  métier  de  basse  lice,  le  métier 
de  haute  lice  permet  aux  artistes  d'examiner  à 

(I)  À Beauvais  les  métiers  de  basse  lice  sont,  au  contraire 
des  Gobelins,  les  seuls  employés.  C'est  que  les  moindres  di- 
mensions des  tapisseries  rendent  plus  maniables  les  métiers, 
qui  d’ailleurs  ont  été  perfectionnés. 


loisir  leur  travail  morceaux  par  morceaux,  au 
fur  et  à mesure  qu’ils  les  exécutent,  car,  dressé 
perpendiculairement  au  sol,  ce  métier  laisse  à 
découvert,  face  au  spectateur,  l’endroit  de  la  ta- 
pisserie, et,  bien  qu’ils  travaillent  à l’envers,  à 
1 abri  de  la  chaîne  derrière  laquelle  ils  appa- 
raissent comme  cachés  par  une  voile,  les  artistes 
peuvent  à leur  volonté,  par  un  simple  déplace- 
ment, venir  devant  le  métier  et  juger  s’ils  ont 
bien  travaillé.  De  plus,  la  tapisserie  restant  visible 
pour  tout  regard  qui  passe,  le  chef  d’atelier, 
l’administrateur,  le  public  même  peuvent  sans 
cesse,  les  premiers  surveiller  et  critiquer,  le  der- 
nier admirer  à bon  escient.  Enfin,  si  les  artistes 
haute-liciers  ont  leur  modèle  fixé  derrière  eux  sur 
le  mur,  et  s’ils  éprouvent  l’inconvénient  d’être 
obligés  de  se  retourner  pour  le  consulter,  ils  ont 
du  moins  l’avantage  de  pouvoir  suivre  le  dessin 
dans  le  sens  même  de  ce  modèle  ; ils  n’ont  plus 
besoin  de  le  renverser  conventionnellement  pour 
le  copier. 

Treize  métiers  de  haute  lice  sont  employés 
simultanément  à la  Manufacture;  quelques-uns 
remontent  au  xvme  siècle,  d’autres  sont  plus 
modernes;  tous  ne  diffèrent  entre  eux  que  par 
certains  détails  de  montage.  Ils  se  composent 
indistinctement  de  deux  solides  montants  en  bois 
de  chêne,  appelés  cotrets , supportant  et  réunis- 
sant deux  cylindres  en  bois,  dits  ensouples.  C’est 
sur  ces  ensouples,  disposées  horizontalement 
à 2 m.  50  ou  3 mètres  l’une  de  l’autre,  que 
se  montent  les  fils  de  la  chaîne,  tendus 
verticalement  et  séparés  en  deux  nappes  dis- 
tinctes par  un  bâton  d’entre-deux  en  verre 
soufflé  qui  maintient  l’écartement.  La  nappe 
d’arrière  S’appelle  croisure,  celle  de  devant 
lice.  Les  fils  de  cette  dernière  nappe  sont 
munis  chacun  d’une  petite  corde  montée  sur  un 
anneau;  chaque  fil  a sa  cordelette  qu’on  nomme 
également  lice  et  l’ensemble  de  ces  cordelettes 
est  maintenu  en  l’air,  à portée  de  la  main  de 
l’artiste,  par  une  perche  horizontale  dressée  en 
arrière  du  métier  et  dite  perche  des  lices.  C’est 
en  faisant  une  traction  sur  ces  cordelettes  que 
l’artiste  ramène  vers  lui,  à travers  la  nappe 
d’arrière,  c’est-à-dire  à travers  les  fils  de  croi- 
sure, la  nappe  d’avant  ou  lice. 

Il  faut  huit  jours  pour  le  montage  d’un  métier, 
montage  que  les  artistes  tiennent  à faire  eux- 
mêmes,  suivant  leurs  goûts  et  leurs  habitudes  de 
travail.  Ils  estiment  que  huit  jours  de  prépara- 
tion sont  un  léger  sacrifice  de  temps  lorsqu’il 
s’agit  de  la  mise  en  œuvre  d’un  travail  de  deux 
ans  souvent,  trois  ou  quatre  ans  quelquefois. 
Patients  entre  les  patients  doivent  être  les  tapis- 
siers, qui  du  labeur  de  toutes  leurs  journées  ne 
peuvent  faire  au  bout  d’une  année  qu’un  mètre 
carré  d’ouvrage  ; patients  et  savants,  surtout 
artistes,  car  leur  art  est  fait  de  tact,  de  méthode 
et  de  divination. 

Placé  à l’envers  du  morceau  qu’il  exécute, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


229 


tournant  le  dos  à son  modèle  qui,  parfois  mal 
compris  pour  le  rendu  de  laine,  exige  une  vérita- 
ble transposition  de  tons,  n’ayant  pour  le  guider 
dans  la  texture  du  dessin  qu’un  contour  au 

crayon  noir  reporté 
sur  la  chaîne  à l’aide 
d’un  calque,  l’artiste 
doit  en  effet  faire  un 
chef-d’œuvre  avec  des 
éléments  de  succès 

qui  paraissent  à pre- 
mière vue  assez  in- 
certains. 

Et  d’abord  il  a dû 
préparer  sa  palette, 

choisir  tous  ses  tons  Les  outils  du  tapissier 

de  laines,  en  garnir 

ses  broches,  les  réunir  dans  une  boite  spéciale. 
C’est  dans  cette  boîte  qu’il  prend  les  broches  qui 
lui  sont  nécessaires  pour  l’exécution  du  premier 
morceau  ; il  noue  l’extrémité  de  la  laine  au  fil 
de  chaîne,  puis  il  passe  la  broche  entre  la  nappe 
de  croisure  et  la  lice  en  entourant  de  laine  le 
nombre  de  fils  voulus  par  le  dessin  ; tirant  en- 
suite les  fils  de  lice,  il  les  fait  passer  à travers  les 
croisures,  les 
amène  à lui,  et 
glisse  entre  eux 
et  la  croisure  la 
broche  qui  dès 
lors  a recouvert 
de  laine, en  deux 
passages  suc- 
cessifs, les  fils 
d’arrière , puis 
les  fils  d’avanl, 
exécutant  ainsi 
une  duite  ou 
point  complet. 

A chaque  duite 
l’artiste  tisse  la 
laine,  c’est-à- 
dire  appuie  avec 
le  bout  pointu 
de  sa  broche  sur 
la  laine  qui, 
pointpar  point, 
va  constituer  la 
trame.  Lorsqu’il 
s’agit  d’un  fond  ou  d’une  grande  surface  non 
modelée,  il  complète  le  tissage  à la  pointe  à l’aide 
d’un  peigne  d’ivoire  dont  les  dents  pénètrent  entre 
les  fils  de  la  chaîne  et  tassent  plus  profondément 
et  plus  régulièrement  ceux  de  la  trame.  Tel  est  le 
point  des  Gobelins , qui,  multiplié  à l’infini, 
assemblé  avec  une  incomparable  maîtrise,  forme 
le  fond  unique  des  plus  prestigieuses  décora- 
tions. 

Pour  parer  dans  la  mesure  du  possible  à la 
longueur  du  travail,  chacune  des  tapisseries  est 
le  plus  généralement  exécutée  par  plusieurs 


artistes  qui,  côte  à côte,  se  partagent  la  surface  à 
tisser.  Lhi  chef  de  pièce,  chargé  de  l’exécution  des 
morceaux  particulièrement  difficiles,  est  respon- 
sable de  la  conduite  générale  de  la  pièce,  dont  il 

doit  surveiller  l’en- 
semble, en  vue  d’ob- 
tenir l’harmonie  des 
différentes  mains  oc- 
cupées simultanément 
sur  le  même  modèle. 
Au  fur  et  à mesure 
de  son  avancement, 
la  tapisserie  est  en- 
roulée sur  l’ensouple 
placée  à la  base  du 
la  broche  et  le  peigne.  métier,  et  ce  n est  pas 

une  des  moindres  dif- 
ficultés pour  les  exécutants  que  cette  disparition 
des  parties  faites  avec  lesquelles  il  faut  mettre 
d’accord  la  suite. 

Achevée,  sortie  du  métier,  la  tapisserie  est 
pesée  et  le  prix  de  revient  en  est  fixé  d’après  le 
temps  qu’elle  a coûté,  le  nombre  des  artistes  qui 
s’v  sont  employés  et  d’après  le  poids  des  laines 
qu’elle  a usées.  Les  laines,  nous  l’avons  vu  plus 

haut,  ont  été 
soigneusement 
pesées  lors  de 
leur  mise  en 
broches,  avant 
leur  sortie  du 
magasin  géné- 
ral, et  leur  poids 
total  doit  se  re- 
trouver dans  la 
tapisserie  ache- 
vée, déduction 
faitedelachaîne 
et  des  garnitures 
de  broches  res- 
tant inem- 
ployées. Celles- 
ci  ne  sont  pas 
perdues  ; les 
laines  si  lon- 
gues et  si  déli- 
cates à teindre 
sont  utilisées 
jusqu’au  bout 
des  broches,  qui  ne  rentrent  pas  au  magasin 
général, mais  qu’on  porte  en  un  magasin  de  détail. 
Elles  y sont  réunies  par  gammes,  liées  par  fais- 
ceaux et  rangées  en  armoires  ; et  tel  est  le  nom- 
bre des  broches  ainsi  classées,  que  le  magasin 
où  elles  attendent  une  nouvelle  mise  en  travail 
s’appelle  familièrement  aux  Gobelins  la  salle  des 
trente  mille  broches. 

Malgré  les  sévères  contrôles  apportés  à la  dis- 
tribution des  matières  premières  et  à leur  emploi, 
le  prix  de  revient  des  tapisseries  est  assez  élevé, 
de  3 Ü00  à 5 000  francs  par  mètre  carré. 


Les  métiers  de  haute  lice. 


230 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Et  cela  ne  semble  pas  exagéré  si  l’on  tient  compte 
de  la  longueur  et  des  difficultés  du  travail.  Quel- 
quefois aussi  des  morceaux  ne  sont  pas  venus  en 
harmonie  ; le  ton  en  est  trop  faible  ou  trop  fort 
et  l’artiste  les  sacrifie  sans  égards  pour  le  temps 
perdu.  Une  tapisserie  des  Gobelins  doit  sortir 
parfaite  de  la  Manufacture. 

Cette  perfection  est  la  devise  îles  Gobelins. 
M.  Guiffrey,  le  directeur,  l’a  cherchée  non  seule- 
ment dans  l’excellence  du  métier,  dans  la  souve- 
raine maîtrise  de  la  navette,  mais  encore  dans 
l’application  mieux  entendue  du  principe  dont 
l’art  de  la  tapisserie  dérive.  Les  plus  anciennes 
tentures,  destinées  à servir  de  séparations  flot- 
tantes dans  les  vastes  pièces  des  châteaux  et  des 
manoirs  ou  bien  à rendre  plus  chaudeaux  regards 
la  triste  nudité  des  murs  de  pierre,  étaient  es- 
sentiellement décoratives,  c’est-à-dire  qu’elles 
étaient  simples  de  facture  et  de  tonalités  résis- 
tantes. Cette  conception  du  rôle  de  la  tapisserie 
dans  la  vie  intérieure  s’est  perpétuée  jusqu’au 
milieu  duxvme  siècle,  jusqu’à  l’époque  où  le  pein- 
tre Oudry,  appelé  à diriger  les  travaux  de  le 
Manufacture,  prétendit  exiger  des  artistes  la  co- 
pie pour  ainsi  dire  servile  de  ses  tableaux,  faire 
de  la  tapisserie  la  suivante  et  l’esclave  de  la  pein- 
ture. Or,  pour  arriver  à rendre  avec  la  sécheresse 
de  la  navette  lesnuances  si  délicates  des  morceaux 
modelés  dans  la  fluidité  de  la  pâte,  il  fallut  recou- 
rir à l’extrême  variation  des  duites,  à l’infinie 
multiplication  des  couleurs  ; si  bien  qu’une  tête 
modelée  jadis  en  trois  tons,  quatre  au  plus,  ton 
d’ombre,  de  demi-teinte  et  de  lumière,  nécessita 
l’emploi  de  vingt,  trente,  et  quarante  tons,  dont 
la  plupart,  empruntés  aux  nuances  les  plus 
fragiles,  se  trouvèrent  déjà  passés  avant  l’achève- 


ment de  la  teinture.  Naturellement  ils  ne  pas- 
sèrent pas  également,  certains  pâlissant  plus  que 
d’autres,  et  ce  jeu  très  irrégulier  des  tons,  en  al- 
térant les  modelés,  eut  pour  résultat  de  faire  dis- 
paraître sous  des  piquetures  le  prodigieux  effort 
de  talent  que  l’artiste  avait  dû  dépenser  pour  ar- 
river à copier  sans  heurt  la  douceur  de  la  pein- 
ture. 

Renonçant  franchement  à des  errements  qui  se 
traduisaient  le  plus  souvent  par  de  longs  labeurs 
rendus  inutiles,  M.  Guiffrey  a ramené  la  fabrica- 
tion à l’ancienne  tradition  de  la  Manufacture, 
c’est-à-dire  au  principe  'décoratif,  aux  tons 
simples  et  francs,  aux  modelés  par  plans  liés  à 
l’aide  de  hachures.  Grâce  à l’emploi  très  réduit  des 
colorations,  grâce  au  ton  plus  monté  de  l’effet 
général,  ce  qui  permet  d’employer  peu  de  nuances 
et  des  moins  fragiles,  la  tapisserie  gagne  en  éclat 
et  en  durée  ce  qu’elle  perd  en  excès  de  finesse  et 
de  délicatesse.  Elle  gagne  aussi  en  rapidité,  car 
le  travail  simplifié  s’exécute  plus  vite,  et  la 
moyenne  annuelle  de  la  production  d’un  artiste 
est  actuellement  de  1 m.  50  contre  la  moyenne 
ancienne  d’un  mètre. 

De  plus,  et  c’est  là  ce  qui  constitue  le  plus 
grand  profit  pour  l’art,  la  tapisserie  n’est  plus  un 
faux  tableau,  un  pastiche  édulcoré  de  la  pein- 
ture, comme  les  portraits  qui  garnissent  la  galerie 
d’Apollon  et  qui  paraissent  fades  entre  les  reliefs 
de  leurs  cadres  ; elle  est  redevenue  l’élément 
décoratif  libre  et  puissant  qui  fit  tant  d’honneur 
aux  belles  époques  dont  la  science  éprouvée  et 
l’énergique  initiative  de  M.  Guiffrey  ont  su  si 
heureusement  se  souvenir. 

(A  suivre.)  Pierre  CALMETTES. 


LE  DON  DE  M.  PAUL  MEURICE  AU  CABINET  DES  ESTAMPES 


« L’amitié  rapproche  les  absents, 
richesses  aux  pauvres,  de  la  force 
aux  faibles,  et,  ce  qui  est  plus  mer- 
veilleux encore,  fait  vivre  les  morts  ; 
tellement  le  culte,  les  souvenirs,  les 
regrets  qui  s’attachent  aux  amis  sont 
vivants.  De  sorte  que  cette  piété,  qui 
semble  rendre  heureuse  la  mort  des 
uns,  fait  l’honneur  de  la  vie  des 
autres.  » 

Ces  quelques  lignes,  que  je  relis 
aujourd’hui  dans  le  beau  dialogue 
de  Cicéron  sur  l’amitié,  me  semblent 
convenir  admirablement  au  sujet 
qui  nous  occupe  : la  collection  des 
images,  des  portraits,  de  toute  l’ico- 
nographie de  A’ictor  Hugo,  rassem- 
blée avec  le  soin  le  plus  fraternel 
par  M.  Paul  Meurice,  et  léguée  par  lui 
thèque  nationale. 


donne  des  | Certes,  une  amitié  aussi  forte,  aussi  parfaite  que 

celle  qui  a uni  les  deux  illustres 
écrivains,  une  amitié  qui  dure  éter- 
nellement, par  delà  la  mort,  c’est 
véritablement  un  don  du  ciel,  un 
bien  incomparable,  qui  ne  s’acquiert 
que  par  la  vertu,  et  qui  ne  se  peut 
goûter  qu’entre  gens  de  bien. 

Comme  il  garde  en  son  cœur  le 
souvenir  de  son  cher  et  grand  ami, 
M.  Paul  Meurice  s’entoure  de  tous 
les  monuments,  de  toutes  les  images, 
de  toutes  les  choses  qui  lui  parlent 
de  lui. 

En  l’hôtel  de  la  rue  Fortuny,  c’est 
Victor  Hugo  qui  habite,  qui  vit,  qui 
respire,  car  le  maître  de  la  maison 
possède  encore  cette  vertu  si  rare, 
et  si  charmante:  la  modestie.  Il  s’efface  partout, 
lui  vivant,  devant  le  mort.  Quand  il  pense,  quand 


Victor  Hugo. 
Charge  de  Daumier  (1849). 

à la  Biblio- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


231 


Portrait  de  Victor  Hugo, 

Par  Devéria  (1820). 


il  écrit, 
Victor  Hu- 
go est  tou- 
jours pré- 
sent, et  la 
collabora  - 
tion  existe 
encore,  et 
l'harmonie 
n’a  jamais 
été  brisée. 

M . Paul 
Meurice, 
aujourd’hui 
grâce  à de 
laborieuses 
recherches, 
est  parvenu 
à réunir, 

sur  la  vie  entière  de  son  ami , tous  les  documents 
intéressants;  il  a fréquenté  les  ventes,  il  a 
disputé  aux  marchands  les  estampes,  les  gra- 
vures, les  photographies,  les  journaux  illustrés 
qui  rappelaient  la  figure  de  Victor  Hugo;  il 
s’est  rendu  acquéreur  des  collections  spéciales 
qu’avaient,  de  leur  côté,  recueillies  MM.  Henry 
Girard,  Aglaüs  Bouvenne,  PaulBeuve. 

Et  quand  il  se  fut  rendu  maître  de  cette 
iconographie  d’un  prix  pour  lui  inestimable,  il 
s’occupa  de  classer  méthodiquement  tous  ces 
souvenirs.  De  son  trésor,  M.  Meurice  a fait  trois 
parts  : la  plus  belle,  qui  comprend  les  pièces  les 
plus  rares,  constitue  en  quelque  sorte  un  véritable 
Musée  Hugo  ; les  deux  autres,  qui  sont  jumelles, 
sont  une  réduction  et  une  reproduction  de  la 
grande  ; c’est  une  de  ces  deux  parts  que  M.  Paul 
Meurice  vient,  ces  jours-ci,  de  léguer  au  cabinet 
des  estampes  de  notre  Bibliothèque  nationale. 

M.  Henri  Bouchot,  l’érudit  conservateur  de  ce 
cabinet  des  estampes,  est 
venu  lui-même  prendre 
possession  de  son  lot;  il 
s’est  aussitôt  préoccupé  de 
faire  relier  cette  collection 
qui  bientôt,  sous  la  forme 
de  cinq  énormes  volumes, 
sera  mise  à la  disposition 
du  public. 

Grâce  à l’obligeance  de 
M.  Bouchot,  j’ai  pu  par- 
courir, toute  une  matinée, 
avant  son  départ  pour  la 
reliure,  cette  « Vie  de  Hugo 
illustrée  » ; et  je  ne  me  suis 
pas  ennuyé  un  seul  instant 
à contempler  ces  photo- 
graphies, ces  portraits,  ces 
charges,  ces  croquis. 

Mais  je  ne  puis  pas  [don- 
ner ici  l’énumération  de 
toutes  les  pièces  de  cette 


Victor  Hugo  en  1852. 

(Photographie  de  Frank.) 

collection  (elles  sont  un  millier).  Je  ne  puis  que 
transcrire  les  quelques  notes  que  j’ai  prises  en 
feuilletant  ces  images,  et  vous  signaler  celles  qui,  à 
mon  humble  avis,  sont  plus  particulièrement  in- 
téressantes. 

C’est  d’abord  le  portrait  du  jeune  Hugo  par 
Devéria  (1829)  ; puis  la  reproduction  du  buste  de 
Victor  Hugo  par  David  d’Angers;  c’est  aussi  un 
bien  amusant  croquis  que  Prosper  Mérimée  prit 


Victor  Hugo  et  scs  petits-enfants  (Georges  et  Jeanne)  dans  le  jardin  de  Guernescy. 

(1878.) 


232 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  son  illustre  collègue  aune  séance  de  l’Académie 
en  1840  : l’immense  front  du  poète  est  déjà  re- 
marqué par  la  caricature  ; je  note  ensuite  un  joli 
dessin  d’après  nature  par  Vierge,  encore  des  char- 
ges de  Hugo,  celle  de  Dantan  jeune  (1838),  celle 
de  Benjamin  Roubaud  (1842)  et  celle  de  Dau- 
mier  (1849).  J’allais  oublier  un  portrait  de  Victor 
Hugo  adolescent  (vingt-trois  ans  à peine)  ; ce  por- 
trait n’est  pas  signé: 
il  mérite  pourtant  de 
l’être  ; le  jeune  poète, 
qui  était  alors  ultra- 
royaliste,  porte  à sa 
boutonnière  un  ordre 
de  Saint-Louis;  la 
physionomie  de  Hugo 
alors  était  celle  d’un 
tout  jeune  homme: 
c’est  le  moment  où  un 
agent  le  menait  au 
poste  en  l’appelant 
«jeune  collégien  ».  Je 
rencontre  plus  loin  un 
daguerréotype  qui 
doit  être  de  1848  ; c’est 
un  Hugo  de  profil,  un 


Victor  Hugo  et  ses  principaux  partisans  en  1842. 

Th.  Gautier,  Gr.  de  Cassagnac,  Francis  Wey,  Paul  Foucher. 

(Fragment  du  Grand  Chemin  de  la  Postérité,  caricature  de  Benjamin  Roubaud, 
tirée  de  la  collection  romantique  de  M . Adolphe  Jullien.) 

Sur  l'étendard,  cette  inscription  : « Le  laid  c’est  le  beau.  » 


Hugo  à la  face  glabre 
et  rebondie,  un  Hugo 
curé  de  campagne. 

Une  autre  photographie,  plus  récente  de  deux  ou 
trois  ans,  représente  un  Hugo  presque  identique, 
mais  vu  de  face,  et  tenant  dans  ses  mains  un 
grossier  chapeau  de  feutre;  puis  voici  le  poète 
déjà  vieux,  les  photographies  de  Nadar,  de  Carjat. 
et  toujours  et  encore  les  charges,  celles  de  Gill, 
d’Alfred  Le  Petit,  et  tant  d’autres,  dans  la  Lune , 
dans  l’Éclipse , dans  la  Silhouette , dans  la  Cari- 
cature, dans  le  Masque.  Voici  enfin  le  Victor  Hugo 
grand-père,  le  vieillard  vénérable  et  majestueux  : 
ici  il  est  assis  et  tient  sur  chacun  de  ses  ge- 
noux ses  petits  adorés,  Jeanne  et  Georges;  là  il  est 


entouré  de  tousles siens,  sur  le  seuil  de  la  maison 
de  Guernesey,  et  ses  petits-enfants  se  pressent 
encore  contre  lui.  Enfin,  voici  toutes  les  gravures 
qui  nous  rappellent  les  derniers  moments,  la  mort, 
les  funérailles,  l’apothéose.  Dans  un  autre  car- 
ton, se  trouvent  réunis  des  autographes,  des 
vues  de  toutes  les  habitations  d’Hugo,  etc. 

Tout  cet  ensemble  est  d’un  grand  intérêt,  et  il 

fautremercier  bien  vi- 
vement M.  Paul  Mau- 
rice d’avoir  rassemblé 
pour  nous  tous  cette 
volumineuse  et  pré- 
cieuse collection. 

J’ai  eu,  pour  moi, 
le  plaisir  de  m’entre- 
tenir de  ce  sujet  avec 
M.  Paul  Meurice,  et 
j e ne  saurais  terminer 
cet  article  sans  rap- 
porter le  désir  que 
m’exprimait,  d’une 
voix  très  douce  et  in- 
finiment [triste  en 
même  temps,  l’émi- 
nent auteur  de  Stru- 
ensée  : 

« La  collection  que 
j’ai  gardée  pour  moi 
est  très  importante  ; elle  est  unique,  bien  entendu; 
je  la  conserve  précieusement.  Je  la  léguerais 
volontiers  à l’État,  le  jour  où  on  se  déciderait 
à créer  le  musée  Hugo.  » 

M.  Paul  Meurice  dit  cela  du  ton  de  quelqu’un 
qui  a de  fortes  raisons  d’être  sceptique. 

Nous  savons  bien,  pour  nous,  que  cette  idée  de 
la  création  d’un  musée  Hugo  a déjà  été  plusieurs 
fois  mise  en  avant  et  qu’elle  a été  fort  applaudie 
par  le  public  qui  veut  honorer  son  poète  : ce  n’est 
pas  une  raison  pour  qu’elle  ne  soit  pas  suivie  d’exé- 
cution. Paul  DARZAC. 


LARCHITEGTTJRE  IDES  ITIIDS 


Des  premiers  jours  d’avril  aux  premiers  jours 
de  juin,  l’oiseau  s’occupe  de  l’avenir  de  sa  race  et 
il  se  construit  un  foyer  avec  un  talent  qu’admi- 
rent, sans  l’imiter,  les  meilleurs  élèves  de  nos 
écoles  d’architecture. 

On  vient  de  décerner  des  prix  aux  plus  belles 
façades  des  maisons  parisiennes.  Si  les  roitelets 
et  les  chardonnerets  pouvaient  concourir,  un  im- 
partial examen  de  leurs  ravissantes  demeures 
en  ferait  d’éternels  lauréats. 

Mais  ce  n’est  pas  seulement  pour  faire  admirer 
des  chefs-d’œuvre  d’habitations  rustiques  que 
j’emprunte  quelques  observations  à mon  Journal 


de  Sylvain  ; je  veux  parler  des  nids  en  général  et 
les  classer  méthodiquement,  comme  si  je  faisais 
un  cours  à la  Sorbonne. 

II  me  serait  bien  facile  de  saluer  avec  des 
phrases  poétiques  le  gracieux  berceau  où,  dans 
l’ombre  des  nuits,  la  nature  tisse  les  blanches 
ailes  ; j’aime  mieux  m'astreindre  à une  classifica- 
tion qui  ne  saurait  être  monotone,  car  tout  ce  qui 
concerne  l’oiseau  intéresse,  impressionne  et 
ravit. 

Les  nids  en  forme  de  coupe  conviennent  au 
plus  grand  nombre  de  genres  et  d’espèces  ; leur 
cuvette  est  plus  on  moins  profonde,  leur  style 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


233 


plus  ou  moins  soigné,  mais  iis  comprennent 
toute  une  longue  série  de  constructions  solides, 
depuis  le  château  fort  des  aigles,  des  faucons  et 
des  ducs  jusqu’au  refuge  du  corbeau,  beaucoup 
plus  confortable  que  ne  le  ferait  supposer  son 
aspect  de  fagot  égaré  dans  les  branches. 

Ce  nid,  d’où  il  est  souvent  chassé  par  d’éhon- 
tés usurpateurs,  se  compose  à la  base  et  dans  le 
pourtour  extérieur  de  baguettes  très  bien  enla- 
cées, et  à l’intérieur,  d’un  revêtement  en  herbes 
fines  minutieusement  tassées  et  lissées.  Pour 
cimenter  les  baguettes  et  les  herbes,  le  prudent 
maçon  a employé  la  terre,  l’écorce  d’arbre  et  la 
mousse,  et,  pour  entretenir  la  chaleur  dans  son 
home , il  y entasse  de  la  laine  et,  quand  il  le  peut, 
du  poil  de  lièvre  et  de  sanglier.  Il  faut  avoir, 
dans  cette  magnifique  coupe,  découvert  les  cinq 
ou  six  œufs  vert  clair,  pointillés  de  taches  brunes, 
où  palpitera  bientôt  l’espoir  de  la  famille,  pour 
comprendre  l’attrait  de  cette  résidence  aérienne 
pour  le  père,  la  mère  et  les  petits. 

Par  le  nombre  et  la  variété,  les  nids  en  herbes 
viennent  ensuite.  Pour  ceux  qui  les  édifient,  le 
point  capital  de  l’art  consiste  à bien  fixer  les 
attaches,  à courber  des  tiges  et  des  filaments 
d’herbe,  de  manière  à former  des  cercles  qui  s’en- 
lacent et  des  cloisons  d’une  épaisseur  voulue. 

La  fauvette  à tête  noire  nous  fournit  le  type  le 
plus  parfait  du  genre . 

Celui  qui  croirait  ne  pas  perdre  une  heure  en 
examinant  avec  soin  les  matériaux  de  cette  jolie 
maisonnette  pourrait  compter  d’abord  plusieurs 
centaines  de  brins  d’herbe.  Il  reconnaîtrait  ensuite 
un  peu  de  mousse,  des  fragments  de  feuilles 
sèches,  quelques  mèches  de  laine  et  une  demi- 
douzaine  de  crins.  Ceux-ci  s’enchevêtrent  avec  des 
tiges  d’herbe  très  fines  et  très  lisses,  et  c’est 
ainsique  la  surface  intérieure  prend  l’aspect  d’un 
parquet  irréprochablement  entretenu,  et  ce  qui 
est  plus  remarquable  encore,  présente  l’élasticité 
de  notre  literie. 

Les  nids  en  terre  sont  l’œuvre  non  moins  mer- 
veilleuse des  hirondelles  rustiques  et  des  hiron- 
delles de  fenêtre,  oiseaux  bénis  que  servent  à 
souhait  des  instincts  véritablement  providentiels. 
La  première  pierre  de  l’édifice,  c’est-à-dire  la 
première  becquée  de  terre,  ne  peut  être  posée  que 
lorsque  l’oiseau  a déterminé  les  proportions  du 
nid  et  que  lorsqu’il  en  a fixé  sur  le  mur  les  limites 
et  les  lignes.  Au  fur  et  à mesure  qu’il  étage  ses 
lits  de  terre,  il  doit  s’efforcer,  non  seulement  de 
ne  pas  perdre  de  vue  ces  lignes,  mais  encore  de 
décrire  la  courbe  qui  doit  fournir  le  cube  inté- 
rieur nécessaire  à ses  petits. 

Les  nids  en  mousse  sont  les  constructions  favo- 
rites du  merle,  delà  grive,  du  pinson  et  du  char- 
donnere  t. 

Le  merle  compose  une  garniture  d’herbes  très 
fines  et  il  en  tapisse  si  complètement  la  paroi 
que  la  terre  ne  se  sent  plus  et  même  ne  se  voit  plus. 
Quant  à la  grive,  elle  a recours  à un  procédé  dont 


elle  seule,  parmi  les  oiseaux,  possède  le  secret. 
Elle  cherche  des  fragments  de  bois  mort,  elle  les 
pétrit  au  moyen  de  sa  salive  et  elle  en  dépose  une 
couche  sur  toute  la  paroi  de  terre.  Ce  léger  crépi 
est  aussi  poli  que  s.’il  était  passé  sous  la  truelle  la 
plus  laborieuse.  La  garniture  extérieure  de  ces 
deux  espèces  de  nids  est  faite  de  mousses  mélan- 
gées de  feuilles  sèches,  et  c’est  ainsi  qu’est  as- 
surée la  chaleur  de  la  chambrette. 

La  chardonneret  a une  tendance  à s’entourer  de 
luxe,  aussi  peut-il  dire  à ses  enfants  : 

Qui  oserait  lui  reprocher  de  songer  avec  une 
fervente  ambition  à la  bercelonnette  où  doit  dor- 
mir sa  fortune  ? Il  n’est  pas  seulement  un  raffiné, 
un  sybarite  : c’est  le  père  avisé  et  prudent  qui 
connaît  le  proverbe  : « Comme  on  fait  son  nid, 
on  s’abrite  ». 

Les  nids  en  feuilles  sont  particuliers  à la  bé- 
casse et  au  rossignol.  D’où  vient  cette  commu- 
nauté de  goûts  entre  une  déshéritée  et  un  artiste  ? 
Toujours  est-il  que  le  rossignol  compose  un  feu- 
trage parfait  et  que,  dans  leur  demeure,  les  futurs 
ténors  de  la  clairière  ne  risquent  pas  de  compro- 
mettre leur  précieuse  santé. 

Aves  les  nids  en  herbes  aquatiques  et  en  joncs 
qui  se  trouvent  sur  les  eaux  ou  sur  leurs  rives, 
nous  terminerons  cette  énumération  forcément 
incomplète.  Les  bords  des  étangs  et  des  rivières 
sont  toujours  furetés  par  des  animaux  de  tous 
genres.  Si  les  oiseaux  d’eau  y avaient  établi  leurs 
pontes,  ils  seraient  toujours  dérangés,  ils  seraient 
souvent  déLruits.  C’est  donc  aux  roseaux  qu’ils 
ont  suspendu  leur  berceaux,  habilement  assujet- 
tis, avec  des  attaches  de  toutes  provenances. 

Mais,  quel  que  soit  l’ordre  architectonique  du 
nid,  il  est  toujours  placé  au  centre  des  élimina- 
tions prévues,  il  obéit  à l’inéluctable  doctrine  du 
combat  pour  la  vie  et  il  reste  la  tradition  vivante 
du  passé  dont  se  débarrassent  seules  les  sociétés 
humaines.  Nous  faisons  des  maisons  nouvelles,  et 
nous  nous  contentons  souvent  d’une  invention 
puérile  ou  d’un  progrès  apparent  dont  quelques 
années  ont  facilement  raison.  L’oiseau  construit 
son  nid  comme  au  Paradis  terrestre  ou,  si  je  dé- 
passe les  limites  de  l’histoire,  comme  au  sortir 
de  l’arche  de  Noé.  11  se  conserve,  à leur  abri, 
malgré  les  guerres  déloyales  qu’on  lui  fait.  Il  sur- 
vit aux  assauts  de  l’enfance  sans  pitié  qui  se  fait 
un  jeu  de  ses  deuils,  et  je  bénis  sa  précaire  de- 
meure, faite  de  racines,  de  feuilles,  de  mousse  ou 
de  terre,  mais  qui  assure  l’éternité  des  chansons. 

Victor  NADAL. 


Le  cœur  n’est  pas  fragile,  il  est  fait  d’or  solide. 

Plut  aux  dieux  que,  pareil  à l’amphore  des  grès, 

11  ne  servît  qu’un  temps  et  fût  poussière  après. 

Mais  il  ne  s’use  point.  Ah  ! douleur  ! il  se  vide. 

Sully-Prüdiiomme. 

Enfants,  les  canons  de  l’ennemi  sont  bourrés...  de  croix 
d’honneur  jusqu’à  la  gueule.  — Col.  de  Bellkfond. 


234 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


M 


ME 


GEOFFRIN 


Est-il  réellement  de  Chardin,  ce  portrait  de 
Mme  Geoffrin,  légué  par  la  baronne  Nalhaniel 
de  Rothschild  au  musée  Carnavalet?  Personne 
n'oserait  l’affirmer.  Mais  le  portrait  est  digne 
du  maître  et  correspond  à la  description  qu’en 
fit  Diderot. 

La  spirituelle  bourgeoise  s’y  montre  sous  un  jour 
singulièrement  aristocratique;  à peine  la  finesse 
de  son  sourire — un  sourire  de  bonne-maman  plu- 
tôt que  le  « hideux  » sourire  de  son  ami  Voltaire  — 
corrige-t-il  la  grâce  hau- 
taine de  son  attitude. 

Elle  est  occupée  à filer  sa 
quenouille,  ce  qui  lui 
permet  de  montrer  ses 
mains  adorables,  peintes 
avec  amour,  des  mains 
de  duchesse,  d’une  blan- 
cheur accomplie,  d’un 
grain  de  peau  satiné  et 
qui  devait  fleurer  cette 
pâte  d’amandes  qui  était, 
comme  on  le  sait,  le  grand 
luxe  de  toilette  de  nos 
aïeules.  C’est  un  morceau 
de  peinture  admirable, 
d’une  pureté  de  ton  ac- 
complie ; le  linge,  les 
dentelles  qui  entouraient 
de  si  adorable  façon  la 
grâce  féminine  d’un  joli 
visage  y ajoutent  une 
note  discrète,  à peine  in- 
diquée. On  sait  que  le 
peintre  voulut  mettre  du  respect  sur  cette  toile  et 
s'abstint  de  montrer  la  femme  trop  libre  derrière 
la  maîtresse  de  maison  et  la  femme  de  trop 
d’esprit  derrière  la  bourgeoise.  11  se  dégage  de 
cette  figure  régulière  et  avenante  un  parfum  de 
bienveillance  et  de  discrétion  et  la  grande  que- 
nouille qui  figure  au  fond  du  tableau  est  là  comme 
un  symbole  de  protestation  contre  les  accusations 
de  légèreté,  de  futilité,  dont  la  mondaine  fut  ac- 
cablée. 

Mme  Geoffrin.  née  en  1699,  mourut  à l’âge  de 
soixante-dix-huit  ans.  Son  père,Itodet,  était  valet 
de  chambre  de  la  Dauphine,  ce  qui  ne  s’alliait  que 
de  très  loin  avec  l’aristocratie.  Son  mari  avait 
gagné  quarante  mille  livres  de  rente  dans  une 
manufacture  de  glaces  ; il  était  lieutenant-colo- 
nel de  la  milice  et  s’efforça,  durant  sa  placide 
existence,  de  mériter  cette  épitaphe  : « Il  fut  bon 
époux  et  bon  père...,  et  bon  garde-national.  » Il 
faut  dire  un  mot  de  cet  honnête  commerçant, 
d’un  esprit  si  épais  que,  voulant  connaître  Y En- 
cyclopédie dont  on  parlait  tant  et  qui  était  impri- 
mée sur  deux  colonnes,  il  lut  chaque  ligne  de  la 


Madame  Geoffrin 


première  colonne  avec  la  seconde  et  déclara  que 
l’ouvrage  était  incompréhensible.  Aux  dîners  et 
aux  soirées  que  donnait  sa  femme,  il  se  tenait 
blotti  dans  un  coin,  muet.  Quand  il  mourut,  fin  de 
ses  familiers  demanda  à Mme  Geoffrin: 

— Pourquoi  ne  voit-on  plus  chez  vous  ce  vieux 
monsieur  qui  faisait  si  peu  de  bruit? 

— C’était  mon  mari,  répondit-elle,  il  est  mort. 

Ce  fut  l’oraison  funèbre  du  pauvre  homme. 

Mme  Geoffrin  était  douée  d’une  intuition  singu- 
lière qui  remplaçait  l'ins- 
truction qu’elle  n’avait 
pas;  elle  savait  à peine 
l’orthographe.  Elle  don- 
nait deux  dîners  par 
semaine,  un  le  lundi, 
l’autre  le  mercredi.  Ses 
habitués  du  mercredi  se 
reconnaissaient  par  une 
calotte  de  velours  qu’ils 
étaient  forcés  de  poser 
sur  leur  tête  en  se  mettant 
à table. 

Cela  rappelle  un  peu 
les  innocentes  fantaisies 
de  Mme  Aubernon,  morte 
récemment  et  qui  tenait 
aussi  un  salon  littéraire. 
La  Harpe,  Diderot  et 
d’Alembert  étaient  les 
intimes  les  plus  illustres 
et  aussi  les  plus  assidus 
de  son  salon  ; ils  aimaient 
la  bonté  de  leur  amie 
qui  avait  des  traits  exquis  de  ce  genre: 

— Pourquoi  le  lait  est-il  si  mauvais  chez  vous  ? 
lui  dit  un  jour  quelqu’un.  Changez  donc  votre 
crémière. 

— Je  ne  le  puis. 

— Et  pourquoi? 

— Je  lui  ai  donné  deux  vaches  ! 

La  fin  de  l’existence  de  Mme  Geoffrin  fut  trou- 
blée. Sa  fille,  qui  détestait  ses  amis,  les  jeta  à la 
porte,  La  Harpe,  Diderot  et  d’Alembert  avec  les 
plus  obscurs. 

— Je  me  fais  l’effet  d’une  poule  qui  a couvé  une 
oie,  répétait  la  mère  pour  se  venger. 

Elle  mourut  chez  le  roi  de  Pologne,  un  de  ses 
anciens  fidèles,  à la  cour  duquel  elle  était  allée  se 
réfugier,  triste  d’être  éloignée  de  son  salon,  de 
ses  dîners  et  de  leurs  commensaux... 

Et  c’est  peut-être  la  prescience  de  ce  dénouement 
qui  met  sur  le  tableau  de  Chardin  comme  une 
touche  de  tristesse  légère  sur  le  sourire,  une  buée 
de  mélancolie  sur  le  charme  des  yeux  restés 
jeunes. 

Henri  DUVERXOY. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


235 


PÉDAGOGIE  ANTHROPOMÉTRIQUE 


Si  bizarre  que  paraisse  le  titre  de  cet  article, 
nous  n’en  trouvons  pas  de  meilleur  pour  désigner 
le  nouveau  système  d’éducation  qui  est  expéri- 
menté, depuis  quelques  mois,  dans  les  principaux 
établissements  scolaires  de  Chicago,  la  grande  ri- 
vale de  New-York  en  fait  d’innovations  originales. 

Et  vraiment  très  originale  est  l’idée  qu’a  eue  le 
Board  of  Education  — autrement  dit  le  Conseil 
supérieur  des  écoles,  lycées,  académies  et  collèges 
— de  Chicago,  et  qui  consiste  à soumettre  les 
jeunes  élèves  des  deux  sexes  aux  diverses  épreuves 
anthropométriques  préconisées  par  M.  Bertillon 
pour  la  recherche  et  l’identification  des  criminels  ! 

L’objet  de  cette  mensuration  est  de  déterminer 
exactement  les  capacités  physiques  et  physiolo- 
giques de  l’enfant,  afin  de  diriger  ses  études  con- 
formément aux  indications  données.  Et  rien  n’est 
négligé  pour  que  celles-ci  soient  aussi  complètes 
que  possible.  Non  seulement  chaque  élève,  fille 
ou  garçon,  doit  se  présenter  tous  les  six  mois  à 
l’examen  anthropométrique,  mais  encore,  dans  le 
courant  de  l’année,  un  médecin  vient  déterminer, 
au  moyen  d’appareils  spéciaux,  les  différentes 
réactions  et  les  énergies  fonctionnelles  de  chaque 
sujet,  dont  il  est  tenu  un  graphique  détaillé. 

Voilà  de  la  pédagogie  scientifique,  ou  nous  n’y 
entendons  rien... 

Le  jour  même  de  son  immatriculation  comme 
externe  ou  pensionnaire,  l’élève  reçoit  une  sorte 
de  livret,  sur  lequel  le  directeur  ou  la  directrice 
de  l’établissement  scolaire  mentionne,  outre  son 
nom,  ses  prénoms  et  son  âge,  le  signalement  com- 
plet de  l’enfant.  Le  médecin  de  l’institution  est 
ensuite  chargé  de  prendre  son  poids,  nu  et  ha- 
billé. Puis  on  passe  à la  photographie  et  à la  men- 
suration, — absolument  comme  à la  préfecture  de 
police  chez  nous  ! 

Pour  la  mensuration,  l’homme  de  l’art  doit  no- 
ter lui-même  sur  le  livret  de  l’élève  : 1°  sa  hau- 
teur totale,  2°  celle  du  buste,  3°  la  longueur  de 
l’avant-bras,  4°  la  longueur  du  doigt  médius,  5°  le 
tour  de  ceinture,  6°  le  périmètre  thoracique,  7°  la 
circonférence  du  crâne,  et  8°  l’angle  facial. 

Cette  première  opération  achevée,  on  procède  à 
l’examen  des  yeux  et  des  oi’eilles.  L’élève  lit  à 
haute  voix  un  texte  imprimé  en  caractères  plus 
ou  moins  gros  sur  une  pancarte  placée  à 3 mètres 
environ  de  distance  ; ensuite  on  lui  donne  à ras- 
sortir — en  nommant  au  fur  et  à mesure  les  cou- 
leurs — une  vingtaine  d’écheveaux  de  soie  de  diffé- 
rentes nuances.  En  ce  qui  concerne  les  oi’eilles, 
m se  borne  à marquer  leur  degré  de  justesse  re- 
vive à l’aide  d’un  diapason,  et  la  distance 
noyenne  à laquelle  le  sujet  peut  percevoir  distinc- 
tement le  tic-tac  d’une  montre. 

Pour  mieux  suivre  le  développement  physique 
les  élèves  et  mettre  en  plus  parfaite  harmonie 
cnrs  études  avec  les  conditions  d’âge  ou  de  santé 


particulières  à chacun  d’eux,  tous  les  trois  mois 
un  inspecteur  délégué  par  le  Board  of  Education 
vient  procéder  à ce  qu’on  appelle  l’examen  physio- 
logique. 

11  fait  usage,  pour  ceci,  d’appareils  enregis- 
treurs dont  quelques-uns,  comme  le  dynamomètre 
et  le  sphygmographe,  sont  connus,  mais  dont  les 
autres — manuomètre,  spiromètre,  ergographe — - 
semblent  avoir  été  inventés  spécialement  en  vue 
des  nouvelles  méthodes  pédagogiques. 

Personne  n’ignore  qu’au  moyen  du  dynanomètre 
on  arrive  à évaluer  avec  une  grande  précision 
l’effort  musculaire.  Quant  au  sphygmographe,  qui 
enregistre  la  longueur  et  l’intensité  des  pulsations 
de  l’artère  radiale,  il  sert  à transcrire  graphique- 
ment la  courbe  des  mouvements  du  cœur,  d’où 
l’on  peut  tirer  d’utiles  indications  sur  le  fonction- 
nement de  cet  organe. 

Le  manuomètre,  comportant  tout  un  système 
de  ressorts  ingénieusement  équilibrés,  permet  de 
déterminer  la  force  de  préhension,  de  torsion  et 
d’arrachement  des  muscles  de  la  main  s’exerçant 
avec  ceux  du  poignet.  Il  fournit  en  même  temps 
de  curieux  renseignements  sur  le  degré  de  nervo- 
sité de  l’enfant. 

Avec  le  spiromètre,  on  obtient  la  capacité  exacte 
de  ses  poumons.  Formé  de  deux  cylindres  en 
aluminium  glissant  l’un  dans  l’autre  à frottement 
doux  et  muni  d’une  tubulure  appropriée,  le  spiro- 
mètre permet  de  mesurer  la  quantité  d’air  prise 
à chaque  inspiration  et  d’analyser,  — ceci  est 
considéré  comme  capital  par  les  pédagogues 
yankees  ! — les  éléments  chimiques  de  l’air 
expiré. 

L’intensité  de  l’effluve  vital,  enfin,  est  donnée 
avec  certitude  au  moyen  de  l’ergographe.  Ima- 
ginez une  caisse  en  palissandre  dont  le  couvercle 
serait  percé  d’une  fente  longitudinale  par  où  passe 
un  anneau  plat  formant  bague.  Par  l’intermédiaire 
d’un  fléau  analogue  à celui  d’une  balance  ro- 
maine, l’anneau  en  question  soutient  un  poids 
dont  on  règle  la  position  sur  la  tige  suivant  l’âge 
et  la  taille  de  l’élève  à examiner. 

La  main  de  ce  dernier  ayant  été  attachée  par 
des  courroies  ad  hoc  sur  le  couvercle  de  la  caisse, 
il  doit  soulever,  avec  son  doigt  médius  passant 
dans  la  bague,  de  quarante  à cinquante  fois  de 
suite  et  assez  rapidement,  le  poids  suspendu  au 
fléau.  Ces  petites  tractions  sont  enregistrées  par 
un  stylet  sur  un  rouleau  enduit  de  noir  de  fumée, 
que  fait  tournera  la  vitesse  voulue  un  mouvement 
d’horlogerie.  Le  tracé  obtenu  révèle  une  foule  de 
notions  intéressantes  sur  la  courbe  de  résistance 
et  le  coefficient  d’énergie  du  sujet! 

Admirable,  n’est-ce  pas,  cette  anthropométrie 
scientifique,  et  ne  devons-nous  pas  aLtendre,  d’une 
méthode  d’éducation  aussi  fin-de-siècle,  toute  une 
éclosion  de  génies?  Édouard  BONNAFFE. 


236 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LE  MUSÉE  BOER  A PRETORIA 


« Au  moment  où  nos  Burghers  se  battent  coura- 
geusement pour  le  pays  et  le  peuple,  qu’ils  me 
permettent  de  leur  rappeler  notre  Musée  na- 
tional. Je  fais  appel  à leur  patriotisme  pour  es- 
pérer qu’ils  n’oublierontpas  de  rapporter  de  leurs 
campagnes  des  reliques  intéressantes,  telles  que 
drapeaux,  lances,  casques,  épées,  etc.  Ces  objets 
ont  leur  place  marquée  dans  notre  musée,  car  ils 
montreront  à la  postérité  au  prix  de  quelle  vail- 
lance et  contre  quelles  cruelles  inventions  de  nos 
ennemis  nous  avons  conquis  notre  liberté.  » 

Ainsi  écrivait,  dans  un  journal  répandu  du 
Transvaal,  le  directeur  du  Musée  national  de 
Prétoria,  le  Dr  Gunning,  un  mois  après  le  com- 
mencement delà  guerre  anglo-boer  actuelle. 

Ceux  qui  seraient  tentés  de  sourire  de  la  belle 
confiance  du  Dr  Gunning  et  de  l’importance  que, 
même  en  ces  temps  de  suprêmes  préoccupations, 
il  attache  à son  musée,  ne  savent  pas  ce  que  ce 
monument  représente  pour  les  Boers.  Le  musée  de 
Prétoria,  avec  ses  souvenirs,  est  plus  qu’une 
curiosité  : c’est  toute  l’histoire  de  ce  peuple  qui 
n’en  lit  point  d’autre.  Ces  vestiges  du  passé 
apprennent  aux  Boers  les  premières  luttes  des 
hardis  envahisseurs,  leur  exploits,  leurs  difficul- 
tés, — leurs  victoires.  C’est  le  reliquaire  de  toutes 
leurs  traditions  héroïques,  ce  sont  les  archives  de 
la  nation.  Les  souvenirs  historiques  qui  y sont 
rassemblés  sont  l’orgueil  et  le  stimulant  des 
Boers,  et  un  puissant  facteur  de  leur  farouche 
patriotisme,  en  entretenant  leurs  querelles  de 
race,  leurs  haines  politiques  et  en  glorifiant  les 
prouesses  de  leurs  braves. 

Le  musée,  caché  en  un  coin  retiré  de  Prétoria, 
contient,  comme  tout  musée  qui  se  respecte, 
l’habituel  assortiment  de  serpents  en  bocaux, 
d’oiseaux  empaillés,  de  crânes  moisis,  et  l’inévi- 
table momie.  Maistoutcela  ne  signifie  pas  grand ’- 
chose  pour  le  Boer  ; ses  regards,  indilï'érents,  ne 
s’y  arrêtent  guère,  tandis  qu’il  s’exalte  devant  une 
relique  de  bataille. 

Un  habitant  de  Johannesburg,  chassé  de  chez 
lui  par  la  présente  guerre,  raconte,  dans  le  Strand 
Magazine,  avec  quel  ardent  intérêt  les  fils  des 
plaines  sud-africaines,  de  passage  à Prétoria, 
contemplent  et  commentent  les  objets  exposés  au 
musée.  Ce  que  l’on  remarque  tout  d’abord,  c’est 
leur  haine  contre  les  Anglais  qui  s’associe  à 
toutes  leurs  idées  et  se  manifeste  à chaque  occa- 
sion. 

Le  premier  objet  qui  frappe  la  vue,  en  entrant 
au  musée,  est  un  beau  modèle  de  bateau  anglais 
dont  sir  Donald  Currie  avait  fait  présent  au  pré- 
sident Kruger.  Voici  la  conversation  de  trois  Boers 
dont  l’auteur  de  ces  lignes  a été  témoin  : « Tenez  ! 
disait  un  vieux  aux  deux  autres,  regardez  un  de 
ces  navires  sur  lesquels  les  Rosincks  (sobriquet 


des  Anglais,  signifiant  cou-rouge)  s’en  vont  sur  la 
mer.  » Un  grognement  significatif  accueillit  cette 
observation.  Mais  la  vue  d’un  gros  vautour  em- 
paillé suspendu  au  plafond  dérida  la  figure 
sombre  de  l’un  deux,  et  il  répondait  de  sa  voix 
gutturale:  « Oui,  mais  voilà  l’oiseau  de  proie  qui 
les  dévore,  quand  nous  les  avons  abattus  sur  la 
plaine.  — Et  voici  le  revolver  de  Jameson», 
s’écriait  triomphalement  le  troisième. 

Le  gardien  hollandais  a,  depuis,  confidentielle- 
ment avoué  au  visiteur  de  Johannesburg  que  ce 
revolver  n’était  pas  celui  de  Jameson,  mais  que,  au 
moment  du  raid,  il  avait  été  rapporté  de  Johan- 
nesburg et  placé  au  musée  pour  impressionner  le 
public.  « Mais  tout  le  reste  est  authentique!  » — 
s’est-il  hâté  d’affirmer.  Et  il  montrait  avec  fierté 
la  selle  de  Jameson  qui  s’étale,  dans  la  petite  salle 
suivante,  entre  des  squelettes  de  poissons  et  des 
lances  cafres  : « Elle  est  en  bon  état,  dit  le  gardien, 
et  Dr  Jim  pourrait  bien  y remonter  un  jour  ! » 

On  trouve,  sur  un  mur  de  la  même  salle,  un 
excellent  portrait  du  président  Kruger,  fait  en  1870. 
D’une  figure  énergique  et  pensive,  il  semble  sur- 
veiller ces  reliques  et  défier  une  énorme  tête  de 
lion,  « le  lion  britannique  »,  qui  lui  fait  vis-à-vis 
dans  une  vitrine. 

Les  objets  les  plus  intéressants  du  musée  sont, 
sans  conteste,  les  souvenirs  des  ancêtres-pion- 
niers des  Boers  d’aujourd’hui.  Mieux  que  leurs 
rares  historiens,  ces  témoignages  touchants  et  pa- 
thétiques disent  les  souffrances  et  les  privations 
des  pèlerins  au  temps  où,  sans  patrie,  ils  erraient 
dans  les  vastes  déserts.  Voici  une  grosse  bible, 
ayant  appartenu  à Piet  Retief,  un  des  chefs  de  la 
grande  invasion  de  1814.  C’est  un  lourd  volume 
au  texte  hollandais,  avec  des  illustrations  extra- 
ordinaires, d’un  réalisme  effrayant. 

Mais  le  trésor  le  plus  précieux  et  le  plus  pieuse- 
ment gardé  est  un  vieil  almanach  qui  a dû  rendre 
d’inestimables  services  aux  Bédouins-Boers  perdus 
dans  les  plaines  sans  bornes,  loin  de  toute  de- 
meure humaine.  Cet  almanach  est  tout  simple- 
ment un  carré  de  planche  noire,  large  de  deux 
pieds.  En  haut,  une  ligne  horizontale  de  sept  ma- 
juscules indique,  par  leurs  initiales,  les  septjours 
de  la  semaine  ; à gauche,  plusieurs  rangées  verti- 
cales de  petits  trous  numérotés,  au  nombre  de 
trente  et  un,  représentent  les  jours  du  mois,  et 
une  autre  rangée  verticale  de  douze  petits  trous 
accompagnés  chacun  du  nom  du  mois,  occupe  le 
milieu  de  la  planche.  Le  nombre  de  jours  de 
chaque  mois  est  marqué,  après  les  noms  des  mois, 
en  une  ligne  verticale  à droite.  Aucune  trace  des 
années  bissextiles  ne  s’y  trouve.  Trois  crans  appli- 
qués aux  noms  du  mois,  du  quantième  et  du  jour, 
servaient  à indiquer  une  date  à première  vue. 

Les  autorités  de  Prétoria  tiennent  cet  almanach 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


237 


en  grande  estime  et  un  fac-similé  en  a été  fait 
pour  notre  Exposition. 

Plus  loin,  après  une  vieille  chaise  boer  de  di- 
mensions exagérées,  on  rencontre  le  souvenir  mé- 
lancolique d’une  triste  histoire  : c’est  le  revolver 
du  colonel  Anstruther,  fusillé  à Bronkhorst  Spruit 
en  1880.  A côté,  un  livre  de  prières  troué  par  une 
balle  et  pris  dans  une  maison  pendant  le  siège  de 
Potchefstroom  rappelle  les  annales  tragiques  de 
la  guerre  d’indépendance.  Un  autre  et  formidable 
témoin  de  cette  sombre  époque  est  un  vieux 
canon  particulièrement  choyé  et  très  populaire 
sous  le  nom  de  : OUI  Geiki.  Il  est  monté  sur  une 
partie  de  wagon  et  feraitune  étrange  figure  à côté 
des  armes  boers  de  nos  jours,  d’une  perfection 
si  raffinée.  Old  Geiki  a cependant  vaillamment  fait 
son  devoir  pendant  la  guerre  de  Potchefstroom 
en  1881.  « Chaque  fois  qu’on  le  faisait  partir, 
expliquait  le  gardien,  le  recul  le  renvoyait  voler 
en  arrière  sur  le  tronçon  de  wTagon.  » 

Un  exemple  étonnant  d’ingéniosité  militaire 
est  un  autre  vieux  canon  entièrement  construit 
avec  des  bandes  de  fer  provenant  de  roues  de 
wagon.  Comment  les  Boers  sont  arrivés  à souder 
ensemble  ces  bandes  de  fer  et  par  quel  moyen  ils 
ont  réussi  à faire  fontionner  cette  pièce  d’artil- 
lerie peu  ordinaire,  est  un  mystère. 

Une  grosse  mitrailleuse  au  milieu  d’un  autre 
groupe  de  canons  est  un  présent  qu’en  1870  l’em- 
pereur d’Allemagne  fit  au  président  Burgers. 

Deux  tambours,  l’un  rond  et  plat,  l’autre  long 
et  mince,  sont  des  trophées  de  victoires  rem- 
portées sur  les  tribus  indigènes  ; ils  proviennent 
de  la  guerre  contre  Malaboch  et  Magato. 

Si,  un  peu  plus  loin,  le  visiteur  considère  des 
bank-notes  de  six  centimes  du  Transvaal  et  des 
<(  bons  pour  trois  centimes  » de  l’État  libre 
d’Orange,  il  ne  pourra  pas  s’empêcher  de  se  faire 
une  pauvre  idée  de  l’état  du  Trésor  il  y a trente  ans, 
lorsque  les  exploitations  modernes  n’avaient  pas 
encore  empli  les  coffres-forts  et  troublé  la  paix 
arcadienne  de  Prétoria  ou  de  Potchefstroom. 

Au  milieu  de  tant  d’objets  curieux,  une  petite 
feuille  de  papier  jaunie  et  fripée  n’est  pas  le  moins 
éloquent.  Ç’est  une  lettre  datée  de  1795  et  adressée 
par  un  vieux  stadholder  à sa  « chère  etbien-aimée 
épouse  ».  C’était  pendant  l’expédition  du  gouver- 
nement anglais  coutre  la  Compagnie  hollandaise 
des  Indes  orientales,  à la  suite  de  laquelle  les 
Hollandais  durent  se  rendre  et  abandonner  Cape- 
town  après  une  occupation  de  cent  quarante-trois 
ans.  Voici  en  quels  termes  le  vieux  guerrier 
écrivait  à sa  femme  :«  Nous  vivons  en  des  temps 
bien  critiques.  Les  Anglais  nous  somment  de  nous 
rendre,  mais  le  vieux  gouverneur  a dit  que  ce  ne 
serait  pas.  Il  ne  nous  reste  donc  qu’à  nous  pré- 
parer à de  sanglants  conflits.  — Veille  bien  sur  les 
enfants,  dans  le  cas  où  je  ne  i'eviendrais  plus...  » 
Ne  dirait-on  pas  que  ces  lignes  sont  datées 
d’aujourd’hui  ? 

Thérèse  MANDEL. 


L’ÉDUCATION  D’UN  OISEAU 

Soleil  aux  deux,  joie  à la  terre! 

Chaque  arbre  passe  un  manteau  neuf; 

Nul  pinson  n’est  célibataire 
Et  nul  chardonneret  n’est  veuf. 

Avril  marie,  au  bout  des  branches 
Où  les  nids  font  de  hauts  manoirs, 
Tourterelles  en  robes  blanches 
Et  rossignols  en  habits  noirs. 

« Oui  » semblent  dire  les  oiselles 
Au  fond  des  bosquets  hasardeux  ; 

Et  quatre  à quatre  vont  les  ailes 
Sur  les  gens  qui  vont  deux  à deux. 

Et  puis,  les  cloches  des  bruyères 
Avec  leurs  menus  carillons 
Sonnent,  sonnent  dans  les  clairières 
Mille  baptêmes  d’oisillons. 

Et  quand  les  oisillons  candides 
Ont  la  force  d’ouvrir  les  yeux 
Et  peuvent  voir  les  bois  splendides, 

Les  champs,  les  fleurs,  les  eaux,  les  deux, 

Oh  ! leurs  parents,  en  belles  proses 
Que  nul  savant  ne  comprendrait, 

Leur  expliquent  l’azur,  les  roses. 

Les  étoiles  et  la  forêt. 

Puis,  ce  sont  des  apprentissages  : 

Leçons  de  chant  ou  de  maintien, 

Que  les  petits  oiseaux  très  sages 
Écoutent  en  s’appliquant  bien. 

« Cuic!  » dit  la  maman  la  première; 

« Cuic  ! » répète  chaque  oiselet 
En  zézayant  à sa  manière 
Un  peu  moins  à chaque  couplet. 

Cuic!  cuic!  — et  le  petit  élève 
De  cuic  en  cuic  apprend  le  chant 
Qu’on  dit  à l’aube  qui  se  lève 
Et  qu’on  dit  au  soleil  couchant. 

Ensuite,  on  le  prend,  on  le  pousse; 

Il  fait  son  premier  pas,  il  va 
Et  vient  au  bord  du  nid  de  mousse 
Où  sa  mère  hier  le  couva. 

Il  veut  voler,  mais  le  vertige 
Le  saisit.  Le  ciel  est  si  grand! 

Il  voit  son  père  qui  voltige 
Pour  lui  montrer  comme  on  s’y  prend. 

Et  par  un  matin  où  la  brise 
Balance  le  vieux  nid  quitté, 

Il  part  dans  l’azur  qui  le  grise, 

Il  part,  il  vole  dans  l’été. 

Et  dans  un  mois,  fringant,  prospère, 

Le  cœur  joyeux,  l’œil  ébloui, 

11  ne  connaîtra  plus  son  père 
Qui  ne  pensera  plus  à lui. 

Et  ses  fils  l’oublieront  de  même 
Quand  ils  pourront  voler  aux  champs  !... 
Oiseaux,  la  nature  vous  aime, 

Bénissez-la  dans  tous  vos  chants. 

Nous,  il  nous  faut  toujours  connaître, 

Simples  hommes  faits  pour  souffrir, 

Les  nids  qui  doivent  disparaître, 

Les  mères  qui  doivent  mourir. 


Jean  RAMEAU. 


238 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


L>ES  OLIVIERS  fANTOMES 


« J’espère,  écrivait  George  Sand  vers  1838,  que 
le  Magasin  Pittoresque , cet  amusant  et  infati- 
gable vulgarisateur  des  merveilles  de  l’art  et  de 
la  nature,  se  mettra  en  route  un  beau  matin  pour 
nous  rapporter  quelques  échantillons  de  premier 
choix  des  oliviers  de  Ma- 
jorque. » 

11  m’est  donné  de  pouvoir 
réaliser,  dans  cette  revue 
que  l’illustre  écrivain  avait 
désignée  lui-même,  ce  vœu 
exprimé  voici  déjà  soixante- 
deux  ans. 

L’aspect  de  ces  arbres 
mystérieux  m’avait  vive- 
ment frappé,  durant  mon 
premier  voyage  à M aj  orq  ue , 
mais,  pressé  par  le  temps, 
je  m’étais  borné  à leur  sa- 
crifier quelques  lignes  dans 
mes  lies  oubliées.  Depuis, 
j’ai  eu  le  loisir  de  les  étu- 
dier de  près,  de  les  suivre 
en  quelque  sorte  dans  leurs 
allures  et  leurs  silhouettes 
fantastiques  que  modifient 
les  effets  de  lumière  aux 
différentes  heures  du  jour. 

Et  des  soirées  entières 
même,  par  la  lune,  sous 
leurs  frondaisons  pâles, 
j’ai  cru  errer  au  milieu  d’un 
peuple  de  fantômes.  J’ai 
éprouvé  l’impression  du 
poète  majorquin  com- 
parant ces  oliviers  à des 
légions  de  dragons  ou  de 
monstres  qu’une  antique  malédiction  aurait 
« cloués  » au  sol  : 

Drachs  qu’antiga  maldicciô 
ClaucL  en  terra... 

D’ailleurs,  comme  nous  le  verrons,  les  croyances 
populaires  s’accordent  avec  la  pensée  du  poète 
majorquin  au  sujet  de  la  malédiction  originelle 
qui  pèserait  sur  eux. 

Je  me  demande  si  la  nature  du  terrain  dans 
lequel  ils  plongent  leurs  racines  n’a  pas  une 
influence  directe  sur  le  développement  anormal 
de  leurs  formes,  car,  chose  singulière,  les  monstres 
sont  rarement  isolés;  ils  se  groupent  et  occupent 
ensemble  certains  espaces.  Ailleurs,  convulsés, 


l'er  la  foscura 
Prenen  de  monstres  la  figura 
Semblan  iegiô 

De  Drachs  qu'antiga  maldicciô 
Claviis  en  terra... 

Miguel  Costa. 

bizarres,  ils  ne  présenteront  pas  ces  lignes  extra- 
vagantes qui  arrêtent  et  stupéfient  le  passant. 

Au  printemps  l’émondeur,  auquel  la  peau  de 
chèvre  qui  le  recouvre  donne  l’apparence  d’une 
bête,  grimpe  sur  les  vieux  troncs  pour  tailler  et 
rogner  les  brindilles  su- 
perflues, et  l’on  dirait  un 
animal  inconnu  s’agitant 
dans  le  feuillage.  Lorsque 
sa  mélopée  s’exhale  à tra- 
vers les  branches,  il  semble 
que  l’arbre  monstrueux  s’est 
mis  lui-même  à chanter. 
Et  ces  chants,  aux  modula- 
tions arabes,  de  caractère 
parfois  sauvage,  s’harmo- 
nisent bien  avec  l’étrange 
scène  : 

Jo  no  se  que  tienen,  madré , 
Las  flores  del  campo  santo, 
Quando  las  menea  el  viento 
Parece  que  estan  llorando... 

Je  ne  sais  ce  qu’ont,  mère, 

Les  fleurs  du  cimetière, 
Lorsque  Je  vent  les  agite 
Elles  semblent  pleurer.. . 

Parfois  c’est  un  cri  déchi- 
rant, lancé  tout  à coup 
d’une  voix  rauque  : 

Me  mor ü...  me  mori  !... 
« Je  meurs,  je  meurs!...  » 
A Majorque  tous  les  tra- 
vaux se  font  en  chantant. 
Le  laboureur  chante  en 
dirigeant  devant  lui  la 
charrue  traînée  par  des 
mules  ; le  berger  chante  ou 
joue  de  la  flûte,  comme  les 
antiques  pasteurs  de  l'Hellade,  en  gardant  son 
troupeau;  les  femmes  chantent,  soit  en  raccom- 
modant les  filets  sur  le  seuil  des  portes,  soit  en 
se  livrant,  dans  les  bois,  à la  cueillette  des  oli- 
ves. Souvent  je  les  ai  rencontrées  en  bandes 
joyeuses,  vêtues  de  jupes  aux  vives  couleurs,  por- 
tant un  petit  panier  à la  main,  tournant  autour 
des  arbres  à la  recherche  des  olives  en  chan- 
tant de  jolies  copias  de  malaguenas.  Spectacle 
bien  inattendu  que  celui  de  ces  jeunes  filles 
brillantes  comme  des  fleurs,  accroupies  sous  les 
oliviers  convulsionnés,  aux  figures  de  monstres. 

« Ces  arbres  tordus  vous  intéressent,  stefior, 
me  disait  un  jour  le  vieux  garriguero  (garde  fo- 
restier) de  Son  G aal.  Certainement  vous  ne  con- 


La  bête  couronnée. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


230 


naissez  pas  les  plus  curieux.  Si  vous  voulez 
m’accompagner  vers  les  pentes  de  Son  Moragues 
vous  les  verrez.  » 

Je  le  suivais  et  nous  quittions  le  manoir  de  Son 


mineux  papillons,  voltigeaient  de  toutes  parts  et 
retombaient  sur  le  sol  tout  éclairé  de  ces  virginales 
lueurs. 

Le  sentier  que  nous  suivions  traversait  des 


Fantôme  sous  la  lune. 


Gual.  C’était  par  un  beau  jour  de  la  mi-février, 
nous  allions  sous  les  amandiers  en  fleurs...  On 
eût  dit,  en  levant  les  yeux,  qu’une  neige  rose 
s’échappait  en  tremblant  du  ciel  bleu.  Et  c’était 
troublant,  cette  chute  de  neige  sous  les  rayons 
d’un  radieux  soleil.  Lorsque  la  brise  effleurait  les 
branches,  les  pétales  détachés,  en  nuées  de  lu- 


champs  de  fèves  en  fleurs  d’où  s’exhalait  un  doux 
arôme  ; çà  et  là  des  enfants  frappaient  sur  de  vieux 
ustensiles  de  ménage  et  poussaient  des  cris  aigus 
pour  chasser  les  oiseaux  : « C’est  qu’ils  mangent 
les  fleurs  »,  disait  le  garriguero. 

Les  moineaux  se  nourrissent  de  fleurs,  par  ces 
premiers  jours  printaniers,  à Majorque!... 


240 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


vitrM* 


N’est-ce  point  un  rêve  de  paradis? 

Nous  nous  engagions  bientôt  dans  un  bois  d’oli- 
viers que  je  connaissais  déjà  et  nous  gravissions 
des  pentes  pierreuses,  au  sol  maigre. 

Sans  que  le  garriguero  m’eût  prévenu,  je  voyais 
subitement  se  dresser  devant  moi  un  olivier  d’as- 
pect fantastique,  sorte  d’animal  couvert  d’écailles, 
convulsionné,  effrayant.  Un  énorme  serpent  l’en- 
serrait de  ses  anneaux 

et  plongeait,  avec  avi-  ^ 

dité,  sa  tête  livide  dans 
ses  entrailles.  Le  gar- 
riguero, satisfait  de 
ma  surprise,  me  con- 
sidérait. Puis  il  m’in- 
vitait à m’asseoir  sur 
un  paquet  de  racines 
noueuses  qui  ram- 
paient sur  le  sol.  De 
toutes  parts  alors,  au- 
tour de  nous,  je  vis 
s’agiter  comme  un  peu- 
ple de  fantômes. 

« On  raconte,  dans 
nos  veillées,  me  disait 
mon  guide,  que  ces 
arbres  ne  portèrent 
pas  toujours  l’olive  et 
n’abritèrent  point  les 
merles  et  les  grives 
comme  aujourd’hui. 

Ilsfurent, comme  nous, 
des  êtres  vivants,  mais 
si  méchants  que  Dieu 
les  punit  en  les  chan- 
geant en  pierre.  Voyez, 
leur  écorce  n’est-elle 
point  pareille  au  ro- 
cher? Elle  est  rugueuse 
et  dure  comme  lui  et 
de  même  couleur  grise. 

« Mais,  continua-t-il, 
ne  se  contentant  pas  de 
leur  faire  expier  leui’s 
méfaits  par  cette  trans- 
formation, Dieu  voulut  les  rendre  utiles,  les  obli- 
ger à faire  du  bien , c’est  peu  t-être  ce  qui  les  a châ- 
tiés le  plus,  et  il  changea  leur  sang  en  sève.  Mais 
cette  sève,  qui  monte  dans  leurs  veines  au  prin- 
temps, éternellement  les  tourmente.  Les  branches 
à ce  moment  deviennent  cassantes.  La  violence  du 
vent  les  arrache,  tandis  que  l’hiver,  lorsqu’ils  sont 
de  pierre,  les  vents  les  plus  impétueux  ne  leur 
causent  aucun  dommage. 

« Ils  ont  certainement  gardé  quelque  chose  de 
leur  primitive  existence,  car  on  les  entend  se  plain- 
dre, gémir,  et  même  crier  par  les  jours  de  vent, 
comme  s’ils  éprouvaient  des  souffrances.  Leur  sang 
s’est  écoulé  dans  les  profondeurs  de  la  terre  et, 
par  les  grandes  pluies,  l’eau  des  sources,  dans  les 
pentes  de  Son  Moragues,  jaillit  toute  rouge. 


Cauchemar. 


« Personne  ne  peut  déterminer  leur  âge;  voyez, 
des  rejetons  vigoureux  s’échappent  souvent  d’un 
tronc  durci  qui  semble  mort;  sûrement  ils  ont 
plus  de  mille  et  mille  ans.  Ce  serait  à croire  qu’ils 
datent  de  l’origine  du  monde,  comme  beaucoup 
le  prétendent.  » 

J’apprenais  qu’à  Majorque  l’olivier  est  resté, 
comme  dans  l’antiquité,  l’arbre  mystérieux  et 

sacré.  C’est  le  vieux 
prophète  des  bois.  Il 
est  pai’tout  le  symbole 
de  la  paix  et  les  poètes 
anciens  nous  disent  que 
les  gracieuses  nym- 
phées  dansaient  des 
rondes  sous  leur  trem- 
blant feuillage. 

A Majorque,  lorsque 
le  vent  retrousse  leurs 
feuilles,  les  oliviers 
rugueux,  chargés  d’ans 
qui,  pensifs,  semblent 
s’acheminer  au  bord 
des  routes,  secouent 
une  chevelure  d’ar- 
gent. Sous  les  rayons 
de  la  lune,  frisson- 
nants à la  moindre 
brise,  ils  sont  vague- 
ment lumineux,  trans- 
parents, des  broderies 
légères  dessinent  leurs 
silhouettes;  on  les  di- 
rait faits  d’une  pluie 
d’étincelles. 

Nous  étions  donc 
assis  sur  des  racines 
noueuses  au  milieu 
d’oliviers  monstrueux 
qui  de  toutes  parts  tor- 
daient leurs  troncs, 
leurs  branches  et  leurs 
racines.  Je  voyais  un 
escargot  géant  traî- 
nant sa  coquille  au 
pied’  d’un  arbre,  laissant  derrière  lui  un  lui- 
sant sillon  de  bave.  C’était  ensuite  une  sorte  de 
cauchemar,  un  animal  presque  humain,  s’effor- 
çant de  soulever  un  être  difforme  qui  tordait 
ses  bras  en  poussant  des  cris  de  terreur.  Plus  loin, 
Daphné,  le  corps  rejeté  en  arrière,  voyait,  avec 
effroi,  ses  bras  s’allonger  en  branches  feuillues; 
une  bête,  aux  jambes  difformes,  abaissait  son 
front  sauvage  chargé  d’une  couronne  surmontée 
d’un  cimier.  Puis  un  tronc,  percé  de  petites  ou- 
vertures régulières,  formait  comme  un  prodigieux 
nid  de  guêpes  qu’auraient  surmonté  des  ornements 
en  stuc  pareils  à ceux  des  mosquées  ; Paul  et  Vir- 
ginie couraient  sous  la  rafale,  abrités  par  la  jupe 
relevée  de  la  jeune  fdle  ; Andromède,  rivée  au  ro- 
cher, tremblait  devant  un  monstre;  un  sphinx  ac- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


241 


croupi  considérait, impassible, cette  scène.  Ailleurs 
des  dauphins  s’ébattaient;  Laocoon  et  ses  fils 
s’efforcaient  de  se  dégager  des  étreintes  du  ser- 
pent; des  éléphants  aplatissaient  leur  trompe  sur 
le  sol  et  la  Vénus  de  Milo  s’élevait,  en  sa  pâleur 
de  marbre,  sous  les  frondaisons  mystérieuses. 
Partout,  en  grand  nombre,  des  êtres  informes, 
des  évocations  de  cauchemar  rampaient,  se  dres- 
saient, se  tordaient  ou 
s’enlaçaient,  mornes  ou  , 

échevelés,  livrés  à leurs  \) 

bestiales  fureurs  ou  à 
d’étranges  caresses. 

Le  soleil  à son  déclin 
modifiait  les  masques,  les 
formes,  les  attitudes.  Par- 
fois un  œil  qui  m’épiait 
s’éteignait  tout  à coup, 
tandis  qu’un  autre  s’allu- 
mait. En  approchant,  le 
charme  d’habitude  était 
rompu  et  parfois  une  fi- 
gure se  trouvait  remplacée 
par  une  autre,  d’aspect 
tout  différent. 

Nous  avions  repris  le 
chemin  du  manoir  et  le 
garriguero  me  faisait  re- 
marquer que  les  troncs, 
généralement  larges  et 
courts,  décomposés  par 
lage,  se  sont  ouverts  du 
haut  en  bas  jusqu’aux 
racines,  laissant  un  grand 
vide  sous  lequel  souvent  les  hommes  et  les  ani- 
maux passent  aisément. 

Le  centre  de  l’arbre  a donc  disparu  et  le  faîte  n’est 
plus  soutenu  que  par  des  fragments.  Ces  fragments, 
dans  lesquels  la  sève  a continué  de  circuler,  se 
sont  développés  isolément  et,  par  une  lente  pro- 
gression du  dehors  au  dedans,  ont  fini  par  recou- 
vrir et  cicatriser  les  blessures  que  la  disparition 
du  corps  central  avait  laissées.  C’est  pourquoi, 
autour  de  l’espace  précédemment  occupé  par  le 
puissant  tronc  d’arbre  lui- même,  nous  voyons  une 
infinité  de  jeunes  troncs  de  plus  petite  dimension 
qui,  décharnés,  tordus  et  emmêlés  adoptent  les 
formes  les  plus  capricieuses,  les  plus  étranges  et 
revêtent  l’aspect  de  figures  d’hommes  ou  d’ani- 
maux d’un  caractère  parfois  saisissant. 

Les  spécimens,  dessinés  d’après  nature,  que  je 
donne  ici  n’ont  pas  été  exagérés,  tout  invraisem- 


blables que  leurs  formes  puissent  paraître.  J’ai 
suivi  scrupuleusement  les  lignes  qui  se  présen- 
taient à mes  regards. 

Et  d’ailleurs,  afin  qu’aucun  doute  ne  puisse 
subsister  à ce  sujet  dans  la  pensée  du  lecteur,  voici 
ce  que  dit  George  Sand,  à leur  sujet,  dans  Un 
Hiver  à Majorque  : 

« Rien  n’égale  la  force  et  la  bizarrerie  de  formes 
de  ces  antiques  pères  nour- 
riciers de  Majorque.  Les 
Majorquins  en  fontremon- 
ter  la  plantation  la  plus 
récente  au  temps  de  l’oc- 
cupation de  leur  île  par 
les  Romains.  C’est  ce  que 
je  ne  contesterai  pas, 
ne  sachant  aucun  moyen 
de  prouver  le  contraire, 
quand  même  j’en  aurais 
envie,  et  j’avoue  que  je 
n’en  ai  pas  le  moindre 
désir.  A voir  l’aspect  for- 
midable, la  grosseur  dé- 
mesurée et  les  attitudes 
furibondes  de  ces  arbres 
mystérieux,  mon  imagi- 
nation les  a volontiers 
acceptés  pour  des  contem- 
porains d’Annibal.  Quand 
on  se  promène  le  soir 
sous  leur  ombrage,  il 
est  nécessaire  de  bien  se 
rappeler  que  ce  sont  là  des 
arbres  ; car  si  on  croyait 
les  yeux  et  l’imagination,  on  serait  saisi  d’épou- 
vante au  milieu  de  tous  ces  monstres  fantastiques, 
les  uns  se  courbant  vers  vous  comme  des  dragons 
énormes,  la  gueule  béante  et  les  ailes  déployées  ; 
les  autres  se  roulant  sur  eux-mêmes  comme  des 
boas  engourdis;  d’autres  s’embrassant  avec  fureur 
comme  des  lutteurs  géants.  Ici  c’est  un  centaure 
au  galop,  emportant  sur  sa  croupe  jenesais  quelle 
hideuse  guenon  ; là  un  reptile  sans  nom  qui  dévore 
une  biche  pantelante,  plus  loin  un  satyre  qui  danse 
avec  un  bouc  moins  laid  que  lui  ; et  souvent  c’est 
un  seul  arbre  crevassé,  noueux,  tordu,  bossu,  que 
vous  prendriez  pour  un  groupe  de  dix  arbres 
distincts,  et  qui  représente  tous  ces  monstres  di- 
vers pour  se  réunir  en  une  seule  tète,  horrible 
comme  celle  des  fétiches  indiens,  et  couronnée 
d’une  seule  branche  verte  comme  d’un  cimier.  » 
Gaston  VUILL1ER. 


CULTURE  DES  MERS  : A RCACHON 


Le  bassin  d’Arcachon  est  le  plus  grand  centre 
de  production  huîtrière;  c'est  là  que  s’approvi- 
sionnent principalement  les  éleveurs  d’Angleterre, 
d’Espagne  et  de  France,  car  il  ne  faut  pas  con- 


fondre les  producteurs  avec  les  éleveurs  ; ces  der- 
niers achètent  aux  producteurs  d’Arcachon  les 
jeunes  huîtres  pour  les  placer  dans  des  bassins 
plus  favorables  à l’engraissement  et  les  livrer 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


9/,9 


ensuite  à la  consommation,  tandis  que  les  par- 
queurs  d’Arcachon  s’occupent  de  la  reproduction 
de  l’huître  et  vendent  aux  éleveurs,  sur  une  vaste 
échelle,  le  naissain , faisant  pour  ainsi  dire  le 
commerce  de  graine  animale.  On  a essayé  d’éta- 
blir des  ruchers  d’élevage  à d’autres  endroits,  en 
Bretagne  et  principalement  à Noirmoutiers  ; mais 
c’est  Arcachon  qui  reste  le  grand  producteur.  La 
forme  du  bassin,  son  étendue  (quinze  mille  hec- 
tares), sa  température,  tout  contribue  à cette 
supériorité. 

Au  commencement  du  siècle,  existaient  dans 
le  bassin  des  bancs  naturels  d’huîtres.  C’étaient 
des  huîtres  océaniques,  Ostrea  edulis,  dont  l’es- 
pèce, originaire  d’Arcachon,  se  nomme  G navette  ; 
on  expédiait  chaque  année  cinq  mille  charrettes 
chargées  chacune  de  soixante  paniers;  le  panier 
contenait  210  huîtres  et  se  vendait  75  centimes. 

En  1840,  le  préfet  maritime  dut  envoyer  un 
navire  stationner  pour  empêcher  le  pillage  des 
bancs. 

En  1854  furent  faites  les  premières  concessions. 

En  1857,  vingt  établissements  existaient  dans 
le  bassin.  En  1860,  on  expédiait  19  millions 
d’huîtres  pour  28000  francs. 

En  1870,  on  exploitait  480  parcs  produisant 
195  millions  d’huîtres  vendues  4 800000  francs. 
Enfin,  aujourd’hui,  on  compte  plus  de  6 000  parcs 
et  près  de  500  millions  d’huîtres . 

L’huître  est  un  mollusque  androgyne  et  se  fé- 
condant lui-même;  chaque  sujet  produit  des 
milliers  d’œufs.  Les  petits  ou 'naissains  flottent 
dans  l’eau  au  hasard  des  courants  et  finalement 
s’accrochent  à un  rocher  où  ils  se  fixent  et  désor- 
mais passeront  leur  vie.  C’est  en  observant  cette 
loi  qu’on  eut  l’idée  d’offrir  aux  naissains  un 
point  d’appui»  artificiel  ; on  choisit  la  tuile,  non 
pas  la  tuile  plate  qui  serait  difficile  à ramasser, 
mais  la  tuile  faîtière  qui  est  convexe,  longue 
de  50  centimètres,  large  de  20,  facile  à poser 
et  à relever  et  qui  offre  au  naissain  un  asile 
aussi  bien  sur  sa  convexité  que  dans  sa  concavité. 

Le  Dr  Kemmerer  eut  l’idée,  vers  1850,  d’en- 
duire cette  tuile  d’un  ciment  composé  de  chaux 
hydraulique  et  de  mortier  de  sable  pour  faciliter 
le  détroquage  ou  enlevage  de  la  jeune  huître. 

Le  naissain  paraît  en  juin-juillet;  un  mois 
avant  environ,  en  mai,  les  parqueurs  placent  les 
tuiles  dites  collecteurs  : on  ne  les  place  pas  avant, 
parce  que,  mises  trop  tôt,  elles  se  saliraient  et  le 
naissain  ne  s’y  placerait  pas  volontiers.  Le  ha- 
sard des  courants  favorise  un  parc  plutôt  qu’un 
autre  ; on  voit  des  parcs  dont  chaque  collecteur 
est  couvert  de  naissains,  tandis  que  le  voisin  en  a 
beaucoup  moins.  Une  tuile  peut  se  couvrir  de 
300  petites  huîtres. 

Au  mois  de  février  suivant,  ces  huîtres  embryon- 
naires ont  atteint  la  taille  d’un  centimètre  de  dia- 
mètre, soit  l’aspect  d’une  pièce  de  50  centimes. 
Chaque  parqueur  rassemble  alors  ses  ouvrières, 
les  fait  relever  les  tuiles  avec  soin  et  procéder  à 


l’opération  du  détroquage.  L’ouvrière,  avec  un 
petit  couteau  spécial  non  coupant,  détache  les 
petites  huîtres  de  la  tuile;  c’est  ici  que  le  ciment 
joue  son  rôle  : la  coquille  de  cette  jeune  huître 
est  tellement  mince  qu’elle  se  briserait  souvent  si 
on  voulait  l’arracher  d’un  corps  dur  auquel  elle 
adhérerait,  tandis  que  l’ouvrière  fait  venir  un  peu 
de  ciment  avec  l’huître,  ce  qui  protège  la  coquille 
inférieure.  Les  tuiles  sont  grattées,  nettoyées  et 
mises  de  côté  pour  la  saison  suivante.  On  lave 
alors  les  petites  huîtres  pour  les  reporter  sur  les 
parcs,  mais  ces  jeunes  élèves  sont  d’une  délica- 
tesse extrême  ; leur  coquille,  d’une  grande  minceur, 
ne  les  défendrait  pas  suffisamment  contre  leurs 
ennemis,  ou  plutôt  leurs  amateurs,  qui  sont  nom- 
breux dans  l’eau  de  mer  : les  crabes,  certains 
squales,  le  rouget,  le  thon,  le  rousseau,  la  cre- 
vette rose,  le  bigonneau-perceur,  la  moule,  lever 
marin,  l’astérie  (étoile  de  mer),  sans  compter  qu’à 
marée  basse,  elles  ont  d’autres  chasseurs  parmi 
les  oiseaux  échassiers,  dont  l’un,  nommé  huitrier, 
est  un  ennemi  redoutable.  Le  parqueur,  pour  parer 
à ces  dangers,  place  ses  petites  huîtres  dans  des 
sortes  de  cages  en  toile  métallique,  qu’on  nomme 
ambulances. 

Les  jeunes  huîtres,  remises  dans  le  parc  et  pro- 
tégées par  la  toile  métallique,  prospèrent  à l’abri 
des  attaques  dans  ces  ambulances,  où  elles  restent 
cinq  à six  mois  ; désormais  la  première  enfance 
fragile  est  passée,  elles  ont  de  la  consistance,  on 
les  répand  dans  le  parc  librement  et  à l’âge  d’un 
an  elles  ont  atteint  la  taille  de  5 centimètres  de 
diamètre.  Elles  ne  sont  pas  encore  comestibles, 
mais  elles  sont  assez  robustes  pour  supporter  un 
voyage  et  un  changement  de  milieu  : le  rôle  du 
producteur  est  terminé,  celui  de  l’éleveur  va  com 
mencer. 

Ceux-ci  viennent  eux-mêmes  acheter  sur  place: 
le  parqueur  n’a  pas  à se  déranger  ; le  cours  s’éta- 
blit rapidement  : 6,  8,  10  francs  le  mille,  sui- 
vant les  années  ; les  ouvrières  trient,  emballent, 
et  les  jeunes  huîtres  partent  dans  les  centres 
d’élevage  où,  parquées  ànouveau,  elles  engraissent 
et  souvent  prennent  une  teinte  verte  et  une  saveur 
fort  appréciées  des  gourmets  (bien  qu’au  fond  ce 
changement  ne  soit  qu’une  maladie  comme  l’hy- 
pertrophie du  foie  des  volailles  engraissées  artifi- 
ciellement]. Elles  prennent  alors  le  nom  du  pays 
d’élevage,  comme  par  exemple  Marennes,  bien 
qu’elles  soient  nées  à Arcachon. 

Les  parcs  s’obtiennent  par  concession  de  l’État; 
tout  Français  peut  faire  une  demande  ; lorsqu’elle 
est  agréée,  un  géomètre  spécial  est  délégué, 
accompagné  de  métreurs  et  du  concessionnaire; 
ils  montent  un  bateau  plat  et  vont  à marée  basse 
mesurer  le  nombre  d’hectares  concédés.  Les  par- 
queurs séparent  leurs  concessions  par  des  piqueh 
et  chacun  cultive  à sa  façon,  apportant  les  amé 
liorations  qu’il  croit  les  meilleures,  tout  en  res- 
tant dans  les  règles  générales  que  nous  venon; 
d’indiquer. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


243 


Il  est  bien  entendu  que  tous  les  travaux  se  font 
à marée  basse  ; ces  travaux  sont  presque  exclusi- 
vement réservés  aux  femmes;  l’ensemble  des 
G 000  parqueurs  emploie  jusqu  a 25000  ouvrières 
qui  gagnent  2 francs  par  jour;  on  emploie 
aussi  quelques  hommes  pour  les  travaux  de  force  : 
enfoncement  des  piquets,  dégagement  des  sables; 
ils  sont  embauchés  à la  journée,  au  prix  de 
4 francs,  et  ils  doivent  fournir  leur  pelle; 
mais  tout  le  reste  du  travail,  détroquage  des 
naissains,  ramassage  des  huîtres,  mise  en  ambu- 
lances, triage  et  emballage,  tout  est  fait  par  les 
femmes  qui  doivent  aussi  débarrasser  la  jeune 
huître  des  végétaux  qui  l’envahissent,  comme 
l’herbe  à perruque,  le  mœrle  ou  moussillon,  le 
limon  vert  ou  conferves.  Comme  les  jupes  les 
gêneraient,  elles  sont  en  caleçon  ou  pantalon  que 
par  une  sorte  de  convention  elles  ont  adopté  de 
couleur  rouge-garance.  Rien  de  pittoresque 
comme  la  vue  de  loin,  en  se  promenant  sur  la 
plage,  de  ce  régiment  de  femmes  qui  ressemblent 
à des  soldats  de  ligne  se  livrant,  en  petite  tenue,  à 
un  exercice  spécial.  Pour  ne  pas  enfoncer  dans 
le  sable  elles  chaussent  une  sorte  de  sandale  qui 
n’est  autre  qu’une  planchette  s’attachant  aux  pieds 
par  des  courroies. 

Les  parcs  sont  groupés  autour  de  l’île  des 
Oiseaux,  qui  se  trouve  au  milieu  du  bassin  : c’est 
une  île  plate  sans  arbres  qui  a 4 kilomètres  de 
circonférence.  Les  parqueurs  syndiqués  ont  un 
garde,  lequel  habite  un  grand  bateau,  sorte  de 
ponton  d’où  il  surveille,  surtout  la  nuit,  les 
maraudeurs  qui  pourraient  piller  les  parcs  ; il  est 
assermenté,  mais  a peu  à sévir  ; les  parcs  sont 
généralement  respectés. 

Les  parqueurs  peuvent  vendre  ou  céder  à leurs 
héritiers  leur  concession  ; néanmoins,  eux  et  leurs 


successeurs  n’en  jouissent  qu’à  titre  précaire, 
c’est-à-dire  que  l’État  propriétaire  a toujours  le 
droit  de  révoquer  le  titre  accordé. 

L’État  est  propriétaire  dans  le  bassin  d’une  cer- 
taine étendue  d’huîtrières  no.n  concédées  par  lui. 
Chaque  année  il  autorise,  pendant  deux  jours,  la 
population  maritime  du  littoral  à ramasser  les 
huîtres  sur  ces  terrains.  Cette  récolte  s’exerce 
sous  la  surveillance  du  commissaire  de  la  marine  : 
c’est  une  sorte  de  fête,  dont  l’ouverture  est  annon- 
cée au  coup  de  canon  et  au  signal  du  pavillon.  Sur 
ces  pai’cs  de  l’État,  le  24  mai  1895,  la  pêche  à la 
drague  (filet  traînant),  pratiquée  par  172  bateaux, 
a produit  423000  huîtres  représentant  une  valeur 
de  2 789  fr.  50. 

Le  25  mai,  les  équipages  de  486  bateaux  ont 
pêché  à la  main  1462900  huîtres,  représentant 
une  valeur  de  8698  francs. 

Cette  gracieuseté  de  l’État  est  donc  un  cadeau 
d’une  dizaine  de  mille  francs  environ. 

Les  intérêts  des  ostréiculteurs  et  parqueurs 
sont  protégés  par  un  syndicat  ostréicole  fondé 
en  1886  par  M.  Michel  Baudens. 

Cette  belle  industrie  d’Arcachon,  arrivée  à son 
apogée,  est  pourtant  menacée  d’un  mal  tout  mo- 
derne : la  surproduction,  qui  fait  se  vilipender  les 
prix  du  naissain  et  atteint  surtout  les  petits  par- 
queurs. 

Pour  y remédier,  plusieurs  essayent  d’être 
eux-mêmes  éleveurs  et  d’engraisser  l’huître  jus- 
qu’à la  vente  au  consommateur.  Malheureusement 
cette  huître,  excellente  en  elle-même,  n’a  pas  de 
réputation,  d’étiquette,  de  titre  qui  la  recommande 
aux  gourmets.  Les  parqueurs  arriveront-ils  à 
conquérir  cette  grande  marque?  C’est  ce  que 
l’avenir  décidei'a. 

C.  VIBERT. 


LA  PRISON  DE  NEWGATE 


Newgate,  où  Louise  Masset  a subi  dernièrement 
la  peine  de  son  crime,  fut  bâti  primitivement 
sous  le  règne  de  Henri  Ier,  « pour  l’incarcération 
des  traîtres,  des  félons  et  des  criminels  ». 

Cette  célèbre  prison  fut  détruite  en  1666  par  le 
grand  incendie  qui  suivit  les  terribles  ravages  de 
la  peste,  purifia  la  métropole  londonnienne  et 
anéantit  une  partie  de  la  Cité.  Le  « Grand  Incen- 
die » — toujours  écrit  en  anglais  avec  des  lettres 
majuscules  — fait  époque  dans  l’Histoire  d’An- 
gleterre. 

Parmi  les  monuments  qu’il  fallut  reconstruire 
lut  Newgate,  qu’on  rebâtit  sur  le  même  emplace- 
ment. Trois  statues  de  pierre  en  décoraient  le 
côté  que  donne  sur  la  Cité  : la  Justice,  la  Miséri- 
corde et  la  Vérité  ; et  quatre  celui  qui  domine 
Holborn  : la  Paix,  l' Abondance,  la  Concorde  et  la 
Liberté , qui  avait  à ses  pieds  le  fameux  chat  du 


célèbre  Whittingdon.  Quatre  de  ces  statues  ont 
survécu  à l’émeute  connue  dans  l’histoire  sous 
le  nom  de  Gordon  riots,  émeute  qui  s’abattit 
sur  Newgate  en  1780,  aux  cris'de  : « A bas  les 
papistes  ! » 

Les  portes  de  la  prison  furent  enfoncées  et  le 
bâtiment  devint  de  nouveau  la  proie  des  flammes. 

Crabbe,  le  poète,  qui  assistait  en  spectateur  à 
la  destruction  de  cette  bastille  de  la  Cité,  vit  les 
gonds  du  grand  portail  fondre  sous  la  chaleur 
du  brasier  allumé  par  la  populace,  et  les  prison- 
niers sortir  des  noirs  cachots  en  traînant  leurs 
chaînes.  Plusieurs  de  ceux-ci,  dit-il,  qui  devaient 
être  exécutés  le  lendemain,  furent  emportés  en 
triomphe  par  la  foule,, comme  des  trophées  de 
victoire  ; quelques  démoniaques,  enveloppés 
d’épais  tourbillons  de  fumée,  sur  le  faite  de  la 
prison  pour  dettes,  chantaient  et  vociféraient 


244 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


comme  ces  démons  de  l’auteur  du  Paradis  per- 
du ; à leurs  pieds,  les  flammes  sortaient  en  mu- 
gissant par  les  ouvertures  des  fenêtres,  comme 
d’autant  de  cratères. 

Les  insurgés,  dans  le  délire  de  la  victoire, 
poussaient  des  cris  frénétiques,  en  agitant  leurs 
drapeaux  devant  Newgate  en  flammes.  Le  héros 
du  jour  et  instigateur  de  l’émeute,  lord  Georges 
Gordon,  se  promenait  dans  leurs  rangs,  monté 
sur  un  chariot  traîné  parla  foule. 

La  prison  fut  reconstruite  pour  la  seconde  fois. 
En  1744,  un  gentleman,  Silas  Told,  ayant  été 
touché  par  un  sermon  de  Wesley,  fondateur  de  la 
secte  des  Méthodistes,  sur  ce  texte  de  saint  Ma- 


pendu  porté  à Surgeons’  Hall  près  de  Newgate, 
pour  y être  disséqué,  d'après  une  loi  du  Parle- 
ment qui  ordonnait  que  le  corps  du  meurtrier  fût 
envoyé  à l’école  de  médecine,  « afin  que,  ayant  nui 
à la  société  pendant  sa  vie,  il  pût  lui  être  utile 
après  sa  mort  ».  Cette  loi  fut  abolie  sous  le  règne 
de  Guillaume  IV. 

La  nuit  d’une  exécution,  des  centaines  de  per- 
sonnes couchaient  sur  les  marches  de  la  prison 
et  celles  de  l’église  du  Saint-Sépulcre,  dans  le  voi- 
sinage de  Newgate.  Beaucoup  de  curieux  étaient 
étouffés  et  foulés  aux  pieds  par  la  populace  qui 
se  ruait  vers  la  potence. 

Silas  Told,  à qui  nous  devons  ces  peintures  de 


Émeute  et  incendie 

thieu  : « J’étais  malade  en  prison  et  vous  ne 
m’avez  pas  visité  »,  se  donna  pour  mission  de 
travailler  au  bien  spirituel  des  prisonniers  de  la 
métropole. 

La  discipline  était  alors  très  défectueuse  à New- 
gate : les  prisonniers,  agglomérés  dans  les  cours 
et  dans  les  cellules,  passaient  leur  temps  à boire, 
à jouer  aux  cartes  et  à se  faire  le  récit  de  leurs 
débauches  et  de  leurs  méfaits. 

Les  exécutions  des  prisonniers,  soit  qu’elles 
eussent  lieu  à Newgate  même,  ou  à Tyburn, 
étaient  toujours  publiques  et  le  furent,  du  reste, 
jusqu’en  1868. 

Une  foule  de  pickpockets,  de  marchands  ambu- 
lants, de  malandrins  et  de  gens  de  toutes  sortes  se 
rendaient  au  lieu  de  l’exécution.  La  populace  s’y 
livrait  à tous  les  désordres  possibles,  se  gorgeant 
de  gin  et  de  gingerbread  autour  de  la  potence, 
comme  sur  un  champ  de  foire.  La  corde  qui  avait 
servi  à l’exécution  était  ensuite  vendue  par  le 
bourreau,  à un  shilling  le  pouce,  et  le  corps  du 


de  Newgate  en  1780. 

mœurs,  raconte  qu’une  femme, .se  sentant  perdue 
sous  la  pression  de  la  foule  et  voulant  du  moins 
sauver  son  enfant,  le  jeta  à un  homme  qui  lui- 
même  le  lança  à un  autre  spectateur.  De  bras  en 
bras,  passant  par-dessus  les  têtes,  le  petit  arriva 
ainsi  aux  confins  de  cette  mer  houleuse,  où  il 
trouva  le  port  de  salut  sous  une  charrette  ren- 
versée. 


Parmi  les  plus  fameux  prisonniers  de  Newgate, 
nous  citerons  le  docteur  Dodd,  qui  fut  dans  son 
temps  prédicateur  distingué  et  chapelain  de  ce 
jeune  prodigue,  lord  Chesterfîeld,  à qui  sont 
adressées  les  fameuses  lettres  bien  connues  dans 
la  littérature  anglaise.  Dodd,  qui  avait  fait  un 
faux,  fut  exécuté  à Newgate. 

En  1760,  Laurence,  comte  Ferrers,  fut  con- 
damné à « être  pendu  par  le  cou,  jusqu’à  extinc- 
tion de  vie  »,  pour  le  meurtre  de  son  intendant; 
après  quoi,  selon  la  coutume  du  temps,  son  corps 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


245 


devait  être  porté  à Surgeons'  Hall  pour  y être 
disséqué. 

En  entendant  cette  seconde  partie  de  la  sen- 
tence, lord  Ferrers  s’écria  avec  une  expression 
d’horreur  empreinte  sur  tous  les  traits  : « A Dieu 
ne  plaise  que  mon  corps  subisse  pareil  traite- 
ment ! » Mais,  se  reprenant  aussitôt,  il  ajouta 
d’une  voix  où  se  mêlaient  la  résignation  et  le 
l’epentir  : « Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  ! » 

Une  gravure  de  l’époque  représente  le  corps  de 
lord  Ferrers  transporté  à Surgeons’  Hall , dans 
son  propre  carrosse  attelé  de  six  chevaux. 

En  1820,  une  bande  de  conspirateurs,  Thistle- 
wood  à leur  tête,  fut  internée  à Newgate. 

Ils  avaient  formé  le  projet  de  profiter  d’un  grand 
dîner  donné  par  le  comte  de  Harrowby  aux  mem- 
bres du  cabinet  pour  pénétrer  chez  lui  et  l’assas- 
siner ainsi  que  ses  convives. 

L’un  d’eux,  le  boucher  Ings,  s’était  même  muni 
d’un  sac  pour  y mettre  la  tête  du  comte  et  sa  main 
droite  qu’il  voulait  conserver  en  souvenir  de  son 
exploit.  Les  conspirateurs  devaient  aussi  s’em- 
parer du  canon  de  Gray’s  Inn  Lane,  de  Mansion 
House,  piller  la  banque  et  constituer  un  gouver- 
nement provisoire.  Le  complot  ayant  été  décou- 
vert à temps,  ils  furent  arrêtés  et  condamnés  à la 
potence. 

Le  meurtre  d’un  jeune  Italien,  en  1831,  excita 
dans  Londres  une  horreur  et  un  effroi  profonds. 
Les  assassins,  arrêtés  et  condamnés,  avouèrent 
qu'ils  avaient  attiré  le  pauvre  enfant  dans  un  en- 
droit retiré  et  l’avaient  noyé  dans  un  puits,  après 
lui  avoir  fait  prendre  une  forte  dose  de  rhum  et 
de  laudanum.  Ils  avaient  ensuite  proposé  le  corps 
à une  école  de  médecine.  L’un  d’eux  confessa 
même  qu’il  avait  commis  un  grand  nombre  de 
crimes  et  vendu  plus  de  cinq  cents  cadavres. 


L'évasion  la  plus  mémorable  dans  les  annales 
de  Newgate  est  celle  d’un  jeune  apprenti  charpen- 
tier, Jack  Sheppard,  qui  avait  été  condamné  à 
mortpour levol  d’unepiècede  drap.  Reprispar  ses 
geôliers,  il  s’échappa  de  nouveau,  après  avoir  ac- 
compli d’extraordinaires  tours  de  force,  d’adresse 
et  d’agilité. 

Ce  jeune  hercule,  réincarcéré  dans  sa  prison 
pour  la  seconde  fois,  reçut  la  visite  d’un  grand 
nombre  de  hauts  personnages,  entre  autres  sir 
James  Thornhill  qui  fit  son  portrait. 

Old  Bailey,  devant  Newgate,  devint,  en  1783, 
le  théâtre  des  exécutions  qui  avant  cette  épo- 
que avaient  lieu  à Tyburn.  C’est  dans  ce  dernier 
endroit  que,  à la  Restauration  des  Stuarts,  le  corps 
de  Cromwell  fut  pendu  et  décapité,  après  avoir  été 
arraché  à la  sépulture  royale  de  Westminster. 

Un  philanthrope  de  la  « Corporation  des  Tail- 
leurs » avait  légué  â l’administration  de  l’église 
du  Saint-Sépulcre,  près  de  Newgate,  la  somme 
de  50  livres  aux  conditions  suivantes  : 


Pendant  la  nuit  qui  précédait  l’exécution  d’un 
criminel,  un  clerc  de  la  paroisse  devait  agiter  une 
sonnette  sous  la  fenêtre  de  sa  cellule,  lui  rappeler 
qu’il  approchait  de  sa  dernière  heure  et  l’exhorter, 
avec  toute  la  charité  d’un  chrétien,  à se  préparer 
pour  le  grand  voyage  de  l’Éternité. 

Quand  le  condamné  paraissait  en  vue  de  l’église 
du  Saint-Sépulcre,  sur  son  chemin  à la  potence, 
le  même  clerc,  agitant  de  nouveau  sa  sonnette, 
suppliait  les  assistants  qui  faisaient  partie  du  cor- 
tège funèbre  de  prier  pour  l’âme  du  criminel  : 

« Implorez  le  ciel  pour  le  pauvre  pécheur  qui 
s’en  va  vers  la  mort  et  pour  qui  la  cloche  de 
l’église  sonne  le  glas  funèbre  ! » 

Une  autre  singulière  coutume,  observée  égale- 
ment à l’église  du  Saint-Sépulcre,  était  la  présen- 
tation d’un  bouquet  à tout  criminel  que  l’on  con- 
duisait au  supplice.  Cet  usage  avait  sans  doute 
pris  naissance  dans  un  sentiment  de  compassion 
envers  les  malheureux  qui  allaient  faire  un  éternel 
adieu  aux  beautés  de  la  nature. 

S’il  faut  en  croire  les  chroniques  du  temps,  la 
procession  qui  accompagnait  le  condamné  à 
Tyburn  était  loin  d’avoir  aucun  cachet  de  solen- 
nité et  de  deuil.  Le  criminel,  pour  s’étourdir  sans 
doute,  se  distinguait  la  plupart  du  temps  par  ses 
bravades  et  sa  fausse  gaieté. 

« Les  héros  du  moment,  dit  un  écrivain  popu- 
laire, étaient  en  bons  termes  avec  la  populace;  il 
y avait  échange  de  quolibets  et  de  plaisanteries 
entre  ceux  qui  allaient  être  pendus  et  ceux  qui 
auraient  mérité  de  l’être.  » 


Ceux  qui  sont  admis  à visiter  l’intérieur  de  cette 
prison  au  centre  de  la  Cité,  éprouvent  un  indé- 
finissable malaise  en  entendant  la  lourde  porte  se 
refermer  sur  eux. 

La  première  chose  qui  attire  généralement  leurs 
regards,  est  une  collection  de  têtes  moulées  des  pri- 
sonniers, hommes  et  femmes,  qui  ont  été  exécutés  à 
Newgate.  Une  singulière  expression  de  paix  est  ré- 
pandue sur  les  traits  de  ces  malheureux,  qui  dor- 
ment, dirait-on,  de  ce  proverbial  sommeil  réservé 
au  juste.  Plus  loin,  on  voit  des  menottes  de  diffé- 
rentes époques  et  dans  toutes  les  phases  d’évolu- 
tion, jusqu’aux  derniers  perfectionnements  ap- 
portés de  nos  jours.  Dans  ce  musée  de  Newgate, 
on  montre  aussi  les  fers  que  portait  Jack  Sheppard 
lorsqu’il  s’évada  et  la  ceinture  de  cuir  qu’on  met 
aux  criminels  pour  le  drame  final  de  la  potence. 

Avançant  toujours,  on  arrive  à deux  petites 
pièces,  sortes  de  bureaux  entourés  de  panneaux 
de  verre.  Dans  chacune  d’elles,  se  trouve  un  pu- 
pitre et  un  tabouret  pour  la  commodité  du  pri- 
sonnier que  son  avocat  vient  voir.  Le  geôlier,  qui 
veille  au  dehors,  ne  peut  rien  entendre  de  ce  qui 
se  dit  à l’intérieur,  quand  la  porte  est  fermée, 
mais  aucun  mouvement  du  prisonnier,  ni  de  son 
interlocuteur,  ne  lui  échappe. 


240 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Près  de  ces  bureaux  est  une  cellule  spéciale 
oii  a lieu  la  dernière  entrevue  entre  le  condamné 
à mort  et  sa  famille.  C’est  une  pièce  très  étroite, 
séparée  en  deux  parties  égales  par  un  grillage  de 
fil  de  fer  tellement  serré  qu’il  serait  impossible 
de  passer  le  plus  petit  objet  à travers  les  mailles. 

D’un  côté,  se  tient  le  prisonnier;  de  l’autre,  sa 
mère,  sa  femme,  ou  quelque  autre  membre  de  sa 
famille  qui  vient  le  voir  pour  la  dernière  fois. 

Les  cellules  sont  disposées  en  trois  rangées  su- 
perposées. Chacune  d’elles  est  éclairée  par  une 
fenêtre  grillée;  sur  des  planchettes  sont  posés  un 
bol,  une  assiette  de  fer  émaillé,  un  goblet  de  la 
même  espèce  et  une  cuillère  de  bois.  Un  hamac 
sert  de  lit.  On  l’accroche  pour  la  nuit.  Une  son- 
ne ttë  fixée  au  mur  permet  au  prisonnier  d’attirer 
l’attention  du  geôlier,  si  besoin  en  est. 

Au-dessous  de  ces  cellules,  sont  d’horribles  ca- 
chots dont  la  philanthropie  moderne  a proscrit 
l’usage.  Chacun  d'eux  se  trouve  derrière  le  double 
rempart  de  deux  portes  de  fer  qui,  une  fois  fer- 
mées, les  séparent  entièrement  du  monde  des 
vivants  et  les  laissent  dans  les  ténèbres  et  le  plus 
profond  silence. 

Les  sanglots,  les  imprécations,  les  cris  déses- 
pérés d’un  homme  enseveli  dans  un  de  ces  tom- 
beaux ne  pourraient  produire  le  moindre  bruit,  ni 
transmettre  le  plus  léger  son  dans  le  Londres 
bruyant  qui  s’agite  autour  de  la  prison,  comme  la 
vague  autour  du  rocher. 

La  cellule  des  condamnés  à mort  ne  diffère  pas 
des  autres,  sinon  qu’elle  possède  en  plus  deux 
textes  bibliques  suspendus  au  mur  pour  la  conso- 
lation du  prisonnier  dans  ses  derniers  jours,  et 
un  banc  pour  les  deux  gardiens  qui  ne  le  quiltent 
ni  jour,  ni  nuit,  à partir  du  moment  où  la  sen- 
tence de  mort  a été  prononcée. 

Les  femmes  ont  une  cellule  spéciale,  à peu  près 
semblable  à celles  des  hommes. 

De  la  cellule  du  condamné  à la  potence,  il 
y a environ  de  20  à 30  pas.  Il  traverse  un  corridor, 


puis  une  cour  d’asphalte  et  se  trouve  dans  le 
sinistre  hangar  dont  la  trappe  au  centre  va  s’ou- 
vrir sous  ses  pieds.  Deux  minutes  et  demie  se 
passent  entre  l’arrivée  du  bourreau  dans  la  cel- 
lule du  condamné  et  la  manœuvre  du  levier  qui 
envoie  le  criminel  au  Tribunal  suprême. 

La  foule,  toujours  avide  d’émotion,  se  presse 
devant  Newgate  pour  voir  hisser  le  drapeau  noir 
qui  atteste  que  la  justice  humaine  a suivi  son 
cours. 

Quand  le  grand  drame  est  terminé,  le  coroner 
de  la  Cité  fait  une  « enquête  » sur  le  cadavre  qui 
est  détaché  de  la  potence.  Un  docteur  légiste 
l’examine  etfait  son  rapport,  dont  la  formule  est 
généralement  que  « la  mort  a été  instantanée  ». 
Le  corps  est  alors  déposé  dans  un  cercueil  et  porté 
au  cimetière  de  la  prison,  dans  l’enceinte  des 
murs.  C’est  un  couloir  d’environ  7 pieds  de  large 
sur  50  de  long,  couvert  à une  certaine  hauteur  par 
un  treillage  en  fil  de  fer. 

Quand  une  exécution  doit  avoir  lieu,  quelques 
dalles  du  couloir  sont  enlevées  pour  y creuser  la 
nouvelle  tombe.  Le  cercueil  étant  rempli  de  chaux 
vive,  une  période  de  douze  ans  suffit  généralement 
pour  effectuer  l’anéantissement  complet  du  corps. 
Le  seul  souvenir  qui  reste  alors  de  la  malheureuse 
existence  se  trouve  sur  le  mur  de  gauche  où  sont 
gravées  les  initiales  des  criminels.  M.  et  F .,  l’un 
auprès  de  l’autre,  indiquent  l’endroit  où  gisent 
côte  à côte,  dans  la  même  tombe,  les  hideux  as- 
sassins du  vieillard  de  Muswell  Hill.  La  lettre  D 
marque  la  place  où  sont  les  restes  de  la  sinistre 
Mrs.  Dyer  qui,  il  y a quelques  années,  fit  un  véri- 
table massacre  d’innocents.  Louise  Masset  a été 
inhumée  près  des  conspirateurs  de  Cato  Street. 

Ce  cimetière  de  Newgate  est  peut-être  encore  le 
plus  lugubre  endroit  de  la  lugubre  prison.  Aussi 
est-ce  avec  une  sensation  de  soulagement  et  de 
plaisir  que  l’on  entend  la  porte  de  fer  se  refermer 
derrière  soi,  et  que  l’on  retourne  à la  vie,  à la 
liberté  et  au  soleil.  Yvon  KERMAR. 


LE  CUIRASSIER  ZIMMERMANN 

NOUVELLE 


Gradignan  est  le  plus  joli  village  des  environs 
de  Bordeaux.  Situé  à quelques  kilomètres  de  la 
grande  ville,  au  milieu  des  vignobles  les  plus 
recherchés,  la  nature  semble  avoir  été,  pour  ce 
coin  de  la  Gascogne,  d’une  prodigalité  sans 
pareille;  toutes  les  fleurs,  tous  les  fruits,  toutes 
les  beautés  de  ce  pays  y sont  complètement 
représentés  : ce  sont  les  raisins,  les  figues,  les 
pêches,  les  poires  de  toutes  les  espèces,  et  des 
melons  en  pleins  champs,  aussi  bien  que  la 
réglisse,  les  genêts  d’Espagne,  les  lauriers-roses 


de  U Italie  et  les  jasmins  des  Açores.  Entouré  de 
châteaux  somptueux,  protégé  des  chaleurs  tropi- 
cales de  l’été  par  des  pinadas  résineuses  qui 
embaument  l’air,  à l’abri  des  invasions  mondaines, 
de  la  foule  qui  afflue  et  se  précipite  à certains 
jours  dans  les  autres  villages,  d’une  tranquillité  si 
grande  et  d’un  calme  si  parfait  qu’on  dirait  d’un 
Herculanum  moderne,  sauf  son  linceul  de  laves, 
si  ce  n’était  la  végétation  luxuriante,  Gradignan 
est,  au  cœur  de  la  Gascogne,  une  petite  Provence. 

A quelque  cent  pas  avant  d’arriver  à Gradi- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


247 


gnan,  on  rencontre  un  chemin  qui  vient  s’embran- 
cher sur  la  grande  route  de  Bordeaux  à Bayonne. 
Au  bout  d’un  chemin  qui  court  à.  travers  une 
double  rangée  de  noisetiers  et  d’oliviers,  se 
trouve  une  propriété  connue  dans  le  pays  sous 
le  nom  du  Haut-Vigneau , dans  laquelle  on 
pénètre  par  un  petit  sentier  rocailleux  perpen- 
diculaire au  chemin  de  traverse. 

C’est  ici  le  domaine  de  M.  le  baron  de  la  Moli- 
nerie. 

Le  baron,  dont  le  père,  commandant  de  la 
vénerie  royale  de  Charles  X,  avait  émigré  avec 
les  princes,  était  né  pendant  cet  exil  volontaire  au 
château  d’Holyrood,  en  Ecosse,  où  le  vieux  roi 
s’était  réfugié. 

11  ne  revint  en  France  qu’à  la  mort  de  son  père 
qui  eut  lieu  le  15  novembre  1836,  onze  jours 
après  celle  de  son  auguste  souverain,  qu’il  avait 
suivi  jusqu’à  Goritz,  en  Styrie. 

La  baronne,  qui,  était  Bordelaise,  vint  se  fixer 
à Bordeaux.  Tous  les  ans  elle  se  rendait  en  Angle- 
terre avec  son  fils,  qui  épousa  à sa  majorité  la 
fille  d’un  gentilhomme  de  la  cour,  aussi  fervente 
royaliste  que  lui. 

Quelques  années  après,  sa  mère  mourut  en  lui 
laissant  une  immense  fortune  et  le  domaine  du 
Haut-Vigneau  où  il  vint  se  fixer. 

La  famille  se  composait  alors  du  baron  et  de 
la  baronne  de  la  Molinerie  et  d’une  fille  unique, 
Marie-Louise-Aügusta. 

A la  fin  de  1869,  au  moment  où  s’ouvre  cette 
scène,  Marie-Louise  était  une  belle  jeune  fille, 
dont  la  beauté  attirait  tous  les  regards  des  prome- 
neurs des  allées  de  Tourny,  lorsqu’elle  venait 
avec  sa  mère  à Bordeaux  commander  ses  toilettes. 
Plus  d’un  oisif  se  détourna  pour  admirer  ou 
revoir  cette  figure,  autour  de  laquelle  se  jouaient 
des  rouleaux  de  cheveux  bruns  dont  les  reflets 
venaient  rehausser  la  blancheur  de  la  peau,  d’une 
finesse  si  grande  qu’on  apercevait  le  sang  qui 
donnait  à son  teint  l’incarnat  des  plus  belles 
roses. 

Mlle  de  la  Molinerie  était  aussi  belle  au  moral 
qu’au  physique,  et  nous  croyons  même  que  son 
cœur  était  encore  pjus  beau. 

Les  quelques  rares  mendiants  que  possède 
cette  commune  ne  la  désignent  jamais  que  par  : 
notre  bonne  Providence . 

Chaque  jour  elle  allait  les  visiter  et  leur  donner 
les  secours  dont  ils  pouvaient  avoir  besoin  ; et 
comme  il  lui  arrivait  souvent  de  manger  avec 
l’un  ou  l’autre,  elle  emportait  dans  un  petit 
panier,  brodé  par  sa  grand’mère,  les  provisions 
nécessaires  pour  la  nourriture  du  corps,  comme 
pour  la  nourriture  de  l’âme  : le  repas  était  tou- 
jours suivi  d’une  lecture  fortifiante. 

Un  jour  qu’elle  était  allée  à la  Maneguette, 
dîner  avec  une  pauvre  vieille  infirme,  il  lui 
arriva  d’oublier  son  petit  panier,  dans  le  bois  de 
Pessac  qu’elle  devait  traverser  pour  arriver  chez 
elle.  En  voulant  composer  pour  son  vieux  père  un 


bouquet  de  fleurs  des  champs,  elle  avait  continué 
sa  route  sans  songer  à son  panier,  qu’elle  avait 
abandonné  pour  avoir  la  liberté  de  ses  mains. 

Jugez  de  son  désespoir  lorsque,  en  arrivant 
chez  elle,  elle  constata  son  oubli.  Son  père  la  con- 
sola bien  vite  en  lui  disant:  « Tu  es  connue:  si  quel- 
qu’un vient  à passer  par  là,  il  te  le  rapportera;  dans 
le  cas  contraire,  tu  le  trouveras  demain  matin.  » 

Le  lendemain  soir,  le  domestique  du  baron 
annonça  M.  Charles  Zimmermann. 

C’était  le  fils  d’un  riche  Alsacien,  habitant 
depuis  plusieurs  années  Bordeaux,  dont  la  maison 
de  campagne  était  proche  de  Haut-Vigneau.  Ce 
n’était  pas  tout  à fait  un  inconnu,  le  baron  l’avait 
rencontré  souvent  à la  chasse;  de  temps  en  temps 
il  le  voyait  passer  devant  chez  lui,  chaque 
dimanche  il  le  saluait  à la  sortie  de  la  messe  ; 
c’était  presque  une  connaissance. 

Introduit  auprès  du  baron  qui  se  trouvait  au 
salon  avec  sa  fille,  Charles  Zimmermann  fut 
tellement  troublé,  que  c’est  sans  mot  dire  qu’il 
remit  le  petit  paquet  qu’il  avait  avec  lui.  Les 
yeux  de  Marie-Louise  rencontrèrent  alors  ceux  du 
timide  jeune  homme  dont  la  figure,  légèrement 
colorée,  passa  au  rouge  le  plus  vif. 

Le  baron  ne  s’était  aperçu  de  rien  en  prenant 
ce  paquet  des  mains  de  son  visiteur  ; il  avait  mis 
sur  le  compte  de  la  timidité  l’embarras  de  Charles 
Zimmermann. 

— Qu’apportez-vous  là  ? lui  dit-il. 

Ces  paroles  rappelèrent  le  riche  Alsacien  à la 
réalité;  il  dompta  son  émotion  et  put  enfin  arti- 
culer quelques  paroles. 

Il  raconta  que  la  veille,  après  avoir  fait  le 
tour  du  bois,  il  l’avait  traversé  pour  regagner  sa 
propriété,  et  que  sur  son  chemin  il  avait  trouvé 
un  petit  panier  portant  brodé  sur  l’un  des  côtés 
le  nom  de  Mlle  de  la  Molinerie,  et,  comme  il  était 
tard,  il  avait  remis  sa  visite  au  lendemain. 

Si  Zimmermann  n’avait  pas  menti,  il  aurait  dit 
au  baron  et  à sa  fille  qu’il  avait  bien  songé  à 
rapporter  le  soir  même  cet  objet,  mais  que  son 
cœur  avait  battu  tellement  fort  en  longeant  la 
barrière  du  domaine,  qu’il  s’était  défié  de  lui- 
même,  tant  il  aimait  Marie-Louise,  et  qu’il  ne 
s’était  pas  senti  la  force,  une  fois  en  présence  du 
danger,  d’y  faire  face. 

Depuis  longtemps  il  avait  remarqué  Mlle  de  la 
Molinerie,  souvent  il  l’accompagnait  de  loin  à 
son  insu  dans  ses  promenades,  espérant  un  hasard 
romanesque  pour  faire  connaître  son  amour 
à la  belle  héritière. 

Dupé  par  les  illusions  auxquelles  il  est  si  naturel 
de  croire  à son  âge,  il  restait  quelquefois  des  heures 
entières  en  contemplation  devant  le  Haut- Vi- 
gneau. Son  cœur  battait  d’espérance  et  de  joie,  si 
par  hasard  il  apercevait  Marie-Louise;  et  c’est  en 
la  suivant  à la  Maneguette , qu’il  avait  trouvé  à 
son  retour  son  petit  panier,  heureux  stratagème 
qu’il  n’avait  jamais  rêvé  au  milieu  des  chimères 
qu’enfantait  chaque  jour  sa  cervelle,  des  expé- 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dients  qu'il  cherchait,  pour  franchir  la  porte  du 
Haut-Vigneau  et  pour  dénouer  ce  nœud  gordien 
qu’il  avait  serré  lui -même  en  ne  continuant  pas 
ses  relations  de  chasse  avec  le  baron. 

Charles  avait  vingt-deux  ans  au  moment  où 
son  regard  était  venu  révéler  à l'innocente 
jeune  tille  toute  l’étendue  de  la  passion  avec 
laquelle  il  s’occupait  d’elle. 

Les  femmes  ont  un  inimitable  talent  pour 
comprendre  un  geste,  un  regard.  Marie-Louise 
avait  lu  tout  de  suite  dans  ses  yeux  tout  son 
amour;  et  dans  la  nature,  comme  dans  le  monde 
des  fées,  la  femme  doit  toujours  appartenir  à celui 
qui  sait  arriver  à elle. 

Le  jeune  Alsacien  était  instruit,  pénétrant,  d’une 
physionomie  heureuse  et  mobile  comme  son 
âme  impressible.  11  y avait  de  la  passion  et  de  la 
tendresse  dans  ses  yeux  vils,  et  son  cœur,  essen- 
tiellement bon,  ne  le  démentait  pas.  La  résolution 
qu'il  prit  en  entrant  chez  le  baron  fut  donc  en 
harmonie  avec  la  nature  de  son  caractère  franc  et 
de  son  imagination  ardente. 

La  tournure  naïvement  originale  qu’il  employa 
pour  raconter  sa  promenade  donnait  à ses 
gestes  et  à son  récit  une  sorte  de  saveur  qui  plut 
beaucoup  au  baron  et  à sa  fille;  et  ses  yeux,  doux 
comme  les  caresses  d’un  enfant,  dans  lesquels  on 
lisait  comme  dans  un  livre  ouvert,  toutes  les 
beautés  de  son  âme,  toute  la  bonté,  toutes  les  ten- 
dresses de  son  cœur,  achevèrent  de  briser  tous 
les  obstacles  qui  le  séparaient  de  Marie-Louise. 

Charles  était  beau,  souverainement  beau,  mais 
sa  beauté  voulait  être  connue  et  devait  échapper 
aux  regards  qui  ne  voient  que  la  correction  des 
lignes  et  le  galbe  de  l’épiderme. 

D’ailleurs,  les  femmes  de  choix  qui  ressemblent 
à Mlle  de  la  Molinerie  ne  se  laissent  séduii'e  que 
parles  grâces  de  l’esprit  et  par  la  supériorité  du 
caractère. 

L’éloquence  que  mit  Marie-Louise,  sans 
employer  de  trop  vives  paroles,  à engager  Charles 
à revenir,  et  l’attitude  avec  laquelle  elle  prit 
congé  de  lui,  au  moment  où  il  se  retirait,  furent, 
pour  ces  deux  êtres,  la  première  station  d’une 
nouvelle  vie. 


Par  une  douce  soirée  du  mois  de  mai  de  l’année 
suivante,  trois  personnes  se  trouvaient  dans  le 
bois  de  Gradignan.  Ces  trois  personnes  étaient  : 
le  baron  de  1a.  Molinerie,  Marie-Louise  sa  fille, 
et  Charles  Zimmermann. 

Mlle  de  la  Molinerie  était  heureuse  de  vivre, 
elle  concevait  la  vie,  elle  aimait  et  était  aimée! 
Charles  la  conduisait  avec  un  soin  d’amant,  il  la 
guidait  comme  on  guide  un  enfant,  la  mettait 
dans  le  meilleur  chemin,  lui  faisait  éviter  les 
pierres,  lui  montrait  une  échappée  de  vue  ou 
l’amenait  devant  une  fleur,  toujours  mû  par  le 
même  sentiment  : le  bien-être  de  cette  jeune  fille  ! 

L’Alsacien  aussi  était  radieux,  car  son  mariage 


avec  la  tille  du  baron  était  décidé  et  devait  avoir 
lieu  un  mois  après  le  deuil  de  la  baronne,  morte 
l’an  dernier. 

Charles  et  Marie-Louise  marchaient  du  même 
pas,  ils  obéissaient  à une  même  volonté,  s’arrê- 
taient impressionnés  par  les  mêmes  sentiments  ; 
leurs  regards,  leurs  paroles  correspondaient  à des 
pensées  mutuelles  ; le  baron,  que  la  mort  de  sa 
femme  avait  beaucoup  vieilli,  marchait  à côté  de 
ces  deux  jeunes  gens  sans  prendre  part  à leur 
conversation,  ni  troubler  leur  rêverie  ; il  aimait 
beaucoup  sa  fille,  son  seul  bonheur  était  de  lavoir 
heureuse,  son  seul  plaisir  d’y  songer. 

A deux  mois  de  là,  M.  le  duc  de  Grammont, 
alors  ministre  des  affaires  étrangères,  avait  lu  à 
la  tribune  du  corps  législatif  la  déclaration  de 
guerre  à l’Allemagne. 

Les  hostilités  étaient  commencées  depuis  quel- 
ques jours,  les  Prussiens  avaient  envahi  l’Alsace. 

Charles  Zimmermann,  n’écoutant  que  son  pa- 
triotisme devant  la  patrie  envahie,  contracta  im- 
médiatement un  engagement  pour  la  durée  de 
la  guerre.  Grâce  à sa  haute  taille,  à son  habileté 
à conduire  un  cheval  et  à ses  relations,  il  fut 
incorporé  dans  le  4°  de  cuirassiers. 

Le  6 août,  le  corps  d’armée  dont  il  faisait 
partie,  et  qui  était  sous  les  ordres  du  maréchal  de 
Mac-Mahon,  occupait  les  hauteurs  comprises  entre 
Frœchwiller,  Wœrth,  Elsachausen  et  Gunstett. 
Au  point  du  jour,  le  duc  de  Magenta  accepte  la 
bataille,  une  lutte  acharnée  s’engage,  les  cadavres 
s’amoncellent,  le  terrain  est  disputé  pied  à pied, 
les  soldats  se  font  tuer  sur  place,  et  enfin,  écrasés 
par  le  nombre,  ils  sont  forcés  de  se  replier.  La 
division  du  général  Bonnemain,  sous  le  comman- 
dement duquel  se  trouve  le  4e  de  cuirassiers, 
entre  en  ligne  vers  onze  heures  du  matin. 
L’ennemi,  abrité  dans  des  houblonnières,  dans  des 
clos  de  vignes  entourés  de  palissades,  impossible 
à atteindre,  attend  de  pied  ferme  cette  charge  qui 
a lieu  en  pure  perte,  puisque  l’objectif  est  nul  et 
qu’elle  ne  peut  rencontrer  aucune  force  à dé- 
truire. 

Malgré  cela,  le  courage  va  se  montrer  en  pro- 
portion du  péril,  et  la  certitude  de  l’insuccès 
n’ébranlera  aucun  de  ces  hommes,  auxquels  la  pa- 
trie commande  de  marcher.  Le  Lep  cuirassiers  part 
le  premier,  la  droite  en  tête;  décimé  parle  feu  de 
l’ennemi,  il  est  obligé,  après  avoir  perdu  une 
grande  partie  de  son  effectif,  de  venir  se  reformer 
en  arrière  des  réserves.  La  lutte  ne  doit  pas  cesser 
pour  cela  : le  4e  cuirassiers  est  tout  frais,  c’est  à 
son  tour  de  donner  pour  appuyer  l’infanterie, 
qui  exécute  de  nouveau  un  mouvement  offensif. 

L’engagé  volontaire  avait  vu,  avant  de  partir, 
tout  le  péril  de  sa  situation  : exécuter  une  charge 
dans  ces  conditions,  c’était  courir  à une  mort 
certaine.  Peu  importe  le  sacrifice,  la  vie,  l’hon- 
neur commande,  il  ne  s’agit  plus  que  de  faire 
son  devoir. 

[A  suivre.) 


Baron  de  VAUX. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


249 


La  Quinzaine 

LE  SALON 

La  Société  des  artistes  français  a pris  une  décision 
courageuse  et  hardie,  en  installant  un  Salon,  cette 
année,  tout  là-bas,  avenue  de  Breteuil,  presque  au  fond 
de  Grenelle.  Puisse-t-elle  en  être  récompensée  ! 

Elle  devait  cet  effort,  il  est  vrai,  à ses  sociétaires; 
— sarivale,la  Société  des Beaux-Arls,  s’est  soustraite  à 
ce  devoir;  — sans  doute,  le  public  reconnaîtra  cette 
belle  audace  en  visitant,  tout  autant  que  naguère  les 
Champs-Elysées,  ces  baraquements  lointains  qui  rem- 
placent notre  antique  Salon. 

Ils  ont  été  élevés  très  rapidement;  ils  sont  bien 
décorés,  sans  surcharge  ornementale  ; la  lumière  y est 
douce  et  claire  ; les  toiles  sont  à l’aise,  disposées  selon 
l’ordre  traditionnel  en  vingt-huit  salles.  C’est  d’un 
bon  ordonnancement  général. 

Tout  au  plus  peut-on  regretter,  d’une  part,  que  la 
section  des  objets  d’art,  qui  avait  pris  ces  temps 
derniers  un  si  intéressant  développement,  soit  assez 
médiocrement  abritée,  et  que,  d’autre  part,  on  ait, 
comme  toujours,  réservé  pour  la  dernière  heure  et 
même  laissé  très  en  retard  l’installation  des  jardins 
de  sculpture  qui  forment  l’entrée  de  l’Exposition.  Les 
sculpteurs  y perdent  ainsi  tout  le  bénéfice  des  pre- 
mières visites,  celles  des  critiques  et  du  monde  élé- 
gant. 

Quant  à son  intérêt  artistique,  ce  salon  est,  comme 
on  dit,  simplement  « à voir  » ; il  contient  un  certain 
nombre  d’œuvres  de  haute  valeur,  mais  on  doit  recon- 
naître que  ces  dernières  sont  noyées  dans  la  masse  de 
toiles  insignifiantes  ou  même  détestables  qui  ont 
afflué  avenue  de  Breteuil  plus  que  précédemment 
aux  Champs-Elysées. 

La  raison  en  est  que,  en  1900,  beaucoup  de  peintres 
en  renom  se  sont  abstenus  d’exposer,  se  réservant  pour 
le  grand  Palais,  et  le  jury  s’est  laissé  aller  à rem- 
placer un  peu  la  qualité  par  la  quantité.  Il  eût  mieux 
valu  faire  un  Salon  moins  important,  numériquement, 
et  plus  substantiellement  rempli.  Ce  sont  deux  défauts 
auxquels  par  la  suite  il  sera  facile  de  remédier,  les 
maîtres  devant  revenir  au  Salon  de  leur  société  quand 
l’Exposition  aura  disparu. 

On  ne  peut  trouver  ici,  naturellement,  qu’une  indi- 
cation très  rapide  des  principales  toiles  vers  lesquelles 
se  dirige  la  curiosité  publique.  La  classification  par 
salle,  faite  dans  les  journaux  quotidiens,  dépasserait 
le  cadre  de  ces  notes,  mais  on  verra  tout  de  suite  que 
ce  Salon  de  1900,  dans  son  ensemble,  n’est  point  trop 
pauvre,  quand  on  aura  lu  quelques-uns  des  noms  de 
peintres  illustres  qui  y ont  exposé  et  qui  forment 
encore  une  « fleur  de  cimaise  ».  Voici,  par  exemple  : 

M.  IIenner(s.  x)  avec  une  figure  intitulée  Itère,  dont  le 
modelé  admirablement  pur  se  détache  sur  un  paysage 
très  vigoureux  ; voici  M.  Bouguereau  (s.  u)  avec  son 
gentil  tableau,  .Jeune  Frère,  déjà  vu  au  cercle  Vol- 
ney  ; voici  M.  Jules  Breton  (s.  m)  avec  un  poétique 
Retour  des  glaneuses...  Voici  encore  M.  Jules  Lefebvre 
(s.  xu)  avec  un  superbe  Portrait  d’homme  ; M.  Benja- 
min Constant  (s.  iv)  avec  un  Portrait  de  il/.  Stéphen 
Liéyeard',  M.  Humbert  (s.  x)  avec  un  Portrait  de 
M.  Alexandre  et  de  Mme  Eisa  Grand ; M.  Jean-Paul 
Laurens  (s.  xxi)  avec  un  Portrait  de  M.  Goy  ; M.  Boybet 


(s.  xxv)  avec  un  Portrait  du  graveur  Waltner;  M.  Henri 
Martin  (s.  xxu)  avec  une  troublante  ligure  de  Femme 
nue  ; M.  Vollon  (s.  xxvm)  avec  des  Poissons,  d’une  colo- 
ration étonnamment  chaude,  etc.,  etc. 

Nous  ne  citons  là  que  quelques-uns  des  maîtres  aux- 
quels va  tout  droit  la  foule,  mais  on  en  trouvera,  bien 
entendu,  d’autres  moins  célèbres,  ayant  exposé  des 
œuvres  trahissant  même  un  effort  plus  considérable, 
presque  dans  chaque  salle. 

Par  un  assez  curieux  hasard,  notamment,  deux  salles 
sont  composées  presque  entièrement  d’une  façon  supé- 
rieure et  nous  les  signalons  en  détail  : c’est  la  salle  x, 
où  l’on  trouvera,  avec  MM.  Ilenner  et  Humbert,  des 
portraits  de  MM.  Léon  Glaise,  Tattegrain,  Laufli,  puis, 
une  des  toiles  les  plus  remarquées  de  ce  Salon,  Pro- 
cession à Nolre-Dame-des-Flots  par  M.  IJirschfeld,  où 
des  fillettes  en  robes  blanches,  au  premier  plan,  ont 
une  délicatesse  de  ton  exquise.  Et  encore  une  Forge, 
de  Mlle  Angèle  Delasalle;  une  amusante  fantaisie 
de  M.  Messager,  Dans  les  Trianons  ; une  Veine  de 
Pêcheurs  de  M.  Granchi-Tailor  ; le  Bassin  de  Neptune 
de  M.  Henry  Tenré,  etc.,  etc. 

Et  c’est  ensuite  la  salle  xx,  appelée  Grand  Salon, 
où  effectivement  les  toiles  sont  de  dimensions  colos- 
sales et,  pour  quelques-unes,  pleines  de  qualités. 
Ce  sont,  entre  autres,  les  Premiers  Moines  au  désert  de 
M.  Leroux;  la  Faute  de  M.  Moulin;  les  Parques  de 
Mme  Maximilienne  Guyon  ; le  Christ  et  l'enfant  de 
M.  Joy,  dont  le  sentiment  religieux  et  humain  est 
très  pur,  et  enfin  la  Cène,  de  M.  Pinta,  d’une  ordon- 
nance très  noble. 

Si  maintenant  nous  revenons  à une  classification  à 
grands  traits,  selon  le  vieux  mode  par  « genres  », 
nous  signalerons  d’abord,  parmi  les  Portraits,  les  sui- 
vants : de  M.  LeQuesne,  Jeune  Fille  (s.  i)  ; de  M.Ben- 
ner,  Fillette  (s.  i)  ; de  iM.  Brouillet,  Jeune  Fille  ; de 
M.  Basche,  Jeune  Femme  (s.  xi)  ; de  M.  Flameng  (s.  îx), 
Jeune  Femme  en  satin  blanc  ; de  M . Creswell,  Fillette 
(s.  ix)  ; de  M.  Tanoux,  Portrait  de  M.  Pierre  Richard; 
deM.  Thurner  (s.  xxvi),  une  Vieille  Paysanne  étonnam- 
ment pittoresque.  Et  encore  des  portraits  de  M.  Aimé 
Morot,  Lynch  (s.  xxi),  Machard,  Romani  (s.  xxv),  de 
Mme  Vallet,  deM.  Paul  Leroy,  de  M.  Maxence(s.  xxvm). 
Ils  sont  bien  cinq  cents  en  tout,  mais  ceux-là  sont 
bons. 

Comme  toujours,  les  scènes  intimes,  sentimentales, 
amusantes,  dramatiques,  foisonnent,  plus  ou  moins 
bien  traitées,  trop  souvent,  malheureusement,  à la 
façon  de  simples  anecdotes  qui,  transposées  dans  un 
immense  cadre,  y semblent  disproportionnées  quant 
à l’importance  du  sujet  ; c’est  le  principal  reproche 
que  l’on  puisse  faire  à cette  sorte  de  peinture  ; mais 
elle  se  recommande  souvent  aussi  par  l’esprit,  la 
grâce,  la  couleur,  ou  l’ingéniosité  de  la  composition. 
On  trouve  un  peu  de  ces  qualités  dans  les  œuvres 
suivantes  : la  Petite  Paresseuse,  de  M.  Ernest  V.  Bis- 
son  ; un  Coin  d'atelier,  de  M.  Fulde  ; le  Déjeuner  des 
laveuses,  de  M.  Buland  ; Cendrillon,  de  M.  Joseph  Rail  ; 
le  Vieillard  disant  son  chapelet,  de  M.  Le  Mordant;  le 
Vendredi  Saint,  un  peu  poussé  à la  charge,  de  M.  Leydet 
(s.  xm);  la  Veillée  (s.  xm),  de  M.  Hugard  ; le  Pain 
bénit,  de  M.  Ricci  (s.  xvn);  la  Convalescente,  de  M.  Vi- 
goureux (s.  xxvm)  ; la  Jeune  Fille  à sa  toilette,  de 
M.  Faugeron;  la  piquante  Lecture  de  la  lettre,  de 
M.  Thomas  (s.  xxv)  ; le  Roman  défendu,  de  M.  Ablett 
(s.  xxu),  etc.,  etc. 

La  « peinture  religieuse  » compte  une  dizaine  de 


250 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


toiles  à mettre  hors  de  pair  : la  Sainte  Famille  quittant 
Bethléem,  de  M.  Buffet  (s.  u);  le  Noël  à Barcelone,  de 
M.  Brull  y Vinolas  ; la  Charité  de  saint  Yves  (s.  xxiv), 
deM.  de  Richemont;  la  dramatique  mais  sobre  Mort 
de  saint  Antoine  de  Padoue , par  M.  Rémi  Gogghe,  etc. 

Eu  fait  de  grands  épisodes  historiques,  on  verra 
surtout  (s.  xxvii)  une  très  remarquable  Joyeuse  Entrée 
de  Jean  le  Bon  dans  la  ville  de  Douai,  par  M.  Alexandre 
Gorguet  ;1  le  classique  épisode  du  Vengeur , par 
M.  Fouqueray  (s.  xxvii)  ; la  Proclamation  d'un  roi  de 
Bohême,  par  M.  Brozik  (s.  i)  ; l’ Enterrement  de 
Guillaume  le  Conquérant,  par  M.  Olivier  Bon  (s.  ix)  ;■ 

les  Corsaires,  par  M.  Maurice  Orange  (s.  ix) Et 

parmi  les  meilleurs  tableaux  militaires,  qui  ne  sont 
pas  extrêmement  nombreux,  nous  citerons  : (s.  xvn) 
un  Engagement  d'avant-garde  à l'armée  du  Rhin,  de 
M.  Bernard  Naudin;  la  Veillée  du  général  d'Hautpoul, 
par  M.  Georges  Rnussel  (s.  xiii)  ; le  Général  Fournier- 
Sarlovèze  à la  Rérésina,  par  M.  Fournier-Sarlovèze,  etc. 

Veut-on  des  « marines  »?  En  voici  : de  M.  Cellier, 
la  Récolte  du  goémon  (s.  v)  ; de  M.  Souza  Pinto,  un 
Petit  Pécheur  (s.  xxn)  ; de  M.  Jean-Pierre,  le  Falot 
(s.vi);  de  Mme  Demont-Breton,  Première  Audace,  de 
jolis  enfants  affrontant  la  lame  (s.  vu);  deM.Demont 
Plage  du  Nord. 

Les  paysages,  comme  bien  on  pense,  sont  légion  ; 
on  en  peut  faire  le  choix  suivant  : les  Vaches,  de 
Julien  Dupré  (s.  vu)  ; la  Seine  à Poissy,  de  M.  Dame- 
ron,  petite  toile  baignée  d’une  lumière  exquise 
(s.  vu)  ; le  Soir  d'automne,  de  M.  Lanet  (s.  iv)  ; Effet  du 
matin,  de  M.  Gosselin  (s.  x)  ; le  Petit  Matin,  de  M.  Donne 
(s.  xvu)  ; l'Homme  à la  vache,  de  M.  Félix  (s.  xvm); 
le  Ruisseau,  de  M.  de  Burgraef  (s.  ni);  les  Vendanges, 
plafond  décoratif  deM.  Michel-Lançon  (s.  xxvi);  les 
Environs  de  Gargilesse,  de  M.  Didier-Pouget  (s.  xxyii). 

Quantité  de  peintres  vont  chercher  leur  inspiration 
à l’étranger,  en  des  voyages  d’où  ils  reviennent 
chargés  de  notes  qui,  dans  l’atelier,  ne  perdent  pas 
toujours  leur  charme  de  vérité.  Ainsi  en  est-il  pour 
la  terre  d’Afrique,  avec  les  Mimosas  d'Abyssinie,  de 
M.  Buffet  (s.  ii);  le  Café  Tunisien,  de  M.  Borde;  les 
Aniers  à la  fontaine  arabe,  de  M.  Dagnac-Rivière 
(s.  vu).  L’Italie  nous  a donné  de  truculents  Tripiers  à 
Venise,  de  M.  Maurice  Bompard  (s.  n)  ; le  Ghetto  à 
Rome,  de  M.  Davezac,  (s.  u)  ; le  Soir  au  lac  Majeur,  de 
M.  Gagliardini  (s.  ix)...  Et  enfin  la  Hollande  nous 
apparaît  comme  particulièrement  inspiratrice  avec  : 
les  Bateliers  d'Amsterdam,  de  M.  Wéry  (s.  xxvm)  ; 
l'Angelus,  de  M.  llanicotte  (s.  vu);  l'Intérieur  hollan- 
dais, de  M.  Pieters  (s.  xxi). 

11  serait  injuste  de  ne  pas  indiquer  que  les  salles 
xiv,  xv,  xvi  contiennent  des  aquarelles,  dessins,  pastels, 
non  sans  valeur  (salle  xv,  un  carton  de  tapisserie  de 
Jean-Paul  Laurens)...  Et  il  faudrait  aussi  parler  de  la 
sculpture,  mais,  nous  l’avons  dit,  celle-ci  n’est  jamais 
installée,  au  jour  du  vernissage.  Puis,  elle  n’a,  cette 
année,  ni  Mercier,  ni  Ealguière,  ni  Saint-Marcau, 
ni...  On  voit  M.  Frémiet  représenté  par  une  statuette 
de  cavalier!  Notons  pourtant  les  monuments  à la 
mémoire  de  Chardin  et  de  Goya  ; le  Monument  aux 
marins  bretons,  par  M.  Maillard;  l'Ange  de  la  douleur, 
par  M.  Moncel;  Le  Noël  de  M.  Maubert;  l'Ouragan 
et  la  Feuille,  par  M.  Ch.  Forestier  ; l'École  centrale  de 
Denys  Puech.  Dix  autres,  vingt  autres  mériteraient 
mention,  sans  doute,  s’il  eût  été  possible  de  les  voir 
— et  si  la  place  ne  faisait,  ici,  défaut. 

Paul  BLUYSEN. 


Géographie 

Delagoa.  — TJn  coin  d'Afrique  bien  disputé. 

Les  journaux  des  États-Unis  et  d’Angleterre  com- 
mentent avec  beaucoup  d’aigreur  un  jugement  rendu, 
le  29  mars  de  cette  année, par  le  tribunal  arbitral  de 
Berne,  d’après  lequel  le  Portugal  n’est  condamné  à 
payer  aux  deux  gouvernements  qu’une  somme  d’en- 
viron 25  millions  de  francs  (indemnité  et  intérêts  dus) 
pour  le  préjudice  causé  par  la  saisie  du  chemin  de  fer 
Lourenço-Marques.  Cette  question  remontant  à l'an- 
née 1889,  il  ne  serait  peut-être  pas  superflu  de  tracer 
pour  nos  lecteurs  un  historique  des  événements  qui 
ont  amené  le  procès  actuel  et  dont  l'issue  est  si  vive- 
ment discutée  dans  le  monde  entier.  Disons  d’abord 
que  le  mécontentement  des  deux  parties  intéressées 
n’a  pas  précisément  les  mêmes  sujets  pour  motifs. 

Pour  les  États-Unis,  la  question  est  d’ordre  pure- 
ment pécuniaire;  les  ayants  droit  espéraient  obtenir 
un  dédommagement  plus  élevé  (100  millions  environ) 
pour  le  préjudice  causé.  En  Angleterre,  par  contre, 
le  désappointement  est  plus  vif  encore.  Nos  voisins 
escomptaient  déjà  l’impossibilité  pour  le  Portugal  de 
faire  face  à une  indemnité  pécuniaire  considérable, 
vu  l’état  délabré  des  finances  de  ce  pays,  et  prévoyaient 
l’imminente  occupation  de  la  baie  — à titre  de  gage 
- par  des  navires  britanniques.  La  possession  de  la 
baie  de  Delagoa  est  l’un  des  desiderata  de  la  Grande- 
Bretagne.  Nombreux  sont  les  incidents  soulevés  par 
cette  nation  envahissante  en  vue  de  s’emparer  de  l’un 
des  meilleurs  coins  de  l’Afrique  sud-orientale.  Mais 
ceci  est  déjà  de  l’histoire,  et  l’histoire  de  la  baie  De- 
lagoa (ou,  comme  les  Portugais  préfèrent  la  nommer, 
— encore  de  la  gloire  ! — Lourenço-Marques)  est 
relativement  fort  obscure. 

Vers  1550,  un  commerçant  portugais,  Lourenço- 
Marques  (d’où  le  nom  donné  à la  baie  et  à la  ville), 
vint  s’établir  à l’entrée  du  fleuve  de  même  nom  et  y 
fonda  une  factorerie.  Il  y faisait,  parait-il,  de  bonnes 
affaires  avec  les  indigènes.  Le  Portugal  fit  plus  tard 
construire  un  fort,  y plaça  un  gouverneur.  La  colonie 
était  fondée.  Elle  servait  surtout  de  lieu  de  déportation. 
Mais  au  commencement  du  xixe  siècle,  des  trafiquants 
hollandais  vinrent  s’installer  dans  le  pays,  fondèrent 
des  factoreries  et  essayèren  t de  supplan  ter  les  Portugais, 
qui  sont,  comme  on  sait,  d’excellents  colonisateurs, 
mais  de  très  mauvais  administrateurs.  Les  autorités 
portugaises  parvinrent  toutefois  à déloger  les  intrus. 
Une  tentative  plus  hardie  encore  fut  faite  vers  l’an- 
née 1830  par  des  Anglais. 

Ceux-ci  ne  se  contentèrent  pas  de  s’établir  dans  le 
pays.  Ils  s’abouchèrent  avec  des  chefs  indigènes, 
signèrent  des  traités  et  occupèrent  effectivement  la 
baie.  Le  gouverneur  portugais  de  l’époque  eut  la 
sagesse  de  ne  pas  entrer  en  lutte  ouverte  avec  les 
capitaines  des  navires  anglais,  la  diplomatie  fît  encore 
son  œuvre,  et  les  bâtiments  anglais  abandonnèrent 
la  place.  Le  gouvernement  britannique  ne  renonça 
pas  toutefois  à la  lutte.  En  1873,  il  s'empare  de  l’ile 
Inyak  qui  commande  la  baie. 

Cette  fois,  le  litige  est  porté  devant  un  arbitre,  le 
président  de  la  République  française.  La  sentence,  ren- 
due seulement  en  1875  par  le  maréchal  de  Mac-Mahon, 
déboute  les  Anglais  de  leurs  prétentions  et  consacre 
aux  Portugais  la  possession  intégrale  de  la  baie  de 
Delagoa  et  des  dépendances.  Cette  sentence  souleva 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


251 


de  vives  polémiques.  En  Hollande  même,  l'accueil  fut 
plutôt  hostile  et,  dans  une  publication  parue  en  1883, 
un  ancien  consul  des  Pays-Bas,  M.  L.  Van  Deventer, 
s’efforce  de  combattre  les  arguments  sur  lesquels 
les  Portugais  fondent  leurs  droits  à la  souverai- 
neté. 

11  y a eu  encore  d’autres  conflits.  Mais  revenons  au 
procès  actuel.  Ce  procès  est  né,  comme  on  sait, 
d’une  question  de  chemins  de  fer.  En  1883,  à la  suite 
de  la  découverte  de  mines  de  diamant  et  d’or,  le  gou- 
vernement du  Transvaal  entra  en  pourparlers  avec  le 
Portugal  en  vue  de  relier  Prétoria  à la  mer.  Il  fut 
convenu  que  le  gouvernement  transvaalien  se  char- 
gerait de  la  section  de  Prétoria  à la  frontière;  le 
Portugal  devait  exécuter  l’autre  portion,  de  la  fron- 
tière à la  mer.  Le  Transvaal  s’acquitta  honorable- 
ment de  sa  tâche.  Une  compagnie  hollandaise  (qui 
comprenait  des  participants  anglais  et  français) 
construisit  la  voie  dans  les  délais  voulus.  Le  Portugal 
— ■ et  ici  apparaît  le  grand  vice  de  ces  peuples  qui  ne 
vivent  que  sur  les  gloires  du  passé  — le  Portugal  dut 
s’adresser  à une  entreprise  étrangère.  Un  Américain, 
M.  Mac  Murdo,  se  chargea  de  l’entreprise,  qui  fut 
cédée  plus  tard  à une  compagnie  anglaise.  Une 
contestation  s’éleva,  en  1889,  entre  le  gouvernement 
portugais  et  cette  dernière  compagnie,  au  sujet  de 
certaines  clauses  du  cahier  des  charges. 

Un  tronçon  de  9 kilomètres  en  pays  accidenté  ne 
fut  pas,  notamment,  agréé  par  la  nouvelle  compagnie. 
Cette  dernière  fut  déclarée  déchue  et  le  gouvernement 
portugais  prit  à sa  charge  la  suite  de  l’entreprise.  La 
ligne  a été  ouverte  à la  circulation  le  i01'  janvier  1895. 
Un  procès  fut  intenté  par  les  deux  parties  lésées  (Amé- 
ricains et  Anglais)  afin  d’être  indemnisées  pour  Pacte 
inconsidéré  accompli  par  le  gouvernement  du  Por- 
tugal. On  en  connaît  le  résultat.  25  millions  pour  un 
pays  à finances  avariées  — pour  employer  le  terme 
consacré  — est  une  somme  formidable.  Déjà  quelques 
organes  préconisent  une  subvention  des  puissances 
européennes,  afin  d’empêcher  l’Angleterre  de  mettre 
la  main  sur  la  baie  de  Delagoa  et  ses  dépendances. 
Malheureusement,  la  réputation  de  probité  que  le 
Portugal  s’est  faite  en  Europe  n’est  pas  de  nature  à 
encourager  nos  financiers  à faire  des  avances  à un 
peuple  surchargé  de  dettes  et  qu’on  traite  impuné- 
ment de  banqueroutier.  Conseillons-lui  d’être  plus 
circonspect  à l’avenir  et  — surtout — de  mieux  utiliser 
ses  possessions  coloniales.  Il  est  peut-être  de  circons- 
tance de  faire  remarquer  que  Lourenço-Marques, 
bourg  insignifiant,  compte  à peine  deux  mille  habi- 
tants dont  un  quart  seulement  portugais.  Le  mouve- 
ment maritime  est  presque  entièrement  aux  mains 
des  Anglais,  puisque  sur  300  navires  étrangers  qui 
fréquentent  le  port,  270  environ  sont  anglais.  Le 
mouvement  commercial  est  d’environ  87  millions  de 
francs,  dont  66  millions  pour  le  transit.  La  baie  offri- 
rait, d’autre  part,  un  mouillage  excellent,  surtout  pour 
des  navires  de  tonnage  moyen. 

Par  contre,  les  conditions  climatériques  sont  dé- 
plorables. Dans  l’Afrique  australe  la  baie  est  appelée 
tke  white  man's  grave  (le  tombeau  de  l’homme  blanc). 
Le  missionnaire  suisse  P.  Berthoud,  qui  a séjourné 
dans  celle  région,  en  fait  un  tableau  des  plus  sombres. 
On  y subi!  des  températures  sahariennes.  Les  pluies 
diluviennes,  les  marécages  sont  autant  de  facteurs 
d’épidémies  diverses  : malaria,  fièvres,  auxquelles 
aucun  Européen  ne  résiste  et  que  ne  supporte 


même  pas  l’indigène.  Ce  sera  peut-être  la  revanche  de 
la  nature  sur  l’ambition  et  la  cupidité  des  humains. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Les  examens  oraux  de  l'Ecole  de  guerre  viennent 
de  prendre  fin  la  semaine  dernière.  Pendant  un  long 
mois,  les  cent  soixante-dix-sept  officiers  de  toutes 
armes,  admissibles  aux  épreuves  écrites,  se  sont 
efforcés  de  démontrer  à leurs  savants  examinateurs 
qu’ils  avaient  sur  eux  l’étoffe  de  futurs  généraux. 
Quatre-vingts  d’entre  eux  seulement  ont  été  reçus 
définitivement  et  vont  être  détachés  successivement, 
pendant  trois  mois,  dans  les  aulres  armes  que  celle 
d’origine  où  ils  servent  actuellement.  Au  mois  de 
novembre  ils  entreront  à l’École  supérieure  de  guerre 
pour  y être  soumis  à deux  années  d’un  travail  assidu 
destiné  à leur  procurer  les  honneurs  de  la  possession 
du  brevet  d’état-major.  Quant  aux  malheureux  appelés 
qui  n’auront  pas  eu  la  chance  d’être  élus  cette  année, 
iis  vont  retourner  tristement  dans  leurs  garnisons 
et  se  remettront  à la  besogne  avec  l’espoir  d’ètre, 
sinon  plus  savants,  du  moins  plus  heureux  l’année 
prochaine.  > 

Nous  disons  plus  heureux,  car  il  en  est  des  examens, 
de  mémoire  à l’École  de  guerre  comme  de  tous  ceux 
où  le  nombre  des  candidats  à admettre  est  limité:  la 
chance  et  la  veine,  la  « guigne  » et  la  déveine  y ont 
une  assez  grande  part. 

Cependant,  il  faut  reconnaître  que,  depuis  deux  ou 
trois  ans,  l’état-major  général  montre  une  tendance 
marquée  à ne  pas  se  contenter  de  vouloir  recruter 
seulement  des  officiers  bons  élèves  pour  en  faire  des 
brevetés;  la  nature  des  examens,  la  variété  des  ma- 
tières devant  permettre  de  s’assurer  que  les  candidats 
ne  sont  pas  pourvus  uniquement  d’une  excellente  et 
heureuse  mémoire,  mais  aussi,  qu’ils  ont  des  idées 
personnelles,  un  caractère,  que  leur  acquis  leur  per- 
mettra de  mettre  en  lumière  plus  tard,  quand  ils  se- 
ront livrés  à eux-mêmes.  Or,  il  faut  confesser  que, 
pendant  un  certain  nombre  d’années,  les  examens 
d’entrée  à l’École  de  guerre  n’ont  servi  qu’à  faire  va- 
loir ceux  qui  étaient  avant  tout  de  bons  élèves.  Le 
recrutement  des  brevetés  d’état-major  en  a souffert, 
le  fait  est  certain.  Sorti  de  l’École  de  guerre,  le  « bre- 
vetaire  » n’a  pas  souvent  occasion  de  faire  montre  de 
son  savoir;  au  bout  de  quelque  temps,  il  en  advient 
de  lui  comme  de  tous  ceux  qui,  au  sortir  des  écoles 
n’ont  plus  besoin  de  piocher  leurs  matières  pour  pas- 
ser des  examens,  il  oublie  ce  qu’il  a appris,  à moins 
qu’il  n’ait  un  caractère  personnel  et  des  idées  lui 
appartenant  en  propre.  Celui-ci  ne  considérera  les 
études  passées  que  comme  le  schéma  de  son  travail  à 
venir;  celui  qui  n’a  recours  qu’à  sa  mémoire  restera 
toujours  dodus  cum  libro,  il  se  cramponnera  déses- 
pérément à ce  qu’il  a appris,  parce  qu’il  ne  sait  pas 
autre  chose.  On  distingue  facilement  ce  dernier  dans 
les  états-majors  par  la  façon  dont  il  sait  chercher 
« la  petite  bêle  » ; i!  possède  tous  ses  règlements,  c’esl 
vrai,  mais  chez  lui,  la  lettre  tue  l’esprit. 

C’est  contre  celle  catégorie  de  produits  qu’il  faut 
réagir,  sous  peine  de  fausser  le  but  de  la  belle  insti- 
tution destinée  à assurer  notre  service  d’état-major, 
et,  pour  arriver  à la  supprimer,  nous  verrions  avec 


LE  M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E 


252 


plaisir  introduire,  dans  les  épreuves  d’admission,  la 
production  d'un  travail  d’ensemble  personnel  fait  par 
l’officier  dans  sa  garnison,  et  avec  lequel  on  l’éplu- 
cherait, on  le  forcerait  à «vider son  sac»  lui-même,  et, 
enfin,  suivant  l’expression  un  peu  énergique  entendue 
de  la  bouche  d’un  vieux  général,  à montrer  ce  qu’il  a 
réellement  « dans  le  ventre  ». 

A celte  épreuve,  les  insuffisants  s’élimineraient 
d’eux-mêmes. 

Capitaine  FANFARE. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Elle  ne  chôme  pas,  eL  quoique  le  soleil  ne  daigne 
se  montrer  qu’à  de  rares  intervalles,  elle  a des  attraits 
toujours  nouveaux. 

Sur  la  Côte  d’azur,  nous  venons  d’avoir  la  grande 
semaine  automobile.  Elle  a attiré  à Nice,  à Cannes,  à 
Monaco  un  grand  nombre  de  chauffeurs  parisiens, 
dont  la  plupart  ont  fait  le  voyage  dans  leurs  voitures, 
en  dédaignant  le  chemin  de  fer  qui  pour  eux  est 
devenu  « vieux  jeu  ». 

Les  automobiles  et  leurs  mécaniciens  se  sont  admi- 
rablement comportés  durant  le  voyage  et  pendant  les 
courses.  On  a atteint  des  vitesses  considérables,  folles 
même.  Nos  sportsmen  s’attachent  beaucoup — beau- 
coup trop,  selon  nous  — à battre  les  records  de  leurs 
devanciers,  et,  naturellement,  cette  émulation  effré- 
née coûte  non  seulement  un  grand  effort,  mais  menace 
la  vie  humaine.  C’est  ainsi  que,  pendant  la  grande 
semaine  qui  vient  de  s’écouler,  un  chauffeur  a trouvé 
la  mort  dans  des  circonstances  tragiques.  Dans  un 
virage  exécuté  à grande  vitesse,  la  voiture  a perdu 
l’équilibre,  s’est  renversée  et  a été  mise  en  miettes, 
tandis  que  son  conducteur,  projeté  à quelques  cents 
mètres,  est  mort  sur  le  coup. 

Imprudents  chauffeurs,  cet  accident  vous  sera-t-il 
un  avis  salutaire?  Non,  sans  doute.  La  mode  esta 
l’excès  en  tout. 

Pour  la  bicyclette,  c’est  la  même  chose.  Instru- 
ment charmant  de  promenade  à bon  marché,  excel- 
lent exercice  d’hygiène,  la  bicyclette  est  devenue, 
pour  de  trop  nombreux  Français,  un  moyen  de  dévorer 
l’espace  dans  une  course  vertigineuse,  et  les  résultats 
de  cette  regrettable  transformation  se  font  de  plus 
en  plus  sentir.  Pour  marcher  aux  allures  « brillantes  » 
recommandées  par  nos  champions,  l’amateur  comme 
le  professionnel  prennent,  sur  leurs  machines,  une 
position  — qui  tout  d’abord  n’a  rien  d’artistique  — et 
qui  de  plus,  au  lieu  de  développer  leur  poitrine  et  de 
renforcer  leurs  poumons,  affaiblit  plus  ou  moins 
leur  force  de  résistance  animale.  Regardez-les,  ces 
amateurs  et  ces  professionnels,  à cheval  sur  des  selles 
démesurément  hautes,  non  seulement  penchés,  mais 
couchés  sur  leurs  guidons:  ils  se  jouent  des  kilo- 
mètres, arrivent  à monter  les  côtes  et  à les  descendre 
à une  allure  vertigineuse,  je  ne  le  conteste  pas,  mais 
comment  peuvent-ils  jouir  de  leurs  promenades,  avoir 
un  œil  sur  cette  nature  que  la  bicyclette,  en  principe, 
devrait  aider  à faire  connaître  et,  par  conséquent,  à faire 
aimer  ? 

Ils  ne  voient  rien  en  route  que  leur  guidon  et  ne 
poursuivent  qu’un  but  : marcher  de  plus  en  plus 
vite.  Dans  ces  élans  inconsidérés,  les  accidents,  la  mort 


quelquefois  aussi,  les  guettent,  mais  leur  système 
nerveux  est  satisfait.  Le  cerveau  et  le  cœur  le  sont 
moins,  et  la  raison  ne  saurait  proliter  de  pareils 
entraînements. 

Je  me  trouvais  l’autre  jour,  au  Parc-des-Princes,  où 
les  courses  cyclistes  ont  recommencé.  Les  spectateurs 
étaient  assez  nombreux,  mais  l’engouement  d’autrefois 
pour  ces  sortes  de  spectacles  a fortement  diminué. 
MM.  les  professionnels  de  ces  courses,  autrefois  cou- 
verts d’or,  voient  leurs  cachets  diminuer,  et  quelques- 
uns  ont  fait  sagement  d’y  renoncer,  pour  fonder  des 
maisons  de  cycles  ou  d’automobiles,  où  ils  ont  réussi 
plus  ou  moins  brillamment.  Je  plains  les  coureurs, 
mais  je  ne  les  plaindrai  pas,  je  crois,  longtemps,  car, 
je  le  répète,  les  courses  de  bicyclettes  ont  perdu  beau- 
coup de  leur  attraction  primitive.  On  aime  beaucoup 
mieux  les  courses  de  chevaux  : c’est  infiniment  plus 
naturel,  et  autrement  profitable...  pour  la  race  cheva- 
line, du  moins. 

Chaque  année,  à l’époque  du  printemps,  les  jour- 
naux quotidiens  nous  tiennent  au  courant  de  rencon- 
tres sensationnelles  sur  le  Pré...  aux  Clercs.  La  saison 
nouvelle  excite  les  mauvaises  passions  de  l’homme,  et 
nos  jeunes  gens  — pleins  d’une  sève  juvénile  — rê- 
vent des  combats  des  preux. 

Ceux-ci  combattaient  pour  la  patrie  ou  pour  leurs 
belles.  Les  raisons  de  combats  singuliers,  aujourd’hui, 
sont  en  général  moins  nobles  et  moins  poétiques. 
La  haine  s’est  développée  chez  l’homme,  à mesure 
que  la  civilisation  nous  apporte  ses  bienfaits.  Jamais 
on  ne  s’est  plus  injurié,  jamais  on  ne  s’est  plus  dif- 
famé qu’aujourd’hui.  Mais  on  pouvait  espérer  qu’à  la 
veille  de  l’Exposition  universelle  — qui  sera  ouverte 
au  moment  où  paraîtront  ces  lignes  — il  y aurait  une 
trêve.  Celte  espérance  a été  déçue. 

11  y a des  Montaigu  et  des  Capulet,  dans  la  vieille 
famille  française,  qui  veulent  absolument  en  venir  aux 
mains.  Nous  avons  déjà  assisté  au  prologue,  dans  l’ile 
de  la  Grande-Jatte.  Les  deux  adversaires  en  présence 
étaient  M.  le  comte  de  Lubersac,  portant  un  nom  de 
la  vieille  noblesse  de  France,  et  M.  Michel  Epbrussi, 
un  sportsman  connu  sur  le  turf.  Le  premier  a vingt- 
trois  ans,  il  est  grand,  bien  découplé;  M.  Michel 
Epbrussi  on  a cinquante-sept.  Ce  n’est  pas  un  com- 
batif, mais  il  a été  insulté  gravement  et  il  se  battra. 
Il  a choisi  pour  témoins  deux  escrimeurs  de  première 
force,  mon  excellent  confrère  et  ami  Adolphe  Taver- 
nier  et  M.  Coilly  de  Rlest  Gama. 

Le  premier  a écrit  des  articles,  des  livres  et  des  pla- 
quettes sur  l’escrime  qui  font  autorité,  notamment 
l 'Art  du  duel,  qui  devrait  être  entre  toutes  les 
mains.  Le  second  est  un  champion  de  l’épée  de  com- 
bat, vainqueur  du  premier  tournoi  d’épée  organisé  par 
le  Figaro,  un  des  plus  forts  tireurs  que  je  connaisse. 

Les  témoins  de  M.  de  Lubersac  ne  sont  pas  aussi 
connus  : ce  sont  deux  anciens  sous-officiers  de  gen- 
darmerie, MM.  Couvin  et  Ferry,  décorés  delà  médaille 
militaire,  ce  qui  est  un  titre  et  même  un  titre  glorieux. 

Les  lecleurs  du  Magasin  Piltoresque  ont  déjà  lu  dans 
les  journaux  quotidiens  le  récil  détaillé  de  ce  duel  qui 
avait  attiré  — comme  c’est  l’habitude  aujourd’hui  — 
de  nombreux  spectateurs.  Le  public  juge  maintenant 
les  affaires  d’honneur  presque  autant  que  les  témoins 
eux-mêmes.  Autre  temps,  autres  mœurs.  J’étais  donc, 
moi  aussi,  au  lieu  du  rendez-vous  du  duel,  dans  File 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


253 


de  la  Grande-Jatte,  et  j’en  ai  suivi  de  très  près  toutes 
les  phases. 

11  avait  lieu  dans  la  salle  de  bal  du  « Moulin  Rouge  », 
que  tient  un  marchand  de  vins  bon  enfant  qui  écrira 
peut-être  un  jour  ses  mémoires  sur  les  duels  d’hier 
et  d’aujourd’hui,  ou  qui  les  fera  écrire.  En  voilà  un 
qui  a eu  des  émotions  ! 

C’est  là  qu’Harry  Alis  fut  tué  par  le  commandant 
Le  Chatelier,  que  le  capitaine  Meyer  a été  mortelle- 
ment blessé  par  le  marquis  de  Morès,  que  le  général 
llebillot,  au  milieu  d’une  attaque  folle,  a failli  avoir 
l’œil  traversé  par  l’épée  de  M.  Camille  de  Sainte-Croix, 
que  M.  Catulle  Mendès  fut  grièvement  blessé  par 
M.  Georges  Vanor. 

Souvenirs  terribles  et  qui  font  réfléchir.  Dans  la 
dernière  rencontre  entre  MM.  le  comte  de  Lubersac 
et  Michel  Ephrussi,  le  hasard  — un  heureux  hasard  — 
a voulu  que  les  blessures  de  l’un  et  de  l’autre  ne  fus- 
sent pas  graves. 

Mais  quand  ils  ont  été  profondément  atteints  l’un 
et  l’autre,  quelle  angoisse  nous  a étreints  !...  On  crai- 
gnait de  voir  rapporter  deux  cadavres  à Paris. 

Le  duel  n’est  jamais  — quoi  qu’on  en  ait  écrit  — 
cette  « formalité  puérile  » dont  parlent  ceux  qui  ne 
se  sont  jamais  battus  ou  qui  n’ont  jamais  aperçu  deux 
hommes,  l’épée  à la  main,  l’un  devant  l’autre.  La 
mort  est  toujours  là  qui  guette... 

Seulement  le  duel  a dégénéré  en  ce  sens  qu’il  est 
devenu  un  lieu  de  rendez-vous  mondain,  où  les  pho- 
tographes sont  tolérés  quand  on  ne  les  invite  pas.  Ce 
n’est  plus  le  combat  singulier  d’autrefois.  La  galerie 
intervient  et  compte  les  coups.  Un  peu  plus  de  discré- 
tion conviendrait  mieux.  La  présence  du  public  influe 
certainement  souvent  sur  l’issue  d’un  duel.  Nous  en 
avons  déjà  eu  des  exemples,  car,  au  milieu  de  cette 
foule  curieuse,  les  jugements  se  font  à haute  voix,  et 
les  témoins,  en  plusieurs  occasions,  ont  dû  en  tenir 
compte. 

Je  plains  de  tout  mon  cœur  les  duellistes  célèbres, 
qui  se  trouvent  dans  l’impossibilité  d’éviter  les  yeux 
des  curieux. 

Maurice  LEUDET. 

LES  LIVRES 

Quarante  ans  de  théâtre  ( Bibliothèque  des  Annales). 

Voici  le  premier  volume  d’un  grand  ouvrage  dont 
la  publication  était  un  devoir.  Avec  une  piété  filiale, 
avec  un  respect  touchant,  M.  Adolphe  Brisson,  aidé 
par  la  grande  expérience  et  le  goût  de  M.  Gustave 
Larroumet,  a entrepris  une  œuvre  considérable.  Sous 
le  litre:  Quarante  ans  de  théâtre,  il  nous  donnera  pour 
ainsi  dire  toute  la  vie  de  Francisque  Sarcey.  Les  plus 
belles  pages  écrites  par  le  maître  feront  revivre,  pour 
le  plus  grand  plaisir  de  tous,  cette  pensée  robuste  et 
franche,  cette  bonhomie  sereine,  ce  bon  sens  lumi- 
neux dont  le  souvenir  ne  saurait  s'effacer. 

On  lit  aux  premières  pages  du  volume  : « Je  dis  la 
vérité  du  jour.  Il  est  clair  que  dans  dix  années,  et  plus 
tôt  peut-être,  mon  jugement  sera  faux;  mais  les  rai- 
sons sur  lesquelles  je  l’ai  appuyé  seront  encore  justes. 
Il  est  vrai  que  personne  alors  ne  s’en  souciera  : pièces 
et  feuilletons  seront  tombés  dans  le  plus  profond 
oubli.  » 

Pour  une  fois,  Francisque  Sarcey  n’aura  pas  vu 


juste.  Ses  feuilletons  ne  seront  pas  oubliés  ; bien  plus, 
malgré  les  années,  ils  feront  parfois  revivre  des  pièces 
mortes. 

C’est  que  la  critique,  telle  que  la  comprenait  le 
vieux  maître,  n’était  pas  faite  de  caprice  et  ne  s’ins- 
pirait pas  seulement  des  fantaisies  du  moment  qui 
passe.  Sarcey  jugeait  une  œuvre  de  théâtre  non  pas 
à travers  son  goût  propre,  mais  au  nom  de  principes 
d’art  qui  ne  varient  pas.  Il  restait  fidèle,  même  dans 
les  poussées  dramatiques  les  plus  révolutionnaires,  à 
la  tradition  classique  et  c’est  pour  cela  que  ses  juge- 
ments garderont  leur  autorité. 

Francisque  Sarcey  aima  le  théâtre  passionnément. 
Pendant  près  d’un  demi-siècle,  il  exerça  ses  fonctions 
de  critique  comme  un  sacerdoce.  Il  y apportait  une 
conscience  qui  jamais  ne  délai  Hit  : « Que  de  fois,  écrit- 
il,  dans  ces  mois  d’été  où  je  sais  tout  Paris  aux  bains 
de  mer,  où  les  sujets  manquent,  où  je  sais  bien  qu’un 
chef-d’œuvre  ne  tirerait  pas  de  leur  doux  farniente 
des  lecteurs  prenant  le  frais  et  rêvassant  au  bord  de 
la  mer  et  sous  les  arbres  ; que  de  fois  me  suis-je  dit  — 
car  on  adesheures  de  lassitude  : — « Bah!  Si  j’expédiais 
aujourd’hui  le  feuilleton  par  dessous  jambe  ! » Et 
je  songeais  alors  au  professeur  de  rhétorique  de  Les- 
neven  qui  a pris  l’habitude  de  me  lire,  avec  qui  je  suis 
en  communication  constante,  bien  que  nous  ne  nous 
soyons  jamais  vus  ; il  attend  son  lundi,  le  professeur 
de  Lesneven,  il  a passé  un  contrat  avec  moi;  il  s’est 
engagé  à me  lire  avec  sérieux  et  sympathie  ; je  dois, 
de  mon  côté,  tenir  ma  parole  et  donner  à chaque  fois 
le  meilleur  de  mon  esprit;  ce  n’est  pas  ma  faute  si  ce 
meilleur  n’est  pas  toujours  très  bon.  Et  voilà  comme 
le  professeur  de  Lesneven  me  maintient  dans  le 
devoir.  Quand,  par  hasard,  j’entre  à la  cinquantième 
représentation  d’une  pièce  dans  une  salle  de  théâtre, 
les  acteurs  qui  m’ont  déniché  dans  mon  coin,  jouent 
pour  moi  : j’écris  pour  le  professeur  de  Lesneven.  » 

Tout  Sarcey  est  là  : esprit,  cœur  et  conscience. 

G h.  FORMENT1N. 

LE  FOYER 

IMPRUDENCES  PRINTANIÈRES 


Puisque  l’hiver  morose  est  décidément  loin,  et  que 
le  bel  avril  a fait  son  entrée,  parmi  l’obligé  cortège 
de  giboulées  et  de  rayons,  puisque  le  bourdon  frôle 
la  vitre  et  nous  fait  signe,  et  que  l’air  est  tiède  en 
effet,  le  chemin  séché,  les  buissons  en  fête  : mélions- 
nous. 

Oui  bien,  méfions-nous  de  la  saison  charmeuse  et 
de  son  décor  d’innocence;  épions,  pour  les  admirer, 
ses  premiers  sourires,  mais  n’y  croyons  pas.  Ce  clair 
matin  de  l’année  — primavera,  gioventü  dell'  anno!  — 
c'est,  pour  la  maladie,  l’heure  propice  de  l’affût, 
l’heure  où  elle  guette  ceux  qui  trébucheront  dans  ses 
impalpables  filets.  Dirai-je  que  ce  chaud  soleil  qui 
vous  tente  et  aux  rayons  duquel  vous  vous  exposez 
tète  nue  au  jardin  est  capable  de  vous  jouer  les  plus 
mauvais  tours?  qu’il  transmuera  sans  crier  gare  une 
simple  migraine  en  congestion  ? que  nous  péchons 
tous,  à cette  époque  de  l’année,  par  quelque  embarras 
gastrique  plus  ou  moins  appréciable  et  devenant  faci- 
lement terreau  d’élection  pour  In  pullulation  des  pires 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


microbes?  — Tout  le  monde  le  sait  : et  cela  n’empêche 
pas  que  chaque  printemps  nouveau  revoit  la  même 
recrudescence  de  malaises,  de  maladies,  d’infections 
graves...  — Qu’on  veille,  tout  au  moins,  à ce  que  les 
enfants  aient  la  tète  couverte  pendant  leurs  ébats  au 
grand  air.  Que  de  bébés  l’imprudence  des  bonnes 
met  en  péril,  expose  aux  affreuses  convulsions,  à la 
méningite  redoutable!  Nous  les  voyons  jacasser  entre 
elles  sur  les  bancs  des  promenades  : qu’advient-il, 
pendant  ces  heures  justement  les  plus  lumineuses  de 
la  journée,  qu’advient-il  du  pauvret  couché  dans  sa 
petite  voiture,  face  au  ciel  et  nu-tête?  — Il  dort...  11 
dort,  bien  sage  et  pas  gênant,  oublié,...  des  frémisse- 
ments nerveux  taquinant  seulement  sa  bouche  et  ses 
paupières;  et  toujours  s’allonge  la  causette  des  bonnes 
— indifférentes  étonnamment  au  danger  qui  plane 
sur  ce  sommeil  équivoque!  Des  autres  bambins,  qui 
du  moins  trottinent,  sont  en  mouvement,  je  ne  parle 
même  pas  : mais  que  de  fièvres  mauvaises  s’allument 
dans  ces  conditions,  faute  de  surveillance  et  d’une 
consigne  plus  sévère  ! 

Puisque  nous  parlons  des  enfants,  les  dards  du 
soleil  printanier  ne  menacent  pas  leurs  tendres  cer- 
veaux seulement,  mais  développent  volontiers,  chez 
les  bébés  lymphatiques,  les  tendances  catarrhales  des 
glandes  lacrymatoires  et  les  transforment  parfois  en 
ophtalmies  douloureuses.  Aussi,  une  bonne  précau- 
tion à prendre  pour  ceux-là,  c’est  de  leur  lotionner 
les  yeux  matin  et  soir,  et  avant  le  départ  pour  la 
promenade,  avec  de  l’eau  boriquée. 

Mais  il  est  bien  d’autres  griefs  à la  charge  du  jeune 
et  turbulent  Phœbus  ; nous  n’épuiserions  pas  aujour- 
d’hui la  série  de  ses  méfaits.  Sa  plus  ordinaire  plai- 
santerie, c’est  — après  qu'il  a fait  bondir  le  baromètre 
jusqu’au  beau  fixe , et  vu  les  terriens  s’alléger  avec 
délices  de  leurs  vêtures  d’hiver  et  remplacer  la  laine 
par  le  coton  — d’installer  au  firmament,  pour  une 
bonne  neuvaine  de  jours  et  autant  de  nuits,  la  mé- 
chante Bise,  semeuse  de  coryzas,  grippes  et  autres 
misères. 

lin  adage  franc-comtois  (la  bise  a une  prédilection 
marquée  pour  notre  région  de  l’Est)  conseille  : 

Que  jamais  on  n’ôte  ses  trousses  (1) 

Avant  qu’ait  mué  la  lune  rousse. 

Tout  résistant  qu’il  est  aux  intempéries,  le  campa- 
gnard, grand  observateur  de  phénomènes,  a constaté 
les  surprises  de  ce  tournant  de  l’année,  et  il  pense 
très  justement  qu’on  ne  saurait  trop  se  garer  d’elles. 
Aussi  bien,  si  le  printemps  est  partout  l’aguicheur 
par  excellence  de  toutes  les  épidémies  indigènes  — et 
plus  particulièrement  de  cette  triplice  fidèle  à nos 
climats  et  qui  épouvante  les  mères  : scarlatine,  rou- 
geole, variole  ou  varicelle,  — les  conditions  de  l’ha- 
bitat villageois  à proximité  des  cultures  humides  au 
sortir  de  l’hiver  ne  peuvent  que  favoriser  leur  éclo- 
sion; à la  ville  comme  aux  champs,  d’ailleurs,  les 
infections  morbides  sont  activées  par  les  émanations 
du  sol,  et  plus  bénignes  après  un  hiver  sec  et  froid. 

Mais  il  est  une  bonne  fée  qui  peut  conjurer  tous 
les  maléfices,  pourvu  qu’elle  le  veuille  bien,  et  qu’elle 
soit  pénétrée  de  la  grandeur  de  sa  mission  : c’est, 
simplement,  la  femme  qui  a su  comprendre  que  le 

(1)  Trousses:  larges  chausses  qu’on  portait  en  double  durant 
la  mauvaise  saison.  11  était  d’usage  de  les  adopter  le  25  octobre, 
jour  de  la  saint  Crépin,  pour  ne  les  quitter  qu’à  la  saint  Boni- 
face,  le  14  mai. 


ménage  n’est  pas  un  but,  mais  un  moyen;  qui,  par 
l’hygiène  des  aliments,  des  vêtements,  de  toute  l’éco- 
nomie domestique  enfin,  tient  dans  sa  main  la  santé 
et  la  force  de  son  mari  et  de  tous  les  siens. 

Elle  deviendra,  cette  femme  modèle  dont  la  vigi- 
lance et  la  tendresse  rayonnent  à travers  toute  la 
demeure,  elle  deviendra  — sinon  savante  par  le 
grand  nombre  des  notions  conscientes  et  coordonnées 
— du  moins  observatrice  et  intuitive  en  son  rôle  de 
prévoyance,  de  providence.  Du  moment  qu’il  s’agit  du 
bien  de  ceux  qu’elle  aime,  en  ce  que  ce  bien  dépend 
d’elle,  aisément  elle  reconnaîtra  ce  qui  peut  lui  man- 
quer le  plus  pour  ce  grand  œuvre  et  le  demandera 
d’elle-même,  avec  une  grande  curiosité  de  savoir,  à 
de  bons  et  simples  ouvrages  de  vulgarisation  scienti- 
fique, afin  que  sa  raison  concerte  avec  son  cœur  ce 
qui  convient  le  mieux  à chaque  membre  de  la  famille... 
Celle-là,  véritablement,  sera  le  Palladium  écartant  les 
contagions;  et  le  médecin  ne  passera  pas  souvent  le 
seuil  de  son  logis. 

A cette  époque  de  transition,  elle  fera  parai tre  sur 
sa  table  la  nourriture  légère,  et  quelque  peu  rafraî- 
chissante, apte  à combattre  la  gastrite  printanière. 
Elle  entretiendra  le  petit  feu  modéré  qui  lutte  contre 
les  brumes  de  l’aurore  et  du  crépuscule;  veillera  au 
changement  gradué  des  vêtements  ; surveillera  elle- 
même  la  promenade  de  ses  enfants:  caria  domestique 
la  plus  fidèle  pèche  souvent  contre  l’hygiène  physique 
(et  morale  aussi)  sinon  par  négligence,  au  moins  par 
ignorance. 

Si  tout  le  monde,  si  chaque  famille,  si  chaque  indi- 
vidu voulait  sérieusement,  dans  son  vivre,  se  régler 
sur  les  indications  de  l’hygiène,  avec  cette  conviction 
qu’elle  est  un  des  facteurs  premiers,  et  non  le  moindre, 
du  bonheur  lui-même,  les  thérapeutes  bientôt  de- 
viendraient fort  modestes,  et  plus  d’un  pourrait  coller 
à la  porte  de  son  cabinet  l’écriteau  : 

Fermé  à cause  du  mangue  de  clients... 

Mais  j’entends  se  récrier  bon  nombre  de  personnes, 
qui  confondent  apparemment  « hygiène  » avec  « mé- 
dication ».  — Je  n’ai  pas  le  temps  de  me  droguer, 
moi.  Ali  bien!  s’il  fallait  s’occuper  perpétuellement 
de  se  soigner,  que  deviendrait-on?  Plutôt  cent  fois 
vivre  un  peu  moins  longtemps,  que  de  s’astreindre  à 
penser  continuellement  à ces  choses  ! — On  peut  leur 
répondre,  tout  d’abord  : Lorsque,  malade  pour  de 
bon,  et  peut-être  à vie  durant,  pour  avoir  négligé 
quelques  fort  simples  précautions,  vous  serez  forcé  de 
vous  soigner,  peut-être  même  de  vous  aliter  pour 
longtemps,  croyez-vous  que  cela  ne  vous  en  fera  pas 
perdre,  du  temps? 

Ensuite,  il  ne  s’agit  pas  le  moins  du  monde  de 
« drogues  »,  mais  bien  simplement  d’un  peu  d'atten- 
tion et  de  réflexion  jusqu’à  ce  qu’on  ait  pris  de  bonnes 
habitudes.  Une  fois  qu’on  a un  tant  soit  peu  regardé 
son  propre  tempérament,  on  le  connaîtra  dans  ses 
grandes  lignes,  on  l'estimera  pour  ce  qu'il  vaut;  on 
saura  de  quoi  nous  feront  peut-être  souffrir  telles 
variations  de  température  et  comment  influeront  sur 
vous  telles  ou  telles  boissons  et  nourritures...  et  ces 
précautions  qui  vous  sont  nécessaires  (car  vous  n'ètes 
pas  un  demi-dieu! J pour  ne  pas  glisser  vers  le  malaise 
puis  la  maladie,  à droite  ou  à gauche  de  la  voie  nor- 
male, — on  les  prend,  ces  précautions  si  simples,  très 
naturellement,  avec  la  même  aisance  machinale  qu'on 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


255 


fait  sa  toilette  à telle  heure  et  sa  sieste  à telle  autre. 

Dominer  la  Routine  et  lui  poser ‘des  questions  au 
lieu  de  lui  obéir,  s’abstenir  de  tout  acte  de  pure 
imitation  jugé  plus  nuisible  qu’utile  : c’est  le  premier 

cran Et  cela  me  conduit  à parler  d’une  habitude 

immensément  répandue,  nuisible  toujours  — habi- 
tude amortie  généralement  par  l’hiver,  et  que  ressus- 
citent les  premiers  soleils  : boire  sans  modération;  et 
j’entends  n’importe  quelle  boisson,  aqueuse  ou  non, 
fermentée  ou  non.  Voici  venir  le  moment  où,  pour 
chacun,  le  diapason  de  la  soif  s’établit  — pour  tout 
l’été.  La  petite  fièvre  que  le  printemps  amène  à tous 
prédispose  à la  soif...  et  si,  en  avril  déjà,  on  boit  plus 
qu'il  ne  serait  nécessaire,  comment  boira-t-on,  aux 
canicules  ! 

Il  faut  savoir  boire  : ce  n’est  pas  en  buvant  à longs 
traits  qu’on  se  désaltère,  mais  bien  en  buvant  à petites 
gorgées;  ce  n’est  pas  non  plus  avec  des  boissons 
savoureuses,  trop  « sapides  »,  qu’on  calme  la  soif  : 
elles  ne  font  que  la  surexciter  — qu’elles  soient  alcoo- 
liques, sucrées  ou  gazeuses.  La  plus  saine  des  boissons, 
sans  contredit,  est  l’eau  de  source  ; malheureusement, 
elle  est,  dans  beaucoup  de  nos  grandes  cités,  une 
denrée  introuvable.  Chez  l’un  de  nos  amis  — un 
docteur  parisien,  à la  tète  d’une  famille  de  cinq  en- 
fants, — c’est  l’eau  légèrement  goudronnée  qui  calme 
la  soif  des  petits  et  des  grands.  Ailleurs,  c’est  de  la 
tisane  de  houblon  — très  peu  chargée  — ou  de  pensée 
sauvage,  de  chiendent  : boissons  stomachiques  ou 
quelque  peu  dépuratives  qui  ne  poussent  pas  au  péché 
de  gourmandise,  et  qu’on  ne  boira  certainement  pas 
avec  excès. 

11  est  opportun,  encore,  de  jeter  un  mot  de  blâme 
à l’œuf  de  Pâques,  en  sucrerie  souvent  empoisonnée 
où  l’analyse  décèle  l’arsenic  et  la  céruse,  — et  aussi 
au  traditionnel  œuf  rouge,  cuit  dur,  dont  l’abus  met 
à mal,  chaque  année,  tant  de  bons  petits  estomacs! 
Sucre  sincère  ou  sucre  faux,  œufs  de  poules  rouges 
ou  blancs,  ingérés  sans  mesure  entre  les  repas,  ne 
valent  pas  mieux  les  uns  que  les  autres.  Tous  alors 
ont  une  propriété  commune,  et  incontestable  — ceux 
de  deux  sous  comme  ceux  de  quarante  : mettre  le 
désordre  dans  l’appareil  digestif  des  enfants,  et  leur 
donner  des  maux  de  tête  (juste  à l’heure,  notez  la 
contradiction,  où  la  nature  est  en  fête,  où  les  carillons 
de  Pâques  tintent  joyeusement  sur  les  campagnes 
reverdies...). 

Or,  et  terminons  par  cette  pensée,  si  notre  appareil 
digestif  est  gardé  sain,  nous  n’offrons  d’accessible 
aux  contagions  de  tout  genre  qu’une  infime  fraction 
de  notre  individu;  au  cas  contraire,  nous  devenons 
terrain  promis  à tous  les  microbes,  nous  sommes  à 
la  merci  de  la  première  épidémie  qui  passe. 

0.  GEV1N-CASSAL. 

Les  Conseils  de  Af  X... 

L’homme  de  loi  d’autrefois,  grave  et  majestueux, 
toujours  sanglé  en  sa  longue  redingote,  d’où  émer- 
geait, avec  dignité,  un  triple  étage  de  cravate  blanche, 
fut  vraiment  un  type  bien  curieux  de  raideur  com- 
passée el  d’imposanle  correction. 

Tout  pénétré  de  son  importance,  il  ne  dépouillait 
jamais  son  grand  air  solennel.  Il  l’avait  à l’audience, 
dans  la  rue,  au  sein  de  la  famille.  Le  rire  ne  savait 


pas  effleurer  ses  lèvres  rasées.  Même  s’il  montrait  à 
sa  progéniture  les  singes  grimaçants  du  Jardin  des 
Plantes,  il  conservait  encore  la  cérémonie  du  geste  et 
du  regard. 

Et  quel  travailleur  c’était  ! Quel  puits  de  science  ! Il 
connaissait  le  droit  à fond,  ayant  étudié  toutes  les 
questions,  pesé  toutes  les  controverses,  lu  et  relu 
tous  les  commentaires.  Son  recueil  de  jurisprudence, 
composé  par  lui-même  et  entièrement  écrit  de  sa 
main,  était  comme  un  trésor  d’érudition  en  plusieurs 
gros  volumes,  une  mine  féconde  d’admirables  consul- 
tations, dont  le  prix  ordinaire  n’excédait  pas 
dix  francs. 

Les  temps  ont  marché  depuis.  Aujourd’hui,  grâce 
au  Dalloz,  un  stagiaire  doué  de  quelque  flair,  peut 
trouver,  sans  effort,  toutes  les  solutions  et  faire  figure 
de  jurisconsulte. 

De  plus,  l’homme  de  loi  moderne  a définitivement 
rompu  avec  les  traditions  surannées  qui  réglaient  son 
maintien.  Il  s’habille,  maintenant,  à la  dernière  mode, 
chez  le  meilleur  faiseur  ; il  est  épris  de  luxe  et  d’élé- 
gances mondaines  ; il  arrive  au  Palais  à bicyclette, 
parfois  même  en  automobile. 

Si  nos  anciens  et  vénérés  maîtres  pouvaient  voir 
leurs  jeunes  confrères  jeter,  sans  façon,  la  chausse 
d’hermine  sur  la  vareuse  en  cuir  bouilli  du  chauf- 
feur, comme  s’ils  s’indigneraient  et  crieraient  au 
scandale  ! 

J’ai  connu,  pourtant,  en  ma  prime  jeunesse,  un 
magistrat  des  régimes  passés,  point  du  Lout  vieux  jeu, 
et  dont  il  m’est  agréable  d’évoquer,  ici,  le  souvenir. 
Celui-là,  par  exemple,  aurait  volontiers  applaudi  aux 
hardiesses  qui  nous  étonnent.  Il  les  aurait  même 
dépassées,  tant  il  avait  le  caractère  original  et  recher- 
chait, en  toutes  choses,  l’extraordinaire  el  l’inédit. 

C’est  ainsi  que  déjà,  sous  Louis-Philippe,  il  se  fai- 
sait blanchir  à Londres,  se  piquait  de  chic  anglais, 
copiait  les  créations  de  la  fashion  d’Outre-Manche,  et 
récitait,  à tout  propos,  des  vers  de  lord  Byron,  sans, 
d'ailleurs,  les  comprendre  très  bien. 

Et  pour  paraître,  mieux  encore,  un  gentleman  par- 
fait, n’avait-il  pas  imaginé  de  ne  venir  au  Palais  de 
justice  qu’à  cheval"? 

Oui,  à cheval!  C’est-à-dire  monté  sur  une  jument 
blanche,  dont  il  ne  se  séparait  jamais. 

Oh  ! cette  jument  blanche  ! Quelle  affection  tou- 
chante il  avait  pour  elle!  C’était  la  compagne  fidèle, 
l’amie  bien-aimée  dont  il  parlait  sans  cesse.  Au  point 
qu’il  en  oubliait  les  personnes  mêmes  de  sa  famille, 
et  parfois  grâce  au  concours  d’une  invraisemblable 
surdité,  les  quiproquos  les  plus  comiques. 

Un  jour,  notamment,  dans  la  jolie  ville  du  Midi  où 
il  exerçait  ses  fonctions  judiciaires,  il  rencontre,  sous 
les  frais  platanes  du  Cours,  un  monsieur  qui  le  salue 
avec  respect  et  lui  demande  des  nouvelles  de  madame 
B.,  sa  femme. 

« Ah!  répond-il  fort  ému,  la  pauvre  bête  est  bien 
malade.  Elle  a failli  crever,  cette  nuit  d’une  indiges- 
tion d’avoine.  » 

Mais  son  amour  de  cheval  n’était  point  sa  seule 
passion.  11  adorait  aussi  le  cochon. 

Sa  porcherie,  qu’il  avait,  naturellement,  décorée 
d’un  beau  nom  anglais,  était  un  modèle  d’installation 
confortable  et  luxueuse.  Les  pourceaux  de  toutes 
espèces  y étaient  traités  princièrement.  « C'est  ma 
race  »,  disait-il,  avec  orgueil,  en  parlant  d’eux.  EL  il 
exultait,  lorsqu’un  visiteur  daignait  partager  son 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


admiration.  Une  fois  même,  un  substitut  poussa 
l'enthousiasme  jusqu’à  lui  clamera  l’oreille:  « Us 
sont  superbes,  vos  cochons,  bien  plus  beaux  que  vos 
réquisitoires.  » 

« Ce  que  vous  dites-là,  jeune  homme,  est  très 
vrai,  — riposta  M.  B.,  sans  se  fâcher  — , mais  c’est, 
aussi,  diablement  impertinent.  » 

Il  n’aimait  pas  les  huissiers,  et  poursuivait,  de  son 
persiflage,  ces  modestes  officiers  ministériels. 

Dans  un  de  ses  discours  de  rentrée,  après  avoir, 
suivant  l’usage,  harangué  les  avocats  et  les  avoués, 
il  crut  devoir  s’adresser  à eux  en  ces  termes  : « Quant 
à vous,  messieurs  les  huissiers,  aimez-vous  les  uns  les 
autres,  car  si  vous  ne  vous  aimiez  pas  entre  vous,  qui 
donc  vous  aimerait?  » 

C’était  drôle,  mais  point  très  juste. 

Avouez,  toutefois,  qu’un  pareil  homme  devait  cau- 
ser bien  des  surprises  dans  la  magistrature  du  bon 
vieux  temps,  et  qu’il  lui  fallait  beaucoup  d'audace  et 
quelque  esprit,  pour  franchir  ainsi,  sur  sa  jument 
blanche,  l’obstacle  redoutable  de  l’étiquette  et  des 
préjugés. 

PETITE  CORRESPONDANCE 

D.  M.,  Briançon.  — L’héritier  réservataire  est  investi  d’un 
droit  qui  lui  est  propre  et  personnel.  11  ne  se  trouve  doue  pas 
lié  par  les  actesde  son  auteur,  lorsque  ces  actes  sont  de  nature 
à porter  atteinte  à sa  réserve. 

G.  A’.,  Blois.  — Le  propriétaire  de  l’animal  qui  a causé  un 
dommage  à autrui  est,  en  principe,  présumé  en  faute  et  res- 
ponsable, à moins  qu’il  n’établisse  que  le  dommage  est  le  ré- 
sultat, d’un  cas  fortuit  ou  d’une  faute  imputable  à la  personne 
qui  l’a  subi. 

R.  G.,  Agde.  — Les  opérations  d’achat  et  de  veDte  d’effets 
publics  cotés  à la  Bourse,  effectuées  par  les  coulissiers  sans 
l’entremise  des  agents  de  change,  sont  nulles.  Cette  nullité  est 
absolue  et  d’ordre  public. 

J.  F,  Brignoles.  — La  mention  « sauf  erreur  » insérée  dans 
une  quittance  de  loyer,  n’en  modifie  pas  le  caractère  libératoire. 
Elle  vise  seulement  une  erreur  de  compte  possible,  que  le  bail- 
leur serait  tenu,  d’ailleurs,  de  prouver. 

S.  B.,  Beauvais.  — En  matière  de  divorce,  l’exception  d’in- 
compétence, à raison  du  domicile,  doit  être  proposée  dès  la 
comparution  des  époux  devant  le  président  du  tribunal. 


VARIÉTÉS 

LE  TRAFIC  DU  CANAL  DE  SUEZ 

Les  fêtes  qui  ont  eu  lieu  récemment  en  l’honneur 
du  trentième  anniversaire  de  l’inauguration  du  canal 
de  Suez  donnent  de  l’intérêt  aux  chiffres  qui  mon- 
trent la  progression  du  trafic  de  cette  voie  de  naviga- 
tion. 

Dans  le  relevé  très  complet  des  revenus  de  l’entre- 
prise, il  est  constaté  que  3 503  navires  ont  traversé  le 
canal  durant  l’année  1898;  sur  ce  nombre,  2 295  bat- 
taient pavillon  anglais. 

Le  tonnage  des  navires  anglaisa  également  augmen- 
té : il  s’est  élevé,  pour  1898,  à 6 597  743  tonnes.  Le 
nombre  des  navires  britanniques  et  de  leur  tonnage 
a été,  respectivement,  de  65,5  p.  100  et  68,2  p.  100 
en  1898,  au  lieu  de  63,8  et  67,4  p.  100  pour  1897.  On 
constate  une  légère  diminution  dans  le  tant  pour  cent 
des  navires  allemands,  français,  hollandais  et  norvé- 
giens, tandis  que,  au  contraire,  une  faible  augmenta- 
tion s’est  manifestée  dans  celui  des  Japonais. 

Dans  l’espace  de  dix  ans,  de  1888  à 1897,  le  ton- 
nage annuel  s’est  graduellement  élevé  de  6 640  834  ton- 
nes à 7 889  373  tonnes  et  les  droits  de  transit,  de 


64832273  francs  ont  atteint  72830545  francs  : ce  qui 
donne  une  moyenne  annuelle  de  7 733  120  tonnes  et 
de  73  080  683  francs.  En  1898,  le  tonnage  a été  de 
9238  603  tonnes  et  les  revenus  du  droit  de  transit  de 
85  294  769  francs.  En  1870,  ces  revenus  avaient  été  de 
4500  000  francs! 

La  durée  moyenne  du  passage  du  canal  est  actuel- 
lement de  18  heures,  depuis  que,  grâce  à l’éclairage 
électrique,  on  peut  circuler  la  nuit.  A l’origine,  il  fal- 
lait près  de  30  heures,  car  on  élait  forcé  de  stopper 
pendant  la  nuit,  ce  qui  faisait  perdre  environ 
12  heures. 

Le  nombre  des  passagers  effectuant  la  traversée  du 
canal  s’est  augmenté  dans  de  remarquables  propor- 
tions-depuis  1870  ; cette  année-là,  le  nombre  en  était 
de  26  758;  en  1880,  il  s’est  élevé  à 98  900,  puis  à 
16i  352  en  1890,  et  enfin  en  1898,  il  a été  de  219  729. 


RECETTES  ET  CONSEILS 


NETTOYAGE  DES  LAMPES  A PÉTROLE 

On  imlique  comme  excellent  l’emploi  de  la  cendre  de  bois 
bien  sèche  dont  on  frotte  les  réservoirs  et  les  becs  an  moyen 
d’un  papier  doux.  Après  cette  opération,  il  suffit  d’essuyer 
avec  un  linge  sec.  Ce  sont,  surtout  les  lampes  de  cuisine  et  les 
fourneaux  à pétrole  qui  se  nettoyent  facilement  de  celte  façon, 
car  la  cendre  absorbe  tout  le  pétrole.  En  mettant  de  vieux 
gants,  on  protège  complètement  les  mains,  attendu  que  toute 
l’opération  se  fait  à sec.  Ce  procédé  vaut  infiniment  mieux 
que  celui  de  bouillanter  ces  objets  avec  du  savon  et  de  la 
soude,  ce  qui  est  bien  compliqué  et  souvent  désagrège  l’enduit 
qui  fixe  le  bec  à la  lampe. 

Mail,  de  V...,  à Lyon.  — A Vichy  la  saison  officielle,  avec  le 
Casino,  Théâtre, Concerts,  n’ouvre  qu’au  15  mai. — Mais  l’éta- 
blissement thermal  reste  ouvert  toute  l’année.  Demandez  à la 
Compagnie  fermière  des  Sources  de  l’État,  qui  l’envoie  gratui- 
tement, son  Guide  de  Vichy , vous  y trouverez  tous  les  rensei- 
gnements à ce  sujet. 

POUR  CONSERVER  LE  BOUILLON 

Pour  conserver  le  bouillon  pendant  plusieurs  jours  sans  qu’il 
devienne  aigre,  il  suffit  de  le  verser  dans  une  bouteille  ordi- 
naire que  l’on  aura  au  préalable  rincée  à l’eau  bouillante  et  que 
Ton  bouchera  avec  un  tampon  d’ouate  trempé  dans  de  l’acide 
saliçylique. 

La  plus  belle  découverte  du  siècle,  c’est  l 'Eau  de  Suez,  den- 
tifrice antiseptique  que  toute  femme  soucieuse  de  sa  beauté 
doit  employer,  à l’exclusion  de  tout  autre,  pour  conserver  l’éclat 
de  ses  dents  et  la  pureté  de  son  baleine.  C'est  du  reste  la 
marque  élégante  par  excellence  et  dont  se  servent  les  gens  du 
monde.  Pour  parfumer  l’eau  de  toilette,  rien  n’égale  VEuca- 
lypta  de  Suez,  la  plus  hygiénique  et  la  plus  antiseptique. 


JEUX  ET  AJVlUSE|VIE|'4TS 

Solution  des  Problèmes  parus  dans  le  numéro  du  1er  Avril  1900 

Coquilles:  1“  Vieux,  illusions.  — 2°  Sait,  âge,  femme.  — 
3°  Prie,  crier.  — 4°  Barème , Sommes,  Edites. 

Énigme.  — Encre. 

SURPRISE 

Sans  chercher  midi  à quatorze  heures,  on  pourra  le  trouver 
dans  l’année  1502. 

ÉNIGME. 

Je  suis  droite  et  ronde  en  affaire, 

J’ai  les  dehors  polis  : j’allie  à la  douceur 
Une  fermeté  nécessaire. 

Mais  chaque  pas  qu’on  me  voit  faire 
Est  marqué  par  une  noirceur. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  Cobbkil.  Imprimerie  Ed.  Cbêté. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


257 


VIEUX  PUITS  ET  PAVOTS 


l°r  MAI  1900 


9 


258 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Li’ ÉDUCATION  DES  OURS 


Il  existait  autrefois  dans  l’ancienne  Pologne 
deux  Académies  des  Ours.  Klevanie  et  Smorgonié 
étaient  l'Oxford  et  le  Cambridge  des  plantigrades. 
Les  animaux  savants  qui  sortaient  de  ces  deux 
écoles  également  célèbres  faisaient  le  plus  grand 
honneur  au  talent,  à la  patience  et  à l’habileté  de 
leurs  maîtres.  La  réputation  de  ces  deux  établis- 
sements était  si  bien  assise  qu’ils  survécurent 
l’un  et  l’autre  à l’indépendance  de  la  patrie. 
En  1810,  la  Lithuanie  et  la  Volhynie  étaient  depuis 
longtemps  annexées  à l’empire 
des  tsars  et  les  deux  institutions 
d’enseignement  supérieur,  qui 
passaient  à bon  droit  pour  une 
des  principales  gloires  de  ces 
deux  provinces,  restaient  encore 
aussi  florissantes  que  jamais. 

La  danse  est  la  partie  la  plus 
essentielle  de  l’éducation  d’un 
jeune  ours  qui  veut  faire  son 
chemin  dans  le  monde.  Les 
moyens  employés  pour  initier 
à cet  art,  indispensable  entre 
tous,  les  élèves  récemment  arra- 
chés à la  solitude  des  grandes 
forêts  de  la  Pologne  ou  de  la 
Russie  Blanche  élaient  un  peu 
sévères  peut-être,  mais  d’une 
efficacité  indiscutable.  L’ours 
était  placé  dans  une  cage  dont 
le  fond  était  garni  de  plaques 
de  fer.  La  fifre  et  le  tambour 
jouaient  un  air  de  danse  et,  en 
même  temps  que  l’orchestre 
faisait  fureur,  un  gardien  faisait  chauffer  les  pla- 
ques de  métal.  Le  malheureux  ours,  dont  la  plante 
des  piieds  était  cruellement  brûlée,  se  mettait  à dan- 
ser avec  frénésie  pour  échapper  à ce  genre  de 
supplice.  Mais  au  bout  d’un  très  petit  nombre  de 
leçons,  il  s’apercevait  que  le  son  du  fifre  et  du 
tambour  n’était  que  le  prélude  des  tourments 
quotidiens  qui  lui  étaient  infligés,  et  à peine  les 
deux  instruments  de  musique  avaient-ils  fait 
entendre  les  premiers  accords  de  ce  redou- 
table concert  qu’il  se  mettait  à danser  avec  entrain 
comme  si  la  plaque  métallique  eût  déjà  été 
brûlante.  Bientôt  il  devenait  inutile  de  la  faire 
chauffer.  Au  premier  roulement  du  tambour  l’ours 
dansait  tout  seul  avec  autant  d’ardeur  que  si  le 
fond  de  la  cage  avait  été  porté  au  rouge  vif. 

Après  avoir  appris  de  cette  façon  la  danse,  qui 
n’était  pas  précisément  pour  eux  un  art  d’agré- 
ment, les  jeunes  élèves  des  Académies  des  Ours 
étaient  émis  entre  les  mains  de  leurs  instructeurs 
militaires.  Ils  s’initiaient  en  général  très  vite  aux 
beautés  de  l’exercice  à la  prussienne,  et  aucun 


raffinement  de  sévérité  n’était  nécessaire  pour 
leur  enseigner  la  charge  en  douze  temps.  En 
revanche,  une  extrême  vigilance  et  des  châti- 
ments énergiques  élaient  en  général  indispen- 
sables pour  leur  apprendre  à lutter  d’une  façon 
correcte  et  courtoise  à la  façon  des  Grecs  et  des 
Romains.  Il  existe  dans  le  caractère  des  ours  un 
côté  sérieux  et  morose  qui  se'prête  mal  aux  fictions. 
Us  ne  regardent  pas  la  lutte  comme  un  exercice 
et  un  divertissement,  mais  comme  un  vrai  duel 
où,  après  avoir  étouffé  son  ad- 
versaire, le  vainqueur  a le  de- 
voir de  le  dévorer.  A la  rigueur, 
un  ours  pouvait  comprendre 
qu’un  sentiment  de  reconnais- 
sance l’obligeait  à épargner  son 
maître,  mais  il  ne  voyait  pas  la 
nécessité  d’observer  les  mêmes 
ménagements  envers  les  simples 
amateurs.  Les  jeunes  plantigra- 
des qui,  après  avoir  achevé  leurs 
études  dans  les  académies  de 
Klevanie  et  de  Smorgonié,  se 
comportaient  avec  courtoisie 
dans  une  arène  de  lutteurs 
élaient  ceux  qui  atteignaient  les 
prix  les  plus  élevés. 

La  danse,  l’exercice  militaire 
et  la  lutte,  tel  était  autrefois  le 
programme  de  l’éducation  des 
ours.  C’étaitl’enseignement  clas- 
sique, mais  la  civilisation  a fait 
des  progrès  depuis  que  les  an- 
ciennes académies  polonaises 
ont  fermé  leurs  portes  et  que  l’une  des  industries 
les  plus  prospères  de  la  province  de  Yaroslaff 
était  l’exportation  des  ours  savants.  M.  Permane, 
dont  les  élèves  ont  obtenu  d’éclatants  succès  à 
l’Alhambra  et  à Leicester  Square,  donne  aux  jeunes 
plantigrades  un  enseignement  tout  moderne.  Au 
lieu  de  leur  enseigner  la  danse  traditionnelle,  il 
les  initie  à l’art  de  la  Loïe  Fuller  et  leur  apprend 
les  gracieuses  ondulations  de  la  danse  serpentine  ; 
au  lieu  de  l’exercice  militaire  qui  commence  à se 
démoder,  il  leur  fait  exécuter  des  prodiges  d’équi- 
libre sur  une  grosse  boule  ou  sur  une  escarpo- 
lette; enfin  il  remplace  avec  avantage  dans  le 
répertoire  de  ses  élèves  les  brutalités  de  la  lutte 
renouvelée  des  jeux  Olympiques  par  les  tours  de 
passe-passe,  infiniment  plus  anglo-saxons  et  plus 
modernes,  des  pick-pockets. 

Le  célèbre  dompteur  anglais  a révélé  à un  col- 
laborateur du  Strand  les  moyens  dont  il  fait 
usage  pour  enseigner  des  exercices  aussi  com- 
pliqués et  aussi  délicats  à un  animal  qui  ne  se 
distingue  pas  par  son  intelligence  et  encore  moins 


L’oui's  pick-pocket 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


259 


par  la  docilité  de  son  caractère.  M.  Permane  se 
procure  des  petits  ours  aussi  sauvages  que  pos- 
sible, des  petits  ours  mal  léchés,  encore  humides 
de  la  langue  de  leur  mère.  Le 
petit  ours  d’appartement,  qui 
aujourd’hui  tend  de  plus  en 
plus  à remplacer  le  chien  de 
luxe  dans  les  maisons  élégan- 
tes de  Saint-Pétersbourg  et  de 
Moscou,  est  en  général  inca- 
pable de  devenir  un  ours  sa- 
vant; il  est  en  effet  très  rare 
que  les  enfants  gâtés  réussis- 
sent dans  leurs  études. 

C’est  à partir  de  l’âge  de  six 
mois  que  les  ours  commencent 
à apprendre  quelques  petits 
tours  élémentaires,  mais  ce 
n’est  pas  avant  l’âge  de  dix-huit 
mois  qu’ils  atteignent  leur 
complet  développement  intel- 
lectuel. Il  est  à remarquer 
qu’ils  sont  loin  d’avoir  tous 
d’égales  aptitudes  pour  la  pro- 
fession d’animal  savant.  Les 
uns  comprennent  assez  vite, 
les  autres  ont  une  intelligence  très  bornée.  Mais 
s’il  existe  entre  eux  des  inégalités  assez  sensibles 
dans  le  domaine  des  facultés  intellectuelles,  en 
revanche  ils  ont  tous  à peu  de  chose  près  le  même 
caractère.  Un  ours  est  absolument  incapable  de 
s’attacher  à son  maître  et 
n’est  accessible  qu’à  deux 
sentiments  : la  gourmandise 
et  la  peur.  M.  Permane  se 
montre  d’une  extrême  sévé- 
rité envers  ses  élèves;  si  la 
plus  légère  velléité  de  ré- 
sistance de  leur  part  n’était 
pas  immédiatement  répri- 
mée, bientôt  ils  n’obéiraient 
plus.  Si  l’insubordination 
doit  être  punie,  il  va  de  soi 
qu’en  revanche  le  zèle  mé- 
rite d’être  récompensé.  Seu- 
lement, à première  vue,  il 
paraît  assez  difficile  de  dé- 
couvrir le  genre  de  récom- 
pense qui  convient  le  mieux 
à des  ours. 

Ils  seraient  évidemment 
sensibles  à un  morceau  de 
viande  succulente,  mais, 
avec  beaucoup  de  raison  à 
notre  avis,  le  dompteur  an- 
glais leur  interdit  d’une  façon  absolue  ce  genre  de 
nourriture.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  l’ours 
n’est  pas  un  carnivore  de  naissance.  Il  le  devient 
plus  tard  par  nécessité  lorsqu’il  est  pressé  par  la 
faim,  et  à partir  du  jour  où  il  a pris  goût  à la  chair 
fraîche;  il  en  fait  son  aliment  de- prédilection. 


M.  Permane  offre  chaque  jour  à chacun  de  ses 
pensionnaires,  quatre  livres  de  pain,  dix  livres 
de  carottes  et  un  demi-sac  d’herbe  fraîchement 
coupée.  Grâce  à ce  régime,  les 
instincts  carnassiers  ne  se  ré- 
veillent pas  dans  le  cœur  d’un 
ours  qui  depuis  sa  première 
enfance  a été  soumis  à un  sys- 
tème d’alimentation  stricte- 
ment végétarien,  tandis  qu’il 
suffit  d’une  bouchée  de  viande 
offerte  à titre  de  friandise 
pour  développer  en  lui  des 
goûts  auxquels  il  donnerait 
tôt  ou  tard  libre  carrière  sur 
la  personne  de  son  maître  ou 
de  quelque  spectateur. 

Les  dix  livres  du  carottes 
que  dévorent  chaque  jour  les 
élèves  de  M.  Permane  leur 
sont  données  sous  forme  d’en- 
couragement et  de  récom- 
pense pendant  qu’ils  prennent 
leurs  leçons.  Le  penchant  qu’ils 
manifestent  pour  ce  légume 
n’irait  pas  cependant  jusqu’à 
leur  faire  commettre  un  vol,  mais,  en  revanche, 
ils  éprouvent  pour  la  bière  une  passion  telle- 
ment irrésistible  que,  pour  se  procurer  une 
demi-bouteille  de  ce  breuvage,  ils  n’hésitent  pas 
à se  transformer  en  pick-pockets. 

De  tout  le  répertoire  des 
artistes  plantigrades  de 
l’Alhambra  et  de  Leicester 
Square,  c’est  le  tour  qui  a 
obtenu  le  plus  de  succès  au- 
près du  public.  Tandis  que 
le  dompteur  se  promène 
avec  les  allures  à la  fois 
affairées  et  distraites  d’un 
bon  provincial  du  Yorkshire 
qui  est  venu  passer  une  jour- 
née à Londres,  un  ours  se 
glisse  à petits  pas  derrière 
lui,  introduit  la  patte  dans 
une  des  poches  de  sa  longue 
redingote  et  en  extrait  avec 
une  remarquable  dextérité 
une  demi-bouteille  de  bière 
qu'il  boit  séance  tenante, 
aux  applaudissements  du 
parterre  et  des  galeries. Mal- 
heureusement, il  est  arrivé 
qu’un  jour,  dans  une  tour- 
née en  province,  la  bière 
était  de  mauvaise  qualité  ! L’ours,  furieux 
d’avoir  été  mystifié  delà  sorte,  a jeté  la  bouteille 
au  milieu  de  la  salle  et  a failli  dévorer  son  maître. 
Pour  éviter  à l’avenir  de  semblables  équipées  de  la 
part  de  ses  élèves,  le  dompteur  anglais  a sup- 
primé la  bière  et  n’offre  plus  à ses  pick-pockets 


Un  bon  tour. 


260 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


à quatre  pattes  que  de  l’eau  sucrée  dont  ils  sont 
du  reste  très  friands. 

Nous  devons  ajouter  d’ailleurs  que,  malgré 
les  précautions  les  plus  minutieuses,  les  révoltes 
sont  toujours  à craindre.  Un  ours  ne  manifeste 
jamais  la  moindre  affection  pour  son  maître  et, 
loin  de  se  résigner  à sa  destinée,  devient  de  plus 
en  plus  morose  et  de  plus  en  plus  intraitable  à 
mesure  que  s’écoulent  les  années.  Tôt  ou  tard, 
mais  en  général  d’assez  bonne  heure,  il  vient  un 


moment  où  l’ours  le  mieux  apprivoisé,  le  plus 
docile  en  apparence,  refuse  net  de  faire  l’exercice 
et  ne  laisse  aucun  doute  sur  son  intention  bien 
arrêtée  dedévorerses  gardiens.  La  persuasion  et  la 
violence  sont  alors  également  impuissantes  à 
ramener  le  rebelle  à de  meilleurs  sentiments,  et 
il  ne  reste  plus  d’autre  ressource  que  de  l’envoyer 
à l’abattoir  et  d’en  faire  un  animal  de  boucherie, 
puisqu’il  ne  veut  plus  être  un  animal  savant. 

G.  LABADIE-LAGRAVE. 


ANTOINE  BELLACOSCI A 


Le  célèbre  bandit  corse  Antoine  Bonelli,  dit 
Bellacoscia,  dont  toute  la  vie,  presque,  s’écoula 
au  maquis  et  fournit  matière  à tant  de  légendes 
amoureuses  et  tragiques,  vient  de  rentrer,  sans 
le  vouloir,  dans  le  plein  jour  de  l’actualité.  Une 
dépêche  d’Ajaccio  avait  annoncé  sa  mort  subite  ; 
mais,  quelques  jours  plus  tard,  on  apprit  qu’il 
s’agissait  d’un  sien  neveu,  portant  le  même  pré- 
nom. Bellacoscia  aura  donc  la  joie  rare  de  sa- 
vourer les  articles  nécrologiques  qui  lui  ont  été 
consacrés...  prématurément. 

Ce  surnom  de  Bellacoscia  (belle  cuisse)  qu’on 
ne  peut  se  défendre  de  rapprocher  de  celui  de 
Fra-Diavolo  dont  il  a toute  la  saveur  d’opéra- 
comique,  avait  été  donné  jadis  à son  père  qui, 
certes,  ne  l’avait  pas  volé.  Installé  avec  ses 
chèvres  dans  les  fourrés  épais  et  presque  inacces- 
sibles de  Pentica,  qu’il  n’avait  pas  tardé  à consi- 
dérer comme  lui  appartenant  en  toute  propriété, 
le  berger  Bonelli,  aimé  de  trois  jeunes  filles  de 
Bocognano,  les  trois  sœurs,  sur  lesquelles  sa 
belle  prestance  et  sa  fière  mine  avaient  fait  une 
égale  impression,  avait  demandé  l’une  d’elles  en 
mariage  et,  comme  on  la  lui  refusait,  il  les  avait 
enlevées  toutes  les  trois  pour  ne  point  faire  de 
jalouses.  De  là  son  surnom  de  Bellacoscia. 

Dix-huit  enfants  naquirent  de  cette  triple  union 
libre  et,  par  une  singulière  ironie,  tandis  que 
deux  d’entre  eux,  Antoine  et  Jacques,  devaient 
acquérir,  comme  bandits,  une  réputation  quasi- 
universelle,  un  troisième  se  fit  gendarme. 

Antoine  fut  le  premier  des  frères  Bellacoscia 
qui  prit  le  maquis.  En  1848,  le  maire  de  Boco- 
gnano s’étant  refusé  à marier  l’une  de  ses  sœurs 
qui  n’avait  pas  d’état  civil,  il  l’étendit  roide 
d’un  coup  de  stylet  au  cœur  et  gagna  la  montagne 
pour  échapper  au  châtiment. 

Quelque  temps  plus  tard,  épris  d’une  jeune 
fille  qui  avait  engagé  sa  foi  à un  autre,  il  enleva 
le  père  de  celle-ci  et  le  garda  comme  otage  dans 
une  des  cavernes  de  son  repaire  jusqu’au  jour  où 
le  fiancé  de  celle  qu’il  adorait  fit  le  serment  de 
renoncer  au  mariage  projeté.  Ce  serment  n’ayant 
pas  été  tenu,  on  trouva  un  beau  matin  le  jeune 


homme  étendu  sur  la  route,  avec  deux  balles  dans 
la  tête.  Le  meurtre  avait  été  commis  par  Antoine 
et  son  frère  Jacques. 

A partir  de  ce  moment,  les  deux  Bellacoscia, 
dont  la  capture  avait  été  mise  à prix,  furent 
traqués  par  la  gendarmerie  et  poursuivis  sans 
relâche  ; mais  l'affection  que  leur  portaient  les 
uns,  la  crainte  qu’ils  inspiraient  aux  autres  furent 
leur  constante  sauvegarde.  Juchés  dans  leur  nid 
d’aigles  de  Pentica,  ils  ne  changèrent  pas  grand’- 
chose  à leur  genre  de  vie,  descendant  fréquem- 
ment à Bocognano  et  s’éclipsant  pendant  quelques 
heures  dès  qu’ils  élaierit  avertis  qu’un  danger  les 
menaçait.  De  temps  à autre,  une  balle  atteignait 
un  gendarme  trop  hardi  ou  payait  la  trahison  d’un 
habitant.  Un  de  leurs  neveux,  alléché  par  la 
prime  promise,  n’avait  pas  hésité  à indiquer  aux 
gendarmes  l’endroit  où  ils  devaient  se  trouver  à 
un  jour  déterminé.  Les  frères  Bellacoscia,  pré- 
venus, l’abattirent  d’une  balle. 

La  trahison,  cependant,  devait  avoir  raison  plus 
lard  de  l’un  d’entre  eux.  Un  soir,  la  maison  dans 
laquelle  ils  se  trouvaient,  à Bocognano,  fut  cernée 
par  la  gendarmerie,  tandis  que  leur  hôte  leur  ver- 
sait un  breuvage  contenant  un  narcotique.  Dès 
que  les  Bellacoscia  s’aperçurent  du  traquenard, 
ils  sautèrent  sur  leurs  armes  et  engagèrent  une 
fusillade  nourrie  contre  les  gendarmes  ; puis,  à la 
faveur  de  la  nuit,  ils  réussirent  à s’élancer  au 
dehors. 

Mais,  Jacques,  grièvement  blessé  et  à 
moitié  endormi  par  le  narcotique  qu’il  avait  bu, 
allait  tomber  aux  mains  des  poursuivants.  Antoine 
Bellacoscia  le  chargea  sur  son  épaule  et  réussit  à 
s’enfuir  avec  son  précieux  fardeau.  On  ne  sut 
que  longtemps  plus  tard  que  Jacques  Bellacoscia 
était  mort  de  ses  blessures;  mais  le  lieu  de  sa  sé- 
pulture ne  fut  jamais  révélé  et,  par  suite,  la 
prime  promise  pour  sa  capture  ou  sa  mort  ne  put 
être  touchée. 

Durant  quarante  années,  Antoine  Bellacoscia 
garda  le  maquis.  On  avait  fini  par  s’habituer  à le 
laisser  tranquille  et,  pour  la  forme,  de  temps  à 
autre,  on  envoyait  quelques  gendarmes  sur  ses 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


261 


traces.  Les  gendarmes  ne  le  rencontraient  jamais  ; 
mais  les  touristes  de  marque  qui  désiraient  faire 
sa  connaissance,  pouvaient  facilement  le  joindre 
dans  sa  masure  de  Pentica,  au  milieu  des  fou- 
gères, des  chênes-liège  et  des  châtaigniers.  Il 
faisait  à tous  le  plus  cordial  accueil,  donnant 
l’impression  d’un  homme  simple  et  d’agréable 
compagnie. 

Mais  avec  l’àge,  le  besoin  du  calme  parfait  se 
lit  sentir.  Antoine  Bellacoscia  se  décida  d’autant 
plus  volontiers  à régulariser  sa  situation  vis-à-vis 
de  la  société,  que  la  prescription  était  acquise 
pour  les  crimes  qui  pouvaient  avec  certitude  lui 
être  imputés.  Peu  après  le  voyage  du  président 
Carnot  en  Corse,  il  se 
constitua  prisonnier, 
passa  devant  les  assi- 
ses et  fut  acquitté. 

Dès  lors,  il  put  cir- 
culer librement,  salué 
par  tout  le  monde, 
voire  même  par  les 
gendarmes  ! 

11  me  fut  donné,  il  y 
a deux  ans,  de  le  ren- 
contrer à Bocognano, 
où  l’aimable  maire  de 
cette  pittoresque  loca- 
lité dominée  par  le 
Pinzo  et  surplombant 
elle-même  la  vallée  de 
la  Gravone,  en  face  de 
l’imposant  Monte  de 
Oro , M.  Muraccioli  me 
le  présenta.  C’était 
un  beau  vieillard  por- 
tant superbement  ses 
soixante-douze  ans,  au 
visage  bonhomme 
éclairé  par  deux  yeux 
vifs  et  doux,  encadré 
par  une  forte  barbe 
blanche  très  soignée.  Etait-ce  bien  là  le  ban- 
dit légendaire,  ce  Bocognanais  coiffé  d’un  petit 
feutre,  dont  la  veste  de  velours  à grosses  côtes 
s’ouvrait  sur  une  chemise  de  toile  bise  serrée  au 
col  par  une  légère  cravate  noire  et  dont  la  main, 
très  pure  de  lignes,  oublieuse  du  fusil  d’antan, 
s’appuyait  sur  une  canne  à poignée  recourbée  ? 

Je  ne  dissimulerai  pas  que  l’homme,  très  simple 
d’allures,  plutôt  timide,  me  plut  infiniment.  An- 
toine Bellacoscia,  qui  ne  parle  pas  français,  fut 
ravi  de  trouver  en  ma  femme  une  compatriote, 
sa  figure  s’illumina  d’un  bon  sourire  aux  premiers 
mots  qu’elle  lui  adressa  en  Corse  et  la  réserve  qu’il 
observait  tout  d’abord  en  face  de  voyageurs  « con- 
tinentaux * fit  place  au  plus  courtois  empresse- 
ment. 


Antoine  Bellacoscia. 


Il  nous  convia  à grimper  jusqu’à  Pentica  où 
il  voulait  nous  faire  les  honneurs  de  sa  mai- 
son, nous  promettant  un  bruccio  extraordinaire; 
mais  nous  dûmes,  à regret,  décliner  cette  invita- 
tion. 

L’ancien  bandit,  passionné  pour  ce  coin  de 
Corse,  dont  il  connaissait  la  moindre  sente  et 
presque  toutes  les  pierres,  nous  en  décrivait  les 
merveilles  en  termes  imagés,  jouissant  de  notre 
admiration  devant  l’admirable  tableau  de  nature 
qui  s’offrait  à nos  yeux. 

Et,  comme  je  lui  demandais  l’âge  approxima- 
tif des  châtaigniers  géants  qui  ombragent  Bo- 
cognano et  dévalent  jusqu’à  la  vallée  : 

— Oh!  dit-il,  tous 
ceux  que  vous  voyez  là 
sont  vieux,  très  vieux, 
plusieurs  fois  centenai- 
res ; mais,  venez,  vous 
allez  voir  le  doyen  de 
la  Corse. 

Et  nous  voilàdégrin- 
golant  le  ravin,  ma 
femme  et  moi  assez 
gauchement,  faute 
d’habitude  ; lui,  ferme 
sur  ses  jambes,  agile 
comme  une  chèvre,  ne 
se  servant  de  sa  canne 
que  pour  maintenir  sur 
sa  tête  le  feutre  que 
le  vent  menace  d’em- 
porter. Des  gamins  que 
nous  croisons  lui 
crient  : « Bon  giorno. 
:io  Anto  ! » Pour  eux, 
l’ex-bandit  est  devenu 
1’  « oncle  Antoine  ». 

Quelques  instants 
plus  tard,  Bellacoscia 
nous  désignait  son 
« doyen  des  châtai- 
gniers corses  ».  Nous  étions,  en  effet,  devant  un 
arbre  fantastique,  au  tronc  monstrueux,  ne  me- 
surant pas  moins  de  19  mètres  de  circonférence, 

arbre  millénaire,  ravagé  par  les  siècles,  mais 

fournissant  encore  des  fruits. 

Et  Bellacoscia,  songeur  devant  le  châtaignier 
géant,  ne  put  s’empêcher  de  formuler  : 

— Na  visto  venari  (il  en  a vu,  des  vendredis)  ! 

Une  demi-heure  plus  tard  nous  quittions  Boco- 
gnano. Comme  nous  nous  retournions  une  dernière 
fois,  nous  aperçûmes  Bellacoscia  au  milieu  de  la 
route,  nous  saluant  de  la  main  : 

L’ancien  bandit  nous  criait  : 

— A rivedere  ri!  Che  Dio  vi  mantenga ! (Au 
revoir!  que  Dieu  vous  garde!) 

Julks  CAItDANE. 


202 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  GOBELINS 

LEUR  HISTOIRE  — GOMMENT  ON  LES  FABRIQUE 


Lorsqu’on  sort  des  ateliers  de  haute  lice,  il  faut 
franchir  un  couloir  étroit  décoré  de  tapis  anciens, 
puis  descendre  un  escalier  pour  passer  à la  Savon- 
nerie. 

La  manufacture  de  tapis  de  pieds  de  la  Savon- 
nerie, réunie  aujourd’hui  aux  ateliers  des  Gobe- 
lins,  en  était  autrefois  entièrement  distincte,  et 
jusqu’au  commencement  de  ce  siècle,  elle  eut  son 
existence  à part. 

A la  mort  de  Henri  IV,  une  fabrique  de  savons 
qu’il  avait  fondée  sur  la  colline  de  Chaillot  se 
trouva  fermée  et,  en  1615,  Marie  de  Médicis  décida 
d’affecter  les  bâtiments  vacants  à la  création 
d’un  hôpital  qui  devait  recevoir  les  enfants  orphe- 
lins ou  abandonnés. 

Puis,  pour  occuper  les  jeunes  pensionnaires  et 
leur  mettre  en  mains  une  industrie  capable  de 
faire  d’eux  des  hommes  utiles,  on  imagina  de  les 
employer  à la  fabrication  des  tapis  et  l’on  installa 
dans  l’ancienne  Savonnerie  des  ateliers  dont  la 
direction  fut  confiée  à Pierre  Dupont  et  Simon 
Lourdet,  qui  en  assurèrent  la  prospérité.  Quand, 
en  1667,  Colbert  institua  la  Manufacture  royale 
des  meubles  de  la  Couronne,  il  ne  jugea  pas 
nécessaire  d’y  rattacher  la  Savonnerie,  dont  il 
maintint  l’indépendance  et  dont  il  se  contenta 
d’améliorer  les  anciennes  conditions  d’exploi- 
tation. L’essor  donné  depuis  un  siècle  et  demi 
aux  ateliers  de  tapis  était  tel  qu’il  persista  malgré 
les  vicissitudes  qu’eurent  à supporter  les  indus- 
tries d’art  au  xvib  siècle  et  au  xvm1'  siècle,  disette 
d’argent,  guerres  ou  révolutions.  La  Savonnerie 
survécut  aux  différents  changements  de  régimes 
et,  preuves  plus  certaines  encore  de  sa  vitalité, 
au  manque  de  commandes  officielles,  aux  refus 
d’achats  des  particuliers. 

Cependant,  par  le  changement  des  temps,  les 
métiers  de  tapis  étaient  passés  des  mains  des 
enfants  assistés  aux  mains  d’artistes  tels  que  ceux 
auxquels  était  confiée  l’exécution  des  tapisseries 
aux  Gobelins  : dès  lors  il  parut  logique  de  grouper 
en  un  même  établissement  deux  fabrications  d’art 
qui  pouvaient  relever  d’une  seule  direction,  et  la 
Savonnerie  quittâtes  hauteurs  de  Chaillot  en  1826 
pour  rejoindre  les  Gobelins  au  faubourg  Saint- 
Marcel.  Cette  réunion  eut  pour  le  public  l’avantage 
de  lui  permettre  d’étudier  et  de  comparer  en  une 
seule  visite  les  deux  fabrications. 

Les  métiers  de  tapis  ne  se  distinguent  guère 
des  métiers  de  tapisseries  que  par  leurs  dimen- 
sions. Certains  atteignent  une  largeur  de 
11  mètres,  et  d’épais  montants,  d’énormes  ensou- 
ples  supportent  l’effort  de  tension  de  la  chaîne, 
dont  chaque  fil  produit  un  tirage  équivalent  à la 
pesée  de  3 kilogr.  500.  Si  l’on  calcule  que  par 


mètre  800  fils  sont  tendus,  que  la  chaîne  occupe 
sur  le  métier  une  largeur  d’au  moins  8 mètres,  on 
ne  s’étonne  pas  qu’à  cette  tirée  formidable  de 
19000  kilogrammes,  les  ensouples  cèdent  parfois, 
immobilisant  les  métiers. 

A l’exemple  de  leurs  confrères  haute-liciers,  les 
artistes  de  la  Savonnerie  tiennent  à exécuter  eux- 
mêmes  la  mise  en  train  de  leur  fabrication  ; mais 
le  montage,  qui  s’opère  sur  de  plus  vastes  dimen- 
sions, est  plus  long  et,  pour  disposer  sur  les 
ensouples  les  7 000  fils  de  chaîne,  puis  pour  lier 
à ceux-ci  les  fils  de  lice,  il  faut  au  moins  quinze 
jours.  Le  métier  apparaît  alors  comme  une  sorte 
de  toile  d’araignée  immense'sur  laquelle  des  tapis 
de  200  mètres  carrés  seront  patiemment  tissés, 
tel  celui  du  chœur  de  Notre-Dame  de  Paris,  long 
de  27  mètres,  terminé  en  1832  et  qui  fut  réparé 
dernièrement  à la  Manufacture. 

Mais  ce  n’est  pas  par  les  seules  dimensions  de 
ses  métiers  et  par  la  durée  des  préparations  pré- 
liminaires que  la  Savonnerie  diffère  des  Gobelins  ; 
c’est  surtout  le  travail  de  l'artiste  qui  est  essen- 
tiellementdistinct.  Tandis  que  le  haute-licier  tisse 
la  trame  en  arrière  de  son  métier,  à l’envers  de 
l’ouvrage  qu’il  exécute,  l’artiste  en  tapis  de  pieds, 
placé  en  avant  du  métier,  interprète  à l’endroit 
un  modèle  pendu  à hauteur  d’œil.  Cette  commo- 
dité compense  pour  lui  la  complication  de  la  main- 
d’œuvre  et  lui  permet  d’égaler  en  vitesse  le  haute- 
licier;  comme  celui-ci,  ni  plus  ni  moins,  il  tisse 
1 m.  50  par  année. 

C’est  après  être  allé  composer  sa  palette  au 
magasin  spécial,  dans  les  armoires  duquel  les 
laines  ne  sont  plus  rangées  en  bobines,  mais  en 
grosses  pelotes,  que  l’artiste,  assis  sur  une  planche 
devant  son  métier,  commence  le  tapis.  Derrière 
lui  sont  disposées  ses  boîtes  de  broches  classées 
par  tons  ou  par  séries  de  tons.  Ces  broches  ont 
été  garnies  d’un  épais  fil  de  laine  formé  de  cinq, 
six  ou  sept  brins  accouplés  suivant  la  finesse  du 
travail  qui  doit  être  exécuté.  Les  brins  sont 
d’une  valeur  harmonisée,  c'est-à-dire  choisis  dans 
une  gamme  approchante  de  clair  ou  de  foncé, 
mais  ils  sont  de  nuances  variées,  de  façon  qu’ils  se 
rompent  et  forment  sous  le  regard  un  jeu  de 
teintes  brisées.  Tous  de  même  nuance,  ils  donne- 
raient à l’ensemble  du  dessin,  dans  la  composition 
duquel  ils  rentrent,  un  aspect  de  teinte  plate, 
froid  et  sans  vibration.  Et  c’est  ainsi  qu  un  ton 
rose  se  décompose  sur  la  broche  en  trois  fils  roses 
dont  un  plus  foncé,  rompus  par  leur  nuance  com- 
plémentaire, deux  fils  verts,  et  rehaussés  parleur 
nuance  opposée,  deux  fils  gris.  Et  le  choix  de  ces 
verts,  de  ces  gris  et  de  ces  roses  est  fait  de  telle 
sorte  que  dans  la  masse  du  travail  le  rose  seul 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE  263 


chante  en  tonalité  d’une  douceur  qu’il  serait 
impossible  d’obtenir  sans  le  secours  des  nuances 
mélangées.  Suivant  qu’il  peut  en  avoir  besoin, 
l’artiste  modifie  en  cours  de  travail  ces  teintes 
primitives  par  la  suppression  d’un  ou  deux  brins 


nœud  coulant  qu’il  serre  à fond.  Ces  deux  pre- 
miers mouvements  s’appellent  passées.  En  même 
temps  qu’il  exécute  la  passée , l’artiste  a soin  de 
réserver,  en  avant  de  la  première  nappe,  des  bou- 
cles de  laine  qu’il  forme  en  entourant  à chaque 


Un  métier  de 

de  laine,  par  des  ajoutés  savants.  Ainsi  que  pour 
le  haute-licier,  le  travail  de  la  broche  est  égal, 
constamment  pareil,  et  c’est  en  jouant  de  sa 
palette  comme  un  peintre  joue  de  la  sienne,  c’est 
par  la  seule  variation  des  teintes  que  l’artiste 
réussit  à produire  ses  effets. 

Pour  exécuter  1 q Point  de  la  Savonnerie , l’ar- 
tiste saisit  avec  la  main  gauche  un  fil  de  la  pre- 
mière nappe  déchaîné,  puis,  tenant  sa  broche  de 
la  main  droite  il  la  passe  derrière  ce  fil;  attirant 
ensuite  à lui,  à l’aide  de  la  lice,  un  fil  de  la  seconde 
nappe  de  chaîne,  il  l’entoure  avec  dextérité  d’un 


la  Savonnerie. 

passée  avec  sa  broche  un  tranche-fil , outil  en 
acier  composé  d’un  manche  rond  et  d’une  extré- 
mité aplatie  et  coupante.  Par  son  diamètre  le 
manche  rond  du  tranche- fl  donne  la  longueur 
des  boucles  correspondant  à la  hauteur  approxi- 
mative que  doit  avoir  le  tissu  du  tapis  ; quant  à 
la  lame  tranchante,  elle  sert  à couper  d’un  seul 
coup,  par  une  brusque  traction  latérale,  les  bou- 
cles dont  le  manche  est  couvert.  Ainsi  tranchées, 
les  boucles  prennent  l’apparence  de  touffes,  vues 
au  plein  cœur  de  la  laine  et  qui  constituent  le 
velours  du  tapis,  ■ ■ t ■ 1 , 


264 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Mais  une  trame  uniquement  composée  de  ces 
touffes  superposées  ne  serait  pas  solide,  il  faut 
donner  du  corps  au  tissu,  le  rendre  suffisamment 
dense  et  consistant  pour  le  dur  service  qu’il  est 
appelé  à rendre,  et  l’artiste  double  chacune  des 
assises  de  laine  par  une  assise  de  chanvre,  faite 
de  fils  très  forts  et  qui  s’appelle  proprement  la 
trame.  Il  passe  cette  trame  non  plus  en  point  de 
la  Savonnerie  mais  en  point  des  Gobelins,  c’est-à- 
dire  qu’il  la  noue  sur  la  chaîne  au  pied  des  touffes 
qui  seules  doivent  apparaître.  Et  pour  que  ce  sou- 
tien de  la  laine  par  le  chanvre  soit  plus  efficace, 
pour  que  cette  trame  de  renfort  enserre  sans 
défaillance  possible  la  trame  de  velours,  l’artiste 
la  tasse  et  la  comprime  avec  un  peigne  de  métal 
sensiblement  plus  lourd  que  le  peigne  d’ivoire  du 
haute-licier;  de  tout  le  poids  de  ce  peigne,  il 
frappe  sur  la  double  assise,  jusqu’à  ce  qu’il  ait 
amalgamé,  fondu  pour  ainsi  dire  en  un  même 
corps  les  deux  éléments,  points  de  trame  et  points 
de  velours. 

Ce  battement  répété  du  peigne  a brouillé  les 
tils  de  laine  qui  d’ailleurs,  après  leur  coupure  au 
tranche-fil , n’ont  pas  un  relief  égal,  et  l’artiste 
doit  les  ramener  à la  longueur  normale,  11  milli- 
mètres. Il  a posé  sur  leur  tranche  une  planchette 
qui  lui  sert  de  guide  pour  la  tonte  qu’il  opère  à 
l’aide  de  ciseaux  à branches  coudées  manœuvrés 
de  gauche  à droite;  puis  avec  une  grosse  aiguille 
sans  pointe  il  démêle  les  brins,  les  ramène  tous 
à l’horizontale  et  en  parfait  la  tonte,  qu’il  com- 
plète par  un  coup  de  brosse  pour  chasser  les 
épluchures. 

Le  débrouillement  et  la  tonte  ont  fait  appa- 
raître le  dessin  en  ses  lignes  générales,  mais  il 
n’a  pas  sa  netteté  définitive.  Grâce  à la  fluidité 
de  la  laine,  les  contours  se  sont  déformés  au 
cours  des  opérations  successives;  la  finesse  et  la 
précision  des  détails  ont  disparu.  11  faut  les 
retrouver,  et  l’artiste  y parvient  en  se  servant  de 
la  pointe  de  ses  ciseaux  comme  d’un  ébauchoir. 
Brin  à brin  il  reprend  les  contours,  raffermit  par 
exemple  les  pétales  d’une  Heur,  dégage  de  la 
demi-teinte  où  elle  s’est  enfouie  la  note  claire 
piquée  sur  la  rondeur  d’un  fruit.  Et  c’est  mer- 
veille de  voir  renaître,  sous  la  pointe  d’une  paire 
de  ciseaux,  le  morceau  décoratifdont  la  perfection 
doit  concourir  à la  composition  d’un  ensemble 
admirable  et  sans  prix. 

Sans  prix,  en  effet,  car  le  tapis  dépasse  en 
cherté  la  tapisserie.  Il  exige,  pour  l’épaisseur  du 
velours,  une  dépense  de  laine  douze  fois  supé- 
rieure, 6 kilogrammes  par  mètre  carré  au  lieu 
de  500  grammes,  et  cette  dépense  s’augmente 
encore  des  déchets  que  fait  tomber  la  tonte.  Et 
ce  qui  coûte  plus  encore,  c’est  le  travail  sur  de 
vastes  dimensions,  la  main-d’œuvre  en  propor- 
tion. Un  tapis  de  6 mètres,  tel  que  le  plus  grand 
de  ceux  qui  figurent  à l’Exposition,  réclame  la 
collaboration  de  cinq  ou  six  artistes  pendant 
quatre  ans,  et  devant  tant  d’exigences  en  temps 


et  en  argent,  on  ne  peut  s’étonner  des  totaux  qui 
figurent  sur  les  inventaires  de  la  Sàvonnerie,  des 
deux,  trois  et  quatre  cent  mille  francs  inscrits  au 
prix  de  revient  de  certains  grands  tapis. 

Ce  sont  de  jolis  deniers  et  l’on  pouvait  regret- 
ter l’obligation  de  mettre  de  pareilles  richesses  à 
la  merci  d’une  foulée  de  soulier.  C’est  ce  que 
pensèrent  les  administrateurs  chargés  de  la 
direction  depuis  1870.  A partir  de  cette  époque 
ils  lirent  admettre  que  désormais  les  produits  de 
la  Savonnerie  seraient  pendus  aux  murailles  à la 
manière  des  tapisseries.  Idée  spécieuse,  qui 
pratiquement  assurait  les  tapis  contre  l’usure  et 
l’écrasement,  mais  qui,  contre  toute  esthétique, 
chargeait  les  parois  des  salons  de  masses  trop 
meublantes  et  trop  lourdes  dont  l’effet  était  écra- 
sant. 

Et  si  ces  chefs-d’œuvre  qui  valaient  une  fortune 
ne  pouvaient  s’utiliser  ni  en  tapis  ni  en  tentures, 
pourquoi  continuer  leur  fabrication?  C’est  ainsi 
que,  après  l’essai  malheureux  de  leur  désappro- 
priation, on  ne  forma  plus  d’élèves  et  l’on  vit  le 
temps  où,  les  plus  anciens  artistes  devant  prendre 
l’un  après  l’autre  leur  retraite,  il  n’en  resterait 
qu’un  assez  jeune  pour  continuer  les  secrets  du 
métier  et  les  antiques  traditions.  C'est  en  pré- 
sence de  cette  déchéance  que  se  trouva  M.  Guif- 
frey  quand  il  prit  la  direction  de  la  Manufacture. 
Il  se  dit  que  la  fabrication  de  la  Savonnerie  est 
sans  doute  un  art  de  grand  luxe,  mais  nécessaire 
à la  décoration  des  palais  d’une  nation  puissante 
et  riche,  et  que,  s’il  était  en  effet  dommage  de 
voir  livrer  à toutes  les  chances  du  piétinement 
et  du  battage  des  tapis  de  pied  dont  le  dessin  trop 
délicat  ne  résistait  pas  à quelques  coups  de  talon 
ou  simplement  à des  coups  de  brosse,  on  pouvait, 
au  lieu  de  les  charger  de  détails  décoratifs 
extra-fins  d’un  travail  interminable,  concevoir 
une  fabrication  nouvelle  à grands  dessins  rappe- 
lant les  larges  compositions  adoptées  aux  temps 
anciens  où  l’art  ne  s’inspirait  jamais  que  de  prin- 
cipes rationnels.  Ces  tapis  coûteraient  encore 
cher,  mais,  moins  fragiles,  ils  ne  craindraient 
plus  la  foulée  des  semelles.  Et  c’est  ce  qui  fut 
fait  et,  du  même  coup,  ayant  rendu  les  tapis  aux 
parquets,  M.  Guiffrey,  en  habile  administrateur, 
a laissé  sur  les  murailles  de  belles  places  pour 
les  tapisseries. 

★ 

* + 

Après  la  Savonnerie,  pour  terminer  la  visite 
des  Gobelins,  il  ne  reste  plus  à étudier,  au  point 
de  vue  de  l’intérêt  de  la  fabrication,  que  les  ate- 
liers de  la  Rentrailure.  Celle-ci  occupe  deux 
ateliers  éloignés  l’un  de  l’autre.  Dans  le  premier 
se  terminent  les  tapisseries  neuves  et  se  font 
certaines  réparations;  l’autre  est  spécial  aux 
grandes  restaurations. 

Lorsque  le  visiteur  regarde  attentivement  une 
tapisserie  en  cours  4 'exécution,  et  surtout  s'il  se 
place  à côté  de  l’artiste  pour  examiner  la  trame 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


265 


par  transparence,  il  distingue  de  nombreuses 
fentes,  comme  si  l’artiste  avait  négligé  de  relier 
en  certains  endroits  la  contexture  et  laissé  par 
oubli  dans  le  corps  de  sa  tapisserie  des  fissures. 
Ce  sont  des  réserves  nécessaires  : on  les  nomme 
des  relais.  Quand  le 
dessin  présente  des 
surfaces  de  colora- 
tions nettement  tran- 
chées ou  des  contours 
vigoureux  s’enlevant 
sans  transition  sur 
des  fonds  d’une  tout 
autre  valeur,  on  ne 
peut  relier  les  points 
des  uns  aux  points 
des  autres  sans  mo- 
difier, par  des  péné- 
trations qui  l’altè- 
rent, la  précision 
tranchante  des  lignes 
juxtaposées.  Alors, 
pour  éviter  ces  péné- 
trations gênantes,  on  tisse  les  lignes  indépen- 
damment les  unes  des  autres  et  on  laisse  entre 
elles  un  intervalle  qui  sera  fermé  par  une  simple 
couture  à l’aiguille.  Tel  est  l’un  des  offices  de 
la  Rentraiture.  Des  dames  y sont  employées. 

Des  dames 
également, 
surtout  des 
jeunes  filles 
choisies  par- 
mi les  ou- 
vrières du 
dehors,  s’oc- 
cupent dans 
lesecond  ate- 
lier à ra- 
jeunir les 
vieilles  tapis- 
series. C’est 
encore  ici  un 
atelier  de  la- 
beurs pa- 
tients, et  ce- 
pendant les 
rentrayeuses 
causent  et 
rient  avec  un 

entrain  de  jeunesse  que  ne  semble  pas  gêner  la 
difficulté  de  leur  tâche.  On  a plaisir  à rencon- 
trer cet  élément  de  gaieté,  le  seul  dont  la  visite 
un  peu  sévère  de  la  Manufacture  vous  ménage 
l’agréable  surprise. 

En  ce  moment  la  Manufacture  exécute,  d’après 
une  commande  à elle  faite  par  le  Comité  des  mo- 
numents historiques,  la  remise  en  état  de  la 
magnifique  série  de  Reims  représentant  la  vie  de 
saint  Itemy.  La  série  complète  est  de  dix  pièces 
et,  depuis  cinq  ans  qu’elle  a été  mise  en  mains, 


huitpiècesseulementsontterminées.  L’une  d’elles, 
en  ce  moment  presque  achevée,  est  depuis  huit 
mois  en  cours  de  réfection.  L’opération  est  longue 
en  effet,  car  elle  ne  consiste  pas  seulement  à re- 
coudre les  parties  déchirées,  à remettre  de  la 

laine  aux  parties  ar- 
l’achées,  mais  encore 
à reconstituer  les 
morceaux  mangés, 
larges  souvent  de 
plusieurs  décimé  très. 

De  longues  confé- 
rences entre  les  chefs 
d’atelier  sont  alors 
indispensables  pour 
décider  de  la  res- 
tauration de  ces  par- 
ties manquantes.  Il 
faut  retrouver  le  dé- 
tail absent,  le  deviner 
d’après  l’ensemble, 
l’époque  et  le  style 
de  la  composition  ; 
puis,  le  motif  et  le  dessin  une  fois  arrêtés,  une 
nouvelle  chaîne,  piquée  dans  la  masse  sur  les 
bords  du  vide,  est  tendue  ül  à fil,  et  c’est  alors  que 
s'exécute  le  remplissage  avec  les  laines.  Celles-ci 
sont  choisies  d’un  ton  plus  vif  que  le  ton  général 

du  modèle, 
en  prévision 
de  leur  abais- 
sement inévi- 
table ; elles 
passeront 
vite  et,  quel- 
ques mois 
après  la  ré- 
fection, les 
morceaux  re- 
constitués 
qui  semblent 
trop  neufs 
paraîtront 
justes. 

Toutce  tra- 
vail de  res- 
tauration se 
fait  non  plus 
sur  un  mé- 
tier à l’aide 
de  la  broche,  mais  sur  un  chevalet  et  simplement 
à l’aiguille  ; il  exige  non  seulement  une  grande 
habileté  de  main,  mais  beaucoup  de  tact  et  de 
goût.  Les  dames  qui  le  pratiquent,  sous  la  direc- 
tion d’un  très  habile  chef  d’atelier,  font,  dans  leur 
genre,  œuvre  d’artistes,  œuvre  méritoire  s’il  en 
fut,  car  elle  fait  revivre  de  précieux  chefs-d’œuvre 
que  l’ignorance  ou  l’insouciance  de  nos  devanciers 
avaient  voués  à l’anéantissement. 

11  ne  faut  pas  croire  cependant  que  notre  temps, 
si  soucieux  de  la  conservation  des  choses  d’art, 


Outils  du  tapissier  : I,  broche  ; II,  ciseaux;  III,  tranche-til  ; IV,  peigne. 


La  rentraiture  d’une  tapisserie. 


266 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


soit  beaucoup  plus  ménager  de  ses  richesses.  Les 
tapisseries,  si  généreusement  prodiguées  par 
l’État  dans  les  palais  et  les  expositions,  ont  beau- 
coup à souffrir  des  chances  d’avaries  auxquelles 
on  les  soumet  et  du  manque  de  soins  de  la  part 
de  ceux  qui  les  ont  en  garde.  El  j’ai  pu  m’en  as- 
surer lorsque,  descendant  de  l’atelier  de  restaura- 
tion où,  dès  ma  sortie,  les  chuchotements  et  les. 
rires  recommencent  leur  pimpante  musique,  je 
passai  devant  la  longue  cuve  de  bois  dans  laquelle, 
à leur  arrivée,  les  vieilles  tapisseries  sont  soigneu- 
sement lavées.  En  train  de  sécher,  pend  une 
tenture  ancienne,  envoyée  par  l’Institut  pour  une 
réfection  nécessaire.  Elle  est  estimée  quatre-vingt 
mille  francs,  m’explique  le  chef  de  la  restaura- 
tion, et,  sans  souci  de  sa  valeur,  ses  possesseurs 
ne  l’ont  pas  ménagée.  Les  membres  de  l’Institut 
y ont  si  bien  frotté  leur  têtes  qu’ils  en  ont  laissé 
les  traces  sous  forme  de  larges  taches  dégraissé, 
et  ces  taches  avaient  une  telle  couche  d’épaisseur 
que,  pour  parvenir  à les  enlever,  il  a fallu  nettoyer 
la  pièce  à la  glycérine  puis  à l’alcool,  et  se  servir, 
pour  les  parties  trop  résistantes,  de  sulfure  de 
carbone,  produit  chimique  d’odeur  intolérable 
qui  fait  le  désespoir  des  habitants  de  cette  partie 
de  la  Manufacture. 

Mais,  après  un  pareil  traitement,  la  tapisserie 
semble  neuve,  et  comme,  devant  le  résultat 
obtenu,  je  paraissais  surpris  du  principe  mis  en 
œuvre,  le  nettoyage  des  parties  grasses  par  un 
corps  essentiellement  gras,  la  glycérine,  l’inven- 
teur du  traitement  voulut  bien  me  permettre  de 
résumer  son  secret  pour  les  lecteurs  du  Magasin 
Pittoresque.  Lorsqu’une  tache  d’huile  déjà  sèche 
dépare  une  étoffe,  ne  vous  contentez  pas  de  la 


frotter  à l’essence  ou  à l’alcool,  car  rien  ne  partirait  ; 
mais  recouvrez  d’huile  celte  tache,  attendez  que 
cette  nouvelle  huile  ait  pris  corps  avec  la  couche 
primitive  qu’elle  délaye,  l’huile  appelant  l’huile, 
et  lavez  alors  à l’espril-de-vin  puis  à l’eau,  l’étoffe 
ne  gardera  pas  la  moindre  trace  de  l’accident. 

En  possession  de  cette  recette  qui,  de  même  que 
tous  les  procédés  techniques  de  fabrication,  m’avait 
été  livrée  avec  toute  la  bonne  grâce  possible,  je 
quittai  les  Gobelins,  emportant  le  souvenir  d’une 
visite  attachante  largement  facilitée  par  l’amabi- 
lité de  l’administrateur,  M.  Guiffrey,  que  je  tiens  à 
remercier  encore  ainsi  que  ses  collaborateurs  : 
M.  Mochel,  secrétaire  général;  MM.  Munier  et 
Jacquelin,  chefs  des  ateliers  de  haute  lice  et  de 
la  Savonnerie;  M.  Lafay,  directeur  de  la  teinture 
et  M.  Faure,  chef  de  la  rentraiture. 

Cependant,  on  ne  peut  parler  aujourd’hui  des 
Gobelins  et  de  la  Savonnerie,  on  ne  peut  visiter  la 
Manufacture,  sans  achever  la  promenade  au 
faubourg  Saint-Marcel  par  une  excursion  non 
moins  suggestive  à l’esplanade  des  Invalides.  Là, 
dans  le  local  spécialement  réservé  aux  produits 
dont  il  surveille  l’exécution  avec  tant  de  soins, 
M.  Guiffrey  a réuni,  avec  l’art  consommé  d’un  ha- 
bile metteur  en  scène,  les  tapisseries,  les  tapis  et 
les  meubles  terminés  en  ces  dernières  années.  Par 
le  choix  et  la  diversité  des  modèles,  par  leur  exécu- 
tion technique  soigneusement  variée,  l’exposition 
des  Gobelins  offre  à ses  visiteurs  la  vision  com- 
plète de  l’état  présent  des  perfectionnements  de  la 
tapisserie  ; elle  nous  montre  en  quelque  sorte 
l’apogée  de  cet  art  national,  si  jalousement  gardé 
à travers  les  siècles  par  des  artistes  éminemment 
français.  Pierre  CALMETTES. 


LE  JOURNAL  D’UN  ARTISTE  FRANÇAIS  AU  TRANSVAAL 

E X TR  A I T 


Johannesburg,  la  ville  de  Johann!  Quel  Jean  a 
bien  pu  donner  son  nom  à ce  temple  du  Veau  d’or, 
à celte  Mecque  de  la  spéculation,  à ce  superbe 
champignon  vénéneux  poussé  comme  par  enchan- 
tement dans  un  désert  ? 

De  somptueux  palais  de  pierre  et  de  fer,  des 
monuments  ornés  de  dorures  et  de  coupoles,  des 
boutiques  dignes  de  Regent  Street  et  de  la  rue  de 
la  Paix,  des  banques,  des  agences,  une  poste 
grandiose,  un  palais  de  justice,  des  prisons,  des 
théâtres,  d’innombrables  bars,  d’élégants  restau- 
rants, une  Bourse  dont  les  assises  se  tiennent  en 
général  en  plein  air  sur  une  place  entourée  de 
chaînes,  au  centre  de  l’artère  principale  : « Com- 
missioner  Street  ». 

L’habitation  du  milliardaire  touche  la  hutte  sor- 
dide construite  en  vieilles  boîtes  de  conserves,  la 
chaussée  n’estpas  encore  pavée  et  les  pieds  s’enfon- 


cent dans  une  lamentable  épaisseur  de  poussière 
rouge:  pas  trace  d’égouts,  pas  la  moindre  rivière  ! 

Un  mouvement  incessant  de  camions,  de  voi- 
tures, de  tramways,  de  rikchahs,  petites  voi- 
turettes  a deux  roues,  traînées  par  de  grands 
diables  noirs,  Zoulous  pour  la  plupart,  au  chef 
orné  de  perruques  de  crins  blancs,  de  cornes 
noires,  de  panaches  de  plumes  ; de  lourds  chariots 
boërs  se  rendant  au  marché  chargés  de  fourrage 
ou  de  légumes;  des  cavaliers,  des  bicyclettes,  la 
foule  européenne  cosmopolite,  un  bourdonne- 
ment de  toutes  les  langues,  de  tous  les  dialectes, 
puis  les  colorés  : Malais,  coolies,  Chinois;  enfin 
la  tourbe  noire,  pauvre  foule  à peine  sortie  de 
l’esclavage,  tendant  le  dos  à toutes  les  lanières, 
n’ayant  aucun  droit,  aucun  nom,  aucun  état  civil, 
ne  pouvant  ni  marcher  sur  les  trottoirs,  ni  monter 
dans  un  tramway  ni  mettre  le  pied  dehors  sans 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


2G7 


un  permis  donné  au  maître  par  la  police,  n’élant 
sous  aucun  prétexte  autorisée  à sortir  après  neuf 
heures  du  soir  ! 

Johannesburg  est  une  ville  de  travail  et  de 
plaisir.  En  temps  ordinaire,  quand  les  affaires 
marchent,  le  mouvement  de  l’argent  est  considé- 
rable. Au  moment  des  boums , des  coups  déboursé 
heureux,  l’argent  est  littéralement  jeté  par  les 
fenêtres,  la  notion  de  sa  valeur  est  perdue,  c’est 
une  folie,  une  orgie  de  dépenses,  il  faut  jouir  à 
tout  prix.  Les  artistes  n’ont  qu’à  se  présenter, 
l’or  s’insinue  de  force  dans  leurs  poches. 

Mme  Albàni,  qui  fut  un  grand  talent,  mais  qui  a 
dépassé  l’âge  incertain,  a piqué  deux  cent  mille 
francs  à la  pointe  de  ses  notes  aiguës.  Remengi,  le 
violoniste  tsigane  à figure  de  curé,  mort  dernière- 
ment dans  une  petite  ville  d’Amérique  au  champ 
d’honneur, c’est-à-dire  d’une  apoplexie  foudroyante 
devant  le  public,  sur  l’estrade,  séjourna  trois  ans 
dans  l’Afrique  du  sud  (au  Cap  seulement  il  donna 
cinquante-trois  concerts  !);  des  troupes  anglaises 
de  troisième  ordre  y font  salle  comble  ; les  bar- 
maids portent  des  diamants  aux  oreilles,  et  les 
barmen  des  diamants  aux  doigts. 

Hélas  ! tout  est  bien  changé  à présent  ! la  peur 
et  la  consternation  régnent  en  maîtresses.  L’atten- 
tion de  tous  fait  la  navette  entre  M.  Chamberlain 
et  le  président  Kriiger.  A Johannesburg,  du  reste, 
aucun  patriotisme,  aucun  mouvement  politique. 
Il  n’y  a en  ville,  en  fait  de  Boërs,  que  quelques 
employés  administratifs,  des  juges  et  des  agents 
de  police.  Il  y parait  des  journaux  de  toutes  les 
opinions,  en  anglais  principalement.  On  craint  la 
guerre  pour  elle-même,  pour  le  mal  qu’elle  fait  en 
dehors  des  blessures  et  des  râles,  pour  des  bles- 
sures bien  plus  graves,  celles  du  porte-monnaie  ! 
et  la  ville  se  vide,  devient  peu  à peu  déserte. 
Restent  seuls  les  hommes  obligés  de  veiller  au 
grain,  de  monter  la  garde  autour  des  coffres- 
forts.  Femmes  et  enfants  sont  déjà  expédiés  au 
Cap,  à Durban,  en  attendant  lés  événements. 
Pourtant  les  pilons  broyeurs  continuent  leur 
ronflement  incessant,  le  sol  fournit  toujours  sa 
récolte  de  millions.  Tandis  que  le  commerçant 
parcourt  solitaire  le  vide  du  grand  magasin  réduit 
au  strict  minimum  d’employés,  les  faillites  se 
succèdent,  et  la  ruine  étend  sa  main  verdâtre  sur 
tout  ce  peuple,  venu  des  quatre  coins  du  monde  à 
la  conquête  de  la  fortune. 

La  colonie  française  est  la  plus  brave  ; elle  est 
encore  presque  au  complet,  quelques  dames  n’ont 
même  pas  fermé  leur  salon.  Elles  nous  ont  fait 
un  accueil  charmant,  enthousiaste,  et  je  ne  saurais 
assez  remercier  mes  nombreux  amis  de  là-bas 
pour  leur  dévouement  et  leur  générosité.  Nous 
avons  été  fêtés,  choyés,  hébergés,  au  point  d’en 
être  honteux.  En  un  mois  de  temps  passé  à Johan- 
nesburg nous  avons  pris  deux  repas  à l’hôtel  ! 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  commença  le 
vrai  travail.  En  somme,  nous  n’avions  pas  fait  ce 
voyage,  plutôt  longuet,  uniquement  pour  avoir  le 


plaisir  de  tanguer  en  mer,  rouler  dans  des  trains 
ou  contempler  des  nègres,  et  ce  n’était  pas  sans 
une  certaine  appréhension  que  je  voyais  diminuer 
le  volume  du  portefeuille  contenant  la  caisse  de 
l’association  Viardot-Lemaire  sans  compagnie. 
Munis  de  nos  lettres  de  recommandation,  nous 
quittons  l’hôtel  Nortli-Western , et  nous  voilà 
déambulant  par  la  ville,  en  file  indienne,  moi  en 
avant,  gros  Don  Quichotte  cachant  de  ma  haute 
taille  le  grand  chapeau,  la  redingote  et  la  grande 
canne  du  petit  Lemaire-Sancho. 

Etant  dans  Commissioner-street  à la  recherche 
de  l’agence  de  M.  Bonamici,  pour  lequel  l’aimable 
Dr  Leyds,  représentant  du  Transvaal  en  Europe, 
violoniste  amateur  très  distingué,  m’avait  donné 
un  mot,  je  me  vis  accosté  par  un  jeune  homme 
au  sympathique  visage  déjà  vu  ailleurs  : 

— C’est  bien  à M.  Paul  Yiardot  que . . . etc.  ? 

— Parfaitement,  mais  il  me  semble  avoir  déjà  eu 
le  plaisir  de...  etc.  ? 

— En  effet,  chez  M.  un  tel,  etc... 

Et  voilà  comment  je  i’etrouvai  avec  joie  une 
charmante  connaissance  parisienne,  un  ami 
actuel,  qui  me  permettra  de  le  nommer  en  toutes 
lettres  : Georges  i\ucoc,  fils  du  grand  bijoutier 
de  la  rue  de  la  Paix,  à la  tête  d’une  succursale 
établie  parsonpèreà  Johannesburg.  Commerçant 
doublé  d’un  artiste  de  talent,  il  possède  une  char- 
mante voix  de  baryton  cultivée  et  mise  au  point 
par  le  regretté  Bax.  Enfant  gâté  de  la  colonie 
française,  son  concours  à nos  concerts  n’en  sera 
pas  le  moindre  attrait,  et  sa  connaissance  parfaite 
de  la  haute  société  de  Johannesburg  facilitera 
sensiblement  nos  premiers  pas. 

Mis  en  rapport  par  l’obligeante  maison  Pleyel 
avec  son  correspondant  Mackay  (aucun  rapport 
avecceluidu  Cap),  l’éditeur, marchandde  musique 
et  de  pianos,  je  remis  l’organisation  de  nos  con- 
certs entre  ses  mains  et  je  n’ai  eu  qu’à  me  louer 
de  cette  combinaison. 

Notre  premier  concert  eut  lieu  le  24  juin  dans 
la  grande  salle  de  la  loge  maçonnique,  où  ont  lieu 
toutes  les  réunions  select.  Ce  concert  fut  un 
triomphe  artistique  et  un  succès  pécuniaire.  Ayant 
affaire  à un  public  purement  européen,  je  ne  voulus 
admettre  aucune  concession  au  mauvais  goût, 
toujours  possible,  de  l’auditoire,  et  nous  en  fûmes 
récompensés  en  constatant  le  succès  très  sincère 
qu’obtint  notre  programme  uniquement  composé 
d’honnêtes  noms  de  compositeurs,  parmi  lesquels 
j’eus  l’audace  de  glisser  le  mien.  Les  Deux  Gre- 
nadiers de  Schumann,  chantés  à merveille  par 
notre  cher  barnum  amateur,  furent  pour  lui  l’oc- 
casion d’une  ovation,  et  pendant  toute  une  soirée, 
les  tracas,  les  échéances,  les  craintes,  cédèrent  le 
pas  à la  bienfaisante  et  divine  musique. 

Entre  temps  nous  étions  présentés  aux  notabi- 
lités de  la  colonie  française,  colonie  presque 
unique  par  sa  tenue,  sa  respectabilité.  Notre  con- 
sul, M.  Colomiès,  a été  pour  nous  d’une  obligeance 
et  d’une  amabilité  dont  je  lui  resterai  profondé- 


268 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ment  reconnaissant.  Toutes  les  portes  s’ouvrirent 
devant  nous.  Reconnus  artistes,  Français  et  gens 
bien  élevés,  ce  fut  à qui  nous  prendrait  sous  sa 
tutelle.  Nous  eûmes  vraiment  à louvoyer  avec 
diplomatie  parmi  les  écueils  que  les  trop  nom- 
breuses invitations  semaient  sous  nos  pas.  Ah  ! 
notre  modestie  et  notre  estomac  ont  été  soumis  à 
une  rude  épreuve  ! 

La  colonie  allemande,  aimable  pour  les  Français 
en  général  et  pour  les  musiciens  en  particulier, 
s’en  mêla  aussi  ; les  Anglais,  attirés  par  la  grosse 
caisse  de  journaux,  savamment  jouée  sous  forme 
d’articles,  biographies,  interviews,  etc.,  se  mirent 
aussi  de  la  partie,  de  sorte  que  notre  arrivée  devint 
l’événement  du  moment,  primant  l’affaire  Dreyfus 
dont  tout  le  monde  s’occupait,  et  même  l’établis- 
sement récent  d’un  cirque  américain.  Nous  rem- 
portions une  victoire  éclatante  sur  des  éléphants 
savants,  comble  de  la  gloire  pour  des  artistes  ! 

Le  lendemain  de  notre  premier  concert,  nous 
fûmes  engagés  pour  le  dimanche  suivant  par 
M.  Ilimmel-Stjerva,  jeune  chef  d’orchestre  sué- 
dois, le  petit  Colonne  de  l’endroit.  Cet  engage- 
ment fut  renouvelé  encore  trois  dimanches  consé- 
cutifs. 

Ces  concerts  à orchestre  (orchestre  médiocre  du 
reste,  professionnels  et  amateurs  y étant  mé- 
langés) sont  très  suivis.  Ils  ont  lieu  aussi  dans  le 
local  maçonnique.  Le  public  payant  relativement 
bon  marché,  et  non  une  guinée  (26  fr.  25)  la  place 
comme  au  nôtre,  remplace  un  peu  la  qualité  par 
la  quantité  ; les  toilettes  féminines  sont  moins 
élégantes,  le  veston  y est  plus  fréquent  que  le 
smoking.  II  écoute  néanmoins  avec  respect  et 
attention  les  œuvres  de  maîtres  que  nous  inter- 
prétons, et  ne  se  montre,  ma  foi,  pas  plus  bête 
qu’un  autre. 

A la  demande,  presque  sur  l’ordre  de  notre 
ami  Aucoc,  nous  dûmes  quitter  notre  hôtel  et  ha- 
biter dans  sa  villa  de  Belgravia,  un  peu  éloignée 
de  la  ville,  défaut  sans  importance  grâce  à sa 
voiture  et  à ses  jolis  poneys  conduits  par  Tom 
mon  ami,  nègre  de  race  pure,  sur  lequel  je 
comptais  pour  apprendre  quelques  mots  de 
Basouto,  sa  langue  natale.  Eh  bien!  ce  fut  lui  qui 
apprit  le  français.  Je  lui  demandais  par  exemple 
le  nom  d’un  objet  quelconque,  en  français  et  en 
touchant  cet  objet  du  doigt;  le  lendemain,  le  mot 
Basouto  était  sorti  de  ma  mémoire,  mais  lui  se 
souvenait  du  mot  français.  Il  est  vrai  que  le 
Basouto  n’est  pas  commode  : « le  chapeau»  se  dit: 
Isinncoco  (le  premier  c s’accompagne  d’un  cla- 
quement de  langue).  On  a beau  avoir  étudié  les 
racines  latines  et  grecques,  il  n’est  pas  facile  de 
s’en  souvenir. 

Nous  étions  à présent  en  plein  hiver,  fin  juin; 
de  grandes  rafales  de  vent  élevaient  des  trombes 
de  sable  rouge  et  égrenaient  en  pluie  molle  les  pe- 
tites fleurs  des  mimosas.  Le  froid  piquait  souvent 
la  figure  malgré  le  ciel  limpide  et  le  soleil  écla- 
tant. Le  climat  est  rude,  l’air  trop  raréfié.  Nous 


avions  souvent  des  étourdissements  et  des  saigne- 
ments de  nez.  Certaines  natures  ne  peuvent  jamais 
s’y  habituer.  Les  femmes  surtout  ont  à souffrir  de 
l’âpreté  de  ce  climat  qui  les  fatigue  outre  mesure. 
Les  teints  s’y  fanent  vite  ; la  peau  s’écaille, 
séchée  par  le  vent;  les  enfants  eux-mêmes  per- 
dent leur  fraîcheur. 

Il  fait  encore  assez  chaud  dans  la  journée,  mais 
les  nuits  sont  froides  et  nécessitent  le  feu  allumé 
dans  les  cheminées  dès  la  chute  du  jour. 

En  ce  moment  la  saison  devrait  battre  son  plein. 
Hélas  ! elle  est  bien  pauvre,  bien  terne  ! Les  sa- 
lons, si  accueillants,  à ce  qu’on  me  dit,  sont 
fermés;  les  objets  de  valeur,  bibelots,  argente- 
rie, cloués  dans  des  caisses  déposées  dans  les 
banques  ou  dans  les  consulats. 

On  attend  des  nouvelles  qui  n’arrivent  jamais 
ou  sont  démenties  le  lendemain.  Les  cours  de  la 
Bourse  oscillent  sans  raison  apparente.  Certains 
vous  annoncent  la  guerre  pour  tel  jour,  un  peu 
plus  ils  diraient  l’heure  exacte  de  la  déclaration; 
d’autres,  les  sceptiques  optimistes,  vous  assurent, 
preuves  en  main,  que  l’Angleterre  n’enverrait,  en 
fait  d’armée,  qu’une  musique  militaire  pour 
égayer  la  ville.  Toute  cette  affaire  se  résumerait, 
à les  entendre,  en  un  bluff  de  financier  jouant  à 
la  baisse,  — petit  coquin,  va  !... 

Partout,  sur  tous  les  visages,  se  lisent  l’attente, 
l’inquiétude  ; dans  la  rue  tout  au  moins,  car  nous 
trouvons  dans  les  villes  hospitalières  le  même 
accueil  aimable,  les  mêmes  tables,  le  même 
luxe,  les  mêmes  havanes  exquis,  les  fine  Cham- 
pagne onctueuses,  les  parties  de  billard  (ces  bil- 
lards à blouses  'si  vastes  qu’une  partie  représente 
une  promenade  circulaire  de  plusieurs  kilomè- 
tres). Nous  musiquons  ferme.  Aucoc  et  Lemaire 
parcourent  sans  se  lasser  des  partitions  entières. 
Lemaire  possède  un  organe  spécial  passant  des 
notes  de  basse  taille  au  ténor  le  plus  élevé,  voix 
forte  mais  pleine  de  trous...  comme  les  rues  de 
Paris  avant  l’exposition  ; la  prononciation  ne 
manque  pas  d’originalité.  On  s’amuse,  on  rit,  nous 
apportons  dans  nos  poches  un  peu  d’air  natal  et 
nous  tendons  d’honnêtes  mains  d’artistes  ignorant 
l’art  de  gratter  la  poussière  d'or.  Si  nous  empor- 
tons des  souvenirs  exquis  de  ce  trop  court  séjour 
à Johannesburg  et  de  nos  aimables  amphitryons, 
je  crois  que  nous  ne  laisserons  pas  un  trop  mau- 
vais souvenir. 

Dans  la  journée  je  profite  de  toutes  les  occasions 
pour  visiter  la  ville  sous  tous  ses  aspects.  Un  jour 
c’est  une  visite  à la  Ferrera , sous  la  conduite 
obligeante  d’un  des  administrateurs  qui  m’explique 
et  me  montre  tout,  depuis  le  nègre  nu  travaillant 
tout  en  bas,  jusqu’aux  immenses  cuves  de  mercure 
et  aux  provisions  effarantes  de  cyanure  de  potas- 
sium, de  quoi  empoisonner  tous  les  habitants  du 
globe  terrestre.  Un  autre  jour  j’assiste  à une 
séance  du  tribunal. 

Très  curieux  le  juge  sans  perruque  ni  robe,  per- 
ché seul  sur  une  tribune’ élevée  recouverte  d’une 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


269 


espèce  de  ciel  de  lit  en  reps  vert  ; la  table  ovale 
autour  de  laquelle  s’assoient  les  défenseurs  et 
autres  hommes  d’affaires,  en  veston  ; la  guérite 
du  témoin  occupée  le  plus  souvent  par  un  nègre 
accompagné  d’un  interprète  capable  de  traduire 
en  hollandais  de  bizarres  langages  agrémentés  de 
claquements  de  langue,  pauvre  diable  noir  que 
l’on  met  en  prison  en  même  temps  que  l’accusé 
afin  de  l’avoir  plus  facilement  sous  la  main.  De  là 
cette  longue  procession  de  nègres  qui  traverse 
chaque  matin  la  ville,  se  rendant  de  la  prison  au 
palais  de  justice  sous  la  garde  de  policemen 
armés,  pour  refaire  le  même  trajet  le  soir,  dans 
le  sens  contraire. 

Une  autre  fois  c’est  une  excursion  policière  sous 
la  protection  du  principal  détective  de  Johannes- 
burg, un  petit  Danois  terrible  d’audace  et  de  ma- 
lice. Il  s’agit  d’aller  prendre  sur  le  fait  des 
vendeurs  de  boissons  illicites,  c’est-à-dire  de  péné- 
trer sans  se  faire  remarquer,  dans  le  débit  où 
se  consomme  le  crime  sous  forme  d’un  innom- 
mable alcool,  fabriqué  en  Allemagne  et  vendu 
au  débitant  à raison  de  8 pence  (seize  sous)  le 
litre,  revendu  au  consommateur  nègre  à raison 
de  6 schillings  (8  francs)  la  toute  petite  bouteille, 
contenant  à peine  un  quart  de  litre  ! 

Les  buveurs  se  réunissent  dans  un  endroit  clos, 
hangar  en  plaques  de  tôle,  et  là,  dans  le  plus  pro- 
fond silence,  les  petites  fioles  circulent  de  main 
en  main.  La  majeure  partie  de  l’argent  gagné 
péniblement  au  fond  de  la  terre  (75  francs,  trois 
livres  par  mois)  passe  ainsi  dans  les  poches  cras- 
seuses de  ces  débitants  frauduleux. 

Unefois  lelieu  deréunion  découvert, ledétective 
ouvre  brusquement  la  porte  et  fait  irruption  parmi 
la  foule  des  nègres  effarés. 

Le  débitant  a fui  naturellement,  mais  il  est 
toujours  retrouvé.  Résultat  : prime  de  vingt  livres 
(oOOfr.),  pour  le  détective,  amende  pouvant  s’éle- 
ver à 25  GOOfrancs  (mille  livres)  pour  le  délinquant, 
ou  un  nombre  respectable  de  mois  de  prison  au 
choix.  Chose  curieuse  et  qui  prouve  bien  que, 
malgré  les  aléas  forcés,  l’affaire  est  bonne, 
l’amende  est  toujours  payée  et  le  bedit  gommerce 
continue  de  plus  belle. 


Au  point  de  vue  artistique,  nos  concerts  à part: 
néant.  Je  n’ai  vu  ni  une  statue,  ni  un  tableau; 
l’art  culinaire  a seul  jusqu’à  présent  droit  de  cité. 
Les  dîners  du  restaurant  Frascati,  tenu  par  un 
Français,  valent  ceux  des  meilleurs  restaurants 
parisiens. 

Les  théâtres  sont  au-dessous  de  toute  description. 
J'ai  été  à une  représentation  des  Trois  Mousque- 
taires, adaptation  anglaise  ; — c’était  roulant  de 
grotesque. 

Vous  imaginez-vous  un  d’Artagnan  aux  cheveux 
courts  coiffé  d’un  petit  bonnet  de  donneur  d’eau 
bénite,  portant  aux  jambes  de  hautes  guê  tres  noires 
comme  les  grenadiers  de  la  grande  armée  ? 

L’autre  théâtre  jouait  Erminie , une  opérette, 


musique  de  Jakoborosky,  tirée  de  Robert  Macaire. 
Cela  dépasse  la  limite  de  la  critique. 

Nous  possédons  aussi  le  cirque  américain,  déjà 
nommé,  dont  l’orchestre  de  cuivre  parcourt  chaque 
matin  les  rues  delà  ville  comme  à lafoire  d’Yvetot. 

Il  paraît  que  l’art  dramatique  et  musical  est 
aussi  représenté  par  des  beuglants  anglais,  mais 
ils  sont  si  mal  placés,  si  mal  famés,  ce  sont  de  tels 
repaires  de  voleurs,  pick-pockets  et  pis  encore, 
que  l’on  m’engage  fortement  à ne  pas  m'y  aven- 
turer, et  ma  curiosité  cède  à la  prudence,  personne 
du  reste  ne  voulant  m’y  accompagner. 

Paul  VIARDOT. 


Il  faut  aimer  sa  patrie  sans  rivale  et  être  prêt  à lui  sacrifier 
ses  plus  intimes  préférences.  — Gambetta. 


SANS  GRANDE  PEINE 

C’est  par  un  soir  mélancolique, 

Soir  d’automne,  presque  d’hiver, 

Sous  un  frileux  ciel  gris  de  1er, 

Qu’est  né  notre  amour  idyllique. 

Il  a vécu  mélancolique, 

Plante  délicate,  et  sa  fleur 
Frêle  a poussé  dans  la  douleur, 

Notre  cher  amour  idyllique. 

Il  s’éteindra  mélancolique. 

Comme  un  bourgeon  à peine  ouvert 
Que  fait  mourir  le  dur  Hiver 
Mourra  notre  amour  idyllique. 


C’est  mieux  ainsi,  qu’éclos  à peine 
S’en  aille  notre  amour  défunt. 

Quand  la  fleur  a tout  son  parfum, 

La  voir  périr,  c’est  grande  peine. 

Lorsque  l’on  se  connaît  à peine, 

Les  adieux  gardent  la  douceur 
Sereine  d’un  baiser  de  sœur; 

On  se  quitte  sans  grande  peine. 

Si  c’est  triste,  ce  l’est  à peine, 

La  mort  d’une  Heur  sans  parfum. 

Enterrons  notre  amour  défunt 
Sans  petite  ni  grande  peine. 

Ernest  BEAUGUITTE. 

le  jardin  clos 

Mon  âme  est  un  jardin  clos 
De  murailles  et  de  haies, 

D’où  montent  des  chansons  gaies, 

Des  rires  et  des  sanglots. 

Et  pendant  la  saison  brève 
Où  l’espoir  luit  dans  l’azur, 

Toutes  les  voix  de  mon  rêve 
Chantent  derrière  le  mur. 

Le  passant  surpris  s’arrête  : 

« O femme,  quel  étranger 
Ravira  la  clef  secrète, 

La  clef  d’or  de  ton  verger?» 

Mais  les  portes  restent  closes 
Et,  dans  l’Eden  parfumé, 

Pour  toi  seul,  ô bien-aimé, 

Mon  amour  éclôt  en  roses. 

Marcelle  T1NAYRE. 


270 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


MAR/NS  BRETONS 


Visage  tanné  et  ridé,  barbe  et  cheveux  hirsutes, 
teint  hâlé  par  les  grands  vents  du  large,  brûle- 
gueule  aux  lèvres,  voici  les  deux  vieux  loups  de 
mer  attablés  devant  le  traditionnel  broc  de  cidre  : 
ils  sont  ravis  de  se  reposer,  de  jaser  un  brin  sur 


combiner  ses  plans  pour  la  prochaine  journée. 

Ce  charmant  tableau,  dû  au  pinceau  délicat  d'un 
jeune  peintre  d’avenir,  M.  Raymond  Lefranc, 
procède  de  l’École  flamande  ; le  ton  en  est  sobre 
et  juste,  avec  un  réel  cachet  de  personnalité  et 


Salon  de  1900.  — Marins  bretons,  d’après  le  tableau  de  M.  Raymond  Lefranc. 


les  péripéties  de  la  pêche  qui  vient  de  finir  et  qui, 
à en  juger  par  leur  attitude,  a été  fructueuse.  Un 
heureux  contraste  marque  la  différence  de  carac- 
tère des  deux  personnages  : un  vrai  Roger  Bon- 
temps,  celui  qui  tourne  le  dos  à la  fenêtre;  une 
béa  te  satisfaction  éclairesa  bonne  face  de  sans-souci 
du  lendemain,  tandis  que  l’autre,  les  bras  croisés, 
plus  calme  et  d'esprit  plus  pratique,  semble  déjà 


d’originalité,  un  sentiment  exact  des  nuances,  et, 
ce  qui  malheureusement  n’est  plus  guère  à la  mode 
de  nos  jours,  une  grande  correction  de  dessin. 

Il  y a dans  celte  œuvre,  déjà  fort  réussie,  tout 
un  monde  de  promesses,  surtout  si  son  auteur  se 
consacre  spécialement  à ce  genre,  dans  lequel  il 
semble  devoir  exceller. 

Em.  fouquet. 


Les  nouvelles  Plantes  tinctoriales  des  Colonies  françaises 


La  teinture  est  une  de  ces  industries  dont  les 
procédés,  basés  sur  l’emploi  de  produits  naturels 
puisés  pour  la  plupart  dans  le  règne  végétal,  se 
transmettaient  par  tradition  depuis  un  temps 
immémorial.  iNos  modernes  chimistes  ont  eu  tût 
fait  de  découvrir  le  mode  d’action  de  presque 


tous  les  colorants  et  de  tirer  de  leurs  creusets 
des  succédanés  de  nos  vieilles  plantes  tincto- 
riales. 

Le  teinturier  a-t-il  avantage  à demander  au 
chimiste  ce  que,  pendant  des  siècles,  l’agriculteur 
lui  fournissait  ? Au  point  de  vue  de  la  simplifi- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


271 


cation  des  manipulations,  de  la  puissance  des 
colorants  artificiels,  de  l’abaissement  du  prix  de 
revient,  il  est  certain  que  le  teinturier  moderne 
est  en  progrès.  Mais  en  ce  qui  concerne  la 
solidité  des  couleurs,  le  brillant  de  l’étoffe,  il  y 
aurait  beaucoup  à dire.  L’avantage  pour  ces  der- 
niers points  reste  aux  colorants  d’origine  végétale. 
Par  conséquent  toute  plante  dans  laquelle  on 
découvre  un  principe  colorant  doit  être  signalée 
aux  industriels. 

Chaque  pays  a ses  plantes  tinctoriales  ; le  midi 
de  la  France  réalisait  autrefois  de  jolis  bénéfices 
dans  la  culture  de  quelques-unes  d'entre  elles. 
Pour  certaines  couleurs,  le  bleu  indigo  par 
exemple,  la  teinturerie  ne  peut  se  contenter  des 
produits  du  pays,  il  lui  faut  aller  quérir  la 
matière  première  dans  les  chaudes  régions  qui 
avoisinent  les  tropiques. 

. Le  cachou  est  une  des  couleurs  naturelles  que 
la  chimie  n’a  pu  encore  détrôner;  tous  les  pro- 
duits qu’elle  a proposés  pour  le  remplacer  donnent 
des  résultats  inférieurs.  Or  la  teinte  cachou, 
couleur  modeste  s’il  en  fut,  qui  ne  tire  pas  l’œil, 
est  fort  employée.  C’est  la  catéchine,  principe 
colorant  du  cachou,  qui  sert  à teindre  le  fil 
employé  à la  confection  des  filets  de  pêche,  des 
voiles  des  bateaux,  petits  et  grands,  du  fil  et  du 
coton  destinés  à la  préparation  des  divers  objets 
de  l’équipement  militaire.  C’est  moins  la  couleur 
en  elle-même  que  l’onrecherchejdans  ce  cas,  mais 
plutôt  les  qualités  de  résistance  qu’acquiert  le 
tissu  par  l’effet  d’une  sorte  de  tannage  produit 
par  la  teinture  et  qui  provient  de  la  grande 
quantité  (50  p.  100  environ)  de  tanin  contenue 
dans  le  cachou. 

Le  cachou,  ou  plutôt  le  végétal  d’où  il  est  tiré, 
fait  partie,  dans  la  classification  botanique,  de  la 
famille  des  Légumineuses,  dont  les  représentants 
sont  nombreux  dans  les  pays  chauds.  C’est  l’Inde 
qui  fournit  la  majeure  partie  de  cette  matière 
colorante  que  l’on  extrait  d’un  palmier  nommé 
Areca  ou  Mimosa  ou  encore  Acacia  Catechu. 
Bien  que  l’arbre  producteur  de  cachou  soit  com- 
mun dans  la  plupart  de  nos  colonies  et,  en  parti- 
culier, dans  l’Indo-Chine,  ce  sont  les  possessions 
anglaises  et  hollandaises  qui,  jusqu’ici,  ont  été 
les  fournisseurs  de  nos  teinturiers.  Ce  n’est 
pas,  du  reste,  au  profit  de  V Areca  Catechu  que 
nous  désirons  attirer  l’attention  ; le  produit  extrait 
de  cet  arbre  est  connu  et  classé,  mais  il  n’en  est 
pas  de  même  d’un  produit  analogue  tiré  d’un 
arbre,  le  Casuarina  equisiti folia,  qui  abonde 
dans  nos  possessions  indiennes  et  qui  peut  avanta- 
geusement remplacer  le  cachou. 

La  matière  colorante  tirée  du  Casuarina  a été 
l’objet  d’études  très  attentives  de  la  part  de 
M.  O.  Piequet  ; le  résultat  de  ses  recherches  a été 
consigné  dans  une  notice  présentée  l’année  der- 
nière à la  Société  industrielle  de  Rouen  et  dans 
laquelle  nous  puisons  ces  renseignements.  Déjà, 
quelques  mois  auparavant,  M.  Piequet  avait  étudié 


deux  produits  similaires  : le  Cu-nao  et  le  Cay-cla, 
matières  colorantes  employées  par  les  indigènes 
de  l’Indo-Chine. 

L’extraitdu  Casuarina  mérite  une  mention  par- 
ticulière, parce  qu’il  provient  d’un  arbre  assez 
répandu  sur  le  territoire  de  Pondichéry  et  qu’il 
convient  de  venir  en  aide  à cette  petite  colonie 
dont  les  ressources  sont  loin  de  suffire  à ses 
besoins.  Le  Casuarina  equisiti folia  est  connu 
depuis  longtemps  à la  Réunion  sous  le  nom  de 
Filao,  à la  Nouvelle-Calédonie  sous  celui  de 
Manoui , mais,  dans  ces  régions,  il  est  utilisé 
comme  bois  de  construction.  Seuls,  les  indigènes 
de  Tahiti  semblent  avoir  su  en  tirer  parti  pour 
la  teinture  et  extraient  de  son  écorce  une  matière 
colorante  qui  donne  des  tons  rougeâtres.  Les 
propriétés  astringentes  et  tinctoriales  du  Casua- 
rina sont  connues  en  France  depuis  une  vingtaine 
d’années  déjà,  puisque  l’extrait  de  Casuarina  était 
au  nombre  des  produits  envoyés  par  les  colonies 
à l’Exposition  universelle  de  1878.  Cependant, 
ainsi  que  le  constate  M.  Piequet,  personne  n’a 
songé  à chercher  le  moyen  de  tirer  parti  de  ce 
nouveau  colorant,  pas  plus,  probablement,  que 
des  autres  matières  premières  figurant  à cette 
exposition.  Mieux  encore,  à Rouen,  ville  manufac- 
turière de  premier  ordre  où  l’industrie  des  tissus 
occupe  une  place  considérable,  il  ne  semble  pas 
qu’un  manufacturier  ait  eu  la  curiosité  de 
chercher  à utiliser  les  divers  échantillon  s d’écorces 
que  possède  le  musée  de  Rouen. 

Il  serait  trop  long  de  reproduire  ici  les  résultats 
des  expériences  auxquelles  s’est  livré  M.  Piequet. 
Toutefois,  il  est  intéressant  de  savoir  que  les 
essais  d’impression  et  de  teinture  effectués  avec 
l’extrait  du  Casuarina  ont  fourni  une  nuance 
sensiblement  différente  de  celle  que  l’on  obtient 
avec  le  cachou  brun.  Cette  nuance  correspondant 
précisément  au  type  demandé  pour  les  tissus 
d’exportation,  il  y a donc  utilité  pour  notre 
commerce  des  tissus  à adopter  le  nouveau  colo- 
rant afin  de  trouver  de  nouveaux  débouchés  à 
l’étranger  pour  les  tissus  teints.  Les  échantillons 
que  nous  avons  sous  les  yeux  sont  des  plus  con- 
cluants et  permettent  d’apprécier  la  valeur  de  la 
teinte  obtenue,  qui  est  d’un  joli  ton  bistre.  Ainsi 
que  je  l’ai  conseillé  il  y a quelques  années  pour 
un  autre  produit  végétal,  le  Tally,  originaire  de 
la  même  contrée,  M.  Piequet  estime  qu’il  y 
aurait  avantage  à préparer  sur  place  un  extrait 
en  traitant  des  écorces  fraîchement  récoltées.  Les 
dépenses  de  fabrication,  aussi  bien  que  les  frais 
de  transport  et  de  manutention,  seraient  ainsi 
beaucoup  moins  élevés;  mais,  et  c’est  surtout  ce 
qu’il  faut  considérer,  le  rendement  en  matière 
colorante  serait  bien  plus  grand  que  celui  fourni 
par  le  traitement  des  écorces  sèches. 

Au  moment  où  l’on  se  préoccupe  de  divers 
côtés  d’ouvrir  de  nouveaux  débouchés  à notre 
commerce  métropolitain  et  où  l’on  s’efforce 
d’augmenter  les  ressources  de  nos  colonies,  il  est 


272 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


utile  de  faire  connaître  les  produits  qui  pourraient 
accroître  le  chiffre  des  exportations  de  nos  divers 
établissements  à l’étranger.  Le  cas  est  d’autant 
plus  intéressant,  cette  fois,  que  la  matière  pre- 


mièi’e  à importer  serait  presque  totalement 
recueillie  à Pondichéry  pour  le  plus  grand  bien  du 
maigre  budget  de  cette  colonie. 

Albert  REYNER. 


LA  PLUS  ©ROSSE  LOCOMOTIVE  DU  JVIONDE 


Ce  litre  appartient,  sans  contestation  possible, 
à la  machine  dodécapode  que  vient  de  mettre  en 
service  la  Compagnie  de  l’Illinois  Central  Iiail- 
road,  aux  États-Unis,  et  dont  nous  avons  la  bonne 
fortune  de  pouvoir  donner  une  vue  d’ensemble  à 
nos  lecteurs.  La  simple  comparaison  du  mécani- 
cien — qui  se  tient  près  du  marchepied  — et  de 
sa  locomotive  permet,  même  aux  profanes,  de 
très  bien  se  rendre  compte  des  énormes  propor- 
tions de  cette  dernière. 

On  remarquera  d’abord  qu’elle  est  portée  par 


dont  95  000,  utilisés  pour  l’adhérence,  portent  sur 
les  roues  motrices. 

A cette  charge,  il  convient  d’ajouter  celle  du 
tender,  lequel,  en  service,  c’est-à-dire  avec  ses 
12  tonnes  de  charbon  et  sa  provision  de 
30000  litres  d’eau,  ne  pèse  pas  moins  de 
64  000  kilogrammes.  Le  poids  total  — locomotive 
et  tender  réunis  — atteint  donc  167  tonnes. 

Or,  pour  fixer  les  idées,  nous  rappellerons  que 
les  plus  lourdes  locomotives  qui  circulent  sur  les 
lignes  européennes  ne  dépassent  guère  80  tonnes, 


La  plus  grosse  locomotive  du  monde. 


six  paires  de  roues,  dont  deux  paires  en  avant- 
train  formant  bogie.  D’où  son  nom  original  de 
dodécapode,  ce  qui,  pour  les  personnes  peu  ferrées 
sur  leurs  étymologies  grecques,  comme  pour  les 
autres,  du  reste,  signifie  à douce  pieds,  ou,  si  l’on 
préfère,  à douze  roues. 

La  longueur  totale  du  monstre  atteint  19  m.  85, 
en  comptant  le  tender,  bien  entendu,  qui  fait  en 
quelque  sorte  corps  avec  la  locomotive.  Si  donc 
nous  la  dressions  sur  ses  tampons  d’arrière,  sa 
hauteur  dépasserait  sensiblement  celle  d’une 
grande  maison  à six  étages.  Inutile  d’ajouter 
qu’il  a fallu  établir,  pour  la  manœuvrer,  des 
plaques  tournantes  d’une  dimension  exception- 
nelle, puisque  l’écartement  des  essieux  extrêmes, 
ce  qu’en  termes  du  métier  on  appelle  l’empatte- 
ment, mesure  16  m.  80.  Les  ingénieurs  ont  dû 
construire  à cet  effet  de  véritables  ponts  tour- 
nants, d’une  longueur  de  18  mètres,  et  mus  par 
l’électricité. 

Personne  ne  sera  étonné  d’apprendre,  après  ce 
que  nous  venons  d’expliquer,  que  la  machine  à 
douze  roues  de  l’Illinois  Central  Railroadpèseà  elle 
toute  seule  le  chiffre  formidable  de  103000  kilos, 


— la  moitié.  Aux  Etats-Unis,  le  pays  de  tous  les 
records,  on  cite  quelques  machines  de  110  tonnes, 
ce  qui,  jusqu’à  présent,  avait  toujours  été  consi- 
déré comme  un  maximum. 

Mais  la  dodécapode  américaine  dont  nous  par- 
lons n’est  pas  seulement  remarquable  par  son 
poids.  Chacun  de  ses  organes  a été  construit  sur 
une  échelle  tout  autre  que  celle  dont  on  se  sert 
pour  les  machines  de  taille  ordinaire. 

Sans  entrer  dans  des  détails  par  trop  techniques, 
nous  dirons  que  le  diamètre  de  la  chaudière,  toute 
en  acier  d’une  épaisseur  de  25  millimètres,  et 
timbrée  à 15  kilos,  mesure  2 m.  35.  Un  géant  s’y 
promènerait  à l’aise.  Et  comme  elle  a 8 mètres  de 
long,  on  voit  d’ici  quel  énorme  cylindre  constitue 
le  corps  de  la  machine. 

La  chaudière  est  traversée  par  424  tubes  à 
ailettes,  au  lieu  de  280.  Enfin,  la  surface  de 
chauffe  totale  représente  tout  près  de  320  mètres 
carrés,  ce  qui  ne  s’était  jamais  vu...  Le  reste  à 
l’avenant. 

Quant  aux  roues,  la  locomotive  en  question 
n’étant  pas  destinée  à faire  de  la  vitesse,  elles 
sont  relativement  petites  : 143  centimètres  pour 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


273 


les  roues  motrices  et  76  centimètres  seulement 
pour  celles  du  bogie  d’avant.  Mais  leur  robustesse 
trapue  compense  leur  faible  diamètre,  et  cela  se 
conçoit  d’ailleurs  puisque  chacune  d’elles  doit 
supporter  la  charge  écrasante  de  8 600  kilos 
environ. 

Comme  nous  l’avons  dit  plus  haut,  le  tender  a 
été  muni  de  soutes  ayant  une  capacité  exception- 
nelle. Grâce  à son  approvisionnement  de300001itres 
d’eau  et  de  12  000  kilos  de  charbon,  la  locomo- 
tive peut  franchir  sans  arrêt  des  parcours  de 
400  et  même  500  kilomètres,  avantage  précieux  de 
l’autre  côté  de  l’Atlantique,  où  les  dépôts  de 
combustible  et  les  réservoirs  sont  en  général  fort 
éloignés  les  uns  des  autres. 

Si  la  dodécapode  n’est  pas  construite  pour 
battre  les  records  de  vitesse  dont  ces  bons 
Yankees  sont  si  friands,  en  revanche,  sa  puis- 


sance de  traction  la  classe  tout  à fait  au  premier 
rang  parmi  les  machines  de  remorque  les  mieux 
douées  sous  ce  rapport. 

En  palier,  à l’allure  de  36  kilomètres,  elle  peut 
traîner  une  charge  de  sept  initiions  de  kilo- 
grammes. Cela  représente  à peu  près  175  wagons 
à marchandises  du  plus  grand  modèle,  dont  la 
capacité  est  de  40  tonnes.  Or  la  longueur  de  ce 
train  fantastique  dépasserait  2 kilomètres. 

Le  monstre  de  cuivre  et  d’acier  capable  d’un 
pareil  effort,  unique  dans  les  annales  des  chemins 
de  fer,  a été  monté  parles  ateliers  de  Dunkirk, 
dans  l’État  de  New-York.  Sa  construction  n’a  pas 
demandé  moins  de  dix-huit  mois,  ce  qui  est 
énorme  pour  des  ingénieurs  américains,  et  le  prix 
de  la  dodécapode  avec  son  tender  a atteint 
40000  dollars,  — une  bagatelle  ! 

Édouard  BONNAFFÉ. 


Mme  de  Chaulnes  s’ennuyait.  Tout  enivrée  d’un 
séjour  à Borne,  la  nouvelle  gouvernante  de  Bretagne 
n’était  point  faite  encore  aux  grossières  ovations  dont 
elle  était  l’objet.  Les  passe-pieds  et  menuets  mer- 
veilleux de  MM.  de  Locmaria  et  Coëtlogon  ne  sufli- 
saient  pas  à effacer  pour  elle  le  souvenir  des  lourdes 
danses  exécutées  sur  son  passage  de  Rennes  à 
Nantes  ; les  pipes  de  vins  absorbées  en  son  honneur 
lui  donnaient  des  nausées;  toute  cette  « braverie  » 
basse-bretonne  n’éveillait  en  elle  que  regrets  et  dé- 
goûts. Depuis  douze  longs  jours,  M.  de  Chaulnes  che- 
vauchait à travers  sa  province;  seule,  réduite  à la 
société  des  petites  bourgeoises  de  Vitré,  Mme  la  gou- 
vernante sentait  s’accroître  son  ennui,  lorsqu’un  billet 
de  la  toute  gracieuse  marquise  de  Sévigné  dissipa  ses 
vapeurs.  Le  remède  était  souverain.  Quel  mal  eût 
tenu  devant  la  perspective  d’un  après-midi  passé 
près  de  la  mère  de  la  belle  et  froide  Mme  de  Grignan  ? 

Or  donc  ce  jeudi,  20  août  1671,  les  allées  ombreuses 
où  Marie  Rabutin-Chantal  promenait  chaque  été  ses 
doléances  maternelles  s’animèrent  de  murmures 
joyeux.  Les  plus  fraîches  lèvres,  les  plus  beaux  yeux 
ouverts  aux  bords  de  la  Loire,  souriaient  sous  le  vert 
tapissé  de  jonquilles  du  parc  en  beauté.  Heureuses 
d’échapper  à la  rigoureuse  étiquette,  de  se  reposer  de 
la  symétrie  grave,  un  peu  monotone  que  Le  Nôtre 
imposait  alors  aux  jardins  royaux,  il  y avail  là 
Mme  Fourché,  Mlle  de  Kerbogne,  Mlle  de  Murinais  et 
tutti  quanti!  L’abbé  de  Coulanges,  jugeant  séant  de 
laisser  cette  brillante  jeunesse  s’ébattre  en  toute 
liberté,  s’était  retiré;  indulgent  aux  « méchantes 
proses  » de  l’époque,  il  achevait  à loisir  le  dernier 
roman  de  Calprenède.  Point  de  décorum,  nul  souci 
du  bel  air.  Les  appels  se  croisaient  à travers  les 
épaisses  charmilles,  les  jolis  caquets  allaient  leur 
train  le  long  des  boulingrins.  L’esprit  se  gagne  et  la 
contagion  était  facile  près  de  la  marquise.  On  disait 
beaucoup.  Ne  fallait-il  pas  se  lamenter  sur  la  perte  de 
M.  de  Guise  enlevé  si  prématurément,  se  passionner 
pour  les  nobles  réponses  de  Fouquet,  dans  le  cours  de 


son  interrogatoire  sur  la  pension  des  gabelles,  dé- 
plorer le  point  d’honneur  qui  détermina  Vatel  à se 
passer  l’épée  au  travers  du  corps?...  On  médisait... 
un  peu...  Les  Rochers  étaient  loin  de  Versailles!  et 
l’oreille  royale  à cette  heure  restait  distraite  par  de 
tout  autres  propos!  Mmes  de  Montespan  et  La  Vallière 
chantaient  l’Amour.  Et,  d’ailleurs,  quel  mal  y avait-il 
à s’égayer  du  bruit  de  trictrac  de  M.  d’Ilarouis,  à dis- 
cuter la  donation  de  l’abbaye  de  Rebais  à M.  de  Con- 
dom et  la  coiffure  « hurluberlu  » adoptée  par  Ninon 
de  l’Enclos?  puisque  la  morale  de  Nicole  était  res- 
pectée et  les  maximes  de  M.  de  La  Rocliefoucault 
déclarées  « divines  » ! 

Tandis  que  chacune  devisait  à son  gré,  tout  en  sui- 
vant les  chemins  sinueux  du  labyrinthe,  un  vent  frais 
s’éleva,  mettant  un  frisson  aux  épaules  nues  sous  les 
Fines  guimpes  de  point  de  France. 

« L’orage  nous  menace,  avança  la  marquise,  il 
serait  bon  de  rentrer  faire  collation.  » EL  sur  cette 
invitation,  la  compagnie  de  descendre  vers  le  Mail. 

A peine  avait-on  fait  quelques  pas,  que  la  pluie 
éclata  avec  une  intensité  inouïe,  criblant  les  feuilles, 
noyant  les  pelouses,  aveuglant  la  plus  belle  noblesse 
de  Bretagne.  Ce  fut  alors,  sous  l’averse,  une  course 
folle  : Mlle  de  Murinais  perdit  un  soulier  dans  la 
bagarre,  sans  que  personne  songeât  à vanter  son  pied 
mignon,  et  si  Mme  Fourché  ne  sema  point  les  lam- 
beaux de  sa  jupe  de  brocart,  l’aubaine  en  revint  à 
certain  retroussé  hardi  et  coquet,  capable  d’induire  en 
tentation  le  « Bien-Bon  » lui-même!  On  atteignit 
enfin  les  appartements.  En  un  instant,  un  feu  brillant 
ranima  les  plus  émues  et  chacune  songea  à réparer 
le  désordre  de  sa  toilette.  La.  coiffure  de  Mme  la  gou- 
vernante avait  subi  de  graves  outrages.  Il  iallul 
renouer  les  rubans  glissés  jusqu’à  la  gorge,  rattacher 
les  boucles  derrière  le  bourrelet.  Les  caméristes  firent 
merveille  : la  Martin,  elle-même,  n’eût  pas  désavoué 
l’échafaudage  savant  que  ces  mains  expertes  édi- 
fièrent sur  le  front  de  Mme  de  Chaulnes.  Ce  point 
capital  réglé,  on  procéda  à l’échange  des  vêtements 


274 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


humides.  La  garde-robe  de  la  maîtresse  de  céans  fut 
mise  au  pillage.  Ces  dames  s’attifèrent  de  leur  mieux. 
11  y eut  cependant  des  surprises  capables  d’exciter  la 
plus  franche  gaîté.  Mme  Fourché  faillit  mourir  de 
plaisir  à la  vue  d’un  transparent  porté  par  Mlle  de  Ker- 
bogne,  lequel  transparent  couvrait  à peine  la  moitié 
du  dos  de  l’emprunteuse.  Seule  Mile  de  Murinais 
demeura  pensive,  mêlant  une  note  fort  discrète  à 
cette  joie  délirante.  Enfouie  dans  une  des  coiffes  de 
la  marquise,  elle  semblait  demander  à ces  plis  soigneu- 
sement agencés  le  secret  du  charme  qui  faisait  de  la 
«jolie  païenne  »,  au  dire  d’Arnaud  d’Andilly,  l’idole 
de  son  siècle! 

Cependant  l'heure  s'avançait...  En  ces  étranges 
accoutrements,  on  prit  place  à table  et  l’on  goûta.  Et 
trois  quarts  d’heure  durant,  cenefurent  que  dentsmi- 
gnonnes  croquant  chocolats  et  pralines,  que  palais 
délicats  dégustant  glaces  et  sirops,...  sans  que  ceci 
nuisit  à l’entretien.  Avec  sa  verve  ordinaire,  son  ori- 
ginalité piquante,  Mme  de  Sévigné  conta  l’extrême 
satisfaction  qu’elle  avait  prise  à la  nouvelle  des  aven- 


tures romanesques  de  M.  de  Lauzun  et  de  Mlle***.  Ces 
dames  parlaient  de  prolonger  la  soirée.  Quelqu’une 
proposait  de  perdre  quelques  écus  au  jeu,  quelque  autre, 
plus  langoureuse,  essayait  de  faire  partager  son  désir 
d’ouïr  le  rossignol  dans  les  bosquets  teintés  des 
blonds  reflets  de  Phébé,  lorsqu’on  annonça  : 

- Le  carrosse  de  Mme  la  gouvernante. 

Ainsi  sonna  le  signal  du  départ.  Chacune  reprit  ses 
atours  et  l'on  se  sépara  après  mille  tendres  protesta- 
tions de  revoir. 

— Ne  conterez-vous  pas  les  folies  de  cette  journée 
à votre  chère  fille  ^interrogea,  du  fond  de  ses  coussins, 
la  gouvernante  dè  Bretagne,  non  sans  une  légère 
pointe  malicieuse... 

— Si  fait,  ma  toute  belle,  lui  fut-il  reparti. 

Et  ce  même  soir,  la  plume  de  la  marquise  se  mit  à 
courir  alerte,  pimpante,  narrant  sans  rien  omettre 
les  menus  faits  de  ce  jour  pour  le  contentement  d’âme 
de  Mme  de  Grignan  et  le  non  moins  grand  plaisir  de 
la  postérité  !... 

EYMER. 


UNE  BIBLIOTHEQUE 

l’art  d’acheter  les  livres,  de  les  classer,  les  conserver  et  s’en  servir. 


La  passion  de  la  lecture  et  des  livres.  — On  ne 
lit  bien  qu’un  livre  qui  vous  appartient . — - 
Dangers  des  livres  empruntés.  — Faut-il  en 
prêter  Ÿ 

Ce  n’est  pas  pour  les  bibliophiles  de  profession 
ni  les  savants  que  je  rassemble  ces  notes  et  cou- 
che, comme  on  disait  jadis,  ces  observations  et 
ces  souvenirs;  c’est  à ceux  dont  le  goût  s’éveille 
et  qui  se  sentent  attirés  vers  les  lettres  et  les 
livres,  — deux  choses  que  je  ne  sépare  pas,  — 
c’est  à la  jeunesse  studieuse  et  curieuse,  aux 
débutants  fervents,  que  je  les  dédie.  Il  en  est 
encore,  je  l’espère;  malgré  la  passion  de  la  bicy- 
clette, de  l’automobilisme,  du  turf  et  des  innom- 
brables sports  que  nous  devons  à la  race  anglo- 
saxonne  : cricket,  lawn-tennis,  foot-ball,  polo, 
golf,  rallye-paper,  etc.,  il  y a encore,  il  y aura 
toujours  des  jeunes  gens  pour  qui  la  lecture  sera 
la  plus  puissante  des  distractions,  l’attraction 
enchanteresse  et  souveraine. 

De  mon  temps,  dans  le  coin  de  province  oü  je 
grandissais,  les  livres,  les  livres  quels  qu’ils 
fussent,  mais  la  nouveauté  surtout,  — car  chez 
toute  génération  nouvelle  nulle  influence  ne  prime 
celle  des  contemporains,  — étaient,  pour  la  plu- 
part d’entre  nous,  la  plus  constante  et  la  plus 
ardente  préoccupation,  l’appât  préféré  et  irrésis- 
tible. Toutes  les  pièces  blanches  ou  les  gros  sous 
dont  nos  parents  nous  gratifiaient  passaient  sur- 
le-champ  chez  les  libraires  du  cru  et  se  transfor- 
maient en  volumes  jaunes  ou  vert  d’eau,  voire  en 
livraisons  illustrées. 

Je  me  rappelle  encore  un  de  mes  plus  intimes 


condisciples,  un  jouvenceau  de  quatorze  ans, 
qui,  ayant  contracté  chez  un  de  ces  honorables 
commerçants  une  dette  qu’il  n’osait  avouer  à son 
père,  avait  profité  des  vacances  pour  s’enrôler 
comme  ouvrier  jardinier,  et  était  parvenu,  en 
arrachant  et  ensachant  des  pommes  de  terre 
pendant  quinze  jours,  à solder  sa  note,  composée 
des  principales  œuvres  de  Victor  Hugo  et  de 
Balzac. 

Que  l’amour  de  la  lecture  soit,  comme  d’aucuns 
l’affirment,  plus  tiède  et  bien  moins  répandu 
parmi  la  jeunesse  d’à  présent,  que  le  livre  ait 
aujourd’hui,  dans  la  bicyclette,  les  sports,  la 
photographie,  etc.,  de  redoutables  et  victorieux 
concurrents,  il  n’en  restera  pas  moins  toujours 
le  grand  agent  de  tout  progrès,  le  plus  sûr  et  le 
plus  commode  compagnon,  l’ami  le  plus  docile 
et  le  plus  fidèle,  le  meilleur  des  conseillers  et  des 
consolateurs.  Trésor  des  remèdes  de  V âme  : l’ins- 
cription placée  par  le  roi  d’Égypte  Osymandias 
au-dessus  de  sa  bibliothèque,  — la  première  dont 
l’histoire  fasse  mention,  — sera  vraie  de  tout 
temps  (1). 

Mais  ce  n’est  pas  seulement  aux  amateurs 
novices  que  je  m’adresse,  c’est  aussi  et  surtout 
aux  humbles  mais  ardents  néophytes  que  dame 
Fortune  a oublié  de  favoriser,  et  qui  ne  peuvent 
consacrer  à leur  noble  passion,  à leurs  achats  de 
livres,  que  de  très  menues  sommes;  c’est  à mon 
petit  lycéen  de  tout  à l’heure  que  je  pense,  c’est 
à lui  tout  spécialement  que  je  voudrais  épargner 

(1)  Cf.  Diodore  de  Sicile  I,  49,  et  Bossuet,  Discours  sur 
V histoire  universelle,  III,  3.  Dans  le  texte  grec  de  Diodore,  il 
y a simplement  îarosïov,  officine  médicale. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


275 


des  pertes  de  temps  et  d’argent  : son  modique 
salaire  de  jardinier  d’occasion  est,  pour  lui  épris 
de  travaux  intellectuels  et  inaccoutumé  aux 
labeurs  physiques,  étudiant  aux  mains  délicates 
et  tendres  que  déchirent  les  ampoules,  si  péni- 
blement et  cruellement  gagné  ! 

Posons  d’abord  ceci  en  principe,  ou  plutôt 
rappelons  cet  axiome  : 

« On  ne  lit  bien,  on  ne  savoure  convenablement 
et  complètement,  qu’un  livre  qui  vous  appartient, 
dont  on  est  l’unique  et  absolu  propriétaire.  » 

J’ajouterai  même  volontiers  que,  pour  le  bien 
goûter  et  savourer,  ce  livre,  il  n’est  pas  mauvais 
de  l’avoir  acheté  de  ses  deniers  et  payé  de  sa 
poche. 

Un  de  mes  défunts  amis,  le  bon  et  regretté 
Léon  de  La  Brière,  historien  de  Mme  de  Sévigné 
et  commentateur  de  Montaigne,  a même  prétendu 
quelque  part  (i)  que  les  Français  « ne  lisent 
jamais  les  livres  qu’on  leur  donne  »,  et  ne  lisent 
que  rarement  ceux  qu’ils  achètent.  Il  y a sans 
doute  là  un  peu  d’exagération  ; mais  l’idée,  le 
principe  que  nous  venons  d’émettre,  se  retrouve 
dans  cette  boutade. 

Donc,  pas  de  livres  empruntés,  pas  de  volumes 
de  cabinet  de  lecture  surtout  : c’est  non  seulement 
la  bibliophilie  qui  s’y  oppose,  mais  l’hygiène  : 
après  de  nombreuses  expériences  faites  il  y a 
quelques  années  par  MM.  les  docteurs  du  Cazal  et 
Catrin,  ces  deux  savants  ont  nettement  démontré 
que  les  livres  sont  de  véritables  véhicules  des 
germes  des  maladies  contagieuses,  de  la  diphté- 
rie, de  la  tuberculose,  de  la  fièvre  typhoïde  no- 
tamment (2). 

Ayez  des  livres  à vous;  et,  en  dépit  de  Grolier, 
de  Maïoli  et  de  tous  leurs  amis  (3),  prêtez-les  le 
moins  possible.  D’abord  parce  que 

Tel  est  le  triste  sort  de  tout  livre  prêté, 

Souvent  il  est  perdu,  toujours  il  est  gâté. 

Et,  à ce  propos,  laissez-moi  vous  conter  une 
aventure  survenue  à André  Chénier,  et  bien 
propre  à décourager  les  prêteurs  de  livres. 

André  Chénier,  qui  avait  une  prédilection  spé- 
ciale pour  Malherbe,  dont  il  a d’ailleurs  com- 
menté les  vers,  possédait  une  bonne  édition  de 
ce  poète,  un  petit  in-8  publié  par  Barbou  en  1776, 
avec  la  notice  et  les  notes  de  Meunier  de  Querlon. 
Un  jour  un  visiteur  emprunta  ce  volume  à Chénier, 

(1)  Dans  son  récit  la  Nouvelle  Ecbatane  in  Bagatelles , par 
le  Comité  de  la  Société  des  gens  de  lettres,  p.  302.  Paris, 
Dentu,  1892. 

(2)  Cf.  les  journaux  de  février  1896,  principalement  l’ Évé- 
nement du  19,  et  l 'Éclair  du  23  février.  Cf.  aussi  la  Revue 
scientifique  du  4 février  1899,  pp.  153,  154  : les  Papiers 
dangereux  et  leur  désinfection. 

(3)  Le  célèbre  amateur  Jean  (loannes)  Grolier  (1479-15G5) 
mettait  en  ex  libris,  sur  les  plats  de  ses  reliures  : lo.  Golierii 
et  amicorum.  Thomas  Maïoli,  autre  bibliophile  qui  vivait  à la 
même  époque,  inscrivait  de  même  sur  ses  livres  : Tho  Maïoli 
et  amicorum  ; mais,  remarque  M.  Henri  Bouchot  {le  Livre , 
p.  2G4),  il  corrigeait  parfois  « d’une  devise  sceptique  l’élan  de 
son  amitié  : Ingratis  servira  nephas,  ce  qui  pourrait  bien  être 
le  cri  d’un  propriétaire  de  livres  Irompé  par  les  emprunteurs  ». 


qui  ne  sut  pas  le  défendre,  n’osa  pas  refuser,  et 
le  livre  ne  lui  revint  que  tout  maculé  d’encre  et 
dans  le  plus  pitoyable  état.  Sur  la  première  page, 
Chénier  écrivit  alors  ces  lignes  : 

« J’ai  prêté,  il  y a quelques  mois,  ce  livre  à un 
homme  qui  l'avoit  vu  sur  ma  table  et  me  l’avoit 
demandé  instamment.  Il  vient  de  me  le  rendre 
(1781)  en  me  faisant  mille  excuses.  Je  suis  certain 
qu’il  ne  l’a  pas  lu  : le  seul  usage  qu’il  en  ait  fait  a 
été  d’y  renverser  son  écritoire,  peut-être  pour  me 
montrer  que,  lui  aussi,  il  sait  commenter  et  couvrir 
les  marges  d’encre.  Que  le  bon  Dieu  lui  pardonne 
et  lui  ôte  à jamais  l’envie  de  me  demander  des 
livres  (1)  ! » 

Un  autre  motif  capital  et  péremptoire  pour  ne 
pas  vous  séparer  de  vos  livres,  c’est  que  vous  en 
avez  sans  cesse  besoin,  et  de  tous,  sans  distinc- 
tion et  sans  prévision  possible.  Tel  mot  entendu, 
telle  bribe  de  conversation,  tel  article  de  journal, 
un  incident  ou  événement  quelconque  vous  oblige 
à consulter  tels  ou  tels  volumes,  et,  remarquez 
bien  cela,  c’est  toujours  le  volume  absent  qui  vous 
fera  défaut,  toujours  celui-là  que  vous  voudriez 
feuilleter.  Ayez-les  donc  toujours  tous  sous  la 
main,  prêts  à répondre  à votre  appel. 

« Que  le  diable  emporte  les  emprunteurs  de 
livres  ! » voilà  la  vraie  devise,  non  seulement  de 
tout  amateur,  mais  de  tout  travailleur.  C’est  celle 
dont  le  peintre  du  Moustier,  au  dire  deTallemant 
des  Réaux,  avait  décoré  le  « bas  de  ses  livres  », 
la  plinthe  de  sa  bibliothèque  (2).  Tout  travailleur, 
tout  bon  ouvrier  a besoin  de  tous  ses  outils  et  ne 
s’en  sépare  jamais.  Ite  ad  vendentes  ! « Allez  en 
acheter  ! » s’écriait  Scaliger. 

Pour  résumer  cette  grave  et  parfois  insidieuse 
et  épineuse  question  du  prêt  des  livres,  nous 
dirons,  après  Jules  Janin  : 

Acceptez,  si  bon  vous  semble,  la  devise  de  Gro- 
lier et  de  Maïoli,  étalez-la  sur  les  plats  de  vos 
volumes,  cela  peut  faire  très  bel  effet  et  vous 
valoir  de  délectables  louanges,  mais,  en  pratique, 
suivez  les  conseils  de  du  Moustier  et  de  Scaliger  : 
« N’en  prêtez  pas  ! » 

Albert  CIM. 

(1)  E.  Rouveyre,  Connaissances  nécessaires  à un  biblio- 
phile, 5e  édit.,  VIII,  p.  4. 

(2)  Tallemant  des  Réaux,  Historiettes , Du  Moustier. 

Au  rebours  des  hommes,  les  femmes  écrivent  beaucoup  de 
choses  qu’elles  n’oseraient  jamais  dire.  — P.-I.  Stahl. 

La  joie  que  donne  un  intérieur  soigné,  ayant  toutes  choses 
classées,  retrouvables  et  utilisées,  que  ces  choses  soient  en  petit 
ou  en  grand  nombre,  est  plus  complète  qu’on  ne  croit  pour 
tous  les  hommes,  fussent-ils  désordonnés  eux-mêmes.  11  y a là 
une  œuvre  qui  n’a  rien  d’inférieur,  comme  beaucoup  de 
femmes  se  l’imaginent,  et  l’une  de  mes  fiertés  a toujours  été 
d’être  ce  qu’on  appelle  en  France  : « une  femme  de  ménage  ». 
— Juliette  Adam. 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Chapelle  commémorative  de  la  rue  Jean=Ooujon 


Lachapelle  commémorative  élevée  àlamémoire 
des  victimes  du  Bazar  de  la  Charité  sera  inau- 
gurée le  4 mai  prochain,  jour  anniversaire  de  la 
catastrophe  qui  mit  en  deuil  tant  de  familles 
françaises.  Aulendemain  de  cette  terrible  épreuve, 
un  comité  s’était  for- 
mé, puissamment 
secondépar  l’arche- 
vêque de  Paris,  et 
plusieurs  architec- 
tes avaient  soumis 
des  projets  de  mo- 
nument ; celui  de 
M.  Guilbert  fut 
adopté.  Élève  de 
MM.  André  et  La- 
loux,  M.  Guilbert 
est  encore  un  jeune, 
puisqu’il  n’a  que 
trente-deux  ans. 

Conçu  dans  un 
style  Louis  XYI  mo- 
dernisé, le  monu- 
ment est  construit 
en  pierre.  La  brique 
a été  réservée  pour 
la  voûte  supérieure . 

La  charpente  qui 
supporte  la  Vierge 
du  sommet  est  en 
fer  ; cette  Vier  (je 
d es  S épt-Do uleu rs , 
en  cuivre  martelé, 
ne  mesure  pas 
moins  de  3 m.  25; 
elle  s’harmonise 
parfaitement  avec 
les  ornements  en 
plomb  doré  qui  dé- 
corent extérieure- 
ment la  chapelle.  Lachapelle,  élevée  sur  une  petite 
crypte  abritant  trois  autels  et  desservie  par  qua- 
tre escaliers,  donne  sur  la  rue  Jean-Goujon  ; elle  est 
édifiée  sur  un  plan  circulaire,  de  12  mètres  de 
diamètre.  Sa  hauteur  totale,  du  sol  au  point  o de 
la  coupole  intérieure,  atteint  17  m.  50.  Les  quatre 
entablements  des  angles  sont  portés  par  des  co- 
lonnes en  cipolin  de  Suisse,  superbes  monolithes 
de  6 mètres,  extraits  des  carrières  de  Saillon. 
L’espace  compris  entre  chaque  colonne  est  occupé 
par  une  niche  que  décore  un  vase  en  marbre  noir, 
grand  antique  des  Pyrénées. 

Au-dessus  des  entablements,  l’artiste  a disposé 
des  groupes  rappelant  les  détails  de  la  cata- 
strophe ou  symbolisant  la  Mort  dans  ses  divers 
attributs.  Nous  voyons  successivement  des  femmes 


pleurant  sur  un  tombeau  ; puis,  la  Destinée  ; la 
Mort  ; Y Espérance  et  la  Résurrection,  représentées 
par  des  enfants.  Le  chœur,  traité  sur  un  plan  circu- 
laire et  portant  un  encorbellement  sur  une 
trompe,  reçoit  une  statue  monumentale  de  la 

Vierge,  placée  der- 
rière l’autel.  Sur  la 
façade,  figurent  : un 
fronton,  portant, 
comme  inscrip- 
tions \ 4 mai  1891 — 
A Notre-Dame  de 
Consolation  ; puis, 
deux  femmes,  sym- 
bolisant la  Foi  et 
la  Charité , et,  au- 
dessus  du  dôme,  la 
statue  de  la  Dou- 
leur. Le  chœur  a 
environ  10  mètres 
de  hauteur  ; la  Vier- 
ge monumentale, 
avec  son  socle, 
mesure  7 mètres. 

La  première  cou- 
pole donne  jour  sur 
une  seconde  cou- 
pole décorée  par 
M.  Albert  Maignan. 
L’aidiste  a repré- 
senté le  Christ  res- 
suscité, se  penchant 
vers  les  martyrs 
qui  montent  de  la 
terre  et  leur  tendant 
les  bras.  A ses  côtés, 
marchent  des  anges 
portantles  attributs 
de  la  Passion.  La 
Vierge,  enveloppée 
d’un  long  voile  bleu,  conduit  les  victimes  et  les 
présente  au  Christ.  Tous  les  motifs  de  sculpture 
sont  dus  à deux  artistes  de  talent:  MM.  Daillon  et 
Iliolin.  La  sculpture  d’ornement  a pour  auteur 
M.  Dufeu.  La  peinture  décorative  est  de  M.  Felz. 

A la  suite  des  parties  latérales  de  la  chapelle, 
se  développent,  tout  autour  du  jardin  de  la  com- 
munauté, les  quatorze  stations  du  chemin  de 
croix  ; ces  stations,  en  vieil  argent,  sont  serties 
dans  des  motifs  d’architecture.  Le  monument 
commémoratif  de  la  rue  Jean-Goujon  devant 
servir  également  de  couvent,  pour  les  dix  à 
douze  religieuses  Auxiliatrices  qui  en  auront  la 
garde  et  l’entretien,  l’architecte  a prévu,  au- 
dessus  du  chemin  de  croix,  un  certain  nombre  de 
cellules. 


Chapelle  commémorative  de  la  rue  Jean-Goujon. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


277 


L'impression  qui  se  dégage  d’une  visite  à la 
chapelle  est  tout  d’abord,  quand  on  pénètre  dans 
l’intérieur  de  l’édifice,  une  indéfinissable  tristesse. 
Ce  marbre  noir,  ces  scènes  de  désolation,  ces 
allégories  qui  frappent  la  vue  dès  les  premiers  pas, 
vous  étreignent  douloureusement  ; puis,  quand 
on  lève  les  yeux,  la  tonalité  s’éclaircit  peu  à peu, 
des  tableaux  moins  sombres  s’offrent  aux  regards, 


et  le  sentiment  du  début  fait  place  à un  rayon 
d’espoir:  la  Résurrection , qui  forme  le  couron- 
nement de  l’œuvre,  fait  songer  à la  récompense 
qu’ont  dû  recevoir  ces  martyrs  de  la  Charité  dont 
les  noms  sont  gravés  sur  les  parois  du  monument. 
Ainsi  se  trouve  atteint  le  but  poursuivi  par  les 
fondateurs  de  cette  chapelle,  dédiée  à Notre-Dame 
de  Consolation.  Victorien  M AUBRY. 


Mécaniciens  et  Mécaniciennes  amateurs 


Un  grand  nombre  de  personnalités  des  deux  sexes 
s’adonnent  au  plaisir  de  conduire  de  leurs  propres 
mains,  non  plus  des  automobiles,  mais  des  locomo- 
tives attelées  à un  train  de  chemin  de  fer. 

Le  ministre  actuel  des  chemins  de  fer  en  Russie,  le 
prince  Chilkow,  se  souvenant  que  le  czar  Pierre  avait 
étudié  l’art  naval  sur  les  chantiers  de  la  Hollande, 
alla  passer  plusieurs  années  en  Angleterre  pour  étu- 
dier la  manœuvre  des  voies  ferrées.  Son  Excellence 
commença  par  les  fonctions  d’un  employé  ordinaire. 
11  se  fit  d'abord  ajusteur  dans  un  grand  atelier  de  loco- 
motives ; puis  il  devint  garde-frein,  contrôleur  et  enfin 
chef  d’une  grande  gare. 

De  retour  en  Russie,  il  passa  de  nouveau  par  tous 
les  grades  du  service  des  chemins  de  fer  jusqu’à  ce 
qu’il  eût  conquis  sa  haute  situation  actuelle. 

La  marquise  de  Tweeddale  a l’honneur  d’être  la 
seule  dame  noble  anglaise  qui  ait  jamais  conduit  la 
locomotive  d’un  train  de  voyageurs,  et  des  plus  illus- 
tres. On  faisait  l’épreuve  delà  voie  du  pont  de  Forth 
avant  son  inauguration  officiellepar  le  prince  de  Galles. 
C’était  le  24  janvier  1890.  L’opération  avait  lieu  sous 
le  contrôle  de  nombreux  ingénieurs  célèbres.  Sa  Sei- 
gneurie prit  la  direction  de  la  machine  à l’entrée  sud 
du  pont.  Tenant  en  main  le  régulateur,  elle  dirigea 
son  « Coursier  de  fer  » à travers  le  pont  avec  une  habi- 


leté toute  professionnelle  et  arriva  à la  station  au 
milieu  des  applaudissements  des  mécaniciens  et 
chauffeurs  assemblés. 

Quatre  millionnaires  américains,  possédant  de 
grands  intérêts  dans  les  chemins  de  fer  des  États-Unis, 
MM.  John  Jacob  Astor,  George  Gould,  Dr  Webb  et 
Frank  Thompson,  ne  sont  pas  de  simples  chauffeurs 
amateurs  sur  les  machines.  Les  deux  derniers  sont 
tout  à fait  à l’aise  sur  la  plate-forme  de  la  locomotive. 
Ils  ont  acquis  toute  l’expérience  d’un  bon  mécanicien 
avant  d’arriver  à leur  présente  fortune. 

Les  amis  intimes  de  miss  Pullman,  fille  du  créateur 
des  wagons-lits,  dits  Pullman-cars,  savent  combien 
elle  s'intéresse  à toutes  les  branches  du  service.  Plus 
d’une  fois  elle  a conduit  sans  aucune  assistance,  et  à 
de  longues  distances,  la  locomotive  de  trains  express. 

Pendant  une  excursion  dans  l’Afrique  du  Sud, 
M.  Kipling,  le  célèbre  écrivain,  obtint,  en  plusieurs 
occasions,  l’autorisation  de  monter  sur  la  plate-forme 
d’une  locomotive.  Il  en  profita  pour  s’initier  à toutes 
les  fonctions  techniques  du  mécanicien  de  locomotives 
et  il  utilisa  ses  connaissances  dans  un  de  ses  plus  char- 
mants romans:  Succès. 

Zola  se  contenta  de  voyager  sur  la  plate-forme 
avant  d'écrire  la  Bête  humaine. 

Ch.  LEMIRE. 


LE  GUI  RASSI  ER  ZIMMERMANN 

NOUVELLE 

(Suite  et  Fin.) 


Cependant,  il  fut  assez  heureux  pour  revenir 
sain  et  sauf  de  cette  horrible  boucherie  ; ce  n’était 
plus  un  homme,  c’était  un  lion  : Marie-Louise,  sa 
famille,  le  Haut-Vigneau,  tout  cela  avait  disparu 
devant  ce  mot  : Patrie! 

Son  cheval  est  tué,  mais  il  veut  continuer  la 
lutte,  et,  à travers  les  cadavres,  il  se  fraye  un 
chemin  pour  rejoindre  l’armée.  Il  se  rappelle  que 
son  commandant,  qui  chargeait  en  tête  de  son 
escadron,  la  latte  au  poing,  est  tombé  pendant 
la  mêlée.  Il  le  cherche,  et  pendant  que  les  balles 
pleuvent  encore,  il  le  découvre,  au  milieu  d’un  tas 
de  cadavres.  Le  commandant  n’est  plus,  mais  il  ne 
veut  pas  donner  à l’ennemi  la  joie  de  constater 
cette  mort;  il  le  charge  sur  ses  épaules,  et,  avec 
la  connaissance  qu’il  a du  pays,  il  vient  le  déposer 
à Alsaze-Ilausen,  qui  n’est  pas  encore  pris.  Pen- 


dant la  route,  il  s’est  aperçu  que  son  chef  n’était 
pas  encore  mort,  il  avise  immédiatement  un 
médecin  de  la  ligne  qui,  après  avoir  visité  l’officier 
supérieur,  lui  répond  : « Il  n’y  a rien  à faire , tu 
peux  laisser  ton  colonel,  il  est  perdu!  » 

Ne  voulant  pas  donner  raison  à la  parole  de 
ce  chirurgien,  il  ramasse  de  nouveau  le  corps 
tout  sanglant  de  cet  officier;  attaché  à ce  cadavre 
dans  lequel,  pour  lui,  la  patrie  s'est  incarnée,  il  le 
porte  ainsi  sur  son  dos  jusqu’à  la  première  am- 
bulance, oùil  arrive  àla  nuit, pliant  souslefardeau, 
harassé,  écrasé  de  fatigue.  Résolu  à sauver  cet 
homme,  il  aurait  péri  mille  fois,  avant  de  l’aban- 
donner. 

Lorsque,  loin  du  danger,  il  a placé  son  cotnman- 
dant  en  sûreté,  il  tombe  inanimé  à côté  du  corps 
ensanglanté. 


278 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Grâce  aux  soins  qui  lui  sont  donnés,  par  les 
braves  et  dignes  filles  de  Saint-Vincent-de-Paul, 
il  ne  tarde  pas  à revenir  à lui. 

— Comment  va  mon  commandant,  ma  sœur? 
telle  fut  sa  première  parole. 

— Il  est  sauvé,  mon  ami  ! 

Le  lendemain,  il  rejoignait  les  débris  de  son 
régiment. 

★ 

La  déroute  est  complète,  toutes  les  troupes  se 
réfugient  dans  Sedan  ; deux  escadrons  de  cuiras- 
siers, dans  lesquels  se  trouve  Zimmermann, 
arrivent  pour  entrer  par  la  porte  deBalan  : impos- 
sible de  passer. 

De  l’autre  côté  Ba/.eilles  brûle  et  le  faubourg 
de  Balan  est  rempli  de  Bavarois.  Ne  voulant 
pas  se  rendre,  le  commandant  d’Alincourt 
forme  ses  escadrons  en  colonne  par  pelotons,  et, 
sans  hésiter,  il  se  lance  au  galop.  Nos  cuirassiers 
renversent  tout  sur  leur  passage;  on  tire  sur  eux 
par  les  fenêtres,  mais  ils  ne  se  laissent  pas  décou- 
rager, et,  malgré  le  feu  très  vif,  ils  avancent  tou- 
jours. L’ennemi,  pour  lui  barrer  la  route,  forme 
une  barricade,  en  culbutant  des  charrettes  à l’ex- 
trémité du  faubourg.  Le  commandant,  d’un  bond 
énergique,  la  franchit  et  va  tomberblessé  aumilie  u 
des  rangs  de  la  garde  prussienne.  Les  cuirassiers 
viennent  s’abattre  sur  l’obstacle,  s’entassent  les 
uns  sur  les  autres  et  sont  fusillés  à bout  portant. 
Trois  officiers  seulement  furent  relevés  sains  et 
saufs,  deux  cuirassiers,  un  vétérinaire,  plus  le 
sous-intendant  qui  avait  chargé  avec  eux. 

Charles  n’avait  rien  ; il  échappa  encore  une 
fois  aux  Prussiens,  et,  au  lieu  de  rester  en  Belgique 
où  il  s’était  réfugié,  il  revint  se  mettre  à la  dispo- 
sition de  ses  chefs,  à l’armée  de  la  Loire,  où  il 
combattit  avec  sa  vaillance  habituelle. 

Au  combat  de  Patay,  il  fut  décoré.  Quelques 
jours  après,  il  était  fait  prisonnier  et  allait  expier 
dans  la  forteresse  de  Spandau  le  crime  d’avoir 
défendu  sa  patrie  et  d’être  Alsacien. 

Cette  vie  ne  pouvait  lui  aller  longtemps,  il  tenta 
de  s’évader.  Il  fut  repris  presque  immédiatement, 
jugé  et  condamné  à être  fusillé  pour  avoir 
cherché  à s’évader  d’une  forteresse  de  l’Etat  où  il 
était  détenu. 

Le  commandant  de  cette  place  le  fit  appeler  et 
lui  dit  : « Optez  pour  la  nationalité  allemande  et 
votre  grâce  vous  sera  accordée . » 

— Qu’on  me  fusille!...  fut  sa  réponse. 

Le  commandant  insista,  menaça,  rien  ne  put 
l’ébranler. 

C’était  un  frère  allemand  égaré,  qu'il  fallait 
ramener  à tout  prix  dans  le  giron  de  la  mère- 
patrie  : on  ne  s’étonnera  donc  pas  de  la  persis- 
tance que  mit  cet  officier,  pour  faire  de  Zimmer- 
mann un  traître. 

Il  donna  l’ordre  d’exécuter  le  jugement, 
comptant  bien  triompher  en  présence  du  peloton 
d’exécution. 


C’est  le  cœur  résolu'et  la  tête  haute  que  le  cuiras- 
sier de  Reischoffen  sut  faire  face  à ses  bourreaux. 

Il  refusa  de  répondre  de  nouveau  aux  proposi- 
tions qui  lui  furent  faites,  se  contentant  de  sou- 
rire aux  menaces  de  mort. 

Nos  barbares  vainqueurs,  nos  courageux 
ennemis  lui  firent  cependant  grâce  de  la  vie, 
malgré  son  refus  de  devenir  prussien. 

A la  paix,  il  y eut  une  amnistie,  et  ce  modeste 
héros  put  venir  rejoindre  son  régiment  en  atten- 
dant sa  libération. 

Jusqu’à  son  arrivée  en  Prusse,  Marie-Louise, 
n'ayant  pas  reçu  de  nouvelles  de  son  fiancé,  le 
croyait  mort;  elle  était  dans  la  plus  grande  anxiété, 
d’autant  plus  qu’elle  lisait  tous  les  jours  dans  les 
journaux  les  nouvelles  de  la  guerre,  qui  lui 
avaient  appris  que  le  4e  cuirassiers  avait  été 
complètement  détruit. 

Ses  belles  joues  roses  perdaient  chaque  jour  un 
peu  de  leurs  couleurs,  et  le  chagrin  commençait  à 
envahir  ce  joli  visage. 

Charles  n’avait  jamais  écrit  pendant  la  guerre, 
quoique  le  souvenir  de  Mlle  de  la  Molinerie  fût 
venu  souvent  le  visiter,  parce  qu’il  regardait 
comme  un  crime  de  songer  à soi,  lorsque  la  patrie 
était  envahie  et  prête  à expirer. 

A son  retour  de  captivité,  il  trouva  la  guerre 
civile,  et  fut  incorporé  immédiatement  dans  un 
régiment  de  marche  qui  devait  aller  faire  le  siège 
de  Paris. 

Le  soir  même,  Charles  Zimmermann  quittait  son 
corps  et  allait  rejoindre  sa  fiancée. 

Porté  déserteur  quelques  jours  après,  on  crut 
qu’il  était  passé  au  service  de  la  Commune,  on 
| ne  s’en  occupa  pas  davantage  pour  le  moment. 

Aussitôt  la  guerre  civile  terminée,  Charles  vint 
rejoindre  son  corps,  alors  en  garnison  à Paris. 
Arrêté  immédiatement  pour  désertion  en  présence 
de  l’ennemi,  il  allait  être  traduit  devant  un  con- 
seil de  guerre. 

Il  n’avait  que  cette  seule  chose  à opposer  pour 
sa  défense  que,  engagé  volontaire  pour  la  durée 
de  la  guerre  avec  la  Prusse,  il  était  libre  du  mo- 
ment que  la  paix  était  signée.  Cela  ne  suffisait 
pas. 

Le  règlement  militaire  ne  discute  pas.  Eussiez- 
vous  cent  fois  raison,  vous  devez  obéir;  la  récla- 
mation n’est  permise  à l’inférieur,  que  lorsqu’il 
a obéi.  L’engagé  volontaire  n'était  pas  congédié, 
il  n’avait  pas  reçu  sa  feuille  de  route,  il  apparte- 
nait encore  à l’armée,  il  n’avait  pas  le  droit  de  s’y 
soustraire. 

A cette  horrible  nouvelle,  grand  désespoir  au 
Haut-Vigneau  ; le  baron,  qui  avait  vu  pendant 
la  guerre  les  ravages  causés  à la  santé  de  sa  fille 
par  l’absence  de  son  fiancé,  partit  immédiate- 
ment avec  elle  pour  obtenir  la  mise  en  liberté 
du  déserteur.  Ce  qu'il  n’aurait  jamais  sollicité  de 
l’Empire,  il  pouvait  le  solliciter  du  gouvernement 
actuel,  composé  en  grande  partie  de  ses  amis 
| politiques.  Marie-Louise  l’aiderait  du  reste  dans 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


279 


cette  occasion.  Elle  est  jeune,  dit-il,  et  si  je  ne 
réussis  pas  à lui  éviter  le  conseil  de  guerre,  elle 
saura  bien  intéresser  les  juges  à sa  cause,  et 
obtenir  la  grâce  de  Charles. 

Il  arriva  donc  à Paris,  avec  la  conviction  de 
sauver  son  futur  gendre;  il  alla  voir  les  députés 
de  son  département,  parmi  lesquels  se  trouvaient 
plusieurs  de  ses  amis.  Il  alla  au  ministère  de  la 
guerre,  chez  le  Président  de  la  République,  il  ne 
put  rien  obtenir.  Il  y avait  trop  de  déserteurs,  et 
si  l’on  faisait  grâce  à un,  on  était  obligé  de  faire 
grâce  à tous.  Le  code  militaire  est  impitoyable, 
la  discipline  est  à ce  prix.  Le  cuirassier  de 
Reischoffen  devait  être  jugé  et  condamné. 

Mlle  de  la  Molinerie  était  accablée;  mais, 
puisant  dans  sa  faiblesse  le  courage  néces- 
saire à cette  lutte  qu’elle  venait  d’entreprendre, 
et  du  succès  de  laquelle  dépendait  son  bonheur, 
elle  se  mit  de  nouveau  en  marche,  et  la  grande 
ville  fut  fouillée  dans  tous  ses  coins  pour  trouver 
l’aide  qu’elle  cherchait. 

La  fine  et  aristocratique  Marie-Louise,  la  des- 
cendante de  la  plus  vieille  noblesse  d’Aquitaine 
qui  portait  d’argent  à la  fasce  de  gueules  char- 
gé de  trois  crois  et  tes  d'argent,  alla  frapper  à 
toutes  les  portes,  supplier,  implorer  la  grâce  de 
son  fiancé. 

Le  jour  du  conseil  de  guerre  arriva. 

Charles  Zimmermann  était  demeuré  impassible, 
décidé  à tout  entendre,  à tout  subir  et  à bien  mou- 
rir, surtout,  si  on  le  condamnait  à mort. 

Les  témoins  à charge  avaient  déposé,  il  les  avait 
écoutés  sans  murmure,  sans  colère,  paisiblement. 

Tous  avaient  été  unanimes  pour  rendre  justice 
à sa  bravoure,  à son  dévouement,  à sa  belle  con- 
duite pendant  la  guerre;  tous  avaient  été  una- 
nimes aussi  pour  reconnaître  l’accusation.  La 
bravoure  est  peu  de  chose  dans  l’armée,  où 
chaque  homme  est  brave.  Ce  n’était  donc  pas  une 
circonstance  atténuante.  Le  fait  du  reste  était  là, 
et  il  fallait  bien  se  rendre  à l’évidence.  Le  cui- 
rassier avait  déserté  en  présence  de  l’ennemi  et 
le  code  militaire  dit  : « La  désertion  en  présence 
de  l’ennemi  sera  punie  de  mort!  » 

Marie-Louise  était  avec  son  père  dans  l’étroite 
salle  d’audience  de  la  rue  du  Cherche-Midi,  dis- 
simulée dans  la  foule,  qui  regorgeait  ce  jour-là. 
Elle  ne  pleurait  pas,  elle  écoutait  et,  comme  son 
fiancé,  elle  était  impassible. 

Il  ne  restait  plus  qu’une  seule  personne  à en- 
tendre, c’était  un  colonel  que  Mlle  de  la  Moli- 
nerie avait  fait  citer  comme  témoin,  à l’insu 
de  Charles,  avec  lequel  elle  n’avait  pas  voulu 
communiquer  pendant  toute  sa  détention  à la 
prison  militaire,  dans  la  crainte  que  ses  forces 
vinssent  à l’abandonner,  si  une  fois  elle  s’arrê- 
tait dans  sa  marche. 

L’accusé  ignorait  aussi  la  présence  de  ces  êtres 
chéris. 

On  appelle  le  colonel  de  M... 

En  entendant  prononcer  le  nom  de  son  ancien 


supérieur,  Zimmermann  se  leva,  regarda  son  chef, 
qui,  en  arrivant  près  de  la  barre  du  conseil, 
n’hésita  pas  à lui  serrer  la  main.  Sa  physionomie 
changea  aussitôt,  et  dans  son  regard  on  pouvait 
lire  le  bonheur  qu’il  éprouvait  de  revoir  avant  de 
mourir  celui  qui  l’avait  conduit  si  vaillamment 
au  feu. 

Le  colonel,  la  taille  droite,  le  front  superbe,  la 
poitrine  couverte  de  décorations,  au  cou  le  cordon 
de  commandant  de  la  Légion  d’honneur,  salue  le 
conseil  de  la  main  gauche.  Quant  à sa  main 
droite...  la  manche  droite  de  son  dolman  était 
vide.  Le  bras  avait  été  emporté  par  un  boulet,  au 
combat  de  Villerschexel,  où  il  était  allé  continuer 
la  lutte,  une  fois  remis  de  ses  premières  bles- 
sures. 

Le  président,  un  autre  vieux  brave,  demande 
au  colonel  de  M...  de  dire  au  conseil  tout  ce  qu’il 
sait  de  l’accusé. 

« C’était  à Frœschviller,  le  6 août,  reprit  le 
colonel.  Le  combat  avait  commencé  au  point  du 
jour;  notre  aile  gauche  était  assaillie  par  les 
Bavarois,  qui  étaient  maîtres  des  bois  de  Veewiller  ; 
au  centre  et  à la  droite,  les  ennemis  attaquaient 
avec  une  artillerie  formidable.  Vers  onze  heures, 
quatorze  batteries  canonnaient  Wœrth,  et  l’infan- 
terie ennemie  s’avançait  pour  s’emparer  du  vil- 
lage. Des  femmes  éplorées,  des  enfants  épou- 
vantés s’enfuyaient. 

« Alors,  les  zouaves  et  les  turcos  entrent  en 
scène. 

« Je  demande  pardon  au  conseil  ; mais  s’il  le  dé- 
sire, j’abrégerai. 

« - — Continuez,  reprit  le  président.  » 

Le  colonel  reprit  alors  : «Nous  les  voyons  des- 
cendre les  collines,  traverser  les  prairies  et  mar- 
cher avec  le  calme  et  l’ordre  habituel  sur  les 
champs  de  manœuvre.  Une  pluie  de  feu  s’abat 
sur  eux  pour  leur  barrer  la  route. 

« Les  hommes  tombent,  les  intervalles  se  re- 
ferment, et  la  marche  n’est  pas  ralentie.  En  arri- 
vant au  village,  les  turcos  poussent  leur  cri  de 
guerre  et  se  précipitent  en  même  temps  dans  les 
rues.  Une  lutte  acharnée  se  livre,  les  premiers 
rangs  sont  fauchés  par  la  mitraille,  les  cadavres 
s’amoncellent,  le  terrain  est  disputé  pied  à pied, 
nos  soldats  se  font  tuer  sur  place  et  enfin,  écra- 
sés sous  le  nombre,  ils  sont  forcés  de  se  replier. 
Il  fallait  poi’ter  un  ordre  ; — c’était  la  mort  qu’on 
allait  chercher.  C’est  l’accusé  qui  demande  à rem- 
plir cette  mission  périlleuse.  Son  intrépidité,  dans 
cette  occasion,  sauva  un  régiment  tout  entier  qui 
allait  être  fait  prisonnier. 

« Gunstett  nous  est  enlevé  quelques  minutes 
après.  La  division  badoise  se  porte  en  avant,  les 
Wurtembergeois  appuient  le  mouvement,  l’enne- 
mi se  dirige  sur  Frœschwiller  et  toute  l’armée 
allemande  est  en  marche  sur  nous. 

« Nos  cuirassiers  avaient  chargé,  offrant  leur 
sang  en  sacrifice  pour  protéger  l’infanterie,  dont 
les  positions  n’étaient  plus  tenables,  et  sauver  les 


280 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


débris  de  notre  brave  armée.  C’était  un  carnage 
horrible  et  les  officiers  prussiens,  le  revolver  au 
poing,  embusqués  derrière  les  maisons,  brûlaient 
la  cervelle  à ces  héros  qu’avait  trahis  le  sort. 

« J’étais  en  tête  de  mon  escadron,  lorsque  tout  à 
coup  je  reçois  une  balle  qui  me  met  hors  de  com- 
bat. 

« J’étais  sans  connaissance,  et  je  n’avais  plus  le 
sentiment  de  la  vie.  Combien  de  temps  suis-je 
resté  ainsi?  Je  n’en  sais  rien. Toujours  est-il  que 
je  fus  relevé  de  ce  champ  de  mort,  porté  à une 
ambulance,  au  milieu  des  balles  qui  continuaient 
à pleuvoir,  alors  que  le  chirurgien-major  avait 
déclaré,  je  demande  pardon  au  conseil  du  mot, 
que  j’étais  f... 

«Celui  qui  voulait  me  sauver  quand  même,  et 
qui  me  sauva,  c’était  l’engagé  volontaire  Zimmer- 
mann, qui  est  aujourd’hui  devant  vous  accusé  du 
crime  de  désertion,  en  présence  de  l’ennemi.  » 

Cette  déposition  simple  et  naïve  avait  telle- 
ment impressionné  l’auditoire,  que  presque  tous 
les  assistants  pleuraient. 

Après  le  réquisitoire  du  commissaire  du  gou- 
vernement que  le  récit  du  colonel  de  M...  avait 
également  remué  jusqu’aux  os,  le  président  de- 
manda à l’accusé,  qui  n’avait  pas  voulu  se  dé- 
fendre, s’il  n’avait  rien  à ajouter. 

— Non,  mon  colonel,  répondit  Zimmermann. 

Le  conseil  se  retira  dans  la  salle  de  ses  délibé- 
rations. Après  une  heure  d’attente,  il  rentra  en 
séance,  et  prononça  à l’unanimité  l’acquittement 
du  cuirassier. 

Ce  verdict  fut  accueilli  par  toute  la  salle  par 
un  tonnerre  d’applaudissements. 

Marie-Louise,  elle,  s’était  trouvée  mal.  L’exces- 
sive félicité,  comme  l’excessive  douleur,  obéissent 
aux  mêmes  lois;  Marie-Louise,  qui  ne  vivait  plus 
que  par  les  nerfs  depuis  l’arrestation  du  héros  de 
ReischofTen,  tomba. 

Cet  accablement  ne  tarda  pas  à se  dissiper. 
Marie-Louise  avait  hâte  de  revoir  son  fiancé. 

Le  brave  colonel  de  M...  était  demeuré  assis, 
au  fond  du  prétoire,  et  lui  aussi  avait,  mentale- 
ment au  moins,  salué  le  conseil  lorsque  l’acquit- 
tement de  Zimmermann  avait  été  prononcé  par 
l’organe  de  son  président  ; lui  aussi  attendait  la 
mise  en  liberté  de  ce  héros,  auquel  il  était  venu 
rendre  un  si  éclatant  hommage,  pour  lui  serrer 
la  main. 

Le  président  du  conseil  de  guerre  qui,  sous  une 
enveloppe  grossière,  renfermait  le  meilleur  cœur 
du  monde,  avait,  en  vertu  de  son  pouvoir  discré- 
tionnaire, donné  l’ordre  de  dispenser  l’acquitté 
des  formalités — toujours  longues  — de  la  levée 
d’écrou,  lui  évitant  ainsi  de  retourner  prisonnier, 
dans  cette  horrible  prison  où  il  venait  de  subir 
une  si  longue  détention. 

Au  moment  où  Mlle  de  la  Molinerie  revint 
à elle,  Charles  Zimmermann,  astiqué  comme 
pour  la  parade,  était  près  d’elle.  Le  baron  lui- 
même  était  muet,  et  son  émotion  était  si  grande 


qu’en  ouvrant  les  bras  à son  futur  gendre,  il 
n’avait  pu  articuler  aucun  son. 

Le  colonel  de  M...  assistait  de  loin  à cette 
scène  émouvante,  et  ce  n’est  que  lorsque  le  cui- 
rassier eut  embrassé  sa  fiancée,  qu’il  s’avança  à 
son  tour  et  lui  tendit  de  nouveau  son  unique 
main. 

Zimmermann,  ému  à son  tour,  fut  comme  pa- 
ralysé et  devint  d’une  pâleur  extrême,  et  l’homme 
que  la  mort  n’avait  pu  émouvoir  se  mit  à pleurer 
comme  un  enfant. 

Mlle  de  la  Molinerie,  qui  riait  et  pleurait 
en  même  temps,  tant  sa  joie  était  grande  et 
tant  ses  nerfs  étaient  bouleversés,  tira  de  son 
petit  panier,  qu’elle  n’avait  jamais  voulu  aban- 
donner, un  objet  soigneusement  enveloppé  dans 
du  papier  desoie,  qu’elle  enleva  immédiatement: 
c’était  la  croix  de  la  Légion  d’honneur,  qu’elle 
attacha  sur  la  poitrine  de  son  fiancé  qu’elle  em- 
brassa en  même  temps  pour  la  première  fois. 

Charles  avait  cru  devoir  retirer  cette  étoile  des 
braves,  le  jour  où  il  avait  quitté  son  régiment 
pour  ne  pas  faire  la  guerre  civile. 

Deux  mois  après,  on  lisait  dans  les  journaux  : 

« Hier  a été  célébré  en  l’église  Saint-Thomas- 
d’Aquin,  au  milieu  d’une  affluence  considérable, 
le  mariage  de  M.  Charles  Zimmermann,  ancien 
cavalier  au  4e  cuirassiers,  avec  Mlle  Margue- 
rite-Blanche-Marie-Louise-Augusta  de  la  Mo- 
linerie, petite-fille  du  baron  de  la  Molinerie, 
ancien  lieutenant  commandant  la  vénerie  de 
Charles  X,  qu’il  avait  suivi  en  exil  à Goritz  (Styrie). 

« Les  témoins  du  marié  étaient  M.  le  général 
de  B.. . et  le  colonel  de  M...,  ancien  chef  d’escadrons 
au  4e  cuirassiers. 

« Cet  officier  supérieur,  qui  a perdu  son  bras 
droit  au  combat  de  Villerschexel,  avait  été  laissé 
pour  mort  surle  champ  de  bataille  de  ReischofTen, 
où  il  aurait  péri  infailliblement  sans  le  dévoue- 
ment et  le  courage  du  nouveau  marié,  qui  est  allé 
l’enlever  au  milieu  d’une  pluie  d’obus  et  de  mi- 
traille, pour  le  porter  à l’ambulance  qui  se  trouvait 
à 12  kilomètres  de  ce  champ  de  carnage. 

« Ceux  de  la  mariée  étaient  MM.  le  vicomte  de 
Maulmont,  ex-secrétaire  d’ambassade,  et  le  comte 
de  Sainte-Marie,  sportsman  bien  connu  sur  le  turf. 

« Tout  le  noble  faubourg  assistait  à cette  céré- 
monie qui  était  célébrée  par  S.  Em.  Mgr  Chigi, 
nonce  du  pape  à Paris.  Beaucoup  d’officiers  su- 
périeurs, parmi  lesquels  nous  avons  remarqué  les 
généraux  de  Bonnemain,  Douay,  de  Ladmirault, 
gouverneur  de  Paris,  de  Cissey  et  quelques  simples 
cuirassiers  qui  avaient  tenu  à donner  à cet  ancien 
frère  d’armes  cette  marque  d’estime  et  de  sym 
pathie.  » 

On  se  montrait  à la  sortie  de  l’église  le  marié 
et  le  colonel,  ces  deux  débris  de  la  bataille,  le 
chef  et  l’humble  troupier,  et  on  les  saluait  l’un  et 
l’autre,  l’un,  le  héros  du  dévouement,  l’autre,  le 
héros  de  la  reconnaissance  et  du  souvenir. 

Baron  du  VAUX. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


281 


, La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

11  n’est  pas  possible  encore  de  s’entretenir  des  col- 
lections artistiques  que  contiendront  le  Petit  et  le 
Grand  Palais,  l’un  réservé  aux  objets  d’art  de  toute 
espèce,  l’autre  aux  œuvres  de  peintres, sculpteurs,  etc., 
depuis  dix  ans.  — I.a  foule  qui  s'est  précipitée  dans 
l’Exposition,  le  jour  de  l’ouverture  — et  depuis,  — n’a 
trouvé  devant  elle  que  des  murs  nus  dans  le  Petit 
Palais  vide  et,  dans  le  Grand,  également  vide,  des 
barrières...  Et  c’est  à grand’peine  que  l’on  avait 
obtenu  ce  médiocre  résultat,  de  couvrircomplètement 
et  d’orner  à peu  près,  quant  à l’extérieur,  ces  deux 
édifices.  Sur  ce  point,  l’administration  est  moins  excu- 
sable que  partout  ailleurs.  Elle  a eu,  depuis  la  clôture 
du  concours  qui  a désigné  les  architectes,  tout  le 
délai  désirable  pour  donner  l’exemple  de  l’exactitude; 
elle  a causé  une  vive  déception  aux  premiers  visiteurs. 
C’est  en  vain  que,  très  tard,  elle  a voulu  rattraper 
le  temps  perdu.  Elle  a trouvé  des  bonnes  volontés 
vraiment  méritoires.  Ainsi,  plusieurs  collectionneurs 
riches  ou  érudits  ont  consenti,  durant  la  dernière 
quinzaine,  à passer  une  partie  de  leur  journée  dans 
le  Petit  Palais  pour  classer  des  objets  qui  arrivaient 
de  toutes  parts,  extraits  de  galeries  particulières.  Ils 
ont  été  aidés  par  plusieurs  conservateurs  de  musée 
de  province  et,  s’ils  n’ont  pas  fait  énormément  de  be- 
sogne, ils  ont  du  moins  témoigné  d’un  beau  zèle,  qui 
arrivait  trop  tard...  Peine  perdue.  La  maçonnerie, 
les  plâtres  de  ces  bâtisses  improvisées  sont  très  peu 
secs  et  on  ne  pense  pas  sans  regret  aux  dommages 
considérables  qu’un  accrochage  prématuré,  hâtif  va 
causer  aux  toiles  : chez  les  collectionneurs  qui  les 
possèdent,  elles  sont  traitées  avec  un  soin  extrême, 
mises  à l’abri  de  toutes  les  modifications  de  tempéra- 
ture, mais  là,  dans  cette  immense  bâtisse  humide, 
que  deviendront-elles?... 

En  attendant,  une  chose  curieuse  à étudier,  ce  sont 
les  impressions  des  grands  courants  de  visiteurs  devant 
les  diverses  parties  décoratives  qu’ils  peuvent,  dès 
maintenant,  apercevoir.  L’Exposition  a été  une  bonne 
fortune  pour  les  artistes.  Non  pas,  à vrai  dire,  qu’elle 
leur  ait  fourni  une  occasion  excellente  de  laisser  des 
œuvres  durables;  en  général,  les  commandes  données 
ont  dû  être  exécutées  avec  beaucoup  de  précipitation, 
sacrifiées  à certaines  considérations  architecturales  : 
il  fallait  quelquefois  faire  vite,  grand,  petit,  ou  pas 
cher.  Mais  au  point  de  vue  rémunérateur,  l’Exposi- 
tion est  une  heureuse  affaire,  principalement  pour  les 
sculpteurs  et  aussi,  quoiqu’un  peu  moins,  pour  les  dé- 
corateurs. La  mention  de  notable  commerçant,  N.  G., 
a disparu  du  Bottin,  pour  les  industriels;  on  pourrait 
presque  l’y  l'établir  pour  un  certain  nombre  de  ma- 
nieurs de  pinceau  et  de  ciseau  qui  se  sont  débrouillés 
avec  une  extrême  habileté.  L’afflux  des  sollicitations 
était  tel,  audébut,  qu’on  avait  imprimé,  pour  les  divers 
architectes,  une  liste  de  trois  cents  sculpteurs,  etc.,  qui 
demandaient  un  emploi  quelconque  de  leur  « beau  ta- 
lent». Et,  en  face  de  leur  nom,  les  architectes,  prévenus 
d’autre  part,  ne  manquaient  pas  d’ajouter  une  note  sur 
les  principaux  protecteurs,  députés,  conseillers  muni- 
cipaux, etc.,  qui  tous  écrivaient  lettres  sur  lettres... 

C’est  avec  cet  élément  de  juste  répartition  des 
faveurs  officielles  qu’on  s’est  mis  à l’ouvrage:  on 
n’a  pas,  comme  dit  le  peuple,  « épargné  le  beurre  ». 


On  a mis  de  la  sculpture  et  de  la  peinture  murale 
partout,  partout.  Une  statistique  intéressante,  mais 
difficile  à dresser  pour  l’instant,  serait  celle  des  effi- 
gies blanches  ou  polychromes,  en  relief  ou  à plat,  qui  se 
présentent  de  tous  côtés  à la  vue.  Elles  sont  constituées 
pour  la  plupart,  on  le  sait,  avec  une  matière  tout 
éphémère,  le  staff,  ce  composé  d’étoupe  et  de  plâtre 
que  l’on  gâche  sur  une  ossature  métallique  ; le  marbre 
et  la  pierre  sont  rares:  ils  ont  été  réservés  aux  gros 
morceaux;...  mais  ce  staff  est  bien  tout  ce  qui  suffit,  en 
vérité,  car  l’effort  artistique  n’a  pas  été  bien  fructueux, 
ou  bien  « neuf»  dans  son  ensemble. 

On  nous  avait  fait  entrevoir  que  l’art  moderne  — ou 
plutôt  moderniste  — prendrait  là  un  essor  considéra- 
ble et  que  ce  serait  une  réelle  révélation  de  talents 
jeunes.  Nous  en  acceptions  l’augure  avec  joie.  Or 
cette  alléchante  prophétie  ne  parait  guère  s’être 
réalisée.  D’art  « moderniste  »,  on  ne  distingue 
pas  grand’chose.  Il  y a,  il  est  vrai,  la  Parisienne, 
si  discutée,  de  M.  Moreau-Vauthier,  sur  la  porte 
monumentale  ; on  l’estime  un  peu  roide,  surpre- 
nante à coup  sûr,  pour  nous  qui  sommes  habitués 
au  nu  classique.  Elle  est,  surtout,  mal  placée,  man- 
quant de  proportions  justes,  trop  grande  pour  son 
socle-dôme;  on  la  juge  mal.  Il  y a encore  une  frise 
décorative  sur  cette  porte  monumentale  : les  ouvriers 
de  M.  Guillot;  ils  sont  médiocres,  figés  en  des  atti- 
tudes qu’on  ne  juge  pas  « coutumières  » ; puis,  au 
Champ-de-Mars,  la  frise  de  M.  Allard,  au  Génie  civil; 
mais  ces  groupes  non  plus  ne  soulèventnotre  admira- 
tion : ils  sont  confus.  A côté  de  ces  essais,  par  contre, 
c’est  presque  partout  un  « attardement  » au  classicisme 
le  plus  sérieux  qui  se  manifeste,  en  sculpture  et  en 
peinture  décoratives.  Les  deux  Palais  sont  habités,  en 
façade,  sous  et  sur  les  corniches,  par  un  peuple  de 
statues  froidement  allégoriques,  de  Nuits,  de  Vérités, 
de  Jours,  de  Lumières,  luttant  pour  l’Idéal,  terrassant 
l’Ignorance,  etc.  Et,  sur  le  pont  Alexandre  111,  à l’en- 
trée des  avenues,  ce  ne  sont  que  Pégases  dorés,  lions 
jouant  avec  une  boule,  chimères  et  hydres  variées. 
L’imagination  de  nos  sculpteurs  ne  s’est  pas  beaucoup 
élevée  au-dessus,  au  delà  des  enseignements  de 
l’Ecole.  De  même  les  peintres,  dont  les  frises  sont  très 
historiques,  très  savantes,  — citons  celles  de  M.  Four- 
nier, — mais  n’ont  rien  de  révolutionnaire  ou  d’inat- 
tendu. Nous  ne  nous  en  plaignons  point,  en  somme, 
mais  nous  constatons  le  fait  comme  assez  significatif 
pour  ce  qu’on  peut  attendre,  en  art,  d’une  entreprise 
aussi  éphémère  qu’une  exposition,  aussi  rapidement 
conçue  et  exécutée. 

Une  autre  observation  encore,  c’est  le  peu  d’impor- 
tance qu’on  a Raccordée,  dans  cette  immense  affaire, 
aux  Lettres.  On  conçoit  mal,  sans  doute,  une  Exposi- 
tion des  Lettres.  On  n’aperçoit  pas,  à priori,  sous 
quelle  forme  elle  se  produirait.  Pourtant,  n’estime- 
t-on  pas  qu’une  simple  pavillon  de  la  Presse,  un  palais 
de  congrès,  deux  classes  de  Librairie-Imprimerie  qui 
n’ont  rien  de  littéraire,  sont  insuffisants  pour  rappeler 
le  rôle  que  les  gens  <le  plume  tiennent  dans  notre  so- 
ciété moderne?  Que  n’a-t-on  pas  édifié,  par  exemple, 
un  palais  où  auraient  eu  lieu  des  récitations,  des 
lectures,  des  représentations  théâtrales  composées  de 
nos  chefs-d’œuvre  ? On  y a songé,  s'ans  doute,  mais  on 
s’est  heurté  aux  intérêts  des  théâtres  du  centre  de  la 
ville  el  on  a respecté  ceux-ci.  Il  en  résulte  que  les 

Lettres  ont  bien  l’air  d’avoir  été  oubliées 

•.  Paul  BLUYSEN. 


282 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Whéàtre 

LA  MUSIQUE 

THEATRE  NATIONAL  I)E  l’OPÉRA-COMIQUE 

Le  Juif  polonais.  Conte  populaire  d'Alsace , en  3 actes 
et  3 tableaux,  d'après  Erckmann-Chatrian , poème  de 
MM.  Henri  Cain  et  P. -B.  Gheusi,  musique  de  M.  Ca- 
mille Erlanger. 

La  donnée  du  Juif  polonais  est  très  simple  : c’est 
l’histoire  d’un  aubergiste  alsacien,  Mathis,  qui  a 
assassiné  un  voyageur  pour  lui  voler  sa  ceinture  pleine 
d’or.  Grâce  à son  crime,  il  a pu  éviter  la  ruine  et, 
bientôt,  tout  lui  a réussi.  Il  vient  de  fiancer  sa  char- 
mante fille,  Suzel,  au  maréchal  des  logis  de  gendar- 
merie Christian,  un  garçon  d’avenir;  il  est  adoré  de 
sa  femme,  entouré  d’amis  fidèles,  que  lui  manque-t-il? 
La  paix  de  la  conscience.  Toujours,  partout,  il  revoit 
le  visage  convulsé  du  Juif  polonais  ; toujours,  partout, 
il  croit  entendre  les  grelots  du  traîneau  de  la  victime. 
Et  il  boit  pour  s’étourdir,  il  boit  trop,  même,  car 
après  une  nuit  terrible,  nuit  peuplée  de  cauchemars 
effrayants  où  il  se  voit  traduit  en  cour  d’assises  et  con- 
damné, ilmeurt  d’apoplexie  foudroyante,  frappé  par  la 
justice  divine  qu’il  avait  impudemment  bravée  et  que, 
jusqu’à  cent  ans  sonnés,  il  espérait  braver  encore. 

Le  livret  que  MM.  H.  Cain  et  P. -B.  Gheusi  ont  tiré 
de  ce  sombre  drame  est  intéressant  et  bien  charpenté  ; 
mais,  pour  une  œuvre  musicale,  qui  a besoin,  en  ce 
qui  concerne  la  variété  et  l’évolution  faites  de  con- 
trastes des  pages  symphoniques,  d’un  certain  nombre 
de  péripéties  et  de  personnages  divers,  sinon  nom- 
breux, le  fait  de  ne  produire  qu’un  seul  type  (cardans 
ce  drame  il  n’y  a en  réalité  que  Mathis)  devait  inévi- 
tablement pousser  le  compositeur  vers  le  piège  où  il 
est,  en  dépit  de  son  talent,  malheureusement  tombé  : 
la  monotonie. 

C’est  le  remords,  toujours  le  remords,  qui  obsède 
Mathis,  et  qui,  malheureusement,  finit  pas  obséder 
aussi  l’auditeur. 

11  y a pourtant  de  remarquables  passages  dans  la 
partition  de  M.  Erlanger,  d’ailleurs  très  en  progrès  sur 
son  premier  ouvrage  : Kermaria.  Les  chœurs  à la 
cantonade,  religieux,  joyeux  ou  bachiques,  sont  très 
réussis  ; et  l'on  remarque,  au  premier  acte,  le  récit  de 
l’assassinat,  la  scène  du  cadeau  de  Mathis  à sa  fille, 
et  l’air  de  Mathis  : « Du  llorvald  ! — Par  ce  temps » 

Au  deuxième  acte,  le  duo  de  Mathis  et  de  sa  vieille 
épouse,  Catherine,  très  dramatique  au  début,  finit 
par  ce  passage,  exquis  de  tendre  sentimentalité  : « Oui, 
nous  allons  recommencer  notre  chère  existence...  »; 
mais  il  est  fâcheux  que  le  terne  et  vulgaire  duo 
d’amour  de  Christian  et  de  Suzel,  ainsi  que  tout  le 
final,  aussi  trivial  que  tapageur,  vienne  détruire  la 
bonne  impression  produite  par  toute  la  première 
moitié  de  ce  deuxième  acte. 

Le  troisième  acte,  bien  que  trop  long,  est  intéres- 
sant : l’auteur  y fait  preuve  d’un  grand  sentiment 
dramatique,  et  le  prélude  fait  remarquablement  pres- 
sentir les  belles  pages  qui  y abondent. 

On  a retrouvé  chez  M.  Maurel  (Mathis),  le  grand 
artiste  que  l’on  sait.  Le  Juif  polonais  est  sans  contredit 
une  de  ses  meilleures  créations.  Les  autres  rôles  sont 
bien  tenus  par  MM.  Clément  et  Carbonne,  très  à leur 
place  chacun  dans  des  rôles  fort  différents;  M.  Vieuille, 
un  bon  chanteur  doublé  d’un  comédien  parfait, 
MM.  Huberdeau,  Gresse,  Rothier  et  Viannenc. 


Mlle  Guiraudonest  charmante  dans  le  rôle  de  Suzel, 
et  Mlle  Gerville-Réache  est  douée  d’une  fort  belle  voix 
de  mezzo.  Mais  combien  défectueuse  est  sa  pronon- 
ciation ! Heureusement  que  ce  défaut  est  facile  à 
corriger. 

Comme  toujours,  M.  A.  Carré  a supérieurement 
traité  la  mise  en  scène  et  l’agencement  des  décors;  et 
l’orchestre,  sous  la  direction  de  M.  Luigini,  a brillam- 
ment triomphé  des  redoutables  difficultés  que  pré- 
sentent les  savantes  symphonies  de  M.  C.  Erlanger. 


Les  grands  oratorios  def  église  Saint  Eustache.  — La 

Passion  selon  saint  Mathieu,  de  J. -S.  Bach;  traduction 
nouvelle  de  MM.  Henri  de  Curzon  et  Eugène  d’Harcourt. 

Maestria  superbe,  comme  à l’ordinaire,  chez  le  chef 
d’orchestre,  M.  Eugène  d’Harcourt,  exécution  impec- 
cable, et,  partant,  succès  sur  toute  la  ligne,  tel  est  le 
bilan  des  matinées  des  12  et  13  avril  où  fut  donnée  à 
Saint-Eustache  l’audition  de  La  Passion  de  J. -S,  Bach. 

Le  colossal  ouvrage  du  grand  maître  allemand  se 
divise  en  deux  parties  : la  première  est  consacrée  aux 
complots  du  grand-prêtre  et  des  docteurs,  à l’institu- 
tion de  la  Cène,  à la  prière  sur  le  mont  des  Oliviers, 
à la  trahison  de  Judas  et  à l’arrestation  du  Christ.  La 
seconde  partie  comprend  l’interrogatoire  par  Caïphe, 
le  reniement  de  Pierre,  Parrèt  de  Ponce  Pilate,  la 
mort  de  Judas,  le  message  de  la  femme  de  Pilate, 
l’arrivée  au  Golgotha,  le  crucifiement,  la  mort,  et 
l’ensevelissement  de  Jésus.  La  première  partie  n’est 
en  quelque  sorte  que  la  préparation  de  l’autre,  avec 
laquelle  elle  forme  un  contraste  frappant.  Comme  l’a 
dit  avec  raison  M.  Ernest  David  : « D’un  côté  règne  un 
calme  solennel,  de  l’autre  un  mouvement  passionné  ; 
ici  l’élément  lyrique  domine,  là  c’est  l’élément  dra- 
matique. » 

C’est  à M.  Eugène  d’Harcourt  que  revient  l'honneur 
d’avoir  donné  en  France  l’audition  intégrale  de  la  Pas- 
sion. La  première  partie  et  le  final  furent  exécutés  en 
1 868 au  Panthéon  sous ladirecti onde Pasdeloup.Lamou- 
reux  produisit,  en  1874,  le  même  ouvrage,  mais 
allégé  par  de  notables  coupures.  Il  appartenait  à la 
Société  des  grands  oratorios  de  Saint-Eustache  d’aller 
plus  loin  en  nous  faisant  entendre  l’œuvre  entière,  et 
ce,  sous  son  véritable  jour,  c’est-à-dire  en  tant  que 
musique  d’église  et  non  de  concert;  musique  popu- 
laire dans  la  vraie  acception  du  mot,  comme  le  dit 
Spitta  dans  sa  biographie  de  J. -S.  Bach  : «Cette  qua- 
lité n’est  pas  seulement  fondée  sur  la  vigoureuse 
accentuation  du  choral,  sur  le  lien  avec  certaines  per- 
ceptions populaires,  ou  sur  la  fidèle  imitation  d’usages 
chers  à l’Église;  elle  repose  sur  le  caractère  général  de 
la  musique  qui,  malgré  sa  profondeur,  sa  largeur,  sa 
plénitude  et  tout  fart  qui  s’y  révèle,  offre  partout, 
comme  traits  principaux,  la  pureté  et  la  simplicité.  » 

Voilà,  en  quelques  lignes,  la  saine  et  brève  appré- 
ciation des  qualités  de  premier  ordre  de  la  Passion.  Se 
livrer  à une  analyse  approfondie  des  beautés  sans 
nombre  dont  fourmillent  les  pages  de  cet  oratorio 
serait  une  tâche  bien  ardue,  pour  ne  pas  dire  inter- 
minable. 

Bornons-nous  donc  à remercier  encore  une  fois 
M.  d’Harcourt  des  beaux  concerts  qu’il  nous  donne, 
et  à féliciter  son  orchestre,  ses  chœurs  et  ses  solistes, 
de  surmonter  si  bien  les  redoutables  difficultés  que 
présente  l’exécution  de  pareils  chefs-d’œuvre. 

. Em.  FOUQLET. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


283 


VARIÉTÉS 

La  nouvelle,  controuvée  d’ailleurs,  de  la  mort  de  Bellacoscia 
donne  un  regain  d’aclualité  à la  page  que  voici,  écrite  à l’époque 
où  le  célèbre  bandit  corse  était  en  exil  à Marseille. 

DANS  LE  JVIAQUIS 

Des  bruyères  en  long  bouquet,  des  chèvrefeuilles 
dont  le  parfum  grise;  puis,  éparpillés,  sur  le  flanc  de 
la  montagne,  des  touffes  épaisses  de  myrtes  et  de 
thyms,  des  cistes  et  des  genêts  aux  branches  grêles 
qui  s’enchevêtrent,  des  arbousiers  mêlés  aux  lentisques, 
et  qui  dégringolent  en  rangs  serrés  sur  la  pente  roide 
jusqu’au  torrent  qui  tout  au  fond  roule  ses  claires 
eaux  : c’est  le  maquis. 

Depuis  l’aube,  bandit  novice,  j'habite  ces  fourrés 
impénétrables  et  embaumés,  et  je  contemple,  sans 
pouvoir  rassasier  ma  vue,  ce  spectacle  dont  la  gran- 
diose vision  éblouira  longtemps  mon  esprit. 

Derrière  moi,  un  peu  à gauche,  le  Monte  d’Oro 
dresse,  à d’invraisemblables  hauteurs,  ses  arêtes  que 
lèchent  les  nuages,  et  sur  ma  tète,  la  Pentica  alterne 
ses  gorges  arides  et  ses  coteaux  escarpés  où  les  mé- 
lèzes et  les  pins  forment,  à distance,  comme  de  grands 
tapis  de  mousse.  Devant  moi,  à perte  de  vue,  les  monts 
lointains  que  dorent  les  premiers  rayons,  allongent 
leurs  crêtes  qu’estompe  encore  la  brume  matinale  ; 
plus  près,  dans  un  chaos  de  verdure,  la  forêt  de  Vizza- 
vona  déploie  en  amphithéâtre  sa  sombre  masse  de 
hêtres  touffus,  de  pins  altiers  et  de  châtaigniers 
géants.  A mes  pieds,  dans  la  profondeur  de  la  vallée, 
le  petit  village  de  Bocognano  disperse  le  long  du  chemin 
ses  maisonnettes  grises. 

C’est  là  que  je  suis  arrivé  hier,  à la  nuit  noire,  par 
un  chemin  de  fer  paresseux  qui  semblait  s’amuser  en 
route. 

Bocognano  est  la  halte  obligatoire  pour  le  touriste 
qui  veut  pénétrer  dans  le  maquis.  Une  vieille  auberge 
s’y  trouve,  pleine  de  souvenirs,  et  où  il  faut  descendre, 
si  l’on  ne  veut  pas  passer  la  nuit  à la  belle  étoile,  en 
la  compagnie  des  chèvres  qui  vivent  en  liberté  dans 
les  fossés  du  chemin.  Et  c’est  dans  cette  hospitalière, 
mais  peu  confortable  maison  que  je  m’étais  arrêté  : 
quelque  curiosité  d’ailleurs  m’y  attirait.  Je  me  rappe- 
lais le  voyage  deCaliban  en  Corse,  et  j'avais  à l’esprit 
le  souvenir  de  certaine  hôtesse  à qui  notre  spirituel 
confrère  prodigua  toute  une  journée  de  tabagiques 
joies  : Marthe. 

Et  ce  fut  Marthe  elle-même  qui  vint  m’ouvrir. 
Dois-je  refaire  ici  le  portrait  que  mon  brillant  cama- 
rade a si  bien  tracé  ? C’est  toujours  la  même  grosse 
figure  poilue,  avec  des  yeux  rouges  et  des  dents  de 
carnassier;  le  même  corps  robuste  dont  l’allure 
pesante  cache  une  souplesse  et  une  agilité  que  jalou- 
sent les  moufflons  de  la  montagne.  Marthe  boit  encore 
avec  intrépidité  et  fume  toujours  la  pipe  avec  ivresse. 
Je  discela  pour  Bergeratqui  a tout  fait  pour  entretenir 
chez  elle  cette  double  passion  : en  lui  versant  un  jour 
du  champagne  et  en  lui  offrant  un  bout  d’ambre  mer- 
veilleux. Mais,  hélas  ! la  pipe,  la  superbe  pipe  n’esL 
plus  entre  ses  lèvres  moustachues  : un  matin  qu’elle 
allait  au  maquis  porter  du  pain  aux  Bellacoscia,  Marthe 
fut  accrochée  par  une  branche  d’arbousier,  et  le  pré- 
cieux souvenir  quitta  sa  grande  bouche  pour  se  briser 
sur  le  rocher.  Depuis  cette  époque,  c’est  d’un  vieux 


culot  crasseux  que  l’éternelle  fumeuse  tire  ses  noires 
bouffées. 

Je  fus  bientôt  l’ami  de  Marthe  ; quand  je  lui  racontai 
que  je  connaissais  M.  Bergerat  et  que  j’aurais  proba- 
blement l’occasion  de  le  revoir  :«  Ah!  di tes-lui , sou- 
pira-t-elle,  que  je  l’aime  beaucoup,  que  je  voudrais  le 
revoir;  avouez-lui  aussi  que  j’ai  cassé  ma  pipe  et  que 
j’en  suis  bien  triste.  » 

Je  promis  de  faire  la  commission  et  j’en  fus  aussitôt 
récompensé;  quelques  minutes  après,  j’avais  sur  la 
table  un  repas  extraordinaire  : une  soupe  de  tomates, 
ignorée  de  nos  restaurants  parisiens;  le  poivre  y était 
jeté  avec  tant  d’abondance  que  facilement,  à la  der- 
nière cuillerée,  j’aurais  avalé  d’un  trait  le  torrent  de 
la  Gravona  que  dans  la  nuit  j’entendais  gronder 
derrière  la  maison . Puis,  arrivèrent  des  plats  étranges  : 
on  me  servit  un  morceau  de  moufflon  rôti  qui  ressem- 
blait à du  rhinocéros;  si  je  ne  cassai  pas  ma  fourchette 
à le  découper,  c’est  que  je  n’en  avais  pas  et  que  je 
mangeais  avec  les  doigts.  Et  le  souper  fut  continué 
par  un  fromage  invraisemblable!...  Devant  ce  menu 
terrible  je  fis  bonne  contenance,  car  Marthe  me  re- 
gardait, et  je  ne  voulais  pas,  en  grignotant  du  bout 
des  dents,  lui  faire  le  moindre  affront. 

« Puisque  vous  voulez  aller  dans  le  maquis,  me  dit- 
elle,  vous  aurez  demain,  à la  première  heure,  sous 
votre  fenêtre,  un  guide  qui  vous  fera  quelque  plaisir.  » 
Elle  savait  déjà  que  j’avais  vu  Bellacoscia  à Marseille 
et  que  j’avais  parlé  de  lui  dans  l'Écho  de  Paris. 
« Vous  serez  conduit  dans  la  montagne  par  le  fils 
d’Antoine  Bonelli,  et  à votre  retour  de  la  Pentica, 
vous  me  donnerez  des  nouvelles  de  votre  compagnon 
de  voyage.  » 

Toute  la  nuit  je  rêvais  d’aventures  extravagantes, 
de  rencontres  à main  armée  dans  la  montagne,  de 
chute  au  fond  des  précipices  et  de  carabines  braquées 
sur  moi  de  toutes  parts  dans  l’épaisseur  des  taillis.  Ce 
n’était  qu’un  cauchemar;  de  chute,  je  n’en  avais  fait 
qu’une  : ma  paillasse  ayant  pris,  sous  mes  mouve- 
ments de  dormeur  agité,  la  forme  d’un  talus,  j’avais 
dégringolé  jusqu’à  terre  ; c’était  d’ailleurs  en  temps 
utile,  car  déjà,  sur  le  chemin  encore  noir,  le  jeune 
Guiseppe  m’attendait. 

Nous  voilà  en  route,  dans  la  nuit  qui  commence  à 
pâlir,  au  milieu  des  chèvres  réveillées  dont  le  museau 
vient  flairer  mes  culottes.  Le  but  de  mon  excursion 
n’est  pas  la  cime  escarpée  de  la  Pentica;  je  veux  seu- 
lement m'avancer  assez  dans  le  maquis  pour  en  con- 
naître le  sauvage  mystère. 

A mes  côtés  mon  guide  trotte,  la  jambe  leste.  Le 
fils  de  Bellacoscia  est  un  gamin  de  treize  ans  à peine, 
mais  déjà  ses  épaules  larges,  sa  taille  bien  prise  et 
ses  extrémités  solides  accusent  un  développement  pré- 
coce. Son  œil  est  triste,  comme  si  dans  cette  jeune 
tète  il  y avait  déjà  de  graves  soucis.  Guiseppe  Bonelli 
répond  d’abord  à peine  à mes  questions  ; ilsemblese 
méfier  et  me  dévisage  en  dessous,  froidement.  Puis, 
peu  à peu,  son  regard  devient  moins  dur,  et  nous 
finissons  par  causer  comme  deux  vieux  amis.  L’histoire 
de  ce  petit  garçon  est  vraiment  extraordinaire,  et  la 
voici  telle  qu'il  me  l’a  racontée,  pendant  que  nous 
escaladions  d’impraticables  chemins,  dans  la  farouche 
envolée  d’oiseaux  que  notre  passage  troublait. 

Le  fils  d’Antoine  Bellacoscia  fait  l’admiration  de 
tout  Bocognano.  Elève  do  l’école  communale,  il  a 
obtenu  en  juillet  dernici  le  certificat  d’études,  le 
premier  de  sa  classe.  Sa  mère,  qui  habite  le  canton 


284 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


voisin,  l’a  confié  à ses  deux  oncles,  gendarmes  en 
retraite;  mais  Giuseppe  veut  vivre  seul,  afin  de  pou- 
voir travailler  à sa  fantaisie,  sans  être  dérangé.  Et 
c’est  pour  cela  que  ce  gamin,  en  qui  se  trouve  déjà 
le  bon  sens  d’un  homme,  s’est  fait  l’existence  d’un  vieux 
garçon.  Dans  la  chambre  que  ses  parents  lui  ont 
donnée  au  village,  il  fait  sa  cuisine  et  son  petit  mé- 
nage; c’est  lui  qui  va  à la  fontaine  avec  sa  cruche, 
allume  son  feu  et  prépare  ses  repas.  Gela  fait,  il  ouvre 
ses  livres  et  lit  éperdument  tout  le  long  du  jour.  Et 
comme  je  lui  demandais  quelle  était  son  ambition, 
Guiseppe  me  répondit  avec  assurance  : « Je  veux  être 
officier  ou  ingénieur;  et  je  le  serai,  car  je  suis  têtu.  » 
Je  lui  parlai  de  son  père,  je  lui  dis  que  je  l’avais  vu  à 
Marseille  et  que  nous  avions  longuement  causé  de 
lui.  Alors  sa  voix  se  fit  triste  et  il  me  demanda  : 
« Le  reverrez-vous,  en  rentrant  à Paris?  » Je  le  lui 
promis.  — « Alors,  me  dit-il,  je  vous  remettrai  pour 
lui  une  lettre  qui  lui  apportera  de  mes  nouvelles. 
Puisque  je  dois  rester  encore  quelques  semaines  sans 
le  voir,  je  veux  qu'il  sache  bien  que  je  ne  l’oublie  pas. 
Voilà  près  de  deux  mois  que  je  ne  l’ai  vu;  la  dernière 
fois  que  je  l’ai  embrassé,  c’est  à Bastia,  le  jour  de  son 
procès.  Mes  oncles  ne  voulaient  pas  me  laisser  aller 
là-bas,  et  je  partis  tout  seul,  malgré  eux,  avec  un 
peu  d’argent  que  ma  mère  et  des  amis  m’avaient 
donné.  Et  s’il  le  fallait,  si  j’étais  sur  que  mon  père 
ne  dût  jamais  revenir  à P>oc.ognano,  je  ferais  la  tra- 
versée comme  mousse  au  besoin,  afin  d’aller  le  trou- 
ver. » 

Et  le  jeune  Giuseppe  me  racontait  cela,  tout,  en 
escaladant  des  sentiers  que  n’avait  pas  frayés  la  botte 
\des/gendarmes;  sur  nos  têtes,  des  aigles  passaient,  les 
ailes  éployées,  se  dirigeant  vers  les  cimes,  et  tout 
autour  de  nous,  des  genévriers  et  des  cistes  en  fleurs 
s’exhalaient  des  parfums  pénétrants.  Nous  allions 
dans  la  paix  de  ces  vastes  solitudes;  de  temps  en 
temps,  des  sifflets  de  berger  jetaient  dans  l’air  tran- 
quille leurs  notes  aiguës,  et  des  hauteurs  de  la  Pen- 
tica,  de  légers  éboulements  dégringolaient  sous  le 
pied  léger  de  quelque  moufflon  voyageur. 

Et  quand  nous  fûmes  à mi-chemin  de  la  montagne, 
en  plein  maquis,  nous  fîmes  halte.  Une  lampée  prise 
à la  gourde  où  Marthe  avait  enfermé  un  alcool  géné- 
reux nous  donna  des  forces;  et  tandis  que  le  soleil  se 
levait  derrière  les  pics  dentelés  du  Monte  d’Oro,  Giu- 
seppe me  raconta  l’histoire  des  Bellacoscia  ; non  point 
celle  qu’a  créée  la  légende,  mais  celle  que  son  père  a 
vécue  pendant  près  d’un  demi-siècle.  Et  je  compris 
que  ce  garçon  de  treize  ans  avait  d’autres  ambitions 
et  caressait  d’autres  rêves. 

Puis,  quand  il  eut  fini  de  parler,  je  sortis  de  ma 
sacoche  de  l’encre  et  du  papier,  et  pendant  que  je 
rédigeais  ces  notes  rapides,  Guiseppe  écrivit  au  crayon 
sur  une  feuille  blanche  une  courte  lettre  où  je  lus 
cette  suscription  : 

« A mon  infortuné  père  Antoine  Bonelli  (Bellacoscia). 

« Marseille.  » 

Tout  à côté  de  nous,  un  merle  taquinait  de  son 
bec  des  grappes  de  baies  sauvages  et,  sautillant  de 
branche  en  branche,  joyeusement  sifflait. 

Bocognano.  — Septembre  1892. 

Ch.  FORMENTIN. 

*t> 


Géographie 

Au  Tchad.  — Rabah,  potentat  nègre,  et  les  trois  missions 
françaises  autour  du  lac  Tchad. 

Après  Samory,  Rabah.  Le  continent  noir  recèle  en- 
core bien  des  surprises.  Les  lecteurs  du  Magasin 
Pittoresque  connaissent  l’histoire  — et  la  fin  — du 
célèbre  chef  soudanais,  Samory,  et  sa  capture  par  la 
colonne  Gouraud.  La  vie  de  Rabah,  aventurier  et  con- 
quérant dans  le  Soudan  orienlal,  n’est  pas  moins 
édifiante.  Ce  personnage,  d’humble  origine,  a su  se 
tailler  un  véritable  empire  dans  le  cœur  de  l’Afrique, 
entre  le  Niger  et  le  Nil,  et  résista  avec  succès  à toutes 
les  tentatives  de  pénétration  européenne.  Fils  d’une 
esclave  et  frère  de  lait  et  associé  à un  gros  marchand 
d’esclaves  nommé  Ziber,  Rabah  fit  ses  premières  armes 
contre  Gessi  Pacha,  envoyé  par  le  gouvernement 
d’Egypte  pour  combattre  l’esclavage  (1878-1881).  Re- 
foulé vers  l’ouest,  l’ancien  compagnon  de  Ziber  (ce 
dernier  en  ce  moment  encore  captif  au  Caire)  soumit 
peu  à peu  les  principicules  des  environs  du  lac  Tchad 
auxquels  il  enjoignit  de  s’opposer  à l’entrée*de  blancs 
dans  leur  pays.  C’est  sur  l’instigation  de  Rabah  qu’eut 
lieu  le  massacre  de  la  malheureuse  mission  Crampel 
(1891;.  L’arrivée  des  Belges  dans  le  haut  Congo  n’em- 
pêcha pas  le  nouveau  sultan  de  s’établir  solidement 
dans  le  Baghirmi,  qu’il  choisit  comme  quartier  géné- 
ral et  d’où  il  étendit  son  autorité  sur  les  paysà  l’entour. 
Il  s’empaia  successivement  du  Bornou,  au  nord-ouest, 
du  Dar  Rounga,  du  Dar  Fertil,  du  Dar  Banda  à l’est 
et  au  sud  de  sa  résidence,  faisant  payer  tribut  à une 
vingtaine  de  peuplades  soumises  à sa  domination. 
Son  prestige  grandit  naturellement  à mesure  que  les 
conquêtes  s’augmentaient.  11  fit  preuve  d’ailleurs 
d’une  certaine  habileté  administrative  et  sut  même 
attacher  à sa  personne  un  homme  dévoué,  sorte  de 
mahdi  ou  saint,  qui  prêcha  partout  la  gloire  du  nou- 
veau maître.  Ce  fut  pendant  l’absence  de  Rabah, 
retenu  dans  le  Sokoto,  que  l’explorateur  Gentil  parvint 
à traverser  le  Baghirmi,  en  descendant  le  Chari,  et 
lança  son  bateau,  le  Lion  Blot,  sur  le  Tchad.  Le 
chef  de  ce  pays  fut  sévèrement  châtié  lors  du  retour 
de  Rabah,  pour  avoir  laissé  pénétrer  sur  son  territoire 
les  « frères  de  Crampel  ».  Acetle  époquese  place  aussi 
la  capture  de  notre  compatriote,  M.  de  Behagle,  et 
quelques  semaines  plus  tard,  le  désastre  de  la  colonne 
Bretonnet,  anéantie  dans  un  engagement  avec  le 
redoutable  conquérant  (juillet  1899).  Les  journaux 
ont  reproduit  le  rapport  adressé  au  ministère  des 
Colonies  sur  l’affaire  de  Kouno  (29  octobre  1899) 
durant  laquelle  les  forces  françaises,  sous  les  ordres 
du  capitaine  Robillot,  ont  infligé  une  sanglante  défaite 
aux  troupes  de  Rabah.  Ce  dernier,  grièvement  blessé, 
est  en  fuite  ; sa  puissance  peut  être  considérée  comme 
annihilée.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  fait  d’ar- 
mes, glorieux  assurément,  mais  cher,  puisqu'il  a coûté 
la  vie  à plusieurs  de  nos  soldats  européens  et  à une 
quarantaine  de  Sénégalais.  Rappelons  seulement  que 
Kouno  se  trouve  sur  la  rive  droite  du  Chari,  à quel- 
ques dizaines  de  kilomètres  au-dessous  du  lac  Tchad, 
vers  le  10°  degré  de  latitude  nord  (à  peu  près  la  latitude 
de  Fachoda)  et  l'o°de  longitude  est  de  Paris.  Trois  mis- 
sions françaises  évoluent,  ou  ont  évolué  ces  temps  der- 
niers,autour  du  lac  Tchad  : la  mission  Foureau-Lamy, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


285 


dont  les  lecteurs  du  Magasin  Pittoresque  connaissent 
les  principales  étapes;  la  colonne  Joalland,  qui  com- 
prend les  débris  de  l’expédition  Voulet-Chanoine  ; et, 
enfin,  les  forces  réunies  du  Chari  concentrées  sous 
les  ordres  du  commissaire  Gentil.  Du  succès  de  ces 
missions  dépend  notre  établissement  définitif  sur 
les  bords  du  grand  lac.  Une  ère  d’exploitation  et  de 
profits  va-t-elle  bientôt  succéder  aux  combats  et  aux 
conquêtes  ? Tous  les  esprits  sérieux  et  pondérés  le 
désirent. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Une  récente  circulaire  du  ministre  de  la  guerre  vient 
de  rappeler  fort  sagement  aux  chefs  de  corps  que  le 
temps  des  périodes  d’instruction  des  réservistes  doit 
être  consacré  uniquement  à leur  préparation  au  service 
de  guerre.  A l’époque  où  le  militarisme  est  battu  en 
brèche  dans  ses  œuvres  vives,  les  uns  proposant  la  ré- 
duction du  service  militaire  dans  l’armée  active,  les 
autres,  la  suppression  des  périodes  d’exercices  pour  les 
réservistes  et  les  territoriaux,  il  est  bon  que  le  ministre 
rappelle  l’observation  des  principes  essentiels  qui  sont 
la  raison  d’être  du  militarisme. 

L’armée  active,  elle,  façonne,  moule,  pétrit  les  jeunes 
gens  que  lui  confie  la  conscription  et  doit  les  rendre 
aptes  à former  à la  France  une  armée  de  première 
ligne  pourvue  de  toutes  les  qualités  requises.  Celle-ci 
doit  être  dressée  à la  discipline  et  à la  manœuvre, 
instruite  au  tir  de  guerre,  entraînée  à la  marche,  et 
nourrie  de  cet  esprit  offensif  qui  fait  la  force  du  soldat 
français. 

D’aucuns  prétendent  que  deux  années  suffiraient  à 
obtenir  dans  l’armée  tous  les  résultats  désirés.  Leur 
optimisme  volontaire  leur  fait  tourner  les  difficultés 
sans  les  considérer,  et  escompter  des  améliorations 
sociales  qui  ne  sont  rien  moins  que  problématiques. 
Les  partisans  du  statu  quo  leur  opposent  des  argu- 
ments tirés  du  souci  même  des  intérêts  supérieurs  de 
la  défense  nationale,  et  sur  lesquels  il  n’est  nul  besoin 
de  disserter  longuement  pour  se  faire  une  conviction, 
pourvu  que  l’on  n’y  apporte  aucun  esprit  de  parti, 
aucun  intérêt  personnel. 

Tout  d’abord,  nos  cadres  subalternes  sont  actuelle- 
ment insuffisants,  et  cela,  malgré  tous  les  efforts  pra- 
tiques tentés  dans  ce  sens,  et  tous  les  sacrifices  pécu- 
niaires consentis  par  le  pays  pour  doter  l’armée  du 
nombre  de  rengagés  nécessaires  au  bon  fonctionnement 
de  l’instruction,  de  l’éducation  et  de  la  discipline  mili- 
taires. Ces  besoins  deviendraient  encore  plus  grands, 
et  la  pénurie  des  cadres  se  ferait  encore  plus  vivement 
sentir  après  l’adoption  du  service  de  deux  ans.  Avant 
de  réduire  le  temps  du  service  militaire,  il  faudrait 
préparer  à l’armée  les  moyens  de  supporter  cette  ré- 
duction sans  danger  de  désorganisation.  Autrement, 
ce  serait  mettre,  comme  on  le  dit  vulgairement,  la 
charrue  ayant  les  bœufs,  et  la  dégringolade  militaire 
tournerait  bien  vite  à la  débâcle  dès  le  temps  de  paix. 

En  deuxième  lieu,  l’armée  se  compose  d’infanterie, 
de  cavalerie,  d’artillerie,  et  de  spécialistes  dont  le 
nombre  ainsi  que  la  variété  augmentent  chaque  jour 
avec  les  progrès  delà  science  militaire.  Si,  à la  rigueur, 
deux  années  peuvent  suffire  pour  instruire  les  fantas- 
sins, en  leurapprenant  à marcher  en  troupe  sans  trop 


de  désordre  apparent,  elles  sont  absolument  insuffi- 
santes au  dressage  et  à l’instruction  des  cavaliers  et 
des  artilleurs,  voire  même  des  spécialistes.  Sur  ce 
point,  on  est  généralement  d’accord.  Or,  sur  quelles 
bases  s’appuiera-t-on,  dans  notre  démocratie,  pour  for 
cer  les  cavaliers  et  les  artilleurs  à servir  plus  longtemps 
que  les  fantassins?  El  ici,  Ton  peut  répondre  aux  par- 
tisans du  service  réduit  qui  proclament,  sans  trop  savoir 
pourquoi,  que  l’Allemagne  se  contente  (si  peu  et  si  à 
regret)  du  service  de  deux  ans,  que,  chez  nos  voisins, 
les  cavaliers  et  les  artilleurs  sont  astreints  à trois  ou 
quatre  années  de  service.  Allez  donc  faire  avaler  cette 
c.ouleuvre-là  à nos  bons  électeurs  ! 

Alors,  quoi?  Mettez  tout  le  monde  à pied,  cela  fera 
des  économies  de  chevaux  et  de  canons.  Après  cela, 
l’Allemand  ou  tout  autre  bon  voisin  ami  vous  man- 
gera, fils  de  Gaulois. 

Gapitaine  FANFARE. 

« 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

J’encourage  ici  tous  les  sports  de  plein  air,  mais  je 
ne  saurais  encourager  certains  fanatiques  de  l’auto- 
mobile, pour  qui  les  records  à battre  sont  le  but  prin- 
cipal.de  la  vie  sportive.  Ils  en  perdent  véritablement 
la  tète  ; mais  ceci  ne  serait  encore  rien,  la  liberté  in- 
dividuelle étant  chose  sacrée  et  permettant  jusqu’aux 
folies.  Mais  l’important  et  le  terrible  en  même  temps, 
c'est  qu’ils  cassent  la  tète...  des  autres,  de  l’inoffensif 
passant  et  du  spectateur  imprudent  qui  va  applaudir  à 
leurs  exploits. 

La  course  Roubaix-Paris  s’est  terminée  tristement: 
à la  Groix-de-Noailles,  tout  près  de  Saint-Germain,  à 
un  virage,  un  tricycle  à vapeur,  au  lieu  de  continuer 
sa  route,  a fait  une  trouée  dans  la  foule  des  curieux  et 
a grièvement  blessé  plusieurs  personnes,  et,  entre 
autres,  Mme  Charles  Bos,  la  femme  du  sympathique 
député  de  Paris. 

Les  enragés  des  vitesses  vertigineuses  ont  plaidé 
très  tranquillement  en  faveur  des  écraseurs,  en  ou- 
bliant de  plaindre  les  écrasés.  Cette  manière  fin  de 
siècle  déjuger  cet  accident  ne  saurait  m’étonner. 

Je  l’ai  écrit  déjà  et  je  le  répète  : nous  nous  sommes 
lancés  dans  les  sports  de  vitesse  sans  mesure,  et  les 
hommes  de  bon  sens  ne  sont  plus  écoulés. 

Seulement  il  va  falloir  écouter  les  hommes  qui  dé- 
tiennent l’autorité  et  qui  ont  fini,  eux,  par  s’émou- 
voir. 

Le  préfet  de  police,  le  directeur  de  la  Sûreté  géné- 
rale ont  donné  des  instructions  pour  qu’un  frein  fût 
mis  à ces  courses  d’automobiles  ou  de  tricycles,  quasi 
quotidiennes,  sur  route.  Il  ne  s’agit  pas  de  supprimer 
l’automobile,  mais  il  est  nécessaire  de  régler  ce  sport. 

Quelques-uns  croient  à la  mort  de  l’industrie  auto- 
mobile, si  on  donne  moins  de  facilité  aux  courses  sur 
route.  Allons  donc!  M.  le  comte  de  Dion,  qui  se  trouve 
à la  tète  d’une  des  plus  importantes  maisons  d’automo- 
biles, déclare,  avec  autorité,  que  les  courses  ne  servent 
plus  à rien.  Que  si  cependant  on  veut  en  faire,  qu’on 
fonde  un  automobilodrome,  comme  on  a fondé  un  peu 
partout  des  vélodromes. 

L’accident  de  la  Groix-de-Noailles  n’est  d’ailleurs 
pas  un  accident  isolé:  au  Bois  de  Boulogne,  tout  der- 
nièrement, un  enfant  aux  joues  roses  et  qui  riait  à la 


286 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


vie  a été  écrasé  par  un  tricycle  à vapeur  marchant  à 
toute  vitesse. 

Le  triste  héros  de  ce  crime  — disons  le  mot,  il  n’a 
rien  d'exagéré  — ne  s’est  pas  arrêté  pour  tenter  de 
rappeler  à la  vie  sa  pauvre  victime.  J1  a continué  sa 
course,  en  l’accélérant. 

Le  hon  public  commence  à se  fâcher  tout  à fait  en 
présence  de  ces  accidents  réitérés,  et  il  devient  féroce 
à l’endroit  de  ceux  qui  ne  cherchent  qu’à  « dévorer  ;> 
l’espace,  au  risque  de  tuer  quelqu’un  en  route. 

Dans  les  rues  de  Paris  même  il  est  arrivé  à chacun  de 
nous  de  voir  des  chauffeurs  tricyclistes  et  automo- 
bilistes marcher  à des  vitesses  extraordinaires,  sans 
se  préoccuper  du  malheureux  piéton. 

Grâce  à M.  Lépine,  et  grâce  à M.  Cavard  — il  faut 
l’espérer  du  moins  — nous  allons  être  protégés. 

J’ai  été  dur  pour  les  fous  — qui  ne  sont  pas  du  tout 
inoffensifs  (ils  l’ont  montré),  — mais  j’admire  les  rai- 
sonnables qui  font  du  sport  un  entrainement  hygié- 
nique et  un  agréable  passe-temps. 

Mon  excellent  confrère,  M.  Lœwy,  directeur  de 
l 'Extra- Blatt  de  Vienne,  est  venu  de  Vienne  à Paris  en 
automobile,  et  j’ai  eu  le  plaisir  de  causer  avec  lui  de 
son  voyage.  11  se  contentait  de  faire  20  kilomètres  à 
l’heure,  ce  qui  est  une  bonne  vitesse,  mais  une  vitesse 
qui  n’a  rien  d’exagéré.  De  la  sorte,  il  a pu  jouir  des 
endroits  qu’il  traversait  et  recevoir  partout  le  plus 
sympathique  accueil. 

A la  frontière  française,  cependant,  il  a éprouvé 
quelques  ennuis.  On  ne  voulait  pas  la  lui  laisser 
franchir,  sous  prétexte  que  l’autorité  supérieure  n’avait 
pas  fait  parvenir  ses  instructions  au  sujet  du  passage 
des  automobiles.  11  a attendu  une  journée,  avant  que 
les  ordres  aient  été  reçus. 

Voilà  les  bienfaits  de  la  bureaucratie,  qui  ne  sont 
pas  spéciaux  à notre  pays,  je  me  hâte  de  le  proclamer. 
En  Allemagne,  notamment,  les  touristes  rencontrent 
des  difficultés  semblables. 

11  serait  temps  d’abaisser  les  barrières  bureaucra- 
tiques pour  les  honnêtes  gens  de  tous  pays. 


Le  lawn-tennis,  jeu  anglais  qui  ressemble  énormé- 
ment à notre  longue  paume,  a eu,  il  y a une  dizaine 
de  jours,  son  tournoi  annuel. 

La  galerie  était  très  nombreuse,  même  pendant  les 
jours  de  semaine,  et  très  élégante  aussi. 

Le  Tennis-Club  de  Paris  avait  organisé  une  réu- 
nion very  select,  comme  on  dit  en  anglais,  où  les 
jolies  femmes  et  les  misses  exquises  ne  manquent  pas, 
et  c’est  plaisir  de  voir  manier  si  adroitement  la  ra- 
quette par  ces  jeunes  gens  et  ces  jeunes  filles,  dont 
la  plupart  ne  comptent  pas  plus  de  vingt-cinq  prin- 
temps. 

Parmi  les  vétérans  — qui  d’ailleurs  restent  jeunes 
et  le  demeureront  toujours  — je  citerai  M.  Hébrard  de 
Villeneuve,  président  de  la  Société  d'encouragement 
à l’escrime,  qui  pratique  tous  les  sports,  ou  presque 
tous,  avec  un  égal  talent. 

Je  dois  dire  que  les  Anglais  et  les  Américains 
nous  sont  très  supérieurs  au  jeu  de  lawn-tennis. 

J’adresserai  à ce  tournoi  une  critique. 

Le  désir  presque  exclusif  d’enregistrer  des  points, 
pour  gagner  une  partie,  enlève  au  jeu  de  lawn-tenuis 
de  sa  grâce  et  de  son  élégance.  Combien  je  préfère  à 
ce  concours  les  matchs  simples  sur  les  pelouses  enso- 


leillées d’où  le  gai  babil  n’est  pas  exclu,  et  où  le  rire  se 
mêle  joyeux  au  lancer  de  la  balle  et  aux  péripéties 
d’une  lutte  où  les  camps  opposés  ne  mettent  pas  trop 
d’amour-propre  et  ne  recherchent  pas  l’effort,  se 
contentant  de  s’amuser  et  d’amuser  leurs  amis  dont 
les  yeux  sont  souvent  ravis! 

L’art  joue  son  rôle  dans  tous  les  sports,  et  je  ne  suis 
pas  étonné  que,  dans  nos  salons  de  peinture,  les 
sports  tiennent  une  place  de  plus  en  plus  grande.  1 

Le  lawn-tennis  a inspiré  la  verve  de  plusieurs 
artistes  et  ce  n’est  que  justice. 

Il  y a des  groupes  charmants  à évoquer  et  de  beaux 
éclats  de  jeunesse  à rendre  sur  la  toile,  au  milieu  des 
vertes  pelouses. 

Maurice  LEUDET. 

NOTES  D’ART 

La  médaille  du  Campodei.  Fiori, retrouvée  à Ilomepar 
M.  Boyer  d’Agen,  pose,  depuis  un  an,  aux  académies 
savantes  du  monde  entier  qui  l’étudient,  le  difficile 
problème  de  l’origine  de  ce  portrait  de  Jésus,  le  plus 
authentique  peut-être,  à coup  sûr  le  plus  merveilleux. 
Pour  aider  aux  recherches,  la  Société  d'édition  artistique 
au  Pavillon  de  Hanovre  publie  aujourd’hui,  en  une 
superbe  héliogravure,  un  agrandissement  dix  fois 
plus  fort  que  l’original.  Cette  dernière  expérience,  où 
le  type  judaïque  s'accuse  exceptionnellement  par 
l’épaisseur  des  lèvres  et  du  nez,  annule  l’hypothèse 
des  partisans  de  la  Renaissance  qui  attribuaient  à 
Léonard  de  Vinci  la  création  de  ce  portrait  idéal.  Ne 
faudra- t-il pas  conclure,  au  contraire,  devant  les  détails 
individuels  que  ce  portrait  accuse,  à une  reproduction 
fidèle  de  l’image  du  Christ  et  à une  composition  de 
1 époque  romaine  des  Antonins,  dont  le  style  de  cette 
médaille  simplifiée  el  de  ce  pur  chel-d’œuvre  rappelle 
la  classique  et  inimitable  période  ? 

Les  Conseils  de  Me  X... 

Quand  un  bambin  témoigne,  en  confectionnant  des 
tas  de  sable,  de  précoces  dispositions  pour  l’art  de 
bâtir,  sa  mère,  tout  heureuse,  ne  manque  pas  d’en 
augurer  qu’il  sera,  un  jour,  architecte. 

S’il  crayonne  des  bonshommes  ou  des  boutsd’arbres 
en  forme  de  balais,  sur  son  cahier  de  classe,  nul 
doute  qu’il  ne  devienne,  plus  tard,  un  peintre 
renommé. 

Et  s'il  barbouille  les  murs  d hiéroglyphes  indéchif- 
frables, Rentrera  certainement  premierà  l’école  poly- 
technique. 

Mais  s’il  paraît  n’avoir  aucune  vocation  déterminée; 
s'il  se  contente  d’être  paresseux,  bavard,  taquin, 
désagréable,  critiquant  tout  et  querellant  chacun,  sa 
mère,  toujours  indulgente,  s'excuse  en  prophétisant 
qu’on  fera  de  lui  un  avocat. 

C’est  Batteur  pour  notre  Ordre. 

Par  bonheur,  il  en  est  des  avocats  comme  des  méde- 
cins. On  les  raille,  on  affiche,  à leur  endroit,  un  scep- 
ticisme spirituel  et  dégagé,  mais,  tout  de  même,  à la 
moindre  inquiétude,  àlaplusmincedifficultélitigieuse, 
on  s’empresse  d’aller  les  consulter. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


287 


Et  ils  se  vengent,  alors,  des  traditionnelles  mo- 
queries, en  révélant  l’étendue  de  leur  savoir  et  les 
ressources  infinies  de  leur  esprit. 

Certes,  je  connais  beaucoup  d’avocats,  .l'en  sais 
d’éminents,  d’illustres  même  par  l’éloquence  et  la 
science  du  droit  ; j’en  sais  de  moyens,  de  ternes,  de 
terre-à-terre  ; mais  je  n’en  sais  pas  de  mauvais.  Cha- 
cun d’eux  a son  genre  d’habileté,  sa  virtuosité  propre 
et  sa  malice.  Le  plus  modeste  peut  rendre  encore  de 
grands  services  à ses  clients. 

Je  me  rappelle,  toujours  avec  plaisir,  un  de  mes 
confrères  qui  fut,  jadis,  la  joie  du  jeune  barreau.  11 
avait  la  spécialité  des  délits  de  chasse  et  déployait,  en 
celte  sphère  restreinte,  une  ingéniosité  merveilleuse. 
Son  principal  moyen  depersuasion  consistait  à exhiber, 
à l’audience,  des  animaux  empaillés,  représentant, 
d’après  lui,  le  gibier  chassé  par  l’inculpé,  au  moment 
de  l’intervention  du  gendarme  malencontreux.  11 
avait,  en  vue  de  cette  intéressante  figuration,  des 
aigles,  des  reptiles,  des  fouines,  des  putois,  toute  une 
collection  variée,  où  il  choisissait  le  sujet  le  mieux 
approprié  à sa  cause.  Puis,  à l’instant  voulu,  il  sortait 
triomphalement  de  dessous  la  barre  un  oiseau  de 
proie,  ou  un  serpent  déroulé  d’un  geste  magnifique, 
et  se  répandait  en  invectives  contre  ces  bêtes  malfai- 
santes, « symbole  de  destruction  et  de  crime,  méritant 
bien  la  mort  violente  que  leur  avait  infligée  son 
courageux  client  ». 

L’auditoire  était  sous  le  charme  et  se  trémoussait 
d’aise. 

De  là,  à gratifier  cet  avocat  naturaliste  du  surnom 
de  « l'empaillé  »,  il  n’y  avait  qu’un  pas,  et  ce  pas  irré- 
vérencieux, ses  confrères  l’eurent  bientôt  fait. 

Ils  en  firent  même  deux,  car  ils  se  permirent,  un 
jour,  de  le  mystifier  cruellement. 

11  avait  serré  avec  soin,  dans  sa  serviette,  une 
belette  sur  laquelle  il  fondait  les  plus  sérieuses  espé- 
rances. Mais,  pendant  qu’llétait  distrait,  un  mauvais 
plaisant  avait  adroitement  substitué  un  lapin  à ladite 
belette.  Sans  rien  soupçonner,  maître  « l'empaillé  » 
commence  à plaider  ; il  discute,  une  à une,  les  charges 
du  procès-verbal,  et  arrivant  enfin  à son  grand  effet  : 
« Le  voilà,  — s’écrie-t-il,  — l’animal  nuisible,  terreur 
des  basses-cours,  que  le  prévenu  a tué  et  qu’il  avait 
le  devoir  de  détruire...  » Et  il  brandit  un  superbe 
lapin  de  garenne. 

Sur  cette  production  inattendue,  le  délinquant  fut 
immédiatement  condamné,  au  milieu  de  la  joie  géné- 
rale. 

À la  même  époque,  un  autre  avocat  s’était  rendu 
célèbre  par  la  longueur  de  ses  plaidoiries.  Quand, 
par  malbeur!  il  avait  la  parole,  il  n’en  finissait  plus. 
Ce  procédé  lui  réussissait  assez  bien,  d’ailleurs,  et 
souvent  le  juge  fatigué,  harassé,  n’en  pouvant  plus, 
aimait  mieux  lui  donner  gain  de  cause  que  l’entendre 
plus  longtemps. 

C’est  dire  que,  s’il  la  tenait  à l’arracher,  il  n’avait 
pas,  cependant,  l’oreille  du  tribunal,  et  que  son  appa- 
rition à la  barre  causait,  plutôt,  une  impression 
d’effroi. 

Or,  il  advint  qu’un  président,  à bout  de  patience, 
résolut  de  ne  pas  subir  davantage  ce  calamiteux  dis- 
coureur. En  conséquence,  toutes  les  fois  qu’il  le  voyait 
à l’audience,  il  s’empressait  de  remettre,  d’office,  son 
affaire  à huitaine.  « Nécessité  du  rôle,  » déclarait -il 
sèchement  pour  toute  raison. 


Après  plusieurs  renvois  aussi  peu  motivés,  notre 
confrère  comprit  qu’il  était  joué.  11  eut,  alors,  recours 
à la  ruse. 

Le  voilà  donc  qui  se  blottit  derrière  la  barre  et  s’y 
dissimule  de  son  mieux,  recommandant,  autour  de 
lui,  de  ne  pas  dévoiler  sa  présence. 

Le  tribunal  entre  en  séance  et,  tout  de  suite,  le 
président,  qui  n’aperçoit  pas  dans  la  salle  l'avocat 
redouté,  ordonne  d’appeler  l’affaire  où  il  doit  plaider. 
« Betenue  première,  dit-il.  La  parole  est  au  deman- 
deur. » 

A ces  mots  sacramentels,  notre  homme  bondit  de  sa 
cachette,  comme  un  diable  de  sa  boite,  et,  devant  les 
juges  ébahis,  il  prend,  en  effet,  la  parole. 

11  la  garda  pendant  trois  jours.  Le  président  en 
tomba  malade. 

Qu’on  vienne  soutenir,  maintenant,  qu’il  ne  faut 
pas  des  aptitudes  spéciales  et  un  réel  génie  d’invention 
pour  être  avocat! 

PETITE  CORRESPONDANCE 

R.  S...,  Boulogne-sur-Mer.  — Des  faits  de  défaillance  morale 
cl  de  débilité  physique,  bien  caractérisés,  sont  suffisants  pour 
justifier  une  demande  en  interdiction. 

V.  A...,  Issoire.  — Une  société  commerciale  doit  à un  des  asso- 
ciés les  intérêts  des  sommes  que  celui-ci  a avancées  pour  son 
compte,  à partir  du  jour  où  les  avances  ont  eu  lieu;  sauf,  bien 
entendu,  convention  contraire. 

./.  J/...,  Blois.  — Une  compagnie  d’assurances  contre  l’incendie 
est  tenue  de  payer  les  bijoux  tombés  accidentellement  dans  le 
foyer  d’une  cheminée, et  consumés.  L’assurance  couvre,  en  effet, 
toute  perte  causée  par  l’action  directe  du  feu.  A la  condition, 
toutefois,  que  les  bijoux  aient  été  spécialement  compris  dans  le 
contrat. 

T.  P...,  Limoges.  — 11  y a loterie  prohibée,  lorsque  les  condi- 
tions arrêtées  par  les  lois  spéciales,  qui  ont  autorisé  des  villes 
ou  des  sociétés  à émettre  des  obligations  avec:  primes  ou  lots, 
sont,  dans  l’offre  faite  aux  acheteurs,  modifiées  en  leurs  points 
essentiels. 

D.  C...,Ar/es-sur-Rhône.  — L’usage  d’un  chemin  public  établi 
dans  un  intérêt  général  peut  être  acquis  par  la  prescription 
trentenaire.  Il  ne  saurait  être  assimilé  à une  servitude  de  pas- 
sage ordinaire,  qui,  étant  discontinue,  ne  peut  s'acquérir  de  la 
même  manière. 


VARIÉTÉS 

CERVEAUX  D’iVROGXES 

Un  médecin  vient  de  faire  une  curieuse  découverte. 
11  parait  que  le  cerveau  d'un  homme  mort  du  delirium 
tremens  contient  du  gaz  alcoolique. 

Une  petite  ouverlure  pratiquée  sur  le  crâne  du  dé- 
funt laisse  échapper  une  matière  gazeuse,  qui,  si  on  y 
met  le  feu,  donne  une  lumière  pâle  et  bleuâtre  ana- 
logue à la  flamme  du  punch.  Et  voilà  comme  on  peut 
être  illuminé  après  sa  mort!... 

].E  PLUS  LONG  JOUR 

11  est  très  important,  quand  nous  parlons  du  plus 
long  jour  de  l’année,  de  dire  de  quelle  partie  du 
monde  nous  parlons;  la  liste  suivante  donne  la  lon- 
gueur du  plus  long  jour  dans  plusieurs  villes  : 

A Stockholm,  le  plus  long  jour  dure  13  heures  1/2. 

Dans  le  Spilzberg,  il  dure  3 mois  1/2. 

A Londres  et  à Brème,  il  dure  10  heures  1 /2. 

A Hambourg  et  à Dantzig,  il  dure  17  heures. 

A Saint-Pétersbourg  et  à Tobolsk,  Sibérie,  le  plus 
long  jour  dure  10  heures  et  le  plus  court  b heures. 


288 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


A Tornea,  Finlande,  le  21  juin  apporte  un  jour  qui 
dure  presque  22  heures,  et  le  jour  de  Noël  ne  dure 
que  3 heures. 

A New-York,  le  plus  long  jour  dure  13  heures  et  à 
Montréal  16. 

A Verdac,  Norvège,  le  plus  long  jour  dure  du  21  mai 
au  22  juillet,  sans  interruption. 

UN  CURIEUX  TABLEAU 

Examinez  bien  le  tableau  de  chiffres  que  nous  avons 
dressé  ci-dessous,  et  qui  semble  composé  de  nombres 
pris  absolument  au  hasard  : 


3872 

8897 

5146 

8171 

4420 

7445 

3694 

3815 

3993 

9018 

5267 

8292 

4541 

6719 

6840 

3936 

6114 

9139 

5388 

7566 

4662 

4783 

6961 

4057 

6235 

8413 

5509 

7687 

7808 

4904 

7082 

3331 

6356 

8534 

5630 

3731 

7929 

4178 

7203 

3432 

6477 

8655 

8776 

5025 

8030 

4299 

7324 

3573 

6598 

En  dépit  de  votre  examen,  je  ne  suppose  pas  que 
vous  lui  ayez  trouvé  rien  de  particulier;  et  vous 
pourriez  le  soumettre  à bien  des  personnes  sans 
qu’elles  y trouvent  davantage.  Et  cependant  il  pré- 
sente cette  bizarrerie  que,  si  vous  additionnez  sept 
nombres  en  colonnes  verticales  ou  horizontales,  ou 
même  diagonalement,  vous  aurez  toujours  43  643  au 
total. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

CONSERVATION  DU  BEURRE. 

Lorsqu’on  a la  chance  de  posséder  une  quantité  respectable 
de  beurre  de  bonne  qualité,  chose  rare  en  ce  temps  de  marga- 
rine et  d’enragée  fabrication,  il  convient  de  savoir  le  conserver. 
En  voici  le  moyen  simple  et  pratique,  en  employant  pompeu- 
sement ce  que  l’on  pourrait  appeler  la  méthode  du  bain-marie. 

Après  avoir  bien  lavé  et  soigneusement  essuyé  le  beurre  avec 
un  linge,  on  remplit  des  pots  de  grés,  en  ayant  soin  de  ne 
laisser  aucun  vide.  Ces  pots  sont  ensuite  placés  dans  un  bain- 
marie  porté  à l’ébullition.  Après  un  quart  d’heure  de  séjour 
dans  le  bain,  on  les  retire;  l’opération  est  terminée,  et 
six  mois  après,  le  beurre  est  aussi  frais  qu’au  lendemain  du 
barattage,  et  du  goût  le  plus  fin.  En  se  fondant  dans  l’eau 
chaude,  il  laisse  en  effet  déposer  au  fond  des  pots  tout  le 
caséum  qui  pourrait  en  altérer  la  qualité  par  ses  propriétés 
chimiques  bien  connues. 

+ + 

La  plus  belle  découverte  du  siècle,  c’est  l 'Eau  de  Suez  denti- 
frice, antiseptique  : combinée  d’après  les  découvertes  de  Pasteur, 
elle  détruit  le  microbe  de  la  carie,  préserve  et  conserve  les 
dents,  leur  donne  une  blancheur  éclatante,  parfume  agréable- 
ment la  bouche.  C’est  le  dentifrice  adopté  par  de  Tout-Paris 
élégant. 

Pour  les  soins  du  corps,  employer  YEucalypta. 


POUR  CLARIFIER  LE  VINAIGRE. 

Qn  n’a  qu’à  verser  deux  cuillerées  à thé  de  lait  doux  par 
litre  de  vinaigre.  Le  plus  souvent,  au  bout  de  vingt-quatre 
heures  tout  ce  qui  trouble  le  liquide  se  dépose  au  fond  du 
vase.  Si  la  clarification  n’était  pas  complète  après  deux  ou  trois 
jours,  on  renouvelle  l’opération  une  fois  ou  deux.  Dès  que  le 
vinaigre  est  clair,  ou  le  décante  avec  précaution. 


LESSIVE  AU  PÉTROLE. 

Pour  60  litres  d’eau,  ou  ajoute  environ  six  cuillerées  à soupe 
de  pétrole  et  250  grammes  de  savon;  on  fait  bouillir  ce  mé- 
lange au  moins  une  demi-heure.  On  met  alors  le  linge  sale  dans 
cette  eau  bouillante  et  on  le  fait  cuire  encore  une  demi-heure. 


On  réalise  ainsi  une  grande  économie  de  savon  et  de  travail  en 
évitant  des  rinçages  et  des  lessivages  multipliés.  Ce  procédé  est 
surtout  indiqué  pour  le  linge  de  cuisine,  torchons  ou  autres 
objets  très  sales.  L’odeur  de  pétrole  disparaît  rapidement. 


— Envoycz-le  à la  campagne  ou  bien  donnez-lui 
de  la  Phosphaline  Falières , c’est  la  même  chose. 


LA  JARDINIÈRE  ÉTERNELLE. 

Voici  le  secret.  Aussitôt  que  paraissent  les  premiers  hou 
Ions  de  myosotis,  achetez-en  une  petite  botte,  recoupez  délica- 
tement les  liges  de  chaque  branche  avec  les  ongles  du  pouce  et 
de  l’index,  mettez  toutes  les  fleurs  avec  un  peu  d’eau  dans 
une  assiette  creuse,  et  exposez  tout  en  grande  lumière,  si  pos- 
sible dans  un  intérieur  de  fenêtre.  Au  bout  de  deux  ou  trois 
jours  à peine,,  vous  voyez  déjà  de  légers  fils  courir  sur  le  fond 
de  la  porcelaine.  Ce  sont  des  racines,  qui  promptement  se  mul- 
tiplieront, formeront  un  réseau  inextricable.  Bientôt,  les  pre- 
mières Heurs  se  faneront,  mais  les  boutons  s’épanouiront  et 
vous  verrez  d’autres  fleurs  éclore.  En  ajoutant  de  temps  en 
temps  un  peu  d’eau,  votre  jardinière  durera  toute  la  saison. 
Vous  pourrez,  à chaque  repas,  la  placer  au  milieu  de  la  table, 
sur  un  baguier.  sur  un  petit  socle,  après  y avoir  piqué  une 
petite  quantité  déboutons  de  rose  mousseuse  artificiels. 

Le  procédé  n’est  ni  difficile  ni  coûteux. 


LA  POUSSIÈRE  ET  LES  PLANTES  D’APP AUTEMENT 

Un  des  plus  grands  ennemis  des  plantes  d’appartement  c’est 
la  poussière,  cette  plaie  des  ménagères.  Sans  doute,  on  épous- 
sètera  soigneusement  les  meubles,  les  vêtements,  les  ta- 
bleaux, etc.,  mais  on  oubliera  souvent  d’enlever  la  poussière 
des  plantes,  ce  qui  serait  pourtant  une  condition  essentielle  de 
leur  santé  et  de  leur  vigueur.  Une  plante  dont  les  feuilles  sont 
couvertes  de  poussière  ne  peut  pas  respirer  normalement  et, 
de  même  que  pour  l’homme,  la  respiration  est  pour  la  plant 
une  question  de  vie  ou  de  mort.  Si  elle  est  troublée  comme 
dans  ce  cas  où  la  poussière  obstrue  les  voies  respiratoires  des 
feuilles,  la  plante  souffre,  dépérit  et  meurt.  Pour  prévenir  ce 
mal,  il  faut  de  temps  en  temps  nettoyer  les  feuilles  avec  un  peu 
d’eau  tiède.  Pour  les  plantes  à petites  feuilles,  il  faut  un  arro- 
sage ou  une  aspersion  qui  se  fera  en  plein  air,  mais  autant  que 
possible  par  un  temps  doux.  Si  l’on  remarque  des  insectes,  il 
faudra  leur  donner  la  chasse. 

JEUX  ET  fl|VlUSE]VIEf4TS 

Solulion  des  Problèmes  parus  dans  le  numéro  du  15  Avril  1900 


Surprise.  — M 1000 

I 1 

D 500 

1 1 


1502 

Énigme.  — Plume. 

PROBLÈME 

Deux  lingots,  l’un  d’or  pur,  l’autre  d’argent  pur,  pèsent 
ensemble  1 kilogr.  et  ont  même  valeur  intrinsèque  ; calculer  le 
volume  et  la  valeur  intrinsèque  de  chacun,  les  densités  de  l’or 
et  de  l’argent  étant  de  19  et  10,5. 


Le  Gerant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Connut..  Imprimerie  Ed.  CbétS. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


289 


LA  PORTE  DU  CHATEAU  DE  VITRÉ 


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La  Porte  du  ciiateau  de  Vitré,  gravure  de  Puyplat. 


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15  mai  1900 


290 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 




LA  PORTE  DE  VITRÉ 


Vitré,  personne  ne  l'ignore,  est  une  des  villes 
les  plus  curieuses,  non  seulement  de  Bretagne, 
mais  de  France. 

Vue  de  loin,  elle  offre  un  coup  d’œil  très  pitto- 
resque, bâtie  sur  la  colline,  ceinte  de  ses  remparts 
démantelés  que  domine  un  massif  de  tours,  de 
tourelles  à mâchecoulis  et  à toitures  coniques, 
de  pignons  aigus,  restes  de  l’ancien  château  fort. 

Mais  la  ville,  où  se  tinrent  à plusieurs  reprises 
les  États  de  Bretagne,  est  triste  avec  ses  vieilles 
maisons  qui  ont  gardé  le  cachet  original  des  âges 
révolus  et  qui  se  serrent  peureusement  l’une  contre 
l’autre  ; avec  ses  rues,  ses  ruelles  plutôt,  sans 
air,  sans  lumière,  maussades,  hostiles  comme  des 
souvenirs  méchants. 

N’importe!  Vitré  garde  de  quoi  pleinement 
satisfaire  les  archéologues  et  les  artistes.  Elle 
possède,  entre  autres  monuments  intéressants, 
une  église,  l’église  Notre-Dame,  dont  l’extérieur 
s’orne  d’une  chaire  à prêcher  en  pierre,  spéci- 
men charmant  de  la  sculpture  décorative  au 
xvie  siècle.  Cette  chaire,  à nous  en  rapporter  à 


la  tradition,  aurait  été  élevée  pour  opposer  à la 
prédication  calviniste,  toute-puissante  alors  à 
Vitré,  la  prédication  catholique  publique. 

Nous  en  avons  donné  jadis,  dans  le  Magasin 
Pittoresque,  la  description  et  un  dessin. 

On  verra  avec  un  égal  intérêt  la  gravure  de 
notre  première  page,  qui  représente  la  vieille 
porte  du  château  de  Vitré,  solide  comme  le  roc 
même  de  la  colline,  défiant  les  siècles,  à peine 
restaurée  en  quelques  endroits. 

Elle  a bravé  les  ans,  la  vieille  porte  de  Vitré. 
Les  forces  naturelles  se  sont  brisées  contre  sa 
pierre  et  son  ciment.  Mais  on  ne  se  demande  pas 
sans  quelque  mélancolie  si  elle  résistera  aux 
violentes  poussées  du  modernisme  à outraùce. 
A Vitré  comme  un  peu  partout,  à Rouen  no- 
tamment, la  barbarie  des  édiles  ne  s’exercera- 
t-elle  point  contre  les  vestiges  du  passé? 

Pour  la  cité  bretonne,  si  riche  en  souvenirs, 
nous  voulons  espérer  qu’il  n’en  sera  rien. 

E.  B. 


La  Bataille  d’Ivry  et  l’Entrée  de  Henri  IV  à Paris 

Par  P.-P.  RUBENS 


Les  peintures  exécutées  par  Rubens,  de  1621 
à 1625,  pour  la  galerie  de  Médicis  au  palais  du 
Luxembourg,  vont  être  enlevées  de  la  grande  gale- 
rie du  musée  du  Louvre  et  placées  dans  lanouvelh 
salle  des  États;  par  mauvaise  fortune,  les  vingt 
et  un  tableaux  ne  seront  pas  tous  dans  la  salle  des 
États,  quelques-uns  seront  mis  dans  un  local 
voisin  ; c’est  très  fâcheux,  mais  le  conservateur 
des  peintures  n’y  est  pour  rien. 

C’est  peut-être  l’occasion  de  rappeler  que 
l’Italie  possède  deux  grandes  toiles  de  Rubens 
ayant  trait  à l’histoire  de  Henri  IV,  et  de  marquer 
que  les  photographies  de  ces  ouvrages  pourraient 
trouver  place  dans  le  portefeuille  du  musée 
Carnavalet  réservé  aux  tableaux  qui  se  rapportent 
à Paris . 

Pendant  que  Rubens  se  trouvait  à Paris,  pour 
installer  ses  toiles  au  Luxembourg,  Marie  de 
Médicis  lui  commanda  une  seconde  suite,  destinée 
à une  autre  galerie  du  palais.  Elle  devait  être  aussi 
importante  que  la  première  et  comprendre  dix- 
huit  grandes  toiles  et  six  portraits. 

Rubens  avait  peint  en  Belgique  la  galerie  de 
Médicis,  c’est  également  à Anvers  qu’il  se  mit  à 
l’œuvre  pour  la  seconde  commande. 


On  ne  connaît  pas  exactement  tous  les  sujets 
qu’il  devait  représenter  ; par  ce  qui  a été  trouvé  à 
sa  mort  dans  son  atelier  en  fait  d’esquisses  et  de 
toiles  ébauchées,  on  sait  seulement  qu’il  avait 
commencé  les  études  ou  l’exécution  de  : 

La  Naissance  d’Henri  I V ; 

Le  Mariage  du  liai  (déjà  traité  deux  fois); 

Henri  IV saisissant  l'occasion  par  les  cheveux', 

Une  bataille  (indécise); 

Une  bataille  (indécise); 

La  Bataille  d'Ivry, 

L'Entrée  triomphale  d’Henri  IV  à Paris. 

Les  deux  derniers  sujets  seuls  ont  été  traités  à 
la  grandeur  de  l’exécution,  mais  non  terminés,  le 
travail  ayant  été  suspendu  en  1630  à la  suite  des 
dissentiments  survenus  entre  Marie  de  Médicis  et 
son  fils  Louis  XIII. 

Les  petites  esquisses  sont  disséminées  dans  di- 
verses collections  de  l’Europe  ; celle  de  la  Bataille 
d'Ivry  est  en  possession  de  M.  L.  Bonnat. 

Les  deux  grandes  toiles  sont  à Florence,  à la 
galerie  royale  des  Offices;  elles  furent  achetées, 
à la  vente  de  l’atelier  de  Rubens,  pour  le  compte 
du  grand-duc  de  Toscane,  Ferdinand  II  de  Médicis, 
qui  régna  de  1621  à 1670. 

A Florence,  Henri  IV  à la  bataille  d’Ivry  et 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


291 


l’ Entrée  triomphale  d'Henri  IV  à Paris  après 
la  bataille  furent  établis  dans  les  appartements 
particuliers  du  palais  Pitti,  résidence  du  grand- 
duc. 

Ces  peintures,  ainsi  que  toutes  les  œuvres  d’art 
incalculables  comme  intérêt  et  comme  valeur 
acquises  par  les  Médicis  de  leurs  propres  deniers, 
avant  comme  après  la  création  de  la  principauté, 
étaient  non  pas  la  propriété  de  l’État,  mais  bien 
celle  de  cette  illustre  famille. 

En  1737  mourut,  sans  laisser  d'héritier  à la  cou- 
ronne de  Toscane,  Jean-Gaston,  le  dernier  grand- 
duc  des  Médicis;  mais  il  avait  comme  héritière  du 


sang  sa  sœur  Anne-Marie-Louise,  électrice  pala- 
tine. 

La  couronne  de  Toscane  fut  dévolue  à un 
prince  de  la  maison  de  Lorraine  qui  régna  sous 
le  nom  de  François  IL 

Il  était  loisible  à l’électrice  palatine  de  dispo- 
ser de  l’intégralité  de  son  héritage;  elle  ne  le  fit 
pas. 

La  noble  princesse  donna  alors  l’exemple  d’une 
générosité  et  d’un  patriotisme  qu’on  ne  saurait 
trop  admirer  et  faire  connaître. 

Par  acte  authentique  daté  du  31  octobre  1737, 
elle  fit  don  à la  Toscane  de  toutes  les  richesses 
d’art  réunies  par  sa  famille,  « à conditions  ex- 
pressa,  che  di  quello  che  è per  ornamento  dello 
Stato,  per  utilita  del  publico  e per  attirare  la 
curiosita  di  forestieri , non  ne  sara  nulla  trans- 
porta e levato  fuori  délia  capitale  e dello  Stato 
del  fjrand,  ducalo  ». 

Il  n’est  pas  possible  de  trouver  une  plus  juste 
et  plus  belle  formule  : l’ornement  de  l’Etat,  l’uti- 
lité publique  et  l’attrait  pour  les  étrangers  sont  en 
effet  les  fonctions  essentielles  d’une  collection 
officielle. 


De  Pitti  les  deux  toiles  de  Rubens  furent  en 
1773  transportées  à la  galerie  des  Offices. 

C’était  sous  le  règne  du  grand-duc  Pierre- 
Léopold  ; ce  prince  était  libéral  pour  son  temps, 
éclairé  et  ami  des  arts  ; il  n’avait  qu’un  défaut  : 
il  aimait  trop  les  affaires  de  police. 

Précédemment  il  avait  fait  construire  au  palais 
des  Offices  une  grande  salle  pour  recevoir  la  célè- 
bre suite  de  statues  grecques  les  Niobides , dé- 
couvertes à Rome  sur  l’Esquilin  et  acquises  par  le 
cardinal  Ferdinand  de  Médicis  ; le  cardinal  avait 
placé  les  quatorze  statues  dans  la  villa  du  Pincio 
à Rome,  plus  tard  siège  de  l’Académie  de  France. 


La  salle  des  Niobides , étant  la  seule  de  la 
galerie  des  Offices  de  grandes  dimensions,  reçut 
les  toiles  de  Rubens  ; elles  y sont  restées  jus- 
qu’en 1898. 

La  place  n’était  pas  bonne,  car  devant  les  pein- 
tures étaient  des  statues,  mais  il  n’y  avait  pas 
de  meilleur  emplacement  et  il  était  impossible  de 
changer  de  place  les  statues,  soutenues  sous  le 
plancher  par  des  piliers  de  maçonnerie. 

Lorsque  l’augmentation  du  nombre  des  salles 
des  Offices  fut  décidée,  M Ridolfi  (Henrico),  le 
distingué  directeur  des  musées  et  galeries  de 
l’État  à Florence,  réserva  aux  Rubens  un  emplace- 
ment convenable  dans  les  salles  flamandes,  et  dès 
1894  il  obtint  des  subsides  pour  mettre  en  état 
les  deux  toiles  fort  endommagées;  mais  on  ne 
fait  pas  ce  qu’on  veut,  et  le  travail  ne  put  être 
commencé  qu’il  y a deux  ans. 

Les  peintures  n’ont  jamais  été  rentoilées,  mais 
les  toiles  ayant  été  lacérées  par  endroits  et  sur 
d’autres  atteintes  de  chanci,  on  avait  eu  l’idée  de 
les  doubler  par  collage  d’un  autre  tissu;  l’opé- 
ration, faite  sans  souci,  avait  occasionné  un  gon- 
dolage ; de  plus  un  imbrallatore , barbouilleur, 


292 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


avait  chargé  par  endroits  la  peinture  primitive 
d’une  couche  de  matières  bitumineuses  qui  ont 
fini  par  couler  (1). 

On  s’est  mis  à l’œuvre  pour  remettre  les  toiles 
dans  l’état  où  Rubens  les  avait  laissées,  le  travail 
est  long  et  difficile;  il  ne  sera  pas  donné  un  coup 
de  pinceau  nouveau,  contrairement  aux  anciennes 
pratiques. 

L 'Entrée  triomphale  a été  menée  à très  bonne 
fin,  elle  est  en  place,  mais  la  salle  n’est  pas  encore 
garnie. 

La  Bataille  est  entre  les  mains  des  habiles  et 
consciencieux  praticiens  ; elle  est  beaucoup  plus 
abîmée  que  l 'Entrée,  mais  elle  sera  traitée  aussi 
bien  que  sa  compagne. 

En  sorte  que  la  Galerie  aura  bientôt  deux 
étonnantes  toiles  de  Rubens,  bien  mises  en  vue 
et  en  lumière. 

Je  reproduis  l’ Entrée  ; la  Bataille  n’a  pas  en- 
core été  photographiée.  A mon  sens  elle  est 
supérieure  à l'Entrée  et  même  aux  meilleures 
toiles  de  la  galerie  du  Luxembourg;  quoique  ina- 

(1)  Jamais  les  toiles  n’ont  été  recouvertes  de  poussière 
comme  l’a  prétendu  un  critique  français  ; il  a pris  les  reflets 
du  gondolage  pour  de  la  poussière,  je  m’en  suis  assuré. 


chevée,  elle  est  surprenante  de  mouvement, 
d’entrain,  de  furia  francese  ; jamais  peintre  de 
batailles  n’a  été  aussi  loin. 

Entre  tous  les  musées  d’Italie,  Florence  est 
privilégiée  pour  les  Rubens. 

Les  Offices  en  possèdent  quatre  authentiques  et 
Pitti  une  dizaine  dont:  les  Philosophes,  les  Suites 
de  la  guerre,  les  Nymphes  surprises  par  des 
satyres,  Saint  François  en  prière,  la  Sainte 
Famille,  le  Portrait  du  duc  de  Buckingham,  deux 
grands  paysages,  etc.,  etc. 

C’est  que  jamais  à Florence,  sous  la  république 
comme  pendant  la  principauté,  il  n’a  régné  cet 
esprit  mesquin  qui  s’oppose  à la  protection  ou  à 
la  glorification  des  artistes  étrangers. 

Lorsque  les  grands-ducs  ont  senti  que  l’art  na- 
tional fléchissait,  ils  n’ont  pas  hésité  à s’adresser 
à Rubens,  Sustermans,  Jean  Bologne,  Franche- 
ville  et  autres. 

Callot  était  un  jeune  homme  inconnu  lorsqu’il 
arriva  à Florence  ; il  y est  resté  dix  ans  comme 
pensionnaire  du  grand-duc  et,  avant  son  retour 
àNancy,  ilreçutdes  Médicisdes  lettresde  noblesse. 

GERSPACH. 

(Florence,  avril.) 


MÉDECINE  ET  MÉDICAMENTS  INDO-CHINOIS 


L’étude  de  l’état  des  connaissances  et  des  théo- 
ries médicales  d’un  peuple,  de  sa  thérapeutique, 
de  sa  pharmacopée  et  de  ses  procédés  coutumiers, 
plus  ou  moins  empiriques,  pour  le  traitement  des 
maladies,  est  certainement  une  de  celles  qui 
concourent  le  plus  à établir  scientifiquement 
l’étiage  intellectuel  de  ce  peuple,  par  l’apport 
d’observations  curieuses  et  précises. 

La  Chine, que  certains  esprits,  dans  une  aberration 
de  sinophilisme,  auréolent  de  la  gloire  des  précur- 
seurs et  considèrent  systématiquement  comme  le 
grand  laboratoire  des  découvertes  acquises  à l’hu- 
manité, laboratoire  que  l’Occident  aurait  pillé,  en 
s’appropriant  et  démarquant  ses  trouvailles  ; la 
Chine,  dont  l’école  philosophique  et  la  si  pratique 
législation  communale  et  municipale  sont  si  dignes 
d’être  exportées  ; la  Chine,  sous  le  rapport  des 
connaissances  pathologiques,  médicales  et  chi- 
rurgicales, a l’ignorance  des  peuplades  primitives. 
Dans  l’Empire  du  milieu,  l’artde  guérir  est  aussi 
riche  de  superstitions  et  de  pratiques  incanta- 
toires que  la  science  médicale  des  indigènes  de 
la  presqu’île  indo-chinoise  : Siamois,  Cambod- 
giens, Annamites,  etc. 

Les  empiriques  chinois  jouissent  d’une  réputa- 
tion de  guérisseurs,  d’une  vogue  et  d’une  noto- 
riété tout  au  moins  égales,  sinon  parfois  supé- 
rieures, à celles  dont,  en  Europe,  sont  honorés  les 
maîtres  les  moins  contestés. 


En  Chine  point  n’est  besoin  de  s’être  astreint  à 
de  longues  et  patientes  études  pour  exercer  la  pro- 
fession médicale.  Peut  s’y  livrer  qui  veut,  elle  est 
libre  au  même  titre  que  celle  de  charron  ou  de 
terrassier.  En  aucun  centre  il  n’existe,  sur  le  ter- 
ritoire du  Céleste  Empire,  d’école  de  médecine 
ou  de  clinique  formant  des  praticiens.  Le  jeune 
homme  qui  veut  se  faire  une  clientèle  de  malades 
puise  son  savoir  dans  la  compilation  de  quelques 
indigestes  et  enfantins  ouvrages,  dans  lesquels 
plusieurs  générations  de  confrères  ont  avant  lui 
acquis  leurs  connaissances.  Ces  livres  sont  des 
sortes  de  barêmes,  où  l'influence  néfaste  de  cer- 
tains astres,  la  colère  du  Dragon,  l’intervention 
des  Génies  et  de  tel  et  tel  esprit  sont  doctement 
déterminées. 

Ordinairement  on  est  médecin  par  tradition 
familiale  : de  père  en  fils,  de  parent  à parent.  Les 
praticiens  par  hérédité  n’en  sont  point  pour  cela 
moins  ignorants  que  leurs  autres  confrères. 

Si,  en  Chine,  la  médecine  est  surtout  empirique, 
la  chirurgie  proprement  dite  n’existe  même  pas 
à l’état  embryonnaire.  L’anatomie  du  corps  hu- 
main y est  chose  inconnue  ; jamais  aucun  profes- 
sionnel n’ayant  fait  une  autopsie,  ses  connais- 
sances anatomiques  sont  d’un  invraisemblable 
comique. 

Un  médecin  chinois  ne  pratique  pas  d'opéra-* 
tions  sanglantes  : il  s’ensuit  que  la  victime  d’un 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


293 


accident  exigeant,  par  exemple,  la  résection  d’un 
meiqbre  succombe  presque  toujours  aux  consé- 
quences de  la  non-intervention  du  bistouri.  Et 
clans  les  cas  de  simples  fractures,  la  réduction  en 
est  si  mal  faite  que  le  patient  demeure  estropié, 
le  membre  lésé  s’ankylose  ou  s’atrophie. 

L’ignorance  chirurgicale  des  médecins  indi- 
gènes est  la  seule  cause  du  nombre  infime  d’am- 
putés existant  parmi  les  populations  de  l’Indo- 
Chine  ; ceux  que,  de  loin  en  loin,  l’on  rencontre 
ont  été  opérés  par  des  médecins  européens. 

Cependant,  grâce  au  lymphatisme  de  son  tem- 
pérament et  à l’absence 
presque  complète  de  réac- 
tions nerveuses,  le  jaune 
supporte  avec  succès  de 
graves  opérations  san- 
glantes, si  sommaires  et 
si  précipitées  qu’aient  été 
les  conditions  d’installa- 
tion, si  pris  au  dépourvu 
que  se  soient  trouvés  les 
opérateurs.  La  gangrène, 
la  seule  complication  à 
redouter,  évitée,  le  pa- 
tient se  rétablit  en  quel- 
ques jours. 

Entre  bien  d’autres, 
deux  faits  donneront  un 
exemple  de  l’inertie  ner- 
veuse de  l’Indo-Chinois. 

En  18..  le  médecin  de 
la  marine  détaché  à Sam- 
bor  (Cambodge)  se  trou- 
vait en  partie  de  chasse, 
en  pleine  forêt,  à deux 
jours  de  marche  de  son 
poste  et  de  tout  village,  avec  un  groupe  d’in- 
digènes. L’un  d’eux  étant  grimpé  au  sommet 
d’un  borassus,  par  le  fait  d'un  faux  mouvement 
fit  une  chute  si  malheureuse  qu’il  se  broya  la 
jambe  et  se  brisa  la  cheville.  Des  esquilles  osseuses 
trouaient  les  chairs  de  la  cuisse.  Vu  les  circons- 
tances l’amputation  était  urgente.  En  fait  d’ins- 
truments le  médecin  n’avait  qu’un  mauvais  cou- 
teau de  poche  pourvu  d’une  scie.  Il  n’en  tenta 
pas  moins  la  résection  du  membre,  s’arrêtant  de 
temps  à autre  pour  cautériser  les  artères  ou  pour 
aiguiser  sa  lame  sur  un  caillou. 

Dix  jours  après,  le  blessé,  qui  non  sans  peine 
avait  pu  être  ramené  à Sambor,  allait  et  venait 
appuyé  sur  un  pilon  de  bois. 

En  mai  18..,  àSoctrang  (Cochinchine),un  Anna- 
mite cay  (caporal)  de  la  milice,  à la  suite  d’une 
-discussion  au  jeu,  est  frappé  à la  nuit  tombante, 
d’un  coup  de  couteau  entre  la  quatrième  et  la 
cinquième  côte  droite.  La  lame  pénétra  de  4 cen- 
timètres dans  la  poitrine,  y faisant  une  plaie  de 
14  centimètres  de  longueur.  La  plèvre  et  le  poumon 
étaient  ouverts. 

Le  médecin  du  poste,  immédiatement  appelé,  se 


rendit  près  du  blessé  en  compagnie  d’un  de 
ses  collègues  en  villégiature  chez  lui.  Après 
examen  de  la  plaie,  la  gravité  de  la  blessure  leur 
parut  telle  qu’ils  jugèrent  absolument  inutile 
de  faire  une  suture  à un  moribond.  Par  acquit 
de  conscience,  ils  l’approchèrent  simplement  les 
bords  de  la  plaie  après  l’avoir  débarrassée  du 
tabac  que  les  parents  du  blessé  y avaient  mis,  et 
la  bandèrent. 

Le  lendemain  matin,  à leur  grand  étonnement, 
non  seulement  la  victime  n’avait  pas  succombé, 
mais  n’avait  même  point  de  fièvre,  la  blessure  se 
fermait.  Et  quinze  jours 
après,  malgré  la  pleurésie 
et  la  pneumonie  qui  au- 
raient dû  compromettre 
son  état,  le  blessé,  un 
grand  et  fort  gaillard,  se 
traînait  à petits  pas  au- 
tour de  sa  maison... 

Pour  établir  leur  dia- 
gnostic, les  médecins  chi- 
nois s’aident  des  rensei- 
gnements fournis  par  les 
pulsations  artérielles.  Ils 
palpent  longuement  et 
méticuleusement  le  pouls 
non  seulement  aux  poi- 
gnets, mais  aux  tempes, 
à la  carotide,  etc.  Ils  per- 
çoivent le  plus  faible  bat- 
tement des  artères,  et  de 
cette  minutieuse  investi- 
gation déduisent  la  cause 
et  le  genre  de  maladie  du 
consultant. 

Parmi  leurs  procédés 
primitifs  de  médecine  curative  il  en  est  d’ingé- 
nieusement brutaux.  Pour  amener  des  réactions 
dérivatrices  dans  les  douleurs  céphalalgiques  et 
dans  les  inflammations  de  la  gorge,  ils  opèrent  de 
fortes  pincées,  des  tractions  de  la  peau  qui  amènent 
le  sang  à l’épiderme  sous  forme  de  taches  d un 
bleu  noirâtre,  à la  racine  du  nez  ou  à droite  et  à 
gauche  de  la  trachée-artère,  suivant  le  cas.  Ce 
procédé  révulsif  est,  sinon  indiscutable,  du  moins 
très  rationnel. 

Pour  opérer  de  la  cataracte,  les  médecins 
cambodgiens  insufflent  sous  la  paupière  de  la 
poudre  de  porcelaine  pulvérisée  et  passée  au 
tamis  de  soie;  ils  arrivent  ainsi  à déchirer  et  â 
couper  la  membrane  qui  s’est  formée  sur  la 
cornée  et  le  cristallin. 

Les  femmes  annamites,  pour  se  préserver  ou 
pour  se  guérir  des  douleurs  d’entrailles,  se  pro- 
curent, chez  le  T/iày  phâp , médecin  et  sorcier 
indigène,  un  cordon  fait  d’une  ficelle  de  coton 
blanc  où,  de  distance  en  distanceront  enroulées 
d’étroites  feuilles  d’étain,  cts’en  ceignent  les  reins. 

11  n’est  du  reste  rien  d’aussi  efficace  pour  se 
préserver  d’une  infinité  de  maladies  dues  a la 


Un  médecin  annamite. 


294 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


malignité  du  ma  qui , diable,  de  porter  comme 
amulettes  une  griffe  de  tigre,  un  fragment  d’os 
de  singe,  une  dent  de  cétacé,  un  sachet  contenant 
des  poudres  innommables  : raclures  de  cornes  de 
rhinocéros,  de  bois  atrophiés  d’un  cervidé,  dé- 
jection de  certains  petits  carnivores,  etc.,  etc. 

En  Indo-Chine,  les  femmes  sont  accouchées  par 
des  matrones  sur  une  claie  en  bambou  au-dessous 
de  laquelle,  dès  la  délivrance,  pour  éviter  la 


cancer,  la  lèpre  et  la  plupart  des  affections  de  la 
peau,  par  des  infusions  de  sulfure  natif  d’arsenic, 
dont  il  existe  des  mines  dans  le  nord  de  la  Chine, 
et  des  décoctions  d’écorce  de  hoang-nan  [stry- 
chnos  Gauthierï). 

Les  emplâtres  plus  ou  moins  vésicants  sont 
d’un  usage  courant  dans  toutes  les  classes  de  la 
population  ; à tort  et  à travers  ils  sont  employés 
pour  la  migraine,  les  phlegmons,  la  toux,  les 


Chinois  fumant  l’opium. 


péritonite,  on  place  un  réchaud  allumé  qu’on 
entretient  ainsi  nuit  et  jour  pendant  un  mois.  La 
chambre  de  l’accouchée  est  ainsi  maintenue  à 
une  température  uniforme.  Puis  on  bassine  le 
ventre  de  la  malade  une  ou  deux  fois  par  jour 
avec  une  casserole  remplie  de  braise  ardente,  et 
on  lui  donne  une  nourriture  épicée,  sèche  et  très 
salée,  et  lorsque  enfin  elle  peut  sortir,  un  mois 
après  ses  couches,  elle  est  peinte  de  safran  de  la 
tète  aux  pieds  afin  de  la  préserver  de  la  mauvaise 
influence  de  l’air. 

La  thérapeutique  chinoise  est,  dans  la  médica- 
tion de  certaines  affections,  particulièrement 
écoeurante.  Pour  combattre  la  phtisie,  les  Célestes 
absorbent  des  placentas  humains  qu’ils  font  re- 
cueillir jusque  dans  les  déjections.  Dans  l’Empire 
du  milieu  et  en  Indo-Chine,  de  riches  poitrinaires 
ont  un  abonnement  avec  les  vidangeurs  qui  leur 
recherchent  et  leur  apportent  cet  immonde  médi- 
cament. 

En  opposition  à cette  barbare  et  fétide  médica- 
tion les  médecins  chinois  traitent  la  rage,  le 


douleurs  d’entrailles,  leslluxions,  l’ophtalmie,  etc. 

Nombre  d’onguents  sont  à base  d’opium,  mais 
dans  la  plupart  il  entre  comme  adjuvants  des  pro- 
duits minéraux,  végétaux  ou  animaux  invrai- 
semblables. 

La  pharmacopée  extrême-orientale  est  surtout 
empirique;  cependant  elle  possède,  à coté  de  ses 
baroques  et  étonnantes  préparations  thériacales, 
de  ses  poudres  et  de  ses  tisanes  compliquées, 
nombre  de  produits  médicinaux  souvent  très 
actifs  qui  sont  administrés  seuls  ou  mélangés  à 
des  ingrédients  anodins  ou  inoffensifs. 

Au  nombre  de  ces  derniers,  un  surtout  est 
presque  inconnu  en  Europe  : le  Bois  d' Aigle, 

( aquilaria  lignum ),  Noire  ( aquilarium ).  le 

quinam  des  Chinois;  bois  résineux,  probablement 
un  cryptogame,  formé,  dit-on,  dans  le  cœur  de 
certaines  essences  d’arbres.  11  n’a  pas  encore  de 
nom  botanique.  C’est  un  fébrifuge  ayant  une  forte 
odeur  de  quinquina.  Les  apothicaires  asiatiques 
en  râpenl  des  parcelles  dans  nombre  de  leurs 
drogues  et  les  fumeurs  d’opium  dans  la  pâte 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


295 


qu’ils  fument,  pour  en  atténuer  certains  effets 
astripgents.  Le  quinam  a une  valeur  marchande 
de  500  piastres  (2500  francs)  le  picul  (60  kilos). 

Le  pharmacien  de  race  jaune  est  peut-être 
celui  qui,  du  monde  entier,  vend  ses  préparations 
le  plus  cher,  il  ne  les  cède  qu’au  poids  de  l’or. 

Les  huiles  de  menthol  et  de  cajepute  sont  em- 
ployées pour  combattre  les  rhumatismes,  elles 
sont  d’un  usage  des  plus  populaires  comme  fric- 
tions locales  dans  la  céphalalgie,  les  contusions, 
les  courbatures,  etc. 

L’huile  de  rotule  d'éléphant  compose,  paraît-il, 
un  liniment  souverain  contre  l’arthritisme. 

Les  racines  du  cocotier  sont,  paraît-il,  un  diu- 
rétique incomparable. 

Le  cresson,  le  riz  ergoté,  composent  des  bois- 
sons dépuratives  d’un  usage  si  répandu,  qu’il 
n’est  pas  de  limonadier  ambulant  qui  n’ait  sur 
son  banc  plusieurs  verres  remplis  à l’avance  de 
ces  hygiéniques  breuvages. 

Mais  le  baume  par  excellence,  le  népenthès  de 
la  médication  extrême-orientale,  est  l 'opium. 

L’opium  est  le  remède  à tous  les  maux,  c’est 
la  grande  panacée.  IL  n’en  est  pas  de  plus  popu- 
laire, de  plus  employé;  on  le  consomme  sous 
toutes  ses  formes,  on  le  prépare  de  toutes 
façons  : en  onguent,  en  mouche,  en  sinapisme, 
en  pilules.  On  le  fume  et  on  le  mange.  Le  résidu 
de  sa  fabrication,  l 'écorce  hachée,  compose  des 
emplâtres  ou  des  cataplasmes  pour  les  blessures 
et  pour  les  plaies,  ainsi  que  le  tabac , le  bétel  et 
la  chaux  éteinte. 

Enfin,  les  racines  de  gingembre,  la  canelle,  le 
poivre,  le  safran,  le  cardamome,  l’alun  et  le 
soufre  entrent  pour  une  large  part  dans  les  com- 
positions pharmaceutiques  de  l’Asie  orientale  et 
font  partie  des  mixtures  et  autres  drogues  miton- 
mitaines  dans  lesquelles  figurent  : les  cloportes, 
les  œufs  de  cancrelas,  l’urine  de  tigre  (?)  la  pou- 
dre de  dents  de  dugon,  des  bribes  de  corne  de 
rhinocéros,  les  écailles  de  pangolin,  les  grands 
cent-pieds  (lithobie)  conservés  dans  le  chum- 
chum  (alcool  de  riz),  les  raclures  de  crâne  de 
singe,  etc.,  etc. 

Ant.  BRÉBION. 

m1 

RONDEL  WATTEAU 

Pardonnez-moi,  belle  marquise, 

Ce  baiser  que  je  vous  ai  pris  ! 

Les  marronniers  étaient  fleuris, 

L’air  était  plein  de  galantise. 


REPAS  MONSTRE 


On  peut  donner  de  deux  façons  des  chiffres  fan- 
tastiques à propos  des  repas  : 

Ou  bien  l’on  compte  ce  qu’une  ville  réclame 
pour  la  nourriture  de  ses  habitants  pendant  un 
jour  ou  un  an.  Ou  bien 
l’on  calcule  ce  qu’un 
homme  dépense  comme 
nourriture  en  toute  sa 
vie,  et  c’est  ce  que  vient 
de  chercher  un  Anglais, 
et  ce  que  le  Monde 
Illustré  de  Montréal 
nous  apprend. 

Évidemment,  nous  al- 
lons avoir  des  nombres 
considérables, mais  com- 
me il  serait  peu  intéres- 
sant d’aligner  des  ran- 
gées de  chiffres  arabes, 
le  chercheur  a eu  l’in- 
génieuse idée  de  con- 
crétiser ses  calculs  et 
d’en  faire  des  propor- 
tions. C’est  original  et 
cela  plaît  aux  yeux. 

Voici  d’abord  une  pre- 
mière constatation  : 
étant  donné  un  esto- 
mac sain,  un  appétit 
ordinaire,  une  vie  de 
soixante-dix  ans,  par 
exemple,  on  n’est  pas 

peu  étonné  d’apprendre  que,  dans  cet  espace  de 
temps,  un  homme  mange  et  boit  1 280  fois  son 
volume.  Cela  peut  paraître  impossible  à première 
vue  : la  statistique  est  là. 

Repassons,  du  reste,  chaque  chose  en  détail  : 


Géant  représentant  la  nour- 
riture absorbée  par  le  petit 
homme  en  70  ans. 


Le  pain  de  toute  une  vie  comparé  à celui  qui  le  mange. 


L’amour  chantait  avec  la  brise, 

Mon  crime  est  de  l’avoir  compris. 

— Pardonnez-moi,  belle  marquise 
Ce  baiser  que  je  vous  ai  pris  1 

Vous  me  disiez,  sur  l’herbe  assise: 

« Cueillez  cette  fleur  » et,  surpris, 

A ces  doux  mots  je  me  mépris, 

Je  cueillis  votre  joue  exquise... 

— Pardonnez-moi,  belle  marquise  I 

Henri  ALLORGE. 


pain,  liquide,  bœuf,  légumes,  dessert,  etc. 

Le  pain  d’abord,  à qui  revient  l’honneur  du  pre- 
mier rang,  étant  l’aliment  de  tout  le  monde,  de 
l’enfant  et  du  vieillard,  du  pauvre  et  du  riche.  On 
compte  que  chacun  mange  en  moyenne  une  livre 
de  pain  par  jour,  car  si  on  laisse  une  partie  aux 
autres  dans  les  premières  années  de  sa  vie,  on  se 
rattrape  plus  tard.  Eh  bien  ! cela  fait  plus  de 


206 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


255  quintaux  de  pain  pour  la  vie.  Le  pain  ci-contre 
représente  cette  quantité.  Si  on  voulait  le  renfer- 
mer, il  faudrait  une  chambre  de  près  de  400  mètres 
cubes. 

Pour  la  nourriture  liquide,  cela  varie  avec  les 


Le  seau  qui  contiendrait  le  liquide  absorbé  pendant 
toute  une  vie. 

nations,  puisque  les  Français  ont  le  vin;  les  An. 
glais,  le  thé  ; les  Allemands,  la  bière  ; les  Irlandais, 
le  whisky  ; les  Lapons,  l'huile  de  phoque.  Admettons 
qu’en  moyenne  chacun  boive  au  moins  deux  litres 
par  jour.  Celte  moyenne  donne  730  litres  par  an 
et  51  100  litres  en  soixante-dix  ans,  ne  pouvant 
entrer  que  dans  un  foudre  de  plus  de  200  barriques 


La  pomme  de  terre  comparée  à celui  qui  la  mange. 

ou  dans  un  seau  formidable,  comme  celui  que 
nous  représentons. 

La  pomme  de  terre  est  le  plat  le  plus  commun, 
même  hors  de  l'Angleterre.  Or,  voici  la  quantité 
que  chacun  mange  en  soixante-dix  ans;  elle  est 
figurée  par  ce  tubercule  géant. 

La  viande  n’est  pas  moins  absorbée.  En  suppo- 
sant que  toute  celle  dont  on  se  nourrit  soit  du  bœuf, 


on  pourrait  se  l’imaginer  sous  la  forme  de  cet  ani- 
mal gigantesque,  pesant  18  000  kilos  et  ayant 


5 mètres  de  haut.  Le  bébé  assis  dessus  représente 
les  proportions  entre  le  mangeur  et  le  mangé. 
Avec  le  bœuf,  il  faut  le  sel.  Est-il  exagéré  de 


Les  dix  statues  de  sel  dévorées  en  une  vie. 


porter  au  compte  d’un  homme  de  soixante-dix  ans 
1 750  kilos  de  sel,  soit  25  livres  par  an?  Alors,  on 
en  a assez  pour  faire  dix  sta- 
tues, semblables  à la  femme 
de  Lotli. 

Les  légumes  pourraient  être 
représentés  par  une  carotte  un 
peu  moins  grosse  que  celle-ci, 
absorbée  par  un  âne;  mais  elle 
serait  aussi  énorme,  si  elle  ren- 
fermait choux,  poireaux,  sal- 
sifis, haricots,  pois, salades,  etc. 

Si  l’on  veut 

% 


enumererce 
qui  peut  en- 
core se  man- 
ger, ce  n’est 
pas  fini. 

Supposons 
qu’on  pren- 
ne par  jour, 
au  lieu  de 

viande,  une  demi-livre  de  poisson,  on  en  aura 


Carotte  mangée  par  un  homme  ou  par  un 
âne» 


La  pomme  et  celui  qui  la  mange. 

avalé  au  bout  d’une,  vie  de  soixante-dix  ans, 
5 000  kilos.  Quelle  baleine  I 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


297 


Si  vous  préférez  les  œufs,  un  homme  ne  com- 
mençant à en  manger  qu’à  dix  ans  — simple  sup- 
position — et  n’en  mangeant  que  deux  par  jour 
— autre  hypothèse  — en  aura  mangé  43  800  en 
soixante  ans,  à raison  de  730  par  an.  S’il  n’en 
prend  que  4 par  semaine,  cela  lui  fera 
néanmoins  12  485. 

Passons  au  dessert.  L’ensemble  des 
fruits  mangés  par  un  homme  en  soixan- 
te-dix ans  correspond  aux  proportions 
relatives  de  la  pomme  dessinée  ici  et 
du  personnage  qui  va  la  goûter,  com- 
me Adam  autrefois. 

Le  repas  se  termine  ordinairement 
par  du  tabac.  De  vingt  ans 
seulement  à soixante-dix 
ans,  le  fumeur,  à raison 
d’une  demi-douzaine  de  ci- 
garettes par  jour,  en  aura 
fumé  111  000.  Cette  quantité 
de  tabac  nous  donnera  une 
cigarette  ayant  5 mètres  de 
hauteur  et  1 m.  30  ou  1 m.  40 
de  diamètre. 

Si  le  tout  était  transformé 
en  un  seul  cigare,  il  pèserait  une  tonne,  et  aurait 
plus  de  o mètres  de  longueur  et  70  centimètres 
de  diamètre.  Il  faudrait  donc  une  machine  à va- 
peur pour  établir  le  courant  entre  la  bouche  du 


La  cigarette  fumée  en 
cinquante  ans,  com- 
parée au  fumeur. 


fumeur  et  l’extrémité  de  ce  cigare,  une  fois  al- 
lumé. 


Voilà  ce  que  la  statistique  a trouvé. 


LE  VIEUX  CIMETIÈRE 


Il  est  là,  s’étendant  près  de  l’antique  église, 

Comme  un  vieillard  lassé  qui  se  chauffe  au  soleil. 
Avril  lui  donne  un  peu  de  son  éclat  vermeil, 
L’automne  le  fait  triste  avec  sa  brume  grise. 

Délaissé,  n’ayant  plus  une  tombe  où  se  lise 
L’adieu  d’un  être  cher,  un  nom  donnant  l’éveil, 

Mort  gardant  d’autres  morts  dans  l’éternel  sommeil. 
Sous  le  lierre  vainqueur  chaque  jour  il  s’enlise. 

Oh!  ce  funèbre  enclos,  abandonné,  vieilli, 

Où  le  temps  laisse  croître  et  la  ronce  et  l’oubli, 

De  nos  cœurs  dévastés  c’est  l’image  vivante  ; 

Rien  n’y  pousse  que  l’herbe  et  l’amer  souvenir; 

Dans  ce  morne  désert  aucun  oiseau  ne  chante, 

Et  le  regret  souvent  n’y  peut  même  fleurir. 

Ernest  CHEBROUX. 


LsA  QUERRE 

DU  TRANSVAAL 

Depuis  sept  mois,  un  vaillant  petit  peuple  lutte 
avec  une  énergie  farouche  pour  défendre  son 
indépendance  contre  une  des  plus  puissantes 
nations  du  monde.  Trente  à trente-cinq  mille 
paysans  se  sont  levés  résolument  pour  faire  tête 
au  colosse  britannique  et  tiennent  en  échec,  de- 
puis le  mois  d’octobre  dernier,  la  plus  formidable 
armée  que  l’Angleterre  ait  jamais  mise  sur  pied. 

Le  monde  entier  suit  avec  une  admiration  pas- 
sionnée la  merveilleuse  défense  de  cette  poignée 
de  braves  gens  qui  préfèrent  la  ruine,  la  mort  à 
la  perte  de  leur  liberté,  et  dont  les  exploits  tien- 
nent de  la  légende.  Les  péripéties  de  cette  guerre, 
nous  ne  les  connaîtrons  dans  leurs  détails  qu’après 
la  signature  de  la  paix.  Pour  le  moment,  nous 
devons  tenir  pour  vrais  les  télégrammes  officiels 
que  la  censure  anglaise  veut  bien  nous  commu- 
niquer; mais,  tels  quels,  ils  sont  suffisamment 
instructifs. 

Je  n’ai  point  l’intention  de  résumer,  dans  cette 
courte  étude,  les  opérations  qui  se  sont  dérou- 
lées dans  le  sud  de  l’Afrique  depuis  le  12  octobre. 
Un  volume  n’y  suffirait  pas!  Je  désire  simplement 
indiquer  brièvement,  et  aussi  clairement  que  pos- 
sible, les  grandes  lignes  de  ces  opérations  et  en 
dégager  quelques  enseignements.  Nos  lecteurs 
pourront  suivre  alors  plus  facilement  le  dévelop- 
pement ultérieur  de  la  campagne,  la  grande 
marche  du  maréchal  Roberts  sur  Prétoria  qui 
nous  réserve  sans  doute  bien  des  surprises,  et  que 
nous  nous  proposons  d’étudier  au  jour  le  jour. 
Aujourd’hui,  contentons-nous  de  déblayer  le 
terrain. 


Le  9 octobre  1899  fut  lancé  le  décret  de  mobi- 
lisation de  l’armée  anglaise.  On  décida  d’envoyer 
immédiatement  52  000  hommes  dans  le  sud  de 
l’Afrique  : 1 division  de  cavalerie(5  500  hommes), 
3 divisions  d’infanterie  de  9 700  hommes,  de 
l’artillerie,  du  génie,  services  auxiliaires,  etc., 
17  000  hommes  environ,  soit  un  total  de  52  000 
hommes  qui,  avec  les  23  000  déjà  au  Natal  ou 
dans  la  colonie  du  Cap,  portèrent  d’emblée 
l’effectif  des  troupes  anglaises  à 75  000  hommes. 

Sir  Redvers  Buller  fut  nommé  généralissime. 

L’ultimatum  du  président  Krüger  exigeait  une 
réponse  de  l’Angleterre  pour  le  11  octobre  à 
cinq  heures  du  soir  au  plus  tard. 

Le  gouvernement  do  la  Reine  répondit  qu’il... 
n’avait  rien  à répondre. 

Les  hostilités  commencèrent  dès  le  lendemain 
par  la  capture  d’un  train  blindé  qui  portait  des 
canons  à Mafeking. 

Examinons  la  situation  respective  des  combat- 
tants. 

Le  général  Jouberl,  généralissime  des  petites 


298 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


armées  transvaaliennes,  envahit  immédiatement 
le  Natal  et  se  porta  sur  Dundee -Glencoe,  mena- 
çant Ladÿsmith  et  Pietermaritzburg.  En  même 
temps  les  troupes  orangistes,  commandées  par  le 
général  Cronje,  s’avançaient  sur  Mafeking  et 
Kimberley,  à l’ouest  de  l’Orange,  tandis  qu’un 
certain  nombre  de  petits  commandos  envahis- 
saient le  nord  delà  colonie  du  Cap  par  Colesberg, 
Bug'gersdhorp  et  Aliwal-North,  occupant  ainsi  les 
débouchés  des  trois  lignes  de  chemin  de  fer  se 
dirigeant  de  Capetown,  de  Port-Elisabeth  et 
d’East-London  sur  Bloemfontein,  capitale  de 
l’Orange,  et  Prétoria,  capitale  du  Transvaal. 

L’offensive  stratégique  prise  ainsi  par  les  Boers 
sur  trois  théâtres  différents  força  les  Anglais  à se 
diviser. 

Les  Boers  ont  eu  mille  fois  raison  de  porter  la 
guerre  sur  tous  les  points  à la  fois.  Mais  les 
Anglais  ont  eu  mille  fois  tort  de  les  imiter.  Ils 
devaient  réunir  toutes  leurs  forces  au  nord  de  la 
colonie  du  Cap  et  marcher  droit  sur  Bloemfontein 
et  Pretoria. 

Subissant  la  tactique  des  Boers,  nous  les  voyons 
au  contraire  former  trois  groupes  : 

1°  La  colonne  du  Natal,  dont  la  base  est  à Dur- 
ban avec,  pour  objectif,  la  délivrance  de  La- 
dysmith  ; 

2°  La  colonne  du  centre,  base  à East-London; 
objectif  : Queenstown  et  Buggersdorp; 

3°  La  colonne  de  l’ouest,  avec  Kimberley  pour 
objectif  et  le  camp  de  De  Aar  pour  base  d’opé- 
ration. 

La  délivrance  de  Kimberley  et  de  Ladÿsmith, 
objectifs  secondaires,  ne  pouvant  avoir  aucune 
influence  sérieuse  sur  l’issue  de  la  campagne,  les 
Anglais  ont  perdu  six  mois  en  efforts  inutiles, 
ont  essuyé  de  sanglantes  défaites  et  se  trouvent 
aujourd’hui,  en  réalité,  au  point  où  ils  auraient 
dû  être  dès  la  fin  de  novembre. 


Parcourons  rapidement  les  principaux  faits  des 
trois  théâtres  d’opérations. 

Le  général  Joubert  envahit  le  Natal,  menace  au 
nord  et  à l’ouest  Ladÿsmith. 

Il  a pour  adversaire  le  général  Withe  qui  ne 
peut  lui  opposer  qu’une  petite  armée  de  15000  à 
16  000  hommes  avant  l’arrivée  des  renforts. 

Le  20  octobre,  bataille  de  Glencoe.  Les  Anglais, 
commandés  par  le  général  Yule,  sont  vainqueurs. 

Le  lendemain,  nouveau  combat  à Glandslaagte. 
Le  général  French  repousse  les  Boers,  qui,. com- 
mandés par  Lucas  Meyer,  reviennent  à la  charge 
le  jour  suivant  et  battent  à plate  couture  le  gé- 
néral Yule  à Glencoe. 

Le  même  général  Yule  subit  un  désastre  près 
de  Ladÿsmith,  le  30  octobre,  mais  le  général 
Withe  en  revendique  toute  la  responsabilité. 

L’investissement  de  Ladÿsmith  fut  la  consé- 
quence de  cette  affaire. 


Sur  ces  entrefaites,  le  généralissime  sir  Redvers 
Buller  débarque  au  Cap  (29  octobre)  et  se  hâte  de 
venir  à Durban  prendre  le  commandement  de 
l'armée  de  secours  destinée  à délivrer  Ladÿsmith 
où  le  général  Withe  se  trouve  enfermé  avec 
10000  hommes.  Le  25  novembre,  il  arrive  à Pie- 
termaritzburg et  prend  la  direction  des  opéra- 
tions. 

Tandis  que  ces  événements  se  passaient  au 
Natal,  le  général  Cronje  réussissait  à isoler 
(17  octobre)  Kimberley,  en  coupant  au  sud  de 
cette  ville  le  pont  sur  la  Modder. 

Le  général  Methuen  marche  au  secours  de  la 
ville,  tandis  que  (colonne  du  centre),  au  nord  de 
la  colonie  du  Cap,  les  généraux  French  et  Gatacre 
ont  toutes  les  peines  du  monde  à contenir  les 
petits  commandos  qui  opèrent  sur  les  rives  de 
l’Orange,  et  les  Afrikanders  qui  s’agitent  de 
toutes  parts. 

Le  23  novembre,  le  général  Methuen  livre  le 
combat  de  Belmont,  station  de  chemin  de  fer  au 
sud  de  la  Modder.  11  repousse  les  Orangistes  et 
livre  une  nouvelle  bataille  le  29,  sur  la  Modder 
river,  au  général  Cronje.  La  bataille  est  indécise. 
En  style  anglais,  cela  veut  dire  que  l’avantage  est 
resté  au  général  Cronje. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  10  décembre,  le 
général  Gatacre  se  fait  battre  à Stormberg  et  perd 
600  prisonniers. 

Le  lendemain,  11  décembre,  le  général  Methuen 
est  éci’asé  â Maggersfontein. 

Cette  fois,  le  doute  n’est  plus  permis,  même  à 
la  censure  anglaise.  C’est  un  véritable  désastre  qui 
produit  une  émotion  profonde  en  Angleterre  et  la 
stupéfaction  dans  le  monde  entier. 

Quelques  détails  sur  cette  bataille  sont  indis- 
pensables. 

Les  burghers  de  l’État  libre  occupaient  au  nord 
de  la  Modder  « une  forêt  de  kopjes  ».  Leur  po- 
sition s’étendait  sur  une  longueur  de  10  milles 
environ,  admirablement  fortifiée  de  tranchées  et 
d’abris  étagés , les  gradins  inférieurs  occupés  par 
des  tireurs  invisibles,  armés  du  Mauser  devant 
fournir  sans  fumée  les  feux  rasants,  tandis  que 
des  étages  supérieurs  devait  s’échapper  — point 
de  repère  offert  à l’artillerie  anglaise  — la  fumée 
des  fusils  Martini-Henry. 

Cet  ingénieux  dispositif,  dû  au  général  Cronje, 
cause  l’anéantissement  de  la  brigade  Wauchope 
(cinq  régiments  des  highlanders)  qui,  par  une 
nuit  sombre  et  sous  une  pluie  torrentielle,  marche 
en  formation  serrée,  lorsque,  soudain,  une  rafale 
de  balles  passe  sur  elle  comme  la  foudre.  Malgré 
leur  bravoure,  les  Écossais  plient,  se  débandent 
sous  ce  feu  infernal,  l’héroïque  général  Vauchope 
tombe,  et  ce  n’est  que  quelques  centaines  de  mètres 
plus  en  arrière  que  les  rares  officiers  survivants 
réussissent  à rallier  les  fuyards  et  à les  faire  cou- 
cher. 

Le  désastre  incombe,  incontestablement,  à tous 
les  officiers  qui  semblent  ignorer  les  prescriptions 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


299 


les  plus  élémentaires  du  service  de  sûreté. 

Mais  la  série  noire  continue  pour  les  Anglais. 
Quatre  jours  plus  tard,  le  15  décembre,  le  général 
Buller  est  battu  à son  tour  à Colenso. 

Cette  fois,  c’en  est  trop.  L’Angleterre  réclame 
un  nouveau  généralissime,  et  le  23  décembre  le 
vieux  maréchal  Roberts  s’embarque  pour  le  Cap, 
où  il  va  essayer  de  ramener  la  fortune  sous  le 
drapeau  britannique. 

Le  jeune  général  Kitchener,  le  héros  du  Sou- 
dan, lui  est  adjoint  comme  chef  d’état-major  gé- 
néral. 

Renforts  sur  renforts  sont  expédiés  chaque  jour 
au  Cap,  portant  bientôt  l’effectif  des  troupes  an- 
glaises à 200000  hommes. 

Nous  arrivons,  le  16  janvier,  au  premier  pas- 
sage de  la  Tugela  par  les  troupes  du  général  Buller 
qui  conserve  son  commandement  au  Natal,  et, 
le  24,  a lieu  la  fameuse  affaire  de  Spion  Kop,  dont 
les  détails  sont  trop  présents  à la  mémoire  de 
tous,  pour  qu’il  soit  besoin  d’insister. 

Le  général  Buller  repasse  la  Tugela  pour  la  fran- 
chir de  nouveau  le  5 févi’ier.  Le  surlendemain,  il 
est  encore  repoussé  au  sud  de  la  rivière. 

La  situation  aurait  pu  se  prolonger  longtemps 
ainsi.  Mais  le  maréchal  Roberts  est  arrivé  au 
camp  de  Aar,  et  les  opérations  du  Natal  vont 
passer  au  second  plan. 

Le  15  février,  on  apprend  que  le  général  French, 
à la  tête  de  sa  division  de  cavalerie,  a,  par  un 
raid  audacieux,  débloqué  Kimberley.  Une  série 
de  combats  furieux  s’engage  autour  de  la  ville  et 
se  termine,  le  27,  par  la  reddition  du  général 
Cronje  qui  s’est  sacrifié,  avec  une  arrière-garde 
forte  de  30ü0à  4000  hommes,  pour  sauver  le  reste 
de  ses  troupes  et  tout  son  matériel  de  siège. 

La  délivrance  immédiate  (1er  mars)  de  Ladys- 
mith  fut  la  conséquence  de  la  capitulation  du  gé- 
néral Cronje. 

Le  13  mars,  le  maréchal  Roberts  entre  à Bloem- 
fontein, évacué  sans  combat,  et  lè  jour  même,  le 
Transvaal  fait  des  propositions  de  paix  — re- 
poussées dédaigneusement  par  l’Angleterre. 

* 

* * 

Voilà,  succinctement  résumées,  les  deux  pre- 
mières phases  de  cette  guerre  du  Transvaal  qui, 
dans  l’esprit  de  tous  les  sujets  de  S.  M.  la  reine 
Victoria,  devait  se  borner  à une  sorte  de  prome- 
nade militaire  sur  Prétoria  où  laChristmas  devait 
être  fêtée. 

Le  troisième  acte  de  cette  sanglante  tragédie 
commence  aujourd’hui.  Le  maréchal  Roberts  va 
se  mesurer,  non  plus  avec  le  vieux  général  Joubert, 
mort  le  28  mars,  quelques  jours  après  l’occupa- 
tion de  Bloemfontein,  mais  avec  un  jeune  général 
de  trente-six  ans,  Louis  Bolha,  qui  vient  de  dé- 
buter par  un  coup  de  maître  en  immobilisant  son 
adversaire  pendant  six  semaines  à Bloemfontein, 
en  le  forçant  à envoyer  40000  à 45000  hommes  en 
arrière , dans  le  sud-est  de  l’État  d’Orange,  pour 


dégager  la  division  du  général  Brabant,  compro- 
mise à Wepener. 

Mais  je  reviendrai  sur  ces  événements  qui  cons- 
tituent le  prologue  de  ce  troisième  acte.  Je  me 
borne  à constater  aujourd’hui  que  les  Boers  sem- 
blent occuper  solidement  les  environs  de  Tabanchu 
et  de  Ladybrand,  menaçant  ainsi  le  flanc  droit  du 
maréchal  Roberts  dans  sa  marche  vers  le  nord. 

★ 

* * 

En  terminant  cet  exposé  rapide  de  sept  mois  de 
combats,  je  rendrai  hommage  à la  froide  bra- 
voure du  soldat  anglais.  L’officier  qui  le  conduit 
sait  lui  aussi  mourir  crânement  face  à l’ennemi, 
mais  il  est  bien  évident  qu’il  n’a  point  pâli  sur 
l’étude  du  service  en  campagne.  La  responsabilité 
des  désastres  sans  nom  subis  par  les  armes 
anglaises  lui  incombe  tout  entière  — à tous  les 
degrés  de  la  hiérarchie.  Chacun  peut  en  prendre 
pour  son  grade,  comme  dit  notre  troupier. 

Les  règlements  anglais,  qui  datent  de  1893,  sonl 
cependant  admirablement  conçus.  Pourquoi  sonl- 
ils  restés  lettre  morte  dans  le  sud  de  l’Afrique? 
Évidemment  parce  qu’ils  n’ont  jamais  été  étudiés. 
Si  les  officiers  anglais  avaient  su  l’a  b c de  leur 
métier,  croyez-vous,  par  exemple,  que  leurs  bat- 
teries de  campagne  auraient  été  surprises,  à la 
bataille  de  Colenso,  en  flagrant  délit  de  manœu- 
vre, sans  le  plus  petit  soutien  d’infanterie,  à 
600  yards  à peine  des  Boers  merveilleusement 
abrités  et  tirant  à coup  sûr?  Cette  manœuvre  im- 
bécile a coûté  il  pièces  à l’artillerie  du  général 
Buller. 

Si  l’officier  anglais  se  distingue  par  une  audace 
folle,  irraisonnée,  les  Boers,  au  contraire,  se  sont 
montrés,  jusqu’ici,  d’une  prudence  parfois  exa- 
gérée. Non  pas,  certes,  par  peur  de  la  mort,  mais 
parce  qu’ils  savent  qu’ils  n’ont  pas,  comme  leurs 
adversaires,  à compter  sur  des  troupes  de  rem- 
placement. 

Après  l’habile  offensive  stratégique  prise  par  le 
général  Joubert,  ils  se  sont  constamment  tenus, 
dans  les  combats,  sur  la  défensive  tactique.  Us 
sont  évidemment  inhabiles  aux  manœuvres  d’en- 
semble, chacun  semble  agir  un  peu  pour  son 
compte  et,  sur  la  Tugela  principalement,  ils  n’ont 
malheureusement  pas  osé  poursuivre  l’ennemi  en 
déroute  et  compléter  leur  victoire. 

L’offensive  pour  eux  semble  s’arrêter  à la  portée 
de  leur  Mauser  qui,  bien  plus  que  le  canon,  a eu 
l’influence  prépondérante  dans  toutes  les  ren- 
contres. 

Un  triste  détail  pour  finir. 

Le  Cape  Times , journal  officieux  de  sir  Alfred 
Milner,  commissaire  général  du  gouvernement 
anglais  au  Cap,  estime  que  les  pertes  de  l’armée 
anglaise  s’élèvent  à ce  jour  à 70000  hommes  au 
moins. 

C’est  là  le  résultat  le  plus  tangible  de  l’abomi- 
nable politique  de  M.  Chamberlain. 

Henri  MAZEREAU. 


300 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Id’JHOMME  qui  a vécu  trois  siècles 


En  ce  moment,  on  parle  beaucoup  de  fin  et  de 
commencement  de  siècle,  on  s’inquiète  de  la 
manière  la  plus  scientifique,  la  plus  pratique,  la 
plus  convenable,  de  franchir  ce  passage,  qui  ne 
se  présente  pas  assez  souvent  à nous  pour  que 
nous  en  ayons  conservé  les  traditions  ; à nos  yeux, 
le  commencement  du  xx°  siècle  est  toute  une 
grosse  affaire,  et  pourtant,  qu’était-ce  que  cela 
pour  ce  vieux  soldat  dont  le  portrait  figure  au 
musée  de  Tours,  et  qui  avait  vu  deux  renouvelle- 
ments semblables,  celui  du  xvme  et  celui  du 
xixc  siècle? 

Ce  tableau,  peint  par  Vestier  en  1787,  est  popu- 
laire à Tours,  il  compte  parmi  les  curiosités  de 
la  ville,  et  si  vous  parlez  du  musée,  d’ailleurs 
remarquable  à plus  d’un  titre,  on  ne  manque 
pas  de  vous  dire  : 

— Vous  y verrez  le  portrait  d’un  vieux  soldat 
qui  a vécu  trois  siècles. 

Vous  vous  précipitez  pour  contempler  les  traits 
de  ce  tri-centenaire.  Vous  voulez  connaître  son 
histoire;  comment  peut-on  vivre  trois  cents  ans? 
Bientôt,  il  faut  en  rabattre  de  votre  enthousiasme. 
Le  phénomène,  s’il  vous  cause  quelque  déception, 
est  curieux  encore,  car  si  Jean  Turrel,  l’homme 
en  question,  n’a  pas  vécu  trois  cents  ans,  il  a 
néanmoins  connu  trois  siècles.  Né  à Dijon  en  1697, 
il  est  mort  à Tours  en  1804,  âgé  par  conséquent 
de  cent  sept  ans,  ce  qui  est  déjà  fort  honnête! 

Son  esprit  hardi  et  aventureux  le  fit  quitter  à 
moins  de  quinze  ans  la  maison  paternelle  pour 
suivre  des  commerçants  forains  ; mais  cette  exis- 
tence de  grandes  routes  n’avait  des  aventures  que 
l’apparence,  en  réalité,  elle  était  la  régularité  et 
la  banalité  mêmes  ; aussi,  arrivé  à Tours  au  hasard 
de  ses  voyages  en  zig-zag,  le  jeune  Turrel  se 
laissa-t-il  facilement  séduire  par  les  promesses  et 
les  beaux  discours  d’un  sergent  de  recrutement; 
le  voilà  soldat  au  régiment  de  Touraine.  C’était 
en  1712,  à l’époque  des  circonstances  les  plus 
graves  pour  la  France,  car  jamais  la  coalition  de 
ses  ennemis  n’avait  été  si  menaçante;  le  nouveau 
soldat,  à peine  dégrossi,  fut  envoyé  à la  frontière, 
mais  il  n’eut  pas  à y combattre  : Villars  venait 
de  sauver  son  pays  à Denain,  et  ses  troupes  pri- 
rent aussitôt  leurs  quartiers  d’hiver,  côté  rose  du 
métier  militaire,  repos  et  bonne  chère,  point  de 
dangers  et  peu  de  fatigues. 

Ces  quartiers  d’hiver,  les  troupes  les  prenaient 
régulièrement  chaque  année  pendant  six  à huit 
mois,  et  malgré  les  nombreuses  guerres  dont  est 
hérissée  l’histoire  de  France  pendant  ce  siècle,  il 
paraît  qu’on  ne  se  battait  pas  très  souvent,  car 
Turrel  vit  sa  première  bataille  seulement  en  1745, 
sous  les  ordres  du  maréchal  de  Saxe.  Dans  cette 
rude  campagne  de  Flandre,  il  prit  part  aux 


affaires  de  Fontenoy,  de  Raucoux,  de  Lawfeld,  et 
ne  connut  que  la  victoire. 

Après  quoi,  au  lieu  de  se  reposer,  comme  d’ha- 
bitude, il  lui  fallut  manœuvrer  en  temps  de  paix, 
pour  ainsi  dire  recommencer  ses  classes  mili- 
taires, ce  qui  est  dur  pour  un  soldat  comptant 
déjà  trente-cinq  années  de  service  ! Mais  la  tacti- 
que venait  d’être  entièrement  renouvelée  par 
Frédéric  le  Grand,  et  il  fallait,  en  France,  se 
mettre  à la  hauteur  de  ces  réformes  dont  les 
résultats  avaient  fait  sensation  auprès  de  toutes  les 
armées  européennes. 

Turrel  était  de  bonne  santé,  de  belle  humeur, 
aimé  de  ses  chefs  et  de  ses  camarades,  il  ne  son- 
geait à rien  de  mieux  qu’au  métier  des  armes,  il 
demeura  soldat  sans  réclamer  les  bénéfices  d’une 
retraite  qu’on  ne  cherchait  pas  à lui  imposer. 

En  1787,  il  servait  depuis  soixante-quinze  ans 
dans  l’armée  française,  et  à cette  occasion,  devait 
recevoir  le  troisième  chevron,  chacun  de  ces  che- 
vrons qu’on  voit  sur  son  bras  gauche  représen- 
tant vingt-cinq  années  accomplies  au  service  de 
l’Etat.  Le  fait,  étant  sans  doute  unique,  eut  du 
retentissement. 

On  appelle  notre  homme  à Versailles,  il  est 
présenté  au  roi  Louis  XVI,  par  le  comte  de  Mira- 
beau, devant  monsieur  le  comte  d’Artois,  MM.  de 
Brienne  etde  Montmorency,  capitaines  des  gardes. 
Après  quelques  questions  concernant  les  services 
de  Turrel,  et  les  chefs  qu'il  avait  connus,  le  roi 
fit  apporter  du  vin  de  Malaga,  en  but,  et  en  offrit 
lui-même  à Turrel  ainsi  qu’aux  assistants.  C’était 
un  grand  honneur,  le  plus  grand  qui  pût  être  fait 
alors  à un  sujet  non  admis  à la  cour,  d’autant 
plus  que  le  brave  homme  avait  été  servi  le  second, 
avant  les  princes,  détail  d’étiquette  qui  excitait 
surtout  sa  fierté. 

Le  roi  lui  demanda  s’il  voulait  la  croix  de 
Saint-Louis  ou  le  troisième  chevron. 

— Sire,  répondit-il,  si  Votre  Majesté  a la  bonté 
de  me  l’attacher  elle-même,  je  préfère  le  troisième 
chevron. 

La  réponse,  digne  d’un  habile  courtisan,  témoi- 
gnait en  outre  du  sens  pratique  du  vieux  soldat, 
car  la  croix  de  Saint-Louis  était  plutôt  un  em- 
barras, dans  sa  situation  subalterne,  tandis 
qu’au  chevron  était  attaché  le  bénéfice  très  appré- 
ciable d’une  haute  paye. 

L’attention  royale,  la  parfaite  convenance  qu'il 
avait  montrée  attirèrent  sur  lui  toutes  les  faveurs. 
Le  comte  d’Artois  lui  fit  cadeau  de  son  épée,  à la 
garde  et  au  fourreau  garnis  d’argent;  plus  tard  il  la 
vendit,  sous  la  Révolution,  dans  un  jour  de  détresse  ; 
les  dames  de  France  lui  envoyèrent  un  carrosse 
pour  tout  son  séj  our  à Paris;  il  dîna  chez  de  grands 
personnages,  notamment  chez  le  duc  de  Riche- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


301 


lieu,  et  figura  dans  de  nombreux  banquets  militaires 
organisés  pour  lui;  les  théâtres  donnèrent  en  son 
honneur  des  représentations  spéciales  auxquelles 
les  affiches  annonçaient  sa  présence,  et  où  la  foule 
accourut;  le  peintre  à la  mode,  Vestier,  fit  son 
portrait.  Bref,  il  retourna  à Tours  avait  une  pen- 
sion de  600  fr. 
du  roi  et  des 
princes, une  au- 
tre de  600  fr. 

des  dames 
de  France,  et 
de  fortes  gra- 
tifications qui 
lui  permirent 
une  petite  exis- 
tence fort  tran- 
quille. 

Dès  ce  mo- 
ment, il  cessa 
de  faire  partie 
de  l’armée. 

Hélas  ! son 
bonheur  fut  de 
courte  durée. 

La  Révolution 
survint  adieu, 
pensions  ! les 
gratifications 
étaient  man- 
gées ; chacun 
avait  assez  de 
s’occuper  de 
soi-même  sans 
songer  au  vété- 
ran des  armées 
du  roi,  et  le  fait 
d’avoir  bu  avec 
le  tyran  n’était 
plus  une  recom- 
mandation. 

Turrel,  âgé  déjà 
de  quatre-vingt 
treize  ans,  vi- 
goureux enco- 


re, mais  inca- 
pable de  travailler,  connut  les  mauvais  jours;  il 
s’en  expliquait  peu,  plus  lard,  mais  on  doit  sup- 
poser qu’il  se  coucha  souvent  sans  avoir  mangé. 

Un  jour,  on  décréta  l’organisation,  dans  les 
départements,  de  compagnies  de  vétérans;  ceux 
qui  assistaient  à sa  lutte  contre  la  misère  furent 
heureux  de  lui  rendre  un  service  qui  ne  leur 
coûtait  rien,  et  Turrel  obtint  son  admission  avec 
le  grade  d’officier.  Le  voilà  donc  encore  sous  le 
harnois,  sans  être  astreint  cette  fois  au  dur  ser- 
vice ; mais  il  toucha  le  prêt  d’officier,  des  rations, 
occupa  une  jolie  chambre;  ce  fut  le  bonheur 
parfait. 

L’attention  se  trouvant  de  nouveau  attirée  sur 
lui,  on  le  combla  de  prévenances.  Il  dînait  presque 


Misée  de  Tours.  — Un  vieux  soldât,  par  Veslier. 


tous  les  soirs  chez  des  notables  ou  chez  les  auto- 
rités militaires,  où  ses  récits,  sa  bonne  humeur, 
son  appétit,  lui  valaient  des  succès.  On  s’appli- 
quait même  à l’empêcher  de  trop  manger,  car 
c’était  là  son  péché  mignon. 

A cette  époque  le  général  Thiébault,  arrivant  à 

Tours  9 comme 
gouverneur,  le 
connut,  et  il  lui 
afaitplacedans 
ses  Mémoires, 
racontant,  en- 
tre autres  cho- 
ses curieuses, 
que  le  14  juil- 
let 1802  — no- 
tons en  passant 
que,  pendant 
toute  l’ère  ré- 
publicaine, cet- 
te date  continua 
à être  appelée 
14  juillet,  mais 
on  ne  manquait 
pas  d’ajouter 
ces  mots  pré- 
servateurs: 
nouveau  style, 
— ce  14  juillet 
donc,àlarevue 
de  la  garnison, 
le  fils  du  géné- 
ral Lambert, 
enfant  âgé  de 
quatre  ans,  dé- 
fila en  donnant 
la  main  à Jean 
Turrel  âgé  alors 
de  cent  quatre 
ans  ; il  y avait 
juste  un  siècle 
entre  eux,  et 
des  deux  c’était 
peut-être  le 
vieillard  qui 
marchait  le 
plus  allègrement.  Non  seulementles  jambes,  mais 
l’esprit,  avaient  gardé  toute  leur  liberté.  Nous 
avons  dit  qu'il  fréquentait  la  meilleure  société 
tourangelle,  il  y montrait  un  tact  parfait  et  une 
repartie  toujours  prompte.  Une  dame  lui  disant 
un  jour  : 

— 11  faut  que  Dieu  vous  aime  bien,  pour  vous 
laisser  si  longtemps  sur  la  terre,  aussi  je  pense 
que  vous  le  priez  et  le  remerciez  souvent. 

— Moi,  madame?  répondit-il  avec  un  fin  sourire, 
je  n’ai  jamais  eu  l’habitude  de  fatiguer  mes  amis  ! 

Thiébault  adressa  sur  ce  vaillant  centenaire  un 
rapport  au  premier  consul  qui  lui  alloua  une 
pension  de  1 500  francs  et  le  fit  inscrire  sur  les 
contrôles  de  la  Légion  d’honneur.  Turrel,  ravi  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


302 


cette  distinction  si  appréciée,  tint  à ce  que  la 
décoration  fût  ajoutée  sur  le  portrait  de  Yestier, 
resté  en  sa  possession.  C’est  la  seule  fois,  sans 
aucun  doute,  qu’on  aura  vu  la  croix  de  la  Légion 
d’honneur  sur  un  uniforme  de  l’ancien  ré- 
gime ! 

Sans  avoir  jamais  été  blessé,  sans  souffrir 
d’aucune  infirmité,  Turrel  s’éteignit  à l’âge  de 
cent  sept  ans;  il  avait  connu  et  servi  Louis  XIY, 
la  Régence,  Louis  XV,  Louis  XVI,  la  Révolution  et 
le  Comité  de  salut  public,  le  Directoire,  le  Con- 
sulat, l’Empire  ; il  avait  vu  les  événements  les 
plus  extraordinaires,  se  les  rappelait  et  en  parlait 
volontiers.  Voilà,  ce  semble,  une  vie  bien  remplie, 


et  qui  méritait  ici  un  souvenir  de  quelques  lignes. 

Vestier,  l’auteur  du  portrait  du  musée  de  Tours, 
fut  un  peintre  de  valeur.  Né  à Avallon  en  1740, 
par  conséquent  Bourguignon  comme  Turrel,  il  fit 
beaucoup  de  portraits  à la  cour  et  dans  la  haute 
bourgeoisie.  Le  modelé  de  ses  figures  était  un  peu 
mou,  mais  il  excellait  dans  le  rendu  des  acces- 
soires et  des  étoffes,  et  par  là  plaisait  à cette 
société  brillante  du  xviiic  siècle.  Il  fut  agréé  de 
l’Académie  de  peinture  en  1785  et  titulaire  en 
1780,  peu  de  temps  avant  l’époque  où  il  peignit 
ce  portrait  qui,  outre  l’originalité  du  modèle,  peut 
être  compté  parmi  ses  meilleures  œuvres. 

Gaston  CERFBERR. 


UN  TRAIN  HOPITAL  POUR  LA  GUERRE  SUD-AFRICAINE 


Les  récentes  guerres  ont  mis  aux  prises  des  na- 
tions pourvues  d’un  matériel  dont  l’insuffisance 
s’est  révélée  en  maintes  circonstances.  Le  service 
de  santé  en  particulier  a dû  êtrepourvu  de  moyens 
de  transport  assurant  l’évacuation  rapide  des 
blessés  sur  les  centres  hospitaliers.  Le  conflit 
hispano-  améri- 
cain a conduit 
les  États-Unis  à 
construire  le 
vaisseau  - hôpi  - 
tal.  Deux  navires 
de  ce  type  ont 
été  terminés 
avant  la  fin  de 


railways  à voie  étroite  du  sud  de  l’Afrique.  Ces 
considérations  ont  entraîné  la  création  d’un  train- 
hôpital  spécial  dont  la  construction,  surveillée 
par  un  comité  de  membres  de  la  Société  de  la 
Croix-Rouge,  a été  activement  menée. 

Le  train-hôpital  anglais  se  compose,  dit  le 

Scient, i/ic  Ame- 
rican, de  sept 
voitures  de 
11  mètres  de 


lom 


montées 


sur  boggies  et 


pourvues  du 
frein  à vide. 
Leur  hauteur, 


la  guerre  : ils  ont 


égale  à la  lar- 


rendu  ’ les  plus 
importants  ser- 
vices aux  belli- 
gérants. Le  plus 
grand  de  ces 
bâtiments  con- 
tenait deux  sal- 
les installées 
pour  recevoir 
150  malades  ou 
blessés. 

Après  les  États-Unis,  l’Angleterre  s’est  trouvée 
amenée  à résoudre  le  même  problème.  Cette  fois, 
il  s’agissait  seulement  du  transport  terrestre  des 
victimes  de  la  guerre  ; néanmoins  il  a fallu  créer 
un  matériel  complet,  car  jusqu’ici  l’armée  an- 
glaise utilisait  les  wagons  ordinaires,  modifiés  en 
conséquence,  lorsque  les  nécessités  de  la  guerre 
l’obligeaient  à expédiersesblesséssurdes  hôpitaux 
sédentaires.  Cette  installation,  fort  rudimentaire, 
est  manifestement  insuffisante  pour  de  longs  tra- 
jets dans  les  pays  voisins  de  l’Équateur;  d’autre 
part  les  véhicules  transformés,  construits  pour 
circuler  sur  les  voies  larges  des  chemins  de  fer 
de  la  Grande-Bretagne,  n’auraient  pu  servir  sur  les 


geur,  atteint 
2 m.  40.  Il  a 
fallutenircomp- 
te  de  la  chaleur 


excessive 


règne  dans  les 


régions  où  le 
train  doit  circu- 
ler et  assurer 


Le  train-hôpital. 


une  large  venti- 


lation afin  que 
les  blessés  ne  soient  pas  incommodés  par 
cette  température  torride.  En  outre,  de  larges 
marchepieds  ont  été  disposés  afin  que  l’accès 
dans  les  voitures  soit  rendu  très  facile,  même 
dans  les  endroits  où  il  n’existe  pas  de  quai  d’em- 
barquement; dans  le  même  but,  les  portes  ont  été 
tenues  très  larges.  De  cette  façon,  le  train  peut 
recevoir  son  douloureux  chargement  sur  le  champ 
de  bataille  même,  si  celui-ci  se  trouve  à proxi- 
mité de  la  voie  ferrée. 

Chacune  des  deux  premières  voitures  se  subdi- 
vise en  trois  compartiments.  Le  premier  compar- 
timent du  premier  wagon  renferme  dans  ses  nom- 
breuses armoires  la  réserve  de  bandes,  linges 


;es 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


303 


accessoires  de  pansement,  etc.  À l’extrémité  de 
ce  ôompartiment  se  trouve  un  coffre  doublé,  de 
zinc  et  bien  aéré  où  l’on  enferme  le  linge  sale.  Le 
deuxième  compartiment  contient  deux  lits  pour 
officiers  ; ces  lits  peuvent  être  transformés  en 
sièges  dans  la  journée.  Une  disposition  semblable 
a été  adoptée  pour  le  compartiment  suivant 
réservé  aux  deux  infirmiers. 

Les  trois  compartiments  de  la  seconde  voiture 
comprennent  : le  dortoir  des  médecins,  la  salle  à 
manger  et  la  salle  de  chirurgie.  Cette  dernière  est 
pourvue  de  planches  et  de  rayons  où  sont  rangés 
les  nombreux  flacons  et  récipients  en  verre,  ma- 
tériel indispensable  dans  un  hôpital.  Cette  nom- 
breuse verrerie  est  arrangée  de  telle  sorte  qu’elle 
n’a  à redouter  aucun  choc  résultant  du  mouve- 
ment du  train.  Un  des  côtés  de  la  salle  de  chi- 
rurgie est  garni  d’un  banc  très  large,  mais  laissant 
néanmoins  un  espace  suffisant  pour  la  table 
d’opération. 

Les  quatre  voitures  suivantes  constituent  de  vé- 
ritables salles  d’hôpital  et  sont  aménagées  en 
conséquence.  Chaque  voiture  comprend  vingt- 
deux  lits  superposés  sur  trois  rangs  de  chaque 
côté  du  wagon,  de  manière  à laisser  disponible 
au  centre  un  étroit  couloir  de  0 m.  50  de  large. 
Les  lits  consistent  en  un  cadre  en  fer  garni  d’un 
matelas  de  crin  ; ils  sont  solidement  fixés  aux 
parois  du  wagon  par  des  tasseaux  en  fer  placés  à 
hauteur  convenable.  Lorsqu’il  est  nécessaire  de 
placer  un  blessé  sur  le  lit,  cadre  et  matelas  sont 
retirés  et  portés  à l’ambulance  puis,  après  avoir 
reçu  le  patient,  ils  sont  ramenés  au  train-hôpital 
et  remis  en  place  à l’aide  d’un  ingénieux  arran- 
gement de  poulies  qui  permet  d’élever  le  tout  à 
la  hauteur  des  supports  du  lit;  un  seul  homme 
suffît  pour  effectuer  cette  manœuvre. 

Une  cuisine  occupe  le  premier  compartiment 
delà  dernière  voiture,  cuisine  des  plus  modernes 
pourvue  d’un  fourneau  mesurant  1 m.  40.  A côté 
se  trouve  le  compartiment  de  garde,  puis  l’office. 
Le  moindre  espace  disponible  dans  ce  train  a été 
utilisé.  Armoires,  tiroirs,  planches,  rayons  ont 
été  posés  dans  tous  les  coins  ou  les  plus  minimes 
renfoncements.  Le  toit  lui-même  a servi  à former 
une  série  de  petites  armoires  très  propres.  Cha- 
cune des  voitures  contient  cabinet  de  toilette  et 
water-closet  ainsi  qu’un  petit  fourneau  suffisant 
pour  chauffer  une  bouilloire  d’eau.  L’intérieur 
des  voitures  est  fort  élégant  ; une  peinture  émail 
blanc  en  revêt  les  parois  et  produit  une  agréable 
impression  à l’œil.  Les  voitures  sont  construites 
sur  le  principe  du  wagon  à couloir,  de  telle  sorte 
qu’un  passage  central,  de  plus  de  60  mètres 
de  long,  permet  de  parcourir  le  train  d’une  ex- 
trémité h l’autre. 

Les  sept  voitures  constituant  le  train-hôpital 
sont  démontables  ; elles  ont  été  construites,  peintes 
et  aménagées  en  dix  semaines.  Le  prix  total,  des 
plus  modiques,  s’élève  à 7 000  livres  sterling,  soit 
175  000  francs.  L’ensemble  des  pièces  démontées 


a formé  un  groupe  de  157  colis  d’un  poids  total 
de  167  tonnes  qui  a été  expédié  aussitôt  sur  le 
théâtre  de  la  guerre.  Chaque  pièce  est  numérotée 
de  telle  sorte  que  la  reconstruction  du  train  sera 
chose  aisée  et  que,  trois  semaines  après  le  débar- 
quement des  caisses,  l’hôpital  roulant  pourra  com- 
mencer son  service.  Une  fois  de  plus  les  Anglais 
viennent  de  fournir  une  preuve  de  leur  activité  et 
de  leur  esprit  de  décision;  peut-être  aurait-il  mieux 
valu  que  ces  précieuses  qualités  trouvassent  leur 
application  dans  d’autres  circonstances. 

Albert  REYNER. 

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx 

Le  mécanisme  (le  la  guerre  consiste  en  deux  choses  : se 
battre  et  dormir  ; user  et  réparer  ses  forces.  — Condé. 

Le  mariage  est  un  ouragan,  quelque  chose  d’inouï  et  d'horri- 
blement violent.  — ■ Gustave  Droz. 

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX 

Les  Lilas  Blancs  Artificiels 

Le  lilas  est  certainement  une  des  fleurs  les  plus 
populaires  de  la  terre  ; il  jouit  d’une  excellente 
réputation  auprès  de  toutes  les  dames,  marquises 
ou  grisettes,  à cause  de  sa  belle  floraison  et  du 
parfum  si  agréable  de  ses  fleurs  ; il  pousse  abon- 
damment et  l’on  peut  dire  partout,  pourvu  que  le 
terrain  soit  humide. 

Il  y a même  des  gens  délicats  — - et  depuis 
quelques  années,  leur  nombre  augmente  sensible 
ment  — qui  font  au  lilas  tel  que  nous  le  connaissons 
généralement,  c’est-à-dire  aux  fleurs  violacées, 
le  reproche  d’être  trop  « peuple  » et  qui  ne 
veulent  plus  aujourd’hui,  dans  leurs  salons  et 
sur  leurs  tables,  l’hiver,  que  du  lilas  blanc. 

Et  ce  qu’il  y a de  plus  fort,  c’est  que  les  horti- 
culteurs leur  en  fournissent  presque  toute  l’année 
avec  la  plus  grande  libéralité. 

Serait-ce  donc  que  la  Nature  ait  entendu  le  vœu 
de  ces  « aristocrates  » et  fait  sortir  de  terre,  à 
leur  intention  et,  comme  par  enchantement,  des 
millions  et  des  millions  de  lilas  blancs  ? 

Hélas,  il  n’en  est  rien. 

Les  espèces  devrais  lilas  blancs  sont  toujours 
aussi  rares.  Ces  énormes  récoltes  sont  tout  bonne- 
ment l’œuvre  des  horticulteurs  qui,  voyant  se 
créer  une  mode  profitable  pour  eux,  ont  étudié 
les  moyens  de  produire  et  ont  produit,  en  effet,  de 
faux  lilas  blancs. 

Et,  presque  tout  de  suite,  est  née  l’industrie 
nouvelle  qui  s’appelle  désormais  le  forçage  des 
lilas. 

C’est  en  France,  paraît-il,  et  voici  cent  ans,  si 
l’on  en  croitun  homme  du  métier,  M.  Baltet,  qu’elle 
a pris  naissance  ; mais  le  forçage  du  lilas  n’est 
pratiqué  régulièrement  que  depuis  trente  ans 
environ. 

Aujourd’hui,  cette  industrie  est  devenue  très 
importante,  et  nous  avons,  aux  environs  de  Paris 


304 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


principalement  dansles  communesde  Vitry,  Ivry, 
Sceaux  et  Châtenay,  toute  une  légion  de  spécia- 
listes du  lilas  forcé,  que  les  horticulteurs  appellent 
des  « chauffeurs  ». 

Ces  chauffeurs  de  lilas  sont  d'un  abord  assez 
difficile,  surtout  aux  indiscrets  comme  nous,  parce 
qu’ils  sont  naturellement  jaloux  de  ce  qu’ils 
appellent  « leur  secret  »,  et  c’est  en  effet  un  secret 
qu’ils  possèdent,  mais  un  secret  de  Polichinelle. 

Us  défendent  l’entrée  de  leurs  serres  comme  le 
Hollandais  du  père  Dumas,  le  héros  de  la  Tulipe 
noire , défendait  son  cellier. 

Mais  chacun  de  nous  n’a-t-il  pas  son  Asmodée, 
avec  la  complicité  duquel  il  peut  explorer  tous 
les  arcanes? 

Et,  de  fait,  en  dépit  des  méfiances,  j’ai  réussi  à 
obtenir  sur  la  façon  dont  opèrent  les  forceurs  de 
lilas,  des  renseignements  assez  détaillés,  comme 
vous  l’allez  voir. 

La  préparation  du  plant  de  lilas  destiné  aux 
forçages  est  faite  par  des  pépiniéristes.  Le  lilas 
de  Mari  y est  presque  exclusivement  employé. 

On  le  multiplie  en  se  servant  des  drageons  (1) 
nombreux  qu’émet  la  plante. 

Chacune  de  ces  sortes  de  boutures  est  plantée  en 
plein  champ  et  espacée  en  tout  sens  de  1 m.  50. 

Les  seuls  soins  de  culture  consistent,  jusque-là, 
en  binages  destinés  à enlever  les  mauvaises 
herbes. 

Au  bout  de  cinq  ans,  les  plants  sont  bons  à être 
livrés  au  « spécialiste  ». 

Le  forceur  de  lilas  possède  des  serres  ad  hoc 
complètement  recouvertes  de  planches  herméti- 
quement jointes  et  recouvertes  d’une  épaisse 
couche  de  fumier. 

Le  chauffage  se  fait  au  moyen  de  calorifères 
dont  les  tuyaux  en  terre  traversent  la  serre  dans 
toute  la  longueur. 

La  température  nécessaire  est  de  30  à 35  degrés. 

Avant  d’être  mises  en  serre  pour  le  forçage, 
c’est-à-dire  à l’automne,  les  plantes  sont  mises  en 
tas  sous  des  hangars  exposés  à tous  les  vents;  là 
elles  se  dessèchent  complètement  jusqu’à  être 
réduites  à l’état  de  fagots,  il  se  produit  alors  une 
sorte  de  cristallisation.  Les  jardiniers  disent  que 
« la  sève  descend  ». 

Laissons-les  dire,  bien  que  nous  ne  sachions 
pas  exactement,  ni  eux,  ni  vous,  ni  moi,  si  la 
sève  monte  et  descend  dans  les  plantes. 

Au  moment  de  les  rentrer  dans  la  serre,  on 
supprime  tous  les  drageons,  toutes  les  branches 
dépourvues  de  boutons  à fieurs  et  celles  qui  sont 
trop  faibles  pour  produire  de  beaux  thyrses. 

Puis  on  plante  les  lilas  dans  le  sol  de  la  serre. 

Là,  dans  l’obscurité  la  plus  complète,  le 
« chauffeur  » pénètre  avec  mystère,  muni  d’un 
lumignon,  comme  un  photographe  entrant  dans 
son  laboratoire  pour  développer  ses  plaques. 

. U arrose  fréquemment  et  copieusement  et,  tant 

(1)  Produits  de  bourgeons  adventifs  qui  naissent  sur  les 
racines  et  les  tiges  souterraines. 


que  les  fieurs  n’ont  pas  fait  leur  apparition,  il 
bassine  les  branches  ; lorsque  les  fieurs  sont 
assez  avancées,  il  suspend  les  bassinages,  qui 
auraient  alors  pour  effet  de  pourrir  ou  tout  au 
moins  de  salir  ces  fleurs. 

Lorsque  ces  dernières  sont  prêtes  à s’épanouir, 
notre  homme  donne  un  peu  de  lumière,  et  même, 
si  le  temps  le  permet,  un  peu  d’air.  Enfin,  lorsque 
la  floraison  est  achevée,  c’est-à-dire  généralement 
au  bout  d’un  mois,  il  cueille  les  fleurs,  dans 
l’après-midi,  puis  leur  laisse  passer  la  nuit  dans 
un  endroit  frais,  la  tige  dans  l’eau. 

Et  c’est  ainsi  que  s’obtient  le  lilas  blanc  et  le 
plus  blanc  des  lilas. 

11  existe  pourtant  un  autre  mode  de  forçage, 
plus  curieux  certainement  que  celui  que  nous 
venons  de  décrire,  mais  beaucoup  moins  employé 
parce  qu’il  ne  livre  le  lilas  blanc  qu’au  printemps, 
c’est-à-dire  en  même  temps  que  la  nature. 

C’est  le  mode  qui  consiste  à retarder  la  florai- 
son du  lilas  violet. 

Voici  comment  on  opère  : le  lilas  est  cultivé 
comme  à l’ordinaire. 

A l’automne,  c’est-à-dire  dans  le  courant  de 
novembre  ou  au  début  de  décembre,  api’ès  avoir 
supprimé  les  ramifications  inutiles,  on  soulève  du 
sol,  à la  bêche,  les  touffes  de  lilas. 

Ces  touffes,  ainsi  déterrées,  passent  ensuite 
tout  l’hiver  en  motte,  sur  l’emplacement  même 
où  elles  étaient  enracinées. 

En  février  ou  en  mars,  quand  on  s’aperçoit  que 
« la  sève  va  bouger  »,  et  avant  que  les  boutons 
ne  commencent  à grossir,  on  rentre  les  lilas 
dans  les  serres  obscures  ; là,  chaque  nuit,  mais 
la  nuit  seulement,  on  leur  donne  un  peu  d’air. 

Placés  dans  de  semblables  conditions,  les  bou- 
tons s’épanouissent  très  tard,  les  grappes  s’al- 
longent beaucoup,  tandis  que  les  ramifications 
s’étagent. 

Les  fleurs,  cependant,  ont  pris  une  belle  cou- 
leur blanche,  transparente,  tandis  que  la  colora- 
tion verdâtre  de  leurs  supports  fait  place  à une 
teinte  d’une  blancheur  de  vieil  ivoire. 

* ¥ 

Nos  lecteurs  viennent  de  voir  comment  s’obtient 
le  lilas  blanc  qu’ils  prisent  tant. 

Sans  doute,  la  plupart  auront  lu  tous  ces  dé- 
tails avec  quelque  surprise;  peut-être  même 
quelques-uns  éprouveront-ils  comme  le  dépit 
d’une  illusion  perdue  et  reviendront-ils  au  brave 
lilas  « vulgaire  »,  Syringa  vulgaris,  disent  les 
botanistes;  peut-être  aussi  voudront-ils,  pour  con- 
tinuer de  se  distinguer,  lancer  une  mode  des  lilas 
verts,  par  exemple,  ou  jaunes. 

En  attendant,  l’industrie  du  forçage  des  lilas 
est  en  pleine  prospérité,  puisqu’elle  fournit,  d’un 
bout  de  l’année  à l’autre,  plus  d’un  million  et 
demi  de  pieds  — aux  environs  de  Paris  seule- 
ment. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


305 


Le  lilas  blanc  forcé  est  donc  devenu,  on  peut 
le  dire,  très  « vulgaire  »,  et  de  fait,  il  n’est  plus 
besoin  aujourd’hui  d’être  marquise  ou  duchesse 
pour  se  payer  le  luxe  d’un  bouquet  de  lilas  blanc, 
en  plein  hiver.  Paul  DARZAC. 


A TRAVERS  LE  SUD  OR  A NAIS 


El  Ablod  Sidi  Cheikh 

Parmi  les  points  intéres- 
sants du  Sud  oranais,  El 
Abiod  tient  le  premier  rang, 
parce  qu’il  fut  le  berceau  de 
la  confrérie  des  Cheikhiia, 
dont  les  chefs  acquirent  et 
gardent  encore  aujourd’hui 
une  influence  considérable. 
L’autorité  religieuse  et  poli- 
tique des  descendants  de  Sidi 
Cheikh,  le  saint  du  Sahara, 
s’étend  en  effet  non  seulement 
sur  les  tribus  méridionales  de  l’Oranie,  compo- 
sées, pour  la  plus  grande  partie,  de  leurs  servi- 
teurs religieux,  mais  encore  sur  celles  de  toute 
l’Algérie,  et  jusque  sur  les  habitants  de  ces  oasis 
sahariennes  que  de  récents  événements  viennent 
de  remettre  en  lumière.  Au  point  qu’on  a même 
songé  un  moment  à leur  confier  la  conquête  du 
Touat  qu’ils  auraient  effectuée  à notre  profit. 

C’est  à El  Abiod  que  fut  résolue  en  1864  la 
grande  insurrection  des  Oulad  Sidi  Cheikh  qui, 
durant  des  années,  ensanglanta  toute  l’Algérie; 
à El  Abiod  encore  que,  plus  tard,  en  1881,  Bou 
Amama  vint  lever  l’étendard  sacré. 

A son  histoire  est  donc  liée  celle  de  l’Algérie, 
en  particulier  du  Sud  oranais. 

Sa  fondation  remonte  au  milieu  du  xvie  siècle. 

A la  descente  saharienne  des  Hauts  Plateaux, 
sur  le  chemin  des  caravanes  à destination  du 
Gourara,  auprès  d’une  réunion  de  puits  que  l’on 
nommait  El  Abiod,  — la  Blanche,  — sans  doute 
à cause  des  apparences  crayeuses  du  sol  envi- 
ronnant, quelques  palmiers  se  dressaient,  abri- 
tant une  misérable  tente,  demeure  d’un  vieux 
marabout  du  nom  de  Bou  Tkhill. 

Venu  de  l’Orient,  cet  homme  de  bien,  descen- 
dant du  plus  grand  des  saints  de  l’Islam,  Abd-el- 
Kader  le  Djilanien,  s’était  fixé  dans  ce  lieu  et  y 
menait  une  vie  calme  et  retirée.  Il  vivait  du  pro- 
duit d’un  jardin  qu’il  cultivait  de  ses  propres 
mains,  et  des  quelques  présents  que  lui  laissaient 
les  gens  des  caravanes  qui  avaient  coutume  de 
s’arrêter  tout  un  jour  aux  puits,  pour  y remplir 
d’eau  leurs  outres,  avant  d’aborder  le  « Pays  de 
la  Soif  ».  Maigres  ressources  qu’il  partageait 
encore  avec  les  hôtes  que  Dieu  lui  envoyait. 


I Or,  à quelques  lieues  de  là,  en  remontant  vers 
! le  nord,  sur  les  bords  de  l’oued  Gouleïta,  dans 
le  lieu  dit  « les  Arbaouat  »,  habitait  à cette  époque 
une  famille  maraboutique  dont  l’origine  remon- 
tait au  propre  beau-père  du  prophète,  Abou 
Beker  es  Seddik.  Le  maître  de  cette  smala,  le 
seigneur  Mohammed,  ne  manquait  jamais,  lors- 
qu’il passait  près  d’El  Abiod,  de  visiter  Bou 
Tkhill,  et  de  lui  faire  quelque  bien.  Un  jour  il  lui 
amena  le  dernier  de  ses  fils,  Abd-el-Kader,  revenu 
depuis  peu  du  Maroc,  où  il  avait  reçu  les  leçons 
du  fameux  cheikh  Abd-er-Rahman.  Et  le  jeune 
homme,  séduit  par  la  bonté  du  vieillard,  attiré 
par  la  pensée  du  bien  qui  se  pouvait  famé  dans 
cette  solitude,  laissa,  pour  cette  fois,  son  père  s’en 
retourner  seul  aux  Arbaouat  afin  de  demeurer  quel- 
que temps  avec  Bou  Tkhill.  Il  se  plut  si  bien  en  cette 
société  que,  par  la  suite,  il  revint  fréquemment  par- 
tager la  vie  du  marabout.  Et  le  vieillard  se  réjouis- 
sait à la  pensée  que  cet  enfant  lui  fermerait  un 
jour  les  yeux,  qu’il  continuerait  même  après  lui, 
en  ce  point,  ses  occupations  simples  et  pieuses. 

Cependant  Abd-el-Kader,  le  fils  de  Mohammed, 
s’éloigna  de  nouveau  pour  un  temps  assez  long. 
Poussé  par  le  désir  de  se  perfectionner  dans  la 
connaissance  de  la  Vérité,  il  retourna  au  Maroc 
afin  d’y  fréquenter  les  écoles  célèbres  par  leur 
enseignement  théologique.  Ses  progrès  y furent  si 
rapides  qu’il  dépassa  bientôt  les  lettrés  qu’il  était 
venu  écouter.  En  même  temps,  par  ses  bonnes 
actions,  il  acquérait  un  renom  de  sainteté  nais- 
sant. 

Aussi,  lorsqu’il  revint  plus  tard,  et  qu’il  se  fut 
résolu  à ne  plus  quitter  El  Abiod,  ne  put-il  y 
demeurer  caché.  En  grand  nombre  accoururent 
les  gens  désireux  de  le  connaître  et  d’apprendre  de 
lui  la  doctrine.  Il  fit  construire  alors,  sur  l’un  des 
mamelons  voisins,  une  zaouïa  où,  en  même  temps 
qu’il  enseignait  lui-même  la  science  de  Dieu,  ses 
serviteurs  accueillaient  en  son  nom  les  passants, 
hospitalisant  les  malades,  hébergeant  les  voya- 
geurs; et  il  y donna  ainsi  à tous  les  soins  de 
l’âme  et  du  corps.  Plusieurs  se  fixèrent  définiti- 
vement auprès  de  lui,  se  bâtissant  des  maisons 
autour  de  la  zaouïa.  Et  ce  fut  là  l’origine  du  pre- 
mier village  ou  ksar  (I)  d’El  Abiod. 

Mais  cette  fondation  pieuse  ne  tarda  pas  à 
prendre  la  plus  grande  partie  de  son  temps,  à 
l’accaparer  lui-même  à ce  point  qu’il  parut  en 
négliger  presque  entièrement  le  vieux  Bou  Tkhill. 

Les  étrangers  non  plus  ne  se  préoccupaient 
plus  aucunement  de  l’ermite.  C’est  à peine  si  quel- 
qu’un d’eux,  apercevant  par  hasard  ce  vieillard 
dans  son  jardin,  s’cnquérait  d’un  ton  indifférent  : 
« Quel  est  donc  ce  vieux  à cheveux  blancs?  » 
Et,  la  plupart  du  temps,  celui  à qui  il  venait  de 
s’adresser  ne  pouvait  rien  répondre,  ou  se  conten- 
tait de  dire  : « Je  le  crois  un  pauvre  homme 
qui  vit  des  aumônes  du  seigneur  Abd-el-Kader.  » 

Même  les  gens  qui  avaient  coutume  autrefois 
(1  y Ksar,  au  pluriel  : Ksour.  Village  fortifié. 


306 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  l’aider  de  quelque  présent  oubliaient  le  chemin 
de  sa  tente,  réservant  leurs  dons  pour  la  zaouïa. 

Sidi  bou  Tkhill  restait  abandonné  de  tous  : le 
faible  éclat  de  cette  obscure  étoile  se  perdait  noyé 
dans  le  flot  des  rayons  qui  émanaient  de  l’astre 
surgi  au-dessus  d’elle. 

Il  ne  se  sentit  pas  le  courage  de  supporter  pareille 
déchéance  ; malgré  son  grand  âge,  il  plia  sa  tente, 
la  chargea  sur  son  âne  avec  les  pauvres  choses 
qu  elle  contenait,  et  s’en  fut  vers  le  sud,  choi- 
sissant pour  sa  retraite  la  solitude  de  Benoud. 
Son  abandon,  hélas!  ne  fit  qu’augmenter.  Sans 
jardin,  car  ses  faibles  mains  manquaient  de  la 
force  nécessaire  pour  en  créer  un  nouveau  ; sans 
ressources  aucunes,  il  dut,  malgré  ce  qu’il  lui  en 
coûtait,  re- 
tourner à El 
Abiod  pour 
y solliciter 
l’appui  de 
celui  qu’il 
avait  consi- 
déré comme 
son  fils, mais 
qui  ne  lui 

semblait 
plus  qu’un 
ingrat. 

Abd  - el  - 
Kader  l’ac- 
cueillit 
comme  son 
propre  père 
et,  pour  lui 

éviter  jusqu  a la  vue  de  ce  qui  pouvait  le  blesser, 
il  l’installa  aux  Arbaouat,  dans  une  de  ses  grandes 
tentes  où  il  pût  finir  paisiblement  ses  jours,  au 
milieu  de  ses  enfants  qui  l’y  vinrent  retrouver. 

Cependant  le  développement  de  la  zaouïa  d’El 
Abiod  se  continua,  apportant  au  village  une  pros- 
périté que  la  mort  de  Sidi  Abd-el-lvader  elle- 
même  n’arrêta  point.  Ce  saint  homme,  que  l’on 
ne  connaissait  plus  guère  que  sous  le  nom  de  Sidi 
Cheikh  (1),  étant  trépassé,  à un  âge  fort  avancé, 
durant  une  tournée  de  charité,  son  corps  fut 
ramené,  par  les  soins  de  son  fils,  à El  Abiod,  où 
durant  la  première  nuit  qu’il  y fut  laissé,  les  anges 
du  ciel  édifièrent  une  merveilleuse  Koubba  des- 
tinée à lui  servir  de  tombeau.  Une  pareille  preuve 
de  sollicitude  divine  ne  pouvait  manquer  d’aug- 
menter, par  la  suite,  l’affluence  des  pèlerins  et 
des  étrangers.  Il  fallut  bientôt  fonder  deux  autres 
zaouïas,  qui  donnèrent  naissance  peu  à peu  à 
quatre  nouveaux  villages. 

Et  les  richesses  de  l’oasis  sacrée  augmentèrent 
en  proportion.  Mais  elles  ne  servirent  bientôt  plus 
à remplir  les  intentions  charitables  de  l’ancêtre. 
Les  descendants  de  Sidi  Cheikh  les  considérèrent 
comme  leur  bien  propre,  et  des  divisions  ne  tardè- 

(1)  Cheikh  est  le  titre  donné  aux  chefs  des  confréries  reli- 
gieuses musulmanes. 


Un  coin  d’El  Abiod. 


rent  pas  à surgirait  sujet  de  leur  partage  entre  les 
deux  branches  collatérales  qui  s’étaient  formées. 

Ce  fut  l’origine  de  la  scission  des  Oulad  Sidi 
Cheikh  en  deux  fractions  : les  Cheraga,  ou  Orien- 
taux, et  les  Gharaba,  ou  Occidentaux,  — dénomi- 
nations tirées  simplement  de  la  position,  par  rap- 
port au  tombeau,  des  villages  occupés  par  les 
deux  groupes.  Après  bien  des  années  de  luttes  (1) 
un  accord  s’établit  entre  eux,  basé  sur  le  partage 
à raison  d’une  part  aux  Gharaba  contre  deux  aux 
Cheraga.  Aussi  les  frères  ennemis  se  trouvèrent- 
ils  unis  contre  nous  pendant  l’insurrection  de  1864. 
En  1883  seulement,  après  l’équipée  de  Bou  âmama, 
les  Cheraga  firent  leur  soumission.  Leurs  chefs 
sont  devenus  depuis  lors  nos  auxiliaires,  intéres- 
sés bien  en- 
tendu, dans 
le  Sud  algé- 
rien. L’un 
d’eux  estba- 
chagha  de 
Géryville  ; 
d'autres  oc- 
cupentd’im- 
portants 
commande  - 
ments,  soit 
dans  le  Dje- 
bel Amour, 
soit  chez  les 
Chambaa. 

Les  dis- 
sensions in- 
testines des 

Oulad  Sidi  Cheikh  se  répercutèrent  sur  les  ksour 
d’El  Abiod.  Mais  la  source  des  revenus  n’en  tarit 
pas  pour  cela.  Qu’importaient  les  divisions  des  en- 
fants? L’ancêtre,  l’ami  de  Dieu,  le  saint,  en  de- 
vait-il être  moins  honoré?  Les  pèlei'inages  ne  ces- 
sèrent donc  point;  et  les  zaouïas  continuaient  à 
enseigner  la  doctrine  laissée  parle  cheikh  vénéré. 

La  ruine  vint,  pourtant,  mais  apportée  par  l’in- 
fidèle. En  1883,  le  colonel  de  Négrier  se  résolut 
à détruire  ce  foyer  d’insurrection.  11  rasa  les  pal- 
miers, détruisit  les  ksour,  et  — ô profanation  ! — 
fit  sauter  la  Koubba  elle-même,  après  en  avoir 
arraché  les  cendres  du  marabout  et  les  avoir 
fait  transporter  à Géryville.  Et  lorsque  les  pierres 
se  dispersèrent  aux  quatre  vents  de  l’horizon,  sous 
l’action  de  la  poudre,  un  oiseau  bleu  d’une 
éblouissante  clarté  s’élança,  dit-on,  vers  le  ciel. 


(1)  Dans  ces  luttes  les  Gharaba,  moins  forts,  durent  s'éloi- 
gner; ils  se  réfugièrent  auprès  de  Figuig.  Alors  la  situation 
géographique  des  deux  partis  correspondit  exactement  à la 
situation  occupée  autrefois  par  leurs  villages  auprès  du  tombeau 
de  Sidi  Cheikh.  D’où  une  confusion  dont  profita,  lors  du  traité 
de  délimitation  de  l'Algérie,  en  1845,  le  plénipotentiaire  maro- 
cain pour  placer  les  Gharaba  sous  la  domination  du  sultan.  Ce 
fut  pour  nous  une  source  de  nombreuses  difficultés,  les  inté- 
rêts des  Gharaba  se  trouvant  sur  notre  territoire,  et  à cause  de 
la  facilité  qu'ils  conservent  de  se  soustraire  à tout  acte  de  jus- 
tice, puisque,  menacés,  ils  n’ont;  qu’à  se  réfugier  sur  le  terri- 
toire marocain. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


307 


Depuis  lors,  et  la  paix  faite,  nous  avons  recons- 
truit le*  monument,  tel  à peu  près  que  les  anges  du 
ciel  l’avaient  bâti;  nous  y avons  replacé  les  osse- 
ments de  Sidi  Cheikh.  Et  El  Abiod  commence  à se 
relever  de  ses  ruines.  Trois  villages  sont  habités 
actuellement,  particulièrement  celui  qu’occupent 
les  « Àbid  »,  nègres  descendants  des  esclaves 
affranchis  de  Sidi  Cheikh,  et  chargés  de  la  garde 
du  tombeau  ainsi  que  de  la  répartition  des 
richesses  appoi’tées  par  les  croyants  ou  recueil- 
lies par  les  frères  quêteurs  de  l’ordre. 

Mais  un  fortin  les  domine,  occupé  par  un  poste 
des  Affaires 
indigènes, 
montrant 
la  prise  de 
possession 
d’El  Abiod 
par  une  au- 
torité plus 
puissante 
que  celle 
des  Oulad 
Sidi  Cheikh. 

Et  l’hôpital 
français  qui 
s’élève, des- 
tiné aux 
Pères  du 
Sahara,  y 
remplacera 
par  l’iné- 
puisable 
charité 

chrétienne  la  charité  musulmane  bien  affaiblie. 

Rien  de  pittoresque  comme,  à la  descente 
du  versant  sud  du  Djebel  bou  Noukhta,  de  voir 
se  dessiner  soudain  la  ville  sainte  des  Cheikhiia. 
Les  villages,  surgissant  au-dessus  des  mamelons, 
prennent  tous,  même  ceux  qui  ne  sont  plus  qu’un 
amas  de  ruines,  ces  apparences  de  châteaux  féo- 
daux que  connaissent  bien  ceux  qui  ont  visité  les 
ksour  des  Berbères.  Sous  Tardent  soleil  d’Afrique, 
les  murailles  se  dressent,  chaudement  colorées  ; 
les  minarets  s’élancent,  étincelants  sous  les  blan- 
cheurs crues  de  leur  enduit  de  plâtre.  Quelques 
palmiers  se  comptent,  entre  les  innombrables  pyra- 
mides de  pierre  qui,  groupées  deux  par  deux, 
marquent  l’emplacement  de  puits  à ras  du  sol.  Au 
dernier  moment  seulement  se  découvre  le  monu- 
ment sacré,  caché  jusqu’alors  dans  une  dépres- 
sion, au  centre  des  villages.  Et,  tout  autour  de 
lui,  neuf  autres  koubbas  se  rangent,  comme  une 
garde  d’honneur,  abritant  les  tombeaux  des  des- 
cendants du  saint  protecteur  des  caravanes.  C’est 
vers  lui  que  tout  d’abord  me  poussa  la  curiosité, 
ou  bien  peut-être  aussi  la  secrète  attraction  que 
dégagent  toujours  les  tombes. 

Le  massif  cube  blanc,  surmonté  d’une  lourde 
coupole,  émerge  d’une  enceinte  murée.  Laporte 
s’en  ouvre  sur  une  sorte  de  long  vestibule  que 


barre  en  son  milieu  un  très  simple  sarcophage  à 
demi  enfoui  sous  les  plis  d’un  burnous  de  com- 
mandement maintenu  déployé . Sous  ce  manteau 
rouge,  le  plus  jeune  fils  de  Sidi  Cheikh  monte  la 
garde  à l’entrée  de  la  dernière  demeure  pater- 
nelle. 

Aux  murs  du  fond  des  cadres  sont  accrochés,  pro- 
tégeant de  fantastiques  enluminures,  ou  des  carac- 
tères tracés  en  langue  arabe,  — les  sceaux  de  tous 
les  chefs  de  cette  famille  féodale,  — trésor  tout 
oriental  déshonoré  par  le  voisinage  d’une  hor- 
rible suspension , article  de  moderne  quincaillerie. 

Par  une 
porte  ou- 
verte dans 
le  mur  de 
droite,  on 
pénètre 
dans  le 
sanctuaire . 
Quatre  pi- 
liers car- 
rés, en  ma- 
çonnerie, 
sur  lesquels 
s’appuie, 
dans  le 
haut,  la 
coupole,  se 
relient, 
dans  le  bas, 
par  une  bar- 
rière en 
bois  que  re- 
couvrent des  étoffes  peintes,  affreuse  camelote 
européenne. 

Une  sorte  de  coffre  en  bois  occupe  le  centre 
de  cette  enceinte,  perdu  sous  les  pans  d’un  bur- 
nous noir  et  abrité  sous  les  plis  de  l’étendard  vert 
et  rouge  des  Oulad  Sidi  Cheikh  Là  repose  le  fon- 
dateur de  l’ordre  des  Cheikhiia.  A ses  pieds,  mais 
en  dehors  de  l’enceinte,  son  dernier  successeur, 
mort  depuis  peu,  Si  Kaddour,  attend,  dans  une 
humble  posture  de  chien  couchant,  que  le  chef 
actuel  de  la  famille  vienne  à son  tour  le  relever  à 
cette  place  d’honneur.  Sans  doute  alorslui  élèvera- 
t-on  à lui  aussi,  parmi  les  autres  koubbas,  un 
tombeau  particulier  qui  lui  servira  de  demeure 
définitive. 

Et  la  simplicité  de  ces  tombes,  la  pensée  aussi 
de  ce  suprême  acte  de  soumission  de  l’héritier 
d’une  véritable  puissance  envers  celui  qui  la  fonda, 
ne  manquent  pas  de  grandeur.  Mais  les  tons 
criards  des  tentures,  puis  la  vue,  de  nouveau,  à 
la  sortie,  de  la  lampe  en  quincaillerie  gâtent  mes 
impressions.  Et  je  songe  que  c'est  bien  là  le  sym- 
bole de  cette  race  arabe  autrefois  si  cultivée, 
aujourd’hui  si  déchue  : l’ultime  héritage  éclairé, 
mis  en  valeur,  par  cette  lampe  sortie  de  la  bou- 
tique d’un  juif  ! 


MicnEL  ANTAR. 


308 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


L’INVALIDE  PHÉNOMÈNE 


Il  n’est  pas  rare  de  rencontrer  dans  la  vie,  des 
êtres  infirmes  qui,  privés  de  leurs  facultés  nor- 
males, peuvent  y suppléer  par  l’habile  dévelop- 
pement de  leurs  autres  organes.  Maintes  fois  on 
a admiré  des  aveugles  ayant  remplacé  la  vue  par 
le  toucher,  ou  des  manchots  qui  se  servaient  de 
leurs  pieds  en  guise  de  mains.  Mais  il  est  douteux 
que  les  annales  de  la  médecine  aient  jamais  enre- 
gistré un  cas  plus  extraordinaire  en  ce  genre  que 
celui  d’une  Américaine  des  États-Unis,  miss  Fan- 
nie W.  Tunison.  Cette  jeune  miss,  qui  est  com- 
plètement paralysée  des  bras  et  des  jambes,  gagne 
largement  sa  vie  et  soutient  toute  sa  famille  par 
des  travaux  de  couture  et  de  broderie,  ainsi  que 
par  de  l’excellente  peinture  qu’elle  exécute  avec 
sa  langue.  On  a l’habitude  de  dire  que  l’arme  la 
plus  puissante  de  la  femme  est  sa  langue  : cette 
image  est  l’expression  de  l’exacte  vérité  pour 
miss  Tunison  qui,  par  sa  prodigieuse  habileté, 
éclipse  tous  les  morbides  phénomènes  connus 
jusqu’à  ce  jour. 

Miss  Fannie  Tunison  est  née,  il  y a trente  ans, 
de  pauvres  parents  cultivateurs  qui  s’aperçurent 
avec  douleur  que  l’enfant  était  incapable  de  mou- 
voir ses  membres.  La  fdlette  fut  examinée  et  soi- 
gnée par  des  médecins  de  talent,  qui,  après  de 
nombreuses  expériences,  la  déclarèrent  incurable, 
sans  le  moindre  espoir  de  guérison. 

D’autres,  dépourvus  de  l’énergie  et  de  l’intelli- 
gence de  miss  Fannie,  auraient  perdu  courage  et 
seraient  devenus  la  proie  de  la  mélancolie  ou  du 
désespoir.  Mais  ce  pauvre  corps  à moitié  mort 
cachait  une  âme  fortement  trempée. 

Lorsqu’elle  eut  conscience  de  son  état,  miss 
Tunison,  au  lieu  de  se  décourager,  se  mit  à cher- 
cher le  moyen  de  se  rendre  utile,  afin  de  ne  plus 
être  à la  charge  de  ses  malheureux  parents.  Avec 
des  peines  inouïes  et  une  persévérance  admirable, 
elle  développa  petit  à petit  sa  langue  et  ses  dents, 
et  l’infirme  aujourd’hui  apporte  par  son  travail  le 
bien-être  et  la  gaîté  dans  le  modeste  cottage  de 
Sag  Harbour,  dans  Long  Island.  Elle  gagne  faci- 
lement 200  livres  environ  par  an.  Sa  peinture 
est  très  appréciée  et  les  visiteurs  l’assaillent  litté- 
ralement pour  avoir  une  petite  copie  qui  lui  coûte 
vingt  minutes  de  travail  et  rapporte  un  dollar. 

Miss  Tunison  est  aussi  adroite  en  couture  et  en 
broderie  qu’en  peinture.  Le  Strand  Magazine 
raconte  la  façon  vraiment  intéressante  dont  elle 
arrive  à enfiler  une  aiguille,  à se  servir  des  ciseaux 
et  à faire  des  nœuds.  Elle  est  assise  dans  un  grand 
fauteuil  spécialement  fait  pour  elle.  Une  tige  de 
métal  fixée  aux  deux  bras  du  fauteuil  supporte 
une  petite  table  de  bois  p c’est  là-dessus  que  tra- 
vaille la  paralytique.  Pour  enfiler  une  aiguille, 
elle  la  prend  d’abord  avec  ses  dents  et  la  pique 
solidement  dans  la  table  de  bois.  Puis,  toujours 


avec  les  dents,  elle  coupe  le  fil  de  la  longueur 
voulue,  le  serre  entre  les  lèvres,  et  un  moment 
après,  au  plus  grand  éhahissement  des  specta- 
teurs, l’aiguille  est  enfilée.  Elle  manie  les  ciseaux 
avec  la  même  dextérité,  mais  le  plus  curieux  est 
de  la  regarder  faire  des  nœuds  au  fil.  Ici,  son 
habileté  frise  la  prestidigitation.  Elle  prend  le 
coton  dans  sa  bouche,  semble  le  mâcher  un  mo- 
ment, l’avaler  ensuite,  puis  elle  sort  la  langue, 
au  bout  de  laquelle  elle  présente  le  fil  avec  un  ou 
plusieurs  nœuds  solidement  faits. 

Malgré  son  malheur,  miss  Tunison  est  toujours 
de  bonne  humeur  et  a un  mot  aimable  pour  tout 
le  monde.  Son  plus  grand  plaisir  est  de  recevoir 
du  monde,  et  elle  est  heureuse  et  fière  de  faire 
valoir  ses  capacités.  Pendant  la  saison  d’été,  où 
Sag  Ilarbour  est  très  fréquenté,  la  courageuse 
jeune  femme  n’a  pas  le  temps  de  s’ennuyer  une 
minute. 

En  apparence,  miss  Tunison  est  un  peu  diffé- 
rente des  autres  mortels.  A la  suite  de  l’usage 
exagéré  de  la  langue  et  des  dents,  les  muscles  du 
cou  ont  pris  des  dimensions  formidables.  Les 
yeux,  languissants  au  repos,  s’animent  dans  la 
conversation  et  roulent  d’une  façon  bizarre.  Le 
parler  est  lourd  et  un  peu  embarrassé  à cause  du 
volume  excessif  de  lalangue.  N’étaientces  diffor- 
mités, miss  Fannie  pourrait  être  appelée  une  jolie 
personne. 

11  n’est  pas  surprenant  que  de  nombreuses  offres 
de  s’exhiber  aient  été  faites  à cette  femme  extra- 
ordinaire, mais  inutilement.  Miss  Fannie  n’a 
jamais  quitté  le  cottage  de  Sag  Harbour  et  ne 
veut  jamais  le  quitter.  Elle  y vit  heureuse  entre 
son  père  et  sa  mère  pour  qui  elle  travaille  avec 
joie,  car  miss  Fannie  est  la  meilleure  des  filles. 
Elle  professe  un  amour  passionné  et  reconnaissant 
pour  sa  mère  à qui  elle  doit,  dit-elle,  ces  mer- 
veilleux résultats.  C’est  sa  mère  qui  l’a  secondée 
et  encouragée  dans  ses  patients  efforts,  grâce  aux- 
quels la  malheureuse  invalide  a acquis  l’aisance 
pour  elle  et  tous  les  siens. 

Miss  Tunison  a l’esprit  vif  et  éveillé  ; elle  adore 
la  lecture  et  dévore  les  journaux  et  les  livres. 
Pour  tenir  les  feuilles  en  place,  elle  pose,  à l’aide 
de  sa  langue,  deux  petits  presse-papier  sur  les 
pages.  Elle  écrit  assez  bien  aussi,  et  a une  corres- 
pondance volumineuse.  Elle  a .échangé  des 
lettres  avec  nombre  d’hommes  éminents  des 
Etats-Unis.  Pour  écrire,  elle  tient  le  crayon  entre 
ses  dents  et  le  dirige  légèrement  avec  le  bout  de 
la  langue. 

Miss  Tunison  est  non  seulement  un  prodige 
d’habileté  ; elle  est  aussi  une  belle  preuve  de  ce 
que  peut  une  ferme  volonté  luttant  contre  les 
disgrâces  et  les  cruautés  de  la  nature. 

Thérèse  MANDEL. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


309 


UNE  BIBLIOTHÈQUE 

l'art  d’acheter  les  livres,  de  les  classer,  les  conserver  et  s’en  servir. 


II 

Le  papier  ; son  importance  : élément  essentiel 
du  livre.  — Tirages  à part  effectués  par  les  bi- 
bliophiles. — Historique,  fabrication  et  consom- 
mation du  papier.  — Papiers  anciens  et  papiers 
modernes  ; — à la  forme  et  à la  mécanique.  — 
Papier  collé,  non  collé,  demi-colle.  — Papier 
couché.  — Inconvénients  et  dangers  des  papiers 
trop  glacés  et  des  papiers  à fond  rouge  : « Mé- 
nagez vos  yeux  ! » — Papiers  de  luxe  : vergé, 
hollande , wliatman,  vélin,  chine,  japon,  par- 
chemin. 

Le  papier  est  l’élément  essentiel  et  fondamental 
du  livre.  De  même  qu’un  homme  doué  d’une  so- 
lide constitution,  ayant  « un  bon  fonds  »,  résistera 
mieux  qu’un  être  chétif  et  débile  aux  assauts  de 
la  maladie  et  retardera  d’autant  l’inévitable 
triomphe  de  la  mort,  de  même  un  livre  imprimé  sur 
papier  de  qualité  irréprochable  bravera  bien  mieux 
qu’un  volume  tiré  sur  mauvais  papier  les  injures 
du  temps  et  les  incessantes  menaces  de  destruc- 
tion. 

Aussi  les  bibliophiles  ont-ils  toujours  attaché 
une  importance  capitale  à la  qualité  du  papier 
des  ouvrages  destinés  à leurs  collections.  Le  cé- 
lèbre historien  Jacques-Auguste  de  TSiou  et  son 
fils  François-Auguste,  « qui  ont  été  si  longtemps 
chez  nous  la  gloire  et  l’ornement  des  belles- 
lettres,  dit  Vigneul-Marville  (1),  n’avaient  pas  seu- 
lement la  noble  passion  de  remplir  leurs  biblio- 
thèques d’excellenls  livres  qu’ils  faisaient  recher- 
cher par  toute  l’Europe  ; ils  étaient  encore  très 
curieux  que  ces  livres  fussent  parfaitement  con- 
ditionnés. Quand  il  s’imprimait  en  France,  et 
même  dans  les  pays  étrangers,  quelque  bon  livre, 
ils  en  faisaient  tirer  deux  ou  trois  exemplaires 
pour  eux,  sur  de  beaux  et  grands  papiers  qu’ils 
faisaient  faire  exprès,  ou  achetaient  plusieurs 
exemplaires,  dont  ils  choisissaient  les  plus  belles 
feuilles,  et  en  composaient  un  volume  le  plus  par- 
fait qu’il  était  possible.  » 

Jules  Janin,  le  duc  d’Aumale  et  autres  biblio- 
philes d’élite  ont  plus  d’une  fois  suivi  l’exemple 
des  de  Tl- ou. 

La  reliure  à part,  c’est  de  la  qualité  du  papier 
que  dépend  presque  toujours  le  prix  de  vente 
d’un  ouvrage  non  épuisé,  non  d’occasion,  qui  se 
trouve  en  librairie , comme  on  dit,  et  figure  dans 
le  catalogue  d’un  éditeur.  Prenons,  par  exemple, 
la  collection  Jannet-Picard,  portée  sur  le  cata- 
logue Flammarion  (année  1896),  et  qui  comprend 
les  œuvres  de  Molière,  de  Rabelais,  Villon,  Regnier, 
Marot,  etc.  Le  volume  broché,  papier  ordinaire, 

(1)  Mélanges  d'histoire  et  de  littérature  ; ap.  Ludovic 
Lalanne,  Curiosités  bibliographiques , Paris,  1857,  p.  302. 


de  cette  collection,  coûte  1 franc  ; le  volume 
broché,  papier  vergé,  2 francs  ; papier  Whatman, 
4 francs;  papier  de  Chine,  15  francs. 

De  même  pour  la  collection  des  Classiques 
Jouaust  inscrite  sur  le  même  catalogue  : un  vo- 
lume sur  papier  ordinaire  in-18  de  cette  collec- 
tion est  coté  3 francs;  un  volume  sur  grand  pa- 
pier (c’est-à-dire  papier  à grandes  marges)  in-8, 
20  francs  ; sur  chine,  30  francs. 

L’édition  des  œuvres  d’Alfred  de  Musset  publiée 
par  Lemerre  est  de  même  tarifée  (catalogue  de 
1899 j : le  volume  sur  hollande,  25  francs  ; sur 
chine,  50  francs;  sur  japon,  75  francs. 


Le  papier,  dont  le  nom  vient  de  papyrus,  ro- 
seau très  abondant  en  Egypte,  et  dont  l’écorce, 
aisément  détachée  en  larges  et  légères  bande- 
lettes, en  feuillets,  recevait  l’écriture  des  anciens 
scribes,  est  d’origine  très  lointaine  et  inconnue. 
C’est  ce  qui  faisait  dire  au  roi  Charles  IX  que  « le 
papier  semble  nous  avoir  été  transmis  par  un 
don  spécial  de  Dieu  (1)  ».  Il  a cela  de  particulier 
et  d’admirable  qu’étant  le  produit  de  substances 
sans  valeur  et  de  matières  de  rebut,  le  résultat 
d’une  trituration  de  loques  et  de  chiffons,  une  fois 
façonné  et  imprimé,  devenu  livre  ou  journal,  il 
acquiert  une  puissance  sans  pareille,  une  sorte 
de  souveraineté  universelle.  Il  modifie  nos  idées 
et  nos  croyances,  transforme  nos  mœurs  et  nos 
lois,  renverse  ou  restaure  les  États,  décide  de  la 
paix  et  de  la  guerre  : il  gouverne  le  monde,  et  sa 
suprématie  est  si  bien  reconnue  aujourd’hui 
qu’on  a nommé  notre  époque  « l’âge  du  papier  ». 

Autrefois  le  papier  ne  se  fabriquait  qu’avec 
des  chiffons  (coton,  chanvre,  lin)  ; actuellement 
on  en  fabrique  avec  presque  tout,  avec  de  la 
paille,  du  foin,  du  son,  du  crottin  de  cheval 
« bien  lavé  » (2),  delà  mousse,  des  feuilles  d’arbres, 
des  fougères,  de  l’ortie,  du  sparte  ou  alfa  (graminée 
très  répandue  en  Algérie),  mais  surtout  avec  du 
bois  (sapin,  tremble,  peuplier  et  tilleul). 

C’est  la  presse,  ce  sont  les  journaux,  qui,  par 
leur  rapide  et  considérable  extension  durant  la 
seconde  moitié  du  xixe  siècle,  ont  stimulé  la 
fabrication  du  papier  et  l’ont  amenée  aux  pro- 
digieux résultats  que  nous  voyons  : plus  de 
1500  millions  de  kilogrammes  par  année  dans  le 
monde  entier  (3)  ; la  France,  à elle  seule,  en  fa- 
brique annuellement  plus  de  100  millions  de  kilo- 

(1)  Jean  Darche,  Essai  sur  la  lecture,  Paris,  1870,  p.  15. 

(2)  Magasin  Pittoresque,  avril  1800,  p.  135. 

(3)  Émile  Leclerc,  Encyclopédie  Koret,  Typographie, 
Paris,  1897,  p.  547. 


310 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


grammes  (1).  On  a calculé  qu’un  journal  à grand 
tirage  absorbe,  à lui  tout  seul,  une  centaine 
d’arbres  par  numéro,  et  que,  dans  un  demi-siècle, 
pas  plus  tard,  toutes  les  forêts  d’Europe  auront 
été  coupées  à blanc  et  imprimées  à fond  (2). 

Sans  entrer  dans  tous  les  menus  détails  de  la 
fabrication  du  papier,  nous  dirons,  d’une  façon 
générale,  que  les  papiers  faits  avec  des  chiffons 
valent  mieux,  — c’est-à-dire  offrent  plus  de  soli- 
dité et  derésistance,reçoiventmieuxl’impression, 
sont  plus  « amoureux  » de  l’encre,  et  aussi  sont 
moins  susceptibles  de  s’altérer,  de  se  piquer  et  se 
jaunir,  — que  les  papiers  fabriqués  avec  du  bois. 

Il  en  résulte  donc,  et  toujours  d’une  manière 
générale,  que  les  livres  d’autrefois,  — les  livres 
de  condition  moyenne,  livres  ordinaires  et  à bon 
marché  : je  laisse  de  côté,  comme  je  l’ai  dit  au 
début,  les  ouvrages  de  luxe,  — valent  mieux, 
matériellement  parlant,  que  les  livres  ordinaires 
et  à bon  marché  d’aujourd’hui.  Nous  aurons  à 
nous  souvenir  de  cette  remarque,  lorsque  nous 
traiterons  de  l’achat  des  livres. 

Jadis  les  papiers  ne  se  fabriquaient  que  dans 
des  cuves,  à la  forme,  aujourd’hui  ce  mode  de 
fabrication,  dit  aussi  à la  main , est  l’exception. 
Voici  succinctement  en  quoi  ü consistait  et  con- 
siste encore,  sauf  quelques  modifications  de 
détails. 

Ap  rès  avoir  lavé  les  chiffons  blancs,  les  avoir 
triturés  et  réduits  en  pâte  dans  des  réservoirs  ou 
cuves,  et  avoir  ajouté  à cette  pâte  une  certaine 
quantité  d’eau  chaude,  on  prend  un  châssis  au 
fond  garni  de  fils  de  laiton,  de  vergettes  très  rap- 
prochées, nommées  vergeures,  et  coupées  perpen- 
diculairement par  d’autres  fils  de  laiton  plus 
espacés,  appelés  pontuseaux.  Sur  ce  fond,  entre 
les  vergeures  et  les  pontuseaux,  est  entrelacé  un 
autre  mince  fil  de  laiton,  affectant  la  forme  d’un 
objet  ou  les  initiales  du  fabricant,  — une  « marque 
de  fabrique  » destinée  à apparaître  au  milieu  de 
la  feuille  de  papier  : c’est  le  filigrane.  Cette  mar- 
que — la  marque  d’eau  — représentait  autrefois 
soit  un  pot,  soit  une  cloche,  une  couronne,  un 
aigle,  une  grappe  de  raisin,  l’écu  de  France,  le 
monogramme  de  Jésus-Christ,  1HS,  etc.,  et  c’est 
elle  qui  a donné  son  nom  à ces  divers  formats  de 
papier  : pot,  cloche,  couronne,  aigle,  raisin,  écu, 
jésus, etc. 

Le  châssis,  la  forme,  ainsi  préparée,  est  plongée 
dans  la  cuve  et  retirée  pleine  de  pâte.  Une  sorte 
de  couvercle,  momrevè  frisquette,  recouvre  laforme 
et,  en  l’empêchant  de  se  charger  d’une  trop  grande 
quantité  de  pâte,  règle  l’épaisseur  que  l’on  veut 
donner  au  papier.  L’eau  de  cette  pâte  s’égoutte 
d’elle-même  presque  instantanément,  par  les 
intervalles  des  vergeures.  La  frisquette  enlevée, 
l’ouvrier,  qui  tient  la  forme  avec  ses  deux  mains, 
par  les  deux  bouts,  la  retourne  alors  prestement, 
la  renverse  sur  un  feutre  où  la  couche  de  pâte, 

(1)  Bovant,  Dictionn.  des  Connaissances  prat.  : Papier. 

(2)  Émile  Leclerc,  loc.  cit .,  p.  546. 


c’est-à  dire  la  feuille  de  papier,  vient  se  déposer. 
Sur  cette  première  feuille  il  applique  un  second 
feutre,  sur  lequel  une  seconde  feuille  viendra  de 
même  s’étendre  en  quittant  la  forme  et  que  pro- 
tégera de  même  un  troisième  feutre,  etc. 

Lorsque  ces  feuilles  de  feutre  et  de  papier, 
ainsi  intercalées  et  superposées,  ont  atteint  une 
certaine  hauteur,  sont  au  nombre  de  150  ou  2U0, 
on  les  transporte  en  bloc  sous  une  presse  hydrau- 
lique ou  à main,  et  on  les  comprime  pour  en  faire 
complètement  sortir  l’eau  et  hâter  la  dessiccation. 
On  désintercale  ensuite  les  feuilles,  on  met  entas 
d’un  côté  les  feutres,  de  l’autre  les  feuilles  de 
papier,  qu’on  replace  de  nouveau  sous  la  presse 
et  qu’on  comprime  encore,  puis  qu’on  porte  à 
letendage,  qu’on  fait  sécher,  jusqu’à  ce  qu’elles 
soient  absolument  solidifiées  et  fermes,  maniables 
sans  risques  ni  difficultés. 

A propos  de  ces  anciens  papiers  de  fil,  un  écri- 
vain anglais  du  xvue  siècle,  Thomas  Fuller,  a fait 
cette  remarque,  sans  doute  plus  curieuse  qu’exacte, 
que  le  papier  participe  du  caractère  de  la  nation 
qui  le  fabrique.  Ainsi,  dit-il,  « le  papier  vénitien 
est  élégant  et  fin  ; le  papier  français  est  léger, 
délié  et  mou  ; le  papier  hollandais,  épais,  corpu- 
lent, spongieux  (1)  ». 


Aujourd’hui  que  les  pâtes  de  bois  sont  les 
éléments  le  plus  fréquemment  employés  dans  la 
fabrication  des  papiers,  on  fait  usage  de  procédés 
tout  différents,  et  on  obtient  des  papiers,  non 
plus  de  dimensions  restreintes  et  de  formats  déter- 
minés d’avance  (pot,  couronne,  raisin,  jésus,  etc.), 
mais  des  papiers  continus,  de  longues  bandes, 
qu’on  met  en  rouleaux  ou  qu’on  sectionne  à vo- 
lonté. 

Ces  pâtes  de  bois  se  préparent  de  deux  façons, 
chimiquement  ou  mécaniquement. 

Dans  le  premier  cas,  le  bois,  après  avoir  été 
scié  en  menus  morceaux,  est  renfermé  sous  pres- 
sion dans  des  vases  clos,  et  désagrégé,  dissous 
par  un  mélange  d’acide  arsénieux  et  de  bisulfite 
de  chaux.  Cette  pâte  chimique,  dite  cellulose  au 
bisulfite , est  préférable  à la  pâte  mécanique, 
obtenue  par  l’usure  de  bûches  de  bois  en  contact 
avec  l’eau  et  au  moyen  de  meules  de  granit. 

La  pâte  de  bois,  versée  dans  une  cuve,  s’écoule 
d’elle-même  et  s’étale  sur  une  toile  métallique 
sans  tin  (c’est-à-dire  dont  les  deux  extrémités  sont 
jointes  l’une  à l’autre),  sans  cesse  agitée  d’un 
double  mouvement,  — mouvement  en  avant  peu 
rapide , et  mouvement  latéral  de  brusque  va-et-vient, 
de  trépidation  précipitée,  — à travers  laquelle 
l’eau  s’égoutte,  comme  tout  à l’heure  à travers 
les  vergeures  de  la  forme.  Cette  toile  passe  entre 
des  cylindresde  diamètres  variés,  qui  compriment 
et  affinent  progressivement  la  pâte,  puis  autour 
de  rouleaux  de  fonte  creux,  dits  séchcurs,  chauffés 
(1)  L.  Lalanne,  toc.  cit.,  p.  108. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


311 


par  la  vapeur  et  enveloppés  de  feutre,  qui  la 
dépouillent  de  toute  humidité  et  complètent  sa 
transformation  en  feuille  de  papier. 

La  durée  complète  de  l’opération,  de  cette 
transformation  de  la  pâte  en  feuille  de  papier 
maniable  et  utilisable,  n’exige  pas  plus  de  deux  à 
trois  minutes,  suivant  la  vitesse  de  la  machine,  et 
le  bois  ainsi  traité  permet  de  fabriquer  des  papiers 
à un  prix  dix  fois  moindre  que  celui  du  papier 
à la  forme  (1). 

A la  pâte  de  bois  nombre  d’ingrédients  sont 
ajoutés,  selon  la  qualité  et  la  sorte  de  papier  qu’on 
veut  obtenir  : gélatine,  fécule,  alun,  kaolin,  sulfate 
de  chaux;  on  y ajoute  même  des  chiffons. 

Le  kaolin  et  le  sulfate  de  chaux  ont  pour  but 
de  donner  plus  de  poids,  plus  de  charge  au  papier. 

La  gélatine,  la  fécule  et  l’alun  servent  à le 
coller. 

Le  papier  collé  (c’est  celui  qui  ne  boit  pas  l’encre 
ordinaire,  celui  sur  lequel  on  peut  écrire)  prend 
moins  bien  l’encre  d’imprimerie,  mais  a plus  de 
solidité  et  de  résistance  que  le  papier  non  collé. 
11  est  aussi  moins  susceptible  de  se  piquer,  de 
s’altérer  dans  un  air  humide.  Le  papier  non  collé 
a ses  partisans  : aux  yeux  de  certains,  l’impression 
s’y  fait  mieux  et  a meilleur  aspect,  surtout  quand 
l’ouvrage  est  accompagné  d’illustrations.  Pour 
essayer  de  contenter  tout  le  monde,  les  fabricants 
ont  adopté  un  moyen  terme  et  créé  le  demi-collé. 

Le  papier  couché  est  un  papier  très  glacé  qui 
s’obtient  en  recouvrant  une  feuille  de  papier  bien 
collé  d’une  couche  de  colle  de  peau  et  de  blanc  de 
Meudon  mélangés.  On  y ajoute  aussi  souvent  du 
blanc  de  zinc  ou  du  sulfate  de  baryte.  Le  papier 
couché  est  surtout  employé  pour  le  tirage  des 
photogravures  et  des  publications  ornées  de  ce 
genre  de  vignettes. 

Ces  papiers  plâtrés  et  glacés,  d’une  blancheur 
éclatante,  si  répandus  aujourd’hui,  sont  des  plus 
pernicieux  pour  les  yeux.  On  ne  saurait  mieux 
comparer  l’effet  produit  par  eux  sur  la  rétine  qu’à 
celui  de  la  réverbération  d’une  route  poudreuse 
tout  ensoleillée  ou  d’un  champ  de  neige,  qu’on 
serait  astreint  à regarder.  Des  médecins  allemands 
ont,  il  y a quelque  temps,  dirigé  des  attaques  très 
vives  contre  les  papiers  couchés  et,  en  général, 
contre  les  papiers  trop  glacés  et  trop  blancs. 

« Nous  n’avons  pas  besoin  de  faire  remarquer, 
écrit  à ce  propos  la  Revue  Scientifique  (2),  quelle 
transformation  complète  s’est  produite  dans  les 
papiers  d’impression;  on  est  bien  loin  des 
antiques  papiers  de  chiffon,  dotés  d’une  coloration 
grise  ou  bleuâtre,  et  d’un  grain  assez  grossier, 
qui,  pour  l’impression  comme  pour  l’écriture, 
exigeaient  l’emploi  de  caractères  de  dimensions 
assez  grandes.  On  se  sert  maintenant,  pour  ainsi 
dire  exclusivement,  de  papiers  faits  de  fibres 
végétales  diverses,  mais  dont  la  caractéristique 

(1)  liouillet,  Dictionnaire , édit,  refondue  par  MM.  Tannery 
et  Faguet,  art.  Papier. 

(2)  Nu'néro  du  3 juin  1809,  p.  GOG. 


est  de  présenter  une  surface  extrêmement  lisse, 
où  la  plume  glisse,  oit  l’impression  se  fait  en 
petits  caractères.  Or,  qu’on  regarde  ces  papiers 
perfectionnés,  et  l’on  constatera  qu’il  se  produit 
souvent  à leur  surface  des  reflets  intenses...  toute 
une  série  de  reflets,  d’ombres  et  de  lumière  qui 
fatiguent  considérablement  l’œil.  » 

On  avait  déjà  reproché  aux  belles  éditions  de 
Firmin  Didot  d’avoir  « rendu  myopes  nos  pères 
de  1830  (1)  ». 

Afin  de  remédier  aux  incontestables  dangers 
que  présentent  les  papiers  trop  blancs,  quelques 
éditeurs  ont  fait  choix,  pour  leurs  impressions, 
de  papiers  légèrement  teintés,  soit  en  jaune,  soit 
en  bleu.  Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  l’éditeur 
Cazin  a fréquemment  employé  le  papier  azuré,  et 
ses  charmants  petits  in-18,  bien  qu’imprimés  en 
fins  caractères,  se  lisent  sans  fatigue. 

Mais  que  dire  des  industriels  qui,  pour  se  sin- 
gulariser, dans  . l’espoir  d’attirer  l’attention, 
s’avisent  de  tirer  leurs  ouvrages  sur  papier  rose 
ou  rouge  vif?  Rien  de  plus  pernicieux  pour  la 
vue  que  les  papiers  rouges  ; la  lecture  d’une 
simple  demi-page  de  cette  couleur  laisse  dans  la 
rétine  des  tremblements,  des  papillotages,  qui, 
de  l’aveu  unanime  des  oculistes,  peuvent  avoir 
les  plus  fâcheuses  conséquences. 

Fuyez  donc  comme  la  peste  ces  papiers  aux 
couleurs  éclatantes.  « Ménagez  vos  yeux!  Ayez- 
en  un  soin  extrême  ! » C’est  le  premier  et  le  plus 
important  conseil  à donner  à tous  ceux  qui 
aiment  les  livres  et  s’en  servent. 


Pour  compléter  ce  chapitre,  et  bien  que  nous 
considérions  le  livre  surtout  au  point  de  vue  pra- 
tique, comme  instrument  d’étude  et  outil  de  tra- 
vail, il  convient  de  dire  quelques  mots  des  papiers 
de  luxe , d’en  définir  les  principales  variétés  tout 
au  moins. 

On  appelle  papier  vergé  celui  qui  laisse  aper- 
cevoir par  transparence  les  empreintes  des  fils 
métalliques  qui  forment  le  fond  du  moule  où  il  a 
été  fabriqué,  comme  nous  l’avons  expliqué  plus 
haut.  Nous  rappelons  que  les  empreintes  les  plus 
rapprochées  sont  nommées  vergeures , et  que  les 
plus  espacées,  perpendiculaires  aux  premières, 
sont  les  pontuseaux. 

Il  existe  du  faux  vergé , c’est-à-dire  du  papier 
vergé  fabriqué  non  à la  forme,  mais  à la  machine. 
On  l’obtient  en  faisant  passer  la  pâte  encore 
fraîche  entre  des  cylindres  à cannelures  imitant 
vergeures  et  pontuseaux,  et  où  sont  même  au 
besoin  gravées  des  marques  d’eau. 

Le  papier  de  Hollande  est,  en  dépit  de  son 
nom,  un  papier  d’invention  et  de  fabrication 
absolument  françaises.  Ce  sont  de  nos  ancêtres 
appartenant  à la  religion  réformée,  qui,  obligés 

(I)  l' Intermédiaire  des  chercheurs  et  curieux,  n°  818, 
col.  808. 


312 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  s’enfuir  à l’étranger,  après  la  révocation  de 
l’édit  de  Nantes,  portèrent  leur  industrie  et  leurs 
procédés  aux  Pays-Bas,  et,  de  là,  nous  expédièrent 
leurs  produits.  Lorsqu’il  est  de  bonne  qualité,  de 
pur  fil,  le  papier  de  Hollande,  d’ordinaire  vergé, 
est  résistant,  ferme,  sonore  et  de  très  bel  aspect. 
11  a 1 'inconvénient  de  ne  pas  très  bien  prendre 
l’encre,  et  les  impressions  qu’on  y fait  sont  sou- 
vent quelque  peu  ternes  et  grisâtres. 

Le  papier  Whatman,  aussi  d’origine  française, 
ressemble  au  papier  de  Hollande,  mais  est 
dépourvu  de  vergeures.  Il  est  également  très  ferme 
et  très  solide.  On  l’emploie  pour  le  dessin  linéaire 
et  le  lavis. 

Le  vélin,  ainsi  nommé  parce  qu’il  a la  transpa- 
rence et  l’aspect  de  l’ancien  vélin  véritable, 
provenant  de  la  peau  de  jeunes  veaux,  est  un 
papier  sans  grain,  très  uni,  lisse  et  satiné, 
excellent  pour  le  tix*age  des  vignettes.  D’une  façon 
générale,  tout  papier  fabriqué  à la  forme  et  sans 
vergeures  est  qualifié  de  vélin. 

Le  papier  de  Chine  se  fabrique  avec  l’écorce 
du  bambou.  Il  a une  teinte  grise  ou  jaunâtre,  un 
aspect  « sale  »,  plus  ou  moins  prononcé.  Cela 
vient  de  ce  que  sa  fabrication  s’effectue  en  plein 
air.  11  est,  en  outre,  très  mince,  très  léger  et 
inconsistant.  « Le  papier  de  Chine  doit  sa  répu- 
tation, non  pas  à sa  propre  beauté,  mais  bien  à 
ses  affinités  particulières  avec  l’encre  d’impres- 
sion. Son  tissu  lisse  et  mou  tout  ensemble  est 
plus  apte  qu’aucun  autre  à recevoir  un  beau 
tirage....  L’impression  y vient  avec  une  incom- 
parable netteté.  Les  livres  imprimés  en  petit 
texte  gagnent  particulièrement  à être  tirés  sur 
chine  (1).  »>  Ce  papier  est  très  sensible  à l’humi- 
dité, aussi  est-il  bon  de  le  faire  encoller  aussitôt 
après  l’impression. 

Le  papier  du  Japon  est  un  superbe  papier 
blanc  ou  légèrement  teinté  en  jaune,  soyeux, 
satiné,  lustré,  à la  fois  transparent  et  épais,  qui 
absorbe  l’encre  très  facilement  et  fait  on  ne  peut 
mieux  ressortir  les  tons  des  dessins.  Il  provient 
de  l’écorce  d’arbrisseaux  de  la  flore  japonaise, 
tels  que  le  midzumatu  ( Edgeworthia  papyri- 
fera ),  dont  les  fibres  sont  molles,  souples,  longues 
et  solides;  le  kozo-kodzou  (. Broussonetia  papy- 
rifera ),  fibres  grosses,  longues  et  solides;  le 
gampi  ( Wickstrœmia  canescens),  aux  filaments 
très  délicats  : le  papier  fourni  par  ce  dernier 
arbuste  est  particulièrement  fin,  souple  et 
lisse  (2). 

On  appelle  aujourd’hui  papier  parchemin  ou 
faux  parchemin  un  papier  sans  colle,  trempé 
dans  une  solution  d’acide  sulfurique,  ce  qui  lui  a 
donné  une  transparence  jaunâtre,  rappelant  le 
vrai  parchemin.  On  utilise  fréquemment  ce  papier 
comme  couverture  de  volumes.  Albert  CIM. 

(1)  Le  Livre  du  Bibliophile , Paris,  Lemerre,  1874,  pp.  32,  33. 

(2)  Cf.  Magasin  Pittoresque,  avril  1877  : on  y trouve  deux 
articles  très  intéressants  relatifs  à la  fabrication  du  papier  du 
Japon.  Cf.  Maire,  Manuel  du  Bibliothécaire,  p.  373. 


LA  RÊVERIE 

La  rêverie  est  de  courte  durée  : 

Frêle  plaisir  que  la  raison  défend, 

Elle  est  pareille  à la  bulle  azurée 
Qu’enfle  une  paille  aux  lèvres  d’un  enfant. 

La  bulle  éclôt;  de  plus  en  plus  ténue, 

Elle  se  gonfle,  oscille  au  moindre  vent, 

Puis,  détachée,  elle  aspire  à la  nue, 

Part  et  s’envole,  et  flotte  en  s’élevant. 

Elle  voyage  (ainsi  fait  un  beau  rêve) 

Sans  autre  but  que  de  s’enfuir  du  sol  ; 

Une  vapeur,  un  parfum  la  soulève, 

Un  rien  l’entraîne  ou  ralentit  son  vol. 

Dans  un  nuage  autrefois  suspendue, 

Elle  voguait  par  l’éther,  en  plein  jour! 

Du  ciel  tombée  elle  est  au  ciel  rendue, 

Elle  remonte  à son  premier  séjour. 

Et  c’est  pour  elle  un  souverain  délice, 

Fille  de  l’air,  moins  pesante  que  lui, 

De  l’explorer,  et,  qu’elle  plane  ou  glisse, 

De  se  fier  à son  subtil  appui. 

Miroir  limpide  et  mouvant,  toutes  choses 
Y font  tableaux  passagers  et  tremblants  ; 

Les  monts  lointains  et  les  prochaines  roses 
Et  l’infini  se  mirent  dans  ses  flancs. 

Sous  le  soleil  dont  tous  les  feux  ensemble 
En  s’y  doublant  s’y  croisent  ardemment, 

Elle  s’irise  et  rayonne,  et  ressemble 
A quelque  énorme  et  léger  diamant. 

Mais  il  suffit  que  près  d’elle  se  joue 
Une  humble  mouche,  un  flocon  dans  les  airs, 
Et  soudain  crève,  et  tombe,  et  devient  boue, 
La  vagabonde  où  brillait  l’univers  ! 

La  rêverie  est  de  courte  durée  : 

Frêle  plaisir  que  la  raison  défend, 

Elle  est  pareille  à la  bulle  azurée 
Qu’enfle  une  paille  aux  lèvres  d’un  enfant. 

SULLY-PRUDHOMME. 


MADRIGAL 

Vos  yeux  sont  de  frais  bluets, 

Des  bluets  après  la  pluie. 

Jeune  fille  aux  doigts  fluets, 

Vos  yeux  sont  de  frais  bluets 
Dans  leur  grâce  épanouie. 

Sur  l’or  clair  de  vos  cheveux 
L’aube  des  vingt  ans  se  lève. 

Laissez  planer  mes  aveux 
Sur  l’or  clair  de  vos  cheveux, 

Mon  âme  est  pleine  de  rêve. 

Mon  âme  est  pleine  d’amour, 

Voici  fleurir  les  pervenches. 

Gaie  ou  triste  tour  à tour, 

Mon  âme  est  pleine  d’amour. 

Mon  âme  est  dans  vos  mains  blanches. 

Pour  un  bel  anneau  d’or  fin, 

Mes  lèvres  vous  ont  baisée, 

O chère  petite  main  ! 

Pour  un  bel  anneau  d’or  fin 
Au  doigt  de  ma  fiancée. 


M.  TINAYRE. 


11  y a toujours  en  nous  quelque  chose  que  l’âge  ne  mûrit 
point  ; et  c’est  pourquoi  les  faiblesses  et  les  sentiments  de  l’en- 
fance s’étendent  toujours  bien  avant,  si  l’on  n’y  prend  garde, 
dans  toute  la  suite  de  la  vie.  — Bossuet. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


313 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Voici  les  Palais  des  Beaux-Arts  inaugurés,  aux 
Champs-Elysées.  La  cérémonie  officielle  a été,  comme 
on  le  sait,  prématurée  et  mal  organisée.  Mais  enfin, 
le  public  peut  pénétrer  dans  ces  deux  superbes  édi- 
fices, et  ce  lui  est  un  repos,  en  même  temps  qu’une 
consolation  des  mécomptes  qu'il  éprouve  autre  part, 
devant  tant  d’autres  portes  toujours  fermées.  Et  encore 
le  grand  Palais  n’est-il  pas  complètement  installé; 
la  sculpture  surtout  y a été  prodigieusement  en  retard. 
Il  faut  laisser  s'écouler  une  nouvelle  quinzaine  avant 
de  pouvoir  faire  là  une  étude  d’art  qui  sera  fructueuse. 
Heureusement,  au  Petit  Palais  tout  est  en  place  — 
sauf  quelques  carrosses  et  quelques  armures,  peut-être 
— et  on  ne  saurait  trop  louer  le  zèle  des  fonction- 
naires chargés  de  ces  arrangements  de  collections, 
qui  ont  dépensé,  vraiment,  une  activité  très  précieuse. 
Les  décorations  de  la  Légion  d’honneur,  qui  ont  été 
attribuées  à ce  propos  à M.  Roujon,  àM.  Molinier,  à 
M.  Roger  Marx,  à M.  Berr  de  Turique  ont  été  large- 
ment méritées,  ainsi,  du  reste,  que  lesmodestes  palmes 
décernées  aux  attachés  dont  la  plupart  étaient  des 
fonctionnaires  improvisés,  n'attendant  aucune  rétri- 
bution et  qui  se  sont  mis  à l’œuvre  avec  tant  de  cœur 
qu’il  est  — détail  amusant  — quantité  d'étiquettes, 
placées  sur  des  objets,  qu’ont  tracées,  de  leur 
propre  écriture,  des  critiques  d’art  en  renom.  Ils  n’au- 
raient pas  fait  avec  plus  de  joie  sincère  un  magistral 
article.  Le  succès,  mieux  encore  qu’un  bout  de  ruban, 
les  en  récompense.  II  est  très  grand. 

Ce  Petit  Palais,  en  effet,  n’a  pas  seulement  l’exté- 
rieur le  plus  gracieux  et  le  plus  pur  de  lignes  que 
l’on  pût  désirer  ; sa  disposition  intérieure  autant 
que  la  disposition  et  l’ameublement  de  ses  salons 
porte  la  marque  d’un  goût  parfait.  C’est  un  des  beaux 
morceaux  architecturaux  de  l’Exposition.  Au  centre, 
quand  la  porte  est  franchie,  son  jardinet  tout  fleuri 
et  plein  d’arbustes  rares  a un  aspect  reposant  d’oasis 
au  milieu  des  blancheurs  des  pierres  et  des  dorures  du 
staff  qui  aveuglent  encore  le  visiteur  venu  des  Inva- 
lides, par  exemple.  Sur  ce  jardinet,  prennent  jour 
des  salles,  très  bien  éclairées,  dont  l’ordonnancement 
général  est  assez  régulièrement  et  assez  intelligem- 
ment fait  pour  qu’on  trouve,  tout  de  suite,  ce  que  l’on 
cherche,  car  il  n’y  a pas  encore  de  catalogue  : on  ne 
l’apercevra  qu’en  juin,  dit-on.  A la  rigueur,  on  peut 
s’en  passer. 

Les  collections  sont  rangées  très  méthodiquement, 
par  catégories  d’objets  et  par  styles,  par  époques.  Elles 
comprennent,  on  l’alu  déjà,  un  peu  « de  tout»,  c’est-à- 
dire  tous  les  objets,  bibelots,  meubles,  tapisseries, 
morceaux  d'orfèvrerie,  etc.,  etc.,  qui  se  rencontrent 
d’ordinaire  chez  les  grands  marchands  de  curiosités 
et  chez  les  amateurs  où  le  public  n’a  pas  accès.  On  a 
puisé  également  dans  les  trésors  d’église,  dans  cer- 
tains musées  de  province.  Chacun,  particulier  ou 
représentant  de  l’État,  des  villes,  a fort  obligeam- 
ment prêté  les  pièces  les  plus  rares  de  son  propre 
trésor  ; les  conservateurs  ont  fait  un  choix,  et  il  en  est 
résulté  un  merveilleux  ensemble  de  richesses  artis- 
tiques qui  ne  sera  visible  que  duranL  ces  six  mois, 
ha  difficulté,  on  le  conçoit,  n’était  pas  mince  d’éviter 
que  tant  de  morceaux  de  provenance  et  de  caractères 


si  divers,  eussent  l’aspect  d’un  magasin  de  bric-à- 
brac  ou  d'une  salle  des  ventes  de  l'hôtel  Drouot.  M.  Mo- 
linier  et  ses  collaborateurs  ont  triomphé  de  cet 
obstacle  et  mis  de  l’ordre,  de  la  clarté,  de  la  « science 
d’art  » à la  portée  de  tous. 

Tout  autour  du  jardinet  central,  les  petites  salles 
contiennent  notamment  des  statuettes,  vierges,  cros- 
ses, coffrets,  reliques,  depuis  l'époque  gallo-romaine 
jusqu’au  siècle  dernier.  A côté, sont  des  coupes  démê- 
lai, des  lutrins,  desvilrinesdeclefs,  des  armures.  Voici, 
dans  deux  autres  salons,  les  verreries,  parmi  lesquelles 
les  vases  antiques  oxydés,  irisés,  puis  les  poteries,  les 
émaux  peints  de  Limoges,  les  faïences  de  Bernard- 
Palissy  et  les  Rouen,  les  Nevers,  les  Moustiers,  les 
Nancy,  les  Sèvres,  etc. 

Plus  loin,  ce  sont  les  chefs-d’œuvre  d’orfèvrerie 
religieuse,  d’admirables  étoffes  sacerdotales  (la  chape 
de  saint  Bertrand  de  Comminges,  puis  des  miniatures 
qui  nous  sourient  agréablement,  car  cet  art  si  féminin 
évoque  toujours  pour  nousl’idée  d'unminoissouriant... 

Quand  on  a passé  un  après-midi  — et  ce  n'est  pas 
suffisant,  — parmi  ces  merveilles  familières  ou  solen- 
nelles, on  passe  dans  le  pourtour  du  palais,  dans  les 
galeries  de  façades  ou  latérales.  Elles  ont  un  aspect 
majestueux,  avec  leurs  énormes  fenêtres,  d’un  dessin 
sévère,  qui  font  valoir  la  hauteur  des  plafonds  et  la 
masse  imposante  des  objets  exposés.  Ceux-ci,  en  effet, 
sont  des  meubles  en  majeure  partie  et  des  meubles  de 
musée  ou  de  collections  richissimes  auxquels  il  faut  ce 
cadre  somptueux.  On  en  trouve  des  spécimens  remon- 
tant au  moyen  âge  (quelques  bois,  plus  curieux  qu’ar- 
tistiques), auprès  desquels  on  a placé  des  témoins  de 
leur  âge  plus  intéressants,  notamment  les  portes  de 
la  cathédrale  du  Puy,  que  l’on  a démontées,  des  cha- 
piteaux romans,  des  statuettes  des  tombeaux  de  Phi- 
lippe Le  Hardi  et  Jean  de  Bourgogne.  Mais,  dès  le 
xive  siècle,  les  mobiliers  sont  presque  au  complet  : 
chaises,  coffres,  lits,  etc.  Du  xve  siècle,  on  admirera  le 
iit,  un  peu  restauré,  d’Antoine  de  Lorraine;  au  xvie 
deux  cabinets  d’ébène  qui  proviennent  de  Eontaine- 
bleau  ; du  xvnc  siècle  (une  salle  entière  en  est  remplie)  : 
les  I apisseries  de  Cozette,  Vie  de  Louis  XIV,  et  un  tapis  de 
la  Savonnerie,  le  grand  cartel  de  Eontainebleau,  des 
commodes  de  la  bibliothèque  Mazarin,  une  statuette 
du  Roi  Soleil  par  Girardon,  en  acier  damasquiné,  des 
tableaux,  un  Largillière,  un  Rigaud,  qui  jettent  là  une 
note  de  vie  amusante. 

Et  voici  encore  deux  salles  de  la  Régence,  de  Louis  XV 
(façade  sur  le  Cours-la-Reine),  salles  étonnamment 
riches  et  variées  : des  armoires  avec  bronzes  de  Cres- 
sent,  une  enseigne  de  marchand  de  tableaux  qui  fut 
peinte  par  Watteau,  des  canapés  et  fauteuils  en  bois 
dorés  et  tapisserie,  puis  une  profusion  dé  boîtés  à 
poudre,  à mouches,  à tabac,  à pastilles,  qui  sont  les 
plus  charmants  riens  du  monde...  Enfin,  le  Louis  XVI  : 
tableaux  d’Hubert  Robert,  portrait  du  Roi  par  Collet, 
commode  du  maître  ébéniste  Reisener,  toute  une 
vitrine  d’œuvres  de  Clodion,  l’armoire  à bijoux  de 
Marie-Antoinette  par  Jacob...  etc.,  etc...  Que  d’efforts 
d’invention  artistique  représentés  là!  Quelle  valeur 
numéraire  aussi? On  ne  sait.  C’est,,  on  ne  peut  trop  le 
redire,  une  occasion  unique  d’affiner  son  goût,  de 
prendre  des  points  de  comparaison,  des  notes  person- 
nelles, auprès  de  ces  chefs-d’œuvre,  presque  tous 
incontestés,  dont  les  cent  cités  ci-dessus  ne  donnent 
qu’un  infinitésimal  résumé.  On  y dépenserait  une 
semaine.  Paul  BLUYSEN. 


314 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


l&héâtre 

LA  MUSIQUE 

THÉÂTRE  DE  L’OPÉRA-COMIQUE. 

Le  « Follet  »,  légende  lyrique  en  un  acte  de  M.  Pierre 
Barbier , musique  de  M.  Lefèvre. 

Un  aimable  conte,  élégamment  vêtu  d’une  partition 
gracieuse,  telle  est  en  résumé  l’œuvre  de  MM.  Barbier 
et  Lefèvre.  Le  livret  en  est  extrêmement  simple  : il 
s’agit  de  deux  époux  qui  se  querellent,  se  fâchent,  et 
finalement  sont  réconciliés  par  un  espiègle  et  subtil 
follet.  Il  va  de  soi  que  la  scène  se  passe  dans  un  ma- 
noir de  la  Bretagne,  hanté  comme  il  convient  par  de 
nombreux  Korrigans,  lesquels  n’ont  heureusement 
rien  de  terrible.  Et  tout  est  bien  qui  finit  bien. 

M.  Lefèvre  a écrit  sa  partition  suivant  les  us  et 
coutumes  de  l’ancienne  école,  c’est-à-dire  en  reliant 
les  airs  et  les  morceaux  d’ensemble  par  des  passages 
parlés,  avec  cette  seule  différence  que  lesdits  passages 
sont  discrètement  soutenus  par  l’orchestre,  ce  qui 
est,  à mon  avis,  une  idée  très  heureuse,  car  la  com- 
préhension du  sujet  s’en  trouve  singulièrement  faci- 
litée, tant  pour  les  paroles  que  pour  la  musique. 

Le  public  a particulièrement  goûté  le  premier 
chœur  à la  cantonade,  l’évocation  des  follets,  page 
adroitement  écrite  et  non  sans  originalité  ; l’invoca- 
tion à la  lune,  agrémentée  fort  à propos  de  lointaines 
symphonies  vocales,  et  le  joli  petit  air  des  rires. 

A tous  égards  parfaite  en  son  rôle,  Mlle  Eyreams 
y a remporté  un  grand  succès  ; elle  a été  secondée 
à souhait  par  la  toujours  gracieuse  MlleLaisné,  ainsi 
que  par  MM.  David  et  Delvoye. 

La  mise  en  scène  très  pittoresque  du  Follet  a 
prouvé  à tous  que  le  sympathique  et  habile  directeur 
de  notre  seconde  scène  lyrique  apporte  le  même  soin  à 
monter  les  petites  pièces  que  les  grands  ouvrages 
lyriques.  Ce  lui  est  un  titre  de  plus  à la  reconnais- 
sance du  public...  et  surtout  des  compositeurs. 

Em.  fouquet. 

Géographie 

Le  pôle  et  l’équateur.  — Les  missions  de  Gerlache 
et  Borchgrevink  au  'pôle  antarctique.  — Expédition  du 
comte  Léontieff  dans  l'Éthiopie. 

Une  nouvelle  sensationnelle  est  parvenue  ces 
jours-ci  en  Europe,  annonçant  au  monde  savant  la 
découverte  du  pôle  magnétique  austral  par  la  mission 
Borchgrevink.  Le  Magasin  Pittoresque  a exposé,  au 
mois  d’août  1899,  l’état  actuel  des  explorations  antarc- 
tiques ; le  retour  de  la  mission  belge  conduite  par 
M.de  Gerlache,  les  préparatifs  de  l’expédition  antarc- 
tique anglo-allemande.  Des  communications  faites  à 
différentes  sociétés  savantes  ont  fait  connaître  les 
principaux  résultats  de  la  campagne  de  la  Belgica. 
Celle-ci  s’était  donné  pour  but  essentiel  non  pas 
d’atteindre  les  plus  hauts  parages,  mais  d’étudier  les 
régimes  physique,  hydrographique,  les  vies  animale 
et  végétale  de  ces  régions  éloignées,  délaissées  par 
les  investigations  des  savants  depuis  bientôt  un 
siècle.  M.  A.  de  Gerlache,  homme  jeune  encore,  ar- 
dent et  expérimenté  à la  fois,  s’est  appliqué  par-des- 


sus tout  à pourvoir  son  navire  des  outillages  scienti- 
fiques les  plus  perfectionnés  ; il  s’est  entouré,  en 
outre,  de  divers  spécialistes:  MM.  Arctowski,  pour 
les  études  océanographiques,  les  observations  météo- 
rologiques, la  zoologie  et  la  botanique  ; Fr.  Cook, 
médecin  de  bord,  pour  le  service  photographique  et 
les  observations  anthropologiques  ; E.  Danco  (mort 
en  cours  d’expédition  et  remplacé  par  M.  G.  Le- 
cointe),  pour  les  observations  magnétiques  et  de  pen- 
dule. Le  but  de  la  mission  a été  parfaitement  atteint. 
Les  matériaux  rapportés,  nombreux  dans  toutes  les 
branches,  font  honneur  à l’activité  du  chef  de  l’ex- 
pédition et  de  ses  collaborateurs.  Leur  étude  ne  sera 
naturellement  achevée  que  dans  deux  ou  trois  ans. 
Imitant  en  cela  le  gouvernement  norvégien  qui  a pris 
à sa  charge  les  frais  de  la  publication  du  fameux 
voyage  du  Fram  (expédition  Nansen),  le  gouver- 
nement belge  s’occupe  dès  à présent  d’assurer  la 
publication  des  divers  matériaux  recueillis  par 
M.  de  Gerlache.  Une  commission  spéciale  a été  nom- 
mée pour  l’organisation  de  celte  grande  œuvre. 

M.  Borchgrevink,  le  dernier  arrivé,  doit  son  expé- 
dition à la  libéralité  d’un  Mécène  anglais,  sir  George 
Newnes.  Le  chef  de  cette  nouvelle  mission,  d’origine 
norvégienne,  est  un  vétéran  de  l’expédition  polaire. 
Déjà  en  1895  il  avait  fait  un  séjour  à la  terre  Victo- 
ria (région  polaire  sud).  Sa  récente  campagne,  entre- 
prise en  1898,  l'a  conduit  à la  latitude  78°, 50',  soit 
quarante  minutes  plus  loin  que  le  dernier  point 
atteint  jusqu’à  présent  par  les  explorateurs  (John 
Ross  parvint,  en  1842,  à la  latitude  78°10').  Le  monde 
des  géographes  attend  avec  une  fiévreuse  anxiété  la 
publication  des  résultats  de  cette  expédition. 

Disons  encore  que,  conjointement  avec  la  mission 
antarctique  préparée  en  Angleterre  pour  l’année 
prochaine,  une  expédition  écossaise  est  en  ce  mo- 
ment en  voie  de  préparation,  en  vue  de  reconnaître 
les  abords  de  la  terre  de  Graliam.  La  mission,  com- 
posée de  plusieurs  spécialistes,  se  propose  de  séjour- 
ner pendant  deux  années  de  suite  dans  ces  parages 
et  se  consacrera  particulièrement  à l’étude  de  la  vie 
animale  et  du  régime  hydrographique  de  l’Océan 
glacial. 

Un  autre  événement  géographique  ayant  pour 
champ  d’action  une  contrée  diamétralement  opposée 
aux  pôles  — au  point  de  vue  climatérique,  s’entend  — 
a eu  ces  jours-ci  les  honneurs  de  la  presse  et  du  pu- 
blic spécial  qui  suit  avec  une  attention  soutenue  les 
progrès  de  la  pénétration  européenne  en  Afrique. 
Le  comte  de  Léontieff,  nommé  par  l’empereur  Méné- 
lik  djedjaz  ou  gouverneur  des  provinces  équatoriales 
de  l’Éthiopie,  a rendu  compte  à la  Société  de  géogra- 
phie, le  5 mai  dernier,  des  résultats  de  deux  années 
d’exploration  dans  le  Havar  et  aux  abords  du  lac 
Rodolphe.  L’expédition,  d’allure  militaire,  ne  comp- 
tait pas  moins  de  deux  mille  Abyssins,  encadrés  par 
cent  cinquante  tirai Heurs  sénégalais  et  quelques  blancs. 
Bien  que  dirigée  par  un  sujet  russe,  aux  ordres  d’un 
souverain  éthiopien,  la  mission  Léontieff  peut  être  con- 
sidérée comme  une  mission  française,  tant  par  sa 
composition  que  par  l’esprit  qui  présida  à sa  forma- 
tion et  à ses  travaux.  C’était  une  sorte  de  contre- 
partie de  la  mission  conduite  par  l’infortuné  Botte- 
go,  composée  d’éléments  italiens,  mais  subvention- 
née et  dirigée  par  des  capitalistes  anglais,  avec 
l’approbation  et  les  encouragements  du  gouverne- 
ment britannique.  Les  résultats  de  la  mission  Léon- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


315 


tieff  sont  relativement  considérables.  Lepays  semble 
pacifié  et  conquis  à l’influence  du  Négus.  Sur  la  route 
même  de  l’ancienne  mission  italienne  et  à peu  de 
distance  de  l’endroit  où  fut  massacré  son  chef,  Victor 
Bottego,  au  sud  du  lac  Rodolphe,  une  ville  a été  fon- 
dée, Sebillonville,  baptisée  du  nom  de  l’un  des  prin- 
cipaux collaborateurs  du  M.  de  Léon  tieff. 

On  sait  que  presque  en  même  temps  que  M.  Léon- 
tieff,  notre  compatriote,  le  prince  Henri  d’Orléans, 
suivait  un  itinéraire  plus  au  nord,  dans  le  Choa. 
L’œuvre  de  la  pénétration  européenne  et  particu- 
lièrement française  en  Éthiopie  est  donc  fort  avan- 
cée. 11  serait  à souhaiter  que  la  prépondérance  fran- 
çaise se  maintînt  dans  cette  partie  de  l’Afrique  où 
elle  a déjà  su  acquérir  une  place  importante  sans 
effusion  de  sang  ni  trop  de  sacrifices  pécuniaires. 

P.  LEMOSOF. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

La  locomotion  animale  n’est  plus  à la  mode,  et 
d’aucuns  nous  prédisent  que  d’ici  quelques  années, 
elle  aura  complètement  vécu . 

Je  le  regretterais  pour  ma  part:  avec  M.  de  Buffon, 
dont  la  plupart  de 
nos  cyclistes  et  auto- 
mobilistes ignorent 
le  nom,  j’estime  que 
« la  plus  noble  con- 
quête que  l’homme 
ait  jamais  faite  » est 
celle  de  ce  « fou- 
gueux » animal  qui 
s’appelle  le  cheval. 

Qu’il  soit  monté  en 
selle  ou  attelé  , il 
donne  une  impres- 
sion d’art  que  cher- 
chentvainement  à lui 
disputer  nos  chauf- 
feurs avec  leurs  voi- 
tures décapitées. 

La  mécanique  en 
main,  il  est  donné  à tout  le  monde  de  diriger  un  véhi- 
cule électrique  ou  à vapeur.  Pour  conduire  un  che- 
val ou  des  chevaux,  il  faut  à la  fois  de  l’étude,  — une 
longue  élude,  — de  la  volonté,  du  nerf  et  de  la 
psychologie,  sans  parler  des  qualités  artistiques  qui 
ne  sont  pas  à dédaigner. 

Le  cocher  de  fiacre,  qui  conduit  si  mal  les  animaux 
qui  lui  sont  confiés  et  qui  ne  possède  ni  le  goût  ni 
les  qualités  requises  pour  conduire  des  chevaux, 
devait  être  une  des  causes  de  l’engouement  de  la 
foule  pour  les  voitures  automobiles. 

A voir  certes  les  chevaux  entre  les  mains  de  nos 
automédons,  qui  ne  savent  les  diriger  qu’à  coups  de 
fouet  redoublés,  beaucoup  ont  perdu  le  goût  du  che- 
val. C’était  fatal.  11  s’agit  de  savoir  si  nos  cochers 
feront  meilleure  figure  quand  on  les  transformera  en 
mécaniciens. 

L’autre  jour,  pour  inaugurer  le  mois  de  mai  — que 
je  salue  avec  joie,  car  il  nous  apporte  le  bon  et 
réconfortant  soleil  — j’étais  invité  par  M.  Hyde,  le 
sympathique  vice-président  de  la  compagnie  (l’assu- 
rance sur  la  vie,  l'Équitable  des  États-Unis,  à faire  le 
voyage  de  Paris  à Versailles  en  mail-coach. 


Tous  les  Parisiens  ont  pu  voir,  pendant  les  jours 
d’été,  vers  six  heures  du  soir,  un  magnifique  mail- 
coach,  le  Magnet,  déboucher  sur  la  place  de  l’Opéra 
par  la  rue  de  la  Paix  et  ramener  de  Versailles  des 
Anglais  ou  des  Américains,  voire  même  des  Français, 
tandis  que  le  piqueur,  debout  à l’arrière  de  la  voiture, 
sonnait  majestueusement  de  la  trompe. 

C’est  le  Magnet,  appartenant  à M.  Edwin  Howlett, 
sur  lequel  nous  avons  fait  noLre  délicieuse  excur- 
sion. Je  dois  donner  d’abord  le  nom  des  invités 
deM.  Hyde  : M.  Peck,  commissaire  générales  États- 
Unis  ; M.  Maurice  Binder,  député  ; M.  Alexander,  le 
peintre  américain  très  connu;  M.  Rogers,  directeur 
des  groupes  de  l'Enseignement  et  de  l’Économie 
sociale  pour  la  section  des  États-Unis,  à l’Exposition  ; 
M.  Si mmes,  directeur  adjoint  du  groupe  des  Arts 
industriels,  et  enfin  mon  excellent  ami  Peixotto, 
directeur  général  à Paris  de  l 'Équitable  des  États-Unis. 

En  une  semblable  compagnie,  cette  partie  de  plein 
air  devait  doubler  d’intérêt.  M.  Hyde  tenait  les  guides 
et  menait  avec  une  habileté  et  une  poigne  peu  ordi- 
naires quatre  magnifiques  bais  bruns  dont  l’ardeur  à 
franchir  les  distances  ne  demandait  qu’à  être  calmée. 

Morris  Howlett,  qui  est  un  maître  dans  Fart  de 
conduire,  se  tenait  à ses  côtés  pour  lui  donner  des 

conseils  en  cas  de 
besoin. 

En  fait  de  conseils, 
il  lui  a prodigué  des 
éloges,  tout  à fait 
mérités  d’ailleurs.  Le 
père  de  Morris  How- 
lett, Edwin  Howlett 
est  le  meilleur  maître 
de  guides  qui  existe 
dans  nos  murs.  De- 
puis 186i  il  a donné 
des  leçons  à presque 
tous  les  sportsmen 
qui  veulent  appro- 
fondir leurs  connais- 
sances en  conduisant 
un  mail-coach  ou  les 
chevaux  en  tandem. 

Il  a inauguré  le  service  de  mail-coaches  entre  Paris 
et  Versailles,  qui  a promptement  obtenu  un  très 
grand  succès,  et  la  saison  actuelle  est  la  trente-troi- 
sième des  mails-coaches  du  père  Howlett. 

Son  fils,  qui  est  son  élève  le  plus  brillant,  est 
devenu  un  des  premiers  experts  en  matière  de  coa- 
ching. A l’àge  de  sept  ans  il  conduisait  un  mail-coach 
au  Concours  hippique  et  obtenait  un  prix. 

Sa  présence  sur  le  Magnet  est  le  meilleur  gage  de 
sécurité. 

Un  mail-coach  au  Bois  de  Boulogne,  c’est  un  évé- 
nement aujourd’hui.  Lorsque  nous  sommes  arrivés 
avenue  des  Acacias,  à bonne  mais  tranquille  allure, 
un  garde  du  bois  nous  a arrêtés.  Depuis  les  derniers 
exploits  des  chauffards,  les  agentset  les  gardes  font  du 
zèle  d’une  façon  un  peu  intempestive.  Il  paraît  qu’il 
y a un  arrêté  défendant  aux  « gros  véhicules  » de 
passer  dans  certaines  allées  du  Bois,  sans  permission 
spéciale. 

Mais  qu’entend-on  par  gros  véhicules  ? Evidemment 
les  énormes  charrettes  ou  chariots  qui  dépareraient 
les  routes  du  Bois.  C’est  ce  (pie  très  respectueusement 
plusieurs  d’entre  nous  firent  observer  à cet  agent 


Le  luuil-coach  Maqnec. 


316 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


irascible  de  l’autorité.  Je  voyais  le  moment  où  il 
nous  aurait  fallu  rebrousser  chemin,  à la  grande 
joie,  sans  doute,  des  automobilistes  qui  voudraient 
bien  être  les  maîtres  exclusifs  de  nos  routes,  qui 
sont  maintenant  imprégnées  de  l’odeur  du  pétrole. 
Après  dix  minutes  d’arrêt  forcé  — grâce  à cette 
belle  administration  que  l’Europe  ne  nous  envie  pas, 
— nous  étions  autorisés  à reprendre  notre  course  vers 
Versailles.  Après  avoir  longé  le  bord  de  la  Seine 
d’où  on  aperçoit  sur  la  hauteur  Saint-Cloud,  étagé 
sur  la  colline,  dorée  par  le  soleil,  nous  montons  par 
Saint-Cloud  et  Rocquencourt  vers  Versailles,  rencon- 
trant des  cyclistes  et  des  chauffards  marchant  à des 
allures  désordonnées,  tandis  que  les  chevaux  du 
Magnet , admirablement  en  mains,  à un  trot  très 
allongé,  faisant  9 kilomètres  à l’heure  environ, 
nous  permettaient  de  jouir  de  notre  promenade,  de 
causer  et  de  rire.  A midi  et  demie  précis  nous 
entrions  dans  Versailles,  avec  bel  appétit,  et  nous 
étions  bientôt  installés  au  restaurant  des  Réservoirs. 
Là  nous  attendait  un  nouvel  hôte,  le  conservateur  du 
musée  de  Versailles,  M.  de  Nolhac,  un  des  amis  de 
M.  Ilyde.  Après  un  succulent  déjeuner,  nous  allions, 
sous  son  aimable  direction,  visiter  quelques  salles  du 
château  où  le  public  n’est  pas  admis.  Mais  ceci  n’est 
plus  du  domaine  du  plein  air.  Je  le  note  en  passant, 
comptant  prochainement  parler  aux  lecteurs  du 
Magasin  Pittoresque  du  musée  de  Versailles  inédit  et 
de  l’œuvre  accomplie  par  son  distingué  conservateur. 

Que  de  belles  choses  et  quel  le  grande  époque  évoque 
une  pareille  visite  ! Pour  étudier  le  xvne  et  le 
xvme  siècle,  il  faut  sans  cesse  renouveler  ses  visites  à 
Versailles,  et  quant  à la  nature,  où  est-elle  plus 
harmonieuse,  où  sont  les  parterres  comparables  à 
ceux  de  Lenôtre,  où  trouve-t-on  des  sculptures  plus 
belles  que  celles  qui  ornent  les  pièces  d’eau  du  parc? 

La  légende  veut  que  le  palais  et  le  parc  de  Ver- 
sailles aient  entraîné  des  dépenses  exagérées.  L’his- 
toire viendra  bientôt,  chiffres  en  mains,  détruire  la 
légende.  1\I.  de  Nolhac  possède  toutes  les  notes,  et  il 
nous  prouvera  que  cette  gloire  et  cette  beauté  furent, 
commercialement  parlant,  « une  bonne  affaire  ». 

Me  voilà  entraîné  loin  du  Magnet.  J’y  reviens, 
ou  plutôt  j’y  remonte,  pour  dire  que  le  retour  à 
Paris,  par  Viüe-d’Avray  et  Suresnes,  fut  charmant, 
très  gai,  très  cordial  et  aussi  très  remarqué  par 
les  sportsmen  qui  se  promenaient  au  Rois. 

M.  Hyde,  qui  est  un  ami  de  la  France  en  général, 
et  de  Paris  en  particulier,  doit  être  sincèrement 
remercié  pourlesplaisirs  multiples  qu’il  nous  procura. 

Maurice  LEUDET. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

L’Exposition  universelle  de  1900  est  ouverte  depuis 
un  mois,  et  les  visiteurs  ont  essayé  en  vain  jusqu’à  ce 
jour  de  pénétrer  dans  l’intérieur  du  Palais  des  Armées 
de  terre  et  de  mer.  La  « Grande  Muette  » se  tait  et 
n’expose  pas  encore  ses  merveilleuses  collections. 
A la  porte  du  majestueux  monument  élevé  par 
M.  Umbdenstock,  des  soldats  coloniaux  indigènes, 
de  planton,  ne  se  départissent  eux  aussi  de  leur  mu- 
tisme, lorsqu’un  Parisien  plus  avisé  que  les  autres 
veut  leur  demander  un  renseignement,  que  pour 


répondre  : « Macache  Sabir,  M’siou,  sarhice!  » La 
curiosité  s’en  éveille  et  le  public  s’impatiente  de  ne 
pouvoir  entrer  dans  ce  temple  de  la  Guerre  qu’on 
semble  ne  vouloir  ouvrir  qu’à  regret  dans  cette  vaste 
exhibition  universelle  en  faveur  de  la  Paix, 

Que  les  temps  sont  changés  ! Le  vieil  adage  de 
l’empereur  romain  : si  vis  pacem,  para  bellum,  est-il 
donc  devenu  une  telle  ànerieauxxe  siècle  ? On  voudrait 
peut-être  nous  le  faire  croire;  mais,  en  dépit  des  uto- 
pistes, il  est  à craindre  qu’en  un  jour  prochain  peut- 
être,  ne  s’affirme  le  précepte  contraire,  « qu’à  trop 
vouloir  la  paix,  on  ne  récolte  la  guerre  ». 

On  dit  (ce  ne  sont  peut-être  que  des  bruits)  que  l’Ex- 
position des  armées  de  terre  et  de  mer  a été  quelque 
peu  délaissée  par  les  pouvoirs  publics.  Les  différentes 
subdivisions  de  cette  classe,  destinée  à montrer  nos 
gloires  passées,  notre  force  actuelle,  et  à imposer  la 
conliance  à venir,  manquent  de  liens  entre  elles. 
Malgré  tout  le  bon  vouloir  des  éminents  présidents 
placés  à la  tête  des  commissions,  les  difficultés  se  sont 
accumulées,  et  les  moyens  les  plus  élémentaires  ont 
fait  défaut.  Tout  cela  manque  d’homogénéité  et  de 
direction  générale  unique.  On  travaille  sous  le  régime 
du  : débrouillez-vous.  Pour  la  partie  rétrospective,  par 
exemple,  si  riche  en  souvenirs,  si  glorieuse  pour  notre 
armée,  notre  grand  peintre  militaire  Détaillé,  secondé 
par  des  collaborateurs  dévoués  et  désintéressés, 
MM.  Levert,  J.  Rousset,  capitaine  Carlet,  fait  en  ce 
moment  les  efforts  les  plus  louables  pour  arriver, 
avec  les  moyens  dérisoires  mis  à sa  disposition,  à 
constituer  une  exposition  du  costume  militaire,  digne 
de  fixer  l’attention  des  visiteurs  du  Palais.  Nous  ne 
doutons  cependant  pas  du  succès  personnel  des  orga- 
nisateurs. Grâce  à des  prodiges,  l’exposition  rétro- 
spective sera  entièrement  sortie  de  leurs  mains. 

La  visite  des  collections  du  Palais  des  Armées  de 
terre  et  de  mer  se  complétera  d’ailleurs  par  celle  des 
belles  salles  du  Musée  de  l’Armée,  à l’hôtel  des  Inva- 
lides. Ici  encore,  l’État  ne  fait  rien  ou  presque  rien 
pour  payer  un  peu  de  gloire  à la  France  ; l'initiative 
privée,  la  générosité  des  donateurs,  supplée  à son 
maigre  budget  de  20000  francs  par  an  (personnel, 
entretien,  installation,  achats),  au  moyen  duquel  le 
vieux  général  Vanson,  surmontant  ses  fatigues  phy- 
siques, renonçant  aux  loisirs  de  la  retraite,  est  arrivé 
à doter  la  France  d’un  musée  du  souvenir,  auquel  son 
nom  restera  éternellement  attaché. 

Peu  de  personnes  savent  comment  est  organisé  le 
Musée  de  l’Armée,  dont  nous  sommes  redevables  à la 
patriotique  société  de  « la  Sabretache  »,  aux  efforts 
soutenus  depuis  dix  ans,  et  à la  générosité  de  ses 
membres.  Ce  musée  fonctionne  avec  un  personnel 
des  plus  restreints,  et  c’est  vraiment  pitié  de  penser 
que  le  général  Vanson  n’est  aidé  dans  son  labeur  que 
par  un  adjoint  du  génie,  fort  érudit  il  est  vrai, 
M.  Amman,  mais  qui  ne  peut  suffire  seul  à l’écrasante 
besogne  de  l’organisation,  de  la  conservation  et  de 
l’entretien  du  Musée.  Quelques  soldats  ouvriers, 
momentanément  détachés  de  leurs  corps,  un  sergent 
secrétaire,  et  un  invalide!  C’est  tout.  Avec  cela,  il  ne 
faut  pas  oublier  qu’une  bibliothèque  est  jointe  au 
musée.  Seulement,  il  n’y  a pas  de  bibliothécaire! 


Capitaine  FANFARE. 


Le  vrai  courage  consiste  à braver  les  périls  et  non  à parader 
au  milieu  des  combats  sans  y avoir  été  appelé  par  le  devoir. 
— Lannes. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


317 


VARIÉTÉS 


AU  PAYS  DES  TOUAREG 

La  page  que  voici  est  extraite  d’un  très  beau  volume  édité  par 
Ollendorf,  le  Touareg,  par  notre  collaborateur  Albert  Fermé. 
Il  y a dans  ce  livre,  à côté  d’un  drame  africain  saisissant,  une 
curieuse  étude  du  caractère  targui  et  des  scènes  grandioses  de 
la  vie  du  désert. 

...  Au  loin,  à l’horizon,  sur  le  ciel  incandescent  se 
découpent  en  noir  les  dures  silhouettes  des  cavaliers 
voilés,  armés  de  leurs  longues  lances. 

Des  dunes  et  des  dunes,  un  jaune  océan  de  sahie 
sur  lequel  se  ruent  des  trombes  de  feu  qui  creusent 
des  abîmes,  soulèvent  des  montagnes.  Puis  se  dérouie 
une  immensité  immobile,  un  désert  de  pierres  : des 
pierres  noires  à perte  de  vue,  une  mer  d’encre  figée  ; 
pour  ciel,  une  plaque  d’argent  étincelante  ; pas  une 
goutte  d'eau,  pas  une  herbe,  pas  trace  de  vie  ; les 
oiseaux  n’osent  pas  traverser  ces  solitudes  lugubres, 
les  insectes  même  y périssent. 

Ils  vont,  ils  vont  toujours,  les  cavaliers  au  voile  de 
deuil,  haut  juchés  sur  leurs  méhari,  le  bouclier  au 
bras,  la  lance  au  poing. 

Au  milieu  de  la  plaine,  une  haute  montagne 
s’érige  en  arêtes  vives,  où  l’œil  surpris  croit  distinguer 
des  tours,  des  aiguilles,  des  temples,  des  remparts  ; 
les  cavaliers  passent  silencieux,  la  tête  baissée,  pres- 
sant leurs  montures.  C’est  le  Château-des-Esprits,  où 
nul  être  humain  n’a  pénétré.  Une  population  mysté- 
rieuse y habite,  une  race  surnaturelle  créée  avant 
Adam. 

Ils  ne  s'arrêtent  pas  non  plus  au  bord  de  ce  lac 
dont  la  surface  luisante  tente  en  vain  les  méhari.  En 
observant  de  près  ces  eaux,  on  voit  qu’elles  sont 
épaisses,  sirupeuses.  Une  étoffe  qu’on  y trempe  se 
transforme  en  charpie  ; le  cuir  y devient  combustible 
comme  l’amadou.  Parfois,  on  entend  de  sourdes 
explosions  qui  agitent  pour  un  instant  la  lourde  nappe 
dormante. 

Un  puits:  on  dirait  un  cratère,  un  entonnoir  de 
formica- leo  monstrueux.  On  y descend  par  des  rampes 
en  spirale.  Auprès,  quelques  palmiers  agitent  leurs 
aigrettes,  de  maigres  pâturages  verdissent.  La  tribu 
s’est  installée.  Des  tentes  de  cuir  peint  en  rouge  abri- 
tent les  guerriers  ; les  huttes  sont  pour  les  serfs  et 
pour  les  esclaves. 

Un  miad  (assemblée).  Lanuit,  à la  lueur  de  bizarres 
luminaires  qui  sont  de  grosses  pierres  poreuses  imbi- 
bées d’huile  posées  à terre. 

Deux  groupes  d’hommes  vêtus  de  noir,  voilés  de 
noir,  sont  rangés  en  deux  arcs  de  cercle  qui  se  font 
face  ; chacun  de  ces  hommes  a sa  lance  plantée  en 
terre  derrière  lui. 

Entre  les  extrémités  des  deux  arcs  sont  assis  des 
marabouts,  le  chapelet  en  main,  et  aussi  des  sorciers, 
car  les  Touareg,  musulmans  douteux,  croient  aux 
démons  plutôt  qu’à  Dieu. 

Des  imprécations  ont  été  lancées  contre  les  esprits 
hostiles.  Alors,  se  plaçant  tour  à tour  au  milieu  du 
cercle, chacun  expose  son  avis,  lentement,  noblement; 
on  dirait  des  sénateurs  qui  délibèrent.  Or,  il  s’agit  de 
pillages,  de  guet-apens,  d’assassinats. 

L’assistance  écoute,  silencieuse. 

Les  chefs  concluent.  Quels  que  , soient  les  avis 
exprimés,  ce  sont  eux  qui  décident  souverainement. 


Un  rhezi.  Cachés  près  d’un  point  d’eau  où  s’arrêtera 
forcément  la  caravane,  on  attend,  les  chameaux  à 
genoux,  les  hommes  couchés  à côtés  de  leurs  lances. 

Très  au  loin  apparaissent  des  taches  sombres, 
fourmis  à peine  perceptibles  ; elles  s’évanouissent 
de  temps  en  temps  dans  les  plis  de  l’immense  plaine, 
puis  reparaissent  plus  proches.  Des  heures  et  des 
heures  passeront  avant  que  l’œil  distingue  un  long 
chapelet  d’hommes  et  de  chameaux. 

Elle  est  riche,  la  caravane.  A Radamès,  nos  chouaf 
(espions)  ont  eu  la  connaissance  du  chargement  ; des 
étoffes  et  des  aciers  pour  plus  de  cent  mille  piastres, 
et  autant  d’argent  dans  les  sacoches,  en  bons  douros 
au  canon  d’Espagne,  en  bons  thalers  de  Marie-Thérèse 
d’Autriche  (1). 

Combien  de  chameaux?  quatre-vingts.  Combien 
d’hommes?  cinquante.  Des  Chambàs.  Le  Iihebir  (con- 
ducteur) seul  est  Targui;  c’est  le  fameux  Dob.  Tuas 
trahi  ta  nation,  Dob  ! Il  y a aussi  des  traîtres  parmi 
tes  compagnons;  la  forêt  n’est  brûlée  que  par  ses 
propres  arbres. 

Ils  ont  avec  eux  deux  explorateurs,  deux  Français. 
Les  Français  se  fient  à d’anciens  traités,  à des  papiers, 
à la  signature  du  vieux  Ikhenoûkhen.  Imbéciles  ! 

Alerte  ! la  caravane  s’est  arrêtée,  ses  éclaireurs 
nous  ont  éventés.  Il  est  temps  ! En  selle  ! Au  galop 
les  méhari  ! 

Un  ouragan  de  sable  et  de  javelots  a fondu  sur  la 
caravane  ; elle  riposte  par  des  coups  de  feu.  Les 
Touareg  attaquent  sur  tous  les  points  à la  fois  avec  la 
lance  et  le  sabre. 

Les  deux  explorateurs  et  leurs  domestiques,  coupés 
de  la  caravane,  se  sont  retranchés  entre  leurs  cha- 
meaux abattus  et  des  touffes  de  soboth  (grands  joncs 
du  désert).  Le  feu  incessant  de  leurs  carabines  à répé- 
tition tient  en  respect  les  hordes  qui  tournoient  autour 
d’eux. 

Jebbour,  chef  des  Touareg,  crie  à Dob  le  khebir  : 

— Tu  es  venu  nous  rendre  visite,  cousin  ; pourquoi 
as-tu  amené  des  chrétiens?  Nous  n’aimons  pas  ces 
gens-là. 

— Je  suis  musulman  et  j’observe  la  foi  jurée, 
répond  Dob.  Toi,  tu  es  un  chien  sans  loi  et  sans 
Dieu. 

— U y a du  vrai  dans  ce  que  tu  dis  là,  cousin, 
ricane  le  bandit.  Invoque  donc  Dieu;  moi,  je  ne  fais 
appel  qu’à  mon  bras. 

Il  a joint  le  khebir.  Targui  contre  Targui!  Les  deux 
hommes  s’attaquent  avec  furie,  le  sabre  d’une  main, 
le  poignard  de  l’autre. 

Plusieurs  combattants  ont  suspendu  la  lutte  et 
contemplent  ce  duel  entre  les  deux  chefs. 

Cependant  les  balles  françaises  grêlent  toujours. 
Une  douzaine  de  Touareg,  la  poitrine  traversée,  la 
tête  cassée,  jalonnent  la  dune.  Devenus  prudents, 
s’abritant  derrière  les  touffes  de  soboth,  les  assaillants 
se  servent  maintenant  du  javelot  ou  de  la  flèche. 

Jebbour  et  Dob  ont  jeté  leurs  sabres  trop  longs 
pour  l’impatience  de  leur  rage;  ils  se  sont  saisis  à 
bras  le  corps  et  cherchent  à se  frapper  de  leurs  poi- 
gnards. Nus  jusqu’à  la  ceinture,  on  voit  à chacun 
d’eux,  au  biceps  gauche,  un  anneau  de  pierre  verte, 
le  signe  de  reconnaissance  de  la  race,  un  énorme 
anneau  de  serpentine,  un  talisman,  une  arme  aussi. 

Ils  sont  tombés,  le  bandit  dessus.  11  va  poignarder 

(1)  Monnaie  en  usage  au  Soudan. 


318 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


en  plein  cœur  son  adversaire,,  quand  celui-ci,  de  ses 
deux  mains,  lui  tord  le  bras.  Tous  deux  maintenant 
sont  désarmés,  mais  le  bras  gquche  du  .bandit  tient 
pressée  effroyablement  contre  terre  la  tête  de  Dob; 
le  vieux  caravanier  exhale  un  râle  suprême,  l’anneau 
de  serpentine  lui  a écrasé  les  tempes. 

Alors,  c’est  la  déroute.  Les  caravaniers  fuient  dans 
toutes  les  directions,  poursuivis  la  lance  aux  reins. 
La  plupart  des  bandits  se  sont  rués  sur  le  chargement, 
ils  éventrent  les  ballots! 

Des  coups  de  feu  s’obstinent,  régulièrement  espacés. 
Un  des  deux  Français  survit,  seul  contre  une  armée  ! 
On  voit  le  haut  de  son  casque  blanc  pointer  au-des- 
sus de  la  selle  d’un  chameau;  à chaque  détonation, 
un  homme  tombe. 

Jebbour  lui  crie  : 

— Les  Touareg  honorent  la  bravoure.  On  va  te 
conduire  une  monture  ; pars  avec  le  salut! 

Et  un  garçon,  d’une  dizaine  d’années,  l’air  très 
doux,  amène  un  méhari.  11  le  fait  agenouiller.  Tou- 
jours méfiant,  la  carabine  en  arrêt,  le  Français  se 
met  en  selle.  Le  chameau  se  relève,  fait  quelques 
pas;  tout  à coup  il  trébuche,  il  tombe.  D’un  rapide 
coup  de  couteau,  l’enfant  lui  avait  tranché  le  jarret. 

Sur  le  Français,  qui  a roulé  à terre,  s’est  précipitée 
la  tourbe  hurlante  ; il  est  massacré,  haché,  dépecé. 

L’enfant  au  front  candide  a trempé  sa  main  dans 
le  sang  du  Français;  il  la  lèche  en  riant... 

Albert  FERMÉ. 

ïp> 

LES  XjX~V"ESIE]S 

L’Année  scientifique.  — Le  43°  volume  de  Y Année 
scientifique  et  industrielle,  cette  collection  si  appréciée, 
fondée  par  Louis  Figuier  et  continuée  aujourd’hui 
par  M.  Émile  Gautier,  vient  de  paraître  à la  librairie 
Hachette  (1  vol.in-16,  avec  56  figures,  broché,  3 fr.  50). 

Résumé  fidèle  et  complet  de  tous  les  événements, 
découvertes  ou  perfectionnements  survenus  dans  la 
vie  scientifique  de  la  dernière  année,  ce  nouveau 
volume  ne  saurait  manquer  de  vivement  exciter  les 
curiosités. 

Au  moment  où  l’Exposition  ouvre  ses  portes  et  où 
vont  se  trouver  rassemblés  dans  les  Palais  du  Champ- 
de-Mars  et  des  Invalides  les  résultats  définitifs  de 
l’effort  de  tout  un  siècle,  il  était  particulièrement 
intéressant  de  fixer  le  point  exact  du  développement 
de  la  science  et  l’industrie. 

Et  c’est  justement  ce  que  réalise  de  façon  aussi 
sincère  que  possible  ce  présent  livre  dans  lequel  sont 
enregistrés  avec  précision,  mais  sans  aucune  aridité 
cependant,  toutes  les  contributions  importantes 
apportées  au  cours  de  ces  derniers  mois  à la  solution 
des  divers  problèmes  considérables  qui  préoccupent 
aujourd’hui  à un  si  haut  point  l’attention  de  tous. 

Remplissant  scrupuleusement  un  tel  programme, 
le  nouveau  volume  de  M.  Émile  Gautier  ne  saurait 
manquer  d’attirer  les  curiosités,  et,  à ce  titre,  nous  ne 
saurions  mieux  faire  que  d’en  recommander  à tous 
l’utile  et  agréable  lecture. 

Nos  Humoristes,  par  Adolphe  Brisson. 

Voici  un  album,  admirablement  illustré,  écrit  avec 
vivacité,  avec  esprit,  dû  à la  collaboration  d’éditeurs 
avisés  et  d’un  auteur  particulièrement  bien  inspiré 


dans  les  sujets  qu’il  choisit.  Notre  aimable  confrère 
Adolphe  Brisson  a le  sens  très  juste  des  actualités 
littéraires  artistiques.  On  dirait  qu’il  pressent  nos 
curiosités  ; il  réussit  sans  peine  à les.  satisfaire.  Ses 
Promenades  et  visites,  sa  dernière  création,  lui  ont 
permis  de  promener  sa  fantaisie  tranquille  et  sa  verve 
de  bonne  compagnie  dans  les  milieux  les  plus  divers 
et  les  plus  différents,  de  visiter  les  personnalités  du 
jour  à Paris,  en  province  et  même  à l’étranger,  et 
d’atteindre  au  succès,  comme  il  a voulu,  dans  un 
fauteuil.  Son  excursion  au  pays  delà  Satire  et  du  Rire 
nous  vaut  aujourd’hui  une  œuvre  que  je  me  plais  à 
signaler  à nos  lecteurs.  Il  est  amusant  et  instructif 
de  feuilleter  et  de  lire  cette  relation  de  voyage.  Nous 
voici  d’abord  chez  Caran  d’Ache,  en  son  hôtel.  Le 
maître  humoriste  nous  raconte  ses  débuts;  il  vient 
de  loin,  de  Moscou,  où  il  a grandi  à l’ombre  du  Kremlin, 
mais  il  estarrivé  à Paris,  faisant  en  sens  inversela  route 
que  suivit  son  grand-père,  commandant  dans  l’armée 
de  Napoléon.  11  nous  initie  à sa  manière  de  travailler, 
à sa  façon  de  voir  et  de  traiter  un  sujet.  — De  la  rue 
de  la  Faisanderie  à la  rue  Spontini  il  n’y  a qu’un  pas  ; 
nous  y trouvons  — en  son  hôtel  aussi  ! — J.-L.  Forain. 
Une  vraie  conversation  de  gamin  de  Paris,  pleine  de 
saillies  ; des  gestes  nerveux,  rapides.  Cet  homme 
heureux  a une  histoire,  et  elle  n’est  pas  toujours  gaie. 
Ce  qu’il  a vu,  presque  toujours,  ne  lui  a pas  permis 
de  peindre  la  vie  en  rose.  — Chemin  faisant,  nous  nous 
arrêtons  chez  Hermann  Paul  et  chez  Robida,  et  nous 
ne  regrettons  pas  notre  visite.  Comme  le  temps  passe 
vite  chez  les  artistes!  Maintenant  c’est  Montmartre, 
c’est  la  Butte,  c’est  Léandre,  c’est  Steinlen  et  c’est 
Willette.  Nos  agréables  frondeurs  se  sont  retirés  sur 
l’Aventin  parisien,  armés  de  leur  crayon  à longue 
portée,  qu’ils  manient  avec  une  sûreté  et  une  préci- 
sion incomparables. 

Les  dessins  nombreux  qui  accompagnent  le  texte 
sont  des  mieux  choisis  et  forment,  réunis  ainsi,  une 
espèce  de  g'alerie  des  meilleurs  humoristes  français. 

c> 

♦ * 

C’est  un  petit  livre  intéressant  que  les  Contes  à ma 
belle  de  M.  Jean  Bach-Sisley.  C’est  un  choix  de  douze 
nouvelles,  légendes  ou  contes  de  fées  — une  par  mois, 
d’avril  à mars  — où  Fauteur,  dans  une  langue  poé- 
tique, chatoyanteet  pittoresque,  a donné  librecours  à 
son  imagination.  Les  deux  premières  surtout,  les 
printanières  : le  Trésor  de  Jocelyne  et  le  Bonheur,  ne 
manquent  ni  de  grâce  ni  d’agrément. 

* 

* ' ¥ 

La  Mort  des  Syrènes,  par  Louis  Ernault  ; br.  format 
soleil,  2 fr.,  à la  Librairie  de  Y Art  Indépendant, 
10,  rue  Saint-Lazare,  Paris,  1900. 

Jason  et  ses  guerriers,  maîtres  de  la  Toison  d'Or  et 
emmenant  Médée,  revenaient  de  Kolkhide  sur  le 
navire  Argo.  Le  Vaisseau  prophétique  passait  près  de 
File  Caprée  quand  les  Syrènes  qui,  d'après  une  très 
ancienne  tradition,  habitaient  les  écueils  voisins, 
tentèrent,  par  leurs  voluptueux  appels,  d’arrêter  les 
navigateurs  triomphants.  Les  héros,  déjà,  cédaient 
au  charme  fatal  quand  Orphée,  un  des  chefs  de  l’ex- 
pédition, saisit  sa  Lyre  divine  : le  Chant  de  gloire  du 
Mage  rendit  ses  compagnons  à eux-mêmes;  Argo 
passa  au  large  ; les  Syrènes,  désespérées,  s’abîmèrent 
dans  les  flots  où  elles  furent  métamorphosées  en 
écueils.  . - - 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


319 


Ce  duel  lyrique  d’Orphée  el  des  Syrènes  (les 
propres  sœurs  de  l’aède  par  leur  mère,  Kalüope),  tel 
est  l’objet  de  la  première  partie  du  nouveau  poème 
de  Louis  Ernault  que  publie  Y Art  Indépendant. 

Dans  une  seconde  partie,  l’auteurde  La  Douteur  du 
Mage  et  du  Miracle  de  Judas  a essayé  de  dégager  du 
vieux  mythe  hellénique  le  Symbole,  universel  et 
d’éternelle  jeunesse,  qui  s’y  trouve  impliqué. 

Joseph  GALT1ER. 

Les  Conseils  de  Me  X... 

L’automobilisme  n’est  point  précisément  en  faveur, 
à l’heure  actuelle. 

De  tous  côtés,  des  protestations  s’élèvent  contre  lui, 
violentes  et  indignées.  Le  piéton,  si  patient  d'ordinaire, 
commence  à en  avoir  assez  d’ètre  écrabouillé  sur  la 
voie  publique,  et  le  voilà  parti  résolument  en  guerre 
pour  exterminer  le  chauffeur. 

A vrai  dire,  les  automédons  du  teuf-teuf  ne  sont  pas 
tout  à fait  sans  reproches.  Ils  refusent  d’admettre  que 
de  bons  bourgeois  aient  encore  la  prétention  de  mar- 
cher sur  leurs  jambes,  et  ils  ne  se  lassent  pas  de  faire 
admirer,  de  force,  à ces  infirmes,  les  merveilles  de  la 
mécanique  moderne. 

Qu’il  est  beau,  en  effet,  de  dévorer  l’espace,  d’aller 
un  train  d’enfer  et  de  laisser  après  soi,  pour  compte 
des  gens  à pied  suffoqués,  un  long  sillage  de  poussière 
et  d’odeur  infecte  ! Et  quelle  âme  blette  il  faut  posséder, 
pour  rester  insensible  à celte  exquise  jouissance  ! 

Par  malheur,  les  chauffeurs  ont  abusé  du  pétrole. 
Après  s’ètre  contentés,  pendant  quelque  temps,  d’apla- 
tir, comme  punaises,  quantité  de  chiens  et  de  chats 
doucement  endormis  au  grand  soleil  des  routes,  n’ont- 
ils  pas  conçu,  maintenant,  l’ambition  immodérée 
d’écraser  aussi  leur  prochain?  C’est  devenu  pour  eux 
une  hantise,  une  sorte  de  rêve  maladif  d’apothéose. 
Certains  même,  désespérés  de  n’avoir  pas  quelqu’un 
à se  mettre  sous  la  roue,  s’en  vont,  parfois,  rouler  dans 
un  fossé  et  y chercher  une  fin  glorieuse. 

Or,  il  est  sérieusement  question,  en  ce  moment,  de 
les  supprimer,  ou  de  les  condamner  à une  déshono- 
rante lenteur.  L’opinion  publique  semble  avoir  pris 
parti  contre  eux,  et  chacun  discute  sur  les  moyens  pra- 
tiques de  refréner  leur  fureur. 

Plusieurs  lecteurs  du  Magasin  Pittoresque  ont  bien 
•voulu  me  consulter  et  me  demander  l’état  de  la  légis- 
lation, en  pareille  matière.  Voici  ma  réponse.  Un 
décret  du  10  mars  1899  a réglementé,  pour  toute 
l’étendue  du  territoire,  la  marche  et  le  fonctionnement 
des  automobiles.  Il  a fixé,  notamment,  en  son  article  14, 
le  maximum  de  vitesse  qu’ils  pourront  avoir  : « La 
vitesse  n’excédera  pas  celle  de  30  kilomètres  à l’heure 
en  rase  campagne,  et  de  20  kilomètres  à l’heure  dans 
les  agglomérations.  » 

20  kilomètres  à l’heure,  dans  Paris  ! On  croit  rêver! 
Et  les  agents  cyclistes  créés  par  le  préfet  de  police  ne 
courront  sus  aux  voitures  que  si  cette  allure,  beaucoup 
trop  rapide  déjà,  est  encore  dépassée.  Dans  ce  cas, 
ies  contrevenants  seront  traduits  en  simple  police  et 
condamnés  à l’amende,  ainsi  qu’à  un  emprisonnement 
de  un  à trois  jours  (art.  476  du  Code  pénal). 

Mais  le  décret  du  10  mars  1899  va,  paraît-il,  être 
modifié  bientôt  dans  un  sens  restrictif.  La  vitesse  des 


automobiles  serait  réduite  à 8 kilomètres  à l’heure 
dans  les  centres  urbains. 

A merveille!  Ces  mesures  de  préservation  sont 
excellentes,  et  il  convient  de  rendre  hommage  à la 
prévoyance  des  autorités  qui  les  ont  prises  ou  les 
prendront.  Elles  présentent,  toutefois,  deux  inconvé- 
nients. C’est,  d’abord,  d’avoir  des  sanctions  insuffi- 
santes, la  perspective  d’une  comparution  en  justice 
de  paix  ne  devant  pas  intimider  ni  décourager  les 
imprudents;  ensuite,  de  porter  un  coup  terrible, 
presque  mortel,  à l’automobilisme.  Et  ceci  me  parait 
mériter  quelque  attention. 

L’avantage  et  la  raison  d’ètre  des  voitures  munies 
de  moteurs  à vapeur  consistent,  en  effet,  dans  la 
vitesse,  l’extrême  vitesse,  pouvant  atteindre  60  kilo- 
mètres à l’heure.  Là  est  vraiment  le  charme  de  ce 
genre  de  locomotion  et  sa  puissante  attraction  pour 
ses  partisans.  On  n’achète  pas,  fort  cher,  une  machine 
de  douze  chevaux,  pour  faire  seulement  du  huit  kilo- 
mètres à l’heure. 

Mais  vouloir  modérer  cette  grande  vitesse  et  la 
ramener  à celle  d’un  fiacre  vulgaire,  n’est-ce  pas 
enlever  à l’automobile  sa  seule  qualité  précieuse  ? 
N’est-ce  pas  le  mutiler,  tel  un  oiseau  de  haut  vol  dont 
on  aurait  coupé  les  ailes,  et  le  contraindre  à se  traîner 
misérablement,  lourde  masse,  inélégante,  bientôt 
démodée  et  abandonnée? 

D'où,  par  voie  de  conséquence,  la  ruine  d’une 
industrie  toute  française,  très  prospère  aujourd’hui, 
et  qui  fait  vivre  des  milliers  de  familles.  Ce  serait 
grand  dommage,  à coup  sûr  ! 

Que  faire,  alors?  Comment  tenir  la  balance  égale 
entre  un  écraseur  si  intéressant,  et  des  écrasés  dignes 
de  pitié,  eux  aussi  ? 

Dussé-je  passer  pour  paradoxal,  je  suis  d’avis  que  la 
liberté  seule  pourrait  donner  satisfaction  à tout  le 
monde.  Point  de  réglementation,  point  d’entraves,  ni 
de  décret  déterminant  une  allure  obligatoire.  Le 
chauffeur  marcherait  comme  il  lui  plairait;  il  s’offri- 
rait le  vertige  des  courses  folles  et  goûterait,  sous  sa 
peau  d’ours,  la  joie  de  franchir  les  distances,  plus 
rapide  que  les  vents  du  nord. 

Seulement,  il  le  ferait  à ses  risques  et  périls.  C’est- 
à-dire  que,  grâce  à un  énorme  numéro  placé  en  tète 
de  sa  voiture,  il  serait  toujours  reconnaissable  et  ne 
pourrait  plus  se  dérober,  par  la  fuite,  à la  responsa- 
bilité de  ses  méfaits.  Son  identité  ainsi  constatée  faci- 
lement, il  serait,  en  cas  d’accident  occasionné  par  sa 
faute,  poursuivi  devant  le  tribunal  correctionnel,  en 
vertu  des  articles  319  et  320  du  Code  pénal,  et  frappé, 
pour  un  homicide,  de  trois  mois  à deux  ans  de  prison; 
pour  de  simples  blessures,  de  six  jours  à deux  mois. 
Sans  compter  l’amende,  ni  les  dommages-intérêts, 
fort  élevés,  à payer  aux  victimes  ou  à leur  famille. 

Voilà  le  vrai  remède  au  mal.  L’emprisonnement 
pendant  des  mois  ou  des  années,  et  la  forte  somme  à 
débourser. 

Quelques  bonnes  condamnations  de  ce  genre  assa- 
giraient bien  vite  les  chauffeurs  les  plus  endurcis  et 
feraient  mieux,  pour  la  sûreté  des  voies  publiques, 
que  tous  les  décrets  et  règlements.  M°  X... 

PETITE  CORRESPONDANCE 

A.  C’.,  Marseille.  — En  vertu  de  la  loi  nouvelle  sur  les 
accidents  du  travail,  l’ouvrier  blessé  n’a  droit  qu’à  l’indemnité 


320 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


IRée  par  cette  loi,  suivant  la  gravité  de  la  blessure  et  la  durée 
de  l’incapacité  de  travail. 

Il  ne  peut  rien  réclamer  de  plus  à son  patron,  ni  exercer 
contre  lui  d’autre  action  en  réparation  que  celle  qui  est  pré- 
vue et  réglementée  par  ladite  loi. 

Toutefois,  dans  le  cas  où  l’accident  serait  dû  à la  faute  d’un 
tiers,  l’ouvrier  conserve  le  droit  de  poursuivre  ce  tiers,  con- 
formément aux  règles  générales  sur  la  responsabilité. 

Mais,  en  pareille  hypothèse,  le  montant  des  dommages-inté- 
rêts à lui  alloués,  doit  diminuer  d’autant  l’indemnité  à laquelle 
le  patron  est  tenu  à son  égard. 

F.  H.  Verdun.  — Le  délai  de  huitaine,  dans  lequel  doit  être 
formée  la  surenchère  du  sixième  autorisée  par  l’article  708 
du  Code  de  procédure  civile,  est  prorogé  d'un  jour,  quand  le 
dernier  jour  est  férié.  Ici  est  applicable  l’article  1033  du  Code 
de  procédure  civile. 


RECETTES  ET  CONSEILS 


TAILLE  DES  GROSEILLIERS. 

On  ne  sait  souvent  pas  à quoi  attribuer  la  diminution  dans 
le  nombre  et  la  grosseur  des  fruits  du  groseillier.  11  n’y  aurait 
pourtant  qu’à  examiner  les  buissons  de  groseilliers  pour  s’aper- 
cevoir qu’ils  forment  un  fouillis  impénétrable  à l’air  et  à la  lu- 
mière, et  abondamment  pourvu  de  mousse  et  de  drageons. 

Dans  ces  conditions,  la  meilleure  espèce  dégénérera  rapide- 
ment. Pour  remettre  les  choses  en  état  il  n’y  a qu’à  sabrer 
ferme.  Il  faut  manœuvrer  la  scie  et  le  sécateur  et  couper  d’abord 
les  vieilles  branches  moussues.  On  laissera  trois  ou  quatre 
des  meilleures  jeunes  pousses  bien  ramifiées  dont  on  suppri- 
mera les  ramifications  inférieures.  Les  drageons  seront  amputés 
aussi  bas  que  possible  et  les  jeunes  pousses  qu’on  a conservées 
seront  pincées  ou  raccourcies  pour  favoriser  la  formation  du 
bois  et  la  fructification.  Au  moyen  de  ce  traitement  très  simple 
appliqué  tous  les  quatre  ou  six  ans,  on  aura  des  groseilliers  très 
productifs  et  des  fruits  de  belle  venue. 


Si  vous  voulez  conserver  vos  dents  et  les  préserver  de  la 
carie,  usez  de  Y Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique  qui  par- 
fume la  bouche. 

Pour  les  soins  du  corps,  essayez  de  VEucatyptci,  eau  de  toi- 
lette antiseptique  à l’Eucalyptus,  et  vous  n’en  voudrez  plus 
d’autre . 

L’Eau  de  Suez  et  l’Eucalypta  sont  les  produits  préférés  du 
monde  élégant. 


POUR  CEUX  QUI  SE  RASENT  EUX-MÊMES. 

Amadou,  perchlorure  de  fer,  petit  emplâtre  d’amidon, 
alcool,  etc.  — tous  ces  moyens  sont  tour  à tour  employés  pour 
combattre  l’hémorragie  qui  résulte  des  coupures  de  rasoir. 

Ils  sont  tous  également  désagréables  et  également  inefficaces. 

Dès  que  vous  serez  « entamé  » commencez  par...  achever  de 
vous  raser.  Puis,  lavez  à fond  la  coupure  avec  de  l’eau  gomeno- 
lée;  de  façon  à neutraliser  l’introduction  qui  peut  avoir  eu  lieu 
dans  la  plaie  de  particules  d’épiderme,  de  savon  ou  de  poils. 
Mettez  ensuite  sur  les  lèvres  de  la  coupure,  ainsi  assainie,  une 
pincée  de  poudre  d’alun,  mélangée  également  avec  de  la  poudre 
adragante  et  du  tanin.  Quand  le  petit  emplâtre  que  formera 
cette  poudreavec  le  sang  sera  tombé,  appliquez  une  mince  cou- 
che d’onguent  gomenolé. 


M.  Martin,  à Paris.  — Oui,  vous  pouvez  vous  procurer 
maintenant  dans  tous  les  restaurants  les  Vichy  Célestins  en 
demi-bouteilles,  mais,  pour  éviter  les  fraudes,  vérifiez  bien  l’éti- 
quette et  la  capsule  et  exigez  du  garçon  qu’il  la  débouche  de- 
vant vous.  — Le  bouchon  porte  le  nom  de  la  source  : « Vichy 
Célestins  ». 

* * 

POUR  NETTOYER  PROMPTEMENT  LES  MAINS 

Les  pauvres  ménagères  font  quelquefois,  souvent  même, 
des  travaux  qui  abîment  beaucoup  les  mains,  surtout  quand 
elles  ont  manipulé  des  substances  imprégnées  de  poussière, 
nettoyé  les  caisses  à charbon,  les  poêles,  les  casseroles,  etc.  Ce 
sont  des  besognes  qu’il  faut  faire  bravement;  mais  si  l’on  est 


obligé  ensuite  dç  se  servir  de  ses  mains  pour  tenir  l'aiguille, 
c’est  un  soin  très  permis  que  de  remettre  ces  pauvres  mains 
dans  un  état  qui  ne  les  laisse  pas  trop  incapables  de  be- 
sognes plus  délicates.1  Pour  enlever  les  substances  malpropres 
logées  dans  la  peau,  prenez  un  linge,  pas  trop  rude,  que  vous 
imprégnez  bien  de  savon  et  frottez-en  vos  mains  le  mieux 
possible  : rincez-les  à l’eau  claire,  pas  trop  froide  ; essuyçz-les  ; 
ensuite,  prenez  quatre  ou  cinq  gouttes  de  glycérine,  ou  gros 
comme  un  pois  de  vaseline,  dont  vous  frotterez  vos  mains 
en  tous  sens  pendant  quelques  minutes.  Après  cela,  elles 
ne  seront  plus  rugueuses  et,  si  vous  avez  soin,  surtout  pendant 
I hiver,  de  les  traiter  ainsi  une  ou  deux  fois  par  jour,  vous  les 
maintiendrez  en  bon  état.  Ce  n’est  pas  coquetterie,  c'est  pro- 
preté et  précaution  raisonnable.  Qu’est-ce  qu’on  peut  faire 
avec  des  mains  toutes  déchirées  et  crevassées?  S’il  y a des 
femmes  qui  respectent  trop  leurs  mains,  il  y en  a d’autres  qui 
ont:  tort  de  ne  pas  les  soigner  assez.  Cela  ne  coûte  guère  de 
temps  et  pas  beaucoup  d'argent. 


NETTOYAGE  DES  BOUTEILLES 

Un  bon  conseil  sur  la  manière  de  nettoyer  les  bouteilles 
ayant  contenu  de  l’huile,  qui,  généralement,  sont  perdues 
pour  tout  autre  usage  quand  on  ne  sait  pas  les  dégraisser 
suffisamment. 

Le  procédé  est,  au  surplus,  fort  simple  : 

Verser  dans  la  bouteille,  qui  a contenu  de  l’huile  à manger 
ou  de  l’huile  à brûler,  du  marc  de  café  encore  chaud.  Ce  marc, 
en  s'attachant  aux  parois  intérieures  du  flacon,  entraîne  en 
l’absorbant  la  matière  grasse. 

Après  avoir  laissé  en  contact  pendant  quelques  instants  le 
marc  avec  la  matière  grasse,  il  suffit  de  rincer  le  verre. 

Toutes  traces  et  tout  goût  d’huile  ont  disparu. 


JEUX  ET  fljVlUSEJVIE^TS 


Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  1er  Mai  1900 


Ou  sait  que  la  valeur  intrinsèque  du  kilogramme  d’or  est 
3437  fr.  et  que  celle  de  9 kilogrammes  d’argent  est  1985  fr. 
Prenons  500  gr.  de  chaque  lingot,  on  trouve  : 

Valeur  de  for = 3bU_Jr.  _ fr.  5 ou  1718  fr.-j^. 

„ , , „ 1985  fr.  , , 5 , 50 

Valeur  de  I argent. ..  = — — — = 1 1 0 fr.  — ou  110  fr.-^-. 

1 o I o 1 oü 

La  différence  de  ces  valeurs  est 1608  fr. 

Or,  si  on  retranche  100  gr.  au  lingot  d’or  et  si  on  ajoute 
100  gr.  au  lingot  d’argent,  la  différence  de  leurs  Valeurs  sera 
diminuée  de  la  valeur  de  100  gr.  d’or,  plus  de  la  valeur  de 

„ . ,.  , 1718  fr.  , 1985  fr.  , „ 

100  gr.  d argent,  c est-a-dire  de  ; b rs~=  343  fr.  7 

e s 5 5x18 


+ 22  fr.  = 365 


fr. 


34 

45* 


Autant  de  fois  365  fr.  — ■ seront  contenus  dans  1608  f -, 
4 a ’r.  9 

autant  de  fois  il  faudra  retrancher  100  gr.  au  lingot  d’or  de 
500  gr.  et  retrancher  100  gr.  au  lingot  d’argent  de  500  gr.  Or, 
ladivision  donne  4,397. 

Il  faut  donc  ajouter  439  gr.  7 à l’argent  et  les  retrancher  à 
l'or,  ce  qui  donne  : 

500  gr.  -4-  439  gr.  7 = 939  gr.  7 pour  poids  de  l’argent  et 
500  gr.  — 439  gr.  7 = 60  gr.  30  pour  poids  de  l’or. 

Les  volumes  sont  donc  : 


Pour  l'argent 


Pour  l’or, . . . 


UOi 7,  I 


10,5 

60,3 

19 


- = 89cmc,495. 

- = 3cmc,173. 


Les  valeurs  intrinsèques  sont 

_ „ , 1985  x 939,7 

Pour  1 argent 


Pour  l’or. . . 


9000 

3437  x 60,3 


>207  fr.25. 


1000 


PROBLÈME 

Étudier  les  positions  relatives  de  deux  circonférences  sachant 
que  la  distance  des  centres  est  d et  que  la  somme  du  diamètre 
de  la  plus  grande  et  du  rayon  de  la  plus  petite  vaut  a,  tandis 
que  la  somme  du  diamètre  de  la  plus  petite  et  du  rayon  de  la 
plus  grande  vaut  b. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cohbeil.  Imprimerie  Ed.  Cbét*. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


321 


LE  MONUMENT  FRANÇAIS  DE  WATERLOO 


Le  Monument  français  de  Waterloo,  par  Gérôme,  gravure  de  Grosiiie. 


lut'  juin  1900. 


H 


322 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LE  JVIONUMENT  fRANÇAIS  9E  WATERLOO 


À la  dernière  assemblée  de  la  Sabretache,  le 
24  mars,  M.  Henry  Houssaye,  membre  de  l’Aca- 
démie française,  fît  la  communication  suivante  : 
« Messieurs,  je  ne  suis  pas  embarrassé  de  louer 
le  projet  que  je  vais  vous  soumettre,  car  si  je  m’y 
suis  associé  avec  enthousiasme,  il  n’est  pas  de 
moi.  C’est  M.  le  comte  de  Mauroy  qui,  le  premier, 
eut  l’idée  d’élever  un  monument  aux  Français 
tués  à Waterloo.  11  avait  été  frappé  que,  dans  ce 
cimetière  de  la  gloire,  il  n’y  eût  même  pas  une 
pierre  française 

« M.  de  Mauroy  parla  aussi  de  son  projet  à 
M.  G.  Larroumet,  refit  à sa  façon  la  campagne  de 
1315,  eut  la  bonne  fortune  de  trouver  un  paysan 
qui  consentit  à lui  vendre  un  lopin  de  terre,  en 
bordure  de  la  grande  route,  au  débouché  du  che- 
min de  Plancenoit,  précisément  à l’endroit  où  le 
18  juin,  à la  nuit  close,  le  1er  régiment  de  grena- 
diers, formé  en  deux  carrés,  arrêta  quelque  temps 
— deux  bataillons  contre  deux  armées  ! — le 
double  flot  des  Anglais  et  des  Prussiens.  » 

Bref,  MM.  de  Mauroy,  Houssaye  et  Larroumet 
devinrent  propriétaires  du  terrain  qu’ils  offrirent 
gracieusement  à la  Sabretache , en  priant  le  co- 
mité d’aviser  aux  meilleurs  moyens  d’élever  ce 
monument. 

Notre  président,  M.  Édouard  Détaillé,  remercia 
chaleureusement  ces  messieurs,  en  annonçant  que 
le  comité  décidait  qu’un  monument  français 
serait  érigé  sur  le  champ  de  bataille  de  Waterloo, 
au  moyen  d’une  souscription,  exclusivement  ré- 
servée aux  membres  de  la  Sabretache. 

M.  Houssaye  fit  part  de  son  projeta  Gérôme  qui 
accepta  tout  de  suite  ce  patriotique  travail,  et 
j’eus  la  satisfaction  de  voir,  un  des  premiers,  la 
maquette  de  l’émouvant  souvenir  si  longtemps 
attendu.  C’est  l’aigle  à l’agonie,  mais  dont  la  mort 
seule  vaincra  la  dernière  résistance,  indiquée 
par  le  robuste  bec  agressif,  et  l’une  des  serres 
encore  puissante  de  menace;  l’autre,  toute  cris- 
pée, tient  la  hampe  du  drapeau  que  voile, 
défaillante  et  brisée,  l’aile  droite  de  l’oiseau 
impérial,  pendant  que  la  gauche,  largement  éten- 
due et  criblée,  semble  fouetter  l’air  d’un  dernier 
effort  qui  ne  s’éteindra  qu’avec  la  vie  ! 

Tout,  dans  cette  frémissante  sculpture,  évoque 
la  phrase  légendaire  : La  garde  meurt  et  ne  se 
rend  pas  / et  le  souvenir  de  Cambronne. 

A la  fin  de  l’émouvant  récit  de  la  bataille  de 
Waterloo,  M.  Henry  Houssaye  parle  de  sérieuses 
recherches  provenant  de  la  réponse  de  Cam- 
bronne, d’après  lesquelles  il  regarde  comme 
certain  que  le  général  prononça  ou  la  phrase  ou 
le  mot.  Cependant,  Cambronne  a toujours  nié, 
énergiquement,  avoir  dit  la  phrase,  quoique  ne 
se  décidant  jamais  à avouer  le  mot. 

La  dernière  conclusion  de  l’intéressant  auteur 


du  1815  est  : « Or,  comme  Cambronne  a dit  quel- 
que chose,  ce  quelque  chose  doit  être  cela;  »et  il 
signale  la  vive  réplique,  absolument  en  situation, 
en  songeant  à l’état  d’esprit  dans  lequel  se  trou- 
vait ce  général  devant  les  impératives  somma- 
tions anglaises,  qui  voulaient  forcer  noshéroïques 
soldats  à mettre  bas  les  armes. 

Mais  s’il  est  très  admissible  que  ce  vaillant 
militaire  n’ait  pas  prononcé  la  phrase  patriotique 
et  sonore  pour  laquelle  on  ne  s’étonne  pas  de 
trouver  un  autre  répondant,  rien  n’empêche  de 
supposer  que,  au  milieu  du  désordre  et  du  bruit 
d’une  résistance  acharnée,  quelques  vieux  braves 
ne  clamèrent  le  mot , cinglant  leur  énergique 
refus  d’une  injure,  affirmant  in  extremis  la  rési- 
gnation de  mourir,  plutôt  que  de  se  rendre. 

Maintenant,  il  est  une  façon  d’envisager  cette 
question,  peut-être  sans  trop  s’éloigner  de  la 
vérité;  je  me  crois  en  mesure  de  transcrire  une 
réponse  de  Cambronne,  lui-même,  en  avançant 
qu’elle  est  probablement  inédite  ; voici  le  fait  : 

Le  18  juin  1815,  le  général,  très  grièvement 
blessé  à la  tête  et  tombé  au  milieu  des  cadavres 
de  ses  soldats,  fut  trouvé,  respirant  encore,  et 
fait  prisonnier. 

A la  fin  de  1815,  on  le  retrouve  écroué  à l’Ab- 
baye, sous  l’accusation  de  dévouement  à l’Empe- 
reur : il  est  acquitté! 

En  1816,  le  général,  peu  fortuné,  prenait  ses 
repas  dans  un  petit  restaurant  de  la  rue  de  Bour- 
gogne. 

A cette  époque,  mon  père,  sorti  de  l’Ecole 
polytechnique  dès  1813,  dans  les  ingénieurs  géo- 
graphes, et  employé  comme  lieutenant  de  ce  corps 
au  ministère  de  la  guerre,  fréquentait  le  même 
restaurant  ; peu  à peu  la  conversation  s’engagea 
et  le  voisin  de  Cambronne  eut  la  curiosité  de  lui 
demander  la  chose.  Le  général  répondit  à mon 
père,  avec  une  triste  bonhomie,  qu’il  regrettait  la 
persistance  avec  laquelle  on  le  mettait  en  scène  à 
un  moment  où,  sérieusement  blessé,  il  était  sans 
connaissance  ; mais  que,  s’il  n’avait  pas  été  hors 
de  combat,  il  est  probable  qu’ayant  la  même 
volonté  que  ses  vieux  camarades,  de  mourir  en 
se  défendant,  il  en  eût  exprimé  énergiquement 
l’intention  dont  La  garde  meurt  et  ne  se  rend  pas  ! 
est  devenue  la  formule.  J’ai  entendu  raconter  par 
mon  père,  il  y a une  cinquantaine  d’années,  ce 
que  je  viens  d’écrire,  dans  une  petite  discussion, 
à propos  de  la  façon  dont  on  mettait  au  point  les 
mots  historiques.  Il  en  causait  avec  son  ami 
M.  Besson  qui,  comme  général,  fut  tué  en  1871. 

Il  est  possible  que  Cambronne  n’ait  pas  voulu 
endosser  la  trivialité  de  la  réponse  soldatesque, 
si  expressive,  dont  sa  bravoure  et  sa  crànerie 
militaire  lui  consacrèrent  la  légende. 

Colonel  DUHOUSSET. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


323 


La  Villa  liorghèse  à Rome. 


qu’on  appelait  la  delizia  di  Roma,  à cause 
de  sa  munificence  et  de  sa  générosité,  ne  négligea 
rien  pour  acquérir  des  œuvres  d’art  à Ferrare  et 
à Rome.  Il  s’enrichit  aussi  des  découvertes  que 
l’Écossais  Hamilton  faisait  à Gabès  et  sur  le  fo- 
rum. Camille  Borghèse,  qui  épousa  Pauline  Bona- 
parte, a cédé,  il  est  vrai,  de  nombreux  objets, 
statues  ou  tableaux  à Napoléon,  pour  le  Louvre, 
m échange  de  la  terre  de  Lacedio  dans  le  Piémont, 
mais  la  galerie,  apportée  du  palais  Borghèse  à la 
■ ilia  en  1891  et  réunie  au  Musée,  n’en  forme  pas 
noins  une  collection  d’une  rare  valeur.  C’est  la 
oerle  des  collections  privées  de  Rome,  qui  n’a  pas 
mcore  de  musée  de  peinturedigne  d’elle.  On  di- 
rait qu’il  a été  plus  facile  d’unifier  l’Italie  que  de 
assembler  dans  la  Ville  Éternelle  tous  les  chefs- 
l’œuvre  qu’elle  contient  et  d’en  donner  la  posses- 
ion  et  le  contrôle  à l’État.  La  nouvelle  capitale 
st  moins  bien  partagée  que  le  Vatican  et,  relati- 


afin  que  les  richesses  artistiques  de  la  péninsule 
ne  soient  ni  vendues,  ni  dispersées;  d’autre  part, 
il  applique  d'anciens  édits,  autrefois  en  vigueur 
dans  les  États  pontificaux,  qui  entravent  ou  inter- 
disent l’exportation  des  œuvres  d’art. 

La  législation  relative  aux  mesures  et  sanctions 
prohibitives,  en  matière  d’exportation  artistique, 
est  différente  suivant  les  pays.  A Rome,  par 
exemple,  et  dans  les  anciens  États  de  l’Église,  le 
fameux  édit  Pacca,  qui  remonte,  je  crois,  au 
xvii0  siècle,  frappe  d’un  droit  de  20  p.  100  l’expor- 
tation des  objets  artistiques;  il  donne  aussi  le 
droit  à l’État  de  mettre  son  vélo  sur  l’exportation. 
Il  en  va  de  même  dans  les  provinces  méridionales. 
En  Toscane,  on  peut,  par  l’interprétation  d’une  loi 
de  1754,  s’opposer  à la  vente  à l’étranger  des 
œuvres  d’art,  mais  en  Lombardie  et  à Venise 
l’État  n’a  qu’un  droit  de  prélation,  c’est-à-dire  de 
préférence,  tandis  qu’à  Parme,  à Este  — et  autre 


La  Galerie  et  le  Musée  Borghèse 


Le  gouvernement  italien  va  acheter  la  galerie 
et  le  musée  Borghèse.  Fondée  par  le  cardinal  Sci- 
pion  Borghèse,  neveu  de  Paul  V,  au  commence- 
ment du  xvne  siècle,  cette  galerie  occupe,  avec  le 
musée,  un  palais  construit  par  le  Flamand  Jean 
Vasanzio.  C’est  un  édifice  Renaissance,  recouvert 
de  bustes,  de  bas-reliefs,  de  statues  et  orné  d’une 
loggia  peinte  par  Lanfranco.  Scipion  Borghèse, 


vement,  que  certaines  maisons  princières.  Le 
musée  de  peinture  du  Capitole  ne  fait  pas  royale 
figure  à côté  des  galeries  Borghèse,  Doria  et  Co- 
lonna.  Rome  se  contente  de  renfermer  ces  galeries 
sans  les  posséder.  Le  gouvernement,  cependant, 
veille  à ce  que  les  statues  et  les  tableaux  ne 
quittent  pas  l’Italie  : il  assimile  d’une  part  la  pos- 
session d’une  galerie  privée  à un  fidéicommis, 


324 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


fois  en  Savoie  — il  suffit  pour  exporter  d'acquit- 
ter un  droit  de  timbre.  Ce  manque  d’unité  de  lé- 
gislation a facilité  « l’évasion  » de  toiles  fameuses 
que  de  riches  particuliers  ou  des  musées  d’Europe 
ont  ainsi  pu  s’offrir.  Il  était  aisé  d’envoyer  ta- 
bleaux et  statues  dans  les  États  qui  n’empêchaient 
pas  ce  commerce  relevé  et  d’où  cette  marchan- 
dise de  choix  sortait  d’Italie  sans  obstacle.  L’Italie 
a été  un  Hôtel  des  Ventes  précieux  pour  les  collec- 
tionneurs des  deux  mondes,  un  marché  d’art  d’où 
avec  un  peu  d’adresse  et  beaucoup  d’argent,  on 
emportait  le  chef-d’œuvre  longtemps  désiré.  En 
droit,  aujourd’hui  encore,  le  gouvernement  est 
mal  armé;  en  fait,  il  interdit  la  vente  des  objets 
d’art  ou  soumet  leur  exportation  à une  censure, 
mais,  — sans  rappeler  à cet  égard  certains  scandales 
de  ventes,  — son  filet  protecteur  à eu  souvent  des 
mailles  assez  larges  pour  laisser  échapper  de 
« gros  morceaux  ».  L’histoire  des  négociations 
qui  ont  préparé  la  vente  de  la  galerie  Borghèse 
montre  les  difficultés  que  l’État  a dû  surmonter. 
Cette  histoire  est  particulièrement  intéressante  et 
instructive  pour  tous  ceux  qui  admirent  les  trésors 
artistiques  de  l’Italie. 

★ 

♦ * 

La  première  discussion  sur  les  collections  pri- 
vées remonte  à 1871.  Deux  opinions  s’y  font  jour  : 
l’une,  que  les  fidéicommissaires  fussent  maîtres 
absolus  de  leur  propriété  ; l’autre,  que  cette  pro- 
priété devînt  propriété  de  l’État.  Aucune  d’elles 
ne  prévalut;  on  s’en  tint  à un  compromis,  à un 
arrangement  provisoire.  On  établit  que  les  objets 
des  collections  seraient  sujets  à Y indivisibilité  et 
à Y inaliénabilité  entre  les  fidéicommissaires, 
leurs  héritiers  ou  ayants  droit.  On  décide  en  outre 
qu’une  loi  spéciale  tranchera  la  question  de  pro- 
priété dans  la  prochaine  session.  Douze  années 
s’écoulent  sans  qu’on  reprenne  les  débats.  En 
1883,  on  remarque  que  la  loi  de  1871  empêche 
l’État  d’accepter  une  galerie  à titre  de  don  et  l’on 
se  hâte  de  voter  une  loi  qui  répare  cet  oubli  et 
qui  remédie  à cette  conséquence.  Des  faits  qui 
émeuvent  l’opinion  (vente  de  tableaux,  etc.) 
forcent  la  Chambre,  en  1892  (!),  à revenir  sur  la 
question.  Deux  projets  de  loi  sont  présentés  : le 
premier  pour  régler  légalement,  définitivement 
l’affaire  des  collections  d’art  fidéicommises  et 
tenir  la  promesse  faite  en  1871  ; le  second  en  vue 
d’établir  des  sanctions  contre  les  infractions  à la 
loi  de  1871.  Celui-ci  seul  fut  voté.  Quant  à la  pro- 
messe faite,  elle  devenait  lettre  morte.  Aussi, 
M.  Baccelli,  dans  son  exposé  de  motifs  du  mois 
de  décembre  dernier,  écrit-il  « que  s’il  y a des  fa- 
milles romaines  encore  opulentes,  d’autres,  éprou- 
vées, attendent  de  savoir  le  sort  réservé  à leur 
collection».  Déjà,  en  1871,  le  commissaire  de  la 
République  romaine  comparait  leur  supplice  à 
celui  de  Tantale. 

Comment  satisfaire  aux  demandes  légitimes  de 
vente  ? Comment  fixer  enfin,  une  fois  pour  toutes. 


le  droit  de  l’État  et  celui  des  particuliers  sur  les 
collections  de  famille?  Par  une  loi  d’ensemble, 
une  loi  générale,  ou  bien  par  des  lois  spéciales, 
particulières,  différentes  suivant  les  cas?  Certes 
une  loi  générale  serait  préférable,  mais  elle  se 
heurterait  à des  difficultés  sans  nombre.  Il  fau- 
drait  se  livrer  sur  chaque  collection  à des  recher- 
ches minutieuses  sur  les  titres  de  fondation,  sur 
les  circonstances  qui  ont  accompagné  et  suivi  la 
formation  des  galeries  privées,  sur  les  servitudes 
dont  elles  sont  grevées.  Le  plus  simple  et  le  plus 
juste  est  d’examiner  chaque  cas  particulier  et  de 
le  résoudre  par  une  loi  spéciale.  Il  en  sera  ainsi 
pour  la  galerie  Borghèse. 

Depuis  de  longues  années,  la  maison  Borghèse, 
pour  des  raisons  d’intérêt  fort  pressantes,  insiste 
pour  qu’on  tranche  la  question  des  collections.  En 
1891  M.  Villari,  ministre  de  l’instruction  publique, 
demande  à l’avocat  des  Borghèse  ses  conclusions 
sur  la  nature  de  la  fondation,  sur  le  fidéicommis; 
un  an  plus  tard,  il  consent  à une  expertise  pour 
le  compte  de  la  famille  princière.  Le  ministre 
Gianturco,  en  1896,  fait  procéder  à une  autre  ex- 
pertise, officielle  celle-ci,  dont  les  résultats  sont 
acceptés  par  les  Borghèse.  L’achat  projeté  était 
alors,  au  dire  de  M.  Luzzati,  ministre  du  trésor, 
une  bonne  action  et  une  bonne  affaire.  Les  négo- 
ciations n’allèrent  pas  plus  avant.  Le  successeur 
de  M.  Gianturco,  M.  Codronchi,  proposa  d’acheter 
la  villa  400000  francs,  mais  M.  Gallo,  succes- 
seur de  M.  Cordronchi,  dut  employer  les  fonds 
pour  besoins  urgents.  Cependant,  dans  les  notes 
du  budget  on  déclara  que  l’on  renvoyait  à l’exer- 
cice 1899-1900  la  plus  grande  dépense  pour  l’ac- 
quisition de  la  collection.  C’estainsi  que,  succédant 
à M.  Cremona  — à Rome  les  ministres  ne  sont 
pas  plus  qu’ailleurs  éternels  ! — le  ministre  actuel, 
M.  Baccelli,  a trouvé  au  ministère  : 1°  les  études 
faites  sur  les  fondations  de  la  galerie  ; 2°  les  ex- 
pertises; 3°  le  projet  d’une  convention  acceptée 
par  les  Borghèse. 

La  première  question  qui  se  pose  pour  M.  Bac- 
celli, est  de  savoir  si  la  galerie  et  le  musée  Bor- 
ghèse étaient  soumis  au  fidéicommis  en  1871.  Il 
n’y  a là-dessus  aucun  doute,  soutient  le  ministre. 
Par  instrument  du  21  décembre  1833,  le  prince 
Don  Francesco  Borghèse  Aldobrandini  soumit  à. 
un  fidéicommis  tous  les  objets,  sculptures,  pein- 
tures qui  se  trouvaient  tant  au  palais  Borghèse 
qu’à  la  villa  Pinciana.  — Il  importe  ensuite  de 
rechercher  s’il  n’y  avait  pas  sur  la  galerie  et  le 
musée  quelque  servitude  publique  qui  obligeait  à 
l’acquisition  totale.  Question  grave  dont  la  solu- 
tion doit  fixer  les  droits  des  Borghèse  et  du  gou- 
vernement. S’il  y a servitude,  c’est  l’acquisition 
totale  par  l’État;  sinon,  c’est  l’acquisition  par- 
tielle. Selon  Armellini,  triumvir  de  la  République 
romaine,  c’est  en  vertu  d’une  donation  ou  par 
pure  complaisance  que  le  public  est  admis  à vi- 
siter la  galerie.  Dans  ce  dernier  cas,  la  liberté  pour 
les  héritiers  Borghèse  de  disposer  de  la  collection 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


325 


5st  complète.  Comme  aucun  article  de  donation  ne 
;e  trouvait  dans  les  tables  de  fondation,  il  en  ré- 
sultait que  les  Borghèse  étaient  seuls  proprié- 
taires. Matellini,  au  contraire,  se  fondant  sur 
dusage  de  la  visite,  soutenait  l’opinion  contraire. 
Le  conseil  d’État  s’est  rangé  à cet  avis.  Il  n’y  avait 
plus  qu’à  s’incliner  devant  cet  arrêt  et  à recher- 
cher les  bases  d’une  convention  entre  l’État  et  la 
liaison  Borghèse.  Les  deux  parties  avaient  des 
iroits  égaux.  Devait-on  alors  procéder  à de  nou- 


Borghèse,  pour  leseul  tableau  du  Titien,  l’Amour 
sacré  et  l'Amour  profane , la  somme  ronde  de 
4 millions  ; aussi  estimait-il  cette  toile  in- 
comparable 4 500000  francs.  L’expert  ministériel 
la  comptait  pour  2 millions.  On  a une  lettre 
des  Borghèse  qui  consentent  à céder  gratuitement 
la  galerie,  pourvu  qu’on  leur  laisse  ce  seul  chef- 
d’œuvre.  L’État  a repoussé  cette  proposition.  Enfin, 
dans  la  dernière  expertise  — ultimissima  ! — 
M.  A.  Baudi  di  Vcsme,  directeur  de  la  Pinaeo- 


velles  expertises?  M.  Baccelli  ne  les  juge  pas  né- 
cessaires : il  s’en  tient  aux  anciennes.  Ces  exper- 
tises sont  très  curieuses. 

La  première  eut  lieu  en  mai  1892;  elle  fut  faite 
car  M.  Léon  Gauchez  de  Paris  pour  le  compte  des 
lorghèse.  Elleestime  àll903585  francs  la  valeur 
les  galerie  et  musée.  Quelques  mois  plus  tard, 
m septembre  de  la  même  année,  M.  W.  Bode, 
lirecteur  de  la  Galerie  Royale  de  Berlin,  en  entre- 
irit  une  deuxième,  toujours  pour  les  Borghèse, 
nais,  cette  fois,  avec  l’assentiment  du  gouverne- 
nent.  Les  chiffres  sont  plus  modestes  : 7 234930. 
■n  janvier  1893,  M.  Piancastelli,  directeur  de  la 
paierie  Borghèse,  se  rapproche  de  M.  Gauchez; 
mn  évaluation  est  de  10  207  015.  Dans  la  quatrième 
•xpertise,  par  ordre  et  pour  le  compte  du  ministre 
oanturcoen  1896,  le  professeur  Venturi  ne  donne 
dus  que  5 796  250.  L’écart  est  vraiment  sensible 
mtre  les  chiffres  de  M.  Gauchez  et  ceux  de  M.  Vcn- 
uri.  M.  Gauchez  savait  qu’on  avait  offert  aux 


tlièque  de  Turin,  5 mai  1899,  trouve  convenables 
et  avantageux  — avantageux  surtout  pour  le  Tré- 
sor — les  prix  de  l’expertise  Venturi. — La  sculp- 
ture est  évaluée  par  l'État  à 1 781  720  et  par  les 
Borghèse  à 1 953  140. 

L’achat  a été  définitivement  arrêté  à 3 600  000  li- 
res payables  en  dix  ans  ; 36  000  lires  par  an  sans 
intérêt  d’aucune  espèce.  Le  budget  donnera 
2 millions  ; les  1 600000  lires  restantes  seront  pro- 
duites par  les  entrées  dans  les  musées  du  royaume. 
11  a même  été  question  d’élever  le  tarif  de  ces 
entrées. 

On  voit,  par  cet  exposé,  que  le  gouvernement 
italien  prend  des  mesures  qui  lui  assureront,  à la 
suite  de  ventes  forcées,  la  possession  de  galeries 
magnifiques.  La  vente  de  la  galerie  Borghèse  est 
à cet  égard  concluante.  Déjà  le  gouvernement  a 
acheté  pour  2 millions  le  palais  et  la  galerie 
Gorsini,  vis-à-vis  presque  de  la  Farnésine  ; or,  à 
lui  seul,  le  palais  vaut  cette  somme.  Ne  trouvez- 


L'ne  salle  de  la 


villa  lîorghèse. 


326 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


vous  pas  que  l'État,  pour  me  servir,  en  la  chan- 
geant, de  l’expression  de  M.  Luzzati,  fait  peut- 
être  de  bonnes  actions,  mais  sûrement  de  bonnes 
a fiai  res? 

Il  avait  l’intention  d’acheter  aussi  la  villa  Bor- 
ghèse,  qui  est  couverte  d’hypothèques.  Il  n’en 
aura  le  loyer  que  pour  deux  ans.  Souhaitons  ce- 
pendant que  le  gouverne  ment  trouve  le  moyen  de 
l’acheter  pour  n’avoir  pas  à déménager  les  œuvres 
d'art.  Sa  situation  ravissante,  ses  proportions 
heureuses,  ses  salles  vastes,  bien  éclairées,  ornées 
d’un  riche  pavé  de  mosaïque  et  de  plafonds  somp- 


tueux, font  de  la  villa  Borghèse  un  palais  unique. 
Le  parc  qui  l’entoure  est  une  des  promenades  les 
plus  agréables  et  les  plus  suivies  de  Rome  ; la 
végétation  en  hiver  y est  luxuriante  : des  bouquets, 
des  allées  de  chênes  verts,  des  pelouses  touffues 
et  des  prairies  plantureuses  qui  mettent,  sous  le 
ciel  latin,  des  coins  de  Normandie  ou  d’Angle- 
terre, forment  un  cadre  séduisant.  Les  yeux  s’y 
reposent  dans  une  sensation  douce  de  vie  et  de 
fraîcheur.  Les  magnificences  de  la  nature  semblent 
ajouter  ainsi  au  charme  des  créations  d’art  qu’on 
va  admirer.  Joseph  GALTIER. 


LA  MODE  A LA  COUR  D’ANGLETERRE 


L’amour  delà  toilette,  chez  la  femme  en  général, 
n’est  limité  que  par  les  moyens  dont  elle  dispose 
pour  se  la  procurer.  Il  est  donc  curieux  de  cons- 
tater que  la  reine  Victoria  et  ses  filles  ont  toujours 
été  absolument  dédaigneuses  de  la  mode.  La 
souveraine  de  la  Grande-Bretagne  n’a  jamais  cessé 
d’être  fidèle  aux  traditions  de  sa  jeunesse,  selon 
lesquelles  la  valeur  d’une  étoffe  consiste  unique- 
ment dans  sa  solidité.  Partant  de  ce  principe, 
comme  jeune  mère  elle  achetait  pour  ses  enfants 
les  tissus  les  plus  résistants  et  leur  faisait  porter 
deux  ou  trois  hivers  les  mêmes  robes,  retournées 
à l’envers,  lorsque  l’endroit  accusait  les  traces 
d’un  trop  long  usage.  L’été,  les  princesses  étaient 
habillées,  tout  comme  les  autres  mortelles,  de 
mousseline  blanche  brodée  et  empesée.  Leur 
royale  mère  elle-même  avait  une  forte  prédilection 
pour  la  soie  rose  comme  toilette  de  soirée  ; elle 
admettait  encore,  au  nombre  de  ses  couleurs 
favorites,  le  bleu  foncé  et  le  pourpre  ; le  velours 
cramoisi,  garni  d’hermine,  figurait  souvent  aussi 
parmi  ses  costumes  de  gala.  Au  moment  de  son 
grand  amour  pour  l’Écosse,  le  tartan  eut  toutes 
ses  faveurs  ; depuis,  une  toilette  de  dîner  en 
velours  écossais  Stuart  ne  manque  dans  aucun 
trousseau  de  ses  descendantes,  à côté  des  châles 
et  des  popelines  irlandais  que  Sa  Majesté  aime  à 
prodiguer. 

La  reine  Victoriaentrait  dans  sa  maturité  au 
moment  où  le  Second  Empire  fiorissait  en  France. 
Les  façons  de  cette  époque  convenaient  spécia- 
lement aux  formes  épanouies  de  Sa  Majesté.  Elle 
porta  aussi  la  crinoline,  mais  sans  excès,  et  c’est 
à partir  de  cette  date  qu’elle  s’affranchit  entière- 
ment du  joug  de  la  mode.  Il  est  vrai  que  ni  la 
reine  ni  ses  filles  n’avaient  une  taille  qui  se  prêtât 
â ses  caprices. 

Cette  indifférence  pour  la  toilette  s'arrête 
cependant  aux  dentelles  que  la  reine  aime  avec 
passion;  elle  en  a une  collection  merveilleuse.  Le 
goût  vif  de  la  souveraine  pour  la  vraie  dentelle  a 
été  pour  beaucoup  dans  le  développement  de  cette 
industrie  dans  le  royaume  britannique.  Ainsi,  la 


toilette  de  mariée  de  la  reine  Victoria  avait  été 
faite  en  dentelle  de  Honiton  ; la  grande  partie  de 
son  trousseau  de  linge  était  ornée  de  fine  dentelle 
de  Buckinghamshire,  et  la  robe  de  baptême  de  la 
princesse  royale  avait  été  confectionnée  à Bucks. 
La  reine  envoya  même  aux  ouvrières  de  Bucking- 
hamshire des  modèles  de  points  de  Bruxelles,  afin 
de  les  faire  imiter.  Sa  collection  contient  de  rares 
spécimens  de  dentelles  irlandaises,  de  guipures  de 
soie  blanches  et  noires,  de  dentelles  d’Alençon,  de 
Chantilly,  de  Cluny  et  de  Valenciennes  qui  forment 
un  véritable  musée.  La  princesse  Béatrice  a hérité 
de  cette  passion  de  sa  mère,  et  elle  se  vante  de 
posséder  une  vieille  dentelle  espagnole  qui  aurait 
appartenu  à Catherine  d’Aragon. 

La  reine  Victoria  a toujours  été  très  tatillonne  en 
brocarts.  Deux  ou  trois  vieux  tisseurs  du  sud  de 
la  France  étaient  les  seuls  à la  satisfaire. 
Lorsqu’elle  avait  besoin  d’un  nouveau  tissu,  un 
métier  Jacquart  était  tout  spécialement  fabriqué  à 
cet  effet,  et  détruit  aussitôt  après  avoir  servi,  avec 
les  modèles  de  dessins,  pour  qu’ils  ne  pussent  pas 
être  imités.  Un  seul  tisseur  y était  occupé, 
toujours  le  même  ; le  travail  était  très  long  mais 
parfait.  Le  brocart  noir  et  blanc  brodé  d’or  et 
d’argent  qui  fut  employé  pour  la  toilette  de 
réception  du  Jubilé  plut  tant  à la  reine,  qu’elle  se 
fit  photographier  dans  ce  costume  et  signa  le 
portrait. 

Comme  coiffure,  la  reine  a porté  pendant 
longtemps  la  simple  petite  toque  noire  garnie  de 
crêpe.  Plus  tard,  quelques  plumes  d’autruche 
noires  vinrent  agrémenter  la  toque  et  remplacer 
le  crêpe;  aux  grandes  occasions,  une  plume 
blanche  était  piquée  parmi  les  autres.  Les  plumes 
d’autruche,  de  toute  beauté  et  de  valeur  inesti- 
mable d’ailleurs,  sont  l’unique  ornement  des 
coiffures  d’hiver  et  d’été  de  la  reine.  Pour  se 
promener  dans  ses  parcs  avec  sa  petite  charrette 
à âne,  elle  s’abrite  sous  un  large  chapeau  noir 
sans  garniture. 

Les  robes  ordinaires  de  Sa  Majesté  sont  faites 
en  hiver  de  drap  noir  de  Vienne  à 25  francs  le 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


327 


mètre  ; l’été,  elle  porte  de  la  soie  ou  de  la  grena- 
dine5  étant  très  sensible  à la  chaleur.  Pour  les 
dessous,  elle  n’emploie  que  de  la  toile  fine  et  n’a 
jamais  poussé  la  coquetterie  jusqu’à  la  soie  ou 
même  la  batiste. 

La  princesse  Christian  n’a  jamais  plus  de  deux 
robes  à la  fois.  Elle  est  d’ailleurs  si  forte  et  si 
large,  que  les  teintes  et  les  façons  sobres  peuvent 
seules  l’habiller  avec  distinction. 

La  princesse  Louise,  marquise  de  Lorne, 
quoique  moins  corpulente,  suit  l’exemple  de  sa 
sœur.  Elle  est  très  économe  et  porte  constamment 
un  tablier  de  fantaisie  à la  maison  pour  protéger 
sa  robe.  Son  seul  luxe  de  toilette  est  la  fourrure 
qu’elle  aime  par-dessus  tout  ; elle  a toute  une 
collection  de  manchons  de  prix  qui  pendant  l’été 
sont  déposés  dans  une  maison  de  fourrures  à 
Londres,  pour  être  conservés.  Un  de  ces  manchons 
en  zibeline  noire  a coûté  200  livres. 

La  princesse  Béatrice  n’a  jamais  eu  la  pré- 
tention d’être  une  autorité  en  matière  de  mode. 
C’est  une  bonne  grosse  dame  au  visage  réjoui, 
qui  ne  porte  que  des  jupes  unies  et  des  corsages 
collants,  taillés  en  pointe  devant  et  derrière.  Pour 
les  cérémonies,  elle  s’habille  invariablement  de 
soie  ou  de  velours  noirs. 

La  princesse  de  Galles,  svelte  et  élégante,  est 
une  de  ces  femmes  favorisées  à qui  tout  sied.  Elle 
est  cependant  très  discrète  en  toilettes  et  se  coiffe 
de  petits  chapeaux  et  de  toques  minuscules, 
pendant  que  les  dames  de  son  entourage  arborent 
sur  leur  tète  des  monuments  de  fleurs  et  déplumés. 
La  princesse  de  Galles  n’a  jamais  aimé  les  extrêmes, 
et,  quoique  jolie  et  gracieuse,  évite  tout  ce  qui  est 
voyant.  Ses  couleurs  préférées  sont  le  noir,  le 
bleu  foncé,  le  blanc  et  le  mauve;  comme  fourrure, 
elle  adore  la  zibeline  et  le  chinchilla,  et  toute  la 
haute  société  anglaise  a adopté  son  goût.  Chez 
elle,  onia  voit  souvent  en  longue  robe  de  velours 
noir  avec  un  fichu  de  dentelle  blanche  ; son  mari 
et  son  fils  disent  qu’elle  n’est  jamais  plus  belle 
qu’en  cette  tenue.  La  princesse  de  Galles  cause 
beaucoup  de  tourment  à ses  couturiers,  car  elle 
fait  ses  commandes  au  dernier  moment  et  veut 
être  servie  très  rapidement.  Sadevise  est:  élégance 
et  discrétion.  Pendant  sa  seule  grande  réception 
de  l’année  dernière,  elle  portait  une  toilette  de 
velours  noir  brodé  de  soie  blanche  et  de  perles, 
sous  une  sous-jupe  de  satin  blanc  recouverte  de 
Chantilly  noir. 

La  duchesse  de  Fife  passe  sa  vie  en  costume 
tailleur  et  ne  s’occupe  nullement  de  la  mode. 
C’est  une  femme  d’intérieur,  sans  l’ombre  de 
coquetterie.  Pour  les  soirées,  elle  affectionnait  le 
bleu  et  le  rose  pâles  ; depuis  quelques  années,  ces 
teintes  juvéniles  ont  fait  place  à la  couleur  jaune 
garnie  de  noir  ou  de  loutre. 

Les  goûts  de  la  princesse  Charles  de  Danemark 
sont  bien  différents  ; elle  aime  beaucoup  le 
falbalas,  les  volants,  les  garnitures  de  ruban,  de 
tulle,  de  dentelle,  etc.  La  vraie  dentelle  ne  l’inté- 


resse pas  ; elle  trouve  que  la  dentelle  appelée 
mauresque  fait  admirablement  bien  en  /lots,  en 
jabots  et  en  chutes  de  toutes  sortes.  Ses  couleurs 
favorites  sont  le  noir  et  le  blanc,  et  les  nombreux 
deuils  officiels  luifournissent  constammentl’occa- 
sion  de  satisfaire  son  goût.  Pour  le  reste,  elle  est 
très  changeante,  et  l’on  raconte  que  quand  sa 
grand’mère,  la  reine  de  Danemark,  mourut,  la 
princesse  Charles  ne  s’était  pas  fait  faire  moins 
de  cinquante  nouvelles  jupes  noires. 

Mais  la  duchesse  de  Saxe-Cobourg  la  dépasse 
de  beaucoup  dans  le  luxe  qu’elle  déploie.  Aucun 
tissu  n’est  assez  somptueux,  aucun  dessin  assez 
riche  pour  elle.  Ses  toilettes  sont  faites  à Paris 
et  à Londres;  pendant  ses  visites  en  Russie  elle 
achète  à la  manufacture  impériale  de  Moscou  les 
brochés  d’or  et  d’argent  les  plus  splendides.  Sa 
préférence  va  vers  les  fleurs  éclatantes  sur  un 
fond  de  soie  foncé.  La  dentelle  ne  la  passionne  pas, 
mais  elle  raffole  des  bijoux,  des  saphirs  surtout. 

Sa  fille  aînée,  l’archiduchesse  de  Roumanie, 
a adopté  comme  nuances  préférées  le  gris-ardoise 
pour  la  rue  et  le  rose  vif  pour  le  soir.  La  prin- 
cesse Victoria  Melita,  grande-duchesse  de  Hesse, 
qui  est  née  à Malte,  professe  une  vive  tendresse 
pour  cette  île;  c’est  pour  cela,  sans  doute,  qu’elle 
aime  tant  les  mouchoirs  en  dentelle  maltaise. 
Elle  s’habille  beaucoup  de  bleu  pâle,  et  déteste 
les  souliers  de  satin  qu’elle  remplace  par  des 
souliers  de  cuir  ou  de  peau  de  Suède  teints  de  la 
couleur  de  ses  toilettes. 

La  jeunesse  dorée  d’aujourd’hui  en  Angleterre 
a décidé  qu’il  n’était  plus  Smart  de  porter  la  fleur 
à la  boutonnière.  Le  prince  de  Galles,  fidèle  à ses 
sympathies,  n’a  jamais  cessé  de  garnir  sa  bouton- 
nière d’un  gardénia,  d’une  touffe  de  violettes  de 
Parme  ou  d’un  œillet  Malmaison  ; ce  sont  ses 
fleurs  de  prédilection  qui  cependant,  à la  saison 
des  roses,  cèdent  la  place  à un  bouton  mi-éclos,  du 
plus  joli  rose  ou  du  blanc  le  plus  pur. 

Voilàles  renseignements,  quelque  peu  indiscrets 
peut-être,  que  nous  donne  la  revue  Frank  Leslie’ s 
Monthly  sur  les  goûts  de  la  famille  royale 
d’Angleterre. 

Que  les  lectrices  du  Magasin  Pittoresque  se 
gardent  bien  de  croire  qu’en  leur  dévoilant  tous 
ces  secrets  de  garde-robe,  nous  ayons  eu  la  pré- 
tention de  leur  donner  un  exemple  ou  une  leçon. 

Thérèse  MANDEL. 


Une  femme  intelligente,  qui  a (lu  cœur,  ne  craint  point  une 
rivale.  — Ulca. 

Ce  qui  manque  surtout  aux  hommes  de  notre  temps,  c’est  la 
fermeté  de  conduite  que  donne  la  confiance  dans  la  vérité. 
Nous  ne  voyons  devant  nous  ni  les  énergiques  convictions  qui 
animaient  saint  Paul  et  ses  amis,  ni  les  guides  que  nous 
aurions  à suivre  pour  ramener  au  vrai  la  nation  égarée.  — 
Le  Pi.ay. 

La  force  (le  l'armée  est  dans  le  courage  et  non  dans  le 
nombre  de  ceux  qui  entourent  le  drapeau.  — Hoche.  > 


328 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


UR  Jflf^DlH  SÜSPEHDU  AU  ÜOUVRE 


Le  plus  curieux  de  tous  les  jardins  suspendus 
que  compte  Paris  est  certainement  celui  du  mu- 


Une  allée  sur  les  toits. 

sée  du  Louvre.  Peu  de  Parisiens  le  connaissent, 
même  parmi  ceux  qui  fréquentent  assidûment  le 
musée.  Ce  coin  fleuri  est,  en 
effet,  caché  aux  regards  de 
tous  ; pour  le  visiter  il  faut  j 
montrer  patte  blanche,  et  rares 
sont  ceux  qui  ont  pu  s’offrir 
une  rêverie  babylonienne  dans 
ce  paradis  d’où,  par  les  jours  i»sf. 
de  beau  soleil,  l’on  découvre 
un  panorama  étincelant,  depuis 
le  ruban  argenté  de  la  Seine 
jusqu’à  ces  lignes  bleues  per- 
dues dans  l’infini  que  coupent 
les  silhouettes  élégantes  ou 
ventrues  de  Notre-Dame  et  du 
Panthéon,  de  la  Sainte-Cha- 
pelle et  de  Saint-Séverin... 

Cette  idée  de  poète,  de  mettre 
dans  le  musée  du  Louvre  la 
seule  chose  qui  y manque,  celte 
nature  si  merveilleusement  co- 
piée à l’intérieur,  appartient,  paraît-il,  à 
sculpteur  qui  y logeait  au  commencement 
siècle.  Il  avait  fait  pousser  dans  la  colonnade 
même  des  végétations  si  vivaces  et  si  abon- 
dantes que  les  racines,  en  disjoignant  les 
pierres,  menaçaient  de  faire  s’écrouler  l’édi- 
fice. 

La  forêt  aérienne  fut  supprimée  par  ordre 
supérieur,  mais  l’idée  fut  reprise,  il  y a 
vingt  ans,  par  le  plombier  du  Louvre, 

M.  Leblanc. 

Cet  ami  des  fleurs  et  des  arbres  commen- 
ça modestement  par  le  pot  de  réséda  de  Jen- 
ny l’ouvrière.  Puis  les  poisse  transformèrent 
en  caisses,  et  les  caisses  finirent  par  former 
des  allées  où  bientôt  s’entrelacèrent  en  ber- 
ceaux le. chèvrefeuille  et  la  vigne  vierge. 


L’arrosage. 

un 
du 


Joignant  l’utile  à l’agréable,  l’agriculteur 
improvisé  planta  des  arbres  fruitiers  dans 
d’énormes  caisses  où  poussaient  déjà  les  gi- 
roflées et  les  reines-marguerites... 

Or,  écoutez  ceci,  Bouvards  et  Pécuchets 
de  banlieue  qui  vous  livrez  à d’infructueux 
' essais  de  culture  intensive  dans  d’avares 
jardinets  : ces  arbres  produisirent  — ils 
produisent  encore  — des  pommes,  des 
poires  et  des  cerises.  Pour  le  comble,  deve- 
nant vigneron,  M.  Leblanc  planta  du  chasse- 
las de  Fontainebleau  et  eut  la  joie  insigne 
de  voir  mûrir  en  plein  cœur  de  Paris  de 
magnifiques  grappes  de  raisin  que  lui  eus- 
sent disputées  les  marchands  de  primeurs. 
Quel  titre  délicieux  pour  un  menu  de  gour- 
met : 

dessert:  Raisins  des  terrasses  du  Louvre. 
Ne  vous  figurez  pas  cependant  que  ce  jardin  est 
immense.  Non;  il  consiste  en 
une  soixantaine  de  grosses 
caisses  peintes  en  vert,  deux 
ou  trois  allées,  un  berceau,  et 
c’est  tout.  Mais  l’impression  est 
exquise  qui  vient  de  ce  coin 
fleuri  dans  le  vieux  palais  pa- 
tiné par  les  siècles. 

L’entrée  est  formée  par  des 
aloès  gigantesques. 

En  palissades  voici  les  treil- 
les déjà  couvertes  de  feuilles 
malgré  le  printemps  froid,  car 
il  fait  plus  chaud  sur  les  toits 
du  Louvre  que  dans  un  jardin 
ordinaire,  et  celui-ci  est  pro- 
tégé contre  le  vent  du  nord  par 
le  sommet  des  toits  avoisinants. 

L’on  peut  donc  voir  un  ceri- 
sier, un  pommier  en  fleurs, 
des  pêchers,  des  poiriers  taillés  en  pyramides  et 
loutbourgeonnés.  Au  pied  de  ces  arbres  grimpent 


Le  plombier  du  Louvre  et  son  jardinier. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


329 


des  clématites  et  des  aristoloches  aux  larges  feuil- 
les, ^aux  fleurs  en  pipes  allemandes  ; plus  loin,  des 
astères,  des  violettes,  des  menthes,  des  citron- 
nelles ; dans  des  caisses  de  zinc  formant  des  mares 
minuscules,  voici  des  joncs  et  des  iris  d’eau. 

Deux  ou  trois  caisses  sont  destinées  aux  lé- 
gumes : persil,  cerfeuil,  carottes  nouvelles, 
pommes  de  terre,  et  nous  apercevons  même,  émer- 
geant de  terre,  deux  superbes  asperges! 

Le  jardin  suspendu  du  Louvre  est  situé  sur  la 
terrasse  de  la  colonnade,  au  coin  de  la  rue  de 
Rivoli.  On  ne  l’aperçoit  que  des  toits  voisins  et 
du  Pont-Neuf,  mais  bien  vaguement.  Un  de  ses 
hommes  aide  M.  Leblanc  à arroser  son  jardin,  qui 
va  prospérant  d’année  en  année. 

...  Il  nous  a semblé  que  cette  description  était 
intéressante  à faire  au  moment  où  Montmartre, 
cette  terrasse  de  Paris,  va  aussi  avoir  son  jardin! 

Henri  DUVERNOIS. 


LES  ÉTOILES  ÉTEINTES 

L’Academie  française  vient  de  décerner  un  prix  important  à 
l’un  de  nos  poètes  les  plus  aimés,  M.  Auguste  Dorchain.  Nous 
serons  certainement  agréable  à nos  lecteurs  en  mettant  à ce 
propos  sous  leurs  yeux  quelques  strophes  de  ce  charmeur,  dont 
lame  délicate  et  rêveuse  nous  a déjà  donné  plus  d’un  petit 
chef-d’œuvre. 


A l’heure  où  sur  la  mer  le  soir  silencieux 
Efface  les  lointaines  voiles, 

Où,  lente,  se  déploie,  en  marche  dans  les  cieux, 
L’armée  immense  des  étoiles, 

Ne  songes-tu  jamais  que  ce  clair  firmament. 
Comme  la  mer,  a ses  désastres? 

Que,  vaisseaux  envahis  par  l’ombre,  à tout  moment 
Naufragent  et  meurent  des  astres? 

Vois-tu,  vers  le  zénith,  cette  étoile  nageant 
Dans  les  flots  de  l’éther  sans  borne  ? 

L’astronome  m’a  dit  que  sa  sphère  d’argent 
N’était  plus  rien  qu’un  cercueil  morne. 

Jadis,  dans  un  superbe  épanouissement, 

D’un  troupeau  de  mondes  suivie, 

Féconde,  elle  enfantait  majestueusement 
L’Amour,  la  Pensée  et  la  Vie. 

Tous  ses  bruits,  un  par  un,  se  sont  tus  sous  le  ciel  ; 
L’espace  autour  d’elle  est  livide  ; 

Dans  le  funèbre  ennui  d’un  silence  éternel 
Elle  erre  à jamais  par  le  vide. 

Pourtant,  elleest  si  loinque  depuis  des  mille  ans 
Qu’elle  va,  froide  et  solitaire, 

Le  suprême  rayon  échappé  de  ses  flancs 
N’a  pas  encore  touché  la  terre. 

Aussi,  rien  n’est  changé  pour  nous:  chaque  matin 
La  clarté  de  l’aube  l’emporte, 

Et  chaque  soir  lui  rend  son  éclat  incertain  : 
Personne  ne  sait  qu’elle  est  morte. 

Le  pilote  anxieux  la  voit  qui  brille  au  loin, 

Et  là-bas,  errant  sur  la  grève, 

Des  couples  enlacés  la  prennent  à témoin 
De  l’éternité  de  leur  rêve! 

C’est  la  dernière  fois,  et  demain  nos  amants 
N’y  lèveront  plus  leurs  prunelles: 

Elle  aura  disparu,  — comme  font  les  serments 
Qui  parlent  d’amours  éternelles! 


Lorsque  la  nuit,  qu’étoile  une  poussière  d’or, 

Couvre  la  ville  aux  sombres  rues, 

Sur  ce  triste  pavé  songes-tu  pas  encor 
A d’autres  clartés  disparues  ? 

Un  enivrant  parfum,  comme  d’un  encensoir, 

S’exhale  des  roses  pâlies,  . 

Et  le  mystérieux  apaisement  du  soir 
Te  verse  ses  mélancolies. 

Alors,  épris  d’un  rêve  impossible  à saisir, 

En  ton  âme  troublée  et  lasse 
Ne  suis-tu  pas  d’un  chaste  et  douloureux  désir 
Chaque  jeune  femme  qui  passe  ? 

11  semble  que  leurs  yeux  aient  gardé  les  douceurs 
Des  illusions  éphémères  ; 

Souvent  tu  les  dirais  pures  comme  nos  sœurs 
Et  tendres  ainsi  que  nos  mères... 

Parmi  celles,  pourtant,  qui  ce  soir  ont  passé 
Et  que  tu  crois  encor  vivantes, 

Hélas!  combien  déjà  dont  le  cœur  est  glacé, 

Dont  les  lèvres  sont  décevantes  ! 

Ami  qui  comme  moi,  quand  revient  le  printemps, 

Rêves  d’immuables  maîtresses, 

Et  portes  en  ton  cœur  inquiet  de  vingt  ans 
L’indicible  soif  des  caresses, 

Si  tu  ne  veux  toujours  et  vainement  souffrir, 

Choisis  vite  une  blanche  épouse 
Dont  la  fleur  pour  toi  seul  commence  de  s’ouvrir, 

De  son  vierge  parfum  jalouse. 

Celle-là  peut  aimer,  celle-là  seulement 
Peut  être  constante  et  fidèle; 

Et,  sans  craindre  l’oubli  de  son  premier  serment, 

'Pu  vivras  heureux  auprès  d’elle. 

Mais  n’abandonne  pas  à d’autres,  un  seul  jour. 

Ton  âme  tendre  de  poète, 

O rêveur  qui  pourrais  prendre  pour  de  l’amour 
Leur  étreinte  froide  et  muette  ! 

Parfois,  dans  leurs  regards  clairs  ou  mystérieux 
Tu  croiras  voir  luire  une  flamme... 

Garde-toi  ! Le  reflet  est  encor  dans  les  yeux, 

Mais  le  foyer  n’est  plus  dans  l’âme. 

Oh!  bien  fou  qui  prendrait,  pour  éclairer  ses  pas, 

Ces  lueurs  trompeuses  ou  feintes! 

Ne  te  retourne  pas  ! ne  les  regarde  pas! 

— Ce  sont  des  étoiles  éteintes. 

Auguste»  DORCHAIN. 

Uqç  V/iSitç  aû 

“ MûSeoi)  Arlatei?  ” 

Arles  s’éternisait  en  son  inertie  accoutumée;... 
le  grand  silence  de  la  Camargue,  troublé  par  les 
beuglements  lointains  des  bious  et  le  vrombis- 
sement musical  de  milliers  de  cigales,  la  coiffait 
d’un  lourd  manteau  de  plomb...  L’an  dernier, 
des  fêtes  patronales  la  sortirent  pour  un  temps  de 
sa  torpeur,  et,  profitant  de  cet  instant  d’éveil, 
quelques  fidèles  felibrijants  voulurent  l’accom- 
plissement de  l’œuvre  longtemps  rêvée  : réunir  en 
un  même  local  les  reliques  patriarcales  et  les 
ultimes  vestiges  des  mœurs  des  ancêtres.  L’ini- 
tiative du  Museon  Arlaten  est  due  à un  comité 
composé  de  sept  membres  qui  sont  ; Frédéric 
Mistral,  Paul  Marieton,Const.  Ferigoule,  les  doc- 
teurs Marignan  et  Rayol,  Mestre  Eyssette,  Honoré 
Dauphin.  Léguer  à nos  descendants,  abâtardis  par 
une  décentralisation  mal  comprise  et  l’intrusion 


330 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lente  en  nos  provinces  d’éléments  étrangers,  le 
souvenir  de  la  simplicité  antique  des  aïeux  était 
chose  nouvelle  et  ne  s’adressait  pas,  comme  on 
eût  pule  croire,  aux  exclusifs  dilettantes.  Userait 
à souhaiter  que  chaque  province  élevât  un  tel 
monument  à sa  civilisation  locale,  qu’elle  la  con- 
sacrât, si  l’on  peut  dire,  pour  la  mieux  rénover. 

Rue  de  la  République,  sur  le  mur,  à côté  d’un 
grand  portail  sur  le  fronton  duquel  je  lis  Tribu- 
nal de  commerce,  une  simple  plaque  de  marbre 
gravée  d’or  m’annonce  que  là  se  trouve  le 
Jfuseon.  Après  avoir  traversé  une  vieille  cour  et 
longé  les  locaux  de  la  justice,  nous  nous  trouvons 
en  face  d’un  es- 
calier éclatant 
de  blancheur, 
car  la  décora- 
tion de  sa  cage 
consiste  en  des 
drapeaux  offerts 
par  les  ancien- 
nes corpora- 
tions et  maîtri- 
ses. Mes  yeux 
se  portent  sur 
celui  des  ma- 
çons, vieille  ta- 
pisserie plus 
que  centenaire 

représentant 

V Ascension. 

Nous  voici  dès 
lors  dans  le  Mu- 
seon  propre- 
ment dit;  c’est 
d’abord  un  long  couloir  formant  la  galerie  des  ta- 
bleaux: quelques  toiles,  de  nombreuses  études 
signées  Laurens,  des  photographies  d’Arles,  de 
Niines,  Tarascon,  Saint-Remy.  Tout  au  fond,  une 
commode  d’un  travail  inouï,  merveille  de  vé- 
tusté, supporte  deux  vases  en  simple  faïence,  d’un 
prix  inestimable.  Car  chacun  est  venu  aider  à la 
reconstitution  de  la  vie  rustique  du  Pays  du 
Soleil.  Bien  plus,  les  trois  salles  qui  composent  le 
Museon  sont  devenues  absolument  insuffisantes  et 
d’ici  peu  plusieurs  autres  s’ouvriront  au  public. 

La  première  renferme  tout  ce  qui  touche  de 
près  ou  de  loin  au  provençal  : les  outils  du  gar- 
dian dei  bious  (1),  le  trident  rustique,  les  étriers 
en  panier  à salade  ; les  alertes  tambourins  et  les 
fifres  des  farandoleurs  arlésiens,  le  harnache- 
ment des  noirs  chevaux  et  des  mules  agrestes  le 
jour  delà  Sant  Aloï  (2),  riches  et  bizarres  orne- 
ments que  l’on  vit  parader  encore  à la  cavalcade, 
de  l’an  dernier,  les  fortes  sonnailles  des  bœufs,  les 
battoirs  des  bruyantes  blanchisseuses,  tous  si 
finement  sculptés,  les  divers  accessoires  des  lar- 
gaïres  (3)  de  Cette  et  de  Toulon,  les  vieux  bateaux 

(1)  Gardeur  de  bœufs. 

(2)  La  Saint-Éloi. 

(3)  Jouteurs. 


de  Provence  et  du  Rhône  et  enfin  les  santons  et 
la  crèche,  cet  amusement  si  cher  aux  bambins  et 
aux  vieux  durant  les  longues  soirées  d’hiver  où 
l’on  admire  les  bonshommes  en  plâtre  figurant 
les  personnages  de  la  naissance  de  l’Enfant-Dieu, 
plantés  dans  la  mousse,  immobiles  parmi  le  net 
décor,  mignonne  étable  et  gai  moulin,  échafaudé 
à l’aide  de  cailloux,  de  papier  gris,  de  mousses, 
de  bouchons,  le  tout  parsemé  de  bougies  claires, 
minuscules,  devant  lesquels  les  aïeux  chantent 
les  anciens  noëls  provençaux.  Sur  les  côtés  de  la 
salle,  de  grandes  vitrines  sont  pleines  de  bibelots, 
anciens  poids,  vieilles  monnaies,  reliques  sacrées. 

L’on  y distingue 
uneénormepipe 
et  deux  petites 
merveilles  de 
l’industrie  sali- 
ne, un  chalet 
étincelant  aux 
angles  lumineu- 
sement taillés, 
un  moulin  tout 
aussi  brillant 
sous  sa  carapace 
de  sel  que  le 
moulin  de  Pam- 
perigouste  était 
terne  sous  son 
manteau  de  fine 
poussière  de 
blé. 

Une  portière 
nous  cache  l’a- 
bord de  la  se- 
conde salle;  par  son  entre-bâillement,  nos  yeux 
découvrent  un  spectacle  charmant.  En  un  lit  su- 
perbe, une  accouchée  regarde,  émue  et  angoissée, 
le  nouveau-né  potelé  dans  son  berceau  (scène 
en  cire  de  Constant  Ferigoule)  ; alentour,  de 
grandes  vitrines  renferment  de  magnifiquespièces 
de  soie  servant  à confectionner  les  robes  des  Ar- 
lésiennes.  Les  costumes  arlésiens  sont  là  et  char- 
ment les  yeux  par  leur  coupe  gracieuse.  Dans  une 
vitrine  centrale  se  trouve  la  reproduction  des  bi- 
joux provençaux.  Quelques-uns,  d’ailleurs,  ont 
été  remplacés  par  leur  original  en  or.  Et  parmi 
toutes  ces  curiosités,  l’on  me  désigne  un  objet  qui 
pour  les  Arlésiens  est  une  véritable  relique.  Les 
yeux  de  mon  cicerone  brillaient  d’admiration  lors- 
qu’il me  dit  : « Vies,  aquello  pichouno  raoubo, 
es  de  Mistraou  (1)  »...  Car  Mistral  pour  eux  per- 
sonnifie la  Provence,  c’est  Mireille,  Calendal,  la 
Crau,  la  vaste  et  silencieuse  Camargue,  l’appel 
des  gardians  au  crépuscule,  les  beaux  gars  qui 
chantent,  les  taureaux  qui  beuglent,  les  filles  aux 
yeux  noirs  fibrillés  d’or,  c’est  la  belle  Méditer- 
ranée, les  pittoresques  calanques,  le  bruit  de  la 
mer  sur  les  galets,  les  terrasses  de  pierres  sèches 

(1)  « Vous  voyez  celle  petite  robe...  c’est  celle  de  Mistral!  » 


Un  coin  de  la  Tablée  de  Noël. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


331 


et  le  chaudron  qui  bout,  les  grandes  barques  de 
pêche,  leï  gangui , partant  à l’aube... 

Nous  voici  arrivés  au  seuil  de  la  troisième  salle.  | 
Nous  pénétrons 
dans  la  cuisine 
d’un  mas  de 
Provence  la 
veille  de  Noël, 
le  soir  du  gros 
souper  (voir 
dessin)  ; la  scè- 
ne vivante  offre 
dans  le  décor 
ordinaire  des 
vieilles  cuisi- 
nes,desperson- 
nages  de  gran- 
deur naturelle, 
en  cire,  costu- 
més selon  l’u- 
sage et  œuvre 
du  sculpteur 
Ferigoule,  à 
qui  nous  som- 
mes heureux,  à l’occasion,  de  rendre  un  bien 
reconnaissant  hommage.  La  table  est  servie  ; sur 
la  nappe  immaculée,  les  gros  pains  ronds  s’étalent 
tout  dorés,  les  plats  grossiers  sont  pleins  de 
pommes  de 
terre,  de  carot- 
tes etdechoux. 

A côté  de  cha- 
que assiette, 
un  gros  clou 
destiné  à ex- 
traire les  li- 
maces de  leurs 
coquilles.  Les 
bouteilles  de 
vin  se  dressent 
couvertes  de 
poussière.  Et 
les  chande- 
liers de  cuivre 
reluisent  avec 
leurs  colleret- 
tes de  papier 
découpé.  Ac-  La  Tablée 

coudé  sur  sa 

chaise,  lou  rofi  (1)  cause  avec  la  tanto  (2).  La 
c halo  (3),  essuyant  une  assiette,  donne  un  dernier 
■coup  d’œil  à la  table.  Lou  pastré  (4)  vient  de 
rentrer  avec  son  chien,  revenant  d’enfermer  ses 
moutons.  Voici  lou  gardian  dei  bioas  couvert 
de  sueur,  son  trident  au  poing  ; la  baïlo  (5) 
surveillant  son  monde;  lou  pelot  (G),  appuyé 

(!)  Le  bouvier. 

(2)  La  domestique. 

(3)  La  fille  du  mailre, 

(4)  Le  berger. 

La  femme  du  maître  de  la  maison. 

(6)  Le  maître  de  la  maison,  le  propriétaire. 


La  Jacudo  ».  — L’accouchée. 


contre  le  manteau  de  la  cheminée,  tandis  que 
l’aïeule,  près  de  l’ittre,  file  et  que  l’aïeul  tisonne 
le  feu  clair  que  l’on  va  bénir  avec  le  vin  vieux 

et  la  feuillo  dé 
baguié  (1)  en 
prononçant  les 
paroles  sacra- 
mentelles ins- 
crites sur  le 
foyer  : 

...  Que  Van  que 
ven 

se  li  sian  pas 
mai , 

li  siguen  pas 
men  (2)... 

Et  ne  disent- 
elles  pas  tout 
un  poème,  ces 
simples  paro- 
les?... J’y  vois 
une  allusion  — 
oh  ! si  fine  — à la  chato  en  état  d’être  mariée  et 
qu’un  beau  gars  emmènera  dans  son  mas,  un 
soir,  parmi  les  farandoles  et  les  tambourinades  ; 
je  vois  un  nouveau-né  égayer  le  cadre  sévère 

de  la  cuisine 
au  prochain 
Noël  et  l’union 
des  deux  fa- 
milles rajeu- 
nissant les 
branches  mè- 
res. Assuré- 
ment, s’il  pro- 
nonçait ces 
paroles,  l’aïeul 
qui  est  un 
narquois, 
tournerait  ses 
yeux  cligno- 
tants vers  la 
chato  rougis- 
sante, tandis 
que  l’aïeule, 
de  Noël.  levant  ses  yeux 

tristes  et  gra- 
ves, des  yeux  qui  voient  loin,  vers  son  homme 

— le  très  vieux  au  dos  voûté,  que  la  terre  attire, 

— pèserait  avec  une  angoisse  attendrie  la  fin  de 
la  phrase  : 

....  Li  siguen  pas  mon... 

Chaules  MÈRE. 

(!)  La  feuille  de  laurier. 

(2)  « ...  Que  Tan  prochain,  si  nous  ne  sommes  pas  plus,  nous 
uo  soyons  pas  moins  !...  » 

Soldats,  en  avant!  la  mort  est  devant  vous,  mais  la  honte 
est  derrière.  — C.uxnat. 


332 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


CHASSE  AUX  PAPILLONS  : ÉCHENILLAGE 


Pourquoi  faire  la  chasse  à ces  jolis  papillons 
qui  passent  en  voletant  dans  l’air  comme  des 
fleurs  emportées  p„ar  le  vent? 

Ils  sont  si  gracieux,  et  leurs  ailes  sont  recou- 
vertes d’un  duvet  si  léger,  poudre  d’or,  d’argent, 
d’azur  ou  de  pourpre,  qu’il  suffit  de  les  toucher 
pour  les  dépouiller  de  cette  riche  parure  ! 

Pourtant  il  faut  faire  la  chasse  à ces  jolis 
papillons,  car  s’ils  sont  inofï'ensifs  par  eux- 
mêmes,  ils  engendrent  des  bandes  de  chenilles 
vilaines  et  voraces  qui  causent  de  grands  ravages 
dans  nos  champs,  dans  nos  jardins  et  dans  nos 
forêts. 

C’est  vers  le  milieu  de  l’année  dernière,  à la 
suite  d’une  campagne  entreprise  pour  la  conser- 
vation des  oiseaux,  qui  sont  considérés  à juste 
titre  comme  de  gi’ands  destructeurs  des  insectes, 
que  l’idée  m’est  venue  d’organiser  une  battue 
aux  papillons. 

J’espérais  ainsi  voir  dans  quelle  mesure  on 
pourrait  empêcher  la  reproduction  de  ces  che- 
nilles malfaisantes,  qui  ont  peut-être  autant  de 
droit  que  nous  d’exploiter  à leur  profit  les  plantes 
qui  poussent  naturellement,  mais  qui  commet- 
tent un  véritable  larcin  à notre  préjudice,  en 
dévorant  celles  que  nous  cultivons  pour  notre 
usage. 

Comme  il  faut  lutter  de  ruse  et  d’adresse  avec 
un  ennemi  si  leste,  j’ai  convié  à cette  guerre  aux 
lépidoptères  les  élèves  des  neuf  écoles  primaires, 
publiques  ou  privées  de  mon  canton.  Les  six 
communes  qui  le  composent  offraient  un  champ 
d’opération  d’une  étendue  suffisante,  aux  récoltes 
très  variées,  avec  des  plaines  labourées  com- 
plantées  de  vignes,  d’amandiers,  d’oliviers,  et 
des  vallées  aux  prairies  verdoyantes  dominées 
par  des  coteaux  couronnés  de  pins  et  de  chênes. 

MM.  les  Directeurs  des  écoles,  avec  lesquels  je 
suis  en  correspondance  comme  président  de  la 
Délégation  cantonale  de  l’enseignement  primaire, 
ont  bien  voulu  me  seconder  dans  l’expérience  que 
je  voulais  faire,  et  pour  encourager  leurs  élèves 
à pratiquer  cette  chasse,  qui  constituait  d’ailleurs 
pour  eux  un  véritable  amusement,  je  leur  ai 
assuré  une  prime  de  un  centime  par  papillon,  en 
leur  recommandant  de  choisir  de  préférence  ceux 
qui  produisent  des  chenilles  nuisibles. 

Dans  le  court  espace  de  quinze  jours  (du 
If»  juillet  au  1er  août),  19015  papillons  ont  été 
capturés  par  135  élèves  seulement;  ce  qui  cons- 
titue une  moyenne  de  140  papillons  par  élève. 
Mais  quelques-uns  en  ont  pris  plus  de  600. 

Ces  résultats  me  permettent  de  dire  que  si  le 
jeudi  et  le  dimanche  les  enfants  employaient  à la 
destruction  des  insectes  nuisibles  le  temps  qu’ils 
passent  dans  les  champs  à rôder,  et  quelquefois 


à mal  faire,  ils  conjureraient  en  grande  partie  le 
mal  dont  nos  agriculteurs  se  plaignent. 

Ces  papillons  ont  été  classés  comme  il  suit  : 


Justinia  ou  satyre  myrlil,  aux  ailes  de  couleur  brune 

à rellets  jaunâtres 10. 000 

l’ieris  ou  piéride  du  chou  et  du  navet,  aux  ailes  blan- 
ches, les  supérieures  tachées  de  noir  à leur  extré- 
mité, et  marquées  de  trois  ou  quatre  points  noirs..  4.500 

Proserpina  ou  satyre  silène  auxailes  noires  avec  bande 

blanche  au  bas 2.500 

Podalirius  ou  flambé  aux  ailes  blanc  crème,  avec  raies 
noires  en  travers  et  bordure  inférieure  festonnée,  lé- 
gèrement bleutée,  se  terminant  par  une  pointe  for- 
mant queue 1.500 

Divers 515 

Papillons  diurnes.  Total 19.015 


Il  résulte  de  ce  classement  que  les  trois  quarts 
environ  des  papillons  qui  m’ont  été  remis  ne 
peuvent  pas  être  considérés  comme  nuisibles, 
puisque  le  Justinia  et  le  Proserpina  engendrent 
des  chenilles  qui  vivent  sur  des  plantes  sauvages, 
et  sur  le  paturin  qui  n’en  souffre  pas  sensible- 
ment. 

La  chasse  aux  lépidoptères  diurnes  peut  donc 
être  limitée  au  Piéride  dont  la  chenille  dévore 
nos  légumes,  et  au  Podalirius  dont  la  chenille, 
quoique  vivant  de  préférence  sur  l’épine-vinette, 
se  rencontre  aussi  sur  l’amandier,  le  pêcher,  le 
pommier  et  le  prunier. 

Pour  venir  en  aide  aux  chasseurs  de  l’avenir, 
j’ajoute  que  le  Piéride  voltige  depuis  le  printemps 
jusqu’à  l’automne,  et  le  Podalirius  depuis  la  fin 
avril  ou  les  premiers  jours  de  mai,  jusqu’au  mois 
d’août. 

Bien  que  n’étant  pas  revenu  bredouille,  je 
dois  avouer  que  j’ai  été  désappointé  de  ne  pas 
trouver  au  tableau  un  plus  grand  nombre  de 
sujets  nuisibles,  parmi  lesquels  doivent  figurer 
au  premier  rang  ceux  dont  les  chenilles  ravagent 
le  pin  d’Alep  qui  peuple  nos  forêts  du  Midi. 

C’est  que  ces  lépidoptères  sont  crépusculaires 
ou  nocturnes,  de  sorte  qu’ils  sont  plus  difficiles 
à prendre. 

Dans  certains  pays,  on  les  chasse  la  nuit,  au 
moyen  de  pommes  ou  de  poires  tapées  trempées 
dans  de  la  bière,  ou  avec  des  objets  enduits  de 
mélasse;  mais  cette  opération  est  peu  pratique. 

L’expérience  que  je  viens  de  faire  prouve  donc 
que  l’échenillage  doit  produire  de  meilleurs 
résultats  que  la  chasse  aux  papillons. 

L’échenillage  a été  rendu  obligatoire  une  pre- 
mière fois  par  la  loi  du  28  ventôse  an  IV  de  la 
République,  édictée  spécialement  pour  lutter 
contre  les  ravages  du  papillon  cul-doré  (Li paris- 
chrysorrhœa)  aux  ailes  blanches,  dont  la  chenille 
brune,  très  velue,  avec  des  raies  dorsales  rouges, 
vit  à la  fois  sur  les  arbustes  des  jardins,  les  arbres 
fruitiers  et  toutes  les  essences  forestières. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


333 


Cette  loi  frappait  ceux  qui  ne  l’exécutaient  pas 
d’une*  amende  qui  ne  pouvait  être  moindre  de 
trois  journées  de  travail,  et  plus  forte  que  de  dix. 

La  loi  du  24  décembre  1888,  qui  l’a  remplacée, 
porte  qu’en  cas  d’inexécution,  procès-verbal  sera 
dressé  contre  les  propriétaires,  fermiers  ou  mé- 
tayers, qui  pourront  être  punis  d’une  amende  de 
6 à 15  francs;  et  qu’en  cas  de  récidive,  cette 
amende  sera  doublée,  avec  emprisonnement  de 
cinq  jours  au  plus. 

Dans  chaque  département  un  arrêté  préfectoral 
détermine  en  outre  les  mesures  particulières  qui 
peuvent  varier  selon  la  zone  dans  laquelle  on  se 
trouve.  Mais  en  dépit  de  ces  sages  et  prévoyantes 
prescriptions,  l’échenillage  est-il  pratiqué  d’une 
manière  sérieuse? 

Il  est  permis  d’en  douter.  Toutefois,  je  n’ai  pas 
à le  rechercher  ici. 

Je  me  borne  donc  à appeler  à cet  égard  l’atten- 
tion de  tous  les  amis  de  l’agriculture. 

Il  conviendrait  en  outre  que,  par  une  circulaire 
spéciale,  M.  le  ministre  de  l’instruction  publique 
invitât  les  directeurs  de  nos  écoles,  des  écoles 
rurales  surtout,  à faire  faire  par  leurs  élèves  la 
guerre  non  seulement  aux  chenilles  qu’ils  trouve- 
ront sur  leur  chemin  ou  dans  leur  jardin,  mais 
en  général  à tous  les  insectes  nuisibles.  Pour 
cela  il  importe  essentiellement  de  leur  apprendre 
à bien  les  connaître  et  de  les  collectionner  dans 
chaque  école. 

Pour  les  encourager,  je  n’irai  pas  jusqu’à  dire 
qu’il  faut,  comme  au  temps  de  Louis  XVI,  leur 
donner  un  boisseau  de  blé  en  échange  d’un 
boisseau  d’insectes  nuisibles  ; mais  il  convien- 
drait au  moins  d’ajouter  un  ou  plusieurs  prix 
spéciaux  à ceux  qui  leur  sont  distribués  chaque 
année.  Et  pour  que  l’on  ne  m’accuse  pas  de 
vouloir  augmenter  encore  le  programme  déjà  si 
chargé  de  l’enseignement  primaire,  je  crois  devoir 
rappeler  que  les  leçons  sur  les  insectes  et  les 
plantes  nuisibles  font  partie  du  cours  d’agricul- 
ture dans  les  écoles  rurales,  prescrit  par  la 
circulaire  ministérielle  du  4 janvier  1897,  sous 
le  titre  de  promenades  agricoles. 

Les  arrêtés  préfectoraux  déterminent  l’époque 
à laquelle  l’échenillage  doit  être  fait.  Il  a lieu 
ordinairement  vers  la  fin  de  l’hiver,  mais  on  peut 
le  pratiquer  en  détail  à toute  époque  de  l’année, 
dans  les  jardins  surtout,  en  enlevant  une  à une 
les  chenilles  qui  se  promènent  sur  les  plantes, 
notamment  sur  les  feuilles  du  chou  où  elles 
pullulent. 

Sur  les  arbres  fruitiers  il  est  préférable  d’atten- 
dre le  moment  où  elles  tissent  leur  cocon,  ou  de 
les  surprendre  quand  elles  enveloppent  de  fils 
de  soie  les  bourgeons  et  les  feuilles  qu’elles 
s’apprêtent  à dévorer. 

Il  faut  avoir  le  soin  de  préserver  ses  mains  en 
enlevant  les  chenilles  velues,  car  les  poils  qui 
s’arrachent  aisément  pénètrent  dans  la  peau  et 
occasionnent  de  légères  démangeaisons. 


La  Processionnaire  du  chêne,  et  celle  du  pin 
surtout,  mérite  à cet  égard  une  mention  spéciale. 

Aussitôt  après  leur  éclosion,  qui  a lieu  en  août 
et  en  septembre  sur  les  aiguilles  des  pins  qui 
composent  leur  premier  repas,  les  jeunes  che- 
nilles se  réunissent  dans  des  nids  ou  bourses 
qu’elles  tissent  en  commun,  où  elles  vivent  en 
société,  et  d’où  elles  ne  sortent  guère  que  la  nuit 
pour  aller  manger.  Cette  sortie  a lieu  isolément 
ou  en  troupe,  et  de  préférence  en  file  comme  un 
long  chapelet. 

Pour  les  détruire  on  injecte,  à l’aide  d’une 
seringue,  par  le  trou  qui  existe  à la  partie  supé- 
rieure de  la  bourse,  quelques  gouttes  de  pétrole 
ou  de  l’huile  lourde  de  gaz  étendue  d’eau. 

Mais  il  est  préférable  de  couper  les  rameaux 
qui  portent  les  bourses  et  de  brûler  le  tout  aussi- 
tôt que  possible. 

Cette  opération  doit  être  faite  avec  précaution, 
attendu  que  les  poils  des  chenilles,  les  peaux 
provenant  des  mues  et  même  les  excréments  qui 
s’entassent  dans  les  bourses,  ont  des  propriétés 
urticantes  qui  produisent  des  démangeaisons 
assez  persistantes  aux  personnes  qui  les  mani- 
pulent. 

Ah!  quel  dommage  que  le  papillon  de  la  Pro- 
cessionnaire ne  voltige  pas  le  jour,  car  sa  capture 
serait  plus  agréable  et  plus  facile  ! 

Il  est  vrai  qu’on  peut  leur  faire  la  chasse  la 
nuit  au  moyen  de  réflecteurs  et  d’appâts  ; mais 
je  le  répète,  l’échenillage  est  plus  pratique.  Ne 
perdons  pas  de  vue  toutefois  qu’il  faut  mettre 
des  gants  pour  entrer  en  relation  avec  ces 
immondes  et  malfaisantes  chenilles. 

C"  DANIEL. 


L’INSAISISSABLE 

Dans  tes  yeux  remplis  de  lumière, 

Je  vis  une  ombre  se  poser, 

Puis  une  larme,  la  première 
Qui  n’arrêtât  pas  mon  baiser. 

Ton  cœur  eut  pitié  de  ma  peine, 

Un  sourire  vint  demeurer 

Sur  ta  bouche  entr’ouverte  à peine; 

Mais  je  voyais  tes  yeux  pleurer. 

Us  pleuraient  la  fuite  d’un  rêve 
Ou  la  perte  d’un  souvenir. 

Ali!  le  Passé  parfois  s’élève, 

Empêchant  les  cœurs  de  s’unir... 

C’est  toujours  un  peu  de  ton  être 
Qui  ne  sera  jamais  à moi, 

Je  ne  pourrai  jamais  connaître 
Tout  ce  qui  souffre  et  pleure  en  toi. 

Et  quand  je  te  tiens  embrassée, 

Une  tristesse,  une  douleur 
Que  ton  ami  croyait  passée, 

Peut  te  rendre,  ma  fiancée, 

Une  étrangère  pour  mon  cœur. 

Jean  RENOUARD. 


334 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LA  PHOTOGRAPHIE  DE  L ESTOMAC 


Encore  quelques  années,  quelques  mois  peut- 
être,  et  notre  pauvre  organisme  vivant  aura  livré 
aux  médecins  son  dernier  secret. 

Al  très  l’auscultation,  dont  les  disciples  d’Escu- 
lape  s’étaient,  contentés  pendant  des  siècles, 
l’étonnante  découverte  de  Rôntgen  est  venue 
soudain,  tout  récemment,  ouvrir  à la  science 
moderne  un  champ  d’investigation  en  quelque 
sorte  illimité. 

Grâce  à la  radioscopie,  l’on  surprend  sur  l’écran 
fluorescent,  comme  en 
un  mystérieux  miroir, 
le  mouvement  même  des 
organes,  les  change- 
ments de  forme  de  l’esto- 
mac ou  des  poumons  et 
jusqu’aux  battements  du 
cœur.  Quant  à la  radio- 
graphie, elle  permet  de 
fixer  l’image  du  viscère, 
du  membre  ou  de  la 
partie  profonde  du  corps 
humain,  que  l’on  peut 
examiner  tout  à loisir. 

Le  diagnostic,  cet  art 
si  difficile  qui  exigeait 
autrefois  de  si  longues 
é tudes,  a été  très  simpli- 
fié dans  beaucoup  de 
cas.  Non  seulement  les 
rayons  cathodiques  faci- 
litent singulièrement  la 
localisation  des  corps 
étrangers  introduits 
dans  notre  appareil  di- 
gestif ou  dans  l’épais- 
seur de  nos  tissus,  — 
projectiles,  aiguilles,  etc. 

— mais  encore,  et  ceci 
mériterait  d’être  plus  connu,  lesdits  rayons  ré- 
vèlent au  médecin  l’état  intime  de  nos  organes. 
Les  anévrismes,  les  calculs  du  foie  et  de  la  ves- 
sie, les  cavernes  pulmonaires  n’échappent  pas  à 
l’examen  radiographique,  et  l’appendicite  elle- 
même  se  diagnostique  aujourd’hui  aussi  aisément 
qu’une  fracture  ordinaire  ou  qu’un  rhume  de 
cerveau. 

Cela  ne  suffisait  pas,  paraît-il,  et,  sous  le  nom 
d’endographie,  deux  praticiens  allemands,  les 
Dr“  Meltzing  et  Fritz  Lange,  de  Munich,  ont  trouvé 
un  nouveau  moyen  de  pénétrer  encore  plus  avant 
dans  le  mystère  de  notre  moi. 

Depuis  plusieurs  années,  ils  travaillaient  dans 
leurs  cliniques  respectives  à résoudre  un  problème 
dontla  solution,  à première  vue,  semblerait  abso- 
lument irréalisable.  Il  s’agissait,  en  effet,  de  photo- 


graphier l’intérieur  de  l’estomac...  d’un  sujet 
vivant,  bien  entendu,  liien  que  cela! 

Or,  comme  bien  l’on  pense,  l’intérieur  du  corps 
est  plongé  dans  une  obscurité  complète,  et, 
outre  la  difficulté  d’y  introduire  un  foyer  lumi- 
neux quelconque,  il  paraît  tout  à fait  impossible 
de  faire  pénétrer  dans  l’estomac  un  appareil 
photographique,  construit  sur  les  données  ac- 
tuelles, si  réduites  que  soient  ses  dimensions. 

Un  coup  d’œil  jeté  sur  la  figure  qui  accompagne 
le  texte  de  cet  article 
fera  mieux  comprendre 
qu’une  description  dé- 
taillée comment  Mes- 
sieurs Meltzing  et  Lange 
sont  arrivés  à résoudre, 
en  un  dispositif  unique, 
le  double  problème 
qu’ils  s’étaient  posé. 

L’appareil  photogra- 
phique, qui  est  logé  à la 
partie  inférieure  d’une 
sonde  œsophagienne  de 
faible  diamètre,  mesure 
exactement  66  millimè- 
tres de  long  sur  11  d’é- 
paisseur. A l’intérieur 
du  tube,  juste  au-dessus 
de  l’objectif,  on  aperçoit 
une  ampoule  minuscule 
destinée  à éclairer  la 
paroi  de  l’estomac.  Cette 
petite  lampe  à incan- 
descence est  alimentée, 
par  l’intermédiaire  des 
fils  métalliques  noyés 
dansl’épaisseurduverre, 
au  moyen  d’une  batterie 
que  l’on  voit  sur  la  table. 

L’image  de  la  muqueuse  à photographier  est 
concentrée  sur  la  pellicule  sensible  par  une 
lentille  biconvexe  de  4 mm.  5 de  diamètre.  Cette 
pellicule,  enroulée  au  fond  de  l’appareil,  le  sujet 
peut  très  bien  la  dérouler  en  pressant  sur  un 
ressort  qui  n’est  pas  figuré  dans  le  dessin,  mais  qui 
commande,  à l’extrémité  supérieure  de  la  sonde, 
par  conséquent  à portée  du  doigt  de  la  per- 
sonne endographiée,  les  mouvements  de  la  pelli- 
cule comme  ceux  de  l’instrument  lui-même. 

Car  celui-ci  doit  être  mobile  pour  prendre  suc- 
cessivement, à la  volonté  de  l’opérateur,  toutes 
les  positions  requises,  et  faire  au  besoin,  comme 
disent  les  géomètres,  un  tour  d’horizon. 

Pour  photographier  la  paroi  interne  de  l’esto- 
mac dans  les  meilleures  conditions,  — ainsi, 
du  moins,  l’ont  démontré  les  Drs  Meltzing  et 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


335 


Lange,  — il  faut  obtenir  au  préalable  une  lé- 
gère# dilatation  artificielle  de  l’organe  en  ques- 
tion. 

Par  l’intermédiaire  de  la  sonde  œsophagienne, 
l’on  commence  donc  par  vider  et  nettoyer  à 
grande  eau  l’estomac  du  patient.  Puis  on  le  rem- 
plit d’air  au  moyen  d’une  petite  pompe  à main 
inanœuvrée  avec  précaution  par  un  aide,  de  façon 
à provoquer  sans  souffrance  et  assez  rapidement 
la  distension  indispensable  au  succès  de  l’opé- 
ration. 

Ces  préparatifs  terminés,  il  ne  reste  plus  qu’à 
descendre  l’appareil,  à établir  le  courant  et  à 
faire  lentement  tourner  l’objectif  de  manière  à 
photographier  toutes  les  parties  de  l’estomac. 

En  dix  minutes,  avec  un  peu  de  dextérité,  l’on 
obtient  de  quarante  à cinquante  vues  de  la  mu- 
queuse stomacale.  Chacune  de  ces  épreuves  me- 
sure environ  8 millimètres  sur  10  seulement; 
mais  elles  sont  si  nettes  qu’on  peut  les  agrandir 
considérablement,  ce  qui  permet  de  distinguer  la 
structure  des  tissus  et  l’état  des  innombrables 
petites  glandes  du  bon  fonctionnement  desquelles 
dépend  notre  digestion. 

Les  lésions  organiques,  l’occlusion  ou  le  relâ- 
chement du  pylore,  toutes  les  maladies  dont  mes- 
ser  Gaster  est  le  siège,  depuis  le  terrible  cancer 
jusqu’à  l’inoffensive  gastrite,  se  révèlent  en  traits 
caractéristiques  sur  la  pellicule  de  l’appareil  dont 
l’oeil  ne  saurait  se  tromper. 

Nous  avons  dit  que  l’opération  était  très  courte; 
elle  a,  de  plus,  l’avantage  de  n’être  nullement 
douloureuse.  Les  deux  ou  trois  cents  sujets  qui 
ont  eu  l’honneur  d’inaugurer  le  nouveau  mode  de 
photographie  interne,  affirment  qu’en  dehors 
d’une  légère  impression  de  suffocation  au  mo- 
ment du  passage  de  l’appareil  dans  l’arrière- 
gorge,  ils  n’ont  absolument  rien  ressenti. 

Aux  dernières  nouvelles,  les  Drs  Lange  et 
Meltzing  cherchaient  à modifier  le  dispositif  que 
nous  venons  de  décrire  et  à l’améliorer  en  y 
ajoutant  un  tube  de  Crookes.  Leur  dessein  serait 
d’obtenir  des  épreuves  radiographiques  par  pro- 
jection sur  l’écran  fluorescent,  mais  de  l’intérieur 
à l’extérieur  et  non  plus  à travers  toute  l’épais- 
seur du  corps. 

Il  est  évident  que,  dans  ces  conditions,  les 
images  obtenues  seraient  beaucoup  plus  claires 
qu’avec  le  procédé  actuellement  employé  dans  les 
hôpitaux. 

Au  moyen  d’un  jeu  de  sondes  ainsi  perfec- 
tionnées, l’on  pourrait  explorer  toutes  les  mys- 
térieuses profondeurs,  tous  les  arcanes  de  notre 
misérable  machine  humaine,  et  la  science  si  indis- 
crète à laquelle  ces  messieurs  de  la  Faculté  ont 
donné  le  nom  d’endoscopie  aurait  fait  un  grand 
pas. 

Quoi  qu’il  en  soit,  et  sans  vouloir  exagérer 
l’importance  de  la  curieuse  invention  des  deux 
médecins  munichois,  nous  devons  reconnaître,  — 
les  nombreuses  applications  qui  en  ont  été  faites 


en  Allemagne  l’ont,  d’ailleurs,  déjà  prouvé,  — 
que,  telle  qu’elle  est,  la  sonde  endographique  ren- 
dra de  réels  services  aux  spécialistes,  tant  pour 
le  diagnostic  que  pour  la  pratique  opératoire 
des  maladies  de  l’estomac. 

Édouard  BONNAFFÉ. 


STATUE 

C’était  un  bavard  de  talent  très  mince  ; 

Et,  pendant  trente  ans,  il  avait  été 
Fameux  à Paris,  grand  homme  en  province, 

Ministre  deux  fois,  toujours  député. 

Traité  d'éminent  et  de  sympathique, 

11  avait'  trahi  deux  ou  trois  serments. 

Ainsi  qu’il  convient  dans  la  politique... 

Bref,  c’était  l’honneur  de  nos  parlements. 

Il  mourut.  Sa  ville,  — elle  était  très  hère 
D’avoir  enfanté  ce  contemporain  ! — 

Dès  qu’il  fut  enfin  muet  dans  la  bière, 

Le  fit  sans  tarder  revivre  en  airain. 

J’ai  vu  sa  statue.  Elle  est  sur  la  place 
Où  se  tient  aussi  le  marché  couvert. 

C’est  bien  l’orateur;  son  geste  menace. 

Et  sa  redingote  est  en  bronze  vert. 

Mais  les  bons  ruraux,  vile  multitude, 

Vendant  les  produits  du  pays  natal, 

Sans  y voir  malice  et  par  habitude, 

Laissent  leurs  baudets  près  du  piédestal; 

Et,  tous  les  lundis,  quand  les  paysannes 
Sous  les  piliers  noirs  viennent  se  ranger, 

Le  tribun  d’airain  harangue  des  ânes... 

Et  ça  ne  doit  pas  beaucoup  le  changer. 

François  COPPÉE. 

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX 

Sans  la  femme,  l'homme  serait  rude,  grossier,  solitaire.  La 
femme  suspend  autour  de  lui  les  fleurs  de  la  vie,  comme  ces 
lianes  des  forêts  qui  décoreut  le  tronc  des  chênes  de  leurs  guir- 
landes parfumées.  — Chateaubriand. 

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX 


LES  HÉROS  INCONNUS 


JEAN  GOLUGHE 

Popularisée  par  la  gravure  ou  la  céramique,  em- 
bellie et  quelque  peu  dénaturée  par  la  légende,  l’his- 
toire du  conscrit  croisant  la  baïonnette  devant 
Napoléon  est  très  connue,  mais  on  ignore  généralement 
les  détails  de  ce  curieux  épisode  et  le  nom  même  de 
l’homme  qui  en  fut  le  héros. 

Jean  Coluche  naquit,  le  17  mars  1780,  à Gastins, 
pittoresque  hameau  situé  près  de  Rozay-en-Brie,  dans 
le  département  de  Seine-et-Marne.  Son  père  avait 
vaillamment  servi,  pendant  les  guerres  de  la  Révo- 
lution, la  France  menacée  sur  loules  ses  frontières  et 


336 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


partout  victorieuse.  Pour  trouver  des  exemples  de 
courage  et  de  patriotisme,  le  petit  paysan  de  Gastins, 
qui  devait  lui  aussi  devenir  un  brave  soldat,  n’avait 
qu’à  les  chercher  dans  sa  famille.  D’une  main 
impatiente,  il  conduisait  la  charrue,  en  attendant  de 
prendre  le  fusil.  Une  ardeur  guerrière  qui  nous 
étonne  aujourd’hui,  etqui  esthien  française  cependant, 
dominait  alors  toutes  les  âmes.  La  guerre  encoura- 
geait toutes  les  ambitions.  Elle  avait  le  double  attrait 
de  la  vie  aventureuse,  héroïque,  et  de  la  fortune  rapide, 
presque  immédiate.  Les  jeunes  gens  se  divisaient  en 
deux  catégories  : ceux  qui  étaient  soldats  et  ceux  qui 
désiraient  l’être. 

Lorsque  son  tour  fut  venu,  en  1801  — on  disait 
alors  en  l’an  IX,  — Jean  Coluche  entra  au  service 
comme  conscrit  au  17e  régiment  d’infanterie  légère  et 
sans  doute  il  s’y  trouva  bien,  carilne  demanda  jamais 
à changer.  La  munificence  du  gouvernement  lui 
accorda  un  habit  bleu  à parements  blancs  largement 
ouvert  sur  un  gilet  rouge  et  orné  d’épaulettes  vertes, 
un  pantalon  collant  de  drap  jaune  boutonné  sur  le 
mollet  et  un  énorme  shako  ombragé  par  un  plumet 
bleu  et  rouge. 

Ainsi  équipé  pour  la  gloire,  le  fusilier  Coluche,  de 
1801  à 181b,  pendant  ces  quatorze  années  qui  sont  les 
plus  belles  de  notre  histoire,  joua  son  rôle  — et  un 
jour,  comme  on  le  verra,  au  premier  plan  — dans  ce 
drame  héroïque  qui  commence  à Austerlitz  et  se  ter- 
mine à Waterloo. 

11  assista  à ces  merveilleuses  victoires  dont  les  noms, 
Iena,  Eylau,  Varsovie,  Essling,  résonnent  comme  un 
appel  de  clairon.  A Wagram,  il  fut  grièvement  blessé 
d’un  coup  de  feu  à la  tète. 

Au  printemps  de  l’année  1809,  Napoléon,  broyant 
tout  ce  qui  s’opposait  à son  passage,  s’avancait  sur 
Vienne  à grandes  journées.  Parfois  il  s’arrêtait  comme 
pour  prendre  haleine  et  chaque  halte  était  une  vic- 
toire. Le  3 mai,  la  division  Claparède,  entraînée  par 
un  irrésistible  élan,  atteignait  l’arrière-garde  autri- 
chienne, qui  avait  juste  le  temps  de  se  réfugier  à 
Ebersberg,  bourg  très  bien  défendu  sur  une  hauteur 
qui  dominait  la  rive  droite  de  la  Traun.  L’assaut 
commençait  aussitôt.  Séparés  du  reste  du  corps  d’ar- 
mée par  l’incendie  d’un  pont,  7000  Français  tinrent 
tète,  en  attendant  que  le  pont  fût  rétabli,  contre 
30  000  Autrichiens.  Après  une  journée  de  lutte  san- 
glante, larivière  charriait  des  milliers  de  cadavres,  le 
village  était  en  feu.  Les  Français  victorieux  campaient 
sur  des  ruines,  à la  lueur  des  incendies. 

Napoléon  s’installa  dans  une  bâtisse  à demi  ruinée. 
Devant  la  porte  on  mit  en  faction  un  soldat  de  la 
garde  impériale  et  notre  ami  Jean  Coluche.  Ordre  leur 
avait  été  donné  de  ne  laisser  entrer  ni  sortir  aucune 
personne  que  n’accompagnerait  pas  un  officier  d’état- 
major. 

La  nuit  était  tombée,  couvrant  d’ombre  et  de  silence 
le  champ  de  bataille,  la  rivière  et  le  village.  Un  honqme 
parut  à la  porte  de  la  masure.  Il  portait  la  redingote 
grise  et  le  petit  chapeau.  11  s’avança,  un  peu  courbé, 
avec  son  geste  habituel,  lamain  placée  sur  la  poitrine. 

Tout  à coup  un  cri  retentit  : 

— On  ne  passe  pas! 

Absorbé  par  ses  réflexions,  méditant  quelque  plan 
de  campagne  ou  songeant  peut-être  à ceux  qui  l’avaient 
suivi  jusque-là,  pleins  de  jeunesse  et  de  confiance  et 
d’espoir,  et  qui  ne  devaient  pas  aller  plus  loin,  Napo- 
léon continua  de  marcher. 


Jean  Coluche  ne  connaissait  que  sa  consigne.  Irrité 
autant  que  surpris  qu’on  eût  méprisé  son  premier 
avertissement,  il  se  précipita  au-devant  du  promeneur 
mystérieux  et,  d’une  voix  menaçante  : 

— Si  tu  fais  un  pas  de  plus,  je  te  plante  ma  baïonnette 
dans  le  ventre  ! 

On  prétend  qu’il  ajouta  — mais  ceci  est  probable- 
ment légendaire  : 

— Quand  même  tu  serais  le  Petit  Caporai,  on  ne 
passe  pas  ! 

En  entendant  tout  ce  bruit,  des  généraux,  des  ofti- 
ciers  d’état-major  accourent.  Sans  lui  demander 
d’explications,  on  empoigne  le  factionnaire  trop  zélé 
et  on  l'amène  au  corps  de  garde. 

Les  soldats  qui  l’y  conduisent  s’apitoient  déjà  sur 
son  triste  sort: 

— Tu  es  perdu,  mon  pauvre  garçon,  lui  disent-ils. 
Tu  as  menacé  l’Empereur.  Le  moins  qui  puisse 
t’arriver,  c’est  d’être  fusillé. 

— Nous  verrons,  répond  Coluche  sans  s’émouvoir. 
J’expliquerai  au  conseil  de  guerre  que  j’ai  exécuté  ma 
consigne.  11  n’osera  pas  me  condamner. 

Quelques  minutes  après,  on  vient  l’avertir  que 
l’Empereur  le  demande. 

Il  se  présente  hardiment,  la  main  au  shako,  aussi 
tranquille  que  devant  trois  ou  quatre  Autrichiens. 
Napoléon  l’examine  un  instant,  puis  de  cette  voix 
nette,  impérieuse,  qui  gardait,  en  toutes  circonstances, 
le  ton  du  commandement: 

— Tu  peux  mettre  un  ruban  à ta  boutonnière.  Je 
te  donne  la  croix. 

— Merci,  mon  Empereur;  mais  il  n’y  a plus  de 
boutiques  dans  ce  pays-ci  pour  acheter  du  ruban. 

— Eh  bien  ! prends  une  pièce  rouge  à un  jupon  de 
cantinière  ; ça  fera  la  même  chose. 

Voilà  comment  Jean  Coluche,  au  lieu  d’être  fusillé, 
fut  décoré. 

Il  fit  ensuite  la  campagne  d’Espagne,  avec  le  corps 
d’armée  de  Masséna,  revint  en  France  en  1813,  fut 
blessé  pour  la  seconde  fois  d’une  balle  à la  tête  à la 
bataille  d’Arcis-sur-Aube  et  rentra  dans  son  village, 
après  la  défaite  de  Waterloo,  assez  à temps  pour  fer- 
mer les  yeux  à sa  vieille  mère,  qui  semblait  attendre, 
pour  mourir,  de  l’avoir  revu. 

Depuis  cette  époque,  après  avoir  eu  son  heure  de 
célébrité,  il  disparaît  de  l’histoire. 

En  1846,  il  est  nommé  lieutenant  de  la  garde  natio- 
nale de  Nangis. 

Une  vingtaine  d’années  plus  tard,  on  pouvait  voir 
au  jardin  du  Luxembourg,  toujours  assis  sur  le  même 
banc,  un  vieillard  encore  solide  autour  duquel  s’amu- 
saient des  troupes  d’enfants.  11  lui  arrivait  souvent 
d’en  placer  quatre  ou  cinq  sur  un  rang  et  de  leur  faire 
faire  l’exercice.  Ce  vieux  bonhomme,  c’était  Jean  Co- 
luche. 

En  1865,  il  se  réfugia  à Provins  et  il  y mourut  en 
1867,  à quatre-vingt-sept  ans. 

II ex  ri  d’ALMERAS. 


Qui  s’aguerrit  contre  les  accidents  de  la  vie  commune  n'a 
point  à grossir  son  courage  pour  être  soldat.  — Montaigne. 

Tout  cliange  sans  cesse;  les  choses  ne  se  fixent  que  dans  le 
souvenir,  et  la  mémoire  elle-même  est  fugitive.  — E.  Marreau. 

Ceux  qui  sont  courageux  savent  vivre  et  mourir  sans  gloire. 
— Yauvenargues. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


337 


UNE  BIBLIOTHÈQUE 

l’art  d’acheter  les  livres,  de  les  classer,  les  conserver  et  s’en  servir. 


III 

Les  formats.  — Il  serait  préférable  de  les 
désigner  par  leurs  dimensions  métriques,  et  non 
plus  par  des  termes  archaïques  : jésus,  raisin, 
ècu , etc.  ; in-octavo,  in-douze,  in-seize,  etc., qui 
n’ont  plus  de  raison  d'être  et  prêtent  à confu- 
sion. — Signature.  — Réclame. — Formats  les  plus 
appréciés  par  les  lecteurs.  — Le  plus  commode 
et  le  meilleur  des  formats. 

Nous  venons,  en  parlant  du  papier,  de  traiter  du 
fond  et  de  la  base  du  livre  : nous  allons  nous  occuper 
à présent  de  ses  dimensions,  de  son  format  ; nous 
examinerons  ensuite  l’impression.  Si  techniques 
et  arides  que  peuvent  paraître  ces  détails,  ils  sont, 
on  le  comprend  de  reste,  l’indispensable  préli- 
minaire de  notre  étude. 

De  ce  que  nous  avons  dit  de  la  fabrication 
actuelle  du  papier,  fabrication  mécanique,  sur  la 
toile  sans  fin,  et  non  plus  uniquement  àla  forme, 

11  résulte  que  les  papiers  d’aujourd’hui  n’ont  plus 
de  formats  invariablement  délimités,  et  que  ces 
expressions  : in-octavo,  in-douze,  in-seize,  in-dix- 
huit,  etc.,  ne  signifient  en  quelque  sorte  plus 
rien.  Encore  autrefois  n’avaient-elles  un  sens 
précis  qu’à  condition  d’être  suivies  de  la  dési- 
gnation catégorique  du  papier  : in-octavo  jésus , 
in-douze  raisin,  in-seize  colombier,  etc. 

On  sait  que  : 

L’in-octavo  (in-8)  est  la  feuille  pliée  de  façon  à 
former  8 feuillets  ou  16  pages; 

L’in-douze  est  la  feuille  pliée  de  façon  à former 

12  feuillets  ou  24  pages  ; 

L’in-seize,  la  feuille  pliée  de  façon  à former 
16  feuillets  ou  32  pages  ; 

L’in-dix-huit,  la  feuille  pliée  de  façon  à former 
18  feuillets  ou  36  pages  ; etc. 

La  feuille,  comme  on  le  voit,  donne  toujours 
un  nombre  de  pages  double  du  chiffre  indicatif  du 
format. 

De  même,  en  remontant  : 

L’in-quarto  est  la  feuille  pliée  deux  fois  sur 
elle-même  et  formant  4 feuillets  ou  8 pages; 

L’in-folio,  la  feuille  pliée  une  seule  fois  sur 
elle-même  et  formant  2 feuillets  ou  4 pages  ; 

L’in-plano,  appelé  aussi  format  atlantique,  c’est 
la  feuille  non  pliée,  c’est-à-dire  comprenant  deux 
pages,  le  recto  et  le  verso. 

Mais,  pour  savoir  la  dimension  d’une  de  ces 
pages,  d’une  page  in-8,  par  exemple,  il  est  néces- 
saire de  connaître  la  dimension  de  la  feuille  qui 
a été  pliée  et  a fourni  les  16  pages  de  cet  in-8. 
11  est  évident  que  plus  cette  feuille  sera  grande, 
plus  ces  pages  le  seront. 

C’est  précisément  ce  que  l’épithète  jésus, 


raisin,  colombier , etc.,  nous  apprend:  ainsi  le 
papier  jésus  ayant  0 m.  55  de  long  sur  0 m.  70 
de  haut,  nous  pouvons,  grâce  à ces  chiffres,  nous 
faire  une  idée  exacte  de  l’in-8  jésus  et  en  calculer 
les  dimensions. 

Mais,  dans  le  papier  mécanique,  fabriqué  en 
rouleaux  et  sectionné  à volonté,  ces  termes  pro- 
venant des  anciens  papiers  à la  forme:  jésus, 
raisin,  couronne,  colombier,  etc.,  n’ont  plus  de 
raison  d’être,  plus  de  sens  : il  n’y  a plus  de  mono- 
gramme du  Christ,  plus  de  grappe  de  raisin,  plus 
d’écu,  de  colombe,  etc.,  en  filigrane  dans  la  pâte 
du  papier  ; rien  n’en  fait  plus  reconnaître  à pre- 
mière vue  l’espèce  et  les  dimensions.  Il  serait  donc 
bien  plus  logique,  plus  clair  et  plus  simple  de 
désigner  présentement  les  formats  par  leurs 
dimensions  réelles,  exprimées  en  centimètres  ou 
millimètres;  au  lieu  d’in-8  jésus,  dire  0 m.  275 
sur  0 m.  175;  au  lieu  d’in-12  jésus,  0 m.  233  sur 
0 m.  137  ; etc. 

D’autant  plus  qu’avec  le  système  bâtard  actuel- 
lement en  usage,  on  arrive  à des  résultats 
singuliers  ; un  volumedeformatin-4,  parexemple, 
se  trouve  être  plus  petit  qu’un  volume  in-8,  un 
in-8  plus  petit  qu’un  in-12,  etc.  (m-4  écu=  0,20 
X0,26;  in-8  colombier  — 0,225x0.315;  — 
in-8  écu  = 0,  13  X 0,20;  in-12  jésus  = 0,137 
XO,  233 ; etc.). 

Chaque  première  page  d’une  feuille  porte  dans 
sa  partie  inférieure  de  droite  un  chiffre,  dit 
signature , qui  indique  le  numéro  de  cette  feuille. 
Au  lieu  de  chiffres,  on  employait  autrefois  les 
lettres  de  l’alphabet:  A,  B,  C,  D...  et  on  mettait, 
en  outre,  au-dessous  de  la  dernière  ligne  de  chaque 
feuille,  à droite,  le  premier  mot  de  la  feuille 
suivante,  toujours  afin  de  faciliter  le  classement 
des  feuilles,  l'assemblage.  Ce  mot,  ainsi  placé  en 
vedette  au  bas  de  la  dernière  page,  s’appelait  la 
réclame.  On  a fini  par  la  supprimer,  considérant 
qu’elle  faisait  double  emploi  avec  la  signature. 

La  signature  permet,  ou  plutôt  devrait  per- 
mettre, de  déterminer  facilement  le  format  d’un 
livre. 

Puisque  nous  savons,  par  exemple,  que  l’in-4 
a sa  feuille  pliée  de  façon  à donner  8 pages, 
il  est  clair  que  la  deuxième  feuille  commencera 
à la  page  9,  et  que  c’est  au  bas  de  cette  page  9 
que  figurera  lasignature  2.  Le  chiffre  3 se  trouvera 
de  même  au  bas  de  la  page  17  ; le  4,  au  bas  de  la 
page  25  ; etc. 

Mais  une  feuille  de  format  plus  petit,  in-18, 
in-24,  in-32...ne  se  plierait  pas  aisément,  surtout 
si  le  papier  était  un  peu  fort;  elle  renflerait, 
gondolerait,  aurait  trop  gros  dos  et  se  prêterait 
difficilement  au  brochage  ou  à la  reliure. 


338 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Parfois  même  le  tirage  aussi  bien  que  le  pliage 
ne  pourraient  pas  s’effectuer.  On  sectionne  donc 
ces  feuilles,  on  les  partage  en  cahiers,  cartons  ou 
encarts,  qui  tous  nécessairement  portent  aussi 
une  signature,  afin  qu’on  puisse  les  classer  et 
assembler,  d’où  une  nouvelle  cause  de  confusion. 
Une  feuille  d’un  volume  in-18,  par  exemple 
(36  pages),  se  tirera  soit  en  3 cahie  rs  de  12  pages 
chacun,  soit  en  2 cahiers,  l’un  de  24  pages,  l’autre 
de  12,  et  ayant  tous  leur  signature  distincte,  — 
ce  qui  évidemment  n’aiderait  pas,  à l’occasion,  à 
déterminer  le  format. 

On  voit  combien  cette  question  ' des  formats 
abonde  en  complications  et  en  contradictions.  Les 
bibliographes  modernes  ont  maintes  fois  protesté 
et  ne  cessent  de  protester  contre  ces  termes  et 
usages  surannés.  M.  Græsel  écrit  dans  son  Manuel 
de  Bibliothéconomie  (p.  197)  : 

« Depuis  que,  grâce  à l’emploi  de  la  machine, 
on  est  arrivé  à donner  au  papier  des  dimensions 
considérables,  les  dénominations  traditionnelles 
employées  jusqu’ici  ont  perdu  leur  raison  d’être, 
une  feuille  repliée  trois  ou  quatre  fois  pou- 
vant encore  produire  un  format  correspondant, 
comme  dimensions,  à ce  qu’on  appelait  jadis  un 
in-folio;  aussi  a-t-on  reconnu  partout  la  nécessité 
d’adopter,  pour  déterminer  les  formats,  des 
règles  fixes  et  invariables,  et  avec  d’autant  plus 
de  raison  que  les  papiers  varient  de  grandeur 
suivant  les  régions  et,  dans  la  même  région, 
suivant  les  fabriques.  Toutefois  les  différents  pays 
n’ont  pu  encore  arriver  à s’entendre,  ce  qui  serait 
pourtant  très  désirable,  sur  les  mesures  conven- 
tionnelles à adopter...  En  France,  l’ordonnance 
ministérielle  du  4 mai  1878  a tranché  la  question, 
en cequiconcerne  lesbibliothèques universitaires, 
en  établissantles  désignations  suivantes  : 1°  Grand 
format  (comprenant  tous  les  volumes  dépassant 
35  centimètres)  ; 2°  Moyen  format  (comprenant 
les  volumes  hauts  de  25  à 35  centimètres)  ; 
3°  Petit  format  (comprenant  les  volumes  au-des- 
sous de  25  centimètres).  » 

Voici  d’ailleurs  le  passage  textuel  de  cette 
circulaire  ministérielle,  à laquelle  il  vient  d’être 
fait  allusion  : 

« Il  est  inutile  de  préciser  ici  les  moyens  de 
déterminer  chaque  format.  A l’époque  où  le  papier 
était  fabriqué  selon  des  règles  de  dimension  qui 
variaient  peu,  on  reconnaissait  le  format  en 
comptant  les  pages  de  la  feuille  d’impression.  Les 
désignations  d’in-folio,  in-quarto,  in-octavo  repré- 
sentaient alors  une  hauteur  fixe.  Il  n’en  est  plus 
de  même  aujourd’hui  que  les  feuilles  d’impression 
sontde  dimensions  très  différentes,  et  que  certains 
in-octavo  deviennent  plus  grands  qu’un  in-folio 
du  xvie  siècle.  L’indication  actuelle  a donc  perdu 
son  ancienne  signification,  car  elle  ne  répond 
pas  toujours  à l’indication  de  la  hauteur  du 
livre  ; elle  doit  être  abandonnée  pour  les  dési- 
gnations suivantes,  répondant  aux  dimensions 
réelles  : 


« 1°  Grand  format  (comprenant  tous  les 
volumes  dépassant  35  centimètres)  ; 

« 2°  Moyen  format  ( comprenant  les  volumes 
hauts  de  25  à 35  centimètres)  ; 

« 3°  Petit  format  (comprenant  les  volumes  au- 
dessous  de  25  centimètres  (1).  » 

« Il  serait  à désirer,  dit  de  son  côté  M.  Édouard 
Rouveyre,  qu’à  l’avenir  les  libraires  annonçassent, 
sur  leurs  catalogues,  la  hauteur  et  la  largeur  des 
livres  en  centimètres,  indépendamment  de  la 
désignation  du  format,  qui  jouerait  ici  un  rôle 
secondaire  (2).  » 

Pour  se  faire  comprendre,  les  éditeurs  et  les 
libraires  en  sont  même  arrivés  à désigner  les 
volumes  d’un  format  par  le  nom  d’un  autre 
format.  Ainsi  les  petits  volumes  de  l’ancienne 
« Librairie  nouvelle»  de  Bourdillat  sont  des  in-8, 
comme  on  peut  s’en  assurer  par  les  signatures, 
et  ils  sont  annoncés  sur  le  verso  des  couvertures 
tantôt  comme  des  in-18  (Cf.  couverture  : Balzac, 
le  Lys  dans  la  vallée,  1857),  tantôt  comme  des 
in-16  ( Cf.  couverture  : Balzac,  la  Recherche  de 
l’Absolu,  1858).  Etce  sont  les  mêmes  livres  appar- 
tenant aux  mêmes  éditions,  aux  mêmes  tirages, 
ainsi  différemment  et  contradictoirement  qua- 
lifiés. 


Depuis  les  débuts  de  l’imprimerie,  les  formats 
les  plus  appréciés  du  public  semblent  avoir  été 
toujours  en  décroissant. 

L’in-folio  était  le  format  des  premiers  livres, 
des  incunables  (incunabulum,  berceau),  et, 
malgré  les  admirables  petits  in-8  d’Alde  Manuce 
et  de  Sébastien  Gryphe,  les  savants  du  xvp  siècle 
tenaient  en  mépris  tous  les  volumes  qui  n’avaient 
pas  les  plus  grandes  dimensions.  On  jugeait 
alors  en  quelque  sorte  de  la  valeur  d'un  ouvrage 
d’après  son  ampleur  et  sa  taille. 

Scaliger,  au  dire  du  passionné  érudit  Adrien 
Baillet,  « raille  Drusius  pour  la  petitesse  de  ses 
livres;  et  J.  Morel,  l’un  des  plus  grands  impri- 
meurs de  son  temps,  se  plaignait  au  savant 
Puteanus,  rival  de  Juste  Lipse,  que  ses  livres 
étaient  trop  petits  pour  la  vente,  et  que  les  chalands 
n’en  voulaient  pas  (3)  ». 

Les  livres  de  format  inférieur  à l’in-folio,  les 
in-8  ou  in-12,  étaient  surtout  alors  des  livres  de 
piété,  des  « livres  d’heures  ». 

Il  est  juste  cependant  de  reconnaître  que  l’in-8, 
dont  l’origine  est  généralement  attribuée  à Aide 
Manuce,  — l’inventeur  de  la  lettre  italique,  dite 
aussi  et  par  suite  aldine,  qu’une  légende  affirme 
avoir  été  exactement  copiée  sur  l’écriture  de 
Pétrarque  (4),  — avait  rencontré  bon  accueil  à 

(1)  A.  Bantoux,  Instruction  générale  relative  au  service  des 
Bibliothèques  universitaires,  4 mai  1878,  apud  A.  Maire,  Ma- 
nuel pratique  du  Bibliothécaire , p.  433. 

(2)  E.  Rouveyre,  Connaissances  nécessaires  à un  Biblio- 
phile, t.  II,  p.  52  (5e  édition). 

(3)  L.  Lalanne,  Curiosités  bibliographiques , p.  293. 

(41  II.  Bouchot,  le  Livre,  p.  110. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


339 


l’étranger.  Ces  volumes  qu’on  pouvait  glisser 
dans  la  poche  et  emporter  aisément,  qui  con- 
tenaient autant  de  matière  que  les  in-4  et  coû  taient 
moins  cher,  avaient  trouvé  de  nombreux  partisans. 
Aide  Manuce  reçut  même  du  sénat  de  Venise  une 
récompense  pour  avoir  créé  ou  vulgarisé  l’in- 8 : 
on  lui  octroya  le  privilège  d’employer  seul  ce 
format  pendant  une  période  de  dix  années,  ce 
qui  n’empêcha  pas  les  imitations  et  la  concur- 
rence de  se  produire. 

Au  xvne  siècle,  et  en  dépit  du  succès  des 
Elzevier,  les  gros  et  grands  volumes  étaient 
encore  les  plus  appréciés.  « Leurs  formats  et 
leurs  caractères  (des  Elzevier)  étaient  trop  petits  », 
remarque  très  justement  M.  Henri  Bouchot  (i). 

Nous  voyons  au  xvin°  siècle  le  format  in-4 
employé  de  préférence  par  les  imprimeurs  de 
Hollande,  même  pour  les  recueils  de  poésies, 
que  nous  imprimons  à présent,  au  contraire,  en 
volumes  de  menues  et  coquettes  dimensions,  en 
in-18  ou  in-24. 

Mais  l’in-8  ne  tarde  pas  à triompher,  et  il  n’est 
pas  de  bibliographe  de  la  première  moitié  du 
xixe  siècle  qui  ne  le  prône  et  ne  le  recom- 
mande. L’érudit  et  consciencieux  Gabriel  Peignot 
insiste  maintes  fois  notamment  sur  les  mérites 
de  l’in-8. 

« Nous  citons  de  préférence  les  éditions  in-8, 
écrit-ildans  son  Manuel  du  Bibliophile,  parce  que 
ce  format,  tenant  le  milieu  entre  les  plus  grands  et 
les  plus  petits,  nous  paraît  le  plus  décent,  le  plus 
convenable,  le  plus  propre  à former  une  biblio- 
thèque qui  présente  un  aspectrégulier  ; d’ailleurs, 
l’in-8  est  ordinairement  imprimé  en  caractères 
assez  forts  pour  ne  point  fatiguer  les  vues  faibles.  » 

Et  ailleurs  : 

« Si  un  amateur  ne  voulait  posséder  qu’une 
collection  choisie  de  300  volumes,  je  lui  conseil- 
lerais de  tâcher  de  la  former  entièrement 
d’ouvrages  de  même  format,  et  de  prendre  l’in-8.  » 

Ludovic  Lalanne  patronne  également  le  format 
in-8,  « auquel  on  revient  toujours  »,  déclare-t-il. 

Le  format  employé  et  vulgarisé  à partir  de 
1838,  par  l’éditeur  Gervais  Charpentier,  et  connu 
sous  le  nom  de  format  Charpentier , — c’est  un 
in-18  jésus  ayant  pour  dimensions  0,  18  X 0,  12 
(théoriquement  0,1833  x 0,1166),  — est  actuel- 
lement le  plus  répandu,  pour  les  ouvrages  de 
littérature  du  moins,  et  il  nous  paraît  tout  à fait 
digne  de  sa  vogue,  il  mérite  toutes  nos  préfé- 
rences. 

En  voici  les  motifs. 

Le  malheur  veut  que  la  plupart  des  liseurs 
assidus,  des  plus  constants  amis  des  livres,  de- 
viennent myopes,  parfois  même  longtemps  avant 
la  vieillesse.  Il  leur  faut  tenir  à la  main,  à proxi- 
mité de  leurs  yeux,  le  volume  qu’ils  lisent  ; si, 
au  lieu  de  le  tenir,  ils  le  posent  devant  eux  sur 
une  table,  cela  les  contraint  à pencher  la  tête, 
souvent  très  bas,  selon  leur  degré  de  myopie  : 

(I)  Loc.  cil.,  p.  170. 


d’où  une  congestion  plus  ou  moins  rapide.  C'est 
donc  d’ordinaire  et  presque  forcément  livre  en 
main  qu’ils  lisent  : il  est  donc  bon,  il  est  donc 
indispensable  que  ce  volume  ne  soit  pas  trop 
lourd  : l’in-18,  moins  grand  que  l’in-8,  pèse  moins 
que  lui,  avec  un  nombre  de  pages  égal  et  de  même 
pâte  de  papier,  et  par  conséquent  fatigue  moins  la 
main.  Nos  appartements  modernes,  dans  les  gran- 
des villes,  à Paris  principalement,  sont  exigus,  et 
la  place  nous  y est  parcimonieusement  mesurée  : 
l’in-18  est  moins  encombrant  que  l’in-8,  et,  sous 
un  format  plus  restreint,  contient  ou  peut  con- 
tenir autant  de  matière.  Il  n’y  a souvent  que  les 
marges  qui  diffèrent.  Cela  est  si  vrai  que  plusieurs 
éditeurs,  après  avoir  fait  paraître  un  ouvrage  en 
in-8,  le  publient  en  in-18  sans  changer  la  justifi- 
cation, c’est-à-dire  la  « longueur  des  lignes  «(Littré) 
et  en  se  servant  de  la  même  composition.  Exem- 
ple : la  maison  Calmann-Lévy  et  nombre  de  ses 
volumes  : Correspondance  de  Mérimée,  de  Dou- 
dan,  de  Balzac,  etc.,  etc.  Ces  volumes,  dont  on  a 
eu  soin  de  prendre  les  empreintes,  sont  mis  en 
vente  d’abord  en  in-8  à 7 fr . 50  ; puis,  lorsque 
cette  vente  est  épuisée,  les  clichés  de  ces  em- 
preintes servent  à tirer  les  in-18,  cotés  3 fr.  50  : 
ce  système  a le  triple  avantage  de  contraindre  les 
personnes  pressées  de  lire  un  de  ces  volumes  à 
le  payer  7 fr.  50  au  lieu  de  3 fr.  50,  d’augmenter 
de  cette  différence  les  bénéfices  de  l’éditeur,  et 
aussi  de  permettre  aux  amateurs  de  grands  pa- 
piers de  satisfaire  leur  goût. 

D’autres  motifs  militent  encore  en  faveur  du 
format  in-18  et  le  font  de  plus  en  plus  préférera 
l’in-8  : l’in-18,  de  dimensions  moindres  que  l’in-8, 
coûte  moins  cher  de  reliure  ; il  se  met  plus  com- 
modément dans  la  poche  ; etc. 

Il  va  sans  dire  que  certains  ouvrages  d’étendue 
considérable,  comme  les  encyclopédies  et  diction- 
naires, d’autres,  ornés  de  dessins  ou  de  planches, 
exigent  presque  toujours  un  format  plus  grand 
que  l'in- 18. 

Il  va  de  soi  également  que  nous  ne  répudions 
pas  les  formats  qui  se  rapprochent  de  très  près  du 
format  Charpentier,  celui,  par  exemple,  de  l’an- 
cienne petite  collection  Lefèvre  (0  m.  166  x 
Om.  105),  et  de  l’ancienne  « Librairie  nouvelle  » 
de  Bourdillat  (mêmes  dimensions),  de  la 
« Nouvelle  Bibliothèque  classique  » de  Jouaust 
(0  m.  178  x 0 m.  144),  etc. 

Quant  aux  in-32  jésus  (0  m.  13x0  m.  08),  aux 
in-36,  etc.,  à tous  ces  volumes  qui,  d’une  façon 
générale  et  en  termes  vulgaires,  sont  moins  longs 
que  la  main,  ils  sont  trop  peu  pratiques,  offrent 
de  trop  nombreux  inconvénients  pour  être  recom- 
mandés. 

D’abord  l’impression  y est  presque  toujours  et 
forcément  microscopique.  Ensuite  ces  petits 
volumes  s’accommodent  mal  de  la  reliure  : les 
pages  n’ayant  pas  assez  de  marge  intérieure,  ni 
assez  de  jeu,  ni  assez  de  poids,  ils  s’ouvrent  mal, 
quand  ils  sont  reliés  : on  ne  peut  quasi  plus 


340 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


s’en  servir.  Les  travailleurs,  qui  ont  parfois  be- 
soin d’inscrire  quelque  annotation  sur  les  mai’ges 
de  leurs  livres,  ne  peuvent  le  faire  avec  ces 
«éditions  diamant  » : la  place  manque.  Elles 
n’ont  leur  utilité  que  pour  les  ouvrages  qu’on 
désire  emporter  avec  soi,  les  vade-mecum  qu’on 
tient  à avoir  toujours  dans  sa  poche,  afin  de  les 
consulter  ou  de  les  relire  à volonté,  tels  que 
certains  manuels,  guides,  indicateurs,  etc.,  ou 
des  chefs-d’œuvre  comme  les  Fables  de  La 


Fontaine,  les  Odes  d’IIorace,  les  Satires  de 
Régnier,  le  Théâtre  de  Molière  ou  de  Racine,  etc. 

Une  curieuse  particularité  nous  a été  signalée 
par  plusieurs  libraires  : les  in-8  et  généralement 
les  volumes  de  grand  format,  lourds  à la  main,  se 
vendent  mieux  en  été,  parce  que  beaucoup  de 
personnes  ont  l’habitude  de  lire  au  lit,  et,  durant 
la  chaude  saison,  peuvent  mettre  bras  et  épaules 
hors  des  couvertures  sans  se  refroidir. 

Albert  CIM. 


L’HISTOIRE  DE  BÉBÉ 


...  Il  est  maintenant  un  grand  garçon  qui  va  au 
collège,  apprend  des  tas  de  choses,  y compris  des 
vilains  mots,  fait  de  la  bicyclette  ; il  n’a  plus  ses 
longs  cheveux  bouclés  sur  les  épaules,  - — et  la 
mélancolie  me  vient  du  temps  où  il  était  tout 
petit,  et  où,  pendant  la  première  année  de  sa  vie, 
j’ai  tenu  un  journal  presque  quotidien  de  sa  mi- 
gnonne personnalité.  Les  feuillets  en  jaunissent, 
l’encre  s’efface  par  endroits,  et,  dans  le  tiroir  aux 
souvenirs,  il  m’a  semblé  prendre  une  très  ancienne 
chose,  qui  cependant  demeure  toujours  d’actua- 
lité, conserve  le  même  charme  que  jadis,  pour- 
rait être  écrite  d'hier,  le  sera  encore  peut-être 
demain.  Il  y a des  sujets  éternels,  dont  seules  les 
circonstances  varient,  et  ce  Carnet  d’un  papa 
n’a  pas  de  date;  j’en  détache  des  fragments  pour 
accompagner  les  jolies  aquarelles  de  mon  ami, 
le  maître-peintre  des  enfants,  Jean  Geoffroy  ; et, 
comme  dans  le  refrain  célèbre, 

Si  cette  histoire  vous  amuse 

Nous  pourrons  la  recommencer. 

...  Il  fait  grand  jour,  tout  est  remis  en  place, 
la  chambre  est  rangée,  le  lit  de  misère  (selon  la 
si  éloquente  expression  populaire)  est  ôté,  la  jeune 
femme  est  étendue,  un  peu  pâlotte,  dans  son 
grand  lit  tout  blanc,  et  ses  yeux  vont  du  père 
étonné,  ému  de  reconnaissance,  à l’enfant  que 
pouponne , avec  des  gestes  d’une  aisance  habituelle, 
la  sage-femme  demeurée... 

...  Du  minuscule  corps  rouge  et  fragile,  une 
seule  partie,  les  mains,  présente  une  netteté  éton- 
nante de  perfection,  mais  des  mains  de  vieillard, 
avec  toutes  les  rides,  tous  les  plis,  les  phalanges 
sans  méplats,  les  ongles  pâles  et  opaques  comme 
chez  les  vieux,  à la  fin  de  leur  vie,  quand  il  n’y  a 
presque  plus  de  sang. 

...  Dans  la  chambre  qu’éclaire  à demi,  d’une 
lueur  blanchâtre  traversant  la  porcelaine,  une 
veilleuse  dont  par  moments  l’huile  crépite  avec 
un  bruit  sec,  agaçant,  le  berceau,  ses  rideaux  fer- 
més, emplit  un  coin,  barre  la  vue  de  sa  conque  de 
mousseline  à raies  bleues;  un  souffle  impercep- 
tible s’en  échappe,  accentué  de  gestes  qu’on  de- 
vine, les  petites  mains  issant  des  couvertures,  et 
s’agitant  hors  de  la  brassière  de  laine  ; à des  ins- 
tants de  réveil  essayé  s’entend  un  mièvre  vagis- 
sement, la  révélation  d’un  être  vivant,  d’une  troi- 


sième personne  en  cette  pièce  où  nous  avions 
l’habitude  de  n’être  que  deux,  et  notre  anxiété, 
notre  sollicitude,  notre  amour  est  sans  cesse  in- 
quiété par  ce  faible  souffle  qui  bruit  doucement. 

...  En  la  grande  cuvette  aux  arabesques  de  ro- 
seaux, Bébé  prend  son  premier  bain,  tout  son 
petit  être  gigotant  entre  les  bords  haut  relevés 
de  la  porcelaine;  de  la  tête  qu’on  lui  soutient  à 
cause  de  la  nuque  pas  encore  ossifiée,  les  yeux 
grands  ouverts,  mais  qui  ne  voient  pas,  semblent 
exprimer  quelque  chose,  le  contentement  de  vivre, 
la  joie  de  cette  eau  bienfaisante  qui  cependant  le 
fait  crier  un  tantinet  lorsque  avec  une  mignonne 
éponge  on  lui  en  passe  sur  sa  frimousse  ; les  bras, 
les  jambes  s’agitent,  s’arc-boutent,  tentant  des 
efforts  quasi  conscients. 

Bien  douillettement  niché  dans  ses  langes 
chauds,  Monsieur  a maintenant  l’air  béat  d’un 
chanoine  en  miniature,  reposant  d’un  sommeil 
très  calme. 

...  Gare  Montparnasse,  quatre  heures  du  matin; 
sous  la  marquise  de  fonte,  entre  les  voyageurs 
affairés  qui  surveillent  le  chargement  de  leurs 
malles  sur  les  petits  omnibus  du  chemin  de  fer, 
des  femmes  à la  coiffe  blanche  errent,  dépaysées, 
attendent,  leur  baluchon  sous  le  bras.  A une, 
jeune,  blonde,  l’air  doux  : « Vous  arrivez  de  la 
part,  de  Mme  X...  de  Guincamp?  — la»,  répond- 
elle,  et,  dans  un  patois  presque  incompréhensible, 
dit  qu’un  monsieur  doit  venir  la  chercher  à la 
gare. 

Dans  le  fiacre,  un  sapin  de  nuit,  attelé  d’une 
pauvre  rosse  fouaillée  par  un  vieux  cocher  à 
brûle-gueule  noirci,  voilà  le  papa  et  la  nourrice 
qui  traversent  le  Paris  matinal  sans  tramways  ni 
omnibus,  la  chaussée  peuplée  seulement  des  tra- 
vailleurs qui  se  rendent  aux  ateliers  ; la  fille  pleure, 
essuie  ses  yeux  avec  un  gros  mouchoir  à carreaux, 
regarde  par  la  portière  l’immense  agglomération 
de  maisons,  et  ne  trouve  qu’une  phrase  pour  tra- 
duire son  impression  : « C’est  plus  grand  que 
Guincamp  ! » Aux  yeux  des  passants  qu’on  croise, 
c’est  légèrement  ridicule,  ce  monsieur  en  chapeau 
haute  forme  côte  à côte  en  fiacre  avec  cette  Bre- 
tonne qui  sanglote. 

...  Dans  la  maisonnette  où  la  maman  attend,  sa 
curiosité  éveillée,  la  nourrice  pénètre  et  demande 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


341 


à voir  le  gas;  elle  le  prend  dans  son  berceau, 
l’entrasse  en  curé  par  l’apposition  des  joues,  et, 
le  corsage  dégrafé,  avec  une  impudeur  d’inno- 
cente, lui  donne  à téter  : « Des  seins  de  statue  », 
dit  la  sage-femme  qui  la  vient  visiter.  Assise  au 
pied  du  lit,  et  penchée  sur  son  nourrisson,  sa 
coiffe  blanche  ombrant  sa  figure  hâlée,  le  profil 
très  pur,  cela  fait  un  tableau  joli,  semble  quelque 
œuvre  de  primitif. 


A mesure  que  les  jours  se  succèdent,  c’est  un 
plaisir  de  voir  grossir  et  se  développer  le  petit 
être  ; au  moment  de  la  toilette,  tandis  que  des  cris 
répétés  semblent 
protester  contre 
les  virevoltes  du 
désemmaillotage 
le  corps  apparaît 
les  langes  ôtés, 
il  apparaît  mi- 
nusculement  râ- 
blé, avec  des 
jambes  qui  gigo- 
tent, s’appuient 
des  talons  comme 
pour  se  dresser 
par  des  coups  de 
reins  ; la  chair 
est  ferme,  grasse, 
blanche,  les  mol- 
lets accentués, 
les  genoux  bien 
ronds  et  remplis 
faisant  deviner 
la  charpente  intérieure  solidifiée;  et  dans  tout  ce 
bébé  qui  s’agite,  dans  ces  menottes  qui  battent 
l’air,  dans  ces  petons  qui  s’arc-boutent  et  aussi 
dans  ces  grands  yeux  qui  suivent  du  regard, 
s’éveille  maintenant  une  individualité  précise. 

...  Délaissant  la  tasse  de  café  à peine  finie  et  le 
farniente  de  la  cigarette,  il  a fallu  ce  matin,  après 
déjeuner,  prendre  Bébé  et  le  promener  d’abord 
dans  le  jardin,  puis  dans  la  maison,  et  comme  il 
était  méchant  sans  vouloir  s’endormir,  on  l’a  me- 
nacé de  l’ogre  (déjà!),  et  l’ogre  c’était  une  drola- 
tique statuette  de  Goquelin  Cadet,  monologuant, 
avec  ses  grandes  dents... 

...  On  a pesé  Bébé  ainsi  que  l’a  recommandé  le 
médecin  ; sur  un  des  plateaux  de  la  balance,  on  a 
posé  un  carton  de  chez  Délion,  et  à la  place  de 
son  chapeau  d’amazone  la  maman  a mis  l’enfan- 
telet,  très  drôle  ainsi,  tout  nu,  la  nuque  appuyée 
au  rebord... 

...  Qui  se  douterait  que  Jean- Jacques,  dont  la 
conduite  ne  fut  pourtant  pas  absolument  irrépro- 
chable pour  ses  enfants,  est  l’auteur  de  la  plus 
jolie  berceuse,  lancinante  et  douce,  ronronnante 
et  mélodique  ; les  paroles,  qui  sont  de  lui  ainsi  que 
la  musique,  ont  une  simplicité  vieillotte  tout  à fait 
charmante  : 


Que  le  jour  nie  dure, 

Passé  loin  de  toi! 

Toute  la  nature 

N’est  plus  rien  pour  moi. 

Le  plus  vert  borage, 

Quand  tu  n’y  es  pas, 

N’est  qu’un  lieu  sauvage 
Pour  moi  sans  appâts. 

Aux  commencements  de  sa  vie,  les  trois  pre- 
miers jours,  quand  je  prenais  Bébé  pour  le  prome- 
ner, le  hasard  fit  qu’une  fois  il  s’endormit  en 
m’entendant  fredonner  l’air  de  Jean- Jacques,  et 
depuis,  alors,  ce  fut  comme  une  habitude,  tou- 
jours le  même  fredon  berçait  le  petit. 

Et  pour  nous  c’est  une  amusante  évocation  du 


bon  vieux  temps,  tout  un  siècle  qui  revient  pré- 
sent, le  dix-huitième,  avec  sesjoliesses  d’art,  ses 
mignardises,  et  aussi  sa  poésie  simple,  un  peu 
mélancolique  sous  son  affadissement  de  poudre 
de  riz  et  de  perruques... 

Que  le  jour  me  dure, 

Passé  loin  de  toi  !... 

...  On  a enfermé  dans  des  malles  la  garde-robe 
de  Bébé,  ou  plutôt  les  étoffes  pour  lui  faire  ce 
dont  il  a besoin,  car  il  grandit,  et  déjà  sont  trop 
petits  les  bas,  les  chaussons,  les  culottes,  les  bon- 
nets; on  l’a  enveloppé  dans  sa  grande  pelisse 
doublée  de  satin  rose  dont  le  capuchon  bordé  de 
fourrure  le  fait  ressembler  à une  sorte  de  capu- 
cin, et  — l’on  part. 

...  Saint-Raphaël  : une  carriole  cahin-caha,  par 
cette  route  merveilleuse  bordée  de  villas  dans  les 
roses,  cette  route  aussi  belle,  mais  plus  intime, 
plus  coquette,  plus  privée  que  celle  de  la  Cor- 
niche, nous  transballe  à Boulouris,  dans  une  forêt 
de  pins  dont  la  senteur  bonne  vous  prend  aux 
poumons,  vous  rassérène  ainsi  que  la  brise  de  la 
Méditerranée,  vous  emplit  de  santé. 

Que  c’est  loin,  le  Paris  où  l’on  grelottait,  la 
maisonnette  où  l’on  s’acoquinait  auprès  des  pre- 


342 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


miers  feux,  la  jardinet  où  le  vent  d’automne  en- 
traînait les  feuilles  jaunies  en  des  rondes  funèbres, 
que  c’est  loin,  tout  ça  ! Nous  sommes  dans  le  soleil, 
dans  une  tiédeur  embaumée,  et  ce  matin  Bébé  a 
été  faire  sa  première  promenade  au  bord  de  la 
mer,  au  long  d’une  anse  abritée  où,  au  delà  de  la 
plage  de  varech  apporté  par  la  lame,  l’eau  bleue 
se  brise  et  jaillit  parmi  les  roches  roses.  Le  paysage 
est  délicieusement  calme,  animé  par  instants  d’une 
voile  blanche  au  loin,  point  qui  s’augmente  ou  di- 
minue, — espoir  qui  grandi  tou  chagrin  qui  s’efface. 

Une  alerte  : « N’est-ce  pas  Bébé  qui  crie?  » et  à 


rapide  qui  passe;  on  distingue  dans  les  arbres, 
à travers  les  flocons  de  fumée  blanche,  les 
clartés  des  wagons;  la  vision  s’éteint,  le  bruit 
s’éloigne,  la  nuit  reprend  sa  quiétude,  — et 
c’est  très  triste,  dans  la  résonnance  des  murs 
blancs  de  l’auberge,  les  cris  de  Bébé  qui  par- 
viennent. Qu’a-t-il?  on  cherche,  on  s’empresse, 
on  lui  donne  de  la  fleur  d’oranger,  et  le 
père,  revenu,  anxieux,  le  distrait  pendant  les 
médicamentations  plus  intimes,  lui  agite  devant 
les  yeux,  pour  l’empêcher  de  pleurer,  son  petit 
hochet  à grelot,  un  poupon  d’argent  au  bout 
d’un  manche  de  nacre,  un  joli  bibelot  qu’a 
donné  la  marraine  Sarah  aux  pri- 
mes heures  de  la  naissance. 

Et  ainsi  jusqu’au  matin  ; la 
forêt  s’éveille  avec  le  jour  qui 
est  venu,  main- 
tenant des  remue- 
ments bruissent 
dans  la  maison,  les 
gens  d’au-dessus  se 
lèvent,  on  distingue 
sur  la  route  proche 
le  cahotement 
d’un  chariot, 
on  ouvre  les 
volets  après 
avoir  éteint 
la  veilleuse, 


la  maman  qui  a sursauté  dans  son  lit  à une 
plainte  plus  aigue,  le  père  réveillé,  inquiet  depuis 
quelque  temps,  fait  une  réponse  affirmative  et  se 
lève  ; bientôt,  chez  la  nourrice,  tout  le  monde  est 
réuni,  et,  à la  lueur  faible  de  la  veilleuse,  ne  se 
voit  même  pas  le  ridicule  des  costumes  som- 
maires improvisés  ; l’aubergiste  elle-même  est  là  : 
ayant  eu  cinq  enfants,  elle  vient  offrir  le  secours 
de  son  expérience. 

Il  est  trois  heures.  Inutile  presque  et  embar- 
rassant, monsieur  à qui  l’on  ne  veut  pas,  par  affec- 
tion jalouse,  laisser  pouponner  Bébé,  revient 
dans  sa  chambre  et  ouvre  la  fenêtre.  Le  ciel,  en- 
nuagé, est  sombre;  un  vent  frais  secoue  les  branches 
des  pins  en  face,  et,  là-bas,  on  entend  la  mer  qui 
se  brise  aux  rochers  du  bord.  Tout  à coup,  le  si- 
lence de  la  nuit,  que  commencent  d’animer  les 
coqs  claironnant  la  prochaine  aurore,  s'emplit 
d’un  grondement  qui  grossit  peu  à peu,  s’appro- 
che ;...  un  éclair  à droite  dans  la  forêt,  c’est  le 


et,  à la  clarté  de  ce  vilain  dimanche  pluvieux, 
Bébé  apparaît  très  pâle,  les  yeux  cernés,  son 
petit  être  tout  essoufflé  de  sa  crise  de  la  nuit. 

Il  faut  appeler  le  médecin,  à 3 kilomètres 
de  là,  à Saint-Raphaël  : l’aubergiste  envoie  son 
mari,  — et  ce  piéton  que  nous  devinons  sur  la 
route,  marchant  hâtif  vers  la  ville,  va  nous  cher- 
cher un  peu  de  tranquillité,  de  sécurité. 


Bébé  grandit,  et  devient  de  plus  en  plus  un 
petit  personnage  déjà  intéressé  à ce  qui  l’entoure, 
reconnaissant  son  monde,  promenant  de  façon 
drôle  et  intelligente  ses  regards.  Ce  soir,  au  soleil 
couchant,  nous  l’avons  emmené  au  bord  de  la  mer, 
et,  sans  qu’il  soitbesoin  de  l’amusementdu  hochet 
accoutumé,  le  spectacle  a suffi  pour  le  faire  rester 
sage  ; à travers  les  branches  des  pins,  la  pourpre 
du  couchant  envoyait  un  joli  ton  rosé,  tandis  qu’à 
l’horizon,  là-bas,  les  collines  se  bleutaient  du  cré- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


puscule,  et  qu’à  nos  pieds,  la  mer,  secouée  par  la 
brise  pies  soirs,  se  brisait  avec  fracas  contre  les 
roches  ourlées  d’une  écume  blanche  jaillissante. 
Bébé,  comme  au  spectacle,  regardait,  son  attention 
surtout  attirée  par  les  dernières  lueurs  du  soleil, 
et  content,  il  souriait,  chantait,  se  démenait... 

...On  est  forcé  déjà  de  s’occuper  de  ce  petit  cer- 
veau qui  demande,  de  ces  yeux  qui  comprennent, 
de  ces  gestes  qui  sont  conscients,  volontaires, 
entêtés  même,  et  la  bonne,  qui  cause  avec  lui, 
retrouve  d’amusantes  phrases  du  patois  de  son 
pays  : Fais  douce  veut  dire  : « embrasse  » ; il 
fait  pouce  signifie  : « il  joint  les  mains  » ; à 
crou-crou  c’est  « accroupi  ». 

Pour  le  distraire  et  le  faire  jouer,  elle  lui 
compte  sur  les  doigts  : 


Via  übatteu 
Via  l’vinneu 
Via  l’moleu 
Via  l’cuigeu 
Via  l’mingeu 


Voilà  celui  qui  le  bat. 

— le  vanne. 

— le  moud. 

— le  cuit. 

— le  mange. 


343 


et  c’est  une  curieuse  histoire  du  pain  en  cinq  lo- 
cutions très  expressives  et  très  figuratives  : on 
voit,  en  l’écoutant  ainsi,  défiler  toute  une  suite 
de  tableaux  champêtres,  la  batteuse,  le  van,  le 
four,  etc.,  et  la  conclusion  est  pittoresque,  très 
juste  cependant,  via  l’mingeu,  voilà  le  plus  petit, 
c’est  celui  qui  le  mange. 


Un  voyage  long,  très  long,  encombré  de  deux 
chiens,  une  vision  brouillardeuse  de  Paris,  des 
embrassades  et  des  compliments;  puis  le  sevrage, 
huit  journées  de  fatigue,  d’insomnie,  d’éreinte- 
ment,  les  réveils  subits  de  la  nuit  calmés  par  des 
soupes  au  lieu  du  « tété  »,  et  encore  les  inflam- 
mations d’intestins,  les  nourritures  choisies,  les 
boissons  variées,  les  visites  du  médecin,  les  or- 
donnances, les  courses  à la  pharmacie,  les  in- 
quiétudes et  les  tourments,  — en  un  seul  mot  : 
la  vie. 

Maurice  GUILLEMOT. 


RICHELIEU 

(NOUVELLE) 


Vous  êtes  chasseur,  je  suppose,  comme  je  le 
suis  moi-même.  — Eh  bien!  imaginez  que,  tout 
frissonnant  encore  après  lecture  de  ces  enivrants 
récits  de  Gérard,  voire  du  prince  Henri  dans  les. 
Indes,  ou  plus  récemment  de  Foâ,  après  avoir 
avec  eux  noblement  frissonné  et  frémi  à la  fré- 
quentation des  grands  fauves,  et  un  peu  dédai- 
gneux, dèslors,  denotre  humble  gibier  local,  mes- 
quin, menu,  ratatiné,  tué  le  plus  souvent  sans 
péril  et  si  peu  de  gloire,  — imaginez,  dis-je,  que 
vous  vous  trouvez,  comme  moi,  nez  à nez,  dans 
la  rue  de  votre  village  — mettons  même,  comme 
c’est  le  cas,  rue  de  ville  de  province  — par  un 
froid  de  6 degrés,  le  long  d’un  ruisseau  congelé, 
face  à face  avec  un  monstre  tropical,  avec 
un  hippopotame  ! 

Eh  ! eh  ! pas  banal  ! — En  vérité,  c’est  pour- 
tant ce  qui  vient  de  m’arriver...  Et  cessant  de 
badiner,  prenons  le  ton  doctoral. 

Voici  la  chose,  sérieusement  : 

4 4 

On  sait,  ou  on  ne  sait  pas  — en  tout  cas  nul 
n’est  forcé  de  le  savoir  — ■ qu’à  Anvers  et  aussi 
Hambourg,  est  concentré  le  grand  commerce  des 
fauves  du  monde  entier.  C’est  là  que  les  ménage- 
ries s’approvisionnent  en  attractions  et  en  artistes. 

Or  ces  deux  grands  marchés  spéciaux  ont 
leurs  dépôts,  leurs  sous-stations,  — lieux  d’im- 
portation où  l’on  reçoit  les  animaux  directement 
des  pays  mêmes  d’origine. 

On  les  y garde  un  certain  temps  pour  les  réta- 
blir des  fatigues  et  des  émotions  du  voyage,  et 
grosso  modo , les  acclimater,  les  habituer  à 
leur  nouvelle  et  peu  enviable  situation  ; puis, 


remis  sur  pattes,  on  les  expédie  à l’un  des  lieux 
de  concentration. 

C’est  en  passant  ces  jours  derniers  devant  les 
vitres  tout  embuées  d’une  boutique  d’aspect  très 
banal,  — dépôt  pourtant  de  ces  produits  intéres- 
sants, — que  je  m’arrêtai  très  surpris  devant  mon 
hippopotame. 

Je  tairai  le  nom  du  marchand,  je  ne  dirai 
même  pas  la  ville  — grande  ville  du  sud-ouest 
pourtant,  — de  peur  qu’en  sachant  le  nom,  on  ne 
me  prenne  pour  un  Gascon...  et  puis  aussi  ne 
voulant  point  faire  de  réclame.  — Il  va  sans  dire 
cependant  que,  si  quelqu’un  de  mes  lecteurs  ou 
de  mes  aimables  lectrices  avait  la  moindre  velléité 
de  se  payer  un  amour  de  rhinocéros,  un  sédui- 
sant éléphant  ou  mon  extrait  d’hippopotame,  je 
suis  à sa  disposition. 

Car,  je  dois  tout  d’abord  l’avouer,  c’est  un  hip- 
popotame enfant. 

Mais  il  n’importe,  et  même,  tout  petit  qu’il 
soit,  il  n’en  est  que  plus  intéressant. 

Donc,  dans  cette  boutique  étroite,  au  milieu 
d’un  encombrement  de  cages,  remplies  de  serins 
bruyants,  d’oiseaux  des  îles  piaulants,  de  perro- 
quets assourdissants,  on  a ménagé  un  espace 
de  2 à .3  mètres  de  côté,  entouré  d’une 
barrière  légère.  Un  peu  de  paille  est  épandue 
sous  les  pieds,  dans  le  coin  est  une  augette, 
grande  comme  un  bain  de  pieds  pour  le  « tub  » 
constitutionnel, — et  dans  ce  simple  réduit,  bien 
assez  large  pour  lui,  qui  mesure  lm.40  de  long,  et 
68 centimètres  de  hauteur  prise  au  garrot,  entre 
ces  barreaux  de  bois,  près  de  ce  récipient  mes- 
quin, dans  la  chaleur  artificielle  d’un  « chou- 
bersky  » européen,  insouciant  comme  on  l’est  à 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


son  âge,  l’aimable  enfant  ne  semble  pas  trop  hu- 
milié de  sa  nouvelle  destinée  et  prend  le  temps 
comme  il  vient. 

Vainement  j’ai  cherché  dans  son  gros  œil  rond 
quelque  larme  mélancolique,  quelque  fugitive  im- 
pression, rappel,  souvenance  des  roseaux  natals, 
des  espaces  sans  fin  du  Soudan,  des  flots  clairs 
et  bleus  des  grands  lacs  d’Afrique... 

— Point...  qu’un  petit  air  très  fripon,  très 
gentil,  très  innocent. 

La  nature  a rendu  les  petits  plaisants,  et  de 
leur  grâce  a fait  une  force,  pour  apitoyer  ceux 
plus  forts  qui  les  pourraient  opprimer. 

C'est  ainsi  qu’on  trouve  du  charme  dans  un 
petit  hippopotame. 

Le  fait  est  que  « Richelieu  » — 6 irrévérence  ! 
(c’est  le  nom  de  notre  animal)  • — est  le  plus  aima- 
ble des  monstres. 

Richelieu  (j’expliquerai  ce  nom  tout  à l’heure), 
pourtant  pas  beau,  dans  le  sens  esthétique  du  mot, 
avec  sa  tête  engoncée,  son  corps  massif,  ses 
pattes  trop  courtes  et  tortes,  avec  sa  peau  luisante, 
grasse,  de  ton  gris  bleuté  sur  le  dos,  rose  sous  le 
ventre,  sur  les  bajoues,  au  museau,  sur  ce  cou  à 
plis  et  replis  comme  une  nuque  d’apoplectique  ; 
avec  ce  masque  de  boule-dogue,  ce  groin  rond,  ce 
nez  camus,  ces  yeux  comme  des  lobes  glauques  et 
pâles,  ces  oreilles  minuscules,  et  cette  gueule  lip- 
pue, baveuse,  comme  entaillée  par  un  coup  de  hache 
trop  fort,  enfin  — à l’autre  bout  — avec  cette  cu- 
lotte grotesque,  au  fond  plissé  qui  pend  trop  large. 

Tout  ça  paquet  informe  ; un  cube  de  chair 
molle  et  flasque,  une  masse  sans  consistance  qu’on 
devine  faite  pour  flotter. 

Donc,  pas  du  tout  beau  à détailler,  et  pour- 
tant — arrangez  cela,  — du  charme  quand  même, 
je  l’ai  dit,  dans  ce  jeune  monstre,  et  de  la  grâce  ! 

Son  âge?  — A peine  un  an. 

Son  histoire?  — Elle  est  bien  simple... 

Sa  mère  et  lui  vivaient  en  paix  sur  les  bords 
plantureux  et  gras  du  Sénégal,  de  la  Gambie, 
parmi  les  souches,  l’inextricable  fouillis  des  gra- 
minées géantes  et  des  feuillages  tropicaux. 

Ils  dormaient,  paissaient,  plongeaient,  s’ébat- 
taient très  innocemment  dans  les  remous,  à l’om- 
bre des  palétuviers  ; ou  bien,  sous  les  rayons  vivi- 
fiants du  soleil,  dans  la  fange  attiédie,  délicieu- 
sement se  roulaient,  — très  aises  la  mère  et  l’en- 
fant, en  leur  pli  ilosophie,de  ce  modeste  genre  de  vie, 
— quand  quelque  négrillon  méchant  vint  à sur- 
prendre leurs  ébats...  Et  c’est  ainsi  que  bientôt, 
guettée,  épiée,  victime  d’une  ruse  infernale,  un 
beau  soir  la  pauvre  mère,  en  se  rendant  à l’abreu- 
voir, s'effondra  au  fond  de  la  trappe  fatale,  très 
habilement  dissimulée,  hélas!  et  s’empala  sur  un 
pieu  très  aiguisé... 

Un  coup  de  lance  l’acheva  ; et  le  petit,  capturé, 
fut  aussitôt  porté  à la  case  d’un  « traitant  » et 
échangé  sur-le-champ  contre  un  peu  de  « casse- 
poitrine  »,  d’alcool  frelaté  et  autres  drogues  em- 
poisonnées. — Bref,  tout  compte  fait,  pour  la  ré- 


gion, « une  honnête  famille  de  moins,  et  pas  mal 
d’abrutis  de  plus  »... 

Le  traitant,  ravi,  le  transporteà  Saint-Louis  et  le 
revend  un  gros  prix  au  capitaine  du  navire  qui 
l a importé  ici,  du  Richelieu  pour  préciser,  et 
vous  donner  en  même  temps  la  très  simple 
explication  de  l’origine  du  pompeux  nom  de  notre 
animal,  le  Richelieu  de  la  maison  M...  et  P... 
qui  fait  deux  fois  par  mois  la  traversée  du  Sénégal. 

Odyssée  navrante  et  simple  de  notre  jeune 
hippopotame. 

Voilà  trois  mois  qu’il  est  dans  l’étroit  espace 
que  je  vous  ai  décrit  plus  haut...  et  ne  s’en  porte 
pas  plus  mal. 

Au  contraire,  car  il  est  en  convalescence.  — A 
son  arrivée  en  France,  il  fut  atteint  d’une  hernie. 
Opéré,  soigné,  dès  maintenant  il  est  sauvé. 

Sa  nourriture  par  vingt-quatre  heures  se  com- 
pose exclusivement  de  14  à 16  litres  de  lait,  où 
l’on  trempe  2 livres  de  pain  : rien  autre. 

J’ai  dit  son  caractère  aimable.  Il  a des  accès  de 
gaieté,  et,  dame,  si  jeune  et  si  faible  qu’il  soit,  re- 
lativement, ses  jeux  sont  d’un  Hercule  enfant  ! — 
D’un  coup  de  nez  il  enverrait  rouler  un  homme. 

On  comprend  combien  il  est  nécessaire  de  le 
soustraire  à l’influence  fatale  du  froid,  et  plus 
encore,  paraît-il,  aux  variations  de  notre  fan- 
tasque atmosphère. 

De  16  à 18  degrés  lui  sont  nécessaires.  L’eau 
de  son  bain  est  naturellement  attiédie.  Il  y passe 
des  heures  entières,  béatement  ferme  les  yeux, 
secoue  ses  petites  oreilles,  et  paraît  tout  à fait 
heureux  au  milieu  du  nuage  de  vapeur  qui  se 
dégage  de  tout  son  être. 

★ 

* ■¥■ 

Et  comme,  hélas,  en  notre  humaine  condition, 
— que  nous  naissions,  que  nous  mourions,  — 
tout  commence  et  tout  finit  par  une  même  ques- 
tion d’argent!  il  s’ensuit  que  les  hippopotames 
eux  aussi,  qui,  libres,  en  sont  heureusement 
affranchis,  — quand  ils  se  mêlent  à notre  vie  sont 
soumis  aux  mêmes  errements. 

Donc,  pour  « Richelieu  »,  la  question  « chiffre  » 
se  présente  de  la  façon  suivante  : 

Sa  valeur  vénale  est,  en  dépit  de  son  âge 
tendre,  de  2500  à 3000  francs. 

C’est,  comme  on  le  voit,  un  beau  prix,  et  c'est 
ce  qu’on  le  paiera,  à Anvers,  dans  un  mois,  quand 
il  sera  bien  guéri. 

Entre  le  barricot  de  rhum  d’ailleurs  depuis 
longtemps  absorbé,  et  ce  chiffre  plus  qu’hono- 
rable, on  voit  combien  grande  est  la  marge,  et 
combien  c’est  une  bonne  affaire  que  l’achat  d’un 
hippopotame  et  sa  revente  à Anvers. 

Et  maintenant,  ami  lecteur,  que  voilà  le  por- 
trait fini,  que  vous  connaissez  le  héros,  ses  con- 
ditions de  vie,  ses  exigences  et  puis  aussi  ses 
charmes,  enfin  que  vous  en  connaissez  le  prix, 
encore  une  fois,  si  le  cœur  vous  en  dit?... 

E.  de  PERCEVAL. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


345 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Autant  le  petit  Palais,  que  nous  avons  décrit, 
est  jugé  élégant  et  intime  (et  il  conservera  tout  son 
charme,  plus  tard,  quand  les  collections  delà  Ville  de 
Paris  y seront  installées  par  les  soins  de  M.  Ralph 
Brown  auquel  incomberacette  tâche  digne  de  son  goût), 
autant  le  grand  Palais  semble  lourd  et  mal  propor- 
tionné. On  le  trouve  même,  en  dépit  de  sa  masse, 
moins  vaste  que  son  prédécesseur  disparu.  On  est 
surpris,  quand  on  y a pénétré,  de  voir  que  cet  énorme 
édifice  ne  parait  pas  offrir  plus  d’espace  disponible 
aux  œuvres  d'art  que  l’ancienne  bâtisse  où  se  tinrent 
les  Salons  annuels.  C’est  une  appréciation  un  peu 
sévère  quant  à la  première  partie,  inexacte  quant  à la 
seconde,  heureusement.  En  réalité,  il  faut  attendre 
que  ce  Palais  ait  été,  par  la  suite,  rendu  à sa  vraie 
destination  et  se  souvenir  alors  qu’il  est  construit  à 
plusieurs  tins  : il  doit  servir  à des  auditions  musi- 
cales (il  renferme  une  salle  de  concerts)  et  à des  exer- 
cices équestres  en  même  temps  qu’à  des  expositions 
de  tableaux  et  de  sculptures.  En  outre,  en  ce  moment, 
il  est  encombré  de  constructions,  d’aménagements 
intérieurs;  après  leur  disparition,  il  donnera  des  em- 
placements aussi  considérables  que  par  le  passé,  et, 
dit-on,  très  suffisants.  En  tout  cas,  on  peut  se  rendre 
compte,  dès  maintenant,  que  la  lumière  y est  bonne, 
claire  et  douce  comme  il  convient.  On  s’y  habituera  et 
il  fera  figure  honorable  dans  le  nouvel  ensemble  dé- 
coratif des  Champs-Elysées. 

Il  y a,  comme  on  sait,  aujourd’hui,  sous  ces  voûtes 
immenses,  une  double  exposition  : la  Décennale  et  la 
Centenale.  C’est  beaucoup  à examiner.  L’intérêt  prin- 
cipal, selon  nous,  réside  à la  Centenale.  La  Décennale 
n’a  pour  avantage  que  de  permettre  de  jeter  un  coup 
d’œil  d’ensemble  sur  les  écoles  étrangères  qui  sont 
très  richement  représentées.  Ce  sont,  au  rez-de- 
chaussée,  en  des  baraquements  parasites,  les  écoles 
de  peinture  danoise,  anglaise,  hongroise,  allemande, 
suédoise,  roumaine,  italienne,  etc.  On  y aura  des  sur- 
prises : on  remarquera  combien  sont  grands  les 
efforts  et  les  progrès  accomplis  et  on  perdra  un  peu 
de  cette  idée  fausse  que  nous  sommes  le  seul  peuple 
du  monde  ayant  le  culte  de  l’art,  sentant  les  choses 
d’art,  comprenant  et  rendant  la  nature.  Nous  restons 
Irop,  en  ceci,  sur  nos  succès  annuels  des  Salons  et, 
nous  confinant  à Paris,  n’ayant  ni  le  temps  ni  l’occa- 
sion de  regarder  au  delà,  nous  nous  immobilisons 
dans  une  ignorance  trop  dédaigneuse.  Prenez  pour 
exemple,  non  pas  seulement  les  Américains  avec  les- 
quels notre  École  des  beaux-arts  nous  met  en  fré- 
quents rapports,  mais  seulement  ce  tout  petit  peuple, 
la  Roumanie,  et  vous  observerez  comment  le  goût  s’y 
forme,  comment  l’inspiration  s’y  produit  et  s’y  élargit, 
selon  toutes  les  formules  et  les  curiosités  nouvelles  ! 
Même  note  à prendre  à la  sculpture  étrangère  qui  est 
groupée,  très  à l’étroit,  à ce  rez-de-chaussée  égale- 
ment. On  y remarquera,  à côté  de  bizarreries  améri- 
caines quelquefois,  des  groupes  d’une  belle  venue, 
tourmentés  à l’excès  peut-être  mais  très  vivants, 
comme  les  Saturnales  (École  italienne),  majestueux  et 
harmonieux  de  lignes  comme  les  œuvres  de  nos 
statuaires. 

Quant  aux  artistes  français  qui  se  sont  réservé  la 
part  du  lion  et  qui  occupent,  avec  une  partie  du  rez- 


de-chaussée,  beaucoup  du  premier  étage,  chacun  de 
nous  les  connaît.  Ils  sont  ce  qu’on  nomme  la  fleur  de 
cimaise,  les  récompensés,  les  décorés,  les  officiels  de 
toute  sorte.  Ils  ont  tous  envoyédecinqàdixtoiles, prises 
parmi  leurs  plus  admirées  ou  critiquées  aux  derniers 
Salons.  Nous  n’avons  pas  besoin  — la  place  d’ailleurs 
nous  manquerait  — de  citer  même  cent  des  princi- 
paux. Leurs  œuvres  exposées  sont,  en  général,  presque 
populaires  et  les  détailler  n’apprendrait  rien.  Toute- 
fois, nous  indiquerons  dans  quel  esprit  il  faut 
les  examiner  : c'est  au  point  de  vue  de  la  « sin- 
cérité »,  de  l’évolution  du  talent  et  de  la  manière. 
Allez  tout  droit,  comme  aux  meilleurs,  à ceux  dont  le 
lot  de  tableaux  révèle,  non  pas  une  recherche  sotte 
de  la  faveur  publique  due  à une  flatterie  des  goûts  du 
jour,  mais  aux  peintres  qui,  d’un  bout  à l’autre  de 
leur  carrière,  marquent  un  égal  souci  de  leur  person- 
nalité artistique  bien  caractérisée. 

Leur  peinture  d’il  y a dix  ans  pourrait,  à certaines 
heures,  à côté  d’autre,  sembler  « vieillie  ».  Les  ten- 
dances et  la  mode  se  déplacent  si  facilement  ! Mais 
non  : l’artiste  dont  la  vision  des  choses  est  claire, 
dont  la  main  est  puissante  et  ferme,  ne  s’est  pas 
laissé  détourner  du  chemin.  Il  s’est  efforcé  d’être  tou- 
jours lui-même.  Et  ainsi,  son  œuvre  a constitué, 
pour  notre  époque  si  variée,  une  étape  bien  détermi- 
née. Ce  sera  son  honneur  plus  tard.  Et  c’est  aussi 
celui  de  notre  génie  national,  solide  autant  que 
brillant. 

Quant  à la  Centenale,  e lie  nous  séduitet  nous  retient 
par  la  facilité  qu’elle  nous  présente  de  nous  remettre 
en  mémoire  ou  de  nous  montrer  des  œuvres  qui  sont 
éparses  dans  des  musées  et  qui,  réunies,  nous  font 
saisir,  dans  son  ensemble,  le  tempérament  artistique 
des  maîtres.  A cet  égard,  la  Centenale  est  précieuse; 
nous  n’apprécions  assez  ni  David,  ni  Ingres,  ni  Millet, 
ni  Courbet,  ni  Dupré,  ni  Rousseau  si  nous  nous  eu 
tenons  à une  apparition  d’un  de  leurs  chefs-d’œuvre 
dans  une  vente  ou  à la  cimaise  d’une  galerie 
publique.  Or,  la  Centenale  nous  les  présente  en 
quelque  sorte  en  entier,  du  moins  avec  leurs  meilleurs 
morceaux.  On  les  trouvera,  tout  d’abord,  par  delà  la 
rotonde,  vers  l’avenue  d’Antin  : ils  commencent  à 
Greuze,  avec  Egine  et  Jupiter,  avec  le  Zéphyr  de  Pru- 
d’hon,  avec  le  Junot  enfant  de  Fragonard;  puis  le 
siècle  s’ouvre  vraiment  avec  un  portrait  de  Bonaparte 
par  Gros,  avec  le  portrait  de  Madame  Vigée-Lebrun,  par 
David.  Dans  une  troisième  salle,  voici  l’esquisse  du 
Radeau  de  la  Méduse  de  Géricault,  l'Embarquement 
de  la  duchesse  de  Berry  de  Gros,  encore...  Voici  des 
Boilly,  des  Callet,  des  Court,  etc. 

La  salle  IV  est  la  salle  d’Ingres,  avec  l’admirable 
portrait  delà  Vicomtesse  deSenones,  qui  a été  prêté  par 
le  musée  de  Nantes.  Plus  loin,  c'est  Delacroix,  Chas- 
sériau,  Paul  Delaroche,  Ary  Scheffer,  Trutat,  Granet, 
et  même  un  portrait  d’officier  d’infanterie  de  marine, 
par  Millet. 

Dans  la  cinquième  salle,  les  Millet,  les  Courbet,  les 
Isabey,  puis  une  collection  incomparable  de  Daumier 
et,  plus  loin,  Deveria,  Tassaert,  des  Romantiques,  etc. 
On  suit,  pas  à pas,  dans  cette  promenade  pleine  de 
découvertes,  les  tâtonnements,  les  écarts,  les  fantai- 
sies de  nos  successives  écoles,  que  le  génie  d’un  maître, 
en  une  toile  décisive,  remet  toujours  en  droite  ligne 

Les  salles  de  paysages  sont  peut-être  les  plus  belles, 
les  mieux  garnies  : les  Corot,  les  Dupré,  Daubigny, 
Théodore  Rousseau,  les  Diaz,  les  Monlicelli  sont  tous 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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des  joyaux. ..  Et  encore  (au  premier  étage)  on  admirera 
les  Paul  Baudry,  Fromentin,  Gustave  Moreau,  Roybet, 
Couture,  Flarpignies;  on  saluera  au  passage  (panneau 
central  de  la  rotonde),  la  Distribution  des  aigles  de 
David,  les  fresques  de  Chassériau,  et  on  l'egardera 
avec  curiosité  les  « derniers  modernes  »,  les  Mon  et, 
Degas,  Pissarro,  Seurat,  Sisley,  non  loin  desquels 
sont  les  J. -P.  Laurens,  Cazin,  Puvis  de  Chavannes, 
Manet,  Bonnat,  un  peu  pêle-mêle,  semble-t-il...  Mais 
ce  pêle-mêle  ne  gêne  pas,  et  on  se  passe  de  catalogue 
à la  rigueur,  parce  qu’on  acquiert,  d’une  façon  géné- 
rale, la  sensation  qu'on  se  trouve  en  présence 
d’œuvres  qui  sont  presque  toutes  entrées  dans  Phi  s- 
toire  de  Part. 

P ail  BLUYSEN. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Les  tournois  d’escrime  de  l’Exposition  ont  commencé, 
et  à l’heure  où  j’écris  ces  lignes,  la  joute  finale  du 
fleuret  (amateurs)  se  dispute  dans  la  grande  salle  des 
Fêtes,  trop  spacieuse  pour  les  luttes  de  finesse  de  cette 
arme  essentiellement  artistique,  où  la  convention 
joue  un  grand  rôle.  Comme  il  fallait  s’y  attendre,  le 
capitaine  Coste  arrive  entête  de  la  classification  des 
amateurs,  et  je  serais  bien  étonné  s’il  ne  gagnait  pas 
le  championnat  de  1900  comme  il  gagna  celui  de 
1897,  au  Nouveau  Cirque.  L’armée  en  tirera  justement 
honneur  et  gloire,  et  elle  pourra  également  compter 
pour  des  victoires  le  classement  dans  les  huit  premiers 
du  capitaine  Debax,  l’excellent  capitaine  instructeur 
à Joinville,  et  du  capitaine  Sériât,  ancien  lieutenant 
instructeur  à la  même  école  et  l’un  de  nos  plus  fins 
fleurets. 

Le  jury  aura  eu  une  rude  tâche,  et  il  s’en  est  acquitté 
avec  beaucoup  de  zèle  et  avec  beaucoup  de  compé- 
tence aussi.  M.  Antonio  d’Ezpeleta,  qui  le  présidait,  est 
une  des  lames  les  plus  autorisées  qui  se  soient  affir- 
mées depuis  ces  trente  dernières  années.  11  connaît 
tout  de  l’escrime,  et  la  pratique  avec  ferveur  et  comme 
un  maître. 

Gentilhomme  de  la  grande  école,  mousquetaire 
ayant  tout  autant  de  cœur  et  de  courage  que  ceux 
de  Dumas  père,  il  a apporté  à son  rôle  si  difficile  autant 
de  justice  que  d’impartialité. 

A côté  de  lui  il  faut  citer  avant  tout  Vigeant  et 
Barbasetti  : Vigeant,  l’historiographe  de  Jean  Louis, 
l’auteur  exquis  de  ce  livre  : f Amanach  de  l'escrime, 
et  de  plaquettes  délicieuses  écrites  par  un  véritable 
artiste  en  l’honneur  des  armes;  Barbasetti,  le  savant 
professeur  du  Fecht  Club  de  Vienne,  auteur  de  traités 
déjà  renommés  sur  le  sabre  et  sur  l’escadron  de  la 
spada,  et  un  des  plus  forts  champions  italiens. 

Avec  de  pareils  juges,  les  amateurs  étaient  certains 
de  rencontrer  la  justice  la  plus  rapprochée  de  l’im- 
peccabilité. 

Les  professeurs  auront  à peine  terminé  leur  tournoi 
lorsque  ces  lignesparaitront;  il  réunit  les  célébrités  de 
l’escrime  française,  Lucien  Mérignac,  Kirchhofïer, 
Georges  et  Adolphe  Piouleau,  Berges  et  de  jeunes 
maîtres  comme  Masselin,  le  sympathique  champion 
de  la  salle  Ruzé  qui  est  devenue  la  sienne,  Lucien 
Large,  Yvon;  sans  parler  des  maîtres  étrangers  qui 
leur  disputeront  chaudement  la  victoire. 

J’aurai  à revenirsur  ce  tournoi  qui  ne  mérite  qu’une 
critique,  mais  une  critique  sérieuse.  Le  commissariat 


de  l’Exposition  s’est  beaucoup  trop  désintéressé  de  la 
question  sportive,  et  néanmoins  il  a tenu  à prendre 
la  direction  du  tournoi  de  fleuret,  à qui  il  adonné,  je 
le  répète,  une  salle  trop  vaste,  un  confort  par  trop 
rudimentaire  et  pour  les  tireurs  et  pour  le  public. 

L’élégance  et  le  confort  n’auraient  pas  dû  être 
bannis  de  l’organisation  d’un  pareil  tournoi  : le 
commissariat  de  l’Exposition,  peu  expert  en  ces  ques- 
tions, a négligé  ces  deux  points  de  vue  et  a nui  ainsi 
à une  fête  des  armes  que  la  Société  d’encouragement 
à l’escrime  et  les  tireurs  qui  s’étaient  engagés  avaient 
tout  fait  pour  rendre  admirable  de  tous  points. 

* 

* * 

Le  tournoi  de  l’épée  de  combat  aura  cette  chance 
que  le  commissariat  de  l’Exposition  en  a laissé  toute 
l'organisation  à la  Société  d’escrime  à l’épée  de  Paris. 

M.  E.  de  La  Croix,  qui  la  préside  avec  tant  de  com- 
pétence et  de  talent,  montrera  ce  que  peut  l’initiative 
individuelle. 

Les  jeux  de  plein  air  de  l’épée  — qui  sont  véritable- 
ment l’image  du  duel  — auront  lieu  sur  la  terrasse 
des  Tuileries  et  commenceront  le  1er  juin  pour  durer 
jusqu’au  15  juin. 

Le  soleil  se  mettant  de  la  partie,  on  peut  compter, 
que,  parmi  les  fêtes  sportives,  celle-ci  brillera  d’un 
éclat  particulier.  Depuis  trois  ou  quatre  ans,  l’épée 
de  combat  a pris  un  essor  considérable.  Les  plus 
enragés  fleureListes  reconnaissent  aujourd’hui  l’utilité 
du  jeu  de  terrain,  qui  a si  peu  de  rapports  avec  le  jeu 
de  convention  du  fleuret.  Et  chacun  s’adonne  avec 
ardeur  à l’épée,  celle  dont  on  se  sert  en  duel,  l’épée 
rigide  avec  larges  coquilles,  avec  laquelle  l’intelligence 
joue  un  rôle  égal  à la  mécanique  de  Parme. 

Jeunes  et  xieux  y prennent  un  égal  plaisir  et  on  voit 
souvent  des  hommes  ayant  atteint  la  cinquantaine, 
comme  M.  Thomaguenpar  exemple,  donner  unebonne 
leçon  à des  jeunes  gens  de  vingt  à trente  ans. 

C’est  le  professeur  Baudry  qui  a opéré  cette  révolu- 
tion dans  le  goût  des  armes.  L’épée  de  combat,  grâce 
à lui,  grâce  à ses  infatigables  efforts,  est  devenue 
Parme  favorite,  celle  dont  on  se  sert  principalement, 
non  seulement  en  plein  air,  mais  en  salle. 

De  son  initiative  est  née  la  Société  d’escrimeà  l’épée, 
qui  compte  aujourd’hui  plus  de  trois  cents  membres,- 
quand  elle  n’en  comptait  pas  cent,  il  y a trois  ans. 

Cette  société  n’est  pas  seulementune  école  d'escrime, 
elle  est  encore  une  excellente  école  de  camaraderie. 
Seuls  les  amateurs,  présentés  par  deux  parrains,  et 
ayant  été  accueillis  par  les  trois  quarts  des  membres 
du  comité,  peuvent  en  faire  partie.  Les  professeurs  en 
sont  rigoureusement  exclus.  Les  membres  de  la 
société  ont  estimé  en  effet,  à juste  raison,  que  l’entrée 
des  maîtres  d’armes  parmi  eux  exciterait  les  passions 
et  les  rivalités  decoles  et  feraient  du  tort  à la  camara- 
derie qui  n’a  cessé  d’exister  parmi  eux. 

Une  fois  par  mois,  dans  la  grande  cour  du  lycée 
Carnot,  les  membres  de  la  société  se  réunissent  et 
disputent,  par  camps  (huit  tireurs),  des  joutes  en  un 
coup  de  bouton,  fort  intéressantes  non  seulement  pour 
ceux  qui  y prennent  part,  mais  encore  pour  les  juges, 
qui  arbitrent,  comme  les  témoins  dans  un  duel. 

Celui,  sans  contestation  possible,  qui  a remporté  le 
plus  souvent  le  succès  dans  ces  luttes  courtoises  mais 
passionnées,  est  certainement  M.  le  marquis  de 
Chasseloup-Laubat,  unnom  sympathiquement  connu 
et  un  des  tireurs  les  plus  difficiles  que  je  connaisse. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


347 


A côté  de  lui,  il  faut  citer  MM.  J.-M.  Rosé,  Georges 
Breïttmayer,  Coilly,Sulzbacher,  Lafourcade-Cortinier, 
Louis  Perrée,  F.  de  BofTa,  capitaine  de  La  Falaise,  lieu- 
tenant Clolus,  docteur  de  Pradel,  Gaston  Alibert,  Ha- 
nonnet  de  La  Grange,  Max  Doumic,  Pol  Neveux, 
Ernest  Garnot,  H. -G.  Berger,  Robert  Delétang,  un  de 
nos  jeunes  peintres  possédant  le  plus  de  talent,  etc. 

On  compte  parmi  les  membres  de  la  société  des 
médecins,  des  dentistes,  des  ingénieurs,  des  profes- 
seurs, des  journalistes,  des  auteurs  dramatiques,  voire 
même  des  hommes  politiques  comme  MM.  Poincaré 
et  Barthou,  anciens  ministres. 

Mais  la  seule  politique  permise  pendant  les  joutes 
est  celle  qui  consiste  à donner  des  coups  de  bouton  et 
à n’en  pas  recevoir.  Ce  n’est  pas  une  association  de 
secours  mutuels  dans  le  sens  qu’on  attribue  générale- 
ment à ce  mot,  mais  chacun  s’entr’aide  mutuellement 
et  se  réjouit  des  succès  du  voisin. 

J’espère  qu’après  le  tournoi  d’épée,  qui  ne  compte 
pas  moins  de  deux  cent  quatre-vingt-quinze  concur- 
rents,le  ministre  de  l’Instruction  publique  M.  Leygues, 
fera  honneur  à la  Société  de  l’escrime  àl’épée  en  atta- 
chant sur  la  poitrine  de  M.  E.  de  La  Croix,  son 
sympathique  président,  la  croix  de  la  Légion  d’hon- 
neur. Mon  camarade  et  ami  E.  de  La  Croix  la  mé- 
rite comme  homme,  comme  escrimeur  eL  comme 
principal  organisateur  du  tournoi  d’épée. 

Maurice  LEUDET. 

théâtre 

LA  MUSIQUE 

Les  concerts  d’Harcourt  au  palais  du  Trocadéro. 

Mor s et  vita,  oratorio  de  Ch.  Gouxod. 

La  première  audition  de  Mors  et  vita  eut  lieu  le 
26  août  1885,  au  festival  de  Birmingham,  institution 
anglaise  qui  donne  tous  les  trois  ans  de  splendides 
séances  où  se  réunissent  environ  trois  cents  chanteurs 
et  une  centaine  d’instrumentistes.  Le  succès  fut  très 
grand  et  il  en  fut  de  même  pour  les  diverses  exécu- 
tions de  cet  oratorio  qui  eurent  lieu  par  la  suite.  Ce 
succès  inspira  d’ailleurs  le  jugement  suivant  à un 
maître  dont  grande,  sinon  infaillible,  est  la  compé- 
tence en  fait  d’appréciation  musicale  : « Gounod,  dit 
Saint-Saëns,  a mis  le  meilleur  de  son  génie  dans  les 
œuvres  religieuses,  qui  lui  conserveront  l’admiration 
du  public  futur,  quand  les  siècles  écoulés  auront 
relégué  dans  les  archives  de  l’art  les  œuvres  théâ- 
trales qui  nous  passionnent  aujourd’hui.  » Tout  en 
goûtant  pleinement  la  première  partie  de  cette  phrase, 
je  ne  puis  que  protester  contre  le  quasi-paradoxe 
enfermé  dans  la  seconde;  je  n’en  veux  pour  preuve 
que  la  faveur  constante,  pour  ne  pas  dire  le  continuel 
enthousiasme,  qui  accueille  chaque  reprise  de  Faust, 
Mireille , Roméo  et  Juliette,  Philémon  et  Baucis,  œuvres 
éternellement  jeunes,  n’en  déplaise  aux  snobs  ! partant 
éternellement  belles. 

Le  véritable  sens  de  l’œuvre  et  l’idée  d’où  en  est 
sortie  la  création  sont  exprimés  dans  la  préface  même 
de  Mors  et  vita,  où  Gounod  prend  soin  d’écrire  ce  qui 
suit  : « Cet  ouvrage  est  la  suite  de  ma  trilogie  sacrée 
Rédemption.  On  se  demandera  peut-être  pourquoi  j’ai 


placé  dans  le  titre  la  mort  avant  la  vie.  C’est  que  si 
dans  l’ordre  du  temps,  la  vie  précède  la  mort,  dans 
l’ordre  éternel  c’est  la  mort  qui  précède  la  vie.  La 
mort  n’est  que  la  tin  de  l’existence,  c’est-à-dire  de  ce 
qui  meurt  chaque  jour;  elle  n’est  que  la  fin  d’un 
mourir  continuel  ; mais  elle  est  le  premier  instant  et 
comme  la  naissance  de  ce  qui  ne  meurt  plus.  » 

Cette  conception  d’un  ouvrage  où  abondent  d’ail- 
leurs les  beautés  de  premier  ordre  a eu  pour  fâcheuse 
conséquence  d’y  engendrer  une  sorte  de  mysticisme 
qui  par  intervalles  s’en  dégage,  en  dépit  des  puissants 
effets  symphoniques  et  des  accents  tumultueux  d’une 
savante  instrumentation.  Ce  mysticisme,  arrêtant  le 
génie  du  maître  au  milieu  des  hauteurs  où  il  plane, 
le  fait  descendre  parfois  dans  l’alanguissant  domaine 
de  la  mièvrerie,  sinon  de  la  vulgarité.  De  là  aussi  des 
longueurs,  de  la  diffusion  dans  cet  oratorio  dont  la 
concision  eût  dû  être  la  suprême  et  unique  qualité. 

Il  suffit,  pour  s’en  convaincre,  de  se  reporter  aux 
passages  : Félix  culpa,...  Qui  Mariant  absolvisti...  le 
quatuor  Oro  supplex  et  acclinis...  dans  son  ensemble 
seulement,  et,  dans  la  deuxième  partie,  le  passage 
Reati  qui  lavant  stolas... 

En  revanche,  on  y peut  faire  ample  moisson  de 
beautés  de  premier  ordre. 

Le  prologue,  avec  son  récit  plein  de  grandeur  et  de 
simplicité  : Ego  sum  Resurrectio ...  ; le  Requiem,  dont 
les  émouvantes  périodes  vocales  sont  très  dramatique- 
ment soulignées  par  les  dessins  chromatiques  des 
instruments  à cordes  ; les  chœurs  du  Dics  iræ,  super- 
bement mis  en  relief  par  les  effets  d’harmonie  imita- 
tive de  l'orchestre;  le  solo  du  ténor:  Inter  oves 
locum  præsta...  exquis  de  recueillement  et  délicieuse- 
ment accompagné  par  le  quatuor  ; l 'Oro  supplex  où 
l’on  remarque  de  touchants  dialogues  entre  le  ténor 
et  le  basson  et  entre  le  contralto  et  le  hautbois.  Puis 
éclate  en  d’enthousiastes  transports  le  Sanctus,  suivi, 
par  un  habile  contraste,  du  quatuor  Pie  Jesu,  tout  de 
recueillement  ému  et  d’extatique  imploration. 

La  seconde  partie  renferme  entre  autres  passages 
remarquables  le  double  épisode  symphonique  et 
vocal  Resurrectio  mortuorum  et  Judex  qui  forment, 
pour  me  servir  d’un  terme  quelque  peu  vulgaire  en 
l’occurrence,  mais  cependant  bien  expressif  : le  clou 
de  l’œuvre.  Sur  le  thème  du  Dies  iræ,  l’orchestre 
s’élargit  progressivement  en  un  majestueux  crescendo, 
scandé  de  temps  à autre  par  le  formidable  éclat  des 
trompettes.  Puis,  après  le  récit  Cum  autem  venerit..., 
l’orchestre  d'abord  seul,  ensuite  avec  le  grand  orgue 
et  les  chœurs,  fait  entendre  à deux  reprises  un  chant 
dont  l’éblouissante  inspiration,  la  suave  beauté  ravit 
l’auditeur  et  ne  tarde  pas  à provoquer  une  explosion 
d’enthousiasme.  Dans  sa  minutieuse  analyse  de  Mors 
et  vita,  M.  Camille  Bellaigue  trouve  entre  la  transpo- 
sition de  la  mélodie  première,  l’accompagnement  en 
triolets  et  l’unisson,  une  certaine  affinité  avec  une 
phrase  de  Faust.  « Au  fond,  conclut-il,  c’est  presque 
la  même,  mais  prodigieusement  agrandie,  transfi- 
gurée et  portant  avec  elle  une  puissance  d’émotion 
centuplée,  irrésistible.  Elle  donne,  surtout  avec  la 
reprise  grandiose  du  chœur,  une  impression  de  gran- 
deur et  de  gloire,  une  vision  du  ciel  ouvert,  plein  de 
clartés  et  de  cantiques.  » Tel  a été  l’effet  produit  sur 
le  public,  qui  a salué  ce  morceau  superbe  de  bravos 
et  de  bis  longuement  répétés. 

La  troisième  partie,  qui  ne  le  cède  en  rien  aux  deux 
précédentes,  est  magnifiquement  apothéosée  par  le 


348 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


chœur  en  fugue  du  final , qui  donne  à ce  colossal 
ouvrage  une  conclusion  vraiment  digne  de  lui. 

Malgré  tous  les  écueils  dont  est  Semée  cette  redou- 
table partition,  l’orchestre  et  les  chœurs,  grâce  à 
l’infatigable  maestria  de  M.  Eugène  d’Iiarcourt,  ont 
remporté  un  éclatant  succès.  Toutes  mes  félicitations 
à M.  H.  Dallier  qui  a supérieurement  tenu  le  grand 
orgue.  Quant  aux  soli,  qu’il  nous  suffise  de  dire  qu’ils 
ont  été  chantés  par  Mmes  Félix  Litvine,  Berthe  Soyer, 
MM.  Noté  et  Laffitte,  et  Ton  comprendra  le  chaleureux 
accueil  fait  par  le  public  à des  artistes  de  semblable 
valeur. 

Em.  fouquet. 

LA  (SUERRE 

DU  TRANSVAAL"1 

La  puissance  du  nombre  l’emporte  fatalement.  La 
vaillante  petite  armée  du  général  Louis  Botha  voit 
peu  à peu  se  resserrer  les  mailles  du  gigantesque  filet 
tendu  avec  beaucoup  de  méthode  par  lord  Roberts, 
qui  a pu  enfin  ramener  non  pas  la  victoire  — car  la 
ligne  des  fédéraux  n’a  jamais  été  entamée  — mais  la 
fortune  sous  le  drapeau  britannique. 

Le  généralissime  anglais  a mis  à profit  sa  longue 
station  à Bloemfontein.  11  a préparé  avec  beaucoup  de 
minutie  les  immenses  convois  d’approvisionnements 
nécessaires  à son  armée.  Puis,  avant  de  se  mettre  en 
marche  sur  Prétoria,  il  lui  a fallu  faire  un  effort  con- 
sidérable pour  purger  le  sud-est  de  l’État  libre  d’une 
nuée  de  petits  commandos  très  menaçants  pour  son 
liane  droit  et  pour  sa  ligne  de  communications. 

Cette  vaste  opération  préliminaire  n’a  pas  exigé 
moins  de  40  000  à 45  000  hommes.  Le  général  Bundle, 
battu  et  rejeté  sur  Rouxville,  s’est  vu  forcé  d’aban- 
donner à Wepener  le  colonel  Dalgetty  avec  un  fort 
contingent  de  coloniaux.  Lord  Roberts  se  hâta  d’en- 
voyer toutes  les  troupes  qu’il  put  détacher  de  Bloem- 
fontein au  secours  de  la  division  coloniale,  et  le  géné- 
ral French,à  latête  de  7 000  à 8 000 cavaliers,  reçutpour 
mission  de  s’avancer  au  nord  de  la  ligne  Thabanchu- 
Ladybrand  pour  couper  la  retraite  aux  commandos 
qui  opéraient  autour  de  Wepener,  sous  les  ordres  de 
De  Wet  et  Olivier. 

Les  combats,  les  escarmouches  se  succèdent.  Le 
général  French,  dont  l’activité  personnelle  est  digne 
d’éloges,  soude  ses  deux  colonnes  à Thabanchu  et 
opère  directement  contre  Louis  Botha  qui  résiste  sur 
place  avec  acharnement  pour  permettre  à Olivier  et  à 
De  Wet  de  se  retirer  tranquillement  le  long  de  la  fron- 
tière du  Basutoland. 

Bref,  en  dépit  des  efforts  et  de  l’endurance  des 
troupes  anglaises,  la  cavalerie  du  général  French 
rentre  bredouille  à Bloemfontein,  mais  la  région  au 
sud  de  la  ligne  Bloemfontein-Thabanchu-Ladybrand 
est  débarrassée  des  fédéraux,  et  rien  ne  s’oppose  plus 
a la  marche  de  lord  Roberts  sur  le  Yaal. 

L’armée  anglaise  s’étend  maintenant  de  Kimberley 
à Ladysmith  et  forme  cinq  grandes  colonnes  : à l’ex- 


trême gauche,  lordMethuen  s’avançant  sur  Mafeking  ; 
à l’extrême  droite,  sir  Redvers  Ruller,  au  Natal,  ayant 
Newcastle  pour  premier  objectif,  — ces  deux  colonnes 
devant  former  en  quelque  sorte  deux  crochets  offensifs 
aux  ailes  extrêmes  del'armée  du  centre  (État  d’Orange), 
divisée  elle-même  en  trois  colonnes. 

Lords  Roberts  marche  au  centre,  ne  quittant  pas 
la  ligne  du  chemin  de  fer  de  Bloemfontein  à Prétoria; 
il  a à sa  gauche  la  division  Pol  Carew,  et  à sa  droite 
la  division  Ilamilton.Le  général  Rundle,  plus  à Test, 
couvre  Ladybrand,  prêt  à donner  éventuellement  la 
main  aux  troupes  du  Natal. 

Lord  Roberts  dispose  de  six  divisions  et  demie  d’infan- 
terie, de  quatre  brigades  de  cavalerie,  de  deux  divisions 
d’infanterie  montée  et  de  180  pièces  de  canon. 

En  face  de  ces  forces  formidables,  Louis  Botha  peut 
mettre  en  ligne  tOOOO  à 12000  hommes  seulement! 

La  résistance  est  donc  impossible.  Lord  Pioberts, 
connaissant  la  faiblesse  numérique  de  son  adversaire, 
marche  à coup  sûr  et,  en  quelques  bonds,  occupe 
Brandfort,  franchit  la  Wet,  s’empare  de  Winburg, 
passe  la  /and  et  entre  sans  coup  férir,  le  12  mai,  à 
Kroonstadt. 

Les  Boers  ont  offert  un  semblant  de  résistance  sur 
la  Wet  et  la  Zand,  reculant  pas  à pas,  sans  se  laisser 
entamer,  faisant  sauter  les  ponts  derrière  eux,  retar- 
dant la  marche  des  envahisseurs  par  tous  les  moyens 
possibles,  ne  laissant  en  arrière  ni  un  canon,  ni  un 
chariot. 

De  Kroonstadt  au  Vaal,  la  distance  est  de  75  milles 
environ.  Mais  avant  de  se  porter  sur  la  frontière  du 
Transvaal,  lord’ Roberts  attend  les  résultats  de  la  colonne 
qui  marche  au  secours  de  Mafeking.  D’autre  part, 
Ruller,  ne  pouvant  sans  doute  plus  rien  compromettre 
en  Natalie,  a reçu  Tordre  de  se  porter  en  avant.  11 
décrit  un  vaste  mouvement  à l 'est,  occupe  Glencoe  et 
Dundee,  force  les  Boers  à abandonner  les  positions 
de  Biggarsberg  et  arrive  sans  encombre  à Newcastle, 
mais  ne  peut  atteindre  Laingsnek,  tout  au  nord  du 
Natal,  les  Boers  ayant  fait  sauter  le  tunnel  en  lan- 
çant Tune  contre  l’autre,  îles  deux  extrémités,  deux 
locomotives  chargées  de  dynamite. 

La  colonne  de  Mafeking  a pu  enfin  atteindre  son 
objectif  : la  délivrance  de  cette  petite  place  assiégée 
depuis  le  12  octobre  et  admirablement  défendue  par 
le  colonel  Baden-Powell,  dont  l’Angleterre  peut  être 
fière. 

Une  série  de  dépêches  contradictoires,  annonçant 
tout  d’abord  la  capitulation  de  Baden-Powell,  puis  la 
délivrance  de  la  ville  par  le  colonel  Mahon,  ont  circulé 
ces  jours-ci.  Aujourd’hui,  le  doute  n’est  plus  permis: 
lord  Roberts  nous  apprend,  dans  une  longue  dépêche 
datée  de  Kroonstadt,  21  mai,  qu’après  avoir  opéré  sa 
jonction  avec  le  colonel  Plummer,  le  colonel  Mahon 
a réussi,  après  des  combats  acharnés,  à laire  lever  le 
siège  de  Mafeking  le  18  mai. 

Rien  ne  saurait  empêcher  maintenant  lord  Roberts 
d’envahir  le  Transvaal,  et  le  dernier  acte  de  cette 
guerre  extraordinaire  sera  sans  doute  commencé  à 
l’heure  où  paraîtront  ces  lignes. 

La  situation  des  Boers  semble  peu  brillante.  L'armée 
anglaise  balaie  littéralement  devant  elle  les  petits 
commandos  qui  tiennent  la  campagne,  resserrant  peu 
à peu  les  branches  de  l’immense  équerre  qu’elle 
forme  de  Mafeking  à Kroonstadt  et  de  Kroonstadt  à 
Newcastle,  forçant  ainsi  toute  la  petite  armée  de  Botha 
à fluer  sur  Pretoria. 


(1)  Voir  te  numéro  du  15  mai. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


'349 


Si  l’on  tient  compte,  d’autre  part,  des  b 000  hommes 
du  général  Carrington,  auxquels  le  Portugal  a livré 
passage  à Beïra,  permettant  ainsi  d’envahir  le  Trans- 
vaal par  le  nord,  on  voit  tout  le  danger  qui  menace 
Les  fédéraux  qui,  depuis  huit  mois  bientôt,  combattent 
avec  tant  d’héroïsme,  avec  une  si  indomptable  éner- 
gie, pour  la  liberté  ! 

Dans  quelques  jours  peut-être,  lord  Boberts  sera 
devant  Johannesburg,  et  le  lendemain  sous  les  murs 
de  Prétoria.  Les  Boers  défendront-ils  leur  capitale? 
J’espère  qu’ils  ne  commettront  pas  la  folie  de  s’enfer- 
mer dans  ses  murs  ; qu’ils  se  contenteront  d’y  laisser  la 
garnison  strictement  nécessaire  pour  servir  les  forts 
qui  commandent  la  place.  Botha  doit  se  retirer  avec 
son  armée  dans  le  district  de  Lydenburg,  au  nord- 
est  du  Transvaal,  terrain  inaccessible  d’où  il  dirigera 
contre  l’Anglais  une  guerre  de  guérilla  sans  merci. 
S’il  a le  bonheur  d’échapper  à la  puissante  étreinte 
dont  le  menace  actuellement  la  stratégie  de  lord  Bo- 
berts,  il  peut  tenir  longtemps  encore  dans  la  région 
montagneuse  du  nord-est  et  peut-être  sauvegarder 
l’indépendance  de  son  pays. 

Henri  MAZEBEAU. 

VARIÉTÉS 


Iifl  JEUNESSE  DE  SIEYÈS 

Nous  extrayons  du  très  important  volume  sur  Sieyès  que 
M.  Albéric  Netou  vient  de  publier  à la  Librairie  Perrin,  les 
intéressantes  pages  suivantes  où  sont  racontées  les  premières 
années  de  celui  qui  devait,  suivant  la  forte  expression  rie 
Michelet,  ouvrir  et  fermer  la  Révolution. 

Emmanuel-Joseph  SIEYÈS  naquit  le  3 mai  1748  à 
Fréjus  (1).  Par  les  femmes,  sa  famille  tenait  à la  petite 
noblesse  ; en  ligne  paternelle  elle  était  d’extraction 
bourgeoise.  Beaucoup  de  ses  ascendants  furent 
peintres  ; ils  s’exercèrent  avec  talent,  mais  sans  éclat  : 
leur  notoriété  fut  toute  locale. 

11  était  le  cinquième  enfant  d’Honoré-  SIEYÈS, 
receveur  des  domaines  et  directeur  des  postes,  et  de 
dame  Anne  ANGLÈS,  fille  d’un  tabellion  estimé.  De 
bonne  heure  il  fut  mis  en  pension  chez  les  Jésuites 
de  sa  ville  natale  : son  séjour  y fut  de  courte  durée, 
car  un  édit  royal  expulsait  bientôt  de  France  la  Con- 
grégation de  Jésus  (1764).  11  fut  ensuite  envoyé  chez 
les  doctrinaires  de  Draguignan.  11  a alors  seize  ans. 
C’est  l’époque  où  il  parait  avoir  sérieusement  songé 
à choisir  la  carrière  des  armes.  A la  lecture  des  histo- 
riens latins,  son  imagination  s’est  enflammée  ; il  parle 
avec  exaltation  des  grands  capitaines  de  l’antiquité, 

(1)  Sieyès  (1748-1836),  d'après  des  documents  inédits,  par 
M.  Albéric  Neton.  — Librairie  académique,  Perrin  et  Cie, 
1 vol.  in-8°. 

(1)  « L'an  mil  sept  cent  quarante-huit  et  le  trois  du  mois  de 
« May  est  né  et  a été  baptisé  par  moy,  vicaire  soussigné, 
« Emmanuel-Joseph  SIEYÈS,  (ils  de  M.  Honoré  Sieyès  et  de 
« Demoiselle  Anne  Angles,  mariés.  Son  parrain  a élé  M.  Joseph 
« de  Borely,  seigneur  de  Seiilans  etde  Saint-Julien  et  la  marraine, 
ci  Madame  Catherine  de  Perrot,  dame  de  Seiilans  et  de  Saint- 
" Julien,  margucilliers  delà  Confrérie  du  Saint- Sacrement;  con- 
« jointementavec  M"  Charles  Taxil,  notaire  royal  et  sieur  Antoine 
« üelphin,  bourgeois,  autres  margueillers  qui  ont  signé. 

« Signatures  : Sieyès,  Seiilans  Perrot,  Seillians,  Taxil,  Dél- 
ie phin,  — Viany,  vicaire,  >< 


Alexandre,  Hannibal,  Pompée,  César;  les  hauts  faits 
de  ces  héros  troublent  ses  nuits  ; il  sait  jusqu’aux 
moindres  détails  de  leur  vie  et  de  leurs  actions.  Séduit 
par  l’exemple  de  quelques-uns  de  ses  camarades,  il 
eût  voulu  entrer  dans  l’artillerie.  « Il  en  écrivait  à 
ses  parents,  dira-t-il  plus  tard,  avec  toute  la  vivacité 
d’une  jeune  passion.  » Mais  sa  santé  délicate,  sa  com- 
plexion  chétive,  son  corps  fluet  étaient  de  trop  nom- 
breux obstacles  à la  réalisation  de  ses  désirs.  Sa  mère, 
dont  la  tendresse  s’alarmait  en  le  voyant  si  faible,  le 
suppliait  sans  cesse  de  renoncer  à ses  projets.  Son 
père  était,  quant  à lui,  peu  disposé  à faire  les  sacri- 
fices qu’exigeait  la  préparation  au  métier  militaire. 
L’un  et  l’autre  étaient  d’une  extrême  piété,  aussi 
eussent-ils  voulu  que  leur  fils  se  destinât  à l’état 
ecclésiastique.  11  résista  longtemps,  mais  les  supplica- 
tions, les  angoisses  de  sa  famille  ébranlèrent  son 
cœur.  Vaincu  par  une  douloureuse  scène  de  larmes, 
il  céda.  Il  partit  donc  pour  Paris  achever  ses  études 
et  prendre  ses  grades.  11  entra  dès  son  arrivée  au 
séminaire  de  Saint-Sulpice  ; il  en  franchit  tristement 
la  porte,  inquiet,  agité,  l’âme  brisée.  Un  doute  affreux 
le  saisit  et  son  cœur  blessé  se  contracte  et  se  ferme. 
11  ne  se  rouvrira  jamais  en  entier. 

L’impression  qu’il  en  ressentit  fut  telle  qu’il  s’en 
souvenait  encore  en  l’an  JL  II  écrira  alors:  « Le  voilà 
« séquestré  décidément  de  toute  société  humaine  rai- 
« sonnable,  ignorant  comme  l’est  un  écolier  de  cet 
« âge,  n’ayant  rien  vu,  rien  connu,  rien  entendu  et 
« enchaîné  au  centre  d’une  sphère  superstitieuse,  qui 
« dut  être  pour  lui  l’univers.  Il  se  laissa  aller  aux 
« événements  comme  on  est  entraîné  par  la  loi  de  né- 
« cessité.  Mais  dans  sa  position  si  contraire  à ses  goûts 
« naturels,  il  n’est  pas  extraordinaire  qu’il  ait  con- 
« tracté  une  sorte  de  mélancolie  sauvage,  accompa- 
« gnée  de  la  plus  stoïque  indifférence  sur  sa  personne 
« et  sur  son  avenir.  11  dut  y perdre  son  bonheur  ; il 
K était  hors  de  la  nature...  » 

Quoi  qu’il  fit,  il  ne  put  trouver  le  repos.  Il  se  révol- 
tait contre  sa  faiblesse,  il  aurait  voulu  pouvoir  crier 
ses  doutes,  ses  angoisses,  ses  tourments.  Longtemps 
il  demeura  ainsi,  abîmé  et  sans  forces.  La  volonté 
cependant  reprit  bientôt  le  dessus,  l’amour  du  travail 
le  sauva.  11  se  mit  alors  avec  passion  à l’étude  de  la 
philosophie,  puis  à celle  des  langues;  il  oublia  peu  à 
peu  ses  misères  dans  la  solution  des  problèmes  méta- 
physiques dont  la  gravité  l’atterrait,  et  des  questions 
d’économie  politique  dont  il  devinait  l'importance  et 
prévoyait  le  rôle  futur.  Son  esprit  volontiers  critique 
inquiéta  bien  vite  ses  supérieurs  et  plus  d’un  se  scan- 
dalisa de  son  scepticisme  à peine  voilé.  Il  aimait  ses 
maîtres,  il  devinait  leur  chagrin.  11  était  le  premier 
désolé  de  les  attrister,  mais  il  eût  fallu  les  tromper  et 
son  âme  répugnait  au  mensonge.  A travers  la  scolas- 
tique et  la  théologie,  il  cherchait  la  vérité.  Ils  avaient, 
selon  leur  coutume,  épié  ses  lectures,  ses  écrits.  Ils 
avaient  trouvé  dans  ses  papiers  jusqu’à  des  projets 
scientifiques  assez  hardis.  Ils  consignèrent  dans  leur 
registre  la  note  suivante:  « Sieyès  montre  d’assez 
ce  fortes  dispositions  pour  les  sciences  ; mais  il  est  à 
« craindre  que  ses  lectures  particulières  ne  lui  donnent 
« du  goût  pour  les  nouveaux  principes  philosophi- 
« ques.  » 

Leur  clairvoyance  n’étail  pas  tout  à lait  en  défaut. 
Ils  se  rassurèrent  en  voyant  son  amour  prononcé  pour 
la  rc Irai  Le  et  le  travail,  la  simplicité  de  ses  mœurs,el 
son  caractère  qui  se  montrait  déjà  pratiquement  phi- 


350 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


losophe:  « Vous  pourrez  en  faire,  écriront-ils  un 
« jour  (1),  un  chanoine  honnête  homme  et  instruit. 
« Du  reste,  nous  devons  vous  prévenir  qu’il  n’est 
« nullement  propre  au  ministère  ecclésiastique.  » Et, 
en  se  rappelant  cette  lettre,  Sieyès  ajoutait  : « Ils 
avaient  raison.  » 

Si  nous  en  croyons  ses  biographes,  il  se  délassait 
de  ces  études  sévères  en  cultivant  la  musique,  la  dé- 
clamation et  le  chant. 

La  musique  surtout  l'attirait.  C’est  qu’il  lui  recon- 
naît une  vertu  civilisatrice  insoupçonnée  du  vulgaire, 
un  ressort  moralisateur  plein  de  force  et  de  charme. 
Il  croit  qu’elle  doit  tenir  une  des  premières  places 
dans  l’éducation  d’une  nation  comme  dans  la  vie  des 
familles,  et  les  notes  qu’il  écrivit  à cette  époque 
témoignent  qu’il  se  préoccupait  déjà  du  rôle  qui  de- 
vrait être  assigné  à la  musique  dans  les  fêtes  et  les 
cérémonies  publiques.  Cette  idée,  du  reste,  ne  le  quitta 
plus  guère  et,  dans  la  suite,  quand  il  sera  écouté  au 
Comité  d’instruction  publique,  il  cherchera  à la  faire 
prévaloir  (2).' 

Cependant  un  penchant  involontaire  le  portait  à la 
méditation.  Il  recherchait  les  ouvrages  de  morale.  Il 
s’enfoncait  dans  la  lecture  de  Locke,  Condillac  et 
Bonnet.  « Il  rencontrait  en  eux  des  hommes  ayant  le 
même  intérêt,  le  même  instinct,  et  s’occupant  d’un 
besoin  commun.  » 

S’il  ne  trouva  pas  au  séminaire,  auprès  de  ses  supé- 
rieurs tout  au  moins,  beaucoup  d’affection  et  de  sou- 
tien, il  rencontra  heureusement  un  appui  sérieux 
auprès  d’un  ami  de  sa  famille,  l’abbé  Meffray  de  Cé- 
sarges,  courtisan  influent,  libertin  et  beau  parleur, 
qui  occupait,  grâce  à de  puissantes  relations  de  famille, 
la  charge  de  maître  de  l’Oratoire  du  roi. 

A l’âge  de  vingt-quatre  ans,  à l’heure  où  beaucoup 
de  jeunes  gens  cherchent  encore  leur  voie,  l’abbé  de 
Césarges  avait  été  nommé  vicaire  général  à Fréjus. 
Comme  il  résidait  la  plus  grande  partie  du  temps  à 
Versailles  et  qu’il  y menait  grand  train,  il  lui  arriva 
plus  d’une  fois  de  faire  de  longues  retraites  dans  son 
vicariat.  Il  y reposait  son  corps  et  restaurait  sa  bourse. 
Il  connut  et  fréquenta  ainsi  la  famille  Sieyès  qu’il 
séduisit  bien  vite  parle  charme  de  ses  manières,  son 
grand  air  et  l’agrément  de  son  langage. 

Honoré  Sieyès  eût  voulu  pouvoir  remercier  l’abbé 
de  l’honneur  qu’il  lui  faisait  en  lui  accordant  son 
amitié.  Un  jour  vint  où  l’abbé,  voulant  solliciter  une 
charge  à la  Cour,  eut  besoin  d’argent  ; avec  empres- 
sement, Honoré  Sieyès  lui  offrit  sa  bourse  : l’abbé  y 
puisa  généreusement.  En  vrai  grand  seigneur,  il  lui 
emprunta,  en  quelques  mois,  jusqu’à  10  000  livres.  Il 
put  ainsi  obtenir  assez  facilement  sa  charge  auprès 
du  roi. 

Il  quitta  alors  définitivement  Fréjus,  plein  de  re- 
connaissance pour  Sieyès.  Il  promit  de  s’acquitter 
bientôt  de  sa  dette,  mais  ce  que  la  famille  retint 
davantage  et  prit  plus  au  sérieux,  c’est  la  volonté  qu’il 
marqua  de  suivre  et  de  protéger  à Paris  le  jeune 
Emmanuel.  Il  tint  parole. 

« J’ai  été  au  séminaire  pour  voir  monsieur  votre 
« fils,  écrit-il  à son  obligeant  ami  le  23  septembre  1769, 

« j’ai  remis  la  lettre  que  vous  m’aviez  donnée.  Ils 
« étaient  tous  à la  campagne  jusqu’à  la  fin  du  mois; 

« jen’ai  pu  le  voir,  j’en  ai  été  très  fâché...  » 11  retourne 
à Saint-Sulpice  dans  le  courant  de  novembre  et  s’en- 

(1)  A M.  de  Lubersac. 

. (2)  Voir  son  plan  d’éducation  nationale. 


tretient  pendant  de  longues  heures  avec  le  jeune  sémi- 
nariste. Le  soir  il  en  rend  compte  au  père  en  ces 
termes:  « J’ai  vu  monsieur  votre  fils;  il  est  bien  dans 
« son  état;  qu’il  continue  d’étudier  et  d’être  sage; 
« avec  ces  deux  conditions,  je  vous  réponds  de  son 
« avancement  et  de  sa  fortune;  n’en  soyez  pas  en 
« peine,  il  a pris  le  meilleur  parti  (1).  » 

Voilà  les  parents  rassurés,  l’aumônier  du  roi 
répond  de  l’avenir  de  leur  fils  ! et  leur  orgueil  ne 
serait-il  pas  flatté  quand  il  leur  affirme  que  le  jeune 
homme  « est  fort  décent,  qu’il  a de  l’esprit,  de  l’in- 
telligence et  qu’il  leur  fera  honneur  »? 

Reçu  bachelier,  puis  licencié,  Sieyès,  négligeant  la 
formalité  du  bonnet  de  docteur,  fut  ordonné  prêtre 
en  1773. 

Il  entre  dans  le  monde,  curieux  de  voir  et  de  s’ins- 
truire. 11  avait  pu,  dans  la  solitude,  « se  former  à 
« l’amour  du  vrai  et  du  juste,  et  même  à la  connais- 
« sance  de  l’homme,  si  souvent  et  si  mal  à propos 
« confondue  avec  celle  des  hommes,  c’est-à-dire  avec 
« la  petite  expérience  des  intrigues  mouvantes  d’un 
« petit  nombre  d’individus  plus  ou  moins  accrédités 
« et  des  habitudes  étroites  de  petites  coteries  ».  il 
avoue  qu’il  n’entendit  rien  d’abord  au  langage 
« oblique  de  la  société,  à ses  mœurs  incertaines  »,  à 
ce  dédain  poussé  jusqu’au  mépris  pour  ce  qui  n’est 
que  la  vérité  et  la  bonne  foi.  « Vraiment,  disait-il,  je 
crois  voyager  chez  un  peuple  inconnu  ; il  me  faut 
en  étudier  les  mœurs.  » 11  ne  changea  point  les 
siennes.  A ses  études  accoutumées  il  joignit  seulement 
la  fréquence  des  spectacles  qu’il  n’avait  pas  encore 
vus. 

Son  père  espère  qu’il  va  désormais  pouvoir  cesser 
de  lui  être  à charge,  Sieyès  le  désire  autant  que  lui; 
il  a grande  hâte  d’être  indépendant.  Il  est,  du  reste, 
plein  d’espoir,  car  l’abbé  de  Césarges  a parlé  de  lui  à 
la  Cour,  et  l’a  déjà  recommandé  auprès  de  plusieurs 
prélats  bien  dotés  et  tout  puissants.  Les  premières 
démarches  qui  furent  cependant  tentées  en  sa  faveur 
furent  vaines.  Sieyès,  déjà  très  sensible,  n’est  pas 
loin  de  se  décourager.  Il  s’en  ouvre  à son  père  le 
23  juin  1773  : 

« Mon  protecteur  se  console  du  grand  coup  qu’il  a 
« manqué,  son  peu  de  succès  ne  lui  fait  pas  autant  de 
« peine  certainement  qu’à  moi.  Si  la  chose  eût  réussi 
« comme  il  l’espérait,  je  devenais  tout,  au  lieu  que  je 
« ne  suis  rien.  » Cette  phrase  mérite  d’être  remarquée  ; 
elle  trahit  l’ambitieux  et  annonce  l’écrivain.  Elle  con- 
tient déjà  la  formule  antithétique  dont  il  tirera  par  la 
suite  un  si  heureux  et  si  prodigieux  effet.  Tout,  Rien. 
Nous  ne  sommes  encore  qu’en  1773,  il  n’écrira  que  dans 
seize  ans  sa  brochure  sur  le  Tiers  État.  Pour  l’instan,. 
il  veut  sortir  de  l’ornière,  être  quelque  chose.  « Je  n a; 
« pas  encore  à me  plaindre  puisque  mon  cours  n’est 
« pas  encore  achevé  : ou  je  me  donnerai  une  existence 
« ou  je  périrai.  » 

Sa  santé  est  plutôt  mauvaise;  le  climat  de  Paris 
avec  ses  brumes  et  ses  neiges  ne  lui  convient  pas,  il 
est  souvent  malade  et  l’argent  que  son  père  lui  envoie 
sert  en  grande  partie  à prendre  médecine  : <:  Si  vous 
« trouvez  que  c’est  trop  900  francs  pour  celte  année 
« sans  égard  pour  les  changements  ni  pour  les  petites 
« maladies  que  mes  lettres  ne  vous  ont  pas  laissé 
« ignorer,  vous  en  retrancherez  ce  qui  vous  plaira 
« pour  le  rejeter  sur  ma  recette  des  années  suivantes.  » 

(1)  Cette  lettre  et  les  suivantes  ont  été  publiées  par  M.  Ol. 
Teissier  dans  ta  Nouvelle  llevue  du  1er  novembre  1897. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


351 


[I  fréquente  beaucoup  à cette  époque  chez  deux 
ecclésiastiques  en  renom,  l’abbé  Gros  de  Besplas, 
aumônier  du  comte  de  Provence,  et  Armand  de  Gha- 
ban,  aumônier  du  comte  d’Artois,  tous  deux  anciens 
vicaires  généraux  à Fréjus.  L’abbé  de  Besplas  le  prit 
bien  vite  en  vive  affection.  Lui  aussi  a connu  la  fa- 
mille Sieyès  et  n’en  a reçu  que  des  bienfaits  : il  s’en 
souvient  toujours.  Il  présente  bientôt  son  jeune  ami  à 
M.  de  Lubersac,  aumônier  du  roi  et  évêque  désigné; 
il  le  mène  partout  dans  le  monde,  à la  ville  et  cherche 
à le  pousser  à la  Gour.  Mais  Sieyès  n’est  pas  riche,  il 
faut  cependant  qu'il  tienne  un  rang  et  comme  son 
père  fait  la  sourde  oreille  à ses  demandes  d’argent,  il 
fait  des  dettes  et  s’irrite.  L’abbé  de  Besplas  intervient 
alors  auprès  du  père;  à la  date  du  26  avril  1774,  il  lui 
écrit  que  son  fils  est  maintenant  fort  « gêné  dans  ses 
« moyens.  Gomme  il  mérite  et  que  vous  pouvez  comp- 
« ter  sur  une  place  avantageuse  pour  lui,  je  pense 
« qu’il  serait  convenable  de  faire  encore  quelque  effort 
« pour  lui,  il  serait  triste  de  le  laisser  en  bon  chemin 
« surtout  dès  que  nous  voyons  un  terme  assuré.  Mais 
« en  attendant  il  faut  faire  face  aux  dépenses  et  fer- 
« mer  les  anciennes  brèches.  » 

Le  père  se  laissa  attendrir  et  envoya  un  sac  de  cent 
pistoles. 

Un  événement  imprévu  hâta  le  terme  annoncé  par 
le  chanoine  de  Besplas  : ce  fut  la  mort  de  Louis  XV. 
Avec  le  nouveau  roi  des  intluences  nouvelles  se  font 
jour  à la  Cour,  le  crédit  des  protecteurs  de  Sieyès 
augmente  et  se  traduit  aussitôt  pour  lui  par  un  brevet 
de  joyeux  avènement  sur  la  collégiale  de  Pignans.  Le 
premier  pas  est  franchi. 

Le  voilà  enfin  pourvu  d’un  canonicat.  L’abbé  de 
Césarges  se  flatte  de  le  lui  avoir  fait  obtenir  par  son 
crédit;  l’évêque  de  Fréjus  lui  laisse  entendre  qu’il  est 
bien  plutôt  dû  à sa  haute  intervention.  Sieyès  les  re- 
mercie l'un  et  l’autre,  bien  que  la  faveur  dont  il  a été 
honoré  soit  toute  platonique.  En  réalité,  il  n’est  guère 
plus  avancé  qu 'auparavant,  puisque  pour  que  le  béné- 
fice devienne  effectif,  il  faut  que  le  titulaire  qui  jouit 
de  son  canonicat  vienne  à mourir.  C’est  ce  qui  fera 
dire  à un  de  ceux  qui  félicitaient  son  père  : « J’ai  sceu 
« dans  son  temps  le  brevet  de  joyeux  avènement  qu’a 
« obtenu  M.  votre  fils  ; je  ne  souhaite  la  mort  de  per- 
« sonne,  mais  je  désire  qu’il  soit  bientôt  promu.  » 

M.  de  Césarges  heureusement  veillait  sur  lui. 
Lorsque  M.  de  Lubersac,  aumônier  du  roi,  fut  nommé 
évêque  à Tréguier  (6  août  1775),  il  lui  rappela  la  sym- 
pathie qu’il  avait  paru  témoigner  au  jeune  Sieyès  et 
lui  demanda  de  l’emmener  à Tréguier  en  qualité  de 
secrétaire.  Le  nouvel  évêque  accepta  sur-le-champ.  II 
avait,  en  effet,  apprécié  la  vive  intelligence  du  jeune 
abbé  et  avait  été,  comme  tant  d’autres,  conquis  par 
ses  bonnes  grâces,  ses  manières  polies,  le  charme  de  sa 
conversation  et  l’étendue  de  ses  connaissances. 

Sieyès  étail  désormais,  comme  il  le  dit  lui-même, 
« sur  le  chemin  »,  mais  il  lui  fallait  quitter  Paris.  Il 
n’en  prit  pas  facilement  son  parti.  Bien  qu’il  aimât 
assez  la  solitude,  qu’il  fréquentât  peu  le  monde,  il 
s’était  cependant  composé  une  petite  société  d’amis, 
esprits  éclairés,  cœurs  sensibles  et  tendres,  épris  d’art, 
de  philosophie  et  de  science.  Nulle  gène,  nulle  affec- 
tation,  nul  sentiment  de  commande  dans  ce  milieu, 
mais  une  confiance  réciproque,  une  amitié  heureuse 
de  s’émanciper.  Sieyès  y est  apprécié  pour  son  avoir, 
sa  politesse,  son  esprit  un  peu  particulier,  mais  très 
fin.  On  le  recherche  aussi  pour  son  talent  de  musicien, 


car  nul  ne  possède  mieux  que  lui  le  répertoire  à la 
mode,  nul  non  plus  ne  chante  avec  une  voix  aussi 
douce  et  expressive  les  mille  ariettes  ou  romances  que 
l’on  fredonne  à la  Cour. 

Il  resta  près  de  deux  ans  à Tréguier.  Ses  fonctions 
netant  pas  très  absorbantes,  il  occupait  ses  loisirs  en 
se  familiarisant  avec  les  grands  philosophes  du  siècle. 
Philosophie,  métaphysique,  langues,  économie  poli- 
tique, constitutions  des  peuples,  il  étudie  tout,  il  ap- 
profondit tout,  sauf  la  théologie  qu’il  dédaigne  et, 
chose  singulière,  l'histoire  qu’il  méprise. 

Albéiuc  NETON. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

L’Académie  de  médecine  vient  d’adresser  ses  plus 
vives  félicitations  au  ministre  de  la  guerre,  à l’occa- 
sion de  sa  circulaire  tendant  à combattre  les  progrès 
de  l’alcoolisme  dans  les  casernes.  Nos  savants  méde- 
cins, qui  ont  charge  de  guérir  les  maux  et  les  ravages 
de  ce  fléau  dévastateur  qui  gangrène  notre  pays 
et  lui  cause  annuellement  plus  de  pertes  qu’une 
guerre  désastreuse,  savent  mieux  que  personne  que 
ce  fléau  a des  racines  déjà  trop  profondes.  Et  ils  ont 
hautement  accordé  des  éloges  compétents  à celui  de 
nos  ministres,  qui  a eu  assez  de  force  de  caractère 
pour  porter  à ces  racines  le  premier  et  solide  coup 
de  hache.  L’exemple  est  donné  maintenant  aux  pou- 
voirs publics,  ils  ne  peuvent  plus  ne  pas  le  suivre. 
En  présence  d’un  danger  national,  il  est  du  devoir 
du  gouvernement  de  prendre  toutes  les  mesures, 
quelque  radicales  quelles  soient,  pour  qu’il  n’ar- 
rive aucun  dommage  à la  Bépublique.  Caveant 
consules.  Mais,  si  faction  énergique  du  ministre  de  la 
guerre  demeure  isolée,  elle  sera  amoindrie  par  l’indif- 
férence de  ses  collègues  de  l’Intérieur,  du  Commerce  et 
de  la  Justice  qui  doivent  cependant  comprendre  toute 
l’importante  nécessité  qu’il  y a de  diminuer  le  nom- 
bre des  assomtnoirs,  de  supprimer  le  privilège  des 
bouilleurs  de  cru,  de  surveiller  la  fabrication  et  la 
vente  des  alcools,  et  enfin,  de  sévir  avec  la  dernière 
rigueur  contre  les  ivrognes  qui  pullulent  dans  les 
cabarets  dont  le  nombre  augmente  chaque  jour. 

Dans  l’armée  en  particulier,  les  ivrognes  se  divisent 
en  deux  catégories  bien  distinctes  : la  première  com- 
prend les  alcooliques  déjà  intoxiqués  avant  l’incorpo- 
ration, qui  sont  généralement  incorrigibles  et  qui  peu- 
plent rapidement  nos  locaux  disciplinaires,  nos 
infirmeries  régimentaires  et,  le  plus  souvent  aussi, 
nos  hôpitaux  militaires.  La  deuxième  catégorie  est 
composée  de  ceux  qui  n’avaient  pas  l’habitude  de  boire 
avant  d’arriver  sous  les  drapeaux,  mais  qui  se  sont 
alcoolisés  peu  à peu  à la  caserne,  en  prenant  à la 
cantine,  le  matin  à jeun,  le  quart  de  blanche,  « pour 
chasser  le  brouillard  ou  le  mauvais  air  »,  comme  le 
disent  les  loustics!  Quand  ils  partent  du  régiment 
après  leur  libération,  ces  malheureux  sont  perdus  à 
leur  tour!  Le  petit  verre  les  tuera  à brève  échéance. 

Et  dire  qu’il  se  trouve  encore  de  bonnes  âmes 
qui  éprouvent  le  besoin  de  déplorer  la  déchéance  du 
ehamporeau  ! Mixture  atroce,  où  il  entre  avant 
tout  de  l’eau  sale,  de  la  chicorée,  très  peu  de  café, 
un  peu  de  sucre,  et  comme  sauce  pour  faire  passer 
tout  ce  poison,  un  alcool  dénaturé,  ignoble  et  cor- 


352 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


rosif  ! Le  champoreau  ! qui  ne  marche  presque  ja- 
mais qu’accompagné  du  petit  pousse-café.  A ce  régime- 
là,  les  santés  les  plus  robustes,  les  estomacs  les  meil- 
leurs, les  cervelles  les  plus  solides,  ne  peuvent  résis- 
ter longtemps.  Le  mal  fait  des  progrès  incessants,  le 
« furfurol  » s’infiltre  dans  les  organes,  et  les  beaux 
gars  que  la  France  nous  a confiés  pleins  de  vie  et  de 
force  au  moment  de  l’incorporation,  s’en  retournent 
dans  leurs  foyers,  après  les  trois  années  d’active,  em- 
portant avec  eux  le  germe  fatal  qui  les  tuera  bientôt 
ou  se  retrouvera  plus  vivace,  dans  leurs  enfants. 

On  objecte  à la  circulaire  ministérielle  interdisant 
la  vente  de  l’alcool  dans  les  cantines,  qu’elle  ne  sau- 
rait empêcher  les  soldats  de  continuer  à aller  se  piquer 
le  nez  dans  les  débits  de  leur  ville  de  garnison.  Soit! 
Mais,  devant  la  France,  l’armée  pourra  au  moins  jus- 
tifier qu’elle  a énergiquement  essayé  de  s’employer 
pour  une  large  part,  dans  la  lutte  nationale  entreprise 
contre  Y alcool,  la  maladie  et  la  mort'. 

Gapita  i a e FAN  FA  H F . 

fr5  - 

ILE ES  LIYEES 


RECETTES  ET  CONSEILS 

conseuvation  des  pianos 

Les  pianos  placés  dans  un  local  où  l’air  est  très  sec  sont 
beaucoup  plus  exposés  à se  gâter  que  ceux  qui  se  trouvent 
dans  une  atmosphère  très  chaude  ou  humide.  Pour  conserver 
le  bois  dans  un  certain  degré  d’élasticité,  c’est  de  placer  dans 
la  pièce  des  plantes  vertes  qui  empêchent  l’air  de  se  dessécher 
complètement.  Aussi  longtemps  que  la  plante  résiste,  le  piano 
restera  en  bon  état.  On  peut  aussi  placer  dans  le  voisinage  du 
piano  une  soucoupe  dans  laquelle  on  met  une  éponge  imbibée 
d’eau. 

* » 

L'Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique,  n’a  aucun  rapport 
avec  les  autres  dentifrices  : c’est  un  remède  sérieux  qui  a déjà 
30  ans  de  succès.  Nous  le  recommandons  à nos  lecteurs. 

L'Eucatypla,  eau  de  toilette  antiseptique,  esta  base  d 'Euca- 
lyptus : elle  est  inappréciable  pour  les  soins  de  toilette  du 
corps. 

BISCUIT  DE  MER  (DESSERT) 

Pour  250  grammes  de  biscuit,  mettez  dans  une  terrine 
125  grammes  de  farine,  ajoutez-y  du  zeste  de  citron  râpé,  un 
peu  de  sel  et  4 ceul's  entiers;  travaillez  bien  le  tout  avec  une 
cuiller  de  bois,  puis  couchez  cet  appareil  dans  deux  grandes 
caisses,  dorez-les  et  laites  cuire  à four  chaud.  Lorsqu’ils  sont 
cuits,  ôtez-les  des  caisses  et  les  coupez  en  morceaux  de  la  lon- 
gueur et  F épaisseur  du  petit  doigt,  remettez-les  ensuite  un  ins- 
tant au  four  pour  les  faire  sécher  et  en  même  temps,  prendre 
une  jolie  couleur. 


La  Carrière  d’André  Tourette,  par  Lucien  Muhlfeld  . 

Le  succès  qu’obtient  le  nouveau  roman  de  M.  Lucien 
Muhlfeld  se  justifie  d’abord  par  la  place  qu'a  su 
prendre  le  jeune  auteur  dans  le  monde  des  lettres,  où 
son  avancement,  au  choix,  a été  rapide,  et  surtout 
par  des  qualités  vraiment  peu  communes.  Un  don 
d’observation  précise  sans  sécheresse,  une  notation 
exacte  sans  prolixité  de  certains  milieux  parisiens,  n’y 
empêchent  point  les  caprices  d’une  fantaisie  pondérée 
et  les  touches  vives  d’une  ironie  copieuse,  mais  non 
cruelle.  On  sent  aussi  dans  ce  roman  une  sympathie 
sincère  pour  les  simples,  dont  la  vie  médiocre  et  droite, 
en  pleine  lumière,  rend  plus  sombres  les  cavernes 
dorées  et  fleuries  où  s’agitent  les  esclaves  du  plaisir, 
les  prisonniers  des  ambitions  malsaines,  fous  les 
désœuvrés  de  carrière  ou  d’occasion.  La  Carrière  d'An- 
dré Tourette  — qu’on  pourrait  appeler  l'Art  de  ne  pas 
parvenir  — se  déroule  en  lacets  pittoresques,  par 
monts  et  par  vaux,  dans  le  pays  de  l’Aventure  pari- 
sienne, jusqu  a la  halte  définitive  d’un  mariage  de 
lassitude  — morne  plaine!  L'histoire  de  ce  «déraciné  » 
lyonnais  qui,  avec  des  rentes  passables,  repousse 
l’auréole  du  rond-de-cuir  pour  se  lancer  à la  conquête 
des  sinécures  brillantes;  qui  néglige  et  oublie  ses 
« pays  » modestes  dont  la  maison  et  le  cœur  lui  sont 
toujours  ouverts,  pour  d’éphémères  figurations  dans 
des  salons  de  pas  perdus  et  autour  de  tables  d’hôte 
mondaines;  qui  fait  si  bon  visage  à la  guigne  qu’elle 
ne  veut  plus  le  quitter,  et  aborde  tous  les  métiers  pour 
n’avoir  pas  à prendre  une  profession,  et  qui  enfin 
ruiné,  gras  et  las,  revient  s’asseoir  pour  finir  sa  vie 
chez  les  bons  « pays  » comme  époux  et  gendre,  cette 
histoire  nelaisse  jamais  languir  l’intérêt  et  l'agrément. 
On  la  lit  d’une  traite  et  l’on  constate,  en  fermant  le 
livre,  que  si  Tourette  a perdu  sa  vie,  du  moins  il  nous 
a fait  gagner  de  bonnes  heures.  Que  M.  Muhlfeld  en 
soit  remercié  ! Ajouterai-je  maintenant  que  son  roman 
est  écrit  dans  une  langue  claire,  saine,  nerveuse.  C’est 
le  style  d’un  bon  ouvrier  de  lettres  qui  a l’avenir  — et 
notre  crédit  devant  lui.  Joseph  GALT1ER. 


Lia  régal  pour  bébé,  c’est  de  prendre  sa  Phosphatine 
Faîtières. 


JEUX  ET  fl]VlUSE|VIE|NTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  15  Mai  1900 

Les  positions  relatives  de  deux  circonférences  dépendent  de 
la  somme  et  de  la  différence  de  leurs  rayons  r et  R ainsi  que 
de  la  dislance  d de  leurs  centres. 

On  a les  égalités  2 R + r = a 
et  2r  + R = b 

. _ 'la  — b '2b  — a 

d ou  I on  déduit  : R = — - — et  r—  ■ 


et  par  suite  : Il  J-  r = 


3 

a A- b 


et  R — r = a — b. 


Puisque  R — r = a — b il  faut  pour  que  le  problème  soit 
possible,  que  a soit  supérieur  à b. 

Puisque  r — -,  il  faut  aussi  que  a soit  inférieur  à 2 b. 

En  résumé,  le  problème  ne  sera  possible,  que  si  l’on  a la, 
double  inégalité  b < a < 2 6. 

Et  alors,  les  circonférences  seront  extérieures  si  — < d. 


tangentes  extér.  si 


.=  d. 


■ . a A-  b . . 

sécantes  si  — - — > d > a — t>. 

O 

taugentes  intér.  si  a — b = d. 
inférieures  si  a — b > d. 


PROBLÈME 

11  y a dans  une  basse-cour  des  poules  et  des  lapins,  en  tout 
14  têtes  et  38  pattes.  Combien  y a-t-il  de  poules  et  combien  de 
lapins  ? 


Le  Gerant  : Ctt.  Guion. 


7870-99.  — Cobbeu..  Imprimerie  Ed.  Chété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


353 


PORTRAIT  DE  TURENNE 


^ • . 

mÊÊÊÊÊIsm 


Wm, 


•v'-  . ’ 

V,.r« . ' 


PORTRAIT  UK  TURENNE,  par  PlJIUPl’E  I)K  ClIAMPAIGNE 


(Pinacothèque  de  Münich).  — 


Gravure  de  Ckosbie. 


lj  juin  1900. 


12 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


PORTRAIT  DE  TURENNE 


Ce  portrait  admirable,  qui  se  trouve  à la  nou- 
velle Pinacothèque  de  Munich,  où  il  fait  pendant 
à celui  de  Fénelon  par  Joseph  Vivien,  est  certai- 
nement une  des  œuvres  les  plus  fortes  de  Philippe 
de  Champaigne.  Venu  en  France  au  commence- 
ment du  xviP  siècle,  l’illustre  peintre  flamand  a eu 
le  mérite  et  la  gloire  de  nous  laisser  une  galerie 
précieuse  des  plus  grandes  figures  de  cette  période 
de  notre  histoire.  Richelieu,  Louis  XIII,  Arnauld 
d'Andilly.  par  exemple,  ont  posé  devant  lui  et 
l’on  peut  voir  leur  portrait  au  Louvre.  Mais  jamais 
peut-être  il  n’avait  rencontré,  comme  en  Turenne, 
un  modèle  qui  convînt  mieux  à son  talent  sobre 
et  vigoureux. 

Otez  sa  cuirasse  et  son  écharpe  de  bataille  à 
cet  homme  de  guerre  et  vous  croirez  avoir  devant 
vous  quelque  sévère  docteur  janséniste.  Le  pein- 
tre, ami  de  Port-Royal,  s’est  appliqué,  sans  doute, 
de  tout  son  zèle,  à rendre  les  viriles  beautés  de  ce 
visage  où  ne  se  jouent  pas  précisément  les  ris  et 
les  grâces.  Froid,  réfléchi,  les  yeux  bien  ouverts 
et  regardant  en  face  avec  fermeté,  ce  soldat  donne 
tout  de  suite  l’impression  qu’il  ne  devait  rien 


laisser  au  hasard.  Il  n’a  ni  les  yeux  fulgurants 
ni  le  bec  d’aigle  du  grand  Condé,  qui  semblent 
promettre  les  envolées  vertigineuses  d’audace 
triomphante.  Tout  respire  en  lui  le  calme  et  la 
force.  Son  histoire  est,  pour  ainsi  dire,  gravée 
sur  ses  traits,  tant  ils  sont  la  marque  vraie  de 
son  caractère.  Regardez  cette  bouche  avec  son 
expression  de  dureté  et  de  dédain  tranquille  : il 
n’en  sortira  ni  compliments  ni  vaines  paroles. 
Les  commandements  se  passent  de  sourires. 

C'est  bien  là  l’homme  qui  n'hésitera  pas  à 
entreprendre  la  campagne  d’Alsace,  malgré  l’opi 
nion  contraire  de  Louis  XIV  et  de  Louvois  : 
« Quand  on  a un  nombre  raisonnable  de  troupes, 
on  ne  quitte  pas  un  pays,  encore  que  l’ennemi  en 
ait  beaucoup  davantage...  Je  connais  la  force  des 
troupes  impériales,  les  généraux  qui  les  com- 
mandent, le  pays  où  je  suis.  Je  prends  tout  sur 
moi.  » Quelle  fière  confiance  dans  ces  paroles! 
Elles  pourraient  servir  de  légende  et  de  commen- 
taire au  portrait  de  cet  homme  dont  Montecuccoli 
disait,  en  apprenant  sa  mort,  « qu’il  faisait  hon- 
neur à l’humanité  ».  Joseph  GALTIER. 


LE  CHATEAU  DE  WIDEVILLE 


11  est  constant  que  le  Parisien,  le  vrai,  ignore 
généralement  les  richesses  artistiques  et  histo- 
riques au  milieu  desquelles  il  vit.  Est-ce  la  possi- 
bilité de  les  voir  à toute  heure  qui  lui  inspire 
cette  indifférence  ou  bien  l’absence  des  premières 
notions  d’art  lui  permettant  de  les  apprécier  et 
d'en  dégager  l’intérêt?  Ce  qui  est  certain,  c’est 
que  beaucoup  d’habitants  de  la  capitale  ne 
mettent  les  pieds  au  musée  du  Louvre  ou  au 
musée  de  Cluny,  par  exemple,  que  pour  y con- 
duire des  parents  de  province  ou  s’y  abriter  mo- 
mentanément contre  une  averse. 

Ignorant  les  monuments  parisiens,  ils  ne  con- 
naissent pas  davantage  ou  connaissent  mal  les 
demeures  historiques  des  environs.  C’est  pour 
remédier  à ce  regrettable  état  de  choses  et  secouer 
cette  apathie  qu’un  jeune  architecte  de  talent, 
M , Charles  Normand,  fils  de  l’éminent  membre  de 
l’Institut,  a fondé,  il  y a quelques  années  déjà, 
la  société  1 VI ni i des  Monuments  et  des  Arts. 
Epris  des  vieilles  pierres  et  de  toutes  les  curieuses 
choses  qu’on  peut  leur  faire  raconter,  il  a tenté 
de  faire  partager  sa  passion  à ses  concitoyens,  en 
les  initiant  par  d’intéressantes  publications  et,  ce 
qui  vaut  mieux,  par  des  excursions,  aux  beautés 
des  monuments  et  à leur  histoire.  La  réussite  a 
été  complète.  L’Ami  des  Monuments  et  des  Arts 


compte  aujourd’hui  un  grand  nombre  d’adhérents, 
véritable  élite  d’artistes,  de  lettrés,  de  collection- 
neurs, de  personnalités  mondaines  et  politiques, 
dont  les  efforts  ont  mis  en  relief  des  morceaux 
d’art  ignorés,  sauvé  de  la  destruction  nombre  de 
monuments  historiques  et  protégé  contre  le  van- 
dalisme de  pittoresques  coins  de  cités. 

Tout  récemment,  cette  société  visitait,  à quel- 
ques kilomètres  de  Saint-Gennain-en-Laye,  une 
admirable  demeure  seigneuriale  du  xvne  siècle, 
le  château  de  Wideville,  dont  l’accès  lui  était  ex- 
ceptionnellement ouvert  par  son  propriétaire, 
M.  le  vicomte  deGalard. 

A quelle  date  remonte  la  construction  du  châ- 
teau de  Wideville  ? On  ne  le  sait  pas  exactement  ; 
mais  il  appartient  vraisemblablement  au  pre- 
mier quart  du  xvn°  siècle.  Son  fondateur  fut 
Claude  de  Bullion,  sieur  de  Bonnelles,  donl 
la  carrière  fut  si  rapide  sous  Henri  I\  et  Marie 
de  Médicis  et  que  Richelieu,  plus  tard,  nomma 
surintendant  des  finances.  Tallemant  des  Réaux 
nous  conte  en  ces  termes  l’origine  de  sa  fortune  : 
« La  comtesse  de  Saut  eut  de  l’affection  pour  ce 
petit  M.  de  Bullion.  Elle  le  poussa,  lui  donna 
du  bien  et  lui  fit  avoir  de  l’emploi.  » Le 
désir  qu’avait  cette  aimable  femme  de  faire  un 
sort  brillant  à son  protégé  confinait  à l’abnéga- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


355 


tion.  Ne  s’avisa-t-elle  pas  un  beau  jour  de  dire  à 
Marie  de  Médicis  : « Ah!  madame,  si  vous  con- 
naissiez M.  de  Bullion  comme  moi  ! » Ce  à quoi 
la  reine- mère 
répondit  avec 
cet  accent  ita- 
lien dont  elle  ne 
put  jamais  se- 
défaire  : « Dion 
m’en  garde,  ma- 
dame la  com- 
tesse ! » 

On  pourrait 
croire,  à lire  ce 
qui précède,  que 
M.  de  Bullion 
résumait  en  lui 
toutes  les  séduc- 
tions. C'était  au 
contraire  un  pe- 
tit homme  assez 
mal  fait  et  de 
visage  déplai- 
sant ; mais 
adroit,  plein  de 
ressources  et  très  courtisan.  Il  s’était  tiré  avec 
habileté  de  certaines  négociations  qu’on  lui 
avait  confiées  tout  d’abord.  Plus  tard,  mêlé  aux 
luttes  protestantes,  il  avait  vu  grandir  son  in- 
fluence, avait  été  l’un  des  principaux  artisans  de 
l’éloignement 
définitif  de 
Marie  de  Médi- 
cis et  avait  em- 
pêché Riche- 
lieu de  quittei' 
le  pouvoir 
quand  Paris 
était  ameuté 
contre  lui  et 
la  patrie  enva 
hie.  Parti  de 
bas,  le  surin- 
tendant des 
finances  Clau- 
de de  Bullion 
éprouvait  une 
joie  d’autant 
plus  grande  à 
étaler  son 
faste.  Le  châ- 
teau de  Wide- 
villefutune  des  manifestations  de  cet  étatcl’esprit. 

Il  le  fit  construire  dans  la  plaine  pour  rempla- 
cer un  vieux  château  féodal  situé  non  loin  de  là 
sur  la  hauteur  du  parc.  Admirablement  recons- 
titué dans  sa  splendeur  première  par  le  père  du 
propriétaire  actuel,  M.  le  marquis  de  Galard,  le 
château  de  Wideville  est  l’un  des  plus  beaux  spé- 
cimens de  l’architecture  en  brique  et  pierre.  Bien 
assis  sur  une  terrasse  rectangulaire,  entourée  d’un 


large  fossé  et  défendue  aux  quatre  angles  par  des 
abris  de  garde,  le  château,  dont  les  hauts  pignons 
sont  surmontés  d’archers  de  plomb,  a fort  grand 

air  avec  ses 
vieux  parterres 
à la  française  et 
l’imposant  dé- 
cor de  son  parc. 

Dans  le  vesti- 
bule, une  plaque 
de  marbre  nous 
apprend  que  « le 
23  janvier  1634, 
Sa  Majesté  le 
roi  Louis  treiziè- 
me est  venue 
couchera  Wide- 
ville».Une  autre 
plaque  rappelle 
que  « le  18  juil- 
let 1820,  S.  A. 
R.  Madame  la 
Dauphine  est  ve- 
nue visiter  Wi- 
deville ».  Der- 
sur  le  parc,  se 


Château  de  Wideville  (façade  du  parc). 

rière  le  vestibule  et  donnant 


Chapelle  du  château  de  Wideville 


trouve  l’ancienne  salle  des  gardes  avec  ses  vohtes 
en  brique  et  pierre,  d’un  joli  dessin.  Dans  la 
première  pièce  de  l’aile  gauche,  la  bibliothèque, 
se  trouve  une  magnifique  cheminée  de  Germain 

Pilon,  haute 
de  4 mètres  et 
large  de  2 mè- 
tres et  demi, 
ornée  d'une 
peinture,  re- 
présentant Ca- 
therine de  Mé- 
dicis servie 
par  un  page 
de  Crussol. 

Le  grand  sa- 
lon, meublé 
d’étoffes  au 
petit  point  de 
Saint-Cyr, pos- 
sède égale- 
ment une  che- 
minée blanc  et 
or,  d’une  belle 
ordonnance, 
sur  laquelle  se 
détachent  les  portraits  du  duc  de  Yaujours  et 
du  duc  de  La  Yallière.  Là,  se  trouvent  encore 
deux  grands  tableaux  de  belle  facture,  se  faisant 
pendant  : les  portraits  de  Louis  XIII  et  de  Claude 
de  Bullion.  En  face  de  ce  dernier  portrait,  où  le 
fondateur  de  Wideville  apparaît  aussi  peu  sédui- 
sant que  possible,  on  ne  peut  s’empêcher  d’évoquer 
la  piquante  anecdote  rapportée  par  Tallemant 
des  Réaux. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


35G 


Un  jour,  on  montra  à Pompée  Frangipani  M.  de 
Bassompierreet  M.  de  Montmoreneey,  lesdeux  plus 
beaux  hommes  de  la  cour,  et  le  petit  avorton  de 
Bullion,  et  on  lui  dit  : « Devinez  lequel  des  trois  a 
fait  fortune  par  les  femmes  ».  Frangipani  se  mit 
à rire,  et  dit  : « Serait-ce  ce  petit  vilain  ? — Oui, 
les  autres,  tout  beaux  qu’ils  soient,  y ont  dépensé 
cinq  cent  mille  écus  ! » 

Dans  le  partie  droite  du  rez-de-chaussée,  se 
trouve  la  salle 
à manger  ten- 
due de  super- 
bes tapisseries 
de  Beauvais 
dont  l’une  re- 
présente 
Louis  XI 1 1 par- 
tant pour  la 
chasse.  La  che- 
minée porte  les 
armes  de  Bul- 
lion. C’est  dans 
cette  pièce 
qu’eut  lieu  le 
fameux  dîner 
aux  louis  d’or. 

Bullion  avait 
amassé  une 
énorme  for- 
tune dans  sa 
surintendance. 

Le  premier,  il  fit  frapper  des  louis  d’or  et  la 
fantaisie  lui  vint,  un  beau  jour,  d’en  servir  en 
guise  de  dessert  à ses  invités. 

« Le  surintendant,  dit  Laplace  dans  ses  Pièces 
intéressantes , ayant  donné  à dîner  au  premier 
maréchal  de  Grammont,  au  maréchal  de  Villeroy, 
au  marquis  de  Souvré  et  au  comte  d’Hautefeuille, 
fit  servir  au  dessert  trois  bassins  remplis  de  louis 
d’or,  dont  il  les  engagea  à prendre  ce  qu’ils  vou- 
draient. Ils  ne  se  firent  pas  trop  prier  et  s’en 
retournèrent  les  poches  si  pleines  qu’ils  avaient 
peine  à marcher,  ce  qui  faisait  beaucoup  rire 
Bullion.  Le  roi,  qui  faisait  les  frais  de  cette  plai- 
santerie, ne  devait  pas  la  trouver  tout  à fait  si 
bonne.  » 

Voilà,  n’est-il  pas  vrai,  un  dessert  assez  rare  de 
notre  temps. 

Tous  les  plafonds  des  pièces  du  rez-de-chaussée 
du  château  de  Wideville  sont  formés  de  poutrelles 
finement  peintes,  d'un  très  joli  effet. 

Un  petit  escalier  de  pierre  conduit  au  premier 
étage,  où  se  trouve  la  « chambre  du  roi  »,  ainsi 
baptisée  depuis  que  Louis  XIII  y coucha.  On  y 
voit  une  magnifique  tapisserie  représentant  le  roi 
à cheval  ; une  autre  tapisserie  nous  fait  assister  au 
siège  de  la  Rochelle.  Dans  les  autres  chambres  et 
dans  les  galeries,  denombreux  portraits,  parmi  les- 
quels ceux  d’Elisabeth  de  France,  fille  d’Henri  IV  ; 
de  François  de  Bonne,  duc  d’Esdiguières,  conné- 
table de  France;  de  Mme  la  connestable  d'Esdi- 


guières,  du  cardinal  de  Bullion,  de  Mlle  de  La 
Vallière;  une  vue  du  château  de  Meudon,  etc. 
Signalons  également  quelques  jolis  vitraux. 

Naguère,  les  grands  châteaux  avaient,  au  fond 
de  leurs  parcs,  des  nym  pliées  ou  grottes.  Celle 
de  Wideville,  dont  nous  donnons  la  reproduction, 
est  certainement  la  mieux  conservée.  Ses  grilles 
en  fer  forgé  sont  remarquables  et  ses  rocailles  en 
assez  bon  état.  Cette  grotte  forme  fond  de  pers- 
pective sur  des 
jardins  plantés 
à la  française, 
d’une  grande 
et  noble  sim- 


Très  curieuse 
également,  la 
petite  chapelle 
du  château 
adossée  à l’er- 
mitage. On  y 
voitnotammeiit 
un  superbe  ré- 
table  en  bois 
sculpté  etpeint 
provenant  de 
Pagny,  en 
Bourgogne, 
propriété  de  la 
famille  de  Ga- 
lard. 

A côté,  se  trouve  l’ermitage  composé  de  jolies 
pièces  Louis  XV,  ornées  de  peintures  et  dont  le 
sous-sol  s’ouvre  sur  un  parterre  encadrant  un 
bassin  orné  d’une  Saison  par  Sarrazin. 

Il  convient  de  louer  les  propriétaires  du  château 
de  Wideville  de  n’avoir  altéré  en  rien  le  caractère 
de  ce  magnifique  spécimen  du  xvne  siècle. 

Jules  CARDANE. 

( l’hotoyraphies  de  V Auteur. ) 

&& 

HARMONIES 

Sur  les  champs  assoupis  et  sur  l'éveil  des  bois, 

Rose  à peine  — les  tons  d'une  chair  jeune  et  tendre 
— L'aube  rit  et  frissonne,  et  l’on  croirait  entendre 
Dans  l’air  ténu  des  sons  de  flûte  et  de  hautbois. 

Midi.  Le  soleil  flambe  emmi  le  ciel  serein, 

En  les  prés  florissants  se  pâment  les  fleurs  frêles, 

Et  l’on  dirait  ouïr,  dominant  les  chants  grêles 
Des  cigales,  l’éclat  des  fanfares  d’airain. 

Le  soleil  meurt,  il  saigne  en  le  ciel  endeuillé. 

Et  l’on  croit,  à cette  heure  où  l’horizon  recule, 

Entendre  chuchoter,  au  tiède  crépuscule, 

Des  violons  pleurant  un  adieu  désolé. 

Ernest  BEAUGUITTE. 


La  nymphée  du  parc  de  Wideville. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


357 


MAURICE  JO  K Al 


Maurice  Jokai,  le  célèbre  romancier  hongrois, 
est  à Paris,  et  la  presse  parisienne  a reçu  le. 
confrère  étranger  avec  une  vive  sympathie.  Tous 
les  journaux  ont  parlé  du  vieux  maître,  vantant 
son  labeur  formidable,  son  imagination  féconde, 
sa  poésie,  sa  verve.  Et  l’illustre  écrivain  a dû  être 
délicieusement  touché  de  cet  accueil  flatteur  et 
chaleureux. 

Et  cependant,  tous  ces  confrères  si  éminents  et 


si  aimables  ne  connaissent  pas  Jokai,  ne  peuvent 
pas  le  connaître.  Pour  savourer  son  esprit  original, 
sa  langue  charmeresse,  pour  s’exalter  à son  idéa- 
lisme si  noble,  poursuivre  l’envolée  desa  fantaisie 
sans  frein  et  admirer  ses  connaissances  inépui- 
sables, pour  goûter,  en  un  mot,  tout  ce  qui  fait 
son  talent  de  conteur  merveilleux,  il  faut  être 
Hongrois  ou,  mieux  encore,  Hongroise.  Et  voilà 
comment  — ù prodige  ! — moi,  si  ignorée  et  si  peu 
de  chose,  mais  compatriote  de  Jokai,  je  deviens, 
pendant  que  je  parle  de  lui,  supérieure  à mes 
plus  grands  confrères  parisiens. 

Oui,  ses  compatriotes  seuls  peuvent  dire  ce 
qu'est  Jokai  pour  sa  nation.  Il  est  non  seulement 
le  talent  le  plus  admiré,  mais  aussi  l’idole  la  plus 
choyée  de  tous.  Vénérer  Jokai  n’est  pas  une  vertu, 
mais  un  devoir,  dit-on  dans  mon  pays.  Quel  devoir 


facile  et  exquis  ! Jokai  est  l’écrivain  le  plus  popu- 
laire qui  ait  jamais  existé  : il  est  la  personnification 
vivante  de  la  littérature  nationale.  Depuis  bientôt 
soixante  ans,  il  puise,  sansfatigue,  àlasourcebénie 
de  son  génie,  des  œuvres  sans  nombre,  autant  de 
manifestations  des  sentiments,  des  convictions  les 
plus  élevés.  Ses  héros  sont  des  types  exubérants  du 
plus  ardentpatriotisme,de  la  plus  hauteambition, 
de  l’arnour  le  plus  exalté  ; ses  femmes  sont  des 


figures  de  noblesse  et  de  grâce  idéales.  C’est  un 
adorateur  fanatique  de  tout  ce  qui  est  beau,  grand 
et  bon;  et,  pour  exprimer  et  nous  communiquer 
toutes  ces  fières  vertus,  il  dispose  d’un  instrument 
incomparable  : sa  langue.  La  langue  qu’il  parle 
est  une  magie  que  lui  seul  serait  capable  de 
célébrer  dignement,  qui  nous  surprend  par  son 
originalité,  nous  déconcerte  par  sa  richesse,  nous 
charme  par  sapoésie,  nous  entraîne  par  sachaleur. 
Quelqu’un  a dénommé  Jokai  : le  Shéhérézade 
hongrois.  Ce  nom,  quoique  insuffisant  encore,  lui 
va  bien  ; son  style  a toutes  les  couleurs  flam- 
boyantes, toutes  les  prodigalités,  toutes  les 
séductions  de  l’Orient. 

Nous  jugeons  généralement  que  la  lecture  des 
romans  est  un  poison  pour  la  jeunesse;  et  c’est 
la  vérité.  Mais  il  faut  alors  inventer  un  autre  mot 


358 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


pour  les  pages  de  Jokai,  quifont  germer  et  grandir 
dans  le  cœur  les  plus  nobles  instincts.  Lire  Jokai 
au  début  de  la  vie,  lorsque  l’âme  et  le  cerveau 
sont  encore  tendres  et  vierges  ; recevoir  de  lui, 
à ce  moment  propice,  la  puissante  impression  de 
son  génie  fait  de  noblesse  et  de  bonté,  quel 
talisman  à travers  les  vilenies  et  les  tristesses  à 
venir!  On  doit,  après  de  telles  leçons, àjamais haïr 
le  mal  et  adorer  le  beau. 

Le  secret  de  ce  don  extraordinaire  d’entraîner  et 
d’émouvoir,  je  le  sais  : il  est  dans  le  caractère  même 
de  l’homme.  Jokai  est  un  convaincu,  un  vibrant; 
il  pense  tout  ce  qu’il  dit,  car  il  est,  comme  homme, 
aussi  admirable,  aussi  grand  et  aussi  bon  que  ses 
héros.  On  peut  l’approcher  sans  crainte  d’une 
désillusion;  il  ne  perdra  pas  un  atome  de  son 
auréole.  Sa  conversation  est  un  régal  : il  gaspille, 
dans  la  vie  ordinaire,  dix  fois 
plus  d’humour  et  de  verve  qu’il 
n’en  met  dans  ses  livres  — qui 
en  sont  pleins.  Quant  à sa  bon- 
té, à sa  douceur,  à son  indul- 
gence, elles  sont  proverbiales. 

C’est  une  véritable  figure  de 
légende  que  ce  beau  vieillard 
de  soixante-quinze  ans  dont  le 
dos  ne  s’est  pas  courbé,  dont 
les  splendides  facultés  n’ont  pas 
pâli  après  bientôt  soixante  ans 
d’une  vie  toute  de  travail.  Et, 
en  le  contemplant,  heureuse  et 
émue,  un  mot  bien  caractéris- 
tique d'Ibsen  me  revient  à la 
mémoire.  Le  fameux  drama- 
turge du  Nord,  au  cours  d’un 
voyage  qu’il  faisait  en  Hongrie 
il  y a quelques  années,  était 
allé  visiter  Jokai,  malade  à cette  époque.  Ces 
deux  esprits  formidables,  quoique  si  différents, 
se  comprirent  tout  de  suite  et  la  plus  vive  affec- 
tion était  née  de  cette  rencontre. 

Au  moment  des  adieux,  les  deux  poètes  s’em- 
brassèrent cordialement  à plusieurs  reprises  et  se 
séparèrent  ravis  l’un  de  l’autre.  Lorsque,  arrivé 
à son  hôtel,  Ibsen  fut  interrogé  par  ses  amis  sur 
l’impressioii  que  lui  avait  produite  l’entrevue,  il 
dit  toute  son  admiration  pour  le  grand  Hongrois 
et  finit  en  soupirant:  « Ohlsije  pouvais  être  encore 
une  fois  aussi  jeune  que  Jokai  ! » — Et  Jokai  estné 
en  1825,  Ibsen  en  1828. 

Maisl’âge  n’a  pas  de  prise  sur  cette  organisation 
exceptionnelle;  le  cœur  et  l’esprit  n’ont  pas  vieilli, 
parce  qu’ils  sont,  à travers  tout,  restés  fidèles  à 
l’idéal,  parce  qu’aucun  scepticisme  glacial  n’a 
éteint  l’ardent  foyer  de  la  foi  artistique.  Quel 
exemple  de  robustesse  morale  et  physique  ! 

Il  faut  rendre  à la  nation  hongroise  cette  justice 
qu’elle  a su  honorer  et  récompenser  de  son  vivant 
son  illustre  enfant.  Jokai  a connu  toutes  les  gloires, 
toutes  les  apothéoses  qu’un  pays  reconnaissant 
ne  cesse  de  lui  prodiguer.  Sa  carrière  est  un  beau 


Madame  Maurice  Jokai. 

celui  qui 
nation  ! 


spectacle  de  travail,  de  succès  et  de  bonheur. 
Aussi,  le  poète  jouit-il  d’une  belle  humeur 
intarissable.  L’anecdote  suivante  en  est  un  joli 
témoignage.  Il  faut,  pour  la  comprendre,  savoir 
que  Jokai  porte  une  perruque,  une  belle  perruque 
aux  boucles  d’argent,  non  point  par  coquetterie, 
mais  uniquement  par  crainte  du  froid. 

Pendant  un  banquet  où  l’on  fêtait  le  romancier, 
un  des  plus  charmants  poètes  de  la  Hongrie  pro- 
nonçait en  son  honneur  un  discours  éloquent. 
Au  plus  haut  degré  de  l’enthousiasme  et  de  l’émo- 
tion des  assistants,  l’orateur  allait  finir  en  disant: 
«Maurice  Jokai  est  le  roi  de  la  littérature  hon- 
groise, mais  sa  tête,  au  lieu  d’une  couronne,  est 
couverte... 

— D’une  perruque  ! » claironna  la  voix  sonore 
de  Jokai.  Et  les  rires  furent  si  tumultueux  que  le 
jeune  poète  ne  put  pas  achever 
sa  phrase  et  dire  : couverte  de 
lauriers. 

Et,  pour  que  cette  fin  de 
vie  soit  aussi  belle  qu’un  com- 
mencement, une  jeune  fille  de 
vingt  ans  a voulu  apporter  à 
ce  glorieux  crépuscule  le 
rayonnement  de  sa  beauté  et 
de  sa  tendresse.  Je  trouve,  moi, 
tout  naturel  que  le  vieillard  ait 
associé  à son  déclin  la  jeu- 
nesse et  la  beauté  ; je  com- 
prends qu’une  atmosphère  d’i- 
déal soit  nécessaire  à ce  grand 
rêveur  qui  a toujours  vécu  dans 
le  culte  du  beau. 

Quelle  haute  et  douce  mis- 
sion pour  cette  jeune  femme 
d’être  la  joie  et  l’orgueil  de 


est  la  joie  et  l’orgueil  de  toute  une 


Thérèse  MANDEL. 


AAAAÀ AAA A&j 


Le  travail  est,  après  ta  prière,  le  plus 
'homme.  — Maurice  Jokai. 


'aaaaaaa’aaaaa 

bel  acte  de  foi  dé 


Chaque  année,  le  12  juin,  fidèles  défenseurs 
d’une  cause  perdue,  les  Naundorf/ïstes  font  célé- 
brer une  messe  commémorative  de  l’évasion  — 
vraie  ou  supposée  — du  dauphin,  en  1795.  Des 
ouvrages  fort  intéressants  — ceux  entre  autres  de 
M.  Otto  Friedrichs.  — des  polémiques  très  pas- 
sionnées, ont  répandu  dans  le  public  le  nom  de 
Naundorff,  mais  les  autres  personnages  qui, 
depuis  1795,  ont  joué,  avec  plus  ou  moins  d’éclat 
et  de  sincérité,  le  rôle  de  Louis  XVII  ou  de  des- 
cendants de  Louis  XVII,  qui  les  connaît  aujour- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


d’hui?  Us  ont  disparu  de  l’histoire,  presque  sans 
laisser  de  traces. 

L'auteur  des  Causes  célèbres  compte  sept 
faux  dauphins.  Mieux  renseigné,  M.  de  Montbel 
évaluait  leur  nombre  — pour  le  premier  tiers  du 
siècle  — à vingt-sept.  Il  faudrait  en  ajouter  dix 
ou  quinze  pour  arriver  à un  chiffre  à peu  près 
exact. 

On  se  tromperait  gravement  en  les  considérant 
en  bloc  comme  des  imposteurs.  La  plupart  étaient 
sincères,  dès  leurs  premières  affirmations,  ou  le 
devinrent  par  une  sorte  d’autosuggestion  dont  les 
exemples  ne  sont  pas  rares.  Ils  bénéficièrent  de 
cette  crise  de  crédulité,  de  ce  besoin  du  merveilleux 
dans  l ’histoire  qui  donna  naissance  à la  fauxdau- 
phinomanie , mais  ils  en  furent  aussi  les  victimes. 
A force  de  répéter  qu’ils  étaient  Louis  XVII,  ils 
finirent  par  le  croire. 

Avant  de  parler  de  quelques-uns  de  ces  faux 
dauphins  oubliés,  il  convient  de  dire  un  mot  de 
ceux  qu’on  a appelés  les  substitués , ou  adoptant, 
pour  les  besoins  de  la  cause,  la  thèse  de  l’évasion. 

Au  mois  d’octobre  1794,  pour  sauver  le  dauphin, 
on  lui  substitua,  disent  les  Naundorffistes,  un 
enfant  sourd-muet,  Charles-Louis  Tardif,  fils  de 
Jacques-Jean  de  Petitville,  né  le  23  mai  1782,  à 
Aubreville,  dans  la  Meuse.  Comme  cet  enfant  ne 
mourait  pas  assez  vite,  un  nouveau  faux  dauphin 
fut  introduit  au  Temple.  11  s’appelait  Leninger  et 
était  le  fils  d’un  jardinier  de  Versailles.  Rongé 
par  la  scrofule,  condamné  par  les  médecins,  il 
avait  été  transporté  de  l’Hôtel-Dieu  dans  le  cachot 
où  il  mourut  le  8 mai  1793.  Son  inhumation  eut 
lieu  le  12 juin  dans  le  cimetière  Sainte-Marguerite, 
rue  du  Faubourg-Saint-Antoine,  le  même  jour  où 
le  véritable  dauphin  s’évadait  du  Temple. 

Trois  ans  après,  se  révélait  le  premier  des  faux 
dauphins. 

Né  à Saint-Lô  le  20  septembre  1781,  fils  d’un 
tailleur  de  cette  ville,  Hervagault,  entraîné  par 
une  humeur  aventureuse,  avait  abandonné  la 
maison  paternelle  en  1796.  Au  mois  de  mai  1798, 
il  commençait  à se  présenter  de  ville  en  ville,  de 
château  en  château,  comme  l’infortuné  Louis  XVII, 
échappé  par  miracle  à la  captivité,  et  trouvait 
immédiatement,  surtout  parmi  les  femmes,  de 
nombreux  partisans.  Le  gouvernement  s’en  émut 
et  Hervagault,  arrêté,  fut  condamné,  le  17  fé- 
vrier 1802,  à quatre  années  d’emprisonnement. 
L’invincible  fidélité  de  ceux  qui  avaient  cru  à ses 
affirmations,  le  suivit  dans  toutes  les  prisons  — 
aucune  ne  semblaitassez  sûre — où  il  fut  enfermé, 
à Vitry,  à Reims,  à Soissons  et  enfin  à Bicêtre.  Sa 
peine  terminée,  il  ne  tarda  pas  à revenir,  n’ayant 
pas  d’autre  moyen  de  vivre,  à ses  anciens  erre- 
ments. Arrêté  pour  la  seconde  fois,  il  fut  enfermé 
sans  jugement  à Bicêtre  et  y mourut  le  8 mai  1812. 
On  raconte  qu’à  ses  derniers  moments  il  répondit 
au  curé  d’Arcueil  qui  l’adjurait  de  désavouer  ses 
erreurs  : « Je  ne  crains  pas  de  paraître  comme 
un  vil  imposteur  devant  l’arbitre  de  l’Univers  ; 


350 


j’y  paraîtrai  comme  fils  de  Louis  XVI  et  de  Marie- 
Antoinette  d’Autriche.  Un  Bourbon,  rejeton  de 
tant  de  rois,  sera  bientôt  au  séjour  des  Bienheu- 
reux !...  Ah  ! monsieur,  je  retrouverai  mon  auguste 
et  infortunée  famille  et  je  jouirai  avec  elle  du 
repos  éternel.  » Peut-on  soupçonner  de  s’attarder 
à un  mensonge,  désormais  inutile,  un  homme  qui 
'n’eut  jamais  l’âme  d’un  criminel  et  qui  va  mourir? 

Quelques  comparses  prirentlasuccession  laissée 
vacante  par  Hervagault  : 

Un  ancien  soldat,  Victor  Persat,  que  les  priva- 
tions et  les  souffrances  endurées  pendant  la  cam- 
pagne de  Russie  avaient  rendu  à peu  près  fou  et 
qui  prétendait  être  Louis  XVII,  né  en  1790  au 
château  de  Versailles.  Il  céda,  dit-on,  ses  droits 
à Napoléon  III  ; 

Fontolive,  tour  à tour  dragon,  maçon,  garçon 
de  salle  à l’hôpital  de  Bicêtre,  et  qui,  n’étant  pas  bien 
sûr  de  son  état  civil,  en  prit  un  qui  flattait  sa 
vanité.  Le  tribunal  de  Pontarlier  ne  l’en  con- 
damna pas  moins  à quatre  mois  de  prison  pour 
vagabondage. 

Hervagault,  Persat  avaient  été  des  hallucinés, 
Matliurin  Bruneau  ne  fut  qu’un  imposteur  et  un 
escroc.  Son  histoire  forme  le  plus  varié  des  ro- 
mans picaresques. 

Né  le  10  mai  1784  àVezins,  dans  le  département 
de  Maine-et-Loire,  fils  d’un  sabotier,  il  est  recueilli, 
après  la  mort  de  son  père,  par  sa  tante  qui  le 
chasse  bientôt  de  sa  maison  à cause  de  son  incu- 
rable paresse.  Mme  de  Turpin,  à qui  il  s’était  pré- 
senté comme  le  fils  de  M.  deVezins,  lui  donne  un 
asile.  Il  ne  tarde  pas  à être  démasqué  et  recom- 
mence sa  vie  de  mendiant  et  de  vagabond.  En 
1799  et  1800,  il  faitpartie,  pendant  l’insurrection 
royaliste,  du  corps  d’armée  du  comte  de  Châtil- 
lon.  En  1803,  il  est  « pensionnaire  » à la  maison 
de  répression  de  Saint-Denis  et,  en  1805,  canonnier 
aspirant  dans  le  4e régiment  d’artillerie  de  marine. 
Embarqué  à bord  de  la  frégate  la  Cybèle , il  dé- 
serte le  4 octobre  1806,  resteen  Amérique  jusqu’en 
1813,  et  après  y avoir  fait  tous  les  métiers,  sauf 
les  métiers  honnêtes,  en  revient  avec  le  nom  de 
Charles  de  Navarre,  obligeamment  inscrit  sur  son 
passeport.  Afin  de  se  procurer  l’argent  nécessaire 
à ses  vastes  desseins,  il  profite  d’une  vague  ressem- 
blance pour  se  présenter  à une  dame  Phelipeaux 
comme  un  fils  qu’elle  croyait  avoir  perdu  pendani 
la  guerre  d'Espagne  et  que  la  Providence  lui 
rend.  Il  escroque  à la  pauvre  femme  un  millier 
de  francs  et,  cette  première  comédie  jouée,  rede- 
vient Louis  XVII.  Arrêté  à Saint-Malo,  il  est  en- 
fermé dans  la  prison  de  Bicêtre  au  mois  de  jan- 
vier 1816. 

Cet  aventurier  ignare  et  grossier,  ce  candidat 
au  trône  qui  savait  à peine  lire,  avait  déjà  de 
nombreux  partisans.  A Bicêtre,  où  affluent  les 
visiteurs,  les  sujets,  il  installe  une  sorte  de 
gouvernement.  Il  a deux  secrétaires  chargés  de 
rédiger  ses  lettres  et  proclamations.  Il  écrit  à « sa 
sœur  » la  duchesse  d’Angoulême  une  épître  mélo- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


300 


dramatique  dans  laquelle  il  se  montre  surtout 
désireux  de  recevoir  du  vin  et  du  tabac.  Un  de  ses 
codétenus,  Branzon,  rédige  ses  Mémoires,  d’après 
ceux  d Hervagault,  agrémentés  d’ailleurs  par  des 
pages  entières  extraites  d’un  roman  sur  l'orphe- 
lin du  Temple,  le  Cimetière  de  la  Madeleine. 

Cette  histoire  héroï-comique  se  termine  le  19  fé- 
vrier 1818  par  une  condamnation  à cinq  années 
d’emprisonnement. 

Le  procès  de  Mathurin  Bruneau  suscite  un  autre 
faux  dauphin,  un  fou,  Jean-François  Dufresne, 
qui  se  présente  aux  Tuileries  pour  revendiquer 
ses  droits  et  à qui  on  accorde  une  place  dans  une 
maison  de  santé. 

Dans  cette  même  année  1818,  le  12  avril,  la 
police  autrichienne  arrêtait  près  de  Mantoue  un 
homme  qui  prétendait  se  nommer  Louis-Charles 
de  Bourbon.  Il  s’appelait  en  réalité  Claude  Per- 
rein  et  était  le  fils  d’un  boucher  de  Lagnieu,  dans 
le  département  de  l’Ain.  D’abord  clerc  chez  un 
avoué,  où  il  commet  un  faux  en  écriture  privée, 
puis  soldat  et  déserteur,  nous  le  trouvons  en  1819 
dans  la  prison  de  Roanne.  Il  s’évade,  mais,  arrêté 
près  de  Modène,  il  est  emprisonné  à Milan  et,  par 
la  dignité  de  son  attitude,  étonne  et  émeut  un  de 
ses  compagnons  de  captivité,  Silvio  Pellico,  qui  lui 
consacrera  quelques  lignes  dans  ses  Mémoires.  En 
1826,  il  réussit  à se  faire  donner,  sous  le  nom 
d'Hébert,  une  place  d’employé  à la  préfecture  de 
Rouen  et,  peu  de  temps  après,  il  est  condamné, 
dans  la  même  ville,  à trois  mois  de  prison  pour 
banqueroute  simple. 

Le  2 février  1828,  Claude  Perrein  dit  Hébert 
adresse  à la  Chambre  des  pairs  une  pétition  émue, 
dans  laquelle  il  demande  « un  asile  pour  sa  tête 
qui  ne  peut  reposer  nulle  part  sans  péril  et  une 
patrie  que  plus  de  trente  ans  d’exil  n’ont  pu  lui 
faire  oublier  »,  et  il  signe  : « le  duc  de  Normandie  ». 
En  1830,  il  proteste  contre  l’arrivée  au  pouvoir 
de  Louis-Philippe. 

On  se  décide  à l’arrêter  le  29  août  1833  et  il 
déclare  alors  se  nommer  baron  de  Richemont. 
Condamné  le  4 novembre  1833  à douze  ans  de 
détention,  il  s’évade  le  19  août  de  Sainte-Pélagie, 
rentre  à Paris,  après  l’amnistie  de  1840,  et  meurt 
le  10  août  1833,  à Gleizé,  dans  le  département  du 
Rhône. 

Son  acte  de  décès,  qui  le  qualifiait  « Louis-Char- 
les de  France,  natif  de  Versailles  »,  a été  annulé 
par  un  jugement  du  tribunal  de  Villefranche  le 
12  septembre  1859.  L’inscription  tumulaire  : « Ci- 
gît  Louis- Charles  de  France  né  à Versailles  le 
27  mars  1785  » a été  supprimée  par  ordre  du  duc 
de  Persigny,  ministre  de  l’intérieur. 

C’est  dans  le  procès  de  Perrein,  Hébert,  de  Ri- 
chemont, en  1833,  que  Naundorff  posa  pour  la 
première  fois  officiellement  se  candidature  de 
faux  dauphin. 

Il  avait  déjà  chargé,  vers  1817,  de  préparer 
les  voies  un  certain  Maressin  ou  Marassin, 
dont  le  rôle  parait  très  singulier  et  qui  eut  un 


moment  l’idée  de  se  donner  lui-même  comme 
Louis  XVII. 

Les  Naundorffistes  prétendent  qu’arrêté  entre 
Paris  et  Versailles,  déféré  à la  cour  de  Rouen,  il 
fut  remplacé  au  dernier  moment  par  Mathurin 
Bruneau.  Ils  ajoutent,  mais  rien  n’est  moins 
vraisemblable,  qu’Hervagault,  Marassin  et  Riche- 
mont,  n’ont  été  que  trois  incarnations  succes- 
sives du  même  personnage. 

Il  y avait  à Londres,  en  1836,  trois  faux  dau- 
phins, Naundorff,  le  baron  de  Richemont  et  Mèves. 
Ce  dernier,  qui  ressemblait  à Charles  X d’une  ma- 
nière extraordinaire,  ne  se  souvenait  de  rien  sur 
son  enfance.  Il  assurait  que  la  duchesse  d’Angou- 
lême  l’avait  invité  à se  rendre  auprès  d’elle  et  qu’il 
s’y  était  refusé.  Son  fils,  Auguste  Mèves,  affirmait, 
dans  une  lettre  datée  du  21  janvier  1873  et  signée 
« Auguste  de  Bourbon  »,  que  Louis  XVII  était 
arrivé  en  Angleterre,  en  1793,  et  y avait  été 
adopté  par  la  famille  de  Mèves. 

Le  8 février  1850,  le  Constitutionnel  publiait, 
d’après  une  correspondance  de  Philadelphie,  les 
sensationnelles  révélations  du  faux  dauphin 
Eleazar  l’Iroquois.  Le  père  de  ce  personnage, 
Thomas  Williams,  avait  oublié  de  faire  enregis- 
trer sa  naissance;  sa  mère  supposée,  l’Iroquoise 
Mary  Anna  Konwatewentata,  le  désavouait  de  la 
manière  la  plus  formelle.  Eleazar  en  conclut  qu’il 
appartenait  à une  illustre  famille.  En  effet,  le  prince 
de  Joinville  lui  révéla  qu’il  était  Louis  XVII  et, 
pour  éviter  une  guerre  civile,  lui  fit  signer  une 
abdication  en  faveur  de  Louis-Philippe  moyen- 
nant laquelle  on  lui  promettait  la  restitution  ou 
l’équivalent  « de  toutes  les  propriétés  particu- 
lières de  la  famille  royale  qui  lui  appartenaient  ». 
La  dette  n’a  jamais  été  payée. 

M.  Nauroy,  dans  un  curieux  article  publié  dans 
la  Nouvelle  Revue , en  1882,  fit  connaître  un  nou- 
veau faux  dauphin,  un  certain  La  Roche,  mort 
en  1872  aux  environs  de  Savenay  et  dont  Naun- 
dorff aurait  été  le  valet  de  chambre. 

Le  13  février  1883,  un  fou  nommé  Pagot,  qui 
s’était  échappé  de  la  maison  du  docteur  Blanche, 
s’introduisit  à la  Chambre  des  députés  et  affirma 
qu’il  était  Louis  XVII. 

L’Amérique  avait  déjà  produit  un  faux  dauphin, 
mais  ce  n’était  pas  suffisant  pour  un  pays  aussi 
vaste  et  aussi  ambitieux.  Le  Courrier  des  Etats - 
Unis , au  mois  de  mars  1887,  lança  une  nouvelle 
candidature.  Il  raconta,  avec  tout  le  sérieux  qui 
convient  à l’histoire,  que  Louis  XVII,  envoyé  au 
Canada,  s’y  serait  marié  sous  le  nom  de  comte  de 
Rion  et  à sa  mort,  en  1887  (à  cent  deux  ans),  aurait 
révélé  pour  la  première  fois  son  origine  royale  à 
ses  enfants. 

En  1889  mourut  à Dorgos,  en  Hongrie,  un  no- 
taire, fils  d’un  émigré  français,  qui  prétendait 
s’appeler  Henri  de  Bourbon  et  posséder  des 
papiers  de  famille  prouvant  que  son  père  était 
Louis  XVII. 

Il  reste  à mentionner,  pour  clore  cette  liste,  un 


LE'MAGASIN  PITTORESQUE 


oGI 


homme  à qui  on  essaya  vainement  de  persuader 
qu’il  étaitLouis  XVII.  le  feld-maréchal  Diebitch,  le 
vainqueurdes  Polonaisà  Ostrolenska,  qui  joue  le 


rôle,  dans  la  galerie  que  nous  venons  de  présenter, 
du  faux  dauphin  malgré  lui. 

Henri  d’ALMÉRAS. 


ARTILLERIE  TÆOIDEÜlsrE 


LA  CONSTRUCTION  DES  BOUCHES  A FEU 


En  1338,  nous  dit  la  chronique  du  temps,  les 
Français  utilisèrent  avec  succès  et  pour  la  première 
fois,  au  siège  de  Puy-Guillaume,  en  Normandie,  un 
canon  de  petit  calibre  qui  lançait  des  balles  de 
plomb  d’un  faible  diamètre.  On  l’appela  « le  pot 
de  fer  de  Rouen  ». 

Ce  nouvel  engin  fit  merveille  autant  par  la  sur- 
prise qu’il  causa  aux  assiégés  que  par  l’effet 
matériel  qu’il  produisit.  Mais  avant  nous  « ils  en 
avaient  déjà  en  Angleterre  ».  Dans  sa  première 
campagne  contre  les  Écossais  en  1327,  Édouard  lit 
joua  du  canon  et  remporta  la  victoire. 

Aussi  l’usage  des  bouches  à feu  se  généralisa- 

Ctwion  ils  0S0 J 1 


on  utilisa  successivement  à leur  construction 
trois  sortes  de  métaux  : le  bronze,  le  fer,  la  fonte. 
D’ailleurs  l’emploi  de  ces  mêmes  métaux  n’a  pas 
varié  jusqu’à  nos  jours, 

A cause  de  sa  légèreté  on  réservait  seulement  le 
bronze,  dont  le  prix  est  élevé,  pour  l’artillerie 
légère,  tandis  que  la  fonte  de  fer,  moins  chère  que 
le  bronze  mais  plus  lourde,  devint  d’usage  cou- 
rant pour  la  défense  des  côtes  et  les  canons  de 
marine. 

Mais  quel  que  fût  le  métal  employé,  le  procédé 
de  fabrication  restait  identique.  Pour  construire 
un  canon,  on  commençait  par  confectionner  un 


t-il  rapidement,  si  bien  que,  vers  la  fin  du 
xive  siècle,  les  canons  s’étaient  substitués 
entièrement  aux  anciennes  machines  de  guerre  : 
béliers,  catapultes,  balistes,  etc.,  qui  nous 
venaient  des  anciens  et  qui  servaient  à lancer  des 
étoupes  enflammées  et  des  pierres  dont  le  poids 
très  souvent  dépassait  trois  cents  livres. 

Construits  d’abord  suivant  un  type  unique,  ces 
canons  ou  tubes  — canon  vient  du  latin  canna, 
qui  signifie  « tube  » ou  « roseau  » — furent  désignés 
sous  le  nom  générique  de  bombardes,  probable- 
ment à cause  de  la  détonation  retentissante  qu’ils 
faisaient.  Quelquefois  ces  bombardes  étaient  très 
massives  et  leur  poids  atteignait  deux  mille 
livres;  et  leur  longueur  était  proportionnelle. 
Les  habitants  de  Ganden  avaient  une  qui  mesurait 
cinquante  pieds. 

Maisbientôt,lesbesoins  delaguerre  grandissant, 
on  fit  des  canons  de  tous  les  calibres,  avec  lesquels 
on  lançait  des  boulets  de  pierre  d’un  poids  qui 
variait  de  cinquante  à cent  livres.  Alors,  pour 
distinguer  ces  nouvelles  bouches  à feu,  soit 
qu’elles  fussent  des  pièces  de  siège  ou  de  campa- 
gne, c’est-à-dire  lourdes  ou  légères,  on  leur  donna 
les  noms  d’animaux  réputés  malfaisants  et  on  les 
appela  : faucons,  basilics,  coulevrines,  etc. 

Ces  pièces  d’artillerie  furent  au  début  des  tubes 
de  bois  cefclés  de  fer.  Cependant,  nomme  l’art  de 
la  fonderie  n’était  pas  ignoré  même  des  anciens, 


moule  qui  présentait  en  creux  la  forme  du  canon 
qu’on  voulait  obtenir.  La  matière  employée  pour 
ces  moules  était  de  l’argile  homogène  et  de  la  terre 
siliceuse.  Puis,  le  métal  ayant  été  fondu  dans  un 
four  à réverbère,  on  le  coulait  dans  le  moule. 

Les  canons  et  les  obusiers  étaient  coulés  pleins, 
c’est-à-dire  d’un  seul  bloc,  et  dès  que  cette  masse 
métallique  était  refroidie,  on  la  mettait  sur  le  tour. 
Alors  on  la  forait.  Le  forage  d’une  pièce  à feu 
consiste  à la  percer  pour  amener  son  âme,  autre- 
ment dit  l’intérieur  du  canon,  au  calibre  voulu. 

Cette  opération  achevée,  on  alésait,  on  unissait, 
on  ciselait. 

Mais  depuis  quelque  vingt  ans,  les  progrès 
croissants  de  l’industrie  métallurgique  ont  com- 
plètement transformé  la  matière  et  le  mode  de 
construction  des  canons. 

A l’Exposition  universelle  de  1867,  on  vit  pour 
la  première  fois  un  canon  d’acier  fondu,  se  char- 
geant par  la  culasse  et  rayé.  11  venait  des  usines 
Krupp.  Son  poids  était  de  30000  kilos  et  il  lan- 
çait des  projectiles  de  mille  livres.  Ce  fut  une 
révolution.  Dès  lors  on  suivit  la  voie  si  audacieu- 
sement ouverte  et,  peu  à peu,  lentement,  après 
maint  essai  renouvelé,  l’acier  s’est  complètement 
substitué  à tous  les  autres  métaux  pour  devenir 
d’un  emploi  exclusif  dans  la  construction  des 
bouches  à feu. 

L’acier  n’est  autre  chose,  on  le  sait,  que  du  fer 


362 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


transformé  par  certains  procédés  de  l’art  métal- 
lurgique. Ses  propriétés  sont  nombreuses.  Mais 
sa  grande  résistance  surtout  et  son  élasticité 
répondirent  dès  l’abord  au  but  proposé. 

Il  s’agissait  en  effet,  dans  les  conditions  nou- 
velles imposées  à l’art  militaire  par  les  progrès  de 
la  science,  de  réaliser  deux  obligations.  D’abord, 
comme  la  victoire  n’est  souvent  qu’une  question 
de  vitesse,  il  fallait  obtenir  des  canons  d’un  poids 
limité  afin  de  faciliter  leur  transport  et  leur  mobi- 
lité. Ensuite,  il 
était  nécessaire 
que  ces  pièces 
à feu  fussent 
très  puissantes, 
c'est-à-dire  ca- 
pables de  sup- 
porter sans  au- 
cun danger  de 
rupture  ou  d’ex- 
plosion des 
pressions  inté- 
rieures très  éle- 
vées. 

Or,  ces  pres- 
sions intérieu- 
res produites 
par  l’expansion 
des  gaz  sortis 
de  la  poudre 
enflammée  sont 
tout  le  problème 
de  nos  canons 
modernes.  C’est 
d’elles  que  ré- 
sultent les  vi- 
tesses initiales 
qui  donnent  au 
projectile  toute 
sa  valeur  effec- 
tive, sa  direc- 
tion, sa  portée, 
sa -force  de  pé- 
nétration. Etau- 
jourd’hui  plus  que  jamais  la  possibilité  d'accroî- 
tre sans  cesse  ces  vitesses  initiales  est  à l’ordre 
du  jour. 

Mais  pour  mieux  connaître  la  révolution  appor- 
tée dans  la  construction  des  pièces  d’artillerie, 
voyons  comment,  par  des  transformations  succes- 
sives, un  blocinoffensif  d’acier  deviendra  le  redou- 
table engin  de  mort  dont  les  pareils  à cette  heure 
résonnent  si  fort  et  si  haut  sous  le  ciel  bleu  du 
Sud.  Prenons  alors  comme  exemple  un  canon  du 
calibre  de  32  centimètres  du  système  Schneider- 
Canet.  La  section  en  est  figurée  par  le  dessin  ci- 
contre.  Les  canons  de  ce  genre  sont  à grande 
puissance  et  des  pièces  de  ce  type  ont  joué  un  rôle 
brillant  et  actif  dans  la  dernière  guerre  sino-japo- 
naise  ; l’un  d’eux  notamment  a coulé  d’un  seul 
coup  un  cuirassé  chinois. 


Par  l’étude  attentive  de  ce  canon,  nous  verrons 
que  la  construction  des  bouches  à feu  comporte 
quatre  opérations  distinctes  et  successives. 

lu  Fabrication  des  éléments.  — On  appelle 
éléments  le  tube  T qui  est  la  pièce  constitutive 
du  canon  ou  le  canon  proprement  dit,  les  man- 
chons M et  N et  la  frette  F,  ainsi  que  les  petites 
frettes  numérotées  de  I à V et  de  1 à 8. 

On  l’a  vu,  l’acier  est  désormais  le  métal 
employé.  Aussi  les  fontes  de  fer  qui  nous  le  four- 
niront seront- 
elles  choisies 
parmi  les  meil- 
leures. Ce  triage 
fait,  on  traitera 
les  fontes  à l’ai- 
de du  four  Sie- 
mens - Marti  ns . 
Une  tempéra- 
ture excessive 
les  amène  len- 
tement à l’état 
de  fusion.  Pen- 
dant six  heures 
on  surveille  cet- 
te cuisson.  De 
temps  en  temps, 
au  moyen  d’une 
large  poche  de 
fer,  on  puise  un 
peu  d’acier  que 
l’on  coule  en 
lingots  pour  en 
voir  l’état.  Puis 
dès  qu’à  la 
nuance  violette 
du  métal  en  fu- 
sion on  juge  le 
moment  propi- 
ce, alorson  pro- 
cède àla  coulée. 
Mais  ici  plus 


Appareil  pour  le  frettage  du  canon. 


de  coulage  du 
métal  dans  un 
moule  d’argile  figurant  le  canon  et  dont  l’enve- 
loppe terreuse  servait  de  modèle. 

L’acier  étant  liquide  suit  naturellement  le  canal 
incliné  qui  sort  comme  un  bec  par  une  paroi  du 
four.  Ce  canal  est  fermé  d’un  clapet.  Au  signal 
indiqué,  on  glisse  sur  ses  rails  le  chariot  à lingo- 
tières.  C’est  un  wagonnet  assez  long  chargé  de 
récipients  qui  ont  la  forme  carrée.  Ce  sont  les 
lingotières.  Elles  sont  en  fonte.  Leurs  parois  sont 
épaisses  de  4 à o centimètres  et  leur  capacité 
varie  de  o à 15  quintaux.  On  remarquera  que 
pour  plus  de  solidité  elles  sont  renforcées  par  des 
ceintures  de  fer  forgé. 

Avant  d’y  couler  l’acier,  on  les  a soigneusement 
enduites  d’une  couche  de  chaux  qui  aidera  après 
le  refroidissement  au  glissement  du  lingot. 

Mais  on  a ouvert  le  clapet.  L’acier  coule  ; une 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lingotière  est  remplie,  puis  l’autre.  Et  le  wagonnet 
est  emmené  avec  sa  lourde  charge. 

Une  fois  le  métal  refroidi,  on  le  sort  de  la  lingo- 
tière au  moyen  d’une  grue  appelée  grue  de 
coulée;  et  ce  lingot  sortant  des  aciéries,  informe 
et  compact,  deviendra  bientôt  un  canon. 

Des  aciéries  le  lingot  est  porté  à la  forge  où  il 
subit  un  premier  forgeage.  Cette  opération 
s’effectue  au  moyen  de  marteaux  pilons  dont  la 
puissance  est  graduée  de  10  à 100  tonnes.  Ainsi 


saines.  En  outre,  les  « chaudes  » subies  pendant 
l’étampage  ont  pu  diminuer  en  partie  l’homogé- 
néité du  métal.  Il  importe  de  la  lui  redonner. 
Pour  cela,  le  lingot  étant  introduit  dans  un  four 
spécial,  on  le  « recuit  » en  le  portant  au  rouge- 
cerise;  cette  nuance  indique  à l’opérateur  qu’on 
peut  retirer  la  pièce  du  four.  Ensuite  on  en  assure 
par  des  procédés  spéciaux  le  refroidissement 
régulier  et  progressif. 

Cette  première  partie  du  travail  étant  achevée, 


Achèvement 

battu  et  martelé,  le  métal  acquiert  des  qualités  de 
cohésion  et  d’homogénéité  que  le  lingot  coulé  ne 
présente  pas  à un  égal  degré  de  la  surface  au 
cœur. 

Mais  le  lingot  s’est  refroidi.  Pour  le  rendre 
propre  aux  épreuves  suivantes,  on  l’introduit  dans 
un  four  à réchauffer  d’où  on  l’extraira  à tempé- 
rature convenable  pour  être  porté  sous  la  presse 
à forger.  Il  est  soumis  ici  à l’opération  du  « mar- 
telage » ou  « étirage  » qui  a pour  effet  d’étirer 
le  lingot  et  de  l’allonger.  Ce  travail  achevé,  la 
pièce  affecte  alors  une  section  octogonale. 

Ensuite,  le  lingot  supportant  plusieurs  « chau- 
des » ou  réchauffages  intermédiaires  est  livré  à 
l’étampage.  Ce  travail  donne  finalement  à la  pièce 
étirée  la  forme  définitive  qu’elle  doit  présenter 
avant  d’être  mise  sur  le  tour  pour  y être  dégrossie. 

Mais  entre  temps,  au  cours  de  ces  opérations 
successives,  on  a eu  soin  de  faire  tomber  les 
extrémités  du  lingot  qui  sont  généralement  peu 


du  frettage. 

la  pièce  est  alors  « dégrossie  ».  Placée  sur  une 
machine-outil,  elle  est  tournée  et  forée  « brute 
de  forge  ». 

Cette  opération  n’est  pas  définitive.  Elle  con 
siste  seulement  à amener  la  surface  extérieur 
du  futur  canon  à des  dimensions  voisines  de  sa 
forme  définitive  et  à percer  « l’âme  ».  L’âme  à 
son  tour  n’est  qu’ébauchée  et  son  diamètre  est 
encore  inférieur  au  diamètre  déterminé. 

Ce  dégrossissement  terminé,  la  pièce  est  trans- 
portée aux  ateliers  de  « trempe  ».  Il  s’agit  à pré- 
sent de  donner  au  métal  le  degré  de  dureté  voulu. 
Pour  procéder  à la  trempe,  on  suspend  la  pièce 
au  moyen  d’une  grue  à l’intérieur  du  four  à ré- 
chauffer ; ce  four  est  vertical.  Afin  d’obtenir  un 
réchauffement  progressif  et  régulier,  on  imprime 
au  lingoL  dégrossi  un  mouvement  simultané  de 
rotation  autour  de  son  axe  et  de  translation  dans 
le  sens  de  cet  axe.  Au  moment  précis  où  l’on  vient 
d’atteindre  la  température  voulue,  la  porte  du 


304 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


four  s’ouvre  et  le  tube  est  rapidement  plongé 
dans  une  bâche  remplie  indifféremment  d’huile 
ou  d’eau. 

Naturellement  toutes  les  précautions  ont  été 
prises  pour  que  l’opération  s’effectue  dans  les 
meilleures  conditions  de  réussite.  Néanmoins  il 
peut  se  faire  que  la  « chaude  » donnée  avant  la 
trempe  ne  soit  pas  absolument  régulière.  En 
conséquence  on  doit  faire  subir  à la  pièce  un 
nouveau  recuit. 

Du  reste,  cet  ordre  successif  d’opérations  ne  se 
fait  pas  sans  qu’à  chaque  instant  on  ne  se  rende 
compte  de  leur  marche  normale  et  aussi  de  la 
qualité  de  l’acier.  A cet  effet,  et  aux  moments 
qu’il  convient,  on  prélève  sur  l’extrémité  de  la 
pièce  des  rondelles  qu’on  fractionne  et  que  l’on 
appelle  des  « barreaux  d’essai  ».  Ces  rondelles, 
on  le  voit,  ne  sont  autre  chose  que  des  « éprou- 
vettes ».  On  les  soumet,  par  un  jeu  de  machines 
spéciales,  à des  efforts  répétés  de  « traction  »,  de 
« choc  »,  de  « ployage  ».  Ces  divers  procédés 
d’épreuve  permettront  de  nous  assurer  que  le 
métal  de  la  pièce  en  cours  d’exécution  possède 
bien  les  qualités  requises  de  ténacité  et  de  cohé- 
sion pour  l’emploi  auquel  il  est  destiné. 

Pour  ce  qui  est  des  frettes  et  des  manchons,  on 
les  découpe  à la  machine  dans  des  lingots  d’acier 
obtenus  et  travaillés  par  une  suite  d’opérations 
analogues  à celles  que  nous  venons  de  décrire.  On 
a eu  soin,  en  les  découpant  dans  le  métal,  de  leur 
conserver  surtout  un  diamètre  intérieur  plus  faible 
encore  que  leur  diamètre  définitif. 

En  somme,  tube,  frettes  et  manchons  ne  sont 
que  dégrossis. 

2°  Usinage.  — L’usinage  ou  finissage  consiste, 
comme  ce  dernier  mot  l’indique,  à « finir  » chaque 
élément,  — tube,  manchons,  frettes,  — c’est-à- 
dire  à l’amener  définitivement  aux  dimensions 
que  l’on  s’est  fixées. 

On  commence  par  le  tube  et  on  le  place  sur  le 
tour,  qui  n’est  autre  chose  qu’une  puissante  ma- 
chine-outil dont  le  mécanisme  et  le  réglage  sont 
d’une  précision  mathématique.  Grâce  à cette  ré- 
gularité mécanique,  on  tournera  le  tube  jusqu’à 
l’obtention  — à un  millimètre  près  — de  ses 
dimensions  extérieures  définitives. 

On  tourne  ensuite  les  manchons,  puis  les  frettes, 
dont  les  diamètres  intérieurs  deviennent  défini- 
tifs, c’est-à-dire  qu’ils  répondent  aux  dimensions 
correspondantes  du  tube. 

3°  Frettage.  — - Le  frettage  n’est  rien  autre  que 
la  mise  en  place  des  manchons  M et  N,  qui  sont  à 
épaulement.  Ils  sont  placés  l’un  sur  la  partie 
arrière  du  tube,  l’autre  sur  le  commencement  de 
la  volée,  en  avant  du  premier. 

Les  manchons  se  placent  comme  nous  le  ver- 
rons faire  pour  les  frettes,  car  leur  état  est  aussi 
de  renforcer  le  tube. 

On  sait  que  le  tube  d’un  canon  doit  résister  à 
des  efforts  de  rupture  qui  se  produisent  simulta- 
nément dans  le  sens  de  l’axe  et  dans  le  sens  per- 


pendiculaire à cet  axe.  Pour  répondre  à ces 
efforts  de  rupture  on  a eu  l’idée  de  consolider  la 
pièce  par  des  frettes  à dents  (F)  et  des  frettes 
cylindriques  et  tronconiques  (I  à V et  1 à 8)  qui 
satisfont  au  but  cherché. 

Pour  placer  les  frettes,  on  accroche  le  tube  à 
une  grue  et  on  l’établit  verticalement  la  bouche 
en  haut.  On  a soin  ensuite,  avant  de  rien  faire,  de 
chauffer  au  bleu  les  frettes  qui  subissent  ainsi  le 
phénomène  de  la  dilatation.  Cette  dilatation  est 
nécessaire  pour  la  réussite  du  travail. 

Ainsi  dilatée,  la  frette  est  enlevée  par  le  moyen 
d’une  grue  et  emmanchée  sur  le  tube  à sa  posi- 
tion voulue.  Cela  fait,  on  la  refroidit  lentement 
par  des  jets  d’eau  convenablement  dirigés.  Alors 
la  frette  se  contracte.  Elle  fait  prise,  elle  pince 
le  métal  et  sa  pression,  on  le  comprend,  en 
augmente  d’autant  la  ténacité. 

Les  frettes  du  premier  rang  étant  posées,  on 
règle  sur  le  tour  les  dimensions  extérieures  de  ce 
premier  renfort. 

On  place  ensuite  les  frettes  du  second  rang  par 
une  manœuvre  analogue  à celle  qui  vient  d’être 
dite;  et  ainsi  de  suite. 

Pour  finir,  on  procède  minutieusement  aux 
jointsd’un  même  rang  de  frettes  et  on  « mâte  » le 
métal  pour  rendre  ces  joints  imperceptibles  à l’œil. 

4°  Bagage  de  l’âme.  — Jusqu’ici  notre  étude 
n’a  touché  qu’à  la  surface  extérieure  du  canon. 
Occupons-nous  maintenant  de  son  « âme  ». 

L’âme  ou  vide  intérieur  du  tube  se  divise  en 
trois  parties  principales  disposées,  depuis  la 
culasse  jusqu’à  la  bouche,  dans  l’ordre  suivant  : 

1°  Le  logement  de  la  vis-culasse  et  la  chambre 
à poudre. 

2°  Le  tronc  de  cône  de  raccordement  contre 
lequel  vient  buter  la  ceinture  du  projectile  à sa 
position  de  chargement. 

3°  La  partie  cylindrique  portant  les  rayures. 

L’âme,  ne  constituant  qu’un  seul  et  même 
cylindre  foré  dans  le  tube  par  une  machine-outil, 
offre  comme  intérêt  principal  l’opération  du 
rayage. 

Les  rayures,  on  le  sait,  servent  à animer  le 
boulet  d’une  rotation  initiale  qui  ramènera  cons- 
tamment l’axe  du  projectile  dans  le  voisinage  de 
la  tangente  à la  trajectoire.  Car  un  projectile 
uniquement  animé  d’un  mouvement  de  transla- 
tion suivant  la  ligne  de  tir,  c’est-à-dire  simplement 
craché  par  le  canon,  n’aura  ni  portée,  ni  justesse, 
ni  force  de  pénétration. 

Pour  résoudre  ce  problème,  on  chercha  à pro- 
duire une  rotation  initiale  en  faisant  tourner  le 
projectile  pendant  son  passage  dans  l’âme,  de 
sorte  qu’il  prît  autour  de  son  axe  la  rotation 
voulue. 

On  se  servit  des  canons  rayés  avec  succès  et 
pour  la  première  fois  en  1837,  pendant  la  cam- 
pagne de  Kabylie.  La  guerre  d’Italie  les  consacra 
définitivement.  On  leur  doit  d’ailleurs  la  victoire 
de  Solférino 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


365 


Pour  rayer  un  canon,  on  le  fixe  sur  le  tour.  Le 
tube  reste  immobile.  Seul  le  foret  de  la  machine- 
outil,  animé  d’un  mouvement  automatique,  creuse 
dans  le  métal  son  sillon  mathématique. 

Cela  fait,  on  s’attaque  à la  culasse,  qui  n’est 
autre  chose  que  le  fond  du  canon.  La  culasse 
étant  armée  d’un  écrou  qui  l’ouvre  et  qui  la  ferme 
comme  une  porte,  on  filète  cet  écrou,  c’est-à  dire 
qu’on  fait  le  filet  de  la  vis.  On  fore  ensuite  la 
chambre  à poudre  et,  s’occupant  enfin  de  la  ligne 
de  mire,  on  la  règle  de  façon  qu’elle  soit 
parallèle  à l’axe  de  la  pièce. 

Tous  les  organes  de  l’appareil  de  fermeture  du 
canon  — culasse,  écrou  de  culasse,  etc.  — sont 
fabriqués  sur  des  machines  spéciales  dont  la 
précision  mathématique  assure  à ces  pièces  une 
grande  uniformité.  C’est  ce  qui  permettra,  le  cas 
échéant,  de  remplacer  facilement  une  pièce  per- 
due. On  comprend  aisément  cet  inappréciable 
avantage,  surtout  lorsque  l’artillerie  est  en  cam- 
pagne. 

Lorsqu’elle  est  arrivée  à ce  point,  la  pièce  est 
prête  à subir  ses  essais  de  recette  par  le  tir  ; ces 
épreuves  se  font  à surcharge.  Le  canon  qui  en 
sort  triomphant  est  aussitôt  admis  en  service.  11 
est  prêt  à jeter  des  boulets,  à lancer  des  obus  dont 
le  poids  varie  de  300  à 400  kilos.  Et  tout  cela 
en  utilisant  la  poudre  sans  fumée,  appelée  cor- 
dite,  qui  est  enfermée  dans  des  sacs  de  toile 
que  l’on  place  simplement  derrière  l’obus.  On 
allume;  et  la  poudre  et  les  sacs  de  toile  s’évapo- 
rent en  gaz,  ne  laissant  derrière  eux  aucun  résidu. 

C’est  ainsi  qu’un  lingot  d’acier  informe  et  brut, 
battu,  martelé,  étiré,  devient  un  canon  d’une 
puissance  terrifiante  et  que  règle  comme  une 
montre  un  simple  mouvement  d’horlogerie.  Il  est 
inutile  d’ajouter  que  cette  transformation  néces- 
site, comme  nous  avons  pu  l’entrevoir  au  long  de 
cette  courte  étude,  des  installations  extrêmement 
puissantes  et  des  machines-outils  perfectionnées. 
D’ailleurs,  c’est  grâce  à ces  dernières  que  l’on 
peut  atteindre  en  travail  courant  une  précision 
étonnante  qui  se  chiffre  par  des  centièmes  de 
millimètre. 

Au  reste,  n’oublions  pas  également  qu’un  per- 
sonnel d’élite,  rompu  par  une  longue  pratique 
aux  opérations  les  plus  délicates,  apporte  à ces 
travaux  sa  patiente  expérience  et  son  habileté. 

Ainsi  cette  main-d’œuvre  et  ces  soins  ajoutent 
leur  haut  prix  au  déchet  énorme  de  la  fabrication 
que  l’on  évalue  à 50  p.  100  des  matières  em- 
ployées. C’est  ce  qui  explique  qu’un  canon  s’élève 
au  prix  moyen  de  300  000  francs. 

Néanmoins  ceux  qui  les  achètent  ne  regardent 
pas  au  prix;  ils  les  veulent  terribles  et  bons.  Et 
comme  nos  canons  de  France  ont  du  renom,  ils 
deviennent  un  important  article  d’exportation. 
Tous  ne  s’en  réjouissent  pas.  Il  y a des  gens  qui 
s’effraient  de  cette  consommation  grandis- 
sante. 

Axdré  FLOTRON. 


MON  BERCEAU 

O ville  à jamais  sainte  et  belle, 
Quand  j’évoque  ton  grand  ciel  pur 
Où  les  goélands  à coups  d’aile 
Fauchent  l’azur, 

Je  renais  doucement,  je  rêve, 
Alangui  d'un  frisson  vainqueur, 
Comme  si  l’aube  qui  se  lève 
M’entrait  au  cœur. 

J’ai  dans  mon  âme  qui  se  brise 
En  pleurs  divins,  en  doux  sanglots, 
La  molle  chanson  de  la  brise 
Au  bord  des  flots. 

Sous  mon  front  que  le  soleil  dore 
De  son  baiser  ensorceleur, 

Je  sens  la  poésie  éclore 
Comme  une  fleur. 

La  rime,  oiselet  du  poème, 

Voletant  un  peu  de  travers, 
Accourt  se  poser  d’elle-même 
Au  bout  des  vers. 

Les  hauts  cordages  des  navires, 
Déroulés  sur  le  pont  mouvant, 
M’apparaissent  comme  des  ivres 
Chantant  au  vent. 

Tandis  que  les  pâles  étoiles 
Meurent  à l’horizon  lointain. 
J’assiste  à la  fuite  des  voiles 
Dans  le  matin. 

Le  long  de  la  vague  éternelle, 

Au  ras  des  mâts  étincelants. 

Le  jour  épanoui  dentelle 
Les  rochers  blancs. 

L’onde  rôdeuse  qui  déferle 
En  fredonnant  des  virelais, 

Fait  danser  des  lueurs  de  perle 
Sur  les  galets. 

Là-bas,  les  îles  qu’a  groupées 
Le  flot  orageux  et  changeant 
Surgissent,  comme  découpées 
Dans  de  l’argent. 

L’âme  en  des  rêves  bleus  s’égare, 
L’esprit  pétille,  le  sang  bout  : 

La  lumière,  blonde  fanfare, 

Sonne  partout. 

Les  femmes,  vivantes  statues. 

Types  d’opulente  beauté, 

Passent  lentement,  revêtues 
De  majesté, 

Comme  si  l’auguste  Chimère 
Faisait,  à l’appel  des  aïeux, 

Revivre  en  ces  filles  d’Homère  . 
L’orgueil  des  dieux. 

Ville  hospitalière  au  poète 
Quand  je  bois  ton  souffle  sacré, 

Je  ne  sais  plus  si  la  tempête 
M’a  déchiré. 

Je  lis  en  toi  comme  en  un  livre 
Qu’on  ouvrirait  devant  l’autel  ; 

Je  ris,  j’ai  vingt  ans,  je  suis  ivre 
D’aube  et  de  ciel. 

Et  c’est  à croire,  âme  éperdue, 

Que  la  Muse  des  grands  réveils 
Verse,  dans  ma  coupe  tendue, 

L’or  des  soleils  ! 


Clovis  HUGUES. 


306 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  BOUQUILTISTES 


Maintenant  que  les  démolisseurs  sont  partis,  voilà, 
sur  les  quais  de  la  live  gauche,  les  bouquinistes  qui 
reviennent.  Saluons  ces  vieilles  connaissances  : ce 
sont  les  bibliothécaires  en  plein  vent  des  flâneurs  et 
des  pauvres.  Toute  l’année,  par  la  canicule  ou  le 
verglas,  que  le  soleil  rôtisse  la  pierre  des  parapets  ou 
que  l’humidité  moisisse  les  planches  de  leur  étalage, 
ils  sont  à leur  poste,  arpentant  d'un  pas  tranquille 
l’étroit  espace  parcimonieusement  mesuré  par  l’admi- 
nistration. 

Ces  braves  gens  sont  une  curiosité  du  vieux  Paris 
qui  s’en  va;  sur  les  rives  du  quartier  latin  où  la 
pioche  a déjà  démoli  tant  de  souvenirs,  ils  restent 
comme  le  vestige  d’un  passé  à peu  près  disparu, 
comme  une  tradition  que  les  mœurs  nouvelles  ont 
respectée.  Ces  fonctionnaires  du  plein  air  ont  l’âme 
bonne  et  l’esprit  philosophe,  et  l’on  dirait  que  l’éternel 
spectacle  du  même  horizon,  la  vue  du  fleuve  aux 
eaux  calmes  et  grises  ont  versé  en  eux  comme  une 
douce  sérénité.  Les  bruits  de  la  rue,  la  foule  qui 
passe  tapageuse,  les  brouhahas  de  la  grande  ville,  le 
sifflet  des  remorqueurs  haletant  sur  la  Seine,  le 
tumulte  confus  d’une  population  en  travail  : tout  cela 
n’arrive  pas  jusqu’à  eux. 

Voyez  le  bouquiniste  assis  devant  son  étalage  : 
tandis  que  le  promeneur  fait  une  halte  et  fouille 
capricieusement  dans  le  tas  des  bouquins  jaunis,  il 
rêve  et  son  œil  semble  suivre  au  loin  de  vagues 
visions.  De  l’indiscret  fureteur  qui  met  sa  boîte  au 
pillage  il  n’a  nul  souci,  et  pour  celui  qui  file  sans  rien 
acheter,  il  est  sans  .amertume  et  sans  colère. 

Aussi,  la  fortune  est  lente  à venir  pour  le  bon 
marchand  de  « rossignols  »,  et  si  cette  pensée 

I attriste  quelquefois,  elle  ne  le  rend  jamais  mauvais. 

II  sait  que  dans  les  orgueilleuses  librairies  des  boule- 
vards, dans  les  vastes  magasins  installés  en  plein 
Paris,  il  a des  concurrents  redoutables  et  des  rivalités 
qui  finiront  par  le  tuer.  II  n’ignore  pas  que  c’est  là-bas 
que  vont  maintenant  les  livres  rares,  les  trouvailles 
originales,  les  vieux  documents  aimés  des  bibliophiles; 
et  il  voit  peu  à peu  venir  l’heure  où  sa  boite  dé- 
laissée ne  contiendra  plus  que  des  vieilleries  sans 


importance  et  des  volumes  dont  fera  fl  le  passant. 

Que  lui  importe!  Le  bouquiniste  ne  regarde  pas  si 
loin  dans  l’avenir,  et  pourvu  que,  la  journée  finie,  il 
ait  gagné  sa  pièce  de  quarante1  sous,  il  s’estime 
heureux.  La  nuit  venue,  il  cadenassera  solidement 
son  étalage,  fixera  à la  pierre  du  parapet  sa  mouvante 
boutique  et  rentrera  tranquillement  chez  lui.  Son 
sommeil  sera  paisible,  peuplé  peut-être  de  riantes 
images,  et  dès  l’aube,  il  redescendra  vers  le  quai, 
sans  regarder  si  sur  sa  tête  le  ciel  est  menaçant  ou 
serein. 

Ainsi  va  la  vie  monotone  de  ce  petit  commerçant 
philosophe.  Toujours  en  paix  avec  l’État  qui  lui  fait 
payer  une  redevance  de  ë0  francs  pour  un  emplace- 
ment de  10  mètres,  le  bouquiniste  est  un  citoyen 
modèle.  Ce  n’est  jamais  lui  qui  rossera  le  sergot  dont 
il  est  l’ami,  ou  fréquentera  le  mastroquet  qu’il 
méprise  : au  contact  de  sa  pacifique  clientèle  il  a 
contracté  des  habitudes  comme  il  faut  et  s’est  créé 
des  relations  puissantes. 

Sur  les  quais  du  quartier  latin,  le  bouquiniste  est 
presque  le  camarade  de  l’étudiant;  il  en  a les  allures 
jeunes  et  franches;  il  sait,  en  cet  endroit,  quel 
bouquin  il  convient  de  mettre  en  évidence,  quel 
document  vieillot  il  faut  piquer  avec  quatre  épingles 
sur  le  couvercle  relevé  de  la  boîte.  Sur  les  quais 
voisins  de  l’Institut,  son  caractère  n’est  plus  le  même, 
il  semble  que  le  « chand  de  rossignols  » ait  conscience 
là  de  quelque  haute  mission.  11  connaît  tous  les  aca- 
démiciens qui  passent  près  de  sa  boite,  et  les  salue, 
chapeau  bas,  respectueusement.  Les  jours  de  séance 
sous  la  vénérable  coupole,  il  guette  avec  anxiété  la 
sortie  des  Immortels,  après  avoir  fait  le  nettoyage  de 
son  étalage.  Et  si  François  Coppée  vieil!  fouiller  dans 
sa  boite,  menaçant  de  son  éternelle  cigarette  les 
volumes  fanés,  le  bouquiniste  est  radieux,  et  le  soir, 
là-haut,  sous  les  toits  de  sa  mansarde,  il  se  consolera 
de  n’avoir  pas  gagné  un  sou  dans  sa  journée,  à la 
pensée  que  son  métier  lui  vaut  les  confidences  des 
rêveurs  et  des  bohèmes,  la  poignée  de  main  des 
savants  et  le  salut  souriant  des  académiciens. 

Cm.  FORMENTIN. 


EN  ITALIE 

LA  CÎTTA  DOLENTE  ” 


San-Gimignano,  avril. 

C’est  ici  la  ville  de  Dante. 

A Florence,  je  n’ai  pas  encore  rencontré,  sauf 
peut-être  sur  la  Piazza  délia  Signoria  — et  il  a 
passé  si  vite!  — l’homme  au  capuchon  rouge. 
Comment  donc  un  cœur  aussi  triste  a-t-il  pu 
naitre  dans  cette  ville  de  grâce  et  d’amour? 
Tandis  que  Giotto,  les  peintres  de  Santa-Croce 
et  de  la  chapelle  des  Espagnols  sont  en  harmonie 
avec  la  ville  des  fleurs  et  sa  campagne  voluptueuse, 


je  ne  m'imagine  que  difficilement  le  poète  de 
l’Enfer  montant  à San-Miniato  pour  jouir  du 
déclin  du  jour  : il  en  eût  rapporté  une  joie  inef- 
façable. 

...  Sans  doute  la  Florence  d’aujourd’hui,  qui 
n’a  plus  que  deux  tours,  celle  du  Palazzo- 
Vecchio  et  celle  du  Bargello,  sur  les  trois 
cents  qu’elle  possédait  au  temps  de  Dante,  n’est 
plus  la  Florence  d’autrefois.  Sans  doute  les  rues, 
élargies,  ne  sont  plus  barrées  de  chaînes,  et  là  où 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


367 


fut  le  Mercato-Vecchio,  où  battait  furieusement 
l’émeute  au  cœur  des  Florentins,  s’élève  la  statue 
d’un  gros  homme,  bas  sur  pattes,  aux  moustaches 
ridicules.  Et  dans  l’air  léger  nous  ne  voyons  plus 
que  le  dôme  de  Bruneilesco  qui  résume  la  vénusté 
de  la  ville  adorable. 

Je  sais  que  de  la  Florence  d’Arnolfo,  il  ne 
subsiste  que  quelques  palais.  Mais  si  Florence  fut 
farouche,  comment  le  comprendrai-je  ? Par  quelle 
analogie?  Ce  n’est  pas  du  haut  de  Fiesole  que  je 


poli  à Sienne,  dominant  le  délicieux  val  d’Eisa. 
Le  paysage,  ici,  est  plus  frais  et  plus  uni  qu’ail- 
leurs.  Il  est  plus  semblable  à nos  paisibles  vallées. 
Qui  croirait  jamais,  à voir  ces  délicates  et  fines 
collines,  si  molles  et  si  nonchalantes,  que  le  val 
d’Eisa  fut  pendant  des  siècles  le  théâtre  des  luttes 
les  plus  sanglantes?  C’est  ici  que  Florence  et 
Sienne,  plus  de  cent  fois,  s’entrechoquèrent.  C’est 
ici  le  grand  chemin  de  Rome  à l’Arno,  du  Rhin 
au  Tibre.  Le  val  d’Eisa  vit  passer  toutes  les  armées 


San-Gimignano. 

démêlerai  ce  caractère.  Ce  n’est  pas  de  la  terrasse 
de  San-Miniato  que  j’apercevrai  les  jardins  tra- 
giques de  l’Enfer.  Et  moins  encore  que  ses  rues 
étroites,  le  paysage  de  cette  ville  mollement  cou- 
chée au  bord  du  fleuve,  à l’horizon  de  douceur  et 
de  charme,  me  fera  comprendre  la  rudesse  de  son 
•enfant. 

Et  pourtant  elle  l’enfanta;  bien  mieux,  elle  en- 
fantâtes épouvantables  discordes  qu’il  a chantées. 
Il  ne  fut  pas  un  monstre.  Il  fut  au  contraire  le 
fruit  sublime  et  logique  de  son  siècle. 

Ce  que  Florence  ne  peut  plus  me  dire,  je  suis 
venu  le  demander  ici.  Y trouverai-je  la  réponse 
à cette  question  : Comment,  au  siècle  de  Giotto, 
nu  moment  où  Boccace  se  prépare,  où  la  fleur 
divine  du  Quattrocentisme  s’annonce,  comment 
Dante  a-t-il  pu  naître? 

* 

¥ ¥ 

San-Gimignano  est  situé  sur  la  route  d’Em- 


— Vue  d’ensemble. 

impériales,  royales  et  mercenaires.  Le  doux  val 
d’Eisa  est  une  terre  largement  arrosée  de  sang. 

Depuis  le  moment  où  l’on  quitte  la  vallée  pro- 
prement dite  pour  s’enfoncer  à l’ouest  vers  San- 
Gimignano,  c’est  un  enchantement.  Peu  à peu  on 
monte  de  colline  en  colline,  dans  un  enchevêtre- 
ment prodigieux  de  montagnes  avenantes.  Comme 
les  nuages  dans  le  ciel,  les  coteaux  se  pressent, 
mêlés  et  pénétrants.  Ils  se  coupent,  s’entassent 
et  s’accumulent.  Ils  semblent  grimper  les  uns  sur 
le  dos  des  autres,  en  une  bousculade  de  géants. 
On  dirait,  en  miniature,  tout  un  pays,  toute  une 
contrée,  la  France  entière,  avec  ses  bassins  et  ses 
Alpes  : Dieu  regardant  le  monde,  du  haut  de  son 
paradis,  par  le  gros  bout  de  la  lorgnette. 

Et  sur  toutes  ces  collines,  monticules,  sur  ces 
dévalements  rapides,  dans  ces  minuscules  vallées, 
au  pied,  à la  crête  de  ces  rochers,  sur  les  coteaux 
comme  sur  les  pics,  dans  le  gouffre  comme  au 
bord  du  ruisseau,  en  pente,  en  terrain  plat,  en 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


308 


précipice,  en  sommet,  partout  l’olivier  et  la  vigne 
poussent  et  grandissent,  envahissent  tout  de  leur 
feuillage  argenté  et  de  leurs  festons.  Là-haut, 
tout  là-haut  à l’horizon,  les  Chianti  étalent  leur 
imposante  masse,  féconde  et  superbe;  jusqu’ici 
ils  ont  envoyé  leurs  rejetons  et  leurs  ceps. 

La  montée  vers  San-Gimignano,  dans  le  petit 
vctturino,  léger  et  geignant,  est  dès  lors  un  ra- 
vissement. A mesure  qu’on  s’élève,  toutes  ces  col- 
lines, monticules  et  montagnes  qui  s’écrasent  et 
se  bousculent,  semblent  s’apaiser  et  se  tasser. 
Ainsi  la  tempête  vue  du  haut  des  falaises.  Plus  on 
est  haut,  moins  les  vagues  s’agitent.  Peu  à peu, 
chacune  fait  son  nid  et  s’endort.  Il  n’y  a plus  alors, 
avec  l’élargissement  progressif  de  l’horizon,  que 
viennent  seuls  barrer,  mais  si  doucement,  si  pa- 
ternellement, les  Chianti,  il  n’y  a plus  sur  cette 
mer  brune  de  collines,  que  la  paix  et  la  douceur 
de  l’olivier.  L’argent  de  son  feuillage  frémit  et 
froufroute  comme  la  soie  floche  et  la  dentelle. 
Et  les  festons  des  vignes  se  balancent  lentement 
d’un  pioppo  à l’autre,  comme  des  bras  d’enfants 
qui  vont  danser  leur  ronde.  Et  ce  n’est  bientôt 
plus  que  l’immensité  verdoyante,  à perte  de  vue, 
dans  une  mer  de  vagues  si  douces  et  si  riantes. 
Tout  est  vert.  On  ne  voit  plus  un  sillon.  La  terre 
est  riche  ici  et  le  même  champ  féconde  l’olivier, 
la  vigne  et  le  froment,  à la  fois.  Dès  lors,  les  petits 
arbres,  bas  et  trapus,  vus  d’un  peu  haut,  ne  se 
profilent  pas  dans  le  ciel;  ils  s’étalent  sur  le  blé 
vert,  se  confondent  avec  lui  et,  seules,  les  routes 
blanches  sillonnent  cette  verdure  ondulée.  Tout 
là-bas  vers  le  nord,  les  Apennins  dessinent  la 
sévère  bande  de  leur  neige  nuageuse. 

Tout  à coup,  à un  tournant,  San-Gimignano 
apparaît,  au  sommet  d’une  colline,  bien  isolée, 
la  plus  haute  à dix  lieues  à la  ronde.  Les  pentes 
sont  couvertes  d’oliviers  et  font  ainsi  le  socle  de 
velours  vert  de  cette  couronne.  Car  c'est  bien  une 
couronne  que  parait  cette  ville  dont  les  treize 
tours  sont  les  pointes  emperlées.  Sombres  et 
roux,  les  remparts  ne  s’égaient  pas  sous  le  soleil 
radieux  qui  les  inonde.  Ils  restent  majestueux, 
comme  ces  rois  déchus  qui  conservent  l’appareil 
d’autrefois.  San-Gimignano  se  sent  trop  regardé, 
est  trop  en  vue,  pour  sourire. 

Longuement,  la  route  tourne  autour  des  rem- 
parts, comme  si  elle  cherchait  à entrer  par  sur- 
prise. Elle  pénètre  enfin,  dans  un  tournant,  et 
c’est  l’ascension  par  une  rue  étroite,  aux  larges 
dalles.  Les  maisons  sont,  toutes,  au  moins  du 
xv1'  siècle,  mais,  comme  toutes  les  maisons  ita- 
liennes, un  peu  déconcertantes  et  tristes  pour 
nous,  hommes  du  Nord,  avec  leurs  étages  de 
six  mètres  chacun,  leurs  toits  proéminents,  leurs 
fenêtres  étroites  et  closes. 

En  haut  de  cette  rue,  la  place  de  la  Collégiale. 
Petite  place,  mais  où  battit  le  cœur  d’une  forte 
cité.  Place  encore  poignante  avec  ses  trois  monu- 
ments, son  église  au  haut  de  marches  majes- 
tueuses, son  palais  municipal,  le  palais  du 


podestat  avec  sa  loggia,  poignante  dans  ce  qu’elle 
nous  dit  de  l’âpreté  des  jours  défunts  que  les 
vieilles  tours  inutiles  semblent  pleurer  toujours. 

Tout  de  suite,  j’ai  voulu  monter  au  palais 
public.  Dans  toutes  ces  villes  italiennes,  la  pre- 
mière visite  doit  être  pour  ce  cœur  de  la  cité. 
Lorsque  la  vie  municipale  fut  aussi  intense  qu’elle 
le  fut  en  cette  Toscane  ardente,  c’est  dans  les 
salles  des  municipes  que  l’on  entend  les  batte- 
ments de  la  poitrine.  Pauvre  palais  délabré  et 
triste!  Mais  combien  digne  encore,  dans  ses 
guenilles!  La  fresque  de  Lippo  Memmi  préside 
solennellement  aujourd’hui  aux  délibérations  sur 
les  routes  ou  les  prestations,  elle  qui  entendit 
les  graves  discussions  pour  savoir  si  l’on  se  join- 
drait à Sienne  ou  à Florence!  Il  ne  faut  pas  en 
sourire;  ceux  d’aujourd’hui  ont  le  cœur  aussi 
haut  que  leurs  ancêtres  et  ils  donnent,  dans  cette 
grande  salle  vénérable,  où  la  majesté  de  leurs 
bancs,  leur  souci  de  la  rude  et  puissante  fresque 
de  Memmi,  indiquent  assez  leurs  scrupules,  ils 
donnent  une  grande  leçon  par  une  simple  ins- 
cription qu’ils  ont  fait  dresser. 

La  paresse  du  moment  m’a  empêché  de  copier 
cette  magnifique  et  tragique  inscription.  Qu’elle 
est  pourtant  digne  de  franchir  les  Alpes  ! Mais 
qu’importe  son  texte  ! Ce  qu’elle  dit  est  si  simple 
et  si  beau!  Écoutez  le  bel  enseignement  que  les 
descendants  des  temps  héroïques  nous  transmet- 
tent dans  ce  municipe,  par  cette  plaque  de  mar- 
bre où  ils  ont  écrit  : 

« En  celle  salle , Dante,  envoyé  par  la  Répu- 
blique de  Florence , prit  la  parole...  » 

Cela  suffit.  Ainsi  donc,  cette  ville  fut  une  ville 
considérable  et  puissante.  Florence,  la  grande 
Florence,  négocia  avec  elle.  Et  elle  ne  dédaigna 
pas,  pour  traiter  avec  cette  rivale,  de  lui  envoyer 
le  plus  noble  et  le  plus  éloquent  de  ses  enfants. 
« Vous  tous  qui  venez  ici,  — voilà  ce  que  dit 
cette  inscription,  — saluez  avec  respect.  Non 
seulement  ces  murs  conservent  l’écho  de  la  voix 
de  Dante,  mais  ce  palais  fut  celui  d’une  cité  qui 
fut  assez  forte,  intelligente  et  riche,  pour  que 
Florence  lui  dépêchât  le  plus  habile  de  ses  avocats. 
Avec  un  tel  passé  on  ne  peut  déchoir  et  on  mérite 
l’éternel  hommage  des  nations.  » 

Quand  on  garde  une  telle  fierté  : Ici  Dante  prit 
la  parole...  on  n’est  pas  près  de  périr,  et  c’est 
avec  humilité  et  vénération  que  je  passerai  tout 
à l’heure  dans  les  pauvres  rues  silencieuses, 
comme  dans  les  corridors  déserts  d’un  vieux 
château  inhabité,  mais  dont  chaque  porte  ferme 
la  chambre  où  mourut  un  héros. 

Je  n’ai  pas  feuilleté  les  manuscrits  de  la  biblio- 
thèque communale.  Leur  trésor  doit  être  immense 
pour  ressusciter  la  ville  d’autrefois.  Mais  ne  le 
peut-on,  avec  les  notions  élémentaires?  Hélas! 
partout,  en  Italie,  ce  fut  la  même  pitoyable  aven- 
ture. Les  Guelfes  et  les  Gibelins,  comprenant 
! différemment  la  grandeur  de  leur  patrie,  la  tuè- 
I rent  à force  de  se  la  disputer.  Mais  la  lutte  fut 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


369 


longue  et,  par  moments,  las  de  frapper  leur 
pauvre  mère,  c’était  à qui  la  couvrirait  de  draps 
d’or  et  de  pierres  précieuses.  Toute  l’histoire  des 


ceux  du  nord  ou  ceux  du  jSud  ? San-Gimignano 
eut  ses  Guelfes  et  ses  Gibelins.  Les]  Ardinghelli 
tinrent  pour  Florence,  les  Salvucci  'pour  Sienne. 


Les  Tours  de  San-Gimignano. 


cités  est  dans  ces  quelques  mots.  Lisez  en  dix 
lignes  celle  de  San-Gimignano. 

Au  xiuc  siècle,  elle  fut  libre.  Mais  se  trouvant 
sur  la  route  de  Sienne  à Florence,  elle  ne  pouvait 
échapper  aux  discordes  qui  ensanglantaient  la 
plaine  qu’elle  commandait.  Le  parti  de  Florence 
et  le  parti  de  Sienne  eurent  chacun  leurs  parti- 
sans dans  ses  murs.  Ouvrirait-on  les  portes  à 


Et  dans  ses  murs,  comme  dans  sa  campagne, 
les  partis  se  firent  la  guerre,  toutes  les  guerres. 
La  guerre  par  les  armes  dressa  au-dessus  de  la 
ville  cinquante  tours  guelfes  ou  gibelines,  d’où 
l’on  se  défiait,  de  maison  à maison,  d’où  l’on 
surveillait  la  campagne,  d’où  on  lançait  les 
engins  meurtriers. 

Le  parti  guelfe  enfin  l’emporta  et  San-Gimi- 


370 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


gnano  fut  soumise  à Florence,  en  1333.  Mais  on 
ne  renonça  point  pour  cela  aux  rivalités.  La 
guerre  pacifique  s’entama  alors.  On  se  battit  à 
coups  de  chefs-d’œuvre. 

A qui  devons-nous  les  Benozzo  Gozzoli  de 
San-Agostino,  le  Ghirlandajo  de  la  Collégiale? 
Sont-ce  les  Ardinglielli  qui  appelèrent  l’élève  de 
l’Angelico?  Sont-ce  les  Salvucci  qui  s’attachèrent 
le  peintre  de  Santa-Maria-Novella?  Les  archives 
de  la  bibliothèque  nous  le  diraient  sans  doute  et 
ce  serait  un  bien  curieux  travail  historique  que 
celui  qui  nous  apprendrait  à quel  parti  est  due 
telle  ou  telle  œuvre,  dans  toutes  les  villes  tos- 
canes. 

Chaque  ville,  ou  chaque  parti,  ou  chaque  fa- 
mille tenait  à montrer  sa  suprématie,  sa  richesse; 
à prouver  que  son  faste  ou  sa  piété  ne  laissaient 
rien  à reprendre.  Que  l’un,  par  vanité,  politique 
ou  dévotion,  résolût  d’offrir  à Dieu  une  chapelle 
ornée,  l’autre  aussitôt,  jaloux  ou  intéressé,  ou 
simplement  émule,  en  décorait  une  autre.  De  là 
ces  innombrables  chapelles  dans  toutes  les  égli- 
ses, couvertes  de  chefs-d'œuvre,  que  la  vanité 
humaine  nous  a léguées.  Nous  n’avons  plus 
Guelfes  ni  Gibelins,  mais  n’avons-nous  point,  de 
nos  jours,  les  mêmes  sentiments  et  les  mêmes 
effets?  Mme  la  receveuse  de  l’enregistrement  ayant 
donné  un  ciboire  à M.  le  curé,  la  femme  du  per- 
cepteur n’aura  de  cesse  qu’elle  ne  lui  ait  offert  un 
ostensoir. 

11  en  allait  de  même  entre  les  villes  et  entre  les 
citoyens  d’une  même  cité.  Un  jour  les  Ardinglielli 
— ou  les  Salvucci  — voulurent  prouver  qu’ils 
étaient  les  plus  grands,  les  plus  riches  et  que,  si 
les  armes  étaient  déposées,  leur  suprématie  sub- 
sistait toujours.  Et  la  Collégiale  fut  couverte  de 
fresques  immenses  sur  tous  ses  murs.  Du  haut 
en  bas,  de  chaque  côté,  deux  peintres  siennois 
enluminèrent  les  froides  murailles.  A droite  le 
Barna  raconte  la  vie  de  Jésus,  à gauche  Bartolo 
di  Fredi  réalise  l’Ancien  Testament. 

Les  Salvucci  — ou  les  Ardinglielli  — suppor- 
tèrent bravement  l’affront.  Et,  un  beau  matin, 
appelé  par  eux,  Benozzo  Gozzoli  entrait  dans 
San-Gimignano.  Mystérieusement  caché  dans  la 
chapelle  derrière  le  chœur  de  San-Agostino,  il 
travaillait  du  matin  au  soir  pour  la  plus  grande 
gloire  du  parti.  Et  lorsqu’il  eut  terminé,  les  do- 
nateurs exultèrent.  La  Collégiale  avait  toutes  ses 
murailles  couvertes;  la  belle  avance!  Benozzo 
n’avait  fait  qu’une  chapelle,  mais  c’était  une 
merveille.  Ses  rivaux  étaient  éclipsés  : San-Agos- 
tino possédait  le  sceptre  de  l’art. 

Avant  de  venir  ici,  j’ai  déjà  vu  bien  des  fresques  ; 
aucune  ne  m’a  encore  donné  une  émotion  aussi 
profonde  et  durable.  Que  Gozzoli  soit,  selon  les 
critiques,  un  peintre  facile  et  impersonnel,  qu’il 
soit  depeu  de  foi,  que  m’importe  ! Saint  Augustin, 
dans  cette  chapelle,  lui  prête  son  génie.  Que  ceux 


qui  reprochent  à la  fresque  du  palais  Ricciardi 
trop  de  richesse  décorative,  de  la  froideur  et  un 
souci  de  plaire,  viennent  à San-Gimignano.  Us 
verront  ce  que  l’intelligence  unie  au  plus  délicat 
métier  peut  obtenir.  Augustin,  l’homme  doulou- 
reux, le  cerveau  puissant  et  tourmenté,  ce  docteur 
qui  a bu  àtoutes  les  coupes  de  ce  monde  voluptueux 
et  vain,  qui  est  allé  au  fond  des  choses  et  en  est 
revenu  l’amertume  indélébile  au  fond  du  cœur 
et  sur  les  lèvres,  l’Augustin  des  Confessions , 
le  voilà  devant  moi.  C’est  sous  ces  traits-là  que  je 
le  verrai  toujours.  Benozzo  a mis  sur  ce  visage 
tout  le  désespoir,  tout  le  calvaire  moral  du 
grand  saint.  Ah  ! qu’il  dut  souffrir,  ce  puissant 
génie!  Et,  aussi,  comme  il  dut  jouir  intensément 
de  la  vie  dont  il  respira  tous  les  parfums! 

Je  suis  bien  sûr,  devant  ces  fresques,  que  Goz- 
zoli fut  un  grand  artiste.  Un  grand  peintre,  que 
m’importe  ! Ce  fut  une  âme  d’élite,  qui  sut  com- 
prendre son  héros  et,  malgré  les  travaux  des 
siècles  écoulés,  nous  en  donne  encore  l’image  la 
plus  intense,  la  plus  pénétrante,  la  plus  intelli- 
gente, la  plus  juste. 

Le  coup  était  rude  pour  la  famille  rivale,  celle 
qui  avait  fait  peindre  la  Collégiale.  Elle  se  raidit 
et  riposta.  Et  Ghirlandajo  vint.  Dans  la  chapelle 
Santa-Fina,  Domenico  di  Tommaso  Bigordi  a 
atteint  le  suprême  de  son  art.  D’autres  ont  dit 
la  beauté  de  ces  deux  fresques,  leur  coloris  si  fin, 
leur  composition  si  claire,  leur  pureté  de  goût, 
leur  noblesse.  Pour  moi  qui  ne  cherche  pas,  sur 
les  murailles  toscanes,  à décomposer  l’art  des 
peintres,  à en  scruter  les  origines  et  la  nature, 
non  plus  que  les  rapports,  l’invention  ou  le  mé- 
tier, je  reste  confondu  devant  la  mort  de  cette 
sainte,  dans  cet  appai’eil  pieux,  d’une  réalité  sai- 
sissante, d’une  compréhension  du  cœur  humain 
aussi  intense,  aussi  aiguë.  Peut-être  les  critiques 
trouveront-ils  dans  les  fresques  de  Novella  un 
art  plus  haut.  Ils  n’y  trouveront  pas,  certaine- 
ment, plus  de  grâce,  plus  de  naïveté,  plus  de 
finesse,  ni,  surtout,  plus  d’émotion. 

Voilà  ce  que  la  lutte  guelfe  et  gibeline  a pro- 
duit dans  cette  petite  ville.  Adaptez  ces  résultats 
à la  taille  des  autres  cités,  au  lieu  de  Salvucci  et 
Ardinghelli,  mettez  Florence  et  Sienne,  Pistoia 
et  Prato,  etc.,  et  vous  aurez  le  secret  de  cette 
prodigieuse  éclosion  artistique  que  l’on  a appelée 
de  l’affreux  nom  de  Quattrocentisme. 

Le  siècle  de  Dante  fut  simplement  le  siècle 
qui  prépara  cette  époque-là,  c'est-à-dire  que  le 
xive  siècle  fut  le  siècle  de  l’héroïsme.  Pour  pro- 
duire la  société  qui  permet  à des  artistes  de 
subsister  et  de  rayonner,  il  ne  suffit  pas  du  hasard. 
De  tels  éclats  sont  longuement  couvés  par  les 
générations  précédentes.  Ce  vertige  du  beau, 
cette  folie  d’art,  cette  exaspération  dans  la  lutte 
pacifique,  ne  sont  et  ne  peuvent  être  que  de 
l’énergie  « canalisée  ».  Cette  fougue,  cette  âpreté, 
cette  énergie,  eurent  chez  les  pères  des  Quattro- 
centistes  — - bourgeois  et  artistes  — Informe  mili 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


371 


taire.  La  guerre  supprimée,  ou  devenue  l’affaire 
des  mercenaires  et  dont  les  citoyens  ne  se  mêlaient 
plus,  on  se  battit  à coup  de  fresques  et  de  chefs- 
d’œuvre. 

De  1:250  à 1350,  il  y eut,  pour  préparer  le 
Quattrocentisme,  toute  une  période  de  carnage  et 
d’héroïsme.  Autour  de  la  bataille  de  Monte- 
Aperti,  la  Toscane  fleurit  comme  une  grenade 
ardente.  Toutes  ses  collines  se  hérissèrent;  toutes 
les  murailles  se  crénelèrent;  toutes  les  maisons 
se  haussèrent  d’une  tour.  Certaldo  elle-même, 
Certaldo  dans  le  doux  val  d’Eisa,  la  riante  cité, 
patrie  de  Boccace,  se  fortifia. 

Ici,  à San-Gimignano,  je  sens  cela  avec  force  et 
clarté.  Du  haut  des  remparts,  je  vois  cette  cam- 
pagne si  riche  et  si  clémente.  On  y fut  toujours 
heureux.  On  y tint  longtemps  à.  être  son  maître. 
Ceux  qui  voulurent  s’en  emparer  furent  repoussés. 
On  lutta  et  cela  dura  jusqu’à  ce  que  tout  le 
monde  en  mourût  en  se  précipitant  dans  la  ser- 
vitude florentine...  Et  voilà  pourquoi  San-Gimi- 
gnano,  qui  pouvait  être  si  riant,  est  si  farouche. 
Et  voilà  pourquoi  Florence  était  si  rude.  Ce  que 
San-Gimignano  est  resté,  Florence  le  fut  au 
xuie  siècle.  Et  déjà  grande  ville,  elle  le  fut 'plus 
intensément  encore  : ville  ardente,  ville  {1ère, 
ville  libre,  ville  bouillante,  ville  sauvage,  ville 
riche,  ville  convoitée,  ville  soupçonneuse,  ville 
où  l’on  vivait  enfin  ! 

Dante  est  de  ce  moment  où  germait  le  Quattro- 
centisme. 11  est  de  l’époque  que  l’on  dit  quelque- 
fois être  la  plus  belle  de  Florence,  parce  qu’elle 
fut  la  sienne  et  celle  de  Giotto.  C’est  cinq  années 
après  la  bataille  de  Monte-Aperti,  qu’il  naquit. 
Florence  avait  la  rage  au  cœur.  Elle  frémissait, 


rongeait  son  frein,  ne  rêvait  que  vengeance  et 
revanche.  L’atmosphère  de  la  ville  à cette  époque 
devait  être  chargée  de  poix.  Les  remparts  étaient 
trop  hauts  pour  que  l’on  songeât  à regarder  les 
douceurs  du  Morello.  Et  si  on  contemplait  le  ciel, 
c’était  pour  lui  montrer  le  poing.  Dante  est  de 
cette  grande  époque  où  la  vie  fut  toute  intérieure, 
toute  à une  idée  fixe,  toute  à un  unique  souci.  11 
fallait  relever  la  patrie  humiliée.  El  l’on  travaillait 
en  silence;  les  causeries  en  famille  n’étaient  que 
des  souvenirs  de  honte  à la  fin  desquels  on  se 
rongeait  les  ongles. 

Pourtant,  un  jour,  Dante  vit  entrer  le  soleil 
dans  la  ville,  sous  les  traits  de  Béatrice.  Il  aima. 
Etles  collines  de  Fiesole  lui  révélèrent  leur  beauté. 
La  Vit  a nuova  nous  est  parvenue.  Mais  la  trace, 
la  marque,  l’éducation  restèrent  au  fond  du  cœur. 
Et  lorsque  les  factions  redoublèrent  leurs  intri- 
gues, tout  ce  vieux  levain  fermenta.  Dante  rabaissa 
son  capuchon,  un  instant  relevé  pour  regarder 
Béatrice.  Il  descendit  dans  l’enfer  de  l’exil  et 
toute  la  boue  de  l’Arbia  lui  remonta  à la  gorge. 

San-Gimignano  nous  donne  cette  leçon  incom- 
parable. Florence  modernisée  vous  laisse  — en 
dehors  de  la  Piazza  délia  Signoria,  peut-être  — 
un  peu  inquiet.  C’est  ici  que  l’on  prend  la  véritable 
signification  de  la  Toscane  et  de  ses  enfants 
si  divers.  San-Gimignano  se  montre  ingénument 
à nous  dans  son  cadre  agreste,  derrière  sa  robe 
de  pierre  rousse  et  avec  les  trésors  radieux  de 
son  sein  éternellement  jeune.  L’histoire  et  l’art 
s’éclairent  par  cette  ville  intacte,  attirante  et 
farouche,  citadelle  et  reliquaire. 

André  MAUREL. 


IsES  NOUVELLES  fORMES  DE  BATEAUX 


Depuis  quelques  années,  les  tentatives  pour 
changer  la  forme  ou  le  mode  de  propulsion  des 
bâtiments  se  succèdent,  sans  grands  résultats,  il 
faut  le  reconnaître. 

Après  le  bateau  rou- 
leur  de  M.  Bazin  qui 
devait  révolutionner 
la  navigation  mari- 
time, est  venu  celui 
de  M.  Chapman . En 
1897  on  signale,  au 
Canada,  un  nouveau 
navire,  imaginé  par 
M.  Knapp,  dont  le 
propulseur  est  fixé  sur  la  coque.  Le  bateau  Knapp 
a pour  corps  principal  un  cylindre,  creux  à l’in- 
térieur, de  7 mètres  de  diamètre  sur  27  mètres 
de  longueur;  les  machines  sont  installées  sur  des 
passerelles  aux  deux  extrémités  du  cylindre.  Le 
propulseur,  du  type  hélicoïdal,  consiste  en  16  pa- 


lettes longues  de  5 mètres  disposées  sur  la 
partie  médiane  du  cylindre  et  inclinées  de  ma- 
nière à former  le  pas  d’une  hélice. 

Malgré  les  espéran- 
ces fondées  sur  son 
invention,  M.  Knapp 
n’a  pu  encore  effec- 
tuer avec  sonjnavire 
la  traversée  de  New- 
York  à Liverpool 
qu’il  annonçait  de- 
voir être  en  mesure 
de  réaliser  à bref 
délai. 

Les  Canadiens  n’ont  pas  voulu,  sans  doute, 
rester  sur  cet  insuccès  et  leur  persévérance  les  a 
conduits  à créer  un  type  de  bâtiment  dont  la  forme 
extérieure  s’éloigne  moins  des  types  classiques. 
Pour  donner  une  idée  de  ce  nouveau  navire,  nous 
dirons  qu’il  ressemble  à un  cigare  entouré  de 


Le  bateau-cigare. 


372 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


sa  bague  en  papier,  laquelle  bague,  mobile  autour 
du  cigare,  servirait  à la  propulsion.  Voici  du  reste 
la  description  qu’en  donne  le  Scienti fie  American: 

Le  bateau,  de  forme  allongée,  se  compose  d'une 
coque  d’acier  entourée  sur  un  tiers  de  sa  lon- 
gueur par  un  cylindre  mobile.  Dans  ses  parties 
extrêmes  la  coque  contient  le  moteur  et  le  poste 
de  l’équipage;  le  cylindre  servant  de  propulseur 
est  pourvu  de  lames  métalliques  enroulées,  ainsi 
que  le  montre  la  figure  ci-contre,  de  manière  à 
former  une  hélice.  Le  cylindre  extérieur  tourne 
autour  de  la  partie  médiane  du  bâtiment  à laquelle 
on  a donné  également  la  forme  cylindrique  ; l’in- 
venteur est  parvenu  à diminuer  les  frottements 
en  interposant  entre  les  deux  cylindres  des 
rouleaux  porteurs  soigneusement  construits.  Le 
système  est  mû  par  une  roue  à engrenages  de 
0 m.  30  de  diamètre  enfermée  dans  un  com- 
partiment étanche  et  qui  s’engrène  sur  une  cré- 
maillère formée  sur  la  face  interne  du  cylindre 
extérieur.  Un  moteur  à pétrole  d’une  force  de 
quatre  chevaux  actionne  le  tout. 

L'ensemble  manque  de  stabilité;  pour  éviter 
que  le  cylindre  intérieur  soit  entraîné  dans  le 
mouvement  rotatoire,  l’adjonction  d’une  quille  de 
0 m.  30  a été  jugée  nécessaire.  Cette  quille  laisse 
un  passage  pour  l’hélice,  elle  agit  aussi  contre 
la  dérive.  Toutefois,  son  peu  de  profondeur  et  sa 
légèreté  relative,  environ  57  kilos,  réduisent  ses 
services  utiles  dans  une  assez  grande  proportion  ; 
aussi  a-t-on  songé  à en  modifier  et  le  poids  et  la 
forme  et  à lui  donner  les  dimensions  et  l’aspect 
des  quilles  employées  pour  les  yachts  de  course. 
Le  petit  bateau  est  complété  par  un  plancher 
abritant  les  deux  extrémités  du  bateau  et  qui  est 
protégé  contre  les  coups  de  mer  par  des  panneaux 
saillants  ; un  pont  passant  au-dessus  du  cylindre 
à hélice  assure  la  communication  entre  l’avant  et 
l’arrière. 

L’idée  est  originale,  on  verra  d’après  les  essais 
en  cours  d’exécution  ce  qu’elle  vaut;  toutefois  il 
semble,  dès  maintenant,  que  le  rendement  fourni 
par  cette  immense  hélice  sera  inférieur  à celui 
que  produisent  les  hélices  simples  ou  doubles  en 
usage  actuellement.  Du  reste,  toutes  les  modifica- 
tions proposées  jusqu’ici  n’ont  guère  donné  de 
résultats  probants  que  dans  les  eaux  calmes.  Dès 
qu’une  de  ces  embarcations  s’est  trouvée  en  pré- 
sence cl’une  mer  un  peu  houleuse,  elle  s’est  vue 
réduite  à l’impuissance.  On  peut  donc  craindre 
que  le  nouveau  bateau-cigare  ne  soit  jamais  appelé 
qu’à  naviguer  par  temps  calme  sur  les  lacs  améri- 
cains. 

Albert  R.EYNER. 

C’est  si  bon  de  se  souvenir,  que  l’ou  voudrait  quelquefois 
habiller  l’avenir  avec  les  habits  du  passé.  — Gustave  Droz. 

Un  intérieur  où  il  n’entre  pas  de  femme  est  un  jardin  sans 
fleurs  : l’ombre  sans  un  rayon  de  soleil  ; la  terre  sans  un  pan 
du  ciel  bleu!  — Ulla. 


LES  MALADIES  A LA  MODE 


L’APPEÎTDICITE 

On  raconte  qu’en  Abyssinie  un  homme  ne  pou- 
vait aspirer  autrefois  à un  haut  emploi  qu’en  jus- 
tifiant d’avoir  eu  un  ténia:  en  France,  où  chacun 
veut  être  fonctionnaire,  on  pourra  bientôt  ajouter 
aux  titres  exigés  des  candidats  un  certificat  d’ap- 
pendicite, car  cette  maladie  est  devenue  très 
commune. 

L’étude  des  causes  de  cette  affection  nous  don- 
nera la  raison  de  sa  fréquence.  L’appendicite  est 
presque  née  d'hier,  car  douze  ans  sont  peu  de 
chose  pour  une  maladie  et  elle  était  inconnue 
avant  1888,  bien  qu’un  homme  très  célèbre,  Gam- 
betta, eût  succombé  à une  de  ses  atteintes  en  1883, 
époque  où  elle  était  dénommée  typhlite  et  péri- 
typhlite. 

Mais,  avant  d’aller  plus  loin,  il  est  nécessaire 
de  donner  une  description  succincte  de  l’organe 
qui  est  le  siège  de  la  maladie  et  de  ses  connexions, 
pour  pouvoir  comprendre  la  transformation  des 
idées  des  médecins  à son  sujet. 

L’intestin  grêle  ne  se  continue  pas  directement 
avec  le  gros  intestin,  mais  aboutit  dans  celui-ci  à 
angle  aigu.  La  partie  du  gros  intestin  placée  au- 
dessous  du  point  de  réunion  se  nomme  cæcum  ; 
c’est  un  cul-de-sac  qui  se  termine  par  une 
partie  rétrécie,  l 'appendice  vermiculaire.  Le 
calibre  de  cet  appendice  est  un  peu  inférieur  à 
celui  d'une  plume  à écrire,  sa  forme  est  cylin- 
drique, saiongueur  varie  de  4 à 12  centimètres  et 
sa  direction  est  ordinairement  flexueuse.  Sa  ca- 
vité très  droite  communique  avec  le  cæcum  par 
un  orifice  d’un  demi-centimètre  environ  qu’un 
repli  vient  souvent  oblitérer  en  partie. 

Autrefois  on  pensait  que  la  maladie  siégeait 
dans  et  autour  du  cæcum  (typhlite);  aujourd’hui 
on  la  localise  presque  exclusivement  dans  l appen- 
dice : l’affection  n’est  donc  pas  nouvelle,  elle  a 
simplement  changé  d’état  civil.  Elle  a,  en  outre, 
hérité  d'un  bon  nombre  de  cas  autrefois  connus 
sous  le  nom  de  péritonites.  Enfin  l’appendicite  est 
due,  dans  certains  cas,  â l’apport  par  le  sang  dans 
les  parois  de  l’appendice,  qui  renferme  un  tissu 
analogue  à celui  des  amygdales,  de  microbes  de 
maladies  infectieuses, angines,  oreillons,  varicelle, 
grippe  ; ceux-ci  peuvent  agir  assez  longtemps  après 
la  terminaison  de  la  maladie  dont  ils  ont  été 
l’origine.  En  se  rappelant  combien  la  grippe  a 
frappé  de  personnes,  ces  dernières  années,  on 
s’expliquera  la  fréquence  de  l’appendicite. 

Le  contenu  de  l’intestin  est  un  merveilleux  ter- 
rain de  culture  pour  tous  les  microbes,  sta- 
phylocoque, streptocoque,  bacille  de  Koch,  etc., 
mais  surtout  pour  le  colibacille  dont  c’est  la  de- 
meure proprement  dite.  Qu’une  cause  vienne 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


373 


multiplier  le  pullulement  de  ces  hôtes  charmants 
dans  cet  entonnoir  terminé  par  un  cul-de-sac  qui 
constitue  le  cæcum  et  l’appendice,  et  les  meil- 
leures chances  de  naître  sont  données  à la  maladie 
dont  il  est  question. 

La  constipation  est  parmi  les  causes  les  plus 
favorables,  surtout  si  elle  entraîne,  par  irritation 
de  la  muqueuse,  l’affection  dite  entérite  pseudo- 
membraneuse, où  le  malade  rend  de  longs  fila- 
ments blanchâtres  semblables  à du  blanc  d’œuf 
mal  cuit. 

D’autre  part  des  pépins  de  raisin,  des  débris 
de  casseroles  émaillées  ou  de  simples  fragments 
de  matières  fécales  durcies  peuvent  pénétrer  dans 
l’appendice  et  se  recouvrir  peu  à peu  de  sels  mi- 
néraux, comme  les  calculs  du  foie,  des  reins,  de 
la  vessie,  ou  être  grossis  par  de  nouvelles  couches 
des  matières  contenues  dans  l’intestin.  Le  résul- 
tat est  une  oblitération  de  l’appendice  qui  se  di- 
late au-dessous  et  peut  chercher  à expulser  dans 
le  cæcum  ledit  calcul  (coliques  appendiculaires). 
Pour  Dieulafoy,  cette  occlusion  accroîtraitla  viru- 
lence des  microbes  enfermés  dans  l’appendice  ; 
quoiqu’il  en  soit,  elle  explique  les  déchirures  de 
ce  conduit  et  la  possibilité  d’une  péritonite  par 
rejet  dans  le  ventre  du  pus  et  des  matières  con- 
tenues dans  celui-ci. 

La  cause  occasionnelle  est  souvent  un  mouve- 
ment brusque  ou  un  refroidissement  pendant  la 
digestion  ; on  a incriminé  aussi  les  exercices  vio- 
lents et  les  excès  de  table.  Quant  aux  causes  pré- 
disposantes, on  les  trouve  surtout  dans  l’arthri- 
tisme, c’est-à-dire  la  diathèse  qui  réunit  en  un 
faisceau  : l’obésité,  les  coliques  du  foie  et  des 
reins,  la  gravelle,  la  goutte,  le  diabète,  les  mi- 
graines, l’asthme.  On  a remarqué,  en  effet,  que 
l’appendicite  est  souvent  héréditaire  et  qu’on  en 
trouve  plusieurs  cas  dans  les  mêmes  familles.  Les 
calculs  de  l’appendice  sont  les  plus  précoces  de 
tous  les  calculs,  aussi  l’appendicite  est-elle  parti- 
culièrement fréquente  avant  vingt  ans  (3  cas  sur  4). 
Elle  atteint  surtout  les  hommes  (5  fois  sur  6 cas)  ; 
cependant  on  l’observe  assez  fréquemment  chez 
les  femmes  en  état  de  grossesse,  qui,  il  y a lieu  de 
le  remarquer,  sont  déjà  prédisposées  aux  coliques 
du  foie. 

Signes.  — Brusquement  ou  après  une  période  de 
malaises  gastriques  et  de  constipation,  il  se  pro- 
duit une  douleur  plus  ou  moins  vive  dans  la 


partie  inférieure  droite  du  ventre,  ayant  son 
maximum  d’intensité  vers  le  milieu  d’une  ligne 
allant  de  l’ombilic  à l’angle  supérieur  du  bassin. 
A ce  niveau,  le  muscle  sous-jacent  est  plus  dur, 
plus  tendu  et  la  peau  a une  sensibilité  particu- 
lière : un  simple  frôlement  y peut  provoquer  des 
crampes  très  douloureuses.  Le  bas-ventre,  de  ce 
ce  côté,  donne  une  sensation  d’empâtement,  de 
plastron.  La  fièvre  est  d’intensité  variable  (38°  à 
39°)  ; des  nausées  et  des  vomissements  peuvent 
ou  non  apparaître. 

L 'évolution  est  très  variable  : tantôt  après 
quelques  heures  ou  un  ou  deux  jours  tout  se 
calme  ; tantôt,  au  contraire,  tous  les  signes  s’ac- 
centuent et  l’altération  des  traits,  le  ballonne- 
ment du  ventre,  l’intensité  de  la  fièvre  annoncent 
la  gangrène  et  la  perforation  de  l’appendice. 

Dans  ceidainscas,  l’appendicite  est  à répétition 
et  des  crises  d’intensité  variable  se  reproduisent 
à intervalles  plus  ou  moins  rapprochés. 

Quelle  conduite  doit-on  tenir  en  présence  d’une 
appendicite?  Avant  tout,  il  importe  de  ne  pas 
nuire',  lespurgatifs  intempestifs  peuvent  être  dan- 
gereux ; il  faut  non  irriter  l’intestin,  mais  le  calmer 
par  le  repos  au  lit,  l’application  de  glace  sur  le 
ventre,  la  diète  absolue  (pas  même  de  lait  pendant 
les  premières  vingt-quatre  heures),  enfin  par  les 
pilules  d’opium  et  les  injections  de  morphine. 

11  est  de  beaucoup  préférable  d’opérer  à froid , 
c’est-à-dire  après  la  disparition  des  symptômes 
d’inflammation  aiguë,  l’opération  est  beaucoup 
moins  dangereuse  et  peut  être  plus  complète,  l’ap- 
pendice étant  plus  facile  à trouver  et  à enlever. 

On  doit  cependant  intervenir,  si  au  bout  d’une 
douzaine  d’heures  du  traitement  sus-énoncé,  la 
réaction  du  côté  du  ventre  ne  s’atténue  pas,  ou  si 
après  un  calme  manifeste  la  température  reste 
peu  élevée  avec  un  pouls  au  contraire  très  fré- 
quent. D’autre  part,  si,  une  amélioration  s’étant 
produite,  l’état  reste  ensuite  stationnaire  pendant 
cinq  à six  jours,  il  n’y  a pas  lieu  de  s’inquiéter, 
mais  si,  après  cette  période,  la  fièvre  persiste  ou 
s’accentue,  avec  pouls  rapide,  des  frissons,  une 
douleur  locale  aiguë,  il  faut  agir. 

Dans  l’appendicite  à signes  peu  accentués  mais 
à rechute,  on  attendra  pour  opérer  six  semaines 
au  moins  après  le  dernière  crise. 

D'-  GALTIER-BOISS1ÈRE. 


LE  CAS  DE  M.  BENJOIN 

NOUVELLE 


11  y avait  deux  choses  au  monde  pour  lesquelles 
M.  Benjoin  professait  un  culte  : les  animaux  et 
la  beauté. 

Aux  premiers,  il  portait  la  tendresse  exaltée, 


attendrie,  d’une  môrepour  ses  enfants:  les  chiens 
galeux,  les  chats  rachitiques  trouvaient  chez  lui 
un  accueil  chaleureux  ; sa  maison  était  un  hôpital 
de  bêtes  souffrantes  et  laides  qu’il  entourait  de 


374 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


soins  touchants  à force  de  candeur.  Est-il  néces- 
saire, après  cela,  d'ajouter  que  M.  Benjoin  était  un 
des  membres  les  plus  actifs  de  la  Société  protec- 
trice des  animaux ?..  Même,  mettant  au  service 
d’un  cœur  zoophile  sa  plume  d’ancien  bureau- 
crate, il  publiait  dans  le  journal  de  sa  ville  natale, 
V Éclaireur  de  Pont-sur-Suize , de  virulentes 
attaques,  — fort  remarquées  dans  l’arrondisse- 
ment— contre  « le  déplorable  envahissement,  en 
France,  des  barbares  courses  de  taureaux  ». 

« Il  est  plus  que  déplorable,  il  est  honteux , que 
des  êtres  humains,  pourras  de  sensibilité  et  cl’une 
âme  immortelle , se  puissent  complaire  aux 
souffrances  d' infortunés  animaux  créés  à seule 
fin  d'être  nos  compagnons  pendant  leur  vie , et 
notre  délectation  après  leur  mort...  » 

Fin  gourmet,  M.  Benjoin  admettait  que  l’on 
sacrifiât  les  bêtes  à l’appétit  des  hommes.  Mais 
qu’onles  fit  souffrir,  que  l’on  torturât  un  « paisible 
ruminant  » par  des  jeux  académiques,  mais 
cruels,  il  n’admettrait  jamais  cela. 

A côté  de  cette  sympathie  active  et  militante 
pour  nos  frères  inférieurs,  M.  Benjoin  avait  l’amour 
infini  et  respectueux  de  la  beauté...  De  la  beauté 
sous  quelque  forme  qu’elle  se  présentât,  d’ail- 
leurs, car  il  x-estait  en  extase,  tant  devant  un  site 
grandiose  qu’en  présence  d’une  manifestation 
vivante  de  Funiverselle  harmonie.  Toutefois,  le 
digne  homme  réservait  la  meilleure  partie  de  ses 
admirations  pour  la  forme  humaine.  Non  qu’il 
ne  fût  le  plus  vertueux  des  mortels,  grand  Dieu  ! 
S’il  montrait  un  visage  béat  à la  vue  de  Mme  de 
Rondyce,  la  professionnal  beauty  de  Pont-sur- 
Suize,  il  ne  fallait  attribuer  ce  jeu  de  physionomie 
qu’à  l’exquise  perfection  de  cette  belle  personne, 
et  point  à un  tout  autre  sentiment;  car,  lorsque 
la  société  de  gymnastique  de  la  ville,  la  Résolue, 
donnait  des  séances  publiques,  les  yeux  de 
M.  Benjoin  s’éclamaient,  devant  les  beaux  torses 
mâles  et  les  biceps  solides,  des  mêmes  lueurs 
admiratives.  Même,  comme  bien  des  artistes,  il 
estimait  la  forme  masculine  plus  harmonieuse, 
plus  sereine  et  plus  parfaite.  De  son  trop  bi’ef 
séjour  à Paris,  il  avait  rapporté  l’éblouissement 
des  musées  où  les  Apollons,  les  Hercules,  les  Gla- 
diateurs étalent  l’harmonie  divine  de  leui’s 
muscles  de  marbre.  Et  il  avait  accoutumé  de 
déplorer,  en  toute  sincérité,  le  dépérissement 
croissant  de  notre  race. 


Donc,  un  de  ses  sujets  les  plus  fréquents  de 
conversations — - et  d’articles  aussi,  dans  V Éclai- 
reur — était  le  goût  espagnol  des  combats  de 
taureaux.  Une  fois  au  moins  tousles  quinze  jours, 
les  colonnes  du  journal  étaient  remplies  du  récit 
sanglant,  et  grossi  à plaisir,  de  quelque  corrida 
donnée  dans  le  Midi,  durant  laquelle,  aux  hurle- 
ments sauvages  d’une  foule  en  délire,  plusieurs 
chevaux  avaient  été  éventrés,  et  de  pauvres  tau- 
reaux tailladés  à coups  d’épée.  Et,  à la  suite  de 


ces  comptes  rendus,  quelles  tirades  méprisantes, 
écrasantes,  foudroyantes,  de  M.  Benjoin  contre 
ces  jeux  dignes  de  l’époque  barbare!  Comme  il 
flagellait  tous  ces  êtres  avides  de  sang,  toréadors, 
picadores,  méridionaux,  Espagnols!...  L’un  de 
ses  derniers  réquisitoires,  le  plus  terrible,  conte- 
nait le  souhait  farouche  que,  quelque  jour,  le 
toril  mal  fermé  livrât  passage  à tous  ses  captifs, 
et  que  ceux-ci,  emplis  soudain  d’un  juste  désir  de 
vengeance,  vinssent  jeter  la  terreur  dans  l’arène 
et  sur  les  gradins... 

Un  jour  de  mai,  M.  Benjoin  reçut  une  lettre  de 
son  ami  Terras,  de  Nîmes,  un  ancien  collègue  à 
la  Direction  des  finances,  aujourd’hui  retiré  dans 
son  pays  d’origine,  et  avec  lequel  il  avait  conservé 
de  bonnes  relations  épistolaires.  Terras  renouve- 
lait à son  ami  l’invitation  si  souvent  faite  de  venir 
passer  quelques  jours  dans  le  Midi,  vantant  tous 
les  attraits  qu’offre  la  ville  à un  homme  épris 
comme  lui  d’art  et  de  beau,  ajoutant,  en  guise 
de  péroraison  : « Puis,  qui  sait?...  Dans  notre 
pays  ravagé  par  la  sanglante  manie  des  courses 
de  taureaux,  peut-être,  avec  l’autorité  de  ta 
parole  et  de  ta  plume,  appuyée  de  ton  inébran- 
lable conviction,  trouverais-tu  à faire  des  prosé- 
lytes,  arriverais-tu  à enrayer  la  déplorable  pas- 
sion qui  ravage  notre  ville.  » Or,  en  écrivant 
ainsi,  Terras  se  moquait,  attendu  qu’il  était  lui- 
même  un  aficionado , c’est-à-dire  un  amateur 
acharné  des  joies  tauromachiques. 

Bien  que  jadis,  en  sa  candide  simplicité,  il  eût 
eu  souvent  à supporter  l’humeur  facétieuse  du 
Nimois,  M.  Benjoin  ne  sentit  pas  le  sarcasme. 
Devant  ses  yeux  éblouis,  la  marotte  familière 
agita  ses  grelots.  Affaiblir  la  hideuse  passion  dans 
son  pays  d’origine,  quel  rêve,  et  quel  triomphe! 
Il  n’en  dormit  pas  de  la  nuit,  écrivit  à Terras 
pour  lui  annoncer  sa  venue,  et,  trois  jours  après, 
débarquait  dans  la  gi’ande  cité  méridionale,  où, 
à la  gare,  l’attendait  son  ancien  collègue. 

¥ * 

Ce  dernier,  presque  aussitôt,  et  malgré  tout  le 
plaisir  qu’il  avait  à revoir  son  ami,  commençait  à 
se  demander  s’il  n’avait  pas  eu  tort  de  le  faire 
venir.  Car  M.  Benjoin  arrivait  avec  quelques  arti- 
cles furieusement  anti-taui’omachiques  en  poche, 
et  l’intention  bien  arrêtée  de  développer  dans  ce 
sens  une  conférence  dont  il  avait  le  plan,  en  pré- 
sence du  plus  grand  nombre  possible  d’auditeurs. 

— Ah!  çà,  dis  donc,  vieux,  tu  ne  vas  pas  faire 
de  ces  bêtises-là,  ici,  à Nîmes,  la  capitale  taurine 
de  Finance  ! laissa  échapper  Terras,  un  peu  ahuri 
par  le  programme  de  son  ami. 

— Mais,  mon  cher,  balbutia  M.  Benjoin  tout 
défi  isé,  ne  m’as-tu  pas  écrit  toi-même,  pour  me 
décider,  que... ? 

Pris  à son  propre  piège,  Teri'as  s’en  tira  par 
son  aplomb. 

— Mon  vieux  camarade,  dit-il,  je  ne  t’engage- 
rais pas  à faire  ici  des  conférences  contre  les  cor- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


375 


ridas  : tu  te  ferais  sûrement  écharper.  Eu 
revanche,  tu  pourras,  si  tu  y tiens  absolument, 
essayer  de  placer  tes  articles  dans  le  seul  journal 
qui  soit  capable  de  les  accepter,  le  canard  de 
l’opposition;  il  profiterait  de  la  circonstance  pour 
taper  sur  le  préfet,  qui  autorise  les  courses. 
En  attendant,  visite  donc  notre  ville,  elle  en  vaut 
lapeine. 

EtM.  Benjoin  visita  la  ville,  sans  se  lasser.  Puis 
il  fut  introduit  par  Terras  dans  le  cercle  de  ses 
relations.  Là,  le  pauvre  homme  connut  les  im- 
pressions d’un  naufragé  jeté  en  pays  inconnu,  où 
personne  ne  le  comprend,  oii  il  ne  comprend 
personne.  En  ce  milieu,  il  n’était  question  que  de 
toros , de  toreros , de  matadors , de  bander illos... 
et  dans  quels  termes  admiratifs!  Ici,  c’était  l’exal- 
tation des  joies  du  cirque,  de  la  faiblesse  pen- 
sante contre  la  force  aveugle  et  brute;  des  gens 
sérieux  discutaient  avec  passion  d’une  estocade 
bien  ou  mal  portée,  de  banderilles  bien  ou  mal 
posées  ; dans  la  rue,  le  peuple  entier,  en  ses  con- 
versations bruyantes,  dévoilait  sa  passion  pour  le 
jeu  sanglant  qui  allait,  le  dimanche  suivant, 
attirer  aux  Arènes  toute  une  foule  avide. 

Pourtant,  M.  Benjoin  essaya,  courageusement, 
de  remonter  le  courant,  de  discuter  avec  ces 
enragés  ; mais,  dès  les  premiers  mots,  il  faillit 
être  dévoré.  Que  ? Qu’est-ce  qu’il  venait  chanter, 
cet  homme  du  Nord?  Un  animal  domestique,  le 
taureau...  cruauté  à le  tuer?...  Ah  1 bé  oui  ! Qu’il 
vînt  seulement  dimanche  aux  Arènes,  et  il  le  ver- 
rait, l’animal  domestique,  démolir  trois  ou  quatre 
chevaux  rien  qu’en  s’amusant,  et  charger  furieu- 
sement les  hommes  qui,  auprès  de  lui,  n’avaient 
l’air  de  rien.  Un  animal  domestique,  ha!  ha  !... 
Et  il  se  produisait  dans  l’esprit  du  pauvre 
M.  Benjoin  cet  étrange  phénomène  intellectuel, 
qu’à  force  d’entendredémolirseschères  croyances, 
àforcede  sentirautour  de  lui,  sur  une  même  idée, 
c e consentement  universel  dont  parle  la  philoso- 
phie, il  voyait  s’ébranler,  à son  grand  désespoir, 
ses  convictions  les  plus  fermes  ; à se  voir  tout  seul 
pensant  autrement  que  les  autres,  il  avait  des  mo- 
ments d’aberration,  de  doute  cruel,  à se  demander 
où  était  la  vérité. 

Fidèle  à sa  parole.  Terras  avait  présenté  son 
ami  au  directeur  du  journal  de  l’opposition,  et 
celui-ci  avait  reçu  l’article,  non  sans  quelque 
crainte.  Crainte  bien  fondée,  d’ailleurs,  car,  pu- 
bliée, la  prose  de  M.  Benjoin  produisit  à Nîmes 
un  effet  extraordinaire...  de  fou  rire.  Loin  de 
s’irriter  contre  celui  qui  attaquait  leur  passion 
favorite,  les  Nîmois  s’amusèrent  de  tout  leur  cœur. 
Té I qu’est-ce  c’était  que  cet  Ostrogoth-là,  qui 
s’imaginait,  avec  des  mots,  les  faire  renoncer  à 
un  plaisir  passé  à l’état  de  distraction  nationale  ? 
C’était  à se  tordre,  cette  histoire-là  ! Et,  de  fait, 
on  se  tordait.  Au  lieu  de  répliquer  vertement, 
lesjournaux  adverses  se  contentèrent  de  réponses 
humoristiques,  cruellement  mordantes. 

Écrasé  sous  le  ridicule,  le  malheureux  Benjoin 


voulait  quitter  la  ville  aussitôt  après  cet  échec. 
Mais  Terras  ne  le  permit  pas  : « Que  diable  ! 
s’écria-t-il,  tu  ne  vas  pas  fuir  sottement  devant 
une  polémique  ! C’est  ça  qui  ferait  rire  de  toi,  par 
exemple!  Bien  au  contraire,  tu  vas  rester  ici,  et 
assister  à la  corrida  de  dimanche.  Voilà  des  an- 
nées que  tu  déblatères  contre  un  plaisir  que  tu 
ne  connais  pas  ! Ce  n’est  pas  du  travail  loyal,  ça  !.. . 
Viens  avec  moi-  à la  course.  Tu  verras  par  toi- 
même  ce  que  c’est,  et  tu  en  parleras  ensuite  tout 
à ton  aise,  et  documenté,  au  moins  ! » 

Voilà  pourquoi,  trois  jours  après,  M.  Benjoin 
occupait,  aux  Arènes,  à côté  de  son  ami  Terras, 
une  des  bonnes  places  « à l’ombre  ». 

* 

* * 

Ces  Arènes,  il  les  aimait  depuis  le  premier 
jour  où  il  les  avait  vues,  pour  leur  beauté  antique 
et  sévere,  pour  tout  le  passé  de  force  brutale, 
mais  si  pittoresque,  qu’elles  rappellent.  De  tout 
son  cerveau  épris  de  belles  lignes,  il  aimait  leurs 
pierres  comme  dorées  par  l’ardent  soleil,  leurs 
proportions  harmonieuses  et  grandioses,  et  tout 
ce  qu’elles  représentaient  pour  lui  d’un  autrefois 
idéalisé  par  le  recul  des  siècles.  Mais  aujourd’hui, 
au  lieu  de  leur  beauté  immobile,  comme  inani- 
mée et  morte  des  jours  de  vide,  ainsi  qu'il  les 
avaient  vues,  elles  se  montraient  à lui  dans  leur 
splendeur  vivante,  avec  la  palpitation  de  la  foule 
immense  qui  les  emplissait,  et  frémissantes  d’une 
surabondance  de  vie,  qui  faisait,  à cette  heure, 
battre  en  elles  le  cœur  de  la  grande  ville. 

Sous  le  ciel  merveilleusement  bleu,  toute  une 
population  s’agitait,  impatiente  et  bruyante,  dans 
l’attente  de  son  spectacle  favori  ; et  M.  Benjoin, 
écrasé  par  cettejoie  universelle,  sentant  se  fondre 
toutes  les  âmes  en  une  seule,  qui  était  l’âme 
énorme  de  la  foule,  avide  d’un  plaisir  cruel,  ayant 
conscience  qu’il  était  tout  seul  à ne  pas  se  réjouir, 
était  repris  de  tous  ses  doutes.  Était-ce  lui  seul 
qui  avait  raison,  ou  ces  milliers  d’êtres?  Mais  ces 
défaillances  duraient  peu  ; vite,  il  revenait  à la 
saine  conception  des  choses.  La  raison,  il  n’en 
doutait  pas,  était  de  son  côté.  Et  c’était  affreux, 
ce  peuple  réuni  pour  voir  mourir  de  malheureuses 
bêtes... 

Une  brillante  fanfare  éclatant  soudain,  une 
porte  de  l’arène  qui  s’ouvre,  et,  aux  sons  glorieux 
de  la  musique,  la  cuadrilla  fait  son  entrée.  Déjà 
tout  le  cirque,  debout  et  emballé,  applaudissait 
et  acclamait  ses  héros. 

Et  M.  Benjoin  applaudit  aussi  ; car  c’était,  ce 
spectacle,  de  la  beauté.  Des  jeunes  hommes  aux 
nobles  proportions,  vêtus  de  riches  costumes 
qui  dessinaient  leurs  formes  sveltes,  drapés  avec 
un  art  sans  pareil  dans  des  capes  de  soie,  mar- 
chaient au  pas  derrière  les  alguasils  montés;  on 
les  devinait  agiles  et  [(restes,  comme  on  apercevait 
une  force  de  brutes  aux  larges  épaules  des 
picadores  qui  suivaient  à cheval. 

Us  saluèrent,  ils  se  dépouillèrent  de  leurs 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


:)7G 


capes,  apparurent  dans  le  dégagé  des  vêtements 
ajustés,  et,  malgré  lui,  M.  Benjoin  ne  put  se 
défendre  d’un  sentiment  d’admiration  pour  ceux 
qu’il  avait  si  souvent,  sans  les  connaître,  traités 
de  « bouchers  en  habits  d’or».  Mais  il  s’angoissa, 
de  penser  qu’il  allait  voir  se  dérouler  devant  lui  le 
jeu  cruel  qu’il  condamnait...  et  sans  pouvoir 
protester,  hélas  ! 11  trembla,  parce  qu’on  allait 
faire  souffrir  un  animal  domestique  uniquement 
créé  pour  la  reproduction  de  son  espèce,  et  que 
la  passion  barbare  d’un  peuple  fait  servir  à un 
plaisir  sanglant. 

*•  *■ 

Un  coup  de  trompette,  et,  par  la  porte  du  toril 
violemment  ouverte,  une  masse  brune  bondit. 
M.  Benjoin  eut  un  frisson.  Brrr  !...  se  trouver  en 
pleine  campagne  devant  ce  monstre  furieux! 
(Dans  sa  terreur,  il  pensait  monstre.)  Du  reste, 
en  peu  de  minutes,  il  eut  fait  des  ravages,  le 
monstre.  Le  premier  picador  qui,  à gauche  de  la 
porte,  et  ferme  en  selle,  la  lance  en  arrêt,  atten- 
dait l’attaque,  ne  lui  résista  pas  longtemps.  La 
pique  vola  en  éclats;  le  cheval,  encorné,  les  tripes 
s’échappant  par  un  large  trou,  tomba  lourdement, 
et  le  cavalier,  pris  sous  lui,  fut  en  danger.  Mais 
déjà  les  capes  des  hommes  à pied  avaient  détourné 
ailleurs  la  fureur  du  taurea». 

Un  deuxième  picador  s’avancait.  Sa  pauvre 
monture  tremblaitdes  quatre  membres...  L’homme 
eut  à peine  le  temps  de  se  mettre  en  garde,  que 
déjà,  d’un  élan  furieux,  le  toro  bousculait  tout, 
renversait  pêle-mêle  homme  etcheval,  et  s’achar- 
nait contre  la  malheureuse  bête  qui  ruait  contre 
la  mort,  et  se  débattait  dans  une  mare  de  sang. 

M.  Benjoin  adorait  les  chevaux.  La  vue  de  cette 
boucherie  le  remplit  de  dégoût  et  de  colère  : 
mais  cette  colère,  au  lieu  de  se  porter  sur  les  légi- 
times responsables,  se  porta  sur  le  taureau,  ins- 
trument inconscient.  A côté  de  lui,  Terras  riait 
sous  cape  de  son  indignation... 

La  suerte  de  varan  (1)  était  finie  ; les  banderil- 
leros entrèrent  en  scène. 

Alors  M.  Benjoin  retrouva  son  calme,  conçut 
même  du  plaisir,  délicieusement  chatouillé  dans 
son  amour  du  beau  par  là  vue  de  ces  solides 
garçons  aux  antiques  masques  de  bronze,  dont  le 
pimpant  costume  moulait  les  formessculpturales. 
Avec  eux,  il  semblait  que  le  danger  n’existât  plus. 
Légers,  rapides,  de  gestes  élégants,  ils  souriaient 
des  attaques  les  plus  furieuses,  parées  d’une  sou- 
ple cambrure  des  reins  ; leurs  poses  étaient  d’une 
grâce  robuste.  Et  de  ces  exercices  mortels  qui, 
par  l’habileté  extrême  des  hommes,  n’étaient  plus 
qu’un  joli  jeu,  il  se  dégageait  un  tel  charme,  que 
M.  Benjoin  souriait  avec  ravissement.  Autour  de 
lui,  un  enthousiasme  énorme  secouait  le  cirque, 
et  la  passion  de  la  foule,  insensiblement,  s’infil- 
trait en  lui. 

Soudain,  un  cri.  L’un  des  banderîllos,  le  plus 

B)  Jeu  des  piques  : travail  des  picadors. 


gracieux,  venait  d’être  brusquement  atteint,  jeté 
à terre.  Tous  les  spectateurs  se  dressèrent,  croyant 
à un  accident  mortel.  Mais  le  torero  n’était  que 
blessé,  et,  tandis  qu’on  détournait  l’attention  de 
la  bête,  deux  garçons  d’arène  le  soutinrent  jus- 
qu’à l’infirmerie.  Poussiéreux,  lamanche  déchirée, 
un  peu  de  sang  au  visage,  ce  n’était  plus  qu’une 
pauvre  loque  souffrante,  et  rien,  en  lui,  ne  rappe- 
lait l’agile  sauteur  de  tout  à l’heure. 

De  voir  tout  à coup  enlaidi  et  diminué  l’être  de 
beauté  qu’était  le  jeune  homme  une  minute  avant, 
M.  Benjoin  sentit  monter  sa  colère  contre  le 
taureau  coupable,  une  colère  de  petit  enfant  dont 
on  vient  de  casser  le  jouet  préféré. 

Mais  voici  qu’il  allait  bientôt,  le  toro,  expier  le 
crime  de  s’être  abandonné  à son  instinct.  Yguerta, 
le  matador , s’avançait,  l’épée  cachée  sous  la  mu- 
leta. Lui  était  le  plus  beau  des  deux  cuadrillas. 
Grand  et  svelte,  il  montrait  une  face  brune  aux  li- 
gnes classiques,  qu’éclairaient  les  dents  blanches 
et  des  yeux  bleus  très  doux.  Lentement,  sans  effort, 
il  fittourner  autourdelui  labête  impuissante.  Une 
beauté  suprême  était  en  ce  descendant  des  Cas- 
tillans guerriers  ; et  c’était  un  régal  pour  les  yeux 
que  de  contempler  sa  perfection.  Jamais  le  regard 
de  M.  Benjoin  n’avait  été  à pareille  fête.  Jamais 
il  n’aurait  cru  qu’il  existât  un  être  aussi  complè- 
tement beau.  Ah  ! le  triomphant  démenti  à ses 
lamentations  sur  la  dégénérescence  de  l’humanité, 
que  ces  traits  d’une  inconcevable  régularité,  ce 
torse  aux  larges  épaules  s’amincissant  harmonieu- 
sement  jusqu’à  la  taille,  ces  hanches  larges,  et 
ces  jambes  qu’on  eût  dites  moulées...  Et  il  admi- 
rait, avec  un  sourire  d’extase  : «Oh!  la  beauté, 
la  forme  antique  ! » 

Mais  une  soudaine  imagination  lui  mit  froid  au 
cœur.  Si  le  taureau,  dans  sa  violence  de  brute, 
allait  le  frapper  aussi,  celui-là,  le  défigurer,  dé- 
truire cet  ensemble  de  beautés,  le  plus  parfait 
qu’il  eût  jamais  rencontré  ! M.  Benjoin  vit  rouge... 
Depuis  le  début,  il  s’amassait  dans  son  âme  une 
lente  et  progressive  fureur  contre  la  brute  qui 
avait  éventré  deux  chevaux,  blessé  le  fier  bande- 
rillero, et  qui  allait  peut-être  abîmer  la  forme 
exquise  d’ Yguerta.  M.  Benjoin  se  sentit  une  âme 
d’Espagnol. 

Et  l’on  put  voir  alors  se  produire  cette  chose 
inouïe,  incroyable,  invraisemblable... 

Lorsque  le  biclio , abattu  d’un  foudroyant  coup 
d’épée,  roula  aux  pieds  de  son  vainqueur, 
M.  Benjoin,  membre  de  la  Société  protectrice  des 
animaux,  auteur  de  plusieurs  articles  et  brochu- 
res contre  « la  coutume  barbare  des  courses  de 
taureaux  »•,  debout,  rouge  et  gesticulant,  applau- 
dissait avec  frénésie  le  matador,  hurlait  comme 
un  fou:  «Bravo,  Yguerta!  » et  lui  jetait,  suivant  la 
mode,  en  signe  d’admiration,  son  chapeau,  sa 
canne,  ses  gants,  etdes  cigares  à poignées. 

Fernand  DACBE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


377 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Un  des  événements  de  cette  quinzaine  écoulée,  qui 
n’a  guère  laissé  les  amateurs  d’art  inoccupés,  a été 
l’inauguration  des  nouvelles  salles  du  Louvre.  « Tout 
Paris  » s’y  est  porté  et  non  uniquement  le  Tout  Paris 
des  badauds  et  des  mondains,  mais  aussi  celui  des 
lettrés  et  des  artistes.  On  doit  se  réjouir  de  cet  empres- 
sement, qui  s’est  traduit  dans  la  presse  par  de  cha- 
leureux articles,  fait  encore  assez  rare,  la  presse 
s’occupant  peu  du  Louvre  ou  ne  s’en  occupant  que 
pour  le  critiquer.  Et  cette  fois,  c’était  à bon  droit  qu’elle 
a multiplié  des  éloges  qui  sont  l’intéressant  symptôme 
d'un  éveil  de  l’attention  générale  se  portant  vers  un 
des  plus  beaux  morceaux  de  notre  domaine  national. 

11  en  était  temps  : d'une  part,  nous  ne  cessions  de 
vanter  les  musées  étrangers  comme  des  modèles,  ce 
qui  est  souvent  excessif,  et,  d’autre  part,  nous  ne 
faisions  rien  pour  améliorer  le  cadre  de  nos  collections 
qui,  avec  quelques  retou'ches  et  agrandissements,  doit 
être  un  des  plus  beaux  du  monde.  C’est  à cette  opé- 
ration bien  avisée  que  l’administration  du  Louvre 
s’est  enfin  décidée. 

Un  des  premiers  soucis  de  l’architecte  qui  a succédé 
à M.  Guillaume,  M.  Redon,  a été  de  donner  plus  de 
valeur,  non  pas  par  des  constructions  neuves  qui  sont 
impossibles,  mais  par  des  aménagements  nouveaux, 
d’un  goût  très  pur,  à certaines  séries  de  tableaux  que 
l’on  voyait  fort  mal  et  que  l’on  n’appréciait  pas  assez. 
Ce  sont  les  vingt  et  une  toiles  où  Marie  de  Médicis  a confié 
à Rubens  la  tâche  de  célébrer  les  gloires  de  sa  régence, 
toiles  superbes,  d’une  magnificence  fougueuse  que 
l’on  ne  retrouve  nulle  part  ailleurs,  aussi  puissantes, 
dans  l’œuvre  du  maître.  Ces  « triomphes  royaux  » 
étaient  serrés  les  uns  contre  les  autres  dans  une 
grande  galerie  où  la  lumière  comme  le  recul  man- 
quaient. Et  beaucoup  de  connaisseurs  du  Louvre, dans 
ces  conditions,  ne  mesuraient  pas  l’exacte  valeur  de 
ces  Rubens.  M.  Redon  a obtenu  de  les  transporter  dans 
la  galerie  immense  qui,  sur  le  bord  de  l’eau,  à côté  des 
guichets  du  pont  des  Saints-Pères,  porte  le  nom  de  salle 
des  États  (Napoléon  111  la  fit  construire  pour  y ouvrir 
la  session  du  Corps  législatif,  dessein  que  la  chute  de 
l’Empire  ne  lui  permit  pas  d’accomplir).  — M.  Redon 
aplacélà  dix-huit  Rubens  (trois  autres  ont  dû  rester  dans 
un  vestibule)  très  à l’aise,  au  milieu  d’un  décor  archi- 
tectural extrêmement  simple  et  sobre  qui  leur  laisse 
tout  leur  propre  éclat.  Et  on  ne  saurait  trop  louer  cet 
éminent  architecte  d’avoir  donné  cette  preuve  de  tact, 
de  ne  pas  prétendre  personnellement  à un  chef- 
d’œuvre  dispendieux  et  de  s’être  contenté  d’ètre  un 
ordonnateur  judicieux  et  habile.  Grâce  à lui,  les  Rubens 
sont,  peut-on  dire,  sauvés. 

11  en  est  de  même  des  petits  tableaux  hollandais  que 
l'on  a également  déménagés  et  mis  tout  auprès  des 
Rubens,  dans  des  petits  cabinets  bien  éclairés,  à une 
hauteur  où  l’œil  peut  facilement  saisir  les  délicatesses 
et  les  chaleurs  de  ton  de  ces  Rembrandt,  Terburg, 
Metzu,  etc.  Eux  aussi,  nous  apparaissent  maintenant 
comme  tout  nouveaux.  Il  est  à souhaiter  que  M.  Redon 
puisse  continuer  à améliorer  le  musée  dont  l’ordon- 
nancement lui  est  confié,  avec  autant  de  bonheur  dans 
le  choix  et  l’exécution  de  ses  arrangements. 

Pendant  qu’au  Louvre  on  fait  cette  visite  (pii 
s’impose  à chacun,  comme  une  sorte  de  « bain  des 


yeux  » tout  brouillés  des  bariolages  multicolores  de 
l’Exposition,  on  peut  examiner  dansla  salle  des  bijoux 
anciens,  à côté  des  camées,  ce  que  l’on  nomme  le 
trésor  du  roi  Athalaric,  ou  trésor  de  Pétroassa.  Ce 
sont  14  pièces  en  or  massif,  ciselées  et  ornées  de 
pierreries,  qui  appartiennent  au  musée  de  Rucarest  et 
qui  devaient  figurer  au  pavillon  roumain,  mais  que,  en 
raison  de  leur  prix,  on  a confiées  au  Louvre.  On  y admi- 
rera combien,  au  ive  ou  ve  siècle  de  l’ère  chrétienne, 
d'où  datent  ces  orfèvreries,  les  artisans  étaient  ingé- 
nieux et  adroits  ; les  plats,  les  coupes,  les  vases  au  col 
grêle  et  gracieux  sont  d’une  forme  et  d'une  finesse  de 
travail  exquises,  et  une  parure  d’homme  composée 
d’oiseaux  de  proie  aux  ailes  déployées  est  aussi  finement 
achevée  que  telle  pièce  moderne,  de  Lalique,  par 
exemple,  dont  nous  sommes  justement  fiers. 

Voici  maintenant, — outre  une  exposition  de  gravures 
d’Alphonse  Legros  au  Luxembourg,  exposition  qui 
nous  révèle,  par  ses  curieux  croquis  de  miséreux,  un 
véritable  Jacques  Callot  actuel, — voici,  à l’autre  bout 
de  Paris,  vers  l'Exposition  où  nous  revenons  toujours, 
au  pont  de  l’Alma  l’exposition  des  œuvres  de  Rodin. 

M.  Rodin  a obtenu  de  la  Ville  de  Paris  les  honneurs 
d’une  exposition  particulière,  d’une  sorte  de  temple, 
très  simple  du  reste,  où  il  a rassemblé  à peu  près  la 
production  de  toute  sa  vie.  On  le  jugera  là  sans 
passion,  avec  le  recul  des  années,  et  on  le  jugera 
favorablement.  Il  apparaît,  en  somme,  aussi  bien 
d’après  ses  séries  de  buste  que  d’après  ses  fragments 
de  monuments  (tel  le  groupe  des  Bourgeois  de  Calais), 
comme  un  très  grand  artiste,  doué  d’une  extrême 
acuité  de  vision,  d’une  patte  très  vigoureuse  pour 
l’exécution  de  morceaux  admirables.  — On  retrouvera 
même  ces  qualités  dans  son  Balzac  et  son  Victor 
Hugo,  — mais  n’en  attendez  pas  plus  : il  ébauche,  il 
indique:  sa  sculpture  est  celle  d’un  maître  essayiste. 

Paul  BLUYSEN. 

théâtre 

LA  MUSIQUE 

Opura-Comique. 

Haensel  et  Gretel,  conte  musical  en  3 actes  et  3 tableaux, 

poème  de  Mme  Adélaïde  Welle,  traduction  française  de 
s M.  Catulle  Mendés,  musique  de  M.  E.  Humperdinck. 

Bien  que  M.  Catulle  Mendès  s’excuse,  dans  la  pré- 
face de  son  livret,  de  la  « piètre  traduction  » qu’il 
nous  donne  du  joli  conte  de  Mme  Adélaïde  Wette,  il 
n’en  est  pas  moins  vrai  que  c’est  une  bonne  fortune 
pour  un  compositeur,  quel  que  soit  son  talent,  de 
trouver  un  poète  dont  les  rimes  sonores  savent 
s’adapter  si  mélodieusement  et  de  si  pittoresque  façon 
aux  différentes  phrases  du  langage  musical. 

Aussi,  malgré  que  cette  histoire  soit  simple,  trop 
simple  même,  n’éprouve-t-on  pas  un  instant  d’ennui, 
bercé  que  l’on  est  par  cette  constante  et  immatérielle 
union  de  la  musique  et  de  la  poésie. 

L’action  de  Haensel  et  Gretel  rappelle,  moins  les 
nombreuses  péripéties  du  chef-d’œuvre  de  Perrault, 
l’histoire  du  Petit  Poucet. 

Un  bûcheron  et  sa  femme  ont  quitté,  pour  aller 
travailler,  leur  humble  logis;  ils}  oui  laissé  leurs  deux 


378 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


enfants,  Haensel  et  Gretel,  pour  vaquer  aux  soins  du 
ménage.  Mais  ceux-ci  ne  songent  qu’à  se  donner  du 
bon  temps,  et,  lorsque  la  mère  rentre,  elle  trouve  sa 
lillette  Gretel  en  train  de  donner  à son  cadet  Haensel 
des  leçons  de  callisthénie,  grâce  et  maintien.  Une 
gifle  à droite,  une  gifle  à gauche,  et  voilà  le  cours  de 
danse  interrompu  et  nos  deux  gaillards  expédiés  dans 
la  forêt  afin  d'y  cueillir  des  fraises  pour  le  repas  du 
soir.  Sur  ces  entrefaites  arrive  le  bûcheron  : un  rude 
compère,  vivant  au  jour  le  jour;  il  a fait  une  bonne 
journée  et  sa  hotte  est  pleine  de  provisions  de  toute 
sorte;  il  chante,  fichante  bien  fort  et  fort  bien,  et  il 
boit  à 1 avenant.  Mais  « où  sont  les  enfants  ? » de- 
mande-t-il à sa  femme.  Et  lorsqu'il  apprend  qu'à 
celle  heure  tardive  ils  errent  dans  la  forêt,  il  s’élance 
à leur  recherche,  car  non  loin  de  là  rôde  1 ogresse 
Grignotte,  qui  attire  les  enfants  vers  sa  demeure,  le 
chàteau-gàteau,  ainsi  nommé  parce  qu’il  est  construit 
en  brioches,  tartes,  sucre  d’orge  et  autres  friandises. 
Les  enfants  égarés  s’y  laissent  prendre  d'ordinaire,  et 
bientôt  les  voilà  au  four,  d’où  ils  sortent  à l’état  de 
bonshommes  en  pain  d'épices  destinés  à composer  le 
dessert  des  anthropophagiques  menus  de  la  sangui- 
naire Grignotte.  Mais  Haensel  et  Gretel,  deux  malins! 
s arrangent  de  manière  à volera  l’ogresse  son  talisman, 
dont  ils  se  servent  au  bon  moment  pour  la  faire  cuire 
en  leur  lieu  et  place.  Grâce  à ce  même  talisman,  ils 
désenchantent  les  bonshommes  en  pain  d’épices  du 
château-gâteau,  lesquels  redeviennent  ce  qu'ils  étaient 
naguère,  c’est-à-dire  d’espiègles  garçonnets  et  de 
sémillantes  fillettes.  Et  ce,  à la  grande  joie  du  bû- 
cheron et  de  sa  femme,  ainsi  que  des  autres  parents, 
ravis  de  retrouver  leur  progéniture  intacte  et  au  grand 
complet.  Quant  à Grignotte,  devenue  à son  tour  une 
énorme  commère  en  pain  d’épices,  elle  fera  les  délices 
gastronomiques  de  cette  joyeuse  marmaille...  et  de 
leurs  parents  aussi. 

M.  E.  Humperdinck,  aussi  versé  dans  l’art  de  l’har- 
monie que  dans  celui  de  l’instrumentation,  s’est  cru, 
bien  à tort,  obligé  de  wagnériser  parfois  sa  musique, 
et  les  violents  ensembles  de  l’orchestre,  que  scandent 
bruyamment  les  terribles  appels  de  cuivre,  semblent 
quelque  peu  hors  de  propos  dans  un  si  minuscule  sujet. 
Malgré  cela,  il  a écrit  en  somme  une  partition  fort 
réussie,  charmante  en  sa  naïveté  voulue,  et  d’où  se 
dégagent  une  verve  et  une  gaieté  communicatives  qui 
tiennent  l'auditeur  en  éveil  d’un  bout  à l'autre  de 
l’ouvrage. 

Et  c'est  clair,  partant  de  facile  compréhension,  et 
le  spectateur  doué  de  la  mémoire  des  airs  peut,  en 
rentrant  au  logis,  fredonner  quelques  bribes  de  ces 
alertes  et  fringantes  mélodies,  plaisir  fort  agréable, 
dont  si  longtemps  nous  fûmes  sevrés  par  les  obscurs 
adeptes  de  la  musique  dite  de  l’avenir. 

L’excellent  directeur  de  l’Opéra-Comique  a eu  la 
main  heureuse  en  choisissant  Haensel,  et  Gretel,  'qu’il  a 
su  parer  de  ces  attraits  de  mise  en  scène  et  de  décors 
dont  il  possède  si  bien  le  secret. 

C’est  un  spectacle  agréable  et  honnête  où  viendront 
en  foule  grands  et  petits,  sûrs  d’être  contents  de  leur 
soirée,  car  on  sait  qu’en  dehors  de  leur  plaisir  per- 
sonnel les  grands  s’amusent  surtout  de  voir  les  petits 
s’amuser. 

Les  deux  jeunes  héros  de  la  pièce  sont  personnifiés  à 
ravir  par  Mlle  Rioton  (Gretel)  et  Mlle  de  Graponne 
(Haensel).  Quant  à l’ogresse  Grignotte  (Mlle  Delna), 
elle  remplit  terriblement  son  rôle  et  donne  à tous  le 


frisson.  Mme  Dhumon  est  une  mère  accomplie,  et  le 
père,  M.  Delvoye,  déploie  sans  effort  les  richesses  d'un 
organe  capable  de  déconcerter  tous  les  ogres  et  ogresses 
de  l’univers.  Et  ce,  sans  oublier  l’Homme  au  sable  et 
1 Homme  à la  rosée,  tous  deux  fort  gentiment  inter- 
prétés par  Mlles  Telma  et  Daffelye. 

L orchestre,  sousla  magistrale  direction  de  M.  A.  Mes- 
sager, a brillamment  contribué  au  succès  de  Haensel 
et  Gretel,  dont  les  enfantines  aventures  feront  long- 
temps la  joie  des  hôtes  de  la  salle  Eavarl. 

Eh.  FOUQUET. 

Géographie 

Sainte-Hélène.  — Une  prison  d’État  nouveau  modèle. 

Nous  sommes  encore  dans  la  grande  actualité.  A 
près  d’un  siècle  de  distance,  le  rocher  de  Sainte- 
Hélène,  devenu  célèbre  par  le  séjour  forcé  qu’y  fit  le 
grand  Empereur,  devient  le  lieu  d’internement  d’un 
autre  ennemi  implacable  de  l’Angleterre,  le  général 
Cronje,  lequel,  pour  être  moins  illustre  que  son  pré- 
décesseur en  geôle,  n’en  a pas  moins  mérité  la  haine 
britannique  par  les  échecs  successifs  infligés  à son 
armée.  La  destination  bizarre  donnée  à ce  coin  de 
terre  suggère  aussi  des  réflexions  d’un  autre  ordre.  11 
serait,  en  effet,  à présumer  que  la  Providence,  en 
créant  la  nation  portugaise,  avait  eu  surtout  en  vue 
de  préparer  des  débouchés  commerciaux,  des  colonies 
et  des  dépôts  de  charbon  au  peuple  anglo-saxon. 

On  sait  que  Pile  de  Sainte-Hélène,  située  — ou  plutôt 
perdue  — dans  l’océan  Atlantique  méridional  (entre 
1 3°  54'-16°.  1'  IG"  lat.  S.  et  7°  57'  38"  long.  0.  de  Pa- 
lis), d’une  superficie  totale  de  12  000  hectares  environ, 
à 3 560  kilomètres  de  la  côte  du  Brésil,  a été  décou- 
verte par  le  navigateur  portugais  Joao  da  Nova  Gal- 
lego  (1)  le  21  mai  1302,  à son  retour  de  l’Inde  en 
Europe.  Ce  que  l’on  sait  moins,  c’est  la  manière  dont 
l’ilot  fut  peuplé.  Le  chef  indien  Rosto  Mocus  ayant  été 
défait  près  deGoapar  le  célèbre  Alphonse  Albuquerque, 
gouverneur  général  des  possessions  portugaises,  il  fut 
forcé,  par  un  des  articles  de  la  capitulation,  de  livrer 
au  vainqueur  certains  seigneurs  portugais  qui  avaient 
déserté  et  abjuré  la  foi  chrétienne.  Mais  le  prétendu 
sauvage  stipula  qu’on  leur  ferait  grâce  de  la  vie.  Albu- 
querque, homme  civilisé,  ne  voulut  pas  faillir  à la 
parole  donnée.  Il  se  contenta  de  les  mutiler.  On  leur 
coupa  le  nez,  les  oreilles,  la  main  droite  et  le  petit 
doigt  de  la  main  gauche.  Un  de  ces  malheureux,  Fer- 
nandez Lopez,  ne  put  supporter  l’idée  de  se  retrouver 
dans  sa  patrie,  au  milieu  de  ses  amis,  dans  cet  état 
affreux.  11  obtint  la  permission  d’être  débarqué,  avec 
un  petit  nombre  d’esclaves  nègres,  à bile  Sainte- 
Hélène  (1513),  Tels  furent  les  débuts  de  cette  colo- 
nie. Durant  les  quatre  années  de  son  séjour  dans  l’ile, 
F.  Lopez  parvint  à créer,  avec  les  ressources  qui  lui 
furent  expédiées  du  Portugal,  le  peuplement  de  divers 
animaux  domestiques  : cochons,  chèvres,  volailles. 
Les  esclaves  nègres  défrichèrent  le  terrain  et  lile 
allait  devenir  un  lieu  de  délices  pour  les  philosophes 
qui  chercheraient  un  refuge  contre  les  cruautés  hu- 
it) La  date  de  la  découverte  comme  le  nom  du  navigateur 
ont  été  erronément  transcrits  dans  beaucoup  de  manuels  ou  dic- 
tionnaires de  géographie. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


379 


maines,  lorsque  le  gouvernement  portugais  crut 
devoir  abandonner  complètement  cette  possession. 
Bien  que  le  secret  fût  gardé  sur  cette  découverte, 
les  Hollandais  et  les  Espagnols  ne  tardèrent  pas  à fré- 
quenter l’ile.  Une  rivalité  surgit  bientôt  entre  ces  deux 
nations  et  les  marins  des  deux  pays,  en  débarquant  à 
Sainte-Hélène,  jugèrent  utile  de  dévaster  les  planta- 
tions et  de  détruire  les  animaux  afin  d’ètre  nuisibles 
à la  partie  adverse.  Les  Anglais  — auxquels  on  doit 
rendre  cette  justice  qu'ils  savent  garder  et  même  uti- 
liser les  colonies  — jetèrent  leur  dévolu  sur  File  dès 
l'année  1G00.  Ils  en  prirent  possession  definitive  en 
1673  et  Font  conservée  depuis. 

Disons  en  passant  que  plusieurs  Français,  chassés 
de  leur  pays  par  la  révocation  de  Fédit  de  Nantes, 
vinrent,  en  1629,  chercher  refuge  sur  cette  terre  océa- 
nienne : l'un  d’eux,  le  capitaine  Poirier,  fut  même 
admis  au  nombre  des  conseillers  et  devint  plus  tard 
gouverneur  de  File.  D'autres  Français  devaient  encore 
habiter  Sainte-Hélène,  deux  siècles  plus  tard,  mais 
en  qualité  de  prisonniers,  hélas  ! Ce  fut,  comme  on 
sait,  après  la  bataille  de  Waterloo  que  Napoléon  était 
interné  à Sainte-Hélène,  où  il  eut  comme  résidence 
la  ferme  Longwood,  située  dans  l’intérieur  de  File, 
maison  longue,  basse,  peinte  en  blanc  et  entourée  d'un 
terrain  de  culture;  la  demeure  est  entourée  de  quel- 
ques vieux  arbres  sous  lesquels  notre  grand  conqué- 
rant dut  méditer  sur  la  versatilité  des  destinées  hu- 
maines. Débarqué  le  13  octobre  1813,  Napoléon  y 
mourut  le  5 mai  1821.  Ses  cendres  ont  été  ramenées 
en  France  en  décembre  1840. 

Le  général  Cronje,  leur  hôte  actuel,  et  les  nombreux 
Boers  qui  l’accompagnent  semblent  inspirer  aux 
Anglais  la  même  inquiétude,  puisque  dès  à présent 
l’accès  de  File  est  interdit  aux  voyageurs  d’autres 
nations.  Un  journaliste  français,  envoyé  par  un  grand 
journal  de  Paris  pour  interviewer  le  vaincu,  s’est  vu 
refuser  l'entrée  dans  File,  qui  est  transformée  ainsi  en 
prison  d'Ftat. 

Le  lieu  est,  d’ailleurs,  assez  bien  choisi.  Sainte- 
Hélène  donne  aux  navigateurs  qui  la  découvrent  de 
loin,  l’aspect  d’un  roc  noir,  abrupt,  calciné,  jailli  des 
flots  à la  suite  de  quelque  violente  commotion  géolo- 
gique. L’intérieur  est  hérissé  de  montagnes,  ou  plutôt 
monticules  rocheux  d’une  hauteur  moyenne  de 
600  mètres.  L’un  d’eux,  le  pic  de  Diane  au  centre  de 
File,  dépasse  800  mètres.  Sainte-Hélène  a été  presque 
entièrement  déboisée  durant  ces  dernières  années; 
on  attribue  ce  désastre  aux  chèvres  qui  s’y  sont  mul- 
tipliées durant  la  première  moitié  du  xixc  siècle  et  qui 
ont  déraciné  la  plus  grande  partie  des  arbres.  Rongées 
par  les  vagues,  ravinées  par  les  pluies,  les  falaises  se 
dressent  menaçantes,  défendant  l'entrée  à File,  dont 
le  seul  endroit  abordable  est  Jamestown,  la  capitale 
administrative  et  centre  unique  delà  colonie.  Malgré 
sa  situation  dans  la  zone  aride,  le  climat  de  File  est 
doux  et  agréable.  Sa  population  était,  au  début  de 
l ’année  1900,  de  4116  habitants,  y compris  la  garnison, 
179  hommes  de  troupe  et  60  marins.  Cette  dernière  a 
été  considérablement  renforcée  en  vue  du  séjour  dans 
l lle  des  prisonniers  boers.  Sainte-Hélène  a été  reliée, 
en  ces  dernières  semaines,  par  le  télégraphe  avec  le 
Cap  et  Londres.  11  est  même  à prévoir  que,  sous  la 
pioche  des  paysans  hollandais,  le  sol  de  Sainte-Hélène, 
du  moins  dans  ses  parties  planes,  fournira  des  ré- 
coltes suffisantes  à nourrir  sa  population.  L’ile  de 
Sainte- Hélène  deviendra  alors  un  véritable  lieu  de 


délices,  et  la  découverte  des  Portugais  sera  une  fois  de 
plus  profitable  à l’humanité...  britannique. 

P.  LEMOSOF. 

VARIÉTÉS 


La  Cigale 

Ma  jolie  cigale.  C’était  une  brune,  ailes  de  grésil, 
grands  yeux  doux,  sonore  comme  un  tambour  de 
basque.  Un  jour  de  grand  soleil,  aveuglée,  étourdie, 
se  sentant  fondre,  elle  voletait  sur  la  route,  quand 
tout  à coup  elle  vit  sortir  de  la  poussière  une  aire 
brûlée,  un  amandier  clair.  Autour  quelques  maisons 
vieillottes  cherchaient  à mettre  leurs  tuiles  blanchies 
à l’ombre  maigre  de  ce  parasol. 

L’endroit  lui  plut.  Elle  alla  sur  l’arbre  entre  deux 
branchettes,  toussa  un  peu  et  se  mit  à chanter. 

Elle  dit  le  ciel  en  feu,  la  terre  ardente,  les  paysans 
bronzés  coupant  le  blé  fauve  des  vallons  ; le  bruit  des 
vanneuses  près  des  fermes,  les  grains  coulant  en  ruis- 
seau d’or.  Et  les  coups  de  mistral  qui  raniment,  qui 
tuent  la  chaleur  lourde;  et  les  chasseurs  mourant  de 
soif  dans  les  rocs  et  dans  les  sillons. 

A ce  concert  nouveau  il  se  fît  un  grand  silence.  Les 
feuilles  de  l’amandier  émues  papillonnaient.  Des  sau- 
terelles ouvrirent  leurs  tentes  de  soie  bleu  de  ciel  ou 
pétales  de  coquelicot.  Une  fauvette  grise  en  fut  amou- 
reuse. Même  au  lieu  de  prendre  toutes  ses  vacances, 
un  filet  d’eau  revint  égrener  sur  les  pierres  son  guil- 
leret bonjour,  et  une  violette  aux  cheveux  lourds,  au 
corsage  vert  tendre  osa  un  coup  d’œil  curieux. 

Et  tout  ce  monde  chuchotait,  branlant  la  tête  : 
« Qu’elle  chante  bien...  qu’elle  est  gaie...  quelle  est 
aimable!  Comme  on  va  la  regretter  à son  départ!...  » 

...  Car  la  bise  était  plus  piquante,  l’azur  plus  pâle. 
Mais  la  folle  ne  voyait  rien,  n’entendait  rien  que  ces 
éloges,  et  chantait,  chantait  toujours. 

Les  sauterelles  fuyaient  une  à une,  les  feuilles  de 
l’amandier  s’envolaient.  Elles  lui  disaient  : « Viens 
avec  nous,  l’hiver  arrive»  ; — « Reste,  mon  amour, 
gazouillait  la  fauvette,  j’ai  du  duvet  fin  et  chaud  pour 
te  vêtir.  R.este,  je  te  ferai  vivre  jusqu’à  l’été.  » La 
violette  un  peu  pâle  : « Tu  verras  au  printemps  comme 
je  suis  belle,  comme  je  sens  bon.  » — « Si  tu  me 
connaissais  dans  ma  parure  blanche...  » murmurait 
l’amandier.  Et  le  ruisseau  : « Mes  accents  t’ouvriraient 
des  voies  nouvelles.  Écoute-nous,  tu  seras  reine  de  la 
poésie  ». 

«Reine  ! » le  motcarillonnait  dans  son  cœur.  Ses  yeux 
étaient  pleins  de  petites  larmes.  Elle  se  voyait  dans  un 
nid  tiède,  montrant  juste  un  bout  de  la  tète.  Au  dehors 
des  voix  frileuses  : « Brrr  ! il  fait  froid  »,  et  la  fauvette 
au  bec  rose  qui  riait. 

Puis  le  printemps  inconnu  et  si  beau,  l’air  plein 
d’odeur  d’amande  amère,  l’arrivée  joyeuse  des  hiron- 
delles, la  campagne  déguisée  en  bouquet.  Et  parmi 
ces  belles  choses  elle-même,  ma  jolie  cigale,  vibrant  à 
perdre  haleine,  aimée,  admirée,  célébrée,  portée  un 
soir,  sur  l’aile  des  zéphyrs,  jusqu’au  pays  des  étoiles. 

Et  elle  resta. 

Le  soleil,  apprenant  cette  folie,  se  voila  le  visage. 
Chaque  nuit  dans  l’émeraude  les  étoiles  d’or  pleuraient, 
et  les  mousses  vertes,  à l’aube,  étaient  vêtues  de  leurs 
larmes. 


380 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Pendant  co  temps,  sous  les  plumes  chaudes,  la  petite 
cigale  riait.  « Tu  es  bien  »,  faisait  la  fauvette.  « Je  Le 
crois...  c’est  gentil...  on  a la  tremblote  au  bout  des 
ailes...  » 

Parfois  elle  mettait  le  nez  à la  fenêtre  : « Ohivc , les 
brins  d'herbes  ont  des  fourreaux  de  verre,  des  den- 
telles de  diamant.  » Et,  les  paupières  humides,  elle 
reprenait  sa  chanson  en  sourdine  : « Tra  la  la...  Ira 
la  la.  » Alors  des  frissons  couraient  dans  la  colline  les 
argelas  ouvraient  leur  habits  jaunes,  les  romarins 
embaumaient... 

Cependant  elle  finit  presque  par  regretter  les  chaudes 
caresses  d’août  : « Et  de  ce  printemps  pas  moins...  quand 
il  arrive  »...  — « Bouge  pas  »,  disait  l’amie,  « les  bour- 
geons sont  là.  » Elle  se  languissait  tout  de  même, 
surtout  quand  le  ciel  était  triste,  que  la  fumée  tour- 
billonnait au-dessus  des  toits. 

La  fauvette,  le  cœur  en  joie,  cria  un  jour  : 
<<  Regarde...  regarde...  les  violettes.  » Les  fleurettes 
se  saluaient,  souriaient  : a Encore  un  peu  frisquet  que 
n en  dises...  Ça  vient,  madame  la  Cigale.  » 

Mme  la  Cigale,  croyant  que  c’était  arrivé,  se  mit 
à trotter  i instrument  à remuer  les  pattes  : « Demain 
les  arbres  se  parent,  que,  après...  la  musique,  les 
applaudissements,  les  couronnes.  » L’autre  ne  répon- 
dait pas. 

Le  lendemain  au  réveil,  vite  elle  va  voir.  Tout  est 
blanc,  le  sol,  les  arbres,  les  toitures.  L'air  est  sillonné 
de  flocons  de  laine,  de  plumes  de  cygne.  Et  elle  crie  : 
« Bravo...  lisse  ta  collerette...  le  printemps  est  là.  » 
L oiseau  interrompt,  les  yeux  baissés,  d’un  air  qui 
gèle  : « Chut,  c’est  l'hiver...  c’est  la  neige.  » 

Oui,  c’est  1 hiver,  un  hiver  interminable,  hélas, bien 
que  le  soleil  étincelle  sur  cette  nappe  blanche.  « Ah! 
il  lait  trop  lroid  »,  et  la  cigale  ouvrant  ses  ailes  : « Je 
vais  rattraper  l’été.  » 

On  ne  rattrape  pas  l’été.  Et  elle  n’alla  pas  loin, 
pce  hère.  L’air  coupait,  des  aiguilles  claires  se  collaient 
à ses  membres.  Ne  pouvant  plus  voler,  elle  se  drapa 
dans  le  linceul  blanc.  Comme  une  douce  chaleur  la 
prenait,  elle  regarda  l’Astre  une  dernière  fois,  puis,  fer- 
mant les  yeux,  elle  fit  de  beaux  rêves. 

Eugène  CURET. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Une  des  premières  mesures  du  nouveau  ministre  de 
la  guerre  a été  de  rapporter  purement  et  simplement 
le  malencontreux  décret  de  son  prédécesseur,  inter- 
disant aux  officiers  le  port  des  habits  bourgeois.  Ce 
ne  sont  pas  les  officiers  qui  s’en  plaindront,  loin 
de  là. 

Nous  autres,  Parisiens,  nous  sommes  un  peu 
habitués  à juger  des  choses  militaires,  uniquement 
sur  ce  qui  nous  entoure  ; or,  pour  avoir  la  vraie  note, 
dans  ces  questions  intéressant  la  vie  intérieure  de 
l’armée,  il  faut  aller  la  chercher  en  province,  dans  ces 
garnisons  où  les  brigades  et  les  divisions  s’entassent, 
ou  bien  dans  ces  petits  trous  perdus  de  la  frontière, 
véritables  purgatoires  des  jeunes  officiers.  Or,  la 
province  est,  parait-il,  on  ne  peut  plus  satisfaite  de 
la  décision  du  nouveau  ministre.  D’ailleurs,  de  nos 
jours,  la  tenue  militaire  est  devenue  tellement  coû- 
teuse, qu’elle  nécessite  de  grands  frais  pour  le  maigre 


budget  de  l’officier;  ces  frais  deviennent  encore  plus 
considérables,  lorsqu’il  est  obligé  de  l’endosser  conti- 
nuellement, à l’exercice,  aussi  bien  qu’à  la  pension  et 
à la  ville.  Le  port  des  effets  civils,  beaucoup  moins 
onéreux  qu’on  ne  le  croit,  permet  à l’officier  qui 
rentre  de  l’exercice,  sa  journée  terminée,  de  quitter 
sa  tenue  de  travail,  et  de  se  mettre  à l’aise  pour  se 
rendre  à la  pension  et  vaquer  à ses  occupations  per- 
sonnelles. De  plus,  il  peut  ainsi  ménager  ses  tenues 
d’extérieur,  en  ne  les  traînant  pas  journellement 
partout. 

L’armée  d’aujourd’hui  n’est  plus  celle  d’avant,  a 
guerre;  pendant  toute  la  semaine,  les  officiers  tra- 
vaillent, il  faut  leur  laisser  le  dimanche  pour  se 
reposer  et  se  délasser  l’esprit.  Or,  ils  recherchent  ce 
repos  et  ce  délassement,  en  s’extériorisant  un  peu, 
pour  ainsi  dire,  des  choses  militaires,  et  ils  ne  deman- 
dent qu’à  passer  inaperçus,  ce  jour-là,  ce  qui  ne  leur 
est  loisible  qu’en  portant  des  habits  bourgeois. 
Autrement  le  dimanche  devient  une  journée  de 
tortures  pour  l’officier  astreint  à porter  l’uniforme  en 
tout  temps  et  en  tout  lieu,  surtout  dans  les  garnisons 
où  le  nombre  des  soldats  de  toutes  armes  dépasse 
celui  des  habitants.  Dans  les  rues,  l’officier  en  tenue 
est  obligé  d’avoir  constamment  la  main  à la  coiffure, 
pour  répondre  au  salut  de  ses  subordonnés,  ce  qui  ne 
laisse  pas,  au  bout  d’un  certain  temps,  de  devenir  une 
obsession  intolérable,  à laquelle  il  n’échappe  qu’en 
s’enfermant  chez  lui,  ou  bien  en  se  réfugiant  au 
cercle.  Enfin,  les  officiers  sont  contents  d’avoir  retrouvé 
le  droit  de  faire  un  peu  les  bourgeois  à leurs  heures 
de  loisir,  et  nous  aussi. 

La  série  des  grandes  fêtes  de  l’Exposition  univer- 
selle a été  dignement  inaugurée  le  dimanche  et  le 
lundi  de  la  Pentecôte  par  le  26e  concours  fédéral 
de  l’Union  des  sociétés  de  gymnastique  de  France, 
présidé,  tour  à tour,  par  le  ministre  de  la  guerre 
et  le  président  de  la  République.  Tout  le  monde 
a pu  admirer  les  progrès  réels  réalisés  par  nos 
vaillants  gymnastes  français,  qui  ont  montré,  par 
leur  force,  leur  adresse,  leur  entraînement  et  leur 
discipline,  qu’en  eux  était  bien  l’avenir  de  la  jeune 
armée  française.  Malheureusement,  ils  sont  encore 
trop  peu  nombreux.  Notre  Union  ne  compte  actuelle- 
ment que  630  sociétés  affiliées,  ce  nombre  est  loin 
d’approcher  de  celui  des  6 000  sociétés  allemandes 
qui  couvrent  l'empire  voisin.  On  ne  peut  que 
regretter  également  qu’en  France,  ce  ne  soit  que  le 
peuple,  ouvriers,  cultivateurs  e(  petits  employés,  qui 
fournissent  à nos  sociétés  leurs  contingents  de 
gymnastes.  Les  petits  ou  grands  bourgeois  s’en 
écartent  bien  à tort,  ils  y puiseraient  pourtant  cette 
vigueur,  cette  énergie  et  cet  espril  de  discipline  qui 
leur  font  un  peu  défaut  à leur  arrivée  au  régiment. 

Le  clou  de  la  deuxième  journée  a été  certainement 
la  série  des  exercices  réglementaires  exécutés  par 
notre  brillante  école  normale  de  gymnastique  de 
Joinville-le-Pont,  si  remarquablement  commandée 
par  le  commandant  Chandezon.  Le  public  lui  a fait 
une  ovation  chaleureuse,  et  les  jeunes  gymnastes 
accourus  de  tous  les  points  de  la  France,  n’ont  pas 
ménagé  leurs  applaudissements  à leurs  ainés  de 
l'armée  française.  Capitaine  FANFARE. 


L’amour  de  la  patrie  est  la  première  vertu  de  l'homme  civi- 
lisé. _ Napoléon. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


381 


bA  GUERRE 

DU  TRANSVAAL(,) 

Le  maréchal  Roberts  est  un  homme  heureux.  Tandis 
que  sir  Redvers  Buller  reste  hypnotisé  devant  les 
positions  de  Lains  Neck  et  de  Majuba,  toujours  forte- 
ment occupées  par  les  troupes  fédérales,  le  vieux 
Bobb  brusque  le  mouvement  et  porte  rapidement  tout 
son  centre  en  avant.  Ses  extrêmes  pointes  d'avant- 
garde  franchissent  le  Vaal  le  24  mai,  et  prennent  pied 
sur  le  territoire  transvaalien  le  jour  de  l’anniversaire 
de  la  reine  Victoria;  douze  jours  plus  tard,  le  5 juin, 
Pretoria  tombe,  sans  résistance,  entre  les  mains  des 
Anglais  ! 

Quelques  détails  sur  ce  raid  sont  indispensables. 

En  quittant  Rhenoster  River  pour  se  porter  sur  le 
Vaal,  distant  de  45  milles  environ,  l’armée  de  lord 
Roberts  marche  sur  un  front  très  étendu.  Sa  droite 
s’appuie  sur  Heilbron  où  se  trouve  lau  Hamilton  ; sa 
gauche  sur  Prospect  occupé  par  French,  soit  sur  une 
largeur  de  25  milles. 

Le  maréchal  Roberts  se  prépare  ainsi,  non  plus  à 
enlacer  les  deux  ailes  des  fédéraux,  mais  à concentrer 
rapidement  sur  un  point  quelconque  du  champ  de 
bataille  des  masses  capables  de  briser  sans  peine 
toutes  les  résistances.  Le  général  Louis  Botha,pour  une 
raison  ou  pour  une  autre,  semble  ne  pas  saisir  le  but 
de  la  lactique  de  sou  adversaire,  et  fait  surveiller  for- 
tement la  route  d’Heilbron,  alors  qu’il  n’avait  devant 
lui,  sur  ce  point,  que  la  brigade  de  cavalerie  Gordon. 

Le  27  mai,  toute  l’année  de  Roberts  franchit  le 
Vaal  et  parcourt  d’un  bond,  le  lendemain,  les 
20  milles  qui  séparent  le  Vaal  de  la  Klip,  petite  rivière 
qui  couvre  au  sud  les  approches  de  Johannesburg. 

Les  fédéraux  renoncent  à s’opposer  au  passage  de  la 
Klip.  Le  général  boer  Lemmerse  contente  de  résister 
le  temps  nécessaire  pour  faire  filer  son  artillerie  et  ses 
convois  sous  le  nez  des  Anglais  impuissants,  comme 
toujours,  à s’emparer  d’une  seule  pièce,  d’un  seul 
chariot,  malgré  leur  innombrable  et  belle  cavalerie. 

Le  29,  après  l’occupation  de  Florida,  à l’ouest  de 
Johannesburg,  le  maréchal  Roberts  installe  son 
quartier  général  à Germiston,  point  de  jonction  des 
voies  ferrées.  Le  31,  l’armée  anglaise  fait  son  entrée 
solennelle  dans  la  « Cité  de  l’Or  ». 

Dès  ce  moment,  la  chute  de  Prétoria  n’est  plus 
qu’une  question  d’heures,  car  il  était  bien  évident  que 
les  fédéraux  ne  s’enfermeraient  pas  dans  cette  place 
dont  la  chute,  après  un  siège  plus  ou  moins  long, 
aurait  terminé  les  hostilités. 

Située  au  fond  d’une  cuvette,  entourée  de  hautes 
collines,  Prétoria  pouvait  cependant  être  défendue 
pendant  de  longs  mois.  Sur  ces  collines,  en  effet,  des 
ingénieurs  militaires  français  et  allemands  ont  élevé 
une  série  de  forts  dont  les  plus  importants  sont  ceux 
du  Kloppert  Kop  au  sud-est,  du  Schanz  Kop  au  sud  et 
du  Dasport  à l’ouest.  Tous  ces  forts  étaient  armés  de 
pièces  à tir  rapide  et  à longue  portée  que  les  fédéraux 
ont  sans  aucun  doute  enlevées  avant  de  livrer  la  ville. 

Le  général  llotha  a préféré  se  retirer  avec  toutes  ses 
troupes  vers  la  région  montagneuse  du  nord-est,  mais 
non  sans  porter  de  rudes  coups  de  boutoir  aux  envahis- 
seurs, sans  se  laisser  entamer  un  seul  instant,  cédant 
pas  à pas  ce  terrain  avec  une  énergie,  une  bravoure 

(1)  Voir  les  numéros  du  15  mai  et  du  1er  juin. 


admirables.  Le  rude  combat  de  Miles  Spruit,  livré  le 

4 juin,  où  l'immense  supériorité  numérique  des 
Anglais  a pu  seule  venir  à bout  de  la  résistance  extra- 
ordinaire de  quelques  milliers  d’hommes,  prouve  que 
les  Boers,  loin  de  se  laisser  abattre  par  les  cruelles 
épreuves  qui  fondent  sur  leur  malheureux  pays,  dis- 
puteront, jusqu'à  la  dernière  cartouche,  leur  territoire 
aux  envahisseurs. 

Le  drapeau  britannique  tlotte  maintenant  sur  les 
édifices  publics  de  Prétoria.  Est-ce  Ja  fin  de  la  cam- 
pagne? La  résistance  des  Boers  continuera-t-elle, 
indomptable,  dans  le  district  montagneux  de  Lyden- 
burg,  où  s’est,  réfugié  le  vieux  président  Iiruger?  Nous 
le  saurons  bientôt.  En  attendant,  la  joie  des  Anglais, 
bien  naturelle  après  de  si  sérieuses  inquiétudes,  est 
singulièrement  atténuée,  dans  les  régions  militaires 
et  gouvernementales,  par  l'audace  des  petits  com- 
mandos qui,  dans  l'État  d’Orange,  enlèvent  les  pa- 
trouilles anglaises  avec  une  facilité  surprenante.  Après 
avoir  pompeusement  annoncé  son  entrée  à Prétoria  le 

5 juin,  le  maréchal  Roberts  télégraphie  timidement  le 
•lendemain  qu’un  bataillon  de  yeomanry,  fort  de  huit 

cents  hommes  environ,  a dû  mettre  bas  les  armes  et 
se  rendre,  le  31  mai,  près  de  Lindlev,  à quelques  por- 
tées de  canon  de  Kronstadt!  Tout  le  nord-est  de  l’État 
d’Orange  est  donc  bien  loin  d’être  pacifié,  puisque  des 
coups  de  main  de  cette  envergure  peuvent  s’y  accom- 
plir impunément. 

La  guerre,  la  vraie  guerre  de  guérilla  va-t-elle 
commencer?  Si  oui,  les  Anglais,  dans  cette  lutle 
contre  des  « essaims  d’abeilles  »,  suivant  la  pitto- 
resque expression  de  lord  Wolseley,  ne  sont  pas  au 
bout  de  leurs  peines,  et  les  vaillants  Boers  leur  mé- 
nagent plus  d'une  surprise  sanglante. 

Henri  MAZEREAU. 

Le  Foyer 


INSTALLATIONS  D’ÉTÉ 


«Je  pars,  tu  pars,  nous  partirons...  » On  n’entend 
que  cela  depuis  quelques  semaines,  un  peu  partout. 
Et  à Paris  aussi  bien  qu’ailleurs  : car,  tandis  que  les 
départements  et  l’étranger  font  leurs  malles  pour 
venir  prendre  d’assaut  la  capitale,  nombre  de  Pari- 
siens, en  vertu  de  calculs  qu’on  ne  saurait  blâmer, 
s’occupent  de  louer  honnêtement  à des  visiteurs  de 
l’Exposition  leurs  lares  citadins.  Les  plus  modestes 
d’entre  eux,  j’imagine,  doivent  viser  des  conditions 
qui  leur  permettent  à tout  le  moins  une  villégiature 
au  pair  parmi  de  calmes  verdures,  loin  du  tintamarre 
et  des  éblouissements  du  grand  Festival,...  ne  fût-ce 
qu’à  Meudon,  Asnières  ou  Viroflay.  Mais  les  malins, 
soyez-en  sûrs,  sauront  tirer  de  l’occasion  rare  un  joli 
profit.  On  me  cite  en  effet  des  appartements  de 
cinq  pièces  plus  une  cuisine  loués  à raison  de  1200 
et  1500  francs  par  mois.  Et  de  cette  surenchère 
se  ressentent  même  — on  se  demande  pourquoi  - les 
locations  des  taudis  miséreux.  Nous  connaissons,  en 
des  quartiers  limitrophes  de  la  Foire  des  Nations,  de 
misérables  logements  qui  de  300  francs  ont  grimpé  à 
450,  à la  grande  désolation  des  pauvres  diables  qui  les 
occupaient  et  qui  ont  dû  chercher  à se  caser  ailleurs. 


382 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


On  comprend  fort  bien  la  petite  famille  laborieuse, 
et  de  budget  limité,  qui,  pour  éluder  une  probable 
invasion  d’amis  sans  gêne  et  de  parents  à peine  connus, 
va  se  mettre  au  vert  en  cédant  la  clef  de  son  appar- 
tement à un  passant  en  quête  d’un  perchoir  meublé 
avec  quelque  confort.  Et,  certes,  l’on  comprend  aussi 
qu’un  bon  prix  soit  demandé  : il  y a vraiment  sacri- 
fice très  grand  dans  l’abandon  du  foyer  à des  incon- 
nus — qui  vont  entrer  « dans  vos  meubles  » et,  si 
j’ose  dire,  chausser  vos  pantoufles,  effarouchant  les 
petits  génies  de  la  demeure  nichés  en  chaque  coin, 
sous  chaque  bibelot  familier,  dans  chaque  pli  de 
rideau...  farfadets  des  mille  et  un  souvenirs  tristes  ou 
tendres  : retrouvera-t-on,  au  retour,  tout  l'impal- 
pable des  choses  ?... 

Cependant,  dans  le  logement  de  banlieue,  ou  la 
maisonnette  meublée,  plus  ou  moins  loin  des  bar- 
rières, les  exilés  s’essaient  à une  vie  nouvelle  au 
milieu  d’un  sommaire  ameublement,  qui  souvent 
n’est  confortable  qu’à  demi. 

C’est  l’heure  ou  jamais,  pour  la  maîtresse  du  logis, . 
de  faire  flèche  de  toute  sa  science  ménagère  et  déco- 
rative ; et,  pour  peu  que  son  mari  ait  du  temps  à lui, 
son  concours  ne  sera  pas  de  trop  dans  l’œuvre 
d'arrangement  et  d’ornementation. 

Arrivant  un  jour  à l’improviste  chez  un  savant  — 
l’un  des  pionniers  d’avant-garde  de  la  science  con- 
temporaine, — je  le  trouvai  cognant  à tour  de  bras 
sur  une  vieille  caisse  de  savon  de- Marseille. 

— Eh  ! que  faites-vous  donc  ? 

— Un  somptueux  divan! 

Et  comme  je  souriais,  étonnée,  très  sérieusement  il 
me  dit  : 

— Nous  autres  gens  peu  argentés,  nous  devons 
suppléera  ce  que  nous  n’avons  pas...  par  ce  que  nous 
avons.  Le  riche  qui  a besoin  d’un  meuble  va  chez  le 
marchand,  fait  son  choix,  ouvre  sa  bourse,  et  tout  est 
dit.  Nous  pas,  fichtre!...  nous  rallions  nos  idées,  notre 
adresse,  notre  force,  pour  créer  ce  que  nous  ne  pou- 
vons nous  donner... 

Et,  avec  un  bon  sourire  convaincu,  il  ajouta  : 

— Croyez-vous  qu’ils  aient  autant  de  joie  avec 
leurs  achats  que  nous  avec  nos  créations  ?...  Venez 
voir  mes  chefs-d’œuvre! 

11  me  conduisit  à un  petit  salon  contigu  à son  ca- 
binet de  travail  et  d’aspect  plutôt  cossu.  Deux  divans 
dont  il  souleva  l’étoffe  me  montrèrent  leur  armature: 
de  simples  caisses  de  savon  de  Marseille.  Quelques 
aunes  de  reps  recouvrant  les  coussinets  de  varech, 
les  clous  d’or  et  la  frange  à pampilles,  quatre  roulettes 
aux  coins  de  chaque  caisse,  et,  avec  cela,  de  la  part 
de  l’ouvrier  peu  entraîné  aux  travaux  manuels,  un 
grand  souci  de  bien  faire  : c’est  tout  ce  qu’il  avait 
fallu...  L’auteur  des  divans  posa  sur  moi  un  regard 
triomphant,  d’une  enfantine  et  joyeuse  bonhomie. 
Mais  ce  n’était  pas  tout  : tapissier,  il  avait  encore 
monté  artistement  les  rideaux  (cousus par  sa  femme), 
et,  encadreur,  mis  sous  verre,  d’une  main  patiente  et 
soigneuse,  toutes  les  gravures  et  photographies  revê- 
tant les  murailles,  pour  le  plaisir  des  yeux  et  la  joie 
de  l’esprit,  — images  peu  coûteuses  pour  la  plupart, 
mais  d’une  sélection  raffinée.  Et  voilà,  à peu  de  frais., 
il  s’était  arrangé  un  nid  point  dépourvu  d’une  cer- 
taine coquetterie,  très  présentable  aux  « célébrités  », 
voire  même  aux  notabilités  qui  venaient  le  saluer  en 
son  exil. 

Que  de  choses  peut  faire  aisément  une  ménagère 


habile  pour  réaliser  avec  la  moindre  dépense  la  plus 
grande  somme  d’harmonie  et  de  gaîté  dans  sa  de- 
meure ! Surtout  à la  campagne,  où  l’on  peut  oser  des 
moyens  plus  neufs  et  imprévus,  plus  individuels,  de 
créer  de  la  beauté.  Parmi  les  plus  jolies  ingéniosités 
féminines,  et  parisiennes,  que  j’ai  remarquées  ces 
temps-ci,  voici  d’abord  la  « trouvaille  » d’une  jeune 
maman,  se  trouvant  avoir  besoin,  à la  maison  d’été, 
d’une  armoire  pour  la  chambre  des  enfants.  Elle 
acheta  la  plus  vulgaire  armoire  en  bois  blanc,  meuble 
de  cuisine,  et  passa  dessus,  simplement,  une  couche 
de  vernis  léger  teinté  de  laque  jaune;  puis,  en  tou- 
ches vives  et,  bien  entendu,  sans  prétention  aucune  à 
Limitation  servile  de  la  nature,  quelques  fleurs,  deux 
ou  trois  papillons,  rien  de  plus  : et  l’armoire  devint 
un  bijou  délicieusement  frais  et  jeune,  en  parfaite 
harmonie  avec  la  chambrette  claire  et  avec  ses  habi- 
tants, — les  bébés  blonds  et  roses. 

Le  plus  chétif  bahut  de  cuisine,  passé  au  brou  de 
noix,  avec  les  seuls  panneaux  et  tiroirs  peints  en 
rouge  très  doux,  ou  même  fleur- cle-pêcher,  sur  lequel 
champ  rouge  on  pourra  disposer  des  caractères 
indous,  persans  ou  turcs,  deviendra  décoratif,  amusant 
aux  yeux;  — plus  encore,  si  vous  remplacez  le  verrou 
par  quelque  ferrement  ancien,  si  vous  sertissez  de 
clous  ornés  les  boutons  de  bois  des  tiroirs,  et  que  vous 
y suspendiez  en  notes  savoureuses  des  glands  de  soie. 

Vos  coussins  de  fauteuils  sont  défraîchis?  Achetez, 
un  jour  d 'occasions  dans  un  de  nos  grands  magasins 
parisiens,  des  coupons  de  satin  ou  de  faille.  Cherchez 
dans  vos  tiroirs  de  vieux  rideaux  en  guipure  ou  en 
broderie  de  Saint-Gall,  qui  ne  sont  décidément  plus 
raccommodables  ; il  y a des  parties  de  dessin  insigni- 
fiantes, banales  : sacrifiez-les  ; et  les  parties  belles  et 
intéressantes,  vous  les  coudrez  sur  vos  coupons.  Puis, 
avec  des  soies  de  couleurs  qui  s’accordent  bien,  vous 
suivrez  au  point  de  boutonnière  les  dessins  susdits, 
ne  craignant  pas  de  les  accentuer,  ni  de  sertir  les 
rosaces,  feuilles,  arabesques...  Faites  tomber  main- 
tenant avec  vos  ciseaux  mousseline  et  lulle  devenus 
inutiles  : vous  avez  un  dessus  de  coussin  qui  rappelle 
— qui  peut  imiter  à s’y  méprendre  — les  splendeurs 
de  la  broderie  vénitienne. 

Pùen  n’est  futile  de  ce  qui  peut  contribuer  à vous 
mettre  « chez  vous  » dans  la  maison,  meublée  som- 
mairement, où  l’on  arrive  avec  un  peu  de  froid  au 
cœur  et  de  vagues  inquiétudes.  Un  rien,  peut-être, 
dissipera  ce  malaise,  — petit  vase  à fleur  familier, 
garni  dès  l’arrivée  ; écritoire  habituelle  avec  son 
attirail  de  plumes  et  crayons,...  le  portrait,  posé  en 
bonne  place,  d’un  absent  aimé,...  et  vite  les  petits 
dieux  lares,  évoqués  par  la  maîtresse  du  lieu,  vien- 
dront à lire  d’ailes  brûler  un  grain  d’encens  dans  la 
fadeur  moite  du  nouveau  logis. 

O.  GE\  IN-CA83AL. 

ÎP  - 

Les  Conseils  de  Me  X... 

Les  avoués  ont,  chacun  le  sait,  un  rôle  important 
dans  les  instances  en  justice.  Ils  représentent  les 
parties,  font  les  actes  de  procédure  et  suivent  1 affaire 
en  ses  diverses  évolutions. 

Mais  ils  ont,  aussi,  un  rôle  de  frais!  Et  celui-Ia, 
auquel  nul  ne  songe  à les  inciter,  ils  sont  toujours 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


383 


prêts  à le  remplir  avec,  le  plus  grand  zèle.  Car  il 
constitue,  à leurs  yeux,  le  seul  point  intéressant  du 
litige;  il  est  la  source  des  bénéfices,  le  moyen  légal 
d’alléger  de  son  dernier  argent  l’infortuné  plaideur. 

((  Pour  faire  un  procureur,  — disait  un  vieux  robin, 
— il  n’est  pas  nécessaire  de  connaître  le  droit.  L’es- 
sentiel est  de  savoir  dresser  un  rôle  de  frais.  » 

Et  ces  paroles  encourageantes  ne  sont  pas  tombées 
dans  l’oreille  de  sourds,  à en  juger  par  les  pratiques 
courantes  du  Palais. 

Sans  doute,  on  ne  voit  plus,  aujourd’hui,  figurer 
dans  une  note  d'avoué,  le  prix  tarifé  de  méditations 
de  nuit  ou  d’amicales  poignées  de  main  distribuées 
aux  clients,  mais  on  y trouve  encore  bien  des  articles 
de  fiction  pure,  et  dont  la  seule  utilité  consiste  à gros- 
sir l’addition. 

Quel  trompe-l’œil,  par  exemple,  et  quelle  plaisan- 
terie que  la  requête  en  défense,  payée  si  cher,  poin- 
tant, par  la  partie  ! Au  lieu  d’un  exposé  fidèle  des  prin- 
cipaux moyens  et  arguments  de  la  cause,  c’est  un 
grimoire  étrange,  sans  rapport  avec  l'affaire,  grossoyé 
à la  hâte  par  un  plumitif  distrait.  Il  suffit  de  noircir 
du  papier  timbré,  et,  dans  ce  but,  les  fables  de  La 
Fontaine,  les  chansonnettes  de  café-concert  ou  les 
oraisons  funèbres  de  Bossuet  peuvent  également 
servir. 

A l’époque,  déjà  lointaine,  où  j’étais  chez  l’avoué, 
j’ai  fait,  un  jour  — je  m’en  souviens  — une  copie 
assez  originale  de  ce  genre.  C’était  le  temps  des  han- 
netons, et,  par  la  fenêtre  ouverte,  un  de  ces  gentils 
coléoptères  avait  pénétré  dans  la  salle  d’étude,  où  je 
bâillais  d’ennui,  prodigieusement.  Je  m’emparai  du 
petit  étourdi  et  songeai  aussitôt  à tirer  de  mon  pri- 
sonnier le.  parti  le  plus  avantageux  pour  ma  distrac- 
tion. Lui  attacher  un  fil  à l’antenne  et  le  faire  voler 
vainement,  autour  des  moulures  jaunies  du  plafond, 
me  parut  un  jeu  enfantin,  peu  compatible  avec  la 
dignité  de  mes  vingt  ans. 

Une  idée  géniale  me  vint  alors.  Pourquoi  le  han- 
neton n’écrirait-il  pas  lui-même  la  requête  en  défense 
que  je  devais  préparer  pour  le  lendemain? 

Je  saisis  donc  ma  bestiole  et  lui  fis  prendre,  pour 
commencer,  un  bain  dans  l’encrier.  Ce  préliminaire 
indispensable  ne  sembla  pas  lui  causer  une  grande 
joie.  Elle  agitait,  au  contraire,  désespérément  ses 
petites  pattes  dans  le  gouffre  noir,  s’efforçant  d’at- 
teindre la  rive. 

Ensuite,  sa  toilette  terminée,  je  la  posai,  avec 
délicatesse,  sur  une  feuille  de  papier  toute  blanche  et 
me  mis  à guider,  de  mon  bec  de  plume,  ses  pas 
incertains. 

Nous  primes  par  le  haut,  procédant  de  gauche  à 
droite,  horizontalement,  jusqu’au  bord  delà  feuille, 
puis,  rebroussant  chemin,  pour  regagner,  par  une 
savante  marche  en  arrière,  le  côté  opposé.  Grâce  à sa 
double  rangée  de  pattes,  le  hanneton  traçait  deux 
lignes  à la  fois,  — résultat  merveilleux  pour  un  scribe 
aussi  novice,  — et  il  allait  encore  assez  vite  en 
besogne,  malgré  sa  lenteur  et  ses  hésitations.  Car  il 
s’arrêtait  souvent,  inquiet,  surpris  de  se  voir  tout  en 
deuil  et  ne  comprenant  rien  à son  nouvel  emploi. 
J’en  profitais  pour  le  replonger  dans  l’encrier  et  ali- 
menter ainsi  sa  provision  de  noir. 

Il  nous  fallut  trois  bonnes  heures  pour  achever  le 
travail.  Mais  aussi,  quelle  œuvre  d’art  délicate  ! A 
part  un  énorme  pâté  que  mon  hanneton,  tout  ruis- 
selant au  sortir  de  son  premier  bain,  avait  déposé  en 


tète  de  la  page  initiale,  c’était  réellement  parfail 
d exécution.  Les  lignes  étaient  droites,  bien  espacées, 
avec  des  jambages  réguliers,  des  déliés  et  des  pleins 
d une  rare  élégance  ; l’écriture  ressortait  fine,  coquette, 
toute  dentelles  et  broderies,  lettre  de  jolie  femme 
disant  des  choses  intimes  et  suaves. 

Ma  requête,  ai-je  besoin  de  l’ajouter?  fut  taxée 
comme  les  autres,  sans  difficulté. 

Mais  je  dus  renoncer  à la  collaboration  des  hanne- 
tons. D’abord,  parce  qu’ils  devinrent  rares,  passé  le 
printemps,  ensuite  parce  que  mon  patron,  rendant 
justice,  enfin  ! à mon  application  et  à mes  aptitudes, 
me  promut  au  grade  de  principal  clerc. 

Certes,  l’utilisation  des  coléoptères  pour  les  actes 
de  procédure  peut  sembler  contestable  aux  personnes 
graves.  Je  la  crois,  en  tous  cas,  sans  inconvénient. 
Un  hanneton,  si  étourdi  qu’on  le  suppose,  est  inca- 
pable de  fautelourde  ou  d’erreur  grossière.  Il  n’aurait 
jamais,  par  exemple,  commis  la  bévue  défaire  divor- 
cer son  patron,  aux  lieu  et  place  du  client. 

C’est,  pourtant,  la  méprise  survenue  en  ces  temps 
derniers,  et  dont  on  fait  encore  des  gorges  chaudes 
au  Palais.  Par  suite  de  la  distraction,  vraiment  un 
peu  forte,  de  son  maître  clerc,  un  honorable  avoué 
ne  s’est-'il  pas  trouvé,  un  beau  jour,  et  bien  malgré 
lui,  dégagé  du  lien  conjugal?  Et  il  n’a  connu  sa 
libération  involontaire,  qu’après  la  transcription  du 
jugement  sur  les  registres  de  l’état  civil,  c’est-à-dire 
alors  que  le  divorce  était  devenu  définitif. 

Quant  au  client,  il  en  a profité  pour  se  réconcilier 
avec  sa  femme. 

Et  il  n’a  eu  à payer  ni  rôle  de  frais,  ni  requête  en 
défense. 

Me  X. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

A PK0P05  DE  CASSEROLES  ÉMAILLÉES. 

Tout  le  monde  peut  faire  l’expérience  suivante  : Mettez  ait 
feu  une  casserole  île  tôle  émaillée  pleine  d’eau  et  faites  bouil- 
lir. La  casserole  se  comportera  très  bien  et  fera  de  l’usage.  Au 
contraire,  essayez  de  faire  chauffer  du  beurre  ou  de  la  graisse, 
dix  fois  sur  douze  vous  verrez  l’émail  craqueler  et  se  détacher 
en  minces  morceaux,  et  cela  vers  le  milieu  qui  reçoit  le  coup 
de  feu. 

C’est  que  la  température  a dépassé  de  beaucoup  1 00  degrés 
et  l’inégale  dilatation  du  fer  et  du  silicate  amène  la  séparation 
brusque  des  deux  substances  et  l’émiettement  de  l’émail.  Jus- 
qu’à 100  degrés,  l’émail  peut  supporter  la  dilatation;  au  delà, 
c’est  bien  rare.  Exceptionnellement  on  a vu  un  vase  émaillé 
dans  lequel  on  fait  cuire  du  lait  se  fendiller.  Cela  arrive  encore, 
mais  plus  rarement,  dans  un  petit  plat  à faire  cuire  les  œufs. 
C’est  le  beurre  qui  est  le  coupable. 

Il  est  donc  incontestable  que  les  ustensiles  en  ter  émaillé  no 
supportent  pas  une  température  un  peu  élevée.  Leur  usage  de- 
vrait se  réduire  à faire  chauffer  de  l’eau.  On  les  emploie,  au 
contraire,  de  toutes  façons.  Or,  l’émail  s’en  va,  sans  qu’on  le 
sache,  en  petits  morceaux  résistants  et  pénétrants  qui  s’enga- 
gent dans  les  voies  digestives  et  peuvent  y produire  des  rava- 
ges très  sérieux.  On  leur  a attribué  l’appendicite  notamment.  On 
pourrait  bien  avoir  raison,  au  moins  quelquefois. 

Un  chirurgien  éminent  de  nos  amis  s’abstient  de  manger  des 
fraises  pour  éviter  d’introduire  les  pépins  minuscules  dans  ses 
intestins;  quel  conseil  donnerait-il  aux  mangeurs  d’émail  ! Il 
est  clair  que  l’on  n’est  pas  perdu  pour  avoir  avalé  un  petit  corps 
pointu  et  tranchant.  On  rappellerait  les  mangeurs  de  verre. 
Mais  il  suffit  d’une  fois  et  d’un  hasard  malencontreux  pour 
qu’il  survienne  une  maladie  grave.  Pourquoi  courir  devant  un 
danger  possible  ? 

Morale  : N’utilisez  pas  pour  la  cuisine  des  ustensiles  en  tôle 
émaillée. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


384 


QUAND  MANGER  LES  FRUITS. 

Autant  que  possible,  on  doit  manger  les  fruits  avant  et  non 
après  les  repas.  Ils  exercent  leur  effet  médicinal  seulement  si  on 
les  prend  a jeun.  Le  meilleur  temps  esl  avant  le  déjeuner. 


soie  et  les  rubans  noirs,  défraîchis  par  un  long  usage,  se  net- 
toient ainsi  facilement.  Le  liquide  dans  lequel  le  lierre  aura 
trempé  longtemps  peut  être,  par  contre,  considéré  comme  un 
poison. 


FOIE  DE  VEAU  A L’iTALIENNE. 

Taillez  du  foie  de  veau  en  filets  très  menus.  Hachez  fin 
persil,  ciboules,  carottes,  champignons,  demi-gousse  d’ail, 
demi-feuille  de  laurier,  thym,  basilic.  Mettez  dans  le  fond 
d’une  casserole  un  lit  de  filets  de  foie  assaisonnés  de  sel, 
poivre,  épices,  huile  et  une  partie  de  vos  fines  herbes,  un  lit 
de  foie,  un  lit  de  fines  herbes,  et  ainsi  de  suite,  jusqu’à  ce  que, 
tout  soit  employé;  faites  cuire  une  heure  à petit  feu  ; faites 
réduire  la  sauce  si  elle  est  trop  longue  : liez-la  avec  une  pincée 
de  farine;  ajoutez  un  filet  de  vinaigre,  du  verjus  au  citron  ; 
faites-y  chauffer  le  foie,  dressez  sur  le  plat  et  servez. 


SALADE  DE  POULET. 

Faites  rôtir  un  poulet  et,  laissez  refroidir;  vous  avez  au  préa- 
lable découpé  en  tranches  très  minces  un  petit  chou  bien 
blanc  et  l’avez  assaisonné  en  salade,  que  vous  laissez  mariner , 
pendant  (i  ou  7 heures';  au  bout  de  ce  temps,  vous  pressez  le 
chou  et  le  disposez  en  couche , sur  un  plat  long;  désossez  le 
poulet,  coiipez-le  en  tranches  et  morceaux  ; préparezdu  homard 
(les  conserves  peuvent  servir  pour  cet  usage)  que  vous  décou- 
liez en  dés,  et  les  mélangez  avec  les  morceaux  de  poulet,  ajou- 
tez des  œufs  cuits  durs;  placez  le  tout  sur  le  plat  ; recouvrez 
avec  une  sauce  mayonnaise. 


POUR  GUÉRIR  LES  MAUX  DE  DENTS. 

Le  remède  est, très  simple  : verser  dans  un  demi-verre  d’eau 
de  douze  à quinze  gouttes  d 'Eau  de  Suez  (fil  jaune),  délayer  le 
mélange  obtenu,  et,  au  moyen  d’une  brosse  douce,  s’en  frotter 
les  gencives  et  les  dents.  La  rage  de  dents  la  plus  violente  est 
immédiatement  calmée.  L'Eau  de  Sues,  combinée  d’après  les 
découvertes  de  Pasteur,  détruit  le  microbe  de  la  carie  et  donne 
aux  dents  une  blancheur  éclatante. 


PHOTOGRAPHIE  SUR  MARBRE. 

La  surface  du  marbre  doit  être  seulement  dégrossie  et  non 
pas  polie.  Sur  celte  surface  on  étend  le  préparation  suivante  : 


Benzine 500  grammes. 

Essence  de  térébenthine 500 

Bitume  de  Judée 50  — 

Cire  vierge 5 — 


Laisser  sécher,  appliquer  dessus  le  côté  gélatine  du  cliché, 
laisser. 20  minutes  au  soleil;  laver  à l’essence  qui  enlève  le 
vernis  non  altéré  par  l’insolation.  L’image  apparaît  peu  à 
peu  : arrêter  l’action  de  l’essence  en  passant  sous  un  jet  d’eau. 
Plonger  la  surface  ainsi  préparée  dans  une  solution  alcoolique 
de  bleu  de  Prusse,  de  rouge  éosine,  de  gomme-gutte,  selon  la 
couleur  désirée.  Quand  la  couleur  a pénétré  par  capillarité,  enle- 
ver le  vernis  et  polir  finement  le  marbre.  On  a un  dessin  trans- 
parent, profond,  nacré,  inaltérable. 


A. -G.,  à Nevers.  — Oui,  vous  avez  raison,  mais  pour 
éviter  ces  fraudes,  la  Ci0  fermière  des  Sources  de  l’État  : 
Célestins,  Grande  Grille,  Hôpital,  met  sur  le  goulot  de  toutes 
ses  bouteilles  un  disque  bleu  portant  les  mots  « Vichy-État». 
De  même  sur  tous  les  produits  : Sels,  Pastilles  et  Comprimés. 
Vous  n’avez  donc  qu’à  exiger  cette  marque. 


ENLÈVEMENT  DES  TACHES  PAR  L INFUSION  DU  LIERRE. 

Les  feuilles  de  lierre  enlèvent  les  taches  de  tous  les  tissus.  On 
prend  une  vingtaine  de  feuilles  jeunes  et  bien  vertes  qu’on  lave 
soigneusement,  on  les  dépose  dans  une  terrine  et  on  verse  des- 
sus un  demi-litre  d'eau  bouillante  ; après  les  avoir  laissées  macé- 
rer au  moins  pendant  deux  heures,  on  brosse  avec  celte  solu- 
tion les  vêtements  à nettoyer.  Les  couleurs  se  ravivent  et 
l’étoffe  reprend  son  aspect  primitif;  mais  il  faut  ensuite  laisser 
sécher  avec  soin  et  sc  garder  de  repasser  après  le  nettoyage.  La 


LES  MERVEILLES  DE  L’iNDUSTRIE  ÉLECTRIQUE 

Nous  appelons  l’attention  de  nos  lecteurs  sur  la  première 
page  du  numéro.  Elle  contient  une  nomenclature  très  inté- 
ressante et  des  plus  instructives  sur  les  nouveautés  électriques 
si  répandues  en  Amérique.  Leur  utilité,  leur  pratique,  leur 
économie  agrémentées  d’une  ornementation  décorative,  en  font 
des  objets  de  première  nécessité,  dont  le  goût  se  répand  de 
plus  en  plus  dans  le  grand  public. 


HYGIÈNE  DU  FUMEUR. 

1°  Choisir  un  tabac  très  doux  contenant  le  moins  de  nicotine. 

Le  meilleur  est  le  tabac  qui  ne  contien  t que  2 p.  100  de  cette 
substance,  (le  tabac  de  Virginie  atteint  0,87  p.  100). 

2°  Ne  doivent  pas  fumer  ou  fumer  très,  peu  ceux  qui 
souffrent  de  l’estomac  par  suite  de  dyspepsies,  les  personnes 
prédisposées  aux  catarrhes  bronchiques  et  llegtnasies  pulmo- 
naires et  ceux  chez  qui  l’usage  du  tabac  augmente  outre  mesure 
la  salivation. 

Le  tabac  convient  à ceux  qui  voyagent  beaucoup,  aux  gour- 
mands, à ceux  qui  sc  livrent  à des  travaux  corporels  et  intel- 
lectuels. 

0°  Le  tabac  doit  se  fumer  sec,  haché  et  nettoyé  : lépapier  qui 
le  renferme  doit  être  de  fil  pur,  flexible,  sans  colle  et  laisser 
peu  de  résidu  à la  combustion. 

4°  On  ne  doit  fumer  ni  à jeun,  ni  avant  de  se  coucher. 

5U  L’usage  du  porte-cigarette  pour  les  cigarettes  et  de  pipes 
pour  le  tabac  en  vrac  constitue  un  préservatif  hygiénique. 

0°  Quand  ou  fume  sans  porte-cigare  on  doit  jeter  le  cigare 
dès  qu’il  est  à moitié  consumé,  afin  d’éviter  les  mauvais  effets 
du  tabac  et  de  la  chaleur. 

7°  Est  1res  malsaine  la  coutume  de  mâcher  le  bout  du  ci- 
gare, car  ou  augmente  ainsi  la  sécrétion  de  la  salive  et  on 
irrite  considérablement  les  muqueuses  des  lèvres  et  de  la  langue. 

8°  Pour  maintenir  la  bouche  fraîche,  les  dents  blanches  et 
éviter  les  effets  locaux  du  tabac,  les  fumeurs  doivent  faire 
usage,  une  fois  par  jour,  d’un  gargarisme  composé  de  : 

Chlorure  de  calcium 8 grammes. 

Eau  distillée ) _ 

Alcool  a 35° \ *•  3*  ~ 

Essence  de  girolles 11  — 

Mélanger  et  filtrer. 

Une  demi-cuillerée  à café  dans  un  verre  d’eau  pour  se  net- 
toyer les  dents  et  se  gargariser  la  bouche. 


JEUX  ET  AJVlUSEJVIEfiTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  1er  Juin  1900 

Si  toutes  les  bêtes  étaient  des  lapins,  il  y aurait  4x  14  ou 
5(5  pattes,  c’est-à-dire  5G—  38  ou  18  eu  trop.  Or  en  remplaçant 
un  lapin  par  une  poule,  on  atténue  cet  excès  de  "2  ; donc  il 

, , 18 

faudra  faire  ce  remplacement  un  nombre  égal  de  fois  a —ou  9. 
Il  y aura  donc  9 poules  et  5 lapins. 

PROBLÈME. 


Deux  voyageurs  se  mettent  en  route,  l’un  avec  100  francs, 
l’autre  avec  48  francs;  des  voleurs  leur  prennent  une  partie 
de  leur  argent.  Le  premier  perd  le  double  du  second  et  con- 
serve pourtant  trois  fois  plus  d’argent  que  lui;  combien  leur 
a-t-on  enlevé  à chacun? 


CHARADE. 

Coiffure,  le  premier; 
Un  comité,  le  dernier; 
Tragédie  est  l’entier. 


VERS  A RECONSTRUIRE. 

Ici-bas  tout  a même  destinée,  hélas  ! l’un  dans  un  jour  passe, 
dans  une  année  l’autre,  et  au  même  et  seul  port  nous  abordons 
tous.  Tout  ce  qui  vit  suit  ainsi  une  commune  loi,  fortune 
orgueilleuse,  misère  méprisée,  à la  mort  tout  vient  aboutir. 


Le  Gérant  : Ch.  Gü'on. 


7S7U-99.  — CoHBtn..  Imprimerie  Ld.  Chét£. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


385: 


LA  LAITIÈRE 


1er  JUILLET  1900. 


13 


386 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LA  LAITIÈRE 


Au  musée  du  Louvre,  dans  la  salle  française, 
allez  admirer  ce  délicieux  chef-d’œuvre.  C’est  un 
legs  récent  de  Mme  la  baronne  Nallianiel  de' 
Rothschild,  un  legs  dont  l’acceptation  n’a  pas 
même  été  homologuée  encore  par  le  Conseil 
d’État  ; mais  comme  il  n’y  a pas  à craindre  qu’un 
tel  présent  soit  refusé,  MM.  Ivaempfen  et  Lafe- 
nesire,  le  directeur  et  le  conservateur  qui  vien- 
nent d’opérer  dans  les  galeries  de  peinture  de  si 
harmonieuses  réformes,  n’ont  pas  voulu  que  le 
public  attendît  davantage,  — et  la  Laitière  est 
depuis  quelques  jours  exposée. 

Je  viens  de  l’aller  voir.  Je  ne  m’en  suis  pas  ap- 
proché sans  peine,  car  déjà  l’essaim  des  copistes 
s’est  abattu  à cette  place  : rapinsàlongs  cheveux, 
— l’espèce  existe  toujours,  — vieilles  dames  à 
lunettes,  jeunes  filles  aussi,  dignes  de  poser  pour 
un  nouveau  Greuze,  un  graveur  enfin,  qui  rectifie  ; 
sa  planche  en  la  comparant  à l’original.  C’est  à 
qui,  — à l’huile,  à l’aquarelle,  au  crayon,  à l’eau- 
forte,  — reproduira  la  séduisante  figure,  destinée, 
on  le  sent,  à devenir  aussi  populaire  que  sa  voi- 
sine, la  célèbre  Cruche  cassée  du  même  peintre. 

Mais  le  Magasin  pittoresque  aura  devancé  tout 
le  monde;  et  je  puis  vous  assurer  qu’on  ne  sau- 
rait imaginer  une  traduction  plus  fidèle  que  celle  de 
la  gravure  de  notre  première  page. 

La  Laitière  ?...  Oui,  Greuze  a voulu  que  nous 
la  prissions  pour  telle,  puisqu’il  lui  a mis  à la 
main  la  petite  mesure  de  fer-blanc  et  que,  sans 
doute,  les  pots  au  lait  sont  cachés  dans  les  deux 
paniers  de  jonc  qui  pendent  à droite  et  à gauche 
du  paisible  chevalbai  dont  elletient  labride  et  sur 
lequel  elle  s’appuie.  Sinon , à la  grâce  abandonnée  de 
son  attitude,  à la  finesse  exquise  de  ses  traits,  au 
rêve  qui  emplit  ses  grands  yeux,  j’aurais  juré  que 
ce  n’était  point  une  fille  des  champs,  mais  une 
jeune  fille  de  la  ville  et  même  de  la  cour,  déguisée 
en  paysanne  pour  quelque  fête  rustique  selon  le 
cœur  de  Florian  ou  de  Jean-Jacques,  une  com- 
pagne peut-être  de  la  charmante  duchesse  de 
Penthièvre  sous  les  ombrages  de  Sceaux,  ou  de 
Marie-Antoinette  et  de  Mme  de  Lamballe  au 
Petit-Trianon.  Rappelez-vous  ce  que,  de  ce  der- 
nier séjour,  nous  dit  Mme  Campan  dans  ses 
Mémoires  : « Là,  une  robe  de  percale  blanche,  un 
fichu  de  gaze,  étaient  la  seule  parure  des  prin- 


| cesses.  Le  plaisir  de  voir  traire  les  vaches  enchan- 
tait la  reine...  » Ne  reconnaissez-vous  pas  là  notre 
jolie  laitière?  « On  y jouait  la  comédie,  le  Devin 
du  village , » dit-elle  encore.  Notre  laitière  ne 
vous  paraît-elle  pas  faite  pour  y chanter  les  fa- 
meux couplets  : 

J’ai  perilu  tout  mon  bonheur 
J’ai  perdu  mon  serviteur 
Colin  me  délaisse? 

Comme  elle  eût  été  jolie  aussi  dans  la  Cher- 
cheuse d’esprit  du  bon  Favart,  •mtr®  opéra- 
comique  champêtre,  dans  le  ré'  - Nicette 

dont  M.  Subtil  fait  ainsi  le  portrait  : 

Sa  taille  est  ravissante, 

Et  l’on  peut  déjà  voir 
Une  gorge  naissante 
Kepousser  le  mouchoir  ! 

Oui,  c’est  bien  cela  : laitière,  mais  laitière 
d’idylles  élégantes  et  sentimentales,  telles  qu’on 
les  concevait  au  dernier  siècle,  dans  un  retour, 
sincère  mais  non  pas  encore  émancipé,  vers  la 
Nature.  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  dire  : laitière 
d’opéra-comique.  Non,  l’idéal  de  Greuze  dépasse 
celui  des  comédies  à ariettes.  Il  y a dans  le  regard 
de  notre  rêveuse  quelque  chose  comme  l’attente 
ou  déjà  le  premier  éveil  du  profond  amour.  Je 
songe  en  la  voyant  à la  délicieuse  Victorine  du 
Philosophe  sans  le  savoir,  de  Sedaine,  que  Collé 
appelait  justement  « le  Greuze  du  théâtre  ».  Et 
par  delà  le  Rousseau  du  Devin  de  village , l’âme 
du  Rousseau  de  la  Nouvelle  Héloïse  commence  à 
influencer  le  peintre,  qui  a mis  sur  ce  visage  un 
peu  de  « cette  simplicité  touchante  et  voluptueuse  » 
de  Julie,  dont  s’enivra  le  cœur  de  Saint-Preux. 

Ainsi,  chez  presque  tous  les  artistes,  faut-il 
faire  la  part  des  modes  du  temps  où  ils  ont  vécu, 
sans  méconnaître  ce  qu’il  y a de  beauté  durable 
sous  ces  conventions  transitoires  et  périmées. 
Mais  il  en  est  chez  qui,  par  je  ne  sais  quel  mys- 
tère, la  convention  et  la  vérité  forment  un  si 
poétique  mélange  que  toute  leur  séduction  semble 
précisément  en  venir.  Si  ce  ne  sont  pas  les  très 
grands,  ce  sont  du  moins  les  charmants  et  les 
délicats  ; et  parmi  les  tout  premiers  de  ceux-là,  il 
faut  compter  Greuze. 

Auguste  DORCHAIN. 


PAUL  HERYÏEU 


— M.  Pingard  pourrait-il  me  recevoir? 

— Je  vais  voir  si  M.  le  Secrétaire  est  encore  là. 
Qui  dois-je  annoncer? 

— M.  Hervieu. 

— Le  fils  de  M.  Paul  Hervieu? 


— M.  Paul  Hervieu,  de  l’Académie  française. 
Telle  est  la  courte  scène  qui  s’est  passée  au 
secrétariat  de  l’Académie,  moins  de  deux  mois 
avantla  réception  solennelle  qui  vient  d’avoir  lieu. 
Scène  authentique,  — je  la  tiens  de  la  bouche 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


387 


même  de  M.  Paul  Hervieu,  — qui  ne  laisse  pas 
d’être  aussi  rare  que  piquante  dans  ces  lieux  au- 
gustes où  la  connaissance  et  l’amour  des  lettres 
n’iraient  pas  jusqu’à  pousser  un  huissier  à faire 
son  petit  Mascarille.  La  méprise  et  la  surprise 
furent  sincères;  et  je  gagerais  que  M.  Paul  Her- 
vieu n’a  pas  eu  à souffrir  dans  son  amour-propre 
de  cette  première  réception  à l’Académie.  Tous 
ceux  qui,  à la  séance  du  21  juin,  ont  vu  M.  Paul 
Hervieu  « sous  les  palmes  » conviendront  que 
l’huissier  n’était  pas  inexcusable  et  oue  le  nouvel 
académicien  a vraiment  l’air 
d’avoir  été  reçu  avec  une  dis- 
pense d’âge. 

Ce  n’est  pas  d’aujourd’hui 
que  M.  Paul  Hervieu  paraît 
jeune,  plus  jeune  qu’il  n’est. 

La  Nature  envers  lui  n’a  ja- 
mais été  très  regardante  : elle 
a accordé  à ses  traits  le  privi- 
lège exceptionnel  de  ne  point 
marquer  ses  ans  ou  de  les 
marquer  avec  une  telle  inexac- 
titude et  un  tel  retard  qu'on 
pourrait  la  soupçonner  de 
bienveillante  malice. 

L’erreur  où  est  tombé  le 
modeste  acolyte  de  M.  Pingard 
ne  fut  même  pas  épargnée  à 
un  bâtonnier  du  barreau  de 
Paris,  M.  Bétolaud.  En  ce 
temps-là,  M„  Paul  Hervieu 
avait  quelque  vingt-deux  ans 
et  devait  bien  en  paraître 
seize.  Il  venait  d’être  reçu 
avocat,  pour  répondre  à un 
vœu  de  son  père  dont  la  plus 
chère  ambition  était  que  son  fils  étudiât  le  droit 
et  réussît  à passer  docteur.  Il  en  était  resté  à son 
premier  doctorat,  ne  satisfaisant  qu’à  moitié  aux 
espérances  paternelles. 

Inscrit  au  barreau,  il  ne  demandait  qu’à  plaider. 
Malheureusement,  quand  on  débute  au  Palais,  les 
clients  sont  ce  qui  manque  le  plus  ; avec  des 
protections,  on  obtient  la  faveur  d’être  choisi 
comme  avocat  d’office  dans  des  affaires  médiocres, 
des  vols  sans  intérêt  et  des  assassinats  insigni- 
liants.  C’était  une  faveur  de  ce  genre  que  sollici- 
tait M.  Paul  Hervieu  auprès  du  bâtonnier  à qui  il 
faisait  visite.  En  le  recevant,  Mc  Bétolaud  n’avait 
pu  maîtriser  un  vif  mouvement  de  stupéfaction. 
Comment,  cet  adolescent  un  avocat,  un  confrère!  Il 
l’interroge,  semble  hésiter  à croire  spontanée  sa  dé- 
marche et  suppose  qu’il  obéit  à sa  famille.  Il  lui  dé- 
peint sous  des  couleurs  peu  engageantes  la  carrière 
qu’il  veut  suivre,  mais  le  vrai  est  qu’il  ne  voit  pas 
bien  un  chenapan  défendu  contre  la  société  par  cet 
enfant.  « Je  crois,  conclut-il,  qu’il  vaut  mieux  pour 
vous  que  vous  entriez  dans  une  administration.  » 
M.  Paul  Hervieu  ne  persista  pas  dans  son  dessein. 
Un  heureux  hasard  ne  tardait  pas  à lui  accorder 


d’aller  cacher  sa  jeunesse  dans  les  bureaux  d’un 
ministère.  Le  chef  de  cabinet  de  M.  de  Freycinet, 
alors  ministre  des  travaux  publics,  en  1879,  se 
trouvait  être  un  de  ses  amis  ; il  prend  M.  Hervieu 
avec  lui.  C’est  le  point  de  départ  de  sa  fortune 
littéraire.  Grâce  à de  nombreux  et  intelligents 
loisirs  que  lui  laisse  l’expédition,  qu’on  appelle 
courante,  des  affaires  de  l’État,  M.  Paul  Hervieu 
s’essaye  dans  une  œuvre  de  fantaisie  qui  ne  de- 
vait voir  le  jour  que  longtemps  après  : Diogène 
le  Chien.  Il  s’évade  ainsi  pendant  de  bonnes 
heures,  de  la  rue  de  Grenelle 
vers  Athènes  et  Sparte,  pour 
l’Agora  et  le  Plataniste.  Rien 
ne  vaut  la  gymnastique  grec- 
que pour  les  exercices  d’en- 
traînement littéraire.  Il  n’avait 
donc  pas  perdu  son  temps  aux 
Travaux  publics,  lorsqu’un 
changement  de  cabinet  amena 
M.  de  Freycinet  aux  Affaires 
étrangères.  En  satellite  recon- 
naissant et  prévoyant, M.  Paul 
Hervieu  suivit  son  chef  au 
quai  d’Orsay.  Là  il  eut  l’idée 
Me  se  préparer  à la  carrière 
diplomatique.  Admis  au  con- 
cours, il  est  nommé  dans  la 
suite  secrétaire  à Mexico.  Se- 
crétaire d'ambassade,  — et 
non  pas  simplement  attaché, 
remarquez-le  ! — il  n’attendait 
que  cela  pour  donner  sa  dé- 
mission, se  contentant  d’un 
titre,  aussi  décoratif  qu’offi- 
ciel, qui  lui  confère  le  droit  de 
se  dire  de  la  carrière  et  lui 
permet  de  faire  hommage,  en  échange,  à la  diplo- 
matie de  ses  succès  d’écrivain.  Désormais 
M.  Hervieu  se  consacre  entièrement  à la  littéra- 
ture. Encouragé  par  des  amis,  de  bon  goût  et  de 
bon  conseil,  il  fait  le  public  juge  de  ses  produc- 
tions, on  sait  avec  quel  succès  croissant.  Sa 
marche  à la  célébrité  et  à l’Académie  s’est  pour- 
suivie avec  cette  régularité  harmonieuse  qui  est  le 
signe  de  toutes  ses  œuvres.  Progressivement, 
sans  à-coup,  mais  du  pasleste  et  solide  d’un  alpi- 
niste— M.  Hervieu  goûtera  cette  image,  — ilafait 
les  classiques  ascensions  qui  mènent  aux  plus  purs 
sommets,  quand  on  sait  proportionner  ses  efforts 
aux  cimes  à atteindre  — et  qu’on  a du  souffle! 
Pour  parler  sans  métaphore,  M.  Paul  Hervieu 
commence  par  prendre  sa  mesure  dans  la  nou- 
velle; il  y réussit  sans  peine  et  tente  avec  non  moins 
de  succès  d’écrire  des  romans.  Un  acte  qu’on  lui 
demande  pour  une  fête  à l’Epatant  lui  fournit 
l’occasion  de  montrer  que  le  théâtre  ne  lui  est 
point  interdit.  Il  lire  d’un  conte  de  Vivant-Denon, 
Point  de  lendemain , quelques  scènes  fort  applau- 
dies et  fait  quelque  chose  d’un  de  ccs  riens  exquis 
où  excellait  le  xviu0  siècle.  Cela  n’a  pas  été  une 


M.  Hervieu  enfant. 


388 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


soirée  perdue  : il  venait  de  trouver,  comme  en 
se  jouant,  le  chemin  des  Français.  Sa  vocation 
littéraire  n’a  rien  eu,  on  le  voit,  d’impérieux 
et  de  pressant.  Il  n’a  pas  entendu  des  voix  dans 
son  enfance  ; son  destin  ne  lui  a pas  été  révélé 
par  ces  prophéties  qui  tiennent  du  prodige  et 
qui,  comme  dans  un  éclair,  laissent  entrevoir  tout 
un  brillant  avenir.  La  seule  prophétie  qui  ait 
frappé  son  oreille  lui  a été  dite  de  façon  fort  pro- 
saïque. Un  jour,  pendant  une  récréation  au  lycée 
Bonaparte,  un  de  ses  camarades,  à qui  il  montrait 
des  vers,  lui  déclara  : « Toi  t’esuntype  qui  fera 
des  livres  ! » Cet  oracle,  traduction  libre  « du  Mac- 
beth, tu  seras  roi  ! » s’est  réalisé  de  tous  points, 
il  a été  le  « type  » annoncé.  Il  a fait  des  livres. 

Il  n’en  a pas  fait  trop  ; et  bien 
que  la  liste  de  ses  ouvrages  soit 
encore  longue,  on  m’accordera 
qu’il  paraît  en  avoir  fait  juste  as- 
sez. C’est  qu’il  a porté  deux  ou 
trois  de  ses  oeuvres  au  degré  le 
plus  élevé  de  la  perfection  qui  lui 
est  propre,  et  qu’elles  sont  deve- 
nues ainsi  les  échantillons  les 
mieux  caractéristiques  d’un  talent 
d’élite  et  de  luxe.  M.  Paul  Her- 
vieu  est  donc  l’homme  de  ces  deux 
ou  trois  livres,  qui  ont  été  et  res- 
tent ses  parrains,  ses  répondants, 
de  qualité  précieuse,  dans  le  monde 
des  lettres.  Ils  suffisent  à justifier 
son  crédit;  mais,  en  quelque  esti- 
me qu’ils  soient  tenus  à bon  droit,  ils  ne  sauraient 
représenter  tout  l’avoir  du  délicat  écrivain.  Ne  de- 
vons-nous pas,  en  effet,  signaler  une  série  de  vo- 
lumes de  nouvelles,  dont  l’un  quelconque  suffirait 
à établir  la  réputation  d’un  écrivain  véritable  ? Il 
y a enfin  des  pièces  de  théâtre  qui  ont  laissé  l’im- 
pression vive  de  données  nouvelles,  traitées 
d’une  mainsingul  ièrement  musclée,  un  souvenir 
de  qualités  de  développement  sobre  et  logique, 
de  concentration  dramatique,  qui  ne  courent 
pas  les  planches.  11  est  vrai  aussi  que  le  nombre 
de  ses  comédies  semble  correspondre  symétrique- 
ment au  nombre  de  ses  romans  les  plus  célèbres 
et  qu’il  nous  induit  à remarquer  que  l’œuvre  de 
M.  Hervieu  a je  ne  sais  quoi  de  rare  — dans  tous 
les  sens  du  mot,  — de  proportionné,  de  mesuré. 

Aussi  bien  sont-ce  là  les  qualités  où  se  complaît 
son  esprit.  M.  Hervieu  a un  don  réel  d’observa- 
tion pénétrante.  La  vie  l’intéresse  ; il  en  suit 
attentivement  les  combinaisons,  les  réactions,  et 
rien  de  ce  qui  est  humain  ne  lui  est  indifférent; 
mais  ce  qui  l’attire  et  l’arrête,  c’est  le  cas  excep- 
tionnel, l’inexpliqué,  le  rare  enfin.  Citerai-je, 
pour  le  prouver,  ses  courtes  nouvelles:  Krab , 
Guignol , Argile  de  femme,  Pif,  la  Porte  entre- 
bâillée, la  Femme  assassinée ? Il  n’est  pas  jus- 
qu’à ses  grands  romans  qui,  par  leur  sujet,  le 
monde  où  ils  se  passent,  les  personnages  qu’ils 
mettent  en  scène,  ne  soient  pris  dans  une  huma- 


M. Hervieu  à seize  ans. 


nité  spéciale  et,  comme  on  dit  vulgairement,  qui 
sort  de  l’ordinaire.  Certes,  ce  sujet  est  toujours 
fondé  sur  de  fortes  assises,  en  pleine  terre  et 
non  dans  les  nuages  ; ce  monde  y est  dessiné  et 
peint  d’après  nature  ; ces  personnages  sont  vivants, 
agités  par  les  passions  et  les  intérêts  qui  mènent 
tous  les  hommes  à des  degrés  divei’s,  et  cependant 
on  contesterait  difficilement  que  des  conditions  de 
vie  particulières  et  exceptionnelles  ne  créent  un 
monde  particulier  et  d’exception.  Ce  monde, 
M.Paul  Hervieu,  dans  Fl  irt , Peints  par  eux-mêmes , 
V Armature,  par  exemple,  nous  l’a  décrit  avec 
une  puissance  et  une  précision  incomparables. 
Objectera-t-on  que  M.  Hervieu  n’a  fait  que  noter 
ce  qu’il  avait  sous  les  yeux;  que  par  sa  situation 
et  son  éducation  il  se  trouvait 
naturellement  appelé  à fréquenter 
dans  ce  milieu  ? Ce  n’est  point  une 
raison  décisive  : on  peut  exercer 
ailleurs  que  dans  le  milieu  où  le 
hasard  vous  a placé  ses  dons  d’ob- 
servateur et  de  psychologue.  Une 
orchidée  est  sans  doute  aussi  na- 
turelle qu’un  coquelicot  ; elle  vit, 
comme  lui  ; mais  celui  qui  aime 
mieux  cueillir  et  observer  celles-ci 
passera  pour  pi’éférer  l’atmosphère 
douce  des  serres  à l’air  vif  des 
champs  ou,  tout  au  moins,  pour 
avoir  des  goûts  rares  et  curieux. 
Au  surplus,  ce  qu’on  est  convenu 
d’appeler  le  monde,  ce  monde- 
spécial,  offre  à un  artiste  subtil  des  jouissances 
d’un  épicurisme  raffiné,  un  spectacle  d’art  tou- 
jours renouvelé  où  les  défauts  et  les  vices  se 
nuancent  à l’infini  et  gardent  malgré  tout  une 
apparence  esthétique. 

Ce  spectacle  flatte  aussi  le  penchant  à l’ironie, 
et  M.  Hervieu  est  un  ironiste  en  éveil.  L’ironie  est 
à la  fois  une  parure  et  une  arme  qui  convient  aux 
esprits  à qui  répugnent  les  excès  toujours  gros- 
siers de  l’indignation  et  qui  craignent  de  tomber 
dans  le  ridicule  de  la  candeur.  Elle  est  faite  de  ré- 
serve et  d'une  pointe  d’orgueil.  Elle  sied  à tous 
ceux  qui  estiment  qu’il  ne  vaut  pas  la  peine  de 
« grêler  sur  le  persil  ».  M.  Paul  Hervieu  en  a dé- 
pensé beaucoup  à ses  débuts,  mais  il  lui  en  reste 
encore  assez.  En  voulez-vous  quelques  traits? 
Dans  Diogène  le  Chien  : « Pendant  qu’on  instrui- 
sait l’affaire,  Diogène  prit  la  fuite.  Mais  l’heure 
de  la  justice  était  venue  : on  enferma  son  vieux 
père  pour  le  restant  de  ses  jours  dans  une  étroite 
pi'ison.  » Et  ailleurs,  dans  V Esquimau,  cette 
définition  : « Le  Jardin  d’acclimatation  est  un 
lieu  élégant,  situé  dans  le  bois  de  Boulogne,  pour- 
vu d’arbres  bien  taillés,  de  cours  d’eau  et  de 
groupes  en  plâtre.  Sa  désignation  lui  vient  sans 
doute  de  ce  que  les  Parisiens  y mènent  leurs  pe- 
tits enfants  pour  les  acclimater  au  bruit  terrible 
des  concerts  en  plein  vent  et  aux  bousculades  de 
la  foule  pendant  les  chaleurs  de  l’été.  Dans  cet 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


389 


établissement,  on  apprend  à la  jeunesse  l’art  de 
monter  le  chameau,  l’éléphant  et  l’autruche, 
comme  si  cela  pouvait  servir  dans  la  suite.  » 

Même  dans  la  fantaisie,  M.  Hervieu  se  révèle 
logicien  implacable.  Il  aune  puissance  ratiocinante 
qui  émerveille;  il  excelle  à pousser  jusqu’à  ses 
dernières  conséquences  un  fait,  une  obser- 
vation ; il  enchaîne 
des  conclusions  avec 
un  artconsommé.  S’il 
part  d’une  vérité  bien 
établie,  de  sens  com- 
mun — ou  de  son 
contrepied  — il  en 
tire  de  fortes  et  ir- 
réfutables déduc- 
tions. Rien  n’est  plus 
probant  à cet  égard 
que  sa  comédie  : les 
Paroles  restent.  Les 
paroles  volent,  dit  le 
proverbe.  M.  Hervieu 
observe  qu’il  est  aussi 
vrai,  sinon  plus,  de 
constater  qu’elles  res- 
tent. Pour  le  démon- 
trer, il  bâtit  tout  un 
drame  qui  finit  d’une 
façon  sanglante.  Si 
après  ce  dénouement 
nous  ne  sommes  pas 
convaincus  ! Le  point 
de  départ  est  vrai, 
humain,  et  pourtant 
cette  comédie  man- 
que d’humanité  : il 
y a trop  d’art.  Dans 
■les  Tenailles  on  re- 
trouve tout  autant 
d’art  avec  de  la  sy- 
métrie et  plus  « d’entrailles  ».  11  veut  nous 
prouver  que  la  loi  sur  les  séparations  de  biens, 
sur  le  divorce  est  barbare.  C’est  un  joli  pro- 
blème de  dynamique  sociale  et  psychologi- 
que. Même  variation,  plus  complète  et  plus 
riche,  sur  ie  même  thème  dans  la  Loi  de 
l'homme.  On  a répété  de  Dumas,  qu’il  faisait 
des  pièces  à thèse.  M.  Hervieu  fait  de  ses  pièces 
des  théorèmes,  des  théorèmes  dramatiques;  elles 
•en  ont  la  simplicité,  la  rapidité,  l’élégance  géo- 
métrique. Ses  lignes,  je  veux  dire  ses  scènes 
convergent  tout  droit  ou  en  courbes  précises  vers 
des  solutions  nettes. 

Ce  n’est  pas  seulement  dans  son  théâtre  que  se 
marque  ce  souci  de  l’enchaînement,  de  la  mesure, 
en  un  mot  de  la  composition.  Toutes  ses  œuvres 
ont  été  composées  avec  un  soin  et  une  minutie 
qui  ne  laissent  rien  au  hasard.  Ce  qui  importe  le 
plus  dans  le  métier  d’écrivain  — ce  sont  ses  idées 
personnelles  — c’est  moins  la  matière  que  l’on 
travaille  que  la  manière  de  travailler  et  de  mettre 


en  œuvre  cette  matière  même.  Tout  est  littérature  : 
il  peut  y avoir  de  la  littérature  dans  le  récit, 
la  repartie  d’un  homme  quelconque.  On  trouve 
partout  le  « minerai  » littéraire  ; l’essentiel, 
c’est  de  l'extraire  de  sa  gangue,  de  le  préparer, 
d’en  tirer  un  métal  précieux  pour  fabriquer  une 
monture  artistique.  L’écrivain  est  un  orfèvre. 

M.  Hervieu  est  orfè- 
vre, un  orfèvre  mé- 
canicien ; il  recher- 
che les  formes  méca- 
niques . Remarquez 
les  titres  de  ses 
ouvrages  : les  Te- 
nailles, l’Armature ; 
ils  témoignent  clai- 
rement de  ses  goûts 
et  de  ses  aptitudes. 
Par  là  M.  Hervieu  est 
de  son  temps  ; il 
l’est  encore  par  ses 
préférences  qui  vont 
aux  modernes,  aux 
contemporains.  Dans 
sa  bibliothèque  pim- 
pante, complètement 
modern-st jle , ils  oc- 
cupent les  places 
d’honneur,  toutes  les 
places  presque.  Je 
veux  croire  que  ses 
confrères  lui  rendent 
sans  peine  la  pareille , 
d’autant  plus  qu’il 
n’est  pas  encombrant 
par  nature.  Son  ba- 
gage littéraire  n’au- 
ra jamais  cet  excé- 
dent qui  rend  dif- 
ficile ou  impossible 
le  voyage  à la  postérité  ; il  formera  le  contenu 
d’une  gentille  petite  valise,  d’une  valise  diplo- 
matique. 

Joseph  GALTIER. 

LA  PART  DE  BONHEUR 

Le  pauvre  a ses  trésors,  le  riche  a sa  misère; 

Chaque  être,  dans  ce  monde,  a sa  part  de  bonheur 
Un  seul  épi  de  blé  réjouit  le  glaneur. 

Et  le  lépreux  sourit  quand  il  n’a  qu’un  ulcère. 

De  la  ronce  et  du  lys  l’abeille  fait  son  miel  ; 

Il  n’est  pas  de  douleur  dont  un  jour  on  ne  rie  ; 

Sur  la  montagne  noire  ou  la  verte  prairie 

Le  cèdre  et  le  brin  d’herbe  ont  leur  front  dans  le  ciel. 

Le  prisonnier  vieilli  chante  au  fond  de  la  geôle, 

Comme  dans  le  sérail  chante  un  jeune  sultan, 

Et  Jésus,  qui  portait  sa  croix,  avait  l’instant 
Où,  soupirant  de  joie,  il  la  changeait  d’épaule. 

Jean  RAMEAU. 


M.  Hervieu. 


300 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


PETITS  PROBLEMES  DE  L’HISTOIRE 


Une  Relique  de  « l’Ami  du  Peuple  » 


Jadis  un  de  nos  confrères  eut,  la  plaisante  idée 
— était-elle  plaisante  au  surplus?  — de  poser 
cette  question  : Quel  est  le  personnage  le  plus 
antipathique  de  la  Révolution  ? Je  ne  me  souviens 
plus  si  c’est  Philippe-Égalité  ou  Robespierre  qui 
décrocha  la  timbale  dans  ce  match  d’un  nou- 
veau genre  ; mais  ce  dont  je  suis  certain,  c’est 
que  Marat,  dont  il  y a un  demi-siècle  on  ne  pro- 
nonçait le  nom  qu’avec  effroi,  Marat,  dont  on  avait 
fait  une  sorte  de  Croquemitaine  pour  faire  peur 
aux  enfants  rebelles  ou  paresseux,  ne  venait  que 
le  sixième  ou  septième  sur  la  liste  des  réprouvés 
de  la  Révolution. 

A quoi  attribuer  un  pareil  revirement  ? Il  serait 
trop  long  et,  du  reste,  superflu  de  l’expliquer.  Il 
serait,  en  plus,  outrecuidant  d’émettre  cette  hypo- 
thèse que  nos  travaux  personnels  sur  Y Ami  du 
Peuple,  venant  après  ceux  de  Chèvremont  et 
de  Rougeart,  aient  pu  éclairer  en  quelque  façon 
la  silhouette  falote  du  conventionnel  monomane. 
Et  cependant  nous  avons  la  conviction  qu’ils  ont 
servi  à dissiper  bien  des  préventions,  et  qu’en 
plaidant  les  circonstances  atténuantes  en  faveur 
d’un  personnage  qu’on  a fait  passer  à tort  pour 
un  monstre  sans  pudeur  ni  sensibilité,  nous  avons 
hâté  l’œuvre  de  Injustice  réparatrice. 

A Dieu  ne  plaise  que  nous  innocentions 
Marat  de  toutes  les  accusations  dont  il  a à répondre 
devant  le  tribunal  de  l’histoire;  nous  avons  seule- 
ment voulu  démontrer  qu’il  fallait  traiter  avec 
une  certaine  indulgence  un  homme  rongé  par 
un  mal  affreux,  qui  a bien  pu  avoir  un  contre- 
coup sur  ses  déterminations,  en  rapport  avec  la 
violence  de  ses  accès. 

Les  contemporains  de  celui  qui  se  disait  Y Ami 
du  Peuple  — le  peuple  a parfois  des  goûts  singu- 
liers — ne  se  sont  pas  contentés  d’absoudre  leur 
héros,  ils  en  ont  fait  un  dieu.  Marat  avait  souffert 
pour  les  idées  chères  au  peuple,  que  dis-je,  il 
avait  été  tué  pour  elles;  c’est  plus  qu’il  n’en  fallait 
pour  avoir  droit  aux  palmes  du  martyre. 

Le  culte  de  Marat  a commencé  à sa  mort  ; 
il  s’est  poursuivi  jusqu’à  nos  jours.  Le  farouche 
démagogue  est  passé  à l’état  de  dieu,  d’un  dieu 
dont  on  se  dispute  les  reliques. 

Les  historiens  content  qu’après  l’exécution  de 
Louis  XYI,  des  fidèles  se  précipitèrent  autour  de 
l’échafaud  pour  recueillir  le  sang  de  l’illustre 
victime  que  le  bourreau  venait  d’immoler.  Le  même 
fait  se  reproduisit  à la  mort  de  Marat.  Mais  ce 
n’est  pas  leur  mouchoir  que  les  fanatiques  trem- 
pèrent dans  le  liquide  qui  s’échappait  de  la 
blessure  de  leur  idole;  ce  furent  des  numéros 


de  journal  qui  reçurent  en  la  circonstance  le 
« baptême  du  sang  ». 

La  scène  peut  aisément  se  reconstituer:  Marat 
est  dans  son  bain,  quand  on  lui  annonce  une 
jeune  fille  venue  de  Normandie  pour  l’entretenir. 
Il  donne  ordre  qu’on  laisse  pénétrer  celle  qui  a 
mis  tant  d’insistance  à le  voir. 

Pour  distraire  son  attention,  Charlotte  Corday, 
on  a déjà  deviné  qu’il  s’agissait  d’elle,  donne  à 
Marat  le  nom  de  ceux  qui  fomentent  de  sourdes 
menées  contre-révolutionnaires. 

Tandis  que  Marat  écrit  leurs  noms,  les  marque 
déjà  peut-être  pour  une  prochaine  charrette,  Char- 
lotte le  frappe  d’un  coup  sûr,  mortel. 

Le  sang  jaillit  à flots,  inondant  la  pièce. 

Des  feuillets  de  l’Ami  du  Peuple , le  journal 
que  rédige  Marat,  se  trouvent  là,  épars,  et  reçoi- 
vent dès  éclaboussures  sanglantes.  Des  mains 
pieuses  les  recueillent.  La  compagne  de  Marat, 
Simonne  Evrard,  et  sans  doute  aussi  des  inconnus 
accourus  à la  nouvelle  de  l’assassinat,  ramassent 
et  emportent  — comme  des  reliques  — les  feuillets 
rougis. 

La  « Veuve  Marat  »,  comme  elle  s’intitule,  va 
désormais  vivre  avec  le  souvenir  de  celui  qui  n’est 
plus.  Au  premier  moment,  la  sœur  du  conven- 
tionnel, Albertine,  est  venue  auprès  d’elle  pour 
l’aider  à supporter  son  affliction  en  la  partageant. 
Cette  Albertine  a « l’âme  forte  et  passionnée  de 
son  frère  »,  avec  lequel  elle  aune  ressemblance  de 
traits  frappante. 

D’un  aspect  dur  et  sévère,  avec  son  visage  rêche 
et  parcheminé  de  vieille  fille,  elle  repousse  de 
prime  abord  ceux  qui  demandent  à l’approcher 
pour  recueillir  de  sa  bouche  quelque  détail  ignoré 
sur  l’homme  qui  a tenu  un  temps  entre  ses  mains 
les  destinées  de  la  France. 

Quelques  années  après  la  mort  de  Marat,  on  la 
retrouve  retirée  dans  la  petite  chambre,  « un 
peu  obscure,  mais  proprette  dans  tout  son  vieux 
ameublement  »,  située  au  cinquième  étage  d’un 
immeuble  de  pauvre  apparence,  survivant  à son 
frère  pour  lui  décerner  une  sorte  d’apothéose, 
pour  lui  refaire  comme  un  panthéon  dans  le  taudis 
où  elle  s’est  retirée,  avec  les  livres,  les  papiers, 
les  manuscrits  et  autres  objets  de  mince  valeur 
qui  ont  appartenu  à celui  qu’elle  nomme  haute- 
ment « le  martyr  de  la  liberté  ». 

Vers  1833,  se  réunissait  chez  Albertine  Marat 
une  société  d’hommes  distingués,  penseurs, 
historiens  ou  philosophes,  aimant  à remonter  aux 
sources  de  l’histoire  de  la  Révolution,  avides 
d’entendre  de  la  bouche  même  des  acteurs  ou  des 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


391 


témoins  de  ce  drame  inoubliable  le  récit  authen- 
tique des  scènes  qu’ils  avaient  eu  l’étrange  fortune 
de  voir  se  dérouler  sous  leurs  yeux. 

Au  nombre  de  ces  privilégiés  étaient  Alphonse 
Esquiros,  romancier  fécond,  écrivain  grandilo- 
quent, dont  le  nom  est  bien  oublié  aujourd’hui  et 
qui  eut  pourtant  son  heure  de  vogue  ; Hauréaux, 
l’érudit  biographe  des  Montagnards  ; Émile  de  La 
Bédollière,  Aimé  Martin,  deux  littérateurs  aimables 
qui  n’étaient  pas  sans  mérite  ; et  enfin  le  colonel 
Maurin,  fervent  collectionneur,  recueillant  tout  ce 
qui  se  rattachait  à l’histoire  de  la  Révolution.  C’est 
d’Albertine  Marat  que  le  colonel  reçut  un  jour,  en 
cadeau  ou  en  le  payant  à beaux  deniers  comptants, 
un  des  numéros  de  l’Ami  du  Peuple,  tachés 
du  sang  du  démagogue.  Il  le  fît  entrer  dans  sa 
collection  en  l’accompagnant  de  cette  mention 
manuscrite:  « Ces  feuillets  teints  du  sang  de  Marat 
se  trouvaient  sur  la  tablette  de  sa  baignoire  lors- 
qu’il fut  poignardé  par  Charlotte  Corday.  Elles 
furent  recueillies  etconservées  par  sa  sœur  Alber- 
tine  Marat,  qui  a bien  voulu  m’en  faire  le  sacrifice 
pour  accroître  ma  collection  des  monuments 
patriotiques  de  l’époque.  » 

A la  mort  du  colonel  Maurin,  les  feuillets  ensan- 
glantés passèrent,  ainsique  nous  l’atteste  Anatole 
France, dans  lacollection  du  comte  de  LaBédoyère. 

« Après  la  mort  du  colonel  Maurin,  a écrit 
Anatole  France  sur  le  feuillet  lui-même,  ces 
feuillets  sanglants  furent  transportés  dans  l’hôtel 
du  comte  H.  de  La  Bédoyère.  Le  gentilhomme 
prit  ces  feuillets  en  dégoût  et  obligea  mon  père 
à les  emporter;  mon  père  me  les  donna  et  c’est 
ainsi  qu’ils  sont  tombés  jusqu’à  moi.  » 

La  photographie  du  document  dont  nous  venons 
de  faire  connaître  la  filiation  fut  pour  la  première 
fois  publiée,  avec  l’attestation  du  colonel  Maurin 
et  celle  d’Anatole  France,  dans  V Autographe  (nu- 
méro du  1er  octobre  1864). 

Neuf  ans  plus  tard,  le  10  octobre,  Anatole  France 
aurait,  assure-t-on  (1),  cédé  les  deux  fameux  numé- 
ros (2),  qui  étaient  en  sa  possession,  au  baron  de 
Vinck . C’est  de  la  famille  du  baron  de  Vinck  (3)  que 
proviendrait  le  numéro  de  l'Ami  du  Peuple  teinté 
de  sang,  le  n°  678,  portant  la  date  du  13  août  1792, 
qui  figure  à l’Exposition  de  1900,  dans  le  pavillon 
de  la  Ville  de  Paris. 

Mais  il  y a à l’Exposition  un  autre  exemplaire 
du  journal  de  Mai’at,  un  autre  numéro  qui  porte 
lui  aussi  des  traces  sanglantes.  Celui-là  peut  se 
voir  au  palais  de  l’Enseignement,  au  Champ-de- 
Mars,  dans  la  section  rétrospective  de  la  Librairie. 
11  appartient  non  pas  aux  Archives  nationales, 
comme  on  l’a  dit  par  erreur,  mais  à un  de  nos 
amis,  un  amateur  d’un  goût  éclairé,  et  d’un  flair 
très  aiguisé,  M.  Paul  Dablin. 

(1)  Anatole  France,  dans  la  lettre  qu’il  nous  a fait  l'honneur 
de  nous  écrire,  ne  mentionne  pas  cette  particularité. 

(21  Ce  seraient  les  numéros  506  et  678. 

(3)  Et  non  de  M.  Jules  Claretie,  comme  on  l’avait  prétendu. 
M.  Claretie  nous  l’a  confirmé  dans  une  lettre  qu’il  a eu  l’ama- 
bilité de  nous  adresser. 


M.  Dablin  a bien  voulu  me  racbnter  dans  quelles 
circonstances  lui  était  échu  le  précieux  document. 
Je  transcris  fidèlement  son  récit  : 

« 11  y a six  ou  sept  ans,  vers  1893  ou  1894, 
j’achelai  sur  les  quais,  quai  Conti,  si  ma  mémoire 
me  sert  bien,  dans  la  boîte  à vingt  sous,  un  livre 
broché,  en  assez  mauvais  état,  portant  le  titre  de 
Recherches  sur  le  Feu.  par  J. -P.  Marat,  docteur 
en  médecine,  etc.  Ce  livre,  que  venait  de  dédaigner 
un  jeune  ecclésiastique  qui  l’avait  brutalement 
rejeté  dans  la  boîte,  portait  sur  nombre  de  pages 
des  annotations  manuscrites  que  je  soupçonnai 
à première  vue  être  de  la  main  même  de  Marat. 
Vous  devinez  mon  émotion! 

« Mais  jen’étaispas  au  bout  de  ma  surprise.  Dans 
l’intérieur  dudit  volume,  se  trouvait  un  numéro  de 
l'Ami  du  peuple  (le  n°  681  bis,  du  jeudi  13  sep- 
tembre 1792),  dont  huit  pages  étaient  tachées  de 
sang,  les  deux  pages  du  milieu  très  fortement,  et 
la  première  page,  celle  du  titre,  très  légèrement: 
ne  peut-on  pas  en  inférer  que  ce  numéro  était  en  lec- 
ture, et  que  Marat  le  consultait  au  moment  où  il  fut 
frappé?  Mais  passons.  Ce  numéro  était  encastré 
dans  une  feuille  de  papier  écolier,  sur  laquelle  on 
avait  écrit  ces  lignes  : Numéro  de  Marat  faisant 
partie  de  ceux  qui  se  trouvaient  sur  la  tablette 
de  sa  baignoire  lors.de  son  assassinat  par  Char- 
lotte Corday. 

« Cette  découverte  acheva  de  me  troubler  : 
j’allai  aussitôt  trouver  l’expert  en  autographes 
déjà  bien  connu,  le  regretté  Étienne  Charavay,  à 
qui  je  fis  part  de  ma  trouvaille.  « Il  n’y  a pas  de 
« doute,  me  dit-il,  les  notes  qui  sont  en  marge  du 
« livre  sont  bien  de  Marat.  » 

« En  ce  qui  concerne  la  mention  inscrite  sur  la 
chemise  qui  recouvrait  les  feuillets  de  sang,  Chara- 
ray  fut  non  moins  affirmatif  : 

« C'est  de  la  main  d’Albertine  Marat , nous  dit- 
« il.  Mon  père,  Gabriel  Charavay,  a fait  la  vente 
« d’Albertine,  et  tout  s’est  vendu  pour  un  morceau 
« de  pain  (sic).  » 

« Étienne  Charavay  ajouta:  « Il  y a bien,  à ma 
« connaissance,  sept  ou  huit  numéros  de  l'Ami 
« du  Peuple  tachés  de  sang,  qui  courent  le  monde. 
« J’en  possède  un  dans  ma  collection  personnelle 
« et  j’en  connais  quelques  autres  (1).  » 

Le  numéro  qui  appartient  à M . Dablin  est,  avons- 
nous  dit,  du  mois  deseptembreet  celui  de  M.  Ana- 
tole France,  du  mois  d’août  1792,  c’est-à-dire 
d’un  an  antérieurs  à la  scène  de  l’assassinat.  Il 
est  peu  probable,  a-t-on  fait  remarquer  (2),  que  ces 
numéros,  qui  n’étaient  pas  d une  utilité  immédiate 
à Marat,  aient  ainsi  traîné  sur  la  tablette  de  la 
baignoire  le  jour  où  il  fut  frappé  : « On  peut 
supposer  à larigueur  que  dans  ces  anciens  numéros 
il  cherchait  une  référence  au  moment  même  où 
Charlotte  Corday  le  frappa;  ce  qui  est  moins 
vraisemblable,  c’est  que  la  sœur  de  Marat,  qui  ne 

(1)  M.  Noël  Charavay  n’a  pas  retrouvé  cette  pièce  dans  les 
papiers  laisses  par  son  Irèrc  Etienne  («haravay. 

(2)  Intermédiaire , loc.  cil. 


392 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


futpas  témoin  du  drame, qui  n’enrecueillitqu’après 
coup  les  indices,  ait  pu  attester  d’une  manière 
indiscutable  que  ces  numéros  tachés  de  sang 
étaient  justement  sous  la-  main  de  leur  rédacteur. 
Cette  précision  nuit  fortement  au  crédit  qu’on 
voudrait  pouvoir  attribuer  à cette  relique.  On 
montrerait  moins  d’incrédulité  s’il  ne  s’agissait 
que  de  numéros  épars  dans  la  maison  et  que  le 
sang  qui  s’échappa  de  la  blessure  à flots  a pu 
souiller.  Mais  à vouloirtrop  prouver  on  ne  prouve 
rien.  » 

En  dépit  de  cette  argumentation,  qui  nous  parait 
bien  spécieuse,  notre  croyance  dans  l’authenticité 
des  deux  documents  exposés  n’en  est  pas  ébranlée. 
Certes,  Albertine  Marat  a eu  tort  d’affirmer  ce 
qu’elle  n’avait  pas  de  ses  propres  yeux  vu.  Mais 
elle  avait  un  garant  : c’est  Simonne  Evrard  qui, 
elle,  assistait  presque  au  drame,  puisqu’elle  se 


tenait  dans  une  pièce  voisine,  et  qu’elle  était  ac- 
courue la  première  aux  cris  poussés  par  le  blessé. 
Que  celle-ci  ait  ramassé  les  feuillets  ensanglantés 
à terre  ou  sur  la  tablette  de  la  baignoire,  il  im- 
porte peu  de  le  savoir  pour  déterminer  la  réalité 
du  fait  lui-mème. 

En  terminant,  relevons  un  menu  détail,  mais 
qui  ne  manque  pas  de  piquant.  Hâtons-nous  de 
dire  que  nous  ne  le  signalons  qu’à  titre  de  curio- 
sité, sans  en  vouloir  tirer  la  moindre  induction  : 

Le  numéro  de  l'Ami  du  Peuple  appartenant  à 
M.  Dablin  porte  la  date  du  13  septembre;  celui 
de  M.  Anatole  France  est  du  13  août  (1792). 
Marat  a été  assassiné  le  13  juillet  (1793)  et  un  des 
deux  numéros  qui  figurent  à l’Exposition  se 
trouve  à la  classe  13. 

Ce  que  les  amis  du  merveilleux  vont  triom- 
pher!... Dr  CABANES. 


GOMMENT  ON  VOYAGE  EN  EXTRÊME-ORIENT 


S’il  est  vrai  que  l’ennui  naquit  un  jour  de  l’uni- 
formité, ce  n’est  certes  pas  l’Extrême-Orient  qui 
lui  servit  de  berceau,  et  si  parfois  les  heures 
paraissent  longues  au  touriste  que  tourmente 
toujours  un  peu  la  nostalgie  du  foyer  momenta- 
némentperdu,  du  moins  ne  doit-il  pas  s’en  prendre 
à la  monotonie  du  voyage. 

Nulle  part,  en  effet,  on  ne  saurait  trouver  plus 
de  variété  dans  les  moyens  de  transport,  qui,  s’ils 
manquent  le  plus  souvent  de  confortable,  ont  par 
contre  un  incontestable  mérite  d’originalité. 

Tour  à tour  juché  sur  le  dos  d’un  éléphant, 
ou  cahoté  dans  une  voiture  à bœufs,  étendu  sous 
la  paillotte  d’un  sampan  ou  secoué  par  les  por- 
teurs de  chaises,  à pied  ou  à cheval,  le  touriste 
fait  connaissance,  en  Extrême-Orient,  avec  la 
plupart  des  véhicules  dont  s’avisa  l’imagination 
humaine. 

Essayons,  en  quelques  pages,  d'en  décrire 
successivement  aux  lecteurs  les  inconvénients  et 
les  avantages. 

l’éléphant 

C’est  au  Cambodge  que  je  fis  pour  la  première  fois 
connaissance  avec  cette  gigantesque  monture.  Au 
moyen  d’une  échelle,  on  atteint  le  palanquin 
solidement  assujetti  sur  le  dos  de  l’animal  et  il  ne 
reste  plus  qu’à  se  laisser  conduire  par  le  cornac 
installé  à califourchon  sur  le  cou,  et  muni  d’un 
aiguillon  au  fer  recourbé. 

L’éléphant  est  une  bête  luxueuse  dont  les 
personnages  les  plus  importants  font  grand  cas 
en  Asie  : j’avoue  que  j’ai  peu  goûté  le  charme  de 
la  promenade,  de  nouveau  ramené  aux  plus 
mauvais  souvenirs  du  roulis  par  le  balancement 
vraiment  trop  exagéré  qu’imprime  au  palan- 


quin la  marche  lente  et  rythmique  de  l’énorme 
bête. 

L’éléphant  mérite-t-il  tout  à fait  la  réputation 
d’intelligence  et  de  douceur  qu’on  lui  a faite  ? 
J’ose  dire  que  des  doutes  mesontvenus  à cet  égard. 

Son  rôle  dans  les  guerres  antiques  me  paraît 
fort  discutable  et  je  crois  bien  que  certaines  pani- 
ques célèbres  furent  dues  à lafaçon  malencontreuse 
dont  les  éléphants,  par  des  retraites  trop  préci- 
pitées, jetèrent  le  trouble  dans  les  rangs  de 
guerriers  amis.  Seules  les  mules  du  général 
White,  au  Transvaal,  ont,  dans  les  temps  mo- 
dernes, commis  des  méfaits  analogues. 

Comme  moyen  de  transport,  l’éléphant  laisse 
aussi  beaucoup  à désirer  : d’abord  il  marche 
avec  une  lenteur  extrême,  à peine  4 kilomètres  à. 
l’heure,  et  témoigne  d’une  véritable  répugnance 
à dépasser  la  journée  de  huit  heures.  En  outre, 
son  appétit  est  formidable  et  il  suffit  à peine  à 
porter  la  quantité  de  nourriture  nécessaire  à son 
entretien  pendant  quelques  jours  : donc,  impos- 
sibilité de  l’utiliser  pour  des  tournées  lointaines 
ailleurs  que  dans  des  contrées  où  le  ravitaillement 
est  facile. 

Au  risque  de  passer  pour  un  dénigreur  systéma- 
tique et  d’être  accusé  de  partialité  rancunière  à 
l’égard  des  éléphants  domestiques,  ilmefautencore 
être  l’écho  des  plaintes  amères  que  m’a  fait  en- 
tendre, au  sujet  des  éléphants  sauvages,  le  gou- 
verneur général  de  l'Indo-Chine. 

On  sait  que  M.  Doumer  s’efforce  de  compléter  avec 
rapidité  le  réseau  télégraphique  qui  doit  enserrer 
toutes  les  parties  de  nos  possessions  d’Extrême- 
Orient. 

Or  à tout  instant  les  lignes  sont  interrompues, 
grâce  àla  malignité  sournoise  de  bandes  d’éléphants 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


393 


qui  se  divertissent  àjeterbas  les  poteaux  télégra- 
phiques, parfois  sur  une  étendue  de  plusieurs 
kilomètres.  M.  Doumer  trouve  avec  quelque  raison 
que  les  astucieux  pachydermes  pourraient  prendre 
dans  la  brousse  des  distractions  moins  dispen- 
dieuses. Mais  peut-être  les  éléphants  voient-ils 
dans  cet  abatage  de  poteaux  autre  chose  qu’un 
plaisir  analogueau jeude  quilles:  moi jeles  soup- 
çonne de  vouloir  empêcher,  par  ce  moyen,  la 
marche  progressive  d’une  civilisation  qui  menacera 
tôt  ou  tard  leur  liberté  et  leur  existence. 

LA  CHARRETTE  A BOEUFS 

Si  la  réputation  de  l’éléphant  est  à mon  avis 
surfaite,  celle  de  la  charrette  à bœufs  est  au  con- 
traire détestable 
avec  un  peu 
d’injustice.  On 
m’avait  dépeint 
sous  desombres 
couleurs  ce 
mode  de  voya- 
ger : pour  cela 
sans  doute  il  me 
parut  moins  dé- 
sagréable que  je 
ne  m’y  atten- 
dais. 

Évidemment 
ces  petits  véhi- 
cules étroits, 
construits  en 
bois,  ajustés  de 
façon  probléma- 
tique avec  des 
roues  de  forme 
plutôt  ovoïde, 
sont  d’un  médiocre  confortable.  Mais,  c’est  affaire 
dégoût:  je  préfère  les  soubresauts  de  la  char- 
rette au  roulis  de  l’éléphant. 

La  charrette  en  question  est  tantôt  attelée  de 
buffles,  tantôt  traînée  par  des  bœufs.  Les  premiers 
marchent  d’un  pas  tranquille  et  lent  ; les  seconds 
sont,  au  Cambodge  surtout,  d’excellents  trotteurs 
qui  vont  allègrement  par  les  routes  ensablées, 
aux  profondes  ornières. 

Le  conducteur  est  placé  à califourchon  sur  la 
pièce  de  bois  qui  sert  de  joug;  le  voyageur  est 
obligé  de  s’étendre  tout  de  son  long  sur  les 
planches  de  la  charrette  en  faisant  effort  pour 
conserver  l’équilibre  difficilement  réalisable  dans 
ces  chemins  à peine  tracés  où  les  roues  tantôt 
plongent  dans  des  fondrières,  tantôt  grimpent  par- 
dessus rochers  et  troncs  d’arbres. 

Et  l’on  avance  ainsi  par  monts  et  par  vaux,  sous 
unsoleil  deplomb,  enveloppé  de  poussière  blanche 
aveuglante  et  étouffante,  tandis  que  grincent 
lamentablement  les  essieux  de  la  charrette.  Et 
comme  je  demande  pourquoi  on  ne  met  pas  un 
peu  de  graisse  pour  éviter  ce  bruit  agaçant,  on 
me  répond  que  ces  grincements  ont  leur  utilité, 


qu’ils  font  peur  aux  tigres  et  les  écartent  de  notre 
route. 

C’est  un  argument  sans  réplique,  car  en  Indo- 
Chiné,  la  crainte  du  tigre  est  le  commencement 

de  la  sagesse. 

Je  n’ai  pas  eu  l’occasion  de  contrôler  s’il  est 
exact  que  le  fauve  ait  des  essieux  de  charrettes 
une  crainte  si  salutaire.  11  est  certain  en  tous  cas 
qu’il  est  tout  à fait  redoutable  pour  les  cavaliers 
et  les  piétons. 

A PIED  ET  A CHEVAL 

Deux  façons  de  voyager  qui  sont  seules  à la  dis- 
position du  touriste,  dès  que,  abandonnant  les 
routes  admirablement  entretenues  de  la  Cochin 

chine,  ilpénètre 
dans  les  régions 
peu  explorées 
de  l’Annam. 

Si  vous  con- 
sultez une  carte 
de  l’Indo-Chine, 
votre  attention 
sera  tout  de 
suite  attirée  par 
le  vaste  tracé  de 
la  route  manda- 
rine qui  fait  ex- 
cellent effet  sur 
le  papier,  indi- 
quée en  un  large 
traitrouge:  cela 
donne  l’impres- 
sion qu’une  im- 
mense voie  de 
communication 
suit  toute  la  côte 
d’Annam  à peu  de  distance  de  la  mer  et  monte 
sans  interruption  jusqu’au  Tonkin. 

Hélas  ! que  ces  cartographes  ont  l’imagina- 
tion fertile  ! 

En  réalité,  la  route  mandarine  est  un  simple 
tracé  qui  tantôt  consiste  en  un  sentier  étroit  pas- 
sant à travers  les  bois,  tantôt  se  perd  dans  les 
dunes,  tantôt  devient  une  piste  à peine  visible  le 
long  du  rivage. 

Impossible  par  conséquent  de  voyager  autre- 
ment qu’à  pied  ou  à cheval. 

De  loin  en  loin,  dans  les  villages  très  pauvres, 
une  paillotte  sert  de  maison  commune  : c’est  là 
que  les  voyageurs  peuvent  passer  la  nuit,  étendus 
sur  une  sorte  de  grande  table  de  bois  recouverte 
d’une  natte  très  mince  ; c’est  là  aussi  qu’on  trouve 
les  coolis  de  rechange  pour  porter  les  bagages. 

Ces  paillottes  s’appellent  des  « trams  » et  ont 
une  certaine  analogie  avec  ce  que  pouvaient  être 
jadis  noâ  relais  de  poste. 

Quand  un  blanc  arrive,  le  chef  de  tram  frappe 
aussitôt  à coups  redoublés  sur  le  tam-tam,  sorte 
d’énorme  tambour  en  forme  de  tonneau  : tous  les 
coolis  du  village  doivent  aussitôt  accourir  et  se 


— i 


A cheval  en  Annaui. 


394 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  Kango 

ment  elle  témoigne  d’humilité  de  la  part  de  ceux 
qui  l’accomplissent. 

Le  chef  de  village  et  les  notables  s’agenouillent 
et  s’inclinent  jusqu’à  ce  que  les  fronts  touchent 
terre  ; puis  ils  se  relèvent,  joignent  les  mains,  les 
tendent  vers  le  ciel  et  retombent  à genoux  de 
nouveau,  le  front  dans  la  poussière. 

Ainsi  de  suite  tant  qu’on  ne  donne  pas  l’ordre 
d’arrêter  les  génuflexions. 

A-t-on  raison  de  s’opposer  à cette  cérémonie  ? 
Je  ne  sais  trop  : des  hommes  expérimentés  affir- 
ment qu’on  humilie  bien  davantage  les  pauvres 
gens  en  refusant  leurs  hommages,  qu’en  les 
acceptant  de  bonne  grâce. 

Les  lays  accomplis,  je  me  remets  en  marche 
précédé  de  six  hommes  porteurs  de  drapeaux 
triangulaires,  rouges  ou  bleus  avec  bordure 
blanche,  suivi  d’un  gaillard  qui  frappe  sans  se 
lasser  sur  un  tam-tam  sonore  : les  notables,  les 


japonais. 

avec  sollicitude  si  la  a grande  maison  de  fer  » 
existe  toujours.  Je  donne  à ce  brave  homme  des 
nouvelles  si  satisfaisantes  de  la  Tour  Eiffel  qu’il 
n’hésite  pas  âme  comblerdes  plusgrandshonneurs. 
Il  décide  donc  de  nous  conduire  en  grande  pompe 
à la  vieille  pagode  où  je  devrai  passer  la  nuit,  et 
un  cortège  des  plus  bizarres  s’organise. 

En  tète  marchent  trois  Annamites,  porteurs 
d’oriflammes  ; puis  vient  un  guerrier  qui  tient  en 
main  un  immense  sabre  à poignée  d’argent  fort 
élégamment  ciselée.  Je  viens  ensuite,  à cheval, 
flanqué  à gauche  et  à droite  de  deux  serviteurs 
qui  dressent  au-dessus  de  ma  tête  de  grands  pa- 
rasols noirs  doublés  de  soie  rouge.  Derrière,  en 
palanquin,  le  Quan-am  s’avance,  en  somptueux 
vêtements  de  soie  verte,  et  le  cortège  se  termine 
par  une  longue  file  de  courtisans  empressés  et 
obséquieux.  Quel  numéro  à introduire  dans  un 
défilé  carnavalesque  ! 


laisser  réquisitionner  comme  porteurs.  En  ce  qui 
me  concerne,  cette  formalité  n’était  d’ailleurs 
pas  nécessaire,  mon  passage  étant  annoncé  d’a- 
vance, dans  la  région,  par  les  ordres  du  gouver- 
neur général. 

Aussi,  bienavant  d’arriver  au  village,  je  voyais 
s’avancer  à ma  rencontre  une  troupe  nombreuse  : 
le  chef  du  village,  suivi  des  principaux  notables, 
venait  me  faire  ses  « lays  ». 

C’est  là  une  cérémonie  fort  horripilante,  telle- 


enfants  complètent  le  cortège  et  c’est  en  cet  équi- 
page singulier  que  je  fais  mon  entrée  dans  tous  les 
villages  que  je  traverse. 

Parfois  la  réception  est  particulièrement  bril- 
lante. 

A.  Phan-ri,  par  exemple,  le  Quan-am  (sorte  de 
préfet)  me  fait  un  accueil  tout  à fait  enthousiaste. 
Ce  Quan-am  est  un  fonctionnaire  fort  intelligent, 
à l’œil  vif,  aux  manières  aisées  et  qui  vint  à 
Paris  en  1889.  Par  l’interprète,  il  me  fait  demander 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


395 


Dans  de  pareilles  conditions,  on  le  conçoit,  le 
voyage  en  Annam  ne  manque  ni  d’imprévu,  ni 
de  pittoresque.  Ajoutez  à cela  les  émotions  conti- 
nuelles que  procure  la  présence  des  tigres  dont 
nous  parlions  plus  haut,  dont  on  voit  partout  la 
trace,  dont  on  entend  chaque  nuit  les  lugubres 
appels. 

La  région  méridionale  de  l’Annam  est  en  effet 
la  partie  la  plus  « tigreuse  » (c’est  l’expression 
consacrée)  de  toute  l’Indo-Chine,  et  j'avoue  volon- 
tiers que,  le  soir  venu  ou  quand  les  nécessités  des 
étapes  m'obligeaient  à partir  avant  le  lever  du 
soleil,  j’étais  loin  d’être  rassuré. 

On  m’avait  bien  dit  que  le  tigre  a des  préférences 
pour  l’Annamite  et  qu’il  tient  en  piètre  estime 
l’Européen  au  point  de  vue  comestible.  Soit,  mais 
il  doit  y avoir,  me  disais-je,  dans  la  gent  féline 
comme  dans  l’es- 
pèce humaine, 
des  gourmets 
et  des  gloutons. 

Si  un  gourmet 
se  trouve  sur 
ma  route,  j’au- 
rai la  chance  de 
me  voir  préfé- 
rer mon  boy  ou 
mes  porteurs. 

Si,  au  contraire, 
c’est  un  glouton 
que  je  rencon- 
tre, ma  situation 
devient  critique 
et  je  n’aurai 
même  pas  pour 
consolation  la 
satisfaction  d’amour-propre  de  me  savoir  dévoré 
par  un  fauve  au  goût  délicat.  Quel  lamentable 
tombeau  que  l’estomac  d’un  goinfre  ! 

Et  sur  ces  mélancoliques  réflexions,  je  redou- 
blais de  prudence,  n’avançant  que  précédé  et  suivi 
de  porteurs  de  torches  et  de  coolis  faisant  grand 
tapage . 

Qu’on  ne  se  moque  point  de  pareilles  précau- 
tions ! Pour  lesavoir  négligées,  le  pauvre  Montagne, 
fils  d’un  regretté  confrère,  fut  enlevé  par  deux 
tigres  sur  cette  même  route  mandarine.  Le 
malheureux  jeune  homme  avait  eu  l’imprudence  de 
s’aventurer,  à cheval,  la  nuit  venue,  suivi  seule- 
ment de  son  interprète  également  monté. 

Soudain,  il  fut  saisi  à la  cuisse  par  un  des  tigres, 
tandis  que  l’autre  lui  labourait  de  coups  de  griffes 
le  visage  etles  épaules.  L’interprète,  fou  de  terreur, 
s’enfuit  au  triple  galop  et  le  lendemain  on  ne 
retrouva  plus  de  Montagne  que  des  restes  mécon- 
naissables. Je  n’en  finirais  pas  de  raconter  de 
pareils  méfaits.  Un  seul  trait  pour  finir  et  mon- 
trer jusqu’où  peut  aller  l’audace  des  fauves  : l’an 
dernier,  une  troupe  de  cinquante  tirailleurs  était 
en  marche  vers  six  heures  du  soir  ; tout  à coup, 
un  tigre  bondit  de  la  brousse  sur  le  sentier  et 


saisit  l’homme  qui  se  trouve  en  tête.  Une  décharge 
de  coups  de  revolver  fait  lâcher  prise  à la  bête 
qui  disparaît  dans  les  taillis.  Dix  minutes  après, 
le  tigre  surgit  de  nouveau,  mais  cette  fois  tombe 
sur  le  milicien  qui  ferme  la  marche  et  l’emporte 
avant  que  les  autres  Annamites,  glacés  d’effroi, 
aient  eu  le  temps  de  mettre  les  fusils  en  joue. 

Et  voilà  pourquoi  les  voyages  en  Annam  res- 
teront longtemps  sans  attrait  pour  les  gens  qui  ne 
sont  point  curieux  de  sensations  originales. 

LA  CHAISE  A PORTEURS 

Lorsqu’on  est  rompu  par  quelques  semaines  de 
marche  ou  par  un  séjour  trop  prolongé  sur  la 
selle  insuffisamment  moelleuse  d’un  petit  cheval 
annamite,  on  peut  s’offrir  un  repos  bien  gagné  en 
faisant  quelques  kilomètres  de  chaise  à porteurs. 

C’est  ainsi 
que,  pour  ma 
part,  je  traver- 
sai le  col  des 
Nuages,  entre 
Hué  et  Tourane. 

La  chaise  à 
porteurs  est  un 
moyen  de  loco- 
motion qui  se- 
rait tout  à fait 
agréable,  n’était 
la  gêne  qu’on 
éprouve  à se 
sentir  si  lourde- 
ment peser  sur 
les  épaules  des 
malheureux 
coolis. 

Ceux-ci  pourtant  se  mettent  à quatre,  et  sont 
remplacés  par  des  porteurs  frais  tous  les  10  ou 

12  kilomètres.  Ils  marchent  très  vite  en  impri- 

mant à la  chaise  un  léger  mouvement  de  va-et- 
vient  auquel  on  s’habitue  bientôt  et  qui  n’est  pas 
pénible.  Mais  souvent  on  éprouve  le  besoin  de 
mettre  pied  à terre  pour  soulager  les  pauvres  An- 
namites, qui  sont  petits  et  malingres  et  semblent 
plier  sous  notre  poids. 

Un  voyageur  qui  parlait  la  langue  du  pays, 
sans  que  les  porteurs  le  sachent,  me  racontait  que 
les  coolis  se  vengent  par  des  plaisanteries,  irres- 
pectueuses mais  inoffensives,  des  corvées  que  les 
Européens  leur  imposent.  Lorsque  deux  chaises  à 
porteurs  se  rencontrent,  les  coolis  échangent  avec 
de  grands  éclats  de  rire  des  propos  badins  comme 
celui-ci  : 

— Qu’est-ce  que  vous  portez  là  ? 

— Un  gros  porc  pour  le  marché. 

— U paraît  bien  lourd  ! 

— Oui,  mais  nous  le  vendrons  très  cher. 

Et  ainsi  de  suite,  tandis  que  le  voyageur  inexpé- 
rimenté se  réjouit  de  la  bonne  humeur  dont 
témoignent  ses  coolis  ! 

Les  coolis  chinois  qu’on  trouve  à Hong-Kong 


396 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


sonlbien  plus  robustes  que  les  porteurs  annamites  : 
aussi  l’usage  de  la  chaise  est-il  très  répandu  dans 
la  colonie  anglaise.  C’est,  à Hong-kong,  un  luxe 
très  apprécié  que  l’exhibition  d’une  chaise  somp- 
tueuse portée  par  des  coolis  vêtus  d’une  livrée 
originale  et  riche. 

Au  Japon,  par  contre,  les  Européens  se  servent 
très  rarement  de  ce  mode  de  transport.  La  chaise  à 
porteurs  n’y  existe  d’ailleurs  pas  à proprement 
parler.  Elle  est  remplacée  par  le  kango. 

Le  kango  consiste  en  une  sorte  de  panier  de 
bambou,  ou  en  un  étroit  hamac,  abrité  par  un 
petit  toit  de  paille  et  suspendu  à une  longue  tra- 
verse de  bois  supportée  par  les  épaules  de  deux 
hommes. 

Japonais  et  Japonaises,  qui  ont  l’habitude  de 
s’accroupir  et  de  replier  les  jambes  sous  eux-mêmes, 
s’y  trouvent  fort  à l’aise  et  font  ainsi  de  longs  tra- 
jets : on  rencontre  parfois  dans  les  environs  de 
Nikko  de  longues  files  de  kangos  qui  se  dirigent 
vers  le  lac  Chuzendji  ; mais  les  Européens  ne 
savent  quelle  position  prendre  et  garder  : le 
kango  est  pour  eux  un  véritable  instrument  de 
supplice.  Aussi  préfèrent-ils  de  beaucoup  la 
jinricksiia.  Henri  TU  ROT. 


lîn  remède  que  vendent  les  bouchers 

Fréquemment  l’on  trouve  dans  les  journaux 
des  comptes  rendus  de  cures  merveilleuses  ; ces 
comptes  rendus  n’ont  généralement  d’autre  but 
que  de  faire  acheter  tel  ou  tel  produit  pharmaceu- 
tique pour  le  plus  grand  bien  de  la  bourse  des 
pharmaciens  et  surtout  de  l’inventeur  de  l’élixir 
vanté.  Ou  bien  encore  il  s’agit  d’une  eau  thermale 
dont  il  est  dit  merveille,  et  en  vous  engageant  à 
aller  prendre  votre  part  de  ses  bienfaits  le  rédac- 
teur de  l’écho  ou  de  la  réclame  n’a  certainement 
pas  perdu  de  vue  les  bénéfices  que  retireront  de 
votre  déplacement  les  compagnies  de  chemins  de 
fer  d’abord,  l’établissement  thermal  ensuite  et 
enfin  les  hôteliers  auxquels  vous  serez  contraint  de 
demander  une  hospitalité  peu  gratuite. 

Un  produit  bienfaisant  que  l’on  trouverait  par- 
tout, qui,  incapable  d’être  monopolisé,  rendrait 
impossible  à tous,  même  à son  inventeur,  de  tirer 
aucun  bénéfice  de  sa  vente,  n’aurait  évidemment 
aucune  réclame  de  ce  genre  : à quoi  bon  ? 

Il  semble  invraisemblable  qu’un  tel  produit 
bienfaisant  existe,  n’est-il  pas  vrai?  Tout  démon- 
tre l’impossibilité  de  son  existence,  et  cependant... 
la  plus  bienfaisante  des  drogues  que  l’homme  ait 
jamais  absorbée  n’est-elle  point  ce  qui  constitue 
sa  nourriture  quotidienne  : pain,  viande,  légu- 
mes, etc.,  etc. , et  ces  produits,  dans  leur  simplicité, 
ne  répondent-ils  point  à la  précédente  définition? 
Ehbien  ! supposez  que  de  nouveaux  Pasteurs  vien- 
nent vous  dire  : quand  vous  êtes  affaibli  par  la 
maladie,  prenez  ces  aliments,  ou  tel  de  ces  aliments 


ordinaires,  de  telle  façon,  au  lieu  de  les  prendre 
de  la  façon  habituelle,  et  vous  serez  guéri  ; suppo- 
sez que  des  médecins  autorisés  vous  disent  cela 
avec  preuves  à l’appui,  vous  auront-ils  vanté  un 
produit  dont  ils  puissent  retirer  l’ombre  d’un 
bénéfice  autre  que  le  plus  grand  de  tous,  la  gloire, 
un  produit  dont  un  industriel,  si  malin  fût-il, 
puisse  espérer  retirer  le  moindre  argent  ? 

Ce  préambule  a pour  unique  but,  ami  lecteur, 
de  vous  accoutumer  à cette  idée...  étrange,  qu’il 
peut  exister  un  remède,  et  un  remède  à l’action 
éminemment  puissante,  qui  ne  se  vende  point,  ne 
puisse  se  vendre  chez  les  pharmaciens,  qui  puisse 
être  préparé  par  vous  ou  par  le  plus  inhabile  des 
cuisiniers  avec  ce  seul  produit,  de  vente  courante 
chez  tous  les  bouchers,  avec  la  viande  de  bou- 
cherie. 

Ce  remède  est  le  plasma  musculaire  ; ses 
inventeurs  sont  les  docteurs,  déjà  célèbres  pour 
d’autres  travaux,  Richet  et  Héricourt. 

Ce  remède  s’obtient  par  simple  écrasement  de 
la  viande  crue,  sans  machine,  sans  artifice  spécial, 
et  il  restaure  avec  une  rapidité  qui  tient  du  pro- 
dige les  organismes  les  plus  délabrés,  même  ceux 
que  dévore  la  plus  impitoyable  des  maladies  : la 
tuberculose. 

On  se  rend  chez  un  boucher,  on  y fait  hacher 
menu  2 kilogrammes  de  viande  crue,  on  verse 
sur  cette  viande  un  litre  d’eau  froide  et  on  laisse 
en  présence  pendant  quatre  heures,  puis  on  presse 
énergiquement.  Il  en  résulte  un  peu  plus  d’un  litre 
d’un  liquide  rouge;  c’est  là  la  dose  ordinaire 
qu'un  adulte  doit  avaler  dans  sa  journée. 

Voici  le  procédé  ; voyons  maintenant  ses  ré- 
sultats. 

Lorsque,  en  mars  dernier,  les  docteurs  Richet 
et  Héricourt  firent  connaître  à l'Académie  leur 
belle  découverte,  ils  ne  rendirent  compte  que 
d’expériences  faites  sur  des  animaux,  des  chiens. 
Les  plus  typiques  avaient  donné  les  résultats  sui- 
vants : à diverses  époques  trente-quatre  chiens 
ont  été  infectés  de  tuberculose  ; la  terrible  mala- 
die injectée  chez  eux  à haute  dose  lit  de  rapides 
progrès  et  plusieurs  moururent;  les  autres  étaient 
alors  dans  un  état  de  détresse  extrême,  pour  ainsi 
dire  de  mort  imminente;  seize  de  ceux-là  pris  au 
hasard  furent  traités  par  la  méthode  en  question, 
tous  se  rétablirent  rapidement,  tandis  que  les  au- 
tres, laissés  sans  soins  ou  traités  par  différents 
remèdes,  mouraient  plus  ou  moins  vite,  mais  mou- 
raient tous. 

Depuis,  les  résultats  sur  l'homme  ont-ils  con- 
firmé ces  merveilles  ? On  va  en  juger. 

D’après  les  inventeurs,  un  adulte  pourrait  sans 
inconvénient  absorber  journellement  2 litres 
de  ce  liquide  rouge  qui  constitue  le  remède  et 
dont  la  digestion  est,  paraît-il,  des  plus  faciles  ; or 
dans  la  localité  où  j’habite,  un  tuberculeux  d’une 
quarantaine  d’années,  parvenu  à un  point  d’affai- 
blissement tel  qu’une  promenade  de  200  mètres 
était  absolument  au-dessus  de  ses  forces,  se  mit. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


307 


au  commencement  de  mai,  au  régime  réduit  du 
plasma  musculaire;  il  absorbait  tous  les  jours, 
sans  aucune  difficulté  ni  répugnance,  un  demi- 
litre  de  ce  liquide  rouge  provenant  de  la  compres- 
sion de  un  kilogramme  seulement  de  viande  crue 
hachée. 

Au  bout  de  douze  jours  de  traitement,  cet  adulte 
avait  augmenté  d’environ  2 kilogrammes,  il 
était  méconnaissable  et  abattait  ses  deux  lieues 
sans  fatigue  anormale.  Après  une  légère  interrup- 
tion il  continue  le  traitement,  et  nul  ne  se  doute- 
rait, à le  voir,  qu’il  est  malade,  qu’il  a été,  on  peut 
le  dire,  presque  à la  mort. 

Et  ce  n’est  pas  un  simple  coup  de  fouet  que 
l’organisme  reçoit  de  ce  traitement,  ce  sont  bel  et 
bien  les  forces  qui  lui  manquent  pour  lutter  victo- 
rieusement contre  la  maladie. 

Qu’on  nous  permette  une  comparaison. 

On  administre  des  drogues,  généralement  des 
poisons,  à un  malade:  c’est  faire  pour  lui  un  peu 
ce  que  l’on  fait  en  ce  moment  pour  les  Boërs,  c’est 
lui  donner  de  nouvelles  armes,  canons  et  fusils 
perfectionnés,  pour  lutter  contre  le  microbe,  contre 
l’Anglais.  Malgré  ce  secours  d’armes  perfection- 
nées, les  Boërs  seront  finalement  écrasés  sous  le 
nombre. 

On  donne  au  malade  du  plasma  musculaire, 
c’est-à-dire  le  principe  même  d’activité  qui  per- 
met à son  organisme  de  détruire,  d’étouffer  le 
microbe;  c’est  comme  si  une  puissanceeuropéenne 
se  décidait  à quintupler  les  forces  de  l’armée 
boër  en  lui  envoyant  deux  cent  mille  de  ses 
soldats.  Bien  qu’au  Transvaal  un  soldat  européen, 
sous  un  ciel  qui  n’est  pas  le  sien,  ne  vaille  pas  un 
Boër,  néanmoins  avec  ce  formidable  renfort  les 
Burghers  alliés  jetteraient  les  Anglais  à la  mer; 
de  même  qu’avec  le  formidable  renfort  du  plasma 
musculaire  acheté  chez  le  boucher,  les  cellules 
combattantes  de  l’organisme  arrivent  sans  peine 
à jeter  dehors  le  microbe.  Léo  DEX. 

POUR  UNE  FIANCÉE 

Elle  était  blonde  comme  vous, 

Celle  dont  les  yeux  fins  et  doux 
Me  laissèrent  l’àme  blessée. 

Pourtant  mon  cœur  n’est  pas  jaloux 
De  vos  bonheurs  de  fiancée. 

Honte  à ceux  qu’aigrit  la  douleur  ! 

Je  n’ai  rien  d’elle  qu’une  fleur  : 

Mais,  quand  un  couple  d’amants  passe, 

Je  dis  au  bon  Dieu  : Rendez-leur 
En  félicité  ma  disgrâce. 

Bien  qu’il  soit  de  vous  séparé, 

Votre  ami  se  sent  désiré; 

11  est  triste  comme  vous  l’êtes, 

Moi,  j’ignore  s’ils  ont  pleuré, 

Les  charmants  yeux  de  violettes. 

Qu’on  vous  aime  comme  j’aimais, 

C’est  le  vœu  que  je  me  permets, 

Le  secret  que  je  vous  confie. 

J’ai  de  la  peine  pour  jamais  ; 

Soyez  heureuse  pour  la  vie. 

SULLY-PRUDHOMME. 


Les  Étuoes  municipales 

de  Désinfection 

Jamais  plus  qu’aujourd’hui,  les  questions  d’hy- 
giène n’ont  préoccupé  les  hommes  ayant  souci 
de  la  santé  publique. 

Assainissons!  Désinfectons!  est  le  cri  le  plus 
général.  La  guerre  aux  microbes  est  à l’ordre  du 
jour. 

L’hygiène  publique  et  l’hygiène  privée  étant 
indiscutablement  liées  ensemble,  il  importe  que 
nous  fassions  connaître  à ceux  qui  nous  lisent 
toute  la  nécessité  d’une  méthode  d’assainissement 
domestique  et  tous  les  bienfaits  de  la  propreté. 

Tout  dernièrement,  nous  avons  applaudi  le 
conseil  municipal  de  Paris  qui  décidait  la  créa- 
tion, dans  les  cours  d’adultes,  les  cours  commer- 


ciaux, les  écoles  professionnelles  et  les  écoles 
primaires  supérieures  de  fdles,  de  cours  d’hygiène 
du  foyer. 

Il  est  excellent  d’apprendre  à nos  futures  mères 
de  famille,  non  seulement  l’hygiène  de  la  femme 
et  du  petit  enfant,  mais  surtout  l’hygiène  de 
l’appartement. 

L’éducation  sanitaire  doit  nécessairement  se 
faire  par  la  femme. 

Quant  à l’hygiène  publique,  nous  devons  re- 
connaître qu’elle  est,  depuis  quelque  temps, 
l’objet  de  la  sollicitude  très  sérieuse  de  nos  édiles 
et  de  l’administration. 

Nous  croyons  intéressant  pour  nos  lecteurs 
d’étudier  aujourd’hui  avec  quelque  détail  la  plus 
importante  des  institutions  publiques  d’assainis- 
sement, c’est-à-dire  le  service  municipal  de  dé- 
sinfection. 

Vous  avez  tous  aperçu,  dans  quelque  rue,  la 
voiture  des  étuves  municipales,  qui  a l’aspect 
d’une  voiture  de  livraison  quelconque  et  qu’ac- 
compagnent des  employés  de  la  Ville  de  Paris. 

Mais  l’organisation  de  cet  important  service 
n’est  connue  que  d’un  très  petit  nombre  de  per 
sonnes,  et  pourtant  elle  nous  intéresse  tous. 


398 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Les  étuves  municipales  de  désinfection  an- 
nexées aux  refuges  municipaux  de  nuit  et  à l’une 
des  stations  des  ambulances  municipales,  ont  été 
mises  à la  disposition  de  la  population  pari- 
sienne en  1889. 

Actuellement,  il  existe  quatre  stations  de  dé- 
sinfection: rue  des  Récollets,  6,  avec  trois  étuves; 
rue  du  Château-des-Rentiers,  71,  avec  deux  étu- 
ves; rue  de  Chaligny,  21,  avec  une  étuve;  et  rue 
de  Stendahl,  avec  une  étuve  (1). 

Ces  établissements  renferment  un  matériel 
complet  qui  permet  de  désinfecter  à domicile  et 


entre  les  deux  parties  de  l’établissement  que  par 
un  couloir  comprenant  des  vestiaires  et  un  lavabo 
avec  bains-douches.  Les  portes  de  ce  couloir 
présentent  cette  particularité  que  l’une  d’elles  ne 
peut  s’ouvrir  qu’autant  que  l’autre  a été  préala- 
blement fermée  au  moyen  d’un  mécanisme  spé- 
cial. 

La  station  de  la  rue  des  Récollets  occupe  une 
superficie  totale  de  960  mètres  et  la  surface  cou- 
verte par  les  bâtiments  est  de  près  de  600  mètres. 
Le  système  général  de  structure  consiste  en  pans 
de  fer  avec  remplissage  de  briques  apparentes. 


Les  agents  du  service  des  étuves  ont  deux 
costumes  spéciaux  : 1°  l’un,  dit  d’uniforme, 
comprend  une  veste,  un  pantalon,  un  gilet  en 
drap,  avec  boutons  d’argent  et 
Bbroderie  rouge  (ou,  en  été,  une 
veste  et  un  pantalon  de  coutil), 
et  une  casquette  galonnée 
avec  écusson  aux  armes  de  la 
Ville  de  Paris;  l’autre,  dite  de 
travail  (fig.  3 et  4), 
composée  d’un  bour- 
geron  de  toile,  d’un 
pantalon  ou  cotte,  éga- 
lement en  toile  et  à 
coulisse  (le  tout  doit 
être  serré  à la  taille, 
aux  manches  et  au 
collet),  et  un  calot 
couve-nuque  et  cou- 
vre-front. 

Ils  ont,  lorsqu’ils 
sont  de  service,  des 
chaussures  spéciales  qu’ils  laissent  chaque  soir 
dans  la  station. 

Dès  qu’ils  arrivent  à la  station  le  matin,  ils 
laissent  tous  leurs  vêtements  dans  une  armoire 
spéciale,  puis  ils  vont  revêtir  leurs  vêtements  de 
travail  ou  de  sortie. 

Ils  doivent  porter  les  ongles  courts,  la  barbe 
coupée,  les  cheveux  ras.  Ils  sont  munis  d’une 
carte  d'identité.  Avant  leurs  repas,  qu’ils  doivent 
prendre  dans  le  réfectoire  de  la  station,  ils  se 
lavent  soigneusement  les  mains  et  la  figure  avec 
du  savon  au  crésyl. 

Tous  les  soirs,  avant  de  reprendre  leurs  propres 
vêtements,  pour  rentrer  chez  eux,  ils  prennent 
une  douche  et  se  lavent  avec  du  savon. 

Pour  aller  prendre  des  objets  à domicile  et  y 
pratiquer  la  désinfection,  voici  comment  on  pro- 
cède. 

Au  départ  de  la  station,  chaque  voiture  est 
accompagnée  d'un  cocher  et  de  deux  désinfec- 
teurs.  Elle  contient  un  nombre  suffisant  de  toiles- 
enveloppes  et  de  sacs  (fig.  1)  pour  pouvoir  enve- 
lopper tous  les  objets  de.  literie,  les  vêtements, 
tapis,  etc.,  qui  doivent  être  rapportés  à l’étuve  ; 
un  ou  plusieurs  pulvérisateurs  ; des  flacons  ren- 


Chargement  du  chariot. 

à l’étuve;  le  service  qui  en  est  chargé  comprend 
des  agents  spéciaux,  qui  sont  placés  sous  l’auto- 
rité de  M.  le  directeur  des  affaires  municipales  et 
sous  la  surveillance  et  la  direction  technique  de 
M.  l’inspecteur  général  de  l’assainissement  et  de 
la  salubrité  de  l’habitation,  l’éminent  docteur 
A. -J.  Martin. 

Une  commission  de  perfectionnement  du  ser- 
vice de  la  désinfection  fonctionne  régulièrement. 


La  station  municipale  de  désinfection  de  la 
rue  des  Récollets,  l’établissement  le  plus  impor- 
tant, se  compose  de  deux  parties  bien  distinctes  : 
elles  sont  séparées  par  un  mur  plein,  et,  dans  les 
salles  de  désinfection,  par  une  cloison  métallique 
au  niveau  des  étuves. 

A gauche,  le  quartier  d’arrivée  des  objets  à 
désinfecter;  à droite,  le  quartier  des  objets  dé- 
sinfectés; puis,  à cheval  sur  l’axe,  le  logement 
du  surveillant  général. 

Aucune  communication  directe  ne  peut  se  faire 

(1)  En  dehors  de  ces  stations,  un  poste  central  est  établi  à la 
direction  du  service,  avenue  Victoria,  5. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


399 


fermant,  pour  une  charge  de  pulvérisateur,  soit 
12  litres,  une  solution  de  sublimé  au  millième 
additionné  de  sel  marin  à 2 p.  1000;  des  brocs 
d’une  capacité  de  15  litres  d’eau  et  des  paquets 
de  750  grammes  de  sulfate  de  cuivre  pulvérisé  ; 
un  bidon  de  crésyl  ; des  chiffons  ou  des  éponges 
destinés  à l’essuyage  ; des  sacs  en  toile  renfer- 
mant les  costumes  de  travail. 

Dès  leur  arrivée  à domicile,  les  désinfecteurs 
enlèvent  leur  uniforme  laissé  sur  le  devant  de  la 
voiture  à la  garde  du  cocher  et  revêtent  leur  cos- 
tume de  travail. 

Après  avoir  lavé  au  pulvérisateur  la  place  desti- 
née à recevoir 
leur  matériel, 
ils  déposent  les 
toiles,  envelop- 
pes, ou  bâches 
ou  paniers,  puis 
ils  y placent,  en 
les  pliant  soi- 
gneusement, 
tous  les  objets 
destinés  à être 
portés  à l’étuve. 
Les  paquets  doi- 
vent être  hermé- 
tiquement clos. 

Puis,  après 
avoir  versé  le 
contenu  d’un 
flacon  dans  le 
pulvérisateur  et 

Désinfecteur  au  travail.  avoir  rempli 

d’eau  celui-ci, 

ils  projettent  le  liquide  désinfectant  pulvérisé 
sur  les  murs,  les  plafonds,  les  boiseries,  le  par- 
quet ou  carrelage,  les  grands  tapis,  les  meubles 
et  surtout  les  lits,  etc. 

Les  glaces  et  leurs  cadres,  les  tableaux  et  objets 
d’art  sont  frottés  avec  des  chiffons  légèrement 
imbibés  de  la  solution  désinfectante. 

La  pulvérisation,  évidemment,  ne  laisse  pas 
que  de  détériorer  un  tantinet  les  objets  qui  la 
subissent;  mais  le  dommage  est  passager,  et,  en 
tout  cas,  beaucoup  moindre,  n’est-ce  pas,  que 
celui  qu’aurait  causé  au  locataire  la  contagion  du 
fléau  épidémique. 

Lorsque  leurs  diverses  opérations  sont  termi- 
nées, les  désinfecteurs  se  placent  l’un  après  l’autre 
devant  le  pulvérisateur,  et  se  lavent  réciproque- 
ment leur  blouse,  leur  pantalon,  leurs  chaussures 
dessus  et  dessous,  leur  figure  et  leurs  mains, 
avec  la  solution  de  sublimé  ; puis  ils  descendent 
les  sacs  l'enfermant  les  objets  destinés  à l’étuve, 
les  chargent  avec  leur  matériel  dans  la  voiture, 
enlèvent  leur  costume  de  travail  et  le  mettent 
dans  un  sac  spécial. 

Après  avoir  revêtu  de  nouveau  leur  costume 
d’uniforme,  ils  remettent  au  « désinfecté  » la 
liste,  détachée  d’un  livre  â souche,  des  objets 


qu’ils  emportent.  Au  retour  à la  station,  les 
mêmes  agents  déchargent  la  voiture  dans  le  hall 
des  objets  infectés;  puis  la  voiture  est  lavée  ex- 
térieurement et  intérieurement. 


Les  sacs  et  enveloppes  ne  sont  ouverts  qu’au 
moment  de  l’introduction  dans  l’étuve  à vapeur 
sous  pression.  Les  objets  souillés  et  tachés  de 
sang,  de  pus  ou  de  matières  fécales,  sont  brossés 
et  rincés. 

L’étuve  ayant  été  préalablement  chauffée,  le 
chariot  est  amené  sur  les  rails  de  chargement 
(fig.  2)  ; ses  parties  métalliques  sont  garnies  d’une 
bâche  en  toile  et  chaque 
couche  d’objets  étendue  sur 
une  claie,  est  également  en- 
veloppée d’une  bâche  en 
toile. 

La 

se  décom 
pose  ainsi 
cinq  minu 
tes  d’intro 
duction 
vapeur  à 
pression 
7/10  d’at 
mosphère 
au  maxi 
mum  ; 

détente 

d’une  mi-  Désinfecteur  au  travail, 

nute;  cinq 

minutes  d’introduction  de  vapeur  à la  pression 
de  7/10  d’atmosphère  au  maximum.  Puis  l’étuve 
est  entr’ouverte  du  côté  désinfecté  pendant  cinq 
minutes,  le  chariot  retiré  sur  les  rails  et  débar- 
rassé des  objets  qu’il  contenait.  Ceux-ci  sont  im- 
médiatement étirés  et  secoués  à l’air  pendant  qua- 
tre ou  cinq  minutes;  ils  sont  enfin  étendus  sur 
des  claies. 

Dans  l’un  des  appareils  en  service,  le  séchage 
complet  se  fait  dans  l’étuve  même,  en  quinze  ou 
vingt  minutes,  à l’aide  d’un  tirage  actionné  par 
un  dispositif  de  ventilation  et  un  puissant  appel 
d’air. 

Le  contrôle  des  opéi'ations  d’introduction  de 
vapeur  et  des  détentes  et  de  leur  durée  est  fait  au 
moyen  d’un  manomètre  enregistreur  dont  les 
feuilles  sont  envoyées  chaque  jour  au  secrétariat 
de  l’inspection  générale. 

Les  objets  désinfectés  sont  rendus  à leur  pro- 
priétaire, au  besoin  le  jour  même  ou  plutôt  le 
lendemain,  par  des  voitures  spéciales,  dans  des 
enveloppes  ou  sacs  exclusivement  affectés  à cet 
usage  et  par  le  personnel  du  service  de  la  livrai- 
son, contre  délivrance  du  reçu  qui  avait  été  laissé 
à domicile. 

En  dehors  de  la  désinfection  à domicile,  le  ser- 


400 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


vice  municipal  a pour  mission  de  désinfecter  les 
objets  directement  apportés  aux  stations  par  des 
particuliers.  Les  établissements  ne  peuvent  rece- 
voir que  des  matelas,  linges,  effets  et  vêtements, 
tentures,  tapis  de  petites  dimensions,  cuirs,  four- 
rures, caoutchouc,  étoffes  et  tissus. 

Le  service  municipal  peut  être  appelé,  en  cas 
d’extrême  urgence,  à désinfecter  la  chambre  d’un 
malade;  dans  ce  cas,  les  agents,  après  avoir 
opéré,  emportent  les  linges  et  effets  souillés  et 
laissent  un  sac  destiné  à recevoir  ceux  qui  seront 
salis  en  cours  de  maladie.  Ils  échangeront  ce  sac 
contre  un  autre  pendant  toute  la  maladie,  à des 


intervalles  plus  ou  moins  longs,  suivant  le  désir 
des  familles. 

Lorsque  le  malade  — ou  le  mort  — a quitté  la 
chambre,  il  est  procédé  à la  désinfection  de  celle- 
ci  et  de  son  contenu. 

* 

+ * 

Tous  ces  renseignements  m'ont  été  fournis  de 
la  meilleure  grâce  du  monde  par  M.  Carpentier, 
l’actif  secrétaire  de  l’inspection  générale  de  l’assai- 
nissement et  de  la  salubrité  de  l’habitation  ; que 
le  lecteur  me  permette  d’adresser  à cet  aimable 
fonctionnaire,  en  notre  nom  à tous,  des  remercie- 
ments chaleureux.  Paul  DARZAC. 


UNE  BIBLIOTHÈQUE 

l'art  d’acheter  les  livres,  de  les  classer,  les  conserver  et  s’en  servir. 


L’impression.  — Méfiez-vous  des  livres  impri- 
més en  caractères  trop  fins.  — Le  point  d'impri- 
merie. — Caractères  romain , elsévirien , ita- 
lique. — Tirage  d'un  volume.  — Empreintes  et 
clichés.  — Plus  de  correcteurs.  — Millésime.  — 
Foliotage  et  titre  courant. — Encore  une  fois  : 
« Gare  à vos  yeux  ! » 

A propos  de  l’impression,  nous  adresserons  tout 
d’abord  et  encore  une  fois  aux  lecteurs  la  recom- 
mandation que  nous  leur  avons  faite  en  parlant 
des  papiers  : « Ménagez  vos  yeux  ! » 

Donc,  pas  de  livres  imprimés  en  caractères 
trop  tins,  et,  pour  préciser,  en  caractères  infé- 
rieurs au  « corps  huit  » . On  sait  que  les  carac- 
tères d’imprimerie  se  mesurent  et  se  classent  par 
points  : le  point,  unité  typographique,  équivaut 
à un  peu  moins  de  quatre  dixièmes  de  millimètre 
(0  mm.  38).  Pratiquement  le  « corps  un  »,  c’est- 
â-dire  le  type  de  caractères  qui  aurait  cette  mi- 
croscopique hauteur,  ne  se  fabrique  pas  ; et  les 
« corps  » ne  commencent  guère  à exister  et  s’em- 
ployer qu’à  partir  du  « quatre  » ou  du  « cinq  ». 
Le  corps  huit  aune  hauteur  d’un  peu  plus  de  trois 
millimètres  ( 0 mm.  38  X 8),  en  mesurant  non 
pas  l’œil  ou  sommet  des  lettres  basses  (a,  c,  e,  i, 
m,  n...)  mais  celui  des  lettres  longues  (b,  d,  f, 
g,  h...). 

Le  caractère  d’imprimerie  le  plus  fréquemment 
usité  est  le  caractère  romain.  Chaque  imprimerie 
presque  possède  son  type  de  lettres  romaines,  et 
les  différences  entre  les  types  de  même  corps 
appartenant  à des  imprimeries  différentes  sont, 
en  général,  très  minimes  : les  uns  sont  d’un  œil 
un  peu  plus  étroit  ; les  autres,  plus  large  ; ceux- 
ci  ont  leurs  pleins  plus  gros  ; ceux-là,  plus  mai- 
gres; etc.  On  a ainsi,  d’après  ceslégères  variations, 
du  romain  Didot,  du  romain  Raçon,  du  romain 
Marne,  Lahure,  etc.  Pour  peu  qu’on  soit  au  cou- 
rant des  choses  de  librairie  et  de  typographie,  on 
reconnaît  à première  vue  ces  types  respectifs,  et 


il  suffit  le  plus  souvent  d’ouvrir  un  livre  nouveau 
pour  dire  de  quelle  imprimerie  il  sort. 

L 'elzevier,  type  de  caractères  provenant  du 
graveur  français  Claude  Garamond,  et  employé 
au  xviie  siècle  par  les  célèbres  imprimeurs  de 
Leyde  qui  lui  ont  donné  leur  nom,  est  généra- 
lement plus  maigre  que  le  romain  et  a une  appa- 
rence un  peu  grêle,  beaucoup  de  nos  livres  mo- 
dernes, principalement  des  recueils  de  poésies, 
des  études  d’histoire  littéraire,  etc.,  sont  encore 
imprimés  en  elzevier.  C’était  le  caractère  de 
prédilection  de  l’éditeur  Jouaust,  décédé  il  y a 
quelques  années. 

On  appelle  italique  le  caractère  penché  de 
droite  à gauche.  Originairement  ce  caractère 
portait  le  nom  tantôt  de  lettres  vénitiennes , 
parce  que  les  premiers  poinçons  en  ont  été  fabri- 
quésàVenise  ; tantôt  de  lettres  aldines , parce  que 
Aide  Manuce,  comme  nous  l’avons  dit,  s’en  est 
servi  le  premier,  en  1512.  De  nos  jours  on 
imprime  rarement  un  volume  entier  en  italique  ; 
on  se  sert  dans  les  impressions  droites , c’est-à- 
dire  en  romain  ou  en  elzevier,  de  ce  type  penché , 
pour  les  mots  ou  les  phrases  sur  lesquels  on  veut 
appeler  l’attention. 


L’imprimerie  actuelle  diffère  à peu  près  autant 
de  l’imprimerie  d’autrefois  que  les  nouveaux 
modes  de  fabrication  du  papier  diffèrent  des 
anciens. 

Aujourd’hui,  — en  règle  générale  toujours,  — 
on  ne  tire  plus  sur  la  composition , ce  qui  écrase- 
rait et  abîmerait  vite  les  caractères;  on  prend, 
au  moyen  de  plâtre  ou  d’une  pâte  spéciale,  les 
empreintes  de  cette  composition,  puis  on  cliché 
ces  empreintes,  c’est-à-dire  qu’on  y coule  un 
mélange  de  plomb  et  d’antimoine,  qui  donne,  en 
se  refroidissant,  un  bloc  présentant  le  même  relief 
que  les  lettres  mêmes,  et  c’est  sur  ces  blocs,  sur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


401 


ces  clichés  que  l’impression,  le'  tirage,  s’effectue. 
On  peut  ainsi  tirer  sur  ces  clichés  environ  dix 
mille  exemplaires.  Lorsque  le  tirage  doit  dépasser 
ce  chiffre,  on  a recours  à la  galvanoplastie  ; on 
obtient,  au  moyen  du  courant  électrique,  des 
clichés  en  cuivre  d’une  résistance  bien  plus  grande 
et  avec  lesquels  on  peut  tirer  un  nombre  d’exem- 
plaires bien  plus  considérable. 

Par  suite  de  l’usure  des  clichés,  il  advient  très 
fréquemment  que  des  mots  ou  des  lignes  entières, 
principalement  les  premiers  ou  les  derniers  mots 
des  lignes,  les  premières  ou  les  dernières  lignes 
des  pages,  manquent,  ne  sortent  plus  sur  les 
feuilles  que  l’on  tire.  Vous  ferez  donc  bien,  lors- 
que vous  achetez  un  exemplaire  d’un  ouvrage 
moderne,  — particulièrement  si  cet  ouvrage  a 
atteint  un  chiffre  élevé  d’éditions,  et  si  cet  exem- 
plaire appartient  à un  des  derniers  tirages,  — 
d’en  vérifier  les  bas  de  pages  et  les  extrémités  de 
lignes,  afin  de  vous  assurer  que  le  texte  est  com- 
plet. 

La  nécessité  absolue  de  produire  avant  tout  du 
bon  marché  fait  que,  de  l’avis  de  tous  les  gens 
compétents,  la  librairie  n’a  jamais  été  aussi 
«vilaine  et  mauvaise»  qu’aujourd’hui.  Et  cela 
non  pas  par  la  faute  des  imprimeurs  ou  éditeurs, 
mais  par  celle  du  public  surtout,  pour  qui  le  plus 
bas  prix  est  l’argument  décisif,  l’unique  et  suprême 
cause  déterminante  du  choix. 

Jadis,  non  seulement  chaque  imprimerie,  mais 
chaque  maison  d’édition  avait  son  correcteur , — • 
un  employé  instruit  et  expérimenté,  chargé  de 
relire  les  épreuves.  Ce  n’était  pas  là  une  besogne 
superflue,  les  auteurs  en  général  et  les  débutants 
enparticulier  n’étant  pas  initiés  aux  innombrables 
détails  de  la  composition  et  de  la  correction  typo- 
graphiques. 

La  plupart  des  éditeurs  se  passent  aujourd’hui 
de  cet  employé  et  réalisent  ainsi  une  économie 
sensible  : si  les  imprimeurs  conservent  encore 
leurs  correcteurs,  c’est  qu’ils  ne  peuvent  guère 
faire  autrement  ; mais  ce  n’est  pas  l’envie  qui  doit 
leur  manquer  d’économiser  aussi  de  ce  côté,  et 
les  correcteurs  d’imprimerie  sont  généralement 
surchargés  de  travail  et  contraints  par  suite  de 
mal  travailler.  « La  correction,  il  n’en  faut  plus 
parler,  écrit  M.  Jules  Richard,  dans  son  Art  de 
former  une  bibliothèque.  Sauf  en  quelques  ate- 
liers qui  se  respectent,  on  ne  se  donne  ni  la  peine 
de  relire,  ni  celle  de  corriger.  La  faute  typogra- 
phique est  si  multipliée  qu’on  ne  veut  plus  d'erra- 
tum. 11  ferait,  par  son  ampleur,  concurrence  au 
dernier  chapitre.  C’est  là  un  mal  récent  et  auquel 
il  serait  utile  de  couper  court.  » 

Où  est  le  temps  où  les  Estienne,  si  célèbres  à la 
fois  comme  érudits  et  comme  typographes,  étaient 
si  jaloux  de  la  pureté  des  éditions  qui  sortaient 
de  leurs  presses,  qu’après  avoir  lu,  relu,  relu  à 
satiété  leurs  épreuves,  ils  les  affichaient  à leur 
porte  et  donnaient  une  récompense,  « cinq  sols  », 
pour  chaque  faute  qu’on  leur  indiquait!  Chez 


eux,  comme  l’explique  Michelet  (1),  « la  correc- 
tion se  faisait  par  un  décemvirat  d’hommes  de 
lettres  de  toutes  nations  et  la  plupart  illustres. 
L’un  d’eux  fut  le  Grec  Lascaris;  un  autre  Rhena- 
nus,  l’historien  de  l’Allemagne  ; l’Aquitain  Rau- 
connet,  depuis  président  du  parlement  de  Paris; 
Musurus,  que  Léon  X fit  archevêque,  etc.  » 

Aujourd’hui  nombre  d’éditeurs  ont  pris  l’habi- 
tude de  ne  plus  indiquer  le  millésime  (c’est-à-dire 
l’année  de  la  publication)  sur  le  titre  du  volume. 
C’est  afin  de  ne  pas  démoder  l’ouvrage  : de  cette 
façon,  un  Guide  dans  Paris , par  exemple,  paru 
en  1890,  peut  encore  être  vendu  comme  neuf  en 
1900,  et  vingt,  trente  et  quarante  ans  plus  tard. 
Mais  on  devine  l’embarras  du  lecteur,  lorsqu’il  se 
trouve  en  présence  de  phrases  contenant  un 
adverbe  de  temps  ou  une  allusion  à la  date  de  la 
publication  dudit  ouvrage  : « On  voit  aujourd’hui 
telle  chose  à tel  endroit...  » Quand,  aujourd’hui? 

« Il  y a un  demi-siècle  la  mode  ne  permettait 
pas...  » De  quelle  année  le  faire  partir,  ce  demi- 
siècle  ? 

Les  folios  (numéros  des  pages)  se  placent  à la 
partie  supérieure  de  la  page,  soit  au  centre  de 
cette  partie,  si  l’ouvrage  ne  comporte  pas  de  titre 
courant  (nom  donné  au  titre  de  l’ouvrage  ou  à 
celui  des  chapitres  répété  en  tête  de  chaque  page), 
soit,  s’il  en  comporte  un,  à gauche  ou  à droite  de 
ce  titre  : à gauche,  pour  les  pages  paires;  à droite, 
pour  les  impaires. 

Folioter  un  livre  au  bas  des  pages  est  une 
détestable  méthode,  qui  déroute  l’œil,  entrave  les 
recherches  et  ne  peut  s’expliquer  que  par  la  manie 
de  vouloir  faire  moins  bien  pour  faire  autrement. 

Il  serait  bon,  afin  aussi  de  faciliter  les  recherches 
et  d’aider  le  plus  possible  les  lecteurs  et  travail- 
leurs, de  numéroter  toutes  les  pages,  les  belles 
pages , c’est-à-dire  celles  qui  débutent  par  un 
titre  de  chapitre,  comme  les  autres.  Certains 
volumes,  composés  de  chapitres  très  courts,  de 
menues  pièces  de  vers,  de  sonnets,  par  exemple, 
contenus  dans  une  seule  page,  finissent,  avec  ce 
système,  par  n’avoir  pas  un  seul  folio,  n’être  pas 
paginés  du  commencement  jusqu’à  la  fin,  ce  qui 
est,  on  en  conviendra,  aussi  incommode  qu’ab- 
surde. 

+ 4- 

De  même  que  nous  vous  exhortons  de  toutes 
nos  forces,  et  cela  dans  l’intérêt  de  vos  yeux,  à 
fuir  les  livres  à impressions  microscopiques,  nous 
vous  engageons,  pour  le  même  motif,  à éviter  les 
longues  lignes,  les  lignes  interminables  de  cer- 
taines publications. 

Plus  une  ligne  est  longue,  plus,  pour  que  la 
lecture  n’en  fatigue  pas  les  yeux,  le  caractère  doit 
être  fort.  Ouvrez  le  tome  premier  du  Dictionnaire 
de  Littré  et  voyez  la  « Préface  » : les  lignes  ont 
Om.ISu  de  long  et  occupent  toute  la  largeur  de 
la  page  ; mais  le  caractère  est  gros  et  suffisam- 

(1)  Histoire  de  France,  t.  IX,  la  Renaissance,  cil.  xi, 
p.  293,  Paris,  Marpon  et  Flammarion,  1879. 


402 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ment  espacé  : c’est  du  corps  XII,  interligné  à 
quatre  points  ; aussi  ces  lignes  se  détachent-elles 
bien  et  se  lisent-elles  aisément.  Voyez  plus  loin  le 
« Complément  de  la  préface  » : le  caractère  est 
plus  petit,  c’est  du  corps  IX,  mais  la  page  est 
divisée  en  deux  colonnes,  les  lignes  n’ont  plus, 
comme  longueur,  que  la  moitié  des  précédentes, 
moins  de  la  moitié  même  (0m.  088),  ce  qui  permet 
également,  grâce  à cette  division,  de  les  lire  sans 
difficulté.  Il  n’en  serait  plus  de  même  si,  avec  ce 
caractère  IX  ou  un  plus  petit,  nous  avions  la 
ligne  de  tout  à l’heure,  une  ligne  de  Om.185  de 
long;  plus  d’un  lecteur  aurait  l’œil  troublé,  verrait 
ces  lignes  chevaucher  et  se  confondre,  les  lettres 
danser  et  papilloter. 


« Gare  à vos  yeux  ! » C’est  le  cri  d’alarme 
lancé  jadis  par  Francisque  Sarcey,  un  passionné 
liseur  et  travailleur,  dans  une  intéressante  pla- 
quette, qu’il  a fait  exprès  imprimer,  dit-il,  « en 
gros  caractère  et  sur  du  papier  teinté  pour  soula- 
ger vos  pauvres  yeux  ». 

C’est  le  conseil  et  la  suprême  recommandation 
de  tous  les  amoureux  du  livre,  de  tous  les  cher- 
cheurs et  fureteurs,  tous  les  curieux  et  érudits. 

Ayez  bien  soin  de  vos  yeux!  Vous  ne  sauriez 
avoir  pour  eux  trop  d’égards,  prendre  pour  eux 
trop  de  précautions.  Ce  sont  les  premiers  et  les 
plus  indispensables  de  vos  instruments. 

Albert  CIM. 


LA  « POPOTE  » D’UNE  EXPLORATION 


Comment  mangiez-vous?  Telle  est  sûrement 
l'interrogation  la  plus  fréquente  qu’entend  l’ex- 
plorateur ou  simplement  le  voyageur  revenant 
de  ces  pays  encore  peu  connus  comme  il  en 
existe  tant  dans  notre  empire  colonial. 

D’aucuns  veulent  encore  savoir  comment  vous 
vous  couchiez,  comment  vous  vous  vêtiez, 
comment  vous  vous  logiez;  mais  ces  demandes 
sont  plus  rares  êt  la  nourriture  reste  la  princi- 
pale préoccupation  des  curieux. 

Je  me  garderais  bien  de  taxer  de  puérile  cette 
curiosité. 

Sous  son  apparence  naïve,  la  question  est  une 
des  plus  sérieuses  parmi  celles  dont  doit  se 
préoccuper  le  civilisé  qui  s’en  va  à la  conquête, 
au  moins  géographique,  des  terres  sauvages. 

Faire  se  battre  une  troupe  n’est  rien,  quand 
elle  est  bien  composée,  bien  entraînée,  bien  en 
main. 

La  faire  marcher  est  déjà  plus  difficile,  la  faire 
manger  est  primordial. 

On  s’en  aperçoit  bien  par  les  indigènes,  natures 
frustes  et  primitives  qui  constituent  le  plus  géné- 
ralement l’escorte  et  les  porteurs. 

Tant  que  les  vivres  abondent,  la  discipline  est 
facile,  les  caractères  souples,  la  petite  colonne 
se  sent  sous  une  heureuse  étoile  et  le  chef  en 
tire  sans  peine  les  plus  grands  efforts. 

Vienne  la  disette,  et  tout  change.  La  confiance 
se  perd,  les  vols  se  multiplient,  les  exactions 
souvent  difficiles  à empêcher  rendent  hostiles  les 
populations  traversées,  c’est  le  moment  de  veiller, 
le  danger  n’est  pas  loin. 

* * 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  le  civilisé,  pour 
énergique,  pour  entraîné,  pour  convaincu  qu’il 
soit,  échappe  à la  fâcheuse  influence  sur  l’es- 
prit de  la  bête  qui  souffre  : chez  lui  aussi  le 


physique  répercute  son  action  sur  le  moral. 
Qu’il  ait  tout  le  bien-être  compatible  avec  ce  qu’il 
tente,  son  intelligence  est  lucide;  s’il  est  chef,  il 
commande  avec  bienveillance;  s’il  est  en  sous- 
ordre,  il  obéit  avec  empressement  et  plaisir.  La 
gaieté,  meilleur  spécifique  que  la  quinine  contre 
la  fièvre,  soutient  les  forces  dans  les  plus  dures 
fatigues,  l’espérance  montre  déjà  le  but  atteint 
et  l’on  se  sent  plein  de  courage  pour  surmonter 
les  obstacles  qui  séparent  de  lui. 

Avec  les  privations  naissent  les  maladies,  la 
morosité,  le  découragement.  « De  l’influence  de 
l’estomac  sur  la  volonté  humaine  » : il  y aurait  là 
tout  un  livre  à faire. 

Puis  ce  sont  les  caractères  qui  s’aigrissent  ; un 
mot  souvent  mal  compris,  une  opinion  brutale- 
ment exprimée  et  voici  les  meilleurs  amis  brouil- 
lés. On  était  parti  dans  une  communauté  com- 
plète d’idées,  d’espoirs;  on  se  fût  joyeusement 
dévoué  l’un  pour  l’autre  jusqu’à  la  mort  et,  sans 
qu’on  sache  au  fond  pourquoi,  on  se  déteste,  on 
se  hait,  parfois  jusqu’au  crime. 

Sénégalite,  soudanite,  congolite,  chaque  colonie 
où  l’on  souffre,  où  l’on  peine,  a baptisé  de  son 
nom  cette  singulière  maladie  morale,  véritable 
anémie  cérébrale,  vraiment  cruelle  et  diabolique, 
cause  de  tant  d’échecs  ou  du  moins  de  tant  de 
mauvaises  heures. 

Quel  en  est  remède?  La  gaieté  d’abord.  Rire 
de  tout,  fût-ce  de  soi-même.  Faire  la  nique  à la 
malchance,  pouffer  au  nez  de  la  guigne  : jaune 
ou  rose,  ce  rire  soulagera. 

Je  me  souviens  que,  dans  un  grave  ouvrage 
militaire  allemand,  un  général  de  cette  nation, 
après  avoir  prouvé  par  raisons  démonstratives 
— ou  du  moins  qu’il  croyait  telles  — que  nous 
devions  être  battus  à plate  couture  à la  pro- 
chaine guerre,  terminait  cependant  par  une  res- 
triction. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


403 


Il  citait  nos  soldats  au  Tonkin,  baptisant  le 
cimetière  d’Hanoi  : Jardin  d’acclimatation,  et  le 
Teuton,  béant  devant  cette  raillerie  héroïque, 
avouait  « qu’avec  de  pareilles  gens,  doués  d’un 
tel  ressort,  le  raisonnement  mathématique  pour- 
rait peut-être  avoir  tort  ». 

Mais  s’il  est  vrai  que  notre  race  sait  trouver  en 
son  humeur  moqueuse  des  soutiens  et  des  réserves 
d’énergie,  encore  convient-il  de  ne  les  lui  deman- 
der que  lorsqu’on  ne  peut  faire  autrement.  Cela 
nous  ramène  directement  à notre  sujet.  Soignez 
la  bête  pour  que  l’esprit  soit  fort,  tirez  d’une 
situation  le  meilleur  parti,  et,  dussiez-vous 
partir  pour  les  voyages  les  plus  longs  et  les  plus 
difficiles,  tâchez  d’emporter  avec  vous  tout  ce 
que  vous  pouvez  du  confortable  civilisé. 

Peut-être  sera-ce  peu  de  chose,  mais  entre  ce 
peu  de  chose  et  rien,  lorsqu’on  est  au  cœur  de 
l’Afrique,  il  y a un  monde. 

Si  donc,  en  racontant  comment,  avant  et  pendant 
une  exploration,  on  s & débrouille  pour  se  procu- 
rer la  pitance  et  la  niche,  je  réussis  à amuser  le 
lecteur,  peut-être  son  bénéfice  ne  se  bornera-t-il 
pas  là  et  trouvera-t-il  dans  les  souvenirs  qui  lui 
en  resteront  un  enseignement  profitable.  Qui  sait 
si  lui  aussi  ne  se  verra  pas  quelque  jour  dans 
cette  situation  de  Robinson  et,  entre  nous,  c’est 
la  grâce  que  je  lui  souhaite.  Qu’on  me  croie  sur 
parole,  le  plat  le  plus  raffiné  de  Paillard  ou  de 
Maire  ne  vaut  pas  la  pintade  qu’on  a tuée  soi- 
même,  qu’on  fait  rôtir  soi-même  et  qu’on  mange 
après  une  étape  de  40  kilomètres  dans  la  joie  de 
la  route  faite  sans  accident  et  dans  l’espoir  du 
chemin  du  lendemain  qui  doit  vous  rapprocher 
d’autant  du  but. 


Chaque  pays  présente  des  ressources  qui  lui 
sont  particulières,  comme  aussi  des  difficultés  ou 
des  dangers. 

La  popote  de  l’explorateur,  ses  vivres,  ses 
ustensiles,  son  personnel  seront  donc  différents 
suivant  la  partie  du  monde  où  il  porte  ses  pas. 

Pour  nous  borner  cependant,  c’est  du  voyageur 
africain  que  nous  parlerons  plus  spécialement, 
de  celui  qui  parcourt  les  bassins  encore  si  incon- 
nus du  Niger,  du  Congo  ou  du  Nil.  C’est  d’ail- 
leurs là  que  l’Européen  se  trouve  le  plus  isolé, 
le  plus  loin  de  sa  civilisation,  le  plus  privé  des 
ressources  auxquelles  il  est  accoutumé,  c’est 
là  enfin  que  l’imagination  aime  le  mieux  rêver 
aux  souvenirs  glorieux  laissés  naguère  par  le 
dernier  et  le  plus  grand  de  nos  voyageurs. 

Derrière  lui  préparons-nous  — en  idée  — à 
nous  avancer  dans  ces  terres  vierges  des  pas  du 
blanc  et  où,  une  fois  partis,  nous  n’aurons  plus  à 
compter  que  sur  nous-mêmes  et  sur  la  prévoyance 
dont  nous  aurons  fait  preuve. 

Nous  sommes  à Paris,  nous  avons  en  poche 
l’argent  nécessaire  à nos  achats;  commençons. 


Si  nous  avions  l’intention  de  faire  un  voyage 
dans  quelque  contrée  en  relation  économique 
avec  notre  pays,  notre  premier  soin  serait  de  nous 
munir  de  lettres  de  change  pour  les  divers  points 
de  notre  itinéraire;  à défaut,  nous  nous  procure- 
rions de  la  monnaie  ayant  cours  : mais  ici  tel  n’est 
pas  le  cas.  Le  thalari,  la  pièce  à l’effigie  de 
Marie-Thérèse,  est  connu  partout  où  pénètrent 
les  marchands  arabes  ; mais  en  dehors  de  leur 
parcours,  ce  n’est  plus  qu’un  disque  de  métal 
dont,  suivant  la  mode,  l’impression  du  moment, 
l’indigène  fait  ou  ne  fait  pas  cas.  Il  ne  se  prête 
pas  d’ailleurs  au  paiement  de  petites  sommes 
comme  en  nécessitent  les  achats  courants.  L’or, 
à peu  près  inconnu  sous  sa  forme  monnayée,  le 
plus  généralement  mis  en  boucles,  en  barres  ou 
en  poudre,  offre  les  mêmes  inconvénients.  Le 
cuivre,  apprécié  en  certains  endroits,  est  dédaigné 
en  d’autres. 

L’emploi  des  métaux  monétaires  auquel  nous 
sommes  accoutumés  est,  comme  on  le  voit,  fort 
limité. 

Dès  lors  nous  en  revenons  au  troc,  à cette 
forme  primitive  du  commerce  où  chacun  donne 
ce  qu’il  a pour  acquérir  ce  qu’il  n’a  pas. 

C’est  en  troquant  que  le  voyageur  paiera  la 
nourriture  de  ses  hommes  et  la  sienne  propre, 
et  ce  sera  encore  du  troc  lorsqu’il  rémunérera 
les  services  de  ses  porteurs,  de  ses  piroguiers,  de 
ses  guides  par  des  dons  d’étolfes,  de  perles  ou 
d’autres  matières. 

Les  objets  les  plus  variables  deviennent  ainsi 
monnaie  courante;  une  boîte  en  fer-blanc  vide 
fait  le  bonheur  d’un  touareg  qui  s’empresse  de  la 
pendre  à son  cou;  les  vulgaires  boutons  en  por- 
celaine à quatre  trous  sont  très  prisés  sur  le 
cours  moyen  du  Niger.  Enfilés  les  uns  à la  suite 
des  autres  sur  de  minces  lanières  de  cuir,  ils 
servent  à constituer  des  colliers  dont  la  mode 
fait  fureur. 

Ailleurs  ce  seront  des  boules  d’ambre  brute, 
du  corail,  du  cuir  de  couleur,  etc... 

Mais  la  matière  d’échange  par  excellence,  celle 
qui  peut  servir  partout,  c’est  l’étoffe,  blanche, 
noire  ou  à dessins  ; c’est  donc  de  tissus  que 
l’explorateur  doit  se  munir  pour  la  plus  grande 
partie  du  poids  qu’il  compte  transporter,  et  le 
voici  déjà  courant  la  rue  du  Sentier,  achetant  le 
calicot  blanc,  la  gainée,  étoffe  d’un  noir  bleu  à 
trame  assez  lâche,  ou  les  indiennes  imprimées^ 

Après  les  tissus,  le  meilleur  objet  de  troc  est 
la  verroterie  ; mais  ici  les  goûts  particuliers  des 
tribus  indigènes,  la  mode,  variant  de  village  à 
village,  créent  une  grosse  difficulté  dans  le  choix 
à effectuer  parmi  les  innombrables  modèles  de 
perles  de  verre  que  fournit  l’industrie;  tel,  très 
apprécié  ici,  sera  sans  valeur  plus  loin.  Il  en 
résulte  qu’il  est  nécessaire  de  se  pourvoir  d’un 
assortiment  très  varié.  Les  grosses  perles  blan- 
ches et  de  couleurs  ou  bien  les  toutes  petites,  pas 
plus  grosses  qu’une  tête  d’épingle,  sont  les  plus 


404 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


courantes.  IL  en  est  aussi  de  longues,  de  plates, 
de  triangulaires,  de  dorées,  d’argentées  ; de  toutes 
il  faudra  emporter  un  peu. 

Les  armes  à feu  que  la  Belgique  fournit  à vil 
prix,  les  sabres,  les  couteaux  et  les  ciseaux  grands 
ou  petits  sont  très  appréciés,  mais  ce  sont  déjà 
des  objets  de  quelque  valeur  d’un  emploi  moins 
courant  et,  en  somme,  l’étoffe  et  les  perles  restent 
la  véritable  monnaie  d’échange,  celle  avec  la- 
quelle on  achète  le  nécessaire  chaque  jour. 

★ 

* + 

Mais  en  dehors  de  ces  dépenses  quotidiennes, 
le  voyageur  a cent  occasions  de  donner. 

Pour  passer  pacifique  et  ami,  le  cadeau  est  le 
grand  moyen  d’action.  Puis  n’est-il  pas  néces- 
saire, pour  amener  à nous  les  races  primitives,  de 
leur  faire  connaître  les  produits  de  notre  indus- 
trie, de  leur  donner  le  goût  d’un  certain  luxe 
relatif  qui  les  poussera  à travailler,  à produire, 
à commercer? 

Dans  cet  ordre  d'idées,  l’objet  de  cadeau, 
l’imagination  peut  se  donner  carrière  et  chercher 
parmi  les  milles  bibelots  qu’on  trouve  à Paris 
ceux  qui  ont  quelque  chance  de  plaire  aux  grands 
enfants,  noirs  ou  jaunes,  parmi  lesquels  on  va 
vivre. 

Pour  ménager  les  deniers  de  l’expédition,  les 
soldes  des  magasins  de  nouveauté  sont  une  res- 
source précieuse.  Des  coupons  de  soie,  de  gaze, 
de  crépon,  défraîchis  ou  dépareillés,  iront  orner 
avec  plus  ou  moins  de  réussite  les  charmes  des 
dames  sauvages. 

Des  glaces  leur  montreront  la  séduction  de 
leur  visage.  Enfin,  car  rien  n’est  nouveau  sous  le 
soleil,  et  le  maquillage  n’est  pas  exclusif  à la 
race  blanche,  il  ne  faudra  pas  omettre  de  se 
fournir  de  plombagine  en  poudre  qui  rendra  plus 
brillante  la  peau  des  élégantes  négresses,  tout 
comme  elle  fait  reluire  chez  nous  les  poêles  en 
fonte. 

Je  n’en  finirais  pas  si  je  voulais  citer  tout  ce 
qu’on  peut  utilement  emporter.  Chez  les  peuples 
musulmans  il  ne  faudra  pas  oublier  de  se  pour- 
voir de  Corans  imprimés,  de  chapelets,  de  papier 
et  d’encres  de  diverses  couleurs. 

On  prendra  de  la  parfumerie,  des  peignes  en 
celluloïd,  du  drap  rouge,  des  aiguilles,  de  la  soie, 
du  corail,  de  l’ambre  jaune,  des  burnous  (on  en 
fait  de  peu  coûteux  avec  de  l’étoffe  de  serviette- 
éponge),  etc.,  etc. 

Enfin,  ne  perdons  pas  de  vue  que  le  primitif, 
quelle  que  soit  sa  race,  est  un  grand  enfant  et 
que,  comme  tel,  si  on  réussit  à l’amuser  on  calme 
ses  colères. 

Une  boîte  à musique,  un  accordéon,  une  gre- 
nouille qui  saute,  un  lapin  qui  bat  du  tambour, 
tous  ces  joujoux  qui  empêchent  chez  nous  les 
petits  de  pleurer,  peuvent  empêcher  le  Touareg 
de  se  battre.  S’il  rit  il  est  désarmé.  Sa  rage  est  le 
plus  souvent  celle  d’un  chien  qui  mord  parce 


qu’il  a peur.  11  n’est  pas  un  explorateur  qui  ne 
puisse  citer  un  cas  où  quelque  grand  danger  qui 
le  menaçait  a été  détourné  pour  une  cause  aussi 
futile  que  les  cabrioles  d’un  singe  en  peluche  ou 
la  grimace  d’une  tête  articulée.  Petites  causes  et 
grands  effets. 

★ 

* * 

Tandis  qu’il  prépare  ainsi  ses  relations  ami- 
cales ou  commerciales  avec  les  peuplades  au  mi- 
lieu desquelles  il  va  vivre,  le  voyageur  doit  penser 
encore  à son  matériel  personnel.  Il  doit,  avons- 
nous  dit,  essayer  de  se  procurer  tout  le  confort 
compatible  avec  les  moyens  dont  il  dispose,  et, 
pour  y parvenir,  il  lui  faut  apprécier  de  son  mieux 
les  facilités  de  transport  que  présente  le  pays 
qu’il  va  parcourir. 

Le  meilleur  véhicule,  à moins  que  l’on  puisse 
utiliser  la  voie  fluviale,  est  encore  le  cheval  ou  le 
mulet  pour  le  personnel,  le  porteur  pour  le  maté- 
riel. Les  animaux  de  charge,  les  mulets  de  bât,  les 
boeufs,  se  blessent,  meurent,  et  comme  les 
charges  ont  été  constituées  en  vue  de  leur  em- 
ploi, ce  sont  des  déballages  et  des  arrimages  à 
refaire. 

Cette  règle  souffre  pourtant  exception;  il  est 
bien  évident  que  le  chameau  constitue  le  seul 
moyen  de  transport  possible  dans  le  Sahara. 

L’explorateur  devra  donc  se  munir  tout  d’abord 
d’une  excellente  selle,  bien  rembourrée,  ne  ris- 
quant pas  de  blesser  sa  monture. 

Puis,  comme  en  somme  il  n’est  jamais  sûr  de 
ne  point  finir  à pied  un  trajet  commencé  à dos 
d’animal,  il  doit  se  pourvoir  de  chaussures  à la 
fois  solides  et  souples  en  nombre  plus  que  suffi- 
sant pour  ses  prévisions.  Avec  cela  des  pantoufles 
pour  laisser  reposer  les  pieds  à la  halte  ou  à 
l’étape,  des  chaussettes  de  laine  ne  blessant  pas. 
Les  écorchures  aux  pieds  s’enveniment  souvent 
dans  les  pays  chauds,  produisant  des  plaies  diffi- 
ciles à guérir  et  pouvant  entraîner  des  complica- 
tions dangereuses. 

Les  vêtements  choisis  devront  être  lâches  et 
flottants,  de  couleur  claire  sinon  blanche.  Un  pan- 
talon et  un  veston  amples  sont  les  meilleures 
formes.  Sous  le  dernier  on  peut  porter  une  fla- 
nelle ou  un  simple  tricot  de  coton. 

Durant  les  heures  fraîches  on  enfilera  par- 
dessus un  paletot  en  flanelle  ou  en  molleton,  et 
enfin,  si  la  température  se  refroidit  encore,  un 
manteau. 

Celui-ci  peut  n’être  qu’une  simple  couverture 
cai'rée,  percée  d’un  trou  au  centre  pour  le  pas- 
sage de  la  tête,  c’est  le  puncho  du  Sud-Amérique 
qui  offre  encore  l’avantage  de  servir  comme 
couvre-pieds  au  besoin. 

Le  soleil  est  généralement,  dans  les  pays  tropi- 
caux, un  ennemi  dangereux.  L’insolation  et  l’ac- 
cès pernicieux  qui  en  résulte  à peu  près  à coup  sûr 
sont  à redouter  si  le  crâne,  la  nuque  surtout,  ne 
sont  pas  soigneusement  garantis  par  la  coiffure. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


405 


Iï  y a deux  écoles  : casque  ou  feutre. 

Le  feutre  est  plus  léger,  plus  commode,  plus 
élégant  aussi,  mais  ceci  n’a  qu’une  minime  impor- 
tance. Expérience  faite,  je  le  crois  cependant  in- 
férieur au  casque  comme  protection  ; j’entends  un 
casque  descendant  très  bas,  muni  d’une  large  vi- 
sière et  fait  de  liège  et  non  de  moelle  de  sureau 
qui  se  brise  trop  facilement. 

Il  est  lourd,  il  est  vrai,  mais  c’est  une  question 
d’habitude,  et  cette  habitude,  il  faut  la  prendre 
de  bonne  heure  et  la  conserver  énergiquement. 
Un  seul  instant  d’inattention,  un  rayon  de  soleil 
sur  la  tête,  il  n’en  faut  pas  plus  pour  amener  la 
mort  ou  du  moins  une  très  grave  maladie. 

S’il  est  une  pratique  que  je  réprouve,  c’est  de 
ne  pas  donner  toute  son  attention  à organiser 
son  sommeil. 

Après  l’étape  fatigante,  les  soucis  de  la  journée, 
peut-être  la  veille  une  partie  de  la  nuit,  le  corps 
demande  impérieusement  du  repos. 

S’il  est  nécessaire  de  rester  vingt-quatre,  qua- 
rante-huit heures  sans  sommeil,  faites-le  si  vous 
le  pouvez;  mais  dès  l’instant  que  vous  jugez 
admissible  de  dormir,  tirez-en  pour  votre  corps 
tout  le  bénéfice  possible  et  préparez-le  ainsi  à. 
endurer  les  fatigues  à venir. 

On  construit  des  lits  repliables  qüi  ne  pèsent 
pas  5 kilos  et  dans  lesquels,  avec  un  peu  d’habi- 
tude, on  repose  fort  bien.  Ayez  des  draps,  ne  les 
feriez-vous  qu’en  cette  cotonnade  qui  vous  sert 
d’objet  d’échange,  ayez  un  mince  matelas  de 
toile  rempli  de  crin  que  vous  ficellerez  avec  le  lit 
pour  le  portage,  ayez  surtout  une  excellente  mous- 
tiquaire bien  disposée. 

On  ne  peut  s’imaginer,  sans  l’avoir  vue,  l’abon- 
dance en  Afrique  des  moustiques.  C’est  par  nuages 
qu’ils  s’abattent  dès  la  nuit  tombée  et  c’est  une 
véritable  et  douloureuse  saignée  que  l’on  supporte, 
sans  parler  de  la  théorie  médicale  qui  prétend 
que  quantité  de  germes  de  maladies,  et  notamment 
de  la  fièvre,  sont  inoculés  par  le  dard  de  ce  diptère. 

C’est  donc  avec  de  véritables  ruses  d’Apache 
qu’il  faut  faire  tendre  sur  son  lit  ce  rempart  pro- 
tecteur, s’insinuer  sous  lui  et  en  border  soigneuse- 
ment la  partie  tombante  sous  le  matelas  dont  je 
parlais  et  dont  dès  lors  la  raison  s’explique. 

Ce  n’est  point  d’ailleurs  seulement  contre  le0 
moustiques  que  la  moustiquaire  peut  être  utile. 

J’ai  ouï  raconter  en  Cochinchine  qu’un  colon, 
pour  chercher  le  frais,  avait  fait  établir  son  lit 
enveloppé  d’une  moustiquaire  dans  la  cour  de  sa 
ferme  entourée  d’une  muraille.  Durant  la  nuit  un 
tigre  franchit  ce  mur  au  grand  effroi  du  malheureux 
qui  eut  la  présence  d’esprit  de  ne  pas  bouger. 

La  bête  féroce  alla  d’abord  vers  le  dormeur 
mais,  à l’aspect  de  cette  masse  blanche  qu’agitait 
une  légère  brise,  elle  s’arrêta  étonnée,  puis,  prise 
de  peur,  s’enfuit  comme  elle  était  venue. 

Je  me  garderais  bien  de  garantir  l’authenticité 
de  l’histoire  et  en  tout  cas  je  ne  voudrais  pas 
essayer. 


Mais  en  revanche  je  puis  citer  le  cas  personnel 
d’un  superbe  trigonocéphale  gris,  serpent  de  la 
plus  dangereuse  espèce,  qui  fut  une  fois  mon 
compagnon  nocturne,  lui  sur  le  ciel  de  la  mousti- 
quaire, moi  couché  au-dessous.  Étant  donné  que 
pour  arriver  là  il  avait  dû  se  laisser  tomber  du 
toit  de  la  case,  il  est  fort  probable  que  sans  cet 
obstacle  il  serait  dégringolé  sur  moi,  et  que  j’au- 
rais payé  cher  le  mouvement  involontaire  que 
m'eût  certainement  causé  un  réveil  inopiné. 

Puis  ce  sont  les  maringouins,  les  fourmis  rouges, 
les  manians  (grosses  fourmis  noires),  les  dougou- 
ménés  qui  laissent  une  larve  sous  la  peau,  les 
scorpions,  les  cent-pieds,  quantité  de  petites  mais 
vilaines  bêtes  encore  dont  ce  mince  voile  de 
mousseline  vous  protège  ou  en  tout  cas  qu’il 
vous  empêche  de  craindre,  et  ce  serait  suffisant 
pour  en  chanter  les  louanges. 

(A  suivre.) 

Lieutenant  de  vaisseau  HOURST. 


LA  GRAND’TANTE 

Dans  le  calme  logis  qu’habite  la  grand’tante 
Tout  rappelle  les  jours  défunts  de  l’ancien  temps  : 

La  cour  au  puits  sonore  et  la  vieille  servante. 

Et  les  miroirs  ternis  qui  datent  de  cent  ans. 

Le  salon  a gardé  ses  tentures  de  Flandre, 

Où  nymphes  et  bergers  dansent  au  fond  des  bois; 

Aux  heures  du  soleil  couchant,  on  croit  surprendre 
Dans  leurs  yeux  un  éclair  de  l'amour  d’autrefois. 

Du  coin  sombre  où  sommeille  une  antique  épinette, 
Parfois  un  long  soupir  monte  et  fuit  au  hasard, 

Comme  un  écho  des  jours  où,  pimpante  et  jeunette, 

La  grand’tante  y jouait  Rameau,  Gluck  et  Mozart. 

Un  meuble  en  bois  de  rose  est  au  fond  de  la  chambre. 
Ses  tiroirs  odorants  cachent  plus  d’un  trésor  : 
Bonbonnières,  flacons,  sachets  d’iris  et  d’ambre, 

D’où  le  souffle  d’un  siècle  éteint  s’exhale  encor. 

Un  livre  est  seul  parmi  ces  reliques  fanées, 

Et  sous  le  papier  mince  et  noirci  d’un  feuillet, 

Une  fleur  sèche  y dort  depuis  soixante  années  : 

Le  livre,  c’est  Zaïre,  et  la  fleur,  un  œillet. 

L’été,  près  de  la  vitre,  avec  le  vieux  volume, 

La  grand’tante  se  fait  rouler  dans  son  fauteuil... 

Est-ce  le  clair  soleil  ou  l’air  chaud  qui  rallume 
La  couleur  de  sa  joue  et  l’éclat  de  son  œil  ? 

Elle  penche  son  front  jauni  comme  un  ivoire 

Vers  l’œillet,  qu’elle  a peur  de  briser  dans  ses  doigts 

Un  souvenir  d’amour  chante  dans  sa  mémoire, 

Tandis  que  les  pinsons  gazouillent  sur  les  toits. 

Elle  songe  au  matin  où  la  fleur  fut  posée 
Dans  le  vieux  livre  noir  par  la  main  d’un  ami, 

Et  ses  pleurs  vont  mouiller  ainsi  qu’une  rosée 
La  page  où,  soixante  ans,  l’œillet  rouge  a dormi. 

André  THEURIET. 

L’instruction  sans  éducation  est  un  torrent  sans  digue,  cl 
l’éducation  sans  religion,  un  foyer  sans  feu.  — Augustin 
Gocuin. 

L’émulation,  c’est  le  besoin  de  l’héroïsme  : il  n’y  a que  cela 
pour  les  armées.  — Jules  Claretie. 


40G 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  ROTISSEURS  DE  LESSAY 


Ce  titre  auquel  l’imagination  du  lecteur  pour- 
rait prêter  des  allures  farouches  n’évoque  en  rien 
« les  chauffeurs  » qui,  à la  fin  du  siècle  dernier, 
rôtissaient 
les  pieds  de 
leurs  conci- 
toyens dans 
les  départe- 
ments d u 
Centre. 

Ici  les  vic- 
times garrot- 
tées, cuisant 
devant  un 
feu  ardent,  ce 
sont  des  mou- 
tons entiers, 
d’énormes 
blocs  de  vian- 
de, bœuf  ou 
veau,  que  les 
bouchers  de 
Saint-Lô  ou 
de  Périers  viennent  de  sacrifier,  — souvent  sur 
place,  — pour  nourrir  la  foule  affairée  ou 
curieuse  qui  moutonne  sur  la  lande  de  Lessay. 

La  grande  foire  de  Lessay  — dite  de  la  Sainte- 
Croix  — dont  la  création  remonte  au  xnc  siècle, 
est  une  des  grandes  foires  de  France.  Plus  de 
3 000  chevaux,  2 000  vaches,  moutons  ou  porcs, 
sont  amenés,  et  en  grande  partie  vendus,  sur  ce 
vaste  foirai/  de  plusieurs  milliers  d’hectares. 

C’est  un  spectacle  unique  que  cette  mouvante 
exhibition  si  variée  et  si  pittoresque  : marchands 
affairés,  promeneurs  amusés,  étalagistes  aux 
appels  aimables,  baraques  à parades  bruyantes, 


salons  sur  roues  de  pythonisses  mystérieuses, 
femmes  géantes,  reines  de  beauté,  lutteurs  invain- 
cus, phénomènes  brevetés;  bref  le  monde  des 

forains  est 
au  grand 
complet. 
Mais  ce  n’est 
pas  tout  ce 
qui  constitue 
l’originalité 
de  la  foire 
Sainte 
Crouet , com- 
me disent  les 
manchots. 

Voici  les 
nombreuses 
et  immenses 
tentes  des 
débitants 
pouvant  abri- 
ter chacune 
des  centaines 
de  consommateurs  et  voici  les  rôtisseurs  à 
leurs  pièces. 

Contre  des  levées  de  terre  de  quelques  pieds 
de  haut  brûlent  d’immenses  brasiers  devant 
lesquels  s’étagent  des  broches  que  tourne  pen- 
dant plusieurs  heures,  sans  souffler,  un  mal- 
heureux professionnel.  Le  feu  et  la  fumée  l’aveu- 
glent. et  son  supplice  a inspiré  à un  poète 
local  la  complainte  du  « Tourneur  de  gigot  », 
trop  longue,  hélas  ! pour  que  nous  la  publiions 
en  son  entier,  et  qui  perdrait  si  l’on  n’en  donnait 
que  quelques  vers. 

X... 


L’EVENEMENT 

NOUVELLE 


Il  fait  grand  jour.  A travers  la  dentelle  fine 
brodée  par  le  froid  sur  les  vitres  de  la  fenêtre, 
un  soleil  clair  pénètre  dans  la  chambre  des  en- 
fants. Vania,  un  garçon  de  six  ans  à peu  près, 
avec  des  cheveux  coupés  ras  et  un  nez  pareil  à 
un  bouton,  et  sa  sœur  Nina,  de  deux  ans  plus 
jeune,  trop  petite  pour  son  âge,  grassouillette  et 
frisée,  sont  tous  les  deux  en  train  de  se  réveiller; 
ils  échangent  des  regards  hostiles  à travers  les 
filets  de  leurs  couchettes. 

— Oh,  les  éhontés!  grogne  la  bonne.  Les  au- 
tres ont  déjà  fini  de  déjeuner  et  vous,  vous  ne 
pouvez  pas  arriver  à ouvrir  les  yeux... 

Les  rayons  de  soleil  dansent  gaiement  sur  le 
tapis,  sur  le  mur,  sur  le  tablier  de  la  bonne,  et 
ont  l’air  d’inviter  les  enfants  à jouer  avec  eux. 
Mais  ceux-ci  ne  s’en  aperçoivent  même  pas.  Ils 
se  sont  réveillés  aujourd’hui  de  mauvaise  hu- 
meur. Nina  fait  la  moue  et  se  met  à appeler 
d’une  voix  glapissante  : 


— Du  thé!  Nia-Nia  (lj,  je  veux  du  thé! 

Vania,  lui,  se  renfrogne  et  cherche  un  prétexte 

à hurler  ; déjà  sa  bouche  s’ouvre  et,  les  yeux  à 
demi  fermés,  il  s’apprête  à pousser  un  cri,  mais 
à cet  instant  même  la  voix  de  sa  mère  se  laisse 
entendre  du  salon  : 

— N’oubliez  pas  de  donner  du  lait  à Mimi  ! 
Elle  a maintenant  des  petits! 

Les  physionomies  de  Vania  et  de  Nina  s’allon- 
gent; ils  se  regardent  un  instant  d’un  air  stupé- 
fait... Puis  tous  les  deux  poussent  un  cri,  d’un 
bond  ils  sautent  en  bas  de  leurs  lits,  et  toujoui’S 
en  proférant  des  clameurs  stridentes,  nu-pieds, 
en  chemises  de  nuit,  ils  se  précipitent  vers  la 
cuisine. 

— Mimi  a des  petits!  Mimi  a chienne  ! crient- 
ils  à tue-tête. 

A la  cuisine,  sous  un  banc,  on  voit  une  boîte, 

(1;  C’est  ainsi  qu’on  appelle,  en  Russie,  les  bonnes  d’enfants. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


407 


la  même  qui  sert  à Stépane  pour  apporter  du 
coke  chaque  fois  qu’il  allume  le  feu.  Par-dessus 
les  bords  de  la  boîte  apparaît  la  tête  de  la  chatte  : 
son  petit  museau  gris  exprime  une  fatigue  ex- 
traordinaire, ses  yeux  verts,  aux  prunelles  étroites 
et  noires,  vous  regardent  d’une  manière  languis- 
sante, sentimentale...  En  la  voyant  ainsi,  vous 
vous  dites  que,  pour  être  au  comble  du  bonheur, 
il  ne  manque  à la  chatte  que  la  présence  auprès 
de  la  boîte,  la  présence  du  père  de  ses  enfants,  de 
celui  à qui  elle  s’est  donnée  avec  tant  de  dévoue- 
ment! Elle  a l’air  de  vouloir  miauler,  elle  ouvre 
largement  sa  gueule,  mais  une  espèce  de  râle 
s’échappe  seule  de  sa  gorge...  On  entend  les  petits 
chatons  piauler. 

Les  enfants  s’accroupissent  devant  la  boîte  et 
sans  bouger,  retenant  leur  haleine,  ils  regardent 
la  chatte...  Ils  sont  frappés,  étonnés,  ils  n’enten- 
dent point  la  bonne  qui  est  accourue  et  qui 
gronde.  Les  yeux  des  deux  enfants  s’illuminent 
d'une  joie  sans  mélange. 

Dans  l’éducation  et  dans  la  vie  des  enfants,  les 
animaux  domestiques  jouent  un  rôle  dont  on 
s’aperçoit  peut-être  à peine,  mais  qui  n’en  est 
pas  moins  bienfaisant.  Qui  de  nous  ne  se  souvient 
encore  de  chiens  très  forts  mais  très  généreux, 
de  paresseuses  levrettes,  d’oiseaux  morts  en  cage, 
de  dindons  très  stupides,  mais  excessivement 
fiers,  et  de  ces  pauvres  vieux  chats  qui  nous  par- 
donnaient avec  tant  de  douceur  de  leur  avoir 
marché  sur  la  queue  ou  de  les  avoir  tourmentés 
de  toute  façon  pour  notre  bon  plaisir?  Il  me 
semble  même  parfois  que  la  patience,  la  fidélité, 
cette  faculté  de  pardonner  tout  et  cette  sincérité 
qui  caractérise  nos  animaux  domestiques  exercent 
sur  l’âme  de  l’enfant  une  influence  plus  forte  et 
plus  positive  que  les  longs  sermons  de  quelque 
monsieur  Charles,  à la  face  blême  et  sèche,  ou 
que  la  philosophie  de  la  gouvernante  voulant  à 
tout  prix  faire  comprendre  à ses  élèves  que  l’eau 
est  un  composé  d’oxygène  et  d’hydrogène... 

— Qu'ils  sont  petits  ! dit  Nina  en  faisant  de 
grands  yeux  et  en  riant  tout  haut.  On  dirait  des 
souris. 

— Un,  deux,  trois!...  compte  Vania.  Trois  cha- 
tons ! Un  sera  pour  moi,  l’autre  pour  toi  et  le  troi- 
sième pour  quelque  autre  ! 

— Mrrr...  mrrr...  miaule  l’accouchée,  très 
flattée  de  cette  attention.  — Mrrr... 

Après  avoir  admiré  les  chatons  à leur  aise,  les 
enfants  les  enlèvent  de  dessous  leur  mère  et  se 
mettent  à les  tourmenter  dans  leurs  mains;  puis 
cela  ne  les  satisfaisant  plus,  ils  les  mettent  dans 
leurs  chemises  et  s’en  vont  dans  l’appartement  en 
courant. 

— Maman  ! Mimi  a des  petits  ! crient-ils. 

Leur  mère  se  trouve  justement  au  salon  avec 
un  monsieur  que  les  enfants  ne  connaissent  pas. 
En  voyant  les  enfants  non  débarbouillés,  ni  ha- 
billés, avec  leurs  chemises  retroussées,  elle  se 
sent  gênée  et  prend  une  mine  très  sévère. 


— Voulez-vous  baisser  vos  chemises,  mauvais 
sujets  que  vous  êtes  ! dit-elle.  Allez-vous-en  d’ici 
ou  vous  serez  punis. 

Mais  les  enfants  ne  se  soucient  pas  beaucoup 
des  menaces  de  leur  mère,  ni  de  la  présence  de 
l’étranger.  Us  posent  les  chatons  sur  le  tapis  et  un 
tapage  assourdissant  commence.  La  pauvre  chatte 
désespérée  se  promène  autour  des  enfants  en 
poussant  des  miaulements  plaintifs.  Lorsqu’on 
parvient  à entraîner  les  enfants  dans  leur  cham- 
bre, à les  habiller,  et  qu’on  leur  fait  prendre  leur 
thé  du  matin,  ils  brûlent  de  se  débarrasser  le  plus 
vite  possible  de  toutes  ces  opérations  prosaïques 
et  de  courir  de  nouveau  à la  cuisine. 

Les  petits  chats  éclipsent  tout  le  reste  ; leur  ap- 
parition au  monde  est  la  dernière  nouvelle,  l’inci- 
dent du  jour.  Si  l’on  avait  offert  à Vania  et  à sa 
petite  sœur  pour  chacun  des  chatons  20  kilos  de 
bonbons  ou  un  millier  de  pièces  de  10  copecks, 
ils  auraient  assurément  refusé,  sans  la  moindre 
hésitation.  Jusqu’au  moment  même  du  dîner, 
malgré  les  plus  vives  protestations  de  la  cuisi- 
nière et  de  la  bonne,  ils  restent  à la  cuisine  à se 
démener  avec  les  chatons.  Ils  ont  l’air  très  préoc- 
cupé et  leurs  visages  expriment  un  souci.  Ils  s’in- 
téressent non  seulement  à la  situation  actuelle  des 
petits  chats,  mais  aussi  à leur  avenir.  Aussi  ont- 
ils  fini  par  décider  qu’un  des  chatons  resterait  à 
la  maison  auprès  de  sa  mère  pour  la  consoler  ; 
l’autre  serait  envoyé  à la  campagne  ; quant  au 
troisième,  il  serait  placé  à la  cave  où  il  y avait 
nombre  de  rats. 

— Mais  poulquoi  ne  nous  legaldent-ils  pas? 
demande  Nina  très  étonnée.  Ils  ont  des  yeux 
aveugles,  comme  les  mendiants... 

Vania,  lui  aussi,  s’en  inquiète.  11  essaye  d’ou- 
vrir les  yeux  à un  des  chatons  ; longtemps  il  s’y 
efforce,  le  voilà  déjà  essoufflé,  mais  l’opération  ne 
réussit  point.  Ce  qui  fait  encore  de  la  peine  aux 
enfants,  c’est  que  les  jeunes  chats  se  refusent  abso- 
lument à manger  la  viande  et  le  lait  qu’on  leur  offre. 
Tout  ce  qu’on  leur  met  devant  le  nez  est  systéma- 
tiquement dévoré  par  leur  maman. 

— Nous  allons  construire  des  maisonnettes 
pour  les  petits  chats,  veux-tu  ? propose  Vania. 
Us  habiteront  chacun  chez  soi,  et  Mimi  ira  les 
voir,  pas  ?... 

Des  cartons  à chapeau  sont  placés  dans  trois 
coins  de  la  cuisine.  On  y installe  les  chatons.  Mais 
cette  séparation  des  membres  de  la  famille  se 
trouve  un  peu  prématurée  : la  chatte,  gardant 
toujours  son  expression  sentimentale  et  sup- 
pliante, fait  le  tour  de  toutes  les  maisonnettes 
improvisées,  ramasse  ses  enfants  et  les  porte  un  à 
un  à leur  ancienne  demeure. 

— Mimi  est  bien  leur  mère,  fait  observer  Vania, 
mais  qui  est  leur  père  ? 

— Oui,  qui  est  leur  père  ? répète  Nina. 

— Us  ne  peuvent  cependant  sc  passer  d’un 
père. 

Vania  et  Nina  discutcntlongtempscettequestion 


408 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


et  finalement  leur  choix  tombe  sur  un  grand  cheval 
de  bois  rouge,  sans  queue,  qui  depuis  longtemps 
déjà  traîne  dans  le  cabinet  de  débarras  avec  les 
autres  jouets  abîmés.  On  l’apporte  et  on  le  pose 
à côté  de  la  boîte. 

— Prends  garde  ! lui  enjoint-on.  Reste  là  et  sur- 
veille-les,  qu'ils  se  conduisent  bien. 

Tout  cela  se  fait  et  se  prononce  d’un  air  grave 
et  excessivement  préoccupé.  Un  monde  entier  est 
enfermé  là,  dans  la  boîte,  et  Nina  et  Vania  n’en 
veulent  pas  d’autre.  Leur  joie  est  sans  limites.  Il 
n’en  est  pas  moins  vrai  qu’ils  ont  des  moments 
bien  pénibles  à passer. 

Juste  au  moment  où  l’on  va  dîner,  nous  voyons 
Vania  assis,  dans  le  cabinet  de  son  papa,  et  regar- 
dant le  bureau  d’un  air  rêveur.  A côté  de  la  lampe, 
sur  une  feuille  de  papier  timbré,  un  chaton  se 
démène. 

Vania  suit  ses  mouvements  et  s’amuse  à lui 
chatouiller  le  museau,  tantôt  avec  un  crayon, 
tantôt  avec  une  allumette...  Soudain,  comme  s’il 
était  sorti  de  la  terre,  apparaît  devant  le  bureau 
son  père. 

— Qu’est-ce  que  c’est  que  cela?  dit-il  d’une  voix 
fâchée. 

— C’est...  c’est  un  petit  chat,  papa... 

— Je  te  ferai  voir...  un  petit  chat  ! Regarde  un 
peu  ce  que  tu  as  fait,  petit  nigaud  ! Tu  m’as  abîmé 
tout  mon  papier  ! 

Au  vif  étonnement  de  Vania,  son  père  ne  partage 
point  ses  sympathies  pour  les  chatons  et,  au  lieu 
d’en  être  charmé  et  d’exprimer  son  plaisir,  il  se 
met  à lui  tirer  les  oreilles  en  criant  : 

— Stépane,  emportez-moi  vite  cette  saleté  ! 

Au  dîner,  nouveau  scandale.  A peine  a-t-on 

servi  le  deuxième  plat,  que  tout  le  monde  s’étonne 
d’entendre  un  piaulement.  On  commence  à en 
chercher  la  cause  et  l’on  découvre  un  chaton 
sons  le  tablier  de  Nina. 

— Nina,  veux-tu  bien  quitter  la  table!  gronde 
le  père.  — Et  qu’on  me  jette  tout  de  suite  les  cha- 
tons à l’égout.  Que  je  ne  voie  plus  cette  saleté-là  à 
la  maison. 

Vania  et  Nina  sont  dans  les  transes.  Sans 
compter  que  cette  mort  aux  égouts  leur  semble 
infiniment  cruelle,  cela  menace  d’enlever  à la 
chatte  et  au  cheval  de  bois  leurs  enfants,  de  vider 
la  boîte,  de  détruire  tous  leurs  beaux  projets  de 
l’avenir,  de  ce  bel  avenir,  où  un  des  chats  doit 
consoler  sa  vieille  mère,  l’autre  vivre  à la  cam- 
pagne et  le  troisième  faire  la  chasse  aux  rats  à la 
cave...  Les  enfants  se  mettent  à pleurer  amèrement 
et  à supplier  leur  père  de  faire  grâce  aux  petits 
chats.  Le  père  veut  bien,  mais  à la  condition  que 
les  enfants  ne  mettent  plus  le  pied  à la  cuisine  et 
qu’ils  ne  touchent  plus  jamais  aux  chatons. 

Durant  tout  l’après-dîner,  les  enfants  se  pro- 
mènent dans  les  chambres  d’un  air  languissant. 
La  défense  d’entrer  à la  cuisine  les  a tout  à fait 
abattus.  Ils  refusent  les  gâteaux,  font  des  caprices 
et  disent  des  impertinences  à leur  mère.  Le  soir, 


quand  l’oncle  Pétroucha  (1)  vient,  ils  le  prennent 
à part  et  lui  content  leurs  ennuis  en  accusant 
leur  père  d’avoir  voulu  faire  mourir  les  chatons  à 
l’égout. 

— Écoute,  petit  oncle  Pétroucha,  chéri,  sup- 
plient les  enfants,  veux-tu  bien  dire  à maman  de 
laisser  mettre  les  petits  chats  dans  notre  cham- 
bre ! Dis-le  lui,  petit  oncle  ! 

— Bon, bon...  lâchez-moi  en  attendant,  proteste 
l’oncle  Pétroucha.  C’est  entendu. 

L’oncle  Pétroucha  ne  vient  jamais  seul  : il  est 
généralement  accompagné  de  Néro,  un  grand 
chien  noir  de  race  danoise,  aux  oreilles  pendantes 
et  à la  queue  dure  comme  un  bâton.  Ce  chien  est 
d’un  caractère  taciturne;  il  vous  a toujours  Pair 
sombre  et  plein  de  dignité.  Jamais  il  ne  daigne 
honorer  les  enfants  de  la  moindre  attention  et,  en 
passant  devant  eux,  il  les  frappe  de  sa  queue 
comme  si  c’étaient  des  chaises.  Les  enfants  le  dé- 
testent du  fond  de  leur  petit  cœur  ; néanmoins, 
cette  fois,  des  considérations  d’un  ordre  purement 
pratique  l’emportent  sur  leur  ressentiment. 

— Sais-tu,  Nina  ? dit  Vania  en  faisant  de  grands 
yeux.  Si  c’était  Néro,  leur  père  ? Le  cheval  est 
toujours  mort,  tandis  que  lui  est  vivant  ! 

Toute  la  soirée,  ils  attendent  avec  impatience 
l’instant  où  papa  se  sera  enfin  mis  à sa  partie  de 
cartes  ; alors  on  pourra  se  glisser  à la  cuisine  et 
y introduire  tout  doucement  Néro...  L’heureux 
moment  arrive  enfin. 

— Allons,  viens  ! dit  Vania  tout  bas  à sa  petite 
sœur. 

Mais  en  ce  moment  entre  Stépane,  qui  annonce 
en  montrant  ses  dents  : 

— Madame,  Néro  a mangé  les  petits  chats  ! 

Nina  et  Vania  pâlissent  et  jettent  sur  Stépane 
des  regards  d’épouvante. 

— C’est  la  vérité,  ricane  le  laquais.  — Il  s’est 
approché  comme  ça  de  la  boîte'  et  il  les  a tous 
avalés... 

Les  enfants  sont  persuadés  qu’à  la  maison  tout 
le  monde  va  s’alarmer  et  se  précipiter  sur  ce  scé- 
lérat de  Néro.  Mais  tous  restent  tranquilles  sans 
bouger  de  leur  place  en  se  contentant  d’admirer 
l’appétit  de  l’énorme  bête.  Papa  et  maman  rient... 
Néro,  lui,  se  promène  autour  de  la  table  en  re- 
muant sa  queue  et  en  se  léchant  les  babines  d’un 
air  très  satisfait.  Seule,  Mimi  est  inquiète.  La 
queue  allongée  en  forme  de  bâton,  elle  passe 
d’une  chambre  à l’autre  en  regardant  les  hommes 
d’un  œil  méfiant  et  en  poussant  de  petits  cris 
plaintifs. 

— Les  enfants,  il  est  neuf  heures  passées  ! Il  est 
temps  d’aller  vous  coucher  ! commande  maman. 

Et  Vania  et  Nina  se  couchent.  Ils  pleurent,  et 
longtemps  encore  ils  pensent  à la  pauvre  Mimi, 
à ce  gros  Néro,  si  féroce,  si  impertinent,  qui  n’a 
même  pas  été  puni... 

Anton  TCHEKOV. 

Traduit  du  russe  par  Golschmann  et  Jaubeut. 

(1)  Petit-Pierre. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


409 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Avant  que  Tout  Paris  se  transporte  aux  champs, 
aux  bains  de  mer,  à la  montagne,  coup  sur  coup  lui 
ont  été  offertes,  à l’hôtel  Drouot,  plusieurs  grandes 
collections  de  tableaux  et  d’objets  d’art  dont  la  mise 
aux  enchères  formait,  en  quelque  sorte,  la  clôture  de  la 
saison.  Ce  n’est  pas  à dire  que  « Tout  Paris  » n’achè- 
tera plus  de  bibelots  de  prix.  Sur  les  plages,  comme 
dans  les  plus  riches  ou  les  plus  modestes  villes  d’eaux, 
de  nombreux  marchands  de  curiosités  le  guettent; 
ceux-ci  ont  presque  tous  maison  d’hiver  et  maison 
d’été.  Ils  spéculent  sur  le  désœuvrement  d’une  clien- 
tèle de  passage  et  installent  dans  des  rez-de-chaussée 
de  Trouville  ou  de  Royat  des  trésors  d’orfèvrerie, 
d’ébénisterie,  des  chefs-d’œuvre  de  peinture  et  de 
sculpture  qu’ils  s’efforcent  de  céder  à des  taux 
invraisemblables,  — et  ils  y parviennent,  car  lesheures 
sont  lentes,  dans  ces  paradis  estivaux  à la  mode,  et  la 
station  chez  l’antiquaire  est  de  règle,  entre  deux 
verres  d’eau  absorbés,  pour  tuer  le  temps...  Qu’on  se 
méfie  de  ces  merveilles,  en  général  ; elles  ont  une 
authenticité  souvent  douteuse  et  leur  majoration  de 
prix  équivaut  à celle  que  subissent  la  côtelette  aux 
pommes  et  la  sole  normande... 

Mais,  avant  de  se  disperser  ainsi,  — pour  se  trouver 
réunis,  du  reste,  sans  en  avoir  l’air,  — collectionneurs 
et  marchands  ont  toujours  de  derniers  rendez-vous 
presque  solennels  rue  Drouot,  à l’Hôtel.  Ceux  aux- 
quels nous  venons  d’assister  ont  été  marqués  par  des 
surprises.  Qn  y a vu  un  arrêt  de  l'emballement  des 
acheteurs  français  et  la  démonstration  de  la  fausseté 
de  cette  opinion,  trop  généralisée,  que  l’acquisition 
d’un  tableau  constitue  une  bonne  opération,  presque 
un  « placement  de  père  de  famille  ».  Que  de  gens 
assistent  à ces  ventes  avec  cette  idée  fixe  qu’à  la 
longue  ils  gagneront  de  l’argent  avec  une  toile  dont 
ils  seront  devenus  possesseurs  à grands  débours  ! 
La  valeur  intrinsèque  de  l’objet,  peinture  ou  mar- 
bre, les  préoccupe  souvent  très  peu  ; ils  sont  « ama- 
teurs » comme  ils  sont  rentiers,  et  leur  plaisir  de 
former  une  galerie  se  double  d’une  joie  intense  de 
conclure  une  affaire  qui  sera  plus  tard  avantageuse. 
Maints  exemples,  il  est  vrai,  peuvent  en  être  donnés, 
mais  il  y a fréquemment  aussi  des  mouvements  de 
réaction  ou  d’indifférence  du  public,  qui  déjouent  les 
calculs  trop  optimistes.  Ainsi,  il  y a deux  mois,  on 
constatait  une  plus-value  surprenante — et  un  peu 
imméritée  — de  certains  tableaux  de  l’art  très  mo- 
derne. On  pouvait  citer  le  cas  des  Peupliers  de  Sisley 
qui  sont  assurément  une  très  belle  œuvre,  mais  qui, 
achetés  en  1888  au  prix  de  12  000  francs,  étaient 
vendus,  fin  de  1899,  plus  de  60  000  francs  à M.  de 
Oamondo  ! Et  de  même,  des  Monet,  des  Degas,  des 
Signac,  Pissarro,  etc.,  atteignaient,  en  peu  de  temps, 
une  majoration  aussi  considérable.  Chacun  élait  en 
droit  de  penser  que  la  moindre  esquisse  signée  d’un 
artiste  naguère  refusé  aux  Salons  et  ayant  exposé  aux 
Indépendants,  suivrait  la  même  progression.  11  suffi- 
sait de  fouiller  certains  ateliers  de  bric-à-brac  de 
Montmartre  pour  parer  aux  fluctuations  des  valeurs 
de  bourse. 

Or  voici  que,  cette  quinzaine,  plusieurs  lots  de  ces 
toiles  ont  passé  sous  le  marteau  du  commissaire-pri- 
seur à l’hôtel  Drouot  et  ils  n’ont  pas  du  tout  constitué 


le  « bouquet»  du  feu  d’artifice  de  la  saison  expirante. 
Les  enchères  ont  été  très  moyennes;  elles  se  sont  tenues, 
pour  les  artistes  ci-dessus  nommés,  entre  4000  et 
6000;  quelques-unes,  mais  très  rares,  sont  allées 
jusqu’à  10  000. 

Ce  n’est  pas  un  krach  de  la  peinture  impressionniste  ; 
c’est,  plus  simplement,  une  indication  donnée  au 
public  d’une  appréciation  plus  saine  de  l’exact  prixdes 
collections  qui  lui  sont  offertes  et,  par  suite,  une  invi- 
tation à se  défier  des  emballements  de  la  mode  ou 
des  trucs  des  marchands.  Les  artistes  qui,  toute 
l’année,  peinent  de  1 aube  à la  tombée  de  la  nuit, 
devant  leur  chevalet,  ne  seront  pas  les  derniers  à s'en 
réjouir.  Il  leur  fallait  attendre...  de  la  mort  la  « con- 
sécration monnayée  » de  leurs  efforts,  de  leur  talent, 
— la  faveur  générale  étant  détournée  vers  des  coteries 
montmartroises.  Une  plus  juste  pondération  des  offres 
et  demandes  s’imposait,  — ainsi  qu’une  leçon  aux 
trop  malins  calculateurs.  Les  voilà  données. 

Le  Salon  de  1900  a clos  ses  portes,  avenue  de  Bre- 
teuil,  vers  le  commencement  de  ce  mois.  La  cérémonie 
de  distribution  des  prix  a été,  comme  de  coutume, 
brillante,  c’est-à-dire  que  M.  le  ministre  de  l’instruc- 
tion publique  y a pris  la  parole,  mais  on  senta’t  planer 
une  certaine  tristesse  sur  cette  assemblée.  En  vérité, 
il  ne  devait  pas  en  être  autrement  : les  résultats  finan- 
ciers de  cette  année  ont  été  déplorables  ; on  assure  que 
le  total  des  recettes  n’a  pas  dépassé  150  000  francs, 
alors  qu'il  était  précédemment  de  300  000  francs  en 
moyenne.  On  devine  aisément  lescausesdecette  moins- 
value  : l’éloignement  de  l’avenue  de  Breteuil,  la  con- 
currence de  l’Exposition  universelle,  bien  que  celle-ci 
ne  fût  pas  encore  prête.  La  Société  des  artistes  avait 
trop  à faire  pour  lutter  victorieusement  contre  ces 
éléments  d’insuccès.  Mais  elle  les  connaissait  sans 
doute  à l’avance  et  il  convient  de  la  féliciter  de  pas  s’en 
être  découragée.  C’est  ce  que  M.  le  ministre  de  l’ins- 
truction publique  a eu  le  bon  goût  de  remarquer  dans 
son  discours,  et  les  applaudissements  qui  l’ont  accueilli 
lui  ont  montré  qu’il  a touché  juste.  La  Société  des 
artistes  français  s’honore  grandement  en  poursuivant 
sa  tâche  qui  est  de  mettre  ses  adhérents  en  rapport 
direct  avec  le  grand  public.  Elle  a charge,  certes, 
d’intérêts  matériels  et,  d’ailleurs,  elle  les  gère  de  son 
mieux,  mais  elle  a aussi  une  charge  morale  et  elle 
remplit  son  devoir  en  s’en  acquittant  'e  plus  large- 
ment possible.  Aussi  bien  les  jours  mauvais  sont 
passés,  c’est-à-dire  que  l'an  prochain,  dans  son  local 
définitif  qui  est  le  grand  Palais  des  Champs-Elysées, 
le  Salon  annuel  retrouvera  non  pas  son  éclat  — il  ne 
l a point  entièrement  perdu,  — mais  son  équilibre 
budgétaire. 

Autre  distribution  de  récompenses  à signaler  : 
celles  qui  sont  attribuées  aux  artistes  de  la  Décennale. 
Leurs  noms  ont  paru  dans  tous  les  journaux.  En 
général, le  sentiment  public  s’y  est  montré  favorable: 
les  maîtres  dont  les  noms  sont  en  vedette  et  qui  com- 
posent le  jury,  n’ont  pas  exclusivement  favorisé  des 
camarades  et  on  relève,  parmi  les  noms  des  récom- 
pensés, même  des  plus  importants,  plusieurs  noms  de 
femmes,  ce  qui  montre  que  la  peinture  a cessé  d’être, 
aux  yeux  des  aréopages  officiels,  l’exclusif  domaine 
des  hommes.  On  a observé  aussi  qu’une  part  très 
large  a été  réservée  aux  artistes  étrangers  et,  bien  plus, 
que  quelques-uns  d’entre  eux.  qui  soumettaient  pour 
la  première  fois  leurs  œuvres  au  jugement  des  Pari- 
siens, ont  été  appréciés  comme  il  convenait.  Par 


410 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


■exemple,  le  directeur  de  l’École  nationale  de  Vienne, 
qui  était  presque  ignoré  en  France,  a obtenu  une  des 
premières  médailles  — et  cela  évidemment  sans 
intrigue,  uniquement  parce  que  son  exposition  s’im- 
posait à notre  admiration.  C'est  un  de  ces  témoigna- 
ges d’impartialité  donnés  par  nos  artistes,  dont  nous 
avons  le  droit  d’être  fiers. 

Paul  BLUYSEN. 
tr  - 

Géographie 

En  Chine.  — La  question  d'Orient...  déplacée.  — Les 
sociétés  secrètes. 

Les  feuilles  quotidiennes  nous  renseignent  journel- 
lement sur  la  marche  des  événements  dont  la  Chine 
est  en  ce  moment  le  théâtre.  L’insurrection  semble 
prendre  des  proportions  gigantesques  ; ePe  est  dirigée 
uniquement  contre  les  étrangers  (Européens,  Améri- 
cains ou  Japonais)  qui  se  sont  implantés  de  force 
dans  ce  pays,  accaparant  de  vastes  territoires  et  cher- 
chant à imposer  à un  peuple  qui  ne  vit  que  du  culte 
des  ancêtres,  les  transformations  économiques  toutes 
modernes  (chemins  de  fer,  télégraphe)  dont  il  ne  peut 
saisir  ni  les  bénéfices  ni  la  portée. 

Nous  ne  pouvons,  dans  un  cadre  si  restreint,  nous 
étendre  longuement  sur  les  causes  et  les  consé- 
quences de  l’immixtion  européenne  dans  les  affaires 
intérieures  de  l’empire  du  Milieu.  A part  quelques 
tentatives  des  missionnaires  établis  en  Chine  dans 
un  but  philanthropique  et  spirituel,  l’intervention 
des  puissances  européennes  en  Chine  était  toujours 
guidée  par  des  raisons  matérielles  et  en  vue  de 
jouissances,  souvent  au  profit  exclusif  de  la(  nation 
qui  cherchait  à imposer  son  autorité  à la  population 
céleste.  La  guerre  de  l'opium,  de  l’année  1840,  première 
grande  manifestation  de  l’intervention  étrangère  en 
Chine,  n’avait  assurément  aucune  prétention  à une 
œuvre  humanitaire.  Le  plus  récent  partage  de  diffé- 
rents territoires  de  la  Chine,  à la  suite  de  la  guerre 
sino-japonaise,  n’avait  également  d’autre  but  que  de 
fortifier  la  position  des  différentes  puissances  sur  le 
bord  oriental  du  continent  asiatique. 

Un  réveil  se  serait-il  opéré  dans  l’esprit  du  peuple 
chinois  à la  vue  de  cette  invasion  ? On  attribue  ce 
mouvement  de  révolte  contre  l’ingérence  étrangère  à 
l’une  des  nombreuses  sectes  politico-religieuses  qui 
pullulent  dans  l’empire  chinois  comme  dans  tous  les 
États  autocratiques  ou  à civilisation  arriérée.  U est  un 
effet  constant  que  le  nombre  d’associations  secrètes 
ou  illicites  croit  en  raison  inverse  des  franchises  dont 
jouit  un  peuple.  Nous  en  avons  eu  et  avons  encore 
des  exemples  en  Europe  même.  En  Chi,ne,  où  la  popu- 
lation est  loin  d’être  homogène,  le  développement  des 
associations  secrètes  a atteint  des  proportions  incon- 
nues dans  les  autres  pays.  Nous  devons  signaler  à cet 
égard  une  étude  parue  en  1888  et  due  à l’un  de  nos 
sinologues  les  plus  distingués-,  M.  H.  Cordier. 

Ces  sociétés  portent  des  noms  les  plus  divers, 
nous  pourrions  ajouter  les  plus  bizarres,  et  revêtent 
des  caractères  de  tout  ordre.  Elles  sont  militaires, 
religieuses,  commerciales,  politiques.  Les  plus  impor- 
tantes sont  révolutionnaires.  Il  y en  a d’excentriques, 
comme  celle  des  boxeurs,  qui  paraît  être  l’instigatrice 
du  mouvement  actuel  contre  les  étrangers.  Une 
société  qui  porte  le  nom  pittoresque  A'Orchidée  d'or 


comprend  les  tilles  qui  ont  juré  de  ne  passe  marier 
ou  de  quitte]'  leurs  maris  quand  elles  les  auront 
épousés.  Parmi  les  associations  purement  politiques, 
celle  du  Nénuphar  blanc  aurait  plus  de  sept  cents 
ans  d’existence.  Elle  a fait  surtout  parler  d’elle 
dans  les  premières  années  du  xixe  siècle  ; ses 
adeptes  ont  même  réussi  à occuper  un  moment  le 
palais  impérial  à Pékin  (juillet  1813).  Une  autre  asso- 
ciation politique,  la  [dus  puissante  peut-être,  est  celle 
des  Triades,  ou  du  Ciel,  de  la  Terre  et  de  l’Homme,  et 
qui  a pour  objet  le  renversement  de  la  dynastie 
régnante  actuelle.  Elle  puise  ses  idées  symboliques  et 
sa  tradition  dans  l’ancienne  philosophie  chinoise.  Son 
origine  remonterait  à laseconde  moitié  du  xvme  siècle. 
Fortement  constituée,  elle  a bravé  jusqu’à  présent  tous 
les  édits  impériaux  et  les  persécutions  des  gouver- 
neurs. C’est,  d’ailleurs,  le  sort  de  toutes  les  autres 
sociétésdites  secrètes,  dont  l’existence  n’est  un  mystère 
pour  personne  et  contre  l’organisation  desquelles 
viennent  se  briser  tous  les  règlements  de  l’autorité  gou- 
vernementale. Quelques-unes  semblent,  au  contraire, 
jouir  d’impunités  particulières,  sinon  de  l’encoura- 
gement officiel,  comme  celle  des  boxeurs  ou  hommes  à 
coups  de  poing,  dont  on  s’occupe  tant  à l’heure  actuelle. 

L’intervention  armée  des  puissances  aura  pour 
résultat  probable  l’aliénation  de  nouvelles  portions 
de  terre  au  profit  des  Européens.  Certains  esprits 
redoutaient  le  péril  jaune  ou  l’envahissement  de 
l’Europe  par  les  Chinois.  Il  nous  semble  que  c’est 
précisément  le  contraire  que  nous  prépare  l’aurore  du 
xxe  siècle.  Il  ne  serait  par  téméraire  de  prévoir,  dans 
un  avenir  très  prochain,  les  puissances  européennes 
(ou  les  peuples  blancs,  pour  être  plus  précis)  occuper 
toute  la  côte  orientale  de  la  Chine.  Il  est  possible 
même  que  le  génie  européen  tentera  de  pénétrer  à 
l’intérieur  du  pays.  La  Chine,  comme  la  Turquie, 
devra  alors  son  existence  à Ta  rivalité  des  peuples 
d’Europe. 

Ce  sera  alors  1 e péril  blanc,  et  non  le  moindre  pour 
l’humanité. 

P.  LEMOSOF. 

théâtre 

LA  MUSIQUE 

Opéra-Comique. 

Iphigénie  en  Tauride,  tragédie  lyrique  en  quatre 
actes,  paroles  de  GuUlard,  musique  de  Gluck. 

Après  le  théâtre  lyrique,  voici  que  maintenan 
l’Opéra-Comique  nous  donne  Ylphigènie  en  Tauride. 
Et  l’Opéra-Comique  a raison,  car  on  ne  saurait  trop 
faire  entendre  au  public  les  cbefs-d’œuvre  de  ce 
maître,  qui,  à l’encontre  de  bien  d’autres  moins  mé- 
ritants, ne  dut  ses  succès  qu’à  la  sincérité  de  l’expres- 
sion, à la  puissance  du  sentiment  dramatique,  à 
l’essor  du  génie  dans  sa  grandiose  et  souveraine  sim- 
plicité. 

Nous  n’avons  pas  à nous  étendre  ici  sur  une  œuvre 
universellement  connue  ; bornons-nous  à dire  sim- 
plement qu’elle  a reçu  le  même  accueil  à la  salle 
Favart  qu’à  la  Pœnaissance.  Et  comment,  en  effet,  ne 
pas  s’extasier  devant  ces  récits  à l’allure  tantôt 
tendre,  tantôt  passionnée,  toujours  sincère  ; devant 
ces  chœurs  si  purs  de  lignes  et  si  émouvants  en  leur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


411 


poignante  vérité,  comme  aussi  devant  ces  cantilènes 
où  les  personnages  de  l’œuvre  s’expriment  de  si  natu- 
relle et  si  noble  façon? 

Écrire  simplement,  avec  toute  son  âme,  et  non  pas 
à grand  renfort  de  ces  suites  harmoniques  obscures 
dont  le  compositeur  lui-même  ne  sort  qu’à  l’aide 
d’effets  inattendus  et  déconcertants,  n’est-ce  pas  là  le 
sûr  moyen  d’arriver  au  succès,  non  pas  à ce  succès 
d’un  jour  obtenu  souvent  par  surprise,  mais  à la  vic- 
toire suprême,  à celle  dont  le  temps  lui-même  ne 
saurait  flétrir  les  lauriers?  Et  puisque  le  drame 
lyrique  est  de  mode,  où  peut-on  trouver  de  meilleur 
modèle  que  le  drame  lyrique  tel  que  Gluck  l’a  conçu 
et  exécuté? 

MM.  Milliaud  et  M.  A.  Carré  ont  donc  sagement 
agi  en  remettant  à la  scène  l 'Iphigénie  en  Tauride. 
De  ce  concours,  dont  les  résultats,  bien  que  différents 
au  point  de  vue  de  là  mise  en  scène  et  de  l’interpré- 
tation, ont  donné  un  superbe  ex-æquo  pour  les  deux 
théâtres,  est  sortie  une  manifestation  artistique  dont 
les  salutaires  effets  ne  tarderont  pas,  espérons-le,  à 
se  faire  sentir  chez  nos  jeunes  compositeurs  guidés 
trop  souvent  par  la  science  et  pas  assez  par  l’inspi- 
ration. 

Il  serait  très  intéressant  maintenant  d’entendre 
{'Iphigénie  en  Tauride  à l’Opéra.  Nous  comptons  bien 
que  M.  Gailhard  ne  tardera  pas  à descendre  à son 
tour  dans  la  lice;  l’impérissable  génie  de  Gluck 
mérite  bien  cet  hommage  de  plus. 


Reprise  du  « Cid  » à l’Académie  nationale  de  mu- 
sique. 


Le  Cid  de  Massenet  a retrouvé  à l’Opéra  son  succès 
d'antan.  On  a revu  avec  infiniment  de  plaisir  ce 
superbe  drame  lyrique,  l’un  des  meilleurs  du  maître 
qui  a si  bien  su  mêler  le  charme  enveloppant  de  sa 
musique  au  souffle  puissant  de  l’épopée  cornélienne. 

On  ne  se  lassera  jamais  d’en  applaudir  les  chœurs 
guerriers  et  les  émouvants  passages  tels  que  V Alléluia 
d'amour-,  Pleurez,  mes  yeux,...  etc.,  comme  aussi  le 
ballet,  au  tour  si  pittoresque  et  si  original. 

L’interprétation  est  de  premier  ordre  : qu’il  nous 
suffise  de  citer  les  noms  de  MM.  Alvarez,  Delmas, 
Fournets  et  de  Mmes  Ackté  et  Bosman. 

Nous  reverrons  prochainement  sur  cette  même 
scène  la  Cloche  du  Rhin,  de  M.  Samuel  Rousseau, 
dont  nous  avons  eu  l’occasion  de  faire  l’éloge  lors  de 
sa  première  représentation.  C’est  fort  bien,  et  nous 
ne  pouvons  qu’applaudir  à cette  opportune  décision  ; 
mais  pourquoi  ne  pas  nous  redonner  aussi  la  Burgonde 
de  M.  Paul  Vidal? 

Em.  fouquet. 


*e> 


L E GANT 

Un  acte  en  prose 


PERSONNAGES 

ELLE  (20  ans).  ( LUI  (32  ans). 

( A l’uris,  de  nos  jours.) 

...  La  scène  représente  un  petit  salon  coquettement  meublé. 
Au  lever  du  rideau,  Monsieur,  assis  à une  table,  a les  yeux 


fixés  sur  un  livre;  — Madame,  assise  en  face  de  lui,  parcourt 
un  journal  de  modes. 

Un  temps 


Lui.  — [Il  tousse  plusieurs  fois.)  Hum  !...  Hum!... 

Hum  !...  Hum  ! ! !... 

Elle.  — ( Relevant  le  front),  Vous  dites  ? 

Lui.  — Rien,  mon  amie je  tousse!  Hum  !... 

Hum  !... 

Elle.  — Je  le  -vois  bien  !... 

Lui.  — Alors, pourquoi  me  demandez-vous  ce 

que  je  dis  ? 

Elle.  — Pour  rien!  — Parce  que  cela  me  plaît... 
pour  causer!... 

Lui.  — C’est  différent  !...  à voire  aise  !...  (A  part,  à 
mi-voix.)  Drôle  de  petite  femme!... 

Elle.  — Oh!  j’ai  entendu  cette  fois  : vous  avez  dit... 

Lui.  — J’ai  dit  : drôle  de  petite  femme  !...  ce  n’est 
pas  bien  grave,  n’est-ce  pas? 

Elle.  — Certes  non.  D’ailleurs,  vous  êtes  incapable 
de  dire  quelque  chose  de  grave,  vous!... 

Lui.  — Moi,  pourquoi? 

Elle.  — Vous  êtes  en  bois. 

Lui.  — En  bois? 

Elle.  — Oui,  en  bois!...  Et  en  bois  dur  encore,  en 
bois  cuit,  en  bois  biscuit  ! ! — Rien  ne  vous  émeut  ; — 
ou,  du  moins,  rien  ne  semble  vous  émouvoir!... 
Vous  êtes  toujours  calme,  toujours  froid...  Cris, 
colères,  menaces,  rien  n’y  fait!...  Mais  remuez-vous 
donc,  fâchez-vous  un  peu!  — Faites  la  grosse  voix, 
cela  m’amusera  ! 

Lui.  — ...  Allons!  Allons!...  Vraiment,  je  ne  vous 
comprends  pas  ! Dites,  qu’avez-vous  ? 

(Il  s'assied  auprès  d'elle  ou  se  tient  debout,  accoudé  au 

dos  de  lachaise  dans  laquelle  elle  est  assise.) 

Un  temps 

Elle.  — J’ai  besoin  qu’on  me  batte,  là!  Y êtes-vous 
maintenant? 

Lui.  — Je  croyais  pourtant  tout  remis  entre  nous. 
Le  petit  mot  du  dîner  est  oublié,  voyons?  Vous  êtes 
femme  d’esprit  et  vous  comprenez  qu’il  m’était  impos- 
sible de  laisser  le  tort  à l’un  de  nos  convives... 

Elle.  — Mais  puisqu’il  avait  tort! 

Lui.  — C’est  justement  à cause  de  cela! 

Elle.  — Ah  bah  ! 

Lui.  — Mon  Dieu,  oui!  — Cela  vous  étonne?  Et 
pourtant,  rien  de  plus  simple.  Dans  la  vie  sociale,  il 
y a bien  des  choses  qui  étonnent  ainsi,  allez  ! 

Elle.  — Ça  c’est  vrai  !...  H y a d’abord...  vous  ! 

Lui.  — Vous  n’êtes  pas  aimable!... 

Elle.  — Je  dis  ce  que  je  pense  ! 

Lui.  — Alors  vous  êtes  charmante  !... 

Elle.  — Moquez-vous,  maintenant...  ce  sera  com- 
plet!... Et  dire  que  tous  les  jours,  ma  mère  s’applaudit 
de  notre  union  ! — « Vois-tu,  ma  tille,  me  dit-elle,  je 
suis  heureuse  du  choix  que  lu  as  fait.  — Quel  brave 
garçon!  Quel  charmant  mari  ! ! Quel  bon  cœur  ! ! ! » 

Lui.  — Votre  mère  est  une  excellente  femme  et  que 
j’estime  beaucoup. 

Elle.  — C’est  logique  ; elle  dit  du  bien  de  vous! 

Lui.  — Oh!  sans  cela!  — C’est  une  femme  de  goût, 
intelligente  et  de  compagnie  fort  agréable... 

Elle.  — Un  gendre  admirant  sa  belle-mère!  voyez  • 
ce  tableau  curieux  !... 

Lui.  — N’oubliez  pas  que  c’esl  de  votre  mère  dont 


412 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nous  parlons!...  Et  puis,  je  trouve  stupide  cette  façon 
de  toujours  dauber  et  à tout  propos,  sur  les  belles- 
mères.  C’est  une  mode,  je  le  sais,  mais  c’est  une 
mode  dangereuse  et  sans  but  précis  (comme  toutes 
les  modes  d’ailleurs). 

Elle.  — Même  celle  des  chapeaux?... 

Lui.  — Oh  ! surtout  celle-là  ! car  elle  est  coûteuse... 
pour  les  maris... 

Elle.  — Vous  ne  vous  en  plaignez  pas,  je  suppose? 

Lui.  — Certes  non!  — d’autant  plus  que  tous  ceux 
que  vous  avez  vous  vont  à ravir!...  — Je  parle  seule- 
ment des  belles-mères.  Tenez,  si  vous  aviez  connu  la 
vôtre... 

Elle.  — Votre  mère? 

Lui.  — Oui,  ma  mère  ; elle  vous  aurait  adorée  : 
c’était  un  excellent  cœur.... 

Elle.  — Oh!  pour  le  cœur,  j’en  suis  sûre!  Ils  ont  le 
monopole  du  cœur5 dans  votre  famille  ! 

Lui.  — C’est  déjà  quelque  chose... 

Elle.  — Certes,  cela  vaut  mieux  que  celui  des 
allumettes;  en  tout  cas,  cela  s’enflamme  plus  vite!... 

Lui.  — Vous  êtes  spirituelle,  ce  soir! 

Elle.  — Ce  soir?.,  par  exception,  peut-être? 

Lui.  — Pardon!...  Vous  l’êtes  tous  les  jours...  et 
toujours!  — Au  fait,  je  suis  ridicule,  je  l’avoue,  de 
parler  de  votre  mère,  de  la  mienne,  en  termes  aussi 
sentencieux.  Laissons  ces  bonnes  dames  en  paix.  — 
D’ailleurs,  ma  mère  dort  pour  jamais  dans  la  tranquil- 
lité éternelle,  et... 

Elle  [V  interrompant).  — Etcroyez-vousqu’onydorme 
si  bien  que  cela  ? 

Lui.  — Vous  raillez...  vilaine  ! 

Elle.  — Non  ! mais  vous  parlez  de  ces  choses 
comme  si  vous  les  connaissiez  ! Avez-vous  jamais  été 
voir  là-haut  ce  qui  s’y  passe? 

Lui.  — Certes  non...  et  cela  pour  deux  raisons  : 
d’abord,  parce  que  c’est  impossible... 

Elle.  — Ça,  c’est  la  bonne  ; voyons  la  mauvaise  !.. 
Et  ensuite?... 

Lui.  — Ensuite  parce  que  je  comprends  déjà  si  diffi- 
cilement ce  qui  se  passe  en  bas  que  je  me  demande 
si... 

Elle  ( l'interrompant ).  — Inutile!...  Ne  vous  demandez 
rien!...  J’ai  saisi!  — Vous  ne  comprenez  pas  facile- 
ment ce  qui  se  passe  en  bas!...  ça  c’est  pour  moi! 

Lui.  — Mon  Dieu,...  oui  !...  Je  suis  las  à la  fin,  mon 
amie,  de  vos  boutades  capricieuses.  — J’apporte, 
dans  mes  rapports,  une  souplesse  de  caractère  et  une 
aménité  incessantes.  — Je  suis  soumis  à vos  désirs, 
autant  qu’il  se  peut. 

Elle.  — Pas  trop... 

Lui.  — Si...  peut-être!  — Et  ma  récompense  la 
voilà  : vous  êtes  acerbe,  mordante,  d’humeur  inégale, 
agacée...  et... 

Elle.  — Et  agaçante!  Allez!  Dites-le  ! Ne  vous 
gênez  pas.  — Courez  ! courez  ! vous  êtes  adorable 
quand  vous  vous  emballez!  Criez  ! mais  criez  donc  !... 
Enfin  on  va  pouvoir  s’amuser!... 

Lui.  — Quelle  enfant! 

Elle.  — Donc,  je  suis  acerbe,  mordante,  d’humeur 
inégale,  agacée  et...  agaçante...  Et  quoi  encore? 

Lui  ( énergiquement  comique ).  — ...  Et  insuppor- 
table!... Voilà  ! !... 

Elle.  — Ah!  Je  suis  insupportable!..  Eh  bien!... 
' mon  cher,  apprenez  que  c’est  vous  qui  avez  commen- 
cé!— J’étais  sortie  de  table,  en  d’excellentes  dispo- 
sitions... 


Lui.  — Oui...  en  colère...  furieuse!  ! 

Elle.  — En  d’excellentes  dispositions  quand  même  : 
nous  descendons  : vous  ne  dites  pas  un  mot  dans 
l’escalier...  — Vous  faites  avancer  le  coupé,  afin  d’aller 
voir  un  instant  votre  tante  qui  aime  qu’on  aille  la 
déranger  à l' improviste.  — Messieurs  vos  amis,  eux, 
nos  convives,  étaient  partis  au  théâtre,  aussitôt  le 
diner  achevé 

Lui.  — - Mais,  c’était  là  une  chose  convenue;  ces 
Messieurs  ont  été  fort  corrects!... 

Elle.  — Oui,  fort  corrects,  tout  à fait  corrects  : 
tous  vos  amis  sont  corrects,  c’est  entendu.  — Enfin, 
nous  y partons  chez  votre  tante  :...  nous  y arrivons... 
elle  n’y  était  pas!...  {A  part.)  Heureusement!... 

Lui.  — Ce  n’est  pas  ma  faute,  cependant... 

Elle.  — Je  vous  l’accorde.  — Mais,  ce  départ  de  la 
maison!  Vous  n’avez  pas  idée  de  votre  mine!  — Et 
ce  ton  avec  lequel  vous  avez  donné  l’adresse  au 
cocher!...  ( l'imitant ) « Madame  Bellac,  12,  rue  Mon- 
ceau ».  — Oh!  ce  ton  sec!  ce  ton  de  grand  seigneur! 
— Vous  qui  avez  toujours  peur  de  parler  au  cocher  — 
et  qui  rougissez  en  commandant  les  domestiques!... 
Je  me  suis  dit  de  suite  : cela  n’ira  pas  !...  — Tenons- 
nous  surmos  gardes!  ! Et  je  m’y  suis  tenue,  voilà  !... 

Lui  [l'imitant).  — Dites  que  vous  avez  boudé, 

voilà  !... 

Elle.  — Doudé  ! j’ai  boudé,  moi  ! 

Lui.  — Mon  Dieu,  oui  ! 

Elle.  — Je  suis  restée  digne,  et  c’est  tout!  seule- 
ment, comme  je  suis  une  bonne  petite  femme,  comme 
j’ai  un  bon  petit  cœur,  je  suis  revenue  la  première... 

Lui.  — Oh  !... 

Elle.  — Il  n’y  a pas  de  oh!  — J’ai  dit  : (Mon  Dieu, 
qu’ai-je  dit!  je  ne  me  le  rappelle  plus!)...  Enfin,  ce 
devait  être  très  bien,  car  vous  avez  souri...  et  quand 
vous  souriez,  vous!!... 

Lui  ( très  calme).  — Vous  avez  dit  : « Mon  ami,  vou- 
driez-vous boutonner  mon  gant,  je  vous  prie?»  — 
Et  j’ai  boutonné  votre  gant,  mais  en  souriant  c’est 
vrai... 

Elle.  — Oh!  en  me  narguant!... 

Lui.  — Non,  en  souriant.  Je  pensais  : Voilà  une 
petite  femme  qui  boude  son  mari  parce  qu’elle  ne 
veut  pas  comprendre  que  l’on  doit  se  plier  à certaines 
exigences,  telles  que  de  donner  raison  à son  hôte 
quand  il  a tort. 

Elle.  — ...  Et  qu’il  ne  le  reconnaît  pas  discrète- 
ment... cela  recommence!  11  vaut  peut-être  mieux 
donner  tort  à sa  femme  quand  elle  a raison? 

Lui.  — Mais  vous  tournez  la  question  ! 

Elle.  — Je  ne  la  tourne  pas!  Je  la  pose...  [Dramati- 
quement). Je  pose  la  question  de  confiance  ! 

Lui.  — Je  n’y  réponds  pas,  c’est  plus  sûr. 

Elle.  - — ...  En  effet!...  Et  dans  la  voiture,  que 
pensiez-vous  de  cette  petite  femme  boudeuse? 

Lui  [sur  un  ton  moitié  triste,  moitié  câlin).  — - Je 
pensais  que  cette  petite  femme-là,  vaincue  par  la  dou- 
leur, les  doigts  trop  faibles  pour  boutonner  son  gant 
neuf,  avait  prié  son  mari  de  l’aider,  parce  que  le  mal 
physique  avait  eu  raison  de  sa  volonté  tenace...  Je  pen- 
sais que  son  cœur  n’était  pour  rien  dans  cette  brusque 
détente  du  bras  si  gentiment  offert...  et  que  ce  n’était 
pas  par  amitié,  par  bonté  d’âme  qu’elle  avait  daigné 
causer  la  première...  Non!  la  douleur  de  ses  doigts  et 
l’impossibilité  de  résister  plus  longtemps  à cette  dou- 
leur, avaient  seules  forcé  son  petit  orgueil  à s’avouer 
vaincu  !...  Mais  c’était  tout,  et  il  n’y  avait  pas  eu  là  le 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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moindre  sentiment  charitable.,,  la  moindre  impulsion 
charmante  du  cœur!  Voilà  ce  que  je  pensais  : me 
suis-je  trompé?  Était-il  vrai?... 

Elle  (rêveuse).  ■ — Peut-être  !... 

Lui  (véhément).  — Ah!  chère  amie  ! le  mal  physique. 
voyez-vous,  mais  c’est  par  là  que  Dieu  nous  tient  et 
qu’il  nous  brise!  Un  rien  nous  meurtrit!...  Un  rien 
nous  accable!...  Un  rien  nous  tue!...  Et  nos  volontés, 
nos  sciences,  nos  désirs,  nos  rêves,  tout  cela  tombe 
d’un  coup  devant  cette  infime  chiquenaude  : la 
migraine  ! ! 

Elle.  — Voilà  un  mari  gai!  Oh!  si  ma  mère  vous 
écoutait,  monsieur  mon  époux,  elle  me  ferait  un  dis- 
cours... un  discours  que  défunte  la  vôtre  n’entendrait 
pas,  hélas!!...  mais  qui  serait  fort  beau  tout  de 
même  ! ! !... 

Lui.  — Petite  rieuse  !... 

Elle.  — Eh  bien  ! vous  avez  eu  raison!  C’est  vrai, 
le  mal  physique  m’a  anéantie  cette  fois...  Mais  avouez 
que  ces  maudits  gants  avaient  des  boutons  trop  gros 
pour  leurs  boutonnières!...  car  sans  cela!... 

Lui.  — Sans  cela!  — comme  vous  avez,  malgré 
tout,  ma  chère  petite  femme,  un  délicieux  esprit,  vous 
seriez  revenue,  je  le  sais,  un  peu  plus  lentement,  peut- 
être,  mais  sûrement... 

Elle.  — C’est  vrai  ! D’ailleurs,  depuis  que  vous 
m’avez  fait  toutes  ces  grandes  tirades  et  dit  toutes  ces 
belles  choses  !... 

Lui.  — Quelles  tirades?  Grand  Dieu!  quelles  belles 
choses  ? 

Elle.  — Eh  oui  ! La  chiquenaude  ! — la  migraine  !... 
Dieu  qui  nous  tient...  Et  puis  de  la  philosophie  ! et  de 
la  morale  aussi!  Enfin,  que  sais-je,  moi?... 

Lui.  — Eh  bien?... 

Elle.  — Alors,  j’ai  trouvé  un  moyen  de  vaincre 
tout  cela,  oh!  mais  un  moyen  simple,  charmant  et 
infaillible  ! 

Lui.  -—Ah!  vraiment?...  — Et  c’est?... 

Elle.  — C’est  de  s’aimer,  mon  ami,  de  s’aimer  folle- 
ment, éperdument;  — d’oublier,  par  l’amour,  les 
migraines  futures,  et  les  chiquenaudes  qui  nous  pous- 
seront dans  l’éternité...  C’est  aussi  de  tout  se  dire, 
les  bonnes  pensées  comme  les  mauvaises;  — de  ne 
jamais  sembler  indifférent  l’un  à l’autre.  — Plus  de 
bouderies,  plus  de  froideur  ! Et  si  tu  es  fâché,  tant  pis  ! 
Bats-moi  si  tu  veux,  ça  m’est  égal...  pourvu  que,  tu 
me  touches  !...  Est-ce  dit? 

Lui  (étendant  le  bras  en  souriant).  — C’est  juré  !... 
Alors,  vous  ne  rirez  plus  de  mon  ton  sec  et  de  mes  airs 
de  grand  seigneur  quand  je  donnerai  mes  ordres  au 
cocher?... 

Elle.  — Non,  mon  chéri.  Ordonnez-lui  tout  ce  que 
vous  voudrez,  — tout  ce  que  tu  voudras  ! — Nous 
allons  être  fous!  êtres  jeunes!  nous  adorer!  nous  le 
dire  ! nous  le  répéter  cent  fois  sur  tous  les  tons! 

Ah  ! la  famille  des  excellents  cœurs,  — le  monopole 
des  tendresses,  — attendez  un  peu  ! Je  vais  faire  sauter 
tout  cela  moi  !...  Et  nous  allons  oublier,  à nous  deux, 
le  monde  et  ses  mesquineries... 

Lui.  — Oh!  ses  mesquineries.,  c’est  dur... 
Voyons!...  Voyons!... 

Elle.  — Oui,  ses  mesquineries  et  ses  mensonges! 
Et  nous  allons  également  oublier  à nous  deux,  mon- 
sieur mon  mari,  les  convives  qui  ont  raison  quand 
ils  ont  tort,  et  les  femmes  qui  ont  tort  quand  elles 
ont  raison!  — Dieu!  que  cela  va  nous  sembler  déli- 
cieux ! ! 


Lui.  — Certes  oui  !...  C’est  presque  vrai  ! Et  quoique 
taquine  encore...  tu  es,  ce  soir,  délicieusement 
exquise  ! 

Elle.  — Eh  bien!  je  ne  taquinerai  plus  !...  je  le  jure  ! 
mais  à une  condition!  à une  toute  petite  condition! 

Lui.  — Laquelle? 

Elle  (câline).  — Voilà  : ce  soir,  Hortense,  la  femme 
de  chambre  est  couchée,  vous  le  savez  (puisque,  dans 
ma  colère,  je  l’y  ai  envoyée  tout  à l’heure).  Par  con- 
séquent... 

Lui  (souriant).  — Par  conséquent? 

Elle.  — Elle  ne  pourra  pas  m’aider  à ma  toilette. 
Et  j’ai  mes  bottines... 

Lui.  — - Tes  bottines? 

Elle.  — Oui!...  Et  elles  ont  des  boutons,  mes 
bottines  !... 

Lui  (à  part).  — Chère  petite  ! (A  elle.)  Parfaitement! 
Eh  bien  ? 

Elle.  — .le  ne  pourrai  jamais  les  quitter  moi- 
même...  à cause  de  mes  doigts  trop  faibles...  de  la 
douleur  physique...  et  de  la  vengeance  de  Dieu!... 
Alors,  si  vous  vouliez  ? 

Lui  (la  prenant  dans  ses  bras).  — Comment,  ma 
chérie  ! si  je  veux  ! 

Ils  quittent  lentement  la  scène,  et  l'on  entend,  dans 

l'éloignement  : 

Elle.  — Alors,  nous  ne  bouderons  plus  jamais  ? 

Lui.  — Plus  jamais  ! 

Rideau. 

L.-G.  TORAUDE. 

LA  GUERRE 

DU  TRANSVAAL 

Depuis  l’occupation  de  Prétoria  par  lord  Roberts, 
les  journaux  anglais,  prenant  leurs  désirs  pour  la 
réalité,  ne  cessent  de  répéter  que  la  guerre  est  virtuel- 
lement terminée. 

Ce  n’est  pas  l’avis  des  présidents  Kruger  et  Steinj, 
du  généralissime  Louis  Bolha  ni  du  général  De  àVet 
qui,  avec  une  admirable  énergie,  harcèlent  l’envahis- 
seur de  toutes  parts  et  lui  infligent  presque  chaque 
jour  de  sanglantes  surprises  peu  flatteuses  pour 
l’amour-propre  britannique. 

Sans  doute,  les  généraux  Buller  et  Methuen  lancent 
quotidiennement  à travers  les  mers  de  pompeux  bul- 
letins de  victoire.  Les  pauvres  commandos  qui  osent 
se  trouver  sur  leur  passage  sont  aussitôt  réduits  en 
poussière,  dispersés  à tous  les  vents.  Et  le  lendemain 
de  nouvelles  dépêches  nous  apprennent  que  les  Boers 
sortent  de  tous  les  buissons,  surgissent  au  milieu  des 
broussailles,  se  ruant  à l’improviste  sur  des  bataillons 
de  yeomanry  qui  se  rendent  bravement.  Lord  Me- 
thuen, agacé,  monte  alors  à cheval,  pousse,  en  tacti- 
cien consommé,  son  infanterie,  sa  cavalerie  et  ses 
formidables  batteries  sur  l’ennemi  qui  vient  de  sur- 
prendre si  audacieusement  ses  bataillons  isolés  et,  ne 
trouvant  plus  personne  devant  lui,  télégraphie  triom- 
phalement qu’il  a remporté  une  victoire  complète. 

Quelques  journaux  d’Outrc-Manche,  la  Westminster 
Gazette,  entre  autres,  commencent  à trouver  cette 
hâblerie  quelque  peu  grotesque,  et  le  Standard  s’écrie 
naïvement  : « Il  est  vraiment  dommage  que  nous  ne 
soyons  pas  capables  de  porter  le  coup  mortel  à la  ré- 
sistance d’un  pays  occupé  par  nos  troupes.  » 


414 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


— Je  te  crois  ! dirait  Gavroche. 

En  attendant,  voici  la  situation  exacte  des  deux 
partis  en  présence. 

Après  l’occupation  de  Prétoria,  lord  Pioherts,  gêné 
parle  voisinage  incommode  de  Louis  Botha  qui  s’était 
arrêté  à 15  milles  environ  à l’est  de  la  capitale,  le  fit 
attaquer  le  11  juin.  Les  Boers  résistèrent  vaillamment. 
Malgré  tous  leurs  efforts,  French,  Pôle  Carew,  Hamil- 
ton  et  autres  généraux  ne  purent  entamer  l’héroïque 
petite  phalange.  Dans  la  nuit,  les  Boers  évacuèrent 
tranquillement  une  de  leurs  positions  et  le  lendemain 
la  Bataille  recommença,  acharnée.  Lord  Roberts, 
ayant  vu  les  Boers  battre  en  retraite  dans  la  soirée, 
s’attribua  la  victoire  et  put  constater,  à ses  dépens,  que 
la  petite  armée  de  Botha,  déclarée  atout  jamais  effon- 
drée par  les  correspondances  officielles,  se  portait  et 
se  comportait  surtout  fort  bien  devant  un  ennemi 
très  supérieur  en  nombre. 

Pendant  ce  temps-là,  Buller  se  décidait  enfin  à 
enlever  à la  baïonnette  les  fameuses  passes  de  Laing’s 
Neck,  après  avoir  acquis,  toutefois,  la  certitude  que 
Christian  Botha  n’y  avait  laissé  qu’une  toute  petite 
arrière-garde  qui  se  replia  bientôt  dans  la  direction  de 
Lydenburg.  Son  quartier  général  est  maintenant  à 
Volksrust,  en  territoire  transvaalien,  mais  il  semble 
redouter  de  s’aventurer  à plus  d’une  portée  de  canon 
de  la  ligne  du  chemin  de  fer.  La  prudence  est  mère 
de  la  sûreté. 

Lord  Roberts  et  Buller  occupent  donc  la  frontière 
sud  du  Transvaal,  et  il  ne  leur  reste  plus  à conquérir 
que  l’est  de  l’État  d’Orange  et  les  neuf  dixièmes  du 
territoire  du  Transvaal. 

D’autre  part,  le  général  De  Wet,  sur  la  ligne  de 
Bloemfontein  à Prétoria,  frappe  coups  sur  coups  autour 
de  Kronstadt,  à Rhenoster  River,  détruit  la  ligne 
sur  une  longueur  de  40  milles,  enlève  des  convois,  des 
bataillons  entiers,  parait  à Wynburg,  sur  la  Zand,  à 
Ventersburg.  Ce  diable  d’homme  se  montre  sur  tous 
les  points  à la  fois,  affole  lord  Kitchener,  qui  a failli 
être  fait  prisonnier  et  n’a  dû  son  salut  qu’à  la  vitesse 
de  son  cheval,  et  déroute  complètement  les  savantes 
combinaisons  de  lord  Methuen  et  du  général  Rundle, 
réduits  à se  tenir  sur  la  défensive  depuis  des  semaines, 
se  montrant  très  inférieurs  à leur  redoutable  adver- 
saire. Fort  heureusement  pour  eux,  De  Wet  ne  dispose 
que  de  quelques  centaines  d’hommes. 

Telle  est  la  situation.  La  guérilla  bat  son  plein,  et 
les  Anglais,  exaspérés,  se  sentant  impuissants  à lutter 
contre  cet  essaim  d’abeilles,  font  annoncer  officielle- 
ment que  toute  nouvelle  destruction  commise  sur  un 
point  des  communications  aurait  pour  conséquence 
immédiate  la  destruction  des  fermes  voisines  de  l’en- 
droit où  cette  destruction  aurait  eu  lieu  dans  un  cercle 
de  5 milles  de  rayon. 

Je  me  permettrai  de  faire  remarquer  que  la  destruc- 
tion des  lignes  de  communications  est  un  acte  de 
guerre  parfaitement  licite,  et  que  les  représailles  dont 
les  Anglais  menacent  les  Boers  constitueraient  un 
véritable  acte  de  brigandage  indigne  d’une  nation 
civilisée. 

Sans  doute,  la  perfide  Albion  ne  passe  pas  pour 
très  scrupuleuse  dans  le  choix  de  ses  moyens,  mais 
je  ne  crois  pas  lord  Roberts  capable  de  jouer  les 
Cartouche.  Il  préférera  sans  aucun  doute  essayer  de 
gêner  à son  tour  le  ravitaillement  des  Boers,  en  occu- 
pant solidement  un  point  stratégique  commandant  le 
ohemin  de  fer  de  Delagoa  Bay. 


EN  GHINE 

Tandis  que  succombe  sous  le  nombre,  dans  le  sud 
de  l’Afrique,  un  vaillant  petit  peuple  qui  depuis  huit 
mois  donne  le  plus  superbe  exemple  d’héroïsme  que 
jamais  nation,  peut-être,  ait  offert  dans  l’histoire  de 
l’humanité,  une, tempête  de  fer  et  de  feu  se  déchaîne 
brusquement  à l’autre  bout  du  monde.  Là  encore  le 
nombre  menace  de  tout  submerger  ! 

Le  rideau  vient  de  se  lever  sur  un  nouveau  drame 
dont  l’épilogue,  le  partage  de  la  Chine,  menace 
d’ensanglanter,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  le 
monde  entier  qui  se  disputera  fatalement,  à coups  de 
canon,  les  parts  du  gâteau. 

Cette  insurrection  formidable  des  Boxers,  fomentée 
par  la  vieille  impératrice  de  Chine,  peut  amener  de 
telles  complications  internationales,  que  nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  de  leur  résumer  fidèlement  les  évé- 
nements. 

Après  l’expédition  franco-anglaise  de  1860  en 
Chine,  la  vieille  Europe  reprit  contact  avec  les 
peuples  de  l’Extrême-Orient.  La  conquête  de  la 
Cochinchine  et  du  Tonkin  permit  à la  France  de 
s’établir  solidement  au  sud  de  la  Chine,  tandis  que 
nos  amis  les  Russes  s’avançaient  lentement,  mais 
sûrement,  par  le  nord  et  finissaient  par  occuper  Port- 
Arthur  dans  le  golfe  du  Petchili.  Les  Anglais  se  sont 
installés  à Wei-hai-Wei  ; les  Allemands  à Kia- 
Tcheou;  les  Japonais,  avec  leur  superbe  flotte,  à 
quatre  ou  cinq  jours  de  marche,  surveillent  attenti- 
vement les  événements,  prêts  à intervenir  énergique- 
ment. Les  Américains,  les  Italiens,  les  Autrichiens, 
les  Belges  eux-mêmes  s’apprêtent  à la  curée  pro- 
chaine. 

En  présence  de  ces  convoitises,  les  Chinois  se 
réveillent  aujourd’hui  de  leur  apathie.  Et  l’Europe, 
stupéfaite,  apprend  tout  à coup  que  les  missions 
catholiques,  protestantes  ou  orthodoxes  sont  partout 
pillées,  incendiées,  et  les  étrangers  massacrés  par 
une  populace  furieuse  sous  l’œil  bienveillant  des 
soldats  réguliers  chinois  devenus  complices  le  len- 
demain. 

Les  navires  européens  débarquent  aussitôt  à Takou 
tous  leurs  marins  disponibles.  Une  colonne  de 
2 000  hommes  est  formée  en  hâte  sous  le  commande- 
ment de  l’amiral  anglais  Seymour  et  se  dirige  sur 
Pékin  où,  dit-on,  les  étrangers  sont  assiégés  et  bom- 
bardés dans  leurs  légations  défendues,  chacune,  par 
50  ou  60  hommes  à peine.  Mais,  au  delà  de  Tien- 
Tsin,  le  chemin  de  fer  est  détruit  par  les  insurgés  et, 
à l’heure  où  j’écris  ces  courtes  notes,  on  est  sans  nou- 
velles, depuis  dix  jours,  de  celte  colonne  volante. 
Partout  le  télégraphe  est  coupé.  La  capitale  chinoise 
est  isolée  du  monde  entier  depuis  quinze  jours.  Les 
bruits  les  plus  alarmants  circulent.  Tout  le  personnel 
des  légations  aurait  été  massacré.  Notre  consul  au 
Yunnan,  M.  François,  est  retenu  prisonnier.  Bref,  la 
Chine  est  en  feu  et  l’insurrection  menace  de  tout 
emporter. 

Le  17  juin,  les  nouvelles  de  Takou,  port  situé  à 
l’embouchure  du  Peï-Ilo,  mettent  le  comble  à la  stu- 
peur universelle.  Dans  la  nuit,  les  canons  des  forts 
partent  tout  seuls,  couvrant  de  projectiles  les  navires 
de  la  flotte  internationale  qui  ripostent  aussitôt.  Le 
duel  d’artillerie  ne  dure  pas  moins  de  sept  heures. 
Les  canonnières  russes  Korcïets,  Ghiliak  et  Bohr,  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


415 


canonnière  française  Lion,  Ja  canonnière  anglaise 
Algreine  et  la  canonnière  allemande  Iltis,  placées 
sous  le  commandement  du  capitaine  devaisseau  russe 
Dobrovolski,  finissent  par  réduire  au  silence  les  forts 
de  Takou  armés  d’excellents  canons,  et  les  troupes  de 
débarquement  s’en  emparent  à la  baïonnette.  Cette 
sanglante  affaire  a coûté  aux  Russes  deux  officiers  et 
seize  hommes  tués  et  quatre-vingts  blessés  environ. 
Les  pertes  des  autres  nations  sont  insignifiantes. 

Le  lendemain  on  apprend  que  l’armée  chinoise 
b ombarde  les  quartiers  étrangers  de  Tien-Tsin  ; mais 
la  ligne  télégraphique  et  la  voie  ferrée  entre  cette 
ville  et  Takou  sont  détruites  et,  depuis  lors,  les 
ténèbres  les  plus  épaisses  dérobent  aux  regards  des 
amiraux  ahuris  les  événements  sanglants  qui  se 
déroulent  de  Tien-Tsin  à Pékin. 

L’amiral  Seymour  est-il  entré  à Pékin  ? Les  léga- 
tions ont-elles  été  respectées,  comme  l’affirment  les 
membres  des  ambassades  chinoises  accrédités  en 
Europe?  Nous  le  saurons  bientôt. 

En  attendant,  la  première  tentative  faite  par  une 
colonne  russe  marchant  au  secours  de  Tien-Tsin  a 
été  vigoureusement  repoussée  le  22  juin  et,, à cette 
date,  tous  les  quartiers  étrangers  de  cette  ville  étaient 
en  feu  ! 

Le  contre-amiral  Gourrejolles,  qui  commande  nos 
forces  navales  dans  l’Extrême-Orient,  dispose  ou  dis- 
posera prochainement  de  8 grands  croiseurs  et  de 

2 canonnières  avec  200  pièces  de  canon  et 

3 500  hommes  d’équipage.  Les  troupes  de  débarque- 
ment mises  à sa  disposition  comprendront  5000  à 
6000  hommes. 

Sans  nul  doute,  les  troupes  internationales  vien- 
dront facilement  à bout  de  l’armée  chinoise.  Les 
hommes  des  24  Bannières  ou  de  l’Étendard  Vert  ne 
sauraient  tenir  devant  des  troupes  européennes. 
Mais  ces  dernières  sont  encore  pour  la  plupart  dans 
les  ports  anglais,  français,  allemands  ou  russes. 
Quand  elles  arriveront  à Pékin,  la  capitale  de  la 
Chine  ne  sera  plus  peut-être  qu’un  immense  amas  de 
ruines  fumantes  sous  lesquelles  seront  ensevelis  les 
malheureux  étrangers  massacrés. 

Et  le  lendemain  la  question  chinoise  se  posera, 
redoutable,  menaçante  pour  la  paix  du  monde.  Ce 
sera  le  grand  problème  qu’auront  à résoudre  les 
diplomates  du  xxe  siècle. 

Henri  MAZEREAU. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Je  ne  m’étais  pas  trompé  : c’est  le  capitaine  Coste 
qui  est  arrivé  bon  premier  du  tournoi  de  fleuret.  A lui 
sont  allés  les  honneurs  et  aussi  les  applaudissements1. 
Personne  n’a  réclamé  contre  la  décision  du  jury  qui 
s’est  trouvée  d’accord  avec  celle  du  public,  — ce  qui 
devient  rare  aujourd’hui. 

MM.  Henri  Masson  et  Jacques  Boulenger,  qui  ont 
conquis  de  haute  lutte  les  places  de  deuxième  et  de 
troisième,  sont  des  escrimeurs  de  genre  combatif 
comme  le  capitaine  Coste.  Ils  livrent  la  bataille  car- 
rément, et  sans  chercher  à finasser  comme  d’autres. 
Il  est  vrai  qu’ils  suivent  les  leçons  de  Louis  Mérignae. 

Le  tournoi  de  fleuret  ne  réservait  pas  seulement  à 
ce  grand  maître  la  surprise  agréable  de  ces  deux 


succès,  il  devait  honorer  et  illustrer  encoi’e  un  peu 
plus  — si  c’est  possible  — son  nom  avec  la  victoire  de 
son  fils  Lucien  Mérignae. 

Le  dernier  assaut  de  Lucien  Mérignae  avec  Kirch- 
hoffer  — deux  gauchers  — a été  un  des  plus  beaux,  des 
plus  passionnants  qu’il  ait  été  donné  aux  escrimeurs 
de  voir  : Kirchhoffer,  d’une  taille  au-dessous  de  la 
moyenne,  se  trouvant  en  face  d’un  adversaire  de  haute 
stature,  avec  sa  main  merveilleuse  de  rapidité,  ses 
parades  d'une  grande  netteté  et  ses  attaques  en  mar- 
chant, réussissait  à être  l’égal  de  Lucien  Mérignae,  dont 
les  moyens  physiques  sont  incontestablement  supé- 
rieurs aux  siens. 

Le  travail  de  Kirchhoffer  est  la  perfection  môme, 
l’allonge  de  Mérignae  et  la  variété  de  son  jeu  sont 
admirables  : le  premier  est  plus  fin,  le  second  plus 
puissant,  plus  complet. 

La  nature  a favorisé  Lucien...  et  le  sang  de  son  père 
est  en  lui. 


Aprèsle  fleuret  l’épée,  après  l'adorable  jeu  de  con- 
vention, l’escrime  pratique.  L’épée  a aussi  son  tournoi. 
11  vient  de  se  terminer,  pour  les  amateurs  et  pour  les 
professeurs,  sur  la  terrasse  du  Jeu  de  paume,  aux  Tui- 
leries, dans  un  cadre  ravissant.  Beaucoup  de  monde, 
de  nombreux  escrimeurs,  de  nombreux  curieux  et 
quelques  jolies  femmes  forment  le  parterre  des  spec- 
tateurs. Les  poules  succèdent  aux  poules,  vivement 
disputées  : celui-ci  est  touché  à la  main,  celui-là  à la 
jambe,  cet  autre  au  masque  ou  à la  poitrine.  Il  y en  a 
pour  tous  les  goûts. 

Les  cinq  juges  de  camp  ont  fort  à faire  ; leurs  yeux 
souvent  ne  voient  plus  ou  voient  mal.  Pensez  donc! 
Il  est  des  poules  qui  durent  plus  de  trois  heures  d’hor- 
loge... Les  malheureux  juges,  et  les  malheureux 
combattants  aussi  ! 

Les  spectateurs  ne  se  privent  pas  de  critiquer  les 
juges  et  aussi  les  tireurs.  C’est  leur  droit,  mais  je  dois 
dire  qu’ils  sont  souvent  injustes  dans  leurs  sévérités. 

Je  voudrais  bien  les  voir  à la  place  des  juges.  Je 
voudrais  bien  les  voir  exécuter  les  brillants  coups  de 
bouton,  qu’ils  déclarent  si  faciles  sur  tel  ou  tel. 

Ces  tel  et  tel  sont  des  spécialistes  de  l’épée,  contre 
lesquels  les  plus  fins  fleuretistes  — qu'ils  essayent 
donc  un  jour!  — ne  tiendraient  pas  longtemps. 

C’est  du  moins  ma  conviction.  Parmi  les  éliminés 
eux-mêmes  que  la  chance  (il  y a de  la  chance  par- 
tout) n’a  pas  favorisés  — comme  Willy  Sulzbacher 
et  Georges  Berger  — il  y a des  lames  d’une  incontes- 
table valeur  et  qui  ont  fait  leurs  preuves. 

Parmi  les  gagnants  des  poules  éliminatoires,  il  y a 
des  épéistes  qui  s’appellent  J.-M.  Rosé,  Alibert,  le 
capitaine  de  La  Falaise,  Boisdon,  le  lieutenant  Sée, 
Ramon  Fonst,  Wallace,  Dr  de  Pradel,  qui  feraient 
excellente  figure  dans  une  poule  où  seraient  réunis 
les  plus  forts  amateurs  de  nos  assauts  publics. 

Les  femmes  ont  encore  des  yeux  pourle  « fin  Fleuret 
de  France  »,  mais  elles  ne  détestent  pas  les  combats  qui 
donnent  l’idée  du  duel.  Elles  l’ont  montré  pendant  le 
tournoi  d’épée.  Elles  prenaient  parti  pour  celui-ci, 
pour  celui-là,  battaient  des  mains,  faisaient  de  vives 
réflexions  sur  telle  ou  telle  passe  d’armes. 

Personne  ne  niera  que  les  femmes  ne  soient  des  pro- 
pagandistes de  premier  ordre.  Puisque  l’épée  les 
séduit  maintenant,  les  épéistes  peuvent  être  fiers.  Le 


416 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


monde,  qui  venait  à eux,  depuis  pas  mal  de  temps 
déjà,  leur  appartient  aujourd’hui. 

Sur  la  terrasse  des  Tuileries  j’apercevais  cesjours-ci, 
allant  d’une  poule  à l’autre,  regardant  très  attentive- 
ment, un  sous-officier  hollandais.  Il  est  délégué  au 
tournoi  d’épée  par  son  pays,  où  cependant  le  duel  est 
rigoureusement  défendu. 

11  fera  un  rapport  sur  ce  qu’il  a vu,  et  pour  que  ce 
rapport  soit  entièrement  vécu,  il  a pris  part  au  tournoi 
d’épée  des  professeurs. 

L’Angleterre  aussi  nous  a envoyé  des  champions, 
ainsi  que  l’Italie , qui  possède  en  M.  Giurato  un  jeune 
tireur  d’épée  d’avenir. 

Cette  fête  des  armes  a été  des  plus  réussies,  et  si 
la  pluie,  la  vilaine  pluie,  a failli  d’abord  ternir  son 
éclat,  le  soleil  promptement  a paru,  et  il  est  resté 
fidèle  jusqu’à  la  fin  de  ce  tournoi  dont  j’aurai  encore 
à entretenir  mes  lecteurs. 

Us  m’en  voudraient,  je  crois,  de  consacrer,  dans  cette 
série,  une  chronique  aux  abominables  boucheries  qui 
ont  ensanglanté  les  arènes  de  Deuil,  il  y a quelque 
temps.  Les  corridas  de  toros  ne  s’implanteront  jamais 
chez  nous,  je  l’espère. 

A ces  spectacles  écœurants  il  faut  opposer  des  spec- 
tacles de  nobles  combats  comme  ceux  dont  je  viens 
de  parler  : à l’épée  des  toréadors,  il  faut  opposer  l’épée 
française  ou  la  spada  italienne. 

Au  moment  où  je  termine  ces  lignes,  M.  Ramon 
Fonst  remporte  le  premier  prix  des  amateurs  et 
M.  Albert  Ayat  celui  des  professeurs.  C’est  un  énorme 
succès  pour  Ayat  père  dont  les  deux  gagnants  sont  les 
élèves. 

Maurice  LEUDET. 


RECETTES  ET  CONSEILS 


PRÉSERVATION  DES  DORURES  CONTRE  LES  MOUCHES. 

Faites  bouillir  une  demi-douzaine  d’oignons  dans  un  demi- 
litre  d’eau.  Avec  cette  décoction,  badigeonnez,  au  moyen  d’une 
brosse  très  douce,  les  cadres  dorés,  les  pendules,  les  lustres, 
tes  girandoles,  en  un  mot  toutes  les  dorures  à préserver  du 
sans-gêne  des  diptères  domestiques.  Ces  dorures  aux  petits 
oignons  se  conserveront  longtemps. 


PROCÉDÉ  POUR  NETTOYER  LES  COLS  EN  VELOURS  DES  VÊTEMENTS 

d’hommes. 

On  prend  une  couenne  de  lard,  avec  laquelle  on  frotte  le  col, 
en  employant  le  côté  gras  de  la  couenne. 

Ce  procédé  semble  un  peu  bizarre...  graisser  pour  enlever 
la  graisse?  Pourtant  l’obligeante  abonnée  qui  me  le  commu- 
nique, m’assure  qu’elle  l’emploie  avec  succès. 


La  plus  belle  découverte  du  siècle  est  YEau  Dentifrice  d e 
Suez  antiseptique;  combinée  d’après  les  découvertes  de  Pasteur, 
elle  détruit  le  microbe  de  la  carie,  préserve  et  conserve  les 
dents,  leur  donne  une  blancheur  éclatante,  et  parfume  agréable- 
ment la  bouche.  Toute  femme  soucieuse  de  sa  beauté  doit, 
pour  conserver  l’éclat  de  ses  dents,  user  exclusivement  de 
Y Eau  de  Suez.  Pour  les  soins  du  corps,  elle  emploiera  YEuca- 
lypta , la  seule  eau  de  toilette  antiseptique  à Y Eucalyptus 
Globulus. 


on  applique  cette  sorte  de  mayonnaise  sur  les  taches,  et  on  la 
laisse  sécher  jusqu’au  lendemain  matin. 

On  l’essuie  alors  avec  un  linge  fin,  avant  de  laverie  visage. 
On  continue  tous  les  soirs,  tant  qu’il  reste  trace  de  rousseurs. 


— Bébé,  dis  bonjour  au  Monsieur,  c’est  lui  qui  apporte  la 
Phosphatine  Falières. 


CONSEILS  POUR  LES  DENTS 

Les  personnes  qui  ont  le  malheur  d’avoir  des  dents  gâtées 
et  creuses  peuvent  arrêter  les  progrès  du  mal  par  un  remède 
très  simple.  Il  faut  toujours  avoir  sur  la  toilette  une  bou- 
teille de  lait  de  magnésie,  et,  chaque  soir,  après  avoir  brossé 
ses  dénis  avant  de  se  coucher,  on  en  garde  uue  petite  quan- 
tité dans  la  bouche  pendant  une  minute  pour  que  la  solution 
puisse  bien  humecter  les  dents.  En  employant  ce  procédé,  il  se 
forme  une  couche  de  magnésie  sur  l’émail  des  dents,  qui  se 
trouve  protégé  contre  l’action  des  acides  qui  se  forment  dans 
la  bouche  pendant  le  sommeil.  La  magnésie  reste  sur  les  dents 
trois  ou  quatre  heures.  Les  dentistes  recommandent  aussi  de  se 
laver  la  bouche  avec  une  solution  de  bicarbonate  de  soude 
après  avoir  mangé  des  fruits  acides  ou  de  la  salade,  car  la 
soude,  comme  la  magnésie,  neutralise  l’effet  nuisible  des 
acides  sur  l’émail. 


CONTRE  LES  RRULURES . 

On  recommande,  comme  moyen  infaillible,  l’esprit-de-vin. 
Dès  qu’on  s’est  brûlé  on  verse  de  l’esprit-de-vin  sur  la  brûlure, 
ou  en  fait  des  compresses  en  ayant  soin  d’humccter  constam- 
ment la  brûlure  pendant  un  quart  d’heure  ou  même  une 
demi-heure.  11  ne  faut  pas  que  la  peau  sèche  pendant  tout  ce 
temps.  Il  ne  se  forme  pas  d’ampoule  de  cette  façon  et  la  dou- 
leur disparait  assez  rapidement.  On  cite  le  cas  d’une  dame  qui 
s’était  cruellement  brûlée  la  figure  par  suite  de  l’explosion 
d'une  marmite  de  Papin  et  qui,  au  moyen  de  compresses 
d’esprit-de-vin  renouvelées  jour  et  nuit,  se  guérit  complète- 
ment et  sans  qu’on  pût  apercevoir  la  moindre  trace  de  brû- 
lure sur  son  visage  qui  avait  pourtant  horriblement  enflé. 


JEUX  ET  flJVlUSEpEflTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  15  Juin  1900 

11  reste  au  premier  100  fr.  moins  le  double  de  ce  qu'on  a 
pris  au  second.  11  reste  au  second  48  fr.  moins  ce  qu’on  lui  a 
pris. 

L’écart  de  ce  qui  leur  reste  est  donc  52  fr.  moins  ce  qu’on  a 
volé  au  second.  Or  il  est  aussi  égal  à deux  fois  ce  qui  reste  au 
second,  c’est-à-dire  égal  à 9G  moins  le  double  de  ce  qu’on  lui  a 
volé. 

Donc  96-52  ou  44  fr.  est  ce  qu’on  a volé  au  second. 

Par  suite  le  premier  a perdu  88  fr. 

Charade.  — • Bérénice. 

Vers  à reconstruire  : 

Ilélas  ! tout  ici-bas  a même  destinée  ; 

L’un  passe  dans  un  jour,  l’autre  dans  une  année. 

Et  tous  nous  abordons  au  seul  et  même  port. 

Ainsi,  tout  ce  qui  vit  suit  une  loi  commune, 

Misère  méprisée,  orgueilleuse  fort  une, 

Tout  vient  aboutir  à la  mort. 


ROUSSEURS  SUR  LE  VISAGE. 

On  bat  un  ou  deux  blancs  d’œufs  bien  en  neige;  puis,  en  bat- 
tant toujours,  on  y ajoute,  peu  à peu,  à peu  près  le  même 
volume  d’huile  d’amandes  douces,  et,  au  moment  de  se  coucher, 


PROBLÈME 

J’ai  deux  fois  l’àge  que  vous  aviez  quand  j’avais  l’âge  que 
vous  avez,  et  quand  vous  aurez  l’âge  que  j’ai,  nous  aurons  à 
nous  deux  126  ans.  Quel  est  mon  âge? 


Le  Gérant  : Gu,  Guion. 


7870-99.  — Cobbeil.  Imprimerie  E».  Chété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


417 


CÉSAR  FRANCHIT  LE  RUBICON 


César  franchit  le  Rubicon,  par  Gérome.  — Gravure  de  Crosbie. 


Gérôme,  le  peintre  statuaire,  vient  de  terminer 
un  nouveau  sujet  hippique  s’ajoutant  à la  série 
sculpturale  des  grandes  personnalités  militaires 
entreprises  par  lui,  depuis  quelques  années  : c’est 
César  passant  le  Rubicon  et  affirmant,  ainsi,  sa  ré- 
solution de  marcher  sur  Rome  à la  tête  de  son 
armée,  après  avoir  prononcé  la  phrase  célèbre  : 
Aléa  j acta  est.  — Rappelons,  en  quelques  mots, 
ce  souvenir. 

Jules  César  conquérant  des  Gaules,  qui,  en 
51  avant  Jésus-Christ,  pacifia  le  pays  après 

15  JUILLET  1900 


dix  années  de  luttes  incessantes,  réclama,  comme 
récompense  à Rome,  l’honneur  du  consulat; 
ce  fut  alors  que  les  intrigues  de  Pompée, 
jaloux  des  succès  de  son  rival,  firent  que  non 
seulement  le  titre  de  consul  fut  refusé  par 
le  Sénat,  mais  que  celui-ci,  prenant  ombrage 
de  la  popularité,  justement  acquise,  du  conqué- 
rant, lui  intima  l’ordre  d’abandonner  immédia- 
tement son  armée,  sous  peine  d’être  déclaré 
traître  à la  patrie.  César,  aimé  de  ses  soldats, 
profita  habilement  de  la  mauvaise  impression 

14 


418 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


produite,  sur  eux,  par  la  publicité  donnée  à ce 
sénatus-consulte,  pour  faire  venger,  par  ceux- 
mêmes  qui  venaient  d'être  les  éléments  de  réussite 
de  ses  glorieuses  campagnes,  l’injure  faite  à leur 
chef  : d’autant  plus  que  l’ordre  de  disgrâce  nom- 
mait, en  même  temps,  Pompée  généralissime  des 
troupes  de  la  République. 

Dans  ses  productions  hippiques,  Gérôme  adopta, 
jusqu’ici,  le  calme  mouvement  du  pas  des  chevaux, 
avec  les  altitudes  convenant  le  mieux  aux  con- 
ditions d’équilibre  nécessaires  à la  représentation 
équestre,  honorant  un  personnage  de  qualité.  Le 
Bonaparte  en  bronze  doré,  du  musée  du  Luxem- 
bourg, dont  nous  avons  donné  la  gravure  (1),  est 
le  premier  sujet  de  la  série.  Le  cheval  marche 
franchement  au  pas  ; son  allure  est  facile  à voir 
et  à.  saisir,  aussi  bien  par  l’œil  que  photogra- 
phiquement parlant  ; elle  est  maintenant  la  plus 
acceptée,  sans  lutte  ni  explication,  comme  accord 
parfait  et  harmonieux  sur  la  base  diagonale  cen- 
trale, avec  entente  dans  les  deux  arcs-boutants  du 
diagonal  dissocié  qui  se  font  équilibre.  On  trouve 
dans  le  commerce  une  photographie,  par  Delton, 
du  remarquable  écuyer  Mackensie-Grieves,  ce  type 
parfait  du  cavalier  élégant  et  correct,  montant  un 

(1)  Magasin  pittoresque  du  15  avril  1897. 


cheval  offrant  une  pose  identique.  — Dans  la 
monture  de  César,  dont  il  est  question  ici,  la 
marche,  quoique  plus  accentuée,  est  vraie  dans 
les  mêmes  données,  non  seulement  parce  que  les 
deux  pieds  du  train  de  derrière  de  l’animal  sont 
encore  dans  l’eau,  pendant  que  les  membres  anté- 
rieurs commencent  à gravir  le  talus,  avec  un  cer- 
tain effort,  mais  aussi  à cause  du  vent  qui  souffle  en 
tempête,  de  façon  à violemment  animer  les 
accessoires  qui  rehaussent  pittoresquement  le 
sujet. 

Le  cavalier  a la  figure  soucieuse  d’un  homme 
qui  vient  de  prendre  une  grande  résolution,  dont 
il  accepte  les  conséquences;  son  corps,  penché 
en  avant,  s’identifie  avec  le  mouvement  ascen- 
sionnel du  cheval  dont  le  pied  postérieur,  mon- 
toir,  va  quitter  le  sol,  se  décidant  à suivre 
diagonalement,  dans  l’ordre  normal,  le  pied 
droit  de  devant  fortement  cramponné  sur  la 
pente. 

Comme  dans  toutes  les  compositions  de  l’artiste, 
les  détails  de  ce  groupe  expressif  sont  traités 
avec  un  soin  caractérisant  une  exactitude  qui  ne 
laisse  aucun  doute  sur  la  véracité  de  l’œuvre 
de  Gérôme,  dans  son  ensemble  sculptural. 

Colonel  DüHOUSSET. 


LA  « ROSE  DU  PARADIS  » A LA  CATHÉDRALE  DE  SENS 


Dans  les  premiers  mois  de  l’année  1899,  l’État 
a fait  restaurer  l'immense  verrière  qui  occupe  le 
portail  nord  de  la  cathédrale  de  Sens. 

On  sait  en  quoi  consiste  cette  opération  aussi 
dispendieuse  que  délicate. 

Un  vitrail  n’est  autre  chose  qu’une  mosaïque 
transparente  formée  d’une  multitude  de  frag- 
ments de  verre,  étroitement  enchâssés  dans  une 
résille  de  plomb  laminé.  Or,  la  conservation  de 
cette  merveilleuse  décoration,  dont  les  architectes 
du  moyen  âge  ont  su  tirer  si  grand  parti,  exige 
un  entretien  parfois  fort  onéreux. 

Sous  la  poussée  du  vent,  surtout  lorsque  la 
fenêtre  offre  une  large  surface  de  résistance,  le 
réseau  de  plomb  peu  à peu  se  relâche.  Des  rup- 
tures se  produisent  qui  occasionnent  la  chute  et 
la  perte  des  lamelles  de  verre.  De  plus,  l’action 
lente  du  temps,  l’humidité,  la  chaleur,  la  pous- 
sière, provoquent  des  oxydations  qui  attaquent  le 
métal  et  lui  enlèvent  toute  consistance.  De  là 
l’inévitable  nécessité  de  remplacer,  de  loin  en  loin, 
toute  l’armature,  si  l’on  veut  éviter  d’irréparables 
catastrophes.  C’est  pour  conjurer  ce  péril  et  pour 
assurer  la  conservation  de  l’une  des  plus  belles 
œuvres  des  maîtres  verriers  du  xvic  siècle  que 
l’administration  des  Cultes,  sur  la  demande  de 


l’architecte  diocésain,  M.  Édouard  Bérard,  en  a 
fait  exécuter  une  restauration  complète. 

Un  tel  travail  suppose  une  science  technique 
éprouvée  et  un  goût  artistique  des  plus  sûrs,  car 
la  mise  en  plomb  n’est  qu’une  partie  secondaire 
de  l’opération  qui  comprend  aussi  le  remplace- 
ment des  morceaux  disparus  par  des  pièces  se  rac- 
cordant, aussi  parfaitement  que  possible,  par  le 
style,  le  coloris  et  le  dessin,  aux  parties  an- 
ciennes. 

Le  gouvernement  en  a chargé  un  maître  verrier 
de  Paris  bien  connu,  M.  Félix  Gaudin.  C’est  à lui 
que  sont  dues  les  photographies  reproduites 
ici. 

Vers  1490,  le  chapitre  de  Sens  avait  entrepris 
de  reconstruire  les  deux  bras  de  la  nef  de  la 
cathédrale,  connus  sous  le  nom  de  croisée  ou 
transept.  La  partie  architecturale  fut  exécutée 
par  Martin  Chambiges,  le  fameux  maître  de 
l’œuvre  qui  construisit  aussi  le  grand  portail  de 
Troyes  et  le  chœur  de  Beauvais. 

En  1501,  l’aile  sud  était  terminée  et  des  verriers 
de  Troyes  furent  chargés  d’en  exécuter  les  ver- 
rières. L’aile  du  nord  ne  fut  achevée  qu’en  1516. 
Les  chanoines  traitèrent  avec  des  verriers  séno- 
nais  pour  les  fenêtres  latérales.  Quant  à la  grande 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


419 


rosace  du  portail,  celle  qui  nous  occupe,  don  parti- 
culier du  doyen  du  chapitre,  Gabriel  Gouffier,  les 
comptes  conservés  aux  archives  n’en  font  nulle 
part  mention,  et  l’on  ignore  quel  en  fut  l’auteur. 

Une  seule  chose  est  évidente,  c’est  que  le 
peintre  verrier  qui  a conçu  et  exécuté  ce  splen- 
dide vitrail  n’appartenait  pas  à la  même  école  que 
les  peintres  des 
fenêtres  voisi- 
nes et  qu’il  leur 
était  bien  supé- 
rieur en  talent. 

La  Rose  du 
Paradis,  en  effet, 
tranche  sur  les 
verrières  qui 
l’entourent,  par 
lafinesse  desdé- 
tails, la  délica- 
tesse du  coloris, 
la  grâce  exquise 
des  figures.  A 
certains  détails 
qui  se  retrou- 
vent dans  les 
différentes  scè- 
nes et  surtout 
dans  le  superbe 
panneaucentral 
de  l’Annoncia- 
tion que  nous 
reproduisons, 
on  est  frappé  de 
traits  de  ressem- 
blance avec  les 
peintures  de 
l’école  italienne 
de  cette  époque. 

L’attitude  de  la 
Vierge,  l’agen- 
cement de  sa 
coiffure  et  jus- 
qu’au nœud  sa- 
vant de  la  cein- 

La  « Rose 

ture  rappellent 

vaguement  les  madones  du  Péruginou  de  Francia. 
Il  est  donc  très  probable  que  la  rosace  de  Sens 
est  1 œuvre  sinon  d’un  peintre  italien,  du  moins 
d un  artiste  pénétré  des  traditions  de  l’école  om- 
brienne. A cette  époque  du  reste,  une  pléiade 
d artistes  italiens  attirés  par  François  Ier  for- 
maient, à Fontainebleau,  une  brillante  école  au- 
tour du  Primatice  et  de  Itosso.  Quelques-uns 
même,  comme  Dominique  Barbiere,  se  fixèrent  à 
Troyes  et  purent  s’y  adonner  à la  peinture  sur 
verre  si  florissante  alors  dans  la  capitale  de  la 
Champagne. 

Quel  que  soit  du  reste  le  nom  de  l’artiste, 

1 œuvre  que  les  anciens  appelaient  la  II ose  du 
Paradis  a toujours  été  et  est  encore  justement 
admirée. 


La  fenêtre  mesure  15  mètres  de  hauteur  sur 
10  mètres  de  largeur.  Sous  la  rosace  règne  une 
claire-voie  formée  de  cinq  panneaux  à double 
baie,  d’inégale  hauteur.  Ils  offrent  chacun  une 
scène  distincte.  Dans  toutes  cependant  apparaît 
un  même  personnage,  vêtu  d’une  longue  robe  de 
lin  et  d’une  tunique  azurée  sur  laquelle  flotte  une 

étole  d’or  ; il 
tient  à la  main 
le  sceptre  sym- 
bolique des  mes- 
sagers célestes. 
Il  est  facile  d’y 
reconnaître  l’ar- 
change Gabriel, 
le  patron  du  do- 
nateur Gabriel 
Gouffier  qui  s’est 
fait  lui-même 
portraiturer,  à 
genoux  devant 
la  vierge  Marie, 
dans  la  scène 
centrale.  Il  por- 
telalonguerobe 
de  pourpre,  le 
surplis  et  l’au- 
musse  de  four- 
rures des  cha- 
noines séno- 
nais. 

Dans  le  pre- 
mier tableau,  à 
gauche,  Fange 
apparaît  au  pro- 
phète Daniel 
qu’il  tire  de  son 
sommeil.  Il  lu 
annonce  l’avè- 
nement du  so- 
leil de  justice 
qui  va  se  lever 
pour  « ceux  qui 
I Paradis».  demeurent  dans 

l’ombre  de  la 

mort  » ; sous  leurs  pieds  en  effet  apparaissent  les 
justes  détenus  dans  les  Limbes  en  attendant  le 
Libérateur. 

Le  second  tableau  retrace  l’apparition  au  prêtre 
Zacharie.  Celui-ci  vient  de  pénétrer  dans  le  sanc- 
tuaire pour  y offrir  l’encens.  L’ange  lui  prophé- 
tise la  naissance  de  son  fils  Jean-Baptiste. 

La  troisième  scène  représente  l’Annonciation. 
Nul  sujet  peut-être  n’acté  plus  fréquemment  trai té 
par  les  maîtres  de  la  peinture  religieuse.  Or  il 
est  difficile  de  rencontrer  une  Annonciation  qui 
dépasse  celle-ci  en  fraîcheur,  en  gracieuse  har- 
monie, en  touchante  simplicité.  On  ne  saurait 
rêver  tableau  plus  achevé  que  ce  panneau  sur 
verre.  Détail  curieux,  l’attitude,  le  mouvement 
de  la  Vierge  se  retrouvent  exactement  reproduits 


420  LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dans  une  Annonciation  de  Francesco  Francia  à 
l’Académie  des  beaux-arts  de  Milan.  Peut-être 
faut-il  voir  dans  cette  ressemblance  autre  chose 
qu’une  coïncidence  fortuite. 

Dans  la  scène  suivante,  Gabriel  annonce  à 
Daniel  la  fin 
de  la  religion 
mosaïque  et  le 
triomphe  de 
la  religion 
chrétienne. 

C’est  le  thème 
favori  des  ver- 
riers et  des  en- 
lumineurs du 
moyen  âge 
l’Eglise  et  la 
Synagogue. 

Dans  le  der- 
nier sujet  en- 
fin : Daniel 
écrit  sous  la 
dictée  de  Fan- 
ge. Il  écrit  les 
combats  de 
l’archange 
Saint  - Michel 
contre  l’Anté- 
christ, et  la 
chute  de  celui- 
ci  suivie  de 
celle  du  dé- 
mon : toutes 
choses  repré- 
sentées au-des- 
sus des  deux 
principaux 
personnages. 

Toutes  ces 
scènes,!  on  le 
voit,  ont  un 
objet  unique. 

Elles  figurent 
la  venue  du 
Messie  et  son 
triomphe  ter- 
restre. La  ro- 
sace qui  les 
surmonte  re- 
présente son 
triomphe  cé- 
leste. 

Au  centre  de 

la  rose,  dans  une  auréole  de  lumière,  se  détache 
la  figure  calme,  majestueuse  du  Christ  bénissant. 
Autour  de  cette  image  radieuse,  dans  les  multiples 
compartiments  de  la  dentelle  de  pierre,  dont  les 
capricieux  méandres  ont  pour  principe  une  étoile 
à cinq  rayons,  se  jouent  des  légions  d’anges,  for- 
mant un  concert  céleste  et  représentant  à nos 
yeux  l’hosannah  éternel  qui  retentit  au  ciel. 


Il  y aurait  pour  l’archéologie  musicale  une 
étude  intéressante  à faire  sur  les  instruments 
divers  de  cet  orchestre  aérien.  On  y voit  le  psal- 
térion,  la  guitare,  la  vielle,  le  luth,  toute  la 
famille  des  violes  jusqu’au  grave  violoncelle.  La 

flûte  traver- 
sière,  la  flûte 
de  Pan  et  la 
cornemuse  y 
concertent 
avec  la  harpe, 
le  clavecin  et 
l’orgue  porta- 
tif. Puis  ce 
sont  toutes  les 
variétés  d’in- 
struments de 
cuivre  : trom- 
pe, cor,  trom- 
pette et  trom- 
bone qu’ac- 
compagnent à 
coups  redou- 
blés, tambou- 
rins, timbales 
et  grosses  cais- 
ses, cymbales 
et  carillon. 
Enfin,  dans 
les  écoinçons, 
au  bas  de  la 
rosace, on  peut 
admirer  deux 
gentils  joueurs 
de  syrinx  ajou- 
tant leurs  tril- 
les à toute  cette 
harmonie. 

Nous  ne  sau- 
rions mieux 
terminer  celte 
étude  qu’en  ci- 
tant les  lignes 
inspirées  à un 
critique  d’art 
bien  connu, 
M.  Emile  Mon- 
tégut  (1),  par 
la  vue  de  cette 
splendide  ver- 
rière. « Je  ne 
sais  quelle 
joie,quelbien- 

être,  quelle  paix'  délicieuse  donne  à Pâme  cette 
lumière  colorée^d’une  si  harmonieuse  abondance 
et  d’une  si  douce  clarté.  Cette  admirable  ver- 
rière est  composée  de  couleurs  si  tendres,  si 
pures,  si  chastement  gaies,  qu’on  peut  sans 
métaphore  aucune  la'comparer  à un  lac  de  lim- 
pide lumière] et  assimiler  à la  volupté  du  bain 
(1)  Impressions  de  voyage  etjl'art. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


421 


le  plaisir  que  l’œil  en  ressent  ; il  en  est  en  effet 
à la  fois  rafraîchi  et  caressé,  il  y nage,  il  s’y 
dilate,  il  y est  vraiment  en  Paradis.  Rarement  l’art 


humain  a réussi  aussi  bien  à,  produire  une  sensa- 
tion qui  fût  identique  à celle  que  donne  la  nature.  » 


E.  CHARTRAIRE. 


LA  PROVINCE  A L’EXPOSITION 


J-A  BRETAGNE 


Il  y a à l’Exposition  une  rue  des  Nations,  dans  | les  sabots  mignons  des  Sablaises  auraient  aussi 
laquelle  les  hôtes  de  la  France  ont  courtoisement  | gentiment  cliqueté  sur  l’asphalte  du  quai  que  sur 


Un  coin  de  la  colonnade  du  cloître  de  la  forêt. 


et  admirablement  résumé  pour  elle  et  pour  le 
monde  ce  que  leur  pays  avait  de  plus  caracté- 
ristique, de  plus  noble  et  de  plus  gracieux;  il  y a 
une  rue  de  Paris,  qui  est  tout  au  plus  la  rue  de 
Montmartre  et  qui  mérite  à peine  d’être  recom- 
mandée aux  amateurs  de  désillusions  ; on  n’a  pas 
songé  à y donner  comme  pendant  une  rue  des 
Provinces. 

Et  cependant  quelle  superbe  occasion  on  a 
! manquée  d’ajouter  encore  à l’intérêt  et  à la  beauté 
de  cette  Exposition  déjà  si  intéressante  et  si  belle. 
Le  Trocadéro  eût  été  pour  cette  exhibition  un 
cadre  merveilleux.  Les  provinces  maritimes 
eussent  trempé  leurs  pieds  dans  la  Seine  comme 
piles  les  baignent  dans  les  vagues  sombres  de 
| l’Océan  ou  l’écume  argentée  de  la  Méditerranée  ; 
des  coiffes  blanches  des  Roulonnaises,  des  Nor- 
mandes et  des  bretonnes  auraient  battu  de  l’aile 
au  souille  du  lleuve  comme  à la  brise  du  large  ; 


les  galets  de  la  plage,  et  vos  yeux  noirs,  Bas- 
quaises et  Provençales,  auraient  gaiement  étin- 
celé, vifs,  pétillants,  lumineux  ainsi  qu’un  rayon 
de  soleil  dansant  à la  crête  des  vagues. 

Au  sommet  de  la  colline,  les  Alpes  à droite,  les 
Pyrénées  à gauche,  nous  eussent  présenté  dans 
leur  cadre  de  glaciers,  de  sapins,  de  rustiques 
chaumières,  les  unes  les  fortes  races  de  la  Savoie 
et  du  Dauphiné,  les  autres  la  souplesse  nerveuse 
de  leurs  Béarnais  et  de  leurs  Gascons.  Entre  elles 
deux  l’Auvergne,  moins  altière,  mais  aussi  pitto- 
resque, eût  étalé  le  long  de  la  cascade  les  plis 
de  sa  robe  verte,  que  les  églises  romanes  et  les 
vieux  castels  parent  de  joyaux  d’un  luxe  lourd, 
à la  fois  raffiné  et  barbare. 

Autour  d’elle,  comme  jadis  à l’appel  de  son 
Vercingétorix,  se  fussent  réunis  les  anciens  clients 
de  la  Confédération  arverne,  le  Limousin,  avec 
la  molle  ondulation  de  ses  collines  granitiques 


422 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


couvertes dechâtaigniers  ; le  Quercy  et  leRouergue 
avec  les  falaises  bariolées  de  leurs  causses,  avec 
les  merveilles  souterraines  de  Dargilan,  de  Bra- 
mabian  et  de  Padirac  ; le  Velay  installant  ses 
dentellières  aux  doigts  de  fée  aux  pieds  du  donjon 
de  Polignac,  du  culot  de  volcan  d’Aiguilhe  ou  de 
la  merveilleuse  cathédrale  du  Puy. 

Puis,  çà  et  là,  se  seraient  groupés  les  beffrois 
des  Flandres  et  de  l’Artois;  la  maison  lorraine  au 
toit  de  chaume  où 
naquit  Jeanne 
d’Arc  ; les  ma- 
noirs de  la  Tou- 
raine; les  clos  des 
pays  vignerons, 
gaie  Champagne 
et  plantureuse 
Bourgogne  ; les 
demeures  cham- 
pêtres du  Berry 
et  du  Bourbon- 
nais, les  résiden- 
ces féodales  de 
l’Anjou,  du  Poi- 
tou et  du  Maine, 
les  sombres  nids 
d’aigle  de  la 
Corse. 

C'eût  été,  en 
raccourci,  le  dé- 
tail de  la  France, 
avec  sa  variété 
d’oü  naît  une  si 
parfaite  harmo- 
nie. Et  quels  sou- 
venirs ! Et  quels 
contrastes  ! Rous- 
seau dans  l’ermi- 
tage harmonieux 
des  Charmettes  et 
la  vieilleantiqui- 
té  des  bardes  gau- 
lois ; Jean-Bartet 
les  corps  d’ar- 
mée du  roi  René; 

Buffon  dans  sa  tonnelle  de  Montbard  et  Montes- 
quieu en  son  château  de  la  Brède  ; les  voix  par- 
lant à la  Pucelle  sous  le  chêne  sacré  du  bois 
Chenu  et  la  verve  railleuse  de  Rabelais  s’allu- 
mant à ce  petit  vin  de  Chinon  qui  fleure  la  vio- 
lette du  printemps  ! 

A tout  cela  on  n’a  pas  songé.  Je  le  répète,  en 
face  de  la  rue  des  Nations,  qui  est  fort  belle,  la 
France  est  représentée  par  Montmartre. 

Heureusement  l’initiative  privée  a en  partie 
réparé  le  mal.  Cinq  provinces  au  moins  ont  des 
expositions  locales  plus  ou  moins  réussies,  mais 
toujours  intéressantes;  ce  sont  la  Bretagne,  la 
Provence,  le  Poitou,  le  Berry,  et  l’Auvergne. 

La  Bretagne  est  une  des  exhibitions  locales  les 
plus  heureuses  de  l’Exposition.  On  peut  la  dire 


réussie  de  tout  point,  et  quand  on  se  trouve  devant 
l’hôtellerie  de  la  reine  Anne,  en  face  la  reconsti- 
tution du  dolmen  des  Marchands  et  de  l’un  des 
menhirs  de  Carnac,  ou  mieux  encore  à l’auberge 
du  Martail,  attablé  en  face  d’une  bolée  de  cidre, 
aux  sons  si  petits  du  biniou  que  soutient  le  ron- 
ronnement de  la  bombarde,  les  grands  ormeaux 
des  Invalides  prennent  quelque  chose  de  l’horreur 
sacrée  des  chênes  druidiques.  On  se  croirait 

vraiment  dans  un 
coin  frais  du  pays 
sous  bois  de  là- 
bas,  de  1 Argoat. 

En  sortant  des 
galeries  sur  - 
chauffées  des  In- 
valides, l’œil  fati- 
gué du  chatoie- 
ment des  bijoux 
et  des  dorures, 
l’oreille  emplie 
du  bourdonne- 
ment des  métiers, 
du  grondement 
sourd  et  continu 
de  la  foule,  la 
sensation  est  ex- 
quise et  repo- 
sante. 

Voici  d’abord, 
à gauche,  la  re- 
constitution de  la 
porte  du  cime- 
tière de  la  Mar- 
tyre, d’un  style 
renaissance  à la 
fois  si  sohre  et  si 
élégant  ; à sa 
suite,  sous  un 
auvent  également 
renaissance,  une 
jeune  Bretonne 
aceorte  et  fraî- 
che vend  à la 
tasse  le  lait  de 
ces  petites  vaches  tachetées,  un  peu  mai- 
griotes,  mais  si  douces,  si  bonnes  laitières,  dont 
la  robe  lustrée  et  bigarrée  s’enlève  si  bien  sur  le 
vert  sombre  des  ajoncs  ou  le  tapis  brun  rose  des 
bruyères.  Tout  en  humant  votre  tasse  de  lait, 
regardez  bien  la  jeune  vendeuse.  Outre  qu’elle 
est  plaisante  à voir,  elle  offre  un  modèle  des  plus 
remarquables  du  type  celtique  tel  que  l’a  défini 
Broca(l),  tel  que  nous  le  retrouverons,  légèrement 
modifié  cependant,  en  Auvergne. 

Tout  à côté,  un  charmant  petit  édicule,  em- 
prunté à l’église  Sainte-Barbe  du  Faouët,  abrite 
une  librairie  bretonne  où  sont  étalées,  à côté  des 
publications  de  la  Bretagne,  les  feuilles  locales 
de  Rennes,  de  Nantes  et  de  Quimper. 

(1)  Revue  d' anthropologie,  1873. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Ces  toits  aigus,  en  pente  raide,  ces  auvents,  ces 
abris  couverts  qui  se  groupent  autour  de  l’édifice 
principal,  sont  un  des  éléments  caractéristiques 
de  l’architecture  bretonne.  On  les  retrouve  à 
l’Exposition,  notamment  dans  l’édicule  de  Saint- 
Jean-du-Doigt,  derrière  lequel  se  cache,  timide 
et  mignonne,  la  fontaine  de  Sainte-Barbe-du- 
Faouët,  et  dans  la  colonnade  du  cloîtrede  la  Forêt. 
Ils  sont  imposés  par  le  climat  ; ce  climat  est 
doux,  grâce  au  Gulf  Stream  qui  permet  au  figuier 
de  fleurir  à Roscoff  en  pleine  terre,  mais  il  est 
humide. 

On  peut  donc  laisser  entrer  l’air  tiède  et  chargé 
des  arômes  de  la  lande  mouillée  ; il  faut  en  re- 
vanche se  préserver  de  la  petite  pluie  fine  et  péné- 
trante, crachin , dans  les  rues  boueuses  de  Brest, 
mais  rosée  bienfaisante  pour  les  bois  et  les  mai- 
sons. De  là  ces  toits  en  pointe,  aux  pentes  sur  les- 
quelles l’eau  glisse,  aux  larges  rebords  sous  les- 
quels on  peut  s’abriter,  que  soutiennent  des 
colonnes  massives,  solides,  d’où  pourtant  le  souci 
d’une  décoration  artistique  est  rarement  absenl. 

Dans  la  reproduction  de  l’édicule  de  Saint-Jean- 
du-Doigt,  ils  abritent  des  brodeurs  et  des  tailleurs 
bretons,  de  ces  Kemener,  qui  parcourent  le  pays, 
travaillant  et  chantant,  buvant  et  contant,  bien 
accueillis  pai’-ci,  moqués  et  rabroués  par-là, 
toujours  un  peu  redoutés.  C’est  que  le  Kemener 
— pour  un  Breton  — n’est  pas  un  artisan  ordi- 
naire. Qu’il  décore  patiemment  de  noires  arabes- 
ques les  gilets  sombres  du  Léonnais  ou  qu’il  pro- 
digue les  couleurs  éclatantes,  le  jaune  et  le  rouge 
en  particulier,  sur  les  corsages  de  la  Cornouailles, 
il  peut  dans  ces  merveilleuses  broderies,  dont 
une  antique  et  mystérieuse  tradition  a marqué 
depuis  des  âges  la  disposition  et  le  sens,  enclore 
un  sort  et,  pour  un  Breton,  on  sait  ce  que  cela 
veut  dire.  Espérons  que  le  Kemener  ne  vendra 
à nos  lecteurs  que  des  broderies  dont  la  vertu 
magique  est  bienfaisante,  et  arrivons  à Y hôtelle- 
rie de  la  duchesse  Anne. 

Sur  le  seuil,  bombarde  et  biniou  nous  font 
accueil.  M.  Quellien,  un  des  Bretons  qui  connais- 
sent le  mieux  la  Basse-Bretagne,  va  nous  ren- 
seigner sur  ces  deux  instruments  nationaux.  « Au 
souffle  seul  et  sans  le  doigté,  dit-il,  le  biniou  pro- 
duit une  note  uniforme,  un  ré,  qui  sert  de  tonique  ; 
l’air  est  généralement  en  la  dominante  : c’est  le 
premier  ton  du  plain-chant.  Quelquefois  on  a fa 
dièse  et  même  ut  dièse.  Le  biniou  est  percé  de 
cinq  trous,  et  la  bombarde,  de  huit.  Une  chose 
curieuse,  c’est  que  ces  deux  instruments,  qui  sont 
faits  pour  jouer  et  forcés  de  vivre  ensemble,  ne 
sont  pas  d’accord  du  tout;  ils  vont  à l’unisson, 
mais  à la  distance  à peu  près  d’un  demi-ton  ; l’un 
donnant  ut,  l’autre  dit  si  naturel.  A première  au- 
dition, l’on  est  évidemment  frappé  de  cette  dis- 
sonance. Eh  bien!  si  l’on  poursuit  l’exécution, 

; la  distance  s’elï'ace.  On  se  demande  si  les  rnéné- 
! triers  n’obtiennent  pas  ce  résultat  parce  qu’ils 
forcent  la  note  à force  de  poumons:  le  ré  fonda- 


423 


mental  se  dégageant,  sous  un  pareil  effort,  avec 
un  volume  si  considérable  de  son,  comme  la  note 
d’un  bourdon,  il  est  probable  que  cette  basse  mo- 
notone enveloppe  de  sa  sonorité  ces  dissonances, 
de  manière  à les  rendre  de  moins  en  moins  per- 
ceptibles à l’oreille  (1).  » 

Le  meilleur  moyen  de  se  mettre  à portée  de 
saisir  cette  harmonie  particulière,  c’est  d’entrer  à 
Y hôtellerie  de  la  duchesse  Anne , dont  la  plupart 
des  motifs  architecturaux  sont  empruntés  aux 
vieilles  maisons  de  Moidaix.  Dans  la  salle  en 
équerre  du  rez-de-chaussée,  au  plafond  à pou- 
trelles que  soutient  un  pilier  renaissance,  une 
cheminée  monumentale  garnit  le  coin  gauche  de 
l’entrée.  Des  meubles  bretons  (voir  en  particulier 
les  meubles  incrustés  à serrures  de  cuivre  du 
fond  de  la  salle)  forment  un  décor  original  au 
milieu  duquel  évoluent,  portant  les  pichets  de 
cidre  en  faïence  de  Quimper,  d’accortes  servantes 
vêtues  des  divers  costumes  locaux.  Un  curieux 
escalier  conduit  à l’étage  supérieur,  où  la  pentyern 
Durocher  fait  entendre  des  poésies  et  des  chansons 
du  terroir,  et  que  garnissent  quelques  peintures, 
malheureusement  en  trop  petit  nombre,  d’Ogé, 
des  aquarelles  de  Forges,  des  dessins  de  Jousset, 
des  sabres  du  temps  de  la  Chouannerie,  un  métier 
à broyer  le  lin. 

Faisant  ensuite  le  tour  de  l’hôtellerie,  nous 
arrivons  à la  colonnade  du  cloître  de  la  Forêt 
occupé  par  des  faïenciers  et  sculpteurs  sur  bois. 
Dans  le  bâtiment  qui  y est  accoté,  M.  Georges- 
Marie  Richard,  auquel  on  doit  cette  ingénieuse  et 
pittoresque  reconstitution,  a installé  ses  ser- 
vices. 

Longeant  ensuite  la  galerie  ethnographique  où 
un  bijoutier  vend  divers  souvenirs  aux  armes  de 
Bretagne,  passant  devant  la  naïve  mais  charmante 
reconstitution  d’une  croix  du  xve  siècle,  exécutée 
en  granit  parle  sculpteur  YvesHernot,  « où  allons- 
nous  » ? 

Où  allons-nous  ? répond  l’enseigne  du  cabaret 
breton,  ici  ou  là.  Allons  chez  Martail,  boire  un 
coup;  aujourd'hui  pour  de  l'argent,  demain 
pour  rien.  Et  toujours  couverte  en  chaume, 
bâtie  en  lourdes  dalles  de  granit,  une  véritable 
auberge  bretonne  nous  ouvre  ses  portes.  On  y 
boit  le  cidre  à la  bolée,  on  y savoure  les  galettes 
de  sarrasin  et  on  peut  à l’occasion  y faire  flamber 
le  K bips  (2)  traditionnel  au  pays  de  Quimper. 

C’est  de  là  qu’il  faut  voir  l'ensemble  du  village 
breton  avec  l’hôtellerie  aux  fines  boisei’ies  à sa 
gauche,  la  reconstitution  du  dolmen  des  mar- 
chands,dit  table  deCésar,  et  d’un  menhir  de  Carnac 
à sa  droite,  les  pylônes  de  l’entrée  du  cimetière 
de  l’eneran,  les  auvents  de  l’église  Sainte-Barbe 
de  Faouët  en  face  de  soi. 

L’impression  de  vérité  pittoresque  du  début, 
s’est  accrue  et  précisée.  On  se  croirait  à un  di- 
manche de  pardon,  un  jour  que  les  « étrangers  » 

(1)  Chansons  et  danses  des  Créions,  Paris,  1889,  in-8°,  p.  39. 

(2)  Mélange  de  cidre  et  d’alcool. 


424 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  la  plage  voisine  y sont  venus  pour  rire  et  voir. 
C’est  vraiment  un  coin  de  Bretagne  transporté  à 
Paris.  Nous  y avons  conduit  nos  lecteurs,  nous  les 
mènerons  une  autre  fois,  s’ils  le  veulent  bien,  et 


dans  le  Berry  qui  est  voisin  et,  de  l’autre  côté  de 
1 Esplanade,  à la  vieille  Auvergne. 

Louis  FARGES. 


UNE  BIBLIOTHÈQUE 

l’art  d’acheter  les  livres,  de  les  classer,  les  conserver  et  s’en  servir. 


IV 

de  l’achat  des  livres. 

Quels  livres  acheter  ? — Avoir  un  petit  nom- 
bre d'amis  et  beaucoup  de  relations.  — Ouvrages 
de  référence,  bases  d'une  bibliothèque.  — Livres 
de  chevet.  — Ne  vous  prodiguez  pas.  — Le 
plaisir  de  bouquiner.  — Méfiez-vous  des  sous- 
criptions. — N'achetez  que  ce  que  vous  voulez 
lire.  — Le  bonheur  des  collectionneurs. 

Maintenant  que  nous  connaissons  les  trois  élé- 
ments ou  conditions  matérielles  et  essentielles  du 
livre  : papier,  format,  impression,  voyons  quels 
livres  il  convient  d’acheter,  quels  types  d’éditions 
méritent  nos  préférences,  et  comment  doivent 
s’effectuer  ces  acquisitions. 

Tout  d’abord  l’innombrable  multitude  des  pro- 
duits de  la  pensée  vous  arrête  et  vous  déconcerte. 
Que  choisir  parmi  tant,  tant  et  tant  d’œuvres  ? 
Comment  se  guider  dans  un  tel  dédale? 

Dès  les  débuts  mêmes  de  la  bibliophilie,  la 
question  s’est  posée,  et  Sénèque  le  Philosophe  l’a 
on  ne  peut  mieux  discutée  et  tranchée  dans  son 
traité  de  la  Tranquillité  de  l'âme  (ch.  ix)  et  dans 
ses  Lettres  à Lucilius  (n  et  xlv). 

« Bien  de  plus  noble,  écrit-il,  que  la  dépense 
qu’on  fait  pour  se  procurer  des  livres  ; mais  cette 
dépense  ne  me  paraît  judicieuse  que  si  elle  n’est 
pas  poussée  à l’excès.  A quoi  sert  une  incalcu- 
lable quantité  de  volumes,  dont  le  maître  pour- 
rait à peine  dans  toute  sa  vie  lire  les  titres?  Cette 
masse  d’écrits  surcharge  plutôt  qu’elle  n’instruit, 
et  il  vaut  bien  mieux  t’en  tenir  à un  petit  nom- 
bre d’auteurs  que  d’en  parcourir  des  milliers 

Chez  la  plupart,  chez  des  gens  qui  n’ont  même 
pas  l’instruction  d’un  esclave,  les  livres,  au  lieu 
d’être  des  moyens  d'étude,  ne  font  que  servir 
d’ornement  à des  salles  de  festin.  Achetons  des 
livres  pour  le  besoin  seulement,  jamais  pour  l’éta- 
lage. 

« ...  Fais  un  choix  d’écrivains  pour  t’y  arrêter 
et  te  nourrir  de  leur  génie,  si  tu  veux  y puiser 
des  souvenirs  qui  te  restent.  C’est  n’être  nulle  part 
que  d’être  partout.  Ceux  dont  la  vie  se  passe  à 
voyager  finissent  par  avoir  des  milliers  d’hôtes  et 
pas  un  ami...  La  nourriture  ne  profite  pas,  ne 
s’assimile  pas  au  corps,  si  elle  est  rejetée  aussitôt 
qu’absorbée.  Rien  ne  retarde  une  guérison  comme 
de  changer  sans  cesse  de  remèdes;  on  ne  réussit 


point  à cicatriser  une  plaie  où  les  appareils  ne 
sont  qu’essayés;  on  ne  fortifie  pas  un  arbuste  par 
de  fréquentes  transplantations...  La  multitude 
des  livres  dissipe  l’esprit.  Ainsi,  ne  pouvant  lire 
tous  ceux  que  tu  aurais,  il  est  suffisant  pour 
toi  d’avoir  ceux  que  tu  peux  lire.  » 

C’est  ce -que  Pline  le  Jeune  a résumé  dans  l’apo- 
phtegme célèbre  : Multum  legendum  esse , non 
mu/ta  (Beaucoup  lire,  mais  non  beaucoup  de 
choses). 

Voltaire  a exprimé  la  même  sage  opinion  dans 
une  ingénieuse  et  concluante  comparaison  : 

« Un  lecteur  en  use  avec  les  livres  comme  un 
citoyen  avec  les  hommes.  On  ne  vit  pas  avec  tous 
ses  contemporains,  on  choisit  quelques  amis.  Il 
ne  faut  pas  plus  s’effaroucher  de  voir  cent  cin- 
quante mille  volumes  à la  Bibliothèque  du  roi, 
que  de  ce  qu’il  y a sept  cent  mille  hommes  dans 
Paris.  » 


Mais  si  d’ordinaire  on  n’a  et  on  ne  peut  avoir 
qu’un  petit  cercle  d’amis,  on  ne  risque  rien  de 
posséder  beaucoup  de  relations,  au  contraire  ; s’il 
est  sage  de  s’en  tenir,  pour  la  lecture,  à quelques 
auteurs  préférés,  il  est  non  moins  judicieux  et 
profitable  d’être  abondamment  pourvu  d’ouvrages 
à consulter,  d’ouvrages  de  référence , diction- 
naires, manuels,  annuaires,  répertoires,  etc. 

Ici  seuls  l’emplacement  et  la  fortune  dont  vous 
disposez  doivent  limiter  vos  exigences. 

Francisque  Sarcey  disait  que  tout  ce  dont  il 
avait  besoin,  en  fait  de  connaissances,  il  le  trou- 
vait dans  le  Larousse.  Cette  vaste  publication  peut 
tenir  lieu,  en  effet,  d’une  bibliothèque,  et,  malgré 
ses  imperfections,  malgré  ses  erreurs,  moins  fré- 
quentes que  d’aucuns  se  plaisent  à l’insinuer,  peu 
nombreuses  même,  en  somme,  si  l’on  considère 
l’énorme  quantité  de  texte,  elle  réalise  bien  le 
grandiose  projet  de  son  auteur  et  fondateur,  elle 
est  bien  la  véritable  Encyclopédie  du  xixe  siècle. 

Pour  la  langue  française,  l’historique  et  l’emploi 
des  mots,  rien  ne  remplace  l’admirable  diction- 
naire de  Littré.  Ajoutez-v  celui  de  notre  ancienne 
langue  et  de  ses  dialectes  du  ixc  au  xvc  siècle  de 
Frédéric  Godefroy,  ainsi  que  des  dictionnaires 
grecs,  latins  (Ducange  — basse  latinité  — et 
Freund,  par  exemple),  et  des  principales  langues 
vivantes. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


425 


Déjà  au  xvue  siècle  l’érudit  Lamothe  Le  Yayer, 
dans  sa  Lettre  à un  moine  sur  l'art  de  former 
une  bibliothèque  à peu  de  frais , écrivait,  à pro- 
pos des  dictionnaires  : 

« Quanta  ces  derniers,  je  tiens,  avec  des  per- 
sonnes de  grande  littérature,  qu’on  ne  saurait 
trop  en  avoir,  et  c’est  chose  évidente,  qu’il  les 
faut  posséder  en  pleine  propriété,  parce  qu’ils 
sont  d’un  journalier  et  perpétuel  usage,  soit  que 
vous  soyez  attaché  à la  lecture  et  intelligence  de 
quelque  auteur,  soit  que  vous  vaquiez  à la  médi- 
tation et  composition  de  quelque  ouvrage.  » 

Si  vous  vous  occupez  de  bibliographie,  le  Ma- 
nuel du  libraire  de  Jacques-Charles  Brunet,  la 
France  littéraire  de  Quérard,  le  Dictionnaire  des 
Anonymes  de  Barbier,  et  le  Catalogue  de  la  Li- 
brairie française  d’Otto  Lorenz,  vous  sont  indis- 
pensables. 

h' Histoire  des  Grecs  et  l 'Histoire  des  Romains 
de  Duruy,  l 'Histoire  ancienne  des  peuples  de 
l'Orient  de  Maspéro,  l'Histoire  de  France 
d’Henri  Martin  ou  de  Michelet,  celle  de  la  Révo- 
lution par  Thiers,  Michelet  ou  Louis  Blanc,  l’An- 
cien régime  de  Taine,  le  Consulat  et  l'Empire  de 
Thiers,  les  Deux  Restaurations  de  Vaulabelle, 
l'Histoire  de  Dix  ans  de  Louis  Blanc,  suivie  de 
l'Histoire  de  Huit  ans  d'Elias  Régnault,  et  de 
la  Révolution  de  1848  par  Daniel  Stern  ou  Gar- 
nier-Pagès; le  Second  Empire  par  Taxile  Delord, 
l’histoire  de  la  Guerre  de  1870-71  et  de  la  Troi- 
sième République  (MM.  Jules  Claretie,  Alfred 
Duquet,  le  commandant  Rousset,  etc.)  vous  per- 
mettront de  suivre,  des  origines  du  monde  jusqu’à 
nos  jours,  — en  étudiant  plus  particulièrement  la 
France,  — les  événements  et  les  progrès  de  l’hu- 
manité. Michelet  est,  sans  conteste,  bien  plus 
intéressant  et  entraînant  qu’Henri  Martin;  mais 
celui-ci  possède  un  avantage  des  plus  appré- 
ciables pour  les  travailleurs  et  les  chercheurs.  Il 
a eu  le  bon  esprit  de  joindre  à sa  grande  histoire 
une  table  analytique,  qui  comprend  tout  un 
volume  (le  XVIIIe)  et  permet  de  trouver 
instantanément  le  renseignement  désiré.  Michelet 
! étant,  par  un  très  fâcheux  et  déplorable  oubli, 
i complètement  dépourvu  de  tables  détaillées,  les 
recherches  sont  presque  impossibles  à travers  ses 
trente  ou  quarante  volumes.  Rien  de  plus  utile, 

1 rien  de  plus  précieux  qu’une  table  analytique  ; et 
l’on  comprend  bien  qu’un  membre  du  parlement 
anglais  ait  jadis,  vers  1820,  proposé  de  priver  de  ' 
i ses  droits  d’auteur  tout  écrivain  qui  aurait  omis 
d’ajouter  ce  répertoire  à chacun  de  ses  volumes. 

Les  Causeries  du  lundi  de  Sainte-Beuve,  ses 
i For  Ira  its  l ittéra  ires , ses  Portraits  con  tem pora  i ns 
et  ses  Nouveaux  Lundis  constituent  la  meilleure 
sinon  la  seule  histoire  de  la  littérature  française 
que  nous  possédions. 

Les  dix-neuf  volumes  de  la  Géographie  univer- 
selle de  Reclus,  le  Dictionnaire  géographique  et 
vidministrali f de  Paul  Joanne,  et  une  collection 
les  Guides  Joanne  et  Bædeker  (Joanne  pour  la 


France  surtout)  vous  rendront  en  maintes  occa- 
sions de  signalés  services. 

N’oubliez  pas  le  Code  et  quelques  bons  ouvrages 
de  droit,  un  manuel  ou  dictionnaire  de  médecine 
usuelle,  le  Bottin  ou  l’Annuaire  Hachette,  et  une 
collection  complète  d’un  ou  de  plusieurs  pério- 
diques — toujours  selon  la  place  dont  vous  dis- 
posez : — V Illustration,  par  exemple,  où  sont 
consignés,  retracés  par  la  plume  et  le  crayon,  les 
faits  marquants  de  chaque  semaine,  et  qui  offre, 
dans  son  ensemble,  l’histoire  écrite  et  illustrée 
de  notre  temps;  la  Revue  encyclopédique]  la 
Revue  politique  et  littéraire  ( Revue  bleue)  et  sa 
sœur  et  compagne  la  Revue  scientifique ; V Inter- 
médiaire des  chercheurs  et  curieux,  un  des 
recueils  les  plus  appréciés  de  tous  les  érudits  et 
travailleurs  ; et  le  doyen  de  nos  journaux  à gra- 
vures sur  bois,  le  Magasin  pittoresque,  que,  dans 
ses  « Matériaux  de  la  Bibliothèque  »,  M.  Guyot- 
Daubès  place  très  justement  en  tête  des  collec- 
tions à consulter,  ce  qui,  ajoute-t-il,  peut  se  faire 
aisément,  grâce  aux  tables  récapitulatives  que 
vous  connaissez  (1). 

Voilà  une  série  d’ouvrages  pouvant  servir  de 
base  à toute  bibliothèque,  une  réunion  d’excel- 
lents outils,  précieux  à tous  ceux  qui  lisent,  écri- 
vent et  étudient. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  des  généralités . Or, 
chacun  de  nous  a ses  besoins  et  ses  goûts  parti- 
culiers, chacun  de  nous,  par  vocation  ou  nécessité, 
par  plaisir  ou  devoir,  est  poussé  vers  tel  ou  tel 
genre  de  lectures  et  d’études,  où  il  arrive  peu  à 
peu  et  forcément  à se  restreindre  et  se  confiner; 
d’abord  parce  que  nous  nous  plaisons  tous  à fré- 
quenter de  préférence  les  gens  et  les  choses  que 
nous  connaissons  déjà,  à approfondir,  goûter  et 
savourer  de  plus  en  plus  ce  que  nous  savons  ; et 
parce  que  chaque  coin  de  l’infini  domaine  de  la 
science  est  à lui  seul  une  immensité. 

Les  uns  se  cantonnent  ainsi  dans  l’histoire,  dans 
une  histoire  spéciale,  celle,  je  suppose,  de  leur 
province  ou  de  leur  ville  natale  ; d’autres 
s’adonnent  à l’examen  de  questions  scientifiques, 
voire  d’une  seule  question  ; d’autres  s’attachent  à 
une  époque,  a un  groupe,  une  école,  ou  même  à 
un  personnage  de  notre  littérature  : le  légis- 
lateur Sieyès  ne  lisait  jamais  que  Voltaire; 

I arrivé  au  dernier  tome  de  son  édition,  il  re- 
prenait le  premier  et  recommençait;  Alphonse 
Daudet,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
avait  arrêté  son  choix  sur  Montaigne  et  fait  des 
Essais  son  unique  livre  de  chevet.;  et  combien 
partagent  ce  culte  fervent  pour  l’incomparable 
moraliste  en  qui  revit,  résumée  et  condensée, 
toute  l’antiquité!  Combien  se  sont  de  même 
passionnés  pour  Horace,  pour  Dante  ou  Shakes- 
peare, et  à combien  Rabelais,  Régnier,  Molière, 

(1)  Guyot-Daubès,  l’Art  de  classer  les  noies,  rtc.,  ch.  x, 
p.  108,  10S). 


426 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


La  Fontaine  ont  ou  auraient  pleinement  suffi  ! 

Tenez-vous-en  donc,  pour  vos  lectures,  au  pré- 
cepte de  Sénèque  et  de  Voltaire  : ne  vous  prodi- 
guez pas,  ne  vous  gaspillez  pas.  Ce  n’est  qu’à  la 
jeunesse  qu’il  convient  d’aspirer  à tout  connaître, 
tout  voir  et  tout  lire,  et  de  s’espacer,  s’égailler , 
courir  çà  et  là  partout,  au  hasard  des  circons- 
tances. Vous,  votre  choix  est  fait,  votre  cercle 
d’études  est  tracé,  la  liste  de  vos  auteurs  préférés 
est  close...  ou  à peu  près.  Si  vous  voulez  profiter 
et  jouir  de  vos  lectures,  ne  quittez  pas  ce  champ, 
si  restreint  qu’il  soit  et  que  vous  l’ayez  fait;  appli- 
quez-vous à le  creuser,  le  fouiller  et  le  retourner. 

Un  trésor  est  caché  dedans, 

comme  dans  celui  du  vieux  laboureur  de  La  Fon- 
taine, et 

C’est  le  fonds  qui  manque  le  moins. 

* + 

Il  n’est  pas  un  ami  des  livres,  sinon  même  pas 
un  Parisien  sachant  lire,  qui  ne  connaisse  le  plai- 
sir de  bouquiner  le  long  des  quais  ou  devant  les 
étalages  des  libraires. 

Cependant  ce  n’est  pas  de  ce  côté  que  je  vous 
engage  à effectuer  le  plus  assidûment  vos  re- 
cherches. Vous  pouvez  certainement  faire  chez 
ces  bouquinistes  d’excellentes  trouvailles,  rencon- 
trer dans  leurs  boîtes  des  occasions  qu’il  nous  est 
loisible  de  qualifier  de  « superbes  » ; mais  ces 
ouvrages  ont  le  plus  souvent  un  défaut  capital,  une 
tare  indélébile  : continuellement  exposés  auvent 
et  à la  poussière,  au  soleil  ou  à la  pluie,  ils  ont 
nécessairement  souffert  de  ce  manque  d’abri,  ils 
gardent  des  traces  plus  ou  moins  apparentes,  mais 
immanquables,  mais  fatales,  des  intempéries  de 
l’air. 

C’est  dans  les  magasins  et  arrière-boutiques 
des  libraires  d’occasion  que  vous  avez,  à mon  sens, 
intérêt  à vous  rendre  et  àfouiller;  c’estlà  que  vous 
découvrirez  le  plus  de  bons  livres  en  bon  état. 

Mais  n’oubliez  pas  qu’il  n’y  a rien  d’absolu  en 
ce  monde,  et  n’hésitez  pas  à vous  arrêter  devant 
tout  étalage  de  livres,  à bouquiner  partout  où 
vous  en  aurez  l’occasion  : c’est  d’ailleurs  là  une 
recommandation  superflue,  les  livres,  n’importe 
lesquels,  attirant  à eux  irrésistiblement  et  comme 
par  enchantement  tous  ceux  qui  les  aiment. 

Méfiez-vous  des  ouvrages  publiés  par  souscrip- 
tion ; je  vous  dirai  même  : « Ne  souscrivez  jamais 
à un  ouvrage  inachevé.  » Vous  risquez  — on  n’en 
voit  que  trop  d’exemples  — de  demeurer  en  panne 
et  de  perdre  votre  argent.  Je  ne  ferai  d’exception 
que  pour  les  publications  entrepi'ises  par  de  très 
grandes  maisons  d’édition,  dont  la  solvabilité  et 
la  solidité  sont  inébranlables.  Mais  ces  maisons- 
làne  publient  jamaisou  presque  jamais  d’ouvrages 
par  souscription. 

Une  question  se  pose  encore  à propos  des  achats 
de  livres  : n’est-cepasune  excellente  habitude  que 
de  ne  pas  acheter  plus  de  livres  qu’on  n’en  peut 
lire,  et  de  n’effectuer  de  nouveaux  achats  qu’après 


avoir  terminé  la  lecture  des  acquisitions  précé- 
dentes ? 

Il  semble  à première  vue  qu'il  ne  puisse  y avoir 
doute  à ce  sujet,  et  qu’il  faille  répondre  par 
l’affirmative. 

Un  écrivain  que  l’à-peu-près  n’effrayait  pas  et 
qui  a commis  bien  des  hérésies  en  bibliographie 
et  ailleurs,  Jules  Janin,  a émis  ce  conseil,  dans 
un  opuscule  « fort  joli,  mais  dont  le  principal 
mérite  est  d’être  rare  »,  l'Amour  des  Livres. 
« N’achetez  aujourd’hui  que  si  vous  avez  lu  d’un 
bout  à l’autre  le  livre  acheté  il  y a deux  mois, 
il  y a six  semaines.  Furetière  demandait  un  jour 
à son  père  de  l’argent  pour  acheter  un  livre.  — 
« Or  ça,  répondaitle  bonhomme,  il  est  donc  vrai  que 
« tu  sais  tout  ce  qu’il  y avait  dans  l’autre  acheté 
« la  semaine  passée?  » C’était  bien  répondre.» 

Non,  car,  avec  ce  système,  vous  vous  priveriez 
de  livres  cherchés  en  vain  par  vous  depuis  long- 
temps et  dont  vous  avez  le  plus  grand  besoin  ; 
vous  laisseriez  échapper  les  aubaines  les  plus 
belles,  les  plus  inespérées.  Encore  une  fois,  rien 
d’absolu  sur  terre.  Évidemment  Jules  Janin  a eu 
raison  de  mettre  en  garde  les  bibliophiles  contre 
les  entraînements  auxquels  ils  sont  si  tentés  de 
succomber,  de  les  dissuader  d’encombrer  leurs 
rayons  de  livres  qu’ils  ne  liront  jamais  ; mais 
« ce  bon  gros  critique,  comme  le  remarque  si 
bien  M.  Jules  Le  Petit  dans  son  Art  d'aimer  les 
livres , n’a  jamais  dû  connaître  à fond  la  passion 
des  livres,  ni  la  joie  intime  que  nous  procure 
l’acquisition  d’un  volume  souhaité,  ni  le  serrement 
de  cœur  qu’on  éprouve  à voir  passer  en  d’autres 
mains  l’objet  qu’on  espérait  obtenir  ». 

« Le  premier  motif  qui  doit  nous  pousser  à 
acquérir  un  ouvrage,  dit  encore  M.  Jules  Le  Petit, 
c’est  le  désir  de  le  lire,  soit  immédiatement,  soit 
plus  tard,  dans  des  moments  de  loisir.  Il  arrive 
bien  souvent,  hélas  ! que  ces  moments-là  ne 
viennent  pas  vite  on  ne  viennent  jamais...  »;mais 
du  moins  on  a le  volume  sous  la  main,  on  sait 
qu’il  est  là,  qu’on  peut  l’ouvrir,  le  consulter,  le 
parcourir,  et  c’est  ce  qu’on  finit  toujours  parfaire 
un  jour  ou  l’autre,  ne  fût-ce  qu’un  instant. 

L’important,  c’est  de  ne  pas  acheter  au  hasard 
et  au  tas,  comme  ce  monomane,  ancien  notaire 
devenu  député  sous  le  premier  Empire,  qui  avait, 
fait  emplette  de  500  OüÛ  volumes,  dont  il  avait 
rempli  trois  maisons  de  la  cave  au  grenier.  L’im- 
portant, l’intéressant  et  l’attrayant,  c’est  d avoir 
un  but,  de  poursuivre  une  piste,  — c’est  d’avoir 
vos  sujets  d’étude  préférés  et  vos  auteurs  attitrés, 
et  de  vous  y tenir. 

Et  alors  vous  goûterez  vraiment  et  savourerez 
pleinement  vos  livres  ; vous  ferez  partie  de  cette 
phalange  d’hommes  heureux  dont  parle  Balzac, 
de  ces  collectionneurs,  qui,  — dussent-ils  ne 
s’ingénier  qu’à  réunir  des  affiches  ou  aligner  des 
tabatières,  — connaissent  les  moins  précaires  et 
les  plus  douces  joies  de  ce  inonde. 

Albert  CIM. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


427 


GOMMENT  ON  VOYAGE  EN  EXTRÊME-ORIENT 


LA  JINRICKSHA 

En  usage  dans  presque  tout  l’Orient,  à Colombo 
comme  à Singapour,  à Saigon  comme  à Hong- 
kong, à Shanghaï  comme  dans  tout  le  Japon,  la 
jinricksha  serait,  elle  aussi,  un  moyen  de  locomo- 
tion fort  agréable  sans  la  répugnance  que  le  nouvel 
arrivé  éprouve  à se  laisser  ainsi  traîner  par  un 


réclame  l’aide  d’un  camarade  qui  pousse  par  der- 
rière, et  il  est  humain  d’accepter  ce  renfort. 

N’était  l’impression  fâcheuse  dont  je  parle  plus 
haut,  le  voyage  serait  tout  à fait  charmant  dans 
cette  légère  voiturette  suspendue  sur  des  ressorts 
très  doux  et  des  roues  bien  caouLchoutées.  Il  im- 
porte seulement  de  ne  pas  remuer  à l’excès  et  de 


malheureux  indigène  ruisselant  de  sueur  et  ex- 
ténué de  fatigue. , 

Mais  s’il  est  possible  de  l’éviter  en  Indo-Chine 
!par  exemple,  il  faut  bien  s’y  résigner  au  Japon,  à 
moins  de  renoncér  â la  plupart  des  promenades. 

Heureusement  les  coureurs  japonais  semblent 
I moins  que  les  autres  souffrir  du  métier  si  pénible 
I ju’ils exercent  : ce  sontpour  laplupartdes gaillards 
bien  râblés,  aux  mollets  musclés,  â la  poitrine 
arge  ; ils  font  preuve,  en  outre,  d’une  extraordi- 
naire endurance,  résultat  d’un  long  entraînement. 

n coureur  peut  aisément  traîner  son  véhicule 
chargé  d’un  voyageur  sur  une  distance  de 
0 kilomètres  et  presque  con  tinuellement  au  pas  de 
ourse,  surtout  s’il  s’agit  d’un  client  japonais  ou 
'une  aimable  mousmé.  Pour  les  Européens  plus 
rands,  plus  gros,  plus  lourds,  le  cooli  japonais 


garder  un  certain  équilibre.  Se  pencher  trop  en 
avant,  c’est  risquer  de  faire  choir  le  cooli  et  de 
piquer  soi-même  une  tête  sur  la  route  poudreuse. 
Se  porter  brutalement  en  arrière,  c’est  presque 
infailliblement  entraîner  à cul  la  jinricksha  et  faire 
tout  à coup  une  culbute  périlleuse  et  inattendue. 
Là  encore  il  convient  de  s’en  tenir,  comme  dans 
bien  des  choses  humaines,  au  juste  milieu. 

Autre  particularité  qui  ne  manque  point  d’être 
assez  piquante  : le  Kourouma  (c’est  ainsi  que  se 
nomme  le  traîneur  de  jinricksha)  ne  connaît  pas 
un  mot  de  français,  ni  même  d’anglais,  et  vous 
n’avez  aucun  moyen  de  lui  indiquer  le  but  de 
votre  course.  Il  ne  vous  demande  d’ailleurs  abso- 
lument rien  et  part  comme  une  flèche,  tout  droit 
devant  lui,  dès  que  vous  avez  pris  place  dans  sa 
voiture.  C’està  vous  de  le  diriger,  en  lui  frappant 


La  jinricksha  japonaise. 


428 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


légèrement  d’un  coup  de  canne  l’épaule  gauche, 
ou  l’épaule  droite. 

— Mais,  direz-vous,  comment  peul-on  faire  lors- 
qu’on débarque  dans  une  ville  et  qu’on  ne 
connaît  point 
son  chemin? 

— A cette 
question  pleine 
de  bon  sens,  il 
n’y  a pas  de 
réponse.  L’é- 
tranger n’a  qu’à 
se  fier  à sa 
bonne  étoile  et 
à compter  sur 
le  hasard  pour 
arriver  à des- 
tination. 

D’ailleurs  le 
Kourouma  ne 
manque  point 
d’intelligence 
et  devine  avec 
une  certaine 
perspicacité  les 
intentions  de 
son  client.  Sortez-vous  du  paquebot  ou  du  chemin 
de  fer,  il  vous  conduit  dans  le  quartier  des  grands 
hôtels  ; sortez-vous  au  contraire  de  votre  hôtel  dans 
la  journée,  il  vous  mène  aux  principaux  maga- 
sins ; après  dî- 
ner, le  soir,  il 
s’élance  sans 
hésitation  vers 
la  rue  des  théâ- 
tres et  des  plai- 
sirs de  toute 
sorte. 

Le  Kourou- 
ma n’aime 
point  être  gêné 
dans  ses  entour- 
nures : au  dé- 
part il  est  gé- 
néralement ha- 
billé d'une  cu- 
lotte de  toile 
courte  et  assez 
étroite,  d’une 
sorte  de  blouse  Un  sampan 

aux  manches  larges,  forme  pagode,  coiffé  d’un 
immense  [chapeau  de  paille  très  léger  souvent 
recouvert  d’une  toile  blanche  ; sur  sablouse,  dans 
le"  dos,  [un  caractère  compliqué  est  brodé  en 
blanc  : c’est  le  numéro  de  sa  voiture  et  le  nom 
de  son  patron. 

Mais  en  cours  de  route,  le  Kourouma  se  débar- 
rasse volontiers  successivement  des  diverses 
pièces  du  costume  : la  blouse  disparaît  la  pre- 
mière, la  culotte  suit  et  votre  homme  reste  seule- 
ment vêtu  d’un  étroit  calecon  et  de  fantaisistes 


La  chaise  à porteurs1  en  Annain. 


tatouages.  Il  n’en  trotte  d’ailleurs  que  plus  allè- 
grement, se  poussant  à lui-même  de  loin  en  loin 
un  cri  d’encouragement. 

La  course  terminée,  il  tend  la  main  et  se  montre 

invariablement 
mécontent  de 
lasomme  qu’on 
lui  remet.  Vous 
pouvez  payer 
deux  fois  le 
tarif,  toujours 
le  Kourouma 
réclame  en 
s’indignant 
avec  une  mimi- 
que expressive. 
Au  début,  l’é- 
tranger se  lais- 
se toucher  et 
consent  à sortir 
de  sa  poche  des 
piécettes  sup- 
plémentaires. 
Plus  tard,  on 
paye  ce  qu’on 
doit  et  on  re- 
fuse avec  opiniâtreté  de  se  laisser  voler  par  le 
Kourouma,  qui  en  prend  d’ailleurs  très  philoso- 
phiquement son  parti  dès  qu’il  est  convaincu 
de  l’inutilité  de  son  insistance.  N’ayez  crainte! 

il  ne  tardera 
pas  à avoir  sa 
revanche  sur 
quelque  autre 
touriste  moins 
expérimenté. 

LE  SAMPAN 

C’est  de  ce 
nom  que  les 
Européens  peu 
soucieux  de 
faire  montre 
d’érudition  dé- 
signent com  - 
munément 
toutes  les  es- 
pèces d’embar- 
cations qui 
fourmillent  en  Extrême-Orient,  depuis  la  pirogue 
à balance  de  Colombo  jusqu’aux  grandes  jonques 
chinoises  qui  remontent  de  Hong-kong  à Canton 
par  le  fleuve  Si-Kiang. 

La  première  expérience  que  je  fis  du  sampan 
fut  plutôt  fâcheuse  et  j’en  ai  gardé  fort  mauvais 
souvenir. 

C’est  pour  me  rendre  aux  ruines  d’Angkorque 
je  dus  faire  usage  du  sampan  cambodgien.  Pen- 
dant la  saison  des  hautes  eaux,  l’excursion  de 
Pnom-penh  (capitale  du  Cambodge)  à Angkor  est 


au  Cambodge. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


429 


une  simple  partie  de  plaisir  : après  dix-huit 
heures  de  bateau  à vapeur  et  quatre  heures  de 
charrette  à bœufs,  on  atteint  facilement  les  ad- 
mirables ruines  Khmers. 

Il  en  va  tout  autrement  pendant  la  saison  des 
eaux  basses,  pendant  laquelle  il  faut  faire  usage 
d’un  sampan,  sorte  de  barque  étroite  et  longue 
avec,  au  centre,  une  petite  paillotte  basse  et  exiguë. 

Les  huit  rameurs  qui  poussent  l’aviron  avec  une 
surprenante  endurance  occupent  le  devant  et 
l’arrière  du  bateau,  tandis  que  le  passager  est  con- 
damné à rester  nuit  et  jour  sous  la  petite  paillotte 
centrale  avec  une  température  moyenne  de 
40  degrés  ! 

Impossible,  bien  entendu,  de  se  tenir  debout  ; à 
peine  même  peut-on  demeurer  assis,  et  c’est  pres- 
que continuellement  couché  sur  le  dos  qu’il  faut 
attendre  la  fin  de  l’emprisonnement,  quatre  jours 
à l’aller,  trois  jours  au  retour. 

Pour  comble  d’infortune,  quand  nous  arrivons 
dans  le  grand  lac  qui  alimente  le  Mékong,  un  fort 
vent  s’élève,  de  grosses  lames  se  forment  et  em- 
barquent sans  cesse  dans  le  sampan  de  plus  en 
plus  secoué;  si  bien  que  je  dois  subir  dans  mon 
étroite  prison  un  bain  de  siège,  rafraîchissant, 
j’en  conviens,  mais  par  trop  prolongé. 

Infinimentplus  confortable  estle  sampan  chinois 
de  la  province  du  Qiang-si,  véritable  maison 
flottante  où  habitent  les  bateliers,  leurs  femmes  et 
leurs  enfants,  et  à bord  de  laquelle  je  fais  le  plus 
agréablement  du  monde  la  descente  des  rapides  du 
Tso-Kiang. 

C’est  merveille  de  voir  ces  bateliers  chinois, 
armés  de  longues  gaules,  diriger  d’une  main  expé- 
rimentée la  lourde  embarcation  et  éviter  avec  un 
étonnant  sang-froid,  malgré  la  violence  du  cou- 
rant, les  mille  récifs  qui  surgissent  à fleur  d’eau. 

LES  CHEMINS  DE  FEP. 

Mais  bientôt,  sans  doute,  c’en  sera  fait  de  tous 
ces  modes  de  locomotion  variés  et  pittoresques  : 
au  Japon  déjà  des  milliers  de  kilomètres  de 
! lignes  ferrées  rayonnent  dans  toutes  les  direc- 
tions : l’immense  empire  chinois  sera  traversé  de 
part  en  part  et  les  compagnies  concessionnaires 
s’empressent  de  hâter  leurs  travaux.  L’Indo-Chine, 
elle  aussi,  ne  tardera  pas  à posséder  un  vaste 
j réseau  de  chemins  de  fer. 

A l’heure  actuelle,  toutefois, on  n’y  compte  encore 
que  deux  modestes  tronçons,  l’un  qui  va  de  Saigon 
: à Mytho(Cochinchine),l’autrede Phu-lang-Thuang 
à Langson  (Tonkin). 

Après  un  certain  temps  de  voyage  à travers  la 
brousse,  c’est  avec  un  certain  plaisir  qu’on  entend 
le  sifflet  d’une  locomotive  et  j'eus  quelque  joie, 
un  matin,  à aller  m’installer  dans  le  comparti- 
ment, pourtant  peu  confortable,  d’un  des  wagons 
Decauville  qui  composent  le  train. 

Ces  wagons,  d’ailleurs,  il  me  'semble  les  recon- 
; naître!  « Parbleu,  me  répond  un  voyageur  que 
j’interroge,  c’est  le  vieux  matériel  qui  servit  à 


1 exposition  de  1889  entre  les  Invalides  et  le  Cliamp- 
de-Mars!  » 

Quelle  étrange  rencontre  ! Et  pouvais-je  me 
douter,  il  y a onze  ans,  sur  les  bords  de  la  Seine, 
en  faisant,  dans  toutes  les  langues,  « attention  aux 
arbres»,  que  je  viendrais  m’asseoir  un  jour  sur  les 
mêmes  banquettes,  dans  le  rapide  (?)  de  Langson  ! 

Et  tandis  que  je  me  livre  à des  réflexions  phi- 
losophiques sur  la  bizarrerie  de  la  destinée,  un 
bruit  de  vieille  ferraille  se  fait  entendre  et  le  train 
se  met  en  marche  lourdement  chargé,  car  dans  les 
wagons  et  sur  les  marchepieds  s’empilent  et  se 
suspendent  des  centaines  d’indigènes  qui  vont  au 
marché  ! 

O ù donc  iront  s’échouer  quelque  jour  les  co- 
quettes voitures  du  tramway  électrique  qui  main- 
tenant circule  le  long  de  la  rue  des  Nations? 

Henri  TUROT. 

LES  SOMMETS 

Mélancolique  espoir  des  aubes  incertaines, 

Tu  refuses  toujours  ce  que  tu  nous  promets. 

Quand  me  conduiras-tu,  loin  de  l’ennui  des  plaines, 

Vers  la  hantise  claire  et  vaste  des  sommets? 

Quand  m’accorderas-tu  de  quitter  pour  une  heure 
Le  seuil  morne  et  cruel  de  ma  pauvre  maison 
Et  d’aller  vers  la  vie  indulgente  et  meilleure 
Interroger  l’espace  et  le  libre  horizon  ? 

Tu  le  sais  : j’ai  beaucoup  souffert.  La  multitude 
A blasphémé  mon  rêve  et  ne  m’a  pas  compris. 
Donne-moi  le  repos,  la  fière  solitude  : 

Je  suis  las  de  subir  l’injure  et  le  mépris. 

Ici  la  joie  est  lâche  et  le  rire  est  lugubre. 

La  coupe  du  plaisir  ne  contient  que  du  fiel. 

Je  voudrais  m’exiler  où  l’air  est  plus  salubre, 

Où  notre  âme  en  priant  croit  respirer  le  ciel. 

Je  voudrais  l’oubli  pur,  le  vierge  accueil  des  cimes. 

Là,  mon  cœur  s’ouvrirait  à la  tendre  pitié 
Et  le  magique  appel  des  orients  sublimes 
Remplacerait  pour  moi  l’amour  et  l’amitié. 

Qu’il  est  doux  d’évoquer  d’éphémères  rivages 
Des  pays  inconnus  où  n’abordent  jamais 
Que  ia  galère  de  nos  songes,  les  nuages 
Et  l’aigle  au  vol  puissanfqu’attirent  les  sommets. 

La  montagne  sereine  observe  l’étendue. 

Sur  le  gazon  fleuri  le  pâtre  vient  s’asseoir 
Écoutant,  tout  là-bas,  voix  gracile  et  perdue, 

L’Angélus  égrener  ses  larmes  dans  le  soir. 

Pâtre,  si  ton  esprit  pense  à la  bien-aimée. 

Regarde  le  village  au  creux  de  ce  ravin. 

Vois  la  ferme  tranquille  où  bleuit  la  fumée. 

Sois  heureux!  Sois  prudent  aussi.  Le  reste  est  vain. 

Pour  effeuiller  encor  votre  enfance  craintive, 

Vous  reviendrez  ensemble  aux  chemins  familiers. 

Une  source  s'endort  parmi  l’ombre  attentive, 

Le  ciel  calme  sourit  entre  les  peupliers. 

Ton  sort  sera  celui  des  humbles.  Ta  compagne 
Chérira  ta  caresse,  ami,  comme  un  bienfait 
Et,  guettant  ton  retour  au  pied  de  la  montagne, 

T’offrira  simplement  le  pain  noir  et  le  lait. 

Mais,  pour  moi,  ce  bonheur  naïf  est  sans  prestige. 

Je  désire  l’azur  profond,  illimité. 

L’espace  me  réclame  et  j’ai  soif  de  vertige. 

Ne  pourrai-je  te  fuir,  stupide  humanité? 

Ne  pourrai-je,  cessant  un  hommage  servile, 

Gravir  vers  la  lumière  et  vers  la  charité 
Le  calvaire  idéal  de  celui  qui  s’exile 
Afin  de  décevoir  l’opprobre  immérité? 

Mélancolique  espoir  des  aubes  incertaines, 

Tu  refuses  toujours  ce  que  tu  nous  promets. 

Quand  me  conduiras-tu,  loin  de  l’ennui  des  plaines, 

Vers  la  hantise  claire  et  vaste  des  sommets  ? 

Émile  BOISSIER. 


430 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Un  Appareil  de  Sauvetage 


Tous  ceux  qui  ont  afTaire  à la  grande  bleue, 
marins,  baigneurs, pêcheurs,  touristes,  passagers, 
savent  combien  elle  est  traîtresse.  Quand  on  s’em- 
barque sur  la  mer,  si  calme  qu’elle  soit,  qui  sau- 
rait prévoir  ses  caprices,  et  peut-on  jamais  affir- 
mer que  l’on  rentrera  au  port  sans  incident  fâ- 
cheux, sans  accident 
même? 

Oui,  le  poète  latin  l'a 
bien  dit  : celui-là  avait  le 
cœur  ceint  d’un  triple 
airain  qui,  le  premier, 
s’aventura  sur  les  Ilots. 

C’est  pourquoi  les  inven- 
tions qui  contribuent  à 
augmenter  la  sécurité 
des  voyageurs  et  des  pro- 
fessionnels de  la  mer  doi- 
vent avoir  une  place  à 
part  au  milieu  de  toutes 
les  découvertes  moder- 
nes, d’abord  à cause  île 
leur  but  humanitaire  et 
parce  qu’elles  s’adressent 
à une  catégorie  chaque 
jour  plus  grande  d’indi- 
vidus, disons  à tout  le 
monde. 

Painni  ces  inventeurs 
philanthropes,  il  convient 
de  mettre  en  lumière  la 
physionomie  volontaire- 
ment modeste  d’un  Uni- 
versitaire appartenant  à 
l’académie  de  Caen,  au- 
jourd’hui attaché  au  lycée 

de  Cherbourg,  M.  Ro-  App  ,reil  de  sau 

bert.  Encore  peu  connu  du  public,  le  nom  de  ce 
sympathique  fonctionnaire  sera  bientôt  sur  toutes 
les  lèvres.  Avant  qu’il  soit  longtemps,  on  parlera 
des  appareils  de  sauvetage  Robert,  comme  l’on 
parle  actuellement  des  rayons  Rœn  tgen  ou  du  té- 
légraphe Marconi. 

Et  pourtant  la  découverte  de  notre  inventeur 
est  d’une  simplicité  enfantine  et  n’exige  "aucun 
instrument  coûteux  et  spécial.  C’est  presque  l’his- 
toire de  l’œuf  de  Christophe  Colomb  : il  fallait 
songer  au  moyen,  non  pas  de  faire  tenir  un  œuf 
debout  sur  sa  pointe,  mais  de  rendre  imper- 
méable à l’eau  le  liège  dont  sont  fabriquées  les 
ceintures  et  les  bouées  de  sauvetage. 

On  sait,  en  effet,  qu’après  deux  ou  trois  heures 
d’immersion,  ces  appareils,  s’imbibant  lente- 


ment de  liquide,  comme  une  éponge,  finissentas- 
sez  rapidement  par  perdreleur  efficacité  et  ne  sont 
plus  capables  de  soutenir  sur  l’eau  les  malheu- 
reux qui  ont  cru  pouvoir  s’y  accrocher,  ou  qui 
s’en  sont  revêtus  à la  hâte,  au  moment  du 


naufrage. 


Or  voici  en  quoi  con- 
siste la  très  simple,  mais 
très  ingénieuse  décou- 
verte de  M.  Robert. 


tout  petits  grains  et  les 
recouvre  d’une  couche 
assez  épaisse  de  noir  de 
fumée,  par  un  procédé 
qui,  naturellement,  reste 
son  secret.  Cette  double 
opération  a un  double 
résultat  : enduit  de  noir 
de  fumée,  qui  bouche 
hermétiquement  tous  ses 


pores,  le  liège  devient 


absolument  imperméable 
à l’eau  ; en  outre,  réduit 
grains,  il  occupe  un 


bien  moindre  volume  et 
peut  être  logé  dans  des 
appareils  ou  des  vêtements 
plus  légers,  et  partant 
plus  pratiques,  que  tous 


les  gilets  et  ceintures 


vetage  Robert. 


natatoires  employés  jus- 
qu’à présent. 

Les  premières  expé- 
riences, qui  eurent  lieu  à 
Lorient,  avaient  été  cou- 
ronnées de  succès.  Pour 
bien  prouver,  d’abord,  que  ses  appareils  ne  per- 
daient rien  de  leur  insubmersibilité,  même  après 
un  séjour  prolongé  dans  l’eau,  M.  Robert  avait 
commencé  par  y plonger  les  siens  pendant  huit 
ou  dix  heures.  Puis,  quatre  jeunes  gens,  dont  l'un 
ne  savait  pas  nager,  les  revêtirent  par-dessus 
leurs  vêtements. 

Le  premier  portait  un  veston  de  liège,  le  second 
une  ceinture,  le  troisième  un  gilet  capitonné,  et 
le  quatrième  un  simple  plastron.  Ce  dernier  était 
dans  la  tenue  ordinaire  des  pêcheurs,  — ciré, 
suroist  et  grosses  bottes. 

« Sur  un  signe  de  M.  Robert,  dit  le  rapport 


rédigé  à cette  occasion  par  le  président  de  la 


Chambre  de  commerce,  M.  Jehanno,  ces  quatre 
jeunes  gens  se  jetèrent  à la  mer  et  se  livrèrent  à 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


431 


■divers  exercices  indiqués  par  l’inventeur.  Ils  se 
•tinrent  debout,  les  bras  en  l’air,  firent  le  salut 
militaire,  se  mirent  sur  le  dos,  les  jambes  ployées 
-et  ramenées  sous  le  menton,  et,  enfin,  essayèrent, 
mais  en  vain,  de  plonger,  l’appareil  s’y  opposant 
et  les  ramenant  à la  surface.  » 

Depuis  et  récemment,  le  distingué  chroniqueur 
scientifique,  notre  ami  Émile  Gautier,  membre  de 
la  Ligue  nationale  de  l’éducation  physique,  a renou- 
•velé,  pour  son  propre  compte,  dans  la  baie  de 
Saint-Malo,  ces  expériences  si  intéressantes,  et, 
d’après  lui,  — un  connaisseur  en  pareille  matière, 
— il  est  rigoureusement  impossible  de  se  noyer 
avec  le  gilet  natatoire  Robert. 

Comme  le  montre  notre  dessin,  ce  vêtement  n’a 
rien  de  disgracieux  ni  d’encombrant.  Il  ne  pèse 
que  1 200  grammes  et  peut  être  porté  sous  le  veston 
d’une  façon  permanente,  sans  gêne  ni  fatigue, 
pendant  une  croisière  en  yacht,  par  exemple,  ou 
pendant  un  voyage  sur  mer  de  plusieurs  jours.  En 
•cas  d’accident,  on  n’est  ainsi  jamais  pris  au  dé- 
pourvu. 

La  supériorité  des  appareils  Robert  n’a,  du  reste, 
pas  tardé  à être  reconnue,  même  officiellement. 

Il  y a quelques  mois,  la  compagnie  de  bateaux 


à vapeur  qui  assure,  deux  fois  par  jour,  le  trans- 
port des  voyageurs  entre  Dieppe  et  Newhaven, 
adoptait  la  ceinture  de  sauvetage  en  liège  con- 
cassé et  recouvert  de  noir  de  fumée.  Cet  exemple 
était  bientôt  suivi  par  les  paquebots  de  la  ligne 
Calais-Douvres.  Chacun  des  steamers  en  question 
a été  pourvu  de  750  appareils  Robert. 

Nous  espérons  vivement  que  toutes  les  compa- 
gnies de  navigation,  qui  ont  à cœur  d’accroître  la 
sécurité  de  leurs  équipages  et  de  leurs  passagers, 
n’hésiteront  pas  à se  munir  d’un  engin  aussi  pra- 
tique. 

Enfin,  presque  en  même  temps,  les  ministres 
de  la  Guerre  et  de  la  Marine  viennent  de  décider 
que  les  écoles  du  génie,  — anciens  régiments  des 
pontonniers,  — les  cinq  grands  ports  militaires 
et  dix-huit  navires  de  guerre  (dont  six  cuirassés), 
devaient  à l’avenir  être  équipés  du  double  plas- 
tron de  sauvetage,  dernier  perfectionnement  de 
l’inventeur. 

Cette  consécration  officielle,  par  des  techniciens 
et  des  ingénieurs,  d’un  appareil  imaginé  par  un 
simple  « civil  » en  dit  plus  long  que  bien  des 
éloges. 

Édouard  BONNAFFÉ. 


LA  « POPOTE  » D’UNE  EXPLORATION 

SUITE 


Se  bien  nourrir,  avons-nous  dit,  est  une  chose 
très  essentielle.  Nous  verrons  que,  si  pauvre  que 
soit  réputé  un  pays,  avec  de  l’ingéniosité  et  un 
bon  estomac  on  arrive  à en  tirer  quelque  ressource. 

Ce  qui  manque  presque  toujours  le  plus,  en 
Afrique  du  moins,  ce  sont  les  légumes,  les  fruits, 
les  végétaux  en  général.  De  la  viande,  on  s’en  pro- 
cure sans  trop  de  peine  le  plus  souvent,  mais  que 
ne  donnerait-on  pas  quelquefois  pour  une  douzaine 
d’asperges  ou  simplement  une  assiette  de  pommes 
de  terre  frites! 

Ce  sont  donc  des  conserves  de  légumes  qu’il 
convient  surtout  d’emporter.  Malheureusement 
les  boîtes  ou  les  flacons  qui  les  contiennent 
pèsent  lourd,  font  du  volume  et  l’on  se  trouve 
bientôt  arrêté. 

Une  invention  véritablement  précieuse  est  celle 
des  légumes  comprimés  en  tablettes.  Un  kilo  re- 
présente cinquante  rations  abondantes;  il  suffit, 
pour  les  manger,  de  les  faire  tremper  dans  l’eau 
durant  deux  ou  trois  heures  et  de  les  faire  cuire 
ensuite  à la  façon  ordinaire. 

Sans  doute  tous  les  légumes  ne  se  prêtent  pas 
aussi  bien  à cette  préparation,  mais  la  julienne, 
les  choux  de  Bruxelles,  les  carottes,  le  persil  ainsi 
que  les  pommes  et  les  poires  singent  assez  bien  la 
nature  pour  causer  grand  plaisir.  Nous  nous  pré- 
cautionnerons aussi  d’assaisonnements,  — l’ap- 


pétit paresseux  demande  des  plats  relevés,  — 
puis  de  graisses  ou  de  beurre,  car  bien  que 
souvent  le  pays  produise  des  matières  grasses 
comestibles,  il  est  certains  endroits  où  il  serait 
impossible  de  s’en  procurer. 

Étant  donné  qu’on  ne  peut  songer  à emporter 
du  vin  pour  un  voyage  de  quelque  durée,  la  meil- 
leure boisson  est  le  thé  léger  froid  à l’exclusion 
de  l’alcool  même  étendu  de  beaucoup  d’eau. 

Un  vin  cependant  est  précieux,  mais  comme 
remède,  c’est  le  champagne,  un  des  meilleurs 
médicaments  dans  l’accès  bilieux,  et  on  devra  au 
besoin  se  passer  de  choses  importantes  pour  en 
emporter  une  caisse. 

Le  manque  de  pain  est  une  grosse  privation. 
Sans  doute,  dès  qu’on  est  au  repos  et  si  on  pos- 
sède de  la  farine,  il  n’est  pas  difficile  d’installer 
un  four  de  campagne  avec  une  jarre  en  poterie 
comme  on  en  rencontre  partout,  recouverte  de 
terre  et  fermée  par  une  porte  en  bois. 

Mais  la  farine  en  quantité  notable  est  bien 
lourde  et  l’on  se  verra  forcé  sans  doute,  de  même 
qu’on  a remplacé  le  vin  par  le  thé,  de  manger  en 
guise  de  pain  la  boule  de  riz  cuite  à la  vapeur 
dans  un  linge  ou  une  passoire  et  qui  d’ailleurs 
n’est  pas  désagréable. 

Pour  cuire  les  aliments  il  faut  un  matériel  d’us- 
tensiles de  cuisine,  pour  si  réduit  qu’on  le  sup- 


432 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


pose.  11  existe  des  marmites  dites  de  campement, 
en  fer  émaillé  et  dans  lesquelles  on  peut  enfermer 
pour  la  route  tout  le  nécessaire,  assiettes,  gobe- 
lets, gril,  casserole  (le  couvercle  de  la  marmite), 
poêle  à frire,  couverts. 

11  y a bien  aussi  le  verre  trempé  qui  va  au 
feu  et  présente  une  grande  solidité  dès  qu’un 
corps  plus  dur  que  lui  ne  l’a  pas  rayé.  Par  mal- 
heur cet  accident  arrive  souvent  et  alors,  au 
moindre  choc,  il  se  réduit  en  poussière. 

Boire  frais  — je  ne  dis  pas  froid  — dans  les 
nays  chauds  est  une  des  gourmandises  les  plus 
délicieuses  que  je  connaisse.  Mais  l’eau  refroidie 
n’est  pas  seulement  bonne  à procurer  une  impres- 
sion agréable,  c’est  aussi  un  des  remèdes  les  plus 
efficaces  dans  certaines  maladies,  certains  acci- 
dents trop  communs  en  Afrique. 

Bien  des  gens  atteints  d’insolation,  d’accès  per- 
nicieux, ont  dû  à des  lotions  froides  sur  la  tête  de 
revenir  à la  vie.  Avec  des  injections  hypoder- 
miques de  quinine,  des  sinapismes  aux  pieds,  c'est 
le  seul  traitement,  applicable  aussi  bien  par  qui- 
conque que  par  le  plus  savant  des  médecins. 

Un  instrument,  l’appareil  Toselli,  nous  permet- 
tra de  rafraîchir  l’eau.  C’est  un  barillet  tournant 
enfermant  un  récipient  étanche  intérieur.  Entre 
les  deux  on  met  de  l’eau  et  de  l’azotate  d’ammo- 
niaque dont  la  dissolution  abaisse  la  température 
de  15  à 20  degrés  du  thermomètre.  Il  suffit  de 
faire  tourner  le  barillet  sur  son  axe  durant  cinq 
minutes  et  l’opération  est  terminée.  On  expose 
ensuite  le  liquide  soigneusement  recueilli  à la 
chaleur  du  soleil  qui  fait  évaporer  l’eau  et  recon- 
stitue le  sel  prêt  à être  employé. 

Fréquemment  le  voyageur  campera  dans  les 
villages  indigènes.  On  est  ainsi  d’ailleurs  en  con- 
tact plus  intime  avec  les  habitants  et  si,  au  phy- 
sique, cette  proximité  ne  laisse  pas  que  d’avoir 
parfois  ses  inconvénients,  les  puces  et  les  punaises 
par  exemple,  au  point  de  vue  politique  du  moins 
n'y  trouve-t-on  en  général  qu’avantages. 

Mais  il  peut  arriver  cependant  qu’on  soit  forcé 
de  faire  halte  dans  un  lieu  inhabité  ; il  faut 
par  conséquent  emporter  une  tente  solide  et  qui 
abrite  bien.  Les  meilleures  sont  doubles,  ce  qui  les 
rend  impénétrables  complètement  à la  pluie  et 
procure  une  fraîcheur  agréable  même  par  soleil 
ardent.  Ses  piquets  devront  être  en  fer  et  non  en 
bois,  ces  derniers  ne  tardant  pas  à se  détruire 
sous  les  chocs  répétés  du  marteau  qui  sert  à les 
enfoncer. 

Inutile  d’ajouter  qu’on  ne  devra  pas  oublier 
des  haches,  bêches,  pelles,  scies  et  autres  outils 
de  campement  pas  plus  que  des  lanternes,  des 
photophores  et  de  la  bougie. 

Les  armes  de  guerre  et  de  chasse  seront  choisies 
commodes  et  robustes.  Pour  les  premières  je  con- 
seille le  mousqueton  d’artillerie  du  modèle  régle- 
mentaire, qui  est  léger  et  peu  embarrassant.  Pour 


se  défendre  contre  une  grosse  bête,  pour  la  chas- 
ser au  besoin  il  est  très  suffisant  et  si,  à petite 
distance,  on  voulait  des  effets  plus  meurtriers,  il  a 
été  trop  parlé  de  la  balle  dum-dum  pour  qu’il 
soit  besoin  de  rappeler  qu’on  peut  rendre  son 
projectile  terrible  en  entaillant  seulement  le  che- 
mise en  maillechort  qui  l’enveloppe. 

Mais,  à part  l’hippopotame  contre  lequel  il 
faut  parfois  faire  une  véritable  défense,  qu’on 
m’en  croie,  on  ne  verra  pas  tant  que’cela  d’animaux 
féroces.  Dans  les  pays  sauvages,  la  faune  des  her- 
bivores, gazelles,  antilopes,  bœufs  sauvages,  offre 
une  ample  pâture  au  lion  et  à la  panthère  et  ils 
se  gardent  d’attaquer  l’homme  dans  lequel  ils 
sèntent  d’instinct  un  adversaire  dangereux.  Le 
tigre  de  Cochinchine  est  seul  à craindre,  et  encore 
faut-il  faire  la  part  de  l’imagination  dans  les  mé- 
faits qu’on  raconte  de  lui. 

Le  fusil  restera  donc  le  plus  souvent  le  pour- 
voyeur de  la  marmite  ; il  n’empêche  qu’à  ce  titre 
son  choix  réclame  tous  les  soins. 

Le  calibre  12  est  le  meilleur,  le  16  est  trop 
faible  pour  le  gibier  un  peu  gros.  A moins  d’empor- 
ter une  forte  quantité  de  cartouches,  et  alors  celles 
en  carton  sont  suffisantes,  on  se  pourvoira  de 
douilles  en  acier  qui  n’ont  pas  besoin  d’être  reca- 
librées,  ainsi  que  de  poudre  et  de  plomb  des  divers 
numéros. 

U n collectionneur  désireux  de  rapporter  empail- 
lés les  petits  oiseaux,  souvent  très  jolis  à voir,  qui 
peuplent  les  bords  des  cours  d’eau,  devra  aussi 
prendre  soit  une  carabine  Flobert  tirant  la  cen- 
drée, soit  un  tube  de  calibre  réduit  se  plaçant 
dans  le  fusil  ordinaire  et  remplissant  le  même 
office. 

Comme  défense  personnelle,  on  se  procurera  un 
ou  deux  revolvers  d’ordonnance. 

★ 

+ * 

Peu  ou  prou,  chacun  doit  en  exploration  s’im- 
proviser médecin.  Fort  heureusement,  les  mala- 
dies, si  elles  ne  sont  que  trop  fréquentes,  ne 
varient  guère. 

C’est  toujours  la  fièvre  sous  ses  formes  diverses, 
la  dysenterie,  l’insolation  et  fréquemment,  chez 
les  indigènes,  des  plaies. 

Avec  un  petit  nombre  de  médicaments,  on  peut 
soigner  tout  cela,  et  l’on  devra,  avant  de  partir, 
s’en  faire  expliquer  l’usage  par  un  médecin  ne 
raffinant  pas  sur  la  thérapeutique. 

Mais  ce  qu’il  faut  toujours  avoir  sur  soi,  c’est 
une  seringue  de  Pravaz  pour  injections  hypoder- 
miques et  une  solution  de  quinine. 

Ce  que  ce  petit  instrument  a sauvé  d’existences 
est  incalculable  Contre  tout  accès  de  fièvre  qui 
paraît  vouloir  devenir  grave,  donnez  une  injec- 
tion de  quinine,  n’hésitez  pas  ; j’ai  enduré  en  vingt- 
quatre  b eures  douze  inj  ections  de  quinine  à 25  centi- 
grammes chacune  et  sans  elles  je  n’aurais  pas  en 
ce  moment  le  plaisir  d’écrire  dans  le  Magasin 
pittoresque. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


433 


Puisque  j’en  suisàla  quinine,  jetiens  à déclarer 
que  le  meilleur  moyen,  à mon  avis,  de  se  préser- 
ver de  la  fièvre  ou  du  moins  de  ses  manifestations 
dangereuses,  est  de  la  prendre  à titre  préventif. 

Vingt  centigrammes  chaque  j our  de  ce  précieux 
alcaloïde,  dissous  dans  du  rhum  ou  de  l’eau-de-vie, 
ont  été  ma  ration  journalière  durant  trois  ans. 
Je  suis  un  témoignage  vivant  que  le  moyen  est 
bon. 


Il  ne  nous  reste  plus,  pour  compléter  notre  ba- 
gage, qu’à  nous  procurer  les  objets,  les  instru- 
ments qui  nous  permettront  de  relever  notre 
route,  nos  découvertes  géographiques,  pour  don- 
ner ultérieurement  à nos  compatriotes  une  notion 
aussi  exacte  que  possible  des  pays  traversés. 

Nous  nous  munirons  des  cartes  existantes.  Bien 
que  nul  n’ait  l’imagination  plus  fantaisiste  en 
même  temps  que  l’affirmation  plus  hardie  que  la 
plupart  des  géographes  en  chambre,  au  point  que 
l’oh  pourrait  sans  remords  remplacer  pour  eux  le 
proverbe  « A beau  mentir  qui  vient  de  loin  » par 
« A beau  mentir  qui  n’est  jamais  allé  »,  on  trou- 
vera dans  leurs  compilations  plus  ou  moins 
plausibles  des  indications  premières. 

Pour  les  remplacer  par  quelque  chose  de  plus 
positif  et  plus  véridique,  il  faudra  chaque  jour 
relever  sa  route  et  les  détails  des  pays  parcourus. 
Le  premier  instrument  à posséder  est  donc  une 
boussole. 

Puis,  comme  les  erreurs  d’un  simple  chemine- 
ment s’accumuleraient,  il  sera  nécessaire  de  faire 
de  temps  à autre  le  point  , c’est-à-dire  de  déter- 
miner par  des  observations  astronomiques  la 
longitude  et  la  latitude  du  lieu  où  l’on  aura 
observé. 

Un  sextant,  un  horizon  artificiel,  cuvette  pleine 
de  mercure  surmontée  d’un  couvercle  transpa- 
rent, et  des  chronomètres  constituent  l’indispen- 
sable. On  peut  y adjoindre  un  théodolite  et  une 
lunette  astronomique. 

Il  ne  saurait  entrer  dans  notre  sujet  d’expliquer 
comment  on  fait  le  point.  Qu’il  nous  suffise  de 
dire  qu’on  mesure  au  même  lieu  deux  hauteurs 
d’un  astre  au-dessus  de  l’horizon,  soit  qu’on  opère 
la  nuit  et  qu’on  prenne  deux  étoiles  au  même 
moment,  soit  qu’on  observe  le  soleil  deux  fois  à 
trois  ou  quatre  heures  d’intervalle. 

Si,  à chaque  fois,  on  note  à l’instant  de  l’obser- 
vation l’heure  du  chronomètre  préalablement 
réglé  sur  celle  de  Paris , le  calcul  permet  d’ob- 
tenir la  longitude  et  la  latitude. 

Enfin,  pour  rapporter  en  guise  de  document  ou 
de  souvenir  la  reproduction  des  sites  oii  il  sera 
passé,  des  scènes  qu’il  aura  vues  et  pour  les  faire 
connaître  au  retour  à ses  compatriotes,  l’explora- 
teur ne  manquera  pas  de  se  munir  d’un  appareil 
photographique. 

L’emploi  du  gélatino-bromure  a mis  mainte- 
nant la  photographie  à la  portée  de  tous,  et  les  | 


préparations  si  laborieuses  autrefois  qu’entraî- 
naient le  collodionage,  le  développement,  la  fixa- 
tion, sont  devenues  d’une  simplicité  enfantine. 

La  nuit  nous  servira  de  chambre  noire,  car  je 
conseille  vivement  de  développer  les  clichés 
le  plus  tôt  possible  pour  éviter  de  pénibles 
mécomptes.  L’eau  rafraîchie  dans  une  gargoulette 
ou  un  seau  en  toile  est  assez  froide  pour  ne  pas 
décoller  la  gélatine. 

L’emploi  des  pellicules,  s’il  était  applicable, 
aurait  le  double  avantage  de  restreindre  le  poids 
à emporter  et  d’éviter  le  bris  des  clichés.  Malheu- 
reusement, à la  chaleur  le  celluloïd  dont  elles 
sont  constituées  se  décompose,  et  le  camphre,  mis 
en  liberté,  altère  l’émulsion  au  point  de  la  rendre 
inapte  à s’impressionner. 

Les  glaces  de  bonne  qualité  en  boîtes  soudées 
se  conservent  deux  ans  et  plus. 

* 

+ * 

Maintenant  que  tous  ces  objets  si  divers  sont 
achetés,  rassemblés,  il  nous  faut  encore  procéder 
à une  dernière  opération  et  non  la  moins  impor- 
tante : c’est  l’emballage. 

Durant  des  mois,  des  années  peut-être,  tout 
cela  va  être  exposé  aux  intempéries,  à la  pluie, 
au  soleil,  aux  chocs.  Fort  peu  soigneux,  le  por- 
teur indigène  pose  en  général  à l’envers  sur  sa 
tête  le  fardeau  qu’on  lui  donne  à transporter  et 
s’en  décharge  en  le  précipitant  à terre  de  toute  sa 
hauteur. 

L’emballeur  est  donc  le  premier  collaborateur 
de  l’explorateur  et  son  adresse,  son  habileté  ne 
seront  pas  pour  peu  dans  le  succès,  puisque  sans 
elles  toutes  ces  choses,  toujours  utiles,  parfois 
indispensables,  seraient  perdues,  hors  d’usage  au 
moment  même  où  il  faudrait  s’en  servir. 

Quel  désespoir  lorsque,  ouvrant  un  ballot  où 
l’on  croit  trouver  ce  que  l’on  désire,  on  s’aperçoit 
qu’on  traîne  seulement  à grands  soins,  à grandes 
peines,  des  objets  qui  n’ont  plus  ni  valeur  ni 
emploi  ! 

Règle  générale,  chaque  colis  ne  doit  pas  dépas- 
ser le  poids  de  20  à 25  kilos.  C’est  en  somme  tout 
ce  qu'on  peut  exiger  que  transporte  durant  une 
étape  de  longueur  raisonnable  un  noir  qui  n’est, 
pas  coltineur  de  son  état. 

Quels  que  soient  les  moyens  de  transport  que 
l’on  espère  trouver,  cette  règle  doit  être  absolue, 
car  on  ignore  s’il  ne  faudra  pas  en  venir  à ce  dernier  ' 
moyen,  la  tête  ou  les  épaules  d’un  indigène. 

Pour  les  étoffes  ou  les  objets  qui  peuvent  se 
mettre  en  ballot,  cet  emballage  est  à la  fois  le 
plus  léger  et  le  moins  coûteux.  On  peut  encore 
utiliser  des  caisses  légères  en  bois  blanc. 

Mais  il  faut  remarquer  qu’une  fois  ouverts,  le 
ballot  et  la  caisse  ne  peuvent  guère  plus  se 
refermer. 

Il  est  donc  utile  d’avoir  en  outre  des  sortes  de 
cantines  en  fer-blanc  munies  d’un  couvercle  arti- 
culé fermé  par  un  cadenas,  qui  contiendront  l’ap- 


434 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


provisionnement  courant  des  matières  d’échange. 

Tout  ballot  ouvert  sera  transvasé  entièrement 
dans  une  ou  plusieurs  de  ces  caisses  et,  en  pro- 
cédant intelligemment  à ces  déballages,  on  aura 
sous  la  main  un  assortiment  à peu  près  complet 
de  ce  qui  peut  être  donné  comme  cadeau  ou  paie- 
ment aux  indigènes. 

Ces  mêmes  cantines  métalliques  contiendront 
les  effets  personnels,  les  instruments,  les  usten- 
siles de  cuisine  et  même  une  partie  des  vivres. 

Elles  offrent  encore  un  avantage  précieux. 

Le  plus  abominable  insecte  de  l’Afrique,  cepen- 
dant féconde  en  êtres  créés  pour  la  rage  du  voya- 
geur, est  le  termite. 

J'ai  cité  déjà  quelques-uns  des  produits  désa- 
gréables de  la  faune  entomologique,  j’aurais  pu 
y joindre  les  punaises,  les  puces  et  les  poux,  mais 
il  en  est  encore  bien  d’autres. 

Ce  sont  les  mouches  de  rivières  au  dard  aussi 
gros  qu’une  aiguille,  et  les  mouches  à éléphants, 
sortes  de  moustiques  pour  pachydermes  dont  on 
imagine  la  ripaille  lorsqu’elles  se  trouvent  avoir 
affaire  à la  peau,  même  halée  par  les  intempéries, 
du  malheureux  voyageur. 

11  y a encore  la  fourmi-cadavre,  dont  Codeur 
fait  croire  qu’on  est  près  d’une  charogne  en  pu- 
tréfaction ; l’araignée  lampyre  qui  brille  d’une 
jolie  lueur  verte  mais  laisse  des  cloches  grosses 
comme  une  noisette  sur  la  peau  qu’elle  touche;  la 
punaise  volante  qui  tombe  inaperçue  dans  les 
verres;  il  y a même  une  petite  mouche  noire,  grosse 
comme  la  tête  d’une  épingle,  mais  qui  est  un 
poison  violent  et  procure,  si  on  l’avale,  tous  les 
symptômes  d’une  attaque  de  choléra. 

Mais  le  termite,  oh  ! la  sale  bête  ! 

Ce  n’est  pourtant  qu’une  toute  petite  fourmi 
lente  et  maladroite,  à l’abdomen  mou,  fragile  et 
transparent,  qui  ne  tarde  pas  à mourir  dès  qu’elle 
est  au  dehors  des  conduits  qu’elle  bâtit  avec  de  la 
terre  humide. 

Mais  tout  ce  qui  est  matière  animale  ou  végé- 
tale est  bon  pour  son  appétit. 

Vous  laissez  le  soir  vos  souliers  sur  le  sol.  Le 
lendemain  un  petit  monticule  d’argile  rougeâtre 
en  marque  seulement  la  place.  Pendant  la  nuit, 


les  termites  ont  recouvert  de  leurs  constructions 
les  malheureuses  chaussures  puis  les  ont  dévorées 
particule  à particule.  Vous  retrouvez  les  clous  et 
les  œillets  soigneusement  dégarnis. 

Vous  construisez  avec  soin  une  case.  Trois  mois 
après  la  toiture  vous  en  tombe  sur  la  tête,  les 
piliers,  les  bois  des  fermes  ne  sont  plus  qu’une 
masse  spongieuse;  l’extérieur  est  intact,  le  dedans 
ressemble  à une  ruche  d’abeilles. 

Tout  ballot  posé  à terre  risque  ainsi  de  se  voir 
ajouré  en  quelques  heures. 

Heureusement  le  termite  ne  construit  pas  ses 
galeries  sur  lemétal.  Les  caisses  de  fer-blanc,  pour 
en  revenir  à ce  que  nous  disions,  peuvent  ainsi 
protéger  le  restant  du  bagage.  Il  suffit  d’en  former 
un  plan  en  les  plaçant  par  terre  côte  à côte  puis 
de  poser  les  caisses  et  les  ballots  par-dessus. 

Toutes  les  charges  doivent  naturellement  être 
aussi  étanches  que  possible.  J1  faut  en  effet  pré- 
voir non  seulement  les  averses,  mais  encore  les 
chutes  dans  les  marais  et  les  cours  d’eau.  Ilne  sera 
pas  inutile,  si  on  en  a le  moyen,  d’emporter 
quelques  bâches  imperméables  pour  rendre  la 
protection  contre  la  pluie  plus  efficace  lorsque 
les  ballots  devront  rester  un  certain  temps  en 
plein  air. 

Enfin  il  est  à peine  besoin  de  dire  que  les  colis 
doivent  être  soigneusement  numérotés  et  qu’un 
répertoire  du  contenu  de  chacun  d’eux  doit  être 
établi,  de  même  qu’on  fera  bien  d’autre  part  de 
dresser  un  catalogue  des  divers  objets  emportés, 
rangés  par  ordre  alphabétique  et  renvoyant  au 
numéro  du  ballot  ou  à la  caisse  où  ils  se  trouvent. 

Ces  détails  paraissent  peut-être  oiseux,  mais  on 
s’apercevra  à l’usage  par  la  perte  de  temps,  par 
la  mauvaise  humeur  résultant  de  recherches  trop 
longues,  par  le  désordre  et  le  mauvais  état  où 
seraient  les  emballages  si  on  négligeait  d’y  apporter 
ces  soins,  quels  avantages  ils  peuvent  présenter. 

C’est  surtout  lorsqu’on  risque  d’être  fatigué, 
malade,  soucieux,  qu’il  faut  essayer  par  des 
précautions  prises  à l’avance  de  se  rapprocher  de 
la  loi  naturelle  du  moindre  effort. 

(A  suivre.) 

Lieutenant  de  vaisseau  HOURST. 


LE  SPORT  DE  LA  HACHE  EN  AUSTRALIE 


Dans  les  colonies  anglaises  de  Victoria  et  de 
Tasmanie,  les  habitants  n’ont  pas  les  loisirs  de 
faire  du  sport  dans  l’unique  but  de  s’amuser.  Pour 
vivre  en  ces  contrées  de  forêts  séculaires  et  de 
brousses  inextricables,  l’homme  a dû  lutter  con- 
tre la  nature  et  se  faire  une  place  à force  de  tra- 
vail et  d’énergie.  En  voyant  ces  terrains  envahis 
par  une  végétation  monstre,  il  semble  que  leur 
transformation  en  champs  de  culture  ait  été  un 
rêve  impossible;  c’est  ce  rêve,  cependant,  que  les 


colons  de  Victoria  ont  réalisé  et  réalisent  de  jour 
en  jour.  Et  le  voyageur  étonné  admire,  à la  place 
des  buissons  touffus  et  des  arbres  centenaires,  des 
épis  dorés  qui  se  balancent  au  vent. 

Pour  opérer  un  pareil  miracle,  les  pionniers 
d’Australie  n’ont  eu  besoin  que  d’une  hache.  A 
l’aide  de  cet  outil,  ils  ont  fait  la  guerre  aux  troncs 
gigantesques  et  finirent  par  en  avoir  raison.  A 
force  d’exercice,  leur  habileté  est  devenue  prodi- 
gieuse, et  les  bûcherons  sont  aussi  fiers  de  leurs 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


435 


exploits  au  fond  des  bois  que  les  soldats  de  leurs 
faits  d’armes  devant  l’ennemi.  Alors  naquirent 
des  ambitions,  des  rivalités,  et  ce  fut  là  le  com- 
mencement du  développement  de  leur  métier  en 
un  véritable  sport. 

Aujourd’hui,  il  y a à Victoria  une  Association 
de  bûcherons  qui  tous  les  ans  organise  des  con- 
cours auxquels  assistent  des  milliers  de  specta- 
teurs enthousiastes.  Ces  fêtes  publiques,  avec  les 
récompenses  et  l’émulation  qui  s’ensuit,  ont  for- 
tement contribué  à perfectionner  le  métier  — on 
pourrait  dire  « l’art  » — d’abattre  le  bois  le  plus 
rapidement  et  le  mieux  possible;  et  la  classe  de 
ces  hommes  de  la  hache  est  intéressante  autant 
qu’elle  est  utile. 

Une  faut  pas,  cela  s’entend,  chercher  parmi  ces 
rudes  ouvriers  de  la  nature  quelques  raffinements 
intellectuels;  ils  vivent  loin  des  écoles,  occupés 
uniquement  à leur  dure  besogne  et  constamment 
sur  leurs  gardes  pour  échapper  aux  mille  dangers 
qui  les  guettent.  Leur  importance  cependant  est 
très  grande,  puisque,  grâce  à leur  courage  et  à 
leur  persévérance,  d’immenses  étendues  de  terres 
sauvages  et  incultes  se  sont  transformées  en  de 
vrais  jardins  féeriques. 

Le  fondateur  de  l'Association  des  bûcherons, 
M.  Nicholls,  raconte,  dans  le  Strand  Magazine , 
comment  sont  nés  et  en  quoi  consistent  ces  con- 
cours de  hache. 

C’est  en  1891,  pendantun  meeting  de  bûcherons 
à Latorbe,  en  Tasmanie,  que  M.  Nicholls  eut  l’idée 
de  présenter  aux  assistants  la  proposition  sui- 
vante : 

« Afin  de  témoigner  publiquement  de  leur  ha- 
bileté dans  le  maniement  de  la  hache,  de  la  scie, 
du  couteau  et  autres  outils,  et  pour  développer  et 
propager  le  plus  possible  cette  adresse,  une  asso- 
ciation de  bûcherons  sera  fondée,  chargée  d’or- 
ganiser tous  les  ans  des  concours  publics  avec  prix 
pour  les  gagnants.  » 

Le  gouverneur  de  Tasmanie,  Sir  Hamilton,  mort 
depuis,  accepta  le  patronage  de  la  nouvelle  so- 
ciété, à laquelle  il  envoya  aussitôt  un  chèque  con- 
sidérable et  ses  vœux  de  réussite.  La  première 
fête  publique  eut  lieu  cette  première  année  même, 
et  son  succès  fut  immense.  La  seconde,  tenue 
l’année  suivante  dans  une  petite  ville,  assembla 
la  foule  la  plus  nombreuse  que  les  colonies  eussent 
jamais  vue;  les  gouverneurs  de  Tasmanie  et  de 
Victoria  y assistèrent  avec  leurs  épouses  et  d’au- 
tres invités  de  distinction.  Depuis  cette  époque, 
le  sport  de  la  hache  est  un  sport  consacré  dont 
les  concours  annuels  sont  des  événements  palpi- 
tants attendus  avec  émotion  par  les  participants 
et  les  spectateurs. 

Le  neuvième  concours  de  hache  fut  célébré  en 
décembre  dernier,  à Ulverston,  en  Tasmanie,  et 
réussit  admirablement,  en  dépit  d’une  malencon- 
treuse pluie,  impuissante  d’ailleurs  à troubler  la  | 
fête.  Douze  robustes  gaillards  entrèrent  en  lutte 
pour  l’abatage  d’énormes  blocs  de  bois  super-  ! 


posés,  de  plus  de  six  pieds  de  tour.  Au  cri  de 
« Allez-y!  » les  haches  en  forme  de  rasoir  s’en- 
foncèrent toutes  à la  fois  dans  les  troncs  ébranlés; 
puis,  les  coups  plurent,  drus,  aux  acclamations 
encourageantes  des  partis,  et  d’énormes  morceaux 
de  bois  jonchèrent  bientôt  la  terre,  en  une  grêle 
gigantesque.  En  moins  de  deux  minutes,  la  moitié 
du  bois  était  réduite  en  éclats,  et  les  lutteurs 
s’attaquèrent  à l’autre  côté  des  blocs.  Au  moment 
de  finir,  cinq  ou  six  concurrents  semblaient 
devoir  remporter  la  victoire,  et  l’émotion  dans  le 
public  était  intense.  Tout  d’un  coup,  un  bloc 
s’effondra  complètement  et  le  Tasmanien  M.  Chil- 
lis,  devançant  cl'une  seconde  un  camarade  de 
Victoria,  fut  proclamé  le  champion  du  monde. 
Ses  compatriotes  en  délire  le  portèrent  en  triomphe 
au  milieu  d’acclamations  sans  fin.  M.  Chillis  est 
un  superbe  échantillon  de  sa  robuste  race  ; il  est 
grand  et  fort,  avec  des  bras  et  des  jambes  d’une 
longueur  étonnante.  Cette  particularité  est  d’ail- 
leurs caractéristique  chez  les  bûcherons. 

Le  second  numéro  du  concours  comprenait  la 
tâche  suivante-:  des  blocs  de  bois  de  plus  de  six 
pieds  de  tour,  couchés  sur  le  liane  dans  la  posi- 
tion d'un  arbre  qu’on  vient  d’abattre,  devaient 
être  tranchés  par  le  milieu.  Quatorze  concurrents, 
venus  de  toutes  les  parties  de  l’Australie,  prirent 
part  à cet  exercice  où  M.  Mackinolty,  de  Victoria, 
fut  le  vainqueur. 

Un  épisode  non  moins  passionnant  était  le 
concours  de  scie  : trois  jeunes  gens  seulement 
s’étaient  présentés,  mais  l’intérêt  n’en  fut  pas 
moindre  et  c’est  au  milieu  de  cris  retentissants 
que  le  Tasmanien  Pettitt  accomplit  le  tour  de 
force  de  trancher  par  le  milieu,  avec  sa  scie,  un 
bloc  de  six  pieds  de  tour  en  moins  d’une  minute 
et  quarante-neuf  secondes  ! 

Mais  le  numéro  sensationnel  du  programme  fut 
sans  conteste  le  concours  de  scie  à double  main, 
c’est-à-dire  un  homme  à chaque  bout  de  la  scie 
tranchant  le  même  bloc  de  bois  de  2 mètres 
de  diamètre.  MM.  Chellis  et  Hutton,  de  Tasmanie, 
mirent  trente-quatre  secondes  et  demie  à accom- 
plir cette  tâche,  et  cela  avec  une  si  stupéfiante 
facilité  qu’on  aurait  cru  voir  des  hommes  tra- 
vaillant dans  du  fromage  et  non  dans  du  bois 
dur. 

Les  scies  dont  se  servent  les  triomphateurs  des 
concours  valent  â leurs  fabricants  une  réputation 
universelle. 

Et  voilà  comment,  selon  la  recommandation  du 
vieux  poète  Horace,  on  sait  là-bas,  plus  qu’en 
France  peut-être,  mêler  l’agréable  à l’utile. 

Thérèse  MANDEL. 

Les  plus  grands  prodiges  de  vertu  oui  clé  produits  par 
l’amour  de  ta  Patrie.  — J .-J.  Rousseau. 

Il  faut  aimer  sa  patrie  sans  rivale  et  être  prêt  à lui  sacrifier 
ses  plus  intimes  préférences.  — Gambetta. 

Un  jour  passé  sans  servir  la  France  est  un  jour  retranché  de 
ma  vie.  — Desaix. 


436 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Plantes  à Fleurs  et  Fruits  souterrains 


Les  botanistes  ont  baptisé  du  nom  assez  peu 
engageant  de  hypocorpogées  (tiré  du  grec  et 
signifiant  « fruits  sous  terre  »)  des  plantes  qui  possè  - 
dent  la  singulière  propriété  d’enterrer  elles-mêmes 
leurs  fruits  qui  se  trouvent  ainsi  tout  semés  pour 
l’année  suivante. 

L’exemple  le  plus  classique  et  le  plus  connu 
est  celui  de  l’Arachide,  ou  pistache  de  terre. 
h' Arachide  (fig.  3)  est  une  curieuse  légumineuse 
qui  possède  des  fleurs  jaunes  analogues  à celles  des 
pois,  et  dont  le  calice,  de  forme  allongée,  est  situé 
au-dessus  de  l’ovaire.  Lorsque  la  fleur  s’est  fanée, 
la  petite  gousse  ovale  et  effilée  qui  lui  succède 
est  entraînée  par  la  croissance  du  pédoncule.  Ce 
dernier  atteint  plusieurs  pouces  de  longueur  et  se 
recourbe  généralement  de  façon  à faire  pénétrer 


laire,  dont  les  feuilles  tapissent  d’un  vert  doux 
les  murs  aux  fentes  desquels  elles  s'accrochent 
(iîg.  4).  Les  fleurs  toutes  mignonnes  représentent 
une  sorte  de  masque  aux  lèvres  d’un  violet  pâle 
semblant  retenir  deux  perles  d’or.  Les  pédoncules 
qui  portent  les  capsules,  sortes  de  petites  boîtes 
où  se  forment  les  graines,  possèdent  la  propriété 
singulière  de  se  coucher  et  de  s’allonger  indéfini- 
ment jusqu’à  ce  que  la  capsule  ait  rencontré  dans 
le  mur  un  trou,  endroit  obscur  et  humide,  où  elle 
répandra  les  graines  qui  pourront  germer  en 
toute  sécurité.  Sans  cet  instinct  providentiel,  les 
capsules  s’ouvrant  à la  maturité,  les  graines  tom- 
beraient au  pied  du  mur  et  germeraient  sur  le  sol, 
dans  des  conditions  très  défavorables  pour  cette 
plante  habituée  à vivre  suspendue  en  guirlandes. 


la  gousse  dans  le  sol.  Dans  ce  cas,  les  graines  se 
forment  vigoureusement;  mais  si  la  gousse  ne 
s’enfonce  pas  dans  le  sol,  elle  ne  tarde  pas  à périr. 

La  Morisie  hypogée,  petite  crucifère  du  Midi, 
est  moins  connue,  mais  aussi  bien  curieuse.  Aussi- 
tôt que  la  fécondation  est  terminée,  le  pédoncule 
floral  se  recourbe  fortement  vers  la  terre  et  sous 
le  pied  de  la  plante.  Il  enfonce  la  graine  dans  le 
sol  et  elle  y mûrit  sans  en  ressortir  jamais.  En 
sorte  que  les  touffes  s’élargissent  souvent  démesu- 
rément sans  que  la  plante  se  dissémine  beaucoup. 

C’est  en  hiver  que  fleurit  dans  toute  sa  grâce  le 
Cyclamen,  cette  fleur  semblable  à un  beau  papil- 
lon, aux  ailes  relevées,  d’un  blanc  pur  ou  d’un 
rouge  vineux  (fig.  5).  Observez-la  et  vous  verrez, 
aussitôt  après  la  floraison,  ses  pédoncules  s’enrou- 
ler comme  une  vrille.  Les  fruits  sont  ainsi  attirés 
vers  la  terre  et,  si  celle-ci  est  un  peu  meuble,  ces 
fruits,  par  un  mécanisme  encore  peu  connu,  s’y 
enfoncent  et  y mûrissent. 

Tout  le  monde  connaît  la  petite  Linaire  cymba- 


Dans  les  plantes  que  nous  venons  de  citer,  les 
fruits  naissent  à l’air  libre  et  vont  mûrir  sous 
terre.  11  existe  d’autres  plantes  plus  singulières 
encore,  dont  les  fleurs  elles-mêmes  s’épanouissent 
dans  la  terre  et  qui  produisent  des  fruits  souter- 
rains, naturellement. 

Citons,  entre  autres,  la  petite  Velvote  des  mois- 
sons, la  Renouée  des  oiseaux,  et  surtout  deux  légu- 
mineuses du  midi  de  la  France  : Vicia  arnphi- 
carpa  (fig--)  et  Lathyrus  amphicarpos  (fig.  1). 
Le  qualificatif  d’amphicarpe  signifie  deux  sortes 
de  fruits.,  pour  rappeler  que  ces  plantes  ont  des 
fruits  souterrains  et  des  fruits  aériens. 

Ces  deux  légumineuses  furent  étudiées  très 
soigneusement  à la  fin  du  siècle  dernier  par  Bodard 
et  par  Gérard  de  Cotignac.  Nous  n’analyserons  pas 
leurs  longs  mémoires,  un  peu  vieillis,  nous  n’en 
retiendrons  que  quelques  traits  saillants. 

Cette  plante  naît  sur  les  collines  les  plus  stériles 
de  la  France  méridionale,  au  milieu  des  brous- 
sailles, dans  toute  sorte  d’exposition.  Elle  a été 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


437 


d’abord  découverte  dans  l’île  de  Candie  et  ensuite 
dans  le  territoire  de  Montpellier.  Lorsqu’elle  se 
voit  dans  des  lieux  susceptibles  de  quelque  cul- 
ture, ou  dont  le  terrain  se  trouve  amélioré,  elle 
ressemble  extérieurement,  presque  à tous  égards, 
à la  vesce  cultivée.  La  même  plante  donne  nais- 
sance à des  rameaux  souterrains  blanchâtres, 
tortueux,  portant  des  feuilles  rudimentaires,  ou 
même  dans  le  haut  de  très  petites  feuilles  pâles 
très  bien  conformées  et  composées  de  quatre  à 
six  folioles  d’un  jaune  pâle  et  d’un  milli- 
mètre de  longueur. 

En  examinant  avec  une  loupe  cette  fruc- 
tification naissante,  dont  les  traits  sont 
imperceptibles  d’ailleurs,  on  découvre 
une  apparence  de  ca- 
lice avec  ses  divisions, 
mais  on  n’aperçoit  ni 
corolle,  ni  étamine,  et 
dans  ce  calice  se  trouve 
un  germe  terminé  par 
un  stigmate  re- 
courbé et  hérissé 
de  petites  pointes. 

Ce  germe,  en 
s’accroissant,  ac- 
quiert tout  le 
caractère  d’un 
fruit  légumineux. 

Parvenu  à sa  ma- 
turité, il  s’arron- 
dit, se  renfle,  et 
dès  lors  sa  dimen- 
sion est  d’environ 
3 lignes  de  long 

sur  2 lignes  de  large.  Sa  cosse  est  composée  de 
deux  battants  pâles,  dans  lesquels  on  ne  trouve, 
le  plus  souvent,  qu’une  graine  sphérique  d’un 
pourpre  d’abord  foncé,  ensuite  terne,  rarement 
deux. 

Il  n’y  a d’autres  différences  avec  la  graine 
supérieure  que  celles  qui  résultent  du  nombre, 
de  la  grosseur  et  de  la  couleur  ; le  légume  souter- 
rain ne  renfermant  qu’une  et  tout  au  plus  deux 
graines  purpurines,  tandis  que  celles  du  légume 
extérieur,  qui  sont  grisâtres,  sont  au  nombre  de 
cinq  à six,  et  de  moitié  plus  petites  que  les  précé- 
dentes. 

Les  gousses  ou  cosses  diffèrent  d’une  manière 
encore  plus  sensible  que  les  graines  ; les  exté- 
rieures acquièrent  en  longueur  ce  que  les  inté- 
rieures gagnent  en  largeur,  et  ces  dernières,  pâles 
et  décolorées,  sont  arquées  en  dedans,  tandis  que 
les  autres,  conservant  leur  verdeur,  sont  arquées 
en  dehors. 

Ce  qui  frappait  surtout  ces  naturalistes,  c’est 
que,  n’ayant  pas  remarqué  la  présence  des  éta- 
mines dans  les  petites  fleurs  souterraines,  ils  ne 
pouvaient  s’expliquer  le  fruit  que  comme  un  pro- 
duit « auquel  le  pollen  n’a  pas  pris  part  ». 

Il  y- avait  là  un  problème  physiologique  très 


intéressant  à résoudre  et  pour  lequel  il  suffisait 
d’avoir  un  peu  de  patience  et  de  bons  yeux. 
M.  Fabre,  d’Avignon,  a entrepris  courageusement 
le  problème  et  l’a  résolu. 

A l’époque  où  s’épanouissent  les  fleurs  aériennes, 
les  fleurs  souterraines  les  plus  avancées  mesurent 
4 millimètres  environ  de  longueur.  Il  est  facile 
alors  de  reconnaître  dans  ces  fleurs  toutes 
les  parties  qui  composent  une  fleur  normale.  La 
corolle  est  formée  de  pétales  très  petits,  pâles  et 
diaphanes.  Elle  rappelle  on  ne  peut  mieux 
la  corolle  aérienne,  prise  dans  un  bouton 
de  même  dimension  que  la  fleur  souter- 
raine. Il  importait  surtout  de  constater 
l’absence  ou  la  présence  des 
étamines.  Dans  toutes  les 
fleurs  examinées,  M.  Fabre 
a rencontré  les  dix  étamines 
si  faciles  à voir  qu’il  ne  peut 
s’expliquer  comment  elles 
ont  pu  échapper  jusqu’ici 


L 'Arachide. 

aux  observateurs.  Les  anthères  sont  plus  grosses 
que  celles  des  fleurs  aériennes.  L’ovaire  ne  diffère 
pas  à cette  époque  des  ovaires  normaux;  il  ne 
renferme  que  trois  ou  quatre  ovules.  En  somme, 
ces  fleurs  souterraines,  pareilles  en  tous  points 
aux  jeunes  boutons  des  fleurs  aériennes,  ne  sont 
qu’un  arrêt  de  développement  de  ces  dernières, 
arrêt  occasionné  par  la  résistance  et  l’opacité  du 
milieu  où  elles  se  développent. 

Ce  premier  point  reconnu,  le  savant  naturaliste 
d’Avignon  s’est  demandé  si  une  fleur  hypogée 
pourrait  déployer  sa  corolle  à l’air  libre  et  mûrir 
ses  graines,  et  réciproquement  si  une  fleur 
aérienne,  plongée  artificiellement  sous  terre,  pour- 
rait amener  ses  ovules  à maturité,  sa  corolle 
restant  rudimentaire.  L’expérience  lui  a démontré, 
dans  les  deux  cas,  l’exactitude  de  son  hypothèse. 

Au  moment  où  la  plante  était  en  pleine  floraison, 
il  a ramené  au  jour  l’extrémité  de  rameaux  sou- 
terrains. Il  les  a protégés  contre  les  ardeurs  du 
soleil  et  a pu  voir  l’extrémité  émergée  continuer 
son  évolution  et  prendre  un  aspect  en  rapport 
avec  le  changement  de  milieu.  Le  rameau  a verdi 
et  les  feuilles  ont  acquis  un  développement  nor- 
mal. La  première  lleur  ne  s’est  pas  épanouie  et  la 
gousse  l’a  chassée  hors  du  calice.  L 


438 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


semblable  aux  gousses  aériennes  ; les  graines  ont 
toutes  mûri  et  ont  présenté,  au  lieu  du  volume 
disproportionné  des  fruits  souterrains,  un  dévelop- 
pement normal.  La  seconde  fleur  a déployé  des 


pétales  colorés  comme  les  autres  fleurs  aériennes 
et  produit  une  gousse  semblable  à la  précédente. 

Voyons  l’expérience  inverse  : M.  Fabre  a enfoui 
dans  le  sol  l’extrémité  de  rameaux  aériens  munis 
de  fleurs  en  boutons  mesurant2à3millimètres  de 
longueur  et,  trois  semaines  après,  il  a pu  consta- 
ter que  le  rameau  enterré  s’était  étiolé  et  renflé; 
les  feuilles  ont  jauni  et  sont  restées  rudimentaires 
et  les  fleurs,  loin  d’avoir  pourri  sous  terre,  ont 
mûri  leurs  ovules  dans  ce  milieu  insolite  et  produit 
des  gousses  fécondes,  bien  que,  comme  toute 
production  souterraine,  elles  soient  étiolées  ; 

elles  sont  en  outre 
courtes,  irrégu- 
lières, et  ne  ren- 
ferment qu’un 
très  petit  nombre 
(deux  ou  trois)  de 
très  grosses  grai- 
nes. Elles  ressem- 
blent en  tous 
points  aux  gous- 
ses hypogées  pro- 
duites normale- 
ment. Les  graines 
souterraines  sont 
en  très  petit  nom- 
bre, dans  chaque 
gousse,  parce  que 
les  autres  ovules  ont  péri  faute  d’espace,  et  elles 
sont  plus  grosses  parce  que  leur  nombre  est  ré- 
duit. L’influence  du  milieu  souterrain,  qui  amène 
constamment  l’hypertrophie  du  rameau  immer- 
gé, peut  bien  aussi  jouer  un  rôle  dans  l’augmen- 
tation du  volume  des  graines. 

Il  est  donc  établi,  conclut  M.  Fabre,  que  les 
fleurs  aériennes  et  les  fleurs  hypogées  ne  diffèrent 
absolument  en  rien  dans  le  principe  ; qu’elles 
peuvent  indifféremment  être  fécondées  et  mûrir 
leurs  graines  dans  le  sol  et  dans  l’air  ; que  les 


différences  que  présentent  les  gousses  et  les 
graines  venues  dans  ces  deux  milieux  ne  recon- 
naissent d’autre  cause  que  la  différence  même 
de  ces  milieux,  dont  l’un  produit  l’avortement  des 
ovules  et,  par  suite,  le 
plus  grand  volume  des 
graines  qui,  trouvant  de  l’es- 
pace pour  se  développer, 
survivent  à cet  étouffement. 

Quelle  peut  être  la  raison 
d’être  d’une  organisation 
aussi  singulière  que  celle  des 
plantes  hypocarpogées?  Il 
est  bien  regrettable  que  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  si 
habile  à découvrir  les  causes 
finales,  n’ait  pas  connu  ces 
plantes,  car  il  nous  aurait 
fourni  une  explication  très 
ingénieuse. 

Sonnini,  qui  a étudié  1 ’A- 
rar/tis  hypor/ea,  pense  que  cette  plante  enterre 
ainsi  ses  fruits  pour  les  soustraire  aux  entreprises 
des  animaux.  Il  observe  également  que,  dans  ce 
pays  singulier  où  vivent  des  plantes  aussi  ex- 
traordinaires, les  canards  perchent  sur  les  arbres  : 
ce  qui  n’est  pas  ordinaire  non  plus. 

Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  les  fruits  souter- 
rains sont  destinés  à maintenir  l’espèce  dans  le 
lieu  qu’occupe  le  pied-mère,  tandis  que  les  fruits 
aériens,  dont  les  graines  peuvent  être  dispersées 
par  le  vent,  sont  préparés  pour  la  dissémination 
de  la  plante  dans  l’espace. 

V.  BRANDICOUKT. 

m1 

CRÉPUSCULE 

Le  soir  descend,  le  jour  recule, 

Les  bois  ont  des  contours  moelleux, 

Les  lointains  se  teintent  de  bleus  : 

C’est  le  retour  du  crépuscule. 

Les  nuages  n’ont  plus,  dans  l’air, 

Leur  fugitive  et  riche  opale, 

L’éther,  plus  opaque,  est  moins  pâle, 

L’horizon,  plus  lourd,  est  moins  clair. 

Et  cependant,  sensible  encore, 

La  lumière,  dans  sa  fierté, 

Jette  une  dernière  clarté 
Sur  l’infini  qu’elle  décore. 

Et  tout  tombe,  tombe  toujours, 

Et  tout  s’efface  davantage, 

Et  d’un  étage  à l’autre  étage 
La  nuit  reprend  ses  noirs  séjours. 

L’oiseau,  sur  la  branche,  fait  trêve 
A l’essor  de  son  chant  perlé, 

L’homme,  dont  le  cœur  est  ailé. 

Semble  perdu  comme  en  un  rêve. 

Et  bientôt,  partout,  dans  les  deux, 

Où  les  lourds  nuages  font  tache, 

Sur  la  terre,  où  Dieu  nous  attache. 

Tout  est  sombre  et  silencieux. 

Abel  LETALLE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


439 


Tt*ain  automobile  sut*  poute 


En  1885,  une  nouvelle  étonnante  retentit  en 
France  et  remplit  de  joie  le  cœur  de  tous  les  pa- 
triotes : un  ballon  oblong  monté  par  des  officiers 
français,  inventé  par  eux  dans  le  plus  grand  secret, 
avait  par  ses  seules  forces  parcouru  deux  lieues  aux 
environs  de  Paris,  et,  parti  de  Meudon,  il  était 
revenu  à Meudon,  c’est-à-dire  à son  point  de  dé- 
part. La  France,  et  la  France  seule,  était  en  pos- 
session d’un  ballon  vraiment  dirigeable  ; pour  le 
plus  grand  bien  de  sa  défense  nationale,  elle  avait 
résolu  le  problème  jusque-là  réputé  insoluble  de 
la  direction  des  aérostats. 

Le  navire  aérien  la  France  n’avait,  il  est 
vrai,  parcouru  que  deux  lieues  et  par  un  temps 
absolument  calme;  mais  bast!  disait-on,  le 
branle  est  donné,  le  plus  fort  est  fait,  l’année  pro- 
chaine ce  même  aérostat  franchira  une  lieue  de 
plus,  et  ainsi  chaque  année,  grâce  à des  perfec- 
tionnements toujours  nouveaux,  une-  nouvelle 
lieue -s’ajoutera  aux  lieues  anciennes  dans  le  par- 
cours de  la  France  ou  de  frères  de  son  type; 
ce  n’est  plus  en  définitive  qu’une  question  de 
moteur. 

Et,  en  effet,  de  l’aveu  même  de  l’inventeur  de 
l’ingénieux  appareil,  de  l’aveu  répété  de  M.  le 
capitaine  Charles  Renard,  la  question  du  parcours 
d’un  nombre  de  lieues  de  plus  en  plus  considé- 
rable se  réduisait  à ceci  : perfectionner  le  mo- 
teur de  1885,  moteur  imparfait,  trop  lourd  ; le 
rendre  à la  fois  plus  léger,  plus  puissant  et  plus 
économique. 

Nous  sommes  en  1900,  quinze  ans  se  sont 
écoulés  depuis  l’époque  où  le  ballon  la  France 
a fait  ses  deux  lieues;  aujourd’hui,  d’après  les 
pronostics  d'alors,  nos  ballons  dirigeables  mili- 
taires devraient  faire  une  vingtaine  de  lieues  ; et 
rien  n’est  venu,  rien  n’a  transpiré  de  perfection- 
nements quelconques,  si  minimes  fussent-ils, 
apportés  à cette  fameuse  question.  Les  ténèbres, 
le  silence  sont  tels  que  l’on  en  est  à se  demander 
si  en  1885  les  patriotes  n’ont  point  fait  un  simple 
rêve,  si  nos  armées  pourraient  en  temps  de 
guerre  compter  sur  ce  merveilleux  agent  de  ren- 
seignement qu’est  le  ballon  dirigeable. 

Et,  en  effet,  si  depuis  quinze  ans  quelque  nou- 
veau perfectionnement  avait  été  apporté  au 
ballon  dirigeable  militaire,  de  nouvelles  expé- 
riences eussent  été  faites,  et  comme  un  ballon 
oblong  de  plus  de  cent  pieds  de  longueur  est  un 
objet  fort  visible  et  fort  digne  d’attirer  l’attention, 
on  en  aurait  su  quelque  chose.  Donc  il  n’y  a rien, 
et  l’inventeur  génial,  M.  Charles  Renard,  aujour- 
d’hui lieutenant-colonel,  n’a  point  su  durant  ces 
quinze  ans  faire  faire  à son  ballon  les  pas  en  avant 
que  lui-même  a fait  dans  la  hiérarchie  militaire. 


Voilà  du  moins  le  raisonnement  tenu  par  bien 
des  gens,  non  quelquefois  sans  une  légère  pointe 
de  sarcasme. 

A ces  gens  timidement  parfois  on  répondait 
bien  : la  question  du  moteur  progresse,  inutile 
de  faire  de  nouveaux  essais  aérostatiques  très 
coûteux,  puisqu’ils  seraient  la  répétition  des 
anciens  avec  seulement  une  vitesse  de  marche 
plus  grande,  facile  à déterminer  à terre.  Mais 
ceux  qui  ne  voulaient  point  être  convaincus 
haussaient  les  épaules.  Où  est-il  ce  fameux  mo- 
teur ? demandaient-ils  ; devant  qui  a-t-il  fait  ses 
preuves? 

Fallait-il  pour  les  convaincre  leur  dire,  et  dire 
du  même  coup  à l’étranger  toujours  à l’affût  de 
nos  inventions  : voici  ce  moteur,  voici  notre 
secret? 

Non,  n’est-ce  pas?  Et  cependant  un  jour  devait 
venir  où  ces  impatients,  par  la  force  des  choses, 
auraient  satisfaction. 

Le  nouveau  moteur,  ultra-léger,  ultra-puissant, 
ultra-économe  de  son  combustible,  créé  par  le 
lieutenant-colonel  Renard,  pouvait  être  tenu 
secret,  jusque  dans  son  existence  même,  tant  qu’il 
restait  moteur  de  ballon  dirigeable.  Mais  une 
machine  possédant  de  semblables  qualités  était 
susceptible  de  bien  d’autres  applications  à l’art 
de  la  guerre  ; à bord  d’un  petit  bâtiment,  torpil- 
leur ou  autre,  elle  devait  faire  merveille;  placée 
sur  un  automobile,  elle  devait  conférer  à cet  auto- 
mobile la  puissance  d’une  véritable  locomotive 
sur  route,  capable  de  traîner  des  convois. 

Et  pour  ces  applications  nécessaires  il  fallait 
des  essais,  on  ne  se  trouvait  plus  en  présence 
d’expériences  déjà  faites  auxquelles  étaient 
apportés  de  simples  perfectionnements,  on  se 
trouvait  en  présence  de  véritables  applications 
nouvelles  nécessitant  des  expériences  complètes, 
expéi'iences  qui,  pas  plus  que  celles  du  ballon 
dirigeable  la  France  de  1883-84-83,  ne  pou- 
vaient passer  inaperçues. 

Gens  sceptiques,  avez-vous  entendu  parler  des 
essais  récents  et  merveilleux  d’un  petit  bateau  de 
guerre  nommé  la  Libellule ; avez-vous  vu 
dans  les  journaux  qu’aux  prochaines  grandes 
manœuvres  de  Beauce  serait  expérimenté  un  train 
de  ravitaillement  sur  route  de  trente  voitures  traî- 
nées par  un  automobile  ? 

Oui?  Eh  bien!  ce  qui  a rendu  merveilleux  ces 
essais  de  la  Libellule , ce  qui  permet  ce  train 
automobile,  c’est  précisément  le  moteur  du  nou- 
veau ballon  dirigeable,  leinoLeur  du  type  Charles 
Renard  actionnant  le  propulseur  de  la  Libel- 
lule, conférant  à la  locomotive  automobile  du 
train  sur  route  le  nombre  de  chevaux-vapeur 


440 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nécessaires  au  remorquage  de  ses  voitures  de 
l'avitaillement. 

On  sait  que  le  nombre  des  chevaux,  réquisi- 
tionnâmes pour  assurer  en  temps  de  guerre  le 
tirage  des  convois  de  nos  armées,  a diminué  sen- 
siblement depuis  un  certain  nombre  d’années  ; 
que  ce  soit  par  suite  des  progrès  de  l’automobi- 
lisme ou  pour  toute  autre  raison,  le  fait  n’en  est 
pas  moins  malheureusement  certain,  et  le  chiffre 
de  quatre  mille  animaux  dont  s’est  augmentée  mo- 
mentanément, à cause  de  l’Exposition  sans  doute,  la 
cavalerie  parisienne  est  loin  de  compenser  cette 
diminution  d’ordre  général  en  France. 

Or  les  convois  des  armées  modernes  vont  au 
contraire  sans  cesse  s’augmentant,  de  nouveaux 
perfectionnements  apportés  à l’art  de  la  guerre 
amenant  l’introduction  incessante  de  nouveaux 
véhicules  aux  armées. 

La  conséquence  de  ce  double  état  de  choses  est 
aisée  à déduire  : au  jour  d’une  mobilisation,  nos 
véhicules  militaires  risquent  fort  de  rester  sans 
chevaux  pour  les  traîner. 

On  comprend  qu’en  présence  de  cette  terrible 
éventualité,  l’apparition  d’un  tracteur  mécanique 
capable  de  remplacer  les  chevaux  doive  être 
saluée  avec  joie. 

Et  cette  joie  peut  être  d’autant  plus  sans 
mélange  que,  au  point  de  vue  militaire,  surtout 
quand  il  s’agit  de  grandes  agglomérations  de 
troupe  comme  en  verront  les  prochaines  guerres, 
le  tracteur  mécanique  possède  sur  le  cheval  d’in- 
contestables avantages  : il  est  moins  encombrant 
à alimenter,  il  exige  des  soins  moins  difficiles  à 
donner  et,  considération  de  premier  ordre,  il 
diminue  considérablement  la  longueur  des  con- 
vois de  ravitaillement. 

Un  cheval  ne  mange  pas  seulement  de  l’avoine, 
il  a encore  besoin  pour  se  nourrir  de  foin  et  de 
paille,  à raison  de  5 kilos  d’avoine,  autant  de 
foin  et  de  paille,  soit  en  tout  15  kilos  d’aliments 
pour  huit  heures  au  plus  de  travail  effectif  de 
tirage;  à la  machine,  pour  le  même  labeur,  il  faut 
H kilos  de  combustible,  c’est-à-dire  moitié  moins 
de  nourriture,  et  en  substance  combien  moins 
encombrante. 

De  cet  allégement,  de  ce  moindre  encombrement 
résulte  une  première  diminution  du  nombre  et  de 
la  longueur  des  convois. 

Les  soins  à donner  à une  machine,  surtout  à 
une  bonne  machine,  sont  certes  délicats,  mais  il 
ne  faudrait  pas  croire  que  le  cheval  en  campagne 
et  surtout  le  cheval  de  réquisition,  transporté 
tout  à coup  dans  un  genre  de  vie  rude  qui  lui  est 
inconnu,  n’exige  point  des  soins  nombreux.  Si 
on  ne  le  soigne  pas,  il  est  vite  malade  ou  tout  au 
moins  indisponible.  Chaque  machine  devra  avoir 
un  bon  mécanicien,  habitué  à elle;  celui-ci  arri- 
vera à l’étape  bien  moins  fatigué  que  le  cavalier 
qui  aura  toute  une  journée  durant  chevauché  sa 
monture,  et  bien  plus  capable  par  conséquent  de 
faire  le  nécessaire. 


Enfin,  la  grosse  question  à la  guerre  n’est  pas 
tant  la  diminution  de  charge  des  convois  que  lu 
diminution  de  leur  longueur. 

Et,  en  effet,  quand  les  armées  modernes  de  plu- 
sieurs centaines  de  mille  hommes  se  trouveront 
concentrées,  il  faudra  journellement  les  ravi- 
tailler en  vivres  et  munitions;  or  ce  ravitaillement 
exigera  le  mouvement  incessant  d’un  nombre 
considérable  de  véhicules;  ces  véhicules  forme- 
ront sur  les  routes  une  file  continue,  et  naturel- 
lement les  derniers  ne  pourront  parvenir  au  but 
que  quand  tous  leurs  devanciers  se  seront  écoulés, 
d’ou  des  retards  importants  inévitables.  Mais  si 
la  longueur  occupée  sur  la  route  par  tous  ces 
devanciers  se  trouve  diminuée  de  moitié,  ces 
retards  se  trouveront  supprimés  ou  tout  au  moins 
fortement  atténués;  or  cette  diminution  de  la  lon- 
gueur des  convois  est  réalisée  par  la  nouvelle 
traction  automobile,  parles  trains  sur  route,  pour 
les  appeler  par  leur  nom. 

Ces  trains  comprendront  une  trentaine  de 
voitures,  plus  l’automobile  tracteur,  soit  90  à 
95  mètres  de  développement;  et  ces  mêmes  trente 
voitures  traînées  par  des  chevaux  eussent  occu- 
pé un  espace  deux  fois  plus  grand,  6 à 7 mètres 
par  voiture,  soit  180  à 200  mètres  pour  le  convoi. 

Le  moteur  Charles  Renard,  moteur  du  nouveau 
ballon  dirigeable,  appliqué  presque  sans  modifi- 
cation à l’automobilisme  militaire,  permet  cette 
traction  de  convois  de  trente  voitures,  et  ceci 
grâce  encore  à une  invention  du  lieutenant- 
colonel  Renard,  invention  d’un  mode  spécial  de 
réunion  des  voitures  d’un  même  train,  par  l’appli- 
cation duquel  ces  voitures  viennent  dans  les 
courbes  de  la  route  tourner  exactement  à l’en- 
droit où  a tourné  l’automobile  tracteur,  invention 
qui  par  conséquent  supprime  l’obligation  de 
mettre  un  conducteur,  un  « barreur  »,  à chaque 
voiture  pour  l’empêcher  de  se  jeter  à droite  ou  à 
gauche  dans  les  tournants,  et  ajoute  à la  suppres- 
sion déjà  si  avantageuse  d’une  soixantaine  de 
chevaux,  celle  très  avantageuse  aussi  de  leurs 
trente  conducteurs,  lesquels  prendront  un  fusil  et 
iront  grossir  le  nombre  des  combattants  de  pre- 
mière ligne. 

Un  petit  modèle  de  ce  train  sur  route  a fonc- 
tionné plusieurs  fois  dans  la  perfection  sous  les 
yeux  de  nos  généraux  et  de  nos  ministres  de  la 
guerre;  un  train  sur  route  véritable  fonctionnera 
aux  prochaines  grandes  manœuvres  dans  la 
Reauce,  laissant  à l’aller  ses  voitures  de  muni- 
tions et  de  vivres  aux  points  voulus  pour  le  ravi- 
taillement des  troupes,  les  reprenant  au  retour 
chargées  de  malades  et  de  blessés  (ceux-ci  fictifs 
naturellement).  Et,  après  cette  dernière  épreuve, 
il  est  à croire  que  l’introduction  en  grand  du 
train  automobile  sur  route  dans  nos  convois 
viendra  alléger  ceux-ci  pour  le  plus  grand  bien 
de  notre  système  de  défense  nationale. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


441 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Les  artistes,  peintres,  sculpteurs  et  autres,  ont,  tout 
cet  été,  la  part  de  publicité  belle!  Les  gens  de  lettres 
pourraient  en  être  jaloux  à bon  droit,  s’ils  ne  faisaient 
eux-mêmes  cette  publicité.  Pour  eux,  il  n’est  pas  de 
réclame  ; il  ne  leur  reste  plus  de  place,  avec  les  fêtes 
et  les  attractions  diverses,  dans  les  journaux.  Essayez 
donc  de  lancer  un  roman,  en  ce  moment  ! — Heureu- 
sement, les  gens  de  lettres  ont  aussi,  en  quelque  sorte, 
leur  exposition,  et  c’est  bien  le  moins  qu’on  la  signale, 
qu’on  en  parle.  C’est,  dans  le  palais  des  Beaux-Arts, 
au  Champ- de -Mars,  l’exposition  de  librairie  et  d’im- 
primerie (classes  xi  et  xm). 

A vrai  dire,  tout  ce  qui  a trait  aux  travaux  de  la 
plume,  aux  industries  du  Livre,  comme  on  dit,  n’est 
pas  rassemblé  là  — et  c’est  fâcheux  : dans  le  plan 
primitif  de  M.  Picard,  toutes  les  sections  devaient  se 
faire  suite,  dans  l’Exposition,  de  telle  façon  qu’un 
visiteur  pût  embrasser  d’un  coup  d’œil  continu  la 
fabrication  d’un  objet  quelconque  : ainsi,  on  aurait 
vu  faire  du  papier,  on  l’aurait  vu  imprimer,  brocher, 
relier,  jusqu’à  la  constitution  complète  du  livre  ou  du 
journal.  C’eût  été  fort  intéressant.  On  n’a  pas  réalisé 
cette  idée  séduisante  pour  des  raisons  d’installation 
générale,  de  conduction  de  force  motrice  (celle-ci  a 
été  bien  en  retard  !),  et  il  en  est  résulté  qu’on  découvre 
des  livres  et  journaux  un  peu  partout. 

Les  étrangers,  principalement,  sont  très  disséminés. 
11  faut  chercher  les  Allemands,  -très  remarquables, 
dans  leur  propre  pavillon  de  la  rue  des  Nations;  les 
Russes  sont  aussi  chez  eux,  sous  leur  toit  ; les  Danois 
ont  une  très  belle  collection  d’impressions  de  luxe 
dans  leur  section  des  Invalides;  les  Américains  ont 
édifié  un  bâtiment  spécial,  aux  Invalides  également, 
pour  exhiber  leurs  plus  récentes  et  émerveillantes 
machines,  au  premier  plan  desquelles  figure  la 
Linotype,  cet  appareil  qui  compose  et  fond  les 
caractères  d’imprimerie  sous  l’action  rapide  d’un 
ouvrier  pianoteur...  Une  colossale  machine  à im- 
primer y est  adjointe  et  tire  tous  les  jours  l’édition 
quotidienne  de  New-York  Times...  Bref,  en  se  donnant 
un  peu  de  peine,  on  acquerra  une  opinion  d’ensemble 
sur  l’état  de  l’impression  typo  et  lithographique  dans 
tous  les  pays  du  monde,  et  la  leçon  en  vaut  la  peine  : 
les  Allemands  et  les  Américains  ont  beaucoup  à nous 
apprendre.  Ce  qui  les  différencie  surtout  de  nous,  c’est 
par  exemple  la  supériorité  évidente  de  leur  papier, 
de  leur  impression,  de  la  quantité  de  matières  données 
dans  des  publications  populaires  telles  que  leurs  Ma- 
gazine. 11  faut  de  très  vieilles  et  solides  revues  comme 
notre  Magasin  pittoresque,  soucieux  de  faire  honneur 
à son  passé  glorieux,  pour  soutenir  la  comparaison, 
— mais  elles  ne  sont  pas  nombreuses  de  noire  côté. 

Les  industries  graphiques  françaises  sont  mieux 
partagées  au  point  de  vue  de  la  recherche  qu’on  a à 
en  faire.  Elles  sont  relativement  groupées.  Sans 
doute,  une  classe  qui  est  très  amusante,  tant  par  son 
ornementation  pittoresque,  en  façon  de  vieilles  bou- 
tiques, que  par  l’ingéniosité  des  mille  bibelots  qui  y 
figurent,  la  Papeterie  au  détail  (classe  117),  est  presque 
dissimulée  à un  premier  étage  des  Invalides,  — mais 
le  reste  des  industries  qui  transforment  le  papier 
forment  presque  un  ensemble  au  rez-de-chaussée  du 
Champ-de-Mars.  — Il  n’y  a que  quelques  expositions 


isolées,  à des  titres  divers,  dans  des  sections  telles 
que  l’Économie  sociale,  où  notre  Magasin  pittoresque 
est  en  excellent  rang,  justement  lier  de  la  haute  dis- 
tinction dont  l’Académie  française  l’a  récompensé. 

En  ce  rez-de-chaussée,  on  examinera  avec  curiosité, 
dans  la  classe  de  fabrication  du  papier,  les  puissantes 
machines  de  MM.  Darblay,  et  une  machine  allemande 
qui  fonctionnent  toute  la  journée;  un  peu  plus  loin, 
à l’entrée,  du  côté  du  pilier  de  la  Tour  Eiffel  qu’avoisine 
le  pavillon  marocain,  on  rencontrera  les  classes  xi 
et  xm  (Imprimerie  et  Librairie). 

La  section  de  piano  et  aussi  la  machine  qui 
frappe  des  médailles  de  l’Exposition  sont,  en  raison 
du  public  qu'elles  attirent,  d’excellentes  voisines  pour 
ces  classes.  On  s’y  trouve  d’abord  en  présence  d’une 
section  rétrospective  où  il  y a de  longues  heures  à passer 
très  agréablement.  Auprès  de  vieilles  presses,  de  vieux 
caractères  qui  ont  une  histoire  illustre,  ayant  servi  au 
tirage  de  nos  éditions  les  plus  réputées,  sont  amassés 
quantité  de  documents,  de  publications,  etc.,  prêtés 
par  des  collectionneurs  ou  par  des  maisons  très  an- 
ciennes, dont  la  vue  seule  fait  regretter  de  ne  pouvoir 
leur  consacrer  tout  le  temps  qu’elles  mériteraient. 

Ces  affiches,  ces  menus,  ces  invitations  si  délicate- 
ment gravées,  de  la  fin  du  xvme  siècle  à nos  jours, 
sont  la  fleur  de  nos  bibliothèques  privées  et  publiques. 
Certaines  reliures  sont  uniques  au  monde  — et  aussi 
cette  si  originale  série  de  livres  minuscules  qui  n’a 
jamais  été  présentée  aussi  complète. 

On  pénètre  ensuite  dans  un  salon  qui  a été  coquet- 
tement aménagé  par  le  Syndicat  de  la  presse  périodique 
et  où  il  y a toujours  énormément  de  lecteurs  et  de 
lectrices  autour  des  tables  couvertes  des  derniers 
numéros  parus.  C’est  plaisir  de  constater  là  combien 
le  goût  de  la  lecture  s’est  développé  en  France,  quoi 
qu’en  disent  les  éditeurs  qui  se  plaignent  de  la  con- 
currence... de  la  bicyclette.  Et  on  se  surprend  soi- 
même,  quoiqu'on  soit  du  métier,  à flâner  longuement 
devant  des  dessins  piquants  ou  gracieux,  à sourire  de 
légendes  spirituelles. 

Voici  maintenant  la  librairie  proprement  dite.  Elle 
comprend  plus  de  600  exposants,  mais  ceux-ci  ont 
disposé,  en  général,  d’un  trop  petit  espace.  On  leur 
avail  fait  en  1889  (il  est  vrai  qu’ils  étaient  perdus  en 
un  premier  étage!)  une  place  beaucoup  plus  large. 
De  très  importantes  maisons  ont  dû  se  contenter  d’une 
vitrine  exiguë  et  c’est  souvent  grand  dommage  pour  les 
visiteurs.  On  désirerait  examiner  plus  à l’aise 
les  collections  d’Hetzel,  chères  à notre  enfance, 
d’IIachette,  Colin,  Flammarion,  Juven,  Maine,  Dela- 
grave,  Laurens,  Baschet,  Ollendorf,  Perrin,  Pelletan, 
Gonquet,  etc.,  qui  abondent  en  livres  amusants,  ins- 
tructifs, artistiques  — et  aussi  les  ouvrages  de  sciences 
de  Masson,  Baillière,  Carré,  Gauthier-Villars,  etc., 
qui  sont  pleins  de  figures  admirablement  dessinées, 
de  formules  mathématiques  extrêmement  ardues  et 
toujours  rigoureusement  exactes  ; nos  éditions 
françaises  sont  justement  renommées  à cet  égard. 

La  classe  xi  est,  pour  la  place,  plus  facile  à visiter. 
Elle  occupe  une  surface  très  considérable,  entourant 
la  librairie  sur  trois  côtés.  Elle  a réuni  250  exposants, 
Lard  de  province  que  de  Paris,  et  on  peut  dire  qu’on 
imprime  aussi  bien  là  qu’ici...  Les  exposants  se  divi- 
sent en  typographes  et  lithographes.  Parmi  les  premiers, 
les  plus  dignes  d’attention,  ceux  vers  qui  se  porte  le 
plus  la  faveur  publique,  sont  MM.  Ilérissey,  d’Evreux, 

! dont  les  tirages,  en  couleurs,  de  fleurs  de  Mme  Made- 


442 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


leine  Lemaire  ont  une  fraîcheur  de  tons  exquise; 
Édouard  Crélé,  de  Corbeil,  qui  exécute  aussi  bien 
toutes  les  impressions  artistiques  ou  industrielles  ; 
Chamerot,  un  des  premiers  imprimeurs  de  Paris,  en 
tous  genres  ; Drodart,  de  Goulommiers  ; Dræ^er,  typo- 
graphe d’art  surtout  ; Lahure,  dont  les  impressions 
chromotypographiques  sont  célèbres;  Chaix  et  Dupont, 
Gharaire,  qui  exposent  toutes  les  variétés  de  travaux 
commerciaux;  Maulde  et  Doumenc,  imprimeurs  des 
grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  ; l’Imprimerie 
Nationale,  etc.,  etc. 

Au  nombre  des  lithographes,  se  trouve  au  premier 
rang  M.  Champenois,  avec  une  superbe  collection 
d’affichès  de  Mucha,  puis  Minot,  Vieillemard,  Lemer- 
cier,  Moullot,  de  Marseille,  etc.,  dont  les  salonnets 
ont  l’aspect  le  plus  riant,  le  plus  varié. 

Enfin  qu’on  n’oublie  pas  — mais  ce  serait  presque 
impossible,  étant  donnés  sa  situation  au  milieu  même 
des  salons  et  son  joyeux  bruit  de  machines  en  marche 
- les  rotatives  de  Marinoni  qui,  par  leurs  disposi- 
tions toutes  nouvelles  pour  les  journaux  à six  pages, 
marquent  un  grand  progrès  à l’actif  de  l’industrie 
française.  Si,  avec  tous  ces  éléments,  les  gens  de 
lettres  ne  produisent  pas  de  chefs-d’œuvre,  on  est 
tenté  de  dire  que  ce  sera...  de  leur  faute. 

Paul  P.LUYSEN. 

Le  Congrès  international 

de  l’Art  théâtral 

A l’Exposition  Universelle  de  1900 

Appelé  à l’honneur  de  faire  partie  du  Congrès  de 
l’art  théâtral,  j'ai  pensé  que  le  moment  était  venu  de 
réaliser,  dans  la  mesure  du  possible,  un  rêve  depuis 
longtemps  caressé  par  les  auteurs  et  compositeurs  de 
musique,  soit  inconnus,  soit  méconnus.  La  réalisa- 
tion de  ce  rêve,  c’est  une  exposition  d’œuvres  drama- 
tiques et  lyriques. 

M.  Albert  Lambert,  de  l’Odéon,  président  de  la 
4e  section  du  Congrès,  a parlé,  dans  son  très  remar- 
quable rapport  du  9 juin  dernier,  sur  l’Art  théâtral, 
de  représentations  solennelles  de  pièces  rappelant 
nos  gloires  nationales.  C’est  là  une  bonne  et  en  même 
temps  une  noble  idée  : notre  histoire  est  à cet  égard 
assez  féconde  pour  qu’il  nous  soit  loisible  de  puiser 
largement  aux  mines  qu’elle  nous  offre  à exploiter; 
mines  plus  précieuses  que  les  mines  d’or,  car  elles 
sont  les  mines  de  la  gloire  et  de  l’honneur. 

Mais  ne  pourrait-on,  en  dehors  de  ces  imposantes 
manifestations  artistiques,  qui,  en  raison  des  frais 
auxquels  elles  donneront  lieu,  se  réduiront  forcément 
à un  très  petit  nombre,  ne  pourrait-on,  dis-je,  orga- 
niser des  auditions  d’œuvres  ou  plutôt  de  fragments 
d’œuvres  dramatiques  et  lyriques  nouvelles  ou  peu 
connues? 

En  ce  qui  concerne  les  œuvres  nouvelles,  point 
n’est  besoin  de  démontrer  l’intérêt  de  leur  production  ; 
quant  aux  œuvres  peu  connues,  c’est-à-dire  celles 
données  seulement  une  ou  plusieurs  fois  sur  de  petites 
scènes,  ou  même  dans  des  cercles,  par  des  impré- 
sarios sincèrement  épris  de  l’art  théâtral,  et  dans  l’es- 
poir de  les  voir  représenter  sur  de  grands  théâtres, 
est-il  besoin  de  dire  quel  avantage  il  y aurait  à produire 
au  grand  jour  des  pièces  qui  passèrent  inaperçues, 
soit  par  suite  de  l’indifférence  ou  du  peu  d’affluence 


du  public,  soit  parce  qu’alors  le  sujet  n’était  pas  au 
goût  du  jour,  ou  la  mise  en  scène  défectueuse,  ou 
bien  l’interprétation  insuffisante? 

11  en  est  dans  le  nombre  qui,  sinon  parfaites,  ren- 
ferment du  moins  des  scènes  de  haut  mérite  et  pri- 
ment certainement  d’autres  pièces  que  la  chance 
lavorise  parfois  bien  au  delà  de  leur  valeur. 

Sans  parler  des  drames  et  des  comédies,  je  me  bor- 
nerai à citer  comme  exemple,  dans  le  genre  lyrique, 
le  cas  de  Richard  Wagner,  qui,  jadis  en  défaveur 
parmi  nous,  y lit  une  réapparition  si  brillante  et  si 
glorieuse  qu  on  se  demande  de  quelle  étrange  erreur 
le  public  d’alors  fut  le  jouet. 

Il  est  bien  entendu  qu’en  ce  qui  concerne  ces  au- 
ditions, on  ne  s’occuperait  que  du  genre  théâtre  : la 
lecture  d’un  résumé  très  court  de  l’œuvre  mettrait  le 
spectateur  à même  de  comprendre  les  fragments  in- 
terprétés. 

Les  ouvrages  étrangers  seraient  entendus  de  la 
même  manière,  mais  traduits  en  langue  française. 
Dans  leurs  expositions,  les  autres  pays,  encouragés  par 
cet  exemple,  pourraient  nous  rendre  la  pareille,  et 
cela  au  grand  avantage  de  nos  auteurs,  comme  au 
grand  profit  de  l’art,  pour  le  monde  entier. 

Les  directeurs  de  théâtre  et  leurs  comités  de  lecture, 
accablés  de  tant  de  manuscrits  qu’ils  ne,  peuvent  les 
examiner  que  superficiellement,  pourraient  assister 
ou  se  faire  représenter  à ces  auditions,  et,  qui  sait? 
nos  théâtres,  où  les  reprises  sont  malheureusement 
trop  fréquentes,  auraient  chance  de  s’y  procurer  quelque 
œuvre  remarquable  qui  autrement  serait  tombée  dans 
l’oubli  ; ce  qui  doit  arriver,  que  dis-je?  ce  qui  arrive 
indubitablement  avec  le  régime  artistique  sous  lequel 
nous  vivons. 

Et  nous  l’aurions  enfin,  et  elle  pourrait  se  reproduire 
chaque  année,  cette  exposition  littéraire  et  musicale 
tant  souhaitée  par  nos  auteurs  dramatiques  et  lyriques, 
si  peu  favorisés  sous  ce  rapport,  alors  que  peintres  et 
sculpteurs  ont  tant  d’occasions  de  se  faire  connaître. 

Ce  serait  bien  là  l’exposition  théâtrale  : exposition 
actuelle  pour  les  œuvres  inédites  ; exposition  rétro- 
spective pour  les  œuvres  insuffisamment  connues. 

Le  Congrès  international  de  l’art  théâtral  doit  avoir 
à cœur  d’atteindre  un  tel  but  : son  titre  et  sa  mission 
lui  en  font  non  seulement  un  droit,  mais  encore  un 
devoir.  Et  d’ailleurs,  puisqu’il  s’agit  ici  de  lumière  et 
de  progrès  à jeter  au  travers  de  notre  civilisation  con- 
temporaine, n’est-ce  pas  à la  France  que  revient 
l’honneur  de  marcher  la  première  ? 

E.  FOUQUET. 

S*_> 

Géographie 

En  Chine.  — Accord  des  peuples  européens. 

Nous  assistons,  en  ce  moment,  à un  phénomène 
bizarre,  bien  explicable  d’ailleurs,  d’une  coalition  de 
plusieurs  puissances  contre  un  peuple,  naguère  encore 
isolé,  sinon  ignoré,  du  monde  occidental,  et  qui  sert 
à l’heure  actuelle  de  point  de  mire  de  plusieurs  nations 
de  l’ancien  et  du  nouveau  monde.  Cette  coali  lion  com- 
prend, en  effet,  les  six  grandes  puissances  de 
l’Europe  : France,  Angleterre,  Russie,  Allemagne, 
Italie,  Autriche.  A celles-ci  viennent  de  se  joindre  les 
États-Unis  d’Amérique  et,  enfin,  un  État  purement 
asiatique,  le  Japon,  considéré  jusqu'en  ces  dernières 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


443 


années  comme  congénère  de  la  Chine.  Leur  but 
avoué,  louable,  est- la  protection  de  leurs  sujets  res- 
pectifs qui  se  trouvent  en  ce  moment  dans  l’Empire 
chinois  et  qu’une  explosion  de  haine  menace  dans 
leurs  personnes  et  dans  leurs  biens. 

Nous  avons,  dans  une  précédente  étude,  indiqué 
le  rôle  des  sociétés  secrètes  en  Chine,  l’aversion  du 
peuple  chinois  pour  les  barbares,  c’est-à-dire  pour  les 
étrangers  de  toutes  nationalités.  Nous  dirons, 
à présent,  quelques  mots  sur  la  situation  dans 
l’Empire  chinois  de  chacune  des  diverses  puis- 
sances qui  viennent  d’entreprendre  en  commun 
une  œuvre  utile,  en  imposant  leur  autorité  à une 
administration  routinière  dont  le  seul  titre  de 
gloire  consiste  à délier  le  progrès  des  temps  modernes. 

La  guerre  que  les-puissances  européennes  font  en 
ce  moment  à la  Chine  est,  à l’encontre  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  sud  de  l'Afrique,  une  guerre  juste 
et  humanitaire,  et  son  issue,  qui  ne  peut  être  dou- 
teuse, profitera  autant  au  peuple  chinois  lui-même 
qu’au  reste  de  l’univers. 

L’intervention  des  Européens  dans  la  vie  intérieure 
des  peuples  orientaux,  pour  n’avoir  pas  toujours  eu 
un  caractère  loyal  et  désintéressé,  a souvent  été  un 
bienfait  réel  pour  ces  mêmes  peuples.  Tel  est  pré- 
cisément le  cas  du  peuple  japonais,  dont  l’évolution 
rapide  stupéfie  le  monde  civilisé  et  qui  fournit  en  ce 
moment  même  l’exemple  rare  de  l’un  de  ses  officiers 
commandant  avec  autorité  à une  troupe  internationale 
européenne.  Personne  ne  pourra  de  bonne  foi  con- 
tester que  le  peuple  kabyle  ou  tunisien  ne  soit  plus 
heureux  sous  l’administration  française  que  sous  les 
autorités  des  anciens  beys.  L’ouverture  des  ports 
chinois  au  commerce  étranger,  à la  suite  de  la  guerre 
de  1860,  eut  pour  résultat  à la  fois  de  fournir  des 
débouchés  nouveaux  à l’industrie  européenne  et  de 
soustraire  quelques  millions  de  Chinois  à la  tyrannie 
des  mandarins  farouches. 

Elle  permit  égalemenl  à de  nombreux  Célestes,  trop 
à l’étroit  dans  leur  pays,  de  s’épancher  au  dehors,  aux 
États-Unis,  en  Australie,  où,  sauf  quelques  réserves, 
il  leur  est  permis  de  vivre  sous  la  protection  des  lois 
à l'égal  des  blancs.  La  Chine,  dont  l’étendue  territo- 
riale est  à peine  la  moitié  de  celle  du  continent  euro- 
péen, et  qui  renferme  une  population  presque  double, 
souffre  aussi  de  cette  surabondance  d’êtres  humains 
qui  pousse  les  peuples  d’Europe  à s’expatrier.  Leur 
misère  est,  quoi  qu’on  dise,  extrême.  Les  innombra- 
bles richesses  dont  la  nature  a doué  son  sol  restent 
inexploitées  par  la  seule  volonté  des  chefs  ignorants 
et  cupides  qui  craignent  de  voir  leur  autorité  dimi- 
nuer à mesure  de  l’extension  du  bien-être  du  peuple. 
Aussi  s’ingénie-t-on  à le  tenir  dans  l’ignorance  et  on 
l’excite  à mépriser  tout  ce  qui  tend  à secouer  son 
inertie  séculaire. 

Le  triomphe  des  Japonais  dans  leur  récente  guerre 
contre  le  gouvernement  chinois  allait  ouvrir  une  ère 
nouvelle  pour  ce  pays.  La  plupart  des  puissances 
européennes  en  ont  profité  pour  étendre  ou  consoli- 
der leur  situation  dans  le  Céleste  Empire.  La  lîussie 
qui,  avec  l’appui  de  la  France,  s’est  le  plus  opposée  à 
un  trop  grand  envahissement  du  vainqueur,  détient 
en  ce  moment  toute  la  partie  de  l’Asie  qui  limite  au 
nord  l’Empire  chinois.  Elle  s’est  établie  en  outre  à 
Port-Arthur,  qui  lui  assure  une  prépondérance  mar- 
quée dans  le  golfe  du  Pe-lchi-li.  L’Angleterre  a vu  ses 
concessions  de  Ilong-kong  notablement  agrandies;  la 


France  s'est  assuré  quelques  avantages  dans  le  sud 
de  l’Empire  qui  touche  à ses  possessions  indo-chi- 
noises. Les  Allemands  se  sont  installés  dans  le  Chan- 
toung  et  ont  procédé  immédiatement  — c’est  une 
justice  à leur  rendre  — à l’exploration  et  à la  mise  en 
valeur  du  pays.  C’est  cette  mise  en  valeur,  les  études, 
les  reconnaissances  pour  l’établissement  des  voies  fer- 
rées qui  semblent  avoir  suscité  la  colère  de  la  popu- 
lace, encouragée  dans  sa  haine  contre  toute  innova- 
tion par  un  gouvernement  imbécile  et  corrompu.  Elle 
met  en  danger  la  vie  et  l’œuvre  des  commerçants, 
des  ingénieurs  européens,  œuvre  déjà  considérable  et 
qui  n’a  pas  peu  contribué  à augmenter  la  valeur  des 
territoires  sur  lesquels  ils  opéraient.  On  vient  juste- 
ment de  faire  le  relevé  du  commerce  extérieur  de  la 
Chine  durant  l’année  1899.  Les  chiffres  révèlent  un 
état  de  prospérité  dû  en  grande  partie  aux  nouveaux 
chemins  de  fer  construits  ou  en  construction.  Le  com- 
merce extérieur  de  la  Chine,  qui  n’était  en  i890  que 
214  millions  de  Laëls  (t),  a atteint,  en  1899,  presque  le 
double,  soit  460  millions  533  000.  Les  recettes  doua- 
nières perçues  sur  le  commerce  tant  extérieur  qu'in- 
térieur atteignaient  près  de  26  millions  de  taëls.  Il 
est  incontestable  que  l’invasion  pacifique  — commer- 
ciale et  industrielle  — des  Européens  dans  l’Empire 
chinois  aurait  pour  résultat  une  amélioration  consi- 
dérable dans  le  sort  de  ce  peuple.  La  destinée  ne  per- 
met malheureusement  ni  aux  nations,  ni  aux  indivi- 
dus d'atteindre  le  bonheur  sans  sacrifices  ou  peines 
préalables.  Pour  introduire  quelques  réformes  utiles 
dans  son  pays,  Pierre  le  Grand  dut  recourir  à l'emploi 
de  la  force;  ces  réformes  étaient  considérées  comme 
des  calamités  publiques  par  ceux-là  mêmes  en  faveur 
desquels  elles  furent  élaborées.  En  Chine,  l’interven- 
tion d’une  armée  étrangère  est  devenue  nécessaire  tant 
pour  garantir  la  vie  des  blancs  que  pour  utiliser  et 
faire  fructifier  les  produits  que  renferme  son  sol. 

Souhaitons  que  cette  intervention  soit  de  courte 
durée  et  que  l’œuvre  entreprise  en  commun  par  les 
puissances  civilisées  ne  revienne  pas  trop  cher  à ceux 
qui  s’y  sont  voués. 

P.  LEMOSOF. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

L’Exposition  est  pour  nous  un  enseignement  de  tous 
les  jours,  dans  tous  les  domaines.  Elle  nous  offre  les 
spectacles  les  plus  attrayants  et  les  plus  instructifs. 
L’autre  jour,  me  promenant  dans  Neuilly,  je  passai 
rue  Borghèse,  et  mon  attention  fut  bientôt  attirée  par 
les  sons  d’une  langue  que  je  n’avais  jamais  entendue. 

Je  m’informai  à la  porte  de  l’endroit  d’où  s’échap- 
paient ces  sons  et  j’appris  que  c'était  un  Basque  qui,  à 
haute  voix  — oh  combien  ! — annonçait  les  points  des 
deux  camps  en  présence  pour  le  tournoi  de  pelote 
basque. 

Le  langage  basque  ne  s’enseigne  nulle  part,  m’a-t-on 
affirmé,  et  je  ne  n’en  étonne  pas,  car  la  prononciation 
m’en  a paru  singulièrement  difficile  et  l’accent  horri- 
blement triste. 

C’étaient  des  Basques  français  et  espagnols  qui  se 
disputaient  le  tournoi  de  ce  jeu  de  pelote  jusqu’alors 

(1:1  e la ël  a une  valeur  nominale  d’environ  8 francs  ; mais  les 
.fluctuations  du  cours  le  font  souvent  descendre  à 5 cl  même  à 
4 francs. 


444 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


absolument  inconnu  à Paris.  J’entrai  pour  voir  et  pour 
me  rendre  compte.  Au  milieu  d’une  vaste  cour,  quatre 
joueurs  de  pelote,  ou  pelotari,  divisés  en  deux  camps, 
les  bleus  et  les  rouges,  portant  une  chemise  fine,  un 
pantalon  de  toile  blanche  et  une  ceinture  de  couleur, 
sont  à leur  poste  de  combat.  Devant  eux,  à quelques 
mètres  un  mur  de  front,  un  murlatéral  à gauche  et  un 
mur  de  fond,  moins  élevé  que  celui  de  face. 

A leur  droite,  la  tribune  où  se  trouvent  les  specta- 
teurs nombreux  et  attentifs,  des  spectatrices  aussi  en 
robe  claire,  de  jolis  visages  qui  suivent  émerveillés  les 
phases  de  la  bataille.  C’est  bien  en  effet  d’une  bataille,, 
qu’il  s’agit,  où  il  est  besoin  de  force,  de  souplesse,  de 
vitesse,  et  d’un  coup  d’œil  impeccable. 

Le  sort  a désigné  le  camp  qui  doit  commencer  le 
jeu  en  lançant  la  balle  — la  pelote  — contre  le  mur 
de  front,  de  façon 
qu’elle  retombe  sur 
le  terrain  du  jeu, 
partagé  en  cadres  de 
4 mètres. 

Le  pelotari,  le  bras 
armé  de  la  chistera, 
gant  de  peau  prolongé 
par  une  longue  cuiller 
d’osier  ayant  l’aspect 
d’une  pirogue  de  sau- 
vages, lance  cette 
pelote  avec  une  grâce 
et  une  force  vraiment 
étonnantes.  Elle  part 
comme  l’éclair,  frappe 
violemment  le  mur, 
et  rebondit  sur  le  ter- 
rain. 

Un  des  deu xpelotari 
du  camp  adverse  doit  la  saisir  à son  point  de  chute  et 
la  relancer  au  mur,  et  ainsi  de  suite  jusqu’à  ce  qu'un 
des  joueurs  ait  commis  une  faute,  soit  en  frappant 
le  mur  de  front  trop  bas,  soit  en  faisant  retomber  la 
balle  en  dehors  de  la  piste,  soit  encore  en  ayant  man- 
qué de  riposter  avec  la  balle  contre  le’  mur  après 
l’envoi  du  camp  adverse. 

Ce  jeu,  d’une  simplicité  extrême  lorsqu’il  s’agit  de 
le  décrire,  est,  dansla  pratique,  plein  de  combinaisons, 
et  d’une  difficulté  extraordinaire. 

Seuls  les  professionnels  basques  réussissent  à y 
briller  : un  long  entrainement  de  chaque  jour  est  en 
effet  nécessaire  ; c’est  un  métier  spécial  que  celui  de 
pelotari,  et  le  joueur  de  pelote  doit  être  un  tout  jeune 
homme  de  vingt  à vingt-cinq  ans. 

Ceux  qui  s’adonnent  à ce  jeu,  au  bout  de  cinq  ans 
prennent  leur  retraite.  Les  muscles  de  l’homme  ne 
permettent  pas  un  effort  plus  prolongé.  Au  bout  de 
cinq  ans,  le  pelotari  s’exerce  encore,  mais  il  ne  prend 
plus  part  aux  matcheset  aux  tournois. 

Lorsqu'on  a assisté  à une  de  ces  luttes  passionnantes 
de  pelote  basque,  on  se  rend  compte  de  l’impossibilité 
pour  un  homme  même  jeune,  même  doué  des  plus 
brillantes  qualités  physiques,  de  continuer  de  longues 
années  à demander  à tout  son  corps  le  maximum  de 
souplesse  et  d’énergie.  11  n’est  pas  un  muscle  qui  ne 
travaille,  et  la  poitrine,  les  bras,  les  jambes  sont  dans 
un  perpétuel  mouvement. 

Le  pelotari  bondit  à droite,  à gauche,  en  arrière, 
court  ici,  là  avec  une  ardeur  et  une  vitesse  vérita- 
blement incroyables.  Sans  des  poumons  à toute 


épreuve,  je  défie  bien  qu’on  devienne  un  joueur  de 
pelote  basque.  J’ai  vu  pendant  plus  de  dix  minutes,  les 
deux  camps  lancer,  relancer  la  balle  sans  commettre 
une  seule  faute,  et  faire  assaut  d’agilité,  d’adresse,  de 
force,  sans  fatigue  apparente,  sans  s’arrêter  un  seul 
instant,  pressanL  en  quelque  sorte  le  mouvement. 
C’est  alors  que  le  public  se  montrait  enthousiaste, 
applaudissait,  et  criait  « bravo  » aux  joueurs  s’ex- 
citant mutuellement  de  la  voix,  et  ayant  l’œil  sans 
cesse  fixé  sur  la  pelote  qui  bondit  et  presque  au 
même  instant  frappe  le  muret  rebondit. 

Cette  pelote  est  ronde  et  dure.  De  loin  on  dirait 
celle  dont  on  se  sert  pour  les  parties  de  lawn-tennis, 
mais  si  on  l’examine,  la  pelote  fiasque  est  beaucoup 
plus  résistante  que  la  balle  du  tennis.  Elle  ne  pèse  pas 
moins  d’une  demi-livre  et  est  faite  de  lanières  de 

caoutchouc  brut,  tres- 
sées, serrées  les  unes 
sur  les  autres,  com- 
primées ensuite,  rou- 
lées dans  une  couche 
de  laine  et  entourées 
depeau.  Chaquepelote 
coûte  4 francs,  ache- 
tée au  pays  basque. 
C’est  M.  Béguin,  le 
sympathique  organi- 
sateur du  tournoi  de 
pelote  basque,  qui  a 
bien  voulu  me  donner 
ce  dernier  renseigne- 
ment. 

Tous  les  sportsmen 
lui  sauront  gré  de  ses 
efforts  qui  ont  été 
couronnés  de  succès. 
La  curiosité  a attiré  beaucoup  de  monde,  et  je  gage 
que  si,  chaque  année,  un  tournoi  de  pelote  basque 
avait  lieu  à Paris,  il  attirerait  chaque  lois  de  plus 
nombreux  spectateurs. 

Dans  les  derniers  jours  du  tournoi,  il  y avait  litté- 
ralement foule  rue  Borghèse  et  de  nombreux  équipa- 
ges et  automobiles  attendaient  à la  porte. 

* 

-*•  * 

Même  empressement,  et  plus  d’affluence  encore  au 
tournoi  de  sabre  qui  vient  de  se  terminer.  Des  étran- 
gers en  assez  grand  nombre  étaient  venus  le  disputer 
à nos  compatriotes.  Pour  les  amateurs,  contrairement 
à toutes  les  prévisions,  nos  compatriotes  ont  con- 
quis de  haute  lutte  le  tournoi  des  amateurs.  Le 
capitaine  de  la  Falaise,  classé  quatrième  du  tournoi 
d’épée,  s’est  classé  premier  de  celui  du  sabre.  L’armée 
a donc  été  victorieuse  dans  deux  tournois,  celui  du 
fleuret  et  celui  du  sabre,  avec  le  capitaine  Costeet  avec 
le  capitaine  de  la  Falaise.  Qui  donc  prétendait  que 
l’arme  blanche  n’était  plus  en  honneur  dans  notre 
armée?  Voilà  deux  succès  qui  démontrent  péremptoi- 
rement le  contraire. 

La  victoire  du  capitaine  de  la  Falaise  est  un  peu 
celle  du  professeur  italien  Conte,  son  maître,  établi 
depuis  quelques  années  à Paris,  et  qui  a lait  beaucoup 
pour  le  développement  de  l’étude  du  sabre  en  franco. 

Conte,  de  son  côté,  a gagné  le  tournoi  des  profes- 
seurs, montrant  une  fois  de  plus  l’excellence  de  sa 
méthode. 

La  Société  de  l’escrime  au  sabre  fondée  par 


Le  pelotari  lançant  la  balle. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


445 


M.  A.  Guyon,  le  fils  du  grand  chirurgien,  a lieu  aussi 
de  s’enorgueillir  du  résultatdu  tournoi.  Le  capitaine  de 
la  Falaise  1er  etM.Thiébaut  2e  — ce  dernier  élève  du 
professeur  Gabriel  — comptent  parmi  ses  membres 
les  plus  actifs  et  les  plus  dévoués. 

L’escrime  au  sabre,  si  longtemps  négligée  en 
France,  ne  peut  qu’avoir  reçu  des  encouragements 
de  ce  beau  tournoi,  qui  avait  attiré,  je  le  répète,  en 
dehors  des  escrimeurs,  une  foule  de  spectateurs 
véritablement  séduits  par  les  violents  et  rudes  com- 
bats du  sabre. 

A quand  maintenant  un  tournoi  de  sabre  à cheval? 
Ce  serait  un  bien  joli  spectacle  à offrir  pendant 
l’Exposition... 

Maurice  LEUDET. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Les  étrangers  et  les  provinciaux  qui  viennent  de 
fort  loin  pourvisiter  en  ce  moment  la  capitale  et  jouir 
des  splendeurs  de  l’Exposition  universelle  de  1900, 
doivent  être  bien  embarrassés  de  se  rendre  compte  de 
la  véritable  tenue  d'uniforme  d’été  de  nos  braves 
fantassins  de  l'armée  française  en  garnison  dans  le 
gouvernement  militaire  de  Paris.  Geux-ci  se  livrent 
en  effei,  dans  nos  rues,  à une  véritable  débauche 
d'effets  de  tous  modèles.  Pour  peu  qu'on  se  promène, 
le  soir,  après  l’heure  bénie  de  la  soupe,  on  peut  voir 
des  soldats  d'infanterie  de  ligne  en  capote  au  mois 
de  juin,  d’autres  en  tunique  nouveau  modèle  à collet 
rouge  à une  seule  rangée  de  boutons,  d’autres  encore 
en  tunique  à collet  jaune  avec  les  deux  rangées  de 
boutons,  auxquelles  nous  étions  habitués  depuis 
trente  ans  ! 11  y avait  pourtant  plus  d’un  an  que  le 
nouveau  modèle  de  tunique  de  l'infanterie  était 
adopté.  Depuis  cette  époque,  il  aurait  fallu  commencer 
cette  transformation  sans  perdre  de  temps,  ce  qui 
aurait  permis  à nos  soldats  d’être  correctement 
habillés  au  moment  de  l’Exposition.  Tout  au  contraire, 
on  a attendu  les  devis  de  l’intendance  jusqu’au 
mois  de  novembre,  et  l’on  n’a  pu  commencer  les  trans- 
formations qu’au  mois  de  janvier.  Le  travail  a été  fait 
au  galop,  et,  comme  le  disait  un  bon  Dumanet  qu'on 
plaisantait  sur  la  coupe  de  son  nouvel  effet  : « On  s’a 
pressé;  on  nous  a habillés  comme  des  sacs!  » 

De  toutes  les  armées  européennes,  c'est  certainement 
la  nôtre  qui  a la  grande  tenue  la  moins  brillante;  et 
l’on  ne  fait  rien  pour  la  relever.  Notre  troupier  n’est 
réellement  bien  qu’en  tenue  de  campagne,  les  pans 
de  la  capote  relevés,  le  pantalon  dans  les  jambières. 
Mais,  en  vérité,  on  ne  peut  pas  le  laisser  tout  le  temps 
en  tenue  de  campagne. 

Il  y a quelques  jours  on  ouvrait  au  public  à l'Expo- 
sition, sans  tambours  ni  trompettes,  la  classe  120  du 
1 8e  groupe  des  Armées  de  terre  et  de  mer.  On  avait 
beaucoup  parlé  d’une  attraction  administrative  orga- 
nisée à l’instar  des  nombreuses  exhibitions  qu'on 
rencontre  à chaque  pas,  aussi  bien  au  Trocadéro 
qu’au  Champ-de-Mars.  Dansun  pittoresque  panorama, 
on  devait  admirer  des  mannequins  à figure  de  cire, 
revêtus  de  toutes  les  tenues  de  notre  armée.  J’y  suis 
allé  comme  fout  le  monde,  pour  admirer.  Eh  bien, 
j'en  suis  revenu  désabusé.  Gela  sent  trop  le  musée  de 
la  Foire  aux  pains  d’épice. 

On  se  demande  pourquoi  et  comment  tous  ces 
gens-là  sont  ainsi  groupés,  mélangés  sans  aucune 


conception  artistique.  11  y a surtout  une  escouade  de 
lignards,  commandée  par  un  caporal,  que  je  recom- 
mande à votre  attention.  Où  donc  l’artiste  qui  a mo- 
delé les  figures  de  nos  troupiers  a-t-il  pu  bien  aller 
chercher  ses  types?  Ils  sont  si  laids,  ils  ont  1 air  si 
hébètes,  surtout  un  petit  gros,  qui  porte  au  menton 
le  bouc  des  chasseurs.  Ça,  des  troupiers  français  ? 
Jamais  de  la  vie!  Notre  petit  fantassin  porte  mieux 
son  arme,  il  redresse  plus  fièrement  latète,  et  le  sang 
lui  coule  beaucoup  plus  à fleur  de  peau  que  ne  sem- 
blent le  laisser  supposer  les  quatre  Dumanet,  dont  la 
physionomie  ne  fait  guère  honneur  à celui  qui  les  a 
coulés  à quelques  pas  du  drapeau  tricolore  noblement 
couché  sur  des  baïonnettes  Lebel. 

Heureusement  que,  sur  le  palier  voisin,  l’exposition 
rétrospective  de  notre  grand  artiste  Détaillé  est  là 
pour  vous  faire  oublier  cette  dépitante  impression. 

Capitaine  FANFARE. 

Les  Conseils  de  Me  X... 

Un  avocat  du  barreau  de  Paris,  M°  Henri  Coulon, 
vient  de  donner  un  regain  d’actualité  à certain  projet 
de  réforme  judiciaire  que  je  croyais  à peu  près  oublié. 
Il  s’agit  de  l’institution  du  jury  en  toutes  matières, 
correctionnelles  ou  civiles. 

D’après  mon  savant  confrère,  l’heure  aurait  sonné 
d’entreprendre  cette  grande  révolution  de  palais,  et 
d’attribuer  au  peuple  souverain  le  droit  de  rendre 
la  justice.  Ainsi,  parait-il,  auraient  fait  jadis  les 
nations  les  plus  civilisées,  et  les  Romains,  les  Grecs, 
voire  même  les  Hébreux  du  temps  de  Moïse  auraient 
connu  l’àge  d’or  du  jury.  Comme  preuves,  les  Édits 
de  Valérius  Publicola,  la  Constitution  Athénienne,  le 
Pentateuque,  ou  loi  des  lois,  seraient  là  pour  con- 
vaincre les  plus  sceptiques. 

Certes,  un  pareil  étalage  d’érudition  ne  laisse  pas  de 
m’embarrasser.  Je  pourrais,  il  est  vrai,  opposer  aux 
prétendus  jurés  d’Israël,  l’exemple  du  sage  Salomon, 
roi  de  Jérusalem,  jugeant  tout  seul,  dit-on,  et  ne  s’en 
tirant  pas  plus  mal  pour  cela,  ou  encore  celui  du 
fameux  Paris  qui  décerna,  sans  l’aide  d’assesseurs,  la 
pomme  de  beauté  recherchée  par  les  déesses,  et  sut 
faire,  en  ce  débat  difficile,  un  choix  que  la  postérité 
a ratifié.  Sans  parler  du  terrible  tribunal  des  Enfers, 
avec  les  rébarbatifs  Minos,  Éaque  et  Rhadamante, 
trio  de  professionnels  sans  entrailles  ni  miséricorde, 
et  dont  on  n’a  pas  pourtant,  jusqu'à  ce  jour,  relevé 
la  moindre  erreur  judiciaire. 

Mais  j’aime  mieux  admettre  quel’idée  du  jury  date, 
en  effet,  des  époques  les  plus  reculées.  Elle  n’est  pas, 
d’ailleurs,  pour  me  déplaire.  Soit  donc,  plus  de  magis- 
trats de  carrière,  plus  de  jurisconsultes  vieillis  à 
l’élude  et  à l’interprétation  des  lois.  A leur  place,  de 
bons  et  honnêtes  bourgeois  n’entendant  rien  au  droit, 
n’écoutant  que  leurs  sentiments  d’hommes,  et  tran- 
chant, avec  leur  âme  seule,  les  questions  d’ordre 
successoral  ou  de  régime  hypothécaire.  Quel  beau 
rêve  pour  les  avocats  ! Comme  ils  pourront  s’en  donner 
à cœur  joie  devant  cet  innocent  aréopage!  Et  que 
succès,  lorsqu’ils  feront  pleurer  douze  notables  sur 
l’infortune  d’un  mur  mitoyen  tombé  de  vétusté  ! 

Quant  aux  pickpockets,  escrocs,  filous,  malandrins 
de  tous  genres,  malmenés,  d'ordinaire,  par  les  vieux 


446 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


durs-à-cuire  de  la  correctionnelle,  ils  n'auront  plus 
rien  à redouter  du  code  pénal,  triste  livre  démodé  et 
condamné  à son  tour;  ils  pourront,  en  pleine  sécurité, 
se  livrer  aux  douceurs  du  cambriolage  ou  du  vol  à la 
tire;  une  ère  prospère  aura  commencé  pour  eux,  toute  de 
pardons  magnanimes  et  d’invraisemblables  rémissions. 

Une  ombre,  cependant,  obscurcit  à mes  yeux  ce 
brillant  tableau.  Comment  l’institution  nouvelle  fonc- 
tionnera-t-elle sans  encombre?  Mon  confrère  se 
garde  bien  de  nous  l’indiquer;  il  plane  dans  les  sphères 
de  la  théorie  pure,  sans  daigner  jamais  descendre 
jusqu’au  terre  à terre  de  la  pratique.  Les  réalités  ont. 
pourtant,  leur  intérêt,  et  il  n’est  pas  inutile  d'envi- 
sager la  situation  réservée  aux  justiciables  lorsqu’ils 
auront  le  bonheur  de  posséder  le  jury  universel. 

A cet  égard,  les  chiffres  sont  bien  instructifs.  Dans  les 
procès  de  cour  d’assises,  il  faut  trente-six  jurés  titu- 
laires et  quatre  supplémentaires,  soitquarante  citoyens 
probes  et  libres,  abandonnant,  chaque  jour,  leurs 
affaires,  pour  venir  examiner  l’état  des  consciences. 
Mais  chacun  sait  le  faible  enthousiasme  de  ces  ma- 
gistrats temporaires,  à l’endroit  des  hautes  fonctions 
dontils  sont  investis.  C'est  à qui  se  dérobera,  cherchera 
une  excuse,  produira  un  certificat  de  complaisance  afin 
d’esquiver  la  corvée.  Et  rien  n’est  curieux  comme  la 
chasse  à courre  à laquelle  se  livrent  les  huissiers  de 
service,  pour  joindre  et  ramener  au  Palais  les  jurés 
récalcitrants.  Souvent,  l’ouverture  de  l’audience  est 
retardée  de  plusieurs  heures,  par  suite  de  ce  sport 
original,  attestant  le  goût  médiocre  des  Français  à 
se  faire  les  serviteurs  de  Thémis. 

Mais  qu’adviendra-t-il,  quand  les  jurés  devront 
connaître  également  des  causes  civiles  et  correction- 
nelles ? Savez-vous  combien  il  en  faudra  pour  assurer 
l'œuvre  quotidienne  du  seul  tribunal  de  la  Seine  ? 
Quatre  cent  quarante  ! Pas  un  de  moins.  Ce  sera 
donc  un  vrai  bataillon,  une  formidable  garde  mon- 
tante défilant,  tous  les  jours,  devant  la  grille  du  Palais 
et  envahissant  les  salles  d'audience.  A moins  que, 
éventualité  fort  probable,  les  convoqués  ne  répondent 
pas  à l’appel,  qu'il  n’y  ait  des  vides  dans  cette  pha- 
lange journalière,  et  qu’il  ne  soit  nécessaire  d’orga- 
niser des  steeple-chases  pour  rattraper  les  fuyards. 

Le  jury  constitué  enfin,  non  sans  peine  et  perte  de 
de  temps,  l’examen  de  l’affaire  commencera.  Nos 
plaidoiries  seront  forcément  longues,  très  longues; 
nous  devrons  faire  un  vrai  cours  de  droit  sur  les 
moindres  sujets,  expliquer  les  principes  les  plus 
élémentaires,  commenter  les  textes  les  plus  clairs. 
Sans  profit,  d’ailleurs,  le  plus  souvent,  car  nos  audi- 
teurs d’occasion  n’arriveront  pas  à comprendre  un 
mot  à nos  discours,  et  s’en  iront  dans  leur  salle  de 
délibération,  les  oreilles  assourdies,  la  tête  emplie 
d’un  chaos  de  choses  bourdonnantes. 

Et  qui  pourra  jamais  dire  l’incohérente  splendeur 
des  discussions  engagées  en  chambre  du  conseil, 
l'étrangeté  des  opinions  surgies  en  cës  cerveaux  de 
forme  et  de  volume  si  divers  ? Presque  toujours, 
l’accouchement  sera  laborieux,  et  le  plaideur  restera 
ébahi  en  contemplant  le  produit  fantastique  de  ces 
pénibles  gestations. 

En  somme,  et  tout  compte  fait,  le  plus  petit  litige 
prendra  bien  un  jour  ou  deux.  A ce  train-là,  le  Pari- 
sien qui  intente  à son  propriétaire  un  procès  en  rési- 
liation de  bail,  pour  trouble  apporté  à sa  jouissance, 
aura  des  chances  d’obtenir  jugement  au  bout  de  vingt 
ans  d’attente. 


L’est  merveilleux  ! Voilà  qui  va  rendre  la  justice 
singulièrement  expéditive.  Elle  était  déjà  boiteuse, 
elle  deviendra  cul-de-jatte. 

Personnellement,  j’en  serai  ravi.  Avocats,  avoués 
et  huissiers  ne  peuvent  que  gagner  à la  durée  des 
procès. 

Mais  que  diront  les  justiciables  ? Pourvu  qu’ils 
n'aillent  pas  réclamer,  à grands  cris,  le  retour  au 
passé  et  la  réintégration  des  professionnels  du  Palais, 
sottement  conspués  et  bannis  ! 

Mc  X. 

PETITE  CORRESPONDANCE 

L.  A.,  Belleville  (Rhône).  — Le  propriétaire  d’un  héritage  a 
le  droit  d exiger  qu’on  arrache  les  arbres  ou  arbustes  existant 
sur  le  fonds  voisin,  à une  distance  moindre  que  la  distance 
légale  — 2 mètres,  sauf  règlements  et  usages  particuliers  — 
alors  même  qu  ils  ont  spontanément  poussé  sur  la  couronne 
d’anciennes  souches. 

J.  T.,  Melun.  — Il  ne  peut  plus  y avoir  d’arrêt  de  partage, 
depuis  la  loi  du  30  aoiit,  1883,  sur  l’organisation  de  la  magistra- 
ture. Cette  loi  a disposé,  en  effet,  que  les  jugements  et  arrêts 
doivent  être  rendus  par  des  magistrats  jugeant  en  nombre  impair, 
bi  les  magistrats  se  trouvent  en  nombre  pair,  le  moins  ancien 
au  tableau  n’a  que  voix  consultative. 

R.  S.,  Tours.  — Le  droit  de  propriété  d’un  écrivain  sur  son 
œuvre  comprend  certainement  le  droit  de  traduction.  Celui-ci 
peut  faire  l’objet  d’une  vente  ou  d’une  cession  particulière. 

f.  M.,  lssoudun.  — Un  titre  de  journal  est  une  propriété 
privée.  La  cessation  momentanée  de  la  publication  du  journal 
n’implique  pas  forcément  l’abandon  de  cette  propriété.  C’est  là 
une  question  de  fait,  que  les  tribunaux  doivent  apprécier  sui- 
vant les  circonstances. 

VARIÉTÉS 


Puisque  la  Chine  est  aujourd’hui  d’actualité,  voici  une  inté- 
ressante page  empruntée  au  récent  volume  d’un  écrivain  qui 
connaît  bien  ce  pays,  M.  Marcel  Monnier. 

PÉKIN  A TABLE 

« Dis-moi  ce  que  lu  manges,  je  te  dirai  qui  tu  es  ». 
Ainsi  raisonnent  quelques  gourmands.  S’il  fallait 
juger  un  peuple  sur  sa  cuisine,  les  Chinois  seraient 
une  nation  bien  remarquable.  J’ai  été  invité  avant- 
bier,  par  un  aimable  interprète  de  la  légation  de 
Russie,  M.  Kolésof,  à déjeuner  dans  le  restaurant  le 
plus  renommé  de  Pékin.  Ce  temple  de  la  bonne  chère 
se  cache,  au  fond  du  plus  sordide  quartier  de  la  ville 
chinoise,  dans  une  ruelle  abominable.  Mais  si  les 
abords  sont  vilains,  l’édifice  n’est  point  mal;  un  peu 
vermoulu,  voilà  tout  : on  y pénètre  par  la  cuisine. 
Ici,  encore  une  fois,  tout  est  au  rebours  de  chez  nous. 
La  cuisine  est  immense,  une  de  ces  cuisines  comme 
en  montrent  les  toiles  des  vieux  maitres  flamands  : la 
pièce  est  ce  qu’elle  doit  être,  remplie  d’un  beau 
désordre,  mais  non  malpropre.  Une  vingtaine  de 
marmitons,  le  torse  nu,  s’agitent  autour  des  fourneaux, 
d’où  montent  d’agréables  efiluves.  Ensuite,  s’ouvre 
une  petite  cour  aux  dalles  moussues  avec  un  rocaille 
au  centre  et  tout  autour  une  série  de  pavillons  à deux 
étages  dont  les  galeries  et  les  frises  de  bois  délica- 
tement ajourées  amusent  le  regard,  bien  que  les 
peintures  en  soient  depuis  longtemps  effacées,  bien 
que,  de  la  toiture  dégradée,  pendent  en  lourdes  dra- 
peries les  lichens  et  les  mousses. 

Mais  le  contenant  importe  peu.  Parlons  du  contenu. 
Nous  étions  six  convives.  Les  plats  de  résistance  appor- 
tés en  une  seule  fois  et  maintenus  à une  température 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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convenable  dans  des  récipients  d’étain  remplis  d’eau 
bouillante,  les  plats,  dis-je,  eussent  suffi  à rassasier 
soixante  personnes  de  robuste  appétit.  J’évalue  à vingt- 
cinq  le  chiffre  des  mets  et  entremets,  non  compris  le 
dessert.  Au  reste,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  repro- 
duire le  menu.  Ce  document  vous  donnera  une  idée 
de  ce  qu’est  un  repas  de  haut  goût  dans  la  capitale  du 
Céleste-Empire.  Le  voici  tel  qu’il  m’a  été  fidèlement 
traduit.  J’en  respecte  la  disposition,  tant  soit  peu 
anormale  pour  nous  ; mais  les  Chinois,  nous  l’avons 
déjà  dit,  ne  font  rien  comme  tout  le  monde.  Nous 
ôtons  notre  chapeau  et,  chez  eux,  se  découvrir  pour 
saluer  est  une  grave  impolitesse;  leurs  livres  com- 
mencent où  les  nôtres  finissent;  sur  leurs  menus,  le 
dessert  passe  avant  le  potage.  C’est  dans  l’ordre. 

DOUCEURS 

Raisins,  poires,  pommes,  châtaignes  d’eau,  graines 
de  pastèques  confites,  noix  glacées,  gelées  de  fruits, 
noisettes  grillées  au  safran. 

hors-d’oeuvre 

Poulets  fumés,  poissons  fumés  au  vinaigre  de  riz, 
œufs  de  canard  conservés  (cinq  ans)  dans  la  chaux, 
crevettes  à l’huile  de  ricin,  fromage  aux  pois,  jambon 
fumé,  choux  de  mer  marinés,  choux  salés,  côtes  de 
laitues  salées. 

« 

DINER 

Potage  aux  nids  d’hirondelles,  ailerons  de  requin 
au  jambon,  canard  laqué,  pois  au  miel,  filets  de  pois- 
son aux  légumes,  holoturies  ou  gien  ts  eng,  pousses 
de  bambou  d’hiver,  crevettes  au  sucre,  filets  de  pous- 
sins frits,  porc  bouilli,  poisson  sauce  chrysanthèmes, 
champignons  au  gras,  soupe  aux  graines  de  lotus, 
crème  de  pois  aux  fleurs  bleues,  soupe  de  chrysan- 
thèmes. 

Pain  de  mais  à l’étuvée,  pains  ji  la  viande. 

VINS 

Jaune  de  Shao-Sing,  liqueur  de  rose,  liqueur  des 
académiciens. 

Ces  vins  ne  sont  autre  chose  que  des  alcools  de  riz. 
Lejaunet  de  Shao-Sing  n’est  pas  désagréable  et  rap- 
pelle vaguement  le  Xérès. 

11  y a sur  cette  liste  nombre  de  combinaisons  vrai 
ment  heureuses  dont  j’aurais  voulu  vous  donner  la 
formule.  Malheureusement,  les  recettes  sont  un  secret 
professionnel;  notre  insistance  s’est  heurtée  à un  refus 
poli  mais  ferme.  On  s’occupe  beaucoup,  en  ce 
moment,  de  trouver  des  clous  pour  la  prochaine  Expo- 
sition universelle.  J’imagine  que  l’industriel  qui  établi- 
rait sur  les  bords  de  la  Seine  un  restaurant  chinois, 
un  vrai,  un  restaurant  dont  le  personnel,  trié  sur  le 
volet,  arriverait  en  droite  ligne  de  Pékin,  ne  ferait 
point  une  mauvaise  affaire.  Dans  tous  les  cas,  cela  nous 
reposerait  un  peu  des  cafés  maures,  des  brasseries 
viennoises  et  des  czardas  à tziganes. 

Le  Tour  d'Asie.  Marcel  M0NN1ER. 

LA  QUERRE 

DU  TRANSVAAL 

La  guerre  sud-africaine  passe  au  second  plan  depuis 
que,  suivant  la  pittoresque  expression  de  l’empereur 


Guillaume,  la  torche  de  guerre  est  brandie,  en  Chine, 
au  milieu  de  la  paix  la  plus  profonde.  Les  événements 
de  la  quinzaine  n’offrent,  du  reste,  rien  de  bien 
saillant. 

Les  militaires  n’en  suivent  pas  moins  avec  le  plus 
vif  intérêt  la  merveilleuse  tactique  du  général 
De  Wett  qui,  avec  quelques  milliers  d’hommes,  tient 
tète  victorieusement  aux  généraux  Béthune,  Bra- 
bant, Mac  Donald,  Hunier,  Cléments,  Paget,  Cléry  et 
Rundle  acharnés  à sa  poursuite. 

Les  commandos  boers  occupent  toujours,  dans 
l’État  d’Orange,  le  quadrilatère  Heilbron-Vrède- 
Bethlehem-Springfîeld.  Refusant  partout  la  bataille, 
ils  harcèlent  infatigablement  les  colonnes  anglaises, 
enlèvent  les  patrouilles,  les  détachements  isolés,  les 
convois  et,  comme  le  constate  amèrement  la  West- 
minster Gazette,  « marquent  des  points  coup  sur 
coup  ». 

Au  Transvaal,  lord  Roberts  ne  veut  ou  ne  peut 
sortir  de  Prétoria,  très  occupé  à réparer  sans  cesse  la 
ligne  de  chemin  de  fer  de  Johannesburg,  véritable 
travail  de  Pénélope  que  lui  imposent  les  vaillants 
commandos  de  Louis  Botha. 

Cet  exercice  peut  durer  longtemps  encore  et  devenir 
même  fort  dangereux  par  suite  de  la  tactique  de 
De  Wett  qui  semble  attirer  à lui  la  majeure  partie 
des  forces  de  lord  Roberts  afin  de  permettre  à Louis 
Botha  de  tenter  un  coup  sur  le  grand  quartier 
général. 

En  attendant,  les  dernières  dépêches  anglaises 
annoncent  que  les  Boers  ont  repris  Wackherstrom  et 
Ulrecht,  sur  la  frontière  nord-est  du  Natal.  Nous  les 
reverrons  peut-être  à Ladysmith  et  sur  la  Tugela. 

EN  6HINE 

Le  mystère  le  plus  tragique  enveloppe  toujours  les 
événements  qui  se  sont  passés  depuis  un  mois  dans  la 
capitale  de  la  Chine.  Pékin  reste  isolée  du  monde 
entier,  et  l’Europe,  avec  ses  formidables  armées,  ses 
flottes  et  ses  canons,  reste  impuissante  jusqu’ici  à 
déchirer  le  voile  qui  nous  cache  l’affreux  drame. 

Sans  doute,  les  télégrammes  d’Extrême-Orient 
inondent  les  journaux.  Mais  tous  ces  bruits,  d’origine 
chinoise  pour  la  plupart,  sont  tellement  contradic- 
toires qu’il  est  à peu  près  impossible  de  démêler  la 
vérité. 

Seule,  la  nouvelle  de  l’assassinat  du  baron  de  Ivette- 
ler,  ministre  d’Allemagne  à Pékin,  massacré  par  la 
populace,  le  18juin,  tandis  qu’il  se  rendait  au  Tsong- 
li-Yamen,  semble  malheureusement  officielle.  Mais 
quel  est  le  sort  des  légations  et  des  400  marins  pré- 
posés à leur  garde  ? 

Des  télégrammes  sensationnels  nous  ont  raconté 
que  tous  les  Européens  avaient  été  tués.  On  a lu  les 
lugubres  détails  de  cette  dépêche  de  Shangaï,  datée  du 
G juillet,  confirmant  le  massacre  îles  ministres  étran- 
gers, des  femmes  et  des  enfants,  après  dix-huit  jours 
de  résistance.  Quand  les  vivres  et  les  munitions  furent 
épuisés,  les  Chinois  envahirent  les  légations  et  mirent 
le  feu  aux  bâtiments,  faisant  ainsi  un  horrible  holo- 
causte des  blessés  el  des  cadavres. 

Par  contre,  d'autres  télégrammes  venus  de  Canton 
permettent  d’espérer  que  les  étrangers  enfermés  dans 
Pékin  ont  pu  résister  jusqu’ici  et  tiendront  peut-être 
jusqu  a l’arrivée  d’une  armée  de  secours. 


448 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Hélas!  dans  combien  de  semaines  entrera-t-elle  à 
Pékin,  cette  armée  de  délivrance  ?Avec  quelle  angois- 
sante anxiété  doit-elle  être  attendue  là-bas  ! ! Sur  ce 
point,  nous  sortons  des  conjectures  ; nous  sommes  en 
face  de  la  terrible  réalité. 

La  colonne  Seymour  n’a  pu  franchir  les  140  kilo- 
mètres qui  séparent  Pékin  de  Tien-Tsin.  Elle  s’est 
heurtée  à d’innombrables  Boxers  et  c’estàgrand’peine 
qu’elle  a pu  revenir  à Tien-Tsin  où  elle  se  trouve  au- 
jourd'hui enfermée  avec  dix  autres  mille  hommes  de 
troupes  internationales. 

Tien-Tsin  est  toujours  assiégé,  bombardé;  le  port 
de  Takou  lui-même  est  menacé. 

Quant  à la  colonne  russe  de  3 000  hommes  partie 
de  son  côté,  il  y a un  mois,  sur  Pékin,  personne  n’en 
a plus  entendu  parler  ! 

Les  commandants  des  escadres  européennes  dé- 
clarent qu’ils  ne  peuvent  rien  tenter  actuellement 
contre  Pékin,  et  la  vieille  Europe  subit  cette  humilia- 
tion suprême  de  se  trouver  dans  l’impossibilité  ab- 
solue de  secourir  ses  représentants  ! 

Telle  est  la  situation  présente. 

On  s’aperçoit  aujourd’hui  — trop  tard  ! — que  les 
Chinois  de  1900  ne  ressemblent  pas  aux  Chinois  de  1860, 
et  l’on  estime  que  la  marche  d’une  armée  sur  Pékin 
rencontrera  d’énormes  difficultés.  Vers  la  lin  du  mois, 
35  à 40000  hommes  pourront  être  réunis  à Takou. 
Ce  sera  à peine  suffisant  pour  délivrer  Tien-Tsin. 
La  délivrance  de  Pékin  exigera  une  armée  de 
200  000  hommes.  Qui  fournira  la  majeure  partie  de  ce 
gros  effectif?  La  Russie?  le  Japon?  Les  diplomates 
discutent  ! et  pendant  ce  temps-là  le  prince  Tuan,  qui 
a usurpé  le  pouvoir  à Pékin,  après  avoir  empoisonné, 
dit-on,  l’empereur  et  l’impératrice  douairière,  se 
livre  sans  doute  aux  pires  atrocités  sur  nos  na- 
tionaux. 

A l’heure  actuelle,  l’amiral  Courrejolles  dispose  de 
3 000  hommes  environ,  et  8 000  hommes  sont  partis 
ou  vont  partir  de  France.  D’autres  troupes  seront 
tenues  prêtes  à porter  le  contingent  français  à 
20  000  hommes. 

L’Angleterre,  l’Allemagne  en  fourniront  autant. 
Quant  à la  Russie  et  au  Japon,  ils  peuvent  jeter  ra- 
pidement en  Chine  le  triple  de  ces  effectifs.  Qu’attend 
l’Europe  pour  donner  carte  blanche  à ces  deux  puis- 
sances, seules  capables,  en  l’état  actuel,  de  rétablir 
rapidement  l’ordre  dans  le  nord  de  la  Chine? 

Henri  MAZEREAU. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

EMPLOI  DU  JUS  DE  TABAC  POUR  LA  DESTRUCTION  DES  PARASITES 

Le  Ministère  des  finances  a fait  insérer  la  notice  suivante  au 
Journal  officiel  du  20  juin  : — Jus  de  tabac.  On  sait  que  les 
horticulteurs  et  les  maraîchers  emploient  depuis  longtemps, 
avec  succès,  pour  détruire  divers  parasites  des  plantes,  les  jus 
de  tabac  produits  par  les  manufactures  de  l’État,  jus  qu’ils 
diluent  avec  une  plus  ou  moins  grande  quantité  d’eau.  On  sait 
aussi  que  la  Régie  vend  depuis  quelques  années,  dans  les 
débits  de  tabac  et  dans  les  entrepôts,  des  bidons  d’un  jus 
nouveau,  désigné  sous  le  nom  de  jus  riche , qui  contient  plus 
de  nicotine  que  les  jus  anciens  et  qui  a spécialement  l’avantage 
de  présenter  un  titre  constant  de  cette  substance  (100  gram- 
mes par  litre).  Ce  nouveau  liquide  était  surtout  destiné  au 
traitement  de  la  gale  des  moutons,  pour  lequel  il  a donné  les 
meilleurs  résultats.  Mais  son  application  aux  plantes  est  éga- 
lement très  efficace,  et  la  constance  de  son  titre  assure  la 
réussite  des  opérations.  Il  existe  un  moyen,  utile  à faire 


connaître  aux  praticiens,  pour  donner  à ce  produit  son  maxi- 
mum d’action,  et  qui  consiste  à ajouter  au  liquide  une  petite 
quantité  d’ingrédients  faciles  à se  procurer,  dont  la  nature  et 
la  proportion  d’emploi  sont  indiquées  ci-après.  Ces  matières 
qui  ne  peuvent  pas  nuire  aux  plantes,  et  dont  le  prix  est 
minime,  augmentent  l’adhérence  du  liquide  sur  les  feuilles  et 
les  fleurs  et  rendent  libre  la  nicotine.  Leur  usage  doit  donc 
conduire  forcément  û une  économie  de  jus,  par  conséquent  à 
une  dépensé  moindre  pour  obtenir  le  même  résultat.  La  pré- 
paration à employer  pour  l’arrosage  des  plantes  est  la  suivante  : 
Eau,  1 litre;  jus  riche,  10  centimètres  cubes;  savon  noir, 

10  grammes;  cristaux  (carbonate  de  soude  du  commerce), 
2 grammes  ; esprit  de  bois  (alcool  métliylique),  10  centimètres 
cubes.  Le  liquide  ainsi  constitué  tue  de  nombreux  ennemis  des 
plantes  (pucerons,  chenilles,  etc.).  Le  savon  augmente  son 
adhérence.  L’esprit  de  bois  n’est  pas  toujours  nécessaire,  mais 

11  accroît  notablement  l’action  de  la  préparation  sur  certains 
parasites. 

* 

* * 

M.  R.,  à Tours.  — Les  douleurs  que  vous  prouvez  pro- 
viennent certainement  du  foie.  — Buvez  à us  vos  repas, 
pendant  une  quinzaine  de  jours,  de  l’eau  de  / ichy  Grande 
Grille.  Ces  douleurs  disparaîtront  au  bout  de  peu  de  temps. 
Mais  exigez  bien  le  nom  de  la  source  sur  1 étiquette  et  la 
capsule  ainsi  que  le  disque  bleu  « Vichy-Etat  » sur  le  goulot 
de  la  bouteille. 

★ 

* * 

DÉSINFECTION  RAPIDE  DE  L’EAU  DES  PUITS. 

L’eau  des  puits  est  singulièrement  suspecte  après  les  étés  brû- 
lants ou  les  hivers  pluvieux.  M.  Langlois,  dans  la  Presse  Mé- 
dicale, recommande  le  procédé  d'assainissement  suivant  : on 
jette  tout  d’abord  dans  le  puils  ou  dans  la  citerne  une  disso- 
lution de  20  grammes  de  permanganate  de  potasse  par  mètre 
cube  d’eau  approximativement  jaugée,  ce  qui  est  facile  pour  peu 
qu’on  ait  de  mathématiques.  Puis  on  précipite  le  permanganate 
en  excès  sous  forme  de  bioxyde  de  manganèse  en  jetant  dans 
la  citerne  un  bon  panier  de  braise  de  boulanger.  Le  microbe 
est  fort  contrarié  par  cet  assainissement. 


Si  vous  voulez  conserver  vos  dents  et  les  préserver  de  la 
carie,  usez  de  l'Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique  qui  par- 
fume la  bouche. 

Pour  les  soins  du  corps,  essayez  de  l 'Eucalypta,  eau  de  toi- 
lette antiseptique  à l’Eucalyptus,  et  vous  n’en  voudrez  plus 
d’autre. 

L’Eau  de  Suez  et  PEucalypta  sont  les  produits  préférés  du 
monde  élégant. 


JEUX  ET  fl]VlUSE|VIEfiTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  Ier  Juillet  1900 

Soient  x mon  âge  et  y le  vôtre. 

11  yr  a (x  — y)  années  que  j’avais  votre  âge  actuel. 

Vous  aviez  alors  y — (x  — y)  ou  2 y — x. 

J'ai  donc  le  double  ou  4 y — 2x;  donc  4 y — 2x  = x 

Et  par  suite  4 y = 3x.  (1) 

Dans  [x  — y)  années,  vous  aurez  mon  âge  actuel; 

J’aurai  donc  2x — y années  et  vous  aurez  x; 

Donc  126  = 2x — y + x — 3 x — y.  (2) 

Par  suite  x — 56  ans  et  vous  avez  42  ans. 

Ont  résolu  le  problème  MM.  Brandicourt  d’Amiens,  Ancel 
de  Marseille,  Mlle  Tavernier  de  Lyon,  MM.  Labbé,  Martyn, 
Mlle  Th.  Lebrun,  de  Paris  ; Cliuchard  de  Montpellier,  Bou- 
bigou  de  Lodève,  Got  de  Limoges,  Donadille  de  Lille,  Louisot 
de  Genève;  La  Société  des  commerçants  de  Lugano. 

PROBLÈME 

On  demande  à un  homme  combien  il  a d’argent.  Il  répond  : 
multipliez  le  nombre  de  francs  que  j’ai  par  5 : soustrayez  3 du 
produit  ; multipliez  le  reste  par  4 ; ajoutez  2 au  produit  et  sup- 
primez le  0 à droite,  xrous  aurez  23.  Combien  de  francs  avait-il  î 

ÉNIGME 

Sans  être  prélat  j’ai  la  crosse 

Et  saus  être  berger  un  chien 
J’ai  la  baguette,  et  pourtant  je  ne  suis  magicien. 

Dieu  vous  garde  de  ma  fureur  atroce  ! 


Le  Gerant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cobpeil.  Imprimerie  Ed.  Cbété. 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


MARÉE 


Marée,  par  A.  Hagborg.  — Exposition  décennale.  Gravure  de  Puyplat. 


Peu  à peu,  en  un  rythme  mourant  et  las,  le 
Ilot  s’est  retiré.  C’est  l’heure  de  la  marée  basse  : 
les  bateaux  des  pêcheurs  tremblent  sur  leurs 
quilles  et  se  penchent  : les  voilà  qui  s'affa- 
lent sur  le  sable,  leurs  mâts  de  travers.  Avec 
la  mer  évanouie,  la  ligne  grise  de  l’horizon  s’est 
reculée. 

Alors,  les  pêcheuses  de  coquillages  et  de  crevet- 
tes arrivent  : le  panier  sur  la  hanche,  avec  leur 


petit  bonnet  blanc  qui  enserre  leur  chevelure 
épaisse,  elles  vont  par  deux,  par  trois,  vers  les 
coins  de  la  plage  familière  : elles  savent  les  creux 
de  rochers,  les  flaques  d’eau  où  la  cueillette  est 
abondante.  Regardez  trotter  leurs  sabots  dans  les 
galets  et  les  algues  : celles-ci  sont  sans  doute 
filles  de  quelque  mer  du  Nord,  car  sur  leur  sévère  et 
régulier  profil  on  dirait  la  mélancolie  des  rives  et 
des  cieux  moroses. 


1er  AOUT  1900 


15 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


GE  QUI  RESTERA  DE  ^'EXPOSITION 


Dans  quelques  mois  l’Exposition  aura  vécu  et, 
comme  par  l’effet  d’un  mirage,  les  merveilles  sur- 
gies  pour  cette  éblouissante  féerie  s’effaceront  du 
même  coup  : pavillons  étrangers  reflétant  dans 
la  Seine  leurs  silhouettes  caractéristiques  ; -palais 
somptueux  abritant  tous  les  progrès  réalisés  par 
la  science,  les  arts,  et  l’industrie,  toutes  les 
richesses  naturelles,  toutes  les  forces  domptées 
et  disciplinées;  restitutions  pittoresques  de  nos 
provinces  ; évocations  saisissantes  des  pays  d’Ex- 
trême-Orient ; toute  cette  floraison  inouïe  de  dômes 
d’or,  de  flèches  audacieuses,  de  tours,  de  pignons 
ouvragés,  de  blancs  minarets,  de  constructions  si 
diverses  — véritable  synthèse  des  efforts  et  des 
beautés  du  monde  entier  — disparaîtra  après 
avoir  brillé  d’un  vif  mais  éphémère  éclat. 

Et,  survivant  à ces  splendeurs,  affirmant  même, 
grâce  à leur  disparition,  sa  majesté  définitive, 
la  voie  monumentale  construite  sur  l’emplace- 
ment de  l’ancien  palais  de  l’Industrie,  demeurera, 
avec  ses  deux  palais,  le  pont  Alexandre  III  et 
1 admirable  perspective  des  Invalides,  comme  le 
prestigieux  témoin  de  la  poussée  d’art  de  cette 
fin  de  siècle,  et  complétera  le  décor  merveilleux, 
unique  au  monde,  du  Louvre,  des  Tuileries,  delà 
place  de  la  Concorde,  des  Champs-Elysées,  de 
l’Arc-de-Triomphe  et  des  Invalides. 

La  conception  du  vaste  ensemble  architectural 
et  décoratif  de  la  voie  monumentale,  dit  M.  Albert 
Livet  dans  un  article  très  documenté  de  la  grande 
Revue  de  l Exposition , se  dégagea  au  concours 
ouvert  en  1894  pour  le  plan  général  de  l’Expo- 
sition. La  construction  du  pont  Alexandre  III 
ayant  été  décidée  pour  permettre  l’annexion  d’une 
partie  des  Champs-Elysées  à l’Exposition,  on 
résolut  de  sacrifier  le  palais  de  l’Industrie  et  de 
le  remplacer  par  deux  palais  en  bordure  de  l’ave- 
nue à ouvrir  jusqu’aux  Champs-Elysées,  en  pro- 
longement du  nouveau  pont.  Cette  idée,  dont  on 
peut  apprécier  aujourd’hui  toute  la  beauté,  compta 
de  nombreux  détracteurs  jusque  dans  le  monde  des 
artistes;  quelques-uns  de  ceux-ci,  et  non  des  moin- 
dres, éprouveraient  aujourd’hui  quelque  embarras 
si  nous  reproduisions  leurs  virulentes  protes- 
tations d alors  contre  l’avenue  monumentale. 

Au  concours  ouvert  en  1896  pour  la  construc- 
tion des  deux  palais  et  du  pont  Alexandre  III,  les 
architectes  choisis  furent  M.  Girault  pour  le  Petit 
Palais  et  la  direction  générale  de  l’ensemble; 
Deglane,  Louvet  et  Thomas  pour  le  Grand  Palais  ; 
Cassien  - Bernard  et  Cousin  pour  le  pont 
Alexandre  III.  Si  chacun  de  ces  artistes  amis  sa 
marque  particulière  sur  la  partie  qui  lui  était 
confiée,  du  moins  rien  ne  vient  troubler  l’homo- 
généité de  l’ensemble.  L’accord  des  pensées  a été 
parfait  et  tous  les  détails  de  l’œuvre  se  fondent 
dans  une  heureuse  harmonie. 


Cet  accord,  relativement  facile  entre  architectes, 
l'était  beaucoup  moins  entre  les  ingénieurs 
chargés  de  la  construction  du  pont  Alexandre  III 
et  les  artistes  à qui  en  avait  été  confiée  la  partie 
architecturale  et  décorative.  Mais,  là  encore, 
l’union  parfaite  entre  la  science  et  l’art  contribua 
à nous  doter  d’une  des  plus  grandes  œuvres  du 
siècle. 

Les  ingénieurs,  MM.  Résal  et  Alby,  avaient  à 
vaincre  toutes  sortes  de  difficultés.  Il  fallait 
d’abord  satisfaire  aux  exigences  de  la  navi- 
gation, respecter  ensuite  les  perspectives  des 
Invalides,  donner  à l’œuvre  une  ampleur  qui 
l’accordât  à ses  vastes  entours  et  surtout  ne  pas 
entraver  au  cours  des  travaux  la  libre  circulation 
des  bateaux  transportant  aux  berges  les  matériaux 
nécessaires  à l’Exposition  elle-même. 

En  décidant  que  le  pont  ne  formerait  qu’une 
seule  arche,  c’est-à-dire  n’aurait  que  deux  points 
d’appui,  les  ingénieurs  évitaient  l’emploi,  au 
milieu  du  courant,  de  piles  dangereuses  pour  la 
navigation.  Cela  leur  permettait,  en  même  temps, 
de  donner  à l’immense  arche  qu’ils  jetaient  entre 
les  grands  espaces  de  l’Esplanade  et  les  Champs- 
Elysées  une  largeur  exceptionnelle  de  40  mètres 
et  de  satisfaire  ainsi  aux  lois  de  la  proportion  et 
de  l’harmonie. 

L’arche  du  pont  Alexandre  III  est  à triple  articu- 
lation, composée  de  15  arcs  d’acier  moulé  sur  les- 
quels reposent  les  montants  et  le  tablier  en  acier 
laminé.  Son  ouverture  entre  les  articulations  de 
naissance  mesure  107  m.  50  et  sa  flèche  6 m.  28. 
La  clef  de  voûte  est  donc  à une  très  faible  hauteur 
relative  et  les  ingénieurs  n’ont  obtenu  ce  résultat 
surprenant  qu’en  construisant  des  culées  d’une 
extraordinaire  force  de  résistance,  capables  de 
supporter  sans  faiblir  la  poussée  énorme  de  cette 
masse  métallique  et  de  ses  pressions.  En  sur- 
baissant ainsi  la  voûte  et  en  rendant  le  tablier  du 
pont  presque  horizontal,  ils  ont  sauvegardé 
l’admirable  perspective  des  Invalides  que  n’eût 
point  manqué  de  masquer  le  dos  d'âne  d’un  pont 
construit  dans  les  conditions  ordinaires. 

Pour  trouver  la  terrain  solide  nécessaire  à 
l’établissement  des  culées,  on  dut  creuser  àprès  de 
19  mètres  de  profondeur  sur  la  rive  droite  et 
19  m.  50  sur  la  rive  gauche.  Les  masses 
de  granit  des  Vosges  supportant  le  pont 
furent  dressées  sur  un  fond  de  béton  exécuté 
par  le  procédé  des  caissons  à air  comprimé.  Une 
passerelle  jetée  en  travers  du  fleuve,  au  mois 
d’avril  1898,  permit  d’assembler  les  voussoirs  des 
quinze  arcs  et  d’établir  le  tablier  du  pont  sans 
gêner  en  rien  la  circulation  sur  le  fleuve.  Cette 
partie  du  travail  était  terminée  en  septembre  1899. 
Les  quinze  arcs  soutenant  le  tablier  du  pont 
avaient  nécessité  2 400  tonnes  d’acier  moulé. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


451 


grande 


Le  gros  œuvre  élant  terminé,  MM.  Cassien- 
Bernard  et  Cousin  avaient  la  tâche  difficile  de 
raccorder  leur  décoration  à l’ensemble  des  Palais, 
de  l’harmoniser  à la  perspective  de  la 
avenue  qui 
conduit  des 
Champs-Ely- 
sées aux  Inva- 
lides, et,  tout 
en  la  subor- 
donnant à l’al- 
légorie inspi- 
ratrice , de 
créer  une  œu- 
vre d’art  mo- 
derne et  ori- 
ginale. Les 
architectes, 
pourcommen- 
cerl’exécution 
de  leurs  plans, 
n’avaient  d’ail- 
leurs pas  at- 
tendu que  la 
tâche  des  in- 
génieurs eût 

pris  fin!;  les  travaux  des  quatre  pylônes,  notam- 
ment, avaient  été  poussés  avec  activité. 

Ces  pylônes,  au  nombre  de  quatre,  marquent 
le  point  de  départ  et  le  point  d’arrivée  de  l'arche 
sur  les  deux  rives  et  contribuent,  par  leur  poids, 
à^onner  plus 
de  force  aux 
culées  pour 
la  résistance 
aux  pressions 
des  masses 
métalliques 
du  pont.  Hauts 
de  17  mètres, 
ils  sont  con- 
stitués chacun 
par  un  fais- 
ceau de  quatre 
colonnes  néo- 
ioniques à fûts 
lisses,  se  dres- 
sant sur  un 
socle  de  pierre 
d’Echaillon. 

Les  chapi- 
teaux de  cou- 
ronnement , 

assez  simples,  ornés  d'une  frise  de  feuillages, 
supportent  un  groupe  allégorique,  Renommée  ou 
Pégase,  en  bronze  doré,  qui  n’a  pas  moins  de 
5 mètres  de  hauteur. 

A chacun  des  pylônes  est  adossée  une  grande 
figure  de  femme  assise  symbolisant  un  âge  de 
notre  histoire. 

Nous  avons  ainsi  quatre  Frances  allégoriques  : 


du  côté  des  Champs-Elysées,  la  France  du 
moyen  âge , par  Alfred  Lenoir,  et  la  France 
moderne,  par  G.  Michel;  du  côté  des  Invalides, 
la  France  de  la  Renaissance  par  Coutan  et  la 

France  de 


Louis 
par 


Façade  du  Grand  Palais. 


XIV , 
Margue- 
rite. Les  grou- 
pes dorés  sur- 
montant les 
pylônes  sont 
l’œuvre  des 
sculpteurs 
Fremiet,  Stei- 
ner  et  Granet. 

Chacune  des 
faces  des  py- 
lônes est  tim- 
brée, entre  les 
colonnes,- d’un 
trophée  d’at- 
tributs ou  d’un 
écusson  fine- 
ment sculpté. 
En  avant,  et 
commandant 

les  quatre  escaliers  qui  conduisent  à la  berge,  se 
trouvent  des  lions  puissants  où  se  reconnaît  la 
facture  magistrale  de  Garde t et  de  Dalou. 

Toute  l’ornementation  de  la  partie  métallique 
du  pont,  tirée  de  la  faune  et  de  la  flore  des 

eaux,  est  l’œu- 

ü! 


vre  de  M.  Per- 


rin. Signalons 
fi- 

allégo- 


Le  pont  Alexandre  III. 


encore  les 
gures 

riques  de  Mo- 
rice, les  génies 
de  Massouble 
et  ces  superbes 
candélabres 
d’un  si  joli 
dessin,  dont  la 
base  a été  or- 
née par  M.Gau- 
quié  d’une 
alerte  ronde 
d’enfants.  La 
balustrade, 
d’un  si  joli 
dessin,  avec 
son  revête  - 
ment  de  cui- 
vre, supporte  de  chaque  côté  quatorze  élégants 
lampadaires. 

A la  clef  de  voûte,  en  aval,  le  magnifique 
cartouche  de  M.  Récipon  symbolise  la  Seine  et 
la  Néva  par  d’agréables  nymphes  entourées  de 
roseaux. 

Lorsque  les  ors  un  peu  crus  des  Pégases  et  des 
Renommées  surmontant  les  pylônes,  se  seront 


L E M A G A S I N P I T T OR  ES  Q U E 


éteints,  le  pont  Alexandre  III  constituera,  par  sa 
belle  ordonnance  et  la  pureté  de  ses  lignes,  le 
plus  bel  ensemble  décoratif  qui  soit. 

Les  deux  palais  des  Beaux-Arts  construits  sur 
l'emplacement  de  l’ancien  palais  de  l’Industrie, 
sont  destinés  : le  plus  petit  à devenir  la  pro- 
priété de  la  Ville  de  Paris  qui  le  destine  à être 
le  musée  de  ses  richesses  artistiques  ; le'  grand, 
à remplacer  et  pour  les  mêmes  usages,  le 
palais  de  l’Industrie.  La  percée  de  l’avenue 
nouvelle,  en  faisant 
arriver  celle-ci  obli- 
quement sur  l’avenue 
des  Champs-Elysées, 
a donné  une  tâche 
particulièrement  in- 
grate aux  architectes 
du  Grand  Palais, 

MM.  Deglane,  Louvet 
et  Thomas.  L’édifice, 
par  la  configuration 
même  du  terrain  qui 
lui  était  imparti,  de- 
vait présenter  ses 
grandes  façades  sur 
deux  voies  non  paral- 
lèles, tout  en  ayant 
ses  côtés  limités  aux 
formes  d’un  trapèze 
irrégulier  par  les  ave-, 
nues  latérales.  D’autre 
part,  la  nature  même 
du  terrain,  très  maré- 
cageuse du  côté  du 
Cours-la-Reine , com- 
pliquait les  difficultés 
de  l’entreprise.  Grâce 
aux  ressources  de  leur 
science  exercée  et 
de  leur  habileté  technique,  ces  éminents 
artistes  purent  triompher  de  tous  les  obstacles 
et  parfaire  leur  oeuvre  en  moins  de  deux 
années. 

Le  Grand  Palais  est  composé  de  trois  parties 
distinctes  : la  façade  principale  sur  l’avenue  Ni- 
colas II  avec  le  péristyle  d’enlrée;  la  façade  sur 
l’avenue  d’Antin,  avec  une  entrée  spéciale  ; la 
partie  médiane,  avec  une  entrée  sur  l’avenue  des 
Champs-Elysées. 

La  forme  générale  du  monument,  dont  les 
trois  parties  se  soudent  assez  intimement  pour 
que  l’unité  de  l’ensemble  soit  absolue,  est  celle 
d’une  sorte  d’H  boiteux,  dont  la  plus  petite 
branche,  représentée  par  la  façade  de  l’avenue 
d’Antin,  est  légèrement  oblique. 

Grâce  au  hall  elliptique,  en  apparence  cir- 
culaire, qui  prolonge  la  vue  dans  l’axe,  le 
défaut  de  l’emplacement  se  trouve  heureusement 
masqué. 

Dès  l’entrée  par  le  portail  de  la  façade  princi- 
pale, on  se  trouve  dans  un  grand  hall  de  200  mètres 


de  longueur  sur  45  mètres  de  largeur.  En  face, 
l’escalier  monumental  en  fer  à double  volée  con- 
duit aux galeries  supérieures,  laissant  apercevoir, 
par  sa  grande  baie  en  arc,  les  salles  de  l’avenue 
d’Antin  et  le  hall  elliptique  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut,  qui  occupe  la  partie  médiane  de  l’édi- 
fice. Le  dôme  du  grand  hall  d’entrée,  surbaissé, 
de  43  mètres  de  hauteur  sur  une  base  de  plus  de 
70  mètres  de  diamètre,  est  l’œuvre  de  M.  Deglane. 
Son  effet  décoratif  donne  à la  fois  une  impression 

de  force  et  d’élégance. 

La  rotonde  qui  oc- 
cupe le  centre  de  la 
partie  médiane  du 
Grand  Palais  forme, 
en  bas,  vestibule  d’hon- 
neur. On  y accède  di- 
rectement par  le  por- 
che de  l’avenue  des 
Champs  - Élysées.  Au 
premier  étage,  en  haut 
du  grand  escalier 
d’honneur  et  entre  deux 
groupes  de  galeries 
disposées  de  la  même 
façon  que  celles  du 
rez-de-chaussée,  trois 
grands  salons  dont  un 
salon  d’honneur  occu- 
pent l’emplacement  ré- 
servé sur  le  plan  à la 
future  salle  de  concerts 
destinée  à remplacer 
celle  du  Trocadéro. 

La  façade  du  Grand 
Palais  sur  l’avenue  mo- 
numentale est  consti- 
tuée par  une  longue 
colonnade  de  240  mè- 
tres sur  20  mètres  de  haut  avec,  en  avant- 
corps  sur  la  façade,  un  porche  ouvrant  trois 
hautes  baies  cintrées  et  précédé  d’un  perron 
auquel  on  accède  par  un  large  escalier  entouré 
de  deux  rampes  faibles.  Des  pavillons  à pans 
coupés,  que  surmonteront  plus  tard  des  quadriges, 
limitent  la  façade  principale  à chacune  de  ses 
extrémités.  Des  compositions  non  encore  exé- 
cutées, du  peintre  Édouard  Fournier,  représentant 
les  grandes  époques  de  l’Art,  orneront  la  frise 
qui  court  au-dessus  des  fenêtres,  derrière  la 
colonnade. 

Sous  la  colonnade  de  l’avenue  d’Antin,  court 
une  frise  polychrome  en  grès  cérame  exécutée  à la 
manufacture  de  Sèvres  d’après  les  cartons  du 
peintre  Joseph  Blanc.  Une  critique  peut  être  faite 
en  ce  qui  concerne  l’ornementation  extérieure  des 
façades  du  Grand  Palais  ; il  y a là  un  abus  de 
sculptures  véritablement  excessif.  On  en  a mis 
partout,  même  entre  les  colonnes,  et  cette  prodi- 
galité de  groupes  n’est  pas  sans  enlever  une  partie 
de  son  caractère  à la  colonnade  du  Grand  Palais. 


Façade  du  Petit  PaLais. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


453 


L’abus  est  moins  sensible  au  Petit  Palais,  très 
supérieur  comme  ordonnance  et  comme  unité  de 
conception  au  Grand  Palais.  M.  Girault,  qui  en  est 
l’unique  auteur,  n’a  pas  eu  à lutter,  il  est  vrai, 
contre  de  mauvaises  dispositions  de  terrain.  Son 
édifice  affecte  la  forme  d’un  trapèze  régulier  dont 
la  base  mesure  -129  mètres  sur  l’avenue  Nicolas  II 
et  la  façade  postérieure  81  mètres  sur  la  place  de 
la  Concorde.  Les  façades  se  développant  sur 
l’avenue  des 
Champs-Ely- 
sées et  sur  le 
Cours-la-Rei- 
ne  ont  90  mè- 
tres. On  ac- 
cède au  grand 
vestibule  el- 
liptique des 
galeries  de  la 
façade  princi- 
pale par  un 
magnifique 
portique  assis 
sur  un  per- 
ron circulaire 
et  surmonté 
d’un  dôme 
avec  parties 
ornées  un  peu 

surbaissé. 

Dans  le  tym- 
pan de  ce  portique,  M.  Injalbert  a taillé  l’un  des 
plus  beaux  morceaux  de  la  sculpture  moderne  : 
la  Ville  de  Paris , entourée  des  Muses  et  d’Apollon 
et  abritant  la  Seine,  languissamment  étendue  à 
ses  pieds.  De  chaque  côté  du  portique,  deux  beaux 
groupes  de  M.  Carlus  symbolisant  les  Lettres  et 
les  Sciences.  Une  grille  de  bronze  d’un  admirable 
dessin  complète  l’ensemble  très  harmonieux  de 
l’entrée. 

De  chaque  côté  du  portique  central,  la  façade 
se  développe  en  une  colonnade  d’un  joli  style 
aboutissant  à chaque  extrémité  à un  pavillon 
d’angle.  Le  reste  de  l’édifice  se  compose  d’un 


double  rang  de  galeries  suivant  les  façades  latérales 
et  la  façade  postérieure  et  d’une  galerie  demi- 
circulaire  en  colonnade  sur  une  cour  intérieure. 
Cette  cour-jardin,  placée  au  centre  du  palais,  est 
l’œuvre  la  plus  fraîche  et  la  plus  délicate  qui  se 
puisse  rêver  avec  son  péristyle  de  colonnes 
lisses  d’ordre  néo-ionique  couplées  entre  les- 
quelles courent  des  guirlandes  de  feuillage 
bronzé  et  que  couronne  une  attique  classique. 

Deux  bas- 
sins bordés 
d'une  large 
mosaïque 
bleue  paille- 
tée d’or  ajou- 
tent au  char- 
me de  cette 
partie  du  mo- 
nument. Les 
deux  renom- 
mées de  bron- 
ze placées  au- 
dessus  de  la 
porte  d’en- 
trée de  cette 
cour  sont 
dues  àM.  Pey- 
not. 

M.  Charles 
Desvergues  a 
sculpté  pour 
la  façade  postérieure  deux  superbes  groupes, 
VHistoire  et  l 'Archéologie,  et  M.  Lemaire  un 
imposant  bas-relief.  Citons  encore,  ici  et  là,  les 
frises  de  MM.  Hugues  et  Fagel,  les  Fleurs  et  les 
Fruits  de  M.  Hercule,  les  groupes  de  MM.  Ville- 
neuve,  Daillou,  Ccrdier,  etc. 

On  sait  que  le  Petit  Palaisrenferme  actuellement 
l’Exposition  rétrospective  de  l’Art  français  depuis 
ses  origines  jusqu’à  1800,  si  admirablement  oi'ga- 
niséeparM.  Émile  Molinier.  Au  Grand  Palais  sont 
installées  l’Exposition  centennale,  l’Exposition 
décennale  et  l’Exposition  de  la  peinture  étrangère 
(Photographies  de  l'auteur.)  JlîLES  CARDANE. 


COMMENT  ON  ORGANISE  UNE  FOUILLE 


Exploration  d’Antinoë,  en  Haute-Égypte. 


La  conversation  était  tombée  sur  les  résultals 
de  ma  dernière  campagne  de  fouilles  en  Égypte, 
lorsque  l’un  de  mes  interlocuteurs  me  posa  tout 
à coup  cette  question  : « Mais  d’abord,  comment 
organise-t-on  une  fouille  ? » Je  vais  lâcher  d’y  ré- 
pondre, en  exposant  ici  la  marche  suivie  pour 
mes  propres  travaux. 

Au  commencement  de  décembre  1899,  je  quit- 
tais pour  la  seizième  fois  le  Caire,  afin  d’aller 


m’installer  dans  un  coin  de  Haute-Égypte,  et  y 
passer  les  mois  d’hiver  à rechercher  des  vestiges 
de  la  civilisation  gréco-byzantine.  Antinoë,  atta- 
quée depuis  quatre  ans,  m’ayant  déjà  donné 
d’importants  résultals,  c’était  à elle  que  je  re- 
tournais. 

Avant  le  départ,  il  m’avait  fallu  pourvoir  à 
deux  choses  : me  mettre  en  règle  avec  le  gouver- 
nement égyptien  et  pourvoir  à mon  installation 


454 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


L’Égypte  a un  Service  des  Antiquités,  organisé 
administrativement  ; l’on  ne  peut  donner  un  coup 
de  pioche  sans  avoir  obtenu  une  autorisation 
officielle.  La  demande,  rédigée  sur  papier  tim- 
bré, est  adressée  au  directeur  du  service  ; elle  doit 
bien  préciser  et  délimiter  la  localité  ou  la  région 
dans  laquelle  auront  lieu  les  travaux.  Cette  de- 
mande est  transmise  à un  comité,  qui  l’examine  et 
statue.  S’il  délivre  l’autorisation,  celle-ci  prend  la 
forme  d’un  contrat  passé  avec  le  fouilleur.  Divers 
articles  des  règlements  stipulent  les  conditions 
auxquelles  la  pièce  est  délivrée.  L’explorateur 
s’engage  âne  pratiquer  ses  recherches  que  « dans 
les  terrains  ap- 
partenant à 
l’État,  libres, 
non  bâtis,  non 
plantés,  non 
cultivés,  non 
affectés  à un 
service  public, 
cimetières,  car- 
rières, zones 
militaires;  » il 
s’engage,  en 
outre,  à parta- 
ger, par  moitié, 
le  produit  de 
ses  fouilles  avec 
le  service  des 
Antiquités;  et 
à recevoir  de 
celui-ci  un  dé- 
légué, portant 
le  nom  de  réïs  — conducteur  de  travaux.  — 
Ce  délégué,  qui  toujours  est  un  indigène, 
demeure  à la  charge  du  fouilleur,  qui  doit  lui 
servir  une  indemnité  de  20  piastres  par  jour 

— 5 francs  — pour  la  surveillance  dont  il  a 
charge;  et  pourvoir,  en  outre,  à ses  frais  de  voyages 
et  de  déplacements. 

Le  contrat  ainsi  passé  en. double,  entre  le  gou- 
vernement et  l’explorateur;  le  réïs  en  possession 
de  sa  feuille  de  service,  les  formalités  ne  sont  pas 
encore  terminées.  La  direction  du  Service  des  An- 
tiquités avise  par  lettre  le  Moudhir  — gouver- 
neur — de  la  province  où  auront  lieu  les  fouilles, 
de  la  délivrance  du  permis  et  de  l’arrivée  pro- 
chaine du  fouilleur.  A réception,  le  Moudhir 
informe,  à son  tour,  les  agents  placés  sous  ses 
ordres:  les  Omdéhs — maires  — des  villages  de 
la  région,  les  officiers  de  gendarmerie,  les  gaffrrs 

— gardes  champêtres  — et  les  cheikhs , qui  tous 
ont  pour  consigne  d’empêcher  toute  fouille  faite 
sans  autorisation. 

Toute  cette  paperasserie  administrative  de- 
mande un  certain  temps  ; et  ce  temps  est  mis  à 
profit  par  l’explorateur,  en  pourvoyant  à son  ins- 
tallation, car  celle-ci  a son  importance.  Le  Caire 
a des  hôtels,  où  non  seulement  on  trouve  « tout 
le  confort  moderne  »,  mais  un  luxe,  qu’on  cher- 


cherait vainement  en  Europe;  en  Haute-Égypte, 
par  contre,  on  ne  rencontre  que  de  loin  en  loin, 
dans  un  chef-lieu  de  province,  une  auberge  tenue 
par  un  Grec,  dont  il  serait  plus  que  difficile  de  se 
contenter. 

La  ressource,  c’est  la  dahabieh,  véritable  iiouse- 
boat,  la  maison-bateau,  à voiles  et  à rames.  La 
voilure  ne  sert  qu’à  la  montée  du  Nil;  la  descente 
ne  s’effectue  qu’à  la  rame,  car  le  vent  nécessaire 
à cette  partie  de  la  navigation,  le  vent  du  sud, 
ne  souffle  que  rarement  en  certains  mois.  A l’ar- 
rière est  l’habitation,  composée  d’un  salon  et  de 
quelques  cabines;  l’avant  est  laissé  libre  pour 

l’installation 
des  rameurs. 

L’équipage 
comprend  de 
quatre  à douze 
matelots,  et  le 
patron  de  l’em- 
barcation, qui 
porte  égale- 
ment le  nom  de 
réïs.  Sur  quel- 
ques grandes 
dahabiehs,  l’on 
compte  en  outre 
un  ou  deux 
barreurs  ; sur 
les  petites,  cet- 
te fonction  in- 
combe au  pa- 
tron. Les  prix 
de  location  va- 
rient, selon  l’importance  et  l’aménagement  de  la 
dahabieh  ; il  en  est  qu’on  obtient  à 500  francs 
par  mois;  d'autres,  à coque  d’acier,  coûtent  jus- 
qu’à 3000  francs.  Ceux  qui  pour  la  première  fois 
arrivent  en  Egypte  passent,  pour  la  location  de 
l’une  de  ces  dahabiehs , par  l’intermédiaire  d’un 
drogman.  L’expérience  que  j’ai  acquise  me  permet 
d’en  prendre  une  directement  dans  la  station  la 
plus  proche  de  la  région  de  mes  fouilles,  et 
pour  abréger  la  longueur  du  voyage,  je  vais  la 
rejoindre  sur  place,  par  chemin  de  fer. 

Me  voici  installé,  seul  sur  mon  bateau,  ayant 
amené  avec  moi  du  Caire  mes  domestiques,  un 
tabarkh  — cuisinier  — et  un  faracli  — valet  de 
chambre,  — indigènes.  Le  premier  est  pour  la 
première  fois  à mon  service,  le  second  me  suit 
partout,  en  Égypte,  depuis  quatre  ans.  A peine 
arrivé,  j'ai  la  visite  de  l’inspecteur  local  du  Ser- 
vice des  Antiquités  et  de  l’officier  de  gendarmerie, 
qui  viennent  me  souhaiter  la  bienvenue.  La  con- 
versation est  facile,  car  en  seize  ans  j’ai  appris  à 
parler  l’arabe  ; d’autres  encore  arriveront  après 
eux  ; et  ce  ne  sera  que  le  lendemain  que  je  m’oc- 
cuperai des  travaux. 

Tout  d’abord,  il  me  faut  choisir  l’emplacement 
de  ceux-ci  et  recruter  des  ouvriers.  Escorté  du 
I réïs  du  Service  des  Antiquités,  je  me  rends  sur  le 


.Ma  dahabieh  ancrée  en  face  d’Antinoë. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


455 


terrain,  et  lui  désigne  le  coin  à sonder  ou  à 
fouiller. 

S’il  s’agit  de  sondages,  c’est  que  je  ne  suis 
pas  encore  fixé;  j’arrête  mon  choix  sur  tel  ou  tel 
emplacement,  soit  parce  qu’il  répond  aune  iden- 
tification probable  avec  un  site  antique,  d’après 
les  indications  fournies  par  les  auteurs  anciens  ; 
soit  parce  que 
sa  configura- 
tion me  fait 
supposer 
qu’une  ruine 
doit  se  trouver 
là.  Le  recrute- 
ment des  ou- 
vriers est  l’af- 
faire du  reifs; 
il  s’adresse'  au 
village  le  plus 
proche  : tout 
paysan  est  apte 
à fouiller.  La 
pioche  avec  la- 
quelle il  cultive 
son  champ,  le 
panier  rond, 
en  fibres  de 

palmier,  qui  lui  sert  habituellement  suffisent. 
Mais,  comme  la  pratique  des  fouilles  précédentes 
m’a  permis  de  distinguer  les  plus  intelligents  et 
les  moins  paresseux,  je  fais  venir  ceux-ci,  et  les 
charge  directement  de  me  fournir  les  équipes  dont 
j’ai  besoin.  Le 
salaire,  con- 
venu à l’a- 
vance, s’élevait 
ces  dernières 
années  à deux 
piastres  par 
jour  — dix 
sous: — depuis 
les  travaux  des 
barrages,  en- 
trepris pour  la 
régularisation 
du  cours  du 
Nil,  ces  prix 
ont  doublé  ; il 
me  faut  payer 
cette  année 
quatre  et  mê- 
me cinq  pias- 
tres — 1 franc  ou  1 fr.  25.  — Tous  ces  prélimi- 
naires terminés,  voici  en  quoi  consiste  une  jour- 
née de  sondages  ou  une  journée  de  fouilles  pour 
l’exploration. 

S'agit-il  d’un  sondage,  je  me  rends  le  matin  au 
champ  de  fouilles.  Les  équipes  sont  là,  qui  m’at- 
tendent, sous  la  conduite  du  réïs.  Elles  sont  peu 
nombreuses  encore,  et  ne  s’élèvent  au  total  qu’à 
une  quarantaine  d’hommes.  Deux  par  deux,  je 


Le  réïs  surveillant  les  ouvriers. 


Les  corps  extraits  des  fosses. 


dispose  mes  ouvriers  sur  une  seule  ligne,  à 
5 mètres  les  uns  des  autres,  et  leur  ordonne  de  pra- 
tiquer dans  le  sol  des  sortes  de  puits  carrés,  de 
50  centimètres  de  côté,  pour  1 mètre  de  profon- 
deur. 

A l’inspection  des  couches  géologiques  du 
sol,  je  me  rends  compte,  de  suite,  si  celles-ci  ont 

été  boulever- 
sées par  des 
travaux  an- 
ciens : c’est  là 
l’élément  des 
recherches. 
Que  les  cou- 
ches de  ce  sol 
se  présentent 
dans  leur  ordre 
naturel,  c’est 
qu’elles  n’ont 
jamais  été  re- 
tournées ; mais 
que  tout  à coup 
apparaisse  un 
lit  de  frag- 
ments de  cal- 
caire, c’est 
qu’on  a taillé 

de  la  pierre  à cette  place  ; ou  bien  encore, 
qu’une  couche  géologique,  qui  ne  devrait  être 
qu’à  une  profondeur  déterminée,  ait  laissé  des 
traces  dans  une  autre,  plus  à Heur  de  sol,  c’est 
que  le  terrain  a été  fouillé,  et  que  les  déblais 

des  anciens 
travaux  ont  été 
rejetés  aux 
alentours.  Voi- 
là le  premier 
indice  ; il  s’agi  t 
de  rechercher 
le  point  sur  le- 
quel a porté  ce 
travail  antique. 
Méthodique- 
ment, je  fais 
avancer  les  ou- 
vriers sur  une 
parallèle , à 
5 mètres  de  la 
première  ligne  ; 
et  là,  toujours 
à 5 mètres  les 
uns  des  autres, 

je  fais  creuser  une  série  de  nouveaux  puits. 
Les  traces  que  j’ai  relevées  disparaissent-elles, 
c’est  que  les  travaux  ont  été  effectués  de  l’autre 
côté  ; je  reporte  donc  mes  ouvriers  sur  une  autre 
parallèle,  à 5 mètres  en  arrière  des  premiers 
sondages;  ces  traces  sont-elles  au  contraire  plus 
nombreuses,  c’est  qu’on  approche  du  point  cher- 
ché. En  continuant  ainsi,  on  arrive  forcément  au 
but;  un  ouvrier  met-il  à jour  un  vestige  ancien, 


456 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


tombe,  fondation  de  monument,  mur  écroulé,  je 
i'approche  les  sondages,  de  manière  à décrire  un 
damier  plus  petit,  de  2m,50  de  côté  par  exemple. 
Et  qu’il  s'agisse  de  cimetière  ou  de  monument, 
les  sondages  ne  doivent  plus  avoir  qu’un  rôle,  en 
déterminer  le  pourtour. 

Telle  est  la  façon  de  mener  un  sondage  à bien  : 
voyons  maintenant  le  programme  d’une  journée 
de  fouilles.  Le  terrain  délimité,  il  s’agit  de  se 
mettre  à l’œuvre  ; c’est  un  quartier  de  nécropole. 


où  les  tombes  sont  alignées  par  files,  semblables 
aux  nôtres,  séparées  par  des  allées  de  largeur 
variable,  en  carrés  parfaitement  réguliers. 

Au  matin,  je  dispose  les  ouvriers,  qui  mainte- 
nant sont  une  centaine,  deux  par  deux  toujours,  sur 
la  première  rangée  de  tombes;  la  distance  de 
l’une  à l’autre  a été  repérée;  l’un  creuse  le  sol, 
ramenant  le  sable,  — toute  nécropole  antique  est 
située  au  désert,  — dans  le  panier  de  fibres  de 
palmier,  puis  le  passe  à son  compagnon,  qui  va  le 
vider  sur  un  terrain,  où  il  a été  établi  qu’il  n’y 
avait  rien  à trouver.  Arrivé  au  fond  de  la  fosse,  le 
travail  à la  pioche  cesse  ; les  sables  qui  entourent 
le  corps  sont  enlevés  à la  main.  Puis,  ce  corps, 
hissé  à bout  de  bras,  est  déposé,  de  même  que  les 
déblais,  sur  un  terrain  libre.  Le  réïs  est  là,  tenant 
en  main  une  liste,  renfermant  le  nom  de  chaque 
ouvrier,  qui,  en  regard  de  ces  noms  accolés,  deux 
par  deux,  pointe  le  nombre  des  corps  extraits. 


Pendant  ce  temps,  ma  tâche  est  double,  il  me  faut 
veiller  à deux  choses.  Ne  pas  être  volé  d’abord, 
car  l’Arabe  est  voleur  par  nature,  et  rien  ne  lui 
est  plus  facile,  s’il  voit  au  fond  de  la  fosse  un 
objet  aisé  à cacher,  que  de  le  dissimuler  et  de  s’en 
emparer.  Au  fond  de  ces  fosses,  bien  des  corps 
sont  en  mauvais  état  aussi,  qu’on  n’extrait  même 
pas  ; s’il  trouve  à l’un  une  apparence  de  richesse, 
il  est  tenté  de  le  recouvrir  rapidement  d’une 
couche  de  sable,  en  quelques  coups  de  pioche, 


puis  de  passer  à une  autre  tombe.  A peine  serais- 
je  parti,  il  reviendrait  enlever  sa  trouvaille  et  la 
mettre  en  lieu  sûr.  C’est  donc  une  surveillance  de 
chaque  instant  qu’il  me  faut  exercer,  passant  de 
rangée  en  rangée,  veillant  à ce  que  toutes  les 
précautions  soient  prises,  pour  que  rien  ne  soit 
brisé  ni  déchiré.  Et  cependant,  il  me  faut  faire  le 
dépouillement  de  tous  ces  corps,  qui  sur  le  sol 
s’alignent  en  files  serrées.  Chacun  d’eux  est  en- 
veloppé de  dix  à douze  linceuls,  sous  lesquels  je 
retrouverai  le  costume  dont  le  mort  est  de  la  tête  aux 
pieds  vêtu.  Ces  linceuls  de  toile  de  lin,  serrés  par 
des  bandelettes  ou  des  cordelettes,  adhèrent  pour 
ainsi  dire  les  uns  aux  autres  ; avec  les  siècles,  les 
plis  se  sont  rigidifiés,  et  la  toile,  brûlée  par  les 
sables,  a perdu  sa  souplesse  ; elle  déchire  au 
moindre  effort.  Un  couteau  en  mains,  il  me  faut 
défaire  ces  bandelettes,  enlever  un  à un  ces  suaires, 
quelquefois  brodés,  d’un  prix  inestimable.  Les 


Après  le  dépouillement. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


457 


plis  résistent-ils  : en  frappant  doucement  sur  toute 
leur  longueur,  avec  la  main  étendue  à plat,  l’on 
finit  par  les  décoller.  Enfin  le  costume  apparaît, 
manteaux,  robes,  tuniques;  il  s’agit  de  tout  enle- 
ver, sans  trop  de  déchirures.  Comment?  A force 
de  patience,  en  les  soulevant  de  dessus  les  corps, 
en  les  décousant,  lorsqu’il  en  est  besoin.  Il  faut 
arriver  à i'etirer  les  manches,  et  c’est  le  plus  diffi- 
cile de  la  tâche.  Tout  cela,  c’est  moi  seul  qui  le 
fais,  aidé  par  un  ouvrier  que  j’ai  dressé,  et  dont 
le  rôle  consiste  à soutenir  et  à re  tourner  les  corps. 
Douze  mille  de  ceux-ci  m'ont  ainsi  passé  par  les 
mains;  c’est  assez  dire  que  diriger  une  fouille 
n’est  pas  précisément  une  sinécure,  car  tout  en 
opérant,  il  me  faut  surveiller. 

La  matinée  s’est  écoulée  ainsi,  il  est  midi,  les 
ouvriers  quittent  le  travail,  et  assis  à terre,  par 
petits  groupes,  font  un  repas  frugal,  dont  les 
oignons  crus,  le  lait  caillé,  les  œufsdurs,  les  fèves 
bouillies-et  le  pain  sans  levain  forment  le  menu, 
le  tout  arrosé  d’eau  du  Nil.  Je  regagne  ma  daha- 
bieh , où  un  déjeuner  mieux  servi  m’attend,  car 
je  n’ai  rien  changé  à mes  habitudes.  Quelques 
provisions  viennent  de  la  ville  la  plus  voisine  ; les 
autres  me  sont  expédiées,  chaque  jour,  du  Caire, 
depuis  la  viande  de  boucherie  et  la  volaille  jus- 
qu’aux légumes  et  au  poisson.  Les  vins,  les  con- 
serves, tout  ce  qui,  en  un  mot,  peut  se  garder  a 
été  amené  au  moment  de  mon  arrivée.  Ce  déjeu- 
ner achevé,  je  retourne  au  chantier,  etl’après-midi 
est  l’exacte  répétition  de  ce  qui  s’est  passé  le  ma- 
tin. Les  dépouilles  s’amoncellent  par  petits  tas. 
Autant  de  paquets  numérotés  sont  faits  avec  les 
débris  des  suaires.  Puis,  après  avoir  pointé  sur  la 
carte  que  j’ai  dressée  du  cimetière  le  travail  fait, 
je  remets  au  réïs,  qui  a charge  de  payer  les 
ouvriers,  le  montant  de  la  journée  et  je  rentre 
enfin  chez  moi,  juste  à l’instant  où  tombe  la  nuit, 
suivi  d’ouvriers  portant  le  butin  récolté. 

Le  lendemain,  le  déblai  recommencera  pareil, 
les  ouvriers  reculeront  à la  seconde  rangée  des 
tombes, rejetant  les  sables  qu’ils  enlèveront  dans 
la  rangée  béante  des  tombes  vidées  la  veille, 
où  les  corps  et  les  suaires,  tous  les  débris,  pro- 
venant du  dépouillement  fait  ont  été  déposés, 
pour  être  enterrés  à nouveau.  En  attendant,  j’ai 
tout  un  travail  à faire  pendant  ma  soirée,  et  non 
le  moindre.  11  me  faut  classer,  nettoyer,  placer 
tout  ce  qui  a été  recueilli.  Les  étoffes  sont  bros- 
sées, les  objets  traités  selon  le  procédé  nécessaire, 
dans  des  bains  à base  d’éther  ou  d’acide;  puis, 
chaque  pièce  est  étiquetée,  et  il  me  faut  encore 
tenir  un  journal  où,  eh  regard  du  numéro  d’ordre 
de  l’étiquette,  j’inscris  le  numéro  d’ordre  de  la 
tombe,  marqué  sur  le  plan,  la  date  de  la  trou- 
vaille et  les  observations  que  comporte  l’objet. 
Cela  fait,  je  puis  enfin  songer  à mon  courrier  arrivé 
par  la  poste  du  matin,  lire  les  journaux  qui,  deux 
fois  par  semaine,  m’arrivent  de  Paris;  ceux 
d’figypte,  qui  chaque  jour  m’arriventdu  Caire.  Le 
vendredi  matin,  une  heure  est  accordée  aux  ou- 


vriers pour  se  rendre  à la  mosquée;  j’en  profite 
pour  mettre  en  ordre  tout  ce  qui  reste  en  souf- 
france; et  lorsqu’une  fête  musulmane  (Id,  Beiram, 
Courban-Beiram)  interrompt  le  travail,  c’est  pour 
moi  une  journée  de  chasse  ou  d’excursion  dans 
le  désert. 

Lesfouillesterminées,les  objets  recueillis  enfer- 
més dans  des  caisses,  j’avise  le  Service  des  Anti- 
quités du  nombre  de  celles-ci.  Il  envoie  alors  au  chef 
de  gare  de  la  station  la  plus  proche  un  permis  de 
circulation,  et  les  colis  sont  expédiés  directement 
au  musée  du  Caire.  A mon  retour,  je  reçois  une 
lettre  de  convocation  ; et  là,  en  présence  d’un  con- 
servateur, il  est  procédé  au  partage.  Puis,  les 
caisses  refermées  et  scellées  au  sceau  du  musée, 
je  suis  mis  en  possession  de  deux  lettres  adminis- 
tratives; l’une  autorisant  la  circulation  jusqu’à 
Alexandrie;  l’autre,  prévenant  la  direction  des 
douanes  de  l’acquittement  fait  par  moi  des  droits 
de  sortie  payés  au  musée,  et  l’invitant  à laisser 
passer. 

Al.  GAYET. 


LES  CONFITURES 

A la  Saint-Jean  d’été  les  groseilles  sont  mûres. 

Dans  le  jardin  vêtu  de  ses  plus  beaux  habits, 

Près  des  grands  lis,  on  voit  pendre  sous  les  ramures 
Leurs  grappes  couleur  d’ambre  ou  couleur  de  rubis. 

Voici  l’heure.  Déjà  dans  l’ombreuse  cuisine 
Les  pains  de  sucre  blancs  coiffés  de  papier  bleu 
Garnissent  le  dressoir  où  la  rouge  bassine 
Reflète  les  lueurs  du  réchaud  tout  en  feu. 

On  apporte  les  fruits  à pleines  panerées 
Et  leur  parfum  discret  embaume  le  palier  ; 

Les  ciseaux  sont  à l’œuvre  et  les  grappes  lustrées 
Tombent  comme  les  grains  défilés  d’un  collier. 

Doigts' d’enfants,  séparez  sans  meurtrir  la  groseille 
Les  pépins  de  la  pulpe  entr’ouverte  à demi  ! 

La  grave  ménagère,  attentive,  surveille 
Ce  travail  délicat  d’abeille  ou  de  fourmi. 

Vous  êtes  son  chef-d’œuvre,  exquises  confitures! 

Dès  que  l’été  fleurit  les  liserons  du  seuil, 

Après  les  longs  travaux  : lessives  et  coutures, 

Vous  êtes  son  plaisir,  son  luxe  et  son  orgueil. 

Que  le  monde  ait  la  fièvre  et  que  sa  turbulence 
Gronde  ou  s’apaise  au  loin,  la  tranquille  maison 
Toujours,  à la  Saint-Jean,  voit  les  plats  de  faïence 
Se  remplir  de  fruits  mûrs  et  prêts  pour  la  cuisson. 

Le  clair  sirop  frissonne  et  bout  : l’air  se  parfume 
D’une  odeur  framboisée. ..  Enfants,  spatule  en  main, 
Enlevez  doucement  la  savonneuse  écume 
Qui  mousse  et  perle  au  bord  des  bassines  d’airain  ! 

Voici  l’œuvre  achevé.  La  grave  ménagère 
Contemple  fièrement  les  godets  de  cristal 
Où  la  groseille  brille,  aussi  fraîche  et  légère 
Que  lorsqu’elle  pendait  au  groseillier  natal. 

Les  grappes  maintenant  bravent  l’hiver...  Comme  elles 
La  ménagère  échappe  aux  menaces  du  temps; 

La  paix  du  cœur  se  lit  dans  ses  calmes  prunelles, 

Et  son  front  reste  lisse  et  pur  comme  à vingt  ans. 

André  THEURIET. 


458 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


I -A  PLUME  D’AUTRUCHE 


Moins  heureuse  que  certains  peuples,  l’autruche , 
le  géant  de  sa  classe,  a une  histoire  qui  date  de 
la  plus  haute  antiquité.  Ses  plumes  — diamants 
de  l’époque  — ornèrent  le  front  de  la  dynastie  des 
Pharaons  et  cet  honneur  la  désigna  aux  coups  des 
marchands.  Depuis,  cet  oiseau  n’a  cessé  d’être  vic- 
time des  persécutions  : ainsi  qu’un  joueur  voué  à 
une  éternelle  déveine,  il  laisse  partout  de  ses 
plumes.  Il  est  vrai  qu’il  subit  le  sort  des  animaux 
indigènes  qui  disparaissent  à mesure  que  s’affermit 
notre  autorité  dans  nos  possessions  d’outre-mer. 

Ainsi  le  veut  la  civilisation. 

S’il  ne  s’agissait  que  des  animaux  nuisibles  ou 
dangereux,  cette  constatation  serait  presque  natu- 
relle ; car  il  ne  viendrait  à l’esprit  de  personne  de 
critiquer  la  conduite  de  ceux  qui  purgent  une  con- 
trée d’hôtes  incommodes  qui  égorgent  les  trou- 
peaux ou  attaquent  l’homme.  Mais  quand  il  s’agit 
d’animaux  utiles  dont  la  disparition  est  une  perte 
pour  nos  colonies,  pour  le  commerce  et  l’industrie, 
on  se  demande  s’il  n’est  pas  temps  de  jeter  le  cri 
d’alarme  et  d’appeler  l’attention  des  pouvoirs  pu- 
blics sur  une  question  importante  : la  reconstitu- 
tion de  l’autruche  barbaresque  dans  nos  colonies 
d’Afrique.  Car,  si  l’on  n’y  prend  garde,  on  pourrait 
bientôt  s’écrier  : l’autruche  se  meurt,  l’autruche 
est  morte... 

L’autruche  se  meurt,  dans  nos  possessions,  mais 
elle  n’est  pas  complètement  morte,  et  il  serait  bien 
intéressant  de  s’occuper  de  sa  reconstitution. 


L’industrie  plumassière  et  le  commerce  des 
plumes  d’autruches  tiennent  un  rang  important 
dans  la  richesse  publique  et  les  gouvernements  ont 
cherché,  concurremment  avec  des  savants,  des 
industriels  et  des  commerçants,  à favoriser  l'ac- 
climatation, l’élevage  et  l’exploitation  raisonnés  de 
ces  oiseaux. 

L’œuvre  doit  être  sérieusement  reprise  : elle  est 
de  nature  à tenter  les  plus  réfractaires  et  par  son 
but  pratique,  utile,  et  par  ses  difficultés  mêmes, 
car  il  est  plus  facile  d’élever  des  lapins  que  des 
autruches. 

C’est  que  l’éducation  du  jeune  autruchon  est 
très  difficile  pendant  une  première  période  de 
trois  mois;  mais  à partir  de  ce  moment,  il  devient 
plus  fort  et,  au  besoin,  peut  passer  la  nuit  sans 
abri  dans  la  région  saharienne,  selon  la  saison. 
Il  est  adulte  vers  l’âge  de  trois  ans,  est  très  robuste 
et  rustique  et  peutsupporter  toutes  les  intempéries, 
à l’exception  de  l’humidité.  Le  mâle  a déjà  pris 
sa  livrée  spécifique,  noire  sur  le  corps  et  la  cou- 
verture des  ailes  qui,  àleurs  extrémités,  ainsi  que 
la  queue,  sont  blanches.  La  femelle  commence  à 


pondre  à trois  ans;  son  plumage  est  gris  beige, 
l’extrémité  des  ailes  et  la  queue  sont  blanc  sale. 

Et  l’heure  de  la  destruction  a sonné,  car  l’indi- 
gène, n’ayant  d’autre  but  que  l’appât  d’un  gain 
facile,  tue  l’animal  pour  avoir  sa  dépouille  et  pille 
son  nid  pour  se  procurer  les  œufs  dont  l’usage  est 
très  varié.  La  mission  Flatters  a trouvé  dans  les 
dunes,  au  sud  de  Ouargla,  dans  l’Erg  au  Hassi-el- 
Rhatmaïa  des  œufs  d’autruche  qui  paraissaient 
avoir  servi  de  vases  à mettre  sur  le  feu.  Un  de  ces 
œufs  se  trouve  au  musée  Saint-Germain.  On  a 
rencontré  des  fragments  d’œufs  d’autruche  dans 
tous  les  ateliers  de  silex  sahariens. 

Ce  système,  primitif  et  expéditif,  d’exploiter 
l’autruche,  a pour  conséquence  fatale  la  dispari- 
tion progressive  de  l’espèce.  C’est  ce  qui  est 
arrivé  en  Algérie  où  il  existait  un  grand  nombre 
d’autruches  dans  les  régions  du  sud  et  des  Hauts- 
Plateaux,  et  c’est  ce  qui  arrivera  au  Soudan,  pays 
d’origine,  où  la  race  est  d’autant  plus  menacée 
que  ses  relations  commerciales  s'étendent  davan- 
tage avec  le  monde  européen. 

La  situation  n’est  donc  pas  avantageuse  pour 
notre  industrie  qui,  aujourd’hui,  s’alimente  à peu 
près  exclusivement  sur  les  marchés  étrangers.  Il 
y a lieu  d’y  i'emédier,  et  si  les  tentatives  faites 
pour  réacclimater  l’autruche  en  Algérie  n’ont  pas 
donné  tous  les  résultats  qu’on  était  en  droit  d’en 
attendre,  l’expérience  n’en  doit  pas  être  perdue  et 
le  passé  pourrait  servir  de  leçon  pour  l’avenir. 

Il  est  à noter,  du  reste,  que  les  Anglais  se 
sont  inspirés  de  nos  essais  de  domestication 
pour  fonder  leurs  élevages  si  florissants  de  l’Afri- 
que du  Sud. 

Et  nous  sommes  leurs  tributaires  ! 

Ce  que  les  Anglais  ont  fait  au  Cap,  en  nous 
copiant,  nous  devons  le  refaire  dans  nos  colonies 
et  reconstituer  la  production  normale  de  la  plume 
de  Barbarie,  par  l’autruche  algérienne  « dont  la 
qualité  spécifique,  dit  M.  Forest,  d’une  supériorité 
incontestée, produirait  des  ressources  incalculables 
au  profit  de  notre  empire  africain  et  de  l’indus- 
trie française  ».  Puis  l’autruche  elle-même,  comme 
acridivore,  peut  rendre  des  services  considérables. 
Cette  constatation  a été  faite  par  les  nombreux 
voyageurs  naturalistes  qui  ont  vu  l’autruche  sau- 
vage, dans  son  habitat,  aux  époques  d’éclosion 
des  criquets  : les  autruches  s’en  nourrissent  pres- 
que exclusivement,  c’est  pour  ainsi  dire  la  pre- 
mière alimentation  des  jeunes  autruchons.  « C’est 
surtout  de  grand  matin,  lorsque  les  sauterelles 
adultes  sont  entassées  par  terre,  engourdies  par 
le  froid  produit  par  le  rayonnement  nocturne, 
qu’elles  sont  englouties  par  l’autruche  avec  une 
voracité  sans  égale.  Cette  qualité  d’acridophage 
doit  être  une  des  considérations  importantes  qui 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


459 


militent  en  faveur  de  la  reconstitution  de  nom- 
breux troupeaux  d’autruches  dans  les  steppes  du 
Sahara  et  des  Hauts-Plateaux,  et  ce  seraient  pour 
l’Algérie  de  précieux  auxiliaires.  » 

Le  commerce  des  plumes  d’autruche  se  ratta- 
che à une  industrie  de  luxe,  à une  question  de 
mode,  et  la  consommation  moderne,  alimentée 
principalement  par  la  plume  du  Cap,  se  développe 
de  jour  en  jour.  C’est  ce  qui  explique  que  la 
plume  d’autruche  ne  baisserait  pas  sensiblement 
de  valeur  alors  même  que  de  nouveaux  élevages 
en  augmenteraient  la  production,  mais  le  choix  en 
serait  plus  grand. 

Les  statistiques  sont  intéressantes  à consulter, 
bien  qu’elles  soient  incomplètes. 

L’exportation  du  Caire,  en  1893,  a été  de 
60000  francs;  celle  du  Tripoli,  de  1884  à 1891, 
de  14  600000  francs,  soit  une  moyenne  annuelle 
de  1826  000  francs;  mais  en  1892,  cette  moyenne 
s’est  abaissée  à 1 200000  francs  et  la  concurrence 
des  plumes  d’autruche  du  Cap  a fait  tomber  l’ex- 
portation soudanaise,  de  1884 à 1887,  de  5 millions 
à 400  000  francs. 

Mais  si  la  valeur  de  la  plume  d’autruche  n’est 
pas  destinée  à une  diminution  sensible,  elle  subit 
une  fluctuation  souvent  considérable.  Elle  aussi, 
comme  toute  marchandise,  est  soumise  à l’aléa. 
« Selon  les  besoins  de  la  mode,  les  plumes  subis- 
sent une  fluctuation  vraiment  extraordinaire;  telle 
dépouille  qui  s’est  vendue  200  francs  peut  des- 
cendre, dit-on,  à 25  francs  en  une  quinzaine.  Pour 
obtenir  une  hausse,  les  vendeurs  sont  souvent 
obligés  d’emmagasiner,  mais  ils  subissent  encore, 
en  ce  cas,  beaucoup  de  pertes,  car  ils  n’appor- 
tent pas  les  soins  nécessaires  à la  conservation  des 
plumes.  Il  arrive  à Tripoli  plus  de  600  balles  ou 
sacs  de  plumes;  le  poids  de  ces  sacs  varie  entre 
60  et  80  kilogrammes.  » 

L’exportation  moyenne  de  Benghazi,  de  1885  à 
1890,  a été  de  905000  francs;  celle  de  Mogador, 
de  1865  à 1874,  de  949  700  francs  ; quant  à la  pro- 
duction du  Cap,  son  jimportance  n’échappera  à 
personne,  on  n’en  saurait  être  surpris. 

En  1865,  la  colonie  du  Cap  possédait  80  autru- 
ches domestiques,  l’exportation  des  plumes  sau- 
vages s’élevait  à 9 960  kilos  représentant  une 
valeur  de  1 645000  francs,  soit  environ  206  fr.  65 
le  kilo;  le  poids  fourni  par  les  autruches  appri- 
voisées n’était  dans  ce  total  que  de  120  livres. 
En  1870,  l’exportation  atteignait  13030  kilos  éva- 
lués à 2 280  175  francs.  En  1875,  l’exportation  fut 
de22445kilos,  d’unevaleurde  7 523  325  francs.  La 
colonie  possédait  alors  21751  autruches  domesti- 
quées; celles  à l’étatsauvage,  devenues  fort  rares, 
furent  en  partie  conservées  par  l’interdiction  de 
leur  chasse,  parle  gouvernement  colonial,  et  sur- 
tout grâce  aux  mesures  préventives  adoptées  par 
les  Hottentots  et  les  Cafres  indépendants  qui  inter- 
dirent l’entrée  de  leurs  territoires  aux  chasseurs 
blancs.  D’ailleurs,  ils  ont  reconnu  les  avantages 
de  la  domestication  et,  depuis  1878,  ils  pratiquent 


l'élevage  en  domesticité,  dont  les  produits,  grâce 
au  procédé  de  demi-liberté  surveillée,  sont  bien 
supérieurs  à ceux  fournis  par  les  colons  blancs 
du  Cap. 

Ces  oiseaux  constituent  pour  les  Bakalaharis 
de  précieuses  ressources;  les  coquilles  d’œufs 
leur  servent  de  réservoir  d’eau  qu’ils  remplissent 
à l’époque  des  pluies  et  qu’ils  transportent  dans 
les  régions  sèches  ; en  outre,  ces  peuplades  man- 
gent volontiers  les  œufs  (I)  et  la  chair  des  autru- 
ches qui  est  d’une  saveur  agréable;  enfin,  ils  récol- 
tent les  plumes  des  animaux  qu’ils  ont  tués.  Les 
dépouilles  d’un  mâle  peuvent  valoir  125  francs  ; 
celles  des  femelles,  par  contre,  ne  dépassent 
guère  60  francs. 

Le  nombre  d’autruches  qui,  en  1888,  s’élevait  à 
152  445  dépasse  certainement  350000  têtes  et  le 
montant  de  la  production  annuelle  atteint 
30  millions  de  francs,  fournissant  la  matière  pre- 
mière d’une  industrie  dont  le  chiffre  d’affaires 
dépasse  100  millions  ! 

Ces  renseignements,  dont  l’éloquence  est  quel- 
que peu  brutale,  sont  tirés  du  Moniteur  officiel 
du  Commerce  et  constituent  notre  meilleur  auxi- 
liaire pour  la  défense  de  l’idée  que  nous  soute- 
nons. 11  conclut  ainsi  : 

« Les  Algériens,  dont  le  pays  se  trouve  dans 
des  conditions  aussi  favorables,  devraient  s’occu- 
per sérieusement  de  l’élevage  de  l’autruche  et 
relever  la  France  du  tribut  qu’elle  paye  à ses 
concurrents.  Les  frais  de  premier  établissement 
sont  insignifiants  et  la  production  pourrait  être 
favorisée  en  France  par  un  droit.  L’exportation 
des  œufs  d’autruche  n’est  plus  interdite  au  Cap, 
et  on  peut  s’y  procurer  des  œufs  sans  difficulté.  » 

Et  M.  J.  de  Mosenthal  écrit  à son  tour  : 

■ « On  distingue  sept  qualités  différentes  de 
plumes  d’autruche.  La  meilleure  provient  de 
l’autruche  du  désert  de  Syrie,  désignée  sous  le 
nom  de  plumes  d’Alep\  en  seconde  ligne,  vient 
celle  de  l’autruche  de  la  partie  du  Sahara  voisine 
des  États  barbaresques  et  appelée  plumes  de 
Barbarie.  Elle  est  presque  aussi  fine  que  celle 
d’Alep  et  cette  espèce,  plus  facile  à se  procurer 
que  l’espèce  précédente,  était  tout  indiquée  pour 
des  tentatives  d’amélioration  de  celles  du  Cap.  » 

Comme  l’espèce  de  l’autruche  du  désert  de 
Syrie  .n’existe  plus,  l’autruche  de  Barbarie  de- 
meure la  meilleure  race  ; la  plumé  de  Barbarie 
est  plus  fine  que  celle  du  Cap,  son  poids  spéci- 
fique est  supérieur  d’environ  33  p.  400  et  il  est 
certain  que  ce  serait  faire  œuvre  antifrançaise 
que  de  rester  tributaire  de  l’Angleterre,  quand 
nous  pourrions,  dans  nos  colonies,  par  un  éle- 
vage profitable  à tous,  nous  en  affranchir.  Cela 
serait  d’autant  plus  nécessaire  que,  depuis  1895, 
la  plume  d’autruche  a été  assez  considérable. 
Cette  augmentation  a suivi  une  marche  ascen- 
dante depuis  que  la  mode  du  boa  a donné  un 

(1)  Un  œuf  d’autruche  est  considéré  comme  l’équivalent  de 
viii£;l-doux  œufs  de  poule. 


460 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nouvel  essor  à l’industrie  plumassière  qui  absorbe 
toute  la  production.  Et  c’est  à Londres  qu’il  faut 
aller  s’approvisionner! 

La  politique  de  l’autruche,.,  qui  se  met  la  tête 
sous  l’aile  pour  ne  pas  voir  le  danger,  ne  peut  et 
ne  doit  nous  convenir. 


Pour  terminer  cet  article  un  peu  commercial, 
le  lecteur  ne  sera  certainement  pas  fâché  de 
savoir  comment  se  fait  la  chasse  à l’autruche. 

Le  Touareg  se  livre  avec  passion  à ce  genre  de 
sport,  tant  pour  la  dépouille  que  pour  le  plaisir. 
La  chasse  est  du  reste  fort  intéressante  et  se  fait 
de  deux  manières  : à cheval  et  à l’affût,  mais  la 
véritable  chasse,  la  plus  entraînante,  a lieu  à 
cheval.  Elle  demande  une  assez  longue  prépara- 
tion, beaucoup  de  fatigue  et  d’habileté.  Il  faut  un 
dressage  particulier  et  un  entrainement  plus  ou 
moins  long,  selon  le  cheval  qu’on  a et  qui  est 
soumis  à un  régime  particulier  : suppression 
entière,  dans  sa  nourriture,  de  la  paille  et  de 
l’herbe;  il  ne  mange  que  de  l’orge  et  ne  boit 
qu’une  fois  par  jour,  vers  le  coucher  du  soleil, 
quand  l’eau  devient  un  peu  fraîche.  Puis,  les 
promenades  quotidiennes  se  font  avec  tout  le 
harnachement  nécessaire  à la  chasse.  Après  une 
huitaine  de  jours  de  ce  régime,  le  ventre  du 
cheval  disparaît,  il  ne  reste  en  chair  que  son 
poitrail,  son  encolure  et  sa  croupe.  Et  c’est  au 
moment  le  plus  chaud  de  l’année  que  la  chasse  se 
fait,  parce  que  l’autruche  perd  un  peu  de  sa 
vigueur.  Véritable  campagne  qui  demande  des 
préparatifs  sérieux  et  une  réunion  de  huit  à dix 
cavaliers.  Chaque  cavalier  est  accompagné  d’un 
domestique  monté  sur  un  chameau  qui  porte  les 
provisions  et,  surtout,  des  outres  pleines  d’eau. 
Pour  toute  arme,  le  chasseur  n’a  qu’un  bâton 
d’olivier  sauvage,  long  de  4 à 5 pieds  et  se  termi- 
nant par  un  bout  pesant  : le  costume  est  aussi 
léger  que  primitif. 

Pour  connaître  le  cantonnement  des  autruches, 
on  se  renseigne  auprès  des  voyageurs  et  des  cara- 
vanes; quelquefois,  à certaines  saisons,  le  cri  du 
mâle  révèle  leur  présence,  et  certains  affirment 
que  ce  cri  ressemble  un  peu  au  rugissement  du 
lion.  Ces  oiseaux  se  trouvent  généralement  dans 
les  endroits  où  il  y a beaucoup  d’herbe,  où  la 
pluie  est  tombée  depuis  peu  ; on  assure  qu’elles 
courent  vers  l’orage,  dès  quelles  aperçoivent  un 
éclair,  eussent-elles  des  lieues  à parcourir.  Pour 
un  peu,  on  nous  dirait  que  leur  cri  de  ralliement, 
bien  fin  de  siècle, serait  : Allô!  allô!  Il  est  vrai  que 
la  situation  est  presque  la  même  : ni  eau,  ni  de- 
moiselles du  téléphone! 

Lorsque  les  chasseurs  se  trouvent  à une  petite 
distance  de  l’endroit  signalé,  ils  campent  et  en- 
voient deux  domestiques  qui,  avançant  avec  des 
précautions  infinies,  reconnaissent  le  terrain  et 
se  couchent  dès  qu’ils  aperçoivent  les  autruches, 
qui  ont  l’ouïe  très  fine  si  elles  manquent  d’odo- 


rat. L’un  d’eux  va  avertir  les  cavaliers  qui  se  met- 
tent aussitôt  en  route  et  enveloppent  les  autru- 
ches vers  lesquelles  marchent  directement  les 
domestiques.  Effrayés,  les  oiseaux  s’enfuient, 
reviennent  sur  leurs  pas,  se  divisent,  ouvrant 
leurs  ailes,  signe  de  fatigue.  Alors  chaque  cava- 
lier s’attache  à une  autruche,  la  poursuit,  finit 
par  l’atteindre  et  lui  assène  sur  la  tête  un  coup 
du  bâton  qu’il  a en  main.  La  tête  chauve  étant 
très  sensible,  l’animal  tombe  et  le  cavalier  saute 
à terre  pour  le  saigner,  en  prenant  bien  garde  que 
le  sang  ne  touche  les  ailes. 

La  poursuite  est  souvent  longue,  l’autruche  sui- 
vant presque  toujours  la  direction  prise  au  lancer  ; 
pour  la  forcer,  il  ne  faut  pas  lui  laisser  reprendre 
haleine.  Puis,  elle  se  défend  dans  sa  course,  en 
décrivant  des  cercles  ou  en  filant  d’une  seule  traite  : 
sur  le  point  de  se  rendre,  elle  jette,  de  ses  robus- 
tes pieds,  des  pierres  derrière  elle,  mais  ces  pro- 
jectiles inoffensifs  arrivent  rarement  à destina- 
tion. Bientôt  elle  est  prise,  saignée,  écorchée  : 
c’est  une  nouvelle  victime  de  la  mode  et  du  plaisir! 

Pour  mémoire,  nous  citerons  la  chasse  avec  les 
lévriers  : elle  est  moins  fatigante,  moins  longue, 
mais  moins  lucrative  : le  sloughi  abîme  les 
plumes  ! 

La  chasse  à l’affût  est  productive,  mais  peu 
intéressante.  On  va  aussi  en  reconnaissance,  on 
s’embusque  à portée  de  la  source  où  l’autruche 
vient  boire  ou  bien  en  un  point  vers  lequel  on 
rabat  les  oiseaux. 

Le  Targui  a un  système  plus  original.  Quand  il 
a découvert  l’endroit  où  les  autruches  ont  fait 
leur  nid,  il  s’en  approche  avec  précaution  ; si  c’est 
la  femelle  qui  couve,  il  s’avance  sans  se  cacher, 
jusqu’à  une  vingtaine  de  mètres,  creuse  un  trou 
de  sa  hauteur,  le  recouvre  d’herbes,  y descend, 
s’y  blottit,  ne  laissant  au  dehors  que  son  canon 
de  fusil. 

Ce  travail  a effrayé  la  femelle  qui  vient  rejoin- 
dre le  mâle,  comme  pour  lui  demander  aide  et 
protection,  mais  ce  potentat  ne  veut  rien  com- 
prendre, la  bat  et  l’oblige  à retourner  à son  nid. 
Elle  revient  et  on  ne  l’effraye  plus  : c’est  le  mâle 
qu’on  attend  et  qu’on  veut  ! 11  finit  pour  arriver, 
prend  la  place  de  l’épouse  ; mais,  dans  sa  position 
pour  couver,  ses  cuisses  repliées  sur  ses  jarrets 
sont  très  visibles  et  sont  bientôt  atteintes  et  brisées 
par  la  balle  du  chasseur  qui  évite  de  toucher  le 
corps.  Si  le  coup  a porté  juste,  on  saigne  l’ani- 
mal, on  répare  le  désordre  causé  et,  le  soir, 
quand  la  femelle  reprend  sa  place,  elle  subit  le 
même  sort. 

♦ 

* ★ 

Le  nid  d’un  couple  ordinaire  contient  vingt-cinq 
à trente  œufs;  il  arrive,  cependant, qu’un  nid  énorme 
a servi  à plusieurs  couples  qui  ont  y pondu  en  com- 
mun, et  qu’on  y trouve  parfois  plus  de  cent  œufs. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


461 


Dans  ce  cas,  les  œufs  de  chaque  couple,  réunis  en 
tas,  sont  toujours  surmontés  d’un  œuf  en  évidence, 
le  premier  pondu  qui  a une  destination  spéciale. 
Si  bien  que,  l’éclosion  venue,  le  mâle,  sentant 
bouger  le  poussin  dans  l’œuf,  le  casse  et  pra- 
tique en  même  temps  une  petite  ouverture  dans 
l’œuf  qui  est  au-dessus  du  tas  et,  ainsi,  sert 
de  nourriture  aux  poussins.  Le  premier  œuf, 
admirable  précaution  de  la  nature,  est  toujours 
liquide  ! 


On  s’empare  aisément  des  poussins  qui  s’appri- 
voisent sans  difficulté  et  jouent,  peu  de  temps 
après,  avec  les  cavaliers  et  les  chiens. 


Et  notre  conclusion  demeure  toujours  la  même  : 
efforçons-nous  de  n'ètre  plus  tributaires  des  An- 
glais et  rendons  à nos  colonies  une  prospérité 
perdue.  Ernest  GAY. 


LA  SÉVRIENNE 


La  Sévrienne  n’est  pas  la  simple  habitante  de 
Sèvres.  On  appelle  ainsi  l’élève  de  l’École  nor- 
male supérieure  des  jeunes  filles,  la  candidate  à 
l’agrégation  des  lettres  ou  des  sciences.  La  Sé- 


tant  de  veilles?  Instruite  et  jeune,  la  Sévrienne 
peut  même  s’offrir  le  luxe  d’être  jolie;  sans  l’y 
obliger,  les  règlements  le  lui  permettent,  et  beau- 
coup n’ont  eu  garde  de  dédaigner  la  permission. 


Vue  intérieure  de  l’École  normale  supérieure  de  Sèvres. 


vrienne  est  forcément  instruite;  le  concours 
d’admission  à l’École  est  difficile  et  on  ne  prend 
qu’un  nombre  restreint  d’élèves,  douze  pour  les 
lettres  et  quatre  pour  les  sciences.  La  Sévrienne 
est  jeune  ; les  règlements  l’y  obligent.  Passé 
vingt-quatre  ans,  on  n’entre  plus  à l’École;  mais, 
en  général,  l’âge  de  la  normalienne  varie  entre 
vingt  et  vingt-deux  ans.  C’est  le  bel  âge  pour  pré- 
parer l’agrégation.  Ne  faut-il  pas  toute  l'énergie 
et  toute  l’ardeur  de  la  jeunesse  pour  se  lancer  â 
la  conquête  de  ce  titre  qui  coûte  tant  de  fatigues, 


Le  sot  préjugé,  en  effet,  que  de  croire  qu’une 
jeune  fille  se  préparant  à des  examens  ardus  soit 
nécessairement  pauvre  en  charmes  ! La  grâce  n’est 
pas  la  rançon  de  l’étude.  Pour  se  tenir  penchée 
pendant  de  longues  heures  sur  des  livres  ou  des 
cahiers,  une  tête  n’en  est  ni  moins  belle  ni  moins 
souriante  ; et  les  yeux  qui  se  fatiguent  à lire  et  â 
écrire  ne  perdent  ni  leur  malice  ni  leur  douceur. 
Au  contraire,  une  jeune  fille  qui  reçoit  à Sèvres 
cette  haute  culture  qui  « humanise  » le  cœur  et 
l’esprit,  qui  fortifie  et  affine  le  bon  sens,  a toutes 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


462 


les  chances  de  donner  liaison  à La  Bruyère  : « Une 
belle  femme  qui  a les  qualités  d’un  honnête  homme 
est  ce  qu’il  y a au  monde  d’un  commerce  plus 
délicieux  ; l’on  trouve  en  elle  tout  le  mérite  des 
deux  sexes  ». 

D'où  vient  la  Sévrienne?  Des  quatre  coins  de  la 
France.  Ce  sont  pour  la  plupart  des  élèves  de 
l’enseignement  secondaire,  mais  il  n’est  pas  rare 
de  trouver  à Sèvres  des  jeunes  filles  qui  pro- 
viennent de  l’enseignement  primaire.  La  condi- 
tion essentielle  pour  se  présenter  au  concours, 
c’est  d’avoir  le  brevet  supérieur  : il  n’est  donc 
pas  impossible  que  les  écoles  normales  pri- 


l’agrégation,  les  Sévriennes  n’ont,  pour  ainsi  dire, 
qu’à  faire  connaissance  la  première  année  avec 
leur  maison,  leurs  professeurs  et  leurs  pro- 
grammes. 

C’est  une  année  de  culture  générale.  On  y 
travaille  sans  le  lancinant  souci  des  examens. 
Tout  change  l’année  suivante;  il  importe,  en-effet, 
de  passer  en  juillet  ou  en  août  le  certificat  d’études 
qui  équivaut  à la  licence.  Ces  efforts  ne  sont 
encore  rien  au  prix  de  ceux  qu’il  faut  donner 
l’année  d’après  en  vue  de  l’agrégation.  L’agréga- 
tion ! C’est  à quoi  rêvent  toutes  les  jeunes  filles  de 
Sèvres.  C’est  la  liberté,  l’indépendance;  c’est  la 


ü pPgi 


La  Bibliothèque. 


maires  envoient  à Sèvres  leurs  meilleurs  sujets. 
En  dehors  des  élèves  proprement  dites,  ad- 
mises au  concours,  il  y a à Sèvres  des  jeunes 
filles  qui  ont  obtenu  l’autorisation  d’y  venir 
préparer  leur  agrégation,  et  des  étrangères 
qui  servent  de  répétitrices  de  langues.  Ces  der- 
nières sont  acceptées  au  pair,  c’est-à-dire  qu’elles 
sont  nourries  et  logées  en  échange  de  leurs  leçons. 
Par  exemple,  cette  année  le  nombre  des  Sé- 
vriennes  est  de  soixante.  Or  l’ensemble  des  trois 
promotions,  chaque  promotion  étant  de  seize 
élèves,  ne  devrait  être  que  quarante  huit.  L’École 
normale  compte  donc,  on  le  voit,  un  assez  fort 
contingent  de  Sévriennes  hors  cadres. 

La  durée  du  séjour  à Sèvres  est  de  trois  ans, 
comme  à la  rue  d’Ulm.  Mais  tandis  que  les  Nor- 
maliens passent  leur  licence  à la  fin  de  la  pre- 
mière année,  emploient  la  deuxième  à des  études 
personnelles,  et  la  troisième  à la  préparation  de 


satisfaction  de  subvenir  à ses  besoins,  c’est  le 
mariage  possible. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  la  Sévrienne  soit  im- 
patiente de  quitter  l’École.  Elle  l’aime  au  con- 
traire. 

On  ne  passe  pas  impunément  trois  des  plus 
belles  années  de  sa  vie  dans  une  maison  où  le 
travail  est  rendu  attrayant  et  fécond.  Les  profes- 
seurs y appartiennent  à l'élite  de  l’Université;  les 
lettres  y sont  enseignées  par  MM.  Chantavoine, 
Darlu,  Jallifier,  Brunot.  Les  sciences  sont  con- 
fiées aux  plus  grands  noms  de  France  : MM.  Dar- 
boux,  Poincaré,  Appell,  Cernez,  Van  Tieghem. 
Avec  de  pareils  maîtres,  les  études  les  plus  péni- 
bles deviennent  un  plaisir,  un  plaisir  de  luxe. 
Les  Sévriennes  sont  vraiment  privilégiées.  Elles 
peuvent  se  dire  avec  une  pointe  d’orgueil  intime 
que  leur  esprit  se  fournit  chez  « les  meilleurs 
faiseurs  »,  et  l’esprit  a aussi  sa  coquetterie.  On 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


463 


n’a  même  pas  négligé  de  leur  apprendre  à lire, 
non  point  à lire  simplement  comme  tout  le  monde, 
mais  à lire  suivant  les  principes  chers  à M.  Le- 
gouvé.  Elles  sont  initiées  à l’art  de  la  lecture,  de 
la  diction  par  une  actrice  de  grand  renom, 
Mlle  Delaporte.  Une  fois  par  semaine  également, 
la  mode  a son  tour.  Non  loin  du  laboratoire  de 
physique  et  de  chimie  et  du  cabinet  d’histoire 
naturelle,  dans  une  salle  étroite  on  aperçoit  une 
section  de  mannequins  dont  les  fermes  et  noirs 
contours  se  détachent  sur  la  blancheur  des  murs. 
Ces  mannequins  ser- 
vent aux  leçons  de  cou- 
pe et  d’assemblage 
qu’une  couturière 
experte  donne  aux  élè- 
ves de  céans.  Ce  sont 
des  « leçons  de  cho- 
ses » , et  de  choses 
agréables,  puisqu’il 
s’agit  de  toilette,  et 
pour  être  Sévrienne  on 
n’en  est  pas  moins 
femme.  Je  sais  même 
pertinemment  que  des 
normaliennes  s’habil- 
lent elles-mêmes  de 
gentille  façon. 

La  Sévrienne  aime 
encore  son  École  parce 
qu’elle  lui  offre  une 
demeure  commodé- 
ment installée  et  agréa- 
blement située.  L’É- 
cole existe  depuis 
1881  ; il  avait  été  ques- 
tion de  l’établir  à 
Compiègne , dans  le 
château,  mais  des  rai- 
sons qu’on  devine  sans 
peine  ont  empêché  la 
réalisation  de  ce  projet.  On  choisit  à Sèvres  l’an- 
cienne manufacture  nationale  de  porcelaines.  C’est 
un  vaste  bâtiment,  au  pied  d’une  colline  que 
couronne  un  parc  très  luxuriant,  qui  appartient 
à l’École.  Les  salles  y sont  grandes,  simples, 
en  pleine  lumière;  la  bibliothèque,  notamment, 
est  une  belle  pièce  où  se  tiennent  de  préférence 
les  élèves,  en  dehors  des  heures  de  cours.  La 
salle  de  réunion,  quoique  de  dimensions  moin- 
dres, est  assez  grande  pour  servir  de  salle 
de  bal.  C’est  là  que  tous  les  soirs,  en  hiver,  les 
élèves  se  préparent  à la  vie  de  société;  elles 
y font  de  la  musique  et  s’y  livrent  entre  elles 
au  plaisir  de  la  danse.  Un  long  couloir  voûté 
qui  dessert  tout  le  premier  étage  a je  ne  sais 
quoi  d’austère  et  de  monacal,  mais  de  hautes 
portes  vitrées  qui  donnent  sur  une  cour  qu’orne 
l’élégant  pavillon  de  Lulli  tempèrent  cette 
froide  sévérité.  La  légende  veut  que  Lulli  ait 
habité  ce  pavillon,  légende  gracieuse  qui  achève 


de  séculariser  cette  apparence  de  couvent. 

Chaque  Sévrienne  a sa  chambre.  Les  meubles 
en  sont  fournis  par  l’administration,  mais  le  goût 
de  la  Sévrienne  fait  le  reste.  Quelques  mètres 
d’étoffe  claire  et  modeste,  quelques  nœuds  de 
ruban,  des  coussins  de-ci  de-là,  des  photographies 
de  famille,  des  vues  de  pays,  une  montagne,  un 
lac,  et  voilà  un  petit  « intérieur  » pimpant,  égayé 
de  rideaux,  de  fauteuils  en  paille  garnis.  Sur  une 
table  de  travail,  à côté  de  livres,  un  service  à thé 
qui  dénonce  les  réunions  de  camarades,  les  bonnes 

causeries,  les  rêves  en 
commun.  La  Sévrienne 
se  tient  peu  dans  sa 
chambre.  Il  lui  est  in- 
terdit d’y  travailler; 
elle  ne  peut  qu’y  rece- 
voir ses  amies  dans  la 
journée.  On  y échange 
des  « fîve  o’clock  » à 
toute  heure,  aux  heures 
de  récréation.  Le  ma- 
tin, en  se  levant,  la 
normalienne  doit  faire 
son  ménage,  puis  elle 
descend  déjeuner  à sept 
heures  et  demie;  les 
conférences  ont  lieu 
généralement  à huit 
heures  et  demie.  En 
été  le  parc  est  à leur 
disposition  ; mais  elles 
n’ont  le  droit  de  s’y 
rendre  pour  étudier 
ou  se  promener  qu’au 
nombre  de  trois,  au 
moins.  Elles  sortent 
seules,  le  jeudi  dans 
l’après-midi  et  le  di- 
manche toute  la  jour- 
née. La  rentrée  est 
fixée  à neuf  heures  et  demie.  La  liberté  et  la 
discipline  s’équilibrent  à Sèvres  d’autant  plus 
facilement  qu’elles  profitent  à des  élèves  qui  seront 
professeurs  demain,  à des  jeunes  filles  qui  ont 
l’âge  d’être  femmes. 

Certes  il  serait  intéressant  d’étudier  les  pro- 
blèmes que  soulève  l’éducation  supérieure  des 
femmes  et  de  rechercher  ce  que  sont  appelées  à 
devenir,  ce  que  deviennent  les  Sévriennes.  Nous 
avons  voulu  simplement  présenter  à nos  lecteurs 
une  Ecole  des  plus  importantes  de  l’enseignement 
secondaire,  puisqu’on  y forme  des  femmes  qui 
doivent  cultiver  l’esprit  et  le  cœur  des  jeunes  filles 
confiées  aux  lycées  de  l’État.  Les  maîtres  qui  y 
professent  savent  mieux  que  personne  la  difficulté 
de  la  lâche  qu’on  leur  demande;  ils  y apportent 
toute  leur  conscience^  toute  leur  intelligence 
pénétrante,  tout  leur  art.  Il  faut  être  artiste  sans 
doute  pour  « pétrir  »,  façonner  et  enluminer  l’âme 
féminine.  Il  faut  être  artiste  à la  manière  des 


Un  couloir. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


464 


maîtres  ouvriers  qui  autrefois,  dans  cette  illustre 
maison,  ont  acquis  aux  produits  de  Sèvres  une  si 
universelle  réputation.  Les  savants  qui  leur  ont 
succédé  travaillent  une  matière  aussi  délicate, 


aussi  fragile.  Vas  est  homo , disait  Sénèque, 
« l’homme  est  un  vase  »,  et  par  l’homme  il 
voulait  aussi  parler  de  la  femme,  j’imagine. 

Joseph  GALTIER. 


LA  cc  POPOTE  » D’UNE  EXPLORATION 

FIN 


A présent  en  route,  et,  comme  dit  le  marin, 
à Dieu  val  ! Nous  avons  créé  autour  de  nous,  de 
notre  mieux,  une  minuscule  émanation  du  monde 
civilisé  et  c’est  pendant  longtemps  peut-être  tout 
ce  qui  va  nous  rattacher  à lui. 

Cependant,  à l'heure  actuelle  les  contrées  incon- 
nues sont  éloignées  et,  durant  quelque  temps 
encore,  nous  pouvons  trouver,  en  même  temps 
que  nous  emploierons  des  moyens  de  transport 
relativement  perfectionnés,  un  certain  état  de 
choses  qui  se  rapproche  plus  ou  moins  de  celui  où 
nous  avons  coutume  de  vivre. 

Ce  seront  sans  doute,  d’abord  le  paquebot  avec 
sa  vie  purement  animale  où  les  repas  coupent 
seuls  la  monotonie  des  heures,  lorsque  le  temps 
est  beau  et  que  le  navire  glisse  sans  incident  sur 
la  surface  des  flots. 

Puis  sur  une  côte,  un  port  colonial,  tête  de 
ligne  de  la  pénétration  dans  un  hinterland  en 
partie  seulement  découvert  et  conquis. 

Puis  des  chemins  de  fer  peut-être,  des  cours 
d’eau  navigables  avec  des  bateaux,  des  chalands 
ou  des  pirogues. 

Puis  enfin  des  routes  avec  des  transports  plus 
ou  moins  parfaits  ou  rudimentaires,  voitures, 
mulets  de  bât,  porteurs  régulièrement  engagés. 

Quoi  qu’il  en  soit,  il  arrivera  toujours  un  mo- 
ment où  l’on  atteindra  un  point  qui,  sans  repré- 
senter encore  absolument  la  limite  de  l’inconnu, 
devra  être  l’endroit  où  l’exploration  s’organisera 
en  ce  qui  concerne  les  moyens  indigènes  pour 
vivre  d’elle-mème  et  par  elle-même. 

Cette  organisation,  le  choix  de  ce  point  de 
départ  sont  d’une  grande  importance. 

Je  ne  parlerai  pas  du  recrutement  de  l’escorte, 
cela  nous  entraînerait  trop  loin  et  nous  ferait 
sortir  du  cadre  un  peu  terre  à terre  du  petit 
ménage  intérieur,  de  la  popote  de  la  mission, 
ltestons-en  donc  à ces  soins  de  bonne  ménagère, 

A notre  contact,  pour  peu  qu’il  ait  eu  déjà 
quelque  durée,  un  certain  nombre  de  jeunes  indi- 
gènes en  même  temps  qu'ils  apprenaient  — oh  ! 
sans  finesse  Linguistique  — à se  faire  comprendre 
en  notre  langue,  se  révélaient  cuisiniers. 

Dame!  il  ne  faut  pas  leur  demander  de  plats 
trop  compliqués,  mais  pour  griller  ou  sauter  un 
morceau  de  viande,  rôtir  une  perdrix  ou  une 
pintade,  ils  sont  suffisants.  Même  avec  quelque 
patience  leur  apprend-on  sans  trop  de  difficulté 
à faire  une  crème  ou  à assaisonner  quelque 


légume  indigène  ou  tiré  de  la  provision  de  con- 
serves. 

Il  faut  tâcher  de  mettre  la  main  sur  un  de  ces 
cordons  bleus  rustiques. 

On  ne  doit  point  être  surpris  d’ailleurs  si  ce 
Yatel  approximatif  prend  bientôt  beaucoup  d’au- 
torité sur  le  personnel  indigène.  Chez  le  noir  les 
fonctions  de  cuisinier  d’un  chef  sont  toujours 
remplies  par  un  de  ses  fidèles  les  plus  dévoués  ou 
par  celle  de  ses  femmes  en  laquelle  il  a le  plus 
de  confiance.  Séranké,  la  grande  favorite  de 
Sarnory,  était  seule  admise  à préparer  ses  repas 
et  encore,  sur  la  fin,  devait-elle  y goûter  d’abord. 

Puis  il  faudra  un  domestique,  un  boy , chargé 
des  détails  du  campement  et  du  soin  des  effets. 
Celui-ci  doit  avoir  pour  première  qualité  l’honnê- 
teté et  pour  seconde  la  propreté.  Cette  dernière 
est  rare,  mais  la  première,  quoi  qu’on  en  ait  dit,  se 
rencontre  fréquemment.  Le  noir  en  effet  est  par 
essence  dévoué,  sinon  à des  choses  abstraites,  du 
moins  à l’individu  qui  le  traite  bien,  justement 
surtout,  et  lui  montre  de  la  confiance.  Laisser  les 
clefs  de  ses  malles  à son  boy  est  souvent  le  meil- 
leur moyen  d’cviter  qu’il  ne  s’approprie  votre 
bien.  Il  en  devient  même  à l’occasion  le  gardien 
jaloux  fût-ce  contre  vous-même,  et  j’ai  eu  un 
domestique  nègre  contre  lequel  je  devais  soute- 
nir une  véritable  lutte  toutes  les  fois  que  j’avais 
besoin  de  mon  argent.  11  trouvait  que  je  dépensais 
trop  et  me  représentait  avec  la  dernière  énergie 
que  je  n’aurais  pas  d’économies  pour  rentrer 
dans  mon  pays  si  je  ne  me  montrais  pas  plus 
ménager  de  mes  deniers. 

Le  dernier  terme  de  la  trinité  qui  constitue  le 
petit  état-major  particulier  de  l’explorateur  est 
le  palefrenier,  si  on  est  monté  du  moins. 

Pour  juger  de  ses  soins  il  n’y  a qu’à  voir  en  c[uel 
degré  d’intimité  il  est  avec  son  cheval,  c’est 
encore  le  meilleur  critérium. 

¥ ¥ 

Il  y a deux  écoles  sur  la  façon  de  faire  les 
étapes  dans  les  pays  chauds.  Les  uns  partent 
très  tôt,  une  heure  du  matin,  minuit  même  s’il  le 
faut  pour  passer  à l’abri  la  chaleur  du  jour  toute 
entière. 

D’autres  dont  je  suis  disent  qu'il  est  mauvais 
de  se  mettre  en  route  avant  cinq  heures  du  matin 
sauf  à endurer,  sans  exagération  bien  entendu, 
quelques  heures  de  soleil. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


465 


J’estime  en  effet  que  la  nuit  est  faite  pour 
dormir,  d’autant  qu’on  n’arrive  guère  à reposer 
réellement  que  vers  minuit,  tant  à cause  de  la 
chaleur  accablante  jusque-là  que  des  tams-tams 
bruyants  des  indigènes.  Lorsqu’il  y a de  la  lune, 
toute  l’Afrique  danse. 

Puis  la  marche  de  nuit  est  pénible,  lente  et 
peut  être  dangereuse. 

Pour  l’explorateur  d’ailleurs  il  n’y  aura  souvent 
pas  l’embarras  du  choix;  il  cheminera  lorsqu’il 
le  pourra,  d’autant  que  le  jour  lui  est  nécessaire 
pour  relever  sa  route. 

Il  est  bon  de  ne  pas  partir  à jeun  et  de  prendre 
au  moins  avant  de  se  mettre  en  route  une  tasse 
de  thé  chaud,  mais  ce  ne  sera  pas  une  des  plus 
petites  difficultés  intérieures  que  d’arriver  à ce 
que  le  cuisinier  se  lève  à temps  pour  le  préparer 
et  ne  retarde  pas  le  départ.  Le  noir  a une  puis- 
sance de  sommeil  formidable. 

Puis  ce  sera  l’étape  sous  la  conduite  de  guides 
du  pays.  Ici,  suivant  le  cas,  la  scène  peut  être 
bien  différente.  Parfois,  amicalement  reçu,  le 
voyageur  trouvera,  moyennant  récompense  s’en- 
tend, toute  la  bonne  volonté  désirable  chez  l’indi- 
gène. 

D’autres  fois  le  pays  est  défiant  et  ce  n’est  qu’au 
prix  de  cadeaux  considérables,  de  bonnes  paroles 
et  de  caresses  qu’on  peut  le  traverser. 

D’autres  fois  enfin  quelque  attaque  se  prépare, 
quelque  embûche  vous  guette.  En  thèse  générale, 
lorsque  l’on  n’aperçoit  ni  femmes,  ni  enfants,  il 
faut  se  défier.  Quelque  mot  d’ordre  hostile  a 
couru  la  contrée. 

En  somme,  et  sous  la  réserve  des  nombreux 
cas  particuliers  qui  peuvent  tenir  à mille  choses, 
l’indigène  laisse  passer  la  petite  troupe  qui,  dans 
la  plupart  des  cas,  constitue  l’escorte  du  voya- 
geur, surtout  dans  l’espoir  d’en  tirer  bénéfice. 

L’attaquer,  piller  en  bloc  tout  ce  qu'il  transporte 
serait  encore  plus  profitable  il  est  vrai,  mais 
avec  ces  diables  de  blancs  qui  manient  des  instru- 
ments de  mort  perfectionnés  et  inconnus  cela 
coûtera  toujours  quelques  existences. 

Puis  il  ne  faut  pas  croire  qu’il  n’y  ait  même 
dans  les  pays  les  plus  sauvages  une  notion  du 
bien  et  du  mal,  du  juste  et  de  l’injuste. 

Causer  du  tort  à quelqu’un  qui  vient  de  vous 
bien  traiter,  de  vous  donner  des  présents,  c’est 
vilain  même  en  Afrique,  j’allais  dire  surtout  en 
Afrique. 

Voilà  les  chances  favorables  du  voyageur.  Aussi 
fera-t-il  bien  d’être  généreux  autant  que  ses 
moyens  le  lui  permettront  et,  tant  qu’il  ne  verra 
rien  de  menaçant  autour  de  lui,  de  ne  pas  aller 
trop  vite  afin  de  permettre  à sa  bonne  réputation 
de  le  précéder. 

En  revanche  il  pourra  souvent,  par  une  déci- 
sion brusque,  une  marche  rapide,  parer  à quelque 
hostilité  qui  le  menace.  Le  noir  met  longtemps 
à se  décider,  il  lui  faut  palabrer,  s’entendre  avec 
ses  voisins,  et  même  lorsque  tout  le  monde  est 


d’accord  en  principe,  il  est  convenable  que  cha- 
cun soit  appelé  à exposer  ses  raisons. 

Il  est  bon  de  montrer  l’effet  des  armes  euro- 
péennes, mais  en  préparant  la  mise  en  scène  de 
façon  à ne  pas  effrayer.  Il  faut  aussi  que  l’on 
sache  que  vous  veillez  bien,  que  vous  avez  tou- 
jours des  sentinelles  même  et  surtout  durant  la 
nuit.  Les  cris  par  lesquels  elles  se  tiennent  en 
éveil  remplissent  admirablement  ce  but  et,  avec 
son  instinct  d’exagération  le  noir  en  conclut  géné- 
ralement, car  ces  précautions  lui  sont  le  plus 
souvent  inconnues,  que  vous  avez  quelque  fétiche 
pour  ne  dormir  jamais. 

Un  dernier  conseil,  soyez  en  bons  termes  avec 
les  femmes.  Ce  sexe  pas  plus  qu’en  Europe  n’est 
exempt  de  coquetterie  et  on  le  prend  facilement 
par  ce  faible.  La  femme  africaine  est  meilleure 
que  l’homme,  plus  douce  et  plus  franche,  et  son 
influence  sur  ce  dernier  ne  le  cède  en  rien  à 
celle  de  ses  sœurs  blanches. 


L’étape  achevée,  il  faut  songer  au  campement. 
En  village  ami  la  chose  est  facile.  11  est  de  cou- 
tume que  le  chef  de  village  fait  le  fourrier  et 
répartit  le  monde  entre  diverses  cases  dont  les 
propriétaires  sont  les  hôtes  du  voyageur,  pour- 
voient à ses  besoins  et  se  font  s’il  est  nécessaire 
son  intermédiaire.  L’hospitalité  est  de  rigueur  à 
peu  près  chez  toutes  les  peuplades,  et  théorique- 
ment elle  est  gratuite.  Il  va  sans  dire  qu’il  serait 
du  plus  mauvais  goût  cependant  de  s’en  tenir  à 
la  lettre  et  de  ne  pas  largement  rémunérer  les 
logeurs. 

Dans  la  case  qui  vous  est  affectée  le  boy  a vite 
fait  de  préparer  votre  rustique  intérieur.  Le  lit 
dressé  est  garni  de  sa  moustiquaire,  une  table 
est  placée  sur  son  pied  avec  le  pliant  à côté,  puis 
une  grande  calebasse  d’eau  la  plus  fraîche  possible 
permet  de  se  laver  des  souillures  de  la  route. 
C’est  un  moment  de  réel  bien-être. 

En  dehors  des  villages,  le  campement  est  un  peu 
plus  compliqué.  Il  faut  dresser  la  tente  ou,  si  on 
en  trouve  les  matériaux,  faire  construire  un  gourbi 
avec  de  la  paille  et  des  branches.  Lorsqu’on  peut 
se  procurer  de  l’herbe  verte,  ce  dernier  logement 
est  exquis.  Il  est  frais,  sent  bon  le  foin  et  protège 
admirablement  de  la  chaleur  à cause  de  l’eau 
contenue  dans  les  herbes  récemment  coupées. 

★ 

C’est  alors  que  la  population,  d’abord  souvent 
craintive  et  timide,  accourt  peu  à peu  pour  voir 
l’étranger. 

C’est  aussi  le  moment  dont  on  doit  profiter 
pour  acheter  les  vivres  et  autres  objets  néces- 
saires à la  mission. 

Les  noirs  de  l’escorte  se  nourrissent  pour  la 
plus  grande  part  de  riz  ou  de  diverses  céréales, 
telles  que  le  mil  ou  millet,  dont  il  existe  plusieurs 
espèces,  et  le  maïs. 


466 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  riz  se  cuit  simplement  à l’eau  bouillante, 
pêle-mêle  avec  la  viande  ou  le  poisson. 

Le  mil  et  le  maïs  se  réduisent  d’abord  en  farine 
dans  des  mortiers  en  bois  et,  après  un  blutage 
avec  des  vans  en  paille  dont  le  vent  fait  les  frais, 
se  prépare  en  bouillie  épaisse,  genre  de  mets 
commun  à l’origine  à toutes  les  races  humaines. 

On  y ajoute  certains  ingrédients  tels  que  le 
lallo,  qui  est  de  la  feuille  de  boabab  séchée  et 
pulvérisée. 

On  ne  peut  généralement  s’approvisionner  de 
tout  cela  et  le  transporter  pour  des  durées  bien 
longues  : force  est  donc  d’en  acheter  conti- 
nuellement. 

Le  petit  commerce  qui  en  résulte  est  d’ailleurs 
excellent  pour  ménager  les  dispositions  amicales 
des  indigènes,  qui  y trouvent  profit  et  s’apprivoi- 
sent en  même  temps. 

On  est  souvent  forcé  de  se  procurer  de  la  même 
façon  de  la  viande  sur  pied,  bœufs  et  moutons, 
et,  pour  n’en  pas  manquer,  il  faut,  autant  que 
faire  se  peut,  avoir  à sa  suite  un  petit  troupeau. 

Tous  ces  achats  se  font  par  troc,  et  si  l’on  peut 
trouver  un  bon  acheteur  parmi  les  gens  qui  vous 
accompagnent,  il  sera  précieux. 

Dans  l’Afrique  équatoriale  les  céréales  man- 
quent mais  sont  remplacées  par  la  grosse  banane 
dite  plantain , qui  n’est  pas  sucrée  et  s’emploie 
comme  la  pomme  de  terre. 

Enfin,  un  peu  partout  on  rencontre  des  tubercules 
comestibles  tels  que  le  manioc , l 'igname,  le  kou 
dont  les  noirs  se  montrent  assez  friands  pourvu 
que  cette  nourriture  ne  soit  pas  trop  exclusive. 

En  dehors  de  ces  aliments  de  première  néces- 
sité, l’Européen  trouve  encore  d’autres  produits  qui 
le  consolent  quelque  peu  de  ceux  de  la  patrie 
lointaine  : 

Certains  fruits  : la  banane  douce,  l’ananas,  le 
citron,  l’orange,  la  pomme-cannelle. 

La  patate  qui,  cuite  dans  du  sirop,  donne  des 
marrons  glacés  analogues  à s’y  méprendre. 

Dans  une  partie  du  Soudan  le  ousouni/în,  qui 
singe  assez  bien  la  pomme  de  terre  nouvelle. 

Puis  plusieurs  sortes  de  haricots,  les  nichés  ou 
soso,  dont  une  espèce  a un  arrière-goût  de  châ- 
taigne. 

Les  arachides,  dont  on  fait  des  nougats  avec  du 
miel. 

Les  tomates,  grosses  comme  de  petites  cerises 
mais  excellentes;  une  plante  acidulée,  le  dà,  sem- 
blable comme  goût  à l’oseille,  et  enfin  le  pourpier, 
impossible  à distinguer  de  l’épinard  quand  il  est 
préparé  comme  lui. 

Nous  voici  déjà  loin  de  la  famine,  mais  ce  n’est 
pas  tout.  Les  poules  existent  un  peu  partout  et 
avec  elles  les  œufs,  précieuse  ressource  pour  les 
estomacs  fatigués. 

Seulement  les  indigènes,  ne  les  mangeant  pas, 
n’ont  point  la  notion  de  ce  que  peut  être  leur 
fraîcheur.  Jetez-les  dans  l’eau,  les  bons  iront  au 
fond,  les  mauvais  surnageront,  à moins  qu’ils  ne 


contiennent  déjà  un  poulet,  mais  alors  on  s’en 
aperçoit  en  les  regardant  à la  lumière. 

Le  lait  manque  dans  les  régions  équatoriales 
comme  les  vaches  qui  le  produisent  et  qui  ne 
peuvent  vivre  à cause  de  la  mouche  tsétsé:  Là 
où  on  le  trouve  on  peut  aussi  avoir  du  beurre 
pour  la  cuisine.  En  d’autres  endroits  les  noirs 
retirent  de  l’amande  du  Karité  une  matière 
grasse.  Telle  qu’ils  la  préparent,  elle  a une  odeur 
infecte,  mais  pour  la  rendre  comestible  il  suffit  de 
la  faire  bouillir  avec  du  charbon  de  bois  qui 
absorbe  les  huiles  essentielles  mal  odorantes. 

Enfin  comme  dernière  ressource  viennent  la 
chasse  et  la  pêche. 

Les  perdrix  et  les  pintades  pullulent,  ainsi  qu’une 
sorte  de  gelinotte  qui  se  tient  dans  les  rochers  et 
qui  est  exquise. 

Une  façon  peu  fatigante  de  tuer  les  premières 
est  d’aller  se  placer  vers  dix  ou  onze  heures  du 
matin  dans  les  taillis  qui  bordent  les  cours  d’eau. 

Pintades  et  perdrix  viennent  s’y  mettre  à l’abri 
de  l’ardeur  du  soleil  et  on  les  tue  sans  dérange- 
ment. C’est  un  peu,  moins  le  journal  et  l’apéritif, 
la  chasse  au  poste  des  méridionaux  illustrée  par 
Méry. 

Les  canards,  les  oies,  les  sarcelles  abondent  sur 
les  rivières  et  les  étangs.  L’oie  armée  dépasse 
souvent  10  kilos.  On  taille  sur  ses  pectoraux  des 
biftecks  succulents  et  le  reste  de  la  bête  bouilli 
donne  une  soupe  de  premier  ordre. 

Le  gros  gibier  est  plus  difficile  à se  procurer, 
et  il  faut  avoir  le  temps  de  s’adonner  à sa  chasse; 
les  gazelles  et  les  antilopes  se  montrent  pourtant 
souvent,  mais  il  faut  ruser  pour  les  approcher. 

Pour  la  pêche,  foin  des  hameçons,  des  lignes, 
des  filets,  des  nasses  et  des  harpons.  Les  règle- 
ments de  police  n’ont  point  été  encore  introduits 
aussi  loin  et  la  source  est  abondante  : on  ne 
risque  pas  de  la  tarir. 

Aussi  le  voyageur  se  munira-t-il  de  coton-poudre 
en  cartouches  qui  est  d’un  emploi  sans  danger, 
ainsi  que  de  détonateurs  et  de  cordeau  bickford. 

Quelques  centaines  de  grammes  d’explosif 
amorcé,  un  bout  de  mèche  de  30  centimètres,  et 
l’engin  est  prêt. 

On  appâte  avec  du  mil  et  on  convie  les  indigènes 
riverains  à la  pêche.  On  jette  l’engin  allumé  : quel- 
ques secondes  d’attente,  une  explosion  sourde,  une 
gerbe  liquide  autour  de  laquelle  d'innombrables 
poissons  flottent  le  ventre  en  l’air. 

Enchantés  de  l’aubaine,  les  noirs  se  précipitent 
tous  ensemble  à la  curée.  Les  poissons  sont  jetés 
encore  frétillants  sur  la  berge  à mesure  qu’ils  les 
ramassent.  Il  y en  a pour  le  voyageur,  pour  sa 
troupe  et  pour  ses  aides  improvisés. 

Après  cela  on  expose  le  plus  sérieusement  du 
monde  qu’au  besoin  on  détruirait  ses  ennemis 
comme  on  a tué  les  poissons,  bien  plus  facilement 
encore  puisqu’ils  ne  pourraient  pas  comme  eux 
se  cacher  sous  l’eau.  L’effet  politique  est  produit 
I et  d’autant  meilleur  que  la  satisfaction  gastrono- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


467 


mique  procurée  aussi  bénévolement  calme  la 
crainte  chez  les  grands  enfants  en  prouvant  que  le 
diable  blanc  ne  se  sert  des  engins  terribles  qu’il 
a entre  les  mains  que  pour  procurer  profit  à ceux 
qui  lui  sont  amis. 

* + 

Évidemment  j'ai  montré  les  choses  en  beau 
dans  ce  qui  précède  et  l’explorateur  n’est  pas 
toujours  à pareilles  fêtes.  Monteil  faillit  mourir  de 
soif;  Baratier  sur  les  mirais  du  Bahr-el-Ghazal  dut 
se  nourrir  de  graine  de  nénuphar,  et  je  pouri’ais 
moi  aussi  citer  tel  jour  où  je  fus  réduit  à la  por- 
tion congrue,  très  congrue. 

Mais,  à vrai  dire,  c’est  exceptionnel,  et  j’ai  voulu 
montrer  qu’avec  un  peu  de  prévoyance,  d’ingé- 
niosité, d.e  débrouillage,  fût-ce  au  cœur  de 
l’Afrique,  on  pouvait  vivre  quand  on  posssédait 
à quelque  degré  ces  qualités  françaises. 

Un  capitaine  anglais,  pourtant  colonial, 
m’avouait  un  jour  qu’à  côté  d’un  mouton,  pourvu 
de  tout  le  nécessaire  pour  le  tuer,  le  dépouiller, 
le  faire  cuire,  il  serait  très  capable  de  mourir  de 
faim  s’il  n’avait  à sa  disposition  un  boucher  et 
un  cuisinier.  Il  paraissait  très  fier  de  cet  aveu  et 
me  sembla  y mettre  un  certain  point  d’honneur 
aristocratique.  J’avoue  que  je  n’admirai  pas. 


A celui-là,  peut-être,  une  exploration  eût  paru 
surtout  digne  d’admiration  à cause  des  souffrances 
physiques  endurées,  mais  il  faut  avouer  que  c’est 
bien  par  sa  faute  qu’il  eût  été  malheureux. 

Gardons  mieux,  nous,  nos  sympathies  et  réser- 
vons-les  aux  souffrancesmorales  que  font  toujours 
plus  ou  moins  endurer  la  responsabilité,  l’appré- 
hension de  l’insuccès  malgré  tous  les  efforts,  la 
maladie  aussi.  Et  encore  dans  ce  dernier  cas  les 
craintes  qu’elle  inspire  de  voir  les  forces  man- 
quer à la  volonté  sont  plus  sensibles  que  les  dou- 
leurs matérielles  qu’elle  impose. 

Ceci  n’empêche  pas  d’ailleurs,  et  ainsi  termi- 
nerai-je comme  j’ai  commencé,  qu’il  faille  appor- 
ter tous  ses  soins,  au  moment  où  on  en  a le  temps 
et  la  possibilité,  à prévoir  et  à atténuer  les  priva- 
tions que  l’on  aura  à endurer. 

Ayant  de  cette  façon  mis,  pour  parler  vulgaire- 
ment, tous  les  atouts  dans  son  jeu,  l’esprit  plus 
sain  dans  un  corps  plus  robuste  pourra  déployer 
toute  son  énergie  à atteindre  le  but.  Si  ces 
quelques  considérations  sur  un  sujet  très  terre  à 
terre  peuvent  aider  un  voyageur  futur  à se  prépa- 
rer plus  aisément  à vaincre  quelques-unes  des 
difficultés  qu’il  doit  surmonter,  mon  plus  cher 
désir  sera  rempli. 

Lieutenant  de  vaisseau  HOURST. 


LA  PROVINCE  A L’EXPOSITION 


LE  BER  R Y ET  L’AUVERGNE 


Pour  nous  autres,  bons  Parisiens,  les  pays  sont 
comme  les  vins;  ils  sont  classés.  On  n’oserait 
offrir  à son  hôte  un  flacon  qui  ne  fût  pas  étiqueté 
bordeaux  ou  bourgogne  ; on  n’avouerait  pas  faci- 
lement qu’on  va  à la  mer  ailleurs  que  sur  la  côte 
normande  ou  bretonne,  à la  montagne  autre  part 
qu’en  Savoie  ou  qu’aux  Pyrénées  ; surtout  on  se 
garderait  bien  de  dire  qu’on  ne  recherche  ni  les 
plages,  ni  les  glaciers,  qu’on  va  tout  bonnement  à 
la  campagne.  Et  ce  faisant,  que  d’injustes  dédains 
et  que  de  biens  perdus  ! Tous  ceux  qui  ont  un 
peu  couru  par  notre  chère  et  belle  France  au 
hasard  de  leur  libre  fantaisie,  tous  ceux  qui  ont 
promené  leur  observation  de  savant  ou  leur  rêve 
de  poète  dans  les  coins  ignorés  de  la  foule,  en 
ont  été  récompensés  par  les  plus  agréables  sur- 
prises et  les  plus  exquises  trouvailles!  Notre  pays 
est  plus  riche  qu’on  ne  croit,  et  cela  dans  tous 
les  genres.  A côté  de  ses  grands  vins,  il  a des 
crus  exquis  et  modestes  que  parfument  les  fleurs 
sauvages  du  terroir,  Villaudric  si  justement  célébré 
par  Armand  Silvestre,  Cassis  sans  lequel  la  bouil- 
labaisse ne  fut  jamais  parfaite,  et  toi  surtout, 
pauvre  Fel  dédaigné,  malgré  les  vers  du  félibre 
majorai  Vermenouze,  qui  nais  aux  ravins  du  Lot, 


mi-auvergnat,  mi-gascon,  et  dont  la  pourpre  dorée 
fleure  l’automne  embaumé  de  chez  nous.  A côté 
de  ses  paysages  classiques,  il  a des  coins  char- 
mants et  agrestes,  où  la  vie  est  douce  et  l’air 
léger,  tels  que  l’Artois  dont  un  Jules  Breton  nous 
a révélé  la  poésie,  tels  que  le  Nivernais  où  la  Loire 
s’attarde  à écouter  la  chanson  du  vent  dans  les 
peupliers,  tels  encore  que  ce  Berry  dont  MM.  Jac- 
ques et  André  des  Gâchons  nous  offrent  à l’Expo- 
sition une  pittoresque  et  délicate  image. 

Le  Berry  pourtant  a eu  une  des  rares  bonnes 
fortunes  qui  peuvent  échoir  à un  pays.  Il  a été 
habité,  compris  et  chanté  par  George  Sand.  Je 
ne  crois  pas  qu’il  y ait  un  autre  exemple,  sauf 
peut-être  celui  de  Rousseau  et  de  la  Savoie,  de 
l’union  intime  qui  peut  exister  entre  les  choses  et 
l’intelligence  qui  les  perçoit.  On  ne  peut  plus  voir 
le  Berry  qu’à  travers  l’œuvre  de  George  Sand  et 
celle-ci  ne  se  comprend  pas  pleinement  pour  qui 
ignore  le  Berry.  Ah!  cette  terre,  comme  elle  l’a 
aimée,  depuis  le  jour  où  elle  entra  pour  la  pre- 
mière fois  àNohant  au  retour  d’Espagne,  depuis 
celui  surtout  où  elle  y revint  en  1820  et  où  le 
soleil  l’éveilla  dans  « cet  immense  lit  à grenades 
dorées»  qui  lui  rappelait  toutes  les  tendresses  et 


468 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


toutes  les  rêveries  de  son  enfance.  « Les  arbres 
étaient  en  fleurs,  les  rossignols  chantaient,  et  j’en- 
tendais au  loin  la  classique  et  solennelle  cantilène 
des  laboureurs,  qui 


résume  et  caractérise 
toute  la  poésie  claire 
et  tranquille  du  Ber- 
ry (1).  » 

Cette  poésie  claire 
et  tranquille,  MM. des 
Gâchons  en  ont  don- 
né l’idée  autant  qu’il 
leur  était  possible. 

On  entre  au  villa- 
ge berrichon  qu’ils 
ont  organisé  avec 
beaucoup  d’intelli- 
gence et  de  goût,  par 
la  porte  7 ter , près 
de  la  rue  Saint-Do- 
minique, ou  par  la 
porte  16,  près  de  la 
rue  de  l’Université. 

On  a alors  immé- 
diatement à sa  droite  Y Hôtellerie 


aimable  et  vigilante  d’un  authentique  Berrichon 
en  costume  du  pays,  renferme  une  fort  intéres- 
sante exposition  des  peintres  et  sculpteurs  du 

Berry.  Elle  est  tout 


à fait  remarquable 
et  tout  y serait  à 
citer.  Signalons  au 
moins  les  tableaux 
de  MM.  Alluaud . 
Armand  Beauvais, 


Didier-Pouget , Ma- 


Village 

Moulin  d’Angibault.  — 


Berrichon. 

Vieux  puits  de  La  Châtre. 


de  Jacques- 

Cœur.  C’est,  à l’extérieur,  une  assez  vaste  cons- 
truction inspirée  par  l’hôtel  de  Jacques-Cœur  à 
Bourges,  qui  est  sans  contredit  le  monument  his- 
torique le  plus  célèbre  du  Berry  en  même  temps 
qu’un  des  plus  beaux  mor- 
ceaux de  l’art  français  du 
xve  siècle.  A l’intérieur, 
la  grande  salle,  par  de 
larges  baies,  a vue  sur 
l’ensemble  du  village  ber- 
richon. Des  souvenirs  ber- 
richons ornent  les  murs 
que  décorent  en  outre  deux 
grands  panneaux  d’André 
des  Gâchons. 

Passons  devant  l’hôtel- 
lerie de  Jacques-Cœur  et 
tournons  à gauche,  en  lon- 
geant les  galeries  à au- 
vent où  une  jolie  Berri- 
chonne en  costume  du 
pays  vend,  avec  d’autres 
souvenirs  locaux , des 
objets  taillés  dans  la  jas- 
pirine  de  Saint-Amand, 
sorte  d’agate  d’un  beau 
ton  fauve,  pour  entrer 
au  Moulin  d'Angibault. 

En  souvenir  du  célèbre  roman  de  George  Sand, 
les  organisateurs  ont  réservé  cette  reproduction 
du  moulin  de  la  Vallée  Noire  aux  fêtes,  concerts, 
expositions,  conférences,  etc.  ; peintres,  poètes, 
sculpteurs,  ouvriers  d’art,  brodeuses,  corne- 
museux,  potiers,  seront  ici  chez  eux.  Pour  le  mo- 


Village 

La  vieille  porte  du  Blanc. 


ment,  le  moulin  d’Angibault,  sous  la 


garde 


(1)  Histoire  de  ma  vie , t.  VII. 


delin,  les  aquarelles 
si  étrangement  fan- 
tastiques de  M.  An- 
dré des  Gâchons,  les 
sculptures  du  maî- 
tre Baffier. 

Tout  à côté,  un 
rustique  préau  cou- 
vert, baptisé  la  Ra- 
mée, abritera  des 
danses  villageoises. 
Il  conduit  au  pavil- 
lon de  Nohant.  ins- 
piré par  la  maison  de  George  Sand,  où  va  bientôt 
fonctionner  le  fameux  théâtre  des  marionnettes 
de  Nohant,  alternant  avec  le  théâtre  minuscule,  à 
tableaux  lumineux,  des  frères  des  Gâchons. 

De  l’auvent  du  pavillon  de  Nohant  on  a en  face 
de  soi  V église  de  Nohant, 
rustique  et  modeste,  devant 
laquelle  se  dresse  le  si  cu- 
rieux lampadaire  de  Ci- 
ron.  On  a fort  bien  fait 
de  mettre  sous  les  yeux 
des  visiteurs  de  l’Expo- 
sition un  monument  de  ce 
genre,  car  ils  sont  rares 
et  le  deviendront  de  plus 
en  plus.  C’est  ordinaire- 
ment à l’entrée  des  cime- 
tières, moins  fréquemment 
â une  croisée  de  chemins, 
que  s’érigeaient  ces  fanaux 
où  brûlait  une  lampe  dont 
l’entretien  était  assuré  par 
une  fondation  pieuse.  Le 
centre  de  la  France  en 
offre  les  exemples  les  plus 
connus,  et  quelques-uns, 
comme  la  Lanterne  des 
morts  qui  se  dresse  encore 
au  cimetière  de  Mauriac, 
dans  le  Cantal,  yrévèlent  un  réel  souci  artistique. 

Sur  un  monticule  s’élève,  à deux  pas,  une 
réduction  de  la  fameuse  tour  du  Guet  de  Crosanl, 


Berrichon. 

Le  vieux  puits  de  La  Châtre. 


dont  George  Sand  a donné  dans  le  Péché  de  monsieur 


Antoine  une  si  admirable  description.  Mais  le 
sombre  donjon  doit  se.trouver  bien  dépaysé  sous 
les  ormes  des  Invalides  et  [peut-être  regrette-t-il 


au  milieu  de  cette  fête,  lepnugissement  continuel 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


4G9 


de  la  Creuse  et  de  la  Sédelle,  le  glapissement 
incessant  des  nuées  d’oiseaux  de  proie  et  sa  soli- 
tude où  « quelques  chèvres,  moins  sauvages  que 
les  enfants  misérables  qui  les  gardent,  se  pendent 
aux  ruines  et  courent  hardiment  sur  les  préci- 
pices » (G.  Sand). 

Nous  voici  revenus  à notre  point  de  départ, 
mais  entre  la  tour  de  Crozant  et  l’hôtellerie  Jac- 
ques-Cœur, se  dresse  encore  un  édicule.  C’est  la 
maison  du  père  Adam , à Châteauroux,  contre 
laquelle  sont  adossées  deux  merveilles,  le  puits 
gothique  de  La  Châtre  et  la  vieille  porte  du 
Blanc,  dont  les  sculptures,  reproduites  par  un 
moulage  soigneux,  sont  de  la 
plus  délicate  élégance.  Telle 
est  l’exposition  berrichonne. 

Elle  est  très  simple,  très  artis- 
tique et  très  gaie.  J’ajouterai 
que,  grâce  Jaux  inscriptions 
que  portent  les  divers  monu- 
ments qui  la  composent,  elle 
est  instructive.  Mais  pourquoi 
les  organisateurs  ont-ils  ainsi 
vieilli  d’un  siècle  la  plupart 
des  édifices  reproduits?  Pour 
la  porte  du  Blanc  en  parti- 
culier, l’erreur  saute  aux  yeux  ; 
elle  est  du  xvie  siècle  et  de  la 
seconde  moitié  probablement  : 
jamais  le  xve  siècle  français 
n’a  adopté  des  motifs  de  déco- 
ration aussi  visiblement  ins- 
pirés de  l’antique  et  de  Ta 
Renaissance  italienne. 

Mais  ce  n’est  là  qu’une 
légère  critique;  j’aurais  dé- 
siré que  l’exposition  de  la  vieille  Auvergne  donnât 
de  ma  province  une  impression  de  vérité  aussi 
juste.  Malheureusement  on  ne  retrouvera,  de 
l’autre  côté  de  l’Esplanade  des  Invalides  (1),  qu’un 
souvenir  incomplet  de  la  terre  des  volcans  et  des 
églises  romanes,  de  la  patrie  de  Vercingétorix, 
de  Gerbert,  de  Pascal,  de  Lafayette  et  de  Desaix. 
Hâtons-nous  de  le  dire,  la  faute  n’en  est  ni  à 
l’organisateur  M.  Parcelier,  ni  à son  architecte, 
M.  Le  Cadet  ; le  temps,  bien  d’autres  choses  leur  ont 
man  quéet  ils  ont  réalisé,  malgré  tout,  un  véri- 
table tour  de  force.  Qu’ils  aient  eu  tort  d’accoler 
en  un  seul  bâtiment  l’église  fortifiée  de  Royatet  le 
baptistère  d’Aiguillon,  près  Le  Puy,  improprement 
appelé  temple  de  Diane,  édifices  romans  tous  deux, 
mais  d’un  style  si  différent,  cela  n’est  pas  dou- 
teux. En  revanche,  on  ne  saurait  leur  reprocher 
l’intérêt  asséz  faible  de  leur  exposition  d’artistes 
auvergnats  ; on  ne  saurait  leur  reprocher  le  si  mé- 
diocre Vercingétorix  de  Bartholdi,  pas  plus  que 
l’abstention  presque  complète  des  commerçants 
locaux,  représentés  parle  seul  M.  Bastide,  qui  a bra- 
vement, pour  vendre  ses  parapluies  d'Aurillac, 
revêtu  le  vieux  costume  de  la  Haute-Auvergne  et 

(1)  Entrée  par  le  quai  d’Orsay  ou  la  rue  Fabert. 


le  porte,  ma  foi,  avec  la  plus  crâne  belle  humeur. 

Ce  qui  est  l’œuvre  propre  de  M.  Parcelier,  c’est 
l’entrain,  c’est  la  vie,  l’animation  qui  font  de  ce 
coin  de  l’Exposition,  un  endroit  agréable  et  riant. 
Le  vieux  château  du  Pirou  n’est  pas  d’une  exactitude 
scientifique,  mais  il  est  coquet  et  l’intérieur  est  fort 
heureusement  disposé.  L’hôtelier  est  accueillant, 
laclière  estbonne  et  le  vin,  du  vraiChanturgues,y 
est  excellent.  Le  personnel  enfin  est  bien  auver- 
gnat ; ce  sont  d’accortes  et  fraîches  filles  du  Puy 
de  Dôme  ou  du  Cantal  qui  vous  servent  le  vrai 
gigota  labravaude  (1);  ce  sont  des  museteux  lau- 
réats du  concours  de  Vic-sur-Cère,  qui  font  danser 
la  bourrée,  et  de  son  violon 
les  accompagne  et  les  guide 
un  Auvergnat  qui  est  un  vrai 
artiste,  Jean  Ganeix.  Tant  en 
danses  qu’en  chansons  popu- 
laires son  répertoire  est  iné- 
puisable, et  il  l’interprète  avec 
une  originalité  naïve  mais 
savoureuse. 

En  résumé,  on  ne  connaîtra 
pas  l’Auvergne  après  avoir 
rendu  visite  au  village  auver- 
gnat, mais  on  y aura  pu  pas- 
ser les  plus  agréables  instants. 

Il  en  est  de  même  du  Poitou, 
dont  l’exposition,  qui  occupe 
le  coin  gauche  de  l’esplanade 
en  face  l’hôtel  des  Invalides, 
est  aménagée  avec  soin  et  élé- 
gance. Je  regrette  de  n’avoir 
pu,  faute  de  renseignements, 
vérifier  jusqu’à  quel  point  les 
reproductions  des  édifices 
étaient  exactes;  je  regrette  surtout  que  l’absence 
de  costumes  locaux  ajoute  encore  à l’aspect  un 
peu  froid  de  la  construction  qu’on  a appelée 
l’hôtellerie  de  Mélusine.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou 
Mélusine  et  les  fées  ses  compagnes  n’y  viendront 
point  conduire,  le  soir,  le  chœur  gracieux  de 
leurs  danses  légères.  J’ai  idée  au  contraire  que, 
lorsque  la  foule  s’est  retirée,  que  l’Exposition 
dresse  ses  palais  de  rêve  sous  la  clarté  de  la  lune 
silencieuse,  elles  viennent  en  Bretagne  et  dans 
le  Berry,  peut-être  même  en  Auvergne. 

Louis  FARGES. 

(I)  Les  brayaux  sont  les  habitants  de  la  montagne  aux 
environs  de  Riom. 

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX 

Le  rôle  des  femmes,  dans  la  polilique,  c’est  de  calmer  les  res- 
sentiments si  variés  des  hommes,  en  ramenant  leur  esprit  à la 
sainte  pensée  du  loyer  et  de  la  famille  dont  la  femme  est  gar- 
dienne, et  qui  doit  dominer  tous  les  'systèmes  politiques,  quels 
qu’ils  soient.  — Octave  Feuillet. 

Le  bonheur  se  compose  des  malheurs  évités.  — W.  Busnach. 

Ne  vous  divisez  point  : ralliez-vous,  serrez-vous  autour  du 
drapeau.  — Danton. 

La  morale  est  le  fruit  de  la  religion  : vouloir  celle-là  sans 
celle-ci,  c'est  vouloir  une  orange  sans  un  oranger.  — J.  Roux. 


Baptistère  d’Aiguillon,  près  Le  Puy. 


470 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LIES  VACHES  HAG-EUSES 


C’est  un  spectacle  assez  rare  qu’un  troupeau  de 
vaches  traversant  une  rivière  profonde.  Sur  les 
bords  riants 
de  la  Lys 
(qui  porte 
des  bateaux 
d’un  tirant 
d’eau  de 
1 m.  80),  à 
une  lieue  en 
amont  de 
G a n d , au 
petit  village 
d’Afsné , se 
trouve  une 
ferme  sépa- 
rée de  ses 
pâtures  par 
la  rivière.  On 
y peut  voir, 
chaque  ma- 
tin des  jours 
d’été,  les  va- 
ches passer 
la  Lys  à la  nage  pour  rentrer,  le  soir,  dej'Ja 
même  manière.  Au  début  de  la  saison  il  n’y  a 
quelque  hésitation  à entrer  dans  l’eau  que  chez 
celles  qui  n’ont  pas  l’expérience  acquise  des  années 
précédentes. 

Mais  bientôt  i 
Limitation 
l’emporte; 
elles  suivent 
docilement 
leurs  aînées, 
et  le  passage 
paraît  n’a- 
voirplusrien 
de  désa- 
gréable pour 
aucune  bête 
du  troupeau. 

Même  si  le 
temps  est 
très  chaud, 
ce  n’est  pas 
à les  faire 
entrer  dans 
l’eau  qu’est 
la  difficulté,  mais  parfois  à les  en  faire  sortir; 
et  lorsqu’il  en  est  qui  s’y  attardent,  le  vacher, 
dans  une  barquette,  les  invite,  à coups  de  gaule, 
à ne  pas  prolonger  leur  bain. 


Le  même  spectacle  se  voit  également  à 
Deurle,  sur  la  Lys,  aux  environs  de  Deynze. 

La  petite 
commune 
d’Afsné  se 
recommande 
d’ailleurs  à 
l’attention 
des  archéo- 
logues par 
son  antique 
église  de 
forme  byzan- 
tine, bâtie 
au  bord  de 
l’eau,  et  qui 
est  une  des 
plus  ancien- 
nes de  la 
Flandre. 
Cette  petite 
église  si  pit- 
toresque et  le 
bac  au  pas- 
sage d’eau  ont  souvent  été  reproduits  par  nos 
peintres  qui  ont  su  apprécier  la  beauté  des  bords 
de  la  Lys  aux  approches  de  Gand. 

La  commune  d’Afsné  touche  à celle  de  Tron- 

chiennes  qui 
se  recom- 
mande aussi 
à l’attention 
par  un  éta- 
blissement 
très  considé- 
rable, connu 
en  pays 
étrangers. 
Les  pères  jé- 
suites y ont 
un  séminaire 
où  se  réu- 
nissent des 
jeunes  gens 
de  toutes  les 
nations.  Ils 
occupent, 
sur  les  bords 
de  la  Lys. 

l’antique  emplacement  d'une  abbaye  de  Pré- 
montrés qui  a été  détruite  par  la  Révolution.  Leur 
établissement  est  plus  important  que  n’a  jamais 
été  une  abbaye  du  moyen  âge.  X... 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


471 


UNE  VENGEANCE 

NOUVELLE 


I 

Les  habitants  de  certaines  parties  des  Hautes- 
Vosges,  il  y a quelque  cinquante  ans  à peine, 
n’étaient  rien  moins  que  civilisés.  Le  chemin 
de  fer  ne  s’aventurait  pas  encore  dans  ces  mon- 
tagnes, et  les  touristes  ne  connaissaient  rien  de 
leur  pittoresque  qui,  depuis,  a mis  à la  mode 
Gérardmer  et  ses  environs. 

Au  milieu  de  ces  épaisses  forêts  de  sapins, 
vivait  une  «population  aux  allures  farouches. 

Groupés  dans  d’étroites  vallées,  ignorants  et 
grossiers,  les  habitants  s’adonnaient  au  bracon- 
nage et  à la  contrebande. 

Parfois,  quand  un  voyageur  passait  par  là,  de 
nuit  et  mal  armé,  un  coup  de  gourdin  l’étendait 
à terre;  on  le  dévalisait  de  son  argent,  on  prenait 
une  partie  de  ses  vêtements,  et  son  corps  était 
enfoui  dans  un  trou  creusé  à la  hâte  en  quel- 
que fourré. 

La  gendarmerie  commençait  une  enquête  sté- 
rile : les  montagnards,  ligués,  opposaient  l’ob- 
stination de  leur  silence  aux  plus  pressantes 
questions  ; jamais  le  coupable  n’était  découvert. 
Tous  étaient  liés  par  une  tacite  complicité. 

D’ailleurs,  les  gardes  ne  se  risquaient  pas  à 
sévir  contre  les  braconniers,  étant  eux- mêmes 
du  pays  et  pleins  de  goût  pour  la  maraude. 

Mais,  quand  M.  de  Clairefontaine  acheta  la 
vaste  forêt  de  Jarville,  il  fit  venir  un  vieux  garde 
sur  lequel  il  pouvait  compter,  le  père  Caël,  un 
brave  homme  qui  avait  blanchi  sous  le  shako  mili- 
taire, et  retrouvait,  dans  son  dur  métier  de  coureur 
des  bois,  un  peu  de  la  vie  aventureuse  du  soldat. 

Le  père  Caël  s’établit  à la  Seulette,  une  bicoque 
bâtie  en  pleine  forêt,  au  centre  d’une  clairière,  à 
deux  kilomètres  des  Hautes-Pierres,  le  hameau 
plus  proche. 

Inflexible  sur  la  consigne,  il  ne  connaissait 
que  son  devoir.  M.  de  Clairefontaine  lui  avait 
donné  l’ordre  de  sévir  : il  sévirait. 

Mais  son  maître  l’avait  prévenu  du  danger  : il 
allait  se  trouver  au  milieu  d’une  population  de 
brutes,  qui,  flairant  en  lui  un  ennemi,  ne  man- 
querait pas  de  chercher  à lui  nuire,  lui  jouerait 
mille  méchants  tours,  essayerait  peut-être  de 
s’en  débarrasser.  — Qu’il  prenne  garde!... 

Cette  perspective  de  périls  probables  ne 
1 épouvanta  pas. 

11  se  tiendrait  sur  ses  gardes,  voilà  tout  ; il  en 
serait  quitte  pour  ne  jamais  sortir  que  bien 
armé,  l’œil  toujours  aux  aguets,  l’oreille  aux 
écoutes,  en  compagnie  de  son  chien  Fox,  un 
mâtin  aux  yeux  braisillants,  aux  allures  de  loup 
sous  son  poil  hirsute,  et  qui  sauterait,  d’un 
solide  élan,  à la  gorge  du  premier  osant  me- 
nacer le  père  Caël. 


Avec  Fox  et  un  fusil,  bon  pied,  bon  œil,  du 
courage,  qu’avait-il  à craindre? 

Huit  jours  après  son  installation,  il  avait  déjà 
pincé  trois  braconniers,  les  frères  Murel,  et, 
intraitable,  leur  avait  dressé  procès-verbal. 

Les  gaillards  le  supplièrent  en  vain  : « Est-ce 
que,  de  tous  temps,  le  pays  n’avait  pas  vécu  de 
la  même  façon?  Les  gardes,  avant  le  père  Caël, 
fermaient  les  yeux.  On  s’entendait,  on  s’arran- 
geait... Pourquoi  le  père  Caël  ne  fermerait-il  pas 
les  yeux  à son  tour?  On  s’arrangerait  avec  lui 
également...  C’était  compris,  n’est-ce  pas?...  » 

Ah  ! bien  oui  ! Le  vieux  ne  voulut  rien  com- 
prendre : muré  dans  son  inébranlable  honnêteté, 
il  laissa  le  procès  suivre  son  cours. 

Dès  lors,  une  haine  s’alluma  contre  lui  ; les 
délinquants  parlèrent  de  vengeance. 

Un  soir,  un  coup  de  feu  retentit,  comme  le 
père  Caël  rentrait  à la  Seulette;  une  balle  lui 
frôla  le  bras,  lui  érafla  la  peau,  et  il  vit  une 
silhouette  détaler  dans  l’ombre,  filer  entre  les 
larges  troncs  des  sapins,  tandis  que  Fox  bon- 
dissait dans  sa  direction. 

Le  garde  épaula  vivement  le  fusil  qui  ne  le 
quittait  pas...  tira...  et  le  fuyard  s’écroula... 
C’était  l’un  des  frères  Murel,  surpris  peu  avant 
par  le  garde. 

Sa  perte,  cette  fois,  fut  résolue. 

Mais,  une  prudence  les  arrêta.  Si  celui-ci  dis- 
paraissait, on  ferait  une  enquête,  on  frapperait 
les  vengeurs  naturels  du  mort,  ses  frères.  Il  fallait 
simuler  un  accident , le  préparer,  le  faire  naître. 

Si  on  incendiait  la  Seulette,  faisant  rôtir  le 
vieux  dans  les  ruines  de  l’antique  masure  ?... 

Ceux  qui  s’aventurèrent  à rôder,  de  nuit,  aux 
alentours,  furent  traqués  par  les  furieux 
aboiements  de  Fox;  il  eût  été  d’abord  nécessaire 
d’abattre  d’un  coup  de  feu  cette  sentinelle 
vaillante,  que  les  caresses  et  les  appels  douce- 
reux semblaient  exaspérer  davantage... 

II 

...  Comme,  par  cette  dure  nuit  de  décembre, 
le  père  Caël  était  dans  l’intention  de  surprendre 
quelque  braconnier  à l’affût  près  des  clairières  par 
où  passe  le  gibier,  il  sortit  vers  les  dix  heures. 

Le  froid  pinçait  ferme.  Il  gelait  à pierre 
fendre. 

Le  silence  n’était  troublé  que  par  le  bruit  des 
pas,  par  une  branche  ployant,  puis  s’écroulant 
sous  son  faix  de  glace,  ou  par  le  hululement 
d’un  oiseau,  la  fuite  éperdue  d’un  animal 
apeuré  par  la  survenue  du  père  Caël  et  de  Fox. 

Celui-ci,  inquiet,  courait  de  côté  et  d’autre,  le 
nez  à terre,  comme  flairant  une  piste;  puis  re- 
venait sur  ses  pas... 

Et,  soudain,  le  père  Caël  poussa  un  cri  d’atroce 


472 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


douleur,  la  plainte  hurlée  d’une  bête  blessée... 

Son  fusil  lui  échappa  des  mains  ; il  battit  l’air 
de  ses  bras,  la  face  convulsée  ; comme  un  arbre 
sapé  par  la  base,  il  chancela,  et  s'affala  tout  de 
son  long,  dans  un  affolant  crépitement  d’os. 

Bon  Dieu!  sa  jambe  droite  était  mordue  par 
la  mâchoire  d’un  énorme  piège  à loups  ; les 
crocs,  serrés  par  ce  ressort  qu’il  fallait  deux 
hommes  au  moins  pour  détendre,  lui  tenaillaient 
les  chairs,  broyaient  les  os,  les  émiettaient  en 
une  pression  continue,  toujours  plus  intense... 

Le  père  Caël  comprit  vite  à qui  il  devait  cet 
« accident  ».  On  savait  qu’il  passait  par  cette 
sente  étroite  : il  n’en  avait  que  deux  pour  gagner 
un  chemin  plus  praticable  et  l’autre  était  garnie, 
sans  aucun  doute,  de  pièges  identiques. 

Ah  ! les  gredins!...  Cette  fois,  c’était  bien  fini! 
11  était  perdu,  n’ayant  à attendre  aucun  secours, 
à espérer  aucune  pitié  de  ses  bourreaux... 

Fox,  la  gueule  tendue  vers  le  ciel,  près  de  son 
maître,  râlait  une  plainte  lugubre,  son  appel  à 
la  mort... 

— Tais-toi,  mon  pauvre  Fox,  tais-toi!  murmu- 
rait le  garde. 

Et,  stoïque,  malgré  ses  souffrances,  il  se 
dressa  sur  les  paumes,  s’assit,  se  rapprocha  de 
l’étau  dentelé  qui  l’étreignait. 

De  ses  rudes  mains,  il  tenta  d’écarter  cette 
mâchoire  vorace... 

Pour  s’en  tirer,  le  garde  devait  se  résoudre  â 
une  effroyable  amputation.  Il  fouilla  ses  poches... 
Malheur!  il  avait  oublié  son  couteau  !...  Alors  ! 
il  était  pris  ! bien  pris!  condamné  — lui  qu’avait 
épargné  la  Mort  sur  les  champs  de  bataille  — à 
mourir  là,  au  milieu  des  pires  souffrances,  sous 
la  garde  vaine  de  Fox  continuant  d’aboyer  sa 
plainte,  de  véritables  sanglots  humains  passant 
dans  son  gosier  de  chien... 

III 

Cependant,  Fox  venait  de  s’arrêter,  les  oreilles 
tendues,  le  regard  anxieux... 

Quelqu’un?...  un  secours,  une  aide  peut-être?... 
Serait-ce  possible?... 

Mais  le  chien  avait  bondi,  un  aboiement  de 
menace  aux  dents... 

Un  coup  de  feu...  Un  hurlement...  Puis  le 
silence... 

Et  le  père  Caël  vit  venir  à lui  les  deux  frères 
Murel. 

— Eh  bien!  mon  vieux,  te  voilà  pincé  à ton 
tour  ! Quand  nous  t’avions  dit  que  tu  ferais  bien 
de  fermer  les  yeux  !...  Est-ce  que  tu  n’aurais  pas 
mieux  fait  de  t'arranger  avec  nous?...  Mais  non  : 
monsieur  a voulu  agir  à sa  guise,  en  honnête 
homme  ! il  a voulu  faire  son  devoir!  et  il  a assas- 
siné notre  frère I...  celui-ci  est  vengé  maintènant, 
n’est-ce  pas?... 

Les  misérables  le  raillaient,  féroces... 

Comprenant  qu’il  n’avait  à attendre  aucune  pitié 


de  ses  tourmenteurs,  le  père  Caël  voulut  ramasser 
son  fusil,  abattre  les  bandits  à ses  côtés... 

« Tout  doux,  mon  brave,  nous  avons  à causer, 

— dit  l’un  d’eux,  en  lui  prenant  l’arme  des  mains. 

— Sois  tranquille,  nous  te  le  rendrons  tout  à 
l’heure...  En  attendant,  nous  tenons  à te  dire  que 
ton  compte  est  clair,  cette  fois.  Tu  t’en  doutais 
bien  un  peu,  pas  vrai?... 

« Tu  n’as  aucun  secours  à espérer;  tous  ceux 
des  Hautes-Pierres  qui  te  verront,  te  laisseront  là, 
ayant,  pour  toi,  un  peu  moins  de  pitié  que  pour 
un  chien... 

« Avant  que  ton  patron,  inquiet  de  ne  plus  te 
voir,  songe  à s’enquérir  de  toi,  tu  seras  mort... 
C'est  pourquoi  nous  ne  voulons  même  pas  nous 
donner  la  peine  de  t’achever  d’une  charge  de 
plomb... 

« Ecoute  bien  ; nous  allons  te  laisser  ton  fusil  : 
tu  en  auras  besoin,  — les  loups,  sentant  une  proie 
de  loin,  ne  devant  pas  tarder  à venir  rôder  autour 
de  toi. 

« Et  quand  tu  auras  brûlé  tes  dernières  car- 
touches, quand  tu  auras  abattu  quelques-uns  de 
ces  loups  affamés,  les  autres,  rendus  plus  féroces, 
plus  furieux  par  l’attente  de  la  proie  convoitée, 
arriveront  sur  toi,  te  déchiquetteront,  et  tu  râleras 
encore  qu’ils  t’auront  déjà  à moitié  dévoré... 

« Et  tu  n’auras  pas  même,  en  mourant,  la  su- 
prême consolation  de  te  dire  que  tu  seras  vengé... 
Qui  donc,  en  effet,  pourra  ne  pas  croire  que  tu  es 
tombé  par  accident,  de  ta  faute...  par  impru- 
dence... dans  un  piège  tendu  pour  débarrasser 
le  pays  des  loups  qui  s’aventurent  jusque  dans 
les  villages,  et  creusent,  sous  les  portes  des  pou- 
laillers et  des  écuries,  des  passages  pour  arriver 
jusqu’aux  bêtes  dont  ils  sentent  la  vie  à travers 
les  murs? 

« Voilà  ce  qu’on  dira,  mon  vieux!  Peut-être 
bien  que  ton  monsieur  de  Clairefontaine  trouvera 
que  tu  aurais  dû  faire  attention  et  regarder  où  tu 
posais  tes  pieds,  tâter  le  terrain  de  ton  bâton... 

« Tu  as  bien  compris,  n’est-ce  pas?  Et  mainte- 
nant, si  nous  nous  retrouvons,  ce  ne  sera  plus  sur 
cette  terre... 

« Au  revoir...  le  plus  tard  possible...  » 

Et,  après  avoir  désarmé  son  fusil,  pour  que  le 
père  Caël  n’eût  pas  le  temps  de  leur  tirer  une 
balle  dans  le  dos,  les  deux  bandits  détalèrent, 
laissant  agoniser  le  malheureux,  qui  n’avait  même 
plus  son  chien,  le  fidèle  Fox  tué  tout  à l’heure, 
pour  le  défendre  contre  les  fauves  inévitables, 
pour  consoler  ses  derniers  moments,  pour  veiller 
son  cadavre... 

Douze  jours  après,  seulement,  on  retrouva  les 
restes  du  garde,  rongés  jusqu’aux  os,  avec  autour, 
les  cadavres  de  sept  loups,  pétrifiés  par  le 
gel. 

Et  cette  fin  atroce  fut  attribuée  à un  accident. 

Les  habitants  des  Hautes-Pierres  pouvaient,  de 
nouveau,  braconner  en  paix  !... 

Paul  MATH I EX. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


473 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

L’art  allemand  ! La  supériorité  des  artistes  alle- 
mands!... Depuis  l’ouverture  de  l’Exposition,  on  ne 
parle  que  de  « cela  » — et  c’est  devenu  à la  mode  de 
proclamer  la  préexcellence  de  nos  voisins  de  l’est, 
admirés  un  peu  à l’aveuglette,  semble-t-il.  11  faut 
remettre  les  choses  au  point,  nos  artistes  nous  lais- 
sant des  loisirs  et  ayant  été,  du  reste,  suffisamment 
loués.  Que  penser  de  cet  engouement  presque  gé- 
néral? Tenez -pour  certain,  d’abord,  que  le  snobisme, 
ce  sentiment  bizarre  qui  nous  pousse  à des  enthou- 
siasmes de  coterie  et  de  salons,  est  pour  beaucoup 
dans  celui-là.  On  xra  jusqu’à  déclarer  « unique  au 
monde  » la  décoration,  superbe  mais  lourde,  du  restau- 
rant allemand  de  la  rue  des  Nations,  qui  ne  désemplit 
pas  et  où  on  se  murmure,  à l'oreille,  que  l’Empereur 
s’y  est  intéressé  et  qu’il  a donné  des  ordres  pour  que 
tout  y fût  parfait...  Nous  en  connaissons  d’autres  dont 
l’installation,  moins  superbe  et  tendant  moins  au 
grandiose,  a un  charme  d’intimité,  de  gracieuseté, 
d’originalité  beaucoup  plus  agréable.  Mais  voyons 
autre  part... 

En  général,  il  est  certain  que  les  Allemands  ont 
réalisé,  en  art,  de  grands  progrès,  qu’ils  ont  cherché 
et  qu’ils  ont  trouvé...  Mais  quoi? Des  formes  absolu- 
ment nouvelles?  Non  pas  : ils  ont  dirigé  leurs  études 
vers  l’antique  et  le  moyen  âge,  qu’ils  copient  le  plus 
souvent  et,  en  même  temps,  ils  ont  regardé  du  côté... 
du  Japon  ! Nous  voulons  pour  preuve  de  ce  mélange 
d’influences  un  documentgraphiquequi  a été  distribué 
à plusieurs  centainesdeParisiens,  par  le  commissaire 
général,  le  Dr  Richter  : le  catalogue  explicatif  des 
sections  allemandes.  11  est  imprimé  avec  un  luxe 
inusité  chez  nous,  selon  le  goût  du  jour  en  Allema- 
gne; chaque  chapitre  est  orné  de  vignettes  spéciale- 
ment dessinées  par  les  meilleurs  artistes  et  qui  rap- 
pellent étonnam  ment  à la  fois  les  ornemen  ts  grecs  et  les 
fantaisies  du  Niphon  ! Japonaises  aussi,  <<  mourantes», 
douces,  étranges,  sont  les  teintes  qui  ont  été  données 
à ces  en-têtes  et,  quant  au  texte,  il  est  imprimé  en 
types  néo-gothiques,  qui  ont,  dit-on,  reçu  l’approba- 
tion de  l’Empereur. 

L’Empereur!  Tel  est  l’auguste  personnage  dont, 
au  fond,  l’influence  un  peu  désordonnée  et  déconcer- 
tante comme  sa  personne,  rayonne  sur  tout  ce  qui 
porte  une  signature  allemande.  Ce  souverain,  nourri 
de  classiques,  a d’autre  part  la  curiosité  du  moder- 
nisme et  l’Art,  dans  ses  États,  se  modèle  sur  ce  mé- 
lange. 11  révèle  de  grands  efforts,  une  science  étendue 
des  anciens  et  un  désir  d’innovation  qui  est  appré- 
ciable, mais  qui  ne  nous  permet  pas  d’assurer  qu’il 
existe  un  Art  allemand  proprement  dit,  un  art  forte- 
ment constitué  et  sorti  de  la  période  des  tâtonnements. 
Nous  trouverons  chacun  des  éléments  ci-dessus 
indiqués  — et  quelques  autres  encore  — dans 
toutes  les  sections  où  les  Allemands  ont  exposé  : 
leur  industrie  même  a toujours  tendance  à se  parer 
d’une  préoccupation  artistique,  toujours  également 
un  peu  confuse,  et  jusque  dans  les  machines  on  le 
remarquera. 

Le  pavillon  allemand,  rue  des  Nations,  a grand  air, 


certes;  observez-Ie  : il  a emprunté  deux  de  ses  faces 
à une  construction  bavaroise  de  la  Renaissance,  au 
Rathhaus  de  Munich,  les  deux  autres  à l’hôtel  de  ville 
de  Nuremberg  et  son  clocher,  léger,  impressionnant, 
est  de  Nuremberg  encore.  A l’intérieur,  vitraux 
anciens,  lumière  versicolore,  tout  le  chœur  d’une 
basilique  gothique.  Puis  soudain,  le  moderne  : la 
série  des  bustes,  des  effigies  de  l’Empereur,  des  Em- 
pereurs, en  marbre,  en  bronze,  en  lithographie,  en 
gravure,  en  chromotypographie  : partout  l’obsession 
du  Kaiser,  qui  a prêté,  du  reste,  les  plus  beaux  meu- 
bles de  Postdam,  le  bureau  d’argent  massif  du  grand 
électeur  de  Rrandebourg,  des  tapisseries,  des  bibe- 
lots, etc.,  sans  oublier  les  collections  de  tableaux 
français,  réunis  par  Frédéric  le  Grand,  les  Watteau, 
les  Lancret,  lesCoypel,  etc...  C’est  très  beau,  c’est  très 
grand,  c’est  ganz  kolossal...  Retenez  cette  expression 
allemande  ; elle  sert  à tout  bon  sujet  de  l’Empire  pour 
exprimer  ce  qu’il  éprouve  et  le  kolossal  est  l’objet  de 
tous  ses  emballements... 

Nous  retrouvons  le  kolossal  encore,  — l’antique,  le 
« superbe  »,  dans  la  section  allemande  du  grand 
Palais  où  sculpteurs  et  peintres  figurent  en  grand 
nombre,  avec,  surtout,  d’excellents  portraits,  — mais 
déjà,  au  début  de  l’Exposition,  nous  avons  indiqué  les 
grands  traits  de  l’École  allemande  de  peinture  et  de 
sculpture  et  c’est  des  « arts  moyens  »,  — comme  on 
disait  naguère.  — c’est-à-dire  des  objets  de  décoration 
intime,  que  nous  nous  occupons  aujourd’hui  parce 
que  ce  sont  ceux  que  notre  public  admire,  — sans 
assez  les  discuter  peut-être. 

Nous  en  chercherons  encore  la  caractéristique 
dans  les  collections  de  la  manufacture  de  porce- 
laine de  Berlin,  qui  est  une  des  plus  attrayantes  des 
Invalides. 

Ici,  nous  sommes  tout  à fait  « chez  l’Empereur  » ; 
l’amour  de  cette  porcelaine  est,  pour  lui,  passion  de 
famille.  Quand  le  grand  Frédéric  envahit  la  Saxe,  il 
fit  main  basse  sur  la  manufacture,  s’en  attribua  les 
meilleurs  produits  et  distribua  les  autres  à ses  com- 
pagnons d’armes,  puis,  la  paix  conclue,  il  éleva  au 
rang  royal  une  fabrique  de  Berlin  à laquelle  il  donna 
tous  ses  soins.  Longtemps  on  y copia  le  saxe,  puis  on 
voulut  s’affranchir  de  cette  servitude  et  les  artistes 
royaux,  aujourd’hui  impériaux,  créèrent  leurs  propres 
types  : c’est  à 1 Olympe  et  à tout  le  personnel  de 
demi-dieux  antiques  qu’ils  les  empruntèrent.  Ils  nous 
montrent,  notamment,  deux  énormes  vases  — ganz 
kolossal  ! — qui  doivent  donner  par  leurs  dimensions, 
par  leurs  formes  correctes,  majestueuses,  toute  satis- 
faction à l’universel  génie  qui  est  le  protecteur  de  ces 
ateliers  d’État.  Nous  ne  nous  permettrons  pas  de  les 
juger  défavorablement  : ils  ont,  en  effet,  bel  aspect; 
leur  silhouette,  leur  ornementation  sont  plaisantes  ; 
de  même,  toute  la  série  des  assiettes,  encore  qu’un 
peu  surchargées  de  dorures  et  de  bordures  découpées 
à jour,  a tout  le  prix  de  pièces  savamment  et  soigneu- 
sement exécutées.  Mais  enfin,  il  y manque,  comme 
dans  le  reste,  ce  nous  ne  savons  quoi  d’ « inédit  »,  de 
« non  vu  »,  que  nous  désirerions  découvrir  dans  les 
œuvres  d’art  allemandes  et  que  nous  n’avons  pu 
complètement  trouver. 

Nous  engageons  le  lecteur,  en  les  quittant,  à faire 
un  tour  dans  nos  galeries  de  Sèvres  ou  des  Gobelins. 

Il  y rencontrera  cela,  — avec  surprise,  à coup  sûr, 
mais  il  l’y  rencontrera. 


Paul  BLUYSEN. 


474 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Géographie 

Les  événements  de  Chine.  — La  Mandchourie  et  le 
Transsibérien.  — La  question  chinoise,  surgie  inopiné- 
ment au  milieu  du  calme  général,  atteint  tous  les 
peuples  civilisés  du  globe  et  relègue  momentanément 
au  second  plan  toutes  les  autres  affaires  de  politique 
internationale.  Nous  avons  exposé,  dans  deprécédentes 
études,  les  positions  respectives  des  peuples  européens 
dans  l’Empire  du  milieu. 

Les  journaux  quotidiens  se  chargent  de  nous  ren- 
seigner sur  les  atrocités  commises  ou  sur  le  point  de 
se  commettre  dans  la  capitale  chinoise.  L’action  com- 
binée des  puissances  en  vue  de  réprimer  le  soulèvement 
n’ont  donné  jusqu  ’à  présent  que  des  résultats  médiocres. 
On  serait  tenté  de  croire  qu’une  force  unique  bien 
dirigée  aurait  grande  chance  de  réussir  là  où  échoue 
lamentablement  l’intervention  de  plusieurs. 

11  suffit  de  rappeler  les  deux  plus  récentes  campagnes 
contre  la  Chine  : celle  de  la  France,  de  1885,  et  celle  du 
Japon,  de  1898  ; dans  chacune  d’elles,  la  Chine  succomba 
après  une  lutte  de  courte  durée.  La  question  ne  se 
présente  pas  sous  la  même  forme  actuellement.  Unies 
dans  le  désir  de  venger  leurs  nationaux  traîtreusement 
massacrés  déjà  ou  en  danger  de  l’être,  les  diverses 
puissances  ne  peuvent  se  mettre  d’accord  sur  les  me- 
sures à adopter;  chacune  d’elles  nourrit  d’ailleurs  la 
secrète  pensée  de  tirer  plus  de  profit  de  la  situation 
que  sa  voisine.  Le  meurtre  d’un  Européen  en  Chine 
n’implique  pas  seulement  une  indemnité  plus  ou 
moins  forte  en  faveur  de  la  famille  de  la  victime,  — ce 
qui  serait  fort  juste  ; — dans  un  cas  semblable,  la 
nation  entière  entend  bénéficier  de  la  circonstance. 

La  plupart  des  concessions  obtenues  dernièrement  en 
Chine  par  les  puissances  européennes  ont  eu  pour 
origine  une  offense  faite  à l’un  de  leurs  nationaux.  Le 
système  est  ingénieux  ; il  n’est  pas  non  plus  exempt  de 
périls.  Parmi  les  nations  intéressées  dans  la  question 
chinoise,  la  Russie  occupe  une  place  à part.  Voisine 
immédiate  du  Céleste  Empire,  la  Russie  a entrepris,  il 
y a quelques  années,  une  œuvre  gigantesque,  la  cons- 
truction d’un  chemin  de  fer  à travers  la  Sibérie.  Cette 
nouvelle  voie  doit  relier,  comme  on  sait,  Moscou  à 
Pékin,  en  passant  par  la  Mandchourie.  La  ligne  est 
presque  entièrement  terminée,  en  territoire  russe  tout 
au  moins.  La  construction  était  fort  avancée  égale- 
ment sur  le  territoire  chinois,  ou  Mandchourie. 

La  Mandchourie  forme  une  région  immense,  pour 
une  grande  partie  fort  aride;  sa  superficie  est  évaluée 
à près  d’un  million  de  kilomètres  carrés;  sa  popula- 
tion ne  serait  que  d’une  douzaine  de  millions  d’indi- 
vidus. Le  pays  est  très  peu  connu  d’ailleurs.  Quelques 
Russes  y furent  envoyés  en  ambassades  durant  les 
xvne  et  xvme  siècles.  Mais  il  leur  était  interdit  par  les 
Chinois  de  recueillir  le  moindre  indice  ou  de  prendre 
note  des  chemins  suivis.  Les  données  fournies  par  les 
Jésuites,  les  premiers  et  principaux  introducteurs  de 
la  civilisation  européenne  en  Chine,  sont  aussi  fort 
maigres.  La  conquête  parla  Russie  de  la  région  nord, 
ou  d’une  partie  du  bassin  de  l’Amour,  mit  cette  puis- 
sance à même  de  reconnaître  la  contrée  qu’elle  consi- 
dérait déjà  comme  entrant  entièrement  dans  sa  sphère 
d’influence.  Durant  les  vingt  dernières  années,  divers 
explorateurs  et  ingénieurs  parcoururent  la  Mand- 
chourie; le  ministère  des  finances  russe  fit  paraître, 
en  1897,  une  importante  monographie  sur  ce  pays, 


qui  devait  être  entièrement  ouvert  à la  civilisation 
dans  les  premières  années  du  nouveau  siècle.  La 
ligne  transsibérienne  traverse  en  diagonale  la  plus 
grande  portion  de  la  région  et  dessert  les  deux  villes 
les  plus  importantes,  Ghirin  et  Moukden.  C’est  là 
que  se  trouverait  actuellement,  d’après  les  dernières 
nouvelles  quelque  peu  confuses  parvenues  en  Europe, 
le  gros  de  l’armée  de  l’insurrection.  La  Russie  se 
trouve  ainsi  atteinte  à la  fois  dans  ses  intérêts  poli- 
tiques : œuvre  d’expansion  vers  le  sud,  et  dans  ses 
intérêts  matériels:  l’achèvement  d'une  entreprise  qui 
doil  relier  la  côte  de  l’Océan  à ses  possessions  euro- 
péennes et  asiatiques.  Vladivostok,  port  sur  l’océan 
Pacifique,  est  le  point  terminus  de  la  ligne.  Cette  ville 
est  déjà  reliée  par  un  embranchement  à la  ville  de 
Khabarovsk,  située  en  ligne  droite  au  nord,  sur 
l’Amour.  Ce  dernier  point  semble  actuellement  le 
plus  menacé  par  l'insurrection.  La  destruction  de  la 
voie  par  les  Chinois  causera  aux  Russes  un  préjudice 
d’autant  plus  considérable  que  la  réparation  et  l’en- 
tretien d’une  ligne  ferrée  dans  un  endroit  si  éloigné 
et  dépourvu  de  ressources  locales  offrent  les  plus 
grandes  difficultés.  Les  feuilles  quotidiennes  qui 
annoncent  l’envoi  sur  les  lieux  d’une  armée  de 
300  000  hommes  de  troupes  russes  semblent  ignorer 
l’un  des  éléments  les  plus  essentiels  d’une  mobilisa- 
tion, le  ravitaillement. 

En  1885,  l’Empire  chinois  a capitulé  devant  quel- 
ques navires  commandés  par  notre  inoubliable 
Courbet.  Le  gouvernement  français  avait  déclaré  le 
riz  contrebande  de  guerre.  Le  riz  constitue  le  prin- 
cipal aliment  des  habitants  du  nord  de  la  Chine.  De 
grandes  quantités  leur  sont  expédiées  du  Tonkin,  de 
l’Inde,  des  Philippines,  du  Japon. 

Le  blocus  du  riz  eut  autant  d’efficacité  que  le  tir  des 
torpilleurs. 

Mais  ce  moyen  ne- peut  être  mis  en  œuvre  que  par 
les  armées  de  mer.  A l'intérieur  du  continent,  les 
difficultés  pour  une  troupe  de  combat  croissent  en 
raison  directe  de  leur  nombre.  La  voie  du  transsi- 
bérien n’est  pas  encore  en  étal  ni  de  transporter  ni 
de  ravitailler  une  armée  nombreuse. 

P.  LEMOSOF. 

**> 

^Théâtre 

I ^ 

LA  MUSIQUE 

Opéra-Comique. 

La  Marseillaise,  pièce  lyrique  en  un  acte  de 
M.  Georges  Boyer,  musique  de  M.  Lucien  Lambert. 

L’idée  qui  a inspiré  à M.  Georges  Boyer  sa  Marseil- 
laise est  fort  ingénieuse  : il  a voulu  vivifier  à nos  yeux 
le  célèbre  tableau  de  Pils  : Rouget  de  Lisle  faisant 
entendre  au  maire  de  Strasbourg  le  Chant  de  guerre 
de  l'armée  du  Rldn.  Le  succès  qu’il  a remporté  le 
14  juillet  dernier,  — une  première  le  jour  de  la  fête 
nationale  est  d’ailleurs  une  louable  innovation,  — ce 
succès,  dis-je,  est  dû  à l’habileté  mise  par  l’excellent, 
librettiste  à nous  représenter  l’éclosion  de  cet  hymne 
célèbre  dans  le  cerveau  du  guerrier  poète. 

La  scène  se  passe  à Strasbourg  en  1792,  chez  le 
maire  de  celte  ville,  le  Marseillais  Dietrich  : Une 
fraîche  idylle,  gentiment  esquissée  entre  Rouget  de 
Lisle  et  la  fille  de  Dietrich,  pendant  que  l’on  chante 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


475 


chez  ce  dernier  les  « bergeries  »,  très  en  vogue  à cette 
époque,  puis  la  canonnade  soudainement  entendue  ; 
les  beaux  rêves  d’amour  envolés  au  formidable  appel 
de  la  France  menacée,  appel  que  Tardent  soldat  clame 
bientôt  en  des  strophes  d’entrainement  irrésistible  : 
tel  est  le  livret.  Faire  simple  et  grand,  voilà  ce  qu’a 
voulu  son  auteur;  la  tâche  était  ardue  sans  doute, 
mais  il  s’y  est  vaillamment  employé  et  il  en  a été 
largement  récompensé. 

A M.  Lucien  Lambert  revenait  la  délicate  mission 
de  préparer  congrûment  l’explosion  de  cet  air  à mous- 
taches, selon  l’expression  de  Napoléon  1er.  11  y a dé- 
ployé tout  à l’aise  son  talent  de  symphoniste  con- 
sommé, amenant  progressivement,  par  une  série 
d’heureux  effets  harmoniques,  la  grande  scène  de 
l’hymne  national.  Mais  on  l’eût  souhaité  moins 
savant,  partant  plus  inspiré;  disons  le  mot  : plus 
emballé.  Pourtant  l’effet  a été  produit;  le  public  a cha- 
leureusement applaudi,  et,  en  somme,  c’était  justice. 

M.  Beyle  a interprété  avec  beaucoup  de  vigueur  le 
rôle  de  Rouget  de  Lisle,  et  M.  Bouvet  (Dietrich)  lui  a 
vaillamment  donné  la  réplique.  Ils  ont  été  secondés  à 
souhait  par  Mmes  Gardon,  Marié  de  Lisle  et  Sonély, 
ainsi  que  par  MM.  Delvove  et  Rothier. 

Et  maintenant  à vous,  auteurs  et  compositeurs  de 
France,  à nous  donner,  le  14  juillet  1901,  une  autre 
grande  scène  patriotique. 

Les  fastes  de  notre  histoire  sont  à cet  égard  assez 
riches  pour  que  vous  puissiez  y puiser  largement. 

Em.  foi  or  ht. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Les  douloureux  événements  qui  viennent  de  se  dé- 
rouler en  Chine,  mettent  encore  une  fois  en  lumière, 
la  nécessité  plus  qu’urgente  dans  laquelle  nous  nous 
trouvons  de  posséder  enfin,  non  seulement  une  armée 
coloniale  autonome  chargée  de  défendre  nos  colonies, 
mais  encore,  une  puissante  réserve  à cette  armée 
coloniale  pour  parer  aux  expéditions  lointaines  où 
l’honneur  du  drapeau  français  est  engagé. 

Le  sang  de  nos  malheureux  compatriotes  a coulé 
dans  des  boucheries  innomables  où  la  cruauté  des 
Célestes  s’est  exercée  avec  des  raffinements  inouïs 
dont  ils  ont  le  triste  secret.  La  répression  devrait 
arriver,  prompte  comme  la  foudre,  terrible  comme  la 
tempête.  Au  lieu  de  cela,  nous  assistons  déjà  à l’éter- 
nelle chanson  des  « Petits  Paquets  ». 

Comme  pour  l’expédition  de  Tunisie,  comme  pour 
celle  du  Tonkin,  on  expédie  au  loin  des  bataillons, 
des  batteries  rassemblés  à la  hâte,  en  épuisant  les 
régiments  d’infanterie  et  d’artillerie  de  marine  de  nos 
ports  de  guerre.  Et  la  défense  des  côtes!  Il  s’agit  bien 
de  cela  maintenant.  11  faut  trouver  une  brigade  de  nos 
braves  marsouins,  et  l’on  a peine  à la  composer  avec 
des  bataillons  de  600  à 700  hommes! 

Déjà,  on  pense  que  la  brigade  de  la  Marine  est 
insuffisante,  et  Ton  parle  de  lui  adjoindre  une  brigade 
de  la  Guerre  dont  on  désigne  l’excellent  chef,  le  géné- 
ral Bailloud,  qui  abandonne  les  splendeurs  de  l’Elysée 
pour  aller  conduire  au  feu  et  à la  gloire,  nos  vaillants 
petits  soldats  de  l’armée  de  terre. 

Si  les  événements  s’aggravent,  si  le  colosse  chinois 
résiste  trop  vigoureusement  au  morcellement,  à 
l’émiettement,  ce  sera  encore  la  Guerre  qui  sera 
chargée  de  fournil'  de  nouveaux  contingents  au  corps 


expéditionnairé.  C’est  forcé.  Il  n’y  a pas  de  réserve  d’ar- 
mée coloniale  ! 

Mais  alors,  nous  demandons  instamment  qu’on  ne 
retombe  pas  dans  les  errements  de  l’expédition  de 
Madagascar.  L’expérience  nous  a coûté  trop  cher.  Au 
lieu  d’envoyer  en  Chine  des  corps  nouveaux,  formés 
de  toutes  pièces  avec  des  éléments  constitutifs  excel- 
lents assurément,  mais  qui  manquent  d’homogénéité, 
qui  n’ont  pas  de  traditions,  où  les  officiers  et  leurs 
soldats  sont  inconnus  les  uns  des  autres,  il  faut,  au 
contraire,  prendre  franchement  des  vieux  régiments 
constitués,  ayant  la  fierté  de  leur  numéro,  possédant 
un  corps  d’officiers  homogène,  des  cadres  de  sous- 
officiers  dans  la  main  de  leurs  chefs  habituels,  en 
expurger  les  non-valeurs,  et  en  compléter  les  effectifs 
avec  les  nombreux  volontaires  tirés  de  l’armée  active 
comme  de  la  réserve.  Pourquoi  ne  pas  en  ouvrir  en 
effet  les  rangs  à nos  vaillants  réservistes?  Au  premier 
appel  de  la  Patrie,  nous  sommes  persuadés  qu’ils 
accourraient  en  foule  pour  demander  patriotiquement 
à s’enrôler  pour  la  durée  de  la  guerre. 

Ce  serait  une  excellente  mesure  qui  permettrait 
d’élever  sensiblement  la  moyenne  d’âge  de  nos  soldats 
de  l’armée  active  partant  pour  la  Chine  et  augmen- 
terait le  contingent  en  hommes  faits,  entraînés  et 
pourvus  d’un  moral  éprouvé.  Demandez  plutôt  aux 
officiers  de  l’armée  active  la  haute  estime  en  laquelle 
ils  tiennent  leurs  réservistes  quand  ils  reviennent  sous 
les  drapeaux  pour  accomplirune  périoded’instruction? 

Après  le  départ  de  ces  régiments  de  l’armée  active, 
et  pour  combler  en  France  pendant  leur  absence,  les 
vides  créés  dans  notre  mobilisation  générale,  on 
n’aurait  qu’à  organiser  les  formations  de  réserve  cor- 
respondantes à l’aide  des  quatrièmes  bataillons  et  de 
tous  les  hommes  du  régiment  non  désignés  pour  faire 
campagne,  ou  qui  seraient  sur  le  point  d’être  libérés, 
et  un  peu  plus  tard,  des  recrues  de  la  nouvelle  classe. 
Les  résultats  seraient  assurément  bien  meilleurs  sous 
tous  les  rapports,  discipline,  esprit  de  corps,  hygiène, 
résistance,  commandement,  etc.,  que  n’ont  été  ceux 
des  malheureux  200°  de  ligne  et  40e  chasseurs  pendant 
l’expédition  de  Madagascar,  corps  triés  sur  le  volet, 
qui  ont  été  s’égrener  en  un  funèbre  jalonnement,  le 
long  de  la  route  de  Tananarive! 

Capitaine  FANFARE. 

LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Le  casse-tête  chinois  met  à l’envers  les  cervelles  des 
diplomates  du  monde  entier,  l’attention  de  tous  les 
peuples  se  concentre  actuellement  sur  Pékin,  et  la 
guerre  du  Transvaal  semble  ne  plus  intéresser  que  les 
belligérants.  C’est  à peine  s’il  reste  encore  quelques 
admirateurs  de  ce  brave  petit  peuple  pour  marquer 
les  coups. 

La  lutte  farouche  soutenue  par  de  Wet  dans  l’Etat 
d’Orange,  et  par  Louis  Botha  autour  de  Prétoria, 
contre  des  forces  dix  fois  supérieures,  passionne  cepen- 
dant les  militaires.  Jamais  les  deux  vaillants  généraux 
boers  n’onL  déployé  plus  d’activité,  plus  de  courage, 
montré  plus  de  science  tactique,  et  les  coups  répétés 
portés  aux  Anglais  semblent  affoler  les  sous-ordres  de 
lord  Roberts,  qui  se  morfond  à Pretoria. 


476 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


La  fameuse  marche  concentrique  des  cinq  divisions 
qui  devait  aboutir  infailliblement  à la  prise  du  géné- 
ral de  Wet  et  de  sa  poignéeMe  braves  n’a  pas' amené 
le  résultat  escompté.  Bien  au  contraire,  lord  Roberts 
est  forcé  d'avouer  que  ce  diable  de  de  Wet  est  insai- 
sissable. Les  commandos  sonL  disséminés  un  peu 
partout  et  se  glissent  avec  beaucoup  d’adresse  entre 
les  colonnes  anglaises.  Les  généraux  Rundle,  Ilunter, 
Paget,  Broadwood  n’en  reviennent  pas  et  nous  annon- 
cent chaque  jour  pour  le  lendemain  la  capture  des 
Boers  et  la  pacification  complète  de  l’État  libre.  Je 
n’ai  point  la  place  d’entrer  dans  le  détail  de  cette 
lutte  fantastique;  qu’on  me  permette  cependant  de 
signaler  en  passant  l’incident  comique  de  Rooi-Krantz, 
où  les  chevaux  d’un  escadron  du  général  Brabant, 
pris  de  panique,  se  sont  échappés  précisément  dans  la 
direction  des  Boers  qui  naturellement  les  ont  captu- 
rés! C’est  le  pendant  de  la  fameuse  affaire  des  mules 
passant  à l’ennemi  avec  les  canons  du  général  Buller. 

Ce  qui  est  beaucoup  plus  sérieux,  c’est  l’effort  tenté 
par  Louis  Botha  autour  de  Prétoria.  Grâce  à la  puis- 
sante diversion  de  de  Wet  attirant  à lui  toutes  les 
troupes  dont  pouvait  disposer  lord  Roberts,  — diver- 
sion que  j’avais  indiquée,  — le  jeune  généralissime 
des  fédéraux  passe  brusquement  de  la  défensive  à 
l’offensive  et  livre,  le  1 1 juillet,  une  véritable  bataille 
au  généralissime  anglais.  L’affaire  s’étend  de  Derde- 
poort,  à 8 milles  au  nord-est  de  Prétoria,  à Nitrals 
Nek,  à 18  milles  au  nord-ouest.  A Derdepoort,  Gro- 
bler  ramène  xdvement  les  escadrons  du  7e  dragons, 
mais  le  combat  dans  le  col  de  Nitrals  est  autrement 
important.  Le  régiment  de  Lincolnshire,  2 escadrons 
de  dragons  et  une  batterie  d’artillerie  sont  littérale- 
ment mis  en  déroule,  et  le  lendemain  matin  les 
Boers  font  prisonniers  la  plus  grande  partie  de  ceux 
qui  ont  échappé  à la  fusillade. 

Lord  Roberts  a juré  de  prendre  sa  revanche  et,  dès 
le  16,  il  prépare  son  offensive  contre  Machadodorp  où 
se  tient  habituellement  le  vieux  président  Kruger. 
Trois  colonnes  sont  mises  en  mouvement  à cette  date 
du  16  juillet  : le  général  French  à droite  avec  la 
11e  division,  le  général  lan  Hamiiton  au  centre,  et 
Smith  Dorrien  à gauche.  L’objectif  est  l’occupation 
de  Middelburg,  qui  commande  la  ligne  de  Prétoria  à 
Lourenço-Marquès . 

Le  21  juillet,  on  télégraphie  du  Cap  qu’une  grande 
bataille  est  livrée  à Middelburg  et  que  Kruger  est  au 
milieu  de  ses  Burghers,  les  exhortant  à combattre 
jusqu’à  la  mort.  Le  lendemain,  un  télégramme  de 
lord  Roberts  ne  souffle  pas  mot  de  cette  grande 
bataille  et  se  contente  d’annoncer  une  escarmouche 
sur  la  ligne  de  Delagoa.  Attendons. 

Quant  au  général  Buller,  il  semble  que  toute  son 
activité  suffise  à peine  à protéger  ses  communications, 
par  la  voie  ferrée,  avec  Durban. 

EN  CHINE 

Les  dépêches  de  la  quinzaine  ne  jettent  pas  une 
clarté  bien  vive  sur  la  sanglante  tragédie  de  Pékin. 
Le  télégramme  officiel  de  l’Empereur  de  Chine  adressé, 
en  date  du  18  juillet,  à M.  Loubet,  lui  demandant  la 
médiation  de  la  France  et  affirmant  que  tous  les  mi- 
nistres européens  étaient  sains  et  saufs  sous  sa  sauve- 
garde, nous  offre  bien  une  lueur  d’espérance,  mais 
quelle  foi  peut-on  ajouter  à une  nouvelle  chinoise, 
même  officielle? 


Certes,  la  joie  a été  grande  en  France  et  dans  le 
monde  entier,  en  apprenant  que  tout  le  crime  n’était 
peut-être  pas  consommé.  Dès  le  lendemain,  hélas  ! le 
doute  envahissait  de  nouveau  les  esprits;  l’angoisse 
devenait  plus  poignante.  Pourquoi  l’empereur  de 
Chine,  qui  communique  si  facilement  avec  ses  ambas- 
sadeurs, ne  permet-il  pas  à M , Pichon  de  télégraphier 
un  mot,  un  seul,  à M.  Delcassé  ? Tout  le  monde  se 
pose  cette  question  et  personne  n’ose  formuler  la  ré- 
ponse naturelle  qui  en  découle. 

Les  nouvelles  de  Tien-Tsin  sont  meilleures.  La  pe- 
tite troupe  internationale  a fini  par  s’emparer  de  la 
ville  chinoise,  le  14  juillet,  après  un  combat  acharné 
qui  a coûté  aux  Européens  plus  de  700  hommes  mis 
hors  de  combat.  L’armée  chinoise  est  en  pleine  retraite 
sur  Pékin. 

Voilà  donc  entre  nos  mains  la  base  indispensable 
pour  les  opérations  futures  dans  le  Pé-tchi - Li  et  la 
marche  sur  la  capitale  chinoise.  La  campagne  sera 
rude,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  et  tous  les  vice- 
rois,  le  vieux  renard  Li-IIung-Chang  en  tête,  nous 
ménagenl  sans  doute  plus  d’une  sanglante  surprise. 
Et  puis,  à quelle  époque  l’Europe  sera-t-elle  en  mesure 
de  marcher  ? La  France  a déjà  expédié  7 000  à 8 000  hom- 
mes; d’autres  effectifs  de  même  importance  suivrontà 
bref  délai.  Elle  a désigné  le  commandant  en  chef  du 
corps  expéditionnaire, le  général  Voyron,  de  l’infanterie 
de  marine,  qui  aura  pour  brigadiers  les  généraux 
Bailloud  et  Frey.  Les  autres  nations  font  des  efforts 
analogues.  Mais  nous  sommes  loin  encore  de  la  concen- 
tration des  200  000  ou  250  000  hommes  nécessaires, 
concentration  qui  exigera  deux  mois  au  moins. 

Et  pendant  ce  temps,  l’Europe,  impuissante,  constate 
que  la  rébellion  gagne  toutes  les  provinces  et  que  la 
contagion  s'étend  même  à la  Mandchourie,  où  nos  amis 
les  Busses  sont  en  guerre  déclarée  avec  les  Célestes. 

La  situation,  il  faut  l’avouer,  est  très  inquiétante,  et 
peut-être  assistons-nous  à la  mobilisation  générale  de 
la  race  jaune.  Souhaitons  que  les  rivalités  internatio- 
nales, que  les  jalousies  diplomatiques  ne  viennent  pas 
compliquer  les  difficultés  inouïes  auxquelles  nous 
allons  nous  heurter. 

Henri  MAZEREAU. 

VARIÉTÉS 


Ce  que  nous  Mangeons 

La  viande  de  cheval. 

Le  Journal  la  Santé  humaine  nous  donne  sur  la 
viande  de  cheval  et  son  histoire,  de  très  intéressants 
détails. 

Dans  les  premiers  temps  du  christianisme,  les  ha- 
bitants de  la  Germanie  et  de  la  Scandinavie  sacri- 
fiaient des  chevaux  blancs  à leur  dieu  Odin  et  man- 
geaient ensuite  la  chair  des  victimes.  Pour  détruira 
le  culte  des  idoles,  les  missionnaires  chrétiens  décla- 
rèrent impure  la  viande  du  cheval  et  immondes  les 
hippophages.  Plus  tard,  la  croisade  contre  cet  ali- 
ment fut  abandonnée,  mais  le  préjugé  traversa  les 
siècles.  C’est  ce  préjugé  absurde  et  ridicule  qui,  à la 
campagne  encore  et  dans  beaucoup  de  petites  villes, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


477 


fait  considérer  toute  viande  de  solipèdes  (chevaux, 
ânes,  mulets)  comme  impropre  à la  consommation  ; 
là,  une  répugnance  traditionnelle  plus  ou  moins  ins- 
tinctive la  fait  dédaigner  de  parti  pris  par  bien  des 
gens.  Dans  les  grandes  villes,  au  contraire,  on  a si 
bien  reconnu  les  avantages  de  la  viande  de  cheval, 
que  des  boucheries  hippophagiques  ont  été  créées  et 
fonctionnent  pour  le  plus  grand  bien  des  classes  ou- 
vrières, qui  veulent  allier  avec  l’économie  une  ali- 
mentation saine  et  substantielle. 

Cet  heureux  résultat  est  dû  aux  puissants  efforts 
de  zélés  philanthropes  et  de  plusieurs  Sociétés  sa- 
vantes. Parmentier,  l’éminent  hygiéniste,  trouvait 
cette  viande  appétissante  et  agréable  au  goût.  L’il- 
lustre Larrey  ne  nourrit-il  pas,  après  Essling, 
6000  blessés  renfermés  dans  Pile  de  Lobau  avec  des 
soupes  au  cheval  ? Aussi  recommandait-il  l’usage  de 
cette  viande,  dont  il  vantait  le  bon  goût  et  la  valeur 
nutritive.  Baudens  disait  que,  pendant  la  guerre  de 
Crimée,  les  militaires  qui  s’étaient  nourris  de  viande 
de  cheval  avaient  été  préservés  du  choléra  et  du 
typhus.  Des  gastronomes  appelés  à se  prononcer  l'ont 
déclarée  digne  de  figurer  sur  les  meilleures  tables. 

Dans  presque  toute  l’Europe,  l’hippophagie  tend  de 
jour  en  jour  à se  généraliser.  Les  Danois  préfèrent  le 
rôti  de  cheval  à celui  du  bœuf.  Il  y a déjà  longtemps 
que  les  Belges  mangent  la  chair  des  solipèdes.  En 
Suisse,  en  Allemagne,  en  Suède,  les  bouchers  ont 
ouvert  des  établissements  parfaitement  conditionnés 
et  la  consommation  de  la  viande  de  cheval  est  répan- 
due dans  toutes  les  classes  de  la  société. 

En  France,  la  raison  qui,  croyons-nous,  a particu- 
lièrement contribué  à nous  léguer  les  restes  du  pré- 
jugé dont  il  est  question  plus  haut,  c’est  qu’on  n’ap- 
portait pas  à l’abatage  et  à l’inspection  des  animaux 
les  mêmes  soins  qu’à  ceux  des  autres  espèces  de  bou- 
cherie. Mais  aujourd’hui  les  chevaux  sont  sacrifiés, 
non  pas  aux  clos  d’équarrissage,  mais  aux  abattoirs 
ou  dans  des  tueries  spéciales,  tandis  que  l’examen 
des  animaux  et  la  surveillance  des  boucheries  et 
charcuteries  sont  confiées  à des  vétérinaires  qui  se 
montrentjustement  soucieux  de  sauvegarder  l’hygiène 
publique. 

Le  consommateur  n'a  donc  plus  à craindre  d’ètre 
trompé  au  double  point  de  vue  sanitaire  et  alimen- 
taire de  la  viande  de  cheval.  Certaines  personnes 
disent,  il  est  vrai,  que  cette  viande  est  malsaine 
parce  qu’elle  est  maigre.  C’est  une  erreur.  Les  ani- 
maux sacrifiés  pour  la  boucherie  sont  tout  au  moins 
en  bon  état  ; certains  même  sont  gras,  et  la  viande 
persillée  n’est  pas  rare.  D’ailleurs,  les  chevaux  trop 
maigres  sont  saisis,  de  même  que  l’on  saisit  les 
vaches  cordières  ou  troupières,  à cause  de  leur  mai- 
greur, et  dont  la  chair,  pauvre  en  principes  alibiles  | 
(graisse  et  musculine),  ne  supporterait  pas  le  désos- 
sage. 

D’aucuns  disent  encore  qu’on  ne  livre  à la  bou- 
cherie que  les  vieux  chevaux.  Le  reproche  est  injuste 
en  partie,  car  les  boucheries  hippophagiques  s’ali- 
mentent surtout  de  chevaux  méchants,  rétifs,  et  de 
chevaux  devenus  impropres  au  travail  pour  des 
causes  diverses,  fractures  ou  autres  accidents,  cécité, 
boiteries,  etc.  Et  en  admettant  que  les  chevaux  vieux 
prennent  le  chemin  de  l’abattoir,  oserait-on  soutenir 
avec  quelque  apparence  de  raison  que  la  viande 
de  ces  animaux  est  inférieure  à celle  des  vieilles 
vaches?  Un  membre  de  l’Académie  de  médecine  for- 


mulait naguère  cette  opinion  : « Vieux  bœuf,  mauvaise 
viande  ; vieux  cheval,  bonne  viande.  » Cet  adage  est 
souvent  l’expression  de  la  vérité,  car  comment  veut- 
on  qu’une  vache  de  quinze  ou  seize  ans,  qui  a tra- 
vaillé, donné  plusieurs  veaux  et  des  milliers  de 
litres  de  lait,  puisse  fournir  de  la  viande?  La  viande 
de  cheval,  saine  et  convenablement  préparée,  lui  sera 
certainement  supérieure. 

En  condensant  ce  qui  précède,  nous  pouvons  dire 
que  la  viande  du  cheval  abattu  dans  des  conditions 
satisfaisantes  est  ferme,  appétissante,  et  qu’elle  pos- 
sède des  propriétés  toniques  et  nutritives  élevées  ; en 
outre,  le  bouillon  fourni  par  cette  viande  est  savou- 
reux, aromatique  et  convient  aux  estomacs  délabrés  ; 
de  plus,  les  mets  préparés  avec  ces  viandes  sont  ten- 
dres, sapides  et  substantiels. 

Pourquoi,  d’ailleurs,  en  serait-il  autrement  ? Pour- 
quoi cette  viande  serait-elle  de  nature  inférieure  à 
celle  des  autres  animaux  que  nous  mangeons  ? Le 
tissu  musculaire  du  cheval  n’a-t-il  pas  la  même  com- 
position chimique  et  la  même  structure  que  celui  des 
autres  espèces  de  boucherie?  Du  reste,  les  recherches 
de  Liebig  ont  prouvé  qu’à  poids  égal  il  renferme  plus 
de  matières  albuminoïdes  que  celui  des  bovidés. 
Quant  à la  nourriture,  le  cheval  est  herbivore  comme 
le  bœuf,  comme  le  mouton  ; mieux  que  cela,  il  choi- 
sit ses  aliments  plus  minutieusement  que  ces  der- 
niers, puisqu’il  refuse  très  souvent  les  fourrages 
moisis  ou  avariés  que  les  bêtes  bovines  mangent 
après  lui. 

Donc,  la  vdande  de  cheval  constitue  un  aliment 
excellent  et  économique  à la  fois,  qui  est  appelé  à 
modérer  le  prix  excessif  des  autres  denrées  alimen- 
taires et  à servir  de  mine  de  nutrition  aux  classes 
pauvres  et  même  aux  classes  aisées  dans  l’avenir. 

LE  PORT  DE  PARIS 

Sait-on  que  le  port  qui,  en  France,  représente  le 
trafic  le  plus  important  n’est  ni  Le  Havre,  ni  Mar- 
seille, mais  bien  Paris?  C’est  le  Tour  du  Monde  qui 
nous  l’apprend. 

En  1898,  le  mouvement  du  port  de  Paris  s’était 
élevé  au  total  de  9164825  tonnes  avec  46  457  bateaux, 
comprenant  tous  les  types  en  usage  sur  les  réseaux  du 
Nord,  de  l’Est,  du  Centre  et  du  Sud-Est,  depuis  le 
petit  bateau  du  Berry  jusqu’au  chaland  de  la  basse 
Seine.  Or,  le  plus  actif  de  nos  ports  maritimes,  Mar- 
seille, a enregistré,  pour  la  même  période  annuelle, 
un  trafic  inférieur  de  plus  de  3 millions  1/2  de  tonnes, 
soit  5 595  647  tonnes.  Différence  colossale,  on  le  voit. 
Elle  s’explique  d’abord  par  ce  fait  que  Paris  est  un 
énorme  centre  de  consommation,  mais  aussi  parce 
que  le  port  de  Paris  est  admirablement  relié  au 
réseau  navigable,  non  seulement  de  France,  mais 
d’Europe.  Cette  heureuse  situation  a permis  au  mou- 
vement commercial  du  port  de  Paris  de  progresser 
alors  que,  durant  les  cinq  ou  six  dernières  années, 
les  moyennes  des  entrées  et  sorties  demeuraient  à peu 
près  stationnaires  dans  nos  grands  ports. 

Si  nous  consultons  en  effet  la  statistique  de  la  navi- 
gation intérieure  publiée  par  le  ministère  des  tra- 
vaux publics,  nous  voyons  que  le  poids  total  des  char- 
gements à Paiis  était,  en  1883,  de  5334000  tonnes. 


478 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Six  ans  après,  ce  chiffre  s’est  élevé  à 6 146  916  tonnes; 
en  1895,  il  est  de  6937714.  En  1896,  les  7 millions 
sont  dépassés  de  258  441  tonnes.  Un  an  se  passe,  et 
le  8°  million  est  effleuré.  Enlin,  en  1898,  la  progres- 
sion du  trafic  fluvial  de  Paris  fait  un  saut  imposant  : 
1 241  030  tonnes,  soit  une  augmentation  de  15,7  p.  100 
sur  le  nombre  total. 

Le  nombre  des  bateaux  a suivi  une  ascension 
parallèle.  On  en  comptait  32  000  en  1883,  on  en  trouve 
46457  en  1898. 

Il  suffit,  d’ailleurs,  de  circuler  sur  les  quais  de  Paris 
pour  y constater  une  animation  très  grande.  Remar- 
quons que  sur  les  9 164  825  tonnes  constituant  le  mou- 
vement total  de  1898,  les  arrivages  figurent  pour 
5 280  788  tonnes  ; les  expéditions  ne  sont  comprises 
dans  ce  chiffre  total  que  pour  1814196  tonnes,  le 
transit  et  le  traiic  local  absorbant  le  reste.  On  com- 
prendra aisément  qu’il  en  soit  ainsi.  Paris  absorbe 
des  quantités  formidables  non  seulement  de  pro- 
duits alimentaires,  mais  aussi  de  matières  pre- 
mières, dont  ses  usines  et  ses  manufactures  sans 
nombre  ont  besoin.  Les  exportations  parisiennes  qui 
suivent  la  voie  de  la  Seine  consistent  en  objets  manu- 
facturés, ayant  proportionnellement  plus  de  valeur 
que  les  importations,  mais  tenant  beaucoup  moins  de 
place.  Tout  fait  espérer  d’ailleurs  que  ce  mouvement 
du  port  de  Paris  ira  grandissant,  grâce  à une  annexe 
fort  utile,  indispensable  même,  qu’on  vient  de  lui 
ajouter,  à la  lin  de  l’année  dernière.  Nous  voulons 
parler  du  port  d’Ivry,  qui  a été  organisé  en  port  de 
transbordement  ou  de  raccordement  entre  le  réseau 
ferré  et  le  réseau  navigable. 

Jusqu’à  ces  derniers  mois,  en  effet,  le  réseau  ferré 
et  le  réseau  navigable  se  croisaient  et  s’enchevêtraient 
à Paris,  sans  qu’il  existât  entre  eux  aucun  point  de 
contact  effectif.  La  Chambre  de  commerce  de  Paris, 
depuis  longtemps  frappée  de  cet  inconvénient,  décida, 

11  y a deux  ans,  l’établissement  à Ivry  d’une  « sou- 
dure » entre  les  deux  réseaux.  L’oeuvre  est  depuis  peu 
achevée  et  nul  doute  que  le  port  d’Ivry  ne  donne  une 
large  impulsion  au  commerce  parisien. 

tru- 

stât isti  que  comparée 

des  précédentes  Expositions 

Comme  l’Exposition  de  1900  est  plus  grande  que 
toutes  les  autres,  comme  surtout  elle  réunit  plus 
d’exposants,  on  en  conclut  quelle  attirera  plus  de 
monde  encore  que  ses  devancières. 

A ce  sujet,  le  journal  le  Rentier  donne  des  statis- 
tiques sur  le  mouvement  des  entrées  aux  expositions 
de  1867,  1878,  1889,  sur  le  nombre  des  voyageurs 
venus  à Paris  à ces  différentes  époques,  ainsi  que  le 
nombre  des  exposants  et  des  récompenses. 

En  1867,  la  moyenne  journalière  d’entrées  a été  de 
44  699  et  le  total  général  de  8 179  920. 

En  1878,  la  moyenne  a été  de  65  789  et  le  total 

12  039  471. 

En  1889,  la  moyenne  : 152  158,  et  le  total  : 

28  121  975. 

L’Exposition  de  1889  a été  inaugurée  par  le  prési- 
dent Carnot  le  6 mai.  C’est  ce  jour-là  que  les  entrées 
ont  été  le  moins  nombreuses  : 36  922. 

Les  chiffres  les  plus  élevés  furent  le  3 octobre, 


385  367,  et  le  jour  de  la  clôture,  avec  373  000  entrées 
payantes  et  15  000  non  payantes,  soit  388  000  entrées. 
Au  total,  l’Exposition  de  1889  a reçu  28  121  975  visites 
payantes. 

Les  étrangers  et  provinciaux  arrivés  à Paris  pour 
les  Expositions  se  chiffrent  par  525  571  en  1867;  par 
571  792  en  1878;  par  1500  000  en  1889.  Quant  aux 
étrangers,  ils  se  classent  ainsi  par  nationalités  : 


1878  1889 


Anglais 

64 

034 

380 

000 

Belges 

31 

419 

225 

400 

Allemands 

23 

524 

160 

000 

Italiens 

16 

417 

38 

000 

Américains  du  Nord. . 

13 

284 

115 

000 

Suisses 

14 

550 

52 

000 

Espagnols 

10 

834 

56 

000 

Portugais 

)) 

3 

500 

Autrichiens 

9 

122 

32 

000 

Hollandais 

7 

380 

10 

000 

Russes 

6 

346 

7 

000 

Grecs, Roumains, Turcs 

» 

5 

000 

Suédois,  Norvégiens. . 

2 

896 

2 

500 

Japonais 

180  \ 

Chinois 

89  ( 

8 

230 

Nicaragua 

i 1 ; 

Africains  (divers  pays). 

12 

000 

Océaniens, Javanais. .. 

3 

800 

Ce  mouvement  a produit  des  recettes  correspon- 
dantes dans  les  grandes  compagnies  de  chemins  de 
fer.  Ainsi,  en  1878,  l’augmentation  des  recettes  réali- 
sées sur  l’année  précédente  a été  d’environ  55  000  000. 
En  1889,  l’augmentation  sur  1888  a été  de  78000000. 

Le  nombre  des  exposants  a été  le  suivant  : en  1867, 
50  226  ; en  1878,  60  000;  en  1889,  60  000.11  est,  en  1900, 
de  75  000. 

LA  TOUR  DE  BABEL 

Dans  une  des  dernières  séances  de  l’Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  un  savant,  M.  de  Mély, 
nous  a fait  connaître  l’état  de  la  tour  de  Babel  en  353 
après  Jésus-Christ.  Dans  un  manuscrit  grec  inconnu, 
qu’il  vient  de  publier  pour  l’Académie  des  sciences, 
on  trouve  en  effet  la  description  d’un  temple  chaldéen, 
qu’Harpocration  a visité  et  mensuré  très  exactement 
après  en  avoir  déterminé  la  position  géographique. 
Son  identité  avec  Birs-Nemroud,  la  tour  de  la  con- 
fusion des  langues  ou  tour  de  Babel,  est,  dit-il,  indis- 
cutable, et  c'est  le  seul  document  aussi  important  qui 
nous  soit  parvenu  du  monument  le  plus  ancien  des 
civilisations  humaines.  Elle  avait  été  restaurée  au 
vie  siècle  avant  Jésus-Christ  par  Nabuchodonosor, 
qui  nous  apprend  dans  son  inscription  qu’elle  avait 
été  élevée  quarante-deux  générations  avant  lui.  Grâce 
à Ilarpocration,  nous  savons  maintenant  qu’au 
ive  siècle  après  Jésus-Christ  on  y célébrait  encore  le 
culte  ; elle  fut  abandonnée  avant  380. 

Elle  était  distante  de  94  kilomètres  de  Ctésiphon, 
au  sud  de  Babylone;  elle  se  composait  d’un  soubas- 
sement très  large  de  184  mètres  de  côté,  qui  avait 
75  pieds  de  hauteur.  Au  milieu  s’élevait  une  tour 
carrée  formée  de  six  degrés  superposés,  ayant  cha- 
cun 28  pieds  de  hauteur;  ils  étaient  surmontés  d’un 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


479 


petit  sanctuaire,  ayant  lo  pieds  de  hauteur.  Ces 
sept  étages  avaient  67  mètres  d’élévation.  Le  premier 
degré  avait,  au  niveau  de  la  plate-forme,  43  mètres  de 
côté.  On  montait  au  sanctuaire  par  trois  cent  soixante- 
cinq  marches  extérieures,  dont  trois  cent  cinq  étaient 
d’argent  et  soixante  d'or;  ce  nombre  représentait  les 
trois  cent  soixante-cinq  jours  de  l’année;  divisés  par 
les  sept  étages,  correspondant  aux  sept  jours  de  la 
semaine,  ils  donnaient  les  cinquante-deux  semaines 
de  l’année. 

> 

LES  LIVRES 


Quo  Vadis,  d’Henrik  Siesnkiewicz.  — Nous  avons 
enfin  la  traduction  française  du  fameux  roman  d’Hen- 
rik Sienkiewicz.  C’est  le  roman  qui  a eu  le  plus  écla- 
tant succès,  dans  ces  dernières  années,  aussi  bien  en 
Europe  qu’en  Amérique.  Traduit  du  polonais  en  une 
vingtaine  de  langues  et  dialectes,  il  a fait  de  son 
auteur  le  premier  romancier  de  la  littérature  polo- 
naise actuelle.  On  a même  tiré  de  l’œuvre  de  Sienkie- 
wicz plusieurs  pièces  de  théâtre. 

Le  titre  en  est  emprunté  à une  légende  des  pre- 
miers,temps  du  Christianisme. 

Quand  on  sort  aujourd’hui  de  Home  par  la  porte 
Saint-Sébastien,  avant  d’arriver  à la  partie  de  la  voie 
Appienne  d’où  l’on  découvre,  en  pleine  campagne 
romaine,  les  monts  Albains,  sur  la  route  encaissée, 
sans  horizon,  on  passe  devant  une  modeste  et  simple 
église,  sur  le  fronton  de  laquelle  on  peut  lire  : Quo 
vadis.  C’est  là  que  saint  Pierre  quittant  Rome  ren- 
contra, selon  la  légende,  le  Christ  lui-même  et  lui 
demanda  : Quo  vadis,  Domine  ? « Où  vas-tu,  Seigneur  ? 

— Puisque  tu  abandonnes  ton  troupeau,  je  reviens 
à Rome  pour  qu’on  m’y  crucifie  une  seconde  fois.  » 

— Et  saint  Pierre  revint  sur  ses  pas... 

L’action  se  déroule  donc  à l’époque  de  Néron.  Comme 
dans  le  célèbre  tableau  de  Couture,  nous  voyons, 
dépeinte  de  vigoureuse  et  pittoresque  façon,  l’orgie 
impériale  se  poursuivre  au  Palatin,  à Antium  et  a 
Cumes.  Les  épisodes  les  plus  connus  de  la  vie  de 
l’histrion  couronné  sont  évoqués  avec  un  art  merveil- 
leux ; l’incendie  de  Rome,  notamment,  y forme  une 
description  d’une  terrifiante  grandeur.  Et  tandis  que 
l’imagination  de  Néron  ne  sait  qu’enfanter  pour  éton- 
ner Rome  asservie,  la  nouvelle  doctrine,  venue  de 
Galilée,  gagne  chaque  jour  de  nouveaux  adeptes,  de 
déterminés  néophytes.  Non  loin  de  la  capitale,  les 
chrétiens  viennent  écouter  la  parole  de  Pierre  et  re- 
cevoir le  baptême.  Nous  assistons  à la  fin  sanglante 
d’un  monde  et  à la  naissance  de  temps  nouveaux. 

L’amour  d’un  jeune  patricien,  Vinicius,  admis  à la 
cour  de  César,  cousin  de  Pétrone,  l’ami  de  Néron, 
l’arbitre  des  élégances,  pour  une  Lygienne  qui  a em- 
brassé la  religion  du  Christ,  fait  le  fond  même  du 
roman.  C’est  cet  amour  qui  amène  Vinicius  à se  con- 
vertir au  Christianisme:  il  triomphe  de  tous  les  obs- 
tacles, il  triomphe  aussi  de  César! 

Je  ne  saurais,  dans  un  court  résumé,  donner  une 
idée  suffisante  des  scènes  variées,  des  péripéties 
émouvantes  qui  marquent  le  développement  de  cette 
œuvre  puissante.  Mais  je  recommande  à mes  lecteurs 
le  livre  de  Sienkiewicz  : c’est  un  conseil  dont,  j’es- 
père, n’auront  qu’à  se  louer  tous  ceux  qui  l’auront 
suivi. 


Parmi  les  ouvrages  qui  se  recommandent  au  public, 
surtout  au  moment  de  voyager,  citons  l’œuvre  nou- 
velle d’Edouard  Gachot,  A travers  les  Alpes,  qui  donne 
la  plus  nette  vision  des  beautés  de  la  montagne 
(Flammarion,  éditeur).  Excursion  de  deux  journalistes 
dans  les  massifs  deChamonix,  du  Grand  Saint-Bernard, 
du  Cervin,  du  Gothard  et  sur  le  lac  des  Quatre-Can- 
tons,  les  descriptions  imagées  succèdent  aux  légendes. 
Pas  de  meilleur  guide  pour  le  voyageur  allant  visiter 
la  Suisse  ou  le  nord  de  l’Italie  ; pas  de  meilleur  compa- 
gnon de  voyage;  c’est  même  un  très  bon  livre  de 
chevet  pour...  celles  ou  ceux  qui  ne  voyagent  pas. 


L'Intime  de  Michel  Dolques  est  un  volume  de  poésies, 
d’inspiration  vraiment  sincère.  C’est  une  œuvre  de 
touchante  simplicité  et  de  réelle  émotion.  L’auteur 
nous  confie  — le  titre  se  justifie  — ses  regrets,  ses 
espérances  et  ses  joies.  Il  chante  son  pays,  sa  famille, 
ses  amis  dans  des  vers  où  il  entre  plus  que  de  la 
reconnaissance;  on  y retrouve  comme  un  lointain  et 
dernier  écho  du  rythme  lamartinien.  On  sent  que 
M.  Dolques  a vécu  dans  « l’intimité  » de  l’auteur  de 
Jocelyn.  11  faut  l en  féliciter.  Ce  qu’il  y a de  meilleur 
dans  son  volume,  ce  sont  les  pièces  de  poésie  où  il 
laisse  s’exhaler  harmonieusement  les  impressions  per- 
sonnelles, c’est  ce  qui  jaillit  de  son  cœur.  Quand  il 
entreprend  les  grands  sujets,  comme  dans  son  hymne 
à Gutenberg,  sa  muse,  douce  et  familière,  parait 
surprise  et  hésitante.  M.  Dolques  me  pardonnera  cette 
légère  critique  qui  n’afTaiblit  pas,  du  reste,  les  éloges 
que  je  me  plais  à lui  décerner  et  qu’il  mérite. 


Le  Chemin  du  Repos,  par  Maurice  Pottecher.  — Tous 
les  délicats,  tous  ceux  qui  onl  souci  du  Beau,  quelque 
forme  qu’il  emprunte,  connaissent  le  nom  de  Maurice 
Pottecher.  C’est  un  des  écrivains  de  la  jeune  généra- 
tion sur  qui  l’on  est  en  droit  de  compter. 

Aussi  avons-nous  plaisir  à leur  signaler  une  œuvre 
nouvelle  de  Maurice  Pottecher  : Le  Chemin  du  Repos, 
édition  du  « Mercure  de  France  ».  Ils  trouveront  en 
ce  recueil  de  vers,  d’une  langue  souple  et  riche,  de 
quoi  les  charmer.  J.  G. 


RECETTES  ET  CONSEILS 


POUR  PROLONGER  LA  DURÉE  DES  GANTS. 

Moyen  de  prolonger  la  durée  des  gants  clairs  : 

On  a le  soin,  chaque  fois  que  l’on  a porté  les  gants,  après 
être  rentré  chez  soi,  de  prendre  un  peu  de  mie  de  pain  ferme 
et  d’en  frotter  les  gants  jusqu’à  ce  qu'ils  soient  redevenus  par- 
faitement nets. 

On  dispose  pour  cela  un  linge  blanc  sur  une  table,  ou  y 
étend  le  gant,  et  l’on  frotte  celui-ci  assez  vigoureusement,  en 
partant  du  poignet  jusqu’au  bout  des  doigts.  Il  faut,  nous  le 
répétons,  que  la  mie  de  pain  employée  soit  ferme  (la  mie 
tendre  collerait  aux  gants  et  ne  ferait  pas  le  même  effet);  afin 
qu’elle  s’émiette  moins,  on  la  laisse  adhérer  à un  morceau  de 
croûte  qui  sert  comme  un  dessus  de  brosse.  Cette  mie  de  pain 
se  noircit  promptement  au  contact  des  gants  salis;  il  faut,  on 
le  devine,  en  reprendre  une  nouvelle  tranche  pour  parfaite- 
ment achever  le  nettoyage. 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Faut-il,  oui  ou  non,  mettre  des  os  dans  le  pot-au-feu? 
Quelle  est  leur  valeur  alimentaire? 

Lorsqu'on  met  un  os  dans  le ‘pot-au-feu,  une  partie  de  la 
gélatine  contenue  dans  les  pores  de  cet  os  finit  par  se  dissoudre, 
et  les  vides  qu’elle  y laisse  se  garnissent  des  sucs  de  la  viande 
tenus  en  suspension  dans  le  bouillon  : aussi,  après  une  ébulli- 
tion de  cinq  ou  six  heures,  l’os  devient  excellent  à sucer,  car 
il  a absorbé  les  meilleurs  éléments  du  potage.  Le  jarret  de 
bœuf,  en  si  grande  faveur  chez  les  restaurateurs  pour  la  con- 
fection du  bouillon,  doit  également  en  être  exclu.  Le  bouillon 
qu’on  en  obtient  est  tout  simplement  de  la  colle.  Le  bon 
bouillon  est  et  doit  être  clair  et  limpide. 


Toto  ferait  moins  la  grimace  s’il  s’agissait  de  sa 
Phosphatine  Falières. 


PENDANT  L’ORAGE. 

Nous  sommes  dans  la  saison  des  orages  ; on  ne  peut  trop 
répéter  quelles  sont  les  précautions  à prendre  à ce  sujet. 

Pendant  l’orage,  éloignez-vous  des  rivières,  des  masses  d’eau. 
Ne  vous,  appuyez  ni  aux  murs  ni  aux  haies. 

Si  vous  êtes  sur  une  route,  tenez-vous  au  milieu,  à égale 
distance  des  arbres  des  deux  côtés,  à moins  que  parmi  ces 
arbres  se  trouve  un  hêtre  à larges  feuilles.  Cet  arbre  n’est 
jamais  frappé  par  la  foudre. 

Si  vous  êtes  en  voiture  et  que  votre  cheval  prenne  peur  aux 
coups  de  la  foudre,  descendez,  et  en  le  tenant  par  la  bride, 
tournez-le  du  côté  opposé  à celui  d’où  vient  l’orage. 

Dans  la  maison,  ayez  soin  de  ne  pas  vous  tenir  devant  les 
croisées,  ni  dans  les  couloirs,  ni  devant  la  cheminée.  Autant 
que  possible,  restez  dans  la  pièce  d’en  bas,  au  milieu,  et  éloi- 
gnez-vous de  tout  objet  métallique. 


Point  de  longue  vie  sans  bonnes  dents  : conservez-les  par 
l’emploi  de  Y Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique,  le  seul  qui 
blanchit  les  dents  sans  en  altérer  l’émail  et  parfume  délicieu- 
sement la  bouche. 

Pour  les  soins  du  corps,  toute  femme  soucieuse  de  sa  beauté 
usera  exclusivement  de  l’ Eucalypta,  la  seule  eau  de  toilette 
antiseptique. 


Dans  l'alimentation  des  enfants,  à quelle  époque  doit 
apparaître  la  viande  ? 

La  nourriture,  jusqu’à  dix-huit  mois,  doit  être  composée 
d’œufs  et  d’hydrates  de  carbone,  qui  seuls  sont  digérés  et  as- 
similables. Au-dessous  de  quinze  mois,  la  viande  de  bœuf  et  de 
veau  n’est  pas  sensiblement  modifiée  par  les  organes  digestifs 
normaux. 

La  viande  est  donc  toujours  nuisible  à cet  âge.  Il  en  est  de 
même  chez  les  enfants  de  quinze  à dix-huit  mois  dont  l’état  de 
santé  est  médiocre  et  qui  ont  des  troubles  gastro-entéritiques.  La 
viande  est  mal  supportée  par  les  enfants  en  état  de  maladie. 
Elle  devient  la  cause  de  fermentations  et  d’auto-intoxications 
consécutives  chez  ceux  qui  sont  atteints  de  troubles  gastro- 
intestinaux. Elle  est  bien  digérée  et  améliore  la  nutrition  seu- 
lement après  le  vingtième  mois,  chez  les  enfants  de  bonne 
constitution. 


DÉGRAISSAGE  DES  COLS  d’hABITS. 

Enduire  à chaud  le  col  à dégraisser  avec  de  la  colle  de 
menuisier  (colle  forte)  demi-liquide,  laisser  sécher  pendant  une 
demi-journée;  appliquer  du  savon  vert  assez  chaud  et  six. 
heures  après  brosser  vigoureusement  avec  une  forte  brosse  dure 
mouillée  d’alcool  ou  de  forte  eau-de-vie.  Le  dégraissage  ainsi 
obtenu,  on  remettra  le  poil  dans  la  direction  voulue  en  em- 
ployant de  l’eau  chaude. 


Voulez-vous  empêcher  vos  flanelles  de  jaunir  au  lavage  ? 

Prenez  un  litre  d’eau,  deux  cuillerées  de  farine,  délayez-la 
bien  ; mettez  ce  mélange  sur  le  feu  ; remuez-le  ; versez-en  la 
moitié  sur  la  flanelle  en  frottant  comme  si  c’était  du  savon. 
Après  cela,  rincez  la  llauelle  à l’eau  claire. 

Quant  à l’empêcher  de  se  rétrécir,  si  vous  en  connaissez  un 
moyen,  je  vous  prie  de  me  le  faire  connaître. 


POUR  CHASSER  LES  RATS. 

Voulez-vous,  dit  Chasse  et  Pêche,  connaître  un  excellent 
moyen  de  vous  débarrasser  des  rats,  la  grande  nuisance  des 
greniers  à fourrages,  comme  de  tout  endroit  où  les  provisions 
sont  amoncelées?  Le  remède  est  simple,  peu  coûteux  et  telle- 
ment efficace,  que  les  intéressantes  familles  de  rongeurs 
quittent  votre  demeure  avec  un  dégoût  non  déguisé. 

Tâchez  de  vous  procurer  un  ou  deux  rats  du  voisinage  ou 
d’en  attraper  quelques-uns  chez  vous-même.  Prenez-les  déli- 
catement par  le  cou,  au  besoin  au  moyen  d’une  paire  de  pin- 
cettes entourées  d'étoffes,  et  plongez-les  dans  du  goudron  de 
houille,  en  ayant  soin  que  la  tête  ne  soit  pas  touchée.  Lâchez 
votre  rat  et  laissez-le  regagner  ses  pénates.  Vous  m’en  direz 
des  nouvelles. 


POUR  PAIRE  DISPARAITRE  LES  VERRUES. 

11  y a nombre  de  recettes  pour  faire  disparaître  les  verrués; 
en  voici  une  très  facile  à mettre  en  pratique,  qui  nous  a été 
communiquée. 

Faire  un  petit  cataplasme  de  farine  de  blé  humectée  de  fort 
vinaigre.  Placer  sur  la  peau  un  morceau  de  sparadrap  au  mi- 
lieu duquel  on  a percé  un  trou  par  où  passe  la  verrue.  Re- 
couvrir celle-ci  du  cataplasme  qui,  grâce  au  morceau  de  spara- 
drap, n’irrite  pas  la  peau. 

On  renouvelle  l'application  du  cataplasme  jusqu’à  complète 
réussite. 


JEUX  ET  fl|VlUSE|VIE|MTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  15  Juillet  1900 


Avant  la  suppression  du  0,  on  avait  230  ; comme  on  avait 
ajouté  2 au  produit  par  4,  ce  produit  était  228. 

228 

Le  nombre  multiplié  par  4 était  donc  — ou  57. 


Avant  la  soustraction  de  3 on  avait  60;  et  comme  on  avait 
multiplié  par  5,  le  nombre  primitif  était  12. 

Il  avait  donc  12  francs. 


Ont  résolu  le  problème:  Mlles  Th.  Le  Brun,  Rose  Fouquet, 
à Paris  ; MM.  Robert  Pillivugt,  à Foëcy  (Cher)  ; Georges  Lutz,  à 
Strasbourg;  Prève,  à Chambéry;  Isnardon,  à Arles  ; Mlle  Lau- 
tier,  à Valence;  Mme  Marchand,  à Limoges;  Ancel,  à Pontar- 
lier  ; Vincent,  à Lyon;  Robert,  à Châteauroux  ; Chardon  et 
Marot,  à Bordeaux;  la  Société  des  commerçants,  à Lugano  ; 
Mlle  Claire  de  Tcustain  pacha,  à Contantinople  ; l’Union  chré- 
tienne des  jeunes  gens,  à Neufchâtel  (Suisse);  Aubry,  à Ronfleur. 


énigme  : Fusil. 


PROBLÈME. 

Un  ouvrier  convient  de  travailler  pendant  10  mois  pour 
650  francs,  plus  un  porc  gras  estimé  1 fr.  20  le  kilogramme.  A la 
fin  du  huitième  mois,  l’ouvrier  tombe  malade  et  réclame  pour 
son  salaire  496  francs  plus  le  porc.  Combien  pesait  ce  dernier  ; 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cobteil.  Imprimerie  Ld.  Cbété. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LA  PORTE  DE  LA  CATHEDRALE  DE  VERONE 


«IlilÉÉll 


La  Porte  de  la  Cathédrale  de  Vérone.  — Gravure  de  Delociie. 


10 


15  août  1900 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LA  PORTE  DE  LA  CATHÉDRALE  DE  VÉRONE 


La  cathédrale  de  Vérone  n’est  sans  doute  pas 
le  monument  le  plus  visité  de  cette  ville.  Il  est 
certain  que  le  palais  du  Conseil,  les  tombeaux  des 
Scaliger,  la  place  des  Herbes  ou  la  prétendue 
tombe  de  Juliette  attirent  et  retiennent  plus  de 
voyageurs.  Mais  le  portail  que  nous  présentons 
à nos  lecteurs  est  de  si  harmonieuses  proportions, 
il  est  si  simple  et  de  style  roman  si  pur  qu’on  ne 
peut  s’empêcher  de  l’admirer.  Les  deux  colonnes 
du  premier  plan,  portées  par  des  griffons,  rappel- 
lent les  colonnes  de  la  chaire  de  la  cathédrale  de 
Pistoïa;  elles  n’en  ont  pas  cependant  l’élégance 


ni  le  fini.  Derrière  ces  deux  colonnes  travaillées 
et  les  deux  autres  lisses,  on  remarque  les  statues 
des  paladins  de  Charlemagne,  Roland  et  Olivier. 
Les  moulures  qui  encadrent  la  porte  sont  toutes 
de  motifs  et  de  dessins  différents.  Les  bas-reliefs 
grossiers  de  ce  portail  sont,  d’après  une  ins- 
cription, d’un  certain  Nicolaus.  La  façade  entière 
de  l’église,  qu’on  aperçoit  ici  en  partie,  n’a  pas 
la  richesse  des  cathédrales  d’Orviéto,  de  Sienne 
et  de  Florence.  Ce  qui  la  distingue,  c’est  la  sim- 
plicité. Elle  date  du  xivc  siècle. 

J.  G. 


AU  CANADA 

ROCHEUSES  “ FIN  DE  SIÈCLE 


Bien  que  le  perfectionnement  des  moyens  de 
transport  ait  singulièrement  rapproché  l’ancien 
et  le  nouveau  continent,  on  n’est  pas  encore  bien 
accoutumé,  en  Europe,  à considérer  les  monta- 
gnes Rocheuses  comme  une  station  d’été. 

Le  paysage  que  nous  mettons  aujourd’hui  sous 
les  yeux  des  lecteurs  du  Magasin  Pittoresque 
montre  mieux  que  de  longues  dissertations  la 
différence  qui  sépare  le  Far-  West  de  cette  fin  de 
siècle  d’avec  celui  de  Fenimore  Cooper.  Un  effort 
de  pensée  est  nécessaire  pour  se  convaincre  qu’on 
n’est  pas  là  en  face  d’un  des  hôtels  alpestres  de 
Suisse  ou  du  Tyrol  ; pour  se  rendre  compte  que, 
dans  ces  forêts,  le  touriste  rencontre,  non  de 
petits  montagnards  prêts  à lui  vendre  des  cor- 
beilles de  fruits  et  des  jouets  de  sapin,  mais  de 
solennels  Peaux-Rouges  très  désireux  de  se  défaire 
de  colliers  de  perles  fausses,  de  flèches  et  de  mo- 
cassins. 

Il  y a toutefois  un  point  de  ressemblance  entre 
les  deux  situations  : c’est  que  dans  l’un  et  l’autre 
cas  le  voyageur  est  mis  en  coupe  réglée  par  les 
naturels. 

Le  principal  pionnier  de  la  civilisation  des 
Rocheuses  est  sans  contredit  la  compagnie  des 
chemins  de  fer  du  Canadian  Pacific.  Ce  n'est  pas 
seulement  aux  États-Unis  que  l’art  d’ « amorcer  » 
le  touriste  a presque  atteint  la  perfection.  Au 
Dominion  aussi  de  puissants  capitalistes  ont 
choisi  des  sites  inconnus  jusqu’alors,  bâti 
d’énormes  hôtels,  et,  ceci  fait,  à coup  de  réclame, 
ont  dirigé  de  leur  côté  un  courant,  tous  les  ans 
plus  considérable,  de  voyageurs. 

Ce  que  M.  Flagler  et  d’autres  nababs  des  voies 
ferrées  ont  fait  pour  la  Floride  (1),  le  Canadian 
Pacific  l'a  exécuté  pour  les  Rocheuses  de  la 
colonie  anglaise. 

(1)  Voir  le  numéro  du  1er  février  1897  du  Magasin  Pitto- 
resque. 


A vrai  dire,  le  System  d'hôtels  de  cette  compa- 
gnie n’est  pas  limité  aux  montagnes  du  Far- 
West.  On  lui  doit,  à d’extrême  Est,  le  magnifique 
et  pittoresque  Frontenac,  qui,  s’élevant  sur  la  ter- 
rasse Dufferin  à Québec,  a entièrement  changé 
l’aspect  général  de  la  vieille  cité  française. 

A Montréal,  c’est  le  Place  Viger  Ilotel  ; à Van- 
couver, à l’autre  extrémité  delà  ligne,  sur  l’océan 
Pacifique,  le  Vancouver  Hôtel,  un  des  plus  beaux 
de  l’Ouest.  Dans  l’intervalle,  le  long  de  la  voie 
ferrée  sont  échelonnés  sept  autres  grands  cara- 
vansérails, dont  six  dans  les  Rocheuses. 

Hâtons-nous  d'ajouter  que  cette  compagnie  du 
C.  P.  Railway,  qui  a tant  faitpour les  touristes,  n’a 
pas  oublié  les  déshérités  de  Infortune.  Les  voya- 
geurs qui  ne  peuvent  se  payer  le  luxe  de  wagons- 
lits  ne  sont,  pas  plus  que  les  riches,  obligés  de 
changer  de  voiture  sur  l’immense  parcours  de 
Montréal  à Vancouver.  Les  wagons  dits  co/onists, 
qui  sont  en  réalité  la  deuxième  classe  de  ce  pays, 
renferment  des  banquettes  à extension,  formant 
lit  la  nuit.  Pour  des  prix  modiques,  on  peut  se 
procurer  dans  les  gares  des  matelas  (3  fr.  73),  des 
oreillers,  des  couvertures,  et  éviter  ainsi  les  frais 
des  sleeping-cars.  La  question  de  nourriture  a 
été  réglée  sur  le  même  plan  : quiconque  trouve 
trop  cher  de  payer  3 fr.  73  au  wagon  restaurant 
peut  faire  un  repas  économique  au  buffet  roulant. 

Il  n’est  même  pas  nécessaire,  à la  rigueur, 
d’acheter  un  guide  pour  avoir  des  renseignements 
détaillés  sur  les  contrées  parcourues.  Peu  de 
sociétés  commerciales  entendent  l’art  de  la 
réclame  comme  les  compagnies  de  chemins  de 
fer  du  Nouveau  Monde.  Elles  publient  et  distri- 
buent avec  un  zèle  puissamment  avivé  par  la  con- 
currence, toutes  sortes  de  brochures,  indications 
annotées,  relations  de  voyages,  des  livres  même  de 
plusieurs  centaines  de  pages  ornés  d’illustrations 
à profusion. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


483 


Aussi  le  voyageur  qui  s’achemine  aujourd’hui 
vers  les  montagnes  Rocheuses  se  trouve- t-il  si 
bien  pourvu  de  plans,  cartes  et  renseignements 
statistiques  qu’il  lui  est  plus  facile  de  se  faire  une 
idée  des  régions  traversées  qu’à  maint  Parisien 
qui  se  rend  de  la  capitale  à Marseille.  Le  chasseur, 
le  pêcheur,  qui  forment  le  gros  du  corps  d’armée 
des  touristes,  n’ont  pas  été  négligés.  Les  détails  les 
plus  minutieux  leur  sont  donnés,  dans  des  indi- 
cateurs spéciaux,  sur  les  lacs  et  les  forêts,  avec 


souvent  d’un  mois  à peine  de  repos  par  an.  Nous 
pourrions  citer  des  hommes  d’affaires  bien  con- 
nus qui  n’osent  pas  s’absenter  de  leur  business 
plus  de  huit  jours  ! 

Il  faut  évidemment  que  tout  soit  organisé  pour 
donner  à ces  esclaves  du  dollar  la  plus  grande 
somme  de  jouissance  et  de  confort  possible  dans 
un  minimum  de  temps.  Quant  aux  quelques 
membres  de  cette  aristocratie  d'argent  qui  ont 
la  chance  de  n’être  pas  rivés  à un  bureau,  ils  ne 


L’hôtel  B an  11',  dans  les  Rocheuses. 


des  tableaux  indiquan  t la  répartition  du  gibier,  etc. , 
depuis  Terre-Neuve  jusqu’aux  rivages  du  Paci- 
fique, jusqu’en  Alaska  ! 

Quelques  esprits  chagrins  diront  peut-être  que 
faciliter  de  la  sorte  les  excursions,  c’est  les  dépoé- 
tiser, c’est  leur  enlever  cet  imprévu  qui  est  un 
des  grands  charmes  des  voyages.  Peut-être  ! Mais 
on  conviendra  qu’il  est  bien  commode  de  « faire  » 
les  Rocheuses  avec*  la  même  aisance  que  l’Ober- 
land  bernois.  C’est  bien  quelque  chose  que  la 
certitude  de  trouver,  à la  fin  de  chaque  journée, 
un  bon  hôtel  où  votre  courrier  vous  attend,  et  oii 
vous  êtes  aussi  exactement  renseigné  sur  le  cours 
de  la  Rourse  qu’à  New-York  ou  à San-Francisco. 
lût  puis,  il  faut  le  dire,  plus  on  va,  moins  on  ren- 
i contre  d’individus  disposés  à courir  l’aventure  à 
la  façon  des  héros  de  Gustave  Aymard  et  d’Edgar 
Poe.  Aujourd’hui  tout  le  mondeest  affairé,  pressé. 
Les  vacances  sont  courtes.  Nombre  de  million- 
naires américains  eux-mêmes  doivent  se  contenter 


sont  pas  d’ordinaire  de  l’étoffe  dont  on  fait  les 
explorateurs. 

L’hôtel  Banff,  que  représente  notre  illustration, 
est  situé  dans  ce  qu’on  appelle  le  Parc  des 
montagnes  Rocheuses  — c’est-à-dire  un  territoire 
de  26  milles  de  long  sur  10  de  large  qui  est  une 
réserve  nationale,  correspondant  en  petit, 
pour  le  Canada,  au  fameux  parc  national  du 
Yellowstone  des  Etats-Unis.  Ce  genre  de  réserves 
sont  soustraites  à l’autorité  de  la  province  ou  de 
l’Etat  où  elles  sont  situées,  et  sont  contrôlées 
exclusivement  par  le  pouvoir  central,  — au  Canada 
l’administration  de  la  colonie;  aux  États-Unis,  le 
gouvernement  fédéral.  Cette  disposition  a pour 
but  d’assurer  la  préservation  de  grandes  beautés 
naturelles  et  la  perpétuation  d’animaux  rares  et 
curieux.  C’est  à cette  sage  mesure,  par  exemple, 
qu’on  doit  la  conservation  des  buffalos. 

Le  Pure  des  Rocheuses  est  une  Suisse  en  minia- 
ture, où  tout  acté  fait  pour  faciliter  aux  touristes 


4S4 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


l’accès  des  sites  merveilleux  que  la  nature  s’est 
plu  à y accumuler.  Pour  y être  un  peu  inférieures 
en  hauteur  à celles  de  la  chaîne  principale  des 
Alpes,  les  montagnes  des  environs  de  Banff  n’en 
forment  pas  moins  un  des  plus  beaux  spectacles 
qu’il  soit  possible  de  contempler.  Leur  variété,  la 
hardiesse  de  leurs  lignes  et  aussi  l’auréole  de 
mystère,  de  poésie  dont  elles  sont  entourées  leur 
donnent  un  cachet  qui  ne  se  retrouve  pas  dans 
les  contrées  analogues  de  l’Europe.  D’ailleurs,  les 
trains  rapides  du  Pacifique  dans  cette  région  sont 
munis  de  wagons  dits  « d’observation  » qu’on 
attache  au  convoi  pour  la  traversée  des  Rockies 
et  dont  la  disposition  permet  de  ne  rien  perdre  du 
paysage.  Ce  sont  en  fait  des  voitures  presque  en- 
tièrement vitrées,  placées  à l’arrière  des  trains,  et 
possédant  une  élégante  plate-forme  ou  véranda 
où  l’on  peut  s’asseoir  pour  contempler  la  vue. 
Disons-le  en  passant:  les  observation  cars  sont 
employés  également  aux  États-Unis  pour  la  tra- 
versée des  Rocheuses  centrales  et  aussi  dans  les 
Alleghanies  en  Pennsylvanie,  et  enfin  entre  New- 
York  et  Buffalo  — trajet  fertile  aussi  en  sites 
charmants. 

L’hôtel  lui-même  est  bâti  sur  une  colline  isolée, 
dominant  la  rivière  Bleue  et  formant  un  obser- 
vatoire naturel.  Un  des  grands  charmes  de  cette 
résidence  est  la  possibilité  de  prendre  des  bains 
sulfureux  ; l’eau  d’une  source  chaude  du  voisinage 
est  amenée  à l’établissement.  Beaucoup  de  tou- 
ristes cependant  préfèrent  aller  se  plonger  dans 
la  fontaine  elle-même,  au  fond  d’une  grotte  au 
dôme  élevé,  où  l'on  pénètre  par  un  tunnel  arti- 
ficiel. 11  y a plusieurs  sources  chaudes,  à différentes 
altitudes  au-dessus  de  Banff. 

Les  distractions  qu’on  peut  se  procurer  là  sont, 
comme  on  le  pense,  très  variées.  Il  va  sans  dire 
que  l’amateur  d’ascensions  peut  s’en  donner  à 
cœur  joie,  surtout  depuis  que  le  Canadian  Pacific 
a eu  l’heureuse  idée  d’attacher  à l’hôtel  des  guides 
venus  de  Suisse...  On  le  voit,  elles  sont  loin,  les 
Rocheuses  d’antan  ! 

Mais  il  faut  bien  reconnaître  que,  çà  et  là,  on 
trouve  des  scènes  qui  empêchent  l’illusion  de  la 
civilisation  d’être  trop  complète.  A peu  de  distance 
de  la  station,  le  long  de  la  voie,  est  un  pâturage 
de  200  hectares  où  il  vous  est  donné  de 
contempler  les  monstrueux  et  dépenaillés  rois  des 
prairies  — les  buffalos — et  de  vous  reporter  par 
la  pensée  au  temps  déjà  lointain  où  le  sifflet  de 
la  locomotive  en  faisait  fuir  les  pesants  troupeaux, 
à perte  de  vue  dans  un  nuage  de  poussière  rou- 
geâtre... 

Les  amateurs  de  curiosités  trouvent  à satisfaire 
leur  fantaisie  à Banff  aussi  bien  qu’ailleurs.  Les 
derniers  descendants  des  Pieds-Noirs  ou  desCress 
sont  toujours  là,  sous  la  main,  prêts  à vendre  à des 
prix  exorbitants  des  objets  qui  souvent  n’ont 
même  pas  le  mérite  de  l’authenticité.  Absolument 
comme  ces  fellahs  des  environs  des  Pyramides  qui 
offrent  aux  Anglais  des  monnaies  antiques  fabri- 


quées dans  un  faubourg  de  Londres,  les  « braves» 
des  Rocheuses  sont  amplement  pourvus  de  cornes 
de  buffalos  tirées  des  abattoirs  de  Winnipeg  ou 
de  Chicago.  Ils  ont  même,  sous  un  certain  rapport, 
le  sens  des  affaires  plus  développé  que  maint 
paysan  du  vieux  continent.  Alors  que  l’on  voit 
assez  fréquemment,  en  Bretagne,  par  exemple,  de 
bonnes  gens  très  disposés  à poser  gratis  pour 
un  dessinateur  de  passage,  messieurs  les  Indiens, 
eux,  se  font  tirer  l’oreille  et,  pour  employer 
l’expression  consacrée,  « graisser  la  patte  ». 
N’allez  pas  croire  au  moins  que  vous  pourrez  les 
saisir  avec  votre  caméra  ; ils  flairent  le  piège 
avant  peut-être  quel’idée  vous  soit  venue  de  vous 
en  servir.  Et  ce  n’est  que  la  vue  d’une  belle  pièce 
blanche  qui  les  détermine  à sortir  leur  visage  de 
la  couverture  bariolée  où  ils  l’ont  enfoui. 

Une  des  grandes  attractions  du  Canada  est 
l’abondance  du  gibier  et  du  poisson.  Même  à une 
faible  distance  des  grandes  villes  comme 
Ottawa  ou  Kingston,  les  pêcheurs  n’ont  pour 
ainsi  dire  que  l’embarras  du  choix.  La  renom- 
mée de  la  colonie  à ce  point  de  vue  n’est  plus 
à faire  ; et  il  n’est  pas  rare  que  des  sportsmen 
anglais  fassentchaque  année  le  voyage  d’Amérique 
pour  venir  jeter  leur  filet  dans  le  lac  Saint-Jean, 
au  nord  de  Québec,  ou  dans  un  des  mille  cours 
d’eau  de  l’Ontario.  S'il  en  est  ainsi  dans  l’Est, 
c’est-à-dire  dans  la  partie  populeuse  du  Canada,  on 
peut  juger  de  l’état  de  choses  dans  les  Rocheuses. 

Lcà,  de  plus,  est  le  refuge  d’une  grande  variété 
de  gibier  : elk,  rnoose , caribou , et  ces  chèvres 
blanches  qui  sont  les  chamois  de  ces  parages,  à 
qui  il  faut  ajouter  les  panthères  et  le  célèbre 
grissly  bear , l’ours  gris  d’Amérique.  Ce  dernier 
toutefois  est  de  caractère  difficile  et  peu  de  tou- 
ristes se  hasardent  sur  ses  domaines.  Les  chasseurs 
avides  d’émotions  — il  y en  a encore  quelques- 
uns,  heureusement  — s’adjoignent  toujours  des 
Indiens  quand  ils  partent  à la  recherche  de  la 
grosse  bête.  Aux  novices  que  tenterait  une 
pareille  excursion  nous  nous  permettrons  de 
donner  un  avis.  Qu’ils  ne  se  lancent  pas  à la 
poursuite  du  grizzly  avec  un  fusil  de  chasse  de 
faible  calibre,  comme  le  Winchester  de  leursguides 
indiens.  Cette  arme  peut  être  suffisante  au  Peau- 
Rouge  qui  n’a  pas  son  pareil  pour  s’approcher 
sans  bruit  du  gibier  et  arrive  à le  fusiller  à bout 
portant.  Le  chasseur  ordinaire  n’a  pas  les  mêmes 
avantages,  et  d’ailleurs,  le  moment  psychologique 
venu,  n’est  pas  assez  maître  de  ses  nerfs  pour 
combattre  son  ennemi  autrement  qu’à  une  dis- 
tance respectable. 

Il  n’y  a là  rien  que  de  fort  naturel.  L’homme 
civilisé  peut  avoir  asservi  l'Indien,  converti  la 
prairie  en  une  exploitation  agricole,  bâti  des 
hôtels  somptueux  au  pied  des  Rocheuses,  il  n en 
reste  pas  moins  un  fort  petit  garçon  devant  les 
derniers  représentants  de  l’âge  de  la  force  brutale, 
en  tête  à tête,  dans  la  solitude  des  bois. 

Ils  sont  légion,  ces  Tartarins  des  «Rockies  » qui, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


485 


partis  en  guerre  armés  de  pied  en  cap,  se  sont 
sentis  soudainement  bouleversés  par  la  réper- 
cussion lointaine  du  grognement  terrible  du  roi 
des  forêts  canadiennes,  et  qui,  pris  de  nostalgie 
pour  le  fumoir  confortable  de  l’hôtel,  ont,  au 
grand  dégoût  des  guides,  rebroussé  chemin.  Ce 
qui  ne  les  empêche  pas,  plus  tard,  quand  ils  ont 
mis  entre  eux  et  Ranff  quelques  milliers  de  lieues, 
de  faire  frémir  leurs  amis  au  récit  de  leurs 
prouesses  cynégétiques,  et  de  déployer  devant  leurs 


yeux  des  dépouilles  opimes  conquises,  non  avec 
du  plomb,  mais  au  poids  de  l’or;  et  au  même 
moment  peut-être,  le  véritable  héros  de  la  chasse, 
quelque  Pied-Noir,  dans  une  hutte  sur  les  rives  du 
lac  du  Diable,  est  étendu  sous  sa  couverture 
criarde,  ivre-mort,  cuvant  le  whisky  dont  les 
billets  de  banque  de  la  face  pâle  l’ont  si  généreu- 
sement pourvu...  O civilisation! 

George  NESTLER  TRICOCHE. 


LA  CHASSE  AUX  GAZELLES 


Une  royale  matinée  de  novembre,  encore  très 
ensoleillée,  pourtant  déjà  fraîche.  Au  gré  d’une 
légère  brise  les  alfas  s’agitent  mollement,  — les 
alfas  gris  et  jaunes  piqués  çà  et  là  de  la  masse 
vert  sombre  d’épais  buissons  de  jujubiers  sau- 
vages. 

Dans  la  vallée  de 
l’oued  el  Abiod  que  res- 
serrent entre  leurs  as- 
sises deux  chaînons  de 
hauteurs,  presque  pa- 
rallèles à leur  nais- 
sance, mais  qui  s’écar- 
tent par  la  suite  assez 
brusquement  avant  de 
s’aller  perdre  à l’entrée 
du  Sahara  dans  les  sa- 
bles des  dunes,  nous 
chevauchons,  le  chef  du 
poste,  le  caïd  Slimane 
et  moi,  en  avant  d’une 
vingtaine  de  cavaliers 
indigènes.  Deux  cou- 
ples de  lévriers  se  font 
paresseusement  remor- 
quer à l’aide  de  longues 
cordes  en  alfa. 

Pas  de  conversa- 
tions : la  voix  porte 
loin  dans  ces  solitudes, 
et  l’on  sait  la  gazelle 
prompte  à s’effarou- 
cher. 

De  temps  en  temps 
seulement  l’un  de  nous,  se  soulevant  sur  les 
étriers,  scrute  l’horizon.  « Rien?  » demande  aloi's 
quelque  autre.  Et  jusqu’à  présent  la  réponse  n’a 
pas  varié  : « Rien  ! » a-t-il  répondu. 

Des  lièvres  parfois  déboulent;  des  perdrix 
fuient  en  se  rasant  parmi  les  touffes.  Rah  ! des 
lièvres  et  des  perdrix,  quand  on  chasse  la  ga- 
zelle!... — Oh  ! la  jolie  fable  que  celle  du  héron 
qui  méprisait  les  tanches  ! 

Cependant  voici  qu’une  certaine  agitation  se 
manifeste  chez  nos  cavaliers.  Chacun,  se  dressant 


sur  les  arçons,  fixe  avec  attention  une  direction 
unique.  Nous  les  imitons. 

« Je  ne  vois  rien,  fais-je  à Slimane;  et  toi  ? » 

Après  quelques  secondes  il  dit  : 

« Des  gazelles...  quatre. 

— Mais  où  donc  ? 

— Un  peu  sur  ta  gau- 
che, très  loin,  ces  taches 
blanches  dans  l’alfa.  » 
Je  ne  distingue  tou- 
jours rien  ; mais  je  reste 
convaincu  que  le  caïd 
ne  se  trompe  point;  je 
connais  par  expérience 
l’acuité  de  vue  des 
nomades. 

Rapidement  nous  ga- 
gnons un  pli  du  terrain, 
pour  nous  y concerter. 
Le  plan  d’attaque  est 
vite  arrêté.  Tandis 
qu’avec  Slimane  nous 
nous  tiendrons  cachés 
en  ce  point,  les  rabat- 
teurs, partagés  en  deux 
fractions,  se  rapproche- 
ront du  flanc  des  colli- 
nes et  gagneront  du  ter- 
rain, en  se  dissimulant 
le  plus  possible,  de  fa- 
çon à dépasser  les  ga- 
zelles, aies  envelopper  ; 
puis,  se  montrant  su- 
bitement, ils  les  pous- 
seront sur  nous  au  galop  de  leurs  chevaux. 

L’attente  me  semble  interminable,  d’autant 
plus  que,  pour  ne  pas  nous  laisser  éventer,  nous 
nous  tenons  cois.  Déjà  je  commence  à craindre 
notre  tactique  déjouée  lorsqu’un  cri  soudain 
— signal  convenu  — nous  fait  bondir  à la  crête 
en  quelque  foulées  de  galop. 

Les  voici  devant  nous,  à cent  mètres  tout  au 
plus,  les  gracieuses  petites  bêtes,  et  qui  se  hâtent 
de  notre  côté,  le  seul  qui  fût  resté  libre  jusque-là. 
Notre  soudaine  apparition  leur  montre  que  cette 


Le  caïd  Slimane. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


480 


dernière  issue  se  ferme  à son  tour.  Hésitantes, 
elles  ralentissent;  mais  autour  d’elles  le  cercle 
des  rabatteurs  se  resserrant,  elles  se  décident  à 
forcer  le  passage.  Se  jetant  droit  sur  nous,  elles 
avisent  un  trou  laissé  sur  notre  gauche,  entre  deux 
cavaliers  trop  écartés, 
et,  après  un  brusque  à 
gauche,  elles  défilent 
devan  1 nous  à la  queue 
leu  leu. 

Quelle  merveilleuse 
cible!  Attention,  c’est 
le  moment:  feu  ! Vingt 
coups  de  fusil  écla- 
tent en  une  même 
salve;  la  fumée  se 
dissipe  et  les  quatre 
gazelles  trottinent  tou- 
jours, sans  trop  se 
presser  vraiment,  un 
peu  ahuries  seule- 
ment, semble -t-il,  de 
tout  ce  bruit.  Pas  une  d’effleurée  ; mais  par 
quel  miracle,  dans  cette  décharge  générale,  ne 
nous  sommes-nous  pas  fusillés  mutuellement?... 
Reste  la  ressource  du  second  coup;  nouvelle 
salve,  donc,  et  sans  tarder;  hélas!  avec  un  succès 
égal. 

Effrayées  pour  de  bon,  cette  fois,  elles  prennent 
le  parti  de  se 
séparer.  Choi- 
sissant chacune 
un  point  de 
direction  par- 
ticulier, elles 
détalent  aux 
quatre  vents  de 
l’espace.  Aus- 
sitôt quatre 
groupes  de 
chasseurs  se 
lancent  à leur 
poursuite  avec 
les  sloughis  dé- 
couplés. Oh  ! 
l’ivresse  de  ces 
courses  folles 
qu’aucun  ob- 
stacle n’arrête, 
le  regard  hyp- 
notisé sur  une 
forme  légère  et  bondissante  qu’on  approche  sou- 
vent et  qu’on  n’atteint  presque  jamais. 

Pour  forcer  la  gazelle,  une  expérience,  un  art, 
un  s*ang-froid  sont  nécessaires  que  ne  possèdent 
guère  des  chasseurs  nombreux  qui  se  surexcitent 
les  uns  les  autres.  Ils  perdront  leur  temps,  à moins 
que  le  terrain  ne  se  fasse  lui-même  leur  complice. 
C’est  que  le  triangle  très  aigu  que  forment  les 
minuscules  sabots  de  la  petite  bête  a besoin  de 
l’élasticité  d’un  sol  ferme.  Dans  les  terrains  lourds, 


Un  groupe  de  gazelles. 


f amille  de  sloughis  (lévriers  arabes). 


la  gazelle  enfonce,  perd  du  terrain  et  se  fait 
prendre. 

Malheureusement  pour  nous,  le  sol  de  la  vallée 
ne  présente  que  des  surfaces  dures.  Si  bien  qu’une 
demi-heure  plus  tard  nous  nous  retrouvons,  bre- 
douilles, au  [point  de 
départ,  auprès  de  Sli- 
mane  qui,  dès  le  dé- 
but, jugeant  la  pour- 
suite vaine  dans  les 
conditions  où  elle 
s’entamait,  s’était  ar- 
rêté, se  réservantpour 
des  circonstances 
meilleures. 

Tout  était  à recom- 
mencer. 

Après  avoir  laissé 
souffler  nos  chevaux, 
nous  nous  remettons 
en  quête.  Bientôt  deux 
autres  gazelles  sont  en 
vue.  On  reprend  la  même  tactique.  Vraiment 
cette  fois,  dans  notre  cachette,  il  nous  semble  que 
nous  attendons  trop  longtemps  le  signal  des  ra- 
batteurs. Et  nous  nous  décidons  à nous  montrer. 
Voilà  bien  les  cavaliers  qui  reviennent;  mais  de 
gazelles,  point.  Pendant  qu’ils  prononçaient,  en  se 
dissimulant,  leur  mouvement  d’enveloppement, 

le  gibier  s’était 
dissimulé  lui 
aussi,  sans  qu’il 
fût  possible  de 
le  retrouver. 

De  guerre 
lasse, nous  nous 
sommes  assis 
au  pied  d’unté- 
rébinthe  et 
nous  avons  tiré 
'des  besaces 
quelques  pro- 
visions : pour 
être  chasseur 
malheureux, on 
n’en  sent  pas 
moins  la  faim. 
Après  déjeuner 
nous  nous  re-. 

mettons  en 
chasse.  Plus  de 
gazelles.  « Pas  même  la  queue  d’une!...  » 

Découragés,  nous  décidons  de  rentrer,  remettant 
la  suite  à un  jour  moins  néfaste.  Et  nous  cher- 
chons à nous  rattraper  du  moins  sur  les  perdrix 
et  les  lièvres  dédaignés  le  matin  : il  n'y  en  a plus  ! 
Oh  ! ce  héron...  « au  long  bec  emmanché  d’un  long 
cou...  » ! 

Slimane  cependant  ne  nous  suit  qu’à  regret. 
Il  marche  le  tout  dernier,  se  retournant  à chaque 
instant  pour  regarder  en  arrière  : qu’espère-t-il 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


487 


donc  ? Soudain  il  fait  demi-tour  et  s’éloigne  au 
galop  en  compagnie  de  son  sloughi.  Nous  nous 
arrêtons  pour  l’observer.  A nos  regards  il  dispa- 
raît bientôt,  pour  reparaître  beaucoup  plus  loin. 
Il  cherche  à couper  de  la  montagne  une  gazelle 
que  nous  commençons,  nous  aussi,  à apercevoir. 
Quelle  course  fantastique!  Parfois  tout  s’évanouit, 
gazelle,  chasseur  et  lévrier;  puis  l’on  voit  de  nou- 
veau un  point  blanc  surgir  tout  bondissant,  et 
presque  aussitôt  un  point  plus  foncé  mais  égale- 


ment petit  — le  chien  — suivi  de  la  tache  blanche 
des  burnous  du  cavalier.  Enfin  un  petit  nuage  de 
fumée  s’élève,  et  plus  rien. 

Lorsque,  un  peu  plus  tard,  Slimane  reparaît,  il 
rapporte  une  gazelle  morte,  maintenue  ployée  sur 
l’encolure  de  sa  jument... 

Nous  la  mangeâmes  le  surlendemain,  rôtie  tout 
entière,  à la  façon  des  moutons  chez  les  Arabes. 

Excellent,  à coup  sûr,  la  gazelle;  mais  très  in- 
férieur à notre  chevreuil.  Michel  ANTAR. 


UN  VITRAIL  PERDU 


« Parmi  les  arts  dont  les  résultats  offrent  le  plus 
de  charmes  et  obtiennent  la  plus  grande  durée, 
on  doit  particulière- 
ment distinguer  la 
peinture  sur  verre. 

L’immuabilité,  l’in- 
time adhérence,  l’in- 
délibilité  des  sub- 
stances colorantes 
employées  dans  ses 
procédés,  bravent  les 
impressions  les  plus 
contrastées  de  l’atmo- 
sphère, l’intempérie 
des  saisons  et  la  lime 
des  ans.  Inaltérable 
lui-même,  le  verre 
brille  de  l’éclat  dia- 
phane de  ses  vives 
couleurs  et  leur  com- 
munique réciproque- 
ment le  sien  ; mais 
délicat  et  fragile,  au 
moindre  choc,  hélas  ! 
le  tableau  vole  par 
éclats...  en  un  clin 
d’œil  le  prestige  est 
détruit. 

« De  combien  de  vi- 
tres précieuses  n’a- 
vons-nouspas,  depuis 
longtemps,  à regret- 
ter la  perte  ; combien 
n’en  périt-il  pas  en- 
core chaque  jour!  et 
quels  souvenirs  nous 
en  reste-t-il?  Rien, 
ou  fort  peu  de  chose. 

« Une  foule  de 
mauvais  tableaux,  de 
sculptures  médio- 
cres, de  compositions  sans  intérêt,  ont  mille  et 
mille  fois  exercé  le  crayon  et  le  burin  de  nos 
devanciers  et  de  nos  contemporains,  insipide 
moisson  dont  regorgent  les  cabinets  et  les  porte- 


feuilles — quand  le  champ  le  plus  fertile,  le  re- 
cueil des  plus  curieux  vitraux  peints  reste  encore 

inculte  et  dédaigné.  » 
Ainsi  s’exprimait 
un  élève  de  David,  le 
savant  Langlois,  en 
commençant  sa  des- 
cription des  princi- 
pales peintures  sur 
verre  des  églises  de 
Rouen. 

En  lui  empruntant 
aujourd’hui  un  des 
sujets  principaux,  la 
Sibylle  de  Samos , 
nous  tenons  à rappe- 
ler son  excellent  ou- 
vrage, aussi  bien  que 
ses  dessins,  qui  oc- 
cupent toujours  le 
premier  rang. 

Nous  avons  en  effet 
si  peu  de  bons  ta- 
bleaux à présenter 
pour  les  dernières 
années  du  xve  siècle, 
qu’il  faut  reconnaître 
que  la  peinture  sur 
verre  était  alors  la 
véritable  forme  fran- 
çaise de  l’art  par  ex- 
cellence. Cette  jolie 
figure,  disparue  de- 
puis près  de  quarante 
ans,  pendant  quel- 
ques réparations  sans 
doute,  se  trouvait  à 
la  deuxième  travée 
du  collatéral  gauche 
de  la  nef  en  regar- 
dant le  chœur,  dans 
l’église  abbatiale  de  Saint-Ouen. 

A l’époque  de  Louis  XVII  se  rattache  la  fabri- 
cation de  ces  vitres  où  l’on  voyait  briller,  à travers 
les  vestiges  de  l’ancienne  manière,  un  caractère 


488 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  bon  goût  et  d’élégance  très  prononcé. 

Les  antiques  devineresses,  comme  notre  sibylle, 
occupèrent  souvent,  quoique  païennes,  en  faveur 
des  prédictions  qui  leur  furent  attribuées,  un  rang 
fort  distingué  parmi  les  croyances  religieuses  de 
nos  pères,  qui,  dans  la  décoration  de  leurs 
temples,  introduisirent  leurs  effigies  parmi  celles 
des  prophètes  et  les  images  les  plus  révérées. 

line  idée  assez  inexacte,  qui  a généralement 
cours,  est  que  l’étude  des  miniatures  des  manuscrits 
contemporains  des  tableaux  sur  verre,  donne  des 
indications  suffisantes  sur  l’art  de  cette  époque. 
Cela  serait  plus  vrai  pour  les  peintures  à fresque, 
que  l’on  retrouve  parfois  dans  des  anciennes 
églises  souvent  éloignées  des  grands  centres,  mais 
souvent  recouvertes  par  les  badigeonneurs.  Il  y a 
là  les  reliques  d’un  grand  art  disparu,  dont  il  nous 
faudra  reprendre  patiemment  l’étude,  en  nous 
rappelant  que  la  peinture  des  manuscrits  était 
circonscrite  dans  des  bornes  fort  étroites.  D’ail- 
leurs, ces  sujets  calligraphiques  furent  souvent  le 
fruit  des  loisirs  des  moines  et  de  beaucoup  de 
femmes,  dont  la  somme  des  talents  était,  pour 
leur  temps,  ce  qu’est,  pour  le  nôtre,  la  commune 
habileté  de  nos  amateurs. 

Près  des  magnifiques  allées  dessinées  pour  les 
sires  de  Beauvoir  par  Mansart  autour  du  manoir 
de  Rovenscourt-Parc,  à Sliepherd’s  Bush,  on  voit 
un  panneau  reproduisant  en  peinture  brillante, 
sur  une  ancienne  armoire  normande,  notre  sibylle. 
Les  montants  et  les  pinacles  sont  surmontés  d’une 
couronne  gothique  imitéedecelledelagrande  tour 
de  l’abbaye  de  Saint-Ouen.  Le  peintre  a garni  les 
autres  panneaux  de  sujets  tirés  du  grand  ouvrage 
de  Willemin,  auquel  la  collaboration  de  Langlois 
a été  si  précieuse.  Tout  près  de  là  on  voit  encore 
un  ancien  calvaire  apporté  de  France  à Brook 
Green  par  des  religieuses  sous  la  Révolution,  et 
un  chapiteau  de  la  salle  capitulaire  de  Saint- 
Georges  de  Bocherville,  qu’on  croit  avoir  appar- 
tenu à la  reine  Caroline  de  Brunswick,  femme  de 
Georges  IV. 

C.  B. 

i 

DANSES  FRANÇAISES1' 

A Carlotta  Zambelli. 

Certes,  le  temps  n’est  plus  où  la  sainte  cadence 
De  la  flûte,  mêlée  au  luth  mélodieux, 

Entraînait  à Délos  les  vierges  vers  la  Danse, 

Gloire  pour  la  Patrie  et  culte  pour  les  dieux. 

Mais  la  Danse  pourtant  est  une  Muse  encore; 

Elle  a toujours  l’étoile  à son  front  inspiré, 

Et  toujours,  parmi  ses  compagnes,  Terpsichore 
Mène  le  chœur  féerique  autour  du  mont  sacré. 

Elle  le  mènera,  tant  qu’ainsi,  misérable, 

L’homme,  pour  s’enchanter,  chantera  son  tourment 
Et  que,  sous  le  fardeau  qui  l’oppresse  et  l’accable, 

Il  voudra  délivrer  sa  marche  en  la  rythmant. 

1.  Cette  poésie  a été  dite  par  M.  Boucher,  de  la  Comédie 
française,  à la  fête- donnée  à l’Elysée  le  9 août. 


— Comme  en  ces  jours  lointains  de  la  divine  grâce, 
Quand  elle  soumettait  tout  un  peuple  à ses  lois, 

Elle  a trouvé  chez  nous  une  âme  d’allégresse 

Et  semé  mille  fleurs  sur  le  vieux  sol  gaulois. 

Cueillons  et  respirons  ces  fleurs  de  courtoisie, 
D’élégance  héroïque  ou  de  défi  joyeux... 

— Voyez,  leurs  noms  déjà  sont  une  poésie 
Où  se  trahit  l’accent  et  l’esprit  des  aïeux: 

D’abord  c’est  la  Pavane,  à la  démarche  lente, 

Que  le  grave  Sully  dansait  à l’Arsenal, 

Et  qui  triomphera,  magnifique  et  galante, 

Au  temps  du  grand  Corneille  et  du  grand  cardinal. 

Ces  cavaliers,  le  feutre  à plumes  sur  les  tempes, 
Soulevant  derrière  eux  leur  cape  ainsi  qu’un  flot, 
Ces  dames  aux  grands  cols,  comme  dans  les  estampes 
Du  bon  Abraham  Bosse  ou  de  Jacques  Callot, 

Ils  glissent  la  Pavane  encor;  mais,  à Versailles, 
Leurs  filles,  dans  vingt  ans,  les  regards  éblouis, 
Danseront  Passe-pieds,  Rigaudons,  Passacailles, 
Chacones,  Menuets,  devant  le  grand  Louis; 

Et  souvent  l’on  verra,  d’une  ardeur  sans  seconde, 

Aux  dieux  de  Coysevox  et  de  Coustou  pareil, 

Dans  le  rayonnement  de  sa  perruque  blonde, 
Lui-même,  en  Apollon,  danser  le  Roi-Soleil  ! 

Enfin,  quand  le  soleil  dans  les  ombres  se  noie, 
Lorsque  les  violons  de  Lulli  se  sont  tus, 

Que,  grisé  de  caprice  et  d’amoureuse  joie, 

Le  vieux  monde  en  a fait  ses  dernières  vertus, 

Gavottes,  tambourins,  musettes  bocagères 
Sonnent  — et,  sous  la  poudre  et  le  léger  manteau, 
Finettes  et  Tircis,  pèlerins  et  bergères 
Tournent  dans  un  décor  enchanté  de  Watteau. 


Danseuses,  à présent  vous  allez  nous  les  rendre 
Dans  leur  fraîcheur  pâlie  et  leur  charme  effacé, 

Ces  visions  d’aïeule  où  folle,  grave  ou  tendre, 

L’âme  de  notre  France,  en  dansant,  a passé. 

Ballerines,  salut,  mes  sœurs  en  harmonie  ! 

Gloire  à vous  qui,  pour  une  ivresse  d’un  moment, 
Donnez  tout  votre  jeune  et  suave  génie 
A cet  art  adoré,  fugitif  et  charmant  ; 

A vous  qui,  dans  l’affront  de  nos  cités  brutales, 
Gardez,  comme  un  trésor  du  vulgaire  insulté, 

Le  nombre,  et  le  secret  des  courbes  idéales, 

Aux  gestes  de  la  grâce  et  de  la  volupté! 

Le  musicien  qui,  pour  notre  seule  oreille. 

Déroulait  le  tissu  de  ses  souples  accords, 

Soudain  pour  nos  regards  croit  entendre,  ô merveille! 
Chanter  sa  mélodie  aux  contours  de  vos  corps. 

Le  sculpteur,  qui  voudrait  de  vos  formes  insignes 
Fixer  dans  le  carrare  un  des  aspects  flottants, 

D’un  œil  presque  jaloux  voit  onduler  les  lignes 
Dans  le  marbre  animé  de  vos  chairs  de  printemps. 

Pour  tous  vous  évoquez,  ô belles  jeunes  femmes, 

Un  monde  de  sourire  à l’abri  des  douleurs, 

Où  le  poids  vil  du  corps  n’accable  plus  les  âmes, 

Où  les  pas  plus  légers  ne  foulent  plus  les  fleurs. 

Oui,  lorsque  vous  nouez  et  dénouez  la  chaîne 
De  ces  pas  dont  la  fuite  aboutit  au  retour, 

Nous  rêvons  d’une  vie  adorable  et  prochaine 
Où  le  rythme  uniraittous  les  cœurs  dans  l’amour. 

Le  rythme!  Oui,  vous  mettez  du  rythme  par  le  monde, 
Comme  vous  y semez  de  la  grâce  en  marchant... 

Et  c’est  pourquoi,  suivant  des  yeux  la  chaste  ronde, 
Le  poète  à vos  pieds  veut  chanter  un  doux  chant. 

Donc,  ô Nymphes,  dansez!  Dansez,  Péris  célestes  ! 

Et  que  dans  ces  beaux  lieux,  sous  cet  azur  d’été, 

Par  l’incantation  des  vers,  des  chants,  des  gestes, 

Tout  soit  lumière  et  joie,  harmonie  et  beauté! 


Auguste  DORCHAIN. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


489 


Histoire  da  Dictionnaire  de  l’Académie 


La  rédaction  du  Dictionnaire  a été  la  plus  cons- 
tante préoccupation  de  l’Académie.  Dans  quelle 
séance  en  a-t-on  parlé  pour  la  première  fois?  On 
ne  saurait  le  dire  exactement,  les  Registres  de  la 
Compagnie  n’existant  qu’à  partir  de  1672.  Mais 
Pellisson  affirme  que,  dès  la  seconde  assemblée, 
le  20  mars  1634,  on  mit  la  question  à l’ordre  du 
jour. 

Ils  étaient  là  réunis,  les  premiers  académiciens, 
ceux  qui  avaient  conçu  l’idée  de  former  une  com- 
pagnie littéraire,  d’abord  tout  intime  : Conrart, 
Giry,  Habert,  l’abbé  de  Cérisy,  de  Malleville,  l’abbé 
de  Bois-Robert  ; ceux  qui  furent  nommés  par  Ri- 
chelieu, devenu  Protecteur:  Hay  du  Chastelet,  sur- 
nommé le  Lévrier  da  Cardinal , Jean  de  Silhon  ; 
le  président  François  Maynard,  l’abbé  de  Bourzeys, 
de  Méziriac,  Gomberville,  Porchères  d’Arbaud, 
Colletet,  le  poète,  pensionné  pour  avoir  chanté  la 
pièce  d’eau  des  Tuileries,  Saint-Amant,  le  type  du 
bohème  littéraire  du  xvne  siècle...  J'en  passe, 
peut-être,  mais  pas  beaucoup,  car  ils  n’étaient  pas 
pas  encore  quarante. 

L’intervention  officielle  avait  changé  le  carac- 
tère de  ces  réunions.  Au  lieu  des  conversations 
un  peu  décousues  et  sans  suite  sur  tous  les  sujets 
littéraires  qui  hantaient  des  cerveaux  aimables 
mais  sans  contrôle,  on  sentit  le  besoin  d’un  but 
précis  et  d’une  haute  portée.  On  discuta. 

— Quelle  est  la  principale  fonction  de  l’Aca- 
démie? demanda  Bois-Robert. 

— Sa  principale  fonction,  répondit  Chapelain, 
doit  être  de  travailler  à la  pureté  de  notre  lan- 
gue... A cet  effet,  il  faut  premièrement  en  régler 
les  termes  et  les  phrases  par  un  ample  diction- 
naire... 

Tout  le  monde  approuva  et  Vaugelas  résuma 
le  vœu  émis,  par  ces  mots  : 

« Il  s’agit  de  dresser  un  dictionnaire  qui  soit 
comme  le  trésor  et  le  magasin  des  termes  simples 
ou  des  phrases  reçues. 

Et  l’on  se  mita  la  besogne. 

Il  y a de  cela  plus  de  deux  cent  cinquante  ans. 
Et  on  n’a  pas  encore  fini  ? C’est  long!  Entendons- 
nous.  Pour  être  fini,  un  dictionnaire  comme  celui 
de  l’Académie  ne  le  sera  jamais,  par  la  bonne 
raison  qu’un  pareil  dictionnaire,  ainsi  que  le  ca- 
talogue d’une  grande  bibliothèque,  doit,  sans 
cesse,  s’enrichir  de  mots  nouveaux  et  enregistrer 
des  articles  dont  la  valeur  s’altère  avec  le  temps. 
S’il  est  fini  pour  une  époque,  il  faut  le  recommen- 
cer pour  une  autre  époque,  et  Lebrun,  qui  croyait 
se  moquer  en  écrivant  ces  vers  : 

On  fait,  défait,  refait  ce  beau  dictionnaire 
Qui,  toujours  très  bien  fait,  est  toujours  à refaire, 

émettait  simplement  une  vérité  incontestable. 


Les  mots,  en  effet,  dont  les  combinaisons  variées 
constituent  la  physionomie  originale  d’une  langue, 
changent  eux-mêmes  de  physionomie.  Il  en  est 
qui  perdent  leur  sens  primitif  pour  prendre  une 
signification  absolument  contraire.  Et  la  mode  ha- 
bille les  phrases,  comme  elle  habille  les  femmes 
— au  goût  du  jour.  Une  phrase  bien  tournée  de  la 
grande  époque  littéraire  du  grand  siècle  évoque 
le  souvenir  d’une  marquise  majestueusement  dra- 
pée de  falbalas.'  Aujourd’hui,  nos  élégantes  por- 
tent des  costumes  tailleurs  parfois  indiscrets  et  le 
parler  dont  elles  se  servent  emprunte  souvent 
ses  expressions  au  vocabulaire  télégraphique. 
Est-ce  un  bien?  Est-ce  un  mal?  Cela  est.  Et  cela 
montre  la  distance  parcourue  par  la  qualité  des 
pensées,  et  par  la  quantité  des  mots. 

Des  mots?  Des  mots?  Fort  bien  ! Mais  les  mots 
précisent  des  façons  d’être  et  de  sentir.  En  cher- 
chant à fixer  la  définition  exacte  de  ces  mots, 
l’Académie  répondait  au  besoin  scientifique  de 
déterminer  les  étapes  de  lame  nationale  dans  sa 
manifestation  extérieure  : la  langue. 

Les  différentes  éditions  du  Dictionnaire  de 
V Académie  ne  sont  donc  pas  simplement  des 
nomenclatures  sèches  correspondant,  à première 
vue,  à d’arides  spéculations  grammaticales.  A les 
considérer  de  plus  près,  ces  éditions,  en  consta- 
tant les  progrès  de  la  langue,  constatent  aussi 
les  progrès  et  les  changements  des  mœurs  et  des 
idées. 

La  méthode  à laquelle  s’arrêtèrent  les  savants 
éditeurs,  fut  celle  des  définitions  par  racines  et, 
comme  exemple  à l’appui,  la  citation  de  certains 
passages  des  meilleurs  auteurs.  Lesquels?  11  est 
curieux  de  voir  qu’on  choisit  les  noms  suivants  : 
Amyot,  du  Vair,  Charron,  Bertaut,  Marion,  de  la 
Guesle,  Arnauld,  les  auteurs  de  la  satire  Ménippée, 
la  reine  Marguerite  dans  ses  Mémoires,  Duplessis- 
Mornay,  le  cardinal  d’Ossat,  de  Dampmartin, 
de  la  Noue,  de  Refuge,  Audignier,  Coeff'eteau. 
Pour  les  poètes  : Ronsard,  Du  Bartas,  Marot, 
Saint-Gelais,  Desportes,  du  Perron,  Mosni,  Ton- 
vaut,  Monfuron. 

A côté  de  noms  immortels,  beaucoup  de  noms 
oubliés  depuis  longtemps.  Et  l’on  se  demande 
pourquoi  pas  Rabelais,  La  Boétie,  Montaigne 
Montluc,  Brantôme? 

L’ouvrage  si  laborieusement  préparé  ne  vit 
le  jour  qu’en  1694.  Il  reçut  des  louanges  et  des 
critiques.  Il  méritait  les  unes  et  les  autres.  Et 
ceux  qui  ne  s’arrêtent  pas  seulement  à la  lettre 
morte,  au  mot  tout  court,  à la  phrase  toute  sim- 
ple, vont  plus  loin  et  se  demandent  quels  sont  les 
hommes  qui  employaient  ces  mots  et  se  servaient 
de  ces  phrases?  Sous  l’abstraction  du  vocable 
écrit,  quelle  vie  palpite  ? 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


490 


On  peut  le  deviner. 

Les  hommes  sont  de  deux  sortes  : les  courtisans 
qui  pensent,  parlent  et  agissent  d’après  le  modèle 
royal  qui  trône  à Versailles  ; les  -gens  d'une  cul- 
ture plus  sérieuse  qui  suivent,  avec  intérêt,  les 
fortes  études  de  Port-Royal. 

Pour  le  peiîple,  l’a-t-on  jamais  entendu  parler? 
Pas  encore. 

Et  la  langue  que  nous  fait  connaître  la  pre- 
mière édition  du  Dictionnaire,  cette  « langue  prise 
dans  toute  son  étendue,  entre  l'usage  de  la  cour 
et  les  proverbes  populaires,  atteste  au  plus  haut 
degré  une  nation  vive,  ingénieuse,  ayant  plus  de 
justesse  que  d’imagination,  sociable,  mais  sans 
vie  publique,  très  occupée  de  religion,  de  guerre, 
de  philosophie,  de  belles-lettres,  mais  médiocre- 
ment touchée  des  arts  et  n’ayant  encore  que  peu 
cultivé  les  sciences  physiques  ». 

Les  critiques  ne  se  firent  pas  attendre. 

D’abord,  cette  première  édition  avait  été  com- 
mencée trop  tôt.  Quand  Richelieu  assigna  cette 
tâche  aux  académiciens,  sa  prodigieuse  activité 
et  son  patriotisme  devançaient  les  temps.  Com- 
ment rassembler  les  éléments  d’un  dictionnaire 
de  ce  genre,  quand  la  langue  n’est  pas  encore 
faite?  Pendant  que  les  savants  membres  de  la 
compagnie  cherchaient  leurs  exemples  chez  les 
écrivains  plus  ou  moins  obscurs  du  siècle  com- 
mençant, la  langue  sortait  à peine  de  l’en- 
fance ; elle  se  développait,  elle  s’affinait  dans 
la  pensée  et  sous  la  plume  des  écrivains  immor- 
tels du  siècle  finissant.  Aussi  Furetière  a-t-il  pu 
dire  que  les  mots  qui  ne  sont  pas  dans  le  Diction- 
naire se  trouvent  dans  les  auteurs. 

Ces  critiques  furent  consignées  dans  deux  bro- 
chures fort  agressives  qui  firent  du  bruit  lors  de 
leur  publication.  L 'Apothéose  du  Dictionnaire 
de  V Académie  et  son  expulsion  de  la  région 
céleste , imprimé  à La  Haye,  en  1696,  contient  des 
remarques  très  acerbes  et  commence  par  cette 
epigramme  sanglante  : 

Je  suis  ce  gros  dictionnaire 
Qui  fus  un  demi-siècle  au  ventre  de  ma  mère. 

Quand  je  naquis,  j’avais  de  la  barbe  et  des  dents  : 

Ce  qu’on  ne  doit  trouver  fort  extraordinaire, 

Attendu  que  j’avais  l’âge  de  cinquante  ans. 


Une  autre  brochure  intitulée  : Y Enterrement 
du  Dictionnaire  de  V Académie , vise  au  genre 
facétieux  avec  des  vers  de  cette  espèce  : 

En  cet  enterrement,  lecteur,  si  tu  ne  vois 

Point  de  prestre  en  surplis,  point  de  cierge,  ni  croix, 

Ni  point  de  bénitier,  veux-tu  qu’on  te  l’explique? 

C’est  que  cet  Enterré  n’était  pas  catholique  (.1)  — 


Ce  petit  réquisitoire  rachète  peut-être  la  mé- 
chanceté de  son  contenu  par  ce  madrigal  final 
dont  le  tour  et  l’inspiration  sont  bien  du  siècle  : 

(1)  Dans  le  sens  d’ « universel  », 


Oser  dire  que  cet  ouvrage 
, Ainsi  que  l’a  dit  Mallement, 

Doit  marquer  à Louis-le-Grand, 

Les  préceptes  de  son  langage  ; 

Qu'il  lui  doit  prescrire  la  loy, 

Que  c’est  la  règle  qu’il  doit  suivre, 

C’est  priser  un  peu  trop  ce  Livre 
Et  n’estimer  que  peu  le  Roy. 

Il  est  certain  que  lorsque  cette  première  édition 
parut,  elle  était  presque  un  anachronisme.  La 
langue  s’était  amplifiée,  elle  s’était  enrichie;  elle 
avait  à exprimer  maintenant  des  idées  plus  nom- 
breuses et  plus  générales.  Elle  devait  traduireavec 
plus  de  logique  et  de  magnificence  les  aspii'ations 
d’une  humanité  mieux  renseignée  et  plus  cu- 
rieuse. 

L’édition  de  1718,  dans  laquelle  les  mots  sont 
rangés  par  ordre  alphabétique,  tout  en  ne  répon- 
dant pas  encore  à tous  les  desiderata,  marque 
cependant  un  progrès  qui  ne  s’accentue  que  len- 
tement dans  l’édition  de  1740.  On  s’arrête  trop 
longtemps  à définir  les  différentes  acceptions 
d’un  mot.  Pendant  qu’on  cherche,  le  mot 
change  d’allure.  Et  l’on  est  en  retard.  Mais 
n’est-ce  pas  là  le  défaut  inévitable  de  tout  inven- 
taire de  cette  espèce?  La  préface  de  cette  édition 
le  constate  presque  ingénument,  quand  elle  dit  ; 
« Depuis  environ  soixante  ans  qu’il  est  ordinaire 
d’écrire  en  français  sur  les  arts  et  sur  les  sciences, 
plusieurs  termes  qui  leur  sont  propres,  et  qui 
n’étaient  connus  autrefois  que  d’un  petit  nombre 
de  personnes,  ont  passé  dans  la  langue  commune. 
Aurait-il  été  raisonnable  de  refuser  place  dans 
notre  dictionnaire  à des  mots  qui  sont  aujour- 
d’hui dans  la  bouche  de  tout  le  monde?...  » 

Non,  il  n’aurait  pas  été  raisonnable  de  refuser 
cette  place  et  soixante  ans  suffisent  à légitimer 
un  usage.  Le  temps  passe,  les  générations  se 
pressent  et  le  génie  de  la  langue-  s’élève  à la 
hauteur  de  la  pensée  de  ceux  qui  la  parlent. 
A l’époque  où  nous  sommes  parvenus,  Bayle  a 
publié  son  Dictionnaire  historique  et  critique T 
Condillac  ses  Critiques  sur  le  style,  et  Voltaire  a 
inauguré  le  siècle  de  la  philosophie. 

L’édition  du  Dictionnaire  de  1662,  qui  est  la 
plus  importante  pour  l’histoire  de  notre  langue,  se 
ressent  de  ces  iniluences.  Ceux  qui  y ont  colla- 
boré sont  dans  le  mouvement,  comme  on  dirait 
aujourd’hui  d’une  façon  un  peu  irrévérencieuse; 
ils  ont  une  vue  plus  large  et  ils  ont  su  allier  le  soin 
de  la  forme  classique  au  souci  plus  moderne  des 
problèmes  nouveaux  qui  surgissent  de  toutes 
parts. 

L’idiome  si  clair,  si  élégant,  d’une  tenue  si 
parfaite  pour  une  conversation  à la  cour,  va 
devenir  l’idiome  non  moins  clair  mais  plus 
châtié,  plus  pittoresque,  plus  varié  des  disserta- 
tions et  discussions  qui,  du  haut  des  salons  — ces 
académies  au  petit  pied  — se  feront  entendre 
jusque  dans  la  rue. 

Voltaire  a beaucoup  travaillé  à cette  expansion 
des  idées  qui,  écloses  dans  un  cerveau  cultivé, 
s’incrustent  dans  un  cerveau  obscur  par  la  répé- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


49 


tition  des  mots.  Lorsqu’en  1778  il  vint  à Paris 
pour  savourer,  une  dernière  fois,  l’enivrement  de  sa 
gloire  incontestée,  il  suivit  assidûment  les  séances 
de  l’Académie.  Il  s’intéressa  au  Dictionnaire  avec 
un  zèle  très  louable  et  exposa  sur  la  réforme  de 
l’orthographe  des  idées  qui,  plus  tard,  préva- 
lurent. 

Mais  on  approchait  de  la  Révolution.  Sur  les 
ruines  de  l’ancien  monde,  allait  s’édifier  un 
monde  nouveau.  L’Académie  française,  dans  sa 
forme  primitive,  avait  été  dissoute  et,  avant  de 
ressusciter  comme  une  des  classes  de  l’Institut, 
elle  avait  vu  ses  membres  dispersés  et  ses  travaux 
interrompus. 

En  1793,  Morellet  reçut  du  président  du  comité 
d’instruction  publique,  l’ordre  de  lui  remettre  le 
manuscrit  du  Dictionnaire  tel  qu’on  avait  com- 
mencé de  l’imprimer.  Cette  copie  était  l’édition 
de  Paris,  de  1762,  chargée  en  marge  de  toutes  les 
corrections,  additions  et  changements,  fruits  des 
travaux  de  l’Académie  dans  l’intervalle  d’environ 
trente  ans. 

Les  libraires  Smitz  et  Maradan  furent  chargés 
de  publier  cette  cinquième  édition  d’après  ce 
manuscrit.  Ils  y joignirent  un  supplément  conte- 
nant les  mots  nouveaux  en  usage  depuis  la  Révo- 
lution. Les  secousses  qui  suivirent  cette  époque 
troublée  ont,  en  effet,  laissé  des  traces  profondes 
dans  notre  langue.  Après  les  courtisans,  après  les 
philosophes,  voici  le  peuple  ! S’il  dit  parfois  de 
gros  mots,  il  pense  toujours  avec  force.  Et  la 
langue  énervée  par  l’affectation  et  la  mollesse 
des  derniers  temps  de  la  monarchie  se  retrouva 
plus  capable  de  sérieux  et  d’éloquence. 

Puis,  à ces  jours  troublés,  succéda  une  période 
de  calme  et  d’ordre.  Il  y eut  un  retour  vers  une 
autre  époque  et  le  caractère  ainsi  que  la  forme  de 
la  langue  s’en  ressentirent.  La  pureté  classique 
se  mêle  aux  hardiesses  d’une  imagination  déréglée  : 
saluons  le  romantisme  ! Ces  changements  peuvent 
se  constater  dans  l’édition  de  1835  qui  contient 
beaucoup  de  termes  nouveaux  de  philosophie, 
d’archéologie  et  de  philologie.  A la  politique 
nous  devons  : absolutisme , décentralisation , fé- 
déralisme, socialisme , etc.,  etc.,  j’en  passe.  Mais 
ces  désignations  presque  barbares  pour  des 
oreilles  d'académiciens  ne  passèrent  pas  toujours 


comme  des  lettres  à la  poste.  On  discuta.  On  lutta. 
On  accepta. 

Quand  on  admit  ces  mots  : télégramme , 
steamer , tunnel,  tramway,  du  haut  du  ciel,  les 
fondateurs  de  l’Académie  française  ont  dû  se 
voiler  la  face  ! 

La  dernière  édition  du  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie parut  en  1877.  Elle  est  l’expression  la  plus 
moderne  de  notre  langue.  En  1862  une  commis- 
sion fut  nommée  à cet  effet  dont  Prévost-Paradol 
était  le  rapporteur.  Ce  nom  évoque  de  cruels 
souvenirs  ! Et  quand  on  se  rappelle  que  les  séances 
de  l’Académie  continuèrent  pendant  la  guerre  et 
le  siège  de  Paris,  on  ne  peut  s’empêcher  d’admi- 
rer la  sérénité  d’àme  des  immortels  qui,  au  milieu 
des  dangers  de  l’année  terrible,  travaillaient  sans 
désespérer  au  perfectionnement  de  ce  qui  ne 
meurt  pas  : le  génie  de  notre  langue  ! 

Et  ainsi,  cette  révision,  un  peu  aride  peut-être, 
des  différentes  éditions  du  Dictionnaire  de 
V Académie  française  me  semble  correspondre  à 
différentes  époques  de  notre  histoire  nationale. 
N’y  voit-on  pas  des  progrès  réalisés?  Et  tout  pro- 
grès porte  en  soi  des  destructions  et  des  regrets. 

On  peut  regretter  le  vieux  langage,  les  vieilles 
modes,  les  aristocratiques  chaises  à porteurs, 
plus  lentes  mais  plus  parfumées  que  les  pétro- 
lettes  fugitives  et  nauséabondes.  Mais  à quoi  bon 
regretter  ? Chaque  période  a son  cachet  particu- 
lier : maintenant,  on  vit  à la  vapeur,  on  parle  au 
téléphone,  on  écrit  à la  machine,  on  pense  de 
même,  — si  toutefois,  avec  toutes  ces  facilités, 
on  pense  autant,  on  parle  aussi  bien.  Un  penseur 
génial  qui  a réalisé  une  grande  invention,  anéantit 
peut-être,  chez  autrui,  de  louables  efforts  de  pen- 
sée. Alors  quoi?  Mais  ceci  nous  mène  hors  de  mon 
sujet — ce  qui  est  permis,  puisque  je  le  quitte  — 
et  ceci  devait  simplement  prouver  que  de  nou- 
velles conceptions  de  vie  engendrent  nécessai- 
rement des  mots  nouveaux  pour  les  exprimer. 

Et  aussi  longtemps  que  les  Français  feront  des 
vaudevilles,  des  révolutions  et  des  calembours,  les 
académiciens  seront  obligés  de  se  tenir  au  courant 
des  progrès  de  la  langue,  en  travaillant  à de 
nouvelles  éditions  du  Dictionnaire. 

A.  SCHALCIv  DE  LA  FAYERIE. 


LES  CORPORATIONS  IDE  IL -A»  GITÉ 

.A.  LONDRES 


Les  corporations  ou  compagnies  de  la  Cité  lon- 
donienne, aujourd’hui  au  nombre  d’environ 
soixante-dix,  remontent  au  temps  du  moyen  âge, 
alors  qu’elles  avaient  le  monopole  des  différents 
métiers  qu’elles  représentent  encore  de  nos  jours. 

C’est  ainsi  que  tout  le  blé  qui  arrivait  dans  la 
capitale  passait  par  les  greniers  de  la  corpora- 


tion des  boulangers,  que  toutebarbe  tombait  sous 
le  rasoir  de  la  compagnie  des  barbiers  et  que 
tout  poisson  venait  échoir  aux  étalages  des  mar- 
chands de  poissons. 

Ces  compagnies,  incorporéesparchartesroyales, 
sont  sous  la  juridiction  du  lord-maire  et  des 
aldermen  qui  sont  toujours  choisis  parmi  leurs 


492 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


membres.  Elles  étaient  anciennement  soumises  à 
certaines  lois  et  restrictions.  Ainsi  les  boulangers 
devaient  vendre  leur  pain  d’après  un  certain  tarif, 
et  la  vente  des  gâteaux  au  détail  leur  était  inter- 
dite, à l’exception  de  quelques  jours  fériés.  Les 
apprêteurs  ou  décatisseurs  de  draps  étaient  tenus 
dé  s’abstenir  de  tout  usage  de  craie  ou  d’amidon 
dans  l’apprêt  ou  décatissage  des  étoffes,  et  devaient 
apposer  leur  sceau  sur  chaque  pièce  qui  leur  pas- 
sait par  les  mains. 

Aujourd’hui,  comme  autrefois,  quand  un  nou- 
veau membre  est  reçu  dans  la  corporation  des 
orfèvres,  il  doit  prêter  serment  sur  la  Bible  qu’il 
ne  falsifiera  pas  les  monnaies. 

Une  charte  très  ancienne,  conservée  parmi  les 
annales  de  la  corporation  des  marchands  de  vin, 
interdit  à tout  individu  qui  n’est  pas  membre  de 
cette  compagnie  de  faire  du  commerce  avec  la 
Gascogne.  Une  autre  charte,  appartenant  à la  cor- 
poration des  peintres  en  bâtiments,  impose  aux 
peintres  étrangers  certaines  amendes  qui  leur 
donnent  le  droit  d’exercer  leur  métier  sans  faire 
partie  de  cette  compagnie. 

La  compagnie  des  tisserands  fut  une  des  pre- 
mières incorporées.  Sous  le  règne  de  Henri  Ier,  elle 
payait  une  redevance  de  400  francs  par  an  à la 
Couronne,  en  retour  des  privilèges  obtenus.  Ceux- 
ci  lui  furent  confirmés  à Winchester  par  Henri  II, 
dans  une  charte  signée  par  le  saint  martyr  Tho- 
mas à Becket. 

Parmi  les  privilèges  octroyés  anciennement  aux 
diverses  corporations  de  la  Cité,  il  en  est  un  que 
les  teinturiers  et  les  marchands  de  vin  possèdent 
encore  en  commun  avec  la  Couronne  d’Angle- 
terre : c’est  le  droit  d’avoir  des  cygnes  sur  la  Ta- 
mise, depuis  Londres  jusqu’à  Windsor. 

A une  certaine  époque  de  l’année,  les  « mar- 
queurs » de  la  Couronne  et  ceux  des  deux  com- 
pagnies remontent  le  fleuve  pour  inspecter  les 
cygnes,  les  compter  et  marquer  les  nouveau-nés. 

Ils  se  rendent  aux  différents  endroits  de  la  Ta- 
mise fréquentés  par  les  cygnes  au  temps  de  la 
ponte,  et  donnent  3 francs  pour  chaque  jeune 
cygne  aux  pêcheurs  qui  ont  préparé  des  nids  pour 
les  nouvelles  familles  et  2 fr.  50  par  semaine  à 
quiconque  a pris  soin  de  ces  jolis  oiseaux  pen- 
dant la  saison  rigoureuse,  en  leur  donnant  asile 
dans  une  pièce  d’eau  et  en  les  protégeant  contre 
le  froid.  Les  marques  respectives  qui  permettent 
de  les  reconnaître  sont  faites  sur  la  mandibule 
supérieure  avec  un  instrument  pointu. 

¥ ¥ 

La  Cité  avec  ses  corporations  était  autrefois  un 
minuscule  royaume  au  centre  de  la  capitale  et 
le  souverain  lui-même  n‘y  entrait  que  sur  la  per- 
mission du  lord-maire,  qui  se  rendait  à l’une  des 
portes  de  son  domaine  pour  l’y  recevoir,  après  lui 
en  avoir  présenté  les  clefs,  comme  à son  suzerain. 

Quoique  les  portes  de  la  Cité  n’existent  plus, 
cette  cérémonie  de  la  réception  du  monarque  a 


encore  lieu  dans  les  grandes  occasions,  telle 
que  nous  l’avons  vue  au  jubilé  de  Sa  Majesté  la 
reine  Victoria. 

En  échange  des  privilèges  reçus,  les  corpora- 
tions aidaient  souvent  la  royauté  dans  ses  diffi- 
cultés pécunières  : elles  contribuaient  aux  frais  de 
guerre  à l’étranger  et  préparaient  de  magni- 
fiques réceptions  aux  monarques  qui  revenaient 
vainqueurs  d’une  expédition  sur  le  continent. 

La  plupart  des  compagnies  ont  un  uniforme 
appelé  livery.  Toutes  ces  « livrées  »,  chamarrées 
d’or  et  de  pierreries,  rappellent  la  magnificence 
de  l’Orient  et  forment  un  ensemble  des  plus  bril- 
lants dans  le  cortège  du  lord-maire. 

Mais  le  seul  fait  d’admission  dans  une  compa- 
gnie ne  donne  pas  toujours  le  droit  d’en  porter 
l’uniforme  : ce  droit  s’achète  généralement.  Chez 
les  orfèvres,  il  se  paie  3 1ÛÜ  francs  et  encore  n’est- 
il  conféré  à un  aspirant  que  s’il  a en  sa  faveur  les 
votes  d'un  conseil  composé  des  membres  les  plus 
influents  delà  corporation. 

Les  compagnies  de  la  Cité  sont  divisées  en  deux 
classes  : celles  de  premier  ordre  et  celles  de  se- 
cond ordre  qui,  suivant  leur  importance,  envoient 
plus  ou  moins  de  membres  aux  assemblées  gé- 
nérales. 

Dans  les  siècles  passés,  des  discussions  s’éle- 
vaient souvent  sur  la  question  de  préséance,  et  ces 
discussions  dégénéraient  parfois  en  voies  de  fait 
des  plus  sérieuses.  C’est  ainsi  qu’une  rixe  violente 
eut  lieu  en  1340,  au  milieu  même  de  Cheapside, 
entre  les  marchands  de  poissons  et  les  pelletiers. 

Les  meneurs  furent  arrêtés  par  ordre  du  lord- 
maire,  et  plusieurs  subirent  la  peine  capitale.  Il 
fut  ensuite  décrété  que  dans  les  banquets  de  la 
Cité  les  toasts  portés  aux  deux  compagnies  se- 
raient alternativement  pour  « les  marchands  de 
poissons  et  les  pelletiers  » et  pour  les  « pelletiers 
et  les  marchands  de  poissons  » afin  de  faire  cesser 
toutes  causes  de  rivalité. 


Outre  leurs  grands  revenus  qui  proviennent 
en  partie  de  legs  considérables,  les  corporations 
de  la  Cité,  surtout  celles  de  premier  ordre,  pos- 
sèdent de  magnifiques  objets  d’art,  tableaux, 
pièces  d’argenterie,  étoffes  précieuses,  riches  ser- 
vices de  table  qui  paraissent  dans  les  grands 
banquets. 

Au  temps  jadis,  alors  quela  religion  catholique 
était  en  honneur  en  Angleterre,  et  les  jours  d’absti- 
nence en  grand  nombre,  la  corporation  des  mar- 
chands de  poissons  acquit  d’immenses  richesses; 
aussi  possède-t-elle  de  précieux  objets  d’art  dans 
sa  collection  d’antiquités.  On  y remarque  entre 
autres  un  splendide  drap  mortuaire  qui  servait 
aux  funérailles  des  membres  de  cette  compagnie. 
C’est  un  très  beau  spécimen  de  l’art  antique, 
brodé  sur  drap  d’or  et  représentant  Notre-Seigneur 
donnant  à saint  Pierre  les  clefs  du  Royaume  des 
Cieux. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


493 


La  plupart  des  corporations  possèdent  aussi  de 
magnifiques  halls.  Ce  sont  de  véritables  palais 
dont  la  porte  d’entrée  est  surmontée  de  leurs 
armes  et  de  leurs  devises. 

Ces  palais,  se  trouvant  au  centre  de  la-  Cité, 
furent  presque  tous  détruits  par  le  grand  incendie 
de  1666.  On  les  a reconstruits  sur  les  mêmes  em- 
placements. 

Citons  quelques-uns  de  ces  halls.  Dans  celui 
des  merciers,  dont  la  corporation  est  une  des 
plus  importantes,  se  trouve,  au  haut  d’un  bel  es- 
calier sculpté,  la  statue  de  Sir  William  Walworth 
qui  fut  maître  de  la  corporation  et  plusieurs  fois 
lord-maire.  Il  tient  dans  sa  main  droite  la  dague 
dont  il  poignarda  Wat  Tyler,  sauvant  ainsi  la  cou- 
ronne de  Ri- 
chard II. 

Dans  le  hall 
des  fabricants  de 
draps  sont  les 
statues  de  Jac- 
ques Ier  et  Char- 
les Ior,  éblouis- 
santes sous  leurs 
couches  d’or. 

Cette  riche  com- 
pagnie, qui  a été 
surnommée  « la 
toison  d’or  de 
l’Angleterre  »,  a 
compté  d’illus- 
tres personnages 
parmi  ses  mem- 
bres, outre  les 
deux  rois  dont 
elle  possède  les 
statues,  et  de 
nos  jours,  le 
prince  de  Galles 
et  le  duc  de  Cam- 
bridge en  font 
aussi  partie.  Sa  devise  est  : « En  Dieu  seul  est 
mon  espoir  ». 

Quand  le  palais  des  teinturiers  fut  rebâti,  on 
trouva  à 14  pieds  sous  terre  les  restes  d'un  pavage 
romain  qui  compte  parmi  les  curiosités  du  Lon- 
dres de  la  période  romaine. 

Dans  le  hall  des  marchands  de  poissons  sont 
représentées  les  différentes  espèces  des  habitants 
de  la  mer  et  des  tleuves. 

Le  hall  des  charpentiers  est  décoré  de  belles 
fresques  dont  les  sujets  bibliques  se  rapportent 
tous  au  métier  de  la  corporation.  C’est  Noé  cons- 
truisant l’arche,  leRoi  J osias donnant  des  ordres 
pour  la  réparât  ion  du  temple , Joseph  travaillant 
dans  son  atelier , etc. 

Le  hall  des  chirurgiens  — qui  autrefois  for- 
maient une  même  corporation  avec  les  barbiers  — 
possède  entre  autres  objets  d’art  un  Holbein  et 
deux  Yan  Dyck,  une  coupe  d’argent  ciselé,  don 
d’Henri  VIII,  un  plat  d’argent,  présenté  à la 


compagnie  par  le  reine  Anne,  et  un  autre  plat 
oblong  avec  puits  central.  Cette  dernière  pièce 
d’argenterie  paraît  avoir  servi  pour  faire  la  barbe 
aux  grands  personnages.  On  y voit  aussi  deux 
bonnets  de  velours  avec  bandes  en  filigrane  d’ar- 
gent, dont  le  maître  de  la  corporation  des  bar- 
biers-chirurgiens et  son  député  se  servaient  au- 
trefois dans  les  grandes  occasions.  Une  charte 
royale  leur  avait  octroyé  le  privilège  de  rester  la 
tête  couverte  en  présence  du  souverain. 

On  voit  aussi  dans  le  hall  des  chirurgiens  une 
sorte  de  panneau  couvert  de  gerbes  de  fleurs  et 
de  fantastiques  arabesques.  L’origine  de  ce  pan- 
neau est  fort  ancienne.  La  légende  raconte  que 
le  corps  d’un  fameux  criminel,  après  avoir  été 

détaché  du  gi- 
bet, avait  été 
envoyé  au  hall 
des  chirurgiens 
pour  y être  dis- 
séqué selon  la 
coutume.  Déjà 
l’opérateur  s’é- 
saisi  du  scalpel 
et  allait  com- 
mencer son  œu- 
vre, quand  il 
s’aperçut  que  le 
cœur  de  son  sujet 
battait  encore.  Il 
employa  tous  les 
moyens  connus 
pour  le  rappeler 
à la  vie  et  il  y 
réussit.  Le  res- 
suscité vécut 
longtemps  dans 
une  cachette,  à 
l’abri  des  regards 
du  public,  et  fi- 
nalement fut  en- 
voyé à l’étranger  aux  frais  de  la  compagnie.  Plus 
tard,  il  fit  une  grande  fortune,  et  pour  témoigner 
sa  gratitude  envers  la  corporation  des  chirurgiens, 
à qui  il  devait  sa  seconde  existence,  il  lui  envoya 
le  panneau  au  riche  et  curieux  travail  que  l’on 
admire  encore  aujourd’hui. 

* + 

Les  corporations  dont  lesmétiersne  répondaient 
plus  aux  besoins  modernes  — telle  que  celle  des 
fabricants  d’arcs  — ont  nécessairement  disparu, 
avec  le  temps,  mais  les  autres  sont  encore 
très  florissantes  et  entourées  de  tout  leur  luxe  de 
blasons,’  de  devises  et  de  livrées  comme  par  le 
passé,  car  dans  la  conservatrice  Angleterre  rien 
ne  se  perd  et  ne  disparaît.  Mais  parmi  les  mem- 
bres de  ces  corporations,  un  très  petiL  nombre 
appartiennent  encore  aujourd'hui  aux  divers 
métiers  qu’elles  représentent  depuis  des  siècles. 
Beaucoup  de  ces  membres  vivent  uniquement  de 


Le  hall  de  la  Corporation  des  Drapiers. 


494 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


la  fortune  amassée  par  leurs  ancêtres,  ou 
exercent  des  professions  libérales.  C’est  ainsi 
qu’un  docteur,  un  avocat,  un  propriétaire  peuvent 
se  trouver  dans  la  corporation  des  merciers,  des 
tailleurs,  des  plombiers,  des  marchands  de  pois- 
sons, ou  toute  autre,  soit  que  le  droit  d’en  faire 
partie  leur  vienne  d’un  ancêtre,  ou  que  l’honneur 
de  l’admission  leur  ait  été  offert  gratuitement, 
ou  encore  qu’ils  aient  acheté  cet  honneur  à prix 
d’argent,  — ce  qui  peut  se  faire  dans  certaines 
corporations. 

Souvent  « l’admission  » est  offerte  à quelque 
grand  personnage.  C’est  ainsi  qu’il  y a quelques 
années  la  compagnie  des  tanneurs  donnait  un 
banquet  en  l’honneur  de  Sa  Grâce  l’archevêque 
de  Cantorbery  et  du  Président  de  la  Chambre  des 
Communes,  et  à l'issue  du  banquet  chacun  des 
deux  invités  recevait  un  coffret  d’or  dans  lequel 
se  trouvaient  les  lettres  patentes  les  admettant 
dans  la  corporation  en  qualité  de  membres  hono- 
raires. 

Les  immenses  revenus  des  différentes  compa- 
gnies forment  un  total  d’environ  dix-neuf  millions 
de  francs.  Ces  revenus  sont  en  grande  partie 
employés  en  œuvres  de  charité  : fondations  et 
entretien  d’écoles  gratuites,  aumôneries,  orphe- 
linats, donations  aux  hôpitaux,  bourses  pour  les 
universités,  pensions  à ceux  de  leurs  membres  qui 
sont  dans  le  besoin,  aux  malheureux  qui  leur  sont 
recommandés  par  quelqu’un  des  leurs,  etc. 

Quelques-unes  de  ces  écoles  gratuites  des  cor- 
porations ont  acquis  une  grande  réputation  et 
produit  toute  une  pépinière  d’hommes  remar- 
quables. Celle  des  « marchands  tailleurs  » se 
glorifie  entre  autres  d’avoir  eu  sur  ses  bancs 
Juxon,  évêque  de  Londres,  qui  assista  Charles  Ier 
à ses  derniers  moments. 

Autrefois  la  fameuse  compagnie  des  orfèvres, 
quand  elle  donnait  un  banquet,  glissait  assez  sou- 
vent un  billet  de  banque  dans  la  serviette  de  ses 
invités.  Cette  coutume  ne  semble  pas  s’être  con- 
servée de  nos  jours.  Mais  il  en  est  une  autre,  très 
gracieuse  et  très  galante  envers  les  dames,  qui 
subsiste  toujours.  C’est  d’offrir  aux  invités  une 
élégante  boîte  de  bonbons  pour  leurs  femmes. 
Cette  boîte,  appelée  du  nom  facétieux  et  suggestif 
de  hushing  box , — boîte  d’apaisement  — est 
destinée  à calmer  les  grosses  rancunes  qui  pour- 
raient résulter  de  la  rentrée  du  mari  à une  heure 
indue  et  peut-être  même  dans  un  état  tant  soit 
peu  insolite,  grâce  à de  trop  nombreuses  libations. 

Les  splendides  halls  des  diverses  corporations 
sont  généreusement  mis  à la  disposition  de  tous 
ceux  qui  travaillent  dans  un  but  philanthropique 
et  humanitaire,  que  ce  soit  pour  bazars  de  cha- 
rité, examens,  cours  publics,  expositions  de  tra- 
vaux scolaires,  etc. 

On  a quelquefois  accusé  les  corporations  de  la 
Cité  de  ne  remplir  aujourd'hui  leurs  antiques 
devoirs  du  passé  qu’en  ce  qui  concerne  les  ban- 
quets et  les  fêtes,  mais  ce  reproche  ne  peut  pas 


être  adressé  à toutes  indistinctement.  Ainsi  la 
compagnie  des  marchands  de  poissons  a constam- 
ment des  employés  sur  les  différents  marchés  pour 
veiller  à ce  que  tout  poisson  offert  à la  consom- 
mation publique  ne  soit  que  de  bonne  qualité,  et 
à ce  que  le  trafic  du  saumon  ne  se  fasse  pas  à une 
époque  prohibée  parla  loi.  Les  dépenses  de  cette 
compagnie,  sur  ce  seul  point,  se  sont  montées, 
l’an  dernier,  à la  somme  de  20000  francs. 

* 

■¥  * 

En  vertu  de  plusieurs  chartes  royales,  le  gou- 
vernement civil  de  la  Cité  est  placé  entre  les 
mains  du  lord-maire,  de  2 sheriffs,  de  26  alder- 
men,  de  206  conseillers  et  des  différentes  corpo- 
rations qui  comptent  environ  10000  membres. 

Le  lord-maire,  après  l’expiration  de  sa  charge 
d’une  année,  rentre  dans  l’ordre  des  aldermen. 

L’élection  de  ce  principal  magistrat  de  la  Cité 
se  fait  le  29  septembre,  et  il  entre  en  fonctions 
le  9 novembre,  appelé  « jour  du  lord-maire  ». 

Ce  jour-lâ,  en  grande  pompe,  il  quitte  Guildhall, 
l’hôtel  de  ville  de  la  Cité,  et,  accompagné  du 
splendide  cortège  des  corporations,  se  rend  à 
Westminster  Hall  pour  prêter  serment  de  fidélité 
à la  Couronne  devant  un  des  barons  de  l’Échiquier. 

Après  les  formalités  d’usage,  il  rentre  à Guild- 
hall, où  un  grand  banquet  est  donné  en  son 
honneur. 

Le  lord-maire  reçoit  230000  francs  de  rémuné- 
ration, mais  ses  dépenses  excèdent  de  beaucoup 
la  somme  qui  lui  est  allouée. 

Au  centre  de  la  Cité  est  Mansion  House,  la  belle 
résidence  qu’il  occupe  pendant  son  temps  d’office. 
Sous  les  voûtes  dorées  de  ce  palais  du  négoce 
sont  organisées  de  gigantesques  œuvres  de  charité 
qui  s’étendent  non  seulement  sur  toute  la  Grande- 
Bretagne  et  ses  colonies,  mais  aussi  sur  le  globe 
entier. 

Dans  le  récent  incendie  au  Canada,  une  sous- 
cription organisée  par  le  lord-maire  a atteint  le 
chiffre  de  900000  francs,  tandis  qu’en  même  temps 
arrivaient  d’autres  fonds  pour  les  Indes,  affligées 
par  une  effroyable  famine.  Cette  seconde  sous- 
cription montait  à la  somme  de  5412500  francs. 

De  splendides  banquets  sont  donnés  à Mansion 
House  en  l’honneur  des  ministres,  des  ambassa- 
deurs étrangers,  des  généraux,  des  explorateurs 
et  de  toute  personne  qui  s’est  distinguée  dans  le 
domaine  de  la  science  et  des  arts. 


Yvon  IvERMAR. 


Il  n’y  a que  les  femmes  qui  ne  se  détachent  jamais  du 
malheur.  La  nature  a rempli  leur  âme  de  tant  de  bienveillance 
et  de  pitié,  qu’elles  semblent  jetées  comme  des  êtres  tutélaires 
entre  l’homme  et  les  vicissitudes  du  sort. 

La  vie  humaine  ressemble  à une  année  où  on  ne  voudrait 
pas  voir  les  neiges  de  l’hiver  en  hiver,  mais  les  fruits  de  l’au- 
tomne au  printemps,  et  les  lleurs  du  printemps  en  été  et  en 
automne. 

Le  courage  est  une  des  qualités  qui  supposent  le  plus  de 
grandeur  d’àme.  — Vauvenargues. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


495 


HD^A-UNT  S LE  HLIEB^UsT 


Le  Patriarcat  Maronite.  — Les  Cèdres 


Avant  le  jour  je  quitte  le  village  d’Akoura  où 
j'ai  passé  la  nuit.  Comme  nous,  les  femmes  ont  de- 
vancé l’aurore,  et  leur  labeur  est  déjà  commencé  ; 
c’est  d’aller  puiser  l’eau  à la  fontaine.  Elles 
passent,  droites  et  superbes  ; et  l’eau,  en  petits 
ruisselets,  s’épanche  sur  elles,  de  leurs  cruches 
ruisselantes.  Rude  est  la  montée,  une  véritable 
escalade,  un  terrible  assaut.  Chaque  enjambée  du 
cheval  secoue  le  cavalier  à lui  rompre  les  os. 
Quelle  vaillance  chez  celui-là,  quelle  endurance 
chez  celui-ci  ! Cette  terre  est  fertile  cependant,  et 
les  chaumes  desséchés  attestent  les  moissons 
engrangées  maintenant.  Le  terme  de  cette  pre- 
mière montée  me  rend  l’immense  panorama  des 
montagnes  et  des  cimes  de  toute  sparts  surgissantes, 
aussi  le  magnifique  flamboiement  de  la  mer 
lointaine. 

Une  tache  blanche  révèle  Tripoli  blotti  sur  le 
rivage. 

La  piste  est  mal  frayée  où  péniblement  nous 
cheminons  ; et  la  descente  succède  à la  montée, 
et  la  montée  succède  à la  descente.  Il  n’est  de 
buisson,  d’arbre,  ni  d’arbrisseau.  Le  blé,  le  maïs 
découpent  des  carrés  verts,  les  uns  alternent  avec 
les  autres. 

Plus  loin  on  laboure  ; le  bœuf  est  noir,  l'homme 
est  vêtu  de  bleu,  la  terre  est  rouge.  Le  travail 
humain  dispute,  arrache  à l’abandon  et  à la  soli- 
tude tout  ce  qui  peut  recevoir  la  blessure  féconde 
du  sillon  ouvert,  ou  la  graine  du  moins  confiée  à 
quelque  poussière.  Quelques  pentes  affreusement 
rocailleuses,  les  cimes  dernières,  fronts  chauves  de 
ces  Titans  de  pierre  que  sont  les  montagnes  indé- 
finiment centenaires,  échappent  seules  à cette 
patiente  conquête. 

Voici  que  passent  des  troupeaux,  des  chèvres 
noires  aux  cornes  courtes,  aux  longues  oreilles 
tombantes.  De  loin  quelquefois  nous  sommes 
interpellés.  11  semble  que  ces  voix  nous  vien- 
nent de  l’insondable  espace  ; et  nous  ne  voyons  pas 
ceux-là  qui  de  loin  nous  ont  aperçus.  Les  appels, 
lessouhaits  d’heureuxvoyage,  lessalutsobligeants 
volent,  planent,  s’entrecroisent,  en  cet  infini, 
ainsi  que  des  cris  d’oiseaux  de  large  envergure 
et  de  libre  essor.  Les  hirondelles  fuient,  nous 
sifflant  au  passage.  Les  cultures  ne  sont  pas  toutes 
de  tradition  lointaine  : Parmentier  retrouverait 
ici  son  cher  tubercule. 

Cinq  heures  durant,  nous  avons  ainsi  cheminé 
sans  un  arrêt. 

Une  piste  moins  incertaine  nous  emporte 


sur  une  pente  rapidement  inclinée,  et  cepen- 
dant nous  laisse  à plus  de  quinze  cents  mètres 
d’altitude,  auprès  du  village  d’Hasroun.  C’est 
aussi  une  métropole  sacrée,  et  cela  lui  vaut  gloire, 
prestige  et  profit.  Le  ciel  bénit  cette  terre  qui 
fait  profession  d’être  sainte.  Elle  nourrit  amandiers 
et  mûriers;  la  vigne  coquettement  la  revêt  de  ses 
pampres. 

Le  patriarche  maronite,  un  personnage  d’im- 
portance et  dont  l’autorité  s’étend  sur  tout  le 
Liban,  a placé  là  ses  pénates  vénérables.  Le 
patriarcat  n’affecte  aucune  prétention  qui  soit 
d’un  monument  ou  d’un  palais,  pas  même  d’une 
maison  de  grand  luxe  ou  de  décoration  pitto- 
resque. 

LeLiban  ignore,  et  sans  doute  a toujours  ignoré, 
la  magnificence  des  abbayes  d’Italie  ou  de  France. 
Nous  sommes  au  milieu  d’une  population  d’habi- 
tudes les  plus  souvent  assez  simples.  Ceux-là  que 
la  fortune  afavorisés  de  ses  largesses  capricieuses, 
descendent  vers  les  vallées  plus  aisément  acces- 
sibles, vers  les  rivages  attiédis.  L’argent  pèse 
lourd  dans  les  poches,  quelquefois  aussi  sur  les 
consciences;  et  les  escalades  ne  sont  plus  du  goût 
de  quiconque  s’appesantit  en  des  richesses 
heureusement  conquises.  Les  Maronites  opulents 
sont  aux  élégantes  maisons  des  pentes  plus  hospi- 
talières. 

Le  patriarche,  lui,  est  demeuré,  sinon  sur 
le  faîte,  au  moins  dans  une  citadelle,  de  très  haut, 
régnante  et  dominante.  II  est  plus  près  de  Dieu, 
et  de  plus  loin  le  pasteur  contemple  ainsi  êt 
rallie  son  troupeau  fidèle. 

Nul  logis  qui  puisse  mieux  mériter  cette  appel- 
lation, vulgaire  mais  bien  touchante  ; la  maison 
du  bon  Dieu. 

C’est  un  centre,  un  refuge,  un  asile,  une  espé- 
rance, une  lumière. 

La  maison  du  bon  Dieu  n’est-elle  pas,  de 
par  cette  gloire  même,  la  maison  de  tout  et  la 
maison  de  tous  ? En  ces  pays  quelque  peu  suran- 
nés, le  prêtre  n’est  pas  qu’un  serviteur  de 
Dieu,  un  interprète  de  sa  loi,  le  sacrificateur 
nécessaire  des  sacrifices  consacrés;  il  est  un  ami, 
un  confident,  un  arbitre,  un  conseiller,  un  juge, 
et  non  point  seulement  dans  les  choses  de  la  foi, 
aussi  dans  les  choses  journalières.  Le  prêtre 
montre,  ouvre  le  ciel;  il  régit,  il  console  la  terre  ; 
et  plus  il  monte  en  la  hiérarchie  de  la  terre 
jusqu’au  ciel,  plus  son  crédit  se  hausse,  plus  sa 
parole  acquiert  d’autorité,  plus  le  recours  est 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


490 


désiré  à ses  avis,  à ses  sentences,  joserais  dire  à 
son  oracle. 

Aussi  voyons-nous,  tout  à l’entour  du 
patriarcat,  des  hommes,  des  familles  qui  tout  à 
l'heure  viendront  exposer  leurs  différends,  sou- 
mettre, à cette  sagesse  réputée  presque  divine,  leur  s 
contestations. 

Ils  attendent  leur  tour  ; ils  n’ont  nul  besoin 
de  solliciter  une  audience.  L’accès  est  facile 
auprès  du  plus  haut  dignitaire,  il  faut  dire 
aussi  à ses  pieds,  car  chacun  s’incline,  fléchit  le 
genou  devant  le  patriarche,  baise  la  main  et 


ce  patriarche,  puissant,  magnifique,  quelque  peu 
ventripotent,  et  d’une  pourpre  rose  splendidement 
vêtu,  une  large  croix  d’or  tombantsur  sa  poitrine, 
le  visage  ombragé  d’une  barbe  opulente, 
majestueux  et  cependant  de  physionomie  fine,  lit 
les  lettres  apportées,  écoute  les  uns  et  les  autres, 
congédie  celui-ci,  conseille  celui-là,  fait  œuvre 
bonne  et  sainte  ; car  je  vois  des  yeux  qui  pleuraient 
tout  à l'heure,  et  qui  maintenant  ont  tari  leurs 
larmes. 

Cependant  la  table  est  servie,  magnifiquement 
hospitalière.  Le  patriarche  en  occupe  l’une  des 


Bcherré,  vue  générale. 


l’anneau  qui  lui  sont  tendus.  Nos  habitudes  sont 
de  révérences  moins  basses,  de  génuflexions 
moins  faciles;  mais  la  tradition  est  lointaine  de 
ces  prosternations  très  humbles  et  de  ces  gestes, 
de  ces  attitudes  presque  d’adoration.  Au  reste,  la 
bonhomie  grandiose  de  celui-là  qui  en  est  l'objet, 
est  d’un  père  accueillant,  aussi  parfois  d’un  frère 
aîné,  sans  peine  redescendant,  et  le  sourire  aux 
yeux,  la  complaisance  dans  le  cœur,  jusqu’à  ses 
frères  moins  heureux  qui  le  viennent  solli- 
citer. 

Cette  déférence  et  cette  humilité  laissent  trans- 
paraîtrel 'étroite  fraternité  humaine,  non  celle  que 
nos  démocraties  jalouses  et  haineuses  imposent, 
la  menace  aux  lèvres,  mais  celle  qu’une  voix  divine 
enseignait  aux  douces  campagnes  de  Galilée.  Ainsi 


extrémités;  son  prédécesseur,  des  mêmes  splen- 
deurs traditionnelles  revêtu,  lui  fait  face  sur  la 
muraille,  et  de  son  cadre  d’or,  assiste,  lui  aussi, 
à nos  agapes  fraternelles.  Joseph  a retrouvé  là 
un  de  ses  neveux  déjà  grandi  dans  les  dignités 
de  l’église;  une  large  ceinture  rouge  en  témoigne, 
et  qui  sail?  peut-être  un  jour  cette  pourpre 
envahira  toute  la  robe.  Le  protocole  groupe,  aux 
côtés  du  maître,  selon  un  ordre  en  quelque  sorte 
rituel,  abbés,  évêques,  camériers,  et  même,  non 
pas  au  dernier  rang,  le  voyageur  profane  qui 
passe. 

Il  n’a  cependant  d’autre  titre  à tant  d’hon- 
neur qu§  d’être  l’étranger,  aussi  d’être  un  Fran- 
çais de  France.  Cela  tient  lieu  de  mérite,  et  c’est 
une  vertu. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


497 


L’eau  bénite  de  cour  n’est  pas  d’usage 
que  dans  les  cours;  et  je  veux  bien  réserver,  par 
devers  moi,  en  cet  aimable  accueil  et  ces  empres- 
sements obligeants,  ce  qui  est  de  pure  courtoisie 
et  presque  de  formule  et  de  style.  Cependant  il  y 
a mieux. 

La  France  est  aimée  en  ces  montagnes,  pour 
les  services  rendus  assurément,  pour  les  espé- 
rances nourries  obstinément,  hélas  ! quelquefois 
déçues,  pour  le  protectorat  exercé,  pour  quelques 
subsides  étroitement  mesurés  pourtant;  elle  est 
aussi  aimée  pour  elle-même,  il  le  semble  du  moins, 
et  mieux  aimée 
sans  doute  que 
parfois,  hélas  ! elle 
n’est  aimée  sur  la 
terre  même  de 
France.  « Dieu, 
l’Église,  la  Fran- 
ce ! voilà  ce  qui 
est  dans  notre 
cœur  et  dans  notre 
foi,  » me  dira  un 
prêtre  de  Balbeck. 

Cette  trinité,  tout 
à la  fois  divine  et 
humaine,  rayonne 
ici  ; et  n’est-il  pas 
touchant  de  voir 
ainsi  exalter,  pres- 
que à l’égal  de 
Dieu,  notre  cher 
pays  de  France  ? 

Ces  âmes  en  quel- 
que sorte  la  sou- 
lèvent, l’empor- 
tent jusqu’à  lui. 

Si  la  France  com- 
mence ici-bas,  c’est 
là-haut  qu’elle  s’a- 
chève. 

La  table  est 
servie  en  une  vas- 
te salle  ; mais  la 
splendeur  de  l’assistance,  aussi  des  plats  servis,  en 
est  la  seule  richesse.  Rien  n’égaye  la  monotonie 
froide  des  voûtes,  des  murailles  blanchies  à la 
chaux;  mais  les  plats,  les  assiettes  composent  une 
joyeuse  mosaïque.  Les  potages,  les  ragoûts,  les 
fruits  opposent  et  associent  les  couleurs  et  les 
tons  d’une  palette  éblouissante.  Les  vins  sont  de 
l’or  qui  flotte  et  scintille;  les  x'aisins  sont  de 
grenat  ou  de  rubis  ; c’est  du  soleil  et  de  la  lumière 
qui  nous  vont  parfumer  la  lèvre.  Même  les  choses 
innomées,  et  dont  j’ignore  la  savante  combinai- 
son, flattent  les  yeux,  avant  de  nous  réjouir  en  une 
plus  étroite  intimité. 

Mes  saluts  respectueux  et  reconnaissants  vont, 
par  delà  les  mers,  jusqu’à  ces  hommes  de  haut 
devoir  qui  me  furent  hospitaliers  ; et  les  noms 
d’Aldallah  Kouri,  de  Mgr  Rasbous,  évoqués, 


jftUn  prêtre  maronite. 


reposent  doucement  ma  pensée,  après  l’évocation 
plus  illustre,  mais  moins  humaine,  des  cités 
antiques,  des  noms  de  Byblos  et  d’Héliopo- 
lis. 

L’abondance  des  eaux  fait  la  fraîcheur  et  la 
fertilité  inlassable  de  ces  campagnes.  Hasroun 
domine  une  vallée  profonde  qui,  serpentant  au 
gré  d’une  capricieuse  fantaisie,  descend  jusqu’à 
la  ville  de  Tripoli.  Quelques  cimes,  les  moins 
lointaines,  revêtent  des  lambeaux  de  verdure. 
Une  sollicitude  toute  nouvelle  leur  voudrait  rendre 
la  parure  des  forêts  depuis  longteffips  disparues; 

et  quelques  cè- 
dres nouveau-nés 
tachent  les  roches 
grises.  Ceux-ci, 
cependant,  ne  sont 
encore  ni  de  la 
magnificence  ni  de 
l’histoire,  tout  au 
plus  de  l’espé- 
rance. Ceux-là 
dont  nous  rêvons 
l’abri  légendaire, 
nous  apparaissent 
déjà,  entrevus  de 
bien  loin,  perdus 
aux  immensités 
d’un  vaste  amphi- 
théâtre. Pour  nos 
yeux  quelque  peu 
déçus,  ce  n’est 
qu’une  tache  som- 
bre, un  nid  oublié 
et  que  nous  aurions 
dédaigné  d’aperce- 
voir, si  des  voix 
complaisantes  ne 
nous  avaient  ré- 
pété ces  mots  ma- 
giques : « Les  Cè- 
dres! » 

Cette  région 
montagneuse,  vio- 
lemment tourmentée,  nourrit  une  population  assez 
nombreuse.  Les  villages  ne  sont  point  rares;  et  tout 
à l’écart,  de-ci,  de-là,  des  maisons  ont  germé,  ger- 
ment encore  chaque  jour.  Les  plus  anciennes  dé- 
ploient leur  terrasse  librement  ensoleillée;  celles 
d’hier  affectent  des  modes  nouvelles  et  coiffent  des 
toitures  basses  que  la  tuile  rougit.  Les  figuiers  ren- 
versent au  talus  du  chemin  leurs  rameaux  presque 
blancs  et  leur  feuillage  presque  noir.  Les  vignes, 
effrontées  comme  des  Bacchantes,  montent  à l’as- 
saut des  chênes  épineux  et  les  enguirlandent. 
Quelques  noyers  énormes  projettent  au  loin,  à 
demi  sorties  de  terre,  leurs  racines  noueuses. 
Parfois,  à la  place  où  quelque  source  est  aisément 
devinée,  les  trembles  s’alignent,  et  derrière  ce 
rideau,  qui  frémit  et  vacille,  un  village  abrite 
son  aimable  et  rieuse  gaieté.  Ainsi  nous  apparaît 


498 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Bakafra.  L’instruction  est  répandue,  abondante, 
aux  jeunes  êtres  qui  là  grandissent;  et  voici  que 
je  surprends  lecole  et  la  classe  de  Bakafra. 
L'école  est  un  champ  comme  tous  les  autres,  plus 
ombragé  peut-être  et  rien  de  plus;  la  chaire  du 
maître  est  un  arbre  où  nonchalamment  il  se  tient 
adossé.  De  pupitre,  de  banc,  il  n’en  est  pas.  Cette 
école  travailleuse  est  aussi  une  école  buisson- 
nière, d’autant  plus  charmante.  Le  maître  y pour- 
rait aussi  bien  enseigner  des  oiseaux  que  des 
enfants;  et  cette  école  aurait  plu  au  doux  rêveur 
que  fut  François  d’Assise.  Côte  à côte  sont  alignés, 


assis  par  terre,  les  petits  garçons,  toute  une  ni- 
chée. Coiffés  du  fez  rouge,  de  même  taille  ou  à 
peu  près,  ils  semblent  ces  oiseaux  des  îles  que 
nous  voyons,  en  leur  cage  joyeuse,  se  presser  au 
même  bâton  et  former  toute  une  brochette  gazouil- 
lante. Cependant  eux  aussi  murmuraient,  gazouil- 
laient leur  leçon,  ou  plutôt  leur  chanson  printa- 
nière; et  voilà  qu’ils  se  taisent.  Mon  apparition 
est  d’un  grand  effet,  et  ces  grands  yeux  éveillés 
ne  voient  plus  que  moi.  Je  passe,  comme  sous  un 
feu  de  peloton,  sous  ces  regards  curieux;  mais 
cette  fusillade  n’est  que  de  petits  amis  et  je  n’en 
suis  que  gentiment  caressé.  Le  maître  a son  tur- 
ban noir,  non  la  calotte  de  pourpre,  c’est  plus 
grave  et  plus  imposant.  Lui  aussi  courtoisement 
salue  ou  plutôt  bénit  le  voyageur. 

Encore  quelques  mois,  bien  peu  d’années  à 
peine,  et  la  route  dont  nous  croisons  et  parfois 


suivons  le  tracé,  les  amorces  premières,  hissera 
les  voitures  jusqu’en  ces  villages  du  haut  Liban. 
L’esprit  entreprenant,  au  moins  de  quelques-uns, 
conseille,  exige  et  paie,  ce  qui  est  plus  difficile, 
ces  transformations  nouvelles. 

Les  cèdres  sont  visibles  encore,  mais  dans  un 
éloignement  qui  longtemps  ne  paraît  pas  dimi- 
nuer. En  vérité,  je  les  crois  inabordables.  L’appa- 
rence en  est  vaine  et  décevante.  Seul  quelque 
oiseau  de  rapine  et  de  proie,  dévorant  l’espace, 
pourrait  s’en  promettre  la  conquête.  D’un  versant 
de  la  vallée,  il  faut  passer  à l’autre,  du  village  de 


Bakafra  au  village  de  Bcherré.  Un  torrent  gronde 
aux  profondeurs  où  nous  voici  descendus;  et  des 
ruisseaux  bruyamment  précipités  lui  jettent  leurs 
eaux  en  tribut.  Bcherré  prospère  et  rayonne,  tout 
de  neuf  habillé.  C’est  un  villageois  qui  se  met  à 
la  mode  et  se  prélasse  endimanché.  Et  cepen- 
dant, tout  près  de  là,  presque  intangible  à quelque 
pas  humain,  un  vieux  monastère  s’accroche  au 
rocher.  Le  lointain  cénobite  qui  logea  ainsi  ses 
frères,  prit  exemple  sur  une  hirondelle  logeant 
ses  petits. 

Nous  avons  beaucoup  monté;  mais  au  prix  de 
l’escalade  qu’il  nous  faut  maintenant  poursuivre, 
il  semble  que  nous  ayons  cheminé  en  plaine,  ou 
tout  au  plus  en  des  vallons  complaisants.  La 
vaillance  des  chevaux,  par  bonheur,  est  d une 
chèvre,  et  leur  équilibre  vertigineux,  d un  écu- 
reuil. Voici  que  nous  croisons  toute  une  famille 


Clairière  dans  la  forêt  des  Cèdres  du  mont  Liban. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


499 


en  déplacement  de  séjour.  Le  mari  est  à cheval, 
la  femme,  les  enfants  le  suivent,  grimpés  à 
l’échine  des  ânes  ; les  serviteurs  à pied  ferment 
la  marche.  Bêtes  et  gens  rivalisent  de  magnifi- 
cence en  leurs  accoutrements  et  harnachements. 
Si  le  maître  a son  turban  multicolore,  si  la  femme 
scintille  d’or,  les  chevaux,  les  mulets,  porteurs 
des  bagages,  à chaque  enjambée,  font  sonner  le 
joyeux  carillon  des  coquillages  qui  leur  sont, 
aux  oreilles  et  jusque  sur  les  guides,  une  parure 
pittoresque  et  charmante. 

En  son  extrémité  dernière,  la  vallée  rétrécie 
n’est  qu’une  gorge  béante;  et  le  rocher  monte  en 
falaise  formidable.  C’est  là  cependant  qu’il  nous 
faut  nous  hisser.  Par  bonheur,  ces  chevaux  du 
Liban  décrocheraient  la  timbale  à la  cime  d’un 
mât  de  cocagne,  et  plus  justement  que  Fouquet, 
ils  pourraient  dire  : « Quo  non  ascendant?  » 
Ils  passent  où  des  humains  ne  sauraient  toujours 
passer  sans  dommage.  Une  pauvre  femme  en 
témoigne  ; nous  la  voyons,  tout  de  son  long, 
tomber  au  sentier,  ou  pour  mieux  dire,  à l’échelle 
que  nous  suivons,  et  son  maïs,  ses  patates  rou- 
lent, disparaissent,  où  les  yeux  mêmes  ne  sau- 
raient les  retrouver. 

Enfin  nous  atteignons  un  plateau  rocailleux  et 
que  le  vent  librement  balaie.  Nous  avons  laissé 
derrière  nous  les  pentes  ravinées,  l’effrayant 
effondrement  des  débris  éboulés.  Les  cèdres  sont 
devant  nous;  le  formidable  temple  nous  ouvre  ses 
parvis.  Il  avait  son  enceinte  que  la  sollicitude  d’un 
pacha  lui  aA-ait  donnée,  non  sans  grosse  dépense 
et  grand  labeur.  Un  mur  continu  enserrait  l’oasis  ; 
c’était  une  défense  contre  le  vagabondage  des 
troupeaux,  les  feux  imprudemment  allumés  des 
bergers,  enfin  contre  la  gent  même  des  touristes, 
ainsi  admis  à la  pieuse  visite  de  ces  vieux 
patriarches  de  la  nature,  mais  non  au  campement 
qui  peut  devenir  indiscret,  fâcheux,  ou  même 
dévastateur.  La  bonne  pensée  n’a  pas  été  long- 
temps obéie,  ni  la  consigne. 

Les  portes  renversées  jonchent  le  sol;  et  les 
brèches  béantes  interrompent  la  muraille  vaine- 
ment protectrice.  Qu’ils  étaient  petits  de  loin  ! 
qu’ils  apparaissent  maintenant  énormes,  ces  ar- 
bres ! Comme  les  grands  talents  et  les  grandes 
âmes,  ils  ne  mènent  pas  un  tapage  indiscret.  Il 
faut  les  aborder,  les  connaître,  les  embrasser 
d’un  regard  prochain,  ou  mieux  d’une  étreinte 
immédiate,  pour  comprendre  et  mesurer  tout  ce 
qu’ils  sont.  Leur  assemblée  est  superbe  et  entre 
toutes  imposante.  Ces  patriarches  nous  donnent 
l’hospitalité,  mais  de  haut,  et  comme  du  sommet 
de  leur  apothéose.  Ils  sont  deux  ou  trois  cents, 
réunis  en  cet  étroit  espace,  fraternellement  asso- 
ciés. C’est  une  tribu,  une  famille.  Ils  se  connais- 
sent, ils  s’aiment.  Plusieurs  générations  sont  là, 
rapprochées;  et  de  l’un  à l’autre,  l’écart  est  de 
plusieurs  siècles  quelquefois.  Mais  arrivé  à ce 
vertigineux  amoncellement  d’années,  l’âge  dé- 
passe nos  mesures  vulgaires,  et  l’arrière-petit-fils 


fraternise  avec  le  lointain  aïeul.  Celui-ci  a enfanté 
celui-là;  et  cet  autre,  tout  prochain,  avait,  par- 
delà  les  temps  humains,  enfanté  celui-ci.  Ils 
enfanteraient  encore,  les  uns  comme  les  autres, 
magnifiques  sultans,  au  harem  sans  fin  multi- 
plié et  fécond.  Durant  la  trêve  trop  vite  écourtée 
que  la  muraille  établie  leur  assurait,  les  cèdres 
avaient  repris  cette  inlassable  fécondité.  Tout 
alentour  des  ancêtres,  la  lignée  renaissante  pros- 
pérait ; les  graines  germaient,  qu’épandent  les 
fruits  maintenant  inutiles  et  stérilisés.  L’oasis, 
les  siècles  aidant,  moins  peut-être,  serait  rede- 
venue la  forêt.  Déjà,  comme  à l’abri  des  ailes 
maternelles  les  oiselets  grandissent  et  se  réjouis- 
sent, la  descendance  des  colosses  croissait  et 
multipliait.  Les  branches  étalées  par-dessus  sa 
fragilité  la  sauvegardaient  maternellement;  et 
les  troncs  énormes,  titanesques,  montaient  tout 
alentour,  orgueilleux  de  donner  aux  enfants 
l’exemple  de  la  force  et  de  la  souveraine  majesté. 
Ces  espérances  ne  furent  que  de  peu  de  jours. 
Les  arbrisseaux  ont  disparu  qui  seraient  mainte- 
nant déjà  de  jeunes  arbres;  la  terre,  librement 
foulée,  a repris  sa  désolante  aridité.  Les  grands 
aïeux  sont  restés  seuls,  grandis  encore  de  leur  soli- 
tude même,  aussi,  paraît-il,  quelque  peu  attristés. 
Ils  vivent,  mais  ils  ne  survivent  plus  ; et  le  dé- 
sastre est  sans  retour  lorsque,  sous  la  tempête  ou 
le  poids  décidément  insoutenable  des  ans,  quel- 
qu’un de  ces  si  vieux  rois  de  la  montagne  fléchit, 
tombe  et  s’écroule.  Il  en  est  un,  dont  les  débris 
sèment  ainsi  un  vaste  espace.  Ses  rameaux  épars 
n’ont  plus  de  feuille,  ses  branches  n’ont  plus  de 
rameaux.  Renversé,  de  celles-là  qui  lui  restent, 
il  proteste  désespérément  contre  sa  ruine.  C’est 
un  vaincu  qui  vainement  tend  ses  bras  vers  le 
ciel.  Le  feu  l’a  rongé;  sans  écorce  et  comme 
écorché  tout  vif,  il  a souffert,  il  souffre  encore 
peut-être,  en  cette  mort  si  longtemps  défiée  et 
qui  l’a  jeté  bas  sur  l’arène.  Le  tronc  est  demeuré 
en  place,  qui  soutenait  tout  l’édifice,  et  qui  s’offre 
maintenant,  comme  un  siège  complaisant,  aux 
lassitudes  vulgaires  d’un  passant  ou  d’un  voya- 
geur. Les  cèdres,  plus  capricieux  en  leur  lente 
poussée  que  ne  sont  les  sapins  de  nos  forêts  de 
France,  ne  composent  pas  des  colonnades,  dont 
la  symétrie  excessive  fatigue,  alors  même  que 
s’en  impose  l’harmonieuse  et  monumentale  gran- 
deur. Les  cèdres,  jaloux,  dirait-on,  de  leur  parti- 
culière personnalité,  indisciplinés,  n’affectent 
point  les  mêmes  attitudes,  ne  font  point  les 
mêmes  gestes;  et  de  l’un  à l’autre,  quelque  va- 
riété amuse  et  surprend.  Il  me  faut  en  embrasser 
un  six  fois  pour  en  accomplir  le  tour  : c’est  un 
voyage.  Presque  au  niveau  du  sol,  quelquefois 
l’arbre  se  branche  et  se  divise;  de- ci,  de-là,  il 
projette  ses  rejetons  devenus  des  arbres.  Les  ver- 
dures étalées  forment  des  étages,  des  paliers, 
puis  des  degrés,  des  échelons  ; et  cela  monte 
jusqu’à  la  cime  dernière.  Ainsi  quelque  escalier 
superbe  accède  à la  suprême  divinité.  Cette  ver- 


500 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dure  a de  bleuâtres  douceurs.  Mais  pas  une  herbe 
ne  se  tapit  en  la  terre  stérile,  pas  une  mousse  ne 
rafraîchit  les  racines  émergées  et  noueuses.  La 
vanité  humaine  insulte  à cette  invraisemblable 
longévité;  l’écorce  découpée  reçoit  des  initiales 
imbéciles,  des  noms  obscurs.  Quelle  impertinence 
d’imposer,  à cette  gloire  vivante,  notre  néant 
éphémère,  de  prostituer  ce  passé  légendaire  à 
à notre  misérable  présent  ! Les  Pharaons  entail- 
laient aux  rochers  qui  voyaient  passer  leurs  vic- 
toires leurs  cartouches  longtemps  ineffacés.  Du 
moins  ils  étaient  des  Pharaons  et  des  vainqueurs. 
Que  dire  des  chemineaux  qui  blessent  ainsi  à la 
face,  ou  dans  le  cœur,  ces  immortels,  confidents 
de  tant  de  siècles? 

Une  petite  chapelle  se  tapit  au  plus  épais  de  cette 
frondaison.  L’indifférence  et  l’abandon  en  feront 
bientôt  une  ruine.  Elle  passera,  elle  s’effacera, 
que  les  cèdres  seront  encore,  que  leur  vieillesse 
printanière  revêtira  chaque  saison,  sans  jamais 
dépouiller  leur  précédente  parure,  une  parure 
nouvelle.  Ils  sont  le  véritable  temple  et  le  plus 


magnifique  sanctuaire.  Leur  longévité  les  rappro- 
che mieux  que  tout  ce  qui  est  de  labeur  humain, 
de  l’éternité  divine.  Quel  temple,  bâti  de  nos 
mains,  que  ne  fasse  éclater  l’immensité  de  Dieu? 

A peine  avons:nous  touché  cet  asile  lointain, 
ces  arbres  que  leur  éloignement  même  (ils 
végètent  à près  de  5 000  mètres)  a protégés 
contre  les  avides  dévastations  et  sauvés  de  la 
cognée,  que  le  jour  tombe,  que  le  doux,  mais 
rapide  crépuscule  allonge  les  ombres,  jette  un 
voile  d’incertitude  et  de  mystère  aux  lumières 
tout  à.  l’heure  encore  si  joyeusement  rayonnantes. 
A travers  les  ramures  largement  déployées,  les 
clartés  dernières  s’épanchent  et  s’égarent.  Le  ciel, 
par  lambeaux  entrevu,  fond  1ns  ors,  la  pourpre, 
la  gamme  changeante  de  ses  splendeurs  et  d’un 
sublime  adieu.  Un  falot  est  allumé  qui  marquera 
l’entrée  de  ma  tente.  Les  toiles  en  sont  retombées, 
la  porte  est  close;  et  je  m’endors  en  la  tiédeur 
des  couvertures  amoncelées,  pendant  que  je  sens, 
ou  plutôt  devine,  derrière  ce  voile  bien  léger,  les 
rigueurs  d’une  bise  cruelle. 


LA  VOIX  DU  PROMONTOIRE 


Les  rivages  de  Majorque,  en  leur  partie  orientée 
du  nord  au  sud-ouest,  sont  les  plus  caractéris- 
tiques de  la  Méditerranée. 

Vers  l’est,  ils  se  terminent  en  un  cap  très  effilé, 
le  cap  Formentor,  formé  par  une  éclatante  et 
haute  muraille  de  pierre  ; vers  l’ouest  ce  sont  des 
bois  et  des  solitudes  abruptes.  En  un  seul  point,  à 
Soller,  ce  rivage,  d’un  développement  considé- 
rable, s’échancre  pour  ouvrir  un  petit  port 
insuffisamment  abrité.  A partir  de  Soller  on  ne 
voit  que  des  cimes  sauvages  pleines  d'écroule- 
ments, de  déchirures,  de  précipices  et  de  falaises 
où  retentissent  les  clameurs  de  la  mer  par  les 
mauvais  jours  : côte  escarpada  y horrorosa , sin 
abrigo  ni  r&sguardo,  dit  Miguel  de  Vargas. 

Plus  loin,  au  contraire,  à Miramar,  sur  une 
longueur  de  plusieurs  kilomètres,  on  est  dans  le 
mystère  et  la  fraîcheur  des  forêts.  Le  rivage,  qui 
s’élève  d’un  jet  jusqu’à  mille  mètres  d’altitude, 
est  ombragé  par  des  chênes  verts  gigantesques  et 
des  pins  dont  les  armées  frémissantes  escaladent 
la  sierra.  Par  endroits,  enguirlandés  de  lierre  et 
de  chèvrefeuille,  s’amoncellent  de  prodigieux  chaos 
de  roches  auxquels  succèdent  des  fourrés  impéné- 
trables que  coupent  brusquement  des  falaises 
verticales  d’une  effrayante  hauteur.  Partoutl’yeuse 
robuste  au  tronc  obscur,  au  feuillage  de  bronze 
couronné  d’or,  étend  ses  épaisses  ramures  ; par- 
tout l’arbousier  mêle  la  fraîcheur  de  ses  feuilles 
renaissantes  aux  cistes  étoilés  de  blanc  et  de  rose, 
à VHippocrepis  des  Baléares  au  parfum  péné- 
trant. Sur  de  grands  espaces  l’euphorbe  géante 
balance  ses  vagues  de  feu  et  le  cytise  marie  ses 
grappes  jaunes  aux  broderies  vermeilles  du  len- 
tisque.  En  des  parties  découvertes  s’étalent  des 


prairies  d’asphodèles,  de  glaïeuls  et  de  pâles  ni- 
gelles.  Au  printemps  les  rossignols  et  les  fauvettes 
emplissent  ces  solitudes  de  mélodies,  des  sources 
invisibles  murmurent  sous  l'épais  couvert  et  la 
brise  du  large  accompagne  d’un  frémissement 
musical  les  radieuses  vocalises  des  oiseaux. 

Et,  dans  les  sentiers  ombreux  où  les  tapis  de 
mousse  assourdissent  les  pas,  on  rencontre  des 
groupes  d’orchidées  aux  apparences  d’insectes, 
ailées  d’azur  et  tigrées  de  velours  fauve  avec  des 
antennes  de  feu,  tandis  que  d’autres,  très  fraîches 
sous  de  grandes  coiffes  roses,  semblent  vous 
considérer  avec  des  prunelles  d’enfants. 

Le  dévalement prodigieux  de  falaises,  de  roches, 
de  précipices  et  de  forêts  impénétrables,  pleines 
de  chants  et  de  fleurs,  se  termine  dans  la  mer  par 
un  étrange  promontoire,  sorte  de  monstre  de 
pierre  accroupi,  formidable,  de  couleur  sanglante, 
avec  un  arceau  béant  comme  un  orbite  vide  : c’est 
la  Foredada  ou  roche  trouée,  célèbre  dans  toute 
l’île  de  Majorque. 

Aperçu  du  haut  des  miradors  (1),  accrochés 
dans  les  falaises  comme  des  nids  d’hirondelles,  le 
promontoire,  aux  allures  de  monstre,  semble 
ramper  vers  l’horizon. 

Devant  l’immensité  de  toutes  parts  étalée,  sans 
points  immédiats  de  comparaison,  on  n’a  pas 
l’impression  des  dimensions  réelles  de  la  masse  de 
pierre  dont  la  hauteur  est  de  84  mètres,  c’est-à- 
dire  24  mètres  de  plus  que  les  tours  de  Notre- 
Dame.  L’arceau  ouvert  sur  l’espace  ne  donne  pas 

(1)  Les  miradors  sont  (les  sortes  de  plateformes  bâties  et  mu- 
nies de  parapets,  établies  en  des  endroits  souvent  inaccessibles, 
pour  permettre  de  contempler  le  paysage.  Miramar  eu  compte 
plus  de  vingt. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


501 


l’idée  des  12  mètres  de  hauteur  qu’il  offre  en 
réalité,  et  une  forêt  de  pins  qui  couvre  les  crêtes 
du  promontoire  fait  songer  simplement  de  loin  à 
des  buissons  mouchetant  sa  surface. 

Que  de  fois,  par  les  belles  nuits,  je  me  suis 
rendu  sur  un  mirador  d’où  je  plongeais  d’une 
hauteur  de  300  mètres  sur  l’énorme  rocher  ! La 
mer  était  calme,  jolie  comme  un  miroir,  et  la  lune, 
cachée  par  des  nuages  immobiles,  versait  comme 
une  grande  lueur  idéale  sur  les  (lots  endormis.  A 


accouplés.  Le  soleil  était  couché,  la  fin  du  crépus- 
cule éclairait  encore  vaguement  la  terre  tandis 
que  nous  prenions  le  chemin  en  lacets  qui,  des 
hauteurs,  conduit  à la  mer. 

Après  une  demi-heure  de  descente  dans  un 
sentier  rapide  où  nous  allions  avec  prudence,  car 
les  aiguilles  de  pins  dont  il  était  jonché  le  ren- 
daient glissant,  nous  rencontrions  une  route  qui 
côtoie  le  rivage  et  nous  arrivions  bientôt  en  un 
point  où  le  promontoire  se  rattache  aux  falaises. 


La  nuit  calme  au  promontoire. 


mes  pieds,  à des  profondeurs  vertigineuses,  le 
promontoire  s’avançait  dans  le  doux  rayonnement 
de  lumière,  sombre,  le  grand  orbite  ouvert.  Et  je 
rêvais  de  quelque  vision  apocalyptique,  d’un  mons- 
tre fabuleux  guettant  une  proie  inconnue  à travers 
la  nuit  des  siècles  !... 

J’avais  depuis  longtemps  le  désir  de  faire  une 
promenade  nocturne  autour  du  rocher,  mais,  soit 
que  l’état  de  la  mer  ne  l’eût  pas  permis  aux  jours 
désignés,  soit  que  les  mariniers  d’une  anse  voisine 
m’aient  manqué  de  parole,  je  n’avais  pu  réaliser 
ce  projet.  Un  soir  pour  tant,  le  vieux  Gui  llem,  l’un  des 
serviteursde  Miramar,  vint  m’informer  qu’il  avait 
aperçu  tout  en  bas,  sur  le  rivage,  le  signal  d’appel 
convenu  avec  un  pêcheur,  c’est-à-dire  deux  feux 


Selon  les  prévisions  de  Guillem  une  barque  nous 
attendait  et  quelques  instants  après,  à la  cadence 
des  rames,  nous  voguions  dans  la  nuit  claire  en 
suivant  les  flancs  de  la  Foredada.  Le  rameur 
qui  nous  conduisait  était  silencieux,  Guillem 
fredonnait  une  malciguena  d’une  poésie  péné- 
trante; pour  moi,  je  me  laissais  aller  au  rêve. 
Autour  de  nous  les  choses  prenaient  une  éton- 
nante grandeur,  le  rivage  obscur  s’élevait  jusqu’au 
zénith,  silencieux,  hérissé  de  roches  vaguement 
entrevues,  tandis  que  la  muraille  du  promontoire 
fuyait  vers  l’horizon  qu’elle  barrait  en  partie  par 
un  retour  à angle  droit  du  rocher  sur  lequel 
s’ouvre1  le  grand  arceau.  Ce  promontoire  qui,  vu 
des  miradors , semblait  écrasé  sur  la  mer,  se 


502 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dressait  maintenant  jusqu’aux  étoiles,  prodigieux 
et  noir. 

Lorsque  nous  en  eûmes  atteint  la  pointe,  il  prit 
l’aspect  d’un  grand  cône  et  la  lune,  qui  s’était 
levée,  lui  fit  une  bordure  d’argent. 

Nous  avions  contourné  le  promontoire,  nous 
voguions  maintenant  en  pleine  mer,  le  vent  d’est 
que  nous  ne  sentions  pas  sur  le  versant  occidental, 
où  nous  nous  étions  embarqués,  soufflait  et  la  mer 
s’agitait. 

« C’est  que,  s’écria  tout  à coup  Guillem  qui  de- 
puis quelques  instants  ne  chantait  plus,  si  le  vent 
fraîchit  davantage  nous  serons  en  danger  et  nous 
ne  trouverons  aucun  refuge  de  ce  côté.  Qu'en 
pense/.  - vous , maître 
Jaime  ? » fit-il  en  s’a- 
dressant au  rameur. 

« Nous  n’avons  rien 
à craindre  encore,  fit 
l’autre,  vamos.  » 

Et  les  rames  en  ca- 
dence continuaient  à 
frapper  les  flots  et  la 
barque  douce  ment  rou- 
lait, car  la  mer  nous 
prenait  par  le  travers. 

Comme  nous  suivions 
ainsi  le  bord,  à une 
petite  distance , une 
sourde  plainte  s’éleva 
du  rocher. 

« Entendez  - vous  , 

Guillem  ? 

— Senor,  ce  sont  les 
Maures. 

— Comment,  les  Maures  ? » 

Quelques  coups  de  rames  nous  avaient  rap- 
prochés du  bord  ; la  plainte,  à intervalles  réguliers, 
s’élevait  plus  distincte,  on  eût  dit  des  soupirs 
entrecoupés,  des  gémissements.  J’en  étais  un 
peu  impressionné,  sans  pouvoir  m’expliquer  la 
nature  de  ce  bruit  anormal. 

Jaime,  qui  était  resté  silencieux,  nous  fit  remar- 
quer alors  que  le  vent  augmentait,  que  la  mer 
devenait  plus  agitée. 

« Nous  ne  pouvons  rester  là  davantage,  fit-il, 
nous  risquerions  d’être  écrasés  sur  le  rocher 
maudit.  » Et  il  fit  force  de  rames  pour  regagner  le 
versant  ouest  du  promontoire. 

Durant  ce  temps,  Guillem  me  confiait  que  les 
mouvements  de  la  houle  troublaient  les  Maures 
précipités  autrefois  dans  les  flots  et  réfugiés  dans 
des  cavernes  marines,  tandis  qu’ils  tentaient  une 
incursion  sur  ce  rivage. 

Et,  en  effet,  on  eût  dit  des  plaintes  de  victimes 
ces  bruits  de  la  vague  frappant  le  fond  des  exca- 
vations. 

Je  songeais,  tandis  que  nous  revenions  au  ri- 
vage, que  les  incursions  des  pirates  barbaresques 
ont  laissé  de  tels  souvenirs  à Majorque,  que  tout 
fait, insolite  leur  est  attribué. 


Guillem. 


D’ailleurs  tout  parle  d’eux  encore,  les  tours  de 
guet  destinées  à signaler  leur  présence  se  dressent 
toujours  çà  et  là  sur  les  hauteurs,  et  justement 
l’une  d’elles  se  profilait  près  de  nous,  sur  le 
ciel. 

Les  traditions  populaires  parlent  souvent  du 
célèbre  Barberousse  qui  prit  sa  revanche  sur 
Charles-Quint,  maître  de  Tunis,  en  s’emparant  de 
Mahon.  Des  légendes  même  rappellent  Y Armada 
sauta , la  fameuse  flotte  organisée  vers  l’an  1390, 
sous  le  règne  de  Don  Martin  d’Aragon,  dans  le  but 
de  débarrasser  la  Méditerranée  des  pirates  barba- 
resques qui  l’infestaient. 

Mais  tous  les  efforts  furent  vains,  les  écumeurs 

de  mer  continuèrent  à 
exercer  leurs  ravages 
et  à débarquer  souvent 
ici,  dans  l’anse  formée 
parle  promontoire  sau- 
vage. Seulement  la 
conquête  de  l’Algérie 
par  nos  armées  déli- 
vra Majorque  des  périls 
de  chaque  jour. 

Depuis  ces  temps 
lointains,  l’anse  de  la 
Foredada  n’a  plus  été 
fréquentée  que  par  les 
contrebandiers  et  les 
pêcheurs.  De  temps  à 
autre  maintenant,  aux 
beaux  jours,  la  Nixe, 
le  beau  yacht  de  l’ar- 
chiduc Salvador,  y 
vient  jeter  l’ancre, 
et  douce  souveraine, 
l’infortunée  victime  d’un  abominable  forcené, 
venant  visiter  à Miramar  son  impérial  neveu, 
atterrit  aussi  sous  l’étrange  promontoire. 

La  frêle  impératrice  se  plaisait  à gravir  les 
sommets  de  la  sierra  et,  après  avoir  erré  toute 
la  journée,  elle  rentrait  à bord  de  son  yacht  où 
elle  passait  la  nuit.  La  grandeur  silencieuse  et 
l’étrangeté  de  cette  nature  attiraient  son  âme 
inquiète  et  si  douloureusement  attristée  qu’on 
l’eût  dite  hantée  par  un  fatal  présage. 

Peut-être  s’était-elle  assise  parfois,  à la  tombée 
du  jour,  sur  ce  mirador  élevé  où  je  suis  allé 
souvent  moi-même  et  d’où  le  regard  plonge  avec 
épouvante  sur  l’abîme  et  sur  l’immensité,  et  là, 
devant  les  magnifiques  couchants  familiers  à ce 
rivage,  a-t-elle  longuement  songé.  Dans  les  reflets 
de  féerie  qui  éblouirent  ses  yeux  ne  revit-elle 
pas  l’éclatante  auréole  qui  illumina  sa  vie  lorsque, 
quittant  le  mélancolique  château  de  Possenhofen, 
elle  apparut  à Vienne  en  une  radieuse  apothéose? 
Mais  un  monstre  autrement  sinistre  que  la  Fore- 
dada guettait  devant  la  lumière  et  l’espoir... 

Ce  promontoire  toujours  exerça  une  singulière 
fascination.  N’est-ce  point  sur  les  hauteurs  qui 
le  dominent  que  l’archiduc  Salvator  s’est  recueilli 


Maintes  fois  la  gracieuse 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


350 


durant  de  longues  années  pour  méditer  et  pour 
écrire  ? Remontant  dans  le  lointain  passé,  nous 
trouvons  Ramon  Lull,  le  grand  mystique  du 
moyen  âge,  qui  vint  se  réfugier  à Miramar,  au- 
dessus  de  l’étrange  promontoire,  pour  méditer 
aussi  et  pour  composer  des  ouvrages. 

Mais  si  le  promontoire  souvent  soupire  ou  exhale 
comme  des  pleurs  d’agonie,  il  fait  entendre,  à 
certaines  heures,  une  voix  formidable  qui  se 
répercute  à une  grande  distance  et  frappe  d’épou- 
vante. 

J’étais  à Miramar  par  un  jour  de  tempête; 


comme  une  lutte  farouche  des  éléments  déchaînés. 
Le  fracas  de  la  mer,  se  brisant  sur  les  rochers  à 
30U  mètres  à pic  au-dessous  de  nous,  montait  et 
venait  se  mêler  aux  sifflements  du  vent.  Les  oliviers 
blafards  s’inclinaient  jusqu’à  toucher  le  sol,  les 
palmiers  se  courbaient  et  les  palmes  frémissantes 
faisaient  entendre  comme  un  bruit  de  pluie  conti- 
nue ; de  toutes  parts  les  feuilles  arrachées 
fuyaient  sous  la  rafale.  C’était  comme  la  fin  de 
tout. 

Nous  étions  demeurés  de  longs  instants  pensifs, 
lorsque  tout  à coup  l’archiduc  médit  : «Nouspour- 


Le  promontoii e par  la  tempête. 


c’était  au  dernier  printemps,  à l’équinoxe,  qui  se 
manifeste  aux  Baléares  par  des  coups  de  vent 
d’une  violence  inouïe.  Les  oliviers  en  pleine  sève 
cassaient  comme  le  verre  et  les  caroubiers  tor- 
daient leurs  branches  énormes  qui  se  rompaient, 
laissant  comme  une  blessure  saignante  due  à la 
couleur  rouge  du  bois.  Il  était  périlleux,  en  ces 
moments,  de  suivre  les  routes  encombrées  de 
branches  brisées  par  la  tempête.  Des  gens  que 
leurs  affaires  sollicitaient  voyagèrent  la  nuit  sui- 
vante et  les  voitures,  se  heurtant  à de  fortes 
branches,  furent  renversées.  On  compta  de  nom- 
breux accidents. 

Chez  l’archiduc  Salvator,  à Miramar  où  je  me 
trouvais,  la  maison  semblait  ébranlée  par  l’oura- 
gan. A travers  les  vitres  on  voyait  dans  la  brume 


rions  mettre  ce  mauvais  temps  à profit  en  assistant 
à un  spectacle  peu  ordinaire,  mais  je  n’ose  vrai- 
ment vous  inviter  à affronter  l’ouragan,  quoiqu’il 
soit  plus  effrayant  que  dangereux.  Cependant  il 
en  vaudrait  la  peine.  Voulez-vous  tenter  l’excur- 
sion? » 

Je  savais  que  le  prince  ne  m’aurait  pas  entraîné 
à sa  suite,  par  un  tel  temps,  pour  un  objet  de 
peu  d’intérêt.  Je  lui  témoignai  donc  combien  sa 
proposition  m’attirait  et,  quelques  instants  après, 
fouettés  par  la  rafale,  nous  suivions  la  route  puis 
nous  prenions  un  chemin  en  lacets  conduisant  à 
la  mer. 

Je  le  connaissais  bien  ce  chemin,  maintes  fois 
je  l’avais  suivi  par  les  beaux  jours.  Je  savais 
que  du  mirador  de  Son  Masrcig  où  nous  nous 


504 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


étions  arrêtés  un  instant,  nous  dominions  la  mer 
de  plus  de  300  mètres  et  qu’au-dessous  de  nous 
le  promontoire  de  la  Foredada  s’allongeait 
comme  une  bête  monstrueuse.  Mais  cette  fois, 
accrochés  à la  balustrade  en  fer  du  mirador , pour 
mieux  résister  aux  assauts  du  vent,  nos  regards 
se  perdaient  dans  un  amas  de  vapeurs  déchirées, 
telle  une  cuve  bouillonnante  sans  bords,  un  abîme 
mouvant  où  se  brassent  on  ne  sait  quelles 
tempêtes. 

Et  soudain  un  cri  déchirant  traverse  les  airs, 
dominant  le  tumulte;  il  s’échappe  de  Pabîme  et 
finit  en  un  rugissement 
prolongé. 

Un  sourire  énigmati- 
que passe  sur  les  lèvres 
de  l’archiduc  : « Des- 
cendons, fait-il,  je 
vous  expliquerai  tout  à 
l’heure  le  phénomène.  » 

Nous  suivons  le  che- 
min en  lacets  et,  après 
une  demi  - heure  de 
marche  silencieuse , 
chacun  de  nous  étant 
attentif  en  cette  des- 
cente, car  la  violence 
du  vent  eut  pu  nous 
entraîner  dans  quelque 
précipice,  nous  arri- 
vons sur  un  autre  mi- 
rador. 

Le  décor  qui  nous 
entoure  est,  de  toutes 
parts,  plein  de  sauvage 
grandeur.  Au-dessus  de 
nos  têtes  surplomben 
d’énormes  quartiers  de 
roches  à travers  les- 
quelles des  pins  surgis- 
sent, tordus  et  frisson- 
nants. Le  vent  les  secoue  avec  fureur  et,  çà  et  là, 
dans  les  anfractuosités,  les  diss  agitent  bruyam- 
ment leurs  grandes  crinières.  Dans  l’abîme  les 
vapeurs  sont  moins  épaisses  et  le  promontoire  se 
développe  maintenant  au-dessous  de  nous,  voilé 
d’embrun,  frangé  d’écume. 

De  temps  à autre  le  rugissement  qui  m’avait  tant 
frappé  s’élève,  dominant  la  tourmente.  En  dépit 
du  vent  qui  menace  de  m’arracher  au  sol,  je  reste, 
attiré  par  l’étrangeté  du  spectacle.  Et  la  couleur 
sanglante  du  promontoire,  l’éblouissement  des 
vagues  broyées,  l’orbite  sinistrement  ouvert  au 
milieu  des  embruns,  lui  prêtent  encore  je  ne  sais 
quelle  tragique  horreur.  De  le  regarder  ainsi, 
entouré  de  flots  bouillonnants,  lui-même  semble 
se  mouvoir,  ramper  et  s’avancer  dans  la  tour- 
mente. Et  lorsque  le  rugissement  déchire  l’espace, 
je  crois  entendre  la  voix  du  monstre  jetant,  en  sa 
fureur,  comme  un  défi  au  firmament. 

Et  c’est  bien  en  effet  la  voix  farouche  du  pro- 


L’extréinité du  promontoire  vu  de  la  mer. 


montoire  qu’on  entend...  Nous  avons  enfin  quitté 
le  mirador  et  nous  nous  reprenons  à descendre. 
Encore  un  quart  d’heure  de  marche  dans  le  sen- 
tier en  lacets  et  nous  arrivons  à l’isthme  qui 
rattache  la  Foredada  aux  falaises  du  rivage.  Une 
route,  creusée  dans  la  paroi  orientale,  permet  de 
côtoyer  le  roc  presque  jusqu’à  son  extrémité.  Nous 
la  suivons  au  milieu  d’un  fracas  épouvantable. 
Un  n’entend  que  sifflements,  cris,  hurlements  que 
domine,  de  temps  à autre,  l’effroyable  clameur. 

Ce  rugissement  ne  rappelle  aucun  bruit  connu 
de  la  terre,  c’est  comme  une  explosion  subite  de 

haine,  un  long  cri  me- 
naçant qui  s’échappe- 
rait des  profondeurs 
mêmes  de  la  mer. 

L’archiduc  me  con- 
duit en  un  point  du  pa- 
rapet et  soudain,  au- 
dessous  de  nous,  le  cri 
farouche  déchire  les 
airs  èn  même  temps 
qu’un  jet  de  vapeur 
s’échappe  des  flancs  du 
promontoire,  monte  en 
gerbe  haute  que  le  vent 
arrache  et  emporte. 

Le  prince  m’explique 
que  la  clameur  sau- 
vage vient  du  buffador. 
Ce  buffador , dont  je  ne 
soupçonnais  pas  l’exis- 
tence, car  il  ne  fait 
entendre  sa  voix  qu’aux 
jours  de  tempête,  est 
formé  par  une  sorte  de 
caverne  au  ras  de  la 
mer.  Cette  caverne  se 
continue  en  un  cou- 
loir ou  cheminée 
d’appel  qui  monte  en 
se  rétrécissant  dans  les  flancs  du  rocher  et  dont 
l’orifice  extérieur  s’ouvre  dans  la  paroi.  Par  les 
vents  d’est,  les  vagues  en  furie  viennent  frap- 
per les  flancs  du  promontoire,  s’engouffrent 
dans  la  caverne  où,  comprimées  par  les  prodi- 
gieuses masses  qui  se  succèdent,  et  ne  trouvant 
point  d’issue,  montent  dans  la  cheminée  d’appel 
d’où  elles  s’échappent  broyées  et  vaporisées  en 
faisant  entendre  le  rugissement  qui  m avait  tant 
frappé. 

C’était  bien  là  que  j’étais  venu  un  soir  après 
avoir  contourné  le  promontoire  et  que  j avais 
perçu  les  soupirs  que  Guillem  attribuait  aux 
Maures. 

Éternellement  la  caverne  résonne  sous  la 
vague  ; lorsque  la  mer  est  peu  agitée,  ce  sont 
des  plaintes  confuses,  des  sanglots,  et  par  les 
fortes  tempêtes  seulement  l’étonnant  phénomène 
se  manifeste. 

Gaston  VUILLIER. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


505 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

II  est  fâcheux  que  la  vilaine  politique,  qui  se  glisse 
partout,  ait  empêché  jusqu’à  ce  jour  — ait  retardé, 
seulement,  peut-être,  — l’inauguration  officielle  du 
pavillon  de  la  Ville  de  Paris,  à l’Exposition. 

Sans  doute,  on  ne  doit  pas  attacher  trop  d’impor- 
tance à ces  cérémonies,  à une  apparition  brève  du 
chef  de  l'État  et  de  son  cortège  habituel  : maintes 
expositions  s'en  passent.  Cependant,  au  cours  de  ces 
visites,  les  organisateurs  reçoivent  des  témoignages 
publics  de  satisfaction  auxquels  ils  ont  le  droit  d’atta- 
cher quelque  prix  et  qui  sont  très  mérités;  leurs 
efforts  reçoivent  une  légitime  récompense,  et  c'est 
précisément  le  cas  pour  cette  exposition  de  la  Ville  de 
Paris.  Elle  est  très  visitée,  très  admirée,  elle  en  est 
digne  : on  souhaitait  et  on  souhaite  encore,  que  les 
gens  de  goût  et  d’érudition  délicate  qui  Pont  installée 
entendent  dire  officiellement  qu’ils  ont  triomphé  de 
toutes  les  difficultés  et  se  sont  acquittés  de  leur  tâche 
à la  satisfaction  générale. 

Les  collections  dont  il  s’agissait  de  prendre  le  « meil- 
leur » pour  le  disposer  là,  sont  immenses.  La  Ville 
laisse  loin  derrière  elle  les  amateurs  les  plus  généreux, 
les  plus  follement  dépensiers  même  : elle  a,  d’abord, 
pour  cette  accumulation  de  trésors,  son  passé  sécu- 
laire. Beaucoup  de  « témoins  d’autres  âges  »,  pierre, 
toile  peinte,  papier,  bois,  etc.,  ont  victorieusement 
résisté  aux  révolutions  et  ont  été  pieusement  recueil- 
lis par  les  fonctionnaires  qui  sont  préposés  à la 
conservation  de  ces  souvenirs  : les  dons  affluent, faits 
par  des  particuliers,  par  des  familles.  Des  artistes  qui 
ne  céderaient  leurs  œuvres  qu  a des  prix  très  élevés, 
s’empressent  souvent  de  les  offrir  à Paris,  certains 
qu’ils  sont  de  les  savoir  en  bonnes  mains.  La  Ville 
devient  ainsi  propriétaire  d’une  énorme  quantité  de 
statues,  tableaux,  dessins,  meubles,  etc.,  sans  oublier 
ceux  qu’elle  achète  chaque  année. 

Pour  orner  le  palais  spécial,  édifié  sur  les  bords  de 
la  Seine,  où  une  sélection  de  ces  merveilles  devait 
être  exposée,  l’inspecteur  général  des  beaux-arts  de  la 
Ville,  M.  Ralph  Brown,  aidé  de  l’intelligente  collabo- 
ration de  M.  Caïn,  conservateur  de  Carnavalet,  a donc 
subi  cette  épreuve  que  connaissent  seuls  les  heureux 
mortels  devant  qui  sont  amassées  trop  de  richesses  : 
il  a dû,  forcément,  limiter  ses  emprunts.  On  lui  faisait 
des  offres  de  toutes  parts.  Les  grandes  administra- 
tions, les  collectionneurs,  les  musées,  lui  ouvraient 
leurs  galeries  où  il  pouvait  puiser.  Des  souverains 
songeaient  que  tel  glorieux  souvenir  serait  agréable 
aux  Parisiens  et  l’offraient  : la  reine  d’Angleterre 
envoyait  les  bas-reliefs  en  bronze  de  la  place  Louis  XYr; 
l’empereur  d’Autriche,  le  berceau  du  roi  de  Rome, 

J ciselé  d’après  les  dessins  de  Prud’hon.  Chaque 
semaine,  une  rareté  nouvelle  s’ajoutait  aux  précéden- 
tes. M.  Ralph  Brown  et  M.  Caïn,  sans  mécontenter 
personne,  ont  réussi  à garnir  les  galeries  du  vaste 
édifice  qui  lui  était  remis,  de  façon  à plaire  aussi  bien 
à la  foule  qui  aime  l’anecdote  instructive,  qu’à  l’ama- 
1 teur  d’art  qui  recherche  le  pur  chef-d’œuvre. 

L’anecdote,  on  la  trouvera  contée  d’une  manière 
touchante,  amusante  et  tragique  dans  les  collections 
de  la  Préfecture  de  police,  par  exemple,  qui  figurent 
au  rez-de-chaussée  avec  les  documents  relatifs  à tous 
les  grands  services  urbains  et  nous  initient  aux 


rouages  de  cette  machine  un  peu  compliquée,  mais 
d’un  fonctionnement  si  régulier  qui  est  l’administration 
parisienne.  La  série  de  portraits  des  prédécesseurs  de 
M.  Lépine  est  très  suggestive  avec  ces  uniformes  qui 
nousfont  sourire  quand  on  les  compare  au  démocratique 
veston  ou  à la  correcte  redingote  que  notre  préfet  actuel 
montre,  à toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  aux 
Parisiens  que  sa  vigilance  protège. 

Les  chefs-d’œuvre,  les  voici  surtout  dans  la  section 
rétrospective  du  premier  étage  où  l’histoire  de  la  Ville 
est  contée  par  les  plus  grands  artistes  de  tout  temps. 
On  goûtera  spécialement,  — car  ici  l’anecdote  reparaît, 
— la  partie  de  ces  collections  qui  a trait  aux  mœurs 
de  Paris  sous  les  règnes  de  Louis  XV  et  Louis  XVI, 
sous  la  Révolution.  On  y suit  les  Parisiens  d’alors  dans 
tous  leurs  divertissements,  on  les  accompagne  dans 
tous  les  endroits  où  ils  avaient  coutume  d’aimer,  de 
boire  frais,  de  se  promener,  de  deviser.  Quels  déli- 
cieux tableautins  de  Saint- Aubain  nous  redisent  com- 
ment s’écoulait  la  vie  sous  Louis  le  Bien-Aimé!  Et 
comme  on  s’amuse,  avec  Boilly,  par  les  rues,  dans  les 
jardins,  au  café  ! — en  ces  lieux  précisément  où  se  dres- 
sent palais  et  palais!  Les  Champs-Elysées  étaient  une 
adorable  banlieue,  remplie  de  rendez-vous  seigneu- 
riaux et  de  guinguettes  champêtres  et,  passé  le  Cours- 
la-Reine,  la  Seine  coulait  entre  les  berges  nues,  une 
Seine  propre  et  claire  que  nous  ne  reverrons  peut-être 
jamais. 

Cette  série  se  poursuit  jusqu’à  nos  jours  avec  une 
superbe  collection  d’œuvres  de  nos  principaux  pay- 
sagistes, de  ceux  qui  ont  deviné  l’àrne  turbulente  ou 
calme  de  la  Ville  et  qui  l’ont  transcrite  sur  la  toile, 
avec  autant  de  sincérité  qu’ils  en  ont  mis  dans  leurs 
études  de  la  campagne,  Hubert  Robert,  Michel,  Corot, 
Cazin,  Lépine,  etc.  Ce  sont  autant  de  transformations 
qu’ils  ont  ainsi  notées,  d’un  pinceau  fidèle,  et  cepen- 
dant on  a plaisir  à toujours  reconnaître,  dans  leurs 
œuvres  très  poussées  ou  dans  leurs  notes  rapides,  ce 
paysage  fin  et  gracieux,  baigné  d'une  lumière  douce 
et  franche,  qui  est  le  paysage  parisien,  unique  au 
monde  peut-être,  survivant  à toutes  les  tentatives  les 
plus  hardies  des  ingénieurs,  à toutes  les  conceptions, 
parfois  imprudentes,  des  hommes  de  science.  C’est 
bien  Paris,  de  ses  origines  à nos  jours,  qui  revit,  qui 
palpite  dans  ce  palais,  et  on  ne  saurait  trop  compli- 
menter ceux  qui  nous  l’ont  si  artistement  reconstitué 
avec  des  collections  trop  éparses,  trop  « sous  nos  yeux 
aussi  »,  quotidiennement,  pour  que  nous  songions  à 
les  remarquer  assez. 

Paul  BLUYSEN. 

> 

Géographie 

Au  Tchad.  — La  fin  d'un  potentat  nègre.  Un  succès 
chèrement  payé. 

Lorsque,  il  y a deux  mois,  le  Magasin  Pittoresque 
exposait  à ses  lecteurs  la  situation  des  forces  françaises 
dans  la  région  du  Tchad,  nous  nous  doutions  bien 
qu’un  dénouement  était  proche.  H était  impossible  de 
prévoir  qu’à  l’heure  même  où  ces  lignes  paraissaient 
dans  la  revue,  deux  de  nos  plus  vaillants  officiers 
succombaient  sur  la  terre  d’Afrique  en  vengeant  un 
camarade  massacré  et  en  assurant  à notre  pays  la 
possession  libre  d’un  vaste  empire.  Nos  lecteurs  con- 


506 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


naissent  l’histoire  de  Râbah,  cet  émule  de  Samory 
qui  tint  tête  durant  plusieurs  années  aux  diverses 
expéditions  envoyées  contre  lui  : françaises,  belges  et 
allemandes. 

Déjà,  en  octobre  de  l’année  dernière,  une  troupe  fran- 
çaise commandée  par  le  capitaine  Rebillot  infligeait 
à notre  ennemi 
un  échec  sensible- 
D'après  les  nou- 
velles parvenues 
en  Europe,  le 
chef  nègre  était 
lui-mème  blessé 
et  en  fuite.  Mais 
sa  puissance  n’é- 
tait pas  anéantie. 

La  fuite  des 
chefs  est  d’ail- 
leurs l’une  des 
t actiques  de  guer- 
re qui  réussissent 
le  mieux  dans  les 
campagnes  que 
les  indigènes  de 
l’Afrique  inté- 
rieure soutien- 
nent contre  les 
forces  européen- 
nes. Le  manque 
de  vivres, lapénu- 
rie  d’eau,  l’ignorance  du  terrain  s’opposent  à la 
poursuite  de  l’ennemi.  Ce  dernier  se  reforme  vite  et 
recommence  à harceler  le  pionnier  blanc.  C’est 
cette  considération  qui  semble  avoir  déterminé  le 
commissaire  du  gouvernement  au  Chari,  M.  Gentil, 
à frapper  un  coup  décisif,  en  lançant  contre  les  troupes 
de  Rabah  toutes  les  forces  disponibles  réunies  en  ce 
moment  à Kousri,  ou  Kdussouri.  Ces  forces  se  compo- 
saient : 

1°  De  l’escorte  de  la  mission  Foureau-Lamy.  Les 
lecteurs  du  Magasin  Pittoresque  connaissent  déjà 
la  belle  exploration  effectuée  par  ces  deux  voyageurs. 
Pour  la  première  fois,  une  mission  européenne 
parvint  à franchir  le  Sahara  du  nord  au  sud.  Plu- 
sieurs rencontres  avec  les  Touaregs,  maîtres  du  Sa- 
hara, eurent  une  issue  favorable  pour  la  mission.  Le 
combat  le  plus  important  eut  lieu  au  mois  de  fé- 
vrier 1899,  dans  le  cœur  du  désert,  près  de  Trazar.  Le 
succès  de  la  petite  troupe  eut  une  influence  heureuse 
sur  la  suite  de  l’exploration;  nos  compatriotes  par- 
vinrent, sans  grandes  difficultés,  jusqu’à  Zinder.  Le 
commandant  Lamy  se  détacha  alors  avec  une  partie 
de  l’escorte,  pour  rejoindre  le  groupe  réuni  sur  le 
Chari  et  dont  il  prit  le  commandement.  Le  chef  de  la 
mission,  M.  Foureau,  se  rendit  quelque, temps  après  à 
Mandjafa  (Mainfa)  sur  le  Chari,  qu’il  quitta  bientôt 
pour  remonter  le  fleuve  jusqu’à  Gribingui  (haut  Ou- 
bangui).  11  devait,  de  là,  se  diriger  sur  le  Congo  ; il 
est  actuellement  en  route  pour  rentrer  en  France. 

2°  La  deuxième  colonne  était  formée  par  les  débris 
de  l’ancienne  mission  Voulet-Chanoine  (mission  de 
l’Afrique  centrale),  dont  le  lieutenant  Meynier  était  le 
chef. 

3°  Enfin,  nous  avions  dans  la  région  des  troupes 
sous  les  ordres  directs  de  M.  Gentil,  commandées  par 
le  capitaine  de  Cointet,  envoyé  l’année  dernière  en 
remplacement  du  regretté  Bretonnet.  Le  capitaine  de 


Cointet,  excellent  officier,  avait  à peine  trente-deuvans, 
étant  né  à Dijon  en  1868.  11  venait  d’effectuer  un 
raid  des  plus  remarquables  à travers  Madagascar 
(1896),  et  avait  rapporté  des  notes  et  des  croquis  du 
plus  haut  intérêt.  Ses  connaissances  spéciales,  sa  pru- 
dence, Font  désigné  pour  un  poste  périlleux.  Le  com- 
mandant Lamy, 
de  dix  ans  plus 
âgé,  avait  déjà 
servi  dans  le 

Sud  algérien. 
Dans  cette  mar- 
che à travers  le 
Sahara,  il  fit 
preuve  de  gran- 
des qualités  mi- 
litaires et  admi- 
nistratives. Le 
total  de  l’effectif 
français  était  de 
2 000  hommes, 
dont  700  armés 
de  fusils,  30  che- 
vaux et  4 canons. 
LesnomsdeGoul- 
feï,  Kousri,  Lo- 
gone,  que  noslec- 
teurs  verront  sur 
lecroquisci-joint, 
sont  dès  à présent 
autant  d’étapes  historiques  dans  les  conquêtes  fran- 
çaises sur  le  territoire  africain.  Notre  domination  s’est 
consolidée  dans  leEaguirmi  et  dans  le  bassin  du  grand 
fleuve.  Il  dépend  de  nos  commerçants,  de  nos  indus- 
triels de  mettre  à profit  les  nouveaux  domaines  acquis 
au  prix  de  tant  d’efforts  et  au  sacrifice  d’existences 
précieuses. 

En  dehors  de  ces  deux  braves,  tombés  dans  une  lutte 
ordonnée  et  prévue,  nous  aurons  probablement  encore 
à déplorer  la  mort  d’un  autre  de  nos  compatriotes, 
M.  F.  de  Behagle.  Ce  dernier  est  parti,  il  y a trois  ans 
(décembre  1897),  pour  la  région  du  Chari  dans  le 
dessein  bien  arrêté  de  ne  s’occuper  que  des  questions 
d’ordre  scientifique  : son  but,  téméraire  mais  désinté- 
ressé et  louable,  était  de  traverser  le  désert,  du  sud  au 
nord.  Il  a été  fait  prisonnier,  par  l’ancien  potentat  du 
Sahara  oriental,  dans  les  premiers  mois  de  l’an- 
née 1899.  Aucune  nouvelle  n’est  parvenue  depuis,  en 
Europe,  au  sujet  de  cet  explorateur.  C’est  probable- 
ment un  martyr  de  plus,  hélas,  à ajouter  à la  liste 
déjà  longue  de  ceux  qui  ont  péri  sur  la  terre  africaine. 

Au  milieu  des  multiples  angoisses  créées  par  les 
événements  de  Chine,  au  lendemain  du  trouble 
amené  dans  les  pays  civilisés  par  le  drame  de  Monza, 
il  était  réservé  au  Magasin  Pittoresque  de  payer  un 
tribut  d’hommage  à ces  héros,  à ces  lutteurs,  nobles 
et  vaillantes  figures  de  l’expansion  coloniale  française 
et  de  la  science. 

Paul  LEMOSOF. 

JXXXXJ.XXXJ.XXXXXXJ.XJ.XJ.J.XJ.XXJXXJ.J.J.J. 

Le  cœur  de  l'homme  est  une  lyre  à sept  cordes  : six  pour 
la  tristesse,  une  seule  corde  pour  la  joie,  et  qui  vibre  rarement. 

Joseph  Roux. 

Je  suis  allé  bien  loin  admirer  les  scènes  de  la  nature  ; j’aurais 
pu  me  contenter  de  celles  de  mon  pays  natal.  — Chateau- 
briand. 


Croquis  de  la  région  du  Tchad. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


507 


CAUSERIE  MILITAIRE 

Dans  une  de  nos  précédentes  causeries,  nous  fai- 
sions ressortir  le  relâchement  général  d'un  grand 
nombre  de  nos  troupiers,  qui  se  remarque  surtout  dans 
les  grands  centres  comme  Paris,  Lyon,  Marseille, 
Toulon.  La  surveillance  de  la  tenue  y est  à peu  près 
nulle,  et  la  fantaisie  y bat  son  plein. 

La  fantaisie  est  à la  mode,  surtout  chez  les  permis- 
sionnaires qui,  avant  de  partir,  vont  faire  emplette, 
chez  le  marchand  d’équipements  militaires,  d’effets  et 
d'objets  d’habillement  destinés,  à leur  sens,  à relever 
leur  tenue  et  dont  le  port  ne  sert  qu’à  rendre  celle-ci 
grotesque.  Avec  un  informe  képi  mou,  genre  Saumur, 
pourvu  d’une  jugulaire  vernie  microscopique,  attachée 
par  des  boutons  de  casquette,  une  cravate  en  laine 
d’un  bleu  criard  et  des  souliers  à boutons  ou  à em- 
peignes claquées  d’enjolivures,  notre  permissionnaire 
fait  « fantaisie  »,  il  n’est  que  ridicule. 

De  temps  à autre,  au  bureau  de  la  Place  où  il  va 
faire  viser  son  titre  d’absence,  notre  délinquant  pince 
bien  « quatre  jours  » pour  avoir  ainsi  modifié  sa  tenue, 
mais,  le  plus  souvent,  il  passe  inaperçu  dans  la  foule 
des  permissionnaires  qui  encombrent  les  bureaux  de 
service  à certaines  époques  de  l’année.  La  surveillance 
de  la  tenue,  qui  était  autrefois  une  des  fonctions  les 
plusimportantes  de  nos  officiers  de  l’ancien  état-major 
des  places,  les  « verts-de-gris  » comme  on  ies  appelait 
alors,  n’existe  plus  de  nos  jours.  Dans  les  grandes  villes, 
ce  service  repose  uniquement  sur  des  sous-officiers  de 
planton  dans  les  gares,  dont  nos  troupiers  en  rupture 
d’uniforme  réglementaire  savent  se  défiler  avec  la 
plus  grande  habileté. 

D’autre  part,  dans  les  rues,  les  supérieurs  qui,  par 
intérêt  de  discipline  générale,  devraient  réprimer 
ces  écarts,  se  gardent  bien  de  le  faire,  pour  éviter  les 
scandales  inévitables,  provoqués  par  les  foules  com- 
patissantes. Ils  se  contentent  de  détourner  la  tète  et 
de  hausser  les  épaules  avec  un  air  de  découragement 
et  d’impuissance. 

N’allez  pas  croire  que  la  fantaisie  batte  son  plein 
dans  nos  régiments,  on  y est  généralement  très  sévère 
sur  ce  chapitre.  Cela  n’empêche  que,  lorsqu’ils  se 
croient  libres,  nos  soldats  et  nos  sous-officiers  non 
rengagés  s’affublent  très  souvent  d’effets  non  régle- 
mentaires, portés  avec  un  goût  douteux. 

C’est  certainement  un  de  ces  types  bahutés  qui  a 
été  croqué  par  un  officier  allemand  artiste,  qui  l’a 
saisi  au  passage  pour  en  fixer  la  silhouette  et  la  com- 
parer à un  autre  type  dessiné  onze  ans  auparavant, 
en  1889.  La  connaissance  de  ces  croquis  a provoqué 
la  note  par  laquelle  le  gouverneur  attire  de  nouveau 
l’attention  des  officiers  généraux  et  chefs  de  corps  « sur 
la  nécessité  d’exiger  que  la  tenue  soit  absolument 
réglementaire  et  de  réprimer  avec  la  dernière  rigueur 
les  écarts  qui  continueraient  à se  produire  ». 

Le  croquis  de  1889  montrait  un  sous-officier  pourvu 
d’effets  réglementaires  bien  ajustés  et  bien  portés;  le 
croquis  de  1900  fixait  la  silhouette  d’un  de  ces  gro- 
tesques au  képi  saumur  avachi,  à visière  d’aveugle,  à 
la  tunique  étriquée,  aux  épaulettes  relevées  en  « ailes 
de  pigeon  »,  que  nous  croisons  quelquefois  sur  le  bou- 
levard. 11  faut  espérer  que  la  note  de  l’ex-gouverneur 
sera  comprise  et  rigoureusement  appliquée  par  tout 
le  monde. 

Capitaine  FANFARE. 


LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Deux  événements  fort  intéressants  se  sont  produits, 
cette  dernière  quinzaine,  au  Transvaal  : la  capitula- 
tion du  général  Prinslow  dans  le  district  montagneux 
de  Bethléhem,  et  la  prise  de  la  petite  ville  de  Middel- 
burg,  station  assez  importante  sur  la  voie  ferrée  de 
Prétoria  à Lourenço-Marquez. 

La  capitulation  de  Prinslow  s’est  produite  au  len- 
demain d'un  succès  des  Boers  à Ficksburg  et  à Beth- 
léhem. On  sait  que  cinq  colonnes  anglaises,  fortes  de 
plus  de  40  000  hommes,  étaient  détachées  à la  pour- 
suite des4000  ou  5000  Boers  qui  tenaient  lacampagne 
dans  l’est  de  l’État  d’Orange,  menaçant  sans  cesse  les 
communications  de  lord  Roberts  et  réussissant  les 
plus  audacieux  coups  demain  sur  les  convois,  coupant 
la  ligne  du  chemin  de  fer  au  nord  de  Kroonstadt. 
Entre  temps,  l’insaisissable  de  Wet  enlevait  àHoning- 
spruit  un  train  de  ravitaillement  avec  sa  garde  com- 
posée de  100  highlanders. 

Il  fallait  en  finir  coûte  que  coûte  avec  ces  nombreux 
petits  commandos  batteurs  d’estrade,  et  un  immense 
coup  de  filet  fut  tenté.  Le  coup  ne  réussit  qu’à  moitié, 
puisque  le  général  de  Wet  a glissé  entre  les  mailles, 
se  retirant  dans  la  direction  de  Lindley,  affirment  les 
Anglais.  Quant  au  général  Prinslow,  serré  de  près  par 
le  général  Macdonald  dans  les  collines  de  Bethléhem, 
sa  ligne  de  retraite  par  le  col  de  Naauwport  étant 
coupée,  il  dut  se  rendre  avec  900  hommes  au  général 
liunter.  Toute  résistance  étant  devenue  impossible  en 
face  des  forces  écrasantes  lancées  à leur  poursuite, 
d’autres  commandos  se  virent  contraints  d’imiter 
l’exemple  de  Prinslow,  et  l’est  de  l’État  d’Orange 
semble  aujourd'hui  complètement  purgé. 

Reste  le  général  de  Wet.  Où  est-il,  que  fait-il  ? Per- 
sonne n’en  sait  rien.  Peut-être  le  verrons-nous  repa- 
raître brusquement  sur  la  ligne  de  Kroonstadt  à 
Johannesburg. 

Voyons  maintenant  ce  qui  se  passe  autour  de  Pré- 
toria. 

Le  maréchal  Roberts,  enfermé  en  quelque  sorte  dans 
Prétoria,  résolut  de  se  donner  de  l’air.  Le  mouvement 
dont  j’avais  indiqué  la  préparation  l’autre  semaine 
s’est  poursuivi  à l’est  de  Prétoria.  Il  semble  que  lord 
Roberts  lui-même  ait  dirigé  les  opérations,  à la  tète 
d’une  quarantaine  de  mille  hommes,  commandés  par 
les  généraux  Ilamilton,  Frenchet  Ilutton. 

Le  général  Botha,  commandant  en  chef  des  forces 
boers,  ne  pouvait  évidemment  avoir  la  prétention  de 
résister  victorieusement  à cette  lourde  pression.  Il  se 
contenta  de  céder  le  terrain  pas  à pas,  sans  se  laisser 
entamer,  sans  perdre  un  canon,  sans  laisser  un  cha- 
riot derrière  lui.  Bref,  après  une  série  de  combats  et 
d’escarmouches, le  général  French  occupa  Middelburg, 
sans  rencontrer  sur  ce  point  la  moindre  résistance. 

Le  général  Botha  s’est  replié,  sans  être  inquiété,  sur 
Machadodorp,  et  le  généralissime  Roberts  est  retour- 
né... à Prétoria  ! 

Middelburg  se  trouve  au  pied  du  district  monta- 
gneux du  Lydenburg  au  delà  duquel  se  trouve  le  massif 
de  Magatoland, la  suprême  citadelle  du  libre  Transvaal. 

Quel  parti  lord  Roberts  va-t-il  tirer  de  son  succès? 
Profitera-t-il  de  l’occupation  de  Middelburg  pour  pour- 
suivre sa  marche  en  avant?  Il  est  plus  que  probable 


508 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


qu’il  voudra  débarrasser  d’abord  loute  la  région  de 
Rustenburg  des  nombreux  petits  commandos  qui  tien- 
nent la  campagne  à l’ouest  de  Prétoria,  et  assurer 
complètement  la  sécurité  de  la  ligne  du  Natal  que  le 
général  Buller  défend  non  sans  peine  contre  quelques 
corps  de  partisans  dont  l’audace  n’a  d’égale  que  leur 
faiblesse  numérique. 

Signalons,  en  terminant,  l’entrée  en  ligne  des  troupes 
du  général  Carrington,  venues  par  le  territoire  por- 
tugais de  Beira.  Les  Anglais  vont  donc  prendre  le  nord 
du  Transvaal  à revers.  Attendons-nous  un  de  ces  jours 
à quelque  surprise  de  ce  côté.  Mais  de  longs  mois 
s’écouleront  encore,  très  probablement,  avant  que  la 
conquête  définitive  du  Transvaal  ne  soit  un  fait 
accompli. 

EN  CHINE 

On  a enfin  des  nouvelles  officielles  des  ministres 
européens  à Pékin.  A la  date  du  21  juillet,  le  ministre 
d’Angleterre,' sir  Claude  Mac  Donald,  raconte  en  dé- 
tail les  attaques  dirigées  par  les  Boxers,  du  20  juin  au 
4 G juillet,  contre  les  légations.  A cette  date  du  21  juillet, 
les  ministres  et  leurs  nationaux  occupaient  encore  les 
légations  française,  allemande,  russe,  anglaise,  une 
moitié  du  parc  de  la  légation  anglaise  et  le  centre  de 
la  légation  américaine.  Tout  le  reste’ était  en  ruines, 
toutes  les  maisons  étaient  brûlées,  et  il  ne  restait  plus 
de  vivres  que  pour  une  quinzaine  de  jours.  Les  muni- 
tions étaient  à peu  près  épuisées. 

Les  femmes  et  les  enfants  avaient  été  réunis  dans  la 
légation  anglaise.  Enfin  les  pertes  des  Européens 
étaient  de  62  tués  et  128  blessés. 

Le  ministre  de  France,  M.  Pichon,  ne  donne  pas 
signe  de  vie.  Pourquoi  ce  silence,  alors  que  la  plupart 
de  ses  collègues  ont  trouvé  le  moyen  de  faire  parvenir 
de  leurs  nouvelles  à leur  gouvernement  ? 

D’autre  part,  des  nouvelles  de  source  chinoise, 
transmises  par  le  gouverneur  du  Chang  Toung,  nous 
apprennent  que  le  30  juillet  le  personnel  des  légations 
était  sain  et  sauf,  recevant  en  abondance  des  autorités 
chinoises  des  fruits,  des  légumes  et  des  vivres.  Ce 
brave  magot  de  gouverneur  ajoute  que  les  pourparlers 
engagés  au  sujet  du  départ  des  ambassadeurs  pour 
Tien-Tsin  sont  sur  le  point  d’aboutir. 

Je  n’ajoute,  pour  ma  part,  aucune  foi  à ces  nouvelles 
chinoises,  et  je  suis  bien  forcé  de  constater  que  notre 
ministre  des  affaires  étrangères  n’a  encore  reçu  au- 
cune dépêche  de  M.  Pichon,  malgré  la  promesse  de  ce 
vieux  roué  de  Li-Hung-Chang,  qui  nous  fait  savoir  au- 
jourd’hui que  les  ministres  ne  seront  mis  en  commu- 
nication avec  leurs  gouvernements  respectifs  que  si  les 
alliés  ajournent  leur  marche  sur  Pékin!  La  ficelle  est 
un  peu  grosse,  mais  elle  dénote  une  situation  des  plus 
inquiétantes.  Elle  peut  se  résumer  ainsi  : 

Renoncez  à marcher  sur  Pékin,  et  nous  vous  ren- 
drons, ce  qui  reste  des  légations  ; ou  bien,  si  les  troupes 
alliées  paraissent  sous  les  murs  de  la  capitale  chinoise, 
nous  ne  pouvons  répondre  de  la  vie  des  Européens 
qu’il  sera  impossible  de  soustraire  à la  fureur  des 
Boxers  ! 

A l’heure  même  où  j’écris  ces  courtes  notes,  on  an- 
nonce que  les  troupes  alliées  ont  quitté  Tien-Tsin,  en 
marche  sur  Pékin.  La  colonne  comprendrait  2 300  An- 
glais, 1600  Américains,  58  Autrichiens,  53  Italiens, 
12  000  Japonais,  4500  Russes,  soit  une  vingtaine  de 
mille  hommes. 


Celte  nouvelle  paraît  bien  invraisemblable.  On  re- 
marquera tout  d’abord  qu’il  n’est  fait  mention  d’au- 
cune troupe  française  entrant  dans  les  éléments  de 
cette  colonne.  D’autre  part,  il  serait  souverainement 
imprudent  d’entreprendre  une  marche  aussi  péril- 
leuse avec  des  effectifs  aussi  faibles  — qui  pouvaient 
être  suffisants  il  y a quarante  ans,  mais  qui  ne  le  sont 
certainement  pas  aujourd’hui.  Enfin,  on  ne  parle  point 
du  général  qui  aurait  été  désigné  pour  commander  les 
troupes  internationales. 

Il  est  donc  probable  que  les  troupes  enfermées  à 
Tien-Tsin  ont  voulu  se  donner  de  l’air  et  se  sont  bornées 
pour  l'instant  à exécuter  aussi  loin  que  possible  de 
fortes  reconnaissances. 

Henri  MAZEREAÜ. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

L’Exposition  nous  aura  donné  les  plus  beaux  spec- 
tacles qu’il  soit  au  point  de  vue  sportif.  J’ai  déjà  par- 
lé des  tournois  de  l’épée,  du  sabre,  et  de  cette  mer- 
veilleuse pelote  basque,  absolument  inconnue  aupa- 
ravant des  Parisiens,  et  qui  a excité  leur  curiosité 
d’abord  et  leur  admiration  ensuite. 

Au  Racing-Club  viennent  d'avoir  lieu  les  grands 
concours  d’athlétisme.  Au  Bois  de  Boulogne,  en  face 
le  Pré  Catelan  sont  installées  de  vastes  pelouses  où 
s'exercent  les  jeunes  athlètes  à la  course,  au  lance- 
ment du  disque,  aux  sauts  en  longueur  et  en  hauteur, 
au  foot-ball  et  aussi  au  gracieux  lawn-tennis  qui  a sa 
place  marquée  et  toujours  occupée. 

Le  Racing-Club  compte  plus  de  deux  mille  adhé- 
rents, jeunes  et  vieux  par  l àge,  tous  jeunes  physique- 
ment et  moralement. 

C’est  le  lieu  de  rendez-vous  des  énergies  hu- 
maines. 

Un  petit  chalet,  devant  les  vastes  pelouses,  est 
aménagé  coquettement  et  intelligemment  pour  les 
hommes  de  sport.  Dans  le  hall  d’entrée  vous  pouvez 
suivre,  par  l’image,  les  grandes  épreuves  sportives 
organisées  par  le  Racing-Club,  et  vous  avez  sous  les 
yeux  les  portraits  des  différents  champions. 

C’est  avec  ces  champions  que  sont  venus  se  mesu- 
rer les  champions  des  autres  nations.  La  race  anglo- 
saxonne  a conquis  la  plupart  des  lauriers  : les  Amé- 
ricains, particulièrement,  se  sont  distingués  dans  les 
divers  Contests  de  l’Exposition. 

Les  Français  ont  été  les  premiers  à leur  rendre 
hommage.  Les  étudiants  des  Universités  américaines 
ont  hérité  de  leurs  pères  le  goût  des  exercices  phy- 
siques, et  ils  y excellent  Leur  devise  est  celle  de 
l’école  de  Salerne  : Mens  sana  in  corpore  sano. 

Ces  futurs  médecins,  professeurs,  avocats,  magis- 
trats, commerçants  ou  industriels  estiment  avec 
raison  qu’en  soignant  leurs  corps  ils  soignent  du 
même  coup  leur  esprit.  Ils  n’ignorent  que  tout  muscle 
non  exercé  s’atrophie,  et  que  la  bonne  tenue  de  l’in- 
telligence n’est  pas  incompatible  avec  la  souplesse  du 
corps,  avec  sa  force  et  avec  son  adresse. 

Dans  leurs  écoles  ou  dans  leurs  Universités,  les 
jeunes  Américains  ne  consacrent  pas  leurs  récréations 
à des  dissertations  philosophiques  ou  à des  discussions 
sur  leur  avenir. 

Dès  leur  jeune  âge,  on  leur  apprend  que  dans  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


509 


vie  les  ressources  de  l’activité  sont  immenses  et  qu’il 
faut  se  presser  de  les  créer. 

Cela  ne  les  empêche  pas  de  briller  plus  tard  dans 
les  sciences,  dans  les  arts,  dans  les  lettres,  et  de  de- 
venir des  inventeurs  révolutionnant  le  monde. 

Quelques-uns  de  mes  lecteurs  me  reprocheront 
peut-être  d'avoir  trop  d’admiration  pour  ces  braves 
Yankees  et  de  ne  pas  assez  vanter  les  mérites  de  nos 
hommes  de  sport. 

J’admire  en  effet  les  athlètes  américains,  parce  que 
l'harmonie  de  leur  être  physique  est  parfaite  et  que 
leur  entraînement  intelligent  et  mesuré  les  prépare  — 
c’est  du  moins  la  règle  — à une  vie  où  la  douleur  a 
moins  de  prise,  où  la  jeunesse  se  prolonge  et  où  on  a 
l’illusion  d'avoir  toujours  trente  ans. 

Mais  j’ai  dit  ici  ce  que  valaient  nos  hommes  de 
sport  dans  certaines  branches  où  ils  sont  incomparables, 
comme  l'escrime  et  la  gymnastique.  Dans  l’athlétisme 
proprement  dit,  ils  n’ont  point  la  première  place,  parce 
que  nos  compatriotes  le  cultivent,  en  général,  depuis 
trop  peu  de  temps.  Ils  ont  fait  un  très  grand  effort, 
couronné  de  quelques  succès,  mais  l'effort  a été  trop 
rapide. 

Ce  n’est  que  peu  à peu  que  notre  race  arrivera  à 
lutter  avec  avantage  avec  les  Anglo-Saxons.  Ceux-ci 
ne  sont  pas  devenus  tout  d’un  coup  ce  que  nous  les 
voyons  aujourd’hui. 

line  faut  donc  pas  désespérer,  mais  dès  maintenant 
il  est  nécessaire  de  réfléchir  à lafable  du  bon  La  Fon- 
taine : l'Ane  et  le  Petit  Chien. 

Ne  forçons  point  notre  talent. 

Nous  ne  ferions  rien  avec  grâce. 

Au  Racing-Club  j’ai  vu  des  champions  français 
exagérer  leur  effort,  forcer  leur  nature  par  amour- 
propre  national. 

Et  je  me  demandais  si  cette  exagération  de  l’effort 
ne  nuirait  pas  à leur  santé.  La  plupart  d’entre  eux, 
comparés  aux  athlètes  américains,  avaient  l’aspect 
chétif  et  malingre. 

Leurs  muscles  avaient  — c’était  visible  — moins  de 
force  et  d'élasticité.  Leur  courage  en  revanche  tenait 
du  merveilleux.  Ils  n’abandonnaient  jamais  la  partie 
et  tenaient  jusqu’au  bout,  à tel  point  qu’ils  ont  rem- 
porté une  des  plus  belles  victoires,  celle  de  Marathon. 

Par  une  des  chaleurs  les  plus  torrides  que  nous 
ayons  eu  à subir,  deux  de  nos  compatriotes  ont  pris  la 
première  et  la  seconde  place  de  cette  course  de  40  kilo- 
mètres, et  le  premier  est  arrivé  en  moins  de  trois 
heures  après  avoir  fait  le  tour  de  Paris,  le  long  des 
fortifications,  sous  un  soleil  de  feu. 

Pour  un  record,  voilà  un  record  ! 

Maurice  LEUDET. 

Les  Conseils  de  Me  X... 

Non  Lis  in  idem!  Cette  maxime  de  droit  rébarbative, 
si  souvent  citée  en  ces  temps  derniers,  signifie  tout 
simplement  qu’il  n’est  pas  permis  de  juger  deux  fois 
une  personne  pour  le  même  fait. 

Elle  veut  dire  aussi,  en  une  acception  mondaine, 
qu’il  est  de  bon  goût,  parmi  des  gens  bien  élevés,  de 
s’abstenir  d’actes  déplaisants  et  de  facéties  déjà  trop 
connues.  On  risque  fort,  par  une  insistance  déplacée, 
de  passer  pour  un  malappris  ou  un  parfait  gaffeur. 


Elle  est  encore,  en  quelques  circonstances  pénibles, 
l’expression  d’un  souhait  pour  conjurer  la  guigne  et 
empêcher  la  répétition  de  surprises  désagréables. 

Ainsi,  le  monsieur  qui,  dans  la  rue,  reçoit  un  pot 
de  fleurs  sur  son  huit-reflets;  le  lapin  manqué  qui 
détale  à toute  vitesse,  en  entendant  siffler  à ses  oreilles 
le  plomb  du  chasseur  maladroit;  tous,  bêtes  ou  gens, 
maudissent  également  l’événement  fâcheux  et  invo- 
quent, en  leur  for  intérieur,  le  non  bis  in  idem  salu- 
taire et  protecteur. 

Seule,  la  morale  de  l'Évangile  donne  un  enseigne- 
ment contraire  et  recommande  de  tendre,  avec  com- 
plaisance, la  joue  gauche,  quand  on  a eu  l’ennui  d’être 
gratifié,  sur  la  droite,  d'un  vigoureux  soufflet. 

J’approuve  volontiers  ce  précepte  d’encouragement 
et  de  pardon.  Jele  trouve  même  sublime  ;...  sans,  tou- 
tefois, désavouer  l’opinion  inverse.  Car  j’admets  fort 
bien  qu’à  certaines  personnes  susceptibles  il  puisse 
paraître  préférable  de  rendre  la  gifle  que  d’en  collec- 
tionner la  paire.  Le  bon  roi  Courtebotte,  par  exemple, 
de  la  poudre  de  Perlinpinpin,  habitué  à recevoir  tous 
les  jours,  à midi,  d’une  main  de  fée  invisible  mais 
sûre,  deux  formidables  tapes  sur  les  joues,  aimerait 
certainement  mieux  le  régime  plus  doux  du  soufflet 
restituable  et  unilatéral. 

Mais  voici  une  histoire  de  justice  où  la  maxime  non 
bis  in  idem  vient  de  trouver  une  application  imprévue. 

Deux  voleurs  comparaissent,  côte  à côte,  en  police 
correctionnelle.  L’un  a soustrait  un  fusil  à l’étalage 
d’un  armurier,  l’autre  a dérobé,  dans  une  basse-cour, 
une  oie  superbe,  toute  graisse  et  blanc  duvet,  soigneu- 
sement nourrie  en  xrue  de  quelque  somptueux  repas 
de  noces. 

Pour  des  individus  venus  à l’audience  sans  grand 
enthousiasme,  ils  n’ont  point  la  mine  piteuse,  ni  l’air 
trop  déconfit.  Même,  aies  voir  calmes  et  souriants,  on 
croirait  plutôt  qu’ils  ont  la  conscience  pure  et  vont  se 
disculper  aisément  des  larcins  mis  à leur  charge. 

C’est  par  l’amateur  de  volaille  à bon  marché  qu’on 
commence.  Le  président  lui  reproche,  en  termes 
sévères,  de  s’être  approprié  une  oie  appartenant  à 
autrui,  et  d’avoir  ruiné  ainsi  les  espérances  gastrono- 
miques d'une  famille  entière. 

« Mais  je  n’ai  point  volé  ce  palmipède,  — répond  le 
prévenu  avec  assurance.  — Je  suis,  au  contraire, 
victime  du  cœur  trop  généreux  de  la  pauvre  bête  et  de 
son  affection  immodérée  pour  moi. 

« Je  dois  vous  dire  que  je  connaissais  cette  oie 
depuis  longtemps  déjà.  Je  l’avais  vue  petite,  toute 
petite,  sans  plumes  ni  canons,  presque  au  sortir  de 
l’œuf.  Tout  de  suite,  j’avais  conçu  pour  elle  une  vive 
sympathie  ; je  m’étais  mis  à la  gâter,  à la  gaver  de 
friandises;  et  elle  me  témoignait  sans  cesse,  en  cla- 
quements de  bec  satisfaits,  ses  sentiments  de  grati- 
tude. 

« Mais,  hélas!  les  félicités  de  ce  monde  sont  peu 
durables.  En  jour  vint  où  il  me  fallut  abandonner  ma 
petite  amie,  pour  aller  chercher  de  l’ouvrage  ailleurs. 
Il  me  semblait  bien,  alors,  que  je  ne  devais  plus  la 
revoir,  et  j’en  étais  resté  fort  affligé,  presque  incon- 
solable. 

« Quand,  dimanche  dernier,  ô surprise!  passant, 
par  hasard,  devant  la  ferme  où  elle  achevait  son  édu- 
cation, je  l’ai  aperçue  qui  se  dandinait,  majestueuse, 
au  milieu  de  ses  blanches  compagnes.  Elle  m’a 
reconnu  aussitôt,  a couru  vers  moi  avec  des  cris  de 
joie,  voletant,  battant  des  ailes  et  manifestant,  à sa 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


manière,  son  désir  de  ne  plus  me  quitter.  Elle  a voulu 
me  suivre;  et  je  n’ai  pas  osé  la  chasser.  J’étais  tout 
ému;  je  l'avais  vue  si  petite! 

« Arrivée  à mon  domicile,  elle  s’y  est  installée  sans 
façon.  Là  encore,  je  n’ai  pas  eu  le  courage  de  la  mettre 
à la  porte.  Vous  comprenez,  je  l’aimais  trop! 

« — Alors,  dit  le  président  en  riant,  vous  l’avez 
mangée,  pour  ne  plus  vous  séparer  d’elle. 

« N'importe  ! votre  explication  est  drôle.  Le  tribunal 
vous  condamne  à trois  mois  de  prison,  mais  vous 
accorde  la  loi  Bérenger.  Seulement,  n’y  revenez  plus.  » 

L’autre  inculpé,  l’homme  au  fusil,  voyant  son  cama- 
rade s’en  tirer  à si  bon  compte,  ne  doute  pas  qu’il 
aura,  lui  aussi,  l'indulgence  des  juges,  en  leur  servant 
une  historiette  à peu  près  semblable. 

Et,  plein  d'espoir,  il  commence  sur  un  ton  lar- 
moyant: 

« Ce  fusil,  messieurs,  était  pour  moi  un  vieil  ami 
d’enfance.  Je  l’avais  connu  petit,  tout  petit,  alors  qu'il 
avait  seulement  un  coup  et  qu’il  était  simple  pisto- 
let  

« — C’est  entendu,  — interrompt  le  président.  — 
Nous  savons  le  reste.  L’ex-pistolet  vous  a reconnu,  est 
tombé  dans  vos  bras,  et  comme  vous  ne  pouviez  man- 
ger ce  vieil  ami  d’enfance,  un.  peu  trop  dur  pour  vos 
dents,  vous  l’avez  porté  au  Mont-de-piété. 

«Mais  non  bis  in  idem,  mon  bonhomme,  c’est-à-dire 
que  ça  ne  prend  plus,  cette  fois,  et  que  le  tribunal 
vous  condamne  à trois  mois  de  prison,  sans  sursis.  » 

Me  X. 

*»> 

VAR  IÉTÉS 


En  Passant 

— A CHATILLON-SUR-SEINE 

La  route  de  Troyes  à Châtillon-sur-Seine  est  une 
des  plus  exquises  de  France.  Les  coteaux  vont  en 
s’arrondissant.  Leur  sommet  dénudé  s’orne  volontiers 
d’une  ruine  ou  d’une  croix.  Sur  les  pentes,  dans  une 
terre  sèche  et  rocailleuse,  poussent  des  vignes  dont 
on  dit  le  vin  assez  farouche. 

Toute  cette  fine  sauvagerie  de  nature  est  traversée 
par  la  grâce  infinie  de  la  Seine.  Serrée  entre  deux 
lignes  d’arbres  comme  en  un  long  et  souple  corset,  la 
belle  rivière  apparait  d'un  vert  intense,  presque  bleu, 
dans  son  frémissement. 

Au  pied  d’une  colline  aux  deux  tours  ruinées, 
dominée  par  son  église  de  Saint-Vorles,  la  ville  de 
Châtillon  a un  aspect  de  solidité  hautement  bour- 
geoise qui  plaît  au  visileur. 

D’abord,  de  nouveau,  on  traverse  la  Seine,  plus 
frémissante  et  verte  que  jamais.  On  chemine  en  un 
recueillement  presque  rustique,  le  long  des  maisons 
aux  formes  carrées.  Quelques-unes  ont  le  pur  carac- 
tère de  la  Renaissance.  Tantôt  frontons,  colonnettes, 
moulures,  demeurent  intacts.  Tantôt  cet  art  de  luxe 
est  devenu  de  fonction  plus  modeste.  Certaine  bou- 
cherie ou  certaine  épicerie  se  sont  taillé  une  devan- 
ture dans  les  délicatesses  architecturales.  Plus  d’une 
fenêtre  inutile  a été  maçonnée.  Plus  d’une  est  obs- 
truée par  des  nids  d'hirondelles.  Ceci  ne  nous  déso- 
blige nullement. 


L’église  Saint-Nicolas  reste  d’un  roman  assez  net  et 
surtout  bellement  sombre.  A peine  distingue-t-on  la 
blancheur  crayeuse  d’une  Mise  au  tombeau  de  Latil, 
et  les  teintes  chaudes  et  noblement  tendres  d’un 
vitrail  que  la  tige  de  Jessé  remplit  de  sa  floraison.  Le 
grand  portail  s’écroulait  : on  a édifié  à l’intérieur  un 
échafaudage  qui  connaîtra  de  longs  jours.  La  France 
est  par  excellence  le  pays  des  échafaudages  durables. 

De  Saint-Nicolas  à Saint-Vorles,  la  montée  est 
commode.  Les  marches  basses  du  haut  escalier  offrent 
aux  pieds  fatigués  une  avenante  douceur. 

L'église  Saint-Vorles  a gardé  une  dignité  forte  et 
familière.  L’assiduité  des  prêtres  ne  l’a  pas  trop  gâtée. 
Voici  pourtant  une  crypte  dont  le  mystère  est  troublé 
par  les  fleurettes  de  la  décoration  moderne.  Voici  un 
clocher  qui  est  lourd  comme  un  malentendu  classique. 
Seule  m’amuse  (mais  de  façon  irrévérencieuse)  une 
large  baie  gothique  de  style  flamboyant. 

Dans  la  chapelle  du  transept,  un  tableau  étrange 
représente  un  Christ  défaillant.  Une  cuvette  est  à ses 
pieds  pour  le  lavage  suprême  ; les  grands  clous  sont 
posés  à côté  ; la  victime  se  renverse,  fléchissante  de 
tout  son  être  rompu.  La  tète  robuste  est  traitée  en  un 
saisissant  raccourci.  L’ensemble  garde  une  tonalité 
grise,  terreuse  même,  mais  ardente  au  fond.  Les  deux 
disciples  pensifs  qui  soutiennent  le  pauvre  maître  ont 
également  été  exécutés  d’une  rude  et  savante  façon. 
C’est,  dit-on,  de  l’Alonzo  Cano. 

J'aime  aussi,  mais  pour  d’autres  raisons  presque 
contraires,  les  naïfs  tableaux  sur  bois  consacrés  à 
saint  Vorles.  Ce  sont  là  symboles  d’expressive 
candeur,  labeur  d'une  main  pieuse.  Famine,  Guerre, 
Maladie  ! sujets  clairs  et  dramatiques.  Au-dessus, 
figurent  des  quatrains  en  vieux  français  loyal  et  ro- 
buste, célébrant  le  saint,  qui  est  bon  contre  tous  les 
lléaux. 

Une  petite  chapelle  est  consacrée  à saint  Bernard. 
En  des  fresques  presque  détruites,  on  distingue  des 
formes  angéliques  à demi  envolées  dans  le  néant.  La 
tradition  veut  que  ce  soit  là  que  le  terrible  homme,  de 
si  âpre  volonté,  ait,  en  un  moment  de  trêve  et  de 
rêve,  composé  l 'Ave  maris  Stella.  Était-ce  cette  étoile, 
la  première  du  soir,  si  pure,  si  blanche,  et  que  j'aper- 
çois par  les  vitres  garnies  de  plomb,  qui  lui  inspira  le 
doux  vers  : « Elle  germe  en  un  ciel  reposé  et  délicieu- 
sement vert  comme  une  eau  divine  »? 

Je  reviens  par  le  côté  droit.  Voici,  sur  le  pilier  du 
fond,  un  tableau  intitulé  Prières.  Deux  prêtres  à étole 
sont  debout  à l’hôtel  : près  d’eux  se  dessinent  les 
tours  de  Châtillon.  La  légende  nous  avertit  de  l'effica- 
cité des  prières  en  ce  lieu  précis  : 

N'allez-  à Apollon  comme  l’ost  des  Grégeois 
Fit  jadis  pour  purger  le  camp  de  pestilence. 

Mais  priez  ce  grand  saint  de  cœurs,  de  vœux,  de  voix, 
Pour  avoir  de  tel  mal  soudain  la  délivrance. 

Les  passants  n’ont  garde  d'imiter  l'ost  des  Grégeois 
(l’armée  des  Grecs),  ils  ne  vont  pas  à Apollon  ; ils 
vont  à saint  Vorles  tout  droit. 

Sur  les  piliers  massifs,  sur  les  murs  blanchis,  en 
haut,  en  bas,  en  longueur,  en  largeur,  se  pressent,  de 
tous  les  crayons,  des  inscriptions  d’une  intarissable 
supplication.  Voici  quelques  lignes  d'une  écriture  un 
peu  tremblante,  mais  admirablement  régulière  ; on  y 
reconnaît  la  main  d'un  vieillard  qui  a longtemps  usé 
de  plumes  d'oie.  Lentement,  l'excellent  homme  a 
moulé  son  vœu;  il  demande  « un  établissement  hono- 
rable pour  ses  filles  Lucie  et  Mathilde  ».  Ingénue 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


511 


également  et  moins  exercée,  une  main  a écrit  à côté  : 
« Mon  bon  saint  Tories,  exocez-nous.  » Au-dessous, 
plus  gauchement  encore  : « Et  moi  aussi.  » Au- 
dessous,  avec  une  allumette  noircissante,  sont  creusés 
les  mêmes  mots:  « Et  moi  aussi.  » De  toutes  parts,  les 
inscriptions  se  multiplient,  comme  des  soupirs  : 
« Donnez-nous  le  bonheur,  saint  Voiles.  » Une  autre 
requête  me  frappe,  si  simple,  d’un  sentiment  si  rare, 
si  reconnaissant,  où  l’on  respire  quelque  chose  de 
souriant  et  de  mélancolique  : « Que  mon  bonheur 
dure  ! » Pauvre  âme  modeste  et  inquiète,  étais-tu  si 
heureuse?  Ton  bonheur  du  moins  a-t-il  duré?  Je 
voudrais  savoir  si  cela  dure,  ce  que  tu  appelais  discrè- 
tement ton  bonheur.  Qu’était-ce  que  cette  mère  qui, 
d’une  écriture  lourde,  écrivait  : « Ouvrez  le  cœur  des 
riches  pour  mon  fils.  » Pêle-mêle  : « Sauvez  mon 
père  ».  « Veillez  sur  maman  » (ceci,  familier,  gra- 
cieux, exquis).  Deux  noms,  et  rien  de  plus  : « Jacques, 
Marie  ».  Puis,  ce  que  nous  n’attendions  plus  guère  : 
« Préservez-nous  du  péché  mortel  !»  11  y a,  dans  ces 
derniers  mots,  toute  l’effusion  fataliste  de  la  croyance 
en  la  grâce  efficace  ! Suivent  des  listes  de  noms  insi- 
gnifiants. Touristes  qui  ne  demandent  rien,  sinon 
d’être  passés  là.  Soldats  par  files,  indiquant  leur  régi- 
ment, leur  bataillon,  le  nombre  de  jours  qu'ils  ont 
encore  à servir  au  régiment;  pas  un  vœu.  Saint 
Vorles  lui-même  ne  peut  rien  sans  cela.  Des  collégiens 
ont  déterminé  la  classe  dont  ils  faisaient  partie  : 
« Troisième  classique  ».  Le  vœu  du  baccalauréat  n’est 
pas  exprimé.  On  le  réserve  pour  des  églises  plus  cor- 
rectes, plus  magistrales,  et  qui  ont  la  spécialité  des 
diplômes.  A Saint-Séverin,  par  exemple,  à la  chapelle 
de  la  Sorbonne,  à Notre-Dame-des-Vicloires,  se  déve- 
loppent les  immenses  mosaïques  de  petites  plaques 
de  marbre,  dont  les  lettres  d’or  luisent  au  pointille- 
ment  d’or  des  cierges  et  qui,  toutes,  remercient  d’un 
parchemin  obtenu.  Vorles  est  sans  doute  un  saint  sans 
grande  culture,  qui  ne  saurait  pas  se  débrouiller 
devant  une  faculté. 

11  faut  quitteç  la  chapelle.  N’écrivons-nous  rien  ? De 
blasphème,  d’ironie,  à quoi  bon  ! Tant  d'ingénuité 
est  apaisante.  Ceci,  peut-être  : « L’athée,  de  bonne 
foi,  remercie  saint  Vorles  de  tout  ce  qu’il  inspire.  » 

C’est  là  le  seul  remerciement  qu’ait  reçu  le  saint. 
Hé,  quoi  ! vous  n’avez  donc  pas  vu  guérir  votre  pauvre 
maman,  douce  fille  éplorée;  vous,  frémissante  fillette, 
vous  n’avez  pas  été  préservée  du  péché  mortel;  vous 
n’avez  marié  ni  Lucie  ni  Mathilde,  ô père  soucieux  ; 
— ou  si,  vous  tous,  vous, avez  oublié  ! 

Au  sortir  de  l’église,  je  jette  un  regard  dans  la 
chapelle  de  gauche.  Tout  à coup,  je  recule.  Un  homme 
au  crâne  chauve,  à la  face  rouge,  à la  moustache 
grise,  aux  yeux  ardents,  s’élance  sur  moi,  sabre  en 
main. 

C’est,  le  sépulcre  de  l’église. 

L’artiste  du  xvie  siècle,  probe  Châtillonnais  nommé 
Dehors,  a exécuté  ses  personnages  en  formidable 
trompe-l’œil.  De  taille  humaine,  d’attitudes  éner- 
giques, ils  s’imposent  par  une  véhémente  surprise.  En 
face  du  gardien  au  sabre,  un  autre  homme  plus 
calme,  coiffé  d’un  armet,  lient  une  torche.  Au  fond, 
le  Christ  est  étendu.  Les  fidèles  lui  rendent  les  devoirs 
suprêmes. 

J’admire,  parmi  les  onze  personnages,  un  vieillard 
i turban,  à barbe  noire,  assis  avec  une  douloureuse 
majesté.  Deux  femmes  tiennent  des  vases  de  parfums. 
,a  Vierge  mère  défaille,  soutenue  par  un  disciple. 


Mais  j’aime  surtout,  vers  la  gauche,  une  grande  et 
hère  amie,  de  profil  passionné,  de  sein  pur  sous  un 
corsage  brodé  et  coupé  droit  ; elle  assiste  à la  scène 
avec  une  attention  profondément  pensive,  parce  que 
ceci  est  de  l’inoubliable. 

Les  vêtements  des  personnages,  habilement  drapés 
et  même  ciselés,  sont  d’un  blanc  neigeux  et  semblent, 
non  pas  de  pierre,  mais  de  lin.  Les  figures  ont  la 
teinte  un  peu  basanée  de  l'Orient.  Le  corps  du  Christ 
se  détache  nu,  avec  une  vigueur  singulière,  mais 
apaisante.  11  remet  de  l’émotion  physique  causée  par 
le  grand  diable  en  costume  de  ligueur  qui  gesticule  à 
la  porte. 

Sur  le  sommet  de  la  colline,  entre  deux  grandes 
tours,  s’étale  un  agréable  petit  cimetière,  campé  fami- 
lièrement dans  les  ruines  de  la  féodalité. 

Pour  revenir  à la  gare,  on  suit  des  avenues  plantées 
de  très  vieux  tilleuls. 

Si  vieux,  ces  tilleuls,  et  sans  doute  si  malades,  que 
l oti  a cru  devoir  les  ébrancher  complètement.  11  n’en 
subsiste  plus  que  de  grosses  branches  en  potences 
biscornues  et  tranchées  net.  On  dirait  que  le  philo- 
sophe scythe  a passé  là,  lui  aussi.  Plus  de  ramures, 
de  rameaux,  de  ramilles,  pour  livrer  passage  aux 
feuilles.  P>ien  pour  annoncer  la  feuillaison.  Mais,  sous 
l’action  irrésistible  de  mai  — toute-puissante  nature 
qui  soulèves  et  crèves  les  dallages,  qui  disjoins  les 
moellons,  qui  entre-bâilles  les  murailles,  par  la  pointe 
d’un  bourgeon,  — elles  ont  poussé,  les  feuilles,  elles 
ont  jailli  de  l’écorce  même  ! C’est  un  drame  de  joyeux 
et  triomphal  avènement.  Elles  se  sont  déployées,  peu 
nombreuses,  mais  de  dimensions  extraordinaires. 
Quelques-unes  sont  larges  comme  la  main,  un  peu 
pâles  pourtant,  parfois  même  légèrement  roses,  d’un 
rose  d’anémie.  Ce  feuillage  est  étrange,  délicat 
comme  après  une  longue  maladie,  fécond  comme 
après  une  longue  continence. 

Inépuisable  renouvellement  ! Du  tronc  des  vieux 
arbres  et  des  débris  des  vieilles  cités  éclosent  sans 
cesse  des  générations  de  feuilles  ou  d’hommes.  Que  si 
d’ailleurs  le  tronc  était  décidément  trop  usé,  si  le  sol 
était  las  d’une  espèce,  alors,  simplement,  le  renouvel- 
lement serait  total,  et  un  printemps  plus  magnifique 
étendrait  au  soleil  ses  fleurs  de  sève  ou  de  pensée  ! 

Émile  HINZELIN. 

*>> 

Ce  que  coûte  le  pain  quotidien 

Quel  est  le  pays  où  l’on  trouve  à se  nourrir  au 
meilleur  compte  ? Un  éminent  statisticien  anglais 
nous  apprend  que  c’est  en  Portugal  que  la  vie  coûte  le 
moins  cher  : 281  fr.  85  par  an  et  par  habitant  en 
moyenne. 

Voici,  pour  compléter  cette  indication,  d’autres 
chiffres  puisés  à la  même  source,  et  qui  représentent 
la  somme  dépensée  en  moyenne  chaque  année,  par 
chaque  habitant  des  pays  ci-dessous,  pour  sa  subsis- 


tance quotidienne  : 

Allemagne 504  fr.  15 

Canada 577  fr.  70 

France 601  fr.  85 

Angleterre 743  fr.  40 

États-Unis 820  fr.  20 

Nouvelle-Galles  du  Sud 909  fr.  75 


La  première  pensée  qui  vient  à l’esprit,  à la  lecture 


512 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  ces  chiffres,  est  évidemment  pour  envier  le  sort 
des  heureux  Portugais  qui  mènent,  dans  une  contrée 
splendide,  la  vie  la  plus  économique  du  monde.  Mais 
le  statisticien  dont  nous  venons  de  résumer  les  tra- 
vaux a voulu  savoir  quel  effort  coûte  quotidiennement 
à chaque  habitant  de  la  terre  la  nourriture  qui  lui 
donnera  la  force  de  continuer  le  lendemain  sa  lutte 
pour  la  vie.  Et  il  a pu  faire  les  observations  suivantes  : 
il  faut  à un  Portugais  117  jours  de  travail  pour 
gagner  les  281  fr.  85  de  sa  nourriture  annuelle.  Un 
Allemand  travaille  148  jours  pour  le  même  résultat  ; 
un  Français,  132  jours;  un  Anglais,  127  jours;  et  un 
habitant  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  100  jours. 

On  voit  que  l’effet  produit  par  la  première  statis- 
tique est  complètement  renversé  par  la  seconde.  Ce- 
pendant, malgré  la  confiance  qu’on  peut  avoir  dans  la 
statistique,  il  serait  peut-être  imprudent  de  s’en  rap- 
porter rigoureusement  à elle  pour  aller  s’établir  dans 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  sous  prétexte  qu’on  peut 
y dépenser  trois  fois  plus  d’argent  qu’en  Portugal  tout 
en  travaillant  deux  fois  moins. 


RECETTES  ET  CONSEILS 

LES  OEUFS  AUX  FINES  HERBES 

Mettez  dans  une  casserole  persil,  ciboule,  échalote,  le  tout 
haché  ; sel,  poivre,  un  demi-verre  de  vin  blanc,  un  morceau 
de  beurre  manié  de  farine  ; faites  bouillir  sur  le  feu  un  demi- 
quart  d’heure;  la  sauce  étant  liée  comme  il  faut,  dressez  sur  le 
plat  des  œufs  frais  mollets,  mettez  la  sauce  dessus,  poudrez 
avec  de  la  chapelure  de  pain  bien  fine  ; versez  chaudement. 

Ce  qui  a valu  à Y Eau  de  Suez  sa  réputation  de  dentifrice 
antiseptique  hors  ligne,  c’est  qu’elle  conserve  les  dents,  les  pré- 
serve de  la  carie,  parfume  agréablement  la  bouche.  C’est  la 
grande  marque,  du  Tout-Paris  élégant  recommandée  par  les 
sommités  médicales.  (L’essayer,  c’est  l’adopter  pour  toujours.) 
L ’ Eucalypta  de  Suez  est  la  plus  hygiénique  des  eaux  de  toi- 
lette. Pour  les  soins  du  corps,  c’est  la  seule  eau  de  toilette  anti- 
septique. 

ÉTOFFES  RENDUES  INCOMBUSTIBLES 

Un  des  procédés  les  plus  efficaces,  en  même  temps  que  des 
plus  simples  pour  rendre  un  tissu  incombustible  ou  du  moius 
rendre  sa  combustion  exempte  de  tout  danger  pour  le  voisinage, 
consiste  à le  faire  tremper  dans  une  dissolution  de  sulfate  d’am- 
moniaque à 10  p.  100.  Ce  produit  chimique  est  d’un  prix  rela- 
tivement bas  et  il  suffit  de  100  grammes  par  litre  d’eau. 

Après  avoir  retiré  l’étoffe  du  bain  de  sulfate,  on  l’exprime 
vivement  et  on  la  laisse  sécher.  Un  tissu  ainsi  préparé  noircit 
et  se  carbonise  si  on  l’expose  à la  flamme  d’une  bougie,  mais 
il  ne  prend  jamais  feu. 

La  peinture  à l'amiante  étendue  sur  le  bois,  comme  sur  la 
toile,  leur  permet  également  de  bien  résister  au  feu. 

Enlin,  on  propose  de  substituer  au  chanvre  la  bourre  de  soie 
dans  la  confection  des  toiles  de  décors.  C’est  une  augmentation 
de  2 p.  100  dans  le  prix  de  ces  toiles,  compensée  par  une  durée 
plus  grande  et  surtout  par  un  flambage  beaucoup  plus  difficile 
et  moins  dangereux. 

F.  à Bordeaux.  — Non  ; n’employez  pas  ce  sel  de  Vichy  du 
Commerce  qui  n’est  que  du  simple  bicarbonate  de  soude,  pre- 
nez le  sel  Vichy-État  qui  renferme  tous  les  principes  contenus 
dans  l’eau  de  Vichy  des  sources  de  l’État.  Vous  en  trouverez 
dans  toutes  les  bonnes  pharmacies  à 10  centimes  le  paquet  pour 
un  litre.  Mais  exigez  bien  la  marque  Vichy-État- 

INSTALLATION  D’UNE  BIBLIOTHÈQUE 

Les  personnes  qui  tiennent  à prolonger  l’existence  de  leurs 
livres  feront  bien  d’observer  les  précautions  suivantes  : 

Eu  premier  lieu,  il  faut  éviter  les  bibliothèques  vitrées  : l’air 
n’y  circule  pas  et  leur  atmosphère  confinée  est  tout  particulière- 
ment favorable  aux  insectes  destructeurs  de  livres  et  aux  moi- 
sissures. 


En  second  lieu,  il  convient  de  placer  derrière  les  livres, 
comme  de  vigilantes  sentinelles,  quelques  petits  morceaux  de 
drap  ou  de  flanelle  mouillés  d’essence  de  térébenthine,  de  ben- 
zine, d'acide  phénique  ou  de  jus  de  tabac,  suivant  les  goûts. 
Cette  précaution,  renouvelée  de  temps  à autre,  donne  d’excel- 
lents résultats. 

ENLÈVEMENT  DES  TACHES  DE  GRAISSE  ET  DE  CAMBOUIS  SUR  LES 
VÊTEMENTS 

Faire  chauffer  du  lait  bien  chaud  et  laver  la  tache  large- 
ment avec,  la  rincer  fortement  avec  du  lait  à nouveau,  en 
pressant  bien  l’étoffe  de  façon  que  le  lait  pénètre  bien  dans  le 
tissu  et  empêche  le  cambouis  de  sécher  et  de  former  colle. 

Ensuite,  la  tache  encore  humide,  on  frotte  à la  benzine  éner- 
giquement. 

Si  l’on  n’a  pas  de  lait,  on  couvre  de  beurre  comme  une  tar- 
tine l’endroit  sali,  on  frolte  bien  avec  pour  adoucir  le  tissu, 
on  essuie  légèrement  ensuite,  ou  mieux  on  racle  avec  un  couteau. 

Avec  cette  préparation,  il  suffit  de  passer  le  lendemain  à la 
benzine,  et  les  étoffes  en  laines  les  plus  claires  ne  sont  point 
abîmées.  Sur  la  toile  et  le  coton,  le  beurre,  en  petite  quantité, 
produit  le  même  effet,  mais  il  faut  savonner  le  lendemain  et 
rincer  à grande  eau. 

l’odeur  des  cages  d’oiseaux 

Pour  faire  disparaître  cette  odeur  souvent  désagréable,  on 
répand  sur  le  fond  de  la  cage,  principalement  aux  endroits 
occupés  par  la  fontaiue  et  par  la  baignoire,  une  couche  de  gypse 
(sulfate  de  chaux).  On  recouvre  celle-ci  d’un  peu  de  sable.  Ce 
procédé,  appliqué  aux  poulaillers  et  colombiers,  a d’autant  plus 
d'intérêt  qu’il  augmente  la  valeur  fertilisante  des  fumiers  que 
l’on  en  retire.  On  remarquera  aussi  que  c’est  simplement  l’ap- 
plication en  petit  du  procédé  recommandé  aux  cultivateurs  pour 
les  fumiers  de  ferme,  pour  empêcher  la  déperdition  dans  l’at- 
mosphère, sous  forme  de  gaz,  des  éléments  fertilisants. 

MOYENS  DE  RENDRE  PLUS  RÉSISTANTS  LES  VERRES  DE  LAMPE 

Pour  rendre  les  verres  plus  résistants  à la  chaleur,  on  les 
recuit.  Un  moyen  très  simple  de  les  recuire  consiste  à les  mettre 
dans  une  bassine  ou  dans  une  casserole  remplie  d’eau  froide 
et  vous  faites  chauffer  graduellement;  quand  l’eau  bout,  retirez 
du  feu  et  laissez  les  verres  dans  l’eau  jusqu’à  ce  qu’elle  soit  tout 
à fait  refroidie.  Vos  verres  ainsi  recuits  casseront  beaucoup 
moins.  Il  est  bon  également,  quand  on  allume  une  lampe,  d’avoir 
soin  que  le  verre  ne  soit  pas  humide,  ou  l'on  risque  huit  fois 
sur  dix  de  faire  claquer  le  verre.  11  faut  surtout,  lorsque 
mèche  s’allume,  ne  la  monter  que  graduellement  alîn  que  la 
chaleur  échauffe  le  verre  lentement.  Pour  éviter  de  casser  les 
verres  de  lampe,  il  faut  éviter  de  leur  faire  subir  une  transition 
brusque  de  quelque  manière  qu’elle  se  produise,  du  froid  au 
chaud  et  vice  versa. 

JEUX  ET  AJVnJSEJVIEfiTS 

Solution  du  Problème  paru  dans  le  numéro  du  7er  Août  1900 

En  10  mois  il  gagne  C50  fr.  + le  prix  du  porc,  donc  en 
8 4 

8 mois  il  gagne  520  fr.  -t-  les  — ou  les  - du  prix  du  porc. 

Et  comme  il  réclame  496  fr.  et  le  porc,  on  voit  que  la  diffé- 
rence 24  fr.  est  le  l du  prix  du  porc. 

120  fr. 

Le  porc  vaut  donc 24  fr.  x5  ou  120  fr.  et  son  poids  est  jjÿrqq 
ou  100  kilogrammes. 

Ont  résolu  le  problème  : M.  Tissot  à \alence  ; Mme  Guiguet 
à Neuiltv-sur-Seine  ; Rigaud  à Saint-Quentin  ; Dubois  et  Ricard 
à Bruxelles;  Seguin  à Avignon;  Mlle  Martinet  à Quimper; 
Gautier  à Beauvais;  Fellou lier,  Marin,  Tardieu  à Marseille; 
Mlle  Hérier  à Rouen;  Martin  à Dax;  Mlle  Lemaire  à Besançon  ; 
Mlle  Alice  de  Guizelin  à Campagne-lès-Boulonnais  ; Société  de 
commerçants  de  Lugano  (Suisse). 

PROBLÈME 

Dans  une  basse-cour,  il  y a 36  pièces  de  volailles  tant  poules 

que  dindons.  Un  chien  survient  et  fait  fuir  les  - des  poules  et 

la  moitié  des  dindons,  de  sorte  qu’il  reste  autant  des  uns  que 
des  autres.  Combien  y a-t-il  de  poules  et  de  dindons  ? 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


7870-99.  — Cobebil.  Imprimerie  Ed.  Cbêté. 


LE  MAGxVSIN  PITTORESQUE 


si  a 


L’AMATEUR  D’ESTAMPES 


L’Amateur  d’Estampes,  par  Honoré  Daumier.  — Gravure  de  Puypeat 


1er  Septembre  1900 


17 


S 14 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  Magasin  Pittoresque  qui  obtenait,  l’année  dernière,  l’un  des 
Prix  les  plus  importants  de  l’Académie  Française,  vient  d’être 
honoré  d’une  nouvelle  Récompense  : une  MÉDAILLE  D’OR  lui 
a été  décernée  par  les  Jurys  de  l’Exposition  Universelle  de  1900. 


MONORÉ  DÂUMIER 


L’inauguration  récente,  au  cimetière  de  Val- 
mondois,  du  monument  élevé  à la  mémoire  de 
Daumier  a fourni  à la  génération  actuelle  l’oc- 
casion de  mieux  connaître  une  époque  déjà  éloi- 
gnée, en  la  conviant  à feuilleter  la  collection  des 
lithographies  et  des  dessins  de  Daumier  parus 
de  1832  à 1878  dans  la  Caricature  et  dans  le  Cha- 
rivari. 

Daumier  a été,  dans  l’illustration,  ce  que  Balzac 
fut  dans  le  roman;  suivant  F expression  de  M.  Ju- 
les Claretie,  il  a écrit,  au  crayon,  toute  la  chro- 
nique de  son  temps  comme  Saint-Simon. 

Son  œuvre  pourrait  se  cataloguer  sous  les  mê- 
mes rubriques  que  celui  de  Balzac  : Vie  privée, 
Vie  de  province,  Vie  parisienne , Vie  de  campagne, 
Vie  politique,  Etudes  philosophiques,  etc. 

Comme  le  grand  romancier,  Daumier  a fixé  dé- 
finitivement la  physionomie  d’une  époque  dans 
les  séries  de  ses  dessins  intitulés  : la  Politique, 
la  Magistrature,  les  Bons  Bourgeois,  la  Pro- 
vince, les  Bohert-Macaire,  les  Gras,  les  Bas-Bleus, 
Paris,  Villégiature , etc. 

11  fut  un  observateur  et  un  penseur.  De  la 
pointe  de  son  crayon,  tour  à tour  gaiement  sati- 
rique ou  sévèrement  dramatique,  il  a iixé,  en 
riant,  les  travers  et  les  ridicules  qu’il  a observés 
et,  sans  merci,  cloué  au  pilori  les  infâmes  et  les 
infamies  de  son  temps. 

Les  Massacres  de  la  rue  Transnonain,  le  Convoi 
funèbre,  et  la  série  d’ Actualités  où  figure  cette 
planche  lugubre  : l’Empire,  c’est  la  paix,  sont  des 
pages  vengeresses  et  profondément  émouvantes. 

Ce  « Juvénal  » impitoyable,  suivant  l’expres- 
sion de  M.  d’Argis,  était  doublé  d’un  artiste  ému 
et  sensible.  Les  événements  le  conduisirent  à la 
charge  et  il  y fut  génial  ; mais  toutes  les  fois  qu’il 
en  eut  l’occasion,  il  donna  une  autre  note  et  avec 
non  moins  de  succès  et  de  talent  ; au  reste,  ayant 
beaucoup  observé,  beaucoup  dessiné  d’après  na- 
ture, n’ayant  même  pas  négligé  la  culture  de 
l’académie  et  la  plastique  pure,  ainsi  qu’en  font 
foi  certains  croquis,  il  avait  à son  service  le  mé- 
tier parfait,  la  facilité  à triompher  de  la  difficulté 
d’exécution  indispensable  à l’artiste  complet. 


En  quinze  ans,  Daumier  a composé,  sous  le 
titre  d' Actualités,  une  sorte  de  journal  personnel 
utile  à consulter  pour  l’histoire  d’une  époque. 
Nouvelles,  bruits,  faits,  cancans,  crises  politiques 
du  jour  y sont  relatés  avec  la  plus  grande  fidélité 
historique. 

Les  procédés  habituels  de  Daumier  sont  le 
dessin  el  la  lithographie  ; mais  on  a aussi  de  lui 
un  grand  nombre  d’aquarelles  et  de  tableaux  ri- 
ches de  couleur  comme  les  peintures  de  Dela- 
croix, de  Decamps  et  de  Millet,  et  souvent, 
comme  l’a  dit  M.  Armand  Dayot,  dignes  d’être 
signés  par  ces  grands  maîtres. 

M.  Arsène  Alexandre,  dans  le  bel  ouvrage  qu’il 
a consacré  à Daumier  écrit  très  justement  : « Se 
faire  l’historien  lidèle  des  petites  manies  et  des 
grands  ridicules,  encourager  les  honnêtes  gens  et 
flétrir  les  coquins  au  pouvoir;  en  même  temps 
faire  œuvre  d’artiste,  c’est-à-dire  faire  intervenir 
l’art  dans  le  plus  petit  détail,  dans  une  attitude, 
dans  un  pli  du  visage,  dans  un  regard,  dans  la 
friperie  d’un  costume,  dans  un  coin  de  paysage 
qui  encadre  une  scène,  se  montrer  un  dessina- 
teur scrupuleusement  exact  du  mouvement,  un 
étonnant  coloriste  avec  1rs  seuls  éléments  du 
blanc  et  du  noir,  être,  en  un  mot,  un  beau  peintre 
et  un  beau  philosophe,  en  vérité  cela  mérite 
quelque  attention  de  la  part  de  ceux  qui  pensent 
et  quelque  reconnaissance  de  ceux  dont  on  a 
contribué  à défendre  la  cause.  Oui,  les  grands 
caricaturistes  ont  droit,  eux  aussi,  à un  petit  coin 
île  Panthéon  ! » 

Ce  « petit  coin  de  Panthéon  »,  Daumier  l’a 
trouvé  dans  un  de  ces  Panthéons  modestes  que 
sont  les  cimetières  de  la  banlieue  parisienne. 

Œuvre  du  statuaire  Geoffroy-Dechauine,  le 
monument  de  Valmondois,  Daumier  le  doit  à ses 
amis  comme  il  dut  sa  « maisonnette  » à Corot, 
le  meilleur  parmi  les  meilleurs. 

On  a raconté  diversement  comment  Corot  en 
lit  présent  à Daumier;  M.  Jules  Claretie,  dans 
Peintres  et  Sculpteurs  contemporains , a publié  une 
lettre  d’une  délicate  simplicité,  qui  me  semble 
être  le  « document  définitif». 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


51o 


La  voici  : 

Mon  vieux  camarade, 

J’avais  à Valmondois , près  V Isle-Adam,  une 
'maisonnette 
dont  je  ne  sais 
que  faire. 

| Il  m’est  venu 
à l’idée  de  te 
l'offrir,  et 
c o m m e j' a i 
trouvé  l'idée 
bonne,  je  suis 
allé  la  faire 
enregistrer 
chez  un  no- 
taire. 

Ce  n est  pas 
pour  toi  que 
j’ai  fait  ça, 
c'est  pour  em- 
bêter ton  pro- 
priétaire. 

A toi, 

COROT. 

C’est  là  que 
le  Tl  février 
1809  s’étei- 
gnit le  grand 
artiste  deve- 
nu presque 
aveugle,  les 
yeux  perdus 
par  un  labeur 
incessant  de 
près  de  cin- 
quante ans. 

M.  Arsène 
Alexandre  a 
constaté  avec 
regret  que  les 
œuvres  des  grands  caricaturistes  qui  « laissent, 
aux  curieux  des  siècles  à venir,  mille  petites 


images  exactes,  iines,  spirituelles  de  notre  vie 
avec  tous  ses  tics,  ses  mœurs,  son  grouillement, 
ses  costumes  » ne  sont  pas  accueillies  dans  les 
musées. 

Il  appren- 
dra sans  dou- 
te avec  plaisir 
que  la  Ville  de 
Paris  dans  le 
musée  qu’elle 
inaugurera 
p rochaine- 
ment,  au  Pe- 
lit  Palais  des 
Champs  - Ély- 
sées,  mettra 
« en  bonne 
place  » plu- 
sieurs œuvres 
de  Daumier, 
dessins, aqua- 
relles et  ta- 
bleaux que  lui 
a légués  un 
amateur 
éclairé,  M. 
Jacquette. 

Nous  don- 
nons la  re- 
production 
d’une  de  ces 
toiles  : Y Ama- 
teur d' Estam- 
pes, dans  la- 
quelle n o s 
lecteurs  re- 
connaîtront 
cette  vérité 
dans  l’attitu- 
de et  le  dessin 
que  l'on  trou- 
ve dans  toutes 
r. 

VEYRAT. 


Le  monument  de  Daumier,  à Valmondois. 

les  compositions  du  maître  Daumie 

Georges 


GARDOISE  ANGEVINE 


De  ma  fenêtre,  en  ce  moment,  j’aperçois  un 
couvreur.  Grimpé  au  faîte  d’un  toit  escarpé, 
marchant  avec  une  souplesse  de  chat  sur  les 
échelles  posées  à plat,  et  le  long  des  gouttières, 
il  pointe,  avec  mille  précautions,  les  ardoises 
minces  et  résistantes  qui  protégeront  l’habita- 
tion contre  le  froid,  la  tempête  et  la  pluie.  11 
siflle  inconsciemment.  Cependant  un  oubli  d’une 


seconde,  un  mouvement  mal  calculé,  un  éblouis- 
sement fortuit  peuvent  le  précipiter  dans  le  vide. 
Combien  de  vies  humaines  a-t-elle  ainsi  expo- 
sées, cette  petite  lamelle  de  schiste,  depuis  l’in- 
stant où  elle  fut  extraite  des  entrailles  du  sol 
jusqu’à  ce  qu’elle  ait  trouvé  son  emploi  définitif 
au  sommet  de  nos  maisons?  Rien  heureux  encore 
quand  la  bourrasque  ne  l’en  arrache  pas  violent- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


5 If, 


ment  et  ne  la  change  pas  en  projectile  meurtrier 
pour  le  passant  ! 

Chacun  sait  que  le  schiste  est  un  minerai  qui 
possède  la  propriété  de  se  partager  en  feuillets. 
Le  schiste  ardoisier  se  rencontre  dans  les  ter- 
rains de  transition  et  il  s’en  trouve  trois  grandes 
masses  en  France  : 1°  dans  le  Bocage  vendéen, 
l’Anjou  et  la  Bretagne;  2°  dans  le  massif  occi- 
dental des  Ardennes;  3U  dans  quelques  points  de 
notre  frontière  pyrénéenne  et  sur  le  versant  sa- 
voyard des  Alpes.  Mais  le  gisement  schisteux  de 


tent  la  tristesse  des  sombres  collines  et  des  rives 
dénudées  où  croissent,  çâ  et  là,  des  genêts  et  des 
ronces.  Les  perrières  (1)  abandonnées  présentent 
un  caractère  désolé  qui  atteint  une  sorte  de 
beauté  sauvage.  Les  carrières  en  activité  offrent 
aussi  un  spectacle  des  plus  particuliers  et  d’un 
pittoresque  spécial  avec  les  grêles  silhouettes 
des  charpentes  de  puisards,  les  hautes  chemi- 
nées des  puissantes  machines  de  leurs  pompes 
d’épuisement,  et  surtout  les  auvents  de  paille, 
abris  des  travailleurs  d 'à-haut,  éparpillés  sur  le 


Une  ardoisière. 


Trélazé  — commune  située  à cinq  kilomètres 
d'Angers  et  presque  reliée  au  chef-lieu  par  des 
faubourgs  populeux  — est  certainement  le  plus 
considérable  de  tout  l’Ouest.  Les  ardoisières  de 
Trélazé  constituent  une  importante  et  ancienne 
exploitation  industrielle,  avec  leurs  six  carrières 
qui  emploient  environ  3 800  à 4 000  ouvriers,  et 
produisent  annuellement  plus  de  200  000  000  d’ar- 
doises. 

L’aspect  de  cette  région  présente  un  frappant 
contraste  avec  la  gaîté  de  la  riche  contrée  qui 
l’environne.  Après  les  mois  horizons  de  la  large 
vallée  où  la  Loire  se  traîne  paresseusement 
entre  des  coteaux  chargés  de  vignes  et  de  grasses 
prairies,  c’est  une  surprise,  pour  le  touriste,  de 
rencontrer  les  sites  âpres  et  tourmentés  du  pays 
de  l'ardoise.  Partout  le  sol  noirâtre  est  boule- 
versé, hérissé  de  monticules,  creusé  de  préci- 
pices où  dorment  des  eaux  profondes,  qui  retlè- 


sommet  ou  sur  les  flancs  de  la  montagne  d’ar- 
doises, comme  les  tentes  d’un  original  campe- 
ment. 

Le  schiste  ardoisier,  en  général,  n’affleure 
guère  la  terre.  La  partie  supérieure  des  Aeines 
forme  une  cosse,  colorée  de  rouille,  qu’il  faut 
enlever  sur  une  profondeur  de  15  à 18  mètres 
au  moins,  avant  de  trouver  l’ardoise  utilisable. 
Autrefois  les  carrières  se  creusaient  toutes  à ciel 
ouvert.  Mais  ce  mode  d’exploitation,  suivi  pen- 
dant des  siècles,  est  aujourd’hui  abandonné  pour 
celui  des  galeries  souterraines  qui  permet  d’at- 
teindre, avec  plus  de  sécurité,  à de  plus  grandes 
profondeurs,  à l'aide  de  puits  dont  la  hauteur 
varie  de  90  à 300  mètres,  et  qui  sont  larges  de 
3 à 5 mètres,  afin  de  ménager  le  passage  de  deux 
Oassicots. 

(1)  Nom  local  des  ardoisières. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


817 


Le  bassicot,  forme  très  rudimentaire  de  l’as- 
censeur, est  une  caisse  rectangulaire,  suspendue 
a un  câble  manœuvré  par  des  poulies,  et  qui  sert 
au  transport  des  ouvriers  et  des  matériaux.  Les 
ouvriers  d' à-bas,  munis  de  lampes,  descendent 
•donc  dans  la  carrière,  au  moyen  du  bassicot  ou 
par  les  échelles  ; ils  atteignent  ainsi  la  foncée  où 
ils  travaillent,  et,  armés  de  la  pointe,  du  pic  et  de 
la  barre,  employant  aussi  la  dynamite,  ils  déta- 
chent d’énormes  blocs  de  la  paroi  schisteuse,  en 
■évitant  d’employer  la  mine  quand  ils  approchent 


Il  travaille,  soit  en  plein  air,  soit  à l’abri  de  sa 
tente  de  paillon,  expressivement  dénommée  tue- 
vent.  Il  fractionne  d’abord  son  bloc,  dans  le  sens 
de  l’épaisseur  et  de  la  longueur,  par  des  repor- 
tons, à l’aide  du  maillet  et  de  la  scie,  en  profitant 
tour  à tour  des  propriétés  particulières  de  l’ar- 
doise, soit  en  séparant  les  lames  suivant  le  fil  de 
la  pierre,  soit  en  quernant  la  pierre  dans  le  sens 
perpendiculaire  au  long  grain.  Puis  il  place  les 
fragments  ainsi  obtenus  entre  ses  jambes,  revê- 
tues de  guenilles  entortillées  et  attachées  par  des 


Fendeurs  d 'à-hciut. 


ùe  la  voûte,  de  peur  de  provoquer  des  éboule- 
ments.  Ces  accidents  se  produisent  trop  fréquem- 
ment encore,  en  dépit  des  précautions  préven- 
tives. La  carrière  a ses  annales  sanglantes,  et, 
tout  comme  l’Alpe,  l’ardoisière  peut  être  appelée 
homicide. 

Des  équipes  de  journaliers  enlèvent  les  frag- 
ments détachés  par  les  ouvriers  et  les  entassent 
dans  les  bassicots  qui  sont  remontés  à l’orifice 
des  puits  pour  être  déversés  ensuite  sur  des  cha- 
riots. Un  système  de  pont  roulant  permet  aux 
camions  de  se  placer,  parle  mouvement  de  recul 
du  cheval,  sur  l’ouverture  du  puisard,  à l’aplomb 
même  du  bassicot.  Les  charrettes  se  dispersent 
ensuite  sur  la  carrière  pour  distribuer  les  blocs 
bruts  aux  perrayeurs  d ’ à-haut  qui  vont  les  diviser, 
les  dresser,  débiter  Y ardoise  fine,  la  carrée,  \epoil 
taché,  le  poil  roux,  Yhéridelle,  conformément  aux 
trente-deux  modèles  employés. 

Le  fendeur  d’à-haut  est  l’artiste  de  la  carrière. 


ficelles;  ses  pieds,  chaussés  d’énormes  sabols  de 
bois  brut,  dits  à querner,  maintiennent  solide- 
ment le  morceau;  enfin,  d’un  coup  de  maillet,  il 
enfonce  son  ciseau  parallèlement  au  sens  du 
schiste,  qui  se  partage  alors  en  feuillets,  presque 
aussi  minces  qu’une  feuille  de  papier. 

Cette  opération,  qui  exige  une  grande  adresse 
et  beaucoup  de  sûreté  de  main,  est  assurément 
la  plus  curieuse  et  la  plus  intéressante  de  toutes 
celles  que  nécessite  la  confection  de  l’ardoise. 
Elle  n’a  pas  varié  depuis  un  temps  immémorial, 
et  le  fendeur  de  1900  répète  le  même  geste  que 
son  prédécesseur  d’il  y a quatre  ou  cinq  siècles. 

Prédécesseur  et  peut-être  ancêtre. ..Car,  parmi 
les  carriers  d’à-haut,  beaucoup  se  sont  succédé 
de  père  en  fils,  pendant  de  longues  générations. 
L’enfant  d’un  perreyeur  peut  trouver  de  l’emploi 
dès  l’âge  de  treize  ans  sur  l’ardoisière,  et  y de- 
meurer jusqu’il  sa  vieillesse.  Le  fendeur  travaille 
à ses  pièces,  arrive  à son  poste  quand  il  lui 


518 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


plail,  et  chôme  s’il  lui  convient.  Cette  liberté  et 
la  solitude  relative  de  son  tue-vent  où  il  est  maî- 
tre, n’ont  pas  peu  contribué,  sans  doute,  à déve- 
lopper le  caractère  lier,  indépendant  et  quelque 
peu  ombrageux  dont  le  perreyeur  de  Trélazé  a 
donné  mainte  preuve  en  tout  temps.  Autrefois, 
les  tendeurs  d’à-haut  constituaient  une  sorte 
d'aristocratie  plébéienne  vis-à-vis  des  ouvriers 
des  foncées, 
et  celui  qui 
frayait  avec  un 
carrier  d'à-bas 
était  condam- 
né, par  ses 
pairs,  à une 
amende  afin  de 
se  reblanchir . 

Cette  amen- 
de, comme  on 
s’en  doute, 
consistait  en 
abondantes  li- 
bations ver- 
sées aux  com- 
pagnons... Il 
n’en  pouvait 
être  autre- 
ment dans 
l’heureux  pays 
du  vin  d’An- 
jou... 

L’ardoise 
étant  fendue, 
le  même  ou- 
vrier la  rogne 
à l’aide  d’un 
tailloir,  qu’il 
manœuvre 
avec  le  pied  ou 
avec  la  main. 

Les  différents 
modèles  de 
cette  machine 
se  résument 
en  un  long 
couteau  (dolleau)  s’abattant  sur  une  autre  lame  cou- 
pante, horizontale  et  fixe,  sur  laquelle  repose  l'ex- 
trémité de  l’ardoise.  Prise  entre  les  deux  tranchants, 
celle-ci  se  découpe  facilement  et  nettement,  sui- 
vant la  forme  et  les  dimensions  que  l’ouvrier 
veut  lui  donner.  Tout  en  supprimant  les  parties 
défectueuses,  les  stries  et  les  taches,  il  s’efforce 
de  garder  son  ardoise  aussi  grande  que  possible, 
les  grands  modèles  lui  étant  payés  plus  cher. 

Voici  l'ardoise  affinée,  propre  et  lisse,  prête  à 
être  livrée  au  commerce,  dès  que  le  compteur 
aura  procédé  à son  triage,  et  contrôlé  le  travail 
des  ouvriers.  Puis  les  charrettes  se  dirigeront 
vers  les  deux  gares  qui  desservent  les  carrières, 
et,  de  là,  les  ardoises  angevines  se  disperseront 
aux  quatre  coins  du  monde. 


L’emploi  de  l’ardoise  ne  se  borne  pas  au  revê- 
tement des  toitures.  La  scierie  ! mécanique  de 
Saint-Léonard,  dépendance  des  ardoisières,  qui 
comprennent  encore  une  tréfilerie  et  une  câblerie, 
débite  les  gros  blocs  sous  forme  de  tables  ou  de 
monuments  funèbres.  La  maçonnerie  r«e  sert 
aussi  de  l’ardoise.  Le  beau  poli  qu’elle  peut  ac- 
quérir, sa  résistance,  la  rendent  apte  à une  foule 

d’usages  — 
d’autantmieux 
qu'elle  n’est 
pas  suscepti- 
ble de  décom- 
position chi- 
mique. 

Les  Romains 
n’ont  pas  con- 
nu l’ardoise, 
mais  des  do- 
cuments prou- 
vent qu’elle 
était  déjà  em- 
ployée dès  le 
xne  siècle. Jus- 
qu’au xviie  siè- 
cle, l’extrac- 
tion se  prati- 
quait à dos 
d’homme,  par 
bottées,  terme 
encore  usité 
dans  la  distri- 
bution des  ma- 
tériaux aux 
travailleurs. 

L'ardoise  a 
sa  légende. 
Une  tradition 
respectable 
attribue  sa  dé- 
couverte à 
l’évêque  Lici- 
nius  qui  vivait 
vers  le  vie  siè- 
cle, et  qui, 
sous  le  nom  de  saint  Lezin,  est  le  patron  des 
perreyeurs.  Inventée  par  un  saint,  l'ardoise 
compte  encore  un  autre  titre  de  gloire  : c est 
d’avoir  été  célébrée  dans  le  plus  joli  vers  d’un 
des  plus  charmants  sonnets  dont  s’enorgueillisse 
la  langue  française,  celui  où  l’angevin  Joachim 
du  Bellay,  en  face  des  fastueux  palais  romains, 
évoquait  avec  regret,  dans  sa  nostalgie,  ' les 
pignons  noirs  et  les  toits  élevés  du  pays  natal  et 
soupirait  mélancoliquement,  songeant  à l’ardoise 
comme  à un  symbole  de  sa  petite  patrie  : 

Plus  que  le  marbre  dur  me  plaist  l’ardoise  fine  ! 

Mathilde  ALAîsTC. 


Carrière  à ciel  ouvert. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


519 


UN  POÈTE  DANS  UN  MARCHÉ 


Combien  sont  intéressants  à étudier  les  cara- 
vansérails populaires,  marchés  des  faubourgs  el 
marchés  de  banlieue,  où  l'on  vend  de  tout,  de- 
puis du  fromage  de  gruyère  à douze  sous  la  livre 
jusqu’à  des  bicyclettes  qui  jadis  roulèrent  triom- 
phalement sur  les  routes  de  France  et  qui,  au- 
jourd’hui, la  selle  rongée,  le  guidon  rouillé,  les 
pneus  crevés,  évoquent  lamentablement  le  sou- 
venir des  grandeurs  dé- 
chues. 

On  y trouve  de  tout  : 
des  complets  d’occasion , 
des  comestibles  frais  ou 
conservés,  de  la  vais- 
selle, des  livres  dépa- 
reillés, des  sourires  de 
marchandes  et  des  chif- 
fons. On  y trouve  même 
des  poètes. 

Du  moins,  en  l’un  de 
ces  marchés,  celui  de 
Bicêtre,  j'ai  découvert 
— le  mot  n’est  pas  trop 
fort  — un  vendeur  de 
papier  parfumé,  poète  à 
la  fois  comme  Yiclor 
Hugo  et  comme  Jules 
Jouy. 

Bien  modeste  son  éta- 
lage ! Une  petite  table 
sur  laquelle  des  bons- 
hommes en  terre  cuite 
f u m e n t délicieuse  m e n t 
des  rouleaux  de  papier 
d’Assyrie  ; quelques  pas- 
tilles du  sérail  leur  tien- 
nent compagnie;  elles  sont  de  la  composition 
du  vendeur  aimé  des  Muses,  Ferdinand  Massy. 

Celui-ci,  assis  sur  une  chaise  quelque  peu  dé- 
paillée, surveille  ses  trésors.  Mais  ce  n’est  pas 
l’âpre  regard  du  commerçant  nourri  dans  les 
beautés  du  Doit  et  de  Y Avoir  qui  éclaire  sa  phy- 
sionomie parfois  triste.  Visiblement  ses  pensées 
sont  ailleurs. 

Massy  est  un  homme  de  trente-huit  ans;  sur  la 
ligure  duquel  le  malheur  a gravé  son  empreinte. 
Le  front  haut  est  celui  d’un  idéaliste,  et  idéaliste 
avec  une  invincible  teinte  de  mélancolie  il  appa- 
raît dans  ses  compositions.  La  taille  est  petite, 
mais  l’apparence  est  alerte  et  solide. 

Le  hasard  nous  a mis  en  relation  et  nous  avons 
causé;  il  m’a  écrit  el  j’ai  ressenti  la  sensation 
qu’éprouverait  un  amateur  de  peinture  en  décou- 
vrant un  Rubens  au  milieu  d’une  collection  de 
chromos. 


Cet  homme  meurtri  par  la  vie,  connaissant  les 
jours  sans  pain  et  ayant  connu  les  nuits  sans 
sommeil,  était  un  poète. 

Massy  est  né  à l’hôpital  : la  Maternité.  11  a 
grandi  auprès  d’une  mère  qui  ne  l’a  jamais  aimé, 
à qui  il  a pardonné  cependant,  et  d’un  homme 
qui  n’était  pas  son  père  et  le  rudoya  incessam- 
ment. Peu  de  vies  d’enfant  furent  plus  malheu- 
reuses que  la  sienne  : 
on  lui  refusait  jusqu’à 
l’instruction,  ce  pain  de 
l’esprit  non  moins  né- 
cessaire que  le  pain  du 
corps.  On  ne  voulait 
même  pas  qu’il  apprît  à 
lire  ! 

11  apprit  cependant  et 
il  lut  Victor  Hugo.  Tout 
un  monde  inconnu, 
idéal,  de  poésie,  d’har- 
monies el  d’aspirations 
indéfinissables  lui  fut 
révélé. 

Ce  fut  le  choc  qui  fit 
jaillir  en  son  cerveau 
l’étincelle  sacrée.  « Moi 
aussi,  je  suis  poète  ! » 
osa-t-il  se  murmurer.  Et 
il  commença  à rimer. 

Le  régiment  le  prit 
ensuite.  Pour  échapper 
à l’enfer  d’une  maison 
où  il  était  le  paria,  l’être 
innocent  et  haï,  il  s’enga- 
gea : de  dix-huit  à vingt  - 
trois  ans,  il  fut  soldat. 

A son  retour,  il  se  trouva  seul,  sans  appui,  sans 
argent  , sans  métier,  il  fut  dès  lors  voué  aux  pires 
amertumes,  aux  plus  cruelles  misères,  à la  faim, 
aux  affronts,  coucha  la  nuit  sur  des  bancs  où 
plus  d’une  fois  le  gardien  de  la  paix  vint  le  ré- 
veiller. D'autres  fois,  les  carrières  abandonnées 
ou  les  taillis  du  bois  de  Vincennes  lui  servirent 
d’abri. 

Il  fit  le  copiste,  le  camelot,  le  commissionnaire, 
mille  autres  métiers  faméliques.  A l’heure  où,  à 
la  porte  des  casernes,  les  soldats  distribuent  des 
gamelles  de  soupe,  Massy  prit  place  à la  queue 
des  lamentables  meurt-de-faim.  La  rage  au  cœur, 
peut-être,  mais  non  la  honte  au  front  : ce  ne  sont 
pas  les  victimes  qui  ont  à rougir. 

La  poésie  fut  alors  sa  grande  consolatrice.  En 
chantant,  il  oubliait  sa  faim.  Chants  mélanco- 
liques, chants  d’écrasé  dans  lesquels  il  épanchait 
son  âme  meurtrie. 


alors 


Le  poète  Massy. 


520 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Voici  une  ballade  de  lui  : 

S’en  vont,  dévalant  par  les  rues, 

Les  mêmes  flots  d’êtres  vivants 
Et.  toutes  choses  déjà  vues  : 

Les  Alcyons  parmi  les  nues, 

Les  vols  d’oiseaux  parmi  les  vents. 

Toujours  dominant  la  tourmente 
Les  ci’is  des  mêmes  naufragés, 

Et  toujours  dans  l’ombre  inclémente, 

La  même  rumeur  angoissante 
Du  noir  torrent  des  affligés. 

Pour  exalter  la  même  joie 
Toujours  des  voix  qui  vont  chantant 
Et  toujours  l'infini  flamboie 
Sur  l’Être  de  peine  ou  de  proie 
Qui  ne  doit  vivre  qu’un  instant. 

Pour  subir  l’éternelle  injure 
Du  sort  fatal,  toujours  moqueur, 

Ton  holocauste,  âpre  nature, 

C’est  la  fleur,  c’est  la  source  pure, 

C’est  lame  en  proie  au  mal  vainqueur. 

Vivant,  nos  deuils,  souffrant  nos  peines, 

Les  cris  d’orgueil  sont  de  vains  bruits, 

Ignorés  des  Lois  souveraines... 

Tombez  des  cieux,  clartés  sereines  ! 

Mourez,  soleils,  au  fond  des  nuits  ! 

Le  morceau  suivant,  Crépusculaire , est  d’une 
note  non  moins  triste  : 

Quand  j’aurai  longtemps  erré  par  le  monde, 

Livré  ma  jeunesse  au  vent  du  malheur, 

Rêvé  de  lumière  en  ma  nuit  profonde, 

Acceptant  du  sort  misère  et  douleur, 

Quand  j’aurai  longtemps  erré  par  le  monde... 

Quand  j’aurai  connu  toutes  les  rancœurs 
Qui  font  l’âme  en  deuil  et  le  regard  sombre, 

Quand  j’aurai  compris  le  néant  des  cœurs 
Et  sondé  l’abime  où  l’Idéal  sombre. 

'Quand  j’aurai  connu  toutes  les  rancœurs... 

Quand  j’aurai  courbé  mon  front  sous  l’orage, 
Etranger  pour  tous,  partout  exilé  ; 

Éternel  vaincu  dont,  nul  ne  sait  l’âge 
Qui  jette  à la  nuit  son  cri  désolé; 

Quand  j’aurai  courbé  mon  front  sous  l’orage... 

Quand  j’aurai  crié  : Tout  est  accompli. 

Contre  tant  de  maux  l’être  est  sans  ressources  ! 

Oh  ! sur  ces  noirceurs  l’éternel  oubli  ! 

.l'ai  bu  l’amertume  à toutes  Tes  sources. 

Quand  j’aurai  crié:  Tout  est  accompli. 

C’est  qu’alors  la  Mort  m’aura  fait  un  signe, 

Tardive  à souscrire  à mon  triste  vœu, 

Et  dans  l'Infini  dont  toute  âme  est  digne, 

J’irai  voir  de  près  les  soleils  de  feu. 

Évidemment,  voilà  un  camelot,  comme  on  en 
rencontre  peu. 

Si  Massy  s’inspire  de  Hugo  et  de  Musset  — et 
leur  influence  est  visible,  — il  ne  dédaigne  pas 
à l’occasion  d’employer,  dans  des  strophes  em- 
preintes, non  plus  de  désespérance,  mais  d’une 
brûlante  énergie,  la  langue  faubourienne.  Cette 
langue,  qu’il  connaît  à fond,  il  la  manie  avec  au- 
tant de  force  que  de  justesse.  Cependant,  je  ne 
parlerai  pas  île  ses  productions  dans  ce  genre, 
qui  sont  du  domaine  passionné  de  la  politique. 
Qu’il  me  suffise  de  dire  que  Ferdinand  Massy  est 
républicain  à la  façon  du  grand  poète  qui  fut  son 
initiateur  et  son  exemple.  Idéaliste,  mais  ramené 
parfois  du  ciel  bleu  sur  la  terre  par  les  dures 
réalités  de  l'existence,  enthousiaste  admirateur 
des  principes  de  la  Révolution  française  et  des 
hommes  qui  moururent  pour  les  faire  triompher, 
sentant  cependant  qu’un  siècle  d’évolution  a posé 


d’autres  problèmes,  Massy  échappe  de  par  son 
indépendance  et  son  tempérament  de  vrai  poète 
à toutes  les  chapelles  sectaires  en  lesquelles  d'au- 
tres, croyant  faire  acte  méritoire,  s’enferment  à 
double  tour. 

Aujourd’hui,  servi  par  le  hasard,  le  vendeur  de 
papier  parfumé  est  connu  du  petit  groupe 
d’hommes  s’intéressant  aux  belles  œuvres  d’où 
qu’elles  viennent.  Un  grand  journal  de  Paris  a 
parlé  de  lui;  un  autre  journal  de  Bruxelles  a 
mentionné  son  nom  : « Massy,  le  camelot-poète  ». 
Sous  ce  litre  de  camelot-poète,  le  voici  sacré 
pour  la  postérité  1 

Mieux  que  cela,  il  vient  de  trouver  un  éditeur. 
Un  éditeur!  cet  oiseau  rare  pourchassé  avec  tant 
d’acharnement  par  les  poètes,  jeunes  ou  vieux, 
en  mal  d’hémistiches.  Un  écrivain  n’a  eu  qu’à 
aller  trouver  un  éditeur  intelligent — il  en  existe 
— ayant  en  sa  poche  les  œuvres  inédites  de 
Massy.  A la  lecture  du  dixième  vers,  l’éditeur 
était  conquis,  et  voilà  pourquoi,  en  même  temps 
que  cet  article  dans  le  Magasin  Pittoresque,  pa- 
raîtra à la  librairie  René  Godfroy,  sous  ce  titre  : 
Vers  la  Lumière,  un  recueil  de  poésies  destiné  à 
faire  quelque  bruit. 

En  songeant  à cet  homme  qui  fut  si  malheu- 
reux et  qui  passa  insoupçonné  au  milieu  de  tout 
un  peuple  de  malheureux  comme  lui,  je  me  suis 
pris  bien  des  fois  A supputer  l’immense  quantité 
de  forces  perdues,  à me  demander  ce  qu’eussent 
fait  Hugo,  Musset,  Lamartine,  si  le  sort  les  eût 
fait  naître  dans  les  conditions  de  Massy  ou  ce 
que  n’eût  pas  fait  Massy,  s’il  fût  né  dans  leur 
milieu. 

En  vérité,  on  trouve  de  tout  dans  les  marchés 
suburbains  ! 

TALAMO. 

/UVIES  OBSCURES 

Tout  dans  l'immuable  nature 
Est  miracle  aux  petits  enfants; 

Ils  naissent,  et  leur  âme  obscure 
Eclôt  dans  des  enchantements. 

Le  reflet  de  cette  magie 
Donne  à leur  regard  un  rayon  ; 

Déjà,  la  belle  Illusion 
Excite  leur  frêle  énergie. 

L’inconnu,  l’inconnu  divin 

Les  baigne  comme  une  eau  profonde; 

On  les  presse,  on  leur  parle  en  vain  : 

Ils  habitent  un  autre  monde. 

Leurs  yeux  purs,  leurs  yeux  grands  ouverts 
S’emplissent  de  rêves  étranges. 

Oh  ! qu’ils  sont  beaux,  ces  petits  anges, 

Perdus  dans  l’antique  univers  ! 

Leur  tête  légère  et  ravie 
Songe,  tandis  que  nous  pensons; 

Ils  font,  de  frissons  en  frissons, 

La  découverte  de  la  vie. 

Anatole  FRANCE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


521 


PASSY  VIÜÜE  D’EAUX 


Au  moment  où  d’innombrables  trains,  trans- 
formés en  hôpitaux  ambulants,  transportent  en 
Auvergne,  dans  les  Vosges  ou  dans  les  Pyrénées, 
une  multitude  de  malades,  plus  ou  moins  imagi- 
naires, il  ne  sera  pas,  je  l’espère,  sans  intérêt  de 
rappeler  le  souvenir,  bien  oublié,  d'une  station 
thermale  qui  eut  jadis  une  grande  vogue. 

Cette  étude  d’actualité  rétrospective  pourrait 
être  intitulée  : Comment  naît  et  meurt  une  ville 
d'eaux. 

Dans  la  première  moitié  du  xvne  siècle,  Passy 
n’était  encore  qu’un  petit  hameau  qui  dépendait 
de  la  seigneurie  d'Auteuil.  Quelques  Parisiens, 
amoureux  de  tranquillité,  s’y  réfugiaient  pendant 
la  belle  saison  et,  campés  dans  des  cabanes  cou- 
vertes de  chaume,  au  milieu  de  paysans  très  peu 
semblables  à ceux  de  l’Astrée,  savouraient  le 
charme  d'une  vie  à demi  sauvage. 

Vers  1650,  un  médecin,  nommé  Legivre,  remar- 
qua par  hasard,  dans  un  clos  de  vignes,  qui  avait 
été  une  tuilerie,  deux  sources,  à peine  visibles, 
qui  descendaient  lentement  vers  la  Seine  et  après 
quelques  mètres  d’un  cours  incertain,  se  per- 
daient dans  le  sol.  Il  eut  l’idée  de  goûter  de  cette 
eau  et  s’aperçut  qu  elle  était  très  ferrugineuse. 

Legivre  fit  part  de  sa  découverte  à tous  ses 
amis  et  ne  manqua  pas,  on  le  pense  bien,  d’en 
exagérer  la  valeur;  mais  comme  il  était  fort  peu 
connu  et  médiocrement  influent,  les  eaux,  malgré 
ses  efforts,  restèrent  à peu  près  ignorées.  Elles 
vécurent  pendant  vingt  ou  trente  ans  d'une  répu- 
tation locale.  Lémery  les  analysa  en  1700  et  ne 
leur  reconnut  pas  une  très  grande  efficacité. 

Heureusement  pour  ces  eaux  si  dédaignées,  la 
ducbesse  de  Bourgogne  voulut  en  boire  et  s’en 
trouva  bien.  Louis  XIV  fit  construire,  par  recon- 
naissance, aux  dépens  du  trésor  royal,  un  aque- 
duc qui  devait  servir  à l’écoulement  des  sources 
dans  la  Seine  et  dont  on  trouve  les  ruines  en 
1841,  en  creusant  les  fondations  du  quai  de 
Passy. 

Désormais  Passy  était  lancé.  Les  malades  com- 
mencèrent à affluer.  Là  où  n’avaient  existé  que 
d’humbles  chaumières  cachées  sous  la  feui liée 
comme  pour  fuir  le  procureur  ou  le  receveur  des 
tailles,  s’élevèrent  des  maisons  d’agrément.  Des 
jardins  remplacèrent  les  champs  de  vignes  et, 
entre  le  coteau  et  la  rivière,  étendirent  leurs 
taillis  géométriques. 

En  1719,  l’abbé  Le  Ragois,  propriétaire  d'une 
maison  qui  avait  appartenu  au  duc  de  Lauzun, 
découvrit  dans  son  jardin  deux  autres  sources 
qui  ne  tardèrent  pas  à enlever  aux  premières  la 
vogue  dont  elles  jouissaient.  Un  incident  assez 
curieux  aida  à cette  dépossession.  Les  anciennes 
eaux  étaient  affermées  à un  prix  très  modique  et 
le  fermier  en  retirait  des  revenus  fort  élevés.  Le 


propriétaire  voulut  augmenter  la  location,  mais  à 
l’expiration  du  bail  les  eaux,  fortement  addition- 
nées de  plâtre  — on  ne  sut  jamais  par  qui  — ces- 
sèrent, pour  quelque  temps,  d’être  ferrugineuses. 

Confesseur  de  Mme  de  Maintenon,  l’abbé  Le 
Ragois  était  un  trop  notable  personnage  pour  ne 
pas  communiquer  une  partie  de  son  importance 
aux  eaux  qu’il  avait  découvertes.  Dès  1720,  la 
Faculté  de  médecine,  appelée  à donner  son  avis, 
s’empressa  de  déclarer,  à l’unanimité,  que  les 
nouvelles  sources  — connues  plus  tard  sous  le 
nom  de  sources  Bellamy — étaient  ferrugineuses, 
sulfureuses  et  balsamiques,  et  éminemment  pro- 
pres au  traitement  des  maladies  provoquées  ou 
aggravées  par  le  séjour  des  grandes  villes.  Passy 
avait  été  placé  par  la  Providence  à côté  de  Paris 
comme  le  remède  à côté  du  poison. 

Pour  obéir  aux  prescriptions  de  la  Faculté  et 
plus  encore  pour  suivre  la  mode,  malades  ou 
oisifs,  les  uns  qui  cherchaient  à se  distraire  et 
les  autres  qui  essayaient  de  se  guérir,  se  pres- 
sèrent autour  des  sources  merveilleuses.  L’ancien 
hameau  presque  désert  devint  une  des  villes 
d’eaux  les  plus  fréquentes  de  l’Europe.  Jardins 
disposés  en  terrasses,  égayés  par  des  bosquets 
et  des  charmilles.  Salons  de  conversation.  Salles 
de  bal,  etc.,  rien  ne  fut  oublié  pour  attirer  les 
baigneurs  ou  les  retenir. 

J. -J.  Rousseau  y lit  un  assez  long  séjour  sur  le 
conseil  de  son  médecin,  en  même  temps  que 
l’auteur  de  Manon  Lescaut,  l’Abbé  Prévost,  le 
Docteur  Proppe,  « petit  Esope  à bonnes  fortunes  », 
l’historien  Boulanger,  et  Mme  Denis  qui  se  parait 
du  titre  de  nièce  de  Voltaire  comme  de  la  plus 
enviable  des  distinctions.  C’est  là  que  le  philo- 
sophe de  Genève,  dans  une  demi-solitude  qui  plai- 
sait à son  âme  inquiète,  commença  le  Devin  du 
Village. 

« Le  matin,  dit-il  dans  ses  Confessions,  en  me 
promenant  et  en  prenant  les  eaux,  je  lis  quel- 
ques manières  devers  à la  hâte  et  j’y  adaptai  des 
chants  qui  me  vinrent.  J’écrivis  le  tout  dans  l'es- 
pèce de  salon  voûté  qui  est  en  haut  du  jardin.  » 

Ce  salon  voûté  dont  parle  Rousseau  était  une 
dépendance  du  château  de  Lauzun  transformée 
plus  tard  en  galerie  où  on  laissait  déposer  les 
eaux  dans  des  jarres  pour  leur  enlever  une  partie 
de  leurs  principes  ferrugineux. 

Passy  était  devenu,  à la  fin  du  xvnU  siècle,  le 
village  le  plus  gai  et  le  plus  charmant  des  envi- 
rons de  Paris.  « Sa  proximité  de  la  ville,  écrivait 
en  1787,  le  Guide  de  Thiéry,  ses  eaux  minérales, 
la  vue  riante  et  animée  dont  jouissaient  la  plupart, 
des  maisons  le  font  rechercher  avec  empresse- 
ment par  les  particuliers  aises  qui  désirent  se. 
délasser  de  leurs  travaux  et  profiter  de  la  prome- 
nade charmante  du  Bois  de  Boulogne...  De  Eau- 


522 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


tre  côlé  de  la  montagne,  sur  le  quai,  sont  plu- 
sieurs maisons  très  agréables  et  les  jardins  des 
eaux  minérales,  dont  les  portes  sont  toujours 
ouvertes  au  public.  Tout  près  de  la  montagne, 
l’on  trouve  une  pension  où  l’on  reçoit  des  parti- 
culiers infirmes  ou  convalescents  qui  ont  besoin 
de  prendre  l’air  ou  à qui  l’on  a ordonné  l'usage 
des  eaux.  » 

C’est,  dans  ce  Versailles  en  miniature,  moins 
magnifique,  mais  plus  intime  que  l’autre,  que 
s’élevaient  , entourés  de  beaux  jardins,  le  château 
de  la  princesse  de  Lamballe,  l'hôtel  de  Mme  de 
Genlis,  l’hôtel  de  MUe  Contât  et  le  pavillon  dépen- 
dant de  l’hôtel  Valentinois  où  logeait  le  bon- 
homme Franklin,  le  moins  bruyant  des  diplo- 
mates et  le  plus  avisé. 

La  cour  s’installait  au  château  de  la  Muette  et 
deux  fois  par  semaine  l’élite  de  la  cour  et  de  la 
ville  se  donnait  rendez-vous  sur  la  promenade 
de  la  pelouse.  Sous  les  arbres  centenaires,  dans 
les  allées  pleines  d’ombre  et  de  mystère,  Marie- 
Antoinette,  enivrée  d’un  bonheur  qui  devait  être 
si  peu  durable,  promenait  la  fierté  de  sa  démar- 
che et  la  grâce  de  son  sourire.  A la  veille  du 
drame  que  tant  d’esprits  clairvoyants  avaient  en 
vain  annoncé,  dans  le  cadre  délicieux  où  l’on 
n’entendait  ni  les  plaintes  de  la  souffrance,  ni  les 
murmures  de  la  haine,  courtisans  et  grandes 
dames,  sûrs  du  lendemain  qui  leur  échappait,  se 
plaisaient,  égoïstes  comme  le  plaisir,  incons- 
cients comme  la  frivolité,  aux  jeux  puérils  et 
charmants  de  1 idylle. 

Cette  préférence  de  la  cour  rendit-elle  Passy 
suspect  aux  patriotes?  S’aperçut-on,  après  un 
siècle  de  vogue,  que  la  petite  ville,  jadis  encom- 
brée de  visiteurs,  était  trop  rapprochée  de  Paris 
et  qu’il  convenait  d'aller  chercher  plus  loin,  en 
dépensant  beaucoup  plus,  des  eaux  qui  n’étaient 
peut-être  pas  plus  efficaces?  Quoi  qu  il  en  soit. 


la  décadence  de  Passy  comme  station  thermale 
fut  pour  ainsi  dire  immédiate. 

Vers  le  milieu  du  siècle,  quelques  malades 
— parmi  lesquels  deux  ou  trois  familles  alle- 
mandes — restaient  fidèles  à cette  ville  d’eaux, 
méprisée  par  les  médecins  et  délaissée  par  la 
mode.  Parfois  on  revenait  chez  soi,  après  une 
cure  de  deux  ou  trois  semaines,  complètement 
guéri  ; mais,  dans  la  crainte  du  ridicule,  on  ne 
s’en  vantait  pas. 

Dans  cette  dernière  période,  l’établissement 
thermal  silué  quai  de  Passy,  32,  comprenait  cinq 
sources  ferrugineuses.  On  prenait  les  eaux  — ou 
plutôt  on  ne  les  prenait  plus  ■ — à la  dose  de  cinq 
verres  tous  les  matins.  L’abonnement  au  mois 
coûtait  15  francs  et  la  séance  0 fr.  50  avec  le  droit 
d’emporter  1 litre  d’eau  minérale.  Chez  le  dépo- 
sitaire Cazaux,  passage  des  Panoramas,  n°  10,  la 
bouteille  d’eau  de  Passy  valait  1 franc.  Elle  se 
vendait,  en  1787,  à l’époque  où  elle  guérissait 
encore,  24  sols  la  bouteille  de  quatre  pintes, 
c’est-à-dire  un  peu  plus  de  huit  sous  le  litre. 

U ne  resta  bientôt  plus  qu’un  seul  malade.  On 
supposa  qu'il  était  payé  par  l’établissement, 
mais  cette  situation  dut  lui  paraître  par  trop 
humiliante,  car,  un  jour,  il  ne  revint  pas.  Et  la 
station  thermale,  son  dernier  client  ayant  dis- 
paru, se  résigna  à disparaître  également. 

Henri  d’ALMERAS. 

&&&&&&&&  &&& &&&& &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&& 

Dans  l’armée,  pour  réussir,  il  faut  deux  de  ces  trois 
choses  : du  savoir,  du  savoir-faire,  du  savoir-vivre. 

Niel. 

Les  chiffres  sont  des  bavards  à qui  l’on  fait  dire  tout  ce 
que  l’on  veut. 

C’est  une  noblesse  que  de  pouvoir  être  déçu. 

R.  Dodmic. 

Le  fléau  des  ateliers,  ce  sont  ceux  qui  trouvent  l’outil 
lourd  et  le  verre  léger.  Alph.  Daudet 


LA  FONTAINE  DE  BELLEVUE 


Bellevue  est  l’une  des  communes  les  plus  pit- 
toresques des  environs  de  Paris.  D un  côté,  elle 
regarde  la  Seine,  qui  coule  au  pied  de  la  colline 
où  s’étage  le  parc  planté  jadis  par  Mme  de  Pom- 
padour;  de  l'autre,  elle  a son  bois  ombreux  et 
sa  merveilleuse  terrasse  d'où  le  promeneur  em- 
brasse d’un  seul  regard  le  panorama  de  la  grande 
ville. 

Bellevue  a,  en  outre,  sur  l'une  de  ses  places 
publiques,  la  gracieuse  fontaine  dont  nous  don- 
nons la  reproduction,  d’après  un  burin  de 
M.  Adolphe  Crauk. 

Elle  la  doit  à la  munificence  de  M.  Paul  Houette, 


l’un  de  ses  édiles.  Véritable  bienfaiteur  de  la 
commune,  M.  Houette  l’avait  dotée  déjà  de  cet 
alerte  funiculaire  qui,  des  bords  du  fleuve, 
amène  les  touristes  sur  le  plateau. 

Or,  Bellevue  manquait  d’eau  potable.  Et  cepen- 
dant, comme  le  disait,  en  de  jolis  vers,  le  jour  de 
1 inauguration,  M.  de  Polhes,  un  poète  ami  du 
donateur  : 

Redoutant,  les  baisers  trop  ardents  de  l’été 
Se  cachait,  loin  du  bruit  de  la  grande  cité, 

Sous  le  couvert  des  bois  une  source  craintive... 

M.  Houette  conçut  le  projet  de  capter  cette 
source  au  profit  de  ses  concitoyens.  Mais  il  voulut 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


523 


que  la  fontaine  par  laquelle  's’échapperaient  les 
eaux  vives  fût  une  œuvre  d’art. 

Sa  volonté  a été;  exécutée  à souhait  par  deux 


La  « divine  Pompadour  » en  pâmerait  d’aise, 
elle  qui  se  connaissait  en  jolies  choses,  si  quel- 
que jour,  revenant  là,  où  furent  autrefois  sa 


mm 


SiSSfs 


La  fontaine  de  Bellevue. 


artistes  du  plus  rare  talent,  l’architecte  Henri 
Guillaume  et  le  statuaire  Corneille  Theunissen. 

Le  groupe  né  de  leur  collaboration  est,  en  effet, 
une  oeuvre  toute  de  fraîcheur  et  de  grâce,  dans 
laquelle  revivent  l’élégance  et  l’esprit  du 
xvme  siècle. 


métairie  et  ses  bosquets  champêtres,  elle  rencon- 
trait celle  nymphe  svelte  et  légère  et  ce  faune 
rieur,  et  cette  exquise  fontaine, 

Où  la  Naïade,  un  jour,  se  réveilla  captive. 

E.  L. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


52i 


LA  FOUDRE  ARTIFICIELLE 


L’électricité  est  la  reine  du  jour  : qui  pourrait 
en  douter  maintenant,  surtout  après  une  pro- 
menade à l’Exposition?  C'est  une  reine  capri- 
cieuse el  souvent  cruelle,  dont  la  baguette- ma- 
gique distribue  comme  à volonté,  de  près,  de 
loin  et  même  à travers  l’espace,  l’énergie,  la 
lumière,  la  chaleur,  la  vie,  hélas!  quelquefois 
aussi  la  mort. 

A mesure  que  se  développe  l'immense  réseau 
électrique  industriel,  à mesure  que  s’accroît  la 
puissance  des  dynamos  et  des  appareils  généra- 
teurs, le  nombre  des  victimes  de  la  foudre  arti- 
ficielle grandit,  grandit  sans  cesse.  Les  médecins 
se  sont  déjà  maintes  fois  préoccupés  de  cette 
question,  dont  la  solution  malheureusement  ne 
paraît  pas  encore  être  sortie  du  domaine  de  la 
théorie. 

Sans  s’écarter  du  même  ordre  d'idées,  un  sa- 
vant anglais,  M.  le  Dl  O’Reilly,  vient  de  consacrer 
une  étude  très  documentée  et  absolument  nou- 
velle à l’effet  des  décharges  électriques  sur  l'or- 
ganisme humain.  Nous  y relevons  des  renseigne- 
ments fort  curieux,  qui  ne  sauraient  manquer 
d’intéresser  les  lecteurs  du  Magasin  Pittoresque. 

Tout  d’abord,  il  convient  de  poser  en  principe 
ce  fait,  qui  est  généralement  inconnu  des  non 
initiés,  à savoir  que  la  résistance  naturelle  du 
corps  au  fluide  électrique  est  considérable.  Cer- 
tains savants  prétendent  qu'elle  n'est  pas  infé- 
rieure à 1 500  ohms,  — l’ohm  étant,  ainsi  qu’on 
sait,  l’unité  de  résistance. 

Ce  chiffre,  assurément,  parait  trop  élevé  à M.  le 
Dr  O’Reilly,  mais  il  admet  que  la  peau,  bien  sè- 
che et  propre,  offre  une  grande  résistance  au 
passage  du  courant.  A l’intérieur  de  notre  orga- 
nisme, il  ne  se  produit  guère,  entre  les  deux 
pôles,  positif  et  négatif,  (pie  des  échanges  élec- 
trolytiques, et  notamment  la  décomposition  en 
hydrogène,  oxygène,  carbone,  etc.,  des  tissus 
traversés. 

A partir  de  100  volts,  on  commence  à éprouver 
une  assez  forte  commotion,  au  moment  surtout 
de  l’ouverture  et  de  la  fermeture  du  courant,  si 
l'on  peut  employer  cette  expression.  Plus  la  ten- 
sion augmente,  naturellement,  plus  l'impression 
ressentie  devient  intolérable. 

Un  électricien,  M.  Newman  Lawrence,  est  ar- 
rivé à déterminer  exactement  ce  qu’il  appelle  le 
« point  de  souffrance  ».  Si  l'on  prend  à pleines 
mains  deux  conducteurs  métalliques  de  45  cen- 
timètres carrés  de  surface,  traversés  par  un  cou- 
rant continu  de  104  volts,  avec  une  intensité 
moyenne  de  0,018  ampère  seulement,  on  éprouve 
une  sensation  douloureuse  dans  les  bras  et  même 
dans  le  haut  de  la  poitrine.  Au  delà,  l’expérience 
tournerait  au  tragique;  à la  simple  contraction 
musculaire  succéderait  le  spasme  tétanique,  et 


très  rapidement,  pour  une  minime  augmentation 
d'intensité,  le  courant  deviendrait  mortel. 

C est  même  cette  tétanisation  des  muscles  quk 
empêche  le  malheureux  foudroyé  de  lâcher  le 
conducteur  électrique  saisi  par  inadvertance. 
Aussi,  convient-il  de  ralentir  au  préalable  la  vi- 
tesse de  la  dynamo  génératrice,  et  de  diminuer 
progressivement  l’intensité  du  courant,  lorsque 
l’on  veut  porter  secours  à quelqu’un. 

On  sait  que,  depuis  plusieurs  années,  dans. 
l’Etat  de  New-York,  l'électrocution  a remplacé  la 
pendaison  pour  la  mise  à mort  des  criminels.  Le 
Dr  O’Reilly  nous  fournit  à ce  sujet  une  descrip- 
tion détaillée  des  dernières  méthodes  employées- 
à la  prison  de  Sing-Sing  (comté  de  Westchester), 
où  ont  lieu  les  exécutions  capitales. 

Aux  premiers  essais,  nos  lecteurs  ne  l’ont  pas- 
oublié,  il  s’était  produit  des  incidents  fâcheux, 
pour  ne  [tas  dire  plus.  L’assassin  Kemmler,  moins 
foudroyé  que  carbonisé,  avait  mis,  dit-on,  quel- 
que dix  minutes  à mourir... 

A présent,  les  exécutions  se  font  dans  des  con- 
ditions aussi  rapides  et  humaines  que  possible. 

Le  condamné  est  assis  dans  un  fauteuil,  un- 
masque  spécial  dérobe  à sa  vue  les  préparatifs  de 
mort  qui,  du  reste,  se  réduisent  à peu  de  chose  r 
un  aide  ajuste  prestement  au  front  et  aux  jambes- 
du  patient  des  plaques  de  contact  à large  surface. 
Et  tout  de  suite,  sur  un  signe  de  l’exécuteur,  un 
premier  courant  de  8 ampères,  à la  tension  de 
1 760  volts,  est  lancé  pendant  quatre  secondes.. 
C’est  le  coup  de  massue  scientifique,  qui  tue  in- 
stantanément, sans  faire  souffrir. 

Puis,  on  réduit  l’intensité  du  courant  à 2 am- 
pères et  à 200  volts.  Cette  deuxième  phase  de 
l'opération,  dont  la  durée  ne  dépasse  pas  56  se- 
condes, a pour  but  de  supprimer  tous  les  sou- 
bresauts, toutes  les  contractures  pénibles  à voir, 
mouvements  réflexes  du  cadavre  que  le  choc  en 
retour  de  la  première  décharge  tendrait  à provo- 
quer. 

Notons  ici  qu’en  ce  qui  concerne  les  courants- 
alternatifs,  l’effet  qu’ils  produisent  sur  l'orga- 
nisme n’augmente  pas,  ainsi  qu’on  pourrait  le 
croire,  en  raison  du  nombre  des  périodes.  La  li- 
mite paraît  être  aux  environs  de  3 000  périodes  à 
la  seconde. 

Passé  ce  chiffre,  la  violence  du  « shock  » élec- 
trique diminue  peu  à peu,  et,  vers  10  000  alter- 
nances par  seconde,  on  ne  sent  plus  du  tout  1? 
[tassage  du  courant,  ce  qui  ne  laisse  pas  d’être 
assez  déconcertant  au  point  de  vue  physiolo- 
gique. 

Ainsi,  l’on  peut  saisir  les  fils  d’une  grande  bo- 
ttine de  Testa,  au  moment  même  où  elle  est  tra- 
versée par  un  courant  de  200  000  volts,  et  cela 
non  seulement  sans  danger,  mais  encore  sans 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


525 


■éprouver  la  moindre  commotion.  Cependant, 
chose  étonnante,  une  lampe  à incandescence 
placée  dans  le  champ  de  cette  bobine  s’allumera 
d’elle-même,  et  les  conducteurs  métalliques  dis- 
posés à proximité  émettront  de  formidables  et 
bruyantes  étincelles! 

M.  le  D'  O’Reiliy  termine  son  étude  en  faisant 
remarquer  que,  contrairement  à l’opinion  de 
beaucoup  de  personnes,  il  ne  se  produit  presque 
jamais  de  lésions  internes  dans  les  cas  de  fou- 


droiement. L'effet  de  la  décharge  agit  sur  la 
moelle  allongée  en  suspendant  brusquement  l'ac- 
tion du  cœur  et  celle  des  poumons.  C’est  pour- 
quoi il  importe  de  rétablir  au  plus  tôt  et  par  tous 
les  moyens  possibles  la  circulation  du  sang  et  les 
m o uve m ent s respiratoires. 

Les  tractions  rythmées  de  la  langue  notam- 
ment, ont  ressuscité  nombre  de  victimes  du 
« shock  » électrique. 

Edouard  BONNAFFE. 


LES  GOLDES  DE  M ANDJOURIE 


IMPRESSIONS  DE  VOYAGE 


Tout  le  bassin  de  l’Amour  est  habité  par  des 
peuples  de  race  et  d’origine  diverses,  et  des  types 
variés  arrêtent  à chaque  pas  l’attention  du  voya- 
geur. On  y rencontre  trois  races  qui  se  subdi- 
visent en  familles  diverses  : les  Turco-Tatars,  de 
beaucoup  les  moins  nombreux,  les  Mongols  et 
les  Toungouses.  L’Amour  sert  actuellement  de 
frontière  aux  deux  plus  vastes  pays  du  monde,  la 
Russie  et  la  Chine  : 
sur  la  rive  russe,  on 
trouve  tour  à tour 
des  Daures,  des 
Toungouses,  des 
Goldes,  des  Giliaks, 
nomades'le  long  du 
fleuve  et  de  ses  af- 
fluents : sur  la  rive 
'Chinoise  vivent  les 
Mandjous. 

On  sait  qu’en 
Russie  d’Europe, 
les  bateaux  sont 
chauffés  au  naphte, 
dans  la  Sibérie,  au 
contraire,  le  mode 
de  chauffage  adopté 
pour  les  trains  et  pour  les  bateaux  est  le  bois  : il 
est  curieux  de  voir  passer  sur  les  fleuves  de  gros 
bateaux  pendant  la  nuit  obscure  : ils  glissent  sur 
l’eau  suivis  d’une  longue  traînée  lumineuse  où 
des  charbons  ardents  voltigent  semblables  à 
d’énormes  étincelles.  Les  stères  de  bois,  conte- 
nus dans  la  cale,  sont  vite  dévorés  par  la  ma- 
chine, et,  plus  d’une  fois  dans  le  voyage,  le  capi- 
taine arrête  son  bateau  dans  un  endroit  souvent 
presque  inhabité,  où  des  provisions  de  bois  ont 
été  préparées  par  les  paysans  ou  les  indigènes 
sous  l’œil  peu  vigilant  d’un  gardien.  Le  long  de 
l’Amour,  ce  sont  les  Chinois,  qui,  sur  les  deux 
rives,  s’occupent  d’entasser  et  de  vendre  les  bois 
de  toute  espèce  : sapin  ou  frêne,  tremble  ou  bou- 
leau ; ce  métier  leur  rapportait  jadis  juste  de  quoi 
vivre,  car  ils  vendaient  leur  bois  le  meilleur 


marché  possible,  c’est-à-dire  presque  rien  : les 
Russes  essayèrent  de  leur  faire  concurrence,  et 
contrairement  aux  olis  que  nous  enseigne  l’éco- 
nomie politique,  la  concurrence  ne  fit  pas  baisser 
les  prix;  les  Chinois  voyant  les  Russes  demander 
un  prix  beaucoup  plus  élevé  que  le  leur,  eurent 
bientôt  les  mêmes  exigences,  au  grand  désespoir 
des  compagnies  et  des  capitaines  de  bateaux. 

J’attendais  impa 
tiemment  le  mo- 
mentoùnous  irions 
faire  du  bois  sur  la 
côte  chinoise,  le 
moment  où  pour  la 
première  fois  je 
mettrais  le  pied  en 
Mandjourie  : une 
nuit  enfin,  nous  ac- 
costâmes : des  Chi- 
nois aussitôt  enva- 
hirent notre  bateau, 
portant  deux  par 
deux  d’énormes 
charges  que , par 
une  trappe,  ils  jetè- 
rent dans  la  cale  : la 
nuit  était  si  sombre  que  je  ne  pouvais  voir  leurs 
visages.  Ils  avaient  allumé  de  grands  bûchers  sur 
la  côte  basse,  mais  pourtant  escarpée  ; d’immenses 
flammes  montaient  vers  le  ciel  avec  les  crépite- 
ments du  bois.  Les  passagers  de  troisième  classe, 
endormis  sur  le  pont  et  enveloppés  dans  des 
peaux  de  mouton  qui  les  défendaient  mal  contre 
les  brouillards  dangereux  du  fleuve,  se  réveillè- 
rent : la  vue  des  flammes  joyeuses  les  lit  lever, 
ils  quittèrent  le  bateau,  s’assirent  en  rond  autour 
des  bûchers;  ils  retrouvèrent  dans  leurs  poches 
quelques  aliments  de  la  journée,  les  uns  man- 
gèrent des  concombres,  d’autres  grignotèrent  des 
noix  de  cèdre,  et  la  chaleur  bientôt  les  réveilla 
tout  à fail.  Il  était  amusant  de  les  contempler  du 
pont  du  bateau.  Dans  chaque  groupe  il  y avait  au 
moins  un  joueur  d’accordéon,  les  femmes  chan- 


526 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


taient  des  vieux  airs  du  village,  les  hommes  dan- 
saient gaiement  les  danses  populaires  : la  kama- 
rinskaïa,  la  lezguinlca  et  le  kazatchok;  cependant, 
au  milieu  des  groupes,  dans  la  fumée,  vifs  et 
sans  jamais  s’arrêter,  les  Chinois  passaient  et  re- 
passaient travaillant. 

Le  capitaine  me  promit  alors  que  le  lendemain 
nous  nous  arrêterions  en  plein  jour  sur  la  côte 
chinoise. 

« Vous  pourrez  photographier  et  admirer  tant 
qu'il  nous  plaira  toutes  ces  vilaines  hêtes  jaunes 
qu’on  appelle  Mandjous,  Chinois  et  Coréens  ; et 
que  Dieu  vous  pardonne  d’avoir  quitté  Paris  pour 
venir  contempler  ces  gens-là  ! » 

Le  capitaine  du  bateau  me  parlait  toujours  de 
Paris,  que,  comme  plus  d’un  Russe,  il  croyait 
connaître,  parce  que,  se  rendant  à Monte-Carlo, 
il  s’était  arrêté  sur  la  route  pour  visiter  le  Moulin- 
Rouge. 

Le  lendemain,  en  effet,  il  tint  sa  promesse  et 
nous  jetâmes  l’ancre  près  du  rivage  chinois. 
D’énormes  tas  de  bois  avaient  été  élevés,  et  dès 
notre  arrivée,  les  indigènes  se  mirent  à travailler. 
Deux  par  deux,  sur  un  brancard,  ils  portaient  une 
charge  d’un  poids  toujours  le  même  : le  premier 
avait  dans  la  bouche  une  baguette,  qu'à  son  en- 
trée sur  le  bateau,  un  matelot  lui  enlevait  : le 
nombre  des  baguettes  était  une  sorte  de  contrôle 
et  on  avait,  en  le  multipliant  par  le  poids  habi- 
tuel d'une  charge,  le  poids  total  du  bois  vendu. 

Je  descendis  cependant  sur  le  rivage,  où  je  fus 
bousculé  par  les  Mandjous  qui  refusèrent  de 
poser  devant  mon  appareil  et  s’amusèrent  beau- 
coup quand  leurs  grands  chiens  sauvages  vou- 
lurent me  mordre  les  mollets,  ce  qui  me  réjouis- 
sait infiniment  moins. 

Parmi  les  porteurs,  j’avais  déjà  remarqué  deux 
races  distinctes  : les  Mandjous,  grands,  forts  et 
brutaux,  avaient  comme  compagnons  des  indi- 
gènes plus  petits,  à la  figure  beaucoup  plus  pâle, 
et  qui  travaillaient  doucement  et  sans  bruit  : de 
prime  abord  on  les  prenait  pour  des  enfants  : 
leur  peau  était  presque  blanche,  leurs  lèvres 
minces,  leurs  extrémités  très  petites  : cependant, 
quand  on  les  considérait  plus  longtemps,  on  était 
frappé  par  la  puissante  structure  de  leurs  épaules 
et  par  l’épaisseur  de  leurs  biceps.  C’étaient  des 
Goldes.  Les  Gobies  forment  une  population  im- 
portante, disséminée  le  long  de  l’Amour  et  de  ses 
aflluents,  particulièrement  le  long  de  l’Oussouri 
et  de  la  Soungary.  Ils  vivent  nomades,  doux  et 
tranquilles,  des  produits  de  la  pêche  et  de  la 
chasse  : dans  les  villes,  ils  acceptent  de  servir 
comme  ouvriers,  travaillent  quelque  temps  de 
toutes  leur  forces,  puis  s’ennuient  et  quittent  le 
maître  chez  qui  la  nourriture  leur  est  assurée, 
pour  reprendre  leur  vie  d’aventure  où  ils  auront 
faim  bien  souvent. 

Deux  d’entre  eux  m’intéressaient  tout  spécia- 
lement par  leur  type  très  pur  et  leur  physionomie 
enfantine.  Je  m’en  approchai  et  je  leur  adressai 


la  parole  en  langue  russe;  ils  ne  comprirent  rien 
a mon  langage.  Je  leur  fit  signe  de  ne  pas  bouger 
et  je  les  photographiai  sans  qu'ils  s’en  doutassent. 
Les  Mandjous  leur  expliquèrent  bientôt  ce  que 
j avais  fait,  et  ils  vinrent  me  supplier  de  leur 
rendre  leur  image,  c’est  du  moins  ce  que  me  dit 
un  matelot  qui  me  servit  d’interprète  : les  Mand- 
jous leur  avaient  raconté  qu’en  « prenant  leur 
image  » je  les  mettais  pour  toujours  sous  ma 
domination.  Je  leur  offris  un  peu  d’argent  pour 
les  consoler,  ils  acceptèrent,  mais  n’en  gardèrent 
pas  moins  leur  physionomie  désolée. 

J aperçus  à ce  moment,  derrière  les  épaisses  et 
hautes  broussailles  qui  couvraient  le  rivage  et 
que  plus  d’un  tigre  devait  traverser  la  nuit  pour 
aller  se  désaltérer  dans  l’eau  du  lleuve,  quelques 
maisons  d’aspect  tout  à fait  primitif.  J’allais  les 
atteindre,  quand  de  petits  chiens  chinois,  au  mu- 
seau aussi  court  que  les  nez  de  la  race  jaune, 
vinrent  en  sautillant  à ma  rencontre,  suivis  d’un 
très  étrange  petit  personnage  : c’était  un  Gobie, 
très  menu,  aux  longs  cheveux  noirs  : il  portait 
une  veste  en  peau  de  poisson,  ses  jambes  étaient 
ficelées  dans  des  sortes  de  sacs  et  un  long  anneau 
lui  pendait  au  nez.  Il  me  tendit  la  main,  riant  et 
me  faisant  de  profondes  salutations.  Il  parlait 
russe  et  m’expliqua  que  je  serai  le  bienvenu  dans- 
sa  maison  : j’y  entrai.  Il  habitait  une  longue  pièce 
rectangulaire,  des  estrades  couvertes  de  tapis 
servaient  de  lit  à toute  la  famille,  des  enfants, 
des  jeunes  gens  dormaient  dans  des  lits  suspen- 
dus ressemblant  à des  hamacs  en  toile.  Dans  un 
coin,  un  Golde  s’abandonnait,  les  yeux  à demi 
fermés,  aux  délices  de  la  pipe  d’opium,  et  des 
gamins  dans  un  autre,  se  partageaient  la  chair 
d’un  saumon  mal  fumé.  Dans  un  pot  en  écorce 
d’arbre,  j’aperçus  du  lait,  jaune  et  sale,  et  je  crai- 
gnis aussitôt  que  mon  hôte  ne  m’en  offrît  une 
lasse.  Le  bateau  à ce  moment  siffla  deux  fois  pour 
appeler  à lui  les  voyageurs  se  promenant  le  long 
du  fleuve.  Le  Golde  qui  m’avait  invité  voulut  me 
reconduire  : 

« J’aurais  désiré  voir  ta  femme,  lui  dis-je? 

— Ma  femme  vit  dans  le  village  à cent  verstes 
d’ici.  Pas  un  de  nous  ne  voudrait  amener  sa 
femme  avec  lui  chez  les  Mandjous!  Nous  allons 
les  voir  une  ou  deux  fois  par  an. 

— Tu  ne  t’ennuies  pas  de  ta  femme  ? 

— Si,  de  temps  en  temps;  mais  alors  je  fume 
une  pipe  d’opium  et  je  rêve  bientôt  qu’elle  est 
avec  moi.  Si  cela  t’intéresse,  reste  avec  nous,, 
tu  vivras  dans  notre  chambre  — (ils  y vivaient 
déjà  quatorze  ou  quinze)  — tu  mangeras  avec 
nous  le  poisson  et  dans  quelques  semaines,  tu 
viendras  aussi  dans  notre  village  : tu  sais  qu’il 
y a de  très  jolies  filles  chez  nous  ! » 

Dois-je  le  dire,  je  n'ai  pas  été  séduit  par  ce  ta- 
bleau enchanteur  et  j’ai  quitté  le  brave  Golde 
sans  accepter  ses  propositions. 

Paul  LARBË. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


527 


i-E S ÉPON  G E S 

Au  Palais  des  Eaux  et  Forêts  de  l’Exposition 


La  seule  ressource  des  visiteurs  de  l’Exposi- 
tion, durant  la  période  caniculaire  que  nous 
venons  de  traverser,  a été  de  se  réfugier  au  Palais 
des  Eaux  et  Forêts.  Non  seulement  ses  dimensions 
appréciables,  avec  deux  étages  et  un  sous-sol 
longeant  la  Seine,  le  rendaient  un  des  endroits 
les  plus  habitables  de  notre  grande  foire;  mais, 
pour  nous,  les  imaginatifs,  c’était  l’unique  point 
frais  et  ré- 
confortant de 
Paris...  avec 
le  Village 
Suisse. 

Comment, 
en  effet,  pen- 
ser à autre 
chose  qu’aux 
forêts  pro- 
fondes, aux 
cimes  éle- 
vées,à lamer, 
à toute  la  na- 
ture vivifian- 
te, devant  les 
produits  de 
la  chasse,  les 
engins  de  pê- 
che, les  tra- 
vaux rusti- 
ques de  nos  montagnards  ? 

Depuis  le  bateau  de  Terre-Neuve  qui  nous  fait 
voguer  sur  l'Océan  ; la  senne  et  le  filet  de  barrage, 
qui  nous  mènent  au  bassin  d’Arcachon,  à la  Mé- 
diterranée, jusqu’au  bambou  du  pêcheur  à la 
ligne,  nous  suivons  tous  les  plaisirs  du  « bord  de 
l’eau  ». 

Des  troncs  d’arbres,  des  tableaux  pittoresques, 
nous  promènent  en  pleine  futaie  ; la  collection  de 
champignons,  de  glands,  de  pommes  de  pin,  etc., 
nous  entraînent  sous  bois;  les  reproductions 
amusantes  des  ardoisières,  des  traîneaux  chargés 
de  branches,  dans  les  chemins  de  Schlitt;  des 
câbles  lancés  à travers  les  gouffres  béants,  pour 
le  transport  des  arbres  coupés,  nous  gardent  sur 
les  sommets.  L’ensemble,  enfin,  nous  fait  oublier 
la  chaleur  torride,  la  fatigue  accablante  de  la 
grande  ville. 

L’illusion  d’un  voyage  varié  est  déjà  une  bonne 
fortune;  le  côté  scientifique  de  cette  excursion 
sur  place  retient  mieux  encore  le  curieux,  et  cap- 
tive son  attention. 

L’œuvre  plus  ou  moins  aflinée  de  nos  fores- 
tiers, nous  donne  toute  la  gamme  de  la  sculpture 
sur  bois  et  du  travail  « au  tour  ».  Les  primitifs 
personnages  taillés  au  couteau  : gendarme  à l’air 


rébarbatif,  enfant  à tête  de  femme  couché  dans 
son  berceau,  paysan  tenant  un  coq  dans  les  bras, 
autant  d’ébauches  naïves  auprès  desquels  pren- 
nent place  les  ustensiles  ordinaires  de  la  vie 
domestique  : sabots,  soufflets,  cages  d’oiseaux, 
cannes  et  formes  de  souliers.  Puis,  plus  loin,  les 
choses  délicates,  soignées  : pieds  de  table  ou  de 
chaise  joliment  tournés;  crosses  de  fusil,  mon- 
tures d’éven- 
tail et,  enfin, 
les  jolis  ta- 
bleaux en 
marqueterie, 
genre  Gallé 
de  la  maison 
Majorelle,  de 
Nancy. 

Tout  ce  qui 
se  rapporte  à 
la  chasse  est 
aussi  étudié 
avec  soin  et 
d’une  maniè- 
re ingénieu- 
se, sous  un 
aspect  très 
plaisant. 

Après  les 
armes  et  les 
munitions,  la  bête  à plume  et  à poil  nous  est 
montrée  dans  son  rôle  respectif  : les  animaux 
destructeurs  occupés  à leur  besogne  cruelle,  en 
de  véritables  scènes  de  carnage,  représentées  par 
des  spécimens  empaillés,  bien  posés,  de  même 
que  le  groupe  des  « Oiseaux  de  plaine  » parmi 
lesquels,  il  est  vrai,  on  voit  un  lièvre,  ce  qui  ne 
manque  pas  d’éveiller  la  plaisanterie  facile  des 
promeneurs. 

Des  vitrines,  encore,  renferment  des  œufs  de 
différentes  espèces,  unis  et  mouchetés,  gros  et 
microscopiques,  quelques-uns  de  ces  derniers 
jolis  comme  des  pierres  précieuses;  le  roite- 
let-turquoise, le  damserole-rubis , la  mésange 
perle,  etc. 

Ensuite,  ce  sont  les  divers  systèmes  de  pê- 
cheries: à gradins,  en  étangs  avec  rigoles  ; l'auge 
à incubation  de  poisson  ; le  barrage  pluvial,  éta- 
blis avec  une  minutie  de  détails  que  nous  retrou- 
vons au  plus  haut  degré  à la  section  des 
Éponges. 

Cette  dernière  partie  de  l’Exposition  des  Eaux 
et  Forêts  est  d’un  intérêt  particulier,  tant  par 
son  organisation  remarquable,  que  par  l’étude 
sérieuse  qu’elle  nous  facilite.  En  nous  donnant 
l’éponge  de  l’état  embryonnaire  au  développe- 


La  pêche  de  l’éponge  avec  le  vidrio  (seau)  et  le  ganchon  (harpon). 


528 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ment  monstre  qu’elle  atteint  parfois,  — ce  qui 
permet  de  la  suivre  dans  les  phases  de  sa  vie 
naturelle,  — elle  instruit  et  fait  en  même  temps 
comprendre  les  hésitations  des  savants  à déter- 
miner le  genre  d'un  objet  d’usage  courant,  dont 
la  généralité  de  consommateurs,  cependant, 
ignore  la  provenance. 

Il  n’est  plus  permis  aujourd’hui  de  ne  pas 
connaître  l'origine  de  l’éponge  que  si  peu  de 
personnes  cherchent  au  delà  des  boutiques  de 
parfumeur  ou  du  rayon  spécial  des  grands  ma- 
gasins. 


Une  troisième  école,  enfin,  croit  à l'existence 
d'un  règne  animal  et  végétal,  parce  que  les 
éponges  se  meuvent  lorsqu’elles  sont  jeunes  et 
s’immobilisent  une  fois  fixées,  pour  devenir  alors 
purement  végétatives,  ce  qui  en  ferai I des  ani- 
maux très  simples,  bientôt  changés  en  végétaux. 
Cette  dernière  opinion  est  la  moins  répandue. 
L’avis  de  Linné,  Cuvier,  Lamarck,  Blainville  et 
de  tous  nos  zoologistes  contemporains  l’em- 
porte, classant  définitivement  les  éponges  en 
groupe  d'animaux  z oophytes. 

Malgré  de  grandes  différences  à l’extérieur,  les 


Employés  classant  un  lot  d'éponges. 


Les  changements  que  les  travaux  modernes 
ont  provoqués  dans  le  classement  des  zoophytes 
ou  rayonnés  ont  amené  à considérer  les  éponges 
comme  terme  de  la  nature  animale , c’est-à-dire 
que,  dans  l’ordre  naturel,  elles  constitueraient 
le  premier  anneau  de  la  chaîne  que  forment  les 
animaux.  Mais,  pendant  des  siècles,  ces  êtres 
bizarres  ont  embarrassé  les  naturalistes.  Aristote 
et  les  anciens  hésitaient  à les  regarder  comme 
des  animaux,  et,  d’autre  part,  ils  niaient  que  ce 
fussent  des  plantes.  Ces  doutes  ont  subsisté  jus- 
qu’à l’heure  actuelle,  et,  bien  que  la  majorité  dés 
savants  penche  pour  la  nature  animale  des 
éponges,  l’opinion  contraire  a quelques  défen- 
seurs qui  s’appuient,  pour  soutenir  leur  thèse, 
sur  l'insensibilité  et  le  manque  de  mouvement 
de  locomotion  de  l’éponge.  D’après  cette  théorie 
les  éponges  devraient  figurer  parmi  les  masses 
spongiaires. 


éponges  sont  d’un  genre  identique,  faites  d’une 
nature  organique  glaireuse,  fort  peu  consistante 
et  d’une  partie  fibreuse  et  même  pierreuse,  qui 
seule  se  conserve.  Constituées  d’une  sorte  de 
feutre  régulier  de  particules  étranges  et  de  fibres 
entre-croisées,  on  ne  sait  si  on  doit  les  regarder 
comme  un  seul  individu  ou  comme  une  agréga- 
tion d’individus  fondus  les  uns'  avec  les  autres. 
Mais,  soit  animal  isolé,  soit  agglomération  com- 
pacte, les  éponges  vivent  toutes  dans  l’eau,  rat- 
tachées par  la  base  à des  corps  submergés,  et  au 
fond  de  la  mer. 

Au  Palais  des  Eaux  et  Forêts,  M.  Georges 
Weill  fils,  nous  les  présente  ainsi,  avec  une  exac- 
titude et  un  art  absolument  dignes  d’éloges.  Son 
très  habile  architecte,  M.  Victor  Ragot,  a préparé 
avec  beaucoup  de  goût  le  décor  dont  M.  Emile 
Jurey,  1 intelligent  fondé  de  pouvoir  de  la  mai- 
son, devait  tirer  un  parti  si  étonnant. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


C’esL  d’abord  le  comptoir  d’achat  de  Sfax  : un 
intérieur  de  magasin  dans  lequel  des  manne- 
quins, vêtus  en  marchands  indigènes,  empilent 
des  éponges  dans  un  sac,  suivant  la  coutume  du 
pays,  très  avantageusement  remplacée  par  la 
presse  à bras,  importée  par  nos  compatriotes  en 
Tunisie  où  ils  ont  un  marché  des  plus  impor- 
tants. A gauche  se  trouve  une  cabane  de  pêcheurs 
cubains  de 
Batabano.  Du 
toit, les  fleurs 
s’échappent, 
les  éponges 
suspendues 
retombent, 
les  oiseaux  à 
aigrettes , 
surplombent. 

Contre  le 
mur,  derriè- 
re, cesontles 
tridents  de 
feretdebois  ; 
les  barques 
grecques, 
d’une  fort 
jolie  dimen- 
sion, armées 
pour  cette 
pêche  spé- 
ciale. Car,  la 
Méditerranée' 
a eu  de  temps 
immémorial 
le  privilège 
des  plus  bel- 
les éponges 
dont  la  re- 
cherche est 
la  principale 
industrie  des 
Syriens  et 
des  Grecs  qui 
la  pratiquent  , 
de  mai  en  septembre,  à la  drague,  au  trident  et 
au  couteau. 

Le  pêcheur,  penché  au  bord  de  la  barque,  fait 
de  l’ombre  sur  la  mer,  à l’aide  d’un  seau  appelé 
vidrio,  dont  le  fond  est  en  verre,  ce  qui  lui  per- 
met de  voir  la  place  de  l’éponge  et  de  la  saisir 
avec  le  gancho  ou  harpon. 

Lorsqu’il  ne  s’agit  pas  de  trop  grandes  profon- 
deurs, 1 éponge  se  pêche  au  couteau,  par  le  sca- 
phandrier ou  par  l’homme  nu.  Nous  voyons  les 
deux  cas  dans  les  sous  pharins  reproduits  par 
M.  Em.  Jurey  qui,  laissant  en  une  toile  de  fond 
le  soleil  resplendir  sur  les  flots,  les  écarte  pour 
nous  laisser  jouir  des  richesses  inconnues  de 
1 Océan  et  de  la  Méditerranée. 

Au  milieu  de  coquillages,  de  crustacés,  d’her- 
bes fantastiques,  toute  la  variété  possible  est  là 


Ouvriers  taillant  et  épierrant  les  éponges 


dans  les  périodes  successives  de  son  développe- 
ment et  ses  caprices  invraisemblables  dans  le 
choix  du  point  où  elle  se  fixe.  Ce  sont  les  épon- 
ges monstres  de  Batabano;  l’éponge  gelisse  des 
côtes  de  la  Barbarie;  Y éponge  fine  de  l'Archipel 
qui  sert  à la  toilette,  dans  les  manufactures  de 
porcelaine,  la  corroierie  et  la  lithographie; 
Y éponge  de  Syrie,  dite  de  Venise,  très  estimée  à 

cause  de  sa 
finesse,  de  sa 
légèreté,  de 
ses  formes 
régulières  et 
de  sa  solidi- 
té ; Y éponge 
de  Salonique, 
tissu  fin  et 
serré,  mais 
chargé  de  sa- 
ble; Y éponge 
de  Bahama 
répandue  de- 
p u i s quel- 
ques années 
par  les  An- 
glais, très  fi- 
ne et  à sur- 
face unie. 

Toutes , 
tiennent  à 
une  pierre, 
à une  plante 
à un  objet 
quelconque. 
L 'exposition 
de  M.  Weil 
nous  en  don- 
ne des  exem- 
ple s bien 
inattendus. 
C’est  uneréu- 
nion très  rare 
de  trois  sor- 
tes d’éponges 

sur  un  madrépore  rapporté  des  îles  Cornillières; 
ce  sont  des  éponges  sur  des  arbrisseaux,  des 
coraux,  des  herbes  trouvés  au  sud  de  Cuba,  ou 
encore  sur  un  coquillage,  une  étoile  de  mer,  un 
débris  de  plat  romain,  une  amphore  ancienne, 
épave  des  côtes  de  Tunisie,  urne  antique  de  l’ar- 
chipel grec  et  même,  sur  une  bouteille  de  pale- 
ale,  jetée  de  quelque  bateau  ! 

Ce  ne  sont  pas  les  seules  curiosités  groupées 
par  M.  Émile  Jurey.  Voici  des  éponges  bâtardes 
immenses,  en  « corne  d’abondance  » ; des 
tuyaux  en  vingt  branches;  Y oreille  d'éléphant,  du 
banc  de  Bariente,  entre  la  Sicile  et  la  Tunisie; 
des  plantes  spongiaires  découvertes  à 55  mètres; 
l’éponge  en  fils,  presque  introuvable,  prise  à 
50  mètres  de  profondeur,  à l’i  st  de  Madhia,  en 
Tunisie;  en  forme  de  « conque  » provenant  des 


530 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


environs  du  phare  d’Alexandrie  à 64  mètres  et 
très  difficile  à saisir,  par  suite  de  la  distance. 

Puis,  viennent  les  éponges  « pétrifiées  »,  entre 
autres  deux  réellement  splendides  surnommées 
Coupe  de  Neptune,  et  un  choix  considérable  de 
madrépores,  ces  polypiers  calcaires  si  finement 
ouvragés,  qui  semblent  de  la  dentelle  de  marbre 
blanc. 

Avec  beaucoup  de  peine  on  a pu  conserver, 
sous  cloche,  des  éponges  telles  qu’on  les  retire 
de  l’eau,  c’est-à-dire  enveloppées  d’une  gangue 
brune  qu’il  faut  se  hâter  de  détruire  si  on  ne  veut 
que  l’éponge  pourrisse.  C’est  du  reste  le  premier 
soin  du  pêcheur,  qui,  en  débarquant,  lave  sa 
récolte  dans  l’eau  de  mer,  sur  la  plage  même. 
Cette  opération  est  exploitée,  dans  un  but  de 
fraude,  par  les  Levantins  qui  en  profitent  pour 
rendre  leur  marchandise  plus  lourde. Ils  placent 
les  éponges  dans  un  creux,  par  plusieurs  cou- 
ches qu’ils  recouvrent  de  sable  et  piétinent  de 
temps  en  temps,  ce  qui  fait  pénétrer  les  grains 
de  sable  et  alourdit  naturellement  l’éponge.  Les 
pêcheurs  du  Maroc,  dit-on,  ajoutent  de  l’eau 
gommeuse  pour  augmenter  l’adhésion  du  sable 
aux  éponges,  alors  qu’il  est  indispensable  au 
contraire  d’enlever  tout  ce  qu’elles  emportent 
avec  elles.  Pour  cela,  on  les  baigne  dans  de  l’eau 
acidulée,  dissolvant  parfait  de  leurs  parties  cal- 
caires , et  on  retire  les  corps  étrangers  qu’elles 
renferment  en  quantité  : débris  d'algues,  petits 
animaux,  morceaux  de  cailloux. 

C’est  la  besogne  qu’accomplissent  les  ouvriers 
que  nous  voyons  travailler  dans  l’intérieur  du 
magasin  de  M.  Weill  à Batabano.  Cette  même 
activité  règne  à Sfax,  où  M.  Weill  .a  continué 
l’œuvre  commerciale  de  MM.  Coulombelet  Devis- 
mes,  de  Paris,  qui  les  premiers,  en  1854,  achè- 
tèrent  les  éponges  noires  que  pêchaient  au  pied, 
les  habitants  des  iles  Kerwenah.  En  développant 
leur  comptoir  tunisien,  nos  compatriotes  ont 
rendu  un  service  considérable  aux  habitants  du 
littoral  qui  s’étend  de  Madhia  jusqu’à  Zarzis, 
entourant  les  îles  de  Cerwenah  et  de  Djerba. 

Par  leur  concours  à notre  exposition  de  1900, 
ils  auront  certainement  développé  les  connais- 
sances d’une  foule  qui,  par  indifférence  ou 
paresse,  aurait  conservé  longtemps  l’ignorance 
impardonnable  d’une  charmante  jeune  fille  qui, 
ces  jours  derniers,  arrêtée  devant  un  magasin 
d’éponges,  disait  à son  père,  au  moment  où 
nous  passions  : 

- — C’est  une  fabrique  d’éponges? 

Une  erreur  aussi  grossière  ne  pouvait  que  me 
frapper.  C’est  elle  qui  m’a  fait  m’attarder  devant 
la  belle  collection  de  nos  exposants,  et  c’est  elle 
aussi  qui  m’amène  à parler  un  peu  longuement 
a nos  lecteurs  de  l 'éponge,  si  curieuse  et  si  peu 
connue. 

D.  ETCIIART. 

w 


Ii’INDUSTtp  OU  SE Ii  EH  CHIHE 


La  Chine  est  un  pays  charmant,  la  chanson  le 
dil  et  les  faits  le  prouvent,  surtout  en  ce  moment  ! 
C’est  à coup  sûr  le  pays  où  l’on  mange  les  choses 
les  plus  extraordinaires  : des  œufs  fécondés,  des 
vers  blancs  frits,  sans  compter  les  fameux  nids 
d’hirondelle  et  les  ailerons  de  requins.  Pour  des 
ragoûts  pareils,  il  faut  des  condiments  appro- 
priés, le  sel  par  exemple,  le  beau  sel  blanc  que 
produisent  les  mines  européennes,  le  savoureux 
sel  gris  de  nos  côtes  méditerranéennes,  ne  sau- 
rait  suffire.  A des  mets  chinois,  il  faut  du  sel 
chinois  ; ce  que  peut  être  la  valeur  gustative  de  ce 
sel,  vous  en  pourrez  juger  par  le  récit  de  la  ma- 
nière dont  on  l’obtient. 

Dans  le  lin  fond  de  l’ouest  de  l’empire,  bien 
loin  vers  le  Thibet,  sur  les  rives  du  fleuve  Bleu  se 
trouvent  les  nappes  souterraines  qui  alimentent 
les  rudimentaires  usines  des  sauniers  chinois. 
Après  avoir  atteint  Ichang,  le  voyageur  doit 
quitter  le  bateau  à vapeur  et  s’embarquer  sur  une 
jonque  et  il  faut  encore  un  bon  mois  pour  attein- 
dre Tchen-tu,  le  principal  centre  des  salines. 

Prochainement  un  service  rapide  organisé  par 
une  maison  allemande  permettra  de  reporter  à 
Chung-King  le  point  terminus  de  la  navigation  à 
vapeur. 

A la  sortie  des  gorges  étroites  où  le  Yang-tsé- 
Kiang  est  emprisonné  pendant  un  long  parcours, 
dit  M.  Upcraft  dans  Engineering  and  Mining  Jour- 
nal, le  voyageur  aperçoit,  à la  base  des  dernières 
montagnes  des  agglomérations  d’habitations  au- 
dessus  desquelles  flotte  un  continuel  nuage  de 
vapeur  et  de  fumée.  A ce  signe  il  peut  reconnaî- 
tre son  arrivée  dans  le  pays  du  sel.  Cette  région 
s’étend  entre  Chung-King  et  Chentu,  la  capitale  de 
la  province  de  Se-Tchuen  ; c’est  là  que  se  trouve 
une  grande,  florissante,  mais  immonde  cité,  con- 
struite aux  bords  du  fleuve  dont  les  eaux  sont  en 
partie  cachées  par  les  nombreuses  jonques  atten- 
dant leur  chargement  du  nauséabond  produit  au- 
quel les  Chinois  donnent  le  nom  de  sel. 

Depuis  combien  de  temps  ces  nappes  souter- 
raines sont-elles  exploitées  ; la  tradition  ne  le  dit 
pas.  De  toute  éternité  il  en  a été  ainsi  et  il  n’y  a 
pas  de  raison  pour  que  celte  industrie,  du  reste 
très  fructueuse,  vienne  à disparaître.  Cependant 
il  existe  une  période  de  l’année,  en  été  et  en  au- 
tomne, où  les  travaux  sont  suspendus,  c’est 
qu’  alors  les  puits  sont  submergés  par  les  hautes 
eaux  du  Yang-tsé-Kiang  ; mais  viennent  les  beaux 
jours,  les  eaux  reprennent  leur  cours  normal  et 
les  maisons  ou  plutôt  les  cabanes  poussent 
comme  des  champignons,  les  appareils  d’évapo- 
ration sont  réinstallés  et  le  travail  est  repris  et 
continué  nuit  et  jour  jusqu’aux  prochaines  inon- 
dations. 

Le  puits  naturel  est  une  petite  ouverture  de 
quelques  centimètres  de  diamètre  sur  laquelle  est 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


531 


placée  une  pierre  qui  constitue  le  véritable  ori- 
fice du  puits.  Au-dessus  s’élève  une  chèvre  ou  che- 
valement des  plus  grossiers  qui  soutient  une 
poulie  informe.  Une  corde  tressée  passant  par- 
dessus la  poulie  s’attache  d’un  côté  à l’extrémité 
d’un  long  tube  en  bambou  qui  pénètre  dans  le 
puits  et,  de  l’autre,  à un  très  lourd  cylindre  de  bois 
de  près  de  20  mètres  de  circonférence  placé 
sur  un  axe  vertical  dans  un  appentis  voisin  du 
puits. 

Le  système  est,  on  le  voit,  des  plus  primitifs. 
Quand  le  tube  en  bambou  est  descendu  à l’inté- 
rieur du  puits,  on  attelle  au  cylindre  deux  paires 
de  buffles  et,  le  fouet  aidant,  le  cylindre  est  bien- 
tôt mis  en  mouvement  entraînant  la  corde  qui 
s’enroule  sur  sa  circonférence  et  soulevant  par  la 
même  occasion  le  tube  en  bambou.  Ce  dernier 
apparaît  bientôt  entre  les  montants  de  la  chèvre, 
chargé  d’une  eau  saumâtre.  Un  des  sauniers  chi- 
nois s’en  saisit,  amène  son  extrémité  inférieure 
au-dessus  d’un  autre  bambou  formant  réservoir 
puis,  à l’aide  d’une  tige  en  fer  dégage  la  valve  qui 
ferme  l’extrémité.  Le  contenu,  une  infecte  boue 
noirâtre,  s’écoule  alors  dans  le  réservoir  et  le  tube 
vide  est  renvoyé  au  fond  du  puits  quérir  une  nou- 
velle charge  de  la  précieuse  saumure. 

Les  eaux  chargées  de  sel  sont  conduites  aux 
« chambres  » d’évaporation  par  des  tubes  en  bam- 
bou enduits  de  chaux.  Dans  quelques  endroits  on 
utilise  un  gaz  naturel  pour  chauffer  la  saumure. 
Il  arrive  parfois,  en  effet,  que,  forant  un  puits  à 
sel,  on  tombe  sur  un  gisement  de  ce  gaz.  La  dé- 


Échafaudage  pour  l’extraction  de  l’eau  saumâtre, 


couverte  a aussi  sa  valeur  et  le  gaz  amené  dans 
des  bambous  passés  à la  chaux  est  conduit  dans 
des  cabanes  où  il  est  distribué  sous  des  rangées 
de  chaudières  épaisses,  en  fer,  contenant  la  boue 
;i  traiter.  Seulement  les  Chinois  qui  savent  utiliser 
le  gaz  naturel  ri’onl  pas  encore  trouvé  le  moyen 


d’en  régler  le  débit  ni  d’en  arrêter  la  production 
suivant  leurs  besoins,  il  s’ensuit  que  le  travail 
d’évaporation  doit  être  poursuivi  nuit  et  jour  sans 
interruption  jusqu’à  ce  que  les  inondations 
viennent  submerger  les  puits. 

Le  sel  obtenu  par  cette  méthode  primitive 


Chambre  d’évaporation  des  salines  chinoises. 


forme  un  bloc  noirâtre  boueux  dont  les  Chinois 
sont  très  fiers,  ils  le  proclament  même  supérieur, 
et  de  beaucoup,  au  sel  blanc  de  provenance  étran- 
gère. 

La  méthode  employée  pour  le  forage  des  puits 
est  des  plus  curieuses.  Lorsque  l’emplacement  du 
puits  a été  choisi,  on  procède  à une  sorte  de  béné- 
diction, puis,  avec  de  lourdes  planches,  on  con- 
struit un  échafaudage  à trois  faces  ; sur  l’autre 
côté  on  dispose  une  sorte  d’énorme  levier  dont  le 
grand  bras  fait  saillie  au  dehors.  Un  mouton  en 
fer  est  fixé  à l'autre  extrémité.  Ceci  fait,  une 
équipe  de  six  hommes  prend  position  du  côté  du 
grand  bras  de  levier.  Alors  commence  une  sérieuse 
partie  d’escarpolette  ; par  leurs  efforts  combinés 
les  six  Chinois  ramènent  vers  la  terre  le  levier,  et 
le  mouton  s’élève  pour  retomber  ensuite  avec 
violence  sur  l’endroit  choisi.  Peu  à peu,  le  trou  se 
creuse,  lentement,  par  exemple,  et  pour  peu  que 
la  couche  saumâtre  soit  enfouie  à 2 000  pieds  sous 
terre,  comme  cela  arrive  quelquefois,  on  voit  que 
la  partie  d’escarpolette  peut  durer  longtemps. 
Mais  le  Chinois  est  patient;  il  se  contente  d’un 
gain  très  minime,  et  il  sait  que  le  bénéfice,  s’il 
n’est  pas  très  élevé  est  certain.  Aussi  ne  craint-il 
pas  de  poursuivre  pendant  des  années  le  travail 
qu’il  a entrepris.  L’État,  du  reste,  trouve  aussi  son 
bénéfice  à celte  industrie,  puisqu’un  récent  tra- 
vail sur  les  ressources  financières  de  la  Chine 
nous  apprend  que,  malgré  les  malversations  des 
mandarins  de  toutes  classes,  l’impôt  sur  le  sel 
donne  encore  un  produit  de  près  de  11  millions. 


Albert  ItËYNËR. 


S32 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


EJM  fAS  S AN  J 

(A  Vandœuvre) 

Il  faut,  quand  on  quitte  Troyes,  se  décider  à 
aimer  un  paysage  assez  sobre  et  nu,  dont  la 
beauté  reste  tout  intime. 

Mais  dans  les  plaines,  les  arbres  sont  plus  pré- 
cieux; plus  exquis,  les  monuments! 

Beaucoup  de  monuments  nous  arrêtent  au  pas- 
sage. Pas  un  ne  nous  retient  autant  que  l’église 
de  Vandœuvre.  La  petite  ville,  dans  l’après-midi 
de  juillet  où  André  Marsy  la  visita,  s’étendait,  en- 
dormie sous  le  soleil.  Un  sentier  coupait  au 
court,  parmi  des  maisons  basses,  entourées  de 
jardinets  où  des  feuilles  d’artichaut  bleuissaient 
dans  la  rude  lumière.  Notre  ami  traversa  un 
cours  d’eau,  clair  comme  de  l’eau  de  craie.  Un 
enfant,  du  haut  du  pont,  trempait  un  fil  sans 
hameçon  ni  amorce.  En  face,  une  maison  à pans 
coupés  montrait  un  Christ  de  sculpture  modeste 
et  de  couleurs  vives.  Le  bleu  de  la  robe,  le  rose 
de  la  chair  étaient  légèrement  barbares. 

Devant  l'église,  jusqu’où  montent  sans  inter- 
ruption les  maisons  basses  à mine  rustique,  une 
Vierge  tient  sur  ses  genoux  son  Fils  mort.  La 
mère,  vêtue  d'azur,  est  d’assez  grande  taille  ; 
malgré  sa  barbe  noire,  le  fils  est  si  petit  de  corps, 
de  bras,  de  jambes,  que  l'on  dirait  un  nouveau- 
né.  Cette  bizarre  disposition  a-t-elle  pour  objet 
de  rendre  aux  yeux  de  la  mère  le  fils  plus  enfant, 
toujours  enfant?  11  y a assurément  là  une  inten- 
tion. Le  tailleur  d’images  qui  a fait  ce  groupe 
n’était  certes  pas  un  ignorant,  car  il  a trouvé  ici 
et  rendu  ce  geste  unique  : la  mère  saisissant  et 
baisant  la  main  sanglante  du  martyr. 

L’église  est  douce  à voir  et  patriarcale,  à cause 
de  son  toit  noir  qui  s’abaisse  jusqu’à  terre  et  qui 
ne  se  relève  que  sur  un  porche  où  sont  trois  sta- 
tues peintes.  Vandœuvre  semble  avoir  goût  à la 
statuaire  polychrome. 

Dans  cette  église  aux  trois  voûtes  de  belle  am- 
pleur, André  Marsy  examine,  peint  sur  toile,  un 
très  ancien  Chemin  de  Croix,  presque  effacé,  où 
1 humidité  et  la  chaleur  ont  travaillé  singulière- 
ment à gaufrer  et  à mettre  en  relief  tout  ce  qui 
est  de  couleur  humaine,  tandis  que  le  reste  de- 
v i e n t méconnaissable. 

Le  bénitier  est  en  fonte  aux  discrets  reliefs  ; i! 
sonne  comme  une  cloche. 

Jamais  église  ne  fut  plus  solitaire! 

Les  voûtes  badigeonnées  et  mélancoliques 
s’attachent  et  se  fondent  aux  piliers  sans  chapi- 
teaux, avec  une  souplesse  de  draperies  mouillées. 

Peu  à peu,  l’âme  d’André  Marsy  se  plie  à ce 
lieu.  Les  incohérences  ne  la  choquent  plus.  Elle 
pourra  en  goûter  les  chefs-d’œuvre. 

Rien  de  plus  curieux  que  ce  retable  de  Saint- 
Hubert,  qu’illustre  la  bonhomie  du  cheval  aux 
yeux  tendres,  renversant  la  tête  en  pleine  obla- 
tion ! 


L’autel,  du  xvme  siècle,  est  un  décor  de  théâtre 
défraîchi,  dont  la  pièce  ne  doit  plus  être  démodé. 
Mais  apparaissent  de  chaque  côté  deux  saints, 
élégamment  drapés,  aux  belles  jambes  nues.  Ils 
tiennent  chacun  un  livre  sous  le  bras.  Pour  quel- 
que fête  récente  on  leur  a mis  une  couronne  de 
fleurs  artificielles  sur  la  tête,  lis  ont  donc  l’aspect 
de  jeunes  élèves,  lauréats  d’un  concours  de  gym- 
nastique, qui  viennent  de  recevoir  leur  prix. 

André  Marsy  découvre  soudain  le  trésor,  la 
merveille  de  l’église.  Dans  la  manière  du  Péru- 
gin,  avec  plus  de  minutie  encore  et  de  symétrie, 
un  peintre  de  la  première  renaissance  a traité  ce 
sujet  : Les  onze  mille  Vierges. 

11  s’en  explique  en  une  légende  de  grave  et  dé- 
licieuse écriture  gothique. 

Les  onze  mille  Vierges  se  assemblèrent  pour 
exalter  l'honneur  et  la  foi  de  Noire-Seigneur , dont 
sainte  Ursule  était  la  principale.  Elles,  arrivées  à 
Cologne,  sur  le  Rhin,  furent  martyres  pour  la  foi 
de  Dieu  et  leurs  âmes  portées  en  Paradis. 

ü conscience  du  peintre  ! Aucun  mot  ne  doit 
être  sacrifié  de  ce  texte,  aucune  Vierge  ne  doit 
être  perdue.  Nous  aurons  notre  compte  entier,  à 
l’œil  et  au  doigt.  Vo’ci  d’abord  les  bateaux,  les 
bateaux  de  Vierges!  sortes  de  felouques,  portant 
à l'avant  une  tablette  et  munies  d’un  seul  mât. 
On  aperçoit  onze  barques.  11  y aura  donc  mille 
vierges  par  barque. 

Quelques-unes  de  ces  Vierges  sont  très  dis- 
tinctes, vêtues  de  bleu,  de  rouge,  de  vieil  or, 
toutes  jolies  et  friandes,  de  formes  rebondies, 
dans  leur  fleur. 

On  tâche  cependant  de  vérifier  leur  nombre. 
Mais  elles  sont  si  semblables.  Leur  visage,  leur 
sein,  leur  cœur,  sont  si  étroitement  serrés!  Aussi 
bien,  elles  sont  trop. 

Qui  dirige  la  barque?  Personne.  Pas  de  pilote 
au  milieu  de  ces  équipages  de  matière  et  d’âme 
si  passionnément  féminines.  Les  barques  sont 
sans  doute  aussi  des  barques  vierges. 

André  remarque  une  créature  plus  belle  et  plus 
richement  vêtue  : elle  est  coiffée  d’un  turban; 
elle  a une  broche  en  trèfle  au  corsage!  A côté 
d’elle,  une  autre  est  debout,  élancée  et  flexible. 
Sa  chevelure  répandue  sur  les  épaules  est  d’une 
étrange  nuance  brun  clair,  si  épaisse  et  si  déli- 
cieuse, que  les  mains  sont  attirées  par  elle. 

Sur  l’autre  rive  se  dresse  Cologne,  la  forteresse 
païenne.  Sur  une  colonne  une  statue  romaine  est 
placée  en  sentinelle  menaçante. 

Le  massacre  a commencé.  Des  païens  se  sont 
attelés  à un  des  bateaux.  Ils  en  tirent  les  Vierges 
l’une  après  l’autre.  Deux  bourreaux  s’échauffent 
à la  besogne.  L’un  a mis  habit  bas.  L’autre  a gardé 
sa  terrible  casaque  rouge.  Ils  manient  leur  épée 
de  tout  leur  élan.  Maintes  victimes  sont  tombées, 
qui  à genoux,  qui  sur  le  dos,  (pii  sur  la  face  ou 
du  moins  dans  le  sens  de  la  face  disparue. 

Mais  dans  les  bateaux,  pas  de  trouble;  pas 
même  un  regard.  Les  Vierges  contemplent  le 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lieu,  le  sommet  des  tours,  les  collines,  comme 
si  elles  visitaient  les  bords  du  Rhin,  en  compa- 
gnie. 

Si  les  bourreaux  sont  occupés  sans,  trêve,  les 
anges  n'ont  pas  moins  à faire.  Ils  recueillent  les 
âmes  au  passage.  Chacun  des  anges  reçoit  une  de 
ces  âmes.  Et  chaque  âme  est  pareille  à une  petite 
poupée  rose.  Et  l'ange  la  porte  sur  une  main,  de- 
bout vers  le  ciel,  délicatement. 

André  Marsy  cherche  encore  dans  les  bateaux 
de  Vierges.  Il  voudrait  choisir  une  dernière 
image  plus  précise. 

Ce  sera  celle-ci.  Blanche  en  sa  robe  blanche, 
tandis  que  les  autres  appliquent  les  mains  sur 
leur  poitrine  chaste  ou  tendent  tragiquement 
leurs  poings  d’héroïnes,  une  Vierge  (Ursule,  peut- 
être)  tient  ses  genoux  dans  ses  bras.  Elle  attend, 
immobile,  en  une  pose  où  il  y a tant  de  résigna- 
tion et  tant  de  pensée! 

« Il  fallait,  se  dit  André  Marsy,  revenant  à la 
gare  par  une  allée  plantée  d’arbres,  il  fallait,  en 
vérité,  cette  absolue  naïveté  pour  traiter  un  pareil 
sujet.  Toute  crainte  du  ridicule  aurait,  dans  le 
ridicule  même,  précipité  l’artiste.  Maintenant,  à 
cause  de  la  réflexion,  de  l’ingéniosité,  de  l'art 
même,  l'art  religieux  a disparu.  Il  ne  subsiste 
que  l’art  légendaire,  ce  qui  n’est  pas  la  même 
chose.  Et  que  font  nos  yeux  sur  ces  tableaux? 
Ah!  les  onze  mille  Vierges  de  Cologne,  je  ne  les 
ai  pas  regardées  pudiquement.  Plus  profondé- 
ment que  le  gaillard  en  bras  de  chemise  et  que 
le  drôle  en  casaque  rouge,  je  les  ai  martyrisées. 
Mon  remords  ne  diminue  (sans  s’évanouir  pour- 
tant, tout  à fait)  que  par  cette  considération 
quelles  n’ont  jamais  existé.  Il  s’agissait  seule- 
ment d 'une  vierge  nommée  Undecimilla.  Ce  nom 
a été  traduit  par  11  millième.  On  a cru  à onze 
mille  Vierges.  Ainsi,  le  singe  de  la  fable,  qui  pre- 
nait le  Pirée  pour  un  homme,  aurait  pu  dire  saint 
Pirée.  Mais  quel  singe  ingénu  il  aurait  fait  s’il 
avait  cru  à onze  mille  Pirées!  C’est  lui  qu’on  au- 
rait pu  canoniser. 

« De  confusions  pareilles,  les  exemples  abon- 
dent. Telle  cérémonie  est  devenue  une  femme,  qui 
possède  maintenant  sa  biographie.  La  Vraie  Image 
de  Jésus  se  nomme  présentement  Véronique,  la 
Véronique  que  j’imagine  à genoux  sur  le  chemin 
du  Calvaire,  étendant  le  linge  secourable  et  bais- 
sant ses  grands  yeux  bleus  où  perle  la  rosée  des 
larmes.  Pourtant,  d’une  seule  Vierge  en  faire 
onze  mille!  C’est,  sur  l’honneur,  un  contre-sens 
prestigieux  : la  multiplication  des  pains  et  celle 
des  poissons  ne  sont  rien  auprès  de  celle-là.  Ce 
tableau  de  Vandœuvre  ne  saurait  plus  être  admiré 
sans  réserve  par  des  âmes  renseignées.  La  raison 
ne  vaut  rien  aux  choses  de  la  foi.  Un  grain  de 
bon  sens,  allumé  dans  un  coin  des  édifices  chré- 
tiens, jette  une  lueur  brève,  si  puissante  qu’elle 
dissipe  les  nuages  de  l’encens  et  les  mirages  de 
la  légende.  Les  honnêtes  moralistes  qui  parlent 
de  ramener  le  monde  à la  foi  de  jadis  ne  disent 


533’ 


pas  comment  ils  s’y  prendront  pour  vider  ou 
pétrir  les  crânes.  L’art  du  moyen  âge  est  un  spé- 
cimen de  main  ingénieuse,  d’œil  extasié,  d’intel- 
ligence amoindrie.  Nous  avons,  en  revanche, 
pour  l’avenir,  un  art  à créer  où  il  y aura  toutes- 
les  qualités  de  l'ancien  et,  par  surcroît,  ce  que 
fournit  la  liberté,  ce  que  suggère  le  progrès,  ce 
qu’exige  la  science.  L’œuvre  est  grande.  Jamais 
trop  grande!  Aussi  bien,  l'art  véritable  possède- 
en  lui  un  principe  miraculeux.  Il  a le  secret  de™ 
la  fécondité  virginale.  » 

Émile  IIINZELIN. 


ÉLIAJNE  SE  JVI  A F^I  E... 

Sachez,  fleurs  de  la  prairie, 

Oiselets  de  nos  jardins, 

Qu’Eliane  se  marie 
Avec  le  roi  des  Ondins  ! 

A l’heure  des  fiançailles 
Pour  témoins  elle  a voulu 
Le  rossignol  des  murailles 
Et  le  merle  irrésolu. 

« Oh  ! disait-elle,  que  n’ai-je 
Un  page  tendre  et  coquet: 

Sa  Candeur  le  Perce-Neige 
Ou  Sa  Grâce  le  Muguet  ? 

Je  voudrais  voir  à ma  suite 
La  Pervenche  au  regard  bleu 
Et  la  chaste  Marguerite 
Qui  prétend  m’aimer  un  peu. 

Tout  le  monde  m’abandonne. 

Nul  n’assiste  à mon  hymen  : 

Ni  vous,  ma  chère  Anémone, 

Ni  vous,  naïf  Cyclamen  ! 

Ne  suis-je  donc  plus  jolie, 

Œillets,  beaux  marquis  fluets, 
Comme  en  ces  soirs  de  folie 
Où  pleuraient  les  menuets  ? 

Pourtant  vers  mon  clair  sourire 
Un  Glaïeul  s'extasia 
Et  je  parvins  à séduire 
Le  vieux  doge  Fuchsia. 

C'est  pour  m’avoir  contemplée 
Que  Monseigneur  le  Lilas 
Délaissa  la  Giroflée 
Qui  ne  le  comprenait  pas. 

Et  que  le  blond  Chèvrefeuille, 
Capricieux  et  ténu, 

Désire  que  je  l’accueille 
Avec  un  geste  ingénu. 

Venez  tous  ! Je  vous  invite 
En  mon  palais  de  roseaux, 

Frère  Lys,  Sœur  Clématite 
Et  vous,  chers  petits  oiseaux  ! 

Chacun  prendra  la  parole. 

Notre  ami  le  Roitelet 
Chantera  sa  barcarolle 
Ou  dira  son  triolet. 

Pour  lui  délier  la  langue, 

Comme  il  est  le  plus  disert 
Nous  confierons  la  harangue 
A sa  Majesté  Pivert. 

De  la  dame  en  deuil,  la  Pic, 

Nous  tenterons  d’obtenir 
Un  cours  de  philanthropie 
Au  sujet  de  l’avenir. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Mais  la  plus  haute  louange 
Sera  pour  le  fin  recueil 
De  fables  qu’à  la  Mésange 
Dicte  son  cousin  Bouvreuil. 

Venez,  Duchesse  Glycine 
Avec  le  Comte  Jasmin, 

Et  dansez  la  capucine 
En  vous  tenant  par  la  main. 

Qu’un  doux  mystère  enveloppe 
Les  lents  aveux  timorés 
Du  candide  Héliotrope 
Et  de  la  Reine  des  Prés. 

La  fête  sera  superbe. 

J’ai  l’orchestre  des  grillons 
Dissimulé  parmi  l’herbe 
Sous  un  dais  de  papillons. 

Afin  que  rien  ne  soit  terne 
En  ce  décor  séduisant 
Je  compte  sur  la  lanterne 
De  Monsieur  le  Ver  luisant.  » 

Sachez,  fleurs  de  la  prairie. 

Oiselets  de  nos  jardins, 

Qu’Eliane  se  marie 
Avec  le  roi  des  Ondins  ! 

Émile  BOISSIER. 

&&&&&&&& 

Les  hommes  prennent  volontiers  les  qualités  des  femmes 
pour  s’en  faire  des  défauts. 

Nul  voyage  autour  du  monde  ne  nous  éloigne  autant  du 
sol  natal  que  celui  de  la  vie  des  illusions  de  l’enfance. 

VERT  CÉLADON 


NOUVELLE 


1 

Norbert,  d’un  pas  allègre,  rentre  de  son  bureau 
de  la  préfecture.  Jeune  marié  de  deux,  mois,  il  a 
hâte  de  se  retrouver  auprès  de  son  adorée  petite 
Hortense.  Dans  l’escalier,  il  croise  un  monsieur 
qui  descend. 

- Où  ai-je  vu  cette  tête?  se  dit  Norbert.  Eli, 
mais,  c’est  Sampayo!  le  ténor  Sampayo  que  nous 
avons  entendu  la  semaine  dernière  dans  Don  Juan 
au  Grand-Théâtre.  Est-ce  que  cet  ut  de  poitrine 
logerait  dans  la  maison?  Il  y a un  appartement 
garni  au  premier,  au  fond  de  ce  corridor.  Voyons 
un  peu.  Oui,  sa  carte!  La  porte  vient  d’être  re- 
peinte. Vert  tendre,  c’est  symbolique,  vert  céla- 
don! Diable,  la  couche  est  toute  fraîche.  Les 
belles  dames  qui  viendront  ici  feront  bien  déran- 
ger leurs  jupes  ! 

Il  s’est  remis  à monter  en  fredonnant.  Il  s’ar- 
rête au  troisième  étage. 

Ali  ! daigne  enfin  paraître, 

Beauté  qui  m’as  séduit! 

Tes  yeux  sont  des  étoiles... 

Heureux  Norbert!  Une  merveille  de  joliesse  el 
de  grâce,  la  jeune  femme  qui  est  accourue  lui  ou- 
vrir et  qui  souriante  livre  à son  baiser  une  espiègle 


tête  brune,  bouclée,  aux  yeux  noirs  très  vifs,  aux 
joues  très  roses. 

- Tu  vois,  quand  j’ai  promis!  Je  n’arrive  pas 
en  retard,  cette  fois. 

- Je  suis  prête.  Je  les  aime  tant,  nos  prome- 
nades avant  dîner.  Attends;  un  mot  à dire  à Ma- 
riette. 

Pendant  qu’elle  fait  ses  recommandations  à la 
petite  bonne,  Norbert  la  contemple  avec  ravisse- 
ment. 

Soudain,  il  pâlit.  Un  coup  de  stylet  au  cœur... 
Sur  la  manche  d’Hortense,  cette  tache  de  peinture 
vert  pâle  ! 

L’escalier  descendu,  quand  gentiment  elle  se 
pend  à son  bras  et  babille  à son  oreille,  Norbert 
s’arrache  enfin  à sa  stupeur. 

— C'est  idiot!  se  dit-il  furieux  contre  lui.  Est-ce 
que  la  porte  de  ce  cabotm  est  le  seul  endroit  où 
il  y ait  de  la  couleur  verte? 

Us  marchent  pressés  l’un  contre  l’autre,  en 
amoureux,  sous  les  grands  marronniers  constellés 
de  fleurs  roses  et  blanches.  Mai  emplit  l’air  de 
parfums  et  de  rayons. 

Pourtant  : 

— Est-ce  que  tu  es  sortie  ce  tantôt?  questionne- 
t-il. 

— Oui.  Pas  mal  de  courses  même.  La  mar- 
chande de  musique,  la  couturière,  la  modiste,  le 
Magot  d’Or. 

Adroitement  Norbert  guide  la  promenade  de 
manière  à refaire  le  chemin  qu’a  dû  suivre  la 
jeune  femme  dans  la  journée,  et,  tout  en  mar- 
chant, il  examine  les  portes,  les  devantures. 

Au  retour,  sa  figure  s’est- un  peu  allongée.  Il  n’a 
rien  découvert. 

— Sais-tu?  glisse-t-il,  il  y a un  nouveau  loca- 
taire dans  notre  maison. 

— Ah! 

— Oui,  an  premier;  tu  sais,  la  porte  qu’on  a 
repeinte.  C’est  quelqu’un  que  tu  connais. 

— Qui  donc? 

— Sampayo. 

— Sampayo? 

— Le  ténor. 

- Ah!  oui,  celui  que  nous  avons  entendu  dans 
Don  Juan.  Une  voix  superbe,  mais  pas  assez  d’ex- 
pression; qu’en  penses-tu?  N’importe,  nous  lui 
devons  une  jolie  soirée. 

Tout  cela,  paroles,  gestes,  physionomie,  sonne 
la  vérité,  la  franchise,  la  loyauté. 

- Un  horrible  imbécile!  voilà  ce  que  je  suis, 
se  dit  Norbert  rentré  chez  lui. 

Le  lendemain  cependant,  en  allant  à son  bu- 
reau, le  jeune  homme  reprend  l’itinéraire  de  la 
veille:  il  inspecte  à droite  et  à gauche,  toujours 
sans  succès. 

Soudain,  au  moment  d’entrer  à la  sous-préfec- 
ture, un  cri  lui  échappe. 

Le  Magot  d'Or  ! Il  n’avait  pas  poussé  jusque-là 
la  veille. 

L’aimable  nuance  céladon  reluit  au  soleil  sur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


535 


toute  la  devanture  et  les  grosses  lettres  d’une 
pancarte  avertissent  de  prendre  garde. 

Norbert  se  retient  de  battre  un  entrechat. 

II 

11  est  rentré  très  gai  à l’heure  du  déjeuner. 

Il  ouvre  sa  serviette  de  maroquin,  cette  ser- 
viette qu’il  porte  d’un  air  grave  et  que  le  vulgaire 
croit  bourrée  d’austères  dossiers  : il  a l'habitude 
d’y  loger  toutes  sortes  de  bonnes  choses  qui  lui 
ont  tenté  l’œil  sur  sa  route.  Il  en  tire  un  pâté  aux 
truffes,  un  choix  de  jolis  gâteaux,  une  bouteille 
d’alicante.  — Pourtant  le  déjeuner  doit  être  vite 
expédié  : un  travail  supplémentaire,  un  coup  de 
collier  imprévu  ; il  faut  qu’il  retourne  à son  rond 
de  cuir  avant  l'heure  habituelle. 

Comme  la  main  effilée  d’Hortense  lui  verse  un 
moka  embaumé  : 

— Tu  n’as  plus  ta  robe  d’hier,  remarque-t-il. 

— Monsieur  vient  de  s’en  apercevoir?  Ceci  est 
une  robe  de  malin. 

— Ma  petite  Hortense,  reprend-il,  tu  n'as  pas 
fait  attention  hier?  11  y avait  sur  ta  manche... 

11  s’interrompt  brusquement.  Elle  le  regarde 
surprise. 

— Le  café  est  trop  chaud?  Tu  t’es  brûlé? 

— Oui...  Un  peu...  articule  péniblement  Nor- 
bert. 

— Bien  fait.  Ça  vous  apprendra  à être  si  pressé 
de  partir...  Mais  que  disais-tu?  Ma  manche? 

— Rien. 

Il  interroge  : 

— Tu  es  allée  ce  matin  au  Magot  d’Or? 

— Au  Magot  d’Or? Quelle  idée!  Je  ne  suis  allée 
qu’au  marché  avec  Mariette. 

L’œil  effaré  du  malheureux  considère  sur  cette 
robe  comme  sur  celle  de  la  veille,  en  haut  de  la 
manche,  une  tache  de  peinture  verte. 

III 

Au  bureau,  il  a été  comme  un  crin  tout  cel 
après-midi,  hargneux  avecles  camarades,  presque 
inconvenant  avec  les  chefs.  Le  garçon  grisonnant, 
assis  sur  sa  banquette,  le  regarde  d’un  air  con- 
sterné. 

Mais,  une  fois  dehors,  le  ciel  est  si  bleu,  la  rue 
est  si  gaie,  ses  soupçons  s’enfuient  honteux 
comme  des  chauves-souris  au  grand  jour. 

Hortense  l’attend  en  toilette  nouvelle  : un  cha- 
peau de  paille  garni  de  fleurs  des  champs,  une 
robe  bouton  d'or. 

— Tu  vois,  j’étrenne  ma  robe  d’été.  Eh  bien, 
Monsieur,  vous  ne  me  dites  rien?  — Je  devais 
faire  plusieurs  visites,  je  n’ai  été  que  chez  MmG 
Jaubert.  J’étais  pressée  de  revenir  pour  sortir 
avec  toi. 

Une  voix  étrange,  une  voix  qui  n’a  jamais  été 
entendue  dans  cette  coquette  petite  chambre,  une 
voix  rauque,  rugissante,  sinistre,  s’élève  : 


— Vous  avez  fait  une  autre  visite! 

— Que  dis-tu? 

— Ça!  ça!  D’où  ça  vient-il,  ça?  hurle  Norbert 
en  posant  le  doigt  sur  une  marque  verte  qui 
souille  la  manche  de  la  nouvelle  robe.  Expliquez 
ça! 

— Je  ne  sais...  Mais  quelle  voix!  Quels  yeux! 
Norbert  ! 

— Je  vais  l’expliquer,  moi!  Cela  vient  de  l'ap- 
partement du  ténor! 

— Plaît-il  ? 

Il  a décroché,  il  a jeté  à terre  les  deux  autres 
robes. 

— Niez!  Mais  niez  donc,  Madame!  Défendez- 
vous  ! 

Une  voile  rouge  l’aveugle;  il  a peur  dé  lui;  ses 
sanglots  éclatent  ; il  s’élance  dehors. 

Affaissée  sur  le  canapé,  Hortense  écoute  ses 
pas  qui  s’éloignent  et  il  lui  semble  que  c’est  le 
sang  de  son  cœur,  à elle,  qui  s’écoule!  Ses  yeux 
fixes  contemplent  les  deux  robes  à ses  pieds,  — 
ces  taches  incompréhensibles  — et  cette  autre 
tache  toute  pareille  qui  macule  la  toilette  quelle 
porte. 

Brusquement  elle  se  redresse.  Une  nerveuse, 
elle  aussi.  Elle  a pris  son  parti.  Dévêtue  en  un 
tour  de  main;  elle  met  une  autre  robe  précipi- 
tamment; elle  sort.  Elle  va  chez  un  avocat. 

Oui,  elle  y est  résolue  : une  séparation. 

Mais  en  chemin  elle  passe  devant  la  maison  de 
Mme  Dubouzet,  sa  vieille  amie,  son  conseil,  son 
guide  : elle  hésite  quelques  instants  ; elle 
monte. 

IV 

— Vous  séparer!  Mon  Dieu,  quel  coup!  Moi 
qui  étais  si  fière  d’avoir  fait  ce  mariage!  Au  mo- 
ment où  vous  êtes  arrivée,  Hortense, je  médisais 
qu’il  n’existait  pas  au  monde  deux  ménages  aussi 
heureux. 

— C’était  la  vérité,  Madame  Dubouzet,  jusqu’à 
la  scène  de  tantôt. 

- Mais  cette  scène,  que  signifie-t-elle?  Voyons, 
redites-moi  cela. 

Quand  Hortense  a refait  son  récit  : 

- Norbert  est  fou  ! déclare  Mme  Dubouzet. 

— Fou? 

- Il  a eu  une  hallucination.  Ces  taches  n’exis- 
tent pas. 

Hortense  reste  muette. 

- Vous  avez  bien  regardé;  il  n’y  avait  rien, 
n’est-ce  pas? 

- C’est  qu’au  contraire,  malheureusement... 
elles  y sont,  ces  taches  ! 

— Sur  les  trois  robes? 

— Sur  les  trois  ! 

— Mais  d’où  viennent-elles? 

— Je  me  creuse  la  têle...  J’ai  bien  songé  un 
instant  au  Magot  d’Or,  où  je  suis  allée  hier.  La 
devanture  venait  d’être  peinte;  mais  je  suis  sûre, 
entendez-vous  bien,  absolument  sûre  de  ne  pas 


536 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


m’être  tachée;  j’y  ai  fait  la  plus  grande  attention. 
Et  puis,  cela  n’expliquerait  que  la  première  mar- 
que. Et  les  deux  autres? 

Heureusement  je  suis  là,  dit  Mme  Du- 
bouzet,  liez-vous  à moi.  C’est  mon  fort  de  dé- 
brouiller les  énigmes! 

Elle  a chaussé  ses  lunettes. 

Veuve  d’un  commissaire  de  police,  Mme  Du- 
bouzet  se  croit  douée  de  facultés  d’analyse  et  de 
pénétration  hors  pair. 

- Allons  chez  vous!  commande-t-elle. 

V 

M"'6  Dubouzet  se  fait  d’abord  représenter 
les  trois  robes;  elle  les  examine  avec  un  soin 
méticuleux.  Chacune  porte  bien  sur  la  manche 
droite,  à la  hauteur  de  l’épaule,  une  empreinte 
de  peinture  verte. 

Cette  vérification  faite,  les  deux  dames  descen- 
dent au  premier  étage,  à la  porte  de  M.  Sampayo. 
La  couleur  est  encore  fraîche.  Sur  un  morceau 
d’étoffe  Mme  Dubouzet  en  prend  un  échantillon. 

On  revient  chez  Hortense;  on  rapproche  cet 
échantillon  des  trois  taches. 

Hélas!  point  d’hésitation  possible:  c’est  la 
même  nuance  exactement. 

Mme  Dubouzet  médite. 

— C’est  bien  simple,  conclut-elle.  Vous  avez, 
en  passant,  frôlé  cette  porte  sans  y prendre 
garde. 

— C’est  tout  ce  que  vous  trouvez?  s’écrie 
Hortense  impatientée.  Mais,  ma  pauvre  amie,  je 
n’ai  jamais  passé  devant  cette  porte  qui  est  au 
fond  d’un  corridor. 

Mme  Dubouzet  rumine  de  nouveau.  Puis  : 

- Etes-vous  sûre  de  votre  bonne? 

- Mariette!  Cette  enfant!  regardez-la. 

Une  seconde  d’examen  suffit  à faire  comprendre 
que  tout  soupçon  de  ce  côté  est  impossible. 

— J’y  suis!  s’écrie  la  bonne  dame.  Le  peintre, 
— quelque  barbouilleur,  un  gamin,  — s’est 
amusé  dans  l’escalier  à donner  des  coups  de  pin- 
seau  par-ci,  par-là. 

Ceci  vaut  peut-être  mieux.  De  nouveau  l’on 
descend;  on  examine  les  murs,  la  rampe,  chaque 
barreau.  Aucune  trace. 

Après  un  nouveau  délibéré  avec  elle-même } 
Mme  Dubouzet  relève  la  tèle,  et  très  bas,  à l’oreille 
d’ Hortense  : 

— Croyez-vous  aux  esprits? 


VI 

- Ma  chérie,  mon  ange,  pardon!  murmure 
Norbert  qui  vient  d’entrer  timide,  repentant, 
confus. 

Très  émue,  Hortense  abandonne  sa  main. 

— J'ai  plus  souffert  que  toi,  va,  ma  pauvre  Hor- 
tense. 


— N’y  pensons  plus,  s’écrie-t-elle,  tu  t’es  tout 
expliqué? 

— Mais  non. 

- Non? 

- C’est  toi  qui  m’expliqueras  tout  et  je  te  crois 
d’avance. 

- Nous  n’avons  rien  pu  débrouiller!  exclame 
Hortense. 

— C’est  une  affaire  difficile  ! déclare  Mme  Du- 
bouzet. 

Norbert  reste  un  moment  décontenancé.  Puis, 
riant  : 

- Eli  bien,  ne  débrouillons  pas  ! 11  y a une 
chose  qui  n’est  pas  embrouillée, c’est  que, malgré 
tous  les  embrouillamini,  nous  sommes,  toi  et 
moi,  absolument  sûrs  l’un  de  l’autre. 

- Gentil  ça!  Voilà  comme  je  t’aime! 

Elle  lui  tend  les  bras. 

Mme  Dubouzet  les  regarde  attendrie. 

Mais,  au  moment  d’embrasser  sa  femme,  Nor- 
bert se  recule  avec  un  cri. 

— Encore!  Ab!  cette  fois,  c’est  bien  fini? 
Infamie  ! 

Son  doigt  frissonnant  montre  l’épaule  d’Hor- 
tense.  Encore,  toujours  la  tache  verte! 

- La  signature  de  votre  crime!  hurle-t-il.  La 
quatrième  ! 

La  jeune  femme  s’est  dressée  hautaine,  les  yeux 
étincelants. 

— C’est  trop!  Je  pars! 

— Si  vous  lui  laissez  franchir  le  seuil,  dit 
Mme  Dubouzet  à Norbert,  elle  ne  reviendra 
jamais. 

Norbert  reste  muet  et  sombre. 

- Mariette!  mon  chapeau!  mon  collet! 

La  petite  bonne  obéit. 

Soudain  les  traits  crispés  de  la  jeune  femme  se 
détendent  ; elle  demeure  quelques  instants  immo- 
bile, puis  un  immense  éclat  de  rire  la  renverse 
sur  un  fauteuil,  bégayant  : le  collet!  Mme  Dubou- 
zet prise  de  la  même  hilarité  irrésistible  répète  : 
le  collet  ! le  collet  ! 

— Ce  collet  que  j’aimais  tant,  que  jemettaissur 
I ouïes  mes  robes!...  Monstre  de  collet! 

— Horreur  de  collet! 

Norbert  seul  n’a  pas  encore  compris. 

Le  voilà  pourtant,  le  mot  de  l’infernale  énigme  : 
le  collet  l’étale  lisible  pour  tous  les  yeux. 

Sur  le  taffetas  de  la  doublure,  ce  large  trait  vert  ! 
Mariette  tenait  sur  son  bras  ce  vêtement  de  sa 
maîtresse  lorsqu’elles  sont  entrées  la  veille  [au 
Magot  d’Or.  Peu  attentive,  la  petite  bonne.  La 
doublure  a touché  la  boiserie.  C’est  cette  grasse 
empreinte  qui  s’est  reproduite  sur  chaque  robe. 

A genoux,  les  yeux  pleins  de  larmes,  Norbert 
appuie  ses  lèvres  suppliantes  sur  la  main  de  sa 
femme  apaisée. 

)Mes  enfants,  ne  regrettez  rien,  dit  Mme  Du- 
bouzet. Vous  vous  aimerez  cent  fois  mieux 
qu’avant! 

Albert  FERMÉ. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


537 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Elle  est  comme  le  commencement,  comme  le  pre- 
mier tintement  d’un  glas,  la  distribution  de  prix  de 
l’Exposition...  Nous  n’avons  plus  que  deux  mois  à 
passer  au  milieu  de  cet  amoncellement  de  curiosités 
et  de  vraies  richesses.  Déjà!  Et  l’on  se  prend  à re- 
gretter, plus  que  jamais,  le  temps  écoulé. 

La  réalité  de  cette  prochaine  dispersion  de  tout  ce 
que  nous  avons  tant  et  tant  admiré,  devient  de  plus 
en  plus  tangible  en  raison  des  discussions  qui  s’enga- 
gent sur  la  conservation  entière  ou  partielle  de  ceci 
ou  de  cela.  Il  n’y  a de  décision  prise,  ferme,  qu’en 
ce  qui  concerne  les  deux  palais  des  Champs-Elysées 

— destinés,  l’un  aux  expositions  annuelles  des  Beaux- 
Arts  et  aux  exhibitions  du  Concours  hippique  — 
l’autre  aux  collections  de  la  Ville  de  Paris;  on  n’y 
laissera  que  très  peu  de  chose  de  ce  qu’il  renferme 
actuellement;  les  emprunts  seront  rendus  aux  collec- 
tionneurs, aux  églises,  aux  musées  et  aussi  aux  châ- 
teaux. 

C'est  de  toute  justice,  et  il  serait  regrettable  qu’on 
dépouillât  les  châteaux  surtout,  définitivement,  au 
profit  du  Petit  Palais.  Nous  avons  éprouvé  de  grandes 
joies  à le  visiter,  à goûter  la  « synthèse  d’art  » qu’il 
offrait,  mais  nous  sommes  partisans  de  la  décentra- 
lisation artistique  plutôt  que  d’une  centralisation 
parisienne  qui,  en  l’absence  d’attractions  autres,  lais- 
serait la  province  nue,  Paris,  d’ailleurs,  étant  privé 
des  curieux  qui  y affluent  aujourd’hui.  Il  faut  leurs 
meubles  à Compiègne,  à Versailles,  à Fontainebleau, 
à toutes  ces  superbes  demeures  o Ci  les  retrouver  con- 
stitue pour  nous,  au  cours  d’une  excursion,  un  plaisir 
inattendu,  prévu  pourtant  par  les  guides. 

Sans  cette  parure,  les  châteaux  historiques  sont 
froids  et  médiocrement  intéressants.  La  sensation  de 
vide  qu’ils  donnent  désole  même  leurs  gardiens! 
A Fontainebleau,  tout  cet  été,  un  de  ces  braves  fonc- 
tionnaires en  bicorne  qui  répètent  avec  force  cuirs 
un  boniment  joyeusement  composé,  commençait  le 
sien  par  cette  déclaration  solennelle,  faite  sur  un  ton 
lamentable  : « Mesdames  et  Messieurs,  il  y a 57  pièces 
dans  le  château.  Il  n’y  en  a plus  que  4 intactes. 
Le  reste  a été  démeublé  au  profit  du  Petit  Palais  qui 
en  est  rempli.  On  a emporté  six  voitures  de  meubles 
tirées  par  quatre  chevaux!  Je  les  ai  vues,  là,  dans  la 
cour.  » 

Evidemment,  cet  homme  avait  un  chagrin  exagéré 

— né  d’amour-propre  professionnel.  On  lui  rendra  la 
tranquillité  bientôt,  au  courant  de  novembre.  11  re- 
verra ses  consoles  et  ses  glaces  et  ses  fauteuils.  Ils  lui 
sont  dus  et  aux  Anglais  et  aux  touristes  aussi.  La  ville 
de  Paris  est  assez  riche  pour  suppléera  ces  « rendus  ». 
Le  Petit  Palais,  par  ses  soins,  aura  quand  même  bel 
aspect. 

Mais,  en  plus  de  ces  constructions,  définitives  dès 
le  début,  que  conservera-t-on?...  Les  Invalides  doi- 
vent disparaître  en  entier;  l’avenue  centrale  qui  y a 
été  édifiée,  est  mesquine,  sans  largeur;  tout  au  plus 
trouve-t-on  assez  grand  air  aux  façades  de  ces  deux 
grandes  ailes  sur  la  Seine;  mais  il  faut,  pour  cela,  la 
lumière  crue  des  illuminations.  Les  Invalides  ne  se- 
ront regrettés  que  le  soir. 

Tout  autour,  rien  à garder  : les  petits  villages  arté- 


sien, breton,  poitevin,  assez  pittoresques,  qui  ont  été 
établis  au  long  de  rue  de  Constantine,  sont  de  gentils 
décors  de  théâtre.  Autant  en  emportera  le  chiffonnier. 

Voici  maintenant,  au  Champ  de  Mars,  la  salle  des 
fêtes.  Elle  a été  jugé  grandiose,  mais  assez  difficile- 
ment utilisable.  Qu’en  ferait-on?  Pour  les  concerts, 
Paris  a déjà  la  salle  du  Trocadéro,  qui  suffit.  L’acous- 
tique, ici,  n’est  pas  meilleure.  Et  quant  aux  matinées, 
aux  bals,  mieux  vaut  n’en  point  parler.  Ils  ont  trop 
peu  réussi!  — A la  pioche  donc,  la  salle  des  fêtes,  — 
à la  pioche,  hélas!  mais  cette  démolition  ne  se  fera 
pas,  naturellement,  sans  précautions.  Toute  la  partie 
décorative,  panneaux,  tableaux,  etc.,  doit  être  trans- 
portée... on  ne  sait  où,  mais  on  avisera  sans  doute. 
C’est  une  obligation  stricte  vis-à-vis  des  artistes  qui 
ont  collaboré  à cette  belle  œuvre. 

Nous  trouvons  ensuite  le  Château-d’Eau.  C’est  du 
staff.  A la  pioche!  Et,  plus  loin,  les  constructions  de 
même  importance,  panoramas,  musées  particu- 
liers, etc.,  à la  pioche  aussi!  Des  amis  s’efforceront 
de  sauver  sans  doute,  certaines  parties,  telles  que  le 
carré  de  bâtisses  diverses  élevées  auprès  du  Tour  du 
monde  et  comprenant  notamment  le  Palais  du  cos- 
tume. Nous  n’y  voyons  pas  de  mal.  Cela  fera,  dans  ce 
coin,  une  sorte  de  « petite  foire  » qui  survivra  à la 
grande  pendant  le  temps  que  dureront  torchis  et  plâ- 
tras. 

Nous  arrivons  aux  bords  de  la  Seine.  C’est  ici  que 
l’on  doit  être  le  plus  généreux,  le  plus  indulgent. 
Evidemment,  le  panorama  des  deux  rives  était  le  clou 
de  l’Exposition.  Il  conviendrait  qu’on  en  conservât 
tout  ce  qu’on  pourra,  tout  ce  qui,  des  Palais  étrangers, 
est  capable  de  tenir  debout  assez  longtemps,  toutes 
les  serres  et  l’aquarium,  puis  l’ordonnancement  des 
avenues  qui  rejoignent  la  porte  monumentale,  con- 
damnée, elle,  à la  disparition  sans  phrases.  On  aurait 
de  la  sorte  une  Seine  nouvelle  dans  cette  partie-là, 
qui,  naguère,  n’était  guère  séduisante  et  qui,  avec 
son  modernisme,  très  diversifié,  contrasterait,  — 
Paris  ayant  repris  sa  physionomie,  — avec  la  Seine 
antique  du  Pont  des  Arts  et  du  Pont-Neuf. 

Paul  BLUYSEN. 

Géographie 

Le  Congrès  national  des  Sociétés  françaises 
de  géographie. 

Parmi  les  nombreuses  attractions  créées  à l’occasion 
de  l’Exposition  universelle,  l’une  des  plus  curieuses 
et  des  plus  intéressantes  est  assurément  cette  variété 
de  réunions  organisées  par  les  savants  et  les  spécia- 
listes du  monde  entier  en  vue  de  discuter  les  différents 
problèmes  scientifiques,  industriels,  économiques. 
Parmi  ces  congrès  déjà  signalés  aux  lecteurs  du  Ma- 
gasin pittoresque,  une  place  à part  revient  aux  Congrès 
géographiques.  Comme  l’a  si  bien  exprimé  l’un  de  nos 
maîtres  en  géologie,  M.  A.  de  Lapparent  : « ...  la  géo- 
graphie, en  apprenant  aux  hommes  à se  rechercher 
pour  mieux  connaître  leur  commune  demeure,  est  la 
science  sociale  par  excellence,  celle  qui  peut  le  mieux 
contribuer  à l’extinction  des  préjugés,  des  haines  et 
des  rancunes.  » Nous  pensons  donc  être  agréables  à 
nos  lecteurs  en  leur  rendant  compte  du  Congrès  de 


538 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


géographie  tenu  à Paris,  du  20  au  23  août  de  cette 
année. 

Établissons  tout  de  suite  une  distinction  entre  les  con- 
grès nationaux  et  les  congrès  internationaux  de  géo- 
graphie. Ces  derniers  ont  été  inaugurés,  en  1871,  à 
Anvers  et  se  sont  renouvelés,  depuis,  tous  les  cinq  ou 
sept  ans.  Le  plus  récent,  le  septième,  a eu  lieu  l’année 
dernière  avec  éclat  à Berlin.  C’était  une  des  raisons 
pour  lesquelles  il  n’a  pu  être  organisé  de  congrès 
international  cette  année,  le  règlement  limitant  les 
intervalles  à cinq  ans  au  moins.  Les  congrès  nationaux 
de  géographie  datent,  en  France,  de  l’année  1878. 

Le  premier  a eu  lieu  à Paris,  à l’occasion  de  l’expo- 
sition de  cette  année-là.  Il  s’est  tenu,  depuis,  tous  les 
ans,  dans  différentes  villes  du  territoire  : Lille,  Lyon, 
Nancy,  Saint-Nazaire,  Montpellier,  Marseille  et,  en 
dernier  lieu,  à Alger. 

Un  règlement  général,  ayant  subi  déjà  diverses  mo- 
difications, établit  que  tous  les  membres  de  Sociétés 
françaises  de  géographie  (celles-ci  sont  actuellement 
au  nombre  de  vingt-cinq  environ  disséminées  sur  divers 
points  de  la  France)  ont  le  droit  de  faire  partie  de  ces 
réunions.  Exceptionnellement,  aucune  cotisation  n’est 
exigée  des  adhérents  aux  Congrès  nationaux  de  géo- 
graphie. Le  programme,  plus  restreint  que  ceux  des 
congrès  internationaux,  comporte  des  questions  de 
géographie  générale,  de  géographie  régionale,  de 
géographie  politique  et  économique,  toutes  questions 
envisagées  particulièrement  au  point  de  vue  national 
français.  La  réunion  de  cette  année  a eu  lieu,  comme 
nous  l’avons  déjà  dit,  du  20  au  2a  août. Parmi  les  su- 
jets traités,  nous  citerons  : la  géographie,  son  domaine, 
ses  limites',  rôle  de  la  France  dans  une  association 
cartographique  internationale;  — monographies  dépar- 
tementales; — rapports  sur  diverses  missions  scienti- 
fiques; — notes  économiques  sur  quelques-unes  de  nos 
colonies  ; — travaux  du  service  géographique  de  l'armée; 
monographies  locales  : Landes,  Niger,  etc. 

Les  congressistes,  venus  de  tous  les  points  de  France 
etde  l’Algérie,  étaient  au  nombre  d’environ  deux  cents. 
Il  s’en  faut  que  tous  les  adhérents  soient  assidus 
aux  séances.  Un  quart  environ  des  membres  inscrits 
suit  généralement  les  travaux  des  Congrès.  Ces  travaux 
consistent  dans  les  communications  faites  par  divers 
membres,  communications  parfois  connues  déjà  à 
l’avance  par  quelques  initiés,  le  plus  souvent  destinées 
à être  reproduites  dans  le  compte  rendu  du  Congrès  et 
distribués  à tous  les  adhérents. 

La  réunion  du  21e  Congrès  des  Sociétés  françaises 
de  géographie  a débuté  par  un  discours  de  bienvenue 
adressé  aux  délégués  des  différentes  associations,  par 
le  président  de  la  société  de  géographie,  M.  Alfred 
Grandi dier.  Le  général  Derrécagaix,  président  du  Con- 
grès, a ensuite,  dans  un  discours  substantiel,  exposé 
les  progrès  accomplis  dans  les  sciences  géographiques 
durant  le  xixc  sièçle. 

L’honorable  président  fait  remarquer  avec  grande 
justesse  que  le  siècle  qui  vient  de  s’écouler  a achevé 
la  découverte  du  monde.  La  surface  entière  du  globe 
est  à peu  près  connue  et  parcourue  par  la  vapeur  et 
l’électricité.  De  nombreuses  et  excellentes  publications 
inspirées  par  ces  progrès  apparaissent  dans  les  centres 
éclairés  pour  vulgariser  les  notions  acquises,  tandis 
que  de  nouvelles  sociétés  géographiques  se  créent 
pour  développer  le  goût  de  ces  études  et  les  encou- 
rager par  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir. 

Parmi  les  communications,  il  y aurait  lieu  de  si- 


gnaler celle  de  M.  Marcel  Dubois  sur  les  méthodes 
d’enseignement  géographique  adoptées  en  France; 
celle  du  capitaine  Ollivier  sur  le  rôle  des  troupes  de 
la  marine  dans  les  découvertes  géographiques  de  la 
seconde  moitié  du  xixc  siècle;  M.  Bottin,  président  de 
l’Union  géographique  du  nord  de  la  France,  s’occupe 
de  la  question  du  canal  du  Nord;  l’amiral  Servan, 
président  de  la  Société  de  géographie  d’Alger,  fournit 
un  aperçu  nouveau  sur  l’hydrographie  du  Niger. 
D’autres  mémoires  portent  sur  l’orographie  pyré- 
néenne, les  littoraux  étangs  des  landes  de  Gascogne, 
sur  l’hydrographie  du  Bahr  elGhazal,  etc.  Le  nombre 
total  des  sujets  traités,  soit  en  séance,  soit  par  le  dé- 
pôt de  mémoires,  était  de  quarante-deux. 

A côté  de  ces  communications,  le  programme  des 
congrès  comporte,  comme  on  sait,  des  vœux  qui  pré- 
sentent habituellement  la  partie  la  plus  intéressante 
de  ces  réunions.  Tous  les  membres  ayant  droit  de 
discussion  et  de  vote,  l’Assemblée  entière  y prend 
part,  des  opinions  sont  émises  et  combattues,  l'audi- 
toire s’anime. 

Parmi  les  voeux  émis  par  le  21e  Congrès  national  de 
géographie,  nous  signalerons  particulièrement  celui 
proposé  parM.  Ch.  Lemireet  qui  a trait  à l’établissement 
des  câbles  sous-marins  français.  Un  sait  que  la  plu- 
part des  nations  européennes  sont  tributaires  de  l’An- 
gleterre en  ce  qui  concerne  les  communications 
télégraphiques  à travers  les  océans.  Les  communica- 
tions enlre  la  métropole  et  les  colonies  se  trouvent 
ainsi  presque  sous  la  dépendance  des  services  télégra- 
phiques étrangers,  parfois  hostiles. 

Un  autre  vœu  signale  au  gouvernement  la  nécessité 
d’assurer  à notre  pays  l’exploitation  d'une  riche  région 
houillière  de  la  Chine  méridionale,  limitrophe  du 
Tonkin,  récemment  reconnue  par  un  de  nos  compa- 
triotes, M.  Leclère. 

Le  Congrès  n’a  pas  manqué  d’adresser  un  salut  aux 
vaillants  officiers,  morts  sur  la  terre  d’Afrique  : le 
commandant  Lamy  et  le  capitaine  de  Cointet,  aux- 
quels le  Magasin  Pittoresque  a rendu  un  hommage 
mérité  dans  son  dernier  numéro. 

De  son  côté,  le  Comité  organisateur  n’a  pas  ménagé 
ses  efforts  pour  procurer  à ses  hôtes  les  délassements 
compatibles  avec  le  caractère  scientifique  de  la  réu- 
nion. 

Une  soirée  a été  offerte  aux  congressistes  par  le 
prince  Roland  Bonaparte,  président  de  section  de  la 
Société  de  géographie,  et  un  banquet  amical  a réuni 
la  plupart  des  adhérents  le  jeudi  soir,  23  août,  chez 
Marguery. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

On  crie  beaucoup  après  la  statistique  et  les  statis- 
ticiens. Il  est  pourtant  quelquefois  bon  de  faire  un 
peu  de  statistique,  car  on  peut  en  tirer  de  profitables 
enseignements  sur  les  choses  qui  nous  intéressent  au 
plus  haut  degré. 

C’est  le  cas  d’étudier,  d’après  les  renseignements 
publiés  il  y a quelques  jours  par  le  Journal  Officiel . 
sur  le  nombre  des  corps  de  l’armée  française  n’ayant 
pas  leur  complet  de  sous-officiers  rengagés,  la  situa- 
tion de  ce  rouage  si  important  de  notre  armée.  A une 
époque  où  l’on  parle  si  fort  de  l’application  possible 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


539 


du  service  de  deux  ans,  il  est  bon  d’exposer  la  situa- 
tion exacte  de  ces  utiles  auxiliaires  du  commande- 
ment, sans  lesquels  tout  service  à court  terme  ne  peut 
donner  que  des  résultats  imparfaits  et  déplorables. 

Il  y a lieu  d’étudier  aussi,  d’après  l 'Officiel,  si  le 
service  restreint  est  compatible  avec  le  système  de 
recrutement  régional.  Bien  que  la  place  nous  soit 
mesurée,  nous  allons  nous  efforcer  d’exposer  quelques 
chiffres  sur  lesquels  nos  lecteurs  pourront  méditer  à 
leur  aise. 

Tout  d’abord,  parmi  les  163  régiments  d’infanterie 
de  ligne,  53  ont  un  incomplet  en  sous-officiers  renga- 
gés; sur  30  bataillons  de  chasseurs,  il  yen  a 14;  sur 
79  régiments  de  cavalerie,  il  n'y  en  a que  12;  mais 
13  bataillons  d’artillerie  à pied  sur  18,  et  24  régiments 
d’artillerie  de  campagne  sur  40,  sont  visés  par  la  com- 
munication ministérielle,  ainsi  que  6 régiments  du 
génie  sur  les  7 existants.  Les  proportions  de  l’incom- 
plet sont  donc  à peu  près  d’un  tiers  pour] l’infanterie 
de  ligne,  de  la  moitié  pour  les  chasseurs  à pied,  du 
sixième  pour  la  cavalerie,  des  trois  quarts  pour  l’ar- 
tillerie à pied,  d’un  peu  plus  de  la  moitié  pourl'arlil- 
lerie  de  campagne,  et  des  six  septièmes  pour  le  génie. 
La  cavalerie  est  donc  l’arme  dans  laquelle  on  rengage 
le  plus  de  sous-officiers;  puis  vient  l’infanterie  de 
ligne,  les  chasseurs  à pied,  l’artillerie  de  campagne, 
l’artillerie  à pied  et  enfin  le  génie.  Comme  on  peut 
s’en  rendre  compte,  ce  sont  les  armes  spéciales  qui 
sont  les  plus  défavorisées.  A quoi  cela  tient-il  ? Est- 
ce  à un  service  plus  pénible,  exigeant  des  aptitudes 
plus  grandes  et  une  instruction  générale  plus  étendue  ? 
C’est  possible.  Ce  qui  n’empêche  pas  de  regretter  que 
la  pénurie  des  rengagés  se  fasse  surtout  sentir  dans 
les  chasseurs  à pied,  l’artillerie  et  le  génie. 

Si  nous  passons  à un  autre  ordre  d’idées,  nous  éta- 
blirons que  les  corps  d’armée  peuvent  se  classer  dans 
l’ordre  suivant,  d’après  le  nombre  de  leurs  corps  de 
troupe  ayant  l’incomplet  en  rengagés  : VIe  Corps  avec 
15;  IIe  Corps:  13;  IIIe  Corps  : 10;  XIVe  Corps:  10; 
Ve  Corps  : 8 ; Ier  Corps  : 8 ; IVe,  Xe,  VIIe  et  XXe  Corps  : 
7 ; VIIIe  Corps  : 5 ; IXe,  XIIe  et  XIIIe  Corps  : 4 ; XIe  et 
XVe  Corps  : 3 ; XVIIIe  Corps  : l ; XVIe  et  XVIIe  Corps  : 
néant.  Mentionnons  aussi  le  XIXe  Corps,  qui,  à part 
quelques  bataillons  d’Afrique,  a tous  ses  autres  corps 
au  complet. 

Les  mauvaises  garnisons  du  VIe  Corps  et  le  nombre 
plus  considérable  de  ses  régiments,  expliquent  assez 
son  rang.  La  situation  des  IIIe,  IVe  et  Ve  Corps  qui 
fournissent  la  garnison  de  Paris  et  celle  du  XIVe  Corps 
qui  fournit  celle  de  Lyon,  ne  peut  s’expliquer  que  par 
la  fréquence  des  changements  de  garnison  qui,  se  re- 
produisant tous  les  deux  ans,  ne  permet  pas  aux  sous- 
officiers  rengagés  de  s’attacher  à la  région  à laquelle 
appartiennent  leurs  régiments.  Une  dernière  remarque 
enfin,  c’est  que  les  régions  du  Nord,  de  l’Est  et  du 
Sud-Est,  sont  celles  où  les  rengagements  sont  les  plus 
rares.  Pour  le  Ier,  IIe  et  Xe  Corps,  cela  tient  certaine- 
ment à la  nature  du  recrutement  régional.  Au  con- 
traire, plus  on  descend  du  Nord  au  Sud  de  la  France, 
plus  les  Corps  d’armée  sont  favorisés  comme  sous- 
officiers  rengagés. 

De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  que,  tant  que 
nous  ne  posséderons  pas  dans  loutes  les  régions  et 
dans  toutes  les  armes,  le  complet  en  sous-officiers 
rengagés,  toute  discussion  sur  le  service  de  deux  ans 
ne  pourra  qu’être  oiseuse  et  nuisible. 

Capitaine  FANFARE 


LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Le  gouvernement  anglais,  qui  regarde  anxieuse- 
ment du  côté  de  la  Chine  où  les  plus  formidables 
complications  peuvent  surgir  d’un  moment  à l’autre, 
répète  tous  les  jours  que  la  guerre  du  Transvaal  est 
moralement  terminée.  Espère-t-il  se  tromper  lui- 
même?  En  tout  cas,  les  événements  se  chargent  de  le 
ramener  à une  plus  exacte  compréhension  de  la  si- 
tuation. 

Le  vaillant  De  Wet,  cerné  dans  l’État  d’Orange  pat 
lord  Kitchener  et  lord  Methuen,  évolue  tranquillement 
au  milieu  des  colonnes  anglaises  qui  le  pressent  de 
toutes  parts,  et  le  jour  même  où  l’on  espérait  ap- 
prendre sa  capture  à Londres,  les  journaux  nous  an- 
noncent que  ce  diable  d’homme  a encore  une  fois 
échappé,  en  franchissant  le  Vaal  pour  donner  la  main 
à ses  camarades  du  Transvaal. 

Lord  Kitchener  est  furieux  d'avoir  laissé  échapper 
la  proie  tant  convoitée,  et  lord  Methuen  se  frotte  sans 
doute  les  mains  en  constatant  que  le  fameux  « sirdar  », 
l’espoir  de  l’Angleterre,  n’est  pas  plus  malin  que  lui. 

Et  pendant  ce  temps-là,  les  listes  officielles  des 
morts  et  des  blessés  s’enflent  chaque  semaine  dans 
une  proportion  des  plus  inquiétantes  pour  nos  ex- 
cellents voisins. 

A la  date  du  4 juillet,  le  gouvernement  de  Sa  Gra- 
cieuse Majesté  avouait  29  706  morts  et  blessés;  au 
commencement  d’août,  nous  étions  à 36  559,  soit 
2 000  hommes  mis  hors  de  combat  chaque  semaine, 
sans  compter  les  malheureuses  victimes  qui  succom- 
bent dans  les  hôpitaux. 

Or,  dans  les  comptes  rendus  de  combats  que  veuf 
bien  nous  faire  connaître  lord  Roberts,  on  parle  tou- 
jours de  quatre  ou  cinq  tués  et  d’une  douzaine  de 
blessés  ! 

Et  le  peuple  anglais  continue  d’applaudir  aux  ca- 
lembredaines que  lui  débitent  quotidiennement  les 
journaux  deM.  Chamberlain. 

La  vérité,  c’est  qu 'aujourd’hui  l’insaisissable  De 
Wet  tient  toujours  la  campagne,  que  Delarey,  Grobler 
et  les  deux  Botha  ne  se  laissent  nullement  intimider 
par  les  grosses  divisions  de  lord  Roberts,  et  qu’en 
dépit  de  la  pointe  poussée  par  ce  dernier  sur  Middel- 
burg,  — pure  satisfaction  donnée  aux  politiciens,  — - la 
situation  de  ce  dernier  ne  s’est  nullement  améliorée. 

Tout  récemment,  . j’exprimais  l’espoir  de  revoir 
bientôt  les  Boers  brûler  la  politesse  à Buller  et  réoc- 
cuper Ladysmith.  Cette  sorte  de  boutade  serait-elle 
en  train  de  se  réaliser?  Les  journaux  annoncent,  à la 
date  du  24  août,  que  les  Boers  ont  pénétré  en  Nata- 
lie, qu’ils  occupent  Newcastle  et  interceptent  la  voie 
ferrée  à Dannhauser.  Avouez  que  rien  ne  serait  plus 
comique  que  de  voir  le  général  Buller  forcé  de  reve- 
nir sur  ses  pas,  lui  qui  semble  vouloir  menacer 
aujourd’hui  Machadodorp  et  le  district  de  Lydenburg! 

En  attendant,  les  combats  et  les  escarmouches  se 
succèdent  sur  l’immense  ligne  qui  s’étend  de  Mafe- 
king  à Middelhurg,  en  passant  par  Rustenburg  et 
Pré to l ia  ; les  commandos  d’Ollivier  tiennent  toujours 
la  campagne  dans  l’est  de  l’Etat  d’Orange;  les  fédé- 
raux reparaissent  en  Natalie;  les  chemins  de  fer  sont 
coupés  presque  chaque  jour  sur  dix  points  à la  fois; 
le  généralissime  Botha  dispose  encore,  dit-on,  d’une 


840 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nombreuse  artillerie  et  de  20000  hommes  résolus  à 
mourir  plutôt  que  de  renoncera  leur  liberté;  le  vieux 
président  Krüger  reste  plein  de  confiance  dans  l’issue 
de  cette  extraordinaire  campagne  : telle  semble  être 
la  situation,  — telle,  du  moins,  qu’on  peut  la  .juger 
d'après  les  dépêches  anglaises,  car  la  vérité  vraie, 
nous  ne  la  connaîtrons  qu’après  la  guerre,  Dieu  seul 
sait  quand! 

EN  CHINE 

Les  événements  ont  marché  en  Chine,  cette  aler- 
uère  quinzaine,  beaucoup  plus  vite  qu’on  ne  pouvait 
l’espérer.  Hâtons-nous  d’ajouter  que  le  plus  complet 
■succès  a couronné  jusqu'ici  le  raid  audacieux  tenté 
par  une  petite  colonne  de  15  000  hommes  environ  sur 
Pékin. 

Le  plus  curieux  de  l'histoire,  c’est  que  la  colonne 
internationale  est  partie  de  Tien-Tsin  sans  tambours 
ni  trompettes,  si  j’ose  ainsi  parler,  sans  généralissime 
désigné,  et  qu’elle  est  arrivée  sous  les  murs  de  Pékin 
après  une  série  de  sanglants  combats  avant  même 
qu’on  ne  sût  au  juste,  dans  cette  bonne  vieille  Europe, 
si  elle  était  réellement  en  route! 

Ce  qui  importe,  c’est  qu’on  a la  certitude  aujour- 
jourdhui  que  les  légations  sont  enfin  délivrées  et 
que  nos  ministres  et  leurs  familles  sont  sains  et 
saufs.  Les  pertes  subies  pendant  les  deux  mois  de 
siège  soutenus  contre  les  Chinois  sont  de  65  tués  et 
150  blessés. 

Le  12  août,  les  troupes  alliées  résolurent  de  se  con- 
centrer le  surlendemain  à 5 millet)  de  Pékin  et  de  don- 
ner l’assaut,  le  15  août  : l’attaque  commença  cependant 
le  14,  à l’aube,  et  le  soir  même  la  capitale  chinoise 
était  entre  nos  mains,  et  les  légations  occupées  par 
les  troupes  internationales. 

Il  m’est  absolument  impossible,  vu  le  peu  de  place 
dont  je  dispose,  d’entrer  dans  le  détail  de  ces  opé- 
rations; je  me  borne  à enregistrer  le  résultat  presque 
inespéré  de  cette  brillante  et  courte  campagne. 

Mais  que  sont  devenus  l’empereur  et  la  vieille 
impératrice  ?.  Le  gouverneur  du  Chan-Toung  affirme 
que  l’empereur  n’a  pas  quitté  Pékin.  D’autres  dé- 
clarent que  le  Fils  du  Ciel  s’est  enfui  avec  l’impéra- 
trice vers  des  deux  moins  chargés  de  tempêtes.  Nous 
■serons  sans  doute  bientôt  fixés  sur  ce  point.  La  Ques- 
tion, du  reste,  est  du  plus  haut  intérêt,  car  il  s’agit 
maintenant  de  savoir  avec  quel  pouvoir  les  alliés  vont 
traiter.  On  dit  bien  que  ce  vieux  roué  de  Li-IIung- 
•Chang  est  officiellement  désigné  pour  entamer  des 
négociations  avec  les  ministres  européens.  Mais, 
désigné  par  qui?  Où  est  le  gouvernement  chinois?  En 
•existe-t-il  un?  Ce  n’est  pas  bien  sûr. 

La  situation  reste  donc  des  plus  obscures.  Sou- 
haitons qu’elle  s’éclaircisse  un  peu  avant  l’arrivée  du 
maréchal  allemand  de  Waldersee  qui,  muni  sans 
doute  de  pleins  pouvoirs  pour  jouer  un  rôle  diploma- 
tique et  militaire,  n’arrivera  à Tien-Tsin  que  vers  la 
fin  de  septembre. 

D’autre  part,  des  renforts  considérables  de  toutes 
les  nations  sont  en  route;  la  véritable  armée  inter- 
nationale ne  sera  point  prête  à l’action  avant  le  mois 
d’octobre.  D’ici  là,  la  plus  grande  prudence  s’impose. 
Nos  légations  sont,  délivrées,  et  c’était  là  la  besogne 
la  plus  ingrate  à accomplir,  mais  la  question  chinoise 
reste  entière. 

Ouvrons  l’œil,  et  surveillons  étroitement  les  agis- 


sements de  messieurs  les  Anglais  dans  la  riche  vallée 
du  Yang-Tsé. 

Henri  MAZEREAU. 

'S&S 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Contrexéville,  25  août. 

Le  shah  de  Perse,  qui  a honoré  de  sa  visite  l’éta- 
blissement thermal  de  Contrexéville,  et  qui  y a re- 
trouvé une  santé  llorissante,  a été  pendant  son  séjour 
ici  un  des  propagandistes  les  plus  heureux  de  la  vie  en 
plein  air.  Qui  l’eût  cru  ! Ce  souverain  asiatique  est  un 
amateur  passionné  des  sports.  A Contrexéville,  le 
Syndicat  des  médecins  a organisé  un  tir  aux  pigeons, 
que  le  shah  de  Perse  a fréquenté  presque  autant  que 
les  sources  du  Pavillon  et  de  la  Souveraine. 

Avec  sa  suite  nombreuse  et  quelques  invités  de 
distinction,  il  a accompli  des  prodiges.  11  est  difficile 
de  rencontrer  tireur  plus  merveilleux  que  le  shah. 

Il  lui  est  aisé  d’abattre  trente  pigeons  coup  sur 
coup,  sans  en  manquer  un  seul.  Le  pigeon  est  rendu 
pour  lui  un  but  trop  facile.  Si  le  shah  était  resté 
trois  mois  à Contrexéville,  c’eût  été  une  véritable  hé- 
catombe de  ces  jolis  oiseaux  qui  rendent  tant  de  ser- 
vices à l’homme,  dont  l’ingratitude  est  vraiment 
noire. 

Parmi  les  tireurs  qui  se  sont  fait  remarquer  après 
le  shah  par  leur  adresse,  je  citerai,  en  dehors  du 
grand  vizir,  le  prince  Cantacuzène  et  M.  Goddyn  de 
Lye,  chasseurs  émérites  devant  l’Éternel.  La  saison  a 
été  brillante  de  tous  points,  et  l’Exposition  n’a  pas 
fait  de  tort  à Contrexéville,  comme  on  le  craignait. 

C’est  que  l’administration  des  eaux  n’a  ménagé 
ni  son  argent  ni  ses  peines  pour  intéresser  et  amuser 
ses  baigneurs,  de  plus  en  plus  difficiles,  parce  qu’ils 
ont  été  très  gâtés. 

L’année  dernière,  elle  s’est  attachée  un  excellent 
professeur  d’escrime  de  Paris,  Masselin,  qui  organisa 
plusieurs  poules  à l’épée  dans  le  parc  de  la  station.  Le 
public  qui  y assiste  fut  nombreux.  Masselin,  qui  a été 
appelé,  il  y a quelques  mois,  par  l’ambassade  de 
France  à Berlin  pour  donner  à nos  attachés  d’ambas- 
sade des  leçons  d’escrime,  s’était  fait  remplacer  cette 
année  par  Lucien  Large,  un  des  jeunes  professeurs 
parisiens  dont  l’avenir  apparaît  le  plus  brillant. 

Lucien  Large  a suivi  l’exemple  de  Masselin.  11  a or- 
ganisée Contrexéville  et  à Vittel,  des  poules  à l’épée 
qui  ont  attiré  un  public  plus  nombreux  encore  que 
les  années  précédentes. 

La  dernière  poule,  qui  s’est  disputée  il  y a deux 
jours  pour  clôturer  la  saison  sportive,  a réussi  au 
delà  de  toutes  les  espérances.  En  examinant  le 
monde,  beaucoup  de  dames  en  jolies  toilettes  d’été, 
françaises,  américaines,  anglaises,  autrichiennes, 
faisant  assaut...  de  beauté  et  de  bon  goût.  Du  côté  des 
hommes,  un  certain  nombre  d’officiers,  entre  autres 
le  général  de  Brye,  commandant  de  corps  d’armée, 
l’intendant  militaire  Pozzo  di  Borgo,  le  général  Forget, 
qui  présidait  les  assauts.  A citer  encore  : MM.  La- 
vedan,  comte  de  Rochefort,  comte  de  Brandon,  duc 
de  Marinier,  prince  de  la  Glorieta,  comte  de  Beaufort, 
le  D1'  Debout  d'Estrées,  le  Dr  Gruaux,  Sir  Henry 
Burdett,  Thomson,  député;  Cornély,  Klotz,  Mori- 
not,  etc.,  etc. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


541 


Je  dois  signaler  aussi  la  présence  de  nombreux 
photographes  amateurs  qui  deviennent  de  jour  en 
jour  plus  sportifs. 

Enfin  les  tireurs,  et  parmi  eux  le  professeur  Lucien 
Large  et  le  capitaine  de  la  Falaise.  J’ai  déjà  eu 
l’occasion,  dans  ma  chronique  de  quinzaine,  de  parler 
de  ce  jeune  et  brillant  officier,  dont  les  succès  ne  se 
comptent  plus. 

Je  rappelle  qu’il  fut  l’heureux  gagnant  du  tournoi 
international  de  sabre  et  qu'il  fut  classé  quatrième 
dans  le  tournoi  international  d’épée.  Il  est  en  ce  mo- 
ment en  garnison  à Epinal,  au  4e  chasseurs  à cheval; 
mais  chaque  fois  qu'une  occasion  se  présente  et  que 
le  service  le  permet,  il  répond  avec  plaisir  aux  invi- 
tations qui  lui  sont  faites  de  tirer  l’épée  avec  des  ca- 
marades ou  des  maîtres.  Cette  fois,  il  est  venu  àCon- 
trexéville  en  tricycle  à vapeur  et  à haute  vitesse;  une 
demi-heure  après  son  arrivée,  il  était  en  tenue 
d’escrime  et  gagnait  une  poule  de  huit  tireurs  non 
touché,  montrant  une  fois  de  plus  sa  maîtrise  des 
armes.  Lucien  Large  lui-même  n’a  pu  le  vaincre,  mais 
le  jeune  professeur  se  promet  une  revanche  pro- 
chaine, et  le  capitaine  de  la  Talaise  ne  la  lui  refusera 
pas. 

Une  chose  manque  encore  à Contrexéville,  c’est 
une  salle  d’armes.  Actuellement,  quand  il  pleut,  les 
amateurs  doivent  s’aligner  dans  le  large  couloir  des 
bains  de  l’établissement. 

L’endroit  n’est  pas  aménagé  pour  des  hommes  de 
sport,  et  ceux-ci  réclament  avec  insistance  la  création 
d’une  véritable  salle  d’armes.  Il  y en  a déjà  à Vittel. 
Contrexéville  n’aura-t-il  pas  la  sienne  ? 

J’aime  à croire  que  nous  assisterons  à son  inaugu- 
ration la  saison  prochaine,  et  je  prophétise  que  cette 
salle  d’armes,  sous  la  direction  de  Masselin,  sera  une 
des  plus  intéressantes  attractions  du  parc  de  Con- 
trexéville. 

Lorsque  les  escrimeurs  et  les  tireurs  sauront,  — et 
ils  vont  apprendre  — , que  Contrexéville  devient  un 
centre  sportif,  ils  y viendront  de  plus  en  plus  nom- 
breux, car  l’arthritisme  est  une  maladie  qui  ne 
leur  est  pas  inconnue,  et  ils  pourront,  dans  cette  jolie 
station  des  Vosges,  unir  l’utile  à l’agréable. 

Maurice  LEUDET. 

'3x3 

VARIÉTÉS 

La  Superstition  des  Chinois 

Superstitieux,  le  Chinois  l’est  à tel  point  que  nous 
ne  saurions  nous  faire  une  idée  exacte  de  toutes  les 
entraves  apportées  aux  moindres  actes  de  son  exis- 
tence par  la  géomancie,  la  nécromancie,  la  sorcellerie, 
le  mauvais  œil  et  autres  enfantillages.  Chacun  en 
Chine,  du  petit  au  grand,  est  plus  ou  moins  prisonnier 
du  jeteur  de  sorts  ou  du  diseur  de  bonne  aventure. 
Les  gens  de  la  haute  classe  se  donneront  parfois,  vis- 
à-vis  des  étrangers,  l’apparence  d’esprits  forts,  affec- 
teront de  sourire  en  parlant  de  ces  balivernes,  mais 
n’en  subiront  pas  moins  l’influence  dans  tous  leurs 
faits  et  gestes.  Partout  et  toujours  ils  éprouvent  cette 
sorte  d’angoisse,  la  crainte  d’agir  à une  heure  né- 
faste, dans  un  lieu  propice,  en  malchanceuse  compa- 


gnie. Tel  s’acheminait  à un  rendez-vous  d’affaires  et 
brusquement  rentre  chez  lui,  sous  l’empire  de  je  ne 
sais  quel  fâcheux  présage  ou  d’un  simple  pressenti- 
ment, quitte  à s’excuser  du  mieux  qu’il  peut,  le  plus 
souvent  très  mal,  par  un  mensonge  puéril.  C’est  ainsi 
que  les  étrangers  accusent  parfois  le  Céleste  de  ne  pas 
savoir  le  prix  du  temps,  de  manquer  de  parole.  Ce  en 
quoi  ils  ont  tort,  parce  qu’ils  attribuent  à la  négligence 
et  au  sans-gêne  ce  qui,  en  fait,  résulte  le  plus  souvent 
d’un  cas  de  force  majeure.  L’homme  ne  demanderait 
peut-être  pas  mieux  que  de  tenir  son  engagement. 
Peut-être  est-il  la  ponctualité  même.  Mais  il  n’est  pas 
libre.  Il  se  débat  dans  l’inextricable  réseau  de  ses 
superstitions  comme  une  pauvre  mouche  dans  une 
toile  d’araignée. 

Dans  ces  conditions,  comment  attendre  d’elle  qu’elle 
entreprenne,  quelle  innove!  Vainement  alléguera-t- 
on,  que  les  Chinois  furent,  en  leur  temps,  des  nova- 
teurs, qu’ils  ont,  bien  avant  nous,  connu  la  poudre  et 
l’imprimerie.  Il  suffit  de  remarquer  que  ces  inven- 
tions dont  on  leur  fait  honneur  étaient  demeurées 
chez  eux  à l’état  rudimentaire.  L’explosif  n’était  point 
utilisé  pour  briser  les  écueils,  ouvrir  des  routes  à 
travers  la  montagne,  mais  hier  comme  aujourd’hui, 
servait  surtout  à « effrayer  le  Dragon  » au  moyen  de 
pétards  et  de  l'eux  d’artifice.  Quant  à l’imprimerie 
telle  que  la  pratiquaient  les  Chinois,  elle  n’eût  jamais 
vulgarisé  la  pensée  ni  révolutionné  le  monde.  L’im- 
primerie, en  réalité,  ne  date  que  du  jour  oü  furent  in- 
ventés et  fondus  les  caractères  mobiles  : ces  carac- 
tères, la  Chine  ne  les  a connus  que  par  les  Européens, 
à une  époque  relativement  récente.  Aujourd’hui 
encore,  ils  ne  sont  guère  usités,  dans  l’Empire  du 
Milieu,  que  par  les  « Diables  d’Occident  ». 

Il  y a même  je  ne  sais  quoi  de  pathétique  dans  le 
spectacle  de  ce  peuple  si  bien  doué,  pacifique  et  pro- 
lifique, laborieux,  sobre,  dur  à la  peine,  d’une  probité 
commerciale  que  l’on  rencontre  rarement  chez  l’Asia- 
tique — - et  qui  se  meurt  d’immobilité.  Absorbé  dans 
la  contemplation  d’un  passé  qui  eut  ses  gloires,  il 
semble  avoir  épuisé  la  faculté  créatrice.  Il  ne  pense 
plus.  A quoi  bon  ? puisque  ses  ancêtres  ont  pensé 
pour  lui  ! 11  n’invente  plus,  il  copie.  Il  en  est  de  lui, 
semble-t-il,  comme  de  certaines  espèces  animales, 
relativement  très  développées,  — telle  la  fourmi,, 
l’abeille,  le  castor,  parvenues  jusqu’aux  rudiments 
d’une  véritable  organisation  sociale,  dont  le  fonction- 
nement nous  étonne,  mais  qui  n’iront  pas  au  delà, 
dont  le  minuscule  cerveau  a donné  toute  sa  mesure, 
sans  qu’il  y reste  une  cellule  libre  pour  loger  désor- 
mais une  impression  nouvelle.  Présentez  à l’abeille 
un  gâteau  de  cire  dont  les  cases  affecteront  les  com- 
binaisons de  forme  les  plus  imprévues.  Elle  y coulera 
son  miel.  Puis,  après  avoir  poursuivi  longtemps  l’ex- 
périence, abandonnez  l’insecte  à son  instinct.  Vous  le 
verrez  aussitôt  disposer  le  moule  à sa  façon,  suivant 
sa  géométrie  particulière,  revenir  d’emblée  à l’archi- 
tecture traditionnelle,  aux  petites  cloisons  en  forme 
de  prisme.  Un  phénomène  analogue  a lieu  pour  le 
Chinois.  Il  peut  devenir,  aux  mains  de  l’Européen,  un 
merveilleux  outil,  un  instrument  de  précision.  D’un 
modèle  donné,  il  exécutera  le  double  avec  une  adresse 
telle  que  vous  aurez  peine  à distinguer  la  reproduc- 
tion de  l’original.  N’espérez  pas  qu’il  modifie,  qu’il 
corrige.  Tout  y sera,  les  qualités  et  les  défauts,  avec 
l’inflexible  rigueur  d’un  travail  mécanique.  Aban- 
donné à lui  même,  il  retournera  bientôt  aux  formes 


542 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


surannées,  aux  procédés  du  bon  vieux  temps.  C’est 
une  force  qui,  pour  produire  tout  son  effet,  a besoin 
d’être  dirigée  par  un  maître.  11  possède  les  éléments 
nécessaires  pour  accomplir  de  très  grandes  choses, 
mais  en  sous-ordre. 

Marcel  MONNIER. 

«O 

La  capitale  de  la  Chine  se  compose,  comme  on  le 
sait,  de  deux  villes  distinctes,  entourées  chacune  de 
remparts  et  de  fossés  et  ne  communiquant  entre  elles 
que  par  trois  portes  bastionnées.  L’une,  au  nord,  est 
la  ville  mandchoue  ou  tarlare,  qu’on  appelle  aussi 
« ville  intérieure  »,  en  chinois  Nei-Tchcng  ; elle  forme 
un  carré  à peu  près  parfait.  L’autre,  au  sud,  est  la 
ville  chinoise,  ou  « ville  extérieure  »,  en  chinois 
Ouei-Tcheng  ; elle  forme  un  rectangle  allongé  de 
l’est  à l’ouest..  L’ensemble  est  un  quadrilatère  qui 
est  orienté,  quoique  pas  très  rigoureusement,  selon 
les  points  cardinaux. 

La  ville  chinoise  est  sale  et  délabrée.  Ses  rués  ne 
sont  pas  pavées,  à peine  éclairées.  Elle  ressemble 
plutôt  à un  vaste  camp  qu’à  une  tente.  La  ville  mand- 
choue, enfermée  par  des  murailles  beaucoup  plus 
hautes,  est  plus  régulière  et  mieux  tenue.  C’est  là  que 
se  trouvent  presque  tous  les  établissements  euro- 
péens. Le  quartier  des  légations  en  occupe  la  partie 
méridionale,  en  même  temps  que  les  douanes,  qui 
sont  administrées,  comme  on  le  sait,  par  une  com- 
mission européenne  ; non  loin  de  là  se  trouve  la  plus 
ancienne  des  églises  catholiques  de  Pékin,  le  Nan- 
Tang,«  église  du  Sud  »,  qui  est  l’ancienne  cathédrale 
portugaise  ; son  architecture  rappelle  un  peu  celle  de 
notre  église  Saint-Sulpice. 

La  ville  mandchoue  se  divise  elle-même  en  trois 
parties  qui  ont  chacune  leur  enceinte.  La  ville  mand- 
choue ou  King-Tcheng  proprement  dite,  enveloppe  les 
deux  autres  : le  Uouang-Tcheng,  ou  « ville  Jaune  »,  en 
forme  la  partie  moyenne  ; il  enferme  à son  tour  dans 
son  enceinte  la  « ville  sacrée  Rouge  »,  le  Tsou-Kin- 
Tcheng,  qui  est  tout  entière  occupée  par  le  palais  im- 
périal. Ce  palais  est  entouré  d’une  forte  muraille  cré- 
nelée, en  briques  rouges,  de  8 mètres  de  hauteur,  qui 
le  cache  entièrement  aux  regards,  et  d’un  fossé  de 
3 600  mètres  de  circuit.  La  muraille  est  percée  de 
quatre  portes,  tournées  vers  les  quatre  points  cardi- 
naux, et  dont  chacune  se  compose  de  trois  ouvertures, 
surmontées  de  beaux  pavillons.  (Les  visiteurs  de  l’Ex- 
position peuvent  voir  une  reproduction  d’une  de  ces 
portes  à la  section  chinoise  au  Trocadéro.)  Le  palais 
lui-même  est  un  prodigieux  amas  de  bâtiments  et  de 
coins  dont  l’étendue  fait  le  principal  mérite.  Une 
grande  partie  est  occupée  par  d’immenses  jardins. 

Parmi  les  édifices  remarquables  de  cette  cité  impé- 
riale, il  faut  noter  les  temples  des  ancêtres,  celui  de's 
dieux  de  la  Récolte,  et  surtout  la«  pagode  impériale  », 
ou  Iiouang- Min-Tien,  une  des  plus  belles  et  des  plus 
richement  décorées  de  Pékin. 

Les  édifices  administratifs  sont  bâtis  dans  la  ville 
mandchoue  proprement  dite,  ou  King-Tcheng.  Les 
plus  dignes  de  mention  sont  le  Tsong-Li-Yamen,  .le 
Ouen-Hio-Koung , l’École  des  sciences  occidentales  ou 
Toung-Ouen-Koan  l’Observatoire  impérial,  bâti  en 
1279,  etc.  A l’extrémité  nord-est  sont  les  deux  tem- 


ples les  plus  célèbres  de  Pékin,  celui  de  Confucius 
et  celui  des  Mille  Lamas. 

La  superficie  de  Pékin  est  de  6 341  hectares,  soit 
environ  les  quatre  cinquièmes  de  Paris  dans  l’en- 
ceinte de  ses  fortifications.  Mais  il  s’en  faut  de  beau- 
coup que  tout  cet  espace  soit  habité.  Le  quartier 
impérial  et  les  résidences  princières  sont  occupés  par 
des  jardins,  des  kiosques,  des  palais  déserts.  Le 
quartier  chinois  n’est  empli  de  maisons  que  sur  une 
largeur  d’environ  I 600  mètres,  de  l’est  à l’ouest  et 
dans  le  reste  de  l’espace  qu’enferment  des  murailles 
s’étendent  de  vastes  terrains  sans  culture,  entremêlés 
de  mares,  d’anciens  cimetières  et  de  champs. 

Il  n’y  a donc  pas  à Pékin  autant  d’habitants  qu’on 
pourrait  le  croire  : 500  000  au  plus,  alors  que  Tien-Sin 
en  compte  1 million  et  demi. 

Pékin  n’est  pas  sur  le  Peï-lio.  Le  fleuve  coule  à 
vingt  kilomètres  dans  l’est  de  la  capitale,  à laquelle 
il  est  relié  par  un  canal. 

LES  LIVRES 

L’Exploitation  de  notre  Empire  colonial, 

Par  Louis  Vignon  (Libraire  Hachette). 

Au  moment  où  le  feu  semble  mis  aux  quatre  coins 
du  monde,  forcément  nous  suivons  le  conseil  de  cet 
historien  anglais  qui  disait  : « Vous  avez  des  yeux  : 
ouvrez-les.  Regardez  un  peu  plus  loin  que  votre 
arrondissement,  votre  club,  votre  coterie,  votre  vil- 
lage ».  Le  président  de  la  Chambre,  M.  Deschanel,  a 
exprimé  une  idée  assez  voisine  et  plus  haute  lorsqu’il 
a dit  à ses  collègues  : « Elevons  nos  esprits  et  nos 
âmes  au-dessus  de  l’étroit  horizon  de  nos  circon- 
scriptions respectives  pour  ne  plus  voir  que  la 
France  »,  etc. 

Ces  paroles,  je  les  trouve  dans  un  livre  plein  d’ac- 
tualité : l’Exploitation  de  notre  Empire  colonial.  L’au- 
teur de  ce  livre,  M.  Louis  Vignon,  déjà  lauréat  de 
l’Institut  (Académie  des  Sciences  morales  et  politi- 
ques), maître  des  requêtes  au  conseil  d’État,  n’est  pas 
à son  premier  essai,  car  nous  avons  de  lui  : « les  Colo- 
nies françaises,  la  France  en  Algérie,  la  France  dans 
l’Afrique  du  Nord,  l’Expansion  de  la  France. 

L’Exploitation  de  notre  Empire  colonicd  est  donc  une 
suite  aux  précédents  ouvrages.  Comme  toujours, 
l’auteur  s’y  montre  un  érudit  et  un  savant.  M.  Louis 
Vignon  connaît  à fond  nos  colonies,  le  climat,  la  po- 
pulation le  caractère  des  indigènes,  l’agriculture,  le 
commerce  et  l’industrie;  cette  compétence  remar- 
quable, il  l’a  acquise  par  les  voyages  et  les  études. 
M.  V ignon  parle  de  nos  colonies  en  toute  indépen- 
dance d’esprit;  il  en  montre  les  différents  rouages 
bons  ou  mauvais;  il  ne  craint  pas  de  mettre  la  plaie 
à découvert,  mais  il  donne  ou  indique  les  moyens  de 
le  guérir.  Les  protectionnistes  devraient  lire  ce  livre 
et  méditer  les  excellents  conseils  qu’il  contient.  Alors 
ils  se  décideraient  à modifier  notre  système  doua- 
nier; ils  créeraient  des  jardins  d’essai  et  un  musée 
colonial,  et  accompliraient  d’autres  réformes  utiles. 

Je  n'avais  pas  encore  lu  ce  livre  lorsque  j'ai  enten- 
du, dans  une  récente  distribution  de  prix  dans  la 
jolie  ville  de  Neuilly-sur-Seine,  un  discours  plein  de 
bon  sens  et  de  patriotisme.  L’orateur,  M.  Huet,  après 
avoir  honni  l’éducation  américaine  qui  fait  de  la 
jeune  fille  un  garçon  manqué,  après  avoir  conseillé 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


543 


aux  fillettes  de  rester  la  femme  française,  toute  de 
grâce  et  de  bonté,  s’est  adressé  aux  jeunes  gens,  qui, 
leurs  études  achevées,  vont  faire  choix  d’une  carrière  : 

« Regardez,  leur  a-t-il  dit,  lui  aussi,  plus  loin  que 
votre  village;  allez  peupler  nos  colonies;  elles  sont 
belles,  fécondes,  hospitalières;  elles  réclament  votre 
intelligence,  votre  énergie,  votre  force;  elles  seront 
généreuses. 

M.  Huet  a parfaitement  raison  ; mais  c’est  à nos 
économistes  et  à nos  gouvernants  qu’incombe  le 
devoir  de  venir  en  aide  à ceux  qui  vont  peupler  nos 
colonies,  et  surtout  qu’ils  n’oublient  pas  de  leur  pro- 
curer les  moyens  d’y  rester  et  de  s’y  faire  une  situa- 
tion définitive. 

Alors,  comme  le  dit  M.  Louis  Vignon,  le  rêve  de 
Prévost  Paradol  se  réaliserait  : s’il  y avait  « quatre- 
vingts  à cent  millions  de  Français  parfaitement  établis 
sur  les  deux  rives  de  la  Méditerranée  au  cœur  de 
l’ancien  continent,  ils  pourraient  maintenir  à travers 
les  temps  « le  nom,  la  langue  et  la  légitime  considé- 
ration deda  France  ». 

D.  GUI  GUET. 

* 

-X- 

Quarante  ans  de  théâtre,  par  Francisque  Sarcey. 

La  Bibliothèque  des  Annales  vient  de  nous  donner 
le  second  volume  de  la  série  des  feuilletons  dramati- 
ques  que  notre  ami  Adolphe  Brisson  a pieusement 
entrepris  de  publier. 

Ce  volume  est  tout  entier  consacré  à Molière  et  à la 
comédie  classique.  Ici  le  grand  critique  triomphe,  car 
c’est  son  champ  de  bataille  familier.  On  sent  dans 
toutes  ces  pages  vivantes  de  verve,  lourdes  de  science 
et  de  bon  sens,  toute  la  passion  de  Francisque  Sarcey 
pour  les  maîtres  du  théâtre.  Nul  mieux  que  lui  ne 
connut,  n’approfondit  Molière  dans  tous  les  secrets 
de  son  génie;  et  nul  ne  le  défendit  avec  plus  d’auto- 
rité contre  ses  détracteurs  parfois  redoutables  et  bril- 
lants. 

Il  prit  un  jour  fantaisie  à Louis  Veuillot  de  ridicu- 
liser Molière  et  de  railler  sa  morale  : et  l’on  se  sou- 
vient du  piquant  parallèle  établi  par  l’impitoyable 
polémiste  entre  l’auteur  de  Tartuffe  et  Bourdaloue. 
Sarcey  ne  se  laissa  pas  intimider  par  cet  adversaire 
de  fîère  envergure;  en  un  chapitre  qu'on  relira  avec 
joie,  il  émoussa  de  sa  fine  bonhomie  toutes  les  piquantes 
ironies  adressées  au  poète.  M.  Ed.  Scherer  ne  fut  pas 
plus  heureux  quand  il  s’avisa  de  reprocher  à Molière 
son  style.  Sarcey  lui  riposta  par  une  page  supérieure- 
ment classique  que,  dans  tous  nos  lycées  de  France,  les 
professeurs  de  rhétorique  ne  feraient  pas  mal  de  com- 
menter. 

Et  c’est  ainsi  que  nous  retrouvons  dans  ces  « Qua- 
rante ans  de  théâtre  » toutes  les  leçons  de  goût  et  de 
sagesse  que,  sa  vie  durant,  le  Maître  ne  cessa  de  don- 
ner à ses  lecteurs. 

* 

* * 

Mélanges  politiques  et  littéraires, 

Par  Jules  Buisson  (Juven  éditeur). 

il  eût  été  grand  dommage  de  laisser  éparpillées 
et  sans  suite  toutes  les  fines  études  que,  sous  un  titre 
trop  modeste,  M.  Jules  Brisson  nous  donne  seule- 
ment aujourd’hui.  Le  directeur  des  Annales  politi- 
ques et  littéraires  est  un  philosophe  et  un  lettré  : il  a 


beaucoup  vu,  beaucoup  réfléchi,  et  de  ses  observa- 
tions il  a tiré  de  fort  beaux  articles.  Nous  les  re- 
trouvons à peu  près  tous  dans  le  volume  que  voici  : 
en  passant  du  journal  dans  le  livre,  ils  n’ont  rien 
perdu  de  leur  intérêt,  et  plus  d’un  semble  encore 
d’une  palpitante  actualité.  Ceux-là  reliront,  par 
exemple,  avec  curiosité  et  plaisir  le  chapitre  : Une 
statue  à M.  Thiers,  qui  se  plaignent  de  la  facilité  avec 
laquelle  nos  monuments  de  complaisance  oublient  les 
véritables  gloires  et  font  un  grand  homme  d’un  avor- 
ton. 

Ch.  F. 


Recettes  et  conseils 

UTILISATION  DES  FRUITS  TOMBÉS 

» 

Les  fruits  mal  mûrs  et  verreux  qui  tombent  des  arbres 
doivent  toujours  être  ramassés  avec  soin,  ne  fût-ce  que 
pour  détruire  les  vers  qu’ils  contiennent.  On  peut  les  uti- 
liser en  les  faisant  cuire  pour  les  porcs.  Les  pommes  qui 
tombent  au  mois  d’août  trouvent  déjà  un  meilleur  emploi. 
On  en  fait  une  excellente  gelée  très  goûtée  des  enfants. 
Dans  ce  but,  il  faut  les  laver,  enlever  les  parties  mauvaises 
et  les  mettre  sur  le  feu  avec  assez  d’eau  pour  qu’elles 
soient  recouvertes,  il  faut  faire  cuire  doucement  jusqu’à  ce 
que  les  pommes  soient  très  molles,  puis  on  verse  le  tout 
dans  un  tamis  et  on  laisse  passer  le  jus.  Lorsqu’on  ne 
tient  pas  spécialement  à avoir  une  gelée  très  claire  on. peut 
presser  les  fruits,  ce  qui  permettrait  de  ne  jeter  que  la 
partie  la  plus  grossière,  celle  qui  n’a  pas  pu  passer  au 
travers  du  tamis.  Il  faut  alors  peser  le  jus  et  ajouter  un 
tiers  de  livre  de  sucre  pour  une  livre  de  jus,  remettre  sur 
le  feu  et  faire  cuire  pendant  1 heure  et  demie  à peu  près 
en  écumant  toujours.  Eviter  un  feu  trop  violent.  On  peut 
conserver  cette  gelée  pendant  des  années  si  l’on  a soin  de 
bien  fermer  les  vases. 

-vf 

* tt 

LES  MOUCHES  DANS  LES  CHAMBRES  DE  MALADES 

Rien  de  plus  agaçant,  parfois  de  plus  pénible,  que  les 
mouches  s’acharnant  à voltiger  dans  la  chambre  d’un  ma- 
lade et  à troubler  son  repos.  On  recommande,  comme  un 
excellent  moyen  pour  les  éloigner,  de  mettre  tout  simple- 
ment de  la  lavande  fraîche  dans  la  chambre;  son  aimable 
parfum  est,  paraît-il,  tutélaire  en  même  temps  qu’agréable. 

■if 

* * 

FILTRE  ÉCONOMIQUE 

Ayez  un  pot  de  grès  ou  un  pot  à fleurs  muni  d’un  trou  à 
sa  partie  inférieure;  fixez  fortement  dans  cette  ouverture 
un  morceau  d’éponge  neuve  cpie  vous  laisserez  déborder 
au  dedans  et  au  dehors,  puis  recouvrez  le  fond  du  vase 
d’une  couche  de  sable  lin  de  1 centimètre. 

Suspendez  alors  ce  vase,  après  l’avoir  rempli  d’eau,  au- 
dessus  d’un  récipient  ; l’eau  qui  en  sortira  après  avoir  tra- 
versé le  sable  et  l’éponge,  sera  débarrassée  de  toute  impu- 
reté ou  corps  étranger,  excellente  à boire,  fraîche,  limpide 
et  sans  arrière-goût. 

* 

-y. 

MOYEN  DE  RAFRAICHIR  LES  VIEUX  MEUBLES 

Les  plus  beaux  meubles  finissent  par  se  couvrir  de  pous- 
sière et  par  paraître  vieux  : les  ménagères  soigneuses  s’ef- 
forcent de  combattre  les  ravages  du  temps  et  de  la  poussière 
en  ce  qui  concerne  leurs  fauteuils  et  leurs  tables.  Les 
meubles  et  les  lambris  de  chêne  prennent,  avec  le  temps, 
un  aspect  graisseux  qu’on  fait  disparaître  au  moment  du 
nettoyage  annuel  de  la  maison  en  les  lavant  avec  de  la 
bière  chaude.  Pour  leur  donner  un  beau  brillant,  on  les 
frotte  avec  un  mélange  de  2 litres  1/2  de  bière  qu’on  fait 
bouillir  avec  une  cuillerée  à soupe  de  sucre  et  un  morceau 
de  cire  gros  comme  une  noix.  Lorsque  les  meubles  sont 


544  , 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


secs,  on  les  frotte  avec  une  peau  de  chamois  ou  un  mor- 
ceau de  flanelle.  Si  les  meubles  sont  en  chêne  ou  en  noyer, 
et  sont  infectés  par  des  insectes  qui  perçent  des  trous  dans 
le  bois  et  le  font  tomber  en  poussière,  on  arrête  leurs 
ravages  en  saturant  le  bois  de  créosote  et  en  ne  le  lais- 
sant pas  sécher  de  quelques  jours. 

Si  les  meubles  sont  trop  sales,  il  faut  les  laver  avec  de 
l’eau  et  du  vinaigre  en  quantités  égales  avec  un  morceau 
de  flanelle  propre  et  un  peu  d'huile  de  lin  avant  d’em- 
ployer tout  autre  liquide  ou  poli.  Lorsqu’une  table  porte 
une  marque  ronde  faite  par  un  plat  trop  chaud,  il  faut 
frotter  avec  de  l’huile  à brûler  et  de  la  flanelle,  ensuite 
avec  un  morceau  de  drap  légèrement  imbibé  d’esprit-de- 
vin ; on  enlève  les  taches  blanches  en  les  frottant  avec  un 
morceau  de  flanelle  et  de  l’essence  de  térébenthine,  en 
renouvelant  l’opération,  s’il  est  nécessaire. 

x 

* -x- 

POUR  GUÉRIR  LES  MAUX  DE  DENTS 

Le  remède  est  très  simple  : verser  dans  un  demi-verre 
d’eau  de  12  à 13  gouttes  d'Eau  de  Sue:  (fil  jaune),  délayer 
le  mélange  obtenu,  et,  au  moyen  d’une  brosse  douce,  s’en 
frotter  les  gencives  et  les  dents.  La  rage  de  dents  la  plus 
violente  est  immédiatement  calmée.  L'Eau  de  Suez,  com- 
binée d’après  les  découvertes  de  Pasteur,  détruit  le  mi- 
crobe de  îa  carie  et  donne  aux  dents  une  blancheur  écla- 
tante. 


Bébé  sait  déjà  quatre  mots  : papa,  maman 
et  Phospliatine  F altère  s. 

* 

-x-  x 

CONTRE  LES  POINTS  NOIRS  DU  VISAGE 

Pour  combattre  les  points  noirs  qui  se  forment  volon- 
tiers à l’orifice  des  glandes  de  la  peau  du  nez  et  du  front, 
il  est  bon  de  se  laver  avec  de  l’eau  chaude  dans  laquelle 
on  met  un  peu  de  bicarbonate  de  soude.  On  lotionne  en- 
suite les  parties  atteintes  avec  de  l'eau  de  Cologne  ou  de 
l’alcool  camphré. 

x 

* x 

LES  BOUGIES  QUI  COULENT 

Des  bougies  qui  coulent  ! Y a-t-il  rien  de  plus  odieux 
pour  une  maîtresse  de  maison?  Voici  un  moyen  facile  de 
supprimer  ce  petit  inconvénient. 

Avant  l’allumage,  faites  plusieurs  incisions  autour  de  la 
mèche  avec  une  grande  aiguille  : ces  incisions  doivent 
être  profondes,  et  on  les  renouvellera  chaque  jour.  La 
bougie  coulera  en  dedans,  à votre  grande  satisfaction. 

x 

* x 

POUR  NETTOYER  LES  OBJETS  NICKELÉS 

En  dépit  des  avantages  considérables  que  donne  le  nic- 
kelage,  il  ne  faut  pas  croire  que  les  surfaces  traitées  sui- 
vant ce  procédé  demeurent  immaculées,  et  ne  se  laissent 


pas  attaquer  plus  ou  moins  par  une  foule  d’agents  qui  les 
salissent  et  les  ternissent.  Il  est  donc  bon  de  posséder  une 
recette  pour  nettoyer  les  objets  nickelés  : nous  supposons 
du  reste  qu’il  s'agit  d'objets  ou  d’ustensiles  d’assez  faibles 
dimensions  pour  qu’on  puisse  les  immerger  aisément  dans 
le  bain  que  nous  allons  indiquer. 

Pendant  une  nuit,  on  les  laisse  tremper  dans  une  solu- 
tion de  chlorure  d’étain  ou  de  chlorure  de  zinc,  solution 
qui  doit  être  préparée  avec  de  l’eau  distillée.  11  suffit 
ensuite  de  les  laver  à l’eau  courante,  et  de  les  essuyer, 
pour  les  frotter  finalement,  énergiquement,  avec  une  peau 
de  chamois. 

* 

* * 

BLANCHIMENT  DES  TOUCHES  DE  PIANO 

Les  touches  de  piano  jaunies  par  le  temps  sont  rendues 
blanches  par  un  lavage  avec  un  produit  composé  d’eau 
oxygénée  très  fortement  concentrée  (environ  50  volumes) 
et  de  8 p.  100  d'éther. 

Quand  on  emploie  seulement  l’eau  oxygénée  simple, 
l’opération  demande  beaucoup  trop  de  temps,  et  cette 
longue  opération  entraîne  quelquefois  le  décollement  des 
morceaux  d’ivoire.  11  est  donc  préférable  d’employer  l’eau 
oxygénée  concentrée,  l’éther  n’ayant  pour  but  que  de 
rendre  le  produit  stable. 

11  va  sans  dire  que  tout  objet  en  ivoire  peut  être  reblan- 
chi par  ce  composé. 

x 

x x 

POUR  FACILITER  LE  LAVAGE  DU  LINGE 

On  met  le  soir  dans  l'eau  où  trempe  la  lessive  une  demi- 
tasse  de  benzine.  On  répète  cette  dose  le  lendemain  matin 
avant  de  faire  cuire  le  linge.  Pour  laver  la  lessive,  on  n’a 
qu'à  frotter  légèrement  et  sans  se  bouillanter  les  doigts 
pour  faire  disparaître  toute  la  saleté.  On  gagne  du  temps, 
on  épargne  du  savon  et  la  lessive  devient  superbe. 


JEUX  ET  AJVlUSEJVIEJSlTS 

Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  45  août  tOOft. 
2 

Les  — du  nombre  de  poules  égalent  la  moitié  du  nom- 
bre de  dindons. 

Or  la  moitié  du  nombre  de  poules  et  la  moitié  du  nom- 
bre de  dindons  donnent  en  tout  18  bêtes. 

2 , 

Donc  18  = la  moitié  du  nombre  de  poules  + — de  ce 

même  nombre. 

1 2 9 

0r  T + TT  — ïtT  ‘ 

9 

Par  suite  du  nombre  de  poules  = 18. 

Il  y a donc  20  poules  et  par  suite  16  dindons. 

Ont  résolu  le  problème  : MM.  Tref,  à Paris  ; Pierre  Dau- 
rel,  à Bordeaux,  Ernest  Berthe,  à Jonchery-sur-Vesle 
(Marne);  Henri  Bonneville,  de  l'École  Colbert,  à Paris; 
Union  chrétienne  de  jeunes  gens,  à Neuchâtel;  Pontier,  à 
Alençon  ; MIUs  Roustan,  à Carcassonne  ; Turoni,  à Rome  ; 
Aude,  à Béziers;  Ricard,  à Lyon;  M11»  Aillaud,  à Arles; 
Jean  Martin,  à Valence;  Duret,  à Aix-les-Bains  ; Seguin,  à 
Avignon;  Mme  Denise  Guiguet,  M.  Henri  Gautier,  à Cour- 
thezon;  L.  Chermiset-Houzé,  à Malines  ; E.  Durand,  à Valen- 
ciennes. 

PROBLÈME 

Dans  un  verger  il  y a trois  poiriers  de  moins  que  de 
pommiers;  six  pommiers  de  plus  que  de  cerisiers;  trois 
fois  moins  de  pruniers  que  de  cerisiers  et  autant  de  pê- 
chers que  de  pruniers  et  de  poiriers;  en  tout  68  arbies. 
Combien  y en-a-t-il  de  chaque  espèce? 


Le  Gérant  : Ch.  Guion 


Paris. 


Typ.  Chamcrot  etJRcnouard.  — 39714. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


545 


. 


UN  GRAND  SECRET 


Un  grand  secret,  par  G.  Pecu.  — Gravure  de  Crosbie. 


VS  Septembre  1900. 


18 


546 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LE  PAIN  A LA  MAIN  ET  LE  PAIN  A LA  MACHINE 


A travers  les  siècles,  le  pain  se  présente  à nous 
comme  l’indispensable  denrée  dont,  plus  que 
toutes  les  autres,  le  besoin  quotidien  impose  à 
1 homme  de  durs  labeurs  et  de  longues  peines. 
La  croissance  du  blé,  sa  récolte,  son  broyage,  la 
confection  de  la  pâte  et  sa  cuisson  sont  rendus 
quelquefois  difficiles,  impossibles  même  par  des 
circonstances  imprévues  ou  inévitables,  orages 
et  grêles,  disettes  et  famines,  et  aussi  loin  qu’il 
soit  possible  de  remonter  dans  l’histoire  des 
peuples,  on  constate  que,  pour  chacun  d’eux  et 
pour  leurs  gouvernants,  la  qualité  et  la  quantité 
des  matières  premières  utiles  à la  confection  du 
pain  furent  des  causes  de  réjouissance  et  de  tris- 
tesse, de  guerre  et  de  paix,  de  gloire  et  de  dé- 
faite. 

Devenu  la  base  alimentaire  de  la  presque  tota- 
lité des  nations  civilisées,  reculant  de  jour  en 
jour  les  domaines  du  riz,  du  maïs  et  du  manioc, 
le  pain  est  consommé  par  les  habitants  du  monde 
entier,  utile  à l'homme  riche  comme  à l’homme 
pauvre,  au  travailleur  comme  au  rentier.  C’est  en 
France  que  la  proportion  de  la  consommation  est 
la  plus  élevée,  820  grammes  par  tête  et  par  jour, 
disent  les  statistiques;  mais  les  totaux  changent 
selon  les  contrées  et,  à Paris,  par  exemple,  on  ne 
compte  que  400  grammes  par  tête,  contre  1 700 
en  Normandie  et  en  Beauce. 

A Paris,  dix-huit  cent  et  quelques  boulangers  se 
partagent  la  fourni  ture  du  pain  nécessaire  à la  nour- 
riture  des  Parisiens.  De  même  que  leurs  confrères 
de  province,  ils  en  sont  encore,  pour  la  pratique 
de  leur  métier,  aux  procédés  employés  autrefois 
par  les  Romains.  Sans  avoir  jamais  changé  leur 
outillage  ni  leur  manière  de  faire,  ils  nous  ven- 
dent le  pain  fort  cher  et  ne  s’occupent  nullement 
de  le  panifier  proprement.  Cet  état  de  choses,  con- 
traire à tout  progrès,  rapportait  aux  boulangers 
de  beaux  écus  comptants  et  menaçait  par  consé- 
quent de  durer  toujours,  lorsque,  l’année  dernière, 
fut  lancée  une  nouvelle  méthode  de  panification 
en  grand,  une  véritable  fabrication  du  pain  à la 
machine,  dont  l'économie  et  la  mise  en  œuvre 
étaient,  m’avait-on  dit,  fort  intéressantes.  Dési- 
reux d’étudier  le  progrès  réalisé  dans  la  branche 
primordiale  de  nos  industries  nutritives,  il  m’avait 
semblé  qu’une  comparaison  s’imposait  entre  l'an- 
cienne et  la  nouvelle  méthode  et,  pour  me  rendre 
compte  d’abord  des  procédés  employés  depuis 
Moïse,  j’ai  fait  visite  à mon  boulanger  habituel, 
petit  boulanger  de  quartier,  dans  la  cave  duquel 
je  me  suis  à moitié  asphyxié  pendant  plusieurs 
heures  en  notant  ses  explications  à la  lueur  d’une 
mauvaise  chandelle. 

Mon  boulanger  emploie  de  la  farine  de  froment 
qui  lui  est  livrée  chaque  semaine  en  sacs;  quatre 
opérations  sont  nécessaires  pour  la  changer  en 


pain  : le  pétrissage,  la  fermentation,  Y apprêt  et  la 
cuisson. 

Avant  de  pétrir  le  pain,  il  faut  avoir  préparé  la 
veille  le  levain  constitué  par  de  la  pâte  ayant  déjà 
subi  la  fermentation  et  aigrie. 

Cette  pâte  aigre,  contenue  dans  des  baquets  et 
enfermée  dans  un  lieu  ni  trop  froid,  ni  trop  chaud, 
y reste  sept  heures;  elle  gonfle,  double  presque 
son  volume  par  l’effet  de  la  fermentation  et  est 
alors  appelée  levain  de  chef.  Mélangé  ensuite  à 
trois  reprises  avec  de  l’eau  et  de  la  farine  et  repo- 
sant entre  chacune  des  opérations,  le  levain  prend 
successivement  les  noms  de  levain  de  première, 
levain  de  seconde,  levain  de  tous  points.  En  ce  der- 
nier état,  il  est  prêt  pour  l’usage. 

Pour  opérer  le  pétrissage,  le  garçon  boulanger 
dispose  dans  le  pétrin  de  bois,  d’abord  la  farine, 
puis  le  levain,  et  il  délaye  ensuite  le  tout  à l’eau 
chaude,  y ajoutant  du  gros  sel  destiné  à relever 
le  goût  du  pain,  à lui  donner  du  soutien.  A la 
pâte  et  au  levain  délayés  ensemble,  il  rajoute  de 
la  farine  pour  rendre  le  mélange  consistant  et  le 
travaille,  c’est-à-dire  le  brasse  de  la  droite  à la 
gauche  du  pétrin,  puis  de  la  gauche  à la  droite, 
opérant  ainsi  la  frase  et  la  contre- frase.  C’est  après 
la  contre-frase  que  commence  le  pâtonnage,  l’opé- 
ration la  plus  longue  et  la  plus  pénible  du  pétris- 
sage. Je  savais  par  ouï-dire  combien  les  mitrons 
ont  de  peine,  mais  je  trouvais,  à les  regarder, 
que  leur  métier,  vraiment  trop  rude,  était  digne 
de  peuples  sauvages  ignorants  des  perfectionne- 
ments mécaniques  apportés  dans  nos  industries 
par  la  vapeur  et  l’électricité. 

Se  cramponnant  à pleins  bras  à la  pâtev  l’arra- 
chant avec  peine  du  fond  du  pétrin  auquel  elle 
colle,  résistant  à la  traction,  le  mitron  l’élève,  puis 
la  laisse  retomber  avec  force,  la  secouant,  la  bat- 
tant, la  contraignant  en  quelque  sorte  à emma- 
gasiner l’air  qui  doit  lui  donner  1 élasticité . De 
tels  efforts  sont  exigés  par  ce  travail,  que  c’est 
en  criant  et  en  gémissant,  que  les  mitrons  lèvent 
et  abaissent  la  pâte  dans  le  pétrin.  Dans  la  tech- 
nique du  métier,  on  les  nomme  les  geindres,  et 
vraiment  jamais  surnom  ne  s’est  trouvé  mieux 
rendre  l’aspect  de  ceux  qu’il  est  appelé  à dési- 
gner. Enfermés  dans  la  cave  sombre,  étouffés  par 
le  manque  d’air,  chauffés  par  le  four,  ils  doivent 
user  de  tant  de  forces  pour  mener  à bien  le  pâ- 
tonnage que,  quoiqu’ils  soient  nus,  la  sueur  ruis- 
selle sur  eux  sans  discontinuer. 

Lorsque  le  pétrissage  est  terminé,  la  pâte  est 
laissée  au  repos  pendant  quelques  heures  ; elle 
lève  ou  pousse  au  levain,  puis,  suffisamment  fer- 
mentée, elle  est  tournée  c’est-à-dire  divisée  en 
pâtons.  Les  pàtons,  blocs  de  pâte  de  la  forme  vou- 
lue pour  chaque  sorte  de  pain,  sont  saupoudrés  de 
farine  de  maïs  ou  fleurage,  et  placés  dans  les  pa- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


547 


netons,  sorte  de  corbeilles  d’osier  garnies  de  toile. 
C’est  lors  de  son  passage  dans  ces  panetons  que  la 
pâte  se  gonfle,  et  par  sa  dilatation  permet  à l’acide 
carbonique  et  à l’alcool  contenus  dans  le  levain 
de  se  dégager;  le  premier  donne  au  pain  sa  légè- 
reté, le  second  lui  donne  du  goût.  Cette  période 
de  repos  est  appelée  apprêt;  elle  doit  être  sur- 
veillée avec  soin,  étant  de  durée  variable  selon  la 
température  et  la  contexture  même  de  la  pâte. 
Dès  que  les  gaz  sont  prêts  d’échapper  de  la  ma- 


manche.  Une  vingtaine  de  minutes  sont  encore 
nécessaires  pour  permettre  à la  chaleur  de  s’équi- 
librer, c’est-à-dire  de  se  répandre  bien  également 
sur  toute  la  surface  intérieure  du  four,  puis  les 
rouleaux  de  pâte  tout  blancs  sont  sortis  des 
panetons  et  disposés  sur  la  sole  qu’ils  garnissent 
entièrement.  Selon  le  degré  de  cuisson  qui  leur 
est  nécessaire,  les  gros  sont  placés  au  fond  du 
four,  les  moyens  au  centre,  les  petits  à l’entrée; 
les  derniers  enfournés  seront  les  premiers  cuits, 


La.  vieille  méthode. 


lière  agglomérée  qui  les  retient,  il  faut  enfour- 
ner, car,  sans  cette  exactitude,  le  pain  après  sa 
cuisson  serait  trop  consistant,  lourd  et  partant 
indigeste. 

Tout  le  monde  connaît  plus  ou  moins  l’aspect, 
extérieur  d’un  four  de  boulanger;  je  rappellerai 
donc  seulement  que  l’intérieur  en  est  géné- 
ralement constitué  par  une  surface  plane,  ou 
sole,  de  trois  mètres  sur  deux  mètres  cinquante, 
recouverte  par  une  voûte  surbaissée  et  fermé:; 
par  une  porte  de  tôle  qui  est  munie  de  poignées 
pour  en  faciliter  la  mise  en  place. 

Lorsque  je  me  rendis  chez  mon  boulanger 
pour  étudier  le  travail  de  l’enfournement,  le 
chauffage  du  four  venait  de  se  terminer;  les 
bûches  de  bouleau  et  de  peuplier,  employées 
pour  obtenir  la  température  réglementaire  de 
trois  cents  degrés,  étaient  entièrement  consumées 
et  l’on  nettoyait  le  four  des  restants  de  leur  com- 
bustion à l'aide  d’un  râble,  ou  racloir  en  tôle  à long 


et,  bientôt,  au  bout  d’un  quart  d’heure  à peine, 
sont  sortis  les  petits  pains,  au  beurre,  au  raisin, 
au  gruau,  croissants,  pains  à café,  pains  mollets. 
Un  quart  d’heure  encore  et  voici  à leur  tour  les 
pains  de  fantaisie  ou  pains  riches  d’une  livre  et 
de  deux  livres;  pains  anglais,  viennois,  flûtes, 
régences,  couronnes,  etc.  Les  pains  de  quatre 
livres  sont  retirés  les  derniers  du  four;  trois 
quarts  d’heure  sont  exigés  pour  leur  cuisson,  et  je 
dois  attendre  un  peu  pour  voir  détourner  les 
gros  pains  de  ménage  ou  pains  ordinaires, 
bouleau,  fendu,  miches,  pains  ronds,  pains 
polka,  etc. 

Dans  le  four,  les  blocs  de  pâte  se  sont  gonflés 
au  brusque  contact  de  la  chaleur,  les  gaz  en  se 
dilatant  ont  formé,  au  milieu  du  gluten  qui  les 
retient,  de  nombreuses  bulles  qui  donnent  à la 
mie  son  aspect  de  fromage  de  Gruyère,  en  même 
temps  que  la  croûte  s’est  durcie,  est  devenue 
jaune,  a formé  cette  carapace  dorée  si  appélis- 


548 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


santé,  que  tant  de  consommateurs  préfèrent  à la 
mie  qu’elle  cache  et  qui  est  cependant  la  partie 
nourrissante  du  pain.  Et  cette  couleur  de  la 
croûte  est  si  engageante  pour  les  clients  que  les 
Viennois  ont  inventé  un  pain  qui  porte  leur  nom, 
qui  se  fabrique  couramment  à Paris  et  qui  est 
préféré  par  beaucoup  à tout  autre  modèle  parce 
qu'il  est  comme  verni,  un  vernis  doré,  tel  un 
gâteau. 

La  manière  de  le  fabriquer  est  des  plus 
simples  : Prenez  n’importe  quelle  pâte  de  pain 
de  fantaisie,  mettez-la  au  four;  introduisez  en 
même  temps  dans  le  four  un  récipient  suscep- 
tible par  son  contenu  de  donner  de  la  vapeur 
d’eau;  celle-ci,  en  se  répandant  sur  la  pâte  qui 
cuit,  vernit  la  croûte  des  pains  enfournés;  ils 
deviennent  luisants  à s’y  mirer  et  voilà  des  pains 
viennois. 

Sans  me  laisser  tenter  par  l’odeur  appétis- 
sante des  pains  bouillants  dont  je  n’ignore  pas  le 
caractère  indigeste,  je  sortis  de  la  cave  de  mon 
boulanger  non  sans  un  certain  plaisir.  Il  me 
semblait  bon  d’échapper  à l’étouffante  atmo- 
sphère au  milieu  de  laquelle  les  geindres  recom- 
mençaient déjà  une  nouvelle  fournée,  et  se  bat- 
taient péniblement  avec  la  pâte,  enfoncés  dans  le 
pétrin  jusqu’au  cou. 

Vraiment,  à voir  suer  ces  mitrons  sur  le  pain 
(pie  nous  devons  manger,  il  est  difficile  de  com- 
prendre comment  de  tels  moyens  de  production 
peuvent  suffire  à donner  aux  petits  boulangers 
de  quartier  les  gros  bénéfices  qu’ils  retirent  de  la 
vente,  sans  amener  les  justes  protestations  de 
leur  clientèle.  Que  le  blé  soit  cher  ou  bon  mar- 
ché, ils  ne  livrent  leur  marchandise  qu’à  des  prix 
élevés,  l’augmentant,  semble-t-il,  en  raison  même 
de  la  baisse  de  la  matière  première  ; c’esl  ainsi 
qu’en  ce  moment  le  pain  coûte  75  centimes 
les  2 kilogrammes,  prix  se  rapportant  à du  blé 
acheté  30  francs  le  quintal,  alors  qu’il  n’est  payé 
que  17  francs  ; le  boulanger  empoche  gaillardement 
la  différence  sans  se  préoccuper  d’améliorer  ses 
procédés  de  fabrication  et  de  nous  donner  du 
meilleur  pain. 

Mais  ce  ne  sont  pas  là  les  seuls  inconvénients 
dont  peut  justement  se  plaindre  le  consomma- 
teur; les  méthodes  de  mouture  employées  jus- 
qu’ici ne  permettent  qu’un  écrasement  incomplet 
des  grains  de  blé;  les  moulins  à cylindres  ne 
granulent  pas  le  grain,  ils  le  laminent  el  amalga- 
ment si  bien  l’enveloppe  extérieure,  c’est-à-dire 
le  son,  avec  le  gluten,  la  partie  la  plus  nourris- 
sante du  blé,  que  ce  dernier  est  enlevé  avec  les 
déchets  et  perdu  par  conséquent  pour  l’alimen- 
tation utile.  Pour  perfectionner  la  mise  en  œuvre 
du  blé,  le  problème  se  présentait  donc  complexe; 
d’un  côté,  il  fallait  découvrir  une  méthode  capa- 
ble de  faire  rendre  au  froment  toutes  les  parties 
nutritives  qu’il  contient;  de  l’autre,  pouvoir  don- 
ner au  meilleur  marché  possible  un  pain  préparé 
avec  toutes  les  garanties  de  propreté  et  d’hygiène, 


qualités  jugées  maintenant  indispensables  et  exi- 
gées de  nos  fabrications  alimentaires. 

Puisque  ces  difficultés,  m’assurait-on,  étaient 
résolues,  j’avais  hâte  d’effectuer  la  comparaison. 
Une  visite  à l 'usine  à pains  m’attirait  d’autant 
plus  que,  devant  ce  progrès,  les  boulangers  vieux 
jeu  se  dressent,  obstinément  hostiles.  Ayant 
pressenti  à ce  sujet  mon  fournisseur  habituel,  il 
m’avait  répondu  avec  une  telle  acrimonie  que 
j’avais  jugé  bon  de  ne  pas  insister;  nul  n’ignore 
en  effet  qu’il  faut  être  toujours  bien  avec  son 
boulanger  ; en  cas  de  famine  ce  sont  nos  maîtres, 
et  l’on  ne  sait  jamais  ce  qui  peut  arriver? 

C’est  à la  Villette,  au  bout  de  la  rue  d’Allemagne, 
que  s’élève  l’usine  que  je  devais  visiter.  Présenté 
par  le  Magasin  Pittoresque,  je  fus  très  aimable- 
ment reçu  par  l’un  des  surveillants,  qui  me  guida 
à travers  les  grands  halls,  et  me  permit  ainsi  de 
suivre,  du  commencement  à la  fin,  les  diverses 
opérations  de  la  panification  mécanique. 

De  même  qu’aux  abattoirs  de  Chicago,  les 
bœufs  entrent  vivants  d’un  côté  pour  ressortir 
de  l’autre  changés  en  viandes  de  conserves,  de 
même  à l’usine  à pains,  le  blé  entre  à l’un  des 
bouts  pour  sortir  à l’autre  bout  changé  en  blocs 
dorés  et  appétissants.  La  caractéristique  de  la 
nouvelle  méthode,  c’est  l’absence  presque  com- 
plète de  main-d’œuvre  humaine  pour  les  diffé- 
rentes manipulations;  tout  se  fait  à la  machine; 
la  vapeur  seule  conduit  les  moulins,  les  blutoirs, 
les  pétrins,  et  là,  pour  certaines  parties  de  fabrica- 
tion où  avec  les  anciens  procédés,  trente  à qua- 
rante hommes  devaient  s’employer  et  peiner,  un 
seul  est  utile  désormais,  et  encore  est-il  réduit 
au  rôle  de  simple  surveillant. 

Amenés  par  bateau  le  long  du  canal  Saint- 
Martin,  les  blés,  achetés  directement  aux  cultiva- 
teurs, sont  versés  dans  un  immense  silo  où  ils 
attendent  leur  emploi.  Un  élévateur  mécanique 
puise  les  grains  dans  ce  silo  et  les  élève  jus- 
qu’au sommet  du  bâtiment;  de  là,  ils  sont  dé- 
versés dans  les  appareils  de  nettoyage  qui  les 
vannent,  les  trient,  séparent  le  bon  grain  des 
impuretés  qui  le  souillent  ; et  c’est  étonnant 
vraiment  tout  ce  que  les  cultivateurs  vendent 
avec  leur  blé:  cailloux,  mottes  de  terre,  herbes, 
poussière  et  graines  de  toutes  sortes:  en  trois 
passages  dans  les  nettoyeurs  le  blé  propre,  net, 
luisant  est  débarrassé  de  toutes  ces  matières 
étrangères  et,  saisi  par  des  chaînes  à godets,  il 
est  distribué  aux  moulins. 

Les  moulins  sont  une  des  particularités  du  nou- 
veau système;  inventés,  comme  toutes  les  ma- 
chines de  l’usine,  par  M.  Schweitzer,  ils  se  com- 
posent, non  plus  comme  autrefois  de  meulières 
de  poids  et  de  dimensions  énormes,  mais  de  deux 
meules  d’acier  frottant  l une  contre  l’autre  et 
garnies  à leurs  parties  frottantes  d’aspérités, 
sorte  de  cannelures  taillées  à la  lime,  facilement 
retaillables  et  qui  par  leur  mécanisme  ajustable 
à volonté,  selon  les  besoins  de  la  mouture,  permet- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


549 


tent  de  recueillir  dans  la  farine  tous  les  produits 
utiles  renfermés  dans  le  grain  de  blé.  Celui-ci 
n’est  plus  comme  autrefois  laminé  et  réduit  en 
pâte,  en  sorte  d’amalgame  dans  lequel  le  gluten 
saisi  était  emporté,  puis  jeté  avec  les  déchets  ; 


Vingt  moulins  tournent  sans  discontinuer  au 
rez-de-chaussée  de  la  fabrique,  recevant  le  blé 
des  nettoyeurs  et  renvoyant  la  farine  aux  blu- 
toirs. Ceux-ci,  situés  au  premier  étage,  reçoivent 
la  farine  par  l’entremise  de  chaînes  à godets  ver- 


Le  pain  à la  machine.  — Le  pétrissage. 


désormais,’  les  grains  concassés,  amenés  à l’état 
de  poudre,  gardent  intacte  leur  valeur  nutritive, 
et  on  retrouve  dans  le  pain  leurs  matières  phos- 
phatées et  diastasées,  leur  amidon  et  leur  gluten. 
Grâce  à l’emploi  de  ces  moulins  métalliques, 
1 000  kilogrammes  de  blé  entrant  à l’usine  four- 
nissent régulièrement  I 000  kilogrammes  de  pain. 


ticales,  puis  de  vis  d’Archimède  horizontales. 
Secouée,  promenée  de  tamis  en  tamis,  la  poudre 
de  blé  se  partage  régulièrement  en  éléments  sépa- 
rés ; dans  un  tiroir  tombe  le  son,  dans  un  autre  la 
farine,  el  j’admire  avec  quelle  précision  s’opère 
le  triage  sans  qu'aucun  ouvrier  ne  surveille  les 
machines  (pii  travaillent  seules.  Il  ne  serait  du 


550 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


reste  pas  agréable  d’être  oblige  de  rester  long- 
temps à côté  des  blutoirs;  ils  secouent  si  bien  le 
plancher  dans  leurs  mouvements  saccadés  de  va- 
et-vient  et  font  un  tel  tapage  qu'il  est  impossible 
de  s’entendre;  ils  remplissent  l’air  d’une  telle 
poussière  que  je  suis  instantanément  transformé 
en  meunier  et  que  je  demande  bien  vite  à suivre 
la  farine  blutée  qui,  étincelante  de  blancheur  est 
emmagasinée  dans  des  chambres  spéciales  d’où 
des  conduites  d’amenées  la  font  arriver,  au  mo- 
ment de  l’emploi,  jusqu’au  pétrisseur  mécanique. 

Le  pétrin  mécanique  construit  entièrement  en 
métal  se  compose  d’une  cuve  de  forme  allongée, 
au  milieu  de  laquelle  s’agitent  en  des  mouvements 
rotatifs  ininterrompus  des  râteaux  de  fer  qui  re- 
muent la  pâte,  la  soufflent,  l’étirent,  la  coupent, 
l’étirent  encore.  A Lune  des  extrémités  du  pétrin, 
deux  conduites  amènent  de  l'étage  supérieur,  l’une 
la  farine,  l’autre  l’eau  filtrée  préalablement  salée; 
le  levain  préparé  avec  des  levures  jeunes,  non 
aigries,  arrive  également  automatiquement  jus- 
qu’au pétrin,  et  un  seul  ouvrier,  le  premier  ren- 
contré jusqu’ici  dans  ma  visite,  suffit  à surveiller 
la  bonne  répartition  des  trois  éléments  du  pétris- 
sage. 25  000  kilos  de  pâte  sont  ainsi  préparés 
chaque  jour  par  un  seul  pétrin  et  un  seul  homme, 
le  travail  ordinaire  d’au  moins  trente  mitrons. 

A l’extrémité  du  pétrin  opposée  à l’arrivée  de 
la  farine,  la  pâte  s’échappe  en  d’épais  écheveaux 
blancs  qui  viennent  tomber  au  rez-de-chaussée 
sur  une  table  de  grande  dimension  autour  de 
laquelle  circulent  les  hommes  qui  reçoivent  la 
pâte,  lui  donnent  sa  forme  et  la  mettent  en  pane- 
tons. Dès  lors,  les  pains  sont  fait  prêts  à cuire. 
Pesés,  roulés,  ayant  approximativement  leur  as- 
pect définitif,  ils  sont  chargés  sur  des  wagonnets 
et  poussés  jusqu’au  grand  hall  des  fours. 

Accouplés  par  dix  batteries  de  cinq  foyers  cha- 
cune, les  fours  forment  une  vaste  allée  centrale 
au  milieu  de  laquelle  glissent  sans  cesse  les 
wagonnets  de  panetons  garnis  de  pâte.  L’enfour- 
nement-des  pains  est  rendu  des  plus  simples  par 
une  porte  à guillotine  que  meut  une  pédale  à 
pied;  une  poussée  de  jambe  de  Yenfourneur  et  la 
porte  se  lève  laissant  le  passage  aux  blocs  enfa- 
rinés préalablement  disposés  par  six  sur  une  pla- 
que de  tôle;  la  plaque  poussée,  la  porte  retombe 
et  l’enfournement  est  terminé. 

Chacun  des  fours  cuit  I 000  kilogrammes  de 
pain  par  24  heures;  le  gros  de  la  fabrication  se 
fait  (‘litre  7 heures  du  soir  et  4 heures  du  matin; 
mais  toute  la  journée  le  travail  se  continue  sans 
arrêts,  les  fours  sont  chauffés  par  le  gaz,  et  la 
chaleur  qu’ils  reçoivent  est  constamment  la 
même.  En  outre,  le  gaz  se  prête  à une  diminution 
ou  à une  augmentation  instantanée  de  la  tempé- 
rature qu’il  procure,  et  à l’usine  une  fournée  ne 
se  compose  pas,  comme  chez  le  boulanger,  de 
pains  de  tailles  et  de  formes  différentes,  une 
même  batterie  de  fours  fait  des  pains  longs,  une 
autre  des  pains  ronds,  et  l’enfournement  rendu 


ainsi  plus  régulier  et  plus  rapide  ne  discontinué 
pas  ; jour  et  nuit,  le  va-et-vient  des  pains  traverse 
les  fours;  ils  entrent  par  des  bouches  de  l’allée 
centrale  et  cuits  ressortent  de  l’autre  côté.  Saisis 
alors  par  un  défourneur , ils  sont  placés,  au  fur  et 
à mesure  de  leur  sortie,  sur  un  transporteur  mé- 
canique, ruban  sans  fin  qui  les  amène  jusqu’à  la 
paneterie.  Disposés  sur  de  grands  casiers  à claire- 
voie,  les  pains  superbement  dorés  sont  désormais 
terminés  et  prêts  pour  la  mise  en  voitures  et  l’en- 
voi aux  dépositaires.  Et  ces  pains  fabriqués  à 
l’aide  de  machines  nombreuses  et  compliquées 
reviennent  moins  cher  qu’aux  boulangers  dont 
pourtant  l'attirail  de  travail  se  compose  presque 
uniquement  d’un  petit  four  et  de  panetons;  ils  se 
vendent  un  cinquième  de  moins  : 60  centimes  au 
lieu  de  75  centimes  les  4 livres. 

Ainsi,  presque  sans  l’aide  de  la  main  humaine, 
le  blé  s’est  changé  en  pâte,  puis  en  pain.  Fait 
proprement,  nourrissant  autant  qu’il  est  possible, 
appétissant  à rendre  gourmand,  économique,  ce 
pain  mécanique  dénote  un  progrès  qu’il  était  in- 
téressant d’étudier,  alors  que,  pendant  tant  de 
siècles,  nous  avons  dû  nous  contenter  de  produits 
incomplets  et  faits  sans  soins.  Ces  défauts  de 
fabrication,  d’autant  plus  contraires  à la  bonne 
logique  qu’ils  se  rapportaient  à la  base  essentielle 
de  notre  nourriture,  devaient  s’accepter  autrefois 
comme  le  résultat  inévitable  de  la  fabrication 
manuelle i Mais  aujourd’hui  que  les  machines 
connues,  créées,  puis  perfectionnées,  ont  permis 
d’étendre  peu  à peu  le  cercle  des  fabrications 
rapides  et  peu  coûteuses,  il  semble  naturel 
d’exiger  que,  parmi  les  progrès  réalisés,  se  clas- 
sent au  premier  rang  les  machines  à faire  le 
pain.  Si,  de  même  que  toutes  les  inventions 
similaires,  leur  généralisation  doit  priver  de  leurs 
emplois  des  milliers  d’ouvriers,  du  moins  pour- 
rons-nous espérer,  grâce  à elles,  avoir  désormais 
la  certitude  que  notre  pain  quotidien,  si  dur  à 
gagner,  nous  sera  livré  propre,  nourrissant  et  à 
bon  marché. 

Pierre  CALMETTES 

ék, 

ELLE 

Elle  est  la  grâce!  et  quand  l’aurore 
Rallume  le  soleil  éteint, 

Les  roses  prennent  à son  teint 
Le  doux  éclat  qui  les  colore. 

Elle  est  le  charme!  et  quand,  sonore, 

La  voix  lente  du  Ilot  lointain 
Chante  le  retour  du  matin, 

C'est  sa  voix  que  j’entends  encore. 

Trésor  joyeux  ! trésor  amer  : 

Elle  est  l’aurore!  elle  est  la  mer! 

Elle  est  la  grâce!  elle  est  le  charme! 

Seule,  elle  apporte  à mon  amour, 

— Dans  un  sourire  — tout  le  jour! 

Tout  l'océan  dans  une  larme! 

Armand  S1LVESTRE. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


551 


L’ARANÉICULTURE 


Parmi'les  innombrables  merveilles  que  la  foule 
des  curieux  vient  admirer  tous  les  jours  à l’Expo- 
sition, une  des  plus  étonnantes  est  cet  extraor- 
dinaire ciel-de-lit,  tissé  en  soie  d’araignée,  qui  se 
trouve  au  Palais  de  Madagascar,  édifié,  comme 
l’on  sait,  sur  la  place  du  Trocadéro.  Ce  chef- 
d’œuvre  de  ténuité,  de  légèreté,  d’élégance 
aérienne,  sort  des  ateliers  de  tissage  installés  à 
Tananarive,  et  des  milliers  d’araignées  d’une 
espèce  spéciale,  qu’on  appelle  là-bas  des  halabés, 
ont  concouru,  — sans  s’en  douter,  il  est  vrai,  — 
à sa  production. 

La  nouvelle  industrie,  créée  dans  notre  colonie 
et  dont  nous  espérons  qu’elle  conservera  long- 
temps le  monopole,  a pris  le  nom  d’aranéicul- 
ture.  Quoique  encore  à ses  débuts,  elle  a une 
histoire  fort  intéressante  que  nous  a révélée  tout 
récemment  un  de  ses  plus  ardents  promoteurs, 
M.  le  lieutenant  J.  Maroix,  de  l’infanterie  de 
marine... 

Nous  prenons  la  liberté  d’emprunter  à son 
travail  quelques-uns  des  renseignements  qui  vont 
suivre. 

Ce  fut  Raymondo  Maria  de  Trémayer,  un  sa- 
vant espagnol,  qui,  le  premier,  réussit,  avec  des 
épeires  américaines,  à fabriquer  des  écheveaux  de 
soie  d’une  finesse  presque  impalpable,  et  d’une 
très  belle  couleur  d’or.  Ceci  se  passait  vers  le 
milieu  du  siècle  dernier. 

Vers  la  même  époque,  Rolt  put  obtenir  en 
deux  heures,  avec  vingt-deux  épeires  de  grande 
taille,  un  fil  de  600  mètres  de  longueur.  Plus  tard, 
mais  nous  ne  saurions  garantir  l’exactitude  du 
fait,  un  voyageur,  Alcide  d’Orbigny,  porta  pen- 
dant plusieurs  mois,  dit-on,  une  sorte  de  tunique 
entoile  d’araignée  que  lui  auraient  fabriquée  des 
indigènes  du  Brésil. 

.Ces  divers  essais  ne  furent  pas  poursuivis. 
L’honneur  de  les  avoir  repris  et  menés  à bien 
doit  revenir  au  Père  Camboné,  missionnaire 
français  à Madagascar,  qui  fut,  à proprement 
parler,  le  créateur  de  Y aranéiculture  industrielle. 

L’halabé  fdeuse,  dont  il  reconnut  bientôt  la 
supériorité  sur  toutes  les  autres  espèces  d’ara- 
néides,  est  noire,  assez  volumineuse  et  d’aspect 
peu  engageant.  Très  répandue  dans  l’Imérina, 
elle  vit  dans  les  arbres  et  se  nourrit  de  chair  crue. 
On  rencontre  les  halabés  par  centaines  de  mille 
aux  environs  de  Tananarive,  où  elles  se  multi- 
plient avec  une  extrême  rapidité. 

Comment  le  Père  Camboné  s’y  prit-il  pour  dé- 
barrasser ces  grosses  bêtes  de  leur  fil?  N’ayant 
encore  aucun  appareil  spécial  à sa  disposition,  il 
les  emprisonna  dans  des  boîtes  d’allumettes  dont 
le  couvercle  à demi  fermé  laissait  sortir  le  bas 
de  leur  abdomen,  en  le  comprimant  un  peu,  et, 
au  moyen  d’un  petit  dévidoir  actionné  à la  main, 


il  réussit  à leur  extraire  des  fils  de  soie  dont  la 
longueur  atteignait  parfois  500  mètres. 

Les  premières  expériences  lui  permirent  d’ar- 
river à ces  deux  conclusions,  à savoir  que  les 
araignées  donnaient,  peu  après  la  ponte,  les  plus 
grandes  longueurs  de  iil,  et  qu'en  un  mois  elles 
peuvent  supporter  sans  inconvénient  deux  ou 
trois  dévidages,  au  maximum,  produisant 
2 000  mètres  de  fil  environ. 

Ces  essais  ont  été  continués  par  M.  Jully,  direc- 
teur de  l’École  professionnelle  de  Tananarive, 
aujourd’hui  placée  sous  le  contrôle  du  Génie 
militaire.  Mais  c’est  à l'ingéniosité  de  M.  Nogué, 
sous-directeur,  que  nous  devons  l’appareil  qui 
permet  de  dévider  mécaniquement  le  fil,  de  le 
tordre  et  de  le  doubler  dans  les  conditions  les 
plus  rapides  et  les  plus  pratiques. 

Il  se  compose  essentiellement  d’un  plateau 
rectangulaire  muni  de  vingt-quatre  guillotines 
emprisonnant  chacune  par  le  thorax  une  ara- 
néide.  Les  vingt-quatre  fils  — ou  douze,  ou 
huit  seulement,  suivant  le  cas  — viennent  s’en- 
rouler sur  une  bobine  animée,  par  un  engrenage 
à pédale,  d’un  mouvement  combiné  de  rotation 
sur  elle-même  et  autour  de  son  axe.  Le  mouve- 
ment produitla  torsion  voulue,  qui  peut  atteindre 
780  tours  par  mètre.  — Un  dispositif  automa- 
tique double,  au  fur  et  à mesure  de  leur  dévidage, 
les  fils  de  six,  huit  et  douze  brins,  de  manière  à 
leur  donner  la  résistance  nécessaire. 

Ce  sont  des  jeunes  filles  malgaches  qui  ont  la 
mission  d’aller  recueillir  tous  les  matins,  dans 
un  parc  voisin  de  l’École  professionnelle,  les  trois 
ou  quatre  cents  araignées  à dévider  pendant  la 
journée,  qu’elles  apportent  dans  des  paniers- 
d’osier  à couvercle  de  bois. 

Actuellement  M.  Nogué  se  trouve  posséder  un 
approvisionnement  de  220  000  mètres  de  fil.  La 
production  moyenne  des  ateliers  de  Tananarive 
est  de  40  000  mètres  par  mois. 

En  général,  après  avoir  subi  le  dévidage,  les 
araignées  sont  remises  au  parc  pendant  deux 
semaines.  Chacune  d’elles,  avant  d’être  épuisée, 
file  de  six  à huit  fois  ce  que  peut  donner  un  ver 
à soie  ordinaire,  et,  à chaque  opération,  fournit 
un  fil  de  350  mètres  environ. 

Quoique  la  soie  de  l’halabé  soit  cinquante-deux 
fois  plus  fine  que  celle  du  bombyx,  sa  résistance 
estsensiblement  supérieure.  Telle  qu’elle  sort  des 
filières,  sa  couleur  est  d’un  jaune  d’or  très  bril- 
lant. De  plus,  elle  n'exige  ni  cardage,  ni  prépa 
ration  d’aucune  sorte  avant  d’être  tissée. 

Serait-ce  la  soie  de  l’avenir? 

Édouard  BONNAFFÉ. 

^ iîj  "o  fe  ^ Æ ij  *5^  ■ç*  Æ A A A A A Ai  A A A A A A Ai  A A A A A 

Les  vieillards  sont  des  amis  qui  s’en  vont,  il  faut  au 
moins  les  reconduire  poliment. 


552 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


DEUX  PLAQUES  DE  CHEMINÉE 


Tout  le  monde  connaît  ces  anciennes  plaques 
en  tonte  de  fer,  quon  appliquait  sur  le  fond  du 
foyer,  autant  pour  le  protéger  de  l’action  des 
flammes  que  pour  lui  servir  de  décoration.  Leur 
ornementa- 
tion était  des 
plus  variées  : 
sujets  tirés 
de  la  mytho- 
logie ou  de. 
l 'histoire,  de 
l’Ancien  ou 
du  Nouveau 
Testament, 
armoiries , 
écussons  à 
initiales,  mo- 
tifs divers. 

Ces  plaques 
étaient  d’un 
e m p 1 o i ré- 
pandu, et  il 
en  existe  en- 
core un  grand 
nombre.  On 
en  trouve  fré- 
quemment, 
oubliées, 
dans  les  vieil- 
les maisons 
bourgeoises 
aussi  bien 
que  dans  fs 
anciens  hô- 
tels privés. 

La  Conven- 
tion proscri- 
vit les  pla- 
ques armo- 
riées : un 
décret  du  13  octobre  1793  ordonnait  que  « les 
propriétaires  de  maisons,  et,  à défaut,  les  loca- 
taires ou  fermiers  seraient  tenus,  dans  le  délai 
d’un  mois,  et  sous  les  peines  portées  par  la  loi, 
de  faire  retourner  toutes  les  plaques  de  cheminée 
ou  contre-feux  qui  porteraient  des  signes  de  féo- 
dalité ou  l’ancien  écu  de  France,  soit  qu’ils  aient 
trois  fleurs  de  lis  ou  un  grand  nombre,  le  tout 
provisoirement  et  jusqu’à  ce  qu’il  ait  été  établi 
des  fonderies  en  nombre  suffisant  ». 

Cette  mesure  générale  donna  lieu  à une  amu- 
sante comédie  en  un  acte,  mêlée  de  vaudevilles, 
par  L.-T.  Lambert,  intitulée  la  Plaque  retournée, 
qui  fut  représentée  au  théâtre  du  Vaudeville,  le 
19  nivôse  an  II  (18  janvier  1794),  et  dans  laquelle 
un  brave  serrurier,  amoureux  (t  patriote,  le 
citoyen  Léveillé,a  pour  occupation  de  rechercher 


Plaque  de  cheminée  aux  armes  de  France,  de  Boufflers  et  de  Lille. 
(Ancien  Hôtel  du  Gouvernement,  rue  de  Tournai,  à Lille.) 


et  pour  fonctions  de  retourner  les  plaques  sus- 
pectes. 

L’emploi  de  la  bouille  et  sa  combustion  dans 
des  appareils  divers  ont  fait  disparaître  l’ancien 

foyer  et  mis 
hors  d’usage 
son  att irait 
démodé. 

Aussi  les 
plaques  ont- 
elles  généra- 
lement dispa- 
ru ou  restent- 
elles  cachées 
derrière  une 
feuille  de  tôle 
ou  un  carre- 
lage plus  ou 
moins  déco- 
ratif. 

Dans  les 
centres  mé- 
tallurgiques , 
où  existaient 
jadis  des  for- 
ges renom- 
mées, on  ren- 
contre  en 
grand  nom- 
bre ces  ta- 
quesde  foyer, 
c o m m e on 
les  appelle 
ailleurs. 

Il  existe 
dans  les  ap- 
partements 
de  l’ancien 
Hôtel  du 
Gouverne  - 
ment,  rue  de  Tournai,  n°58,  à Lille,  deux  plaques 
de  cheminée  qui  présentent  d’autant  plus  d inté- 
rêt qu’une  d’elles  est  datée  et  signée,  fait  assez 
rare. 

Cette  antique  résidence,  jadis  appelée  Hôtel  de 
Santés,  lorsqu’elle  devint  propriété  de  la  ville,  en 
1728,  était  déjà  affectée,  depuis  plus  d’un  siècle, 
au  logement  des  gouverneurs  de  Lille  et  de  la 
province.  Rappelons  aussi  que  ledit  hôtel,  de 
1694  à 1751,  ouvrit  ses  portes,  à maintes  reprises, 
devant  les  représentants  de  trois  générations  de 
l’illustre  famille  des  Boufflers. 

Le  premier  est  le  héros  du  siège  de  1708, 
Louis-François,  duc, pair  et  maréchal  de  France, 
qui  avait  succédé,  en  août  1694,  au  maréchal 
d’Humières.  Né  en  1644,  il  mourut  à Fontaine- 
bleau le  22  août  1721.  Il  avait  épousé,  en  1693, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


553 


Catherine-Charlotte,  fille  du  maréchal  duc  de 
Grammont. 

Lorsqu’il  sentit  sa  fin  prochaine,  le  maréchal 
de  Boufflers  démissionna  en  faveur  de  son  fils 
aîné,  Antoine-Charles-Louis,  auquel  le  roi  avait 
accordé,  le  16  décembre  1708,  en  reconnaissance 
de  la  brillante  défense  de  Lille,  la  survivance  du 
gouvernement  de  Flandre  ; mais  ce  fils,  âgé  de 
quatorze  ans,  mourut  delà  petite  vérole,  six  mois 
avant  son  père,  le  22  mars  1711. 

Touché  de  ce  malheur,  Louis  XIV  accorda  la 
survivance, 
sans  attendre 
qu’on  le  lui 
ait  demandé, 
au  fils  cadet 
du  maréchal, 

Joseph  - Ma- 
rie, qui  n'a- 
vait que  qua- 
tre ans  et 
demi. 

Le  nou- 
veau gouver- 
neur de  la 
Flandre  et  du 
Hainaut  de- 
vaitlestitres, 
charges  et 
honneur  dont 
il  fut  comblé 
aux  services 
éminents 
rendus  par 
son  père. 

Dispensé 
du  serment 
jusqu’à  ce 
qu’il  eût  at- 
teint l’âge 
de  dix  ans,  il 
ne  prit  pos- 
session de  son  gouvernement  à Lille  que  le 
15  juin  1722,  au  milieu  de  fêtes  qui  durèrent 
quatre  jours. 

Né  à Paris  le  22  mai  1706,  Joseph-Marie  de 
Boufflers  eut  pour  parrain  et  marraine  de  pauvres 
gens,  Pierre  Lagrange  et  Marie-Anne  Caron, 
« Mr.  le  maréhal,  dit  l’acte  de  baptême,  étant 
absent  et  gardant  la  personne  du  Roi  ».  A quinze 
ans,  mestre-de-camp  d’un  régiment  d’infanterie, 
il  épousait,  à Paris,  le  15  septembre  1721,  dans 
l’église  Saint-Paul,  Magdeleine- Angélique  de 
Neufville  Villeroy,  âgée  de  treize  ans  et  onze 
mois,  tille  de  Louis-Nicolas,  duc,  pair  et  maréchal 
de  France.  Nommé  commandant  d’un  corps  de 
troupes  envoyé  par  Louis  X V au  secours  de  la 
ville  de  Gênes  assiégée,  il  y mourut  de  la  petite 
vérole  le  2 juillet  1747. 

Enfin,  le  troisième  Boufflers,  fils  et  petit-fils  des 
précédents,  avait  pour  prénoms  Charles-Joseph. 


Né  à Paris  le  16  août  1731,  il  futtenusur  les  fonts 
baptismaux  par  le  duc  de  Villeroy,  son  aïeul  ma- 
ternel, et  la  maréchale,  sa  grand’mère.  Louis  XV 
le  fit,  à treize  ans,  colonel  d’un  régiment  d’in- 
fanterie, que  son  père  avait  eu  la  permission  de 
lever  pour  lui.  Nommé  gouverneur  de  Lille  et  de 
la  Flandre  par  décret  du  9 septembre  1747,  il 
prêta  serment  le  même  jour  ès  mains  du  roi,  et 
le  28  décembre  suivant  devant  le  Magistrat  de 
Lille.  Il  était  brigadier  des  armées  lorsqu’il 
mourut,  à Paris,  de  la  petite  vérole,  le  14  sep- 
tembre 1751. 

Le  15  avril 
1747,  il  avait 
épousé,  à 
Gand,  Marie- 
Anne -Philip- 
pe-Thérèse 
de  Montmo- 
rency. Avec 
lui  s’éteignit 
la  branche  aî- 
née des  Bouf- 
ilers. 

L’ancien 
Hôtel  du  Gou- 
vernement 
possède  deux 
plaques  de 
cheminée  aux 
armes  de 
cette  célèbre 
famille;  la 
première, 
dont  la  re- 
production 
ci  - contre 
permet  d’ap- 
précier l’har- 
monieuse 
élégance,  est 
de  forme  rec- 
tangulaire et  mesure  0“,  92  x 0m,  73.  Quoique  la 
composition  en  soit  assez  chargée,  les  trois  écus- 
sons se  détachent  bien  et  le  relief  en  est  nette 
ment  accusé,  l’ensemble  produit  un  effet  très 
décoratif. 

Aucun  millésime.  Néanmoins,  comme  c’est  seu- 
lement en  janvier  1705  que  le  roi  permit  à Louis- 
François  de  Boufflers,  ainsi  qu’a  toute  sa  posté- 
rité, de  porter  derrière  l’écusson  de  ses  armes 
les  étendards  de  colonel  général  des  dragons  et 
les  drapeaux  de  colonel  des  gardes-françaises  qui 
figurent  sur  cette  plaque;  on  peut  en  fixer  la 
fabrication  entre  1704  et  1711,  année  de  la  mort 
du  maréchal. 

La  seconde  est  aux  armes  de  Joseph-Marie 
de  Boufflers.  Ses  dimensions  sont  : 0,n,85xOm,  85. 

Sur  le  registre  aux  comptes  de  la  ville  pour 
1735-1736,  figure  l'article  suivant  : 

« Flatte  de  fer.  — A Louis-François  Leclercq,  la 


Plaque  de  cheminée  aux  armes  de  Boufflers-Villeroy. 
Ancien  Hôtel  du  Gouvernement,  rue  de  Tournai,  ù Lille.) 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


554 


somme  de  200  florins  18  patars  9 deniers  pour 
le  prix  de  son  marché  du  5 octobre  dernier.  » 

Il  s'agit  évidemment  de  notre  plaque;  le  prix, 
très  élevé,  devait  comprendre,  avec  les  frais  de 
fabrication,  ceux  d’établissement  du  modèle. 
Un  article  du  compte  de  1743  nous  fournit  un 
point  de  comparaison,  il  s’agit  d’un  objet  ana- 
logue vendu  au  poids  : « A François  Leclerq, 
marchand  de  fer,  la  somme  de  34  florins  2 pa- 
tards  pour  livraison  à l’hôtel  de  ville,  d’une 
plaque  de  fer  de  fonte  pesant  341  livres,  à raison 
de  2 patards  par  livre.  » Les  registres  aux  tra- 
vaux contiennent  aussi  le  nom  de  Leclercq,  qua- 
lilié  « marchand  de  fer  en  cette  ville  »,  dans  un 
procès-verbal  d’adjudication  du  28  mai  1735, 
relatif  à la  fourniture  de  balustres  « en  forme 


de  piliers  et  de  barres  en  rond  pour  servir  de 
garde-fou  au  quai  du  rivage  de  la  Basse-Deule  ». 
Il  y est  dit,  détail  à noter,  que  l’adjudicataire 
pourra  faire  venir  ces  fers  de  Liège  ou  d’ailleurs; 
ce  qui  donne  à penser  qu’il  n’y  avait  pas  de 
fonderie  de  fer  à Lille  à cette  époque.  Leclercq 
passa  un  marché  avec  un  maître  de  fourneaux 
du  pays  de  Thiérache,  nommé  Desprez,  pour  la 
somme  de  1 1 036  florins.  Ces  balustres,  comme 
on  peut  encore  le  constater  de  nos  jours,  portent, 
alternés  dans  des  cartouches,  les  armes  de 
France,  celles  de  Lille,  le  chiffre  et  les  armoiries 
de  Boufflers-Villeroy,  ainsi  que  le  nom  de  Le- 
clercq, une  devise  el  le  millésime  1735. 

Léon  LEFEBVRE. 


LA  PROVENCE  A L’EXPOSITION 


Ce  n’était  pas  chose  facile  que  de  faire  revivre 
la  Provence  en  un  coin  de  Paris  : de  toutes  les 
provinces  de  notre  France,  elle  est  peut-être  en 


la  capitale,  et  je  m’explique  la  satisfaction  des  ar- 
chéologues devant  les  reconstitutions  intéres- 
santes où  le  Berri,  la  Bretagne,  l'Anjou  racontent 


Le  Mas  provençal. 


■effet  la  seule  dont  l’originalité,  le  pittoresque  et 
la  couleur  se  prêtent  mal  à Limitation. 

Les  grisailles  angevines  et  bretonnes  sont  par- 
I ou l à leur  place,  surtout  sous  le  ciel  maussade  de 


leur  histoire.  Mais  à l’aide  de  quel  décor  peut- 
on  ressusciter  ce  qui  fait  la  vie,  la  joie  de  la 
terre  provençale?  Ce  pays  de  lumière,  de  belle 
humeur  et  de  soleil  ne  peut  triompher  que  dans 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


555 


son  vrai  cadre,  au  bord  des  flots  bleus,  sous 
un  ciel  rayonnant  . Une  Provence  dépaysée  n’est 
plus  la  Provence  : elle  ressemble  à la  cigale  qui 
ne  chante  et  ne  vit,  attachée  à son  arbre,  que 
dans  un  air  lumineux  et  chaud. 

Par  quel  miracle  cependant,  a-t-on  pu  nous 
donner  à l’Esplanade  des  Invalides,  un  peu  du 
vrai  et  glorieux  Midi?  C’est  aux  créateurs  du 
« Vieil  Arles  » 
et  du  « Mas 
provençal  » 
qu’il  faut  de- 
mander le  se- 
cret de  ce  tour 
de  force.  Ces 
amoureux  de 
lapetite  patrie 
ont  eu  la  foi, 
non  pas  celle 
qui  déplace  les 
montagnes 
comme  dit 
l’Évangile, 
mais  simple- 
ment celle 
qui  transpor- 
te les  collines 
bleues,  parfu- 
mées de  la- 
vande et  de 
serpolet. 

Et  voici  ce 
qu’ils  ont  fait, 
ces  Méridio- 
naux fervents. 

Derrière  des 
palissades 
vertes  et  des 
murailles  en 
plâtre,  dans 
le  voisinage 
des  .architec- 
tures admi- 
nistratives les 
plus  banales, 
ils  ont  recon- 
stitué un  mor- 
ceau de  la  Provence  d’aujourd’hui  et  de  celle 
d’autrefois. 

Autrefois,  c’est  la  vieille  ville  d’Arles  avec  ses 
souvenirs  de  pierre  et  de  marbre  : Les  Aliscamps, 
ces  Champs-Elysées  du  passé  ! Voici  avec  son  arc 
majestueux  la  porte  qui  conduisait  jadis  à la  voie 
Aurélienne,  que  Saint-Trophime  plus  tard  con- 
sacra à la  sépulture  des  chrétiens  : « Telle  fut  la 
renommée  de  cette  Terre  Sainte,  dit  la  légende, 
que  jusqu’au  xnc  siècle,  les  morts  des  villes  rive- 
raines du  Rhône  étaient  munis  d’une  pièce  de 
monnaie,  enfermés  dans  des  tonneaux  enduits 
de  résine  et  livrés  au  courant  du  tleuve.  L s 
pieux  habitants  d’Arles  recueillaient  les  corps 


flottants  confiés  à leur  foi  et  les  inhumaient  sui- 
vant les  rites  sacrés.  » Maintenant,  le  long  de 
l’antique  voi 1 romaine,  les  tombes  sont  alignées, 
béantes  et  vides;  et  tout  au  bout,  est  un  chantier 
bruyant;  des  locomotives  qui  sifflent  troublent  la 
paix  de  ce  lieu  qui  fut  jadis  solennel. 

C’est  toujours  du  « vieil  Arles  »,  cette  abbaye  de 
Montmajour,  voisine  du  moulin  décoiffé,  où 

Alphonse 
Daudet,  grisé 
de  parfums  et 
de  rayons, 
écrivit  ses 
Lettres  im- 
mortelles. 

Ces  deux 
colonnes  de 
marbre  rose 
sont  tout  ce 
qui  reste  du 
théâtre  anti- 
que, et  ce 
cloître  aux 
gracieuses 
colonnades, 
où  tout  un  ré- 
giment  de 
saints  défile 
en  des  poses 
touchantes, 
c’est  le  cloî- 
tre de  Saint- 
Trophime,  fa- 
meux dans 
l’histoire  de 
l’art  religieux 
et  architectu- 
ral. 

Et  devant 
cette  recon- 
stitution ima- 
ginée par 
M.  Martin-Gi- 
nouvier,  un 
lin  lettré,  exé- 
cutée par  un 
architecte  de 
talent,  M.  Etienne  Bentz,  je  songe  à un  autre  cloî- 
tre plus  fameux  encore,  et  dont  on  ne  parle  pas 
assez.  11  y a,  dans  l’admirable  ville  d’Aix,  si  riche 
en  souvenirs,  et  si  légitimement  fière  de  son 
passé,  une  merveille  qui  se  cache  à l’ombré  de 
la  cathédrale  Saint-Sauveur  : que  saint  Trophime 
me  pardonne  si,  pour  toutes  sortes  de  raisons  ar- 
tistiques, historiques  et  profanes,  je  préfère  le 
cloître  de  mon  pays  au  sien. 

Et  la  Provence  d’aujourd’hui,  c’est  le  mas;  non 
pas,  certes,  le  vrai  mas  de  nos  campagnes  enso- 
leillées,  avec  ses  accessoires  rustiques  et  amusants. 
C’était,  hélas!  le  rêve  (h;  M.  Bruno-Pellissier,  un 
architecte  qui  connaît  son  Midi  sur  le  bout  des 


La  porte  des  Aliscamps. 


556 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


doigts  : n’est-il  pas  dn  pays  du  roi  René?  Mais 
quand  l’Ad-mi-nis-tra-tion  eut  sous  les  yeux  le 
plan,  approuvé  par  le  grand  poète  Mistral,  et  où  rien 
ne  manquait 
depuis  la  mare 
au  purin  jus- 
qu’au cadran 
solaire,  ce  fut 
presque  une 
émeute  dans 
les  bureaux. 

Ce  mas  réalis- 
te, maisexact, 
é p o u v a n t a 
les  ronds-de- 
cuirs  de  l’Ex- 
position. 

Quelle  bêtise! 

Les  sauvages 
qui  gîtent  sur 
les  'pentes  du 
Trocadéro  ne 
sont-ils  pas, 
en  leur  tenue 
etleurshuttes 
exotiques, 
d’un  réalisme 
moins  civi- 
lisé? 

Voilà  pour- 
quoi le  «mas  » 
de  l’Exposi- 
tion témoigne 
de  quelque 
fantaisie  : on 
dirait  plutôt 
un  cabanon 
cossu,  avec 
son  toit  en  ac- 
cent,  circon- 
flexe et  ses  larges  ouvertures.  Un  essai  de  recon- 
stitution de  la  porte  des  Aliscamps  donne  à la  con- 


struction où  elle  s’adosse  une  teinte  de  cou- 
leur locale.  Tout  autour,  des  oliviers,  très  au- 
thentiques, puisqu’ils  viennent  d’Eyguieres,  se 

sontdépêchés 
de  mourir, pé- 
caïre  ! 

Mais  il  y ar 
dans  le  mas, 
quelque  cho- 
se qui  embau- 
me, quelque 
chose  qui  met 
du  soleil  par- 
tout : c’est  la 
bouillabaisse. 
Ce  mets, 
dont  l’uni- 
vers entier 
s’est  "pourlé- 
ché, est  pré- 
paré ici  par 
une  main  il- 
lustre, la 
main  de  Rou- 
bion.  Ici  on 
n’a  qu’à  ou- 
vrir les  nari- 
nes et  la  bou- 
che pour  se 
retrouver  en 
Provence.  Et 
les  yeux  ont 
aussi  de  quoi 
se  distraire  : 
ils  n’ont  qu’à 
regarder  les 
belles  Arté- 
siennes qui 
s’agitent  au- 
tour des  ta- 
bles, avec  leur  jolie  coiffure  en  pyramide  et  leur 
fin  corsage  entr’ouvert.  Cn.  Formentin. 


Montmajour  et  le  Théâtre  antique. 


lies  Bijou*  de  la  Couronne  d’Angletewe 


Les  bijoux  de  la  couronne  étaient  autrefois 
conservés,  sous  le  nom  de  Regalia,  dans  la  tour 
Martin,  autrement  dite  « tour  des  bijoux  »,  qui 
fait  partie  de  l’immense  forteresse  connue  sous 
le  nom  de  Tour  de  Londres. 

C’est  dans  cette  tour  Martin,  dont  les  murs 
sont  d’une  épaisseur  extrême,  que  fut  empri- 
sonnée la  malheureuse  Anne  Boleyn,  dont  la  fa- 
tale beauté  captiva  un  moment  le  monstre  qui 
s’appelait  Henri  VIII.  Là  aussi  fut  enfermée  la 
charmante  Jane  Grey  qui  périt,  àdix-septans,  sous 
la  hache  du  bourreau,  victime  de  l’ambition  des 


siens,  et  reine  pendant  dix  jours,  sans  avoir 
souhaité  la  couronne. 

Aujourd’hui,  les  insignes  du  pouvoir  et  de  la 
royauté  occupent  à la  Tour  de  Londres  un  bâti- 
ment qui  a été  construit  exprès  pour  les  rece- 


voir. 

Au  centre  de  la  nouvelle  Jewel  Room , se  trouve 
l'étincelante  pyramide  formée  par  ces  joyaux,  et, 
tout  au  sommet,  la  couronne  impériale  qui  do- 
mine celles  des  siècles  passés.  Elle  fut  faite  en 
1838,  sur  l’ordre  de  Sa  Majesté  la  reine  Victoria, 
qui  venait  de  succéder  à son  oncle,  Guillaume  IV,, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


557 


mort  sans  postérité.  Celte  couronne  est  un  édi- 
fice de  diamants,  de  perles,  de  rubis,  d’éme- 
raudes et  de  saphirs  enlevés  aux  diadèmes  su- 
rannés des  rois  précédents;  l’intérieur  est  en  ve- 
lours rouge  doublé  de  soie  blanche  aux  rebords 
d’hermine,  et  le  tout  pèse  environ  deux  livres  et 
demie. 

Sur  le  devant  de  la  couronne  impériale  est 
une  croix  de  Malte  en  diamants,  dont  le  centre 
est  formé  par  le  fameux  rubis  que  don  Pedro  de 
Castille  donna  au  Prince  Noir  après  la  bataille  de 
Najera,  en  1367,  et  qui  figura  à la  bataille  d’Azin- 
court  sur  le  casque  d’Henri  Y.  Suivant  la  cou- 
tume Amentale,  cette  pierre  est  percée  de  part  en 
part,  et^dans 
la  partie  supé- 
rieure de  l’ori- 
fice, est  inter- 
calé un  rubis 
de  petite 
taille. 

Les  autres 
ornements  de 
cette  couron- 
ne sont  trois 
croix  de  Malte, 
quatre  fleurs 
de  lis  et  quatre 
arches  impé- 
riales, for- 
mées par  des 
branches  de 
chêne  d’où 
pendent  des 
glands  de  per- 
les fines.  Elle 
est  surmontée  d’une  croix  de  saphirs  entourée 
de  brillants. 

La  Couronne  de  saint  Edouard  tire  son  nom 
d’une  ancienne  couronne  portée  par  saint  Edouard 
le  confesseur,  et  conservée  dans  l’abbaye  de 
Westminster  jusqu’à  l’époque  de  la  guerre  civile 
sous  le  règne  de  Charles  Ier,  pendant  laquelle  elle 
fut  enlevée  avec  beaucoup  d’objets  précieux.  Cette 
nouvelle  couronne  dite  de  saint  Edouard  en  sou- 
venir de  la  précédente,  fut  faite  pour  le  sacre  de 
Charles  IL  Elle  est  ornée  de  diamants,  de  rubis, 
de  saphirs,  d’émeraudes,  de  trois  énormes  perles 
ovales,  de  quatre  croix  et  d’autant  de  fleurs  de 
lys. 

La  Couronne  du  prince  de  Galles  est  en  or  pur 
sans  aucun  ornement.  Dans  les  grandes  cérémo- 
nies de  l’État,  elle  est  placée  devant  le  fauteuil 
qu’occupe  l’héritier  présomptif. 

V ancienne  Couronne  de  la  Reine,  que  l’épouse 
du  souverain  portait  le  jour  du  couronnement, 
est  en  or.  Elle  est  garnie  de  perles  fines  et  de  dia- 
mants d’une  grande  valeur.  Cette  couronne  orna 
entre  autres  la  charmante  tête  d’Anne  Boleyn. 
Trois  ans  après,  la  rivale  de  la  malheureuse  Ca- 
therine d’Aragon  était  décapitée  dans  celte  même 


Tour  de  Londres  d'où,  selon  la  coutume,  elle 
était  sortie  en  triomphe  pour  être  couronnée  à 
l’abhaye  de  Westminster. 

Le  Diadème  de  la  Reine  ou  Cercle  d'or  fut  porté 
par  la  reine  Marie,  épouse  de  Jacques  II;  c’est  un 
cercle  d’or  orné  de  perles  et  de  gros  diamants, 
dont  la  valeur  est  d’environ  2 775  000  francs. 

L 'Orbe,  que  le  souverain  tient  dans  sa  main 
droite  pendant  le  sacre,  et  dans  sa  main  gauche 
lorsqu’il  se  rend  à Westminster  Hall,  après  le 
couronnement,  est  un  globe  d’or  serti  d’une  guir- 
lande de  diamants  et  autres  pierres  précieuses. 
Sur  le  sommet  une  splendide  améthyste  de  forme 
ovale  constitue  le  piédestal  d’une  croix  en  or 

ornée  de  bril- 
lants et  de  per- 
les fines. 

Le  Sceptre  de 
saint- Edouard 
toujours  porté 
devant  le  nou- 
veau souve- 
rain, pendant 
la  cérémonie 
du  sacre,  est 
en  or,  sur- 
monté d’une 
croix. 

Le  Sceptre 
royal,  égale- 
ment en  or,  a 
la  poignée  or- 
née de  rubis, 
d’émeraudes 
et  de  diamants. 
Un  troisième 
sceptre  royal,  dit  Sceptre  à la  colombe,  est  sur- 
monté d’une  croix,  sur  laquelle  se  tient  une  co- 
lombe aux  ailes  déployées,  comme  emblème  de 
la  miséricorde. 

Le  Sceptre  de  la  Reine  est  presque  semblable  à 
celui  du  roi,  mais  d’une  moindre  grosseur. 

La  Baguette  d'ivoire  fut  faite  pour  la  reine 
Marie,  épouse  de  Jacques  IL  Elle  est  surmontée 
d’une  croix  et  d’une  colombe. 

Outre  ces  sceptres,  il  en  existe  encore  un  autre, 
le  plus  riche  de  tous  et  également  orné  d’une 
colombe.  Il  fut  découvert  en  1814  derrière  une 
boiserie  dans  la  Jeivel  Bouse,  où  il  avait  été  ou- 
blié, semble-t-il,  pendant  un  grand  nombre  d’an- 
nées. Selon  toutes  probabilités,  il  fut  fait  pour  la 
reine  Marie  II,  épouse  de  Guillaume  III,  avec  qui 
elle  fut  investie  du  pouvoir  souverain,  à titre 
égal. 

L ' Ampulla  ou  Aigle  d’or , qui  contient  l’huile 
sainte  pour  la  cérémonie  du  couronnement,  est 
un  aigle  aux  ailes  déployées,  qui  se  tient  sur  un 
piédestal  en  or.  La  tête  se  dévisse  à la  moitié  du 
cou  pour  qu’on  puisse  y verser  l’huile  qui,  pour 
le  sacre,  coule  du  bec  de  l’oiseau  dans  une  cuil- 
lère d’or  dont  le  manche  est  orné  de  perles  fines 


558 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Ces  objets  sont  considérés  comme  d’une  très 
grande  antiquité. 

Les  Épées  de  la  Justice  qui  représentent,  l’une 
l’autorité  spirituelle,  et  l’autre  l’autorité  tempo-  i 
relie,  sont  portées  à la  droite  et  à la  gauche  du 
souverain  pendant  la  cérémonie  du  sacre. 

Devant  ces  deux  symboles  du  pouvoir  royal, 
un  grand  dignitaire  du  royaume  porte  une  troi“ 
sième  épée,  Y Epée  de  la  Miséricorde  ou  Curlana , 
dont  la  pointe  est  en  acier  doré. 

Les  Bracelets  ou  Armillæ,  qui  décorent  les  poi- 
gnets du  roi  le  jour  du  sacre,  sont  en  or  avec 
bordures  de  perles  et  ornements  représentant  la 
rose  d’York,  un  chardon,  une  fleur  de  lys  et  une 
harpe. 

Les  Éperons  royaux , également  en  or,  sont 
portés  à la  procession  du  sacre  par  les  lords  Grey 
de  Ruthyn,  honneur  qui  leur  vient  comme  des- 
cendants de  la  grande  famille  des  comtes  de 
Hastings. 

La  Salière  de  l’Etat , qui  est,  dit-on,  un  modèle 
de  la  Tour  Blanche , — l’un  des  nombreux  bâti- 
ments dont  se  compose  la  Tour  de  Londres,  — 
est  un  précieux  objet  d’art  qui  sert  aux  baptêm  s 
dans  la  famille  royale,  ainsi  qu’une  grande  fon- 
taine d'argent  présentée  comme  fonts  baptis- 
maux au  roi  Charles  II  par  la  ville  de  Plymouth. 

* 

Haydon,  le  peintre,  raconte  que  la  couronne 
qui  servit  à Georges  IY  pour  son  sacre  ne  fut  pas 
achetée  pour  cette  cérémonie,  mais  emprun- 
tée. Rundell,  le  grand  joaillier,  en  demandait 
lj750000  francs;  mais  lord  Liverpool,  alors  mi- 
nistre des  Finances,  déclara  au  roi  qu’il  ne  pou- 
vait sanctionner  une  telle  dépense.  Rundell  prêta 
donc  la  couronne  en  question,  moyennant  une 
rétribution  de  175000  francs.  Comme  il  se  passa 
quelque  temps  avant  qu’il  fût  décidé  si  elle  serait 
achetée  ou  non,  il  demanda  75  000  francs  de  plus 
pour  l’intervalle  qui  s’était  écoulé  entre  le  prêt  et 
le  renvoi. 

* 

' -K  -X- 

Parmi  les  joyaux  de  la  couronne  d’Angleterre, 
se  distingue  entre  tous  le  Koh-i-noor,  ou  « Mon- 
tagne de  lumière  ».  C’est  le  château  de  Windsor 
qui  possède  ce  magnifique  diamant  dont  une  imi- 
tation est  exposée  à la  Tour  de  Londres  dans  la 
« Salle  des  bijoux  ».  Suivant  une  tradition  in- 
dienne, le  Koh-i-noor,  ce  fameux  talisman  des 
Indes,  fut  découvert,  il  y a cinq  mille  ans,  dans 
le  Godavery.  D’après  une  légende  de  cette  mer- 
veilleuse contrée,  il  fut  porté  par  l’un  des  héros 
du  poème  épique  : le  Mahabharata.  De  souverain 
en  souverain,  de  vaincus  en  vainqueurs,  il  arriva 
dans  le  trésor  de  Lahore,  dont  il  fit  partie  jus- 
qu’à l’annexion  du  Pendjab  par  l’Angleterre.  Il 
fut  alors  stipulé  que  le  talisman  des  Indes  serait 


oflert  à Sa  Majesté  la  reine  Victoria.  La  « Mon- 
tagne de  lumière  »,  dont  l’histoire  est  une  véri- 
table odyssée,  quitta  donc  la  splendeur  du  ciel 
oriental  et,  sous  la  garde  de  deux  officiers,  tra- 
versa les  mers  pour  venir  se  fixer  sur  les  bords 
brumeux  de  la  Tamise. 

Le  prince  consort,  trouvant  le  Koh-i-noor  mal 
taillé,  le  confia  à un  bijoutier  qui,  pour  la  somme 
de  200  000  francs,  lui  donna  une  forme  régulière 
et  de  plus  nombreuses  facettes.  La  taille  du  pré- 
cieux joyau  occupa  trente-huit  jours  de  douze 
heures  de  travail.  Le  duc  de  Wellington  en  per- 
sonne le  plaça  sur  la  machine  qui  devait  lui  don- 
ner en  éclat  ce  qu’il  a perdu  en  poids. 

* 

L’exposition  publique  des  bijoux  de  la  cou- 
ronne fut  inaugurée  sous  le  règne  de  Charles  IL 
La  charge  de  gardien  de  ces  bijoux  devint  sous 
le  règne  des  Tudors  un  poste  des  plus  impor- 
tants, auquel  de  forts  émoluments  étaient  atta- 
chés et  de  nombreux  privilèges.  Plusieurs  de 
ceux-ci  furent  abolis  sous  le  règne  de  Charles  II, 
ou  annexés  à l’office  de  lord  chambellan. 

Les  bijoux  de  la  couronne  ont  été  engagés  dans 
différentes  occasions  par  Henri  II,  Édouard  III, 
Henri  Y et  Henri  YI,  quand  le  trésor  royal  se 
trouvait  à sec,  et  que  les  besoins  de  ces  monar- 
ques l’exigeaient.  Richard  III  les  offrit  aux  mar- 
chands de  Londres  comme  garantie  pour  un  em- 
prunt qu’il  désirait  faire. 

Sous  le  règne  de  Charles  II,  un  audacieux  che- 
valier d’industrie,  nommé  Blood,  tenta,  à l’aide 
de  quatre  complices,  de  s’emparer  de  quelques- 
uns  des  bijoux  royaux. 

Déguisé  en  clergyman,  il  se  présenta  pour 
visiter  la  salle  des  bijoux,  accompagné  d’une 
femme  qu’il  fit  passer  pour  sienne.  Cette  femme 
prétendit  tout  à coup  se  trouver  mal  et  fut  trans- 
portée à l’étage  supérieur,  dans  l’appartement  de 
Talbot  Edwards,  le  sous-gardien  des  bijoux  de  la 
couronne,  âgé  de  quatre-vingts  ans.  Blood  put 
dans  cette  occasion  se  rendre  compte  combien 
peu  la  tour  Martin  était  gardée.  Il  revint  quatre 
jours  plus  tard  avec  un  présent  de  gants  pour 
Mrs  Edwards,  réitéra  plusieurs  fois  ses  visites, 
et  finit  par  demander  en  mariage  la  fille  de  la 
maison  pour  son  neveu,  dont  il  vanta  la  bonne 
mine,  les  qualités  et  la  fortune.  Un  certain  jour 
fut  fixé  pour  la  présentation  du  jeune  homme 
qui,  à l’heure  indiquée,  se  trouva  à cheval  devant 
la  « Porte  de  Fer  » avec  quatre  de  ses  compa- 
gnons. 

Le  plan  était  ainsi  conçu  : Ilunt,  le  gendre  de 
Blood,  devait  garder  les  chevaux  et  les  tenir  prêts 
à la  porte  Sainte-Catherine;  Parrot,  vieux  trou- 
pier des  Roundheads , s’emparerait  du  globe  d’or, 
Blood  prendrait  possession  de  la  couronne  de 
saint  Édouard,  un  troisième  compagnon  brise- 
rait le  sceptre  royal  et  en  glisserait  les  morceaux 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


559 


dans  un  sac,  tandis  que  ie  quatrième  jouerait  son 
rôle  de  jeune  premier  et  de  prétendant  près  de 
ia  fille  d’Edwards. 

Blood,  sous  prétexte  d’attendre  l’arrivée  de  sa 
femme,  pria  le  vieux  gardien  de  montrer  à ses 
amis  les  bijoux  de  la  couronne.  A peine  les  mal- 
faiteurs étaient-ils  entrés  dans  la  pièce  qui  leur 
est  réservée  et  la  porte  fermée  à clef  à l’intérieur, 
selon  la  coutume,  qu’ils  se  jetèrent  sur  le  vieil- 
lard, le  bâillonnèrent,  l’accablèrent  de  coups  et 
se  sauvèrent  avec  le  globe  d’or  et  la  couronne, 
abandonnant  le  sceptre  qu’ils  n’avaient  pu  réussir 
à briser. 

Par  un  heureux  hasard,  le  fils  d’Edwards  qui 
arrivait  de  Flandre  montait  l'escalier  de  la  tour 
Martin  pour  souhaiter  le  bonjour  à sa  famille.  Il 
entendit  les  cris  de  son  père  qui  était  parvenu  à 
se  débarrasser  du  bâillon,  vint  à son  secours  et 
poursuivit  les  ravisseurs. 

Blood  fut  fait  prisonnier,  après  avoir  blessé 
deux  sentinelles.  La  couronne  royale  était  tombée 
dans  la  boue  pendant  le  combat;  une  perle  qui 
s’en  était  détachée  avait  été  recueillie  par  un  ra- 
moneur, tandis  qu’un  apprenti  menuisier  rele- 
vait un  diamant.  Parrot  fut  arrêté  et  le  globe  d’or, 
dont  un  beau  rubis  avait  disparu,  fut  retiré  d’une 
de  ses  poches  où  il  l’avait  enfoui. 

Aucun  des  coupables  ne  fut  puni.  Blood  révéla 
de  prétendus  complots  qui  lui  valurent  non  seu- 
lement le  pardon  du  roi,  mais  aussi  ses  faveurs. 

Il  en  a été  conjecturé  que  c’était  à l’instigation 
de  Charles  II  lui-même  que  Blood  avait  formé  le 
complot  de  s’emparer  des  bijoux  de  la  couronne. 
Plusieurs  choses  portent  à le  croire  : le  vénérable 
Talbot  Edwards  ne  reçut  pour  sa  vaillante  défense 
et  ses  blessures  que  la  misérable  somme  de 
5 000  francs,  tandis  que  le  voleur  déçu  se  vit 
donner  un  poste  à la  cour  et  une  pension  de 
12  500  francs. 

Peut-on  douter  d’après  ces  faits  lequel  des  deux 
du  défenseur  ou  de  l’agresseur,  offensa  la  majesté 
royale? 

Yvon  K FBM AB. 


Ms 

SONNET 

Ce  soir,  dans  le  couchant,  sur  les  flots  déjà  gris. 
J’ai  vu  partir  au  large,  ainsi  qu’un  vol  d’abeilles, 
Des  goélettes  d’or,  des  galères  vermeilles 
Et  des  navires  blancs  de  tous  les  gabarits. 

L’escadre  appareillait,  penchant  ses  mâts  fleuris 
D un  pavois  de  victoire  aux  couleurs  non  pareilles, 
Et,  vers  les  ports  heureux  du  pays  des  merveilles, 
Cinglait,  la  barre  au  vent  et  sans  prendre  de  ris. 

Mais  elle  a disparu  comme  un  lointain  mirage; 

Un  grain  frangé  d’éclairs  a caché  ie  naufrage 
Dans  les  plis  irrite's  de  ses  tourbillons  noirs, 

Tandis  que  je  pleurais,  sur  le  sable  des  grèves, 
Les  désirs  voyageurs  et  les  vagues  espoirs 
Que  porte  dans  ses  flancs  la  flotte  de  mes  rêves... 

Ary  RENAN. 

W 


JVCES  QUjÇJ^E  JFEJVCJVtES 

CHANSON  TUNISIENNE 


Je  suis  bon  croyant  et  j’ai  quatre  épouses, 

Très  belles  vraiment, 

De  me  bien  servir  toutes  très  jalouses; 

Les  quatre  pourtant 
Ne  me  coûtent  rien  : aucune  n’envie 
Bijou  ni  haïk. 

(Devinez  leurs  noms,  je  vous  en  défie  !)' 

Bik  ! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 

Dociles  toujours,  rien  ne  Jes  rebute; 

Jamais,  par  Allah  ! 

Ni  plaintes,  ni  pleurs,  ni  bruit,  ni  dispute. 

Pas  une  n’alla 

En  cachette  boire  avec  la  commère 
Anis  ou  mastic. 

(Devine  leurs  noms,  je  t’en  paie  un  verre  !) 

Bik  ! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 

Quand  je  les  emmène  en  mes  longs  voyages, 

Ni  gêne,  ni  frais. 

Point  de  méfiance,  elles  sont  trop  sages 
Pour  vouloir  jamais 
Me  tendre  un  moka  sucré  par  mégarde 
D’un  peu  d’arsenic... 

(Messieurs  les  maris,  que  Mahom  vous  garde  !) 
Bik! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 

La  première  est  grande,  elle  est  redoutable  : 

Tout  tremble  à ses  cris; 

La  gaillarde  sait  fournir  notre  table  : 

Sarcelles,  perdrix, 

Elle  vous  envoie  à ma  gibecière  ; 

Buffle  et  porc-épic 

L’ont  connue  aussi  : c'est  ma  canardière. 

Bik! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 

Leste  est  la  seconde;  en  sa  course  folle 
Elle  bat  le  vent. 

Elle  a la  blancheur  du  lait,  j’en  raffole, 

Je  suis  son  amant  ! 

C’est  ma  jument  barbe,  à la  jambe  fine, 

Sans  tare,  sans  tic  ; 

Ma  buveuse  d’air  à robe  d’hermine... 

Bik! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik! 

Oh  ! quelle  voix  douce  elle  a,  ma  troisième  ! 

A son  gai  tintin 

La  maussade  humeur  s’enfuit  ; chacun  l’aime, 
II! ustre  ou  faquin. 

C’est  la  pièce  d’or,  la  pièce  loyale 
Et  propre  au  trafic; 

Un  boukoufa  neuf  sonnant  sur  la  dalle! 

Bik! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 


Ma  quatrième  est  de  taille  très  mince, 
Grêle  comme  un  jonc; 

L’ennemi  pourtant  la  craint  : elle  évince 
Le  plus  rodomont. 

Ainsi  le  taureau  fuit  ton  œil  de  flamme, 
Royal  basilic  ! 

C’est  ma  longue  épée  à la  dure  lame  ! 
Bik  ! 

Bi-bi-bik,  Bik-bik,  Bi-bik  ! 


(Imité  de  l’arabe.) 


Albert  FERMÉ. 


A force  d’esprit,  les  Français  se  persuadent  que  leur 
servitude  vaut  mieux  que  1a  liberté  des  autres. 

.1 . Michelet. 

En  France,  ie  tambour  et  le  clairon  couvrent  tous  les 
tumultes  et  rallient  toutes  les  opinions. 

Auhéhen  Scuoll. 


560 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


W A O RAM 


1.  — Un  champ  de  bataille 

L’archiduc  Charles  ayant  rejeté,  après  la  bataille 
de  Gross-Aspern  ou  d’Essling,  les  troupes  fran- 
çaises dans  l'ile  Lobau,  admirable  site  que  le 
Danube  entoure  de  ses  deux  bras,  Napoléon  décida 
de  ressaisir  la  victoire,  dût  la  lutte  acharnée  lui 
coûter  les  plus  grands  sacrifices. 

Masséna  prépara  le  passage  du  petit  bras  sous 
la  protection  de  batteries  formidables,  car,  éche- 
lonnés en  potence  sur  une  ligne  mesurant  33  kilo- 
mètres, allant  de  Kagram,  devant  Vienne,  à 
Deutsch-Wagram,  pour  se  replier  vers  la  tour  de 
Markgrafneusiedl,  les  Autrichiens  devaient  dé- 
fendre avec  la  dernière  énergie  le  sol  de  leur 
pays. 

L’Allemagne  s’insurgeait  alors  contre  César 
dictant  des  lois  au  monde.  La  religion  du  Valer- 
land  faisait  se  lever  les  masses  restées  jusque-là 
indifférentes  aux  combats  entre  monarques.  De- 
puis la  victoire  autrichienne  d’Aspern,  les  vieil- 
lards, les  femmes,  les  enfants  mêmes  prenaient 
les  armes.  On  voyait,  entre  les  grenadiers  hongrois, 
entre  les  chasseurs  tyroliens,  des  soldats  aux 
allures  bizarres  qui,  soir  et  matin,  chantaient  à 
Dieu  un  cantique,  le  suppliant  d’exterminer  l'en- 
vahisseur. 

Et  150  000  individus  se  répandaient,  s’agitaient, 
s’impatientaient  dans  ce  cirque  immense  limité  : 
au  nord,  entre  Gérardorf  et  Ober-Siébenbrun  par 
la  ligne  des  hauteurs  (pii  abritent  d’un  ressaut 
brusque  le  Rufsbach,  torrant  coulant  en  nappe 
de  6 mètres  de  large  entre  des  vieux  saules,  tan- 
dis qu’au  centre  et  à l’est,  la  plaine  s’étend  rase, 
terrain  calcaire  et  ferme  où  la  moisson  pousse 
drue,  où  quelques  arbres  mettent  entre  les  vil- 
lages, nombreux,  des  taches  sombres.  Au  sud.  le 
Danube  ombragé  de  futaies  d’ormes,  fait  une 
limite.  Vers  l'ouest,  Florisdorf,  le  faubourg  popu- 
laire de  Vienne  déborde,  s’étend  vers  le  massif 
de  Bisam,  abritant  Kornenburg". 

Faut-il  nommer  les  villages  bâtis  dans  cette 
plaine  ? Devant  Deutsch-Wagram,  Aderklaa.  Der- 
rière Aderklaa,  le  vieux  Breitenlée,  des  granges 
et  des  maisons  blanches.  Sur  la  même  ligne,  vers 
le  Danube,  Essling  et  Aspern  cachés  dans  les 
arbres;  cela  pour  la  gauche.  A droite,  le  bourg 
muré  d’Enzersdorf,  en  montant  du  fleuve  au 
Rufsbach;  et  Raasdorf,  et  Glinzendorf  d’où  l’on 
voit  la  perspective  de  Markgrafneusadl,  clé  du 
champ  de  bataille.  Enfin,  au  centre,  quelques 
hameaux,  et  Portbarsdorf  ayant  un  large  pont 
situé  à droite  d’Aderklaa.  Deux  tours  dominent 
tout  cela  : celle  de  Neusiedl,  point  d’observatoire 


de  l’archiduc  Charles  et  la  tour  carrée  du  clocher 
de  Wagram,  que  la  grande  batterie  de  Drouot 
couvrit,  le  6 juillet,  de  projectiles  (1). 

Trois  marécages  de  peu  d’étendue  creusent  la 
plaine  longue  de  18  kilomètres,  du  sud  au  nord, 
et  large  de  20  sur  les  deux  autres  points  de  l'ho- 
rizon; on  les  voit  gris  et  bordés  d’herbes  folles 
du  clocher  d’Aderklaa;  et  la  plaine  est  coupée, 
obliquement,  par  les  saules  à têtes  énormes  et 
difformes,  jalonnant,  telle  une  rangée  de  vieux 
gardes,  le  ruisseau  allant,  des  pentes  de  Deutsch- 
Wagram,  chercher  au  loin  le  Danube  qui  n’est 
pas  bleu,  comme  dans  la  célèbre  chanson  de 
Strauss,  mais  vert,  d’un  vert  d’émeraude  servant 
de  miroir  aux  trembles  centenaires. 

Des  chemins  ferrés  dè  cailloux  rouges,  des 
sentiers  tapissés  de  gazon,  relient  les  villages. 
Plusieurs  maisons  aux  toits  de  tuiles,  presque 
plats,  gardent  des  boulets  dans  leurs  murailles  de 
mortier.  Un  Anglais,  voulant  s’en  procurer  un 
près  d’Essling,  fut  récemment  bâtonné  par  des 
femmes  qui  s’inclineront  avec  le  même  respect 
lorsqu’un  voyageur  arrêté  sur  la  place  publique 
prononcera  deux  noms  restés  célèbres  dans  la 
mémoire  du  peuple  : ceux  du  Kaiser  Napoléon  et 
de  l’Erzherzog  Karl.  Et  les  vieillards  vous  montre- 
ront l'emplacement  des  tombes,  vous  parleront, 
gravement,  de  l’horrible  tuerie  qui  coucha  tant 
de  cadavres  dans  les  blés... 

IL  — L’action 

Le  4 juillet  1809,  tout  était  prêt  pour  commen 
cer  une  lutte  décisive.  A deux  heures  dusoir,  Napo 
léon  faisait  jeter  un  pont  devant  Essling.  La  divi- 
sion Legrand  du  -4e  corps  allait  briser  sur  ce  point 
la  résistance  des  Autrichiens  pourtant  retran- 
chés, s’abriter  dans  le  bois  d’Aspern  lorsque, 
après  le  coucher  du  soleil,  un  orage  éclatait. 

Aux  lueurs  des  éclairs,  au  bruit  de  la  foudre, 
se  mêle  la  flamme  et  les  détonations  des  canons 
tirant  des  boulets  rouges  sur  Enzersdorf,  refuge 
de  l’ennemi.  Enzersdorf  brûla;  sinistre  incendie 
illiminant  la  plaine;  et  l’ennemi  recula  sous  l’ava- 
lanche des  projectiles  quand  les  Français  passaient 
le  petit  bras  du. Danube,  en  masses  compactes. 

A gauche,  c’était  Masséna,  F '<  Enfant  chéri  de 
la  Victoire  »,  qui  devait  briser  le  principal  effort 
de  l’Archiduc.  Au  centre,  Bernadotte  massait  les 
Saxons;  Macdonald  établissait  l’armée  d’Italie; 
les  cuirassiers  de  Nansouty  encadraient  ces  hom- 
mes. Oudinot  dirigeait  la  Garde.  Davoust  formait 
l’échelon  de  droite;  au  total  153000  combattants, 

(1)  Visite  du  champ  de  bataille  faite  les  6 et  7 mai  1900. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


561 


avec  557  canons.  C’était  la  belle,  la  brave,  l’invin- 
cible armée  du  Grand  Empereur. 

Le  5 juillet,  Napoléon  passe  à droite  des  ruines 
encore  fumantes  d’Enzersdorf;  quelques  habitants 
pleurent  ou  gémissent  devant  les  décombres.  Les 
autres  villages  sont  abandonnés.  Les  blés  sont 
haut,  dans  la  plaine;  ils  servent  de  rideau,  ou 
plutôt  les  bonnets  des  grenadiers  font  tâche  noire 
entre  les  épis  que  Tardent  soleil  blanchit.  La 
rosée  reste  sur  les  coquelicots  largement  épa- 
nouis, sur  les  bluets,  sur  les  gazons. 


qu’une  terre  rouge  de  sang.  L’égorgement  devient 
épouvantable.  Vers  le  soir,  les  soldats  de  l’archi- 
duc Charles  s’arrêtent  épuisés  de  fatigue,  non 
vaincus.  Ils  recommencent  leur  supplique  au 
Dieu  des  armées;  mais  Dieu  ne  les  entend  pas  ou 
les  abandonne;  ils  font  la  veillée  sans  allumer  de 
feux;  ils  pansenl  leurs  blessures;  ils  s’exaltent; 
ils  espèrent  encore  que  l’archiduc  Jean,  venu  du 
Tyrol,  grossira  leur  nombre  pendant  la  nuit. 

Les  Autrichiens  auraient  pu  saisir  la  victoire 
si,  aux  cris  épouvantables  que  poussèrent  les 


Le  Champ  de  bataille  de  Wagram. 


Déjà,  la  mort  fait  son  œuvre  sinistre  chaque 
fois  que  passent  les  volées  de  mitraille.  Les  mu- 
siques, en  queue  des  régiments,  couvrent  d’un 
chant  d’allégresse  la  plainte  éperdue  de  ces  mou- 
rants fauchés  brutalement,  imberbes  conscrits, 
mutilés  loin  de  leur  pays,  et  vieux  grognards 
ayant  vu  Arcole  et  Marengo.  Des  accclamations 
montent  : « Vive  l’Empereur  ! » Il  passe, 
l’Homme  à la  redingote  grise,  droit  en  selle, 
suivi  d’un  imposant  cortège;  il  désigne  les  points 
faibles  où  Ton  peut  battre  l’adversaire;  il  donne 
des  ordres  brefs;  il  salue  les  braves;  il  insulte 
les  lâches;  il  se  grise  des  odeurs  de  la  poudre; 
il  arrête  des  reculades;  il  est  partout;  il  défie  les 
balles. 

Ceux-là  qui  défendent  le  Vaterland  autrichien 
se  conduisent  en  héros.  Leurs  canons,  leurs 
fusils,  leur  baïonnettes  rendent  à l’agresseur 
coup  pour  coup.  Chaque  sillon  conquis  n’est  plus 


Français  vers  onze  heures,  ils  eussent  chargé  la 
première  ligne  restée  seule  à ses  postes.  Les 
autres  fuyaient,  prises  d’une  panique  folle.  Na- 
poléon dut,  dans  Raasdorf,  monter  à cheval  afin 
de  les  ramener. 

C’était  l’œuvre  d’une  cantinière  qui,  volée  par 
des  traînards,  avait  poussé  de  tels  cris  qu’on 
crut  toute  l’armée  autrichienne  entrée  dans  le 
camp.  Sans  pitié,  des  sapeurs  bâtonnaient  cette 
femme,  après  le  ralliement. 

Peu  après  que  l’aube  eût  éclairé  les  deux 
armées,  on  vit  vers  Breitenlée  le  4°  corps  recu- 
ler. Miller,  menant  des  forces  considérables,  acca- 
bla, refoula  notre  gauche  sur  le  Danube,  prit  des 
canons,  lorsque  la  cavalerie  du  vaillant  Liechten- 
stein mettait  notre  centre  en  désordre.  Napoléon 
courut  vers  Masséna;  il  le  trouva  ordonnant  des 
manœuvres  pouvant  réparer  les  fautes  de  Bou- 
det.  Ensuite,  l’Empereur  lança  Davoust  sur  Mark- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


5IT2 


grafneusiedl,  montra  Deutsch-Wagram  à Oudi- 
not,  puis,  campé  sur  le  chemin  de  Glinzendorf, 
1 Homme  attendit  pendant  des  heures,  car  son 
armée  s avançait  lentement,  très  lentement.  Au 
centre,  vers  deux  heures,  un  flottement  extraor- 
dinaire élargissait  la  troupe.  Bernadotte  cédai!  le 
terrain.  La  bataille  était  perdue! 

Que  faire?  D un  bond,  Napoléon  saute  à cheval. 
Du  geste,  il 

appelle  

Drouot,  lui 
montre  à 
droite  d'Ader- 
klaa,  point 
faisant  face  à 
Wagram  et 
couvert  à gau- 
che par  des 
marécages, 
un  petit  ma- 
melon. On 
réunit  là  60 
canons,  ceux 
de  la  Garde, 
des  pièces  de 
12  et  de  16; 
ceux  de  Mas- 
s é n a , plus 
petits;  der- 
rière, s’ali- 
gnent des  voi- 
tures de  pou- 
dre, des  cais- 
sons chargés 
de  mitraille. 

L’Empereur 
jalonne  l’em- 
placement 
des  batteries, 
indique  les 
colonnes  à 
foudroyer. 

C’est  l'artil- 
leur du  régi- 
ment de  la 
F ère,  c’est 

l’officier  qui  bombarda  Toulon,  agissant.  Il  aide 
ses  canonniers  quand  les  Autrichiens  accourent 
vers  lui. 

- Ilurrah!  mes  enfants,  c’est  à vous  ces  tro- 
phées! leur  crie  le  général  Nordmann.  La  pre- 
mière décharge  le  lue,  crible  les  murailles 
humaines;  tout  fléchit,  recule.  Pour  couvrir  la 
fuite,  Liechtenstein  accourt  avec  4 000  cavaliers; 
on  les  mitraille.  Rompus,  les  escadrons  font 
demi-tour.  Aussitôt,  la  grande  batterie  s’ouvre  au 
centre  ; l'infanterie  d’Oudinot  passe,  monte  en  files 
dans  Deutsch-Wagram  bientôt  enlevé  et  dépassé. 

A droite,  Davoust  enfonce  l'aile  gauche  autri- 
chienne. Masséna  lance  une  chevauchée  de  cava- 
lerie, les  soldats  de  Marulaz,  sur  l’aile  droite  de 


Hiller.  Lassalle  charge  aussi,  en  tête  des  hus- 
sards, devant  Léopoldau.  On  voit  s’écouler,  dans 
les  bois  de  sapins,  derrière  le  grand  plateau,  l’in- 
fanterie de  l’ennemi. 

Et  la  nuit  tomba,  belle  nuit  d’été  couvrant  de 
ses  ombres  épaisses  le  champ  du  carnage. 

III.  — Après  la  victoire 


La  Grange  Impériale  d’Essling. 


« Des  deux 
côtés,  enre- 
gistre un  rap- 
port  autri- 
chien inédit , 
on  combattit 
pour  tout  ce 
qui  est  cher 
à l’homme 
privé,  pour 
tout  ce  qui 
est  sacré  à 
toutes  les  na- 
tions, pour 
tout  ce  qui 
peut,  au  plus 
haut  degré, 
exalter  les 
passions.  Des 
sacrifices  fu- 
rent faits  avec 
un  rare  dé- 
vouement, et 
si  de  sort  des 
armes  s’est 
déclaré,  à la 
fin,  en  faveur 
de  nos  enne- 
mis ; s’ilspeu- 
vent  nous  ar- 
racher  les 
palmes  de  la 
victoire,  des 
lauriers  im- 
périssables 
n’en  couron- 
nent pas 

moins  notre  bravoure.  » 

Quelles  pertes  du  côté  des  Autrichiens?  Les 
lieutenants-généraux  Nordmann,  Hukassowickw 
et  le  général  Wesay  tués;  parmi  les  blessés  : 
l’archiduc  Charles,  les  généraux  Rouvray  et  Nos- 
titz  du  conseil  aulique,  prince  Hesse-Hombert, 
Mayer,  Wacquant,  Motgen,  Charles  Stutterheim, 
Henneberg,  Merville  et  Rothkirch. 

La  liste  française  a aussi  des  noms  illustres  : 
Lassalle  et  Duprat  tués;  nombreux  sont  les 
blessés  : Bessières,  Gudin,  Gauthier,  Vandamme, 
Vignolle,  de  Wrède,  Lecoq,  Zettwitz,  Seras, 
Grenier,  Saline,  Defrance,  Colbert,  Frère,  Brous- 
sard,  Beaupré.  Ajoutons  les  colonels  prince  Adol- 
frandini  et  de  Sainte-Croix. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


563 


Après  une  bataille  de  deux  jours,  qui  ramasse- 
rait les  blessés,  qui  donnerait  la  sépulture  due  à 
10  000  morts  étendus  dans  les  blés?  Napoléon 
commanda  les  Saxons  gardant  la  plaine.  Reynier 
et  la  jeune  garde  campés  dans  l’ile  Lobau  de- 
vaient les  seconder. 

Ce  fut,  dès  le  soir  du  6 juillet,  cent  processions 
de  chercheurs,  s’éclairant  de  torches,  qui  débor- 
dèrent entre  les  villages  ruinés  ou  brûlés.  On 
ouvrit  de  larges  fossés,  on  précipita  au  tombeau, 
pêle-mêle,  Autrichiens  et  Français  tout  vêtus,  on 
achemina  les  blessés  vers  Vienne  ; mais  beaucoup 
de  mutilés  échappèrent  aux  premières  recherches. 

Qui  les  secourut  ? Mais  les  auditeurs  au  Conseil 
d’Etat,  travaillant  à Vienne  sous  la  direction  du 
duc  de  Bassano;  admirables  jeunes  gens  dont  les 
noms  doivent  être  cités;  ils  s’appelaient  : Finot, 
de  Laborde,  de  Bretenil,  Fargues,  Petit  de  Beau- 
verger,  Lamoussaye,  Vienney,  Labergerie  et 
Arnault. 

Citons  le  rapport  confidentiel  de  M.  Finot  : 

« Le  8 juillet,  à 4 heures  du  matin,  nous  par- 
tîmes de  Vienne,  M.  Bignon,  administrateur  des 
finances,  et  moi,  pour  visiter  les  positions  que 
l’armée  autrichienne  avait  été  forcée  d’aban- 
donner. Nous  traversâmes  la  petite  ville  d’Enzers- 
dorf  qui  brûlait  encore  et  nous  nous  dirigeâmes 
sur  la  droite,  vers  une  tour  carrée  qui,  suivant 
ce  qu’on  nous  avait  dit,  était  l’un  des  points  où 
l’attaque  avait  été  la  plus  vive  (1). 

« Nous  nous  trouvions  sur  une  plaine  immense, 
dont  l’œil  avait  peine  à embrasser  l’étendue.  Le 
nombre  des  morts  ne  nous  parut  pas  très  consi- 
dérable à Markgrafneusiedl.  Cependant,  l’immense 
quantité  de  boulets,  d’obus,  de  balles,  que  nous 
rencontrions  sous  nos  pas,  les  fusils  brisés  ou 
recourbés,  les  baïonnettes  tortillées  que  nous 
trouvions  à chaque  moment  nous  prouvaient  que 
la  lutte  avait  dû  être  extrêmement  opiniâtre. 

« Nous  avancions  toujours,  réfléchissant  à un 
spectacle  aussi  nouveau  pour  nous  et  rappro- 
chant par  l'imagination  le  silence  profond  et  la 
solitude  de  ces  lieux  avec  le  mouvement  et  le 
fracas  dont  ris  avaient  été  témoins  deux  jours 
auparavant,  quand  tout  à coup  des  cris  nous  tirè- 
rent de  notre  rêverie.  Nous  aperçûmes,  sur  un 
petit  monticule  fortifié,  deux  malheureux  qui 
respiraient  encore;  ils  étaient  étendus  entre  trois 
morts:  un  Français  et  deux  Autrichiens. 

Je  courus  à eux;  l’un  avait  perdu  un  bras; 
l’autre  avait  une  cuisse  et  une  partie  du  côté  em- 
portés. Je  m’arrête  sur  ces  détails,  l’émotion  que 
j’éprouvai  ayant  été  d’autant  plus  vive,  qu’elle 
était  pour  moi  la  première  en  ce  genre.  Ils  me 
dirent  que  depuis  trois  jours  ils  étaient  sans  se- 
cours et  sans  nourriture  et  me  supplièrent  de  les 
faire  relever.  Leur  plus  grand  supplice  était  la 
soif.  Je  leur  laissai  un  peu  de  vin  et  de  pain 
qu’heureusement  nous  avions  apportés  avec  nous. 

(1)  Correspondance  de  l’Armée  d’Allemagne  (archives 
de  la  Guerre). 


Je  les  encourageai  et  leur  donnai  ma  parole  de 
revenir  les  chercher  sous  peu  de  temps.  Nous 
voulions,  M.  Bignon  et  moi,  retourner  sur-le- 
champ  à Vienne,  afin  de  différée  le  moins  long- 
temps possible  les  secours  qu’attendaient  ces 
malheureux.  Cependant,  nous  crûmes  ensuite 
devoir  avancer  davantage  pour  rendre  un  compte 
plus  exact  au  gouverneur.  Nous  n’eûmes  pas  fait 
cent  pas,  que  nous  trouvâmes  encore  deux  sol- 
dats dans  le  même  état  que  les  premiers.  Aux 
environs  de  la  tour  carrée,  nous  en  aperçûmes 
un.  très  grand  nombre,  Français  et  Autrichiens. 
La  plupart  n’avaient  pu  se  relever.  Quelques-uns 
se  traînaient.  Nous  en  vîmes  un  entre  autres,  qui 
était  parvenu  à se  mettre  debout  et  à marcher 
quoiqu’il  eût  une  cuisse  de  moins. 

« Nous  parlâmes  à tous  et  promîmes  de  revenir, 
seule  consolation  qui  fût  en  notre  pouvoir  de 
leur  donner.  De  retour  à Vienne,  nous  vîmes  le 
général  Andréossy  qui  nous  dit  qu’on  s’était  oc- 
cupé sans  relâche  à faire  chercher  les  blessés, 
mais  que  ceux  dont  nous  lui  parlions  étant  fort 
éloignés  et  dans  un  endroit  écarté,  n’avaient  pu 
être  découverts. 

« Le  même  jour  à 8 heures  du  soir,  je  parvins 
à me  procurer  4 voitures,  4 pains  de  munition  et 
quelques  bouteilles  de  vin.  Je  me  remis  en  route 
sur-le-champ  et  en  traversant  File  Napoléon,  je 
demandai  au  général  Régnier  5 hommes  pour 
m’aider  à relever  les  blessés.  A minuit,  je  passai 
près  d’Enzersdorf.  Comme  le  temps  était  fort 
sombre,  je  m’égarai  et  je  fus  obligé  d’attendre  le 
jour.  Enfin,  à "2  heures  du  matin,  j’ai  pu  conti- 
nuer mes  recherches.  J’arrivai  bientôt  à l’endroit 
où  j’avais  laissé  les  deux  premiers  blessés.  Je  ne 
les  retrouvai  plus  et  j’appris  depuis  qu’ils  avaient 
été  enlevés  par  une  ambulance.  Des  deux  que 
nous  avons  trouvés  plus  loin,  l’un  était  mort. 
Après  en  avoir  pris  six  aux  environs  de  la  tour 
carrée,  je  me  dirigeai  sur  une  maison  isolée  au 
milieu  de  la  plaine.  Près  de  cette  maison,  sous 
un  hangar,  étaient  environ  60  blessés.  On  ne 
peut  exprimer  la  joie  de  ces  infortunés  quand  ils 
m’aperçurent.  Je  m’empressai  de  donner  à cha- 
cun un  petit  morceau  de  pain  et  une  tasse  devin. 

« Je  crois  devoir  rapporter  ici  deux  traits  qui, 
quoique  très  ordinaires  en  eux-mêmes,  paraî- 
tront dignes  d’intérêt,  si  l'on  se  place  dans  la 
situation  qui  y a donné  lieu.  J’achevais  ma  dis- 
tribution et  j’étais  obligé  de  la  faire  avec  beau- 
coup d’épargne  afin  que  tous  les  blessés  y eus- 
sent part.  J’arrive  à un  carabinier  qui  avait  les 
deux  cuisses  fracassées;  je  lui  présente  du  vin  et 
un  peu  de  pain  ; il  me  refuse  en  disant  : Monsieur, 
j'en  ai  eu;  je  ne  voudrais  pas  en  priver  des  cama- 
rades pour  qui  il  n'enresterail  pas.  La  probité  de  ce 
brave  homme  ne  toucha  à un  point  que  je  ne 
puis  décrire.  Je  fis  comme  si  je  ne  I avais  pas 
compris  et  le  forçai  à prendre  ce  que  je  lui  don- 
nais. 

« L’autre  Irait  est  d’un consciit qui  faisait  partie 


564 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  l’escorte.  Quand  il  vit  qu’il  ne  restait  plus  de 
vin  pour  les  blessés,  il  lira  son  flacon  d’eau-de- 
vie  en  me  priant  de  le  leur  partager.  Je  lui  ob- 
servai qu'il  était  déjà  tard,  qu'il  n’avait  rien  à 
manger  et  que  nous  ne  rentrerions  pas  de  si  tôt; 
il  insista  en  me  disant  : Donnez-leur  toujours.  Je 
ne  pourrai  jamais  en  boire  tant  que  je  verrai  souf- 
frir ces  pauvres  camarades.  Quand  nous  serons 
dans  l’ile,  j'en  retrouverai  d'autre.  J’acceptai  son 
eau-de-vie,  et  pour  lui  laisser  tout  le  mérite  de 
sa  bonne  action,  j’attendis  au  dernier  moment 
pour  récompenser  sa  générosité. 

« Lorsque  tous  les  blessés  eurent  reçu  ce  faible 
secours,  je  m'occupai  à faire  charger  mes  quatre 
voitures;  je  n’avais  plus  qu'une  vingtaine  de  pla- 
ces à donner  et  ils  étaient  environ  soixanle.  On 
ne  peut  concevoir  combien  il  était  affreux  d’avoir 
à faire  un  choix  parmi  tant  de  malheureux  égale- 
ment dignes  de  pitié.  Je  résolus  de  prendre 
d’abord  ceux  qui  étaient  blessés  le  plus  griève- 
ment, qui  avaient  moins  de  force  pour  attendre 
un  nouveau  convoi.  Je  m’occupai  à faire  ce  triste 
partage,  craignant  de  prononcer  un  arrêt  de 
mort  à ceux  que  je  refusais.  Un  voltigeur  vient  à 
moi.  Il  marchait,  quoique  l’un  de  ses  bras  eût  été 
amputé  au  coude;  il  me  conjure  avec  de  vives  in- 
stances de  l’emmener;  je  ne  voulais  pas.  Vois, 
lui  dis-je,  tes  camarades.  Aucun  d'eux  n a pu  en- 
core se  relever.  Quant  à toi,  tu  as  été  pansé,  tu 
marches  ; tu  as  pu  venir  jusqu’ici.  Encore  un  peu 
de  courage,  mon  ami ; tu  arriveras  à Enzersdorf 
où  tu  trouveras  une  ambulance.  11  ne  répond  rien, 
se  laisse  tomber  de  sa  hauteur.  Ses  traits,  dans 
une  effrayante  immobilité,  annonçaient  le  déses- 
poir; je  vais  lui  chercher  un  peu  de  vin;  il  refuse 
de  le  boire.  Je  mets  auprès  de  lui  une  orange;  je 
m'éloigne  un  peu,  et  au  bout  de  quelques  instants 
je  le  retrouve  dans  la  même  position;  je  ne  pus 
supporter  de  le  voir  dans  cet  état;  je  le  lis  pren- 
dre et,  [dacer  derrière  l’une  des  voitures;  il  se 
laissa  faire  sans  proférer  un  mot,  sans  montrer 
le  plus  léger  sentiment  de  joie  ou  de  reconnais- 
sance. Je  craignais  que  sa  raison  ne  fût  altérée, 
mais  je  fus  détrompé  quand  à Enzersdorf,  me 
voyant  partir  avec  un  chirurgien  pour  aller  cher- 
cher un  officier  hlessé  qui  se  trouvait  près  du 
camp  des  Saxons,  il  crut  ne  plus  me  revoir  et  me 
cria  : Adieu! 

« Le  moment  le  plus  déchirant  fut  celui  où  il 
fallut  se  mettre  en  route.  J’entendais  des  cris 
affreux  sortir  d’une  maison  (pii  était  à quelques 
pas  de  moi  et  où  il  y avait  une  trentaine  d'hom- 
mes. Je  leur  avais  envoyé  un  pain  et  du  vin  en 
leur  promettant  que  le  lendemain  on  viendrait 
les  chercher;  quelques-uns  de  ces  malheureux 
s'étaient  traînés  sur  le  seuil  de  la  porte  et  me 
tendaient  les  bras.  De  tous  côtés,  je  m’entendais 
dire  : Mon  cher  camarade , ne  ni  oubliez  pas. 

« Arrivé  à Enzersdorf,  on  vint,  ainsi  que  je  l ai 
dit,  me  prier  de  prendre  un  officier  blessé  près 
du  quartier  du  prince  de  Ponte-Corvo.  C’était  le 


capitaine  Foucault,  aide  de  camp  du  général  Cou- 
roux;  il  avait  reçu  une  balle  au-dessus  de  l'œil 
gauche,  et  comme  l’extraction  n’avait  pas  été 
faite,  il  était  dans  l’état  le  plus  affreux;  je  n'avais 
aucune  place  à donner,  les  quatre  voitures  étaient 
pleines,  et  les  ambulances  d’Enzersdorf  étant  par- 
ties je  n’aurais  pu  laisser  dans  cet  endroit  aucun 
blessé.  Je  fus  obligé  de  prendre  avec  moi  l’une 
de  ces  voitures  espérant  que  les  chirurgiens  du 
camp  du  prince  de  Ponte-Corvo  se  chargeraient 
d’un  des  blessés  pour  faire  place  au  capitaine; 
cet  arrangement  eut  lieu,  et  j’en  fus  d’autant  plus 
satisfait  qu’il  rendit  un  grand  service  à un  pauvre 
soldat  qui  n'aurait  jamais  pu  faire  la  route  tout 
entière;  ce  malheureux  avait  les  os  des  deux 
jambes  coupés  par  un  boulet  de  canon;  ses  pieds 
pendaient  et  étaient  dans  un  état  horrible  de  pu- 
tréfaction, ses  souffrances  étaient  inouïes; à cha- 
que instant,  il  fallait  arrêter,  quoiqu’on  n’allàt 
qu’au  très  petit  pas.  Mon  ami,  mon  frère,  me 
criait-il,  mets-moi  à terre,  abandonne-moi.  Enfin, 
j’eus  le  bonheur  de  le  déposer  au  quartier  du 
prince  et  de  lui  voir  faire  un  premier  pansement. 

« Je  rejoignis  mes  trois  autres  voitures  à 
mi-chemin  de  'Vienne  où  j’arrivais  à 4 heures 
de  l'après-midi  sans  autre  événement.  Le  matin 
du  même  jour,  deux  de  mes  collègues  étaient 
partis;  ils  ramenaient  44  blessés.  Le  lende- 
main, 10,  je  fis  une  nouvelle  excursion  avec  trois 
auditeurs.  En  traversant  Enzersdorf,  un  commis- 
saire des  guerres  que  j’avais  vu  à mon  dernier 
passage  vient  nous  conjurer  de  nous  charger  de 
trente  blessés  qui  languissaient  sans  secours  à 
cause  du  départ  de  l’ambulance.  Nous  nous  y re- 
fusâmes; les  malheureux  qui  se  trouvaient  sur  le 
champ  de  bataille  et  qui  n’avaient  pas  encore  été 
pansés  nous  paraissaient  mériter  la  préférence. 

« Nous  continuâmes  donc  notre  route,  mais, 
arrivés  à la  tour  carrée,  nous  ne  trouvâmes  plus 
aucun  de  ceux  que  j’y  avais  laissés.  Des  soldats 
qui  bivouaquaient  nous  apprirent  que  des  cha- 
riots avaient  passé  et  les  avaient  enlevés.  Nous 
revînmes  donc  aux  blessés  d’Enzersdorf.  Les 
blessures  de  la  plupart  étaient  dans  un  état  de 
putréfaction  complète.  Tous  supportaient  leurs 
souffrances  avec  courage  et  résignation.  Nous  en 
avons  ramené  environ  quarante.  Il  n’en  est  resté 
que  quatre  qui  étaient  sans  connaissance  et  à qui 
le  moindre  mouvement  aurait  donné  la  mort. 

« Les  jours  suivants,  tous  les  auditeurs  qui  se 
trouvaient  à Vienne  sont  retournés  sur  le  champ 
de  bataille.  Le  nombre  des  blessés  qui  ont  été 
ramenés  par  eux  dans  toutes  les  expéditions  est 
d’environ  250,  dont  22  Autrichiens.  » 

Voilà  un  tableau  du  champ  de  bataille,  de  1 ac- 
tion, et  des  souvenirs  rétrospectifs  inédits.  Wa- 
gram,  quel  grand  nom  inscrit  sur  l’Arc  de  Triom- 
phe de  l'Étoile,  grand  nom  imprimé  dans  l’His- 
toire; mais  Wagram  devait  être,  en  Autriche,  la 
dernière  victoire  de  Napoléon. 

Édouard  GACHOT. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


565 


LES  VENDANGES  DANS  LE  MIDI  DE  LA  FRANCE 


La  production  viticole,  qui  compte  parmi  les 
principales  richesses  de  la  France,  reprend  petit 
à petit  son  niveau  d’autrefois,  après  la  terrible 
épreuve  qui  l’a  presque  entièrement  anéantie 
pendant  de  trop  longues  années. 

Si  le  phylloxéra  n’a  pu  être  détruit,  il  a,  du 
moins,  été  rendu  impuissant  par  l’introduction  de 
de  cépages  américains  porte-greffes  sur  lesquels 
son  action  néfaste  est  sans  effet.  C’est  de  la  sorte 
que  le  vignoble  français  a été,  en  grande  partie, 
reconstitué  et 
qu’il  marche 
aujourd’hui 
vers  la  pleine 
prospérité. 

Mais,  en 
même  temps, 
la  culture  de 
la  vigne  s’est 
terriblement 
compliquée. 

Avec  le  phyl- 
loxéra, d’au- 
tres maladies 
nouvelles, 
non  moins 
pernicieuses , 
le  mildew,  le 
blackrot  (j’en 
passe  et  des 
pires),  se  sont 
abattues  sur  elle  et  ont  rendu,  plus  nombreux  et 
plus  variés,  les  soins  qu’elle  exige. 

L’heure  est  passée,  hélas  ! où  les  vignes  fran- 
çaises poussaient  vigoureuses  et  fécondes  sur  les 
terrains  les  moins  choisis  sans  coûter  à leurs 
propriétaires  de  grands  efforts  ni  de  grandes  dé- 
penses. 

Cet  heureux  temps  n’est  plus,  et  ce  n’est  au- 
jourd’hui qu’au  prix  d’une  attention  constante, 
c’est-à-dire  de  frais  continus  et  grandissants, 
qu’ils  peuvent  atteindre  sans  encombre  le  mois 
de  septembre,  le  vendémiaire  de  nos  pères,  et 
recueillir  le  fruit  de  leurs  peines. 

Les  vendanges  font  naître  dans  le  Midi  et  prin- 
cipalement dans  le  département  de  l’Hérault  une 
activité  exceptionnelle,  aidée  d ordinaire  par  ces 
journées  merveilleuses  de  la  lin  de  1 été  qui  ne 
connaissent  ni  la  pluie  ni  les  orages.  Vers  le 
commencement  du  mois,  le  fruit  est  mûr  et,  dès 
lors,  la  préoccupation  première  est  de  l’enfermer 
pour  le  soustraire  sans  retard  aux  chances  de 
perte  qui  peuvent  résulter  d’un  excès  de  soleil, 
c’est-à-dire  d’un  excès  de  maturité,  aussi  bien 
que  d’intempéries  improbables;  mais  cependant 
possibles. 


C’est  alors  aussi  que  le  viticulteur  se  demande 
avec  une  inquiétude  née  de  la  satisfaction  même, 
si  l’abondance  de  sa  récolte  pourra  tenir  dans  sa 
cave  autrefois  remplie  de  récipients  que  la  crise 
phylloxérique  a fait  disparaître  par  suite  d’un  non- 
usage  prolongé  et  que  sa  prudence  n'a  remplacés 
qu’avec  lenteur. 

En  même  temps  que  l’étendue  des  vignobles 
reconstitués  augmentait,  a dû  être  augmenté  éga- 
lement le  nombre  des  vases  destinés  à recevoir 

les  produits 
de  la  vendan- 
ge. Ces  vases 
sont  de  très 
grands  ton- 
neaux ou  fou- 
dres, dont  la 
contenance 
ordinaire  va- 
rie entre  100 
ou  "200  hecto- 
litres et  dont 
les  plus 
grands  attei- 
gnent la  capa- 
cité de  360 
hectolitres. 
Ils  sont  faits 
de  douves  en 
chêne  de 
Trieste  qu’on 
assemble  généralement  sur  place.  On  les  trans- 
porte aussi  quelquefois  tout  montés.  C’est  cette 
dernière  opération  que  représentent  les  photo- 
graphies r produites  ci-contre. 

L’énorme  masse  fixée  sur  une  prolonge,  traînée 
par  plusieurs  chevaux,  se  balance  sous  les  cahots 
dans  les  chemins  défoncés  par  les  charrois. 

C’est  une  œuvre  de  force  et  d’adresse  que  de  la 
maintenir  en  équilibre  et  de  la  faire  arriver  sans 
encombre  sur  le  siège  élevé  qui  doit  le  recevoir. 

On  peut  se  douter  de  l’aspect  monumental  que 
présente  une  cave  garnie  d’une  ligne  de  ces. 
foudres  géants  dont  le  contenu  est  celui  d’un 
cube  de  3m , 30  de  côté. 

Telle  est  celle  qui  a été  installée  par  la  Société 
des  Salins  du  Midi,  qui  a constitué  un  vignoble 
modèle  sur  la  langue  de  terre  sablonneuse  qui 
sépare  l’étang  de  Tliau  de  la  mer,  entre  Cette  et 
Agde.  Les  magasins  sont  aménagés  pour  recevoir 
une  récolte  de  36000  hectolitres  et  possèdent 
100  foudres  de  360  hectolitres. 

C’est  un  exemple  intéressant,  mais  non  unique 
dans  la  région  où,  malgré  le  morcellement  de  la 
propriété,  le  nombre  des  terres  donnant  des  ré- 
coltes de  10000  à 40000  hectolitr.  s de  vin,  dans 


Foudre  en  usage  chez  les  vignerons  du  Midi. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


56<i 


les  bonnes  années,  est  relativement  assez  élevé. 

La  reconstitution  du  vignoble  augmente  chaque 
année  la  surface  des  terres  affectées  à cette  cul- 
ture. Il  faut  s’en  réjouir  à tous  égards,  non  seu- 
lement parce  que  c’est  un  élément  de  la  fortune 
nationale  qui  reprend  sa  vitalité,  mais  aussi  parce 


que  la  vigne  est  un  des  facteurs  constitutifs  de  la 
vivacité  et  du  ressort  de  la  nation  française,  et 
que  sa  disparition  eût  paralysé  les  qualités  les 
plus  précieuses  de  notre  race. 

Henry  Vivarez. 


LE  RÊVE  D’UN  JOUR  D’AUTOMNE 


NOUVELLE 


I 

Entièrement  poudrée  à frimas,  pour  dissimuler 
plus  coquettement  la  neige  commençante  de  la 
cinquantaine,  et  semblable  à une  aïeule  survi- 
vante du  siècle  dernier,  Mmc  Dureau,  dans  le  clair 
salon  Louis  XVI  de  sa  maisonnette  de  Bellevue, 
s'impatiente,  depuis  une  grande  demi-heure,  à 
regarder  marcher  les  minutes  autour  de  la  pen- 
dule soutenue  par  les  colonne! tes  en  cuivre  doré 
d’un  fronton  grec,  sur  lequel  rêve,  nonchalam- 
ment étendu,  un  miniscule  Amour  casqué.  En 
même  temps  que  ses  yeux  suivent  la  marche  des 
aiguilles  sur  le  cadran,  on  peut  deviner  ses  oreilles 
tendues  vers  les  bruits  de  la  rue.  Mais  la  maison 
est  tellement  enserrée  d’arbres,  aux  branches 
moussues  et  gigantesques,  et  la  rue  est  si  vide 
de  passants  qu’elle  ne  perçoit,  autour  d’elle,  que 
le  pas  hâtif  et  bref  des  minutes  sur  la  pendule,  le 
gémissement  discret  d’une  bûche  flambante,  dans 
la  cheminée  et,  de  temps  à autre,  le  remue-mé- 
nage de  sa  cuisinière  autour  de  ses  fourneaux. 

- Ces  hussards,  aujourd’hui,  finit-elle  par  se 
dire  à mi-voix,  ça  ne  sait  plus  même  arriver  à 
l’heure.  Si  j’étais  colonel  dans  ce  régiment-là  !... 

Mmo  Dureau  n’acheva  pas  de  formuler  sa  me- 
nace contre  le  hussard  invisible  qui  prolongeait, 
aussi  cavalièrement,  le  retard  déjà  inquiétant  de 
son  déjeuner.  Elle  se  leva.  11  lui  devenait  impos- 
sible de  tenir  en  place  plus  longtemps.  Elle  était 
demeurée  mince,  malgré  les  premières  avaries 
des  ans.  Elle  avait  une  élégance  déport  extrême- 
ment séduisante,  en  sa  robe  de  soie  puce  fleurie 
d’un  semis  de  roses  minuscules  et  pâles.  Son 
allure  jolie  et  vive  la  parait  d’une  grâce  harmo- 
nieuse et  à peine  surannée. 

Elle  ouvrit  la  porte  du  salon  et  vint  s’accouder 
à la  balustrade  du  perron,  élevé  de  quelques 
marches,  au-dessus  du  jardin.  A cette  heure  de 
midi,  la  chaleur  du  soleil  avait  absorbé  suffisam- 
ment les  brumes  humides,  pour  que  la  tiédeur  de 
l’air,  hors  de  l’ombre,  fût  sensible  et  douce.  Du 
haut  de  ce  modeste  observatoire,  Mme  Dureau,  à 
travers  la  grille  de  son  jardin,  pouvait  explorer, 
du  regard,  toute  la  partie  de  la  Grande-Rue  de 
Bellevue  qui  se  continue  par  le  chemin  de  Sèvres. 
Mais  ses  yeux,  aussi  loin  qu’ils  pussent  atteindre, 


ne  découvrirent  aucune  forme  humaine  qui  eût 
la  moindre  apparence  d’un  oflicier  de  hussards 
attendu  chez  elle  à déjeuner. 

— Mon  lieutenant,  pensa-t-elle,  désappointée, 
ce  n’est  pas  bien  d’être  inexact  à l’invitation 
d’une  femme  de  mon  âge,  qui  s’est  ingéniée  à 
vous  faire  préparer  des  gourmandises.  Vous  me 
paierez,  tout  à l’heure,  ce  péché  de  lèse-vieil- 
lesse. 

Si  elle  n’exprimait  pas  tout  haut  cette  pensée, 
ses  sourcils  froncés  par  le  désagrément  d’atten- 
dre, la  flamme  malicieuse  de  ses  yeux  noirs, 
où  sommeillait,  habituellement,  une  tendresse 
encore  vive  et  sans  objet,  l’agitation  de  son  pied 
fébrile,  sur  le  perron,  signifiaient,  clairement  de 
légitimes  préparatifs  d’hostilité  narquoise  contre 
l’invité  retardataire. 

Tandis  que  Mme  Dureau  affinait,  mentalement, 
contre  lui,  les  traits  les  plus  pénétrants  de  son 
ironie,  dans  la  limpidité  estompée  d’une  grisaille 
lointaine  de  cette  journée  d’octobre,  le  bleu  clair 
du  dolman  d’un  officier  de  hussards,  passementé 
d’argent,  éclata,  venant,  vers  elle,  au  long  de  la 
Grande-Rue. 

- Ce  n’est  pas  trop  tôt,  murmura-t-elle,  dans 
une  détente  subite  de  son  impatience.  Mais  il  va 
me  payer  son  retard. 

Elle  s’amusait  déjà  de  toutes  les  questions  insi- 
dieuses dont  elle  le  taquinerait,  pour  le  mettre 
dans  l’embarras. 

Le  pas  alerte  du  lieutenant  faisait  sonner  ses 
éperons  sur  la  terre  battue  de  la  chaussée.  Dès 
qu'il  avait  aperçu  Mm<!  Dureau,  il  lui  avait  adressé 
de  grands  gestes  qui  lui  disaient,  de  loin,  ses 
regrets  de  l’avoir  fait  attendre.  La  hâte  de  sa 
marche  avait  animé  le  teint  clair  de  sa  jolie 
figure  blonde,  sous  le  képi  un  peu  rejeté  en 
arrière.  Sa  taille  bien  prise,  l’élasticité  de  ses 
mouvements,  l’expression  câline  de  sa  figure, 
qui,  de  loin,  demandait  grâce,  avaient  déjà  désar- 
mé à demi  les  ironies  agressives  de  Mme  Dureau. 

— Te  voilà,  enfin,  traînard,  lui  dit-elle,  d'une 
voix  restée  jeune,  dès  qu’il  fut  assez  près  d’elle 
pour  s’en  faire  entendre,  sans  crier! 

— Marraine,  supplia-t-il,  pardonnez-moi!  Je 
suis  un  grand  coupable.  Mais  je  ne  suis  peut-être 
pas  sans  excuses.  Je  vais  tout  vous  raconter. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


567 


II  avait  franchi  la  grille  et  les  quelques  marches 
du  perron,  en  courant.  Et  il  embrassait  Mme  Bu- 
reau. 

— Hou!  le  mauvais  cavalier,  dit-elle,  en  rece- 
vant ses  jeunes  caresses!  Je  t’en  donnerais,  moi, 
des  arrêts  de  rigueur,  si  j’étais  ton  colonel. 

— Oh!  marraine,  protesta-t-il,  en  souriant,  ne 
vous  fâchez  pas.  Si  vous  saviez... 

— Je  sais,  Monsieur  le  tard-venu,  que  nous 
devons  à votre  école  buissonnière,  de  manger  les 
filets  de  sole  refroidis  et  le  perdreau  brûlé.  Nous 
ferons  un  mauvais  déjeuner.  Ce  sera  ta  punition. 

— Marraine,  vous  aigririez,  vraiment,  mes 
remords  de  vous  avoir  fait  attendre,  si  la  vigi- 
lance de  Yictorine  sur  ses  fourneaux,  ne  me  ras- 
surait. Ah  ! quand  vous  connaîtrez  l’aventure 
miraculeuse  qui  m’a  retardé  ! 

• — Mauvais  sujet  ! C’est  l’attrait  de  quelque 
jupe  séductrice  qui  t’a  fait  courir  la  pretentaine, 
pendant  que  je  me  morfondais,  ici,  dans  l’an- 
goisse d’un  déjeuner  graillonné  ! Ah  ! scélérat,  tu 
t’attardes  à fourrager  en  arrière-garde,  alors  que 
tu  devais  vivement  conduire  ta  pointe  d’éclai- 
reurs jusqu’à  moi. 

Mme  Bureau  affectionnait  ce  vocabulaire  du  ser- 
vice de  cavalerie,  étant  veuve  et  mère  d’officiers 
de  cette  arme,  qu’elle  avait  perdu  prématuré- 
ment. 

Ces  deuils  cruels  avaient  hâté,  dans  le  cœur  de 
la  noble  femme,  les  renoncements  à tous  les  plai- 
sirs qu’elle  aurait  pu  obtenir  encore  de  la  vie. 
Mais  son  activité  intérieure  ne  s’était  pas  re- 
froidie dans  le  désenchantement  de  l’égoïsme.  Si 
elle  n’aspirait  plus  à aucun  bonheur  personnel, 
elle  avait  la  suprême  grâce  de  s’intéresser  au 
bonheur  des  jeunes  gens  de  sa  famille  et  de  son 
entourage.  Elle  gardait  ses  tristesses  pour  ses 
heures  de  solitude.  Sa  prévenance  innée  évitait, 
à ses  amis,  l’ostentation  affligeante  de  ses  deuils. 
Elle  retrouvait,  en  leur  compagnie,  tout  l’enjoue- 
ment de  ses  années  heureuses,  assagi,  seule- 
ment, par  un  fond  de  gravité  qui  en  augmentait 
le  charme  et  le  prix. 

Le  lieutenant  Robert  Cormeille  connaissait 
bien  cette  parfaite  bonté  d’âme  de  sa  marraine 
et  la  douce  malice  de  son  esprit.  Il  souriait  à ses 
reproches  exagérés  à plaisir.  Et  il  n’en  goûtait 
que  la  savoureuse  ironie.  11  voyait  trop  de  joie  et 
trop  de  curiosité  allumées  dans  les  yeux  noirs  et 
toujours  jeunes  de  l’excellente  femme  pour  ne 
pas  se  conformer  au  ton  plaisant  de  ses  remon- 
trances. Du  ton  gentiment  boudeur  des  enfants 
qui  veulent  désarmer  la  sévérité  de  leurs  parents, 
il  lui  répondit  : 

— Oh  ! tu  es  fâchée,  marraine  ? Tu  serais  la 
première  à regretter  que  je  ne  sois  pas  en  retard, 
si  tu  savais  l’aventure  qui  m’a  détourné  de  mon 
chemin.  Oh  ! je  te  connais. 

— C’est  une  avenlure  d’amour? 

Elle  saisit  le  bras  de  Robert  avec  une  vivacité 
toute  juvénile,  comme  si  elle  avait  été  trans-  | 


portée  d’une  subite  allégresse,  pendant  que  le 
jeune  officier  répondait,  avec  une  subite  nuance 
de  mélancolie  dans  la  voix  : 

— Une  aventure  d'amour?  C’est  beaucoup  dire. 
Un  rêve  d’amour,  tout  au  plus,  mais  si  joli,  mar- 
raine et  si  fugitif,  si  vite  envolé  ! 

- Mon  pauvre  garçon,  soupira  Mme  Dureau, 
subitement  apitoyée,  par  le  frémissement  de 
tristesse  qu’elle  avait  senti  trembler  dans  la  voix 
de  son  filleul  ! Mais  nous  sommes  là,  à nous  atten- 
drir, et  nous  oublions  que  notre  déjeuner  n’est 
plus  à point,  depuis  longtemps.  Tu  me  fais  per- 
dre la  tête,  aussi,  avec  tes  élégies. 

Mme  Dureau  introduisit  son  hôte,  dans  la  salle 
à manger,  et  elle  commanda,  d’une  voix  un  peu 
chantante  : 

— Victorine!  Les  huîtres,  voyons,  ma  fille! 

Tout  reluisait  et  s’imprégnait  d’une  atmosphère 
de  paix  réjouie,  en  cette  salle  à manger,  arrangée 
comme  par  le  goût  sûr  et  discret  d’une  chanoi- 
nesse  de  l’ancien  régime.  Le  décor  y était  à sou- 
hait pour  n’y  manger  que  de  délicates  nourri- 
tures. L’argenterie,  les  cristaux,  l’or  des  cadres, 
l’éblouissante  blancheur  du  surtout  de  table, 
combinaient  leurs  clartés  avec  l’or  pâle  du  soleil, 
pour  animer  la  fraîcheur  des  fleurs  dont  la  table 
et  quelques  potiches,  sur  des  étagères,  étaient 
parées.  Des  œillets  de  pourpre  brunie,  pareils  à 
des  gouttes  de  sang  tremblant  sur  de  frêles  tiges, 
pâlissaient,  de  leur  ardent  éclat,  les  pâles  roses 
d’automne  assemblées  avec  eux,  dans  une  même 
gerbe,  et  exhalaient  leur  parfum  violent.  Des 
chrysanthèmes  aussi  rutilants  de  ton,  mais  dont 
la  vie  des  parfums,  cette  âme  des  fleurs,  était 
absente,  s’échevelaient,  dans  l’indifférence  figée 
des  choses  à leur  déclin.  Et,  de  l’élégant  mobi- 
lier de  cette  salle  à manger,  des  jeux  de  lumière 
qui  s’y  harmonisaient  avec  le  contraste  de  ces 
fleurs  véhémentes  ou  apaisées,  une  joie  recueil- 
lie, une  joie  pensive,  composée  de  souvenirs 
vivaces  et  d’habituelle  résignation,  une  joie  im- 
prégnée de  la  mélancolie  de  beaucoup  de  douleurs 
vaincues,  se  dégageait,  se  condensait  en  une  im- 
pression flottante  et  impérieuse  de  sérénité,  que 
Mme  Dureau  aimait  à sentir  autour  d’elle. 

Robert,  en  face  de  sa  tante,  ne  distinguait  pas 
ces  nuances  de  sensations  un  peu  subtiles,  éma- 
nées de  ces  objets  familiers,  auxquels  la  chère 
femme  mêlait  intimement  son  âme.  II  n’en  per- 
cevait que  l’impression  de  bien-être  assuré  et  de 
bon  accueil,  dont  il  était  délicieusement  attendri. 
Il  s’exclamait  affectueusement  sur  les  minu- 
tieuses attentions  de  sa  tante  à flatter  ses  goûts. 
Il  la  louait  de  cet  air  de  fête  qu’elle  avait  su  don- 
ner à sa  maison  pour  le  recevoir.  11  aurait 
poussé  ses  compliments  jusqu’à  une  entrepre- 
nante galanterie,  si  elle  n’avait  été  sa  tante,  tel- 
lement il  rayonnait  d’affectivité  vivace,  (b;  toute 
la  personne  de  celle  séduisante  quinquagénaire  à 
cheveux  blancs  ! 

Mmo  Dureau,  durant  ces  premières  minutes  du 


568 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


déjeuner,  respecta  les  impatiences  de  l’appétit  de 
son  filleul.  Elle  eut  plaisir  à lui  voir  manger  les 
huîtres,  donl  il  vanta  la  fraîcheur  savoureuse,  et 
boire,  d’un  trait,  un  demi-verre  de  vin  de  Graves, 
dont  il  admira  la  couleur  dorée  et  chaude,  dans  la 
bonne  clarté  du  soleil,  avant  de  porter  son  verre 
à ses  lèvres. 

- Je  suis  heureuse,  lui  dit-elle,  que  tu  trouves 
ce  vin  de  ton  goût.  Et  ta  soif  est  assez  naturelle, 
après  la  course  hâtive  que  tu  viens  de  fournir. 

- Ah  ! dit  Robert,  vous  me  rappelez  à l’expia- 
tion de  mon  retard.  Vous  avez  raison.  Je  vous  ai 
mis  l’eau  à la  bouche,  et  je  vous  fais  attendre  le 
régal  que  je  vous  ai  promis.  Mais  j’avais  une 
faim!... 

- C’est  entendu.  Les  courses  creusent  l’ap- 
pétit. 

— Et  les  émotions,  donc  ! 

- Je  peux  te  rassurer  tout  de  suite.  Le  menu 
n’est  pas  pantagruélique.  Mais  il  est  assez  sub- 
stantiel. Et  les  vins...  Mon  Dieu,  puisque  ce 
Graves  te  paraît  convenable,  tu  en  auras  à discré- 
tion. Et  nous  arroserons  le  perdreau  d’un  verre 
de  ce  Pomard  de  1885,  dont  le  bouquet  te  monte 
au  cerveau,  si  gentiment,  tu  te  souviens? 

— Marraine,  vous  êtes  une  véritable  fée,  une 
bonne  fée.  Vous  seriez  mon  premier  officier  de 
bouche,  si  j’étais  roi.  ; 

— Tu  parles  comme  un  poète. 

— Ab  ! marraine,  à vingt-huit  ans,  avec  du  vin 
comme  celui-là,  sous  le  bon  regard  de  vos  yeux 
attendris,  et  que  je  vois  allumés  de  malicieuse 
impatience,  qui  donc  ne  sentirait  tout  son  être  se 
dilater  dans  l'allégresse.  ? 

— Oui,  oui,  ta  jeunesse  t’exalte,  bien  mieux 
que  mon  vin.  Et  c’est  piété  envers  Dieu,  d'en 
jouir,  dans  les  limites  qu’il  nous  permet. 

— Chère  marraine,  la  jeunesse  ne  vous  porte 
pas  ombrage.  Et  le  malheur  ne  vous  a pas  aigrie. 
Vous  conservez  un  charme  qui  répand,  sur  toute 
votre  vie,  un  reflet  impérissable  de  jeunesse. 
Vous  êtes  radieuse  de  bonté. 

— Hum  ! Je  ne  suis,  peut-être,  que  d’un  égoïsme 
plus  avisé.  Maintenant  que  mes  joies  personnelles 
sont  mortes,  je  ne  peux  plus  vivre  que  de  la  joie 
des  autres.  Et  c’est  bien  vrai  que  mon  âme  apai- 
sée se  ranime,  à sentir  le  bonheur  des  autres,  et 
ton  bonheur. 

— Mon  bonheur  ! Mais  oui.  C’est  pourtant  vrai, 
aujourd’hui,  que  j’ai  du  bonheur. 

L’allégresse  intérieure  du  lieutenant  Robert 
Cormeille  rayonnait,  en  effet,  par  l’animation  de 
son  visage,  par  la  flamme  attendrie  de  ses  yeux 
bleus.  11  semblait  même  qu’elle  se  communiquait, 
à la  vie  inconsciente  de  la  salle  à manger;  elle 
frissonnait  dans  les  vibrations  impondérables  de 
la  lumière;  elle  éveillait,  dans  les  nuances  agoni- 
santes des  fleurs,  comme  une  furtive  ardeur  de 
vie  rénovée.  Et  sa  contagion  agissait  aussi  sur  le 
visage  de  Mme  Dureau,  qui  avait  repris  un  peu  de 
l’éclat  de  sa  jeunesse,  sous  ses  cheveux  blancs. 


II 

Robert  venait  de  recevoir,  dans  son  assiette,, 
une  cuisse  de  perdreau,  après  une  aile  ; son  ima- 
gination était  envahie  des  clartés  fleuries  qu’y 
faisait  affluer  la  généreuse  ardeur  du  pomard 
parfumé  et  comme  imprégné  de  soleil.  Sa  mar- 
raine ne  parlait  plus.  Elle  le  regardait.  Et  la  cu- 
riosité de  ses  yeux  était,  si  instantes  qu’il  dit  : 

— L’histoire  de  mon  bonheur  d’aujourd’hui, 
marraine?  Oh!  elle  est  bien  banale,  si  on  n’en 
considère  que  les  laits  matériels.  Mais  elle  est  si 
délicieuse,  si  j’en  mesure  toutes  les  émotions 
qu’elle  a soulevées  en  moi,  ! . 

- Mon  Dieu,  mais  tu  en  parles  avec  une  gravité 
qui  me  donnerait  des.  appréhensions.  Je  te  re- 
trouve toujours  aussi  inflammable,  mon  pauvre- 
Robert.  . ! I . • . 

Robert  ne  crut  pas  devoir.de  réponse  immé- 
diate, à cette,  interruption  de  Mme  Dureau.  11  dit 
donc',  sans  aulre  préambule  :• 

— J’avais  pris  mon  billet  à la  gare  Saint-Lazare, 
pour  le  train  de. 10  h.  55.  Je  devais  donc  arriver 
auprès  de  vous,  un  peu  avant  midi.  J’avais  pris 
ainsi  mes  précautions,  pour  vous  éviter  le  désa- 
grément, de  m’attendre.  Mais  le  hasard  se  met 
quelquefois  en  travers  de  nos  meilleures  inten- 
tions. Je  ne  me  rappelle  plus  les  préoccupations 
graves  qui  m’absorbaient,  sur  le  quai,  au  mo- 
ment ou  j’ai  dû  prendre  place  dans  le  train.  Mais, 
je  sais  bien  qu’au  lieu  d’entrer  dans  un  compar- 
timent de  lre  classe,  je  pénétrai  dans  un  com- 
partiment de  secondes,  sans  m’en  apercevoir.. 
Étais-je  monté  dans  compartiment  de  Dames 
seules,  étourdiment?  Je  ne  sais.  Toujours  est-il 
que  mon  entrée  parut  contrarier  visiblement 
une  jeune  personne  déjà  installée  dans  un  coin. 
Je  détruisais,  manifestement,  son  espoir  de 
voyager  seule.  Je  pensai  aussitôt  que  je  ne 
pourrais  pas  fumer,  tant  que  cette  jeune 
femme  serait  là.  Ma  contrariété  égalait  alors 
la  sienne.  Je  reculais  déjà  pour  aller  m’in- 
staller ailleurs.  Mais  le  sifflet  retentissait.  Le 
train  s’ébranla.  J’eus  un  geste,  machinal  de  ré- 
signation, et  je  me  laissai  tomber  sur  la  banquette 
du  compartiment,  à l’angle  diamétralement 
opposé  à celui  qu’occupait  ma  compagne  de 
voyage  imprévue. 

Vous  pensez  bien  que  je  me  suis  mis,  aussitôt, 
à observer  cette  jeune  personne. 

— Cela  va  sans  dire,  interrompit  Mme  Dureau, 
qui  imaginait  déjà  le  dénouement  de  l'aventure. 
Et,  en  me  quittant,  mauvais  sujet,  tu  vas  retrou- 
ver ton  inconnue. 

(A  suivre.)  Félicien  PASCAL. 

Soigne  ton  fusil,  ton  biscuit  et  tes  jambes  plus  que  la 
prunelle  de  tes  yeux.  Général  Dragomirov. 

Faire  la  guerre,  c’est  avoir  faim,  c’est  avoir  soif,  c’est 
souffrir,  c’est  mourir,  c’est  obéir.  Kléber. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


869 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Ce  n’est  pas  s’écarter  beaucoup  de  cette  rubrique 
que  d’y  introduire  quelques  notes  sur  le  Congrès  fémi- 
niste qui  vient  de  se  tenir  et  qui  a été  l’un  des  plus 
remarqués,  des  plus  suivis*  et  discutés,  parmi  les 
deux  cents  congrès  de  cette  année  1900...  « Lettres  et 
arts  »,  en  y ajoutant  un  peu  des  « Sciences  »,  c’est 
une  formule  qui  nous  semble  assez  bien  résumer  ce 
qu’il  est  permis  à une  femme  d’avoir  d 'aspirations ; 
c’est  dans  ce  sens  qu’elle  doit  diriger  son  activité  in- 
tellectuelle et  qu’il  lui  faut  acquérir,  avec  plus  de 
libertés  individuelles,  plus  de  libertés  et  de  préroga- 
tives publiques. 

On  a fait  déjà  de  grands  progrès  de  ce  côté.  — 
D’abord  on  ne  rit  plus  — et  on  a raison.  Ce  sont  les 
femmes  qui  rient  et  qui  le  font  spirituellement  — des 
gens  de  lettres  et  des  Prud’homme  s’attardant  à 
exiger  d’elles  qu’elles  se  confinent  dans  l’application 
de  la  maxime  antique  : « la  femme  doit  filer  de  la 
laine  au  foyer  ».  Un  écrivain  ayant  dit  à propos  de 
ce  Congrès,  que  les  femmes  seraient  plus  sages  en 
s’occupant  de  leurs  confitures,  s’est  attiré  une  ré- 
plique amusante  de  la  présidente  du  Congrès, 
Mme  Pognon;  celle-ci  s’est  écriée  : 

« On  nous  a conseillé  de  faire  un  grand  concours 
pour  montrer  nos  talents  culinaires.  Eli  bien,  il  n'y 
aurait  à cela  qu’un  malheur,  si  nous  faisions  un  con- 
cours semblable,  le  jury  serait  bien  embarrassé; 
nous  mériterions  toutes  des  premiers  prix. 

« Je  dois  vous  dire  que,  pour  ma  part,  quoique  pré- 
sidente de  la  Ligue  pour  le  Droit  des  femmes,  je  fais 
moi-même  des  confitures.  Je  prépare  mes  fruits  et 
je  procède  à la  cuisson  de  ces  fruits,  dans  la  crainte 
qu’il  n’y  ait  erreur.  Et  mes  amis  les  trouvent 
exquises,  mes  confitures,  si  exquises  que  j’ai  été 
réveillée  dernièrement  un  beau  matin  par  une  dé- 
pêche, qui  m’a  causé  une  émotion;  je  craignais 
d’avoir  quelqu’un  de  malade  dans  ma  famille.  C’était 
une  dame  qui  me  disait  : Envoyez-moi  bien  vite  la 
recette  de  vos  confitures. 

«‘J’avais  proposé  à mes  collègues  du  comité  d’en  ap- 
porter des  échantillons  ici  ; mais  on  a trouvé  que  la 
dégustation  prendrait  trop  de  temps  sur  notre  travail. 
Si  notre  adversaire  connaissait  nos  confitures,  il  ferait 
des  bassesses  pour  les  goûter  »... 

C’était  de  bonne  guerre.  On  attend  la  réponse  de 
l’écrivain.  11  est  à craindre,  pour  lui,  qu'il  soit  battu 
dans  cette  lutte  à coup  d’écumoires  et  de  porte- 
plumes.  On  ne  voit  pas  bien,  en  elfet,  ce  que  les  con- 
fitures viennent  faire  dans  ce  Congrès.  Celui-ci  a 
paru  sérieux  ; on  y a vu  figurer,  pour  la  première 
fois,  des  déléguées  de  pays  étrangers  désignées  offi- 
ciellement, accrédités  par  leurs  gouvernements,  ce 
qui  prouve  qu’en  dehors  de  nos  pouvoirs,  ces  ques- 
tions sont  étudiées  avec  plus  d’attention  que  nous  ne 
leur  en  montrons  encore.  Cela  viendra  petit  à petit. 
En  réalité,  le  champ  des  revendications  féminines, 
tel  qu’il  nous  apparaît  d’après  le  programme  du  Con- 
grès, est  trop  vaste  pour  le  moment  et  il  faut  y voir 
une  des  raisons  de  nos  hésitations,  de  notre  scepti- 
cisme toujours  menaçant,  toujours  un  peu  railleur. 
Les  congressistes  ont  touché  à trop  de  sujets  et  ont 


réclamé  trop  de  droits  dont  l’usage  ne  nous  apparaît 
pas  comme  impérieusement  nécessaire.  Ainsi,  en  est- 
il  du  droit  de  vote  en  matière  politique  et  de  diffé- 
rentes participations  directes  à notre  vie  publique,  que 
les  adhérentes  au  Congrès  ont  demandées,  exigées 
plutôt,  avec  impétuosité.  C’est  sans  doute  « affaire 
de  temps  »,  quoiqu’il  n’apparaisse  pas  fort  clairement 
que  la  condition  économique  et  morale  de  la  femme 
doive  être  très  relevée  par  ce  que,  tous  les  quatre 
ans,  elle  déposera  un  bulletin  dans  une  urne.  Déjà 
elle  a,  sur  les  votes  des  maris,  une  influence  qui  est 
suffisante. 

Pour  l’instant  donc,  on  peut  se  dire  très  satisfait 
d’abord  de  quelques  résultats  acquis,  dans  la  voie  de 
l’émancipation  féminine  telle  que  nous  l’avons  indi- 
quée plus  haut  : les  femmes  ont  obtenu  notamment 
leur  admission  dans  les  conseils  d’administration  de 
l’Assistance  publique,  l’admission  à l’externat,  à l’in- 
ternat des  hôpitaux,  à l’École  des  Beaux-Arts,  l’ad- 
mission comme  avocates  à la  barre  des  tribunaux  (la 
loi  sera  prochainement  votée  par  le  Sénat).  Leurs 
facultés  intellectuelles,  qui  ne  sont  certes  pas  infé- 
rieures à celles  des  hommes,  quand  elles  sont  déve- 
loppées par  l’instruction,  se  prêtent  excellemment  à 
ces  emplois  nouveaux,  à d’autres  qui  seront  la  con- 
quête réfléchie  et  patiente  de  demain.  On  est  très 
frappé,  surpris  même  de  voir,  par  exemple,  que  dans 
le  domaine  des  sciences  où  des  mathématiciennes 
comme  Sophie  Germain  s’étaient  déjà  distinguées,  des 
femmes  fontdes  découvertes  ou  mènent  à bonne  fin 
des  inventions  ingénieuses  et  utiles. 

Ainsi,  dans  la  liste  des  brevets  d’invention  pris  par 
les  femmes  on  relève  un  brevet  pour  perfectionne- 
ments apportés  aux  coussinets  employés  pour  para- 
chever les  bras  de  poulies,  roues,  etc.  ! Une  autre 
femme  perfectionne  un  robinet  tournant,  une  autre 
invente  une  nouvelle  navette;  puis  c’est  une  teinture, 
un  perfectionnement  aux  fers  et  à cheval,  un  système 
d’appareils  de  pressoir,  un  véhicule  maritime  et 
aérien,  un  système  d’appareil  inhalateur  à pression 
continue,  un  appareil  à projeter  l’air  sous  pression  à 
haute  température;  d'autres  femmes  collaborent  au 
perfectionnement  dans  les  appareils  pour  éprouver  la 
rectitude  du  calibre  des  canons  d’armes  à feu,  etc... 

Rien  n’est  donc  « défendu  » à l’activité  intellec- 
tuelle féminine  et  il  faut  se  garder  de  fermer  les 
portes  devant  elle  ou  d'en  plaisanter  lourdement. 
Chaque  année  apportera  sa  réforme,  pièces  par  pièces, 
à l’édifice  en  construction,  auquel  les  Congrès  con- 
tribuent d’une  façon  louable.  On  y voudrait  seule- 
ment un  peu  plus  de  « sens  pratique  »,  un  sentiment 
plus  exact  de  ce  qui  est  actuellement  possible  et  de 
ce  qui  n’est,  pas  arrivé  à maturité.  Ainsi,  quand  on 
lit  le  Compte  rendu  des  débats  du  Congrès  et  qu’on  y 
voit  de  longues  tirades  sur  « l’éducation  intégrale  », 
terme  vague,  puis  des  déclamations  sur  la  participation 
à l’émancipation  sociale  des  classes,  sur  la  suppression 
de  la  misère  par  la  solidarité  fémininiste  remplaçant  la 
charité,  on  ne  se  défend  pas  de  sourire.  C’est  trop 
tôt  — et  c’est  trop  de  choses  d’un  seul  coup...  Et  on 
sourit  encore,  quelque  désir  qu’on  ait  de  rester  grave, 
quand  on  s’aperçoit  qu’une  copieuse  discussion  sur 
les  questions  ci-dessus,  est  coupée  soudain  par  l’exa- 
men de  vœux  sur  l’habillement  féminin,  sur  l’agré- 
ment de  porter  la  culotte,  — non  pas  au  figuré  — et 
sur  les  avantages  de  la  robe  demi-longue,  considérée 
comme  un  remède  contre  les  microbes!  Chiffons 


570 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


fanfreluches  et  rubans...  de  taille,  les  voilà  qui 
reparaissent,  à l’improviste,  ces  préoccupations  quo- 
tidiennes de  la  femme,  dans  les  moments  réputés  les 
plus  graves...  Vous  voyez  bien  que  l’émancipation 
totale,  fondée  sur  une  éducation  plus  ou  moins  inté- 
grale, n’est  pas  aussi  près  de  nous  qu’on  l’affirme? 

Paul  BLUYSEN. 

Géographie 

La  géographie  et  la  cartographie 
à l'Exposition  Universelle. 

En  prenant  les  mots  à la  lettre,  nous  devrions  dire., 
comme  l’un  de  nos  excellents  confrères,  M.  G.  Regels- 
perger,  en  a déjà  exprimé  l’idée,  que  toute  l’Exposi- 
tion n’est  qu’une  vaste  étude  géographique.  Il  est  indé- 
niable que  la  plupart  des  exposants  ont  fait  œuvre 
géographique  tout  comme  M.  Jourdain  faisait  de  la 
prose.  La  reproduction  d’une  partie  de  l’Hôtel  de  Ville 
si  pittoresque  d’Audenarde  (Belgique)  appartient  incon- 
testablement à la  géographie  historique.  Les  pavillons 
de  la  Norvège,  du  Danemark,  l’isba  russe,  rappellent 
aux  touristes  modernes  leurs  récentes  [pérégrinations 
dans  ces  pays. 

M.  François  Copée,  disait  dans  une  étude  sur  Paris, 
qu’il  suffisait  de  rendre  une  visite  à l’éléphant  du  jar- 
din des  Plantes  pour  avoir  une  idée  de  la  faune  de 
l’Inde  et  qu’un  stationnement  sur  le  pont  des  Saints- 
Pères  renseignait  amplement  l’observateur  sur  les 
mouvements  des  ports  de  la  Grande-Bretagne.  Que 
dirions-nous  donc  d’une  excursion  au  Trocadéro  ! 
Après  une  visite  à la  rotonde  de  Madagascar  (entrée 
gratuite),  nous  connaîtrons  la  grande  île  mieux  que 
le  général  Gallieni,  et  un  examen  du  bas-relief  tiré 
du  temple  de  Bœrœ-Boedor  (lisez  : Bourou-Boudour) 
nous  mettra  à même  de  juger  de  l’état  de  civilisation 
où  se  trouvaient,  il  y a quelques  siècles,  les  habitants 
des  Indes  neérlandaises. 

Ce  serait,  toutefois,  une  entreprise  trop  vaste.  Con- 
tentons-nous de  signaler  à nos  lecteurs  la  classe  14 
Groupe  III,  consacrée  à la  géographie  proprement 
dite  : cartes  et  appareils  cle  géographie  et  de  cosmo- 
graphie; topographie.  Là  se  trouvent  réunie  les  meil- 
leurs spécimens  de  la  production  cartographique  des 
principaux  pays  du  globe.  Les  cartes  et  diverses  autres 
productions  géographiques  se  trouvent  également 
dans  d’autres  sections,  notamment  dans  les  sections 
étrangères  : génie,  travaux  publics,  guerre,  marine, 
colonisation,  enseignement,  etc.  La  France  occupe  la 
plus  large  place  par  sa  cartographie  officielle  et' 
privée.  Le  Service  géographique  de  l'armée,  réorganisa- 
tion ou  rajeunissement  de  l’ancien  Dépôt  de  la  Guerre, 
créé  en  1799  par  le  premier  consul,  est  comme  on 
sait,  une  institution  nationale  — entre  parenthèses  — 
en  certaine  concurrence  avec  les  éditeurs  cartho- 
graphes.  Ses  principales  productions  sont  : la  carte 
de  France  au  1/80  000®,  dite  d’État-maj or;  carte  de 
l’Afrique,  au  1/2  000000°  en  63  feuilles,  une  des  plus 
belles  œuvres  cartho graphiques  africaines  et  dont 
voici  l’histoire  — autant  que  nous  sachions  — inédite. 
Cette  carte  fut  dressée  de  1875  à 1880  (si  nos  souve- 
nirs sont  exacts),  par  le  capitaine  de  Lannoy  de  Bissy, 
aujourd’hui  colonnel  — pour  sa  propre  instruction. 


Frappés  par  les  soins  et  la  précision  avec  lesquels  fut 
exécuté  cet  immense  travail,  divers  savants  géo- 
graphes — entre  autres,  M.  C.  Maunoir,  l’ancien 
secrétaire  général  de  la  Société  de  géographie 
obtinrent  du  ministère  de  la  Guerre  que  le  service 
géographique  se  chargeât  de  sa  publication.  Elle 
parut  pour  la  première  fois  en  1882  et  les  diveses 
feuilles  sont,  depuis,  tenues  à jour  et  rééditées  avec 
toutes  les  nouvelles  données  fournies  par  les  explora- 
teurs, dont  on  a soin  d’indiquer  les  itinéraires.  On  ne 
saurait  trop  insister  sur  les  mérites  de  cette  œuvre 
d’initiative  individuelle  — entièrement  désintéressée 
qui  fait  le  plus  grand  honneur  à la  fois  à celui  qui  l’a 
conçue  à ceux  qui  ont  contribué  à son  exécution. 

Le  service  géographique  publie  en  outre  des  cartes 
fort  détaillées  (1/200  000e,  1/50  000e)  de  nos  colonies 
d’Algérie  et  de  Tunisie.  Il  a entrepris  dernièrement 
la  publication  d’une  carte  générale  de  l’Asie,  de 
l’Europe  Orientale,  à l’échelle  uniforme  de  1/1  000  000e 
Les  feuilles  parues  déjà  de  Pékin  et  du  golfe  de  Pétchi-li 
n’auront  pas  été  sans  utilité  dans  la  campagne  actuelle 
des  puissances  européennes  en  Chine. 

Un  autre  panneau  qui  frappe  la  vue  des  visiteurs  à 
l’entrée  de  la  grande  salle,  est  le  tableau  de  la  carte 
de  France  au  cent-millième,  publiée  par  le  ministère 
de  l’Intérieur  (service  vicinal).  L’assemblage  des 
587  feuilles  dont  se  compose  cette  belle  carte  est  une 
véritable  attraction.  Tous  les  touristes  ont  déjà  eu 
l’occasion  d’apprécier  l’exactitude,  la  justesse  et  le 
bel  ordonnancement  de  ce  grand  travail.  Pour  les 
autres  services  publics,  nous  citerons  particulière- 
ment la  carte  géologique  détaillée  de  la  France  (calquée 
sur  la  carte  du  ministère  de  la  Guerre,  1/80  000e),  les 
cartes  à grandes  échelles  publiées  par  le  service  géo- 
graphique des  colonies  (Pavillon  du  ministère  des 
Colonies)  où  sont  consignées  les  dncouvertes  faitesjpar 
nos  voyageurs  et  les  fonctionnaires  coloniaux.  Les 
institutions  privées,  les  maisons  d’édition  ont  rivalisé 
d’entrain.  Nous  y trouvons  les  expositions  des  sociétés 
de  géographie  (Société  de  géographie  de  Paris  : Bul- 
letin, carte  d’Afrique  au  1/10  000  000°,  itinéraires  et 
portraits  des  lauréats  de  sa  grande  médaille  d’or  des 
dix  dernières  années  : Binger,  Bonvalot,  Foa,  Gallieni, 
Gentil,  Marchand,  Nansen,  prince  d’Orléans,  société 
de  géographie  commerciale,  Paris;  société  de  géo- 
graphie de  Lille),  des  maisons  d’édition  : librairie 
Hachette  à laquelle  on  doit  une  bonne  part  de  la 
renaissance  géographique  en  France  et  dont  les  pro- 
ductions cartographiques,  sous  la  direction  de 
M.  F.  Schrader  contribuent  à affranchir  notre  pays 
de  le  tutelle  allemande  pour  ce  qui  concerne  les 
cartes  géographiques.  Il  est  même  à regretter  que 
cette  puissance  n’ait  pas  cru  devoir  faire  une  expo- 
sition d’ensemble  et  séparée  de  ses  œuvres  cartogra- 
phiques qui  ont  conquis  une  juste  renommée  dans  le 
monde  entier.  Les  quelques  spécimens  exposés  cette 
année  par  l’Allemagne  ne  parlent  qu’aux  initiés  : 
carte  des  dunes,  à 1/450  000e,  carte  de  courbes  d’égale 
altitude  des  bassins  fluviaux  de  l’Allemegne,  à 
1 /1 00  000e  ; plan  du  canal  de  Iviel,  1/25  00e,  etc. 
L’exposition  de  la  Suisse  comprend  tout  naturelle- 
ment la  grande  carte  publiée  par  le  bureau  topogra- 
phique fédéral  (1/50  000°,  1/25  000e),  cartes  canto- 
nales (Genève),  1 /25  000e..  Dans  la  section  anglaise,  la 
place  d’honneur  est  occupée  par  les  spécimens  de 
cartes  marines,  d’un  usage  presqu’universel.  On  y 
remaque  aussi  (Palais  des  Congrès)  une  immense 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


571 


carte  manuscrite,  en  sept  couleurs,  représentant  l’état 
actuel  de  Londres  (56  feuilles,  1/2  534e)  et  due  à 
M.  Ch.  Booth  qui  s’est  voué  à l’étude  sociologique  de 
la  grande  cité  anglaise.  La  carte  exprime,  par  les 
teintes  variées,  les  conditions  de  fortune  des  diffé- 
rents quartiers  de  la  ville,  depuis  la  haute  aristocratie 
jusqu’aux  classes  les  plus  misérables. 

Une  mention  spéciale  devrait  être  [faite  de  l’œuvre 
cartographique  des  Russes  dont  les  vastes  domaines, 
tant  en  Europe  qu’en  Asie  ^nécessitent  des  travaux 
cartliographiques  d’une  importance  exceptionnelle  et 
d’une  étendue  beaucoup  plus  considérable  que  dans 
tous  autres  pays  du  globe.  A côté  des  cartes  spéciales 
(atlas  de  ports,  coupes  et  profils  géologiques),  il  y a 
lieu  de  signaler  les  différentes  représentations  car- 
tographiques de  leurs  possessions  en  Asie  (cartes  de 
l’Asie  russe  et  des  pays  limitrophes,  en  englobant 
sous  la  dénomination  des  pays  limitrophes,  la  Perse1 
l’Afghanistan,  la  Chine  entière,  une  partie  du  Japon  et 
une  bonne  portion  de  l'Inde),  chemins  de  fer  transcas- 
pien,  et  transibérien,  itinéraires  de  divers  voyageurs, 
et  explorateurs  russes.  Le  Japon,  ce  pays  tout  récem- 
ment parvenu  à la  civilisation  occidentale,  fait  preuve 
d’un  degré  très  avancé  dans  ses  productions  carto- 
graphiques, particulièrement  dans  [les  domaines  de  la 
géologie  et  de  la  séismographie  (atlas  physiographique, 
spécimens  des  publications  de  l’observatoire  météoro- 
logique central,  cartes  du  Geological  Survey,  ou  lever 
géologique  du  Japon,  au  1/4(000  000e).  Signalons,  aussi, 
les  divers  services  publics  des  États-Unis  ( Geological 
Survey,  Weather  Bureau,  etc.),  dont  les  publications 
ont  déjà  été  remarquées  à différentes  [expositions  anté  - 
rieures  et  qui  donnent  une  excellente  idée  du  travail 
scientifique  immense  accompli  dans  ce  vaste  pays. 

N’oublions  pas  de  citer,  pour  la  fin,  l’un  des  clous 
de  l’Exposition,  les  diverses  expositions  centennales, 
dans  lesquelles  la  carthographie  tient  [une  place 
respectable  tant  par  [la  valeur  intrinsèque  des  docu- 
ments exhibés  que  par  l’àge  de  quelques-unes  de  ces 
pièces  dont  l’origine  remonte  aux  xvi  et  xve  siècles. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Vers  les  derniers  jours  du  mois  d’août,  nos  réser- 
vistes ont  envahi  toutes  les  gares  de  nos  réseaux  fer- 
rés, s’empressant  joyeusement  de  se  rendre  à la  con- 
vocation pour  la  période  d’exercices  d’automne  : après 
quelques  jours,  une  semaine  au  plus,  consacrés  à la 
remise  en  main  et  aux  exercices  de  tir,  la  plupart 
d entre  eux  ont  servi  à constituer  un  très  fort  appoint 
à l’effectif  si  appauvri  de  nos  compagnies  actives  et 
s’y  sont,  comme  d’habitude,  fait  remarquer  par  leurs 
qualités  d’endurance,  de  discipline  et  leur  entrain 
toujours  vivace. 

La  période  d’instruction  d’automne  est  également 
celle  où  le  plus  grand  nombre  de  nos  officiers  de  ré- 
serve sont  appelés  à servir  avec  leurs  hommes. 

L’époque  des  grandes  manœuvres  est-elle  bien  celle 
qui  convient  le  mieux  à leur  instruction  personnelle? 
Les  uns  prétendent  que  nos  officiers  de  réserve  s’y 
entraînent  et  apprennent  réellement  leur  métier;  les 
autres  considèrent  ce  temps  des  manœuvres  comme  | 


un  temps  précieux  perdu  pour  leur  instruction  pro- 
fessionnelle. 

Quel  est,  en  effet,  leur  rôle  pendant  la  période  de 
convocation  annuelle  des  réservistes?  Il  se  borne  à 
bien  peu  de  choses,  et,  dans  cette  instruction  hâtive 
des  premiers  jours,  il  reste  nul  ou  à peu  près,  et  ma- 
tériellement, ils  ne  peuvent  avoir  le  temps  de  perfec- 
tionner leur  instruction  paofessionnelle. 

Part-on  pour  les  manœuvres?  L’officier  de  réserve 
prend  le  commandement  d’une  section,  et  marche 
dans  le  tas,  comme  les  hommes,  sans  qu’il  lui  soit 
donné  la  faculté  de  développer  ses  qualités  de  chef, 
et  de  faire  preuve  une  seule  fois  d’initiative  person- 
nelle. Il  arrive  au  cantonnement  comme  tout  le 
monde,  couche  chez  l’habitant,  se  lève  avec  la  troupe, 
et  après  avoir  drogué  toute  une  journée,  il  gagne  le 
soir  un  nouveau  cantonnement.  Il  avale  un  peu  la 
poussière  des  routes,  patauge  souvent  dans  les  prairies 
humides  ou  les  terres  labourées  détrempées,  subit  les 
ardeurs  du  soleil-  ou  les  cataractes  du  ciel,  et  rentre 
en  garnison  au  bout  d’une  quinzaine  de  jours  avec 
beaucoup  de  souvenirs  de  popote,  de  bons  ou  de  mau- 
vais lits,  de  chaudes  ou  de  pluvieuses  journées  et  très 
peu  d’acquit  professionnel.  Est-ce  là  tout  ce  que  l’on 
peut  demander  et  obtenir  de  l’intelligence  et  de  la 
bonne  volonté  évidente  de  nos  officiers  de  réserve? 

Nous  croyons,  nous,  que  les  vingt-huit  jours  qu’ils 
consacrent  au  pays  tous  les  deux  ans,  seraient  pour 
eux  d’un  emploi  bien  plus  profitable,  si  au  lieu  de  les 
appeler  au  moment  des  manœuvres  d’automne  aux- 
quelles ils  assistent  machinalement,  sans  rien  ap- 
prendre, on  les  convoquait  un  mois  plus  tôt,  pendant 
la  période  dite,  dans  les  régiments,  de  préparation 
aux  grandes  manœuvres. 

C’est  alors  que,  réellement,  ils  apprendraient,  dans 
des  exercices  de  détail  particulièrement  surveillés, 
où  chacun  a un  rôle  à remplir,  et  la  manœuvre  en 
ordre  dispersé,  et  le  service  en  campagne,  et  l’entrai- 
nement à la  marche.  Or,  comme  dans  toute  l’armée, 
c’est  le  moment  où  les  généraux  font  exécuter  des 
manœuvres  de  garnison  de  trois  ou  quatre  jours, 
celles-ci  suffiraient  amplement  pour  compléter  leur 
instruction  au  point  de  vue  du  cantonnement  et  des 
manœuvres  d’ensemble. 

A toute  autre  époque  de  l’année,  les  officiers  de 
réserve  perdent  une  grande  partie  de  leur  temps  et 
dépensent  inutilement  leur  énergie  sur  les  grandes 
routes. 

Capitaine  FANFARE. 

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LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

La  quinzaine  qui  vient  de  s’écouler  offre  trois  par- 
ticularités intéressantes:  1°  l’occupation  de  Macha- 
dodorp  et  de  Lidenburg;  2°  l’annexion  du  Transv  aal; 
3°  la  reprise  générale  des  hostilités  au  Transvaal, 
dans  l’État  d’Orange  et  au  Natal. 

Louis  Botha,  à la  tête  d’une  poignée  d’hommes,  a 
dû  reculer  devant  les  grosses  colonnes  de  PoleCarew, 
de  Buller  et  de  French,  abandonnant  successivement 
Belfast,  Dalmauutha  et  Machadodorp.  Retraite  héroï- 
quement et  savamment  opérée  par  le  jeune  généra- 


572 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


lissime  boer  dans  la  direction  de  Lidenburg,  jouant 
ainsi  les  quatre  brigades  de  cavalerie  de  French  qui, 
prolongeant  au  loin  la  droite  de  l’armée  anglaise, 
espérait  bien  s’emparer  de  son  artillerie  a Waterwal. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  1er  septembre,  lord 
Roberts  a annexé  purement  et  simplement  la  Répu- 
blique sud-africaine. 

Voici  son  télégramme  officiel,  daté  de  Belfast, 
1er  septembre  : 

Conformément  aux  termes  du  rescrit  royal,  en  date 
du  4 juillet  1900,  j’ai,  aujourd’hui,  au  quartier  gé- 
néral de  l'armée,  à Belfast,  lancé  une  proclamation 
déclarant  que  le  Transwaal  fera,  à partir  de  ce  jour, 
partie  des  possessions  de  Sa  Majesté. 

Et  tandis  que  le  généralissime  anglais,  au  mépris 
du  droit  international,  accomplit  ainsi  tranquille- 
ment une  des  plus  grandes  iniquités  du  siècle,  dans 
le  seul  but  de  pouvoir  traiter  en  rebelles  ces  admi- 
rables paysans  qui  depuis  onze  mois  tiennent  en 
échec  la  plus  formidable  armée  que  l’Angleterre  ait 
jamais  mise  sur  pied,  de  nombreux  petits  commandos 
se  lèvent  de  toutes  parts,  continuant  leurs  exploits 
aux  poi’tes  mêmes  de  Johannesburg!  Cinq  cents  boers, 
sous  les  ordres  du  commandant  Théron,  ont  même 
réussi  à pénétrer  dans  la  prison  de  K 1 i p River,  à huit 
milles  au  sud  de  Johannesburg,  et  ont  remis  en  liberté 
et  armé  les  prisonniers  qui  s’y  trouvaient  enfermés, 
et  ce  au  grand  ahurissement  des  cavaliers  de  Bra- 
bant qui  se  sont  contentés  de  poursuivre  — trop  tard 
— ces  audacieux  guérilleros. 

Dans  l’Etat  d’Orange,  Ladybrand  petit  ville  situé  à 
120  kilomètres  environ  de  Bloemfontein,  sur  la  fron- 
tière de  Basutoland,  a reçu  la  visite  de  1 500  boers, 
qui,  ayant  besoin  de  se  ravitailler  en  vivres  et  en 
munitions,  sont  venus  s’en  emparer  à la  barbe  de  la 
garnison  anglaise.  Réfugiée  sur  les  hauteurs  qui  do- 
minent la  ville,  cette  dernière  a dû  assister,  impuis- 
sante à cette  brillante  razzia.  Puis  quand  les  Boers, 
n’ayant  plus  rien  à faire  dans  ces  parages,  eurent 
disparu  à l’horizon,  les  télégrammes  officiels  annon- 
cèrent pompeusement  que  le  siège  de  Ladybrand  était 
levé!!! 

Pendant  ce  temps-là,  F « insaisissable  » général  de 
Vet,  reparaît  dans  l’Orange,  après  avoir  si  magistra- 
lement « brûlé  la  politesse  » à Baden-Powel,  et  s’en- 
tretient la  main  en  faisant  sauter  la  ligne  de  chemin 
de  fer  au  nord  et  au  sud  de  Kronstadt,  en  même 
temps  que  des  engagements  sont  signalés  dans  la 
direction  d’Utrecht,  sur  la  frontière  du  Natal. 

Revenons  au  Transvaal. 

Après  l’occupation  de  Machadodorp,  l’armée  du 
général  Buller  subit  un  temps  d’arrêt.  Mais  l’occupa- 
tion de  Lydenburg  n’était  plus  qu’une  question  de 
jours.  Le  6 septembre,  lord  Roberts  annonçait  que  la 
ville  était  occupée  par  lord  Dundonald  et  le  général 
Brocklhirst.  Les  Boers  se  sont  repliés  dans  la  direction 
du  Noid  et  de  l’Est,  après  avoir  expédié  leurs  canons 
et  leurs  approvisionnements  à Krugerspost,  à 20  kilo- 
mètres environ  au  nord  de  Lydenburg. 

Lord  Roberts  ajoute  mélancoliquement  que  les 
Boers  continuent  leurs  attaques  incesssantes  contre 
la  voie  ferrée.  « Pas  un  jour,  pas  une  nuit,  dit-il,  ne 
se  passent  sans  qu’ils  attaquent  des  trains  et  sans 
qu’ils  cherchent  à les  faire  dérailler. 

I/occupal;ion  de  Lydenburg  ne  semble  donc  pas 
devoir  mettre  fin  aux  hostilités,  comme  l’espéraient 
les  Anglais.  Et  l’allongement  de  plus  en  plus  considé- 


rable de  leurs  lignes  de  communication  rend  ces 
lignes  partout  vulnérables  à des  commandes  auda- 
cieux comme  ceux  de  Théron  et  De  Vet  qui,  d’après 
une  dépêche  de  Pretoria,  menacent  sérieusement 
Johannesburg. 

Une  nouvelle  importante  pour  finir  : 

On  annonce  que  lord  Roberts,  fatigué  de  cette  in- 
terminable campagne,  rentrera  le  mois  prochain  en 
Angleterre,  où  il  recueillerait  la  succession  de  lord 
Wolseley  en  qualité  de  généralissime  de  l’armée  an- 
glaise. 

Lord  Buller  lui  succéderait  dans  le  commandement 
de  l’armée  sud-africaine.  Cela  n’est  pas  pour  déplaire 
aux  Boers! 

EN  CHINE 

Les  événements  de  Chine  se  déroulent,  depuis 
quinze  jours,  dans...  les  cabinets  des  chancelleries 
d’-Europe  et  d’Amérique. 

Les  troupes  alliées,  après  le  raid  heureux  qui  a fait 
tomber  Pékin  entre  leurs  mains,  évacueront-elles,  ou 
n’évacueront-elles  pas  la  capitale  chinoise? 

Telle  est  la  question  que  ne  peuvent  arriver  à ré- 
soudre les  plus  éminents  diplomates  du  monde  entier. 

L’histoire  est  assez  simple,  la  voici  en  quelques 
mots  : 

La  Russie  estime  que,  les  légations  étant  délivrées, 
les  troupes  qui  sont  entrées  à Pékin  doivent  revenir 
à Tien-Tsin  afin  de  permettre  aux  gouvernements  eu- 
ropéens d’engager  des  négociations  avec  le  gouverne- 
ment chinois.  Or.  l’occupation  de  Pékin  empêche 
seule  ce  gouvernement  de  revenir  dans  la  capitale 
chinoise.  Donc,  partons  au  plus  vite. 

Les  États-Unis,  après  avoir  approuvé  les  déclara- 
tions russes,  se  montrent  hésitants  oujourd’hui. 

L’Angleterre  flaire  le  vent. 

La  France  marche  d’accord  avec  la  Russie,  d’autant 
mieux  quelle  n’a  rien  à faire,  en  réalité,  dans  le 
guêpier  chinois. 

Quant  à la  triple  alliance,  puissamment  remorquée 
par  son  chef,  l’empereur  d’Allemagne,  elle  se  montre 
jusqu’ici  nettement  opposée  aux  vues  de  la  Russie. 

Les  chancelleries  échangent  notes  sur  notes,  et 
pendant  ce  temps-là,  les  Chinois,  narquois,  constatent 
à leur  aise  cette  impuissance  de  l’Europe  qui  ne  sait 
s’entendre  que  lorsqu’il  s’agit  de  faire  parler  la 
poudre. 

On  objecte,  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  que  les 
Chinois,  ne  voyant,  plus  les  troupes  internationales 
dans  Pékin,  croiront  que  nous  avons  été  battus,  et 
notre  prestige  (!)  du  coup  s’évanouira.  D’autres  répon- 
dent que  les  mandarins  chinois,  eux,  les  dirigeants  du 
Céleste  Empire,  ne  s’y  tromperont  pas  et  compren- 
dront parfaitement  le  but  poursuivi,  si  les  troupes  se 
retirent  à Tien-Tsin. 

Enfin,  on  en  est  arrivé  à proposer  une  solution 
mixte  : les  troupes  alliées  formeraient  un  détache- 
ment international  composé  de  fractions  proportion- 
nelles de  chacun  des  corps  actuellement  à Pékin,  qui 
continuerait  à occuper  la  capitale  chinoise,  tandis  que 
le  reste  des  soldats  se  retirerait  dans  un  camp,  à Tien- 
Tsin,  [usqu’à  ce  que  la  paix  soit  signée. 

La  Chine  acceptera-t-elle  cette  occupation,  même 
restreinte,  de  Pékin?  Si  oui,  il  est  bien  évident  que 
les  puissances  finiront  par  se  mettre  d’accord,  d’au- 
tant qu’elles  n’ont  aucun  intérêt  à laisser  tel  ou  tel 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


573 


voisin  opérer  seul  pour  son  propre  compte.  Au  con- 
traire ! 

Tout  finira  donc  par  s’arranger  — avant  même, 
espérons-le,  l’arrivée  en  Chine  du  maréchal  de  Wal- 
dersée. 

En  attendant,  les  renforts  continuent  à s’embarquer 
dans  tous  les  ports  de  l’Europe.  Et  notre  bonne 
France  a déjà  dépensé  la  bagatelle  de  cinquante  mil- 
lions dans  cette  galère  ! 

.Henri  MAZEREAU. 

VARIÉTÉS 


Une  Invasion  de  pieuvres 

L'a  Tour  du  Monde  nous  apprend  que  Elle  de  Batz, 
dans  la  Finistère,  vient  d’appeler  sur  elle  l’attention 
par  le  singulier  phénomène  qui  s’y  est  produit  vers  le 
milieu  du  mois  d’avril  1900.  Une  quantité  énorme  de 
pieuvres  a été  rejetée  sur  son  littoral  Nord,  ce  qui  a 
nécessité  des  mesures  immédiates  d’enfouissement 
pour  éviter  une  épidémie. 

Ce  phénomène  se  rattache  à l’apparition  insolite  et 
à la  pullulation  des  pieuvres  dans  la  Manche,  qui  a 
été  signalée  depuis  deux  ans  par  les  journaux  scien- 
tifiques. 

La  pieuvre  des  pêcheurs,  c’est  le  poulpe  commun 
( octopus  vulgaris). 

Certains  observateurs  ont  prétendu  que  cet  animal 
s’était  mis  tout  d’un  coup  à pulluler. 

C’est  une  erreur.  Le  progrès  de  l’invasion  des  pieu- 
vres a été  très  sensible,  mais,  en  somme,  d’après 
l’enquête  personnelle  que  nous  avons  faite,  il  s’est 
effectué  avec  assez  de  lenteur. 

Ainsi,  il  y a trois  ans  déjà  qu’elles  firent  leur  appa- 
rition, en  nombre  plus  considérable  que  d’ordinaire, 
sur  les  côtes  de  l’Angleterre  réchauffées  par  le  Gulf 
Stream.  Puis,  elles  se  répandirent  sur  les  côtes  fran- 
çaises de  la  Manche,  depuis  le  Mont  Saint-Michel 
jusqu’à  la  pointe  Saint-Mathieu.  En  1899,  elles  dou- 
blèrent le  cap  de  la  Chèvre  et  entrèrent  dans  la  haie 
de’  Douarnenez.  Enfin,  cette  année,  elles  paraissent 
avoir  doublé  le  raz  de  Sein,  car  on  en  a vu  dans  les 
environs  d’Audierne. 

Ces  mollusques  voraces  causent  aux  pêcheurs  des 
préjudices  considérables  en  dévorant,  non  seulement 
les  appâts  des  lignes  et  des  casiers  à crustacés,  mais 
aussi  les  poissons  pris  dans  les  lignes  et  les  filets  et 
les  homards,  langoustes,  etc.,  pris  dans  les  casiers. 

« C’est  à peu  prés  à la  fin  de  mars  et  dans  les  pre- 
miers jours  d’avril  1899,  écrit  M.  J.  Le  Borgne,  maire 
de  l’Ile  de  Batz  que  les  pieuvres  firent  leur  apparition 
dans  les  parages  de  l’île  de  Batz.  Peu  après,  nos 
pêcheurs  de  homards  et  de  langoustes  furent  obligés 
de  renoncer  à leur  industrie  et  rentrèrent  leurs  casiers 
du  large  de  l’île,  — tandis  que  dans  le  chenal,  entre 
Elle  et  la  côte,  on  continuait  encore  à capturer  quel- 
ques crustacés.  Mais,  là  aussi,  les  pieuvres  ne  lardè- 
rent pas  à tout  détruire. 

« Pour  celte  bête  vorace,  tout  est  bon  : aucun  habi- 
tant des  mers  n’est  épargné  par  elle.  Les  pêcheurs  à 
la  ligne  ont  vn  celle-ci  débarrassée  de  l'appât  garnis- 
sant l’hameçon,  sans  avoir  ressenti  la  moindre 


secousse.  Les  pêcheurs  du  large,  qui  vont  à quatre  et 
cinq  lieues  tendre  des  lignes  dormantes  munies  de 
nombreux  hameçons,  ont  retrouvé  leurs  lignes  débar- 
rassées des  appâts  et  du  poisson  ; de  loin  en  loin,  une 
pieuvre  maladroite  s’y  était  laissé  prendre. 

« Les  pêcheurs  au  filet  ne  sont  pas  plus  heureux. 
On  me  cite  un  pêcheur  de  Roscoff  qui,  relevant  son 
filet  plein  de  pieuvres,  en  avait  embarqué  une  partie. 
Pendant  qu’il  continuait  à hàler  son  filet  à bord,  le 
nombre  des  pieuvres  augmentait  toujours  dans  le 
bateau,  et  elles  commençaient  à enlacer  ses  jambes 
et  celles  de  son  mousse.  Ils  durent  rejeter  filet  et 
pieuvres  à la  mer,  et  se  débarrasser  avec  leurs  cou- 
teaux de  celles  qui  étaient  collées  à leurs  jambes. 

« Les  marsouins  paraissent  très  friands  de  pieuvres 
et  leur  font  la  chasse,  mais  malheur  à celui  qui,  ayant 
mal  calculé  son  élan,  ne  la  tue  pas  net,  — caria  pieu- 
vre lui  coiffe  le  museau  de  ses  tentacules  et  ne  lâche 
plus  prise.  Malgré  les  bonds  désordonnés  du  marsouin 
la  pieuvre  tient  bon  et  le  cétacé  se  noie,  — ou  bien, 
affolé  et  aveuglé,  il  va  donner  de  la  tète  contre  un 
rocher  et  se  tue.  Dans  l’un  et  l’autre  cas,  la  pieuvre 
le  dévore.  » 

Les  pêcheurs  attribuent  cette  invasion  à la  chaleur 
existant  sur  nos  côtes  depuis  trois  ou  quatre  ans,  le 
défaut  d’hiver  rigoureux  ayant  attiré  les  peuples  hors 
des  fonds  profonds. 

En  effet,  le  froid  est  préjudiciable  à ces  mollusques. 
Les  hivers  rigoureux  en  tuent  beaucoup,  dont  les 
cadavres  sont  rejetés  sur  les  grèves.  C’est,  par  un  cou- 
rant froid  que  les  pêcheurs  expliquent  la  mortalité 
qui  a sévi  sur  les  pieuvres  en  avril  dernier. 

« C’est  à partir  du  14  avril,  écrit  M.  J.  Le  Borgne, 
qu’à  la  suite  d’un  fort  vent  du  Nord-Ouest,  des  cada- 
vres de  pieuvres  s’échouèrent  en  telle  quantité  sur  le 
littoral  Nord  de  Elle  de  Batz,  qu’une  épidémie  était  à 
redouter  par  suite  de  la  putréfaction  de  ces  corps. 

« J’ai  fait  appel  au  dévouement  des  habitants,  et 
l’on  a enfoncé,  dans  des  trous  creusés  dans  le  sable 
des  dunes,  plus  de  120  charretées  de  ces  cadavres. 
Ces  pieuvres  étaient  d’un  taille  énorme  : plusieurs 
avaient  des  tentacules  d’un  mètre  de  long.  » 

M.  J.  Le  Borgne  ajoute  qu’avant  de.  mourir  ces 
pieuvres  ont  laissé  une  ponte  qui,  grâce  au  peu  de 
rigueur  de  l’hiver,  est  venue  à bien. 

Les  grèves  de  la  Manche  vont  donc  être  infectées 
de  nouveau,  cette  année,  par  des  quantités  innom- 
brables de  pieuvres.  C’est  la  destruction  à peu  près 
certaine  de  toute  la  faune  qui  alimente  l’industrie  de 
nos  pêcheurs,  qui  n’avaient  certes  pas  besoin  d’être 
éprouvés  par  ce  nouveau  fléau. 


Iles  I^otait*es 

Quand  il  n’y  en  avait  pas. 

L’heure  est  aux  congrès. 

En  dehors  des  congrès  internationaux  auxquels 
donne  lieu  l’Exposition  universelle  et  qui  s’élèvent  au 
chiffre  de  centvingt-sept,  échelonnés  du  24  mai  au 
13  octobre,  il  vient  de  se  tenir  un  autre  congrès,  qui 
n’a,  celui-ci,  rien  à voir  avec  le  grand  rendez-vous 
que  les  peuples  divers  se  sont  donné  sur  les  bords  de 
la  Seine  : c’est  le  Congrès  des  notaires  de  France,  où 
se  sont  débattues  des  questions  intéressant  cette  puis- 
sante catégorie  d’officiers  publics. 


574 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Nous  n’avons  nullement  envie  de  nous  occuper  de 
leurs  petites  affaires  ; nous  voulons  seulement  saisir 
l’occasion  de  rappeler,  ou  même,  il  est  permis  de  le 
dire  sans  blesser  personne,  d’apprendre  à beaucoup 
comment  se  passaient  les  choses  ressortissant  à leur 
ministère  quand  ils  n’existaient  pas. 

Le  notaire,  aujourd’hui,  est  un  personnage  d’im- 
portance et  son  concours  nous  est  indispensable  en 
maintes  circonstances  graves  ou  solennelles  delà  vie  : 
convolez-vous  en  justes  noces  et  uuissez-vous,  en 
même  temps  que  les  destinées  de  votre  existence,  le 
bien  que  vous  possédez  à celui  d’un  ou  d’une  de  vos 
semblables,  vous  avez  besoin  du  notaire  pour  dresser 
un  contrat  de  mariage  ; vous  sentez-vous  en  danger  de 
mort,  ou,  prévoyant,  voulez-vous  régler  d’avance 
l’attribution  de  la  fortune  que  vous  laisserez  en 
quittant  le  monde,  vous  appelez  le  notaire  pour  la 
confection  d’un  testament  régulier  ; avez-vous  à 
vendre  ou  à acheter  à l’amiable  un  immeuble,  c’est 
encore  au  notaire  que  vous  devez  faire  appel;  et  la 
griffe  du  notaire  vous  est  encore  nécessaire  en  bien 
d’autres  cas,  tel  celui  où  vous  desirez  faire  une  dona- 
tion à quelque  personne  chère. 

Eh  bien,  ! bonnes  gens  des  villes  et  des  campagnes 
qui,  en  telle  ou  telle  circonstance,  vous  empressez  de 
courir,  vous,  chez  le  haut  et  riche  notaire  citadin  ; 
vous,  chez  l’humble  et  modeste  tabellion  de  village, 
savez-vous  comment,  à l’origine  des  sociétés,  vos 
aïeux  constataient,  sanctionnaient  les  contrats  qu’ils 
passaient,  comment  ils  se  ménageaient,  pour  prouver 
au  besoin  ces  contrats,  un  témoignage  authentique, 
quand  les  notaires  n’existaient  pas  ? 

Vous  êtes-vous  demandé  par  quel  procédé  celui  qui 
•vendait  ou  achetait  une  maison  ou  un  simple  lopin 
de  terre,  constatait  cette  vente  ou  cette  acquisition, 
la  recevait  bonne  et  valable  avant  que  saint  Louis 
eût,  à son  retour  des  Croisades,  réellement  ouvert 
l’ère  moderne  de  l’histoire  du  notariat  en  créant  les 
« notaires  au  Châtelet  » devenus  alors  indispensables 
après  la  grande  moisson  d’hommes  qui  avait  eu  lieu 
et  en  raison  de  l’énorme  quantité  des  mutations  qui 
en  résultèrent  dans  les  propriétés?  avant  même  que 
chaque  seigneur,  en  France,  possédât  son  notaire 
particulier,  au  temps  des  justices  seigneuriales?  - — 
avant  aussi  que  Charlemagne  eût  fait  établir,  en  803, 
dans  toutes  les  provinces  du  royaume,  par  ses  en- 
voyés connus  sous  le  nom  de  missi  dominici,  les  no- 
taires, premiers  du  nom,  qui  disparurent  avec  la  race 
des  Carlovingiens  ? 

Savez-vous  qui  prenait  note  des  conventions  privées 
ou  des  contrats  financiers  dans  les  pays  qui,  aux 
temps  anciens,  ne  possédaient  même  point,  comme 
Rome,  des  tabulant  et  des  argentarii  ? 

Enfin,  connaissez-vous  la  manière  dont,  bien  avant 
cela  encore,  les  Egyptiens,  les  Athéniens,  les  Macédo- 
niens, les  Romains  procédaient  pour  avoir  des  té- 
moins sûrs  d'un  fait,  d’un  contrat,  à défaut  d’un  acte 
authentique  libellé  par  un  notaire,  alors  que  ces 
peuples  ne  disposaient  que  de  certains  esclaves  rem- 
plissant les  fonctions  de  « scribes  »,  mais  n’ayant, 
aucun  des  caractères  de  l’officier  public  et  n’offrant 
par  conséquent  aucune  garantie  sérieuse  ? 

Si  vous  l’ignorez,  vous  en  serez  instruit  par  ce  qui 
suit  : A Rome,  quand  un  plaideur  sommait  un  adver- 
saire de  compararaître  devant  les  prêteurs,  il  avait 
coutume  d’invoquer  le  témoignage  des  gens  présents, 
en  leur  tirant  les  oreilles  ! 


Plaute,  le  poète  comique  latin,  dans  sa  comédie 
Persa,  met  en  scène  Dordalus  qui  s’étonne  que  Satu- 
rion  le  cite  en  justice  sans  témoins,  et  à qui  celui-ci 
répond  : 

— Crois-tu,  coquin,  qu’à  cause  d’un  misérable 
comme  toi,  je  veuille  tirer  les  oreilles  d’un  honnête 
homme  ? 

Devenus  maîtres  de  la  Gaule,  les  [Francs  ripuaires, 
ou  Austrasiens,  — habitants  des  bords  du  Rhin  à 
l’époque  où  les  pays  compris  entre  l’Escaut,  la 
Meuse  et  le  Rhin  constituaient  le  royaume  d’Aus- 
trasie,  créé  en  511  pour  être  donné  en  partage  à 
Thierry,  l’un  des  quatre  fils  de  Clovis,  — les  Francs 
ripuaires,  disons-nous,  adoptèrent  cet  usage  de  tirer 
les  oreilles  de  ceux  qu’ils  faisaient  témoins,  en  ap- 
puyant la  traction  auriculaire  de quelques 

soufflets.  Leur  code  disait,  en  effet  : 

« Si  quelqu’un  a acheté  un  domaine,  une  vigne  ou 
toute  autre  propriété,  il  se  rendra  avec  trois,  six  ou 
douze  témoins,  selon  l’importance  de  l’acquisition, 
au  lieu  où  a été  faite  la  tradition.  Il  emmènera  un 
nombre  égal  d’enfants,  et,  après  avoir  payé  le  prix 
convenu,  il  aura  soin  de  donner  à chacun  des  enfants 
plusieurs  soufflets  et  de  leur  tirer  les  oreilles,  afin  qu’ils 
rendent  dorénavant  témoignage.  » 

Dans  la  suite,  au  moyen  âge,  on  se  contentait  des 
soufflets. 

Ainsi,  quand  Guy  de  Montfaucon  fit  à l’église  d’ Au- 
trui des  donations,  un  enfant  fut  présenté  comme 
témoin,  qui  reçut  une  claque.  Et  plus  tard,  en  1122, 
ces  donations  purent  être  certifiées  par  l’enfant, 
devenu  chanoine  de  Rebel,  et  qui  s’appelait  Ponce, 
parce  qu’il  « avait  reçu  un  soufflet  pour  ne  pas  les 
oublier  ». 

Cependant,  il  était  des  gens  qui  ne  trouvaient  pas 
aussi  naturels  de  tels  procédés. 

En  1034,  Robert,  duc  de  Normandie,  envoie  son  fils 
Guillaume,  encore  enfant,  déposer,  sur  l’autel  de 
Saint-Pierre-des-Préaux,  l’acte  par  lequel  il  cède  à 
cette  abbaye  le  domaine  de  Turstinville. 

Trois  «jeunes  damoiseaux  » assistent  à cette  céré- 
monie : le  fils  d’Humfred  des  Préaux,  Hugues  de  Va- 
leron  et  Richard  de  Ldllebonne. 

Or,  quand  tout  est  conclu,  voici  que  Humfred  se 
précipite  sur  ses  compagnons  et  leur  distribue  force 
gourmades. 

- Qu’avez-vous  donc?  demande  vivement  Richard 
stupéfait  et  se  frottant  les  joues.  Pourquoi,  diable, 
m’avez-vous  donné  cette  « grandissime  claque  »?  rap- 
porte textuellement  une  vieille  chronique. 

— Ami,  répond  Humfred,  c’est  parce  que  tu  es  plus 
jeune  que  moi  et  qu’il  est  probable  que  tu  vivras  plus 
longtemps.  Comme  ça,  tu  pourras,  au  besoin,  témoi- 
gner de  la  validité  de  ce  contrat  ! 

Peu  à peu,  pourtant,  cette  théorie  brutale  tomba 
eù  désuétude,  mais  il  en  resta  encore  tdes  traces, 
durant  quelque  temps,  dans  les  esprits  et  dans  les 
mœurs. 

Par  exemple,  en  certaines  provinces,  les  mères 
avaient  l’habitude  de  conduire  leurs  enfants  en  bas 
âge  an  pied  de  l’échafaud  où  était  exécuté  un  con- 
damné et  les  fouettaient  au  moment  où  s’achevait  le 
supplice. 

Elles  pensaient  que  cette  correction,  infligée  à cet 
instant,  se  graverait  mieux  dans  leur  petite  tête  qu’un 
spectacle  inintelligible  pour  eux  et  leur  rappellerait 
longtemps  le  châtiment  subi  parle  criminel. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


575 


Celte  dernière  coutume  fut  très  vivace,  d’ailleurs, 
car  elle  existait  encore,  paraît-il,  il  n’y  a pas  plus 
d’une  cinquantaine  d’années,  dans  plusieurs  villes  du 
Nord  et  du  Midi;  mais,  pour  en  revenir  aux  procédés 
employés,  aux  origines,  comme  sanction  des  contrats, 
on  ne  saurait,  — tout  en  n’admirant  pas  outre  me- 
sure la  manie  paperassière  qui  s’est  emparée  de  nous 
depuis,  — regretter  l’adoucissement  des  mœurs  qui 
s’est  produit  à cet  égard. 

Sans  considérer  le  gros  bouquin  qu’on  appelle,  de 
nos  jours,  le  « Formulaire  du  notariat  » comme  le 
dernier  mot  du  progrès  en  l’espèce,  on  peut  féliciter 
les  hommes  d’avoir,  depuis  longtemps,  renoncé  à ces 
tractions  auriculaires  et  à ces  gifles  mnémotechni- 
ques qui  n’étaient  dignes,  en  somme,  que  des  temps 
préhistoriques  et  barbares. 

Georges  LABBÉ. 

30 

Les  Conseils  de  Me  X... 

J’ai  connu,  autrefois,  un  juge  de  paix  de  cam- 
pagne, qui  avait  horreur  du  droit.  Un  code,  même 
fermé,  l’épouvantait,  et  le  seul  mot  de  jurisprudence 
suffisait  à le  mettre  en  fuite. 

Il  n’en  était  pas  moins  un  brave  homme,  doublé 
d’un  excellent  magistrat. 

Car  si  le  maquis  des  législations  avait,  à ses  yeux, 
des  fourrés  impénétrables,  l’équité,  en  revanche,  lui 
était  familière  et  inspirait  toutes  ses  décisions.  Par 
elle,  sa  justice  était  douce  et  paternelle,  pitoyable 
aux  petits,  point  dure  pour  les  grands.  Chacun  s’in- 
clinait, avec  respect,  devant  ses  sentences,  et  je  ne 
crois  pas  que  jamais  une  seule  ait  été  déférée  au  tri- 
bunal d’appel. 

C’est  au  fond  des  Alpes,  dans  un  modeste  chef-lieu 
de  canton,  que  ce  juge  modèle  exerçait  ses  fonctions. 
Il  y vivait,  d’ailleurs,  parfaitement  heureux,  parta- 
geant son  temps,  quand  il  désertait  le  prétoire,  entre 
la  chasse  au  lièvre,  sur  le  liane  pierreux  des  monta- 
gnes abruptes,  et  la  pêche  de  la  truite,  dans  une 
jolie  petite  rivière,  qui  fuyait,  hâtive  et  chantante,  à 
travers  les  saulaies. 

Il  avait  même,  ô médisance!  la  réputation  de  bra- 
conner quelque  peu,  et  certains  collets  tendus  aux 
bons  passages,  certaines  nasses  placées  dans  les 
remous  propices,  en  auraient,  — affirmait-on,  — 
raconté  long  sur  ce  sujet,  s’ils  eussent  été  moins 
discrets. 

Mais  personne  ne  se  plaignait,  et  la  gendarmerie 
fermait  les  yeux,  bienveillante.  Qui  donc  aurait 
cherché  à faire  de  la  peine  à un  magistrat  aussi 
aimable  et  aussi  indulgent  pour  tous? 

J’eus,  un  jour,  l’occasion  d’assister  à son  audience, 

I et  j’en  sortis  Vraiment  charmé. 

Deux  causes  seulement  figuraient  au  rôle.  Heureux 
pays! 

C’était,  d’abord,  celle  d’un  paysan  des  environs, 
qui  réclamait  des  dommages-intérêts  pour  diffamation 
de  son  porc.  Ce  sympathique  animal  avait  été,  en 
pleine  foire,  traité  de  s ale  bêle  par  un  individu  mal 
appris. 

Mais  le  paysan  fut  débouté  de  sa  demande.  Non, 
parce  que  le  législateur,  indifférent  aux  choses  de 


F agriculture,  avait  négligé  de  prévoir  le  cas  d’un 
cochon  diffamé,  mais  parce  que  le  principal  intéressé 
dans  l’affaire,  le  pourceau,  ne  semblait  point  avoir 
senti  l’atteinte  portée  à sa  considération,  ni  avoir 
songé  à relever  l’outrage.  « Or,  — déclarait  le 
juge,  — tout  est  personnel  en  pareille  matière  et  nul 
n’a  le  droit  de  se  substituer  à autrui,  pour  exiger 
réparation  d’une  offense  dédaignée  par  son  destina- 
taire. » 

Certes,  de  tels  motifs  ne  révélaient  pas,  j’en  con- 
viens, un  bien  puissant  juriste.  Et  cependant,  pour 
cet  auditoire  de  gens  simples,  ne  valaient-ils  pas 
mieux  que  des  considérations  d’ordre  plus  élevé,  ou 
une  savante  dissertation  sur  la  loi  du  29  juillet  1881? 

La  seconde  affaire  était  plus  délicate. 

Un  fermier,  subtil  et  astucieux,  avait  emprunté  de 
l’argent  à son  voisin,  s’engageant,  par  écrit,  à resti- 
tuer la  somme  dans  un  an,  le  jour  de  Sainte-Ciboule. 

Oui,  de  Sainte-Ciboule  ! L’habile  compère  avait,  tout 
exprès,  imaginé  ce  nom  de  sainte  espérant,  ainsi, 
retarder  indéfiniment  l’heure  de  l’échéance. 

Et  comme  depuis  deux  années  déjà,  il  oubliait  sa 
promesse  de  remboursement,  faisant  la  sourde  oreille 
à toute  réclamation,  son  créancier  avait  dû  l'assigner. 

Alors  s’engagea  le  dialogue  suivant  : 

Le  juge.  — Pourquoi  ne  rends-tu  pas  l’argent  qu’on 
t’a  prêté? 

Le  débiteur.  — Je  n’ai  jamais  refusé  de  le  rendre. 
Mais  je  ne  dois  rien  encore.  Je  ne  serai  tenu  de  me 
libérer  que  le  jour  de  Sainte-Ciboule. 

Le  juge.  — Mais 'il  n’y  a pas  de  sainte  de  ce  nom 
dans  le  calendrier. 

Le  débiteur.  — Tant  pis!  J’attendrai  alors  qu’on  l’y 
mette. 

Le  juge,  après  réflexion.  — Tu  es,  je  le  vois,  d’une 
mauvaise  foi  insigne.  Mais  ta  fourberie  ne  te  sauvera 
pas.  Je  te  condamne  à rembourser  la  somme,  avec 
les  intérêts,  à la  Toussaint  prochaine.  Ce  jour-là,  la 
Sainte-Ciboule  sera  fêtée  comme  toutes  ses  sœurs  et 
tous  ses  frères  du  Paradis. 

Certainement,  Cujas  lui-même  n’aurait  pas  jugé 
avec  plus  de  sagesse. 

Est-ce  que,  par  hasard,  la  science  du  droit  serait 
un  embarras,  quand  il  s’agit  de  trancher  des  ques- 
tions difficiles? 

M.  N... 


PETITE  CORRESPONDANCE 

J.  D...,  Marseille.  — Dans  les  ventes  par  filière,  bien  que 
les  marchandises  vendues  soient  livrables  à ordre,  le  lieu 
de  droit  résultant  de  la  vente  originaire,  entre  le  livreur 
et  le  premier  acheteur,  n’en  subsiste  pas  moins.  Il  n’y  a 
pas,  dans  ce  cas,  de  novation. 

R.  M...,  Cannes.  — La  nullité  de  la  vente  consentie  par 
le  saisi  postérieurement  à la  transcription  de  la  saisie,  ne 
peut  être  invoquée  que  par  les  créanciers  inscrits  et  le 
saisissant,  et  non  par  le  saisi  ou  ses  créanciers  personnels 
postérieurs  à la  dite  transcription. 

C.  F...,  Montpellier.  — Le  représentant  d’une  maison  de 
commerce,  accrédité  sur  une  place  comme  chargé  des 
marchés  de  cette  maison,  engage  définitivement  cette 
maison  à l’égard  des  tiers  avec  lesquels  il  conclut  des 
marchés,  sans  qu’il  ait  à justifier,  dans  chaque  affaire, 
d’un  pouvoir  spécial  de  son  commettant. 

30 


576  LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


RECETTES  ET  COjNSEILiS 


Pour  purifier  une  citerne,  plongez-y  un  sac  de  charbon 
de  bois. 

* 

X-  * 

La  vaseline,  prise  par  demi-cuillerée  à thé  à la  fois,  gué- 
rit le  rhume. 

* 

* * 

A.  R.  à Lille.  — Pourquoi  n’emportez-vous  pas  dans  vos 
bagages  un  flacon  de  ces  petits  comprimés  de  Vichy.  État 
si  commodes  pour  avoir  instantanément  un  verre  d’eau 
alcaline  et  gazeuse.  Avec  un  flacon  de  100  comprimés 
pour  2 francs,  vous  avez  en  poche  toute  une  caisse  d’eau 
de  Vichy. 

* 

X-  * 

Si  vous  voulez  conserver  vos  dents  et  les  préserver  de 
la  carie,  usez  de  1 Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique  qui 
parfume  la  bouche. 

Pour  les  soins  du  corps,  essayez  de  YEucalypta,  eau  de 
toilette  antiseptique  à l’Eucalyptus,  et  vous  n’en  voudrez 
plus  d’autre. 

L'Eau  de  Suez  et  l’Eucalypta  sont  les  produits  préférés 
du  monde  élégant. 

x- 

* * 

Quand  vous  aurez  fini  des  cuvettes  et  des  seaux  de  bois, 
mettez-les  sens  dessus  dessous,  dans  le  hangar  ou  dans  la 
cave,  et  jetez  dessus  de  l’eau  fraîche,  pour  les  empêcher 
de  tomber  en  botte. 

-X- 

* * 

Pour  enlever  les  taches  de  vin  sur  le  linge,  couvrez-les, 
dès  quelles  se  sont  produites,  avec  une  couche  de  sel  et 
laissez  en  contact  au  moins  une  demi-heure  ; rincez  à l’eau 
froide.  Les  taches  disparaîtront  alors  très  bien  à la  lessive. 

* 

* * 

COLLAGE  DES  ÉTOFFES  SUR  MÉTAL  OU  SUR  PIERRE. 

Voici  une  intéressante  recette  que  nous  trouvous  dans 
le  journal  La  Papeterie. 

Pour  coller  de  l’étoffe  sur  de  la  pierre  ou  du  métal,  on 
peut  employer  une  des  formules  suivantes  : 

1.  Mélanger  100  parties  de  colle  forte  bouillante  avec 
1 partie  de  térébenthine,  faire  bouillir  le  mélange  un  quar- 
d’heure  en  remuant,  laisser  un  peu  refroidir  avant  d’em- 
ployer. 

2.  Un  mélange  de  2 parties  de  laque  en  écailles  avec 
3 parties  d’alcool  camphré  et  4 parties  de  fort  alcool 
donne  également  de  bons  résultats. 

3.  Mélanger  100  grammes  de  poudre  de  caséine  avec 
600  grammes  d’eau,  ajouter  10  grammes  d’esprit  de  sel 
ammoniac  ; faire  dissoudre  à chaud  sans  laisser  bouillir. 
On  obtient  ainsi  une  colle  tenace  convenant  parfaitement 
au  but  ci-dessus.  La  face  de  l’étoffe  devant  s’appliquer  sur 
la  pierre  doit  être  enduite  de  cette  colle  et  séchée.  On 
chauffe  légèrement  la  pierre,  puis  on  enduit  celle-ci  de 
colle  de  caséine,  et  enfin  on  y applique  la  surface  pré- 
parée de  l’étoffe.  Le  séchage  doit  se  faire  à température 
modérée.  On  peut  se  servir  aussi  de  laque  en  écailles 
dans  les  mêmes  proportions. 

* 

* * 

DESTRUCTION  DES  ROSEAUX  DANS  LES  ÉTANGS. 

On  peut  détruire  des  roseaux  dans  les  étangs  en  les 
coupant  un  peu  au-dessous  du  niveau  de  l’eau.  L’eau 
pénètre  alors  dans  l’intérieur  du  roseau  et  le  fait  périr. 
Sans  doute  le  moyen  le  plus  sûr  est  de  vider  l’étang  et  de 
labourer  le  fond  pendant  un  été.  Il  est  à observer  du  reste 
qu’un  peu  de  végétation  et  une  certaine  quantité  de 
roseaux  ne  nuisent  pas  aux  poissons;  au  contraire,  car 


les  roseaux  donnent  asile  aux  insectes  dont  les  larves  et 
les  œufs  serviront  à la  nourriture  des  poissons. 

-x- 

* * 

UN  PROCÉDÉ  POUR  NETTOYER  LES  PORTES. 

11  arrive  souvent  que  les  boiseries  des  portes,  surtout 
près  des  boutons,  sont  sales  et  noircies  par  suite  des  allées 
et  venues  des  enfants  malpropres  qui  y laissent  la  trace 
de  leurs  mains.  11  est  quelquefois  impossible  d’enlever  ces 
taches  avec  de  l’eau  et  bien  que  le  savon  abîme  la  pein- 
ture, on  est  forcé  d’y  avoir  recours  pour  les  faire  partir  : 
dans  ce  cas  on  verse  deux  cuillerées  à soupe  de  borax  en 
poudre  dans  un  seau  d’eau  chaude  et  on  lave  la  pointure 
avec  cette  eau.  On  n’emploie  pas  assez  le  borax  pour  net- 
toyer les  maisons  parce  qu’on  ne  connaît  pas  assez  son 
utilité.  II  ajoute  encore  aux  propriétés  détersives  du  savon 
et  corrige  en  même  temps  ses  tendances  corrosives;  c’est 
là  surtout  son  principal  avantage. 

* 

* * 

INCOMBUSTIBILITÉ  DES  CONSTRUCTIONS. 

Divers  procédés  ont  été  préconisés  pour  rendre  le  bois 
de  construction  moins  combustible.  Certains  théâtres  ont 
fait  des  essais  de  ce  genre.  On  n’arrivera  pas  sans  doute 
à obtenir  une  matière  incombustible,  mais  on  peut  aug- 
menter la  résistance  du  bois  au  feu  et,  s’il  se  consume, 
ce  sera  par  une  carbonisation  lente. 

On  emploie,  en  Russie,  une  peinture  du  bois  avec  du 
verre  soluble,  et  on  lui  additionne  de  la  craie  pulvérisée, 
smon  du  tripoli.  Un  plafond  recouvert  de  trois  couches  de 
semblable  peinture  résista  trois  quarts  d’heure  à un  gros 
feu.  On  emploie  aussi  avec  succès  le  sulfate  d’alumine; 
imbibé  d’une  solution  de  ce  sel,  le  bois  est  ensuite  impré- 
gné de  sulfate  de  potasse  ; ce  dernier  corps  détermine  une 
précipitation  de  l’alumine  qui  pénètre  les  pores. 

Le  procédé  qu’on  parait  surtout  recommander  serait  une 
imprégnation  du  bois  par  une  solution  de  sulfate  et  de 
chlorhydrate  d’ammoniaque  mélangés  dans  la  proportion 
de  12  à 1.  Cette  injection  se  fait  avec  pression  comme 
celle  des  traverses  de  chemin  de  fer. 


JEUX  ET  MJVIUSEJVIE^TS 

Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  septembre  1900. 
Soit  x le  nombre  de  poiriers  ; 

Il  y aura  d’après  l’énoncé  : x -f  3 pommiers,  x — 3 ce- 
x 4 x 

risiers,  1 pruniers,  et  — — 1 pêchers. 

Il  en  résulte  l égalité  : 68  = 3x  + 5 -r 2. 

D’où  l’on  déduit  ,r=15. 

Il  y a donc,  15  poiriers,  18  pommiers,  12  cerisiers,  4 pru- 
niers et  19  pêchers. 

Ce  qui  fait  en  tout  68  arbres. 

Ont  résolu  le  problème  : MM.  Etienne  Motte,  à Roubaix; 
Tref,  à Paris;  Hermet,  à Saint-Claude;  Mlle  Fabre,  à Lille; 
Denisot,  à Cahors  ; Mms  Denise  Guiguet,  Henri  Gautier,  à 
Courthezon;  Dauphin,  à Valence;  Jeanne  Martin,  à Perpi- 
gnan; Louis  Vianey,  à Pontarlier;  Ach.  Serras,  à Gand; 
Liotard,  à Avignon;  M“8  Louise  Jacquet,  à Genève;  Henri 
Silvestre,  à Bourges;  M”e  Jeanne  Hoen,  à Paris  ; Georges 
Bornhaupt,  à Bruxelles  ; Chermiset-IIouzé,  à Malines. 

PROBLÈME 

Une  personne  qui  met  sa  montre  en  loterie  fait  des  billets 

1 

à 1 fr.  10  et  gagne  51  francs.  Si  elle  avait  fait  — de  moins 

de  billets  quelle  eût  vendus  1 fr.  50,  elle  aurait  gagné  la 
moitié  autant  de  francs  quelle  a vendu  de  billets.  Combien 
valait  la  montre  ? 


Le  Gérant  : Ch.  Guion 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouard.  — 39818. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


577 


A L’EAU 


A l’Eau,  par  Mmo  Virginie  Demont-Breton.  — Gravure  de  Guérelli:. 
1er  Octobre  1900. 


19 


578 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


A L’EAU 


C’est  à Wissant,  petit  village  du  Boulonnais  si- 
tué sur  le  littoral  entre  le  célèbre  cap  Gris-Nez 
et  le  cap  Blanc-Nez  que  Mme  Virginie  Demont- 
Breton  exécute  tous  ses  tableaux  dont  la  plupart 
sont  des  sujets  maritimes.  On  se  rappelle  aux 
précédents  salons  : les  Loups  de  mer,  la  Trempée, 
Stella  Maris,  Jean-Bart,  Hommes  de  mer,  Dans 
Veau  bleue  et  combien  d’autres  compositions  où 
la  grande  artiste  a représenté  des  scènes  vues  et 
observées  sur  le  vif. 

Le  tableau  « A l'eau  » que  nous  reproduisons 
aujourd’hui  retrace  une  de  ces  impressions  res- 
senties sur  cette  plage  demeurée  sauvage  et  pri- 
mitive, loin  des  communications  avec  les  cen- 
tres mondains. 

Exposé  à Paris  au  Salon  des  artistes  français 
en  1897,  « A l’eau  » a figuré  ensuite  la  même  an- 
née à l’exposition  triennale  d’Anvers  et  cette 
ville  en  a fait  l’acquisition  pour  son  Musée. 

Mme  Demont-Breton  y a exprimé  un  sentiment 
maternel  d’un  caractère  tout  particulier,  juste  et 
vrai,  étant  donné  la  nature  de  ses  personnages. 

Ce  n’est  pas  la  mère  tendre  que  l’on  a coutume 
de  représenter  souriante,  cajolant  son  enfant, 
c’est  la  mère  préparant  ses  jeunes  gars  à la  rude 
destinée  qui  les  attend  dans  l’avenir  en  les  trem- 
pant à la  mer. 


Car,  comme  le  dit  elle-même  l’auteur  de  ce 
tableau  dans  une  page  consacrée  au  même  sujet 
et  qu’on  lira  plus  loin  : 

— « Bientôt  sa  mère  ira  le  tremper  à la  lame, 
car  les  mères  savent  qu’il  les  faut  aguerrir  de 
bonne  heure  ces  petits  êtres  qu’elles  abritent  en- 
core dans  les  plis  de  leurs  jupons.  Pour  en  faire 
de  robustes  marins,  elles  les  accoutument  à la 
rude  caresse  des  vagues  » . 

La  solide  femme  de  marin  entraîne,  dans  son 
élan  vers  la  mer,  son  gosse  encore  novice  et  qui 
résiste.  Ses  petits  pieds  ont  senti  le  froid  de  l’eau 
et  il  a peur,  il  se  cramponne  d’un  poing  crispé 
et  s’arc-boute  sur  son  talon.  L’autre  bambin 
qu’elle  tient  sur  son  liras  droit,  tout  petit,  n’a 
pas  encore  l’âge  où  l’on  s’effraye.  11  se  laisse  em- 
mener, tranquille,  inconscient. 

Le  frisson  de  cette  journée  grise  passe  sur  ces 
petits  corps  que  tout  à.  l’heure  la  vague  mouillera. 

C’est  en  vain  qu’il  essayera  de  lutter,  le  petit 
volontaire. 

Une  expression  de  mâle  énergie  contracte  le 
sourcil  et  la  lèvre  de  cette  femme  de  pêcheur 
qui  de  ses  enfants  veut  faire  des  hommes  de 
bonne  trempe  et  l’autorité  maternelle  aura  rai- 
son de  cette  résistance,  de  cette  terreur  et  de  ces 
larmes.  X... 


ERNEST  LEGOUVÉ 


La  vénérable  et  sympathique  figure  que  M.  Le- 
gouvé!  Il  est  la  joie  et  l’orgueil  de  sa  famille  et 
de  ses  amis,  l’honneur  des  lettres  françaises.  De 
son  vivant,  il  a obtenu  de  son  immortalité  un 
avancement  d’hoirie  qu’il  dépense  sans  compter. 
Le  voilà  à la  veille  d’être  centenaire!  On  lui  sait 
gré  partout  de  donner  un  pareil  exemple  de  lon- 
gévité, flatteur  pour  ses  collègues  de  l’Académie 
et  pour  la  France.  Aussi  voyez  de  quelle  sollici- 
tude on  l’entoure;  avec  quelle  anxiété  on  suit  les 
progrès  de  sa  convalescence  si,  d’aventure,  il 
paye  quelque  léger  tribut  à la  maladie,  avec  quel 
sincère  plaisir  on  propage  la  nouvelle  de  sa  santé 
revenue.  Dans  la  famille  française,  il  est  un  aïeul 
choyé,  dont  on  ne  se  lasse  jamais  d’entendre  la 
voix  ou  d’écouter  les  récils.  Il  lient  toujours  vail- 
lamment la  plume;  tout  ce  qui  part  de  sa  main 
porte  la  marque  d’un  esprit  clair  et  ferme.  11  lient 
encore  l’épée  galamment.  C’est  à ses  études,  à 
ses  travaux  littéraires,  qu’il  n’a  pas  abandonnés, 
qu’il  doit  cette  souplesse  et  cette  vigueur  de  pen- 
sée qui  émerveillent,  comme  il  doit  à l’escrime, 
qu’il  pratique  depuis  l’enfance,  ce  ressort  et  cette 
endurance  qui  lui  permirent  naguère  de  reprendre 


si  vite  le  dessus  dans  l’accident  de  voiture  dont  il 
fut  victime.  On  peut  dire  que  c’est  l’épée  à la 
main  qu’il  a défendu  sa  vie  contre  le  temps.  Sait- 
on,  en  effet,  que  M.  Legouvé  a été  condamné  par 
les  médecins  vers  l’âge  de  trente-cinq  ans?  Il  était 
atteint,  paraît-il,  d’une  maladie  d’estomac  incu- 
rable. II  se  crut  perdu  irrémédiablement  et  il  at- 
tendait sans  espoir  et  sans  bâte  l’heure  fatale, 
lorsque  le  hasard  mit  sur  son  chemin  un  pauvre 
diable,  aveugle,  dont  les  souffrances  et  la  misère 
lui  firent  paraître  son  propre  sort  fort  enviable.  Il 
se  ressaisit  , se  redresse  et  décide  de  lutter  virile- 
ment contre  le  mal.  Un  régime  sévère  d’hygiène 
et  d’exercice  lui  permet  de  trouver  le  secret  de 
tromper  la  mort  comme  un  simple  contre  de 
quarte.  Secret  excellent  dont  il  faut  le  louer  et 
nous  féliciter.  Sa  victoire,  qui  dure  encore,  est  le 
triomphe  de  la  volonté! 

Sa  volonté  aurait  donc  une  seule  fois,  une  fois 
pour  toutes,  joué  un  rôle  décisif  dans  sa  vie,  s il 
est  vrai,  comme  il  le  répondait  à Sainte-Beuve, 
qu’il  n’ait  obéi  dans  sa  carrière  qu’aux  circon- 
stances et  qu'il  soit  « l’élève  de  ses  affections.  » 
L’élève,  soit!  mais  un  élève  qui  passait  maître  à 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


579 


l’occasion.  Certes  on  ne  choisit  pas  sa  famille,  — 
et  il  n’eût  pu  en  rêver  une  meilleure  que  la  sienne, 
— mais  on  choisit  ses  amis,  et  M.  Legouvé  a ad- 
mirablement choisi  les  siens.  Il  a été  une  intel- 
ligence de  premier. ordre  servie  par  des  amis. 

Malade,  M.  Legouvé  a découvert  le  moyen  de 
devenir  presque  centenaire.  Orphelin  de  bonne 
heure,  il  s’est  vu  entouré  des  plus  hautes  et  des 
plus  sûres  affections,  comme  si  son  cœur  avait 
un  arriéré  de  tendresse.  Ce  n’est  pas  de  lui  qu’on 
pourrait  écri- 
re qu'il  a été 
seul  dans  la 
vie.  Grâce  à 
son  nom,  à 
ses  relations, 
il  a été  lié 
avec  tous 
ceux  qui  ont 
illustré  ce 
siècle.  Poè- 
tes, roman- 
.ciers,  musi- 
ciens, ac- 
teurs, chan- 
teurs, politi- 
ques, qui  n’a- 
t-il  pas  connu 
et  fréquenté  ? 

MUes  Mars, 

Rachel  colla- 
borent, pour 
ainsi  dire,  à 
ses  succès 
dramatiques. 

Il  monte  à 
cheval  avec 
la  Malibran. 

A Rome,  il 
est  l’hôte 
d’Horace 
Yernet,  chez 
qui  il  entend 
parler  de  Ber- 
lioz qni,  dans 

la  suite,  devint  de  ses  amis  intimes.  Casimir  De- 
lavigne,  Béranger,  l’ont  conseillé  à ses  débuts 
poétiques,  et  il  a approché  Musset,  Lamartine  et 
Victor  Hugo.  Toutes  les  lyres!  A la  façon  dont  il 
parle  de  ses  amis,  on  s’assure  qu’il  était  digne 
d’eux.  Quel  meilleur  éloge  à faire  de  son  carac- 
tère? Il  a toujours  été  d’une  franchise,  d’un  com- 
merce de  tout  repos.  Ses  Soixante  Ans  de  Sou- 
venirs sont  d’exquises  chroniques  de  l’amitié. 

Il  a été  reçu  partout,  à la  cour  et  à la  ville.  On 
l’a  vu  au  bal  chez  Louis-Philippe,  en  culotte  de 
Casimir  blanc  et  en  bas  de  soie;  il  a eu  l’occasion 
d’aller  aux  Tuileries,  sousNapoléon  III,  pourpré- 
senter  des  académiciens;  il  a entretenu  les  rap- 
ports les  mieux  confraternels  avec  Thiers,  qui  le 
priait  à sa  labié  au  temps  de  sa  présidence.  El 


A la  salle  d’armes. 


lui-même  n’a-t-il  pas  été  l’amphitryon  le  plus 
suivi  et  le  plus  « véritable  » ? On  dîne  chez  lui 
depuis  si  longtemps!  La  statue  de  Houdon,  la 
Frileuse , qui  orne  le  poêle  de  sa  salle  à manger,  a 
vu  défiler  des  générations  de  célébrités.  Cette 
divinité  du  foyer  domestique,  — où  elle  se  ré- 
chauffait déjà  à l’époque  du  grand-père  de  M.  Le- 
gouvé, — a présidé  de  nombreuses  promotions 
de  grands  hommes.  A la  table  familiale  et  hospi- 
talière sont  venus  aussi  s’asseoir  de  nobles  étran- 
gers : Dic- 
kens et  Ma- 
nin.  C’est  Ma- 
nin  qui  a en- 
seigné l’ita- 
lien à la  fille 
de  M.  Legou- 
vé. Heureux 
père  ! Hom- 
me rare,  qui 
peut  donner 
pour  précep- 
teur à son  en- 
fant le  der- 
nier des  do- 
ges de  Veni- 
se ! A voir  de 
quel  cortège 
royal  de  sou- 
venirs est  en- 
tourée la  vie 
de  M.  Legou- 
vé, on  se  sent 
I r o u I) lé  et 
c o m m e 
ébloui.  Ce 
vieillard  a 
pour  nous  je 
ne  sais  quoi 
d e m ysté- 
r i e u x , de 

doux  et  de 
sacré.  Il  reste 
le  témoin  glo- 
rieux, le  der- 
nier survivant  d’un  passé  qui  est  déjà  rentré  dans 
la  paix  de  l’histoire,  et  sur  son  front  nous  croyons 
voir,  ravivant  son  propre  éclat,  le  reflet  attardé 
des  gloires  disparues. 

Tandis  que  tout  autour  de  lui  s’est  éteint  ou 
s’est  transformé,  M.  Legouvé,  en  nous  donnant 
un  exemple  si  magnifique  de  résistance,  nous  fait 
aussi  goûter  pleinement  le  contraste  de  ce  qui  ne 
change  pas.  Sa  devise  pourrait  être  celle  des 
d’Orange  : Je  maintiendrai  ! Il  a assisté  aux 
bouleversements  de  la  politique  el  des  régimes 
sans  cesser  d’appartenir  à un  parti  sans  ambition, 
qui  se  contente  d’être  épris  de  liberté,  de  tolé- 
rance et  de  bonne  humeur.  Parisien  et  bourgeois 
de  Paris,  b;  développement  de  la  grande  ville  ne 
l’a  pas  contraint  à quitter  la  maison  qui  l’a  vu 


580 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


naître.  Il  n’a  pas  été  exproprié  de  son  amour  pour 
son  quartier  ni  expatrié  dans  une  rue  toute  neuve 
« parvenue  ».  Ses  yeux  n’ont  pas  eu  à se  désha- 
bituer des  lieux  chers  et  familiers.  Il  a grandi 
dans  l’appartement  où  il  s’amuse  aujourd’hui 
avec  ses  arrière-petits-enfants.  Enfin  depuis  1834, 
il  va  passer  la  belle  saison  à Seine-Port,  dans  la 
petite  villa  qu’il  y a achetée  l’année  de  son  ma- 
riage. Cette  villa,  il  l’aime  pour  tout  ce  qu’elle 
lui  rappelle,  pour  tout  le  passé  qu’elle  renferme. 
« Je  suis  enraciné  dans  mon  petit  jardin  comme 
les  arbres  qui  y poussent  ».  M.  Legouvé  est,  en 
effet,  un  « enraciné  » au  sens  le  plus  élevé  du 
mot.  Dans  le  coin  du  sol  où  le  hasard  l’a  fait 
naître,  il  a poussé  les  plus  profondes  et  les 
plus  vigoureuses  racines;  il  a été  riche  de  toutes 
les  sèves  fécondes  de  sa  race  et  ses  fruits,  qui 
n’ont  jamais  trompé  les  espérances,  ont  été  [le 
produit  savoureux  d'une  espèce  d’élite  et  d’une 
culture  délicate. 

Héritier  d'un  nom  célèbre,  fils  de  poète  drama- 
tique. de  professeur,  d’académicien,  il  a été  poète 
dramatique,  professeur  et  académicien.  Il  a perdu 
son  père  à l’âge  de  cinq  ans,  mais  il  l’a  « retrouvé  » 
partout  dans  sa  vie  littéraire.  C’est  son  père  qui 
a,  pour  ainsi  dire,  dirigé  ses  premiers  pas,  l’a 
pris  par  la  main  et  l’a  présenté  à ses  amis,  à ses 
collègues.  M.  Legouvé  va  à l’Académie  pour  la 
première  fois  en  1813.  11  a six  ans.  C’est  la  pré- 
sentation au  Temple.  On  reçoit  le  successeur  de 
son  père,  Alexandre  Duval.  L’orphelin  excite 
l’intérêt,  la  curiosité  et  un  peu  aussi  la  compas- 
sion. Une  dame,  habituée  de  ses  solennités,  l’em- 
brasse sur  le  front,  en  murmurant  : « Pauvre 
petit!  » Il  semble  qu’il  devient  dès  lors  l’enfant 
adoptif  de  l’Académie.  Penseriez-vous  que  le  rêve 
de  sa  grand’mère,  qui  l’élevait,  était  qu’il  ache- 
tât plus  tard  une  étude  de  notaire.  Ce  rêve  fut 
dissipé  par  Gall  lui-même,  le  phrénologue  fa- 
meux, qui,  consulté  fortuitement  dans  un  salon, 
déclara,  après  avoir  palpé  le  crâne  du  petit  Le- 
gouvé : « Cet  enfant  ne  sera  jamais  notaire!...  Il 
sera  le  Jils  de  son  père.  Il  fera  des  vers.  » 
M.  Legouvé  s’est  appliqué  à donner  raison  à la 
phrénologie.  A vingt-deux  ans  il  obtenait  de  l’Aca- 
démie le  prix  de  poésie.  Ah!  ce  prix  de  poésie! 
quelle  place  il  tient  dans  ses  souvenirs,  dans  sa 
vie!  quelle  influence  il  a exercée  sur  son  avenir! 
Ce  furent  « les  premiers  feux  de  l’aurore  » dont 
parle  Vauvenargues.  Ils  lui  ont  éclairé  et  enso- 
leillé sa  route  et  lui  ont  laissé  entrevoir  le  but 
à atteindre.  Désormais  son  siège  est  fait,  son  siège 
à l’Académie,  et  quand  il  y entrera,  en  1855,  on 
pourra  se  figurer  qu’il  vient  y occuper  de  droit 
un  fauteuil  de  famille,  réservé  depuis  longtemps. 
C’est  encore  son  père,  l’auteur  du  Mérite  des  Fem- 
mes, qui  l’a  mis  sur  le  chemin  du  Collège  de 
France.  Jean  Reynaud,  qui  était  alors  son  voisin 
de  campagne,  lui  demanda  un  beau  jour  de  lui 
écrire  pour  son  Encyclopédie  l’article  Femmes. 
M.  Legouvé.  surpris,  se  récrie,  se  juge  incapable 


de  mener  à bien  l’entreprise,  mais  Jean  Reynaud 
insiste,  et  pour  triompher  de  ses  résistances  lui 
porte  un  argument  de  grâce  : « Vous  devez  ce 
travail  à votre  père.  Cela  fait  partie  de  votre  héri- 
tage! » C’est  ce  travail  qu’il  devait  exposer  plus 
lard  dans  son  cours  au  Collège  de  France. 

« Mon  père  était  un  très  habile  lecteur.  Une 
partie  de  son  succès  au  Collège  de  France  tenait 
à ce  talent.  » M.  Ernest  Legouvé  a attaché  son  nom 
à une  révolution  pacifique  qu’il  a faite  presque  à 
lui  tout  seul  dans  l’art  delà  lecture.  Avant  lui, 
sans  doute  on  lisait  en  France,  mais  on  ne  savait 
pas  lire.  Bien  lire,  c’est  mettre  l’orthographe 
parlée,  c’est  mieux  et  plus  encore,  c’est  exprimer 
les  nuances  qu’un  écrivain  a répandues  dans  sa 
prose  ou  ses  vers,  c’est  comprendre  et  faire  com- 
prendre. On  a dit  de  Marivaux  qu’en  cherchant 
des  finesses  d’expression  il  avait  trouvé  des 
finesses  de  sentiment.  De  même  des  finesses  de 
lecture  découvrent  des  finesses  de  pensée.  Ainsi 
entendue,  la  lecture  est  un  instrument  précieux 
de  critique  littéraire.  Les  acteurs  étaient  autre- 
fois à peu  près  les  seùls  capables  de  lire,  de  dire. 
M.  Legouvé  a surpris  leur  secret  et  l’a  mis  à la 
portée  de  tout  le  monde.  Il  a tiré  de  ses  observa- 
tions non  pas  une  théorie,  mais  un  ensemble  de 
remarques,  de  conseils  pratiques  qui  lui  ont  per- 
mis, grâce  â 1 intelligente  initiative  de  feu  Bersot, 
de  professer  à l’École  normale  un  cours  de  lec- 
ture aujourd'hui  classique.  Avons-nous  besoin 
d’ajouter  que  M.  Legouvé  est  un  lecteur  parfait? 
Il  ne  se  lasse  pas  de  travailler  un  morceau,  une 
page  de  littérature.  Il  les  lit  et  les  relit  jusqu’à  ce 
qu'il  en  rende,  par  la  voix,  toutes  les  intentions, 
tout  le  sens.  Le  directeur  du  Magasin  Pittoresque, 
qui  était  son  hôte  à Seine-Port,  le  trouve  radieux  : 
« Vous  me  voyez  ravi,  mon  cher  ami.  Voici  huit 
jours  que  je  cours  après  une  intonation.  Je  l'ai 
enfin  trouvée  ce  matin  dans  une  allée  de  mon 
jardin!  » 

Son  goût  pour  la  lecture  va  de  pair  avec  sa 
passion  pour  l’épée.  Il  l’a  maniée  et  il  la  manie 
comme  la  plume,  en  maître.  Il  a mis  l’une  au 
service  des  idées  nobles  et  droites  comme  il  eût 
dégainé  l’autre  pour  des  causes  loyales.  La  vieil- 
lesse ne  lui  a fait  tomber  des  mains  ni  l'une  ni 
l'autre.  Il  estime  qu’une  partie  d’épée  est  une 
causerie  pleine  de  vives  répliques  et  de  fines  ré- 
parties. Rien  de  plus  français  qu’une  conversation 
de  la  sorte,  toute  en  « phrases  » nerveuses,  ra- 
pides. Pour  le  psychologue,  l’épée  est  un  instru- 
ment d’observation.  A peine  commence-t-il  à tirer 
qu’il  voit  clair  dans  l’âme  de  son  adversaire,  il  en 
connaît  les  défauts,  les  qualités  qui  se  montrent 
d’instinct.  Malgré  la  cage  métallique  où  l'on  en- 
ferme sa  tète,  on  est  « démasqué  » tout  de  suite. 
Les  plus  réservés,  les  plus  renfermés  s’échappent 
et  se  trahissent.  L’épée,  c’est  l’homme  ! 

Pour  achever  de  couronner  le  portrait  de  ce 
chevalier  de  lettres,  disons  qu’il  adore  les  fleurs. 
C’est  à Seine-Port  que  lui  est  venu  cet  amour. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


581 


« Depuis  ce  jour-là  mes  rosiers,  mes  lilas,  mes 
arbustes  sont  devenus  pour  moi  autant  d’êtres 
vivants,  avec  qui  j’habite,  avec  qui  je  cause,  qui 
me  conseillent,  qui  me  consolent,  qui  me  donnent 
des  leçons  d’harmonie,  de  coloris.  Je  disais  un 
jour  à Gounod  : Venez  entendre  chanter  mes 
glaïeuls.  Le  joli  mot.  L’engageante  invitation 
pour  un  mu- 
sicien ! M.  Le- 
g o u v é n’é- 
prouve pas 
dans  son  par- 
terre la  joie 
égoïste  de  i a- 
mateur  de  tu- 
lipes. Il  offre 
son  j a r d i n 
c o m m e u n 
bouquet.  Cet 
amour  des 
fl  e u r s , les 
siens  se  com- 
plaisaient à le 
satisfaire. 

Un  soir  de 
la  froide  sai- 
son dernière, 
je  me  rappelle 
avoir  vu  dans 
sa'  chambre, 
sur  une  com- 
mode ancien- 
ne, deux  su- 
per b esaza- 
lées, blanches 
et  roses,  qui 
mettaient 
dans  la  pièce 
simple  et  cal- 
me une  note 
de  grâce  et  de 
gaieté  fémi- 
nines,comme 
un  coin  de 
loge  d’actrice.  Il  relevait  de  maladie  et  l’on  avait 
salué  sa  guérison  de  la  plus  charmante  manière, 


en  apportant  un  peu  de  clair  printemps  au  re- 
nouveau de  son  hiver.  Dans  cette  atmosphère 
tiède  et  parfumée,  il  allait,  à petits  pas,  s’arrê- 
tant, pour  me  les  montrer,  devant  les  portraits 
qui  couvrent  les  murs  de  sa  chambre,  portraits 
de  ses  amis,  presque  tous  illustres  et  défunts, 
qui  ne  le  quittent  pas,  qui  l’entourent,  et  qu’il 

peut  contem- 
pler à toute 
heure.  C’estla 
garde  d’hon- 
neur de  sa 
majestueuse 
v i e i 1 1 e s s e . 
Cette  scène 
intime  des 
portraits,  ce 
voyage  au- 
tour de  sa 
c h a m h r e 
étaient  d’un 
plaisir  rare... 
Mais  n’est-ce 
pas  aussi  une 
vision  bien 
t o u c h a n t e 
que  de  se  re- 
présenter ce 
vieillard, 
bientôt  cente- 
naire, cueil- 
lant dans  son 
jardin  de  ses 
doigts  dessé- 
chés, faits 
pour  feuille- 
ter l’herbier 
des  souve- 
nirs, les  fleurs 
éclatantes  de 
fraîcheur  et 
de  linesse  et 
p r o m e n a n t 
paisiblement 
son  siècle  dans  le  triomphe  odorant  de  ses  roses 
d’un  jour!  Joseph  GALTIER. 


Au  coin  du  feu. 


LES  ATELIERS  DEPARTEMENTAUX  D’ESTROPIÉS 


Cela  est  devenu  un  lieu  commun  de  dire  que 
les  progrès  incessants  du  machinisme  rendent 
véritablement  terrible  pour  tous  les  travailleurs 
cette  lutte  pour  la  vie  (pii,  au  reste,  ne  fut  jamais 
un  badinage;  mais  peut-être  ne  nous  ligurons- 
nous  pas  bien  à quel  point  cette  concurrence  de- 
vient meurtrière  pour  tous  ceux  qui,  dès  l’entrée 


dans  la  vie,  ou  au  cours  de  la  lut  le,  ont  perdu  une 
partie  des  seules  armes  dont  la  nature  les  avait 
pourvus,  c’est-à-dire  une  partit*  de  leur  corps,  un 
bras  ou  une  jambe,  par  exemple. 

Aux  pauvres  gens  tout  est  peine  et  misère. 
hélas!  depuis  Gringoire,  ce  cri  de  pitié  n’a  ja- 


582 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


mais  cessé  d’être  vrai,  el  les  fameux  progrès  de 
la  civilisation  ne  sont  [tas  près,  encore,  d’être 
profitables  à tous  les  hommes  indistinctement.  Et 
nous  voyons  même,  avec  douleur,  que  ces  progrès 
ne  peuvent  aller  sans  de  nombreux  sacrifices  hu- 
mains, puisque  ces  malheureux  estropiés  dont 
nous  voulons  nous  occuper  ici  ont  été,  pour  la 
plupart,  mis  hors  de  combat,  — raffinement  de 
la  fatalité,  — par  cette  machine  même,  qui  déjà, 
tuait,  par  sa 
concurrence, 
des  milliers 
de  travail- 
leurs. 

Devant 
d’aussi  na- 
vrantes réali- 
tés, nous 
avons  coutu- 
me de  ne  pas 
nous  al  tar- 
der,soucieux, 
avant  tout,  de 
notre  propre 
santé,  et  du 
bon  fonction- 
nement, de 
nos  facultés 
digestives  ; je 
parle  ici  au 
plus  g r a n d 
nombre,  et  je 
me  hâte  de 

convenir 
qu’il  y a des 
exceptions  à 
cette  règle  de 
l’égoïsme,  et 
que  la  race 
des  philan- 
thropes n’est 
pas  près  de 
s’éteindre. 

C’est  préci- 
s é m e n t,  d e 
l’un  de  ces 
hommes  charitables  que  je  voudrais  vous  en- 
tretenir ici,  en  vous  initiant  de  cette  belle 
création  des  « ateliers  départementaux  d’estro- 
piés ». 

Le  créateur,  c’est  un  de  nos  conseillers  muni- 
cipaux, M.  Marsoulan;  n’attendez  pas  que  je  vous 
donne  ici  la  biographie  plus  ou  moins  élogieuse 
de  cet  édile;  ne  me  demandez  même  pas  son  éti- 
quette, sa  couleur  politique;  je  ne  connais  rien  et 
ne  veux  rien  connaître  de  tout  cela;  c’est,  en 
effet,  de  la  création  philanthropique  de  M.  Mar- 
soulan, qu’il  s’agit;  occupons-nous  donc  unique- 
ment de  ce  sujet,  et  montrons  la  généreuse  ini- 
tiative de  cet  homme  : ce  sera,  je  crois,  l'éloge  le 
plus  sincère  que  nous  puissions  faire  de  lui. 


Ayant  constaté  que,  dans  notre  société  actuelle, 
le  malheureux  estropié  n’avait,  tout  au  juste,  que 
deux  carrières  à embrasser,  ou  entre  lesquelles 
choisir,  savoir  : la  mendicité  ou  la  mort,  — car, 
je  vous  le  demande,  comment  accueillir  dans  un 
atelier  un  manchot  ou  un  cul-de-jatte  ? - — M.  Mar- 
soulan résolut  de  contrarier,  à lui  tout  seul,  cette 
loi  sauvage,  el,  sans  tambour  ni  trompette,  il 
s’occupa  aussitôt  de  créer  un  atelier  où  précisé- 
ment, tous 
les  ouvriers 
fussent  des 
estropiés.) 

Et,  sans 
faire  appel 
à d’autres 
cœur’s  qu’à 
ceux  de  ses 
collègues,  il 
parvint  très 
vite,  les  ayant 
convaincus,  à 
mettre  à exé- 
cuta o n son 
projet. 

Le  9 mai 
1 899,  l’atelier 
départemen- 
tal d’estro- 
piés de  Mon- 
treui  1 était 
installé,  sur 
une  partie  de 
l’emplace- 
ment d’une 
ancienne  usi- 
ne, 50,  rue  Ar- 
mand-Carrel. 

Disons  tout 
de  suite,'  et 
sans  aucune 
flatterie,  que 
M.  Marsoulan 
a été  et  con- 
tinue d’être 
l’âme  de  cette 
magnifique  création,  à laquelle  le  9 mai  1900, 
c’est-à-dire  un  an  jour  pour  jour  après  l’ouver- 
ture, il  vient  de  donner  une  sœur,  à Paris  même, 
13,  rue  Planchât,  près  la  place  de  la  Nation. 

Mais,  demandez-vous  déjà,  comment  M.  Mar- 
soulan avait-il  créé  cet  atelier,  de  quels  éléments 
Lavait-il  formé,  quel  travail  y demandait-il,  et 
surtout,  comment  avait-il  pu  trouver  toute  une 
équipe  d’estropiés  capables  de  faire  un  même 
travail  ? 

Les  réponses,  vous  allez  le  voir,  sont  très  sim- 
ples. 

M.  Marsoulan  avait  obtenu  de  l’Administration 
la  fourniture  des  travaux  de  brochage  el  de  reliure 
îles  ouvrages,  des  documents  officiels,  des  Biblio- 


VAi-ï 


A la  presse  à percussion  pour  le  satinage, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


583 


thèques  de  la  Ville;  puis  il  avait  réparti  ces  tra- 
vaux entre  tous  les  estropiés  quelle  que  fût  leur 
ancienne  profession,  vous  entendez  bien,  et,  avec 
l’aide  de  quelques-uns  d’entre  eux  qui  étaient 
précisément  d’anciens  papetiers  ou  d’anciens 
relieurs,  il  avait,  au  bout  de  peu  de  temps,  obtenu 
un  atelier  aussi  homogène  et,  croyez-moi,  mieux 
discipliné  que  le  plus  exemplaire  des  ateliers 
ordinaires  ; tous  ces  hommes  si  divers  s’étaient 
mis  à l'ouvra-  • ‘ 

ge  et  avaient 
appris  le  mé- 
tier. 

Mais  le  mi- 
racle accom- 
pli par  M.Mar- 
soulan  ne 
s’arrête  pas 
là.  A tous  ces 
hommes,  — 
ou  ces  fem- 
mes — de 
tout  âge,  de 
toute  origine, 
on  peut  dire 
de  toutes  in- 
firmités, il 
assurait  ainsi  , 
en  m ê m e 
temps  que  du 
travail,  l'or- 
gueil si  long- 
temps rêvé 
par  eux  de 
pouvoir  « ga- 
gner leur  vie  ». 

Comprenez- 
vous  la  gran- 
deur de  ce 
bienfait? 

M.  Marsou- 
lali  voulut 
que  ces  estro- 
piés ne  lus- 
sent pas  hu- 
miliés, etc’est 

pourquoi  il  leur  donna  un  salaire;  aussi  voyez- 
vous  que  l’établissement  de  Montreuil  et  celui  de 
la  rue  Planchât  ne  s’appellent  pas  des  « asiles  », 
mais  des  « ateliers  ». 

J’ai  visité,  dans  le  détail,  en  compagnie  de 
M.  Marsoulan,  ces  deux  ateliers,  et  je  vous  assure 
que  j’ai  été  profondément  remué  au  spectacle  de 
tous  ces  hommes  longtemps  jetés  sur  le  pavé, 
redevenus  tout  à coup,  par  la  grâce  d’un  brave 
homme,  des  travailleurs  gagnant  leur  vie,  et  tra- 
vaillant avec  d’autant  plus  d’ardeur  et  de  courage 
qu’ils  avaient  connu  l’horrible,  l’imméritée  souf- 
france d’être  des  inutiles  et  des  « gêneurs  ». 

Si  même  je  ne  craignais  de  prêter  à rire 
j’avouerais  tout  bonnement  qu’en  serrant,  pour 


Au  laminoir. 


prendre  congé,  la  main  de  M.  Marsoulan,  j’avais 
les  larmes  aux  yeux  et  que  je  me  suis  retenu, 
vraiment,  de  l’embrasser. 

D’ailleurs,  j’ai  pu  remarquer  dans  les  yeux  de 
tous  les  estropiés  devant  lesquels  nous  passions, 
au  cours  de  notre  visite,  cet  amour,  cette  véné- 
ration du  « patron  ». 

Mais  j’ai  promis  de  ne  pas  être  un  vil  flatteur, 
et  pour  vous  montrer  si  je  le  suis,  je  dois  tout  de 

suite  vous 
faire  pénétrer 
dans  ces  ate- 
liers et  vous 
les  faire  con- 
naître. 

Je  n’ai  pas 
à m’attarder 
à la  descrip- 
tion des  lieux; 
puisque  l’il- 
lustration 
vous  donne, 
là-dessus, 
pleine  satis- 
faction. Re- 
marquons 
s e u lement 
que  ces  ate- 
liers ne  com- 
portent au- 
cuns orne- 
ments, aucu- 
ne fioriture  ; 
remarquons, 
au-dessous  de 
la  pendule, 
cette  devise 
réconfortan- 
te : « Le  tra- 
vail honore 
l’homme.  » 
Tous  les  es- 
tropiés sont 
au  travail; 
vous  enten- 
d r i e z u n e 

mouche  voler;  il  y a pourtant  là,  parmi  quelques 
vieillards,  des  jeunes  gens,  des  adolescents 
même. 

Le  spectacle  de  toutes  ces  infortunes  physiques 
n’est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  très  dou- 
loureux; c’est  (pie  tou  les  les  infirmités  ne  sont 
pas  apparentes;  sous  la  table,  se  cachent  des 
jambes  de  bois,  des  hernies, des  paralysies;  nous 
n’apercevons,  nous,  que  deux  hommes  manchots  ; 
l’un  est  un  jeune  ouvrier  de  19  ans,  qui,  de  sa 
seule  main,  fait  le  pliage  des  feuilles,  et  si  vous 
voyiez  avec  quelle  dextérité,  avec  quelle  agilité  ! 
Deux  femmes  et  une  fillette  cousent  les  cahiers. 
Et  ce  <pie  vous  admirez  sans  cesse,  en  regardant 
travailler  tous  ces  brocheurs  et  tous  ces  relieurs 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


58  i 


c’est  précisément  cette  longue  habitude  qu’ils 
semblent  avoir  d’un  métier  que,  il  y a un  an,  ils 
ne  soupçonnaient  même  pas;  certains,  en  effet, 
sont  d’anciens  maçons,  d’autres  des  charretiers; 
des  deux  contremaîtres,  l’un,  celui  de  Montreuil, 
est  un  ancien  chaudronnier,  l’autre,  celui  de  la 
rue  Planchai,  est  un  ancien  minotier;  ce  dernier  a 
une  jambe  de 
bois. 

Mais  voici, 
contre  le 
mur,  un  ex- 
trait du  règle- 
ment des  ate- 
liers. 

Parcourons 
ce  papier,  qui 
va  nous  ren- 
seigner par- 
faitement sur 
le  fonction- 
nement des 
d e u x mai- 
sons. 

« Pour  être 
admis  dans 
l'atelier,  l’ou- 
vrier devra 
produire  les 
justifications 
suivantes  : 

« Les  muti- 
lés par  suite 
d’accidents 
de  travail 
devront  prou- 
ver 1 origine 
du  lieu  o ù 
s’est  produit 
l’accident.  Si 
ce  lieu  est 
dans  Paris  ou 
le  départe- 
ment de  la 
Seine,  l’ad- 
mission sera 
de  droit. 

« Si  le  lieu 

d’origine  île  l’accident  est  hors  du  département 
de  la  Seine,  le  pétitionnaire  devra  justifier  qu’il 
appartenait  à une  maison  ayant  son  domi- 
cile réel  à Paris  ou  dans  le  département;  qu’il 
avait  été  envoyé  par  cette  maison  pour  faire, 
un  travail  passager,  et  que  l’accident  est  arrivé 
pendant  ce  travail. 

« Les  infirmes  devront  établir  qu’ils  appartien- 
nent aune  famille  ayant  plus  de  dix  ans  de  domi- 
cile réel  et  continu  dans  Paris  ou  le  département. 

« Il  faudra,  en  outre,  que  l’infirme  ait  toujours 
habité  les  mêmes  points,  sous  réserve  des 
séjours  d’hôpitaux  appartenant  à l’assistance 


Le  chef  « grecqueur 


ou  au  département,  tels  que  Berck  ou  autres. 

« L’atelier  est  ouvert  de  7 heures  du  matin  à 
6 heures  du  soir,  du  premier  avril  au  30  septem- 
bre, et  de  8 heures  à 6 heures  du  1er  octobre  au 
31  mars. 

« Le  salaire  minimum  est  de  1 fr.  25;  il  est 
payé  chaque  samedi.  » 

Ajoutons 
, qu’à  ce  sa- 
laire M.  Mar- 
| soulan  a eu 

la  généreuse 
idée  d’ajouter 
des  primes 
d’encourage- 
ment, de 
0 fr.  25  desti- 

— "A  nées  aux  plus 

méritants. 

La  nourri- 
ture est  don- 
née dans  les 

ateliers  mê- 
me, par  les 
concierges  ; 
les  deux  re- 
pas coûtent 
aux  estropiés 
0 fr.  85  centi- 
mes. 

L’ouvrier 
qui  a une  fa- 
mille conti- 
nue  à vivre 
chez  lui,  et 
le  salaire 
qu’il  a ainsi 
gagné  [hono- 
rablement, 
contribue  à 
alléger  les 
charges  de 
cette  famille. 
Enfin,  le  per- 
sonnel se 
compose  d’un 
régisseur,  et 
d’un  compta- 
ble chargé  de  la  direction,  qui,  tous  les  deux, 
siègent  à l’atelier  de  Montreuil,  de  deux  contre- 
mai  Ires,  un  par  atelier,  et  de  deux  concierges. 

J’allais  oublier  de  vous  annoncer  que  M.  Mar- 
soulan,  qui  veille  incessamment,  et  en  personne, 
à la  bonne  marche  de  ses  maisons,  vient  de  faire 
l’acquisition  d'une  petite  voiture  et  d’un  petit  âne, 
lesquels  sont  destinés  au  transport  des  ouvrages 
de  la  brochure  à la  reliure,  c’est-à-dire  de  Mon- 
treuil à la  rue  Planchât. 


Outre  les  légitimes  satisfactions  qui  leur  sont 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


585 


données,  c’est-à-dire  outre  le  contentement  d’être 
des  travailleurs  et  l’assurance  de  gagner  le  pain 
quotidien,  les  estropiés  connaissent  bien  des  pe- 
tits plaisirs,  et  jouissent  de  ces  petites  distrac- 
tions qui  sont  si  chères  à presque  tous  les  hommes  : 
ils  peuvent  fumer,  lire,  ils  jouent  aux  cartes,  et, 
chaque  jour,  à 
trois  heures, 
ils  prennent 
un  repos  d’un 
quart  d’heure  ; 
le  dimanche 
matin,  ils  re- 
çoivent là  vi- 
site du  perru- 
quier et  se  font 
« bichonner  » 
à leur  aise. 

Vous  en  ver- 
rez dont  la  Ca- 
p o u 1 ou  la 
Br  es  san  t est 
irréprochable. 

Enfin,  il  y a 
deux  mois,  ils 
ont  connu, 
comme  les 
maires , les 
joies  du  ban- 
quet de  corps. 

A l’occasion  du  14  juillet,  en  effet,  M.  Marsoulan  I 
avait  obtenu,  du  Conseil  municipal  et  du  Con-  | 


seil  général,  une  somme  de  300  francs,  deslinée 
à régaler  ses  ouvriers,  je  vous  assure  que  la  plus 
franche  cordialité  — comme  dit  le  cliché  — n’a 
cessé  de  régner  pendant  le  festin.  On  a même 
ri,  bu  et  chanté,  avec  belle  humeur.  Et  ce  fut 
même  un  banquet  bien  supérieur  à tous  ceux 

auxquels  nous 
sommes  habi- 
tués, car  on 
n’y  prononça 
pas  de  dis- 
cours. 


Je  viens  de 
vous  donner, 
très  sommai- 
rement , une 
idée  des  belles 
créations  de 
M.  Marsoulan; 
je  ne  crois  pas 
devoir  insis- 
ter sur  leur  ef- 
ficacité; d’ail- 
leurs, chacun 
de  vous  peut 
visiter  ces  ate- 
liers, et  même, 
bien  entendu, 
s’il  lui  plaît,  contribuer  à leur  accroissement. 

Paul  DàRZAC. 


Un  brocheur. 


E W I T A J_  X E 

NOTES  DE  VOYAGE 


Monte-Oliveto. 

Sienne,  avril. 

En  quittant  Sienne,  le  train  descend  rapidement 
la  colline  et  file  vers  l’Arbia,  dont  l’écume  recou- 
vre encore,  sur  les  rives,  des  flaques  desséchées 
de  sang  florentin.  De  loin,  on  aperçoit  Monte- 
Aperto,  la  tragique  montagne  où  Farinata  dei 
Uberti  se  jura,  en  endossant  son  armure,  de 
vaincre  ses  frères  qui  l’avaient  chassé,  mais  aussi, 
s’il  était  vainqueur,  de  leur  pardonner.  Sont-ils, 
ces  paysages  évocateurs,  aussi  puissants  que  mon 
imagination  les  crée?  Et  le  passant , auquel  le  nom 
d’Arbia  ne  représente  qu’un  cours  d’eau  ondulé, 
se  sent-il  étreint  en  le  traversant  par  un  senti- 
ment poignant  et  tragique?  Laissons  du  moins  à 
ceux  qui  peuvent  meubler  les  paysages,  la  joie 
de  leurs  souvenirs.  Voyager  pour  voir  et  être 
ému  par  la  seule  splendeur  ou  par  l’horreur  dos 
choses,  est  une  manière  qui  a son  prix  et  souvent 
fertile.  L’autre  manière,  qui  esL  d’ajouter,  ou 
d’opposer  aux  contrées  parcourues  les  événe- 


ments mémorables  dont  elles  furent  le  théâtre, 
est  du  moins  édifiante.  Et  si  j'ai-  vu  tout  à l’heure 
Farinata  bousculer  un  Buodelmonte  dans  la  ri- 
vière, ma  conscience  ne  prend-elle  pas  une 
forte  leçon,  le  citoyen  que  je  suis  n’est-il  pas 
inoubliablement  enseigné  ? 

Tout  à coup  le  paysage  change.  De  riant  qu’il 
était  il  devient  sévère.  La  végétation  cesse  pres- 
que complètement.  Çàet  là  le  pauvre  paysan,  sur 
une  terre  cabossée,  dispute  à l’argile  (pii  couvre 
toute  nette  contrée  de  maigres  coins  brunâtres. 
Les  charrues  ont  creusé  des  sillons  qui  semblent 
des  rails  de  montagnes  russes.  On  dirait  que  le 
bœuf  a tracé  son  labeur  sur  une  mer  mouvante, 
sur  des  vagues.  Cent  mètres  carrés  de  cette  ciil- 
ture  acharnée  et  tout  de  suite  la  désolation  re- 
prend pendant  des  lieues.  Et,  par-ci  par-là,  l’ef- 
fort de  l’homme  apparaît  à quelque  coin  labouré, 
quelques  oliviers  plantés,  quelques  herbes  arra- 
chées. 

Peu  à peu,  pourtant,  la  désolation  l’emporte. 
L’argile  grisâtre  étend  plus  largement  ses  vagues; 


586  LE  MAGASIN 


elle  emplit  tout  l’horizon.  Et  lorsque  le  train 
arrive  à la  station  d’Asciano  où  attendent  les  voi- 
tures qui  vont  nous  mener  à Monte-Oliveto,  il  y 
a bientôt  une  heure  qu’il  ne  roule  plus  que  sur 
une  terre  convulsée,  dans  la  cendre. 

Avez-vous  vu,  au  Louvre,  le  relief  par  lequel 
M.  et  Mme  Dieulafoy  représentent  les  lieux  où  ils 
ont  opéré  leurs  fouilles  de  l’Acropole  de  Suze? 
Vous  avez  vu  ce  terrain  gris,  couleur  gorge  de 
pigeon  un  peu;  vous  avez  vu  ces  fentes  ravinées, 
cette  poussière  qui  semble  couler,  détrempée, 
et  former  des  précipices?  Réalisez  ce  relief  en  un 
pays  de  plusieurs  milliers  de  kilomètres  carrés 
et  vous  aurez  l’image  de  cette  contrée 

La  route  est  taillée  dans  cette  terre  de  fouilles. 
Elle  contourne  docilement  les  plus  petits  monti- 
cules de  sable,  se  glisse  au  bord  des  plus  ravi- 
nés précipices  — précipices?  la  chute  serait 
sérieuse  ; et  sa  crainte  est  apaisée  seulement  par 
la  sensation  d’une  culbute  dans  la  vase  que  sem- 
ble cette  terre  épaisse,  pâteuse  et  molle  à la  fois. 

Ce  sol  est,  en  réalité,  très  friable.  La  moindre 
pluie  le  fait  couler  et  en  déforme  les  contours. 
De  là,  ces  entailles  continuelles  qui  s’entremêlent 
el  créent  ainsi  des  pics,  des  collines,  des  cuvettes 
de  mers  intérieures,  des  montagnes,  en  minia- 
ture. Mais  il  y en  a tant,  cela  s’étend  si  loin,  à 
perte  de  vue,  que  cette  route  suivie  devient  peu 
à peu  un  chemin  impossible  et  irréel.  Rien, 
que  l’argile  grise,  rien  que  le  moutonnement 
de  ces  cendres.  Le  vent  souffle  avec  rage,  mena- 
çant de  renverser  la  voiture.  Il  est  libre  dans 
cette  plaine.  Il  y vagabonde,  impétueux.  Et  lors- 
que nous  apercevons,  au  loin,  sur  la  route,  quel- 
ques formes  humaines  adossées  à un  coin  de 
rocher,  la  sensation  pénible  qui  nous  poursuit 
depuis  le  début  de  notre  course,  se  fixe  et  se  pré- 
cise. Quels  sont  ces  hommes?  Des  brigands?  Et 
nous  sourions.  Mais  l'impression  est  exacte. 
Ces  hommes,  nous  le  verrons  tout  à l’heure  et  le 
devinons  déjà,  sont  de  paisibles  cantonniers.  Si 
pourtant,  notre  cocher  vient  à se  retourner  vers 
nous,  pour  nous  prévenir  civilement  d’avoir  à 
vider  nos  poches,  et  si  deux  mousquets  se  dres- 
sent, nous  ne  serons  nullement  surpris. 

Et  nous  nous  attendons,  à défaut  de  brigands, 
;i  voir  sauter  par-dessus  les  fondrières  et  bondir 
sur  les  rochers  des  bandes  affamées  de  loups 
voraces.  La  louve  décharnée,  aux  pauvres  pen- 
dantes mamelles,  que  Sienne  mit  sur  son  blason, 
c’est  ici  qu’elle  la  vit  rôder  et  l’entendit  rugir; 
c’est  ici  qu’elle  la  prit  au  piège  pour  en  faire  le 
symbole  de  son  courage,  de  son  indépendance  et 
de  sa  fierté. 

Seuls,  sur  cette  route  dont  les  lacets  se  dérou- 
lent à l’infini,  ils  nous  semble  être  au  milieu  du 
plus  perdu  des  déserts,  loin  de  toute  humanité, 
entraînés  par  je  ne  sais  quel  coup  de  folie  dans 
une  exploration  impossible.  Cette  route  ne  peut 
être  fréquentée.  Ce  pays  ne  peut  être  habité,  c’est 
le  pays  de  la  mort  et  de  l’épouvante. 


PITTORESQUE 


A l’horizon,  je  cherche  en  vain  le  volcan  qui  a 
jeté  ici  la  lave.  Je  songe  à la  Pompéi  toscane, 
grande  comme  dix  fois  Paris,  qui  est  peut-être 
endormie  sous  cette  terre  que  le  vent,  semble-t- 
il-,  tellement  elle  paraît  légère,  va  emporter.  Que 
des  pioches  éventrent  ce  sol  impalpable  et  une 
nouvelle  cité  splendide  nous  apparaîtra  1 

Mais  non;  nul  sommet  n’apparaît.  Rien  ne  dort 
sous  cette  poussière.  C’est  ici,  alors,  peut-être, 
le  fond  boueux  d’un  lac  préhistorique  ou  l’humus 
mis  à jour  d’une  antique  forêt? 

Ces  hypothèses  insensées  nous  hantent,  mal- 
gré notre  raison  qui  nous  dit  que  ce  pays  fut 
toujours  ce  qu’il  est,  isolé,  rebelle  et  farouche.  Les 
paysages  de  Y Enfer,  les  voici  ! Dante  s’inspira  de 
cette  frontière  des  Maremmes  pour  nous  décrire 
les  cercles  où  le  guidait  Virgile.  Je  les  reconnais, 
je  les  vois  maintenant,  les  lieux  qu’il  évoque  avec 
une  horreur  sublime.  A Florence,  à San-Gemi- 
gnano  même,  je  me  demandais  où  Alighieri  avait 
pu  s’inspirer  d’une  aussi  sauvage  nature.  Et  j’at- 
tribuais à l’exil  et  aux  murailles  et  tours  orgueil- 
leuses de  sa  cité,  les  imaginations  de  son  cœur 
meurtri.  C'est  que  je  n’étais  pas  encore  venu  ici, 
je  n'avais  pas  franchi  cette  argile.  Tels  les  abords 
de  l’Enfer,  telle  cette  région  toscane  de  la  mort. 

Et  lorsque,  enfin,  mon  compagnon  el  moi  nous 
descendons  du  vetturino,  il  me  semble  que  nous 
sommes  les  deux  ridicules  pèlerins  d’un  voyage 
définitivement  décrit,  le  Virgile  et  le  Dante  im- 
puissants et  rabougris  d’un  Enfer  dépeuplé. 

* 

En  contre-bas  d’un  village  misérable  et  sinistre 
que  nous  traversons,  sur  un  pic  isolé,  au  milieu 
de  cyprès  et  de  rares  oliviers,  une  masse  rouge 
sombre  s’écrase,  dominée  par  un  clocher  massif. 
C'est  Monte-Oliveto.  Tout  autour  le  néant,  l’abîme 
profond  de  l’argile  ravinée  et  précipitée.  Com- 
ment peut-on  parvenir  à cette  sorte  de  cité  ? Il 
semble  qu’il  faille  grimper  le  long  des  parois 
grises  avant  de  mettre  le  pied  sur  le  terre-plein. 
Il  y a une  route  pourtant.  Ce  pic  est  relié  à la 
chaîne  d’argile  par  une  arête  fine.  Cette  arête  a 
été  sectionnée  à son  sommet  dans  toute  sa  lon- 
gueur et  la  base  de  cette  section  forme  la  route. 
A droite  et  à gauche  des  ornières  creusées  par  les 
roues  des  voitures,  l’espace  nécessaire  pour  le 
garage  d’un  piéton  et,  brusquement,  le  saut. 

On  s’engage  sur  cette  route;  on  passe  sous  une 
porte,  sorte  de  Jour  crénelée  qui  disait  la  puis- 
sance temporelle  des  moines  et  affirmait  leur 
souveraineté  séculière;  on  suit  un  chemin  bordé 
de  cyprès  et  on  parvient  à une  petite  place  où 
sont  les  écuries  et  l'abside  de  l’église. 

L’abbaye  se  compose  d’un  grand  quadrilatère 
tout  en  briques,  à deux  étages.  Sur  trois  faces  les 
fenêtres  des  cellules  s’ouvrent  sur  la  désolation  de 
la  mer  d’argile,  que  rien  ne  borne  à l’Ouest  où 
elle  se  perd  dans  les  Maremmes.  Sur  la  quatrième 
face  l’église  sort  des  murailles  et  projette  son 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


587 


abside.  Du  côté  de  l’Est,  les  murs  sont  à pic,  sou- 
tenus par  des  contreforts  épais,  contournés  par 
un  étroit  chemin  de  ronde.  De  là  on  aperçoit  le 
petit  village  qui  semble  veiller  sur  le  monastère 
et  le  protéger.  Au  Nord,  des  allées  serpentent 
entre  une  double  rangée  de  cyprès  conduisant  à 
de  petites  chapelles  abandonnées,  à des  « points 
de  vue  » d’où  l’on  découvre,  à l’Ouest,  les  tours 
de  Sienne.  « 

Un  homme,  un  paysan,  nous  introduit  dans 
une  salle  basse,  voûtée,  où  une  longue  table 


nous  donner  à manger.  Un  peu  d’eau  à boire 
seulement...  Et,  déconfits  autant  de  la  triste  réa- 
lité de  l’aventure  que  du  manque  d’aventures, 
nous  dévorons  quelques  os  de  poulet  précaution- 
neusement apportés  avec  un  croûton  de  pain. 

L’homme  nous  raconte  alors  que  le  couvent  a 
été  désaffecté.  L'Etat  s'en  est  emparé  et  l’eptre- 
tient.  Monte-Oliveto  dépend  de  l’Académie  des 
Beaux-Arts  de  Sienne  qui  prend  soin  de  ses 
murs,  de  sa  bibliothèque  — si  dépouillée  et  triste  ! 
— et  de  ses  peintures.  Les  artistes  et  les  savants 


couverte  d’une  nappe  blanche  nous  accueille. 
Par  quel  festin,  dans  ce  désert  si  morne,  notre 
histoire  de  brigands  va-t-elle  se  prolonger?  Au 
cœur  de  la  plantureuse  Toscane,  cette  désolation 
a failli  faire  de  nous,  tout  à l’heure,  des  halluci- 
nés. Quel  démon  veut  donc  continuer  notre  fève 
en  nous  offrant,  dans  cette  solitude,  les  agapes 
d’Ali-Baba?  Ce  pays  est  hanté,  on  va  nous  y ser- 
vir, avant  la  pillerie,  le  festin  de  Pantagruel.  Et 
je  me  prends  à souhaiter  quelque  aventure  à la 
Scudéri,  un  piège  de  modernes  malfaiteurs,  de 
brigands  civilisés.  Ab  ! quelle  couleur  cela  aurait, 
ici,  une  rançon  doucement  sollicitée,  obséquieu- 
sement imposée  ! 

Hélas  ! après  nous  avoir  laissés  seuls  un  mo- 
ment, — c’est  cela,  ils  préparent  leur  coup  ! — 
l’homme  revient.  Et  gravement  il  nous  ramène  à 
la  réalité  des  choses  : il  n’a  absolument  rien  à 


qui  veulent  y séjourner  doivent  en  faire  la  de- 
mande à Sienne.  Il  y a des  chambres,  suffisantes, 
au  plein  soleil.  Et  si  l'on  veut  être,  visiteur  d’un 
jour,  accueilli  par  quelques  fiaschi  et  quelque 
polenta,  il  faut  prévenir  deux  jours  d’avance  de 
sa  venue.  Notre  chef  de  brigands  est  le  gardien 
hôtelier.  C’est  un  fonctionnaire  et  un  cuisinier. 

Nos  os  rongés,  l’homme  nous  ouvre  une  porte 
et  nous  lâche  dans  le  couvent.  Un  premier  cloître 
d’abord,  petit,  puis  une  autre  porte,  et  nous  en- 
trons dans  le  grand  cloître,  l’illustre  cloître  du 
Sodoma,  pour  lequel  l’administration  prévoyante 
a fait  un  désert  de  ce  monastère  florissant. 

Tout  le  long  de  la  route,  si  tragique,  et  jusqu’à 
cet  instant  où  la  porte  du  cloître  nous  fut  ouverte, 
je  les  avais  un  peu  oubliées  ces  peintures  du  So- 
doma qui  étaient  pourtant  le  but  de  cette  excur- 
sion à la  Faust,  dans  la  désolation  de  la  terre 


L’abbaye  de  Monte-Oliveto. 


588 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


morte  et  du  vent  infernal.  Mais  les  voici.  Et  l’amu- 
sante illusion,  notre  jouet  de  tantôt,  s’envole  à 
jamais.  C’est  bien  toujours,  même  ici,  la  terre 
Toscane,  ici  rayonne  bien  toujours  l’âme  incom- 
parable de  la  Renaissance.  Je  suis  à Florence, 
je  suis  à Sienne,  je  suis  ici  comme  partout  d’où 
je  viens,  depuis  que  je  foule  ce  sol  sacré.  Un 
musée  incomparable  se  déroule  sur  les  parois  de 
ce  cloître.  La  légende  de  saint  Benoît  rayonne  au 
grand  soleil,  naïve  à la  fois  et  raffinée,  naïve  dans 
ses  faits,  si  raffinée  sous  le  pinceau  du  Sodoma. 

11  serait  injuste  de  demander  au  Sodoma  la  foi 
d’un  Giotto.  Les  fresques  de  Santa-Croce  et  de  la 
chapelle  des  Espagnols  m’avaient  ravi  par  la  pu- 
reté et  la  ferveur  qu’elles  révélaient  dans  l’âme 
de  leurs  auteurs.  Et  si  l’Angelico  reste  le  rayon 
de  joie  lumineuse,  de  grâce  et  de  finesse  pieuses 
de  l ’art  toscan,  peut-on  exiger  de  ceux  qui  vécurent 
cent  cinquante  à deux  cents  ans  après  ceux-là, 
une  aussi  simple  vertu?  Les  temps  héroïques  sont 
finis.  Benozzo,  déjà,  a passé.  Il  a fréquenté  le  pa- 
lais Medici,  et  s’il  conserve  la  probité  il  n’a  plus 
l’innocence.  Ses  fresques  de  San-Gemignano  sont 
d’un  artiste  qui  a compris  et  qui  a voulu,  elles  ne 
sont  pas  d’un  croyant.  Après  lui,  le  Sodoma  ap- 
paraît comme  un  prodigieux  virtuose,  mais  un 
simple  virtuose.  Jamais,  peut-être,  ce  que  lqs 
peintres  appellent  « le  morceau  » n’a  atteint  et 
n’atteindra  cetle  ampleur  et  cette  beauté.  Mais 
j’ai  toujours  cru  voir,  dans  ces  images  de  moines, 
l’ironie,  au  moins  l’indifférence  de  leur  peintre. 
Et  comment  serait-il  assez  détaché  de  ce  monde, 
pour  nous  émouvoir  des  tortures  morales  de 
Saint-Benoît,  tortures  toutes  de  foi  et  de  sainteté, 
celui  qui  caresse  si  voluptueusement  les  formes 
de  ces  inquiétants  jeunes  hommes  que  l’on  voit 
autour  du  saint?  Benozzo  a pu,  du  moins,  en  trai- 
çant  les  douleurs  d’Augustin,  hausser  son  génie 
par  l’humanité  profonde  du  fils  de  Monique,  ses 
doutes,  ses  égarements  et  sa  flamme.  Mais  quoi 
donc  le  Sodoma  aurait-il  compris  aux  intimes 
tourments  d’un  Benoît,  fondateur  d'un  ordre  mo- 
nastique, tout  à la  contemplation  divine,  si  hors 
du  monde?  Que  l’accusation  de  Vasari,  d’où  An- 
tonio Bazzi  tire  son  surnom  de  Sodoma,  soit 
fausse  ou  vraie,  il  n’importe.  Il  était  en  tout  cas 
assez  du  siècle  et  ses  éphèbes  sont  assez  resplen- 
dissants pour  qu’on  ait  pu  le  marquer  ainsi.  Et 
qui  donc  soutiendra  qu’un  artiste  aussi  charnel, 
dont  certaines  femmes  nues,  vues  à Sienne,  don- 
nent déjà  un  avant-goût  de  Rubens,  même  s’il  ne 
fut  pas  sodomite,  ait  pu  se  purifier  le  cœur  et 
l’esprit  au  point  de  comprendre  San-Benedetto  ? 

Et  dès  lors,  l’impression  de  réalité  s’achève. 
Ah!  si  c’était  ici,  dans  ce  cadre  unique  et  si  bien 
fait  pour  elles,  que  l’on  pouvait  transporter  les 
fresques  de  Novella!  Le  Sodoma,  au  contraire, 
me  ramène  violemment  au  milieu  du  siècle,  de 
la  ville  bruyante  et  fleurie.  Je  ne  suis  plus  dans 
le  désert  terrifiant  que  je  viens  de  traverser, 
Monte-Oliveto  n’est  plus  un  couvent  perdu  et 


abandonné.  Il  n’est  plus  le  site  le  plus  sauvage  et 
le  plus  désolant  qu’on  puisse  voir.  C’est  le  mol 
abri  de  la  civilisation  la  plus  raffinée  où  l’on  se 
plaît  à mettre  le  plus  de  mondanité  possible  dans 
la  représentation  des  événements  les  plus  saints 
et  les  plus  légendaires. 

Par  le  Sodoma,  Monte-Oliveto  devient  un  mu- 
sée incomparable  d’art  pur,  détaché  de  tout  culte. 
Que  nous  voilà  loin  de  San-Marco!  Florence,  la 
Florence  du  Magnifique  et  de  Benvenuto,  est  ici. 
Et  l’effort  qu’il  faut  faire,  cette  fois,  comme  nous 
en  faisions  un  ce  matin,  pour  croire  à la  réalité 
de  la  nature,  l’effort  qu’il  faut  faire  pour  enca- 
drer ces  chefs-d’œuvre  d’humanité  dans  ce  mo- 
nastère fantastique,  est  bien  le  plus  affirmatif 
témoignage  de  la  splendeur  artistique  de  ce  pein- 
tre, mais  seulement  de  cela.  Or  l’art,  ici,  est  bien 
ce  qui  jure  le  plus. 

Ces  écuyers  et  ces  pages  du  Sodoma,  je  les  ad- 
mire, et  leur  peintre  fut  grand  parmi  ceux  de  son 
temps.  Mais  ne  les  admirerais-je  pas  davantage 
et  le  Sodoma  ne  me  paraîtrait-il  pas  plus  grand, 
à Rome  ou  à Florence?  Je  les  vois  à la  cour  de 
Jules  11.  ces  pages  couverts  de  soie  et  de  den- 
telles, versant  d'un  bras  gracieux  et  las  le  vin 
dans  les  coupes  emperlées.  Ces  écuyers  aux  ar- 
mes bien  polies,  dont  les  mains  soignées  n’ont 
jamais  tenu  l’épée  trop  rude  que  sous  le  gant 
épais,  je  les  vois  à Careggi,  mêlés  aux  joutes  phi- 
losophiques des  jardins.  Ici  ils  sont  étrangers  à 
tout  et  à tous.  Ils  étonnent  sur  ces  murailles 
pieuses,  n’ayant  rien  des  temps  qui  les  vit  naître, 
ni  de  la  sainte  ardeur  qui  les  peupla. 

-X- 

■X-  * 

Nous  sommes  repartis  dans  le  vent  furibond,  à 
travers  les  précipices  et  les  ravins,  et  nous  avons 
salué  amicalement  les  cantonniers  paisibles.  Le 
charme  était  rompu.  Le  vetturino  s’est  mis  de 
la  partie  et  son  discours  pour  nous  persuader 
que  sa  buona  cavalla  était  la  meilleure  du  pays 
et  que,  par  conséquent,  nous  devions  doubler  la 
somme  promise,  s’est  chargé  de  le  mettre  en 
miettes... 

Nous  sommes  montés  dans  le  train,  les  nerfs 
détendus  et  j’ai  lu  alors  l'histoire  de  Monte-Oli- 
veto. Les  guides  la  donnent  succinctement  et  le 
petit  livre  acheté  au  gardien,  livre  traduit  en 
français,  du  Père  Grégoire  M.  Thomas  est  à la 
portée  de  chacun.  Æneas  — Sylvius  Piccolomini 
- Pie  II  nous  en  a dit  aussi  les  splendeurs.  N’a- 
t-on  pas  d’autre  part  le  récit  d’une  visite  de  Char- 
les-Quint?  Devant  les  fresques  du  Sodoma  il  dut, 
comme  nous,  être  rassuré... 

Monte-Oliveto,  autrefois  Accona,  fut  fondé  en 
1320  par  Bernardo  Tolomei,  Siennois,  et  placé 
sous  l’invocation  de  saint  Benoil.  Tolomei,  ses 
moines  et  leurs  successeurs,  défrichèrent  le  dé- 
sert, le  plantèrent  et  mirent  un  peu  de  vie  dans 
cette  mort  de  la  nature.  Le  couvent  fut  des  plus 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


589 


prospères,  longtemps.  Puis  il  périclita  et  pour 
éviter  que  les  chefs-d’œuvre  du  Sodoma  et  de 
Signorelli  subissent  le  sort  de  l’église  de  1350,  qui 
fut  démolie  au  xvlii0  siècle  par  des  moines  stu- 
pides, le  gouvernement  sécularisa  le  couvent.  11 
n’est  plus  aujourd’hui  que  le  toit  paradoxal  de 
chefs-d’œuvre  de  l’art. 

•X- 

-X-  -X-  «t 

Tout  à l’heure,  au  moment  où  le  soleil  des- 
cend derrière  Monte-Maggio,  j’errais  dans  les 


donc  pu  prier  Dieu  en  quelque  molle  vallée,  alors 
que  leurs  frères,  restés  dans  le  siècle,  brandis- 
saient terriblement,  à chaque  heure  du  jour  et 
de  la  nuit,  leurs  armes  massives?  Auraient-ils 
donc  pu  concevoir  une  vie  de  prière  qui  ne  fût 
pas  aussi  une  vie  de  lutte?  Enfants  de  ceux  qui 
se  battirent  sur  l’Arbia,  contemporains  de  ceux 
qui  se  précipitaient  par  le  val  d’Eisa  sur  Florence 
relevée  et  traînaient  la  République  dans  le  sang 
des  Neuf  et  des  Douze,  ils  ne  pouvaient  com- 
prendre la  pénitence  que  dans  les  plus  rudes 


Le  grand  cloitre  de  l'abbaye  de  Monte-Oliveto. 


jardins  de  la  Lizza  d’où  Sienne  apparaît  déroulant 
ses  remparts  pantelants,  d’où  l’on  voit  San  Do- 
nenico  qui  garde  la  tête  sacrée  de  sainle  Cathe- 
rine et  d’où  la  terre  siennoise  rougeoie  sous  les 
fleurs  éclatantes  du  printemps. 

Il  était  bien  de  cette  ville  si  âpre  et  si  rude,  ce 
Bernardo  Tolomei  qui  voulut  peupler  le  désert 
d’Accona.  Il  était  le  frère  de  la  petite  Catherine, 
et  l’oreiller  de  pierre  se  voit  encore  dans  le 
caveaudont  elle  avaitfait  sa  chambre.  Il  était  sorti 
de  ce  sol  ardent  et  farouche.  A l’heure  où  le 
peuple  toscan,  siennois  en  tête,  luttait  furieuse- 
ment, dans  des  guerres  fratricides,  pour  son 
indépendance  et  la  suprématie  de  son  clocher, 
ou  de  son  parti,  ceux  que  la  piété  tourmentait  et 
l’ardeur  de  la  pénitence  possédait,  ceux-là  de- 
vaient choisir  Accona  comme  refuge.  Auraient-ils 


travaux,  les  plus  impossibles  besognes.  Glorifier 
la  majesté  divine,  mais  là  où  elle  n’inspirait  que 
la  terreur.  Disputer  rageusement  au  sol  le  plus 
ingrat  les  pierres  et  les  brins  d’herbe  séchée. 
Creuser  des  citernes  comme  à Carthage.  Défier 
la  nature  en  l’honneur  de  ce  Dieu  favorable,  qui 
permit  à l’orgueilleuse  cité  d’affamer  Charles  IV 
dans  son  palais. 

L’autre  jour  San  Gimignano  me  fit  saisir  l’âme 
toscane  aux  temps  héroïques.  Mais  je  n’en  voyais 
que  les  témoignages  civiques.  A Monte-Oliveto, 
je  viens  d’en  voir  le  témoignage  divin.  De  Dante 
à Tolomei  il  n’y  a que  la  distance  du  grand  ci- 
toyen au  grand  moine.  C’est  h*  môme  fond.  Cos 
deux  cœurs  furent  pétris  de  la  même  pâte.  Et 
si  Dante,  lorsqu’il  voulut  écouter  son  cœur,  ne 
put  entendre  ses  battements  qu  ’une  fois  descendu 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dans  les  cercles  infernaux,  lorsque  Bernard 
Tolomei  voulut  réaliser  ses  conceptions  du  renon- 
cement, ce  ne  put  être  que  dans  l’horreur  d’Ac- 
cona.  A Monte-Oliveto  j’ai  entendu  vibrer  la 
seconde  corde  de  la  lyre  toscane  du  siècle  de 
Dante  et  de  Farinata.  Monte-Oliveto  est  l’expres- 
sion religieuse,  exacte,  de  ce  siècle  sublime  où 
les  cœurs  étaient  fous,  où  les  bouches,  même 
pour  la  prière,  ne  s’ouvraient  qu’en  rugissant. 

André  MAUREL. 


LE  VIEUX  POÈTE 

J’allais  souvent  le  voir,  tandis  qu’il  se  mourait. 

C’était  à mi-chemin  du  ciel  qu’il  demeurait, 

Dessous  les  toits,  et  dans  une  affreuse  mansarde 
Aux  murs  blanchis,  au  noir  plafond  qui  se  lézarde. 
J’allais  souvent  le  voir,  — et  nous  causions  longtemps 
Et  ses  doigts  amaigris  étaient  plus  tremblotants 
Chaque  jour,  et  sa  lèvre  était  plus  violette. 


* ■¥• 

Il  me  disait  : 

« Surtout,  ne  sois  jamais  poète. 

Les  vers,  mon  pauvre  ami,  c’est  ce  qui  m’a  perdu. 

Tu  le  vois,  je  suis  vieux,  exténué,  rendu 
Avant  l’âge,  car  j’ai  voulu  faire  ce  rêve. 

La  lutte  m’a  brisé.  Non,  la  vie  est  trop  brève; 

Pourquoi  passer  son  temps  à batailler,  pourquoi 
Ne  pas  vivre  en  son  coin,  sage,  et  se  tenant  coi?... 

Le  bonheur  régulier,  crois-moi,  la  vie  intime, 

Le  foyer,  une  femme  et  des  enfants,  — l’estime 
De  son  quartier;  surtout  ne  fais  jamais  de  vers! 

N’en  fais  jamais!  Si  c’est  un  innocent  travers, 

S’il  te  plaît,  comme  on  dit,  de  courtiser  la  Muse, 
Quelquefois,  au  dessert,  en  bourgeois  qui  s’amuse, 

Tu  le  peux,  et  c’est  sans  danger. 

Mais  si  le  soir, 

Quand  la  lune  sourit,  tu  rêves  de  t’asseoir 

Sur  le  vieux  banc  de  pierre,  au  fond  du  parc,  d’entendre 

La  chanson  de  la  brise,  et  si  tu  vas  t’étendre 

Par  les  matins  d’été,  dans  l’herbe,  sur  le  dos, 

En  regardant  le  ciel  avec  des  yeux  mi-clos, 

Si  le  rythme  t’émeut,  si  ton  être  tressaille 
Quand  s’envole  une  strophe,  et  si  ton  cœur  défaille 
Quand  un  ami  te  lit  des  vers  à haute  voix, 

Si  le  désir  te  prend  devant  ce  que  tu  vois 
De  l’exprimer  avec  une  forme  parfaite, 

Si  tu  sens  vaguement  s’agiter  un  poète 

En  toi,  — n'hésite  pas  ! — étouffe  dans  ton  cœur 

Ce  serpent,  — il  y va,  crois-moi,  de  ton  bonheur... 

Et  le  bonheur  vaut  seul  vraiment  qu’on  s’en  occupe  ! 

Le  métier  de  poète  est  un  métier  de  dupe. 

Ah!  mon  expérience  est  amère!  Longtemps 

J’ai  subi  les  dédains,  les  affronts  irritants 

Des  sots,  — j’ai  combattu  pour  l’art,  plein  d’énergie! 

Je  marchais,  ébloui  toujours  par  la  magie 
De  mon  rêve,  mes  yeux  de  fou  perdus  au  ciel! 

Je  ne  souffrais  de  rien.  J’étais  même  sans  fiel 
Pour  ceux  qui  me  raillaient.  J’étais  le  doux,  bohème 
Inoffensif;  j’allais,  en  penaiilons,  tout  blême, 

Et  nourri  seulement  des  viandes  de  l’esprit... 

Sans  me  mettre  en  souci  du  vulgaire  qui  rit, 

J’allais,  gonflant  toujours  quelque  nouvelle  bulle! 

J’étais  l’extravagant  heureux  qui  noctambule, 

Qui  trouve,  pour  dormir,  un  banc  délicieux, 

Pour  qui  tous  les  plafonds  sont  trop  bas,  sauf  les  cieux, 
J’étais  le  vagabond  poète  qui  balade, 

Cherchant  des  jours  entiers  un  refrain  de  ballade, 

Et  qui  va  devant  lui,  sans  souci  des  hivers, 

Heureux  de  se  chanter  lui-même  ses  vers!... 

Je  me  disais  : Mon  temps  n’est  pas  venu,  — mon  heure 
Sonnera.  Mais  j’ai  vu  que  l’espoir  était  leurre. 


J’ai  vieilli.  Je  me  suis  lassé  d’être  incompris. 

C’est  absurde,  mais  c’est  ainsi  : le  beau  mépris 
Que  nous  avons  d’abord  pour  le  goût  du  vulgaire 
Tombe  avec  l’âge.  Eh!  quoi,  toujours  faire  la  guerre?... 
On  veut  avoir  son  tour  de  gloire.  On  n’en  peut  plus 
Des  veilles  sans  profit,  des  travaux  superflus. 

J'ai  fait  de  l’art;  cet  autre  a fait  du  vaudeville  : 

Et  c’est  à lui  que  va  la  multitude  vile. 

C’est  lui  que  l’on  acclame.  Et  moi  je  meurs  de  faim! 

Eh  bien!  je  me  révolte  et  je  crie,  à la  fin! 

Mon  cœur  veut  déverser  son  trop-plein  d’amertume. 
Nous  autres,  je  sais  bien,  notre  gloire  est  posthume 
Quelquefois.  11  paraît  que,  quand  nous  sommes  morts, 
La  Gloire,  cette  femme,  a souvent  des  remords 
De  ne  pas  nous  avoir  aimés.  On  nous  découvre; 

Nos  vers  sont  exaltés;  nos  tableaux  vont  au  Louvre... 
Mais  que  nous  font  de  verts  lauriers  sur  nos  tombeaux? 
C’est  vivant  que  j’aurais  voulu  quelques  lambeaux 
De  cette  pourpre,  et  mort  je  n’en  fais  nul  usage! 

Vois-tu,  le  désespoir  vous  étreint  avec  l’âge 
D’être  plus  inconnu  qu’un  faiseur  de  couplet, 

Et  l’on  mendie  : un  peu  de  gloire,  s’il  vous  plaît? 
Daignez  avant  ma  mort  m’avancer  quelque  chose, 
Quelques  rayons  de  ma  future  apothéose! 

Si  l’on  doit  m’admirer  plus  tard,  il  vaut  autant 
Commencer  tout  de  suite,  — et  je  mourrai  content! 

J’ai  trop  voulu  sortir  de  l’ornière  banale, 

Dites-vous,  — quand  l’Idée  est  trop  originale 
On  la  repousse?...  Eh  bien!  si  c’est  là  le  récif 
Où  j’échouai,  je  veux  bien  faire  du  poncif. 

Du  poncif,  s’il  le  faut!  Mais  avant  que  j’expire, 

— C’est  mon  rêve,  — je  veux  que  le  bourgeois  m’admire  !.. 

Oui,  vieillis,  les  plus  fiers  lutteurs,  les  plus  fougueux 
Parlent  ainsi,  lassés  d’être  incompris  et  gueux!  » 

* 

* * 

Le  lendemain,  j’appris  la  mort  du  pauvre  hère. 

Je  l’accompagnai  seul  jusques  au  cimetière, 

Puis,  ayant  vu  glisser  le  cercueil  dans  le  trou, 

Je  marchai  devant  moi,  longtemps,  sans  savoir  où, 

Et  je  songeais  : « Jamais  je  ne  serai  poète! 

Car  je  n’ai  pas  le  cœur  assez  fort,  et  ma  tête 
S’égarerait  à tant  souffrir.  Je  ne  veux  pas 
Traîner  cette  existence  affreuse,  à chaque  pas 
Me  blesser  aux  cailloux  aiguisés  de  la  route. 

L’Art,  — oh!  l’Art  m’attirait  et  me  grisait,  sans  doute! 
Mais  je  veux  travailler  à faire  mon  bonheur. 

Cet  homme  avait  raison.  Il  m’a  donné  la  peur 
Du  calvaire  qu’il  faut  gravir  pour  être  artiste... 

Je  veux  vivre  impassible,  et  vieillir  égoïste!  » 

Je  m’aperçus  alors  que  j’étais  dans  les  champs, 

Que  les  arbres,  bouquets  de  parfums  et  de  chants, 
S’éveillaient  au  soleil  et  que  les  verts  cytises 
Invitaient  sous  leur  ombre  à des  fainéantises, 

Que  le  ciel,  d’un  bleu  pâle,  avait  l’air  d’un  satin 
De  Chine,  que  c’était  l’adorable  matin, 

L’heure  où  la  cime  des  ormeaux  tremble  et  rougeoie... 
Dans  ce  s odeurs,  dans  ce  s frayeurs,  dans  cette  joie, 
J'oubliai  tous  les  maux  que  l’autre  avait  soufferts... 

— Et  j’écrivis,  rentré  chez  moi,  mes  premiers  vers. 

Edmond  ROSTAND.  , 


. A A A A A : 


Les  révolutions  sont  comme  les  canons  qui  reculent 
après  que  le  coup  est  parti.  L’abbé  de  Pradt. 

Quiconque  excède  ses  forces  les  détruit. 

Georges  Bousquet. 

Faire  le  bien  dans  le  silence  et  l’obscurité:  se  gêner, 
sacrifier  ses  penchants,  ses  sympathies,  ses  opinions,  pour 
faire  toujours  ce  que  décide  la  conscience,  voilà  où  se 
reconnaîtra  un  coeur  vraiment  généreux. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


591 


LA  PORCELAINE  DE  SAXE 


L'exposition  de  la  manufacture  royale  de  Meis- 
sen  qui  obtient  en  ce  moment  un  succès  si  vif 
sur  l’Esplanade  des  Invalides  n’a  qu’un  défaut, 
c’est  de  trop  ressembler  à une  fabrique  d’anti- 
quités neuves.  Ces  bergères^à  paniers,  ces  mou- 
tons enrubannés  et  ces  galants  seigneurs  à tricor- 
nes n’ont  leur  raison  d’être  qu’à  la  condition  de 
porter  la  patine  du  temps.  Ces  personnages  qui 
résument  les  grâces  superficielles  et  l'exquise 
fragilité  d’une  société  depuis  longtemps  disparue 
ne  sont  qu’une  contrefaçon  et  un  anachro- 
nisme lorsqu’ils  ne  prouvent  pas  par  des  titres 
authentiques  qu’ils  remontent  au  règne  d’Au- 
guste II  ou  de  Louis  XV.  Jamais  peut-être  il 
n’exista  une  plus  parfaite  harmonie  entre  la 
nature  des  sujets  représentés  et  la  matière 
employée  par  les  artistes  pour  donner  la  vie  à 
leur  œuvre  : le  xvm°  siècle  fut  par  excellence  le 
siècle  de  la  porcelaine. 

Le  premier  mérite  d’une  découverte  est  de 
venir  à son  heure  et  lorsque  les  savants  s’abstien- 
nent de  chercher  une  invention  qui  est  devenue 
nécessaire,  c’est  le  hasard  tout  seul  qui  se  charge 
de  la  trouver.  Un  apothicaire  de  Berlin  qui 
n’avait  pas  réussi  dans  l’exercice  de  sa  profession 
et  menait  une  vie  d'aventures  travaillait  depuis 
de  longues  années  à mettre  à exécution  une 
infaillible  recette  qu’un  moine  grec  nommé  Las- 
caris  lui  avait  enseignée  pour  fabriquer  de  l’or. 

Les  alchimistes  ont  rendu  sans  le  vouloir  plus 
d’un  service  à la  civilisation  et  à la  science  en 
trouvant  autre  chose  que  ce  qu’ils  cherchaient; 
au  fond  de  la  cornée  où  il  croyait  tenir  enfin  le 
secret  de  la  pierre  philosophale  Frédéric  Bœtt- 
ger  découvrit  la  fabrication  de  la  porcelaine. 
L’apothicaire  vagabond  que  Leibnitz  devait  appe- 
ler « un  homme  phénoménal  » avait  eu  un  trait 
dé  génie  et  donna  à l’Allemagne  et  à l'Europe 
une  nouvelle  source  de  richesse. 

Bien  qu’il  fût  depuis  sa  jeunesse  réduit  à vivre 
d’expédients,  cet  aventurier  sans  ressources  put 
immédiatement  tirer  parti  de  sa  découverte.  Au 
commencement  [du  xvme  siècle  la  passion  de 
la  porcelaine  faisait  fureur  parmi  les  princes 
allemands.  La  première  reine  de  Prusse, 
Sophie-Charlotte,  avait  reçu  comme  présent  de 
noces  le  plus  beau  service  de  porcelaine  de 
Chine  qui  existât  alors  en  Europe.  Son  iils,  Fré- 
déric-Guillaume Ier,  qui  était  un  souverain  très 
économe  et  réservait  le  plus  clair  de  ses  ressour- 
ces pour  recruter  dans  toute  l’Europe  des  grena- 
diers d’une  taille  gigantesque  qu’il  faisait  ma- 
nœuvrer lui-même,  ne  reculait  pas  à l’occasion 
devant  une  dépense  considérable  pour  acheter 
quelques-uns  de  ces  vases  merveilleux  que  les 
marchands  hollandais  apportaient  de  l’Extrême- 
Orient. 


Mais  il  s’en  fallait  de  beaucoup  que  ce  prince, 
dont  les  instincts  étaient  plutôt  militaires  qu’ar- 
tistiques, poussât  le  culte  de  la  porcelaine  aussi 
loin  que  son  voisin  Auguste  IL  électeur  de  Saxe 
et  roi  de  Pologne.  Il  exista  dans  les  collections 
au  Johaneum  de  Dresde  dix-huit  grands  vases  de 
porcelaine  de  Chine  bleue  et  blanche  que  l’on 
appelle  les  Vases  des  Dragons.  Ils  doivent  ce  nom 
à un  curieux  marché  qui  fut  conclu  entre 
Auguste  II  et  Frédéric-Guillaume  Ier.  Le  monarque 
saxon  voulut  acheter  à tout  prix  au  roi  de  Prusse 
les  précieux  produits  de  la  céramique  chinoise 
qui  faisaient  le  principal  ornement  du  château 
royal  de  Berlin,  mais  il  était  à court  d’argent  et 
au  lieu  d’espèces  sonnantes  il  offrir  un  régiment 
de  cavalerie.  Frédéric-Guillaume  Ier  qui  avait 
assurément  un  goût  très  vif  pour  la  porcelaine, 
mais  aimait  bien  plus  encore  les  soldats  accepta 
avec  enthousiasme  ce  payement  en  monnaie  de 
dragons  et  ce  fut  ainsi  que  l’armée  prussienne 
compta  un  régiment  de  plus. 

Cette  anecdote  dont  l’authenticité  n’est  pas 
douteuse  nous  permet  maintenant  de  comprendre 
avec  quel  empressement  et  quelle  faveur  le 
roi  Auguste  II,  qui  sacrifiait  avec  tant  de  désinvol- 
ture la  sécurité  de  ses  États  pour  se  procurer  de 
breux  vases  de  Chine,  dut  accueillir  les  proposi- 
tions de  Bœttger.  Fonder  une  manufacture  de 
porcelaine  dans  l’Albrechtsburg  de  Meissen,  le 
berceau  de  la  dynastie  de  Wettin,  c’étail  le  genre 
de  gloire  le  plus  séduisant  qu’un  inventeur 
peut  faire  miroiter  aux  yeux  de  l’électeur  de 
Saxe,  roi  de  Pologne.  A défaut  d’autres  mérites 
les  princes  allemands  ont  parfois  rendu  aux 
Beaux-Arts  d’indiscutables  services.  En  fournis- 
sant à un  céramiste  réduit  à la  dernière  détresse 
les  moyens  d’appliquer  une  grande  découverte 
le  prince  saxon  a donné  un  exemple  que  le  roi  de 
Bavière  devait  imiter  un  siècle  et  demi  plus  tard 
en  faveur  de  l’un  des  plus  grands  musiciens  des 
temps  modernes.  L’électeur  de  Saxe  restera  dans 
l’histoire  comme  le  Louis  II  de  la  porcelaine,  de 
même  que  le  monarque  bavarois  aura  été  F Au- 
guste Il  de  la  musique. 

L’expérience  a plus  d’une  fois  prouvé  qu’un 
homme  peut  être  un  incomparable  céramiste  et 
un  très  médiocre  administrateur.  Tel  fut  le  cas 
de  Bœttger.  Ce  qu’il  a fait  lui-même  n’a  jamais 
été  égalé.  La  transparence  et  la  légèreté  de  la 
porcelaine  qu’il  a fabriquée,  les  tons  rouge  vif  et 
jaspés,  et  surtout  la  célèbre  nuance  gris  de  fer 
qu’il  a inventés,  en  un  mot  tonies  les  créations 
qui  lui  appartiennent  en  propre  sont  restées  im- 
possibles à imiter.  Sa  renommée  se  répandit 
bientôt  en  Allemagne  et  dans  toute  l'Europe, 
mais  malgré  l’éclat  de  ses  succès  personnels,  il 
n’en  laissa  pas  moins  la  manufacture  royale  de 


592 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Meissen  dans  un  état  de  désarroi  voisin  de  la 
ruine.  Son  successeur  Georges  Herold  n’était  pas 
comme  lui  un  céramiste  hors  de  pair,  mais  il 
était,  en  revanche,  doué  d'un  certain  nombre  de 
qualités  qui  taisaient  entièrement  défaut  à son 
illustre  devancier.  Il  avait  de  l’ordre,  de  l’esprit 
de  suite,  du  tact  et  du  discernement  dans  la  direc- 
tion du  personnel  placé  sous  ses  ordres  et  par- 
dessus tout  il  savait  bien  choisir  ses  collabora- 
teurs. 11  appela  auprès  de  lui  Lindner  qui  fut  sans 
rival  dans  l’art  de  représenter  les  oiseaux  et  les 
insectes,  et  il  sut  découvrir  le  talent  encore  in- 
connu de  Jean  Joachim  Kændler.  Jamais  peut- 
être  il  ne  lut  donné  à un  artiste  de  refléter  avec 
plus  de  fidélité  la  physionomie  de  son  temps. 
Kændler  fut  le  père  de  ces  légions  d’élégantes 
statuettes  poudrées  à frimas  qui  font  revivre,  sur 
les  étagères  de  tous  les  salons  de  l’Europe  et  du 
Nouveau-Monde,  les  souvenirs  du  xviii0  siècle. 
Ajoutons  que  l’authenticité  du  plus  grand  nombre 
de  ces  grands  seigneurs,  de  ces  nymphes  et  de 
ces  bergères  laissa  à désirer,  il  en  est  peu  dont  la 
filiation  remonte  en  ligne  directe  jusqu’à  Kænd- 
ler. Il  n’est  pas  d’industrie  où  la  contrefaçon  se 
soit  donnée  plus  libre  carrière,  le  vieux  saxe  est 
une  marchandise  qui  trouve  toujours  des  ache- 
teurs. 

La  manufacture  de  Meissen,  qui  était  arrivée 
au  plus  haut  degré  de  la  prospérité  et  de  la  gloire 
sous  la  direction  de  Georges  Herold,  commença 
à manifester  les  premiers  symptômes  de  déclin 
sous  son  successeur  le  comte  de  Brühl.  Le  tout- 
puissant  favori  d’Auguste  III  était  fier  de  cumuler 
les  plus  hautes  dignités  de  l'État  avec  les  fonc- 
tions de  ministre  de  la  porcelaine,  mais  l’impar- 
tialité nous  oblige  de  reconnaître  que  son  ad- 
ministration fut  moins  funeste  à la  céramique 
qu’aux  affaires  du  pays.  La  décadence  irrémé- 
diable du  célèbre  établissement  ne  date  en  réalité 
que  de  l’époque  où  il  fut  placé  sous  la  direction 
du  comte  Marcolini.  D’ailleurs,  les  collections 
conservées  dans  les  fameuses  chambres  d’Argent 
du  château  de  Dresde  permettent  de  suivre  les 
étapes  de  celte  chute  ininterrompue.  Le  service 


le  plus  ancien,  aux  armes  de  Saxe  et  de  Pologne, 
qui  remonte  au  règne  d’Auguste  11,  est  d’une 
merveilleuse  beauté.  Jamais  l’art  de  la  céramique 
n’a  été  poussé  plus  loin,  la  porcelaine  est  d’une 
légèreté  et  d’une  transparence  incomparables. 
Le  service  au  Dragon  rouge  et  le  service  vert, 
dont  les  dessins  et  les  peintures  ont  été  copiés 
sur  des  modèles  fournis  par  Watteau,  ne  sont 
peut-être  pas  à l’abri  de  toute  critique,  mais  n’en 
restent  pas  moins  des  pièces  de  premier  ordre. 
Le  service  au  Lion  jaune  ne  se  distingue  par 
aucun  mérite  exceptionnel,  et  le  service  décoré 
de  fruits  aux  éclatantes  couleurs,  qui  porte  la 
marque  du  comte  Marcolini  est  d’une  banalité 
lamentable. 

En  dehors  des  collections  royales,  les  services 
complets  en  vieux  Saxe  sont  extrêmement  rares. 
Le  célèbre  service  qu’Auguste  II  avait  donné  à son 
fils  naturel  le  prince  Sulkowski,  a été  conservé 
par  ses  descendants  pendant  plusieurs  généra- 
tions, mais  il  est  aujourd’hui  disséminé  dans  des 
collections  particulières  et  des  musées.  Le  service 
du  général  de  Polentz  a eu  le  même  sort,  et  si  le 
fameux  service  blanc  décoré  de  nymphes  et  de 
cygnes,  donné  par  Auguste  III  au  comte  de  Brühl, 
est  resté  dans  la  famille  du  célèbre  ministre, 
c’est  qu’il  a été  grevé  de  substitution.  A l’époque 
où  la  manufacture  royale  de  Meissen  était  encore 
dans  tout  l’éclat  de  sa  réputation,  l’aristocratie 
allemande  considérait  une  collection  de  porce- 
laines précieuses  comme  une  part  intangible  de 
l’héritage  d’une  famille  illustre  et  l’incorporait 
dans  le  fidéi-commis  inaliénable  qui  devait  se 
transmettre  d’aîné  en  ainé  aussi  longtemps  que 
durerait  la  maison. 

Depuis  le  commencement  du  siècle,  aucune 
tentative  sérieuse  n’a  été  faite  pour  rendre  son 
ancienne  splendeur  à un  art  qui  a fait  la  prospé- 
rité de  la  Saxe.  Meissen  est  devenu  un  établisse- 
ment commercial  qui  redoute  les  innovations 
coûteuses,  se  contente  de  rééditer  indéfiniment 
ses  anciens  modèles  et  vit  de  l’exploitation  in- 
dustrielle de  son  glorieux  passé. 

G.  LABAD1 E-LAGB AVE. 


CE  QUE  DISENT  NOS  GRÈVES 


L’Aïeul.  — Les  Petits. 


Le  Pain. 

Vous  les  connaissez  ces  petites  maisons  de 
marins,  bâties  au  pied  des  dunes,  serrées  l’une 
contre  l’autre  à la  file  comme  les  moineaux  l’hiver, 
pour  avoir  plus  chaud  et  s’abriter  mutuellement 
du  grand  vent.  Leurs  façades  blanchies,  très 
basses,  tournent  toujours  vers  la  mer,  leurs 


fenêtres  carrées  creusées  dans  l’épaisseur  de 
la  large  muraille.  Leurs  vieilles  toitures  se 
bariolent  de  tuiles  neuves,  plus  rouges,  rempla- 
çant celles  que  la  bourrasque  a arrachées,  car 
elles  en  voient  de  dures,  ces  petites  maisons, 
quand  viennent  les  gros  temps  ; elles  se  ferment 
alors  abritant,  derrière  leurs  volets  clos,  des  fa- 
milles blotties  qui  se  pressent  et  s’effrayent. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


593 


Mais  par  les  belles  journées,  avec  quelle  con- 
fiance elles  ouvrent,  dès  le  matin,  leur  porte 
toute  grande  ! La  brise  de  mer  y entre  comme 
une  amie  et  vient  caresser  les  joues  des  marmots 
endormis  pêle-mêle,  tous  ensemble  dans  le  même 
lit.  La  bonne  brise  les  réveille  et  bientôt  vous  les 
voyez  sortir,  échevelés,  pieds  nus,  à peine  vêtus, 
se  ressemblant  entre  eux  comme  les  oiselets 
d’un  même  nid  et  vous  êtes,.tout  surpris  de  A oir 
que  ces  tout  petits  logis  ont  pu  abriter  d’aussi 
nombreuses  nichées. 

Ils  n’ont  pas  atteint  l’âge  de  l’école,  et  libres 
ils  se  répandent  par  bandes,  roulant  dans  le  sable 
et  folâtrant  avec  les  jeunes  chevreaux  qui  tettent 
encore,  mais  que  l’on  met  déjà  au  vert  sur 
l’herbe  rase  des  pâturages  mêlés  aux  dunes. 

Les  plus  petits,  tout  en  jouant,  regardent  sou- 
vent vers  la  porte  quittée,  et,  à la  moindre  crainte, 
ils  se  rapprochent  comme  font  les  poussins  lors- 
qu’ils reviennent  tout  effarés  vers  la  poussinière 
où  glousse  la  poule  qui  les  a couvés. 

Il  semblerait,  à voir  leurs  mines  épanouies,  que 
toute  souffrance  doive  leur  être  encore  inconnue 
et  pourtant,  tous  peuvent  se  rappeler  des  heures 
sombres  où  le  père  a juré  en  rentrant  de  la 
pêche,  où  la  mère  a pleuré,  où  on  leur  a dit  pen- 
dant qu’ils  se  demandaient  quelle  grande  tristesse 
passait  dans  l’air  : 

« Il  n’y  a point  de  sous  pour  acheter  du  pain.  » 

Mais  ces  impressions  n’ont  pas  laissé  de  trace 
sur  leurs  visages  réjouis.  L’heure  présente  est  si 
claire  et  si  douce  que  tout  souvenir  pénible  s’ef- 
face, fut-il  même  d’hier.  Et  puis,  ce  n’est  pas  en 
vain  que  leurs  maisons  se  touchent,  se  protègent 
et  se  prêtent  leur  mutuelle  chaleur  ; ce  n’est  pas 
en  vain  qu’elles  fument,  on  pourrait  presque  dire 
qu’elles  respirent,  dans  une  si  étroite  intimité  ; 
leur  mur  mitoyen  permet  d’entendre  les  plaintes 
et  les  sanglots  d'à  côté.  Comme  de  vaillants  dé- 
fenseurs qui  serrent  les  rangs  devant  l’ennemi, 
elles  s’unissent  pour  résister  aux  attaques  des 
bourrasques  et  aussi  à celles  de  la  misère  qui 
toujours  les  menace. 

Or  parfois,  de  l’une  de  ces  portes  basses,  sort 
par  bouffées  bleues  un  parfum  que  les  mioches 
connaissent  bien.  Ils  tournent  vers  elle  leur  petit 
nez  perdu  dans  les  cheveux  blonds  et  dont  les 
narines  se  dilatent  de  délices,  et  tout  en  se  disant 
mystérieusement  : « On  cuit  le  pain  là-bas  ! » 
ils  suivent  des  yeux  le  réjouissant  panache  de 
fumée  qui  s’échappe  de  la  cheminée  et  que  le 
vent  enlève  par  flocons  pour  le  disperser  et  le 
mêler  aux  nuées. 

Quelques  heures  plus  tard,  quand  sonne  un 
grêle  Angélus  de  midi  au  vieux  clocher  d’ardoise, 
en  passant  devant  cette  porte,  ils  aperçoivent  la 
mère  de  famille  debout  près  de  la  table  et  cou- 
pant avec  un  grand  couteau  des  tartines  pour  ses 
enfants,  et,  timides,  ils  s’approchent...  L’aîné,  le 
plus  hardi,  s’avance  tout  doucement  à grands 
pas,  sur  la  pointe  des  pieds,  le  cou  lendu  en 


avant,  glissant  ses  mains  sur  le  bois  de  la  porte  ; 
il  entre  dans  la  maison  et  semble  tenir  ses  petits 
camarades  sous  sa  protection. 

Alors,  à la  femme  qui  apparaît  dans  la  pénom- 
bre et  dans  la  simplicité  de  son  geste  comme  une 
figure  de  la  Charité,  il  dit  tout  honteux,  à voix 
basse  : 

« Il  n’y  a point  de  pain  chez  nous.  » 

La  femme  s’arrête  un  moment  hésitante...  Ce 
grand  pain,  qu’elle  distribue  à ses  petits  à elle,  est 
déjà  bien  entamé  et  que  d’heures  de  labeur  et 
de  peine  il  représente!...  Mais  elle  regarde  tous 
ces  yeux  pleins  d’espérance  affamée,  fixés  sur  ce 
pain  qu’elle  tient  et  elle  sourit.  Puis  avec  une 
brusquerie  amicale  : 

« Tiens,  va!  il  faut  que  ça  mange  pour  que  ça 
pousse.  » 

Et  s’appuyant  au  montant  de  la  porte  sur  le 
seuil,  elle  y reste  un  instant  arrêtée,  distraite,  à 
regarder  fuir  cette  marmaille  qui  s’encourt  en 
étouffant  un  « merci  ! » dans  la  première  bou- 
chée gloutonne. 

Le  vieux  Louis-Marie. 

Si  vous  entrez  dans  la  troisième  de  ces  petites 
maisons  blanches,  sur  l’heure  du  midi,  vous 
aurez  des  chances  pour  y trouver  le  vieux  père 
Louis-Marie,  assis  sur  son  escabeau  de  bois, 
entre  la  grande  cheminée  noire  de  suie  et  la  po- 
lière  couverte  d’assiettes  à fleurs  peintes,  penché 
sur  son  dévidoir  et  occupé  à mettre  de  la  corde- 
lette sur  les  navettes  à remmailler  les  filets  de 
pêche. 

En  vous  voyant  entrer,  sans  se  déranger  de 
son  travail,  il  vous  fera  de  la  tête  un  salut  amical 
et  vous  montrera  des  yeux  une  de  ses  chaises  de 
paille  toujours  boiteuses  à cause  de  l’inégalité 
du  sol  de  terre  battue  et  si  vous  êtes  curieux  des 
choses  de  la  mer,  vous  vous  y asseyerez  et  vous 
prendrez  plaisir  à l’entendre  parler,  car  il  a passé 
plus  de  soixante  ans  de  sa  vie,  a pêcher  en  été 
la  moruette  et  le  bar  non  loin  de  la  côte,  en  hiver 
le  hareng  dans  les  mers  lointaines. 

Il  y a trois  mois  qu’il  s’est  décidé  à laisser 
s’embarquer  ses  fils  sans  lui.  Il  n’en  a rien  dit  à 
personne,  mais  cela  lui  a été  dur  : au  moment 
où  sa  barque  quittait  le  sable  de  la  plage  où  il 
était  resté  seul,  debout,  il  lui  a semblé  qu’un 
câble  invisible  l’y  rattachait  et  que  ce  câble  allait 
se  rompre  et  le  pauvre  loup  de  mer  trop  vieux 
s’est  comparé  dans  son  esprit  à cette  ancre 
rouillée,  hors  d’usage,  laissée  là-bas  depuis  un 
temps  immémorial  au  bas  de  la  dune  el  que 
chaque  coup  de  vent,  chaque  grande  marée  en- 
sable plus  profondément.  S’il  devait  s’avouer 
que  plus  jamais  il  ne  hissera  lui-même  la  voile 
lourde  et  tannée  de  son  bateau,  il  en  pleurerait. 
Et  cependant,  comme  s’il  se  complaisait  dans 
ces  émotions  pénibles,  il  assiste  toujours  à 
chaque  départ.  II  va,  comme  jadis,  coller  son 


594 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


dos  aux  flancs  de  la  barque  avec  les  compagnons; 
comme  eux  il  pousse  encore  le  long  cri  de 
damné  qui,  en  réunissant  au  même  instant  le  mul- 
tiple effort  de  tous  ces  dos  robustes,  décuple  leur 
force,  et  lorsqu’il  sent  la  masse  pesante  s’ébran- 
ler et  glisser  sur  le  sable  vers  la  mer,  son  cœur 
bat  encore  de  joie  triomphante.  « Ab  hisse!  ça 
ira!  » 

Tous  les  jours,  dès  quatre  heures  du  matin,  il 
est  sur  la  plage  : il  longe  la  vague,  s’arrêtant, 
fouillant  chaque  amas  de  varech  du  bout  de  sa 
bêche  à pêcher  les  amorces.  11  va  loin  comme 
ça,  puis  il  revient  au  logis  rapportant  un  bou- 
chon, un  débris  de  lilet,  un  bout  de  câble,  un 
morceau  d’épave. 

Depuis  qu’il  ne  peut  plus  faire  que  ce  pacifique 
métier  de  tendre  à la  côte  à marée  basse,  de 
réparer  les  filets  de  ses  fils  ou  de  glaner,  le  long 
de  la  vague,  des  choses  perdues  comme  il  glane, 
dans  son  esprit,  des  bribes  de  souvenirs,  il  n’a 
plus  sa  belle  assurance  d’autrefois  et  il  regarde 
souvent  le  fond  de  la  mer  avec  inquiétude.  Au 
moindre  vent  qui  s’élève  il  sent  une  angoisse 
inconnue  jusqu’alors  le  prendre  malgré  lui,  une 
angoisse  qui  l’étouffe  : c’est  que  ses  fils  sont  en 
mer  sans  lui,  sans  le  secours  de  son  expérience. 
11  n'ose  faire  part  de  ses  craintes  à sa  femme,  car 
la  brave  Colette  se  moquerait  de  lui,  elle  lui 
répéterait  que  ses  fils  ont  entre  trente  et  qua- 
rante-cinq ans  et  sont  connus  comme  les  meil- 
leurs malelots  du  pays. 

Toutes  les  réflexions  qu’il  poursuit  pendant 
des  heures  le  rendent  philosophe.  Maintenant, 
à tout  ce  qu’il  dit,  il  ajoute  avec  un  petit  hausse- 
ment d’épaules  et  un  mouvement  de  la  main  : 
« Eh!  que  voulez  vous?  » Car  la  deslinée  toujours 
incertaine  des  hommes  de  mer  leur  fait  un  carac- 
tère plein  de  fataliste  résignation  à toutes  les 
douleurs  et  de  fataliste  confiance  dans  les  joies 
que  l’avenir  peut  encore  leur  réserver.  Le  bien 
leur  vient  du  ciel  quand  il  est  bienveillant.  Le 
mal  leur  vient  du  ciel  quand  il  est  en  fureur. 
C’est  comme  ça!  et  il  y a tant  de  choses  qui  sont 
pour  eux  « comme  ça  >>  qu’ils  ont  pris  l’habitude 
de  ne  s’étonner  de  rien.  « Eh  ! que  voulez-vous?  » 


le  vieux  Louis-Marie  dit  ce  mot  avec  un  soupir 
ou  avec  un  sourire,  soit  que  ses  compagnons  lui 
reparlent  de  son  lils  ainé,  le  petit  mousse  Lau- 
rent perdu  dans  un  sinistre  il  y a trente-quatre 
ans  de  cela,  soit  qu’ils  s’exclament  sur  la  belle 
mine  de  son  petit-iils  Michel  âgé  de  quinze  mois, 
qui  passe  la  moitié  de  sa  vie  sur  les  bras  de  son 
grand-père.  Ce  petit  Michel  est  le  soixantième 
ou  le  soixante-dixième  de  ses  petits-enfants,  le 
vieux  ne  sait  pas  bien  lui-même  au  juste  : « A 
quoi  bon  les  compter,  dit-il,  ça  change  tout  le 
temps...  et  puis  voilà  que  j’ai  deux  petits-fds 
qui  vont  tirer  au  sort  et  une  petite-fille  qui  va 
sur  dix-sept  ans,  ça  va  commencer  à donner 
aussi  bientôt.  Eh!  que  voulez-vous?  » 

Cependant  de  toute  cette  lignée  le  petit  Michel 


est  le  préféré.  On  trouve  qu’il  ressemble  à Lau- 
rent, et  le  vieux  marin  se  sent  rajeunir  en  couvant 
de  l’œil  ce  mioche.  11  l’emmène  souvent  avec  lui 
sur  la  plage  où  il  lui  laisse  essayer  ses  premiers 
pas  indécis.  Souvent  le  petit  tombe  en  avant,  les 
mains  étendues,  le  menton  dans  le  sable  mou; 
il  reste  un  instant  à terre  espérant  qu’on  le  relè- 
vera, puis  il  se  remet  à grand’peine  sur  ses  pieds 
et  revient  vers  T aïeul  en  pleurant,  les  deux  poings 
sur  les  yeux,  la  bouche  pleine  de  sable...  et  le 
vieux  Louis-Marie  l’essuie  de  sa  main  rugueuse 
qu’il  s’efforce  d’adoucir  par  des  mouvements 
câlins  en  répétant  : « Allons!  vous  allez  trop  vite! 
Eli  ! que  voulez-vous?  » 

Lui  qui  a tant  désiré  voir  grandir  ses  garçons, 
il  voudrait  arrêter  les  années  sur  la  tête  blonde 
et  bouclée  de  Michel.  C’est  que,  voyez-vous, 
quand  ça  grandit,  ça  n’est  plus  ça.  Croyez-vous 
que  le  mousse  Antoine  qui  a huit  ans  s’occupe 
encore  de  son  vieux  grand-père?  Croyez-vous 
que  la  petite  Françoise,  la  sauvage,  qui  n’a  jamais 
dit  bonjour  à personne,  tient  compte  de  ses  obser- 
vations? pas  plus  que  ses  grandes  sœurs  à qui 
Louis-Marie  répète  souvent  qu’il  faut  être  hère 
avec  les  garçons,  elle  ne  se  rappellera  ses  sages 
conseils  à l’heure  où  elle  s’abandonnera  aux  bras 
d’un  jeune  gars,  dans  la  dune,  par  une  belle 
nuit.  Louis-Marie  pense  à toutes  ces  choses,  il 
pense  que  Françoise  sera  battue  par  ses  parents 
quand  ils  le  sauront  si  son  choix  leur  déplait  et 
que  ce  sera  encore  lui.  le  vieux,  qui  devra  prendre 
sa  défense  avec  un  très  clément  et  très  indulgent  : 
« Eh!  que  voulez-vous?  » 

En  attendant  il  rit  avec  des  larmes  dans  les 
yeux  quand  il  sent  les  bras  du  petit  Michel  autour 
de  son  cou  et  contre  son  menton  rasé  la  fri- 
mousse rose  que  le  mioche  frotte  en  bégayant  : 
« A babarbe ! » 

Et  il  se  dit  que  quand  Michel  sera  devenu  un 
polisson  indifférent  comme  les  autres,  il  en  aura 
poussé  de  nouveaux,  tout  petits.  Il  les  aime  à 
l’avance  et  comme  Abraham  à qui  Dieu  montrait 
un  soir  le  ciel  plein  d’étoiles  en  lui  disant  : 

« Regarde,  telle  seratapostérité  » levieux  Louis- 
Marie  sentunè  immense  et  itère  tendresse  emplir 
son  cœur  paternel  en  songeant  à tous  ces  petits 
êtres  blonds  et  chancelants  qui  descendront  un 
à un  des  étoiles  pour  venir  jouer  dans  ses  bras 
et  le  consoler  un  peu  d’être  trop  vieux  pour  aller 
en  mer. 

« Eh  ! que  voulez  vous  ! » 

(A  suivre.)  Virginie  DEMONT-BRETON. 

On  est  si  humain  qu’on  ne  tuerait  pas  un  poulet,  mais 
on  le  tait  tuer  et  on  le  mange. 

Le  bon  droit  est  un  géant  à la  tête  d'une  armée. 

Pourquoi  les  poètes  et  les  peintres  représentent-ils  par 
des  femmes  les  plus  grands  iléaux  de  l’humanité  : la 
Guerre,  — la  Famine,  ■ — la  Peste,  — la  Mort,  — les  Par- 
ques, — les  Furies,  — les  Harpies,  — les  Sirènes'? 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


595 


lies  fouilles  d’Antinoë 

(1899-1900) 


J’ai,  dans  mon  précédent  article,  raconté  de 
quelle  manière  on  organise  çt  dirige  une  fouille. 
Pour  compléter  cet  exposé,  il  me  faut  maintenant 
dire  quels  résultats  compensent  ce  labeur  de  tous 
les  instants. 

Mais  d’abord,  en  une  esquisse  sommaire,  il  est 
bon  de  décrire  au  lecteur  le  site  où  se  déroule 
l’exploration.  Son  nom  seul  évoque  l'une  des  plus 
troublantes  légendes  de  la  décadence  latine; 
Antinoë,  la  ville  bâtie  par  l’empereur  Adrien, 
l’an  140  de  notre  ère,  en  commémoration  de  la 
mort  de  son  favori,  Antinoüs. 

Chacun  sait  que,  sur  la  foi  de  l’oracle  qui  con- 
damnait le 
rnaitre'  de  Ro- 
me à mourir 
si  son  ami  le 
plus  cher  ne 
s’offrait,  lui- 
même,  en  vic- 
time au  des- 
tin, Antinoüs, 
le  plus  beau 
des  Grecs,  se 
précipita  dans 
le  Nil,  au  cours 
d'un  voyage 
fait  sur  le  fleu- 
ve par  Adrien,  à bord  de  l’une  de  ces  galères 
égyptiennes,  à la  proue  effilée,  ciselée  à son 
extrémité  en  fleur  de  lotus,  presque  identique  de 
structure  et  de  voilure  à la  dahabieh  moderne.  La 
tradition  voulait  encore  que  la  ville  commémo- 
rative érigée  par  l’empereur,  en  souvenir  de  ce 
sacrifice,  s’était  élevée  à la  place  même  où  Anti- 
noüs était  mort.  Je  crois  avoir  prouvé  que  le 
choix  de  l’emplacement  où  nous  voyons  aujour- 
d'hui ses  ruines  fut  dicté  par  de  toutes  autres 
causes.  La  déesse  vénérée  dans  la  ville  égyp- 
tienne de  cette  région  portait  le  titre  de  « Régente 
d'IIéliopolis  — Henti-nou-an — » ; ce  qui,  par  ré- 
bus, était  une  protection  attitrée  à son  favori. 

Quoi  qu’il  en  soit,  la  cité  adrienne  fut  pour 
l’antiquité  la  merveille  des  merveilles;  son  renom 
de  magnificence,  la  splendeur  des  pompes 
païennes  du  culte  antinoïte,  le  raffinement  de  la 
civilisation  des  habitants  soulevèrent  les  ana- 
thèmes des  Pères  de  l’Église,  le  souvenir  s’en 
perpétua  à travers  le  moyen  âge;  et  jusqu’à  nos 
jours,  la  seule  image  du  bel  éphèbe  couronné  de 
pampres  en  évoque  l’écho  lointain.  De  fait,  sa 
position  admirable,  la  majesté  du  paysage  envi- 
ronnant lui  constituaient  un  cadre  magique,  bien 
fait  pour  servir  à l’épopée  d’un  tel  héros. 


Ce  qu’était  la  cité  ancienne,  les  ruines  nous  en 
laissent  deviner  la  splendeur  de  rêve.  Etalée  au 
bord  du  Nil,  enserrée  sur  ses  trois  autres  côtés  par 
le  désert,  son  plan  affectait  la  forme  d’un  trapèze, 
trois  fois  plus  large  que  haut.  Des  propylées  de 
granit  rose,  précédant  un  arc  triomphal,  y don- 
naient accès;  ses  avenues,  bordées  de  portiques, 
se  recoupaient  à angles  droits;  ses  places  se  dé- 
coraient de  vasques,  où  pleuraient  des  jets  d’eau, 
et  de  statues  iconiques.  Aux  bords  des  grandes 
voies  se  pressaient  les  temples  d’Isis,  de  Sérapis, 
de  Déméter  et  des  diverses  divinités  grecques, 
dont  le  culte  se  confondait  avec  celui  des  divi- 
nités égyp- 
tiennes en 
honneur  dans 
la  région.  Plus 
loin,  c’était  les 
sanctuaires  de 
celles-ci,  déli- 
mitant comme 
une  acropole 
sacrée  au  mi- 
lieu de  la  cité 
hellénique,  où 
de  toutes 
parts,  les  édi- 
fices consa- 
crés aux  jeux  des  olympiades  se  dressaient  à 
côté  des  temples  ; ici  lTiippodrome  ; plus  loin, 
le  théâtre;  là,  les  thermes  d’Adrien;  ailleurs 
ceux  de  Septime-Sévère  ; ailleurs  encore  les  pa- 
lais servant  de  résidence  aux  gouverneurs.  Par 
delà  la  ville,  les  pentes  des  montagnes  arabiques 
s’abaissant  en  contre-forts  rapides  apparaissaient 
hérissées  de  chapelles  funéraires,  aux  étroites 
façades  blanches  couronnées  d’une  frise  multi- 
colore, que  surmontait  un  pyramidion  doré. 
C’était  la  ville  des  morts,  cent  fois  plus  grande 
que  celle  des  vivants,  s’étageant,  tant,  en  aval 
qu’en  amont  du  fleuve,  au  penchant  de  toutes  les 
collines  se  déroulant  sur  les  ondulations  des 
plaines  de  sable  serpentant  à leurs  pieds,  si  vaste, 
si  enveloppante,  que  la  cité  adrienne,  comme 
noyée  dans  son  ensemble,  semblait  se  réduire  à 
ses  temples,  et  ne  constituer,  en  quelque  sorte, 
que  la  basilique,  de  cette  ville  de  mort. 

Tout  cela,  les  travaux  exécutés  depuis  189(3  ont 
permis  de  le  reconstituer,  et  les  fouilles  faites 
alors  par  b'  musée  Guimet  ont  permis  de  recon- 
naître les  principales  de  ces  ruines.  Puis,  l’explo- 
ration des  nécropoles  adonné  la  révélation  d’une 
partie  de  la  civilisation  byzantine;  et  les  habi- 
tants d’Antinoë  sont,  grâce  à elle,  devenus  aussi 


La  nécropole  antique  à Antinoë. 


506 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


réels  à nos  yeux,  que  s'ils  avaient  été  nos  con- 
temporains. Leur  luxe  nous  a été  prouvé  par 
les  costumes  dont  sont  revêtus  leurs  cadavres; 
les  manteaux  de  pourpre,  aux  longues  manches; 
les  robes  de  laine  el  de  soie;  les  tuniques  de  fin 
lin  brodé  : les  chaussures  de  cuir  doré  ; les  résilles 
perlées;  les  bijoux;  les  ivoires;  les  objets  usuels; 
les  figurines  des  laraires  sont  sortis  des  tom- 
beaux comme  autant  de  témoins  de  ces  élégances 
d’autrefois.  Chaque  année  de  recherches  a apporté 
son  contingent  de  documents,  a aidé  à soulever 
l’un  des  coins  du  voile;  y revenir  serait  une 
redite,  la  dernière  campagne  de  fouilles  a donné 
de  nouveaux  résultats,  qu’il  sera  préférable  d’ex- 
poser. 

Si  durables  que  semblent  avoir  été  les  modes 
byzantines,  il  est  maintenant  possible  de  suivre 
pas  à pas  leurs  diverses  étapes.  Le  costume  des 
femmes  se  composait  d’une  tunique,  d’une  robe, 
d’un  manteau  ou  d'un  châle;  mais,  de  nom- 
breuses variantes  sont  manifestes  dans  cet  ajus- 
tement. Sur  les  corps  extraits  cette  année,  les 
robes,  moins  amples  que  les  précédentes,  sont 
le  plus  souvent  rayées  longitudinalement  sur  les 
côtés,  ou  décorées  de  semis  de  fleurs  et  de  motifs 
géométriques,  disposés  à l’empiècement  et  sur  le 
bas,  en  triangles.  C’est  tantôt  de  larges  bandes 
d’une  sorte  de  velours,  à dessins  polychromes, 
partant  des  épaules  et  tombant  jusqu’aux  pieds, 
derrière  et  devant,  tantôt  de  véritables  collerettes 
de  velours,  figurés  sur  la  poitrine,  le  dos  et  les 
deux  cotés  du  bas  de  la  robe.  Le  manteau  est 
fleurté,  et  légèrement  gansé.  La  coiffure  consiste 
en  un  bonnet  en  forme  de  turban;  les  tuniques 
ont  moins  de  finesse,  mais  un  décor  plus  touffu, 
plus  varié  et  plus  riche.  La  tapisserie  prend  une 
place  prépondérante,  elle  envahit  la  surface  des 
châles,  et  règne  en  maîtresse  sur  les  linceuls. 
Les  procédés  techniques  de  ces  tapisseries  étaient 
encore  inconnus;  une  sépulture,  retrouvée  cet 
hiver,  nous  donne,  à ce  point  de  vue,  des  docu- 
ments d’une  valeur  inestimable;  c’est  la  seule  à 
laquelle  je  m’arrêterai. 

Cette  tombe  est  celle  d une  femme  grecque  ; la 
toilette  dont  le  corps  est  vêtu  est  d’une  élégance 
sobre  et  discrète.  Patricienne  sans  doute,  elle 
avait,  de  même  que  toutes  les  femmes  d’alors, 
passé  la  majeure  partie  de  son  temps  à broder 
au  métier.  Plus  que  toute  autre  pourtant,  ce  tra- 
vail de  Pénélope  avait  pour  elle  été  passion,  car 
des, mains  pieuses  avaient  déposé  auprès  d’elle 
son  métier,  sa  quenouille,  ses  fuseaux,  les  pei- 
gnes servant  à serrer  le  tissu,  le  coffret  d’ivoire 
où  elle  avait  enfermé  ses  soies  et  ses  laines;  son 
étui,  ses  aiguilles,  ses  dévidoirs  et  ses  écheveaux 
à demi  usés.  L’importance  de  cette  trouvaille  est 
capitale;  elle  permet  de  fixer  un  point  resté  jus- 
qu'ici obscur  de  l’un  des  chapitres  les  plus  inté- 
ressants de  l’art  antique,  et  de  combler  du  même 
coup  une  lacune  dans  l’histoire  des  procédés  de 
l’art  industriel  des  anciens. 


L’ensemble  de  l’exploration  de  cette  partie  des 
nécropoles  porta  sur  un  peu  plus  de  huit  mille 
sépultures.  Mais  un  coin  perdu  de  l’un  des  replis 
de  la  plaine  attirait  particulièrement  mon  atten- 
lion.  En  passant,  j’avais  remarqué  un  fléchisse- 
ment des  sables,  une  teinte  particulière  du  gra- 
vier, divers  signes  en  un  mot,  imperceptibles  à 
qui  n’a  point  l’habitude  de  pratiquer  les  fouilles. 

J’y  fis  exécuter  des  sondages,  et  bientôt  j’en 
retirai  des  corps,  quelques-uns  en  piteux  état, 
par  suite  de  l’infiltration  des  eaux;  d’autres,  au 
contraire,  intacts,  montrant  un  procédé  d’ense- 
velissement que,  jusqu’alors,  je  n’avais  point  ren- 
contré à Antinoë. 

Le  mode  de  sépulture  adopté  pour  les  morts 
de  ce  quartier  participe  à la  fois  de  celui  des 
momies  égyptiennes  et  des  corps  byzantins;  les 
deux  procédés  se  superposent  en  quelque  sorte; 
les  corps  sont  habillés,  de  la  tête  aux  pieds,  des 
mêmes  tuniques,  des  mêmes  robes,  des  mêmes 
manteaux  que  ceux  des  autres  quartiers.  Mais, 
par-dessus  cette  toilette  d’apparat,  que  recou- 
vrent ordinairement  des  linceuls  brodés,  s’en- 
roule un  appareil  d’étroites  bandelettes  de  lin, 
entre-éroisées  en  un  lacis  inextricable.  Les  der- 
nières sonl  bitumées,  si  bien  que  la  surface  prend 
l’aspect  d’un  véritable  cartonnage,  tant  le  bitume, 
en  les  soudant,  a dissimulé  les  joints.  Sur  le  tout, 
les  toiles  des  linceuls,  rigidement  tendues  à 
plat,  se  sont  un  peu  collées  à leur  tour;  aucune 
broderie  n’en  décore  la  surface  ; par  contre,  la 
dernière  est  peinte,  et  représente  le  défunt  vêtu 
de  son  costume,  les  mains  croisées  sur  la  poi- 
trine, tenant  les  objets  consacrés  du  culte  des 
morts.  Les  chairs  sont  du  ton  exact  de  la  peau; 
ici,  blanches  rosées,  quand  l’individu  est  de  race 
grecque  ; là,  teintées  de  bistre  de  nuance  plus  ou 
moins  foncée,  lorsqu’il  s’agit  d’un  Égyptien.  Les 
bijoux  sont  figurés  en  relief,  par  des  stucs  dorés: 
boucles  d’oreilles,  colliers,  bagues,  bracelets, 
anneaux  de  chevilles;  les  pierres  qui  s’enchâs- 
saient aux  parures  sont  indiquées  par  des  tons  de 
rouge,  de  vert  et  de  bleu.  Les  brochages  des 
soieries,  les  broderies  des  manteaux  s’enlèvent 
sur  les  coloris  des  étoffes  en  esquisses  tracées  à 
la  gouache.  C’est  le  portrait  réaliste,  avec  la  mi- 
nutie du  détail,  poussée  aussi  loin  que  faire  se 
peut.  Sur  le  pourtour  donné  par  l’épaisseur  du 
corps,  une  bande  à fond  clair,  se  trouve  partagée 
en  petits  tableaux,  à peine  ébauchés,  montrant 
les  diverses  cérémonies  des  funérailles;  scènes 
de  libations,  d’invitation,  d’introduction,  où  la 
facture  païenne  influence  d’une  façon  visible  les 
représentations  des  rites  du  nouveau  dogme. 
L’une  des  peintures  retrouvées  est  même  pure- 
ment hellénique  ; et,  n’était  la  présence  des  sym- 
boles du  christianisme,  il  eut  été  impossible  de 
la  classer  comme  n’étant  pas  la  représentation 
des  mystères  païens. 

Ce  côté  de  la  civilisajion  gréco-byzantine  était 
intéressant  à connaître  sans  doute,  mais  plus  en- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


597 


core,  la  solution  d’un  problème  s’imposait:  arri- 
ver à savoir  ce  qu’avait  été  Je  passé  de  cette 
ville;  et  quelle  cité  antique  avait  occupé  la  place, 
où  seul,  le  souvenir  d’Antinous  avait  survécu. 

Pour  comprendre  l’intérêt  qui  se  rattache  à 
cette  question,  il  me  faut  rappeler  en  deux  mots 
quelle  tradition  reliait  le  voisinage  immédiat 
d’Antinoë  à l’histoire  sacrée  de  l'Égypte.  Juste  en 
face  d’elle,  la  * 

localité  aujour- 
d'hui connue 
sous  le  nom 
d’Achemou- 
neïn  — l’an- 
cienne C h e - 
m o u n ou  — 
avait  été,  au 
temps  des  lé- 
gendes divi- 
nes, le  champ 
de  bataille  où 
Horus,  le  fils 
d’Osiris,  avait 
vaincu  le  meur- 
trier de  son  pè- 
re, son  oncle 
Set,  le  principe 
du  mal. 

Cette  raison 
faisait  que  la 
ville  ancêtre 
d’Antinoë  n’a- 
vait pu  man- 
quer de  se  trou- 
ver mêlée  aces 
traditions,  et 
d’avoir  joué 
dans  l'antiqui- 
té pharaonique 
un  rôle  impor- 
tant, dont  la 
trace  est  pour 
l’instant  per- 
due. Mes  inves- 
tigations, in- 
fructueuses 
jusqu’ici,  ont 

■enfin  abouti  cette  année  à la  découverte  de  tom- 
bes, qui,  si  elles  ne  remontent  qu’à  la  XIIe  dy- 
nastie, — 3200  ans  avant  notre  ère  — et  ne  nous 
font  point  encore  pénétrer  dans  l’époque  préhis- 
torique, sont  du  moins  un  précieux  jalon. 

Les  caveaux  reconnus  ont  fourni  des  sarco- 
phages de  sycomore,  couverts  d’inscriptions 
hiéroglyphiques. 

Les  momies  appartiennent  au  type  de  l'embau- 
mement classique,  dans  les  syringes,  le  mobilier 
funéraire  est  partout  au  complet.  C’est  la  flottille 
des  barques  funèbres,  avec  leurs  rameurs,  devant 
conduire  le  mort  à la  région  bienheureuse;  le 
monde  en  raccourci  de  la  vie  d’outre-tombe,  les 


Corps  recouvert  de  toiles  peintes 


figurines  des  serviteurs  occupés  aux  travaux  de 
la  maison;  boulangers  pétrissant  le  pain  et  le 
cuisant  au  four;  meuniers  pliant  sous  le  poids 
des  sacs  de  farine;  pâtissiers  confectionnant  des 
gâteaux;  pâtres  conduisant  des  bestiaux;  bou- 
chers dépeçant  des  bœufs  ; porteurs  d’eau  char- 
riant des  outres  pleines;  esclaves  transportant 
les  meubles  destinés  à la  maison  de  l’au-delà. 

C’est  cette  mai- 
son du  maître, 
enfin,  véritable 
jouet  d’enfant, 
où  d'autres  pe- 
tites figurines 
montrent  ses 
gens  à leurs 
travaux. 

C’est  encore 
les  vases  ren- 
fermant les 
grains  et  les  li- 
quides ; les 
sandales  de 
bois  peint,  et 
les  bâtons  de 
voyage  ; les  mi- 
roirs de  bronze 
des  femmes,  et 
les  vases  d’al- 
bâtre, conte- 
nant les  colly- 
res, dont  elles 
avaient  coutu- 
me de  peindre 
leurs  yeux. 

Rien  ne  sau- 
r a i t dire  le 
charme  de  ces 
figures  de  hois, 
pourtant  assez 
grossièrement 
taillées,  et  en- 
duites de  pein- 
I lires  aux  tons 
crus  ; mais,  ces 
minces  ficelles 
servant  aux  pâ- 
tres à tenir  en  mains  leurs  têtes,  encore  souples; 
mais  ces  petites  maisons  aux  volets  clos,  mais 
ces  rameurs  penchés  sur  leurs  avirons,  mobiles 
dans  leurs  mains;  mais  ces  visages  où  la  race  a 
mis  son  empreinte,  font  oublier  les  défauts  de  fac- 
ture, pour  ne  voir  que  la  maîtrise  de  l’œuvre  ; la 
pensée  inspiratrice  palpable  dans  chaque  ligne, 
et,  à ce  point  île  vue,  la  découverte  du  cimetière 
antique’  d’Anlinoë  vaut  la  trouvaille  d’un  trésor. 

Tels  sont  les  trois  points  importants  des  ré- 
sultats acquis  cet  hiver;  la  récolte  des  documents 
de  chaque  espèce  a été  des  plus  fructueuses,  bien 
que  les  ressources,  fort  limitées,  dont  je  dispo- 
sais, ne  m’aient  point  permis  de  donner  à celle 


598 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


campagne  le  développement  qu’elle  eût  com- 
porté. 

Vainement,  depuis  quatre  années,  j’ai  cherché 
à créer  en  France  une  société  de  fouilles,  ana- 
logue aux  sociétés  anglaises,  allemandes  et  amé- 
ricaines, qui,  par  tout  l'Orient,  explorent  le  sol 
d s cités  antiques;  toujours,  je  me  suis  heurté  à 
l'indifférence  et  à la  routine;  à ce  manque  absolu 
d’initiative,  qui  fait  que  chez  nous,  l’on  n’ose  ja- 
mais tenter  quoi  que  ce  soit. 

Et  pourtant , l’exemple  de  ces  sociétés  anglaises, 
allemandes  et  américaines  est  là,  qui  montre 
combien  leur  organisation  est  pratique  : sans 
appui  officiel,  sans  subvention,  elles  ont  constitué 
un  fond  de  réserve,  qui  permet  à leurs  représen- 
tants de  fouiller  selon  qu’ils  en  ont  besoin. 
L’avantage  est  double  pour  leur  pays;  d’une  part, 
les  musées  acquièrent,  à très  peu  de  frais,  d’in- 
comparables richesses;  de  l’autre,  chacune  d’elles 
est,  en  Orient,  un  instrument  puissant  de  propa- 
gande, au  service  de  leur  pays. 

Des  amateurs,  des  collectionneurs,  des  dona- 
teurs de  musées  se  sont  groupés  pour  les  fon- 
der; des  hommes  politiques  les  ont  appuyées  et 
encouragées;  les  amis  des  arts  et  des  sciences 
ont  mis  leurs  concours,  sans  compter,  à leur 
disposition.  L’Angleterre,  à elle  seule,  possède 
cinq  chantiers  de  fouilles  en  Égypte  ; les  anti- 
quités recueillies  atteignent  une  valeur  de  plu- 
sieurs millions;  et  l’implantation  de  l’influence 
britannique  dans  la  vallée  du  Nil  n’a  pas  eu  de 
plus  puissants  agents. 

Mais  lorsqu’en  France  on  parle  d’organiser 
ainsi  des  fouilles,  on  se  heurte  à une  réponse 
toujours  la  même  : Les  risques!!!  le  mot  est 
fatidique,  sur  toutes  les  lèvres,  malgré  l'exemple 
de  l’étranger,  malgré  les  résultats  acquis, 


malgré  les  expositions  où  ceux-ci  ont  été  pré- 
sentés au  public.  Les  risques  ! C’est  le  para- 
vent derrière  lequel  se  blottit  la  routine;  et  si 
forte  est  cette  paralysie  d’initiative,  qu’un  musée 
préférera  faire  des  achats,  quitte  à payer  vingt 
fois  ou  cinquante  fois  plus  qu’il  ne  dépenserait  à 
faire  des  fouilles-,  parce  que  de  cette  façon  il  est 
certain  de  ne  rien  » risquer  ». 

Et  quel  incomparable  musée,  pourtant,  il  serait 
possible  de  constituer  avec  l’exploration  des  cités 
gréco-romaines  de  cette  Égypte,  où  chaque  son- 
dage donne  une  trouvaille  ! Un  musée  unique  au 
monde  où  revivrait,  comme  en  une  évocation, 
la  civilisation  de  la  société  byzantine,  avec  sa 
décadence  troublante  et  son  luxe  raffiné,  jusqu’à 
en  devenir  licencieux.  Et  cette  exploration  raffer- 
mirait notre  influence;  nous  garderait  notre 
place  dans  ce  pays,  dont  nous  avons  créé  l’ar- 
chéologie ; nous  rendrait  notre  rang,  tout  au 
moins  dans  ce  domaine  de  la  science,  où  nous 
avons  été  les  initiateurs.  Peut-on  espérer  encore 
qu’il  se  trouvera  chez  nous  des  initiatives  assez 
fortes,  pour  grouper  amateurs  et  donateurs, 
collectionneurs  et  amis  des  arts,  politiciens  et 
orientalistes  en  une  pensée  commune?  Je  me 
suis,  jusqu’ici,  heurté  à trop  de  refus,  pour  me 
faire  encore  des  illusions  ; mais  je  ne  puis  m’em- 
pêcher de  crier  le  danger.  Si  d’ici  peu  des  fouilles 
ne  sont  pas  organisées  sur  les  bases  que  je  viens 
d’indiquer,  c’est  le  dernier  abri  de  notre  influence 
en  Égypte  perdu,  avec  les  trésors  des  villes 
gréco-romaines,  lesquels,  passeront  aux  Anglais, 
aux  Allemands  et  aux  Américains,  qui,  eux,  ne  se 
sont  pas  arrêtés  à disserter  sur  d'invraisembla- 
bles « risques  à courir  ». 

Al..  GAYET. 


LE  RÊVE  D’UN  JOUR  D’AUTOMNE 

NOUVELLE 


II  (Suite.) 

— Oh  ! marraine,  protesta  Robert,  ne  vous 
pressez  pas  tant.  Vous  seriez  obligée  de  regretter 
d’avoir  profané  mon  rêve.  J’aperçus  tout  d’abord, 
aux  mains  de  mon  inconnue,  un  de  ces  rouleaux 
en  toile  cirée  dans  lesquels  enferment  leurs 
morceaux  les  personnes  qui  reçoivent  ou  don- 
nent des  leçons  de  musique.  Ce  détail  restreint 
déjà  mes  inductions  sur  la  condition  sociale  de 
ma  voisine  momentanée.  Elle  vient  de  sa  leçon 
de  musique,  ou  elle  va  la  donner  à quelque  élève 
de  banlieue.  Est-elle  jolie,  au  moins?  C’est  ce 
qui  m’importait  le  plus  de  savoir. 


Elle  était  assise  de  trois  quarts  et  semblait 
vouloir  se  soustraire  à ma  curiosité.  Sa  vue  était 
obstinément  fixée,  à travers  la  vitre  du  wagon, 
sur  le  triste  paysage  de  la  lisière  parisienne,  qui 
semblait  fuir,  autour  de  nous,  à mesure  que  le 
train  marchait.  Une  de  ces  irritantes  voilettes  en 
tulle  moucheté  me  dérobait,  presque,  le  peu  de 
son  visage  que  sa  position  m’aurait  permis  de 
voir.  Sa  mise,  au  moins,  pouvait  m’aider  à mieux 
découvrir  si  elle  valait  la  peine,  vraiment,  de 
m’intéresser  à elle.  Évidemment,  sa  toilette  au- 
rait pu  avoir  plus  de  fraîcheur.  C’était  une  de  ces 
toilettes  que  les  femmes  gênées  foui  durer,  par 
des  prodiges  de  soins  ingénieux,  ou  que  les 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


599 


femmes  aisées  réservent  pour  leurs  courses  d’a- 
chat, les  jours  de  mauvais  temps.  Cependant,  la 
matinée  était  belle.  Une  femme  tant  soit  peu  for- 
tunée n’aurait  pas  risqué  d’inspirer,  d’elle,  une 
opinion  médiocre  à son  professeur  de  musique, 
par  la  révélation  de  quelque  usure  de  ses  vête- 
ments, même  le  matin.  La  jeune  voyageuse  que 
j’avais  devant  moi  était  donc,  plutôt,  une  de  ces 
courageuses  mercenaires  de  la  musique,  en 
tournée  de  leçons  de  piano  ou  de  chant,  toute  la 
journée.  Mais  si  sa  mise  offrait  quelques  traces 
d’un  usage  trop  prolongé,  elle  lui  laissait  le 
même  air  de  distinction  qu’aux  femmes  élégantes, 
leurs  vêtements  renouvelés  avec  soin.  Vous  n’au- 
riez pas  surpris  la  plus  légère  erreur  de  goût, 
dans  cette  toilette  un  peu  fanée  de  la  jeune  voya- 
geuse. 

Tout  est  d’une  sobre  harmonie  de  formes  et  de 
nuances,  dans  son  vêtement,  depuis  la  fine  pointe 
de  ses  bottines,  qui  me  révèlent,  à son  insu,  la 
petitesse  de  ses  pieds,  jusqu’au  vaste  chapeau  de 
paille  noire,  garni  de  grandes  coques  de  ruban 
d’un  rose  éclatant.  L’exagération  qu’on  aurait  pu 
reprocher  à ce  chapeau  paraissait  calculée,  pour 
mettre  mieux  en  relief,  par  le  contraste,  l’exiguité 
enfantine  du  visage,  qui  se  devinait,  sous  ses 
larges  ailes,  malgré  les  mouches  importunes  de 
la  voilette,  et  malgré  la  pose  qu’elle  s’obstinait  à 
soustraire  ses  traits  à mon  examen. 

Mais  la  réserve  farouche  de  son  être  ramassé 
sur  lui-même,  contre  les  velléités  agressives  que 
cette  jeune  personne  me  supposait,  ne  réussissait 
pas  à me  dissimuler,  cependant,  la  grâce  svelte 
de  son  corps  infléchi  par  la  pose  assise  qu’elle 
avait  devant  moi.  Mes  yeux  se  délectaient  de  la 
ligne  onduleuse  qui  la  dessinait  mollement,  dans 
le  nonchaloir  de  son  attitude,  le  long  de  ses 
épaules,  de  sa  poitrine,  de  ses  hanches  et  de  ses 
jambes  repliées.  Les  jambes  se  manifestaient  élé- 
gantes, les  hanches,  d’une  ampleur  de  bon  au- 
gure, et  les  seins  houleusement  voluptueux,  sous 
la  laine  mauve  de  sa  robe,  tandis  que  les  épaules 
devaient  se  rattacher  aux  bras  par  une  chute 
gracieuse,  sous  le  mantelet  de  même  tissu  que  la 
robe,  dont  la  monotonie  s’atténuait  par  une  bor- 
dure de  fine  dentelle,  posée  là,  comme  un  frisson 
de  lumière,  sur  cette  étoffe  de  crépuscule. 

— Mon  pauvre  garçon,  ne  put  s’empêcher  de 
s’exclamer  Mme  Dureau,  cette  jeune  personne  t’a 
complètement  ensorcelé  ! On  ne  parle  pas  plus 
admirativement  de  la  toilette  d’une  femme  ado- 
rée ! 

— Vous  me  trouvez  trop  inflammable,  mar- 
raine. Et  vous  vous  moquez  de  moi. 

— Non.  Mais  ton  aventure  m’intéresse  au  der- 
nier point.  Le  comble  serait  que  ta  jeune  femme 
fût  blonde. 

— Vous  me  dites  cela,  parce  que  le  mauve, 
communément,  n’est  permis  qu’aux  blondes. 

— Il  y a des  brunes  auxquelles  il  sied  à ravir. 
Mais  ton  inconnue  était  blonde,  n'est-ce  pas? 


— Elle  était  blonde,  en  effet.  Mes  yeux  amusés 
par  cette  minutieuse  analyse  de  sa  toilette  l'au- 
raient découverte,  telle,  même  s'ils  n’avaient  pu 
voir  l’or  pâle  de  ses  cheveux  sur  sa  nuque.  La 
clarté  du  teint  des  blondes  a des  délicatesses  na- 
crées qui  se  compensent  par  une  plus  vive  inten- 
sité d’incarnat  chez  les  brunes  aux  belles  chairs 
vives.  El  maintenant  que  je  m’étais  assuré  de  la 
beauté  linéaire  de  sa  personne,  vous  comprenez 
quel  besoin  véhément  j’avais  de  découvrir  l’har- 
monie de  son  visage  avec  cette  beauté  de  tout 
son  être.  C’est  sur  son  visage,  qu’au  risque  de  la 
gêner,  mes  regards  se  concentrèrent,  définitive- 
ment. 

Elle  ne  se  montrait  toujours  à moi  que  de  pro- 
fil. Je  pus,  néanmoins,  fixer  dans  ma  mémoire 
une  image  indécise  d’elle,  mais  que  j’y  retrouve 
gravée  dans  toute  sa  grâce  fragile.  Je  me  repré- 
sente, exactement,  la  ligne  délicate  qui  prenait 
naissance,  à la  racine  de  sa  chevelure  lumineuse, 
descendait,  droite,  le  long  d’un  front  assez  volon- 
taire, s’infléchissait  légèrement  au-dessous  des 
sourcils,  se  rendait  jusqu’à  l’extrémité  du  nez, 
assez  fin,  dont  elle  réprimait  les  intentions  trop 
aquilines  et  se  brisait  dans  le  frémissement  des 
narines  mobiles  ; le  caprice  charmant  de  la  bouche 
arquée  et  délicate  continuait  cette  ligne  imagi- 
naire, la  joignait  aux  sinuosités  du  menton  mince, 
imperceptiblement  projeté  en  avant;  elle  remon- 
tait, à angle  obtus,  en  suivant  la  mâchoire  peu 
accentuée,  pour  contourner  les  méandres  de 
l’oreille,  et  se  perdre  dans  la  mousse  dorée  des 
cheveux  blonds  qui  ombraient  ce  délicieux  profil, 
de  leur  pâle  clarté.  Et  le  charme  de  ce  visage,  si 
neuf  pour  moi,  si  beau  et  tellement  inattendu, 
surexcitait  tout  mon  désir  d’en  admirer  l'entière 
merveille,  par  son  immobilité  muette,  par  le  mys- 
tère des  yeux  invisibles,  sous  les  paupières 
baissés. 

Certaines  peintures  énigmatiques,  sur  des  hallu- 
cinés qui  en  seraient  épris,  exerceraient  la  même 
fascination  douloureuse,  s'ils  subissaient  l'aber- 
ration de  croire  qu’à  un  moment  les  yeux  de  ces 
images  pourraient  s’animer,  sous  l’ardeur  de  leur 
contemplation,  et  leur  bouche  se  délier,  pour 
eux,  de  leur  mutisme  éternel. 

J’aurais  été  moins  captivé  par  ma  contempla- 
tion, si  ma  compagne  n’avait  paru  s’appliquer  à 
me  dérober  jalousement  tout  ce  qu’elle  pouvait 
de  son  extérieure  séduction. 

— Si  c’était  une  coquette,  remarqua  en  riant 
finement  Mme  Dureau,  il  faut  avouer  que  tu  as  dû 
lui  donner  bien  du  plaisir.  Tu  te  serais  vengé  de 
son  indifférence,  habilement,  si  lu  avais  su  dé- 
tourner d’elle  tes  yeux. 

— Je  ne  le  pouvais  pas,  marraine.  Et  j’en  aurais 
été  seul  puni.  Vous  le  savez  aussi  bien  que  moi. 
Nos  désirs  s’exaspèrent  en  raison  même  des  obs- 
tacles qu’ils  ont,  à surmonter.  Plus  cette  jeune 
femme  affectait  de  vouloir  m'ignorer,  plus  j’avais 
besoin  de  la  connaître  toute,  d’emplir  mes  yeux 


600 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  son  image  passagère,  de  pénétrer  jusqu’à  son 
âme,  par  les  fenêtres  obstinément  closes  de  ses 
yeux. 

- Et  puis,  tu  étais  vexé  de  te  trouver,  seul,  en 
compagnie  d’une  femme  qui  ne  faisait  pas  atten- 
tion à toi. 

— Peut-être.  Nous  avons  aussi  nos  suffisances 
et  nos  petites  vanités. 

- Et,  dit  encore,  en  souriant  railleusement, 
Mme  Bureau,  tu  t’es  morfondu  à attendre  sage- 
ment quelque  incident  providentiel  qui  te  fournît 
l'occasion  d’apparaître  en  héros  devant  cette 
dédaigneuse  beauté?  Pour  un  hussard,  vraiment... 

- Ah!  oui,  fit  Robert,  sans  se  froisser  du  ton 
narquois  de  sa  marraine,  la  hardiesse  légendaire 
du  corps  dont  je  porte  l’uniforme  aurait  dû  m’ins- 
pirer quelque  inconvenance  grossière  contre 
cette  voyageuse  inconnue.  Vous  m’avez  appris  à 
respecter  toutes  les  femmes,  marraine.  Et  je  vou- 
lais plaire  à celle-ci,  comme  je  ne  l’avais  jamais 
voulu,  peut-être,  pour  personne.  Aussi  je  m’appli- 
quai, au  contraire,  à dissiper  ses  préventions,  par 
mon  attitude  irréprochable.  Elle  avait  certaine- 
ment pensé,  en  me  voyant  entrer  dans  son  com- 
partiment : « — Oh!  que  c’est  ennuyeux  d’être 
« enfermée  avec  ce  militaire!  J’étais  si  contente 
« d’espérer  que  je  pourrais  voyager  seule.  Et  il  a 
« fallu  qu’au  dernier  moment...  11  va  se  croire 
« obligé  de  m’assiéger  de  ses  galanteries.  Tous 
« les  officiers  ont  cette  manie  de  galanterie  avec 
« les  femmes.  Je  n’ai  vraiment  pas  de  chance.  Il 
« n’aurait  pas  pu  trouver  place  ailleurs,  ce  mon- 
« sieur?...  » Moi,  je  voulais  que  cette  jeune  femme 
pût  se  dire  : — « Mais  il  n’est  pas  gênant  du  tout, 
» ce  monsieur.  S’il  ne  me  dévorait  pas  des  yeux 
« aussi  avidement,  il  me  laisserait  même  tout  à 
« fait  à l’aise.  Eli  bien!  il  me  trouve  jolie!  Mon 
<>  Dieu,  il  n’est  pas  le  premier.  Du  moment  qu’il 
« ne  me  dit  rien,  il  peut  bien  me  regarder  tant 
« qu’il  voudra.  Je  dois  seulement  lui  montrer 
« que  son  admiration  ne  me  touche  pas.  Au 
« moins,  il  est  bien  élevé.  11  sait  respecter  une 
« femme  seule,  en  wagon  ».  Afin  que  ma  présence 
réussît  à lui  donner  celte  opinion  de  moi,  je  ne 
risquai  pas  un  seul  mouvement  qui  pût  l’alarmer. 
Je  ne  lui  demandai  même  pas  la  permission  de 
fumer,  malgré  l’envie  que  j’en  avais,  malgré  le 
moyen  facile  que  j’aurais  eu,  là,  de  lier  conver- 
sation avec  elle.  J’attendais  je  ne  sais  quoi  qui  me 
permît  de  lui  adresser  la  parole,  naturellement. 
Comme  j’aurais  béni  l’être  humain  qui  nous  eût 
présentés  l’un  à l’autre!  Cependant,  je  ne  réussis- 
sais pas  à voir  tout  son  visage,  ni  ses  yeux. 

Au  tournant  de  la  rampe  qui  imprime  au  train 
un  changement  de  direction,  à partir  d’Asnières, 
le  soleil  aveugla  subitement  ma  voisine.  Elle  fut 
obligée  d’interrompre  sa  contemplation  obstinée 
du  paysage  et  de  se  retourner  complèterûent  vers 
moi.  Je  ne  m’étais  pas  trompé  sur  la  beauté  de 
son  visage,  que  j’avais  été  réduit,  jusqu’alors,  à 
deviner.  J’étais  trop  bien  préparé  à en  subir  la 


délicate  fascination,  pour  ne  pas  recevoir,  de  sa 
révélation  complète,  un  émoi  violent.  C’était  un 
de  ces  visages  devant  qui  la  pensée  reste  en  sus- 
pens, émerveillée  et  impuissante  à se  formuler,  à 
elle-même,  l’expression  de  leur  beauté.  On  les 
regarde  ; on  sent  en  soi  une  expansion  envahis- 
sante de  délices,  tant  qu’on  est  sous  leur  charme; 
on  en  reçoit  un  enchantement  pareil  à celui  où 
nous  captivent  les  suavités  de  la  musique.  Mais 
il  y a trop  de  profondeur  et  trop  de  mystère  dans 
de  telles  ivresses  de  l’âme  pour  que  les  mots  en 
puissent  être  une  acceptable  traduction. 

La  première  sensation  dont  j’eus  conscience, 
dans  mon  ravissement,  fut  une  stupéfaction 
légère.  Comment  laissait-on  circuler,  seule,  une 
si  belle  créature,  à travers  Paris,  et  la  livrait-on 
aux  hasards  dangereux  des  lignes  de  banlieue? 
Je  n’avais  plus  de  doutes,  maintenant,  sur  la 
condition  de  ma  compagne  involontaire  de 
voyage.  C’était  une  jeune  fille,  une  de  ces  jeunes 
tilles  de  bourgeoisie  besogneuse  ou  de  riche  fa- 
mille déchue,  qui  trouvent,  dans  l’enseignement 
de  la  musique,  un  gagne-pain,  ou  un  complément 
indispensable  de  leurs  ressources  trop  médio- 
cres. Mais  alors,  quel  père,  quelle  mère  étaient 
assez  aveugles,  assez  criminels  ou  assez  malheu- 
reux, pour  exposer  une  si  fascinante  personne 
aux  mille  pièges  de  la  rue,  aux  entreprises  des 
libertins  errants?  Pauvre  jeune  fille  ! 

Vous  vous  moquerez  encore  de  moi,  si  vous 
voulez,  marraine.  Mais  je  vous  ai  promis  de  vous 
rendre  compte’ exactement,  de  ce  long  rêve,  où 
je  me  suis  complu,  en  si  peu  de  temps,  ce  matin. 
El  je  vous  dis  tout  ce  que  j’ai  senti.  J’ai  été  saisi 
d’une  véritable  pitié,  à l’évocation  de  toutes  les 
jouissances  du  luxe  parisien  offertes,  à toute 
heure,  à la  beauté  de  cette  jeune  fille  inconnue, 
et  dont  elle  devait,  constamment,  repousser  la 
tentation  tenace.  Je  la  voyais,  au  long  des  rues 
où  Paris  étale  la  fascination  impérieuse  de  ses 
élégances,  dévisagée,  frôlée,  importunée  partant 
de  riches  oisifs,  en  quête  habituelle  de  quelque 
proie  inédite,  ménagée,  par  le  hasard,  à leur 
plaisir.  Les  sollicitations  de  la  corruption  cour- 
toise et  de  bon  ton  l’assaillaient,  partout,  sur 
son  passage,  me  semblait-il  ; elles  rampaient 
autour  d’elle,  l’enveloppaient  d’insidieuses  ca- 
resses; elles  faisaient  trembler  son  cœur  des 
frissons  involontaires  du  désir;  elles  haussaient 
jusqu’à  ses  lèvres  la  saveur  ardente  du  péché; 
elles  troublaient  ses  yeux  de  l’éblouissement  des 
parures,  des  ors  gemmes,  des  pierreries  lumi- 
neuses et  froides  comme  les  étoiles.  Et  la  pour- 
pre de  ses  lèvres,  la  pâleur  rosée  de  son  teint,  le 
translucide  azur  de  ses  yeux,  pouvaient,  à son 
gré,  s’aviver  de  la  féerie  mystérieuse  de  toutes 
ces  joailleries,  où  dort,  sans  doute,  l’âme  malé- 
ficieuse  des  couleurs  et  des  lumières  maudites! 

(A  suivre.) 


Félicien  PASCAL. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


60 1 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Au  lendemain,  précisément,  de  ce  congrès  fémi- 
niste dont  l'écho  n’est  pas  encore  éteint,  le  gouver- 
nement a fait  aux  Femmes  la  gracieuseté  d’indiquer 
officiellement  qu’il  s’occupe  d’elles  : il  a fait  publier 
la  nomination  des  deux  professeurs  qui  dirigeront  l’en- 
seignement féminin  à l’École  des  Beaux-Arts,  dans 
cette  section  spéciale  qui  est  une  des  dernières  et  des 
plus  légitimes  conquêtes  du  féminisme.  Et  les  profes- 
seurs, s’il  vous  plaît,  ne  sont  pas  Monsieur  tout  le 
monde.  On  les  a choisis  très  décorés,  très  ornés  de 
titres  et  suffisamment  chargés  d’ans,  d’ailleurs,  pour... 
à tous  égards,  imposer  confiance.  Le  professeur  de 
sculpture  est  M.  Marqueste,  né  à Toulouse  en  1850, 
prix  de  Rome  naturellement  (1871),  comme  tant 
d’élèves  deFalguière,  et  membre  de  l’Institut.  Celui-là 
ne  donnera  certainement  pas  des  leçons  révolution- 
naires : il  a débuté,  il  y a quelques  vingt-cinq  ans 
(1876),  par  un  groupe,  Persêe  et  la  Gorgone,  dont  la 
patine  verdâtre  fit  hurler  la  critique  et  devant  lequel 
les  visiteurs'  se  voilèrent  la  face,  ainsi  que  devant  le 
Balzac  de  Rodin.  Mais  depuis,  il  s’est  « rangé  »,  il  s’est 
assagi,  le  succès  venant,  et  il  a à son  actif  un  nombre 
fort  honorable  d’œuvres  très  classiques,  des  Adam,  des 
Ève  (salon  de  1881),  une  statue  de  la  Géographie  à la 
nouvelle  Sorbonne,  une  statue  de  Y Architecture  aux 
Arts  libéraux,  etc.,  etc.  La  mère  pourra  lui  envoyer 
sa  fille,  selon  la  formule.  Aussi  bien,  la  sculpture, 
dans  ces  cours  féministes,  ne  peut  prendre  une  très 
grande  importance,  semble-t-il.  Le  métier  est  terri- 
blement ingrat.  Les  hommes  déjà  l’exercent  avec  de 
grands  risques  de  mourir  de  faim.  L’État  et  la  Ville 
achètent  beaucoup,  plus  qu’on  ne  suppose,  mais  ils 
ont,  depuis  quelque  temps,  fixé  une  sorte  de  prix 
moyen  : pas  d’acquisition  au-dessus  de  10  000  francs. 
C’est  une  somme,  dira-t-on.  Mais  non  : les  frais  de 
modèle,  d’atelier,  de  praticien,  de  matières  premières 
absorbent  presque  ces  10  000  francs  pour  un  groupe, 
— on  dit  un  boulot,  à l’École  des  Beaux-Arts,  — de 
quelque  grandeur.  Le  sculpteur  vit,  en  moyenne,  avec 
150  francs  par  mois,  quand  il  vend  et  qu’il  rencontre 
des  Mécènes,  car  il  y en  a : on  trouve  des  amateurs 
généreux  qui  font  les  avances  de  frais  et  se  con- 
tentent d’un  remboursement  très  éloigné.  Mais  c’est 
la  veine,  cela,  la  grande  veine.  Les  petites  demoiselles 
du  Marais  ou  du  faubourg  Saint-Antoine,  ou  de 
quelque  faubourg  que  ce  soit,  qui  rêvent  d’échapper 
à l’existence  bourgeoise  en  se  livrant  aux  beaux-arts, 
feront  bien  de  ne  pas  songer  aux  boulots  que  leur  cor- 
rigerait M.  Marqueste.  Elles  ne  pourraient  même  pas 
placer  des  têtes  d’anges  joufflus  chez  des  ébénistes  en 
renom  : ceux-ci  en  ont  plus  qu’il  leur  en  faut. 

Pour  la  peinture,  c’est  autre  chose;  l’avenir  est 
moins  sombre.  Le  professeur,  qui  est  M.  F.  Humbert, 
aura  de  nombreuses  élèves,  et  on  le  comprend. 
M.  Humbert  est,  d’ailleurs,  comme  M.  Marqueste,  le 
maître  qui  convenait  à cette  place.  Cet  élève  de  Picot 
et  de  Cabanel  a eu  ses  heures  de  fougue  (une  « Mau- 
resque » étrange  au  Salon  de  1869);  il  s’est  montré 
coloriste  hardi,  presque  tapageur  à certains  moments, 
mais  dans  l’ensemble  de  son  œuvre  s’affirme  une  belle 


unité  d’elforts  vers  la  correction  du  trait,  la  pureté  de 
la  ligne  s’alliant  à l’élévation  de  la  pensée.  On  le  ju- 
gera favorablement  d’abord  d'après  son  Pro  Patria  du 
Panthéon  (1884)  qui  ne  souffre  pas  trop  du  voisinage 
d’admirables  Puvis  de  Chavannes,  encore  que  cette 
composition  très  sage  en  diffère  énormément...  Mais 
surtout  on  admirera  sans  restriction  sa  Madone  du 
musée  du  Luxembourg  : le  peintre  qui  sait  « refaire  » 
une  madone  et  qui  lui  donne  un  charme  nouveau, 
inattendu,  gagne  à ce  tour  de  force  la  maîtrise. 

M.  F.  Humbert  est  de  ceux-là.  11  sera  un  professeur 
qui,  on  l’espère,  ne  s’indignera  ni  ne  se  moquera  des 
tempéraments  dont  la  juvénilité  serait  trop  batail- 
leuse ou  outrancière  ; il  se  souviendra  alors  de  sa 
Mauresque  et  des  luttes  qu’il  soutint,  à son  propos, 
contre  la  presse  ! Et,  d’autre  part,  il  donnera  à ses 
élèves  un  enseignement  reposant  sur  l’étude  des  vrais 
principes  artistiques,  sur  le  respect  du  dessin  ; c’est 
essentiel  ; c’est  ce  qui  soutient  certaines  œuvres. 
M.  Bouguereau,  par  exemple,  est,  dit-on,  capable  de 
dessiner  une  de  ses  innombrables  Vénus,  un  de  ses 
perpétuels  Amours  en  commençant  la  figure  par  le 
gros  orteil  du  pied  et  en  remontant  jusqu’aux  che- 
veux immuablement  frisottés.  11  peut  ensuite  mettre 
là-dessus  la  couleur  qu’il  veut,  fade,  rosée,  bleutée, 
dorée  du  même  rayon  de  soleil  comme  toutes  les  pê- 
ches d’un  pêcher:  peu  importe;  les  « dessous  » sont 
la  sauvegarde  de  la  composition  ; tout  se  tient  si  bien 
qu’on  reconnaît  quand  même  une  valeur  à l’œuvre. 
Rien  de  plus  banal,  de  plus  usé  que  de  répéter  ceci  : 
« Songez  au  dessin  ».  Cependant,  son  utilité,  son  em- 
ploi pratique  doit  être  indiqué,  une  foisde  plus  : si  les 
femmes  ont  tant  désiré,  — et  à bon  droit,  — avoir  leur 
enseignement,  c’est-à-dire  être  mises  à même  de  faire 
de  fortes  et  sérieuses  études  d’art,  avec  l’appui  de 
l’État,  c’est  certainement  pour  échapper  à la  médio- 
crité de  leur  état  artistique  actuel  : en  dehors  des 
éventails,  des  cabarets  au  vernis  Martin,  de  quelques 
portraits  de  famille  ou  d’amis  (et  encore  sont-ils  ré- 
servés aux  artistes  déjà  en  renom!)  les  femmes  qui 
manient  le  pinceau  ne  gagnent  pas  500  francs  par 
an.  La  faiblesse  de  leur  instruction  technique  en  est 
un  des  motifs;  elles  n’ont  pas  suffisamment  travaillé 
au  début  ; elles  ont  pris  trop  vile  la  boîte  de  couleur 
et  puisé  dedans  ce  qui  leur  faisait  plaisir.  11  est  si 
agréable  de  se  laisser  aller  à ce  qu’on  appelle 
l’Inspiration  ! Au  demeurant,  l’inspirée  est  incapable 
de  bâtir  un  Bonhomme,  selon  l’expression  de  ses 
futurs  camarades  d’école.  Elle  peindra  des  Heurs, 
des  paysages,  des  choses  gentilles;  elle  n’ira  pas  au 
delà,  — correctement  s’entend.  Or  il  est  une 
branche  d’art,  — ou  d’industrie  artistique,  si  l’on  veut 

— qui  offrirait  aux  femmes  artistes  de  vraies  res- 
sources : c’est  l’illustration  du  livre,  du  journal  illus- 
tré. Les  femmes  y écrivent;  elles  n’y  dessinent  pas, 

— sauf  deux  ou  trois.  On  ne  demanderait  qu’à  les  ac- 
cueillir chez  les  directeurs  et  les  éditeurs,  mais  les 
compositions  qu’elles  apportent  ne  tiennent  pas  « de- 
bout »;  pas  de  dessin,  pas  de  science  de  composition, 

— rien,  en  un  mot,  de  ce  qui  s’apprencl  à l’École. 
Allez-y  maintenant,  mesdemoiselles,  et  vous  verrez 
que  même  à vingt  ans,  épeler  l’AB  C...  n’est  pas  désa- 
gréable, — et  cela  peut  être  fructueux. 

Paul  BLUYSEiN. 

30 


602 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Géographie 

La  question  des  câbles  sous-marins. 

Leur  importance. 

En  rendant  compte  du  Congrès  national  des  Sociétés 
françaises  de  Géographie  tenu  à Paris  au  mois  d’août 
dernier  (1),  nous  avons  signalé  le  vœu  émis  par  ce 
congrès  relativement  à l’installation  de  câbles  sous- 
marins  français.  Ce  vœu,  disons-le,  a été  formulé  sur 
la  proposition  de  l’un  de  nos  excellents  confrères, 
collaborateur  au  Magasin  Pittoresque,  M.  Ch.  Lemire, 
La  question  des  câbles  sous-marins  est  actuelle- 
ment l’une  des  questions  qui  préoccupent  le  plus  vi- 
vement l'opinion  publique  et  le  gouvernement. 

Le  fait  principal  qui  domine  la  situation  est  que  la 
France,  pour  toutes  les  communications  avec  ses  propres 
colonies  ( hors  V Algérie),  est  tributaire  de  l'Angleterre. 
Cette  puissance  a eu,  en  effet,  l’habileté  d’étendre  ses 
réseaux  télégraphiques  sur  le  globe  entier;  elle  est 
non  seulement  en  communication  directe,  par  câbles 
simples,  doubles  ou  triples,  avec  toutes  ses  posses- 
sions d’outre-mer,  mais  détient  aussi  l’administra- 
tion de  la  presque  totalité  de  câbles  sous-marins,  de 
sorte  que  toute  communication  d’un  continent  à 
l’autre  passe  nécessairement  par  la  main  d’employés 
britanniques,  auxquels  il  suffit  de  se  procurer  un 
code  télégraphique  d’un  pays  quelconque  pour  en 
surprendre  tous  les  secrets.  Le  cas  s’est  présenté 
pour  ce  qui  concerne  la  France  lors  de  la  campagne 
du  Tonkin.  Le  contenu  des  dépêches  envoyées  au 
gouvernement  français  par  l’amiral  Courbet  était 
connu  du  cabinet  britannique  avant  de  parvenir  à 
Paris.  Les  dépêches  privées  ou  officielles  peuvent 
arriver,  d’autres  fois,  mutilées,  tronquées,  et  causer 
un  préjudice  considérable  tant  aux  intérêts  privés 
qu’aux  relations  officielles  et  diplomatiques.  Le  péril 
devient  plus  grave'  encore  lorsqu’une  puissance  quel- 
conque se  trouve  en  état  d’hostilité.  La  guerre  trans- 
valienne  eut  pour  effet  de  suggérer  au  gouvernement 
anglais  de  soumettre  toutes  les  dépêches  privées  à la 
censure.  Les  communications  officielles  entre  les 
gouvernements  européens  et  leurs  agents,  sur  divers 
points  du  sud  de  l’Afrique,  furent  arrêtées  en  route. 
Notre  grande  colonie  de  Madagascar  eut  particulière- 
à souffrir  de  cet  état  des  choses.  Aussi  différentes 
puissances  cherchent  elles  à s’affranchir  de  la  domi- 
nation anglaise  pour  ce  qui  concerne  la  communica- 
tion télégraphique  au  delà  des  mers,  en  créant  elles- 
mêmes  des  câbles  nationaux,  c’est-à-dire  aboutissant 
en  tous  points  sur  des  territoires  leur  appartenant. 

L’Allemagne  et  les  États-Unis  sont  entrés  les  pre- 
miers dans  cette  voie  en  prenant  l’initiative  de  l’éta- 
blissement de  câbles  nationaux.  Les  intérêts  primor- 
diaux de  ces  deux  puissances  se  trouvent  concentrés 
dans  le  Pacifique.  L’Allemagne  possède  une  partie  de 
laNouvelle-Guinée,  les  Samoas,  l’archipel  Bismarck, etc. 
Les  États-Unis  cherchent  à établir  une  ligne  abou- 
tissant à Honolulu  et  aux  îles  récemment  enlevées 
aux  Espagnols  : Cuba,  Philippines.  La  Russie,  de  son 
côté,  a eu  soin  d’établir  une  ligne  télégraphique  ter- 
restre transasiatique  (Sibérie,  Mongolie),  reliant  la 
côte  du  Pacifique  (Vladivostok,  Port-Arthur)  aux  ca- 
pitales de  l’Europe-  C’est  la  voie  qui  est  empruntée, 
en  partie,  par  les  dépêches  venant  de  France  à desti- 

(1)  Voir  le  Magasin  Pittoresque,  numéro  du  l°r  sep- 
tembre 1900. 


nation  de  l’Indo-Chine.  A cet  égard,  la  France  se 
trouve  dans  une  [situation  bien  moins  avantageuse. 
L’éloignement  et  la  dispersion  de  ses  différentes  co- 
lonies d’une  part  et  le  manque  de  points  d’appui 
dans  les  océans  d’autre  part,  lui  créent  l’obligation 
de  recourir,  pour  l’établissement  des  escales,  à des 
territoires  étrangers. 

Dans  les  divers  projets  soumis  actuellement  aux 
Chambres,  on  s’efforce  de  créer  des  voies  à travers 
des  territoires  notoirement  neutres,  ou  avec  lesquels 
il  y aurait  le  moins  de  chances  de  conflit.  Il  s’agit 
aussi  de  confier  la  direction  de  ces  points,  même  en 
territoire  étranger,  à un  personnel  exclusivement 
français.  Ces  projets  comportent  diverses  lignes  ter- 
restres ou  sous-marines  classées  ainsi  que  suit  dans 
leur  ordre  d’urgence  : Oran  à Saint-Louis  du  Sénégal, 
par  Tanger  et  Ténériffe;  Madagascar  à la  Réunion; 
Golfe  de  Bénin  au  Congo  ; Congo-Madagascar.  Cette 
dernière  ligne  irait  soit  par  Angra-Pequena,  sur  ter- 
ritoire allemand  du  sud-ouest  africain,  doublant  le 
cap,  soit  par  Jaffa  et  la  mer  Rouge,  soit  encore  à 
travers  l’État  indépendant  du  Congo. 

Comme  on  le  voit,  le  problème  est  assez  complexe. 
L’Angleterre  a pris  les  devants.  Elle  possède  à l'heure 
actuelle  195000  kilomètres  de  câbles;  les  nombreuses 
îles  sous  sa  dépendance  dispersées  sur  les  trois 
océans,  Atlantique,  Pacifique  et  Indien,  sont  autant 
de  points  d’accès  et  d’atterrissement. 

La  France,  comme  plusieurs  autres  nations,  accorde 
à diverses  compagnies  anglaises  des  subventions  en 
échange  de  certaines  garanties  que  ces  compagnies  se 
sont  obligées  de  fournir  pour  l’usage  des  dépêches 
françaises.  Ces  garanties  deviendront,  bien  entendu, 
illusoires  le  jour  où  notre  pays  se  trouvera  en  guerre 
ouverte  avec  l’empire  britannique  ou  même  avec  l'un 
de  ses  alliés.  L’étendu  du  réseau  français  est  actuel- 
lement dé  23000  kilomètres  seulement.  On  saisit  donc 
l’importance  énorme  qu’un  développement  du  réseau 
national  peut  avoir  tant  pour  les  intérêts  privées  que 
pour  les  intérêts  généraux  de  la  nation.  Il  nous  reste 
à souhaiter  que  les  projets  actuellement  soumis  aux 
chambres  reçoivent  une  prompte  solution.  La  durée 
de  l’établissement  des  nouvelles  voies  est  évaluée  à 
dix  ou  douze  ans.  Le  groupe  des  conseillers  de  com- 
merce extérieur,  dont  fait  partie  aussi  M.  Ch.  Lemire, 
réclame  une  exécution  plus  rapide,  cinq  ou  six 
années.  Mais  que  le  travail  soit  réparti  sur  cinq 
années  ou  sur  dix,  que  l’établissement  du  réseau  soit 
fait  par  les  soins  de  l’Etat  ou  confié  à l’industrie 
privée,  l’essentiel  nous  semble  qu’on  y procède  immé- 
diatement et  tous  ceux  qui  ont  à cœur  la  grandeur 
et'  la  prospérité  du  pays  s’accocieront  au  vœu  émis 
par  le  Congrès  national  des  Sociétés  françaises  de 
Géographie. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

On  sait  que,  d’après  la  circulaire  ministérielle  du 
12  juin  1900,  les  lieutenants-colonels  de  toutes  armes 
pouvaient  être  autorisés  à accomplir  des  stages  dans 
une  arme  autre  que  celle  à laquelle  ils  appartenaient, 
à condition  toutefois  de  satisfaire  à certaines  règles 
d’âge  et  d’être  désignés  par  les  autorités  supérieures 
comme  des  sujets  d’avenir.  Donc  la  désignation  pour 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


603 


le  stage  pouvait  être  considérée  comme  le  prodrome 
d’une  proposition  pour  le  grade  supérieur. 

Cette  sage  et  intelligente  mesure  avait  pour  but 
de  fournir  aux  officiers  non  pourvus  du  brevet  d’état- 
major,  mais  possédant  néanmoins  toutes  les  qualités 
de  commandement  désirables,  de  pouvoir,  comme 
leurs  camarades  sortis  de  l'École  de  guerre,  justifier 
de  la  connaissance  de  la  conduite  et  du  commande- 
ment des  trois  armes,  condition  nécessaire  pour 
aspirer  au  commandement  des  régiments  et  aux 
étoiles  du  généralat. 

Or,  faut-il  le  dire?  il  y avait  depuis  quelques  années 
une  tendance  dans  le  haut  commandement  à accor- 
der à ce  sujet,  aux  officiers  du  service  d’état-major, 
une  préférence  un  peu  trop  marquée  pour  l’avance- 
ment, sous  prétexte  que  les  officiers  non  brevetés, 
n’ayant  jamais,  jusqu’alors,  fait  de  stage  dans  les  au- 
tres armes,  pouvaient  ne  pas  présenter  les  mêmes 
garanties  dans  le  commandement  des  brigades,  des 
divisions,  voire  même  des  corps  d’armée. 

En  un  mot,  l’avancement  aux  hauts  grades  mena- 
çait d’être  fermé  à bref  délai  à tous  les  officiers  de 
troupe,  quelque  méritants  qu’ils  fussent,  à cause  de 
cette  soi-disait  lacune  dans  leur  instruction  militaire. 
C’était  fausser  le  but  même  de  l’institution  de  l'École 
de  guerre,  école  d’état-major  avant  tout,  et  qui  me- 
naçait de  devenir  une  école  exclusive  de  haut  com- 
mandement. 

La  circulaire  du  12  juin  1000  a été  bien  accueillie 
par  tous  les  officiers,  et  le  ministre  actuel  vient  d’en 
étendre  le  bénéfice,  non  seulement  aux  chefs  de  ba- 
taillon et  d’escadron,  mais  encore  aux  capitaines 
ayant  exercé  réellement  pendant  quatre  ans  le  com- 
mandement correspondant  à leur  grade.  Rien  plus, 
alors  que  les  lieutenants-colonels  n’étaient  admis  à 
faire  leur  stage  qu’en  surnombre,  et  pour  ainsi  dire 
que  comme  spectateurs,  le  ministre  a prescrit  cette 
année  que  les  officiers  stagiaires  pourraient  prendre 
le  commandement  de  l’unité  à laquelle  ils  seraient 
attachés  si  le  titulaire  était  absent. 

. C’est  là  une  très  bonne  chose,  car  elle  permettra 
certainement  aux  officiers  non  brevetés  de  profiter 
des  occasions  qui  leur  sont  offertes  de  commander 
une  unité  autre  que  la  leur,  et  de  prouver  plus  tard 
qu'ils  possèdent  toutes  les  qualités  requises  pour 
faire  des  généraux. 

Ces  désignations  d’officiers  stagiaires  seront  faites 
par  les  commandants  de  corps  d’année,  en  observant, 
autant  que  possible,  de  faire  des  échanges  entre  les 
régiments,  de  façon  à les  pourvoir  de  commandements 
effectifs. 

11  est  d’ailleurs  certain  qu’avec  les  méthodes  de  la 
guerre  moderne,  un  chef  qui  commande  un  détache- 
ment de  troupes  de  toutes  armes  doit  savoir  prati- 
quement quel  emploi  il  doit  faire  de  chacune  d’elles, 
et  quel  profit  il  pense  en  tirer.  Un  général  d'infanterie, 
par  exemple,  ne  doit  pas  se  contenter  de  donner  de 
l’initiative  à ses  commandants  de  la  cavalerie  et  de 
l'artillerie,  il  doit  encore  et  surtout  diriger  cette  ini- 
tiative en  vue  du  but  à poursuivre,  et  régler  les  rap- 
ports qui  existent  nécessairement  entre  les  trois 
armes  pour  assurer  leur  liaison  intime  sur  les  champs 
de  bataille. 


LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

L’Angleterre  tient  aujourd’hui  sous  la  botte  de  ses 
soldats  les  principales  villes  de  l’État  d’Orange  et  du 
Transvaal.  Elle  a déclaré  annexées  à l’empire  britan- 
nique les  deux  vaillantes  républiques  et  traitera  dé- 
sormais en  rebelles  les  bandes  dispersées  de  Botha. 

Ainsi  en  a décidé  lord  Roberts  au  lendemain  du  dé- 
part (f  l septembre)  du  président  Kruger  qui,  après 
avoir  transmis  ses  pouvoirs  à Schalk  Burgher,  s’est 
réfugié  à Lourenço-Marquez  en  attendant  son  départ 
pour  l'Europe. 

Pauvre  vieux  président!  Trop  malade  et  trop  âgé 
pour  espérer  pouvoir  suivre  ses  vaillants  burghers 
dans  les  montagnes  du  Zoupantsberg,  il  veut  consa- 
crer ses  dernières  forces  à son  pays,  en  allant  lui- 
même  quêter  en  Europe,  — comme  autrefois  M.  Thiers 
— la  protestation  des  puissances  contre  l’acte  de  bri- 
gandage de  l’Angleterre. 

Hélas!  l’Europe  est  aujourd’hui  bien  trop  empêtrée 
dans  la  question  chinoise  pour  écouter  les  doléances 
d’un  vaincu;  mais  elle  n’en  portera  pas  moins  dans 
l’histoire  la  responsabilité  de  son  indifférence  cou- 
pable. 

Quant  à l’Angleterre,  on  peut  dire  que  le  châtiment 
a déjà  commencé  pour  elle.  Epuisée,  beaucoup  plus 
qu’elle  ne  l’avoue,  par  l’effort  gigantesque  qu’il  lui  a 
fallu  soutenir  depuis  un  an  pour  venir  à bout  de  la 
merveilleuse  résistance  de  deux  petits  peuples  dont  la 
population  totale  équivalait  à peine  au  chiffre  de  la 
formidable  armée  de  lord  Roberts,  il  lui  est  maté- 
riellement impossible,  aujourd’hui,  de  jouer  à Pékin, 
les  grands  premiers  rôles.  La  puissante  Albion  est 
passée  au  second  plan,  en  attendant  qu’on  la  relègue 
au  troisième  ! 

Car  les  Burghers  n’ont  pas  dit  leur  dernier  mot, 
lord  Roberts  le  sait  mieux  que  personne;  et  la  gué- 
rilla sans  trêve  qu’ils  vont  poursuivre  interdira  long- 
temps encore,  espérons-le,  aux  Anglais  de  rapatrier 
leurs  troupes  ou  de  les  envoyer  en  Chine . 

Sans  doute,  l'heure  est  critique  pour  les  Orangistes 
et  les  Transvaaliens  ; leurs  petites  troupes  organisées 
n’ont  pu  tenir  éternellement  contre  un  ennemi  dix 
fois,  vingt  fois  supérieur,  et  les  Anglais  ont  raison  de 
dire  que  la  guerre,  la  grande  guerre  est  finie.  C’est 
entendu. 

Mais  de  nombreux  petits  commandos  tiennent  la 
campagne  aussi  vaillamment  qu’aux  journées  mémora- 
bles de  Spion  Ivop,  de  Colenso,  de  Magersfontein  et  de 
vingt  autres  rencontres,  où  les  Anglais  ont  brillé  par 
la  nullité  incroyable  de  leurs  officiers.  Ces  bandes, 
commandées  par  les  De  Wet,  les  Delarey,  les  Vil- 
joen,  etc.,  donneront  encore  pas  mal  de  besogne  au 
successeur  de  lord  Roberts,  le  célèbre  Buller,  de  Co- 
lenso. En  fout  cas,  ils  immobiliseront  dans  le  sud  de 
l’Afrique  les  seules  troupes  que  l’Angleterre  pourrait 
envoyer  en  Chine. 

Qu’est-il  permis  d’attendre  de  cette  guerre  de  par- 
tisans? Relisez  l’histoire  de  la  guerre  d’Espagne,  vous 
y trouverez  la  réponse.  Et,  d’autre  part,  méditez  cette 
parole  de  Bismarck  : « L’Afrique  du  Sud  sera  le  tom- 
beau de  la  puissance  anglaise  ! » 

Décrétez  la  paix,  messieurs  les  Anglais,  comme 
vous  avez  décrété  l’annexion  au  mépris  du  droit  des 
gens;  traitez  en  rebelles  ces  héroïques  paysans  sous 


Capitaine  FANFARE. 


604 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


le  prétexte  qu’ils  ne  sont  pas  organisés  comme  vous, 
en  régiments,  en  brigades,  en  divisions,  et  qu’ils 
n’ont  pas  sur  le  dos  de  beaux  uniformes,  ces  actes 
de  brigandage  sont  dignes  de  toutes  vos  traditions 
nationales.  Mais  n’oubliez  pas  que  vos  odieuses  pro- 
clamations ne  désarmeront  pas  les  braves  gens  qui 
préfèrent  la  mort  à la  perte  de  leurs  libertés. 

P. -S.  — Au  moment  où  j’écris  ces  lignes,  les  jour- 
naux de  Londres  annoncent  que  les  généraux  Botha 
et  Viljoen  ont  franchi  la  frontière  et  se  sont  rendus 
aux  Portugais  après  avoir  détruit  leurs  munitions  et 
leurs  gros  canons. 

D’autre  part,  une  forte  colonne  anglaise  est  à la 
poursuite  de  De  Wet  qui  tient  toujours  la  campagne 
dans  l’État  d’Orange  avec  quelques  commandos. 

Tout  le  crime  est  donc  sur  le  point  d’êti’e  consommé, 
et  l’Europe  assiste,  impassible,  à l’agonie  du  plus 
malheureux  et  du  plus  vaillant  des  peuples  ! ! 

H.  M. 

EN  CHINE 

La  situation  reste  des  plus  obscures,  et  l’on  se 
demande  aujourd’hui  si  l’arrivée  imminente  du  ma- 
réchal de  Waldersée  à Pékin  la  dénouera  aussi  faci- 
lement qu'il  était  permis  de  le  supposer  il  y a quinze 
jours.  L'Angleterre  et  l’Allemagne  restent  irréduc- 
tibles : c’est  à Pékin,  et  non  ailleurs,  qu’elles  veulent 
exiger  les  réparations  qui  leur  sont  dues.  La  Russie 
et  la  France  estiment  que  l’impératrice  douairière  et 
l’empereur  de  Chine  ne  consentiront  jamais  à rentrer 
dans  leur  capitale  tant  qu’elle  sera  occupée  par  les 
troupes  alliées. 

A qui  l’événement  donnera-t-il  raison?  C’est  le 
secret  de  demain. 

En  attendant,  la  grosse  question  du  jour,  c’est  la 
proposition  faite  par  l’Allemagne  aux  puissances 
étrangères  d’exiger,  avant  l’ouverture  des  négocia- 
tions avec  le  gouvernement  chinois,  la  livraison  des 
instigateurs  des  crimes  commis  à Pékin  contre 
tout  droit  des  gens. 

Après  l’assassinat  du  baron  de  Ketteler,  l’empereur 
d’Allemagne  ne  pouvait,  on  le  conçoit,  adhérer  au 
principe  de  l’évacuation  de  Pékin  avant  d’avoir 
obtenu  l’éclatante  réparation  à laquelle  il  a droit.  11 
aie  pouvait  guère,  d’autre  part,  risquer  de  supporter 
seul  les  frais  et  les  aléas  d’une  grande  guerre  avec 
la  Chine.  Sa  proposition  d’exiger  préalablement  le 
châtiment  des  coupables  semble  donc  en  principe  des 
plus  logiques,  et  de  nature  à rallier  tous  les  gouver- 
nements intéressés.  Reste  à savoir  ce  qu’en  pense  le 
gouvernement  chinois  lui-même,  en  l’espèce  ce  vieux 
roué  de  Li-Hung-Chang,  qui  vient  d’arriver  à Pékin 
avec  pleins  pouvoirs,  dit-on,  de  la  cour. 

Évidemment,  l’impératrice  douairière  livrera  diffi- 
cilement le  prince  Tuan,  le  grand  coupable,  par 
l’excellente  raison  qu’il  lui  serait  impossible  de 
mettre  son  projet  à exécution,  si  tant  est  qu’elle  en 
eût  envie.  Et  puis,  elle  se  livrerait  sans  doute  elle- 
même  en  même  temps,  car  il  est  avéré  aujourd’hui 
que  la  vieille  douairière  a été  complice,  sinon  l’insti- 
gatrice, de  toutes  les  horreurs  commises  dans  ces 
derniers  mois. 

Les  alliés  ont-ils  un  moyen  quelconque  d’aller 
« chercher  dans  leurs  repaires  »,  suivant  une  formule 
célèbre,  le  prince  Tuan  et  ses  complices  ? 


Il  est  permis  d en  douter.  En  tout  cas,  la  Russie  ne 
semble  guère  disposée  à emboîter  le  pas  aux  Alle- 
mands dans  une  expédition  de  cette  nature,  et  la 
France  n’a  rien  à voir  dans  cette  affaire. 

Notre  rôle  à nous  est  bien  simple.  Préparons-nous 
à toute  éventualité.  Soyons  forts  en  Indo-Chine  et 
attendons  les  événements.  Mais,  pour  Dieu!  ne  nous 
emballons  pas  à la  remorque  de  telle  ou  telle  puis- 
sance dont  les  intérêts  ne  sont  pas  les  nôtres. 

Prêtons  main-forte  à nos  voisins  pour  aider  au 
nettoyage  des  Boxers  qui  infestent  toujours  les  envi- 
rons de  Pékin  et  de  Tien-Tsin,  mais  n’allons  pas  au 
delà. 

Ces  opérations  de  police  internationale  nécessitent 
chaque  jour  la  constitution  de  colonnes  qui  ont  par- 
fois de  sanglants  combats  à livrer.  Il  nous  est  impos- 
sible d’entrer  dans  le  détail  de  ces  opérations;  con- 
tentons-nous de  constater  que  les  troupes  françaises 
tiennent  haut  et  ferme,  là-bas,  le  drapeau  tricolore. 

Henri  MAZEREAU. 


LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Les  Eaux-Bonnes,  18  septembre. 

Je  parlais,  il  y aun  mois,  du  succès  que  remportaient 
à Contrexéville  les  poules  à l’épée.  L’escrime  est  de 
plus  en  plus  en  faveur  dans  nos  villes  d’eaux  et  sur 
nos  plages.  Hors  de  Paris  comme  à Paris,  elle  a des 
adhérents  de  plus  en  plus  nombreux.  Dans  le  pays  de 
montagne  où  je  suis  en  ce  moment,  impossible  de 
s’adonner  au  plaisir  de  l’escrime,  mais  la  bicyclette 
et  l’automobile,  en  revanche,  sont  des  sports  qui  se 
pratiquent  par  hygiène  et  par  amusement. 

Ici,  c’est  un  refuge  bienfaisant  pour  les  malades 
que  la  tuberculose  ou  la  phtisie  ont  atteints,  pour  les 
avocats  ou  les  représentants  du  peuple  que  l’exercice 
prolongé  de  la  parole  a fatigués.  L’air  qu’ils  respirent, 
l’eau  qu’ils  boivent,  les  montagnes  qu'ils  comtemplent, 
la  nature  particulièrement  belle  qui  se  dresse  devant 
eux,  agissent  tour  à tour  sur  leur  être  physique  et 
moral.  Le  sport  aide  aussi  puissamment  à leur  rendre 
les  forces  perdues  ou  diminuées. 

La  bicyclette,  l’automobile,  sont  souvent  recom- 
mandées, et  si  la  direction  des  ballons  devenait  demain 
une  réalité,  les  tuberculeux  et  les  phtisiques, — beau- 
coup d’entre  eux  tout  au  moins,  — trouveraient  en 
s’envolant  dans  les  airs,  au-dessus  des  monts,  une 
zone  d’air  tout  à fait  réconfortante  pour  les  poumons. 

En  attendant,  on  descend  les  côtes  en  bicyclette,  — 
avec  un  bon  frein,  par  exemple.  — et  on  va  dans  la 
direction  de  Pau,  patrie  de  Henri  IV,  visiter  cette 
vallée  d’Ossau  dont  parle  avec  amour,  dans  sa  géo- 
graphie, le  grand  géographe  Elisée  Reclus.  Par  exem- 
ple, pour  remonter  aux  Eaux-Bonnes,  en  bicyclette, 
par  la  longue  côte  qui  commence  à quelque  ceut 
mètres  de  Laruns,  il  n’y  faut  pas  songer.  Le  jarret  le 
plus  rude,  les  poumons  les  plus  robustes  ne  per- 
mettraient pas  ce  tour  de  force.  Aussi  ceux  qui  font 
de  la  bicyclette  dans  ces  parages  ont-ils  soin,  pour  le 
retour,  de  se  faire  envoyer  des  Eaux-Bonnes  une  voi- 
ture. Après  la  bicyclette  le  cheval,  et  la  cavalerie  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


605 


cette  partie  des  Basses-Pyrénées  est  excellente.  Le 
père  du  khédive  actuel,  qui  vint  aux  Eaux-Bonnes 
avant  la  guerre,  et  qui  possédait  de  superbes  écuries, 
acheta  quelques  chevaux  au  doyen  des  guides  des 
Eaux-Bonnes,  le  père  Lanusse. 

Le  père  Lanusse  vit  encore,  il  a 84  [ans  ; il  monte 
à cheval  comme  il  y a trente  ans,  mais  l’hippisme 
est  moins  en  faveur,  et  il  s’en  désole.  Il  regrette  le 
temps  où  Grammont-Caderousse  et  le  roi  Milan  orga- 
nisaient de  magnifiques  cavalcades,  et  où  les  guides 
des  Eaux-Bonnes,  à cheval,  précédant  les  cavalcades 
faisaient  claquer  leurs  fouets  au-dessus  de  leurs  têtes 
avec  des  airs  de  triomphateurs. 

Cependant  ce  spectacle  vient  de  revivre  une  fois 
encore.  Il  y a à peine  huit  jours,  une  délégation  de 
médecins  français  et  étrangers,  ayant  à leur  tète  le 
professeur  Landouzy,  arrivait  à Laruns  par  chemin 
de  fer,  et  là  les  attendaient  plus  de  vingt  landaus, 
attelés  magnifiquement,  et /en  tête  un  escadron  de 
guides,  dans  leur  costume  de  gala,  veste  rouge,  gilet 
blanc,  pantalon  de  velours  noir  et  guêtres  blanches. 
Et  toute  cette  cavalerie  s’ébranla,  montant  vers  les 
Eaux-Bonnes,  le  soleil  éclairait  brillamment  les  mon- 
tagnes, les  chevaux  hennissaient,  comme  fiers  de  se 
montrer  en  un  si  beau  jour,  et  quand  la  longue  ca- 
valcade pénétra  dans  les  Eaux- Bonnes,  quand  on 
entendit  claquer  le  fouet,  quand  on  vit  les  habitants 
des  bourgs  voisins,  en  habits  de  fête,  puis,  par  leur 
présence  sur  le  passage  des  hôtes,  rehausser  l’éclat 
de  leur  arrivée,  ce  furent  de  la  part  des  baigneurs  des 
applaudissements  unanimes. 

L'hippisme  avait  porté  dans  ce  coin  des  Basses- 
Pyrénées  un  nouveau  triomphe. 

Et  deux  heures  après,  nouveau  spectacle.  Les  pay- 
sans de  ce  pays  paraissent,  à première  vue,  lourds  et 
peu  faits  pour  les  sports.  Apparence  trompeuse  ! Il  en 
est  un  où  ils  pourraient  rendre  des  points  aux  cou- 
reurs les  plus  réputés  du  liacing  Club. 

Les  médecins,  convoqués  sur  la  « promenade  Hori- 
zontale »,  d’où  la  vue  s’étend  sur  toute  la  magnifique 
vallée  d’Ossau,  virent  ceci  : trente  jeunes  hommes  ar- 
més de  longs  hâtons  ferrés,  les  pieds  nus,  allaient 
courir  à la  « montagne  Verte  »,  située  à quelque 
100  mètres  devant  leurs  yeux,  atteindre  le  sommet, 
et  revenir  à leur  point  de  départ. 

Et  au  bout  de  vingt  minutes  de  course,  on  aperce- 
vait les  premiers  de  ces  intrépides  trotter  par  les 
routes  sinueuses  qui  conduisaient  au  faîte  de  la  mon- 
tagne Verte,  sans  s’arrêter  un  seul  instant.  En  moins 
d’une  heure  ils  étaient  tous  de  retour,  aussi  frais  qu’au 
départ,  le  premier  arrivant  en  moins  de  quarante-cinq 
minutes. 

Un  des  médecins  présents  l’ausculte,  lui  pose  des 
questions  sur  sa  famille,  sur  ses  occupations.  11  est 
émerveillé  de  sa  force  et  de  sa  souplesse.  Les  autres 
coureurs  qui  arrivent  les  uns  après  les  autres,  à 
quelques  minutes  d’intervalle,  sont  tous  bien  por- 
tants. Ils  vont  tout  à l’heure  aller  danser  en  rond 
avec  les  payses,  aux  sons  de  la  tlùte. 

Je  n’ai  pas  besoin  d’ajouter  que  les  médecins  ont  été 
enchantés  de  leur  visite.  S’ils  avaient  pu  rester  vingt- 
quatre  heures  de  plus,  ils  eussent  assisté  à une  chasse 
à l’izard  véritablement  passionnante. 

L’izard  est  un  animal  né  malin.  Moins  civilisé  que 
le  chevreuil  ou  le  lièvre,  il  est  infiniment  plus  défiant. 
Le  moindre  bruit,  celui  d’une  broussaille  agitée  par  le 
vent,  le  fait  détaler.  C’est  ainsi  que  je  l’ai  vu,  il  y a 


trois  ou  quatre  jours,  bondir  de  roche,  en  roche  du 
côté  du  pic  du  Gers,  avec  une  élégance  et  une  sûreté 
de  jambes  véritablement  merveilleuses. 

A cheval  sur  une  crête,  je  contemplais  ces  bonds  et 
je  me  demandais  comment  un  fusil  pourrait  jamais 
atteindre  cet  animal.  Mais  à la  chasse  il  faut  de  la 
patience,  surtout  quand  il  s’agit  de  la  chasse  à l’izard. 

Nous  descendîmes  tranquillement  jusqu’au  bas  du 
pic.  Puis  quelques-uns  d’entre  nous  partirent  en  éclai- 
reurs pour  rabattre  le  gibier. 

Au  bout  de  trois  heures  d’horloge,  nous  vîmes  passer 
à 100  mètres  de  nous,  sautillant  nonchalamment,  un 
izard,  que  tout  le  monde  voulut  reconnaître  comme 
l’izard  qui  bondissait  tout  à l’heure.  Alors  un  fusil 
partit  tout  seul. 

L’izard  était  blessé;  dans  un  mouvement  instinctif, 
il  fit  effort  pour  courir,  mais  le  sang  lui  sortait  par  la 
gueule,  et  il  tombait  sur  le  flanc. 

Capture  dont  le  chasseur  heureux  s’enorgueillit.  11 
l’emporta  sur  son  épaule.  En  rentrant  tranquillement 
aux  Eaux-Bonnes  où  nous  arrivâmes  dans  la  nuit, 
j’aperçus  tout  au  loin,  dans  l’ombre,  un  parc  de  mou- 
tons. 

Je  m’approchai,  et  j’aperçus,  couché  sur  l’un  d’eux, 
un  tout  jeune  chien  de  berger  qui  n’avait  pas  plus  de 
trois  mois. 

J’achetai  la  jolie  petite  bête,  — mon  izard  à moi,  — 
et  je  ne  fus  pas  le  moins  félicité,  en  arrivant  aux 
Eaux-Bonnes,  de  la  capture  vivante  que  j’avais  faite. 

Le  lendemain  on  servit  l’izard  à table... 

La  jolie  petite  bête  fine  de  la  veille  parut  bien  mé- 
diocre à nos  estomacs  parisiens.  Mais  chacun  de  nous 
n’en  gardera  pas  moins  le  souvenir  de  cette  chasse  à 
l’izard,  à travers  les  rocs,  sport  qui  nécessite  beau- 
coup d’endurance,  un  coup  d’œil  prompt  et  beaucoup 
de  chance. 

Et  maintenant  je  dis  adieu  aux  sports  de  la  mon- 
tagne, pour  venir  assister  à Paris  aux  derniers  matchs 
sportifs  que  va  nous  offrir  l’Exposition  universelle 
avant  de  fermer  ses  portes. 

« Berger  »,  — car  c’est  le  nom  du  jeune  chien  que 
j’ai  rencontré  sur  la  montagne,  — va  devenir  Parisien 
avec  moi. 

Maurice  LEUDET. 
teS) 

VARIÉTÉS 

LES  REPAS  MONSTRES 

Le  banquet  des  maires  aux  Tuileries  donne  un  regain 
d’actualité  à l’intéressante  page  que  voici  : 

S’il  faut  en  croire  une  nouvelle  qui  nous  vient  du 
Nouveau  Monde,  il  est  de  tradition  dans  certaines 
contrées  de  l’Amérique,  en  Géorgie  surtout,  de  cé- 
lébrer les  événements  du  pays  par  des  repas  monstres 
offerts  à des  milliers  de  personnes  à la  fois.  Qui- 
conque a jamais  assisté  à une  de  ces  ripailles  extra- 
ordinaires en  gardera  toute  sa  vie  le  souvenir. 

Il  n’est  pas  très  commode  d’organiser  un  repas 
monstre,  car  il  faut  louer  un  terrain,  construire  des 
bâtiments,  acheter  les  victuailles  et  payer  le  service 
et  la  location  de  la  vaisselle.  Quand  on  songe  qu’il  y 
a des  banquets  où  l’on  traite  dix,  vingt,  trente  mille 
personnes  et  plus,  on  peut  se  faire  une  idée  approxi- 


606 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


mative  de  la  somme  d’argent  considérable  que  tout 
cela  représente.  Heureusement  pour  les  organisa- 
teurs, aussitôt  qu’il  est  question  d’un  repas  monstre, 
les  offres  d’argent  affluent,  et  pour  cause  : ces  assem- 
blées formidables,  mises  en  joie  par  un  repas  succu- 
lent, sont  un  excellent  terrain  pour  causes  politiques; 
au  dessert  on  prononce  quelques  discours  sonores, 
et  une  candidature  est  vite  acclamée.  Voilà  pourquoi 
un  politicien  dont  l’élection  est  compromise  n’hésite 
jamais  de  seconder  de  tous  ses  efforts  les  organisa- 
teurs d’un  banquet  populaire.  Les  orateurs  spéciaux, 
très  nombreux,  de  ces  réunions  forment  une  classe 
de  la  société,  tout  comme  les  socialistes  et  les  anar- 
chistes, mais  ils  montrent  plus  de  bon  sens  et  de 
modération  que  ceux-ci  et  jouissent  d’une  grande 
popularité.  Les  repas  monstres,  aujourd’hui,  sont 
donc  devenus  une  véritable  force  sociale  et  poli- 
tique. 

Rien  n’est  curieux  comme  les  préparatifs  d'un  de 
de  ces  repas  pantagruéliques.  Voici  comment  on  pro- 
cède : sur  une  étendue  de  plus  de  100  pieds  de  long, 
deux  fossés  profonds  sont  creusés  dans  le  sol  et 
maintenus  par  des  palissades.  Au  travers  de  ces  palis- 
sades, on  place  des  bâtons  destinés  à embrocher  des 
moutons  entiers;  puis,  dans  les  fossés,  sous  les 
broches,  on  allume  un  bon  feu,  et  les  moutons 
rôtissent  sous  l’œil  vigilant  du  chef,  — un  homme 
important,  une  autoritée  incontestée  en  matière  culi- 
naire. Il  est  assisté  de  nombreux  aides  très  habiles,  et 
les  mets  confectionnés  à ces  occasions  sont  toujours 
parfaitement  réussis.  Dans  la  partie  sud  de  la  Géorgie, 
ces  artistes  de  la  broche  sont,  pour  la  plupart, 
des  nègres.  Le  plat  de  résistance  des  repas  est  un 
certain  ragoût  appelé  le  Brunswick  stew,  sans  lequel  il 
n’y  a pas  de  fête;  on  le  prépare  en  plein  air  aussi, 
dans  des  chaudrons  prodigieusement  ventrus,  et  on 
y tourne  la  sauce  avec  des  cuillers  grosses  comme 
des  avirons. 

Lorsque  les  bœufs,  moutons  ou  porcs  sont  cuits  en 
entier,  on  les  laisse  refroidir,  puis  on  les  livre  aux 
soins  d’un  solide  gaillard,  chargé  de  les  découper  en 
petits  morceaux.  Debout  devant  son  hachoir,  le  dé- 
coupeur agile  manie  son  coutelas  avec  une  dextérité 
merveilleuse  sans  jamais  se  mutiler  : on  se  brûle  les 
doigts,  mais  on  ne  se  les  coupe  pas  ! Et  pendant  des 
heures,  la  foule,  affamée  mais  patiente,  entend  les 
coups  monotones  du  coutelas. 

Lorsque  le  temps  est  favorable,  les  repas  monstres 
ont  lieu  en  plein  air.  Des  centaines  de  tables  sont 
dressées  à l’ombre,  sous  de  grands  arbres.  Avant  de 
prendre  leurs  places,  hommes,  femmes  et  enfants, 
une  assiette  dans  chaque  main,  vont  chercher  eux- 
mêmes  leurs  part  à la  cuisine  improvisée  qui  présente 
alors  un  spectacle  des  plus  pittoresques  : tout  un 
régiment  de  servants,  obéissant  à un  signe  du  chef, 
distribuent  à chacun  le  fumant  et  odorant  plat  du 
jour;  et  le  défilé,  en  un  ordre  parfait,  retourne  aux 
tables  dont  l'œil  n’aperçoit  pas  le  bout,  tel  un  train 
dont  la  queue  se  perd  dans  le  lointain. 

Quand  le  temps  est  mauvais,  les  repas  sont  servis 
dans  une  salle  aux  dimensions  gigantesques;  dans  ce 
cas,  le  service  s’effectue  plus  correctement. 

Pendant  l’exposition  d’Atlanta,  un  repas  monstre 
était  journellement  offert  aux  visiteurs,  à la  grande 
joie  des  étrangers  ébahis.  Un  des  plus  remarquables 
de  ces  banquets  fut  celui  organisé  spécialement  pour 
les  voyageurs  de  commerce,  qui  se  montrèrent  ravis 


du  menu.  Et  pour  qu’un  voyageur  de  commerce  se 
déclare  satisfait  de  la  cuisine,  il  faut  qu’elle  soit  vrai- 
ment bonne! 

Un  formidable  repas  monstre  fut  celui  de  Shel- 
byville,  dans  l’Indiana,  organisé  en  1884.  Cette  réu- 
nion démocratique  était  composée  de  quarante  mille 
convives  et  se  terminait  par  une  retraite  aux  flam- 
beaux. Un  fameux  et  original  banquet  fut  celui  de 
Californie,  qui  clôtura  une  grande  chasse  aux  lapins: 
tous  les  chasseurs  de  lapins  du  pays  y furent  conviés. 
Dans  beaucoup  de  contrées  de  la  Géorgie,  les  familles 
apparentées,  qui  habitent  loin  les  unes  des  autres,  se 
réunissent  en  repas  monstre  pour  célébrer  quelque 
fête  intime. 

L’usage  des  repas  monstres,  si  précieux  aux  hommes 
politiques,  fut  introduit  aussi  à New-York,  par  les 
républicains,  pendant  la  campagne  présidentielle  de 
1876.  Beaucoup  d’autres  Etats  n’ont  pas  tardé  de 
l’adopter  depuis.  A cette  occasion  — le  18  octobre  1876 
— on  vit  dans  les  rues  de  New-York  deux  superbes 
bœufs  gras  conduits  vers  Myrtle-Park.  Le  soir  du 
même  jour,  ils  étaient  embrochés  et  rôtissaient,  de 
façon  appétissante,  devant  une  foule  enthousiaste,  et 
le  lendemain  soir,  cinquante  mille  personnes  se  délec- 
taient aux  sandwichs  préparés  avec  cette  chair  suc- 
culente. En  vingt  minutes  les  bœufs  et  huit  cents  pains 
étaient  engloutis.  Cinq  orateurs,  parlant  à la  fois  à 
cinq  points  divers  de  l’assemblée,  furent  accueillis 
avec  des  ovations,  et  la  fête  s’acheva  à la  satisfaction 
générale  des  appétits  et  des  ambitions. 

Et  pour  que  tout  le  monde  prenne  sa  part  de  joie, 
à la  fin  des  repas,  pendant  que  l’attention  publique 
est  captivée  par  les  harangues,  on  voit  des  petits 
négresse  glisser  discrètement  jusqu'aux  tables  et  faire 
bombance  avec  les  rogatons  oubliés! 

Th.  MANDEE. 

LE  BOIS  DE  BOULOGNE  (1) 

« Dans  cent  ans,  ce  sera  une  promenade  bien  amu- 
sante; il  y aura  au  moins  quatre  cents  tombeaux  dans 
ce  bois  »,  disait  le  roi  Henri  III,  qui  voulait  faire 
percer  au  Bois  cinq  allées  funèbres  aboutissant  au 
même  centre.  Il  aurait  fait  élever  sur  ce  point  un 
magnifique  mausolée  pour  y déposer  son  cœur  et 
ceux  des  rois  ses  successeurs.  Chaque  chevalier  de 
l’ordre  du  Saint-Esprit,  qu’il  venait  de  fonder,  se 
serait  fait  bâtir  un  tombeau  de  marbre  avec  sa  statue, 
et  ces  tombeaux,  le  long  des  allées,  auraient  été  sé- 
parés les  uns  des  autres  par  un  petit  espace  planté 
d’ifs  taillés  de  diverses  manières. 

Heureusement  ce  rêve  d’encombrer  l’ouest  de  Paris 
d’un  pendant  du  « Père-Lachaise  » ne  prit  pas  con- 
sistance; et  après  avoir  été  une  chasse  « bien  amu- 
sante »,  parsemée  d’oasis  amusantes,  l’antique  forêt  de 
Rouvray  a pu  devenir  réellement  « une  promenade 
bien  amusante  ». 

(1)  Cet  article  a été  composé  comme  une  mosaïque,  à 
l’aide  de  morceaux  choisis  et  d’extraits  résumés  pui- 
sés dans  une  excellente  Note  sur  le  Bois  de  Boulogne, 
longue  étude  quasi-officielle,  à la  fois  historique  et  admi- 
nistrative, rédigée  avec  beaucoup  de  soin  par  M.  Barras, 
chef  du  bureau  du  Domaine  de  la  Yille  de  Paris,  ad  usum 
delphini,  c'est-à-dire  pour  l’usage  du  Conseil  municipal 
de  Paris. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


607 


Ce  n’est  pas  que  le  Bois  ne  rappelât  quelques  tristes 
et  lugubres  souvenirs  : telle  son  occupation  en  1815 
par  le  camp  des  alliés,  après  le  départ  desquels  « le 
Bois  ressemblait  à une  vaste  plaine  » ; telle  la  vieille 
légende  qui  a peut-être  inspiré  les  velléités  sépul- 
crales de  Henri  III  et  que  rappelle  la  croix  Catelan. 

Arnaud  Catelan  était  un  des  poètes  les  plus  renom- 
més de  la  cour  de  Béatrix  de  Savoie,  épouse  de  Ray- 
mond Béranger,  comte  de  Provence.  Philippe  le  Bel 
•voulut  le  faire  venir  à Paris,  etfcraignant  qu’il  11e  fût 
attaqué  par  des  malfaiteurs  en  traversant  la  forêt  de 
Rouvray,  il  lui  envoya  une  escorte  chargée  de  l’ac- 
compagner jusqu’au  manoir  de  Passy.  Les  soldats  de 
cette  escorte,  croyant  que  Catelan  était  porteur  d’ob- 
jets précieux,  le  mirent  à mort  pour  s’emparer  de  ses 
dépouilles.  Les  coupables  furent  condamnés  à être 
brûlés  vifs,  et  le  roi  décida  qu’en  expiation  du  crime 
il  serait  élevé  une  pyramide  sur  l’emplacement  même 
où  il  avait  été  commis.  Cette  pyramide  était  surmontée 
d’une  croix;  sur  l’une  des  faces  latérales  étaient  gra- 
vées les  armes  de  Provence,  et  sur  l’autre,  celles  de 
la  maison  de  Monaco,  à laquelle  appartenait  le  poète. 

Les  inscriptions  suivantes  figuraient  : 

Sur  l’une  des  bases,  à l’Orient  : Hoc  monumentum 
ad  memoriam  æternam  Arnoldi  Catalantis  luctu  perditus 
Philippus  IV  gratia  Dei  Franc,  et  Xav.  Rex  consecravit 
MCCCXII; 

Sur  l’autre  base,  à l’Occident,  : Hic  jacet  Flos  vatum 
sub  cautorum  ejns  pericidi  pugionem  lapsus  Arnoldus 
Catalans  anno  Domini  MCCCXII.  — Sta  viator  et  ora 
Dominum  ut  det  ei  requiem. 

* 

* * 

R oboretum  (équivalent  du  mot  chênaie)  ou  R ubridum- 
Sylva,  et  par  déformation  Rouvray , furent  les  divers 
noms  du  « Bois  ».  Sous  Chilpéric  II  et  encore  en 
l’an  1000,  il  couvrait  toute  la  surface  comprise  entre 
la  Seine,  Auteuil,  Passy,  Chaillot,  et  Clichy,  toute  la 
plaine  des  Sablons,  le  Roule,  Villiers. 

Peu  à peu,  la  forêt  de  Rouvray  fut  abattue  dans  la 
partie  la  plus  rapprochée  de  Saint-Clodoald  (Saint- 
Cloud)  et  finalement  remplacée  par  un  hameau, 
nommé  Menus-lez-Saint-Cloud,  qui  fit  partie  de  la 
paroisse  d’Auteuil,  et  en  souvenir  duquel  une  rue  de 
Boulogne  porte  aujourd’hui  le  nom  de  « Menus  ». 

Comment  l’appellation  du  hameau  « Menus-lez- 
Saint-Cloud  » se  mua-t-elle  en  celle  de  « Boulogne  »? 
En  1319,  quelques  habitants  de  Paris  et  des  villages 
voisins,  qui  avaient  été  en  pèlerinage  à Boulogne-sur- 
Mer,  obtinrent  de  Philippe  le  Long  la  permission  de 
construire  une  église  dans  le  village  des  Menus  et  d’y 
établir  une  confrérie.  Cette  église,  bâtie  sur  le  modèle 
de  celle  de  Boulogne-sur-Mer,  prit  le  nom  de  « Notre- 
Dame  de  Boulogne-la-Petite  » ou  « Boulogne-sur- 
Seine  »,  noms  qui  firent  oublier  celui  de  Menus. 

Un  édit  du  10  juillet  1469  décida  que  la  forêt  de 
Rouvray  prendrait  le  nom  de  bois  du  village  de  Bou- 
logne. 

D’autres  édits  rappelèrent  à plusieurs  reprises  que 
le  Parc  de  Boulogne  était  réservé  pour  la  chasse  du 
Roi.  Louis  XI  nomma  son  barbier,  Olivier  le  Daim, 
« garde  de  la  garenne  de  Rouvray  ».  Et  plus  tard, 
Henri  II  fit  même  entourer  le  Bois  de  murs. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  monarchie,  y compris 
sa  Restauration,  les  princes  chassèrent  au  Bois  de 
Boulogne.  — Avant  la  Révolution,  et  surtout  avant  le 
dépeçage  qu’en  firent  les  ayiés  en  1815,  le  Bois  ren- 
fermait beaucoup  de  gibier. 


Le  général  baron  Tbiébault  rapporte  dans  ses  Mé- 
moires qu’il  a vu  forcer  un  cerf  rue  Royale,  par  le 
comte  d’Artois,  qui  le  poursuivait  depuis  le  bois  de 
Boulogne  avec  ses  équipages. 

En  17.32,  l’un  des  poursuivants  de  MUe  de  Clermont, 
le  comte  de  Melun  d’Épinay,  s’amusant  à courir  un 
cerf  seul  dans  le  bois  de  Boulogne,  fut  tué  raide  d’un 
coup  de  corne  de  l’animal;  son  cadavre,  l’amassé  par 
un  garde,  fut  apporté  tout  sanglant  sur  de  la  paille, 
dans  une  pauvre  charrette,  au  milieu  de  la  cour  du 
château  de  Madrid.  Au  bruit  de  l'émoi  général,  les 
dames,  occupées  à faire  quelques  menues  pâtisseries, 
accoururent  les  mains  couvertes  de  farine  et  aper- 
çurent le  lamentable  spectacle.  Le  lendemain,  Mlle  de 
Clermont  quitta  Madrid. 

★ , 
* •¥■ 

Le  château  de  Madrid  ne  doit  son  nom  qu’à  la  ma- 
lice des  contemporains  de  François  Ier,  qui  le  fit 
construire  à son  retour  de  captivité  à Madrid.  D’après 
les  édits  royaux,  le  nom  officiel  était  simplement 
château  de  Boulogne.  Ce  château,  à dénomination 
épigrammatique,  et  qui  offrait  cette  particularité 
d’être  éclairé  par  autant  de  fenêtres  qu’il  y a de  jours 
l’année,  reçut  encore  le  surnom  de  château  de  Faïence, 
parce  que  ses  galeries,  ses  façades  étaient  revêtues  de 
briques  recouvertes  d’émail  représentant  les  Méta- 
morphoses d’Ovide,  œuvre  de  César  délia  Robia. 

Après  Henri  II,  François  II,  et  Charles  IX  qui  y com- 
posa son  Traité  de  la  chasse  royale,  le  château-retraite 
de  François  I01'  fut  habité  par  la  première  femme  de 
Henri  IV,  la  reine  Marguerite,  et  son  aumônier  saint 
Vincent  de  Paul. 

Louis  XIV  laissa  s’installer  une  manufacture  de  bas 
de  soie  dans  une  partie  des  bâtiments.  Le  surplus 
continua  à être  habité  par  divers  personnages,  entre 
autres  Fleuriau  d’Armenonville,  Mlle  de  Charolais  et 
M.  Lepeletier  de  Rosambo,  président  au  Parlement  de 
Paris,  gendre  de  Malesherbès. 

(A  suivre.)  Adrien  VEBER. 

LES  LIVRES 

Le  musée  d’Aix,  par  Henri  Pontier,  conservateur  du 
musée  (imprimerie  Makaire,  à Aix). 

On  s’étonne  quelquefois  de  la  fière  résistance  oppo- 
sée par  les  Aixois  à ceux  qui  rêvent  d’appauvrir  leur 
ville  ou  de  l’humilier;  on  se  demande  pourquoi 
cette  jolie  cité,  si  riche  en  souvenirs,  si  tranquille 
sous  ses  grands  arbres,  se  révolte  quand  une  orgueil, 
leuse  voisine  parle  de  la  dévaliser  ! 

Voici  un  petit  livre  qui  arrive  bien  à point  pour 
répondre  à ces  questions  naïves.  C’est  le  catalogue  de 
toutes  les  œuvres  d’art  que  le  musée  d’Aix  possède, 
dressé,  sous  l’heureuse  impulsion  de  la  municipalité, 
par  un  homme  dont  on  ne  saurait  mettre  en  doute  la 
conscience  artistique  et  l’autorité  intelligente.  M.  Henri 
Pontier  a pensé  qu’il  était  opportun  d’établir  ce  somp- 
tueux inventaire  ; puisque  certains  sots  ricanent  quand 
on  dit  que  la  ville  d’Aix  est  l’Athènes  du  Midi,  qu’elle 
est  demeurée,  en  notre  bruyante  Provence,  l’asile 
discret  des  arts  et  des  lettres,  il  était  utile  de  montrer 
les  titres  de  noblesse  sur  lesquels  cette  prétention 
peut  s’appuyer. 

Dans  les  360  pages  de  ce  volume  on  trouve  la  preuve 


608 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


que  le  musée  d’Aix  est  l’un  des  plus  beaux  de  France. 
Il  y a dans  notre  pays  de  fort  grandes  villes  où  le 
passant  désœuvré  bâille  aux  corneilles;  ici  il  peut 
bâiller  aux  chefs-d’œuvre,  et  je  sais  tel  critique  d’art 
en  renom  et  sévère  qui,  devant  eux,  est  resté  en 
extase,  longuement. 

Il  n’y  a pas  un  siècle  que  ce  musée  est  fondé,  et 
déjà  il  regorge  de  richesses.  Pour  meubler  les  salles 
de  l’ancien  prieuré  de  l’ordre  de  Malte,  il  ne  fut  pas 
nécessaire  de  faire  des  emprunts  au  dehors.  La  ville 
d’Aix  était  si  bien,  — et  de  tout  temps,  — le  centre 
d’un  mouvement  artistique,  que  de  riches  habitants 
s’y  étaient  constitué  d’admirables  collections.  Les 
Saint-Vincens,  les  d’Albertas,  les  Boyer  de  Fonsco- 
loinbe,  les  Bourguignons  de  Fabregoules,  les  Magnan 
de  la  Roquette,  les  Sallier,  toutes  ces  nobles  et  an- 
ciennes familles  aixoises  avaient  le  goût,  et  le  culte 
des  beaux-arts.  Leurs  vieux  hôtels,  dont  la  plupart 
subsistent  encore  aujourd’hui  avec  leur  austère  et 
pittoresque  architecture,  contenaient  de  pures  mer- 
veilles : c’est  là  que  le  22  avril  1820,  le  Conseil  muni- 
cipal trouva  les  premiers  éléments  du  musée  ; avec 
l’acquisition  des  collections  Saint-Vincens  commença 
la  fortune  artistique  de  la  ville  d’Aix. 

Aujourd’hui  cette  fortune  est  considérable.  En  ce 
musée  que  certaines  capitales  pourraient  envier, 
toutes  les  écoles  de  peinture  sont  représentées  avec 
éclat.  Les  maîtres  flamands,  hollandais,  italiens,  es- 
pagnols y triomphent  avec  des  chefs-d’œuvre;  quant  à 
l’école  française,  il  me  suffira  de  dire  que  la  ville 
d’Aix  possède,  sans  parler  d’un  Ingres  déjà  fameux, 
des  Largillière,  des  Rigaud  et  des  Latour,  dont  le 
Louvre,  à bon  droit  pourrait  être  jaloux. 

Ce  beau  musée,  qui  forme  avec  la  bibliothèque  Mé- 
janes  la  parure  intellectuelle  et  artistique  de  la  cité, 
porte  le  nom  d'un  peintre  illustre,  aixois  d’origine, 
Granet.  Ce  baptême  n’est  qu’un  acte  de  reconnais- 
sance : en  effet,  par  son  testament  en  date  du  16  no- 
vembre 1849,  Granet,  qui  reste  avec  Loubon  et  Cons- 
tantin, l’un  des  plus  grands  maîtres  de  la  pléiade 
provençale,  laissait  à sa  ville  natale  la  propriété  de 
toutes  ses  œuvres  et  une  somme  de  30  000  francs.  La 
ville  d’Aix,  par  une  délibération  solennelle,  perpétuait 
le  souvenir  de  son  glorieux  enfant  en  donnant  son 
nom  au  monument  qui  conserve  tant  de  chefs- 
d’œuvre. 

Avec  un  musée  comme  celui-là,  où  les  jeunes  ar- 
tistes ont  sous  les  yeux  l’immortelle  leçon  des  toiles 
et  des  marbres;  avec  sa  bibliothèque  incomparable 
où  l’étudiant  le  plus  pauvre  trouve,  sans  frais,  de  quoi 
remplir  sa  mémoire  et  son  esprit,  la  ville  d’Aix  peut 
.rire  des  plaisanteries  jalouses  : elle  n’a  pas  dégénéré 
et  son  surnom  « d’Athènes  du  Midi  » est  justifié  tou- 
jours. 

Évidemment  elle  n’a  pas,  comme  Marseille,  un  palais 
de  majestueuse  architecture;  elle  na  pas  Long- 
champs,  autour  duquel  d’ailleurs,  après  quarante  ans, 
les  avocats  se  querellent  ; mais  pour  être  d’aspect  plus 
modeste  et  blotti  à l’abri  d’un  clocher  paroissial,  son 
musée  est  autrement  riche  et  intéressant. 

Longchamps  honore  la  maçonnerie  marseillaise;  le 
musée  Granet  fait  honneur  à l’art. 

Ch.  FORMENTIN. 


RECETTES  ET  COJNSEIUS 


LES  TACHES  D’ENCRE 

— Pour  enlever  les  taches  d’encre,  prenez  du  bon  lait 
naturel  qui  n’ait  pas  bouilli.  Trempez-y  la  partie  de  votre 
étoffe  qui  aura  été  tachée,  et  frottez-la  avec  le  bout  des 
doigts  en  la  maintenant  dans  le  lait.  Si,  après  avoir  ainsi 
frotté  pendant  un  bon  moment,  il  arrive  que  des  taches 
faites  d'ancienne  date  n’aient  pas  disparu,  rincez  soigneu- 
sement pour  enlever  tout  le  lait.  Mettez  ensuite  sur  la 
tache  du  sel  d’oseille  réduit  en  poudre  et  faites-le  fondre 
avec  de  la  salive;  puis,  aussitôt  après,  vous  rincez  de 
nouveau  à l’eau  fraîche. 


Ses  jouets  sont  vite  oubliés  quand  il  a 
sa  Phosphatine  Falières. 

* 

* * 

Si  vous  voulez  conserver  vos  dents  et  les  préserver  de 
la  carie,  usez  de  Y Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique  qui 
parfume  la  bouche. 

Pour  les  soins  du  corps,  essayez  de  YEucalypta,  eau  de 
toilette  antiseptique  à l’Eucalyptus,  et  vous  n’en  voudrez 
plus  d’autre. 

L’Eau  de  Suez  et  l'Eucalypta  sont  les  produits  préférés 
du  monde  élégant. 


JEUX  ET  jFUVrUSEJVIEJ'iTS 


Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  15  septembre  1900. 

Soit  x le  nombre  de  billets  émis  ; 

Le  prix  de  la  montre  égale  x fois  1 fr.  10  moins  57  francs. 

3 x x 

Ce  prix  est  aussi  égal  à — fois  1 fr.  50  — — 

On  a donc.  : 

3 x x x 

x X 1 fr.  10  — 57  fr.  = — X 1 fr.  50  — — = — 

456 

x X 8,8  — 5 x — 57  X 8 d’où  x = 77-g  = 120 

Il  y avait  donc  120  billets,  et  la  montre  valait 
1,10  X 120  — 57  ou  132  — 57  = 75  francs. 

Ont  résolu  le  problème  : Société  des  commerçants  de 
Lugano  ; MM.  Georges  et  Leny  Bornhaupt,  à Bruxelles  ; 
Fabry,  à Limoges  ; Mlles  André,  à Toulon  ; Louis  Vianey,  à 
Pontarlier;  Mlla  Jeanne  Hoen,  à Paris  ; Mme  Denise  Gui- 
guet.  et  Henri  Gautier,  à Courthezon;  Yincenot,  à Lille; 
Andrieux  el  Marot,  à Bordeaux;  M"°  Jeanne  Teissier,  à 
Marseille  ;Minard,  à Carcassonne  ; Barthélémy, à Périgueux; 
Garcin,  à Montauban.  Un  groupe  de  collégiens,  à Valence; 
Ch.  Tissot,  à Genève;  Jacquin,  à Nice;  Chermizet-Houzé, 
à Malines  ; Ernest  Berthe,  à Jonchéry-sur-Vesle. 

PROBLÈME 

Un  nombre  de  six  chiffres  commence  à gauche  par  un  1. 
Si  l’on  transporte  ce  chiffre  de  . gauche  à droite,  le  nom- 
bre obtenu  est  juste  le  triple  du  nombre  primitif.  Quel  est 
ce  dernier? 


Le  Gérant  : Ch.  Gu  ion. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouant.  — 39885. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


609 


VENDANGEUSE 


Vendangeuse,  par  Édouard  Sain.  — Gravure  de  Crosbie. 


l‘>  Octobre  1900. 


20 


610 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


AU  MUSÉE  ARCHÉOLOGIQUE  DE  FLORENCE 


UN  VASE  GREC  BRISÉ 


Le  musée  archéologique  de  Florence  possède 
une  grande  amphore  célèbre  parmi  les  vases 
grecs  et  citée  dans  les  traités  d’archéologie. 

Au  mois  de  septembre  dernier,  un  gardien, 
rendu  furieux  par  quelques  observations  de  son 
chef,  se  mit  à briser  plusieurs  objets. 

La  fatalité  voulut  qu’il  s’en  prît  au  Vase  Fran- 
çois, le  plus  important  des  vases  grecs  du  musée, 
pièce  hors  ligne  et  même  unique. 

Le  vase  jeté  à terre  fut  piétiné  par  les  person- 
nes qui  intervinrent  pour  s’emparer  du  forcené; 
les  moindres  débris  ont  été  recueillis  et  peut-être 
pourra-t-on  reconstituer  la  pièce. 

En  18-15,  le  graveur  François  trouva,  près  de 
Chiusi,  un  vase  brisé  dont  il  manquait  quelques 
fragments;  l’objet  fut  reconstitué,  acheté  par  le 
grand-duc  de  Toscane,  Léopold  II,  et  donné  au 
musée. 

Il  prit  le  nom  de  vase  François  qu’il  a gardé. 

C’est  une  grande  amphore  à peintures  noires. 

La  panse  divisée  par  sections,  le  col  et  le  pied 
représentent  : 

- — La  chasse  du  sanglier  Calidon, 

- Les  noces  de  Pelée  et  de  Tbétis  dont  les 
personnages  occupent  sept  chars, 

- La  bataille  des  Centaures  et  des  Lapithes. 

- — Achille  poursuivant  Troïlos, 

— Les  funérailles  de  Palrocle, 

— Thésée  et  Ariadne, 

Et  diverses  autres  scènes  mythologiques  ; des 
ligures  d’animaux,  des  ornements. 

Notre  reproduction  donne  une  idée  suffisante 
de  l’objet. 

Les  savants  ont  le  vase  en  haute  estime  à cause, 
de  la  richesse  du  décor  et  de  la  pureté  du  style  ; 
ils  estiment  qu’il  est  du  vi°  siècle  avant  Jésus- 
Christ. 

Ce  qui  le  rend  particulièrement  rare,  ce  sont 
les  deux  noms  d'artistes  qu’il  porte  : 

Ergotimos  — Klitias. 

Il  paraît  que  ces  noms  ne  se  trouvent  avec  cer- 
titude sur  aucun  autre  vase  grec. 

-X- 

■X-  * 

11  convient  maintenant  d’entrer  dans  quelques 
détails  sur  le  musée. 

Les  musées  d’Etat  de  l’Italie  peuvent,  pour  leur 
organisation,  être  donnés  comme  des  modèles  à 
suivre;  ils  sont  plus  nombreux  et  plus  anciens 
qu’en  aucun  autre  pays,  et  l’administration  a pour 
elle  la  compétence  que  donnent  une  longue  pra- 
tique et  la  science  acquise. 

Le  musée  archéologique  de  Florence  est  moins 


visité  que  les  autres  musées  de  la  cité.  Les  étran- 
gers, généralement  pressés,  s’en  tiennent  à la 
peinture  et  à la  sculpture.  Il  ne  faut  pas  le  con- 
fondre avec  le  musée  national  installé,  au  Bar- 
gello,  qui  a un  autre  caractère. 

Les  collections  archéologiques  sont  via  délia 
Colonna,  dansun  palais  sans  apparence  extérieure, 
qui  n’a  pas  été  construit  à cet  effet.  On  le  nomme 
la  Crocetta  parce  qu’il  a été  élevé  sur  les  terrains 
d’un  ancien  couvent  dont  les  religieuses  portaient 
une  petite  croix  sur  l’habit.  Le  musée  contient 
des  collections  d’antiquités  égyptiennes,  dont  on 
trouve  l’équivalent  ailleurs,  et  des  collections 
étrusques  sans  rivales. 

Elles  ont  été  commencées  vers  1780  par  le 
grand-duc  Pierre-Léopold,  de  la  maison  de  Lor- 
raine, qui,  en  ce  qui  concerne  les  arts,  a continué 
les  traditions  de  ses  prédécesseurs  de  la  famille 
des  Médicis. 

11  faut  remarquer  qu’on  a mis  dans  les  collec- 
tions étrusques  non  pas  seulement  les  objets  vé- 
ritablement d’origine  étrusque  mais  tous  ceux 
qu’on  a trouvés  dans  les  tombes  ou  les  terres 
étrusques  des  pays  toscans. 

La  civilisation  et  les  arts  des  anciens  Etrusques 
laissent  encore  beaucoup  de  problèmes  à résou- 
dre; quelques  mots  de  leur  langage  et  quelques 
signes  de  leur  écriture  ont  seulement  pu  être 
traduits  — et  encore  sans  certitude  absolue.  Il  est 
cependant  évident  qu’il  y a eu  dans  les  pays 
étrusques  des  importations  d’objets  d’art  grecs; 
le  vase  François  en  est  un  témoignage  entre 
beaucoup  d’autres. 

La  Chimère  du  Musée,  que  nous  reproduisons, 
est  en  bronze,  d’une  matière  et  d’une  fonte  par- 
faites; elle  a été  trouvée  en  1554  dans  les  envi- 
rons d’Arezzo  ; la  queue  a été  restaurée  par  Ben- 
venuto  Cellini,  dit-on;  sur  une  jambe,  la  bête  a 
une  inscription  qui  a été  très  diversement  inter- 
prétée par  les  archéologues.  On  pense  qu’elle  est 
du  me  siècle  avant  Jésus-Christ  et  si  générale- 
ment on  la  croit  d’origine  grecque,  d’autres  esti- 
ment qu’elle  est  l’œuvre  des  Etrusques  réputés 
pour  leur  habileté  dans  le  travail  du  bronze. 

Les  anciens  musées  italiens  ne  se  sont  pas 
formés  uniquement  par  des  achats  et  des  dons; 
il  y a eu  souvent,  dans  le  désir  de  les  pourvoir, 
des  actes  arbitraires  : confiscations,  atteintes  au 
droit  de  propriété,  mesures  légales  peut-être 
trop  radicales  par  moments,  mais  fort  excusables 
en  raison  du  but  à atteindre. 

Le  premier  fonds  du  musée  archéologique  de 
Florence  provient  d’achats  de  collections  créées 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


611 


par  des  particuliers,  puis  le  gouvernement 
décida  la  réunion  à Florence  de  tous  les  objets 
produits  par  les  fouillés  opérées  sur  les  territoi- 
res étrusques  faisant  partie  de  la  Toscane. 

Que  n’a-t-on  pris  une  pareille  mesure  en 
Algérie,  aussitôt  après  la  conquête? 

Le  musée  d’Alger  serait  aujourd’hui  des  plus 
importants  et  on  n’aurait  pas  à regretter  la  dis- 
persion des  antiquités  dans*  les  établissements 
militaires  et  ci- 
vils de  toute 
l’Algérie,  sans 
profit  réel  pour 
l’art  etl’archéo- 
logie. 

Les  collec- 
tions étrusques 
de  Florence 
prirent  dès  lors 
un  développe- 
ment considé- 
rable ; elles 
s’agrandissent 
d’année  en  an- 
née et  consli- 
! uent  le  musée 
de  ce  genre  le 
plus  complet 
qui  existe. 

Nous  ne  pou- 
vons ici  en  don- 
ner la  descrip- 
tion, ni  même 
signaler  les 
pièces  les  plus 
remarquables  ; 
il  faut  cepen 
dant  indiquer 
l’excellente 
méthode  de 
classement  (pii 
a été  adoptée. 

Indépendamment  des  grandes  séries  des  vases, 
de  sarcophages,  d’armes,  de  bronzes,  où  chaque 
objet  est  pourvu  d’une  étiquette  explicative,  on 
a réuni  dans  des  salles  spéciales  les  résultats 
des  fouilles  récentes. 

Il  y a,  par  exemple,  les  salles  : 

[ffiVetulonia,  — Talamone,  — Clusium,  — Visen- 
lia,  — Falerii,  — Cortona,  — Volsinii,  — Vulci, 
— Tarquinii,  etc.,  etc. 

Là  se  trouvent  groupés  ensemble  les  objets 
provenant  de  chaque  localité  : tombeaux  avec  les 
squelettes,  ustensiles  de  ménage,  armes,  mon- 
naies, ameublements,  bijoux,  etc. 

Cette  ingénieuse  disposition  facilite  singuliè- 
rement les  études. 

Dans  le  même  palais  de  la  Crocefta,  à l’étage 
supérieur,  on  visite  b1  musée  des  tapisseries,  le 
seul  musée  de  ce  genre  de  l’Europe,  car  on  ne 
peut  vraiment  donner  ce  nom  à la  collection 


de  ila  manufacture  des  Gobelins,  intéressante 
mais  trop  peu  fournie. 

Évidemment  les  tapisseries  ne  sont  pas  à la 
Crocetta  comme  dans  un  local  qui  aurait  été 
construit  ou  même  aménagé  spécialement  pour 
les  recevoir;  elles  occupent  un  appartement 
composé  d’une  quinzaine  de  salles  et  de  galeries 
et  reçoivent  le  jour  tant  bien  que  mal;  mais 
enfin,  on  les  voit,  c’est  déjà  quelque  chose,  tan- 
dis qu'à  Paris 
on  n’a  pas  en- 
core pu  se  dé- 
cider à mettre 
en  permanence 
sous  les  yeux 
du  public  les 
séries  conser- 
vées dans  les 
magasins. 

La  collection 
est  en  majeure 
partie  formée 
par  les  tapisse- 
ries de  la  ma- 
nufacture mé" 
dicéenne  qui  a 
travaillé  de 
1546  à 1744, 
mais  elle  ren- 
ferme aussi  de 
très  importan- 
tes suites  de  la 
plus  belle  épo- 
que des  Flan- 
dres et  des  Go- 
belins. 

Je  n’ai  pas 
besoin  de  dire 
que  l’entrée  du 
musée  archéo- 
logique est 
payante,  com- 
me celle  de  tous  les  musées  et  galeries  de  l’État 
et  des  principaux  musées  civiques,  c’est-à-dire 
municipaux. 

Les  dimanches  sont  gratuits  et  l’administra- 
tion délivre  avec  générosité  des  cartes  d’étude 
permanentes  et  gratuites.  Les  élèves,  sous  la  con- 
duite de  leurs  professeurs,  ont  libre  accès. 

Une  expérience  déjà  longue  a prouvé  que  le 
système  était  un  bienfait  réel  et  parfaitement 
compatible  avec  un  pays  démocratique. 

La  recette  — et  c’est  là  une  observation  à 
noter  — ne  peut  en  aucune  façon  être  affectée 
au  personnel;  indépendamment  des  crédits 
annuels  votés  à cet  effet,  elle  est  destinée  exclu- 
sivement à la  réfection  du  matériel  et  aux  acqui- 
sitions. 

C’est  ainsi  que  la  galerie  des  Offices  de  Flo- 
rence; a pu  récemment  acquérir,  sans  demander 
aucun  crédit  au  Parlement,  l’importante  collcc- 


Le  Vase  François. 


612 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


tion  de  l’hôpital  Santa  Maria  Nuova  que  presque 
personne  ne  visitait. 

Il  y a là  des  pièces  de  premier  ordre  que  les 
principaux  musées  de  l’Europe  ont  longtemps 
convoitées,  sans  réfléchir  que  les  œuvres  d’art 


à l’hôpital  495000  francs  à régler  par  annuités. 

Sans  la  taxe  des  musées,  elle  serait  restée  relé- 
guée à l’hôpital,  sans  profit  pour  l’établissement 
et  pour  l’art. 

Je  reviendrai  peut-être  un  jour,  dans  le  Maga- 


La  Chimère. 


appartenant  à des  entités  morales  civiles  et  reli- 
gieuses ne  peuvent  être  aliénées  qu’en  vertu 
d’une  loi. 

La  collection  de  Santa  Maria  Nuova  a été  payée 


sin  Pittoresque , sur  cette  intéressante  question 
des  musées  italiens,  car  elle  est  fort  mal  connue 
en  France. 

(Florence,  octobre.)  GERSPACII. 


LEjg  jSAVETIERS  UE  DORMAIjSON 

UNE  INDUSTRIE  DISPARUE 


Où  cela,  Lormaison?  Qui  a jamais  ouï  parler  de 
Lormaison? 

C’est  un  village,  plus  que  modeste,  de  l’arron- 
dissement, de  Beauvais,  dans  l’Oise.  Les  plus  ré- 
cents dictionnaires  des  communes  lui  attribuent 
trois  cent  cinquante  habitants  à peine.  Lormaison, 
jadis,  s’enorgueillissait  d’un  château  fort  dont  il 
ne  subsiste  plus  aujourd’hui  que  quelques  ruines, 
La  Noue,  capitaine  protestant,  Payant  détruit  en 
1591,  parce  qu’il  servait  de  refuge  aux  ligueurs. 

Jadis  aussi,  — et  ceci  est  d’un  plus  vif  intérêt, 
— la  population  de  Lormaison  exerçait  un  genre 
d’industrie  dont  on  ne  rencontre  sans  doute  aucun 
autre  exemple  en  France.  Presque  tous  les  habi- 


tants de  ce  village,  il  y a un  peu  plus  d’un  demi- 
siècle,  étaient  savetiers.  C’est  aux  environs  de 
1835  que  florissait,  à Lormaison,  cette  industrie 
de  la  transformation  des  vieux  souliers.  La  com- 
mune comptait  à cette  époque  cent  douze  mé- 
nages, dont  soixante-cinq  de  savetiers. 

Il  eût  été  surprenant  que  le  Magasin  Pitto- 
resque, où  l’on  trouve  tout,  et  qui  est  une  mer- 
veilleuse encyclopédie,  ne  parlât  pas  des  cordon- 
niers de  Lormaison.  Il  en  parle,  en  effet,  dans  un 
des  premiers  volumes,  mais  avec  une  concision 
telle  que  nos  lecteurs  nous  sauront  peut-être  gré 
de  leur  fournir  de  plus  amples  détails.  Le  sup- 
plément d’information  que  l’on  trouvera  ici,  nous. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


613 


•en  sommes  en  grande  partie  redevables  à l’obli- 
geance de  l’instituteur  actuel  de  Lormaison. 

* 

-X-  * 

Vers  1835  donc,  les  habitants  d’une  commune 
de  la  Somme,  Saint-Saulieu,  apportaient  chaque 
mois  dans  un  village  voisin  de  Lormaison,  à la 
Villeneuve-le-Roy,  une  grande  quantité  de  vieilles 
chaussures  de  cuir  qu'ils  récoltaient  de  tous 
côtés.  Ils  allaient  les  chercher,  en  d’immenses 
charrettes,  non  seulement  dans  la  Somme  et  les 
départements  limitrophes,  mais  très  loin,  en 
Normandie  et  jusqu’au  fond  de  la  Bretagne.  Contre 
les  chaussures  de  rebut  des  paysans,  ils  échan- 
geaient les  poteries  de  Savignies,  près  Beauvais, 
ces  poteries  vernissées,  élogieusement  citées  par 
Rabelais  et  par  Bernard  de  Palissy. 

La  Villeneuve-le-Roy  était  en  quelque  sorte  le 
lieu  de  rendez-vous  des  savates  de  France.  Les 
gens  de  Saint-Saulieu,  au  retour  de  leurs  péré- 
grinations, installaient  la  récolle  chez  un  mar- 
chand de  vins  de  la  Villeneuve.  C’est  là  que  les 
maîtres  savetiers  de  Lormaison  la  venaien!  ache- 
ter, au  prix  moyen  de  25  à 30  francs  les  cent 
chaussures.  Le  soir  du  marché,  un  joyeux  diner 
et  une  énorme  beuverie  clôturaient  les  affaires 
de  la  journée. 

Quelques  savetiers,  les  plus  malins  sans  doute, 
s’approvisionnaient  directement  à Paris.  Ils 
allaient  acheter  au  Temple,  outre  les  vieux  sou- 
liers, les  bâches  de  cuir  hors  d’usage  des  dili- 
gences, qui  leur  étaient  vendues  à vil  prix. 

-X- 

-X-  -X- 

Avec  les  matières  premières  ainsi  rassemblées, 
presque  tout  Lormaison  se  mettait  à l’œuvre.  On 
prenait  les  dessus  des  souliers  éculés,  on  décou- 
pait les  cuirs  racornis  par  l’âge,  et  l’on  montait 
de  solides  galoches  avec  semelles  de  bois. 

Ce  travail  se  faisait  principalement  l’hiver,  au 
jour  triste  ou  à la  lumière  pâle  et  fumeuse  de 
mauvais  quinquets. 

Venue  la  bonne  saison,  dès  les  premières  so- 
leillées  de  mars,  on  allait  par  bandes  aux  marchés 
de  Beauvais,  Pontoise,  Luzarches,  Beaumont-sur- 
Oise,  Louvres  près  de  Paris,  écouler  les  produits 
des  ravaudages,  des  rafistolages,  des  rapetas- 
sages, des  ripa  tonnages . 

L’homme  ou  la  femme  (mais  surtout  la  femme) 
grimpait  sur  un  cheval  au  harnachement  bizarre. 
Sur  le  dos  de  la  bête,  plus  haridelle  que  fringant 
coursier,  on  le  devine,  une  torche,  sorte  de  selle 
rembourrée,  longue  de  I mètre  environ,  plus 
étroite  à l’avant  qu’à  l’arrière.  Un  installait  au- 
dessus  un  bâtis  en  bois  auquel  on  accrochait  les 
paniers  remplis  de  galoches.  Les  chaussures 
ainsi  fabriquées  étaient  vendues  de  1 fr.  25  à 
3 francs  et  même  3 fr.  50  la  paire,  selon  qu’il 
s’agissait  de  chaussures  « à bas  quartiers  » pour 
les  dames,  ou  do  chaussures  montantes. 

Le  nombre  des  patrons  était,  eri  1835,  de  sept 


ou  huit.  Celui  des  ouvriers  dépassait  deux  cents; 
ils  étaient  payés  à façon,  à raison  de  25  centimes 
la  paire  de  galoches.  Un  ouvrier  en  pouvait  fabri- 
quer jusqu’à  neuf  paires  dans  sa  journée. 

Depuis  le  milieu  du  siècle,  cette  industrie  a 
Continuellement  baissé,  avec  la  transformation 
des  conditions  économiques  et  sociales.  En  1858, 
seulement  trente-sept  électeurs  de  Lormaison 
étaient  encore  savetiers. 

Le  cheval  si  singulièrement  et  pittoresque- 
ment harnaché  a disparu  ; la  voiture  l’a  remplacé. 
Une  industrie  nouvelle,  la  fabrication  des  boutons 
de  nacre,  a presque  aboli  le  rapetassage  des  sou- 
liers éculés.  Il  ne  reste  plus  guère  aujourd’hui 
que  deux  ou  trois  des  descendants  des  vieux  sa- 
vetiers pour  continuer  quelque  peu  le  métier  de 
leurs  aïeux.  Les  habitants  de  Saint-Saulieu  ont 
cessé  devenir  apporter  chez  le  marchand  devins 
de  la  Villeneuve-le-Roy  les  chaussures  hors  d’usage 
des  paysans  bretons  et  normands.  Et  les  rares 
Lormaisonnais  qui  daignent  encore  fabriquer  des 
galoches  n’emploient  plus,  comme  matière  pre- 
mière, que  les  hottes  hors  d’usage  des  égoutiers 
de.  Paris! 

Ernest  BEAUGUITTE. 

LES  BOUQUEJS  DES  fAUVF^ES 

Les  petites  filles  des  rues 
Qui  vivent  en  vendant  des  fleurs 
Me  sont  bien  souvent  apparues 
Comme  un  symbole  de  douleurs. 

Dans  leur  pauvreté  poétique. 

Ces  messagères  du  printemps 
Drapent  d’un  haillon  fantastique 
Leurs  maigres  membres  grelottants. 

Et  leurs  petites  mains  frileuses 
Composent  pourtant  les  bouquets 
Dont  se  parent  nos  amoureuses 
Pour  les  bals  légers  et  coquets. 

Petites  filles  inquiètes 
Qui  mourez  de  faim  et  de  froid 
En  vendant  des  fleurs  pour  nos  fêtes, 
N’êtes-vous  pas  mes  sœurs  à moi  ? 

Pendant  que  j’écris  pour  ma  dame 
De  fins  sonnets  capricieux, 

Un  autre  possède  son  âme, 

Et  baise,  en  riant,  ses  beaux  yeux. 

Mais  elle,  dure  autant  que  belle, 

Lit  mes  sonnets  et  prend  vos  fleurs 
Sans  plus  soupçonner  que  pour  elle 
Nous  avons  tant  versé  de  pleurs, 

Et  que,  durant  les  nuits  sans  lune. 

Nous  avons  le  désir,  souvent, 

D’aller  noyer  notre  infortune 
Dans  le  fleuve  immense  et  mouvant. 

Ce  qui  n’empêche  pas,  pauvrettes, 

Qu’on  nous  verra  demain  matin, 

En  dépit  des  douleurs  secrètes, 

Reprendre  l’ouvrage  incertain; 

Et  pour  la  foule  ingrate  et  vile, 

Et  pour  la  dame  aux  yeux  pervers 
Composer  d’une  main  habile 
Vous,  vos  bouquets,  et  moi  mes  vers. 

Paul  BOURGET. 


614 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


CfiftîRE  il  PHÊCHEÎ?  ÛAflS  Ii’ÉGlilSE  DE  LANTHES  (Côte-d’Or) 


En  traversant  le  bois  royal,  près  de  Seurre,  puis 
un  petit  hameau,  je  rencontrai  l’église  de  Lanthes, 
édifiée,  dit-on,  sur 
remplacement  d’un 
ancien  temple  dédié 
à Latone. 

Latone,  dit  la  Fable, 
fuyant  les  persécu- 
tions de  Junon,  passa 
au  bord  d’un  marais 
où  travaillaient  des 
paysans,  leur  deman- 
da pour  se  rafraîchir 
un  pou  d’eau  qu’ils  lui 
refusèrent.  Pour  les 
punir,  Latone  les  mé- 
tamorphosa en  gre- 
nouilles. Lanthes, 
avec  sa  mare  est  bien 
une  grenouillère.  Non 
loin  de  là,  Losne,  qui 
dépend  de  Saint- 
Jean  - de  - Losne, 
doit  son  nom  à 
Latone  et,  parmi 
les  temples  éle- 
vés à son  culte 
dans  les  Gaules, 
celui  de  Losne  est 
le  plus  en  renom. 

L’église  de  Lan- 
thes, « un  édicule 
de  peu  d intérêt, 
du  xvie  siècle  » 

( Répertoire  ar- 
chéologique. - — 

Commission  des  an- 
tiquités de  la  Côte- 
d'Or,  p.  266)  de- 
mande pourtant 
une  remarque  : 
cinq  pout  res  trans- 
versales, fermes 
ou  entraits,  telles 
qu’on  en  retrouve 
en  certaines  égli- 
ses gothiques  de 
comble  apparent. 

Ces  entraits  sont 
engoulés  aux  extré- 
mités scellées  aux  murs  par  des 
motifs  de  sculpture  : têtes  d’ani- 
maux fantastiques,  ou  décorés  de 
feuillages,  chardons,  pampres,  rai- 
sins attaqués  par  des  escargots, 
chêne  chargé  de  glands,  branchages  et  pommes 
de  pin,  et,  ce  qu’il  importe  de  remarquer,  deux 


testards  ou  chabots  (petit  poisson  d’eau  douce, 
excellent  malgré  son  aspect  visqueux  et  sa  tête 

disproportionnée). 

A signaler  dans  cette 
église  des  fonts  bap- 
tismaux anciens,  cuve 
circulaire  décorée  de 
quatre  têtes  grossiè- 
rement sculptées. 

Je  ne  m’attendais 
pas  à rencontrer  dans 
cette  petite  église  la 
chaire  à prêcher  qui 
fait  le  principal  objet 
de  cet  article. 

JeTai  dessinée  aussi 
exactement  que  pos- 
sible, et  l’habile  gra- 
veur du  Magasin  Pitto- 
resque la  reproduit  ici. 
C o m ment  c e 1 1 e 
chaire,  digne 
d’une  grande 
église,  s e- 
trouve-t-elle 
dans  une  pa- 
roisse q u i 
comptait  six 
feux  en  1490 
et  actuelle- 
x.  ment  deux 
cent  vingt- 
\ quatre  habi- 
tants ? 

.,  J’ai  signalé 
les  chabots, 
représentés 
sur  les  pou- 
tres. Les  Cha- 
bot de  Char- 
ny,  posses- 
seurs du  châ- 
teau de  Pa- 
gny,  et  de  la 
merveilleuse 
chapelle  qui 
y existe  en- 
core et  qui  a 
été  décrite  et 
illustrée, ont 
ils  contribué 
à la  construc- 
tion de  cetle 
église  ? Celle 
chaire  pro- 
Pagny?  Ques- 
preuves  je  ne 


La  Chaire  de  Lanthes.  (Dessin  de  l’auteur.) 

viendrait-elle  de  la  chapelle  de 
lions  que  faute  d’archives  et  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


613 


saurais  résoudre.  La  chaire  est  là,  c’est  l’essen- 
tiel. 

Il  serait  oiseux  d’en  faire  la  description,  car  la 
gravure  en  donne  minutieusement  les  détails. 

C’est  du  bon  Louis  XYI,  un  peu  sec,  mais  bien 
composé.  La  frise  de  la  main  courante  est  d’un 
joli  dessin  et  le  vase  du  panneau  central  fort  élé- 
gant. Les  arabesques,  l’ornementation  du  tore, 
du  fond  de  cuve,  sont  les  arabesques,  les  mou- 


lures et  l’ornementation  de  beaucoup  de  chaires 
à prêcher. 

Un  escalier,  non  contourné,  donne  accès  à la 
chaire;  il  est  décoré  et  du  même  style. 

En  somme,  la  chaire  de  Lanthes  méritait  d’être 
signalée  aux  amateurs  des  vieuxmeubles  religieux 
qu’on  trouve  rarement  dans  un  pareil  état  de  con- 
servation. 

E.  SERRIGNY. 


A U LONG  DU  LOIR 


On  vante  les  fleuves  de  France  avec  juste  rai- 
son : mais  qui  ne  se  plaît  à chanter  la  grâce  de 
ses  jolies  rivières?  Le  Loir  est  assurément,  parmi 
les  plus  aimables,  une  des  plus  capricieuses,  et 
les  vallées  qu’il  baigne  de  Vendôme  à Château- 
du-Loir,  pleines  de  souvenirs  historiques,  sont 
d’un  attrait  charmant  autant  pour  les 
yeux  du  paysagiste  que  pour  ceux 
de  l’archéologue. 

Les  lecteurs  du  Magasin  Pittores- 
que connaissent 
déjà  la  merveille 
d’une  de  ces  val- 
lées, les  ruines  de 
Lavardin  ; nous  leur 
demanderons  de  se 
plaire  avec  nous 
aujourd’hui  à de 
moindres  vestiges 
et,  en  suivant  les 
méandres  du  Loir, 
de  nous  accompa- 
gner à,  la  Bonaven- 
ture  et  à Trôo. 

À 1 1 kilomètres 
de  Vendôme,  à un  coude  brusque  de  la  rivière, 
et  sortant  en  partie  d’une  colline  de  pierre  ex- 
ploitée, s’essaime  en  maisons  basses  et  gaies  le 
bourg  du  Gué-du-Loir.  Oasis  de  fraîcheur,  le  bi- 
cycliste photographe  s’y  arrête  volontiers,  séduit 
par  le  spectacle  de  la  «coulée  »,  de  saules  et  de 
peupliers  plantée. 

Le  Gué-du-Loir,  c’est  le  véritable  village  d’opé- 
ra-comique auquel  il  ne  manque  même  point 
l’arrêt  de  la  voiture  publique  à la  porte  de  l'au- 
berge où  apparaît,  au  premier  bruit  des  roues, 
l’hôtesse  active.  Simple  étape  de  la  route,  il  est 
animé  du  clapotage  de  son  moulin  aujourd’hui 
usinier,  naguères  mouleur  de  grains.  Et  c’est  près 
de  ce  moulin  que  nous  découvrons  la  Bonaven- 
ture. 

A ce  mot  toutes  les  mémoires  d’enfant  chan- 
tonnent : 

Je  suis  un  enfant  gâté. 

De  jolie  figure  ; 


J’aime  bien  les  p’iits  pâtés 
Et  les  confitures... 

Si  vous  voulez  m’en  donner, 

Je  saurai  bien  les  manger! 

La  Bonaventure,  ô gué, 

La  Bonaventure! 

Et  tous  les  collé- 
giens évoquent  le 
couplet  d’Alceste 
dans  le  Misanthrope 
de  Molière. 

C’est  en  effet,  de 
cette  métairie,  jadis 
châtelôt  et  maison 
des  champs,  que  se 
sont  envolés  ces 
deux  couplets  célè 
bres.  En  un  pareil 
lieu  la  poésie  enfan- 
line  et  la  lyre 
amoureuse  pou- 
vaient marier  leurs 
chants  et  leurs 
sons,  même  avec 
une  faute  d’ortho- 
graphe au  refrain  consacré  par  l’usage,  car  : 

J’aime  mieux  ma  mie,  6 gué 

est  un  non-sens,  et  c’est  au  gué  qu’il  convien- 
drait d’écrire,  ainsi  que  le  fait  Ronsard,  poète 
vendômois,  dans  ses  couplets. 

La  Bonaventure  est  une  terre  qui  paraît  être 
entrée  en  la  possession  des  Cordeliers  de  Ven- 
dôme vers  le  xiv0  siècle.  Suivant  l’abbé  Simon 
(. Hisl . de  Vendôme),  ces  moines  l’auraient  ainsi 
baptisée  en  mémoire  de  saint  Bonaventure  qui, 
en  allant  au  concile  de  Lyon,  où  il  mourut,  avait 
présidé  l’année  1274  leur  chapitre  provincial.  Et 
l’abbé  Simon  ajoute  qu’elle  leur  aurait  été  retirée 
en  1502,  par  le  cardinal  d’Amboise,  lors  de  la 
réforme  de  leur  ordre. 

Malheureusement  des  l il  res  retrouvés  détrui- 
sent cette  assert  ion  et  prouvent  que,  dès  1478,  elle 
appartenait  à un  chevalier  nommé  Thomas  Thac- 
quin.  El  la  chapelle  du  châtelôt  consacrée  à sainl 


616 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Bonaventure  a pu  suffire  à lui  donner  son  nom. 

Une  ordonnance  du  vingt-sixième  jour  de  juin 
1579,  avec  signature  autographe  du  roi  Henry  et 
grand  scel,  nous  montre  la  Bonaventure  passée 
aux  mains  de  Jean  de  Salmer  ou  Salmet  depuis 
plusieurs  générations  puisqu’elle  accorde  à ce 
seigneur  le  droit  de  construire  un  pont-levis  « en 
raison  des  services  que  ses  prédécesseurs,  sei- 
gneurs dudit  lieu,  ont  rendus  aux  feux  rois  et 
reine,  aïeux  du  roi  Henri  ». 

Une  autre  pièce  postérieure  nous  apprend 
qu'une  sauvegarde  fut  accordée  par  le  roi  Henri  111 


Cette  charte  fut  donnée  au  plus  fort  de  la  Ligue. 
Le  roi  chassé  en  quelque  sorte  de  sa  capitale  par 
la  haine  furieuse  du  parti  s’était  réfugié  à Tours 
où  il  avait  transporté  le  Parlement  et  la  Chambre 
des  comptes.  Le  grand  conseil  avait  été  établi  à 
Vendôme.  Le  théâtre  de  la  guerre  fut  du  coup 
reporté  lui  aussi  en  Touraine.  Mayenne  mar- 
cha contre  le  roi  par  Chartres  et  Châteaudun  et 
détacha  l’un  de  ses  lieutenants  pour  s’emparer 
de  Vendôme  et  du  Grand  Conseil.  On  sait  com- 
ment le  gouverneur  Maillé-Bénehart  livra  la  ville 
et  les  magistrats.  Ces  événements  se  passaient 


La  vallée 

à la  seigneurie  de  la  Bonaventure.  Par  la  pré- 
sente, il  était  interdit  « à tous  gens  de  guerre,  tant 
de  cheval  que  de  pied  à la  solde  et  au  service 
royal,  passant  ou  séjournant  dans  le  pays,  de  loger 
ou  de  permettre  loger  eux  leurs  trains  ou  bagages 
en  la  maison;  d’y  prendre,  fourrager  ni  emporter 
aucune  chose  sinon  en  payant  raisonnablement 
de  gré  à gré,  attendu  que  le  roi  prend  cette  mai- 
son en  sauvegarde  spéciale.  En  signe  de  quoi  il 
permet  au  seigneur  Charles  de  Musset,  seigneur 
propriétaire,  de  mettre  les  panonceaux  et  ar- 
moiries royales  aux  entrées  et  avenues  de  ladite 
maison,  à ce  qu’aucun  n'en  ignore  ». 

Comme  on  le  voit,  la  Bonaventure  était  à cette 
époque  passée  en  d’autres  mains.  La  famille  de 
Salmet  s’était  sans  doute  éteinte,  au  moins  dans 
sa  ligne  masculine  (car  il  existait  encore  une 
Marie  Salmet  en  1592), 


du  Loir. 

lin  avril.  C’est  dans  cet  intervalle  que  le  nouveau 
propriétaire  de  la  Bonaventure,  craignant  avec 
raison  l’invasion  des  gens  de  guerre  dans  son 
charmant  manoir,  se  rendit  en  toute  hâte  à Tours, 
et  par  la  faveur  des  plus  proches  officiers  du  roi 
obtint  cette  sauvegarde  qui  le  protégea. 

Mais  avant  ces  troubles  la  Bonaventure  était 
un  lieu  de  rendez-vous  fréquenté.  Jean  de  Salmet 
devait  être  un  aimable  luron,  grand  buveur  et 
compagnon  souriant.  Antoine  de  Bourbon,  duc 
de  Vendôme,  — que  son  mariage  avec  Jeanne 
d’Albret  lit  roi  de  Navarre,  - — était  spirituel, 
aimable  et  bon,  mais  léger  et  faible.  La  société 
des  jolies  femmes  et  des  viveurs  lui  plaisait  mieux 
que  les  hautes  salles  tranquilles  de  son  donjon 
de  Vendôme.  Aussi  venait-il  souvent  à la  Bona- 
venture  rejoindre  M.  de  Salmet,  qui  était  de  ses 
officiers. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


617 


Là,  chacun  donnait  librement  cours  à sa  verve 
et  improvisait  de  joyeuses  chansons.  En  sablant 
le  vin  de  Surin,  si  naïvement  travesti  en  vin  de 
Surènes  par  les  courtisans  qui  le  burent  sous 
Henri  IV  au  Louvre,  vin  récolté  tout  près  à Pré- 
patour,  Antoine  composait  le  couplet  immor- 
talisé par  Molière.  Cette  petite  cour  n’avait  d’ail- 
leurs pas  moins  de  goût  pour  les  arts  que  pour 
les  plaisirs  de  l’esprit;  et ‘Raphaël  de  Tailievis, 
médecin  du  duc  et  de  la  reine  Catherine  de  Mé- 
■dicis,  se  joignait  au  groupe,  en  voisin.  Alors  il 
élevait  le  charmant  portail  de  son  château  de  la 
Maizière,  et  Ronsard  à son  exemple  décorait  de 


portail  d’accès  à la  Ronaventure?  Sont-ce  les 
armoiries  royales  destinées  à sauvegarder  le  pro- 
priétaire des  gens  du  roi?  Il  est  à présent  malaisé 
de  le  dire.  De  la  Bonaventure,  ferme  aujourd’hui, 
il  ne  reste  plus  d’autre  insigne  du  vieux  temps 
que  trois  tourelles  au  toit  en  poivrière  et  une 
partie  des  bâtiments  totalement  désaffectés.  Dans 
le  mur  d’enceinte  le  ventre  des  tourelles  s’arron- 
dit de  place  en  place,  mais  presque  partout  il 
est  écroulé.  De  beaux  ombrages  emplissent  la 
cour  de  l'ombre  qui  fut  chère  à Alfred  de  Musset. 
Le  ruisseau  de  Mazangé  baigne  extérieurement 
la  maison  haute  où  des  vestiges  de  fenêtre  sol- 


Le  puits  qui  parle. 


devises  pleines  d’ingéniosités  et  ■d’emblèmes 
gracieux  le  manoir  de  la  Poissonnière  où  ses  an- 
cêtres et  lui  étaient  nés. 

Avec  les  de  Musset,  ce  sont  d’autres  souvenirs 
poétiques  qui  se  lèvent  en  nos  imaginations,  car 
la  Bonaventure  fit  partie  du  patrimoine  d’Alfred 
de  Musset. 

Originaire  du  duché  de  Bar,  la  famille  de  Mus- 
set s’établit  au  xve  siècle  à Blois  et  à Vendôme. 
Plusieurs  de  Musset  furent  lieutenants  généraux 
de  la  province  de  Blois  et  l’aïeule  paternelle  du 
poète  des  Nuits  fut  la  dernière  descendante  des 
du  Bellay. 

Selon  Y Armorial  de  France,  les  armes  de  cette 
famille  sont  d’azur  à l’épervier  d’or,  chaperonné, 
longé,  perché  de  gueules,  avec  cette  devise  : 
Courtoisie,  bonne  aventure  aux  preux.  {La  Cour- 
toisie était  une  autre  terre  patrimoniale.) 

Est-ce  ce  blason  qu’il  faut  voir  au-dessus  du 


licitent  encore  l’attention.  C’est  peu  de  chose  et 
c’est  assez  cependant  pour  attirer  le  voyageur  et 
le  ramener,  car  le  castel  n’est  évocateur  que 
d’idées  gaies.  On  y vient  pour  y faire  ripaille 
d’une  friture,  fraîche  tirée  de  l’eau,  arrosée  du  vin 
acidulé  des  vignes  nouvelles,  et  c’est  toujours  de 
la  jeunesse  qui  folâtre  en  ces  lieux  en  mémoire 
d’Antoine  de  Bourbon  et  du  poète  des  Nuits. 

En  route!  Nous  brûlons  de  l’éclat  de  nos  pé- 
dales le  chemin  des  Roches  aux  habitations 
troglodytes.  Nous  laissons  le  Loir  nous  quitter 
pour  nous  rejoindre  toujours.  Voici  Lavardin  et 
sa  tour,  Montoire  et  son  château  ruiné,  Saint- 
Quentin  où  les  Prussiens  eurent  une  Hère  peur 
d’être  cernés  en  1870,  et  devant  nous  se  rappro- 
chent, en  saillie  dans  la  vallée,  Trôo  et  ses  ter- 
rasses, sa  bulle  et  son' église  perchée  sur  la  col- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


618 


line.  Depuis  le  Loir  ce  ne  sont  que  rideaux  de 
peupliers  pareils  à des  lignes  de  travaux  avancés, 
-et  des  noyers  tachent  de  leur  masse  ombreuse 
les  maisons  de  pierres  enguirlandées. 

Nous  laissons  là  la  bicyclette.  Nous  suivons  un 
chemin  en  pente  raide  interdit  au  charroi;  le  che- 
min passe  sur  le  vide.  Nous  marchons  sur  les 
minces  voûtes  des  habitations  blanches  que  nous 
voyions  il  n’y  a qu’un  instant.  Par-ci,  par-là  s’ac- 
cusent les  contreforts  de  l’ancienne  place  forte  de 
Trôo,  si  longtemps  disputée  entre  Anglais  et  Fran- 
çais. 

Du  côté  de  la  plaine,  c’est  un  panorama  que 
chaque  minute  révèle  plus  délicat  dans  le  pou- 
droiement du  soleil.  Nous  contournons  une  cein- 
ture de  vieux  murs  de  défense  du  xne  siècle  et, 
par  un  raidillon,  nous  gagnons  le  bourg  supé- 
rieur. Accotées  aux  rochers,  ce  sont  les  élégantes 
maisons  de  la  collégiale  de  Trôo. 

Nous  voici  au  pied  de  la  plus  ancienne  enceinte 
de  la  ville  haute,  massif  de  maçonnerie  construit 
suivant  la  méthode  romaine  avec  flanquements, 
tours  et  courtines,  et  nous  pénétrons  dans  le  cas- 
trum. 

L’église  attire  aussitôt  l’attention.  Parmi  les 
gazons  qui  la  gagnent,  elle  a la  forme  d'une  croix 
latine  avec  clocher  sur  l’intertransept.  L’abside  a 
été  refaite  au  xive  siècle.  Les  transepts  portent 
des  appareils  de  plusieurs  époques  : la  nef  est  du 
pur  xiP.  Une  porte  et  d’énormes  arcs  ogivaux, 
sans  pieds-droits,  impliquent  une  construction 
antérieure.  Le  clocher,  qui  était  autrefois  couvert 
d’une  flèche  de  pierre  .détruite  par  la  foudre,  n’a 
qu’un  étage  avec  ouvertures  ogivales,  ébrasements 
garnis  de  colonnettes  et  de  cintres  en  tores.  La 
façade  est  du  xne  siècle. 

A l’intérieur  la  nef  a deux  travées  de  voûtes 
plantagenet parfaitement  capuliformes  et  nervées 
de  tores  élégants.  Un  grand  arc  ogival  carré  sépare 
ces  travées.  11  repose  sur  des  pilastres  en  forme 
de  demi-colonnes  engagées,  dont  les  chapiteaux 
sont  admirablement  travaillés.  L’un  d’eux  surtout 
est  un  véritable  chapiteau  corinthien,  moins, 
toutefois,  les  volutes  aux  cornes  des  tailloirs,  les 
caulicoles,  les  fleurs  des  tailloirs  et  les  petites 
volutes  <pii  s’y  raccordent.  Les  chapiteaux  de  l’in- 
tertransept paraissent  plus  anciens.  On  y voit 
plusieurs  sujets  symboliques  : Daniel  dans  la  fosse 
aux  lions,  le  Sagittaire  et  des  Colombes  buvant  à 
même  un  calice. 

Des  voûtes  en  bois  du  xive  ou  xv°,  avec  entraits 
emparents  remplacent  les  voûtes  primitives.  Le 
chœur  est  mieux  conservé  que  les  bras  de  croix, 
et  dans  le  sanctuaire  on  remarque  le  siège  du 
prieur  dans  un  enfoncement  carré,  garni  en  avant 
de  colonnettes  élancées  qui  soutiennent  un  galbe 
à découpures  ogivales,  surmontées  d’un  trois- 
feuilles  du  xive  siècle. 

Généralement  attribuée  à Geoffroy-Martel,  fils 
de  Foulques  Nerra,  la  collégiale  de  Saint-Martin 
de  Trôo  doit,  lui  être  antérieure  et  la  restauration 


paraît  plus  sûrement  nous  venir  de  Henri  11  d’An- 
gleterre. 

Au  xviic  siècle,  la  collégiale  de  Trôo  était  le 
centre  d’un  des  trois  doyennés  de  l’archidiaconé 
de  Château-du-Loir.  Elle  relevait  de  l’église  du 
Mans.  Quarante-cinq  paroisses  en  dépendaient. 

Devant  l’église,  des  sentiers  en  spirales  con- 
duisent à la  plate-forme  de  la  butte  qui  fut,  dit-on, 
baissée. 

La  vue  sur  la  vallée  est  admirable.  A travers  des 
rideaux  de  peupliers  et  les  massifs  d’arbres,  parmi 
les  champs  colorés  de  moissons  mûres  et  les 
prairies  verdoyantes  court  le  ruban  du  Loir,  nué 
d’argent  ou  d’acier  clair.  Un  moulin  l’arrête  de 
place  en  place,  et  le  bruit  des  eaux  retombantes 
monte  de  la  vallée  calme.  Au  lointain,  les  collines 
s’élèvent  en  plateaux  jusqu’au  bassin  de  la  Loire. 
Voici  Lavardin  à gauche,  et  Ternay  et  Artins  dans 
les  arbres.  Un  ciel  pur  étend  son  bleu  léger  en 
blanchissant  vers  la  vallée  de  la  Braye,  et  pour 
mieux  voir  encore  ce  panorama  enchanteur,  nous 
le  regardons  à la  mode  du  pays  que  nous  indique 
un  petit  gars  — entre  nos  jambes  ! 

Qu’était-ce  que  cette  butte?  Une  station  de  si- 
gnaux à feu,  une  tombelle  celtique  ou  plutôt  une 
motte  ayant  porté  château  de  terre  et  de  bois  des- 
tiné à protéger  les  habitations  inférieures  dissi- 
mulées dans  le  roc  qu’elle  surplombe?  Je  n’en 
déciderai  pas.  Il  n’y  a pour  appuyer  cette  der- 
nière hypothèse  que  les  restes  voisins  du  château 
de  Foulques  le  Jeune,  dénommé  par  lui  Louvre,  et 
le  débouché  d’un  souterrain  venant  du  centre  de  la 
butte  et  taillé  dans  le  roc  à l’ancienne  manière. 

Telle  qu’elle  est,  quelle  quelle  fut,  la  butte  a vu, 
d’après  un  manuscrit  d’un  chanoine  de  Trôo,  de 
tristes  supplices  du  temps  des  guerres  religieuses. 

Le  4 janvier  1548,  un  hérétique  du  nom  de  la 
Grandami  y fui  brûlé  à petit  feu.  La  même  année, 
un  Jean  Leclair  y reçut  le  fouet,  la  fleur  de  lis, 
et  y fut  pendu  pour  avoir  traité  le  pape  d’ante- 
christ. 

Il  nous  resterait  à parler  de  la  Vieille  Porte  qui 
s’ouvrait  dans  la  grande  rue  de  Trôo,  à l’ouest  de 
l’église.  Mais  il  en  demeure,  ainsi  que  des  fortifi- 
cations, si  peu  de  chose  ! 

Laissant  les  ruines  de  l’église  Saint-Michel, 
allons  plutôt  au  puits  de  l’ancienne  Maison-Dieu. 
Le  voici  avec  sa  belle  margelle  en  pierre  moulurée 
sur  laquelle  reposent  quatre  poteaux  de  bois,  sou- 
lien  d’un  toit,  pyramidal.  Des  excavations  que 
l’œil  ne  peut  suivre  s’ouvrent  à l’intérieur.  Un 
écho  invraisemblable  s'y  loge  et  vous  renvoie  au 
nez  un  vers  de  Racine  en  entier.  Comme  des  col- 
légiens, nous  y laissons  tomber  une  pierre.  Quelle 
profondeur  ! Une  épingle  en  touchant  à la  surface 
de  l'eau  produit  un  vrai  fracas.  Mais  c'est  assez 
d’enfantillage. 

Nous  revenons  à l'église  Notre-Dame-des-Mar- 
chais,  fondée  authentiquement  par  Foulques  le 
Jeune  et  sa  femme  Aremburge,  en  1124,  et  dont 
un  côté  du  chœur  est  tout  entier  debout  avec  une 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


619 


partie  de  son  abside  demi-circulaire,  aux  fenêtres 
plein  cintre,  ornées  de  colonnettes  à chapiteaux 
sculptés.  Ce  prieuré  n’est  plus  qu’une  ferme. 
Y boirons-nous  du  lait  ? Non.  Trôo  est  le  pays  d’un 
petit  vin  blanc  qui  casse  parfois  la  tête  d’un  coup 
de  sa  pierre  à fusil,  mais  qui,  étendu  d’eau,  aide 
à lutter  contre  l’implacable  soleil. 

Nous  entrons  à l’auberge,  et,  remis  de  notre 


excursion,  nous  reprenons  la  bicyclette  en  face 
du  délicieux  spécimen  du  xne  siècle,  malheureu- 
sement fort  mutilé  quoique  entier,  qu’est  la  ma- 
ladrerie  de  Sainte-Catherine.  Le  soir  qui  va  venir 
allonge  des  ombres  en  tapis  sur  la  route  et  nous 
avons  le  vent  pour  nous...  Pile!  pile!  et  vers  la 
soupe  à bonne  allure!... 

Georges  LOISEAU. 


EE  BOIS  D’AU  K E 


C’est  un  bois  blanc  ( verne  ou  vergue)  un  peu 
rougeâtre,  un  peu  plus  dur  que  le  bois  de  peu- 
plier. Le  grain  est  d’ailleurs  plus  fin  que  celui  du 
peuplier  : les  menuisiers,  ainsi  que  les  ébénistes, 
l’estiment  beaucoup,  parce  qu’étant  pénétré  de 
tanin  dans  toutes  ses  parties,  il  prend  très  bien  le 
noir. 

Presque  toutes  les  vitrines  de  l’Exposition  ont 
été  fabriquées  avec  le  bois  d’aune,  dont  le  prix  est 
toujours  supérieur  de  10  francs  par  mètre  cube 
au  prix  du  peuplier. 

Le  bois  d’aune  se  conserve  très  bien  dans  l’eau 
ou  à l’humidité.  Les  pilotis  de  Venise  ont  été 
faits  avec  ce  même  bois. 

Dans  les  campagnes,  l'aune  sert  à faire  des  sa- 
bots légers,  des  perches,  des  timons,  des  char- 
pentes, etc. 

Enfin,  il  n’est  pas  sujet  aux  attaques  du  cossus 
gâte-bois  : énorme  larve  du  papillon  de  nuit  ordi- 
naire qui  perce  de  longues  galeries  dans  le  peu- 
plier et  même  dans  le  chêne. 

Comme  combustible,  l’aune  vaut  presque  le  hê- 
tre : et  il  ne  pétille  pas  au  feu  comme  celui-ci. 

Malgré  tous  ces  avantages,  pourquoi  l’aune 
est-il  moins  commun  que  le  saule  et  le  peuplier 
qui  ne  croissent  pas  plus  vite  et  qui  lui  sont  bien 
inférieurs  ? 

Ici,  comme  dans  beaucoup  de  cas,  c’est  la  pa- 
resse humaine  qui  commande. 

Le  saule  et  le  peuplier  viennent  par  boutures 
et  même  par  plançons,  branches  de  la  grosseur  du 
bras  qu’on  plante  directement  au  bord  des  cours 
d’eau  ou  des  marécages. 

L’aune  reprend  difficilement  de  boutures  : il 
faut  en  faire  des  semis.  Ses  graines  sont  fines  et 
très  légères  : il  faut  semer  serré,  ne  pas  couvrir 
de  terre,  mais  battre  le  semis  avec  une  planche 
et  arriver  beaucoup.  Le  plant  est  bon  à mettre  en 
place  au  bout  de  deux  ou  trois  ans. 

L’aune  convient  parfaitement  pour  défendre  les 
bords  des  rivières  et  ruisseaux  contre  l’affouil- 
lement  des  eaux.  Ses  racines  sont  très  lines  et 
très  nombreuses,  et  retiennent  les  terres  comme 
dans  un  réseau  très  serré. 

C’est  à l’âge  de  (rente  à quarante  ans  qu’il  con- 
vient d’exploiter  les  aunes  : passé  cet  âge,  il  com- 
mence à pourrir  par  le  cœur. 


La  souche  donne  une  multitude  de  rejets  vigou- 
reux : on  en  garde  cinq  ou  six  qui  deviennent  de 
fort  belles  perches  à l’âge  de  six  ou  sept  ans. 

L’espèce  la  plus  commune  est  l’aune  ordinaire 
verne  ou  vergue  (Alnus  glutinosa),  ainsi  nommé 
parce  que  les  tout  jeunes  rameaux  sont  recou- 
verts d’une  matière  un  peu  collante.  Cette  espèce 
s’avance  jusque  dans  le  midi  de  la  France  et  même 
en  Algérie. 

L'aune  gris  ( Alnus  incana)  s’avance  dans  le 
nord  de  l’Europe  où  l’espèce  ordinaire  ne  résiste- 
rait pas  aux  froids  intenses.  Le  bois  possède  les 
mêmes  qualités  que  celui  de  l’aune  commun. 

On  emploie  comme  arbres  d’ornement  l'aune  à 
feuilles  en  cœur  [A.  corclifolia),  belle  variété  de 
l’aune  commun;  et  aussi  Y aune  à feuilles  lami- 
nées (A.  laminata)  d’aspect  très  original. 

Les  terrains  marécageux  peuvent  être  plantés 
d’aunes  avec  grand  avantage  : car  cet  arbre  pousse 
très  bien  le  pied  dans  l'eau,  et  son  feuillage  très 
abondant  provoque  une  évaporation  très  active, 
de  sorte  que  le  dessèchement  des  marais  fait  de 
rapides  progrès. 

L’aune  fonctionne  dans  ce  cas  comme  l’euca- 
lyptus dans  les  marais  de  l’Algérie. 

L’éminent  directeur  de  la  Compagnie  Paris- 
Lyon-Méditerranée  va  faire  exécuter  des  planta- 
lions  d’aunes  dans  les  nombreux  marécages  créés 
par  les  emprunts  faits  pour  les  remblais  du  che- 
min de  fer. 

Er.  GUIGNET. 

LE  BŒUf  EJ  L/k  JVIOUC  Jri  E 

Un  bœuf  paissait  le  long  d’un  pré, 

Quand  sur  sa  tête  une  mouche  se  pose  : 

« Si  je  te  gêne  en  quelque  chose, 

Parle,  lui  dit  l’insecte,  et  je  m’envolerai.  » 

Le  boeuf  répond  tranquille  à la  mouche  empressée: 

« Bien,  nia  petite,  je  t’entends, 

Tu  fais  assez  de  bruit  depuis  quelques  instants; 

Mais  dis-moi  donc  sur  quelle  corne  es-tu  posceî  ■> 

Avis  aux  gens  de  rien  qui  font  les  importants  ! 

Frkdéric  BATAILLE. 


620 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


UES  COQÜmiiAGES  DE  flOS  PEAGES 


Beaucoup  de  nos  lecteurs  ont  sans  doute  plus 
d'une  fois  foulé  le  sable  tin  que  la  mer  vient 
d’abandonner,  sans  y voir  autre  chose  que  l’eau 
qui  se  retire,  serpentant  en  mille  petits  ruis- 
seaux capricieux,  au  milieu  de  paquets  d’herbes 
marines.  Mais  que  ceux-là  daignent  se  baisser  et 
regarder  à leurs  pieds,  qu’ils  retournent  ces 
pierres  et  ces  touffes  d’herbes,  qu’ils  explorent  les 
petites  flaques  d’eau  que  la  mer  a laissées  en  se 
retirant  et  ils  verront  la  vie  se  manifester  à leurs 


Buccin  Pourpre 

( Buccinum  nuclalum.)  ( Purpura  lapillus.) 


regards  en  milliers  d’êtres  aux  formes  bizarres 
et  inconnues. 

Ce  (pii  frappe  d’abord,  ce  sonl  les  nombreuses 
coquilles  mêlées  au  sable  du  rivage. 

Quelles  variétés  dans  les  couleurs,  quelles 
diversités  dans  les  formes  plates,  concaves, 
échancrées  en  croissant,  arrondies  en  globe, 
effilées  en  toupies,  striées,  ridées,  frangées;  leur 
sommet  s’allonge  en  spirale,  leur  bord  se  ren- 
verse en  dehors  ou  se  replie  en  dedans  : chaque 
espèce  enfin  est  bien  caractérisée. 

Ce  sont  les  plus  curieux  de  ces  coquillages  que 
nous  voudrions  faire  connaître  très  rapidement 
dans  l’espoir  que  quelques  lecteurs  trouveront 
dans  ces  simples  indications  matières  à de  très 
intéressantes  études  qui  occuperont  très  utile- 
ment leurs  longues  heures  de  loisir. 

Les  coquilles  qu’on  rencontre  sur  les  plages 
sont  presque  toujours  vides  : elles  ont  servi  d’abri 
à des  êtres  mollasses,  inertes,  privés  de  membres 
cl  se  traînant  lentement  sur  terre  ou  flottant  dans 
l’eau. 

Ces  animaux,  faibles  ou  inoffensifs  pour  la  plu- 
part, ne  déploient  qu’une  bien  pauvre  industrie. 

Tout  l’art  des  mollusques  ne  consiste  guère 
<m’à  bien  « se  retirer  dans  sa  coquille  au  moin- 


dre danger  » comme  dit  le  poète  ; malgré  leur 
solide  carapace,  ces  pauvres  déshérités  de  la 
nature  deviennent  la  proie  d’une  foule  d’animaux. 

Nous  étudierons  d’abord  les  mollusques  uni- 
valves,  c’est-à-dire  dont  la  carapace  est  d’une  seule 
pièce. 

Une  des  coquilles  les  plus  répandues  sur  nos 
plages  est  le  buccin  ( buccinum  nudatum)  dont  le 
nom  rappelle  ces  trompettes  que  portaient  les 
dieux  marins  de  la  mythologie.  C’est  une  coquille 
ventrue,  contournée  en  spirale,  dont  la  lon- 
gueur varie  de  5 à 8 centimètres.  Si  on  veut 
trouver  cette  coquille  habitée,  il  faut  la  chercher 
parmi  les  fucus  que  laisse  la  mer  en  se  retirant 
ou  dans  le  sable, où  le  buccin  de  sa  langue  acérée 


Patelle  ( Patella  vulgaris.) 

essaie  de  percer  quelque  malheureux  bivalve;  on 
rencontre  quelquefois  sur  la  plage  des  objets 
ayant  une  certaine  ressemblance  avec  des 
éponges  de  toilette  : ce  sont  des  enveloppes 
d’œufs  de  buccins. 

Plus  rare  et  fort  digne  de  remarque  est  la 
pourpre  ( purpura  lapillus),  un  des  coquillages 
qui  fournissaient  aux  anciens  la  riche  couleur 
dont  il  a conservé  le  nom.  Ne  connaissant  ni  la 
cochenille  ni  le  carmin,  les  anciens  ne  pouvaient 
teindre  en  écarlate  les  vêtements  des  rois  et  des 
triomphateurs  qu’au  moyen  de  la  liqueur  colo- 
rante de  quelques  petits  mollusques.  Chaque  ani- 
mal n’en  renfermant  que  quelques  gouttes  il  fal- 
lait des  milliers  de  victimes  pour  la  teinture  d’une 
seule  robe,  ce  qui  en  faisait  la  rareté  et  la 
richesse.  Seuls  les  rois  pouvaient  payer  des 
robes  de  pourpre  et  si  des  particuliers  étaient 
assez  opulents  pour  se  draper  dans  la  pourpre 
ils  obtenaient  par  cela  seul  le  respect  des  peuples. 
« Devant  celte  couleur  précieuse,  dit  Pline,  les 
faisceaux  elles  haches  romaines  écartent  la  foule, 
elle  distingue  le  sénateur  du  chevalier;  on  la 
revêt  pour  apaiser  les  dieux;  elle  se  mêle  a 1 or 
dans  la  robe  du  triomphateur,  excusons  donc  la 
folle  passion  dont  la  pourpre  est  1 objet.  » 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


621 


Mais  ne  nous  laissons  pas  éblouir  par  la  pour- 
pre et  revenons  à des  coquillages  plus  vulgaires. 
Quel  est  donc  ce  mollusque  en  forme  de  cône 
très  évasé,  collé  contre  cette  roche  et  qui  y adhère 
avec  une  telle  force  qu’on  déchire  l’animal  plutôt 
que  de  l’enlever  ? 

C’est  la  patelle  ( patella  vulgaris)  ou  lepas.  Elle 
applique  son  large  pied  sur  la  roche,  soulève  le  mi- 
lieu du  corps,  fait  ainsi  le  vide,  et  reste  fortement 
attachée  au  rocher,  à la  manière  d’une  ventouse. 

Ce  « fils  de  la  roche  »,  comme  l’appelle  Hésiode, 
est  d’humeur  peu  voyageuse  et  très  peu  remuant, 
aussi  sa  coquille  est-elle  choisie  comme  lieu  de 
résidence  par  une  foule  de  parasites  animaux  ou 
végétaux,  à tel  point  que  cette  coquille  est  à peine 
reconnaissable. 

Bien  différent  de  la  patelle  est  cette  espèce  de 
coiffure  de  magicien  qu’on  ap- 
pelle la  scalaire  commune.  Elle 
représente  un  cône  très  allongé 
composé  de  dix  tours  de  spires 
très  distincts,  traversés  par  des 
côtes  épaisses.  La  scalaire 
royale,  de  la  mer  des  Indes, 
remarquable  en  ce  que  les  tours 
de  spire  ne  se  touchent  qu’aux 
points  où  sont  les  bourrelets  et 
laissent  du  jour  dans  leurs  in- 
tervalles, très  rare  autrefois,  a 
été  payée  jusqu’à  1 000  francs,  et  est  encore  au- 
jourd’hui d’un  prix  très  élevé. 

La  grève,  sur  les  côtes  de  la  Guinée,  est  une 
banque  toujours  ouverte  pour  les  naturels  du 
pays.  Ils  y viennent  ramasser  les  cauris  ( cyprea 
monda),  petits  coquillages  du  genre  porcelaine, 
qui  servent  de  monnaie  courante.  On  pense  bien 
qu’une  monnaie  telle  que  chacun  n’a  qu’à  « se 
baisser  et  à ramasser  » n’a  pas  une  bien  grande 
valeur.  Il  en  faut  environ  un  millier  pour  faire 
un  franc  : il  est  difficile  de  s’enrichir  par  ce 
moyen.  Une  espèce  voisine  le  C.  europea , est 
bien  connue  des  baigneurs  et  des  enfants  qui 
s’amusent  à ramasser  des  coquilles,  sous  le  nom 
de  « grains  de  café-porcelaines  ».  L’animal  est 
très  curieux  à observer  : son  manteau,  parsemé 
de  taches  noires  et  jaunes,  enveloppe  entière- 
ment la  coquille . 

Tous  les  coquillages  que  nous  avons  récoltés 
jusqu’à  présent  sont  formés  d’une  seule  pièce  et 
les  animaux  qui  les  habitent  ressemblent  à nos 
limaçons,  aussi  les  appelle-t-on  vulgairement 
limaçons  de  mer. 

Nous  allons  nous  occuper  maintenant  des  co- 
quilles bivalves  ou  à deux  battants  dont  le  repré- 
sentant le  plus  connu  est  la  moule  comestible,  le 
Mylilus  edulis  des  naturalistes.  Tout  le  monde 
connaît  les  moules,  rassemblées  en  noires  colo- 
nies sur  les  rochers  de  nos  côtes,  ou  pendues  en 
grappes  nombreuses  aux  poutres  des  estacades 
de  nos  ports.  Aussi  n’en  ferons-nous  pas  la  des- 
cription. 


Ce  que  l’on  connaît  moins  bien  et  qui  est  très 
intéressant  à observer,  c'est  la  manière  dont  ce 
mollusque  arrive  à se  fixer  aux  rochers  par  ces 
cordages  si  fins  et  si  déliés  qu’on  appelle  byssus. 
C’est  une  sorte  de  soie  qui  a la  propriété  de  se 


Bucarde-Sourdon  Scalaire 

( Carclium  eclule.)  ( Scalaria  communis.) 

consolider  dans  l’eau  comme  la  soie  des  chenilles 
et  des  araignées  au  contact  de  l’air. 

Rien  de  plus  curieux  que  de  voir  la  moule,  la 
coquille  entrouverte,  sortir  une  espèce  de  lan- 
gue fort  souple,  qu’elle  allonge  et  qu’elle  rac- 
courcit, alternativement,  elle  en  applique  le  bout 
contre  la  pierre  et  la  retire  dans  sa  coquille  pour 
la  faire  ressortir  de  suite.  La  moule  recommence 
la  manœuvre  un  grand  nombre  de  fois  et  réussit 
à fixer  ainsi  jusqu’à  150  cordages  qui  l’amarrent 
très  solidement  et  lui  permettent  de  résister  aux 
mouvements  des  vagues. 

Chez  les  moules  ordinaires,  ce  byssus  est  très 
court  et  très  grossier  : mais  certaines  espèces  de 
la  Méditerranée,  le  jambonneau,  par  exemple, 
filent  un  byssus  de  “20  à 25  centimètres,  fin  et 
lustré  comme  la  plus  belle  soie  et  d’un  beau 
brun  doré.  Cette  soie  peut  être  tissée  et  l’on  en 
fait,  en  Sicile,  des  étoffes  dont  le  prix  est  en  rap- 
port avec  la  rareté. 


Telline  ( Tellina  tennis.) 


Presque  aussi  commun  que  la  moule  est  la  bu- 
carde,  qu’on  nomme  encore  suivant  les  pays 
sourdon,  coque,  hérion,  cardium  edule.  Ses  valves 
blanches  ou  jaunes  pâle  sont  égales,  bombées,  à 
sommets  saillants  et  recourbés  vers  la  charnière. 

Lorsqu’on  la  regarde  de  côté,  elle  a la  forme 
d’un  cœur:  c’est  pourquoi  on  lui  donne  souvent 
le  nom  vulgaire  de  cœur  de  bœuf,  dont  le  mot 
bucarde  n’est  d’ailleurs  que  la  traduction. 

Voici  une  troupe  d’enfants  enchantés  d’avoir 
fait  une  belle  provision  de  ce  qu’ils  appellent, 
avec  les  pêcheurs,  des  papillons.  11  s’agit  ici  de 


Grain  de  café 


(Cypræa  europea.) 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


coquilles  de  tellines,  élément  le  plus  important 
des  amas  de  coquillages  qui  se  forment  sur  les 
plages  au  niveau  de  la  mer  haute. 

La  telline  est  de  forme  allongée,  ses  valves 
sont  polies  et  luisantes  et  de  couleur  blanche  ou 
orangée,  ou  rouge,  ou  blanche  avec  une  tache 
carminée.  Le  ligament  qui  relie  les  deux  valves 
est  très  solide,  et  comme  ces  valves  s’écartent 
complètement  après  la  mort  du  mollusque,  la 
telline  présente  alors  un  aspect  qui  justifie  la 
dénomination  populaire  de  papillons. 

Ces  tellines  savent  en  outre  faire  une  chose 
dont  on  ne  croirait  pas  capables  des  [coquillages  : 
elles  savent  sauter.  Elles  se  servent  pour  cela  d’un 
pied  qu’elles  sortent  de  leur  coquille  :il  se  détend 
à la  manière  d’un  ressort  et  les  fait  rebondir. 
Lorsqu’on  dégage  les  tellines  du  sable  à marée 
basse,  il  est  fort  divertissant  de  les  voir  sautiller 
pour  regagner  l’eau. 

Les  vénus  sont  de  jolies  petites  coquilles  très 
voisines  des  précédentes.  Une  espèce  de  ce  genre, 
très  commune  sur  nos  côtes,  est  la  vénus  treil- 
lissée  que  l’on  mange  sous  le  nom  de  clovisse. 
D’aucuns  prétendent  que  c’est  meilleur  que  l’huî- 
tre, d’autres,  au  palais  délicat,  prétendent  le  con- 
traire. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  huîtres,  qui  restent 
volontiers  attachées  à leur  banc,  et  d’humeur  peu 
vagabonde,  ne  viennent  guère  flâner  sur  les 
grèves.  Il  en  est  autrement  du  peigne  vulgo  co- 
quille Saint-Jacques (Pecten  Jacobca),  qui  estaussi 
vagabond  que  l'huître  est  sédentaire.  C’est  d’ail- 
leurs l’insigne  des  pèlerins,  gens  essentiellement 


Clovisse  ( Tapes  decussatus.) 


voyageurs  ! Le  peigne  ne  possède  pourtant  pas 
d’organe  spécial  de  locomotion,  de  pied  extensible 
comme  les  tellines  ou  les  bucardes.  C’est  en  agi- 
tant vivement  ses  écailles  que  ce  coquillage  se 
meut  avec  agilité. 

Ce  mollusque  est  bien  reconnaissable  à ses 
valves  demi-circulaires, blanches,  teintées  de  roux, 
marquées  régulièrement  de  15  à 18  côtes  larges 
et  striées  et  aux  deux  oreillettes  qui  élargissent 
les  côtés  de  la  charnière.  Cette  coquille  est  assez 
jolie  pour  attirer  l’attention,  mais  l’animal  qui 
l’habite  est  bien  remarquable.  Remarquable  sur- 
tout par  le  manteau  qui  l’enveloppe  entièrement. 
Ce  manteau  est  frangé  de  filets  très  fins  dont  plu- 
sieurs sont  terminés  par  des  globules  verdâtres. 


Ces  globules  ne  sont  autre  chose  que  des  yeux 
tout  à fait  rudimentaires  à la  vérité.  Avec  ses 
cent  yeux,  le  mollusque  y voit  moins  bien  que  les 
animaux  supérieurs  qui  n’en  ont  que  deux.  Il 
n’en  est  pas  moins  curieux  de  trouver  chez  un 
mollusque,  et  un  mollusque  sans  tête,  un  rival 
d’Argus. 

Ces  nombreux  débris,  gris  et  blancs,  coupés 
carrément  et  aplatis  appartiennent  à une  coquille 
assez  singulière  qui  vit  constamment  dans  le 
sable  : c’est  le  solen  ou  manche  de  couteau,  ou 


Manche  de  couteau  ( Solen  marginatus.) 


plus  simplement  encore  couteau,  à cause  de 
sa  forme  assez  semblable  à celle  de  l’ustensile 
de  ce  nom.  Cette  coquille  est  composée  de  deux 
longues  pièces  creusées  en  gouttière  et  réunies 
par  des  membranes  sur  les  côtés,  mais  ouvertes 
aux  deux  extrémités:  l’une  des  ouvertures  donne 
passage  au  pied  ; l’autre  laisse  sortir  le  tuyau 
respiratoire  ou  siphon  qui  est  double  comme  les 
canons  d’un  fusil  de  chasse. 

Losque  l’animal  fait  sortir  ces  deux  organes 
hors  de  sa  coquille,  il  ressemble  non  plus  à un 
manche  de  couteau,  mais  bien  à cet  instrument 
non  tranchant  qui  rappelle  les  tribulations  de  ce 
pauvre  M.  de  Pourceaugnac. 

Les  solens  vivent  constamment  dans  le  sable 
où  ils  s’enfoncent  souvent  jusqu  a 50  ou  60  cen- 
timètres de  profondeur.  C’est  un  excellent  appât 
pour  le  poisson  et  les  petits  pêcheurs,  armés  de 
crochets  de  fer,  essayent  de  le  déloger  de  son 
trou,  ce  qui  n’est  pas  toujours  facile  ; mais  voici 
un  moyen  très  simple  de  le  faire  sortir  du  sable  : 
c’est  de  jeter  dans  son  repaire  une  pincée  de  sel. 
Bien  qu’il  paraisse  singulier  qu’un  animal  vivant 
dans  l’eau  salée  craigne  le  sel,  le  fait  n’en  est  pas. 
moins  certain;  on  voit,  au  bout  de  quelques  in- 
stants, le  mollusque  monter  vivement  àlasurface 
el  sortir  à moitié  de  son  trou  pour  rejeter  le  sel 
dont  il  est  couvert.  Il  faut  le  saisir  à ce  moments- 
là  et  ne  pas  le  manquer,  sinon  il  rentre  précipitam- 
ment dans  sa  retraite  et,  dès  lors,  un  boisseau  de 
sel  ne  l’en  ferait  pas  sortir.  Il  semble  que  ce 
mollusque  aitconscience  dupiège  qu'on  lui  tend, 
car  si  on  ne  cherche  pas  aie  prendre,  lorsqu’il  se 
montre  pour  la  première  fois  au  bord  de  son 
puils,  il  sortira  aussi  souvent  qu’on  lui  jettera  du 
sel. 

Bien  d’autres  coquillages  mériteraient  de  re- 
tenir notre  attention.  Mais  nous  devons  nous 
borner  et  nous  pensons  avoir  mentionné  les  plus 
curieux  de  ceux  que  l’on  peut  communément 
rencontrer  en  se  promenant  sur  les  plages. 

Une  autre  fois,  si  vous  le  voulez  bien,  nous  fe- 
rons connaissance  avec  la  flore  marine.  Nous 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


623 


vous  apprendrons  à récolter  les  algues  marines, 
délicats  végétaux  au  feuillage  si  varié  comme 
forme  et  comme  couleur,  qui  s’accrochent  aux  ro- 


chers de  nos  côtes  ou  qui  ilottent  dans  les  flaques 
limpides  laissées  par  la  mer. 

V.  BRANDICOURT. 


CE  QUE  DISENT  NOS  GRÈVES'*1 


L’Aïeul.  — Les  Petits  (Suite.) 


Le  « Saint  Nicolas  ». 

Il  arrive  quelquefois  que  parmi  les  barques 
couchées  sur  le  flanc  qui  attendent  la  marée  mon- 
tante, pour  partir  en  pêche,  il  s’en  trouve  une 
dont  le  mât  se  distingue  joyeusement  des  autres, 
par  un  drapeau  tricolore  flottant  à son  sommet. 
Surpris  de  cette  chose  inaccoutumée,  vous  vous 
demandez  si  c’est  jour  de  fête  patriotique  ou 
sacrée,  14  juillet  ou  15  août...  mais  non!  C’est 
un  jour  ordinaire,  ce  n’est  peut-être  même  pas 
un  dimanche. 

Le  mât  pavoisé  ce  matin-là,  était  celui  du  Saint 
Nicolas,  et  je  supposai  qu’à  l’occasion  de  son 
anniversaire,  l’équipage  rendait  ainsi  hommage 
à son  bienveillant  protecteur  céleste...  Mais  non! 
On  était  au  printemps  et  je  me  souviens  bien 
que  c’est  le  6 décembre,  que  le  grand  saint  des 
petits  enfants  s’enveloppe  d’un  manteau  d’her- 
mine pour  descendre  avec  son  baudet  sur  la 
terre  et  y secouer  sa  robe  pleine  de  joujoux, 
c’est-à-dire  trois  semaines  avant  la  bûche  de 
Noël. 

Que  signifiait  donc  cette  bienheureuse  flamme 
bleue,  blanche  et  rouge  qui  clappait  au  vent  de 
mer  avec  un  si  réjouissant  bruit  d’ailes?  Le  télé- 
graphe du  village  avait-il  vibré  d’une  glorieuse 
nouvelle,  d’une  victoire  de  la  France  dans  quelque 
expédition  lointaine?  Mais  alors  pourquoi  toute 
la  petite  flotte  ne  s’unissait-elle  pas  à cet  élan 
d’enthousiasme?  Aussi,  l’idée  que  ce  devait  être 
en  l’honneur  de  saint  Nicolas  me  revenait-elle 
comme  la  plus  plausible.  Après  fout,  je  ne  con- 
naissais pas  toute  l’histoire  de  cet  illustre  évêque. 
N’était-ce  pas  un  jour  de  printemps  qu  il  avait 
accompli  ce  fameux  et  touchant  miracle  de  faire 
sortir  du  saloir,  vivants  et  souriants,  trois  pe- 
tits enfants  qui  depuis  sept  ans,  dit  la  légende, 
réduits  en  chair  à pâté,  y reposaient,  douces  vic- 
times de  la  cruauté  d’un  atroce  boucher? 

Le  premier  dit  : « J'ai  bien  dormi.  » 

Le  second  dit  : « El  moi  aussi.  » 

Et  le  troisième  répondit  : 

« Je  croyais  être  en  Paradis.  » 

Cette  stance  de  la  vieille  ballade,  modulée  sur 
un  air  si  tendrement  champêtre,  me  fredonnait 

(1)  Voir  le  Magasin  Pittoresque,  numéro  du  l’r  oc- 
tobre 1900, 


tout  au  fond  de  la  mémoire  tandis  que  je  regardais 
venir  vers  son  bateau  le  patron  du  Saint  Nicolas, 
le  fils  du  vieux  Louis-Marie. 

— Vous  allez  partir?  lui  dis-je. 

— Oui,  j’espère  la  marée,  puis  il  se  dirigea 
vers  l’ancre  pour  la  décrocher. 

Comme  il  est  bien  marin  ce  mot  espérer,  tra- 
duction de  notre  mot  terrien  attendre!  Le  paysan 
attend  l’aurore  pour  labourer  ou  ensemencer  sa 
terre;  les  petits  enfants  attendent  la  moisson 
faite  pour  s’en  aller  glaner  aux  champs  ; le  berger 
attend  la  nuit  pour  parquer  son  troupeau,  mais 
le  matelot  espère  la  marée.  Car  elle  sera  pour  lui 
généreuse  ou  avare,  elle  remplira  ses  paniers  de 
poisson  ou  bien  rendra  inutile  la  nuit  passée  au 
large,  et  vaine  toute  la  peine  qu’il  s’est  donnée  à 
fouiller  le  sable  pour  y chercher  des  vers  à 
amorcer,  tout  l’effort  de  son  dos  à pousser  sa 
barque  à la  mer.  Espérer,  n’est-ce  pas  le  mot  de 
toute  sa  vie? 

Comme  le  patron  rapportait  sur  son  épaule 
l’ancre,  symbole  d’espérance  et  la  jetait  par- 
dessus bord,  je  lui  demandai  pourquoi  son  mât 
se  trouvait  pavoisé. 

A cette  question  une  joie  fière  brilla  dans  ses 
yeux  : 

— C’est  parce  que  le  jeune  homme  est  arrivé 
par  nuit  ! 

« Le  jeune  homme  » c’était  l’enfant,  c’était  le 
petit  nouveau  qu’on  avait  espéré  neuf  mois. 
C’était  le  futur  marin  qui  venait  de  faire  son 
entrée  dans  cette  vie,  et  puisque  la  maisonnée 
se  réjouissait  de  cette  éclosion,  il  était  juste  que 
le  bateau,  le  pauvre  bateau  couché  au  grand  vent 
sur  le  sable  de  la  grève,  le  rude  bateau  «pii  donne 
la  vie  et  ne  connaît  que  ce  qu’elle  a de  laborieux 
et  de  pénible,  il  était  juste,  que  le  fidèle  bateau, 
après  tant  d’épreuves  inquiètes,  eût  sa  part  de 
c,ette  joie. 

Lorsqu’il  naît  un  fils  anx  rois,  le  canon  gronde, 
le  peuple  crie,  les  drapeaux  flottent  et  la  rue  le 
soir  s’illumine.  Lorsqu’il  naît  un  fils  au  matelot, 
sa  pauvre  barque  est  eu  fête.  Ce  jour-là,  c’était  le 
tour  du  Saint  Nicolas  et  sans  doute,  dans  l’esprit 
de  ce  père,  le  bon  saint  qui  plus  qu’aucun  autre 
a gardé  la  poésie  des  naïves  croyances  des 
simples  et  des  petits,  le  protecteur  des  marins, 
des  esclaves,  des  travailleurs,  des  écoliers  et 


624 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


des  orphelins,  devait,  du  haut  de  la  Gloire  d’or 
du  Paradis,  regarder  cette  barque  qui  lui  était 
vouée. 

Ce  doux  évêque  au  visage  d’aïeul  attendri  qui, 
d’un  geste  de  son  doigt  épiscopal,  réveillait  à la 
lumière  les  petits  martyrs  innocents  endormis 
dans  la  mort,  devait,  sous  sa  mitre  dorée,  sou- 
rire au  futur  mousse  et  le  bénir  de  toute  la  puis- 
sance sacrée  de  sa  main  vénérable  et  bonne. 

Les  tout  petits. 

Le  nombre  des  descendants  du  père  Louis- 
Marie  s’accroissait  donc  d’année  en  année  et 
c’était  surtout  dans  la  famille  de  son  fils  Francis, 
qu’il  pouvait  admirer  la  plus  belle  fécondité. 

Tous  les  ans,  vers  le  mois  de  mars  ou  d’avril, 
avec  la  régularité  que  mettent  à éclore  frileuse- 
ment les  fleurs  printanières  des  garennes,  un 
petit  être  nouveau  venait  échouer  à bon  port  dans 
cette  vie.  C’était  toujours  dans  la  maison  des 
grands-parents  que  se  passaient  ces  événements 
parce  qu’elle  se  composait  de  deux  pièces,  ce  qui 
est  rare  chez  les  marins,  et  aussi  parce  que  la 
vieille  Colette,  avec  sa  tendresse  et  son  expérience 
de  mère  de  dix  enfants,  pouvait  ainsi  donner  à 
toute  minute  ses  soins  à l’accouchée  et  que  per- 
sonne mieux  qu’elle  ne  savait  ajuster  les  pre- 
miers langes  au  nouveau-né. 

Tandis  que  les  vieux  murs  épais  de  la  maison 
retentissaient  du  premier  cri  d’une  petite  voix 
nouvelle,  elle  enveloppait  l’enfant  dans  son  ta- 
blier bleu  et  venait  s’asseoir  sous  la  grande  che- 
minée sur  une  chaise  basse  à côté  d’un  feu  clair 
flambant  une  botte  d’ajoncs  des  landes. 

File  lavait  soigneusement  à l’eau  tiède  le  corps 
du  petit  qui  criait  et,  encore  peletonné  dans  la 
pose  qu’il  avait  avant  de  naître,  agitait  ses  petits 
membres  et  elle  répétait  doucement  : « Là,  là, 
c’est  tout  ! c’est  tout!  » en  lui  passant  la  chemi- 
sette et  la  brassière  de  ses  frères  aînés,  fraîche- 
ment repassées. 

Alors  le  petit,  commençant  à s’accoutumer  à 
cette  nécessité  nouvelle  pour  lui  de  respirer  l’air, 
se  calmait,  et,-  les  yeux  encore  clos,  tout  enve- 
loppé par  la  douce  tiédeur  de  la  flamme  qui  fai- 
sait vaciller  sur  le  linge  blanc  des  lueurs  roses 
d’aurore,  il  approchait  ses  petits  poings  roses  de 
sa  bouche  rose  et  les  suçait  consciencieusement 
avec  une  expression  de  bien-être  apaisé  et  con- 
fiant. 

Et  la  vieille  Colette  se  sentait  prise  d'un  res- 
pect attendri  devant  tant  d’innocence,  de  fragilité 
et  de  blancheur;  joignant  les  mains  comme  une 
sainte  Anne  en  adoration  devant  l’Enfant  Divin, 
elle  disait  : 

« Nous  n’avons  jamais  eu  de  si  biau  ! » 

Elle  songeait  au  petit  Jésus  rêvé  depuis  le 
temps  où  elle  mettait  son  petit  sabot  devant 
latre.  Comme  alors,  le  vent  chantait  dans  la  che- 
minée attisant  la  flamme  qui  crépitait.  Le  vent 


redisait  pour  elle  un  intime  et  mystérieux  Noël,' 
un  Noël  plein  d'amour  et  de  peur,  le  Noël  des 
pauvres  matelots  que  l’avenir  menace  toujours, 
même  quand  il  les  berce. 

Le  Baptême. 

1 

Quelques  jours  après,  c’était  le  baptême.  Le 
parrain  et  la  marraine  un  peu  roides  dans  leurs 
vêtements  du  dimanche,  le  père  souriant  et  rasé 
de  frais  et  la  vieille  Colette  abritant  le  nouveau-né 
sous  son  mantelet  noir,  quittaient  la  maison, 
suivis  du  petit  « parrain  à la  chandelle  »,  un 
gamin  de  cinq  ans,  sage  et  grave,  tenant  des  deux 
mains  un  gros  cierge  bénit,  jauni  par  les  années 
et  entouré  d’un  vieux  morceau  de  parchemin. 

Le  groupe  cheminait  lentement  dans  la  rue, 
s’arrêtant  de  temps  à autre  devant  une  porte  ou- 
verte sur  le  seuil  de  laquelle  paraissaient  les  amis 
qui  regardaient  l’enfant. 

Le  petil  parrain  à la  chandelle,  ayant  mis  ses 
beaux  habits  pour  la  circonstance,  regardait  du 
coin  de  l’œil,  d’un  air  à la  fois  lier  et  confus,  ses 
petits  camarades  de  tous  les  jours,  les  petits  va- 
nu-pieds  joyeux  et  déguenillés  qui  l'entouraient, 
l’interpellaient  et  se  livraient  à des  gambades 
folles.  Ils  s’exercaient  déjà  pour  l’instant,  où, 
après  la  cérémonie,  les  pois  de  sucre  jetés  par  la 
main  de  la  marraine  au  sortir  du  portail  pleu- 
vraient  par  les  airs,  ou,  vrais  sauvages,  tous 
suanls  et  poudreux,  ils  devraient  se  ruer  pêle- 
mêle,  les  uns  sur  les  autres  pour  les  attraper 
dans  la  poussière  du  chemin. 

Après  une  pause  devant  chaque  porte  amie,  le 
petit  cortège  reprenait  sa  route,  de  plus  en  plus 
recueilli,  à mesure  qu’il  approchait  de  l’église,  de 
la  pauvre  église  du  village  dont  le  clocher  si  sim- 
ple, si  modeste,  avec  ses  auvents  de  bois  gris 
sous  son  toit  d’ardoise  surmonté  d’un  coq  d’or 
perché  sur  la  croix,  a l’air  d'un  pigeonnier  pour 
le  Saint-Esprit. 

II 

On  entrait  bientôt  par  le  porche  grand  ouvert 
dans  l’église  qui  paraissait  sombre  et  fraîche 
et  l’on  allait  s’asseoir  ou  s’agenouiller  en  atten- 
dant le  curé.  Des  pas  résonnaient  sur  les  dalles 
suivis  de  petits  pas  pressés  : c’était  lui,  le  prêtre 
en  grand  surplis  blanc,  avec  ses  deux  enfants  de 
chœur  dont  l’un  portait  un  gros  livre,  l’autre  la 
boîte  contenant  les  huiles  saintes  et  le  sel. 

Le  groupe  agenouillé  s’ébranlait  avec  un  bruit 
strident  de  chaises  remuées  que  prolongeait 
l’écho  de  la  voûte  et  formait  cercle  autour  de  la 
simple  vasque  de  pierre  dont  le  bedeau  avait  en- 
levé le  couvercle  de  bois  surmonté  d’une  croix. 

Alors  s’ouvrait  le  grand  livre,  où  le  curé  lisait 
des  paroles  mystérieuses  parmi  lesquelles  on  dis- 
tinguait les  prénoms  latinisés  de  l’enfant.  Le  petit 
parrain  à la  chandelle,  accroché  d'une  main 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


625 


crispée  au  jupon  de  sa  grand’mère,  pris  d’une 
sorte  de  crainte  mystique,  regardait  fixement  la 
flamme  de  son  cierge  qu’on  venait  d’allumer. 

Le  prêtre  mettait  le  sel  dans  la  bouche  du  nou- 
veau-né pour  lui  apprendre  que  tout  n’est  pas  lait 
pur  dans  la  vie  et,  ayant  fait  dénouer  le  petit 
bonnet,  il  faisait  les  onctions.  Mais  le  moment  le 
plus  solennel,  c’était  celui  cfù  il  versait  l’eau  sur 
la  tête  du  petit  dont  les  cheveux  naissants  n’é- 
taient encore  qu’un  fin  duvet.  En  cet  instant,  le 
père,  dans  sa  foi  solide  de  marin,  se  sentait  pris 
d’une  secrète  émotion,  car  il  songeait  aux  coups 
de  mer  qui,  dans  l’avenir,  ondoieraient  sans  doute 
cette  tête,  et  il  priait  pour  que  ce  n°  fut  pas  d’une 
trop  rude  façon.  Pendant  cette  muette  et  grave 
prière  un  rayon  bleu,  oblique,  passant  par  le  vi- 
trail, arrivait  jusqu’au  nouveau  chrétien  et  l’en- 
veloppait d’azur  comme  si  une  partie  du  ciel 
même,  attirée  par  la  ferveur  de  cette  scène,  se 
fût  ainsi  discrètement  infiltrée  jusqu’à  lui  pour  le 
bénir. 

Non  loin  de  là,  sur  la  petite  table  de  la  sacristie 
s’ouvrait  à plat  un  grand  registre  jauni  dont  les 
coins  des  feuillets  émoussés,  roussis  et  roulés 
sur  eux-mêmes,  montraient  combien  il  était  an- 
cien et  vénérable.  Après  les  inscriptions  d’usage 
le  parrain  et  la  marraine  y apposaient  leur  signa- 
ture tremblée  ou  bien  une  simple  croix  et  l’on 
sortait. 

Le  prêtre,  la  cérémonie  étant  terminée,  quit- 
tait son  imposante  dignité  et  reprenait  sa  familia- 
rité coutumière  de  curé  paysan.  Il  accompagnait 
ses  fidèles  jusque  sous  le  portail  et,  tendant  la 
main  au  père  de  l’enfant,  il  lui  disait  : 

« C’est  bien,  mon  brave!  encore  un  beau  fieu 
de  plus,  encore  un  futur  bon  marin  pour  la 
France  ! Je  vous  félicite  ! » 

Puis  il  ajoutait  en  rianl  d'un  gros  rire  qui  se 
répercutait  sous  le  porche  : 

« Allons  ! c’est  bien  travaillé  ! » 

Alors  commençait  la  bousculade,  les  pois  de 
sucre  jetés  en  l’air  et  rattrapés  par  les  gamins 
sè  roulant  en  cohue  confuse  dans  la  poussière  et 
les  cris  : « A l’avarice  ! » Et  les  menaces  bar- 
bares : <(  Il  mourra  ! » quand  la  main  de  la  mar- 
raine s’oubliait  trop  longtemps  au  fond  du  sac  de 
dragées  et  les  exclamations  joyeuses  : « Il  vivra  ! » 
au  moment  où  les  petites  boules  coloriées  étaient 
lancées  au  ciel  pour  retomber  et  rebondir  de 
toutes  parts. 

Au  milieu  des  rires  et  descris,  on  revenait  vers 
la  maison  où  la  jeune  mère,  déjà  levée  et  bien 
pâle,  attendait  souriante  sur  le  seuil,  près  de 
l’aïeul.  Elle  s’asseyait  et  tendait  sa  mamelle  au 
petit  affamé  en  le  couvrant  d’un  regard  recueilli 
et  fier.  Lui,  les  poings  fermés,  s’étranglant  pres- 
què  dans  son  avidité  gloutonnne,  s’abreuvait  à la 
fois  à cette  source  de  lait  fort  et  à cette  autre 
source  de  tendresse  dévouée,  plus  douce  encore, 
et  inépuisable  celle-là! 

Il  s’endormait.  Un  vague  sourire  relevait  par 


instant  les  coins  de  sa  lèvre  laiteuse,  et  l’on 
disait  : « 11  rit  aux  anges!  » et  samère,  marchant 
sur  la  pointe  des  pieds,  le  déposait  doucement 
dans  sa  berce,  une  berce  d’osier,  arrondie  comme 
une  barque,  dont  la  voilure  était  deux  rideaux  de 
cretonne  à fleurs. 

III 

Quand  c’est  un  garçon,  c’est  déjà  un  petit  marin 
que  cet  être  frêle,  car  bien  qu’il  ne  connaisse 
encore  d’autre  roulis  que  celui  qu’on  imprime 
à sa  berce  et  bien  qu’il  n’ait  pas  encore  de  devoir 
à remplir  pour  le  bien  de  la  confrérie,  il  a déjà 
des  droits  : il  touche  un  quart  de  part  de  chaque 
pêche  à condition  qu’il  fournisse  sa  part  d’en- 
gins. Demain  son  père  ira  lui  acheter  des  cordes 
et  des  fdets  à Calais  ou  à Boulogne,  et  à partir  de 
ce  moment,  il  réclamera  légitimement  la  part  de 
son  fils  que,  plaisamment,  il  nommera  le  mousse. 

Il  en  est  de  ces  futurs  lutteurs  de  mer  qui,  au 
lieu  du  nom  de  baptême  de  leur  [1ère  ou  de  leur 
parrain,  ont  reçu  sur  les  registres  de  la  mairie  et 
de  l’église  un  nom  illustre  et  vénéré,  celui  de 
Jean-Hart.  Ils  s’appellent  Jean-Bart  comme  d’au- 
tres se  nomment  Jean-Baptiste  ou  Jean-Louis,  et 
cette  fantaisie  va  même  quelquefois  jusqu’à  don- 
ner aux  petites  filles  le  prénom  de  Jeanne-Barte. 
Chercher  à faire  comprendre  à ces  braves  gens 
qu’un  nom  de  famille  ne  doit  par  entrer  dans  le 
domaine  public,  que  c’est  pour  ainsi  dire  une 
propriété  privée,  ce  serait  peine  perdue.  D’ail- 
leurs les  précédents  sont  là  pour  leur  prêter  l’in- 
discutable appui  de  la  chose  convenue.  Aussi  le 
greffier  inscrit-il  sans  sourciller  le  nom  du  grand 
Dunkerquois,  même  quand  on  le  lui  dicte  fémi- 
nisé. M.  le  curé,  de  son  côté,  ne  fait  aucune  ob- 
jection lorsqu’on  administrant  le  baptême  il  pro- 
nonce gravement  Bartus  ou  Bcirta,  comme  il 
dirait  Ludovic-us  ou  Ludovica. 

Lorsque  le  petit  commence  à savoir  se  tenir 
sur  ses  jambes,  011  11e  le  mène  que  rarement  en 
lisières.  On  installe  un  mat  de  bateau  qui, 
enfoncé  dans  le  sol  en  terre  battue  delà  maison, 
monte  jusqu’au  plafond  où  il  s’engage  entre  les 
poutres.  A ce  mât  est  retenu,  à la  hauteur  des 
aisselles  du  mioche,  une  planchette  percée  d’un 
trou  rond  dans  lequel  on  le  place.  Cette  pièce  de 
bois  n’est  pas  fixe,  en  sorte  que  l’enfant,  en  vou- 
lant marcher,  tourne  sans  cesse  autour  du  mât. 
comme  il  s’exercait  au  cabestan. 

Là  il  trépigne,  rit,  pleure,  crie.  Puis,  par 
instant,  lassé  par  cette  manœuvre  monotone  et 
cette  dépense  d’énergie,  il  se  laisse  fléchir,  les 
deux  petits  bras  ballants,  la  tête  enfoncée  dans 
les  épaules,  la  rondeur  des  joues  remontée  jus- 
qu’aux yeux  mi-clos. 

Ce  mât  qui  le  rend  captif  est  comme  un  sym- 
bole de  son  avenir  de  marin,  car  sa  destinée  est 
attachée  à un  mât  semblable,  et  c’est  autour  de. 
ce  pivot  que  tourneront  les  heures  de  sa  vie. 
Ici  il  entend  h;  murmure  de  la  soupe  qui  bout, 


626 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


le  battement  régulier  de  l’horloge,  les  cris  effarés 
des  poules  venues  du  jardinet  par  la  porte 
ouverte  et  accourant  picorer  les  miettes  restées 
sous  la  labié.  Plus  tard,  adossé  à son  mât,  il 
songera  à cette  calme  maisonnée  devant  la 
morne  immensité  du  large  et  si  le  vent  s’élève, 
si  les  Ilots  s’agitent,  si  les  coups  de  mer  frap- 
pent le  pont  et  passent  par-dessus  bord,  c’est  à 
son  mât  dressé  vers  le  ciel,  au-dessus  de  la  tour- 
mente, qu’il  se  cramponnera. 

En  attendant,  en  même  temps  que  ses  pieds 
s'affermissent, les  idées  commencent  à se  faire  jour 
dans  son  esprit;  elles  passent,  s’échappent  et 
reviennent  comme  un  vol  de  mouettes  qui  plane, 
s’éloigne  et  se  rapproche,  rasant  le  sol  et  l’eau 
sans  se  poser  jamais.  Ces  idées  semblent  lui  venir 
avec  le  large  rayon  de  soleil  qui  entre  par  la  porte 
ouverte,  car  c’est  vers  cette  porte  lumineuse  que 
s’élancent  ses  nouveaux  désirs.  Il  agite  ses  petits 
bras  comme  fait  avec  ses  ailes  le  jeune  oiseau  qui 
veut  s’envoler,  et  il  les  tend,  suppliants  à sa  mère 
ou  à sa  grande  sœur  lorsqu’elles  passent  près  de 
lui.  Quand  on  le  sort,  tout  ce  rayonnement  qui  l’a 
attiré  s’épanouit  soudain  sur  sa  petite  tête  ré- 
jouie, et,  tandis  qu’il  tressaute  sur  le  bras  qui  le 
porte,  il  prononce  des  mots  bégayés,  incompris 
de  tous,  mais  qui  pour  lui  signifient  : 


« Joie,  lumière,  espace.  » 

Mais  bientôt  il  courra  tout  seul  et  commencera 
à prendre  sa  petite  part  de  liberté  et  d’indépen- 
dance. Il  ira  avec  sa  mère  sur  la  plage  pour  y 
voir  aborder  la  barque  paternelle.  Tout  joyeux, 
ayant  relevé  sa  robe  bien  haut,  il  marchera  dans 
l'eau  qui  déferle  et  ira  au-devant  du  père,  dont  la 
large  main  étendue  effleurera  d’une  caresse  sa 
tête  blonde. 

Et  parfois,  doux  échange  de  fardeau  dont  on 
rit  de  bon  cœur,  c’est  la  mère  qui  chargera  sur 
son  dos  courbé  le  lourd  panier  de  poison,  et  c’est 
le  père  qui  assouplira  son  rude  bras  pour  rap- 
porter, tout  lier,  le  petiot  à la  maison. 

Bientôt  sa  mère  ira  le  tremper  à la  lame,  car  les 
mères  savent  qu’il  les  faut  aguerrir  de  bonne 
heure,  ces  petits  êtres  qu’elles  abritent  encore 
dans  les  plis  de  leurs  jupons.  Pour  en  faire 
de  robustes  marins  elles  les  accoutument  à la 
rude  caresse  des  vagues,  et  c’est,  le  second  et  le 
vrai  baptême  du  matelot,  celui-là,  quand,  cram- 
ponné aux  bras  vigoureux  de  celle  qui  le  protège 
si  tendrement  et  dont,  plus  tard,  il  sera  le  soutien, 
il  oppose  ses  reins  bruns  et  cambrés  à la  bonne 
lame  qui  se  dresse,  bondit,  ruisselle  et  le  couvre 
d’écume. 

(A  suivre.)  Virginie  DEMONT-BRETON. 


LES  AMÉRICAINS  ET  LES  CHINOIS 

JUGÉS  PAR  UN  CHINOIS 


L’honorable  Wu-Ting-Fang,  ministre  de  Chine 
à Washington,  établit  un  curieux  parallèle  entre 
les  deux  peuples  les  plus  dissemblables  du  globe  : 
les  Américains  et  les  Chinois.  Le  jugement  de  cet 
observateur  intelligent  est  plein  d’intérêt  et  ne 
manque  pas  d’originalité,  quoique  empreint  de 
quelque  chauvinisme.  Cet  éminent  iils  du  Ciel, 
fidèle  à Confucius,  n’admire  pas  sans  réserve  les 
Antipodes,  fin  de  siècle. 

Ce  qui,  par-dessus  tout,  a semblé  choquer  Wu- 
Ting-Fang,  c’est  le  sans-gêne,  le  mépris  des  cé- 
rémonies qui  est  une  des  caractéristiques  des 
mœurs  yankees.  « Time  is  money  »,  dit-on  en 
Amérique  comme  en  Angleterre.  Cet  adage  n’au- 
rait, aucun  succès  en  Chine  où  le  premier  souci 
d’une  personne  bien  élevée,  est  une  extrême  poli- 
tesse. Manquer  de  civilité  à quelqu’un,  abréger 
les  cérémonies  qu’impose  la  déférence,  serait 
une  honte. 

Lorsqu’un  Chinois  de  qualité  doit  faire  une 
visite  amicale  ou  assister  à quelque  réunion  offi- 
cielle, sa  dignité  exige  qu'il  s’y  rende  dans  une 
chaise  portée  par  quatre  gaillards  choisis.  Au 
lieu  de  s’habiller  pour  ces  fêtes,  le  Chinois  se 
dévêt,  c’est-à-dire  qu’en  arrivant  il  enlève  ses 
vêtements  de  dessus,  — généralement  fort  ri- 


ches, — et  ne  garde  que  le  dessous  pour  être  à 
son  aise  à table.  Wu-Ting-Fang,  qui  a déjà  vécu 
plusieurs  années  parmi  les  Américains,  en  est 
encore  à se  demander  comment  les  Yankees, 
habillés  comme  ils  le  sont,  peuvent  jouir  d’une 
partie  de  plaisir  quelconque. 

La  raideur  et  la  justesse  des  vêtements  moder- 
nes seraient,  pour  le  Chinois,  un  empêchement 
à toute  récréation. 

L’Américain  se  lave  les  mains  avant  de  se  met- 
tre à table;  le  Chinois  le  fait  après  les  repas,  mais 
il  ne  se  contente,  pas  d’un  bol  d’eau  tiède,  il  lui 
faut  de  larges  cuvettes  et  quantité  de  savon  et  de 
serviettes  que  des  domestiques  tiennent  tout 
prêts.  On  ne  doit  jamais  être  plus  de  huit  per- 
sonnes à une  table;  c’est,  paraît-il,  le  nombre 
idéal  pour  la  conversation.  Les  hommes  seuls 
peuvent  prendre  part  aux  banquets,  les  femmes 
en  sont  exclues.  L'art  du  découpage  si  apprécié 
au  Nouveau  Monde  est  inconnu  en  Chine  où  1 in- 
vité ne  voit  jamais  la  bête  qu’il  va  manger  dé- 
coupée habilement  sous  ses  yeux.  Les  viandes 
arrivent  sur  la  table  servies  en  morceaux,  ce  qui 
rend  superflu  l’usage  des  couteaux,  ustensiles 
considérés  comme  dangereux. 

’NVu-Ting-Fang  a été  fortement  impressionné 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


627 


en  Amérique  par  la  diversité  des  types  qu’on  y 
rencontre  dans  une  même  race.  11  s’étonne  qu’on 
y voie  souvent,  dans  la  même  famille,  des  per- 
sonnes aux  cheveux  noirs,  au  teint  bronzé,  à côté 
d’autres  à la  peau  blanche  et  aux  yeux  clairs.  La 
race  chinoise  n’a  pas  de  ces  surprises  : elle  est 
homogène.  Chez  les  femmes,  on  prise  beaucoup 
une  figure  ovale  aux  traits  réguliers  et  des  che- 
veux noirs. 

L’indépendance  de  caractère  des  Américains 
n’a  pas  été  sans  étonner  beaucoup  le  ministre 
Wu-Ting-Fang.  En  Amérique,  les  manières  des 
subalternes  vis-à-vis  des  supérieurs  sont  pleines 
de  familiarité  et  de  bonhomie;  l’humilité  et  la 
réserve  y seraient  déplacées,  pendant  que  le  Chi- 
nois est  profondément  respectueux.  Wu-Ting- 
Fang  rend  hommage  à l’esprit  et  à l’intelligence 
du  Yankee,  mais  fait  remarquer  que  le  Chinois, 
s’il  n’est  pas  brillant,  n’en  a pas  moins  des  qua- 
lités solides.  Quand  un  marchand  chinois  dit  : 
« oui  » qn  affaires,  sa  parole  vaut  une  signature. 
Aux  États-Unis,  on  demande  plus  de  garanties. 

Un  autre  trait  de  mœurs  que  n’approuve  pas 
le  ministre  de  Chine  est  l’attitude  qu’ont  les  en- 
fants américains  envers  leurs  parents.  La  nature 
des  Chinois  est  si  essentiellement  imbue  de  res- 
pect filial  qu’il  est  incapable  d’admettre  le  point 
de  vue  où  se  placent  les  familles  du  Nouveau 
Monde.  Les  parents  chinois  exigent,  de  la  part 
de  leurs  enfants,  une  obéissance  entière,  et  ils 
ne  sont  jamais  déçus  dans  leur  attente.  Les  en- 
fants américains  sont  obéissants  parfois  seule- 
ment. En  Chine,  le  père  gouverne  par  autorité, 
le  papa  aux  États-Unis  persuade  par  affection. 
Les  parents  chinois  disent  solennellement  à leurs 
enfants  : « C’est  votre  devoir  de  m’obéir.  » Et  les 
enfants  croiraient  commettre  un  crime  en  s’op- 
posant à leurs  volontés.  Les  parents  américains 
se  contentent  de  s’exprimer  ainsi  : « Vous  me 
contrarierez  beaucoup  en  faisant  autrement  et  je 
serai  obligé  de  vous  priver  de  ceci  ou  de  cela.  » 
Et  l’enfant  agit  à sa  guise. 

Soutenir  ses  vieux  parents  est  le  devoir  le  plus 
sacré  du  Chinois.  La  jeune  fille,  en  se  mariant, 
quitte  sa  famille  pour  suivre  son  mari,  mais  le 
jeune  homme  n’abandonne  jamais  ses  parents 
pour  sa  femme.  Il  continue  de  vivre  avec  eux 
après  son  mariage;  et  lorsqu’il  y a plusieurs 
garçons  et  que  la  vie  patriarcale  n’est  pas  pos- 
sible, chaque  lils  tient  à honneur  de  contribuer 
au  bien-être  des  vieux.  Aussi  les  parents  chinois 
considèrent-ils  les  familles  nombreuses  comme 
bénies  du  ciel,  tandis  que  n’avoir  pas  d’enfants 
est  pour  eux  une  vraie  calamité. 

11  y a cependant  deux  points  où  Wu-Ting-Fang 
proclame  hautement  la  supériorité  des  États-Unis 
sur  la  Chine  et  abdique  volontiers  de  vieux  scru- 
pules en  faveur  de  la,  civilisation  moderne;  cos 
deux  points  sont  : le  rôle  de  la  femme  et  l’éduca- 
tion des  enfants  en  Amérique.  Le  ministre  ra- 
conte, dans  le  Frank  Leslie’s  Popular  Mont/ih/, 


que  tout  d’abord  il  avait  été  stupéfait  de  la  place 
qu’occupe  aujourd’hui  l’Américaine  dans  le  monde 
social  et  commercial  ; il  se  demandait  avec  inquié- 
tude si  les  femmes,  en  usurpant  la  place  des 
hommes,  n’allaient  pas  exercer  une  influence  né- 
faste sur  toute  la  nation.  Le  rôle  de  la  femme  en 
Chine  est  infiniment  plus  simple,  il  consiste  uni- 
quement à être  épouse  et  mère  ; aucune  n’a  jamais 
nourri  la  chimère  de  briller  en  des  fonctions 
publiques.  Après  trois  ans  d’observation,  Wu- 
Ting-Fang  est  obligé  de  convenir  que  l’émanci- 
pation féminine  en  Amérique  a relevé  la  condi- 
tion de  la  femme  sans  porter  préjudice  à la 
nation. 

Quant  à la  deuxième  question  qui  comprend  le 
système  d’éducation  aux  Etats-Unis,  le  ministre 
en  est  émerveillé;  il  avoue  en  même  temps  que 
l’enseignement  est  bien  défectueux  dans  le  Céleste 
Empire.  Comme  exemple  il  raconte  qu’après 
cinq  années  d’école,  il  savait,  comme  enfant,  lire 
couramment  et  répéter  par  cœur  des  volumes 
entiers  de  classiques,  mais  sans  en  comprendre 
le  sens;  et  l’explication  des  choses  apprises  n’a 
jamais  suivi,  dans  les  classes  supérieures.  La 
langue  écrite  des  Chinois  est  si  différente  de  la 
langue  parlée  que  la  faculté  de  lire  intelligem- 
ment n'est  pas  facile  à acquérir.  Une  bonne  mé- 
thode pour  simplifier  ces  difficultés  y serait  né- 
cessaire. Aussi  Wu-Ting-Fang  a-t-il  été  vivement 
frappé  par  la  mode  d’enseignement  aux  Etats- 
Unis.  Les  Kindergarlens  surtout  lui  paraissent 
ingénieux;  il  loue  hautement  le  côté  pratique 
d’une  éducation  où  les  exercices  manuels  comme 
la  charpenterie,  la  menuiserie,  le  dessin  pour  les 
garçons,  la  couture  et  la  cuisine  pour  les  lilles 
ne  sont  pas  dédaignés;  les  yeux,  les  oreilles,  les 
mains  et.  l’esprit  reçoivent  également  des  leçons. 
Une  seule  chose  y est  oubliée  : la  discipline,  et  en 
fait  de  politesse,  il  paraît  que  les  petits  Chinois 
pourraient  en  remontrer  aux  enfants  de  la  libre 
Amérique. 

Conclusion  : Américains  radicaux  et  Chinois 
conservateurs  sont  encore  loin  de  la  perfection; 
les  uns  comme  les  autres  ont  leurs  défauts  et 
leurs  qualités.  La  vérité  doit  être  entre  les  deux. 

Th.  MANDEL. 

rfe  i-5d  t-5î»  ^ -5ê<  ^5}  e^i  ^ ^ ^ ^ 

Au  rebours  des  hommes,  les  femmes  écrivent  beaucoup 
de  choses  qu’elles  n’oseraient,  jamais  dire.  Stahl. 

On  est  quelquefois  un  sot  avec  de  l’esprit;  on  ne  l’est, 
jamais  avec  du  jugement.  La  Rochefoucauld. 

L’enthousiasme,  fleur  et  fruit  de  la  jeunesse,  loin  de 
l’épuiser,  l’entretient  et  la  prolonge. 

Le  rôle  des  femmes  dans  la  politique,  c’est  de  calmer 
les  ressentiments  si  variés  des  hommes,  en  ramenant  leur 
esprit  à la  sainte  pensée  du  foyer  et  do  la  famille  dont  la 
femme  est  gardienne,  et  qui  doit  dominer  tous  les  sys- 
tèmes politiques,  quels  qu’ils  soient.  Octave  Feuillet. 

Le  droit  et  le  devoir  sont  comme  deux  palmiers  qui  ne 
portent  point  de  fruits  s’ils  ne  croissent  à côté  l’un  de 
l’autre.  Lamennais. 


€28 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  TRAMWAYS  SUSPENDUS 


Le  sol  de  notre  bonne  ville  de  Paris  est  envahi 
par  les  rails  des  tramways  contre  lesquels  viennent 
buter  les  roues  des  trop  rapides  automobiles  et 
des  lourds  omnibus.  Le  sous-sol  où  jusqu’alors 
régnaient,  en  maîtres  les  égout iers  a déjà  reçu 
l’amorce  d’un  puissant  réseau  ferré.  Les  trot- 
toirs roulants  qui  permettent  de  superposer  les 
piétons  vont  être  édifiés  de  tous  côtés.  Malgré  la 
multiplication  des  moyens  de  transport,  la  circu- 
lation pédestre  est  toujours  aussi  active,  car,  la 
chanson  le  dit,  il  n’y  a jamais  de  place  dans  le 
I r amway 
qui  passe 
tout  le 
1 o n g'  j du 
boulevard. 

Il  faut 
donc  créer 
de  nouvel- 
les lignes, 
mais  o ù 
les  caser? 

Dessous, 
dessus  et 
jusqu’à  la 
hauteur  de 
nos  entre- 
sols, tout 
est  envahi. 

Les  ingé- 
nieurs ne 
sont  pas 
embarras- 
sés pour  si 

peu,  ils  monteront  d’un  ou  plusieurs  étages  s’il 
le  faut,  et  un  beau  jour  nous  assisterons  à l’inau- 
guration du  chemin  de  fer  suspendu  en  atten- 
dant les  véhicules  aériens  dans  lesquels  se  pré- 
lasseront nos  neveux. 

Le  tramway  suspendu  n’est  pas  un  mythe,  il 
existe  et  fonctionne  avec  succès  à l’étranger 
et  reliant  Eberfeld  à Barmen.  La  gravure  ci- 
contre  tirée  du  Scientific  American  vous  mon- 
tre la  réalité  de  la  chose.  Quelle  joie  lorsque 
nous  aurons  ce  nouveau  mode  de  traction  à Paris, 
lorsque,  après  avoir  parcouru  quelques  kilo- 
mètres dans  le  réseau  souterrain,  nous  pourrons 
échanger  l’air  méphitique  dont  nos  poumons 
seront  chargés  contre  l’acide  carbonique,  la 
suie,  etc.,  qui  s’échappent  des  cheminées  au  mi- 
lieu desquelles  nous  transportera  le  tramway 
aérien! 

A vrai  dire  l’idée  n’est  pas  nouvelle,  au  moins 
dans  le  principe  adopté  pour  le  transport  des  vé- 
hicules. Le  chemin  de  fer  monorail,  d’où  dérive 
celui  que  nous  vous  présentons,  a déjà  tenté 


Le  tramway  suspendu. 


quelques  constructeurs,  entre  autres,  pour  citer 
seulement  ceux  de  notre  pays,  MM.  Lartigue  et 
Decauville,  mais  jusqu’ici  le  rail  unique  n’existait 
qu’en  théorie,  il  y avait  toujours  des  rails  auxi- 
liaires destinés  à assurer  la  stabilité  du  système. 

Le  tramway  suspendu  de  M.  Langen  court  li- 
brement et  en  toute  sécurité  sur  un  seul  rail; 
vous  dire  que  la  ligne  est  d’aspect  élégant  serait 
mentir,  je  ne  vois  pas  beaucoup  un  tramway  de 
ce  genre  établi  sur  le  parcours  des  Champs- 
Elysées.  Si  cette  ligne  est  jamais  édifiée,  c’est 

alors  qu’on 
p o u r r a 
crier  haro 
sur  les 
tramways 
des  barba- 
res. Adieu, 
les  effets 
de  per- 
spective 
de  la  pro- 
menade 
parisienne 
par  excel- 
lence. 

Le  tram- 
way de 
Barmen  à 
Eberfeld  a 
un  par- 
cours de 
plus  de  13 
kilomè- 
tres, dont  la  moitié  est  déjà  livrée  à la  circulation. 
Le  mode  de  construction  employé  consiste  en  un 
rail  soutenu  par  un  système  de  poutrelles  et  de 
Ireillis  en  fer,  dont  la  pièce  principale  est  con- 
seillée par  des  poutres  ayant  la  forme  d’un  I. 
La  voie  aérienne  ainsi  formée  est  supportée  par 
des  étriers  dont  la  forme  varie  suivant  la  nature 
des  lieux.  Il  faut  dire,  en  effet,  que  ce  tramway 
extraordinaire  est  suspendu  sur  une  partie  de 
son  parcours  au-dessus  de  la  rivière  Wupper.  A 
cet  endroit  la  voie  est  soutenue  par  des  chevalets 
en  forme  de  Y renversé;  dans  la  section  qui  par- 
court les  rues  de  la  x illé  les  supports  ont  la  forme 
d’un  U posé  en  sens  inverse. 

La  ligne  est  à double  voie  sur  tout  son  parcours, 
les  rampes  sont  peu  accenluéeset  les  courbes  les 
plus  réduites  ont  un  rayon  un  peu  inférieur  à 
100  mètres.  Les  voitures  sont  suspendues  sur 
deux  trucks  moteurs,  à deux  roues,  placés  un  à 
chaque  extrémité  du  wagon.  Naturellement  les 
mesures  voulues  ont  été  prises  pour  que  les 
roues  qui  sout  iennent  tout  le  système  ne  puissent 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


62» 


se  dégager  du  rail.  La  traction  est  électrique,  le 
moteur,  d’une  force  de  36  chevaux,  est  placé  sur 
le  côté  extérieur  du  truck  qui  le  porte,  à égale 
distance  des  deux  roues,  il  reçoit  le  courant  par 
un  trolley  et  un  rail  de  contact.  La  vitesse  maxi- 
mum d’environ  40  kilomètres  à l’heure  est  bien 
supérieure  à celles  de  nos  voitures  et  tramways 
des  systèmes  les  plus  perfectionnés,  la  vitesse 
moyenne  n’est,  il  est  vrai,  que  de  30  kilomètres. 

Les  voitures  peuvent  contenir  50  voyageurs, 
elles  sont  divisées  en  deux  classes,  plus  un  com- 
partiment de  fumeurs.  Les  trains  sont  générale- 
ment formés  de  deux  voitures,  mais  les  quais  des 
stations  aériennes  sont  assez  longs  pour  recevoir 
un  train  de  quatre  voitures  si  les  nécessités  du 
trafic  l’exigent.  L’allongement  du  train  n’offre  pas 
d’inconvénient  pour  la  rapidité  de  la  traction 
puisque  chaque  voiture  porte  son  moteur.  Les 
trains  peuvent  se  succéder  à deux  minutes  d’in- 
tervalle,1 car  les  wagons  sont  munis  du  frein 
automatique  « block  System  ».  Étant  données  la 
vitesse  des  trains  et  la  petite  distance  qui  les 
sépare,  il  est  à souhaiter  que  ce  frein  ne  soit 
pas  sujet  à des  défaillances  comme  on  en  con- 
state trop  souvent. 

On  ne  peut  pas  dire  que  ce  nouveau  tramway 
électrique  constituera  un  embellissement  pour 
les  villes  qui  croiront  devoir  l’adopter.  Néan- 
moins, il  offre  des  avantages  qui  contribueront  à 
le  faire  adopter;  en  premier  lieu,  il  faut  consi- 
dérer qu’il  dégage  la  circulation,  partant  le 
nombre  des  écrasés  sera  réduit  dans  une  forte 
proportion.  Par  contre,  les  tamponnements  peu- 
vent être  fréquents  et  cette  éventualité  mérite 
d’être  envisagée  de  très  près,  car  un  télescopage 
entre  deux  trains  à une  hauteur  d’une  quinzaine 
de  mètres  aurait  des  conséquences  plutôt  fâ- 
cheuses pour  les  voyageurs.  Il  est  donc  prudent 
de  laisser  le  système  faire  ses  preuves  à l’étranger 
avant  de  songer  à l’introduire  en  France. 

Albert  REYNER. 


L’/tUTOJVINE 


Plus  de  feuilles  sur  les  rameaux, 

Plus  de  rayons  dans  le  ciel  triste, 
Novembre  a rouillé  les  ormeaux; 

C'est  un  lugubre  coloriste. 

Les  jours  de  soleil  sont  finis, 

Voici  les  brumes  arrivées, 

Les  buissons  ont  perdu  leurs  nids, 

Les  nids  ont  perdu  leurs  couvées. 

Le  brouillard  a pleuré  longtemps 
Sur  les  ramures  dépouillées; 

Ce  n’est  plus  le  gai  printemps, 

Les  mousses  sont  toutes  mouillées. 

On  a gaulé  tous  les  pommiers; 

Par  tas,  par  paniers  et  par  sommes; 

Les  fruits  sont  partis  les  premiers. 

Les  feuilles  ont  suivi  les  pommes. 

Seul,  le  gui  pousse  et  reverdit, 

Mais  point  de  grives  sur  ses  touffes; 
J’entends  le  pommier  qui  lui  dit  : 

« Ah  ! parasite,  tu  m’etoiiffes  ! » 

Les  beaux  jours  ont  des  lendemains 
Bien  tristes,  n'est-ce  pas,  mignonne  ? 

Le  froid  rougit  vos  blanches  mains, 
Pourquoi  donc  sortir  en  automne  ? 

Les  bois  vont  te  mettre  en  lambeaux. 
Tu  vas  glisser  sur  les  fougères; 

Pour  suivre  un  poète  en  sabots 
Tes  bottines  sont  bien  légères. 

Au  mois  de  mai,  lorsque  tu  vins 
Finir  ici  quelques  dimanches, 

Des  voix  chantaient  dans  les  ravins, 

Le  soleil  éclairait  les  branches. 

L’amour,  tapi  dans  les  buissons, 

Tenait  la  nature  éveillée  ; 

Les  oiseaux  entre  les  chansons, 

Se  becquetaient  sous  la  feuillée. 

C’était  la  Jeunesse;  aujourd’hui 
C’est  la  Vieillesse  âpre  et  chenue; 

Le  bois  pleure,  l’Amour  a fui, 

Pourquoi,  mignonne,  es-tu  venue  ? 

Je  suis  heureux  quand  tu  rougis, 

Lève  sur  moi  tes  yeux  d’aurore; 

Avant  de  rentrer  au  logis, 

Je  veux  te  voir  rougir  encore. 

Et  nous  reviendrons,  appuyés 
L’un  sur  l’autre,  les  jours  de  neige, 
Chercher  les  baisers  oubliés 
Sous  le  hêtre,  que  Dieu  protège  ! 

L’hiver  peut  sévir  au  dehors, 

Le  printemps  est  en  nous,  ô femme, 

Et  qu’importe  le  froid  du  corps 
Quand  on  a le  soleil  dans  l’âme  ! 

Paul  HAREL. 


LE  RÊVE  D’UN  JOUR  D’AUTOMNE (i) 


NOUVELLE 


II  (Suite.) 

Mais  le  regard  de  la  jeune  fille  m’effleura,  enfin, 
et  comme  à son  insu,  l’espace  de  quelques  se- 
condes. Les  effluves  de  ce  regard  fugitif  suffirent 
à dissiper  l’atmosphère  diabolique  donl  je  m’ima- 
ginais que  sa  beayité  traînait  autour  d’elle,  néces- 
sairement, le  sortilège.  C’était  un  regard  d’une 

(1)  Voirie  Maf/asin  Pit/oresque,  numéros  des  lü  septem- 
bre et  1er  octobre  1900. 


limpidité,  d’une  assurance  paisible,  d’une  énergie 
douce  en  face  des  obstacles  de  la  vie,  qui  me  lais- 
sait lire  dans  son  âme,  comme  si  elle  avait  ou- 
vert, devant  mes  yeux,  tout  le  livre  de  son  passé. 
Ce  regard  protestait,  sans  le  savoir,  contre  la  vi- 
sion troublante  que  je  venais  de  me  donner  d’elle. 
Je  ne  découvrais,  sur  tout  son  visage,  qu’une  ex- 
pression de  fierté  vaillante,  contre  les  rigueurs  el 
les  embûches  de  la  vie.  Et  sa  bouche  est  atten- 
drissante par  un  pli  de  résignation  à d'inévitables 


630 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


meurtrissures,  qui  devaient  y régner  habituelle- 
ment. 

En  réfléchissant  à mes  impressions,  mainte- 
nant, il  est  possible,  je  l’avoue,  que  je  me  sois 
trompé,  entièrement,  sur  l’humeur  de  cette  jeune 
fille.  Elle  est  peut-être  d’une  nature  enjouée  et 
aisément  insouciante.  J’ai  pu  prendre  pour  du 
sérieux  dans  l’esprit,  de  la  gravité  de  caractère  et 
une  certaine  amertume  courageusement  sur- 
montée, le  masque  d’indifférence  qu’elle  affectait 
de  se  donner  devant  moi.  J’aime  mieux,  pour- 
tant, croire  aux  impressions  premières  qu’elle  a 
éveillées  en  moi.  Elle  me  demeure  ainsi  plus  in- 
téressante. Elle  n’était  pas  seulement  captivante 
par  le  charme  de  sa  beauté  ; elle  devenait  tou- 
chante par  sa  vaillance  au  milieu  des  injustices 
de  sa  destinée.  Et  nous  avons  beau  nous  raison- 
ner, pour  nous  contraindre  à admettre  que  le  pri- 
vilège de  la  beauté  n’implique,  en  lui-même, 
aucun  droit  particulier,  il  y a quelque  chose,  en 
nous,  qui  s'obstine  à voir  une  iniquité  du  sort, 
dans  le  défaut  de  bien-être,  d’aisance  et  même 
de  luxe  où  sont  réduites  des  femmes  jeunes  et 
belles.  La  misère  ne  s’harmonise  qu’avec  la  lai- 
deur et  la  splendeur  nous  semble  la  compagne 
légitime  de  la  beauté. 

C’était  tout  cela  que  j’aurais  voulu  dire  à cette 
jeune  fille  inconnue.  Des  louanges  à sa  beauté 
se  pressaient  sur  mes  lèvres,  avec  des  paroles 
d’affectueuse  commisération  sur  les  renonce- 
ments de  son  humble  vie  et  des  félicitations  cor- 
diales à sa  résistance  aux  tentations  qui  lui 
venaient  de  sa  beauté.  Oui,  ma  foi,  je  sentais 
déborder,  de  ma  pensée  et  de  mon  cœur,  des 
flots  de  ces  choses  émues  que  l’on  dit  aux  êtres 
d'abnégation,  pour  leur  faire  du  bien.  Mais  com- 
ment lui  communiquer  toute  cette  effervescence 
de  mon  admiration  et  de  ma  sympathie  ? On  ne  peut 
jeter,  ainsi,  à la  tête  des  gens  que  l’on  ne  connaît 
pas,  des  effusions  affectueuses  et  enthousiastes, 
dont  leur  réserve  peut  prendre  ombrage.  Et  je 
souffrais  d'un  cruel  embarras.  Si  je  lui  parlais,  je 
risquais  une  sèche  rebuffade  qui  m’aurait  peiné. 
Si  je  ne  parlais  pas,  je  savais  bien  que  je  me  pri- 
vais de  oute  chance  de  désarmer  une  indiffé- 
rence qui  me  devenait  de  plus  en  plus  intolérable. 
Dès  lors,  que  dire?  Par  quelle  banalité  rompre  ce 
mur  de  silence  hostile  contre  lequel  se  brisaient 
les  flots  de  paroles  admiratives  et  cordiales  que 
m’inspirait  la  présence  de  cette  inconnue  sur 
mon  chemin? 

A chaque  station,  je  tremblais  de  la  voir  des- 
cendre avant  d’avoir  réussi  à échanger  avec  elle 
une  de  ces  formules  sur  la  sérénité  du  temps  ou 
la  beauté  du  paysage,  par  lesquelles  se  lient  com- 
munément les  conversations  entre  les  bonnes 
gens.  J’aurais  voulu  trouver  quelque  chose  d’ai- 
mable et  d’imprévu  qui  me  conciliât,  aux  premiers 
mots,  son  estime  et  sa  bienveillance.  Mais  ma 
stérilité  d'imagination  demeurait  incurable.  Et 
peut-être  mes  moyens  inventifs  étaient-ils  para- 


lysés par  l’ardente  vision  de  sa  beauté  dont,  au 
moins,  mes  yeux  avaient  les  délices. 

11  faut  penser  qu’à  un  moment  son  image  s’est 
emparée  de  mon  être  si  despotiquement  qu’elle 
m’a  absorbé  jusqu’à  abolir  en  moi  la  sensation 
des  choses  ambiantes.  L’horizon  du  rêve  m’a 
abstrait  subitement  des  réalités  dont  j’étais  envi- 
ronné. Les  objets  se  sont  réfléchis  en  moi,  plus 
nettement  peut-être  que  si  j’avais  continué  à 
en  avoir  la  perception  consciente.  Et  je  sais  bien 
que  je  jouissais  toujours  de  la  beauté  de  ma  com- 
pagne, en  même  temps  que  de  la  sérénité  émou- 
vante du  paysage  mobile  à nos  côtés.  Une  joie 
recueillie  et  même  un  peu  indécise  flottait  dans 
la  lumière  paisible,  atténuée  de  grisailles  argen- 
tées, dont  les  verdures  jaunissantes  étaient  bai- 
gnées alentour.  Vous  savez  aussi  bien  que  moi 
le  charme  de  la  vie,  dans  cette  vaste  enceinte  pai- 
sible de  collines  dont  Paris  est  mollement 
enserré.  On  dirait  qu’il  y flotte  du  bonheur  dans 
l’air.  Les  maisons  au  milieu  des  arbres,  qui  les 
isolent  et  protègent  leur  intimité,  y laissent 
transparaître  par  l’allégresse  muette  de  leurs  fe- 
nêtres et  de  leurs  murailles,  de  discrètes  lueurs 
de  joie.  Le  silence  des  bosquets,  des  jardins  de 
fleurs,  des  parcs  ombreux  et  profonds,  des  bois 
vastes  et,  en  quelque  sorte,  chargés  de  tant  de 
songes  concentrés  sous  leur  ramure,  y abrite  la 
vie  contre  la  fièvre  dont  elle  est  agitée,  à Paris, 
partout.  On  sent  déjà  là,  que  la  vie  est  un  peu 
apaisée,  non  pour  s’y  endormir,  mais  pour  y 
mieux  prendre  conscience  d’elle-même,  pour  y 
être  savourée  à loisir,  doucement.  Le  ciel  y est 
moins  trouble  qu’à  Paris,  de  la  continuelle  et 
sourde  rumeur  des  plaintes,  des  sanglots  obscurs, 
des  douleurs  dissimulées,  des  cris  étouffés  du 
désespoir;  il  étend  ses  profondeurs  bleues  sur 
ces  collines  bénies,  pour  y embellir  les  jours 
calmes  de  ses  clartés;  et  il  ne  mire,  dans  les  eaux 
lentes  de  la  Seine,  que  la  sérénité  rassurante  de 
ses  abîmes  lointains. 

C’est  du  moins  cette  impression  qui  m’a  en- 
vahi, dans  la  lumière  silencieuse  de  cette  matinée 
d’automne,  pendant  que  je  roulais,  au  fond  de 
mon  wagon,  au  milieu  de  ses  verdures  rehaussées 
d’or,  sous  l’azur  pâli  de  flottantes  brumes  argen- 
tées, en  compagnie  d’une  jeune  tille  inconnue, 
dont  la  présence  et  l’insinuante  beauté  absor- 
baient mon  cerveau,  dans  l’ivresse  puissante  et 
les  langueurs  du  rêve.  Je  n’avais  plus  conscience 
de  rien,  sinon  de  voguer  dans  le  recueillement 
d’un  paysage  enchanté  où  tout  mon  être  dilaté 
était  transporté  de  joie.  Et  cette  joie  Huait  en 
moi  comme  une  eau  magique,  comme  une  eau 
lumineuse.  Toute  ma  sensibilité  frémissait,  vo- 
luptueusement, sous  l’afflux  prolongé  de  ses 
ondes  de  délices. 

Ainsi  abstrait,  par  mon  exaltation,  de  la  con- 
science de  mes  mouvements  et  de  la  sensation 
précise  des  objets  extérieurs,  j'ai  cru  réaliser 
l’objet  même  de  mon  véhément  désir.  Pendant 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


631 


quelques  minutes,  la  magie  de  la  beauté  de  ma 
compagne  qui  flotte  dans  la  clarté  pâle  du  ciel, 
sur  les  verdures  dorées  du  paysage  où  nous 
sommes  emportés,  a triomphé  de  tous  les  ob- 
stacles qui  m’isolaient  d’elle.  Un  sourire  de  con- 
descendance à mon  désir  de  lui  parler  a déclos 
ses  lèvres,  et  ses  yeux  bleus  ont  consenti  à laisser 

mes  yeux  effleurer  la  surface  de  leur  abîme  de 
* * 

clarté.  La  moquerie  de  leur  regard  s’est  atténuée 
d’indulgence,  pour  acquiescer,  entin,  à mon  im- 
patience de  mettre  en  contact  mon  âme  avec  son 
âme.  Elle  n’y  a pas  attaché  plus  d’importance, 
d’abord,  qu’à  la  satisfaction  qu’elle  aurait  accor- 
dée à un  caprice  d’enfant.  Mais  cette  première 
concession  m’a  enhardi.  Je  me  suis  risqué  à 
prendre  dans  mes  mains  sa  main  frêle  et  douce, 
et  ma  voix  s’est  faite  implorante  et  respectueuse, 
autant  qu’il  seyait,  pour  achever  de  vaincre  sa 
réserve  obstinée. 

Dans  l’exaltation  intérieure  où  mon  imagination 
m’a  emporté  et  réellement  ravi,  je  suis  sûr  d’avoir 
•entendu  sa  voix  me  répondre.  Maintenant  encore 
que  s’est  évanoui  le  charme  de  ces  minutes  heu- 
reuses de  délire,  îl  me  semble  bien  que  le  reten- 
tissement de  ses  paroles,  à mes  oreilles,  n’a  pas 
été  le  résultat  d’une  brève  hallucination.  Et,  sans 
doute,  elle  m’a  dit,  afin  de  me  laisser  entendre 
que  son  silence,  jusqu’alors,  n’avait  rien  eu  de 
désobligeant  pour  moi,  qu’elle  n’a  pas  l’habitude 
de  lier  conversation  avec  les  gens,  sans  les  con- 
naître, qu’une  jeune  fille  est  tenue  à beaucoup  de 
circonspection,  qu’elle  est  exposée,  par  sa  vie 
errante  de  professeur  de  musique,  à tant  d’entre- 
prises inconvenantes...  En  fait,  je  ne  saurais  affir- 
mer qu’elle  m’ait  dit  ces  choses,  ou  d’autres,  ou 
rien  du  tout.  Je  les  ai  entendues,  en  moi,  peut- 
être,  par  le  simple  effet  d’un  dialogue  que  je  pour- 
suivais, imaginairement,  avec  elle.  Mais  je  suis 
bien  sûr,  d’avoir  subi,  réel  ou  illusoire,  l’enchan- 
tement de  sa  voix  qui  déroulait,  dans  tout  mon 
être,  ses  modulations  de  flûte  de  cristal  ondulant 
sur  des  eaux  en  fuite. 

Tout  ce  que  j’avais  éprouvé  d’admiration  pour 
sa  beauté  et  de  commisération  pour  les  tristes 
nécessités  de  la  vie  qu’elle  affrontait,  courageu- 
sement, chaque  jour,  se  répandait,  par  ma  bouche, 
en  louanges  respectueuses,  en  protestations 
contre  le  sort  injuste  qui  lui  avait  refusé  l’aisance 
dont  elle  était  digne.  Il  me  semblait  bien,  pendant 
ces  effusions  de  mon  enthousiasme  et  de  ma  ten- 
dresse spontanée,  lire  dans  les  yeux  de  la  jeune 
fille,  sur  sa  bouche  où  la  surprise  comprimait  les 
paroles,  sur  toute  sa  figure  déconcertée,  sans 
doute,  de  l’autorisation  qu’elle  me  donnait  de  lui 
parler,  une  incertaine,  une  hésitante  allégresse. 
Mais  j’eus  la  sensation  qu’elle  réprimait  ce  mou- 
vement d’abandon.  Je  voulus  me  maintenir,  au 
moins,  à ce  premier  degré  d’intimité  où  il  me 
semblait  bien,  pourtant,  qu’elle  venait  de  m’ad- 
mettre. Mes  yeux  cherchèrent  ses  yeux.  Je  la  dé- 
couvris loin  de  moi,  et  sa  main,  que  j’avais  cru 


tenir  dans  les  miennes,  pendait,  au  long  de  sa 
hanche,  comme  si  elle  n’eût  pas  quitté  la  place 
où  elle  m’avait  signifié  une  indifférence  si  résolue, 
depuis  mon  entrée  dans  son  wagon.  Encore  bou- 
leversé par  ce  brusque  éveil  de  mon  rêve,  je  ne 
me  rendis  pas  compte  que  je  venais  de  subir  une 
véritable  hallucination.  Je  crus  qu’elle  venait  de 
s’écarter  de  moi,  parce  que  l’intempérance  de  mes 
éloges  l’avait  alarmée.  Je  me  levai.  Je  marchai 
jusqu’à  elle  et  je  lui  dis,  mais  avec  la  conscience 
reconquise  du  son  réel  de  mes  paroles,  cette  fois  : 

« Je  vous  supplie  de  croire,  au  moins,  Made- 
moiselle, si  mes  protestations  vous  ont  paru 
excessives,  que  je  n’ai  jamais  eu  l’intention...  » 

La  stupeur  et  même  l’effroi  de  son  visage  me 
coupent  la  parole. 

« Monsieur,  me  dit-elle,  d’une  voix  un  peu 
tremblante,  qu’est-ce  qui  vous  prend?  Vous 
n’avez  pas  toute  votre  raison.  » 

Je  ne  trouve  plus  à sa  voix  les  mêmes  modu- 
lations mélodieuses  qui  m’ont  ravi,  tout  à l’heure. 
Une  horrible  perplexité  s’empare  de  moi. 

« J’ai  toute  ma  raison,  lui  dis-je,  cependant. 
Je  ne  comprends  pas  en  quoi  j’ai  pu  vous  offen- 
ser. Il  n’y  a qu’un  instant,  vous  m’écoutiez, 
semblait-il,  avec  plaisir. 

— Monsieur,  me  répondit-elle,  d’un  ton  qui 
s’irritait,  je  n’ai  aucun  goût  pour  les  mauvaises 
plaisanteries,  surtout  quand  elles  sont  trop  dé- 
nuées d’esprit.  Puisque  vous  paraissez  avoir 
besoin  de  revenir  à vous,  je  vous  affirme  que 
nous  n’avons  pas  échangé  un  mot,  avant  que  vous 
vous  soyez  levé  de  votre  place,  pour  vous  rappro- 
cher de  moi.  » 

Je  me  sens  stupide,  devant  elle.  Et,  naturelle- 
ment, je  m’enfonce  dans  mon  ridicule. 

« J’aurais  rêvé,  alors,  insistai-je?  Depuis  la 
gare  de  Courbevoie,  au  moins,  nous  n’avons  pas 
parlé,  ensemble?  » 

— Sèvres,  cria  le  conducteur  du  train!  Sèvres! 

La  jeune  fille  ouvrit  la  portière  et,  heureuse  de 
se  délivrer  de  mon  obsession,  elle  descendit  du 
train,  vivement. 

Sans  plus  songer  que  je  devais  venir  jusqu’à  la 
gare  de  Bellevue,  je  descendis  aussi,  du  train, 
machinalement,  derrière  elle. 

Je  la  voyais  se  hâter,  parmi  les  voyageurs.  J’en 
bousculai  quelques-uns,  moi-même,  pour  la  re- 
joindre. Je  ne  pouvais  pas  supporter  qu’elle  dis- 
parût ainsi  de  ma  vie,  après  l’avoir  exaltée,  si 
violemment,  durant  une  demi-heure  de  béatitude, 
avec  le  souvenir  désagréable  de  ma  déraison  et 
de  mon  imbécillité.  Si  j’avais  été  victime  d’une 
sorte  d’impérieuse  hallucination,  comme  j'en 
avais,  maintenant,  la  déplorable  certitude,  il  me 
fallait  lui  affirmer  que  la  fascination  de  sa  beauté 
sur  mon  imagination  trop  enflammée  avait  été  la 
cause  unique  de  mon  extravagance. 

Je  ne  réussis  à l’atteindre  qu’en  haut  de  l’esca- 
lier. J’avais  retrouvé  toute  mon  audace  et  tout 
mon  sang-froid.  Le  hussard,  en  moi,  maîtrisait 


632 


LE  MAGASIN 


le  songe-creux.  Je  la  dépassai  et  lis  demi-tour, 
vivement,  devant  elle,  pour  lui  barrer  le  pas- 
*age. 

« Mademoiselle,  lui  dis-je,  la  main  posé  sur 
mon  képi,  vous  me  permettrez  bien  de  vous  ex- 
pliquer... 

— Oh  ! Encore  ! 

Résolument  dressée  devant  moi,  les  yeux  ar- 
dents de  volonté,  elle  ajouta  d’un  ton  qui  n’ad- 
mettait  pas  de  réplique. 

— Monsieur,  on  m’a  appris  à croire  que  les 
hommes  de  votre  métier  étaient  toujours  bien 
élevés.  Je  fais  appela  la  galanterie  que  votre  uni- 
forme vous  impose,  pour  vous  prier  de  me  lais- 
ser tranquille. 

- Je  vous  demande  pardon,  Mademoiselle.  » 

Je  m’inclinai  respectueusement  et  m’écartai 

pour  lui  laisser  poursuivre  sa  route.  Je  la  regar- 
dai s’éloigner.  Je  sentais  douloureusement  que 
chacun  de  ses  pas  consommait  davantage  la 
ruine  de  mon  rêve.  Mon  exaltation  était  tombée 
aussi  rapidement  que  la  flamme  éphémère  des 
feux  de  brandes,  la  nuit  de  la  Saint-Jean  d’été, 
dans  les  montagnes.  D’imaginaires  cendres  répan- 
daient sur  mon  âme  une  tristesse  de  néant.  Le 
frisson  léger  des  feuilles  mortes,  qui  se  déta- 
chaient des  arbres  centenaires,  autour  de  moi, 
m’effleurait  douloureusement,  comme  le  dernier 
souffle  des  successives  agonies.  L’allégresse  du 
soleil  diffuse,  dans  l’air  bleuâtre,  m’apparut  dans 
sa  véritable  expression  d’ironie,  au-dessus  delà 
dissolution  lente  des  verdures,  des  fleurs  et  des 
parfums.  Parmi  ces  convulsions  résignées  des 
choses  en  décomposition,  je  me  sentis  moi- 
même  prodigieusement  diminué,  rapetissé,  ato- 
misé, moindre,  dans  l’univers,  qu’une  des  feuilles 
mortes  roulée  par  la  brise  vers  le  creuset  mysté- 
rieux des  anéantissements. 

Et  comme  Mme  Dureau,  malgré  son  parti  pris 
de  ne  plus  interrompre  le  récit  de  son  filleul,  ne 
put  s’empêcher,  ici,  de  s’étonner  du  grossissement 
qu’il  donnait,  à une  mésaventure  si  simple,  le 
lieutenant  Cormeille  se  récria  : 

- Cela  vous  paraît  étrange,  marraine,  que  la 
rencontre  d’une  petite  tille  inconnue  ait  éveillé, 
en  moi,  tant  de  sensations  incompatibles  avec 
mon  genre  de  vie  ? Et  depuis  que  je  vous  débite 
minutieusement  toute  ma  pauvre  histoire,  je  ne 
vous  parle  guère  le  langage  d’un  hussard.  Mais 
j’ai  été  bouleversé,  durant  une  demi-heure  envi- 
ron, de  tant  d’émotions  rapides  et  inattendues, 
qu’un  peu  de  lyrisme  m’est  bien  permis.  J’ai  fait, 
en  réalité,  le  rêve  de  toute  une  vie  de  bonheur, 
pendant  celle  hallucination  qui  m’avait  envahi. 
Et  cette  ruine  brutale  d'une  joie,  dont  j'avais  joui 
aussi  ardemment  que  si  elle  avait  été  réelle,  m’a 
pénétré  de  la  tristesse  poignante  des  choses 
aussi  douloureusement  que  si  j'avais  subi,  sur 
cette  place  de  Sèvres,  dans  la  mélancolie  de  ce 
matin  d’automne  et  sous  la  neige  lente  et  clair- 
semée des  feuilles  mortes, la  rupture  d’un  amour 


PITTORESQUE 


encore  vivant  en  moi  et  déjà  éteint  dans  le  cœur 
de  celle  qui  s’en  allait. 

Et  l’être  de  grâce  éphémère  qui  m’avait,  en  si 
peu  de  temps,  donné  l’exaltation  des  plus 
radieuses  allégresses  et  la  défaillance  subite  du 
désenchantement  où  je  demeurais  maintenant, 
meurtri,  s’en  allait,  d’un  pas  léger,  le  long  de  la 
grille  du  parc  de  Saint-Cloud.  Elle  répandait,  au- 
tour d’elle,  indifférente  à la  joie  comme  aux  re- 
grets qu’elle  m’avait  donnés,  le  charme  de  sa 
jeunesse  et  de  sa  beauté.  Je  ne  pouvais,  cepen- 
dant, m’arracher  à son  charme.  Le  mouvement 
souple  de  sa  marche  me  captivait  encore,  par  son 
harmonie  fuyante.  A mesure  que  sa  silhouette 
décroissait  dans  la  grand’rue,  le  nœud  de  rubans 
qui  flottait  sur  son  chapeau  lui  donnait  l’aspect, 
d’un  élégant  oiseau,  dont  la  tête  s’était  chargée 
d’ailes. 

Je  ne  sus  pas  résister  à l’impulsion  qui  m’atta- 
chait, à ses  pas.  Cette  jeune  fille  déjà  lointaine 
était  pour  moi  la  fuite  visible  d’une  illusion  que 
j’aurais  voulu  conserver,  l’évanouissement  d’un, 
rêve  que  je  souhaitais  retenir.  Même  quand  nos 
joies  fragiles  ont  fait  naufrage,  notre  âme  s’ob- 
stine à s’accrocher  à leurs  épaves.  L’évidence  [de 
mon  impuissance  à rien  obtenir  de  cette  jeune 
tille  ne  m’avait  pas  réduit  au  renoncement  de 
tout  espoir  de  la  fléchir.  Ou,  pour  être  plus  vrai, 
je  n’espérais  plus  rien  d’elle.  Mais  je  la  suivais, 
pour  réjouir  encore  mes  yeux  de  la  vue  de  sa 
silhouette  élancée,  de  la  sveltesse  de  sa  taille,  de 
la  courbe  voluptueuse  de  ses  seins,  et  enfin 
pour  prolonger  l’émotion  que  me  donnait  encore 
l’harmonie  alerte  de  sa  marche  rythmée,  expres- 
sive, et  belle  comme  une  danse.  Je  parcourus 
ainsi,,  à sa  suite,  une  bonne  partie  de  la  rue  cen- 
trale de  Sèvres.  Mais  elle  s’engagea  brusque- 
ment à droite,  dans  une  ruelle  abrupte,  dépassa 
le  bourg  et  sonna  à la  grille  d’un  parc,  au  fond 
duquel  on  apercevait  une  grande  maison  ense- 
velie dans  de  la  verdure  et  du  silence. 

C’était  fini.  Mon  rêve  s’était  évanoui.  Je  n’affir- 
merais pas  que  je  ne  serais  pas  resté  encore  de- 
vant celle  grille,  obstiné  à attendre  je  ne  sais  quel 
miracle  qui  m’en  aurait  rendu  l’objet.  Je  n’aurais 
réussi,  sans  doute,  qu’à  me  rendre  un  peu  plus 
ridicule  ou  un  peu  plus  odieux  à cette  jeune  fille, 
que  je  ne  reverrai  jamais.  Je  me  souvins,  fort  à 
propos,  de  l’heure,  de  votre  déjeuner.  Et  l'impa- 
tience que  mon  retard  devait  vous  causer,  à bon 
droit,  me,  donna  des  ailes.  El  j'accourus  vers  Bel- 
le vue,  en  grand  danger  d’être  grondé. 

(A  suivre.)  . Félicien  PASCAL. 

Si  tes  jeunes  gens  doivent  songer  qu’ils  vieillissent,  il 
est  important  que  les  vieillards  n’oublient  pas  qu'ils  ont 
été  jeunes,  et  que  ça  n’était  pas  alors  si  facile  d’éviter  tout 
ce  qu’ils  appellent  aujourd’hui  des  faiblesses  et  des  vices. 

Dans  le  va-et-vient  de  l’histoire,  tantôt  les  mœurs  valent 
mieux  que  les  institutions,  tantôt  les  institutions  mieux 
que  les  mœurs.  G.-M.  Yaltour. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


G33 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Voici  un  sujet  sur  lequel  on  a écrit,  ces  temps  der- 
niers, cinq  cents  chroniques,  et  sur  lequel  chacun  se 
flatte  d’avoir  encore  quelque  chose  à dire,  — car  ce 
n’est  pas  fini  : il  s’agit  de  la  réforme  de  l’orthographe, 
écrivent  les  uns,  — la  faillite  de  l’orthographe,  écrivent 
les  autres,  qui  se  fâchent... 

La  question  paraît  avoir  été  embrouillée  par 
trop  d’ardeur  dans  les  deux  camps.  Les  réformistes, 
tout  d’abord,  sont  partis  en  guerre  avec  une  fougue  à 
-coup  sûr  inconsidérée,  et  il  leur  en  a cuit  un  peu.  Ils 
ont  nui,  ainsi,  au  succès  complet  de  leur  projet  qui, 
à certains  égards,  se  défend.  Ils  ont  soulevé  des  con- 
flits tels  qu’à  l’heure  présente  on  ne  sait  plus  où  on 
est.  C’est  M.  le  ministre  de  l’Instruction  publique  qu: 
a ouvert  le  feu  en  convoquant  tout  à coup  le  Conseil 
Supérieur  de  l’Instruction  publique  pour  lui  soumettre 
cette  réforme  : le  Conseil  en  a délibéré  longuement; 
il  a approuvé  ; M.  Leygues  a pris  un  arrêté  qui,  natu- 
rellement, devait  être  exécuté  à la  rentrée  des  classes. 
Il  avait  des  conséquences  considérables.  Les  éditeurs 
qui  ont  fait  imprimer  les  très  nombreuses  grammaires 
dont  nous  achetons,  chaque  année  pour  nos  enfants, 
des  exemplaires  toujours  nouveaux,  devaient-ils  pré- 
parer des  éditions  expurgées,  conformes  à la  loi  de 
liberté  — ou  de  licence  — que  venait  de  consacrer 
M.  Leygues?  Ils  étaient  très  perplexes,  ils  le  sont 
encore,  du  reste.  On  leur  dit,  au  ministère,  qu’il  suf- 
firait de  glisser  dans  leurs  volumes  une  feuille  conte- 
nant l’énumération  de  deux  cents  mots  dont  l’ortho- 
graphe serait  rectifiée  désormais.  Quant  aux  participes, 
dont  les  légendaires  et  difficiles  accords  ne  seraient 
• plus  l'égis  par  aucune  règle  (c’est  le  second  point,  le 
plus  important,  de  l'édit  ministériel),  il  suffirait  d’an- 
nuler, d’arracher  les  pages  qui  les  concernaient. 

Les  éditeurs,  en  général,  se  tinrent  cois  et  atten- 
dirent : ils  firent  bien;  on  ne  leur  communiqua  pas 
les  deux  cents  mots  et  le  chapitre  des  participes  fut 
respecté  momentanément.  Les  potaches,  qui  sont  ren- 
trés, n’ont  pas  eu  cette  joie  de  narguer  leurs  profes- 
seurs en  orthographiant  selon  leur  fantaisie;  on  a 
pris  le  rudiment  au  commencement  et  on  en  a tourné 
les  pages,  toutes  les  pages,  comme  par  le  passé.  Car 
il  s’est  produit  ceci  : M.  le  Ministre  avait  oublié  de 
consulter  l’Académie  française,  qui  a quelque  droit  à 
la  considération  officielle  en  ceci  ! L’Académie  était 
très  mécontente.  Elle  le  fit  savoir.  Le  ministre  alors 
lui  demanda  son  avis,  et  l’Académie  se  mit  à la  be- 
sogne. Elle  le  fit  sans  grand  enthousiasme.  Une  fois 
déjà,  elle  avait  entrepris  un  travail  de  ce  genre  : ce 
fut  en  1730.  Elle  décida,  à cette  époque,  de  « travailler 
à un  code  grammatical  où  se  trouveraient  notées  les 
difficultés  qu’un  dictionnaire  ne  peut  débrouiller  et 
répéter  à chaque  mot  ». 

L’Académie  divisa  cette  tâche  en  trois  parties  : elle 
chargea  l’abbé  Gédoyn  des  verbes;  l’abbé  mourut  avant 
d’avoir  accompli  sa  besogne.  L'abbé  Rothelin,  qui  de- 
vait s’occuper  des  particules , mourut  avant  d’avoir 
commencé  son  travail.  L’abbé  d’Olivet,  chargé  des 
noms,  articles,  pronoms  et  participes,  acheva  seul  son 
couvre;  quand  il  la  porta  à l’Académie,  on  pensait  à 
toute  autre  chose,  et  l’affaire  en  resta  là,  — pour  un 
siècle  et  demi. 


Cette  fois,  l’Académie,  piquée  au  vif,  aboutira.  Elle 
a nommé  un  rapporteur,  M.  Hanotaux,  qui  a rédigé 
des  conclusions,  dont  M.  le  ministre  de  l’Instruction 
publique  devra  prendre  souci.  Le  plus  grand  mystère 
a été  gardé  sur  ces  conclusions;  on  sait  pourtant, 
d’une  façon  générale,  que  M.  Hanotaux  prend  un 
parti  moyen  : il  ne  souscrit  pas  à toule  la  réforme;  il 
ne  consacre  pas  entièrementla  faillite  de  l’orthographe; 
il  demande,  dit-on,  une  modification  de  la  règle  des 
participes  et  la  suppression  de  la  règle  : Amour,  dé- 
lice et  orgue;  en  outre  les  traits  d’union  qui  séparaient 
les  deux  termes  d’un  mot  composé  seront  supprimés, 
eu  bien  des  cas;  les  doubles  lettres  qui  émaillaient 
certains  mots  passent  aussi  un  mauvais  quart  d’heure. 

Les  réformistes  ne  seront  qu’à  demi  satisfaits.  Ils 
pourraient,  pourtant,  se  contenter  de  ce  résultat,  car 
la  défense  de  leurs  adversaires,  — littérateurs  et 
poètes  surtout,  — est  fort  énergique  et  on  doit  recon- 
naître avec  eux  que,  si  notre  langue  contient  trop  de 
difficultés  orthographiques,  ce  n’est  pas  une  raison 
pour  en  modifier  de  fond  en  comble  « l’aspect  gra- 
phique »,  comme  on  le  proposait  au  début  de  l’affaire. 
Est-ce  que  les  Académies  ou  les  Universités  étrangères 
cherchent  à élaguer  de  leurs  grammaires  les  épines 
qui  peuvent  piquer  les  doigts  des  Français?  Toutes 
les  langues  sont  hérissées  de  semblables  épines.  Que 
pense-t-on  de  la  prononciation  anglaise,  de  la  con- 
struction allemande,  des  verbes  irréguliers  allemands, 
espagnols,  anglais?  Et  les  langues  slaves?... 

Voilà  « l'argument  étranger  ».  On  y répond  en 
disant  que  le  détestable  exemple  d’autrui  ne  nous 
dispense  pas  de  nous  corriger...  Mais  les  défenseurs 
quand  même  de  l’orthographe  ont  d’autres  raisons 
dans  leur  sac.  Les  philologues  sont  particulièrement 
énergiques  : l’un  d’eux,  professeur  en  Sorbonne, 
M.  Gebhardt,  qui  est  un  des  esprits  les  plus  libres 
du  corps  enseignant  puisqu’il  poursuit,  d’une  haine 
vivace  et  spirituelle,  le  baccalauréat, , ce  fossile  uni- 
versitaire, a bataillé  avec  beaucoup  d’humour  contre 
lespoints  principaux  de  la  réforme.  Pour  les  participes, 
par  exemple,  il  supplie  qu’on  conserve  la  règle  du 
genre  tout  au  moins  : « Il  faudra,  dit-il,  permettre 
aux  écoliers  d’écrire  : « La  ville  qu’Alexandre  avait 
« détruit  » ; de  là  à écrire  : « La  ville  détruit  par  Alexan- 
« dre  »,  le  saut  est  fort  court.  Les  élèves  sauteront 
allègrement.  Entre  la  parole  écrite  et  la  parole  orale, 
le  divorce  est  institué.  » 

M.  Gebhardt  plaide  aussi  pour  les  traits  d’union  : 
le  trait  d’union  français  d’après  lui  manifestait  le 
génie  essentiellement  analytique  de  notre  langue.  La 
langue  allemande  est  d’un  tempérament  opposé.  Chez 
nos  voisins,  on  pourrait  fondre,  sans  scandale,  en  un 
mot  unique,  cette  petite  enseigne  : « Société  générale 
privée  des  bateaux  à vapeur  du  Rhin  inférieur  ». 
Nous  y mettons  dix  mots.  Le  trait  d’union  soudait 
ensemble  deux  ou  trois  mots,  qui  gardaient  une 
demi-autonomie.  Voilà  la  concentration  imposée  à 
l’orthographe,  comme  à un  simple  ministère.  Cette 
violence  faite  aux  instincts  séculaires  du  français 
n’ira  pas  sans  quelque  dommage.  On  écrira  Uteàtète 
en  un  seul  mot.  L’originalité  pittoresque  du  mot  est 
effacée... 

11  n'est  pas  enfin,  jusqu’aux  genres  (différents  de 
délices,  d'orgues,  d 'amours  qui  ne  trouvent  grâce 
devant  M.  Gebhardt.  Pour  le  mot  amours,  spéciale- 
ment, sa  résistance  à la  réforme  est  tout  à fait  amu- 
sante : « De  folles  amours  signifiaient  d’imprudentes 


634 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ou  coupables  passions,  dit  M.  Gebhardt;  la  distinction 
avait  sa  valeur  morale.  Des  amours  badins  se  recom- 
mandaient par  une  raison  esthétique.  On  voyait  les 
petits  bonshommes  blancs  et  roses  de  l’Albane,  de 
Boucher,  de  Watteau.  C’était  une  vision  anacréon- 
tique  assez  plaisante.  Il  y faudra  renoncer.  » 

Tant  de  verve  a été  dépensée  en  pure  perte  : on  l’a 
vu  plus  haut  : les  traits  d’union,  les  distinctions  entre 
les  amours  disparaîtront  et  les  participes  seront  tou- 
chés. L’Académie  consent  à ce  qu’on  porte  la  main 
sur  ce  qui  fut  l’Arche  sainte  pendant  tant  d’années. 
Réduite  aux  proportions  qu’on  lui  donne  et  que  le 
ministre  de  l’Instruction  publique  ratifiera,  la 
réforme  est  assez  inoffensive.  Au  demeurant,  ce 
sont  les  éditeurs  qui  y gagneront  et  les  parents  qui 
payeront  les  frais  d’éditions  futures.  En  France,  tout 
se  termine  généralement  ainsi. 

Paul  BLUYSEN. 

Géographie 

La  Mandchourie  : Son  passé,  son  présent, 
son  avenir. 

Les  abonnés  du  Magasin  Pittoresque  n’ont  pas  lu  sans 
intérêt  l’article  consacré  par  M.  P.  Labbé  à l'une  des 
peuplades  de  la  Mandchourie  (ou,  comme  l’impriment 
les  Russes:  Mandchjourie),  les  Goldes,  paru  dans  ce 
recueil  le  1er  septembre  dernier.  Les  événements  po- 
litiques qui  s’accomplissent  en  ce  moment  dans  1 Ex- 
trême-Orient ; l’issue  des  négociations  entamées  avec 
le  gouvernement  chinois  en  vue  d’obtenir  des  garan- 
ties, modifieront  probablement  d’une  manière  très 
sensible  les  conditions  actuelles  de  cette  vaste  pro- 
vince, nominalement  sous  la  dépendance  de  la  Chine, 
mais  dont  les  habitants,  soumis  par  le  Céleste  Empire, 
ont  dû  autrefois  imposer  leur  autorité  de  manière  à 
amener  un  des  leurs  à occuper  le  trône  de  leur  propre 
vainqueur.  Les  destinées  de  la  Mandchourie  entrent, 
d’ailleurs,  dès  à présent,  dans  une  phase  nouvelle.  La 
Russie,  suivant  sa  méthode  rationnelle  et  infaillible 
d’expansion  territoriale  en  Asie,  vient  d’occuper  mi- 
litairement la  grande  province  chinoise.  Les  officieux 
proclament  que  cette  occupation  n’est  que  temporaire 
et  que  le  gouvernement  n’a  aucune  ambition  d’an- 
nexer  le  territoire.  Nous  y croyons  d’autant  plus  vo- 
lontiers que  la  Russie  a donné,  jusqu’à  présent,  les 
gages  d’une  grande  probité  politique.  L’idée  lancée  et 
soutenue  de  si  bonne  foi,  par  le  souverain  russe  pour 
le  désarmement  et  la  suppression  de  grandes  guerres, 
ne  permet  pas  de  douter  un  instant  de  la  sincérité 
des  intentions  de  son  gouvernement.  La  Mandchourie 
sera  donc  un  jour  rendue  aux  Chinois.  Ce  sera  tant 
pis  pour  les  Mandchours.  Nous  avons,  d’ailleurs,  une 
situation  analogue  dans  notre  Europe. 

La  Bosnie  et  l’Herzégovine  ne  devaient  être  occu- 
pées, par  le  gouvernement  autrichien,  en  1878,  que 
pour  une  durée  très  limitée.  Il  serait  téméraire  d’af- 
firmer que  les  Bosniaques  aspirent  à retourner  à l’an- 
cienne sujétion.  Pour  ce  qui  est  de  la  Mandchourie, 
un  autre  intérêt  s’attache  à cette  grande  province  — 
et  c’est  à ce  titre  que  nous  avons  cru  opportun  d en 
dire  quelques  mots  aux  lecteurs  du  Magasin  Pitto- 
resque, — c’est  celui  de  l’inconnu.  La  Mandchourie 


est  encore  considérée,  parmi  les  géographes,  comme 
une  terra  incognito.  Le  seul  document  renfermant 
quelques  données  précises  sur  cette  province,  — et 
qui  résume  aussi  tout  ce  qui  a été  écrit  sur  ce  pays — • 
est  une  publication  du  Ministère  des  Finances  de 
Russie  : la  Mandchourie,  par  D.  Pozdnéev,  1897.  Les 
Russes,  établis  sur  la  rive  gauche  de  l’Amour,  fron- 
tière naturelle  de  la  Mandchourie,  et  par  conséquent 
les  plus  proches  voisins  du  pays,  sont  les  plus  inté- 
ressés à connaître  la  province.  Une  autre  question 
prédomine  dans  les  préoccupations  du  gouvernement 
russe  : une  voie  ferrée  à travers  la  Mandchourie  doit 
relier  Vladivostock,  le  port  russe  sur  le  Pacifique, 
avec  la  grande  ligne  transsibérienne,  à Nertchinsk. 
Vladivostock,  Khabarovsk,  Blagoviechtchensk,  situés 
sur  l’Amour,  forment  en  quelque  sorte  les  trois  prin- 
cipaux points  d’un  immense  triangle  que  présente, 
dans  sa  partie  orientale,  la  grande  province  chinoise. 
Ce  fut  aussi  par  l’Amour  que  parvinrent,  vers  le  milieu 
du  xvne  siècle,  les  premières  notions  sur  l’existence 
de  la  Mandchourie,  visitée  pour  la  première  fois  par 
des  Cosaques  de  Sibérie.  Les  ambassadeurs  russes 
envoyés  en  Chine  et  qui  traversaient  la  Mandchourie 
pour  se  rendre  à Pékin  (fin  du  xvn°  et  commencement 
du  xvnU  siècle)  ne  furent  pas  admis  à prendre  des 
notes  en  route.  Les  récits  des  Jésuites  qui  ont  visité 
différentes  parties  de  la  Mandchourie  sont  également 
très  sobres  de  détails.  Les  annales  chinoises  font 
pourtant  mention  de  la  partie  méridionale  de  la 
Mandchourie  2 350  ans  avant  Jésus-Christ. 

L’acquisition  de  la  Mandchourie,  par  les  dynasties 
alors  régnantes  en  Chine,  remonterait  à l’an  200  avant 
Jésus-Christ.  Pour  cette  époque,  les  documents  chi- 
nois renferment  des  détails  très  curieux  sur  les  mœurs 
du  peuple  mandchou;  les  historiens  le  représentent 
notamment  comme  le  peuple  le  plus  élégant  de  la 
terre;  hommes  et  femmes  étaient  vêtus  avec  une 
grande  recherche  et  portaient  de  nombreuses  et 
riches  broderies  sur  leurs  habits.  Les  Chinois  leur 
reprochaient  par  contre  une  certaine  dissolution 
dans  les  mœurs.  Les  Gao-Guoui-li  particulièrement 
choquaient  par  la  liberté  de  fréquentation  qu’on 
constatait  chez  les  jeunes  gens  des  deux  sexes.  La 
dynastie  mandchoue  s’implanta  sur  le  trône  de  la 
Chine,  dans  les  premières  années  du  xvn°  siècle.  Son 
fondateur  était  Ngaisin  Gioro  ou«  l'homme  au  surnom 
de  l’or  »,  qui  avait  appartenu  à une  famille  tatare, 
dissoute  par  Gengis-Khan.  Le  premier  empereur  de 
cette  dynastie,  Tsai-Tzoung,  régna  sur  la  Chine  de 
1016  à 1626. 

Mais  les  connaissances  positives  sur  ce  pays  ne  date 
que  du  milieu  du  xix°  siècle.  L’établissement  définitif 
des  Russes  dans  la  Sibérie  et  l’ouverture  au  com- 
merce européen  des  ports  du  Sud  (1860)  permirent 
aux  Anglais  et  aux  Russes  de  pénétrer  dans  l’intérieur 
de  la  Mandchourie.  Parmi  les  principaux  explora- 
teurs, il  faut  citer  James,  Poutiata,  Christie,  Pal- 
las,  etc.  Des  missionnaires  chrétiens  se  sont  en 
outre  établis  dans  la  province;  d’abord,  les  religieux 
envoyés  par  les  Missions  étrangères  de  Paris  (1838), 
ensuite  des  missionnaires  protestants  anglais  (1861). 

D’après  l’état  actuel  de  nos  connaissances,  le  pays 
peut  être  divisé  en  deux  grandes  sections,  séparées 
par  une  crête  de  montagne,  les  Tchan  bo-chan,  qui 
s’étend  le  long  du  42e  parallèle.  Au  Nord,  les  habi- 
tants, en  majeure  partie  Tonngouzes,  ne  vivent  que 
de  chasse.  La  partie  Sud,  habitée  par  des  Gaoli  et  des 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Coréens,  se  prête  à différentes  cultures.  Le  nombre 
des  habitants  n’a  pu  encore  être  évalué  même  approxi- 
mativement. On  le  suppute  entre  12  et  23  millions  ! 
On  a pu  établir,  par  contre,  la  présence  de  certaines 
catégories  de  peuplades  : Mandchous  propres  (Daours, 
Orotches,  Manègres,  Birars,  Goldes,  Soloms)  ; Mon- 
gols (Bouriates,  Tchipchtines,  Olofs)  ; enfin  les  Chi- 
nois. Il  est  admis  également  que  les  Mandchous 
propres  ne  forment  plus  actuellement  que  5 ou  6 p.  100 
de  la  population  totale  du  pays.  Les  Chinois  sont 
parvenus  à imposer  au  pays  à la  fois  leur  culte,  leurs 
mœurs  et  leur  langue.  La  grande  majorité  des  habi- 
tants est  vouée  au  bouddhisme.  Une  faible  partie  suit 
les  préceptes  de  l'Islam.  Les  prosélytes  faits  par  les 
missionnaires  chrétiens  sont  en  infime  minorité; 
environ  20000.  L’esclavage  étant  encore  en  vigueur 
dans  la  Mandchourie  (comme  dans  le  reste  de  l’Em- 
pire chinois),  c’est  par  l’achat,  souvent  aussi  par  le 
rachat  d’enfants  qu’on  recrute  la  majeure  partie  des 
pensionnaires  dans  les  orphelinats.  Les  journaux 
d’Europe  ont  relaté  les  nombreux  et  terribles  mas- 
sacres de  chrétiens  qui  ont  eu  lieu  en  Mandchourie, 
notamment  près  Moukden  (capitale  du  sud-ouest  de 
la  province),  au  mois  de  juillet  dernier.  Plusieurs 
missionnaires  et  des  sœurs  de  charité  ont  été  brûlés 
vifs.  D’autres  ont  été  décapités.  Quelques-uns  n’ont 
dû  leur  salut  qu’à  la  prompe  intervention  des  Russes. 
L’occupation  — temporaire  ou  permanente  — de 
cette  province  par  une  puissance  européenne  serait 
donc  à la  fois  un  bienfait  pour  le  pays  même  et  une 
acquisition  à une  œuvre  d’humanité.  Eu  égard  à sa 
position  géographique,  l’Empire  russe  est  seul  qua- 
lifié pour  cette  opération.' 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

Il  importe  absolument  à la  santé  générale  de  l’ar- 
mée, que  l’on  se  décide  enfin  à compléter  les  cadres 
de  nos  médecins  majors.  Il  y a,  dans  la  grande  ma- 
chine militaire  qu’on  appelle  l’armée,  des  organes 
essentiels  qui  ne  supportent  pas  d’incomplets,  autre- 
ment l’organisme  entier  en  soufi're.  Tel  est  le  cas  du 
Service  de  santé  dans  les  cadres  duquel  existaient 
déjà  de  nombreuses  vacances  avant  la  constitution 
du  corps  expéditionnaire  de  Chine,  et  auquel,  pour 
les  formations  sanitaires  de  campagne,  on  a dû  faire 
encore  de  nombreux  emprunts  de  personnel,  à tous 
les  échelons  de  la  hiérarchie  médicale. 

On  fait  appel  à l’esprit  de  dévouement  et  de  sacri- 
fice de  nos  médecins  militaires,  pour  que  la  santé  de 
nos  soldats  ne  souffre  pas  de  cet  incomplet.  C’est  très 
bien.  Mais,  si  leur  esprit  de  dévouement  et  de  sacri- 
fice est  incommensurable,  et  si  nos  médecins  mili- 
taires ne  marchandent  pas  le  devoir,  on  ne  peut  en 
dire  autant  de  leurs  forces  physiques.  H y a des  bornes 
à celles-ci.  Or,  pendant  l’été  et  aux  grandes  ma- 
nœuvres, nos  médecins  militaires  sont  surmenés,  les 
trois  quarts  d’entre  eux  doivent  même  renoncer  pour 
le  moment  à prendre  la  permission  annuelle  à laquelle 
ils  ont  droit  et  qui  leur  permet  de  se  reposer  des  fa- 
ligues  d’un  service  surchargé. 

D’autre  part,  avec  un  personnel  insuffisant,  on  passe 
son  temps,  à la  direction  du  Service  de  santé,  à des- 
habiller saint  Pierre  pour  habiller  saint  Paul;  les 


035 


médecins  militaires  sont  l'objet  de  telles  mutations 
entre  les  corps  de  troupe,  que  le  découragement  s’em- 
pare de  bon  nombre  d’entre  eux;  découragement, 
lassitude  morale  et  physique,  qui  se  traduisent  par 
de  fréquentes  démissions.  Ajoutez  à cela  que,  dans 
presque  toutes  les  garnisons,  qu’il  y ait  des  hôpitaux 
militaires  ou  des  hôpitaux  mixtes,  les  médecins  des 
corps  de  troupe  doublent  leur  service  de  celui  des 
hôpitaux. 

Combien  y en  a-t-il  qui,  commençant  leur  journée 
par  la  visite  d’une  centaine  de  malades  à la  chambre 
du  régiment,  donnent  ensuite  leurs  soins  à une  tren- 
taine d’alités  à l’infirmerie  du  corps,  et  courent  après 
à l’hôpital  du  lieu  pour  la  visite  des  salles?  Voilà  pour 
la  matinée.  Dans  l’après-midi,  c’est  encore  la  contre- 
visite  à l’infirmerie  et  à l’hôpital. 

Un  médecin  civil  qui  serait  affligé  d’une  clientèle 
aussi  considérable  deviendrait  rapidement  million- 
naire, soyez-en  persuadés.  Nos  médecins  militaires  se 
contentent  de  la  solde  commune  à tous  les  officiers, 
ils  n’ont  droit  à aucune  rétribution  professionnelle,  et 
mangent  leurs  petites  économies  à payer  les  déména- 
geurs d’un  bout  de  la  France  à l’autre. 

Il  n’est  pas  admissible  qu’un  état  de  choses  aussi 
défectueux  persiste  longtemps  encore,  autrement 
nous  pourrions  nous  attendre  à des  mécomptes  graves 
avec  un  personnel  trop  restreint  et  surmené.  La  di- 
rection du  Service  de  santé  n’y  peut  rien,  les  crédits 
lui  font  défaut.  Alors,  la  parole  est  au  Parlement.  Ce 
sont  là  des  dépenses  que  l’on  doit  au  pays,  car  il 
s’agit  de  la  santé  et  de  la  conservation  de  ses  enfants- 

Capitaine  FANFARE. 

LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Je  dois  tout  d’abord  m’excuser  auprès  de  mes  lec- 
teurs d’avoir  eu  la  naïveté  d’ajouter  foi,  il  y a quinze 
jours,  aux  dépêches  anglaises  annonçant  que  Louis 
Rotha,  le  vaillant  généralissime  des  Boers,  avait  passé 
avec  sa  petite  armée  sur  le  territoire  portugais. 

Comme  toujours,  nos  excellents  voisins,  prenant 
leurs  désirs  pour  la  réalité,  mentaient  avec  un  aplomb 
déconcertant. 

Non,  malgré  l’occupation  de  Komati-Poort  par  les 
troupes  de  Pôle  Carew  et  de  Jan  Hamilton,  la  dernière 
cartouche  n’est  pas  tirée.  Sans  doute,  la  prise  de  Ko- 
mati  met  entre  les  mains  des  Anglais  toute  la  ligne 
ferrée  de  Prétoria  à Lourenço-Marquez,  objectif  de  la 
stratégie  de  lord  Roberts;  mais  la  petite  armée  de 
Botha  n’est  pas  entamée  et  peut  tenir  longtemps  encore 
la  campagne,  malgré  les  difficultés  de  son  ravitaille- 
ment, et  en  dépit  de  la  défection  de  quelques  cen- 
taines de  volontaires  étrangers  qui,  estimant  la  grande 
guerre  terminée,  ont  seuls  franchi  la  frontière  du 
Mozambique. 

Botlia,  Viljoen,  Erasmus  et  bien  d’autres  commandos 
conservent  toujours  le  contact  avec  les  divisions  de 
Carew  et  d’Hamilton,  guettant  les  occasions,  — et  ne 
les  manquant  pas,  — d’enlever  leurs  patrouilles  et 
même  leurs  trains  d’approvisionnements,  inquiétant 
sans  cesse  leurs  communications,  continuant  avec  une 
ardeur  nouvelle  celte  guerre  de  guérillas  qui,  de  leur 
propre  aveu,  fait  perdre  aux  Anglais  de  400  à 


636 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


500  hommes  par  semaine.  Ainsi,  dans  la  dernière 
semaine  de  septembre,  l’armée  anglaise  a perdu,  — 
chiffre  officiel  publié  à Londres,  • — 485  hommes.  De- 
puis le  commencement  de  la  guerre,  il  y a juste  un  an, 
les  pertes  anglaises  avouées  s’élèvent  au  chiffre  fantas- 
tique de  42  505  hommes,  abstraction  faite  des  malades 
et  des  blessés  actuellement  en  traitement. 

M.  Chamberlain  peut  donc  être  fier  de  son  œuvre... 
•en  attendant  le  châtiment  de  son  crime  abominable. 

Mais  il  est  entendu  que  la  guerre  est  terminée,  et 
avant  son  retour  en  Angleterre,  il  est  probable  que 
lord  Roberts  va  décréter  la  paix  comme  il  a décrété 
l’annexion  des  deux  Républiques.  Tout  se  bornera  dé- 
sormais, selon  cet  étonnant  général,  à des  opérations 
de  police.  On  renvoie  en  Angleterre  les  volontaires  de 
la  Cité,  la  brigade  navale,  etc.  Et  les  bons  électeurs, 
ces  éternels  gogos  de  tous  les  pays,  s’imaginent  que 
les  mines  d’or  du  Transvaal  vont  couler  désormais 
dans  leurs  poches,  et  ils  ferment  les  yeux  pour  ne  pas 
voir  les  transports  qui  chaque  jour  partent  d’Angle- 
terre, emportant  de  nouvelles  troupes  pour  remplacer 
les  unités  réduites  à l’état  de  squelette,  des  muni- 
tions, des  approvisionnements  de  toute  sorte. 

C’est  à peine  s’ils  accordent  une  attention  distraite 
à ce  qui  se  passe  actuellement  dans  l'État  d’Orange, 
annexé  et  pacifié,  paraît-il,  depuis  six  mois? 

Le  général  de  Wet  a reparu  au  sud  de  l’État  Libre. 
De  Ladybrand,  d’audacieux  commandos  viennent  de 
pousser  une  pointe  hardie  sur  Wepener,  sur  Roux- 
ville,  jusqu’à  Aliwal  North,  sur  le  fleuve  Orange  ! On 
se  croirait  revenu  au  commencement  de  la  campagne. 

Ficksburg  est  entre  les  mains  des  Roers.  Le  général 
Kelly  Kenny  est  aux  prises  avec  les  Orangistes  autour 
de  Lindley,  entre  Kronstadt  et  Bethléem. 

Au  Transvaal,  entre  Pretoria  et  Mafeking,  le  com- 
mando de  Lemmer  harcèle  sans  cesse  le  général  Me- 
thuen.  A l’est  de  Prétoria,  le  célèbre  Buller  annonce 
pompeusement  qu'il  marche  rapidement  sur  Krugers- 
post.  Or  cette  station  est  à 20  kilomètres  à peine  au 
nord  de  Lydenburg,  que  ledit  Buller  occupe  depuis 
plus  d'un  mois  ! 

Allons,  tout  n’est  pas  perdu  pour  les  deux  admi- 
rables petits  peuples.  Botha  et  de  Wet  n’ont  pas  dit 
leur  dernier  mot.  Les  Anglais  finiront  peut-être  par 
en  convenir...  après  les  élections. 

Quant  au  président  Kruger,  il  est  aujourd’hui  cer- 
tain qu’il  va  s’embarquer  à bord  d’un  navire  de  guerre 
hollandais  pour  se  rendre  en  Europe. 

La  jeune  reine  de  Hollande  montre  ainsi  plus  de 
cœur  et  de  courage  que  tous  les  souverains  de  l’Eu- 
rope réunis.  Tous  les  braves  gens  lui  crieront  : Bravo  ! 

EN  CHINE 

La  comédie  chinoise  — ou  le  drarne,  comme  vous 
voudrez  — continue,  sans  que  l’on  puisse  prévoir  à 
quelle  époque  se  baissera  le  rideau.  On  pouvait  espé- 
rer que  l’arrivée  du  maréchal  de  Waldersee  allait 
précipiter  les  événements.  Les  grandes  bottes  de 
l’ogre  allemand  foulent  le  sol  des  Célestes  depuis  le 
27  septembre,  mais  les  dragons  chinois  ne  semblent 
pas  le  moins  du  inonde  effrayés  par  la  venue  de  ce 
nouveau  diable  étranger. 

La  diplomatie  européenne  est  toujours  tenue  en 
échec  par  la  diplomatie  chinoise;  les  troupes  inter- 
nationales occupent,  comme  devant,  Takou,Tien-Tsin 
et  Pékin;  on  se  bat  un  peu  de  tous  les  côtés...  Mais 


l’empereur  de  Chine,  la  vieille  impératrice  douairière 
et  le  fameux  prince  Tuan  attendent  tranquillement,  à 
mille  kilomètres  de  la  capitale  chinoise,  qu’on  vienne 
les  prendre  par  la  main  pour  les  ramener  à Pékin  où, 
enfin,  mon  Dieu!  pourraient  commencer  les  négo- 
ciations. 

Je  vous  ferai  grâce  des  innombrables  dépêches  plus 
ou  moins  sensationnelles  qui  courent  le  monde.  11 
suffira  de  signaler  d’abord  les  lettres  échangées  entre 
l’empereur  de  Chine  et  l’empereur  d’Allemagne,  et 
ensuite  les  propositions  de  M.  Delcassé  pour  tenir  nos 
lecteurs  au  courant  de  la  question. 

Sa  Majesté  chinoise  a solennellement  informé  son 
cousin  d’Allemagne  qu’elle  avait  ordonné  des  sacri- 
fices à l’autel  à la  mémoire  du  baron  de  Ketteler.  Le 
premier  secrétaire  Kun-Kang  a même  été  tout  spé- 
cialement chargé  de  faire  des  libations,  histoire  d’ex- 
primer la  douleur  et  le  souvenir  de  l’empereur  chi- 
nois pour  le  malheureux  diplomate  assassiné. 

Naturellement,  Guillaume  II  a trouvé  la  plaisan- 
terie un  peu  forte  et  a répondu  « qu’il  ne  pouvait  pas 
considérer  ce  crime  comme  expié  par  une  libation  » ! 

Et  là-dessus,  tous  les  journaux  d’outre-Rhin  de 
s’écrier  que  cette  correspondance  impériale  ne  peut 
manquer  d’avoir  les  plus  heureux  résultats! 

M.  Delcassé,  moins  optimiste,  a pris,  de  son  côté, 
l’initiative  d’envoyer  une  note  aux  gouvernements 
alliés  pour  servir  de  base  aux  négociations...  à venir! 
Notre  ministre  des  Affaires  étrangères  pose  six  con- 
ditions à la  reprise  des  relations  pacifiques,  sinon 
amicales,  avec  la  Chine  : il  demande  la  constitution 
d’une  garde  permanente  pour  les  légations,  le  déman- 
tèlement des  forts  de  Takou,  l’occupation  militaire  de 
deux  ou  trois  points  entre  Tien-Tsin  et  Pékin,  des 
indemnités,  l’interdiction  de  l’importation  des  armes 
et  le  châtiment  des  principaux  coupables. 

C’est  fort  bien;  mais  si  le  gouvernement  chinois 
refuse  de  souscrire  à ces  conditions — et  il  ne  paraît 
pas  pressé  d’en  venir  à cette  extrémité  — les  puis- 
sances ont-elles  un  moyen  quelconque  de  lui  la  forcer 
main?Les  troupes  alliés  iront-elles  cueillir  à Si-Ngan- 
Fou,  où  ils  se  sont  réfugiés,  et  le  prince  Tuan  et 
l’impératrice  et  l’empereur  chinois?  Évidemment 
non.  Alors,  quoi? 

En  attendant,  lord  Salisbury  garde  le  silence. 
M’est  avis  que  nous  devons  ouvrir  l’œil  du  côté  de 
nos  bons  amis  les  Anglais. 

Henri  MAZEREAU. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

La  rencontre  Ferrette-Marlier,  qui  s’est  -terminée 
par  la  mort  de  M.  Marlier,  appelle  de  nouveau  1 atten- 
tion sur  la  question  du  duel. 

Un  duel  est  toujours  sérieux,  quoique  en  préten- 
dent certains  maîtres  d’armes  qui  parlent  ex  cathedra 
d’une  chose  qu’ils  ignorent  complètement.  Il  est  rare 
que,  dans  une  rencontre,  il  n’y  ait  pas  un  moment  où 
la  vie  de  l’un  des  adversaires,  et  même  quelquefois 
de  tous  les  deux,  soit  en  danger.  Ceux  qui  ont  été 
témoins  dans  une  affaire  d’honneur  ne. me  démenti- 
ront pas. 

Je  suis  bien  certain  qu’aucun  des  quatre  témoins  de 
cette  dernière  affaire  ne  s’attendait  à une  issue  grave. 

La  fatalité  a voulu  que  M.  Marlier,  dans  une  charge 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


63T 


inconsidérée,  s’enferrât  lui-même  sur  l’épée  deM.  Fer- 
rette,  qui,  instinctivement,  avait  « tendu  la  perche  », 
comme  on  dit  en  escrime. 

M.  Marlier  pratiquait  l'escrime,  M.  Ferrette  n’en  avait 
jamais  fait.  Ce  n’est  pas  la  première  fois  qu’on  voit 
quelqu’un  ne  sachant  rien  blesser  grièvement  un 
amateur  de  salles  d’armes.  La  salle  et  le  terrain  n’ont 
rien  de  commun. 

A la  salle  on  s’amuse,  on  fait  du  sport,  on  risque 
de  « beaux  coups  »,  on  se  fend  à fond,  on  ne  déteste 
pas  le  corps  à corps  où  le  hasard  joue  un  si  grand 
rôle  : et  puis  beaucoup  de  coups  ne  sont  pas  annoncés 
parce  qu’ils  sont  trop  haut  ou  trop  bas.  Tel  coup,  qui 
traverserait  le  poumon  si  l’arme  était  démouchetée, 
est  considéré  comme  nul  parce  qu’il  a été  porté  « en 
dehors  de  la  ligne  des  armes  »;  tel  autre,  dans  le  bas 
ventre,  est  nul  également.  11  fallait  toucher...  plus 
haut.  C’est  l’école  de  la  convention. 

Je  plains  ceux  qui  s’adonnent  à ce  jeu  de  convention 
trop  exclusivement.  Il  pourrait  leur  en  coûter  cher, 
si  jamais  ils  avaient  à aller  s’aligner...  pour  de  bon. 

Mon  malheureux  ami  Harry  Alis  (Percher)  était  un 
amateur  de  ileuret  d’une  force  au-dessus  de  la  moyenne: 
il  fréquentait  les  salles  d’armes,  et  il  me  confiait  un 
jour  que,  s'il  avait  jamais  un  duel,  il  ferait  le  même 
jeu  qu’en  salle. 

Il  a tenu  parole,  et  il  a été  tué  à la  première  re- 
prise. 

Le  fleuret  pratiqué  exclusivement  n’est  pas  seule- 
ment une  mauvaise  préparation  à un  combat  sérieux, 
il  devient  un  danger. 

L’exemple  d'Harry  Alis,  celui  de  M.  Marlier,  sans 
parler  de  beaucoup  d’autres  victimes,  sont  là  pour  le 
prouver,  aussi  je  dis  aux  jeunes  gens  qui  lisent  ces 
lignes  et  aux  parents,  désireux  de  faire  apprendre 
l’escrime  à leurs  enfants  : « Ne  dédaignez  pas  ce  joli 
joujou  qui  s’appelle  un  fleuret,  car  avec  cette  arme 
de  convention  on  fait  brillante  figure  dans  les  assauts 
publics,  mais  étudiez  l’épée,  l’arme  pratique  par 
excellence,  demandez  des  leçons  aux  quelques  rares 
professeurs  qui  ont  la  connaissance  approfondie  de 
cette  arme,  et  vous  vous  en  trouverez  bien.  » 

Ce  conseil  que’je  donne  — qu’àmon  âge  je  puis  déjà 
qualifier  de  conseil  de  l’expérience  — donnera  à ceux 
qui  voudront  bien  l’écouter  le  goût  d’un  sport  à la 
fois  amusant  et  pratique.  A la  salle  d’armes,  l’épée 
en  main,  ils  s’habitueront  à donner  une  valeur  à tous 
les  coups,  et  ils  rechercheront,  lorsque  le  temps  le 
permettra,  les  assauts  et  les  poules  en  plein  air,  où 
ils  acquerront  le  sentiment  de  la  distance,  et  appré- 
cieront la  valeur  des  coups  simples,  les  seuls  qu’on 
emploie  sur  le  terrain. 

J’entends  une  voix  de  professeur  qui  me  crie  : 
« Mais  on  n’apprend  pas  l’escrime  pour  se  battre  en 
duel. 

— D’accord,  cher  maître,  mais  il  estvraiment...  trop 
bête  de  s’exercer  pendant  des  années  dans  une  salle 
d’armes  pour  recevoir  dans  un  assaut  sérieux,  — 
s’il  vous  est  imposé,  — un  coup  mortel  de  la  part  d’un 
homme  qui  n’a  jamais  tenu  une  épée  de  sa  vie. 

Le  duel,  me  dira-t-on  encore,  devrait  disparaître, 
parce  qu’il  ne  prouve  rien  et  qu’il  n’est  pour  ceux 
qui  se  battent  qu’un  moyen  de  réclame. 

Au  point  de  vue  philosophique,  je  reconnais  que  le 
duel  est  une  institution  (car  c’en  est  une)  absurde. 
Seulement,  dans  la  pratique  de  la  vie  en  France,  je 
crois  que  sa  suppression  offrirait  plus  d’inconvénients 


que  d’avantages.  Je  ne  vois  pas  encore  un  Français- 
allant  demander  des  dommages-intérêts  pour  une 
gifle  reçue  ou  pour  une  grave  injure  proférée. 

Seulement,  il  faut  que  le  duel  devienne  une  excep- 
tion, comme  le  demandent  avec  autorité  le  prince 
Georges  Bibesco  et  le  duc  Fery  d’Esclands,  dans  leur 
excellent  livre  que  j’ai  sous  les  yeux  : Conseils  pour 
les  duels. 

J’en  conseille  la  lecture  à mes  lecteurs.  Il  n’est  pas 
indigeste  comme  le  code  de  Chateauvillard,  et  moder- 
nise avec  beaucoup  de  science  les  règles  si  sages  de 
cet  ancêtre. 

C’est  un  livre  de  bibliothèque,  un  livre  utile,  et  un 
livre  charmant  aussi,  car  il  contient  quelques  pages 
exquises  d’Ernest  Legouvé  sur  la  philosophie  de  l’Es- 
crime. 

Peut-être  que  si  le  malheureux  Marlier  les  avait 
lues,  il  ne  serait  pas  mort,  car  il  se  serait  défié  de  ses 
nerfs...  11  ne  se  serait  pas  jeté  aveuglément  sur  son 
adversaire,  sans  avoir  tâté  préalablement  le  fer  de 
cet  adversaire  : il  n’aurait  marché  sur  lui  qu’en 
s’emparant  de  ce  fer  qui  lui  a traversé  les  poumons... 

Maurice  LEUDET. 

VARIÉTÉS 


LES  HONNEURS  RENDUS 

A LA  COURONNE  DE  FER 

A l'occasion  des  obsèques  de  l’infortuné  roi  d’Italie 
Humbert,  la  célèbre  Couronne  de  fer  conservée  à la 
basilique  de  Monza  a été  transportée  à Rome  avec 
un  cérémonial  réglé  par  un  décret  royal  de  1885. 

Le  décret  s’est  inspiré  de  cette  considération  que  la 
Couronne  de  fer  est  en  même  temps  une  relique,  un 
monument  national  et  le  point  de  départ  d’un  ordre 
de  chevalerie. 

Ce  cérémonial  étant  unique  en  son  genre,  nous  le 
donnons  avec  les  détails  qu’il  comporte. 

Le  roi  Victor-Emmanuel  111  ayant  décidé  que  la 
Couronne  figurerait  à la  cérémonie  des  funérailles 
du  roi  son  père,  les  chapelains  de  la  cour  se  rendirent 
à la  basilique  dans  une  voiture  du  palais  et  notifièrent 
à l’archiprêtre  la  décision  de  Sa  Majesté. 

Le  lendemain,  la  basilique  étant  ouverte  au  public, 
l’archiprêtre  sortit  la  Couronne  de  son  reliquaire  avec 
le  rite  accoutumé. 

Étaient  présents  : le  maître  des  cérémonies  de  la 
Cour,  les  chanoines  de  la  basilique,  un  notaire  royal 
attitré,  le  syndic  de  Monza,  une  délégation  du  Conseil 
de  fabrique  de  l’église,  une  délégation  du  Conseil 
communal. 

Après  une  cérémonie  religieuse,  le  cortège  se  mit 
en  mouvement,  escorté  par  les  hallebardiers  spéciaux 
de  la  Couronne  et  au  son  des  cloches.  L’archiprêtre 
portait  la  Couronne  sur  un  coussin. 

Les  personnages  prirent  place  dans  des  voitures  de 
la  Cour  et,  escortés  par  un  peloton  de  cavalerie,  se 
rendirent  au  château  royal. 

A la  résidence,  la  Couronne  fut  prise  en  charge  par 
le  préfet  du  Palais  et  déposée  au  pied  du  cercueil. 

L’archiprêfre  récita  les  prières;  après  quoi,  le  no- 
taire dressa  le  procès-verbal  de  la  remise. 

Pendant  le  trajet  du  Palais  à la  gare  du  chemin  de 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


<338 


fer,  le  lendemain,  l’archiprêtre,  entouré  d’un  nom- 
breux clergé,  porta  la  Couronne;  au  moment  du  dé- 
part du  train,  le  prélat  bénit  la  dépouille  mortelle  et 
déposa  la  Couronne  à ses  pieds. 

Deux  délégués,  l’un  de  la  basilique,  l’autre  du  mu- 
nicipë  furent  chargés  d’accompagner  la  Couronne  jus- 
qu’à son  retour  à Monza. 

Durant  le  trajet  du  cortège  funèbre  de  la  gare  de 
Rome  au  Panthéon,  la  Couronne  a été  portée  immé- 
diatement après  le  char,  par  le  grand  maître  des 
ordres  de  chevalerie  du  royaume. 

Au  Panthéon,  le  grand  maître  la  déposa  sur  le  cer- 
ceuil. 

Après  la  cérémonie  religieuse,  la  Couronne  fut  trans- 
portée au  Quirinal  dans  une  voiture  de  la  Cour  escor- 
tée par  la  cavalerie. 

Au  Palais,  elle  fut  placée  dans  un  salon,  sous  la 
garde  des  cuirassiers  du  roi. 

Le  12  août,  elle  fut  transportée  à la  gare  avec  escorte 
et  finalement  reprise  en  charge  par  l’archiprêtre  de 
Monza,  après  rédaction  d’un  second  procès-verbal. 

Ce  cérémonial  et  ces  honneurs  attestent  le  respect 
qu’on  professe  en  Italie  pour  les  sentiments  religieux 
et  les  traditions  nationales. 

GERSPACH. 


LE  BOIS  DE  BOULOGNE  (1> 

Louis  XVI  et  la  Constituante  arrêtèrent  la  vente  du  • 
château.  Après  diverses  péripéties,  relatées  par  un 
article  paru  en  1842  dans  le  Magasin  pittoresque,  le 
château  fut  détruit  et  le  domaine  y attenant  fut  trans- 
formé par  leurs  divers  acquéreurs. 

Le  pavillon  d ' Armenonville  doit  son  nom  à ce  que 
sur  son  emplacement  avait  été  édifié,  vers  1730,  un 
pavillon  pour  un  ex-garde  des  sceaux,  M.  Fleuriau 
d’Armenonville. 

Bagatelle,  après  avoir  été  un  petit  pavillon  à l’usage 
du  « capitaine  des  chasses  du  bois  de  Boulogne  »,  fut 
donnée  par  Louis  XV  à la  marquise  de  Mauconseil, 
puis  à MIIe  de  Charolais.  En  1777,  le  comte  d’Artois  y 
fit  édifier,  à la  place  du  pavillon,  un  somptueux  châ- 
teau qui  coûta  1 200  000  livres,  d’où  le  nom  de  « Folie 
d’Artois  » longtemps  porté  par  ce  domaine.  Sur  la 
façade,  gravée  en  lettres  d’or,  cette  devise  : Varna 
sed  apta. 

Déclarée  propriété  nationale  par  la  Convention, 
sur  un  rapport  de  Couthon,  Bagatelle  fut.  cependant 
vendue  par  le  Directoire  à un  sieur  Lhéritier,  trai- 
teur, qui  y établit  un  restaurant  avec  fêtes  cham- 
pêtres. Napoléon  Ier  fit  racheter  Bagatelle.  A 1a.  Res- 
tauration, le  comte  d’Artois  reprit,  possession  de  sa 
création  et  la  donna  au  duc  de  Berry,  parce  qu’elle 
était  la  promenade  de  prédilection  de  la  duchesse  et 
de  ses  enfants. 

Sous  Louis-Philippe,  Bagatelle  fut  vendue  31 3 000  fr. 
au  fameux  lord  Seymour,  marquis  d’Hertford,  père 
de  Richard  Wallace. 

La  Muette  était  à l’origine  une  maison  élevée  pour 
y garder  les  mues  des  cerfs  et  y mettre  les  faucons 
lorsqu’ils  étaient  en  mue. 

Au  commencement  du  xviii0  siècle,  cette  résidence 
reçut  de  nombreux  embellissements  et  devint  le  sé- 
jour ordinaire  de  la  duchesse  de  Berry,  fille  du  Ré- 

(1)  Voir  le  Magasin  Pittoresque  du  1er  octobre  1900. 


gent.  Après  la  mort  de  cette  princesse,  Louis  XV 
rebâtit  presque  entièrement  le  château  et  agrandit 
son  jardin  au  détriment  du  bois  : « ...Il  sera  distrait 
du  fonds  de  la  forêt  de  Rouvray.dite  parc  de  Boulogne, 
la  quantité  de  dix  arpents  vingt-neuf  perches  un  quart 
de  perche»  (ordonnance  du  2o  septembre  1730).  Marie- 
Antoinette  y demeura  et,  en  juillet  1889,  le  régiment 
du  prince  de  Lambesc  s’y  installa. 

Le  14  juillet  1790,  jour  de  la  fête  de  la  Fédération, 
la  Ville  de  Paris  donna  dans  les  jardins  un  banquet  de 
plus  de  quinze  mille  couverts. 

Ensuite,  tout  le  domaine  de  la  Muette  fut  vendue 
par  lots.  Et  il  ne  resta  à l’Etat,  et  ensuite  à la  Ville  de 
Paris,  que  la  Petite  Muette  d’aujourd’hui,  dont  le  pa- 
villon, cédé  gratuitement  à Lamartine,  fut  également 
vendu  après  sa  mort,  ou  plus  exactement  après  la 
transformation  en  pension  viagère  du  droit  de  jouis- 
sance qui  avait  été  étendu  à la  comtesse  Valentine  de 
Lamartine,  chanoinesse  de  Cessiat. 

Le  Ranelagh  doit  son  nom  à la  plus  ancienne  et  la 
plus  curieuse  location  d’une  dépendance  du  bois  de 
Boulogne. 

Il  n’y  avait  d’abord  devant  la  Muette  qu’une  vaste 
pelouse  sans  nom,  dépourvue  de  plantations,  et  sur 
laquelle  on  dansait.  Vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV, 
un  sieur  Morisan  obtint,  par  la  protection  du  maré- 
chal de  Soubise,  gouverneur  du  château  de  La  Muette 
et  grand  gruyer  du  bois  de  Boulogne,  l’autorisation 
d’enclore  le  lieu  destiné  à la  danse,  et  d'y  construire 
un  café,  un  restaurant  et  une  salle  de  spectacle.  Il  en 
fit  l'ouverture  le  23  juillet.  1774,  sous  le  nom  de  « Petit. 
Ranelagh  »,  qui  avait  été  donné  à un  établissement 
du  même  genre,  appartenant  à Lord  Ranelagh,  pair 
d’Irlande,  et  situé  à Chelsea,  près  de  Londres.  Le  prix 
d’entrée  était  de  vingt-quatre  sous.  Encouragé  par  le 
succès,  Morisan  avait  fait  construire  une  seconde 
salle  et,  rayant  le  mot  « petit  » de  son  enseigne,  laissé 
seulement  subsister  le  nom  de  Ranelagh. 

Dès  lors  le  Ranelagh  fut  en  pleine  vogue,  et  au  bal 
privé  du  jeudi  assista  parfois  la  reine  Marie-Antoi- 
nette. 

Fermé  pendant  la  Révolution,  l’établissement  rou- 
vrit, après  Thermidor,  puis  fut  de  nouveau  fermé  par 
h'  Directoire,  parce  qu'il  était  devenu  un  lieu  de  réu- 
nion pour  les  Muscadins. 

Sous  le  Consulat,  les  danses  reprirent,  et  parmi  les 
habitués  du  Ranelagh  l’on  signala  Trénitz,  inventeur 
d’une  des  figures  du  quadrille.,  et  plus  tard  la  duchesse 
de  Berry  elle-même. 

Ne  croyez  pas  qu’on  y soit  sans  toilette. 

Comme  à Paris  l’on  tient  à l’étiquette. 

Cette  concession  précaire,  chantée  par  Dumersan 
dans  son  Épître  à Passy , dura  jusqu’au  moment 
où  la  Ville  de  Paris  devint  propriétaire  du  bois  de 
Boulogne  et  procéda  à ses  travaux  d’embellissements. 

Ce  Ranelagh,  dont  le  nom  fut  anglais, 

A vu  jadis  et  la  cour  et  la  ville 
Dans  son  enceinte  arriver  à la  file  : 

La  mode  est  tout  chez  le  peuple  français. 

Longchamp  a pris  son  nom  de  sa  longue  planure, 
lorsque  saint  Louis  donna  à sa  sœur  Isabelle  treize 
arpents  du  Bois  de  Boulogne  et  plusieurs  étangs  voi- 
sins pour  y construire  un  monastère,  lequel  ne  pou- 
vait évidemment  conserver  le  nom  de  l’endroit  qui 
était  alors  de  coupe-gueule.  Aujourd’hui  que  Long- 
champ  est.  devenu  champ  de  courses,  l'on  dit  coupe- 
bourses. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


639 


Le  10  juin  de  l’an  du  Seigneur  1256,  la  première 
pierre  du  couvent  fut  posée  par  saint  Louis,  la  seconde 
par  la  reine,  la  troisième  par  Philippe  le  Hardi  et  la 
quatrième  par  la  princesse  Isabelle.  Louis  XIV,  frappé 
des  inconvénients  que  présentaient  les  nombreuses 
concessions  arrachées  par  les  nonnes  à ses  prédéces- 
seurs, prononça  la  réunion  « au  bois  et  parc  de  Bou- 
logne, près  Saint-Cloud»,  de  la  quantité  de  deux  cent 
dix-sept  arpents  soixante  perches  appartenant,  dans 
l’enclos  dudit  parc,  aux  abbesses  et  religieuses  de 
l’abbaye  de  Notre-Dame-de-l’Humilité-de-Lonchamp. 

En  1793,  l’abbaye  fut  mise  en  vente  et  démolie,  sauf 
le  colombier  de  la  ferme,  et  un  moulin  du  xme  siècle, 
tour  ronde  en  pierre,  de  4m,80  dans  œuvre,  dont 
les  murs  avaient  1“,20  d’épaisseur  par  le  bas,  et  qui 
reposait  sur  un  vaste  soubassement  circulaire  qui 
élevait  le  moulin  au-dessus  du  niveau  de  la  plaine. 
La  porte  était  surmontée  d’un  linteau  d’une  seule 
pierre,  au-dessus  de  laquelle  on  avait  construit  un  arc 
en  décharge. 

Lorsque,  après  la  cession  par  l’État  du  bois  de  Bou- 
logne, la  Ville  de  Paris  reprit  les  terrains  aliénés  de 
Longchamp,  la  tour  du  moulin  fut  conservée  et  res- 
taurée, ainsi  que  le  colombier  de  l’ancienhe  ferme  de 
l’abbaye. 

* 

-X-  * 

Aux  xvi°  et  xvne  siècles,  le  mur  murant  la  « Forest 
de  Rouvroy  ou  bois  de  Roulogne  » n’était  percé  que 
de  sept  portes,  celle  de  la  Muette  près  « Pacy  », 
d’Auleuil,  de  Boulogne,  de  Longchamp,  de  Madrid, 
du  « Pon  de  Neuilly  »,  et  enfin  la  porte  « Maliiot  ». 
— Chacune  de  ces  portes  était  reliée  avec  celle  d'en 
face  seulement.  Il  y avait  déjà  la  route  de  la  Reine- 
Marguerite,  et  en  fait  d’eau,  rien  que  la  » marre  » 
d’Auteuil  et,  près  de  Madrid,  la  « marre  » aux 
"Biches,  deux  mares  bien  modifiées  depuis. 

Au  xvme  siècle  d’autres  routes  apparurent,  et 
l’on  multiplia  les  carrefours  dénommés  « croix  » : 
croix  de  Mortemar,  croix  Saint-Ange,  croix  de  la 
Leu,  croix  d'Auteuil,  croix  Catelan,  croix  de  Beau- 
vais, croix  de  Chaulenberg,  croix  de  Marcilly.  Mais 
ces  longues  avenues  droites  s’entre-croisaient  ainsi 
que  celles  de  tous  les  bois  de  la  couronne,  de  toutes 
les  forêts  de  l’État,  avec  une  raideur  géométrale 
favorisant  à la  fois  la  surveillance  et  les  grandes 
chasses;  elles  traversaient  le  bois  de  part  en  part 
entre  des  postes  extrêmes  dont  la  vue,  plus  ou  moins 
rapprochée,  ne  permettait  au  visiteur  aucune  illusion 
sur  les  limites  de  la  promenade;  bref  toutes  ces  ave- 
nues avaient  une  disposition  trop  géométrale. 

Elles  gardèrent  leur  raideur  uniforme,  leur  pous- 
sière aride  et  leur  manque  presque  absolu  d’eau, 
jusqu’au  jour  de  la  cession  du  bois  de  Boulogne  à la 
Ville  de  Paris. 

{A  suivre.)  Adrien  VEBER. 

'$<3 

a'  H É A T R E £ 

Opéra-Comique.  — Le  Rêve,  drame  lyrique  en  quatre 
actes  et  huit  tableaux,  paroles  de  M.  Louis  Gallet, 
d’après  M.  Emile  Zola,  musique  de  M.  Alfred  Bru- 
neau. 

Dix  ans  environ  se  sont  écoulés  depuis  la  première 
représentation  du  Rêve.  Il  me  souvient  encore  de 


l’étonnement  qui  s’empara  du  public  à l’apparition  de 
cette  œuvre  hardie,  étrange  même  : les  uns  crièrent 
au  chef-d’œuvre,  les  autres  haussèrent  les  épaules  : 
bref,  le  succès  fut...  relatif.  Aux  détracteurs  de  l’œuvre, 
le  poème  parut  empreint  d’un  mysticisme  extrava- 
gant, tandis  que  ses  admirateurs  n’y  virent  qu’une 
suave  idylle  planant  sans  faiblir  dans  les  hautes  ré- 
gions de  l’idéal.  A mon  avis,  la  vérité  se  trouve  être 
entre  les  deux  camps  : il  n’y  a là  ni  une  œuvre  hors 
pair,  ni  une  œuvre  médiocre  : il  y a un  drame  lyrique 
d’un  mérite  réel,  intéressant,  captivant  même,  mais, 
comme  dans  toutes  les  productions  de  l’école  dite 
wagnérienne,  la  science  y étrangle  l’inspiration,  le 
talent  y tue  le  génie,  et  la  sincérité  de  l'impression 
dramatique  s’égare  en  d’interminables  dissonances  et 
en  une  série  énervante  de  raffinements  orchestraux 
d’où  ne  sortent  et  ne  pourront  jamais  sortir  aucun 
chef-d’œuvre. 

Ceci  est,  dans  l’espèce,  d’autant  plus  regrettable 
que  la  partition  de  M.  Alfred  Bruneau  est  en  réalité 
émouvante  et  qu’elle  renferme  de  remarquables  pas- 
sages bien  en  rapport  avec  les  sentiments  exprimés 
par  les  paroles.  Les  duos  d’amour,  les  dialogues  entre 
Félicien  et  son  père  et  la  grande  scène  finale  furent 
très  goûtés  place  du  Châtelet  et  nous  ne  doutons  pas 
qu’ils  ne  le  soient  longtemps  encore  à la  salle  Favart. 

Le  sujet  du  Rêve  est  intéressant  : quelques  lignes 
suffisent  pour  le  rappeler. 

Avant  de  se  -vouer  au  sacerdoce,  l’évêque  Jean 
d’Hautecœur  avait  un  fils,  Félicien,  qu’il  destinait  à 
la  prêtrise,  voulant  par  là  lui  éviter  les  douleurs  et 
les  luttes  communes  à l'existence  humaine.  Félicien, 
peintre  verrier  de  grand  talent,  rencontre,  près  de  la 
cathédrale  où  trône  son  père,  Angélique,  la  fille  adop- 
tive des  chasubliers  Hubert-Hubertine.  Il  déclare  à 
l’évêque  qu’il  veut  épouser  cette  jeune  fille,  et  il  se 
heurte  à un  refus  impitoyable.  Angélique  tombe  ma- 
lade, bientôt  elle  va  mourir,  mais,  à peine  a-t-elle 
reçu  l’extrême-onction  qu’elle  revient  à la  vie.  Devant 
un  tel  miracle  il  n’y  a plus  qu’à  s’incliner.  L’inflexible 
prélat  s’est  attendri  : le  mariage  a lieu.  Angélique, 
rayonnante  de  bonheur,  s’appuie  tendrement  au  bras 
de  l’époux,  lorsque,  soudain,  elle  tombe  inanimée  ; 
elle  est  morte,  mais  morte  du  moins  après  la  réalisa- 
tion de  son  rêve. 

M.  Louis  Gallet  a tiré  du  roman  de  Zola  quatre 
actes  bien  charpentés  : l’action  y est  pleine  d’intérêt; 
les  scènes  entre  Félicien  et  Angélique  fort  touchantes, 
et  la  partie  drame  y renferme  des  situations  très  pa- 
thétiques. 

L’orchestre  qui,  dans  cette  œuvre,  a fort  à faire, 
s’est  surpassé,  grâce  à la  magistrale  direction  de 
M.  Luigini.  M.  Bouvet  a interprété  le  rôle  de  l’évêque 
avec  une  remarquable  autorité,  et.  M.  Beyle  a trouvé, 
dans  le  rôle  de  Félicien,  de  chaleureux  accents,  qui 
lui  ont  valu  des  applaudissements  unanimes.  Quant 
au  rôle  d’Angélique,  Mlle  Guiraudon  était  toute  dési- 
gnée : on  l’a  choisie,  et.  le  succès  qu’elle  y a remporté 
a prouvé  que  le  choix  était  bon. 

M.  Vieuille  et  Mmo  Deschamps-Jehin  (Hubert  et  IIu- 
bertine)  ont  montré  que  le  talent  sait  bien  se  faire 
jour,  même  en  des  rôles  secondaires. 

El.  la  mise  en  scène  et  les  décors  font,  comme  tou- 
jours, le  plus  grand  honneur  à M.  Albert  Carré. 

Em  . FO  F QU  LT. 

■350 


640 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LES  LIVRES 

La  Vie  de  Paris,  1899,  par  Jean  Bernard 
(Lemerre,  éditeur). 

Voici  un  volume  de  près  de  500  pages  qui  fait  réa- 
liser un  tour  de  force  au  lecteur.  Quand  on  l’ouvre, 
on  va  jusqu’au  bout,  sans  fatigue,  mais  avec  une  cu- 
riosité qui  s’accroît  à chaque  chapitre. 

Jean  Bernard  est  un  écrivain  d’une  race  qui  se  fait 
de  plus  en  plus  rare  : il  sait  tout  et  il  a le  don  du 
mouvement,  de  la  vie.  Je  ne  sais  pas  d’homme  plus 
occupé,  plus  actif  dans  le  monde  de  la  presse  ; quand 
il  ne  conférencie  pas,  — toujours  avec  verve,  — sur 
des  sujets  inédits  et  variés,  Jean  Bernard  écrit.  11 
sème  les  chroniques  littéraires,  les  actualités  sensa- 
tionnelles, les  articles  de  fond  avec  une  abondance 
inépuisable.  Il  voit  tout  d’une  observation  très  fine  et 
très  aiguisée;  il  est  partout  où  doit  être  un  journa- 
liste, curieux  avec  esprit. 

Ces  moissons  de  choses  vues  et  décrites  deviennent 
plus  tard  des  livres  qu’on  garde  comme  des  docu- 
ments de  prix.  La  Vie  de  Paris,  que  Jean  Bernard 
raconte  au  jour  le  jour,  servira  dans  l’avenir  d’auxi- 
iaire  à l'histoire.  Ceux  qui  philosophent  sur  les  évé- 
nements passés,  pour  en  tirer  des  leçons,  viendront 
puiser  ici  des  anecdotes  et  des  témoignages;  il  leur 
arrivera  sans  doute  d’y  prendre  autre  chose  aussi, 
car  si  Jean  Bernard  sait  habilement  réunir  les  actua- 
lités de  la  grande  ville,  il  sait  aussi  les  juger,  les  ré- 
sumer d’un  mot  de  sagesse  ou  d’ironie. 

Il  se  peut  que  quelques-uns,  qui  se  croient  de  l’aris- 
tocratie littéraire,  considèrent  ce  genre  comme  infé- 
rieur, qu’ils  l’appellent  du  « reportage  ».  Mais  le 
reportage  a des  ancêtres  : Tacite,  Suétone,  et  moins 
loin  dans  le  passé,  Philippe  de  Commines,  Joinville, 
Villehardouin,  furent  desreporters;  nous  saurions  peu 
de  chose  de  la  vieille  Rome  et  du  moyen  âge,  si  nous 
n’avions  pas,  pour  nous  renseigner,  ces  brillants  et 
parfois  redoutables  conteurs  d’actualités. 

J’ignore  à quelle  distance  de  ces  ancêtres  il  con- 
viendra un  jour  de  placer  Jean  Bernard,  mais  j’af- 
firme que  les  pages  vivantes  et  touffues  qu’il  nous 
donne  valent  mieux  que  maints  livres  prétentieux  et 
pesants. 

* 

* * 

Rhodène  et  Corusculus,  par  Jacques  des  Cachons. 

En  une  exquise  plaquette  finement  illustrée  par 
André  des  Cachons,  c’est  une  légende  pieuse  du  pays 
berrichon.  Dans  une  langue  de  musique  et  de  rêve, 
Jacques  des  Cachons  nous  raconte  comment  Rhodène, 
une  adorable  fille,  fut  fiancée  au  seigneur  Corusculus, 
et  pourquoi,  devenue  petite  sainte,  Rhodène,  volon- 
tairement défigurée,  prie  en  extase  dans  une  niche 
d’église,  à Levroux. 

Quel  délicieux  livret  pour  un  artiste  épris  de  mys- 
ticisme et  de  poésie  ! 

Ch.  F.  • 


Recettes  et  conseils 


POUR  LES  VOYAGEURS  EN  CHEMIN  DE  FER 

En  chemin  de  fer,  il  faut  tourner  le  dos  à la  locomotive, 
pour  éviter  les  particules  de  charbon  qui  peuvent  s’intro- 


duire entre  les  paupières,  ou  protéger  les  yeux  avec  des- 
lunettes. Si,  malgré  ces  précautions,  un  corps  étranger 
s’introduisait  dans  l’œil,  il  faut  bien  se  garder  de  le  frot- 
ter, comme  on  le  fait  ordinairement.  Cette  pratique  a géné- 
ralement pour  effet  de  faire  adhérer  le  corps  étranger  à 
la  cornée  ou  de  le  transporter  sous  la  paupière  supérieure. 

Il  faut,  tout  doucement,  prendre  les  cils  de  la  paupière 
supérieure  entre  le  pouce  et  l’index,  soulever  la  paupière,, 
l’éloigner  du  globe  de  l’œil  et  la  ramener  aussi  bas  que 
possible  contre  la  paupière  inférieure,  contre  laquelle  on 
l’appuie  en  la  laissant  remonter.  Le  frottement  a pour 
effet  de  provoquer  des  larmes  qui  entraînent  le  corps 
étranger  et  le  déposent  sur  la  face  externe  de  la  paupière 
inférieure  d’où  d est  facile  de  l’enlever  avec  le  coin  d’un 
mouchoir. 

* 

* * 

A.  G...,  à Marseille.  — Refusez-les,  toutes  les  sources- 
de  l'État  : Vichy  Célestins,  Vichy  Grande-Grille,  Vichy 
Hôpital,  portent  maintenant  sur  le  goulot  de  la  bouteille 
un  disque  bleu  avec  ces  mots  : Vichy  Étal  pour  indiquer 
leur  authenticité.  Vous  en  trouverez  chez  tous  les  phar- 
maciens et  marchands  d’eaux,  en  exigeant  une  de  ces- 
sources  bien  entendu. 

* 

* * 

CHAMBRES  DE  MALADES 

Connaissez-vous  rien  de  plus  insupportable  que  la  légion 
de  mouches  qui,  dans  une  chambre  de  malade,  bourdon- 
nent, volent  sans  trêve,  viennent  se  poser  sur  le  visage  du- 
ma’neureux  qui  repose,  et  que  ce  chatouillement  ininter- 
rompu met  hors  de  lui  ? Voici  un  excellent  moyen  de  les 
éloigner.  Mettez,  tout  simplement,  de  la  lavande  fraîche 
dans  la  chambre  ; son  aimable  parfum  est  à la  fois  agréable 
et  tutélaire. 

■X' 

-X- 

La  plus  belle  découverte  du  siècle  c’est  Y Eau  de  Sue:r 
dentifrice,  antiseptique  ; combinée  d’après  les  découvertes 
de  Pasteur,  elle  détruit  le  microbe  de  la  carie,  préserve  et 
conserve  les  dents,  leur  donne  une  blancheur  éclatante,, 
parfume  agréablement  la  bouche.  C’est  le  seul  dentifrice 
adopté  par  le  Tout-Paris  élégant. 


JEUX  ET  JTJVlUSEIVIEflTS 


Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  1er  octobre  1900. 

Soit  x le  nombre  formé  par  les  cinq  chiffres  de  droite, 
le  nombre  vaut  100  000  + x. 

En  transportant  le  1 à droite,  le  nombre  devient 
10  fois  x + 1,  et  comme  il  devient  triple  de  ce  qu’il  était,, 
on  a l’égalité  : 

10  fois  x + 1 = 300  000  + 3 fois  x. 

Donc  7 fois  x = 299  999. 


Le  nombre  cherché  est  donc  142857. 

Ont  résolu  le  problème  : MM.  II.  de  Couët,  à Marcault 
(Loiret)  ; Emiloff  Roi,  à Paris  ; Louis  Vianey,  à Pontarlier; 
Minard,  à Carcassonne  ; André,  à Toulon;  Un  groupe  de 
collégiens,  à Valence;  Lacroix,  à Amiens;  Mme  Denise 
Guiguet,  à Neuilly-sur-Seine  ; Henri  Gautier,  à Courthezon  ; 
Bayol,  à Périgueux  ; Georges  et  Lony  Bornhaupt,  à 
Bruxelles;  Maurice  llork,  à Namur;  IL  D.,  à Amiens  ; 
Henry  Versmensen,  à Bruxelles;  Henri  Loiseau.  à Mor- 
tagne;  Ch.  Berthet,  à Paris;  J.  Avril,  à Marseille  ; L.  Cher- 
miset-IIouzé,  àMalines;  MUc  Rose  Fouquet. 

PROBLÈME 

Une  marchande  vend  la  moitié  de  ses  œufs  plus  — œuf; 
1 

puis  la  moitié  du  reste  et  — œuf,  et  ains  de  suite  encore 

5 fois.  Sa  provision  est  alors  épuisée.  Combien  avait-elle 
d’œufs? 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouant.  — 39910. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


611 


DEUX  PAYSANS  GOURMANDS 


ISO  s 


Deux  Paysans  gourmands, 


par  Van  Ostade  (Galerie  royale  de  Dresde). 


Gravure  de  Puyplat. 


1er  Novembre  I9U0. 


642 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


JL  E SÉLAMLIK 


Tous  les  vendredis,  Abdul-Hamid  quitte  son 
impériale  résidence  d’Yildiz-Kiosk  pour  se  ren- 
dre, en  sa  qualité  de  Chef  des  Croyants,  à la 
mosquée  d’Hamidié.  Ainsi  l’ordonne  sa  religion, 
qui  lui  laisse  cependant  le  choix  de  la  mosquée. 
Mais  le  Sultan,  contrairement  à ce  qui  se  passait 
sous  ses  prédécesseurs,  n’aime  pas  s’éloigner  de 
son  palais  et  reste  fidèle  à la  blanche  et  gracieuse 
mosquée  d’Hamidié,  contemporaine  et  voisine 
d’Yildiz-Kiosk,  construite  spécialement  pour 
Abdul-Hamid.  C’est  à peine  s’il  se  rend,  une  fois 
par  an,  à la  pointe  du  Serai,  à la  mosquée  qui 
renferme  le  manteau  du  Prophète.  C’est  un  sultan 
d’intérieur. 

La  mosquée  d’Hamidié  est  située  à 300  mètres 
environ  de  la  porte  des  Jardins  d’Yildiz,  sur  un 
large  terre-plein  formant  terrasse  et  entouré  de 
grilles.  Une  large  avenue  la  relie  au  palais  par 
une  pente  assez  accentuée;  elle  est  bordée  d’une 
part  par  des  jardins,  de  l’autre,  vis-à-vis  même 
de  la  mosquée,  par  des  pavillons  à un  étage,  des 
fenêtres  desquels  les  étrangers  assistent  au  défilé, 
j’allais  dire  à la  procession.  Cette  cérémonie  reli- 
gieuse nous  offre  le  spectacle  d’une  parade.  Elle 
est  l’occasion  d’un  déploiement  de  forces  mili- 
taires très  important.  S’il  n’est  pas  exact,  comme 
se  plaisent  à le  répéter  les  Turcs,  que  40,000  hom- 
mes garnissent  les  abords  d’Yildiz,  on  peut  affir- 
mer que  la  garde  d’honneur  du  Sultan  compte 
près  de  6 000  soldats.  Étant  donnés  la  distance 
fort  courte  de  la  mosquée  au  palais  et  l’espace 
restreint  à occuper,  c’est  un  appareil  guerrier  • 
peut-être  exagéré,  mais  pittoresque.  Le  cortège 
impérial  ne  l’est  pas  moins.  Ainsi  le  Sé/amlik  — 
c’est  ainsi  qu’on  appelle  la  cérémonie  — est-elle 
une  des  curiosités  les  plus  courues  de  Constan- 
tinople. On  s’empresse  de  s’adresser  à son  am- 
bassade afin  d’avoir  une  carte  d’entrée  pour  les 
pavillons;  les  Turcs  n’y  sont  pas  admis,  sauf  des 
exceptions  rares  et  justifiées.  Le  Sélamlik  nous 
permet  de  voir  le  Sultan  et  la  cour  impériale. 

La  cérémonie  a lieu  vers  midi.  On  se  rend 
d’habitude  au  pavillon  une  heure  à l’avance  pour 
assister  aux  préparatifs.  L’attente  ne  parait  pas 
longue.  Tout  de  suite,  on  est  surpris  et  amusé 
par  ces  régiments  qui  viennent,  au  son  de  la 
musique,  prendre  position;  par  ces  uniformes 
variés  et  dorés  des  dignitaires  et  des  officiers 
dont  quelques  uns  ont  les  épaulettes  plates  des 
uhlans  ou  les  parements  larges  et  les  cols  rigides, 
aux  appliques  d’or  ou  d’argent,  des  grenadiers  de 
la  garde  prussienne  et  la  toque  d’astrakan  des 
Russes.  Ces  pas  redoublés,  ces  éclats  de  fanfare, 
ce  mouvement  multicolore  de  troupes  bien  te- 
nues, proprement  équipées,  d’officiers  scintil- 
lants, nous  changent  des  bruits,  des  odeurs  et  de 


la  cohue  inénarrable  de  Constantinople.  L’esprit 
se  repose  dans  ce  coin  verdoyant  des  hauteurs 
d’Yildiz  : on  se  croirait  pour  un  instant  revenu  en 
Europe , si  là-bas  le  décor  merveilleux  qui  se 
dresse  à l’horizon  ne  nous  ramenait  en  Orient  : 
la  tour  de  Léandre,  blanche  sentinelle  à l’entrée 
du  Bosphore;  sur  la  côte  d’Asie,  la  ligne  noire 
des  cyprès  du  cimetière  de  Scutari,  et,  du  côté  de 
Stamboul,  les  jardins  de  la  pointe  du  Serai,  l’an- 
cienne Acropole  de  Byzance!  C’est  un  tableau 
incomparable. 

La  mise  en  scène  du  Sélamlik  n’en  est  pas 
moins  « soignée  » que  le  décor.  Les  soldats  qui 
défilent  ici  n’ont  rien  de  commun  avec  les  gueux 
armés  qui  montent  la  garde,  tout  dépenaillés, 
devant  les  édifices  publics  de  Constantinople.  Ce 
qu’on  montre  au  sultan  de  son  armée  doit  le  ras- 
surer et  l’enorgueillir,  et  le  dispense  de  regarder 
par  dessus  « la  haie  » que  forme  cette  imposante 
figuration. 

Voici  d’abord  un  escadron  de  cavaliers  coiffés 
de  toques  noires,  munis  de  lances  où  flottent  des 
flammes  rouges.  Ils  évoluent  avec  précision  sur 
la  place  qui  borne  la  belle  avenue,  et  viennent  se 
ranger  derrière  la  grille.  Les  chevaux  petits  et 
nerveux  sont  blancs  et,  de  loin,  on  les  croirait 
tous  semblables.  Un  autre  escadron  s’avance, 
pareil  au  premier,  mais  les  chevaux  en  sont  noirs. 
11  s’aligne  derrière  le  précédent,  faisant  avec 
lui  un  quadruple  cordon  d’hommes  et  de  che- 
vaux. C’est  maintenant  le  tour  de  l’infanterie, 
vêtue  de  bleu  foncé,  avec  des  parements  rouges 
ouverts,  coiffée  du  fez  national,  chaussée  de  la 
botte  à tige  courte.  Elle  marche  la  jambe  tendue, 
le  pied  incliné,  à l’allemande.  Successivement 
passent  un  bataillon  à l’uniforme  « havane  » 
presque  Khaki  ; un  bataillon  d’ Albanais  à la  petite 
veste  blanche  soutachée  de  noir,  au  fez  vert;  un 
bataillon  de  zouaves;  enlin  des  marins,  aux  pan- 
talons blancs,  aux  grands  cols  bleus,  au  fez 
rouge,  portant  des  sabres  d’abordage.  Ces  marins 
s’arrêtent  vis-à-vis  de  nos  fenêtres,  à l’entrée  du 
jardin  de  la  mosquée.  Ils  tirent  leur  mouchoir 
pour  essuyer  leurs  bottes.  Ce  simple  détail  est 
caractéristique  : tout  ce  qui  se  voit  ne  saurait 
être  trop  bien  présenté.  Il  faut  que  rien  ne  blesse 
les  regards  de  Sa  Majesté.  Entre  temps  on  sable 
et  ratisse  l’avenue  ; on  suit  cette  opération  avec 
complaisance,  avec  plaisir  même  : on  dirait  qu'elle 
vous  délasse  des  cahots  invraisemblables  qui  vous 
ont  secoué  tout  le  long  de  la  route  qui  mène  à 
Yildiz  et  qui  vous  « attendent  » au  retour. 

Tous  les  soldats  sont  à leur  poste;  l’épaisse 
muraille  humaine  s'élève  sur  tout  le  parcours 
que  suivra  Abdul-Hamid.  Sur  l’avenue  dégagée 
et  qui  en  paraît  élargie,  c’est  un  va-et-vient  d’of- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


6 13 


liciers  du  palais  aux  manches  pagodes  s’ouvrant 
sur  des  tuniques  rouges,  de  grands  dignitaires 
chamarrés  de  plaques  et  de  décorations,  de 
prêtres,  je  veux  dire  d’imans  qui  entrent  dans  la 
mosquée  où  l’on  finit  de  poser,  sur  un  escalier 
latéral,  un  riche  tapis.  Le  moment  de  la  céré- 
monie est  proche.  < 

Les  troupes  rectifient  la  position.  Un  grand 
landau  fermé  paraît.  A chaque  portière  marche 
un  enfant  de  six  à sept  ans,  en  uniforme  d’artil- 


s’inclinent  à l’intérieur  de  la  voiture  et  laissent 
voir,  à travers  des  voiles  légers,  les  traits  de  leur 
visage,  tandis  que  leurs  yeux  vifs,  chargés  de 
curiosité,  se  lèvent  vers  les  fenêtres  pour  re- 
garder les  infidèles.  Mais  quel  est  donc  ce  coupé 
magnifiquement  attelé  dont  le  cocher  et  le  valet 
de  pied  sont  revêtus  d'une  éclatante  livrée 
blanche  aux  larges  brandebourgs  de  soie  ? C’est, 
— répond-on  — le  coupé  des  favorites.  Les  équi- 
pages pénètrent  dans  la  cour  qui  précède  la 


Mosquée  d’Hamidié,  voisine  d’Yildiz. 


leur,  avec  une  giberne  reluisante.  Ce  sont  les 
aides  de  camp  du  plus  jeune  fils  du  sultan,  qui, 
dans  la  voiture,  avance  sa  petite  tête  pâle  pour 
regarder  les  spectateurs  des  pavillons,  et  les 
salue  à la  turque.  Le  landau  est-il  à peine  rangé 
dans  l’allée  qui  longe  la  mosquée  qu’un  com- 
mandement retentit,  et  lentement  s’avançent 
cinq  ou  six  autres  landaus  escortés  de  Nubiens, 
aux  épaules  étroites,  aux  hanches  lourdes,  vêtus 
de  longues  redingotes  noires,  aussi  noires  que 
leurs  visages,  et  coiffés  de  fez.  Ce  sont  les  eu- 
nuques, la  plupart  jeunes,  qui  accompagnent  les 
sultanes.  On  aperçoit  celles-ci  dans  les  voitures, 
malgré  le  store  qui  est  à moitié  baissé.  On  dis- 
tingue des  robes  de  soie  noire,  grise,  bleue  ou 
rose,  et  des  gants  dont  les  doigts,  couverts  de 
grosses  bagues,  agitent  des  éventails.  Les  femmes 
habillées  de  clair  — sont-ce  les  plus  jeunes?  — 


mosquée,  et  les  ennuques  les  disposent  de  façon 
que  les  portières  ne  donnent  pas  sur  les  fenêtres 
des  pavillons.  Les  sultanes  attendront  ainsi  sans 
quitter  leurs  voitures  que  la  cérémonie  reli- 
gieuse soit  terminée  ; il  leur  est  interdit  d’assister 
à la  prière  ni  d’entrer  à la  mosquée. 

Une  double  file  de  grands  officiers  et  de  digni- 
taires descend,  au  pas,  d’Yildiz-Kiosk  vers  la 
mosquée,  balançant  le  bras  droit  en  cadence  et 
tenant  le  sabre  de  la  main  gauche.  Deux  tout 
jeunes  hommes,  de  vingt  à vingt-deux  ans,  en 
brillant  uniforme,  impeccablement  bottés,  es- 
cortés d’officiers  d’ordonnance  viennent  ensuite. 
Ce  sont  les  deux  fils  aînés  du  sultan  : l’aîné,  mince, 
distingué,  est  très  brun;  le  cadet,  plus  replet,  a 
visiblement  du  blanc  sur  le  visage.  Ils  montent  à 
cheval  sur  l’avenue,  vis-à-vis  de  la  mosquée.  Un 
coup  de  trompette  strident!  C’est  le  Sultan!  Les 


644 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


musiques  entonnent  l'hymne  national,  les  sol- 
dats présentent  les  armes  et  saluent  le  « pa- 
dischah  » d’un  cri  guttural  très  puissant;  le  muez- 
zin, du  haut  du  minaret,  proclame,  d’une  voix 
chantante  et  perçante,  qu’ Allah  est  le  vrai  Dieu 
et  que  Mahomet  est  son  prophète.  La  scène  est 
imposante.  Précédée  de  cavass  aux  vestes  bro- 
dées et  cousues  d’or,  entourée  d’une  foule 
compacte  d’officiers  et  de  fonctionnaires  en 
grande  tenue,  la  voiture  du  Sultan  roule  dou- 


C’est  une  Victoria  à deux  places,  sans  siège,  à la 
capote  relevée,  traînée  par  deux  chevaux  blancs 
merveilleux,  à la  croupe  puissante,  au  dos  forte- 
ment arqué,  que  creuse  encore  davantage  leur 
marche  majestueuse  sur  la  déclivité  de  l’avenue, 
que  balaye  presque  leurs  queues  touffues.  Ces- 
bêtes  superbes  semblent  conscientes  de  l’impor- 
tance de  leur  rôle  ; elles  s’avancent,  dirait-on, 
avec  coquetterie.  C’est  elles  qui  auront  l’honneur 
de  ramener  le  sultan  et  d’être  conduites  par  lui 


Salon  de  réception  d’Yildiz-Kiosk. 


cernent.  Abdul-Hamid,  assis  seul  au  fond  de 
la  calèche,  cause  avec  un  dignitaire  qui  lui  fait 
face.  Sa  mise  fort  simple  tranche  avec  la  pompe 
et  l’apparat  qui  l’environnent.  Il  porte  le  fez  et 
une  grosse  capote  de  drap  gris  avec  des  lisérés 
rouges;  on  dirait  de  la  bure.  Son  teint  est 
terreux,  sa  barbe  châtain  indécis;  son  nez,  d’im- 
portance, a la  courbe  sémitique.  Il  passe  indif- 
férent. Arrivé  au  bas  du  perron  qui  mène  à sa 
tribune  dans  la  mosquée,  il  en  gravit  les  degrés 
recouverts  d’un  beau  tapis,  tandis  que  des  chants 
religieux  partent  de  la  mosquée.  Les  troupes 
font  front  vers  l’Hamidié.  La  cérémonie  reli- 
gieuse commence.  Elle  dure  quarante  minutes 
environ. 

Pendant  le  service,  deux  cochers  vêtus  d’un 
costume  turc  de  soie  bleue,  aux  arabesques  d’or, 
conduisent  à la  main  un  attelage  très  luxueux. 


seul.  Quand  Abdul-Hamid  quitte  la  mosquée,  la 
Victoria  l'attend  devant  le  perron;  la  capote  est 
rabattue  juste  le  temps  qu'il  prenne  place  sur  les 
coussins  de  satin  vert  mousse,  et  le  Chef  des 
croyants,  au  milieu  des  salamaleks,  rentre  à 
Yildiz-Kiosk.  Les  officiers  et  les  dignitaires  en- 
tourent sa  voilure  et  la  suivent  à la  course,  si 
d’aventure  le  sultan  pousse  ses  chevaux,  dans 
une  confusion  qui  manque  d’esthétique  et  de 
dignité.  Les  lils  à cheval  encadrenl  la  Victoria. 
Le  plus  jeune  des  fils  et  les  sultanes,  dans  leurs 
landaus,  reviennent  au  palais  en  lente  théorie,  et 
bientôt  les  troupes  regagnent  leurs  casernes  par 
les  chemins  boueux  et  crevassés  où  dorment  les 
chiens  pelés  et  galeux.  Le  spectacle  a pris  lin. 

JosEpn  GALTIER. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


645 


LE  TÉLÉGRAPHE  PARLANT 


Cette  fois-ci,  c’est  d’une  véritable  révolution 
■dans  la  télégraphie  que  nous  allons  entretenir  les 
lecteurs  du  Magasin  Pittoresque.  Il  s’agit  d’un 
appareil  tout  nouveau,  synthèse  extrêmement 
ingénieuse  du  phonographe,  du  téléphone  et  du 
télégraphe,  dont  l’avenir  nous  paraît  assuré  en  ce 
sens  principalement  qu’il  répond  à un  réel  besoin 
de  la  vie  moderne,  et  ce,  dans  des  conditions  pra- 
tiques déjà  très  suffisantes. 

Le  télégraphone,  tel  est  son  nom,  subira  cer- 
tainement d’ici  peu  d’importantes  améliorations. 
Gomme  tout  instrument  basé  sur  un  principe  non 
encore  étudié  à fond,  il  se  perfectionnera,  n’en 
doutez  pas.  Mais  ceux  qui  ont  eu  la  chance 
d’écouter  les  premiers  bégayements  du  télégraphe 
parlant,  à la  section  danoise  du  palais  de  l’Elec- 
tricité, au  Champ-de-Mars,  n’hésiteront  pas  à re- 
connaître, avec  nous,  l’intérêt  exceptionnel  delà 
découverte  faite  par  M.  Valdemar  Pouîsen,  ingé- 
nieur du  service  télégraphique  à Copenhague. 

Sur  quel  principe  inédit  est  donc  basé  le  télé- 
graphone? Sur  le  magnétisme  rémanent,  vous 
répondrait  un  physicien,  insouciant  des  expli- 
cations précises. 

Le  magnétisme  rémanent  est  tout  bonnement 
une  propriété  spéciale  au  nickel  'et  à l’acier  qui 
permet  à ces  métaux  de  conserver  pour  ainsi  dire 
indéfiniment  l’aimantation  donnée.  Vous  allez 
voir  quel  parti  l’inventeur  a su  tirer  de  cette  per- 
sistance magnétique,  considérée  jusqu’alors  par 
les  électriciens  comme  très  gênante, 

Au  lieu  d’un  cylindre  de  cire  ou  de  gutta-per- 
cha,  M.  Poulsen  enregistre  la  parole  qu’il  s’agit 
de  reproduire  sur  un  cylindre  métallique,  autour 
duquel  est  enroulé  un  fil  d’acier  d’un  millimètre 
d’épaisseur  environ.  Les  courants  électriques 
produits,  comme  dans  le  téléphone  ordinaire, 
par  l’émission  de  la  voix  sont  reçus  par  le  petit 
■électro-aimant  que  Ton  aperçoit  en  haut  et  à 
droite  de  l’appareil.  Ce  récepteur  se  déplace  len- 
tement le  long  du  pas  de  vis  supérieur,  pendant 
•que  le  tambour,  animé  d’un  mouvement  de  rota- 
tion uniforme,  tourne  autour  de  son  axe,  de  ma- 
nière à présenter  successivement  toutes  les 
parties  du  fil  aux  « influences  » de  Télectro- 
aimant. 

Examinons  à présent  ce  qui  se  passe  lorsque 
Ton  vient  à parler  dans  une  embouchure  de  télé- 
phone ordinaire,  relié  par  une  ligne  aussi  lon- 
gue que  l’on  voudra  à l’appareil  que  nous  venons 
de  décrire  en  quelques  mots.  Les  courants  variés 
■correspondant  au  timbre  de  la  voix  et  à l’articu- 
lation de  chaque  syllabe  magnétisent  plus  ou 
moins  le  noyau  de  Télectro-aimant,  dont  les 
pôles,  à leur  tour,  influencent  de  la  même  ma- 
nière le  lil  d’acier  enroulé  autour  du  tambour. 

Or  nous  avons  dit  que  l’acier  possédait  préci- 


sément la  propriété  de  conserver  le  magnétisme 
reçu.  11  s’ensuit  donc  que  la  phrase,  au  fur  et  à 
mesure  qu’elle  est  prononcée,  reste  écrite  en  ca- 
ractères magnétiques,  invisibles  mais  bien  réels, 
sur  le  mince  ruban  métallique  qui  vient  de 
l’enregistrer. 

Pour  reproduire  cette  phrase,  il  suffira  de  join- 
dre Télectro-aimant  à un  téléphone  récepteur. 
Les  aimantations  latentes  du  fil  d’acier  induiront 
dans  l’appareil  de  réception  des  courants  variés, 
de  même  intensité  que  les  courants  produits  à 
l’origine  par  la  personne  dont  la  parole  a été 
enregistrée.  Et  voilà  qu’au  lieu  de  ces  sons  nasil- 
lards, de  cette  éternelle  voix  de  polichinelle, cari- 
cature de  la  voix  humaine,  que  nous  servent  tou- 
jours les  phonographes,  même  les  plus  perfec- 
tionnés, le  télégraphone  nous  restitue  exactement, 
avec  une  vérité  inouïe,  la  parole  même  qui  lui  a 
été  confiée,  avec  son  intonation,  sa  sonorité  na- 
turelle, son  accent  précis.  Vraiment  l’évocation 
est  saisissante  au  possible  ! 

Ce  n’est  pas  tout,  car,  double  avantage  du  ma- 
gnétisme rémanent,  Ton  peut  en  un  tour  de 
main  effacer  du  tambour  l’écriture  ondulatoire 
invisible  et  le  rendre  prêt  à recevoir  de  nouvelles 
phrases,  un  discours  entier,  bien  plus,  tout  un 
opéra. 

Et  comment  s’opère  ce  second  prodige,  pres- 
que aussi  curieux  que  le  premier?  Si  Ton  vient  à 
faire  passer  un  courant  de  deux  ou  trois  éléments 
dans  le  petit  électro-aimant,  et  qu’en  même 
temps  Ton  fasse  tourner  le  cylindre,  le  fil  d’acier 
se  trouve  être  magnétisé  d’une  quantité  non  plus 
variable  mais  constante,  qui  neutralise  les  effets 
de  l’aimantation  primitive.  L’appareil  démagné- 
tisé, si  nous  pouvons  employer  cette  expression, 
sera  donc  apte  à percevoir  de  nouveau  et  à repro- 
duire les  paroles  ou  le  chant  qui  lui  seront  con- 
fiés, et  cela  indéfiniment,  sans  rechange  du 
cylindre,  par  la  simple  application  d’un  courant 
magnétique  tour  à tour  inscripteur  et  effaceur, 

Les  deux  organes  principaux  du  télégraphe 
parlant  sont  d’une  extrême  simplicité. 

Voici  d’abord  Télectro-aimant,  en  fera  cheval, 
pas  beaucoup  plus  gros  qu’une  noisette  et  pesant 
60  grammes  au  maximum.  Au  lieu  d’être  paral- 
lèles, comme  dans  un  aimant  ordinaire,  les  axes 
des  bobines  forment  un  angle  aigu,  de  manière  à 
rapprocher  autant  que  possible  leurs  deux  pôles 
du  fil  métallique  qu’il  s’agit  de  magnétiser. 

Quant  au  cylindre,  il  mesure  38  centimètres 
de  longueur  sur  1 i cent.  1/2  de  diamètre.  Il  est 
mis  en  mouvement,  de  même  que  Télectro- 
aimant,  par  un  moteur  électrique  de  la  force  de 
1/6  de  cheval  environ.  La  durée  normale  de  la 
course  du  chariot  sur  lequel  a été  monté  le  récep- 
teur magnétique  est  à peu  près  d’une  minute. 


64G 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  fil,  dont  l’épaisseur  ne  doit  pas  dépasser  un 
millimètre  pour  le  meilleur  rendement  de  l’appa- 
reil, est  enroulé  suivant  380  spires  autour  du 
c y 1 i n d r e e n r e g i s t r e u r . 

Veut-on  recevoir  une  longue  transmission,  un 
entretien  de  trente  ou  quarante  minutes,  une  sym- 
phonie, un  oratorio  ? Il  suffit  de  substituer  au  fil 
dont  nous  venons  de  parler  un  ruban  d’acier, 
large  de  4 à 5 millimètres,  qui  se  déroule  au  fur 
et  à mesure  de  la  conversation  sur  un  tambour 
correspondant.  Comme  pour  le  fil,  l’aimantation 
du  ruban  ne  se  produit  qu’au  point  même 
influencé  parle 
courant,  et, une 
fois  chargé, 
l’appareil  peut 
répéter  plu- 
sieurs milliers 
de  fois  le  même 
air,  le  même 
discours. 

Une  des  appli- 
cations les  plus 

intéressantes 
du  télégrapho- 
neestle  journal 
téléphoné,  ce 
rêve  si  long- 
temps caressé 
en  vain  par  les 
inventeurs. 

En  effet,  grâce  à l'appareil  de  M.  Poulsen, 
légèrement  modifié,  il  va  devenir  possible  de 
transmettre  simultanément,  à un  nombre  quel- 
conque d’abonnés  du  téléphone,  les  dernières 
nouvelles  du  jour,  du  soir,  et  même  de  la  nuit. 
Pour  cela,  on  dispose  un  ruban  d’acier  sans  lin 


sur  deux  poulies  ou  simplement  deux  roues  con- 
venablement éloignées  l’une  de  l’autre.  Sur  la 
partie  supérieure  du  ruban,  on  « écrit  » magné- 
tiquement les  dépêches,  qui  sont  aussitôt  recueil- 
lies par  cent,  cinq  cents,  mille  électro-aimants 
liseurs  disposés  le  long  du  ruban  métallique,  à 
sa  partie  inférieure,  et  qui,  mis  en  relation  avec 
le  circuit  téléphonique,  transmettent  aux  diffé- 
rents abonnés  les  nouvelles  au  fur  et  à mesure 
de  leur  arrivée. 

Après  les  électro-aimants  liseurs,  on  a soin 
de  placer  un  aimant  effaceur,  de  manière  que 

l 'inscription 
des  dépêches  se 
fasse  toujours 
sur  un  fond  li- 
bre, c’est-à- 
dire  sur  un  ru- 
ban démagné- 
tisé au  préala- 
ble. 

S’il  reste  des 
perfectionne- 
ments à appor- 
ter au  télégra- 
phe parlant,  et 
M.  Valdemar 
Poulsen  est  le 
premier  à en 
convenir,  nos. 
lecteurs  recon- 
naîtront cependant  avec  nous  que,  tel  qu’il  est, 
l’appareil  dont  venons  d’exposer  le  très  ingénieux 
mécanisme  a tout  ce  qu’il  faut  pour  faire  quel- 
que bruit  dans  le  monde. 

Edouard  BONNAFFE. 


Le  télégraphe  parlant. 


LE  THÉÂTRE  AU  CAMBODGE 


Le  fonds  du  théâtre  cambodgien  est  commun  à 
tous  les  peuples  de  race  thaï  (Siamois,  Laotiens, 
Pouthai),  et  par  analogie  aux  Birmans  et  même 
aux  Javanais,  par  extension.  Ce  théâtre  est  diffé- 
rent du  théâtre  chinois  et  plus  relevé  dans  les 
idées  comme  il  est  mieux  machiné  dans  la  mise 
en  scène,  les  trucs  primitifs  et  les  ballets.  Il  mé- 
rite donc  une  étude  spéciale. 

Notre  initiation  à la  littérature  dramatique  thaï 
a pour  base  et  pour  guide  la  reproduction  de 
quatre  pièces  tirées  de  romans  khmers  recueillis, 
traduits  et  publiés  par  M.  Pavie.  Deux  remon- 
tent aux  temps  légendaires  et  préhistoriques,  le 
troisième  nous  montre  les  mœurs  des  habitants; 
le  quatrième  esl  un  drame  national  et  religieux. 
N’oublions  pas  que  ces  quatre  œuvres  appartien- 
nent spécialement  à la  littérature,  à l’art  drama- 
tique et  à la  langue  des  Khmers. 


Ce  sont  les  Khmers  (Cambodgiens)  vaincus,  qui 
ont  imposé  leur  civilisation  étonnante  aux  races 
thaï  conquérantes.  « Le  souvenir  magique  du 
passé,  dit  Pavie,  reste  vivant  au  fond  de  leurs 
cœurs,  dans  les  épaves  de  leur  littérature,  de 
leur  théâtre,  de  leur  dessin,  de  leur  musique.  Les 
œuvres  littéraires  sont  adaptées  au  théâtre  et  la 
musique  en  est  l’accompagnement  obligé.  Ce- 
pendant elle  n’est  pas  écrite  et  le  répertoire  se 
transmet  de  mémoire.  Les  cortèges,  les  danses, 
les  scènes  mimées  sont  forcément  accompagnées 
de  musique. 

« A part  la  flûte,  une  sorte  de  hautbois  et  un 
orgue  à main  (Khên),  connu  sous  le  nom  de  flûte 
laotienne,  les  orchestres  se  composent  d instru- 
ments à cordes  et  de  deux  espèces  de  xylophones 
ou  harmonicas,  l’un  en  cercle  formé  de  petits 
gongs  en  bronze,  l’autre  en  forme  de  barque  car- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


647 


rée  dont  le  pont  serait  une  série  de  lames  de  bois 
et  de  métal.  Des  variétés  de  tambours,  gongs  et 
cymbales  s’y  ajoutent  toujours. 

Les  danses  sont  surtout  une  mimique  spéciale 
employée  dans  les  rôles  muets,  des  marches  len- 
tes, avec  séries  de  poses,  des  fleurs,  des  armes, 
des  bannières  en  main.  De4ux  particularités  les 
réndent  originales  : le  balancement  en  arrière 
du  pied,  avant  qu’il  pose  à terre,  imitation  cu- 


d ogres,  de  géants,  d’animaux,  sont  le  plus  sou- 
vent tenues  par  des  hommes. 

Les  actrices  ont  les  cheveux  coupés  courts,  les 
pieds  nus;  elles  portent  des  ongles  factices, 
longs  et  pointus,  en  argent;  elles  se  blanchissent 
comme  nos  pierrots  avec  du  talc  calciné  et  em- 
ploient le  jaune  de  curcuma,  dont  sont  teints 
aussi  leurs  bijoux  d’or.  Les  perruques  sont  exi- 
gées par  la  plupart  des  rôles  de  femmes. 


Le  corps  de  ballet  de  la  Cour. 


(Cliché  Ct.  Veyre.) 


rieuse  et  légère  du  même  et  lourd  mouvement 
de  l’éléphant;  un  assouplissement  des  bras,  allant 
jusqu’à  la  dislocation  du  coude  et  des  phalanges 
des  doigts,  en  permet  le  renversement  et  facilite 
des  ondulations  considérées  comme  le  comble 
de  la  grâce. 

« Au  théâtre,  les  acteurs  évoluent  dans  une 
salle  carrée  longue  que  les  spectateurs  entou- 
rent sur  trois  faces;  la  quatrième  est  réservée 
à l’entrée  des  personnages,  au  chœur  et  à l’or- 
chestre. » 

Les  artistes  dans  une  même  troupe  sont  du 
même  sexe,  généralement  des  femmes,  contrai- 
rement à ce  qui  a lieu  pour  le  théâtre  chi- 
nois. 

Les  troupes  ambulantes  sonl  quelquefois  for- 
mées d’enfants  des  deux  sexes.  Les  figurations 


Les  costumes,  très  archaïques  et  très  éclatants, 
rappellent  ceux  des  personnages  des  bas-reliefs 
à Angkor. 

Au  théâtre  du  roi  Norodom  à Phnômpénh,  ils 
sont  fort  riches  et  très  remarquables.  Dans  tou- 
tes les  troupes,  même  de  dernier  ordre,  ils  res- 
tent  dans  les  formes  de  la  tradition. 

Une  nuit  suffit  rarement  au  développement 
d’une  épopée.  Les  monologues  et  dialogues  sont 
récités  par  les  personnages  en  scène.  Comme 
dans  la  Grèce  antique,  le  chœur  expose  le  fond 
de  la  pièce  pendant  que  les  acteurs  exécutent  la 
mimique  qui  convient  ou  gardent  des  poses 
d’expectative. 

Dans  cette  civilisai  ion  d'origine  hindoue,  h' 
surnaturel  et  le  merveilleux  tiennent,  comme 
dans  nos  mystères  du  moyen  âge  et  même  dans 


648 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


notre  unique  épopée  nationale  du  xve  siècle,  une 
place  prépondérante.  Le  nationalisme,  c’est-à- 
dire  l’esprit  de  race,  qu’on  a nié  à tort  chez  les 
peuples  de  ces  deux  branches  indo-chinoises,  s’y 
mélange  à l'intervention  des  Divinités  protec- 
trices des  royaumes. 

Les  Annamites,  refoulés  de  leur  pays  d’ori- 
gine, de  la  Chine  méridionale  et  gouvernés  pen- 
dant mille  ans  par  leurs  dominateurs,  empruntè- 
rent à ceux-ci 
leur  législa- 
tion et  leur 
civilisation. 

Les  Thaïs, 
envahisseurs 
du  pays  des 

Khmers, 
adoptaient  la 
civilisation  et 
les  œuvres  de 
ce  peuple  plus 
ancien  qu'ils 
tentaient 
d’incorporer 
à eux. 

Chez  ces 
deux  nations, 
la  littérature 
et  le  théâtre 
sont  le  plus 
souvent  insé- 
parables. 

Parmi  les 
œuvres  litté- 
raires cam-, 
bodgiennes, 
dont  nous 
sommes  re- 
devables à 
M.  Pavie,  ou- 
tre les  quatre 
romans  dra- 
matiques IjC  géant  Yac  enlev 

dont  nous 

parlons,  c’est,  l’épisode  linal  du  prince  Rothisen 
et  de  la  belle  Kéofa  : c’est  une  scène  biblique 
plus  fine  que  celle  de  Rébecca  à la  fontaine. 

Le  roman  de  « Roum  say  Sock  »,  deux  femmes 
rivales  abandonnées  par  le  même  mari,  exige 
des  trucs,  de  nombreux  figurants  et  se  termine 
par  un  dramatique  dénouement. 

Les  « Douze  Jeunes  Filles  » sont  une  légende 
rappelant  le  Petit  Poucet  et  Barbe-Bleue.  La  pau- 
vre Kangrey  se  laisse  mourir  sur  les  bords  du 
lac,  nouvelle  Ophélie,  délaissée  par  le  prince 
Rothisen. 

Le  drame  le  plus  populaire  est  celui  des  « Deux 
Frères  »,  les  princes  Vor-Yong  et  Sauri-Yong. 
L’amour  maternel  et  l’amour  lilial  y sont  si  bien 
dépeints,  que  ces  scènes  arrachent  des  larmes 
aux  belles  Cambodgiennes. 


En  traitant  de  l'archéologie  et  de  l’art  des 
Khmers  et  des  Kiams,  nous  avons,  comme  le 
poète  Pang,  le  chantre  d’Angkor,  traduit  par 
M.  Aymonier,  fait  ressortir  quelle  grande  place 
tiennent  dans  ces  manifestations  artistiques  les 
aspirations  religieuses,  intellectuelles,  spiritua- 
listes et  nobles!  De  même,  dans  les  compositions 
littéraires  et  dramatiques  pour  la  scène,  les  évé- 
nements sont  subordonnés  aux  mérites  et  démé- 
rites des  per- 
sonnages. 
Ceux-ci  invo- 
quent avec 
une  foi  vive 
et  naïve  les 
Brahmas,  les 
Boudhas,puis 
les  anges  tu- 
télaires et  en- 
fin les  génies. 

Le  théâtre 
chinois,  plus 
habile  comme 
facture,  ne 
met  en  jeu 
comme  res- 
sort des  ac- 
tions humai- 
nes que  la 
morale  natu- 
relle, la  rai- 
son, la  vertu 
ramenée  à 
l’amour  filial. 
Le  ciel  n’y  in- 
tervient que 
comme  une 
idée  vague, 
tout  à fait  im- 
personnelle 
et  abstraite. 
La  divinité, 
bien  que  do- 
minant l'hu- 
manité, n’y  est  ni  définie,  ni  personnifiée,  ni  ap- 
parente. 

Les  rois,  princes  et  sujets,  femmes  et  hommes, 
sont  au  contraire,  chez  les  Khmers,  en  commu- 
nion d’esprit  et  de  relations  surnaturelles,  en 
idée  comme  en  fait,  avec  les  génies,  les  esprits, 
les  personnages  divinisés  et  avec  les  divinités 
elles-mêmes.  On  conçoit  dès  lors  que  le  peuple 
qui  a élevé  vers  le  ciel  ces  grandioses  monu- 
ments et  composé  ces  drames  nationaux  ait  été 
inspiré  par  des  sentiments  d’une  psychologie 
bien  plus  élevée  que  celle  des  Chinois  rationa- 
listes, matérialistes,  fatalistes,  bien  qu'ils  se 
soient  mont  rés  grands  littérateurs,  alors  que  chez 
nous  l’art  dramatique  n’existait  pas  encore. 

Ces  considérations  sont  de  nature  à nous 
rendre  plus  sympathique  encore  ce  peuple  cam- 


ant  un  jeune  prince.  (Cliché  G.  Veyre.) 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


649 


bodgien  si  doux,  qu’on  se  prend  d’autant  plus  à 
aimer  qu’il  a plus  souffert. 

Pour  nous,  humble  ouvrier  de  la  première 
heure,  nous  avons  partagé  et  nous  maintenons 
en  nous-même  ce  commun  sentiment.  Aussi 
désirions-nous  vivement  voir  ces  scènes  repré- 
sentées dans  un  théâtre  de  Paris. 

On  a construit  pour  l’Exposition  deux  théâtres 
chinois  et  un  théâtre  cambodgien.  Aucun  n’a 
puisé  dans  le 
répertoire  de 
ces  peuples 
exotiques, 
alors  qu’il  en 
existe  des  tra- 
ductions  et 
des  adapta- 
it i o n s . C’est 
sune  lacune  à 
combler  ; car 
le  public  lettré 
auquel  on  a 
montré  le  ca- 
dre désirerait 
voir  et  appré- 
cier le  tableau. 

Il  voudrait 
joindre  à l’é- 
phémère plai- 
sir des  yeux, 
le  plaisir  plus 
durable  de 
l’esprit. 

On  commence  à s’intéresser  aux  œuvres  des 
auteurs  dramatiques  de  la  Chine.  Combien  plus 
attrayantes,  dans  la  forme  extérieure,  sont  les  re- 
présentations de  pièces  cambodgiennes!  J’en  fais 


juges  les  femmes  qui  en  sont  les  spectatrices  cha- 
rmées. Leur  sentiment  plus  délicat,  leur  esprit 
plus  idéaliste,  les  joies  et  les  peines  de  l’amour 
conjugal  et  de  l'amour  maternel,  plus  intenses 
dans  leur  cœur,  éveilleront  en  elles  un  goût  bien 
plus  vif  pour  le  théâtre  cambodgien  que  pour  le 
théâtre  chinois. 

C’est  une  noble  et  haute  tâche  que  de  faire 
connaître  aux  lettrés  de  France  ces  œuvres  naïves 

et  attrayantes 
des  lettrés  du 
pays]  thaïs. 
L’impression 
qui  en  résulte 
survivra  à l’Ex- 
position [et 
quand,  dans 
quelques] 
jours,  le  ri- 
deau tombera 
pour  la  der- 
nière fois,  on 
se  rappellera 
qu’il  existe  là- 
bas  un  peuple 
placé  sous 
notre  protec- 
tion ; que  ce 
peuple  a ses 
fastes  histori- 
ques et  drama- 
tiques; qu’en 
les  appréciant, 
nous  avons  appris,  selon  le  mot  de  Montesquieu, 
à mieuxapprécierce  peuple  lui-même  et  à espérer 
pour  lui  un  relèvement  nouveau  sous  la  tutélaire 
égide  de  la  France.  Ch.'  LEMIRE. 


Le  salut  au  Roi. 


(Cliché  G.  Veyke.) 


CE  QUE  DISENT  NOS  GRÈVES” 


L’Aïeul.  — Les  Petits  (Suite.) 


La  Grande  Berceuse. 

Le  petit  François  était  le  plus  jeune  de  sa 
famille  et  cela  lui  valut  le  privilège  de  jouir  plus 
longtemps  que  ses  aînés  des  cajoleries  mater- 
nelles. Le  soir,  les  bras  solides  de  sa  mère,  fati- 
gués du  labeur  de  la  journée,  sentaient  le  besoin 
de  s’ouvrir  pour  s’arrondir  tendrement  autour 
du  petit  corps  de  l’enfant. 

C’était  d’abord  une  étreinte  passionnée  avec  un 
long  baiser  accompagné  d’un  murmure  inarti- 
culé, un  peu  animal,  qui  en  dit  plus  que  tous  les 
mots  d’amour.  Puis,  lorsque  le  petit  s’élail  bien 

(1)  Voir  le  Magasin  Pittoresque  des  l°r  et  lü  octobre  1900. 


pelotonné  comme  un  oiseau  dans  son  nid,  les 
bras  de  sa  mère  le  berçaient  doucement  en 
cadence,  au  rythme  d’une  vieille  complainte  à la 
bonne  Vierge  ou  d’un  ancien  conte  où  les  sirènes 
chantaient  entraînant  le  marin  dans  leurs  palais 
de  corail. 

Ou  bien,  c’était  la  voix  grave,  un  peu  rouillée, 
du  vieux  grand-père  Louis-Marie  qui,  assis  près 
de  l’âtre,  racontait  pour  la  centième  fois  l’his- 
toire d’une  tempête  ou  d’une  pêche  fameuse 
dont  le  souvenir  avait  marqué  dans  sa  vie  de 
marin.  Et  le  petit  François  mêlait  dans  son  esprit 
somnolent  la  voix  des  sirènes  et  celle  du  vent 
dans  les  cordages,  les  blanches  fées  et  la  madone 
de  Boulogne  assis»'  dans  sa  barque  dont  deux 


650 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


anges  aux  ailes  ouvertes  dirigent  le  gouvernail. 

Il  se  croyait  lui-même  couché  dans  cette  bar- 
que, entre  la  profondeur  des  eaux  et  l’iniini  du 
ciel,  tandis  que  les  bras  de  sa  mère  le  balançaient 
avec  un  mouvement  de  roulis  si  doux... 

Un  jour  on  s’aperçut  que  François  avait  passé 
six  ans  et  qu'il  était  temps  qu’il  tâtât  un  peu  de 
la  mer  pour  s’accoutumer  au  dur  métier.  On  lui 
lit  une  belle  blouse  en  toile  à voile  toute  neuve. 
11  n’en  dormit  pas  de  joie.  11  allait  donc  monter 
pour  tout  de  bon  dans  la  barque  de  son  père  où 
il  avait  fait,  en  jouant,  tant  de  grands  voyages  et 
accompli  tant  de  hauts  faits  imaginaires! 

C’était  un  bateau  à demi  ponté  pouvant  con- 
tenir huit  hommes  d’équipage  et  un  mousse,  et 
portant  écrit  à l’arriére  en  grandes  lettres  blan- 
ches, inégales  et  tachées  de  rouille,  le  nom  de 
Saint  Nicolas.  François  l’appelait  fièrement  : 
« min  batiau  » ! 

Que  de  fois,  lorsque  la  barque  gisait  amarrée 
sur  la  plage,  couchée  sur  le  flanc  en  présentant 
au  soleil  sa  coque  noire  et  luisante  comme  une 
bête  amphibie  qui  se  sèche,  que  de  fois  François 
l'avait  escaladée  avec  l’agilité  d’un  singe!  que  de 
fois,  les  jours  d’orage,  il  s’était  mis  à l'abri  de  la 
pluie  dans  les  profondeurs  de  la  cale  et  que  de 
projets  d’avenir  il  avait  forgés  dans  cet  asile  qui 
est  la  seconde  maison  du  marin! 

Il  en  connaissait  les  moindres  fissures  soigneu- 
sement remplies  d’étoupe  et  goudronnées,  les 
moindres  clous,  les  moindres  dépressions  d’usure 
faites  par  le  frottement  des  cordages  et  il  les 
aimait  ces  respectables  accidents  comme  il 
aimait  les  bonnes  rides  et  les  détails  pittores- 
ques de  la  ligure  de  son  grand-père. 

Donc  un  jour,  il  sentit  le  pont  du  Saint  Nicolas 
balancer  sous  ses  pieds,  il  vil  s’éloigner  la  terre 
et  le  clocher  du  village  et  il  se  dit,  le  coeur  g'onflé 
d’orgueilleuse  joie  : « Je  suis  un  homme!  » 

Il  cramponna  ses  petites  mains  aux  cordes  qui 
glissent  dans  les  poulies,  il  tira  de  toutes  ses 
forces  en  mordant  sa  lèvre,  pour  aider  à hisser 
la  voile,  tandis  que  les  vieux  loups  de  mer  riaient 
et  lui  criaient  : « hardi  » ! 

On  était  parti  le  matin  de  bonne  heure,  alors 
qu’une  brume  blanche  erre  sur  les  vagues  à peine 
soulevées.  C’était  une  de  ces  journées  idéales  du 
mois  de  juillet  où  bientôt,  le  soleil  ayant  pompé 
les  brouillards,  le  ciel  et  la  mer  semblent  se 
fondre  et  s’unir  dans  un  rêve  Lieu 

Vers  midi,  à l’heure  où  la  chaleur  et  la  lumière 
tombent  à plomb  sur  la  barque,  l’aspirant 
mousse,  fasciné,  ébloui  par  toute  cette  immen- 
sité d’azur,  se  sentit  peu  à peu  pris  d’un  pro- 
fond sommeil.  Un  grand  calme  s’étendait  à l’in- 
tini  sur  la  mer.  Les  mouettes  tournoyaient  rasant 
la  surface  des  flots  et  poussant,  de  temps  en 
temps,  leur  long  cri  qui  grince.  D’autres,  cou- 
chées sur  l’eau,  la  tête  sous  l’aile,  dormaient,  se 
laissant  aller  mollement  aux  lents  remous  des 
vagues.  Les  marins  surveillant  leurs  lignes 


étaient  de  longs  moments  sans  parler.  Ils  avaient 
baissé  toutes  les  voiles.  On  était  à l’ancre  et  au 
large.  La  barque  ondulait  à peine  sur  sa  quille 
et  semblait  un  grand  oiseau  ayant  refermé  ses 
ailes  pour  dormir. 

L’enfant  s’était  assoupi.  La  bouche  ent.r’ou- 
verte  il  rêvait  délicieusement.  La  brise  ma- 
rine. le  caressait  de  son  haleine  tiède  comme 
le  souffle  de  sa  mère  effleurant  sa  joue  sous  le 
manteau  de  la  cheminée.  La  vague  lui  chantait 
son  étemelle  chanson  traînante,  monotone 
comme  les  complaintes  que  chantent  les  mères 
pour  faire  dormir  les  petits,  et,  bercé  par  elle, 
plein  de  confiance  abandonnée,  il  se  croyait 
encore  blotti  entre  des  bras  tendrement  enlacés, 
serrant  son  petit  corps  endormi. 

Dernier  soleil. 

Pour  les  matelots  que  la  mer  a épargnés,  pour 
ceux  que  leur  bonne  étoile,  comme  le  pensent 
les  uns,  ou  le  saint  patron  de  leur  barque,  comme 
le  croient  les  autres,  a toujours  ramenés  sains  et 
saufs  au  port  après  chaque  tempête  et  qui  sont 
destinés  à mourir  de  ce  qu’on  appelle  leur  belle 
mort,  il  ne  reste  qu’un  souhait  à faire,  c’est  qu’ils 
n’aient  pas  à souffrir  d’une  longue  maladie. 
Rien  n’est  plus  triste  que  les  morts  lentes  surtout 
pour  les  pauvres  qui  ont  été  forcés  à une  vie 
active  et  ne  connaissent  pas  les  petits  adoucis- 
sements nécessaires  aux  malades  pour  les  faire 
patienter. 

La  vie  abandonne  l’un  après  l’autre  chaque 
organe  comme  la  marée  descendante  délaisse  le 
rivage,  découvrant  l’un  après  l'autre  les  rochers 
dont  les  goémons  mordorés,  les  algues  roses  et 
vertes,  se  dessèchent  lamentablement  au  soleil 
et  au  vent.  Mais  la  vague  remontera  à heure  fixe 
et  les  plantes  de  mer  s’épanouiront  de  nouveau 
délicieusement,  comme  ressuscitées  dans  la  fraî- 
cheur de  l’eau,  tandis  que  la  vie  ne  versera  plus 
jamais,  plus  jamais,  de  nouveau  sang  rouge  dans 
les  veines  du  patient.  Et  il  le  sait.  Il  sait  que 
cette  marée-là  ne  remonte  pas. 

«Eli  bien!  se  disait-on  en  s’abordant  dans 
la  rue,  le  père  Louis-Marie  est  toujours  là? 

- Uni,  Seigneur  Jésus!  il  est  toujours  sur  son 
pauvre  lit,  plus  faible  qu’un  enfant  et  il  a tout 
son  esprit.  Pauvres  gens!  Encore  heureux  qu’il 
ne  leur  coûte  plus  grand’chose,  il  ne  mange 
presque  plus  rien.  » 

Et  on  entrait  dans  la  petite  maison  blanche 
pour  le  voir  sur  son  pauvre  lit. 

« Ah  ! mes  amis  ! la  traversée  est  trop  longue, 
disait-il,  priez  saint  Paul  et  saint  Pierre  qu’ils 
m’envoient  un  bon  coup  de  vent  pour  aborder 
là-haut.  » 

Et  il  lui  venait  bien  d’autres  idées  encore  qu’il 
ne  disait  pas,  craignant  de  faire  perdre  courage  à 
sa  femme  et  à sa  fille  Maria  qui  lui  apportait  sa 
petite  soupe  et  lui  passait  le  linge  frais  qu’elle 
avait  lavé  au  ruisseau.  Mais  Dieu  sait  tout  ce 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


651 


qu’il  confiait  à l'oiseau  de  mer  privé,  au  pauvre 
goéland  éclopé  et  triste  qui  sautait  sur  le  lit  pour 
partager  le  morceau  de  poisson  que  son  maître 
mangeait  avec  son  pain. 

Il  avait  parfois  des  crises  douloureuses  qui 
ressemblaient  à une  agonie.  Quand  il  était  calmé, 
il  disait  : « J’ai  eu  une  fameuse  tempête  cette 
nuit,  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  n’y  suis  pasresté  ! » 

Lorsque  le  temps  était  beau  l’après-midi,  il 
faisait  mettre  son  oreiller  sur  son  vieux  fauteuil 
de  paille,  et  il  se  faisait  porter  sur  ce  siège  devant 
le  seuil  de  sa  maison,  car  là,  il  était  en  face  de 
la  mer. 

On  le  voyait  par  instant  étendre  un  bras  vers 
l’horizon  et  remuer  les  lèvres  comme  se  parlant 
à lui-même,  puis  il  retombait  dans  sa  muette 
contemplation.  Les  passants  s’arrêtaient  pour  lui 
dire  bonjour.  Son  lils  Francis,  les  mains  dans 
les  poches,  planté  droit  à contre-jour,  cerné  d’un 
contour  de  lumière,  lui  donnait  des  nouvelles  de 
la  plage. 

« As-tu  fini  de  radouber  le  Saint  Nicolas ? 
demandait  le  vieux. 

— Oui,  mon  père,  je  le  remettrai  à flots  de- 
main s’il  fait  beau  temps. 

— Yaut-il  encore  la  peine  qu’on  lui  mette 
un  gréement  neuf?  Ah!  vois-tu!  c’est  comme 
moi,  c’est  le  coffre  qui  ne  vaut  plus  rien;  eh!  que 
voulez-vous!  » reprenait  le  vieux  en  se  frappant 
la  poitrine. 

Puis  s’adressant  au  petit  Michel  qui  avait 
grandi  et  était  devenu  mousse  comme  le  petit 
François  : 

« Dis-moi,  Tiotiot,  est-ce  que  l’ancre  du  grand 
navire  est  toujours  là  en  bas  de  la  dune  à l’endroit 
où  tu  as  couru  tout  seul  pour  la  première  fois?  » 

Michel  se  carrait  tout  fier  de  pouvoir  donner 
un  renseignement  et  répondait  : 

« Elle  est  encore  plus  enfoncée  dans  le  sable 
qu’avant,  il  n’y  a plus  qu’une  pointe  qui  dépasse 
et  bientôt  on  ne  la  verra  plus  du  tout.  » 

Et  le  père  Francis,  demeuré  debout  devant  le 
vieillard  disait  : 

« Allons,  courage,  grand’-père,  quand  vous  serez 
guéri  nous  irons  la  déterrer  tous  les  deux  et 
petit  Michel  nous  aidera.  » Il  disait  cela  avec  cet 
air  de  conviction  et  de  gaieté  voulues  que  l’on 
prend  quand  on  ment  pour  une  bonne  cause. 

Mais  Louis-Marie  ne  s’y  laissait  pas  prendre  : 

« Non,  mes  fieux,  c’est  bien  fini.  Depuis  que  la 
mer  m’a  abandonné,  je  sens  que  la  terre  me 
gagne. » 

Un  soir,  alors  que  le  soleil  déclinait  dans  un 
ciel  absolument  pur,  le  père  Louis-Marie  était 
comme  d’habitude  assis  devant  sa  porte,  les  deux 
mains  osseuses  posées  sur  les  bras  de  bois  du 
fauteuil,  la  tête  toute  droite,  immobile,  livide 
sous  le  hâle,  appuyée  sur  l’oreiller  à carreaux 
bleus  et  blancs. 

Plus  faible  que  jamais,  il  ne  parlait  plus.  La 
plus  attentive  de  ses  filles,  la  brune  Maria,  était 


accroupie  à terre  auprès  de  lui,  les  genoux  au 
menton  les  mains  sur  les  pieds,  dans  l’attitude 
ramassée  de  ces  figures  de  chiens  fidèles,  emblè- 
mes de  l’attachement  et  de  la  bonne  garde,  que 
l’on  voit  sculptées  dans  le  granit  des  tombeaux 
anciens.  Elle  aussi  contemplait  l’horizon  et  se 
taisait.  Parfois  elle  relevait  la  tête  vers  le  malade 
d'un  air  anxieux.  « C’est  étrange,  pensait-elle, 
comme  il  regarde  le  feu  du  soleil  couchant  avec 
des  yeux  grands  ouverts  et  sans  être  ébloui.  » 

Puis,  comme  lui,  elle  reportait  ses  regards 
vers  la  lumière. 

Le  disque  du  soleil  vibrait  tout  rouge  et  sem- 
blait se  poser  comme  un  immense  ballon  ardent 
sur  la  surface  de  l’eau  grise,  ne  s’y  reflétant  pas, 
mais  formant  dans  le  sable  mouillé  une  colonne 
de  feu. 

Bientôt  il  commença  à se  plonger  lentement 
dans  la  mer. 

En  ce  moment,  une  barque  arrivant  de  la 
gauche  passa  toutes  voiles  dehors  devant  l’astre, 
et  il  y eut  une  minute  où  sa  silhouette  mordorée 
par  l’éblouissement  se  détacha  tout  entière  sur 
l’orbe  incandescente  dont  l'éclat  faisait  vaciller 
et  dévorait  ses  contours.  Maria  reconnut  quand 
même  à la  forme  effilée  du  petit  foc  que  ce  ba- 
teau était  le  Saint  Nicolas,  et  en  le  voyant  ainsi 
auréolé,  elle  songea  aux  gloires  d’or  des  saints 
de  la  petite  église  de  Wissant. 

Elle  releva  encore  la  tête  vers  son  père  et 
ouvrit  la  bouche  pour  lui  dire  : « Voilà  Francis 
qui  rentre.  » Mais  elle  poussa  un  cri  d’horreur, 
et  se  cachant  la  figure  dans  ses  deux  mains,  elle 
se  précipita  dans  la  maison  où  était  sa  mère,  car 
elle  venait  de  reconnaître  que  les  yeux  bleus 
grands  ouverts  du  vieux  patron,  toujours  fixés 
sur  la  mer,  ne  regardaient  plus. 

Virginie  DEMONT-BRETON. 

LA  VAGUE 

Près  de  l’océan,  sur  les  grèves 
Mon  âme  court  errer  le  soir 
Et  la  vague  brise  mes  rêves. 

Brise  mes  rêves  sans  espoir. 

La  vague  arrive  lasse,  lasse, 

Se  briser  sur  le  roc  uni, 

Elle  a traversé  tout  l’espace, 

Tout  l’espace,  tout  l’infini. 

Elle  vient  mourir  monotone. 

Le  flot  en  mourant  dit  : flic  ! tloc  ! 

Et,  monotone,  l’air  résonne 
Du  bruit  du  flot  le  long  du  roc. 

« Plus  jamais  ! » dit  la  vague  lasse, 

« Plus  jamais!  » car  je  veux  dormir. 

Le  roc  la  repousse  en  l’espace, 

Le  roc  où  elle  vint  mourir. 

Et  la  voilà  sans  but,  sans  trêves, 

Reprenant  sa  course  sans  tin 
De  la  haute  mer  à la  grève, 

Du  fond  des  mers  au  sable  tin. 

A.  BE1SSON. 


652 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


UNE  BRODERIE 


JWame  Stuart 


C’est  un  fait  très  connu 
que  Marie  Stuart  était  une 
des  brodeuses  les  plus  ha- 
biles de  son  temps,  époque 
où  l’art  de  la  broderie  était 
en  pleine  floraison.  Le  des- 
sin que  voici  représente  un 
travail  merveilleux  de  l'in- 
fortunée souveraine  : c’est 
un  morceau  carré  de  satin 
pourpre  brodé  de  fleurs  de 
soie  et  d’or  et  destiné  à 
former  un  tablier. 

Cet  ouvrage  fut  fait  par 
Marie  Stuart  pendant  son 
long  emprisonnement.  Le 
pourpre  du  fond  a pâli  et 
pris  une  teinte  argentée, 
mais  les  antiques  couleurs 
héraldiques  des  fleurs,  mal- 
gré plus  de  trois  cenls  ans 
d’âge,  [sont  aussi  fraîches 
et  éclatantes  qu’au  moment 
où  les  belles  mains  de  la  reine  venaient  de  les  créer. 

Ce  morceau  de  satin,  également  curieux  comme 
souvenir  historique  et  comme  œuvre  d’art,  se 
trouve  à présent,  à Philadelphie,  en  possession 
d’un  gentleman  américain,  M.  Henry  Sweeting. 
Le  Ladies  Home  Journal  raconte,  à ce  propos, 
l’intéressante  odyssée  de  cette  broderie. 

11  y a environ  soixante  ans,  un  couturier  amé- 
ricain, M.  Meyers,  qui  faisait  à Londres  un  voyage 
d’affaires,  y acheta  un  lot  d’anciens  costumes  dé 
grande  richesse.  Parmi  ceux-ci  il  y avait  une 
robe  ayant  appartenu  à Marie,  reine  d’Ecosse. 
En  décousant  la  jupe  pour  en  retirer  les  lils  d’or 
et  d’argent  dont  elle  était  tissée,  M.  Meyers  y dé- 
couvrit le  tablier,  soigneusement  dissimulé  entre 
l’étoffe  et  la  doublure. 

L’extrême  beauté  du  travail  induisit  le  proprié- 
taire à en  connaître  l’origine;  c’est  ainsi  qu’après 


bien  des  recherches  il  réus- 
sit à trouver  une  lettre  où 
il  est  dit  que  Marie  Stuart, 
dans  sa  prison,  avait  caché 
sa  plus  précieuse  pièce  de 
broderie,  de  peur  qu’elle 
ne  lui  fût  enlevée.  Pendant 
dix-neuf  ans  d’emprisonne- 
ment, la  mal  heureuse  reine 
avait  distrait  son  désespoir 
en  brodant,  et  l’habileté 
qu’elle  y atteignit  fut  pro- 
digieuse. En  juillet  1586, 
exactement  un  an  avant  sa 
mort,  elle  passa  en  revue 
toutes  ses  broderies  et  en 
fit  une  liste,  en  les  catalo- 
guant comme  « terminées  » 
et  « non  terminées  ».  Parmi 
les  premières,  une  est  dé- 
signée ainsi  : « Cinquante- 
deux  fleurs  de  différentes 
sortes  d’un  très  joli  tra- 
vail, toutes  dessinées  d’après  nature  ». 

M.  Meyers,  ayant  acquis  la  certitude  d’avoir 
fait  la  trouvaille  de  cette  merveille,  la  garda 
jalousement  comme  une  relique  sacrée,  refusant 
pour  elle  des  olfres  d’argent  considérables.  Pour 
la  préserver,  il  la  plaça  dans  un  écrin  en  métal, 
à l’abri  de  l’air  et  de  l’humidité,  et  il  eut  soin  de 
la  déplier  et  de  la  replier  souvent,  pour  que  la 
soie  ne  se  brisât  pas. 

Après  la  mort  de  M.  Meyers,  sa  veuve  dut  se 
séparer  de  la  relique  qui  devint  la  propriété  de 
M.  Sweel  ing.  Elle  est  non  seulement  intéressante 
comme  curiosité  historique,  mais  aussi  par  sa 
grande  valeur  comme  travail,  étant  donné  qu'elle 
est  faite  en  un  point  totalement  ignoré  des- 
brodeurs  modernes. 

Ce  merveilleux  tablier  a été  soumis  à l'exa- 
men des  experts  les  plus  compétents  de  la 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


653 


France,  de  l’Angleterre  et  des  Etats-Unis.  Tous 
s’accordent  pour  déclarer  que  le  travail  fut  exé 
cuté  en  « points  perdus  »,  points  que  les  brodeurs 
cherchent  en  vain  depuis  deux  cents  ans.  A pre- 
mière vue,  le  dessin  semble  être  en  points  de 
chaînette,  assez  semblables  à ceux  que  l’on  voit 
dans  les  broderies  turques;  rriais  sous  le  micro- 
scope, le  travail,  original  autant  qu’admirable,  se 
révèle  nettement.  On  découvre  alors  que  le  dessin 
■est  formé  de  séries  de  nœuds  français  s’alignant 
■en  disques  minuscules.  Des  milliers  de  ces  dis- 
ques, aux  nuances  exquises,  se  serrent  les  uns 
contre  les  autres  et  se  dessinent  en  fleurs.  Le 
tour  de  chaque  pétale  est  bordé  d’une  ligne 
blanche  très  fine  qui  est  ou  un  point  d’une  ingé- 
niosité extrême,  ou  un  mince  cordonnet  appliqué 


avec  minutie.  Le  dessin,  quoique  représentant 
des  fleurs  anglaises,  fut  déclaré  pareil  à ceux  en 
usage  dans. les  couvents  français  au  xvi°  siècle; 
on  y distingue  des  jasmins,  des  soucis,  des  roses 
et  des  volubilis  qui,  avec  leur  feuillage,  forment 
une  guirlande  dont  les  parties  se  suivent  sans  se 
tenir.  L’égalité  des  points  est  étonnante  ; on  sent, 
à les  regarder,  que  les  doigts  qui  ont  accompli 
cet  ouvrage  de  fée  n’avaient  point  de  hâte  à en 
finir. 

Les  experts  en  broderie  de  France,  d’Angleterre 
et  d’Amérique  ont  placé  la  date  de  ce  travail  près 
de  1587,  date  où  fut  exécutée  Marie  Stuart. 

Il  ne  peut  y avoir  de  doute  quant  à l’authen- 
ticité de  la  broderie. 

Th.  MANDEE. 


KM  M ÉLAN  ÉSIE 


Encore  quelques  années  et  sous  le  souffle 
meurtrier  d’une  civilisation  dont  elles  ne  pou- 
vaient s’assimiler  que  les  vices,  les  races  indi- 
gènes de  la  Mélanésie  auront  vécu. 

Depuis  bientôt  un  quart  de  siècle,  le  dernier  re- 
présentant des  Tasmaniens,  — une  femme  bapti- 
sée du  sobriquet  de  Lalla-Roukh  — est  allé  re- 
joindre dans  la  mort  ses  sept  mille  compatriotes 
exterminés  par  la  colonisation  anglaise.  Les  Ca- 
naques australiens,  dont  on  voit  encore  à Sydney 
et  à Melbourne  quelques  spécimens  dégénérés, 
réduits  à l’état  de  mendiants  ou  de  portefaix, 
•sont  de  plus  en  plus  refoulés  dans  les  déserts 
pierreux  de  l’intérieur  par  l'envahissement  des 
squatters  (1)  et  prospercters  (2).  En  même  temps, 
la  disparition  progressive  du  kanguroo,  dont  la 
chair  les  nourrit  et  dont  quelquefois  la  peau  les 
habille,  enlève  à ces  sauvages  nomades  leur 
unique  ressource.  Avec  une  force  de  résistance 
bien  moindre,  ils  sont  condamnés  au  sort  des 
Peaux-Rouges  nord-américains.  En  Nouvelle- 
Calédonie,  quarante-sept  ans  d’occupation  euro- 
péenne ont  anéanti  des  tribus  jadis  puissantes  ; 
toutes  les  autres  agonisent.  Les  Néo-Hébridais, 
déjà  décimés  depuis  de  longues  années  par  une 
traite  impitoyable,  voilée  sous  le  nom  de  recru- 
tement, attendent  leur  dernier  jour.  Après  eux, 
ce  sera  le  tour  des  indigènes  des  îles  Salomon  et 
des  Papous  de  la  Nouvelle-Guinée,  déjà  « proté- 
gés » par  les  nations  européennes. 

On  ne  s’est  guère  occupé,  surtout  en  France, 
de  reconstituer,  ne  fût-ce  que  dans  ses  très  grandes 
lignes,  l’histoire  de  ces  peuples  qui  demain  ne 
seront  plus.  A l’exception  des  missionnaires  qui 
n’ont  acquis  leur  influence  sur  les  langues  qu’en 
se  mêlant  à leur  vie  et  s’assimilant  leur  langue, 
ceux  qui  ont  prétendu  étudier  les  Mélanésiens 

1.  Colons. 

2.  Découvreurs  de  mines. 


l’ont  fait  de  la  façon  la  plus  superficielle.  C’est  au 
point  qu’on  a pu  voir  des  fonctionnaires  instruits, 
des  médecins  de  marine  ayant  résidé  trois  années 
en  Nouvelle-Calédonie,  donner  gravement  comme 
mots  indigènes  des  expressions  appartenant  au 
« bichelamare  »,  ce  singulier  patois  formé  par  le 
mélange  du  français  et  de  l’anglais  les  plus  cor- 
rompus avec  des  mots  empruntés  aux  dialectes 
des  divers  archipels  océaniens. 

La  pauvreté  des  documents  recueillis  et  publiés 
par  les  Français,  voyageurs  ou  fonctionnaires 
coloniaux,  sur  les  insulaires  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie, des  Loyalty  et  des  Nouvelles-Hébrides, 
pour  ne  citer  que  ceux  qui  se  trouvent  placés 
dans  un  champ  d’observation  facile,  est  aussi 
étrange  que  regrettable.  Elle  contraste  singuliè- 
rement avec  la  richesse  des  documents  amassés 
par  les  missionnaires  anglais,  méthodistes  pour 
la  plupart,  sur  les  Polynésiens  dont  ils  ont  re- 
constitué l’histoire  à partir  de  leurs  grandes  mi- 
grations de  Sawaï-la-Grande  (Java)  à Hawaï  et  des 
Tonga  à la  Nouvelle-Zélande.  Pourtant  ces  mi- 
grations remontent  aux  xive  et  xve  siècles.  Bien 
plus,  on  a recueilli  des  fragments  de  légendes 
polynésiens  qui  mènent  aussi  loin  que  le  xi“  siècle. 

Pour  les  Mélanésiens,  rien  de  pareil. 

Sans  grands  efforts  d’imagination,  on  a décou- 
vert une  parenté  de  type  entre  les  Papous  de  la 
Nouvelle-Guinée  et  les  Canaques  d’Australie,  sé- 
parés seulement  par  le  mince  détroit  de  Torrès. 
On  a reconnu  la  trace  d’une  immigration  polyné- 
sienne aux  Loyalty  et  de  là  en  Nouvelle-Calédonie 
vers  le  milieu  du  xviii6  siècle,  immigrai  ion  qui 
s’est  heurtée  aux  Mélanésiens,  maîtres  du  sol, 
puis  a fusionné  avec  eux.  Et  c’esl  à peu  près 
tout. 

Pourtant  l’étude  comparative  des  dialectes 
offre  de  précieux  renseignements.  Par  elle  on  peut 
suivre  le  double  mouvement  migratoire  qui  a 


Ii;j4 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


peuplé  l’Océanie  : de  la  Malaisie  à la  Polynésie 
orientale,  de  la  Polynésie  orientale  à la  Nouvelle- 
Zélande  et  aux  archipels  mélanésiens. 

C’est  ainsi  que  l’appellation  malaise  de  Nousa- 
Icnoa  (île  Java)  se  retrouve  dans  Nouka-Biva. 
Hawaï,  nom  indigène  de  la  principale  des  îles 
Sandwich,  apparaît  également  une  corruption  de 
Java. 

Les  idiomes  des  Toubouaï,  des  Touamotou,  des 
Marquises,  des  archipels  de  Cook,  de  la  Société, 
des  Sandwich  et  de  la  Nouvelle-Zélande  ne  sont 
que  les  patois  d'une  même  langue.  Des  altérations, 
inévitables  dans  tous  les  idiomes  seulement  par- 
lés, ont  à la  longue  fait  différents  des  mots  qui 
n’étaient  que  prononcés  différemment.  C’est  ainsi 
qu’aux  îles  Sandwich  le  T et  l’R  des  Taïtiens  se 
sont  changés  respectivement  en  K et  en  L. 
Exemple  : Kanaka  (homme)  en  dialecte  hawaïen, 
venu  du  taïtien  taata. 

Le  système  de  numération  des  Polynésiens 
diffère  entièrement  de  celui  des  Mélanésiens  : il 
est  décimal,  tandis  que  l’autre  n’est  que  semi- 
décimal.  Ce  fait  seul  indique  la  différence  de 
niveau  intellectuel  entre  les  deux  races.  La  nu- 
mération décimale,  qui  atteste  une  filiation  loin- 
taine entre  Hindous,  Malais  et  Polynésiens, 
montre  ceux  qui  l’emploient  élevés  au-dessus  de 
l’état  du  primitif  comptant  péniblement  sur  ses 
doigts.  La  main  a été,  en  effet,  la  base  rudimen- 
taire et  naturelle  de  toute  numération. 

Mais,  en  même  temps  que  semi-décimale,  la 
numération  des  Mélanésiens  est  vigésimale  : ils 
comptent  par  vingt  après  avoir  compté  par  cinq 
et,  cette  fois  encore,  c’est  le  corps  humain  qui 
fournit  une  hase. 

En  effet,  après  avoir  compté  un,  deux,  trois, 
quatre,  cinq,  cinq  et  un,  cinq  et  deux...  deux 
(fois)  cinq  et  un...,  etc.,  les  Néo-Calédoniens  de 
toutes  tribus  et  de  tous  dialectes  diront,  arrivés 
au  nombre  vingt.  « Lin  homme  » ; pour  quarante 
« deux  hommes  »,  pour  soixante  « trois  hom- 
mes »,  etc.  ; parce  que,  comptant  sur  ses  doigts 
et  sur  ses  orteils,  tout  homme  peut  former  1e. 
nombre  vingt. 

Mais  le  cerveau  du  Mélanésien  est  rebelle  aux 
abstractions  et,  arrivé  à certain  point,  le  calcu- 
lateur se  tirera  d’affaire  en  énonçant  le  terme  on 
ne  peut  plus  indéfini  « beaucoup  ». 

Beaucoup,  cela  peut  signifier  centaines,  mil- 
liers et  au  delà. 

Nous  avons  eu  l’occasion  d’étudier  sur  place 
pendant  des  années  les  mœurs  et  les  dialectes 
de  ces  tribus.  A notre  avis,  rien  dans  la  structure 
de  leurs  dialectes  n’est  aussi  caractéristique  que 
la  numération.  Aussi  est-ce  celle-ci  qui,  décimale 
ou  semi-décimale,  peut  montrer  si  dans  telle 
île  c’est  la  race  polynésienne  ou  la  race  mélané- 
sienne qui  prédomine. 

Et  cependant,  différentes  dans  leur  structure, 
les  numérations  polynésienne  et  mélanésienne 
ont  des  termes  que  le  philologue  habitué  aux 


différences  de  prononciation  reconnaîtra  analo- 
gues. 

Le  tableau  suivant,  où  sont  comparés  les  cinq 
premiers  nombres  en  langue  polynésienne  et  en 
divers  dialectes  mélanésiens,  en  donnera  quelque 
idée  : 


Polynésien  (Taïti).  Mélanésien  (Nouvelles-Hébrides). 


ANÉITUM 

FATE 

SESAKE 

1.  Tahi 

OU 

a 

tahi 

e thi 

iskei 

sikai 

2.  Rua 

ou 

a 

rua 

e ro 

rua 

dua 

3.  Torou 

ou 

a 

torou 

e sey 

tolou 

dolou 

4.  Wha 

ou 

a 

wha 

e manowan 

bâte 

pat.i 

5.  Rima 

ou 

a 

rima 

ikmau 

lima 

lima 

Polynésie 

en  i 

(Taïti). 

Mélanésien. 

ULAWA 

POUÉBO 

HIENGHÈNE 

(Iles-Salomon) 

(Nouvelle-Calédonie) 

1.  Tahi 

ou 

a 

tahi 

e ta 

tché 

thé 

2.  Rua 

ou 

a 

rua 

e rua 

e rou 

tchélouk. 

3.  Torou 

ou 

a 

torou 

e olou 

e tchen 

tchen 

4.  Wha 

ou 

a 

wha 

e haï 

e p aï 

poé 

5.  Rima 

ou 

a 

rima 

e lima 

e nim 

nim 

C’est  dans  la  région  de  Hienghène,  d’où  elle 
s’est  peu  à peu  répandue  sur  les  autres  points  de 
la  côte  Est,  que  l’immigration  polynésienne  en 
Nouvelle-Calédonie  a laissé  le  plus  de  traces. 
Outre  les  analogies  de  types,  il  y a les  analogies 
d’idiomes.  Comparez  les  mots  suivants  : 


Français. 

Malade. 

Lune. 

Homme  ami. 
Chef. 


Guerre. 

Oiseau. 

Rouge. 

Eau. 


Polynésien. 

Maté. 

Mahina. 

Tayo. 

Arihi. 


Pa-kanga,  pa-pa. 
Manou. 

Koura. 

Ou  aï. 


Hienghène. 

Match. 

Moinouc. 

Kayou. 

Aliki  ; Aréki  (nom  pro- 
pre porté  par  plusieurs- 
chefs). 

Paath. 

Moenic. 

Koura  (sang). 

Oué. 


Deux  mots  encore,  dans  le  dialecte  de  Hien- 
ghène, sont  bien  caractéristiques.  Ce  sont  tonga  et 
samoa,  noms  de  deux  archipels  polynésiens  situés 
à environ  400  lieues  à l’est  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie. Le  premier  de  ces  mots  désigne  une  ma- 
ladie ulcéreuse,  sorte  de  lèpre,  appelée  biée  dans 
le  sud  de  l’île ; le  second  signifie  « banane  ».  La 
banane,  ou  du  moins  une  de  ses  variétés,  aurait- 
elle  été  importée  des  Tonga? 

11  y a eu  en  Nouvelle-Calédonie  des  commen- 
cements de  dynasties  sous  le  règne  desquelles  le 
nom  de  chefs  célèbres  fut  porté  avec  orgueil  par 
leurs  fils.  Tels  les  Boirate  à Hienghène,  les  Bonou 
à Pouébo,  la  famille  des  Ivaâté  à Touaourou  et 
celles  des  Kaké  à Canala  (peut-être  la  même). 
D’autres  grands  chefs,  les  Damé  à Nouméa,  les 
Ouaton’  chez  les  KambNvas  (Dombéa),  les  Gon- 
dou  à Koumac,  les  Vandégou  à l’île  des  Pins, 
les  Oukanéssen  à Lifou,  les  Nékara  et  les  Oua- 
négueï  à Ouvéa,  sont  les  héros  d’un  véritable 
cycle  néo-calédonien.  Leurs  aventures,  leurs 
exploits,  tantôt  épiques,  tantôt  fabuleux,  offrent, 
malgré  la  différence  de  cadres,  d’étranges  res- 
semblances avec  les  épopées  des  guerriers  euro- 
péens et  asiatiques  chantés  par  Homère  et 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


655 


Virgile.  Toutefois  la  femme  y joue  un  rôle  bien 
moindre  ; esclave  de  l’homme,  reléguée  tout  à fait 
au  dernier  plan,  c’est  à peine  si  elle  apparaît. 

Il  y a pourtant  quelques  rares  exceptions  à cette 
règle.  Les  Néo-Calédoniens  du  Sud  ont  cette  idée, 
assurément  bizarre,  que  la  « femme  ne  ment 
pas  ». 

A l’ile  des  Pins,  à la  mort  du  vieux  chef  Van- 
dégou,  l’autorité  passa,  chose  incroyable,  entre 
les  mains  de  sa  fille,  la  « reine  » Hortense.  Il 
est  vrai  que  l’autorité  morale  des  missionnaires, 
qui  avaient  élevé  cette  jeune  Canaque,  put  s’exer- 
cer en  sa  faveur. 

Enfin  il  est  quelques  rares  légendes  qui  pré- 
sentent la  femme  autrement  que  comme  une 
serve  lamentable  et  tremblante.  La  plus  poétique 
dans  sa  simplicité  est  celle  des  deux  amoureux 
de  Touaourou. 

C’est  l’histoire  de  deux  jeunes  gens,  Uya  et 
Kaamen,  qui,  persécutés  par  leurs  compatriotes 
jaloux  de  leur  affection  mutuelle,  quittent  Touaou- 


rou dans  une  pirogue,  s’abandonnant  à la  volonté 
du  vent  et  des  flots.  Une  tempête  les  pousse  au 
large  vers  une  île  inconnue  où  ils  abordent  et  sont 
bien  reçus.  Ils  y séjournent  de  longues  années, 
ont  des  enfants  et  avaient  à peu  près  désappris 
leur  langue  lorsqu’ils  sont  saisis  du  désir  invin- 
cible de  retourner  dans  leur  patrie.  Toute  la 
famille  se  met  en  mer  et  arrive  à Touaourou  au 
moment  même  où  la  tribu,  qui  les  croyait  morts 
depuis  longtemps,  célébrait  une  fête  funéraire  à 
leur  inlention.  On  refuse  d’abord  de  les  recon- 
naître : ils  sont  si  changés  et  balbutient  à peine 
leur  idiome  natal!  Mais  tout  finit  par  s expliquer, 
et  la  triste  cérémonie  se  transforme  en  un  pilou 
d’allégresse. 

Ce  sont  ces  légendes  qui,  racontées  le  soir  dans 
les  cases  et  transmises  de  génération  en  généra- 
tion, permettent  de  reconstituer  dans  ses  grandes 
lignes  l’histoire  de  ces  peuplades  dont  les  der- 
niers jours  sont  comptés. 

TALAMO. 


DA  FOURCHETTE 


L’origine  du  couteau  se  perd  dans  la  nuit  des 
temps;  celle  de  la  cuiller,  indispensable  pour 
porter  les  liquides  à la  bouche,  n’est  sans  doute 
guère  moins  ancienne.  Des  trois  instruments 
inséparables  composant  notre  couvert  de  table 
actuel,  la  fourchette  est  de  beaucoup  le  plus 
récent.  C’est  aussi  le  moins  indispensable. 

Les  Grecs  et  les  Romains  saisissaient  les 
viandes  avec  les  doigts  et  les  élégants  avaient 
imaginé  des  règles  pour  le  faire  proprement. 
D’ailleurs  à chaque  service  les  domestiques  pas- 
saient avec  une  aiguière  et  un  bassin  à laver,  et 
versaient  de  l’eau  parfumée  sur  les  mains  des 
convives  qui  en  avaient  grand  besoin.  Observons 

Fourchette  du  xvie  siècle. 

que  dans  l’Orient  actuel  ces  coutumes  existent 
encore. 

Parmi  les  auteurs  de  l’antiquité  qui  nous  ont 
laissé  les  descriptions  détaillées  de  la  façon  dont 
s’accomplissaient  les  repas,  aucun  ne  fait  men- 
tion de  l’usage  de  la  fourchette.  Aucun  mot 
n’existe  dans  les  langues  anciennes  pour  désigner 
eet  objet.  On  a cependant  trouvé  deux  ou  trois 
instruments  en  forme  de  fourchette,  qui  sont 
incontestablement  d’origine  romaine,  mais  on 
ignore  quel  emploi  ils  avaient. 

Le  moyen  âge  à son  début  ignore  aussi  l’usage 
de  la  fourchette.  Les  miniatures  des  manuscrits 
qui  nous  fournissent  des  renseignements  si  pré- 
cieux sur  les  mœurs  de  nos  ancêtres  et  les  instru- 
ments qui  leur  étaient  familiers,  ni'  la  reprodui- 


sent pas;  les  fabliaux  sont  muets  à son  sujet. 
On  mangeait  des  doigts  et  on  piquait  les  mor- 
ceaux avec  le  couteau,  comme  le  font  encore  fré- 
quemment les  paysans. 

D’après  certains  auteurs,  c’est  en  995  qu’une 
princesse  byzantine  aurait  introduit  à Venise  la 
première  fourchette  à l’occasion  de  son  mariage 
avec  le  fils  du  doge  Pietro  Orseolo.  Les  familles 
nobles  de  Venise  imitèrent  vite  la  mode  nouvelle, 
bien  que  l’Église  y fût  d’abord  opposée.  A la  fin 
du  xuic  siècle,  la  fourchette  a traversé 
l'Italie;  elle  est  rendue  en  France,  elle 
figure  dans  les  inventaires. 

Toutefois  cet  instrument  nouveau 
était  très  rare;  il  n’existait  que  chez 
les  grands  seigneurs  et  servait  uni- 
quement à prendre  | quelques  mets 
exceptionnels,  les  fruits  et,  en  parti- 
culier, les  mûres. 

Gaveston,  favori  de  Richard  II,  pos- 
sédait trois  fourchettes  à fruits  et  son 
inventaire  indique  soixante-neuf  cuil- 
lers. Lafemme  d’Edouard  Ier,  Eléonore 
de  Castille,  en  possédait  une  d’argent 
à manche  d’ébène  et  ivoire.  Ces  four- 
chettes se  plaçaient  dans  une  sorte 
de  gaine,  désignée  dans  les  inventai- 
res comme  « étui  à fourchettes  »; 
elles  étaient  en  or,  en  argent,  ou  tout 
simplement  en  fer. 

Peu  à peu  cependant  leur  usage 
s’étendit  à toutes  les  préparations 
culinaires  solides.  Henri  111,  à la 
fin  du  xiv°  siècle,  provoqua  uni'  vé- 
ritable explosion  d’indignation  en  s’en  servant 


<656 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


publiquement  pour  manger  la  viande.  C’est,  ce 
que  nous  apprend  un  pamphlet  de  1589,  intitulé 
Vile  des  Hermaphrodites.  « Premièrement,  y est-il 
dit,  ils  ne  touchaient  jamais  la  viande  avec  les 
mains,  mais  avec  des  fourchettes  ; ils  la  portaient 
jusque  dans  leur  bouche  en  allongeant  le  col  et 
le  corps  sur  leur  assiette.  Ils  prenaient  avec  des 
fourchettes,  car  il  est  défendu  en  ce  pays-là  de 
toucher  la  viande  avec  les  mains,  quelque  diffi- 
cile à prendre  qu’elle  soit,  et  aiment  mieux  que 
ce  petit  instrument  fourchu  touche  à leur  bouche 
que  leurs  doigts.  » Il  est  assez  curieux  de  voir 


Fourchette  du  xvi°  siècle. 


tourner  en  dérision  un  acte  qui  nous  semble 
aujourd’hui  si  naturel. 

Les  nombreuses  fourchettes  du  xvie  siècle  et 
du  début  du  xvne  siècle  exposées  dans  nos 
musées  sonl  à deux  dents  seulement  et  leur 
manche  articulé  peut,  en  général,  se  plier.  On  les 
enfermait  encore  dans  des  gaines  souvent  ornées 
d'une  façon  très  luxueuse  et  renfermant  de  nom- 
breuses pièces.  Le  duc  de  Montausier  aurait, 
paraît-il,  contribué  beaucoup' à répandre  l’emploi 
de  la  fourchette  en  France. 

Au  début  du  xvme  siècle,  en  Angleterre,  la 
fourchette  est  à trois  dents  avec  un  manche  en 
forme  de  pied  de  biche;  celles  en  argent  sont 
très  rares.  Les  nobles  seuls  en  possèdent. 

La  quatrième  dent  apparaît  sous  Georges  II  ; en 


même  temps  1 ustensile  prend  la  forme  générale 
qu'il  a conservé  jusqu’à  nos  jours.  Il  s’orne  de 
ciselures,  son  manche  est  court  et  s’aplatit  en 
s’éloignanl  des  fourchons.  Plus  tard,  il  devient 
plat  partout  et  spatule.  Sous  Louis  NY,  il  s’allonge 
et  prend  la  forme  violonnée  qu’il  possède  encore 
actuellement. 

L emploi  de  la  fourchette  pour  remuer  la  salade 
remonte  au  début  du  xvn0  siècle.  Certains  cou- 
verts à salade  de  celte  époque  sont  de  petites 
merveilles  d’élégance  et  de  bon  goût. 


Couvert  en  argent  du  xvme  siècle. 


Aujourd’hui  les  couverts  d’argent  ou  de  mail- 
lechort  argenté  par  la  galvanoplastie  sont  extrê- 
mement communs  et  revêtent  des  formes  banales. 

Longtemps  obtenus  à l’aide  de  forgeages  et 
d’emboutissages  successifs  par  des  matrices  et 
des  poinçons  disposés  de  manière  à donner  aux 
pièces  les  formes  voulues  sous  Faction  du  mar- 
teau, les  couverts  ont  été  fabriqués  ensuite  à 
l’aide  du  balancier.  En  1839,  Allard,  de  Bruxelles, 
imagina  de  les  obtenir  par  laminage,  et  sa  mé- 
thode fut  importée  en  France,  en  1840,  par  un 
orfèvre  parisien  du  nom  de  Denière.  Le  laminage 
est  partout  adopté  aujourd’hui. 

G.  ANGERYILLE. 


IiE  PARAIS  ÜOHGCHAPP 


Le  Palais  Longchamp,  à Marseille,  est  l’un  des 
termes  de  la  superbe  promenade  qui,  partant  du 
Vieux-Port  et  de  la  Cannebière,  se  continue  par 
la  rue  Noailles,  les  allées  de  Meilhan,  le  cours  du 
Chapitre  et  le  boulevard  Longchamp.  Étincelant 
de  lumière,  il  émerge  peu  à peu  de  la  profondeur 
ombreuse  des  platanes.  L’œil  découvre  d’abord 
le  dôme  principal,  plongeant  dans  un  golfe 
d’azur,  puis  les  deux  colonnades  incurvées,  à 
travers  lesquelles  rit  le  ciel,  enfin  les  masses  im- 
posantes des  deux  ailes.  Alors  le  monument 
apparaît  en  son  ensemble,  chef-d’œuvre  de  ma- 
jesté et  de  grâce,  harmonieux  et  léger,  vêtu  de 
pure  lumière  et  d’ombre  transparente  et  tout 
« vivant  » pour  ainsi  dire,  par  la  chute  retentis- 
sante  de  sa  cascade  poudroyant  en  arc-en-ciel 
dans  les  verdures. 

Le  Palais  occupe  tout  l’horizon,  mais  ne  l’en- 
combre pas.  Il  s’élève  comme  un  accident  heu- 
reux, une  transformation  opportune  du  paysage 
et  ne  rappelle  en  rien  ces  gauches  édifices  posés 
au  centre  d’une  place  comme  un  encrier  sur  une 
table.  11  semble  vraiment  être  sorti  de  terre. 


Sa  construction  date  de  cette  période  de  l’Em- 
pire où  le  bâtiment  « alla  » si  bien.  M.  de  Montri- 
cher  venait  d’amener  à Marseille  les  eaux  de  la 
Durance,  et  c’est  sur  la  colline  alors  déserte  de 
Longchamp,  à l'endroit  même  où  venait  aboutir 
le  nouveau  canal,  que  la  municipalité  résolut 
d’édifier  un  château  d’eau.  On  eut  l'idée  d’élever 
à la  même  place  un  Musée  des  Beaux-Arts  et  un 
Muséum  d’histoire  naturelle.  Dès  1859,  le  sculp- 
teur bien  connu  du  Lion  de  Belfort  et  de  la  Li- 
berté de  New-York,  M.  Bartholdi,  alors  âgé  de 
vingt-cinq  ans,  présenta  quatre  projets  succes- 
sifs, tour  à tour  modifiés  et  améliorés.  L'idée 
initiale  du  monument  existait  déjà  dans  les  pro- 
jets de  M.  Bartholdi,  ainsi  que  le  démontrent  ses 
dessins  (1). 

A la  suite  d’un  rapport  défavorable  d’archi- 
tectes parisiens,  les  projets  de  M.  Bartholdi 
furent  abandonnés.  En  1861,  M.  Espérandieu, 
élève  de  Vaudoyer,  fut  chargé  de  présenter  un 
projet.  Les  travaux  commencèrent  sous  sa  direc- 

(1)  Voir  la  Revue  YArt,  10  juin  1883. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


657 


tion  dès  1862,  et  le  monument  fut  terminé  sept 
ans  plus  tard. 

Une  contestation  s’éleva  alors  entre  M.  Bar- 
tholdi  et  M.  Espérandieu  sur  la  propriété  de  l’idée 
première  du  monument,  laquelle  consistait  assu- 
rément dans  le  fait  de  relier  les  deux  édifices 
principaux  par  une  colonnade  à jour.  Cette  que- 
relle qui  se  poursuit  encore  entre  M.  Bartholdi 
et  les  amis  de  feu  Espérandieu  sera  très  proba- 
blement terminée  cette  année  même  par  une 
décision  du  tribunal  de  Marseille. 

Le  Palais  Longchamp  est  divisé  en  trois  par- 
ties ; à gauche,  le  musée  des  Beaux-Arts,  au 


fort  vastes,  au  premier  palier  desquels  ont  été 
marouflées  sur  le  mur,  vis-à-vis  l’une  de  l’autre, 
les  deux  belles  fresques  de  Puvis  de  Chavannes  : 
Massalia,  colonie  grecque  et  Marseille , porte  de 
l'Orient.  La  première  de  ces  deux  peintures 
représente  Marseille  au  temps  de  sa  fondation. 
La  ville  sort  de  terre,  des  pierres  à demi  taillées 
gisent  sur  le  sol  encore  couvert  de  gazon.  Au 
premier  plan,  quelques  femmes  sont  occupées  à 
des  travaux  domestiques,  un  petit  garçon  couché 
sur  le  ventre  se  réjouit  à l’odeur  d’un  poisson 
qu’on  fait  griller.  A l'horizon,  c’est  la  silhouette 
du  golfe  Massaliète  sur  l’immobile  outre-mer. 


Le  Palais  Longchamp. 


centre,  le  Château  d’eau,  à droite  le  Muséum 
d’Histoire  naturelle. 

Le  rez-de-chaussée  du  musée  des  Beaux-Arts 
est  occupé  en  grande  partie  par  des  ouvrages  de 
sculpture.  Outre  plusieurs  œuvres  des  quatre 
grands  prix  de  Rome  nés  à Marseille,  MM.  Hu~ 
gue,  Turcan,  Allar  et  Lombard,  on  y remarque 
un  Portrait  de  Louis  XIV,  médaillon  de  marbre 
par  Puget,  deux  bas-reliefs  de  Chardigny  et  la 
maquette  du  Monument  aux  morts,  de  Bartholomé. 
Le  conservateur  actuel,  M.  Philippe  Auquier,  a 
eu  l'heureuse  idée  de  rassembler  en  une  salle, 
dénommée  salle  Puget,  les  œuvres  de  sculpture 
(moulages  et  originaux),  de  peinture,  voire  les 
dessins  d’architecture  de  l’illustre  sculpteur. 
C’est  là  qu’est  exposée  l’œuvre  peut-être  la  plus 
belle  de  tout  le  musée,  c'est  un  Portrait  de  Puget, 
peinture  à l’huile  que  beaucoup  lui  attribuent 
mais  qui,  vraisemblablement,  pourrait  être  de 
Laurent  Fauchier.  Dans  les  petites  salles  de 
gauche  du  rez-de-chaussée,  se  trouvent  des 
tableautins  et  des  dessins  souvent  médiocres. 

On  arrive  au  premier  étage  par  deux  escaliers 


Marseille,  porte  de  l'Orient,  c’est  la  ville  que  nous 
connaissons,  aperçue  du  pont  d’un  navire  où 
d’exotiques  passagers,  vêtus  de  robes  étranges 
et  de  manteaux  voyants,  se  tiennent,  alanguis  par 
la  fatigue  du  voyage.  Détail  curieux,  et  peut-être 
inédit,  Puvis  de  Chavannes,  ainsi  que  le  démon- 
tre sa  correspondance  avec  Espérandieu,  peignit 
ces  deux  fresques  sans  quitter  son  atelier  de 
Paris,  et  d’après  les  simples  renseignements  et 
les  croquis  que  l’architecte  lui  fournit. 

Au  premier  étage  sont  situées  les  œuvres  de 
peinture  les  plus  importantes.  C’est  ici  que  doit 
se  placer  une  observation  qui,  pour  avoir  été 
réitérée,  ne  perd  ni  de  sa  force,  ni  de  son  actua- 
lité. C’est  par  une  ignorance  peu  commune  des 
conditions  nécessaires  à la  conservation  des 
œuvres  d’art  que  le  musée  des  Beaux-Arts  fut 
placé  au  Palais  Longchamp.  L’humidité  dont 
l’air  est  saturé  par  suite  du  poudroiement  des 
eaux  de  la  cascade  est  des  plus  défavorables  au 
bon  entretien  des  tableaux.  Une  Famille  de  la 
Vierge,  du  Pérugin,  située  juste  en  face  de  la 
porte  d’entrée,  et  qui  tout  en  étant  à l’honneur 


658 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


est  bien  plus  sûrement  au  danger,  a déjà  subi 
les  désastreux  effets  de  l'humidité.  Il  y a quel- 
ques années,  les  panneaux  de  bois  sur  lesquels 
elle  est  peinte  se  disjoignirent  et  l’on  dut  se 
résoudre  à confier  le  tableau  au  restaurateur.  Le 
tableau  revint  et  fut  religieusement  — et  admi- 
nistrativement — raccroché  à la  même  place  où, 
recevant  à nouveau  l'incessante  bruine  de  la 
cascade,  il  recommence  à se  détériorer. 

Après  la  Famille  de  la  Vierge , une  des  inspira- 
tions les  plus  purement  chrétiennes  de  l’école 
ombrienne,  il  faut  citer  au  premier  rang,  pour 
les  écoles  italiennes,  des  Cavaliers  vêtus  à la  ro- 
maine, et  un  Portrait  de  Michel-Ange,  de  Jules 
Romain;  Saint  Jean  V Evangéliste,  d’Andrea  del 
Sarto;  la  Noce  au  Village  d’Annibal,  Carrache;  la 
Madeleine,  du  Dominiqum;  la  Construction,  de 
l'Arche  deNoé,  duBassan;  un  Intérieur,  du  Cana- 
letto  ; un  Ermite,  de  Salvator  Rosa  ; enfin  un 
Saint  Jean  V Évangéliste  que,  malgré  la  couleur 
lourde  et  le  dessin  gauche,  un  critique  peu  scru- 
puleux attribua  à Raphaël. 

Les  écoles  flamande  et  hollandaise  sont  mieux 
représentées.  En  première  ligne  il  faut  nommer 
deux  panneaux  de  Rubens,  V Adoration  des  Ber- 
gers et  la  Résurrection  dont  l’authenticité  ne  sau- 
rait être  contestée.  Ces  deux  œuvres  datent  de 
l’époque  où  le  fécond  Flamand  travaillait  seul.  Sur 
la  même  paroi  est  accrochée  une  magnifique 
Nature  morte  de  Snyders,  fort  maladroitement 
restaurée.  Notons  encore  trois  jolis  tableautins 
de  Jean  Miel,  un  délicat  paysage  bleu  de  Breughel 
de  Velours,  un  Ruysdaël  presque  méconnais- 
sable, une  grande  composition  de  Gaspar  de 
Crayer  : l'Homme  entre  le  vice  et  la  vertu,  et  deux 
Van  der  Meulen  provenant  de  la  collection  de 
Surian. 

Dans  l’école  française  sont  dignes  d’être  notés  : 
la  Présentation  au  Temple,  de  Lesueur;  l' Assomp- 
tion et  V apothéose  de  la  Madeleine,  de  Philippe  de 
Champaigne  ; la  Vierge  et  V Enfant-Jésus,  de  Simon 
Vouet;  la  Peste  de  Marseille,  de  De  Troy,  et,  de 
Nattier,  Madame  de  Pompadour  sous  les  traits  de 
l’Aurore. 

Une  salle  tout  entière  est  réservée  aux  artistes 
provençaux  anciens  et  modernes.  On  y admirait 
les  tableaux  de  Puget,  à présent  transportés  dans 
la  salle  du  rez-de-chaussée,  le  Sauveur  du  Monde , 
le  Baptême  de  Clovis  et  le  Baptême  de  Constantin. 
Viennent  ensuite  des  œuvres  de  Pierre,  d’Étienne 
et  de  Joseph  Parrocel,  une  esquisse  d’allégorie 
de  Fragonard,  une  excellente  petite  marine  de 
Joseph  Vernet,  un  Intérieur  d'atelier  de  Granet, 
trois  admirables  Études  deportraits,  de  Ricard;  des 
Paysages,  de  Loubon  et  de  Guigou,  enfin  les  œu- 
vres d’artistes  provençaux  encore  vivants,  Moutte, 
Decanis,  Montenard,  Olive,  Casile,  Torrents. 

Il  est  regrettable  de  constater  que  deux  pein- 
tres nés  à Marseille,  et  tous  deux  placés  aujour- 
d’hui hors  de  pair  parmi  les  coloristes,  Gustave 
Ricard  et  Monticelli, ne  sont  représentés  au  musée 


de  leur  ville  natale,  le  premier  que  par  trois  por- 
traits dont  deux  inachevés,  le  second  que  par  une 
« croûte  » indigne  du  maître  que  Diaz  considé- 
rait comme  son  égal. 

Nous  ne  saurions  quitter  le  musée  des  Beaux- 
Arts  sans  mentionner  tout  spécialement  un  mys- 
térieux portrait,  dont  l’auteur  et  le  modèle  sont 
jusqu’ici  demeurés  inconnus.  On  le  désigne  sous 
le  nom  de  l'Homme  à la  ganse  jaune.  C’est  une 
figure  d’homme  jeune,  à l’expression  à la  fois 
voluptueuse  et  brutale,  traitée  dans  la  manière  de 
Sébastien  Bourdon. 

Le  premier  étage  du  musée  communique  de 
plain-pied  par  la  galerie  située  entre  les  deux 
rangs  de  colonnes  avec  le  premier  étage  du  Mu- 
séum d’histoire  naturelle.  Le  panorama  que  l’on 
découvre  de  cette  galerie  est  d’une  étendue  et 
d’une  variété  peu  communes.  C’est  un  vaste 
cirque  de  collines  que  ferment,  comme  une 
perle  auprès  d’un  saphir,  Marseille  tout  enve- 
loppée de  vapeurs  et  de  fumées,  et  la  mer  étin- 
celante. 

Les  collections  les  plus  riches  que  renferme  le 
Muséum  d’histoire  naturelle  ont  trait  surtout  à la 
conchyliologie,  à l’ornithologie  et  à la  paléonto- 
logie. La  faune  marine  méditerranéenne  est 
d’une  grande  richesse,,  mais  elle  ne  peut  être 
dans  son  ensemble  offerte  au  grand  public,  qui  ne 
comprend  pas  aisément  la  nature  ni  l’aspect  d’un 
invertébré  conservé  dans  l’alcool.  La  collection 
des  coquilles  de  la  Méditerranée  est  cependant 
intéressante, ainsi  (pie  celle  des  échinodermes  du 
golfe  de  Marseille. 

Telles  sont,  avec  les  groupes  de  Cavalier  et  les 
animaux  de  Barye,  situés  à l’entrée  des  jardins, 
les  principales  richesses  de  ce  château  Long- 
champ,  dont  on  peut  dire,  — chose  rare  en 
architecture  — que  le  contenant  est  plus  beau 
que  le  contenu.  Il  compose,  avec  l’Hôtel  de  ville 
et  la  Cathédrale,  l’ensemble  un  peu  mesquin  de 
monuments  dont  s’enorgueillit  l’antique  Mar- 
seille. A lui  seul,  il  suffirait  à démentir,  au  moins 
en  partie,  la  boutade  dont  Méry  saluait  sa  ville 
natale  : « Ville  antique  qui  n’a  rien  d’antique, 
belle  ville  qui  n’a  rien  de  beau,  elle  a fait  un 
voyage  de  'i  000  ans  à travers  l’histoire,  et  elle 
est  arrivée,  n’ayant  conservé  que  son  nom, 
comme  le  navire  Argo.  » 

Richard  CANTINELLI. 

L’humoriste  relève  à propos  le  côté  sérieux  des  choses 
sérieuses. 

Pour  travailler  avec  conviction,  il  faut  travailler  pour 
d'autres  que  pour  soi. 

On  traite  volontiers  d’insensibles  ceux  qui  ne  sentent 
pas  de  la  même  façon  que  nous. 

Une  piqûre  d'aiguille  au  bout  des  doigts  d'une  femme 
nous  plaît  mieux  qu'une  tache  d’encre. 

¥?¥$¥¥¥???¥¥$  ¥¥¥¥¥¥¥¥ 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


659 


lift  CHOIX  DU  CipTIÈ^E  DE  PAGflŸ-Iifl-ŸIMiE  (Côte-d’Or)  . 


En  1872,  (p. 

249),  le  Maga- 
sin Pittoresque 
adonné  d’après 
un  dessin  de  H. 

Clerget,  une 
gravure  repré- 
sentant l’église 
ou  plutôt  la  re- 
marquable 
chapelle  de  Pa- 
gny-le-Château 
ou  Pagny-le- 
Brûlê  (Côte- 
d'Or). 

Pagny  - la  - 
Ville,  ou  Pa- 
gny  - l'Eglise 
dépendait  de 
Pagny- le -Châ- 
teau dont  le 
Magasin  Pitto- 
resque a résu- 
mé l’histoire. 

Pagny-la-Yille 
est  une  localité 
fort  ancienne, 
où  l’on  rencon- 
tra au  moyen 
âge  des  sque- 
lettes, sans  cer- 
cueils, nom- 
breux et  en 
couches  super- 
posées, des 
agrafes,  des 
vases,  etc., 
tous  de  l'ère 

mérovingienne,  découverts  de  1793  à 1819  et 
même  depuis. 

Devant  l’église  qui  mériterait  une  description 
spéciale  se  trouve,  au  cimetière,  une  croix  remar- 
quable, en  pierre  et  mesurant  13  mètres  de 
hauteur. 

Le  piédestal  présente  la  forme  d’un  cylindre 


La  croix  du  cimetière  de  Pagny  Îa-Yille. 


de  gros  calibre 
orné  de  côtes 
en  spirales  ou 
torsades  d’un 
grand  effet,  et 
je  le  crois  assez 
rare,  à raison 
de  sa  forme  et 
de  sa  dimen- 
sion. D’un  cou- 
vre-chef, orné 
d’une  frise  qui 
entoure  cette 
sorte  de  cha- 
piteau, s’élance 
un  fût  élégant, 
relativement 
mince,  con- 
tourné en  spi- 
rale ou  hélice 
et  continuant 
la  forme  du 
piédestal  forte- 
ment allongée. 

Àccollé  au 
s o m m e t d u 
couvre-chef  on 
voit,  sur  une 
console  ornée, 
un  religieux  à 
genoux,  priant, 
les  yeux  tour- 
nés vers  le 
Christ.  Le  fût 
de  la  colon- 
nette  est  arrêté 
par  un  autre 
couvre-chef  de- 

petite  dimension  et  surmonté  d’une  croix  peu 
ornementée. 

La  gravure  ajoutera  à cette  description  som- 
maire les  détails  que  l’archéologue  pourrait  dé- 
sirer. 

Ern.  SERRIGNY. 


LA  fORÊJ  pÉ JRIFIÉE 


La  section  américaine  de  l’Exposition,  aux  Inva- 
lides, renfermait  de  fort  curieux  spécimens  de 
bois  fossile.  Le  naïf  campagnard  et  même  bon 
nombre  des  citadins  qui  s’égarèrent  dans  ce  coin 
un  peu  sombre  s’arrêtaient  étonnés  devant  ces 
panneaux  de  toutes  dimensions,  revêtus  des  plus 
brillantes  couleurs  et  qu’on  eût  dit  formés  d’une 


mosaïque  des  marbres  et  des  onyx  les  plus  rares. 
Tables,  panneaux,  presse-papiers,  petits  meubles, 
étaient  simplement  garnis  de  plaques  découpées 
dans  des  arbres  fossiles  provenant  d’une  forêt 
pétrifiée  découverte  aux  Ébats-Unis,  dans  le 
territoire  apache,  à Arizona. 

Les  forêts  pétrifiées  ne  sont  pas  très  coinmu- 


660 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


nés,  cependant  on  en  rencontre  à peu  près  dans 
toutes  les  parties  du  monde.  En  Égypte  et  en 
Algérie  notamment,  on  en  connaît  des  gisements 
importants  mais  aucun  d'eux  n’atteinl  l’étendue 
de  la  forêt  d’Arizona  et  surtout  la  richesse  de 
coloration  de  ses  arbres.  Ces  vestiges  d’un  temps 
très  éloigné,  mais  dont  on  n’a  pu  encore  déter- 
miner exactement  l’époque,  se  rencontrent  géné- 
ralement dans  des  régions  fort  stériles,  la  forêt 
d'Arizona,  en  particulier,  gît  sur  un  plateau  situé 
à 5500  pieds  d’altitude  qui  forme  le  centre  d’une 
des  parlies  les  plus  désolées  de  l’ouest  des  États- 
Unis.  Selon  les  géologistes,  le  lieu  d’origine  de 
cette  forêt  était  situé  à une  altitude  beaucoup 
plus  grande,  et  c’est  à la  suite  de  nombreux  bou- 
leversements de  la  croûte  terrestre  que  les  arbres 
seraient  venus  s’échouer  dans  leur  état  fossile  à 
l’endroit  où  on  peut  les  voir  à présent.  A part 
quelques  cotonniers  et  quelques  cèdres  qui  envi- 
ronnent la  stalion  la  plus  voisine  du  gisement, 
on  ne  rencontre,  dit  Scientific  American  qui 
nous  fournit  ces  détails,  aucune  végétation 
vivante  dans  ces  régions  : c’est  le  désert  dans 
toute  son  horreur. 

Le  plateau  sur  lequel  reposent  les  arbres  est 
divisé  en  un  grand  nombre  de  petites  gorges, 
l’eau  se  rencontre  à une  faible  profondeur  et  l'on 
suppose  que  divers  cours  d’eau  souterrains  cir- 
culent sous  cette  nappe  aqueuse.  Les  arbres  sili- 
cifiés  ont  été  reconnus  être  des  araucarias;  ils 
sont  dispersés  dans  toute  la  région.  La  majeure 
partie  des  arbres  découverts  est  composée  de 
fragments  de  troncs  gisant  sur  le  sol;  quelques- 
uns  d’entre  eux  cependant  sont  restés  dans  la 
position  verticale.  Presque  tous  sont  totalement 
pétrifiés;  ce  ne  sont  plus  des  arbres,  ce  sont  des 
fûts  de  colonnes  brisées.  Toute  apparence  de 
bois  a complètement  disparu  à l’encontre  de  ce 
que  l’on  constate  d’habitude,  notamment  dans  les 
arbres  de  la  forêt  égyptienne  où  l’on  retrouve 
des  racines,  des  branches  et  où  l'on  parvient 
même  à distinguer  sur  l’écorce  les  piqûres  de 
vers.  Les  arbres  de  l’Arizona  sont  dépourvus 
d'écorce,  celle-ci  a disparu,  elle  a été  remplacée 
par  une  couche  de  sable  et  de  gravier  qui  s’est 
accumulée  lentement  sous  l’action  des  siècles. 

La  forêt  pétrifiée  d'Arizona  comprend  trois 
centres  d’accumulation  d’arbres  siliciliés.  Dans 
chacun  d’eux  on  trouve  des  billes  et  des  troncs 
mesurant  depuis  quelques  centimètres  jusqu’à 
1 m , 5 0 de  diamètre.  Certains  de  ces  troncs  ont 
plus  de  15  mètres  de  longueur  ; l’un  d’eux 
même  forme  un  pont  naturel  de  plus  de  trente 
mètres  à partir  du  point  où  il  émerge  de  terre. 
D’après  divers  fragments  retrouvés,  on  peut  éva- 
luer à 150  ou  200  pieds  la  longueur  de  ces  arbres 
lorsqu'ils  étendaient  leur  puissante  ramure  sous 
le  ciel  antédiluvien. 

Les  sections  pratiquées  parallèlement  à la  base 
de  l’arbre  donnent  des  tranches  brillamment 
teintées  de  jaune,  de  rouge,  de  bleu  et  de  toutes 


les  variétés  de  teintes  qui  peuvent  résulter  de  la 
combinaison  de  ces  trois  couleurs.  Ces  teintes, 
lorsqu’elles  sont  avivées  par  le  polissage,  produi- 
sent un  effet  merveilleux.  Ce  n’est  plus  un  arbre 
que  l'on  a devant  les  yeux,  ce  sont  des  plateaux 
de  jaspe,  de  chalcédoine  et  d’agate.  Le  polissage 
d’une  section  de  tronc  est  une  opération  très 
pénible  et  fort  longue  qui  justifie  le  prix  élevé  des 
objets  préparés  avec  le  bois  fossile.  Les  visiteurs 
de  cette  forêt  enchantée  n’ont  pu  résister  au 
désir  d’emporter  quelques  morceaux  et  de  pos- 
séder quelques-uns  de  ces  jolis  cristaux  de  quartz 
que  l’on  rencontre  fréquemment  au  cœur  même 
de  l’arbre.  Le  marteau,  la  hache,  les  explosifs 
même  ont  été  mis  en  œuvre,  et  les  plus  beaux 
fragments  ont  été  détruits.  A en  juger  d’après 
les  vestiges  du  passé  que  l’on  retrouve’dans  toute 
la  région,  les  Indiens  et  peut-être  même  ies 
habitants  préhistoriques  ont  su  tirer  parti  de  la 
dureté  du  bois  siliciflé;  ils  ont  mis  à contribution 
la  vieille  forêt  et  en  ont  extrait  des  haches,  des 
pointes  de  flèches’et  des  couteaux. 

L’industrie  moderne  ne  pouvait  manquer  de 
chercher  l’utilisation  de  ces  bois  pétrifiés;  quel- 
ques manufacturiers  ont  essayé  de  les  employer 
aux  lieu  et  place  de  l’onyx  dans  les  arts  du  bâti- 
ment, du  meuble  et  la  joaillerie.  On  peut  voir 
des  tables,  des  buffets,  des  dressoirs,  des  bijoux, 
des  pavages  de  vestibule,  etc.,  dont  l’élément 
principal  est  fourni  parle  bois  fossile.  Une  société 
s’était  même  constituée  et  avait  installé  sur 
place  un  moulin  pour  transformer  les  arbres  en 
une  poudre  destinée  à remplacer  l’émeri  ; heu- 
reusement pour  les  géologues  et  les  amateurs 
de  pittoresque,  cette  société  a dû  cesser  son 
exploitation  au  bout  de  quelques  années. 

C’est  vers  1853  que  la  forêt  d’Arizona  fut  signa- 
lée à l’attention  des  voyageurs,  mais  peu  de  tou- 
ristes l’ont  visitée  à cause  de  l’aridité  du  pays  et 
de  la  difficulté  de  voyager  à travers  ces  gorges 
et  ces  monticules  séparés  par  d’étroits  ravins. 
Les  volcans  ont  été  nombreux  dans  cette  région; 
c’est  à eux  que  l'on  attribue  sinon  la  pétrification 
du  bois,  du  moins  la  conservation  de  la  forqt  qui 
se  serait  trouvée  recouverte  de  cendres  et  de 
lave.  Dans  certains  endroits,  les  arbres  sont  bra- 
qués comme  de  gigantesques  canons  qui  défen- 
draient l’accès  du  plateau;  dans  d’autres,  ils  sont 
empilés  ainsi  que  dans  un  chantier  de  bois. 
Quelques-uns  produisent  à distance  l’effet  de 
grandes  roues.  Le  soleil  qui  déverse  abondam- 
ment  sa  lumière  sur  tous  ces  blocs  en  avive  les 
couleurs,  et  le  voyageur  se  croirait  volontiers 
transporté  au  pays  des  fées  si  l’aridité  du  sol  ne 
venait  le  rappeler  à la  réalité. 

La  plus  grande  curiosité  de  l’endroit  est  le  pont 
naturel  déjà  mentionné  et  le  rocher  de  l’aigle, 
monticule  surmonté  d’un  fût  couronné  lui-même 
d’un  amas  pierreux  présentant  l’aspect  d un  aigle 
aux  ailes  éployées.  Le  pont  est  formé  d'un  im- 
mense tronc  qui  s’étend  entre  deux  monticules 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


661 


et  que  l’on  suppose  n’avoir  jamais  été  déplacé  de 
l’endroit  où  il  s’est  abattu.  Le  centre  de  l’arbre 
est  complètement  silicifié,  l’extérieur  est  recou- 
vert d’une  sorte  de  ciment  sablonneux.  Au  mi- 
lieu il  mesure  plus  de  trois  mètres  de  circonfé- 
rence; il  est  assez  large  pour  remplir  en  toute 
sécurité  l’office  d’un  pont  et  offrir  un  passage  non 
seulement  à l’homme,  mais  encore  à une  mule  au 
pied  assuré. 

La  forêt  pétrifiée  d’Arizona  est  une  des  plus 
intéressantes  curiosités  naturelles  du  Nouveau 
Continent.  11  eût  été  fâcheux  que  la  rapacité  de 
quelques  individus  en  provoquât  la  destruction. 
Le  gouvernement  des  États-Unis  a été  saisi  à 
temps  de  la  question  et  il  a pris  les  mesures  né- 
cessaires pour  assurer  la  conservation  de  cette 
forêt  en  créant  une  réserve  nationale  semblable 
à celle  qui  constitue  le  parc  de  Yellowstone. 

Albert  REYNER. 

w 

LE  SAULE  CURIEUX 

Un  saule  triste  et  moussu 
A l’échine  irrégulière. 

Comme  un  grand  vieillard  bossu, 

Se  penche  sur  la  rivière. 

Ses  racines  aux  gros  nœuds, 

Lamentables,  mi-séchées, 

Sur  le  talus  sablonneux, 

Ont  l'air  de  mains  accrochées. 


Et  le  sommet  de  son  tronc, 

Dont  les  rameaux  se  flétrissent, 

Semble  un  gigantesque  front 
Où  des  cheveux  se  hérissent  1 

O vieux  saule  courbatu, 

Que  ta  pose  est  singulière  ! 

Pourquoi  donc,  pourquoi  t’es-tu 
Tant  penché  sur  la  rivière  ? 

Fut-ce  pour  voir  un  matin, 

Des  vols  bleus  de  demoiselles, 

Dans  un  froufrou  de  satin 
Se  poursuivre  à toutes  ailes? 

Fut-ce,  en  quelque  soir  nacré, 

Pour  guetter  sur  l'eau  pâle,  une 
Fleur  de  nénuphar  sacré 
Qui  s'entrouvrait  sous  la  lune  ? 

Non,  vieux  saule  au  chef  branlant  ! 

Tu  dus  voir,  je  conjecture, 

Pour  attraper  dans  le  flanc 
Une  telle  courbature, 

Un  tableau  plus  sérieux 
Que  des  nénuphars  moroses, 

Et  plus  beau  que  tous  les  cieux 
Pleins  d'astres  blancs,  bleus  ou  roses  ! 

Ce  fut  sans  doute  Lison 
Ou  Margot,  la  lavandière, 

Qui  trempait  le  bout  de  son 
Pied  menu  dans  la  rivière. 

Jean  RAMEAU. 

Le  travail  qui  fournit  le  nécessaire,  la  philosophie  qui 
apprend  à se  passer  du  superflu,  voilà  la  véritable  richesse. 

La  coquetterie  est  l’esprit  de  la  beauté,  et  l’esprit,  la 
coquetterie  de  l’intelligence.  Alexandre  Dumas. 


LE  RÊVE  D’UN  JOUR  D’AUTOMNE»1 


NOUVELLE 


III 

— J'aurais  bien  envie  plutôt  de  t’embrasser 
que  de  te  gronder,  mon  pauvre  garçon,  dit 
Mme  Bureau,  maintenant  que  je  sais  les  causes 
légitimes  de  ton  retard.  Et  j’aurais  bien  mauvaise 
grâce  à t’en  vouloir  d’avoir  exposé  mon  déjeuner 
à quelque  accident,  dont  la  diligence  de  Victorine 
l’a  préservé,  d’ailleurs,  puisqu’une  si  merveilleuse 
occasion  de  bonheur  te  retenait  loin  de  moi. 

Robert  se  leva  et  vint  embrasser  sa  marraine, 
affectueusement,  sur  les  deux  joues. 

— Marraine,  lui  dit-il,  vous  êtes  la  femme  la 
plus  délicieuse  que  je  connaisse. 

Cette  caresse,  ces  tendres  paroles  achevèrent 
d’attendrir  Mm0  Bureau.  Elle  poursuivi!  : 

(1)  Voirie  Magasin  Pittoresque,  numéros  des  15  septem- 
bre et  ï‘,r  et  15  octobre  11)00. 


- Je  sais  trop,  mon  pauvre  enfant,  combien 
le  bonheur  est  un  gibier  rare,  dans  cette  chasse 
réservée  de  la  vie,  si  jalousement  gardée  par  la 
douleur,  pour  te  reprocher  d’avoir  saisi  l’occasion 
d’y  braconner,  en  passant.  Et  si  j’ai  commencé  par 
te  taquiner  un  peu,  c’est  que  je  m’étais  promis 
de  m’égayer  de  quelque  fredaine  que  je  te  prêtais 
gratuitement. 

— Je  vous  en  prie,  marraine,  ne  vous  excusez 
pas.  Vos  plaisanteries  ont  tant  do  bonne  grâce 
que  je  serais  bien  sot  de  n’en  pas  rire  avec  vous. 

— Il  ne  s’agit  plus  de  rire,  protesta  Mme  Bu- 
reau, mais  bien  de  parler  sérieusement. 

Le  récit  de  Robert  l’avait  émue  délicieusement. 
Une  tendresse  passionnée  dilatait  la  jeunesse  de 
son  cœur,  survivante  à son  renoncement  pré- 
maturé à loute  joie  personnelle.  Elle  avait  quel- 
ques raisons  de  penser,  d’après  quelques  détails 
du  portrait  de  la  jeune  fille,  par  son  filleul,  que 


6(12 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


cette  aventure,  au  lieu  d’être  tinie,  n’en  était  qu’à 
son  prélude.  Elle  poursuivit  : 

- Tu  ne  peux  pas  t’imaginer,  mon  pauvre 
Robert,  la  joie  que  lu  viens  de  me  donner,  en  te 
montrant  à moi,  tel  que  tu  es.  Tu  m’apparais  si 
différent,  maintenant,  des  tristes  jeunes  gens 
d’aujourd’hui,  et,  mon  Dieu,  de  ceux  de  tous  les 
temps.  Tu  es  resté  capable  d’impressions  sin- 
cères. Tu  as  conservé  toute  la  fraîcheur  de  ta 
sentimentalité.  Mais  tu  es  un  vrai  jeune  homme, 
mon  cher  enfant  ! 

- J'avoue,  en  effet,  dit  Robert,  avec  une  into- 
nation et  un  sourire  un  peu  confus,  qu’il  me 
reste  encore  quelque  candeur. 

Tu  as  tout  ce  qu’il  faut,  reprit,  avec  feu, 
Mrae  Dureau,  pour  donner,  à une  jeune  fille,  plus 
de  bonheur  qu’elle  n’en  mérite,  il  faut  te  marier, 
mon  beau  filleul. 

— Tout  de  bon,  marraine,  s’exclama  Robert, 
en  riant  ! Il  faut  me  marier? 

— Avec  le  cœur  que  tu  as,  tu  n’as  déjà  que  trop 
tardé. 

- Vous  venez  de  me  dire,  pourtant,  que  vous 
parliez  sérieusement.  El  vous  m’adressez,  de 
sang-froid,  la  pire  plaisanterie.  Marraine,  ce  n’est 
pas  bien. 

- Mais,  puisque  tu  as  les  meilleures  qualités 
pour  être  un  mari  excellent. 

— Et  vous  me  punissez  de  ces  qualités,  en  me 
passant  au  cou,  sans  délai,  les  chaînes  du  ma- 
riage ? 

- Tu  vas  me  supplier,  toi-même,  dans  un  mo- 
ment, de  hâter  l’heure  de  ton  entrée  en  esclavage. 

— Alors,  votre  déjeuner  était  un  piège  où  je 
suis  venu  me  prendre  innocemment. 

- Ne  dis  pas  de  mal  de  mon  déjeuner,  ou  je 
ne  t’invite  jamais  plus.  Encore  une  goutte  de 
pomard? 

— Je  crois  bien.  11  est  délicieux. 

— Gourmand  ! 

Durant  tout  le  récit  de  Robert,  ils  s’étaient 
attardés  aux  friandises  du  dessert.  Ils  avaient  si 
bien  perdu  la  notion  du  temps  que  Victorine, 
perplexe  de  ne  pas  être  appelée,  avait  pris  le 
parti  de  se  présenter,  d’elle-même,  à la  porte  de 
la  salle  à manger. 

- Vous  pouvez  desservir,  ma  tille,  dit  Mm0  Du- 
reau. Et  vous  apporterez  ici  le  café. 

Robert  Cormeille  alluma  un  cigare,  et  Mme  Du- 
reau se  leva  pour  venir  jusqu’à  une  fenêtre  qui 
prenait  vue  sur  le  jardin.  Ils  se  turent,  l’un  et 
l’autre,  pendant  que  Victorine  vaquait  à son 
office.  A travers  la  vitre,  Mme  Dureau  contempla 
le  ciel  et  sa  pâle  clarté  épandue  sur  les  verdures. 
Et  les  frissons  de  lumière  argentée  sur  leurs 
masses  tachées  de  rouille  avaienl  la  grâce  mé- 
lancolique et  la  sérénité  d’un  sourire  de  femme, 
naguère  jolie,  et  résignée  à laisser  s’évanouir  les 
■derniers  vestiges  de  sa  beauté.  Ses  yeux  s’attris- 
tèrent involontairement,  à la  vue  des  fleurs  au- 
tomnales du  jardin.  Les  héliotropes,  les  roses 


frileuses  et  décolorées,  l’échevèlement  d’or 
bruni,  de  blanc,  de  lilas  clair,  de  mauve  rosé,  des 
chysanthèmes,  ne  lui  montraient  qu’un  éclat 
refroidi.  Quelle  différence,  songeait-elle,  avec 
les  nuances  fulgurantes  et  chaudes  des  fleurs 
d’été  ! Elle  percevait  jusqu’à  leurs  frissons  furtifs, 
sous  l’haleine,  tiède  à peine,  des  brises  qui  fai- 
saient pleuvoir  sur  elles  de  rares  feuilles  mor- 
dorées en  une  chute  muette  et  lente.  La  joie 
même  du  déjeuner  délicat  s’ensevelissait  à demi, 
déjà,  dans  les  ombres  qui  absorbaient  la  grisaille 
bleuie  de  la  lumière  et  éteignaient  les  scintille- 
ments de  l’argenterie  dans  la  salle  à manger. 
L’effleurement  de  toute  cette  tristesse  ambiante 
refroidit  sensiblement  l’exaltation  de  Mme  Du- 
reau, surexcitée  par  la  bonne  chère  et  le  récit 
passionné  de  son  neveu.  L’animation  de  son  teint 
et  l’enjouement  de  sa  figure  se  fondirent  dans  la 
gravité  bienveillante  qui  lui  était  habituelle.  Elle 
revint  vers  Robert.  Il  paraissait  béatement  re- 
cueilli dans  la  contemplation  de  la  fumée  Je  son 
cigare.  Et  peut-être  voyait-il  planer  dans  ses 
spirales  aériennes,  telle  qu’une  jeune  déesse  des 
mythologies  surannées,  la  forme  d’une  jeune 
tille,  aux  yeux  bleus,  à la  fois  farouches  et  mo- 
queurs. Peut-être  ne  savourait-il  que  la  bonne 
odeur  de  son  cigare  mêlée  à l’arome  subtil  du 
café,  qui  s’évaporait  des  tasses  où  il  tiédissait. 
Victorine  venait  de  fermer  la  porte  derrière  elle, 
discrètement. 

Robert  ne  put  s’empêcher  de  remarquer  l’alté- 
ration légère  du  visage  de  sa  tante. 

— Marraine,  lui  dit-il  d’un  ton  câlin,  qu’avez- 
vous?  Quelque,  chose  vient  de  vous  affliger? 

Elle  eut  un  sourire  un  peu  figé  d’amertume. 

— Ce  n’est  rien,  dit-elle,  mon  cher  enfant. 
C’est  la  sensation  de  cet  automne  qui  vient  de 
me  saisir  tout  à coup.  Des  souvenirs  m’ont  endo- 
lorie, comme  toi,  tout  à l’heure  tes  rêves. 

— J’ai  été  maladroit  de  vous  révéler  si  com- 
plaisamment ces  bouillonnements  de  nia  jeu- 
nesse. 

Elle  sourit  plus  vaillamment. 

- Mais  non,  dit-elle,  mais  non.  Ton  ébullition 
m’a  ragaillardie.  Et  tu  sais  bien  que  je  raffole  de 
tes  histoires  de  jeune  homme. 

- C’est  pour  cela  que  vous  vous  disposez  à y 
mettre  un  terme? 

— Ne  fais  donc  pas  fi  du  mariage,  surtout  s’il 
doit  réaliser  ton  rêve  le  plus  ardent. 

— Mais  je  n’en  ai  plus  de  rêves.  Il  s’est  enfui, 
volatilisé,  évanoui,  mon  rêve  de  ce  matin. 

- Bon.  Sérieusement,  pour  épouser  la  jeune 
tille  que  tu  aimerais,  exigerais-tu,  essentielle- 
ment qu’elle  fût  riche? 

— Eh!  la  richesse  ne  nuit  pas,  communément, 
à la  beauté. 

— Tu  as,  toi -même,  une  fortune  très  conve- 
nable. Et,  s’il  le  fallait,  pour  obtenir  l’amour 
d’une  jeune  tille  que  tu  aimerais  ardemment,  tu 
pourrais  fort  bien  l’épouser  sans  dot. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


663 


— Sans  dot,  marraine?  Oh!  oh!  sans  dot? 

— Ta  moquerie  est  insupportable,  Robert. 
Parlons  donc  d’autre  chose.  Mais  tu  n’accuseras 
que  toi  si  je  te  prive  de  la  plus  grande  joie  que 
tu  puisses  désirer  en  ce  moment  . 

— Malheureusement,  dit  Robert,  devenu  grave 
subitement,  la  seule  joie  que  je  désirerais  n’est 
pas  en  votre  pouvoir. 

— C’est  ce  qui  te  trompe. 

— Vous  connaîtriez  la  jeune  tille  que  j’ai  ren- 
contrée, ce  matin? 

— Tu  dis  qu’elle  avait  une  robe  mauve? 

— Et  un  mantelet  de  même  étoffe,  bordé  de 
dentelle  blanche.  Grande,  mince,  onduleuse,  des 
cheveux  de  soleil  sous  un  chapeau  enrubanné  de- 
grandes  ailes  roses,  et  la  plus  délicieuse  figure 
que  puissent  éclairer  deux  yeux  bleus,  deux  yeux 
de  lumière  céleste  ! 

— Mon  Dieu!  comme  tu  prends  feu  ! Mais  il 
ne  faut  pas  que  tu  la  revoies,  alors. 

— Mais,  au  contraire,  marraine... 

— Je  te  connais.  Tu  lui  ferais  la  cour. 

— Le  beau  malheur!  puisque  je  l’aime  ! 

— Tu  l’aimes!  tu  l’aimes!  Pas  jusqu’à  l’épou 
ser? 

— C’est  d’elle  que  vous  vouliez  me  parler? 
Oh!  mais  je  l’épouse.  Je  l’épouse,  sans  dot. 

— Tu  me  jures  que  tu  ferais  cela? 

— Je  vous  en  donne  ma  parole  d’honneur! 
J’ai  assez  de  fortune  pour  deux.  11  faut  cependant 
que  cette  jeune  tille  soit  parfaitement  honorable, 
comme  je  le  crois,  et  aussi  que  je  puisse  m’en 
croire  aimé.  A en  juger  par  notre  première  ren- 
contre, il  est  à craindre  que  je  n’aie  pas  l’heur 
de  lui  plaire  beaucoup. 

— Puisque  tu  en  es  si  passionnément  épris,  tu 
feras  ton  métier  d'homme,  en  lui  inspirant  du 
goût  pour  toi...  Elle  est  allée,  dis-tu,  dans  une 
villa  isolée  au-dessus  de  Sèvres? 

— Parfaitement.  Dans  la  rue...  une  rue  mal 
pavée...  rue  de  la  Justice. 

— Elle  allait  déjeuner  chez  Mme  Noirtin  et  don- 
ner une  leçon  de  piano  à ses  deux  petites  filles. 

- — Marraine,  je  devrais  vous  prendre  pour  une 
bonne  fée,  si  je  ne  m’apercevais,  depuis  long- 
temps, que  vous  connaissez  parfaitement  mon 
inconnue. 

— Je  la  connais.  Et  je  l’aime  presque  autant 
que  toi,  mon  cher  enfant.  Je  peux  même  ajouter, 
■si  elle  est  allée  chez  Mmo  Noirtin,  qu’elle  viendra, 
ici,  avant  de  rentrer  à Paris. 

— Pas  possible  ! Vraiment?  Mais  il  y a donc, 
quelquefois  des  féeries  qui  se  réalisent? 

— Celane  dépend  plus  que  de  toi,  maintenant. 

— Obi  et  d’elle.  Je  crains  de  l’avoir  si  mal 
impressionnée. 

— Je  l’ai  priée  de  venir  me  prendre  un  cha- 
peau, pour  le  donner  à arranger  à ma  modiste, 
à Paris.  Et... 

La  sonnette  de  la  grille  retentit,  dans  le  silence 
du  jardin. 


— ...  Et  la  voilà,  acheva  Mme  Dureau,  dont  ce 
coup  de  sonnette  avait  laissé  la  phrase  en  sus- 
pens. Tu  ne  peux  pas  te  plaindre  que  le  hasard  te 
serve  mal,  aujourd’hui. 

Au  coup  de  sonnette  de  la  grille,  Robert  n’avait 
fait  qu’un  bond  jusqu’à  la  fenêtre.  Mais  il  eut  la 
précaution  d’en  tirer  un  peu  le  rideau  sur  lui,  de 
crainte  que  sa  présence  inattendue  fit  fuir  la 
jeune  tille.  La  joie  de  la  revoir,  alors  qu’il  la 
croyait  à jamais  disparue  de  sa  vie,  le  transpor- 
tait. Mais  l’appréhension  du  mauvais  accueil 
qu’elle  pourrait  lui  faire  l’angoissait.  Et  il  éprou- 
vait encore  une  obscure  inquiétude  de  la  coïnci- 
dence presque  concertée  des  petits  événements 
qui  s’enchaînaient  l’un  à l’autre  et  le  jetaient,  de 
surprise  en  surprise,  depuis  le  matin. 

— C’est  bien  elle;  c’est  ma  jeune  fille,  dit-il, 
sous  le  coup  des  sentiments  divers  qui  l’agitaient. 

— Ah  ! tu  vois,  dit  Mme  Dureau.  Je  peux  même 
te  dire  son  nom,  maintenant,  si  lu  liens  à le  sa- 
voir. 

— Je  crois  bien. 

La  porte  venait  de  s’ouvrir  et  livrait  passage  à 
la  jeune  tille.  Mais  à la  vue  du  jeune  officier,  elle 
étouffa  un  cri  de  surprise,  et  faisant  mine  de  se 
retirer,  elle  dit  : 

— Je  vous  demande  pardon,  Madame. 

— Entre  donc,  mon  enfant,  dit  Mma  Dureau,  de 
sa  bonne  voix  cordiale.  Ce  hussard  te  fait  peur? 
Il  n’est  pas  bien  terrible,  va.  Et  regarde-le.  Il  n’est 
pas  moins  gêné  que  toi. 

Cependant  Robert  se  tenait  près  de  Mme  Du- 
reau. 

— Présentez-moi  à Mademoiselle,  dit-il  à mi- 
voix. 

— Allons,  viens,  Lucienne,  ordonna  douce- 
ment Mme  Dureau. 

Et  les  tenant  par  la  main,  l’un  en  face  de  l’au- 
tre, elle  ajouta  : 

— Le  lieutenant  Robert  Cormeille.  Mademoi- 
selle Lucienne  Gasq. 

Les  deux  jeunes  gens  s’inclinèrent  l’un  devant 
l’autre.  Après  quoi,  Robert  dit  : 

— Gasq?  Gasq?  Mais  ce  n’est  pas  la  première 
fois  que  j’entends  votre  nom,  Mademoiselle  ? 11 
me  semble  que  nous  nous  connaissons  déjà. 

— Oh  ! moi,  je  connais  votre  nom,  depuis  long- 
temps, répondit  Lucienne.  Et  je  peux  même  dire 
que  je  vous  reconnais. 

— Je  crois  bien,  intervint  M,ne  Dureau.  Tu  as 
joué,  avec  Lucienne,  il  y a une  douzaine  d’années, 
quand  ton  oncle  commandait  les  chasseurs  à 
Saint-Germain. 

— Mais,  parfaitement,  ajouta  Robert,  Votre 
père,  Mademoiselle,  occupait  un  poste  élevé  dans 
l’administration  d’une  Compagnie  de  transports 
maritimes. 

- Papa  est  mort,  depuis  trois  ans,  dit  Lu- 
cienne, sur  un  ton  subitement  voilé,  et  en  bais- 
sant les  yeux,  sous  le  regard  de  soudaine  com- 
passion que  Robert  avait  levé  sur  elle. 


664 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Mme  Bureau  indiqua  du  geste  un  siège  à 
Lucienne.  Et,  assise  près  d’elle,  elle  dit  à Robert 
demeuré  debout  et  absorbé  dans  une  ardente 
contemplation  de  la  jeune  fille. 

- M.  Gasq  avait  une  bonne  position.  Mais  s’il 
donnait  une  belle  aisance  à sa  famille,  il  ne  lui 
en  laissa  guère,  à sa  mort.  Depuis,  sa  veuve  et  sa 
tille  ont  été  réduites  à travailler  pour  gagner  leur 
vie.  Mme  Gasq  tient  la  comptabilité  dans  une 
grande  maison  de  modes  ; et  Lucienne  donne  des 
leçons  de  piano  ou  de  cbant  toute  la  journée,  à 
travers  Paris  et  même  dans  la  banlieue.  Voilà 
comment,  mon  cher  Robert,  la  petite  bile  que  tu 
faisais  jouer  il  y a une  douzaine  d’années,  dans 
mon  jardin,  se  trouve,  aujourd’hui,  quelquefois 
seule  dans  les  trains  du  chemin  de  fer  de  Cein- 
ture, où  elle  provoque,  sans  le  vouloir,  les  extra- 
vagances des  lieutenants  de  hussards  qui  l’admi- 
rent sans  la  reconnaître. 

Robert  avait  espéré  que  sa  marraine  lui  évite- 
rait le  malaise  d’une  explication  immédiate.  Mais 
l’excellente  femme  savait  trop  quelle  urgence  il 
y avait  à dissiper  tout  nuage,  entre  Lucienne  et 
Robert,  s’il  y en  avait,  pour  avoir  résisté  au  malin 
plaisir  de  mettre  son  filleul  dans  l’embarras.  Aux 
dernières  paroles  de  Mme  Bureau,  le  jeune  lieute- 
nant avait  rougi,  tandis  que  le  joli  visage  de 
Lucienne  s’était  éclairé  d’un  sourire  de  charmante 
moquerie.  Ce  sourire  enhardit  Robert,  qui  triom- 
pha de  sa  confusion. 

- Ma  marraine  me  rappelle,  fort  à propos, 
Mademoiselle,  que  je  dois  vous  présenter  mes 
excuses,  pour  ma  conduite  incohérente  de  ce 
matin. 

Lucienne  était  intelligente.  Elle  avait  une  grande 
franchise  naturelle  et  cette  inaltérable  bienveil- 
lance envers  la  vie,  qui  est  le  fond  propre  du 
caractère  bon  vivant.  Elle  ne  sut  pas  réprimer  un 
éclat  de  rire  spontané,  au  souvenir  de  l’ahurisse- 
ment de  la  figure  de  Robert,  au  moment  où  il 
avait  cru  continuer  avec  elle  une  conversation 
qu’il  n’avait  entamée  qu’avec  lui-même. 

J’ai  dû  vous  paraître  bien  ridicule.  Et  je 
mérite  bien  votre  moquerie.  Mais  vous  avez  été, 
aussi,  un  peu  complice  de  mon  égarement  gro- 
tesque. Il  n’est  pas  étonnant  qu’à  vous  voir,  jolie 
comme  vous  l’êtes,  quand  on  n’est  pas  prévenu, 
on  perde  un  peu  la  raison. 

Lucienne  s’inclina,  cessa  de  rire,  et  même  rou- 
git un  peu,  sous  la  délicatesse  flatteuse  de  ce 
compliment. 

— Je  ne  suis  pourtant  pas  si  coupable  que 
j’ai  pu  le  paraître,  vous  le  reconnaîtrez  vous- 
même,  marraine.  Si  j’avais  regardé  Mademoi- 
selle plus  attentivement,  plus  effrontément,  j’au- 
rais fini  par  la  reconnaître.  Et  je  ne  me  serais  pas 
abandonné  aux  excentricités  qui  lui  auront  donné 
une  mauvaise  impression  de  moi. 

— C’est  ce  qui  aurait  été  regrettable.  Les  bizar- 
reries de  votre  rencontre  auront  mieux,  ainsi, 
.gravé  votre  souvenir  dans  vos  mémoires.  L’image 


de  cette  matinée,  quand  vous  aurez  vieilli,  char- 
mera vos  heures  d’isolement. 

Oh!  moi,  protesta  Robert,  j’en  garderai  le 
souvenir  du  rêve  le  plus  enchanteur  de  ma  vie. 

- Le  rêve  d’un  jour  d’automne,  dit  la  voix  un 
peu  dolente  de  Mme  Dureau  ! Et  toi,  petite? 

— Oh!  moi,  Madame,  dit  gaiement  Lucienne, 
je  me  souviendrai  qu’on  peut  se  heurter  à des 
romans  un  peu  partout.  Seulement,  les  jeunes 
filles  de  ma  condition  doivent  fermer  les  yeux 
sur  les  romans  que  la  vie  s’amuse  à leur  offrir. 

Lucienne,  voyant  Mme  Bureau  debout,  s’était 
levée.  Et  ses  gestes  lents,  en  prononçant  ces  der- 
nières paroles,  exprimaient  une  touchante  lassi- 
tude.  Le  pli  de  résignation,  que  ses  paupières 
baissées  imprimèrent  à la  grâce  fleurie  de  son 
visage,  achevèrent  d’attendrir  Robert,  qui  lui  dit 
gravement  : 

- Vous  auriez  tort,  Mademoiselle,  de  chasser 
tous  vos  rêves,  uniformément.  Si  vous  ne  pou- 
vez les  atteindre  tous,  il  en  est  qui  peuvent  s’of- 
frir à portée  de  votre  main, 

- Viens,  mon  enfant,  dit  Mme  Dureau  à Lu- 
cienne ; je  vais  te  remettre  ce  chapeau. 

Lucienne  s’inclina  devant  Robert,  qui  se  courba 
profondément  et  chercha  à s’emparer  de  sa 
main.  Mais  elle  s’était  déjà  reculée  vers  la  porte 
de  la  salle  à manger. 

Mme  Dureau  se  retourna  vers  lui,  et  lui  dit  : 

— Tu  m’attends  ici,  Robert? 

— Mais,  marraine,  répondit-il,  sa  montre  à la 
main,  il  va  être  l’heure  de  prendre  le  train.  Et  si 
vous  vouliez  le  permettre... 

- Oui,  oui;  je  te  comprends.  Tu  voudrais  pou- 
voir rentrer  à Paris  avec  Lucienne?  Non,  mon 
garçon.  Je  te  garde  jusqu’au  train  qui  suivra  le 
sien.  Je  te  condamne  à me  tenir  encore  compa- 
gnie. 

— L’obligation  me  sera  douce,  marraine. 

IV 

— Il  est  furieux  que  je  le  retienne,  dit  Mmu  Du- 
reau, à Lucienne,  après  avoir  refermé  laporte  qui 
donnait  accès  de  la  salle  à manger  dans  le  salon. 
Mais  il  a bon  caractère.  Il  sail  prendre  en  riant 
une  contrariété.  Il  a dû  t’exaspérer  ce  matin, 
dans  le  train? 

— Il  n’est  pas  sujet,  quelquefois,  à des  accès 
de...  déraison,  demanda  Lucienne  posément  au 
lieu  de  répondre  ? 

— Voyez-vous  cette  petite  fille,  qui  veut  se  faire 
dire  que  les  gens  deviennent  fous,  à sa  vue!  Non, 
ma  chère  enfant,  Robert  a toujours  joui  de  toutes 
ses  facultés.  Et  vas-tu  le  mal  juger  parce  qu’il  n’a 
pas  su  maîtriser  son  admiration  pour  toi?  Tu  ne 
le  trouves  pas  beau,  mon  filleul?  Il  ne  vient  pas 
d’être  charmant  pour  toi? 

Félicien  PASCAL. 

(A  suivre.) 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


(365 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

11  est  regrettable  que  l’on  ne  mette  pas  en  vente, 
chaque  année,  sous  forme  d’édition  populaire,  le  rap- 
port rédigé  sur  les  chapitres  du  budget  des  Beaux-Arts 
par  un  député.  La  prose  n’y  a pas  toujours,  en  soi, 
une  grande  valeur  littéraire,  et  fréquemment  des 
digressions,  des  banalités  biscornues  et  trop  fantai- 
sistes s’y  étalent,  sous  couleur  de  philosophie  d’art, 
mais  ce  document  offrirait  quelque  intérêt  aux  artistes 
qui  se  le  procureraient  volontiers  pour  apprendre, 
mieux  que  par  des  résumés  de  journaux,  ce  que  l’Etat 
fait  pour  eux,  ce  qu’il  voudrait  ou  devrait  faire. 
Maints  renseignements  précieux,  même  pour  la  vie 
usuelle,  y sont  consignés  : ainsi,  cette  année,  le  rap- 
port est  rédigé  par  M.  Georges  Berger.  Il  est  extrê- 
mement utile  de  le  parcourir,  parce  que  ce  député  a 
le  goût  des  choses  d’art  et,  en  plus,  ayant  été  mêlé 
aux  grandes  affaires,  il  ne  perd  pas  de  vue  le  côté 
pratique,  le  petit  côté  de  la  vie  des  artistes,  et  sans 
s’embarrasser  de  théories  confuses  et  prétentieuses, 
il  fait  de  chaque  question,  de  chaque  article  budgé- 
taire, un  exposé  très  clair,  au  bout  duquel  la  conclu- 
sion se  présente  tout  naturellement  à l’esprit. 

Nous  en  prendrons  pour  exemple  les  chapitres  des 
achats  et  des  secours.  Le  budget  des  Beaux-Arts  entier 
est  de  14  794  240  francs.  Pour  les  achats,  l’État  dé- 
pense annuellement  240  000  francs,  dont  200  000  at- 
tribués à des  statues,  tableaux,  etc.,  de  sculpteurs  et 
peintres  vivants.  M.  Georges  Berger  ne  dédaigne  pas 
•d’expliquer  comment  s’opèrent  ces  achats,  par  les 
soins  de  quelles  commissions,  à quelles  expositions 
(les  expositions  privées,  « subsidiaires  »,  dit  le  rap- 
porteur, n'en  sont  pas  exclues),  et  il  mentionne  loya- 
lement, quoique  sans  les  approuver  tout  à fait,  les 
critiques  qui  ont  été  souvent  formulées  contre  ce  sys- 
tème lent,  compliqué  et  d’une  application  souvent 
injuste.  Nul  doute  que  s’il  le  pouvait  (mais  la  com- 
mission est  toute  aux  économies),  le  rapporteur  expri- 
merait l'avis  que  ces  200  000  francs  sont  bien  insuffi- 
sants. Eh  quoi,  on  dépense  14  millions  1/2  pour 
répandre,  encourager  dans  le  public  tous  les  arts  et 
on  consacre  un  si  minime  chiffre  à l’acquisition  des 
produits  des  efforts  artistiques  de  toute  une  classe  d’ar- 
tistes, les  peintres  et  sculpteurs,  qui  font  au  moins 
autant  pour  le  renom  artistique  du  pays  que  les  chan- 
teurs et  danseuses  de  l’Opéra,  dotés  d’une  subvention 
quadruple!  On  avouera  que  la  disproportion  est  cho- 
quante. 

Sur  le  chapitre  des  secours,  même  observation,  — 
faite  par  le  lecteur,  sinon  par  le  rapporteur  : l’État 
distribue  110  000  francs  d’allocations  à des  artistes 
(au  nombre  de  470)  tombés  dans  la  misère,  à ceux 
que  « de  fâcheuses  illusions  ont  conduits  à croire 
faussement  qu’ils  possédaient  une  vocation  » écrit 
M.  Georges  Berger.  Mais  ne  sont-ce  pas  les  14  millions 
de  crédits  totaux  qui  ont  contribué  à entretenir  ces 
illusions,  et  n’en  doit-on  laisser  aux  malheureux  que 
de  telles  bribes...  ? 

Un  relèvement  des  crédits  sur  ces  deux  points 
s’imposera  certainement  quelque  jour  au  parlement, 
et  M.  Georges  Berger  sera  des  premiers  à le  voter, 
nous  n’en  doutons  pas.  Uelevons,  en  attendant,  cer- 
taines autres  parliculari  lés  curieuses  dans  son  rapport. 


Tout  d’abord,  cette  proposition  de  transformer  le  titre 
et  le  rôle  du  directeur  des  Beaux-Arts  de  façon  à aug- 
menter son  action.  M.  Georges  Berger  voudrait  en 
faire  un  surintendant  général,  c’est-à-dire  un  person- 
nage plus  important,  qui  ne  dépendrait  pas  exclusi- 
vement du  ministre  de  l’Instruction  publique  et  qui 
connaîtrait  de  questions  dépendant  d’autres  minis- 
tères. Actuellement,  en  effet,  le  directeur  des  Beaux- 
Arts  n’a  qu’une  influence  consultative,  — et  encore, 
— sur  bien  des  sujets  : chaque  ministre  est  en  droit 
d’agir  à sa  guise,  d’ordonner,  notamment,  une  modi- 
fication d’ordre  architectural  ou  ornemental  dans 
un  bâtiment  dépendant  de  son  service,  sans  autre 
autorité  que  la  sienne.  Il  a ses  architectes,  ses  pein- 
tres même.  M.  Georges  Berger  désirerait  que  le  surin- 
tendant intervînt  là  et  dans  maints  autres  cas  encore. 
11  a soin  toutefois  de  spécifier  qu’il  ne  s’agirait  pas 
de  créer  une  haute  situation  politique  et  d’instituer 
une  sorte  de  sous-secrétariat  qui,  naguère,  n’a  pas 
donné  de  bons  résultats.  Ce  serait  peut-être  un  essai 
à tenter  : l’idée  a quelque  apparence  de  force  et  d’effi- 
cacité, puisqu’on  considère  l’État  comme  le  Mécène, 
en  vertu  de  la  théorie  « louis-quatorzième  » du  sou- 
verain protecteur-né  des  arts.  Mais  il  y a peu  de 
chance  que  le  parlement  vote  jamais  une  réforme 
de  ce  genre  si,  précisément,  on  lui  enlève  toute  chance 
d’immixtion  politique  en  déclarant  d’avance  que  le 
surintendant  futur  ne  serait  pas  un  demi-ministre. 

M.  Georges  Berger  se  montre  du  reste,  en  général, 
satisfait  de  la  situation  créée  par  le  régime  actuel  à 
chaque  section  des  Beaux-Arts.  Il  approuve  l’École 
de  Rome  et  la  défend  contre  les  moqueries  de  ceux 
qui  s’étonnent  de  voir  ses  concours  toujours  un  peu 
«pompiers»  : c’est  un  enseignement  solide,  dit-il,  une 
base.  Le  tempérament  propre  de  l’artiste  s’y  appuiera 
et  se  développera.  La  censure,  les  inspections  de 
musée,  trouvent  également  grâce  devant  le  rappor- 
teur; les  censeurs  sont  excusables  de  quelque- 
fois se  tromper  : on  peut  « juger  de  ce  qui  leur  est 
présenté  par  ce  qu’ils  laissent  passer  »,  en  fait  de 
chansons  et  de  pièces.  A l’Ecole  des  Beaux-Arts,  il 
n’y  a qu’à  souhaiter  une  continuation  des  efforts 
déjà  tentés,  pour  donner  aux  élèves  des  notions  de 
métier  qui  leur  soient  réellement  utiles  : les  cours 
d’architecture,  notamment,  pourraient  encore  être 
débarrassés  du  fatras  d’un  enseignement  d’histoire  et 
de  calcul  qui  est  vite  oublié,  étant  insuffisant  par 
ailleurs,  et  qui  serait  mieux  remplacé  par  une  étude 
d’art,  des  trois  arts,  dirigée  dans  le  sens  industriel 
tel  que  le  comprend  l’Union  des  Arts  décoratifs.  La 
profession  d’architecte  est  aujourd’hui  exercée  par 
une  quantité  de  gens  qui  sont  des  « bâtisseurs  » ou 
des  hommes  d’affaires  : il  faut  en  faire  des  artistes, 
rendre  l’accession  à l’École  de  plus  en  plus  difficile 
et  réformer  encore  les  programmes.  Notons,  en  pas- 
sant, à propos  de  l’École,  que  M.  Georges  Berger  nous 
apprend  que  les  cours  féminins  récemment  crées,  n’ont 
pas  beaucoup  de  succès  : il  n’y  a qu’une  élève  en 
sculpture,  et  on  voit  trop  que  l’éducation  première  des 
jeunes  filles  peintres  a été  bien  simplifiée. 

Une  surprise,  — car  nous  nous  attendions  à tout 
cela,  — nous  est  réservée  par  le  rapporteur  : celui-ci 
signale  une  anomalie  extraordinaire,  qui  est  de  nature 
à inspirer  la  plus  grande  méfiance  au  sujet  de  la 
toute-puissance  de  l’État-Mécène.  Un  crédit  est  ins- 
crit au  budget  qui  n’est  pas  dépensé!  Voilà  ce  qu’on 
ne  pourrait  croire  si  M.  Georges  Berger  ne  l’affirmait . 


6G6 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Une  administration  française  a de  l'argent  en  excé- 
dent : 40  000  francs,  sur  un  crédit  de  140  000!  Et  il 
s'agit,  justement,  d’une  expérience  dont  on  croyait 
pouvoir  beaucoup  attendre.  Un  vote  spécial  de  la 
Chambre  a mis  à la  disposition  des  municipalités  et 
des  départements  des  sommes  importantes  pour  la 
formation  de  cours  gratuits  de  dessin.  L’État  fournit 
des  modèles,  du  matériel  même.  Or  le  nombre  des 
Écoles  où  cette  institution  fonctionne  est  presque 
dérisoire.  On  ne  semble  pas  comprendre  combien  le 
dessin  rend  de  services,  tant  au  point  de  vue  indus- 
triel qu’au  point  de  vue  commercial,  et  une  partie  des 
crédits  demeure  inutilisée.  M.  Georges  Berger  le  dé- 
plore, et  il  a raison  : cette  indifférence  est  lamentable. 
L’État,  heureusement,  ne  se  découragera  pas.  Le 
crédit  est  maintenu.  On  cherchera  à répandre  quand 
même  le  goût  des  études  arides  mais  nécessaires  qui 
constituent  la  « grammaire  de  l’art  »,  le  dessin. 
Nous  verrons  l’an  prochain  ce  qu’il  en  sera  advenu. 
Nous  sommes,  hélas  ! un  peu  plus  sceptiques  que  l’ho- 
norable rapporteur  du  budget  : l’État  donne  peut  être 
trop,  — ou  trop  vite  d’un  côté,  — et  pas  assez  de 
l’autre. 

Paul  BLUYSEN. 

Géographie 

La  France  et  l’Espagne  à la  côte  occidentale  de 

l’Afrique.  — L’Adrar. 

Une  convention  intervenue  dernièrement  entre  le 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  France  et  l’ambas- 
sadeur d’Espagne  met  fin  à un  conflit  pendant  depuis 
quelques  années  entre  ces  deux  pays,  au  sujet  de  la 
possession  d’un  territoire  à la  Côte  occidentale  de 
l’Afrique. 

Il  s’agissait  là  d’un  tronçon  de  la  côte  du  Sahara, 
entre  le  cap  Bojador  au  Nord,  et  le  cap  Blanc,  au 
Sud.  Cette  bande  de  terre  appartient  bien  aux  Espa- 
gnols, mais  nos  voisins  étendaient  leurs  prétentions 
jusque  sur  l’Adrar,  pays  situé  dans  le  Sud-Est  et  qui 
est  considéré  depuis  longtemps  comme  appartenant  à 
la  région  sénégalaise,  c’est-à-dire,  à la  France.  L’en- 
tente a d’ailleurs  été  complète  et  l’Espagne  a reconnu 
le  bon  droit  des  Français  sur  la  région  de  l'Adrar  qui 
fait  dorénavant  définitivement  partie  du  bloc  français 
en  Afrique. 

La  région  de  l’Adrar  a été  ces  temps-ci  le  théâtre 
d’événements  qui  pouvaient  avoir  une  certaine  in- 
fluence sur  la  destinée  future  de  ce  pays.  Beux  mots 
d’abord  sur  la  région.  L’Adrar,  mot  qui  signifie  en 
arabe  montagne,  occupe  sur  la  côte  occidentale  de 
l’Afrique,  entre  le  Sahara_  proprement  dit  et  le  Sé- 
négal, une  surface  montueuse  d’une  étendue  assez 
considérable,  mais  dont  la  population  ne  semble  pas 
dépasser  sept  ou  huit  mille  individus. 

Adrar  a une  importance  particulière  comme  lieu 
de  transit  pour  les  caravanes  qui  se  rendent  du  Maroc- 
au  Sénégal  et  aux  pays  du  haut  Niger.  On  ne  lui  con- 
naît d’ailleurs  que  quatre  centres  importants  dont  les 
deux  principaux  sont  Chingheti  et  Atar.  L’un  des  pre- 
miers Européens  qui  aient  visité  la  contrée  fut  le 
capitaine  Vincent  envoyé  dans  l’Adrar  en  1859,  par  le 
général  Faidherbe.  En  1887,  après  avoir  rattaché  par 
décret  les  possessions  espagnoles  de  la  côte  au  gouver- 
nement général  des  Canaries,  le  gouvernement  es- 
pagnol, envoya  une  mission  auprès  du  sultan  de 


1 Adrar,  à cette  époque,  en  résidence  à Chingheti. 
La  mission  ne  put  pas  pénétrer  dans  le  pays.  Le  chef 
de  1 expédition,  à son  retour  en  Europe,  prétendit 
toutefois  avoir  négocié  — à distance  — avec  le  sultan 
de  l'Adrar,  lequel  aurait  consenti  à accepter  le  pro- 
tectorat espagnol.  Le  gouvernement  français  n’admit 
pas  cette  façon  de  faire  des  conquêtes  et  la  question 
de  l’Adrar  resta  en  suspens.  Par  l’arrangement  du 
27  juin  1900,  l’Espagne  renonce  à toute  prétention 
sur  ce  pays,  qui  entre,  comme  nous  venons  de  le  dire 
d’une  manière  définitive,  dans  la  sphère  d’action 
française. 

Il  convient  d’ajouter  que  les  Français  ne  sont  pas 
restés  inactifs  durant  ces  dernières  années.  En  1891, 
M.  Léon  Fabert,  homme  courageux  et  quelque  peu 
aventureux,  décédé  depuis,  fut  chargé  d’une  mission 
spéciale  auprès  des  Maures  Trarzas  qui  occupent  sur 
la  bordure  du  continent  le  hinterland,  ou  le  prolon- 
gement Nord  de  notre  colonie  du  Sénégal.  Il  entrait 
dans  son  programme  « de  pénétrer,  si  faire  se  pouvait 
dans  l’Adrar,  ou  du  moins  s’en  rapprocher  le  plus 
possible  ».  Il  devait  surtout,  soit  à l’aller,  soit  au 
retour,  visiter  avec  soin  toute  la  partie  du  littoral  de 
l’Atlantique  comprise  entre  Saint-Louis  et  les  an- 
ciennes escales  internationales  de  Portendik  (actuel- 
lement Marsa).  Fabert  ne  réussit  que  partiellement 
dans  sa  mission  et  parvint  jusqu’au  ïenyera  (sud  de 
l’Adrar)  où  il  fut  même  gardé  à vue  pendant  quelque 
temps  par  les  coureurs  du  désert.  Il  dut  son  salut  à la 
loyauté  du  cheikh  chez  lequel  la  mission  avait  été 
accueillie. 

Une  expédition  plus  importante  fut  organisée,  en 
1899,  sous  les  auspices  d’un  grand  journal  quotidien, 
le  Matin,  afin  d’étudier  l’Adrar  au  double  point  de 
vue  physique  et  économique.  Il  s’agissait  surtout  de 
poser  les  bases  préliminaires  d'une  étudej générale 
pour  l’établissement  d’une  voie  ferrée  à travers  le 
Sahara.  La  mission  était  composée  de  plusieurs  Euro- 
péens. Le  chef,  M.  P.  Blanchet,  avait  déjà  fourni  des 
preuves  de  son  expérience  des  choses  africaines  par 
diverses  missions  antérieures  accomplies  avec  succès 
dans  le  Sud  algérien.  Les  voyageurs  quittèrent  Saint- 
Louis  du  Sénégal  en  janvier  1900.  Us  parvinrent,  au 
mois  de  juin,  à Atar,  résidence  du  sultan  de  l’Adrar. 
Cette  fois  encore,  le  chef  nègre  eut  à intervenir 
pour  éviter  un  massacre  général  des  Européens.  Pour 
leur  assurer  la  vie  sauve,  il  les  garda  prisonniers.  Le 
25  août  seulement,  après  un  séjour  forcé  de  plus 
de  deux  mois  dans  la  capitale  de  l’Adrar,  et  grâce 
aux  mesures  énergiques  prises  par  les  autorités  fran- 
çaises de  Saint-Louis,  les  explorateurs  furent  libérés 
et  purent  reprendre  le  chemin  de  la  côte. 

Cette  expédition,  comme  malheureusement  la  plu- 
part de  celles  que  les  Européens  entreprennent  dans 
les  pays  neufs,  n’a  pas  été  exempte  de  coups  de  feu. 

Dans  un  combat  meurtrier  qui  eut  lieu  le  9 juin 
avec  les  indigènes  et  qui  ne  se  termina  que  grâce 
à l’intervention  du  sultan,  deux  membres  de  la  mis- 
sion furent  grièvement  blessés.  Le  chef,  M.  Blanchet, 
eut  également  la  cuisse  traversée  par  un  projectile. 
Épargné  par  les  balles  maures,  le  jeune  explorateur 
dut  succomber  quelques  semaines  plus  tard,  de  la 
fièvre  jaune,  à Dakar  même,  en  route  pour  la  France. 
Ses  compagnons,  MM.  Dereims  et  Jouinot-Gambetta, 
ont  rapporté  tous  les  documents  de  la  mission,  qui 
sont,  paraît-il,  considérables.  Nous  n’avons  pas 
manqué  de  saluer  cette  mission  lors  de  son  dé- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


667 


part  (1).  C’est  avec  émotion  que  nous  rendons  hom- 
mage à la  vaillance  du  jeune  chef  de  mission  que  la 
mort  brutale  vient  de  ravir  à sa  famille  et  à ses  très 
nombreux  amis.  L’œuvre  de  la  mission  Blanchet  ne 
sera  donc  pas  stérile  et  couronne  dignement  un  en- 
semble d’efforts  faits  par  ses  prédécesseurs  : Panet, 
Vincent,  Fabert,  et  dont  les  résultats  n’ont  pas  été 
étrangers  à l’entente  conclue  avec  l’Espagne  au  sujet 
de  ce  pays. 

P.  LEMOSOF. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

L’opinion  publique  s’est  émue,  depuis  quelque 
temps,  de  la  façon  dont  les  commissions  de  classe- 
ment écartèrent  systématiquement  des  nominations 
au  choix  de  malheureux  officiers  de  toutes  armes 
sortis  du  rang.  On  cherche  en  vain  dans  Y Annuaire  de 
l’Armée  française  le  nom  des  chefs  de  corps  qui  ont 
eu  l’honneur  de  porter  le  sac.  On  les  a successivement 
écartés  ou  évincés  sous  les  prétextes  les  plus  variés, 
et  l'on  est  en  droit  de  se  denjander  quelles  sont  les 
raisons  de  cet  ostracisme  dont  s’étaient  bien  gardés 
les  régimes  antérieurs  suspects  de  favoritisme,  et  qui 
a pourtant  atteint  sous  notre  régime  républicain  dé- 
mocratique son  maximum  d’intensité. 

Ce  travail  vraiment  démoralisant  pour  des  officiers 
dont  les  familles  n’ont  généralement  pas  eu  la  chance 
de  posséder  assez  de  fortune  pour  faire  donner  à 
leurs  enfants  une  instruction  officiellement  complète, 
ne  s’est  pas  fait  en  un  jour.  Il  est  aujourd’hui  achevé, 
et  la  lecture  des  tableaux  d’avancement  de  ces  der- 
nières années  est  assez  édifiante.  Des  promotions  de 
Saint-Maixent,  par  exemple,  comptant  de  trois  cent 
cinquante  à quatre  cents  officiers,  n'ont  fourni  qu’une 
vingtaine  de  sujets  de  choix.  Nous  pensons  qu’à  l’oc- 
casion, et  en  y mettant  un  peu  plus  de  bonne  volonté, 
on  aurait  pu  facilement  en  découvrir  un  plus 
grand  nombre.  Nous  connaissons  beaucoup  d’officiers 
sortant  du  rang,  irréprochables  sous  tous  les  rapports, 
zélés,  dévoués,  intelligents,  instruits,  et  dignes,  au 
dire  même  de  leurs  chefs,  d’être  poussés  dans  la  car- 
rière, qui  végètent  avec  l’étiquette  de  bons  serviteurs. 
Sans  protections,  sans  estampille  dorée,  ils  doivent 
se  contenter  d’être  des  hommes  de  devoir,  des  auxi- 
liaires utiles  du  commandement,  et  des  marchepieds 
pour  leurs  camarades  plus  favorisés  par  l’origine,  la 
fortune,  la  famille,  les  relations  et  les  protections. 
Leurs  bons  services  ne  servent  qu’à  faire  mousser  les 
autres. 

On  trouvera  mille  raisons  à cela;  la  seule,  la 
vraie,  la  bonne,  c’est  qu’ils  ne  sortent  pas  des  grandes 
écoles.  Ce  ne  sont  pas  des  gens  à favoriser. 

Il  fut  un  temps  où  le  nombre  des  officiers  sortant  des 
écoles  d’élèves  officiers  était  à peu  près  égal  à celui 
des  autres.  Vite,  on  a diminué  le  nombre  des  pre- 
mierspourles  mettre  en  minorité  dans  les  régiments. 

Quelques  sujets  d’élite  sortis  des  rangs  parvenaient 
autrefois  à l’épaulette  relativement  jeunes  encore,  et 
pouvaient  espérer  rattraper  le  temps  perdu!  On  a 
également  supprimé  cela. 

On  ne  veut  plus  d’officiers  de  cette  catégorie  à 
qui  on  ne  puisse  reprocher  au  beau  moment  leur  âge 
avancé  pour  les  écarter  de  la  composition  des  ta- 
bleaux de  choix. 

(t)  Voir  le  Magasin  Pittoresque  du  1"'  mars  1900,  p.  150. 


Et  c’est  ainsi  que  pour  l’écriture,  à Saint-Maixent, 
en  dehors  de  la  loi  et  de  l'action  du  ministre,  la 
moyenne  des  années  de  services  exigée  implicitement 
par  les  examinateurs  monte  tous  les  ans.  La  com- 
mission d’examens,  depuis  quelques  années,  avait 
inventé  à ce  sujet,  la  veille  des  examens  oraux,  une 
sorte  de  visite  académique  individuelle,  pendant 
laquelle  elle  cotait  ses  sujets,  et  le  lendemain,  à 
l’examen  militaire  pratique,  évinçait  sans  sourciller 
ceux  qu’elle  avait  déjà  condamnés  la  veille,  en  les- 
collant  sur  le  mot  à mot  des  bases  de  l’instruction  ou 
la  progression  des  exercices  d’assouplissement,  et  en 
ne  les  admettant  même  pas  à être  interrogés  sur  les 
autres  matières  de  l’examen  pour  lesquelles  ils 
auraient  pu  brillamment  se  racheter. 

Au  moment  où  s’ouvrent  des  sessions  d’examens 
des  sous-officiers  candidats  officiers,  nous  nous  per- 
mettons de  signaler  les  faits  à qui  de  droit,  afin  qu’on 
ne  continue  pas  à vieillir  inutilement  et  injustement 
les  cadres  des  sous-lieutenants  sortant  des  rangs  de 
l’armée  française. 

Capitaine  FANFARE. 

LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Lord  Roberts  est  un  homme  bien  malheureux.  Tout 
le  monde  l’attendait  ce  mois-ci  en  Angleterre,  en 
Écosse,  et  même  en  Irlande  ; or  le  mois  d’octobre  se 
passe  et  Marlborough  ne  revient  pas. 

Il  reviendra  à Pâques,  dit-il  au  maire  de  Belfast! 

Ceci  n’est  pas  une  plaisanterie;  c’est  officiel. 

Maintenant  que  les  électeurs  ont  dit  leur  dernier 
mot  en  Angleterre,  les  nouvelles  du  Transvaal  sont 
moins  rares.  Elles  nous  apprennent  que  la  guerre  est 
partout,  que  la  lutte  continue,  âpre,  acharnée,  au  Nord, 
à l’Est,  à l’Ouest,  au  Sud  du  Transvaal  aussi  bien  que 
de  l’Etat,  — toujours  libre,  — d’Orange.  La  guérilla 
bat  son  plein,  en  dépit  des  mesures  sauvages  prises 
par  les  généraux  anglais  qui  se  vengent  de  leurs 
échecs  répétés  en  incendiant  les  fermes,  en  expul- 
sant les  femmes  et  les  enfants.  Les  menaces  du  maré- 
chal Roberts  ne  font  du  reste  qu’exalter  le  courage 
des  malheureux  Boers  dont  le  généralissime,  Louis 
Botha,  vient  de  faire  cette  hère  réponse  aux  dernières 
proclamations  du  généralissime  anglais. 

« En  ce  qui  concerne  vos  ordres  d’incendier  et  de 
dynamiter  les  fermes,  de  jeter  dehors  des  femmes  et 
des  enfants  sans  défense  et  sans  moyens  d’existence, 
je  ne  puis  que  constater  que  c’est  pour  la  première 
fois,  à ma  connaissance,  que  je  vois  pareils  faits  se 
produire  entre  belligérants  civilisés.  Il  ne  me  reste 
qu’à  protester  contre  les  mesures  en  question  comme 
étant  absolument  contraires  à tous  les  principes  du 
droit  de  guerre  entre  puissances  civilisées. 

« Pour  terminer,  je  désire  vous  donner  l’assurance 
formelle  que  rien  de  ce  que  vous  pourrez  entreprendre 
contre  nos  femmes  et  nos  enfants  ne  nous  empêchera  de 
continuer  la  lutte  pour  notre  indépendance.  » 

La  place  nous  manque,  malheureusement,  pour 
enregistrer  les  nombreux  et  heureux  coups  de  main 
des  Boers  pendant  cette  dernière  quinzaine.  Partout 
les  attaques  contre  les  communications  se  multiplient, 
et  dans  cette  lutte  désespérée  d’un  vaillant  petit 
peuple,  les  Anglais  éprouvent  chaque  jour  des  pertes 


ms 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


assez  sensibles  pour  nécessiter  sans  cesse  l’envoi  de 
nouveaux  renforts. 

Au  nord  de  Lydenburg,  Buller  a renoncé  à la  pour- 
suite de  Botha  et  retourne  en  Angleterre; 

Autour  de  Johannesburg  manœuvrent  de  nombreux 
petits  commandos  dont  les  attaques  hardies,  déclare 
mélancoliquement  lord  Roberts,  deviennent  intolé- 
rables ; 

A l’est  de  cette  ville,  Standerton,  sur  la  ligne  du 
Natal,  est  occupée  par  les  Boers; 

A l’ouest,  Delarey  et  Lemmer  viennent  de  faire  une 
conduite  de  Grenoble  à lord  Methuen  et  au  colonel 
Douglas,  qu’ils  ont  contraints  d’évacuer  le  district  de 
Rustenburg  et  poursuivis  jusqu’à  Zeerust,  au  nord  de 
Mafeking  ; 

Dans  l’État  d’Orange,  l’insaisissable  Dewet,  soi- 
disant  cerné  à Heilbron,  brûle  la  politesse  à Hutton, 
Kellykenny,  Bruce  Hamilton,  Knox,  Porter,  Dalgety 
et  de  Lisle  lancés  à ses  trousses; 

Au  sud-est,  les  généraux  Rundle,  Hunter  et  la  divi- 
sion coloniale  réoccupent  à Wepener,  Rouxville  et 
Ficksburg,  où  les  Boers  étaient  revenus  se  réappro- 
visionner; 

Enfin  d’audacieux  commandos,  — commandés  peut- 
être  par  Dewet,  — viennent  de  s’emparer  de  Jagers- 
fontein,  à 40  milles  environ  au  sud  de  Blœmfontein 
près  de  Fauresmitb! 

Et  voilà  ce  que  les  Anglais  appellent  un  pays  pacifié. 
Il  est  bien  étonnant  que  lord  Roberts  n’ai t pas  songé 
encore  à décréter  l’annexion  des  deux  vaillantes  petites 
républiques  ! 

Allons,  tout  n’est  pas  perdu^  et  il  est  toujours 
permis  d’espérer  que  l’héroïsme  des  burghers  sau- 
vera l’indépendance,  la  liberté  des  deux  républiques. 

L’arrivée  imminente  en  Europe  du  vieux  président 
Krüger,  qui  s’est  embarqué  le  19  octobre  à bord  du 
navire  de  guerre  hollandais  Gelderland,  nous  ménage 
sans  doute  quelque  surprise  intéressante. 

EN  CHINE 

Et  les  notes  diplomatiques  se  succédaient  toujours. 
Chaque  gouvernement  a son  petit  plan,  le  sort  à tour 
de  rôle,  le  fait  approuver  par  les  autres  chancelleries, 
rien  ne  s’oppose  plus,  semble-t-il,  à ce  que  les  négo- 
ciations commencent,  mais  rien  11e  bouge  en  Chine, 
— heureusement  ! — et  nous  sommes  à peu  près  aussi 
avancés  que  le  premier  jour.  Les  millions,  par 
exemple,  courent  toujours,  et  les  malheureux  contri- 
buables ne  sont  pas  au  bout  de  leurs  rouleaux. 

Passons  rapidement  sur  la  note  de  M.  Delcassé,  à 
laquelle  toutes  les  puissances  ont  fait  l’accueil  le  plus 
encourageant;  signalons  pour  mémoire  l’entrée  so- 
lennelle à Pékin  du  maréchal  de  Waldersee  et  celle 
du  général  Voyron,  l'édit  impérial  chinois  privant 
plusieurs  princes  et  hauts  fonctionnaires  de  leurs 
titres  et  de  leurs  honneurs,  la  proposition  des  États- 
Unis  de  soumettre  à la  Cour  d’arbitrage  de  la  Haye 
les  différends  qui  pourraient  se  produire  entre  puis- 
sances sur  la  question  des  indemnités  à réclamer  à la 
Chine,  et  arrivons  de  suite  au  fait  capital  de  cette 
quinzaine  : l’accord  anglo-allemand. 

Cet  accord  a été  conclu  le  16  octobre  entre  lord 
Salisbury  et  le  comte  de  Hatzfeld,  ambassadeur  d’Al- 
lemagne à Londres. 

Par  cet  acte,  les  deux  puissances  s’engagent  à 
mettre  en  commun  leur  action  politique  et  militaire 


pour  assurer  la  liberté  des  ports  chinois  et  des  cours 
d’eau  de  l'intérieur  en  faveur  des  nationaux  de  toutes 
les  puissances,  et  étendre  ce  principe,  autant  que 
possible,  au  territoire  chinois  tout  entier.  En  un  mot, 
l’Allemagne  et  l’Angleterre  défendront  envers  et  contre 
tous  l’intégrité  de  l’empire  Chinois. 

Ce  pavé  dans  la  mare  aux  grenouilles,  — révérence 
parler,  — a produit,  on  le  pense  de  reste,  son  petit 
effet.  Et  tout  le  monde  de  conclure  que  la  Russie  est 
directement  visée  et  qu’une  barrière  infranchissable 
s’élève  désormais  entre  les  ambitions  du  cabinet  de 
Saint-Pétersbourg  et  la  Mandchourie. 

Evidemment  l’Angleterre  n’en  est  plus  à se  glorifier 
de  son  « splendide  isolement  » ! La  guerre  du  Trans- 
vaal absorbe  le  plus  clair  de  ses  revenus  et  l’empêche 
de  jouer  en  Chine  le  premier  rôle.  Ce  qu’elle  cherche 
aujourd’hui,  c’est  de  retarder  le  plus  possible  la  solu- 
tion de  la  question  chinoise,  jusqu’au  jour,  — oh  ! 
très  éloigné!  — où  la  fin  de  la  guerre  du  Transvaal 
lui  permettra  de  jeter  en  Chine  les  forces  nécessaires 
pour  y « grabuger  » à son  aise.  N’étant  point  assez 
forte  pour  agir  seule  en  ce  moment,  elle  a tendu  la 
main  à l’Allemagne  qui  s’est  empressée  de  saisir  cette 
occasion  de  faire  une  petite  niche  à la  Russie. 

Niche  bien  innocente,  du  reste,  car  le  colosse  mos- 
covite ne  semble  pas  s’en  émouvoir  outre  mesure. 

L’indifférence  de  l’Europe,  après  le  premier  mou- 
vement de  surprise,  semblerait  prouver,  au  surplus, 
que  le  fameux  accord  est  une  simple  garantie  mu- 
tuelle que  les  deux  puissances  contractantes  ont  voulu 
se  donner  contre  toute  velléité  de  l’une  d’elles  de 
s’emparer  de  la  vallée  du  Yang-Tsé  au  préjudice  de 
l’autre. 

L’Angleterre  et  l’Allemagne  ont,  en  effet,  des  inté- 
rêts commerciaux  considérables  dans  cette  vallée. 
L’Allemagne  a dépensé  des  sommes  formidables  pour 
créer  son  puissant  outillage  industriel,  et  il  lui  faut 
trouver  des  débouchés  pour  sa  surproduction.  Guil- 
laume II  a depuis  longtemps  jeté  son  dévolu  sur  la 
Chine  en  général  et  semble  guetter  la  riche  vallée  du 
Yang-Tsé  en  particulier,  convoitée  non  moins  ardem- 
ment par  l’Angleterre. 

L’accord  anglo-allemand  ne  serait  donc  dirigé  ni 
contre  la  Russie,  ni  contre  aucune  autre  puissance, 
mais  bel  et  bien  contre  l’une  et  l’autre  des  puissances 
contractantes.  # 

On  avouera  que  la  question  chinoise  seule  pouvait 
amener  des  accords  diplomatiques  aussi  sincères. 

Pendant  que  l'Europe  s’amuse,  Li-Hung-Chang  rend 
visite,  à Pékin,  à tous  les  ambassadeurs,  leur  expri- 
mant son  vif  désir  d’aboutir  le  plus  promptement 
possible  à la  paix.  Il  ajoute  négligemment  que  l’édit 
impérial  dont  il  est  question  plus  haut  est  un  faux,  et 
il  demande  comme  entrée  de  jeu  la  cessation  immé- 
diate des  hostilités. 

Le  généralissime  Waldersee  lui  répond  en  envoyant 
une  expédition  sur  Pao-Ting-Fou,  sous  les  ordres  du 
général  Bailloud,  dont  les  zouaves  s’emparent  de  la 
ville  sans  coup  férir. 

Dans  ces  conditions,  il  est  bien  difficile  de  prétendre 
que  l’on  est  sur  le  point  de  s’entendre. 

Pour  finir,  disons  que  le  ministre  de  Chine  à Paris 
a fait  remettre  au  président  de  la  République  une 
lettre  autographe,  en  date  du  14  octobre,  dans  laquelle 
il  compte  sur  l'amitié  de  M.  Loubet  pour  entamer 
sans  retard  les  négociations. 


Henri  MAZEREAU. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


669' 


LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Une  des  plus  belles  manifestations  sportives  de 
l’Exposition  a eu  lieu  dernièrement  au  Vélodrome  de 
Vincennes.  Une  des  meilleures  équipes  de  football  de 
l’Allemagne  « Ftissball  Club  de  Francfort  » était  venu 
se  mesurer  avec  l’équipe  nationale  française. 

Cette  équipe  nationale  française  avait  été  com- 
posée au  dernier  moment,  et  elle  a donné  lieu  à des 
compétitions  regrettables.  Nos  lecteurs  se  souviennent 
des  succès  remportés  cette  année  par  l’équipe  de 
football  du  « Racing  Club  de  France  » commandée 
par  Frantz  Reichel.  Elle  battit  l’équipe  du  Stade 
Français,  elle  fut  victorieuse  de  l’équipe  de  Bor- 
deaux et  de  Lyon;  ces  victoires  assurèrent  à l’équipe 
du  Racing  Club  le  championnat  de  France. 

J’avais  donc  pensé  que  cette  équipe,  qui  ne  connut 
que  des  succès,  en  1000  aurait  l’honneur  de  com- 
battre l’équipe  allemande.  Pas  du  tout.  Les  autres 
sociétés  de  football,  le  Stade  français,  notamment,  se 
mirent  sur  les  rangs  : on  décida  par  suite  de  recevoir 
les  membres  des  diverses  équipes,  et  on  procéda  au 
vote  pour  la  composition  de  l’équipe  définitive. 

Le  suffrage  universel  des  foottballeurs  fut  donc  le 
souverain  devant  lequel  on  convint  de  s’incliner.  Je 
ne  discuterai  pas  ici  les  mérites  et  les  démérites  du 
suffrage  universel.  Mais,  quand  il  s’est  agi  de  sports, 
j’ai  remarqué  que  toujours  il  donnait  de  mauvais  ré- 
sultats. Cette  fois  il  faillit  créer  une  hostilité  perma- 
nente entre  footballeurs. 

Les  membres  de  l’équipe  nommée  votèrent  pour 
choisir  leur  capitaine.  Ce  fut  Olivier  du  Stade  français 
qui  fut  élu  par  cinq  voix  contre  quatre  accordées  à 
Frantz  Reichel.  Les  Racingmen,  furieux  du  vote  (et 
non  sans  raison),  allaient  se  retirer,  lorsque  les  deux 
capitaines  rivaux,  Frantz  Reichel  et  Olivier,  sauvè- 
rent la  situation. 

Olivier  écrivit  pour  se  dessaisir  du  bâton  de  maré- 
chalat  en  faveur  de  Reichel.  Reichel  n’accepte  pas  et 
répondit  qu’il  combattait  dans  les  rangs  de  l’équipe 
sous  les  ordres  de  son  camarade. 

Cet  échange  de  lettres  très  généreuses  calma  les 
colères  et  les  rancunes.  Mais  beaucoup  de  temps  avait 
été  perdu  dans  ces  préliminaires. 

Stadistes  et  Racingmen  de  l’équipe  n’avaient  pas 
eu  le  temps  de  jouer  ensemble  pour  se  préparer  à la 
grande  lutte  contre  l’équipe  allemande. 

Celle-ci  allait-elle  vaincre?  On  le  craignait. 

Le  football  devient  populaire.  Au  Vélodrome  de 
Vincennes,  on  a compté  trois  mille  cinq  cents  entrées 
payantes...  Et  cependant  le  temps  était  incertain,  et 
l’exposition  de  Vincennes  fort  intéressante,  d’ailleurs, 
a le  défaut  d’être  un  peu  trop  éloignée  du  boule- 
vard. 

A 2 b.  1/4  de  gros  nuages  noirs  crèvent  : une 
trombe  d’eau  tombe  sur  les  têtes.  La  foule  se  de- 
mande si  elle  ne  va  pas  rebrousser  chemin  vers 
Paris. 

Tout  le  monde  se  réfugie  dans  les  tribunes,  dont 
une  est  couver  te.  Pendant  une  heure,  l’eau  continue 
à tomber,  et  on  craint  d’assister  à un  match  nautique, 
quand  on  voulait  voir  un  match  de  football. 

Trois  heures  : le  ciel  s’éclaircit  tout  à coup.  La 
pluie  cesse.  La  foule  a augmenté,  et  voici  les  mem- 
bres de  l’équipe  allemande  sur  le  terrain. 

Ils  ont  très  bonne  allure  ces  athlètes  allemands,  et 
bonne  figure  aussi.  Ce  sont  des  hommes  de  vingt  à 


trente  ans,  de  taille  moyenne,  secs,  osseux,  et  qui 
paraissent  dans  un  état  d’entraînement  parfait.  Ils 
portent  avec  des  jerseys  cerclés  de  rouge  et  de  noir  la 
culotte  noire.  j 

Le  public  leur  fait  une  ovation  très  flatteuse. 

Les  Français,  qui  viennent  ensuite,  ont  des  maillots 
tricolores.  On  les  acclame  aussi. 

Les  deux  équipes  se  regardent  un  moment.  Des 
deux  côtés  il  y a émotion  visible.  Pendant  près  d’une 
heure,  deux  drapeaux  vont  se  disputer  la  victoire. 

Trois  heures  cinq  minutes  : on  entend  le  sifflet  de 
l’arbitre.  La  bataille  commence,  acharnée  de  part  et 
d’autre,  et  d’une  violence  inouïe. 

Quelles  mêlées,  quels  coups  de  pieds  ! Soyons  im- 
partials,  les  Allemands  ont  tout  d'abord  un  avantage 
très  marqué.  Us  jouent  avec  beaucoup  de  cohésion, 
et  ont  l’avantage  dans  les  premières  quarante  mi- 
nutes de  la  place.  Les  nôtres  ont  sans  cesse  le  soleil 
dans  les  yeux. 

Dans  toutes  les  sociétés  les1  Allemands  ont  l’avan- 
tage comme  force,  et  le  résultat  est  à la  fin  de  la  mi- 
temps,  autrement-  dit  à la  fin  de  la  première  partie, 
entièrement  favorable  à l’équipe  de  Francfort  qui  a 
quatorze  points  à quatre. 

A la  deuxième  mi-temps,  changement  à vue.  Le 
capitaine  français  Olivier  a constaté  que  ses  demis  et 
ses  trois  quarts,  qui  n’ont  pas  l’habitude  de  jouer 
ensemble,  manquent  absolument  de  l’ensemble  né- 
cessaire. Alors  il  fait  marcher  principalement  ses 
assauts.  Ceux-ci  bousculent  l’équipe  allemande  avec 
un  entrain  merveilleux. 

A chaque  instant,  ils  s’ouvrent  des  brèches  énormes, 
et  marquent  successivement  six  essais,  le  dernier  à 
l'actif  de  Reichel,  qui  s’est  magnifiquement  et  utile- 
ment dépensé  durant  tout  le  match. 

Quand  l’arbitre  siffle  la  fin  du  match,  les  Français 
ont  vingt-sept  points  contre  dix-sept  à l’équipe  alle- 
mande. 

C’est  la  victoire  et  je  n’ai  pas  besoin  de  dire  quels 
applaudissements  l’accueillent:  on  applaudit  d’autant 
plus  vivement  qu’on  ne  comptait  pas  sur  la  victoire 
de  nos  couleurs. 

Après  les  batailles  on  pourrait  voir  les  footballeurs 
français  et  allemands  fraterniser  le  verre  en  main  : 
le  soir  ils  se  réunissaient  en  un  banquet  au  restau- 
rant Corazza,  et  les  toasts  les  plus  enthousiastes  et 
les  plus  éloquents  étaient  portés  à l’avenir  du  sport 
général  et  du  football  en  particulier. 

J’avoue  que  je  fus,  au  début,  l’ennemi  acharné  de  ce 
jeu  violent.  Mais  depuis  que  je  l’ai  vu  jouer  à maintes 
reprises,  que  j’en  connais  les  règles  et  que  je  connais 
les  jeunes  gens  et  les  hommes  qui  s’y  adonnent,  j’ai 
trouvé  mon  chemin  de  Damas,  et  je  proclame  que  le 
football  est  peut-être  le  jeu  le  plus  complet  et  le  plus 
intéressant. 

Maintenant,  bien  entendu,  je  ne  le  recommande  ni 
aux  manchots,  ni  à ceux  qui  ont  les  jambes  trop 
sensibles.  Maurice  LEUDET. 

THÉÂTRE 

A l’Odèon.  — La  Guerre  en  dentelles,  drame  en  cinq 

actes  et  sept  tableaux,  de1  M.  Georges  d’Esparbès. 

Voici  la  première  œuvre  au  théâtre  d’un  jeune  écri- 
vain qui  nous  a donné  déjà  trois  beaux  livres  : la 


670 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Légende  de  l’Aigle,  les  Demi-soldes,  le  Roi.  M.  Georges 
d’Esparbès  est  un  cadet  de  Gascogne,  un  vrai  : de 
cette  race  exubérante,  extravagante  et  pimpante  il  a 
le  panache,  le  pittoresque  et  la  grandiloquence.  Si 
les  bottes  de  mousquetaire  ne  vont  pas  à sa  taille,  il 
en  porte  bien  l’âme  sous  une  enveloppe  de  gamin  de 
Paris. 

M.  Georges  d’Esparbès  a le  don  de  la  couleur  et  du 
mouvement;  à une  prodigieuse  invention  de  mots  il 
ajoute  une  emphase  séduisante.  De  petits  riens  pren- 
nent avec  lui  d’étonnantes  proportions.  Même  quand 
il  oublie  de  parler  des  grenadiers  du  premier  Empire 
ou  des  héros  batailleurs  de  l’ancienne  monarchie,  il 
est  toujours  empanaché,  sonore,  épique.  Je  sais  de  lui 
de  petits  tableaux  faits  d’un  papillon  qui  vole,  d’une 
fleur  qui  s’évapore,  d’un  oiseau  qui  pépie  au  bout 
d’une  branche,  et  qui  sont  larges  comme  des  fresques 
d’épopée.  Ce  romancier  de  trente  ans  qui  s’essaye  au 
théâtre  est  surtout  un  poète  qui  se  grise  d’héroïsme 
tapageur  et  de  galante  chevalerie.  Autant  que  la  cour 
de  Louis  XV,  il  aime  les  bivouacs  de  Bonaparte;  de 
l’une,  il  a pris  la  préciosité  et  la  grâce  frivole,  de 
l’autre  l’amour  de  la  gloire  et  des  belliqueuses  aven- 
tures. 

Dans  le  drame  qui  vient  d’être  joué  à l’Odéon,  il  y 
a l’un  et  l’autre.  Le  marquis  de  Pry,  dont  M.  Georges 
d’Esparbès  a fait  le  héros  de  sa  pièce,  est  un  beau 
colonel  qui  aime  à la  fois  faire  chanter  la  poudre  des 
champs  de  bataille  et  respirer  la  poudre  d’iris.  Il  con- 
duit ses  soldats  au  feu  comme  il  conduit  le  menuet. 
Il  ne  comprend  la  guerre  qu’en  dentelles,  c’est-à-dire 
avec  élégance  et  distinction.  Sa  femme,  la  marquise, 
reste  au  château  des  ancêtres  où  elle  s’étiole  de  lan- 
gueur et  de  mélancolie.  Le  marquis,  lui,  qui  ne  cesse 
pas  d’aimer  sa  femme  d’une  tendresse  lointaine,  con- 
tinue sa  vie  d’officier  brillant  et  batailleur.  Sous  sa 
tente,  on  joue  la  comédie,  on  danse  des  gavottes;  une 
belle  comédienne,  la  Florval,  s’est  même  dérangée 
pour  orner  de  sa  fière  beauté  le  campement  du 
colonel. 

Les  premiers  tableaux  du  drame  sont  d’un  éclat, 
d’une  coquetterie  magnifiques;  tout  cela  est  papillo- 
tant de  couleur,  d’impertinences  et  de  babils;  tous  ces 
gens  madrigalisent  et  prennent  d’adorables  attitudes. 
Pourquoi  faut-il  qu’à  ces  jolies  scènes  parfumées 
d’esprit,  de  fleurs  de  rhétorique  et  de  moissons  de 
roses, -succède  la  tristesse  d’un  mélodrame  où  échoue 
le  dénouement  ? Des  traîtres  s’agitent  autour  du  mar- 
quis de  Pry.  Un  jeune  philosophe,  Olivier,  fils  naturel 
du  colonel,  disserte  à la  mode  de  Jean-Jacques;  un 
paysan  amoureux  mâche  des  paroles  de  haine  et  tire 
sur  le  colonel  un  coup  de  fusil  dans  le  dos.  Enfin, 
pour  noircir  un  peu  plus  la  sombre  trame,  la  mar- 
quise meurt  sous  nos  yeux  en  une  scène  d’ailleurs 
fort  belle. 

Cette  dernière  partie  de  la  Guerre  en  dentelles,  qua 
le  théâtre  de  l’Odéon  a monté  avec  un  luxe  pi’odigue, 
gâte  peut-être  l’effet  d’une  œuvre  pleine  de  talent. 
J’aurais  voulu  que  Georges  d’Esparbès  évitât  la  note 
tragique;  il  sait  si  bien  faire  vibrer  les  autres!  Ce 
marquis  de  Pry  nous  eût  tout  à fait  séduits,  s’il  fut 
resté  l’officier  casse-cou  et  brise-cœur,  efféminé  et 
téméraire,  dans  un  cadre  toujours  riant. 

Et  malgré  tout,  la  Guerre  en  dentelles,  œuvi’e  mal 
équilibrée  et  moqueuse  dès  grands  principes  drama- 
tiques, est  l’affirmation  d’un  fier  tempérament  d’écri- 
vain. Ch.  FORME.M1N. 


VARIÉTÉS 

LE  BOIS  DE  BOULOGNE 

Avant  et  après  la  Révolution,  tant  qu’il  fut  entre 
les  mains  de  l’État,  le  bois  ne  produisit  guère  d’au- 
tres revenus  que  ceux  provenant  de  sa  mise  en  coupe 
réglée.  On  cite  notamment  une  ordonnance  du 
18  mars  1679,  aux  termes  de  laquelle  on  devait  rece- 
per  tout  le  bois,  puis  l’aménager  à vingt  ans,  faire 
des  réserves  dans  les  coupes  annuelles,  enfin  repeu- 
pler la  vide.  Les  coupes  continuèrent  sous  la  Révo- 
lution, la  Restauration...  Un  dernier  décret  vint  déci- 
der que  les  coupes  devaient  être  faites  à trente  ans 
au  lieu  de  vingt  ans.  Il  fut  rendu  le  26  août  1831, 
quelques  mois  seulement  avant  la  cession  à la  Ville 
de  Paris. 

Bref  le  bois  de  Boulogne,  quelle  que  fût  son  éten- 
due, étouffait  dans  les  murs  dont  il  était  enceint  de 
tous  côtés.  Les  longues  avenues  qui  s’y  entre-croi- 
saient  étaient  trop  rectilignes,  et  de  nos  jours  l’on  a 
bien  fait  de  n’en  conserver  que  deux,  celles  des  Aca- 
cias et  de  la  Reine-Marguerite. 

La  nécessité  de  la  transformation  du  bois,  vivement 
réclamée  par  la  population  parisienne,  devenait 
« suffocante  » non  seulement  pour  le  préfet  de  la 
Seine,  mais  encore  pour  Napoléon,  III  qui  désirait 
vivement  faire  quelque  chose  pour  les  Parisiens  au 
lendemain  de  son  coup  d’État. 

s Le  baron  Haussmann  eut  donc  toute  liberté  pour 
négocier  avec  le  gouvernement  et  le  Conseil  munici- 
pal, d’ailleurs  composé  de  fonctionnaires,  les  clauses 
et  conditions  du  contrat  de  cession  du  Bois  de  Bou- 
logne à la  Ville  de  Paris,  car  l’État  était  peu  soucieux 
d’endosser  des  dépenses  aussi  considérables  que 
l’aménagement  du  bois  en  luxueuse  promenade.  Le 
gouvernement  de  1832  se  souvint  qu’une  loi  du 
20  août  1828  avait  concédé  à la  Ville  de  Paris  la  pro- 
priété des  Champs-Élysées  et  de  la  place  de  la  Con- 
corde, et  que  les  travaux  d’embellissement  imposés 
avaient  eu  d’heureux  résultats.  Et  il  songea  à obte- 
nir par  des  moyens  analogues  la  transformation  du 
bois  de  Boulogne  et  de  le  relier  aux  Champs-Elysées 
au  moyen  d’une  large  avenue,  encadrée  par  des  mas- 
sifs et  des  plantations  artistiquement  disposés. 

Ce  double  but  ne  pouvait  être  obtenu  que  par  la 
concession  à titre  gratuite  à la  Ville  de  Paris  : 1°  du 
bois  de  Boulogne  et  de  ses  dépendances;  2°  du  pro- 
menoir de  Chaillot  et  de  ses  dépendances.  Par  leur 
revente,  les  dépendances  et  attenances  non  utilisées 
devaient  indemniser  partiellement  la  Ville  de  Paris 
des  millions  qu’elle  aurait  à dépenser.  Elle  pouvait 
aussi  augmenter  le  nombre  et  le  prix  de  ses  conces- 
sions précaires  et  locations  dans  le  bois. 

La  commission  municipale  prit  une  délibération 
conforme  le  16  avril  1832;  le  Corps  législatif  et  le 
Sénat  approuvèrent;  et  le  8 juillet  1832  fut  promul- 
guée la  loi  portant  concession  à la  Ville  de  Paris  du 
bois  de  Boulogne  et  « des  parties  du  promenoir  de 
Chaillot  nécessaires  à la  Ville  pour  achever  et  embel- 
lir les  abords  de  l’arc  de  triomphe  de  l'Étoile,  - — 
le  surplus  dudit  promenoir  restant  la  propriété  de 
l'État  ».  Mais  le  22  juin  1854  ce  surqdus  fut  encore 
rétrocédé  à la  Ville. 

(1)  Voir  le  Magasin  Pittoresque  dés  1"  et  15  octobre  1900. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


671 


•* 

* * 

Le  promenoir  de  Chaillot  avait  été  créé  en  vertu 
d'un  arrêt  du  Conseil  du  roi  du  21  août  1777.  C’était 
le  complément  des  travaux  exécutés  pour  procurer, 
« par  l’aplanissement  de  la  montagne  dite  de  l’Étoile, 
entre  la  grille  des  Champs-Elysées  et  le  bois  de  Bou- 
logne, la  grande  route  publique,  qui  doit  partir  de 
l’esplanade  du  château  des  Thuilleries  et  aboutir  en 
droite  ligne  au  nouveau  pont  de  Neuilly-sur-Seine.  » 

L’arrêt  rappelait  que  la  coupure  de  la  montagne 
et  la  distribution  du  terrain  en  une  étoile  étaient 
destinées  « tant  à embellir  l’abord  la  capitale  en 
cette  partie  qu’à  fournir  au  public  immense  de  cette 
capitale  un  supplément  à ses  promenades  ». 

Louis  XVI  indiquait  enfin  les  mesures  nécessaires 
pour  « assurer  invariablement  l’avantage  de  ladite 
promenade  et  pour  la  conserver  dans  sa  décoration 
primitive...  déterminée  jusques  à la  distance  de 
cent  vingt  toises  du  centre  de  l’Étoile,  ainsi  qu’à 
soixante  toises  des  rampes  qui  y aboutissent,  sur  une 
étendue  de  cent  trente  toises  de  côté  et  d’autre  de  la- 
dite étoile.  » 

En  1852,  le  promenoir  de  Chaillot  était  une  butte 
gazonnée  par  intervalles,  élevée  de  plus  de  3 mètres 
au-dessus  du  rond-point  de  l’Arc-de-Triomphe  ; et  il 
régnait  partie  dans  Paris,  à gauche  de  l'avenue  des 
Champs-Élysées,  partie  en  dehors  de  la  barrière  de 
l’Étoile.  — La  butte  fut  nivelée,  et  le  promenoir  ser- 
vit à élargir  la  gauche  de  la  partie  haute  des  Champs- 
Élysées,  à parfaire  la  place  de  [l’Étoile,  et  à créér 
l’avenue  de  l’Impératrice,  aujourd’hui  avenue  duBois- 
de-Boulogne. 

La  largeur  de  l’avenue  du  Bois  est  de  120  mètres; 
sa  superficie  totale  de  144000  mètres.  Sur  l’axe,  la 
grande  allée  de  circulation  générale  a 40  mètres;  les 
deux  pelouses  latérales  garnies  de  massifs  d’arbres 
ont  chacune  32  mètres  de  largeur;  enfin,  le  long  des 
propriétés  riveraines,  les  routes  d’accès  ont  environ 
8 mètres.  De  plus,  ces  propriétés,  déjà  acquises  de 
l’État  ou  qui  allaient  être  acquises  de  la  Ville,  furent 
frappées,  par  un  décret  du  13  août  1854,  des  servi- 
tudes suivantes  : clôtures  par  des  grilles  uniformes 
et  à jour  sur  des  socles  bas,  recul  à 16  mètres  en 
arrière  des  constructions  en  pierres  de  taille  ornées, 
prohibition  de  toute  enseigne,  de  tout  commerce,  de 
toute  industrie.  — Les  propriétaires  qui  refusèrent 
de  se  soumettre  furent  expropriés.  En  compensation 
de  ces  servitudes,  il  fut  stipulé  qu’aucune  plus-value 
ne  serait  demandée  pour  les  parcelles  assujetties. 

* 

* 

Avant  1840,  la  contenance  totale  du  bois  clos  de 
murs  était  de  745  hectares,  58  ares,  85  centiares.  On  y 
entrait  par  douze  portes,  appelés  les  portes  de  Passy, 
de  l’Étoile,  des  Champs-Elysées  ou  Dauphine,  de 
Maillot,  de  Sablonville,  de  Neuilly,  de  Saint-James, 
de  Longchamp,  de  Boulogne,  des  Princes,  d’Auteuil 
et  du  Ranelagh. 

Après  la  construction  des  fortifications  actuelles  et 
les  diverses  réserves  que  cette  construction  entraîna, 
bref,  en  1852,  l’étendue  totale  était  de  686  hectares, 
25  ares,  92  centiares,  non  compris  diverses  parcelles 
remises  à la  Ville  de  Paris  à litre  de  dépendances  du 
bois,  telles  que  la  pépinière,  le  Clos-Georges,  les 
maisons  nos  1 à 15  de  l’avenue  de  la  Muette,  les  pe- 
louses du  Ranelagh  et  le  quinconce  de  Passy. 


Les  travaux  de  transformation  du  bois  furent  com- 
mencés, d’après  les  indications  de  l’empereur,  sous  la 
direction  de  M.  Hittorff,  l’architecte  des  promenades, 
et  de  M.  Varé,  jardinier  paysagiste,  ancien  jardinier 
de  Saint-Leu,  domaine  du  roi  Louis  de  Hollande.  — 
Ce  plan  comportait  notamment  une  rivière  entre  le 
Rond-Royal  et  le  Rond-Mortemart,  à l’instar  de  la 
Serpentine  de  Hyde-Park,  à Londres. 

Mais  il  existait  une  différence  de  niveau  tellement 
considérable  entre  les  deux  points  extrêmes  de  la 
rivière  projetée  qu’elle  se  fût,  dit  dans  ses  Mémoires 
M.  Haussmann,  trouvée  tout  à fait  à sec  en  amont  sur 
une  assez  grande  longueur,  pendant  qu’elle  eût  dé- 
bordé non  moins  amplement  en  aval.  M.  Haussmann 
signala  l’erreur  et,  sur  sa  proposition,  on  remplaça 
la  rivière  par  des  deux  lacs  actuels,  à des  [niveaux 
différents,  séparés  par  une  large  chaussée  carrossable, 
servant  de  digue  au  premier  qui  déverse  le  trop 
plein  de  ses  eaux  dans  le  second  par  une  cascade. 

M.  Hittorff,  dont  les  plans  avaient  été  ainsi  rejetés  et 
pour  le  Bois  et  pour  l’avenue  du  Bois,  se  retira.  Et, 
grâce  à M.  Haussmann,  les  travaux  furent  continués 
sous  la  direction  de  M.  Alphand. 

Par  l'influence  de  MM.  de  Morny  et  Haussmann,  on 
put  s’entendre  avec  la  Société  d'Encouragement  pour 
l’acquisition  de  la  plaine  de  Longchamp,  et  l'on  com- 
bla l’ancien  bras  de  la  Seine  qui  coupait  le  champ  de 
courses  dans  le  sens  de  la  longueur  au  moyen  de 
terres  fournies  par  l’abaissement  d’un  gros  monti- 
cule occupant  à l’entrée  de  Boulogne  l’angle  sud-ouest 
de  la  plaine.  — Les  déblais  du  surplus  servirent  à 
relever  la  rive  du  fleuve  de  manière  à mettre  l’allée 
du  bord  de  l’eau  et  la  plaine  entière  à l’abri  de  toute 
inondation  en  temps  de  crue. 

La  ville  de  Paris  réclama,  en  outre,  de  l’État,  la 
cession  gratuite  des  anciennes  carrières  de  Passy, 
que  la  liste  civile  avait  acquises  lors  de  l’exécution  des 
fortifications  dans  le  but  de  régulariser  le  périmètre 
du  bois  et  dont  la  loi  du  8 juillet  1852  n’avait  pas 
permis  de  faire  la  remise  à la  Ville.  Ces  carrières 
contenaient  environ  52  268  mètres.  Leur  emplacement 
était  nécessaire,  notamment  pour  l’établissement 
d’un  puits  artésien  et  de  ses  dépendances,  destiné  à 
fournir  l’eau  d’alimentation  du  bois  de  Boulogne. 

Les  travaux  de  transformation'du  bois  de  Boulogne, 
entre  autre  le  tracé  du  saut  de  loup  pratiqué  entre  la 
porte  de  Neuilly  et  l’ancien  château  de  Madrid,  puis 
l’aménagement  de  l'avenue  de  la  Porte-Maillot, 
avaient  eu  pour  résultat  de  retrancher  du  bois  le  car- 
refour Maillot  et  son  café.  Mais  des  travaux  ultérieurs 
reportèrent  les  limites  de  l’octroi  à la  route  de  la 
Révolte,  et  prolongèrent  le  bois  jusqu'à  la  porte 
Maillot  et  aux  fortifications. 

La  régularisation  des  abords  du  bois  nécessita 
toutes  sortes  de  négociations  avec  les  communes  envi- 
ronnantes et  d’ingénieuses  combinaisons  d’acquisi- 
tions, de  retranchements,  de  reventes  et  d’échanges 
de  terrains,  et  aussi  des  impositions  de  travaux  et  de 
servitudes,  tels  ceux  et  celles  qui  incombèrent  à la 
compagnie  qui  contruisit  le  chemin  de  fer  d'Au- 
teuil,  etc. 

Déduction  faite  des  retranchements  et  après  addi- 
tion des  acquisitions  réalisées  à diverses  époques,  la 
surface  de  l’infinie  promenade  du  bois  se  trouve 
atteindre  aujourd'hui  une  superficie  totale  de  S66  hec- 
tares, 9 ares,  1 2 centiares, et  une  valeur  de  856  534  200  l'r. 

D’après  les  notes  de  M.  Alphand  publiées  en  1889, 


672 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


les  dépenses  poux  l’aménagement  du  bois  en  sites  di- 
vers et. aspects  variés  se  sont  élevés  à 16  206  252fr.50 
et  se  sont  trouvées  couvertes  par  les  ventes  opérées; 
moins  une  somme  globale  de  3 bOO  000  francs.  Et 
ce  léger  déficit  se  trouve  amorti  chaque  année  par 
la  différence  entre  les  dépenses  d’entretien  et  le  pro- 
duit  des  recettes  de  gestion.  En  1855,  les  recettes 
n’étaient  que  de  5 000  francs.  Après  une  progres- 
sion constante,  le  produit  atteignit  en  1899  plus  de 
700  000  francs,  alors  que  les  dépenses  annuelles  d’en- 
tretien sont  d’environ  600  000  francs. 

En  lin  de  comptera  transformation  du  bois  de  Bou- 
logne en  une  promenade  unique,  qui  fait  l’admiration 
universelle,  aura  donné  d’aussi  bons  résultats  au 
point,  de  vue  financier  qu’au  point  de. vue  de  Uembel- 
lissement  de  Paris. 

Adrien  VEBER. 

LES  LIVRES 


Traité  de  la  Restauration  des  Tableaux,  par 

Charles  Dalbon  (Société  française  d’éditions  d’art. 

Paris). 

Restaurer  un  tableau  n’est  pas  une  science  banale. 
De  temps  à autre,  la  presse  signale  au  public  avec 
indignation  l’offense  faite  à des  chefs-d’œuvre  par  des 
mains  maladroites.  Les  critiques  les  plus  autorisés 
affirment  même  qu’en  notre  incomparable  musée  du 
Louvre,  maintes  toiles  de  maître  ont  été  défigurées 
par  de  sottes  restaurations. 

Or  voici  un  livre  très  intéressant,  très  bien  fait  qui 
nous  apprend  comment  on  peut,  contre  les  ravages 
du  temps,  défendre  une  peinture.  Le  Traité  technique 
et  raisonné  de  Charles  Dalbon  a le  grand  mérite  d’être 
clair,  de  ne  point  se  perdre  en  de  savantes  considé- 
rations d’esthétique.  Très  simplement,  en  praticien 
consommé,  il  nous  donne  le  secret  des  nettoyages, 
des  rentoilages  difficiles.  Grâce  à ses  leçons,  la  retou- 
che d’un  tableau  n’est  plus  une  opération  dangereuse. 

Voilà  pourquoi  je  signale  volontiers  l’ouvrage  de 
M.  Charles  Dalbon  à tous  nos  amoureux  d’art,  à tous 
les  collectionneurs  qui,  par  crainte  ou  scrupule,  lais- 
sent quelquefois  disparaître  des  chefs-d’œuvre  qu’une 
intelligente  restauration  eût  pu  préserver. 

Sous  les  Pins,  par  Edmond  Leydet  (Librairie  Nilsson, 
Paris). 

C’est  au  pays  du  soleil  qu’ont  été  écrits  ces  jolis 
vers  recueillis  dans  l’écrin  d’une  aimable  plaquette. 
M.  Edmond  Leydet  est  un  jeune  poète  dont  les  rêves 
aiment  l’azur.  Les  pins  sous  lesquels  sa  muse  flâne 
amoureusement  sont  les  pins  de  Provence  qui  bruis- 
sent  au  flanc  des  collines  bleues  et  s’orchestrent  de 
cigales  aux  jours  cl’été.  C’est  là  qu’il  songe  aux  fraî- 
ches idylles  anciennes,  aux  folles  escapades  des  seize 
ans;  ses  vers  ont  le  charme  de  la  jeunesse,  la  grâce 
d’un  sourire  et  la  couleur  d’un  paysage  ensoleillé. 

Ch.  F 


RECETTES  ET  COflSEILiS 


LA  CONSERVATION  DES  GANTS 

Un  moyen  de  prolonger  la  durée  des  gants  clairs  : les 
frotter  avec  un  peu  de  mie  de  pain  ferme  (pas  tendre,  car 
elle  collerait  aux  gants),  jusqu’à  ce  que  les  gants  soient 
revenus  à leur  couleur  primitive. 


POUR  GUÉRIR  LES  MAUX  DE  DENTS 

Le  remède  est  très  simple  : verser  dans  un  demi-verre 
d’eau  de  douze  à quinze  gouttes  d 'Eau  de  Suez  (fil  jaune), 
délayer  le  mélange  obtenu,  et  au  moyen  d’une  brosse 
douce,  s’en  frotter  les  gencives  et  les  dents.  La  rage  de 
dents  la  plus  violente  est  immédiatement  calmée.  L [Eau 
de  Suez,  combinée  d’après  les  découvertes  de  Pasteur, 
détruit  le  microbe  de  la  carie  et  donne  aux  dents  une 
blancheur  éclatante. 

* 

*.  * 

REFRISAGE  DES  PLUMES 

On  sépare  la  plume  du  chapeau  qu'elle  garnit,  en  la 
tenant  par  les  deux  bouts,  aussi  plate  que  possible  et  bien 
tendue  ; on  la  place  au-dessus  de  la  vapeur  d’un  récipient 
rempli  d’eau  bouillante;  quand  la  plume  est  bien  impré- 
gnée de  l'humidité  de  la  vapeur,  on  la  laisse  sécher;  on 
prend  un  ustensile  rond,  tel,  entre  autres,  qu’un  fer  à 
gaufrer,  et  l'on  roule  chaque  barbe  de  la  plume  autour  de 
cet  ustensile. 


Pour  avoir  sa  Phosphatine  Falières  Bébé  se  décide  enfin 
à faire  ses  premiers  pas. 

* 

•z  * 

CLOUS  DANS  LE  BOIS  DUR. 

Pour  planter  des  clous  dans  le  bois  dur,  on  conseille  de 
les  piquer  préalablement  dans  de  la  cire  jaune  ou  de  les 
frotter  avec  cette  cire.  Ils  s’enfoncent  alors  facilement 
sans  qu'il  soit  besoin  de  percer  le  bois  avant. 


JEUX  ET  ÜMUSEJWEriTS 

Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  iS  octobre  1900. 


DA  la  7e  vente,  elle  vend  le  reste  entier  puisqu’il  ne 
lui  reste  rien  après  ; or  d’après  l’énoncé  elle  vend  la  moitié 

du  reste  + — œuf,  donne  ce  — œuf  constitue  la  moitié 

du  reste  et  la  7e  et  dernière  vente  est  de  1 œuf. 

2°  A la  6e  vente,  il  reste  la  6e  et  1 œuf;  elle  vend  la 
moitié  de  cette  6e  vente,  la  moitié  d’un  œuf  et  encore 


¥ 


œuf,  c’est-à-dire  la  moitié  de  la  6°  vente  et  un  œuf;  un 


œuf  est  donc  la  moitié  de  la  6e  vente,  et  cette  6°  vente  est 
donc  de  2 œufs. 

3°  De  même  à la  5°  vente,  il  reste  la  5e  vente  et  3 œufs  : 


elle  vend  donc  la  moitié  de  la  5e  vente,  — œufs  et  — 


œuf,  c’est-à-dire  la  moitié  de  la  5e  vente  et  2 œufs;  la 
moitié  de  la  5“  vente  est  donc  de  2 œufs,  et  cette  vente 


est  de  4 œufs. 

4°  On  voit  donc  que  les  ventes  sont  moitiés  des  précé- 
dentes; par  suite  les  4°,  3»,  2e  et  1”  ventes  sont  8,  16,  32 


et  64  œufs. 

La  marchande  avait  donc  1 + 2 + 4 -[-  8 + 16  + 32 
+ 65  œufs  ou  128  œufs. 


Ont  résolu  le  problème  : MM.  H.  Deschamps,  à Tou- 
louse ; J.  Vial,  à Paris;  D.  C.;  L.  Martinet,  à Marseille; 
T.  Roubaud.  à Montpellier;  Boissier,  à Lyon  ; II.  Poncet,  à 
Limoges;  Mn"  Jeanne  Hoen,  à Paris;  L.  Rigal,  à Valen- 
ciennes; Tavernier,  à Saint-Etienne;  Mm°  Denise  Guiguet, 
à Neuilly-sur-Seine;  Sarlin,  à la  Rochelle;  J.  Viaud,  à 
Angoulême  ; T.  Coupin,  à Lille. 


PROBLÈME 


Trouver  un  nombre  de  deux  chiffres  tel  que  la  ditfé 
rence  entre  4 fois  le  chiffre  des  dizaines  et  5 fois  celui 
des  unités  soit  13,  et  que  renversé  le  nombre  diminue 
de  18. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouaré.  — 39943. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


673 


Saint  Jean  et  Saint  Pierre. 


Saint  Paul  et  Saint  Marc. 


Par  Albert  Dürer  (Pinacothèque  de  Munich).  — Gravure  de  Crosbie. 


•)•> 


l.'i  Novembre  1900. 


674 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


« lies  Apôtres  » d’Albert  Ùüpep 


Albert  Dürer  ne  conçut  point  de  plus  haut  chef- 
d’œuvre  que  ces  quatre  figures  d’apôtres  exécu- 
tées en  grandeur  naturelle  et  conservées  à la 
Pinacothèque  de  Munich.  Elles  sont  de  la  der- 
nière manière  du  maître,  — la  plus  puissante  et 
la  plus  simple.  La  vérité  physionomique,  l’inten- 
sité de  vie  intérieure,  la  loyauté  magistrale  du 
dessin,  toutes  les  qualités  que  Dürer  avait  dé- 
ployées dans  ses  œuvres  deburiniste  et  de  peintre, 
se  retrouvent,  à la  fois  concentrées  et  agrandies, 
dans  ces  quatre  visages  inoubliables.  Il  s’y  ajoute 
je  ne  sais  quelle  grandeur  classique,  quelle  ma- 
jesté de  style  que  l’illustre  Nurembergeois  n’a- 
vait pas  encore  connues  jusqu’alors.  Dürer  vécut 
à la  fin  du  xve  et  au  commencement  du  xvi”  siè- 
cle ; son  génie  a donc  des  origines  gothiques  et 
il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  ses  célèbres  eaux- 
fortes  : la  Sainte  Face,  ses  Vierges , Saint  Jérôme, 
l'Enfant  prodigue,  etc.,  pour  constater  des  survi- 
vances médiévales  dans  son  art.  Mais  comme 
tous  ses  contemporains  allemands  et  flamands, 
le  peintre  des  Apôtres  subit  la  séduction  de 
l’Italie  ; il  fut  le  plus  grand  peut-être  des  artistes 
septentrionaux  appelés  romanistes,  parce  qu’ils 
allaient  achever  leur  éducation  à Rome. 

Dürer  ne  perdit  point  ses  qualités  originales 
dans  la  contemplation  des  maîtres  italiens.  Son 
génie  reste  d’essence  germanique.  Tout  ce  qui 
constitue  la  personnalité  d’un  artiste  — profon- 
deur d’observation,  vérité  des  types — lui  appar- 
tient en  propre.  11  rapporta  d’Italie  la  science  des 
synthèses  décoratives.  Il  chercha  la  fusion  ex- 


pressive de  ces  éléments  personnels  et  étran- 
gers; il  la  rencontra  dans  les  Apôtres  de  Munich. 
La  précision  allemande  et  l’idéalisme  latin  s’y 
accordent  en  une  harmonie  suprême.  Dürer  a 
pris  ses  modèles  autour  de  lui.  Quoi  de  plus 
allemand,  que  son  saint  Jean,  tendre,  grave, 
dont  la  vaste  pensée  emplit  un  front  énorme  ; 
ne  fait-il  pas  songer  à quelque  jeune  humaniste 
de  la  Renaissance  germanique?  Quoi  de  plus 
nurembergeois  que  saint  Paul  au  regard  hardi, 
au  visage  énergique  et  gemütlich  tout  à la  fois; 
n’évoque-t-il  pas  la  belle  figure  de  Hans  Sachs? 
Le  caractère  de  saint  Pierre  et  de  saint  Marc  n’est 
pas  exempt  de  quelques  traits  conventionnels 
empruntés  à l’Italie.  Mais  comme  la  vieillesse,  la 
lassitude  d’une  tâche  surhumaine  sont  merveil- 
leusement « décrites  » chez  saint  Pierre!  et  avec 
quelle  impérieuse  grandeur  saint  Marc  tourne 
son  regard  vers  une  humanité  lointaine  qu’il 
devine  à l’horizon  des  âges  et  que  son  enseigne- 
ment soumettra  à la  doctrine  du  Sauveur! 

Les  draperies  ont  par  elles-mêmes  une  grande 
force  de  persuasion  et  de  vie.  Dürer  s’y  montre 
le  plus  classique  des  maîtres.  Si  leur  coloris  ne 
conservait  quelque  chose  de  la  froideur  romaine, 
elles  seraient  incomparables.  Telles  quelles,  elles 
enveloppent  avec  une  majesté  unique  quatre  des 
figures  les  plus  humaines,  les  plus  vivantes,  et 
les  plus  vraiment  apostoliques  que  l’Évangile 
ait  inspirées  aux  artistes  chrétiens. 

II.  FIÉRENS-GEYAERT. 


DEjS  BATTUES  AUX  MAGREUSEjS 


Les  premiers  coups  de  fusil  tirés  sur  les  étangs 
de  Bolmon  et  de  Marignane,  autour  de  l’étang 
de  Berre  et  non  loin  des  Martigues  - — la  Venise 
provençale,  — annoncent  que  la  chasse  à la  ma- 
creuse va  battre  son  plein  pendant  les  mois  de 
décembre  et  de  janvier,  et  que  les  chasseurs  pro- 
vençaux, pour  se  dédommager  des  plaisanteries 
de  Méry  et  de  Daudet,  vont  se  livrer  à une  véri- 
table hécatombe  de  gibier. 

La  véritable  dénomination  ornithologique  de 
macreuse  est  foulque  — faouco , comme  l’appel- 
lent les  riverains  de  l’étang  de  Berre,  de  Bol- 
mon, — et  l’origine  de  la  macreuse  n’est  pas 
plus  établie  que  son  état  civil.  Si  la  tradition,  en 
effet,  désigne  cette  poule  d’eau  sous  un  nom  qui 
n’est  pas  le  sien,  la  légende,  intervenant  à son 
tour,  lui  assigne  une  origine,  poétique  sans 


doute,  mais  erronée  certainement.  La  macreuse, 
d’après  la  légende,  naîtrait  dans  les  étangs  et 
sortirait  de  l’onde  tout  comme  la  blonde  Vénus 
au  moment  où  le  coquillage  qui  lui  sert  de  ber- 
ceau s’ouvre  aux  premiers  rayons  du  soleil. 
C’est  même  pour  cette  raison  que  la  macreuse  a 
été  de  tout  temps  considérée  comme  un  aliment 
maigre  et  servie,  la  veille  de  Calendal,  au  fameux 
souper  de  Noël.  Pour  le  même  motif,  les  battues 
aux  macreuses  n’avaient  pas  lieu  autrefois  avant 
le  15  décembre. 

La  battue  aux  macreuses!  Quel  émouvant  et 
amusant  spectacle  ! C’est  la  chasse  qui  passionne 
le  plus  les  Provençaux;  elle  n’a  pas,  comme  la 
chasse  à travers  champs,  les  surprises  de  l’im- 
prévu ; comme  la  chasse  au  poste,  ses  ruses 
et  ses  difficultés  ; elle  exige  cependant  cer- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


675 


taines  aptitudes,  du  sang-froid;  mais,  c’est  sur- 
tout le  cadre  merveilleux  au  milieu  duquel  elle 
s’effectue  qui  en  fait  le  charme  attachant. 

C’est  sur  l’étang  de  Bolmon  qui  appartient  en 
partie  au  territoire  de  la  petite  commune  de 
Marignane,  qu’ont  lieu  les  battues  aux  macreuses. 
Une  Société  a affermé  l’étahg  de  Bolmon  à la 
commune  et  ce  n’est  pas  rare  de  trouver  le 
matin,  au  rendez-vous,  deux  centaines  de  chas- 
seurs. Je  ne  dis  pas  de  fusils,  car  la  chasse  est 
souvent  si  abondante,  que  bon  nombre  d’ama- 
teurs y viennent  avec  plusieurs  fusils  de  rechange. 

La  battue  aux  macreuses  se  fait  à l’aide  de 
bateaux,  et  comme  elle  exige  des  précautions 
pour  éviter  des  accidents  et  une  stratégie  particu- 


de  Bolmon  de  l’étang  de  Berre,  aux  bords  de 
l’étang  du  côté  de  Marignane.  On  marche  ainsi 
vers  la  partie  de  l’étang  sur  laquelle  se  trouvent 
les  macreuses  au  Sud  ou  au  Nord,  suivant  le 
temps,  et  où  elles  forment  en  bande  une  masse 
noire  pareille  aune  fourmilière;  il  y en  a sou- 
vent dix  mille,  vingt  mille,  un  chiffre  qu’il  est 
difficile  d’apprécier. 

Dès  que  les  embarcations  s’approchent  des 
macreuses,  le  directeur  de  la  battue,  dont  la 
place  est  au  centre,  fait  opérer  un  mouvement 
d'ensemble,  les  deux  ailes  de  l’angle  pénètrent 
entre  le  rivage  et  les  macreuses,  le  centre  s’a- 
vance, de  façon  à envelopper  le  gibier. 

Tout  à coup,  les  macreuses  qui,  jusqu’-à  ce 


Un  coin  de  l'étang. 


lière,  les  chasseurs  sont  en  quelque  sorte  enré- 
gimentés. 

Voici  au  reste  comment  on  procède  : 

Dès  que  tous  les  chasseurs  sont  réunis  sur  le 
bord  de  l’étang,  autour  de  la  cabane  de  la  Société, 
à quelques  portées  de  fusil  de  l’endroit  appelé  la 
Bastide-de-la-Palun,  chacun  d’eux  va  solliciter 
du  directeur  de  la  battue  son  inscription,  puis  le 
sort  attribue  à chacun  son  rang  dans  la  double 
ligne  de  bataille.  Lorsque  tous  les  chasseurs  ont 
pris  place  dans  les  bateaux  plats,  dits  bettes,  qui  doi- 
vent les  transporter  sur  l’étang  et  qu’ils  s’y  sonl 
le  plus  commodément  installés,  soit  à b avant, 
soit  à l’arrière,  avec  le  rameur  au  centre,  le  défilé 
commence.  En  arrière  de  la  ligne  se  placent  les 
bateaux  qui  ont  pour  mission  spéciale  de  ra- 
masser le  gibier  tué. 

C’est,  en  terme  de  battue,  la  première  anglade, 
parce  que  les  embarcations, 'qui  atteignent  par- 
fois le  chiffre  de  cent,  forment  un  angle  obtus 
dont  les  côtés  s’étendent  du  Jaï  qui  sépare  l’étang 


moment,  se  sont  contentées  de  nager  pour  fuir 
la  double  ligne  d’attaque,  s’élèvent  sur  l’eau  en 
un  vol  bruyant;  le  bruit  de  leur  envolée,  de  loin, 
ressemble  au  bruissement  des  feuilles  mortes 
roulées  en  farandoles  sur  le  sol  par  le  mistral  ; de 
près,  au  tapage  que  fait  un  train  de  marchandises 
franchissant  une  tranchée. 

C’est  le  moment  de  préparer  les  armes,  car 
l’action  va  commencer. 

Sur  les  bords,  les  chasseurs  libres,  campés  de 
20  mètres  en  20  mètres  comme  une  ligne  de 
sentinelles,  tirent  sur  les  macreuses  qui  les 
approchent.  Les  pauvrettes  ainsi  cernées  n’ont 
plus  qu’un  moyen  : franchir  au  vol  l’angle  des 
embarcations  pour  aller  chercher  un  abri  dan 3 
la  partie  de  l’étang  restée  libre. 

C’est  ce  qu’elles  font. 

Le  spectacle  est  alors  merveilleux.  La  fusillade 
devient  générale  de  l’extrémité  de  la  ligne  à 
l’autre  ; les  coups  de  fusil  se  suivent  comme  des 
des  battements  de  tambour,  précipités  parfois 


676 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


comme  des  roulements  sur  les  points  que  les 
macreuses  franchissent  en  grand  nombre.  On  a 
l’impression  d’une  petite  guerre  et,  là  bas,  der- 
rière la  ligne  d’attaque,  d’autres  bateaux  ramas- 
sent les  morts  et  les  blessés. 


le  gibier  du  côté  de  la. grande  estrade  de  l’étang 
où  il  s’est  réfugié. 

Les  chasseurs  profitent  de  cette  demi-heure 
de  répit  pour  faire  le  décompte  des  cartouches 
qu'ils  ont  brûlées  ; d’autres  nettoient  leurs 


La  cabane  de  la  Société. 


Tout  le  tour  de  l'étang  la  fusillade  se  reper- 
cute ; sur  le  Jaï,  à la  Palunette,  au  milieu  des 
tamaris  et  des  roseaux,  les  coups  de  fusil  laissent 
une  mince  auréole  de  fumée  blanche,  et  dans 
les  embarca- 
tions, les  ap- 
pels,les  éclats 
de  rire,  les 
avertisse- 
ments se  croi- 
sent lorsque 
les  macreuses 
se  détour- 
nent, échap- 
pent ou,  d’un 
coup  d’aile, 
remontent  à 
une  plus  lon- 
gue portée. 

Tout  à coup 
la  corne  du 
directeur  de 
la  battue  re- 
tentit: Ouvrez 
la  ligne  ! Les  embarcations  s’écartent,  1 angle  se 
transforme  en  parallèle,  long  passage  périlleux 
que  les  macreuses  parviennent  difficilement  à 
franchir. 

La  première  anglade  est  terminée. 

Les  embarcations  reprennent  la  route  de  la 
cabane,  et  remontent  pour  cerner  encore  une  fois 


armes,  d’autres  enfin  ouvrent  leur  carnier  et  dé- 
jeunent pendant  que  les  betles  glissent  sur 
l'étang,  piquent  au  milieu  du  paysage  les  notes 
de  coloris  les  plus  fantastiques  et  que  le  soleil, 

cet  habile 
metteur  en 
scène,  éclaire 
ce  merveil- 
leux décor, 
transforme 
en  franges 
d’or  les  lignes 
des  tamaris 
et  des  ajoncs, 
découpe  dans 
le  ciel  des 
bouquets  de 
saules  que  le 
mirage  rap- 
proche ou 
éloigne  ou 
tient  suspen- 
dus entre 
l’azur  du  ciel 
et  l’azur  de  1 eau.  Dès  que  les  embarcations  ont 
repris  leur  ordre  de  bataille,  la  seconde  anglade 
commence.  Et  c’est,  tout  à coup,  la  même  fusil- 
lade, plus  nourrie,  plus  intense,  Le  gibier  est 
de  nouveau  cerné,  harcelé  des  bords,  fusillé  du 
large,  par  cent  chasseurs  qui  tirent  à la  fois  si 
précipitamment  que  bon  nombre  sont  obligés 


« Bettes  >5  sur  le  lac. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


677 


de  changer  l’arme  dont  les  canons  s'échauffent  à 
brûler. 

Un  ouvre  la  ligne  et  il  n’y  a plus  qu’à  achever 
les  macreuses  blessées  qui  plongent  et  rasent 
l’eau  pour  se  frayer  un  passage. 

C’est  la  fin  ! 

Au  retour  le  dénombrement  du  gibier  se  fait  et 
à l’appel  de  la  corne  chaque  chasseur  vient  pren- 
dre la  part  que  lui  a attribuée  un  décompte  rigou- 
reux. Les  battues  accusent  parfois  3 000,  4 000  ma- 
creuses, une  moyenne  de  30  à 40  par  bateau. 

Certains  chasseurs  emportent  le  gibier,  d’au- 
tres le  vendent  sur  place  aux  riverains  de  l’étang 


qui  établissent  aux  environs  de  la  cabane,  à 
chaque  battue,  une  sorte  de  marché,  et  l’on  re- 
prend ensuite  le  chemin  de  Marignane  au  mo- 
ment où  le  soleil  disparaît  derrière  le  rideau  des 
collines  de  Gignac  et  dore  les  dentelures  des 
rochers  de  la  Nerte,  des  hauteurs  de  l’Escaillon 
et  de  Vitrolles. 

Antonin  PALLIÉS. 

La  femme,  comme  la  fleur,  brille  par  son  éclat  et  charme 
par  ses  attraits. 

Le  teint  d’une  femme  est  sa  première  parure. 

Chez  la  femme,  le  cœur  parle  souvent  plus  haut  que  la 
raison. 


LE  CENTRE  DE  LA  FRANCE 

Le  Belvédère  ou  Bruère-Allicliamps? 


Le  département  du  Cher  occupe  assez  exacte- 
ment le  milieu  du  territoire  français. 

Pourquoi,  dès  lors,  ne  l’avoir  pas  dénommé 
département  du  Centre,  comme  l’on  fit,  voilà  cent 
ans,  pour  Je  département  du  Nord  qui  marquait 
le  Septen- 
trion? La  mê- 
me absence 
• de  logique 
fait  qu’il  man- 
que en  France 
un  départe- 
ment du  Midi 
ou  du  Sud  ; les 
Pyrénées- 
Orientales  au- 
raient droit  à 
cette  désigna- 
tion puisqu’y 
sont  situés  les 
points  les  plus 
méridionaux 
de  no  tre  pays. 

Mais  ne 
nous  attar- 
dons pas  à ces 
sécul aires 
inconséquen- 
ces.jNouspos- 
sédons  à un 

haut  degré  le  culte  des  ancêtres.  Les  frontières,  le 
plus  souvent  conventionnelles,  qu’ils  ont  tracées 
à nos  départements,  personne  de  sitôt  ne  s’avi- 
sera de  les  vouloir  modifier.  Il  faut  en  faire  notre 
deuil  ; renonçons  d’un  coeur  léger  au  département 
du  Centre  pour  accepter  le  département  du  Cher. 

De  toutes  nos  villes,  la  plus  centrale  est  Saint- 
Amand-Montrond,  peuplée  de  près  de  neuf  mille 
habitants,  agréablement  située  au  confluent  de 
la  Marmande  et  du  Cher. 


Mais  le  véritable  centre  de  la  France  est 
occupé,  si  nous  en  croyons  Onésime  Reclus,  par 
la  colline  du  Belvédère,  à quatre  kilomètres  au 
Nord-Est  de  Saint-Amand. 

« Du  Belvédère  — écrit  ce  géographeà  la  docu- 
mentation 




La  borne  miiliaire  de  Bruère-Allichamps 


abondante  et 
souvent  sûre, 
bien  qu’il  soit 
poète  — un 
h o m m e qui 
marcherait 
devant  lui  sur 
la  route  idéa- 
le, sans  dé- 
tours, sans 
montées, 
sans  descen- 
tes, par  l’heu- 
reux chemin 
des  oiseaux, 
ne  pourrait 
parcourir  que 
150  lieues  sur 
la  terre  fran- 
çaise, et  dans 
une  seule  di- 
rection, vers 
la  pointe  de 
Bretagne  ; en 

tout  autre  sens,  vers  Bayonne,  Port-Vendres, 
Menton,  les  Vosges  ou  Dunkerque,  il  dépasserait 
100  lieues,  mais  n’atteindrait  pas  150.  Et  il  n’y  a 
même  pas  400  kilomètres  en  ligne  droite  entre  le 
Belvédère  et  la  Manche,  l’Atlantique,  la  Méditer- 
ranée qui  soni  les  trois  mers  de  notre  rivage... 
Avant  la  venue  de  la  Savoie,  avant  le  départ  de 
l’Alsace  - Lorraine,  on  regardait  le  Belvédère 
comme  le  centre  de  la  France;  il  peut  encore 
passer  pour  tel.  » 


678 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  Belvédère  est  un  des  points  culminants  de 
cette  région  aux  vastes  plateaux,  où  de  maigres 
ondulations  ne  sauraient  passer  pour  des  monta- 
gnes. La  carte  de  l’état-major,  en  laquelle  nous 
devons  avoir  toute  confiance,  lui  attribue  314  mè- 
tres d’altitude.  De  ce  coteau  forestier  on  jouit 
d’une  fort  belle  vue  sur  les  vallées  du  Cher  et  de 
la  Marmande,  modeste  affluent  de  la  rivière  qui 
a donné  son  nom  au  département. 

Le  Belvédère  porte  une  tour  de  pierre.  La  re- 
production que  nous  en  donnons  ci-dessous  vaut 
m i e u x que 


Comme  nous  avons  reproduit  la  tour  Malakoff,  il 
n’est  que  juste  de  donner  le  monument  de 
Bruère-Allichamps.  Nous  sommes  redevables  de 
l’une  et  l’autre  photographies  à l’obligeance  de 
M.  l'inspecteur  primaire  de  Saint- Amand  qui  en 
est  l’auteur. 

Au  milieu  de  la  route  nationale,  qui  s’éloigne 
toute  droite  vers  Bourges,  on  a élevé,  sur  un 
soubassement  en  pierres  de  taille,  une  pierre 
rectangulaire  de  2 à 3 mètres  de  hauteur.  C’était, 
ainsi  qu’en  témoigne  une  inscription  latine  assez 

lisible  encore, 


toutes  les  des- 
criptions. Cel- 
te tour  a été 
bâtie  après  la 
guerre  de  Cri- 
mée par  les 
soins  du  duc 
de  Mortemart, 
propriétaire 
du  château  de 
Meillant  et  des 
terres  qui  l’en- 
tourent. Le 
duc  avait  com- 
mandé en  Cri- 
mée comme 
général.  Il  a 
déno  m m é 
Tour  Malakoff 
ce  monument 
élevé  — une 
i n s c r i p t i o n 
l’atteste  — « à 
la  gloire  des 
armées  d'O- 
rient  ».  De  la 
tour,  par  un 
temps  clair, 
on  distingue 
la  cathédrale 
de  Bourges. 

La  distance  du 
chef  - lieu  du 
département 
au  Belvédère 

est  de  40  kilomètres  à vol  d’oiseau.  Nevers  en 
est  un  peu  plus  éloigné,  12  ou  13  lieues, 
comme  Moulins,  Montluçon,  la  Châtre  et  Châ- 
teauroux  que  la  configuration  du  sol,  les  plis  de 
terrain  empêchent  de  voir  du  sommet  de  la  col- 
line. 

Le  Belvédère  est-il  bien  le  centre  de  la  terre 
française  ? 

Onésime  Reclus  n’en  doute  point.  Mais  un  peu 
à l’Est  du  coteau,  à une  douzaine  de  kilomètres, 
dans  le  bourg  de  Bruère-Allichamps  qui  fait  aussi 
partie  du  canton  de  Saint-Amand-Montrond,  se 
trouve  un  monument  qui  passe  dans  toute  la  con- 


La Tour  Malakoff,  bâtie  sur  le  Belvédère. 


trée  pour  être  le  véritable  centre  de  la  France. 


une  borne  mil- 
liaire  qui,  plus 
tard,  avait  été 
creusée  pour 
servir  de  sé- 
pulture. Au 
dire  de  M.  l’in- 
specteur, ces 
b ornes,  ou 
plut  ôt  ces  tom- 
bes, ne  man- 
quentpasdans 
la  contrée. 
Près  d’ A 1 1 i- 
champs,  on  en 
peut  voir,  pa- 
rait-il, trois  ou 
quatre  qui 
émergent  d’un 
champ,  sur  le 
bord  de  la 
route,  en  con- 
tre-bas du  sol. 

La  pierre  de 
Bruère-Alli- 
champs dont 
nous  repro- 
duisons la 
photographie, 
on  en  a comblé 
le  vide  avec 
de  la  maçon- 
nerie. Le  tout 
a été  surmon- 
té d’un  dra- 
excursion,  peut-être  sans 


peau.  C’est  un  but  d’ 
vif  agrément. 

Heureux  pays  tout  de  même  que  celui  où, 
selon  son  gré,  on  peut  trouver  le  centre  de  la 
France,  un  jour  à la  Tour  Malakoff  et  le  lende- 
main à quelques  kilomètres,  au  milieu  de  Bruère- 
Allichamps  ! 

La  géographie  est  une  science  exacte, 

Eknest  BEAUGUITTE. 


********  ***************  **************** 
Formez  l’enfant  à l’entrée  de  sa  voie,  car  il  ne  s en  éloi 


Salomon. 


gnera  pas  même  dans  sa  vieillesse. 

N’avouez  jamais  la  vieillesse  de  votre  intelligence,  ne 


dites  à personne  l’âge  de  vos  pensées. 


G.  Sand. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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UN  CONCOURS  GÉNÉRAL  CHINOIS 

150000  CANDIDATS  — 2 000  REÇUS 


En  ce  moment  où  tous  les  yeux  sont  tournés 
vers  l’Extrême-Orient,  nous  avons  pensé  que  nos 
lecteurs  nous  sauraient  gré  de  leur  faire  connaî- 
tre comment  s’instruisent  et  surtout  comment 
passent  leurs  examens  les  innombrables  Célestes 
qui  se  destinent  à la  carrière  du  mandarinat.  On 
sait,  en  effet,  qu’au  pays  jaune,  l’administration 
civile  et  militaire  est  confiée  aux  mandarins,  et 
que  l’accès  des  plus  hauts  grades  ne  s’obtient 
qu’à  la  suite  d’examens  aussi  nombreux  que 
difficiles. 

Mais  prenons  les  choses  par  le  commencement  . 

Dès  l’âge  de  cinq  ans,  — on  voit  que  les  Chi- 
nois s’y  prennent  de  bonne  heure,  — le  fils  de 
bonne  famille,  futur  fonctionnaire,  est  remis  aux 
mains  d’une  lettré  de  marque,  qui  doit  lui  incul- 
quer les  premières  notions  de  lecture  d’après  un 
recueil  spécial,  le  San-tse-kin  composé  de  mots 
élémentaires  à trois  syllabes,  ou  mieux  à trois 
figures.  C’est  l’A  B C des  petits  Célestes. 

Le  San-tse-kin  renferme,  en  abrégé,  l’histoire 
de  l’Empire  du  milieu,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés  jusqu’à  nos  jours,  comme  disent  nos 
précis  occidentaux.  On  y trouve,  en  outre,  une 
longue  momenclature  de  proverbes,  conseils 
moraux  et  préceptes  de  civilité. 

Vers  Page  de  huit  ou  neuf  ans,  le  jeune  élève 
entre  dans  une  des  écoles  locales  placées  sous  le 
haut  patronage  du  Han-lin.  Apprenons,  entre 
parenthèses,  aux  non  initiés,  que  le  Han-lin  est 
le  Sacré  Collège  des  Lettrés,  sorte  de  ministère 
de  l'Instruction  publique  dont  l’action  rayonne 
de  Pékin  sur  toutes  les  provinces. 

A l'école,  l’enfant  reçoit  un  nouveau  livre,  le 
Tsien-tse-ouen,  qui  renferme  les  mille  princi- 
paux caractères  de  l’alphabet  chinois.  En  même 
temps,  il  est  initié  à l’art  si  complexe  de  l’écri- 
ture peinte,  dont  chaque  figure  représente  une 
syllabe  et  possède  un  sens  déterminé  par  elle- 
même. 

Jusqu’alors,  le  jeune  Chinois  n’a  eu  entre  les 
mains  que  deux  uniques  ouvrages  condensant 
l’ensemble  de  ses  connaissances.  Qu’est  cela  en 
comparaison  des  multiples  manuels  et  autres 
ouvrages  que  l’Alma  Mater  distribue,  un  peu  trop 
libéralement  peut-être,  à nos  fils?  Notons  cepen- 
dant que  le  futur  mandarin  ne  sait  pas  encore 
grand’chose... 

Aussi,  l’année  suivante,  on  passe  aux  quatre 
traités  classiques  de  Confucius  et  de  Meng-tse, 
qui  enseignent  en  particulier  les  règles  de  la 
poésip,  l’économie  politique,  la  littérature  el  les 
éléments  de  philosophie.  Dès  lors,  les  éludes 
deviennent  plus  ardues  el  l’élève  travaille  sérieu- 
sement à préparer  son  premier  examen. 


Il  doit  normalement  être  prêt  à le  subir  entre 
quinze  et  seize  ans.  Les  épreuves  ont  lieu  au 
chef-lieu  de  district  et  ne  paraissent  pas  très 
difficiles.  Un  commissaire  impérial,  délégué  à 
cet  effet  par  le  Han-lin,  est  chargé  d’examiner 
chaque  candidat,  après  quoi,  s’il  a réussi,  on  lui 
décerne  le  titre  de  Siu-tsaï,  autrement  dit  de 
bachelier  du  troisième  degré. 

A la  suite  de  cet  examen,  le  nouveau  bachelier 
se  consacre  à la  préparation  du  grand  concours 
qui  lui  ouvrira  les  portes  du  mandarinat.  Ce 
deuxième  degré,  sorte  de  licence  ès  lettres,  très 
recherché  et  rarement  atteint,  est  connu  en 
Extrême-Orient  sous  le  nom  de  Ku-yan.  Pour 
s’y  préparer  convenablement,  notre  jeune  Siu- 
tsaï  devra  suivre  pendant  de  longues  années  les 
cours  des  collèges  provinciaux,  véritables  uni- 
versités placées  sous  le  contrôle  direct  du  Han- 
lin. 

Grosse  affaire  à tous  les  points  de  vue,  nous 
dirions  même  petit  événement  dans  la  vie  natio- 
nale de  la  Chine,  que  ce  concours, — « général  » 
lui  aussi,  à sa  façon,  — qui  ne  réunit  jamais 
moins  de  140000  à 150  000  candidats,  aux  quatre 
coins  de  l’immense  empire,  en  un  même  effort 
intellectuel. 

Les  examens  de  la  licence  n’ont  lieu  qu’une 
fois  tous  les  trois  ans,  dans  le  chef-lieu  de  la 
province,  sus  la  présidence  officielle  du  gouver- 
neur, ou  Fou-taï.  La  session  s’ouvre  en  automne, 
le  huitième  jour  de  la  huitième  lune.  On  sait  que 
tout,  là-bas,  est  réglé  suivant  le  cours  de  certains 
astres... 

Il  y a trois  séries  d’épreuves,  durant  chacune 
trois  jours. 

Au  dernier  concours  général  chinois,  le  nombre 
des  candidats,  dans  chaque  province,  variait  entre 
huit  mille  et  douze  mille.  Le  maximum  est  en 
général  atteint  à Canton,  où  les  écoles  prépara- 
toires au  Ku-yan  sont  particulièrement  suivies. 

Sur  dix  mille  Siu-tsaï  ayant  subi  les  épreuves, 
on  compte  d’ordinaire  130  ou  140  candidats  reçus 
seulement.  L’on  voit  donc  tout  de  suite,  et  sans 
autres  commentaires,  l’extrême  difficulté  du 
concours. 

Chaque  aspirant  au  grade  de  licencié  est  intro- 
duit, le  matin,  dans  une  petite  case,  éclairée  par 
le  haut,  extrêmement  exiguë,  puisqu’elle  ne 
mesure  que  2 mètres  de  long  sur  1 m.  00  de 
large,  assez  semblable,  du  reste,  à une  petite 
cabine  de  bains,  et  où  se  trouvent  pour  tout  mo- 
bilier un  pupitre  et  un  escabeau  de  bois. 

Il  y en  a comme  cela  1 1 616,  dans  le  Koung-yuin 
— ou  quartier  des  examens  — de  Canton,  alignées 
en  files  interminables,  à droite  et  à gauche  de  la 


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LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


porte  du  Dragon,  et,  sur  chacune  des  cases 
est  inscrit  le  nom  du  candidat  qui  devra  l’oc- 
cuper. 

Celui-ci  peul  apporter  dans  sa  cellule  la  nour- 
riture dont  il  aura  besoin,  mais  il  lui  est  interdit 
de  sortir,  pour  quelque  cause  que  ce  soit,  une 
fois  la  composition  commencée.  Or  chaque 
» épreuve  >’  dure  vingt-quatre  heures,  et  ce  sup- 
plice se  renouvelle  neuf  jours,  à trois  reprises 
différentes  ! 

Les  copies  sont  remises  par  leurs  auteurs  eux- 
mêmes,  aussitôt  la  fin  du  concours,  à Lun  des 
commissaires  impériaux  ou  à l'un  des  dix  exa- 
minateurs suppléants.  Détail  bien  typique,  chacun 
des  manuscrits,  qu’il  s’agisse  de  poésie,  de  dis- 
sertation artistique,  d’histoire,  de  philosophie  ou 
de  sciences,  est  transcrit  sur  un  registre  spécial, 
à l’encre  rouge,  par  une  armée  d’au  moins  trois 
mille  copistes.  C’est  là,  on  s’en  rend  compte, 
une  opération  fort  longue.  Elle  n’a  d’autre  but 
que  de  faciliter  le  travail  des  examinateurs,  les 
compositions  des  candidats  étant  le  plus  sou- 


vent surchargées  de  ratures  et  très  mal  écrites. 

Sur  les  deux  ou  trois  mille  élèves  qui  réussis- 
sent à passer  leur  Ku-yan,  douze  cents  à peine 
osent  poursuivre  jusqu’au  bout  la  carrière  des 
examens,  qui  se  termine  par  l’épreuve  suprême 
du  doctorat.  C’est  à Pékin  seulement  qu’est  insti- 
tué ce  dernier  concours,  relativement  moins  dif- 
ficile que  le  précédent,  la  proportion  des  candi- 
dats reçus  atteignant  parfois  le  tiers  des  inscrits. 

Comme  l’autre,  cet  examen  final  a lieu  tous  les 
trois  ans,  mais  c’est  au  printemps,  et  il  se  pro- 
longe pendant  plusieurs  semaines.  Les  étudiants 
sont  placés  dans  des  cases  aussi  peu  confortables 
que  celles  dont  nous  venons  de  parler;  elles  sont 
gardées  militairement.  11  y a,  de  plus,  un  examen 
oral,  que  font  subir  les  membres  eux-mêmes  du 
Sacré  Collège  des  Lettrés. 

Après  quoi,  le  nouveau  docteur,  muni  de  tous 
ses  brevets,  peut  solliciter  sans  crainte  un  poste 
de  choix  dans  l’administration  civile  du  Céleste 
Empire. 

Edouard  BONNAFFÉ. 


L’ÉPÉE  D’HONNEUR 


OFFERTE 

RU  GÉNÉRAL  CRONJE 


Voici  la  poignée  de  l’épée 
offerte  par  « les  Républicains 
patriotes  français  au  Républi- 
cain patriote  le  général  Cronje  », 
l'un  des  héros  de  la  guerre  du 
Transvaal. 

Cette  œuvre  d’art,  sortie  de 
la  célèbre  maison  Froment- 
Meurice,  est  le  produit  d’une 
souscription  ouverte  par  un 
journal  de  Paris,  l' Intransigeant 

L'artiste  Pallez  en  a été  le 
sculpteur. 

La  poignée  de  cette  épée,  à 
lame  ciselée,  est  en  or  émaillé. 
Le  groupe  qui  la  compose  sym- 
bolise énergiquement  la  lutte 
suprême  que  soutiennent  de- 
puis de  longs  mois  les  Boers 
pour  défendre  leur  indépen- 
dance. 

Il  est  question  de  remettre 
cette  épée  d’honneur  au  Prési- 
dent Kruger,  le  jour  très  pro- 
chain de  son  passage  Paris. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


681 


1-A  NÉOGRAPMIE 


C’est  le  nom  propre  de  la  méthode  nouvelle 
d’écrire,  en  opposition  avec  l’ancienne  méthode 
qui  est  l’orthographe. 

Une  circulaire  récente  de  M.  Leygues,  basée 
sur  un  rapport  du  Conseil  supérieur  de  l’Instruc- 
tion publique,  autorise  certaines  libertés  dans  la 
façon  d’écrire  les  mots,  plus  conforme  à leur 
prononciation,  moins  assujettie  à leur  étymologie, 
mais  que  n’admettent  ni  l’usage  ni  la  syntaxe. 

Ce  n’est  pas  d’aujourd’hui  que  les  meilleurs 
esprits  sont  divisés  sur  le  point  de  savoir  s’il  est 
mieux  de  conserver  aux  mots  de  la  langue  fran- 
çaise la  figure  qu’ils  tiennent  de  leur  origine,  ou 
de  ne  leur  garder  que  la  figuration  correspon- 
dante à leur  prononciation. 

Des  controverses  s’élevèrent  sur  cette  ques- 
tion entre  grammairiens,  dès  le  xvie  siècle.  La 
figuration  du  langage  n’était  pas  si  libre  de  règles 
que  semble  le  croire  M.  Anatole  France.  Et  la 
grammaire  de  Rôti  Cochon,  cet  instituteur  bour- 
guignon, que  son  érudition  toujours  plaisante  a 
déniché  de  l’oubli,  n’est  pas  le  premier  ouvrage 
où  ait  été  essayé  rétablissement  des  bonnes  rè- 
gles du  parler  français.  Cette  grammaire,  selon 
M.  Anatole  France,  ne  date  que  du  règne  de 
Henri  IV.  Meigret,  en  1545,  avait  publié  un  Traité 
touchant  1e  commun  usage  de  la  langue  française. 
Dans  ce  traité,  il  était  « desbattu  des  fautes  et 
abus,  en  la  vraye  et  ancienne  puissance  des 
lettres  ».  L’ouvrage  de  Meigret  provoqua  des  po- 
lémiques. Il  y eut  des  meigrittistes  et  des  anti- 
meigrettistes.  Un  Guillaume  des  Autels  réprouve 
les  hardiesses  excessives  de  son  système  que 
Ronsard  et  Baïf  approuvaient. 

Cependant,  en  1550,  Le  Pelletier  du  Mans  ren- 
chérit, encore,  sur  les  libertés  envers  l’étymo- 
logie, que  recommandait  Meigret,  dans  son  Dia- 
logue de  V ortoyrafe  e prononciation  françoese. 
Mais  il  était  en  désaccord  avec  lui.  Ce  désaccord 
tenait,  surtout,  à la  différence  de  la  prononcia- 
tion usitée  dans  chacune  de  leurs  provinces.  Le 
Pelletier  était  du  Maine,  et  Meigret  du  Lyonnais. 
Meigret  s’élevait  contre  l’usage  et  voulait  « fère 
« qadrer  le  lettres  e l’ecritur’  ao  voës  et  à la  pro- 
« nonciation,  sans  avoer  egart  ao  loës  sophisti- 
ques de  denvezon  et  différences  ». 

Le  savant  Pierre  Ramus  recommandait  une- 
correspondance  absolue  entre  l’écriture  et  la 
prononciation.  On  lui  doit  quelques  distinctions 
importantes  entre  v et  u et  entre  j et  i.  C’est 
même  pour  cela  que  ces  deux  consonnes  furenl 
nommées  par  des  grammairiens  ultérieurs  con- 
sonnes rarnistes.  Jean-Antoine  de  Baïf  ne  voulail 
aussi  dans  les  mots  que  les  lettres  qui  s’y  pro- 
noncent. 11  écrivait  « egsakte  ek  ri  tu  r,  avertise- 
mant  pour  les  komansants.  » Rambaud,  institu- 


teur à Marseille,  voulut  détruire  l’ancien  alphabet 
et  le  remplacer  par  un  nouveau. 

Le  xviie  siècle  ne  fut  pas  moins  fécond  en  ré- 
formateurs. En  1608,  Robert  Poisson  dédiait  à 
Henri  IV  un  alphabet  nouveau  et  un  « dixionère  » 
où  il  sacrifiait  comme  ses  devanciers  l’usage  et 
l’étymologie.  Ses  règles  étaient  formulées  en  qua- 
trains. On  lui  doit  la  suppresion  du  d dans  « ad- 
vocat,  adjourner,  advis  ». 

On  eut  un  Traité  de  l’ortografe  du  président  Ëx- 
pilly  et  les  Véritables  règles  de  V ortàgrafe  fran- 
cèze  de  Louis  de  l’Esclache  en  1668.  Quoiqu’il  ne 
fît  que  reproduire  les  réformes  proposées  par 
Meigret,  Le  Pelletier  et  Ramus,  l’ouvrage  de 
Louis  de  l’Esclache  occupa  beaucoup  l’opinion. 
Il  se  souciait  déjà  de  faciliter,  par  ses  réformes, 
la  connaissance  de  la  langue,  à ceux  qui  l’appre- 
naient, sans  apprendre  le  latin.  Louis  de  Cour- 
sillon,  abbé  de  Dangeau,  dans  divers  ouvrages, 
proposait  la  suppression  des  lettres  qui  ne  s’en- 
tendent pas.  En  1713,1e  Père  Buffier  soutenait 
les  mêmes  principes.  Il  considérait  l’écriture 
comme  un  portrait  des  mots  prononcés.  Et  il  re- 
marquait qu’il  ne  s’agit  pas  de  mettre  de  l’éty- 
mologie dans  un  portrait,  mais  de  le  rendre 
ressemblant. 

En  1778,  Domergue,  membre  de  l’Institut,  s’at- 
taqua à l’alphabet  dans  divers  ouvrages.  L’al- 
phabet n’a  que  vingt-quatre  lettres.  La  langue  a 
quarante  sons.  Il  composa  un  alphabet  nouveau 
de  quarante  lettres,  qu’il  distingua  en  vingt  et 
une  voix  ou  voyelles  distinctes  et  dix-neuf  arti- 
culations. 

Marie,  en  1817,  fit  assez  de  bruit  par  ses  propo- 
sitions de  réforme  de  l’orthographe,  pour  s’at- 
tirer une  étude  moqueuse  de  M.  de  Feletz,  dans 
le  Journal  des  Débats,  qui  s’appropriait  sa  propre 
orthographe  : « 11  ne  doute  pas  du  sugsé,  écrivait 
le  spirituel  critique;  il  prétend  qu’il  a,  pour 
lui,  un  professeur  de  rétorique,  un  qolonel.  II 
s’est  battu  contre  ses  adversaires,  dans  le  Quu- 
rié  fransé,  clans  la  Qolidiêne  et  qu’il  se  battra 
contre  qiconqe  ne  voudra  pas  adopter  sa  ré- 
forme ortografiqe.  » Malgré  les  railleries  qu’il 
s’attira,  Marie  avait  fait  de  nombreux  prosélytes. 
En  1839,  il  pouvait  se  flatter  d’avoir  reçu  33  OOOlet- 
tres  d’adhésion,  d’avoir  provoqué  une  quaran- 
taine de  brochures,  pour  ou  contre  sa  réforme  et 
d’avoir  fait  créer  des  sociétés  de  propagande  dans 
plusieurs  villes  de  province. 

Adrien  Féline  doit  être  compris  parmi  les  ré- 
formateurs de  l’orthographe.  Il  publia,  en  1848, 
un  alphabet  nouveau,  supérieur  à ceux  de  Do- 
mergue et  de  Marie.  De  nombreux  instituteurs  de 
province  l’avaient  adopté. 

On  eut  aussi,  en  1854,  les  travaux  d’Erlan  contre 


682 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


le  respect  de  l’étymologie.  Et  en  1865,  Raoux, 
professeur  de  rhétorique  à l’Académie  de  Lau- 
sanne, coordonna  les  travaux  de  ses  devanciers. 
Afin  de  constituer,  à la  langue  française,  une  or- 
thographe rationnelle  et  phonétique,  il  composa 
aussi  un  alphabet  en  43  éléments.  Il  distinguait 
ces  éléments  en  primitifs  et  en  modifiés.  Il  re- 
connaissait 23  éléments  primitifs  figurés  par  des 
signes  simples  ou  voyelles,  et  18  éléments  modi- 
fiés, figurés  par  des  consonnes. 

A la  même  époque,  en  1867,  Ambroise-Firmin 
Didot  publia  ses  Observations  sur  l' orthographe 
française.  De  savantes  considérations  l’amenaient 
à alléger  la  figuration  de  la  langue,  de  la  plupart 
de  ses  servitudes  étymologiques.  11  supprimait 
y h après  c dans  la  plupart  des  emplois  où  il  a la 
valeur  du  k,  et  dans  les  occasions  où  il  figure  l’es- 
prit rude  des  Grecs.  Il  substituait  Vf  à ph  dans  les 
mots  vulgaires,  mais  il  conservait  ph  dans  les 
mots  savants.  Il  supprimait  les  lettres  répétées 
là  où  la  prononciation  ne  les  fait  pas  sentir,  le 
trait  d'union,  sauf  dans  les  cas  où  l’euphonie  le 
rend  indispensable.  Il  changeait  les  désinences 
ont  et  ence  en  ance  et  ant,  et  ajoutait  une  cédille 
sous  le  t dans  les  cas  où  il  a la  valeur  du  e.  Mais, 
quoiqu'il  fût  en  situation  d’appliquer  lui-même 
ses  réformes,  puisqu'il  était  imprimeur,  il  n’en 
laissa  pas  moins  leur  physionomie  usuelle  aux 
livres  qu’il  a publiés. 

Aujourd'hui  encore,  le  poète  Louis  Ménard, 
qui  est  un  pur  Hellène  égaré  dans  notre  Paris  du 
xxe  siècle,  n'use  que  de  l’orthographe  phonétique. 
Mais  ses  manuscrits  font  le  désespoir  des  typo- 
graphes; il  ont  un  mal  infini  à se  reconnaître 
dans  les  figurations  inusitées  qu'il  donne  aux 
mots. 

On  voit  que  les  entreprises  de  néographie  ne 
datent  pas  d’aujourd’hui.  Elles  ont  eu  des  promo- 
teurs passionnés,  dès  l’époque  où  notre  langue  a 
revêtu  des  formes  définitives.  Et  si  elle  a eu  une 
physionomie  variable,  selon  la  physionomie  même 
de  nos  quatre  grands  siècles  de  littérature,  elle 
s’est  trouvée  trop  tributaire  du  grec  et  du  latin, 
pour  se  dépouiller  de  l’air  de  famille  qu’elle  a 
reçu  de  ces  deux  langues  matricielles.  Aussi  y 


a-t-il  de  grandes  probabilités  pour  que  la  nouvelle 
tentative  de  néographie  n’entame  que  faiblement 
l’orthographe  usuelle. 

L’ignorance  de  l’orthographe  où  restèrent  le 
maréchal  de  Saxe  et  Napoléon  Ier,  qui  étaient  l’un 
Allemand  et  l’autre  Italien,  Henri  IV,  Richelieu, 
Louis  XIV,  moins  excusables,  et  tant  d’autres 
personnages  illustres,  n’a  pas  prévalu  contre 
le  soin  universel  d’écrire  correctement.  «.  L’or- 
thographe est  la  propreté  du  style,  a dit  de  Wail- 
ly,  et  il  n’y  a pas  de  beauté  sans  propreté.  » On 
sait  de  quelle  façon  spirituelle  et  même  un  peu 
cavalière,  un  littérateur  du  siècle  dernier  rappela 
au  respect  de  l’orthographe  une  marquise  qui 
l avait  invité  à souper,  dans  un  billet  où  cette 
grande  dame  avait  confondu  la  valeur  du  c avec 
celle  de  l’s.  Assis  à sa  table,  notre  homme  passe 
son  repas  à découper,  sans  manger.  « N’avez- 
vous  pas  faim,  lui  demande  la  marquise?  — Au 
contraire,  répondit-il,  mais  je  ne  suis  pas  invité. 

- N’avez-vous  pas  reçu  mon  billet?  — Parfaite- 
ment. Vous  m’avez  invité  à couper.  Je  coupe.  » 

Ce  soin  d’écrire  correctement  ne  préserve  pas 
toujours  de  quelque  inadvertance  ceux  mêmes 
qui  y apportent  le  plus  de  soin.  M.  de  Salvandy 
souffrait,  comme  de  véritables  indécences,  des 
incorrections  qu’il  découvrait  dans  les  expéditions 
des  employés  de  son  ministère.  Aussi  écrivit-il, 
d’une  plume  exaspérée,  en  marge  d’un  rapport 
émaillé  d’incorrections  orthographiques  : « On 
devrait  bien,  au  moins,  respecter  l’orthographe.  » 

Ce  culle  de  l’orthographe  est  devenu  si  universel 
de  nos  jours,  qu’il  est  aujourd’hui  l’un  des  signes 
de  la  bonne  éducation.  Une  faute  d’orthographe 
un  peu  grossière  suffit,  en  France,  à faire  juger 
un  homme  définitivement.  Et  peut-être  ce  rigo- 
risme n'est-il  pas  si  blâmable.  Il  sera  toujours 
bon  de  savoir  l’orthographe,  comme  il  bon  de  se 
montrer  bien  élevé. 

Félicien  PASCAL. 

&&&&&&&&  .*ÆÆ*.****&**,*,^*,*&Æ*  **£.&&*&&&&&** 

Il  est  vrai  que  les  plus  belles  choses  sont  également  si- 
gnifiées par  des  femmes  : la  Justice,  la  Vertu,  la  Pitié,  la 
Bienfaisance,  la  Gloire,  etc.  — C’est  que  les  femmes  sont 
extrêmes  en  tout. 


üre  Haute  a curaçao 


La  veille  au  soir,  nous  avions  quitté  Porto  Ca- 
bello  dans  l’enchantement  et  la  féerie  d’un  admi- 
rable coucher  de  soleil.  Les  masses  de  la  mon- 
tagne d’un  vert  foncé  qui  dévalaient  presque  à 
pic,  les  gorges  sévères  où  rien  ne  venait  égayer 
la  végétation  des  forêts  sombres,  se  trouvaient 
baignées  par  le  soleil  couchant.  C’était  comme 
une  poudre  d’or  sur  tout  ce  paysage  grandiose  et 
sur  la  mer  aux  teintes  d’émeraude.  Peu  à peu 
le  mouvement  s’était  apaisé  sur  les  quais  et  le 


va-et-vient  des  portefaix  vénézuéliens,  à la  peau 
bronzée,  avait  cessé  complètement.  Quand  notre 
bateau  se  décida  à quitter  le  port,  nous  n’avions 
plus  sous  les  yeux  que  le  spectacle  de  la  ville 
commençant  à s’assoupir.  Une  bande  de  Lterre 
s’avançait,  ou  semblait  flotter  sur  l’eau,  un  petit 
fort  aux  murs  en  ruines,  dans  les  créneaux  du- 
quel d’hypothétiques  canons  dormaient  en  toute 
tranquillité,  pendant  que,  côte  à côte,  les  soldats 
vénézuéliens  vêtus  de  haillons  militaires  fumaient 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


683 


leur  éternel  cigare,  vautrés  à même  sur  les  pier- 
res branlantes. 

Le  lendemain  matin,  dès  l’aube,  nous  nous 
trouvions  en  face  de  Curaçao  ; il  ne  faut,  en  effet, 
pas  plus  d’une  nuit  pour  faire  la  traversée.  Comme 
il  était  trop  tôt  pour  entrer  dans  le  port  nous 
nous  balancions  tranquillement  en  pleine  mer, 
car  ici  le  rivage  ne  s’infléchit  pas  et  c’est  sur  la 
simple  embouchure  d’une  lagune  que  la  ville  est 
bâtie.  Peu  à peu  le  soleil  levant  commençait  à 
éclairer  les  maisons  et  le  brouillard  en  se  déchi- 
rant laissait  apercevoir  les  grands  édifices,  les 
casernes,  les  hôpitaux  bâtis  dans  un  faubourg  au 
flanc  de  la  colline.  Comme  par  une  baguette 
magique,  l'austère  spectacle  de  la  veille  s était 
transformé;  maintenant  c’était  la  vie,  la  gaieté. 

Enfin  six  heures  ont  sonné,  et  sur  l’appel  de 
notre  sirène  on  voit  petit  à petit  l’extrémité  de 
l’énorme  passerelle  qui  barre  l’entrée  du  port  se 
détacher  d’el- 
le même  et 
se  mettre  à 
décrire  un 
immense  arc 
de  cercle  con- 
duite par  une 
. petite  chalou- 
pe à vapeur, 

emmenant 
avec  elle  tous 
ceux  qui  se 
sont  aventu- 
rés. Voilures, 
charrettes,  cavaliers  et  piétons,  vont  ainsi  faire 
un  petit  tour  dans  le  port  jusqu’à  ce  que  le  ba- 
teau soit  entré;  mais  ici  tout  le  monde  est  philo- 
sophe et  personne  n’y  trouve  à redire,  d’autant 
plus  que  le  temps  est  de  ces  choses  qu’on  gaspille 
aisément  dans  les  pays  chauds. 

Nous  entrons  dans  le  port,  et  immédiatement 
nous  sommes  entourés  d’une  multitude  de  bar- 
ques et  de  bachots,  manœuvrés  à la  godille  par 
des  nègres.  Ils  sont  à gesticuler  et  à nous  dire 
bonjour  avec  la  même  familiarité  que  si  nous 
étions  de  vieilles  connaissances.  Tous,  hommes 
et  femmes,  rient,  jacassent,  l’air  bon  enfant,  et 
s’interpellent  en  « papiamento  »,  le  patois  de 
l’île,  où  il  entre  un  peu  de  beaucoup  de  langues. 

A force  de  lancer  des  cordes  à droite  et  à 
gauche,  de  tirer  sur  les  unes  et  les  autres,  nous 
finissons  par  accoster  le  long  du  quai.  Déjà  nous 
ne  sommes  plus  qu’à  trois  mètres,  lorsque  dans 
la  foule  arrive  un  monsieur  en  uniforme  euro- 
péen, qui  se  met  à parlementer  en  hollandais 
avec  notre  commandant.  On  vient  de  s’apercevoir 
qu’une  dame  vénézuélienne  arrive  de  Valencia 
où  règne  la  variole.  Fort  gaie  et  bien  portante 
d'ailleurs,  elle  se  laisse  examiner  elle  et  sou 
enfant  par  Jes  médecins.  Après  un  conciliabule 
et  des  pourparlers  avec  les  gens  du  quai,  nous 
voilà  définitivement  forcés  de  repartir.  Les  amar- 


res sont  larguées,  de  nouveau  le  port  s’ouvre 
et  nous  reprenons  la  mer  pour  aller  au  laza- 
ret. Mais  ici  une  heureuse  surprise  nous 
attend;  on  débarque  seulement  la  personne  d’où 
venait  tout  le  mal,  et  cette  victime  étant  immolée 
aux  exigences  de  la  Santé,  nous  revenons  triom- 
phalement en  vue  de  la  ville. 

Le  soleil  maintenant  éclaire  vivement  la  ville 
où  l’on  chercherait  vainement  une  masse  de 
verdure.  Vue  de  la  mer,  c’est  une  série  de  petites 
maisons  aux  couleurs  vives  et  tendres.  Le  bleu 
ciel,  le  rose,  le  jaune  pâle  et  le  vert  nil  sont  les 
seules  employées;  mais  ce  qui  frappe  encore 
plus,  c’est  le  caractère  hollandais  fortement  im- 
primé à toute  cette  architecture  de  pays  chauds. 
Sans  doute  la  peinture  est  bien  couleur  locale, 
mais  la  construction  en  elle-même  demeure  euro- 
péenne. Ce  ne  sont  plus  les  maisons  à terrasses 
et  à fenêtres,  grillagées  à l’espagnol,  comme 

dans  toute 
l’Amérique 
du  Sud,  ici  les 
toits  sont  bel 
et  bien  poin- 
tus, garnis  de 
tuiles  rouges, 
les  fenêtres 
du  second 
sont  mansar- 
dées. Les  mai- 
sons sur  le 
quai,  où  nous 
accostons  en- 
fin, ont  trois  ou  quatre  étages.  Elles  se  pressenties 
unes  contre  les  autres,  étroites,  affectant  la  forme 
des  anciennes  habitations  hollandaises  [percées 
de  mille  petites  fenêtres  laissant  voir  leur  char- 
pente apparente.  On  sent  que  les  vieilles  règles 
d'architecture  n’ont  pas  changé  et  telle  ou  telle 
maison  semble  transportée  directement  d’Ams- 
terdam. Enfin  ce  qui  achève  de  donner  au  spec- 
tacle un  air  dégagé  et  propre,  sous  la  lumière 
crue  du  soleil,  c’est  l’habitude  qu’on  a de  dessi- 
ner toutes  les  arêtes  des  constructions  par  des 
lignes  de  chaux  blanche,  qui  font  ressortir  à 
l’emporte-pièce  chaque  détail.  11  est  facile  de  se 
rendre  compte  que  nous  sommes  ici  chez  une 
nation  européenne,  qui  s’est  imposée  au  pays 
avec  ses  mœurs  et  ses  habitudes. 

La  même  impression  se  retrouve  en  examinant 
la  population,  et  c’est  un  étrange  spectacle,  au 
milieu  de  tous  ces  nègres  du  plus  beau  noir,  de 
retrouver  le  type  hollandais,  blond,  fort,  vigou- 
reux, simplement  hâlé  par  le  soleil  et  formant 
un  contraste  curieux.  Déjà  en  entrant  dans  le 
port,  le  bateau  longe  un  petit  fort  où  l’on  voit  les 
soldats  en  vêtements  de  treillis  bleu  faisant 
l’exercice  à l’européenne,  puis  quand  on  avance 
dans  les  rues,  on  rencontre  à chaque  pas  un  type 
familier,  coudoyé  déjà  en  Hollande.  Graves  com- 
merçants ou  fonctionnaires  paisibles  vêtus  de 


684 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


blanc,  une  ombrelle  sur  l’épaule,  se  rendant  à 
leurs  magasins  ou  à leurs  bureaux,  d’un  air  pla- 
cide: petits  enfants  rejoignant  l’école,  leur  carton 
sous  le  bras,  avec  de  grands  bavolets  pour  éviter 
les  insolations;  sergents  de  villeavec  leurs  vestes 
en  pointe  qui  les  font  ressembler  à de  grands 
collégiens,  femmes,  jeunes  filles  se  promenant, 
le  soir  surtout,  habillées  de  toile  blanche,  fout 
ce  monde  à un  air  heureux,  content,  réjoui,  que 
le  soleil  semble  rendre  encore  plus  épanoui. 

Quant  à la  population  nègre,  elle  possède  ici 
un  type  spécial.  Dans  toutes  les  Antilles  les  nè- 
gres offrent  un  caractère  différent.  Sans  doute  le 
fond  reste  bien  toujours  le  même,  nonchalant, 
enfantin,  vantard  et  sans  noblesse,  mais  les  dif- 
férents maîtres  qui  ont  occupé  leur  pays  les  ont 
étrangement  modifiés.  Pour  qui  a vu,  à un  jour 
de  distance,  la  Martinique  ou  la  Guadeloupe  et 
la  Trinidad,  le  contraste  est  frappant  des  résultals 
diamétralement  opposés  obtenus  dans  chacune 
de  ces  colonies,  dont  les  populations  sont  sensi- 
blement les  mêmes. 

A Curaçao,  le  nègre  a la  grande  chance  de  ne 
pas  être  électeur  et  semble  d’ailleurs  ignorer  la 
politique.  Je  ne  dirai  pas  que  c’est  un  travailleur 
idéal,  sérieux,  ponctuel,  mais  il  a gagné  certai- 
nement, au  contact  de  ses  maîtres.  D’abord  il  est 
relativement  assez  actif;  il  a appris  quelques 
métiers,  il  est  menuisier,  charpentier,  charron. 
Beaucoup  sont  occupés  au  port,  soit  comme 
déchargeurs  soit  comme  passeurs,  faisant  pour 
quelques  menues  piécettes  la  concurrence  au 
pont  roulant.  C’est  lui  enfin  qui  fait  toute  la  main- 
d’œuvre,  carie  Hollandais  n’est  que  fonctionnaire 
ou  commerçant.  Quant  aux  femmes,  avec  leur 
petit  bonnet  de  toile,  semblable  à celui  des  Nan- 
taises, elles  sont  toutes  employées  aux  travaux 
domestiques  et  semblent  assez  appréciées  de 
leurs  maîtresses.  Somme  toute,  c’est  une  popu- 
lation paisible  et,  heureuse.  Elle  a d’ailleurs 
toutes  les  raisons  pour  l’être,  car  l’occupation 
de  l’île  par  : les  Hollandais  leur  a été  un  grand 
bienfait. 

Willemstadt,  appelée  aussi  Curaçao,  est  la  capi- 
1 ale  et  la  seule  ville  d'ailleurs  de  bile.  En  mon- 
tant, sur  une  petite  colline  en  arrière,  on  peut  en 
avoir  une  vue  générale.  La  lagune  forme  un 
large  canal  où  peuvent  évoluer  encore  assez  faci- 
lement les  grands  steamers;  puis  elle  s’élargit 
comme  une  sorte  de  petit  lac.  C’est  le  grand  bras 
que  l’on  a utilisé  pour  servir  de  port.  De  chaque 
côté  sont  construits  des  quais  que  bordent  des 
maisons,  s’étendant  ainsi  à droite  et  à gauche. 
A vrai  dire  toute  la  rive  droite  est  un  faubourg 
construit  plus  récemment,  car  la  vieille  ville  est 
bien  visible  et  bien  nettement  tracée.  Elle  tient 
tout  entière  dans  un  petit  espace  sur  la  rive 
gauche,  à l’entrée  du  port  et  circonscrite  entre 
ce  dernier,  un  petit  bassin  qui  y donne  accès  et  la 
pleine  mer.  C’est  là  que  s’élève  le  palais  du  Gou- 
vernement, grande  bâtisse  à deux  étages,  sans 


aucun  caractère  d’ailleurs,  devant  laquelle  se 
trouve  une  petite  place  avec  quelques  arbres  où 
se  réunit  la  musique,  le  dimanche. 

Puis  c’esl  immédiatement  un?  série  de  petites 
ruelles  étroites  et  tortueuses,  où  le  jour  pénètre 
à peine.  Des  maisons  à deux  ou  trois  étages  les 
bordent  en  surplombant.  A chaque  instant  on  a 
la  sensation  de  se  trouver  en  Europe,  dans  un 
coin  de  petite  ville  industrieuse,  surtout  en 
voyant  toutes  les  boutiques  bien  achalandées,  et 
les  commerçants  tranquillement  installés  der- 
rière leurs  comptoirs.  Aussi  le  contraste  est-il 
frappant  de  rencontrer  des  nègres  à chaque  pas. 
Chose  curieuse  ! Il  est  impossible  au  milieu  de 
tous  ces  magasins  de  trouver  un  seul  café.  Lors- 
qu’on a soif,  il  faut  avoir  recours  au  pharmacien, 
qui,  entre  deux  ordonnances,  vous  sert  un  verre 
de  sirop  à l’eau  de  Seltz.  La  liqueur  semble  incon- 
nue, même  le  curaçao  dont  jamais  on  ne  vit  nulle 
fabrique. 

La  vie  extérieure  est  d’ailleurs  presque  nulle, 
chacun  ayant  un  chez  soi,  un  home  où  rentrer 
aussitôt  les  affaires  terminées.  Quant  aux  débits 
de  rhum  pour  les  matelots  ou  le  peuple,  ils  sont 
assez  rares  pour  un  port.  Quelle  différence  avec 
notre  Bretagne  ou  notre  Noimandie  où  l’on  ne 
peut  faire  trois  pas  sans  trouver  un  estaminet. 

Un  autre  endroit  de  la  ville  assez  intéressant 
esl  le  Pietermaaï.  C’est  une  sorte  de  grande 
place  parallèle  à la  mer  où  se  trouvent  réunis  les 
monuments  de  tous  les  cultes,  depuis  l’église,  le 
temple  protestant  jusqu’à  la  synagogue.  La  loge 
maçonnique  vit  côte  à côte  avec  l’école  catho- 
lique et  tous  semblent  faire  bon  ménage. 

Aussitôt  qu’on  a quitté  le  noyau  de  maisons 
qui  forment  la  vieille  ville,  l’aspect  extérieur 
change  du  tout  au  tout.  On  ne  voit  plus  partout 
que  des  villas.  Une  large  rue  qui  fait  le  tour  du 
petit  bassin  en  est  bordée.  C’est  ici  que  le  carac- 
tère hollandais  se  retrouve  encore  fortement  im- 
primé. Chacune  de  ces  maisons  est  admirable- 
ment tenue,  d'une  propreté  irréprochable;  elles 
sont  construites  sous  forme  de  cottages,  toujours 
avec  leurs  arêtes  en  chaux;  elles  se  détachent 
nettement  avec  leurs  toits  rouges  sur  un  ciel  sans 
nuage,  mais  à la  longue  le  spectacle  ne  manque  pas 
d’être  éblouissant.  Tout  en  admirant  le  joli 
arrangement  des  jardins,  avec  leurs  allées  en 
carrelage  rouge  conduisant  à la  porte,  on  regrette 
qu’il  n’y  pousse  pas  un  brin  de  verdure  pour 
reposer  la  vue.  Le  gazon  est  chose  tout  à fait 
inconnue  et  c’est  à force  de  soins  qu’on  arrive  à 
faire  pousser  quelques  plantes. 

C’est  en  effet  là  le  point  faible  de  l’ile;  la  vé- 
gétation y est  pour  ainsi  dire  nulle.  Aussitôt  en 
dehors  de  la  ville,  la  campagne  semble  désolée. 
L’aspect,  en  effet,  est  sévère;  on  ne  voit  que  de 
la  terre  brunâtre,  sur  laquelle  poussent  des  cac- 
tus et  des  buissons  d’épines.  De  temps  en  temps 
pourtant  on  aperçoit  une  oasis,  qui  semble  indi- 
quer que  le  sol  n’est  pas  improductif,  car  les 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


G85 


arbres  que  l’on  trouve  en  ces  endroits  sont  de 
belle  venue.  A mesure  qu’on  avance  dans  l’île,  on 
se  rend  compte  que  Curaçao  n’est  pas  un  pays 
agricole.  D’abord  il  est  rare  de  rencontrer  un 
village;  de  temps  en  temps  sur  le  bord  des  routes, 
on  trouve  une  maison  habitée  par  un  nègre  qui 
cultive  un  champ  de  cannes  et  de  quoi  se  suffire 
à lui-même  à grand’peine,  mais  quant  à voir  une 
ferme,  une  hacienda,  une  exploitation  agricole,  il 
n’y  faut  pas  songer. 

Les  habitants  eux-mêmes  ne  forment  pas  une 
population  de  campagnards;  ce  sont  les  mêmes 
nègres  qu’à  la  ville,  aucune  différence  ne  subsiste 
entre  eux.  Le  paysan  n’existe  pas  de  même  que 
le  colon  européen.  Pourtant  les  campagnes  sont 
habitées,  car  je  me  souviens  d’une  église  entière- 
ment remplie  d’hommes,  de  femmes  et  d’enfants 
où  nous  pénétrâmes  un  dimanche.  Les  parents 
semblaient  d’ailleurs  recueillis,  quant  à la  jeune 
génération , 
c’est  à grands 
coups  d’une 
longue  baguet- 
te que  le  curé, 
un  Dominicain 
à l’air  très  jo- 
vial d’ailleurs, 
leur  inculquait 
les  premiers 
principes  du 
catéchisme. 

La  cause  de 
cet  état  de  cho- 
ses provient  de  ce  que  l’ile  de  Curaçao  est  remar- 
quable parla  sécheresse,  c’est  d’ailleurs  ce  qui  en 
fait  sa  parfaite  salubrité.  L’eau  douce  estime  chose 
rare.  Les  rivières,  si  tantest  qu’on  puisse  en  trou- 
ver une  méritant  ce  nom,  sont  presque  toujours 
sèches  et  l’eau  de  pluie  est  en  somme  la  grosse 
ressource.  Aussi  s’en  montre-t-on  fort  économe. 
Si  l’eau  douce  est  à peine  suffisante  pour  l’ali- 
mentation de  la  ville,  il  n’est  pas  difficile  de  com- 
prendre que  les  campagnes  ne  soient  pas  culti- 
vées. Pourtant,  on  peut  se  rendre  compte  aisément 
que  si,  par  un  moyen  artificiel,  tel  que  les  puits 
artésiens,  on  pouvait  se  procurer  une  quantité 
d’eau  suffisante,  file  pourrait  se  livrer  avec  profit 
à l’agriculture,  car  les  endroits  où  se  trouvent  des 
citernes  ou  quelques  sources  forment  des  oasis 
de  verdure  d’une  luxuriance  remarquable.  Sans 
doute  la  question  a-t-elle  été  posée,  sans  qu’on 
puisse  obtenir  une  solution  avantageuse.  Il  sem- 
blerait pourtant  intéressant  d’arriver  à posséder 
des  prairies  artificielles  et  de  se  livrer  à l’élevage 
du  bétail  suffisant  pour  alimenter  file.  Jusqu’en 
1898  du  moins,  on  avait  encore  recours  au  Ve- 
nezuela ou  à la  Colombie. 

Le  vrai  caractère  de  Willemstadt  est  d’être 
commerciale.  Je  dirais  même  que  le  négoce  est 
sa  seule  raison  d’être.  La  position  de  l’ile  à cet 
-effet  est  particulièrement  heureuse.  Située  sur 


la  côté  du  Venezuela  en  face  de  Porto  Cabello, 
qui  est  un  des  grands  ports  de  commerce  de 
cette  République,  Curaçao  est  la  possession 
européenne  la  plus  rapprochée  et  la  mieux  par- 
tagée pour  faire  le  trafic,  aussi  le  mouvement 
commercial  est-il  très  développé.  Il  n’y  a pas  une 
grande  maison  du  Venezuela  qui  n’ait  une  succur- 
sale à Willemstadt,  où  se  trouvent  quantité  de 
grands  approvisionnements  de  marchandises  de 
toute  sorte,  attendant  en  magasins  le  moment 
favorable  pour  faire  la  courte  traversée  et  péné- 
trer sur  le  continent. 

Lorsqu’on  entre  dans  le  port,  ce  qui  frappe  le 
plus  c’est  le  nombre  considérable  de  goélettes 
<pii  s’y  trouvent  amarrées.  Toutes  peintes  en 
blanc  avec  une  silhouette  assez  élégante,  on 
s’imaginerait  de  loin  voir  une  tlotille  de  plaisance. 
Pourtant  ici  elles  revêtent  un  caractère  essen- 
tiellement utilitaire.  C’est,  en  effet,  par  elles 

que  se  fait  tout 
le  transit  sur  la 
côte.  Et  ceci 
pour  plusieurs 
raisons;  d’a- 
bord, il  revient 
sensiblement 
moins  cher; 
ensuite,  il  don- 
ne une  grande 
indépendance. 
Chaque  com- 
merçant possé- 
dant une  ou 
plusieurs  goélettes,  soit  directement,  soit  en 
sous-main,  peut  éviter  les  grands  ports  et  atterrir 
n’importe  où.  Or  chacun  sait  que  les  douanes  dans 
tous  ces  pays  d’Amérique  duSudne  sont  terribles 
que  dans  les  ports,  mais  que  l’absence  presque 
totale  de  surveillance  des  côtes  permet  bien  des 
débarquements.  D’ailleurs  il  est  presque  toujours 
des  accommodements  possibles.  N’est-ce  pas  de 
l’une  de  ces  Républiques  dont  on  disait  que  le  pré- 
sident lui-même  était  arrivé  à faire  entrer  soixante 
mille  bouteilles  de  cognac  sans  se  soucier  de  la 
douane. 

Enfin,  ce  qui  accroît  encore  la  prospérité  de 
Curaçao,  c’est  qu’elle  est  sur  la  ligne  des  bateaux 
américains,  qui  viennent  relâcher  dans  son  port  et 
prendre  toutes  les  marchandises  que  son  annexe 
lui  amène  de  Maracaïbo.  Or  cette  dernière  ville, 
centre  commercial  des  plus  importants,  est  le 
point  où  convergent,  par  une  série  de  vallées,  les 
produits  les  plus  variés  des  riches  provinces  du 
Venezuela  et  des  hauts  plateaux  de  Colombie. 

Il  n’est  donc  pas  étonnant  de  voir  quelle  im- 
portance les  Hollandais  attachent  à la  posses- 
sion de  cette  île  : leurs  aptitudes  remarquables 
pour  le  commerce  pouvant  facilement  y trouver 
un  champ  d’action  et  leur  faire  réaliser  des  bé- 
néfices considérables. 


Pierre  DESPATYS. 


686 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Un  Ancêtre  de  PHornme 


L’Exposition  universelle  aura  montré  aux  visi- 
teurs qui  se  sont  rendus  au  pavillon  des  Indes 
néerlandaises  l'une  des  reconstitutions  les  plus 
curieuses  de  ce  temps  : celle  du  Pitecanthropus . 

Est-il  vrai  qu’un  astro- 
logue a^it  prédit  que 
l’année  1900  serait  l’épo- 
que triomphante  des  théo- 
ries darwinistes? 

Mais  la  reconstitution 
du  Pitecanthropus  qui 
n’est,  assure-t-on,  que 
la  chaîne,  le  maillon 
même,  qui  relie  l’homme 
au  singe,  pour  saisissante 
qu’elle  soit,  n’en  consti- 
tue pas  moins  une  entre- 
prise extrêmement  arbi- 
traire. 

En  effet,  un  fémur  et 
un  crâne  trouvés  dans 
des  terrains  tertiaires  de 
Java  ont  suffi  à déter- 
miner toutes  les  formes 
du  modèle  exposé  à Pa- 
ris. C'est  sur  ces  don- 
nées fragiles  qu’on  a « créé  » notre  ancêtre. 

Mais  voilà  qu'un  document  nouveau  vient 
s’ajouter  à ceux  que  de  savants  archéologues 


Un  ancêtre  de  l’homme. 


réunissent  sur  cette  question  particulièrement 
intéressante  : c’est  cette  photographie  curieuse 
du  Goureza,  une  sorte  de  singe  que  l’on  trouve 
par  centaines  en  Abyssinie,  particulièrement 
dans  la  forêt  de  Kouni. 

N’est-il  pas  suggestif  au 
possible  ce  petit  homme 
qui  ressemble  plus  à un 
vieillard  bien  propre  qu’à 
un  chimpanzé  ou  à un 
orang-outang?  Et  sa  phy- 
sionomie n’est-elle  pas 
pour  le  moins  aussi  in- 
telligente que  celle  du 
métis  qui  le  tient  par  le 
cou  comme  pour  affirmer 
brutalement  sa  supério- 
rité intellectuelle  ?... 

Quoi  qu’il  en  soit,  no- 
tre Goureza  n’est  pas 
connu,  c’est  pourquoi 
nous  avons  cru  intéres- 
sant de  le  présenter  à nos 
lecteurs.  Il  a aussi  cet 
avantage,  c’est  que,  quand 
il  est  mort,  il  sert  au 
moins  à quelque  chose,  car  sa  peau  constitue 
une  excellente  fourrure. 

Y.  G. 


LOIN  DE  L’AIMEE 


Quand  de  l'obscure  nuit  se  dissipent  les  voiles 
Et  que  la  fraîche  aurore,  éclipsant  les  étoiles, 
Radieuse,  préside  au  lever  de  son  roi  ; 

Quant  au  chant  des  oiseaux  la  riante  nature 
Se  réveille  et  murmure  : 

Chère  âme,  pense  à moi. 

De  ses  rayons  ardents  quand  le  soleil  éclaire 
Nos  bruyantes  cités  et  féconde  la  terre; 

Douze'  fois  répétant  les  soupirs  du  beffroi 
Quand  l’écho  sur  son  aile  emporte  dans  l’espace 
Au  loin  midi  qui  passe  : 

Chère  âme,  pense  à moi. 

Lorsque  vers  l’occident  disparaissant  dans  l’ombre 
L’astre  du  jour  s’enfuit,  chassé  par  la  nuit  sombre, 
Et  que,  les  yeux  fixés  vers  le  ciel  pur,  je  voi 
Ta  rayonnante  image  en  un  millier  d’étoiles 
M’apparaître  sans  voiles  : 

Chère  âme,  pense  à moi. 

— Qu’au  lever  du  soleil  chante  gaîment  l’aurore  ; 
De  rayons  à midi  que  tout  le  ciel  se  dore; 

Qu’aux  derniers  feux  du  jour  la  nuit  autour  de  moi 
De  son  large  manteau  fait  d’ombre  et  de  mystère 
Enveloppe  la  terre  : 

Toujours  je  pense  à toi. 


NOVEMBRE 


Voici  les  obstinés  brouillards,  voici  les  jours 
Plus  sombres  et  plus  courts; 

Et  je  marche,  transi,  sous  les  rousses  feuillées 
De  nos  forêts  mouillées. 

Autour  de  moi,  le  vent  précurseur  de  l’hiver 
Frémit  comme  la  mer, 

Et  des  nuages  bas,  aux  aspects  de  fumées, 
Courent  sur  les  ramées  ! 

Dans  les  sentiers  connus  où  je  m’en  vais  rêvant, 
Le  sol  devient  mouvant, 

Et  voilà  que  les  fleurs  roses  de  la  bruyère 
Vont  tomber  en  poussière  ! 

Source  de  vie  et  gaieté  du  ciel  bleu, 

O vieux  soleil,  adieu  ! 

Et  vous,  il  faudra  donc  le  soir,  au  coin  des  poêles, 
Vous  oublier,  étoiles  ! 

Tu  fais  chérir  le  coin  de  l’âtre  et  la  maison, 
Douloureuse  saison, 

Saison  sans  fruits  ni  fleurs,  saison  découronnée, 
Soir  de  l’année  ! 


Em.  FOUQUET. 


Charles  GRANDMOUGIN. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


687 


LE  NOUVEL  HOTEL  DE  VILLE  DE  VERSAILLES 


Depuis  quelques  années,  les  villes  qui  avoisi- 
nent Paris  ont  mis  une  certaine  coquetterie  à 
l’entourer  d’une  véritable  ceinture  artistique.  Aux 
masures  municipales  quelconques  dont  s'étaient 
longtemps  contentées  les  communes  suburbaines 
ont,  tout  à coup,  succédé  d’imposants  édifices; 
l’amour-propre  s’en  est  mêlé,  et  de  cette  émula- 
tion est  née  toute  une  série  de  monuments  di- 


Bourbon,  fille  de  .Louis  XIV  et  de  Mme  de  Laval- 
lière, M.  Le  Grand  a fait  l’aile  droite,  visible  sur 
notre  gravure,  du  monument  actuel.  Un  élégant 
corps  de  logis,  légèrement  en  retrait,  relie  cette 
aile  à l’aile  parallèle,  entièrement  neuve. 

La  nouvelle  construction,  dont  la  façade  re- 
garde l’avenue  de  Paris,  est  comprise  entre  cette 
avenue,  l’avenue  Thiers  et  la  chefferie  du  génie. 


v 


Le  Nouvel  Ilôtel  de  Ville  de  Versailles. 


•gnes  de  ce  nom.  Conçusà  la  même  époque,  sinon 
dans  le  même  style,  ces  somptueux  hôtels  de 
ville  se  caractérisent  par  un  petit  air  de  famille. 
Quoi  qu’il  en  soit,  c’est  aujourd’hui  le  tour  de 
Versailles,  et  la  question  prend  ici  une  impor- 
tance particulière. 

Ville  historique,  riche  en  souvenirs  de  toute 
sorte,  Versailles  est  elle-même  un  monument, 
— monument  du  passé,  — et  l'on  conçoit  que  la 
tâche  qui  incombait  à l’architecte,  M.  H.  Le 
Grand,  ait  été  particulièrement  délicate.  L’ombre 
du  Grand  Roi  n’a-t-elle  pas  dû  errer  dans  ces 
murs  neufs?...  Très  habilement,  l’artiste  ver- 
saillais,  digne  élève  de  Questel  et  de  M.  Pascal,  a 
ménagé  un  trait  d’union  entre  le  passé  et  le  pré- 
sent, Du  long  rectangle  constituant  l’ancienne 
mairie,  autrefois  Ilôtel  du  Grand-Maître,  dont  la 
première  pierre  fut  posée  par  Marie-Anne  de 


L’aspect  offre  un  agréable  mélange  de  tons,  ré- 
sultant de  l’emploi  simultané  de  la  brique  rouge 
et  de  la  pierre  blanche,  qui  évoque  le  souvenir 
du  château  de  Versailles  sous  Henri  IV  et 
Louis  XII 1.  Ces  couleurs  gaies  forment  contraste 
avec  la  tache  bleue  sombre  de  l’ardoise  du  toit  à 
combles  très  élevés  et  sans  brisure.  Au  centre  de 
la  façade,  surgit  un  hardi  campanile  surmonté 
d’un  ravissant  lanternon,  d’où  l’œil  embrasse 
l’admirable  panorama  que  déroulent  les  forêts 
voisines,  le  parc  et  le  château  avec  ses  dépen- 
dances. Un  motif  architectural,  placé  à la  base 
du  campanile,  présente,  entre  deux  colonnes 
doriques,  les  armes  de  la  ville.  Celle-ci  est  per- 
sonnifiée par  une  gracieuse  jeune  femme,  due 
au  ciseau  du  statuaire  Tony  Noël. 

On  pénètre  dans  l’édifice  par  un  rez-de-chaussée 
élevé  sur  perron,  sur  lequel  s’ouvrent  trois 


688 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


grandes  portes  grillées.  Le  premier  étage  est 
ajouré  par  de  hautes  et  claires  fenêtres  à me- 
neaux, qu’accompagnent  des  colonnes  accou- 
plées. au  fût  cannelé  et  bagué.  L’aile  droite,  en 
bordure  de  l’avenue  Thiers,  reçoit  les  services 
municipaux.  Seuls,  les  cabinets  de  travail  du 
maire  et  des  adjoints  sont  situés  dans  la  partie 
neuve,  à l’extrémité.  L’aile  gauche  donne  abri  à 
la  justice  de  paix,  la  salle  de  conférences,  le  bu- 
reau de  bienfaisance,  etc.  Le  centre  de  l'édilice 
est  occupé,  au  rez-de-chaussée,  par  le  vestibule, 
où  prend  naissance  l’escalier  à une  seule  révolu- 
tion qui  conduit  aux  différents  étages.  La  cage 
de  cet  escalier  forme  une  clemi-tourelle  aboutis- 
sant aux  salles  de  fêtes,  de  mariages  et  du  con- 
seil. 

La  pièce  médiane,  consacrée  aux  réceptions, 
contient  les  anciennes  boiseries  de  l’hôtel  de 
Conti  et  de  Condé,  précieuses  reliques  qui  cou- 
vrent. les  murs  et  encadrent  quatre  portraits  en 
pied  où  se  reconnaissent  les  traits  glorieux  de 
Hoche,  Berthier,  Ducis  et  de  l’abbé  de  l’Épée, 
dont  s’enorgueillit  la  cité  versaillaise.  Au-dessus 
de  la  porte,  le  profil  du  Roi-Soleil  domine  dans 
un  médaillon  de  marbre.  De  gracieuses  et  déli- 
cates peintures  ornent  les  cartouches  disposés 
sous  la  voûte.  Les  salles  des  mariages  et  du  con- 
seil renferment  des  panneaux  non  moins  artisti- 
ques. Partout,  en  un  mot,  se  révèle  le  souci 
d’allier  le  passé  au  présent  et  de  faire  revivre  le 
souvenir  d’une  époque  qui  appartient  à l’his- 
toire, tout,  en  sacrifiant,  comme  il  convenait, 


aux  exigences  de  l’architecture  et  du  confort  mo- 
dernes. 

L’institution  d'un  corps  municipal  à Versailles 
remonte  à plus  d’un  siècle.  C’est,  en  effet, 
Louis  XVI  qui,  en  1787,  autorisa  la  ville  à avoir 
sa  municipalité;  celle-ci  fut  logée  dans  le  garde- 
meubles,  d'où  elle  émigra,  trois  ans  plus  tard, 
pour  occuper  sa  résidence  actuelle,  que  vient  de 
transformer  si  heureusement  M.  Le  Grand.  Ver- 
sailles compte  un  palais  de  plus. 

Victorien  MAUBRY. 


LA  MAISON  DE  MON  RÊVE 


Je  veux  te  construire,  ô mon  Rêve,  une  maison. 

Où  n’entreront  ni  fer,  ni  granit,  ni  tronc  d’arbre. 
Mais  solide,  pourtant,  comme  un  palais  de  marbre, 
Et  close  à tous  les  bruits  bien  mieux  qu’une  prison. 

J’en  bâtirai  les  murs  de  mon  indifférence 
Pour  ce  qui  n’est  pas  Toi.  Pour  en  garder  le  seuil, 
J’élèverai  la  tour  de  mon  immense  orgueil, 

De  mon  orgueil  profond,  l’orgueil  de  ma  souffrance 

Et  puis,  pour  ne  rien  voir  et  pour  n’entendre  rien, 
Très  hermétiquement  je  fermerai  la  porte. 

Foule,  fêtes,  plaisirs,  tout  cela  que  m’importe  i 
Seul  le  silence  est  bon,  le  silence  fait  bien. 

Et  si  quelque  importun  veut  en  franchir  l’enceinte, 
En  guise  de  tessons,  j’aurai  pour  le  chasser 
Des  mots  durs  et  pointus  qui  sauront  le  blesser... 
La  maison  de  mon  Rêve  est  sacrée,  elle  est  sainte. 

Marius  MAYEN. 


LE  MONUMENT  DES  MORTS  BRETONS 


Le  ministre  de  la  Guerre  a présidé,  le  1er  no- 
vembre, à l’inauguration  du  monument  élevé  par 
la  Ville  de  Brest  pour  perpétuer  la  mémoire  des 
marins  et  soldats  bretons  morts  pour  la  Patrie. 

Une  souscription  publique  avait  été  ouverte 
il  y a déjà  plus  de  deux  ans,  et  la  municipalité 
brestoise  avait  voté  une  jolie  somme.  La  Marine, 
toujours  généreuse,  avait  donné  le  bronze  néces- 
saire. , ■ ’ ’ 

Le  projet  du  monument  fut  mis  au  concours, 
et,  à l’unanimité,  le  choix  du  jury  se  fixa  sur 
l’esquisse  présentée  par  un  jeune  artiste  pari- 
sien, ayant  déjà  remporté  plusieurs  succès,  notre 
ami  Auguste  Maillard,  l’auteur  de  cette  Chute 
d'Icare  tarit  remarquée  à l’Exposition. 

L’artiste,  s’inspirant  avec  conscience  des  belles 
traditions  du  pays  de  Bretagne,  et  connaissant 
bien  l’âme  farouche  et  chevaleresque  de  cette 
vieille  race  française,  a campé,  au  côté  de  l’héroï- 
que marsouin  terrassé  par  les  balles  ennemies, 
le  paysan  en  sabot  serrant  d'une  main  furieuse 
le  manche  de  sa  charrue,  et  levant  des  yeux  exta- 
siés et  ivres  de  vengeance  vers  le  pur  génie  de  la 


Patrie,  qui  plane  derrière  lui,  et  d'un  geste  éner- 
gique lui  crie  de  prendre  le  fusil  pour  venger 
son  frère. 

■* 

* * 

Nous  ne  retracerons  pas  ici  tous  les  détails  de 
la  belle  journée  d’inauguration,  nos  lecteurs  les 
ayant  encore,  certes,  présents  à la  mémoire. 

Nous  rappellerons  seulement,  en  quelques 
mots,  la  mésaventure  du  superbe  monument 
d’Auguste  Maillard. 

Le  groupe,  on  le  sait,  a été  érigé  à Brest  sur  la 
place  des  Deux-Portes,  au  milieu  de  la  verdure, 
et  face  à la  rue  de  Siam. 

L’énorme  bloc,  toujours  enfermé  dans  sa 
caisse,  allait  être  placé  sur  le  socle,  et  déjà  il 
était  suspendu  à sept  mètres  au-dessus  de  terre, 
quand,  tout  à coup,  la  corde  qui  le  maintenait  se 
rompit,  et  la  masse  tomba  sur  le  sol  avec  un  bruit 
assourdissant  de  ferraille. 

; Une  véritable  panique  s’empara  des  assistants, 
qui  étaient  fort  nombreux,  et  l’alarme  fut  jetée 
parmi  les  édiles,  et  parmi  les  marins.  La  frayeur 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


G89 


Le  Monument  des  Morts  bretons. 


tétait  grande,  car  le  monument  étant  encore, 
nous  l’avons  dit,  enfermé  dans  sa  caisse,  nul  ne 
pouvait  connaître  l’étendue  du  malheur. 

Maillard,  prévenu  par  dépêche,  accourut,  aussi 


vite  que  le  lui  permit  l’express  de  Brest,  — qui 
n’a,  hélas!  d’express  que  le  nom  — et,  avec 
l’anxiété  que  l’on  peut  s’imaginer,  assista  au 
déballage.  Par  bonheur,  i!  se  trouva  que  rien 


690 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


n’avait  été  brisé  ; mais,  par  contre,  tout  était  dis- 
loqué, disjoint,  desserré.  Le  génie  de  la  Patrie 
avait  les  ailes  rompues  par  le  milieu.  Le  mal  fut 
réparé,  grâce  au  concours  d'une  forte  équipe  de 
travailleurs.  L’accident  coûta  bel  et  bien  quinze 
cents  francs,  mais  tous  ceux  qui  connaissaient 
l’œuvre  de  Maillard  poussèrent  un  soupir  de  sou- 
lagement. 

Aujourd’hui,  le  monument  se  dresse  fièrement, 


dans  un  cadre  fait  pour  lui,  sur  un  fond  de  ver- 
dure, entre  les  massives  portes  de  la  ville  forti- 
fiée,  et  il  regarde,  par  delà  la  rue  de  Siam.le  port 
de  guerre,  la  rade,  le  goulet. 

Paul  DARZAC. 

&&&&&& &&&&&&&&&&&&&&&&&&& 

Dans  leur  orgueil,  les  hommes  ne  s’avisent  jamais  de  se 
mesurer  à leur  cercueil,  qui  seul,  néanmoins,  les  mesure 
au  juste.  Bossuet. 


LES  BARBIERS  DE  PARIS 


Quoiqu’elle  reconnaisse  comme  patron  un 
roi,  saint  Louis,  la  corporation  des  barbiers, 
perruquiers  et  coiffeurs,  dont  on  célébrait  ces 
jours-ci  la  fête,  eut  des  débuts  très  humbles.  Au 
coin  des  rues  les  plus  populeuses,  abrité  par  un 
auvent  contre  la  pluie,  ou  encore,  comme  quel- 
ques-uns de  ses  successeurs,  posté  sur  les  bords 
de  la  Seine,  le  barbier  de  Paris,  le  rasoir  ou  les 
grands  ciseaux  à la  main,  attendait  le  client  et 
le  rasait  devant  un  petit  public  attiré  par  ce  spec- 
tacle, car  il  faut  peu  de  chose  pour  amuser  les 
Parisiens. 

Bien  des  années  s’écoulèrent  avant  que  l’opé- 
rateur en  jplein  vent  pût  se  donner  le  luxe  d'une 
boutique  — boutique  étroite  et  sombre  que 
remplissait  presque  entièrement  le  siège  massif 
sur  lequel  s’asseyait  le  patient  et  où  quelques 
plats  ébréchés  couvraient  une  table  boiteuse. 

Plus  l’importance  de  la  barbe  augmentait, 
plus  celle  du  barbier  tendait  à diminuer.  11  est 
évident  que  lorsque  les  rois  de  France  em- 
ployaient cette  formule  consacrée  : « Je  le  jure 
par  saint.  Denis  et  par  la  barbe  qui  me  pend  au 
menton  »,  les  nobles  se  croyaient  obligés  d’imiter 
le  souverain,  et  les  vilains  seuls,  qui  payaient  peu 
et  mal,  se  résignaient  à se  faire  raser. 

La  mode  sur  ce  point  fut  d’ailleurs  très  varia- 
ble. Depuis  Charlemagne  jusqu’aux  derniers  rois 
carlovingiens,  l’usage  s’établit  de  se  faire  raser 
« à la  française  »,  puis  les  longues  barbes  repri- 
rent, pour  quelque  temps  le  prestige  qu’elles 
avaient  perdu. 

Vers  le  milieu  du  xne  siècle,  l'illustre  corps  de 
métier,  dont  nous  rappelons  les  plus  notables 
souvenirs,  commença  à entrer  dans  l’histoire.  Je 
dois  ajouter  qu’il  y entra  par  une  assez  mauvaise 
porte. 

Pour  obéir  aux  injonctions  de  l’Église,  LouisVII 
se  décida  à raccourcir  ses  cheveux,  qu’il  portait 
fort  longs,  et  à se  faire  raser  la  barbe.  Sa  femme, 
Eléonore  d’Aquitaine,  blâma  ce  changement 
qu’elle  jugeait  malencontreux  et  son  affection  se 
trouva,  du  jour  au  lendemain,  notablement  dimi- 
nuée. Un  divorce  devint  nécessaire.  Eléonore 
épousa  le  comte  d’Anjou  qui  devait  monter  plus 


tard  sur  le  trône  d’Angleterre  et  elle  lui  apporta 
comme  dot  le  Poitou  et  la  Guienne . 

Ainsi  parce  qu’un  barbier  — dont  nous  ne 
savons  même  pas  le  nom  — rasa  la  barbe  de 
Louis  VII,  la  France  perdit  plusieurs  provinces, 
subit  une  guerre  terrible,  fut  ravagée  pendant 
plus  de  trois  cents  ans;  parce  qu’un  roi,  trop 
facile  à influencer,  n’eut  pas  le  courage  de  rester 
imberbe,  trois  millions  de  Français  moururent 
sur  les  champs  de  bataille.  C’est  ce  qu’on  appelle 
la  philosophie  de  l’Histoire. 

Avant  que  ces  tragiques  événements  se  fussent 
déroulés,  un  autre  barbier  historique  de  Paris, 
Pierre  de  Labrosse,  devint  ministre  de  Philippe 
le  Hardi,  et  fut  pendu  en  1278.  On  peut  rappro- 
cher sa  triste  destinée  de  celle  du  célèbre  barbier 
de  Louis  XI,  Olivier  le  Daim  ou  le  Diable. 

Les  statuts  des  barbiers  de  Paris  furent  renou- 
velés en  1392.  Cette  corporation  dépendait  alors 
du  premier  barbier  ou  valet  de  chambre  du  roi, 
maître  ou  garde  du  métier  des  barbiers  de  la 
Ville  de  Paris. 

Un  des  articles  des  statuts  interdisait  aux  bar- 
biers de  Paris  d’exercer  leur  métier  sur  les 
lépreux,  et  c’est  sans  doute  la  seule  précaution 
antiseptique  qu’on  puisse  signalera  cette  époque. 
Il  leur  était  également  défendu,  sous  peine  d’une 
amende  de  cinq  sols,  de  prendre  les  apprentis  de 
leurs  confrères. 

Ils  avaient,  comme  par  le  passé,  le  droit  de 
panser  les  clous,  bosses,  apostumes  et  autres 
plaies  non  mortelles,  sans  avoir  égard  à l’opposi- 
tion de  leurs  éternels  rivaux,  les  chirurgiens. 

« Tout  varlet,  lils  de  maître  ou  apprenti,  disent 
les  staluls  de  1444,  qui  voudra  être  reçu  maître, 
sera  tenu  de  servir  huit  jours  dans  la  boutique 
de  chacun  des  maîtres  jurés  et  d’y  faire  une  lan- 
cette. Les  jurés  s’enquerront  s’il  a bonne  vue, 
bonne  main  et  s’il  connaît  les  veines  qu  il  faut 
saigner.  » 

Cet  usage  de  confier  aux  barbiers  le  soin  de 
faire  les  saignées  présentait  des  dangers  sérieux 
et  avait  soulevé,  à diverses  reprises,  de  vives 
protestations,  non  seulement  de  la  part  des  chi- 
rurgiens, mais  aussi  de  la  part  des  médecins,  plus 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


691 


désintéressés  dans  la  question.  En  1578,  Bona- 
venture  Oranger,  docteur  en  médecine  de  la 
Faculté  de  Paris,  publiait,  chez  le  libraire  l’Huil- 
lier,  rue  Saint-Jacques,  à l'enseigne  de  l’Olivier, 
un  curieux  traité  « sur  les  précautions  qu’il  con- 
vient de  prendre  dans  les  saignées  ».  Ces  précau- 
tions, les  barbiers  ne  les  prenaient  presque 
jamais  : ils  se  contentaient  de  chercher  dans  l’al- 
manach les  jours  favorables  ou  défavorables  au 
maniement  de  la  lancette.  Le  malade  s’en  tirait 
ensuite  comme  il  pouvait. 

Malgré  les  plaintes  les  plus  justifiées,  un  arrêt 
du  Parlement  du  2(1  juillet  1603  permettait  aux 
« Saugrado  » de  se  dire  et  de  se  nommer  maîtres 
barbiers  chirurgiens,  et  en  août  1613  des  lettres 
patentes  confondirent  les  statuts  des  deux  corpo- 
rations des  barbiers  et  des  chirurgiens  et  leur 
accordèrent  les  mêmes  droits.  Blessés  dans  leur 
dignité,  les  chirurgiens  protestèrent  et  le  Parle- 
ment, par  un  arrêt  du  23juillet  1614,  rétablit  l’an- 
cien état  de  choses. 

Les  barbiers  continuèrent  à saigner  impuné- 
ment, mais  leurs  principales  fonctions  consistè- 
rent à raser  leur  prochain. 

■ L'Edit  des  Barbes,  du  23  novembre  1539,  sem- 
blait avoir  eu  pour  but  d’accroître  leur  clientèle 
et  d’augmenter  leurs  bénéfices.  Il  défendait  à 
tous  autres  qu'aux  gentilshommes,  officiers 
royaux  et  militaires,  de  laisser  croître  leur  barbe 
« dans  la  crainte  que  les  criminels  ne  soient  pas 
reconnus  et  échappent  aux  poursuites  de  la  jus- 
tice ». 

Les  magistrats  continuaient  à arborer,  comme 
une  marque  de  dignité,  la  longue  barbe,  mais 
dans  les  dernières  années  du  xvi°  siècle,  les 
jeunes  conseillers,  peut-être  pour  se  donner  des 
allures  militaires,  portaient  la  barbe  taillée  pres- 
que au  ras  du  menton  et  de  grandes  moustaches 
relevées,  que  d'habiles  barbiers  retroussaient  et 
frisaient  « avec  certains  fers  chauds  à la  manière 
tudesque  ».  C’est  par  conséquent  à la  magistra- 
ture — on  ne  s’en  douterait  guère  — que  nous 
devons  les  fers  à friser. 

La  seconde  moitié  du  xvne  siècle  est  l’âge  d’or 
des  barbiers,  puisque  tout  le  monde,  à l’exemple 
du  grand  roi  qui  est  l’arbitre  des  élégances,  porte 
la  barbe  rase. 

Notre  héros,  le  barbier  de  Paris,  a encore,  en 
ce  temps-là,  le  titre  de  maître,  comme  un  notaire 
ou  un  avocat.  Indépendamment  de  ses  attribu- 
tions « capillaires  »,  il  est  un  peu  chirurgien  et 
un  peu  vétérinaire.  11  est  aussi  — j’allais  dire 
surtout  — gazelier.  Il  sait  bien  des  choses  et  ce 
qu’il  ne  sait  [tas  il  l’invente.  Entre  deux  coups  de 
rasoir,  il  gagne  une  bataille  ou  remplace  un 
ministre. 

Dans  sa  boutique  se  donnent  rendez-vous,  pour 
annoncer  ou  apprendre  les  dernières  nouvelles, 
tous  les  gobe-mouches  du  quartier.  Le  principal 
ornement  de  cette  boutique  est  un  grand  fauteuil 
de  chêne  au  dossier  très  élevé  et  dont  le  siège 


forme  une  sorte  de  caisse.  Par  une  fente,  analogue 
à celle  d’une  tirelire,  le  client  glisse  le  pourboire, 
et  le  soir  on  vide  le  fauteuil  comme  aujourd’hui 
l’urne  de  métal  qui  semble  placée  chez  les  coif- 
feurs pour  rappeler  aux  clients  qui  seraient  ten- 
tés de  les  oublier  leurs  devoirs  électoraux. 

Lorsqu’un  siècle  plus  tard,  à la  veille  de  la  Révo- 
lution, Beaumarchais  veut  représenter  — - avec 
ses  qualités  et  ses  défauts,  avec  son  esprit  clair 
et  avisé,  sa  faconde  intarissable,  son  mercanti- 
lisme et  son  goût  pour  l’intrigue  — ce  tiers-état 
qui  n’est  rien  et  veut  être  tout,  il  choisit  un  bar- 
bier, Figaro. 

Figaro,  servi  par  les  circonstances,  devient 
tout-puissant  et  comme  il  est  fort  industrieux, 
de  son  instrument  agrandi  et  perfectionné,  il  fait 
la  guillotine,  le  rasoir  national. 

Sous  l’Empire  et  la  Restauration,  le  barbier  de 
Paris  se  montre,  comme  tout  le  monde,  trouba- 
dour, sentimental  et  romantique.  C’est  l’époque 
où  Marie  de  Saint-Ursin  définit  les  cheveux  « cette 
étrange  végétation  animale  qui  s’élève  sur  le 
sommet  de  la  tête  comme  les  chênes  ornaient  les 
collines  de  Dodone  et  les  lauriers  croissaient  sur 
le  mont  Parnasse  ». 

Ce  n’était  p>as  une  besogne  vulgaire  ni  facile 
que  de  coiffer  et  de  raser,  en  ce  temps-là,  un 
élégant.  L’artiste  devait  dessiner  sur  la  tête  qu’on 
lui  confiait  les  trois  boucles  du  sommet,  le  Pont 
d' Amour,  la  Boucle  du  Désir  et  la  Boucle  Fortunée, 
les  trois  boucles  du  front,  Y Anneau  Victorieux , 
le  Crochet  séducteur  et  la  Feuille  d' Acanthe,  et 
enfin  les  trois  boucles  des  tempes,  la  Masse  d'ac- 
compagnement, la  Boucle  sentimentale  et  la  Boucle 
d'enlèvement.  Il  aurait  été  déshonoré,  pour  le  res- 
tant de  ses  jours,  le  barbier  qui  d’un  rasoir  trop 
hâtif  aurait  tranché  une  de  ces  précieuses  bou- 
cles. C’est  du  moins  ce  que  nous  laisse  entendre 
un  homme  qui  s’y  connaissait,  le  perruquier 
Duchesne,  auteur  bien  oublié  d’un  traité  publié 
en.  1826  et  orné  de  ce  titre  que  je  trouve  tout 
simplement  merveilleux  : De  la  Nécessité  de  la 
coiffure  pour  les  Hommes  distingués , ses  rapports 
avec  la  Civilisation,  suivi  de  la  Manière  de  mettre 
son  chapeau. 

Les  barbiers  d’aujourd’hui  n’y  mettent  pas  tant 
de  façons.  Ils  vous  demandent,  pour  conserver 
la  tradition,  comment  vous  désirez  être  coiffé... 
et  ils  vous  coiffent  comme  il  leur  plaît. 

Henri  D'ALMERAS.  ‘ 


CHEYILLY 

Le  promeneur  venant  de  Choisy-le-Roi,  de 
Villejuif  ou  de  Bourg-la-Reine,  et  qui,  après  trois 
quarts  d’heure  de  marche,  arrive  au  milieu  d’un 
vaste  plateau  dominé  au  nord  par  le  fort  des 
Hautes-Bruyères,  ne  se  douterait  guère,  à la  vue 


692 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


des  quelques  fermes  qui  composent  le  petit  vil- 
lage de  Chevilly  que  là  s’étendait,  au  temps  jadis, 
un  bourg  d’une  certaine  importance  où  se  tenait 
une  foire  très  achalandée. 

Aujourd'hui,  c’est  plutôt  un  hameau  auquel  se 
rattachent  d'autres  encore  plus  petits  : la  Rue  et 
La  Saulsaie,  et  qui  conserve  du  temps  passé  un 
aspect  tout  particulier,  de  vieilles  masures  tom- 
bant en  ruines,  un  clocher  moyen  âge  s’élevant 
au  milieu  d’une  jolie  place  où  l’herbe  croît  libre- 
ment à l’ombre  de  vieux  marronniers. 

L’abbaye  de  la  Saulsaie,  dont  l’origine  remonte 
au  xe  siècle, 
était  habitée 
par  des  reli- 
gieuses lé- 
preuses soi- 
gnées par 
-treize  autres 
religieuses 
en  bonne  san- 
té. Cette  lé- 
proserie 
jouissait  de 
privilèges  ex- 
ceptionnels : 
dîme  sur  le 
vin  consom- 
mé par  le  roi 
et  la  reine, 
dîme  sur  le 
drap,  don  des 
chevaux  hors 
de  service, 
des  sceaux 
d’or  attachés 
aux  lettres 
envoyées  au 
roi,  cire  de 

tous  les  autres  sceaux,  vieux 
cent  livres  de  rente  annuelle. 

Louis  N le  Hulin  augmenta  ces  donations  en 
déclarant  que  « sous  le  nom  de  sceaux  d’or,  il 
fallait  comprendre  ceux  d’argent,  que  le  vieux 
linge  devait  s’entendre  pour  tout  le  linge  qui  avait 
servi  au  roi  et  à la  reine,  de  même  que  les  che- 
vaux qui  ne  pouvaient  quitter  l’écurie  royale  que 
pour  être  remis  aux  religieuses  ». 

Les  religieuses  de  la  Saulsaie,  habituées  à ces 
libéralités  et  très  protégées  par  la  reine  Anne  de 
Bretagne,  s’enhardirent  et  élevèrent  la  prétention 
de  s’octroyer  ce  que  bon  leur  semblerait,  et  le 
grand  conseil  du  roi  ne  s’y  opposa  point  entiè- 
rement. 

Quand  Anne  de  Bretagne  mourut,  il  y éut  de 
vives  contestations  entre  les  religieux  de  Saint- 
Denis  et  les  religieuses  de  la  Saulsaie.  En  effet, 
ceux-là  demandaient  la  restitution  du  dais,  de 
l’effigie  et  de  l’habillement  de  la  reine;  les  reli- 
gieuses de  la  Saulsaie  réclamaient  « le  linge  de 
la  feue  reine,  linge  de  corps  et  linge  de  table,  les 


L’église  de  Chevilly. 


linge, 


chandelles, 


joyaux  d’or  et  d’argent,  les  mules,  mulets  et  pa- 
lefrois, chevaux  d’honneur  et  autres  qui  avaient 
mené  les  chariots,  avec  les  harnois  et  les  col- 
liers ». 

Pour  trancher  la  difficulté,  le  Parlement  fit  tout 
mettre  sous  séquestre  entre  les  mains  de  Jean 
du  Val,  receveur  des  gages. 

Le  prieur  de  la  Saulsaie  officiait  et  tenait  re- 
gistre d’état  civil  dans  l’abbaye  pour  les  labou- 
reurs de  la  ferme  y attenant. 

Cette  léproserie  disparut  à la  Révolution  et  la 
ferme  qui  existe  sur  son  emplacement,  route  de 

Fontainele.au, 
est  de  con- 
struction ré- 
cente. 

De  grands 
personnages 
eurent  des 
résidences 
à Chevilly;  ils 
y étaient  at. 

tirés  sans 
doute  par  les 
préférences 
des  rois 
Louis  XIV, 
Louis  XV 
et  Louis  XVI 
qui  venaient 
souvent  chas- 
ser sur  le  pla- 
teau dit  de 
Long-Boyau 
et  dont  la  ca- 
pitainerie de 
chasse  était  à 
Villejuif.  Du 
reste,  il  existe 
>etit  pavillon  où  Mmede  Maintenon 
et  les  personnes  de  la  suite  du  roi  venaient  se 
reposer. 

Le  château  appartenait  au  vice-amiral  Jules 
Hercule  Mériadec  de  Rohan-Guéménée*  On  lit 
dans  les  registres  de  la  paroisse  qu’en  1771,  eut 
lieu  l’enterrement  de  « très  haute,  très  puissante 
et  très  illustre  princesse  Son  Altesse  Louise  Ga- 
brielle  Julie  de  Rohan-Soubise,  épouse  et  douai- 
rière de  très  haut,  très  puissant  et  très  illustre 
prince  Son  Altesse  Monseigneur  Hercule  Méria- 
dec de  Rohan,  prince  de  Guéménée,  duc  de  Mont- 
bazon,  pair  de  France,  etc.,  décédée  en  son 
hôtel  de  Chevilly  le  20  août,  âgée  de  soixante- 
seize  ans  et  transportée  de  cette  église-ci  en  celle 
des  révérends  pères  Feuillants,  rue  Saint-Honoré, 
lieu  de  sa  sépulture  ». 

A la  Révolution,  le  château  fut  mis  en  vente 
par  les  fils  de  la  défunte  dont  l’un  était  Maximi- 
lien Mériadec  de  Rohan,  archevêque  de  Bordeaux, 
grand  prévôt  du  chapitre  de  Strasbourg,  et  l’autre, 
Constantin  de  Rohan,  prince  de  Montbazon,  lieu- 


encore  un  joli 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


G93 


tenant  général  des  armées  navales.  Ce  château 
n’existe  plus. 

Messire  Dreux,  seigneur  de  Creuilly,  capitaine 
de  surveillance  du  pourvoi  de  la  corneille  à la 
grande  fauconnerie  du  roi,  habita  la  Rue.  Sa 
femme  et  sa  fille  sont  enterrées  dans  l’église  de 
Chevilly. 

Le  marquis  de Cubières,  écuyer  de  Louis  XVIII, 
possédait  aussi  une  maison  de  campagne  à la  Rue. 

Le  parc  de  l’ancien  château  a été  acheté  par  le 
baron  Schickler,  il  y a une  soixantaine  d’années, 
pour  être  converti  en  haras.  Depuis  1867,  il  est 
devenu  la  propriété  des  Pères  du  Saint-Esprit  qui 
y ont  fondé  un  séminaire. 

Vers  la  fin  de  septembre  1870,  les  Allemands 
envahirent  le  plateau  de  Chevilly  et  se  dissémi- 
nèrent dans  les  villages  environnants.  Paris 
essayait  alors  des  sorties  désespérées.  Le  30  sep- 
tembre, dès  l’aube,  un  détachement  peu  impor- 
tant de  francs-tireurs,  [le  18B  et  le  35e  de  ligne, 
le  3e  zouaves,  un  corps  de  mobiles  de  la  Seine- 
Inférieure,  vinrent  par  Choisy  et  gravirent  silen- 
cieusement la  côte  de  Thiais. 

Un  brouillard  épais  couvrait  le  plateau,  la 
pluie  tombait  fine,  serrée,  glaciale.  En  sortant  de 
Thiais,  la  petite  troupe  se  trouva  en  face  de  quel- 
ques éclaireurs  ennemis  qui  firent  volte-face  et 
s’enfuirent;  nos  soldats  les  poursuivirent,  ne  se 
doutant  pas,  les  malheureux,  qu’ils  étaient  pris 
au  piège.  En  effet,  l’ennemi  s’était  fortifié  dans 
la  propriété  des  pères  du  Saint-Esprit;  le  géné- 
ral Guilhem  et  ses  hommes  grimpent  à l’assaut, 
la  baïonnette  en  avant,  la  lutte  est  acharnée, 
c’est  une  tuerie.  Enfin,  ils  sont  maîtres  du  vil- 
lage, ils  crient  déjà  victoire  ! Ignorant  les  forces 
de  l’adversaire,  ils  traversent  le  pays  désert, 
mais  arrivés  au  bout  du  mur  qui  se  trouve 
d’équerre  avec  le  chemin  traversant  les  champs, 
ils  sont  reçus  par  une  trombe  de  mitraille  qui 
les  couche  à terre... 

Ce  combat  coûta  la  vie  au  général  Guilhem; 
2 000  Français  et  400  Allemands  furent  hors  de 
combat. 

Les  soldats  du  33°  de  ligne  ont  fait  élever  un 
monument  funéraire  commémoratif  sur  le  bord 
de  la  voie  de  Chevilly  à Vitry. 

Sur  les  faces  du  cippe,  on  lit  : 

COMBAT  DE  CHEVILLY 
30  SEPTEMBRE  1870. 

LES  OFFICIERS,  SOUS-OFFICIERS  ET  SOLDATS 
DU  33°  RÉGIMENT  DE  LIGNE 
A LA  MEMOIRE  DE  LEURS  CAMARADES 
TOMBÉS  SOUS  LE  FEU  DE  L’ENNEMI. 

SIÈGE  DE  PARIS 
1870-1871. 

L’église,  sous  le  vocable  de  sainte  Colombe, 
n’a  de  bien  remarquable  que  son  clocher  qui 


date  du  xne  siècle.  Les  tableaux  qu’elle  possède 
ne  sont  que  des  copies,  sauf  une  Cène,  de  Flan- 
drin.  La  cure  existe  depuis  le  xve  siècle.  Le  ci- 
metière qui,  selon  l’usage,  entourait  l’église,  a 
été  reporté  en  dehors  du  pays,  sur  la  route  dé- 
partementale, depuis  1860. 

En  l’an  X,  les  habitants  de  Chevilly  font  une 
pétition  « tendant  à conserver  le  temple  où 
s’exerce  le  culte  catholique  et  à obtenir  une  suc- 
cursale pour  cette  commune  ». 

Le  sous-préfet,  en  réponse  à cette  pétition, 
dit  que  la  commune  devra  voter  un  supplément 
de  traitement,  « car  il  ne  faut  point  réduire  le 
prêtre  à la  triste  impossibilité  de  ne  pouvoir 
ouvrir  la  main  aux  malheureux,  et  sa  présence, 
lorsqu’il  va  voir  les  malades,  doit  être  le  signal 
de  quelque  soulagement  ». 

Avant  la  Révolution,  les  archives  étaient  con- 
servées à la  cure  de  Chevilly  ; mais,  lorsque  les 
registres  d’état  civil  furent  créés,  ces  archives 
furent  remises  entre  les  mains  du  maire  et  dé- 
ménagèrent chaque  fois  qu’un  nouveau  magistrat 
était  élu.  Cela  n’était  pas  sans  inconvénient; 
aussi  décida-t-on  qu’elles  seraient  transportées 
définitivement  à la  maison  d’école  et  gardées 
par  l’instituteur. 

En  1815,  les  lanciers  de  la  garde  royale  prus- 
sienne vinrent  camper  dans  la  commune  et  cou- 
chèrent dans  la  salle  où  on  célébrait  les  ma- 
riages, et  « guidés  sans  doute  par  l’espoir  du 
pillage,  enfoncèrent  la  porte  du  cabinet  des  ar- 
chives et  s’y  installèrent  à demeure  ».  Les  re- 
gistres éparpillés  sur  la  paille  furent  ramassés 
par  l’instituteur  et  mis  en  sûreté. 

Ce.  ne  fut  qu’en  1845  que  la  commune  posséda 
une  mairie.  Jusqu’à  cette  époque,  les  maires 
mariaient  chez  eux,  et  il  existe  encore  dans  le 
pays  de  vieilles  gens  qui  racontent  avoir  été  ma- 
riés dans  la  cuisine  de  M.  le  maire. 

Les  écoles  de  Chevilly  furent  fondées  par 
M.  Le  Masson,  secrétaire  du  roi,  en  1734.  Mais  on 
s’était  déjà  occupé  de  l’instruction  des  enfants  de 
la  commune,  et  l’inscription  suivante,  placée 
dans  l’église  de  l’Hay,  en  fait  foi  : « Défunte  et 
vénérable  et  discrète  personne,  M°  Sulpice,  jadis 
curé  de  l’église  de  céans  et  depuis  chanoine  en 
l’église  Saint-Honoré  à Paris,  a donné  à cette 
église  de  l’Ay  une  maison  en  ses  appartements 
avec  ses  vignes,  le  tout  par  luy  acquis  et  sis  au 
dict  l’Ay  et  vingt-quatre  livres  trois  solz  quatre 
deniers  de  rente  pour  la  fondation  d’une  maison 
d’escole  pour  instruire  les  enfants  du  dict  l’Ay 
et  de  la  Rue  et  de  Chevilly,  pauvres  desquels  il 
ne  prendra  rien,  à la  charge  de  dire  par  les  dicts 
enfants,  tous  les  jours,  le  salut  à l’intention  du 
dict  deffunt  et  de  ses  parents  et  amis,  et  de  dire 
par  chaque  an  ung  Obit  à vigilles  à neuf  leçons, 
et  une  messe  haulte  de  Requiem  le  jour  de  son 
trépas,  ainsi  que  plus  à plain  apert  par  son  testa- 
ment et  lettres  de  ce,  faictes  et  passées  par  ses 
exécutans  par-devant  la  Carde  et  Bontems,  no- 


694 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


taires  au  Châtelet  de  Paris,  le  xxviiU  jour  de  may 
mil  VeIH**XI.  Priez  Dieu  pour  luy,  lequel  décéda 
le  xme  d'octobre.  Requiescat  in  pace!...  » 

En  1766,1a  maison  donnée  par  Le  Masson  à 
la  Rue  tombait  en  ruines  ; l’école  fut  transférée 
à Chevilly  et  devint  mixte.  Le  chapitre  motive 
ainsi  sa  décision  : « 1°  L’emplacement  du  ter- 
rain de  la  maison  d’escole  des  garçons  n’est  bien 
précieuse,  il  est  près  de  l’église,  sous  les  yeux 
du  curé  qui,  de  son  jardin,  entend  tout  et  de  ses 
fenêtres  voit  tout;  2°  le  curé  aura  sous  les  yeux 
les  enfants  de  l’un  et  de  l’autre  sexe;  il  pourra 
visiter  fréquemment  l’école  et  faire  assister  les 
tilles  aux  catéchismes  de  Carême  qui  se  font 
trois  fois  la  semaine,  ce  qu’il  n’a  pu  gagner  jus- 
qu’à présent  des  parents  des  enfants.  » 

Cela  dura  jusqu’en  1795. 

Le  premier  instituteur  laïque  fut  un  pauvre 
tisserand,  nommé  Dareau,  qui  recevait  pour  ces 
fonctions  un  traitement  annuel  de  350  francs  ! 

Aujourd’hui,  Chevilly  possède  une  jolie  mairie, 
une  école  de  garçons  et  une  école  de  filles  de 
construction  récente. 

La  population  est  agricole.  Cependant  une 
partie  de  l’immense  plateau  est  couverte  de  pé- 
pinières appartenant  à des  propriétaires  de 
Vitry.  Les  aqueducs  couverts  de  la  Vanne,  du 
Loing  et  du  Lunain  traversent  le  pays. 

L’air  y est  très  pur,  la  vie  calme,  et  le  Parisien 
qui  y passe  une  journée  pourrait  se  croire  très 
éloigné  de  Paris,  s’il  n’apercevait  à l’horizon  le 
sommet  de  la  tour  Eiffel. 

J.  TH  I EUR  Y. 


CHIROI^ERIE^ 

Nos  gais  et  vaillants  soldats  français  sont  partis  en 
campagne  chez  les  Célestes,  avec  leur  habituelle  et 
modeste  batterie  de  cuisine  (marmites  à quatre 
hommes,  gamelles  à huit,  et  petite  gamelle  indivi- 
duelle). Dans  ce  matériel  peu  compliqué,  ils  feront 
là-bas  la  soupe  réglementaire,  et  le  frichti  lorsque  les 
poules  et  le  riz  seront  abondants;  leur  préparation 
morale  par  le  ventre  se  résumera  à appliquer,  dans 
la  plus  large  mesure,  le  fameux  précepte  d’un  vieux 
dur-à-cuire  qui  disait  jadis  « que  le  soldat  se  bat 
bien  quand  il  a le  ventre  plein  ». 

Leurs  adversaires  à face  jaune  procèdent,  à ce  qu’il 
paraît,  bien  autrement  en  ce  qui  concerne  leur  ali- 
mentation en  vue  du  bon  combat.  Les  mœurs  ne 
changent  pas  facilement  chez  eux,  ils  sont  demeurés 
barbares,  sanguinaires  et  surtout  naïfs.  Les  ordres  et 
commandements  de  leurs  mandarins  lettrés  sont 
terribles,  pleins  de  menaces,  mais  tellement  extra- 
vagants, qu’ils  restent  le  plus  souvent  lettres  mortes 
et  pour  cause  : à l’impossible  nul  n’est  tenu.  Mais, 
avec  des  simples,  des  superstitieux  et  des  illuminés 
comme  le  sont  les  adeptes  de  Confucius,  des  paroles 
haineuses,  des  imprécations  sanguinaires,  semblent 


suffire  aux  mandarins  à boule  de  cristal  pour  donner 
du  cœur  à leurs  soldats. 

On  peut  en  juger  par  les  élucubrations  suivantes 
qu’on  imprimait,  paraît-il,  en  Chine,  sur  feuilles  de 
papier  de  riz,  en  1860,  pendant  la  fameuse  campagne 
du  Palais  d’Été,  si  productive  pour  les  poches  de 
nos  alliés  les  Anglais  : 

« Ceci  est  commandé  aux  Braves,  par  moi,  manda- 
rin, le  chef  des  Braves. 

« Qu’on  tremble  et  qu’on  m’obéisse. 

« Treize  jours  avant  la  bataille,  les  Braves  mange- 
ront de  la  gelée  de  tigre,  afin  d’avoir  en  eux  la  colère, 
la  rage  et  la  férocité  des  tigres. 

« Le  douzième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  du  foie  de  lion  rôti,  afin  d’acquérir,  par 
cette  nourriture,  l’intrépidité  naturelle  du  lion. 

« Le  onzième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
prendront  du  jus  de  viande  de  serpent,  afin  d’acqué- 
rir la  finesse  de  ce  reptile. 

« Le  dixième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  de  la  bouillie  de  caméléon,  afin  d’éblouir 
les  ennemis  en  changeant  constamment  de  couleur 
et  d’aspect. 

« Le  neuvième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
prendront  du  bouillon  de  crocodile,  afin  de  pouvoir 
poursuivre  l’ennemi  dans  l’eau  comme  sur  la  terre, 
à l’imitation  des  crocodiles  qui  se  battent  dans  l’un 
et  l’autre  élément. 

« Le  huitième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  de  la  rate  de  jaguar  délayée  dans  du  vin, 
afin  qu’ils  se  jettent  sur  l’ennemi  avec  la  rapidité  et 
la  furie  du  jaguar. 

« Le  septième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  des  têtes  de  milan,  afin  d’être  doués, 
pour  découvrir  de  loin  l’ennemi,  de  la  vue  incompa- 
rable de  cet  oiseau  de  proie. 

« Le  sixième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  des  intestins  d’hémione,  pour  se  donner 
le  cri  terrible  de  ce  quadrupède. 

« Le  cinquième  jour  avant  la-  bataille,  les  Braves 
mangeront  des  cervelles  d’hippopotame,  afin  de 
communiquer  à leur  peau  la  dureté  de  celle  de  cet 
amphibie  impénétrable  aux  balles. 

« Le  quatrième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  des  dos  de  singe,  afin  de  grimper  à l’assaut 
avec  la  vélocité  de  ce  rapide  animal. 

« Le  troisième  jour  avant  la  bataille,  les  Braves 
mangeront  des  scorpions,  afin  que  toutes  les  blessures 
qu'ils  feront  soient  venimeuses  et  mortelles  comme 
les  piqûres  du  scorpion. 

« La  veille  de  la  bataille,  les  Braves  mangeront  de 
la  poitrine  de  panthère  à demi  saignante,  afin  d’être 
impitoyables  à l’ennemi  comme  la  panthère. 

« Le  matin  même  de  la  bataille,  les  Braves  boiront 
du  sang  de  léopard,  afin  de  ne  jamais  se  retourner 
en  déchirant  l’ennemi,  ce  qui  est  la  vertu  caractéris- 
tique du  léopard. 

« Tremblez  et  obéissez  ! » 

Eh  bien  ! mes  bons  Chinois,  au  soldât  français  il  ne 
faudra  pas  une  cuisine  aussi  compliquée,  pour  vous 
infliger  la  correction  que  vous  méritez.  Les  emprunts 
faits  par  lui  au  règne  animal  consisteront  tout  bonne- 
ment à avoir  : un  cœur  de  lion,  un  ventre  de  fourmi, 
et  des  jambes  de  cerf.  Avec  cela,  ils  ne  trembleront 
pas  devant  les  Braves,  serreront  gaiement  la  boucle 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


695 


du  pantalon  quand  il  le  faudra,  et  sauront  toujours 
vous  atteindre,  quelque  rapide  que  soit  votre  fuite. 

Vous  serez  châtiés.  Quand  bien  même  vous  appli- 
queriez à la  lettre  les  préceptes  du  vieux  traité  de 
l’Art  militaire  de  Sun-tsé  : « Si  vous  êtes  dix  fois 
plus  fort  en  nombre  que  n’est  l’ennemi,  environnez-le 
de  toutes  parts  ; ne  lui  laissez  aucun  passage  libre, 
faites  en  sorte  qu’il  ne  puisse  ni  s’évader  pour  aller 
camper  ailleurs,  ni  recevoir  le  moindre  secours.  Si 
vous  avez  cinq  fois  plus  de  monde  que  lui,  disposez 
tellement  votre  armée,  qu’elle  puisse  l’attaquer  par 
quatre  côtés  à la  fois  lorsqu’il  en  sera  temps, 


C’est  aussi  simple  que  le  plan  de  campagne  du 
général  Boum,  dans  la  Grande-Duchesse  de  Gérolstein  : 
Tourner  et  envelopper. 

Le  Furet. 

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&  &&&&&& 

Quand  la  loi  se  mêle  de  nous  protéger,  elle  s'y  prend 
souvent  comme  ces  chiens  de  Terre-Neuve  qui  noient  les 
gens  en  les  ramenant  au  rivage. 

Il  ne  faut  pas  dire  aux  hommes  tout  ce  qu’on  sait  d’eux  : 
ils  vous  lapideraient  pour  se  venger  de  ne  pouvoir  plus 
vous  tromper.  G.  Saxd. 


LE  RÊVE  D’UN  JOUR  D’AUTOMNE (1) 


NOUVELLE 


IV  (Suite  et  fin.) 

• — Tout  à fait  charmant,  Madame. 

— Tu  dis  cela  bien  froidement.  Ah!  ma  petite 
Lucienne,  tu  sais  que  je  suis  ta  vieille  amie.  Je 
vais  te  poser  une  grave  question.  Tu  vas  même 
me  trouver  bien  indiscrète.  Je  te  supplie  pour- 
tant de  me  répondre  franchement.  Jusqu’à  pré- 
sent, tu  n’as  encore  donné  ton  cœur  à personne  ? 

Un  joli  effarement  se  peignit  sur  le  visage  de 
Lucienne. 

— Oh!  jamais,  Madame,  mais... 

— 11  faut  être  tout  à fait  loyale,  mon  enfant,  in- 
sista Mme  Dureau;  tu  n’as  jamais  aimé  personne? 

— Personne,  Madame.  Est-ce  que  j’ai  le  moyen 
d’aimer  quelqu’un,  moi? 

— N’affecte  donc  pas  une  indifférence  que  tu 
ne  sens  pas.  Tu  te  sais  assez  belle  pour  te  croire 
autorisée  à rencontrer,  un  jour  ou  l'autre,  le 
Prince  Charmant  qui  délivrera  ta  beauté  de  la 
servitude  de  ton  travail  quotidien. 

— Je  suis  tendrement  touchée,  Madame,  du 
rôle  de  bonne  fée  que  vous  vous  donnez  ici  pour 
moi.  Mais  M.  Cormeille  est  riche.  Il  est  possible 
qu’il  ait  un  goût  assez  vif  pour  moi  depuis  quel- 
ques heures.  Mais  il  n’a  pas  pu  s’éprendre  de 
moi,  si  vite  et  assez  sérieusement,  pour  vouloir 
m’épouser  sans  dot. 

— Enfin,  te  déplaît-il? 

— Depuis  que  je  l’ai  revu  ici,  chez  vous,  je 
n’ai  rien  trouvé  en  lui  qui  ne  soit  digne  d’éloges. 

— Bon.  Le  reste  le  regarde.  11  te  fera  la  cour, 
ma  chère.  Il  fera  la  conquête.  Il  aurait  bien  du 
malheur  s’il  ne  réussissait  pas  à gagner  ton 
amour.  Et  je  n’ai  pas  à t’apprendre  qu’il  t’adore. 

— Oh!  Madame,  vite,  votre  chapeau.  Je  vais 
manquer  le  train. 

— Voilà,  ma  petite.  D’ailleurs,  je  vais  écrire  à 
ta  mère. 

(1)  Voirie  Magasin  Pittoresque,  numéros  des  lti  septem- 
bre, 1er  et  1 1>  octobre  et  1er  novembre  1900. 


Durant  ce  conciliabule  des  deux  femmes,  Ro- 
bert  avait  bien  compris  qu’il  en  était  le  principal 
objet.  Il  s’alarmait  de  ses  faibles  raisons  d’espérer 
qu’il  lui  serait  favorable.  L’extrême  réserve  de 
Lucienne  lui  paraissait  le  témoignage  calculé 
d’une  aversion  qui  se  manifestait  sans  se  for- 
muler. Ses  moqueries,  loin  d’être  l’expression 
d’un  aimable  enjouement,  recélaient  peut-être 
l’aigreur  de  sa  pauvreté  laborieuse  et  la  jalousie 
d’une  aisance  quelle  jugeait,  sans  doute,  inac- 
cessible. Et  qui  sait  si  la  perspective  du  beau 
mariage  avec  lui,  que  Mme  Dureau  lui  avait  laissé 
entrevoir,  certainement,  ne  la  décidait  pas  à s’y 
résigner  sans  amour?  Tout  ce  rêve  enchanté  de 
sa  matinée,  qui  aboutissait  sournoisement  à 
cette  obligation  soudaine  de  se  marier,  prenait 
à ses  yeux,  d’ailleurs,  un  aspect  de  mauvaise  plai- 
santerie. Comment?  comment?  Il  allait  se  ma- 
rier, maintenant,  parce  qu'il  avait  rencontré, 
dans  le  train  une  jolie  fi  lie  dont  la  beauté  l’avait 
fait  un  peu  divaguer?  Et  sa  marraine  trouvait 
cela  tout  naturel  ! 

- Oh!  pourvu  quelle  pût  marier  les  gens, 
elle!  se  dit-il.  Elle  rajeunit  d’au  moins  trente- 
cinq  ans  chaque  fois  qu  elle  peut  assister  à un 
mariage.  On  dirait  qu’elle  croit  recommencer 
pour  son  propre  compte.  Mais  ce  n’est  pas  elle, 
c’est  moi  qu’elle  va  marier.  Je  dois  y regarder 
d'un  peu  plus  près. 

Mais  Lucienne  parut,  au  seuil  de  la  porte  de 
la  salle  à manger,  suivie  de  M""'  Dureau.  Robert 
se  précipita  à sa  rencontre.  Il  lut  surpris  de 
l’expression  de  gravité  de  son  visage.  Elle  était 
encore  plus  belle  ainsi,  sous  ce  nuage  de  tris- 
tesse qui  assombrissait  sa  beauté. 

— Au  revoir,  Madame,  dit-elle  à Mmo  Dureau 
en  l’embrassant.  Bonjour,  Monsieur. 

Vous  voulez  dire,  j’espère,  au  revoir,  made- 
moiselle? 

D’un  mouvement  irréfléchi  et  irrésistible,  Ro- 
bert s’empara  de  la  main  de  la  jeune  fille . 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


696 


- Voyons,  Mademoiselle,  insista-t-il,  ce  n’est  | 
pas  : adieu;  c’est  : au  revoir! 

Lucienne  dégagea  sa  main,  s’inclina  devant 
l’officier  et  répondit  à voix  plus  basse  : 

— Oui,  peut-être,  Monsieur.  Au  revoir! 

Mme  Bureau  avait  bâte  d’arracher  les  deux  jeunes 
gens  à leur  embarras.  Elle  enlaça  Lucienne,  par- 
la taille,  maternellement,  et  l’entraîna  vers  le 
jardin. 

De  la  rampe  du  perron,  Robert  la  regardait 
s’éloigner. 

Aussitôt  qu’elle  fut  dans  la  rue,  le  jeune 
homme  cria  à Mme  Dureau,  qui  revenait  vers  lui  : 

— Eh  bien!  elle  ne  m’aime  pas? 

— Veux-tu  te  taire,  touque  tu  es!  Comment 
veux-tu  qu’elle  le  sache?  Elle  ne  t’a  pas  vu  l’es- 
pace de  deux  heures. 

- Je  ne  l’ai  pas  vue  plus  longtemps,  moi. 
Et  il  me  faut  bien  m’avouer,  malgré  toutes  les 
raisons  que  je  viens  de  me  donner,  pour  me 
démontrer  l’absurdité  de  toute  mon  aventure, 
que  je  l'aime  passionnément.  Mais  regardez-la 
donc.  Est-elle  assez  jolie. 

Lardent  jeune  homme  regardait  Lucienne 
s’éloigner.  Il  l’apercevait  encore,  dans  la  grande 
rue,  au-dessus  de  clôtures  des  jardins.  Elle  avait 
cette  allure  alerte  et  légère  des  Parisiennes  qui 
imprime  à leur  démarche  une  grâce  fuyante  et 
un  attrait  imprécis.  Les  grandes  ailes  du  ruban 
de  son  chapeau  battaient  l’air  de  leur  palpitation 
jumelle  et  communiquaient  de  loin  â sa  marche 
l’illusion  d’une  envolée  aérienne.  Robert  sentait 
son  cœur  se  serrer  à cette  vue.  Son  rêve  de  bon- 
heur s’éloignait  à mesure  que  se  fondait  la  pal- 
pitation des  ailes  rubis  dans  la  grisaille,  peu  à 
peu  brouillée  de  brume,  où  la  jeune  tille  avait 
disparu.  Et  il  fallut  que  sa  marraine,  d’un  geste 
caressant  de  sa  main  sur  l’épaule  du  jeune 
homme,  l’éveillât  de  sa  contemplation.  Il  lui 
montra  une  face  altérée  par  le  doute,  autant  que 
par  l’amertume  des  regrets  de  son  rêve  enfui. 

— Mon  Dieu,  voilà  que  tu  te  désoles,  dit 
Mme  Dureau,  alors  que  tu  devrais  remercier  la 
Providence;  elle  a l’air  de  combiner  tout  à mi- 
racle pour  ton  bonheur. 

- Vous  avez  vu  comme  elle  m’a  quitté  froi- 
dement. 

- Voyons,  mon  cher,  rends-toi  mieux  compte 
du  trouble  et  des  perplexités  de  Lucienne.  11  lui 
tombe  en  chemin,  on  pourrait  presque  dire,  dé  la 
lune,  un  charmant  jeune  homme  qui.  s’éprend 
d’elle.  Ce  jeune  homme  lui  est  l’occasion  d’un 
riche  mariage  inespéré.  Et  tu  ne  lui  donnerais 
pas  même  le  temps  de  se  consulter,  de  laisser 
naître  assez  d’amour  en  elle  pour  qu’elle  puisse 
s’affirmer  qu’elle  l’épousera  par  amour  et  non 
pour  ton  argent? 

— Mais,  au  moins,  m’aimera-t-elle? 

— Je  me  charge  de  te  ménager  les  occasions 
de  l’y  disposer.  Je  peux  t’assurer,  dès  mainte- 
nant, qu’elle  n’aime  personne. 


— Ah!  marraine,  si  elle  ne  m’aimait  pas!... 
Me  voilà  sérieusement  malheureux  de  son  éloi- 
gnement. 

- Ne  te  plains  pas  que  l’amour  soit  venu  à 
l’improviste  renouveler  ton  âme.  Et  veille  à ne 
pas  être  lâche  devant  le  bonheur.  La  vie  ne  vaut 
que  par  de  rares  heures  pareilles  à celles  que  tu 
viens  de  vivre. 

— Vous  êtes  bonne  de  me  parler  ainsi  ! 

Il  s’inclina  en  même  temps  sur  la  belle  main 
longue  et  (ine  de  Mme  Dureau,  et  l’effleura  de  ses 
lèvres.  Un  léger  frisson  agita  les  épaules  de  l’ex- 
cellente femme. 

- On  dirait  qu’il  tombe  un  peu  de  froid;  ren- 
trons, fit-elle. 

La  masse  houleuse  des  arbres,  qui  allait  re- 
joindre la  forêt  derrière  eux,  avait  absorbé  les 
derniers  rayons  du  soleil  mourant.  Quelques 
pâles  nuages  flottaient  sur  l’abîme  du  ciel  assom- 
bri. La  vie  des  choses  s’apaisait  dans  le  recueil- 
lement de  la  nuit  en  marche.  Sous  l’oppression 
du  silence  envahissant,  qui  rendait  plus  discrète 
l’haleine  des  brises,  l’âme  de  Robert  avait  recon- 
quis toute  sa  sérénité.  Il  installa,  avec  des  atten- 
tions filiales,  Mme  Dureau  dans  un  fauteuil  bas 
du  salon.  Des  braises  mourantes  y jetaient  une 
dernière  clarté  sur  les  meubles  maintenant 
noyés  d’ombre.  Toute  l’animation  de  cette  journée 
d’automne,  qui  avait  exalté  la  sensibilité  de  ces 
deux  être  passionnés  , s’était  consumée  comme 
cette  flamme  du  foyer  à l’agonie.  Cinq  heures 
sonnèrent  à la  pendule  d’albâtre  soutenue  par 
des  colonnettes  de  cuivre  doré.  Robert  dit  : 

Il  faut  maintenant  que  je  vous  quitte, 
marraine. 

- C’est  juste,  va,  mon  bon  Robert. 

— Je  remets  mon  bonheur  entre  vos  mains. 

- Sois  tranquille;  tu  n’auras  pas  à attendre 
longtemps. 

Demeurée  seule,  Mme  Dureau  laissa  glisser  son 
imagination  dans  une  de  ces  songeries  où  se 
complaisait  sa  curiosité  bienveillante  de  la  vie 
des  autres.  Des  images  familières  de  son  passé 
défilèrent  devant  ses  yeux  mi-clos.  C était  com- 
me un  cortège  de  blancs  fantômes;  les  uns  la 
faisaient  frémir  de  joie  ardente;  les  autres  lui 
serraient  le  cœur  douloureusement.  Et  ce  glisse- 
ment d’êtres  chimériques,  ressuscités  par  son 
souvenir,  répandait  une  voluptueuse  nostalgie 
dans  l’élégant  salon  noyé  de  crépuscule.  Mm,î  Du- 
reau. poudrée  à frimas  par  la  cinquantaine,  dans 
la  pose  alanguie  et  de  grâce  surannée,  qu’elle 
avail  dans  son  fauteuil  pour  savourer  cette  mé- 
lancolie enivrante,  son  passé  ressuscité,  semblait 
elle-même  un  fantôme  oublié  par  la  vie,  tandis 
que  les  minutes  fébriles  couraient  d’un  rythme 
égal,  autour  de  la  pendule  d'albâtre  soutenue 
par  des  colonnettes  en  cuivre  doré,  sur  laquelle 
rêvait  interminablement  un  minuscule  Amour 
casqué. 


Félicien  PASCAL. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


697 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

Le  Conseil  municipal  de  Paris  délibérera  prochai- 
nement sur  une  proposition  de  M.  Quentin-Bauchart 
qui  est  du  plus  haut  intérêt  pour  l’éducation  artis- 
tique du  peuple  parisien.  Il  s’agit,  en  bloc,  de  donner 
l’hospitalité,  dans  le  musée  Galliéra,  à des  exposi- 
tions d’œuvres  d’art  industriel.  Ce  n’est  pas  dans  les 
colonnes  du  Magasin  Pittoresque  que  j’ai  à faire  l’éloge 
du  musée  Galliéra;  il  a pour  conservateur  notre 
directeur  et  ami;  celui-ci  a assez  d’esprit  pour  per- 
mettre, en  souriant,  qu’un  de  ses  collaborateurs  le 
louange... 

Mais,  en  vérité,  cet  éloge  n’est  pas  nécessaire  : cha- 
cun sait  ce  qu’est  le  musée  Galliéra,  comment  il  est 
aménagé,  comment  les  richesses,  encore  trop  peu 
nombreuses,  qui  y sont  déposées,  sont  l’objet  de  soins 
intelligents  et  dévoués,  de  la  part  du  conservateur  à 
qui  le  vaste  domaine  de  l’Art  français  est  si  cher. 

Il  y a,  au  musée  Galliéra,  de  vastes  emplacements 
disponibles,  dans  un  magnifique  cadre  architectural, 
dans  un  quartier  dont  les  récentes  merveilles  de  l’Ex- 
position Universelle  ont  achevé  de  rendre  le  chemin 
familier  aux  foules.  On  utiliserait  ces  emplacements 
pour  faire  valoir  maints  chefs-d’œuvre  que  les  arti- 
sans parisiens  n’ont  pas,  maintenant,  le  moyen  de 
présenter  au  grand  public  et  pour  donner  à ces  mêmes 
artisans  des  leçons  de  « choses  d’art  ». 

Cette  éducation  artistique  préoccupe  énormément 
les  esprits,  parce  qu’elle  répond  à des  besoins,  à des 
aspirations  bien  constatés.  On  s’est  efforcé  d’y  con- 
tribuer par  différentes  institutions  fort  bien  inspirées. 
Il  y a,  d'une  part,  un  plan  de  musées  populaires, 
musées  du  soir,  qui  a été  plusieurs  fois  soumis  au 
Conseil  municipal,  et  qui  finira  peut-être  par  aboutir. 
Il  y a,  d’autre  part,  l’œuvre,  très  intéressante,  de 
l’Union  centrale  des  Arts  décoratifs,  mais  on  n’ignore 
pas  qu’à  celle-ci  la  fatalité  s’attache  d’une  manière 
cruelle  : elle  n’a  pas  d’autre  asile  que  son  siège  social; 
elle  attend,  depuis  nombre  d’années,  qu’on  lui  con- 
cède un  « coin  » confortable;  il  avait  été  question 
pour  elle  de  la  Cour  des  comptes;  la  gare  d’Orléans 
l’y  a supplantée.  On  espère — c’est  convenu,  — que 
le  pavillon  de  Marsan,  à défaut  de  mieux,  lui  sera 
enfin  réservé,  quand  il  sera  débarrassé  des  paperasses 
administratives  qui  l’encombrent  en  partie,  mais 
quand?  nul  n’ose  le  dire.  Pendant  ce  temps,  les  col- 
lections de  l’Union  des  Arts  décoratifs  restent  impro- 
ductives, c’est-à-dire  invisibles  et  pourtant  elles 
sont  composées  d’objets  extrêmement  précieux,  tant 
pour  leur  valeur  propre  que  pour  l’enseignement 
qu’ils  peuvent  transmettre.  Il  faut,  pour  l’apprécier, 
se  souvenir  de  les  avoir  vus,  installés  tant  bien  que 
mal,  dans  l’ancien  Palais  de  l’Industrie.  En  se  pro- 
menant dans  ces  salles  trop  étroites,  on  était  agréa- 
blement surpris  d’y  apercevoir,  presque  à toute 
heure  du  jour,  des  ouvriers  en  demi-tenue  de 
travail,  le  veston  passé  sur  le  bourgeron,  — qui 
examinaient  des  moulages  de  chefs-d’œuvre  d’art 
ornemental  ou  des  chefs-d’œuvre  même  de  sculp- 
ture, de  ciselure,  de  gravure.  Sur  des  vitrines,  on 
distinguait,  penchées,  attentives,  des  brodeuses,  des 
dentellières  qui  voulaient  s’inspirer  d’un  « point  » 
en  renom,  dont  un  échantillon  leur  était,  là,  offert. 


Le  peuple  de  Paris  qui  peine  et  dont  le  cerveau  insuf- 
fisamment pourvu  de  connaissances,  dirige  la  main 
habile,  sent  donc  lui-même  la  nécessité  de  s’instruire, 
de  faire  des  comparaisons  entre  ce  que  ses  ancêtres 
produisaient  et  ce  qu’il  produit  lui-même? 

A cet  égard,  la  production  moderne  mérite  toute 
considération,  en  raison  principalement  de  l’effort 
qu’elle  trahit,  plutôt  encore  qu’en  raison  du  résultat 
auquel  il  faut  aider.  Le  « mouvement  » industriel- 
artistique  a pris  une  importance  extrême  depuis  dix 
ans  : le  bois,  le  fer,  l’étoffe,  le  marbre,  toutes  les  ma- 
tières transformables  par  l’artisan  et  employées  à la 
décoration  ou  à la  simple  construction  de  nos  demeures, 
fùt-ce  les  plus  humbles,  sont  devenues  une  source  de 
richesses  artistiques  sous  le  ciseau,  le  burin,  le  pin- 
ceau de  grands  artistes,  dédaignant  momentanément 
les  arts  jadis  réputés  seuls  nobles,  la  peinture,  la 
sculpture,  etc.  Les  Salons  ont  créé  des  sections  spé- 
ciales de  meubles,  de  tapisseries,  de  faïencerie,  etc., 
signés  des  noms  les  plus  connus,  exécutés  par  les 
signataires  mêmes.  Et,  à la  suite,  la  fabrication  indus- 
trielle, dans  toutes  les  branches,  s’est  améliorée,  s’est 
affinée;  la  « camelote  » a cédé  le  pas  à de  véritables 
travaux  d’art.  Mais  on  n’est  pas  encore  assez  près  du 
but,  de  ce  côté.  Les  artistes  n’ont  pas  absolument 
besoin  d’être  encouragés  ou  guidés;  les  artisans  le 
demandent  eux-mêmes.  Les  cours  de  dessin,  les  leçons 
gratuites  des  mairies  ne  leur  suffisent  pas,  non  plus 
que  la  visite  annuelle  des  sections  spéciales  des  Sa- 
lons. Puisqu’ils  n’ont  encore  ni  le  musée  du  soir 
ni  celui  des  Arts  décoratifs,  M.  Quentin-Bauchart  pro- 
pose qu’on  leur  ouvre  le  musée  Galliéra  où  on  ferait, 
pour  eux,  des  expositions  d’un  genre  tout  nouveau. 

Ces  expositions,  qui  auraient  lieu  une  fois  ou  davan- 
tage par  an,  comprendraient  un  certain  nombre 
d’œuvres  récemment  achevées  où  se  serait  affirmée  la 
maîtrise  de  l’artiste  ou  de  l’artisan  (nous  faisons  en- 
core cette  distinction,  par  habitude;  au  fond,  elle  ne 
devrait  pas  exister).  Ce  serait  la  partie  d’actualité,  en 
quelque  sorte;  on  y jugerait  les  progrès  accomplis. 
Mais  à côté  on  installerait,  peut-être  en  permanence, 
peut-être  pour  cette  période  seulement,  des  collec- 
tions d’objets  anciens,  dont  l’origine  serait  authentique 
et  la  valeur  indiscutable... 

On  comprend  le  parti  qu’on  tirerait  de  cette  double 
organisation.  On  n’a  pas  à craindre,  étant  donné  l’état 
d’avancement  de  nos  arts  industriels,  que  la  compa- 
raison leur  soit  trop  défavorable,  décourageante,  et 
on  a lieu  d’espérer  que  les  visiteurs  y puiseraient,  au 
contraire,  des  raisons  et  des  moyens  de  mieux  faire 
encore  : une  émulation  de  l’ordre  le  plus  élevé  en 
naîtrait. 

Ce  projet,  tel  que  je  l’expose  un  peu  sommaire- 
ment, remanié,  accru  sans  doute,  est  dores  et  déjà  très 
réalisable.  Des  collectionneurs  ont  promis  leur  con- 
cours, pour  des  prêts,  à M.  Charles  Formentin  et  à 
M.  Quentin-Bauchart,  qui  ne  comptent  que  des  amis 
dans  le  monde  des  arts.  Il  y a enfin  dès  maintenant, 
au  musée  Galliéra,  une  certaine  quantité  d’objets 
acquis  par  la  Ville  aux  deux  Salons  ces  années  der- 
nières. On  organiserait,  on  installerait  sans  trop  de 
frais  les  salles  d’exposition  et,  dans  cette  aristocra- 
liqüe  et  imposante  demeure,  grâce  à l’art,  le  peuple 
de  Paris  serait  un  peu  « chez  lui  ».  C’est  une  géné- 
reuse pensée,  que  le  Conseil  municipal  ne  laissera 
pas  perdre. 


Paul  BLUYSEN. 


698  • 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Géographie 

Le  Sénégal.  — Une  crise  sanitaire.  — La  plus 

ancienne  de  nos  colonies,  le  Sénégal,  subit  en  ce  mo- 
ment une  crise  qui  peut  avoir  de  fâcheuses  consé- 
quences pour  son  développement.  Nous  avons  signalé, 
dans  le.  précédent  numéro  du  Magasin  Pittoresque,  le 
décès  d'un  jeune  explorateur,  M.  P.Blanchet.qui  avait 
réussi  à pénétrer  dans  l’Adrar  et  que  la  mort  est  venue 
surprendre  au  moment  où  il  rentrait  en  France  avec 
l’espoir  légitime  de  recueillir  les  fruits  d’une  intéres- 
sante exploration. 

Avant  lui,  le  lieutenant  Pallier,  dont  on  attendait  le 
retour  avec  impatience  pour  éclaircir  certains  pôtés 
d’un  sombre  drame  récent,  succomba  également  à la 
terrible  maladie  du  pays,  à la  fièvre  jaune. 

Les  mauvaises  conditions  sanitaires  de  notre  grande 
colonie  de  l’Ouest  africain  obligent  actuellement  la 
plupart  des  résidents  européens  à quitter  le  pays.  Le 
tléau  ne  choisit  pas  ses  victimes  et  n’établit  aucune 
distinction  de  nationalité.  Lors  de  la  dernière  occu- 
pation de  ce  pays  par  les  Anglais  (1817),  une  mission 
composée  de  sept  personnes  (mission  Peddie)  est 
entièrement  anéantie  ; ses  membres  meurent  l’un 
après  l’autre,  soit  à Saint-Louis,  soit  à Rio  Nuùez, 
soit  à Sierra-Leone.  De  mauvaises  langues  prétendent 
même  que  c’était  la  cause  principale  de  l’abandon 
par  l’Angleterre  de  cette  colonie  au  profit  des  Fran- 
çais. Il  est  malheureusement  indéniable  que  la  pos- 
session de  ce  coin  de  terre,  obtenu  presque  sans  com- 
bats, n’en  a pas  moins  coûté  la  vie  à un  grand  nombre 
de  nos  compatriotes. 

Les  premières  relations  des  Français  avec  la  côte 
sénégalaise  remontent  à une  date  très  éloignée.  Dès 
l’année  1368,  les  marins  dieppois,  qui  disputaient  aux 
navigateurs  portugais  l'honneur  et  les  profits  des  dé- 
couvertes, abordèrent  dans  la  baie  de  Dakar.  La 
richesse  du  sol,  la  facilité  et  les  gros  bénéfices  du 
commerce  les  y retinrent.  Ces  vaillants,  constitués  en 
sociétés  commerciales,  établirent  une  suite  de  comp- 
toirs qui  s’étendaient  depuis  le  Cap  Vert  jusqu’au 
golfe  de  Guinée'.  Ils  ne  purent  pas  s’y  maintenir  long- 
temps. 

Les  désastres  de  la  guerre  de  Cent  ans,  les  discordes 
civiles,  ruinèrent  vite  les  premiers  établissements  et 
la  colonie  passa  aux  mains  des  Anglais  (1758),  pour 
redevenir  française  quelques  années  plus  tard  (1779). 
Enlevé  de  nouveau  à la  France  en  1809,  le  Sénégal 
fut,  comme  on  sait,  définitivement  restitué  à la  France 
en  1815. 

Mais  le  véritable  établissement  d’une  colonie  ne 
date  que  depuis  le  milieu  du  xixe  siècle,  époque  où  le 
général  Faidherbe  entreprit,  — pour  lui  donner  de 
l’air,  — l’élargissement  du  Sénégal  qui  ne  formait 
encore,  en  1854,  qu'  « un  îlot  de  sable,  sans  terre  vé- 
gétale, sans  gazon,  sans  verdure,  mal  protégé  contre 
les  ardeurs  d’un  soleil  brûlant...  ».  — Soleil  brûlant, 
hélas  ! rien  n’a  pu  encore  modérer  son  ardeur.  Nom- 
breuses sont  les  observations  faites  sur  le  climat  du 
Sénégal  et  les  affections  particulières  à ce  pays.  Nous 
devons  citer  particulièrement  les  observations  effec- 
tuées à des  époques  différentes  par  divers  médecins 
de  la  marine  française,  les  docteurs  Borius,  Colin, 
Lièvre.  L’extension  considérable  de  la  colonie  du  Sé- 
négal, confondue  en  partie  avec  le  Soudan  et  qui  em- 
brasse actuellement  toute  la  région  de  la  côte  jusqu’au 


Niger,  ne  permet  que  de  donner  des  chiffres  moyens 
pour  chacune  des  régions  étudiées.  Au  point  de  vue 
climatologique,  il  y a d’abord  à distinguer  deux  sai- 
sons bien  tranchées  : la  saison  sèche  et  la  saison  des 
pluies.  Elles  sont  reliées  par  des  périodes  de  transi- 
tion qui  offrent  des  caractères  particuliers.  On  peut 
fixer  le  début  de  la  saison  sèche  au  lor  décembre. 
Passé  cette  époque,  la  pluie  est  extrêmement  rare,  en 
tout  cas  ’ fort  courte  et  très  faible.  Les  rivières,  les 
marigots,  les  mares,  sont  vite  taries;  la  végétation  dis- 
parait presque  partout;  les  plantes  annuelles,  les  gra- 
minées, meurent  et  se  dessèchent;  la  plupart  des 
arbres  perdent  leurs  feuilles,  les  montagnes,  — car 
il  y en  a,  — n’offrent  à l’œil  que  des  rochers  arides, 
et  le  pays  tout  entier  présente  de  toutes  parts  le  plus 
désolant  aspect  de  stérilité.  Cette  saison  dure  habi- 
tuellement jusqu’à  la  seconde  quinzaine  de  mai.  La 
période  des  plus  fortes  chaleurs  va  du  1er  mars  au 
1er  juin;  c’est  la  période  de  transition  entre  la  saison 
sèche  et  la  saison  des  pluies.  Cette  dernière  époque 
(juin  à décembre)  est  surtout  caractérisée  par  une 
extrême  humidité.  L’entrée  de  la  saison  est  annoncée 
habituellement  par  des  tornades  sèches  qui  charrient 
d’immenses  quantités  de  sables.  Les  chaleurs  les  plus 
fortes  apparaissent  en  avril  et  en  mai.  On  observe 
jusqu’à  45°  à l’ombre.  Le  plus  généralement,  le  ther- 
momètre se  maintient  entre  35°  au  jour  et  28°  la 
nuit.  On  conçoit  la  fatigue  qu'occasionne  une. telle 
continuité  de  température.  En  décembre  et  en  jan- 
vier, l’écart  entre  les  températures  de  jour  et  de  nuit 
est  plus  sensible  : 30°  à il  heures  du  matin,  14°,  12° 
et  même  8°  à 2 et  à 4 heures. 

Les  miasmes  palustres  semblent  être  parmi  les 
principaux  propagateurs  des  différentes  maladies  dont 
la  région  est  affligée.  Le  retour  de  la  sécheresse  s’an- 
nonce par  la  diminution  graduelle  des  pluies,  par 
quelques  tornades  isolées  et  l’abaissement  de  la  tem- 
pérature. C’est  à cette  époque  que  le  miasme  se  ré- 
pand dans  l’atmosphère;  c’est  donc  la  saison  la  plus 
malsaine  de  l’année. 

En  dehors  de  la  fièvre  jaune,  épidémie  intermit- 
tente qui  ravage  périodiquement  la  plupart  des  pays 
tropicaux,  la  Sénégambie  porte  les  germes  de  diffé- 
rentes autres  maladies  dont  quelques-unes  lui  sont 
propres,  comme  Yhypnose,  qui  s’attaque  surtout  aux 
indigènes.  C’est  une  affection  étrange,  une  maladie  du 
sommeil  (somnolence,  sommeil  agioté,  inappétence, 
diarrhée,  atrophie  musculaire),  qui  proviendrait  sur- 
tout de  l’ingestion  du  lait  de  vaches  nourries  avec 
certaines  plantes  vénéneuses.  Les  noirs  ne  jouissent 
pas,  comme  on  serait  tenté  de  le  croire,  d’une  immu- 
nité complète  dans  les  maladies  tropicales.  Pour  ce 
qui  est  de  la  fièvre  jaune,  notamment,  les  noirs  de  la 
côte,  vivant  dans  des  foyers  endémiques,  semblent 
bien  réfractaires  à la  maladie.  Tel  n'est  pas  le  cas  des 
indigènes  venant  de  l’intérieur  en  temps  d’épidémie- 
Leur  disparition  passe  très  souvent  quelque  peu  ina- 
perçue. Ils  s’adressent  d’ailleurs  rarement  aux  méde- 
cins blancs;  « les  blancs  connaissent  les  maladies  des 
blancs,  — raisonnent-ils,  — mais  ne  connaissent  pas 
celles  des  noirs  ». 

Aucun  remède  efficace  n’a  encore  été  produit  jus- 
qu'à ce  jour  contre  le  fléau.  On  s’est  contenté  d’en 
enrayer  la  propagation  par  l’établissement  de  quaran- 
taines sévères.  Le  gouvernement  annonce  le  départ 
prochain  pour  le  Sénégal,  d’une  mission  composée  de 
plusieurs  membres  de  l’Institut  Pasteur.  On  ne  saura 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


699 


mieux  inaugurer  le  xx°  siècle,' si.  l’on  parvient  à dé- 
couvrir la  prophylaxie  de  l’une  des  plus  anciennes  et 
des  plus  terribles  maladies  endémiques  qui  désolent 
l’humanité. 

P.  LEMOSOF. 

LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

Les  Anglais  ont  quelque  chance  de  célébrer  cette 
année  la  Christmas  à Pretoria,  et  ils  n’en  sont  pas  plus 
fiers  pour  cela.  Sans  doute  ils  occupent  en  force  les 
capitales  de  l’Orange  et  du  Transvaal.  Mais  les  Boers 
et  les  Orangistes,  accablés  par.  le  nombre,  émiettés 
en  de  nombreux  petits  commandos,  restent  indomptés 
sur  tout  le  territoire  des  deux  républiques,  continuant 
à étonner  lord  Roberts  et  le  monde  entier  par  leur 
admirable  vaillance. 

Les  colonnes  anglaises  lancées  à la  poursuite  de 
leurs  insaisissables  ennemis  ne  savent  où  mettre  le 
pied  pour  écraser  le  guêpier  entrevu  par  lord  Wolseley 
et  d’où  partent  sans  cesse  les  essaims  de  Boers  bour- 
donnant autour  des  envahisseurs,  les  harcelant  par- 
tout à la  fois,  les  affolant  par  leurs  marches  rapides, 
par  leurs  hardis  coups  de  main.  La  guerre  est  difficile 
contre  la  guérilla;  d’autres  que  lord  Roberts  en  ont 
fait  l’expérience,  et  l’on  commence  à se  rendre  compte, 
en  Angleterre,  qu’une  ère  de  difficultés  interminables 
a été  ouverte  par  la  brutalité,  la  sauvagerie  même  des 
envahisseurs. 

Le  Morning  Leader,  le  Manchester  Guardian,  et  bien 
d’autres,  constatent  que  tout  va  de  mal  en  pis  dans 
l’Afrique  du  Sud;  que  brûler  des  fermes,  enlever  le 
bétail,  entasser  en  prison  ou  exiler  les  non-combat- 
tants, en  un  mot  frapper  le  Roer  dans  sa  mère,  sa 
femme  et  ses  enfants,  est  un  procédé  de  guerre  in- 
digne de  la  civilisation,  et  que  les  traitements  abomi- 
nables infligés  à des  êtres  sans  défense  exaltent  chez 
les  Burghers  la  résolution  de  tout  souffrir  plutôt  que 
de  se  rendre  aux  généraux  qui  se  vengent  sur  des 
femmes  des  échecs  subis. 

Les  événements  de  cette  dernière  quinzaine  se 
chargent  du  reste  d’ouvrir  les  yeux  aux  plus  aveugles. 

Le  généralissisme  Botha  se  montre  de  plus  en  plus 
actif  au  nord  et  à l’est  de  Pretoria.  Ses  commandos 
poussent  audacieusement  des  pointes  continuelles 
autour  de  la  capitale  et  de  Johannesbourg.  Viljoen 
lient  bon  près  de  Lydenburg,  menaçant  sans  cesse  la 
voie  ferrée  de  Delagoa.  A l’Ouest,  Delarey  et  Lemmer 
mettent  sur  leurs  boulets  les  troupes  de  lord  Methuen. 
Voilà  pour  le  Transvaal. 

Dans  l’Etat  libre  d’Orange,  la  ville  de  Ficksburg  a 
été  prise  par  les  Boers.  Autour  de  Ladybrand  on 
signale  un  commando  de  1 400  hommes.  Un  autre 
tient  la  campagne  aux  environs  de  Kronstadt,  mena- 
çant Bloemfontein.  Le  6 novembre,  De  Wet  livre  ba- 
taille au  général  Knox  près  de  Bothaville.  « Toute  la 
troupe  de  De  Wet,  télégraphie  lord  Roberts,  aurait 
été  capturée  si  la  pluie  n’était  pas  tombée  à torrents 
à ce  moment  ».  Mais  voilà,  la  pluie  tombait,  et  le 
vaillant  général  orangiste,  tué  ou  blessé  vingt  fois 
depuis  six  mois,  disparaît  dans  les  brouillards. 

Ce  n’est  pas  tout,  à l’ouest  de  l’Orange,  près  de 
Jvimberley,  les  Boers  semblent  sortir  de  Lerre,  s’em- 
parent de  Jacobsdal  et  capturent  un  train  de  fourni- 


tures à Boshop.  Enfin,  à Petrusville,  au  sud  de  l’Orange, 
— dans  la  colonie  du  Cap,  cette  fois,  — - on  signale 
la  présence  d’un  commando  dont  l’objectif  est  évi- 
demment de  couper  la  ligne  de  Colesberg  à Bloem- 
fontein. 

Au  Natal,  malgré  le  départ  du  général  Buller,  le 
fameux  « passeur  de  la  Tugela  »,  des  commandos 
campent  au  nord  de  Ladysmith,  s’emparent  de  la  sta- 
tion de  Waschbank,  font  sauter  la  voie,  menacent 
Volksrust,  coupent  un  peu  partout  les  lignes  télégra- 
phiques et  se  retirent  ensuite  tranquillement  dans  les 
montagnes  du  Biggarsberg,  où  les  Anglais  n’osent  les 
poursuivre. 

La  guerre  est  donc  partout  plus  ardente  que  jamais, 
dans  ces  pays  soi-disant  conquis,  et  ce  n’est  pas  le 
nouveau  système  d’opération  imaginé  par  Baden-Po- 
wel'l,  Je  héros  de  Mafeking,  qui  mettra  fin  à cette  lutte 
désespérée. 

Voici  en  quoi  consiste  cet  étonnant  système. 

Deux  fortes  patrouilles  pénétreront  dans  les  districts 
où  seront  signalés  les  Boers;  elles  y construiront  des 
fortins  à l’épreuve  des  bombes,  et  y entasseront  des 
vivres  et  des  munitions  pour  trois  mois.  Dès  que  le 
fortin  sera  bâti,  un  détachement  important  en  partira 
sans  bagages  pour  battre  les  environs,  et  pourra  se 
replier  sur  cet  abri  en  cas  de  nécessité. 

Voilà.  Ce  n’est  pas  plus  malin  que  cela...  Baden- 
Powel  rira  bien  quand  il  lira  dans  les  journaux  anglais 
les  projets  si  pratiques  qu’on  lui  prête!...  J’imagine 
que  ce  n’est  pas  encore  ce  plan  mirifique  qui  matera 
les  Boers. 

EN  CHINE 

Bien  malin  qui  pourrait  expliquer  ce  qui  se  passe 
en  Chine.  Li-Hung-Chang  lui-même  y perdrait  son 
sanscrit.  Tout  ce  que  nous  savons  de  façon  précise, 
c’est  que  l’Europe  a sur  les  bras  la  question  chinoise, 
grosse  des  plus  formidables  éventualités,  mais  aucune 
solution  n’apparaît  à l’horizon. 

Du  reste,  depuis  le  pétard  plus  ou  moins  mouillé 
de  l’accord  anglo-allemand,  le  fameux  concert  euro- 
péen ne  semble  avoir  été  troublé,  dans  son  recueil- 
lement diplomatique,  par  aucune  nouvelle  de  quelque 
importance.  On  continue  à discutailler,  à Pékin,  sur 
le  retour  de  la  cour  dans  sa  capitale,  sur  les  puni- 
tions à infliger  aux  grands  chefs  des  Boxers,  sur  les 
indemnités  que  chaque  nation  prétend  réclamer,  etc. 
Et  tout  cela  pour  aboutir  à quoi?  A rien. 

Dans  ces  conditions,  il  serait  oiseux  de  raconter 
par  le  menu  les  papotages  des  chancelleries,  les  exé- 
cutions de  Boxers  surpris  cà  et  là,  les  petites  expédi- 
tions ordonnées  aux  quatre  points  cardinaux,  dans 
un  rayon  restreint  autour  de  Pékin,  par  le  maréchal 
de  Valdersee,  qui  semble,  sur  les  bords  du  Peï-llo, 
regretter  les  rives  de  la  Sprée.  Ces  petites  colonnes, 
il  est  vrai,  trompent  l’ennui  des  troupes  internatio- 
nales en  leur  entretenant  la  main,  mais  de  ces  ma- 
nœuvres ne  saurait  résulter,  je  pense,  la  pacification 
d’un  pays  comme  la  Chine.  On  arrivera,  évidemment, 
à assurer  la  libre  circulation  entre  Takou,  Tien-Tsfn 
et  Pékin,  mais  la  prétention  du  généralissime  Val- 
dersee ne  doit  guère  aller  au  delà. 

Quant  à l’attitude  de  la  cour  impériale  chinoise, 
elle  reste  toujours  une  énigme  indéchiffrable.  Les 
dépêches  annoncent  aujourd’hui  le  retour  imminent 
de  l’Empereur  à Pékin;  le  lendemain  elles  laissent 
entendre  que  la  cour  est  décidée  à s’enfoncer  dans 


700 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


les  provinces  les  plus  reculées.  Bref,  les  mois  s’écou- 
lent, les  dépenses  atteignent  un  chiffre  de  plus  en 
plus  formidable,  mais  les  négociations  entamées  à 
Pékin  avec  Li-Hung-Chang  ne  font  pas  avancer  la 
question  d’un  pas.  • 

Henri  MAZEREAU. 

T H É A T 1^  E 

Gymnase.  — La  Poigne,  comédie  en  4 actes, 
de  M.  Jean  Jüllien. 

L’œuvre  nouvelle  de  M.  Jean  Jullien,  la  Poigne,  n’a 
pas  trompé  notre  attente  et  mérite  à tous  égards  le 
succès  que  lui  a fait  le  public  et  la  critique.  M.  Jean 
Jullien  s’est  proposé,  une  fois  de  plus,  de  nous  mon- 
trer l’influence  de  la  condition  sur  le  caractère  d’un 
homme.  C’est,  on  le  voit,  la  théorie  de  Diderot.  Cette 
théorie  fort  juste  et  qui  peut  être  féconde  — car  elle 
ne  tend  à rien  moins  qu’à  étudier  le  jeu  de  certaines 
forces  sociales  sur  l’individu  — n’est  pas  d’une  appli- 
cation facile.  C’est  qu’en  mettant  presque  exclusive- 
ment en  lumière  les  effets  d’une  condition,  en  obser- 
vant. le  pli  qu’elle  creuse,  on  néglige  trop  le  fond 
même  du  caractère  et  on  ne  nous  fait  pas  assister  au 
progrès  croissant  des  sentiments  nouveaux  nés  de  la 
fonction,  ni  à la  lutte  qui  s’établit.,  inévitable,  — ce 
qui  est  dramatique  — entre  ces  sentiments  et  les  sen- 
timents anciens,  vrais  et  intimes.  La  Poigne  va  nous 
fournir  un  exemple  de  la  difficulté  de  cette  théorie. 

M.  Perraud  est  un  avocat  de  province,  d’esprit 
élevé,  indépendant,  épris  d’action  à ce  point  qu’il  a 
refusé  d’être  magistrat  pour  mieux  agir,  étant  plus 
libre,  comme  avocat.  Peut-être  pourrait-on  objecter 
le  cas  de  M.  Magnaud...?  Acceptons  cependant  le 
caractère  de  M.  Perraud,  tel  que  l'a  posé  M.  Jean 
Jullien.  Il  est  bien  entendu  que  nous  avons  affaire  à 
un  homme  à principes,  libéral,  généreux,  ferme,  aux 
yeux  de  qui  le  député  de  l’arrondissement,  Thonel, 
qui  s’est  mis  à défendre  le  ministère  aux  dépens  de 
son  propre  programme,  n’est  qu’une  méprisable 
girouette.  Or,  sur  un  télégramme  de  Thonel,  devenu 
ministre,  à son  tour,  notre  parangon  d’indépendance, 
notre  prodige  exempt  de  faiblesse  et  de  compromis- 
sions accepte  tout  de  go  d’être  préfet,  d’être  fonction- 
naire. Nous  allons  donc  le  voir  à l’œuvre,  à l’action. 
Hélas  ! dès  le  second  acte  — six  ans  après  le  télé- 
gramme! — M.  le  Préfet  a perdu  toute  personnalité, 
toute  initiative,  tout  caractère.  Il  n’a  d’autre  volonté 
que  celle  de  ne  pas  en  avoir.  Il  est  tout  d’une  pièce, 
d’une  pièce  coulée  dans'  un  uniforme  brodé.  Rien 
d'humain  ne  bat  plus  sous  « cette  préfecture  » ! Il  ne 
comprend  pas  son  lils  qui  veut  épouser  la  fille  de 
Barrai,  vieil  ami  de  l’avocat  Perraud,  qui,  devenu 
préfet,  le  tient  à l’écart  à cause  de  ses  idées  anti- 
gouvernementales. Il  ne  discute  pas;  il  décrète;  il 
chasse  son  fils,  sans  avoir  jamais  eu  le  moindre 
« retour  »,  sans  paroles  émues,  sans  regrets,  en  pré- 
sence de  sa  femme  que  l’émotion  de  cette  scène  de 
violence  et  d’égarement  entre  le  père  et  le  fils  tue  sur 
le  coup.  M.  le  Préfet  a la  poigne  heureuse  dans  sa 
famille!  Vis-à-vis  de  ses  administrés,  à l’occasion 
d’une  grève,  il  se  montre  tout  d’abord  aussi  intran- 
sigeant aussi  obstiné,  c’est-à-dire  aussi  peu  personnel 
que  possible,  car  il  obéit  passivement  au  ministre, 
mais  au  moment  de  donner  l’ordre  de  tirer  sur  les 


grévistes,  une  lueur  se  fait  dans  son  esprit  et  dans 
son  cœur;  le  viel  homme  se  réveille,  il  est  combattu 
par  des  sentiments  opposés,  il  se  reprend,  son  carac- 
tère reparaît;  il  cesse  d’être  nous  pour  redevenir  lui; 
il  rentre  dans  l’humanité.  Cette  scène  est  à la  fois  la 
plus  dramatique  et  la  plus  vraie  : la  plus  dramatique, 
parce  qu’il  y a lutte  dans  son  âme  ; la  plus  vraie, 
parce  que  le  naturel,  s’il  ne  revient  pas  toujours  au 
galop,  a pourtant  son  heure.  N’est-ce  pas  avouer, 
par  ce  dénouement,  que  la  pièce  de  M.  Jean  Jullien 
ne  justifie  guère  son  titre?  Il  a voulu  nous  présenter 
un  homme  fort  et,  dans  plus  de  trois  actes, cet  homme 
fort  n’est  qu’un  agent  de  transmission  : le  méca- 
nicien qu’on  nous  promettait  hardi  se  transforme  en 
rouage. 

Telle  qu'elle  est  l’œuvre  de  M.  Jean  Jullien  est  inté- 
ressante; elle  est  pleine  de  détails  profonds  ou  char- 
mants d’observation;  elle  est  écrite  sobrement,  vi- 
goureusement et  surtout  elle  fait  penser,  elle  suscite 
des  controverses.  C’est  un  honneur, n’est-ce  pas?  que 
n’ont  pas  souvent  les  pièces  du  Gymnase.  La  Poigne 
dans  son  ensemble  est  bien  jouée,  et  Gémier,  qui 
vaut  Antoine,  à mon  sens,  y est  de  premier  ordre. 

Joseph  G ALTIER. 

VARIÉTÉS 


UNE  NUIT  HISTORIQUE 

Il  y a quelques  jours,  M.  le  Président  de  la  République 
inaugurait  à Lyon  le  monument  du  président  Carnot.  A 
ce  propos,  la  presse  a réveillé  les  terribles  souvenirs  de  la 
nuit  du  24  juin  1894.  On  sait  que  deux  journalistes  seule- 
ment eurent,  par  le  fait  du  hasard,  le  douloureux  honneur 
d’assister  à l’agonie  du  chef  de  l'État.  Le  dirècteur  du 
Magasin  Pittoresque,  M.  Ch.  Formentin,  était  l’un  d’eux, 
et  voici  comment,  au  jour  du  premier  anniversaire,  il 
racontait  ses  inoubliables  impressions  dans  le  Figaro. 


Il  est  neuf  heures  un  quart.  Sur  la  place  de  la 
Bourse,  à Lyon,  où  se  dispersent  par  groupes  les  in- 
vités au  banquet  qui  vient  de  finir,  je  me  trouve  en 
compagnie  de  quelques  confrères.  La  soirée  est  acca- 
blante, orageuse  ; la  nuit,  qui  n’est  pas  encore  tout  à 
fait  venue,  semble  clore  à regret  cette  longue  journée 
de  joie,  qui  fut  pour  le  président  comme  une  apo- 
théose. J’entends,  de  l’autre  côté  du  Palais  du  Com- 
merce, sur  la  place  des  Cordeliers,  par  où  Carnot 
doit  sortir,  les  acclamations  que  couvrent  à peine  les 
musiques  jouant  la  Marseillaise.  C’est  l’ivresse  populaire 
qui  déborde.  Une  sainte  frénésie  fait  vibrer  ces  mil- 
liers de  poitrines  devant  le  chef  de  l’État  qui  passe, 
simple,  le  sourire  aux  lèvres,  les  yeux  bons. 

Soudain,  des  cris  se  font  entendre  ! Une  bousculade 
secoue  la  foule  qui,  du  trottoir,  cherche  à envahir  la 
-chaussée.  De  la  place  où  j’achève  tranquillement  mon 
cigare,  je  vois  s'avancer,  venant  de  mon  côté,  le  lan- 
dau présidentiel.  Je  suis  seul  en  ce  moment;  la  plupart 
des  invités  sont  partis,  et  les  camarades  qui  étaient 
avec  moi  tout  à l’heure  se  sont  hâtés  d’aller  au  Grand- 
Théâtre,  où  la  troupe  de  la  Comédie-Française  doit 
jouer  Andromaqüe. 

En  apercevant  la  tête  de  Carnot,  toute  pâle,  pen- 
chée en  arrière  dans  la  capote  de  la  voiture,  je  crois 
à une  syncope  causée  par  la  chaleur.  Sans  souci  du 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


70  i 


protocole  ni  de  l’étiquette,  je  m’élance  sur  le  mar- 
chepied pour  porter  secours  au  président.  Je  m’ap- 
prête à escalader  la  voiture,  où  se  tiennent  debout, 
affolés,  le  général  Voisin,  le  général  Borius  et  le  maire 
de  Lyon,  le  docteur  Gailleton,  quand  je  sens  une  main 
robuste  qui  me  tire  par  le  pan  de  mon  habit;  c’est  le 
président  du  Conseil,  M.  Charles  Dupuy,  à qui  je  cède 
la  place.  Je  sais  maintenant  la  terrible  nouvelle  : le 
président,  dont  je  vois  le  plastron  de  chemise  san- 
glant, est  évanoui.  Il  n’y  a pas  de  temps  à perdre. 

En  route  vers  la  préfecture  ! 

Mon  instinct  de  journaliste  qui  veut  tout  voir,  qui 
pressent  une  catastrophe  prochaine,  m’attache  à ce 
dramatique  cortège.  Tandis  que  je  me  cramponne  à 
la  capote  de  la  voiture,  j’aperçois  à mon  côté  le  cama- 
rade Perrot,  du  Temps,  que  les  gardiens  de  la  paix 
bousculent.  Lui  aussi  veut  aller  jusqu’au  bout  et  il 
ira.  Les  cuirassiers  font  piaffer  leurs  chevaux  sur  nos 
talons,  nous  frappent  du  plat  de  leur  sabre.  Qu’im- 
porte ! nous  sommes  là,  derrière  Carnot,  et  il  n’y  a 
pas  de  police  au  monde,  pas  de  force  humaine  pour 
nous  arracher  à ce  poste  de  danger  et  d’honneur. 

Et  la  voiture  file  à travers  la  foule,  qui  ne  sait  pas 
encore  la  vérité  ; au  galop,  au  pas,  selon  le  pavé  de 
la  rue,  elle  va,  saluée  par  des  cris  d’allégresse  : 

— Vive  Carnot  ! Vive  le  président  ! 

Et  ces  acclamations  ont  je  ne  sais  quelle  ironie 
lugubre,  devant  ce  spectacle  qui  passe,  et  dont  mes 
yeux  ne  perdent  pas  un  détail.  La  victime  est  là,  ina- 
nimée, la  tête  renversée,  les  yeux  clos;  devant  elle 
quatre  hommes  se  penchent,  inquiets,  et  je  vois  des 
chamarrures  d’or  qui,  d’instant  en  instant,  s’éclairent 
à la  lueur  des  becs  de  gaz  rencontrés. 

Sur  mon  dos,  sur  le  dos  de  mon  camarade,  les 
coups  de  plat  de  sabre  pleuvent  toujours,  sans  nous 
faire  reculer  d’une  semelle.  J’ai  perdu  mon  chapeau 
dans  la  bagarre;  le  sabot  d’un  cheval  m’a  ératlé  le 
pied;  Perrot  n’a  plus  de  cravate,  et  son  habit  en 
loques  présente  un  lamentable  débraillement. 

Nous  allons  ainsi  tous  deux,  traînés,  bousculés, 
minables,  derrière  la  voiture  où,  le  front  sous  les 
étoiles,  pâle,  défiguré,  râle  le  président.  Enfin,  voici 
la  Préfecture  : une  immense  grille  entoure  le  jardin. 
Tandis  que  le  landau,  lentement^  s’avance  sur  le 
sable  d’une  allée,  vite  nous  courons  à la  porte  : des 
huissiers  sont  là,  fumant  la  pipe,  dans  l’ignorance 
de  ce  qui  vient  de  se  passer.  D’une  voix  haletante  nous 
leur  jetons  la  nouvelle. 

11  fait  uuit  dans  l’escalier;  pas  une  lampe  n’est 
allumée  dans  l’hôtel.  Déjà  la  voiture  est  là,  douce- 
ment, avec  des  précautions  infinies,  le  général  Borius, 
M.  Ch.  Dupuy,  Perrot  et  moi  enlevons  le  président. 
Je  le  tiens  par  les  pieds,  et  nous  montons,  gravissant 
les  marches  en  silence,  presque  dans  l’ombre,  lon- 
geant un  corridor  qui  n’en  finit  plus. 

La  chambre  est  au  bout,  à gauche,  une  chambre 
spacieuse.  D’un  coup  de  reins,  j’enfonce  le  battant  de 
porte  resté  fermé  et  je  pénètre  le  premier  dans  la 
pièce,  où  un  huissier  est  en  train  d’allumer  une 
bougie.  A ce  moment,  le  Dr  Poncet,  une  des  gloires 
de  la  Faculté  lyonnaise,  arrive.  Il  a appris  la  nouvelle 
dans  la  foule,  et  il  est  accouru.  Nous  déposons  le 
corps  du  président  sur  le  lit.  Je  crois  bien  faire  en 
disposant,  pour  la  victime,  deux  coussins  bien  em- 
pilés. Du  poing,  en  un  mouvement  brusque,  le 
Dr  Poncet  les  jette  à terre  : 

— La  tête  basse,  dit-il,  les  pieds  hauts. 


Carnot  est  toujours  évanoui  : depuis  la  place  de  la 
Bourse,  il  n’a  pas  un  seul  instant  repris  connaissance. 
Son  pouls  est  imperceptible,  ses  mains  sont  humides 
et  glacées. 

Avec  un  canif  que  prête  mon  ami  Perrot,  le  plas- 
tron de  la  chemise  est  bientôt  coupé  ; le  ruban  de 
grand-croix,  qu’on  ne  distingue  plus  dans  l'abondance 
de  l’hémorrhagie,  est  mis  en  morceaux.  Et  la  blessure 
apparaît.  Une  blessure  noirâtre,  longue  de  deux  cen- 
timètres, de  bas  en  haut,  sous  le  teton  droit. 

Le  Dr  Poncet,  qui,  pour  mieux  procéder  au  panse- 
ment, a quitté  son  habit  sur  un  fauteuil,  demande 
un  mouchoir.  J’offre  le  mien.  Ce  mouchoir,  seul  linge 
disponible  en  attendant  les  bandes  et  les  ouates  qu’on 
est  allé  chercher  à l’Hôtel-Dieu,  devient,  en  une 
minute,  sur  la  plaie  qu’il  essuie,  une  sanglante- 
éponge. 

J’observe  la  tête  du  chirurgien  : mes  yeux  cherchent 
sa  pensée  dans  ses  yeux.  A un  pli  de  ses  lèvres,  à un- 
geste  mal  dissimulé,  je  comprends  déjà  que  l’état 
du  blessé  est  grave,  et  que  tous  les  efforts  de  la 
science  seront  impuissants  à le  sauver.  Sur  le  lit  où 
nous  l’avons  étendu  comme  une  masse  inerte,  Carnot  ne 
pousse  ni  un  soupir  ni  un  cri  ; ses  mains  s’allongent 
toutes  froides  le  long  de  son  corps,  et  son  menton, 
où  la  barbe  blanchit,  nous  cache  presque,  tant  sa  tête 
est  renversée,  le  haut  de  sa  figure.  Enfin,  après  un- 
quart  d’heure' d’attente,  — un  siècle,  — un  interne 
de  l’Hôtel-Dieu  arrive.  Le  Dr  Poncet  a désormais  à, 
sa  disposition  tous  les  instruments,  tous  les  appareils 
de  pansement  dont  il  a besoin.  Dans  la  chambre,  peu 
à peu  envahie,  des  voix  chuchotent;  il  y a là  mainte- 
nant, avec  ceux  qui,  tout  à l’heure,  transportèrent  le 
président,  les  colonels  Chamoin  et  Dalstein,  le  capi- 
taine de  frégate  Marin-Darbel,  de  la  maison  mili^ 
taire;  Tranchau,  secrétaire  particulier;  le  préfet 
Rivaud,  très  ému.  Dans  un  coin,  près  d’une  fenêtre, 
M.  Burdeau  s’entretient  avec  le  député  Chaudey. 

Quelqu’un  vient  d’entrer,  vers  qui  tous  les  regards 
inquiets  se  dirigent  : c’est  le  grand  chirurgien  Ollier, 
tout  frais  cravaté  du  ruban  de  commandeur  de  la 
Légion  d’honneur.  Les  deux  savants  s’interrogent  du 
regard,  hésitant  quelques  secondes;  puis,  l’un  d’eux 
se  tournant  vers  le  groupe  placé  au  pied  du  lit  : 

— Vite  un  matelas,  dit-il. 

En  quelques  minutes  un  lit  pliant  est  installé  au 
milieu  de  la  chambre,  où  le  président  est  placé. 

Alors  une  scène  commence,  inoubliable,  à donner 
le  frisson.  Au  premier  coup  de  bistouri,  Carnot  se 
réveille;  ses  yeux  restent  clos,  mais  ses  mains  se 
portent  instinctivement  vers  le  côté  où  saigne  une 
plaie  béante. 

— Vous  me  faites  mal,  dit-il  d’une  voix  qui  pleure. 
Assez!  assez!  c’est  trop  souffrir. 

Et  le  fer  impitoyable  continue  de  fouiller,  de  tail- 
lader les  chairs;  on  le  voit  descendre  en  des  profon- 
deurs d’où  s’échappe,  par  intermittences,  un  sang 
épais  et  noir.  La  malheureuse  victime,  la  tête  toujours 
renversée,  les  membres  à moitié  nus,  pousse  des. 
gémissements  à fendre  l’âme. 

Perrot  et  moi  avons,  pour  laisser  plus  de  liberté- 
à l’opérateur,  rabattu  sur  les  chaussettes  de  soie 
blanche  le  caleçon  qu’une  large  tache  de  sang  étoile 
vers  le  haut.  Et  le  président  est  là  sous  nos  yeux, 
pauvre  corps  de  martyr,  que  la  douleur  terrasse. 
Nous  nous  penchons  vers  lui,  comme  si,  en  l’appro- 
chant de  plus  près,  nous  pouvions  adoucir  son  sup- 


702 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


plice;  nons  nous  passons  de  main  en  main  des  cu- 
vettes d’eau  phéniquée,  des  corbeilles  d’ouate,  des 
toiles.  Me  voici,  tenant  tantôt  une  bouillotte  pour 
réchauffer  ses  extrémités  glacées,  tantôt  éclairant 
avec  une  lampe  la  blessure  où  le  D1'  Poncet  plonge 
toujours. 

Debout,  impassible  près  du  lit,  en  une  attitude  de 
sentinelle,  le  chirurgien  Ollier  regarde;  sa,  tête, 
qu’encadrent  de  grands  favoris  blancs  et  roux,  garde, 
je  ne  sais  quelle  froide  sérénité.  Il  suit  le  travail  de 
son  élève,  l’approuve  du  regard,  l’arrête  parfois  pour 
appuyer  du  doigt  là  où  le  mal  semble  s’être  concentré. 
Le  voici  maintenant  qui  prend  la  place  du  Dr  Poncet 
et  enfonce  sa  main  droite  qui  disparait  jusqu’au  poi- 
gnet dans  les  chairs.  Il  a l’air  de  nous  dire,  en  ce' , 
geste  terrible,  qu’il  est  à la  source  cachée  par  où 
s’échappe  la  vie. 

Autour  du  lit,  le  spectacle  a,  en  ce  moment,  quel- 
que chose  de-  grandiose  et  de  tragique.  Tandis  que  le 
Dr  Poncet,  la  chemise  éclaboussée  de  sang,  les  doigts 
rouges,  attend  que  le  maître  ait  fini  de  sonder  la 
blessure,  des  larmes  coulent  silencieuses.  De  vieux 
militaires,  tout  chamarrés  d’or,  pleurent,  le  poing 
crispé.  Au  fond  de  la  chambre,  M.  Burdeau  lentement 
se  promène,  la  tête  entre  les  épaules,  caressant  sa 
barbiche  noire  d’une  main  nerveuse. 

M.  Ch.  Dupuy,  qui,  depuis  l’arrivée  dans  la 
chambre,  n’a  pas  quitté  un  seul  instant  le  président, 
et  ne  le  quittera  à regret  qu’à  la  dernière  minute, 
n’oublie  pas,  à cette  heure  cruelle,  ses  responsabilités 
et  son  devoir.  Malgré  l’émotion  qui  l’accable,  le  sang- 
froid  de  l’homme  de  gouvernement  ne  le  quitte  pas. 
Pendant  que  le  Dr  Poncet,  reprenant  sa  sanglante  be- 
sogne, fixe  autour  de  la  plaie,  pour  arrêter  l’hémor- 
rhagie, des  pinces  hémostatiques,  semblables  à des 
sangsues  d’acier,  il  s’approche  du  général  Borius, 
dont  la  douleur  fait  peine  à voir,  et  s’entretient  avec 
lui.  Tous  deux  se  retirent  au  fond  du  cabinet  de  toi- 
lette qui  s’ouvre  à la  gauche  du  lit  : je  les  vois  qui 
écrivent;  M.  le  président  du  Conseil  rédige  la  dépêche 
officielle  qui  doit  annoncer  à toute  la  France  l’abo- 
minable attentat;  le  général  envoie  des  instructions 
à l’Elysée.  Il  est  à ce  moment  dix  heures  et  demie, 
exactement. 

Carnot,  dont  les  forces  diminuent  à vue  d’œil, 
pousse  maintenant  des  soupirs  qui  ressemblent  à des 
râles.  Et  le  coma,  dont  les  coups  de  bistouri  l’avaient 
réveillé,  recommençe  peu  à peu,  plus  inquiétant.  Le 
Dr  Poncet  a fini  de  taillader  les  chairs  que  des  bandes 
de  toile  désormais  recouvrent;  le  chirurgien  Ollier, 
toujours  debout  à la  même  place,  observe  une  atti- 
tude de  sphinx...  Un  silence  de  mort  règne  dans  la 
chambre,  et  nous  nous  regardons  les  uns  les  autres; 
épouvantés. 

Dehors,  par  les  fenêtres,  nos  yeux,  qui  parfois  se 
détournent  du  lit  pour  laisser  couler  une  larme, 
aperçoivent  des  fusées  multicolores  qui  montent  vers 
le  ciel.  On  entend,  du  côté  du  parc  de  la  Tête-d’Or, 
des  pétarades  de  feux  d’artifice,  et  des  salves  de  joie. 
La  population  ne  sait  rien  encore  : elle  s’amuse  là- 
bas,  pendant  que  nous  pleurons  ici! 

M.  Ch.  Dupuy  s’approche  de  Carnot,  lui  prend  la 
main  et  lui  parle  : 

— Me  reconnaissez-vous,  mon  président?  dit-il. 

Et  lui,  qui  n’a  jamais  plus  rouvert  les  yeux,  d’une 
voix  éteinte  : 

— Oui,  je  vois  bien  que  mes  amis  sont  là. 


Et  c’est  tout.  Encore  quelques  minutes  et  l’agonie 
va  commencer.  La  nuit  s’avance;  déjà  on  entend, 
aux  abords  de  la  Préfecture,  des  grondements,  des 
murmures  étouffés  : c’est  la  foule  qui  vient  chercher 
des  nouvelles  et  menace,  pour  en  avoir,  d’escalader 
la  grille  du  jardin.  Il  est  bientôt  minuit;  notre  pré- 
sence dans  la  chambre  est  désormais  inutile,  et  le 
colonel  Chamoin  nous  fait  signe  de  nous  retirer.  Sur 
son  lit  où  nous  l’avons  recouvert,  Carnot  ressemble  à 
un  cadavre,  une  pâleur  sinistre  a envahi  son  visage 
que  les  souffrances  de  quelques  heures  ont  ravkgé; 
il  respire  à peine. 

M.  Ch.  Dupuy  est  là,  penché  sur  lui,  dissimulant 
mal  maintenant  la  douleur  qui  l’oppresse;  il  voudrait 
ne  plus  s’en  aller,  ne  pas  quitter  le  chevet  où  la 
mort  vient;  il  hésite.  Que  faire?  Le  rapide  va  bientôt 
passer  : faut-il  rester  là  ou  rentrer  en  toute  hâte  à 
Paris,  où  un  Conseil  de  cabinet  doit  se  réunir  demain? 
M.  Burdeau,  qui  voit  la  cruelle  inquiétude  du  minis- 
tre, le  décide  à partir  : il  a fait  son  devoir  jusqu’au 
bout  auprès  du  malheureux  président,  il  lui  en  reste 
un  autre  à remplir  ailleurs.  Et  M.  Ch.  Dupuy,  serrant 
une  dernière  fois  la  main  de  Carnot,  se  retire.  Le 
général  Borius  lui  apprendra  tout  à l’heure,  par  le 
téléphone,  deux  minutes  avant  le  départ  du  train,  que 
tout  est  fini. 

Il  est  minuit  quand  nous  quittons  la  chambre. 
Dans  le  long  et  étroit  corridor  mal  éclairé,  deux 
ombres  s’avancent  : c’est  le  cardinal-archevêque, 
suivi  de  son  vicaire  général,  qui  vient  donner  l’ex- 
trême-onction à l’agonisant. 

Minuit  trente-cinq...  Un  mouvement  se  produit 
dans  la  chambre,  où  seuls,  après  le  départ  du  cardi- 
nal, sont  rentrés  le  général  Borius,  M.  Siméon  Car- 
not, cousin  germain  de  M.  le  président;  les  docteurs 
Ollier  et  Poncet.  Carnot  est  mort  : c’est  M.  Tranchau, 
secrétaire  particulier,  qui  nous  en  apporte  la  nou- 
velle. Alors,  partout  des  sanglots  éclatent  ; on  aperçoit 
dans  l’ombre  des  gestes  exaspérés.  Mme  Rivaud  pleure 
sur  une  banquette  ; MM.  Thévenet  et  Millaud,  anciens 
ministres,  s’affalent  le  long  du  mur.  Des  domestiques 
vont  et  viennent  avec  des  linges  et  des  vêtements  sur  les 
bras;  voici  un  autre  grand  cordon  qu’on  apporte  pour 
remplacer  celui  que  l’opération  a mis  en  morceaux. 

Et  tandis  que  des  mains  pieuses  et  amies  rendent 
les  derniers  devoirs  au  président,  nous  descendons 
dans  le  cabinet  du  préfet,  situé  au  rez-de-chaussée. 
Il  y a là,  écroulés  dans  des  fauteuils,  des  fonction- 
naires chamarrés,  mais  lugubres  : l’épouvante  plane 
sur  cette  assemblée  d’uniformes.  D’instant  en  instant, 
une  porte  s’ouvre  : c’est  une  estafette  qui  se  présente 
et  dit,  en  s’adressant  au  général  Voisin  : 

— Mon  général,  au  coin  delà  rue  de  lUôtel-de-Ville, 
la  foule,  furieuse,  pille  un  magasin.  Que  faut-il  faire? 

— Prenez  un  escadron,  répond  le  général  d’une  voix 
morne,  et  balayez  la  rue. 

Et  la  même  scène  dix  fois  se  renouvelle,  et  dix  fois 
Tordre  de  balayer  la  rue  est  donné  sur  le  même  ton 
furieux  et  accablé.  Pendant  ce  temps,  dans  les  rues 
envahies,  la  révolution  éclate  : j’entends  des  bruits 
de  vitres  que  l’on  brise,  de  portes  que  l’on  assiège, 
de  devantures  que  l’on  démolit.  Et  jusqu  à 1 aube, 
dans  la  ville  en  colère,  ce  sera  le  même  bruit  sinistre. 
Tout  ce  qui  porte  un  nom  italien,  tout  ce  qui  rappelle, 
de  près  ou  de  loin,  la  patrie  de  Caserio  servira  de 
cible  à la  vengeance  populaire. 

Ainsi  finit  la  nuit  du  24  juin  1894. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


703 


. * 

* * 

Et  maintenant,  il  ne  me  reste  plus  qu’à  relater  un 
souvenir  qui  m’est  personnel. 

Le  mouchoir  que  je  prêtai  à M.  le  Dr  Poncet  pour 
essuyer  la  blessure  de  la  victime,  en  arrivant  dans  la 
chambre,  ce  mouchoir  a une  histoire. 

Je  l’ai  rapporté  de  Lyon,  tout  sanglant,  et  pendant 
quelques  semaines  je  l’ai  caché  comme  une  relique 
au  fond  d’un  tiroir.  Un  jour,  par  un  familier  de 
l’Élysée,  mon  ancien  confrère  Landrodie,  aujour- 
d’hui sous-préfet,  Mmc  Carnot  a appris  quel  souvenir 
je  gardais  de  la  nuit  fatale,  et  m’a  fait  exprimer 
le  désir  de  le  posséder.  J'ai  considéré  comme  un 
devoir  de  le  lui  offrir.  Malheureusement,  j’ai  eu  le 
regret  de  ne  pouvoir  donner  à la  noble  veuve  le 
mouchoir  tout  entier  : des  morceaux  en  avaient  été 
coupés,  que  j’avais  déjà  distribués  à quelques  amis. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  4 août,  je  recevais 
du  général  Borius  la  lettre  suivante  : 

« Cher  monsieur, 

« J’apprends,  en  rentrant  à Paris'l  avec  quel  em- 
pressement vous  avez  déféré  au  vœu  de  Mme  Carnot. 
Vous  avez  consenti  à vous  séparer  de  votre  mouchoir, 
imprégné  du  sang  de  notre  bien-aimé  président.  Vous 
avez  compris  le  pieux  sentiment  qui  fait  rechercher 
par  Mmo  Carnot  tous  les  objets  qui  se  rattachent  aux 
cruels  incidents  de  cette  nuit  terrible.  Elle  veut  en 
faire  de  pieuses  reliques,  dont  elle  ne  se  séparera 
plus. 

« Je  n’ai  pas  oublié,  croyez-le  bien,  votre  présence 
dans  la  chambre  de  notre  martyr  pendant  cette  nuit 
d’angoisse  ; j’avais  remarqué  le  zèle  discret  aveclequel 
vous  cherchiez  à venir  en  aide  aux  médecins,  impuis- 
sants, hélas  ! à nous  conserver  cette  précieuse  exis- 
tence. 

« Je  vous  ai  voué,  dès  lors,  des  sentiments  qui  ne 
s’effaceront  pas,  croyez-le  bien,  de  ma  mémoire. 

« Veuillez  agréer,  cher  monsieur,  l’assurance  de 
mes  sentiments  reconnaissants  et  dévoués.  » 

« Signé  : Général  Borius.  » 

Je  conserve  comme  un  précieux  souvenir  cette  lettre 
et  le  petit  morceau  de  mouchoir  resté  entre  mes 
mains.  Ces  lignes,  écrites  par  l’un  des  meilleurs  et 
des  plus  fidèles  amis  de  Carnot,  ce  linge,  sanglant 
témoignage  de  la  cruelle  agonie,  sont  pour  moi  des 
reliques.  Elles  me  rapelleront,  tant  que  je  vivrai,  la 
scène  douloureuse  dont  j’ai  été  le  témoin. 

Ch.  FOBMENT1N. 

Les  Conseils  de  M‘  X... 

Trouver  un  trésor  est,  certainement,  le  rêve  logé 
en  un  coin  de  toute  cervelle  humaine. 

C’est  l’espérance  secrète  du  grand  seigneur  qui 
explore,  pensif,  les  ruines  du  château  de  ses  ancêtres, 
comme  celle  du  vagabond  traînant  sa  misère  de  ville 
en  ville  et  remuant,  sans  cesse,  de  ses  souliers  mal 
.joints,  la  poussière  des  routes. 

C’est,  aussi,  la  récompense  promise  aux  travailleurs 
infatigables  et  aux  gens  vertueux  habitués  à voir  lever 
l’aurore. 

Témoin  ce  philosophe  de  l’antiquité  qui,  étant  sorti 
de  sa  demeure  au  premier  chant  du  coq,  trouva,  sur 
le  chemin,  une  bourse  pleine  d’or. 


L’histoire,  cependant,  ne  dit  pas  ce  qu’il  en  fit.  Et 
je  serais  curieux  de  le  savoir.  Car,  s’il  a gardé  la 
bourse  pour  lui,  ce  philosophe  s’est  conduit  en  vul- 
gaire filou,  et  s’il  l’a  portée  au  bureau  de  police  de 
l’époque,  il  en  a été  pour  sa  peine  et  son  temps.  Dans 
les  deux  cas,  mieux  valait  pour  lui  dormir  la  grasse 
matinée. 

Mais  j’arrive  à mon  sujet,  c’est-à-dire  au  trésor  dé- 
couvert, l’an  dernier,  en  Seine-et- Marne,  par  un 
humble  valet  de  ferme,  et  dont  l’attribution  donne 
lieu,  aujourd’hui,  à une  instance  en  justice  bien  inté- 
ressante. Ce  trésor,  mis  au  jour  d’un  coup  de  bêche 
heureux,  a,  paraît-il,  une  grande  valeur.  Il  comprend 
de  nombreuses  pièces  d’or  à l’effigie  de  François  Ier 
et  de  Charles  IX,  et  une  statuette  de  la  Vierge  en 
argent  massif,  d’un  travail  artistique  vraiment  mer- 
veilleux. 

II  s’agit  de  savoir  à qui  il  appartient.  D’abord,  une 
moitié  en  revient  à l’inventeur.  C’est  là  un  point  cer- 
tain, et  îml,  je  crois,  ne  songe  à le  contester. 

Mais,  pour  l’autre  moitié,  un  vif  débat  s’engage 
entre  le  propriétaire  du  champ  où  le  trésor  était  ca- 
ché, et  le  fermier  exploitant  ce  champ.  Notre  rus- 
tique n’entend  pas  être  oublié  en  cette  aubaine;  il 
veut  avoir  sa  part  de  la  riche  trouvaille  faite  dans  un 
fonds  qu’il  fertilise  depuis  de  longues  années.  « Com- 
ment ! — soutient-il,  — un  domestique  travaillant 
pour  mon  compte,  a fait  sortir  de  terre,  presque  par 
enchantement,  des  pièces  d’or  et  une  image  précieuse, 
et  je  n’en  aurais  moi-même  aucun  profit!  Le  proprié- 
taite  viendrait  m’évincer  ! lui  qui,  pourtant,  m’a 
abandonné  son  héritage  pour  le  mettre  en  valeur  et 
ne  peut  plus  prétendre  qu’au  loyer  convenu.  Ce  serait 
une  iniquité,  et  jamais  tribunal  ne  la  consacrera  ». 

Eli  bien  ! en  dépit  de  sa  belle  assurance,  ce  plai- 
deur campagnard  me.  semble  avoir  les  chances  les  plus 
sérieuses  de  perdre  son  procès. 

L’article  716  du  code  civil  est  formel  : Le  trésor  ap- 
partient, pour  moitié,  à celui  qui  l’a  découvert  et,  pour 
l’autre  moitié,  au  propriétaire  du  fonds.  Le  , locataire  ou 
fermier  n’est  point  mentionné  dans  cette  disposition 
de  loi.  Et  il  ne  pouvait,  en  réalité,  être  question  de 
lui. 

On  ne  saurait,  en  effet,  considérer  un  trésor  comme 
un  fruit  ou  un  produit  naturel  du  sol.  Il  n’est  point 
l'œuvre  du  cultivateur,  ni  le  résultat  de  ses  efforts. 
Quelqu’un  l'a  déposé  tel  quel,  depuis  un  temps  immé- 
morial, dans  les  entrailles  de  la  terre  ; il  s’est  ainsi 
incorporé  avec  elle,  en  est  devenu  partie  intégrante 
et  l’a  suivie  dans  ses  transmissions  successives.  II  ap- 
partient donc  au  propriétaire  seul. 

Et  si  la  loi  en  accorde  une  moitié  à l’inventeur, 
c’est  par  dérogation  aux  principes  généraux  sur  le 
droit  de  propriété.  Il  a paru  équitable  de  ne  pas  pri- 
ver de  sa  part  de  profit  le  travailleur  assez  heureux 
pour  exhumer  un  trésor,  jusqu’alors  ignoré  de  tous. 
De  là,  l’exception  faite  en  sa  faveur. 

Mais  en  quoi  le  fermier  mériterait-il  un  traitement 
semblable?  Ce  qu'il  a reçu  en  location,  c’est  unique- 
ment le  droit  de  cultiver  la  terre  et  d’en  recueillir  les 
fruits.  Son  bail  n’a  pu  prévoir  l’apparition,  au  milieu 
des  sillons  enlr’ouverts,  d’un  riche  numéraire  et  d’un 
objet  d’art  de  grand  prix.  Ce  ne  sont  point  là  des 
produits  agricoles,  et  les  moissons  dorées,  espoir  du 
laboureur,  ne  viennent  qu’au  plein  soleil  d’été,  parmi 
les  bleuets  et  les  coquelicots. 

| Jadis,  il  est  vrai,  le  jardin  des  Ilespérides,  gardé 


704 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


par  un  dragon  farouche,  donnait  des  pommes  d’or 
aux  déesses  qui  l’habitaient. 

Mais  les  temps  ont  marché,  depuis.  Et  un  paysan 
de  la  Brie  n’est  point  ulre  déesse. 

L’avocat  a certainement  expliqué-  tout  cela.  Mais 
allez  donc  empêcher  un  homme  des  champs  de 
plaider  ! . 

Mc  X... 

LES  LIVRES 

Chasses  de  Provence,  par  J. -B.  Samat 
(Flammarion,  éditeur). 

Encore  une  légende  qui  s’en  va,  mais  celle-là  était 
d’une  fantaisie  bien  drôle!  Alphonse  Daudet  l’avait 
créée  en  un  de  ces  jours  — trop  fréquents  peut-être» 
— où  ses  chers  compatriotes  servaient  de  cible  à sa 
belle  ironie.  Donc,  le  maître  conteur  l’ayant  affirmé, 
il  était  convenu  que  la  Provence  est  bien  à plaindre  : 
ses  arbres  ne  tentent  jamais  la  halte  des  oiseaux;  il 
n’y  a pas  un  poil  de  lièvre  ni  de  lapin  au  flanc  de  ses 
collines.  Et  le  soir,  en  la  saison  des  chasses,  les  coups 
de  fusil  qu’on  entend  aux  abords  des  villes  et  vil- 
lages n’annoncent  pas  des  massacres  de  gibier.  Ce 
sont  tout  simplement  des  exercices  de  tir  sur  des  cas- 
quettes jetées  en  l’air,  d’un  beau  geste. 

Eh  bien  ! tout  Cela,  le  mot  doit  être  ici  permis,-  est 
de  la  « blague  ».  Un  joli  petit  livre,  finement  illustré, 
de  M.  J. -B.  Samat,  détruit  en  quelques  pages  la  mo- 
queuse legende.  Les  « Chasses  de  Provence  » nous 
apprennent  ce  qu’un  Parisien  narquois  peut  ne  pas 
connaître,  mais  ce  qu’un  Méridional  fervent  n’a  pas 
le  droit  d’ignorer. 

Le  gibier  n'est  pas  un  mythe  en  Provence,  c’est  une 
plantureuse  réalité.  Poils  et  plumes  y abondent;  il  y 
a des  lapins  gîtes  un  peu  partout,  sous  les  touffes  de 
lavande  et  de  serpolet  de  ses  montagnes  ; des  mil- 
liers de  grives  sont  en  goguette  dans  les  vignes,  et  les 
ortolans  grassouillets  font  la  joie  des  chasseurs  goui- 
mands.  Du  gibier,  il  y en  a pour  tous  les  goûts  ; 
ceux  que  n’atlire  pas  la  chasse  au  poste,  dans  le  re- 
cueillement matinal  sous  les  feuilles,  à l’affût  des 
oiseaux  de  passage,  ceux  qui  redoutent  la  plate-forme 
mouvante  de  Yagachon  sur  le  sommet  d’un  arbre 
-que  secoue  le  mistral,  ont  l’agréable  compensation 
de  la  chasse  au  marais,  dans  les  étangs  et  les  « rou- 
bines  ».  Là,  toutes  les  espèces  aquatiques  sont  repré- 
sentées ; on  voit  même,  dans  notre  spendide  Ca- 
margue, des  ibis  roses  qui  donnent  aux  chasseurs- 
poètes  comme  une  vision  de  l’Orient.  Pas  de  gibier! 
dit  la  légende!  Mais  que  dire  des  sangliers  qui  pullu- 
lent dans  nos  forêts  de  chênes  lièges  et  de  châtaigniers. 

Voilà  ce  que  nous  raconte  M.  J. -B.  Samat  dans  son 
livre  fait  de  belle  humeur,  d’impressions  sincères  et 
vécues,  avec  une  pointe  de  poésie  à l’occasion  et  de 
l’esprit  toujours.  Ch.  F. 


Recettes  et  cojmseilîS 

CONTRE  L’ENROUEMENT 

Un  remède  simple  et  peu  coûteux  contre  l’enrouement 
consiste  à placer  dans  la  bouche  un  fragment  de  borax 
d’environ  20  centigrammes. 


Une  salivation  abondante  se  produit  el  l’enrouement 
cesse  comme  par  enchantement. 

* 

-x-  -* 

Toute  femme  soucieuse  de  sa  beauté  doit,  pour  conser- 
ver l’éclat  de  ses  dents,  la  pureté  de  son  haleine,  user 
exclusivement  de  Y Eau  de  Suez,  dentifrice  antiseptique; 
seul,  il  blanchit  les  dents  sans  en  altérer  l’émail,  et  per- 
met de  les  conserver  jusqu’à  l'extrême  vieillesse.  Pour 
les  soins  du  corps,  il  est  nécessaire  d’employer  YEuca- 
lypta  de  Suez,  eau  de  toilette  hygiénique,  extraite  de 
l’eucalyptus  globulus. 

* 

-Y  -X- 

NETTOYAGE  DES  BOISERIES 

Mettre  dans  un  verre  d’eau  une  demi-cuillerée  de  chaux, 
le  double  de  sel  de  soude,  et  remuer  le  tout  avec  un 
bâton.  Prendre  une  petite  éponge  ou  linge  fin  et  le  trem- 
per dans  la  préparation,  puis  frotter  la  partie  souillée. 
Rincer  et  essuyer  avec  un  linge  très  propre.  La  tache  la 
plus  ancienne  disparaît  ainsi,  sans  qu’il  y ait  besoin  de 
frotter  beaucoup. 

* 

•X'  -X- 

M.  R.,  à Tours.  — J’ai  reçu  votre  lettre  et  suis  très 
heureux  que  mes  conseils  vous  aient  été  utiles.  Toutes 
les  fois  que  ces  coliques  hépatiques  vous  prendront,  re- 
commencez à boire  à vos  repas  de  l'eau  de  Vichy  Grande 
Grille  (marque  Vichy-État  et  vous.  arriverez  à vous  en 
débarrasser  complètement,  fine  saison  à Vichy  vous  gué- 
rirait, encore  plus  vite. 

* -x- 

CONTRE  LA  COQUELUCHE 

On  sait  combien  est  opiniâtre  et  fatigante  la  toux  oc- 
casionnée chez  les  enfants  par  la  coqueluche.  On  a déjà 
indiqué  bien  des  remèdes,  ils  n’ont  pas  tous  tenu  leurs 
promesses.  On  en  signale  un  nouveau,  ce  serait  les  va- 
peurs de  naphtaline. 

La  naphtaline  s’emploie  en  fusion,  c’est-à-dire  qu'on  la 
fait  fondre,  sur  des  braises  dans  un  pot  en  terre.  On  en 
met  de  15  à 20  grammes  que  l’on  chauffe  lentement. 
Bientôt  la  chambre  se  remplit  de  ces  vapeurs. 


JEUX  ET  Fi  JV:  Ü S E ,M  E T S 

Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  1er  novembre  1900. 

d et  u étant-  les  chiffres  des  dizaines  et  des  unités,  le 
nombre  vaudra  10  d + u. 

Renversé,  le  nombre  s’écrira  u d et  vaudra  10  u + d, 
on  a donc  10  u + d = 10  d + u — 18,  ou  9 u = 9 d — 18  ;, 
c’est-à-dire  u — d — 2 [1],  mais  d’après  l’énoncé  4 d — 

3 u = 13  [2], 

Les  égalités  [1]  et  [2]  donnent  d = 7 ; u = 5. 

Le  nombre  demandé  est  donc  75. 

Ont  résolu  le  problème  : MM.  Lucien  Vertongen,  à 
Douai;  R.  C.,  à Bien;  Gaston  van  Brock,  à Paris;  Mat.hu- 
rin,  à La  Ferté-sur-Grosne  (Saône-et-Loire);  Société  des 
Commerçants,  à Lugano  ; Barbier,  à Montauban;  MUe  Va- 
lentine  Jullien,  à Lille;  J.  André,  à Niort;  un  groupe  de 
lycéens,  à Marseille;  M11”  Jeanne  Iloen,  à Paris;  L.  Perrot, 
à Lyon;  A.  Bergis,  à Montpellier. 

PROBLÈME 

1 . . 

Diophante  comptait  que  — de  sa  vie  appartenait  a son 

1 1 , . . 
enfance,  — à l'adolescence.  Ensuite,  apres  — de  sa  vie  et 

5 ans  de  mariage,  il  avait  eu  un  fils  qui  n’atteignit  que  la 
moitié  de  I âge  de  son  père,  et  celui-ci  lui  survécut  de 

4 ans.  A quel  âge  mourut  Diophante? 

* 

* * 

En  réponse  à M.  R.  C.,  à Gien.  — Une  erreur  typogra- 
phique est  seule  cause  du  malentendu.  11  fallait  lire 
64  oeufs  ou  127. 


Le  Gérant  : Ch.  Guion. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouant.  — 40052. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


705 


PAYSAGE  D’HIVER 


Paysage  d’Hiver,  par  Ruysdaël.  — Gravure  de  Jarraüd. 


23 


1er  DÉCEMBRE  1000 


706 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


UES  pOflUpEHTS  SUt*  liES  ^VTOflTAGflES 


L’année  dernière  on  a inauguré  une  statue  de 
la  Madone  sur  le  mont  Rocciamelone,  à 3537  mè- 
tres d’altitude;  le  mont  fait  partie  des  Alpes 
italiennes  du  côté  de  la  vallée  d’Aoste;  les  frais 
avaient  été  couverts  par  une  souscription  réser- 
vée aux  enfants  ; toutes  les  classes  de  la  popu- 
lation apportèrent  leur  obole,  depuis  la  famille 
royale  jusqu’aux  plus  pauvres  paysans. 

Le  succès  encouragea  de  semblables  entre- 
prises, et  maintenant  huit  statues,  représentant  le 
Rédempteur,  la  Madone  et  des  Saints,  sont  en 
souscription  pour  les  Alpes  et  les  Apennins. 

Ce  sont  les  évêques  qui  ont  pris  la  tête  du 
mouvement. 

Les  sculpteurs  et  les  architectes  italiens  ont 
soigneusement  étudié  les  conditions  spéciales  que 
doivent  remplir  de  tels  monuments. 

En  général,  la  hauteur  de  la  statue  a été  fixée 
à environ  trois  mètres,  et  le  socle  à quatorze 
mètres. 

Nous  sommes  loin  des  dimensions  de  la  statue 
de  saint  Charles  Rorromée  élevée,  en  1624,  sur 
une  petite  colline  du  lac  Majeur.  Le  saint,  sans 
le  piédestal,  à trente-cinq  mètres  de  haut.  C’est 
beaucoup  trop:  il  est  vraisemblable  qu’on  a 
voulu  faire  alors  une  chose  extrordinaire,  car  la 
gloire  et  la  popularité  de  saint  Charles  n’avaient 
nul  besoin  d'un  monument  aussi  colossal. 

Le  bon  marché  relatif  des  statues  de  bronze 
ou  de  fer  battu  rend,  en  Italie,  assez  faciles  les 
entreprises  de  ce  genre.  Ainsi  la  statue  en 
bronze  du  maréchal  de  Mac  Mahon,  élevée  sur 
le  champ  de  bataille  de  Magenta,  n’a  coûté  que 
12000  francs,  tous  frais  compris;  le  maréchal 
est  en  pied,  de  grandeur  naturelle  et  en  tenue 
de  campagne. 

Il  y a aussi  la  générosité  bien  connue  du  peuple 
italien  lorsqu’il  s’agit  d’honorer  ses  grands  hom- 
mes, ses  saints  et  particulièrement  la  Madone. 

Après  le  tremblement  de  terre  de  Florence 
en  1895,  on  ouvrit  une  souscription  à 10  centi- 
mes pour  offrir  une  lampe  d’argent  à la  Madone 
de  l’église  de  la  Santissima  Annunziata. 

En  moins  d’une  semaine  on  recueillit  la 
somme  de  6 000  francs  jugée  nécessaire;  la 
lampe  fut  mise  au  concours,  les  dimensions  et 
le  poids  du  métal  ayant  été  fixés  au  préalable; 
il  n’y  eut  aucun  mécompte. 

Mais  voici  qu’il  est  question  d’nn  monument 
de  montagne  d’un  genre  inusité;  il  ne  serait  pas 
sur  les  Alpes  italiennes,  mais  en  Suisse,  au  col  du 
grand  Saint-Bernard. 

Ce  n’est  pas  à la  divinité,  ni  à un  saint,  ni  à 
un  homme  célèbre  qu’il  serait  dédié,  mais  à un 
pauvre  chien,  mortjvictime  de  son  dévouement. 

Barry  était  le  modèle  parfait  de  ces  étonnants 
chiens  du  Grand  Saint-Bernard.  Pendant  douze 


ans,  il  y a un  siècle  environ,  il  a fait  son  service 
de  sauveteur  avec  un  courage,  un  instinct  — 
que  ne  peut-on-dire  une  intelligence!  — abso- 
lument remarquables. 

Un  jour,  il  ramène  à l’hospice  un  jeune  enfant 
à moitié  mort  de  froid. 

Un  autre  jour,  un  frère  veut  le  diriger  vers  un 
point  où  pouvaient  se  trouver  des  voyageurs  en 
péril;  Barry  refuse  absolument  d’obéir,  il  a le 
sentiment  qu’une  avalanche  tombera  là  et  que 
personne  n’est  en  danger;  ce  fait  se  réalise. 

Un  jour  enfin,  il  part  ; il  s’approche  d’un  homme 
presque  enseveli  sous  la  neige;  l’homme  croit 
que  le  chien  va  l’attaquer;  il  se  met  en  défense 
et  perce  Barry  de  son  bâton  ferré. 

Le  chien  est  porté  à l’hospice  et  succombe 
malgré  les  soins  dont  on  l’entoure. 

Le  monument  projeté  se  composerait  d’une 
roche  de  laquelle  se  détacherait  Barry  avec  un 
petit  enfant  sur  le  dos  ; sur  le  piédestal  on  ins- 
crivait ces  paroles  : 

Barry, 

Il  a sauvé  quarante  personnes', 

11  a été  tué  par  la  quarante-et-unième . 

L’épitaphe  en  dirait  plus  que  de  longs  discours. 

L’hospice  est  situé  à 2472  mètres;  nul  endroit 
plus  haut  n’est  habité  en  Europe  durant  l’hiver. 

Il  a été  fondé  en  962  par  saint  Bernard  de  Men- 
thon;  déjà,  à cette  époque,  le  passage,  traversé 
jadis  par  les  armées  romaines,  était  très  fré- 
quenté et  il  continue  à l’être. 

Bonaparte,  on  le  sait,  le  franchit  en  mai  1800 
avec  une  armée  de  30000  hommes;  il  n’était  pas, 
comme  David  l’a  représenté  par  une  ridicule 
adulation,  « calme  sur  un  cheval  fougeux  »,  mais 
tout  simplement  monté  sur  un  mulet. 

On  dit  qu’une  quinzaine  de  mille  personnes 
traversent  le  Saint-Bernard  tous  les  ans. 

C’est  possible,  mais  le  chiffre  surprendra  ceux 
qui  n’ont  pas  fréquenté  les  passages  des  Alpes. 

On  se  figure  volontiers  que,  depuis  le  perce- 
ment du  montCeniset  du  Saint-Gothard,  les  pasr 
sages  ont  été  sensiblement  délaissés. 

Il  n’en  est  rien  cependant;  je  l’ai  constaté  sou- 
vent, et  même  cet  été,  ayant  séjourné  au  col  du 
Gothard  dans  un  hôtel  construit  plusieurs  années 
après  le  percement  du  tunnel;  l’aubergiste  n’a 
pas  à se  plaindre  : il  travaille  beaucoup,  comme  on 
dit  en  Suisse;  il  reçoit  des  voyageurs,  en  voiture, 
à cheval,  à vélocipède,  à pied.  L’excellente  habi- 
tude des  voyages  en  zig-7,ag,  célébrés  par  Topffer, 
qui  m’ont  fait  tant  rêver  pendant  ma  jeunesse  et 
auxquels  je  dois  certainement  mon  goût  pour 
les  promenades  en  montagne,  continue  toujours; 
on  rencontre  par  monts  et  par  vaux,  sur  tous  les 
points  de  la  Suisse,  des  pensionnats  de  jeunes 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


707 


lilles  et  de  jeunes  garçons  qui,  l’alpenstock  à 
la  main  et  le  bouquet  d’edelweis  au  chapeau, 
marchent  allègrement  sous  la  conduite  amicale 
de  leurs  maîtres. 

J’ai  croisé  sur  le  Simplon,  sur  la  Maloyaet,  sur  le 
Bernina  des  vélocipédistes  anglais  qui  venaient 
de  Calais  et  des  breacks  attelés  de  quatre  che- 
vaux hongrois  venant  de  Vienne. 

Mais,  hélas  ! toutes  les  rencontres  ne  sont  pas  si 
plaisantes;  on  souffre  à la 
vue  des  pauvres  diables  qui 
succombent  sous  le  poids 
des  fardeaux. 

Il  en  est  qui,  pour  un  sa- 
laire de  2 francs,  portent  sur 
la  nuque  un  tonnelet  de  vin 
de  25  litres,  durant  toute 
une  journée  de  quatorze 
heures,  montée  et  descente  : 
ça  leur  fait  un  franc  par  jour, 
car  le  lendemain  ils  retour- 
nent à vide.  Auprès  d’eux 
les  porteurs  de  bagages  for- 
ment une  aristocratie  ; cette 
année  même  nous  avions  à 
grimper  sur  une  montagne 
très  raide  et  impraticable  aux 
mulets.  Il  y avait  deux  mal- 
les de  35  kilos  chacune,  plus 
les  valises  ; l’aubergiste  d’en 
bas  nous  a demandé  1 5 centi- 
mes par  kilo  à la  montée  et  10  centimes  à la 
descente  ; le  porteur  a chargé  volontairement  les 
deux  malles  et  les  valises  sur  sa  nuque  et  a 
grimpé  durant  cinq  heures  ! Et  l’aubergiste,  m’a- 
t-on  dit,  garde  pour  lui  une  partie  de  la  taxe. 

C’est  pour  ces  pauvres  hères  et  les  ouvriers  qui 


vont  chercher  du  travail  au  delà  des  monts  que 
sont  faits  les  hospices,  où  on  les  héberge  gratui- 
tement. Mais  les  abus  pénètrent  partout,  les 
voyageurs  fortunés  séjournant  dans  ces  demeures 
pour  le  plaisir  et  sans  nécessités  absolues  ; on 
ne  leur  demande  rien  pour  la  nourriture  et  le 
logement,  mais  ils  peuvent  verser  au  tronc  de  la 
chapelle. 

Raisonnablement,  on  devrait  donner  l’équiva- 
lent du  prix  d’un  hôtel  mo- 
deste, soit  5 à 6 francs  par 
jour;  maispoint:  la  moyenne 
est  à peine  de  2 francs  ! Aussi 
les  hospices  ne  font  pas  leurs 
frais;  sans  le  dévouement 
des  frères  et  la  générosité 
de  quelques  bienfaiteurs  ils 
n’auraient  qu’à  fermer  leurs 
portes. 

Dans  cette  situation  les 
frères  ne  pourront  pas  pré- 
lever sur  leurs  maigres  re- 
cettes la  somme  nécessaire 
au  monument  projeté  de 
Barry  ; mais  alors  ne  pour- 
rait-on  pas  provoquer  une 
souscription  publique? 

Il  y a dans  le  monde  tant 
d’amis  des  chiens  que  l’en- 
treprise a des  chances  de 
réussite. 

Barry  n’est  pas  seulement  le  type  parfait  du 
chien  du  Grand  Saint-Bernard;  il  est  le  plus 
noble  de  tous  les  chiens. 

GERSPACH. 


LA  FONDATION  THIERS 


Dans  le  quartier  du  bois  de  Boulogne,  si  riche 
en  beaux  immeubles,  l’un  de  ceux  qui  sollicitent 
le  plus  vivement  l’attention  et  la  curiosité  des 
promeneurs  est  situé  au  rond  point  Bugeaud,  à 
l’intersection  de  la  rue  des  Belles-Feuilles  et  de 
l’avenue  Bugeaud.  L’entrée,  qui  donne  accès  à 
un  jardin,  est  fermée  par  une  belle  grille  au-dessus 
de  laquelle  on  lit  : « Fondation  Thiers  ».  Le 
promeneur  jette  un  coup  d’œil,  admire  l’exté- 
rieur et  passe.  Le  lecteur  va  pouvoir  pénétrer 
dans  l’intérieur. 

La  Fondation  Thiers  est  un  établissement  où 
sont  reçus,  pendant  trois  années  consécutives, 
quinze  jeunes  gens  auxquels  on  a voulu  permet- 
tre de  poursuivre  et  d’achever  des  études  déjà 
avancées. 

Abstraire  un  certain  nombre  de  jeunes  gens 
de  toute  préoccupation  matérielle  et  leur  assu- 


rer une  période  de  temps  suffisamment  longue 
pendant  laquelle  ils  puissent  se  livrer  tout  entiers 
et  aveoune  liberté  complète  aux  divers  travaux 
qui  les  intéressent,  c’est  là  certainement  un  but 
des  plus  nobles. 

L’origine  et  l’objet  de  la  Fondation  Thiers  sont 
indiqués  dans  une  note  datée  du  6 avril  1882  et 
s ignée  de  MUe  Dosne,  belle-sœur  de  M.  Thiers,  et 
de  M.  Mignet,ami  du  grand  historien  et  homme 
d’État  : 

« Dans  les  derniers  jours  de  sa  douloureuse 
maladie,  Mme  Thiers,  toujours  dominée  par  le 
culte  qu’elle  avait  voué  à M.  Thiers,  appela  au- 
près d’elle  M.  Mignet  et  voulut  que  M'le  Dosne  fût 
présente.  Elle  lui  dit  qu’incessammenl  occupée 
des  dispositions  qu’elle  désirait  prendre  pour 
honorer  la  mémoire  de  M.  Thiers,  elle  avait  pensé 
que  sa  fortune,  dont  elle  voulait  laisser  la  jouis- 


708 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


sance  à sa  sœur,  pourrait  être,  après  celle-ci, 
utilement  employée  à la  fondation  d’une  école 
destinée  par  son  objet  à rappeler  les  grands  tra- 
vaux de  M.  Thiers,  mais  que  son  extrême  faiblesse 
ne  lui  permettant  pas  de  développer  toute  sa 
pensée  par  écrit,  elle  désirait  la  lui  expliquer. 
Elle  lui  dit  alors  qu’elle  entendait  que  des  jeunes 
gens,  déjà  distingués  par  leur  savoir  et  leur 
esprit,  fussent  admis  dans  cette  école  pour  com- 
pléter leur  instruction  et  pour  s’y  perfectionner 
dans  l’étude  des  hautes  sciences,  de  la  philo- 
sophie et  de  l’histoire  auxquelles  M.  Thiers  se 
livrait  avec  tant  d’ardeur,  lorsque  son  dévoue- 
ment aux  intérêts  du  pays  lui  en  laissait  le  loisir. 
Puis,  elle  ajouta  : « Et  surtout,  que  la  politi- 
que n’entre  pour  rien  dans  la  création  de  cette 
école,  à la- 
quelle devra 
être  donnée 
toute  la  gran- 
deur dont  est 
digne  celui  au- 
quel je  veux  la 
consacrer.  » 

Dans  une 
pensée  géné- 
reuse, 

MUe  Dosne  a 
tenu  à réaliser 
elle-même  et 
de  son  vivant, 
le  désir  expri- 
m é par  sa 
sœur.  Elle  af- 
fecta à la  con- 
struction de  la 
F o n d a t i o n 

Thiers,  une  partie  du  terrain  qu’elle  possédait  près 
du  hois  de  Boulogne  et  fit  dresser  les  plans  par 
M.  Aldroff.  Le  bâtiment  commencé  en  1890  fut 
achevé  en  1892.  MUe  Dosne  en  fit  donation  à la 
Fondation  Thiers,  et,  éventuellement  à l'Institut 
de  France,  par  acte  du  17  décembre  1893.  Elle  y 
ajoutait  une  dotation  considérable,  destinée  à 
subvenir  largement  à tous  les  besoins  de  la  nou- 
velle institution,  et  y joignait  encore  la  biblio- 
thèque, les  cartes  et  les  gravures  de  M.  Thiers. 

Restait  à élaborer  les  statuts.  Mlle  Dosne  y 
apporta  tous  ses  soins,  aidée  des  amis  de  M . Thiers, 
MM.  Mignet  et  Jules  Simon,  et  des  membres  du 
premier  conseil  d’administration,  MM.  Barthé- 
lemy Saint-Hilaire,  Gréard,  Aucoc,  Picot  et  Hau- 
réau,  directeur.  Celui-ci  étant  décédé  en  avril  1896 
fut  remplacé  par  M.  Jules  Girard,  directeur  actuel, 
membre  de  l’Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  professeur  honoraire  de  la  Faculté  des 
lettres  de  l'Université  de  Paris.  Les  autres  mem- 
bres du  conseil  d’administration  sont  : M.  Gréard, 
membre  de  l'Académie  Française  et  de  l’Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques,  vice- 
recteur  de  l’Académie  de  Paris;  M.  Aucoc,  mem- 


bre de  l’Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, ancien  président  de  section  au  Conseil 
d’État;  M.  Picot,  secrétaire  perpétuel  de  l’Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques;  et 
M.  Croiset,  membre  de  l’Académie  des  inscrip- 
lions  et  belles-lettres,  doyen  de  la  Faculté  des- 
lettres  de  Paris. 

La  consécration  officielle  ne  tarda  pas  ; le 
29  avril  1893,  la  Fondation  Thiers  fut  reconnue 
comme  établissement  d’utilité  publique.  Les  pre- 
miers « pensionnaires  » y entrèrent  le  1er  mai. 

La  Fondation  Thiers  est  très  confortablement 
installée  dans  le  beau  bâtiment  construit  exprès- 
pour  elle. 

Au  rez-de-chaussée  se  trouvent  les  apparte- 
ments du  directeur  et  du  sous-directeur,  ainsi  que 

les  salles  con- 
sacrées  aux 
services  géné- 
raux de  l’éta- 
blissement : 
bibliothèque, 
salle  du  con- 
seil, salle  à 
manger,  salle 
de  billard,  etc. 

Un  splen- 
dide escalier, 
admirable  de 
proportions, 
donne  accès 
aux  premier  et 
second  étages 
réservés  aux 
appartements 
des  quinze 
pensionnaires. 
Chacun  est  chez  lui,  et  dispose  d’un  cabinet  de 
travail  et  d’une  chambre  à coucher. 

Tout  le  confort  des  installations  modernes  est 
réalisé  dans  cette  institution  : salles  d’hydro- 
thérapie (bains  et  douches),  salle  d’escrime,  salle 
de  gymnastique,  calorifère,  etc. 

11  n’est  pas  jusqu’aux  beaux-arts  qui  n'aient 
leur  place;  un  pavillon  spécial  leur  est  consacré. 

Les  pensionnaires  sont  logés,  nourris,  et  re- 
çoivent pour  leur  entretien  une  pension  de 
1 200  francs. 

En  outre,  à chacun  est  constitué  un  capital  de 
1 800  francs,  soit  pour  l’aider  dans  des  voyages 
d’études,  soit  pour  lui  être  remis  à sa  sortie  de  la 
Fondation. 

Comment  se  recrutent  les  pensionnaires  ? Cha- 
que année,  une  promotion  de  cinq  est  choisie 
par  le  conseil  d’administration  parmi  des  jeunes 
gens  français,  âgés  de  moins  de  vingt-six  ans, 
docteurs  ou  au  moins  licenciés  dans  une  des 
facultés,  ou  pourvus  d’un  diplôme  équivalent  ou 
ayant  obtenu  un  prix  à un  concours  de  1 Institut. 

En  fait,  les  pensionnaires  actuels  sont  tous  doc- 
teurs en  droit,  ou  agrégés  de  l’Université  et,  pour 


La  Fondation  Thiers. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


709 


la  plupart,  anciens  élèves  de  l’École  normale 
supérieure. 

Le  recrutement  se  fait  sur  l’examen  des  titres 
•des  candidats  et  sur  présentation  par  les  direc- 
teurs des  grands  établissements  scientifiques, 
facultés  et  écoles  de  la  France  entière. 

Les  pensionnaires  se  livrent  à des  études  des 
plus  variées.  Les  neuf  littéraires  et  les  six  ju- 
ristes actuels  cultivent  l’histoire,  la  géographie, 
les  lettres,  la  philologie  grecque,  latine,  romaine, 
celtique,  le  droit  public  et  le  droit  privé. 

On  y cultive  bien  les  « hautes  sciences  » selon 
la  pensée  des  fondatrices. 

Telle  est  la  Fondation  Thicrs.  Elle  a naturelle- 
ment produit  d’excellents  résultats  et  rien  ne  peut 
mieux  démontrer  la  diversité  des  études  qui  s’y 
poursuivent 
qu’un  aperçu 
rapide  et  for- 
cément très 
.incomplet  des 
publications 
faites  par  les 
pensionnai- 
res depuis  son 
■ouverture  le 
Ier  mai  1893  : 

La  Fonda- 
tion perpé- 
tuelle dans 
l’antiquité;  — 

Michelet  (prix 
d’éloquence 
de  l’Académie 
-française)  ; — 
la  Condition  des  meubles  en  droit  international 
privé  ; — le  Patois  normand  ; — la  Morale  dans 
la  philosophie  allemande  contemporaine  — les 
Crofters  écossais;  — la  Vie  municipale  de  l’Asie 
Mineure,  sous  les  Antonins;  — le  Roman  du 
chevalier  au  lion,  de  Chrestien  de  Troyes;  — 
l’Exhérédation  et  les  restrictions  à la  faculté  de 
-disposer;  — Articles  sur  l’Espagne;  — le  Droit 


de  succession  ab  intestat  du  conjoint  survivant; 

— la  Physique  d’ibn  Gabirel  ; — les  Parents  et 
alliés  successibles  en  droit  musulman;  — les 
Rapports  de  la  représentation  et  du  sentiment; 

— Théories  économiques;  — Essai  d’une  théorie 
des  droits  subjectifs  des  administrés;  — Insaisis- 
sabilité des  rentes  sur  l’État;  — Murat  et  la  ques- 
tion de  l’unité  italienne  en  1815;  — Mémoires 
du  général  baron  Desvernois  ; — la  Science  du 
langage;  — Études  sur  saint  Basile  et  sur  Bac- 
chylide;  — Éludes  sur  le  glossaire  de  Reichenau  ; 

— A propos  de  don  Carlos,  de  Schiller;  — la  Vie  à 
Berlin;  — Essai  sur  la  représentation  dans  les 
actes  juridiques;  — l’Impôt  sur  le  revenu  des 
valeurs  mobilières;  — analyse  critique' d’un  ou- 
vrage sur  les  phénomènes  psychiques  et  la 

théorie  de  la 
sélection;  — 
l’immutabi- 
lité des  con- 
ventions ma- 
trimoniales, 
la  reconnais- 
sance inter- 
nationale; — 
Chansons 
bretonnes  de 
la  collection 
Pengueru  ; — 
Théorie  de 
l’autonomie 
en  droit  in- 
ternational 
privé;  — Un 
port  franc  à 
Marsalle;  — la  Responsabilité  civile  des  institu- 
teurs; — l’Émancipation  des  femmes;  — les 
Ventes  à livrer;  — l’Échauffourée  de  Strasbourg 
(1S36);  — les  Journées  des  5 et  6 août  1789. 

Fernand  AMIOT. 

&&&&&&&&&&&&&&&&&&  &&&&&&&& 
Tout  change  sans  cesse;  les  choses  ne  se  fixent  que 
dans  le  souvenir,  et  la  mémoire  elle-même  est  fugitive 


LE  BOISEMENT  DES  ROCHERS 


Toujours  difficile,  une  telle  entreprise  devient 
impossible  quand  il  s’agit  de  rochers  absolument 
compactes  et  inaltérables  aux  intempéries.  Tels 
•sont  les  porphyres  et  même  les  grès  compacts, 
les  granités  et  les  gneiss,  dans  la  plupart  des  cas. 

Mais  il  n’en  va  point  de  même  pour  les  rochers 
-calcaires  (pierre  à chaux)  qui  présentent  pres- 
que toujours  de  nombreuses  tissures.  Les  raci- 
nes des  arbres  pénètrent  dans  ces  fissures;  à 
mesure  qu’elles  grossissent,  elles  font  éclater 
les  rochers  à la  manière  de  coins.  Les  débris  de 
calcaire,  mêlés  aux  feuilles  qui  tombent  chaque 


année,  finissent  par  constituer  une  couche  de 
terre  végétale. 

Si  l’on  exploite  à outrance  les  forêts  existant 
sur  les  rochers  calcaires,  et  si  l’on  permet  le 
parcours  aux  moutons  et  surtout  aux  chèvres, 
tout  périt  à la  surface  du  rocher  et  le  reboise- 
ment ne  peut  plus  se  faire  naturellement.  Les 
pluies  lavent  le  rocher  ; si  quelques  graines,  en- 
traînées par  le  vent,  se  lixcnt  par  hasard  dans 
une  fente  de  rocher,  de  jeunes  arbres  y poussent, 
mais  les  chèvres  les  dévorent  avant  qu’ils  aient 
pris  de  la  force. 


710 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


La  légende  prétend  que  les  collines  calcaires 
qui  dominent  Marseille,  Toulon,  etc.,  étaient 
couvertes  d'épaisses  forêts  qu’on  a détruites 
pour  la  construction  des  maisons  et  surtout 
celle  des  navires.  C’est  possible;  mais  nous  ne 
croyons  pas  que  les  historiens  puissent  établir 
le  fait  sur  des  preuves  quelconques. 

Avec  une  persévérance  et  une  habileté  vrai- 
ment dignes  des  plus  grands  éloges,  on  a,  depuis 
quarante  ans,  reboisé  le  Faron  : c’est  une  suite 
de  masses  calcaires  atteignant  300  mètres  d’alti- 
tude qui  abrite  la  ville  du  côté  du  Nord. 

On  a construit  sur  le  Faron  des  forts  très  im- 
portants et  très  bien  armés.  Et  pour  le  service 
de  ees  défenses,  le  génie  militaire  a construit 
une  route  carrossable  à pente  régulière,  contour- 
nant jusqu’en  haut  les  contreforts  du  Faron. 

Les  anciens  du  pays  sont  fort  étonnés  d’a- 
percevoir les  rochers  dénudés  recouverts  de 
pins  vigoureux.  Ce  travail  si  remarquable  a ex- 
cité l’admiration  des  étrangers  : des  Russes  sont 
venus  examiner  ces  forêts  créées  sur  le  roc 
aride. 

L'essence  de  bois  qu’on  a choisie,  c’est  le  pin 
d'Alger  ( Pinus  halepensis),  très  commun  dans  le 
midi  de  la  France,  où  il  forme  la  plus  grande 
partie  des  massifs  boisés  des  Maures  et  de  l’Es- 
térel. 

Le  pin  d’Alger  résiste  aux  sécheresses  persis- 
tantes, aux  coups  de  soleil  les  plus  violents.  On 
le  trouve  dans  toutes  les  contrées  baignées  par 
la  Méditerranée  et  jusqu’au  bord  de  la  mer. 

Il  est  en  végétation  toute  l’année, de  sorte  que 
les  massifs  de  pins  d’Alger  sont  d’un  vert  assez 
clair,  par  comparaison  avec  les  massifs  des  au- 
tres pins  ou  sapins. 

11  redoute  les  moindres  froids,  qui  détruisent 
les  jeunes  pousses. 

L’arbre  est  toujours  un  peu  trapu  et  même 
tordu  par  les  vents.  Néanmoins,  il  fournit  des 
planches  et  des  charpentes  communes,  des  bois 
de  mine  et  du  bois  de  chauffage  pour  la  bou- 
langerie. 

Il  ne  faut  pas  confondre  le  pin  d’Alger  avec  le 
pin  parasol  (Pinus  pineus),  très  commun  sur  les 
côtes  de  la  Méditerranée.  Il  prend  une  forme  de 
parasol,  très  caractéristique  dans  tous  les  paysa- 
ges d’Italie.  La  graine  est  comestible. 

Les  premiers  essais  de  boisement  ont  été  faits 
par  un  jardinier  de  la  ville  de  Toulon.  Il  escala- 
dait les  rochers,  cherchait  les  fentes  où  s’était 
rassemblée  un  peu  de  terre  : il  y mettait  quel- 
ques graines  ou  quelques  jeunes  plants. 

Un  inspecteur  des  forêts,  actuellement  retraité, 
a entrepris  le  boisement  avec  une  équipe  d’ou- 
vriers dressés  par  lui  et  aux  frais  de  la  ville  de 
Toulon. 

Inutile  de  dire  que  les  planteurs  ont  été  en- 
couragés par  un  feu  roulant  de  quolibets  de  tout 
genre.  La  population  toulonnaise  prétend  qu’il 
n’en  est  rien  : en  vertu  du  principe  que  rien  ne 


réussit  comme  le  succès,  tout  le  monde  veut  avoir 
prévu  et  encouragé  le  succès. 

Un  bon  ouvrier  planteur  doit  savoir  les  prin- 
cipales fentes,  et  semer  ou  planter  sur  ces  fis- 
sures sans  chercher  la  régularité.  On  s’est  aidé 
de  quelques  coups  de  mine  pour  ouvrir  les  fen- 
tes par  trop  serrées. 

La  plantation  doit  être  faite  à l’entrée  de  l’hi- 
ver : dans  ces  régions,  l’hiver  est  très  doux,  même 
chaud;  à l’aide  des  pluies,  la  germination  des 
graines  marche  rapidement,  ainsi  que  la  reprise 
des  plants. 

Au  bout  de  quelques  années,  un  sous-bois  se 
forme,  à l’aide  des  aiguilles  des  pins  constituant 
une  sorte  de  feutre  qui  n’est  plus  entraîné  par 
les  pluies.  Le  semis  naturel  se  produit  sur  ce  sol 
artificiel  et  la  forêt  se  reconstitue  : à la  condition 
essentielle  qu’on  la  garde  bien  contre  les  chè- 
vres et  les  moutons  qui  dévorent  les  jeunes  se- 
mis, de  plus,  leurs  piétinements  perpétuels 
désagrègent  le  sol,  qui  est  entraîné  par  les  pluies. 
Le  rocher  est  ainsi  mis  à nu,  et  tout  est  à recom- 
mencer. 

Les  propriétaires  de  chèvres  et  de  moutons 
sont  tellement  tenaces  qu’ils  mènent  leurs  ani- 
maux pendant  la  nuit  pâturer  les  plantations  si 
on  ne  les  surveille  pas  exactement. 

Un  seul  animal  est  utile  dans  les  reboisements 
de  pins  : c’est  l’écureuil  qui  vit  des  graines  et 
qui  en  fait  partout  des  cachettes  pour  la  mauvaise 
saison. 

Mais  comme  l’écureuil  est  aussi  étourdi  qu’il 
est  prévoyant,  il  oublie  la  plupart  de  ces  cachet- 
tes qu’il  a faites  en  creusant  la  couche  d’aiguilles 
formant  le  sol  et  recouvrant  légèrement  les  pré- 
cieuses graines.  Il  fait  ainsi  la  besogne  de  plu- 
sieurs semeurs  : et  les  forestiers  intelligents  ont 
grand  soin  d’empêcher  la  destruction  des  écu- 
reuils. 

Pour  le  boisement  des  rochers  de  Provence, 
on  a bien  fait  de  s’en  tenir  au  pin  d’Alger.  Du 
jour  où  on  le  voudra,  toutes  les  affreuses  garri- 
gues de  cette  région  peuvent  être  aisément  trans- 
formées en  forêts  de  pins. 

On  pourrait  aussi  essayer  l'ailante  ( faux  vernis, 
du  Japon,  Ailantus  glandulosa),  qui  résiste  aux 
plus  violentes  chaleurs  et  possède  de  puissantes 
racines  qui  pénètrent  dans  les  moindres  fissures 
de  rocher.  Ces  racines  produisent  des  petits  tu- 
bercules ou  glandes  qui  forment  bientôt  un 
recru  très  abondant  au  pied  de  l’arbre,  jusqu’à 
une  distance  de  10  mètres.  Pour  faire  cet  essai, 
il  faudrait  faire  des  trous  de  mines  assez  espacés 
et  planter  dans  ces  trous  des  ailantes  de  deux 
ou  trois  ans. 

Le  bois  d’ailante  équivaut  à peu  près  à celui 
de  l’érable.  C’est  aussi  un  bon  combustible. 

Cn.  E.  GUIGNET. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


711 


DA  POPE  DE  DIJON 


Cette  belle  et  grande  porte  sculptée  en  plein 
fyois,  et  d’une  conservation  parfaite,  se  voit  à 
Dijon,  rue  Vannerie  n°  39.  Elle  orne  la  façade 
d’un  hôtel  qui  au  xvie  siècle  appartint  aux  Pes- 
chard,  puis  aux  Gagne  de  Perrigny,  une  famille 
du  Parlement  éteinte  aujourd’hui,  enfin  à Marc- 
Antoine  Ier,  chartraire  de  Montigny,  trésorier 
des  États  de  Bourgogne,  une 
place  considérable  que  n’é- 
gale en  importance  aucune 
des  charges  financières  de 
notre  temps,  et  où  il  eut 
pour  successeur  son  fils 
Marc-Antoine  II.  Reconstruit 
presque  en  entier  et  meublé 
avec  magnificence , l’hôtel 
devint  sous  les  Montigny  la 
première  maison  de  la  ville 
pour  le  luxe  et  les  fêtes.  Rien 
en  notre  temps  de  démocra- 
tie ne  saurait  même  donner 
une  idée  de  ce  qu’était  la 
grande  vie  dans  le  Dijon  par- 
lementaire d’il  y a un  siècle 
et  demi  ; Maie- Antoine  II, 
qui  ne  fut  jamais  marié, 
avait  disposé  en  apparte- 
ments de  réception  le  pre- 
mier étage  entier  de  l’im- 
mense hôtel.  Mais  ce  n’était 
pas  seulement  un  magni- 
fique, il  avait  aussi  et  au  plus 
haut  degré  l’esprit  public, 
et  c’est  à bon  droit  que 
Dijon  a donné  à l’une  des 
rues  de  la  nouvelle  ville  le 
nom  d’un  de  ses  meilleurs 
citoyens. 

En  1789,  lors  qu’avec  l’an- 
cien régime  finit  l’antique 
institution  de  la  vicomté-mairie,  l’opulent  et 
généreux  Montigny  fut  le  premier  maire  élu 
du  Dijon  moderne.  Mais  il  devint  bientôt  sus- 
pect, donna  sa  démission  et  fut  emprisonné  à 
Paris;  échappé  au  tribunal  révolutionnaire,  il 
mourut  à 49  ans,  en  1793.  Après  lui,  l’hôtel  ap- 
partint aux  Nansouly,  puis  devint  un  pensionnat 
de  jeunes  filles.  Pendant  cette  période,  il  fut 
dépouillé  en  grande  partie  de  ses  boiseries  sculp- 
tées et  perdit  notamment  de  riches  consoles  en 
bois  sculpté.  Aujourd’hui  l’hôtel  Montigny  est 
une  école  de  jeunes  gens,  l’école  Saint-François- 
de-Sales,  et  au-dessus  de  la  grande  porte  exté- 
rieure, dans  le  cadre  où  l’on  voyait  autrefois 


l’écu  aux  armes  des  Montigny,  on  lit  cette  ins- 
cription : 

MAISON  D’ÉDUCATION 

La  façade,  d’un  style  simple  mais  ferme,  re- 
monte au  xviie  siècle  : sur  le  fronton  sont  posés 
des  trophées  à l’antique,  décor  banal  que  l’on 
prodiguait  partout,  mais  sin- 
gulièrement placés  comme 
caractéristique  d’une  de- 
meure où  n’habitèrent  ja- 
mais que  de  pacifiques  ma- 
gistrats et  financiers.  A un 
œil-de-bœuf,  une  peau  de 
lion  pendante  forme  un  en- 
tourage ingénieux;  à l’inté- 
rieur, l’escalier  de  noble 
structure  est  orné  de  pein- 
tures allégoriques  en  gri- 
saille, avec  cette  inscription  : 

FAX  ORBIS  1783 

allusion  au  traité  de  Ver- 
sailles du  3 septembre  1783, 
qui  mit  fin  à la  guerre  de 
l’Indépendance  américaine. 

La  porte  donnée  ici  date 
de  1750  environ,  et  est  un 
des  plus  précieux  morceaux 
de  menuiserie  ornée  qu’ait 
conservés  Dijon,  où,  de  tout 
temps,  l'on  a plus  volontiers 
travaillé  le  bois  que  le  fer; 
les  belles  ferronneries  y 
sont  rares,  tandis  que  les 
boiseries  décoratives  y abon- 
dent. D’où  vient  cela?  A la 
vérité,  il  suffit  parfois  d’un 
coup  de  barre  vigoureuse- 
ment donné  à une  époque 
d’activité  artistique  intense,  pour  orienter  dans 
une  certaine  direction  les  talents  et  les  goûts; 
or  ce  fait  s’est  produit  à Dijon  au  xvie  siècle.  Le 
comtois  Hugues  Sambin,  venu  de  Gray  à Dijon 
pour  entrer  dans  l’atelier  d’un  maître  menuisier 
renommé,  Jean  Boudrillet,  dont  il  épousa  la  fdle, 
y a été  l’homme  universel  pendant  un  demi- 
siècle  et  personnifie  tout  le  mouvement  artistique 
bourguignon.  Et  comme  il  fut  surtout  un  scul- 
pteur sur  bois,  l’élan  donné  par  lui  a pu  être 
propagé  d’atelier  en  atelier  à travers  les  âges. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  France,  pays  de 
prosateurs,  est  aussi  un  pays  de  sculpteurs,  et 
que  nulle  province  n’est  plus  française  en  cela 


La  Porte  de  Dijon. 


712 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


que  la  Bourgogne;  l’école  de  Dijon,  fondée  par 
les  États  de  Bourgogne,  il  y a un  siècle  et  demi, 
ne  cesse  de  fournir  des  statuaires  à l’art  national. 

Il  ne  me  paraît  pas  nécessaire  d’insister  beau- 
coup sur  la  belle  composition  de  notre  porte,  la 
fermeté  de  la  structure,  l’effet  heureux  de  ce 
grand  montant  rigide  fait  d’un  faisceau  cordelé, 
la  bonne  distribution  du  décor  qui  accentue  sans 
les  abolir  les  lignes  de  l’assemblage,  l’ampleur 
enfin  du  grand  panneau  qui  remplit  l'imposte. 
Reconnaissons-le,  toutefois,  celui-ci  est  de  pro- 
portions un  peu  démesurées,  mais,  il  le  faut  bien 
confesser,  cette  menuiserie  n’est  ici  qu’une 
apparence,  elle  coupe  le  premier  étage  et  celui- 
ci  continue  derrière  l’imposte.  Il  y a donc  là  un 
trompe-l’œil  architectural,  et  si  l’ensemble  en 
reçoit  de  la  grandeur,  ce  cas  de  mégalomanie 
n’aurait  jamais  été  admis  aux  belles  époques 
comme  le  xvr  siècle. 

Si  maintenant  nous  étudions  les  détails  de  la 
composition,  nous  reconnaîtrons  qu’en  aucune 
partie  le  décor  n’est  symétrique.  11  saute  bien 
aux  yeux  que  la  coquille,  si  fièrement  épanouie 
au  centre  de  l’imposte  avec  son  entourage  co- 
pieux d’attributs  variés,  est  disymétrique  ; mais 
il  en  est  de  même  de  l’encadrement.  Ainsi  aux 
angles  supérieurs  on  voit  d’un  côté  une  dépouille 
de  lion  et  de  l’autre  un  demi-aigle. 

Et  le  même  caractère  de  libre  abondance  se 
rencontre  dans  les  parties  ouvrantes.  Rien  de 
plus  aisé  dans  les  arts  décoratifs  que  de  répéter 
en  contre-partie  un  thème  ornemental,  le  difficile 
est  de  le  varier  en  conservant  à l'ensemble  son 
unité  et  son  équilibre,  ce  qui  est  réussi  à la  per- 
fection dans  la  porte  de  l'hôtel  de  Montigny. 

On  remarquera  aussi  la  beauté  du  marteau  en 
fonte  retouchée  au  burin,  de  1 écusson  d’ap- 
plique en  fer  découpé  et  ciselé,  et  des  deux 
bornes,  ou,  pour  employer  un  vieux  mot,  plus 


juste  puisqu’elles  ne  bornent  rien,  des  deux 
bouteroues  en  forme  de  massues  de  fonte. 

Quel  est  l’auteur  de  cette  belle  menuiserie 
ornée?  Aucun  document  ne  l’a  encore  révélé, 
mais  je  l'attribue,  sans  hésiter,  à un  sculpteur 
dijonnais  habile  à tailler  le  bois,  Edme  Marlet. 
qui,  vers  ce  même  temps,  en  1743,  exécutait 
pour  l’église  abbatiale,  aujourd’hui  cathédrale 
Saint-Benigne,  le  très  riche  buffet  d’orgues  en- 
core en  place  et  dont  le  style  tourmenté,  mais 
de  grande  allure,  rappelle  beaucoup  celui  de  notre 
porte.  Le  fils  d’Edme  Marlet,  Jérôme,  continua 
les  traditions  paternelles,  et  dans  la  seconde 
moitié  du  xvme  siècle,  remplit  Dijon  et  les  châ- 
teaux des  environs  de  belles  boiseries  exécutées 
dans  ce  style  délicat  que  l’on  a appelé  le  style 
Louis  XVI,  bien  qu’il  soit  né  dès  avant  1763  et 
ait  produit  ses  œuvres  maîtresses  dans  les  der- 
nières années  de  Louis  XV. 

Henri  CHABEUF. 

w 

SOUVENIR  FANÉ 

Chère  fleur,  que  ma  main  jadis  avait  glanée, 

Voici  que  je  retrouve,  au  sein  d’un  livre  ami, 

Ton  parfum  doux  encore  et  ton  charme  endormi, 

O fleur  du  souvenir,  petite  fleur  fanée! 

Que  veut  me  rappeler  ta  grâce  satinée  ! 

En  mon  cœur  incertain  quelque  chose  a gémi 
En  te  voyant,  image  effacée  à demi 
Où  dort  un  peu  de  ma  rêveuse  destinée. 

Je  reporte  mon  âme  aux  instants  disparus, 

Mais  j’égare  mes  pas  dans  la  nuit  du  mystère 
Qui  va  s’épaississant  sur  le  temps  qui  n’est  plus. 

Demeure  donc,  hélas,  obscure  et  solitaire, 

Avec  un  souvenir  sous  ton  voile  pâli  : 

— Plus  que  toi,  pauvre  fleur,  m’a  desséché  l’oubli! 

Henri  ALLORGE. 


L’HOTEL  DE  LUYNES 


On  démolit,  actuellement,  boulevard  Saint- 
Germain,  l'Hôtel  de  Luynes,  et,  bientôt,  une 
maison  de  rapport  s’élèvera  sur  son  emplace- 
ment. 

C’est  le  sort  commun  aux  vieux  édifices  de  la 
capitale,  et  nous  ne  pouvons  que  déplorer  cet 
état  de  choses  auxquel  la  vaillante  Commission 
municipale  du  Vieux  Paris  ne  peut  apporter, 
malgré  sa  vigilance  et  sa  bonne  volonté,  que  de 
trop  rares  remèdes,  en  sauvant  quelques  vestiges 
artistiques  du  passé. 

Grâce  à l’un  des  membres  les  plus  distingués 
de  cette  Commission,  notre  érudit  confrère  Gos- 
selin-Lenôtre,  les  intéressantes  fresques  qui  dé- 
corent l’escalier  de  cet  hôtel  de  Luynes,  dont 


nous  donnons  ci-contre  une  reproduction  fidèle, 
seront,  sans  doute,  conservées  dans  un  musée  de 
la  Ville  de  Paris. 

L'hôtel  de  Luynes  fut  bâti  vers  1640,  par  Pierre 
Le  Muet,  un  des  architectes  du  Val-de-Grâce  et 
de  l’église  des  Petits-Pères,  pour  Marie  de  Rohan, 
femme  de  Claude  de  Lorraine,  duc  de  Chevreuse, 
qu’elle  avait  épousé  au  lendemain  de  la  mort  de 
son  premier  mari,  le  fameux  duc  de  Luynes  qui 
fut  connétable  de  France  et  premier  ministre  de 
Louis  XIII. 

Les  ailes  et  la  façade  principale  de  l'hôtel  de 
Luynes  qui  s’élevaient  sur  la  rue  Saint-Domi- 
nique avaient  été  démolies  en  1877  et  recon- 
struites sur  le  nouvel  alignement. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


713 


Ces  modifications  ne  changèrent  pas  sensible- 
ment l’aspect  extérieur  et  intérieur  de  cette 
demeure  princière,  et  la  description  qu’en  donna 


qu’au  premier  étage.  L’escalier,  vaste  et  beau,  a 
été  peint  en  architecture  par  Brunelti.  Cette  ar- 
chitecture est  égayée  par  des  figures,  dans  di- 


L 'escalier  de  l'IIôtel  de  Luyncs. 


Thicry,  en  1787,  dans  son  Guide  des  amateurs  et 
des  étrangers  est  bonne  à reproduire  : 

« Cet  hôtel,  très  considérable,  dit-il,  a de  ma- 
gnifiques appartements,  lanl  au  rez-de-chaussée 


verses  attitudes  placées  dans  les  entre-colonne- 
ments  : elles  semblent  occupées  à regarder  ce 
qui  se  passe  sur  l’escalier.  L’antichambre  conduit 
à droite  à l’appartement  de  Mmo  d’Albert,  sœur  de 


714 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


M.  le  Duc,  et  à gauche  aux  appartements  de  ce 
seigneur. 

CABINET  DE  TABLEAUX 

« On  voit  dans  la  salle  du  dais,  en  face  de  la 
cheminée,  le  Portrait  de  Mm0  la  duchesse  de  Ne- 
mours, par  Hyacinthe  Rigaud  ; le  Duc  de  C he- 
ureuse, enfant,  peint  par  le  même.  Un  tableau  de 
famille,  peint  par  Benoît  le  Romain.  Deux  sujets 
d’Histoire,  par  Restout.  Deux  Batailles,  par  Par- 
rocel.  L'Enlèvement  des  Sabines,  par  Jourdain. 
L' Inauguration  de  la  statue  de  Inouïs  XV,  par 
M.  le  duc  de  Ckevreuse,  père  de  M.  le  duc  de 
Luynes  ; ce  tableau  est  peint  par  Van  Blareim- 
berg.  Deux  sujets  d'histoire,  par  Natoire  ; ils  ser- 
vent de  dessus  de  porte. 

« De  cette  pièce,  on  passe  au  salon  magnifique- 
ment meublé  en  lampasse,  au  milieu  duquel  est 
un  superbe  lustre  de  cristal  de  roche. 

« La  chambre  à coucher  de  parade  est  après  ; 
elle  a été  décorée  sur  les  dessins  de  M.  Moreau, 
architecte  du  Roi;  la  dorure  y est  magnifique,  le 
meuble,  ainsi  que  le  lit  et  la  tenture  du  fond  de 
l’alcôve,  sont  en  satin  brodé. 

« Un  beau  cabinet  fait  suite  à cette  pièce,  et 
est  ornée  de  tableaux  des  meilleurs  maîtres. 
On  y voit  Circé  métamorphosant  les  compagnons 
d 'Ulysse  en  pourceaux , tableau  de  Benedette  Cas- 
tiglione.  L' Enlèvement  d’Europe,  par  Rembrandt. 
Deux  beaux  tableaux  de  Jean-Paul  Panini  ; dans 
l’un,  saint  Paul  est  représenté  prêchant  à Malthe  ; 
dans  l'autre,  il  prêche  aux  Corinthiens.  Un  ta- 
bleau, par  un  maître  inconnu,  il  représente  des 
Espagnols.  Quatre  tableaux  de  David  Teniers, 
dont  la  Tentation  de  saint  Antoine,  une  Noce  de 
village,  une  Femme  dans  son  ménage  et  le  dernier 
est  appelé  les  Bats  de  Teniers.  Deux  tableaux  de 
Corneille  Pnelembourg;  des  Baigneuses  et  Une 
Conversation.  Une  Fuite  en  Égypte,  du  même. 
Trois  tableaux  de  Wouwermans.  Deux  combats 
de  cavalerie,  par  Vandermeulen.  Un  tableau  de 
Paul  Brill,  représentant  Saint  François  recevant 
les  stigmates,  il  a pour  fond  un  paysage.  Trois 
tableaux  de  Péternefs,  intérieurs  d’églises.  Deux 
tableaux  de  Huctembourg,  élève  de  Wouwer- 
mans. Deux  autres  de  Matifas  et  deux  de  Snaérs. 
F Enlèvement  d'Europe,  par  François  Le  Moyne. 
Un  autre  du  même  maître,  représentant  Jacob  se 
faisant  connaître  par  Bachel.  Un  autre  par  Res- 
tout. Une  Chasse  aux  tigres,  par  Parrocel  fils. 
Trois  tableaux  de  Noël  Coypel  ; un  d’Antoine 
Coypel.  Diane  surprise  au  bain,  par  Natoire.  Bac- 
chus  et  Ariadnc,  par  M.  Pierre.  Jésus-Christ  dans 
le  désert,  par  Philippe  de  Champagne.  Une  Nati- 
vité, par  Carie  Vanloo.  L' Intérieur  d’un  ménage, 
par  François  Boucher.  Deux  tableaux  de  Chardin. 
Un  de  Watteau.  Un  de  Jeaurat.  Deux  tableaux  de 
Le  Prince.  Un  de  M.  Robert.  Une  marine  peinte 
sur  cuivre,  par  M.  Vernet.  Un  paysage  de  Jean 
Àsselin.  Deux  tableaux  de  Pinacker,  et  quatre 
sujets  historiques,  par  le  chevalier  de  Channes. 


« Au  sortir  de  cette  pièce  est  un  joli  boudoir, 
par  lequel  on  communique  à une  pièce  ornée  de 
portraits  de  guerriers  fameux,  puis  à la  chambre 
à coucher  ordinaire  de  M.  le  duc  de  Luynes.  De 
cette  dernière  on  passe  dans  une  bibliothèque, 
qui  occupe  la  galerie  et  le  cabinet  d'ensuite. 

CABINET  d’histoire  NATURELLE 

« De  ce  cabinet  l’on  passe  dans  une  grande 
galerie,  éclairée  par  le  haut,  formant  un  superbe 
Cabinet  d’histoire  naturelle.  Cette  pièce  est  gar- 
nie, dans  tout  son  pourtour,  d’armoires  fermées 
par  des  glaces. 

« On  voit,  dans  celle  qui  est  à droite  de  la  porte, 
un  mannequin  nègre  revêtu  d’habillements  in- 
diens. Les  armes  et  autres  ornements  du  pays  se 
trouvent  dans  la  même  armoire. 

« Un  autre  mannequin,  revêtu  d’habits  chi- 
nois, occupe  l’armoire  de  la  gauche,  où  l’on  voit 
aussi  d’autres  habillements  du  même  pays. 

« La  première  armoire  en  retour  sur  la  droite 
contient  des  coraux,  lythophites,  madrépores, 
cerveaux  marins,  etc. 

« Les  deux  armoires  suivantes  contiennent  un 
choix  de  minéraux  bien  choisis,  et  tous  étiquetés. 

« Un  modèle  de  vaisseau  de  soixante-quatre 
canons  avec  tous  ses  agrès,  et  dans  la  propor- 
tion de  cinq  lignes  pour  pied,  occupe  l’armoire 
du  milieu. 

« Celles  d’ensuite  contiennent  une  collection 
complète  des  laves  du  Vésuve,  et  des  cristaux, 
quartz,  géodes,  etc.,  ainsi  que  les  gypses,  spaths, 
stalactites,  stalagmites,  fossiles,  etc. 

« Dans  celle  en  retour  au  fond  est  un  très 
beau  médailler,  bien  garni  de  médailles  d’or, 
d’argent  et  de  monnoies  anciennes  de  diverses 
matières. 

« Au-dessus  sont  les  sels,  soufres,  bitu- 
mes, etc.,  parmi  lesquels  on  doit  remarquer  une 
superbe  coupe  d’ambre  d’un  volume  considéra- 
ble. Dans  la  coupe,  qui  est  d'un  seul  morceau, 
est  couchée  une  figure;  sur  l’extérieur  de  ce  vase 
sont  sculptés  des  enfans  terminés  par  des  rin- 
ceaux d'ornemens;  un  groupe  d’enfans  de  même- 
matière  sert  de  pied  à ce  morceau  précieux. 

« De  l’autre  côté  de  la  porte  du  laboratoire  de 
Chymie  sont  les  pierres  figurées,  les  marbres, 
albâtres,  agates,  jaspes  et  pierres  fines;  les  bois 
pétrifiés  sont  dans  le  bas. 

« En  retour,  une  armoire  contenant  des  armes 
anciennes  et  modernes,  des  timbales  et  des  éten- 
dards des  régimens  de  colonel-général  et  de 
mestre-de-camp. 

« Au-dessus  sont  des  pièces  d’argenterie  des 
Indes  en  filigrane. 

« Dans  l’armoire  d’après  sont  les  objets  con- 
cernant l’électricité. 

« Celle  d’ensuite  contient  des  instruments 
d’optique  et  de  physique. 

« Une  autre  renferme  des  modèles  de  toute 
espèce. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


715 


« Dans  la  suivante  sont  les  règnes  animal  et 
végétal.  Le  premier  offre  une  collection  d’œufs 
d’oiseaux  nationaux.  On  remarque  dans  le  der- 
nier le  chou  palmiste. 

« Celle  d’après  présente  une  belle  suite  de 
coquilles  du  plus  beau  choix,  et  bien  classées 
par  familles. 

« Dans  la  dernière  sont  des  objets  d’anatomie 
en  cire  et  très  curieux. 

« Le  haut  de  ces  armoires  rassemble  des  oi- 
seaux empaillés,  des  madrépores  et  autres  objets. 

« Dans  la  voussure  du  plafond  sont  de  grands 
lytophites,  des  tortues,  serpens,  poissons,  cor- 
nes de  bouquetins,  d’élans,  etc. 

« Deux  conducteurs  électriques  en  fer-blanc, 
et  de  neuf  pieds  de  long,  sont  au  milieu  du  pla- 
fond, et  servent  à une  machine  électrique,  placée 
dans  le  milieu  de  la  pièce,  et  directement  au- 
dessous  desdits  conducteurs;  le  plateau  de  cette 
machine  a trente-quatre  pouces  de  diamètre. 

« Le  laboratoire  de  Chymie  est  garni  de  tous 
les  ustensiles  et  d’un  droguier.  » 

S’il  est  permis  de  supposer  que  la  belle  Marie 
de  Rohan,  première  propriétaire  de  cet  hôtel, 
s’éprit  de  beaux-arts  et  fut  pour  quelque  chose 
dans  la  création  de  ce  Cabinet  de  tableaux  qui 
contenait  des  chefs-d’œuvres,  — David  Teniers, 
Noël  Coypel  et  Rembrandt  étaient  ses  contem- 
porains, — il  n’est  pas  présumable  que  cette 
femme  célèbre  par  son  esprit,  sa  beauté  et  son 
caractère  aventureux  qui  lui  valut  d’être  plu- 


sieurs fois  exilée,  eût  le  goût  et  le  temps  de 
s’occuper  de  chimie,  d’histoire  naturelle  et  d’a- 
natomie. 

De  son  mariage  avec  le  duc  de  Chevreuse,  elle 
n’avait  eu  que  des  filles  qui  prirent  le  voile,  et 
ses  biens  revinrent  à ses  enfants  du  premier  lit. 
Voilà  comment  l’hôtel  du  boulevard  Saint-Ger- 
main est  toujours  resté  dans  la  famille  de  Luynes. 

Or  cette  famille  a compté  des  savants  très 
distingués  qui  ont  contribué  à former  ces  belles 
collections  décrites  dans  le  travail  de  Thiéry. 

Que  sont  devenues  toutes  ces  richesses  artis- 
tiques? La  plupart  sont  restées  dans  la  famille  de 
Luynes,  quelques-unes  à la  suite  de  legs  sont 
passées  en  d’autres  mains;  la  collection  des  mé- 
dailles, qui  s’était  enrichie  de  nombreuses  pièces 
depuis  1787, a été  léguée  en  1867  à la  Bibliothèque 
nationale  par  cet  Albert  de  Luynes  qui  fut  un 
savant  de  premier  ordre  et  commença,  en  1854, 
le  catalogue  de  la  Bibliothèque  nationale  qui... 
n’est  pas  encore  terminé. 

Détail  peu  connu  : sous  la  Révolution,  une 
crèche  fut  installée  au  rez-de-chaussée  de  l’hôtel 
de  Luynes. 

Georges  VEYRAT. 

Une  chose  plus  vide  et  plus  creuse  que  le  buste  de 
plâtre  ou  de  bronze  qu’on  inaugure,  c’est  souvent  la 
gloire  du  héros. 

Qu’est-ce  que  la  douceur?  c’est  la  plénitude  de  la  force. 

P.  Grétry. 


CARAYAN ES 


Avec  l’orge  et  le  blé,  les  dattes  forment  le  fond 
de  l’alimentation  des  Arabes,  particulièrement 
dans  le  Sud.  Pressées,  tassées,  agglutinées,  elles 
présentent  sous  un  petit  volume  une  nourriture 
fort  substantielle.  Si  bien  qu’on  pourrait  les 
appeler  les  « conserves  » du  nomade. 

Mais  le  palmier  ne  produit  de  fruits  comes- 
tibles que  dans  les  régions  sahariennes.  Et  les 
premières  oasis  de  l’Oranie,  — Tiout,  les  Moghar, 
Bou-Semghoun,  Brézina,  — ne  suffisent  guère  à 
faire  face  qu’aux  besoins  de  la  consommation 
locale.  Les  tribus  s’adressent  donc,  pour  leur 
provision  annuelle,  aux  pays  vraiment  produc- 
teurs, Touat,  Gourara,  Tidikelt. 

Médiocrementpourvues  d’argent  monnayé,  elles 
donnent,  en  échange,  leurs  laines  et  leurs  tapis, 
ou  encore  les  grains  du  Tell,  ou  même  certains 
produits  d’importation  européenne  tels  que 
cotonnades,  poteries,  sucre,  café,  bougies,  allu- 
mettes, etc. 

Ce  trafic  régulier  ne  dépasse  pas  d’ailleurs, 
comme  importance,  quelques  centaines  de  mil- 
liers de  francs  chaque  année.  Chiffre  encore  infé- 
rieur à celui  du  temps,  — pas  très  éloigné  peut- 


être,  — où,  aux  dattes,  s’ajoutait  un  autre  élémen 
commercial,  celui  des  esclaves. 

11  faut  convenir  que  l’esclavage,  tel  qu’il  se  pra- 
tiquait chez  les  Arabes,  ne  semble  pas  très 
effrayant.  Les  Soudanais,  hommes  et  femmes, 
qui,  amenés  soit  par  les  caravanes  de  Tombouc- 
tou, soit  par  les  Touareg,  venaient  échouer  sui- 
tes marchés  du  Tédikelt,  pour  de  là  être  em- 
menés en  Algérie,  troquaient  en  somme  une 
existence  précaire  et  misérable  contre  une  vie 
assurée,  paisible  et  heureuse.  Devenus  partie 
intégrante  de  la  famille  de  leur  maître,  ils  rece- 
vaient, en  retour  d’un  travail  peu  excessif,  de  quoi 
subvenir  à tous  leurs  besoins.  Souvent  ils  se  ma- 
riaient entre  eux,  faisant  souche  de  ces  nègres 
que  l’on  trouve  en  assez  grand  nombre  dans  nos 
tribus  où  ils  sont  devenus  presque  les  égaux  des 
indigènes.  Parfois  aussi  le  seigneur  de  la  tente 
gardait  pour  lui  ses  négresses.  C’est  ainsi  que, 
dans  leschefs  actuels  de  la  famille  de  SidiCheikh, 
on  retrouverait  facilement  trace  d’un  pareil  sang. 
Au  point  de  vue  matériel  donc,  les  esclaves  ga- 
gnaient sensiblement  à leur  changement  de 
situation;  au  point  de  vue  moral  également,  puis- 


716 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


qu’ils  échangeaient  leur  grossier  fétichisme  con- 
tre une  religion  moins  barbare,  contre  l'Isla- 
misme. 

Maintenant  que  la  marchandise  noire  n’a  plus 
cours,  les  échanges  ont  diminué  d’importance, 
sans  que,  pour  cela,  se  soit  modifiée  la  façon 
dont  on  les  entreprend.  Ils  se  font  toujours  au 
moyen  de  caravanes  formées  de  la  réunion  des 
chameaux  (1)  d’un  ou  de  plusieurs  douars  ou 
agglomérations  de  tentes.  Ces  groupements  faci- 
litent la  protection  des  pacotilles  contre  les  écu- 
meurs du  Sahara  dont  l’audace  n’aurait  que  trop 
facilement  raison  des  isolés. 

Le  point  de  départ  de  ces  caravanes  ne  varie 
jamais  pour  une  même  tribu,  l’Arabe  demeurant 
l'esclave  de  la  tradition.  Dans  le  Sud  Oranais, 
c’est  l’Oasis  de  Brézina  pour 
les  Oulad-Sidi  Cheikh  Che- 
raga  ; c’est  El  Àbiod  pour  les 
Trafis  (2);  c’est  enfin  les  Mo- 
gbar  pour  les  Hamyane  (3). 

Les  caravanes,  pour  se 
rendre  à leur  point  de  desti- 
nation, suivent  à travers  le 
Sahara  le  lit  sablonneux  de 
grandes  rivières  à cours  sou- 
terrain — Oued  Gharbi  pour 
les  Oulad  Sidi  Cheikh  et  les 
Trafis;  Oued  Namouss  pour 
les  Hamyane.  — Elles  y trou- 
vent de  l'eau,  dans  les  puits 
creusés  de  distance  en  dis- 
tance. D’autre  part,  pendant 
l’hiver,  s’y  développe  une 
végétation  assez  abondante 
pour  nourrir  les  chameaux 
qui,  malgré  leur  proverbiale 
sobriété,  ne  sauraient  ce- 
pendant se  passer  de  manger 
ni  de  boire  durant  les  500  ou  600  kilomètres  que 
compte  la  traversée  du  désert. 

Mais  avant  d’entreprendre  ce  long  voyage,  un 
devoir  de  sage  prévoyance  et  de  piété  leur 
incombe.  Ne  doivent-elles  point  tout  d’abord  sol- 
liciter quelque  protection  puissante,  surnaturelle 
qui  les  garde  de  tout  danger?  Or  il  n’est  pas  de 
tribu  qui  ne  vénère,  au-dessus  des  petits  saints 
locaux,  quelque  grand  ami  de  Dieu.  Ainsi  les  ser- 
viteurs religieux  des  Oulad  Sidi  Cheikh  n’ont 
garde  d’oublier  le  Maître  du  Turban  (4),  le  Cheikh 
dont  le  corps  attend  à El  Abiod  le  jour  de  la 

(1)  C’est  dromadaires  qu’il  faudrait  dire,  le  mot  de  cha- 
meau étant  impropre,  bien  qu’adopté  par  l’usage.  Le  cha- 
meau porte  deux  bosses  ; le  dromadaire  n’en  a qu’une 
seule. 

(2)  Les  Trafis,  serviteurs  religieux  des  Oulad  Sidi  Cheikh 
Gharaba,  descendent  des  premiers  serviteurs  amenés  de  la 
Tunisie  dans  le  Sud  Oranais  par  les  maîtres  de  Sidi 
Cheikh. 

(3)  Lés  Hamyane  forment  une  importante  réunion  de 
tribus  du  cercle  de  Méchéria. 

(4)  Le  Maître  du  Turban,  — BouAmama,  — un  des  noms 
dé  Sidi  Cheikh,  repris  en  1881  par  l’agitateur  du  Sud  Ora- 
nais. 


Résurrection.  Pour  se  la  rendre  favorable,  donc 
ils  lui  offriront  la  dîme  de  leurs  troupeaux. 

Dès  le  printemps,  tous  les  ans,  chaque  tente 
lui  vouera,  dans  ce  but,  un  certain  nombre 
d’agneaux  proportionné  à sa  richesse.  A l'au- 
tomne elle  les  vendra,  et  le  produit  rassemblé  de 
toutes  ces  ventes  dans  un  douar  servira  pour 
acheter  les  chameaux  de  Ziarra  (1). 

Rien  à coup  sûr  ne  saurait  plaire  davantage  à 
Sidi  Cheikh,  et  surtout  à ses  descendants  qui  se 
partageront  ces  dépouilles  opimes,  part  non 
méprisable  de  leurs  revenus  annuels. 

L’époque  de  mon  séjour  à El  Abiod  coïncidait 
précisément  avec  celle  du  départ  de  Trafis  que 
l’autorité  militaire  avait,  d’accord  avec  les  inté- 
ressés, fixé,  pour  cette  année-là,  au  21  novembre- 
Leurs  caravanes,  rassem- 
blées dès  la  veille  autour  de 
la  A ille  sainte,  avaient  campé 
auprès  des  puits,  de  façon  à 
pouvoir  commencer  le  pas- 
sage dès  la  première  heure. 

Étendus  sur  les  tapis  à 
longue  laine  que  le  caïd  avait 
fait  disposer  pour  nous  ex- 
térieurement à son  village, 
nous  dominions  la  cuvette 
sablonneuse  au  fond  de  la- 
quelle se  dressait,  à nos 
pieds,  pour  ainsi  dire,  le 
tombeau  du  marabout. 

Assez  rapidement,  sur  no- 
tre gauche,  les  crêtes  se  gar- 
nissent de  chameaux  dont 
nous  n’apercevons  que  la 
tête.  Des  cavaliers  soudain 
apparaissent  qui  se  rangent 
sur  une  ligne,  en  avant  des 
bêtes.  Lancés  brusquement 
en  un  galop  vertigineux,  ils  dévalent  à fond  de 
train  la  pente  allongée,  puis,  arrêtant  avec  bru- 
talité leurs  chevaux  sur  les  jarrets,  devant  la 
Koubba,  ils  déchargent  leurs  armes,  font  demi- 
tour  et  attendent. 

Là-haut  la  première  caravane  commence  à 
s’ébranler. 

Peu  à peu,  les  chameaux,  surgissant,  se  mon- 
trent tout  entiers  ; leur  sombre  silhouette  se  dé- 
coupe en  noir  sur  le  bleu  clair  du  ciel. 

Sans  hâte  les  ailes  de  l’immense  ligne  pronon- 
cent un  mouvement  en  avant,  tandis  que  le  mi- 
lieu, marqué  par  les  palanquins  des  femmes,  ai- 
grettés  de  plumes  d’autruche,  reste  surplace. 

Au  centre  du  croissant  ainsi  dessiné,  des  cha- 
meliers poussent  les  quatre  dromadaires,  ziarra 
du  douar.  Et  la  marche  s’accuse  alors,  générale 
et  continue,  retardée  seulement  de  distance  en 

(1)  Ziarra;  offrande  volontaire,  religieuse,  par  opposi- 
tion à ghefara,  tribut  forcé,  sorte  de  redevance  du  vassal 
au  suzerain.  Les  descendants  de  Sidi  Cheikh,  chefs  poli- 
tiques et  religieux,  perçoivent  les  deux. 


Chameau  porteur. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


717 


‘distance  par  les  cavaliers  du  fond,  qui,  sortis  de 
leur  immobilité,  reprenant  le  galop,  chargent  le 
convoi,  le  pénètrent,  malgré  les  vociférations  et 
les  coups  de  fusil  des  hommes  à pied,  pour  dé- 
charger enfin  leurs  armes  au  pied  des  quatre 
héros  de  la  fantasia.  C’est  alors,  dans  chacune  de 
ces  rencontres,  des 
tourbillons  de  pous- 
sière soulevée  ; c’est 
un  tumulte  indes- 
criptible, un  vacar- 
me assourdissant 
de  clameurs  confu- 
ses que  percent  les 
« you!  you!  » aigus 
des  femmes,  que 
soulignent  les  meu- 
glements des  cha- 
meaux affolés. 

Le  calme  se  re- 
trouve seulement, 
et  le  silence,  lors- 
que, la  ziarra  re- 
mise aux  Abid,  les 

hommes  abandonnant  leurs  chevaux,  pénètrent 
dans  le  monument  pour  prier  auprès  du  tombeau, 
tandis  que,  dehors,  la  caravane  défile  paisible. 

Comme  les  tribus  se  succédaient  sans  inter- 
ruption, je  finis,  de  lassitude,  par  me  retirer.  Le 


En 


mouvement  se  continua  jusque  dans  le  milieu 
de  l’après-midi;  on  put  dénombrer  près  de  huit 
mille  chameaux. 

Vers  le  soir,  lorsque  poussière  et  sable  furent 
retombés,  je  revins  auprès  de  la  Koubba  rede- 
venue solitaire.  Le  soleil,  sur  le  point  de  dispa- 
raître, jetait  ses  der- 
niers rayons  sur 
El  Abiod  ; sous  sa 
chaude  caresse  les 
villages  s’empour- 
praient ou  se  do- 
raient. 

Au  milieu  d’un 
silence  profond,  les 
muezzin,  du  haut 
des  minarets,  répé- 
taient aux  quatre 
coins  de  l’horizon  la 
prière  du  Maghreb. 

Des  ombres  dis- 
persées s’accrou- 
route.  pissaient,  face  à 

l’Orient,  faisant  le 
simulacre  des  ablutions,  et  se  prosternaient,  puis, 
relevées,  redisaient  les  paroles  saintes. 

Et  j’eus,  un  court  moment,  l'illusion  d’un  pays 
des  Mille  et  une  Nuits. 

Michel  ANTAR. 


Château-Thierry  et  lia  Fontaine 


Chateau-Thierry  ( Chaury , comme  disait  La 
Fontaine).  — Cette  ville  de  La  Fontaine,  c’est  sa 
ville.  Par  un  côté,  c’est  lui-même. 

11  y a des  villes  qui  ne  peuvent  pas  traduire  les 
hommes  qui  y sont  nés.  Il  y a des  hommes  qui 
ne  se  laissent  pas  traduire  par  leur  ville  natale. 
On  ne  trouverait  pas  Hegel  exprimé  par  Stutt- 
gard.  Si  l’on  n’avait  que  Mâcon  pour  faire  com- 
prendre Lamartine,  Mâcon  ne  suffirait  pas.  La 
Ferté-Milon  semblerait  peut-être  un  commen- 
taire un  peu  obscur  de  F Andromaque  de  Racine. 
Mais  La  Fontaine  a été  un  homme  de  plein  air. 
Sa  vie  s’est  mêlée  à l’extérieur.  On  ne  sait  plus 
si  Château-Thierry  n’est  pas  une  de  ses  fables  ou 
un  de  ses  contes. 

-X- 

-X-  -X- 

En  descendant  de  la  gare,  nous  suivons  un  de 
ces  faubourg  mous,  blanchâtres,  sans  caractère, 
que  les  villes  modernes  font  flotter  vers  les  che- 
mins de  fer.  Enfin  nous  arrivons  à la  Marne, 
qu’un  noble  pont  traverse  avec  élégance, 

Belle  et  mélancolique  cette  Marne.  Elle  dé- 
ploie en  frémissant  sa  robe  d’un  vert  si  intense, 
si  précieux,  qu’on  a envie  de  la  saisir  et  de  l’ap- 
procher de  ses  lèvres.  Le  long  du  fleuve  s’élèvent, 


en  bel  ordre,  des  ormes  plus  que  centenaires. 
Nous  sommes  à la  fin  de  novembre  : leurs  feuilles 
menues,  aux  nervures  sèches  et  dessinées,  n’ont 
pas  même  daigné  prendre  le  deuil  doré  du  soleil 
disparu.  Quelle  âpre  sève  résistante  circule  dans 
ces  troncs  noueux  i Certains  de  ces  fûts  sont 
d’une  architecture  bizarre,  paradoxale,  tour- 
mentée. A quel  ordre  les  attribuer?  Nous  remar- 
quons à la  base  de  l’un  d’eux  une  sorte  de  siège 
naturel  où  l’écorce  est  tapissée  de  mousse.  Le 
vieux  géant  semble  avancer  un  genou,  tandis  que 
le  feuillage  murmure  : « Assieds-toi  un  moment, 
voyageur,  et  regarde.  » 

Devant  nous,  Château-Thierry  s’étale  avec  cette 
avenante  bonhomie  qui  caractérise  la  Ferté- 
Milon,  Meaux,  Coulommiers,  Provins.  Les  rues, 
étroites  et  tordues,  dévident  leur  écheveau  au- 
tour de  la  haute  colline  ronde  où  se  dressait  le 
château. 

Maintenant,  ce  sommet,  entouré  de  murs  à 
demi  rasés,  ne  contient  plus  qu’un  labyrinthe 
d’arbres. 

Qu’y  a-t-il  encore  de  piquant  dans  la  ville? 
Voici  une  tour  du  xvi°  siècle,  joliment  pointue, 
avec  des  fenêtres  autour  desquelles  les  balles 
ont  dessiné  une  guipure.  Ici  on  s’est  bal  lu  à 


718 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


maintes  reprises!  Château-Thierry  a été  perdu 
sans  cesse,  et  regagné.  Les  gens  y sont  de  race 
éprouvée.  La  Fontaine  n’en  doutait  pas! 

A l’extrémité  de  la  ville  se  dresse  le  clocher 
carré  de  Saint-Martin.  Les  haies  gothiques  ont 
conservé  grande  allure.  Quant  à la  nef,  des  géné- 
rations pieuses  en  ont  pris  tour  à tour  trop  de 
soin.  Elle  est  désespérament  restaurée.  En  vain, 
sur  les  dalles  menues,  sur  les  murs  badigeonnés, 
nous  chercherions  la  trace  du  pas,  le  souvenir 
de  l'ombre  du  poète  ! 

■* 

* * 

Pourtant  La  Fontaine  avait  sa  place  en  cette 
Eglise.  La  preuve,  c’est  que  cette  place,  il  l’a 
vendue. 

Le  premier  autographe  que  l’on  nous  montre 
de  lui  est  Pacte  de  cette  vente  si  chrétienne. 
Nous  examinons  longuement  cette  page  de  forte 
et  consciencieuse  écriture,  tracée  d’une  plume 
au  bon  bec,  sur  un  papier  de  grain  solide.  Voilà 
qui  est  écrit  pour  l’éternité  ! A droite  de  la  si- 
gnature sont  disposés,  en  triangle,  trois  petits 
signes  ovales  qui  ont  un  aspect  naïf  de  fleurs  de 
lys.  C’est  le  royal  paraphe  du  bonhomme. 

On  nous  met  sous  les  yeux  ses  portraits  les 
plus  authentiques.  Nous  saluons,  comme  une 
ancienne  connaissance,  ce  large  visage  au  grand 
nez  recourbé,  aux  paupières  marquées  et  lourdes, 
aux  yeux  ronds  un  peu  effarés  et  si  narquois.  La 
bouche  est  d’un  minutieux  dessin.  En  vérité, 
figure  de  méditation,  de  flegme,  de  débauche,  de 
finesse  ! Il  y a là  de  la  lenteur,  de  la  perspicacité, 
de  l’opiniâtreté  voilée  et  souriante.  Il  y a aussi 
une  place  pour  de  rudes  colères  rapides. 

-* 

■3C-  * 

Par  une  rue  tortueuse,  où  sommeillent  une 
auberge  close  et  un  théâtre  qui  ne  s’entr’ouvre 
que  rarement,  nous  arrivons  à la  demeure  du 
Poète.  Une  grille  la  sépare  de  la  rue.  Dans  la 
cour,  un  puits.  La  façade,  datée  de  1555,  s’enri- 
chit de  mignons  pilastres  corinthiens.  Au  dessus 
de  la  porte,  un  rang  de  décorations  en  oves. 

Entrons.  C’est  bien  la  maison  de  La  Fontaine. 
Chose  rare  : il  a eu  sa  maison.  Chose  dix  fois 
plus  rare  : dans  cette  maison  il  est  né,  il  a été 
élevé,  il  s’est  marié,  il  a lu,  il  a écrit,  il  a vécu! 

Alors  que  tant  d’autres  quittent  de  si  grand 
matin  le  foyer  paternel,  et  vont  se  faire  battre 
de  l’orage  au  hasard  de  l’aventure,  La  Fontaine 
fut  un  demi-sédentaire,  bohémien  par  l’imagina- 
tion seule;  un  provincial,  Parisien  par  le  songe 
et  le  goût. 

* 

* * 

Nous  regardons  de  nouveau  Château-Thierry. 
La  Fontaine  y a vécu  si  longtemps  ! 

De-ci,  de-là,  il  allait,  le  long  de  cette  rivière 
parfaite,  à travers  ces  forêts  qu’il  était  chargé  de 
surveiller  et  qu’il  se  contentait  de  regarder,  par 


ces  collines  mollement  soulevées,  sous  un  ciel 
délicat.  11  se  tenait  pour  ainsi  dire  tout  près  de 
la  terre,  pénétré  et  parfumé  d’elle. 

La  Fontaine  a aimé  sa  Terre  et  sa  Maison. 

Son  logis  a un  air  de  calme  et  de  douceur  qui 
devait  l’enchanter,  particulièrement  aux  heures 
où  il  en  était  loin.  Cœur  humain,  ce  sont  là  tes 
contradictions.  Beaucoup  d’hommes  n’ont  pro- 
fondément aimé  leur  femme  que  du  jour  où  ils 
en  Ont  été  privés.  Maris  détestables  : admirables 
veufs. 

Retouchée  au  xvmc  siècle  où  on  rêvait  de 
salons,  remaniée  au  xixe  siècle  où  on  s’occupe 
de  musées,  la  maison  garde  néanmoins  un  en- 
semble où  La  Fontaine  ne  serait  pas  dépaysé. 

Il  l’a  décrite  lui-même,  dans  le  contrat  de  la 
vente  qu’il  en  fit.  Il  la  vendait  lui-même;  pour 
hâter  son  amour,  il  hâtait  son  veuvage. 

En  même  temps  que  sa  place  à l’église,  il  cédait 
son  foyer  à M.  Anthoine  Pintrel,  gentilhomme 
de  la  grande  vénerie  du  roi  : 

« Maison  couverte  de  tuiles,  sise  en  la  rue  des 
Cordeliers  dudit  Chaury  : sur  devant,  jardin; 
derrière,  cuisine,  chambre  et  offices;  deux 
ailes  et  bas-côtés;  colombier,  tourelle,  fournil  et 
bûcher,  grande  et  petite  gallicine  (joli  et  chantant, 
ce  mot,  sous  la  plume  du  fabuliste),  etc.  » 

On  monte  au  premier  étage. 

A l’extrémité  du  premier  étage  se  trouve  un 
cabinet  large  de  quelques  pieds.  C’était  là,  on 
le  sait,  le  lieu  de  travail  choisi  par  le  poète. 
Faut-il  dire  : travail?  ou  rêverie?  ou  mieux  en- 
core ? 

Une  tourelle,  contenant  un  escalier  à vis,  con- 
duisait à ce  cabinet  et  en  ramenait. 

On  a supprimé  escalier  et  tourelle.  L’aspect  de 
la  maison  s’est  trouvé  gravement  modifié.  Elle 
avait  jadis  apparence  de  castel.  On  eut  à cœur 
l’alignement  : on  rasa  l’excroissance.  C’est  une 
perte  pour  le  pittoresque  architectural.  C’est  en 
même  temps  un  principe  d’erreur  biographique. 

Désormais,  tout  visiteur  du  cabinet  se  repré- 
sente La  Fontaine  incomplètement.  Hélas  ! cet 
homme  avait  horreur  de  la  captivité.  En  fait  de 
cage,  il  n’aimait  que  celle  de  l’escalier. 

Il  apercevait,  en  face  de  son  escalier  qui  des- 
cendait à la  rue,  un  autre  qui  montait  vers  le 
château. 

S’échappant  de  sa  tourelle,  le  Bonhomme 
montait  à la  tour.  Là-haut,  dans  les  appartements 
aux  grandes  fenêtres  carrées,  habitait  la  jeune 
châtelaine,  Marie  de  Mancini,  duchesse  de  Bouil- 
lon, presque  toujours  seule  à Château-Thierry. 
Son  mari  paraissait  très  occupé  ailleurs.  Elle 
était  veuve  in  partibus , presque  depuis  le  jour 
de  son  mariage,  et  elle  s’était  mariée  a treize  ans. 
La  Fontaine  avait  déjà  la  barbe  grise.  Il  aima  la 
jeune  femme,  d’abord  à la  façon  d un  grand  frère 
un  peu  maternel,  puis  de  maintes  autres  façons. 
Était-elle  triste?  Il  lui  faisait  de  tendres  récits. 
Gaie?  Il  lui  en  faisait  de  plus  gentils  encore. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


719 


Malade?  Il  observait  et  fêtait  sa  guérison.  Devait- 
elle  sa  guérison  au  quinquina?  Il  composait  un 
poème  sur  le  quinquina.  Ce  poème,  qui  est  en 
quelque  sorte  la  traduction  laborieuse  d’un  ma- 
nuel pharmaceutique  : usage  du  quinquina, 
modes  d’emploi,  effets  principaux,  particulière- 
ment sur  une  exquise  jeune  femme,  a quelque 
couleur  de  pensum  — un  pensum  sur  un  Codex! 
— mais  il  respire  la  tendresse  et  l’amour. 

C’est  aussi  comme  remède  que  La  Fontaine  a 
composé  pour  la  jeune  femme  ses  contes,  dont 
il  lui  communiquait  successivement  les  manu- 
scrits de  La  main  à la  main. 

On  songe  à la  belle  écriture  du  poète.  Demeu- 
rait-elle rigoureuse,  droite  ou  sereine,  même 
dans  les  inventions  les  plus  romanesques?  O 
Champenois!  de  vous  on  peut  beaucoup  attendre. 

La  Fontaine  rentrait  dans  sa  maison.  Il  était  dé- 
licieusement troublé  par  la  causerie  de  là-baut.  Au 
pas  de  sa  porte,  la  prose  de  la  vie  le  ressaisissait. 

Sa  femme  lui  ressemblait  trop.  Pour  cette  rai- 
son, elle  lui  paraissait  insupportable.  Qui  parle 
d’incompatibilité  d’humeur?  Analogie  d’humeur 
est  chose  pire.  Mme  de  La  Fontaine  aimait  les 
vers,  les  romans,  les  voyages,  les  fantaisies,  les 
chimères,  comme  son  mari.  Lui  n’aimait  pas 
qu’on  aimât  cela. 

Nous  connaissons  certaines  lettres  où  La  Fon- 
taine gourmande  sa  femme  sur  ses  goûts.  Peut- 
on  lire  des  romans  ? 

C’est  toujours  le  même  livre,  et  si  plat.  Ne 
vaut-il  pas  bien  mieux  se  soucier  du  ménage, 
rendre  la  maison  belle,  aimable  et  nette?  Tel  est 
le  doux  rôle  de  la  femme  : telle  est  sa  gloire. 

La  Fontaine  ne  semble-il  pas  admirable  dans 
cette  attitude  de  prêcheur? 

Mais  Mmede  La  Fontaine  ne  se  rendait  pas  à ces 
belles  raisons,  où  il  y avait  un  peu  trop  de  raison 
pour  son  goût.  Peut-être  faut-il  ajouter  que  La 
Fontaine,  qui  ne  prêchait  pas  d’exemple,  avait 
conservé  ses  mœurs  de  grand  diable  gourmand 
de  tout,  qu’il  n’était  guère  exact  aux  heures  d'ap- 
pétit ni  aux  heures  de  sommeil,  et  qu’il  mettait 
galamment  en  morceaux  la  dot  de  sa  femme. 

La  Fontaine  avait  encore  d’autres  soucis.  Occu- 
pant la  charge  de  son  père,  il  était  maître  des 
eaux  et  forêts.  Il  regardait  pousser  les  forêts  et 
couler  les  eaux.  Or,  déjà  au  xviie  siècle,  les  arbres 
étaient  soigneusement  enregistrés.  Ils  possé- 
daient un  état  civil  mieux  établi  que  celui  des 
hommes.  Nés  baliveaux,  ils  passaient  modernes, 
ayant  reçu  le  baptême  de  la  hachette  et  la  confir- 
mation du  marteau.  Cinquante  ans  après,  ils  se 
trouvaient  promus  anciens.  L’administration  de- 
vait avoir  l’œil  àjeurs  progrès  : l’œil  aux  chablis, 
c’est-à-dire  aux  branches  mortes;  l’œil  au  bois  de 
grume;  l’œil  au  bois  de  marmenteau;  l’œil  aux 
délinquants  de  toute  condition  et  de  tout  sexe.  Il 
n’avait  d’yeux  que  pour  les  paysages,  les  horizons 
et  les  femmes. 

Colbert  se  lâcha.  Il  adressa  à son  subordonné 


la  lettre  la  plus  dure,  la  plus  sèche,  la  plus  humi- 
liante. C’est  le  type  du  blâme  lancé  par  un  mi- 
nistre à un  fonctionnaire  détesté. 

Assurément,  la  pitié  que  La  Fontaine  avait 
vouée  à Fouquet  avait  dû  aigrir  Colbert.  Le  poète 
put  donc  prendre  sa  part  de  ce  blâme,  et  conso- 
ler d’autant  le  fonctionnaire,  — qui  peut-être, 
d’ailleurs,  se  serait  consolé  tout  seul,  même  sans 
avoir  l’ombre  d’une  excuse.  Aussi  bien,  le  mo- 
ment était  venu  de  quitter  Château-Thierry  sans 
esprit  de  retour. 

Les  derniers  morceaux  de  la  dot  avaient  été 
dévorés.  Les  arbres  des  forêts  et  les  ruisseaux 
des  prairies  avaient  confié  tous  leurs  secrets  à 
leur  maître.  La  société  de  la  petite  ville  avait  été 
tout  entière  explorée  par  le  poète.  La  situation 
officielle  devenait  insupportable  à l’homme  libre. 
Des  idées  de  succès  et  de  vagabondage  parisiens, 
de  conversation  avec  les  esprits  d’élite,  ses  pairs, 
hantaient  cet  esprit  avisé  et  souple.  Enfin  la 
maison  paternelle  allait  être  vendue. 

La  Fontaine,  si  curieux  des  émotions,  même 
poignantes,  si  friand  de  mélancolie  et  de  larmes, 
fit  une  dernière  visite  à cette  maison,  à ce  jardin, 
les  embrassant  d’un  suprême  regard,  pénétrant 
et  tendre  comme  un  baiser. 

Les  chambres,  le  cabinet,  sa  chère  tourelle, 
tous  les  endroits  où  il  avait  vécu,  aimé,  lu  et 
rêvé,  travaillé  à sa  façon,  le  retenaient  à l’envi. 

Mais  de  cette  étreinte  idéale,  il  ne  retenait,  il 
ne  sentait  que  la  caresse. 

Le  jardin  lui  souriait  surtout,  joli  et  doux  à 
travers  ses  pleurs  de  rosée. 

A gauche,  vers  le  fond,  il  y avait  une  aubépine 
que  La  Fontaine  avait  en  affection.  Peut-être 
l’avait-il  plantée.  Elle  poussait,  embrouillée  et 
drue,  avec  une  extrême  vigueur  gaie.  Tous  les 
arbres  donnent  la  sensation  de  la  sérénité,  quel- 
ques-uns donnent,  en  outre,  comme  celui-là,  celle 
de  la  joie  et  de  la  fantaisie. 

Au  printemps,  sur  les  subtils  rameaux  enche- 
vêtrés, c’était  une  neige  épaisse  de  Heurs  flot- 
tantes, au  parfun  léger  et  vert.  Eu  automne,  l’ar- 
buste débordait  de  fruits  menus  et  rouges,  d’une 
saveur  délicate.  Les  oiseaux  pillaient  cette  innom- 
brable moisson  de  corail. 

En  parcourant  son  jardin  pour  la  dernière  fois, 
le  poète  mit  un  de  ces  grains  dans  sa  bouche. 
C’est  tout  ce  qu’il  emportait  de  sa  maison. 

L’aubépine  de  La  Fontaine  existe  encore,  vail- 
lant arbre  de  plus  en  plus  hérissé  et  tordu,  défiant 
les  siècles  qui  se  déchirent  à ses  épines  blanches, 
sans  pouvoir  l’atteindre  au  cœur.  La  neige  y est 
de  plus  en  plus  abondante  au  printemps.  Le  co- 
rail y foisonne  de  plus  en  plus  à l’automne. 

Au  moment  où  je  visite  ce  jardin  à mon  tour, 
l’hiver  est  presque  venu.  Il  n’y  a plus  que  de 
rares  fruits  mignons,  suspendus  aux  branches  en 
gouttes  de  sang.  J’en  cueille  un,  communiant 
avec  La  Fontaine  à travers  la  distance. 

Emile  I11NZEL1N. 


720 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LE  CHATEAU  D’ÉTIOLLES 


Il  y a dans  la  Petite  Paroisse  de  Daudet,  son 
dernier  roman,  un  leit-motiv  qui  est  la  route  de 
Champrosay  à Corbeil  en  passant  par  Soisy;  le 
délicieux  écrivain,  déjà  malade,  connaissait  bien 
ce  décor  cinématographique  qu’il  admirait  de 
son  landau,  en  compagnie  parfois  d’Edmond  de 
Goncourt,  précieux  annaliste  du  xvme  siocle,  et 
plus  d’une  fois  l’historien  de  Mme  de  Pompadour 
arrêta  les  chevaux  en  face  du  pont  d’Ëvry-Petit- 
Bourg  pour  regarder  d’abord  la  demeure  de  la 
famille  Poisson,  puis,  à côté,  l'habitation  somp- 
tueuse du  sieur  Lenormand  d’Étiolles,  mari  de  la 
divine  marquise. 

A travers  les  massifs  d’arbres  d’un  parc  de 
68  hectares,  on  aperçoit  le  château  avec  les  toits 
pointus  des  pavillons,  sa  grande  vérandah  sou- 
tenue par  des  colonnes  annelées,  les  vitrages  du 
jardin  d’hiver,  son  immense  allée  de  fleurs  emmi 
les  pelouses  où  de  tous  temps  on  a pu  voir 

Des  lapins  qui,  sur  la  bruyère, 

L’œil  éveillé,  l'oreille  au  guet, 

S’égayaient.,  et  du  thym  parfumaient  leur  banquet. 

Des  chevreuils  aussi  mettent  sous  les  futaies 
l’élégance  de  leur  course  légère,  et  sans  les  murs 
de  clôture  qui  paraissent  par  endroits,  on  se 
pourrait  croire  encore  dans  la  forêt  de  Sénart  où, 
en  1741,  année  de  son  mariage,  la  future  mar- 
quise « se  promenait  dans  une  jolie  calèche  que 
remarqua  le  roi  ». 

Sous  Henri  IY,  ce  n’était  qu’un  simple  rendez- 
vous  de  chasse,  et  les  bâtiments  originaires,  qui 
datent  réellement  par  leur  style  resté  intact,  en- 
tourent aujourd’hui  la  cour  des  communs  avec, 
en  son  milieu,  l’abreuvoir  pour  les  chevaux;  sous 
Louis  XIII,  des  corps  de  logis  furent  ajoutés, 
dont  à des  fenêtres  les  petits  carreaux  verdâtres 
subsistent;  puis  une  ferme,  une  orangerie  s’ad- 
joignirent, en  même  temps  que  la  façade  s’am- 
plifiait,  majestueuse,  se  métamorphosait  en  pré- 
vision de  Celle  qui  allait  venir. 

Elle  s’y  maria,  habitant  déjà  le  voisinage,  et 
c’est  de  là  qu’elle  partit  pour  créer  les  résidences 
de  sa  fantaisie,  Choisy  et  Bellevue;  la  France 
devint  à ses  caprices,  Louis  XY  à ses  ordres;  elle 
joua  la  comédie,  elle  chanta,  elle  protégea  les 
lettres,  apprivoisa  Montesquieu  lui-même,  in- 
venta Sèvres,  créa  Saint-Cyr,  et,  pour  prouver  sa 
toute-puissance,  eut  sa  guerre,  qu’elle  combina 
à Babiole,  une  belle  guerre  de  sept  années,  qui 
tourna  mal  naturellement,  puis  elle  mourut  co- 
quettement, avec  un  soupçon  de  rouge  sur  les 
joues,  marionnette  de  l’histoire  ayant  fini  son  rôle. 

Elle  avait  griffonné  des  billets  charmants,  des 
babillets,  elle  avait  gravé  les  portraits  de  ses 
chiens,  elle  avait  inventé  un  style,  le  rococo,  elle 
avait  enjolivé  un  siècle  de  ses  fanfreluches  et  de 


ses  mignardises;  époque  adorable,  raffinée,  où 
l’on  se  mettait  des  mouches  au  visage  (la  badine, 
l’enjouée,  la  gaillarde,  la  coquette,  la  baiseuse, 
la  recéleuse,  la  discrète),  où  l’on  papotait  genti- 
ment entre  un  abbé  et  un  philosophe,  où  la  fête 
était  élégante,  maniérée  comme  il  convient, 
digne  du  crayon  et  du  pinceau  des  Eisen,  des 
Lancret,  des  Nattier,  des  Cochin,  des  La  Tour. 

A Ëtiolles  vint  M.  de  Voltaire,  tout  jeunet  et 
galantin;  en  sa  correspondance,  joyau  de  notre 
langue,  il  en  parle  maintes  et  maintes  fois;  dans 
une  lettre  du  25  juin  1744,  il  dit  : « Je  suis  tantôt 
à Champs,  tantôt  à Étiolles...  »,  puis  il  madriga- 
lise  : 

Ainsi  donc  vous  réunissez 

Tous  les  arts,  tous  les  goûts,  tous  les  talents  de  plaire, 
Pompadour,  vous  embellissez 
La  cour,  le  Parnasse  et  Cythère...; 

il  l’appelle  « la  divine  d’Étiolles  » et  « belle  Pom- 
padourette  »,  et  lorsqu'elle  reçoit  son  brevet  de 
marquise,  il  versifie  encore.  Parlant  du  roi, 
juillet  1745  : 

Il  sait  aimer,  il  sait  combattre, 

11  envoie  en  ce  beau  séjour 
Un  brevet  digne  d’Henri  Quatre, 

Signé  Louis,  Mars  et  l’Amour. 

Ailleurs  : « Je  vous  demande  la  permission  de 
venir  vous  dire  un  petit  mot  à Ëtiolles  ou  à Bru- 
noi  ce  mois  de  mai,  » et  il  l’a  dit,  le  petit  mot,  à 
en  juger  par  ce  fragment  de  ses  Mémoires  : « Je 
passai  quelques  mois  à Étiolles  pendant  que  le 
roi  faisait  la  campagne  de  1 746  ; cela  me  valut  des 
récompenses  qu’on  n’avait  données  ni  à mes  ou- 
vrages ni  à mes  services.  Je  fus  jugé  digne  d’être 
l'un  des  quarante  membres  inutiles  de  l’Acadé- 
mie, je  fus  nommé  historiographe  de  France,  et 
le  roi  me  lit  présent  d'une  charge  de  gentilhomme 
ordinaire  de  sa  chambre...  » 

Il  a de  très  doux  souvenirs,  et  se  rappelle 

Ce  tokai  dont  Votre  Excellence 
Dans  Etiolles  me  régala. 

Aux  heures  de  crépuscule,  dans  la  sombreur 
des  longues  avenues,  il  m’a  semblé  souventes 
fois  surprendre  de  fugaces  fantômes,  M.  de  Vol- 
taire et  le  cardinal  de  Bernis,  coquetant  derrière 
la  jupe  à paniers  de  la  châtelaine  qui  minaude. 

Mais  des  années  passent,  et  il  me  faut  noter 
d’autres  figures  historiques. 

A Étiolles  vint  le  tendre  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  qui  fut  logé  dans  l’appartement  qu’avait 
occupé  autrefois  Colardeau;  tandis  qu’il  était 
l’hôte  du  château,  il  lui  arriva  même  une  aven- 
ture : égaré  dans  la  forêt  de  Sénart,  il  rencontre 
une  chasse;  parmi  les  veneurs  sont  des  nègres; 
quand  on  sait  son  nom,  tout  le  monde  s’empresse, 
et  les  nègres,  faisant  un  brancard  avec  des 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


721 


branches,  tiennent  à honneur  de  le  ramener 
ainsi;  cela  ne  semble-t-il  pas  une  vignette  des 
frères  Johannot  pour  illustrer  Paul  et  Vir- 
ginie? 

En  décembre  1851,  le  premier  du  mois,  le  comte 
de  Sainte-Aulaire,  âgé  de  73  ans,  écrit  à M.  de 
Barante  : « Mon  cher  ami,  nous  voici  de  retour 
à Étiolles  après  un  bon  mois  passé  chez  nos  en- 
fants... » 

L’Empire  avance,  et  là  où  vécut  Mme  de  Pom- 
padour  vient  Mme  de  Waleska;  à la  grille  d’en- 
trée, sur  la  route,  on  établit  un  chalet  pour  un 
poste  télégraphique,  et  afin  de  faciliter  les  com- 
munications au  comte  Waleski,  président  du 
Conseil  des  ministres,  on  construit  le  pont  d’Évry- 


de  sa  carrière.  Ce  sont  là  des  choses  bien  an- 
ciennes, — Bouvet  est  mort  le  16  juillet  1860,  à 
Saint-Servan,  où  l’on  vient  de  lui  élever  un  mo- 
nument, — mais  on  se  console  parfois  du  pré- 
sent avec  le  passé. 

Du  passé  aussi,  Émilien  Pacini,  le  librettiste 
du  Trouvère,  dont  je  me  rappelle  les  bonnes  cau- 
series d’été  sous  la  galerie  entreillagée  de  vigne 
vierge;  de  fortes  moustaches  blanches,  sur  les 
yeux  de  grosses  lunettes  rondes  comme  en 
portent  les  chauffeurs,  à la  boutonnière  un  large 
ruban  rouge  à la  Déroulède,  la  tête  couverte 
d’une  calotte  de  soie  noire,  la  démarche  chenue 
s’appuyant  à une  canne,  il  évoquait  en  exquis 
raconteur  sa  longue  existence,  portraitiste  inté- 


Le  Château  d’Étiolles. 


Petit-Bourg,  sur  la  Seine,  jusqu’alors  passable  à 
un  gué  proche  l’île  des  Paveurs  qu’a  décrite  Al- 
phonse Daudet  dans  son  Journal  d'un  Solitaire.  Et 
l’Impératrice  rend  visite  aux  châtelains  d'Étiolles, 
un  feu  d’artifice  est  tiré  en  son  honneur  dans  le 
parc,  fête  d’un  soir,  que  m’a  contée,  avec  encore 
de  l’émotion  dans  la  voix,  la  bonne  sœur  direc- 
trice de  l’école  du  village. 

Après  l’entr’acte  d’un  industriel  enrichi  qui  se 
permet  des  modifications  architecturales  d’un 
goût  douteux,  le  château  est  acquis  par  un  finan- 
cier célèbre  du  second  Empire,  M.  Gellinard,  qui 
avait  épousé  la  petite-fille  de  l’amiral  Bouvet, 
dont  le  nom  glorieux  a été  donné  à un  cuirassé 
de  l’escadre. 

J’ai  eu  l’honneur  de  voir,  de  toucher,  dans  la 
grande  bibliothèque  du  château  d’Etiolles,  les 
reliques  de  l’amiral,  la  panoplie  de  ses  armes,  les 
rubans  et  les  croix  de  ses  ordres,  les  présents 
qu’il  reçut,  les  lettres  qu’il  écrivit,  ce  précis  de 
ses  campagnes  où  sa  bravoure  n’a  d’égale  que  sa 
modestie,  où  il  relate  sans  phrases  les  hauts  faits 


ressant  des  gloires  qu’il  avait  connues  et  fré- 
quentées, parlant  avec  dévotion  de 

Cet.  auteur  immortel 
Qui  fit  Guillaume  Tell. 

Contemporain  du  Roi  de  Rome,  collaborateur 
assidu  de  Meyerbeer,  ami  de  Rossini,  ayant  ver- 
sifié nombre  d’opéras,  de  romances,  d’oratorios, 
de  psaumes,  de  cantates,  censeur  des  théâtres 
jusqu’en  1871,  c’était  un  aimable  vieillard,  d’une 
courtoisie  d’antan,  un  causeur  charmant  aux 
multiples  souvenirs. 

-* 

* * 

En  un  coin  du  parc,  la  pièce  d’eau  met  parmi 
les  pelouses  et  les  futaies  une  clarté  de  miroir 
qu’on  ne  peut  deviner,  l’entour  étant  fait  de 
grands  arbres  qui  la  ceinturent  de  rameaux  épais; 
des  peupliers,  des  frênes,  des  saules  laissent 
pleurer  leur  feuillage  dans  l’eau  verte  que  frise 
le  vent,  et  qu’ornent  deux  cygnes  familiers  à la 
blancheur  glissante.  Ailleurs,  c’est  la  chapelle  au 
clocheton  ajouré  qu’enlace  un  chèvre-feuille; 


722 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ailleurs  encore,  l’immense  réservoir  aux  contre- 
forts  massifs  qui  semble  vestige  sans  plafond 
d’une  nef  d’abbaye;  puis  des  combes  embrous- 
saillées d’arbustes,  des  roches  velourées  de 
mousse,  des  bancs  et  des  statues  de  pierre,  un 
décor  multiple  et  délicieux. 

Qui  donc  est  venu  en  ce  chemin  de  pourtour 
où  nous  sommes  ? Quelles  paroles  ont  été  dites? 
On  voudrait  pouvoir  interroger  ces  témoins,  hé- 
las ! muets,  les  murs  du  grand  salon,  les  pavés 
de  la  cour  des  communs,  les  vieux  vases  qui 
ornent  l’entrée  de  l’abreuvoir,  et  aussi  ces  arbres 


centenaires,  ces  futaies,  ces  allées  où  passèrent 
tant  d 'élégance,  de  jeunesse,  de  beauté,  d’amour, 
— d’Histoire. 

Maurice  GUILLEMOT. 

&&&&&&&&&&&&&&&  &&&&&&&&&&&&&&& 

Tous  les  soirs,  je  me  couche  en  homme  qui  a réglé  ses 
comptes  avec  la  vie,  et  le  lendemain,  je  me  lève  avec 
l’ardeur  de  celui  qui  a des  dizaines  d’années  de  travail  à 
accomplir. 

Qui  s’aguerrit  contre  les  accidents  de  la  vie  commune 
n’a  point  à grossir  son  courage  pour  être  soldat. 


Vieilles  Larripes  - Vieux  EieïSnoirs 


Le  Musée  du  luminaire  a été  la  plus  morte  et 
par  conséquent  la  plus  intéressante  des  exposi- 
tions centennales  qui  ont  ob- 
tenu un  si  éclatant  succès  dans 
les  galeries  de  l’Esplanade  des 
Invalides  ou  du  Champ  de  Mars. 

Cette  évocation  du  passé  a pro- 
duit sur  les  aînés  de  la  géné- 
ration qui  s’avance  vers  son 
déclin  une  sensation  d’autant 
plus  intense,  qu’elle  les  arra- 
chait brusquement  au  décor  et 
aux  accessoires  matériels  de  la 
vie  moderne  pour  les  ramener 
dans  une  civilisation  qu’ils 
avaient  connue.  Une  vingtaine 
d’années  à peine  nous  séparent 
des  dernières  lampes  Carcel  et 
un  demi-siècle  ne  s’est  pas 
écoulé  depuis  que  les  éteignoirs 
et  les  mouchettes  sont  allés  re- 
joindre, dans  les  collections  des 
antiquaires,  les  briquets  en 
acier  massif  et  les  briquets  à 
chien  de  fusil.  Une  promenade 
à travers  les  vitrines  de  cet 
arsenal  rétrospectif  des  anciens 
appareils  d’éclairage,  classés 
suivant  une  méthode  scientifi- 
que, par  M.  Henry  d’Allemagne, 
un  archiviste  paléographe  dou- 
blé d’un  collectionneur  dont  le 
goût  et  l’érudition  ne  sont  ja- 
mais en  défaut,  et  par  M.  La- 
coste dont  le  précieux  concours 
n’a  pas  peu  contribué  au  succès 
de  cette  évocation  d’un  passé 
à la  fois  si  proche  et  si  lointain,  faisait  naître 
dans  l’esprit  des  hommes  qui  ont  doublé  le  cap 
de  la  soixantaine  la  même  impression  qu’une  vi- 
site à Pompéi,  mais  à une  Pompéi  qu’ils  auraient 
connue  vivante  et  dans  toute  sa  splendeur. 


Les  chandeliers  ont  résisté  à la  tempête  qui  a 
emporté  les  lampes  à huile.  Ils  ont  obtenu  leur 
grâce,  parce  qu’ils  occupent 
une  place  importante  dans  l’his- 
toire de  l’art.  Ils  portent  des  ar- 
moiries, ils  ont  des  titres  de 
noblesse,  ils  ont  été  à la  croi- 
sade sous  la  forme  de  ces  cu- 
rieux spécimens  à décoration 
en  émail,  que  les  chevaliers  em- 
portaient dans  leurs  expéditions 
lointaines  et  dont  ils  se  servaient 
sous  latente  pour  éclairer  leurs 
parties  de  dés  pendant  les  lon- 
gues soirées  d’hiver.  Il  existait 
au  Musée  du  luminaire  deux  de 
ces  deux  vénérables  souvenirs 
des  preux  du  temps  de  saint 
Louis.  L’un  provenait  de  la  col- 
lection de  M.  l’abbé  Gounelle, 
et  l’autre  de  celle  de  M.  Lacoste. 

Tandis  que  les  chandeliers 
accompagnaient  les  seigneurs 
en  Palestine,  occupaient  une 
place  d'honneur  dans  les  inven- 
taires des  châteaux  et  passaient 
par  toutes  les  métamorphoses 
successives  que  l'inépuisable 
imagination  des  artistes  fran- 
çais faisait  subir  au  style  du 
mobilier,  la  vieille  lampe  à 
huile  qui  avait  à peu  de  chose 
près  conservé  son  ancienne 
forme  gallo-romaine  continuait 
d’enfumer  la  demeure  des  pau- 
vres gens.  Ce  fut  seulement 
pendant  la  seconde  moitié  du 
xviiic  siècle  qu’elle  obtint  droit  de  cité  dans  les 
salons.  Argand  de  Genève  inventa  les  becs  cy- 
lindriques et  les  mèches  ayant  la  forme  d’un 
manchon  qui  donnaient  passage  à l’air  non  seu- 
lement à Pextérieur  mais  encore  à l’intérieur  de 


Quinquet  Empire. 
Collection  Henry  d’Allemagne. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


723 


la  flamme,  puis  il  compléta  cette  découverte  en 
ajoutant  à son  appareil  un  tuyau  de  verre  qui 
protégeait  la  lumière  contre  le  vent,  et  assurait 
la  régularité  de  la  combustion. 

Quelques  années  auparavant,  un  inventeur  fran- 
çais, nommé  Perrier,  avait  fait  approuver  par 
l’Académie  des  Sciences  une  lampe  à deux  bran- 
ches, dont  les  mèches  emprisonnées  dans  des 
manchons  cylindriques  en  tôle  recevaient  l’huile 
d’un  réservoir  placé  au-dessus  des  deux  lumières. 

Le  côté  faible 
de  ces  appareils 
d’éclairage  était 
la  difficulté  de  se 
débarrasser  de 
l’huile  qui  avait 
humecté  lamèche 
sans  avoir  été 
consumée.  Pen- 
dant les  premiè- 
res années  du 
•siècle,  les  élégan- 
tes n’osaient  plus 
fréquenter  les 
salles  de  specta- 
cle à cause  de 
l’huile  qui  tom- 
bait des  lustres. 

Pour  obvier  à cet 
inconvénient,  on 
ne  se  contenta 
pas  d’ajouter  à 
l’appareil  un  go- 
det de  cristal  pour 
recevoir  le  trop- 
plein  du  liquide  ; 
par  surcroît  de 
précaution,  on 
mit  en -dessous 
du  lustre  un  im- 
mense plateau  de 
verre  qui  proté- 
geait les  toilettes 
contre  une  pluie  de  taches  à peu  près  impossi- 
bles à enlever.  11  existait  au  Musée  du  luminaire 
quelques-uns  de  ces  curieux  appareils  qui  pro- 
viennent de  la  collection  de  M.  le  marquis  de 
Fayolles. 

La  lampe  astrale  qui  figura  à l’Exposition 
de  1806  sans  obtenir  aucune  récompense  du 
jury,  ni  attirer  l’attention  du  public,  reposait  sur 
le  même  principe  que  les  lustres  dont  nous  ve- 
nons de  donner  une  description  rapide.  Cet  ap- 
pareil, qui  n’avait  en  somme  rien  de  bien  ingénieux, 
n'était  pas  autre  chose  qu’une  nouvelle  applica- 
tion des  découvertes  de  Perrier  et  d’Argand. 
C’était  toujours  l’huile  qui  coulait  d’un  réservoir 
placé  au-dessus  d’une  mèche  emprisonnée  dans 
un  manchon  cylindrique,  seulement  le  récipient, 
au  lieu  d’être  ovoïde  comme  pour  les  lustres, 
affectait  la  forme  d’une  armature  circulaire.  Cette 


sorte  de  couronne  était  percée  de  deux  ouver- 
tures : l’une,  à la  partie  inférieure  de  l’appareil, 
donnait  passage  à l’huile  qui  allait  humecter  la 
mèche;  l’autre  se  trouvait  à la  partie  supérieure 
et  permettait  à la  pression  atmosphérique  de 
s’exercer  sur  le  liquide  contenu  dans  le  réser- 
voir. 

La  lampe  astrale  avait  un  aspect  monumental  ; 
le  récipient  en  forme  de  couronne  supportait  un 
réflecteur  hémisphérique  et  était  soutenu  par 

des  rayons  qui 
allaient  se  souder 
à une  colonne.  Le 
tout  était  encom- 
brant, incommo- 
de à déplacer  et 
la  plus  grande 
partie  de  la  lu- 
mière fournie  par 
la  combustion  de 
la  mèche  était  in- 
terceptée par  les 
ombres  portées 
par  l’armature  de 
l’appareil. 

La  Lycnoména, 
à laquelle  la  pos- 
térité a donné  le 
nom  de  lampe 
Carcel,  afin  de 
redresser  une  in- 
justice que  l'in- 
venteur lui-même 
avait  commise  à 
son  propre  détri- 
ment, par  un 
excès  de  modes- 
tie, peut-être  uni- 
que dans  l’his- 
toire des  décou- 
vertes du  xix6  siè- 
cle, était  infini- 
ment supérieure 
à la  lampe  astrale  et  aux  autres  appareils  dont 
le  principe  essentiel  était  un  réservoir  placé 
au-dessus  du  niveau  du  bec  d’éclairage.  Carcel 
avait  eu  l’ingénieuse  idée  de  mettre  le  récipient 
au-dessous  de  la  mèche  et  de  faire  remonter 
l’huile  au  moyen  d’un  mécanisme  d’horlogerie. 
11  suffisait  de  monter  le  mécanisme  au  moment 
où  on  allait  allumer  la  lampe,  et  la  quantité 
d’huile,  nécessaire  pour  maintenir  constamment 
la  flamme  au  même  degré  d’incandescence, 
venait  humecter  la  mèche  avec  une  parfaite 
régularité.  Comme  tous  les  appareils  de  pré- 
cision, la  lampe  Carcel  avait  le  double  incon- 
vénient de  coûter  cher  et  de  se  détraquer  avec 
une  extrême  facilité;  la  lampe  modérateur  qui 
l’a  remplacée  à partir  de  1810  ne  fournissait  peut- 
être,  pas  une  lumière  aussi  régulière,  mais  elle 
n’exigeait  pas  autant  de  précautions.  Eu  réalité 


Lampe  astrale  Directoire. 
Collection  Henry  d’Allemagne. 


724 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Lampes  et  chandeliers  du  xu0  au  xvie  siècle. 


la  seconde  invention  n’était  qu’un  perfectionne- 
ment ou  plutôt  une  simplification  de  la  première, 
en  ce  sens  que  le  mécanisme  destiné  à faire 


dont  aucun  expédient  n’a  réussi  à atténuer  la 
lourdeur. 

Les  artistes  français,  qui  n’avaient  pas  réussi  à 
donner  un  aspect  élégant  aux 
appareils  d’éclairage  inventés 
pendant  le  xvme  siècle  et  la 
première  moitié  du  xixe  siècle, 
avaient  au  contraire  porté  les 
mouchettes  au  plus  haut  degré 
d’élégance  qu’elles  pussent  at- 
teindre. Ils  avaient  fait  de  cet 
ustensile  vulgaire  et  malpropre 
un  des  plus  coquets  ornements 
qui  pût  orner  la  table  d’un  sa- 
lon. Il  était  intéressant  de  sui- 
vre dans  la  collection  de  M.  Fol- 
lot,  qui  était  exposée  au  Musée 
du  luminaire,  les  transforma- 
tions que  ces  petits  instruments 
ont  subies  depuis  les  derniers 
temps  des  Valois  jusqu’aux 
premières  années  du  second 
Empire. 

A la  fin  du  xvie  siècle,  l in- 


Collections de  M.  l’abbé  Gounelle,  M.  le  marquis  de  Malet,  M.  l’abbé  Muller 
et  M.  Henry  d’Allemagne. 


monter  l’huile  était  moins  compliqué  et  moins 
exposé  à des  accidents. 

La  lampe  astrale,  la  lampe  Carcel  et  la  lampe 
modérateur  se  sont  éteintes  pour  toujours  sans 
avoir  eu  le  temps  de  trouver  leur  formule.  Il 
suffisait  de  jeter  un  coup  l’œil  sur  la  collection 
de  M.  d’Allemagne  où  sont  re- 
présentés tous  les  modèles  de 
lampes,  sortis  depuis  un  siècle 
et  demi  de  l’imagination  des  in- 
venteurs, pour  reconnaître  que 
les  artistes  dont  le  talent  s’était 
exercé  avec  tant  de  succès  dans 
la  création  des  chandeliers,  des 
bougeoirs  et  des  candélabres 
n’avaient  pas  réussi  à donner 
aux  lampes  à huile  une  forme 
qui  fût  à la  fois  gracieuse  et  en 
parfaite  harmonie  avec  les  or- 
ganes intérieurs  de  ce  genre 
d’appareils.  Les  lampes  à cou- 
ronne, écrasées  sous  F abat-jour 
hémisphérique  qui  leur  sert  de 
coupole,  sont  une  des  plus 
lourdes  conceptions  du  style  du 
premier  Empire,  les  lampes  à 
tringle  et  à quinquet  font  naître 
dans  l’esprit,  l’inquiétude 
qu’inspire  un  appareil  bizarre 
dont  le  centre  de  gravité  est  instable  et  par 
conséquent  exposé  à de  perpétuels  accidents;  les 
lampes  'Carcel  et  les  lampes  modérateurs  sont, 
par  suite  des  organes  intérieurs  qu’elles  renfer- 
ment, condamnées  à avoir  une  forme  cylindrique, 


fluence  de  l’art  de  la  Renais- 
sance se  faisait  sentir  sur  les 
mouchettes,  elles  affectaient  en 
général  la  forme  d’un  cœur  et  l’aspect  de  cet 
ustensile  n’en  révélait  pas  la  destination.  Elles 
étaient  le  plus  souvent  posées  à plat  sur  la  table, 
mais  parfois  aussi  on  les  plaçait  sur  ses  trépieds 
de  fer  délicatement  ouvragé.  On  a pu  voir,  à l’Ex- 
position rétrospective  de  l’éclairage,  quelques 


Lampes  et  chandeliers  du  xue  au  xvie  siècle. 
Collections  de  M.  l’abbé  Gounelle,  M.  Lacoste,  M.  Henry  d’Allemagne. 


spécimens  de  ces  supports  qui  sont  des  petites 
merveilles  de  ferronnerie. 

Au  xvue  siècle,  les  mouchettes  prennent  une 
forme  qui  répond  mieux  au  genre  de  service 
qu’elles  sont  appelées  à rendre,  et  deviennent  des 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


725 


instruments  plus  commodes  et  plus  pratiques. 

On  reconnaît  à première  vue  que  ces  espèces 
de  ciseaux  surmontés  d’un  petit  appendice  rec- 
tangulaire sont  destinés  à couper  les  mèches  et 
à étouffer  en  même  temps  la  mauvaise  odeur  qui 
se  dégage  d’une  substance  grasse  à demi  con- 
sumée. Au  lieu  d’être  posées  à plat  sur  un  gué- 
ridon ou  d’avoir  pour  support  un  petit  ustensile 
de  fer,  les  mouchettes  eurent  des  pieds,  et  par 
surcroît  de  précaution,  un  petit  plateau  dont  la 
matière  et  la  forme,  varièrent  suivant  le  degré 
d’opulence  du  mobilier  et  le  style  de  l’époque. 
Le  xviii0  siècle  fut  par  excellence  le  siècle  des 
mouchettes.  Soit  qu’elles  fussent  en  acier  ou  en 
cuivre  pour  se  mettre  à la  portée  des  fortunes 
moyennes,  soit  qu’elles  fussent  en  argent,  afin 
d’être  harmonie  avec  un  ameublement  somp- 
tueux, elles  étaient  presque  toujours  d’une  forme 
irréprocha- 
ble. Il  sem- 
blait que, 

■grâce  aux  sé- 
ductions de 
l’art,  cet  appa- 
reil à couper 
des  mèches 
insuffisam- 
ment consu- 
mées se  fai- 
sait pardon- 
ner la  vulgari- 
té de  sa  desti- 
nation.Tantôt 
elles  étaient 
ornées  de  fines  miniatures,  tantôt  elles  se  pré- 
sentaient sous  la  forme  de  l’un  de  ces  modèles  à 
coquille  qui  ont  été  une  des  plus  gracieuses  in- 
ventions du  siècle  dernier. 

Les  éteignoirs  ont  été  les  contemporains  des 
mouchettes.  Ils  sont  nés  avec  elles  et  ils  ne  leur 
ont  pas. survécu.  Du  moment  où  la  combustion 
des  mèches  s’opérait  avec  une  régularité  irrépro- 
chable, il  devenait  inutile  de  les  couper,  puis- 
qu’elles brûlaient  sans  se  carboniser,  et  il  cessait 
également  d’être  nécessaire  de  les  étouffer  sous 
une  petite  calotte  de  plomb  afin  d’arrêter  une 
fumée  et  une  mauvaise  odeur  qui  ne  se  déga- 
geaient plus. 

Malgré  les  liens  d’étroite  parenté  qui  les  unis- 
sent, les  mouchettes  et  les  éteignoirs  sont  loin 
d’avoir  joué  le  même  rôle  dans  une  période  de 
la  civilisation  dont  ils  ont  été  un  des  plus  nota- 
bles ornements.  Tandis  que  les  premières  ont 
été  avanl  tout  des  œuvres  d’art  et  les  résumés 
les  plus  gracieux  peut-être  des  transforma- 
tions qui  se  sont  produites  depuis  trois  siècles 
dans  le  style  de  l’ameublement,  les  seconds  mé- 
ritent à notre  avis  lout  l’intérêt  qui  s’attache  à 
des  documents  historiques.  Les  éteignoirs  ali- 
gnés dans  la  curieuse  collection  de  M.  Michon 
sont  des  témoins  qui  racontent  l'histoire  de 


France  depuis  les  dernières  années  de  Louis  XV 
jusqu’à  l’avènement  de  Napoléon  III.  Ce  délicieux 
petit  bibelot  de  porcelaine  de  Sèvres,  couvert 
d’oiseaux  et  de  Heurs,  et  dont  il  ne  devait  pas 
être  permis  de  se  servir  pour  éteindre  une  chan- 
delle sous  peine  de  s’exposer  aux  remords  que 
cause  un  acte  de  profanation,  nous  rappelle  l’é- 
poque où  Marie-Antoinette  encore  dauphine 
avait  mis  à la  mode  le  genre  pastoral.'  A côté  de 
ce  souvenir  de  la  cour  de  Versailles,  Mme  Denis, 
sous  la  forme  d’un  éteignoir  de  faïence,  fait  re- 
vivre un  vieux  refrain  qui  est  encore  dans  toutes 
les  mémoires.  Un  peu  plus  loin,  un  garde-fran- 
çaise en  cristal  représente  l’ancienne  armée  dans 
le  grand  défilé  militaire  qui  va  commencer.  Voici 
un  voltigeur  coiffé  d’un  shako  monumental,  un 
grenadier  de  la  garde  qui  porte  un  bonnet  à poil 
formidable,  et  un  hussard  de  la  mort  dont  l’ef- 
frayant as- 
pect devait 
suffire  pour 
que  les  chan- 
delles sur  les- 
quelles il  al- 
lait se  poser 
s’éteignissent 
toutes  seules. 
Les  ennemis 
de  la  Franco 
n’étaient  pas 
oubliés  dans 
cette  évoca- 
tion de  la 
grande  épo- 
pée de  l’Empire,  le  nez  aquilin  de  Wellington 
et  son  visage  indéfiniment  allongé  fournissent 
aux  fabricants  de  caricatures  en  porcelaine  un 
modèle  dont  le  succès  est  inépuisable,  et  à côté 
du  vainqueur  de  Talaveira  et  de  Salamanque,  un 
Cosaque  manifeste  d’autant  plus  d’entrain  à 
éteindre  les  chandelles  qu’il  se  propose  de  les- 
dévorer. 

A première  vue  on  a de  la  peine  à s’expliquer 
la  présence  de  ce  troubadour  et  de  ce  Chinois 
qui,  d’ailleurs,  paraissent  vivre  en  bonne  har- 
monie et  se  sont  égarés  au  milieu  de  ces  guer- 
riers. La  surprise  que  peuvent  causer  ces  deux 
personnages  s’atténue  si  l’on  se  rappelle  que  les 
mandarins  étaient  à la  mode  pendant  la  seconde 
moitié  du  xviii6  siècle  et  occupaient  la  place 
d’honneur  dans  la  décoration  des  assiettes  de 
faïence  fabriquées  à Marseille,  tandis  que  de  leur 
côté  les  troubadours  jouaient  du  luth  sur  les 
pendules  qui  avaient  sonné  l’heure  du  triomphe 
de  l’école- romantique. 

Ce  défilé  de  militaires,  de  Chinois  et  de  trou- 
vères se  continue  par  une  procession.  Après  les 
guerres  du  premier  Empire,  une  transformation 
complète  s’opère  dans  les  goûts  du  public.  Les 
fabricants  d’éteignoirs  s’empressent  d’adopter 
de  nouveaux  modèles.  Ils  ne  mettent  plus  en 


Collection  d’éteignoirs  en  porcelaine  et  en  bronze 
Appartenant  à M.  Michon.  1800-1845. 


726 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


vente  que  des  ermites,  des  curés  en  habit  sacer- 
dotal ou  en  soutane,  des  religieuses  qui  égrè- 
nent leur  chapelet,  des  moines,  des  petits  abbés 
et  enfin  un  évêque  en  costume  violet.  Ici  l’his- 
toire de  France  racontée  par  les  éteignoirs  s’ar- 
rête, car  les  éteignoirs  n’existent  plus. 

G.  LABADIE-LAGRAVE. 

LES  CADRES  DORÉS 


OR  FIN  — OR  CHIMIQUE 


Les  vieux  cadres  dorés,  quand  la  sculpture  est 
un  peu  soignée,  ont  une  valeur  souvent  bien 
supérieure  à celle  des  peintures  qu’ils  entourent. 
On  recherche,  à des  prix  assez  élevés,  tous  les 
cadres  de  bois  sculpté,  même  quand  la  dorure 
est  tout  à fait  ternie. 

Si  les  vieux  cadres  ne  portent  pas  de  sculp- 
tures, ils  valent  encore  de  15  à 50  centimes  le 
mètre  suivant  la  largeur.  Tous  les  vieux  bois 
dorés,  les  vieux  galons,  etc.,  sont  brûlés  avec 
soin;  et  les  cendres  sont  lavées  pour  en  retirer 
l’or.  C’est  une  industrie  centralisée  à Coblentz, 
principalement. 

Afin  de  faciliter  la  séparation  de  l’or,  certains 
industriels  fondent  les  cendres  (lavées  sommai- 
rement) avec  du  minerai  de  plomb  argentifère, 
aussi  riche  que  possible.  Le  plomb  dissout  l'or 
et  l’argent  : le  plomb  riche  ou  plomb  d'œuvre 
ainsi  obtenu  est  soumis  à la  coupellation  ou  bien 
au  poltinsonage  ou  au  zincage.  On  sépare  ainsi  les 
métaux  précieux.  L’alliage  d’argent,  et  d’or  est 
ensuite  traité  par  l'opération  du  départ  : les 
deux  métaux,  soumis  à l’aclion  de  l’acide  sulfu- 
rique, donnent  du  sulfate  d’argent  et  de  l’or  en 
poudre  fine,  qu’on  lave  et  qu’on  fait  fondre  au 
creuset. 

Mais  les  plus  beaux  cadres  modernes  n’ont 
jamais  de  valeur  comme  objets  sculptés  : ils 
sont  presque  toujours  formés  de  moulures  unies 
couvertes  d’ornements  moulés  en  carton-pâte. 

Depuis  une  vingtaine  d’années,  ils  ne  sont 
même  plus  dorés  : ils  sont  recouverts  d’or  chi- 
mique, dont  l’aspect  est  magnifique,  mais  qui  ne 
contient  pas  trace  d’or. 

De  même  qu’on  fait  du  vin  sans  raisins,  on 
fait  de  la  dorure  sans  or. 

Le  cadre  étant  terminé  avec  tous  ses  orne- 
ments de  carton-pâte,  on  le  couvre  d’un  mordant 
(sorte  de  vernis  gras).  Quand  ce  vernis  n’est  pas 
tout  à fait  sec,  mais  qu’il  happe  encore  un  peu 
aux  doigts,  on  argente  le  cadre  avec  des  feuilles 
minces  d’argent  épaisses  d’un  millième  de  mil- 
limètre environ.  On  fait  adhérer  ces  feuilles  en 
tamponnant  légèrement  avec  un  blaireau  fin.  C’est 


Yargenture  à la  feuille,  qui  se  fait  exactement, 
comme  la  dorure. 

Quand  le  mordant  est  bien  sec,  on  brunit  les 
parties  qui  doivent  être  brillantes. 

Enfin  on  recouvre  d’un  vernis  transparent  d’un 
beau  jaune  d’or. 

Tel  est  l’or  chimique,  qui  peut  tromper  l’œil  le 
plus  exercé. 

Pour  le  reconnaître,  il  suffit  de  frotter  une  des 
parties  brillantes  avec  un  petit  chiffon  imprégné 
d’alcool  à 90u  centésimaux  (esprit  à 40°  Baume, 
vieux  style).  Le  vernis  est  enlevé,  et  l’argent 
apparaît  avec  toute  sa  blancheur. 

Pour  les  articles  très  communs  (articles  de 
foire),  on  a même  essayé  de  remplacer  l’argent 
par  l'étain  : mais  on  n’a  qu’une  imitation  gros- 
sière de  l’or  chimique  : car  l’étain  se  brunit  très 
mal  et  ne  prend  pas  le  brillant  de  l’argent. 

Une  autre  fausse  dorure  se  fait  avec  des  feuil- 
les minces  d’or  faux  (alliage  de  cuivre  et  de  zinc). 
Mais  ces  fausses  dorures  noircissent  très  vite  à 
l'air.  Qn  les  emploie  cependant  d’une  manière 
courante  dans  l’industrie  des  papiers  peints. 

Conclusion;  quand  on  achète  un  cadre  doré, 
demander  toujours  si  c’est  de  l’or  fin  ou  de  l’or 
chimique  : et  faire  mettre  cette  indication  sur  la 
facture. 

E.  G. 

LES  MAMANS 

Sous  les  caresses  maternelles 
Nous  grandissons  dans  un  doux  nid, 

Impatients  d’avoir  des  ailes 
Pour  voltiger  vers  l’infini... 

Les  méchants  ingrats  que  nous  sommes 
Semeurs  de  terribles  tourments  : 

A peine  sommes-nous  des  hommes, 

Nous  faisons  souffrir  les  mamans  ! 

Joyeux  bambins,  chers  petits  anges 
Changés  vite  en  petits  démons, 

Gazouillez  comme  des  mésanges  : 

Vos  gais  propos,  nous  les  aimons... 

Mais,  comme  nous  faisions  naguère, 

Quand  défilent  nos  régiments, 

Ne  parlez  jamais  de  la  guerre, 

Car  ça  fait  trembler  les  mamans  ! 

Lorsque  vous  serez,  dans  la  vie, 

Livrés  à vous-mêmes  un  jour, 

Sans  défaillance  et  sans  envie 
Luttez  pour  vivre  à votre  tour... 

Et  si  le  sort  met  en  déroute 
Les  fiers  espoirs  de  vos  romans, 

Ne  quittez  pas  la  droite  route, 

Car  ça  fait  pleurer  les  mamans  ! 

Puis,  redoublez  de  gentillesse 
Lorsque  leurs  cheveux  seront  blancs 
Pour  mieux  égayer  leur  vieillesse 
Redevenez  petits  enfants; 

Entourez-les  de  vos  tendresses, 

Soyez  câlins,  soyez  aimants  : 

Ne  ménagez  pas  vos  caresses... 

Ça  fait  tant  plaisir  aux  mamans! 

Théodore  BOTREL. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


727 


AMES  SŒURS 


NOUVELLE 


— Rien  pour  moi?...  interrogea,  avec  l’espoir 
d’une  affirmation  et  l’assurance  craintive  d’une 
négation,  Fernand  Clauzel,  en  passant  devant  la 
loge  de  son  concierge. 

— Si,  une  lettre...  répondit  celui-ci,  et  il  prit 
dans  le  casier  une  petite  enveloppe  rose. 

Enfin!...  avait  pensé  le  jeune  homme.  Puis, 
sitôt  la  lettre  en  sa  possession  et,  après  avoir 
jeté  un  regard  rapide  sur  l’écriture  : « Non,  pas 
encore!...  reprit-il;  rien...  toujours  rien...  mais 
alors  celle-ci,  qu’est-ce?...  Dieu  me  pardonne, 
on  dirait...  on  dirait...  » 

Monologuant  ainsi,  il  avait  monté  ses  quatre 
étages,  était  entré  dans  son  petit  appartement, 
et  avait  allumé  une  lampe;  il  décacheta  vivement 
la  lettre  et  courut  à la  signature.  Il  ne  s’était  pas 
trompé,  c’était  bien  sa  tante,  la  sœur  aînée  de 
son  père...  et  devant  l’enveloppe  et  le  papier 
rose,  il  eut  un  haussement  d’épaules. 

— Je  la  reconnais  bien  là!...  munnura-t-il, 
vieille  et  laide,  et  recherchant  toujours  les  nuan- 
ces tendres,  les  parfums. 

Puis  il  lut. 

« Nantes,  H octobre  190... 

« Mon  cher  enfant, 

« Tu  dois  me  traiter  d’indifférente,  d’égoïste... 
Fernand,  jamais  je  n’ai  autant  pensé  à toi!... 
C’est  un  souci  constant...  Tu  dois  mener  à Paris 
une  vie  perdue,  des  plaisirs,  des  fêtes...  et  sur- 
tout des...  non,  je  n’ose  prononcer  de  tels  mots... 
et  cependant  si  tu  le  voulais...  Ta  place  au  Minis- 
tère est  bonne,  tu  as  trente-deux  ans,  vois-tu, 
songe  au  mariage.  Te  rappelles-tu  ta  petite  cou- 
sine [Caroline  ?...  Mon  cher  enfant,  c’est  un 
ange  !...  si  tu  es  las  de  l’existence  que  tu  mènes, 
viens  ici,  tu  la  verras...  et  tu  l’aimeras,  j’en  suis 
sûre;  elle  a vingt-deux  ans,  est  douce,  réservée... 
et  avec  cela  bonne  ménagère...  elle  fait  les 
confitures  dans  la  perfection. 

« Enfin,  je  ne  t’en  dis  pas  plus...  je  ne  te 
presse  pas,  réfléchis...  puis,  écris-moi. 

« A bientôt  j’espère;  en  attendant,  je  t’em- 
brasse. 

« Ta  tante 

« Marie  Clauzel.  » 

— Elle  se  nomme  Caroline...  et  elle  fait  des 
confitures!...  ah!  non,  par  exemple!...  s’exclama 
le  jeune  homme  en  froissant  le  papier...  Non, 
cent  fois  non!...  Et  après  un  silence  : mais  l’au- 
tre, celle  de  Grenoble...  pourquoi  me  laisser 
ainsi  sans  nouvelles?  En  voilà  une  qui  ne 


doit  pas  s’appeler  Caroline...  ni  faire  des  conli- 
tures ! 

Tout  un  roman  avec  « celle  de  Grenoble  », 
comme  il  l’appelait. 

Un  an  auparavant  environ,  un  soir  d’ennui,  de 
désœuvrement,  où  la  vie  vous  apparait  stupide, 
mauvaise;  au  café,  feuilletant,  distrait,  des  mon- 
ceaux de  journaux,  il  avait  soudain  jeté  les  yeux 
sur  une  annonce  : 

« Solitude  pèse...  vie  plate,  insipide...  oh!  si 
pouvais  trouver  âme  sœur  pour  correspondre!... 
Si  dans  le  monde  il  en  est  une,  écrire , s.  v.  p.,  aux 
initiales  B.  G.,  poste  restante,  Grenoble!...  » 

Le  premier  mouvement  de  Fernand  avait  été 
un  haussement  d’épaules  et  il  s’était  mis  à rire 
de  cet  appel  public...  cette  recherche  de  com- 
munion sentimentale  à la  quatrième  page  du 
journal.  Cependant,  étant  lui-même  dans  l’état 
décrit  par  l’annonce,  il  murmura  au  bout  d’un 
instant  : 

— Moi  aussi,  la  solitude  me  pèse...  la  vie  me 
semble  plate  et  insipide...  Si  j’écrivais?...  une 
âme  sœur...  en  toutcas  l’aventure  est  drôle... 

Alors,  séance  tenante,  l’occupation  trouvée 
l’amusant,  il  demanda  de  quoi  écrire  ...  et  expé- 
dia à Grenoble,  aux  intiales  B.  G.,  une  épître  de 
quatre  pages,  aussi  brûlante  que  profonde,  où  il 
était  question  de  détresse  morale,  d’amour  idéal 
et  de  néant,  de  télépathie... et  des  heures  passées 
au  Ministère. 

Il  cacheta  sa  lettre,  la  jeta  à la  poste,  et  atten- 
dit... en  se  disant  : « Si  ce  n’est  qu’une  farce 
nous  verrons  bien...  » — tandis  qu’une  autre 
voix  intérieure  reprenait  : « Si  c’est  vrai  tout  de 
même...  si  cette  jeune  •femme.,.  — car  pour  lui, 
c’était  une  femme  jeune,  jolie  et  malheureuse, 
impossible  qu’il  en  fût  autrement  ; — si  entre 
eux  naissait  un  courant  sympathique...  cela  serait 
original  et  doux.  » 

La  réponse  ne  se  fit.  pas  longtemps  attendre. 
Le  surlendemain,  il  reçut  huit  pages  d’une  écri- 
ture line  et  serrée,  où  sa  correspondante  ano- 
nyme le  remerciait  de  sa  bonté  en  termes  exal- 
tés... avec  des  sous-entendus  suggestifs...  des 
réticences,  mais  surtout  une  logique...  carrée,  si 
l’on  peut  dire...  les  phrases  s’enehaînaieiït,  se 
dénouaient  dans  un  sens  admirable. 

Fernand  fut  à la  fois  mécontent  et,  troublé. 

— Je  n’écrirai  plus,  se  dit-il,  ce  doit  être  quel- 
que intrigante  de  province  qui  veut  se  divertir  à 
mes  dépens... 

Mais  le  charme,  la  curiosité  remportèrent.  Il 


728 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


répondit  à son  tour  et,  de  lettre  en  lettre,  de  mot 
en  mot,  une  correspondance  très  suivie  s’établit 
entre  le  jeune  bureaucrate  et  l’anonyme  qui 
signait  tour  à tour  B.  G.  ou  simplement  âme 
sœur...  Ils  parlaient  de  tout,  des  événements,  de 
leurs  vies  respectives,  ■ — avec  pourtant  une  cer- 
taine gêne  ou  retenue  du  côté  de  l’âme  de  Gre- 
noble ; — peu  à peu  elle  laissait  deviner  un  point, 
donnait  un  indice...  et  c’était  tout;  s’attardant 
plutôt  à développer  des  subtilités,  à faire  naître 
des  controverses,  principalement  sur  l’amour. 
Un  jour,  il  lui  avait  demandé  sa  photographie... 
elle  n’avait  pas  répondu  et  avait  paru  froissée... 
et,  dans  ses  rêves,  il  se  la  figurait  grande,  pâle, 
romanesque...  une  femme  sensible  à l’excès, 
passant  ses  jours  à lire  des  vers,  à faire  de  la 
musique...  Bref,  sans  qu’il  s’en  aperçût,  l'âme 
sœur  avait  pris  ses  pensées  une  à une  et  régnait 
sur  lui.  Depuis  un  an,  chose  incroyable,  il  ne 
sortait  plus  et  passait  ses  soirées  à écrire  à 
l’aimée...  ou  à relire  ses  lettres. 

...  Oui...  il  l’aimait;  il  aimait  de  toutes  ses 
forces  la  main  mignonne  qui  traçait  ces  lignes... 
ces  phrases  souvent  détonnant  légèrement,  trop 
grandes  et  trop  profondes  pour  elle  ; mais  c’était 
justement  cette  complexité  entrevue  qui  l’atti- 
rait, le  charmait...  Elle  semblait  avoirpris  à tâche 
de  l’affoler  le  plus  possible...  et  maintenant  que 
« ça  y était  »,  plus  un  mot,  le  silence  ;...  le  pauvre 
Fernand  en  perdait  le  sommeil. 

Le  soir  où  il  reçut  l’enveloppe  rose,  timbrée  de 
Nantes,  énervé  par  une  longue  semaine  d’attente, 
creuse  et  vide,  et  rageur  de  tenir  cette  lettre  au 
lieu  de  l’autre,  il  la  froissa  et  la  jeta  dans  sa  cor- 
beille à papier...  puis,  se  coucha,  fiévreux,  en 
murmurant  : « Que.  faire?...  Je  lui  ai  écrit  trois 
fois...  pas  de  réponse!  Mais  si  mon  dernier  bil- 
let reste  sans  un  mot...  que  faire?...  maintenant 
que  faire?...  » 

Il  dormit  mal  et,  dans  son  cauchemar,  vit  pas- 
ser à plusieurs  reprises  une  grande  jeune  fille 
qui,  les  yeux  baissés,  pétrissait  de  la  gelée 
de  groseille  et  l’embrassait  de  temps  en  temps 
en  l’appelant  : mon  cher  mari...  Ses  mains  col- 
laient et  le  sucre  rose  de  la  confiture  poissait  les 
revers  de  sa  redingote  ; il  se  réveilla  en  sursaut... 
Horreur  ! c’était  Caroline  ! 

En  sortant  à huit  heures  pour  se  rendre  au 
bureau,  comme  toujours  il  entra  dans  la  loge  du 
concierge  et  demanda,  comme  toujours  aussi 
partagé  entre  l’espoir  d’une  affirmation  et  l’assu- 
rance craintive  d’une  négation  : 

— Rien  pour  moi? 

— Si,  une  lettre...  répondit  le  portier  du  même 
ton  que  la  veille. 

Fernand  la  saisit  fébrilement  et,  d’un  coup 
d’œil,  reconnut  l’écriture... C’était  elle,  cette  fois 
le  timbre  portait  : Grenoble. 

Dans  la  rue,  il  décacheta  la  lettre  et  lut...  Mais 
au  fur  et  à mesure,  il  pâlit  ; devant  ses  yeux 
brouillés,  les  petits  caractères  dansèrent  ironi- 


ques... c’était  impossible!.,  et  cependant  la  réa- 
lité était  là,  tangible  : 

« Monsieur, 

« J’ai  longtemps  hésité  avant  de  vous  écrire 
cette  lettre  qui,  sans  nul  doute  sera  la  dernière. 
Je  suis  au  regret  de  ce  que  j’ai  fait...  peut-être 
sera-t-il  encore  temps...  je  l’espère!  Je  vous  ai 
sinon  menti,  j’en  suis  incapable,  mais  laissé 
croire  tout  ce  que  votre  imagination  a voulu. 
Vous  vous  figurez,  n’est-ce  pas,  âme  sœur  sous 
les  traits  d’une  blonde,  élancée,  fragile  comme 
un  roseau,  aux  grands  yeux  bleus  élégiaques... 
peu  à peu  vous  vous  êtes  « monté  » à froid...  et  à 
cette  heure,  ne  le  niez  pas,  vous  êtes  éperdu- 
ment amoureux  de  l’inconnue  de  Grenoble... 
l’initiale  de  mon  prénom,  B...  Berthe,  ou 
Blanche!...  devez-vous  répéter  en  m'invoquant 
la  nuit  dans  vos  insomnies.  Hélas!  ce  jeu  a trop 
duré;  j’avoue  que  je  le  regretterai,...  car  vos 
lettres  étaient  une  très  grande  distraction  dans 
mon  existence  plate,  uniforme  et  lassante.  Je 
suis...  c’est  drôle,  j’ai  comme  un  battement  de 
cœur  au  moment  d’écrire  cela,  de  briser  le  lien 
moral  qui  nous  unissait...  enfin,  allons!...  Je  suis 
un  vieux  professeur  de  mathématiques  au  lycée 
de  Grenoble...  j’ai  soixante-deux  ans,  sur  ma  tête 
est  posée  une  calotte,...  sur  mon  riez  une  paire 
de  lunettes. 

« C’est  un  soir,  au  café,  désœuvré,  que  j’ai 
griffonné  sur  un  coin  de  table,  — pour  m'amu- 
ser, — la  petite  annonce  cause  de  tout  le  mal,... 
et  à présent,  cher  monsieur,  si  la  désillusion  est 
trop  forte,  permettez  un  dernier  conseil.  D’après 
vos  lettres,  je  le  sais,  vous  êtes  mûr  pour  le 
mariage,  et  si  vous  avez  quelque  part,  en  pro- 
vince, une  petite  cousine  ou  amie,  croyez-moi, 
allez  la  retrouver... 

« Avec  encore  une  fois  l’expression  de  tous 
mes  remords,  recevez  les  meilleurs  sentiments 
d’une  vieille  tête  qui  a blanchi  sur  les  x... 

« Baptiste  Granger.  » 

Fernand  Clauzel  écrasé,  étourdi,  ne  trouva 
qu’à  murmurer  : 

— C’était  un  homme,  un  vieux!...  et,  pour 
comble  de  mesure,  il  se  nommait  Baptiste  ! 

Une  rage  folle  le  prit,  il  tendit  son  poing  vers 
un  être  imaginaire...  puis  soudain  froidement  : 

— Si  vous  avez  quelque  part...  en  province, 
une  petite  cousine... 

Un  bureau  de  télégraphe  était  là,  il  entra  et 
traça  : 

« Marie  Clauzel,  Nçintes. 

« Avez  raison,  vais  demander  congé...  serai 
après-demain  Nantes  pour  épouser  Caroline  — 
Fernand.  » 

Et  en  sortant  il  ajouta  : 

— Elle  me  fera  des  confitures...  beaucoup  de 
confitures!  !... 


Frédéric  BERTHOLD. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


729 


La  Quinzaine 

LETTRES  ET  ARTS 

On  disait,  ces  jours  derniers,  que  les  livres  allaient 
augmenter  de  prix.  On  en  donnait  pour  cause  une 
hausse  du  papier  qui,  s’élevant  à 20  p.  100  environ, 
a elle-même  pour  motifs  la  majoration  du  charbon 
et  la  rareté  de  la  pâte  de  bois  (aujourd’hui  substituée 
au  chiffon  de  nos  pères  qui  faisait  de  si  durables  édi- 
tions). 

Il  paraît  qu’on  imputait  à tort  cette  intention  à 
nos  éditeurs,  aux  plus  grands  du  moins.  A des  repor- 
ters qui  les  interviewaient,  ils  ont  répondu  avec  pla- 
cidité : « Nous  donnerons  du  papier  moins  bon,  voilà 
tout.  Le  publicne  s’en  apercevra  même  pas.  » Celui 
d’aujourd’hui,  sans  doute,  mais  dans  dix  ans?  De  tout 
ce  que  produit  la  librairie  moderne,  à cette  époque  il 
ne  restera  sans  doute  presque  plus  rien,  matérielle- 
ment. Est-ce  à regretter, au  point  de  vue  des  Lettres? 
Les  éditeurs  ont  une  propension  à se  déclarer  victimes 
et  à gémir  sur  la  médiocrité  de  ce  qu’ils  publient; 
c’est  une  excuse  de  leurs  « fours  ».  Quand  ils  se 
plaignent  et  songent  à majorer  leurs  tarifs  de  vente 
(car  ils  y songent;  s’ils  ne  le  font  pas  aujourd’hui, ils 
le  feront  demain,  comme  si  l’augmentation  de  prix 
pouvait  compenser  l’insuffisance  de  la  qualité  litté- 
raire!), ils  donnent,  à défaut  de  la  raison  du  prix  du 
papier,  cette  autre  cause  : « La  crise  des  écrivains 
engendre  la  crise  de  la  librairie  ». 

C’est  une  mauvaise  plaisanterie  professionnelle  à 
laquelle  il  ne  faut  pas  se  laisser  prendre.  L’éloge  des 
Lettres  contemporaines,  dans  leur  ensemble,  n’est  pas 
à faire  ici,  en  cent  lignes,  mais  on  ne  peut  laisser  dire 
sans  protester  que  si  les  livres  ne  se  vendent  pas, 
c'est  parce  qu’ils  sont  mauvais.  Ils  ne  le  sont  ni  plus 
ni  moins  qu’il  y a cinquante  ou  cent  ans  : ils  sont  plus 
nombreux,  trop  nombreux  d’abord,  édités,  mis  en 
vente  souvent  sans  discernement;  ilssont  imprimés  sur 
un  détestable  papier,  que  l’on  sent,  au  toucher,  voué 
à une  disparition  prochaine,  mais  les  romans,  les 
livres  d’histoire,  de  voyage  et  même  les  poèmes  ne 
sont  pas  moins  intéressants  et  révélateurs  de  talents 
variés.  Le  public  sait  très  bien  acheter,  et  par  grandes 
quantités,  quand  il  a distingué  une  œuvre  de  valeur. 

Nous  n’en  voulons  pour  preuve  que  l’extraordinaire 
vogue  de  Quo  vaclis ]?  cette  fin  d’année.  Ce  roman  a 
atteint  sa  deux-centième  édition,  c’est-à-dire  qu’il  a 
a été  vendu  à plus  de  cent  mille  exemplaires  et  il  a 
déterminé  un  véritable  et  très  curieux,  très  amusant 
« mouvement  ».  D’abord, l’auteur,  Henri  Sienkiewicz, 
a recueilli  les  plus  grands  honneurs.  Dans  son  pays  na- 
tal même,  en  Pologne,  il  est  devenu,  après  cette  consé- 
cration française,  tout  à fait  populaire.  Un  comité  s’est 
formé  pour  lui  offrir  un  souvenir  et  on  achoisi,  comme 
tel,  une  maison.  Comme  la  souscription  avait  produit 
trop  d’argent,  on  a acheté  aussi  un  mobilier,  et  voilà 
le  romancier  installé  aux  frais  de  ses  admirateurs, 
dans  une  superbe  demeure  qui  ne  lui  a rien  coûté.  11 
y vivra  fort  à l’aise,  de  toutes  façons,  car  la  pluie  d’or 
est  tombée  sur  lui  : à l’âge  de  cinquante  ans  bientôt, 
la  renommée  ne  lui  était  pas  encore  venue  avant  la 
traduction  en  français  de  son  Quo  radis  ? Il  avait 
produit  cinq  ou  six  romans  et  de  nombreuses  nou- 
velles, qui  étaient  restés  inaperçus.  A peine  est-il 
devenu  célèbre,  que  les  éditeurs  et  les  directeurs  de 


journaux  se  sont  jetés  sur  lui.  C’était  à qui  obtien- 
drait « son  » Sienkiewicz  et,  naturellement,  les 
moindres  productions  de  l’auteur  sont  traitées  de 
chefs-d’œuvre.  Chacun,  de  son  côté,  affirme  qu’il 
tient  le  « bon  »,  celui  qui  demeurera,  qui  marquera 
dans  les  annales  de  ce  temps,  tantôt  une  « histoire 
intime  »,  tantôt  un  récit  national.  Bref  on  ne  peut 
plus  ouvrir  un  journal  ou  une  revue,  sans  y décou- 
vrir du  « Sienkiewicz  ». 

Ce  qu’il  faut  en  penser  ? L’œuvre  du  ro  mncier  est 
très  variée,  embrassant  des  sujets,  se  déroulant  dans 
les  milieux  les  plus  divers.  On  y goûtera,  en  général, 
surtout  une  très  grande  sensibilité,  de  la  chaleur  et 
une  puissance  évocatrice  du  passé  qui  est  tout  à fait 
curieuse,  mais  que  nous  avons  déjà  admirée,  par 
exemple,  dans  Chateaubriand,  aux  Martyrs  ou  au 
Génie  du  christianisme  duquel  le  Quo  vadis?  nous  fait 
inévitablement  songer.  Certainement  Henri  Sien- 
kiewicz est  « quelqu’un  » ; il  a un  tempérament  de 
conteur  émotionnant  et  vigoureux,  sinon  très  per- 
sonnel et,  avec  trop  d’abondance  ( Quo  vadis?  compte 
650  pages  dont  300  de  digressions)  il  retient  pendant 
de  longues  heures  notre  attention.  Il  fait  recette  et, 
avec  lui,  les  directeurs  de  la  Revue  blanche  qui,  sa- 
chant ce  qui  s’écrit  hors  de  nos  frontières  — ce  que 
peu  de  Français  savent  — ont  eu  l’idée  de  le  faire 
traduire  et  de  le  publier  dans  la  bibliothèque  spé- 
ciale qu’ils  forment  avec  un  petit  nombre  d’écri- 
vains, tantôt  pleins  de  valeur,  tantôt  désignés  à notre 
admiration  par  le  snobisme  international.  Nous 
sommes  tout  au  Sienkiewicz.  Et  pourtant  on  ne  peut 
s’empêcher  de  remarquer  que  les  récits  « évocateurs  » 
tels  que  son  Quo  vadis?  n’ont  pas  réussi  à tout  le 
monde.  Il  eut,  depuis  Chateaubriand,  quantité  de 
précurseurs.  Voici  peu  de  temps  que  paraissaient, 
notamment,  V Agonie,  puis  la  Byzance  de  Jean  Lom- 
bard, où  le  procédé  de  reconstitution  antique  était  le 
même  et  qui  n’ont  pas  sauvé  l’auteur  de  la  misère  où 
il  est  mort.  Pourquoi  pas  celui-ci  et  pourquoi  l’autre  ? 
Mystère,  souvent,  de  l’engouement  mondain,  ou  mys- 
tère du  lancement  d’édition,  qui  est  plus  ou  moins  bien 
fait  ? En  tout  cas,  ce  que  l’on  peut  retenir,  c'est  que 
dans  un  pays  où  un  roman,  qui  n’est  pas  une  œuvre 
absolument  hors  de  pair,  sans  précédent  et  sans 
imitations,  a plus  de  cent  mille  exemplaires  vendus, 
la  crise  de  la  librairie  existe  surtout  dans  l’esprit  des 
libraires,  mécontents  de  ne  pouvoir  tous  découvrir 
leur  Quo  vadis  ?... 

Paul  BLUYSEN. 

CAUSERIE  MILITAIRE 

On  prête  au  Ministre  de  la  Guerre  l’intention 
d’accorder  la  liberté  d’écrire  à tous  les  militaires  en 
activité  de  service,  sans  avoir  besoin  de  solliciter  son 
autorisation  préalable. 

Dans  l’armée,  personne  ne  s’en  plaindra,  sinon  les 
bons  chefs  de  bureaux  du  boulevard  Saint-Germain, 
qui  ne  verraient  dans  cette  libérale  mesure  qu’une 
atteinte  portée  à leurs  privilèges  séculaires. 

Voyons  un  peu  quel  mal  il  y aurait  à laisser  des 
officiers,  ayant  accompli  leurs  devoirs  militaires, 
taquiner  librement  la  muse,  essayer  du  roman,  s’ap- 
pliquer à l’histoire,  et,  plus  généralement,  traiter  avec 
indépendance  les  graves  questions  militaires  qui  nous 
intéressent.  L’officier  qui  livrerait  ainsi  le  fruit  de 


730 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


ses  veilles  aux  lecteurs,  commettrait-il  une  si  mau- 
vaise action  ? 

Est-ce  que  l’on  craindrait  par  hasard  que  la  répu- 
tation de  notre  corps  d’officiers  n’ait  à souffrir  de  la 
prduction  d’œuvres  insignifiantes  ou  de  peu  de  valeur 
littéraire.  A cela  on  peut  repondre  que  les  éditeurs 
ne  se  soucient  guère  de  publier  à gros  frais  des  ou- 
vrages d'une  telle  catégorie.  N’arrive  pas  qui  le  veut 
à se  faire  imprimer,  et  le  titre  seul  de  capitaine  X... 
ou  de  commandant  Z...  ne  suffit  pas  à convaincre  un 
éditeur,  de  la  valeur  de  l’ouvrage  qu’on  lui  présente, 
Donc,  sous  ce  rapport,  il  en  sera  des  auteurs  mili- 
taires comme  des  auteurs  civils  ; ceux-là  seuls,  sus- 
ceptibles de  la  faveur  du  public,  auront  les  honneurs 
de  la  librairie.  Et,  sous  ce  rapport,  nos  éditeurs  pari- 
siens ont  une  compétence  beaucoup  plus  assise  que 
que  celle  de  nos  chefs  de  bureaux  du  ministère  de  Ja 
Guerre. 

Craindrait-on  encore  de  voir  des  officiers  abuser 
de  la  liberté  accordée  pour  se  livrer  à des  écrits  sub- 
versifs ou  même  attentatoires  à la  discipline?  Si  ces 
officiers  les  signent,  c’est  qu’ils  consentent  ainsi  à se 
livrer  au  jugement  de  leurs  chefs,  coram  populo. 
S’ils  ne  les  signent  pas,  que  nous  importe;  tant  que 
la  liberté  d’écrire  sera  étouffée  dans  l’armée,  il  y aura 
toujours  des  auteurs  militaires,  désireux  seulement 
d’éviter  les  ennuis  de  la  voie  hiérarchique,  qui  se 
cacheront  sous  des  pseudonymes. 

Jusqu’à  ce  jour,  les  militaires  qui  désirent  faire 
publier  leurs  travaux  doivent  demander  l’autorisa- 
tion ministérielle. 

Quel  calvaire  à gravir  pour  un  auteur  militaire! 

Tout  d’abord,  la  demande  de  l’intéressé,  accom- 
pagnée de  son  laborieux  manuscrit,  est  transmise  au 
ministre  par  la  voie  hiérarchique,  et  revêtue  à tous 
les  échelons  du  « vu  et  transmis  » réglementaire.  Le 
colonel,  sans  se  presser  souvent,  et  gêné  par  ses 
nombreuses  occupations,  tient  naturellement  à jeter 
un  coup  d’œil  sur  l’œuvre  de  son  subordonné.  Il  voit 
et  transmet  ensuite  avec  un  léger  retard,  mais  ne 
peut  s’empêcher  de  faire  verbalement  à l’impétrant, 
sa  petite  critique  personnelle.  Heu!  Heu!  Il  faut  que 
cela  ne  Tait  réellement  pas  choqué  pour  que  cette 
critique  soit  élogieuse.  Puis,  la  demande  séjourne 
quelque  temps  à la  brigade,  le  nombre  des  lecteurs 
curieux  augmente.  A la  division,  on  parle,  entre 
officiers  de  l’État-Major,  du  bouquin  idiot  que  cet 
animal  d’Un  Tel  vient  encore  de  pondre.  Au  corps 
d’armée,  on  pontifie.  Est-ce  que  Ton  devrait  per- 
mettre à des  officiers  d’écrire  de  pareilles  insanités  ! 

Enfin,  le  manuscrit  arrive  au  Ministère,  bureau  de 
la  correspondance  générale,  où  il  rejoint  ceux  d’un 
certain  nombre  d’autres  camarades.  Là,  on  fait  un 
tri,  et  les  manuscrits  à examiner  vont  aux  bureaux 
compétents  et  sont  soumis  à l’appréciation  d’un 
officier  d’État-Major,  qui  oublie  quelquefois  que,  si  la 
critique  est  aisée,  l’art  est  difficile.  Son  appréciation 
est  la  seule  bonne  et  il  est  souvent  heureux  de  prouver 
à ses  supérieurs  son  érudition  impeccable  en  émail- 
lant,  sous  le  voile  de  l’anonymat,  l’œuvre  de  ses 
camarades,  d’annotations  marginales  brèves,  de  sou- 
lignés et  de  points  d’exclamation  et  d’interrogation. 

L’autorisation,  accordée  ou  refusée,  revient  douce- 
ment à l’auteur  impatienté,  par  la  fameuse  voie  hié- 
rarchique. Durée  de  trajet;  trois  mois  environ.  A 
cette  vitesse-là,  allez  donc  traiter  de  l’actualité? 

Nous  ne  connaissons  rien  de  plus  grotesque  que 


cette  tyrannie  bureaucratique  qui  érige,  en  tribunal 
critique  de  leurs  camarades,  toute  une  catégorie 
d’officiers. 

En  Allemagne,  où  la  discipline  est  si  bien  observée, 
la  liberté  d’écrire  est  accordée  à tous  les  officiers.  En 
raison  aussi  de  la  discipline,  pourquoi  n’accorderait- 
on  pas  la  même  liberté  en  France?  Ce  serait  plus 
juste,  plus  loyal,  et  moins  mesquin. 

Capitaine  FANFARE. 

LA  GUERRE 

AU  TRANSVAAL 

En  dépit  de  tous  les  congrès  humanitaires,  des 
ligues  pour  la  paix  et  de  la  fameuse  conférence  de  la 
Haye,  le  siècle  finit  comme  il  a commencé,  dans  le 
carnage  des  champs  de  bataille. 

Dans  le  sud  de  l’Afrique,  une  orgueilleuse  nation, 
qui  a la  prétention  de  marcher  à la  tête  de  la  civili- 
sation, écrase  du  poids  de  son  or,  de  ses  canons  et  de 
ses  soldats  sans  cesse  remplacés  un  vaillant  petit 
peuple  qui  lutte  jusqu’à  la  mort  pour  son  indépen- 
dance, pour  la  liberté.  A l’autre  extrémité  du  monde, 
en  Chine,  la  barbarie  dans  toute  son  horreur  tient  en 
échec  les  nations  civilisées  du  monde  entier. 

La  guerre,  hélas!  est  l’état  permanent  de  notre 
pauvre  humanité  depuis  le  commencement  du  monde. 
Reculera-t-elle  un  jour,  pour  disparaître  définitive- 
ment, devant  les  progrès  de  la  civilisation?  Nos  arrière- 
petits-neveux  discuteront  peut-être  cette  question 
plus  utilement  que  nous  ne  saurions  le  faire  aujour- 
d’hui. 

La  guerre  continuera  donc  longtemps  encore  à être 
une  véritable  industrie  nationale  pour  certaines  na- 
tions — pour  l’Angleterre  en  particulier.  Sans  remon- 
ter au  delà  du  commencement  du  siècle,  nous  voyons 
les  Anglais  faire  main  basse  sur  Malte,  Curaçao,  atta- 
quer Copenhague,  brûler  la  flotte  danoise  et  continuer 
leursactes  de  piraterie  sur  tous  lespoints  duglobe  pour 
en  arriver  enfin  à cette  guerre  odieuse  du  Transvaal 
qui  dure  depuis  quatorze  mois  et  dont  nous  allons 
essayer  de  résumer  les  émouvantes  péripéties. 

Quelques  mots  sur  l’origine  du  conflit. 

A la  suite  du  raid  Jameson,  le  président  Kruger 
entra  'en  pourparlers  avec  sir  Alfred  Millier,  haut 
commissaire  britannique  au  Cap,  et  ces  pourparlers 
aboutirent  à la  conférence  de  Rloemfontein,  en  mai 
1899.  Le  Transvaal  offrait  aux  Uitlanders  (étrangers) 
la  naturalisation  et  le  droit  de  vote  au  bout  de  sept 
ans.  Les  Uitlanders  le  voulaient  après  cinq  ans  seule- 
ment et  avec  effet  rétroactif,  ce  qui  eût  eu  pour  con- 
séquence d’admettre  immédiatement  50  000  Uitlanders 
au  droit  de  vote.  Naturellement,  le  président  Kruger 
refusa.  Le  gouvernement  anglais  invoqua  alors  son 
droit  de  suzeraineté  et  de  contrôle,  droit  qui  lui  était 
reconnu  par  la  convention  de  1884  sur  les  affaires 
extérieures,  et  voulut  l’étendre  arbitrairement  aux 
affaires  intérieures  du  Transvaal.  - 

Les  choses  se  gâtèrent  aussitôt,  car  l’indépendance 
même  de  la  république  transvaalienne  se  trouvait 
ainsi  remise  en  question. 

Le  président  Kruger  lança  alors  son  ultimatum,  de- 
mandant au  gouvernement  de  la  Reine  « l’envoi  de 
sa  réponse  pour  le  mercredi  1 1 octobre  1899,  au  plus 
tard  avant  cinq  heures  du  soir  ». 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


731 


Lord  Salisbury  répondit  qu’il  n’avait  rien  à répondre, 
mais  le  9 octobre  fut  lancé  le  décret  de  mobilisation 
de  l’armée  anglaise. 

Le  11,  au  jour  fixé,  le  général  Joubert,  généralis- 
sime des  Boers,  envahissait  le  Natal  et  la  Rhodesia,  en 
même  temps  que  les  commandos  de  l’État  libre 
d’Orange  se  portaient  sur  les  lignes  de  Cape-Town  et 
de  Port-Élizabeth. 

Avant  l’arrivée  de  leurs  premiers  renforts,  les  An- 
glais avaient  dans  le  sud  de  l’Afrique  25  843  officiers 
et  soldats,  et  4 577  chevaux.  L’arrivée  du  corps  d’ar- 
mée mobilisé  porta  ces  effectifs  à 80  000  hommes  en- 
viron. 

L’infanterie  anglaise  est  armée  du  fusil  Lee-Enfield, 
à verrou  et  à magasin  mobile,  balle  de  12  grammes, 
calibre  7mm,  7,  poudre  sans  fumée. 

Au  Transvaal,  l’artillerie  seule  existe  en  permanence  : 
106  pièces  de  campagne  pour  les  deux  États,  plus  un 
certain  nombre  de  pièces  de  gros  calibre. 

La  milice,  divisée  en  districts,  comprend  en  réalité 
tout  ce  qui  est  capable  de  porter  un  fusil.  Elle  est  ar- 
mée du  Mauser  de  7 millimètres  avec  chargeur  de  cinq 
cartouches.  Aucune  manœuvre,  chacun  se  poste  où  il 
veut,  et  le  tir  à volonté  est  la  règle  absolue. 

On  évalue  à 50  000  hommes  environ  le  chiffre  total 
de  combattants  pouvant  être  fourni  parles  deux  Répu- 
bliques. 

Nous  allons  maintenant  suivre  rapidement  la  marche 
des  opérations. 

* 

•X-  * 

A l’expiration  du  délai  fixé  par  l’ultimatum,  le  gé- 
néral Joubert  envahit  le  Natal,  se  porte  sur  Dundee- 
Glencoe  avec  Durban  pour  objectif.  Il  a devant  lui  le 
général  sir  George  White,  débarqué  depuis  trois  ou 
quatre  jours,  qui  va  essayer  de  lui  barrer  la  route  à 
Glencoe. 

Dans  l’Orange,  le  général  Cronje  s’avance  sur  Mafe- 
king  et  Kimberley,  tandis  que  d’autres  commandos 
occupent  Colesberg,  Ruggersdhorpet  Aliwal-North,  au 
nord  delà  colonie  du  Cap, occupant  les  débouchés, 
sur  le  fleuve  Orange,  des  trois  lignes  de  chemin  defer 
se  dirigeant  de  Capetown,  Port-Élizabeth  et  East-Lon- 
don,  sur  Bloemfontein  et  Prétoria. 

Les  Boers  prennent  donc  l’offensive  stratégique  sur 
trois  thécâtres  différents  et  forcent  ainsi  les  Anglais  à 
se  diviser. 

Subissant  cette  tactique,  ces  derniers  forment  trois 
groupes  à leur  tour  : la  colonne  du  Natal,  à l’Est;  la 
colonne  du  centre,  sur  le  fleuve  Orange,  avec  Bloem- 
fontein pour  objectif,  et  la  colonne  de  l’Ouest  avec  le 
camp  de  De  Aar  pour  base  d’opérations. 

Le  20  octobre,  bataille  de  Glencoe,  la  première 
affaire  sérieuse.  Les  Anglais,  commandés  par  le  gé- 
néral Symons,  repoussent  l’attaque  de  Lucas  Meyer, 
venant  du  Nord-Est.  Le  corps  principal  des  Boers, 
venant  de  Newcastle,  n’arriva  pas  à temps  pour  com- 
biner son  action  avec  celle  de  Meyer,  et  c’est  grâce  à 
ce  retard  que  les  Anglais  évitèrent  un  désastre.  La 
bataille  dura  six  heures  et  demie,  et  les  Anglais  eurent 
229  officiers  et  soldats  mis  hors  de  combat.  Le  géné- 
ral Symons,  blessé,  mourut  des  suites  de  sa  blessure. 
Les  Boers  firent  en  outre  250  prisonniers. 

Le  lendemain,  21  octobre,  le  général  White  donne 
l’ordre  d’attaquer  les  Boers  à Elandslaagte,  à 24  kilo- 
mètres de  Ladysmith.  Le  général  French,  après  un 
long  duel  d’artillerie,  exécute  une  attaque  de  front 
combinée  avec  un  mouvement  tournant  sur  la  gauche 


des  Boers,  et  le  soir  vers  6 heures,  emporte  d’assaut 
les  dernières  positions. 

Pendant  ce  temps,  le  général  Joubert,  à la  tête  de 
9 000  hommes,  venait  donner  la  main  à Lucas  Meyer, 
et  força  les  Anglais  à la  retraite  sur  Ladysmith,  après 
le  combat  de  Rielfontein  livré  par  un  commando  de 
1 500  hommes  environ  de  l’État  libre. 

Les  27,  28  et  29  octobre,  Joubert  fait  sa  jonction 
avec  les  Orangistes  venus  d’Harrismith,  et  manœuvre 
de  façon  à investir  Ladysmith  en  formant  un  demi- 
cercle  au  nord  de  cette  ville.  Enfin,  le  30  octobre  a 
lieu  le  combat  de  Farquhar’s  Farm  et  du  col  de  Ni- 
cholson  où  les  Anglais  sont  battus  à plate  couture, 
perdant  f 308  officiers  et  soldats,  tués,  blessés  ou 
prisonniers,  et  7 pièces  de  canon. 

Le  soir  même,  l’artillerie  de  Joubert  bombarde 
Ladysmith,  et  20000  Boers  investissent  la  place  où  se 
trouve  enfermé  White  avec  7 000  hommes. 

Le  2 novembre,  French  réussit  à sortir  et  va 
prendre  le  commandement  d’une  division  de  cavale- 
rie dans  la  colonie  du  Cap. 

L’anxiété  était  grande  à Durban  et  à Pietermaritz- 
bourg,  d’autant  plus  que,  la  tête  de  colonne  du  corps 
d’armée  mobilisé  en  Angleterre  étant  sur  le  point  de 
débarquer  à Durban,  le  général  Joubert  porta  tous 
ses  efforts  vers  le  Sud  pour  empêcher  le  débloque- 
ment de  Ladysmith. 

Le  15  novembre,  les  Boers  attaquent  un  train  blindé 
parti  d’Estcourt  en  reconnaissance  sur  Colenso,et  les 
Anglais  subissent  encore  un  échec. 

A la  fin  du  mois,  tout  le  corps  d’armée  anglais  avait 
débarqué  à Capetown  et  à Durban,  et  sir  Redvers 
Buller  prit  le  commandement  en  chef. 

Pendant  que  ces  événements  s’accomplissaient  au 
Natal,  le  général  Methuen  marchait  au  secours  de 
Kimberley  isolé  par  Cronje,  et  les  généraux  French 
et  Gatacre  avaient  toutes  les  peines  du  monde  à con- 
tenir les  commandos  qui  opéraient  sur  le  fleuve 
Orange. 

Nous  passons  sous  silence  une  foule  d’escarmouches, 
de  petits  combats  livrés  un  peu  partout,  et  nous  arri- 
vons à la  deuxième  phase  de  cette  guerre  étonnante 
qui  ménageait  encore  tant  de  cruelles  surprises  à 
l’orgueil  britannique. 

* 

-X- 

Le  général  Buller  divisa  son  corps  d’armée  en  trois 
fractions  qui  allèrent  renforcer  les  trois  colonnes  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut.  Il  se  réserva  le  comman- 
dement des  opérations  autour  de  Ladysmith.  Le  5 dé- 
cembre, il  arriva  à Frère  et  prit  la  direction  effective 
des  troupes  concentrées  au  camp  de  Chieveley,  soit 
17  000  hommes  environ. 

Le  15  décembre,  eut  lieu  la  bataille  de  Colenso,  et 
le  généralissime  anglais,  qui  voulait  forcer  le  passage 
de  la  Tugela,  subit  une  défaite  retentissante  : 1 237  tués, 
blessés  ou  prisonniers  et  onze  pièces  de  canon  tom- 
bées entre  les  mains  des  Boers  cjui,  de  leur  côté, 
n’avouent  qu’une  trentaine  de  tués  et  blessés. 

Quiltons  un  instant  le  Transvaal  et  examinons  ra- 
pidement ce  qui  se  passe  du  côté  de  Kimberley. 

Le  23  novembre,  le  général  Methuen  livre,  avec 
8 000  hommes,  le  combat  de  Belmont,  repousse  les 
Orangistes  qu’il  retrouve  le  28  sur  la  Modder  River, 
commandés  par  le  général  Cronje.  Le  combat  resta 
indécis  jusqu’à  la  tombée  de  la  nuit  et  les  Anglais 
furent  très  surpris  de  constater  le  lendemain  matin 
que  les  Boers  avaient  abandonné  leurs  positions. 


732 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Le  général  Cronje  avait  son  plan  et  recula  jusqu’à 
20  kilomètres  au  sud  de  Kimberley,  à Magersfontein, 
où  il  se  retrancha  solidement. 

Après  une  dizaine  de  jours  d’accalmie,  tandis  que 
le  général  Gatacre  se  fait  battre  à Stormberg  et  perd 
600  prisonniers,  lord  Metkuen  veut  poursuivre  sa 
marche  sur  Kimberley  et,  le  9 décembre,  fait  une  dé- 
monstration pour  forcer  les  Boers  à se  découvrir. 

C’est  le  prélude  du  désastre  de  Magersfontein,  ba- 
taille qui,  en  réalité,  a duré  quatre  jours,  y compris 
la  retraite  de  Methuen  (le  12). 

Les  Anglais  perdirent  dans  cette  sanglante  affaire 
971  tués,  blessés  ou  disparus.  Le  brave  général  Wan- 
chope,  commandant  la  brigade  des  highlanders,  était 
au  nombre  des  morts. 

Au  centre,  rien  de  bien  intéi’essant.  French  et  Ga- 
tacre se  contentent  de  contenir  tant  bien  que  mal  les 
commandos  qu’ils  ont  devant  eux. 

* 

* -X- 

Sur  ces  entrefaites,  le  23  décembre,  le  vieux  maré- 
chal Roberts  s’embarque  pour  le  Cap  où  il  va  prendre 
le  commandement  en  chef.  On  lui  adjoint  le  jeune 
général  Kitchener  comme  chef  d’état-major  général. 
En  même  temps,  on  expédie  renforts  sur  renforts, 
et  bientôt  l’effectif  de  l’armée  anglaise  s’élève  à 
200  000  hommes. 

Le  général  Buller  a conservé  le  commandement  des 
troupes  du  Natal. 

Le  16  janvier  a lieu  le  premier  passage  de  la  Tu- 
gela  ; le  24,  affaire  de  Spion  Kop,  trop  connue  pour 
qu’il  soit  besoin  de  la  rappeler.  Le  général  Buller  est 
rejeté  au  sud  de  la  Tugela  qu’il  franchit  de  nouveau 
le  5 février  pour  la  repasser  le  surlendemain.  I)’où  le 
surnom  de  « passeur  de  la  Tugela  » qui  survivra  à ce 
général  malheureux.  11  est  écrit  que  Ladysmitli  ne 
sera  débloqué  que  par  les  opérations  du  maréchal 
Roberts  sur  Bloemfontein. 

Le  généralissime  est  arrivé  au  camp  de  De  Aar,  et 
les  opérations  du  Natal  passent  désormais  au  second 
plan. 

Le  15  février,  on  apprend  que  le  général  French, 
qui  a enfin  trouvé  sa  division  de  cavalerie,  vient  de 
débloquer  Kimberley.  Les  combats  se  succèdent  au- 
tour de  cette  ville  et,  le  27,  le  brave  général  Cronje 
succombe  héroïquement  à Paardberg,  se  sacrifiant 
avec  une  arrière-garde  de  3 000  hommes  pour  sau- 
ver le  reste  de  son  armée  et  son  matériel  de  siège. 

La  capitulation  de  Cronje  amène  la  délivrance  de 
Ladysmith  (1er  mars)  et,  le  13,  lord  Roberts  entre  à 
Bloemfontein,  capitale  de  l’Etat  libre  d’Orange. 

Les  deux  premiers  actes  de  la  tragédie  sanglante 
sont  joués. 

Le  28  mars  meurt  le  vieux  général  Joubert.  Il  est 
remplacé  par  un  jeune  général,  Louis  Botha,  qui 
réussit,  comme  entrée  de  jeu,  à immobiliser  lord 
Roberts  à Bloemfontein  pendant  six  semaines,  fait 
une  diversion  puissante  dans  le  sud-est  de  l’État 
libre  et  force  le  généralissime  anglais  à envoyer 
40  000  hommes  au  secours  du  général  Brabant,  en 
fort  mauvaise  posture  à Wepener. 

La  marche  de  Bloemfontein  sur  Pretoria  constitue 
le  troisième  acte  de  la  guerre. 

* 

* 

Cette  marche  a été  préparée  avec  un  soin  minu- 
tieux par  lord  Roberts  et  le  général  Kitchener.  Avant 


de  se  mettre  en  marche  sur  le  Nord,  il  falllait,  eu 
effet,  assurer  le  ravitaillement  d’une  immense  ar- 
mée, dont  les  communications  étaient  sans  cesse 
menacées  par  un  ennemi  audacieux,  il  fallait  sur- 
tout assurer  la  sécurité  de  son  flanc  droit,  les  Oran- 
gistes  occupant  solidement  toute  la  région  s’étendant 
à l’est  de  la  ligne  du  chemin  de  fer  de  Bloemfonteim 
à Pretoria. 

La  situation  des  belligérants  est  alors  la  suivante  : 

L’armée  anglaise  s’étend  de  Kimberley  à Ladys- 
myth,  en  passant  par  Ladybrand;  lord  Methuen,  à 
l’extrême  gauche,  marche  sur  Mafeking,  toujours  as- 
siégé ; à l’extrême  droite,  le  général  Buller  essaye 
d’arriver  à Newcastle  et  de  là  sur  Johannesburg  et 
Prétoria.  Lord  Roberts  marche  au  centre,  sur  trois 
colonnes,  ayant  à sa  gauche  la  division  Poi  Carew,  à 
droite  la  division  Hamilton  — le  général  Rundle,  plus 
à l’Est,  couvrant  Ladybrand  et  servant  de  liaison  avec 
les  troupes  de  Buller. 

Lord  Roberts  a sous  ses  ordres  six  divisions  et  de- 
mie d’infanterie,  quatre  brigades  de  cavalerie,  deux 
divisions  d’infanterie  montée  et  180  pièces  de  .canon. 

A ces  forces  formidables,  les  plus  considérables 
que  l’Angleterre  ait  jamais  réunies  dans  la  même 
main,  Louis  Botha  peut  opposer  12000  paysans  envi- 
ron !... 

Lord  Roberts  marche  donc  à coup  sûr,  occupe 
Brandfort,  franchit  la  Wet,  s’empare  de  Winburg, 
passe  la  Zand  et  entre  le  12  mai  à [Kronstadt. 

Botha  recule  pas  à pas  sans  se  laisser  entamer. 

73  milles  à peine  séparent  lord  Roberts  du  Vaal, 
mais  il  attend,  avant  de  pousser  plus  loin,  les  résul- 
tats de  la  colonne  Methuen  sur  Mafeking,  qui  est 
enfin  délivrée  le  18  mai.  Sir  Buller  arrive  en  même 
temps  à Newcastle,  au  nord  du  Natal,  mais  ne  peut 
atteindre  Laingsnek. 

Les  deux  colonnes  d’extrême  droite  et  d’extrème 
gauche  forment  ainsi  deux  sortes  de  crochets  offen- 
sifs, et  toute  l’armée  anglaise,  resserrant  peu  à peu 
les  deux  branches  de  son  formidable  étau,  balaye 
devant  elle  la  vaillante  petite  armée  de  Botha  dont 
le  courage  semble  se  décupler  avec  le  danger. 

Lord  Roberts  précipite  alors  le  mouvement.  Ses 
pointes  d’avant-garde  franchissent  le  Vaal  le  24  mai, 
et  12  jours  plus  tard,  le  o juin,  Prétoria  tombe,  sans 
la  moindre  résistance,  entre  les  mains  des  Anglais. 

Située  au  fond  d’une  cuvette,  entourée  de  hautes 
collines  faciles  à fortifier,  Prétoria  pouvait  être  dé- 
f endue  de  longs  mois  par  une  garnison  relativement 
peu  nombreuse.  Mais  le  général  Botha,  n’ayant  point, 
comme  son  adversaire,  des  réservoirs  d’hommes 
inépuisables,  a préféré  sagement  se  retirer  avec  toutes 
ses  forces  dans  les  montagnes  du  Nord-Est,  d’où  il 
dirigera  la  résistance  désespérée  qui,  aujourd'hui, 
fait  l’admiration  du  monde  entier. 

* 

* * 

Le  troisième  acte  est  joué.  Le  drapeau  britannique 
flotte  sur  les  monuments  des  deux  capitales  des  pe- 
tites républiques.  En  Angleterre,  la  joie  déborde,  la 
guerre  est  finie  et  Albion  victorieuse!... 

Le  rideau  se  lève  sur  le  quatrième  acte  : la  guerre 
de  guérilla,  la  lutte  contre  les  essaims  d’abeilles, 
prévue  par  lord  Wolseley. 

Buller  s’est  avancé  péniblement  jusqu’à  Wolksrust 
et  lord  Roberts  pousse  non  moins  péniblement  ses 
colonnes  dans  la  direction  de  Lydenburg,  tandis  que 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


733 


de  Wet,  resté  dans  l’Etat  d'Orange,  harcèle  avec  une 
activité  surprenante  l’ennemi  autour  de  Kronstadt, 
lui  enlevant  convois  sur  convois,  se  jouant  avec  une 
audace  sans  pareille  des  généraux  Béthune,  Brabant 
Mac  Donald,  Hunter,  Cléments,  Paget,  Cléry  etRundle 
acharnés  en  vain  à sa  poursuite. 

Profitant  de  la  diversion  de  de  Wet  qui  a attiré  sur 
lui  le  gros  des  forces  anglaises,  Louis  Botha  se  jette 
brusquement  sur  les  troupes  qu’il  a devant  lui,  le  11 
juillet,  et  fait  prisonniers,  au  col  de  Nitrals,  ce  qui 
reste  du  régiment  de  Lincolnshire.de  deux  escadrons 
de  dragons  et  d’une  batterie  d’artillerie,  échappés  la 
veille  à la  fusillade. 

Roberts  essaye  de  prendre  sa  revanche  en  occupant 
d’abord  Middelburg  et  Machadodorp  ensuite.  Il  oc- 
cupe Lydenbourg  le  6 septembre. 

Le  lor  septembre,  lord  Roberts  lance  une  procla- 
mation annexant  le  Transvaal,  comme  il  avait  annexé 
l’État  d’Orange,  après  l’occupation  de  Bloemfontein, 

Les  Boers  accueillent  cette  proclamation  en  conti- 
nuant leurs  exploits  aux  portes  mêmes  de  Johannes- 
burg, tandis  que  de  Wet  reparaît  dans  l’Orange  et  fait 
sauter  presque  chaque  jour  un  point  quelconque  de 
la  ligne  du  chemin  de  fer  au  nord  et  au  sud  de  Krons- 
tadt. « Pas  un  jour,  pas  une  nuit,  télégraphie  lord 
Roberts,  ne  se  passent  sans  qu’on  attaque  des  trains 
et  sans  qu’on  cherche  à les  faire  dérailler.  » 

L’occupation  de  Lydenburg  ne  met  donc  pas  fin 
aux  hostilités  comme  l’espérait  le  vieux  maréchal 
qui,  fatigué  de  cette  interminable  campagne,  fait  an- 
noncer son  retour  en  Angleterre  où  il  recueillera  la 
succession  du  lord  Wolseley  en  qualité  de  généralis- 
sime de  l’armée  anglaise. 

Sur  ces  entrefaites,  on  apprend  (H  septembre)  le 
départ  du  président  Kruger  qui,  après  avoir  transmis 
ses  pouvoirs  à Schalk  Burgher,  se  réfugie  à Lourenço 
Marquez,  d’où  il  s’embarque  le  19  octobre  pour  l’Eu- 
rope à bord  d’un  navire  de  guerre  hollandais,  le  Gel- 
derland. 

La  grande  guerre  estvirtuellement  terminée,  l’heure 
est  critique  pour  les  Orangistes  et  les  Transvaaliens, 
mais  de  nombreux  petits  commandos,  commandés 
par  les  Botha,  les  de  Wet,  les  Olivier,  Viljoen,  Lem- 
mer,  etc.,  battent  la  campagne  aussi  vaillamment 
qu’au  premier  jour,  guettant  les  occasions,  enlevant 
les  patrouilles  anglaises  et  capturant  leurs  trains 
d’approvisionnements. 

C'est  la  guerre  de  guérilla  qui  commence,  lutte 
désespérée  d’un  vaillant  petit  peuple  résolu  à mourir 
plutôt  que  de  se  soumettre  à l’envahisseur.  La  guerre 
est  partout  plus  ardente  que  jamais  dans  ces  pays 
soi-disant  conquis,  et  les  Anglais  ne  sont  maîtres,  en 
réalité,  que  de  quelques  grandes  villes  et  des  lignes 
de  chemins  de  fer.  Les  deux  tiers  de  l’Etat  d’Orange 
et  les  quatre  cinquièmes  du  Transvaal  sont  toujours 
libres,  et  les  journaux  anglais  constatent  eux-mêmes 
que  tout  va  de  mal  en  pis  dans  l’Afrique  du  Sud. 
Furieux  de  ne  pouvoir  vaincre  cette  résistance  opi- 
niâtre d’un  peuple  qui  veut  vivre  libre,  ses  ennemis 
se  vengent  odieusement  sur  les  femmes  et  les 
enfants,  brûlent  les  fermes,  etc.,  se  mettant  ainsi  au 
ban  des  nations  civilisées. 

Telles  sont,  rapidement  résumées,  les  différentes 
phases  de  cette  guerre  extraordinaire  qui,  selon  l’ex- 
pression du  président  Kruger,  étonne  le  monde  en- 
tier depuis  14  mois. 

En  terminant,  qu'on  nous  permette  d’envoyer  notre 


tribut  d’hommages  au  président  Kruger,  à l’admirable 
vieillard  et  au  vaillant  petit  peuple  écrasé,  mais  non 
vaincu,  par  la  plus  puissante  armée  que  l’Angleterre 
ait  jamais  réunie,  et  qui  reste  fièrement  le  fusil  à la 
main  pour  défendre  son  territoire  et  sa  liberté. 

EN  CHINE 

Depuis  six  mois  la  question  chinoise  est  posée  de- 
vant l’ancien  et  le  nouveau  monde.  Depuis  six  mois 
la  barbarie  est  aux  prises  avec  la  civilisation, et  toutes 
les  chancelleries  se  demandent  avec  une  anxiété 
croissante  comment  se  terminera  le  terrible  drame 
qui  se  joue  en  ce  moment  à l’autre  extrémité  du 
monde. 

Comment  résumer  ces  événements  aussi  extraordi- 
naires qu’inattendus  ? Le  monde  entier  s’était  donné 
rendez-vous  sur  les  rives  de  la  Seine  pour  y admirer 
les  merveilles  accumulées  par  le  génie  humain, 
lorsque,  comme  un  coup  de  foudre  dans  un  ciel  sans 
nuages,  éclata  la  terrible  crise  : Pékin  en  proie  aux 
horreurs  delà  pire  révolution;  toutes  les  légations 
assiégées,  bombardées,  brûlées  par  une  populace  fu- 
rieuse; les  missionnaires,  les  étrangers,  massacrés 
avec  d’horribles  raffinements  de  cruauté.  Et,  en  face 
de  ce  lamentable  spectacle,  l'Europe  impuissante, 
affolée,  expédiant  en  hâte  ses  navires  chargés  de 
troupes  et  de  canons,  délivrant  ses  représentants 
mais  incapable,  depuis  lors,  d’obtenir  le  châtiment 
des  coupables,  ouvertement  protégés  par  l’impéra- 
trice douairière  de  Chine. 

Les  rapports  officiels  du  commandant  de  Marolles 
et  de  M.  Pichon,  notre  ministre  à Pékin,  ont  fait  con- 
naître toutes  les  péripéties  de  ce  drame  inouï.  Nous 
n’avons  donc  pas  à les  analyser  ; ils  sont  dans  toutes 
les  mains,  et,  d’ailleurs,  il  nous  faudrait  tout  un  nu- 
méro du  Magasin  Pittoresque  pour  les  exposer  claire- 
ment. 

Comment  tout  cet  imbroglio  se  dénouera-t-il?  Bien 
malin  le  diplomate  qui  pourrait  entrevoir  la  solution 
de  cette  question  chinoise  grosse  des  plus  formidables 
éventualités. 

Tout  ce  que  nous  savons  de  façon  précise,  c’est  que 
nous  avons,  à des  milliers  de  lieues  de  la  mère  patrie, 
un  petit  corps  d’armée  de  16  à 18000  hommes  qui  fait 
fière  figure  au  milieu  des  troupes  internationales 
et  que  la  carte  à payer  doit  approcher  à l’heure  ac- 
tuelle de  la  centaine  de  millions.  Pour  tout  le  reste, 
c’est  une  énigme  à dé  chiffrer. 

Envoyons  donc  un  salut  ému  aux  braves  petits  sol- 
dats qui  forment  kà-bas  la  garde  d’honneur  du  dra- 
peau français,  et  attendons  les  événements. 

Henri  MAZEREAU. 

LA  VIE  EN  PLEIN  AIR 

Vive  l’Automobilisme!  c’est  le  cri  de  la  quinzaine. 

11  triomphe  partout,  dans  nos  promenades,  sur  nos 
routes,  dans  les  concours  de  Vincennes,  là-bas  à 
l’exposition  lointaine  des  sports  et  des  chemins  de 
fer,  et  enfin  tout  dernièrement,  il  a fait  son  entrée 
triomphale  à l’Exposition  de  Paris,  au  Champ  de 
Mars,  au  Trocadéro,  au  milieu  des  acclamations  d’un 
public  enthousiaste  et  ravi. 

Ce  fut  la  dernière  fête,  et  elle  fut  éclairée  par  le 
soleil,  sans  lequel  rien  ne  réussit  complètement. 

L’Automobile-Club  de  France  l’avait  merveilleuse- 


734 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


meut  organisée,  et  la  foule  — immense  — a montré 
par  sa  présence  et  par  ses  bravos  combien  elle  était 
séduite  par  le  spectacle. 

Devant  le  Grand  Palais  s’élevait  une  large  estrade 
en  bois  sur  laquelle  avaient  pris  place  les  membres 
de  l’ Automobile-Club,  et  parmi  eux  M.  le  baron  de 
Zuylen,  le  marquis  et  le  comte  de  Chasseloup-Lau- 
bat,  Péi’ivier,  directeur  du  Figaro,  Paul  Meyan,  etc. 

Sur  les  marches  du  Grand  Palais,  l'Harmonie  Du- 
fayel  donnait  un  fort  joli  concert  qui  fit  prendre  en 
patience  l’arrivée  des  voitures  automobiles. 

A l’une  des  fenêtres  on  pouvait  apercevoir  le  roi 
des  Belges,  et  quelques  personnages  de  sa  suite.  L’au- 
tomobile fait  la  joie  des  princes,  des  rois  et  des  peu- 
ples. 

De  l’autre  côté,  c’est-à-dire  au  Petit  Palais,  le  spec- 
tacle est  des  plus  curieux.  Autour  des  statues,  sur 
les  statues  même,  ce  sont  des  grappes  humaines  qui 
se  tiennent  en  équilibre.  Sur  les  marches,  dès  une 
heure,  il  n’y  avait  pas  un  coin  de  libre.  Les  retarda- 
taires ont  dû  porter  leurs  pas  ailleurs. 

Mais  voici  les  voitures.  Elles  viennent  des  Invalides, 
après  être  parties  de  la  place  de  la  Concorde,  où  est 
installé  l’Automobile  Club.  Combien  sont-elles? 

Au  moins  deux  cents,  et  j’aurais  été  bien  embar- 
rassé, si  j’avais  fait  partie  du  jury,  pour  distribuer 
des  prix.  Elles  étaient  ornées  avec  beaucoup  dégoût, 
notamment  d’exquis  chrysanthèmes  à travers  un 
harmonieux  feuillage,  et  au  milieu  des  fleurs,  des 
roses,  des  bannières  rouges,  or,  bleues,  vertes,  de 
jolis  minois  emmitouflés  dans  des  fourrures  grises. 
J’ai  remarqué  particulièrement  l’automobile-char  de 
V Auto-Vélo,  notre  nouveau  confrère  sportif,  qui  faisait 
la  joie  des  yeux.  Quelqu’un  disait  à côté  de  moi  : 
« C’est  le  char  de  la  victoire...  » Le  comte  de  Dion, 
qui  a fondé  ce  nouvel  organe  avec  le  marquis  de 
Chasseloup-Laubat  et  plusieurs  autres  sportsmen,  ont 
en  effet  l’habitude  de  vaincre  dans  toutes  leurs  en- 
treprises. 

La  foule,  je  l’ai  dit,  était  des  plus  denses,  et  pour 
permettre  le  défilé,  des  gardes  à cheval  présidaient  le 
cortège.  La  vieille  locomotion  précédant  la  nouvelle... 
pour  ce  jour. 

Le  préfet  de  police,  afin  d’éviter  les  accidents, 
avait  donné  l’ordre  qu’il  y eût  deux  cortèges,  l’un  au 
Trocadéro,  l’autre  aux  Cbamps-Élysées.  Je  n’ai  vu 
que  celui  des  Champs-Elysées,  mais  la  précaution 
était  bonne,  car  si  la  foule  n’avait  pas  été  divisée,  je 
me  demande  ce  qui  serait  advenu.  Il  n’y  a pas  eu 
d’accidents  à déplorer,  mais  les  bousculades  ont  été 
nombreuses  de  ci,  de  là;  la  foule  a même  abusé  de  sa 
force  pour  entrer  sans  payer  dans  l’Exposition. 

M.  Hébrard,  directeur  du  Temps,  et  membre  de 
l’Automobile-Club,  s’est  vu  refuser  pendant  plus 
d’une  demi-heure  l’entrée  du  Grand  Palais,  par  suite 
de  l’excès  de  zèle  d’un  gardien.  Petits  incidents  re- 
grettables, qui  seront  vite  oubliés,  tandis  qu’on  se 
rappellera  longtemps  ce  défilé  d’automobiles  où 
chaque  voiture  eut  sa  part  du  succès  général. 

L 'Auto-Vélo,  et  son  rédacteur  en  chef,  M.  Des- 
grange, ont  été  parmi  les  médaillés  du  concours 
fleuri,  ainsi  que  M.  Georges  Bichard,  à qui  a été  ac- 
cordé une  médaille  d’or. 

Le  jury  du  concours  et  V Automobile  Club  méritent 
toutes  les  félicitations. 

On  ne  peut  exprimer  qu’un  regret,  c’est  que  ce 
spectacle  ne  nous  ait  pas  été  offert  plus  tôt.  Mais  j’es- 


père bien  que  l’été  prochain,  l’Automobile-Glub  nous 
donnera  de  nouveaux  spectacles  de  plein  air,  que  le 
public  préfère  à tous  les  autres. 

* 

* * 

Un  amateur,  un  apôtre  du  plein  air,  le  bon  et 
brave  ami  Adolphe  Corthey,  est  mort  pour  l’avoir 
trop  aimé.  11  avait  passé  la  soixantaine,  mais  il 
avait  les  audaces  du  jeune  homme  de  vingt  ans.  Le 
froid  ne  lui  faisait  pas  peur.  Il  le  bravait,  s’étant 
habitué  dès  son  jeune  âge  à se  faire  « un  corps 
sain  dans  un  esprit  sain  ». 

Un  jour,  la  température  s’était  abaissée  subitement. 

Il  sortit  néanmoins,  comme  à l’ordinaire,  sans  par- 
dessus. 

Il  marcha  longuement,  alla  faire  des  armes  chez 
Rue,  et  rentra  se  coucher  le  soir  chez  lui,  tout  au 
haut  de  la  rue  Lepic,  en  proie  à la  fièvre.  Lui  qui 
n’était  jamais  resté  au  lit  plus  de  huit  heures,  il  dut 
y rester  pendant  huit  jours,  atteint  d’une  fluxion  de 
poitrine. 

Son  corps  résistait,  mais  son  esprit  toujours  lucide 
voyait  les  progrès  du  mal  et  parlait  avec  philosophie 
de  la...  fin. 

Il  la  vit  venir  sans  crainte  et  souriant,  jetant  ses 
derniers  regards  sur  ses  vieilles  épées  accrochées  au 
mur  de  sa  chambre,  qui  lui  l’appelaient  la  vieille 
Chevalerie  Française,  dont  il  était,  en  cette  fin  du 
xixe  siècle,  un  des  représentants  les  plus  estimés  et 
les  plus  braves.  Il  était  sans  peur  et  sans  reproche. 

Maurice  LEUDET. 

THÉÂTRE 

Comédie-Française.  — Alkestis,  drame  en  vers, 
d’après  Euripide,  par  Georges  Rivollet. 

C’est  au  théâtre  d’Orange  que  fut  jouée  pour  la 
première  fois,  il  y a deux  ans,  cette  œuvre  remar- 
quable. Dans  l’incomparable  décor  où  Alkestis  nous  fut 
donnée,  par  une  nuit  d’été,  sous  un  ciel  bleu  criblé 
d’étoiles,  l’effet  avait  été  saisissant.  Les  vers  harmo- 
nieux montaient,  ailés,  jusqu’au  sommet  du  vaste 
amphithéâtre,  et  devant  le  mur  cyclopéen,  le  long 
duquel  était  installée  la  scène,  les  personnages  sem- 
blaient prendre  des  proportions  surhumaines. 

A la  Comédie-Française,  l’œuvre,  toujours  belle 
pourtant,  a paru  rapetissée,  et  ceux  qui,  comme  moi, 
avaient  applaudi  l’adaptation  de  M.  Georges  Rivollet 
au  vieux  théâtre  romain,  ont  regretté  le  cadre  su- 
perbe, décidément  indispensable  à l’envergure  du 
drame  antique. 

Le  sujet  d 'Alkestis  est  d’une  émouvante  simplicité. 
La  mort  menace  le  palais  du  roi  Admète  : il  faut  une 
proie  à ce  génie  malfaisant.  C’est,  la  jeune  épouse  qui 
se  sacrifiera  : Alkestis  est  belle,  heureuse,  souriante 
à la  vie;  le  malheur  devrait  s’éloigner  d’elle,  et  pour- 
tant elle  mourra.  Mais  un  bras  puissant,  celui  d’Hé- 
raclès, ira  l’arracher  à la  tombe.  Héraclès  a été  l’hôte 
d’Admète  le  jour  même  où  le  palais  était  en  deuil; 
les  lois  sacrées  de  l’hospitalité  lui  en  avaient  ouvert 
la  porte.  Il  a mangé  et  bu  d’un  appétit  olympien;  il 
s’est  même  enivré  joyeusement,  tandis  qu’autour  de 
lui  tout  le  monde  pleurait.  Et  quand  il  a su  la  douleur 
d’Admète,  le  géant  ivrogne  et  carnassier  a jeté  les 
roses  qui  couronnaient  son  front;  il  a repris  son  sang- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


735 


froid  et  couru  disputer  à la  mort  la  jeune  et  belle 
Alkestis. 

M.  Georges  Rivollet  n’a  point  serré  de  trop  près  le 
texte  du  poète  grec,  la  chose  était  impossible;  mais 
les  libertés  qu’il  a prises  ne  déparent  point  son  œuvre 
riche  en  beautés.  Il  a touché  à Euripide  avec  respect, 
l’art  délicat  d’un  vrai  poète.  Sur  la  pensée  d’Euripide, 
il  a jeté  des  vers  délicieux. 

Écoutez  Héraclès  en  extase,  au  clair  de  lune,  après 
sa  copieuse  orgie  : 

...  Cette  nuit,  tout  dort  sur  terre  et  dans  le  ciel; 
L’âme  des  roses  monte  à leurs  lèvres  de  miel, 

Sous  l’olivier  sacré  l’Hamadryade  rêve; 

C’est  l'heure  du  repos  des  choses,  c’est  la  trêve  ! 

Lne  divine  paix  tombe  du  firmament, 

Et  voilà  que  mon  cœur  est  comme  un  lac  dormant; 

Et  tout  ce  qui  bouillonne  en  moi,  tout  ce  qui  gronde, 
S’apaise,  et  ce  n’est  plus  qu’une  ride  sur  l’onde. 

Tout  est  beau,  tout  est  bon  dans  le  vaste  univers, 

Et,  dans  l'âpre  senteur  de  ces  pins  toujours  verts, 
Ivre,  comme  peut  l’être  un  dieu  quand  il  est  ivre, 
J’aspire  sous  les  cieux  la  volupté  de  vivre! 

Sur  le  corps  d’Alkestis,  les  jeunes  filles  viennent 
apporter  des  fleurs  et  quelles  plaintes,  quelle  musi- 
cale élégie  exhalent  leurs  lèvres  ! 

Ne  cherchez  plus  dans  les  chemins 
Les  aphodèles,  les  jasmins 
Dont  la  fleur  en  neige  retombe  : 

Nous  avons  tout  pris  pour  sa  tombe. 

Ne  cherchez  plus  dans  le  blé  mûr 
L’étoile  du  biuet  d’azur 
Ni  la  pourpre  du  pavot  frêle  : 

Nous  avons  tout  cueilli  pour  elle. 

Morte  endormie  avant  le  temps, 

Nous  effeuillons  sur  le  sépulcre  où  tu  reposes 
La  jeunesse  d’avril  et  la  splendeur  des  roses, 

Afin  que  tes  paupières  closes 
Rêvent  dans  leur  sommeil  d’un  songe  de  printemps! 

Et  quand  la  cérémonie  des  funérailles  est  achevée 
et  qu’Alkestis  dort  sous  les  fleurs,  le  roi  Admète,  abî- 
mé dans  sa  douleur,  se  souvient  du  passé.  Le  regard 
tourné  vers  la  campagne  ensoleillée,  il  évoque  les 
douces  visions  d’autrefois  : 

Oh  ! vous,  qui  savez  tout,  poètes,  dites-moi 
Pourquoi  cette  campagne  est  si  belle,  pourquoi 
Là-haut  dans  le  ciel  bleu  passent  ces  hirondelles? 
Pourquoi  le  bois  s’éveille  avec  un  frisson  d’ailes? 

O misère  ! Et  pourquoi,  dans  un  matin  plus  pur 
Mes  yeux  n'ont  jamais  vu  plus  de  joie  et  d’azur... 

Ce  fut  par  une  aurore  à celle-ci  pareille, 

Hélas!  où  tous  les  nids  chantaient  à notre  oreille, 
Eveillant  les  échos  dans  les  bois  endormis, 

Vous  vous  en  souvenez,  n'est-ce  pas,  mes  amis? 
Qu’au  son  de  la  cithare  et  des  chants  d’hyménée, 
Vierge,  dans  mon  palais  vous  l’avez  amenée. 

J’étais  là...  je  la  vis  de  loin,  dans  le  chemin; 

Sur  le  bras  paternel  elle  appuyait  sa  main; 

Elle  marchait  dans  l’herbe  humide  de  rosée, 

Légère  avec  ses  blancs  vêtements  d’épousée; 

Et  le  peuple  effeuillait  des  roses  sous  ses  pas; 

Et  moi,  tout  ébloui,  je  croyais  voir,  là-bas, 

Venir  dans  la  splendeur  de  ce  matin  sans. voiles 
L’aube  même,  sortant  de  son  palais  d’étoiles. 

La  Comédie-Française  a fait  son  devoir  en  mettant 
au  répertoire  cette  œuvre  noble  et  belle.  Cette  adap- 
tation, où  l’érudition  se  cache  pour  ne  faire  place 
qu’à  la  poésie,  est  supérieure  à bien  des  pièces  origi- 
nales dont  la  destinée  est  éphémère. 

Ch.  FOKMENTIN. 


Opéra-Comique.  — Une  Aventure  cle  la  Guimard, 

ballet  en  un  acte  de  M.  Henri  Caïn,  musique  de 

M.  André  Messager. 

Donné  au  cours  des  fêtes  qui  eurent  lieu  à Trianon 
à l’occasion  de  l’Exposition  universelle,  le  ballet  de 
MM.  Cain  et  Messager  y avait  obtenu  un  grand  succès. 
Nous  devons  savoir  gré  à M.  Carré  de  l’avoir  joint  sur 
l’affiche  à l’intéressante  reprise  du  Juif  Polonais. 

V Aventure  de  la  Guimard  est  des  plus  simples.  Il 
s’agit  d’un  jeune  garçon  qui  s’est  laissé  enrôler  par 
un  sergent  recruteur  afin  de  pouvoir  satisfaire,  par 
quelques  présents,  la  coquetterie  de  son  amie.  Au 
moment  de  la  séparation,  nos  deux  amoureux  se  dé- 
solent, lorsque  survient  la  Guimard  qui,  après  avoir 
dansé  devant  le  sergent  recruteur,  profite  de  l’admi- 
ration où  son  talent  chorégraphique  a plongé  celui-ci 
pour  lui  dérober  et  pour  détruire  l’acte  d’enrôlement. 
Fureur  du  sergent,  qui  conduirait  la  Guimard  en  pri- 
son sans  l’opportune  intervention  d’un  fermier  général 
qui  met  tout  le  monde  d’accord. 

M.  Messager  a écrit  sur  ce  mignon  livret  une  mu- 
sique vive  et  légère,  très  en  rapport  avec  les  gracieuses 
situations  du  sujet. 

On  a beaucoup  applaudi  Mlle  Chasles  qui  a inter- 
prété de  charmante  façon  le  rôle  de  la  Guimard;  elle 
a d’ailleurs  été  fort  bien  secondée  par  Mlle  Dugué  et 
Santori. 

* 

* * 

Reprise  de  la  Basoche,  opéra-comique  en  trois  actes, 
paroles  de  M.  Albert  Carré,  musique  de  M.  André 
Messager. 

Quelle  heureuse  idée  a eue  l’Opéra-Comique  de 
reprendre  la  Basoche  ! Voilà  de  la  musique  claire,  au 
moins;  de  la  mélodie  facile  et  nullement  triviale;  le 
tout  encadré  d’une  très  correcte  harmonie,  brillam- 
ment rehaussée  par  une  instrumentation  à la  fois 
ingénieuse  et  non  dépourvue  d’originalité.  Franche- 
ment, cela  nous  repose  un  peu  de  ces  pièces,  trop 
nombreuses,  hélas  ! que  veut  nous  imposer  la  nouvelle 
école,  et  qui  se  parent  prétentieusement  du  titre  de 
drame  ou  de  comédie  lyrique;  véritables  énigmes  poui 
le  bon  public  et  soi-disant  accessibles  aux  snobs  seuls 
qui,  bien  qu’ils  en  aient,  n’y  voient  goutte  la  plupar 
du  temps. 

Rappelons  en  quelques  lignes  l'allègre  sujet  du  livre 
de  la  Basoche,  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à son 
auteur,  le  très  distingué  directeur  de  la  salle  Favart, 
M.  Albert  Carré. 

Le  duc  de  Longueville  vient  d’amener  à Paris  Marie 
d’Angleterre;  elle  doit  être  unie  en  troisièmes  noces 
au  roi  Louis  XII,  qui  lui  est  complètement  inconnu. 

C’est  le  lendemain  que  doit  avoir  lieu  l’entrée  solen- 
nelle de  la  future  reine,  et  celle-ci  se  trouve  prise,  en 
attendant,  d’un  irrésistible  désir  de  visiter  Paris  in- 
cognito. L’auberge  du  Plat  d’Étain  est  là  : elle  y 
descend  juste  au  moment  où  vient  de  se  faire  l’élec- 
tion du  roi  de  la  Basoche. 

Clément  Marot,  l’heureux  élu,  s’avance  à cheval, 
diadème  au  front  et  en  grande  pompe,  sur  la  place 
publique. 

Pour  mériter  le  titre  de  roi  de  la  Basoche,  il  faut 
être  célibataire  : or  Clément  Marot  a épousé  Colette, 
une  gentille  campagnarde,  mariage  ignoré  de  ses  élec- 
teurs et  qu’il  s’est  empressé  de  leur  cacher. 

Colette  a d’ailleurs  reçu  de  lui  l’ordre  formel  de  ne 
révéler  à personne  son  état  civil.  La  situation  devient 
alors  très  amusante,  car,  tandis  que  Marie  d’Angleterre 


736 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


est  convaincue  que  Clément  Marot  est  le  roi  Louis  XII 
en  personne,  Colette,  elle,  se  croit  devenue  reine  de 
France.  De  cette  double  erreur  naissent  alors  de 
nombreuses  péripéties  qui,  à la  grande  joie  du  spec- 
tateur, amènent  finalement  la  rencontre  des  deux 
reines,  toutes  les  deux  en  grand  costume  de  cour. 
Tout  s’arrange  au  mieux  du  monde  et  au  milieu  d’una- 
nimes applaudissements. 

La  fine  musique  que  M.  Messager  a su  broder  sur 
ce  thème  a retrouvé  le  même  succès  qu’à  sa  première 
apparition.  La  Basoche  figure,  à. mon  avis,  au  premier 
rang  de, ses  nombreuses  partitions.  Pour  être  juste,  il 
faudrait  en  citer  la  plupart  des  morceaux  : le  mieux, 
c’est  d’aller  l’entendre,  certain  d’en  revenir  satisfait. 

Mlle  Riotton  (Colette)  et  M110  Baux  (Marie  d’Angle- 
terre) ont  rivalisé  d’entrain  et  de  gentillesse  ; M.  Jean 
Périer  (Clément  Marot)  a porté  dignement  et  en  chan- 
teur de  talent  la  royale  couronne  de  la  Basoche,  et  il 
est  difficile  de  mieux  personnifier  Jean  Léveillë  que 
ne  l'a  fait  M.  Carbonne.  Dans  des  rôles  secondaires, 
MM.  Grivot,  Jacquin,  Rothier,  Huberdeau  et  Allard  se 
sont  fait  applaudir  à bon  droit.  Mais  les  honneurs  de 
la  soirée  reviennent  à l’excellent  et  incom  parable  Fu- 
gère,  qui  a atteint,  dans  le  rôle  du  duc  de  Longueville, 
à la  perfection  même. 

Em.  fouquet. 

LES  LIVRES 


Gavotte  musquée.  — Sous  ce  titre  évocateur  de 
fêtes  galantes,  d'aristocratiques  raffinements  et  de 
plaisir,  M.  Henri  Grafïan,  un  jeune  compositeur  mar- 
seillais de  grand  talent,  vient  de  publier  une  œuvre 
d’une  grâce  exquise  et  spirituelle,  d’une  mélodie  pleine 
de  finesse  et  de  charme,  pour  laquelle,  en  manière 
de  glose  poétique,  notre  confrère  O.  Justice  a écrit  de 
jolis  vers  où  passe  avec  la  séduction  des  Camargos 
comme  un  fin  rayon  de  la  palette  de  Watteau  et  de 
Lancret. 

Gavotte  musquée  se  trouve  à la  maison  d’édition  Le 
Clavier,  78,  rue  de  Rome,  à Marseille,  et  chez  tous  les 
grands  marchands  de  musique. 


RECETTES  HT  CO^SEILiS 


POUR  CHAMPAGNISER  LE  VIN  BLANC 

On  fait  fondre  au  bain-marie  du  beau  sucre  candi  blanc 
avec  un  même  poids  de  vin  blanc,  puis  on  verse  ce  sirop 
dans  la  pièce,  à raison  de  trois  litres  par  hectolitre  ; on 
agite  vigoureusement  et  longtemps  pour  que  le  sirop  se 
répartisse  bien  dans  la  masse  et  en  même  temps  pour 
que  le  vin  absorbe  de  l’air.  On  ajoute  encore  6 à 8 gram- 
mes de  tanin  dissous  dans  f alcool  ; le  lendemain,  on 
colle,  et  huit  jours  plus  tard  on  met  en  bouteilles. 

Quelques  mois  plus  tard,  le  vin  est  devenu  mousseux. 

* 

* * 

POUR  GUÉRIR  LES  MAUX  DE  DENTS 

Le  remède  est  très  simple  : verser  dans  un  demi-verre 
d’eau  de  12  à 15  gouttes  d’Eau  cle  Suez  (fd  jaune),  dé- 
layer le  mélange  obtenu,  et  au  moyen  d une  brosse  douce, 
s’en  frotter  les  gencives  et  les  dents.  La  rage  de  dents  la 
plus  violente  est  immédiatement  calmée.  L’Eau  de  Suez, 
combinée  d’après  les  découvertes  de  Pasteur,  détruit  le 
microbe  de  la  carie  et  donne  aux  dents  une  blancheur 
éclatante. 


Le  Père  Noël  et  sa  Phospliutine  F alières.- 

NETTOYAGE  DES  ÉPONGES  DE  TOILETTE 

Mettre  tremper  pendant  une  heure  ou  deux  l’éponge 
dans  de  l’eau  fortement  acidulée . par  le  jus  d’un  ou  de 
plusieurs  citrons,  suivant  la  grosseur  de  .l'éponge;  la 
presser  souvent  et  à plusieurs  reprises  ; la  rincer  à grande 
eau.  Si  l’éponge  est  très  ternie  ou  très  imprégnée  de  savon, 
on  peut,  avant  de  la  mettre  dans  l’eâu  acidulée,  la  faire 
tremper  et  la  presser  dans,  de  l’eau  chaude  où  on  aura 
fait  dissoudre  un  peu  de  cristaux  de  soude. 


JEUX  ET  A|VIU  SE  PETITS 


Solution  du  problème  paru  dans  le  n°  du  -15  novembre  -1900 . 

PROBLÈME 

_L  -1-  = -A  ou  4—  de  l’existence  totale  pour 
6 12  12  4 ' 1 

l’enfance  et  l’adolescence.  L’âge  de  la  mort  de  Diophante 
se  compose  donc  : 

1°  De  ce  quart;  2°  du  septième;  3“  de  5 ans;  4°  de  la 
moitié  qu’atteignit  le  fils  ; et  5°  des  4 ans  que  le  père  sur- 
vécut à son  fils.  . 

1 1 1 25. 

O 4-  — 4 = — ‘ Donc  l'âge  final  du  célèbre 

u 4 7 2 28  6 

. 25 

mathématicien  grec  d’Alexandrie  se  compose  de  ces  — 

2 

et  de  9 ans  ; 9 ans  représentant  les  , l’âge  cherché  est 

Q V 

donc  — - — ou  84  ans. 

Ont  résolu  le  problème  : MM.  Barbier,  à Montauban  ; 
Bergis,  à Montpellier;  un  groupe  de  lycéens  à Marseille  ; 
Isnard,  à Nimes;  Roussel,  à Douai;  L.  Jeannin,  à Va- 
lenciennes; E.  Rachet,  àParis;Mlle  Jeanne  Iloen,  à Paris  ; 
L.  Breton,  à Versailles;  M11*  Valentine  Jullien,  à Lille; 
Mne  Denise  Guignet;  à Neuilly-sur-Seine;  D.  Giraud,  à 
Nancy  ; Ch.  Legris,  au  Mans;  Ch.  Bartaumieux,  à Paris; 
M"°  Marguerite  Mathurin,  à La  Ferté-sur-Grosne  (Saône- 
et-Loire).  


On  tient  dans  une  main  un  cornet  de  deux  dés,  comme 
le  représente  la  figure.  Il  s agit,  sans  s aider  de  lautie 

main,  de  les  faire 
pénétrer  dan£  le 
cornet.  Pour  le 
premier,  cela  va 
tout  seul,  il  ■ suffit 
de  le  lancer  en  l’air 
et  de  le  rattraper 
dans  le  cornet. 
Pour  le  second, 
cela  est  plus  dif- 
ficile, car  si  on  le 
lance  en  l’air,  le 
premier  a bien  des 
chances  d’en  faire 
autant  et  de  re- 
tomber à côté.  On 
peut  y arriver  plus 


simplement  en  abaissant  brusquement tUa  \ main  et  en 
lâchant,  en  même  temps,  le  dé.  Celui-ci  tombe  moins  len- 
tement, il  arrive  au  moment  où  le  cornet  est  plus  bas 
que  lui  et  peut  dès  lors  le  recevoir. 


Le  Gérant  : Ch.  Guiox. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renou2rd.  — 4011-1, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


73T 


LA  FEMME  DU  MAITRE 


Van  Dyck 


La  Femme  iuj  Maître  (Pinacothèque  de  Munich). 


Gravure  de  GuéreLle. 


1 .'J  DÉCEMBRE  I 9 JO. 


738 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


LJÀBBAYE  DES  DAMES 

SAINTES  EN  SAINTONGE 


Parmi  les  superbes  sculptures  qui  décorent  la 
façade  de  l’église  Sainte-Marie,  ancienne  chapelle 
abbatiale  du  célèbre  monastère  des  « Dames  » 
de  Saintes,  un  groupe  excite  particulièrement 
1 intérêt  des  archéologues.  Deux  chevaliers  bar- 
dés de  fer.  montés  sur  leurs  destriers  de  bataille, 
la  lance  en  arrêt,  s’élançant  l’un  contre  l’autre, 

emportés  par  l’ardeur  du  combat Un  troisième 

personnage  à pied,  vêtu  d’une  longue  robe,  sem- 
ble se  jeter  entre  les  adversaires  et  les  arrêter 
en  étendant  les  bras. 

Les  commentateurs  attribuent  à cette  scène  la 
représentation  de  la  Trêve  de  Dieu.  Malgré  leur 
autorité,  nous  aimons  y prêter  un  symbolisme 
plus  personnel, — à y voir  l’emblème  du  rôle 
que  le  monastère  et  la  ville  de  Saintes,  elle-même, 
protégée  par  lui,  jouèrent  au  milieu  des  luttes 
sanglantes  dont  la  Saintonge,  pendant  tant  de 
siècles  fut  le  théâtre. 

Tour  à tour,  Aquitains  et  Angevins,  hommes 
de  langue  d’Oc  et  de  langue  d’Oil,  Anglais  et 
Français,  catholiques  et  huguenots,  se  sont  dis- 
putés le  fer  à la  main  la  possession  de  cette 
contrée  si  fertile,  si  riche,  conservant  de  la  civi- 
lisation gallo-romaine  plus  de  commerce  et 
d'initiative  municipale  que  celles  habitées  par- 
les peuples  du  Nord. 

Et,  quand  à travers  ce  déchaînement  des  pas- 
sions furieuses,  on  suit  la  vieille  cité  Santone 
lors  de  la  sombre  mêlée,  n’y  prenant  part  autre- 
ment que  pour  la  subir;  quand  on  la  considère 
invariable  dans  sa  ligne  de  conduite,  fidèle  aux 
maîtres  légitimes,  jamais  révoltée,  mais  forte 
en  sa  résistance,  tandis  qu’autour  d’elle  tout 
était  clameurs  et  tumulte,  heureuse  et  prospère, 
autant  que  les  difficultés  du  temps  le  permet- 
laient,  n’est-on  pas  autorisé  à attribuer  ce  phé- 
nomène à cette  circonstance  exceplionnelb  que 
pendant  toute  la  période  féodale  l’autorité  la 
plus  haute  qui  s'y  exerçât  fut  celle  d'une  femme  : 
Mme  l’Abbesse  du  monastère  des  « nonnains  » de 
Sainte-Marie?  Ce  monastère  baptisé  par  le  peuple 
lui-même  l’Abbaye  des  « Dames  »,  comme  pour 
indiquer  son  doux  vasselage  — . aux  Dames  - 
remplaçant  la  suzeraineté  du  seigneur  trop  fré- 
quemment ferrailleur  et  avide. 

C’est  cette  originalité,  unique  peut-être  en 
France,  qui  nous  frappe  en  lisant  l’histoire  de 
Saintes,  si  activement  mêlée,  jusqu’au  nivelle- 
ment de  la  Société  modernisée,  à celle  d’un  cloître 
de  bénédictines. 

Lorsque  Geoffroy  Martel,  de  concert  avec  son 
épouse,  Agnès  de  Bourgogne,  veuve  en  premières 


noces  de  Guillaume  le  Grand,  duc  d’Aquitaine, 
fonda  en  1047  le  monastère  de  Sainte-Marie,  et 
l’enrichit  de  tant  de  terres,  droits,  prérogatives, 
que,  remarque  le  frère  Boudet(l),  auteur  d’une 
histoire  de  V Abbaye^),  de  tous  les  établissements 
qui  furent  faits  en  ce  temps  ou  environ,  il  y en  a 
certainement  très  peu  qui  se  trouvent  aussi  dotés. 
Tout  en  obéissant  à un  profond  sentiment  de 
piété,  il  fit  preuve  d’un  grand  sens  politique. 

11  savait  par  sa  propre  expérience  combien  la 
loyauté  des  vassaux  était  précaire.  En  faisant 
passer  dans  les  mains  des  bénédictines  de  Sainte- 
Marie  une  large  portion  des  domaines,  dont  il 
était  maître  de  fait,  sinon  de  droit,  n’empêchait- 
il  pas  une  puissance  rivale  de  s’établir  trop  près 
du  Capitole? 

L’énumération  des  terres  seigneuriales,  des 
paroisses,  des  chapitres,  des  fiefs  et  des  juridic- 
tions concédés  au  monastère,  par  les  fondateurs, 
dans  la  Saintonge,  le  Poitou,  l’Anjou,  serait  trop 
longue,  tant  le  tout  formait  un  magnifique  apa- 
nage; et  la  donation  en  était  faite  sans  réserve, 
engageant  les  héritiers  de  la  façon  la  plus  absolue. 

Les  fondateurs,  en  outre,  et  c’est  là  le  plus 
remarquable,  octroient  à l’abbaye,  non  seule- 
ment « la  viguerie  » ; c’est-à-dire  la  justice  sur 
toutes  les  possessions  de  ladite  abbaye,  dans  la 
Saintonge  et  les  autres  Provinces;  mais  encore 
la  « monnoye  » (3),  droit  de  battre  monnaie  et 
d’ériger  un  change  dans  tout  l’évêché  de  Saintes. 

Si  on  considère,  que  ce  droit  de  « monnoye  » 
était  de  tous  celui  auquel  les  seigneurs  atta- 
chaient le  plus  haut  prix,  celui  que  les  rois  reven- 
diquaient le  plus  jalousement,  comme  un  des 
précieux  fleurons  de  leur  couronne,  on  conçoit 
quelle  fut  l’aulorilé  et  l’influence  de  Mme  l’Ab- 
besse. 

Bien  plus,  quoique  devant  l’hommage  féodal 
aux  ducs  d’Aquitaine,  elle  ne  relevait  directement 
que  du  pape.  Les  souverains  pontifes,  dans  plu- 
sieurs bulles  confirmant  les  titres  de  1 abbaye, 
augmentent  et  expliquent  ce  privilège  d’une 
manière  formelle. 

Ainsi  donc,  avec  de  telles  assises  à sa  fonda- 
tion, de  tels  privilèges  sans  cesse  confirmés  et 
accrus,  le  monastère  et  son  abbesse,  — libre- 
ment élue, — tinrent  bien  pendant  toute  la  période 
féodale  auprès  de  la  ville  municipale  de  Saintes 

(1)  Né  en  1708,  mort  en  1743. 

(2)  Publiée  par  M.  Audiat. 

(3)  Le  musée  de  Saintes  possède  quelques  types  de  mon- 
naies très  rares  frappées  par  l’abbaye  au  nom  de  Louis 
et  de  Lothaire. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


739 


la  place  que  les  hauls  barons  accaparaient  dans 
tant  d’autres  cités. 

De  cette  place  prépondérante,  ces  femmes 
plus  grandes  encore  par  le  cœur  et  l’élévation 
d’esprit  que  par  la  naissance,  quoiqu’elles  fus- 
sent toutes  de  noble  lignée,  se  montrèrent  abso- 
lument dignes. 

Arsendis  de  Lusignan  (1078-1099)  recevant  le 
pape  Urbain  II,  venu  pour  prêcher  la  croisade, 
se  voyait  déjà  décerner  par  ce  pontife  le  bel 
éloge  de  fidélité  que,  tant  d’années  plus  tard, 
Louis  XIV  adressera  encore  à la  ville  de  Saintes. 

Dans  cette  longue  succession  qui  va  de  Con- 
stance à MmedeBaudean  deParabère,  chose  éton- 
nante. on  trouve  toujours,  au  moment  voulu, 
une  femme  à laquelle  on  pourrait  appliquer 
l’éloge  d’un  moderne  étranger  : The  rightman  in 
ihe  right  place... 

Les  bras  étendus,  quand  il  s’agit  de  préserver 
leurs  sujets 
du  péril,  ces 
saintes  et  no- 
bles Dames 
savent  tenir 
tête  aux  plus 
grands. 

Au  besoin 
même  elles 
ne  s’éffrayent 
pas  de  recou- 
rir à la  procé- 
dure barbare 
du  temps, 
lorsque  les 
circonstances 
l'exigent, 

malgré  tout  ce  que  ces  moyens  pouvaient  pré- 
senter d'incompatible  avec  la  paix  claustrale. 

Florence  (1101-1  108),  ayant  eu  à se  plaindre 
de  méfaits  commis  dans  1 île  de  Vix,  et  les  im- 
putant à André  de  Trahent,  le  cita  à se  soumet- 
tre au  « jugement  de  Dieu  » par  l’épreuve  de 
l'eau. 

Le  seigneur,  à la  vue  de  la  chaudière,  avoua  sa 
faute,  et  le  bon  droit  des  religieuses  lui  ainsi 
reconnu  d’une  éclatante  manière. 

Mais  le  fait  le  plus  caractéristique  est  celui  du 
duel  « que,  selon  la  mauvaise  coutume  des  temps», 
dit  le  pieux  historiographe,  Sibylle  de  Bourgogne 
(1 1 19-1134)  imposa  à un  sieur  Pierre  de  Creix 
qui,  commis  à la  garde  des  biens  de  la  commu- 
nauté à Saint-Julien,  s’en  était  attribué  les  forêts, 
sous  le  prétexte  qu’elles  avaient  jadis  élé  inféo- 
dées à son  aïeul.  Ne  pouvant  autrement  prouver 
la  vérité  de  son  assertion,  il  offrit,  pour  ce,  de 
recourir  aux  armes. 

L’abbesse  accepta  le  défi  : un  certain  Bonnet 
se  chargea  de  soutenir  la  cause  du  monastère;  et 
au  jour  fixé,  les  deux  champions  entrèrent  en  lice 
devant  l’église  Sainte-Marie,  en  présence  des 
« Dames  » et  d’une  foule  de  peuple. 


Où  trouver  un  trait  plus  piquant  des  mœurs  du 
moyen  âge  que  celui  de  ces  « nonnains  « applau- 
dissant des  estocades?...  Quel  tableau  archaïque 
et  chevaleresque  à la  fois  que  celle  grande  Sibylle 
de  Bourgogne,  la  même  qui  peu  auparavant  luttait 
avec  tant  d’énergie  contre  l’évêque  de  Périgueux 
pour  faire  réintégrer  les  sœurs  de  son  obédience 
dans  le  monastère  de  Saint-Sylvain,  à elles  octroyé 
au  siècle  précédent,  et  dont  la  mauvaise  foi  de 
l’un,  lapartialité  de  l’autre  tentaient  de  les  dépos- 
séder, réglant  les  clauses  d'un  combat  en  champ 
clos,  encourageant  son  champion,  et  sanctionnant 
sa  victoire  sur  l’adversaire  félon. 

Si  elle  nous  apparaît  pleine  de  majesté,  lorsque 
sans  crainte  elle  s’avance  à la  barre  des  seigneurs 
civils  et  ecclésiastiques  du  Périgord,  ne  s’im- 
prègne-t-elle pas  d’un  charme  intense  en  relevant 
son  voile  de  vierge  pour  vivre  de  la  vie  de  son 
siècle,  palpiter  avec  lui  jusque  dans  ses  coutumes 

de  rude  vail- 
lance ? 

Après  elle, 
Agnès  de  Bar- 
bezicux(l  1 3f- 
1 1 lie),  conti- 
nuant les  tra- 
ditions d’in- 
trépidité, 
maintiendra 
la  crosse 
haute  et  fer- 
me les  chro- 
niques de  l'é- 
poque sont 
remplies  des 
traités  passés 
par  elle  avec  les  puissants  du  voisinage,  et  consta- 
tent qu’elle  sut  s’attirer  l’universel  respect. 

Mais  les  heures  noires  allaient  sonner.  Le  se- 
cond mariage  d'Eléonore  d’Aquitaine  avec  Henri 
Plantagenet,  transportant  son  superbe  duché  à la 
couronne  d’Angleterre,  ouvrait  Père  de  combats, 
autrement  terribles  que  ceux  dont  auparavant  la 
Saintonge  avait  supporté  l’assaut. 

11  ne  s’agissait  plus  de  querelles  de  barons  a 
barons,  mais  de  peuple  à peuple,  de  cette  guerre 
de  cent  ans  qui  de  désastres  sans  précédents  lit 
jaillir  lumineuse  l'idée  de  patrie!... 

Et  voici  le  plus  beau  titre  de  gloire  de  l’abbaye 
de  Sainte-Marie,  alors  que  les  plus  féaux  hésitaient 
sur  le  choix  du  maître  à suivre,  alors  qu’il  fallait 
discerner  son  devoir  au  milieu  des  Ilots  de  sang 
à la  torche  des  incendies,  par  une  sublime  pres- 
cience de  l’avenir,  Agnès  11  de  Rochechouarl 
(1322)  conçut  la  première  la  généreuse  pensée  de 
s’aflirmer  dans  la  nationalité  française.  Elle  réa- 
lisa le  hardi  projet  de  secouer  la  suzeraineté  du 
roi  d’Angleterre  pour  reconnaître  celle  des  suc- 
cesseurs de  saint  Louis.  Nul  doute  que  les  vœux 
de  ses  li lies  ne  la  soutinssent  en  celle  occasion, 
car  les  procès-verbaux  d’élection  démontrent 


Vue  générale  de  l’Abbaye  des  Dames  de  Saintes. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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qu’elles  étaient  loin  de  renoncer  à leur  initiative, 
et  pourtant  ces  nobles  femmes  n’ignoraient  pas 
à quelles  représailles  cet  acte  les  exposait. 

Elles  n’attendirent  pas  longtemps,  du  reste,  les 
effets  de  la  vengeance  anglo-saxonne,  et  payèrent 
par  la  ruine  totale  de  leur  abbaye  le  précieux  pri- 


troupeau.  Alors  on  les  voit,  comme  Françoise  de 
la  Rochefoucauld  (1559-1606),  tout  mettre  en 
oeuvre  afin  de  fléchir  la  colère  des  antagonistes. 

Le  prince  de  Condé,  à la  tête  des  huguenots, 
s’était  emparé  de  la  ville  et  avait  ordonné  la  des- 
truction du  monastère  de  Sainte-Marie.  Françoise 


Façade  de  l'Église  abbatiale.  (Substruction  du  règne  de  Louis  XIV.) 


vilège  d’avoir  précédé  du  Guesclin  et  Jehanne  la 
Pucelle  dans  la  haine  de  l’étranger,  d’avoir  posé 
une  des  assises  de  l’édifice  sur  lequel  furent  éle- 
vées l’indépendance  et  l’unité  de  la  France... 

Puis,  ainsi  qu’ayant  désormais  accompli  sa 
tâche  terrestre,  l’abbesse  s’éloigne  de  la  scène 
du  monde  et  ne  songe  plus  qu’aux  choses  divines. 
Les  héroïnes  disparaissent  faisant  place  aux 
« Saintes  ».  Elles  ne  sortent  plus  de  la  retraite, 
où  s’écoulent  paisibles  leurs  jours  entre  la  prière 
et  la  charité,  que  lorsqu'un  danger  menace  le 


se  servit  de  son  rang  et  de  son  crédit  pour  calmer 
le  courroux  du  vainqueur.  Les  lettres  si  vives  et 
si  touchantes  qu’elie  écrivit  à son  frère,  chef  du 
parti  protestant,  obtinrent  enlin  la  grâce  implorée. 

Malgré  tout,  le  monastère  souffrit  beaucoup 
des  guerres  de  religion,  et  lorsque  Françoise  de 
Foin  succéda  à Mme  de  la  Rochefoucauld,  elle 
consacra  tous  ses  soins  à réparer  le  mal  ; et  sa 
mémoire,  restée  en  vénération  parmi  les  tilles, 
dont  elle  réforma  la  règle,  nous  est  conservée 
par  les  réparations  de  l’église  abbatiale,  un  des 


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monuments  les  plus  parfaits  de  l’art  roman,  dans 
laquelle  elle  fut  enterrée. 

Des  constructions  antérieures  au  xie  siècle,  il 
ne  subsiste  que  deux  chapiteaux  ; au  xie  siècle 
appartiennent  les  gros  murs  de  la  nef,  le  carré 
du  transept  et  les  absides  ; mais  l'admirable 
façade,  qui  a'  été  jugée  digne  de  figurer  en  mou- 
lage au  Musée  du  Trocadéro,  est  du  xne  siècle, 
n t date  vraisemblablement  de  la  reconstitution 
décrétée  par  Sibylle  de  Bourgogne. 

Un  luxe  inouï  de  sculptures  représentant  la 
Sainte-Cène  avec  le  Christ  tenant  le  poisson, 
symbole  de  l’Eucharistie,  le  martyre  de  saint 


Eutrope  et  de  sainte  Eustelle,la  tentation  d’Adam 
et  d’Ève,  le  massacre  des  Innocents,  les  vieil- 
lards de  l’Apocalypse,  etc.,  forment  une  splen- 
dide page  d’architecture.  Elle  a été  merveil- 
leusement dépeinte  par  l’abbé  Laferrière  (1), 
ainsi  que  l’intérieur  de  l’église  transformée  en 
caserne  par  le  vandalisme  administratif. 

Viollet-le-Duc  a consacré  un  chapitre  spécial  à 
la  tour  du  clocher,  nous  n’entreprendrons  pas 
une  description  qui  ne  pourrait  que  paraître 
pâle  après  de  tels  maîtres  ; ce  que  nous  avons 
voulu  tenter,  c’est  retracer  la  physionomie  si 
particulièrement  originale  et  attachante  des 
« Dames  » qui  vécurent  dans  ces  murs,  les  tirent 
sourdre  de  terre,  les  animèrent  de  leur  souffle 
et  s’ensevelirent  sous  leurs  décombres. 

La  dernière  abbesse,  M"10  de  Beaudéan  de 

I)  Auteur  de  l’Art  en  Sainlonge  et  en  Aunis,  mort  évéque 
de  Constantine  en  1800. 


Parabère,  refusa,  en  effet,  de  les  abandonner,  en 
dépit  des  menaces  de  la  tourmente  révolution- 
naire ; et  lorsque  les  membres  du  Directoire  de 
la  commune  de  Saintes  vinrent  pour  l’expulser 
de  son  couvent,  elle  leur  imposa  tellement 
par  sa  vieillesse  et  son  courage,  qu’ils  lui  accor- 
dèrent l’autorisation  d’y  demeurer  en  qualité  de 
locataire.  Elle  y mourut,  fidèle  au  poste  jusqu’au 
bout,  le  2 2 septembre  1792,  et  fut  inhumée  dans 
la  chapelle  à côté  de  ses  sœurs  en  Jésus-Christ. 

Cette  circonstance,  bien  plus  remarquable  qu’on 
ne  le  croit,  à une  époque  où  tous  fuyaient  par  force 
ou  par  crainte,  ajoute  le  cachet  final  à notre  étude- 


Le  glas  de  la  dernière  abbesse  sonnant  le  der- 
nier jour  du  monastère,  la  pierre,  qui  retombait 
sur  Mme  de  Beaudéan  de  Parabère,  scellait  pour 
toujours  avec  elle  la  grandeur  et  jusqu’à  l’exis- 
tence de  l’abbaye  des  Dames. 

Les  bâtiments  furent  vendus  en  tant  que  pro- 
priété nationale,  les  « nonnains  » dispersées 
pour  ne  se  jamais  rassembler. 

Incarnant  une  des  faces,  le  moins  étudiées 
peut-être,  mais  non  le  moins  pittoresques  de 
l’antique  organisation  féodale,  l’idée  qui  les  créa 
et  les  soutint  ne  trouvait  plus  place  dans  la 
société  actuelle. 

Grâce  à Dieu,  sur  le  sol  français  sont  nées  de 
nouvelles  générations  de  religieuses  pleines  de 
vertus  et  de  sainteté;  des  prieures  éminentes  en 
charité  eten  mérites  de  toutes  sortes;  mais  il  n’y 
a plus  désormais  de  « Dames  » ! 

J.  LA  BRUYÈRE. 


Portail,  chapiteaux  et  archivoltes.  Église  abbatiale  de  Saintes.) 


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li’Homme  électrique 


L'ingéniosité  américaine,  toujours  à l'affût  de 
quelque  stupéfiante  nouveauté,  ne  connaît  pas  de 
bornes;  elle  dédaigne  les  conquêtes  du  possible 
et  chercher  à réaliser  le  fantastique  et  l’invrai- 
semblable. 

Le  caprice  le  plus  récent  de  l'habileté  méca- 
nique est  l'homme-automate  construit  par  Louis- 
Philippe  Perew,  de  Tonavanda,  une  petite  ville 
de  l'Etat  de  New-York,  près  de  la  chute  du  Nia- 
gara. Ce  moderne  Vaucanson  s'est  appliqué  à 
faire  son  homme-automate  aussi  « vivant  » que 
possible  ; non  seulement  l’extérieur  en  est  un 
modèle  achevé  de  l’être  humain,  mais  d’éton- 
nantes  inventions  mécaniques  dissimulées  à 1 in- 
térieur y ajoutent  des  propriétés  magiques  qui  le 
font  admirablement  ressembler  à une  créature 
pensante. 

L’inventeur  Perew  a construit  un  corps,  en 
bois,  caoutchouc  et  métal,  qui  marche,  parle, 
remue  les  yeux,  court,  saute.  Avant  d’arriver  à 
un  pareil  degré  de  perfection,  Perew  a fait  di- 
verses expériences  qui  toutes  témoignent  de  son 
adresse  et  de  son  imagination.  En  1891  déjà,  il 
avait  fabriqué  un  petit  modèle  d’automate  en 
bois  de  90  centimètres  de  haut,  qu’il  attachait  à 
une  charrette.  Le  petit  homme  de  bois  trottait 
allègrement  par  les  rues,  en  traînant  après  lui  la 
voiture  et  en  excitant  une  admiration  générale. 
C’est  alors  que  Perew  eut  l’ambition  de  perfec- 
tionner son  invention  ; et  dans  sa  propre  ville  il 
a trouvé  des  capitalistes  qui  eurent  foi  en  lui 
et  crurent  au  succès  pécuniaire  même  de  l’entre- 
prise, il  fit  son  homme  électrique. 

Au  premier  abord,  l’on  se  demandait  quelle 
serait  l’application  pratique  del’homme-machine. 
11  pouvait  être  employé  à porter  des  fardeaux 
dans  des  endroits  impossibles  aux  véhicules  or- 
dinaires, à escalader  des  hauteurs  inaccessibles 
à l’homme,  à parcourir  des  distances  qui  épuise- 
raient les  plus  robustes  piétons;  en  un  mot,  à 
accomplir  mille  besognes  trop  dures  pour  la 
chair  humaine.  Peut-être,  plus  tard,  deviendrait- 
il  une  ressource  guerrière,  portant  la  mo’rt  et  la 
destruction  dans  sa  machinerie.  Mû  par  des  fils 
électriques,  il  pourrait,  dans  les  batailles,  ma- 
nier les  engins  meurtriers,  et  serait,  sous  ses 
vêtements  à l’épreuve  des  boulets,  un  ennemi 
invulnérable  et  terrible. 

Animé  de  ces  idées  hardies,  M.  Perew  se  mit 
en  quête  de  capitaux  et  réussit,  en  effet,  à inté- 
resser à son  sujet  quelques  citoyens  riches  du 
pays.  Bientôt  , une  compagnie  régulière  se  forma 
intitulée  : « Compagnie  des  Automates  des 
États-Unis  »,  dont  les  [principaux  bureaux  sont 
situés  à Buffalo,  dans  l'État  de  New-York.  11  pa- 
raîtrait, d’après  le  « Strand  Magazine  »,  que  l'en- 
treprise est  appelée  à prendre,  sous  peu,  une 


grande  extension,  car  la  Compagnie  va  fabriquer 
incessamment  un  nombre  considérable  d’hom- 
mes-automates destinés  à être  exportés  dans 
toutes  les  parties  du  monde. 

Le  premier  chargement  de  cette  bizarre  mar- 
chandise sera  pour  l’Angleterre.  Avant  qu  il  ne 
soit  longtemps,  peut-être,  les  habitants  de  Lon- 
dres apercevront,  un  matin,  un  homme  d une  car- 
rure titanique  traînant  sans  effort  d’énormes 
omnibus. 

Cette  force  motrice  sera-t-elle  moins  coûteuse 
que  l’automobile  ordinaire?  Vaudra-t-elle  mieux 
que  le  cheval?  Pourra-t-elle  être  autorisée  dans 
les  rues  de  la  Cité?  Ne  causera-t-elle  pas  trop  de 
frayeur  aux  gens  et  aux  bêtes?  Voilà  des  ques- 
lions  auxquelles  l'expérience  seule  saura  ré- 
pondre. 

La  construction  du  géant-automate  fut  exécutée 
dans  le  plus  grand  mystère  ; à présent  qu'il  est 
terminé,  M.  Perew  le  livre  à l’admiration  des  vi- 
siteurs. 

La  première  impression  serait  — - n’était  la 
grandeur  anormale  du  corps  qui  mesure  2m,  35 
— celle  d'avoir  devant  soi  un  homme  vivant. 
L'automate  est  entièrement  babillé  de  coutil 
blanc,  avec  un  eoquet  mouchoir  dans  la  petite 
poche  du  veston.  La  peau  est  en  aluminium,  em- 
ployé de  préférence  pour  sa  légèreté.  L’énorme 
tète  est  coiffée  d’une  casquette  de  dimensions 
prodigieuses,  comme  n’en  fabrique  d’ordinaire 
aucune  manufacture.  Les  pieds  en  caoutchouc 
gonflé  portent  des  chaussures  gigantesques.  Mais 
ce  qu’il  y a de  plus  remarquable  dans  l’homme- 
machine,  ce  sont  les  mains  d'une  vérité  saisis- 
sante. L’effet  de  la  peau  est  merveilleux  : elle  est 
bronzée  comme  si  l'air  et  l’effort  l'avaient  durcie, 
et  cet  effet  s'accentue  encore  quand  les  mains 
sont  occupées  à serrer  les  anneaux  de  métal  ou  à 
tenir  les  chaînes  qui  mettent  l'automate  en  con- 
tact avec  sa  voiture. 

Au  repos,  cependant,  le  visage  n'est  pas  exempt 
d’une  certaine  expression  de  fixité  qui  s'efface 
lorsque  l’homme-éleetrique  se  met  en  mouve 
ment. 

Quand  M.  Perew  eut  achevé  son  œuvre,  il 
donna,  à Tonawanda,  une  représentation.  Dans  la 
plus  vaste  salle  de  la  ville,  remplie  de  curieux, 
l'homme-automate  effectua  quelques  numéros  de 
son  savoir.  Pour  commencer,  il  fit  un  pas  hési- 
tant, avançant  le  pied  droit  qu'il  posa  avec  une 
petite  secousse.  Ce  premier  mouvement  était  ac- 
compagné d’un  bruit  de  pendule  qu'on  remonte. 
Le  pied  droit  ainsi  en  avant,  le  géant-automate 
se  haussa  doucement  sur  la  pointe  du  pied,  leva 
ensuite  le  pied  gauche,  l'avança  et  le  posa  snr  le 
parquet  d’un  mouvement  plus  aisé  que  le  pre- 
mier. Puis,  il  se  mil  à marcher  légèrement, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


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presque  sans  bruit,  d’un  pas  ferme  et  élastique. 
Deux  fois,  il  fil  le  tour  de  la  salle  sans  s'arrêter, 
el  M.  Perew  assura  que  son  homme-machine 
pourrait  marcher  ainsi  un  temps  illimité. 
L homme-machine,  d’ailleurs,  appuya  celte  dé- 
claration en  prononçant  tout  à coup,  d'une  voix 
claire  : « Je  vais  de  New-York  à San-Francisco  ». 
Car  il  a dans  la  poitrine  un  appareil  grâce  auquel 
il  est  capable  de  dire  des  phrases  préparées  à 
l'avance,  de  même  qu’un  autre  appareil  placé 
dans  la  tête  serl  à produire  les  mouvements  des 
yeux. 

Lorsque  l’homme-automate  eut  fini  sa  prome- 
nade autour  delà  grande  ville,  son  inventeur  lui 
fit  faire  une  production  qui  touchait  à la  sorcel- 
lerie. Un  gros  bloc  de  bois  fut  placé  sur  le  chemin 
de  l’homme-machine.  Lorsque  celui-ci  arriva  à 
cet  obstacle,  il  s’arrêta  et,  comme  effaré,  roula 
les  yeux  de  façon  impressionnante.  Puis  parais- 
sant prendre  une  détermination,  il  posa  un  pied 
sur  le  bloc  de  bois  et  l'enjamba  de  l'autre. 

Il  est  impossible  de  raconter  combien  l'effet 
provoqué  par  ce  mouvement  fut  prodigieux. 

La  Compagnie  des  Automates  des  Etats-Unis  a 
annoncé  qu’elle  avait  l’intention  d'envoyer  le 
géant-électrique  faire  un  voyage  à travers  le  con- 
tinent. Il  traînera  derrière  lui  une  voiture  légère 
où  seront  assis  deux  Américains,  MM.  Michaëls 
et  Deschinger. 

Selon  l’inventeur,  cet  étrange  altelage  pourra 
faire  20  milles  (8  lieues)  à l’heure  et  480  milles 
(180  lieues)  eu  une  journée,  en  s’arrêtant  trois 
fois  par  jour  pour  une  heure.  Un  train  rapide 
entre  New-York  et  San-Francisco  accomplit  les 
3250  milles  entre  ces  deux  points  en  124  h.  1/2. 
L’homme-électrique  mettrait  102  h.  1/2  pour  par- 
courir la  même  distance.  38  heures  de  différence 


seulement!  c’est  un  assez  bon  record  pour  un 
piéton. 

Si  l’inventeur  Perew  a livré  à la  curiosité  pu- 
blique son  homme-automate,  il  a gardé  soigneu- 
sement le  secret  du  mécanisme.  Nous  apprenons 
cependant  que  le  corps  est  supporté  intérieure- 
ment par  une  monture  d’acier  où  sont  emmaga- 
sinées les  batteries  électriques.  Au  bas  du  dos  se 
trouve  caché  un  mince  tube  de  métal  de  deux 
centimètres  et  demi  de  large  qui  communique 
avec  l’opérateur  assis  dans  la  voiture.  C'est  par 
ce  tube  que  passe  le  courant  électrique  qui 
détermine  les  mouvements  divers  de  l’homme- 
automate. 

Avec  l’homme-électrique  qui  nous  arrive  d’Amé- 
rique, nous  pouvons  répéter,  avec  Boileau  : 

Le  vrai  peut  quelquefois  n’être  pas  vraisemblable. 

Th.  MANUEL. 

L’ÉTERNEL  AÏEUL 

Le  vieux  bonhomme  Hiver  s’avance 
Comme  un  grand-papa  nonchalant, 

D’un  petit  pas  lourd  et  d’indolence, 

D’un  pas  furtif  et  lent,  très  lent. 

Malgré  son  menton  qu’il  balance, 

Ses  lunettes,  son  chef  branlant, 

Le  sournois!  voici  qu’il  nous  lance 
Flocons  de  neige  en  feu  roulant, 

Frimas  et  vent,  et  grêle,  et  pluie; 

N’ayez  crainte  qu’il  vous  oublie, 

Voici  trois  gros  rhumes  pour  vous  ! 

Pour  comble,  vous  devez  sourire  ; 

Le  traître!  il  n’en  faut  pas  médire  : 

Ses  mains  sont  pleines  de  joujoux  ! 

Henri  ALLORGE. 


ANGICOURT 


Le  Conseil  municipal  de  Paris  doit  inaugurer 
solennellement,  dans  quelques  jours,  le  sanato- 
rium pour  les  tuberculeux  adultes  de  la  Ville, 
édifié  dans  le  département  de  l'Oise,  à Angicourt, 
sur  les  plans  de  M.  Belouet,  architecte  de  l’Assis- 
lance  publique. 

Angicourt  est  un  petit  village  du  canton  de 
Liancourt.  Il  compte  à peine  deux  cents  habitants. 
La  commune  est  plutôt  déshéritée  : le  bureau  de 
poste  le  plus  proche,  Cinqueux,  est  éloigné  de 
près  d’une  lieue,  et  il  y a deux  bons  kilomètres 
pour  gagner  la  station  de  chemin  de  fer  la  plus 
proche,  Rieux,  sur  la  ligne  de  Creil  a Compiègne. 
Soyons  tout  à fait  complet  : la  distance,  d’Angi- 
courl  a Paris,  est  exactement  de  59  kilomètres. 

Le  village,  à l’Ouest,  est  surplombé  d’un  pla- 
teau boisé,  balayé  par  les  vents,  où  règne  un  air 
salubre,  très  pur,  un  peu  vif  même.  C’est  a ce 


plateau  que  l'on  songea,  voilà  quinze  ans  tantôt, 
lorsque  vint  à la  Commission  de  l’Assistance  pu- 
blique l'idée  de  débarrasser  les  hôpitaux  urbains 
des  phtisiques  qui  les  encombrent  et  y végètent  , 
pour  bâtir  là  un  sanatorium  à l’intention  des  tu- 
berculeux adultes  pauvres. 

Pour  pénible  qu’elle  soil  à notre  patriotisme, 
la  constatation  s'impose  : l’Allemagne,  la  Suisse, 
l’Autriche,  la  Hollande,  l’Angleterre,  ont,  dans 
cette  voie,  dès  longtemps  devancé  la  France.  Les 
Allemands  s'enorgueillissent  de  leurs  soixante- 
dix  ou  soixante-quinze  sanatoriums  (pourquoi 
n’écrirait-on  pas  sanatoriums,  au  lieu  de  sanalo- 
ria , comme  on  écrit  sérums ?),  parmi  lesquels 
ceux  de  Falkenstein,  dans  le  Taunus,  et  de  Rup- 
pertshain,  sur  les  bords  de  Rhin.  La  ville  de 
Berlin  possède  les  sanatoriums  de  Malkow  el  de 
Blankenfeld  ; Munich,  ceux  de  Krailling  Planegg 


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et  de  Harlaching.  Il  faut  citer  encore  les  sana- 
toriums suisses  de  Heiligen-Schwendi  et  de 
Davos-Dôrfli,  ce  dernier  construit  dans  un  site 
merveilleux,  et  qui  appartient  à la  ville  de  Bâle  ; 
c’est  un  des  modèles,  peut-être  même  le  mo- 
dèle du  genre. 

Une  énumération  plus  étendue  risquerait  d’être 
fastidieuse. 

Le  traitement,  dans  lous  ces  sanatoriums,  est 
uniforme.  Plus  avantageusement  que  toutes  les 
pharmacopées,  l'air  pur  lutte  contre  le  terrible 
bacille  de  Koch  qui,  chez  nous  seulement,  tue 
1 5u  000  personnes  par  an,  la  population  de  Rouen 
ou  de  Nantes.  L’air  pur  des  plateaux  et  des  mon- 
tagnes est  un  des  facteurs  essentiels  de  la  guéri- 
son, — car,  il  ne  faut  pas  l’oublier,  et  la  pensée 
en  est  consolante  : la 
phtisie,  à toutes  les 
périodes,  est  cura- 
ble. Avec  l’air  pur, 
précieux  adjuvants, 
une  nourriture  très 
abondante  et  variée, 
le  repos  intellectuel 
et  moral. 

Or  dans  aucun  des 
hôpitaux  urbains  (la 
constatation  en  a été 
faite  souvent  par  les 
sommités  médicales) 

Je  tuberculeux  ne 
trouve  ni  air  pur,  ni 
nourriture  abondan- 
te et  variée,  ni  repos 
intellectuel  et  moral. 

Seul  le  sanatorium 
réunit  toutes  ces  con- 
ditions exigées  pour  le  traitement.  Ajoutons  que 
le  phtisique  se  trouvant  en  contact,  dans  une 
salle  d’hôpital,  avec  des  malades  atteints  d une 
affection  différente,  peut  leur  communiquer  la 
tuberculose.  S'il  est  soigné  dans  sa  famille,  son 
entourage  ne  risque-t-il  point,  de  même,  de  ne 
pas  échapper  à la  contagion? 

• * * * 

Revenons,  après  celte  digression  nécessaire, 
au  sanatorium  d’Angicourt,  le  premier  sanatorium 
de  l’Assistance. 

C’est  en  1885,  comme  nous  le  disions  plus  haut, 
que  le  Conseil  municipal  de  Paris  résolut  en 
principe  la  création  d’un  sanatorium  pour  les 
phtisiques  pauvres.  Mais  l’argent  manquait;  les 
quelques  fonds  qu’il  était  possible  de  prélever 
sur  l’emprunt  de  1886  eussent  été  insuffisants. 
Les  mois  s’écoulèrent;  les  années  succédèrent 
aux  années.  Et  peut-être  laconstructiondu  sanato- 
rium, même  sur  le  papier,  fût-elle  restée  à l’état 
de  louable  intention,  si  le  pari  mutuel  n’avait 
fourni  à l'Assistance  publique  une  somme  de 


700  000  francs  pour  lui  permettre  de  passer  de  la 
conception  à la  réalisation  du  projet. 

Le  nerf  de  la  guerre...  contre  la  tuberculose 
une  fois  trouvé,  en  partie  au  moins,  restait  à 
choisir  un  emplacement.  Après  maintes  recher- 
ches et  les  tâtonnements  obligés,  on  se  prononça, 
snr  le  rapport  d’un  disparu,  M.  Emile  Ferry,  alors 
conseiller  du  IXe  arrondissement,  pour  un  vaste 
domaine  de  40  hectares  environ,  et  dont  les  es- 
sences dominantes  sont  le  sapin,  le  pin  et  le 
bouleau.  La  propriété  fut  acquise  et  les  ouvriers 
se  mirent  à l’œuvre  sur  les  plans  de  M.  Belouet 
qui  avait  visité  les  sanatoriums  allemands  et  soi- 
gneusement étudié  leur  installation. 

On  était  alors  en  1894. 

Mais  dès  le  début  surgirent  des  obstacles.  Pour 

abriter  contre  le  vent 
du  Nord,  glacial,  si 
funeste  aux  pou- 
mons, le  bâtiment 
principal,  celui  des 
malades,  il  avait  été 
décidé  que  ce  bâti- 
ment serait  enfoncé 
de  8 mètres  et  que 
l’on  ferait  un  terras- 
sement protecteur 
d’environ  60  000  mè- 
tres cubes.  On  com- 
mença donc,  — dit 
le  Dr  Sersiron,  dans 
une  thèse  très  docu- 
mentée sur  les  phti- 
siques adultes  et  pau- 
vres en  France  et  à 
l’étranger,  — par  en- 
lever une  forte  cou- 
che de  pierre  meulière.  Mais,  à la  profondeur  de 
6 mètres,  on  rencontra  un  banc  continu  de  terre 
glaise  qui  se  refusait  à porter  toute  fondation. 
Creuser  des  puits  pour  chercher  une  assise  plus 
ferme,  il  n’y  fallait  point  songer;  c’eût  été  s’ex- 
poser à perdre  la  source  voisine,  captée  en  1881 
par  la  commune  d’Angicourt,  et  absolument  in- 
dispensable à la  vie  du  sanatorium.  Force  fut 
donc  de  bâtir  sur  pilotis  la  majeure  partie  des 
murs  en  façade.  Et  puis,  quatre  ou  cinq  entre- 
preneurs firent  successivement  faillite.  Le  temps 
marchait;  les  travaux  n’avançaient  que  lente- 
ment. 

Enfin  le  pari  mutuel  ayant  alloué  à l’Assistance 
une  nouvelle  somme  d'un  demi-million,  il  s’en- 
suivit un  regain  d’activité.  Et  aujourd’hui  le  sana- 
torium se  dresse  fièrement  au-dessus  d’Angicourt, 
à l’extrémité  du  plateau,  â l’altitude  de  95  mètres  ; 
la  moitié  du  sanatorium,  laut-il  écrire  si  l'on 
veut  être  exact.  Car  seul  le  pavillon  destiné  aux 
hommes  est  édilié;  plus  tard,  quand  les  res- 
sources le  permettront,  on  construira  un  pavillon 
semblable,  de  165  lits  également,  à l’intention  des 
femmes. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


745 


* 

vr  -X- 

Tel  qu'il  est  à celte  heure,  nous  avons  tenu  à 
visiter  l’établissement  d’Angicourt,  avant  la  céré- 
monie officielle  d’inauguration,  où  l'on  se  hâte  à 
travers  les  salles  et  où  le  temps  manque  pour 
se  rendre  compte.  Ce  fut  par  une  journée  bru- 
meuse de  novembre.  La  mélancolie  d'un  ciel  bas, 
d’une  atmosphère  saturée  de  vapeurs,  — et  l’on 
eût  dit  qu’il  allait  neiger,  — déteignait  sur  le 
paysage  ambiant.  A l’horizon,  le  brouillard  oua- 
tait légèrement  les  collines  bleues  de  Picardie. 
La  verdure  sombre  des  pins  tout  proches  sem- 
blait plus  funèbre  encore  que  de  coutume  ; les 
bouleaux,  grelottants  comme  des  phtisiques, 
éparpillaient  sur  le  sable  des  allées,  sur  le  gazon 
anémique  des  bordu- 
res et  des  pelouses, 
leurs  dernières  feuil- 
les d’or  pâle. 

Mais  là-bas,  tout 
au  bout  du  plateau, 
le  bâtiment  principal 
du  sanatorium,  le’pa- 
villon  des  malades, 
avec  ses  murs  tout 
blancs,  avait  un  air 
d’avenant  accueil. 

Et  l’air  plus  avenant 
encore  les  dépen- 
dances : le  pavillon 
du  directeur,  le  pa- 
villon du  médecin  en 
chef,  avec  ses  per- 
siennes  claires  et  son 
toit  couvert  non  de 
cette  triste  ardoise 
que  haïssait  Jean-Jacques,  mais  de  souriante 
tuile  rouge.  Détachés  du  bâtiment  des  malades, 
éparpillés  à travers  l’immense  domaine  du  sa- 
natorium, ces  locaux  auxquels  s’adjoignent  le 
logis  du  concierge,  l’amphithéâtre,  le  château 
d’eau,  la  buanderie,  les  écuries,  la  vacherie,  etc., 
forment  un  véritable  village.  M.  Mouton,  direc- 
teur de  l’hôpital  Laënnec,  a bien  voulu  nous 
communiquer  les  deux  photographies  du  sana- 
torium dont  on  trouvera  ici  la  reproduction. 

Le  pavillon  des  malades,  nous  l'avons  visité 
dans  son  entier,  du  rez-de-chaussée  au  troisième 
étage,  sous  la  conduite  d’aimables  guides,  le  di- 
recteur et  un  interne  en  médecine.  Ils  ne  nous 
ont  fait  grâce  du  moindre  coin,  tout  fiers  de  leur 
sanatorium/orgueilleux  d'une  installation  dont 
le  mérite  revient  aussi  à M.  Belouet,  l’habile 
architecte. 

Autant  l’aspect  extérieur  du  bâtiment,  qui 
affecte  la  forme  d’un  fer  à cheval,  esl  agréable 
en  dépit  de  la  couleur  brune  d'innombrables 
persiennes,  autant  le  pavillon,  à l’intérieur,  se 
présente  gai  et  confortable. 

C’est  d’abord,  au  rez-de-chaussée,  la  cuisine, 


très  vaste,  qui  communique  par  une  courte  gale- 
rie avec  un  réfectoire  voûté,  haut  de  plafond, 
aux  larges  baies  coupées  de  petites  vitres  laissant 
pénétrer  à Ilots  la  lumière.  L’œil  est  tout  réjoui 
de  la  teinte  vert  clair  des  murs;  il  se  repose  aux 
tables  et  aux  chaises  enfer,  peintes  de  bleu  pâle, 
aux  dalles  blanches  et  noires  du  sol.  Tout  le  reste 
du  rez-du-chaussée  est  occupé  : en  avant,  par 
une  longue  et  large  galerie  de  cure,  par  une  autre 
galerie  couverte  et  vitrée  qui,  l'hiver,  doublera 
la  première,  la  remplacera  aux  jours  de  mauvais 
temps;  — en  arrière,  donnant  accès  sur  un 
grand  corridor,  par  des  salles  de  bain,  dos  water- 
closets,  des  lavabos,  le  vestiaire.  Voici  encore 
une  grande  salle  de  réunion  où  les  malades  pour- 
ront causer  entre  eux  et  s'amuser.  A quels  jeu\? 

On  ne  le  sait  encore 
— et  rien  ne  presse, 
les  hospitalisés 
n’étant)  guère,  à ce 
jour,  qu’au  nombre 
de  douze  ou  quinze. 
Les  cartes,  à n’en 
point  douter,  seront 
prohibées,  à cause 
des  microbes.  Les 
jeuxdedames?  hum  ! 
hum  ! Enfin,  on  ver- 
ra. Peut-être  leur 
sera-t-il  permis  de 
lire  des  journaux  que 
l’on  dé  tru  i r a par  1 e f eu 
le  soir  même  ; mais  il 
y a de  grandes  chan- 
ces pour  que  les  livres 
soient  interdits  à ces 
hospitalisés. 

Le  rez-de-chaussée,  tout  carrelé  de  grès, 
éclairé  a 1 électricité  et  chauffé  à la  vapeur 
(comme  d'ailleurs,  le  pavillon  entier),  ne  ren- 
ferme pas  de  chambres  de  malades.  Le  premier 
et  le  deuxième  étage,  disposés  sur  un  plan 
identique  et  desservis  à chaque  bout  par  deux 
escaliers  de  bois,  sont  uniquement  affectés  au 
logement  des  phtisiques.  Un  corridor  spacieux 
commande  toutes  les  chambres,  bâties  sur  le 
même  modèle  et  exposées  en  plein  Midi.  Elles 
ont  près  de  quatre  mètres  de  plafond,  sont  vastes, 
bien  éclairées  par  des  fenêtres  à petits  carreaux 
avec  imposte  dans  le  haut,  et  dépourvues  de 
rideaux.  Pas  le  moindre  tapis.  Comme  dans  les 
pièces  du  rez-de-chaussée,  les  murs  sont  nus  et 
lisses.  Le  plancher  est  en  bois  blanc,  enduit 
d’une  préparation  spéciale,  antiseptique.  C’est 
là  que  le  tuberculeux  dormira,  le  plus  souvent 
les  baies  ouvertes  ou  entrouvertes  au  gré  du 
médecin  — car  les  espagnolettes  sont  à cré- 
maillères, ce  qui  permet  de  laisser  les  fenêtres 
plus  ou  moins  fermées.  La  plupart  de  ces  cham- 
bres ne  contiennent  qu’un  lit;  quelques-unes 
en  ont  deux  ou  trois.  Une  seule  est  pourvue  de 


Les  dépendances  du  sanatorium. 


746 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


huit  lits;  elle  servira,  à l’occasion,  d’infirmerie. 

Les  chambres  du  personnel  occupent  le  troi- 
sième étage.  Elles  sont  mansardées.  Le  mobilier, 
en  pitchpin,  est  d une  simplicité  un  peu  rudi- 
mentaire tout  de  même.  Mais  le  personnel  n’est 
pas  malade,  lui.  S’il  est  sacrifié,  c’est  qu’il  n’a 
pas,  pour  son  bonheur,  de  traitement  à suivre. 

* 

* * 

Ce  traitement,  nous  le  disions  au  début,  con- 
siste uniquement  dans  la  cure  d’air  et  la  surali- 
mentation. 

La  cure  d’air,  les  tuberculeux  d’Àngicourt  - 
tuberculeux  au  début,  convalescents  plutôt  que 
malades  — la  feront,  pendant  le  jour,  dans  la 
galerie  et  dans  les  sapins  et  les  pins  du  domaine, 
à travers  les  allées,  mais  à l’abri  des  vents  du 
Nord.  Ils  la  feront,  la  nuit,  en  dormant  fenêtres 
ouvertes  ou  entrouvertes. 

La  suralimentation  ? Voici  de  quelle  façon  la 
nourriture  est  distribuée  au  sanatorium.  Les 
malades  font  quatre  repas  quotidiennement  : à 
sept  heures  du  matin,  potage;  à onze  heures, 
hors-d’œuvre,  plat  de  viande  rôtie,  légumes, 
dessert;  à trois  heures  et  demie,  goûter,  verre 
de  vin  chaud  ou  tasse  de  thé  avec  tartines  de 
beurre;  le  soir,  à sept  heures,  quatrième  repas 
dont  le  menu  est  aussi  copieux  qu’au  déjeuner 
d’onze  heures.  Chaque  malade  a droit  à un  litre 
de  vin  ou  de  bière  par  jour.  S’il  préfère  le  lait  ou 
que  le  médecin  le  lui  prescrive,  on  lui  en  donne, 
pour  ainsi  dire,  à volonté. 

Enfin  le  repos  intellectuel  et  moral, dernière  con- 
dition d’un  traitement  profitable,  est  assuré  aux 
phtisiques.  Et  toutes  les  précautions  sont  prises 
pour  que  rien  ne  vienne  contrarier  une  cure  qui, 
d’après  les  prévisions  du  médecin,  variera,  selon 
les  cas,  de  trois  à six  mois.  C'est  ainsi  qu’afin  j 
d’éviter  les  imprudences  dangereuses,  les  mala- 
des ne  sont  pas  vêtus  de  même  sorte.  Tous  por- 
tent bien  le  béret  bleu  marine,  la  vareuse  et  le 
pantalon  gros-bleu,  des  chaussons  de  lisière  et 
des  galoches.  Mais  le  béret  de  ceux  qui  ont  la 
faculté  de  sortir  du  pavillon,  de  circuler  à peu 
près  librement  dans  le  domaine,  n’a  pas  de  pom- 
pon; le  béret  des  « enfermés  »,  au  contraire, 
s’orne  magnifiquement  d’un  pompon  rouge. 
Reste  à savoir  si  les  malades  (cet  âge  est  im- 
prudent et  léger)  ne  feront  pas  la  nique  au  rè- 
glement en  changeant  de  bérets. 

Ils  auraient  grand  tort,  évidemment,  de  s’ex- 
poser aux  conséquences  graves,  d’une  rechute 
possible.  Et  il  est  permis  de  penser  qu'ils  auront 
plus  vif  souci  de  leur  guérison.  A de  menus  dé- 
tails, à mille  petites  délicatesses,  il  leur  sera 
aisé  de  s’apercevoir  qu’une  existence  leur  est 
faite  de  soins  constants  et  dévoués,  de  tendresse, 
de  gâteries. 

Montaigne,  en  ses  Essais,  nous  conte  que  son 
père — délicate  et  touchante  sollicitude!  — le 
faisait  réveiller  au  son  des  (lûtes,  quand  il  était 


enfant,  pour  ne  donner  au  cerveau  tendre  de  son 
fils  de  trop  rudes  secousses.  Les  llûles  ne  chan- 
tent pas  au  réveil  des  tuberculeux  d’Angicourt 
qui  se  lèvent  quand  ils  veulent,  ou  à peu  près. 
Mais  ils  ne  sont  pas  conviés  aux  repas  par  la 
cloche.  Non;  il  paraît  que  les  tintements  préci- 
pités de  la  cloche  sont  propices  à la  mélancolie, 
et  l’on  veut  que  tout  concoure  à écarter  la  mé- 
lancolie de  leur  esprit.  Vous  ne  devineriez  ja- 
mais au  moyen  de  quel  instrument  ils  sont 
appelés  au  réfectoire.  Dans  les  sanatoriums 
allemands,  c’est  au  son  de  la  trompette.  Mais  la 
trompette  rappelle  le  régiment;  on  préfère,  chez 
nous,  la  poésie... 

'Aux  heures  des  repas,  le  cuisinier  d’Angicourt 
embouche  le  cor  de  chasse,  fait  vibrer,  du  haut 
du  plateau,  des  fanfares  dont  l’écho  se  répercute 
dans  la  vallée,  va  mourir  aux  coteaux  voisins. 
Quel  est  son  répertoire?  Comme  le  maître 
Jacques  de  Molière  changeait  de  costume  à 
chaque  service  nouveau,  le  cuisinier  d’Angicourt 
abandonne-t-il,  pour  jouer  du  cor,  la  veste  et  la 
toque  blanches  ? C’est  d’un  air  trop  railleur  que, 
probablement,  nous  nous  en  sommes  enquis  au 
sanatorium,  car  personne  n’a  répondu  à nos 
| questions. 

Quoi  qu’il  en  soit,  il  est  aujourd’hui  acquis  que, 
si  le  son  du  cor  est  triste  au  fond  des  bois,  par 
grâce  spéciale  il  ne  l’est  pas  au  milieu  des  pins 
et  des  bouleaux  du  plateau  d’Angicourt. 

Admirable  matière  à mettre  en  vers  latins! 
Ou  plutôt  — si  une  innocente  plaisanterie  nous 
est  permise  — recommandons  à quelque  étu- 
diant en  médecine,  en  quête  d'un  sujet  de  thèse, 
le  suivant  qui  n’est  point  banal  : « De  l'influence 
du  cor  de  chasse  sur  la  guérison  de  la  tubercu 
lose  pulmonaire.  » 

Ernest  BEAUGUITTE. 

La  myopie  est  le  plus  ordinaire  attribut  de  l’esprit  de 
parti. 

Les  méthodes  sont  les  habitudes  de  l’esprit  et  les  éco- 
nomies de  la  mémoire. 

^ ’ «ÿ TJ  'v ' «î? *îr A?' ’ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ 

PASSE-TEMPS  DE  REINES 

ET  LOISIRS  DE  ROIS 

LES  SOUVERAINS  QUI  ÉCRIVENT 

Heureux  les  rois  qui  font  de  l'histoire,  plus 
heureux  encore  ceux  qui  l’écrivent.  Les  conqué- 
rants et  les  dominateurs  acquièrent  la  gloire  des 
armes,  une  gloire  qui  s’achète  au  prix  de  beau- 
coup de  sang  versé  : mais  ceux-là  sont  les  sages 
qui,  dédaignant  cette  fumée  vaine,  occupent  leur 
vie  par  d’intelligents  loisirs. 

Est-il  un  plaisir  plus  pur,  un  délassement  plus 
noble,  que  de  s’abandonner  à son  inspiration  ou 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


747 


à ses  goûts  dans  la  liberté  de  son  choix?  Ceux 
qui  sont  doués  de  quelque  philosophie  se  con- 
finent dans  leur  tour  d’ivoire,  se  déclarant  satis- 
faits de  leur  seul  suffrage  ; mais  il  en  est  d’autres 
qui  sollicitent  l’approbation  des  délicats  et 
livrent  à la  critique  une  œuvre  même  imparfaite, 
mais  qui  est  leur  œuvre.  Le  public  appelé  à les 
juger  est,  il  est  vrai,  une  élite  suspecte  d’une 
indulgente  prévention;  et  c’est  pourquoi  beau- 
coup préfèrent  dissimuler  sous  un  pseudonyme 
ou  sous  l’anonymat  une  personnalité  dont  l’éclat 
prestigieux  pourrait  en  imposer. 

Cette  précaution  est  le  plus  souvent  de  nos 
jours  la  précaution  inutile  : il  n’est  pas  de  mys- 
tère qui  tôt  ou  tard  ne  s’éclaircisse,  surtout 
quand  on  les  défend  mal  contre  les  indiscrétions. 

Dans  un  siècle  où  les  princes  (1)  se  font  re- 
porters,_on  n’est  plus  surpris  de  voir  les  rois  se 
prêter  à l’interview  et  nous'  renseigner  eux- 
mêmes  sur  l’art  ou  la  science  qu’ils  cultivent. 
Certains  y mettent  même  de  la  coquetterie  : 
l’éternelle  histoire  du  violon  d’Ingres! 

Il  faut  reconnaître  que  beaucoup  d’entre  ceux 
qui  sont  piqués  de  la  tarentule  littéraire  ne  pren- 
nent pas  exemple  sur  le  souverain  pontife,  lan- 
çant ses  encycliques  urbi  et  orbi  (2).  S’ils  ont 
reçu  une  éducation  littéraire  soignée,  et  qu’ils 
tiennent  qu’on  n’en  ignore,  ils  ne  demandent  pas 
qu’on  le  proclame. 

Tel  est  le  cas  de  ce  monarque  de  sang  français, 
à qui  la  France  a fait  récemment  fête  comme  à 
un  de  ses  propres  enfants.  Le  roi  Oscar  de  Suède, 
qui  est  un  lettré  et  qui  s’en  flatte,  n’en  tire  néan- 
moins pas  vanité.  Il  a du  tact  et  de  la  mesure, 
estimant  que  pour  conquérir  notre  sympathie  il 
n’est  déplus  sûr  chemin.  Mais  au  dire  de  ceux 
qui  ont  pu  en  juger,  il  n’en  a nul  besoin.  Comme 
le  défunt  empereur  du  Brésil,  don  Pedro,  il  pour- 
rait poser  sa  candidature  à l’Institut  sans  éveiller 
de  susceptibilités. 

Historien,  il  a écrit  une  Vie  de  Charles  XII,  qui 
est  classique  en  Suède.  Poète,  il  a chanté  la  mer 
et  sa  beauté  farouche  en  des  strophes  que  notre 

(1)  Le  duc  de  Manchester  a été  engagé  pour  la  durée  de 
la  guerre  du  Transvaal  connue  correspondant  londonien 
du  New-York  Journal.  Le  duc  est  tenu  de  télégraphier 
toutes  les  nouvelles  importantes  et  d’envoyer  chaque  se- 
maine une  correspondance.  Il  va  sans  dire  qu’il  touche 
des  appointements  assez  considérables. 

(2)  Léon  XIII  n’avait  que  12  ans  (en  1822)  quand  il  écri- 
vit ses  premiers  vers.  Pour  sa  première  pièce,  il  ne  dut 
pas  se  mettre  en  grands  frais  d’imagination  : elle  conte- 
nait tout  juste  deux  distiques. 

Depuis  qu’il  occupe  le  trône  de  saint  Pierre,  le  Pape 
demande  au  commerce  des  muses  latines  une  distraction 
aux  soucis  du  pouvoir.  On  a publié  jadis,  magnifiquement 
imprimé,  un  volume  de  ses  poésies.  Un  savant  Pérugin 
de  ses  amis  en  avait  recueilli  un  assez  grand  nombre  ; 
mais  il  en  manque  et  non  des  moins  intéressantes.  Dans 
les  écrits  en  prose  de  Léon  XIII,  la  vigueur  de  la  pensée 
et  la  profondeur  des  vers  s’allient  à l’éclat  d’un  style  in- 
comparable; mais  ces  qualités  ne  peuvent  sérieusement 
se  goûter  que  dans  l’original.  C’est  un  poète  et  c’est  aussi 
un  philosophe,  bien  qu’il  semble  que  ces  deux  termes 
jurent  d’être  accouplés. 


Richepin  n’eût  pas  désavouées.  On  dit  même 
qu’il  conserve  précieusement  dans  son  cabinet 
de  travail,  à Stockholm,  le  diplôme  d’un  prix  de 
poésie  qu’on  lui  décerna  en  1867  dans  un  con- 
cours d’œuvres  anonymes. 

Le  roi  Oscar  est  éloquent  dans  quatre  langues, 
mais  il  en  parle  bien  davantage.  On  a fait  un 
recueil  de  ses  discours,  et  d’aucuns  prétendent 
qu’ils  se  supportent  à la  lecture,  ce  qui  n’est  pas 
un  mince  éloge.  Il  est,  d’ailleurs,  considéré  dans 
son  pays  comme  un  orateur  d’un  réel  talent,  et 
l’on  cite  à ce  propos  le  mot  de  ce  Suédois  à qui 
on  demandait  si  le  roi  ne  recourait  pas  parfois  à 
un  collaborateur  ; « Ses  discours  sont  bien  de 
lui,  répondit  le  Français  du  Nord,  car  personne 
dans  son  entourage  ne  serait  capable.de  les  com- 
poser. » 

Oscar  II,  « membre  honoraire  de  l’Académie 
de  Berlin»,  estaussi  « doctor  quadruplex»,  c’est- 
à-dire  docteur  de  toutes  les  Facultés  à l’Univer- 
sité de  Vienne  : ce  n’est  pas  le  titre  dont  il  est  le 
moins  fier. 

Un  trait  particulier  : le  roi  de  Suède  aime  les 
journalistes.  On  se  souvient  encore  de  l’accueil 
qu’il  fit  aux  membres  du  Congrès  de  la  Presse,  il 
y a quelques  années.  Ce  qu’on  ignore  davantage, 
c’est  qu’il  a fondé  des  bourses  de  voyage  pour 
que  les  journalistes  suédois  puissent  « aller 
s’instruire  à l’étranger  ». 

Un  souverain  qui  aime  aussi  la  presse,  mais 
quand  elle  chante  seulement  ses  louanges,  c’est 
le  kaiser  Guillaume  II. 

Malgré  son  activité  inlassable,  qui  s’est  mani- 
festée sous  tant  de  formes,  l’empereur  d’Alle- 
magne dédaigne  de  tenir  la  plume,  autrement 
que  pour  signer  ses  rescrits  impériaux.  On  avait 
naguère  annoncé  l’apparition  prochaine  du  récil 
officiel  du  voyage  de  Guillaume  II  en  Palestine, 
mais  le  bruit  ne  s'en  est  pas  confirmé. 

On  conte  dans  l’intimité  du  souverain  qu’il 
sacrifie  aux  muses,  mais  ses  poésies  ne  voient 
jamais  le  jour  (1)  ; elles  restent  sous  clef,  comme 

(1)  La  princesse  Louis-Ferdinand  de  Bavière,  née  prin- 
cesse d’Espagne,  a fait  paraître  au  profit  de  l’orphelinat 
de  Sainte-Marie  de  Munich  un  Album  des  Princes  alle- 
mands ; Charilas.  Cet  album  Charitas  contient  la  repro- 
duction en  fac-similé  de  poésies,  de  dessins,  d’aquarelles, 
de  nouvelles  et  essais  en  prose,  de  compositions  musica- 
les de  presque  tous  les  princes  et  princesses  d’Allemagne, 
d'Italie,  de  Portugal,  de  Russie,  etc. 

Le  pape  lui-même  est  représenté  par  une  ode  latine; 
Guillaume  IL  par  une  chanson  et  une  aquarelle  de-  ma- 
rine ; l’impératrice  d’Allemagne,  par  une  poésie  religieuse; 
l’empereur  d’Autriche,  la  reine  de  Roumanie,  sous  son 
pseudonyme  littéraire  do  « Carmen  Sylva  >>,  par  une  nou- 
velle; le  roi  de  Suède  et  de  Norvège,  par  une  scène  de 
comédie  de  salon;  l’impératrice  de  Russie,  par  quelques 
pages  de  musique;  le  roi  de  Grèce,  par  un  dessin  d ar- 
chitecture; le  khédive,  par  un  essai  philosophique  sur  la 
possibilité  de  concilier  la  civilisation  moderne  occidentale 
avec  le  mahométisme,  etc.,  etc.  Tous  les  acheteurs  de 
l’album  Charitas  ont  en  outre  le  droit  de  visiter  gratuite- 
ment le  célèbre  château  de  Nymphenburg,  résidence  de 
la  princesse  Louis-Ferdinand,  quand  elle  en  est  absente. 
I,cs  recettes  sont  énormes,  parait-il;  on  s’arrache  1 album 
Charilas. 


748 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


le  journal  de  l’Empereur,  composé  de  coupures 
prises  dans  les  grands  journaux  du  globe  sur 
l'état  de  l’opinion  chez  les  diflérents  peuples  et 
qui  n’est  tiré  qu’à  deux  exemplaires  : l’un  qui  est 
mis  sous  les  yeux  de  Guillaume  11,  l'autre  qu’on 
réserve  pour  sa  bibliothèque  privée. 

L’empereur  allemand  se  vante  plutôt  d’être 
auteur  dramatique,  librettiste,  compositeur,  etc.  : 
toute  la  lyre!  Pour  ne  parler  aujourd’hui  que  de 
son  talent  de  dramaturge  (1),  rappelons  qu’il  est 
hauteur  d’un  drame,  Eizenzalm,  épisode  de  l’his- 
toire de  Brandebourg,  qui  a vu  le  feu  de  la  rampe 
au  théâtre  de  Wiesbaden,  pendant  le  séjour  que 
lit  récemment  i empereur  en  cette  ville. 

Guillaume  II,  dont  le  principal  souci  est  de 
plagier  Napoléon,  a dû  faire,  à l’instar  du  grand 
homme,  du  journalisme  occulte,  dicter  tout  au 
moins  ses  inspirations,  s’il  ne  les  a couchées  lui- 
même  sur  le  papier,  à ses  dociles  organes  — 
mais  de  cela  nous  ne  saurions  nous  porter 
garant. 

Ce  dont  nous  sommes  plus  certain,  c’est  qu’un 
autre  autocrate,  Alexandre  111,  n’étant  encore 
que  tzarewilch,  glissa  maintes  fois  dans  la  boîte 
de  la  Gazette  de  Moscou,  le  journal  dirigé  par  le 
célèbre  Katkoff,  des  articles  qui,  bien  que  non 
signés,  ne  laissèrent  pas  d’être  remarqués  (2). 

Alexandre  111  avait,  d’ailleurs,  fait  ses  preuves 
et  ce  n’étaient  point  là  ses  débuts  comme  écri- 
vain : n’avait-il  pas  recueilli  et  rédigé  en  per- 
sonne les  récits  d’anciens  combattants  de  Sébas- 
topol, qu’il  sut  présenter  d’une  façon  charmante 
et  vraiment  humoristique? 

Alexandre  lü  savait  observer,  d’autres  ne  savent 
que  regarder  : tel  le  shah  de  Perse,  le  père  du 
souverain  actuel  qui,  d’un  voyage  en  Europe,  ne 
rapporta  que  des  impressions  banales  ou  puériles 
et  qui  auraient  gagné  à rester  consignées  sur  des 
feuillets  de  route. 

Avant  de  quitter  la  cour  de  Russie,  saluons  au 
passage  un  poète,  non  pas  un  des  premiers  de 
son  temps,  comme  on  l’a  écrit,  ce  qui  excède  les 
bornes  de  la  batterie  permise,  mais  un  poète  qui 

(1)  Le  prince  Nicolas  de  Monténégro  a écrit,  lui  aussi, 
un  drame,  mais  moins  heureux  que  son  impérial  confrère, 
il  n'a  pu  le  faire  représenter  au  théâtre  de  la  principauté 
— qui  n’existe  pas.  Il  s’en  est  consolé  en  le  publiant. 
Cette  œuvre  d’art  (!)  porte  le  titre  de  la  Tsarine  des  Bal- 
kans ! 

Le  prince  Nicolas  de  Grèce  est  également  auteur  dra- 
matique. 

(2)  Encore  un  souverain  journaliste  que  le  Souverain 
Pontife  : Léon  XI U attache  d’autant  plus  d’importance  à 
la  presse,  que  ses  prédécesseurs  semblaient  la  redouter 
davantage;  d’autant  plus  aussi,  dit-on,  qu’il  la  connaît 
moins.  La  presse  est  un  de  ces  instruments  qui  tentent 
surtout  ceux  qui  en  ignorent  l’usage.  U a voulu  avoir  ses 
journaux  et  ses  journalistes;  on  affirme  même  qu’il  De 
dédaigne  pas  de  prendre  lui-même  la  plume,  souvent  pour 
corriger,  quelquefois  pour  rédiger.  Tel  article  de  YOsser- 
valore  romano  porte  la  marque  léonine.  Tel  article  du 
Correspondant,  consacré  jadis  à la  question  romaine  et  à 
l’exaltation'  du  pontife  régnant,  passe  pour  avoir  été  ré- 
visé par  le  vicaire  de  Jésus-Christ  lui-même. 


n’est  pas  dépourvu  de  sentiment  et  qui  a plus  de 
modestie  que  maints  de  ses  admirateurs.  Comme 
il  l’a  dit  lui-même,  dans  des  vers  adressés  au 
grand  romancier  russe  Gontcharoff,  le  grand-duc 
Constantin  de  Russie  s’excuse  de  ses  « chants- 
timides  et  inexpérimentés  » ; il  remercie  son 
maître  de  l’avoir  bien  des  fois  initié  avec  condes- 
cendance « aux  traditions  du  grand  art  et  aux 
mystères  des  vérités  éternelles  ».  La  sincérité, 
voilà  ce  qui  constitue  le  charme  des  poésies  de 
l’impérial  auteur  qui,  pour  sa  part,  ne  réclame  pas 
d’autre  mérite  que  de  nous  avoir  livré  son  cœur. 

Le  grand-duc  Constantin  a dû  interrompre,  il 
y a quelques  années,  sa  carrière  littéraire  (et  ce 
ne  fut  pas  sans  regret),  par  ukase  du  Sénat,  don- 
né à Gatchina  le  3/15  mai  1889.  L’empereur 
Alexandre  III,  son  cousin  germain,  le  nomma 
président  de  l’Académie  des  sciences  de  Saint- 
Pétersbourg  : force  fut  bien  de  dire  adieu  à la 
poésie  et  à l’art  dramatique,  — car  nous  allions 
oublier  de  dire  que  le  grand-duc  a composé  des 
pièces  de  théâtre,  qu’il  n’a  laissé  à personne  le 
soin  d’interpréter  (1). 

Ce  qui  domine  dans  toute  I œuvre  du  grand-duc 
russe,  c’est  la  mélancolie,  une  mélancolie  si  pé- 
nétrante qu’elle  nous  gagne  même  quand  nous 
sommes  en  garde  contre  I obsession.  Ce  n’est  pas 
là  une  des  caractéristiques  de  l’âme  slave,  comme 
on  l’a  parfois  prétendu  : les  maîtres  du  monde, 
quelque  sang  qui  coule  dans  leurs  veines,  sont 
inquiets  de  leur  destinée,  si  souvent  tragique,  et 
ce  n'est  pas  toujours  l’esprit  d’aventure  qui  les 
pousse  à entreprendre  cette  vie  errante,  dont  les 
étapes  sont  des  haltes  douloureuses;  c’est  le  be- 
soin d’échapper  à la  fatalité  de  leur  nom  ou  de 
leur  hérédité.  Au  sein  de  la  nature,  les  uns 
restent  des  contemplatifs,  qui  n’aspirent  qu’à 
vivre  leurs  sensations;  d’autres  rapportent  de 
leurs  voyages  des  matériaux  pour  des  ouvrages 
futurs,  destinés  à faire  progresser  la  science  ou 
simplement  à enrichir  le  patrimoine  littéraire  de 
leur  nation  : tel  le  prince  Albert  de  Monaco  qui 
expose  devant  l’Institut  le  résultat  de  ses  dra- 
gages sous-marins,  révélant  ainsi  l’existence 
d’une  faune  insoupçonnée.  C’est  encore  l'archi- 
duc Rodolphe  d’Autriche,  docteur  honoraire  de 
plusieurs  universités,  qui  signe  un  Voyage  en 
Orient  e t Quinze  jours  au  Danube,  qui  publie  des 
albums  géographiques  estimés,  prend  des  leçons 
de  l'illustre  professeur  Brehm  et  devient,  sous 
sa  direction,  un  naturaliste  passionné  et  ua 
excellent  ornithologiste. 

(1)  Le  grand-duc  Constantin  a traduit  llamlet  en  vers- 
russes.  La  saison  dernière,  des  fragments  de  cette  tragé- 
die furent  joués  au  Palais  de  marbre,  résidence  du  grand- 
duc  avec  le  traducteur  en  personne  dans  le  rôle  dTIamlet, 
et  les  officiers  du  régiment  du  grand-duc  dans  les  autres- 
rôles  masculins. 

Il  y eut  trois  représentations:  fa  première  pour  l'empe- 
reur et  la  famille  impériale,  la  seconde  pour  le  monde 
officiel,  diplomatique,  artiste,  et  la  troisième  pour  le  corps 
d'officiers  du  régiment  du  grand-duc. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


749 


Dès  sa  tendre  jeunesse,  le  prince  Rodolphe  ai- 
mait à écrire,  ayant  hérité  des  goûts  littéraires  de 
sa  mère  (1).  Il  était  encore  fort  jeune  quand  parut 
•son  premier  ouvrage.  C’est  en  1844  qu'il  conçut 
la  première  idée  de  cette  publication  monumen- 
tale : L’Auslro-Hongrie  en  paroles  et  en  peinture , 
dont  il  devint  par  la  suite  un  des  plus  actifs  col- 
laborateurs, présidant  en  personne  les  séances 
du  Comité  directeur.  Le  prince  (2),  dont  l’union 
devait  être,  sur  la  fin  de  sa  vie,  si  troublée,  eut 
un  temps  pour  collaboratrice  sa  femme,  l’archi- 
duchesse Stéphanie,  tille  du  roi  des  Belges,  qui 
devint  veuve  à la  suite  du  drame  de  Mayerling. 
L’épouse  du  prince  Rodolphe,  qui  est  une  artiste 
de  distinction,  — elle  a même  exposé  des  toiles, 
— non  seulement  a illustré  le  livre  dont  nous  ve- 
nons de  faire  connaître  le  titre,  mais  elle  est 
poète  à ses  heures.  Elle  a écrit  en  français  des 
vers  qu’elle  n’a  jamais  voulu  publier,  mais  quelle 
se  plaisait  à réciter,  avant  son  veuvage,  dans  un 
petit  cercle  d’intimes. 

Elle  est  aussi  poète  ou  plutôt  poétesse — et  ses 
poésies  ne  manquent  pas  d’un  certain  souffle  - 
la  reine  de  Roumanie,  qui  porte  en  littérature  ce 
nom  expressif  de  Carmen  Sylva,  — peut-être 
parce  qu’elle  puise  son  inspiration  principale- 
ment dans  les  bois?  Sa  verve  ne  tarit  point  et  sa 
lièvre  de  production  est  incessante.  Romans, 
drames,  poèmes,  elle  a abordé  tous  les  genres. 
On  assure  même  qu’elle  revêt  des  « costumes 
d'inspiration  »,  blancs,  mauves  ou  rouges,  selon 
qu’elle  écrit  des  vers,  de  la  prose  ou  des  pièces 
de  théâtre. 

Dès  son  jeune  âge,  elle  montra  sa  passion  pour 
l 'écriture.  Alors  qu’elle  n’était  que  princesse  de 
Roumanie,  elle  publia  un  poème  en  langue  alle- 
mande, les  Orages,  divisé  en  quatre  chapitres, 
portant  ces  titres  suggestifs  : Sapho,  Hammer- 
stein,  Au-dessus  de  l’eau  et  le  Naufrage  d’un  vais- 
seau. Cette  œuvre  lui  ouvrit  les  portes  de  l’Aca- 
démie des  sciences  et  belles-lettres  de  Bucharest. 

La  reine  Élisabeth  a fait  paraître  également  un 
recueil  de  pensées  philosophiques,  publié  en 
partie  par  la  Nouvelle  Revue,  de  Mme  Adam,  et  une 
épopée  intitulée  Ashaver,  puis  encore  une  foule  de 
traductions  en  allemand  de  poésies  roumaines  (3). 

(1)  Dans  la  famille  impériale  d’Autriche,  citons  encore  : 
l’archiduc  Louis-Salvator,  auteur  de  nombreux  récits  de 
voyage;  le  prince  Louis-Ferdinand  de  Bavière,  qui  a écrit 
de  s opuscules  scientifiques,  ou  plutôt  médicaux  — voire 
même  des  chansons! 

(2)  Le  dernier  rejeton  du  couple  impérial  d’Autriche  est 
l’archiduchesse  Marie-Valérie,  de  dix  ans  plus  jeune  que 
son  frère.  Elle  se  distingue,  elle  aussi,  par  ses  goûts  lit- 
téraires, et  a publié  des  poèmes  qui  dénotent  un  vrai  talent. 

(3)  Elle  a récemment  (octobre  1 899)  traduit  en  roumain 
un  poème  allemand  Néaç/a.  Une  jolie  partitionnette  a été 
écrite  par  un  compositeur  suédois  sur  le  poème,  et  la 
Heine  écrivit  à Mroo  de  Nuovina,  l’éminente  artiste,  pour 
l'inviter  à en  aller  créer  le  rôle  principal  à Bucharest,  au 
mois  de  janvier  suivant. 

Le  Burgtheater  de  Vienne  eut  jadis  la  primeur  d’un 
drame  important  de  Sa  Majesté  : Mai/re  Manol.  La  Cour 
d’Autriche  y assisla  en  grand  gala. 


Allemande  elle  l’est  restée,  malgré  ses  sym- 
pathies françaises.  Élevée  à Berlin,  en  qualité  de 
filleule  de  la  femme  de  Guillaume  Ier,  elle  a con- 
tinué à chanter,  au  bord  du  Danube  bleu,  le  Rhin 
allemand.  L’enlhousiasme  de  nos  compatriotes, 
qui  allèrent  jadis  la  sacrer  en  grande  pompe 
comme  la  reine  intellectuelle  du  monde  latin, 
n’en  fut  point  refroidi.  En  France,  nous  nous 
laissons  toujours  prendre  aux  beaux  dehors  et 
nous  perdrions  tout  plutôt  que  notre  renom  de 
galanterie. 

Pierre  Loti,  lui  allant  rendre  visite,  conte  qu’il 
avait  cru  s’égarer,  et  qu’il  s’était  retrouvé  dans 
un  château  enchanté,  chez  une  fée.  Ce  qui  ajou- 
tait à l’illusion  de  ce  magicien  ès  lettres,  c’est 
que  le  château  de  la  fée  était  situé  « dans  une 
forêt  profonde  » et  que  le  boudoir  royal  — puis- 
que la  fée  était  en  même  temps  une  reine,  la  reine 
Carmen  Sylva  — « donnait  par  une  fenêtre  gothi- 
que sur  un  infini  de  sapins  verts,  serrés  les  uns 
aux  autres  comme  dans  les  forêts  primitives  ». 

La  fée  avait  revêtu  ce  jour-là  « un  costume 
blanc  de  forme  orientale,  tissé  et  lamé  d’argent»; 
mais  ce  n’est  pas  ce  costume  de  grand  apparat 
que  revêt  toujours  la  tille  du  prince  de  Wied  (1). 
Elle  aime  porter  des  vêtements  de  paysanne 
fort  pratiques  pour  les  longues  marches  et  les 
ascensions,  et  rien  ne  retient  ses  longs  cheveux 
de  flotter  librement  sur  les  épaules.  Un  long 
bâton  d’alpiniste  à la  main,  à ses  côtés  un  dogue 
danois  de  race  pure  comme  guide  et  comme 
protecteur,. c’est  ainsi  que  la  reine  Élisabeth  de 
Roumanie  parcourt  pendant  des  journées  entiè- 
res ses  forêts  et  ses  montagnes,  cherchant  des 
impressions  et  forgeant  des  rimes  pour  Carmen 
Sylva,  compagne  du  roi  Karol(2). 

Le  temps  qu’elle  ne  consacre  pas  à la  poésie, 
Carmen  Sylva  le  consacre  aux  lectures.  Elle  se 
tient  au  courant  de  toutes  les  revues  et  de  toutes 
les  productions  françaises,  anglaises  et  alle- 
mandes. 

Ayant  travaillé  à se  former  une  opinion  litté- 
raire, elle  pense  et  juge  par  elle-même;  ses  con- 
naissances sont  supérieures  à celles  de  bien  des 
critiques  dont  l’opinion  fait  loi. 

La  reine  d’Italie  pourrait  être  un  écrivain 
comme  la  reine  de  Roumanie,  Carmen  Sylva. 
Elle  a d’ailleurs  écrit  des  vers  charmants,  durant 
la  longue  et  grave  maladie  qu’elle  a faite.  Elle  a 
même  composé  des  contes  et  des  légendes 
comme  la  Marguerite  des  Marguerites. 

La  reine  Nathalie  de  Serbie  est’  philosophe  : 
elle  l’a  surtout  montré  le  jour  où  elle  se  sépara 

I)  Versifier  a été  dès  longtemps  l’occupation  favorite 
des  princesses  de  Wied.  L’arrière-gfand’mère  d’Elisabeth, 
la  princesse  Louise  de  Wied,  cultivait  les  Muses,  et  la 
grand’tanle  de  la  reine  do  Roumanie  écrivait  également 
des  vers.  Un  frère  du  grand-père  de  Carmen  Sylva,  le 
prince  Maximilien  de  Wied,  était  naturaliste  et  voyageur 
célèbre;  un  autre  grand-oncle  était  peintre. 

(2)  l.es  Cours  prhicières  d'Europe. 


750 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


de  son  royal  époux.  Depuis  lors,  elle  a publié  un 
Recueil  d’aphorismes  qui  sont,  à ce  qu’on  assure, 
des  maximes  de  vie  fort  recommandables. 

La  reine  Victoria  est,  elle  aussi,  une  authoress, 
mais  sans  prétention  au  bel  esprit.  C’est  plutôt 
la  littérature  intime,  l’autobiographie  qui  a ses 
préférences.  Pendant  des  années,  son  plus  grand 
souci  fut  la  rédaction  de  la  vie  du  prince  Albert  (1) 
dont  les  éléments  furent  réunis  sous  sa  direction. 
Elle  l’a  fait  suivre  de  deux  volumes  d’extraits  de 
son  propre  journal. 

Dans  ce  journal,  nous  apprend  un  de  ceux  qui 
ont  eu  la  bonne  fortune  de  le  parcourir,  la  reine 
enregistre  avec  une  remarquable  conscience  le 
nombre  de  tasses  de  thé  qu’elle  a bues,  la  com- 
position et  les  menus  de  ses  dîners  de  famille, 
donne  des  détails  sur  ses  poneys  favoris,  sur  ses 
installations,  note  les  acclamations  de  ses  fidèles 
sujets  et  n’oublie  pas  de  se  montrer  émue  de- 
vant les  spectacles  de  la  nature. 

Quand  elle  passe  devant  un  château  qui  fut 
habité  par  Marie  Stuart,  elle  paraît  surtout  con- 
stater que  l’heure  ordinaire  du  déjeuner  a été 
retardée  par  le  dérangement  de  cette  excursion. 
Elle  ne  s’anime  un  peu  qu’en  parlant  de  son  cher 
Brown,  son  serviteur  de  prédilection,  à l’occasion 
duquel  elle  cite  des  vers  de  Byron;  et  elle 
conte  longuement  comment  elle  lui  a donné  des 
boutons  de  manchettes  en  onyx... 

La  reine  d’Angleterre,  qu’on  pourrait  croire, 
d’après  ce  que  nous  venons  de  dire,  d’une  fécon- 
dité intarissable,  est,  au  contraire,  d’imagination 
plutôt  indigente  : elle  a toujours  ajourné  la  pu- 
blication d’une  nouvelle  qu’elle  avait  commencée 
avant  la  naissance  du  prince  de  Galles  et  quelle 
revoit  et  corrige  constamment.  Si  cette  œuvre-là 
n’est  pas  parfaite,  ce  ne  sera  point  faute  de  l’avoir 
lentement  élaborée! 

A Limitation  de  sa  mère,  la  duchesse  de  Teck  a 
écrit  son  Journal , qui  contient  un  récit  lidèle  des 
événements  auxquels  elle  a été  mêlée. 

La  princesse  Béatrice  de  Battemberg,  qui  ne 
s’est  jamais  consolée  de  la  perte  de  son  époux, 
lequel  succomba  à un  accès  de  fièvre  pernicieuse 
à son  retour  de  l’expédition  contre  les  Achantis, 
a publié,  chez  un  éditeur  de  Darmstadt,  un  petit 
livre  évocateur  de  ses  tristesses  sous  ce  titre  : 
Consolation  dans  la  souffrance,  « fruit  des  lectures 
d’une  veuve,  traduit  de  l’anglais  par  B.  de  B...  >', 
les  initiales  de  la  princesse. 

(1)  La  veuve  royale  a déjà  fait  publier  elle-même  , pen- 
dant la  première  année  de  son  veuvage,  un  recueil  des 
meilleurs  discours  de  son  époux,  que  l'éditeur  Sir  Arthur 
llelps  a fait  précéder  d’une  courte  introduction.  Quelques 
années  plus  tard  parut  le  livre  bien  connu  du  général 
Grey  : les  Premières  Années  du  Prince  consort,  qui  fut 
écrit  sous  la  direction  de  la  reine  et  en  collaboration  avec 
elle.  Comme  ce  livre  ne  traite  de  la  vie  du  prince  que 
jusqu’en  1840,  une  suite  de  l'ouvrage  était  à désirer,  et  on 
pouvait  l’attendre  avec  une  entière  certitude,  étant  donné 
le  complet  abandon  de  la  reine  au  souvenir  de  son  époux. 
Mais  le  général  Grey  était  mort  avant  d'avoir  terminé  son 
œuvre. 


Quel  livre  sublime,  plein  de  larmes  et  de  sang, 
aurait  pu  écrire,  si  elle  n’eût  été  frappée  par  le 
poignard  d’un  assassin,  cette  mystérieuse  impé- 
ratrice Élisabeth  d’Autriche,  dont  l’existence 
toucha,  comme  on  l'a  dit,  aux  dernières  limites 
du  bonheur  et  de  l’infortune! 

On  sait  quel  culte  elle  professa  pour  Henri 
Heine  ; l’œuvre  étrange  de  ce  satirique  infirme  lui 
causait  d’ineffables  joies.  Ce  qu’on  n’a  appris  que 
plus  tard,  c’est  qu’elle  avait  conçu  ce  goût 
pour  le  poète  de  Riesebilder  à l’instigation  de  sa 
fille  cadette,  l’archiduchesse  Marie-Valérie,  qui,  à 
quatorze  ans,  rimait  déjà  des  vers  et  au  lieu  de 
se  livrer  aux  plaisirs  de  son  âge,  s’enfermait  des 
journées  entières  pour  lire  les  poèmes  qu’on  lui 
laissait  entre  les  mains. 

Après  Heine,  celui  pour  qui  L « Impératrice 
errante  » professait  le  plus  d’admiration  était 
Shakespeare  (1),  dont  elle  traduisait  en  hongrois, 
dans  les  lettres  qu’elle  adressait  à l’empereur 
ou  à ses  filles,  des  scènes  entières.  Sur  la  fin, 
elle  consentit  à entendre  la  lecture  des  œuvres 
de  quelques-uns  de  nos  écrivains  : les  Goncourt, 
Daudet,  Baudelaire,  Leconte  de  Lisle...  voire 
même  Gyp.  Mais  elle  ne  manifesta  jamais  à leur 
endroit  un  grand  enthousiasme  : elle  les  trou- 
vait « trop  soucieux  de  dire  avec  élégance  des 
choses  réfléchies,  au  lieu  d’exprimer  simplement 
des  sensations  sincères  ». 

Par  contre,  les  chefs-d’œuvre  de  la  littérature 
grecque  et  romaine  lui  étaient  très  familiers. 
L’impératrice  s’était  même  mise  à apprendre  la 
langue  grecque,  mais  sur  les  instances  de  son 
principal  médecin,  le  Dr  Schott,  qui  redoutait  les 
conséquences  d’une  trop  grande  tension  d’es- 
prit, elle  consentit  à renoncer  à ses  études  de 
grec.  Toutefois,  elle  continua  à s’occuper  d’ar- 
chéologie, notamment  d’archéologie  égyptienne. 
A plusieurs  reprises,  elle  s’était  rendue  à Turin 
pour  y étudier  au  Musée  égyptien  l’histoire  des 
Pharaons. 

L’inclination  naturelle  de  son  esprit  la  portait 
plutôt  vers  les  écrivains  qui  fournissaient  des 
thèmes  à sa  rêverie  et  peuplaient  sa  solitude  de 
visions  évocatrices.  A cet  égard,  Heine  ou  Shakes- 
peare lui  plaisaient  infiniment  mieux  que  les  mo- 
de rnesqui  pari  aient  plus  à son  esprit  qu’à  son  cœur. 

L’impératrice  Elisabeth  eut  peut-être  la  tenta- 
tion de  traduire  ses  poètes  favoris,  mais  le  travail, 
s’il  fut  commencé,  ne  devait  pas  être  achevé.  Son 
idéal  littéraire  était  trop  haut  placé  pour  qu  elle 
essayât  même  de  s’en  rapprocher.  Elle  voulait 
bien  admirer,  mais  admirer  en  silence  et  sans 
répandre  autour  d’elle  son  admiration! 

Si  nous  la  louons  de  cette  réserve,  nous  nous 
garderons  de  nous  montrer  trop  sévère  pour  ceux 
qui,  jouissant  comme  elle  du  pouvoir  suprême, 

(1)  A propos  de  Shakespeare,  il  n’est  peut-être  pas 
inutile  de  rappeler  que  le  père  du  roi  de  Portugal,  dom 
Luis,  a traduit  les  œuvres  de  1 immortel  dramaturge  an- 
glais et  cette  traduction  n’est  pas,  dit-on,  sans  valeur. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


751 


n’ont  pas  dédaigné  de  poser  parfois  le  sceptre 
pour  prendre  la  plume. 

Pourvu  qu’ils  aient  conscience  de  leur  infério- 
rité et  qu’ils  ne  se  persuadent  pas  que  l’on  naît 
écrivain  aussi  aisément  qu’on  naît  prince,  les 
empereurs  et  les  rois  peuvent  entrer  en  lice  dans 
l'arène  des  lettres.  La  couronne  qui  leur  sera 
décernée  ne  sera  qu’une  couronne  de  laurier  vul- 
gaire, mais  elle  aura  plus  de  prix  à nos  yeux  que 
celle,  enchâssée  de  diamants  et  de  perles,  qu’ils 
n’auront  eu  que  la  peine  de  ramasser  dans  leur 
berceau. 

D*  CABANES. 

LA  MORT  DES  FLEURS 


Oubliant  ses  oiseaux  en  cage  et  sa  poupée, 

A l’or  de  ses  cheveux  mêlant  des  boutons  d’or, 

Tout  le  jour  au  soleil  la  petite  échappée 

Cueillit  des  fleurs,  toujours  des  fleurs,  encor,  encor  ! 

Dans  le  parc  merveilleux  qui  lui  semble  un  royaume, 
Elle  court  en  chantant  : « Je  suis  reine  de  Mai  ! » 

Puis,  furtive,  gagnant  sa  chambre  qu’elle  embaume, 
Elle  jette  les  fleurs  sur  son  lit  parfumé. 


La  lune  l’éclairait,  perçant  les  hautes  branches; 

Et  l’enfant,  au  moment  de  s'endormir,  crut  voir 
Toutes  les  fleurs,  bluets  et  lis,  roses,  pervenches, 

Par  terre  et  sur  son  lit  doucement  s’émouvoir. 

Or  toutes  lui  parlaient  : « Pourquoi,  lui  disaient-elles, 
Avoir  tant  moissonné  de  fleurs  en  un  seul  jourè 
11  ne  fallait  cueillir  qu’un  bouquet  des  plus  belles; 

Mais  à présent,  tu  vas  te  flétrir  à ton  tour!  » 

— d Hélas!  l’enfant  de  l’homme  est  cruel  quand  il  joue, 
Dit  la  rose;  maudit  soit-il  à peine  né! 

Ma  mort  fera  pâlir  mes  couleurs  sur  ta  joue  ! 

Dieu  te  reprend  mon  sang  que  je  t’avais  donné.  » 

L’enfant  avait  la  fièvre  et,  dans  un  lent  vertige, 

Elle  entendit  un  lis,  qui.  perdait  sa  fraîcheur, 

Lui  dire,  se  dressant  à demi  sur  sa  tige  : 

« A ton  front  transparent  je  reprends  ma  blancheur.  » 

Et  le  coquelicot  : « Moi,  la  pourpre  à ta  lèvre;  » 

Le  bouton  d’or  : <<  Et  moi,  l’éclat  de  mon  or  pur, 

A tes  cheveux.  » — « Et  moi,  dans  tes  yeux  pleins  de  fièvre, 
Dit  le  bluet  mourant,  je  reprends  mon  azur.  » 

Des  soupirs  s’exhalaient  des  corolles  fanées; 

« Nous  remportons  vers  Dieu,  disaient  toutes  les  fleurs, 
Les  grâces  du  printemps  que  nous  t’avions  données, 
Ton  âme  et  nos  parfums,  ton  corps  et  nos  couleurs.  » 

...  Corolles,  fermez-vous  : les  paupières  sont  closes! 

Et  vous  avez  fini,  dans  ce  monde  mortel, 

Vous,  ô lis,  d’être  blancs,  — vous,  roses,  d’être  roses, 

Et  votre  âme  odorante  est  remontée  au  ciel. 

Jean  AICARD. 


CIMETIÈRE  DE  CHIENS 


Attiré  par  une  cu- 
riosité non  exempte 
d’une  pointe  de  rail- 
lerie, le  visiteur  le 
plus  indifférent  au 
sort  des  animaux,  qui 
pénétre  dans  le  ci- 
metière des  chiens, 
récemment  inaugu- 
ré, en  sort  avec  des 
sentiments  tout-  au- 
tres à l’endroit  de  nos 
« frères  inférieurs  », 
tout  au  moins  de  ceux 
d’entre  eux  que  re- 
commandent leur  in- 
telligence et  leur  af- 
fection. C’est  que  la 
plupart  des  épitaphes 
lues  au  passage  dé- 
notent une  sincérité, 
un  attachement  de- 
vant lesquels  tombe 
l’ironie,  et  qui  trou- 
blent le  sceptique  le 
plus  endurci. 

On  sait  que  cette 
nécropole  originale, 
due  tout  à la  fois  à 
des  préoccupations  d’hygiène  et  à un  sentiment 
d’humanité,  s’élève  dans  l’ile  des  Chiens  (ancienne 
île  des  Ravageurs),  sur  le  territoire  d’Asnières. 


Les  promoteurs  en 
sont  Mme  Marguerite 
Durand,  directrice  de 
la  Fronde,  et  M.  Geor- 
ges Harmois,  direc- 
teur de  l’Avocat. 
M.  Eugène  - Pierre 
Petit,  architecte  ex- 
pert près  les  tribu- 
naux, en  est  l’auteur. 
Très  artistique,  avec 
ses  portiques,  ses  at- 
tributs et  ses  grilles 
en  fer  forgé,  la  faça- 
de du  cimetière  sur- 
prend tout  d’abord  le 
visiteur  non  prévenu 
et  le  fait  songer  qu’il 
se  trouve  là  en  pré- 
sence d’une  œuvre 
sérieuse. 

Ne  passons  point 
devant  les  bureaux 
administratifs  sans 
jeter  un  regard  sur  le 
corbillard  — tricycle 
chargé  de  transpor- 
ter les  animaux  à la 
nécropole.  Celle-ci 
comporte  un  quartier  pour  les  chiens,  — c’est  le 
plus  intéressant . — un  pour  les  chats,  un  pour  les 
oiseaux  et  un  pourles  animaux  divers.  N’oublions 


Une  tombe. 


752 


LE  .MAGASIN  P I T T 0 MES  Q U E 


pas  la  fosse  commune,  où  les  pauvres  ont  le  droit 
de  faire  enterrer  gratuitement  celui  qui  fut  sou- 
vent leur  seul  ami.  Cependant,  les  fondateurs 
ont  soigneusement  évité  tout  ce  qui  eût  pu  paraî- 
tre une  inconvenante  parodie  d'un  cimetière  hu- 
main: ils  ont,  à dessein,  donné  une  place  impor- 
tante à la  partie  décorative,  el  les  œuvres  d’art  sont 
nombreuses.  Notons,  au  hasard,  de  jolis  chiens 
sur  socle,  ornant  les  allées:  le  Loup  et  V Agneau, 
et  divers  sujets  sortant  des  forges  et  fonderies  du 
Val  - d’Osne. 

Derrière  la 
fontaine  cen- 
trale, deux 
nymphes  for- 
ment l’entrée 
du  cimetière 
proprement 
dit,  dont  nos 
gravures  re- 
produisent 
différentes 
vues,  com- 
muniquées au 
Magasin  Pit- 
toresque par 
M.  Henri  Ede- 
line,  l’auteur 
de  ces  petits 
chefs  - d’œu  - 
vre  devant 
lesquels  on 
s'arrête  com- 
plaisamment. 

Nous  des- 
cendons quel- 
ques marches 
et parcourons 
ces  allées, 
bordées  de 
tombes  et  de 
monuments 
miniatures, 
dont  quel, 
ques-unssont 
de  véritables 
bijoux,  et  qui,  tous,  traduisent  les  regrets,  la 
tendresse,  la  reconnaissance  de  ceux  qui  possé- 
dèrent ces  chers  petits  animaux.  A droite,  l’in- 
dispensable caveau  provisoire. 

Voici  la  tombe  du  brave  Bijou,  qui  sauva  sa 
maîtresse,  attaquée  par  un  malfaiteur;  n’était-il 
pas  juste  qu’elle  lui  payât  ce  tribut?  Plus  loin, 
c’est  Pompon , l’ami  des  soldats  du  camp  de 
Châlons,  dont  le  souvenir  est  perpétué  par  le 
produit  d’une  collecte  d’artilleurs.  Encore  un 
brave,  Loulou,  qui,  âgé  de  neuf  mois  et  bien 
qu’ayant  une  patte  cassée,  sauva  un  enfant  qui 
se  noyait  dans  la  Garonne,  etc.,  etc. 

Quelques  inscriptions  font  sourire  par  leur 
naïveté,  mais  celles  qui  attestent  un  acte  de  sau- 


vetagene  sauraient  laisser  indifférent.  On  se  sent, 
par  sympathie,  attiré  vers  ces  bonnes  bêtes, 
souvent  meilleures  que  les  gens,  dont  le  nom 
évoque  le  souvenir  d’un  fait  héroïque,  et  l’ima- 
gination se  plaît  à retracer  les  différentes  phases 
de  l'événement  ainsi  remémoré.  Comment  se 
défendre  d'une  douce  émotion  devant  ces  simples 
mots,  I racés  sur  une  tombe  : « Il  m’a  sauvé  la 
vie.  Je  lui  devais  ce  souvenir.,»  Pourquoi  faut-il 
que  nous  lisions  plus  loin  : « A la  mémoire  de 

■ ma  chère  Em- 
ma »,  ce  qui 
choque,  étant 
donné  le  nom- 
bre considé- 
rable de  fem- 
mes qui  por- 
tent ce  nom  ; 
ou  bien  : 
« Nous  l'ai- 
mions trop. 
Elle  ne  pou- 
vait vivre  ! » 
Cependant, 
circonstance 
atténuan  te, 
Emma  a,  elle 
aussi , sauvé 
la  vie  de  sa 
maîtresse,  la 
princesse  de 
Cerchiara-Pi- 
gnatelli , qui 
lui  a fait  éle- 
ver un  véri- 
table mauso- 
lée. 

Mais  les 
épi!  aphes 
réellement 
touchantes 
effacent  ces 
petites  fai- 
blesses , et 
nous  ne  pou- 
vons oublier 
que  nos  nécropoles  humaines  offrent  elles- 
mêmes  des  bizarreries,  pour  ne  pas  dire  plus. 
Les  citations  empruntées  à des  auteurs  connus 
donnent  la  note  grave  et  philosophique  ou  mo- 
rale : « Le  chien,  c’est  la  vertu  qui,  ne  pouvant 
se  faire  homme,  s’est  fait  bête  » (Victor  Hugo). 

Les  niches  en  pierre  ou  en  bois  dominent 
dans  le  quartier  des  chiens;  beaucoup  portent 
chaîne  et  collier.  De  petites  cages  ornent  les 
petites  tombes  des  oiseaux.  Le  monument  déco- 
ratif du  Paon  fait  suite  à ce  quartier. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  au  cimetière 
des  chats. 

Et  pourtant  ! 

Car  si  M.  Minet  fait  songer  aux  traîtrises  de  sa 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


753 


race,  proche  parente  de  la  race  humaine,  il  est 
beau,  il  est  fier,  il  est  indépendant.  Pour  la  sou- 
plesse de  son 
corps,  pour  la 
grâce  de  ses 
mouvements , 
il  mérita  d’ê- 
tre chanté  par 
des  poètes  — 
et  non  des 
moindres.  On 
se  rappelle, 
notamment, 
l’admirable 
sonnet  que  lui 
consacra  Bau- 
delaire. Et  le 
nombre  es t 
grand  encore 
(même  en  de- 
hors des  ri- 
meurs,  parmi 
les  gens  pla- 
cides) de  ceux 
qui  l'aiment 
— qu'il  s’a- 
gisse du  noble 
angora  aux 
longs  poils 
soyeux  ou  de 
l’humble,  du 
modeste  chat 
de  gouttière, 
dont  la  robe 


est  terne,  mais  dont  la  laideur  est 
Par  exemple,  il  convient  de  pa 


Arrivée  d’un  convoi. 


si  sympathique  1 
sser  sous  silence 
la  gratitude  de 
Minet  et  sa 
fidélité.  Trop 
rarement  il 
nous  en  donna 
quelque  preu- 
ve. Nous  gar- 
dons plutôt ,. 
lous  tant  que 
nous  sommes, 
le  cuisant  sou- 
venir de  ses 
cou  p s d e 
griffe. 

Et  c’est  pour 
cela,  parce 
qu’il  est  égoïs- 
te, parce  qu’il 
n’a  point  le 
d évouement 
du  bon  tou- 
tou , qu’à  sa 
mort  nous  le 
pleurons]  j 
moins. 

Par  bon- 
heur, la  phi- 
losophie du 
chat  n’en  a 
cure. 

Y.  M AUBRY. 


LÉGENDES  D’OCÉANIE 


C’est  par  ces  légendes  redites  le  plus  souvent 
aux  soirs  de  veillées  dans  les  tribus,  légendes  où 
semble  s’être  concentrée  l’âme  naïve,  parfois 
féroce  et  parfois  tendre,  des  primitifs,  qu’on 
peut  reconstituer  dans  ses  grandes  lignes  l’his- 
toire de  ces  arriérés  de  la  famille  humaine  qui, 
demain,  ne  seront  plus.  Le  Polynésien,  frappé  à 
mort  par  notre  civilisation  industrielle  et  com- 
merciale, ne  disparaîtra  pas  sans  laisser  de  ves- 
tiges : les  moraïs  ou  autels,  les  énormes  figures 
sculptées  de  l’ile  de  Pâques,  les  paahs  ou  villages 
fortifiés  des  Maoris  attesteront  assez  longtemps 
encore  à nos  descendants  l’existence  d’une  race 
qui,  selon  l’expression  de  Cook,  atteignit  le 
maximum  de  civilisation  concevable  sans  la  con- 
naissance des  métaux.  En  même  temps,  nombre 
de  leurs  légendes  survivront,  d’aucunes  indiquant 
une  conception  poétique  de  l’univers.  Telle’,  par 
exemple,  l’apparition  à la  surface  des  (lofs  d’ika- 


na-Maoui,  l’ile  nord  de  la  Nouvelle-Zélande.  Celle 
île  n’était  autre  chose  qu’un  énorme  poisson  (en 
polynésien  ika),  que  le  dieu  Maoui  amena  des 
profondeurs  du  Pacifique  au  bout  de  son  hameçon 
de  nacre.  Ika-na-Maoui  a,  en  effet,  la  forme 
d’un  grand  poisson.  D'autres  îles  ne  sont  que  des 
pierres,  que  le  geste  héroïque  d’un  dieu  polyné- 
sien précipita  du  ciel  dans  la  mer. 

Faut-il  rappeler  aussi  la  légende  connue  de 
Rono,  guerrier  d’Hawaï,  qui,  ayant  tué  sa  femme 
en  un  élan  de  jalousie  injustifiée,  devint  fou  de 
douleur  et,  après  avoir  parcouru  tout  l’archipel, 
se  disputant  .et  se  bal  tant,  disparut  un  jour  vers 
des  pays  ignorés,  non  sans  prophétiser  qu’il 
reviendrait  dans  une  grande  pirogue  portant  des 
arbres  et  des  animaux  inconnus;  prédiction  qui 
parut  se  vérifier  à l'apparition  du  navire  de  Cook? 

Tout  cela  assurera  contre  l’oubli,  au  moins, 
pour  quelques  siècles,  le  souvenir  des  Polyné- 


754 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


siens;  leur  langue  même  demeurera,  comme  le 
sanscrit  et  le  pâli,  un  sujet  d’études  pour  les 
philologues,  car  assez  nombreux  sont  les  traités 
et  dictionnaires  de  cette  langue  publiés  par  les 
missionnaires  anglais. 

Race  souple,  vaccinée  contre  le  péril  européen 
par  ses  contacts  de  vieille  date  avec  des  peuples 
intermédiaires  entre  notre  civilisation  et  la  leur, 
tels  que  les  Chinois  et  les  anciens  Japonais  — car 
les  Japonais  d'aujourd’hui  sont  nos  égaux  — les 
Malais  semblent  moins  destinés  à disparaître 
qu’à  fusionner,  en  se  modifiant  à la  longue,  avec 
les  nouveaux  éléments.  Pendant  longtemps  en- 
core, on  pourra  les  étudier,  vivant  selon  leur 
génie  propre  et  cultivant  leurs  anciennes  tradi- 
tions. 

Mais  l’autre  race,  la  race  noire,  paria  et  mau- 
dite, vouée  fatalement  à l’extinction  après  avoir 
peuplé  l’Australie,  la  Tasmanie,  la  Nouvelle- 
Guinée,  la  Nouvelle-Irlande,  la  Nouvelle-Bre- 
tagne, les  Salomon,  presque  entièrement  les 
Nouvelles-Hébrides  et  la  Nouvelle-Calédonie,  et, 
en  bonne  partie,  les  Fidji,  elle  disparaît  chaque 
jour  un  peu  plus,  silencieuse  et  ignorée.  Depuis 
quatorze  ans  déjà,  la  Tasmanie  ne  compte  plus 
un  seul  aborigène.  Des  Canaques  australiens  il 
ne  subsiste  que  quelques  misérables  spécimens, 
mendiant  à la  porte  des  tavernes  de  Sydney  et 
Melbourne  ou  pourchassés  dans  les  déserts 
arides  de  l’intérieur.  Refoulés  à la  fois  par  les 
Anglais,  les  Allemands,  les  Hollandais  et  les 
Malais,  les  Papous  de  la  Nouvelle-Guinée  dimi- 
nuent en  nombre  à vue  d’œil.  Aux  Salomon  et 
, aux  Nouvelles-Hébrides,  la  traite,  voilée  sous  les 
euphémismes  de  recrutement  et  d’émigration, 
avait,  avant  même  la  main  mise  officiellement 
par  les  Européens,  frappé  la  population  indigène 
d’un  coup  mortel.  Insulaires  des  Salomon  et  Néo- 
Hébridais  disparaîtront  sans  qu’on  ait  su  grand 
chose  de  leur  histoire. 

La  colonisation  européenne  n’a  pas  été  moins 
funeste  aux  autochtones  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie. Lorsque,  en  1774,  les  deux  navires  de 
Cook,  Adventurc  et  Résolution,  découvrirent  cette 
île,  on  put  estimer  très  approximativement  à 
70  000  le  nombre  de  ses  habitants;  au  moment 
de  la  prise  de  possession  par  la  France,  c’est-à- 
dire  soixante-dix-neuf  ans  plus  tard,  ce  chiffre 
apparaissait  quelque  peu  réduit'  à la  suite  de 
grandes  guerres,  telles  que  celle  qui  détermina 
la  fuite  des  Nouméas  sur  la  côte  orientale.  Aujour- 
d’hui, il  ne  subsiste  certainement  pas  plus  de 
quinze  mille  aborigènes,  les  quelque  dix  mille 
Canaques  qui  peuplent  File  des  Pins,  les  Loyalty 
et  les  Bélep,  dépendances  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie, n’étant  pas  compris  dans  cette  statistique. 

Quelques  légendes  retracent  l’arrivée  des  pre- 
miers Européens,  la  stupeur  des  insulaires  en 
voyant  ces  hommes  blancs,  qu’ils  prirent  d’abord 
pour  des  esprits,  couverts  de  vêtements  qui  sem- 
blaient ne  faire  qu’un  avec  leur  corps.  Les  navires, 


que  les  indigènes  ne  pouvaient  comparer  qu’à 
d’immenses  pirogues  portant  des  arbres,  les 
quartiers  de  bœufs  abattus,  qu’ils  prenaient  pour 
ceux  d’hommes  gigantesques,  la  pipe,  le  briquet, 
les  armes  à feu,  tout  les  remplissait  d’une  ter- 
reur superstitieuse,  que  nous  avons  entendu 
bien  des  fois  rappeler  par  leurs  descendants. 

Nombre  de  traditions  néo-calédoniennes  ont 
une  haute  importance  ethnologique.  Telle  est 
celle  qui  rappelle  la  grande  migration  des  Poly- 
nésiens d’Ouvéa  (archipel  Wallis)  à la  plus  sep- 
tentrionale des  Loyalty,  à laquelle  ils  donnèrent 
le  nom  de  leur  pays  d’origine  et  d’où  ils  se  répan- 
dirent sur  les  îles  voisines  et  la  grande  terre. 
Cette  migration,  qui  eut  lieu  dans  la  seconde 
moitié  du  xvme  siècle,  mit  aux  prises  avec  l’élé- 
ment mélanésien,  maître  du  sol,  l’élément  poly- 
nésien venu  de  l’Est  et  qui,  bien  moins  nombreux 
mais  bien  mieux  doué,  devait  peu  à peu  obtenir 
la  prépondérance. 

Dans  une  très  remarquable  étude,  M.  Jules 
Durand,  ancien  conseiller  général  de  la  Nouvelle- 
Calédonie  et  l’un  des  rares  hommes  qui  puissent 
avec  compétence  parler  de  ses  habitants  indi- 
gènes, rapporte  une  légende  précieuse  pour  les 
recherches  ethnologiques.  Cette  légende,  relative 
à l’immigration,  ou  plutôt  à une  des  immigra- 
tions des  Wallis,  mentionne  l’existence  anté- 
rieure, sur  le  sol  néo-calédonien,  d*tme  race  pri- 
mitive « ne  sachant  pas  construire  de  cases  et 
vivant  dans  des  trous  », 

Sans  doule  de  proches  parents  du  pitécan- 
ihrope,  cet  être  qui,  il  y a quelque  deux  cent 
mille  ans,  relia  le  monde  simiesque  au  monde 
humain! 

« Aux  îles  Loyalty,  dit  M.  Durand,  les  indi- 
gènes se  sont  transmis  le  souvenir  de  cet  être 
mystérieux  petit  et  noir,  qu’ils  appellent  sinin- 
gané.  » Ajoutons  que  nous  avons  recueilli,  en 
1878,  près  d’Oubatche  dans  une  grotte  ignorée, 
jadis  lieu  de  sépulture,  un  crâne  canaque  qui, 
sans  être  de  date  bien  ancienne,  présentait  les 
caractères  d’animalité  les  plus  prononcés  : pro- 
gnathisme, proéminence  desarcades  sourcilières, 
dépression  de  la  partie  frontale.  Malheureuse- 
ment cet  échantillon  des  plus  remarquables  fut 
anéanti  dans  un  incendie,  au  cours  de  la  terrible 
insurrection  indigène  qui  eut  lieu  la  même 
année. 

Une  des  légendes  néo-calédoniennes  les  plus 
curieuses  à tous  points  de  vue  est  celle  de  Pahou- 
mdn.  Celui-ci  était  un  grand  chef  dont  la  tribu 
s’ëtendail  le  long  de  la  Tiouaka. 

Un  jour,  suivi  de  ses  guerriers,  il  monta  dans 
les  branches  d’un  banian  pour  y manger,  assis 
à califourchon,  des  cannes  à sucre  arrachées 
chemin  faisant. 

A ce  moment  passait  sous  le  banian,  sans  voir 
ceux  qui  y étaient  installés,  Apitéhéguène,  chef 
du  voisinage,  d’importance  médiocre.  Pahouman, 
avec  un  parfait  dédain,  laissa  tomber  sur  le  tur- 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


755 


ban  d’écorce  du  promeneur  une  mâchure  de 
canne  à sucre. 

Ne  s’apercevant  de  rien,  Apitéhéguène  continua 
sa  marche  et,  seulement  rentré  dans  sa  case, 
tira  son  turban.  Il  demeura  alors  stupéfait  et  in- 
digné, se  demandant  en  vain  quel  téméraire  pou- 
vait être  l'auteur  de  cette  insulte.  La  nuit  vint,  il 
s’endormit  d’un  sommeil  agité  : un  rêve  lui  mon- 
tra alors  les  guerriers  de  Pahouman,  et  celui-ci 
avec  eux,  grimpés  dans  un  banian  et  menaçant 
de  le  frapper  à coups  de  canne  à sucre. 

Ainsi  éclairé,  Apitéhéguène  partit  clandestine- 
ment dans  une  petite  pirogue  pour  Ouvéa,  qui, 
grâce  à l’arrivée  d'une  race  supérieure,  passait 
pour  le  pays  des  sortilèges. 

Le  grand  chef  Ouanéguéi,  mis  au  fait,  donna  à 
son  visiteur  d’abord  un  talisman  médiocre  — 
deux  feuilles  de  bois  sculpté  — proportionné  à 
l'importance  de  la  pirogue  et  du  cérémonial  avec 
lesquels  le  suppliant  était  venu  le  trouver.  Api- 
léhéguène  repartit,  lit  la  guerre,  fut  une  fois 
vainqueur  et  une  fois  vaincu. 

Un  nouveau  fétiche  assura  son  triomphe  défi- 
nitif : ce  fétiche  n’était  rien  moins  qu’un  tout- 
puissant  caillou  de  guerre  qui,  lancé  à la  mer 
par  Ouanéguéi,  traversa  l’Océan,  remonta  le 
cours  de  la  Tiouaka,  entra  dans  le  corps  d’un  pois- 
son lequel  vint  le  déposer  dans  la  main  d’un 
messager  d’Apitéhéguène  qui  longeait  le  fleuve 
pour  aller  chercher  du  renfort  . 

Apitéhéguène  triomphant  contraignit  son  en- 
nemi à s’enfuir  sur  la  côte  Ouest  où  il  fonda  des 
tribus  et  où  lui-même  plus  tard,  chassé  avec  son 
lils  aîné,  par  son  plus  jeune  lils,  dut  aller  s’éta- 
blir. Chez  les  Canaques  comme  chez  les  Euro- 
péens, la  politique  a ses  vicissitudes  ! 

TALAMO. 

LE  SIREX  GÉANT 

Un  ennemi  des  vieilles  charpentes. 

Depuis  trois  ans  environ,  d’importants  travaux  de 
réparation  sont  exécutés  dans  les  combles  de  la  ca- 
thédrale de  Winchester.  Les  antiques  voûtes  mena- 
çaient ruine,  et  les  massives  charpentes,  curieux 
spécimen  de  l’art  des  constructeurs  de  l’époque  nor- 
mande, manifestaient  des  signes  inquiétants  de  vé- 
tusté. Les  dernières  restaurations  qui  y avaient  été 
laites  dataient  du  xv°  siècle. 

L’examen  dés  maîtresses  poutres  fit  reconnaître 
.[ue  trois  d’entre  elles  devaient  être  remplacées  d’ur- 
gence. Elles  mesuraient  15  mètres  de  longueur, 
50  centimètres  de  largeur  et  50  centimètres  d’épais- 
seur. Vu  la  difliculté  de  se  procurer  actuellement  en 
Angleterre  des  bois  de  chêne  de  cette  dimension,  il  a 
fallu  faire  venir  les  nouvelles  poutres  de  Stettin. 

Or,  parmi  les  vieilles  charpentes  enlevées,  plusieurs 
étaient  profondément  perforées  par  de  larges  vermou- 
lures. Leur  section  présentait  l’aspect  alvéolaire  d’un 
gâteau  de  cire  d’abeilles.  Les  artisans  de  ces  ravages 
étaient  de  petites  larves  blanchâtres,  à six  pattes 


écailleuses,  avec  l'extrémité  postérieure  du  corps 
terminé  en  pointe,  présentant  un  aspect  intermédiaire 
entre  celui  d’un  ver  blanc  et  celui  d’une  chenille. 
Parmi  elles  fut  recueillie  une  chrysalide  qui,  main- 
tenue en  observation,  donna  un  jour  naissance  à un 
curieux  insecte  ailé,  le  Sirex  géant  ( Sirex  gigas),  qui, 
dit  le  Tour  du  Monde,  vaut  la  peine  d’être  décrit. 

C’est,  un  hyménoptère  de  la  famille  des  Porte-Scies, 
pourvu,  par  conséquent,  de  quatre  ailes  nues  et  mem- 
braneuses, dont  les  deux  supérieures  sont  beaucoup 
plus  longues  que  les  deux  autres.  Sa  tête,  presque 
globuleuse,  est  surmontée  d’antennes  vibratiles,  séta- 
cées,  de  13  à 25  articles,  insérées  près  du  front.  Les 
mandibules  sont  courtes,  épaisses,  dentelées  sur  leur 
côté  interne.  Le  corps  du  Sirex  géant  est  à peu  près 
cylindrique.  L’abdomen,  au  lieu  d'être  relié  au  cor- 
selet par  un  pédoncule,  comme  chez  tant  d'autres 
hyménoptères,  s’y  rattache  intimement  à sa  hase  dans 
toute  son  étendue,  et  paraît  en  être  la  continuation, 
ce  qui  donne  à cet  insecte  un  aspect  assez  lourd. 


Le  mâle  a l'abdomen  d’un  jaune  fauve,  avec  l'extré- 
mité noire. 

La  femelle  est  noire,  avec  une  tache  derrière  chaque 
œil;  le  second  anneau  de  l’abdomen  et  les  trois  der- 
niers sont  jaunes;  les  jambes  et  les  tarses  sont  jau- 
nâtres. L’extrémité  du  dernier  segment  de  l’abdomen 
est  terminée,  chez  le  Sirex  femelle,  par  une  tarière 
très  saillante,  en  forme  de  scie  dentelée  à sa  partie 
inférieure  et  striée  sur  les  côtés,  logée  dans  une  cou- 
lisse formée  par  deux  valves. 

Avec  cette  tarière,  le  Sirex  femelle  perce  le  bois 
pour  y introduire  ses  œufs,  car  elle  sert  en  même 
temps  d’oviducte,  et  les  pièces  qui  la  composent 
s’écartent  pour  laisser  glisser  ces  œufs  jusqu’à  l’en- 
droit où  ils  doivent  être  déposés.  De  ces  œufs  naissent 
les  larves,  qui  vivent  aux  dépens  du  bois,  s’y  filent 
une  coque  et  s’y  métamorphosent  en  Sirex  adultes 
qui  prennent  alors  leur  vol. 

Cet  insecte  est  d’une  taille  assez  grande,  puisqu’il 
atteint  4 centimètres  et  demi  de  longueur.  Il  vole  en 
produisant  un  bourdonnement  semblable  à celui  du 
frelon,  dont  il  présente  l’aspect  général  jaunâtre.  11 
habite  plus  particulièrement  les  forêts  de  pins  et  de 
sapins  des  contrées  froides  et  montagneuses  et,  dans 
les  années  favorables,  s’y  multiplie  en  telle  abon- 
dance, que  scs  vols  innombrables  désolent  le  peuple 
des  campagnes. 

Les  ravages  que  causent  ses  larves  dans  les  forêts 
et  dans  les  charpentes  en  font  un  ennemi  public, 
qu’il  faut  combattre  avec  acharnement  partout  où  on 
le  rencontre. 


756 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Comment  les  Bouchard 

devinrent  les  JVlontmoreney 


On  n’ignore  pas  que  le  nom  patronymique  de 
la  famille  de  Montmorency  est  Bouchard. 

Les  ancêtres  de  cette  famille,  l’une  des  plus 
anciennes  de  l'Europe,  et  cependant  la  plus  con- 
nue dans  ses  origines  parce  que  cette  maison,, 
établie  dans  l’Isle  de  France,  toujours  auprès  des 
rois,  se  trouve  mêlée  à tous  les  événements  sail- 
lants des  premiers  âges  de  la  monarchie,  s’appe- 
lèrent, en  effet,  Bouchard  ou  Gui  jusqu’au 
vme  siècle. 

Mais  on  connaît  peut-être  moins  les  circon- 
stances dans  lesquelles  elle  prit  le  nom  de  Mont- 
morency. 

Voici,  d'après  ce  que  racontent  les  historiens, 
■comment  leur  est  venu  ce  nom. 

L’un  des  ancêtres  de  la  famille  Gui  le  Blond, 
qui  contribua  puissamment  au  gain  de  la  bataille 
de  Tours,  lutta  corps  à corps  avec  un  chef  maure 
d’une  taille  gigantesque  et  le  terrassa. 

En  mémoire  de  cette  victoire,  il  bâtit  une  cha- 
pelle, non  loin  de  Paris,  près  d’un  lieu  nommé 
Alonmorenciacum . 

Autour  de  cette  chapelle  se  construisit  plus 
tard  un  village  que  l’on  appela,  par  corruption  de 
mot,  Montmorency,  et  qui  donna  son  nom  à la 
famille  du  fondateur. 

Voilà  comment  fut  créé  le  joli  village  des  en- 


virons de  Paris,  célèbre,  de  notre  temps,  par  les 
attraits  de  son  paysage,  par  sa  forêt,  par  ses 
ânes,  par  ses  cerises,  et  voilà  comment  les  Bou- 
chard devinrent  les  Montmorency. 

Georges  LABBÉ. 

MENOTTES  ROSES 

BERCEUSE 

Toi  qui  me  coûteras  tant  de  peine  et  de  pleurs, 

Dors,  mon  petit  enfant,  et  ferme  ta  paupière. 

Tous  les  anges  sont  en  prière 
Et  dans  ton  rêve  sèment  des  fleurs. 

Dors,  mon  enfant  chéri,  c’est  l’heure  où  tout  se  lait. 

La  lune  monte  au  ciel  et  la  campagne  est  noire. 

Je  te  vais  chanter  une  histoire, 

Comme  autrefois  ma  mère  en  chantait. 

Ton  père  va  rentrer  et  t’embrasser  tout  bas. 

Pour  toi,  mon  cher  amour,  chaque  jour  il  travaille. 
Comme  Dieu  jadis  sur  la  paille, 

Dors,  innocent,  dors  entre  mes  bras. 

Bientôt  tu  seras  grand,  tu  courras  au  soleil. 

Plus  tard  tu  poursuivras  I.e  bonheur  sans  relâche, 
Cependant  tu  n’as  d’autre  tâche 
Que  me  sourire  dès  ton  réveil. 

Dors,  mon  enfant  chéri,  doux  trésor  de  mon  toit, 

Serre  bien  en  dormant  tes  deux  menottes  roses  : 

C’est  mon  cœur  sur  toi  qui  repose 
Et  que  tu  tiens  dans  tes  petits  doigts! 

Marc  LEGRAND. 


NOCES  BRETONNES 


Longtemps  Gurval  Kerloët,  de  la  métairie  de 
Tréhouarn,  désespéra  de  marier  sa  fille  Annaïc. 

Elle  était  pourtant  belle  fille,  Naïk,  comme 
l’appelaient  familièrement  les  gars  du  bourg. 

La  raison?  Sa  pauvreté! 

En  vain  la  jeune  fille  connut-elle  plusieurs  fois 
les  rendez-vous  derrière  le  pignon,  ce  qui  signifie, 
en  bon  breton,  le  côté  de  la  ferme  sans  portes 
ni  fenêtres  où  les  galants  peuvent  s’entretenir 
librement. 

Les  galants  d’occasion  lâchaient  pied  au  mot 
d’épousailles.  Dans  les  pardons,  quelques  jeunes 
gens  cassèrent  le  gâteau  avec  elle,  ce  qui  est  un 
aveu  de  tendres  .sentiments.  Certains  s’enhardi- 
rent à lui  prendre  le  petit  doigt,  qui  est  celui  du 
cœur,  et,  ainsi,  ils  se  montraient  à tous. 

Eh  bien!  interrogeait  le  vieux  Kerloët? 

Je  ne  sais  pas,  répondait  Naïk! 

Mais  il  t’embrassait,  Jean  Guisic? 

— Oh!  si  peu,  mon  père...  et  les  baisers  ne 
valent  pas  les  propos  sérieux. 


Ce  jour-là,  le  propriétaire  de  Tréhouarn  visita 
son  fermier. 

— Pas  encore  mariée  cette  grande  fille?  de- 
manda-t-il. 

— Les  gars  n’aiment  pas  les  jeunesses  pauvres, 
riposta  le  fermier. 

— Annoncez  partout,  termina  le  maître  de  Tré- 
houarn, que  je  donne  en  bail  ma  métairie  de  Ber- 
ric  au  jeune  homme  courageux,  l’épouseur  de 
votre  fille  ! 

Le  propriétaire,  brave  homme,  constituait 
ainsi  une  vraie  dot  à la  fille  de  son  métayer. 


Ce  fut  une  procession.  11  en  arrivait  de  partout, 
de  la  plaine  et  de  la  montagne,  de  la  lande  et  du 
bois;  petits,  moyens  ou  grands;  rouges  de  poil 
ou  noirs  de  teint;  gras  ou  maigres.  Kerloët  n’en 
renvoya  aucun  et  les  essaya  tous  par  de  mauvaises 
plaisanteries. 

Annaïc  préféra  un  gentil  blond  qui  parlait 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


1-5  i 


comme  un  monsieur  et  revenait  de  l’école  d’agri- 
culture des  Trois-Croix,  auprès  de  Rennes.  Il  se 
nommait  Tugdual  et  possédait,  avec  son  diplôme, 
un  lopin  de  terre  bien  planté  de  jeunes  pom- 
miers. 

— A quand  la  noce?  demande  le  promis. 

— Nous  la  ferons  pour  la  Saint-Yves,  le  19  mai  ! 

— Tope  là, 
beau-père. 

— Tope  là, 
mon  gendre. 


allégresse.  A chaque  maison  nouvelle,  une  halter 
des  pichets  de  cidre  et  une  pipe  à fumer.  Les 
têtes  de  Job  et  de  Piéric  dodelinent  désagréable- 
ment. Anne  et  Nola  nasillardent  un  guerziou  la- 
mentable. 

La  nuit  vient.  Fripés  et  tacliés,  les  quatre  jeu- 
nes gens  s’en  retournent.  Ils  ont  lui,  crié,  et 

invité  six 
cents  pay- 
sans. 

— Tout  va 
bien,  pense 
K e r 1 o ë t , il 
faudra  tuer 
mon  grand 
bœuf  jaune. 


Job  et  Pié- 
ric, Nola  et 
Anne  revê- 
tent leurs  ha- 
bits de  ve- 
lours ou  de 
satin.  Les 
jeunes  tilles 
pendent  à 
leur  cou  des 
cœurs  d’ar- 
gent et  les 
g a r s e n r u - 
I»  a n n e n t 
leurs  larges 
feutres. 

Ils  quittent 
T r é h o u a r n 
en  chantant. 

Tout  le  jour 
ils  vont  par- 
courir les  vil- 
lages et  les 
fermes. 

Holà!  holà! 

Ouvrez  bon- 
nes gens  ! di- 
ront-ils.Nous 
sommes  les 
filles  et  les 
garçons 
d'honneu  r 
d 'Anna  ï c 
Iv  e r 1 o ë t. 

Trouvez- 

vous  à la  Saint-Yves  chez  son  père,  car  Tréhouarn 
vous  souhaite  bienvenue  ! 

— Entrez  les  joyeux  messagers  et  buvez  de  ce 
cidre  sec.  Nous  en  avons  du  doux  pour  Anne  et 
Nola. 

Quand  ils  sortent  des  métairies,  les  rubans  des 
garçons,  sur  leurs  chapeaux,  flottent  victorieuse- 
ment, et  les  jeunes  filles  chantent  haut  les  sônes 
de  Bretagne. 

Les  laboureurs  se  relèvent  dans  les  sillons. 
Accourus  de  leurs  pâtis,  les  chcvrièreset  les  pas- 
tours  regardent  par-dessus  les  . haies  d’épine 
blanche  et  leurs  fouets  sonores  gi filent  l’air  avec 


Il  ruminait 
dans  l’étable 
ses  vieux  sou- 
venirs de 
charrue , 1 e 

bœuf  jaune. 

T u g d u a I 
lire  sur  sa 
corde  ; il  sort 
dans  la  lu- 
mière. Ses 
yeux  ternes 
roui e n I 
éblouis  de 
soleil;  ses 
jambes  flé- 
chissent. 

— B a s t ! 
grogne  Iver- 
loët,  la  bête 
paraît  perdue 
de  douleur, 
faut  la  tuer  ! 

La  bonne 
chaleur  ca- 
resse le 
grand  bœuf 
jaune;  il  mu- 
git de  satis- 
faction et  sa 
grosse  langue  râpeuse  lèche  la  main  du  fermier. 

Han!  la  masse  de  fer  broie  son  crâne;  il  s’é- 
croule. Le  fermier  h'  dépèce  du  regard. 

— Oui-dà!  six  cents  bouches  à nourrir Jant  en 
soupe  qu’en  ragoût. 

— Il  y a moyen,  beau-père,  opine  Tugdual. 

Le  boucher,  un  paysan  ami  (h'  Kerloët,  arrive  à 

ce  moment.  11  retire  la  peau,  taille  des  tranches 
gargantuesques  qu’il  porte  dans  la  cour,  sur  un 
gros  billot  de  chêne.  A côte’1,  (d  un  peu  derrière 
lui,  on  a placé  une  barrique  dans  laquelle  il  jette 
les  morceaux  de  la  viande  destinée  au  ragoût. 
Demain,  les  cuisiniers  renverseront  h'  tonneau 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


758 


dans  les  chaudrons.  Les  côtes  et  le  lilet  sont  ré- 
servés pour  les  hôtes  de  choix  de  l'entourage  des 
mariés.  Cette  viande.,  sciée  et  parée,  repose  sur 
des  planches.  Un  garçonnet  de  cinq  ans  est  pré- 
posé à l’emploi  de  chasse-mouches. 


•le  pousse  le  volet.  Une. aube  radieuse  illumine 
le  bois  de  Tréhouarn,  blondi  par  la  jeune  lu- 
mière. Le  grand  château  dort  encore  dans  le  le- 
vant rose. 


En  route  pour  l’église. 


Sur  le  talus,  un  exhaussement  du  che- 
min de  servitude,  des  paysans  ont  creusé 
des  tranchées  remplies  de  fagots.  D'im- 
menses chaudrons  reposent  par  leurs 
bords  sur  les  côtés  du  trou. 

Une  étincelle  et  les  fagots  pétillent,  11a- 
goûts-et  soupes  pantagruéliques  commen- 
cent à cuire. 

Il  est  cinq  heures  du  matin. 

Auprès  du  mur  d’enceinte  du  château, 
des  travailleurs  enfoncent  des  piquets  a 
coups  de  masses,  puis  ils  posent  les  échel- 
les sur  leur  côté  et  les  assujettissent  aux 
tuteurs  lichés  en  terre. 

- Pourquoi  faire,  demanderez-vous  ? 

- Pour  s’asseoir  : voilà  les  sièges  du 


festin  ! 


Le  petit  bonhomme  y met  une  conscience 
d’hétaïre  éventant  son  seigneur,  et  de  son  chapeau 
enrubanné,  rouge  de  sang,  il  racle  vertueusement 
la  chair  du  bœuf. 

Dans  la  cour,  une  grosse  voiture  fermière  dé- 
barque la  vaisselle  consistant  en  plusieurs  cen- 
taines de  bols,  d ’écuelles  vernies  et  de  cuillers. 

Les  voituriers  montent  sur  son  trépied  une 
bassine  de  cuivre  et  font  bouillir  l’eau.  Les  fem- 
mes commencent  la  vaisselle. 

Règle  générale,  on  n’essuie  jamais.  L’objet, 
est  frotté  avec  les  doigts  et  séché  à l’air. 

Accroupies  contre  un  muret,  trois  paysannes 
épluchent  les  carottes  et  les  oignons  pourla  soupe. 
Jusqu’au  soir,  elles  en  rempliront  des 
paniers 

larmes  sur  les  piquants  légumineux. 

Au  cours  de  l’après-midi,  des  rondes 
se  forment  devant  les  portes.  Les  jeunes 
gens,  en  costume  de  travail,  interrom- 
pent leurs  préparatifs  pour  donner  une 
ridée,  qui  se  saute  sur  une  mesure  à 
trois  temps,  en  tournant  toujours.  Quand 
la  danse  languit,  les  meilleurs  danseurs 
crient  : you!  you!  sur  un  ton  suraigu  et 
toute  la  bande  bondit,  jambes  ramas- 
sées. 

— Eh  bien!  mon  vieux  Kerloët,  dis- 
je  au  fermier,  voilà  une  noce  qui  pro- 
met pour  demain. 

— Un  petit,  not’  monsieur,  un  petit! 

Mais  ça  va  me  coûter  gros. 

Vous  vous  plaignez  toujours,  Kerloët. 

— Bé  dame  ! Not’monsieur,  rien  ne  va  ! A peine 
une  demi-année  de  pommes!  Une  faillie  récolte 
de  patates... 

...  A la  nuit,  le  métayer  gémissait  encore,  tout 
en  surveillant  les  préparatifs  deAa'fête. 


Ces  échelles  vont  former  plusieurs  doubles 
rangées  de  cinquante  à soixante  mètres.  11  faut 
compter  environ  cinq  cents  mètres  de  longueur 
totale  pour  asseoir  tous  les  invités. 

— Mais,  objecterez-vous,  et  les  tables  pour 
manger  ? 

- Les  tables,  lecteur  sybarite,  mais  donnez- 
vous  la  peine  île  regarder  à vos  pieds  et  vous 
trouverez  posée  à même  le  sol  une  planche.  Voici 
latable  ! J’ose  même  écrire  le  « chemin  de  table  » ! 

— Alors,  il  faudra,  étant  assis  sur  un  revers 
d’échelle,  me  ployer  en  deux  pour  atteindre  sur 
l'herbe  ma  soupe,  et  quand  je  ramènerai  ma 


— Halte  là,  votre  cuiller!  Peut-être  n’en  avez- 
vous  pas? 

— Mais  grand  Dieu  ! je  ne  peux  pas  boire  un 
potage  où  les  morceaux  de  pain  gros  comme  des 
œufs  m’étrangleraient. 

— Qu’à  cela  ne  tienne!  Imitez  vos  voisins 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


7o9 


d’échelle.  Avec  leurs  inséparables  couteaux,  ils 
taillent  dans  les  fagots  des  branchettes  fourchées 
dont  ils  piqueront  viande  ou  pain....  Je  vous 
assure  que  c’est  délicieux! 


Soudain  les  trilles  des  binious  et  le 
pépiement  des  bombardes  chantent  sur 
le  chemin,  et  les  sons  s’envolent  à tire- 
d’aile  comme  des  oiseaux  en  liesse. 

Quatre  par  quatre  et  les  bras  dans  les 
bras,  les  jeunes  gens  suivent  les  bons 
sonneurs. 

La  musique  rustique  glapit  sur  un  ton 
guilleret  des  promesses.  Eli!  hop  là! 
garçons  et  tilles,  sautez!  Ils  se  sont  désu- 
nis et  les  yeux  dans  les  yeux,  ils  bon- 
dissent et  secouent  leurs  bras. 

You  ! you  ! crient  les  filles.  Ils  for- 
ment une  ronde. 

A la  Nigouz...  gouz...  gouz!  clament 
les  danseurs;  leurs  pieds  s’envolent. 

Les  musiciens  s’enragent,  les  joues  gon- 
flées, et  les  femmes  rient.  You!  you! 
sur  une  plainte  de  la  bombarde,  le  cortège  se 
reforme  et  moitié  saulant,  moitié  marchant,  ils 
arrivent  à la  métairie  qu’ils  saluent  d’une  large 
acclamation. 

Une  porte  s’ouvre  et  le  bonhomme  Kerloët,  les 
joues  encore  mousseuses  et  hirsutes,  prie  la 
société  d'espérer  un  petit ! sa  bourgeoise  va  venir 
quérir  les  femmes.  Quant  aux  gas,ils  connaissent 
le  chemin  du  cellier.  Trois  énormes  barriques  de 
cidre,  sec,  demi-sec  et  doux,  attendent  avec  con- 
liance  les  buveurs. 

Les  jeunes  tilles  se  retirent  sous  le  hangar 
et,  avec  cet  instinct  de  coquetterie  innée  chez 
elles,  rajustent  leurs  coiffes  et  jalousent  les  mieux 


mises  d’entre  les  peurez.  Tout  à coup  la  porto 
s’ouvre,  et  Annaïc  paraît.  Des  larmes  grosses 
comme  les  grains  majuscules  d’un  chapelet  de 
sœur  converse  coulent  de  ses  yeux. 

Elle  ne  veut  pas  quitter  ses  parents  et  sa  mai- 
son. Tugdual,  à bout  de  rhétorique,  empoigne  sa 


future  et  l'extirpe  du  seuil.  Cette  scène  est  d 1 
tradition.  Là-dessus,  les  jeunes  gens  entraînent  la 
mariée  et  laissent  le  mari  en  arrière-garde,  avec 
les  vieillards.  Seuls,  les  servants,  c’est-à-dire 
ceux  qui  préparent  le  repas,  demeurent  à la  ferme. 


A la  mairie  la  banalité  coutumière  préside  à la 
célébration  civile  du  mariage.  Aussitôt  après,  les 
hommes  se  répandent  dans  les  auberges;  les 
femmes  accompagnent  la  mariée  à l’église.  Au 
moment  décisif,  le  curé  constate  que  les  témoins 
sont  à boire. 

On  court  les  chercher.  Ils  entrent  en  s'es- 
suyant les  lèvres  de  leurs  manches.  Après  la 
messe,  les  deux  conjoints,  en  se  tenant  par  la 
main,  vont  baiser  les  divers  autels  et  chaque  fois 
ils  déposent  une  offrande. 

Les  cloches  carillonnent  la  sortie,  et  l’intermi- 
nable cortège  s’achemine  à travers  landes  jus- 
qu’à Tréhouârn,  situé  à 3 kilomètres  de  là.  Au 
carrefour  des  chemins,  les  sonneurs 
entrent  au  milieu  d’un  cercle  aussitôt 
formé,  et  mariés  et  invités  dansent  aux 
cris  des  you  ! you  ! 

— En  avant  ! commande  Kerloët,  très 
intéressé  par  l’odeur  de  son  bœuf  jaune, 
qu’il  prétend  sentir  déjà...  et  il  claque 
de  la  langue. 

Le  cortège  défile  dans  l’allée  des  pom- 
miers en  fleurs.  Le  vent,  de  sa  bouche 
rieuse,  souffle  les  pétales  blancs  et  roses, 
et  cela  forme  bientôt  un  tapis  odorant 
qui  rappelle  aux  bonnes  gens  les  che- 
mins fleuris  de  la  Fête-Dieu! 

El,  voici  que  surgissent,  lumineux  et 
vénérables,  avec  leurs  cheveux  d’argent 
rayonnant  dans  le  soleil,  les  anciens  du 
village  de  Tugdual.  Suivant  l’usage  poé- 
tique, ils  portent,  sur  des  plats,  le  pain,  le  sel  el 
la  viande,  en  signe  de  bienvenue  pour  la  jeune 
femme.  Le  plus  vieux  d’entre  eux,  en  embrassant 
la  mariée,  lui  remet  les  clefs  du  logis  dont  elle 
sera  la  bonne  gardienne.  L’émolion  élrcinl  ces 
cœurs  simples  et,  là,  sous  celle  voûte  rose  et 


Les  premiers  à table. 


760 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


blanche,  ces  paysans  lèvent  leurs  gobelets  à 
l’avenir  de  la  race,  aux  enfants  qui  naîtront! 

Un  peu  de  lame  bretonne,  légendaire  et  mys- 
tique, s’attendrit  sur  cette  scène... 

Les  grosses  lèvres  des  musiciens  avalent  les 
anches  jusqu'à  la  garde!  Digue!  digue!  don- 
daine  ! 

A table  ou  à planches  ! si  vous  aimez 
mieux  ! 

On  mangera  en  musique  comme  des  princes, 
dans  la  salle  tendue  de  bleu  de  ciel,  sur  le  tapis 
tendre  des  verdures.  Les  servants  courent  le 
long  des  échelles  et  versent  la  soupe  aux  affa- 
més. Plusieurs  d’entre  eux  hurlent  une  chan- 
son à boire  en  faisant  couler  le  cidre  à pleins 
verres. 

Malicieux,  le  vent  tortille  ou  rebrousse  sur  le 
visage  leurs  tabliers,  enlève  les  châles  des  tilles, 
s’amuse  aux  coiffes  des  vieilles  et  court  se  réfu- 
gier dans  les  frondaisons  des  chênes  qui  se- 
couent leurs  têtes  d’un  air  bon  enfant. 

Pendant  le  festin,  les  invités  chantent  des 
chœurs  à deux  voix.  Aussi  haut  qu’ils  peuvent 
atteindre  en  notes  de  tête,  les  hommes  commen- 
cent et  les  femmes  répondent  en  nasillant.  J'ad- 
mire leur  faculté  de  manger  en  criant  si  fort.  A 
la  fin  du  repas,  dans  le  silence  absolu,  tous  se 
découvrent  et  la  marraine  de  la  mariée  récite  les 
actions  de  grâce. 

Enfin  un  Amen,  six  cents  fois  répété,  clôture 
la  prière,  et  les  jeunes  gars  vont  s’ébattre 
sur  la  prairie  en  entraînant  leurs  « connais- 
sances ». 

Hola  ! hola  ! crie  le  chef  biniou,  campé  fière- 
ment sur  un  tonneau  vide.  Hola  ! en  avant  pour 
le  bal  ! La  danse  nommée  bal  rappelle  un  peu  le 
quadrille  américain.  Huit  couples  le  sautent  en- 
semble. Ce  qui  caractérise  les  danses  bretonnes, 
c’est  l’emploi  des  bras,  lesquels  jouent  un  aussi 
grand  rôle  que  les  jambes.  La  ridée,  autre  sau- 
terie, admet  un  nombre  indéfini  de  danseurs  qui 
forment  une  ronde  où  garçons  et  tilles  alternent. 
On  part  en  frappant  du  pied,  sur  un  mouve- 
ment très  vif  et,  à toutes  les  trois  mesures,  les 
bras  s’enlèvent  pour  retomber  en  décrivant  un 
cercle . 

Les  danseurs  réputés  semblent  voler  plutôt  que 
sauter,  et  ils  claquent  des  talons  en  touchant 
terre. 

J’ajoute  qu’au  premier  abord  ces  sauteries 
paraissent  un  peu  barbares,  mais  pour  les  avoir 
essayées,  l'on  trouve  qu’elles  seules  conviennent 
sur  l’herbe,  et  leur  exagération  s’atténue  dans  le 
plein  air  des  champs. 

Un  vieillard,  jadis  beau  cavalier,  m’affirmait 
que  chaque  mouvement  de  pied,  aussi  preste 
soit-il,  respectait  une  loi  fondamentale  de  ces 
vieilles  danses  moyenâgeuses. 

Dans  beaucoup  de  noces  bretonnes  les  in- 
vités payent  leur  quote-part.  Kerloët  était  assez 
riche  pour  s’imposer  le  sacrifice  de  donner  à 


manger  à six  cents  convives,  mais  il  ne  leur 
offrait  à boire  que  du  cidre,  d’ailleurs  vivement 
épuisé.  Aussi  des  baraques  s’étaient-elles  ins- 
tallées autour  du  champ  de  la  danse,  et  les  débi- 
tants villageois  offraient  une  affreuse  eau-de-vie 
et  quelques  douceurs  à l’usage  des  filles. 

Pendant  les  repos,  les  galants  emmenaient 
leurs  danseuses  sous  ces  tentes,  et  quelques  cou- 
ples cassaient  le  gâteau  ou  croquaient  l’amande 
douce,  symboles  par  lesquels  s’affirmaient  leurs 
sentiments. 

Le  garçon  offre  une  sorte  de  galette  ronde  et 
sèche,  non  entamée,  et  si  la  jeune  fille  rompt 
la  pâte,  cela  est  synonyme  d’engagement  amou- 
reux. L'amande  prélude  presque  toujours  à la 
demande  officielle  en  mariage. 

Les  paysans  pratiquent  la  courtoisie  à leur 
manière. 

Lorsqu’ils  dansent,  la  jeune  tille  est  autorisée 
à faire  signe  de  l’œil  au  garçon  qu’elle  préfère  à 
son  cavalier. 

Aussitôt  l’appelé  se  précipite  en  allongeant 
une  tape  formidable  dans  le  dos  du  gêneur, 
ce  qui  signifie  : « Ote-toi  de  là,  que  je  m’y 
mette  ! » 

Quand  vient  le  soir,  la  gaieté  et  le  nombre  des 
gouttes  absorbées  atteignent  leur  paroxysme. 
On  m’a  affirmé  qu’un  paysan  robuste  buvait  faci- 
lement, dans  une  journée  de  noces,  soixante 
bolées,  soit  une  douzaine  de  litres. 

Les  ivrognes  achètent  une  bouteille  de  tafia  et 
la  rendent  sèche  au  débitant,  pour  qu’il  leur  en 
donne  une  autre  en  les  faisant  bénéficier  de 
15  centimes,  prix  du  verre. 

Au  crépuscule,  Annaïc  et  Tugdual  montè- 
rent dans  un  char-à-bancs. 

— Rentrons  bien  vite,  disait  la  jeune  femme,, 
je  dois  balayer  la  cour  et  nettoyer  la  salle  d’en 
bas.  Oh!...  et  puis  soigner  les  volailles... 

Assez  avant  dans  la  soirée,  le  mari  fera  le  gros 
ouvrage  en  retard  et  la  mariée  frottera  les  meu- 
bles qui  sont  maintenant  sa  propriété. 

Avec  la  nuit  plus  profonde,  les  binious  se  sont 
tus  ; les  buveurs  ronflent  dans  les  fossés. 

La  débandade  des  derniers  partis  s’attriste  sur 
l’horizon  mélancolique  de  la  lande,  et  le  cercle 
d’angoisse  se  rétrécit  sans  cesse,  autour  de  ce 
qui  a été  joie  et  mouvement  pendant  cette 
journée. 

Il  pleure  du  chagrin  dans  la  brume  violette,  et 
le  père  Kerloët,  seul,  dans  l’ombre,  se  sent  de- 
venu vieux,  oh  ! si  vieux  ! 

Charles  GÉNIAUX. 

Après  votre  propre  estime,  c’est  une  vertu  que  de  dé- 
sirer l’estime  des  autres. 

Ceux  qui  sont  courageux  savent  vivre  et  mourir  sans 
gloire. 

v ÿ ...  ...  v v v V v v V v -J  v v v v v v v v Î-  ïi-  v v « v $ v *î*v***ï  ï-  V 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


761 


L’ANNÉE  1900 

LETTRES  ET  ARTS 

L’année  1900  a été  bonne  pour  les  artistes,  au  point 
Je  vue  matériel  tout  d’abord.  Sans  doute,  il  est  regret- 
table que  le  Salon  (il  n’y  en  a eu  qu'un)  installé  à la 
bâte  avenue  de  Breteuil,  dans  des  hangars  spacieux  et 
jolis,  qui  sont  déjà  démolis,  ait  produit  le  chiffre  de 
visites  le  plus  insignifiant  qu’on  eût  vu  depuis  long- 
temps. La  Société  des  artistes  français  y a beaucoup 
perdu.  Elle  peut  se  rattraper,  dès  l’an  qui  vient  : le 
Grand  Palais  des  Champs-Elysées  lui  a été  définitive- 
ment accordé  pour  deux  mois  au  moins;  ses  bureaux 
vont  s’y  installer,  préparer  le  Salon  prochain  et  aussi 
celui  de  la  Société  rivale,  dite  du  Champ  de  Mars  : un 
accord  intelligent  s’est  fait;  chaque  société  occupera 
la  moitié  de  l’immense  nef  et  on  pense  que  la  curio- 
sité du  public  étant  doublée,  la  recette  s’accroîtra 
d’autant. 

Mais,  cet  accident  mis  à part,  il  est  certain  que 
l’Exposition  a compensé  ces  pertes  pour  un  grand 
nombre  de  sociétaires  : peintres  et  sculpteurs  ont 
trouvé,  sinon  à vendre  des  œuvres  achevées  dans  l’ate- 
lier, du  moins  à travailler  à la  décoration  de  la 
grande  Foire  du  monde,  qui  a absorbé  des  milliers  et 
des  milliers  de  kilos  de  peinture,  de  marbre,  de 
bronze,  de  plâtre.  Les  commandes  ont  été  réparties... 
point  trop  mal,  toujours  un  peu  selon  la  gamme  des 
recommandations  et  des  influences;  — mais  quand  en 
sera-t-on  délivré  ? Jamais  sans  doute.  Elles  ont  été 
bien  payées,  en  tout  cas,  et  ceux-là  qui  n’ont  pas 
obtenu  de  gros  morceaux,  qui  n’ont  pas  figuré  au 
premier  rang  des  décorateurs,  dessinateurs,  peintres, 
sculpteurs,  architectes,  ont  accepté,  sans  se  plaindre, 
des  besognes  secondaires  qui  ne  les  ont  pas  « désho- 
norés » du  tout;  ils  ont  été,  à des  prix  rémunérateurs, 
les  collaborateurs  de  camarades  plus  favorisés  qu’ils 
■ont  secondés  de  leur  mieux.  Je  connais  des  peintres, 
membres  du  jury,  qui  n’ont  pas  rougi,  — et  combien 
ils  ont  eu  raison  ! — de  brosser  des  fragments  de 
de  panorama  pour  une  somme,  à forfait,  de  cent  francs 
par  jour.  Il  fallait  voir  avec  quelle  belle  crânerie,  quel 
entrain  de  rapins  redevenus  tout  jeunes,  ils  maniaient 
la  brosse,  le  large  pinceau,  et  avec  quel  appétit  ils 
déjeunaient  ensuite  à la  brasserie  voisine. 

Si  la  pluie  d’or  s’est  ainsi  assez  fortement,  assez 
largement  répandue,  à la  satisfaction  générale,  le 
résultat  artistique  ne  paraît  pas  moins  de  nature  à 
nous  contenter.  Ce  serait  faire  de  bien  inutiles  redites 
que  d’expliquer  ici  encore,  longuement,  combien  au 
Grand  Palais  l’art  français  a pris  un  grandiose  aspect, 
•devant  les  arts  étrangers  groupés  autour  de  lui;  com- 
ment notre  Petit  Palais  a montré  que  nous  possédons 
des  collections  uniques  au  monde,  cataloguées,  dé- 
crites et,  — ce  qui  est  mieux,  — appréciées  avec  infi- 
niment de  goût;  combien  encore  nos  architectes,  nos 
décorateurs,  tous  ceux  enfin  qui  ont  charge  d’embellir 
nos  demeures  et  nos  villes,  ont  fait  preuve,  çà  et  là, 
de,  fantaisie,  de  science,  de  discernement,  judicieux 
dans  le  choix  des  « partis  » et  des  modèles,  dans  la 
recherche  de  nouveaux  styles;  combien  même  enfin, 
nos  grandes  administrations  d’Étal,  naguère  fort  jus- 
tement attaquées,  Sèvres,  les  Gobelins,  etc.,  se  sont 
piquées  d’émulation,  ont  abandonné  leur  routine 
de  ces  cinquante  dernières  années  écoulées  et  ont 


suivi  le  mouvement  général  de  recherches  et  de  trou- 
vailles heureuses... 

L’Exposition  se  résume  rapidement  en  ces  quatre 
points  principaux,  auxquels,  si  on  veut,  on  peut  ajouter 
la  lloraison  si  importante  des  publications  illustrées, 
des  journaux,  des  guides,  des  catalogues,  etc.,  qui  ont 
été  consacrés  à chanter  sa  louange.  Maintenant  que 
« c’est  fini  »,on  mesure  mieux  combien  •<  c’était  beau  ». 

Si  l’on  cherche  à se  faire,  par  ailleurs,  une  idée  de 
l’importance  que  les  arts  ont  prise  dans  notre  exis- 
tence quotidienne,  on  notera,  entre  cent  faits  de 
l’année,  ceux-ci  : l’installation,  à l’occasion  de  l’Ex- 
position il  est  vrai,  mais  en  dehors  de  son  enceinte, 
d’une  exposition  spéciale  de  l’œuvre  cl’un  seul  artiste, 
M.  Bodin.  Tout  le  monde  y a coopéré  à l’envi  : le 
Conseil  municipal  a donné  le  terrain;  des  Mécènes  (il 
en  est  encore)  ont  fait  les  frais  d’une  construction 
simple  mais  bien  appropriée  à son  but  et  le  public  a 
apporté  son  argent  aux  tourniquets,  non  point  par 
fortes  sommes,  mais  dans  une  proportion  suffisante 
pour  qu’on  se  rende  compte  de  l’attrait  qu’une  re- 
nommée d’artiste  exerce  sur  les  foules.  Et  encore 
l’artiste  est-il  vivant  et  très  discuté!... 

Retenons  ensuite  les  obsèques  de  Falguière.  Sa 
mort  a été  un  deuil  artistique  universellement  res- 
senti ; ses  obsèques,  une  cérémonie  funèbre  où  on  a 
éprouvé  beaucoup  de  sincérité  d’émotion,  au  lieu 
de  la  trop  fréquente  badauderie  parisienne.  C’est, 
parmi  les  artistes  disparus  en  1900,  le  plus  illustre; 
c’est  aussi  celui  dont  le  public  paraît  avoir  le  mieux 
compris  le  rôle  très  important  dans  l’histoire  de  la 
sculpture  contemporaine.  Chacun  a saisi  qu’en  lui 
disparaissait  le  chef  de  cette  prodigieuse  école  tou- 
lousaine, tout  à la  fois  habile  et  réellement  éprise  de 
la  Beauté,  qui  nous  a donné  tant  et  tant  de  beaux 
marbres  lesquels,  avec  une  tendance  au  Vrai  moderne, 
affirment  notre  respect  de  la  Forme  classique... 

Dans  le  domaine  des  Lettres,  1900  n’a  pas  été  non 
plusstérile.  L’Exposition  n’apasdonné  aux  Lettres  que 
cette  prodigieuse  quantité  de  papier  imprimé,  bien 
imprimé  souvent,  que  je  signalais  plus  haut  et  où  le 
chemin  des  merveilles  exposées  était  indiqué  à chacun. 

Voici  un  peu  au  hasard  des  souvenirs,  quelques 
événements  passés  qui  ont  montré  notre  pays  toujours 
épris  du  culte  de  bien  dire  et  de  bien  écrire.  A l’Aca- 
démie française,  les  élections  de  Paul  llervieu,  ro- 
mancier et  dramaturge  vigoureux  et  hardi,  d’Émile 
Faguet , professeur  en  Sorbonne  mais  en  même 
temps  critique  dramatique  et  journaliste  plein  de 
verve  et  de  bon  sens,  moins  « familier  »,  plus  fin  que 
le  prince  des  critiques,  notre  pauvre  oncle  Sarcey, 
qui  n’est  plus.  L’Académie  a fait  là  de  bons  choix: 
elle  n’était  pas  dans  « l’année  des  gentilshommes  » 
qui  reçoivent  à dîner,  sont  de  grande  lignée,  mais 
mettent  avec  peine  dix  phrases  sur  pied. 

Et  aussi,  puisque  nous  sommes  à l’Institut,  notons 
l’élection,  dans  la  secLion  des  sciences  morales,  d’un 
philosophe,  M.  Iîenouvier,  qui  n’a  pas  moins  de 
quatre-vingt-cinq  ans  et  à qui  on  a rendu  enfin  celte 
justice...  Puis  la  cérémonie  du  cinquantenaire  acadé- 
mique de  M.  Wallon  (cinquante  ans  d’Académie  !)  et 
encore  la  conférence  que  M.  Brunetière  a faite 
à Rome,  devant  un  cercle  de  cardinaux,  pour 
leur  dire  la  gloire  du  plus  célèbre  de  nos  orateurs 
religieux,  Bossuet...  Et  même  enfin,  — c’est  le  côté 
un  peu  gai  de  celle  revue  à bâtons  rompus  — la  colla- 
boration de  presque  tout  l’Institut  (poètes,  peintres 


762 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


et  musiciens)  au  scénario  d’une  cantate  d’actualité, 
Gloire  à la  France,  que  M.  Paul  Deschanel  fit  jouer  au 
Palais-Bourbon...  On  ne  dira  pas  qu’en  1900,  l’Institut, 
en  qui,  quoiqu’on  ait  toujours  envie  de  le  plaisanter, 
se  synthétisent  les  Lettres  et  les  Arts  français,  est 
resté  enfermé  chez  soi  et  a refusé  de  regarder  ce  qui 
se  passait  au  dehors... 

Un  dernier  trait  marquant  pour  les  Lettres  est 
celui-ci  : l’extraordinaire  vogue  de  la  Littérature 
étrangère  chez  nous.  Cette  soif  de  connaître  nous 
fait  grand  honneur.  Nous  pourrions  nous  contenter, 
aveuglément,  d’un  sentiment  exagéré  de  notre  supé- 
riorité, et  ne  point  désirer  nous  instruire  de  celle 
d’autrui.  Au  lieu  de  cela,  nous  avons  le  bon  sens 
de  nous  informer  de  l’état  intellectuel  de  nos  voisins 


et,  comme  précédemment  pour  Ibsen  et  Bjœrne- 
Bjornson,  nous  avons  fait  des  découvertes  qui  nous 
ont  fort  intéressés  ; — peut-être  même  en  avons-nous 
trop  lait,  mais  le  « tassement  » s’opérera  ...Nous 
avons  ainsi  trouvé,  en  Angleterre,  Rudyard  Kipling 
et  son  Pays  de  la  Jungle,  son  beau  roman,  la  Lumière 
qui  s'éteint;  en  Allemagne,  Sudermann  et  son  Chemin 
des  chats;  en  Pologne,  Sienkiewicz  et  son  Quo  vadis? 
en  Italie,  Mme  Mathilde  Serao,  succédant  à d’Annunzio 
et  à Foggazaro  ; en  Espagne,  Perès  Galdos,  etc.,  etc. 
Nous  nous  sommes,  en  un  mot,  montrés  de  plus  en 
plus  avides  d’apprendre,  enthousiastes  admirateurs 
de  nobles  pensées  et  de  beau  langage.  A cet  égard 
encore,  l’année  n’a  pas  été  gâchée. 

Paul  BLUYSEN. 


TABLE  ALPHABET KJUE  DES  AUTEURS 


Aicard  (Jean),  751. 

Alanic  (Mathilde),  164,  188, 
515. 

Alexandre  (Arsène),  61. 

Allorge  (Henri),  209,  295, 
712,  743. 

Almeras  (Henri  d'),  53,  146. 
206,  335,  358,  521,  690. 

Amiot  (Fernand),  706. 

Angekville  (G.),  655. 

Antar  (Michel),  305,  485,  715. 

Ardouin-Dumazet,  41. 

Arène  (Emmanuel),  16. 

Augé  de  Lassus,  495. 

R...  (E),‘289. 

Bataille  (Frédéric),  77,  619. 

Baye  (Baronne  de),  140. 

Beauguitte  (Ernest),  69,  117, 
130.  165,  269,  356,  612,  677, 
743. 

Beaume  (Georges),  183. 

Beisson  A.),  651. 

Bénédite  (Léonce),  141,  171. 

Berthold  (Frédéric).  727. 

B lé. mont  (Emile),  77. 

Rluysen  (Paul),  25,  57,  89, 
121,  153,  185,217,  249,  2S1, 
313,  345,  377,  409,  441,  473, 
505,  537,569,  601,  633,  005. 
697,  729,  761. 

Boissier  (Émile),  429.  533. 

Bonnaffé  (Édouard),  12,  52, 
114,  175,  235,  272,  33  4,  430, 
524,  551.  645,,  679. 

Botrel  (Théodore),  726. 

Bourget  (Paul),  613. 

Brandicourt  (Y.),  167,  436. 
620. 

Brébion  (Antoine),  203,  292. 

Cabanes  (Dr),  390,  746. 

Calmettes  (Pierre),  3,  98, 
169,  226,  262,  546. 

Cantinelli  (Richard'.  656. 

Cardane  (Jules),  37,  108, 

260,  354,  450. 

Cerfberr  (Gaston),  216,  300. 

Chabeuf  Henri),  711. 

Chant  avoine  (Henri),  182. 

Chartraire  (E.),  418. 

Chebroux  (Ernest),  297. 

Cm  (Albert),  274,  309,  337, 
400,  424. 

Claretif,  (Léo),  44,  79. 

Coppée  (François),  335. 

Curet  (Eugène),  379. 

D..."(L.),  14.  • 


Dacre  (Fernand),  373. 

Daniel  (Ce),  332. 

Darimon  (Alfred),  2. 

Darzac  (Paul),  50,  230,  303, 
397,  581,  688. 

Davja  (Jacques),  145. 

Demont-Breton  Virginie  ) , 
592,  623,  649. 

Depret  (Louis),  118. 

Deschamps  (Gaston),  13. 

Deschanel  (Paul),  93. 

Deschanel  (Émile),  94. 

Despatys  Pierre),  682  . 

Dex  (Léo),  21,  54,  84, 176,  396. 

[ Dorciiain  (Auguste),  329,  386, 
488. 

Drumont  (Édouard),  28. 

Dubois  (Philippe),  136,  200. 

Duhousset  (Colonel),  322, 417. 

Duvernois  (Henri),  234,  328. 

Ëtchart  (D.),  527. 

Eymer,  273. 

F. ..  (Ch.).  219,  543,  640,  672, 
704. 

Fabrègue  (Aimée),  118. 

Fanfare  (Capitaine),  29,  59. 
91,  123,  157,  187,  221,  251. 
285,  316,  351,  380,  445,  475, 
507,  538,571,  602,  635,  667, 
729. 

Farc.es  (Louis),  421,  467. 

Fermé  (Albert),  317,  534,  539. 

Fiérens-Gevaert  (H.),  674. 

Flotron  (André),  361. 

Fontaine  (Toussaint),  23. 

Foiîmentin  (Charles),  2,  162, 
196,  607.  669,  699,  734. 

Fouquet  (Émile),  58,  77,  90. 
122.  140,  153,  214,  219,  270, 
282,  314,  347,  377,410,  442, 
474,  639.  686,  735. 

France  (Anatole!,  520. 

Funck-B  ren  t a n o ( Frant  z ) , 1 3 9 . 

Furet  (Le),  72,  695. 

G. ..  (E.),  726. 

G...  (J.).  159,  479,  482. 

G...  (Y.),  207,  686. 

Gaciiqt  (Édouard),  560. 

Galtier  (Joseph),  10,  25,  58, 
63.  66,  98,  123,  127,  130, 
187,  318,  323,  352.  354,386, 
461,  578,  642,  699. 

Galtier-Boissière  (Dm,  211, 
372. 

Gày  (Ernest),  458. 

Gayet  (Al.),  453,  559. 


Géniaux  (Ch.),  756. 
Gerspach,  113,  215,  290.  610, 
637.  706. 

Gevin-Cassal  (O.),  124,  253, 
381. 

Gérard  (Rosemonde),  222. 
Grandmougin  (Charles),  686. 
Grébauval  (Armand),  207. 
Guignet  (Er.),  619,  709. 
Guiguet  (D.),  83,  542. 
Guillemot  (Maurice),  340,  720. 
Il  a bel  (Paul),  629. 

Hellé  (Jean),  151. 

Hénaru  (Robert),  8. 

Hinzelin  (Emile),  510.  532. 
717. 

Hourst  (Lieutenant),  402, 
431,  464. 

Hugues  (Clovis),  365. 

Jaubert  (Ernest),  13. 

Kermar  (Yvon),  243,  491,  556. 
1 L...  (E.),  522. 

J Labadie-Lagrave  (G.), .34,  71, 
165,  258,  591.  722. 

Labbé  (Paul),  178,  526. 

Labbé  (Georges),  180, 573, 756. 
La  Bruyère  (J.),  738. 
Larroumet  (GustaA(e),  153. 
Laut  (Ernest),  196. 

Lefebvre  (Léon),  552. 
Legrand  (Marc),  756. 
Lemaître  (Jules),  154. 

Lemire  (Charles),  277,  646. 

| Lemosof  (P.),  30,  92,  117,  156 
186,  220,  250,  284,  314.  378. 
410,  442,  474,  505,  537,  570, 

602,  634,  666,  698. 

Lepage  (Francis),  205. 
Letalle  (Abel),  438. 

Leudet  (Maurice),  94,  123, 

158.  189,  223,  252,  285,315, 
346,  415,  443,  508,  540,  604, 
636,  669,  734. 

Lojseau  (Georges),  615. 

M...  (Th.),  141. 

Mandel  (Thérèse),  18,  47,  111, 
163,  236,  308,  326,  357,  434, 

603,  626,  652,  742. 

Maries  (E. -Alexander),  110. 
Matiiiex  (Paul),  471. 

Maubry  (Y.),  276,  687,  753. 
Maurel  (André),  366,  585, 
May  (Jacques),  17. 

Mayen.  Marius;,  688. 
Mazereau  (Henri),  297,  348, 
381,  413,  447,  475,  507,  539, 


571,603,  635,  667,  699,  730. 
Méré  (Charles)',  329. 

Mon  n ier  (Marcel),  446,  541. 
Nadal  (Victor),  232. 

Neton  (Albéric),  349. 

Pallies  (Antonin),  674. 
Pascal  (Félicien),  556,  598. 

629,  661,  681,  695. 

Passurf  (Léon),  78. 

Perceval  (E.  de),  343. 
Pontsevrez,  148. 

Pradels  (Octave),  107. 

R...  (C.),  487. 

Rameau  (Jean),  48,  237.  389. 
661 . 

Renan  (Ary),  559. 

Renouard  (Jean),  333. 

Reyner  (Albert),  19,  83,  115, 
210,  270,  302,  371,  530,  628. 
659. 

Régnier  (Henri  de),  112. 
Rostand  (Edmond),  221,  590. 
Roujon  (Henry),  194. 

Roy  (Clady),  48. 

SCHALCK  DE  LA  FaVERIE  (A.), 

489. 

Serrigny  (E.),  614,  659. 
Silvestre  (Armand),  550. 
Sully-Priidhomme,  312,  397. 
Talamo,  519,  653,  753. 
Tchekov  (Anton),  406. 
Tiieuriet  (André),  134,  405, 
457. 

Thieury  (J.),  691. 

Tinayre  (Marcelle),  202,  269. 
312. 

Tissot  (Ernest),  213. 

Tolstoï  (Comte  Léon),  60. 
Toraude  (L.-G.),  411. 
Tricoche  (George),  482. 
Turot  (Henri),  392,  427. 

Vaux  (baron  de),  246,  277. 
Veber  (Adrien),  606,638.  670. 
Yeyrat  (Georges),  49,  514. 
712. 

Viardot  (Paul),  266 . 

VlBERT  (C.),  241. 

Vivarez  (Henri),  565. 
Yuillier  (Gaston;.  74,  103, 
238,  500. 

X...,  134,  406,  470,  578. 

X...  (M»),  31,  68,  95,  120, 
159,  189.  255,  286,  319,  382, 
445,  509,  575,  703. 

Z...,  439. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈBES 


A l’Eau,  peinture,  577.  ' 

A mon  Fils,  94. 

A nos  Lecteurs,  2. 

A propos  des  records  aéro- 
statiques, 14. 

A travers  le  Sud-Oranais  (El 
Abiod-Sidi-Cheik),  305. 

Abbaye  (L'j  des  Dames,  à 
Saintes,  738. 

Absent  (L').,  112. 

Académie  (Histoire  du  Dic- 
tionnaire de  1'),  489. 

Académie  des  Sciences.  31. 
128. 

Aigle  (L’)  et  le  Limaçon,  77. 

Aiglon  (L’),  162. 

Aiglon  (L’),  421. 

Amateur  (L’)d’Estampes,  513. 

Ambroise  Thomas  (Le  mo- 
nument d!),  49. 

Américains  (Les)  et  les  Chi- 
nois jugés  par  un  Chinois, 
626. 

Ames  obscures,  520. 

Ames  sœurs,  nouvelle,  727. 

Ami  du  Peuple  (Une  relique 
de  L),  390. 

Ancêtre  (Un)  de  l’homme, 
686. 

Ancêtres  de  l’influenza,  206. 

Angicourt,  743. 

Anglaise  (La  Marine  , 117. 

Angleterre  (La  Mode  à la 
cour  d’),  326. 

Animal  fabuleux,  207. 

Animaux  (Le  mimétisme 
chez  les),  210. 

Animaux  (Les)  photogra- 
phiés par  eux-mêmes.  19. 

Anthropométrique  (Pédago- 
gie), 235. 

Antinoé  (Les  Fouilles  d'),  595. 

Antisénile  (Le  Sérum),  176. 

Apôtres  (Les),  peinture,  673. 

Appareil  (Un)  de  sauvetage, 
430. 

Appendicite  (L’),  372. 

Aquarium  (L’)  de  Paris  à 
l'Exposition  universelle, 
196. 

Aranéiculture  (L’),  551. 

Areachon,  241. 

Architecture  (L')  des  nids, 
232. 

Ardoise  (L')  angevine,  515. 

Armée  anglaise  (Comment  se 
recrute  F),  34. 

Art  (Notes  d’),  286. 

Art  (Les  richesses  d')  de  la 
France,  215. 

Art  contemporain  (Ce  que 
doit  être  un  Musée  d'),  1 11. 
171. 

Art  théâtral,  442. 

Artificiel  (Lilas  hlanc),  303. 

Artificielle  (La  Foudre),  524. 

Ateliers  (Les)  départemen- 
taux d’estropiés,  581. 

Au  l'eu  de  la  rampe,  207. 

Au  long  du  Loir,  615. 

Aune  (Le  Bois  d’),  619. 

Australie  (Le  Sport  de  la 
hache  en),  434. 

Auteurs  (Droits  d’;,  180. 

Auto  mate  ( U n O rch  es  l re  , 1 65 . 

Automatique  (Le  Pistolet), 
175. 

Automne  (L’),  629. 

Automobile  (Train)  sur  route. 
439. 

Autruche  (La  Plume  d'),  458. 

Autruches  (Histoires  d';,  S3. 


Auvergne  (L’)  à l’Exposition, 
467. 

Aux  jeunes  gens,  182. 

Avenue  (L’)  Alexandre-III, 
169. 

Aveu  (Simple),  140. 

Avril,  202. 

Babel  (La  Tour  de),  478. 
j Bartiers  (Les)  de  Paris,  690. 

Bataille  d’Ivry  et  Entrée  de 
Henri  IV  à Paris,  290. 

Bateaux  (Nouvelles  formes 
de),  371. 

Battues  (Les)  aux  macreuses, 

674. 

Beaux-Arts  (Un  Directeur 
des)  au  xvm°  siècle,  194. 

Bellacoscia  (Antoine),  260. 

Bellevue  (La  Fontaine  de), 
523. 

Benjoin  (Le  cas  de  AI.),  373. 

Berceau  (Mon),  365. 

Berry  (Le)  à l’Exposition, 
467. 

Bibliothèque  (La)  du  prince 
Roland  Bonaparte,  8. 

Bibliothèque  (Une),  275,  309, 
337,  400,  424. 

Bijoux  (Les)  de  la  couronne 
d’Angleterre,  556. 

Billet  (Un.  de  logement  en 
1683,  23. 

Billet  du  jour  de  l’an,  13. 

Boer  (Le  Musée)  à Prétoria, 
236. 

Boer  (L’Hymne  national), 
141. 

Boer  (Jeune  fille),  47. 

Boer  (Un  raid),  21,  54,  84. 

Bœuf  (Le)  et  la  Mouche,  619. 

Bois  (Le)  de  Boulogne,  606, 
638,  670. 

Boisement  (Le)  des  rochers, 
709. 

Borglièse  (La  Galerie  et  le 
Musée),  323. 

Botticelli  (La  Madone  aux 
Roses,  de),  113. 

Bouchard-Montmorency. 756. 

Bouches  à feu  (La  Construc- 
tion des),  361. 

Bouquets  (Les)  dès  pauvres, 
613. 

Bouquinistes  (Les),  366. 

Bretagne  (La)  à l’Exposition. 
421. 

Bretons  (Marins),  270. 

Broderie  (Une  de  Marie- 
Stuart,  652. 

Bruges  (Une  Journée  à),  37. 

1 Cadres  (Les.  dorés,  726. 

Calorifère  (Un)  mobile  ra- 
tionnel, 52. 

Cambodge  (Le  théâtre  au), 
646 

Canada  (Au),  482. 

Canal  de  Panama,  110. 

Caravanes,  715. 

Cas  (Le)  de  AI.  Benjoin,  373. 

Cathédrales  (Ce  que  disent 


les),  79. 

Causerie 

milit 

aire,  29, 

, 59, 

91,  123, 

157, 

187,  221, 

251, 

285,  316 

i,  351, 

(ISO,  1 i .5 

, 475, 

507,  538 

, 571, 

602,  635 

, G(i7, 

729. 

Cavalier  a 

rabe, 

sculplur 

i\  35. 

Centre  (L< 

î ) de  1 

a France 

, 077. 

Ce  que  co 

dite  1 

e pain  q 

iiot  i- 

dien,  51 

1. 

Ce  que  d 

isenl 

nos  gn 

i'VCS. 

592,  623 

, 649. 

Ce  que  mangent  i les  diffé- 
rents  peuples,  32. 

Ce  qui  restera  de  l’Exposi- 
tion, 450. 

Cerveaux  d’ivrognes,  287. 

César  franchit  le  Rubicon, 
417. 

Chaire  à prêcher  dans  l’église 
deLanthes  (Côte-d'Or),  614. 

Chapelle  commémorative  de 
la  rue  Jean-Goujon,  276. 

Chasse  aux  gazelles,  485. 

Chasse  aux  papillons,  éche- 
nillage, -332. 

Château  (Le)  d'Étiolles,  720. 

Château  Le)  de  Wideville, 
354. 

Château-Thierry  et  La  Fon- 
taine, 717. 

Chât.illon-sur-Seine  (A),  510. 

Chemins  de  fer  chinois,  191. 

Chemins  de  fer  des  grandes 
nations,  115. 

Cheval  (La  A'iande  de),  476. 

Chevillv,  691. 

Chiffonnier  (Le),  peinture, 
161. 

Chiffonnier  (Le).  165. 

Chine  (La  Guerre  en  . 414, 
447,  476,  508,  540,  572,  604, 
636,  668,  699,  733. 

Chine  (Le  Sel  en),  530. 

Chinois  (Un  concours  géné- 
ral), 679. 

Chinois  (La Superstition  des) 
541. 

Chinois  (Les)  et  les  Améri- 
cains jugés  par  un  Chi- 
nois, 626. 

Chinoiseries,  694. 

Christiania  (De)  à Paris  à 
pied,  109. 

Cigale  (La),  379. 

Cimetière  (LeA’ieux),  297. 

Cimetière  de  chiens,  751. 

Cimetière  mérovingien  à 
Santeuil,  200. 

Cinquantenaire  (Un),  28. 

Citta  (La)  dolente,  366. 

Colenso , Marathon , Iéna , 
139. 

Colonial  (Le  Jardin),  50. 

Colonies  françaises  (Les  Nou- 
velles Plantes  tinctoriales 
des),  270. 

Coluche  (Jean),  335. 

Comment  nous  voient  les 
mouches,  145. 

Comment  on  organise  une 
fouille,  453. 

Comment  on  voyage  en 
extrême  Orient,  392,  427. 

Comment  se  recrute  l’armée 
anglaisé,  34. 

Complot  (Un),  83. 

Concours  (Un)  général  chi- 
nois, 679. 

Confetti  et  Serpentins,  136. 

Confitures  (Les),  457. 

Congrès  international  de 
l’Art  théâtral,  442. 

Conseils  de  AP  X..„  31,  63, 
95,  126,  159,  189,  255,  286, 
319,  382,  445,  509,575,  703. 

Construction  des  bouches  à 
feu,  361. 

Coquillages  (Les)  de  nos 
plages,  620. 

Corporations  (Les)  de  la  Cité 
il  Londres,  491. 

Coucher  (Le)  de  l’Enfant, 
sculpture,  65. 


Cour  (Une),  27. 

Couronne  de  fer  (Les  Hon- 
neurs rendus  à la);  637. 

Crépuscule,  205. 

Crépuscule,  438. 

Croix  (La)  du  cimetière  de 
Pagny-Ia-Ville,  659. 

Cronje  (L’épée  d’honneur  du 
général),  680. 

Cuirassier  (Le)  Zimmermann, 
nouvelle,  246,  277. 

Culture  des  mers  : Areachon, 
241. 

Curaçao  (Une  halte  à),  682. 

Dans  le  Soir,  1 17. 

Danses  françaises,  488. 

Daumier  (Honoré),  514. 

! Deschanel  (Paul  , 66. 

Désinfection  (Les  Étuves 
municipales  de),  397. 

Deux  paysans  gourmands, 
peinture,  641. 

Devant  le  feu,  164. 

Dictionnaire  (Le)  de  l’Aca- 
démie, 489. 

Dispersion  des  mollusques 
par  les  oiseaux  et  les  in- 
sectes, 167. 

Dobschau  La  Grotte  de  glace 
de),  114. 

Docteur  (Le)  de  Garlaban, 
nouvelle,  118. 

Don  (Le)  de  AI.  Paul  Aleurice 
au  Cabinet  des  Estampes, 
230. 

Dragées  de  baptême  (Origine 
des),  128. 

Droits  iLes)  d’auteur  et  leur 
origine,  180. 

Eau-forte  (Une  vieille)  sur 
Voltaire,  72. 

Échenillage  (Chasse  aux  pa- 
pillons), 332. 

Éducation  des  ours,  258. 

Église  (L’)  et  les  Alédecins. 
130. 

Éléphant  L Ingénieux  . 134. 

Éliane  se  marie,  533. 

Elle,  550. 

Émail  (L’),  9S. 

Enfants,  140. 

Enfants  (Théâtres  d’),  44. 

Épée  (L’)  d’honneur  du  géné- 
ral Cronje,  680. 

Eponges  (Les)  à l’Exposition, 
527. 

Estomac  (La  Photographie 
de  F),  334,. 

Estropiés'  (Les  Ateliers  dé- 
partementaux d),  581. 

Eteignoirs  (Vieux",  722. 

Éternel  (L’)  aïeul,  743. 

Éternelle  (L’)  Chanson,  222. 

Étoiles  (Les)  éteintes,  329. 

Étuves  (Les)  municipales  de 
désinfection,  397. 

Événement  L’), nouvelle, 406. 

Éventail  (Sur  un),  134. 

Exploration  La  Popote 
d’une),  402,  431,  464. 

Exposition  (Ce  qui  restera 
de  F).  450. 

Exposition  La  Bretagne  à 
F),  421. 

Exposition  La  Provence  a 
F),  554. 

Exposition  i Le  Berry  et 
l'Auvergne  à F),  467. 

Expositions  (Statistique  des  . 
478. 

Extrême  Orient  (Comment 
on  voyage  en),  392,  427. 


764 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


Fabrication  automatique  des 
obus,  12. 

Faguet  (Émile),  154. 

Famille  (Une),  16. 

Fantômes  (Les  Oliviers),  238. 

Faux-dauphinomanie  (La), 
35S. 

Femme  (La)  du  maître,  pein- 
ture, 731. 

Femmes  (Les)  et  la  Littéra- 
ture, 93. 

Fille  (La)  du  roi  d'Ys,  nou- 
velle, 151. 

Fleur  de  l'âme,  77. 

Fleurs  de  France,  peinture, 
1. 

Fleurs  de  France,  13. 

Florence  (Au  Musée  archéo- 
logique de),  610. 

Fondation  (La)  Thiers,  707. 

Fontaine  (La)  de  Bellevue, 
522. 

Forêt  (La)  pétrifiée,  659. 

Formes  (Les  nouvelles)  de 
bateaux,  371. 

Foudre  (Là)  artificielle,  524. 

Foudre  (Les  Méfaits  de  la), 
128. 

Fouilles  (Les)  d’Antinoé,453. 
595. 

Foyer  (Le),  124,  253,  381. 

Fourchette  (La),  655. 

Frais  (Les)  d’une  guerre,  18. 

Galerie  (La)  et  le  Musée 
Borghèse,  323. 

Gant  (Le),  411. 

Garden-party  d'antan,  273. 

G arlaban  (Le  Docteur  de),  118. 

Gazelles  (La  Chasse  aux), 
485.  . 

Geoffrin  (Mme),  234. 

Géographie,  30,  92,  156,  186, 
220,  250,  284,  314,  378,  410, 
442,  474,505,  537,  570,  602, 
634,  666,  698. 

George  Sand  à Majorque, 
103. 

Gobelins  (Leur  histoire; 
comment  on  les  fabrique), 
226,  262. 

Goldes  (Les)  de  Mandjourie, 
525. 

Grand’tante  (La),  405. 

Grotte  (La)  de  glace  de  Dobs- 
chau,  114. 

Guerre  (Les  Frais  d’une),  18. 

Guerre  (La)  de  Chine,  414. 
447,  476,  508,  540,  572,  604, 
636,  668,  699,  733. 

Guerre  (La)  du  Transvaal, 
297,  348,  381,  413,  447,475, 
507,  539,571,  603,  635,  667, 
699,  730. 

Guerre  sud-africaine  (Un 
Train-Hôpital  pour  la),  302. 

Hache  (Sport  de  la),  434. 

Harmonies,  356. 

Henri  IV  (Entrée  d’)  à Paris, 
290. 

Hervieu  (Paul),  155,  386. 

Hildesheim (Le  Rosier  millé- 
naire d’),  98. 

Histoire  culinaire  de  Paris, 
146. 

Histoire  du  Dictionnaire  de 
l’Académie,  489. 

Histoire  (L’)  de  Bébé,  340. 

Hollandais  (Intérieur),  129. 

Homme  (L  ) électrique,  742. 

Homme  (L’)  qui  a vécu  trois 
siècles,  300. 

Hôtel  (L’)  de  Luynes,  712. 

Hôtel  de  ville  de  Versailles, 
687. 


Hymne  national  boer,  141. 

Impressions  (Les;  d’un  vieil 
abonné,  2. 

Indo-chinois  (Médecine  et 
Médicaments),  292. 

Indo-chinois  (Passe-Temps 
et  Amusements),  203. 

Industrie  (L’)  du  Sel  en 
Chine,  530. 

Inferno  (L’),  74. 

Intluenza  (Les  Ancêtres  de  F), 
206. 

Insaisissable  (L’),  333. 

Intérieur  hollandais,  pein- 
ture, 129. 

Intérieur  hollandais,  130. 

Invalide  (L')  phénomène,  308. 

Inventaire  des  Richesses 
d’Art  de  la  France,  215. 

Italie  (En),  585. 

Ivrognes  (Cerveaux  d’),  287. 

Jardin  clos,  269. 

Jardin  (Le)  colonial,  50. 

Jardin  (Un)  suspendu  au 
Louvre,  328. 

Jean-Goujon  (Chapelle  com- 
mémorative de  la  rue),  276. 

Jeunesse  (La)  de  Siéyès,  349. 

Jeux  et  Amusements,  64,  96, 
128,  160, 192,  224,  256,  288, 
320,  352,  384,  416,  480,  512, 
544,  576,  608,  640,  672,  704, 
735. 

Jokaï  (Maurice),  357. 

Jour  (Le  plus  long),  287. 

Journal  d’un  Artiste  français 
au  Transvaal,  266. 

Journée  (Une)  à Bruges,  37. 

Juge  (Sagesse  d’un),  169. 

Laitière  (La),  385. 

Lampes  (Vieilles),  722. 

Lavedan  (Henri),  10. 

Légendes  d’Océanie,  753. 

Legouvé  ;Ernest),  578. 

Lessay  (Les  Rôtisseurs  de), 
406. 

Lettres  (Le  Secret  des),  17. 

Liban  (Dans  le),  495. 

Lilas  (Le)  blanc  artificiel,  303. 

Littérature  (Les  Femmes  et 
la),  93. 

Livres  (Les),  63,  96,  127,  159. 
187,  224,  253,  318,  352,  479, 
542,  607,  640,  672,  735. 

Locomotive  (La  plus  grosse), 
272. 

Loin  de  l’aimée,  686. 

Loir  (Au  long  du),  615. 

Longchamp  (Le  palais),  656. 

Lormaison(Les  Savetiers  de), 
612. 

Louvre  (Un  Jardin  suspendu 
au),  328. 

Machine  (La)  à écrire,  213. 

Madone  (La)  aux  Roses,  de 
Botticelli,  113. 

Madrigal,  312. 

Maison  (La)  de  mon  rêve,  688. 

Maison  (La)  de  Saint-Louis, 
78. 

Majorque  (George  Sand  à), 
103. 

Mamans  (Les),  726. 

Mandjourie  (Les  Goldes  de), 
525. 

Maquis  (Dans  le),  283. 

Marathon,  léna,  Colenso , 
139, 

Marée,  449. 

Marine  (La)  anglaise,  117. 

Marins  bretons,  peinture, 
270. 

Mécaniciens  et  Mécanicien- 
nes amateurs,  277. 


Médecine  et  Médicaments 
indo-chinois,  292. 

Médecine  (La)  préhistorique, 
211. 

Médecins  (L’Église  et  les), 
130. 

Méfaits  (Les)  de  la  Foudre,  128. 

Mélanésie  (En),  653. 

Menottes  roses,  756. 

Mensur  (La),  69. 

Meurice  (Le  Don  de  M.  Paul) 
au  Cabinet  des  Estampes, 
230. 

Millénaire  (Le  Rosier),  97. 

Mimétisme  (Le)  chez  les  ani- 
maux, 210. 

Mirette,  48. 

Mode  (La)  à la  Cour  d’An- 
gleterre, 326. 

Mollusques  (Dispersion  des) 
par  les  Oiseaux  et  les  In- 
sectes, 167. 

Monument  (Le)  d’Ambroise 
Thomas,  49. 

Monument  (Le)  des  morts 
bretons,  688. 

Monument  (Le)  .français  de 
Waterloo,  324. 

Monuments  (Les)  sur  les 
montagnes,  706. 

Mort  (La)  des  fleurs,  751. 

Mouches  (Comment  nous 
voient  les),  145. 

Museon  (Une  Visite  au)  arla- 
ten,  329. 

Musée  (Au)  archéologique  de 
Florence,  610. 

Musée  (Le)  boer  à Prétoria, 

236. 

Musée  d’art  contemporain  (ce 
que  doit  être  un),  141,  171. 

Musique  (La),  90,  122,  (219, 
282,  314,  347,  377,  410,  474, 
639,  735. 

Nageuses  (Les  Vaches),  470. 

Newgate  (La  Prison  de),  243. 

Néographie  (La),  681. 

Nids  (L’Architecture  des), 
232. 

Noces  bretonnes,  756. 

Notaires  (Quand  il  n’y  avait 
pas  dé),  573. 

Novembre,  686. 

Nuit  (Une)  historique,  700. 

Obus  (Fabrication  automa- 
tique des),  12. 

Oiseau  (L’Éducation  d'un), 

237. 

Oiseaux  (Le  Peintre  des),  216. 

Oliviers  (Les)  fantômes,  238. 

Orchestre  automate,  163. 

Origine  des  dragées  de  bap- 
tême, 128. 

Origine  des  droits  d’auteurs, 
180. 

Ours  (L’Éducation  des),  258. 

Pain  (Le)  à la  main  et  le 
Pain  à la  machine,  546. 

Palais  (Le)  (Longchamp),  656. 

Panama  (Le  Canal  de),  110. 

Paranton,  183. 

Par  delà,  214. 

Paris  (Histoire  culinaire  de), 
146. 

Paris  (Le  Port  de),  477. 

Paris  (Les  Rats  de),  53. 

Part  (La)  de  bonheur,  389. 

Passe-temps  de  rois  et  loi- 
sirs de  reines,  746. 

Passe-Temps  et  A musements 
indo-chinois,  203. 

Passy  ville  d’eaux,  521. 

Paysage  d'hiver,  peinture, 
705. 


Pédagogie  (La)  anthropomé- 
trique, 235. 

Peintre  (Le)  des  Oiseaux, 210. 

Pékin,  542. 

Pékin  à table,  446. 

Pensées,  77,  82,  94,  107,  118, 
140,  145,  147.  158,  165,  209, 
217,223.  233,  269,  275,  303, 

312,  316,  327,  331,  335,  336, 
358,  372,  380,  405,  435,  469, 
494,  506,  522,  534,  551,  559, 
568,  590,  627,  632,658,661, 
678,  682,  690,  695,  709,715, 
722,  746,  760. 

Perles  d’aurore,  209. 

Perse  (La)  inédite,  111. 

Petite  (La  plus)  commune  de 
France,  41. 

Phénomène  (L’Invalide),  308. 

Photographie  (La)  de  l’esto- 
mac, 334. 

Pieuvres  (Une  Invasion  de), 
573. 

Pistolet  automatique  à ré- 
pétition, 175. 

Plantes  à fleurs  et  fruits 
souterrains,  436. 

Plantes  (Les  Nouvelles)  tinc- 
toriales des  colonies  fran- 
çaises, 270. 

Plaques  (Deux)  de  cheminée, 
552. 

Plumes  (La)  d’autruche,  458. 

Poète  (Le  Vieux'),  590. 

Poète  (Un)  dans  un  marché, 
519. 

Popote  (La)  d'une  explora- 
tion, 402,  431,  464. 

Porcelaine  (La)  de  Saxe,  591. 

Port  (Le)  de  Paris,  477. 

Porte  (La)  de  Dijon,  711. 

Porte  (La)  de  la  cathédrale 
de  Vérone,  architecture, 
482. 

Porte  (La)  du  château  de 
Vitré,  architecture,  289. 

Portrait  de  M.  de  Vandières, 
peinture,  193. 

Portrait  de  Turenne,  353. 

Pour  une  fiancée,  397. 

Prétoria  (Le  Musée  boer  à), 
236. 

Prison  (La)  de  Newgate,  243. 

Problème,  32. 

Provence  (La)  à l’Exposition, 
554. 

Quatre  (Mes)  Femmes,  559. 

Quinzaine  (La),  25,  57,  89, 
121,  153,  185,  217,249,281, 

313,  345,  377,  409,  441, 
473,  505,  537,  569,  601,633, 
665,  697  729,  761. 

Raid  (Un)  boer,  nouvelle, 
21,  54,  84. 

Rampe  (Au  Feu  de  la),  207. 

Rats  (Les)  de  Paris,  53. 

Recettes  et  Conseils,  32,  64, 
128,  160,  192,  224,  256, 
288,  320,  352,  383,  416,  448, 
479,  512,  543,  576,  608,  640, 
672,  704,  735. 

Records  aérostatiques  (A  pro- 
pos des),  14. 

Relique  (Une)  de  l’Ami  du 
Peuple,  390. 

Remède  (Un)  que  vendent 
les  bouchers,  396. 

Remèdes  bizarres,  160. 

Renard  (Le)  et  les  Raisins, 
107. 

Renards  captifs,  190. 

Repas  monstre,  295. 

Repas  (Les)  monstres,  605. 

Récréation  physique,  64. 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


765 


Résurrection,  60. 

Rêve  (Le)  d’un  jour  d’au- 
tomne, nouvelle,  566,  599, 
629,  661,  695. 

Rêverie,  312. 

Richelieu,  nouvelle,  343. 

Rocheuses  lîn-de-siècle,  482. 

Roi  d’Ys  (La  Fille  du),  lé- 
gende. 

Rondel  Watteau,  295. 

Rose  (La)  du  Paradis  à la 
cathédrale  de  Sens,  418. 

Rosier  (Le)  millénaire  d’IIil- 
desheim,  98. 

Rostand  (Edmond),  196. 

Rôtisseurs  (Les)  de  Lessay, 
406. 

Ruskin  (John),  71. 

Sagesse  d’un  Juge,  169. 

Saint-Louis  (La  Maison  de), 
78. 

Salon  (Le),  249. 

Sans  grande  peine,  269. 

Santeuil  (Un  Cimetière  mé- 
rovingien à),  200. 

Saule  (Le)  curieux,  661. 

Sauvetage  (Un  Appareil  de), 
430. 

Savetiers  (Les)  de  Lormaison, 
612. 

Secret  (Le)  des  Lettres,  17. 

Secret  (Un  Important),  pein- 
ture, 225. 

Sel  (Le)  en  Chine,  530. 

Sélamlik  (Le),  642. 

Sémipalatinsk,  178. 


Sens  (La  « Rose  du  Paradis  » 
à la  cathédrale  de),  418. 

Serpentins  et  Confetti,  136. 

Sérum  (Le.  anti-sénile,  176. 

Sévrienne  (Lai,  461. 

Siècles  (L'Homme  qui  a vécu 
trois),  300. 

Siéyès  (La  Jeunesse  de),  349. 

Simplon  (Le  Tunnel  du),  165. 

Sirex  (Le)  géant,  755. 

Soir  (Dans  le),  117. 

Solution  du  problème,  96. 

Sommets  (Les),  429. 

Sonnet,  559. 

Sou  (Le),  3. 

Souvenir  fané,  712. 

Sport  (Le)  de  la  Hache  en 
Australie,  434. 

Stances,  49. 

Statistique  comparée  des 
expositions,  478. 

Statue,  335. 

Sud-Oranais  (A  travers  le:, 
303. 

Suez  (Le  Trafic  du  canal  de), 
256. 

Tableau,  77. 

Tableau  (Un  Curieux),  288. 

Tarragone,  148. 

Télégraphe  (Le)  parlant,  645. 

Théâtre,  25,  58,  90,  122,  153, 
218,  282,  314,  347,  377,  410, 
474,  639,  669,  700,  734. 

Théâtre  (Le)  au  Cambodge, 
646. 

Théâtres  d’enfants,  44. 


Touareg  (Au  pays  des),  317. 

Tour  (La)  de  Babel,  478. 

Tousser  (Comment  il  faut  , 
96. 

Trafic  du  canal  de  Suez,  256. 

Train  automobile  sur  route, 
439. 

Train-hôpital  pour  la  guerre 
sud-africaine,  302. 

Tramways  (Les  suspendus, 
628. 

Transvaal  (Guerre  au),  297, 
348,  381,  413,  447,  475,  507, 
539,  571,  603,  635,  667,  699, 
730. 

Transvaal  (Journal  d’un 
artiste  français  au),  266. 

Trucs  (Les)  de  la  seconde 
vue,  191. 

Tunnel  (Le) du  Simplon,  165. 

Turenne  (Portrait  de),  pein- 
ture, 353. 

Un  grand  secret,  sculpture, 

545. 

Vaches  (Les)  nageuses,  470. 

Vague  (La),  651. 

Yandières (Portrait de M.  def, 
peinture,  193. 

Vandœuvre  (A),  532. 

A?ariétés,  32,  96,  128,  160, 
190,  256,  287,  317,  349,  446, 
476,  510,  541,  573,  605,  637. 

Vendanges  (Les)  dans  le 
midi  de  la  France,  565. 

Vengeance  (Une),  nouvelle, 
471. 


Vert  céladon,  nouvelle,  534. 

Vérone  (La  Porte  de  la  ca- 
thédrale de),  482. 

Viande  (La)  de  cheval,  476. 

Vie  (La)  en  plein  air,  94,  125, 
158,  189,  223,  252,  285,  315, 
346,  415,  443,  508,  540,  604, 
636,  669,  733. 

Vieilles  lampes  et  vieux 
éteignoirs,  722. 

Vieux  Puits  et  Pavots,  pein- 
ture, 257. 

Vieux  (Un)  Soldat,  peinture, 
301. 

Ville  (La)  improvisée,  61. 

Visite  (Une)  au  « Museon 
Arlaten  »,  329. 

Vitrail  (Un  perdu,  487. 

Vitré  (La  Porte  du  château 
de),  architecture,  289. 

Voix  (La)  du  promontoire, 
500. 

Voltaire  (Une  Vieille  Eau- 
Forte  sur),  72. 

Voyage  en  Italie  de  M.  de 
Vandières  et  de  sa  com- 
pagnie, 194. 

Vue  (Trucs  de  la  Seconde), 
191. 

Wagram,  560. 

Waterloo  (Le  Monument 
français  de),  321. 

Wideville  (Le  Château  de), 
354. 

Zimmermann  (Le  Cuirassier),, 
nouvelle,  246,  277. 


TABLE  PAR  ORDRE  DES  MATIERES 


ARCHÉOLOGIE 

Abbaye  (L’)  des  Dames,  à Saintes,  738.  — Ce  que  disent 
les  cathédrales,  79.  — Château  (Le)  d’Étiolles,  720.  — 
Château  (Le)  de  Wideville,  355.  — Cimetière  (Un)  méro- 
vingien à Santeuil,  200.  — Comment  on  organise  une 
fouille  (Exploration  d’Antinoé),  453,  595.  — Croix  (La)  du 
cimetière  de  Pagny-la-Ville,  659.  — Hôtel  (L’)  de  Luynes, 
712.  - — Maison  (La)  de  Saint-Louis,  78.  — Musée  (Au)  ar- 
chéologique de  Florence  : un  vase  grec  brisé,  610.  — Porte 
(La)  de  Dijon,  711.  — Porte  (La)  de  la  cathédrale  de  Vé- 
rone, 482.  — Porte  (La)  du  château  de  Vitré,  289.  — Rose 
(La)  du  Paradis  à la  cathédrale  de  Sens,  418.  — Tour  (La) 
de  Babel,  478.  — Vitrail  (Un)  perdu,  487. 

ARCHITECTURE 

Avenue  (L!)  Alexandre-III,  169.  — Bibliothèque  du 

prince  Roland  Bonaparte,  8.  — Ce  qui  restera  de  l’Expo- 
sition, 450.  — Chapelle  commémorative  de  la  rue  Jean- 
Goujon,  276.  — Fontaine  (La)  de  Bellevue,  523.  — Hôtel 
de  ville  (Le  nouvel)  de  Versailles,  687. 

ARMÉES,  MARINES 

Armée  anglaise  (Comment  se  recrute  F),  34.  — Causerie 
militaire,  29,  59,  91,  123,  157,  187,  221,  251,  285,  316,  351, 
380,  445,  475,  507,  538,  571,  602,635,  667,  729.  — Frais  (Les) 
d’une  guerre,  18.  — Marine  (La)  anglaise,  117.  — Nouvelles 
formes  de  bateaux,  371. 

BIOGRAPHIE 

Deschanel  (Paul),  66.  — Ilervieu  (Paul),  386.  — Jokaï 
(Maurice),  357.  — Lavedan  (Henri),  10.  — Legouvé  (Ernest), 
579.  — Rostand  (Edmond),  196.  — Ruskin  John),  71.  — 
Siéyès  (La  Jeunesse  de),  549. 

COSTUMES,  MEUBLES,  OBJETS  DIVERS 

Bijoux  (Les)  de  la  couronne  d’Angleterre,  550.  — Chaire 
(La)  à prêcher  dans  l’église  de  Lanlhes  (Côte-d'Or  ,614. — 
Epée  (L’)  d’honneur  du  général  Cronje,  680.  — Porte  (La 
de  Dijon,  711.  — Porcelaine  (La)  de  Saxe,  591.  — Vieilles 
lampes,  vieux  éteignoirs,  722. 


DROIT 

Conseils  de  Me  X...,  31,  63,  95,  126, 159,  189,255,  286,  319, 
382,  445,  509,  575,  703. 

ÉCONOMIE,  INDUSTRIE  ET  COMMERCE,  STATISTIQUE 

Ardoise  (L’)  angevine,  515.  — Ce  que  coûte  le  pain  quo- 
tidien, 511.  — Ce  que  mangent  les  différents  peuples,  32. 

— Chemins  de  fer  chinois,  191.  — Chemins  de  fer  des  gran- 
des nations,  115.  — Confetti  et  serpentins,  136.  — Culture 
(La)  des  mers  : Arcachon,  241.  — Émail  (L’),  98.  — Foudre 
(Méfaits  de  la),  128.  — Gobelins  (Les);  leur  histoire,  com- 
ment on  les  fabrique,  226,  262.  — Installations  d’été,  381. 

■ — Lilas  (Les)  blancs  artificiels,  303.  — Pain  (Le)  à la 
main  et  le  pain  à la  machine,  546.  — Plume  (La)  d’au- 
truche, 458.  — Port  (Le)  de  Paris,  477.  — Sel  (Industrie 
du)  en  Chine,  530.  — Sou  (Le),  3.  — Statistique  comparée 
des  précédentes  expositions,  478.  — Théâtres  d’enfants,  44. 

— Trafic  (Le)  du  canal  de  Suez,  256.  — Vendanges  (Les) 
dans  le  Midi  de  la  France,  565. 

GÉOGRAPHIE,  VOYAGES 

A travers  le  Sud-Oranais  (El-Abiod-Sidi-Cheikh),  305.  — 
Au  Canada,  482.  — Au  pays  des  Touareg,  317.  — Canal  (Le) 
de  Panama,  110.  — Caravanes,  715.  — Causerie  géogra- 
phique, 30.  92,  156,  186,  220,  250,  284,  314,  378,  410,  442, 
474,  505,  537,  570,  602,  634,  666,  698.  — Centre  (Le)  de  la 
France,  677.  — Chevilly,  691.  — Christiania  (De)  .à  Paris  à 
pied,  108.  — Comment  on  voyage  en  extrême  Orient,  392, 
427.  — Curaçao  (Une  halte  à),  682.  — Dans  le  Liban  : le 
patriarcat  maronite;  les  cèdres,  495.  — En  Espagne  (Tar- 
ragone), 148.  — En  Italie  (Notes  de  voyage),  585.  — En 
Italie  : la  « Cilla  dolente  »,  366.  — En  Mélanésie,  653.  — 
En  passant  : à Ghâtillon-sur-Seine,  510  ; à Vandœuvre,  532. 

— Goldes  (Les)  de  Mandjourie,  525.  — Grotte  (La)  de  glace 
de  Dobschau,  114.  — lnferno  (L’),  74.  — La  plus  petite 
commune  de  France,  42.  — Perse  (La)  inédite,  111.  — 
Pékin,  542.  — Sémipalatinsk,  178. 

HISTOIRE 

Faux-dauphinomanic  La).  358.  — Bouchard-Montmo- 


766 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


rency,  756.  — Guerre  de  Chine,  414,  447,  476,  508,  540,  572, 
604,  636,  668,  699,  733.  — Guerre  du  Transvaal,  297,  348, 
381,  413,  447,  473.  507,  339,  571,  603,  635,  667,  699,  730.  — 
Marathon,  Téna,  Golenso,  139.  — Nuit  (Une)  historique, 
700.  — Relique  (Une)  de  l’Ami  du  peuple,  390.  — AVa- 
gram,  560. 

JEUX  ET  AMUSEMENTS 

64,  96,  128,  160,  192,  224,  236,  288,  320,  352,  384,  416, 
448,  480,  312,  544,  576,  608,. 640,  672,  704,  736. 

LITTÉRATURE,  CRITIQUE,  POÉSIE,  MORALE 
ÉDUCATION 

Littérature.  Critique.  — 'A  l'eau,  578.  — Aiglon. (L’i,  162, 

— Apôtres  (Les)  d’Albert  Durer,  674.  — Bataille  (La)  d’Ivry 
et  l'entrée  de  Henri  IV  à Paris,  290.  — Bibliographie,  63. 
93,  127,  159,  187,  224,  253,  318,  352,  479,  542,  607,  640, 
672,  704,  735.  — Bibliothèque  (Une),  275,  309.  337,  400, 
424. — Ce  que  doit  être  un  musée  d'art  contemporain,  141, 
171.  — César  franchit  le  Rubioon,  417.  — Château-Thierry 
et  la  Fontaine,  717.  — Congrès  international  de  l’art  théâ- 
tral, 442.  — Daumier  ( Honoré),  514.  — Don  (Le)  de  M.  Paul 
Meurice  au  cabinet  des  Estampes,  230.  — Eau-forte  (Une 
vieille)  sur  Voltaire,  72.  — Faguet  (Émile),  154. — Femmes 
(Les)  et  la  Littérature,  93.  — Feu  (Au)  de  la  rampe,  209.  — 
Foyer  (Le),  124.  — Galerie  (La)  et  le  musée  Borghèse,  323. 

— Geoffrin  (Mmo),  234.  — George  Sand  à Majorque,  103. — 
Gobelins  (Les),  226,  262.  — Ilervieu  (Paul),  155.  — His- 
toire du  Dictionnaire  de  l’Académie,  4SI.  — Hymne  (L’) 
national  boer,  141.  — Intérieur  hollandais,  130.  — Inven- 
taire (L"i  des  richesses  d’art  de  la  France,  215.  — Jokai 
(Maurice),  357.  — Laitière  (La),  386.  — Legouvé  (Ernest), 
578.  — Madone  (La)  aux  Roses,  de  Botticelli,  113.  — Ma- 
rins bretons,  270.  — Monument  (Le)  d’Ambroise  Thomas, 
49.  — Monument  (Le)  français  de  Waterloo,  322.  — Monu- 
ment (Le)  des  morts  bretons,  688.  — Monuments  (Les)  sur 
les  montagnes,  706.  — Musique  La),  90,  122,  219,  282, 
314,  347,  377,  410,  474,  639,  735.  — Néographie  (La),  681. 

— Notes  d'art,  286.  — Palais  (Le)  Longchamp,  656.  — 
Pensées,  77-,  82,  94,  107,  118,  140,  145,  147,  158,  165,  209, 

217,  223,  233,  269,  275,  303,  312,  316,  327,  331,  335,336,  358, 
372,  380,  405,  435,469,  494.  506,  522,  534,  551,  559,  568,  590, 
627,  632,  658,  661,  677,  678,  682,690,  695,  709,  715,  722,  746. 

— Porte  (La)  de  Vitré,  290.  — Provence  (La)  à l’Exposi- 
tion, 554.  — Quinzaine  La),  25,  57.  89,  121,  153,  185,  217, 
249,  281,313,  345,  377,  409,  441,  473,  505,  537,569)  601,  633, 
665,  697,  729,  761.  — Rosier  (Le)  millénaire  d’Hildesheim,  98. 

— Rostand  (Edmond:,  196.  — Théâtre,  25,  58,  90,  122,  153. 

218,  282,  314,  347,  377,  410,  474,  639,  669,  700,  734.  — Théâ- 
tre (Le)  au  Cambodge,  646.  — Voyage  (Le)  de  M.  de  Van- 
dières  en  Italie,  194. 

Poésie.  — A mon  fils,  94.  — Absent  (L’),  212.  — Aigle 
(L’)  et  le  Limaçon.  77.  — Aiglon  (L’),221.  — Ames  obscu- 
res, 520.  — Automne  (L’i.  629. — Aux  jeunes  gens,  182.  — 
Avril,  202.  — Billet  du  jour  de  l’an,  13.  — Bœuf  (Le)  et  la 
Mouche,  619.  — Bouquets  (Les)  des  pauvres,  613.  — Chif- 
fonnier (Le),  165.  — Confitures  (Les),  457.  — Crépuscule, 
205.  — Crépusctde,  438.  — Dans  le  soir,  117.  — Danses 
françaises,  488.  — Éducation  (L’)  d’un  oiseau,  237.  — 
Éliane  se  marie,  533.  — Elle,  551.  — Enfants,  140.  — 
Éternel  (L’)  aïeul,  743.  — Éternelle  (L’)  chanson,  222.  — 
Étoiles  (Les)  éteintes,  329.  — Fleurs  de  France,  13.  ■ — 
Fleurs  de  l'âme,  77.  — Grand’tante  .(La),  405.  — Harmo- 
nies, 356.  — Insaisissable  (L’:,  333.  — • Jardin  (Le)  clos, 
269.  — Loin  de  l’aimée,  686.  — Madrigal,  312.  — Maison 
: La)  de  mon  rêve,  688.  — Mamans  (Les),  726.  — Menottes 
roses,  756.  — Mirette,  48.  — Mon  berceau,  365.  — Mort 
(La)  des  fleurs,  751.  — Novembre,  686.  — Par,  delà,  214.  — 
Part  (La)  de  bonheur,  389.  — Perles  d’aurore,  209.  — Pour 
une  fiancée,  397.  — Quatre  (Mes)  femmes,  559.  — Renard 
Le)  et  les  Raisins,  107.  — Rêverie  (La),  312.  — Rondel  Wat- 
teau,  295.  — Sans  grande  peine,  269.  — Saule  (Le)  cu- 
rieux, 660.  — Simple  aveu,  140.  — Sommets  (Les),  429.  — 
Sonnet,  559.  — Souvenir  fané,  712.  — Stances,  48,.  — Sta- 
tue, 335.  — Sur  un  éventail,  134.  — Tableau,  77.  — Va- 
gue (La),  651.  — Vieux  cimetière,  297.  — Vieux  (Le) 
poète,  591. 

Récits,  Impressions,  Nouvelles.  — Angicourt,  743.  — 
Ames  sœurs,  727.  — Au  long  du  Loir,  615.  — Bellacoscia 
(Antoine).  260.  — Bouquinistes  (Les),  366.  — Cas  (Le)  de 
M.  Benjoin,  373.  — Ce  que  disent  nos  grèves,  592,  623, 
549.  — Chasse  (La)  aux  gazelles,  485.  — Cigale  (La),  379. 


— Cinquantenaire  (Un),  28.  — Complot  (Uni,  83.  — Cour 
(Une),  27.  — Cuirassier  (Le)  Zimmermann,  246,  277.  — 
Dans  le  maquis,  283. — Devant  le  feu,  164.  — Docteur  (Le) 
de  Garlaban,  118. — Evénement  (L’),  406. — Famille  (Une  , 
16.  — Fille  (La)  du  roi  d’Ys,  151.  — Gant  (Le),  411.  — 
Garden-Party  d'antan,  273.  — Histoire  (L’)  de  Bébé,  340. — 
Impressions  d’un  vieil  abonné,  2.  — Jean  Goluche,  335. 

— Jeune  tille  boer,  47.  — Journal  (Le)  d'un  artiste  français 
au  Transvaal,  266.  — Journée  (Une)  à Bruges,  37.  — Lé- 
gendes d’Océanie,  753.  — Noces  (Les)  bretonnes,  756.  — 
Oliviers  (Les)  fantômes,  238.  — Paranton,  183.  — Peintre 
(Le)  des  oiseaux,  216.  — Raid  (Un)  boër,  21,  54,  84.  — 
Résurrection,  60.  — Rêve  (Le))  d’un  jour  d’automne,  566, 
599,  629,  661,  695.  — Richelieu,  343.  — Sagesse  d’un  juge, 
169.  — Sévrienne  (La),  461.  — Vengeance  (Une,:,  471.  — 
Vert  Céladon,  534.  — Ville  (La)  improvisée,  61..  — Visite 
(Une),  au  « Museon  Arlaten  »,  329.  — Voix  (La)  du  pro- 
montoire, 500. 

MOEURS,  COUTUMES,  CROYANCES,  CURIOSITÉS 

Américains  (Les)  et  les  Chinois  jugés  par  un  Chinois, 
626.  — Ancêtre  (Un)  de  l’homme,  686.  — Ancêtres  (Les) 
de  l’intluenza,  207.  — Animaux  (Les)  photographiés  par 
eux-mêmes,  19.  — Appareil  Unj  de  sauvetage,  430.  — 
Aranéiculture  (L’),  551.  — Architecture  (L’)  des  nids,  232. 

— Ateliers  (Les)  départementaux  d’estropiés,  581.  — Bar- 
biers (Les)  de  Paris,  690.  — Battues  (Les)  aux  macreuses. 
.674.  — Berry  (Le)  et  l’Auvergne  à l’Exposition,  467.  — 
Billet  (Un)  de  logement  en  1683,  23.  — Bois  (Le)  de  Bou- 
logne, 606,  638,  670.  — Bretagne  (La)  à l’Exposition,  421.  — 
Broderie  (Une)  de  Marie  Stuart,  652.  — Cadres  (Les)  dorés . 
726.  — Centre  (Le)  de  la  France,  677.  • — Cerveaux  d’ivro- 
gnes, 287.  — Chinoiseries,  694.  — Cimetière  de  chiens, 
751.  — Concours  (Un)  général  chinois,  679.  — Corporations 
:Les)  delà  Cité  à Londres,  491.  — Curieux  (Un)  Tableau, 
288.  , — Dragées  (Origine  des),  128.  — Droits  (Les)  d’au- 
teur et  leur  origine,  180.  — Education  (L’)  des  ours,  258. 

— Eglise  (L’)  et  les  Médecins,  130.  • — Eléphant  (L’Ingé- 
nieux), 134,  — Eponges  (Les)  au  palais  des  Eaux  et  Fo- 
rêts de  l’Exposition,  527.  — Etuves  (Les)  municipales  de 
désinfection,  397.  — Faux-dauphinomanie  'La),  358.  — 
Fondation  (La)  Thiers,  707.  — Fourchette  (La),  655.  — 
Histoire  culinaire  de  Paris,  146. — Homme  (L’)  électrique, 
742.  — Homme  (L’;  qui  a vécu  trois  siècles,  300.  — Hon- 
neurs (Les)  rendus  à la  couronne  de  fer,  637.  — Invalide 
(L')  phénomène,  308.  — Invasion  (Une)  de  pieuvres,  573. 

— Jardin  (Un)  suspendu  au  Louvre,  328.  — Jour  (Le  plus 
long),  287.  — Locomotive  la  plus  grosse  du  monde,  272i 

— Mécaniciens  et  Mécaniciennes  amateurs,  277.  — Mensur 
(La),  69.  — Mode  (La)  à la  cour  d’Angleterre,  326.  — Mu- 
sée (Un)  boer  à Prétoria,  236.  — Notaires  (Les)  ; quand  il 
n’y  en  avait  pas,  573.  — Nuit  (Une)  historique,  700.  — 
Passe-Temps  des  reines  et  loisirs  de  rois,  746.  — Passe: 
Temps  et  Amusements  indo-chinois,  203.  — Passy  ville 
d'eaux.  521.  — Pédagogie  anthropométrique,  235.—  Pékin 
à table,  446.  — Plaques  ;Deux)  de  cheminée,  552.  — Poète 
(Un)  dans  un  marché,  519.  — Popote  La)  d’une  explora- 
tion, 402,  431,  464.  — Prison  (La)  de  Newgate,  243.'  — 
Provence  (La)  à l’Exposition,  554.  — Rats  Les)  de  Paris’, 
54.—  Relique  (Une)  de  l’Ami  du  Peuple,  390.  — Remèdes 
bizarres,  160.  — Repas  monstre,  295.  — ■ Repas  (Les)  mons>- 
tres,  605.  — Rôtisseurs  : Les)  de  Lessay,  406.  — Savetiers 
(Les)  de  Lormaison,  612.  — Secret  (Le)  des  lettres,  17.  — 
Sélamlik  (Le:,  642.  — Sport  , Le)  de  la  hache  en  Australie, 
434.  — Superstition  (La)  des  , Chinois,  541.  — Tramways 
Les)  suspendus,  628.  — Vaches  (Les)  nageuses,  470.  — 
Vieilles  lampes,  vieux  éteignoirs,  722. 

PEINTURE,  SCULPTURES,  ARTS  DIVERS.  ESTAMPES. 

Peinture.  — A l’Eau,  par  Mrao  Virginie  Demont-Breton 
gravure  de  M.  Guérelle,  577.  — Apôtres  (Les),  pinacothè- 
que de  Munich,  par  Albert  Durer,  gravure  de  M.  Crosbie, 
673.  — Chiffonnier  (Le),  tableau  de  Fernand  Meissen,  gra- 
vure de  M.  Jarraud,  161.—  Deux  paysans  gourmands,  ga- 
lerie royale  de  Dresde,  par  Van  Ostade,  gravure  de 
M.  Puyplat,  641.  — Femme  (La)  du  maître,  pinacothèque 
de  Munich,  par  Van  Dyck,  gravure  de  M.  Guérelle,  737.  — 
Fleurs  de  France,  musée  Galbera,  peinture  de  M"*  Gruyer- 
Brielman,  gravure  de  M.  Crosbie,  1.  — Intérieur  hollan- 
dais, tableau  de  Pieter  de  Hooch,  gravure  de  M.  Crosbie, 
129.  — Laitière  (La),  musée  du  Louvre,  tableau  de  Greuze, 
gravure  de  M.  Guérelle,  385.  — Madone  (La)  aux  Roses, 


LE  MAGASIN  PITTORESQUE 


767 


de  Botticelli,  118.  — Marée,  par  A.  Hagborg,  exposition 
décennale;  gravure  de  M.  Puyplat,  449.  — Marins  bretons, 
par  M.  Edmond  Lefranc,  gravure  de  M.  Crosbie,  270.  — 
Paysage  d’hiver,  par  Ruysdaël,  gravure  de  M.  Jarraud, 
705.  — Portrait  de  M.  de  Vandières,  musée  de  Versailles, 
tableau  de  Tocqué,  gravure  de  M.  Guérelle,  193.  — Por- 
Iraitde  Turenne,  pinacothèque  de  Munich,  par  Philippe  de 
Champaigne,  gravure  de  M.  Crosbie,  353.  — Un  Important 
Secret,  pinacothèque  de  Munich,  tableau  de  M.  Wunsch, 
gravure  de  M.  Jarraud,  225.  — Vendangeuse,  par  Edouard 
Sain,  gravure  deM.  Crosbie,  609.  — Vieux  Puits  et  Pavots, 
tableau  de  Mra”  Jeanne  Amen,  gravure  de  M.  Puyplat,  257. 

— Vieux  Soldat,  musée  de  Tours,  tableau  de  Vestier,  301. 

Sculpture.  — Cavalier  arabe,  musée  du  Luxembourg, 

par  J.  Dampt,  gravure  de  M.  Jarraud,  33.  — César  franchit 
le  Rubicon,  par  Gérôme,  gravure  de  M.  Crosbie,  417.  — 
Coucher  (Le)  de  l'Enfant,  par  Daillion,  gravure  de 
AI.  Crosbie,  65.  — Monument  (Le)  français  de  Waterloo, 
par  Gérôme,  gravure  de  M.  Crosbie,  421.  — Un  Grand 
Secret,  par  AL  G.  Pech,  gravure  de  AL  Crosbie,  545. 

Architecture.  — Porte  (La)  de  la  cathédrale  de  Vérone, 
gravure  de  AL  Deloche,  481.  — Porte  La)  du  château  de 
Vitré,  gravure  de  AI.  Puyplat,  289. 

Arts  divers.  — L’Amateur  d'estampes,  par  Honoré  Dau- 
mier,  gravure  de  AL  Puyplat,  513. 

Illustrations,  Gravures.  — A l’Eau,  577.  — Abbaye  (L’) 
des  Dames,  à Saintes,  3 gravures  : vue  générale  de  l'ab- 
baye, 739;  façade  de  l’église  abbatiale,  740;  portail,  cha- 
piteaux et  archivoltes,  -741.  — Aiglon  (L’),  2 gravures  : le 
roi  de  Rome  à la  promenade,  162;  le  duc  de  Reichstadt, 
163.  — Amateur  (L’)  d’estampes,  513.  — Ancêtre  (Un), 
de  l’homme,  1 gravure,  686.  — Angicourt,  2 gravures  : le 
pavillon  des  malades,  744  ; les  dépendances  du  sanatorium, 
745.  — Animal  (Un)  fabuleux),  207.  — Animaux  (Les) 
photographiés  par  eux-mêmes  : lampe  à magnésium,  20. 

— Antinoé  (Les  Fouilles  d’),  2 gravures  : la  nécropole 
antique  à Antinoé,  595  ; corps  recouvert  de  toiles  peintes, 
597.  — Apôtres  (Les),  673.  — Appareil  (Un)  de  sauvetage, 
430.  —Aquarium  (L’)  de  Paris  à l’Exposition,  5 gravures  : 
au-dessus  d’un  bac;  actinies  et  méduses,  197;  la  salle  et 
l’étrave  du  bateau  naufragé,  198  ; basaltes  ; les  navires 
sombres,  199.  — Ardoise  (L’)  angevine,  3 gravures  : une 
ardoisière,  516;  fendeurs  d’à-haut,  517;  carrière  à ciel 
ouvert,  518.  — Armée  (L’)  anglaise,  5 gravures  : tambour- 
major,  34;  trompette  de  dragons,  apprenti-tambour, 
clairon  de  la  cavalerie  de  la  garde,  35;  tambour  et 
fifre  d’infanterie,  36.  — Ateliers  (Les)  départementaux 
d’estropiés,  4 gravures  : à la  presse  à percussion  pour  le 
satinage,  582  ; au  laminoir,  583  ; le  chef  « grecqueur  »,  684  ; 
un  brocheur,  685.  — Auvergne  (L’)  à l’Exposition,  1 gra- 
vure : baptistère  d’Aiguillon,  près  le  Puy,  469.  — Autru- 
ches (Histoires  d’)  : la  cavalerie  de  l’avenir,  83.  — Avenue 
Alexandre-Ill,  170. 

Bateaux  (Les  nouvelles  formes  de)  : le  bateau-cigare, 
371.  — Battues  (Les)  aux  macreuses,  3 gravures  : un  coin 
de  l’étang,  675;  la  cabane  de  la  Société,  luttes  sur  le  lac, 
676.  — Bellacoscia  (Antoine),  261.  — Bellevue  (Fontaine 
de),  523.  — Berry  (Le)  à l’Exposition,  3 gravures.  Village 
berrichon  : moulin  d’Angibault;  vieux  puits  de  la  Châtre; 
la  vieille  porte  du  Blanc;  le  vieux  puits  de  la  Châtre,  468. 

— Bibliothèque  (La)  du  prince  Roland  Bonaparte,  9.  — 
Bijoux  (Les)  de  la  couronne  d’Angleterre  : la  salle  des 
bijoux  à la  tour  de  Londres,  557.  — Billet  (Un)  de  loge- 
ment en  1683,  fac-similé,  23.  — Bretagne  (La)  à l’Exposi- 
tion, 2 gravures  : un  coin  de  la  colonnade  du  cloître  de 
la  Forêt,  421;  la  librairie  bretonne;  église  Sainte-Barbe 
au  Faouët,  422.  — Broderie  (Une)  de  Marie  Stuart,  1 gra- 
vure, 652. 

Calorifère  mobile  rationnel,  52.  — Canada  (Au);  Rocheu- 
ses fîn-de-siècle,  1 gravure  : à l’hôtel  Banff,  dans  les  Ro- 
cheuses, 483.  — Caravanes,  2 gravures  : chameau  porteur, 
716;  en  route.  717.  — Cathédrales  (Ce  que  disent  les),  3 gra- 
vures : la  Résurrection  de  la  Vierge  et  son  Couronnement, 
80;  la  Vierge  dorée  d’Amiens,  81;  Aristote  et  Campaspe, 
82.  — Cavalier  arabe,  33.  — Centre  (Le)  de  la  France, 
2 gravures  : la  borne  milliaire  de  Bruère-Allichamps,  677  ; 
la  Tour  Malakoff  sur  le  Belvédère,  678.  — Ce  qui  restera 
de  l’Exposition,  4 gravures  : façade  du  Grand  Palais;  le 
pont  Alexandre-IIT,  451;  façade  du  Petit  Palais,  452;  cour 
intérieure  du  Petit  Palais,  453.  — César  franchit  le  Ru- 
bicon, 407.  — Chaire  à prêcher  dans  l’église  de  Lanthes, 
614.  — Chapelle  commémorative  de  la  rue  Jean-Goujon, 
276.  — Chasse  (La)  aux  gazelles,  3 gravures  : le  caïd 
Slimane,  485;  un  groupe  de  gazelles;  famille  de  sloughis, 


486.  — Château  (Le)  d'Étioiles,  1 gravure,  721.  — Château 
(Le)  de  AVideville,  3 gravures  : façade  du  parc;  chapelle 
du  château  de  Wideville,  355  ; la  nymphée  du  parc,  356. 

— Chemins  (Les)  de  fer  des  grandes  nations,  2 gravures, 
115,  116.  — Ghevilly,  1 gravure  : l’église  de  Chevilly,  692. 

— Chiffonnier  (Le), 161.  — Christiania  (De)  à Paris  à pied; 
AIme  Anna  Keldseth,  109.  — Cimetière  de  chiens,  2 gra- 
vures : un  coin  du  cimetière,  752;  arrivée  d’un  convoi, 
753.  — Cimetière  (Un)  mérovingien  à Santeuil,  4 gravures  : 
un  sarcophage,  200  ; Gerbe  et  AL  Imbert,  à la  Société  d’An- 
thropologie;  la  croix  et  le  tumulus,  201  ; mise  à jour  d’un 
sarcophage,  202.  — « Citta  dolente  » (L’),  2 gravures  : San 
Gimignano,  vue  d’ensemble,  367  ; les  tours  de  San  Gimi- 
gnano,  369.  — Comment  on  organise  une  fouille,  4 gravures  : 
ma  dahabieh  ancrée  en  face  d’Antinoé,  454;  le  réïs  sur- 
veillant les  ouvriers  ; les  corps  extraits  des  fosses,  455  ; 
après  le  dépouillement,  456.  — Comment  on  voyage  en 
extrême  Orient,  6 gravures  : à cheval  en  Annam,  393  ; 
le  Kango  japonais,  394;  une  file  de  Kangos,  395;  la  jin- 
richska  japonaise,  427  ; la  chaise  à porteurs  en  Annam, 
428;  un  sampan  au  Cambodge,  428.  — Commune  (La 
plus  petite)  de  France  : château  de  Alorteau,  43.  — Con- 
fetti et  Serpentins,  3 gravures  : les  travailleurs  de  serpen- 
tins, 136;  la  faiseuse  de  confetti;  mise  en  sacs,  137.  — 
Construction  (La)  des  bouches  à feu,  2 gravures  : appa- 

( reil  pour  le  frettage  du  canon,  362;  achèvement  du  fret- 
tage, 363.  — Coquillages  (Les)  de  nos  plages,  9 gravures  : 
buccin,  pourpre,  patelle,  620  ; grain  de  café,  hucarde- 
sourdon,  scalaire,  telline,  621;  clovisse,  manche  de  cou- 
teau, 622.  — Corporations  (Les)  de  la  Cité  à Londres  : le 
hall  de  la  corporation  des  drapiers,  493.  — Coucher  (Le) 
de  l’enfant,  65.  — Croix  (La)  du  cimetière  de  Pagny-la- 
Ville,  1 gravure,  659.  — Curaçao  (Une  halte  à),  2 gravures  : 
le  port  de  Curaçao,  683;  le  palais  du  gouverneur,  685. — 

Daumier  (Le  monument  de)  à Valmondois,  1 gravure, 
515.  — Deschanel  (Paul),  3 portraits  : Paul  Deschanel,  66; 
Paul  Deschanel  enfant,  67.  — Deux  paysans  gourmands, 
641.  — Don  (Le)  deM.  Paul Meurice  au  cabinet  des  Estam- 
pes, 5 gravures  : Victor  Hugo,  par  Daumier,  230;  Victor 
Hugo,  par  Devéria;  Victor  Hugo  en  1852  ; Victor  Hugo 
et  ses  petits-enfants  dans  le  jardin  de  Guernesey,  231  ; 
Victor  Hugo  et  ses  principaux  partisans  en  1842,  232. 

Eau-forte  (Une  vieille)  sur  Voltaire,  73.  — Éducation 
L’)  des  ours,  3 gravures  : l’ours  pick-pocket,  258;  un  bon 
tour,  la  Loïe-  Fuller  des  ours,  259.  — Église  (L’)  et  les 
médecins,  3 gravures  : le  grand  sceau  de  la  Faculté,  131; 
Guy  Patin  en  grand  costume,  132;  le  vieux  médecin,  133. 

— Éléphant  (L’ingénieux),  3 gravures  : Coutch  et  son  gar- 
dien, 134;  Coutch  se  fait  doucher  ; Coutch  se  douche  lui- 
même,  135.  — Émail  (L’),  4 gravures  : le  broyage  des 
émaux;  la  mise  au  four,  99;  le  choix  des  couleurs,  100; 
les  émailleurs  au  travail,  101.  — Épée  (L  ) d’honneur  du 
général  Cronje,  680.  — Éponges  (Les)  au  palais  des  Eaux 
et  Forêts  de  l’Exposition,  3 gravures  : la  pêche  de  l’éponge 
avec  le  vidrio  et  le  ganchon,  527  ; employés  classant 
un  lot  d’éponges,  528;  ouvriers  taillant  et  épierrant  les 
éponges,  529.  — Étuves  (Les)  municipales  de  désinfection, 
4 gravures  : sac-enveloppe  en  usage  dans  la  désinfection, 
397;  chargement  du  chariot,  398;  désinfecteur  au  travail, 
399. 

Famille  (Une),  16.  — Femme  (La)  du  maître,  737.  — 
Fleurs  de  France,  1.  — Fondation  (La)  Thiers,  2 gravures, 
708,  709.  — Fourchette  (La)  4 gravures,  655,  656. 

Galerie  (La)  et  le  musée  Borghèse,  2 gravures  : la  villa 
Borghèse,  323;  une  salle  de  la  villa  Borghèse,  325.  — 
Geotfrin  (AI™0),  234.  — George  Sand  à Majorque,  4 gravu- 
res : la  chartreuse  de  Valldemosa,  103;  un  autographe  de 
Chopin,  104;  le  vieux  ménétrier,  105;  le  trône  du  roi  Mar- 
tin  d’Aragon;  un  coin  de  la  pharmacie  des  Chartreux,  106. 

— Gobelins  (Les),  7 gravures  : figure  schématique  d’un 
métier  de  haute  lice,  226;  l’atelier  de  teinture,  227  ; outils 
du  tapissier;  les  métiers  de  haute  lice,  229  ; un  métier  de 
la  Savonnerie,  263;  outils  du  tapissier;  la rentraiture  d’une 
tapisserie,  265.  — Goldes  (Les)  de  Mandjourie,  525. 

Henri  IV  (Entrée  d’)  à Paris,  291.  — Ilervieu  (Paul  , 
3 gravures  : AL  Ilervieu  enfant,  387;  AI.  Ilervieu  à 16  ans, 
388;  M.  Ilervieu,  389.  — Histoire  (L’)  de  Bébé,  2 gravures, 
341,  342.  — Hôtel  (L’)  de  Luynes,  1 gravure  : l’escalier  de 
l’hôtel,  713.  — hôtel  de  Ville  Le  nouvel)  de  Versailles, 
I gravure,  687. 

Inferno  (L’),  3 gravures:  l’Inferno,  75;  la  grande  cas- 
cade; la  Iledole,  76.  — Intérieur  hollandais,  129.  — Italie 
(En),  2 gravures  : l’abbaye  de  Monte-Oliveto,  587  ; le  grand 
cloitre  de  l’abbaye  de  Alontc-Oliveto,  589. 


768 


LE  M A G A S I N P I T T ORES Q ü E 


Jardin  (Le)  colonial,  3 gravures  : jeunes  boutures  d'eu- 
comia,  50;  grande  serre,  cacaos  cultivés  au  jardin  colo- 
nial, 51.  — Jardin  (Un)  suspendu  au  Louvre,  3 gravures  : 
une  allée  sur  les  toits;  l’arrosage;  le  plombier  du  Louvre 
et  son  jardinier,  328.  — Jeune  fille  boer,  2 gravures  : 
jeune  fille  boer,  47;  Mmo  Krüger,  48.  — Jokaï  (Maurice), 
2 gravures  : Jokaï  dans  son  cabinet  de  travail,  357;  Mme 
Jokaï,  358.  — Journée  (Une)  à Bruges,  4 gravures  : la  rue 
des  Pierres,  37  ; le  quai  du  Rosaire,  38  ; la  voiture  à chiens, 
la  chapelle  du  Béguinage,  39. 

Laitière  (La),  383.  — Legouvé  (Ernest),  2 gravures  : à 
la  salle  d’armes,  579;  au  coin  du  l'eu,  581.  — Liban  (Dans 
le),  3 gravures  : Bcherré,  vue  générale,  496  ; un  prêtre 
maronite,  497  ; clairière  dans  la  forêt  de  cèdres  du  Liban, 
498.  — Locomotive  (La)  la  plus  grosse  du  monde,  272.  — 
Loir  (Au  long  du),  3 gravures  ; la  Bonaventure,  615;  la 
vallée  du  Loir,  616;  le  puits  qui  parle,  617.  — Longchamp 
(Le  palais),  1 gravure,  657. 

Machine  à fabriquer  les  obus,  12.  — Madone  (La)  'aux 
Roses,  de  Botticelli,  113.  — Maison  (La)  de  saint  Louis,  à 
Mansourah,  78.  — Marée,  449.  — Marins  bretons,  271.  — 
Médecine  et  médicaments  indo-chinois,  2 gravures  : un 
médecin  annamite,  293  ; Chinois  fumant  l’opium,  294.  — 
Médecine  (La)  préhistorique,  3 gravures,  211,  212.  — Men- 
sur  (La)  ; un  duel  à Heidelberg,  69.—  Mimétisme  (Le)  chez 
les  animaux,  2 gravures  : crabe  noueux  ayant  l'apparence 
d’un  bloc  de  rocher;  similitude  de  forme  entre  le  kelp 
fish  et  les  algues,  210.  — Mollusques  (Dispersion  des), 
4 gravures,  167,  168.  — Monument  (Le)  d’Ambroise  Tho- 
mas, 49.  — Monument  (Le)  des  morts  bretons,  1 gravure, 
689.  — Monument  (Le)  français  de  Waterloo,  321.  — Mo- 
numents (Les)  sur  les  montagnes,  1 gravure  : le  monu- 
ment du  chien  Barry,  707.  — Mouches  (Comment  nous 
Voient  les),  2 gravures  : schéma  d'un  œil  de  mouche;  un 
homme  en  perspective,  145.  — Musée  (Au)  archéologique 
de  Florence,  2 gravures  : le  vase  François,  611  ; la  chimère, 
612.  — Musée  d’art  contemporain,  2 gravures  ; une  salle 
de  sculpture  au  Musée  du  Luxembourg,  143;  une  salle 
de  peinture  au  Luxembourg,  173. 

Newgate  (La  prison  de)  ; émeute  et  incendie  de  Newgate 
en  1780,  244. — Noces  (Les)  bretonnes,  5 gravures  : une 
Bretonne,  757;  en  route  pour  l’église;  le  pain  et  le  sel 
aux  nouveaux  mariés,  758;  les  premiers  à table;  une 
ridée,  759. 

Oliviers-fantômes  (Les),  4 gravures  : la  bête  couronnée, 
238  ; fantôme  sous  la  lune,  239  ; cauchemar,  240  ; Daphné, 
241. 

Pain  (Le)  à la  main  et  le  pain  à la  machine,  2 gravures  : 
la  vieille  méthode,  547  ; le  pain  à la  machine,  le  pétris- 
sage, 549.  — Panama  (Le  canal  de),  2 gravures  ; plan  gé- 
néral du  nouveau  canal,  110;  le  canal  à 5 kilomètres  de 
l’Atlantique,  111.  — Passe-temps  et  amusements  indo- 
chinois,  4 gravures:  annamite  jouant  au  dan-ho,  203; 
carte  chinoise,  jeu  du  ba-quan,  volant  du  dà-can,  204.  — 
Paysage  d’hiver,  705.  — Photographie  (La)  de  l’estomac, 
334.  — Pistolet  automatique,  175.  — Plantes  à fleurs  et  fruits 
souterrains,  5 gravures  : Lutkyras  amphicarpos ; Vicia 
amphycarpa,  436;  l’arachide,  437;  la  linaire  cymbalaire; 
le  cyclamen,  438.  — Plaques  (Deux)  de  cheminée,  2 gra- 
vures : plaque  de  cheminée  aux  armes  de  France,  de 
Boufflers  et  de  Lille  (ancien  hôtel  du  gouvernement,  à 
Lille),  552;  plaque  de  cheminée  aux  armes  de  Boufflers- 
Villeroy  (ancien  hôtel  du  gouvernement,  à Lille),  553.  — 
P'oète  (Un)  dans  un  marché,  519.  — Porte  (La)  de  Dijon, 
1 gravure,  711.  — Porte  (La  de  la  cathédrale  de  Vérone, 
481.  — Porte  (La)  du  château  de  Vitré,  289.  — Provence 
(La)  à 1 Exposition,  3 gravures  : le  mas  provençal,  554; 
la  porte  des  Aliscamps,  555;  Montmajour  et  le  théâtre  an- 
tique, 556. 

Records  aérostatiques,  1 gravure.  — Repas  monstres, 
10.  gravures,  295,  296,  297.  — Rose  La  du  Paradis  à la 
cathédrale  de  Sens,  2 gravures,  419,  420.  — Rosier  (Le) 
millénaire  d’IIildesheim,  97.  — Rostand  (Edmond),  por- 
trait, 196.  — Rôtisseurs  (Les)  de  Lessav,  406. 

Secret  (Un  grand),  545.  — Secret  (Un  important),  225. 
— Sel  (Le)  en  Chine,  2 gravures  : échafaudage  pour  l’ex- 
traction de  l’eau  saumâtre  ; chambre  d’évaporation  des 
salines  chinoises,  531.  — Sélamlik  (Le),  2 gravures  : mos- 
quée d’Hamidié,  voisine  d'Yildiz,  643;  salon  de  réception 
d’Yildiz-Kiosk,  644. — Sémipalatinsk,  2 gravures  : enfants 
d’une  école  cosaque  ; Ehirgizes  de  la  steppe  et  leur  juge, 


179.  — Sévrienne  (La),  3 gravures  : vue  intérieure  de 
l'école  normale  de  Sèvres,  461  ; la  bibliothèque,  462;  un 
couloir,  463.  — Simplon  (Tunnel  du),  2 gravures  : vue  du 
tunnel;  entrée  du  tunnel,  166.  — Sou  (Le),  4 gravures  : 
passage  des  lames  au  laminoir;  différents  états  de  la  lame, 
5;  examen  de  l’état  de  la  frappe,  6;  différents  états  du 
flan,  7.  — Sud-Oranais  (à  travers  le),  3 gravures  : le  caïd 
d’El-Abiod,  305;  un  coin  d'El-Abiod,  306;  le  Bord’j  des 
affaires  indigènes,  307. 

Tarragone,  3 gravures  ; rempart  romain  et  la  tour  car- 
rée, 148;  Jésus  au  tombeau,  149;  l’aqueduc  romain,  150. 

— Tchad,  croquis  de  la  région  du  Tchad,  506.  — Télégra- 
phe (Le)  parlant,  1 gravure,  646.  — Théâtre  (Le)  au  Cam- 
bodge, 3 gravures  : le  corps  de  ballet  de  la  cour,  647  ; le 
général  Yac  enlevant  une  pi’incesse,  648;  le  salut  au  roi, 
649.  — Théâtres  d’enfants,  2 gravures  : théâtre  d’enfants, 
45.;  atelier  de  fabrication,  46.  — Train-hôpital  (Un)  pour 
laguerre  sud-africaine,  302.  — Tramways  (Les)  suspendus, 
1 gravure,  628.  — Turenne  (Portrait  de),  358. 

Vaches  (Les)  nageuses,  2 gravures,  470.  — Vandières 
(M.  de),  portrait,  193.  — Vendanges  (Les)  dans  le  Midi  : 
foudre  en  usage  chez  les  vignerons  du  Midi,  565.  — Ven- 
dangeuse, 609.  — Vie  (La)  en  plein  air,  2 gravures  : le 
mail-coach  « Magnet  ».  315;  pelotari  lançant  la  balle,  444. 

— Vieil  les  lampes,  vieux  éteignoirs,  6 gravures  : quinquet 
Empire,  722;  lampe  à couronne  Louis  XVIII,  lampe  as- 
trale Directoire,  723;  lampes  et  chandeliers  du  xne  au 
xvi6  siècle,  724;  collection  d’éteignoirs  en  porcelaine -et 
en  bronze,  725.  — Vieux  Puits  et  Pavots,  257.  — Vieux 
Soldat,  301.  — Visite  (Une)  au  « Museon  Arlaten  »,  3 gra- 
vures : un  coin  de  la  tablée  de  Noël,  330;  la  « Jacudo  »; 
la  tablée  de  Noël,  331.  — Vitrail  (Un)  perdu,  487.  — Voix 
(La)  du  promontoire,  4 gravures  : la  nuit  calme  au  pro- 
montoire, 501;  Guillem,  502  ; le  promontoire  par  la  tem- 
pête, 503;  l’extrémité  du  promontoire  vu  de  la  mer,  504. 

Wagram,  2 gravures  : le  champ  de  bataille  de  Wagram, 
561  ; la  grange  impériale  d’Essling,  562. 

RECETTES  ET  CONSEILS 

32,  64,  128,  160,  192,  224,  256.  288,  320,  352,  383,  416,  448, 
479,  512,  543,  576,  608,)  640,  672,  704,  736. 

SCIENCES 

Géologie.  — Explorations  souterraines,  31.  — Forêt  (La) 
pétrifiée,  659.  — Grotte  (La)  de  glace  de  Dobschau,  114. 

Histoire  naturelle , Botanique,  Zoologie.  — Animal  (Un) 
fabuleux,  207.  — Aquarium  (L’)  de  Paris  à l’Exposition 
universelle,  196.  — Aune  (Le  Bois  d*),  619.  — Boisement 
i Le)  des  rochers,  709.  — Botanique,  128.  — Chasse  aux 
papillons;  échenillage,  332.  — Comment  nous  voient  les 
mouches,  145.  — Coquillages  (Les)  de  nos  plages,  620.  — 
Culture  des  mers  (Arcachon),  241.  — Dispersion  des  mol- 
lusques par  les  insectes  et  les  oiseaux,  167.  — Eléphant 
(L’Ingénieux),  134.  — Histoires  d’autruches,  83.  — Jardin 
(Le)  colonial,  50.  — Mimétisme  (Le)  chez  les  animaux,  210. 

— Plantes  à fleurs  et  fruits  souterrains,  437.  — Plantes 
(Les  Nouvelles)  tinctoriales  des  colonies  françaises,  270. 

— Renards  captifs,  190.  — Sirex  (Le)  géant,  755. 

Mécanique.  — A propos  des  records  aérostatiques,  14. 

— Calorifère  (Le)  mobile  rationnel,  52. — Construction  (La) 
des  bouches  à feu,  361.  — Fabrication  (La)  automatique 
des  obus,  12. — Homme  (L’)  électrique,  742. — Locomotive 
( La  plus  grosse)  du  monde,  272.  — Machine  (La)  à écrire, 
213.  — Orchestre  (Un)  automate,  163.  — Pistolet  (Le)  au- 
tomatique à répétition,  175.  — Train  automobile  sur  route, 
439.  — Train-Hôpital  (Un)  pour  la  guerre  sud-africaine, 
302.  — Tunnel  (Le;  du  Simplon,  165. 

Physiologie,  Biologie.  — Appendicite  (L’),  372.  — Arse- 
nic ,L’)  du  corps  humain,  32.  — Comment  il  faut  tousser, 
96.  — Imprudences  printanières,  263.  — Médecine  et 
Médicaments  indo-chinois,  292.  — Médecine  (La)  préhisto- 
rique, 211.  — Nouvelle  (Une)  Maladie  de  poitrine,  31.  — 
Remède  (Un  que  vendent  les  bouchers,  396.  — Sérum  ;Le 
antisénile  176.  - — Viande  (La)  de  cheval,  477. — Vie  La) 
en  plein  air,  94,  125,  158,  189,  223,  252,  285,  315,  346,  415, 
443,  508,  540,  604,  636,  669,  733. 

Physique.  — Foudre  (La)  artificielle,  524.  — Photogra- 
phie (La  de  l’estomac,  334.  — Télégraphe  (Le)  parlant, 
645.  — Trucs  (Les)  de  la  seconde  vue,  192. 


Le  Gérant  : Cri.  Guion. 


Paris.  — Typ.  Chamerot  et  Renouard.  — 40114. 


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