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LE MAGASIN
RÉDIGÉ SOl'S LA DIRECTION DE
MM. EUR YALE CAZEAUX ET ÉDOUARD CHARTON.
PREMIÈRE A!V\ÉE.
1900
Trix du volume broché ... 6 fr. »
relié. ... 7 50
CONDITIONS D’ABONNEMENT.
PARIS,
risix :
Tour un an, C francs. — Pour six mois, 3 francs.
DÉPARTEMENTS.
Franco par la poste.
Pour un an, 7 fr. 50. — Pour six mois, 3 fr. SO.
PARIS,
AUX BUREAUX D'ABONNEMENT ET DE VENTE ,
RLE JAf.Oli , N° 30 ,
rpii.5 nt LA ri'k nts riTiTs-AUousTins.
LE MAGASIN PITTORESQUE
1
FLEURS DE FRANCE
Musée Galliera. — Fleurs de France, par Mme Gruyer-Brielruan.
1er janvier 1900.
1
9
LE MAGASIN PITTORESQUE
R nos Lieetears
w
seulement de devenir un peu plus curieux de
l’actualité, de répondre à des exigences nou-
velles et légitimes ; enfin, nous donnerons un
peu plus à lire, et de tout cela, j’en suis sûr,
nos lecteurs nous sauront gré.
Voici ce qu’on lisait à la première page du
« Magasin Pittoresque » il y a aujourd’hui
soixante-huit ans : « C'est un vrai magasin que
nous nous sommes proposé d’ouvrir à toutes les
curiosités, à toutes les bourses. Nous voulons
qu’on y trouve des objets de toute valeur, de tout
choix : choses anciennes, choses modernes, ani-
mées, inanimées, monumentales, naturelles,
civilisées, sauvages, appartenant à la terre, à la
mer, au ciel, à tous les temps, à tous les pays.
Nous voulons imiter dans nos gravures, décrire
dans nos articles, tout ce qui mérite de fixer
l’attention et le regard, tout ce qui offre un sujet
intéressant de rêverie, de conversation ou
d’étude. »
Le « Magasin Pittoresque » est resté fidèle à
ce programme. Si j’en avais le droit, je publie-
rais ici quelques-unes des lettres qui depuis un
mois s’accumulent sur ma table et qui toutes
apportent à notre vieille Revue des témoignages
de reconnaissance et de sympathie. Ces lettres
que je garde pieusement dans nos archives sont
la preuve que le « Magasin Pittoresque » n’a pas
oublié le but que ses vénérables fondateurs lui
avaient assigné.
Le 23 Novembre dernier, l’Académie Fran-
çaise accordait l’une de ses plus hautes récom-
penses au « Magasin Pittoresque ». Son secré-
taire perpétuel, M. Gaston Boissier, nous
faisait l’honneur de classer dans les rangs de la
presse utile ce recueil qui depuis soixante-huit
ans n’a cessé d’être, pour ceux qui le lisent,
une source de morale, d’instruction etde plaisir.
D’autres Revues, nées de son exemple, ont
vu le jour depuis quelques années. Toutes ont
leur mérite; mais le « Magasin Pittoresque»
a su, parmi ces rivalités heureuses, conserver
son caractère : celui de pouvoir être lu par tout
le monde sans ennui et sans danger.
A côté des lectures arides ou pédantes, frivoles
ou austères, il représente la lecture qui attache
séduit, nourrit. C’est la lecture de la famille par
excellence qui réunit, le soir, la maisonnée sous
l'abat-jour de la lampe : elle remplace, pour la
jeune fille, le feuilleton ou le roman fade qui
troublent l’imagination et gâtent le goût; pour
le jeune homme, c’est un répertoire varié où
s’attisent ses curiosités avides. Et c’est aussi,
pour tous les âges, une distraction nouvelle.
Enfant, on a appris à lire sur le « Magasin Pit-
toresque », et on le relit encore volontiers sous
les cheveux blancs.
Les réformes que nous apportons aujourd’hui
à cette Revue se garderont bien d’altérer son
caractère ou son esprit. Nous nous permettrons
CH. FORMENTIN
Les Impressions
d’un Vieil Abonné
Une des joies de ma prime jeunesse, c’est
quand mon père, il y a de cela soixante-huit ans,
vint m’apporter le premier numéro du Magasin
pittoresque, auquel il venait de m’abonner. Mal-
gré le long espace écoulé, j’ai conservé toutes
fraîches les impressions que j’ai éprouvées en
feuilletant les pages de ce recueil dont les ma-
gazine anglais avaient inspiré l’idée et qui était
pour la France une heureuse innovation.
Toutes mes lectures s’étaient bornées jusque-là
aux A centimes de Télémaque et à un vieux roman
de caserne. Le Télémaque, une belle édition
ornée de dessins de Prud’hon, m’avait été donné
par mon parrain, un chirurgien militaire, grand
admirateur de la méthode d’enseignement uni-
versel de Jacotot. Quant au roman, intitulé Pierre
Giberne, il racontait les aventures d’un grena-
dier qui avait fait toutes les campagnes de la Ré-
volution et de l’Empire, et il avait été laissé à la
maison par un officier envoyé chez nous en billet
de logement dans un changement de garnison.
Le Télémaque m’avait amusé la première fois
que je l’avais lu. Mais les aventures du fils
d’Ulysse ressemblaient beaucoup aux sujets qui
étaient traités dans les auteurs classiques qu’on
nous faisait traduire à grands coups de diction-
naires. J’avais fini par le prendre en grippe : il
me faisait l’effet d’un gros pensum qu’on aurait
infligé à Fénélon.
Je suis resté bien plus longtemps fidèle à
Pierre Giberne, le roman militaire. Je l’ai lu
plus de dix fois. Mais, par un effet d’optique
des plus singuliers, bien que les faits qui y étaient
racontés fussent récents et que de nombreux
témoins existassent encore, ils m’apparaissaient
dans un grand éloignement et comme étrangers à
notre siècle.
En d’autres termes, Télémaque et Pierre Gi-
berne me donnaient l’impression d’un passé dis-
paru. Quand j’eus lu les premiers numéros du
Magasin pittoresque, j’eus le sentiment que j'en-
trais en contact avec le présent, et que j’étais
initié à des faits et à des idées que rien jusque
là ne m’avait fait soupçonner.
La multiplicité des sujets traités causa d’abord
une sorte de bouleversement dans ma jeune cer-
velle. Songez donc, on passait de l’histoire de la
LE MAGASIN PITTORESQUE
3
Fontaine des Innocents à l’influence de la conver-
sation, des fossiles de Cuvier à une notice sur
les galeries d’Orléans au Palais-Royal, d’un
article sur les ours à une description de la mos-
quée d’Achmet à Constantinople.
Il y avait surtout un calendrier historique qui
me donnait beaucoup de tablature. Les livres
qu’on mettait entre nos mains pour nous appren-
dre l’histoire étaient fort secs et très avares de
détails. J'étais fort étonné de ne trouver dans ces
livres aucun éclaircissement sur les anecdotes,
dont se composaient les éphémérides. Je pris un
parti dont je me suis très bien trouvé, c’était
de les consigner dans un petit cahier qui me
permit plus tard de les rapporter à leur date.
Je me suis très bien trouvé de ce travail que je
poursuivis strictement. J’y ai prislegoût des sou-
venirs historiques. Quand j’eus terminé mes
études, on me fit entrer dans les bureaux des Ar-
chives départementales du Nord, un des plus
riches dépôts après les Archives nationales :
il renferme en effet les archives des comtes de
Flandre, des ducs de Bourgogne et des hommes
d'État qui ont gouverné les Pays-Bas au nom des
princes de la maison d’Autriche. Au bout de
quelques mois, je me débrouillais assez facile-
ment au milieu de tous ces parchemins, et je fus
d’emblée attaché à la section historique.
En poursuivant la lecture du Magasin Pitto-
resque, je m’aperçus que j’étais entraîné vers
un mouvement d’idées qui s’éloignaient de plus
en plus de l’enseignement qu’on nous donnait au
collège. Des dissertations sur l’économie politi-
que et sur l’agriculture me mettaient en con-
tract avec les résultats de la vie moderne et
m’empêchaient de prendre trop au sérieux les
mœurs des Grecs et des Romains. Nos ouvriers
dont on me décrivait les métiers, et les paysans
dont on me mettait sous les yeux les instru-
ments de culture, me paraissaient bien plus inté-
ressants. J’ai peut être été l’écolier qui ait le
moins admiré les héros de Plutarque.
Dans le deuxième numéro du Magasin Pittores-
que, il y avait une notice sur Molière accompagnée
de son portrait. Molicrene figurait pas à. cette épo-
que parmi les auteurs classiques qu’on mettait entre
les mains des écoliers. Il était en quelque sorte à
l’index parmi nos professeurs qui, presque tous,
avaient commencé leur carrière sous la Restaura-
tion. Il me prit une envie folle de lire le théâtre
de Molière. Je savais qu’un jeune homme qui
habitait une chambre à côté de la mienne en
possédait un exemplaire. Si je lui avais demandé
de me le prêter, il ne m’eut certainement pas
refusé; mais je voulais avoir l’attrait du fruit
défendu. Pendant les absences de mon voisin, je
pénétrais dans sa chambre au moyen d’une clé
qu’il m’avait confiée ; j 'emportais un des volumes,
et je passais la nuit à le lire. Je ne regrette point
mes veilles. Molière est resté pour moi un des plus
grands génies dramatiques. J’ai eu la patience
de lire les théâtres de tous les temps et de tous
les pays; j’ai suivi pendant un demi-siècle le
mouvement théâtral contemporain. Je n’ai point
retrouvé les émotions que me fit éprouver ma
première lecture de Molière.
Mais ce que le Magasin Pittoresque m’a inspiré
le plus profondément, c’est le goût des Études
philosophiques. Vingt lignes sur Spinoza insérées
dans son deuxième numéro avaient attiré plus
particulièrement mon attention. L’auteur protes-
tait contre l’accusation d’athéisme portée contre
le grand philosophe.
— Bien, me dis-je, il se trouvera bien un jour
quelqu’un qui aura la curiosité de traduire en
français le livre de Spinoza et je saurai à quoi
m’en tenir.
J’avais satisfaction à quelques années de là.
M. Saisset un des disciples les plus brillants de
Victor Cousin, traduisit les œuvres de Spinoza. Je
dévorai, plus que je lus, V Ethique et Spinoza
m’apparut comme un des philosophes les plus
prodigieux qui aient paru depuis Platon.
Spinoza me conduisit bien vite à Leibnitz, à
Schelling et à Hégel, et je me trouvai ainsi de
plain-pied avec les penseurs et les réformateurs
contemporains.
Longtemps le Magasin Pittoresque fut ma seule
lecture en dehors des rudiments et de mes livres
de classes. Je me formai ainsi un répertoire de
connaissances que j’étendais et que je complétait,
au fur et à mesure que le champ de mes études
s’agrandissait ; c'était une sorte d’exercice ency-
clopédique auquel j’étais soumis sans que je m’en
doutasse, et, comme on le voit, j’en ai retiré de
grands fruits.
Alfred DARIMON.
m?
Lt Soû
Un article sur le sou ! j’avoue qu’au premier
abord je fus quelque peu embarrassé. Maniant
chaque jour la monnaie de bronze de 5 et de
10 centimes, monnaie d’appoint disent les
savants en la matière, je ne m’étais guère
préoccupé d’en connaître les procédés de fabri-
cation, et vrai parisien de Paris, passant cin-
quante fois par année devant l’élégant palais
bâti en 1708 par ordre de Louis XV, et sur les
plans de Jacques Denis Antoine, je n’avais jamais
été suffisamment curieux pour en solliciter l’en-
trée. Et pour la première fois, hier, je me suis
introduit dans la vaste officine où nos modernes
alchimistes transforment quotidiennement, en
espèces sonnantes et trébuchantes, les produits
précieux des mines exotiques d’or, d’argent et
de cuivre.
4
LE MAGASIN PITTORESQUE
Des visions fantastiques vous montent à l’esprit
lorsque Ton entend parler des creusets d’or
bouillant, coulant à grands flots dans les moules,
et, dès l’entrée, l’on s’attend à des apparitions de
magiciens qui, tels que le génie d’Aladin,
semblent devoir garder avec rigueur l’antre d’où
jaillissent les sources de toutes les richesses.
Mais au premier abord l’imagination est bien
vite déçue et rassurée tout à la fois. Nul génie
sans doute pour vous recevoir, mais le plus
accueillant et le plus aimable des directeurs,
M. de Foville, qui, avec une bonne grâce toute
particulière, me fait ouvrir les portes de son
■ palais. Et dans cet hôtel des monnaies le mot
d’ordre général est : amabilité et courtoisie. Ces
qualités, je les retrouve près de M. Brion, chef
de la première section, qui me donne les indica-
tions nécessaires à mon entrée; près de M. Col-
Hère, le distingué chef des travaux de la fabri-
cation qui, se mettant à mon entière disposition
et me confiant à son second lui-même, M. Schmitt,
le charge de me guider dans les ateliers.
C’est très compliqué la fabrication d’un sou,
aussi long, aussi délicat et minutieux que celle
d’un louis d’or et toute une longue journée me
fut nécessaire pour examiner les différentes opé-
rations qu’en peu de lignes je vais essayer de
résumer pour les lecteurs du Magasin Pittoresque.
Je devais étudier la monnaie de bronze seule,
à l’exclusion des monnaies d’argent et d’or, d’un
mirage plus étincelant sans doute, mais pour
beaucoup d’entre nous d’un emploi moins cons-
tant, et mon guide m’avait emmené vers les
ateliers spéciaux du bronze. Ceux-ci, qui ne
s’ouvrent pas au cours des visites bi-hebdo-
madaires permises au public, sont entièrement
séparés des ateliers d’or et d’argent et, particu-
larité flatteuse pour le vil métal, sont les plus
clairs et les plus aérés des ateliers de la fabrique.
Mais, avant d’y pénétrer, je traverse la salle de
réception des métaux. A terre, des lingots d’argent
sont entassés, telles des briques dans un hangar,
mais des briques de 3000 francs pièce et, dans les
coins, honteux de leur valeur minime, on me
montre les lingots de cuivre pur, fournis à la
monnaie par lasociété adjudicatrice; ils attendent,
dans leur forme un peu étrange, le moment
d’entrer en service et de passer à l’atelier de
fonte.
La fonte est la première de toutes les opéra-
tions et, près des trois fourneaux qui ronflent et
qui tressaillent sous l’ardeur de la flamme, je fais
connaissance avec le chef fondeur. Il m’explique
que chaque fourneau contient un creuset en plom-
bagine, garni de 60 kilogs de matière divisée en
95 parties de cuivre, 4 parties d’étain et 1 partie
de zinc. C’est l’alliage, il bout déjà depuis plus de
deux heures et j’arrive à temps pour assister à
une coulée.
Les trois aides du chef fondeur ont saisi, à
l’aide de palans, le creuset au fond du fourneau;
ils l’élèvent en l’air et tandis qu’il éclaire l’atelier
de ses éclats de matière en fusion, je suis obligé
de m éloigner tant la chaleur est pénétrante,
En même temps deux des aides ont abaissé le
creuset jusque sur le sol blindé de fer, puis
s’étant armé les mains de vastes poches de toiles
mouillées, ils le fixent au brancard qui permet de
le soulever avec précautions et de le pencher afin
d’opérer la coulée du métal dans la lingotière. La
lingotière est un moule articulé en fonte épaisse,
composé de trente gouttières verticales, préala-
blement graissées pour empêcher le métal de
gicler sur les parois pendant la coulée ou de s’y
coller lors du refroidissement.
Le cheffondeur conduit l’opération, surveillant
les verseurs et les arrêtant d’un geste au ras des
gouttières, ravivant la fusion du creuset par
l’adjonction de charbon de bois jusqu’à l’opéra-
tion parfaite. Instantanément le métal est figé; les
ouvriers desserrent les articulations de la lingo-
tière et, à l’aide de longues pinces, ils en séparent
les différentes pièces et en retirent les lûmes, qui,
placées sur un petit chariot de fer, achèvent de se
refroidir. Elles ont alors 50 centimètres de lon-
gueur sur 7 centimètres de large et 9 millimètres
d’épaisseur et pèsent chacune 2 k. 500.
Salies par l’huile des gouttières, elles ont l’aspect
noirâtre de barres de fer aux bords pittoresque-
ment garnies de grosses bavures ; mais celles-ci
vont bientôt disparaître à Vébarbage, deuxième
opération qui a pour but d’égaliser les bords des
lames sous l’action de deux disques circulaires et
tranchants, qui tournent verticalement en sens
inverse et font l’office de ciseaux.
Ainsi nettoyées, les lames sont soigneusement
pesées et livrées ensuite à l’atelier de laminage.
Pour les suivre j’entre derrière elles dans le grand
hall du bronze, le plus bruyant et le plus assour-
dissant des ateliers de la Monnaie. Au bruit des
battements des découpoirs et des froissements des
laminoirs qui, sans cesse, mordent le métal ou
l’écrasent, vient en effet s’ajouter ici le voisinage
de trois moteurs Farcot de 80 chevaux chaque, qui
sans relâche animent les multiples machines et
donnent la vie aux ateliers de la Monnaie. Ce n’est
donc pas sans peine que je peux écouter les expli-
cations de mon aimable guide ; il ne sulfit pas de
crier pour s’entendre et, pour suppléer à 1 impuis-
sance de nos gosiers, je regarde de toute mon
attention.
Voici les lames amenées au premier laminoir ,
puissante machine qui va les amincir ; elle est
servie par deux hommes, assis un de chaque côté.
Le mouvement est lent et pondéré, car un écra-
sementbrusque produirait des fissures dans 1 épais-
seur de la lame que le premier ouvrier glisse avec
soin sous le rouleau, tandis que le second attend
avec tranquillité le moment de la saisir avec ses
deux mains gantées de vieux sacs de toile. Quoi-
que lent en apparence le travail avance cependant,
et la lame qui mesurait au sortir du moule 9 mil-
LE MAGASIN PITTORESQUE
5
Passage des laines au laminoir.
limètres d’épaisseur est arrivée, en dix-huit pas-
sages de rouleau, au numéro 19 de la jauge,
3mm,9. Allongées fortement comme bien l’on
pense, elles sont alors coupées en deux puis
réunies en bottes par seize, liées
de lit de fer et portées au four à
recuire , afin que le métal reprenne
la malléabilité qu’il a perdu.
A leur suite mon retour à la
fonderie s’im-
pose. Là, je vois
s’ouvrir la porte
à guillotine du
four à recuire.
Les lames, pé-
nètrent dans le
four et, dispo-
sées sur une
large plaque cir-
culaire et tour-
nante, elles vont
passer successi-
vement devant
le feu qui les
amènera, après
trois quarts
d’heure de cuis-
son, au rouge cerise. Un instant je les entrevois
dans la noirceur opaque de l’ombre ; c’est un
éclatement de rouges, un jeu de couleurs d’une
mystérieuse attirance ; mais déjà je ruisselle et
je laisse se refermer la porte, car il
me serait difficile d’imiter les ouvriers
fondeurs qui, un peu plus loin, après
une deuxième coulée de métal
dans les creusets, se sont mis
le torse nu et s’épongent à
grands coups de serviettes.
— Gare
les cou-
rants d’air!
me crie le
chef fondeur.
Ce n’est pas
aisé de s’en
préserver dans
les couloirs et
les détours de
la fabrique ; je
prends cepen-
dant l’avis en
bonne part et,
quittant de
nouveau la
fonderie, où je ne puis attendre la sortie des
lames que j’ai vu mettre à recuire, je suis un
lot de lames déjà recuites et refroidies ; elles
s’en vont subir un deuxième laminage qui de
3mra,9, doit [les amener à numéro 12 de la
jauge.
Remises en bottes par seize, puis reconduites au
.
|
» ; 0
vu
\ttr
Différents états de la lame.
four à recuire, elles seront reprises pour un troi-
sième laminage qui les diminuera encore de deux
dixièmes de millimètre.
Que d’opérations déjà sans que le futur sou ait
pris l’aspect d’une pièce de monnaie ; que de
cuissons et de recuissons; il est vrai que,
destiné par son peu de prix à
beaucoup rouler, à se frot-
ter dans tant de poches,
de sacs et de tiroirs, il
ne peut être
assez solide. Sur
cette pensée, qui
tempère mon
impatience,
nous passons à
V ajustage ou
mise au point.
Chaque lame,
à sa sortie du
dernier lami-
noir, c’est-à-dire
réduite à lmm,C>
d’épaisseur, est
livrée à l’ajus-
teur ; celui-ci
découpe à l’aide
d’un emporte-pièce, et dans le milieu de la
lame, un flan ou rondelle du diamètre d’un sou ;
il pèse cette rondelle sur une balance de préci-
sion et, selon, qu’elle correspond ou non, soit au
poids léger, soit au poids lourd, soit
au poids de tolérance, il refuse la lame,
la repasse au laminoir ou l’accepte.
Acceptées, les lames, qui ont
alors im,20 de longueur sur
6 cent. 1/2 de large, passent
au clécoupoir à vapeur.
Cette
. — machine ,
f ‘ . ! ' . trépidante
et tapageu-
se s’il en fut, est
confiée à la di-
rection d’un ou-
vrier qui glisse
les lames sous
l’emporte-pièce;
elles y sont dé-
coupées en
rondelles
ou flans et
rejetées
dans un
seau à raison de trois cents à la minute. Chaque
lame fournit en moyenne quatre-vingt-dix Mans de
dix centimes et chaque ouvrier, découpant par
jour ses six cents kilogrammes de lames, fait ainsi
ses soixante mille pièces. Les résidus des lames
sont rabattus par paquet au marteau, puis
rassemblés dans des caisses jusqu’au moment où,
6
LE MAGASIN PITTORESQUE
.
remis à la fonte, ils concourront à la fabrica-
tion de nouvelles lames.
Cependant je suis le seau qui emporte les flans
à la trémie , vaste cage fermée, percée de trous,
et qui tourne à la vapeur. Enfermés dans la
trémie, les flans sont si bien secoués, remués,
lancés et rélancés, que tous ceux qui, mal calibrés
ou cassés, peuvent s’échapper par les trous de la
caisse, sont rejetés au dehors et mêlés aux débris
à refondre. Quant à ceux qui
restent dans la trémie, les
bons, ils sont ramassés et
portés au cordonnage. L’opé-
ration consiste à leur don-
ner, à l’aide de la
machine à cordon-
ner, le diamètre exact
qu’ils doivent avoir
et à relever en même
temps leurs bords en
un léger ressaut des-
tiné à faciliter plus
tard l’apposition du
listel. Pour cela ils
sont, chacun à leur
tour, amenés entre
deux coussinets d’a-
cier qui les pressent
en tournant et les re-
jettent ensuite par la
même force mécani-
que. L’homme joue
le rôle de simple
servant de la ma-
chine, son initiative
est toute de surveil-
lance et le pittores-
que est ici perdu.
Les vieilles machines
d’autrefois, bizarres
sans doute mais dé-
coratives, sont rem- Examen de 1
placées par des mo-
teurs agités dont-il faut détailler l’ingéniosité,
faute de pouvoir en admirer la beauté.
La précipitation de la vapeur vous gagne
au choc continu et saccadé des flans sur le
cordonneur ; et, lorsque dans une salle voisine,
salle froide et sombre, où des ouvriers disposent
dans des marmites de fonte les flans cordonnés,
qu’ils mélangent avec du charbon de bois en
poudre afin d’empêcher l’oxydation, on les trouve
trop lents à luter, puis à recouvrir de terre à four
les récipients qu’ils ferment hermétiquement.
Ainsi clos en marmite, les flans vont au four à
recuire qui les remet au point de malléabilité
nécessaire pour la frappe.
Lorsqu'ils en sortent ils ont grand besoin de
passer au nettoyage, car le cordonnage les a déjà
noircis et le charbon les amalgame si bien qu’il
faut quelque bonne volonté pour s’imaginer voir
là les futurs sous. Jetés d’abord dans le nettoyeur
mécanique , grande caisse à l’intérieur de laquelle
tourne un long cylindre ajouré, ils se débar-
rassent des scories de charbon, puis vont tomber
dans des paniers qui les emportent et les
versent dans des tonneaux remplis d’eau mélangée
d’une mesure d’acide sulfurique à 33°. Pendant
trois heures, flans et tonneaux tournent de con-
serve ; l’eau salie est remplacée à deux reprises
par de l’eau propre et, finalement sortis
des tonneaux, les flans apparaissent dans
leur éclat brillant de cuivre
neuf.
Prêts pour la frappe sans
doute? Non, pas en-
core; il faut qu’ils
sèchent et, versés
par quatre-vingt kilo-
grammes à la fois
dans un cylindre en
cuivre à fond de tamis
et rempli de sciure
de bois, ils tournent
encore et laissent de
leur humidité, qu’ils
achèvent de perdre
dans une vaste bassi-
ne de cuivre au fond
de laquelle passe
un jet de vapeur.
C'est la parfaite
dessiccation.
EL tandis,
que je crois en-
fin suivre mon
guide à lafrap
pe, la dernière
et la plus pres-
tigieuse des
r. * JW ,!J4) . . ,
opérations, il
m’emmène vers
état de la frappe. une petite salle
où, sur des ta-
bles, je retrouve amoncelés les flans qui brillent
maintenant tels que des jetons d’or pur. Du
blanchi ment il sont venus là par pannerées
pour le compta y e et le triage. Us sont versés
sur une planche à compter , planche divisée
sur sa longueur en dix rainures qui contiennent
chacune vingt pièces. D'un coup d’œil d une
vivacité particulière, l’ouvrier rejette delà planche
pleine les flans tachés ou mal recuits ; les autres
sont réunis dans une corbeille. Par deux mille
ils sont alors pesés et replacés dans la corbeille
qui s’appelle désormais un plateau ; elle a sa
fiche particulière et descriptive, sur laquelle le
contrôleur, toujours présent, inscrit l'acte de
naissance des nouveaux flans, c’est-à- dire leur
poids, le nombre de pièces, la date, le numéro de
la manne et l’espèce de fabrication; puis, après
le contrôle, elle va rejoindre le tas de plateaux
LE MAGASIN PITTORESQUE
7
qui, du sol au plafond, attendent le moment de
passer à l’atelier de frappe.
Us n’ont qu’un guichet de grille à franchir pour
se trouver au contrôle chargé de les distribuer
aux presses et nous faisons un détour, mon guide
et moi, pour les rejoindre à l’entrée de l’atelier
de frappe.
Là, trente-trois machines façonnent sans relâ-
che les monnaies de tous genres, commandées par
le Trésor ou par les Gouvernements étrangers.
Et elles n’arrivent souvent pas à suffire à la com-
mande. C’est ainsi, m’explique-t-on, que le mois
dernier les onze millions deux cent mille pièces
fabriquées avaient été inférieures aux besoins des
demandes, malgré les heures supplémentaires de
nuit employées comme adjuvant de l’incessante
production. Et
n’est-ce pas éton-
nant vraiment
que, puisqu’il se
frappe tant d’ar-
gent, nous en
aj ons si peu dans
nos poches.
Mais, tout en
faisant part de
mes réflexions à
mon guide, nous
avions vu les ou-
vriers prendre au
contrôle les pla-
teaux, qui sont
pesés devant eux
et qu’ils empor-
tent à leurs pres-
ses respectives. Du modèle Thonnelier, la puis-
sante machine, qui fait aujourd’hui les deux
sous, abat ses vingt-deux mille pièces par jour,
cinquante-cinq à la minute, et l’on est étonné,
malgré cette extrême rapidité, de la précision et
du soin que met l’ouvrier monnayeurà la diriger.
Prenant les flans dans une vaste coupe de cuivre
où il les a- versés, il les met en pile d’une ving-
taine, les vérifiant encore et rejetant ceux qui lui
paraissent imparfaits ; cette petite pile est intro-
duite dans le godet ali menteur, sorte de tuyau
dans lequel les flans descendent pour venir se
placer un à un sur une plaque ou poseur niera ni-
que qui les amène, avec une régularité d’horloge,
entre les deux coins. Pressés par la pesée formidable
de soixante-dix mille kilogrammes, ceux-ci, gravés
en creux, impriment leur image en relief surle flan,
que la main mécanique projette ensuite, par un
tuyau de descente, jusque dans une manne placée
au bas de la machine. Et la surveillance est cons-
tante car il faut que l’ouvrier s’assure à la loupe
de l’état de la frappe et du bon service du coin
qui se casse quelquefois.
Préparés à l’atelier spécial, les coins ont été
mis en réserve par dix. pour être délivrés cha-
que matin, selon les besoins, aux ouvriers qui
doivent les rendre chaque soir au contrôleur du
monnayage. Cette provision de coins gravés
d’avance est utile car, si régulièrement un même
coin doit frapper cinquante mille pièces, on en a
vu se fendre au bout de dix.
Et, tandis que nous traversons l’atelier, les ma-
chines, actionnées par une transmission souter-
raine, continuent leurs mouvements puissants et
doux, rejetant à chaque tour de volant un sou, une
pièce de cinq francs ou un louis.
Et toutes ces espèces si différentes de matières,
repoidées par l’ouvrier monnayeur au contrôle
d’où elles sont parties, sont repesées devant lui et
s’en vont à l’atelier de vérification.
De véritables jongleurs ces vérificateurs ; le jour
oii je visitai l'atelier, cinq cent mille pièces leur
étaient déjà pas-
sées par les mains
depuis le matin.
Sur des plateaux
de bois à rebords
ils placent les
sous par cinq
cents et en même
temps éliminent
toute pièce pré-
sentant la moin-
dre imperfection :
tache de doigts,
cassure, rayure,
frappe défectueu-
se ou mauvais
blanchiment ;
elles sont rejetées
sans pitié et mises
dans des sébiles de bois. Elles iront à la [refonte
sans égard pour les opérations subies si nom-
breuses pourtant et si longues.
La vérification faite, les pièces sont mises en
sac, par cinq cents pour les dix centimes, par
mille pour les cinq centimes ; et quatre de ces
sacs, réunis dans une manne, forment ce que
l’on appelle une brève.
Portées à la salle de délivrance, remises au
caissier, les brèves restent en coffre-fort jusqu’au
moment des livraisons.
Et c’est la fin des opérations, mais non des con-
trôles car, sur chaque vingt-cinq mannes, six
pièces sont prélevées au hasard ; quatre sont
pesées et envoyées au laboratoire pour l’analyse
de l’alliage, les deux autres, pesées une à une,
sont envoyées sous enveloppe cachetée à la com-
mission de contrôle qui se réunit une fois par an.
Et c’est là tout ; et vraiment c’est beaucoup de
soins et de minuties pour ces sous que nous lais-
sons glisser entre nos mains avec tant de facilité.
Et notamment quelle succession de contrôles pour
la fabrication de cette pièce de deux sous qui,
en fait, vaut deux centimes. Mais notre hôtel des
Monnaies se doit à sa vieille réputation et il a rai-
son de soigner avec coquetterie les travaux qui
8
L E M A G A S I N P 1 T T 0 R E S Q U E
lui sont confiés, quels qu’ils soient. Tels qu’ils sont,
donnés à faux poids, nos nouveaux sous sont de
véritables œuvres d’art, et l’on ne peut se plaindre
de cette monnaie de bronze, lorsque l’on se sou-
vient qu elle remplace les antiques et incommodes
monnaies de verre, de cuir, de carton, de papier,
de zinc et d’étain.
Songeons surtout que les quatre millions qua-
rante mille gros sous, que les sept millions deux
cent quatre-vingt mille petits sous, frappés cette
année par la Monnaie, feront peut-être bien des
heureux.
Et sortant du palais, gardant la vision des
coulées de métal qui, chaque jour, y ruissellent,
je pensais à ces pièces de bronze, petits sous,
gros sous, centimes, qui monnaie de billon, vil
métal sans doute, sont cependant précieux puis-
que, souvent fardeau pour les riches, ils devien-
nent pain pour les pauvres.
Pierre CALMETTES.
La Bibliothèque du Prince Roland Bonaparte
out le monde a remarqué en
passant l’hôtel du prince Ro-
land Bonaparte au n° 10 de
l’avenue d’iéna. Son aspect élégant
et noble est mis en valeur par un
emplacement admirablement situé.
L’ordonnance de sa façade, comprise
sans surcharge d’ornements, le goût
des sculptures, la silhouette de sa
masse imposante, en font un édi-
tice de premier ordre et qui compte
parmi les plus renommés du Paris moderne.
Ceux qui, favorisés par l’amabilité du prince,
ont visité sa maison, en ont emporté un souvenir
qui ne le cède en rien à celui d’un véritable palais.
Les appartements, en effet, sont en rapport de
proportions et de magnificence avec l’architec-
ture extérieure. La bibliothèque lient à côté d’eux
une place importante ; elle est située au premier
étage dans la partie postérieure du bâtiment et
pour ainsi dire isolée du côté de la rue Fresnel.
On y accède par un escalier d’honneur monu-
mental et somptueux. C’est une vaste salle,
répartie autour d’une cour intérieure carrée en
quatre galeries de dimensions égales, éclairée
par une lumière discrète tombant du plafond à
travers un vitrage dépoli. De chaque côté, le long
des murs, sur une hauteur de sept mètres, les
volumes se succèdent sur les tablettes des rayons.
En passage suspendu, supporté par des consoles,
desservi par des escaliers, permet d’atteindre
aux rangées supérieures. Des tables, des pupi-
tres, des marchepieds, sont disposés suivant les
besoins de l’écrivain ou du lecteur dans le voisi-
nage des livres et des gravures.
toute la galerie
Un quart de la bibliothèque,
parallèle à la rue Fresnel, sert de cabinet de
travail au prince Roland Bonaparte. Son por-
trait en officier d’infanterie est placé au-dessus
de la cheminée. Au milieu sont installés un
bureau et quelques fauteuils; à droite et àgauche
des tables pour les secrétaires. On remarque, à
chaque extrémité, au dessus des portes, deux
panneaux peints par Toché : l’un représente
Bonaparte en triomphateur, l’autre la Géographie.
Quatre croisées, s’ouvrant sur la perspective de
Paris, donnent une éclatante lumière.
L’impression ressentie en pénétrant dans ce
lieu d’étude est particulière. Le décor en est
sobre et grave ; la richesse des éléments qui le
composent est plus intrinsèque que luxueuse. Son
caractère n’a rien d’officiel et cependant l’inti-
mité en est souveraine. C’est bien la retraite stu-
dieuse d’un savant grand seigneur.
Lorsque Napoléon fit construire la bibliothèque
de la Malmaison, il la voulut simple, commode
et pratique. Les meubles, les rayons furent
d’acajou sans le moindre agrément. Mais il
laissa aux artistes le soin d’enjoliver à leur gré
les plafonds. Ils y répandirent à profusion les
effigies et les symboles : leur inspiration n’allait
pas sans une nuance de poésie et la grâce roman-
tique de Joséphine dirigeait leur pinceau.
La bibliothèque du prince Boland n’a pas cet
aspect de correction mitigée d’apparat.
Les boiseries, les cheminées, les escaliers sont
en noyer avec panneaux sculptés. Les rampes
sont en acier, en bronze, en cuivre doré. Le pla-
fond est uniforme de tonalité et sans moulures.
Le parquet en chêne de Hongrie réfléchit dans ses
compartiments symétriques cette décoration
remarquable par la perfection du travail dans la
matière beaucoup plus que par l’attrait insolite
de l’éclat.
Cette sévérité d’aspect, sans exagération toute-
fois, concorde avec l’esprit de celui qui l’a dési-
rée. Le prince Boland Bonaparte n’est pas, comme
on pourrait se l’imaginer, un dilettante ou même
un mécène de la science. C’est un érudit et un
chercheur. Les 95 000 volumes qui constituent sa
bibliothèque forment des séries complètes sur
des sujets préférés. Ils se recommandent parle
choix des idées qu'ils renferment et non par leur
reliure, leurs illustrations et leurs caractères.
Hormis une collection de gravures, la plus belle
peut-être qui existe sur l’épopée napoléonienne,
recueillies avec soin depuis la feuille d'Ëpinal
jusqu’à l’eau-forte, des cartes ayant appartenu à
l’empereur Napoléon Ier et au maréchal Ney, bien
rares sont les documents curieux seulement par
LE MAGASIN PITTORESQUE
9
l’appar.ence et l’originalité. Le premier noyau de
la bibliothèque du prince Roland Bonaparte fut
celle de son père, le prince Pierre. Il y réunit les
livres rassemblés autrefois par le prince Demi-
doff à l’ile d’Elbe; plus tard, l’acquisition delà
bibliothèque historique et géographique de
M. Vivien de
Saint-Martin
compléta
l’ensemble.
De nom-
breuses- pu-
blications ré-
centes ou an-
ciennes vien-
nent grossir
chaque année
ces impor-
tants fais-
ceaux. Ce sont
spécialement
des brochures
où il est traité
d’anthropolo-
gie, de géolo-
gie, de bota-
nique et sur-
tout de géo-
graphie.
Cette der-
nière science
est la préférée
du prince. Le
cadre dans
lequel sont
classés ses
livres est es-
sentiellement
géographi-
que.
L’Europe ,
l’Asie, l’Afri-
que, l’Améri-
que et l’Océa-
nie sont ré-
parties en vingt-cinq divisions représentées par
les lettres de l’alphabet. Dans chaque division et
subdivision des parties du monde les ouvrages
sont placés dans un ordre qui procède du général
au particulier. Des généralités on passe successi-
vement à la structure du globe, à sa configura-
tion^ ses habitants, à leur histoire, leurs mœurs,
leurs coutumes, aux lois qui les régissent, aux
sciences et aux arts qu’ils cultivent. Cette grada-
tion descendante est la même pour toutes les
manifestations de l’esprit humain.
Une étoile distingue spécialement les œuvres
des Bonaparte ou écrites à leur sujet.
Des recueils de planches de science et d’art,
des aLlas de cartes anciennes, de nombreux cli-
chés photographiques exécutés au cours de
voyages en Amérique, en Laponie, en Allemagne,
en Italie et à l’occasion d’exhibitions ethnogra-
phiques, plus de deux cents journeaux en langue
française ou étrangère complètent cette collection
considérable.
Le prince Roland Bonaparte dirige lui-même le
service de sa
bibliothèque :
il est secondé
par deux bi-
bliothécaires
et. un person-
nel d’aides-
garçons.
Telle est, en
peu de mots,
l’organisation
de ce sanc-
tuaire que les
hommes de
science tien-
nent à hon-
neur de visi-
ter. La faveur
du prince ne
leur a jamais
fait défaut ;
ils sont una-
nimes à louer
sa bonne grâ-
ce, sa bien-
veillance, et
l’on ne saurait
trop le féli-
citer, dans un
siècle oii l'in-
igence et
la valeur indi-
viduelle sont
en première
place, d’avoir
édifié un mo-
nument aussi
parfait d’or-
donnance et
décomposition. De l’autre côté du palier, sur lequel
s’ouvre la porte de la bibliothèque, une galerie
dessert les salons, petits salons et la salle à
manger. Toutes ces pièces, réservées à la récep-
tion, sont en façade sur l’avenue d’Iéna,
Elles sont décorées dans le goût et le style du
premier Empire. Les boiseries blanches ou d’aca-
jou, sculptées dans la masse, sont ornées de
ciselures en cuivre ; la couronne impériale, les
initiales du prince, les attributs guerriers que
surmonte l’aigle symbolique, s’y rencontrent en
maint endroit. Les tentures, d’une grande
richesse, sont sobres de coloration et d’éclat. Les
meubles, les tableaux, pour la plupart anciens,
ont chacun leur histoire. On remarque au-dessus
d’une cheminée un portrait authentique de l’Em-
La bibliothèque du Prince Roland Bonaparte.
10 LE MAGASIN
pereur remontant au début du siècle. La physio-
nomie est curieuse et, pour ainsi dire, de tran-
sition : les lignes du masque et toute la personne
ne sont pas encore empâtées par l’embonpoint et
l'on y retrouve les méplats anguleux et la svel-
tesse du vainqueur d’Arcole.
Dans un. salon servant de cabinet de travail
intime, une fresque intéressante recouvre la mu-
raille ; elle provient de la maison qu’au trelois
Joséphine habita i*ue Chantereine.
Robert Bénard.
J^enri Xiavedan
S’il est vrai que le bonheur consiste à réaliser
dans l’âge mûr une pensée de jeunesse, M. Henri
Lavedan, que vient de recevoir solennellement
l’Académie française, ne serait pas heureux. A dix-
neuf ans, son rêve était d’écrire des romans comme
Feuillet ; vingt ans après il succédait à Meilhac.
Il voulait toucher, attendrir: il a réussi surtout à
faire rire les « honnêtes gens », ce qui est une
assez difficile entreprise ; il les a fait rire jaune
souvent, ce qui est encore plus malaisé. N’en
concluons pas que ses ambitions littéraires ont
failli. 11 serait agréable de déposer son bilan de
cette manière. A côté du Lavedan qu’il paraît être
et qu’il est pour le plus grand nombre, il y a le
Lavedan qu’il aurait voulu être et qu’il est.
C’est devenu un lieu commun de dire de M. Lave-
dan qu’il a de l’esprit et de l’ironie à faire peur et
qu’il met cet esprit et cette ironie au service de
l’entrepreneur de démolitions qu’on veut avoir dé-
couvert en lui. Ils sont quelques-uns dans notre
génération qu’on a qualifiés de démolisseurs, leur
donnant ainsi un métier pour vivre comme si
celui d’écrivain ne nourrissait pas son homme.
Leur esprit, bien ou mal, démolit quelque chose.
S’ils parlent de la famille, du clergé, de la no-
blesse, de la royauté c’est, dit-on, pour les saper.
Rien n’est sacré pour eux. Ils s’attaquent à tout
ce qui est l’ornement et la force de la Société ;
ils ne respectent pas la foi de leurs pères. M. Lave-
dan n’a pas échappé à ce reproche qu’on lui a
jeté au front d’autant plus sèchement, qu’élevé
dans la vénération des saines vertus des bonnes
familles, fils de royaliste, de légitimiste, il a raillé
le foyer, la royauté et la noblesse. Le cas de
M. Lavedan n’est ni si noir ni si pendable.
Il s’est contenté de regarder vivre son époque
et il a essayé de peindre les mœurs du temps. Ce
n’est vraiment pas de sa faute si elles sont mau-
vaises dans le milieu qu’il a observé. 11 s’est sur-
tout proposé d’étudier la famille « dans le train »,
la famille de parvenus, de « parvenants », toutes
les nouvelles couches oisives, désœuvrées par
profession ou par intérim Itences. Il a vu que le
monde et ses fractions se coudoient, se mêlent,
PITTORESQUE
fréquentent les mêmes théâtres, les mêmes caba-
rets, s’habillent chez les mêmes bons faiseurs,
parlent la même langue et sont tous poussés par
le même désir de s’amuser, de jouir. Ce monde
forme la tribu brillante de « la Houle ». Dans
cette fusion d’éléments si opposés, si hétérogènes,
il est difficile que les mœurs ne fermentent, ne
se corrompent. L’indulgence, dans cette classe,
est à l’ordre du jour. On laisse faire, on laisse
passer. C’est le libre échange des complaisances.
Sans s’indigner, M. Lavedan a noté quelques
scènes de la vie facile qu’on lui demandait avec
insistance pour la Vie Parisienne. Avec « la
Haute » il jette les fondements d’un petit édifice,
d’une architecture légère, hardie ; il l’orne de cou-
leurs gaies, pimpantes comme une bergère
Watteau retouchée par Chéret; il le meuble de
toutes les commodités de la conversation, rocking-
chairs et chaises longues; il le peuple de fan-
toches aimables, plaisants, qui n’ont pas plus de
cœur que de cervelle mais qui ont de l’esprit, qui
parlent une langue sinon toute verte, du moins
gorge de pigeon ou de perruche et qui ressemblent
enfin comme des frères, paraît-il, à des originaux
de marque. C’est une espèce de Petit Trianon de
la Fête contemporaine, avec la Petite Vacherie,
c’est-à-dire le village suisse, en perspective. Ce
Pavillon a plu et beaucoup ; ce n’est pas la mai-
son de Socrate. M. Lavedan — ce démolisseur! —
en a élevé d’autres à côté et peu à peu est sorti
de terre tout un quartier chic de la Cité Moderne.
Et voilà comment M. Lavedan a sapé la Famille !
On ne lui pardonne pas, dans certains clans-
de n’avoir pas été plus royaliste que le roi. On
l’avait vu, jeune homme, veiller la mortelle dé-
pouille d’Henri V. 11 était resté huit jours de ser-
vice auprès du roi qui n’avait pas régné. On
s’attendait donc à ce que ce gentilhomme de la
chambre, de la chambre mortuaire, consacrât les
prémices d’une voix qui s’élève et d’une ardeur
qui s’allume à défendre, à restaurer les idées mo-
narchiques. Le roy est mort ! Vive le roy !
M. Lavedan ne se sentait pas sans doute cette
vocation. Quelles furent ses pensées devant les
restes du « fils de Saint- Louis ». Il dut surtout
observer avec intérêt l’attitude et les discours de
tous ces Chevau-légers qui venaient de perdre
plus que leur roi, je veux dire leurs espérances
et qui voyaient le dernier drapeau blanc servir de
linceul au dernier des Bourbons. Puisque l’avenir
de la monarchie légitime se fermait devant lui,
il pouvait revenir vers son passé. Il traitait bientôt
à sa façon le problème de Louis XVII. C’est dans
le roman Sire qu’il fait revivre l’infortuné Dau-
phin pour apaiser la folie d une noble dame, qui
croit malgré tout à l’existence de Louis XVII. Il le
fait revivre sous les traits d’un beau vieillard,
Denis Roulette, un ci-devant comédien, un rem-
pailleur de chaises que M. Lavedan transforme en
restaurateur du trône. Sire est une œuvre char-
mante, pleine d’ironie attendrie. Ce n’est ni une
LE MAGASIN PITTORESQUE
1 1
satire, ni un pamphlet. Est-ce qu’elles sont d’un
sans- culotte ces lignes qu’on trouve à la lin du ro-
man... « Certes l’avenir aurait autant de courage,
mais jamais plus la souriante bravoure du passé,
la courtoisie de Fontenoy ; il flotterait des dra-
peaux, jamais plus d’étendards ni de cornettes;
il resterait toujours de lanoblesse, jamais plus de
gentilshommes... »
Il devait en rester assez pour accuser M. Lave-
dan de ne pas l’avoir épargnée. La clameur de
réprobation causée par le Prince d’Aurec fut
même si foi’te dans son camp que l’auteur jugea
nécessaire d’y répondrepar la Critique du Prince
d’Aurec. M. Lavedan a trouvé que les temps avaient
marché; que les titres deviennent des accessoires
de cotillons brillants s’ils ne sont prisés que pour
eux-mêmes et que si on a dans sa famille des épées
de connétable ce n’est pas pour les porter.... à
l’Hôtel des Ventes. Il a pensé qu’à notre époque
rien n’est plus funeste que l’oisiveté, plus déplacé
que le préjugé défendant à la noblesse de tra-
vailler. Et M. Lavedan, dans les Deux No-
blesses fait du fils du Prince d’Aurec un riche et
grand industriel. Il n’y a pas de sot métier. Déjà
Sedaine avec son Philosophe sans le savoir ne
met-il pas à la scène M. Vanderk dont le nom
hollandais cache un gentilhomme français qui ne
rougit pas d’être dans le commerce. Son fils, il est
vrai, lui dit, en apprenant ce secret : « Est il
possible, fûssiez le plus pauvre des nobles, que
vous ayez pris un état » ? Ne croirait-on pas
entendre Henri Roche, le petit fils du Prince
d’Aurec ? Les idées de M. Lavedan sur la noblesse
ne sont donc pas nouvelles; sont-elles subver-
sives ? Elles le parurent sans doute au temps de
Beaumarchais qui est un des maîtres du jeune
académicien. Les préjugés ont cependant survécu
au Mariage de Figaro et c’est même ce qui a
permis à M. Lavedan de s’escrimer contre eux à
son tour. Mais il n’y a plus à craindre que
M. Lavedan démolisse la Bastille.
S’il est vrai que notre auteur n’a rien détruit, il
fautbien convenir qu’il n’a rien relevé ! Il a pai’tagé,
il partage encore la généreuse illusion de certains
moralistes qui s’imaginent réformer les mauvaises
mœurs, en les décrivant, en les mettant au
théâtre. « On ne peut corriger les hommes qu’en
les faisant voir tels qu’ils sont » a écrit Beaumar-
chais, et M. Lavedan a repris cette pensée à son
compte. J'ai bien peur que M. Lavedan ne soit,
comme beaucoup d’autres, un moraliste homœo-
patlie. J’en ai pour preuve le goût de plus en plus
vif que l’on prend à ses « corrections ». 11 y a la
manière d’être corrigé et la manière de M. Lave-
dan est joliment séduisante. On ne se lasse pas
d’être corrigé ainsi! Par exemple a-t-il voulu
nous guérir de la manie de parler cet argot spécial
qui est de la préciosité à rebours et qui va se
répandant de plus en plus? Personne plus que lui
n’a contribué à la fortune de cet argot et c’est à
se demander si l’Académie n’a pas éprouvé le
besoin de s’adjoindre M. Lavedan pour le nouveau
dictionnaire.
Je ne me demande pas si M. Lavedan pourrait
prononcer de beaux discours sur les prix de vertu.
On découvre sans peine dans son œuvre des pas-
sages, des ouvrages entiers qui témoignent que
sa juvénile ambition de toucher comme Feuillet
n’était pas inconsciente. Ces pages d’un sentiment
si franc et si profond nous reposent de cette fan-
taisie scintillante qui nous éblouit et nous dé-
sarme comme un fou rire. Connaissez-vous rien
de plus frais, de plus exquis qu 'une Cour ? C’esl
un ensemble de tableaux qui ont l’harmonieuse
composition d’un Greuze et le coloris gracieux
d’an de la Tour. Tout y est du meilleur ton et de
la meilleure compagnie. Ce n’est, plus la Haute,
mais la solide Bourgeoisie française qui, sans être
austère garde précieusement les saines et moyennes
façons de penser et de sentir. Sa tenue et son lan-
gage sérieux n’excluent ni la bonne humeur ni la
malice. Cette bonne humeur et cette malice
se trouvent dans Inconsolables où M. Lavedan nous
a raconté l’histoire de ces deux hommes, veufs de
la même femme, qui se rencontrent au cimetière
et que le souvenir de la défunte rend amis, insé-
parables et inconsolables. Lydie appartient éga-
lement à la série tranquille de ses œuvres, comme
une Famille , sa première pièce aux Français,
pour sesdébuts au théâtre et dans laquelle, grâce
a un procédé à le Scribe, finit par triompher la
morale ordinaire des ménages paisibles; comme
aussi Catherine , son dernier ouvrage aux Français,
qui nous ramène au temps où les rois épousaient
des bergères, et qui nous rend presque la comédie
larmoyante. Que nous voilà loin des Variétés.
Ces contrastes ne sont pas un des moindres
attraits de M. Lavedan. « Je ne suis pas du tout
l’homme qu’on croit » me disait-il en riant- Et
en effet cet écrivain qui personnifie la quintessence
de l’esprit parisien et nouveau jeu est, au fond,
un provincial, au bon sens du mot « et un vieux
jeu ». Il adore Paris pour le décor qu’il prête aux
fêtes mondaines, pour son luxe qui plaît à son
œil d’artiste, mais la province a tout son cœur. Il
se rappelle, non sans émotion, letemps où tout en-
fant, à Orléans, il grandissait au petit séminaire
de Saint Mesmin fondé par Dupanloup.
Il se rappelle le Berry, la Touraine et la Vendée
qu’il connut adolescent; et la Loire majestueuse
où se mirent les châteaux de Blois et d’Amboise !
Il aime notre temps qui lui offre une ample
comédie à cent actes divers, mais il garde des goûts
d’émigré. Chez lui, Marie- Antoinette fait les hon-
neurs de son salon, sur la cheminée, vis-à-vis d’un
paysage d’IIubertRobert, couleur de sang. Partout
des gravures anciennes, des bibelots, des minia-
tures et dans un coin une pendule Louis XVI de
l’époque qui marque exactement nos heures mais
qui retarde d’un bon siècle. A la façon dont
M. Lavedan cite les vieilles choses, mortesàjamais,
on pourrait croire qu’il les regrette. Il se comptait
à parler de passacailles, de chaconnes, de virgi-
nales, d'épinettes. Ce sont des énumérations sans
fin où l’on sent la joie d’écrire des mots fanés
comme des reliques. Yoici les perruques, symboles
du passé, « depuis les perruques à l’aventure, à la
dragonne, à l’oiseau royal, jusqu'à la brigadière,
aux trois marteaux et à l’aile de pigeon ». Voici
les airs de cor : Le Réveil, Le Lancé, La Dam-
pierre, la Royale « toute l’âme hennissante de
la vieille Vénerie française ». C’est pourquoi
plus que personne, j’imagine, M. Lavedan a-t-il
goûté le plaisir d’entrer àl’Académie, le seul salon
ouvert sous Louis XI II qui reste toujours bien
fréquenté ! Il trouvait dans le Prince d’Aurec que
la noblesse n’avait donné qu'un « duc brillant
homme d’Éta/t, et un vicomte somptueux penseur. »
Il y joindra désormais le comte, gentilhomme
écrivain, parrain assez heureux pour recevoir le
fils de Philippe de Grandlieu au « Jockey » des
Belles Lettres. Joseph GALTIER.
LA FABRICATION AUTOMATIQUE DES OBUS
D’apparence plutôt pacifique, le nouvel engin,
dont nous nous proposons de donner aux lecteurs
du Magasin Pittoresque une description inédite,
est cependant ni plus ni moins qu’une sorte de
machine de guerre, et combien curieuse !
Les événements qui se déroulent au Transvaal
ont-ils démontré à nos voisins la nécessité de
perfectionner
l’outillage dont
ils se servent ac-
tuellement pour
la fabrication de
leurs projectiles
d’artillerie? C’est
assez probable.
— Quoi qu’il en
soit, nous appre-
nons qu’un in-
génieur anglais,
M. Alfred Her-
bert,de Coventry,
vient d’imaginer
une machine au-
tomatique à faire
les obus, dont
l’adoption par
tous les arsenaux
d’outre- Manche
semble assurée.
Très curieux, en effet, le mécanisme de cette
espèce de tour, à double mouvement, qui reçoit,
à l’une de ses extrémités, dans un mandrin cylin-
drique, la barre de métal, et la restitue, à l’autre
bout, sous la forme d"un projectile creux tout ter-
miné, avec son culot, ses garnitures et sa pointe
prête à recevoir la fusée percutante. L’opération
se fait automatiquement, avec une précision ma-
thématique, en vingt-cinq ou trente minutes,
selon la grosseur de l’obus et la vitesse imprimée
par le moteur à la machine. Sans vouloir expliquer
en détail son fonctionnement, ce qui nous entraî-
nerait un peu trop loin dans le domaine des termes
techniques, nous allons tâcher, en quelques lignes
aussi claires que possible, de décrire les différentes
phases par lesquelles doit passer le lingot métal-
lique pour se transformer progressivement en obus
de calibre donné.
A gauche de la figure se voit le manchon dans
lequel on introduit Ta barre d’acier, qui est main-
tenue en place par deux sortes de mâchoires,
dont les mouvements sont commandés, comme
tous ceux du mécanisme, par l’arbre à volants
placé horizontalement sous le tablier de la ma-
chine.
L'extrémité de la barre métallique s’engage
dans un tourillon
creux muni d’un
foret d’acier
trempé, qui, en
tournant autour
de son axe, évide
d’abord l’inté-
rieur du projec-
tile. Par une
combinaison très
ingénieuse de
mouvements, la
surface fruste ex-
térieure se trou-
ve en même
temps dégrossie,
et, quand l’opé-
ration du perce-
ment est termi-
née, le projectile
a presque le dia-
mètre qu’il aura
une fois terminé. Pendant que s’opère ce double
travail préparatoire, un jet d’huile est lancé contre
le tranchant des outils, de façon à chasser les co-
peaux^et poussières métalliques qui s’y accumu-
lent constamment, et à refroidir aussi les parties
frottantes. Cette huile est, d’ailleurs, recueillie
dans un auget circulaire en fonte que l’on dis-
tingue bien sur la gauche du tablier, et où bai-
gnent à chaque instant les surfaces en contact
du tourillon et du projectile.
La troisième phase est la suivante : un levier
ayant basculé automatiquement de manière à
dégager une petite scie à ruban, celle-ci s’abaisse
sur la barre qu’elle coupe à la longueur voulue.
Enfin, cheminant sur des galets jusqu’au
deuxième tour, situé vers le milieu et un peu à
droite de la machine, l’obus reçoit sa figure défi-
nitive. C’est au cours de cette dernière opération
que des outils spéciaux lui donnent son calibre
LE MAGASIN PITTORESQUE
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exact, sa forme cylindro-ogivale, et pratiquent à
sa partie postérieure le pas de vis nécessaire poul-
ie placement du culot.
Quand le projectile est éjecté sur la table de
l’appareil, poli, brillant, sans un défaut, encore
tiède des efforts auxquels il a été soumis, il est
prêt à recevoir sa charge de poudre ou de mitraille,
et la machine, de son côté, est prête aussi à re-
commencer, sur un nouveau ling®t métallique, le
même cycle opératoire.
En disposant, une fois pour toutes, dans le cran
voulu, les cames et les leviers qui commandent le
mandrin d’admission et l’écartement des outils
de forme, on obtient indéfiniment, et tant que
l’appareil est en marche, des projectiles de lon-
gueur et de calibre déterminés, depuis le plus
petit modèle d’obus pour les canons à tir rapide
jusqu’aux sbrapnels de 60, 70 et 75 millimètres.
L’arbre à volants, régulateur de tout le méca-
nisme, est mis en mouvement par la roue à en-
grenage montée sur son axe, au moyen d’une cour-
roie de transmission s’enroulant autour d’un tam-
bour à double changement de vitesse. La même
machine à vapeur peut actionner les six appareils
placés sous la direction d’un seul ouvrier.
Car — - et c’est là un des nombreux avantages
du tour automatique de M. Alfred Herbert — -un
seul mécanicien suffit pour surveiller la marche
de six machines, pouvant livrer de 100 à 1 40 pro-
jectiles creux par jour, suivant leur poids.
Ceux-ci sont en acier très dur, d’une compo-
sition spéciale où il entre 0,8 de carbone, 0,65 de
manganèse et 0,135 de silice. L'inventeur se sert
du même métal et d’un tour à peu près semblable
pour la fabrication rapide et automatique des
boulons, goupilles, viroles, écrous, vis, colliers,
culots et rondelles dont fait usage l’industrie
militaire ou civile.
La vitesse de travail obtenue à l’aide de l’in-
génieux appareil que nous venons de décrire est
vraiment remarquable.
Ainsi, les outils qui donnent à l’obus sa forme
extérieure, opèrent avec une vitesse de 11 mètres
à la minute; les outils de percement pénètrent
dans le métal à raison de 6m,60, et ceux qui font
le filetage intérieur et la pointe, travaillent avec
une vitesse de près de 12 mètres à la minute.
On comprend dès lors pourquoi d’abondants
jets d’huile sont dirigés sur les surfaces échauffées
continuellement par la morsure des outils. Faute !
de celiquide lubrifiant et refroidisseur, des coin-
cements ou des enrayages, aussi dangereux pour
la mécanicien que pour sa machine, ne manque-
raient pas de se produire.
Nos artilleurs adopteront-ils le nouvel engin ou
continueront-ils à fabriquer leurs projectiles avec
les moyens ordinaires? Personne ne saurait le
dire. Mais combien de nos lecteurs souhaiteraient
que M. Herbert n’eût jamais inventé un appareil
aussi savamment perfectionné!
Edouard Bonnaffé.
BILLET DU JOUR DE L’AN
A une jeune fille,
Un an qui tombe au gouffre immense de l’oubli,
Un été qui se fane, un printemps qui s’effeuille,
Une moisson fauchée, un hiver aboli,
Et la grâce des fleurs que le passé recueille.
Pour vous, c’est un regret charmant, dont la douceur
Embaume de parfums votre âme épanouie,
( l’est un adieu qui chante, un murmure berceur,
L’écho lointain d’une musique évanouie...
Car, sur votre front blanc, chaque jour ennobli
Par le rayonnement du matin qui se lève,
L’amer regret n’a pas encor marqué son pli ;
Votre jeunesse peut savourer l’heure brève.
Nous, quand le couchant triste assombrit le ciel clair
Nous regardons longtemps le soleil qui s’efface,
Afin d'y retrouver, dans un furtif éclair
L’image des bonheurs morts que rien ne remplace.
Nous cherchons le reflet des sourires aimés,
L’appel des yeux connus, l’appel des mains fidèles,
Tout ce qui fait briller sur nos destins bornés
La céleste candeur des aubes immortelles;
Et nous sentons soudain s’alléger nos rancœurs,
Si nous voyons fleurir, sous la neige ou la bise,
Dans les amours que rien n’use et que rien ne brise,
L’éternel renouveau qui rajeunit les cœurs.
Gaston Deschamps.
FLEURS DE FRANCE
. Sous le grand nœud à double ganse,
Le front plissé, les yeux en pleurs,
La bouche triste ont l’éloquence
Muette des grandes douleurs.
Pleure, mère deux fois victime :
L’Alsace est un sol allemand,
Et le siècle qui vit ce crime
Finit sans voir le châtiment.
Mais non, sèche tes pleurs ! La France
Etait la Belle au Bois dormant :
Voici que la jeune Espérance
Passe et l’éveille doucement ;
Voici qu’un printemps plus superbe
Va jaillir d’un plus rude hiver,
Que sous la neige pointe l'herbe,
Que la fleur s’ouvre au gazon vert.
Et celles-ci, mère meurtrie,
Souris-leur; ces corolles d’or,
Ce sont les Fleurs de la Patrie,
Ses primes fleurs, pâles encor,
Qui t’offrent, avec leur pétales,
L’espoir d’une autre floraison,
Le frisson des sèves natales :
Un peu de France en la prison !
Ernest Jaubeut.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
A PROPOS DES RECORDS AÉROSTATIQUES
Les chemins terrestres, les chemins maritimes
ou fluviaux sont parcourus aujourd’hui rapide-
ment et aisément. Pour une somme, donlla modi-
cité nous étonnerait si nous nous donnions la
peine d’y réfléchir, chacun peut franchir soit sur
terre un pays civilisé, soit sur mer en dehors des
régions glacées du pôle, des distances considé-
rables avec une grande rapidité.
Or il est un troisième élément à travers lequel
l’homme peut, doit et même sait dans une cer-
taine mesure se véhiculer: cet élément est Pair,
élément qui, au point de vue de l’aisance des
transports, pré sente sur les terres l’immense
avantage de rester toujours identique sur l’itiné-
raire du voyageur, et d’être sans obstacles, élé-
ment qui présente par rapport aux mers les mêmes
avantages et plus particulièrement celui de con-
server toujours sa fluidité, même par les plus
grands froids polaires.
Si l’on possédait un appareil capable d’évoluer
dans l’océan atmosphérique comme nos vaisseaux
actuels évoluent à la surface des eaux, le Globe
n’aurait plus de mystères pour nous. Aucun obs-
tacle ne s’opposant à la marche du navire aérien,
ni banquises de glaces, ni montagnes abruptes,
ni torrents, ni même indigènes hostiles, puisque
son itinéraire dominerait constamment tous les
obstacles, les distances à franchir ne seraient
plus qu’une question de kilomètres à, parcourir et
en ligne droite. A la vitesse, usuelle aujourd’hui
en mer, de vingt nœuds, on irait ainsi au Pôle
nord en six fois vingt-quatre heures, et on tra-
verserait l’Afrique du Congo à Obock en cinq
jours, voyage qui a coûté trois ans d’efforts. à la
mission Marchand. Et on ferait ces « excursions »
en se jouant puisque la route serait sans obstacle,
la voie aérienne les dominant tous.
Oui, mais nous ne possédons encore ni l’appareil
aérien capable de nous porter aussi longtemps
sans escale, ni le moteur en état de communiquer
à ce navire aérien les vitesses voulues.
La recherche de ce moteur est une étude ardue,
de longue haleine ; d’ici plusieurs années il n’y a
rien à espérer d’absolument satisfaisant de ce
côté. Mais ce moteur est-il indispensable pour
l’exécution de tous les voyages aériens sans ex-
ception ?
Non, certainement non, et ceci est de toute évi-
dence.
Le navire aérien possède un mode de mou-
vement naturel, toujours rapide, l’entraînement
par le vent. A la vérité, il n’est pas maître de la
direction dans laquelle il est entraîné, mais qu’im-
porte s’il ne s’agit pas de voyages à époques fixes ;
on attendra pour partir un courant favorable, au
besoin on s’arrêtera en route si la brise tourne
trop, et finalement on parviendra tôtou tard au but.
Puis, A la surface de certaines contrées, les
contrées intertropicales, lèvent souffle avec régu-
larité toujours dans la même direction, sans se
lasser, à certaines époques de l’année, durant trois
et quatre mois consécutifs. On utilisera ces vents
réguliers pour traverser ces contrées si pénibles à
la marche des explorateurs, et là où ces explora-
teurs font avec peine quotidiennement cinq lieues,
l’aréostat abattra sept à huit lieues à l’heure,
sept cents kilomètres par jour; en cinq jours il
aura traversé l’Afrique d’une mer à l’autre, porté
parle souffle régulier des vents alizés.
Et que faut-il pour réaliser ce beau rêve ?
Posséder un aréostat capable de demeurer en
l’air cinq jours, quinze en faisant la large part des
imprévus.
Les efforts des aéronautes tendent incontesta-
blement vers ce but; réaliser l’aérotat qui reste
le plus longtemps possible en l’air sans escale.
On discerne pourquoi ce but est vraiment digne
de leurs efforts.
Cette année a vu en particulier de notables
progrès s’accomplir dans cette voie ; mais parmi
ces progrès ceux qui ont eu le plus de retentisse-
ment ne sont peut-être pas ceux qui ont marqué
le plus sérieux pas en avant. Et en effet ce qui
frappe dans les résultats d’une ascension en bal-
lon libre c’est moins la durée de l’ascension que
le chemin parcouru au cours de cette ascension.
Or le chemin parcouru par un ballon libre dépend
surtout de la vitesse du vent, tandis que la durée
de l’ascension dépend en premier lieu de l’habi-
leté de l’aéronaute et de l’excellence des métho-
des de navigation employées par lui.
Un exemple va rendre la chose palpable.
Supposons qu’un aéronaute parte avec un bal-
lon de mille mètres cubes, cinq cents kilogs de
lest, et par un vent de cinquante kilomètres à
l’heure. En manœuvrant d’une façon tout à fait
ordinaire il dépensera par heure de dix-huit à
vingt kilogs de lest, restera par conséquent une
trentaine d’heures en l’air et par conséquent en-
core, grâce au vent rapide qui Je porte, franchira
dans cet espace de temps quinze cents kilomètres.
Il aura été de Paris en Russie, et chacun admirera
la belle longueur de son parcours.
Supposons maintenant qu’un autre aéronaute
parte avec le même ballon et seulement cent kilo-
grammes de lest, que de plus le vent dont il dis-
pose ne lui fasse point faire plus de cinq lieues à
l’heure en moyenne ; mais que cet aéronaute,
très versé dans son art et appliquant une mé-
thode de navigation spéciale, parvienne à ne
dépenser que six à huit kilogs de lest par heure.
Son lest étant beaucoup plus réduit que dans le
cas précédent et son vent moins rapide, il ne
restera cependant que quinze heures en 1 air et
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ira tout au plus de Paris à Nancy. Son voyage
ne frappera point, passera inaperçu. Néanmoins,
n’est-ce pas incontestable, cet aéronaute méritera
la palme puisque avec les mêmes moyens que
son prédécesseur, même quantité de lest, même
vitesse de vent, il eut franchi une distance triple,
grâce uniquement à ses qualités manœuvrières,
et eut été non plus de Paris en Russie, mais de
Paris en Sibérie.
Des résultats re-
marquables ont été
obtenus celte année
au point de vue des
longues durées d’as-
cension et, comme
corollaire, des longs
parcours en ballon.
Nul doute que ces
résultats ne soient les
premiers d’une série
qui chaque année
s’enrichira de nou-
veaux et notables
progrès, l’émulation
des aéronautes étant
éveillée.
En face de ces ré-
sultats acquis et de
ces espérances fon-
dées, on est conduit
naturellement à se
demander : quand
les résultats seront-ils
assez satisfaisants
pour que l’on puisse
se lancer en ballon à
travers de grandes
régions telles que le
continent africain par exemple, à travers ces
régions qui jouissent de vents réguliers et par
conséquent permettent leur franchissement par
voie aérienne à la seule condition de posséder un
aérostat capable de se soutenir suffisamment
longtemps en l’air ?
Prenons pour répondre à cette question l’un des
résultats les plus probants obtenus cette année.
Avec un ballon de 10 mètres de diamètre M. le
Lieutenant D..., breveté pilote-aéronaute, est
parvenu à exécuter deux voyages aériens remar-
quables, l’un de vingt-sept heures, avec 150 kilogs
de lest, et l’autre d’une durée de vingt-trois heu-
res et demie en dépensant seulement 90 kilogs de
lest. Ce dernier fait ressortir une dépense jour-
nalière inférieure à 92 kilogs pour ce ballon.
Ce n’est évidemment pas avec un aussi petit
aérostat, un véritable canot aérien, que l’on pour-
rait tenter une grande traversée comme celle du
Sahara. par exemple ; il faudrait un navire, non
un canot aérien, d’un volume au moins égal à la
moitié du volume qu’avait le grand ballon
Giffard de l’Exposition de 1878.
Pour un navire aérien de cette taille les dé-
penses de lest, pro-
portionnellement â
celles de notre aéros-
tat d’expérience, se-
raient de neuf à dix
fois plus considéra-
bles, mais aussi son
diamètre de 28 mè-
tres lui conférerait
une force ascension-
nelle suffisante pour
lui permettre d’em-
porter au bas mot
six tonnes de lest.
L’expérience qui
vient d’être relatée
prouvant qu’il pour-
rait n’en dépenser
pas plus de 900 ki-
logs par jour, ce na-
vire aérien parvien-
drait donc à se main-
tenir de six à sept
jours en l’air.
A la rigueur ce
serait certes suffi-
sant pour traverser
l’Afrique, mais il
faut toujours faire
la part de l’imprévu,
ne partir qu’avec la certitude d’avoir devant soi
une quinzaine de jours de navigation assurée.
Encore un effort et on y parviendra, car encore
un effort et on parviendra à être encore plus
économe de lest.
Qui sait, l’été prochain verra peut-être ce
résultat : le canot-aérien ne dépensant que
50 kilogs de lest par vingt-quatre heures. Alors
le navire aérien pourra se lancer à travers les
vastes contrées, entreprendre des voyages au long
cours, il aura l’assurance de flotter assez long-
temps dans l’atmosphère pour parvenir au but,
poussé vers ce but par les réguliers vents alizés
des régions intertropicales.
L. D.
L'aérostat qui a dépensé moins de 92 kilogs de les!
en vingt-quatre heures.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
OKE FAMILLE
Un honorable sénateur de la Côte-d'Or — qui
serait digne de représenter la Côte-d’Adam —
s’est ému de ce que la France ne faisait plus d’en-
fants. Elle en fait bien toujours quelques-uns
et je ne crois pas qu’on soit en peine pour trou-
ver à placer les joujoux de Noël ou du jour de
l’an. Mais enfin, il est certain que la population
va en décroissant, et que, de ce train là, on pourra
rié probablement depuis près de vingt-cinq, se
trouve avoir déjà treize enfants et n’a pas l’air du
tout d’avoir dit son dernier mot. Et regardez-le :
il trône comme un jeune patriarche au milieu des
siens. Sa compagne est auprès de lui ; autour d’eux
garçons et filles donnent le spectacle d’une heu-
reuse famille.
Qui pourrait croire que c’est là le terrible Cou-
U
ne famille.
bientôt dire dans un autre sens qu’on ne le disait,
jusqu’ici : « Il n’y a plus d’enfants! »
Notre sénateur s’est ému de ce danger et nous
nous garderons bien de lui en faire un crime. Ce
sujet, en effet, est de ceux qui méritent de retenir
l’attention publique. Comme dirait le bon Cali-
no, le jour oii il n’y aurait plus d’enfants, il n’y
aurait bientôt plus d’hommes. Il est donc très na-
turel qu’on y veille de près. Toute la question est
de savoir par quel moyen on pourra conjurer le
mal.
M. Piot — c’est le nom de notre sénateur —
estime qu’il faut procéder par voie législative, et
il veut obliger, manu militari , le Français à
avoir des enfants.
Je connais pourtant quelqu’un qui n'a pas atten-
du d’y être contraint par la loi pour donner le
bon exemple.
Demandez plutôt au bon Coûtant, député de
Sceaux qui, à peine âgé de cinquante ans et ma-
tant, un des plus farouches interrupteurs, un des
membres les plus tumultueux et les plus agités de la
Chambre ? 11 est vrai que c’est en même temps un
si bon garçon, un si joyeux camarade ! Très vio-
lent en séance, et très courtois dans les couloirs.
Et chez lui, vous le voyez, un bon papa, n’ayant
d’autre souci que de complaire à tout son monde
et se laissant mener par son « petit dernier »
beaucoup plus facilement que par M. le président
Deschanel.
Quand une Chambre compte dans son sein un
gaillard pareil, elle peut aborder sans crainte le
problème de la repopulation. Si jamais la question
se posait au Palais-Bourbon, c’est Coûtant qui
serait chargé de la traiter, et personne, au moins,
ne pourrait mettre en doute sa compétence. Sur
ce point comme sur bien d'autres, il est toujours
resté fidèle à son programme court, mais bon :
— Pas de paroles, des actes!...
Emmanuel ARÈNE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
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LE SE CE ET JD ES LETTEES
Il n’y a plus de Cabinet Noir, en France, et cependant
l’on viole encore le secret des lettres.
Ces deux vérités ne sont pas incompatibles. Pour-
quoi l’ancien, l’odieux cabinet noir, institué par
Louis XI — roi sans scrupules sinon sans méfiance —
amélioré par Richelieu, cardinal dont l’habileté
excluait la délicatesse, réorganisé par Louis XV,
majesté vicieuse qui aimait à lire la correspondance
de ses courtisans et sujettes, et trouvait là un plaisir
raffiné, pourquoi le Cabinet Noir si magnifiquement
flétri par Mirabeau, mais dont le directeur des Postes
du second Empire, M. Vandal, avoua publiquement le
fonctionnement sous ses ordres, pourquoi donc
n’existe-t-il plus ?
Oh ! pour la raison la plus simple et la meilleure
du monde. Aujourd’hui on n’en a plus besoin. Félici-
tons-nous- en . De tels procédés, qui furent jadis, pour
ceux qui les employèrent, moyens de défense politi-
que ou moyens de plaisir malsain, répugneraient à
nos consciences d’enfants de la Révolution.
Mais, dira-t-on, si les sentiments de l'homme se
sont affinés, ce qui encore n’est pas certain, la poli-
tique, elle, n’a pas changé. Elle est encore ce qu’elle
était sous Louis XI, XIV, XV, voire sous Napoléon lll.
Et par conséquent ce qui, alors, était utile, doit l’ètre
encore en République. Puisque les souverains avaient
besoin, pour combattre leurs ennemis, de connaître
leurs desseins afin de les prévenir, le gouvernement
actuel, qui n’a pas moins d’ennemis, doit aussi
chercher à savoir leurs projets. Et le Cabinet Noir,
donc, semble s’imposer.
Non. C’est plus loyalement que l’on agit à présent.
La loi permet que ses défenseurs arrêtent au passage
les lettres qui leur semblent utiles; c’est donc sous le
couvert de la loi que le- Cabinet Noir qui, en fait
n'existe plus, en réalité fonctionne encore.
Sans doute, on n’en est plus aux coutumes établies
parle cardinal Dubois. Cet ecclésiastique trop indiscret
avait constitué un comité composé d’une vingtaine de
membres bien rétribués. Pour eux, plus tard, cinquante
mille francs par mois furent pris sur les fonds du
ministère des... Affaires Étrangères! — Cela fut dit à
la Chambre des Députés le 12 mai 1829. — Ces fonc-
tionnaires ignorés, mais joliment appointés, avaient
des allures de conspirateurs. Ils ne travaillaient que
la nuit, sortaient de chez eux, le soir, afin de n’ètre
pas reconnus. Habillés de sombre, ils évitaient les
regards, se faufilaient contre les murs, dans les ruelles
écartées, et pour pénétrer dans la cave de l’hôtel où
ils opéraient, se cachaient comme des voleurs , pour
employer F expression de Manuel.
Installés dans leur bureau, dans le « Cabinet Noir»,
comment opéraient ces mystérieux employés? Ils
triaient parmi les lettres retenues au passage, celles
qui semblaient le plus intéressantes. Alors, deux cas
se présentaient. Ou bien la correspondance était
scellée d’un cachet, ou bien elle ne l’était pas. Dans
la première de ces alternatives, l’opération était moins
facile et plus longue. Mais le talent de ces messieurs
la menait toujours à bien. Ils commençaient par
prendre l’empreinte du cachet, et la gardaient soigneu-
sement. Puis, ils amollissaient avec de l’eau tiède, la
cire qui se détachait; ils l’enlevaient délicatement, se
plongeaient avec joie ou terreur dans la lecture de la
missive, la copiaient, lui faisaient réintégrer son
enveloppe, et grâce à l’empreinte prudemment con-
servée, redonnaient au sceau, aux initiales, aux
armoiries, une nouvelle virginité toute apparente.
Le tour ainsi était joué; plus aisément encore
l’était-il lorsque l’enveloppe était fermée sans cachet.
Alors, jeu enfantin! Au-dessus d’un récipient d eau en
ébullition, on expose la partie gommée à la vapeur, et
en quelques instants, Sésame s’ouvre très docilement.
Nous avons dit que c’était la nuit que se pratiquait
tout ce beau trafic. Louis XV s’en faisait apporter le
résultal au... saut du lit — si l’on peut dire — et se
mettait en gaieté pour toute la journée à lire ces
épitres volées. 11 avait d’ailleurs conscience de son
indignité, ce qui l’aggrave. Le secret de la violation
des lettres était absolu. Les rares personnages mis
dans la confidence n’auraient parlé qu’à peine des
plus graves condamnations. Un scribe du Cabinet
Noir, pris d’ivresse, se laissa, un jour, allerà quelques
révélations. Il fut immédiatement arrêté. On n’a
jamais su ce qu’il devint. 11 s’appelait Christian Balue.
L’âme plus noble de Louis XVI se refusait h user du
Cabinet Noir, malgré la parole de M. de Maurepas,
qui appelait cette institution « une des colonnes de
l’État ». La colonne fut renversée par un merveilleux
discours de Mirabeau, et, avec grandeur, 1 Assemblée
Constituante refusa de prendre lecture de deux lettres
décachetées, trouvées aux Tuileris, lors de la fuite du
roi à Varennes.
Ce bel exemple ne fut suivi ni sous la Terreur, ni
sous l’Empire, ni sous la Restauration. En 18o3 enfin,
le 21 novembre, la Cour de Cassation rendit un arrêt
qui... légalise toutes les manœuvres, arbitraires
jusque-là.
C’est cet arrêt de la Cour de Cassation qui réglemente
encore, à l’heure actuelle, le secret des lettres.
Le préfet de police, les préfets, les commissaires, en
un mot tous les agents judiciaires du gouvernement,
pourvus d’un mandat, peuvent, sur simple réquisition,
se faire remettre telle correspondance jugée utile pour
le bien public. Ce fonctionnaire arrive chez le receveur
des postes et lui fait part du but de son inhabituelle
visite. 11 lui montre le papier officiel qui lui donne le
droit et le devoir d’intercepter la ou les lettres. Le
receveur des postes s’incline, remet les missives
contre reçu à l’envoyé gouvernemental. Celui-ci se
trouve alors dans la situation des mystérieux
dépouilleurs aux cinquante mille francs par mois. Il
lui faut ouvrir la lettre. Ou bien il y va carrément,
prend un coupe-papier, fend l’enveloppe, lit son
contenu et renvoie le tout au destinataire, qui n est
pas peu étonné de recevoir une lettre ouverte ; cette
surprise dure peu; la mention : Ouverte par Autorité
de Justice s’étale en bonne place et donne le mot de
l’énigme. Tout le dégât, en somme, ne se borne-t-il
pas à quelques heures de retard, dont le destinataire
ne songera pas un instant à se plaindre, car c. est pour
la tranquillité générale et avec l’appui de la loi que la
violation a été commise !
Ou bien alors, le policier ne tient pas à montrer aux
deux personnes correspondant qu il est intervenu et
qu’il n’ignore pas leurs relations et les termes de leurs
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LE MAGASIN PITTORESQUE
lettres . Les vieux moyens sont encore les meilleurs.
On en use toujours. Le coup de la vapeur d’eau n’a
pas perdu de son émolliente valeur, il en profite, le
préfet ou le sous préfet, pour se faire faire une tasse
de thé bien chaude.
Quand l’eau bouillira, dit-il à sa bonne ou à sa ména-
gère, vous me préviendrez.
Et lorsque les bouillons commencent à se trémousser
dans la terrine, M. le commissaire vient faire subir à
l’enveloppe les outrages de la vapeur. L’enveloppe se
décolle. M. le commissaire peut lire.
Si la missive est scellée, il a recours, à présent, à
une lame d’acier excessivement fine et tranchante,
plus fine encore et plus tranchante qu’une lame de
rasoir. 11 détache le cachet entier de l’enveloppe. L’art
consiste à détacher ce cachet, non pas sans l’altérer,
ce qui est obligatoire, mais sans faire tomber le
moindre atome de cire. Les quatre cachets ainsi
soulevés, l’enveloppe est décollée par le procédé n° 1.
Pour reposer les scellés, le représentant de la loi peut
légèrement amollir la cire, du côté où l’empreinte n’a
pas été faite, ou bien user de colle ou de gomme, etc.
Et voilà comment on opère au commencement du
vingtième siècle. 11 faut bien dire que c’est rarement
qu’il est besoin de recourir à ces vestiges des temps
d'oppression, et que le personnel de l’administration
est d’une discrétion, d’un dévouement dignes de la
confiance que le public a pour lui. M. Treuet, qui
dirige actuellement les postes et qui, depuis quarante
années, voit de près le fonctionnement de ce précieux
rouage de la vie moderne, ne tarit pas d’éloges sur ses
subordonnés. 11 a raison. La vaillance et la loyauté
des petits facteurs sont connues de tous. Si bien qu’on
ne tente jamais d’acheter leur silence ou leur compli-
cité. On sait que ce serait peine perdue. Et depuis la
guerre, on n’a qu’un exemple d’essai de corruption de
ce genre.
Un individu, un jour, place du Carrousel, arrêta un
facteur, lui mit dans la main une liasse de billets
bleutés en disant :
« — Vous avez dans votre boite deux lettres adressées
à M. X... Remettez-les moi. »
Le facteur, malin, se fit suivre par l’individu dans
le but avoué d’accéder à ses désirs, et caché de le faire
arrêter.
Il y réussit.
Donc, Français, vous pouvez en paix rédiger vos
épitres. Si jamais leur secret est violé, vous saurez
que ce ne sera que conformément à l’arrêt de la
Cour de Cassation du 21 novembre 1853. Le Cabinet
Noir a vécu ; mais le secret est encore trop un vain
mot. Ja cq u es MaY.
LES FRAIS D'UNE GUERRE
Bien des gens trouvent que la guerre est une
nécessité ; nous serions plutôt tentés de croire
qu’elle est un luxe, si nous nous rendons compte
des frais énormes qu’elle entraîne. La Revue
Américaine : « Franck Leslles Popular Monthhj »
nous donne à ce propos de très intéressants
détails, et nous fait voir quel rôle de première
importance jouent les finances dans une guerre.
Autant, et souvent plus, la destinée d’une nation
est suspendue, tremblante, à l’état de ses finances
qu’à l’issue d’une bataille.
Cependant, sous ce rapport comme sous tant
d’autres, le génie humain a fait de remarquables
progrès, et la statistique de la dernière guerre
hispano-américaine nous démontre par chiffres
combien les difficultés de faire face à une guerre
— plus coûteuse pourtant aujourd’hui qu’autre-
fois — se sont amoindries depuis un siècle.
En comparant, par exemple, l’état des finances
des États-Unis pendant la Révolution de 1775 à
celui de nos jours, nous sommes obligés d’admirer
quel pas immense fut accompli, depuis cent et
quelques années, dans l’organisation financière
de cette nation.
La Révolution de 1775 trouva l’Amérique dé-
pourvue de ressources et ce fut, pour soutenir ses
forces, une lutte héroïque autant au Parlement
que sur le champ de bataille. Ce n’est qu’avec des
peines inouïes, des tentatives de toutes sortes
dont la plupart échouèrent, que les États-Unis
purent réunir, par fragments, l’argent et les
subsides nécessaires pour la guerre. On leva des
impôts qui ne produisirent que de maigres résul-
tats : de 1775 à 1779, 3,027,500 dollars seulement
rentrèrent au Trésor, et la plus grande partie de
cette somme fut payée en monnaie de papier
dépréciée. On eut ensuite recours aux taxes en
espèces : ici, l’échec fut complet. Des emprunts
furent proposés, qui, en quatre ans, ne réalisèrent
pas plus de 3000000 de dollars; cette somme
elle-même ne représentait en réalité qu’une
fraction de sa valeur nominale. On conçut l’idée
d’une loterie nationale, la loterie des États-Unis,
qui n’eut aucun succès. Ce n’est qu’avec l’aide du
continent, 28 millions de livres reçues de France,
un million de livres d’Espagne et de l’argent
envoyé de Hollande que la guerre put être conti-
nuée — dans quelles conditions pénibles ! — et
enfin terminée.
La guerre avec l’Espagne, en 1898, trouva
l’Amérique bien mieux préparée. Le «Maine » fut
détruit dans le port de la Havane au mois de
février, et lorsqu’en mars le consul général de cette
ville, M. Lee, fut rappelé, les autorités jugèrent
que le moment était venu d’agir promptement et
énergiquement. Le 9 mars, une somme de 50 mil-
lions de dollars fut votée pour la défense natio-
nale. L’état de prospérité du Trésor qui avait alors
en caisse 224 541 090 dollars dont les deux tiers
en or, rendait possible de disposer tout de suite
d’une somme d’argent aussi considérable.
Cette somme, selon les nécessités des divers
services, fut répartie, sous la direction du pré-
sident, ainsi qu’il suit : Marine 29,723,274 dollars;
Armée de Terre 18,644,627 dollars ;État393, 860 dol-
lars ; Trésor 170.000 dollars.
LE MAGASIN PITTORESQUE
10
Ces sommes, largement suffisantes pour les
premiers besoins, ne pouvaient cependant sub-
venir longtemps aux frais d’une guerre moderne.
Des conférences entre les pouvoirs exécutifs et les
pouvoirs législatifs eurent lieu et il en résulta
l’acte du revenu de guerre du 13 juin qui devait
produire et produisit, en effet, environ cent
millions de dollars de revenu additionnel.
Par cet acte, le secrétaire du Trésor reçut l’auto-
risation d’émettre des certificats de dettes de la
valeur de cent millions de dollars payables en
une année en comptant de la date de l’émission.
On n’eut pas besoin de recourir à l’émission de
ces certificats, mais cette précaution fut, et reste
encore, en cas d’urgence, une sauvegarde salu-
taire pour le Trésor.
Par ce même acte, le secrétaire du Trésor fut
aussi investi du droit de faire, sur le crédit des
États-Unis, un emprunt de 400 millions de dollars
ou de la partie de cette somme nécessaire aux
frais alloués 'pour la guerre, et d’émettre, à cet
effet, des obligations au nominatif de vingt dollars
ou d’un multiple de cette somme. Ces obligations
étaient rachetables en monnaie, au gré des États-
Unis, dix ans après la date de l’émission, et
remboursables trente ans après cette date, avec
intérêt de trois pour cent par an, payable en
monnaie à chaque trimestre. Les obligations
allaient être offertes au pair comme un emprunt
populaire ; les souscriptions individuelles devaient
être recueillies les premières et celles de moindre
importance employées tout d’abord.
Dans ces conditions, un emprunt de deux cent
millions de dollars fut proposé au peuple. Ce fut
une réussite immédiate. Les offres affluèrent de
toutes les parties des États-Unis. La liste des
souscriptions fut close le 14 juillet, après être
restée ouverte pendant trente-deux jours, selon les
règlements établis par le secrétaire du Trésor:
elle s’élevait à quatorze cent millions.
C’était la première fois qu’en temps de guerre
les États-Unis avaient placé leurs obligations au
bas intérêt de trois pour cent. La facilité avec
laquelle la nouvelle loi du revenu fut mise en
application et une si forte somme d’argent réunie
par emprunt, trouve sa contrepartie dans les
succès rapides et complets des opérations de
guerre sur terre et sur mer. Avec un crédit
national aussi éclatant et un tel déploiement
d’abondantes ressources, le commerce et l’in-
dustrie ne souffrirent pas le moindre arrêt.
Et voilà comment, à cent ans d’intervalle, ce
même peuple, autrefois en butte à mille diffi-
cultés et dangers, a su, en quelques jours, réunir
un trésor colossal qui lui a assuré la victoire.
Tu. MANDEL.
Les animaux photographiés par eux-mêmes
Voilà un titre suggestif, qui fait prévoir le
récit de quelques exercices d’animaux savam-
ment dressés tels que nous en présentent quel-
quefois les « artistes» de nos music-hall. On pour-
rait croire aussi que nos frères inférieurs ont suivi,
eux aussi, le progrès et que, ayant été peintres
ainsi que Grandville nous l’a appris, ils ont voulu
devenir photographes. Rien de tout cela n’est
exact; les animaux que nous vous présentons,
« en liberté » sont réellement libres et si, à la
vérité, ils font de la photographie, ce n’est qu’à
titre d’opérateurs inconscients. Nous allons du
reste vous les montrer dans l’exercice de leurs
fonctions.
Les Américains qui ont été de grands destruc-
teurs d’hommes ont tenu à conserver dans
quelques parties de leur territoire l’aspect du
pays alors qu’il était habité par les peaux rouges
qu’ils ont si lestement dépossédés. Ils ont créé
des « réserves » dans lesquelles animaux et
plantes poursuivent tranquillement le cours de
leur vie sans avoir à redouter le voisinage des
humains. Dans ces régions favorisées où la tran-
quillité de la nature n’est jamais troublée par la
détonation d’une arme à feu, la faune s’est mul-
tipliée et les photographes aussi ; les uns
cherchant à surprendre les secrets de l’existence
de l’autre. Nous raconterons quelque jour par
quels moyens on arrive à photographier un
animal sauvage sans l’eflrayer, le présent récit
étant seulement consacré à la description des
excursions photo-cynégétiques de M. G. Shiras,
l’ingénieux américain qui a su contraindre cerfs
et daims de son pays à se photographier eux-
mêmes en pleine nuit.
Il y a longtemps, dit, « Photographie Times »
que M. Shiras se livre à ce genre d’exercice; mais
ce n’est que dans ces derniers temps qu’il a pu
élaborer une méthode et construire un appareil
d’éclairage qui lui donnent satisfaction. Le moyen
est bien simple et il réussit infailliblement, à con-
dition que la forêt où l’on opère soit giboyeuse et
tel est le cas dans les « réserves » américaines. La
méthode consiste à reconnaître les passées, les
gîtes, les aiguades fréquentés par les animaux
que l’on veut observer. Nous avons dit que le
quadrupède, fût-il le plus terrible des carnassiers,
est l’opérateur inconscient qui, au moment pro-
pice, allume un puissant foyer dont la lumière
est dardée sur lui et déclanche l’obturateur afin
que son image vienne se fixer sur la plaque sen-
sible. Nous devons ajouter qu’il est prudent de
disposer plusieurs appareils sur les passages
ordinairement suivis par les animaux dans leurs
promenades nocturnes. Chambre noire et appa-
reils magnésiques sont reliés entre eux par un fil
20
LE MAGASIN PITTORESQUE
disposé de telle sorte que lors de son passage le
quadrupède butte dans ce lil ou bien encore passe
sur une plateforme mobile à laquelle le 01 vient
aboutir et provoque ainsi, à la fois, la déflagra-
tion d’un mélange magnésique et le déclanche-
ment de l’obturateur. Au lever du soleil, le véri-
table photographe qui a tranquillement dormi
dans son lit ou, s’il est un acharné comme
M. Shiras et s’il ne craint pas les rhumatismes, a
passé la nuit dans un campement improvisé au
milieu des bois, n’a plus qu’à aller faire la récolte
des plaques impressionnées.
Ceci est ce qu’on pourrait appeler la photo-
graphie à l’affût; ce genre de sport vous a même
un petit air de braconnage, grâce aux embûches
qui sont dressées sur le passage de l’animal.
M. Shiras pratique aussi la poursuite directe du
gibier, chasse beaucoup plus émouvante, mais
aussi plus fatigante, que la précédente. Souventes
fois ses sorties s’exécutent dans un bateau guidé
par un adroit pagayeur.
Ce bateau est muni d'une lanterne disposée
de manière à projeter, au-dessus et un peu en
arrière de la tête du photographe, une lumière
dont les rayons peuvent être dirigés en tous
sens. Sur le bordage du bateau on installe
une petite plate-forme à pivot inclinable à vo-
lonté et sur laquelle sont installés trois appareils
photographiques mis au point pour des dis-
tances différentes. Ainsi agencé, sa lampe à
magnésium a la main prête à fonctionner,
M. Shiras se laisse glisser au fil de l’eau jusqu’à
ce que, au milieu, des herbages de la rive, il per-
çoive le bruit du cerf.
A ce moment et le plus rapidement possible,
la lanterne est tournée dans la direction du
bruit ainsi que la plate-forme supportant les
appareils et, arrivé à distance convenable,
pif! un éclair, paf! un déclanchement, et voilà
l’animal bien et dûment photographié dans son
habitat ordinaire. Comme bien vous pensez, le
cerf ainsi surpris s’empresse de détaler; cepen-
dant M. Shiras a obtenu une image dans laquelle,
au lieu de fuir, le daim baisse l’échine et
s’éloigne d’une allure rampante.
Dans la région des lacs supérieurs, et surtout
sur les bords du lac Blanc, l’ingénieux photo-
graphe américain a fait une ample moisson de
clichés. Le lieu d’élection des cerfs et daims était,
sur les bords du lac Blanc, l’embouchure d’un
ruisseau qui se perdait dans un lagon. La boue
saumâtre de la rive constituait un régal pour les
animaux; donc, pas besoin de répandre du sel sur
la rive pour attirer les innocents rôdeurs.
Comme un véritable trappeur, notre photo-
graphe marchait dans l’eau pour gagner l’em-
placement choisi pour l’installation de ses appa-
reils afin que sa présence ne fût pas trahie par
les émanations laissées par son passage. La
chambre photographique était solidement fixée
sur un pieu; un fil courant à la surface de l’eau
oü il était retenu par des piquets fourchus reliait
1 appareil au poste choisi par l’opérateur entre
les maîtresses branches d’un gros arbre et
assurait le déclanchement à distance. Dans ce
coin favorisé M. Shiras obtint même quelques
images de faisans.
de la boîte. L’extérieur de l’appareil est verni
l’intérieur est peint en blanc ou bruni. La partie
inférieure de la lampe contient, à l’avant, une
charge de magnésium ; en arrière, se trouve le
mécanisme qui peut être actionné soit à la main,
soit, à distance, par un fil. Ce mécanisme, outre
le sommier métallique, comprend un manchon,
un percuteur, un ressort, une détente et un
verrou de sûreté. Il existe, en outre, une détente
supplémentaire à laquelle on attache le fil métal-
lique lorsque l’éclair magnésique doit être produit
à distance et provoqué par l’animal lui-même.
Il serait assez difficile de trouver dans nos
contrées, des pays assez giboyeux pour qu’on
puisse appliquer avec succès les procédés de
M. Shiras; cependant, on trouverait encore quelques
coins où des expériences pourraient être tentées
avec quelques chances de succès. Les marais de
l’embouchure de la Somme, les forêts de l’Est,
des Pyrénées, etc., sont indiqués pour des essais
de cette nature.
Mieux vaudrait cependant chercher à photo-
graphier directement et en plein jour les ani-
maux sauvages dont on désire étudier les
mœurs ; la chose n’est pas très facile mais,
avec beaucoup de patience et en employant
certains trucs et des appareils spéciaux que
nous décrirons un jour, on peut arriver en
peu de temps, à constituer des collections
de photographie zoologique des plus intéres-
santes.
Albert REYNEB.
LE MAGASIN PITTORESQUE
21
un RAID KOER
NOUVELLE
I
Ou CHACUN VA A SON DEVOIR.
— « Je vous assure, Iabelle, que sans mes
lunettes je ne suis bon à rien ; aussi la première
chose à faire est-elle de retrouver mes lunettes.
Où ai-je bien pu les déposer? »
— « Je les cherche, Monsieur Van Stephen ;
nous les cherchons, n’est-ce pas mes frères ?
prenez un peu patience. >'
Van Stephen, négociant hollandais établi au
Cap, avait été chargé par ses amis boërs, les
frères Rozendaal, d’une mission délicate : leur
procurer un canon revolver léger, le plus léger
possible. Il était descendu de wagon à Vryburg,
station de chemin de fer la plus voisine, et avait
fait son entrée à la ferme à la tombée de la nuit.
Sur la table massive de la salle commune il
venait de déposer un long paquet après en avoir
laissé deux autres dans un angle. C’était ce long-
paquet qu’il s’agissait maintenant de déballer,
mais sans ses lunettes le gros homme s’en
déclarait incapable.
La jeune fille, son interlocutrice, rangée avec
ses cinq frères, ses seuls parents, autour de la
table qu’éclairait la lampe familiale, paraissait
bien désireuse de voir ouvrir le mystérieux ballot,
curiosité féminine sans doute, mais curiosité
pleinementjustifiée par la nature du colis; un peu
d’impatience se manifestait dans les mouvements
de la gracieuse enfant en cherchant les lunettes
réclamées par son hôte.
Ses frères étaient plus calmes, le sang vieux
hollandais qui, sans mélange, coulait dans leurs
veines, leur avait conféré dès leur naissance le
flegme et la patience, leur vie de pasteurs et de
chasseurs n’avait pu que développer chez eux ces
qualités.
Othon, Engelbert, Guillaume, Pretorius et
Maurice Rozendaal étaient cinq vivantes repro-
ductions du même type, type boër par excellence,
on eut juré, s’ils eussent été de cire, que leurs
corps tout entiers avaient été coulés dans le même
moule, un moule de géants robustes et tranquilles,
bons et simples.
Pour la création de leur sœur, cet être vif, tout
mignon, le moule original avait certainement été
brisé, car, sauf quelques traits de similitude dans
la physionomie, d’une beauté mâle chez les cinq
hommes, d’une finesse captivante chez la jeune
fille, Iabelle leur ressemblait aussi peu qu’une
sœur de vingt ans peut ressembler à des frères
aînés plus âgés qu’elle de deux à dix ans.
Le bonhomme Van Stephen, devenu bavard
depuis que la soixantaine l’avait allourdi, ne
laissait pas un instant de repos à sa langue tandis
que lui aussi cherchait ses lunettes.
— « Vous avez tort, mes enfants, disait-il, de
vous mêler de cette guerre, pas encore déclarée,
mais qui ne peut tarder à l’être. Votre ferme est
sur territoire anglais, bien proche de la frontière
du Transvaal, je le sais, mais enfin sur territoire
anglais, et vous êtes sujets de Sa Majesté Vic-
toria. »
— « Par violence, pas de cœur, » répondit
Iabelle.
— « Oui, je comprends, je comprends. Aussi ne
vous demanderai-je point de vous enrôler, vos
frères du moins, parmi les habits rouges: mais restez
neutres, restez neutres ; cachez ce canon que vous
m’avez fait vous apporter, ces rifles de guerre que
je devine ici dans quelque armoire; laissez-les
dormir en paix, ne les tournez ni contre les uns
ni contre les autres. »
— « Notre père fut l’un des fondateurs de la
République boër de Stelladand, créée par lui sur
ce sol alors libre ; les Anglais l’ont-ils laissé en
paix, n’ont-ils pas brutalement annexé cette Répu-
blique et sa sœur de Goschen comme ils veulent
s’annexer aujourd’hui le jTransvaal et l’Orange? »
répartit encore la jeune fille.
— « Votre père, oui certes c’était un patriote et
un brave ; mais les temps ont bien changé. »
— - « Non, ils ne sont pas changés, s’écria fière-
ment Iabelle, et nous saurons montrer à tous que
les enfants de Henry Rozendaal, défenseur de la
liberté boër, sont dignes de leur père. »
L’esprit pacifique du bon négociant n’admettait
guère ces allures belliqueuses, il allait répondre
en conséquence, quand la voix expira sur ses
lèvres. On frappait à la porte close.
Ce bruit, à cette heure, dans la solitude où se
trouvait la ferme, fit tressauter le digne Van
Stephen, et ce tressautement lui révéla combien
ses présentes recherches étaient inutiles.
— « Où ai-je la tête, murmura-t-il, en portant
la main à sa figure, je cherche mes lunettes et les
ai sur le nez ; je les fais chercher par ces braves
enfants de mon excellent ami, hélas défunt,
Henry Rozendaal, et ils les cherchent en toute
confiance persuadés que je ne puis être étourdi à
ce point, qu’il s’agit d’une autre paire de bésicles. »
Cependant on frappait toujours.
Othon, en sa qualité d’aîné de la famille, alla
à la porte.
— « Qui est là ? » demanda-t-il.
— « Moi, Patrick Donedal » répondit une voix
au dehors.
Van Stephen avait fait disparaître sous la table
le paquet long placé dessus tout à l’hcur.'.
99
LE MAGASIN PITTORESQUE
Oihon ouvrit la porte, et sur le seuil apparut
un lieutenant de cette police à cheval qui, en ces
contrées peu peuplées encore, compose toute la
force armée chargée d’y assurer la domination
anglaise.
Dans le spencer rouge de son uniforme, Patrick
Donedal avait fort gracieuse tournure, et l’éclair
heureux qui jaillit des yeux d’Iabelle à sa vue
disait qu’il n’était à la ferme boër ni un étranger
ni un antipathique, disait même que, mieux encore,
entre ce jeune cavalier et la charmante enfant,
devait exister un sentiment réciproque peut-être
plus fort qu’une simple affection de voisinage.
L’attitude du jeune officier en entrant confir-
mait d’ailleurs, et pleinement, cette opinion. Ses
yeux s’étaient dirigés sur Iabelle et ne la
quittaient plus; il alla â elle et lui tendit la
main.
Une ombre de tristesse était répandue sur les
traits de Donedal et n’échappa point à la jeune
fille.
— « Auriez-vous quelque fâcheuse nouvelle à
nous apprendre, Patrick, que vous voici à cette
heure et le front si sombre ? » demanda-t-elle.
— « Hélas ! dit-il, oui je suis porteur d’une
fâcheuse nouvelle, bien lâcheuse pour moi surtout
qui avais ici de si bons amis. Je viens vous faire
mes adieux. »
— « Vous partez? ■ fit la jeune fille en laissant
tomber ses bras avec découragement.
— « Je ne sais, peut-être ne partirai-je pas
encoi’e, tout de suite, mais je ne vous reverrai
plus... De gx-aves nouvelles sont venues de
là-bas. »
11 désignait l’Orient, cet Orient dans la dii’ection
duquel, à un mille de la ferme, s’étendait la
frontière du Transvaal.
Les cinq frères d'Iabelle s’étaient rapprochés,
interrogateurs.
— « Oui, ah ! Iabelle, continua le jeune
homme dont la voix contenait des sanglots, ah !
Iabelle, que je vous baise les mains encore une
fois avant de vous dire la chose fatale... »
Tendrement il porta à ses lèvres les doigts
effilés de la jeune fille.
— « L’ultimatum de l’oncle Krüger a été
repoussé? » interrogea Engelbert.
— ■< Et Transvaaliens et Orangistes franchissent
demain matin la frontière du Natal. C’est la
gueri’e » répondit douloureusement le lieutenant.
— « Oh ! » gémit Iabelle en dégageant d’un
mouvement brusque ses mains de celles du jeune
homme comme si soudain ce contact lui eut fait
horreur. Un pénible silence suivit.
— « Pourquoi ne pourriez-vous plus revenir
sous ce toit?demandale conciliant VanStephen, les
Rozendaal et vous n’êtes-vous pas toujours sujets
anglais ? »
— « Les Rozendaal sont Afrikanders, frères de
Roërs indépendants, Roërs eux-mêmes », gronda
sourdement Pretorius.
— « Et les fils d’Henry Rozendaal ne peuvent
être du côté où je suis de par cet uniforme,
ah ! ajouta l’officier avec un geste de violence
comme s’il eut voulu arracher de sa poitrine la
livrée maudite. Je ne me fais pas d’illusion,
allez ».
Le geste de son ami n’avait point échappé à la
jeune fille. Elle releva ses yeux pleins de larmes
dans lesquels brillait maintenant une lueur
d’espérance.
— « N’êtes-vous point Irlandais, dit-elle d’une
voix sourde en posant une main sur le bi’as du
jeune homme, n’êtes-vous point Irlandais, les
Irlandais sont bien peu Anglais ; vos frères, m’a-
t-on dit, crient également misère contre leurs
oppi-esseurs, là-bas, au-delà des mers. Puis voyez
combien d’entiœ eux vont se joindre à nous, il en
arrive chaque jour à Pretoria, à Joahnnesburg, à
Blœmfontein s’enrôler parmi les Roërs. Ah ! j’en
serais si heureuse, faites comme eux, restez avec
nous ».
Sa main maintenant serinait le bras du lieute-
nant, et une ardente prière se lisait dans son
regard levé vers lui.
Patrick Donedal la contemplait avec des yeux
hagards. II porta à son front, puis à son cœur, sa
main xœstée libre. Mais ses yeux tombèrent tout
à coup sur les galons de ce spencer rouge que
tout à l’heure il avait fait le geste d'arracher.
— « Oh ! non, non, pas celà. Jamais! » s’écria-
t-il avec foire.
Et, ouvrant brusquement la porte, il s’élança
au dehors dans les ténèbiœs, fuyant la tentation.
II
l’homme et l’acier en lutte.
C’était au matin. Une animation inusitée ré-
gnait dans la ferme, si calme à l’ordinaire, des
fi’ères Rozendaal.
Un grand chaiûot boër aux roues massives, à
la toiture de toile soutenue par des cercles de
bois courbé était le centre de cette animation.
Dans ce chariot les serviteurs cafres entassaient
les vivres, les vêtements, les objets de couchage
comme pour une expédition lointaine. Six paires
de bœufs, les plus vigoureux du plaat, étaient
amenés qui devaient traîner le lourd chariot à
travers les brousses.
Comme trois fois déjà l’avaient fait leurs an-
cêtres, les Roërs allaient-ils donc émigrer à nou-
veau vers le Nord pour y chercher des territoires
où ils pussent vivre libres de tout joug étran-
ger?
Non, car rien n’indiquait que la ferme dut-être
abandonnée définitivement Sous la surveillance
de leurs noirs gardiens à cheval les immenses
troupeaux de ses maîtres paissaient à l’ordinaire
dans les grasses prairies dont elle était le centre.
Quelques serviteurs seulement accompagneraient
LE MAGASIN PITTORESQUE
23
les BoëTs au loin, les autres demeureraient à la
garde du logis.
Non, car ce voyage ne s’annonçait point comme
une émigration mais comme une expédition
militaire ; on entassait dans le chariot trop de
munitions de guerre, beaucoup plus qu’il n’en
eût fallu pour repousser les attaques des rares
Bushmensdu Kalahari voisin.
Othon dirigeait ces préparatifs ; n etait-il pas
le chef naturel de la petite colonie, en sa qualité
d’aîné ; sa sœur labelle le secondait; n 'était-elle
pas la fée de ce monde en miniature .
(A suivre.) Léo DEX.
UN BILLET DE LOGEMENT EN 1683
Au mois de novembre 1887, en procédant dans
mon appartement à l’un de ces rangements inté-
rieurs qui sont parfois l’occasion de délicieuses
flâneries, j’eus l’idée d'ouvrir une vieille petite
caisse reléguée depuis longtemps au fond d’une
armoire.
Mes parents l’avaient placée là avec l’intention
bien évidente de l’y laisser dans la tranquillité
et la respectueuse
indifférence due
aux choses anti-
ques et inutiles.
La caisse était
remplie, bondée
de manuscrits :
contrats de vente
et de mariage,
baux, justifîca -
tions d'hérédité,
pièces de toute
sorte remontant de
l’année 1823 jus-
qu’en 1(173 et cons-
tituant les titres
de propriété d’une
maison de la rue
Mouffetard que1
mon grand-père
avait achetée sous
la Restauration.
Je feuilletais depuis près d’une heure ces par-
chemins vénérables et jaunis sans y avoir rien
découvert de réellement intéressant lorsque mon
attention fut tout à coup attirée par un petit carré
de papier, partie imprimé, partie manuscrit,
daté de 1G83.
Ce carré de papier, qui me parut d’autant plus
précieux que son authenticité ne pouvait faire
aucun doute, était un billet ou plutôt un ordre de
logement pour deux soldats mariés de la com-
pagnie de M. de Varennes, capitaine au Régiment
des Gardes Françoises du Roy.
11 aurait peut-être suffi, à la rigueur, de mettre
simplement sous les yeux des érudits lecteurs du
Magasin Pittoresque cette pièce extrêmement rare.
J’ai pensé néanmoins qu’il ne serait pas sans
intérêt de la présenter dans son vrai jour, de la
faire un peu revivre, pour ainsi dire, en donnant
quelques défaits très brefs sur les Gardes Fran-
çoises et en développant un peu son texte laco-
nique et militaire.
Le Régiment des Gardes Françoises du Roy,
comme l’indique son nom, était attaché à la
personne du monarque et, en principe, unique-
ment composé de Français. Il appartenait à
l’arme de l’infan-
terie.
Son origine re-
montait au mois
d’août 1563, épo-
que à laquelle la
seule enseigne qui
formait la garde à
pied de Charles IX
fut augmentée de
sept autres ensei-
gnes de 50 hom-
mes chacune.
La fonction es-
sentielle de ce
corps d’élite l’obli-
geait à faire toutes
les campagnes et
tous les sièges
auxquels le Roi
assistait en per-
sonne.
Ce service de guerre fut glorieux pour le Régi-
ment qui, de 1573 à 17-48, ne perdit pas moins de
93 capitaines, 79 lieutenants, 63 sous-lieutenants
et 51 enseignes (1) tués à l’ennemi.
En temps de paix le Régiment des Gardes
Françoises était chargé, sous Louis XIY, de
quatre services bien déterminés : service de
Y ersailles, service de Marly, service de Fontai-
nebleau et service de Paris.
Il était, avec les seuls régiments de Picardie,
de Champagne et de Piémont, Régiment perma-
nent. En cette qualité il avait le privilège du
drapeau blanc dans la compagnie colonelle alors
que chacune des autres compagnies arborait le
(1) On entendait par enseigne : 1° le drapeau d’une troupe,
d’une unité; 2° l’ollicier qui portait ce drapeau; 3° l’unité
même qui arborait le drapeau.
24
LE MAGASIN PITTORESQUE
drapeau « bleu de ciel avec fleurs de lys d’or tra-
ce versé d’une croix blanche chargée d’une cou-
« ronne royale à l’extrémité de chaque branche. »
Il faut se garder de confondre le billet ou
ordre de logement que reproduit fidèlement au-
jourd’hui le Magasin Pittoresque avec nos mo-
dernes billets de cantonnement et de logement
qui n'ont pour objet que de parer à des nécessités
momentanées résultant de l’état de guerre, de
manœuvres ou d’autres circonstances particu-
lières.
Le logement des troupes chez l’habitant, le
bourgeois, était au xvn" siècle et en temps de
paix un fait normal et constant. En 1683 il n’y
avait pas encore de casernes à proprement parler.
On désignait bien sous ce nom de petites bâtisses
élevées derrière ou sur les remparts des places
fortes et pouvant loger 6 hommes mais on ne
connaissait pas ces vastes bâtiments qui contien-
nent des régiments entiers avec leur armement.
Les ordres de logement étaient donnés par le
mareschal des logis et généralement pour une
année entière.
Aux termes de l’article 118 de l’ordonnance du
Loi de 1691 « les logements seront donnés au
« premier jour de janvier à tous les soldats
(( scavoir jusques à cent trente par chaque com-
« pagnie, supposé qu’ils les ayent, ce que le
« mareschal des logis verra par les revues et. cela
« s’exécutera jusqu’à ce que je juge à propos de
« les faire entrer dans les casernes. »
11 s’agit bien ici de véritables casernes dont
Vauban avait tracé des plans très étudiés.
Louis XIV, frappé des multiples inconvénients
du logement chez l’habitant, désirait vivement
caserner ses troupes et surtout ses gardes :
« Lorsque les casernes seront faites, il logera
« cinq compagnies dans chaque caserne hors dans
« deux où il y en aura six à chacune «.(article 133).
Cette disposition ne fut appliquée que beau-
coup plus tard, l’unique caserne commencée
quelque temps après n’ayant pu être achevée
sous Louis XIV.
Notre ordre de logement est daté du « dernier
mars 1683 ». La distribution des logis au premier
jour de janvier paraît donc être une innovation
du règlement de 1691. Une faudrait, pas toutefois,
l’affirmer d’une façon certaine et des logements
ont pu être donnés à d’autres dates que le 1er jan-
vier, même après 1691, et pour le motif suivant.
Le Régiment des Gardes Françoises ayant été
littéralement décimé par les nombreuses guerres
que livra la France sous Louis XIV, (plus de
3060 hommes tués à l’ennemi) on fut obligé de
procéder à des enrôlements fréquents pour main-
tenir au complet son effectif. Or, il était préfé-
rable, ne fût-ce que dans l’intérêt du service,
(1) Cette ordonnance de 1691 a régularisé et codifié, pour
ainsi dire, des dispositions antérieurement appliquées, en
même temps qu'elle a créé des dispositions nouvelles. Elle est
intitulée Réglement pour le Régiment des Gardes Françoises.
d’assurer un logement fixe aux enrôlés dès leur
entrée au corps.
L’effectif du Régiment des Gardes Françoises
était fort élevé. Il comprenait exactement, en 1683,
trente compagnies.
Nous avons eu la bonne fortune de retrouver
dans un très curieux manuscrit de la Bibliothèque
Carnavalet le nom du mareschal des logis qui a'
signé notre ordre de logement.
Ce Preudhomme était appointé à raison de
1500 livres par an, comme son collègue Courval.
(Avant 1674 il n’y avait pour tout le régiment
qu un seul mareschal des logis secondé dans sa
charge par un ayde).
En décembre 1677, Preudhomme acheta la
charge de Courval pour 21 000 livres « si bien
que depuis ce temps, il exerça les deux charges
jouissant des 3000 livres d’appointements qui
estoien! pour les deux. »
Le régiment des Gardes Françaises était toujours
logé dans Paris ou plus exactement dans lesFaux-
Bourgs de Paris : Faux-Bourgs Saint-Jacques,
j Saint-Michel et Saint-Marceau ou Saint-Marcel,
Faux-Bourg Saint-Denis, Faux-Bourg Saint-Mar-
tin, Faux-Bourg Saint -Germain, Faux-Bourg
Saint-Victor.
On peut concevoir les difficultés que présen-
taient le rassemblement et la mise en route de
troupes ainsi dispersées dans un aussi vaste
rayon.
Pour ce motif chaque soldat était obligé, les
veilles de garde ou de revue,. « de coucher au lo-
gement qui luy est donné dans son quartier afin
de partir et marcher en bon ordre (article 119,
ordonnance de 1691).
Le Faux-Bourg Saint-Marcel s’étendait entre les
Faux-Bourgs Saint-Jacques et Saint-Victor et com-
prenait une grande partie de notre ve arrondisse-
ment actuel.
Quant à la rue Mouffetard, Mouffetar ou Mouf-
tar, elle partait de la porte Saint-Marceau, non
loin de l’Église Saint-Étienne du Mont et se ter-
minait à la vieille porte ou fausse porte Saint-
Marcel, au delà de l’Église Saint-Marcel aujour-
d’hui disparue et près des Gobelins (plan de la
ville, Isles et Faux-Bourgs de Paris chez Jean
Boisseau, enlumineur du Roy 1690. Bibliothèque
Carnavalet).
La moderne rue Mouffetard est sensiblement
plus courte.
L’immeuble qui reçut, en 1683, les deux soldats
de la Cic de M. deVarennes, porte aujourd’hui le
n° 70.
Il ne reste, d’ailleurs, de l’antique maison « ap-
partenante à Jacques Fortier » qu’une partie des
voûtes des caves et une vieille clé que j’ai précieu-
sement conservée.
Cette clé pèse un plus d’une demi-livre (exac-
tement 292 grammes) et mesure 24 centimètres
et demi.
Toussaint FONTAINE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
L’année qui s’ouvre trouvera peut-êlre encore tout
une catégorie de Français dans l’anxiété et ce sont,
précisément, ceux qui ont le plus besoin de tran-
quillité d’esprit ; les artistes, peintres, sculpteurs,
graveurs, se demandent où ils exposeront en 1900?
Les superbes palais qui s’élèvent dans ces Champs
Elysées et dont on aperçoit déjà les élégantes façades,
sur l’avenue, ne suffiraient pas à abriter, avec les ex-
positions rétrospectives, les milliers de toiles et de
marbres des deux salons annuels. Et alors où seront
installés ceux-ci?
On poursuit plusieurs solutions. Sur le principe on
est d’accord : Paris ne serait pas Paris, au printemps,
si l’odeur de la peinture fraîche ne s’y mêlait aux
premières senteurs des parterres fleurissants. Nos
artistes exposeront, coûte que coûte. Mais il faut
compter, quand on agit collectivement. Et les com-
ptes sont formidables. On a trouvé un terrain qui
conviendrait, à Grenelle. Cela semble loin du centre
de la ville, mais ce centre vase déplacer, cette année.
Grenelle sera aux portes de la foire des nations. Va
pour Grenelle! Hélas, les architectes établissent un
devis de 250 000 francs et la Société des artistes
français ne possède une réserve que de 285 000 francs.
Elle absorberait donc, d’un coup, presque tout son
capital. Elle a songé d’abord à s’entendre avec sa
rivale, la Société des beaux-arts (Champ-de-Mars). Ce
serait encore une aide insuffisante. Elle a songé alors
à accepter le concours d’une autre société au voisi-
nage de laquelle il semble que le destin l’ait con-
damnée. La société organisatrice du concours hippique !
Quoiqu’ils fassent, les artistes paraissentindissoluble-
ment liés aux hommes de cheval et [leurs salon-
nets doivent, quand même, succéder à[ des boxes,
leur jardin de sculpture doit pouvoir se transformer en
piste.
11 est vrai qu’un autre projet est en l’air, mais bien
en l’air: il s’agit du Palais-Royal. Le salon revien-
drait ainsi au lieu de ses premiers succès, car il brilla
jadis d’un vif éclat dans ce jardin superbe, aujour-
d’hui si désolé. Pauvre jardin ! On essaie en vain de
lui ramener la foule : on y a donné des concerts, des
fêtes populaires ; rien n’y réussit. La musique mili-
taire même est impuissante à l’animer. Elle joue ses
pas redoublés les plus entraînants, comme dans une
nécropole, — funèbre contraste. Les célèbres bouti-
tiques de joailliers sont vides, pour la plupart : elles
ont été transportées vers la rue de la Paix. C’est une
tendance inexpliquée, mais très réelle qu’ont ainsi les
villes à se développer vers l’ouest; elles « avancent »
par étapes. La place Royale ou place des Vosges fut
longtemps un rendez-vous mondain et commercial.
Elle est déserte. Ce fut ensuite le tour du Palais-
Royal; il est vide. Nous arrêterons-nous, chemin-fai-
sanl, à Asnières ou Bois-Colombes ?
En tout cas, le dernier espoir de résurrection du
vieux jardin du duc d’Orléans — et du prince Napo-
léon — gît dans un projet d’installation de salon.
L’objection principale est qu’on y serait à l'étroit. La
marée d’huile monte, monte; les sculptures forme-
raient, réunies, unecolline, chaque année. Nos artistes
prennent, dans la vie nationale, une place déplus en
plus considérable. 11 faut s’en réjouir. Dans cette
fièvre de production, beaucoup d’efforts aboutissent,
sinon rien qu’à des chefs-d’œuvre, du moins à un
ensemble d’œuvres qui nous font honneur. L’artiste,
même le plus pauvre naguère, le sculpteur, se tire
d embarras maintenant. Les commandes lui arrivent,
nombreuses. On se moque encore, quelquefois, de la
statuomcmie, de ces érections de monuments au plus
petit grand homme. Sans doute, tous ne sont pas
mérités, mais n’eussent-ils que cet avantage, ils ser-
vent à mettre en lumière au moins un talent, celui...
de leur auteur. C’est pourquoi les amis des arts com-
ptent avec plaisir, sans en rire, les inaugurations. Ils
ont fort à faire. — Us en comptent une, à peu près,
par semaine. — Nous posséderons bientôt le parfait
manuel de « l’inaugurateur de statues ».
En première ligne y figurera ceLle recommanda-
tion : « N’inaugurez jamais en hiver. » Car voyez ce
qui est arrivé, en cette fin de décembre, au cher et
grand Alphand. Ce créateur du Paris moderne que
l'on regrette tant, au sujet duquel on dit, plaisam-
ment, quand on constate une défaillance actuelle des
services publics : « il eu sera ainsi tant... qu’Alphand
sera mort », — ce génie organisateur contre tous, a
reçu le suprême hommage du marbre par une tem-
pérature de 10° au-dessous de zéro. Les assistants
s’attendaient à être changés en statues de glace,
honneur que' quelques-uns, dans leur for inférieur,
jugeaient sans doute seulement prématuré. Ils ont
écouté et applaudi malgré cela de très jolis discours de
M. de Selves, de M. Larroumet, de M. Pierre Baudin;
car à la mode des statues correspond aussi, dans nos
mœurs, la mode des harangues commémoratives, que
nous avons fous appris à tourner fort bien. C’est
aussi en quoi la statuomcmie profite aux lettres. Mais,
encore une fois, la concordance entre l’éloquence du
marbre et celle de la parole est plus complète aux
jolis mois d’été
Paul BLUYSEN.
^Théâtre
AU THEATRE-FRANÇAIS
Il faut féliciter la Comédie-Française de nous avoir
donné l’œuvre d’un jeune auteur dramatique qui
n’avait que celte œuvre même pour le recommander.
Les deux actes, je crois, deM. üevore, joués dans un
cercle précédemment, n’étaient pas, en effet, un titre
suffisant pour s’imposer au Comité. En accueillant sa
pièce, la Comédie-Française a fait preuve d’indépen-
dance et de jugement.
La Conscience de l’enfant est plutôt un drame bour-
geois qu’une comédie : c’est une lutte de sentiments
tantôt violents, tantôt attendris, à intentions morales,
coupées d’imprécations, de raisonnements et de
larmes comme les aimait ce xvni0 siècle. Elle nous
fait songer à ces tableaux « littéraires» de Greuze qui
représentent des scènes de famille d’où se dégage
toujours une leçon morale. Nous allons retrouver le
geste tragique du Père qui chasse et maudit le mau-
vais fils — et puis, à côté, nous contemplerons des
femmes touchantes dans l’elfusion de pardons répa-
rateurs.
20
LE MAGASIN PITTORESQUE
M. Cauvelin, conseiller à la Cour de Cassation, a
l’âme tout d’une pièce. 11 ne transige ni avec
l’honneur, ni avec la vertu. 11 n’admet ni compromis-
sions, ni faiblesses. C’est un de ces hommes, qui ne
« biaisant «jamais, vont droit devant eux comme des
boulets. 11 est le chef de la famille que nous présente
M. Dévore. C’est le pater familias romain. Sa fille a
épousé M. Montret, un industriel mâtiné de financier
qui appartient à ce monde brillant et mêlé qu’on ap-
pelle le monde des grandes affaires. De cette union
est née une enfant Germaine, que le grand-père a
élevée dans ses principes sévères. Le fils de Cauvelin
est marié à une femme élégante, étourdie super-
ficielle. Ces bons bourgeois vivent dans deux hôtels
contigus, autant dire ensemble. Ils sont riches, consi-
dérés, ont de nombreux amis, parmi lesquels le cama-
rade d’enfance de Cauvelin, le capitaine Richard, un
marin en retraite, dont le fils Jean, jeune médecin est
fiancé à Germaine. Rien, semble-t-il, ne manque à
leur bonheur.
L’orage éclate. Montret est à la veille d’ètre arrêté
à la suite de spéculations hasardées. La banqueroute
le guette. C’est le déshonneur pour lui et les siens.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, on découvre
qu’il n’est pas un mari modèle. Sa trahison, d’autant
plus grave qu’il a pour complice sa belle-sœur, est
indéniable. La situation est terrible. La famille est dé-
sunie, le mariage de Jean et de Germaine est rompu.
C’est ici qu’apparaît le juge, le farouche juge qu’est
Cauvelin. Il sauvera Montret de la ruine à condition
que celui-ci disparaîtra, abandonnant son foyer, sa
femme, sa fille. Montret accablé consent; mais tout
à coup, affolé à la pensée de ne plus avoir celles qu'il
aime malgré tout, il laisse échapper sa douleur en
termes si émus, si déchirants que les deux femmes se
jettent à son cou, lui pardonnent. Cette scène est
puissamment belle. Montret refait sa fortune.
Malheureusement Germaine n’est plus comme autre-
fois; sa gaieté a disparu ; elle maigrit; elle connaît
désormais les fautes, pour ne pas direl’indignité de son
père qu’elle ne peut pasne pas juger avec les principes
que lui a donnés son grand-père. La conscience de
l’enfant, est à la torture. Cauvelin vient pour prendre
Germaine chez lui et la délivrer de ses angoisses. Un
cri de désespoir de Montret la retient. C’est la
seconde et définitive victoire du cœur ou de la nature
sur la conscience.
Cette comédie, quoique inégale, est d’un réel et
grand mérite. Elle a été fort discutée, ce qui est un
signe qu'elle n’est pas banale. Pour ma part, je crois
oiseux de se demander ce qu’a voulu « prouver «
l’auteur. Il nous a montré une situation fort dramati-
que, il n’a pas, j’imagine, eu la prétention de trouver
la formule d’un problème psychologique. S’il fallait
à tout prix un enseignement, il serait dans le vieil
adage : Ne qind nimis , rien de trop — ou bien que
l’homme n’est pas né pour être un justicier, surtout
dans sa famille.
La pièce est remarquablement jouée. Mmes Ba-
retta, Pierson, Lara. MM. Berr, Worms, Silvain et
Paul Mounet ont droit à tous nos éloges.
A L ODÉON
France — d’abord! de M. II. de Bornier, quel’Odéon
vient de représenter avec succès, tient les promesses
de son titre; C’est une page de notre histoire, mise en
vers, en quatre actes, qu’anime le pluspur patriotisme.
Le sujet est emprunté aux temps troublés qui mar-
quèrent la Régence de Blanche de Castille. Parmi les
ennemis de la régente, M. de Bornier a pris seulement
le comte de Boulogne, oncle du roi, Hurepel — qu’il
nomme Hugonnel — et l’a mis en face de Thibaud de
Champagne que son amour fervent pour la reine a
vite ramené dans le chemin de la fidélité et du dévoue-
ment. On reconnaît là un moyen cornélien de sim-
plifier et de personnifier des sentiments contraires pour
le champ clos des luttes héroïques. Peut-être M. de
Bornier a-t-il posé sur les épaules de cette reine un
manteau royal que les Muses ont lissé, mais il était
bien permis au poète qui a serti tant de gemmes
étincelantes dans la poignée de « Durandal » de ne
pas compter avec les fleurs de lys pour la mère de
saint Louis!
Le premier acte a fière allure. On y voit Blanche de
Castille lire, en attendant une députation des grands
vassaux, des vers charmants où Thibaud laisse
exhaler son amour ; on assiste à la réception de ces
députés. Hugonnel pose leurs conditions. La Régence
doit leur revenir et la reine doit choisir pour époux
Thibaud ou lui, Hugonnel. Restée seule avec Thibaud,
dans une scène exquise, la Régente montre assez de
« coquetterie vertueuse » pour ne pas blesser le poète
épris et trouve des accents assez éloquents pour ga-
gner à jamais à la cause royale le loyal et redoutable
chevalier. Elle aura besoin de son bras, car dans la
scène qui suit Hugonnel jure, en un geste de défi, de
combattre le roi de France. Au deuxième acte, en effet,
nous sommes dans la forteresse d’Hugonnel et Thibaud
est prisonnier. Il a été pris et livré par Landini un
condottiere napolitain. La reine va venir à la faveur
d’une courte trêve. Ici nous voyons paraître un nou-
veau personnage, Aliénor, prétendue nièce d’Hugon-
nel. Elle deviendra bientôt le protagoniste du drame.
Elle a voué à la régente une haine terrible qu’elle peut
enfin assouvir. Voici la reine. On amène Thibaud en
sa présence. Hugonnel se montre cruel, impitoyable.
Que la régente quitte la France ou Thibaud va mourir
sous ses yeux. Landini qui est poète à ses heures et a
écrit des bucoliques sur le tombeau de Virgile, révolté
de tant de basse cruauté, s’offre à sauver un « confrère »
et la reine. Les mercenaires repoussent les soldats
d’Hugonnel qui ont levé leurs armes sur Thibaud. A
ce moment des chants religieux se font entendre.
C’est le légat du pape Robert Sorbon. Hugonnel feint
de se soumettre à la puissance papale et accorde en
otage Aliénor qui servira ses noirs desseins. Le drame
se précipite. C’est maintenant le jour du sacre, à
Pœims. Hugonnel montre à Aliénor un cercle d’or em-
poisonné, dissimulé dans la couronne qu’elle doit elle-
même poser sur la tète de Louis IX. Elle n’est pas sa
nièce, mais le dernier rejeton de la famille carolin-
gienne. Fille de roi, elle sera reine. Qu’elle n’hésite
pas !... Elle entre lentementdans la salle où est leroi,
la couronne tremble dans ses mains... et bientôt le
cortège royal défile, le roi, couronne en tète. Hugon-
nel est en proie à la plus violente fureur; elle lui crie
son indignation de l'avoir crue capable, elle petite-lil le
de Charlemagne, d'un tel forfait. Hugonnel s’enfuit,
menaçant. Placée entre son honneur — elle ne vou-
drait pas dénoncer, trahir Hugonnel — et le salut du
roi de Fi’ance, elle n’hésite pas : elle avertit Thibaud
du danger que cour! le roi et elle expie sa trahison en
ceignant le cercle d'or. France-â’ abord ! Au dernier
acte, Hugonnel est pris ; le roi lui fait grâce mais Thi-
LE MAGASIN PITTORESQUE
21
baud le provoque en duel et le tue devant la cour.
Tel est ce drame intéressant et consciencieux. La
poésie de M. de Bornier a souvent de belles envo-
lées. A côté de vers superbes qui l'ont image ou
plutôt maxime, il y en a beaucoup de plus humbles ;
à côté de ces grands vassaux, au heaume empana-
ché, qui se dressent en paladins sur leur destrier, il
y a le « menu peuple de Jésus-Christ » comme disait
Joinville, et qui va à pied. J’écrirai donc que cette
poésie est « féodale » ce qui, étant donné le sujet et
l’époque, est peut être une qualité de plus. L’inter-
prétation est suffisante. 11 faut mettre hors de pair
Mme Segond-Weber, une reine pleine de touchante
noblesse.
Joseph G ALTIER.
Une Cour
Nos lecteurs ne liront pas sans plaisir ces pages charmantes
de M. Henri Lavedan, qui montrent un des côtés les moins
connus de son talent. M. Henri Lavedan est, dit-on générale-
ment, tout esprit mordant. Voici un passage d’une grâce sou-
riante, pleine de fraîcheur. C’est l’extrait d’un carnet de jeune
fille, le récit de la présentation de son fiancé.
On lui avait donc fait savoir aujourd’hui qu’il était
reçu, comme pour les examens, et qu’il pouvait venir.
A sept heures ne l’ayant pas encore vu, j’étais au
fond assez ennuyée ; j’aurais souhaité plus de hâte.
On se mit à table, et comme je n'avais pas faim, mon
père, qui est un peu taquin, me plaisanta: « Elle en
perd déjà 1 ’apétit ! » Nous finissions à peine de dîner,
quand on sonna. Papa, maman, mon frère et mon
oncle Charles ont dit alors en même temps: « C’est
lui! » et ils me regardaient tous fixement pour voir
ma figure. Maman tira son mouchoir et je feignis de
ne pas m’apercevoir qu’elle escamotait une larme.
J’avoue que tout cela, sur l’instant, me causa une
certaine émotion inattendue dont je me remis bien
vite. « Allons ! ne faisons pas languir mon beau-
frère ! « s’écria Gaston, en se levant. Et nous pas-
sâmes au salon, où flambait un grand feu que je
revois, qui flambait d’une certaine manière, brusque
et glorieuse, que je me rappellerai toute ma vie.
M. Lefresne se tenait debout, ayant à côté de lui son
père, arrivé de Blois la veille. Une excellente figure
paternelle que celle de ce digne homme, et qui me fit
du bien, à sentir qu’elle était déjà de la famille. Il
s’inclina avec cette charmante gaucherie un peu raide
des vieilles gens qui ont été longtemps sanglés dans
un uniforme, il me prit la main et, la conservant
dans la sienne, il dit, en nous regardant tour à tour,
son fils et moi : « Mademoiselle je crois bien que Jean
est trop troublé en ce moment pour vous dire à quel
point il est heureux, c’est donc moi qui vous le dis à
sa place, quoique je sois peut-être aussi troublé que
lui. Je vous assure que vous aurez un bon mari qui
vous aimera, et un beau-père qui ne vous gênera
pas. » J’aurais dû répondre, trouver quelque chose,
pourtant je restai muette, avec un pauvre sourire
contraint; le jeune homme était très pâle, son père
continuait à me tenir la main, sans cesser de meilxer
en hochant la tête ; el je sentais que ses yeux, d’un
éclat éteint, me visitaient, m’approfondissaient, me
jugeaient. Celte situation, très douloureuse pour
moi, puisque j’avais conscience de ma niaiserie, se
serait encore prolongée si M. Jean n’avait pris la
parole :
« Excusez-moi, me dit-il, d’avoir attendu à ce soir
pour accourir vous remercier, mais je ne voulais pas
venir sans vous remettre.... »
Son père interrompit: « C’est vrai, ce n’est passa
faute, c’est la faute de la bague !» A ce mot tout le
monde se mit à parler à la fois, et je me trouvai sans
savoir comment avec un petit écrin dans les mains,
un écrin qui portait deux initiales qui n’étaient déjà
plus qu’à demi les miennes, T. L., Thérèse Lefresne.
Sur le champ, cette pensée que j’allais bientôt ne
plus m’appeler de mon nom que j’aime tant, me fut
affreusement pénible, et je serais restée immobile,
avec une mine abattue, si papa ne m’avait dit : « Mais
ouvre, mon petit, ouvre donc. » Je lui obéis, je pres-
sai surla petite boite dont le ressort claqua, et c’était
la plus jolie, la plus belle des bagues de fiançailles
que j’aurais pu rêver, une perle entourée de brillants.
Papa déclara : « C’est superbe! » Gaston avait mis
son monocle, maman se taisait, et M. Jean l’œil
radieux, la lèvre tremblante balbutiait comme pris en
faute : « Alors, vraiment elle vous plait? » Il avait
l’air de l’avoir volée. Les protestations furent una-
nimes. « Si elle lui plait? Ah bien Thérèse serait
difficile !... » Et la voix troublée du jeune homme
expliquait : « Parce qu’on peut la changer... II y avait
bien aussi un saphir ? Si vous préfériez un saphir? »
Mais j’ai répondu : « Non pas, je la trouve trop belle,
et pourtant' je la garde. » En prononçant ces mots,
étonnée moi-même de mon audace, je tenais le bijou
d’une, certaine façon qui fit peut-être croire à M. Jean
que je le lui tendais, car il me l’enleva doucement, et
m’ayant pris la main en me disant: «Voulez-vous
me permettre ? » devant tous, il me glissa au doigt
l’anneau resplendissent. Alors papa nous indiquant
deux sièges voisins : « Maintenant, mes enfants,
parlez politique, » et il s’écarta, ainsi que les autres
personnes.
Nous n’avons pas causé longtemps M. Jean et moi :
non que nous fussions gênés, au contraire, tout em-
barras avait disparu, et il semblait que cette bague
de fiançailles eût mis chacun à son aise. Les parents
à quelques pas plus loin, s’entretenaient et riaient
tout comme s’ils se connaissaient depuis des années,
et nous pour la première fois peut-être, [nous nous
regardions en face, dans les yeux, avec une sympa-
thie naissante quoique encore un peu sur le qui-vive.
Nous sentions, chacun de son côté, que nous avions
le grand désir de nous plaire, et nous ne résistions
pas. Je serais cependanl bien en peine de dire de
quoi nous avons parlé. C’était une conversation pru-
dente et entrecoupée qui n’avait trait qu’à des choses
très banales, et où ni lui ni moi n’exprimions nos
vraies pensées. De même qu’on lit entre les lignes,
nous avons commencé dès cet instant à nous com-
prendre entre les mots et ce qui nous a évidemment
fait le plus ce plaisir à entendre, c’est ce que nous ne
nous sommes pas dit.
Et puis, les parents se sont levés, nous aussi ; des
mots me sont arrivés aux oreilles, comme si c’était
dans un rêve : « Ils oublient 1 heure... Vous vous
reverrez demain... Voilà deux fiancés de plus, etc... »
El la voix de papa : « Mon cher monsieur Jean, vous
pouvez venir tous les jours, et n’oubliez pas que votre
couvert est mis. » On s’est trouvé tous réunis, dans
28
LE MAGASIN PITTORESQUE
l’antichambre, et la première, ma foi très bravement,
je lui ai tendu la main, à lui, qui n'est déjà pas
comme les autres. Et pourtant je ne l’aime pas! Non
je ne l’aime pas ce qui s’appelle aimer, j’en suis bien
sûre, sans compter que si je l’aimais comme ça dès
ce soir, à propos de rien, ce ne serait vraiment pas
convenable. En lui tendant la main, j'ai été saisie
d’une peur terrible, c’est qu’il se crût obligé de me la
serrer d’une façon significative, et j’en aurais été très
mortifiée. C'est encore trop tôt. Heureusement il
n’en a rien fait, sa poignée de main a été bonne,
juste ce qu'il fallait.
Dèsqu il a été parti, on n'apresque rien dit, l’apparte-
ment me paraissait changé, il y avait une espèce de
tristesse silencieuse tombée sur la maison ; papa et
maman m’ont embrassée gravement, d'une manière
à part, comme quand on va monter en wagon: » Bon-
soir, ma chère enfant, ma bonne petite. » 11 n’y a
que Gaston qui était d’une gaieté folle ; « Une idée :
passe moi ta bague, je la vends pour parier aux cour-
ses. Tu ne veux pas ? Tu as tort. »
UN CINQUANTENAIRE
Voici la jolie page que M. Édouard Drumont écrivait dans la
Liberté du 18 décembre 1882 à propos du cinquantenaire du
Magasin Pittoresque .
Le Magasin Pittoresque ! quelle vision de mœurs fa-
miliales, d’honnêteté, de vie sans orages, ce journal
n’évoque-t-il pas devant nous! Malgré sa circulation
considérable, ce recueil irréprochable n’attire pas vio-
lemment l’attention ; il laisse à d’autres le fracas, les
polémiques, les scandales. Pareil à ces fleuves tran-
quilles qui ne font que du bien sur leur passage, il ne
détruit rien sur son chemin, il se contente d’apporter
partout où ii va l’enseignement, la leçon enjouée, la
distraction permise. Si vous pénétriez à la suite du
facteur, dans les maisons où l’on reçoit le Magasin Pit-
toresque, vous pénétreriez à coup sûr dans un intérieur
calme et décent; vous apercevriez une de ces familles
de province, qui, réunies, le jour dans un jardin, le
soir autour d'une lampe, près de laquelle les jeunes
filles brodent, ignorent tout ce qui trouble, passionne
et divise.
Il fait partie de l’histoire intellectuelle de ce pays,
ce Magasin Pittoresque. Par le nom de ses collaborateurs,
parmi lesquels figurent presque tous les hommes illus-
tres de notre temps, il représente un élément littéraire
resté jusqu’ici dans la demi-teinte; parle chiffre de
ses lecteurs, il personnifie tout un côté de cefte France
si sincèrement attachée à tout ce qui est pur et mo-
déré, comme le fond paisible de cette nation, dont on
s'obstine, malheureusement, à l’étranger comme chez
nous, à ne regarder que la surface toujours bouillon-
nante.
M. Edouard Charton, le fondateur de ce recueil,
aujourd’hui universel, eut à surmonter bien des obs-
tacles pour arriver à mettre son projet à exécution.
Dans le Tableau de Cebès, l’auteur a raconté, avec un
charme infini, sa jeunesse aux prises avec la pauvreté
et tourmentée plus encore, peut-être, du désirde faire
quelque chose qui profitât à ses semblables. Ami
d’Emile et d’isaac Péreire, disciple un moment de
l’école saint-simenienne, il appartenait à cette géné-
ration débordante d’activité, d’enthousiasme, de foi
dans l’avenir à laquelle la nôtre ressemble si peu. Pour
être utile, il voulait d’abord se faire maître d’école, et
ce lut Jean Reynaud qui le détourna de ce dessein el
l’engagea à enseigner par la plume.
Quand il eut réuni, à grand peine, le très modique
capital nécessaire à la création du Magasin Pittoresque,
M. Edouard Charton lit de cette cause la préoccupation
unique de sa vie. Ce fut pour lui ce que la Revue fui
pour Buloz, avec cette différence cependant que la
Revue était une belle affaire pour son fondateur, tandis
que le fondateur du Magasin Pittoresque n’en fut jamais
que le rédacteur en chef. Les actions émises à 75 francs,
et qui en rapportèrent 4000 dès la première année,
donnèrent la fortune à d’autres et ne procurèrent à
l’homme qui avait eu la conception, que la satisfaction
d’avoir lait réussir une entreprise qu’il croyait bonne,
généreuse, féconde.
Quoique les questions d’argent n’aient qu’une im-
portance secondaire, n’est-il pas touchant de voir un
écrivain se dévouer tout entier à une création imma-
térielle, à une idée ? Cela ne peint-il pas toute une
époque, une époque qui, encore une fois, était autre-
ment croyante, éprise d’idéal, naïve, si vous voulez,
que l’époque actuelle?
M. Edouard Charton avait d’ailleurs une façon à lui
de comprendre la direction de ce recueil, auquel il
pensait sans cesse à table, dans la rue, en chemin de
fer, auquel il ramenait tous sestravaux. 11 écrivait qua-
rante ou cinquante lettres par jour à des abonnés qui
s’adressaientdirectementàlui.Cinq ou six des hommes
lesplps considérables de la Chambre ou du Sénat,, qu’il
me serait facile de nommer, ont commencé par être
des correspondants du Magasin Pittoresque. Le Magasin
était le premier journal qu'ils lisaient au fond de leur
province; ils écrivaient à son directeur; le directeur
liait un commerce d’amitié avec les correspondants
dans lesquels il sentait une valeur, et les engageait à
venir à Paris. Cela encore ne nous reporte-t-il pas à
des temps fabuleux où la température des sentiments
était évidemment à un autre degré qu’aujourd’hui, où
la confiance et l’affection naissaient spontanément
entre des jeunes gens qui, sans s’ètre jamais vus, se
comprenaient dans un mot?
Presque tous les collaborateurs du Magasin Pittores-
que ont, eux aussi, une place éminente dans la poli-
tique et dans les lettres. Cette maison, d’allures peu
tapageuses, est un de ces lieux privilégiés qui portent
bonheur; presque toutes les illustrations de ce siècle
l’ont traversée un jour ou l’autre.
Voulez- vous quelques noms parmi les collaborateurs
des trente premières années? Ils s'appellent Babinet,
Auguste Barbier, le marquis de Belloy, Victor Borie,
Chabouillet, le marquis de Chennevières, Léon Dela-
borde, Delacroix, Depping, Desbordes- Valmore, Maxi-
me du Camp, Eortoul, Geoffroy-St. -Hilaire, Husson,
Joanne, Joncières, Jubinal, Albert Lenoir, Longperrier }
Xavier Marinier, Paulin Paris, de Quatrefages, Qui-
cherat, Bavenel, Sainte-Beuve, Souvestre, Toppfer,
Vaudoyer, Vivien de Saint-Martin.
N’est-il pas vrai que voilà une jolie liste, et encore,
j’oublie bien des célébrités. Dans ce recueil où la vi-
gilance est poussée jusqu'à l’extrême et où jamais n'a
paru une ligne qui pût, je ne dis pas exciter une mau-
vaise pensée, mais même motiver une interrogation
chez une jeune fille, George Sand a publié la valeur
d’un gros volume. Son nom, qui aurait pu alors alar-
LE MAGASIN PITTORESQUE
29
mer des 'susceptibilités, n’a jamais été prononcé, et
elle-même n’a jamais désiré qu’on le prononçât; elle
écrivait là pour le plaisir de parlera un public honnête,
qu’elle voyaitsans doute parles yeuxde l’imagination,
occupé à lire, dans un coin retiré de province, les
pages vertueuses de cette Lclia qui, jadis, était un
épouvantail.
Aux écrivains il faudrait joindre les artistes. La
gravure sur bois qui se mourait; ressuscita, grâce à la
publication du Magasin Pittoresque. L’apparition du
premier journal illustré en France, inspira de suite
l’idée d’innombrables recueils du même genre.
Allongé, Beaucé, Bellanger, de Gaudin, Courbet,
Curzon, Damourette, Yan Dargent, Daubigny, David
d’Angers, Davioud, Devéria, Gavarni, Grandville,
Charles Jacques, Tony-Johannot, Meissonier, Mouchot,
Phillipoteaux, etc., furentles collaborateurs artistiques
du Magasin.
On comprend que M. Édouard Charton ait éprouvé
un légitime orgueil en constatant que le Magasin Pit-
toresque, qui date du 1er janvier 1833, arrivait à la fin
de 1882 à sa cinquantième année d’existence.
Quelques-uns, parmi ceux qui ont tenu une plume,
ont eu une renommée plus retentissante ; ils ont
abattu des gouvernements, agité le pays, soulevé des
émeutes, déchaîné des passions, remué l’opinion ; bien
peu, au soir de leur vie, à cette heure où l’on se re-
cueille pour interroger sa conscience et lui demander
ce que l’on a fait de l’intelligence que Dieu vous a
accordée, bien peu pourraient tracer ces lignes d’un si
simple et si pénétrant accent qui, à mon avis, valent
toutes les phrases.
« J’ai fondé ce recueil il y a un demi-siècle, au
commencement de 1833, en collaboration avec des
jeunes gens animés comme moi du désir d’être utiles.
« Parmi les milliers de pages écrites sur tant de su-
jets divers par mes collaborateurs et par moi pendant
ces cinquante années, il n’en est aucune que je n’aie
lue avec sollicitude avant de la publier; aucune (ma
conscience me l’assure) qu’ait à réprouver l’honnêteté
la plus scrupuleuse.
« Fidèle aux promesses de notre début, j’ai recueilli,
jour par jour, en tous lieux, aux Musées, aux Biblio-
thèques, en voyage, dans mon expérience et dans mes
convictions, tout ce qui m’a paru de nature à éveiller
de saines curiosités d’instruction et à entretenir de
bons sentiments.
« Je crois n’avoir fait aucun mal, et l’espoir d’avoir
fait quelque bien m’encourage à continuer, aussi long-
temps qu’il me sera possible, cette œuvre que j’aime et
qui aura été la principale de ma vie. »
Éd. Drumoxt.
CAUSERIE MILITAIRE
La lutte émouvante actuellement engagée entre la
puissante Angleterre et les deux modestes Républiques
Transwaliennes, a mis aux prises sur le continent les
adeptes des armées permanentes solidement organisées
dès le temps de paix et les partisans des milices na-
tionales levées seulement au moment d’une guerre
contre l’étranger.
Les partisans des milices nationales, autrement dit,
du service aussi réduit que possible, à quelques
semaines au plus, prennent acte des premiers et
retentissants succès des Burghers mobilisés, pour
prétendre que le système de la nation armée, ins-
truite dans ses foyers mêmes à toutes les finesses du
jeu de la guerre, est le seul système aussi pratique
que peu dispendieux de l’avenir. Comment, disent-ils,
voilà une nation qui ne possède pas de beaux et
nombreux régiments, qui n’a pas d’écoles militaires,
pas d’arsenaux, chez laquelle la caserne est un mythe,
le service actif inconnu, les périodes de vingt-huit et
de treize jours superflues, et qui, au premier appel
aux armes, se lève comme un seul homme, s’organise
avec une déconcertante rapidité, prend courag uise-
ment l’offensive, et de quelques rudes coups de boutoir,
bouscule tous les rassemblements anglais sur ses
frontières menacées. N’est-ce pas la démonstration
évidente que le patriotisme peut tenir lieu d’éducation
militaire ? qu’une instruction bien entendue donnée
dans leurs foyers à tous les citoyens en état de porter
les armes, peut remplacer avantageusement ces trois
dures années de service actif qui enlèvent à l’agricul-
ture et à l’usine, des bras robustes, à la science, des
cerveaux pétris pour les grands travaux intellectuels ?
A ces raisons, les défenseurs du service militaire à
formations permanentes répondent sans se troubler,
que, la guerre du Transwal ne signifie rien dans cette
question, l’Angleterre ne pouvant être prise comme
terme de comparaison. Elle n’applique aucunement
le principe du service obligatoire, et elle ne dispose
que d’une armée de mercenaires qu’elle double avec
les plus grands sacrifices, au prix de difficultés inouïes,
au moyen de ses volontaires et de malheureux racolés.
La grandeur de l’effort l’a surprise, et sa cavalerie de
Saint-Georges, excellente pour les louches opérations
diplomatiques, ne saurait suppléer au manque de
soldats dont elle donne en ce moment le spectacle
peu patriotique à l’Europe désabusée.
Ses corps d’armée, ses divisions, ses brigades, se
sont en allées vers ces lointaines terres promises de
for et du diamant, avec des effectifs étriqués, par
petits paquets mal soudés, morcelés à l’excès. Les
régiments eux-mêmes ont été formés de pièces et de
morceaux en accolant des fusilliers de Lancashire à
des lrisch Ritlemen , des Life Guards à des Ilorse
Guards. Les derniers escadrons embarqués compren-
nent même des pelotons de corps différents.
Quoi d’étonnant à celà, que cette mirifique mar-
queterie militaire aille si facilement s’écailler sur le
sol rugueux des Républiques sud-africaines ? Et celà,
malgré tout le tam-tam mené par les journaux jin-
goïstes d’outre manche, sur les terribles effets de la
lvddite et des inhumaines balles dum-dum. Certes,
l’Angleterre est riche, elle le deviendra encore plus si
elle réussit à s’emparer du sanglant objet de ses con-
voitises ; elle amènera là-bas beaucoup de soldats,
suffisamment de mercenaires pour s’accorder l’avan-
tage du nombre avec lequel elle se flatte de submerger
dans des flots de sang le petit peuple qui s'est
héroïquement levé pour défendre son indépendance.
Réussira-t-elle '( Peut-être. Mais il est des victoires qui
sont plus dangereuses que des défaites.
En l’une ou l’autre occurrence, par nécessité, l’An-
gleterre versera, elle aussi, dans le militarisme. Pour
le moment, elle ne peut être comparée à aucune autre
puissance continentale chez laquelle existe le service
militaire obligatoire.
D’autre part, ces Burghers, eux non plus, ne peuvent
30
LE MAGASIN PITTORESQUE
être mis en parallèle avec nos paysans, nos ouvriers
et nos bourgeois européens. Les conditions essentielles
de leur rude existence en font des soldats nés, chez
lesquels l’éducation guerrière acquiert naturellement
son maximum de rendement. Cavaliers consommés,
tireurs émérites, respectueusement soumis à toutes
les règles sociales de la vie patriarcale qui préparent à
celles de la discipline militaire, élevés au grand air,
endurcis par toutes les épreuves de la nature, ces
croyants sont admirablement préparés au grand com-
bat pour l’indépendance de la patrie. Avec quelques
millions de cartouches anglaises, quelques batteries de
canons du Creusot, et des fusils allemands ou améri-
cains, aidés d’officiers volontaires fraîchement débar-
qués d’Europe, ils ont rapidement constitué une solide
armée, prête à toutes les grandes actions de guerre
comme à tous les sacrifices héroïques. 11 serait donc
puéril de comparer leur existence du temps de paix à
celle que mènent sur le vieux continent nos paysans,
nos ouvriers, nos boutiquiers et nos fonctionnaires ou
employés du commerce et de l’industrie, chez lesquels
l’éducation militaire manquerait totalement sans
l’obligation du dressage du temps de paix. Quant à
l’instruction militaire de milices composées de pareils
éléments, elle serait grotesque autant que dangereuse.
D’ailleurs, de cette guerre qui va s’éternisant, nous
ne savons que le commencement, et d’une façon si
incomplète, grâce à la possession de tous les câbles du
monde par les anglais intéressés, que nous ne pouvons
encore sainement augurer de la fin.
Une seule chose est acquise dès maintenant, c’est
que l’Angleterre n’a pas d’armée permanente organisée
pour la grande guerre, ni les Hurghers non plus.
Capitaine FANFARE.
Géographie
ANGLAIS ET RUSSES EN ASIE
Positions respectives des deux grandes rivales
Une des principales préoccupations de l’Angleterre
dans sa guerre actuelle contre le Transwaal consiste
à maintenir sa domination sur les différents points
de son empire, en Asie notamment, tout en concen-
trant de nombreuses troupes contre les Boers. La
Perse et l’Afghanistan, les deux sentinelles avancées
de l’empire de l’Inde, se trouvent, la première, pres-
qu’entièrement, sous la domination des Piusses. Une
information qui a couru récemment dans la presse
européenne, annonçait l’occupation imminente de
Hérat par les troupes du tzar. Le fait n’est pas con-
firmé. Ce qui a pu donner lieu à ce bruit, c’est la
concentration de plusieurs régiments de troupes russes
sur la frontière, l’aménagement de forts et l’établis-
sement d’une ligne stratégique reliant la Aille de
Kouchk, sur la limite nord de la Perse, à la ville de
Merv, dans le Turkestan russe. Cent cinquante pièces
de canon seraient arrivées déjà sur ce point, prêtes à
être transportées vers la capitale du chah. Ces mesures
ont naturellement fort ému les hommes d’Etat britan-
niques. Ce que l’on ignore généralement — et ceci
nous a été confirmé par une haute personnalité fran-
çaise ayant occupé un poste important à la cour per-
sane — ■ c’est que les Russes n’ont aucune raison de
hâter l’envahissement de la Perse. Ils y sont déjà
maîtres de fait. Un régiment entier de troupes per-
sanes est commandé et encadré par des officiers et
sergents russes. La ligne de Merv à Kouchk, entière-
ment terminée, mais interdite aux étrangers, peut être
prolongée en très peu de temps, jusqu’à l’intérieur de
l’empire.
En Afghanistan, les progrès des Russes, pour être
moins avancés, n’en sont pas moins considérables.
Boukhara, qui occupe le versant nord-ouest de la
chaîne du samir, est une province russe. On a fait,
il y a quelques mois, le recensement de la ville qui,
par le nombre de ses habitants, vient immédiatement
après Tachkent. L’Amondaria, cours d’eau qui formait
autrefois la limite géographique entre l’Afghanistan
et le Turkestan, est actuellement une rivière russe.
De Krasnovodsk (sur la rive orientale de la mer Cas-
pienne) à Fachkent, le trajet s'effectue en soixante-
dix-sept heures. On doit créer dans le courant de cette
année (1900) un express avec wagons de lre classe, ou
même des wagons-lits, qui effectuera le même trajet
en quarante-cinq heures. Pour la défense, le gouver-
nement général du Turkestan russe dispose de deux
corps d’armées (60000 hommes), dont l’un, à Askhabad,
surveillera la Perse, et l’autre aura son chef-lieu à
Fachkent.
L’action de la Russie se fait sentir, d’autre part,
jusqu’à l’intérieur même de l’empire chinois, naguère
encore marché presqu’exclusivement réservé aux
Anglais. Une des branches les plus importantes de
l’administration du céleste empire, l’administration
des postes et télégraphes, sera prochainement entre
les mains des Russes. On sait que les Anglais sont à
la tête de l’administration des douanes chinoises. 11 a
été question, il y a quelques années, à titre de com-
pensation pour les intérêts français, de confier à nos
compatriotes le service des postes. Ce service était à
créer, l’échange des lettres se faisant dans l’empire
chinois par voie de simples courriers ou plutôt cou-
leurs, sans aucune réglementation.
La correspondance est remise à des hommes de
bonne volonté qui la transmettent aux courriers de la
ville voisine et transportée d’un centre à l’autre sans
aucune garantie. Or, la poste russe fonctionne dès à
présent, dans vingt villes chinoises. La Russie exerce
son contrôle sur la route postale qui va de Kiakhta, sur
la frontière russo-chinoise, à Tien-tsin, par la voie
d’Ourga, Kalgan et Pékin. Elle a également sous son
autorité les bureaux de poste de ces différentes villes.
La construction par JaRussie du chemin de fer dans
l’est de la Chine nécessitera la création de nouveaux
bureaux qui seront fatalement aussi aux mains des
Russes. Le télégraphe est encore administré par des
fonctionnaires chinois, mais le département russe des
postes et télégraphes sera bientôt en mesure de se
servir d'un (il spécial qni relira sa nouvelle possession
de Port Arthur directement aux lignes russes. En
tenant compte de l’immense accroissement de la po-
pulation slave (dans certaines provinces de l’empire
de Russie la natalité dépasse de 55 à 60 p. 100 les
chiffres des décès) et de la remarquable facilité d'as-
similation et d’expansion de ce peuple, on peut prévoir
dans u n avenir prochain une force nouvelle qui viendra
équilibrer la formidable expansion de la race anglo-
saxonne.
LEMOSOF.
LE MAGASIN PITTORESQUE
31
Les Conseils de Af X...
Je regardais, l’autre jour, défiler sur les boulevards,
lentement et en une belle ordonnance, l’enterrement
d’un avocat célèbre.
« Qui sont ces messieurs? » demanda, près de moi,
une bonne femme, en montrant la longue théorie de
robes noires et de bonnets carrés qui suivaient le cer-
cueil.
« Ce sont, dit quelqu’un, les confrères du maître
défunt, des avocats comme lui. — Des avocats ! reprit-
elle avec effroi; tout ça d’avocats! Voilà un enterre-
ment qui coûtera cher à la famille ! »
Telle est bien, pourtant, en une formule naïve, l’ex-
pression du sentiment général, au sujet des choses
du Palais. Qui donc se douterait, en effet, que la jus-
tice est gratuite en France? Ne faut-il pas, pour le
moindre litige, commencer par débourser la forte
somme en avances et frais de tout genre?
Les hommes de loi, avocats ou avoués, ont la répu-
tation, exagérée peut-être, de faire largement honorer
— - discret synonyme d’arroser — leur assistance et
leurs conseils. Rares sont les plaideurs qui sortent
indemnes de leurs mains. La plupart y laissent une
abondante toison et se ruinent, par provision, pour
payer des succès incertains. Si bien qu’au lieu de faire
défendre leur bon droit à grand renfort d'éloquence
et d’argent, ils auraient, probablement, plus d’avan-
tage à l’abandonner sans protestation.
A ce propos, il me revient une bien jolie anecdote,
point encore trop vieille, et que j’ai vraiment plaisir
à rappeler. Un épicier va consulter Me X... avocat
illustre, son voisin, au sujet d’un jambon, qu'un
chien sans scrupule a enlevé à son étalage.
« Bonne affaire pour vous, mon ami, dit l’ancien
bâtonnier, pas de préjudice, possible, car le maître de
l’animal est tenu de vous payer votre marchandise.
— En ce cas, déclare l’épicier déjà triomphant, veuillez
me donner vingt francs, car c’est votre chien qui a
pris mon jambon. — Doucement ! riposte l’avocat, et
faisons mieux nos comptes. Sans doute, votre jambon
vaut un louis, etje ne chicanerai pas sur le prix, mais
chacune de mes consultations en vaut cinq. C’est donc
encore quatre-vingts francs que vous me devez. »
Pauvre épicier! Encore quelques bonnes causes
comme celle-là, et il tombait en pleine déconfiture.
Et pourtant l’avocat, s'il réclame de gros honoraires,
donne, du moins, en retour, de sages conseils. Avec
lui, point de méprise ridicule, de faux-pas ou de sotte
bévue pouvant compromettre les prétentions les plus
justes. La direction est avisée, la science du droit
réelle, et quand le résultat ne répond pas aux espé-
rances, c’est que certainement le procès est mauvais.
Mais la question d’argent, n’est pas le seul embarras
île celui qui a des difficultés d’ordre litigieux. Il y a,
pour lui, bien d’autres causes de préoccupation et
d’ennui. Que faire tout d’abord? Comment s’orienter,
à travers ce dédale troublant du Palais de justice?
A qui s’adresser pour exposer son cas et dévoiler ses
secrets intimes?
Bien souvent, le maitre du barreau n’est pas Irès
accueillant; ses manières un peu hautaines, son éti-
quette, son luxe n’attirent point... Et puis, il est tou-
jours si pénible d’aller faire à un homme, forcément
sceptique par profession, la confidence de sa vie en-
tière, ou seulement de ses intérêts!
Un vieil ami du Magasin Pittoresque, Me X, avocat,
qui ne tient pas aux honoraires , — il y en a
encore — a résolu très simplement cette délicate
question. Il se propose d’aider, de ses conseils et de
son expérience, ceux des lecteurs de ce journal que la
perspective d’une contestation en justice agite et rend
anxieux. Et comme le Magasin Pittoresque veut bien
réserver une colonne à sa chronique, M° X, en profi-
tera pour y donner, aussi, quelques consultations sur
les points de droit ou de fait qui lui seront soumis.
Puisse-t-il, ainsi, — c’est sa seule ambition, — être
utile aux malheureux plaideurs ! Puisse-t-il, surtout,
leur éviter bien des inquiétudes et des soucis !
Me X.
— Monsieur, comme je vais commencer l’œuvre de
génie qui me vaudra, en 1903, les 100.000 francs du prix
Osiris, ne pourriez-vous me faire l’avance d’un louis?
Académie des Sciences
Une nouvelle maladie de poitrine . — Il n’y en avait
pas assez d’une! Voici queM. Gaston Bonnier vient de
signaler à l’Académie des sciences une grave maladie,
ayant des symptômes analogues à ceux de la tubercu-
lose et qui est due à une moisissure et non à un
microbe.
Beaucoup de maladies inconnues encore peuvent
être dues à des causes de ce genre, car souvent la
cause est difficile à reconnaître. En effet, cette nou-
velle espèce de mucorinée pathogène ne germe pas
lorsqu’on la cultive au-dessous de 22°. Elle est adaptée
à la température du corps des mammifères, et c’est à
37° qu’elle se développe le mieux.
Les lapins et cobayes inoculés sont morts en
quelques jours. Une femme de trente ans atteinte par
cette maladie a été guérie, parait-il, par l’arsenic qui,
à très petite dose, détruit la cause de l’affection.
EXPLORATIONS SOUTERRAINES
M. Martela fait connaitresommairementdans l’une
des dernières séances de la Société do Géographie les
principaux résultats de sa douzième campagne soûler-
32
LE MAGASIN PITTORESQUE
raine (1899) dans les abitnes, cavernes et sources du
■Jura, des Alpes françaises (Grande-Chartreuse, Ver-
cors, Dévoluy), de Vaucluse et des Causses. Notons
seulement la découverte du plus profond gouffre na-
turel connu, le Chourun Martin, en Dévoluy, qui dé-
passe 3J0 mètres de creux et où de dangereuses ava-
lanches souterraines de neige et de pierres n’ont permis
de descendre qu'à 70 mètres; l’achèvement de l'explo-
ration delà rivière souterraine du Brudoux (Vercors),
longue de 750 mètres, avec plusieurs cascades et lacs
intérieurs des plus curieux, où il a fallu marcher pen-
dant sept heures dans l’eau à 50C; la descente de
14 avens de Vaucluse, dont deux profonds de 123 et
130 mètres, et la confirmation de la nécessité absolue
de protéger les sources des terrains calcaires contre
les plus funestes causes decontamination, en prenant
les mesures et en exécutant les travaux voulus pour
empêcher désormais le jet des bêtes mortes et des
résidus de voirie dans les gouffres ou puits naturels,
si nombreux dans ces terrains.
L 'arsenic du corps humain. — M. Armand Gautier
communique à l’Académie les grandes lignes d’un
travail qui aura certainement, au point de vue de la
médecine légale, les plus grandes conséquences.
Il s’agit rien moins que de la constatation de « la
présence normale et même nécessaire dans notre
organisme» de quantités notables d’arsenic.
Ce savant a décelé la présence de ce corps ( il en
fait voir les échantillons à l’Académie) dans la glande
thyroïde de l’homme qui est la glande iodée par excel-
lence, dans le corps thyroïde des animaux, dans le
thymus ou ris de veau chez l’animal, dans le cerveau
et la peau.
11 n’en n’a pas retrouvé de trace ni dans le foie, ni
dans les autres organes examinés par lui jusqu’ici.
M. Armand Gautier compte, dans une prochaine
séance, compléter sa communication et étudier tout
spécialement le rôle que joue cette substance dans
l’économie.
Cette intéressante découverte scientifique n’évoque-
t-elle pas immédiatement à l’esprit le mot de Raspail,
qui, expertau procès de Mme Lafarge, accusée d’avoir,
au Glandier près de Tulle, empoisonné son mari à
l’aide de ce poison, se faisait fort de trouver de l’arse-
nic dans tous les organes humains... et même dans le
fauteuil du président des assises ?
Quel thème fécond pour les avocats — il en reste
dans le pays — de la cause de la séduisante Marie
Capelle !
VARIÉTÉS
CE QUE MANGENT LES DIFFÉRENTS PEUPLES
Un très intéressant journal, la Santé humaine, nous
apprend ce que mangent les différents peuples.
C’est VAng lais qui dépense le plus pour sa nourriture.
Viennent ensuite le Français, l’Espagnol, l'Italien, le
Paisse, etc. N’en concluez point cependant que le peu-
ple qui dépense le plus d’argent pour sa nourriture
bénéficie d’une alimentation plus abondante et plus
saine ; il entre dans ces données d’autres considéra-
tions, de climat notamment, et de tempérament. C’est
ce que le lecteur comprendra mieux par le détail des
aliments et la quantité consommée.
Prenons d’abord le pain, l’aliment nutritif et sain
par excellence, quand il n’est pas malhonnêtement
falsifié. Le Russe en consomme 6G3 livres par tête et
par an ; l'Allemand 560 et le Français 540, ce qui esl
un chiffre respectable, étant donné que la quantité
d’aliments consommée par un Français est beaucoup
moindre que celle absorbée par un Russe ou un Alle-
mand. Dans les pays du Sud, le chiffre descend pour
I Italien à 400 et pour l’Espagnol à 480. Quant à l’An-
glais, il n’est plus question que de 380 livres, parce
qu il y supplée par une énorme consommation de
viande : 109 livres par an. L’Anglais est-il pour cela
plus vigoureux dans sa taille épaisse, que le Fi ançais
généralement nerveux et sec ? Non certes. Et nous
n’en voulons pour preuve que la durée de sa vie
moyenne, moins longue que la nôtre. Et cependant,
le Français ne mange que 77 livres de viande par an,
l’Allemand 64, le Russe 51, l’Italien... 26 !
La consommation respective du sucre par les diffé-
rents peuples est également . curieuse à constater.
L’Anglais consomme cinq fois plus de sucre que le
Français, et dix fuis plus que le Russe ! Celte diffé-
rence, étant donné le prix élevé du sucre, explique le
coût considérable de la nourriture d’un Anglais pen-
dant une année.
RECETTES ET CONSEILS
^ -
POUR EMPÊCHER LES LAMPES DE FUMER
Par un usage un peu prolongé, il se dépose du charbon sur
les brûleurs et les porte-mèche, ce qui, à la longue, fait fumer
les lampes. Il faut les nettoyer au moins une fois par mois.
Pour cela,- dans un demi-lilre (l'eau on met un morceau de cris-
tal de soude gros comme une noix, on y trempe les becs de
lampe et on place sur le feu. Au bout de cinq minutes d’ébul-
lition, on rince à l’eau fraîche et les becs seront comme neufs.
Pour empêcher les lampes de fumer, il faut également pren
dre soin que les mèches ne soient pas éventées; on fait même
bien de les sécher ensuite. Par ce procédé, ou obtient une
flamme bien plus claire et plus brillante.
POUR PELER LES POMMES
Sans rien toucher à la pelure, on conseille de les plonger
pendant une minute, et même moins, dans de l’eau bouillante.
Les pommes se pèlent alors comme les pommes de terre et la
pelure seule s’enlève sans difficulté et sans que la chair du fruit
y adhère.
CONSERVATION, OU BOUILLON
Pour conserver le bouillon, il faut le passer et le mettre au
frais dans un vase découvert; quand il est froid, on y place
un morceau de charbon de bois tout allumé.
Le bouillon peut alors se conserver deux jours, malgré les
plus fortes chaleurs et les orages.
Tto blême
Étant données 9 cartes à jouer : le 9, le 8, le 7, le 6, le 5r
le 4, le 3, le •> et l’as, on demande de les disposer sur 3 rangs,
de 3 cartes chacun, formant un rectangle ABCD, de telle sorte,
que si l’on compte les poiuts par rangée dans le sens de AB.
dans lesens de BG, et suivant les diagonales BD etAC, la somme
de ces points, pour une rangée quelconque, soit toujours 15.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — Cohbeil. Imprimerie Éo. Grbté.
LE MAGASIN PITTORESQUE
33
CAVALIER ARABE
o
15 JANVIER 1900.
LE MAGASIN PITTORESQUE
34
COMMENT SE RECRUTE L ARMÉE ANGLAISE
Dans tout le reste de l’Europe le service mili-
taire est un devoir et un impôt; en Angleterre c’est
un métier. Tandis que la nécessité de défendre le
territoire national contre une invasion, toujours
menaçante, oblige les peuples du continent à
s’infliger et. eux-mêmes la charge la plus lourde
qui puisse peser sur des hommes civilisés, le
gouvernement britannique a trouvé moyen de
conserver encore pendant les dernières années du
xixe siècle une organisation militaire qui
est un inappréciable bienfait pour les jeunes
gens aux prises avec les difficultés de la
vie. Chez les nations condamnées par la fa-
talité de leur situation géographique à vivre
éternellement sur le pied de guerre,
caserne absorbe le plus
clair des forces vives du
pays ; au nord de la
Manche, au contraire,
elle est un asile ouvert
à toutes les infortunés
où tous ceux des enfants
d’Albion, qui ont plus ou
moins à se plaindre de
destinée, sont sûrs de trou-
ver une nourriture substan-
tielle, un brillant uniforme
et quelques pièces de mon-
naie pour leurs menus plai-
sirs. Une organisation mili-
taire qui permet d’utiliser
pour le maintien de l’ordre
public et la défense du ter-
ritoire des milliers de jeunes
gens qui, soit par leur propre faute,
soit par une insuffisante prépara-
tion aux luttes de la vie seraient
restés oisifs et auraient été par con-
séquent. à la charge de la communauté, semble à
première vue assez séduisante, mais elle a 1 in-
convénient très grave de ne pas donner à une
armée la puissance du nombre et l’on sait
qu’il est, pour le moment, admis comme le plus
intangible des dogmes de la stratégie moderne
que la victoire doit nécessairement pencher du
côté des gros bataillons.
11 y aurait évidemment quelque exagération
à prétendre que, sous les drapeaux de la reine
Victoria, les officiers se recrutent exclusivement
parmi les millionnaires et les soldats parmi les
malheureux qui meurent de faim. Sans doute, il
serait impossible à un jeune lieutenant qui ne
recevrait pas chaque année de sa famille une
quinzaine de mille francs en dehors de sa solde
de servir dans la garde ou dans certains régi-
ments de cavalerie où les dépenses obligatoires
atteignent un chiffre inquiétant, mais dans l’in-
Tambour-major
fanterie et l’artillerie un officier peut faire hon-
neur à son uniforme sans avoir besoin d’imposer
de trop lourds sacrifices à ses parents. D’autre
part, il est bien certain que les simples soldais et
les sous-officiers de l’armée britannique ne sor-
tent pas des plus hautes classes de la société, mais
il serait excessif de soutenir que c’est à la porte
des dépôts de mendicité, des hôpitaux et des
workhouses que les sergents recruteurs vont
tendre leurs filets.
La vérité est que, dans la Grande-Bre-
tagne, l’enrôlement militaire est un mar-
ché comme un autre. Lorsqu’une grande
activité industrielle assure de faciles moyens
d'existence à tous les hommes qui veulent
se procurer du travail, le métier
des armes n’exerce que très peu d’at-
trait sur les jeunes gens, les recrues
sont rares et de qualité déplorable.
Pendant les périodes de chômage
prolongé les enrôlements se multi-
plient, au contraire, à vue d’œil et
des hommes qui étaient de bons ou-
vriers et qui deviendront d’excellents
soldats sollicitent en foule l’honneur
de servir sous les drapeaux de la Heine.
L’armée se recrute surtout dans la
classe ouvrière, dit un collaborateur du
Chamber’s Journal qui connaît à fond les
soldats anglais. En 1897 le nombre des
employés de magasin et des commis qui
se sont engagés ne représentait qu’une
proportion de soixante-treize
pour mille du chiffre total des
enrôlements de l’année. Onze
pour mille exerçaient des pro-
fessions libérales ou plutôt se
destinaient à les exercer car le
plus grand nombre de ces re-
crues, qui avaient reçu une
instruction supérieure, étaient des étudiants. En
somme, dans les rangs d’un bataillon anglais toutes
les classes de la société se trouvent représentées.
Hodge, qui a été agriculteur, parle de la dernière
récolte du blé, Jim Clerk raconte de plaisantes anec-
dotes sur les clients de son ancien patron, John Bar-
leycorn a fait ses débuts au barreau, M. Barnet Smith
a eu des succès dans l’Université, M. Snag a fait son
apprentissage de sollicitor. Chacun de ces jeunes
militaires se fait un plaisir de raconter à ses cama-
rades les souvenirs de sa vie civile mais le plus
écouté de tous, celui dont les aventures excitent le
plus d’intérêt, est Tom String qui a été homme-canon
avant d’entrer dans l’artillerie et a servi dans un cir-
que avant de s’enrôler sous les drapeaux.
Si chacun de ces jeunes gens voulait faire
connaître, avec une entière franchise, les
motifs qui l’ont décidé à s’engager, la plupart
seraient obligés d’avouer qu’ils se sont laissés
séduire par les splendeurs de 1 uniforme, de
même que les alouettes se prennent au miroir. Un
LE MAGASIN PITTORESQUE
35
garçon d’une vingtaine d’années qui voit passer
un régiment de cavalerie tel que le dixième
hussards, dont le prince de Galles est le colonel, et
où chaque homme est un modèle d’élégance, n’a
pas en général trop de peine à résister à cet
éblouissement lorsqu’il gagne des salaires qui lui
assurent de larges moyens d’existence. Mais en
temps de grève ou de chômage le jeune ouvrier,
célibataire, réduit à une rigoureuse économie,
mécontent de son métier et inquiet du lendemain,
■se dit qu’il dépendrait de lui déporter un de ces
dolmans à brandebourgs, une de ces tuniques
rouges ou un de ces costumes à carreaux écossais
qui excitent l’admiration des fem-
mes et si le sergent recruteur inter-
vient au moment opportun l’armée
britannique compte
un soldat de plus. Les
raisonnements de cet
astucieux diplomate
iront surtout droit au
cœur des jeunes gens
qui n’ont pas un goût
trop vif pour le travail
et qui se figurent que
le métier militaire
n’impose pas beaucoup
de fatigue.
Bien que l’uniforme
de l’artillerie royale soit
très élégant, dit M. Har-
dy, aucun garçon de
Plymoutb ni des envi-
rons n'a jamais éprouvé
le moindre désir des’en-
rôler dans ce corps parce
que les canonniers du
dépôt, qui est à trois ki-
lomètres de cette ville,
faisaient leurs exercices
en public et traînaient
parfois eux-mêmes leurs pièces. Aucune recrue ne se
présentait pour faire un métier qui avait la réputation
d’ètre trop pénible. L’artillerie anglaise courrait risque
de disparaître, fautes de recrues, si, dans les autres
garnisons, elle ne travaillait pas à buis clos.
Trompette de dragons.
En dehors de la fascination exercée par les
grandes affiches coloriées qui représentent une
collection complète des uniformes de l’armée
britannique et sont exposées à la porte de toutes
les casernes, le plus puissant auxiliaire du sergent
recruteur est peut-être l’amour.
Un jeune homme abandonné par une fiancée
inconstante va cacher son désespoir sous les
drapeaux, un autre est obligé de s’enfuir devant
le scandale provoqué par une aventure galante et
s’engage dans un régiment qui doit bientôt partir
pour l’Inde ou pour les Bermudes, un autre va
prêter serment de fidélité à la Heine afin de se
dispenser de tenir la parole qu’il a donnée à une
jeune fille dont la confiance a été cruellement
récompensée. La célèbre maxime : « cherchez la
femme », qui se retrouve au fond de presque tous
les actes de l’existence de
l’homme, résume le vérita-
ble motif de l’enrôlement
du plus grand nombre des
jeunes soldats anglais.
Ce n’est pas que le goût
des aventures ou l’amour
du métier militaire
fassent sentir leur
fluence sur le re-
crutement de l’ar-
mée britannique. Il
se rencontre, cha-
que année, un cer-
tain nombre de
jeunes gens qui ont
la passion des
voyages et s’enrô-
lent afin d’aller à
Gibraltar, à Malte,
à Chypre, au Cap
ou dans l’Inde, aux
frais du gouverne-
ment. D’autres sont
des soldats de nais-
Apprenti tambour.
sance qui ne com-
prennent la vie que
sous l’uniforme, mais ces irrésistibles vocations
deviennent chaque jour plus rares parmi les peu-
ples de l’Europe moderne, et surtout en Angleterre.
Des motifs qui ne peuvent être attribués qu’à
ce parti pris d’excentricité dont nos voisins
d’outre-Manche s’enorgueillissent comme de l’un
des traits les plus distinctifs de leur caractère
Clairon de la cavalerie de la Garde.
36
LE MAGASIN PITTORESQUE
national, décident parfois de jeunes Anglais à
s’enrôler sous les drapeaux.
Un garçon d’une vingtaine d’années, dit M. Hardy,
avait été si mauvais écolier qu'il ne savait pas lire. 11
était si honteux d’être un illettré que, pour avoir la
certitude de goûter les bienfaits d’un système d’ins-
truction coercitif et obligatoire, il se Jit soldat. Ses
vœux furent pleinement exaucés ; à la caserne on lui
apprit à lire, à écrire, à compter et on lui enseigna
l’exercice par-dessus le marché. Un autre avait été
attiré sous les drapeaux par celle des vanités humaines
qui profite témoins aux ambitieux qui, de leur vivant,
essayent d’assurer à leur cer-
cueil d es ho m m âges posthu mes
dont la sincérité laisse parfois
à désirer. C’était un malheureux
phtisique qui tenait à avoir de
la musique à son enterrement.
Déclaré apte au service grâce à
l’inadvertance du médecin, qui
ne s’aperçut pas du mal dont il
était atteint, il ne tarda pas à
entrer à l’hôpilal où il mourut
au bout de quelque mois. Il fut
soutenu et consolé à ses der-
niers moments par la certitude
qu’il aurait de belles funérailles
militaires.
On assure qu’aujourd’hui
les médecins militaires,
chargés d’examiner les re-
crues, ne se laissent plus aussi
facilement induire en erreur
que par le passé, mais il
faut convenir qu’autrefois
ils se montraient presque
toujours d’une indulgence
excessive. A la rigueur on
peut admettre que le pauvre
phtisique dont la mort était
si prochaine qu’il ne s’enrôlait que pour avoir un
bel enterrement, ait réussi, grâce à des manœuvres
plus ou moins ingénieuses, à dissimuler la mala-
die dont il était atteint, mais comment expliquer
qu’un homme, dont l’œil droit avait entièrement
perdu la faculté de la vision, ait réussi à deux
reprises à subir avec succès les épreuves d’un
examen médical.
.l’ai eu occasion de voir en prison, dit l’écrivain du
Chamber's Journal , un soldat dont l’œil droit était im-
propre à tout service et qui, s’étant engagé une pre-
mière fois, avait déserté puis s’était enrôlé de nouveau
sans que personne se fut jamais aperçu qu’il était
absolument incapable de viser en tirant un coup de
fusil. Ce militaire, dont les balles n’auraient pas été
très dangereuses pour les ennemis, était poursuivi
devant la justice pour crime de désertion et d’enga-
gement frauduleux, car il avait changé de nom pour
revenir sous les drapeaux.
En Angleterre, il n’est pas rare que les déser-
teurs aient la nostalgie de la caserne. L’officier
anglais qui a donné dans le Harper s Magazine
des détails si complets sur le genre de vie que
mènent les hommes placés sous ses ordres, a
peut-être forcé la note de l’optimisme, mais nous
n’en sommes pas moins obligé de rendre à la
vieille Albion cette justice qu’elle s’efforce de
procurer à ses soldats toutes les distractions
compatibles avec les exigences de la discipline.
Non seulement Tomy Atkins est mieux payé,
mieux nourri et plus élégamment vêtu que ses
confrères des autres armées du continent, mais
encore l’État se fait un devoir de lui offrir les
plaisirs les plus variés pendant les intervalles des
exercices. Pendant la journée le soldat joue au
cricket et surtout au foot-ball dont les furieuses
mêlées lui plaisent beaucoup
paiçce qu’elles sont une image
de la guerre. Il passe ses
soirées dans une salle bien
éclairée et bien chauffée où
le plus grand nombre des
journaux, des revues et des
magazines qui se publient
en Angleterre, sont libéra-
lement mis à sa disposition.
Pour se délasser des plaisirs
de la lecture, qui pourraient
à la longue devenir mono-
tones, il assiste assez fré-
quemment à des représen-
tations dramatiques données
par les sujets les plus dis-
tingués de la troupe et enfin
il est, de loin en loin, invité
à un bal organisé par le
doyen des sergents majors.
Tomy Atkins est très
friand de ce genre de dis-
tractions mondaines. Ce qui
fait à ses yeux le charme de
la vie de caserne c’est que
les femmes n’en sont pas bannies. Il n’est rien de
plus facile que de recruter un nombreux person-
nel de danseuses dans un régiment anglais.
Les sergents obtiennent facilement l’autorisation de
se marier, dit le collaborateur du Harper's Magazine,
lorsqu’un des appartements affectés aux ménagés de
sous-officiers devient vacant dans la caserne, tandis
que pour solliciter la même faveur, un simple soldat
doit avoir sept ans de service, un double certificat de
bonne conduite et justifier de la possession d’un
capital de cent vingt-cinq francs. Cette somme est
assez modeste pour entrer en ménage mais la femme
d’un soldat est toujours sure de gagner d’assez gros
salaires car elle devient de plein droit la blanchis-
seuse des soldats de la compagnie à laquelle appartient
son mari.
Faut-il s’étonner, quand on connaît les détails
de cette idylle militaire, qu’il ne soit pas rare que
des soldats anglais passent trois où quatre années
de suite sans sortir de leur caserne, et sans
éprouver le moindre désir de faire une promenade
dans les rues de la ville, où leur régiment est en
garnison.
G. LABADIE-LAGRAVE.
Tambour et fifre d’infanterie.
LE MAGASIN PITTORESQUE
37
UNE JOURNÉE A BRUGES
Dans les pages admirables qu’il a consacrées à
Bruges, Georges Rodenbach (1) a marqué d’une
telle empreinte la vieille cité flamande qu’il est
bien difficile, aujourd’hui, de la' concevoir autre-
ment qu’il ne l’a décrite. C’est un privilège du
talent que de communiquer ainsi aux choses un
peu de soi-même et le chantre délicat des conva-
lescences, en allant bercer ses inquiétudes et ses
tristesses à Bruges, dans l’atmosphère uniformé-
ment grise des automnes, s’est en quelque sorte
complu à dégager de la ville une âme sœur de la
sienne.
En d’inou-
bliables ta-
bleaux, aux
touches im-
précises,
mais d’où la
poésie éma-
neplus douce
et plus pre-
nante, il nous
montre le
ciel monoto-
ne de Bruges,
voile de de-
mi-deuil
dont aucune
déchirure ne
laisse entre-
voir un coin
d’azur; l’eau
dormante et
sensitive de ses canaux à peine moirée par la
lente procession des cygnes, où se mirent et
s’affinent, dans une délicate polychromie, les
pignons silencieux, flanqués de tourelles, avec
leurs balcons en surplomb et leurs toitures
en escaliers ; les rues, d’un tracé pittoresque et
comme ondulant, ramenant insensiblement le
promeneur sur la grand’place ou dans le vieux
Bourg, comme les artères ramènent le sang au
cœur ; les flèches et les tours des monuments
s’élançant hardiment vers la nue, témoins du
passé glorieux et fécond dans la déchéance sur-
venue ; le mystère des chapelles peuplées de tom-
beaux, où les Béguines, en venant prier, « ne dé-
placent qu’à peine un peu de silence » ; la grande
paix de la campagne environnante, près des vieux
remparts et du canal de Gand... De tout cela se dé-
gage une ineffaçable impression de perpétuelle
Toussaint, aggravée par la sonnerie lente et comme
épuisée des cloches dont les plaintes sourdes enve-
loppent la grêle symphonie des carillons. Ce n’est
pas seulement Bruges que le poète a voulu peindre,
fl) Voir le Magasin Pilloresc/ue du 1er septembre 1898.
mais Bruges-la-Morte. On sent qu’il a l’effroi d’une
résurrection qui lui gâterait sa ville et ferait bien tôt
disparaître toutes ses beautés sous des plaquages
modernes nécessités par une vie nouvelle. Aussi,
clame-t-il que sa parure est celle d’une morte
et qu’on n’y saurait toucher sans sacrilège.
La douleur de l’écrivain fut profonde quand le
roi des Belges, qui assistait à la première repré-
sentation du Voile , à la Comédie-Française, lui
annonça, entre deux phrases de compliments,
que Bruges — sa Bruges-la-Morte — allait bientôt
renaître. On
travaillait à
rétablir sa
communica-
tion avec la
mer du Nord,
par le canal
de lleyst, qui
serait acces-
sible aux
plus grands
navires.
C’était, pour
la vieille cité
flamande,
pour le ber-
ceau de la
Toison d’or,
le retour à
l’antique
prospérité...
Pour le
poète, hélas, la perspective de cette prospé-
rité équivalait à une mort plus effroyable en-
core que la mort pleine de noblesse et de beauté
qu’il avait chantée. Georges Rodenbach se trom-
pait. Il avait compté sans son œuvre. Certes, la
ville va renaître ; mais elle prélude à sa vie nou-
velle par un admirable effort de rénovation artis-
tique dont les résultats étonnent et déconcertent.
Tandis que l’industrie renaît, que le trafic aug-
mente et que, d’année en année, la population
s’accroît, le respect des vieilles pierres et du ca-
ractère particulier de Bruges s’affirme davantage.
Pas une tache, pas une tare n’altère l’admirable
homogénéité de cette ville qui semble une évoca-
tion du Moyen-Age et les constructions neuves,
d’une si étonnante diversité, se fondent complè-
tement dans cet harmonieux ensemble.
Nulle ville ne mérite plus que Bruges d’attirer
le touriste, l’archéologue et l’artiste et nulle ne
saurail leur donner de plus profondes impres-
sions.
La gare, installée sur la limite ouest de la ville,
a été construite dans le style gothique et participe,
de loin, avec sa haute tour d’horloge, à l’ensem-
La rue des Pierres.
38
LE MAGASIN PITTORESQUE
ble attrayante du panorama. Là, se trouvait na-
guère le marché du vendredi où les bourgeois de
Bruges, qui venaient d’élire Thierry d’Alsace,
comte de Flandre, firent en 1128 aux envoyés du
roi de France qui venaient protester contre cette
élection, cette hautaine réponse, prophétique de
l’établissement du suffrage universel : « Allez
dire à votre maître que nous avons fait choix du
comte qui nous convient et qu’il n’appartient pas
au roi de France de s’opposer à ce choix. A nous
seuls, peuple et noblesse de Flandre, revient le
droit d’élire notre souverain. »
Cette place de la station n’a pas de caractère
très particu-
lier ; mais
l’aspect de
Bruges se
précise dès
que l’on en-
tre dans la
rue Sud- du -
Sablon. Les
maisons sont
petites, étroi-
tes, serrées
les unes con-
tre les autres,
uniformes
par les toits
en escaliers,
mais variées
par le dessin
des façades.
La maison de
Naalde, bâtie
vers 1570, avec sa jolie façade ouvragée en bri-
ques rouges, et la maison de Schave, datant de
1703, y retiennent l’attention.
Mais voici que derrière les pignons bas, appa-
raît la tour massive de la cathédrale de Saint-
Sauveur avec ses arcatures romanes et son
sommet rectangulaire flanqué, sur deux étages,
de tourelles à coiffes pyramidales. L’aspect de la
cathédrale est sévère ; rien n’y a été sacrifié à
l'ornementation extérieure, pas même un portail.
Et cependant, le monument avec sa masse de
briques rouges patinée par les siècles est impres-
sionnant. A l’intérieur, les yeux sont séduits par
l’incomparable beauté de la nef centrale que
rehausse encore l’ornementation polychrome, et
par les innombrables richesses artistiques accu-
mulées dans les chapelles : œuvres des Pourbus,
Claeissins, van Orley, van Oost le vieux, Quellin
le jeune, Louis de Deyster, etc. Et voici, dans le
chœur, les stalles du xvc siècle portanL les blasons
des chevaliers de la Toison d’Or, qui tinrent en
l’église, le 30 avril 1478, leur xra° chapitre.
A quelques pas de la cathédrale, dans la rue
d’Argent, se trouve une silencieuse et poétique
retraite, datant de 1468, et portant la devise :
A bon compte avenir. La duchesse de Bourgogne
la fit construire pour son secrétaire Jean Yacqué.
C’est un des échantillons les plus purs de l’archi-
tecture de l’époque.
Mais nous voici revenus à l’extrémité de la rue
Sud-du-Sablon. Devant nous, la rue des Pierres
emprunte à sa courbe légère une réelle beauté'
par la mise en valeur de toutes ses façades que
domine, au fond, de toute sa majesté, le Beffroi
de Bruges. Comme ils furent heureusement
inspirés, les édiles d’autrefois qui se refusèrent
à adopter la ligne droite pour le tracé des rues !
Ici, à chaque pas, c’est une surprise nouvelle qui
s’offre aux regards, La variété des aspects est
infinie.
La rue des
Pierres est la
vraie rue de
Bruges. Tou-
tes ces faça-
des, dont la,
ligne dente-
lée se décou-
pe sur le ciel,
sont amusan-
tes au possi-
ble par leur
diversité de
matériaux,
de dessin et
de tonalité.
Ici, la brique
se marie ingé-
nieusement
à la pierre
blanche, qui
dessine sur son fond vieux-rose la dentelle blanche
de ses enlacements ; plus loin, le granit, la brique
et la pierre — celle-ci souvent rehaussée d’appli-
cations d’or — luttent séparément dans une noble
émulation de légèreté et de grâce. Ici et là, le vieux
fer forgé souligne, de son ornementation noirâtre,
la polychromie douce des pignons. Voici, entre
autres, la maison delà corporation des cordonniers
datant de 1527, avec son tympan tricerclé sym-
bolisant la Sainte Trinité ; voici, plus loin, l’ad-
mirable façade dorée de l’ancienne maison delà
corporation des maçons, vrai joyau de l’archi-
tecture delà Renaissance ; voici encore des façades
du xviiic siècle, d’un art à la fois très pur et très
attrayant. Chaque maison vaut qu’on l’examine;
le détail n’est pas inférieur à l’ensemble et le
goût se décèle jusque dans les moindres éléments
des constructions.
La rue des Pierres aboutit sur la Grand’Place,
au milieu de laquelle se dresse le beau monument
élevé à Breidel et de Coninc, les héros com-
munaux de 1302. La place n'a pas moins d'un
hectare de superficie et l’on imagine aisément la
splendeur des cortèges qui durent, jadis, se déve-
lopper dans son cadre imposant. Tout le côté sud
est occupé par les Halles et le Beffroi, dont la
Le quai du Rosaire.
LE MAGASIN PITTORESQUE
39
construction date du xnr siècle. La tour de Beffroi,
qui occupe le milieu de la façade massive des
Halles, n’a pas moins de 107 mètres de hauteur
cernent de l’ancienne halle aux draps, détruite
par un incendie au siècle dernier ; et l’hôtel des
Postes, également gothique, mais de construction
La voiture à chiens.
et se compose de deux hauts étages carrés
flanqués de tourelles et surmontés d’un troisième
étage fort élevé, de forme octogone. L’ensemble
des Halles et de la grande tour, d’un rouge lie de
vin noirci par les siècles, a quelque chose de tra-
gique et de belliqueux et synthétise bien l’antique
puissance féodale de Bruges. C’est dans la tour
du Beffroi qu’est installé le célèbre carillon de
Jacques Dumery, dont les
49 cloches, fondues en 1744,
ne pèsent pas moins de
57.000 livres.
De l'autre côté delà place,
au nord, timides en face du
monstre, toute une file de
maisons simples mais carac-
téristiques, alignent leurs
façades étroites aux coiffes
pointues et dentelées, sur-
montées de sujets dorés et
symboliques. Du côté ouest,
à l’angle de la rue Saint-
Amand, voici l’ancienne mai-
son Bouchoute, intéressant
spécimen de construction en
briques rouges, du xv° siècle
avec son lion doré, et, lui
faisant vis-à-vis, à l’angle
opposé, le Cranenbury , où
les bourgeois de Bruges tin-
rent enfermé pendant douze jours, en 1488,
Maximilien d’Autriche, qui refusait de donner au
roi de France la tutelle de son fils Philippe le
Beau, héritier du comté de Flandre.
Du côté Est se trouvent le bel hôtel gothique du
gouvernement provincial, construit sur l’empla-
récente
De la Grand’Place, on ac-
cède par la rue Breidel à la
place du Bourg qui fut, pen-
dant de si longs siècles le
cœur de la ville et le siège
des différents pouvoirs qui
s’exerçaient sur Bruges et
sur le Franc.
Quatre monuments, d’un
caractère diffférent: l'Hôtel-
de-Ville, la Chapelle du Saint-
Sang, l’ancien greffe de
France et de la Prévôté, don-
nent à cette place un haut
cachet d’art. L’Hôtel -de -
Ville, de style gothique, est
certainement le plus impres-
sionnant. Dans l’ancienne
salle des échevins un ensem-
ble de treize compositions
historiques synthétise la
splendeur de Bruges au Moyen-âge, au point de
vue historique, moral et intellectuel.
La façade de la chapelle du Saint-Sang, accotée à
l’Hôtel-de-Ville, n’offre rien de bien remarquable;
mais le portail de l’escalier est d’une réelle beauté.
On sait que cette chapelle, lieu du pélérinage
célèbre, possède une relique rare entre toutes :
quelques gouttes de sang du Christ recueillies sur
La chapelle du Béguinage.
le Calvaire par Nicodème et Saint-Joseph d’Arima-
thie et rapportées de Jérusalem à Bruges par le
comte de Flandre, Thierry d’Alsace.
C’est par le Palais de Justice, érigé au début
du xv)iie siècle sur l’emplacement de l’ancien
palais du Franc et de la maison de l’Ecoutête, que
40
LE MAGASIN PITTORESQUE
l’on pénètre dans l'ancienne salle échevinale du
Franc, ou se trouve l’admirable cheminée exécutée
au xvi° siècle sur les dessins de Blondeel, franc-
maître de la corporation de Saint-Luc et de Saint-
Eloi, en mémoire de la bataille de Pavie et du
traité de paix qui suivit et par lequel la France
dut reconnaître l’indépendance de la Flandre.
Cette cheminée occupe tout un côté de la pièce.
C’est assurément l’un des plus beaux joyaux de la
couronne artistique de la Ville. Toute la partie
médiane, en bois sculpté, avec des personnages
presque aussi grands que nature, d’une admirable
finesse d’exécution, s’enlève sur un joli soubas-
sement de marbre noir. La frise en albâtre nous
conte l’histoire de la chaste Suzanne.
Le bâtiment de la Prévôté, construit au xvne
siècle, est surtout remarquable par son imposante
façade en pierre de taille bleue, dans le style de
la seconde période de la Renaissance.
A quelques pas de la place du Bourg se trouve
la place Jean-Van-Eyck avec son admirable cadre
de constructions du Moyen-âge, et le quai Vert,
d’une si pénétrante poésie.
Si nous quittons la place du Bourg par la voûte
ouverte sous l’ancien greffe flamand, qui donne
accès à la petite rue de l’Ane aveugle, nous
arrivons bientôt sur les bords du canal, au quai
du Rosaire. Rien de charmant comme ce coin
o ii tout paraît groupé dans une harmonie déli-
cieuse pour donner une impression générale du
caractère de Bruges. Derrière les façades pitto-
resques et pensives, reflétées dans l’eau calme du
canal, on aperçoit la silhouette des principaux
monuments de Bruges ; c’est un décor simple et
grandiose à la fois, bien digne de retenir les
artistes.
Plus loin, c’est le quai du Dyver, d’un aspect
plus sévère et plus mélancolique, si curieux, les
jours de marché, avec son mouvement de petites
voitures attelées de chiens, où brillent les cuivres
des grands pots à lait. Sur le canal, les cygnes,
lentement, fontleurtour de ville, passant la revue
des pignons multicolores et des jardins mysté-
rieux dégringolant vers leur fluide route d’étain.
Au bout du quai du Dyver, se trouve la seigneu-
riale demeure de Grunthuns, à laquelle se
rattachent d’intéressants souvenirs historiques
et qui a été transformée en un admirable musée
de dentelles. C’est une jolie construction du xve
siècle d’une rare élégance de lignes et séduisante
au possible avec ses lucarnes et galeries au toit,
son escalier d’honneur et sa tourelle d’angle,
surmontée d’un gracieux campanile hexagone.
Le Grunthuns est au chevet même de l’église
Notre-Dame, bâtie au XIP siècle, dont la tour,
surmontée d’une admirable flèche, n’a pas moins
de 122 mètres de hauteur. Une journée entière
serait à peine suffisante pour admirer comme il
convient les merveilles artistiques accumulées
dans l’église par la piété des grands seigneurs
d’autrefois. Aussi ne tenterai-je pas l’énuméra-
tion, même sommaire, de tous ces chefs-d’œuvre
de peinture, de sculpture et d’orfèvrerie reli-
gieuse.
C’est dans l’une des chapelles de Notre-Dame,
la chapelle de Lanchals, que se trouvent les
tombeaux de Charles le Téméraire et de sa fille
Marie de Bourgogne. Ces deux mausolées, en
cuivre ciselé, avec les écus émaillés des duchés,
comtés et seigneuries appartenant à la maison de
Bourgogne, sont d’admirables morceaux ; mais
celui de Marie de Bourgogne est, cependant, de
beaucoup supérieur à l’autre comme finesse d’exé-
cution et comme sentiment. Dans la même cha-
pelle, se trouve le tombeau de ce malheureux
comte de Lanchals, chevalier et écoutète de
Bruges, décapité en 1488 par les bourgeois de
Bruges révoltés contre Maximilien. C’est à sa mé-
moire que se rattache la légende des cygnes de
Bruges. Ces cygnes (en flamand, lanchals veut
dire long col) sont un souvenir du meurtre inutile
commis par la ville qui, pour le racheter, futcon-
damnée à entretenir perpétuellement des cygnes
dans ses eaux.
Devant Notre-Dame s’ouvre le porche massif et
noirâtre de l’hôpital Saint-Jean, dont une partie
des constructions, remontant au douzième siècle,
bordent la Reie. Là, dans l'ancienne salle du cha-
pitre, sont groupées quelques-unes des œuvres de
Memling les plus célèbres et qui, seules, justi-
fieraient le voyage de Bruges. Combien notre art
moderne semble mesquin en face de ces panneaux
admirables dont la beauté défie les siècles. Voici
la châsse gothique de St-Ursule avec ses six pan-
neaux,dont chacun constitue un pur chef-d’œuvre ;
voici encore le Mariage mystique de Sainte-Ca-
therine, V Adoration des mages, la Vierge à la
pomme , la Sgbille de Perse , la Fuite en Egypte ,
que des milliers de touristes viennent admirer
religieusement chaque année.
A quelques pas de l’hôpital Saint-Jean, nouvelle
accumulation de chefs-d’œuvre de la vieille école
flamande, dans le Musée qui fut jadis la loge des
bourgeois. Non, une ville qui possède tant de
trésors, n’est pas une ville morte.
Doucement, par les rues qui sinuent, nous
voici dans un quartier de Bruges où les construc-
tions du Moyen-Age et les sites pittoresques se
disputent les regards du touriste. C’est la place
de la Vigne, avec, en face, le Béguinage assis au
bord du lac d’Amour, qui fut le bassin de - com-
merce de la Bruges antique et, plus loin, derrière
les ormes, à la pointe de Minnewater, la tour mi-
litaire de Jean Van Oudenaerde, qui commandait
les anciens ouvrages de fortification militaire et
les vieux remparts gardés, de ce côté de la ville,
par la porte de Gand. Devant le Béguinage, acco-
tée au pont qui donne accès à ce lieu de retraite
et de pieuses méditations, une jolie construction
mire dans l’eau dormante ses tourelles de briques
finement ouvragées, ses fenêtres antiques et ses
poivrières ; c’est le S as huis ou maison éclusière.
LE MAGASIN PITTORESQUE
41
Elle met.dans le paysage la note la plus gracieuse
qu’on puisse imaginer.
Le Béguinage remonte au XIIIe siècle ; c’est,
autour d'une grande place plantée de vieux or-
mes, un assemblage de petites maisons blanches
et basses, peintes en blanc, occupant trois côtés.
Sur l’autre côté, est placée la chapelle du Bégui-
nage, dédiée à Sainte-Elisabeth, dont l’ensemble
est de 1605, mais dont la petite porte septen-
trionale est un reste de la construction du trei-
zième siècle. Quelques tableaux de Jacques Yan
Oost le Vieux, de De Deyster et de Boeyermans
ornent l’intérieur. La maison de la Grande-Dame
ou supérieure du Béguinage est attenante à une
petite chapelle, où l’on peut admirer un joli ta-
bernacle en bois sculpté du dix-septième siècle.
Un grand silence plane sur le Béguinage, à
peine troublé par le passage des béguines se ren-
dant solitairement de leurs maisonnettes à la
chapelle, enveloppées et encapuchonnées dans
leurs longues mantes noires.
On comprend là, mieux qu’ailleurs, le charme
un peu mélancolique de la vieille cité llamande,
ses ressorts mystiques, son respect pour les
choses du passé.
Que de monuments, d’églises, de vieilles de-
meures corporatives ou privées mériteraient
encore d’être mentionnées ! Il n’est pas un quar-
tier de Bruges, pas une rue qui n’ait ses trésors
archéologiques et artistiques son caractère parti-
culier de beauté. Chaque pas y est l’occasion d’un
enchantement nouveau, d’impressions de plus
en plus vives.
Aussi le touriste qui n’a pu consacrer que
vingt-quatre heures à Bruges ne s’arrache-t-il pas
sans peine à ce milieu dont il n’a fait que deviner
les attraits.
( Photographies de l'auteur.) JüLES CARDÀNE.
LA PLUS PETITE 60MMUNE DE fRANCE
En feuilletant distraitement le gros volume sorti
des presses de l’imprimerie nationale et contenant
le dénombrement de la France en 1896, je fus
frappé de l’extraordinaire maigreur des colonnes
consacrées à la population des communes de la
Haute-Marne. Bien rarement il y a plus de trois
chiffres, c’est-à-dire que l’énorme majorité ne
possède pas mille habitants ; très nombreuses
sont celles qui n’ont même pas ces trois chiffres
et, par conséquent, renferment moins de cent
âmes. Bien plus, j'en découvris ayant moins de
cinquante habitants; à laGenevroye il y en a 24,
et Morteau en renferme 14 seulement.
Quatorze habitants ! Comment dans un tel mi-
crocosme peut-on trouver maire, adjoint, conseil-
lers municipaux, curé, instituteur, garde-cham-
pêtre et autres agents de notre civilisation com-
pliquée et raffinée ?
Le petit problème valait la peine d’être étudié;
profitant du merveilleux été de la Saint-Mar-
tin 1899, je suis parti pour Morteau (1); l’excur-
sion m’arévélé une des choses les plus charmantes
de notre France.
Avant de me mettre en route j’ai voulu vérifier
le rang de la minuscule commune champenoise.
Si, pourtant, il en était de plus menues encore ?
Je délaisserais alors Morteau. Et j’ai fouillé dans
les listes du dénombrement, lâche ingrate s’il en
fut. Ah ! j’en ai trouvé, des communes exiguës!
Mais Morteau tient bien décidément ce que le jar-
gon moderne appelle un record, c’est la plus pe-
tite commune de France!
Fille n’eut pas toujours ce rang glorieux. Il y a
quinze ans quatre communes étaient moins peu-
(t) Il y a un autre Morteau Ijien plus considérable, dans le
Doubs, c’est une ville de 3576 habitants, située à la frontière
suisse et dont le développement est constant.
plées, elle avait, il est vrai, 22 habitants. Les quatre
autres étaient la Génevroye, du canton de Vignory,
dans la Haute-Marne; le Tartre-Gaudran dans la
grande banlieue parisienne — quil’euteru ! — ap
partenant au canton de Houdan en Seine-et-Oise ;
Blanchefontaine, dans le Doubs, et Villedieu-lès-
Quenoche, dans la Haute-Saône.
Pendant ces quinze ans, le Tartre-Gaudran est
obstinément resté stationnaire, avec 17 habitants ;
la Genevroye en a 24, Blanchefontaine, 29. Quant
à Villedieu-lès-Quenoche il a renoncé à la lutte et
s’est résolu à se repeupler, de 21 il est monté
à 38. Quand les francs-comtois s’y mettent, ils ne
font pas les choses à demi !
Où se trouve Morteau? En sujet aussi important
il faut être d’une précision rigoureuse : Exacte-
ment par 3 degrés 30 minutes de longitude Est,
par 53 degrés 59 minutes de latitude nord,
d’après les cartes de l’état-major. C’était une pa-
roisse de l’ancien Bassigny, pays aujourd’hui
compris dans le département de la Haute-Marne.
Elle appartient à l’arrondissement de Chaumont
et au canton d’Andelot. Quand j’aurai ajouté que
Morteau est à moins de trois kilomètres de la
petite ville d’Andelot et que celle-ci est une des
stations du chemin de fer de Chaumont et Bologne
àNeufchateau, le lecteur serasuffisamment éclairé
sur la situation géographique de la plus petite
commune de France.
Au matin, le train me laisse dans l’humble
gare d’Andelot, située au pied du joli mamelon
de Montéclair, couronné par les débris informes
d’un château qui fut un castrum romain et
devint une puissante forteresse féodale. Une jolie
route conduit au bourg, formé de petites rues
rayonnant sur une grande place pittoresque,
bordée par un hôtel de ville classique, une maison
LE MAGASIN PITTORESQUE
42
bourgeoise aux allures de pavillon abbatial et
quelques demeures cossues. Au milieu, une jolie
fontaine rococo coule dans un bassin ; édifiée en
matériaux trop tendres elle a perdu la plupart
de ses ornements ; d'informes blocs sont les ruines
de tritons et de volutes, quelques mascarons
restent encore, des enroulements et des guirlandes
révèlent combien devait être élégant l’édicule
aujourd’hui effrité, après 60 ans d’existence.
La ville, toute mignonne, car elle n’a pas
950 habitants, possède une jolie église ogivale
avec un porche roman sévère et sobre. Elle
couvre les bords d’une terrasse circulaire
escarpée dont une claire rivière, le Rognon,
baigne le pied. La vue est charmante sur la
vallée entourée de grands bois et tapissée de
prairies. Pour jouir de ces horizons les bourgeois
d’Andelot ont transformé en jardins et en petits
parcs les pentes abruptes ; ils y ont construit des
vide-bouteilles entourés de fleurs. Le chemin de
fer traverse ces aimables abords de petite ville.
Le chemin de Morteau descend au bord du
Rognon et en remonte la rive droite, au pied de
parois rocheuses où la pierre blanche éboulée
s’eiïrite sous l'influence de la gelée, du soleil et
des pluies. La rivière débouche par une vallée où
les collines s’escarpent, se dressent en falaises
entourées de grands arbres. Chênes rouillés,
sapins à la pyramide sombre encadrent délicieu-
sement ce bassin dans lequel le Rognon déploie
ses anneaux étincelants, ici torrent aux mutines
colères, plus loin canal endormi.
Déjà charmant, le paysage se fait superbe
lorsqu’on a contourné un petit éperon boisé qui,
jusqu’alors, a masqué la vue. Morteau apparaît,
site idéal dont les yeux ont peine à se détacher.
C’est, au sommet d’un mamelon, un château
flanqué de quatre pavillons carrés hérissés de
hautes toitures de tuiles. Les façades peintes,
les contrevents gris offrent à distance l’image
parfaite de la demeure seigneuriale au siècle
dernier, comme la rêvèrent Voltaire et Rous-
seau. Autour, basses mais amples, trois ou quatre
maisons, fermes que dominent les hauts pail-
lers et les gerbiers. A l’écart, au milieu d’un
bosquet, sur un monticule, une chapelle romane
vétuste et grise. Voilà tout Morteau.
Le chemin franchit la rivière bruyante au-
dessous d’un de ces biefs endormis qui, peut-être,
donnèrent leur nom au pays : Morte-Eau. Un
pont de pierre de deux arches, encore inachevé
car il n’a pas de parapets, conduit à une longue
bâtisse rurale servant sans doute de logement
aux valets de ferme. Je dis sans doute, car je ne
puis vérifier, les logis sont vides à cette heure.
Vides aussi les fermes. Le château est clos, ses
contrevents ont perdu une grande partie de leurs
lattes, tout cela a un inexprimable aspect d’aban-
don.
On dirait le château de la Belle au Bois dor-
mant. Cependant, voici des gloussements de
poules ; au bruit de mes pas un troupeau de
dindons s’enfuit, colère; ce sont de jolies bêtes-
n’ayant point le noir plumage des dindons ordi-
naires, il en est de blanches, il en est d’un roux
délicat, tacheté de blanc comme si elles avaient
emprunté la livrée de daims. Et des pigeons s’en-
volent, allant se poser sur les barreaux d’un
colombier circulaire, reste de la splendeur
seigneuriale de ce domaine aujourd’hui roturier.
Pas un visage humain. Mais, là-bas, au milieu
d’un champ, à la marge des bois, un cultivateur
conduit sa charrue et j’entends le bruit régulier
d’un marteau frappant sur des pierres. Ce doit
être le cantonnier. En effet, le voici, au détour du
chemin; assis sur un sac, il débite méthodique-
ment le dur calcaire. Pour le tirer de sa besogne
je dois l’interpeller :
— Où demeure Monsieur le maire de Morteau ?'
Placidement il me répond:
— A Andelot. c’est le notaire.
Et il reprend sa tâche. De nouveau il faut l’in-
terroger.
- — L’adjoint est-il aussi à Andelot?
— J’sais pas.
Puis il se tourne vers le laboureur.
— Qui c’est qui est l’adjoint?
— C’est moi ! répond l’autre.
Ainsi il y a quatorze habitants seulement dans
la commune et le cantonnier lui-même ne connaît
pas l’adjoint!
Je me dirige vers ce fonctionnaire. A ma vue
il arrête l’attelage, tout suant d’avoir retourné la
glèbe. L’homme est assez surpris de cette visite
inopinée, je lui en révèle le but et sa cordiale
figure s’éclaire d’un sourire.
— En effet, me dit-il, nous sommes la plus
petite commune de France. En 1889 cela valut à
notre premier magistrat une invitation spéciale
au banquet des maires. Il était trop vieux a-t-il
dit et n’a pas voulu se déranger.
Ah si j’avais été là! j’y serais bien allé pour lui,
j’aurais enfin vu Paris!
Et voilà la glace rompue.
— Alors, lui dis-je, vous n’êtes que quatorze
dans la commune ?
L’adjoint compta sur ses doigts :
— Non, il n’y en a plus que douze, encore en
ajoutant mon frère qui est soldat et ne veut pas
revenir au pays, il trouve que travailler la terre
c’est trop dur !
Chez moi nous sommes trois; il y a deux autres
maisons, ayant chacune quatre habitants.
— Et votre curé, le comptez-vous ?
— Nous n’avons pas de curé, nous dépendons
d’Andelot pour le culte.
— Naturellement, pas d’écoles?
— Pourquoi faire, répond l’adjoint en riant.
Les instituteurs seraient trop rentiers chez nous.
— Alors vous n’avez pas de garde-champêtre,
pas de cabaret, pas d’épicier, pas de boutique,
pas de bureau de tabac?
LE MAGASIN PITTORESQUE
43
— Non, il y a tout cela à Andeiot.
— Sur vos onze habitants, combien compte-on
d’électeurs ?
— Quand mon soldai est là nous sommes sept,
s’il est absent, il en reste six.
— Une question encore, monsieur l’adjoint,
comment, avec six électeurs, pouvez-vous com-
poser votre conseil municipal, la loi exigeant dix
membres pour les communes au-dessous de
cinq cents habitants.
— On a emprunté aux autres communes. Nous
maire arrive d’Andelot, il fait prévenir les élec-
teurs, tous les six viennent de suite et déposent
leur bulletin. Tout le monde ayant ainsi voté, le
scrutin est clos aussitôt. S’il plaisait à un seul
d’aller se promener jusqu’au soir, le bureau
devrait rester en permanence. A l’honneur des
habitants de Morteau le cas ne s'est jamais pré-
senté, les abstentions sont choses inconnues.
Si petite que soit la commune elle a cependant
son budget, même elle est riche. Elle a des bois
j qui, chaque année, rapportent 1200 francs comme
Château de Morteau.
autres, nous sommes tous conseillers, tous les six.
Deux habitants d’Andelot étant propriétaires à
Morteau on les a élus, puis on a pris deux
habitants de Cirey-lès-Mareilles. 11 y a 176 habi-
tants à Cirey, ils ont donc pu consentir à nous
céder ces deux représentants. Un des conseillers
habitants d’Andelot, est le notaire, propriétaire
du château ; nous l’avons nommé maire.
— Et la mairie où est-elle ?
L’adjoint me regarda avec surprise. La question
lui semblait étrange :
— De mairie nous n’en avons pas ! Il y a qua-
rante-deux pièces au château, on en prend une ;
voilà tout. Le maire tient les écritures chez lui.
Çà n’est pas trop dur.
Et je continue à interroger. J’apprends ainsi
que, même dans ce pays idéal où tous les élec-
teurs sont élus, il y a parfois des crises et des
luttes. Aux dernières élections on vil un ballot-
tage; un des candidats ne réunissait que deux
voix, dont la sienne ; or, il y avait six électeurs,
la moitié plus un est de quatre. On dut recom-
mencer le dimanche suivant.
Les élections sont d’ailleurs patriarcales. Le
affouage. En recettes ordinaires il y a 170 francs,
cela équilibre les dépenses. Le centime addi-
tionnel évalué à 10,18 produit 312 francs par an ;
il y a 30 centimes ordinaires et 20 extraordi-
naires qui prendront fin en 1901. Comme tout
petit prince a des ambassadeurs, la petite com-
mune a sa dette ; elle s’élèvait à 957 francs le
31 mars 1897. J’ai trouvé ces chiffres dans une
publication du ministère de l’Intérieur.
Les onze habitants, puisque le militaire ne
veut plus travailler la terre et préfère être laquais
ou fonctionnaire, les onze habitants vivent du sol;
la commune a une superficie de 420 hectares.
Beaucoup de prés au bord du Rognon où l’on fait
paître un nombreux cheptel. L’adjoint, à lui seul,
me dit entretenir 30 vaches dans sa ferme. Il
habite Morteau depuis trois ans seulement, après
avoir quitté une ferme plus étendue, parce qu’il
ne trouvait pas de domestique. A Morteau il en-
tretient seul ses terres et ses étables.
Sur cette douloureuse révélation de l’abandon
du sol par le paysan, je pi'ends congé de l’excel-
lent adjoint; il dit, en me serrant la main :
— Dites bien dans votre livre que Morteau est
LE MAGASIN PITTORESQUE
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un beau pays, où les étrangers viennent vo-
lontiers.
Il me serait difficile de dire autre chose. Ce
repli de la vallée du Rognon est vraiment exquis.
La rivière étincelante, son ourlet de prairies ani-
mées par le bétail, ses cultures, ses bois, les pentes
rocheuses, le château majestueux, les grandes
fermes en font un des plus heureux tableaux que
l’on puisse contempler. EL quel charme intime et
pénétrant vous saisit quand on est parvenu sur la
butte de gazon que recouvre la chapelle! Ce tertre
ombragé par un tilleul centenaire est entouré de
sapins entre lesquels des chemins fuient à travers
des bois épais. Au milieu se dresse, vénérable et
robuste, le petit temple de pierre, semblable aces
chapelles de granit qui bordent la mer bretonne
et, depuis tant de siècles, résistent aux fureurs
des tempêtes. Un porche précède l’édifice dans
lequel sont les pierres tumulaires des anciens no-
tables de Morteau.
Des abords de la chapelle on découvre tout le
hameau, le château, son parc désert, le colombier
féodal, les grandes fermes, les lignes heureuses
du vallon. Et il semble que l’on ne pourra jamais
se résoudre à quitter cette solitude d’une grâce
inexprimable.
Cependant, vers le nord, s’entend un coup de
sifflet suivi d’un grondement. C’est un train qui
me rappelle à la réalité, il faut rejoindre la gare
et retournera Paris. La plus grande commune du
monde (1) après la plus petite.
Ardouin-Dumazet.
Théâtres d’Enfants
Parmi les jouets que le jour de l’an a fait surgir
•et flamboyer aux vitrines et aux étalages, les
théâtres d’enfants tiennent une grande place,
parce que La nation française est très éprise d’art
dramatique, et prend ce goût de bonne heure, à
Guignol par exemple. Il est juste de voir la passion
du théâtre se développer dès le bas âge chez les
petits garçons d’un peuple qui a la réputation de
fournir le monde entier de ses œuvres drama-
tiques.
Comment et où naissent ces fragiles monuments,
bleus, rouges et dorés dans lesquels les petits orga-
nisent des représentations dont l’Opéra ni la
Comédie-Française n’ont encore pris aucun om-
brage ?
Il y en a une importante fabrique en face du
poétique Parc des Buttes-Chaumont, près la rue
Bolivar, à Belleville. Allons-y. Nous voici chez
M. Fruit, le grand pourvoyeur des scènes puériles,
dont le plus grand proscenium n’a pas un mètre
(1) Paris en tant que commune est plus vaste et étendue que
Londres. La capitale anglaise est en effet répartie en plusieurs
jnunicipes dont la Cite est la plus connue.
de large. Il cumule la fabrication des théâtres
avec celle des guignols et des jeux de massacre,
voire même des épiceries lilliputiennes. Dans
l’atelier de menuiserie, on assemble les plan-
chettes qui seront la charpente de la scène, car
de la salle, il n’est jamais question ; l’enfant qui
joue aux théâtres est toujours censé faire salle
comble, parce que le public, c’est lui, et il peut
dire comme Léandre des Plaideurs :
Moi, je suis l’Assemblée.
Une fois la boite assemblée, on la peint, on la
décore, on ajuste les cartons qui font le décor du
fond, les châssis qui font les coulisses ; selon le
prix, ce travail est plus ou moins compliqué,
riche et minutieux, et la scène est plus ou moins
vaste. Carie prix d’un de ces théâtres est variable
selon la qualité, de soixante-quinze centimes à
cent francs et au delà. 11 n’y a là aucun secret
l'are de fabrication, et on la devine toute, en
regardant l’objet.
Il suggère pourtant quelques réflexions.
Comme j’en causais avec M. Fruit, qui connaît
à fond la question, il me dit comment et pour-
quoi cette fabrication, toujours très importante,
n'est plus artistique et est fatalement commune.
— U y a quinze ou vingt ans, on fabriquait du
beau théâtre cher; on vendait des articles de
cent francs pièce. Ce temps n’est plus. Pourquoi?
C’est que le sport n’existait pas. Les enfants
jouaient au théâtre beaucoup plus tard qu’ils ne
font aujourd’hui. A quinze ans, à seize ans, ils
s’en amusaient encore, et on leur offrait des jouets
chers, on faisait pour eux de véritables petits
théâtres truqués avec trappes et cintre, poulies
et herses. On faisait de beaux décors.
11 me montrait des châssis de ce temps-là, deâ
maquettes copiées à l'Opéra, dê'S paysages signés
Chéret ou Jambon, de petites mervélllês de déco-
rations aux arbres découpés en fine deillèiïô. Il ÿ
a de charmants tableaux dans ce magasin dé
décors en miniature.
Dans un ciel nuageux, la lune brille et irise de
ses feux tremblants la crête des vagues, habile-
ment simulées par quelques coups de canifs
donnés dans le carton de la maquette : en met-
tant une lumière derrière, l’effet est d’un pitto-
resque charmant. On obtient ainsi des effets de
soir au-dessus des toits pointus de la ville endor-
mie, et du pont ogival sous lequel coule et scintille
l’eau du fleuve mystérieux.
Tout en me montrant ces jolies choses, mon
interlocuteur continuait:
— Aujourd’hui, passé dix ans, les enfants ne
jouent plus au théâtre; ils ont des jeux moins
sédentaires, la bicyclette, les sports ; c’est la
mode de l’exercice physique qui a tué le théâtre
de l’adolescence. On ne fait donc, pour ainsi
dire, que l’article simple et bon marché pour lés
petits, qui n'ont pas tant d’exigences.
En effet, le théâtre qui se vend le plus, ét qui
i
LE MAGASIN PITTORESQUE
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est le plus demandé, est géométriquement uni.
C’est une boite un peu évasée. Une belle façade,
avec un cartouche doré, des pilastres de papier
ou de glaise modelée ; une planchette est censée
abriter la rampe ; une autre simule la cabane du
souffleur; dans le fond, un carton porte une image
surchaque face, pour fournir deux toiles de fond,
la troisième est collée à même sur la paroi de la
boîte. Sur les côtés, des bandes de carton rectan
gulaires glissent
dans des rainures
etsontles coulisses.
On entre les person-
nages par le haut
et ils pendent à un
fil. Un rideau rouge
s’enroule le long
d’une baguette que
commande une ma-
nivelle, et c’est tout.
Le fabricant lui-
même, en consta-
tant cette simplici-
té, s’en désole :
— On pourrait
tellement faire
mieux ! Au lieu de
ces cartons unis et
imagés qui mar-
quentles deux plans
de la scène, j’ai
voulu faire des por-
tants [découpés ;
c’était trop cher. J’avais aussi le portant à ti-
rette; en tirant un fil, on faisait à la fois
avancer le portant qui était caché, et reculer
celui qui était vu, ce qui permettait des change-
ments à vue. J'ai fait encore le châssis en forme
de prisme posé debout, tournant sur un pivot, ce
qui mettait trois décors sur un seul portant :
mais l’inconvénient était la ligne droite, on ne
pouvait pas découper les arbres, par exemple, et
les châssis de verdure tombaient trop droit.
Voyez un peu la coïncidence ! Le modeste fa-
bricant de jouets modernes a retrouvé là le prin-
cipe de la décoration scénique dans l’antiquité
grecque ; ce châssis prismatique, les Grecs n’en
employaient pas d’autre sur leur scène du théâtre
de Dionysos, et ils appelaient ces décors tour-
nants des * périactes ».
Le même système servit en France, au xviii0 siècle
sur les scènes des théâtres de la foire Saint-
Germain, de la foire Saint-Laurent, de la Comédie
Italienne et qui sait? C’est peut-être la vieille tra-
dition du siècle dernierqui s’est perpétuée chez les
fabricants modernes de petits théâtres d’enfants.
Pour .ma part, je ne m’en étonnerais pas, car
je suis frappé par la persévérance de la tradition
dans cette fabrique de nos jours. Regardez les
petits personnages qui sont modelés ou moulés
ou sculptés dans le bois pour les théâtres et pour
les guignols. Ce sont de bien vieilles connais-
sances, et leur régiment ne s’est pas renouvelé
depuis Louis XV ! On se croirait encore au temps
de la Comédie Italienne, et les types ont persisté
dans cette petite province de l’art dramatique,
tandis que les révolutions secouaient les grands
théâtres. Sur le panneau décoratif de la façade
du guignol pour enfants, on voit, dans un parc à
la Watteau, Pierrot qui dénonce à Cassandre le
perfide Arlequin lu-
tinant Colombine,
et rien n’a changé
depuis Lesage, Fu-
zelier et Favart.
Dans la botte des
« Acteurs » pour
enfants, qui recon-
naissez-vous ? Pier-
rot, Arlequin, Cas-
sandre, le Docteur,
Trivelin, Colombi-
ne, et ajoutez-y la
Fée nuagée de tulle,
le vieux marquis et
la marquise accorte
de Sedaine, le juge
tout de rouge habil-
lé, le Garde Fran-
çaise, le marié, la
mariée et Gros
Biaise. Tout est prêt
pour jouer du Do-
minique, du Roma-
du Piron et du d’Orneval.
Et pourtant, il ne faudrait pas penser que cette
industrie soit routinière; elle prendrait volontiers
un autre essor : cette ambition lui est interdite,
par des motifs bien imprévus, que M. Fruit
m’expliquait :
— J’ai beaucoup étudié les perfectionnements
que l’on pourrait apporter au plan de nos théâ-
tres. II faudrait que les côtés soient ouverts, qu’on
puisse faire entrer les personnages par la coulisse,
que la toile du fond ait plus de i'ecul, et la scène
plus de champ. L'objection est que l’espace exigé
étant plus grand, le jouet devient plus encom-
brant et tient plus de place soit dans la vitrine
du marchand, soit dans la chambre de l’enfant,
et en tout cas il est moins maniable, plus malaisé
à emporter. J’obvie à cet inconvénient. J’ai plu-
sieurs systèmes, soit des tiges pliantes et articu-
lées, soit une planchette qui se rabat...
Et tout en m’expliquant, il me montrait des
modèles pliants d’unesimplicité ingénieuse, beau-
coup plus commodes et plus portatifs, une fois
repliés, que les modèles couranls. Je lui mani-
festai mon étonnement que ces systèmes n’aient
pas été préférés, étant bien supérieurs aux anciens,
et il me donna de leur discrédit de curieuses rai-
sons :
— C’est le procédé actuel de vente qui s’oppose
Théâtre d’enfants.
gnési,
LE MAGASIN PITTORESQUE
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a tout progrès. Il faut vendre trop vite. L’employé
est bousculé, il n'a pas le temps de rien expliquer,
de « taire l’article » comme on dit. Il lui faut dé-
biter l’achat séance tenante pour courir aux
autres clients qui attendent. Il faut donc un
objetsimple, dont lesavantages soienttoutde suite
visibles pour les regards hâtifs des passants, un
théâtre fait de quatre planchettes, sans secret ni
système. Mais voici un théâtre pliant. Comment
voulez-vous qu’il se vende dans un magasin de
nouveautés? Est-il déplié, monté, prêta fonction-
ner ? On dira :
« C'est trop grand
et trop encom-
brant ! » Est-il
replié et ramas-
sé ? Le client ne
saura pas ce que
c’est et ne soup-
çonnera pas le
mécanisme, par-
ce qu’il n’y a lâ
personne pour lui
faire la démons-
tration. Le ven-
deur n’a pas le
temps. Alors le
petit théâtre, plié
ou ouvert, reste
là, invendu, tan-
dis que le vieux
modèle, en forme
de boîte [toute
unie, et dont on
sait tout de suite
ce que c’est, seu-
lement de le voir, celui-là se vend par grosses, et
il faut toujours réassortir. Ainsi c’est la vente
qui nuit à l’objet et l’empêche de s’améliorer;
on vend trop vite.
— Mais pourquoi ne pas exhiber à l’étalage, en
vedette, un théâtre nouveau modèle tout monté,
et au-dessous, on empilerait les boites avec leur
continu replié, prêt à partir ? Le client verrait
ainsi le mécanisme fermé et ouvert, et sans dé-
monstration, il comprendrait l'avantage et le fonc-
tionnement, sans qu'il soit besoin de boniment.
— C’est impossible, me dit-il, parce que la
règle de ces grands magasins est que le client
emporte celui des articles qu’il a montré et tou-
ché ; on ne lui donne jamais l’article similaire
qui se trouve dans une autre boite. !i choisit lui-
même, et on le laisse faire, pour qu’il soit bien
sûr du bon fonctionnement et de la bonne qualité
de l’objet qu’il emporte. Alors, ou il prendra le
théâtre tout monté, et, dans ce cas il faudra sans
cesse remplacer l’objet en montre, ou il choisira
une boîte, et il faudra monter le théâtre devantlui
pour qu’il s’en assure. C’est trop de temps perdu.
Et l’on en revient toujours au vieux modèle tra-
ditionnel, une boîte ouverte devant et au-dessus,
Atelier de fabrication.
trois décors et quatre coulisses avec la douzaine
de bonshommes. Il n'y a pas moyen de sortir de
là.
Et voilà pourquoi le théâtre d’enfants, en géné-
ral, n’est pas beau et ne le deviendra jamais da-
vantage.
Tout au plus pourrai L-on embellir les décors.
Ceux qu’on fait sont assez grossiers. La réforme
pourrait porter de ce côté.
Paris ne fait pas le décor pour théâtres d’en-
fants. Un journal illustré a essayé d’en donner,
c’était trop cher.
Cette imagerie
spéciale vient
d’Epinal, comme
aussi de Nancy,
de Pont-à-Mous-
son, de Lunéville,
qui est un centre
de la fabrication
du jouet de pro-
vince. Elle est
d’ailleurs fort lai-
de, terne et gau-
che. Quand elle
est collée sur les
cartons qui feront
office soit de toile
de fond, soit de
portants latéraux
on la retouche au
pinceau, pour en-
lever quelques vi-
gueurs et donner
de l’étoffe à sa
platitude.
Dans les prix modérés, — caron ne peut guère,
dans les modèles courants, mettre plus de deux
francs au décor, — il y en a de très beaux, d’un
bel effet et d’une invention pittoresque. Ils sont
allemands. Depuis les nouveaux tarifs douaniers
qui ont frappé les papiers imprimés, comme le
reste, ils reviennent à un prix trop élevé, et on ne
les emploie plus. Je ne dirai pas que c’est dom-
mage ; ce qui est dommage, c’est qu’on ne sache
pas faire, en France, à si bon compte, ces petits
décors variés et amusants : un temple hindou, la
jungle, le temple égyptien, la forêt orientale, le
jardin japonais, le castel féodal, tout cela exact,
étudié, documenté. Voilà de la nouveauté et de
la variété.
Chez nous, ce sont toujours et partout les
mêmes décors traditionnels dont il est interdit de
s’écarter : salon princier, salon bourgeois, sou-
terrain, place publique et jardin. Avec cela, tant
sur le petit théâtre que sur le petit guignol, vous
possédez toutes les pièces du répertoire — ‘pauvre
répertoire, qui tient tout entier dans la petite
brochure livrée avec l’article. La littérature dra-
matique pour l’enfant est un terrain vierge qui
! attend son Christophe Colomb.
LE MAGASIN PITTORESQUE
47
Au total, mon étonnement a été de trouver si
peu de goût, de légèreté, de fantaisie, de grâce,
■dans les petits théâtres des enfants de France, les
mêmes pour qui l’on monte desi splendides féeries.
La faute n’en est pas aux fabricants, mais aux
intermédiaires ; que les foudres vengeresses de
Thalie et de Melpomène retombent sur eux.
Léo CLARETI1Ï
La jeune Fille Boër
Il paraît que la jeune fille idéale existe. Si in-
vraisemblable que cela paraisse en cette fin de
siècle de névrose et de féminisme, la jeune fille
de santé robuste, simple de goût, droite d’esprit,
respectueuse de ses parents, fidèle plus tard à
son époux, n’esfipas un mythe, maisune réalité ; —
seulement, c’est dans l’Afrique du Sud qu’il faut
aller la chercher. Le peuple Boer qui est si juste-
ment fier de ses vaillants fils peut aussi s’enor-
gueillir de ses filles, car ce sont elles qui,
d’après les détails que nous en donne le « Ladies,
Home journal» sont, à l’heure qu’il est, le type le
plus parfait de la vraie jeune fille.
La jeune Boer, au physique, est grande, bien
proportionnée, musculeuse sans disgrâce, aux
joues éclatantes de santé. Au moral, elle est
sérieuse, docile, laborieuse, sans exigence aucune,
se contentant de la vie que lui font ses parents.
Elle n’a pourtant rien de gai ni d’amusant, cette
vie sur les terres désertes et insipides des
plaines africaines où nulle beauté de la nature
ne ravit l’œil, ni ne parle à l’imagination. Mais
la Boer aime son sol natal d’un amour farouche.
Elle est un enfant de la solitude et n’aspire pas
aux joies extérieures et lointaines qu’elle ne con-
naît pas. Ses compagnes les plus proches vivent
à dix ou vingt lieues de distance, et elle est heu-
reuse s’il lui est permis de les voir une fois par
mois. Les Boers sont un peuple patriarcal et
leurs filles dont les grand’mères, cependant,
avaient connu tout le luxe et toute l’opulence que
la Hollande, la France et l’Allemagne pouvaient
offrir alors — car les Boers sont de noble des-
cendance, — n’ont rien vu de plus intéressant et
de plus grandiose que les simples et rares joies
de la vie familiale, au sein des grandes plaines
monotones.
Une moitié de l’existence de la jeune Boer se
passe à suivre les troupeaux de son père. Au
commencement de la saison de sécheresse, le
fermier boer ferme la porte de sa maisonnette et
devient nomade. 11 place une partie de ses effets
et de ses ustensiles de ménage dans de grands
wagons qui rappellent les anciennes goélettes des
prairies, et s’en va, avec sa femme et ses enfants,
•conduire ses moutons et ses bœufs vers des régions
d’eau et de pâturage.
Quand arrive la saison pluvieuse et que les
Boers nomades ont réintégré leurs pénates, la
jeune fille boer change de condition et se met à
l’étude. Si le père a bien vendu son bétail, il fait
venir de la ville une gouvernante. Si ses moyens
ne lui permettent pas cette dépense, c’est la mère
qui s’occupe de l’éducation de la jeune fille; et
si la famille est tellement pauvre qu’il lui soit
difficile de se procurer des livres, la jeune Boer
se contente de la Bible.
Cependant, si elle ne connaît pas les joies du
bal, des parties de plaisir, des visites, la jeune
fille de l’Afrique du Sud a aussi ses distractions.
Sa gouvernante ou une amie lui a appris à
danser, et c’est un spectacle peu banal que de
regarder valser ces danseuses qui n'ont jamais vu
de toilette décolletée, ni de parquet ciré. La
jeune fille Boer a toute une série de jeux aux-
quels elle s’amuse avec ses frères, et elle monte à
cheval et conduit un a ttelage de bœufs to ut comme
eux. Mais ses distractions les
plus appréciées sont ses visi-
tes à la ville. Une ou deux
fois l’an, lorsqu’elle a aLteint
sa seizième année et que l’on
commence à songer à la ma-
rier, le père attelle les bœufs
pour conduire safille àla ville.
Elle y assistera au « Na- JeUne fille boer.
chtmaal » ou communion, et
c’est à ces réunions profondément religieuses
qu’elle rencontrera le jeune homme qui plus tard
l’épousera, Il la suivra à toutes les communions
pendant quelques années, et lorsqu’il aura ainsi
prouvé son attachement et sa fidélité, il sera
admis à faire sa cour. Cette cour est bien ori-
ginale : elle consiste à faire à sa fiancée des
visites entre le crépuscule et l’aurore, et de
veiller avec elle en causant, assis l’un en face de
l’autre, jusqu’à ce que le jour naisse. S’il traverse
cette épreuve victorieusement, sans se lasser, c’est
que son amour est réel, et il sera agréé. Alors,
viennent les préparatifs de la noce qui, chez les
Boers, est un événement presque national et une
cérémonie extrêmement pittoresque.
Les parents et les amis arrivent quelques jours
avant la fête et animent de leur bruit la ferme
d’ordinaire si paisible du Boer. Des douzaines de
chariots attelés de bœufs campent dans les prairies
avoisinantes ; des domestiques nègres vont et
viennent activement. L’arrivée de chaque nouvel
hôte est saluée par des coups de fusil; dans le
cottage et les alentours, ce n’est que danses,
ripailles, coursse de chevaux et concours de tir.
Ap rès lacérémonie, quand tout le monde a eu
embrassé les jeunes époux, les réjouissances
reprennent de plus belle et continuent tout le
jour et la nuit.
Le voyage de noce se fait au domaine du nou-
veau mari. C’est une tradition chez les parents du
jeune homme de céder àlcur fils à cette occasion,
une partie de leur ferme, et c’est là que les
LE M A G A S I N P 1 T T 0 R E S Q U E
48
jeunes époux viennent aussitôt s’installer. Quand
le vieux Boer a marié tous ses fils, il ne lui reste
plus un pouce de terrain ; mais ses enfants, à
tour de rôle, prennent tendrement soin de lui.
Car c’est un des traits caractéristiques de ce peuple
que le respect filial. La légende des belles-mères
ridicules ou méchantes n’existe : pas chez eux.
Pendant que le Zoulou voisin a de sa belle-mère
une peur effroyable, et se détourne et se voile la
face lorsqu’il l’aperçoit, le Boer et sa femme
aiment leur belle-mère comme leur mère, et vivent
en paix avec leur nombreuse parenté.
La jeune fille Boer des villes est très différente
de la femme des plaines. Les filles des riches
Boers du Transvaal sont élevées dans des sémi-
naires de jeunes filles à Cape-Town on à Graham-
stown ; elles parlent plusieurs langues et cultivent
la musique comme les Européennes. Aux vacances,
elles vont au bord de la mer, à Durban, sur
l'Océan Indien, ou font un tour dans les capitales
de l’Europe.
Mais qu’elles soient filles des plaines ou demoi-
selles des villes, elles se
rencontrent dans l’ado-
ration qu’elles ont vouée
à la femme du président
Krüger dont le portrait
ne manque dans aucun
intérieur. Madame la
présidente est le type
accompli de la femme
boer de l'ancienne géné-
r
ration. Ses ancêtres
étaient des Hollandais de
race venus dans l’Afrique du Sud, il y a deux
cents ans, pour échapper à des persécutions reli-
gieuses. Madame Krüger est la meilleure ména-
gère qui soit. Bien que plusieurs fois millionnaire,
elle dirige en personne tous les détails de l’orga-
nisation de l’Exécutive Mansion, à Prétoria. En
dépit d'une légion de domestiques, elle tient à
préparer et à servir elle-même les repas de son
mari. C'est son exemple, sans doute, qui donne
tant de vertus aux femmes de son pays.
Thérèse MANDEL.
jvnwiE
Mirette a des yeux couleur de printemps
Qui font s’enfr’ouvrir les boutons de rose.
Et Ton dit qu’il naît des lis éclatants
A la place émue où son pied se pose.
Le front de Mirette est si gracieux,
Que lorsqu’ils y voient un sourire éclore,
Les oiseaux distraits chantent dans les deux
Comme s’ils voyaient resplendir l’aurore.
Quand Mirette plonge un doigt blanc, au fond
D’un ruisseau limpide à Tonde coureuse,
Oh! les flots ont tant de plaisirs qu ils font
Pousser des lotus sur leur rive heureuse.
Et, quand elle va le long des chemins,
Sa vue est si bonne au vieillard qui passe,
Qu’il sent tout à coup, en joignant les mains,
Comme un clair de lune en son âme lasse.
Et Ton dit qu'un prince âgé de vingt ans
Descend chaque soir de sa tour lointaine,
A 1 heure où Mirette aux yeux de printemps
Va remplir sa cruche à quelque fontaine.
Il ne parle pas à Mirette, oh non !
11 n'est pas de mots assez purs pour elle,
Et, pour murmurer dignement son nom,
Il faudrait la voix d’une tourterelle.
11 n’approche pas de Mirette, oh non !
A tant de bonheur qui pourrait prétendre?
Pour suivre ses pas comme un compagnon,
Il faudrait, je pense, être un agneau tendre.
Mais, quand il la voit un peu se pencher
Sur le cristal bleu de Tonde indiscrète,
Le prince ébloui, du haut d’un rocher,
Contemple sur l’eau les traits de Mirette.
Puis, quand elle part, sous les bois joyeux
Qui couvrent de fleurs sa nuque dorée,
Le prince va boire, en fermant les yeux,
L’eau pure où brilla l’image adorée.
Jean RAMEAU.
^<8
S Tjft N e E S
Regardez au matin vers la rive lointaine :
C’est pour ce long trajet qu'il faut vous préparer.
Du bonheur, ici-bas, la route est incertaine.
Vouloir garder ses bords c’est déjà s’égarer.
Suivez droit le sentier où le sort vous convie ;
Les fleurs naissent partout, et si vous êtes las,
N'allez pas, ô mon (ils, au début de la vie,
Condamner le chemin pour quelques mauvais pas.
Rien ne révèle encor la saison enchantée ;
Les oiseaux dans les bois ne chantent point avril.
Par un givre brillant l’herbe est diamantée,
Les fleurs vont s’éveiller sur un fit de grésil.
Vous pleurez, amoureux, les muguets et Jes roses,
Les aubépins fleuris, les taillis buissonneux,
Par pitié !... n’allez pas, si vos cœurs sont moroses.
Condamner le printemps pour quelques jours bru-
[meux.
Maintenant les troupeaux paissent dans la prairie,
Les fruits lourds et vermeils couronnent nos vergers.
Les jardins ont offert leur récolte fleurie,
Et la forêt son ombre aux amours des bergers.
Le lichen a poussé sur les roches arides,
Les greniers sont emplis et de chaume couverts,
Fiers mortels n'allez pas, de vos biens trop avides.
Condamner la moisson pour quelques épis verts.
Si l'éternel ennui dans ton sein s’alimente,
Et qu’en ton cœur l’amour ne puisse revenir,
Si le poids des chagrins que chaque jour augmente.
Rend trop lourd le fardeau des pleurs à soutenir,
Viens, enfant, près de moi ; nous pleurerons ensemble,
Pleurer sera plus doux sur le cœur d’un ami ;
Mais ne va pas, du moins, si ma voix lui ressemble.
Condamner l’amitié pour un amour trahi !...
Clady ROY,
LE MAGASIN PITTORESQUE
40
LE MONUMENT D’AMBROISE THOMAS
On sait qu’au
lendemain de
la mort de l’il-
lustre compo-
siteur de tant
d’opéras et d’o-
péras-comi-
ques, œuvres
de haute valeur
musicale et
bien française,
les directeurs
de l’académie
de musique ,
MM. Bertrand
ctGailhard, eu-
rent la pieuse
pensée d’éle-
ver un monu-
ment à la mé-
moire d’Am-
broise Thomas.
Une repré-
sentation de
gala, donnée à
l’opéra, vint
puissamment
en aide à cette
initiative ; et le
maître statuai-
re Fai gui ères
fut chargé de
l’exécution de
ce monument.
L’éminent
artiste se mit
immédiatement
au travail et,
guidé par une heureuse inspiration, il vient de
terminer la belle œuvre dont nous donnons, ici,
la reproduction :
Assis sur un rocher, Ambroise Thomas, dans
l’attitude de la méditation, tient, à la main, la
plume qui traça de si belles pages musicales
« écrivant en maître et instrumentant de même »
suivant l’expression de Fétis.
Au bas de ce rocher, Ophélie , la mélancolique
et douce héroïne d’un des plus beaux opéras du
maître, — cet Hamlet qui lui survivra, peut-être,
plus longtemps que Mignon son autre chef
d’œuvre, — Ophélie, leregard égaré, laisse échap-
per de ses mains les fleurs avec lesquelles, tou-
chante victime de l’amour et de la piété filiale,
elle' va tresser des guirlandes dont elle sera parée
pour la mort.
Ce monument, d’un charme triste et reposé, est
Le monument d’Auibroise Thomas.
taillé dans un
rare bloc de
marbre blanc ;
de dimensions
restreintes, il
est d’un effet
intimement
saisissant.
Une délibé-
ration du con-
seil municipal
de Paris a dé-
cidé que l’œu-
vre de Fal-
guières serait
érigé dans ce
féerique Parc
Monceau , si
pittoresque-
ment tracé par
Carmontel et si
bien « mis au
point O par Al-
phand.
Il sera placé
au bord d’un
decesi'uisseaux
qui tracent
leurs sillons
argentés dans
les pelouses.
Le sentiment
qui a guidé nos
édiles dans le
choix de cet
emplacement
ne pouvait être
mieux inspiré,
car il complète heureusement l’œuvre du statuaire.
Dans ce décor de hautes futaies et d’arbustes
encadrant le ruisseau qui va baigner la base du
monument, comment, en effet, ne pas songer à
ces lignes de Shakespeare décrivant la fin dou-
cement dramatique d 'Ophélie :
« Il y a, au bord du ruisseau, un saule dont le
« cristal de l’eau réfléchit le feuillage blanchâtre.
« File en cueillait une branche pour en faire de
« bizarres guirlandes avec des renoncules, des
« orties, des marguerites et avec ces fleurs rou-
« geâtres que nos bergers, dans leur langage libre,
« nomment d'un nom grossier, mais que nos
« chastes jeunes filles appellent fleurs de
« mort.
« Comme elle grimpait pour attacher, aux
« rameaux pendants, sa guirlande de fleurs, une
« maudite branche se rompt; alors, elle et son
« trophée tombent dans le triste ruisseau. Pen-
« dant ce temps, elle chante des morceaux de
50
LE MAGASIN PITTORESQUE
« vieilles ballades sans avoir le sentiment de
« son péril. »
Ainsi que la pauvre O plié lie semble le prédire
elle-même, dans la ballade si joliment rythmée
de l’opéra d’Ambroise Thomas :
La Sirène
L’attire et l’entraîne
Sous l’azur du lac endormi.
Georges VEYRAT.
LE JARDIN COLONIAL
« Dès que la conquête d’une région nouvelle
est faite, dès que l’ère de la pacification com-
mence, il convient de songer à mettre en valeur
les territoires acquis. Il ne faut pas oublier que
leur possession u’a été obtenue qu’au prix de bien
des sacrifices d’argent et même d’existences, et
qu’il importe que tous ces dévouements n’aient
pas été généreusement offerts en pure perte.
« Il ne suffit pas que ces conquêtes aient eu
pour conséquences d’élargir le patrimoine de la
Jeunes boutures d'eucotnia.
nation et d’accroître l’étendue des régions où
flottera désormais le pavillon national, mais il
faut encore, et surtout peut-être , savoir en tirer
un parti réel par une exploitation méthodique
du sol. »
Ainsi parlait, il y a déjà sept ans, M. Jean Dy-
bowski, le savant et brave explorateur, alors
directeur de l’Agriculture et du Commerce de la
Régence de Tunis, actuellement professeur de
cultures coloniales à l’Institut agronomique et
Directeur de ce Jardin Colonial, dont je voudrais
vous entretenir aujourd’hui.
M. Dybowski n’a pas besoin de réclame, et je
ne vois pas l’utilité d’une présentation faite en
termes flatteurs. L’œuvre considérable qu’il a
accomplie, et la tâche énorme qu’il accomplit
encore chaque jour, nous commandent assez le
respect et l’admiration. Cela suffit (1).
Si j’ai pris comme exorde les deux phrases qui
furent écrites, jadis, par M. Dybowski lui-même,
c’est parce qu’elles résument et définissent fort
bien, à mon sens, l’opinion de ce colonisateur
(1) Un récent décret a nommé M. Dybowski inspecteur
général de l'agriculture coloniale.
éprouvé sur la vraie colonisation, et qu’elles
constituent comme le programme de toute sa
carrière (1). Et c’est pourquoi elles doivent servir
préface à un article sur ce Jardin Colonial qui
est, ou plutôt qui sera la création maîtresse de
M. Dybowski.
Depuis bien longtemps, depuis que l'on colo-
nise, on a été frappé d’une anomalie, ou plutôt
d’une lacune déplorable : tandis que l’agronomie
nationale était florissante, pourvue d’écoles, de
livres excellents, de laboratoires, de professeurs,
l’agriculture coloniale — celle de l’avenir, pen-
sait-on — était encore en enfance, sans res-
sources, sans maîtres, partant sans élèves.
Cela ne doit pas être, se dit M. Dybowski. 11
faut que ceux qui n’hésitent pas à porter aux
colonies leur énergie, leur activité, leur travail et
leurs capitaux, soient sûrs de réussir. L’avenir de
nos colonies est à ce prix.
Et tout de suite il se mit à la besogne, et,
d’abord, il songea aux Jardins d’essai que
déjà d’autres nations avaient organisés (2).
Ces établissements sont, en effet, un des plus
puissants moyens d’action que les administrations
coloniales puissent avoir entre les mains.
C’est au Jardin d’essai que le colon doit
trouver, avec les premiers renseignements qui lui
sont indispensables, les éléments qui lui sont
nécessaires pour procéder sans retard aux plan-
tations.
Le jardin d’essai colonial peut rendre les plus
signalés services à la colonisation des régions
nouvelles, aussi bien qu’exercer une influence
heureuse sur le développement progressif de leur
agriculture.
C’est ce que pensait M. Dybowski lorsqu’il
commença d’étudier la question, et nous pouvons
voir aujourd’hui, par le nombre chaque jour
croissant de nos Jardins coloniaux, qu’il avait vu
loin et juste.
Voici quel est le programme d'étude d’un Jar-
din d’essai :
1° Rechercher, par la méthode expérimentale,
quelles sont les espèces qui peuvent se développer
et donner des produits, soit industriels, soit
pouvant concourir à l’alimentation locale ;
2° Arriver, par sélection, hybridation, etc., à
obtenir des races plus résistantes et donnant des
rendements plus élevés ;
3° Propager les espèces reconnues utiles et en
distribuer des plants aux colons (3).
(1) Comme des précurseurs, nous pouvons ciler M. Sagot et
le pharmacien en chef Raoul qui mourut après sa mission de
Java. ,
(2) Ce sont : en Angleterre, le Ivew-Garden, et en Allemagne
le jardin de Berlin. La ville de Gand possède, elle aussi, son
Jardin colonial; mais c’est une entreprise particulière subven-
tionnée par l’Etat.
(3) Voici une note qui montrera Futilité de ces Jardins. C'est
un extrait d’un rapport de M. l’Administrateur de l’Indénié,
publié par le Journal officiel de la côte d'ivoire, en date du
le>' oct. 1899.
« R serait bon de faire mettre à la disposition de l'Admi-
nistrateur des graines ou plantes pour faire des essais. »
LE MAGASIN PITTORESQUE
51
On voit pourquoi j’ai tenu à exposer tout cela
avant de présenter le Jardin Colonial de Nogent-
sur-Marne.
C’est que ce
programme
de tous nos
jardins colo-
niaux doit
être celui du
Jardin Centra-
lisateur, qui
sera comme
l’Administra-
tion de notre
Agriculture
Coloniale.
Toutes les
études qu’au-
ront faites nos
diverses colo-
nies, toutes
leurs créa-
tions, le Jar-
din Colonial
les étudiera à
son tour ; il
propagera les espèces, il fera des essais, il ré-
partira ensuite les plantes parmi nos colonies ;
et pour cela, il aura de nombreuses serres et des
laboratoires
spéciaux.
C'est en
plein bois de
Vincennes, à
cinqcenls mè-
tres à peine
de la station
de Nogent -
sur - Marne,
que se trouve
situé le ter-
rain « d’opé-
ration ».
Ce terrain
Aune histoire,
qui ne man-
que pas de pi-
quant.
Le 24 juillet 1860, pai’aissait le sénatus-con-
sulte qui faisait don à la Ville du magnifique
Bois de Vincennes; un des articles spécifiait qu’un
terrain de 17 hectares serait re'servé et attribué à
un établissement de l’État. C’était alors à une
succursale du Muséum que [l’on songeait.
Mais le Muséum, consulté, répondit, après un
rapide examen du lieu, que le cadeau ne lui disait
rien, que l’endroit choisi était mauvais (1) et le
terrain lamentable.
(1) Peut-être faut-il tenir compte ici qu’il l’époque les com-
Grande serre.
Et, depuis le 24 juillet 1860, personne n’avait
jamais songé à occuper le terrain, sinon, sans
doute, les jeu-
nes couples
sentimentaux
et les petites
familles d’ou-
vriers, lors-
qu’il y a un
an à peine,
M. Milne-Ed-
wards eut l’i-
dée de faire
cadeau à
M. Dybowski
des 17 hec-
tares en ques-
tion.
Et, tout de
suite, les dé-
marches com-
mencèrent.
M. Dybowski
alla trouver
le ministre
des colonies,
en lui donnant l’assurance que le fameux terrain
qui n’était à personne était digne de recevoir
d’autres semences que celles dont le gratifiaient
chaque di-
manche, les
dineurs sur
l’herbe.
Le Ministre
des Colonies
demanda à
son confrère
de l’Instruc-
tion publique
— qui seul
pouvait en
disposer jus-
que-là — de
lui transmet-
tre le cadeau
qu’il avait re-
çu en 1800, et
la Ville, tout
en faisant la
moue, s’in-
clina devant une loi trentenaire.
Quant aux promeneurs, est-il besoin de dire
qu’ils ne souffrirent en rien de la petite entaille
que dut subir leur domaine, et qu’ils eurent tôt
fait de découvrir d’autres « lieux écartés » et
d’autres ombrages complices.
Le Jardin Colonial était créé en principe et
par décret le 28 janvier 1899.
Mais le terrain ne fut livré qu’en juillet, c’est-
munications n’étaient pas nombreuses entre ledit lieu et la
capitale.
Cacaos cultivés au Jardin colonial.
52
LE MAGASIN PITTORESQUE
à-dire il y a cinq mois. Les travaux furent
menés avec un extraordinaire entrain, sous la
surveillance incessante du directeur, et ce n’a pas
été sans une pointe d’orgueil — bien légitime —
que M. Dybowski a fait à M. Decrais, ministre des
colonies, le samedi II novembre, les honneurs de
son domaine, c’est-à-dire des trois hectares qui
constituent le Jardin actuel.
Disons ici que le ministre a été le plus précieux
collaborateur et que son intervention éclairée a
maintes fois aplati bien des difficultés.
J’ai fait moi aussi, en une matinée, pour mon
édification et pour celle des lecteurs, cette visite
si intéressante; j’ai parcouru tout le groupe de
serres, depuis la plus petite, le « germoir » ou,
si vous préférez un nom plus familier, la « cou-
veuse » où se fait la première éducation des
graines à cultiver, jusqu’à la plus grande dont
nous donnons ici une reproduction.
Toutes ces serres ont été construites spécia-
lement, et sur indications précises du directeur;
leurs deux particularités les plus frappantes sont
celles-ci : absence complète de structures inté-
rieures et vitrage en verres coulés de cinq milli-
mètres d’épaisseur.
La plus grande serre est un véritable petit
jardin exotique, et parmi les plantes qu’elle con-
tient, il en est qui ont tellement « profité» comme
on dit, qu’elles menacent de soulever la toiture
et appellent une autre serre plus spacieuse et plus
haute encore .
Nous pouvons même, en passant, appeler sur
elles l’attention du public charitable, auquel il est
permis de collaborer à la prospérité de l’œuvre.
Mais tel qu’il est compris, le premier groupe de
serres, aujourd’hui complètement terminé, est
plus que suffisant pour permettre des éludes et
une culture importantes : à l’heure qu’il est, le
Jardin Colonial peut livrer à nos colonies la jolie
somme de soixante mille plantes par an.
Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette pro-
duction si variée, et l’énumération seule des
diverses plantes étiquetées là m’entraînerait trop
loin; je dois pourtant citer cette précieuse décou-
verte de M. Dybowski, YEucomia , dont l’Aca-
démie des sciences et la presse ont eu à s’occuper
dernièrement.
L 'Eucomia est une plante du Nord de la Chine
dans la tige et les feuilles de laquelle M. Dy-
bowski vient de découvrir une véritable mine de
la meilleure gutta-percha.
Les laboratoires ont, naturellement, un rôle
très important.
Ils contiennent déjà de nombreuses collections,
et reçoivent chaque jour, et de partout, de nou-
veaux sujets à étudier.
Chaque jour aussi ils expédient des graines.
Un bureau spécial — bureau de renseignements
auquel chacun peut s’adresser — tient toute la
comptabilité — si je puis ainsi dire — du Jar-
din Colonial, et chaque graine, chaque plante,
possède son dossier, sa fiche, son signalement.
M. Dybowski est aidé dans sa lourde tâche par
un petit état-major de jeunes savants, tous
anciens élèves de l’Institut agronomique. Le chef
des travaux, M. Frou, est un docteur ès-sciences,
et le sous- chef, M. Duhard, est un licencié qui
prépare le doctorat.
Tous ces jeunes gens complètent là, au milieu
des produits coloniaux, et sous l'œil d’un maître
à la fois savant et aimable, une éducation spéciale
qui doit trouver plus tard un emploi, car la plu-
part sont appelés à diriger un de nos jardins
d’essai.
Tels sont, rapidement exposés, le but et le fonc-
tionnement du Jardin Colonial ; puissé-je avoir
inspiré au lecteur l’idée de s’intéresser à cette
création si importante, et d’aller, en un jour de
« ballade » pousser une pointe jusqu’à l’avenue
de la Belle-Gabrielle.
Paul DARZAC.
vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvr
UR CALORIFÈRE PBIüE RATIORHEL
Comment vous chauffez-vous? Question ac-
tuelle s'il en fût, à laquelle nombreuses sont les
réponses.
Les modes et les systèmes de chauffage, en
effet, bien qu’ils dérivent tous d’un même prin-
cipe : l’utilisation de la
chaleur produite par la
houille, le gaz, le bois, le
pétrole ou l’électricité, se
comptent par centaines,
et, depuis soixante siècles,
le génie humain a inventé
tant de moyens pour lutter
contre la rigueur des hivers,
qu’il semble bien impossible
de trouver quelque solution
un peu nouvelle de cet éternel problème.
La table chauffante, créée par un ingénieur
belge, mais très perfectionnée, nous dirons même
transformée par M. Félix Minette, un inventeur
français, spécialiste en ces matières, est non seule-
ment tout à fait nouvelle dans son principe; elle
est encore élégante et éminemment pratique, et
c’est à ces divers titres que nous croyons devoir
en expliquer à nos lecteurs la très ingénieuse
formule.
Comme le montre la figure, elle se compose
d’une petite table-guéridon à trois pieds, d’une
lampe à pétrole munie d’un verre rouge assez
épais, et d'un réflecteur. La table elle-même est
formée par l’assemblage de deux plaques émaillées,
l’une plane, l’autre légèrement convexe, et laissant
entre elles une cavité dans laquelle pénètre l’air
LE MAGASIN PITTORESQUE
53
chaud, au moyen d’une ouverture pratiquée au
centre de la plaque inférieure.
Grâce à la disposition de ses courants d’air et
à son puissant tirage, la lampe produit une chaleur
d’une intensité remarquable, et cette chaleur est
utilisée, — pour le plus grand profit de ceux qui
se trouvent à portée de l’appareil, — de trois
manières différentes :
Directement, d’abord, puisqu’aucune enveloppe
de tôle ou de fonte ne fait écran entre la flamme
et les personnes qui viennent s’y chauffer; par
réverbération, ensuite, sur la plaque blanche qui
forme le fond de la table et qui agit comme réflec-
teur ; enfin par rayonnement, et ce dernier point,
qui constitue la principale originalité du calori-
fère mobile Félix Minette, mérite que nous nous
y arrêtions un instant.
Tout le monde a pu constater que la chaleur
émise latéralement par une lampe, même à
double bec, était assez faible, comparativement
surtout à la chaleur ascendante, laquelle, d’après
les experts, doit être évaluée à 92 p. 100. Presque
tout le calorique produit dans ces conditions
s’échappe donc verticalement et se perd au
plafond, sans profit pour personne.
Cette chaleur énorme, l’inventeur la capte.
M l’emprisonne dans la caisse métallique dont nous
avons parlé, et celle-ci la restitue ensuite par
rayonnement sous forme d’ondes horizontales et
obliques. L’appareil chauffe ainsi, comme il est
d’ailleurs rationnel, non plus le haut de la pièce
mais les couches d’air basses et moyennes, où l’on
a le plus besoin de chaleur.
D’autres détails, quoique moins importants,
sont bien dignes de remarque, car ils montrent
l’ingéniosité des perfectionnements et le côté
.essentiellement pratique de la table chauffante.
Pour nous en tenir à deux points : la lampe
reste toujours froide, quelle que soit la hauteur
qu’on ait donné à la flamme au moment de l’allu-
mage. Si même, par inadvertance, la mèche est
levée au delà de sa limite maxirna, la flamme, au
lieu de filer, change tout simplement de couleur
et produit une sorte de léger crépitement qui
avertit aussitôt que la lampe a été mal allumée.
Il y a, dans cet automatisme, une garantie de
sécurité dont l’importance ne saurait échapper,
même à ceux pour qui la prudence n’a jamais été
une vertu domestique.
Le second point à noter est que la table chauf-
fante n’émet ni fumée, ni odeur, ni gaz quel-
conques, précisément parce que, ainsi que nous
le faisons observer plus haut, la lampe se réglant
d’elle-même et restant froide, la combustion y est
complète. — C’est le brûleur idéal.
A flamme réglée au maximum d’intensité,
pour les froids les plus rigoureux, la consom-
mation de pétrole atteint à peine un quart de
litre par heure. Normalement, la dépense ne
doit pas dépasser un sixième de litre.
Bien moins encombrante que tous les poêles et
cheminées mobiles qu’on trouve aujourd’hui dans
un grand nombre d’appartements, la table per-
fectionnée, dont nous venons de donner la descrip-
tion, a, en outre, l’avantage de fournir immédiate-
ment un volume d’air chaud considérable et
d’être rigoureusement hygiénique.
Voilà pourquoi, en dehors de toute autre consi-
dération, nous sommes heureux d’avoir fait con-
naître le nouvel appareil de chauffage construit
par M. Félix Minette, suivant les dernières appli-
cations de la science.
Edouard BONNAFFE.
LES RATS DE PARIS
Les travaux souterrains de l'Exposition, du Mé-
tropolitain, de la gare d’Orléans, ont eu pour
premier résultat — les journaux l’annonçaient
ces jours-ci — de troubler dans leurs paisibles
retraites, et même de les en expulser sans pitié,
de notables habitants de Paris, les rats.
Ces rats de Paris ne sont pas ce qu’un vain
peuple pense. Leur origine est très ancienne et
leur histoire, fertile en incidents dramatiques,
mérite d’ètre contée.
Toussenel a remarqué dans son curieux ou-
vrage Y Esprit des bêtes que chaque invasion en
Gaule entraîne à sa suite un rat d’une espèce par-
ticulière.
Le rat Vandale, ou rat brun, qui avait accom-
pagné Genseric s’établit à Paris et y prospéra
pendant plusieurs siècles. Il y prospéra même si
bien, il y exerça tant de ravages que les Parisiens
surpris et épouvantés par ce fléau d’un nouveau
genre l’attribuèrent au déplacement de certaines
figures consacrées à un des dieux protecteurs de
la ville et enfouis dans la terre. Le dieu se ven-
geait.
Lorsque les Normands de Guillaume le Con-
quérant s’embarquèrent pour l’Angleterre, les
rats bruns détachèrent chez nos voisins un corps
d’occupation. Cette petite armée alla jusqu’en
Irlande et mangea presque toutes les grenouilles
de ce malheureux pays.
Jusqu’à la fin du seizième siècle, le rat brun
avait conservé le monopole des égouts et des caves
de Paris. Il avait fondé sous les principaux mar-
chés, de petits royaumes très florissants et établi,
un peu partout, des colonies. Malheureusement,
il allait être, lui aussi, bien qu’il ne se fut jamais
signalé par son fanatisme, victime des guerres de
54
LE MAGASIN PITTORESQUE
religion. Dans les bagages des lansquenets d’Al-
lemagne étaient arrivés les rats gris — couleur
gris de fer — qu’on appelait au dix-septième
siècle « les vulcains ». Entre ces deux groupes de
rongeurs, l’un que la famine avait chassé de son
pays, l’autre qui défendait vaillamment les cités
souterraines, les caves fournies de vivres, la
guerre, une guerre sans trêve et sans pitié, dura
cinquante ans. Puis les ennemis, épuisés partant
de combats, furent obligés de signer la paix. Ils
se partagèrent Paris.
Les malheureux ne devaient pas le conserver
longtemps. Dans les premières années du dix-
huitième siècle la région qui avoisine la mer Cas-
pienne, et surtout le désert de Coman, fut secouée
par plusieurs tremblements de terre. Ce ne fut pas
une seule souris qui enfanta la montagne en
travail. D’innombrables rats jaillirent du sol, des
rats énormes, des surmulots aux moustaches
hérissées, aux griffes aiguës. Les uns s’élancèrent
vers les régions orientales de l’Asie, les autres
qu’attirait une civilisation plus raffinée se diri-
gèrent vers l’Europe. En 1750, on signalait leur
présence à Paris.
Alors commencèrent de terribles luttes ou plu-
tôt de cruels égorgements. Entre les rats bruns ou
gris, de taille moyenne, de mœurs assez douces,
et les surmulots gigantesques, la partie n’était pas
égale. Les peuplades indigènes disparurent de-
vant les envahisseurs, mais elles ne disparurent
pas sans gloire. Plus d’un Achille trouva pour lui
résister plus d’un Hector. Autour d’un morceau
de viande ou d’un quartier de fromage, des héros
succombèrent dont les noms nous sont inconnus.
Il faudrait pour les chanter un nouvel Homère.
Aujourd’hui les surmulots — de couleur rousse
— régnent, sans rivaux, dans les égouts de Paris.
Ils ne craignent pas les chats. Ils les mangent.
Un seul adversaire osa se mesurer avec eux et
les terrassa. C’est ce petit chien, vif et rageur, qui
semble avoir du salpêtre dans les veines, le ter-
rier.
Pour dresser les terriers — car leur emballement
excessif a besoin d’être discipliné — une petite
industrie parisienne s’établit, celle des preneurs
de rats. En 1868, un rat vivant se vendait cinq
francs.
Armé d’une lanterne, d’une longue tige de fer
et d’une boîte ouverte à l’un de ses côtés, le pre-
neur de rats, suivi de son terrier, allait de gar-
gouille en gargouille et, quand la présence de l’en-
nemi lui était signalée, il le poussait adroitement
avec sa tige de fer dans la boîte placée à l’extré-
mité de la gargouille. Les prisonniers étaient en-
suite vendus à des amateurs de combats de rats
et de terriers, et ces amateurs, presque toujours,
étaient des Anglais.
Il y a une vingtaine d’années, ces combats
avaient lieu, tous les dimanches à midi, boule-
vard de l’Hôpital, n° 46, chez un marchand de
vins. C’est là que se donnaient rendez-vous pour
essayer leurs terriers tous ceux, bouchers, mé-
gissiers, boulangers, propriétaires de lavoirs, etc.,
pour qui les rats étaient des ennemis personnels.
Rien de plus curieux que ces arènes, formées
simplement d’un carré en planches mais qui atti-
raient un nombreux public d 'aficionados. Une
petite ouverture était pratiquée pour laisser pas-
ser le rat qui d’ailleurs aurait préféré rester dans
sa boite, mais on ne lui donnait pas le choix. Une
rapide secousse, un léger coup de baguette le
lançaient dans le champ clos.
D'un seul bond le terrier, que son manager
avait peine à retenir, se précipitait sur l’ennemi.
Parfois, peu habitué à ces combats et trop con-
fiant dans son courage, il sentait les dents aigues
du rat s’enfoncer dans son museau et la résistance,
héroïque mais inutile, du rongeur condamné à
mort prolongeait le duel de quelques minutes. Le
plus souvent, c’était un vieux routier qui parais-
sait dans l’arène et, à chaque coup de dent, il
abattait un adversaire.
Après chaque séance quinze ou vingt cadavres
de rats jonchaient le sol. Je dois constater que
jamais la société protectrice des animaux ne
semble s’en être préoccupée.
Heniu d’ALMERAS.
UK RAID 30ER
NOUVELLE
Engelbert, Guillaume et Pretorius apparurent
sur le seuil de la maison principale d’habitation,
et successivement leurs puissantes silhouettes de
géants vinrent se découper sur le fond rosé du
ciel, fortement éclairé par l’aube commençante.
Chacun d’eux portait un fardeau, et malgré la
vigueur de leurs muscles ils ployaient sous le faix.
— « Voici le canon », dit Engelbert à son aîné
en prenant dans ses bras la masse enveloppée de
toile cirée chargée sur son épaule.
— « Voici l’affût, » dit à son tour Guillaume.
— « Et voici les obus » ajouta Pi'etorius.
Othon reçut successivement des mains de ses
frères les trois paquets, le paquet long de la
pièce à tir rapide, celui-là même qui, la veille,
avait reposé sur la table familiale, le paquet de
forme bizarre de l’affût à frein automatique, le
paquet cubique des deux caisses à munitions, et
il les rangea à leur place à l’arrière du chariot.
A ce moment Maurice, le plus jeune des frères
LE MAGASIN PITTORESQUE
55
d’Iabelle, apparut à son tour. Montant un splen-
dide cheval dont sa grande taille écrasait un peu
les formes sveltes, il chassait devant lui cinq au-
tres chevaux non moins magnifiques, tout har-
nachés, dont l’un, le préféré d’Iabelle, portait une
selle d’amazone.
A l’arçon des selles étaient attachés, d’un côté
la carabine, arme de guerre et non de chasse, de
l’autre le lazo qui sert à capturer de loin les bes-
tiaux récalcitrants, qui sert encore à jeter bas
l’ennemi en fuite.
Le chargement du chariot était complet. Othon,
Engelbert, Guillaume et Pretorius croisèrent en
bandoulière sur leurs poitrines l’étui à révolver
et le long ruban de cartouches puis, légèrement, se
mirent en selle, imités aussitôt par leur sœur.
Un Cafre était monté sur l’avant de la lourde
voiture ; deux autres devaient la suivre à pied.
Othon reçut des mains de l’un de ces derniers
un long aiguillon, et conduisant son cheval par la
seule pression de ses robustes genoux, il piqua
l’attelage de bœufs.
La caravane se mettait en route accompagnée
des vœux silencieux des Noirs qui restaient
attristés à la pensée des dangers qu’allaient cou-
rir leurs maîtres.
Au sortir de la cour, Othon piqua encore l’atte-
lage de tête, le tournant vers le sud.
Non, Père des fuites, des étapes immenses à
travers les déserts, était passée ; où fuir en effet
désormais, la race envahissante de ces insulaires
maudits ne laissait plus libre un seul espace cul-
tivable sur la terre ; non, maintenant on ne mar-
cherait plus en retraite vers le Nord, on allait au
Sud vers l’ennemi de toujours, l’ennemi déclaré
d’aujourd’hui, contre l’Anglais.
Le plan des frères Rozendaal, mûri par labelle,
l’âme de la famille, était simple. A cinq, quel-
qu’adroits tireurs, quelqu’intrépides qu’ils fussent,
les Boërs ne pouvaient prétendre à lutter même
contre une avant garde d’armée anglaise, mais
ils pouvaient gêner fort cette armée dans ses
mouvements en coupant l’unique voie ferrée uti-
lisable pour sa concentration, l’unique voie fer-
rée de ces régions éloignées, la première amorce
de l’orgueilleux serpent de fer qui, du Cap au
Caire, doit traverser un jour toute l’Afrique pour
la plus grande gloire de leurs oppresseurs.
Les Rozendaal se dirigeaient au sud de Yryburg,
la capitale anglaise ; ils y détruiraient la voie
ferrée et isoleraient cette ville des secours venus
du Cap, ils l’isoleraient du Monde civilisé tout
entier.
Traîné par ses six paires de bœufs, le lourd
chariot mit deux jours à parvenir au lieu choisi
pour y pratiquer cette brèche.
Partout ailleurs depuis Vryburg, sur le sol plat
de l’immense savane, la voie s’avançait en ligne
droite, sans remblais, sans tranchée. Là, une col-
line rocheuse barrait la plaine sur plusieurs
milles de longueur, contraignant la voie à un dé-
tour, l’obligeant aussi à percer la roche par un
souterrain.
labelle avait proposé de couper la voie dans ce
souterrain et ses frères couperaient la voie dans
ce souterrain. Le lieu n’était-il pas bien choisi
pour rendre un déraillement plus certain ? Les
ténèbres se feraient complices du piège dressé.
Le lieu n’était-il pas des plus propices à une
embuscade dans cet étroit défilé où cinq hom-
mes arrêteraient une armée ?
Mais il fallait se garder des surprises, du dan-
ger d’être tourné et pris dans ce tunnel comme
en une souricière.
— « Pied à terre, dit Othon, et hissons le canon
là-haut. »
Les bœufs, le chariot restèrent à la garde des
Cafres, dissimulés dans un pli de terrain. Othon,
Engelbert et Maurice prirent la mitrailleuse.
Guillaume et Pretorius demeurèrent à cheval et
se dirigèrent vers le souterrain, chargés des
pinces et des longues clefs qui allaient leur ser-
vir à attaquer la voie ferrée. labelle accom-
pagna les premiers.
Les trois Boërs à pied, que suivaient leurs che-
vaux, gravirent la colline et en son point le plus
haut, sorte de piton d’où l’on dominait la plaine,
ils installèrent le canon.
— « Engelbert restera ici, dit labelle, d’ici l’on
aperçoit la voie ferrée dans les deux sens, vers
Vryburg, vers Kimberley. »
— « Et s’il apparaît quelqu’ennemi, feu sur lui
avec la pièce ? » interrogea le Boër.
— « Oui, s’il s’agit d’une troupe importante,
rectifia la jeune fille, ou d’un train; si ce sont
quelques éclaireurs seulement laisse les passer,
nous serons dans le souterrain et saurons les y
recevoir ».
labelle sortit de ses fontes une trompe faite de
la corne d’un buffle sauvage.
— « Prends ceci pour nous avertir, ajouta-t-elle,
car nous ne te verrons plus. Si l’ennemi apparaît
et ne mérite point que tu tires, sonnes en deux
fois. Si tu as besoin de notre aide sonnes en une
fois seulement. »
— « C’est bien » répondit Engelbert.
Et, le canon en batterie, ses munitions dispo-
sées pour ce tir automatique qu’avec ces mer-
veilleuses pièces un seul homme, un pointeur,
suffit à conduire, Othon et Maurice remontèrent
à cheval, puis, suivant leur sœur, au galop se
dirigèrent vers le tunnel.
Pretorius et Guillaume les y attendaient, ils
avaient attaché leurs chevaux à l’entrée du côté
de Vryburg, les nouveaux arrivants en firent au-
tant.
— « Il y a dans le tunnel, expliqua Guillaume,
un dépôt de rails. »
— « Plaçons les en travers sur la voie, elle
sera barrée », proposa Othon.
— « Non, répondit labelle, ce serait insuffi-
sant et trop visible; faisons mieux.
50
LE MAGASIN PITTORESQUE
« Toi Othon, et toi Maurice, prenez des clefs et
dévissez les tire-fonds de ces rails ; là, ces gros-
ses vis à tête carrée qui les retiennent ».
Othon et Maurice prirent des clefs et se mirent
à l’œuvre.
— « Toi Guillaume, continua la jeune fille, tu
couperas les tire-fonds au ras des vis, et toi Pre-
torius tu remettras ensuite en place leurs têtes
seulement.
« Ainsi, expliqua Iabelle, nul ne verra que le
rail est déchaussé ; un train en passant le fera
basculer et déraillera ».
La voie était en courbe en cet endroit, le dé-
raillement prévu par la jeune fille devenait donc
certain dès qu’un rail aurait été ainsi truqué.
Le travail commença.
Il commençait à peine que deux fois la trompe
d’Engelbert se fit entendre, et là haut, au sommet
de la colline, le canon à tir rapide cracha ses
salves régulières. Aussitôt d’autres grondements
débouché à feu lui répondirent, du côté de Kim-
berley.
Iabelle se porta de ce côté à l’entrée du sou-
terrain.
« C’est un train blindé, cria-t-elle; si Engel-
bert ne peut l’arrêter, il ne faut néanmoins pas
qu’il passe. »
— « Il ne passera pas, » dit Othon, et il se
dirigea vers le dépôt de rails signalé par
Guillaume.
- Othon revenait-il à son idée première d’encom-
brer la voie avec ces rails que deux hommes
ordinaires auraient eu peine à soulever mais que
les géants, ses frères et lui, traînaient aisément?
Non, cette idée avait ôté condamné par Iabelle ;
il en avait une autre que ses frères comprirent
d’un mot et qui devait réussir, car si leurs yeux,
habitués à la demi clarté du souterrain, allaient
pouvoir distinguer leurs ennemis, ceux-ci venant
du grand jour seraient, par contre, dans l’im-
possibilité de les apercevoir,
Othon, Guillaume, Pretorius et Maurice traî-
nant chacun deux rails se placèrent sur la voie,
arcboutèrent les extrémités des pesantes barres
de fer longues de huit mètres, qui contre les murs
du souterrain, qui contre les traverses à demi
noyées dans le sol, et, l’autre extrémité du rail
haute, tournée vers l’ennemi, eux-mêmes soute-
nant les rails en leurs milieux, ils attendirent.
Cela constituait huit puissantes lances contre
lesquelles ces géants comptaient voir se briser le
monstre de fer. Et calmes ils attendaient, ne pen-
sant point à l’écrasement dont, dans ses soubres-
sauts d’agonie, les menacerait leur prodigieux
adversaire.
Les grondements du canon avaient cessé.
Pourquoi ?
Iabelle en revenant vers eux l’expliqua.
— « Le train blindé arrive, dit-elle, il est
caché maintenant à Engelbert par les contrefoi’ts
des collines. 11 avance lentement, peut-être le tir
de notre frère l’a-t-il désemparé, peut-être sim-
plement craint-il quelque embûche. »
Puis elle distingua les dispositions prises, ses
yeux se réhabituant peu à peu à l’obscurité.
— « Bien, dit-elle, mais il ne faut pas qu’on
vous voie. Laissez-moi faire. »
A terre elle ramassa une carabine et debout
attendit.
Soudain au tournant des rails, en face du sou-
terrain, apparut la locomotive du train blindé,
formidable avec sa cuirasse en forme de bec à
l’avant. Deux lanternes à réflecteurs, puissamment
éclairaient tout en avant d’elle, semblables à deux
yeux énormes et sanglants.
Elle allait, à petite vitesse certes, mais, s’enca-
drant dans la bouche du tunnel sur le fond
éclairé du paysage, elle semblait grandir, grossir
en approchant, plutôt qu’approcher.
Ses fanaux, à cause du tournant de la voie
n’illuminaient point encore la portion du souter-
rain où se tenaient les Rozendaal, néanmoins
cela ne pouvait tarder. Encore quelques secondes
ils seraient aperçus et alors
Iahelle tranquillement, en arrière de ses frères,
avait mis un genou en terre. Elle épaulait la
la carabine à répétition, visait lentement.
Deux coups de feu suscessifs retentirent, écla-
tants de sonorité sous la voûte basse, et atteints
chacun par une balle les fanaux s’éteignirent. Le
monstre était aveugle.
Cependant il continuait à avancer, peut être
emporté par son élan, peut être décidé à folle-
ment tout briser, tout broyer sous ses roues
pesantes.
Il ne voyait rien, ne pouvait rien voir ; mais
lui-même était visible, se découpant toujours sur
le fond lumineux de la baie, grossissant prodi-
gieusement à vue d’œil.
Les Boërs s’attendaient à une riposte. On allait
tirer sur eux, au jugé, du train blindé.
— '< Couche-toi, sœur chérie, dit Othon, une
balle pourrait t’atteindre. »
Mais non, le train blindé restait silencieux ; il
avançait toujours, de plus en plus formidable, et
c’était tout.
On entendait son halètement, des grincements
aussi; peut-être serrait-on les freins à son bord,
inquiet enfin d’un danger inconnu au fond de ces
ténèbres.
La machine arrivait, aveugle, avec le bec
énorme de sa cuirasse la précédant.
Elle eut un soubresaut. Elle venait de rencon-
trer une pince oubliée par Maurice sur un rail;
elle la broyait.
L’instant d’après elle était à dix pas, à cinq pas
des quatre Boërs, impassibles, attendant inébran-
lables, acceptant cette lutte du fer inconscient,
animé cependant d’une force formidable, contre
la chair intelligente.
( A suivre .) Léo DEX.
LE MAGASIN PITTORESQUE
57
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
M. le ministre de l'instruction publique, homme
aimable, est aussi un homme cruel, par nécessité
politique : il a dû ajourner jusqu’après les élections
sénatoriales la publication des palmes académiques.
11 fait attendre cinq ou six mille candidats, — si ce
n’est davantage. Et cette promotion est justement
celle des artistes et des gens de lettres, car il y en a
deux par an, comme on sait — et elles sont dis-
tinctes : en juillet, ne sont palmées que des personnes
ayant des titres universitaires. En janvier, c’est le
tour... des autres.
11 faut bien avouer, en effet, que, souvent, les
Français — et les Françaises maintenant — qui solli-
citent cette faveur violette, méconnaissent eux-mêmes
tout les premiers, qu’ils manquent d’orthographe. On
aperçoit ce ruban, qu’on a appelé le demi-deuil de la
légion d’honneur, à trop d'habits dont les propriétaires
exerçaient, ou exercent encore, des professions qui
n’ont rien d’académique, et si cette petite tache enjo-
live gentiment de gracieux corsages féminins, ce
n’est pas une raison, toujours, pour qu’elle y soit
bien à sa place. On a cité maints cas d’abus ridicules,
de trafics scandaleux même, telle la mésaventure de
ce naïf officier ministériel qui avait demandé les
palmes à un prétendu secrétaire du ministre, qui les
avait payées trois mille francs et à qui elles avaient
été décernées solennellement, par l’escroc en tenue
de soirée, dans une réunion d’amis assemblés au
café de la Garde nationale, sur la place de l’Hôtel-de-
Ville. L’officier ministériel pleurait presque de joie
en entendant faire son éloge par le méchant drôle
qui le dupait et il commandait bocks et bocks encore
sur bouteilles de Champagne. Hélas, le surlendemain,
l’escroquerie se découvrait, il était couvert de confu-
sion et rendait le ruban... On ne lui rendait pas son
argent.
Mais pour quelques mauvais cas semblables, l’insti-
tution même des palmes n’est pas aussi déconsidérée
que veulent bien le dire ceux qui ne les ont pas. Cette
sobre décoration récompense bien des services qui
mériteraient mieux mais qui, faute de cela, ne
seraient pas officiellement reconnus. Si on affecte de
la dédaigner, à Paris — et pourtant, en dessous, on
ne se fait pas faute d’intriguer pour l’obtenir, — dans
les départements elle a conservé tous les droits à
une juste estime. Elle est la joie, la consolation de
ces savants consciencieux et modestes qui consacrent
leurs veilles à des travaux d’histoire locale, à des
œuvres de bienfaisante instruction populaire; on la
respecte encore, on s’en pare avec une satisfaction
évidente, qui peut provoquer des sourires mais qui,
en soi, est touchante.
Il nous souvient, d’avoir vu, pendant un voyage de
M. Carnot, dans un chef-lieu d’arrondissement, une
brave dame qui, ayant reçu, la veille, les palmes des
mains du Président, en avait été aussi ravie...
qu’embarrassée. Dans ces» circonstances, le Pré-
sident remet l’insigne en argent, qui est énorme.
L’excellente personne n’avait su où l’installer. A Paris,
les dames piquent une faveur sur leur jaquette,
mais ce gros bijou de métal brillant, qu’en faire?
Courageusement enfin, la nouvelle officier d’académie
avait tranché la difficulté : elle avait suspendu l’in-
signe à un large ruban et l’avait laissé pendre à son
cou, sur sa poitrine. Et elle était extrêmement
fière de cette parure inusitée, un peu à la façon des
colliers de femmes sauvages. On était tenté de l’en
plaisanter, mais son contentement même désarmait
bientôt. Si M. Leygues avait assisté à cette scène, il
n’aurait peut être pas prolongé d’un mois tant
d’impatiences.
Cette promotion académique des gens de lettres,
en janvier, marque aussi pour eux le point de départ
d’une « campagne » nouvelle. C’est, au commence-
ment de l’année, l’époque du renouvellement des
traités avec les journaux dont les directeurs, jusque-
là, se disaient pourvus de nouvelles et de romans
pour plusieurs mois — et au-delà... C’est l’époque du
« réapprovisionnement » des éditeurs qui ont terminé
la mise en vente de leurs livres d’étrennes et qui
accepteront — peut être — des manuscrits pour dé-
cembre 1900... Et c’est la reprise du long martyre des
intrigues, des sollicitations, des attentes, des visites,
des refus. N.
Qui comptera le nombre d’étages gravis par le bon
jeune homme ou le vieil écrivain, ou la vieille dame
qui sacrifie aux lettres, pour placer une prose de
laquelle dépend la subsistance du mois, de l’année?
Il faut affronter le dédain des garçons de bureau qui
flairent la qualité du quémandeur ou de la quéman-
deuse, quoique ceux-ci dissimulent de leur mieux le
rouleau de papier accusateur. Ces potentats ont trop
souvent, pour le pauvre hère, un salut sec, un regard
qui déshabille, qui va droit au fond de la misère
adroitement cachée. Ils défendent avec le bec et les
ongles M. le secrétaire de rédaction, « qui déjeune »,
qui « confère avec le directeur », qui est « occupé ».
— « Si c’est pour un roman, donnez, on vous écrira ».
Et ils prennent avec nonchalance le manuscrit sur
lequel reposent de si belles espérances. Ou bien, si le
secrétaire reçoit, il est, forcément — il en voit tant!
— sceptique, raide, pressé. Lui aussi, il écrira. Il
écrit quelquefois favorablement — et alors c’est « la
fortune », mais aussi combien de fois le manuscrit
est rendu sans avoir été lu, refusé sans phrases! Et
c’est la désolation.
On recommencera pourtant. Car le propre des gens
de lettres est de ne pas se décourager : en quoi, ils
ont raison : ils ne peuvent percer, sauf de rares
exceptions dues à l’éclat d’un talent révélé, que grâce
à la patience. La carrière est étonnamment encombrée.
Quel employé de bureau, quel expéditionnaire ne
s’enthousiasme pour les gloires d’un rez-de-chaussée
de journal ou d’une couverture dorée de livre
d’étrennes? Puis « l’industrie » s’en môle, oui, l’m-
duslrie, et c’est encore ce qu’il faut apprendre aux
rêveurs de renommée littéraire. La place est prise,
trop fréquemment, dans les grands quotidiens et
chez des éditeurs en vogue, par des gens de lettres
déjà célèbres qui, ne pouvant suffisamment produire
eux-mêmes, achètent au rabais des œuvres de débu-
tants, d’inconnus. Aceux-ci, ils donnent cinq centimes
pour chaque ligne et ils en touchent vingt-cinq. C’est
un vilain trafic, on a grand tort de le tolérer.
Malheureusement il n’y est point de remèdes.
Tout au plus pourrait-on espérer l’intervention
d’une société Loute puissante, d’une association qui
mettrait à l’index ces exploiteurs. Mais les gens de
lettres ne se défendent bien que lorsqu’ils sont
58
LE MAGASIN PITTORESQUE
arrivés... Et encore!... Ils ne s’entendent pas assez. Ils
ne sont pas les seuls, du reste — • si cette constatation
peut les consoler : voyez ce qui se passe chez les
artistes. Ceux-ci sont toujours, quoique associés, en
lutte contre les difficultés de leurs salons. Les artistes
français exposeront, en 1900, à Grenelle, — c’est défi-
nitif, — mais la société des beaux-arts n’exposera
point et on entend force protestations des « petits »,
des artistes moins connus, contre l'accaparement des
nouveaux Palais, par les Maîtres... Décidément,
l’homme qui pense, n’est pas « pratique ».
Paul BLIJYSEN.
tP >
Whéâtre
LA MUSIQUE
Le culte de Wagner commencerait-il à s’attiédir et
le public délaisserait-il son dieu favori pour dresser
des autels à Cristophe ’Willibald de Gluck?
C’est là une question qui se pose naturellement
après la fructueuse reprise d 'Orphée, à l’Opéra Comique,
la mise à la scène, au théâtre lyrique de la Renais-
sance, de 1’ « Iphigénie en Tauride » et l’attirante et
prochaine apparition de P « Armide » à notre Aca-
démie nationale de musique.
II faut bien, au grand dépit sans doute du snobisme,
constater l’évolution considérable que subit depuis
environ une année l’art, musical : on a hâte de se dé-
barrasser des brumes opaques où nous plongèrent
trop souvent les fervents adeptes des dissonnances à
bouche que veux-tu, dissonnances dont la complexité
t ouffue côtoya maintes fois la cacophonie, et où le hon
public, suivant l’adorable vers du fabuliste
Ecarquilla.it les yeux et ne pouvait rien voir.
Franchement, il n’est pas trop tôt qu’on nous tire
de l’ornière où ce pathos extravagant et confus pré-
tendait nous embourber. Et qui pouvait mieux dissi-
per ces brumes, qui pouvait nous mieux arracher à
cet enlisement que le radieux génie qui fut la clarté
même, et dont l’inspiration, tantôt exquise de ten-
dresse, tantôt superbe d’intensité dramatique, jeta sur
la fin du dix-huitième siècle un si vif éclat ?.
<' Halte-là ! diront les fanatiques du maître, quel
anachronisme! Gluck naquit en 1714, dans le Haut-
Palatinat, et, tout jeune, il révéla ses aptitudes ex-
traordinaires, tant à Prague qu’à Vienne et à Milan,
où il termina glorieusement son instruction d’harmo-
niste et de contrapontiste, et où il écrivit, du moins
dans cette dernière ville, huit opéras dans le style
italien de son temps. C’est donc pendant presque un
siècle entier qu’il éblouit tout le monde par le nombre
et la richesse de ses géniales productions ».
Non pas messieurs les Gluckistes, non pas.... Gluck
ne devint réellement maître, dans toute l’acception du
mot, qu'aux approches de sa cinquantième année.
Malgré les brillantes étapes qui avaient marqué au
sceau de la gloire le temps de sa jeunesse, malgré
ses triomphes continus, malgré les encouragements
de ses admirateurs à ne pas s’arrêter en si bonne voie,
il rentra en lui-même, il médita longtemps, il reconnut
qu’après avoir bien fait, il pouvait faire mieux
encore.
G’est alors que sa plume magistrale fit comprendre
à tous ce que devait être le drame lyrique dans sa
grandiose simplicité. Ses opéras, Orfeo et Eurydice
(1762) Alceste (1769) et Paris et Helena, sont le véri-
table critérium de la glorieuse transfiguration du
maître.
Et il déclare nettement, dans la préface dédicatoire
de son « Alceste » qu’il veut, une fois pour toutes,
rompre en visière avec les vaniteuses prétentions des
chanteurs et la complaisance exagérée des composi-
teurs, qui nuisent à l’action dramatique par l’abus
des ornements superflus ; la musique devant, selon
lui, se borner à seconder la poésie pour en enrichir
l’expression.
L’application de ces théories ne lui valut que peu
d’admirateurs à Vienne ; le public, habitué aux vir-
tuosités de l’École italienne, fit très mauvais accueil
aux prétentions du hardi novateur, mais à Paris, où il
se rendit en 1774pourfaire représenter «l’Iphigénie en
Aulide » sous sa propre direction, il en fut tout au-
trement. Il s’y trouva en présence d’un public sans
préjugés et non asservi aux exigences du style italien.
Le succès qu’ilyremporta dépassa toutessesprévisions,
et ce succès fut consacré l’année suivante par le
triomphe inoubliable que lui valut son « Iphigénie en
Tauride.
Qu’on n’aille pas croire, d’après ce que je viens de
dire, que j’entends établir un parallèle entre Gluck et
Wagner, parallèle où ce dernier serait mis au second
plan : non pas. Ce sont là deux génies, qui se valent,
dans un genre absolument différent : Gluck par sa
simplicité magistrale, Wagner par les inépuisables
trésors de ses prestigieuses symphonies.
Maisilme sembleque, deces deuxmaîtresimmortels,
l’un, Gluck, soit plus apte que l’autre à faire un chef
d'école. Et je n’en veux d’autre preuve que l’effort
incessant et stérile de bon nombre de nos jeunes
musiciens, s’ingéniant, envers et contre tous, à imiter
le grand compositeur allemand, effort qui n’a point
encore abouti à un succès, parce que, s’il en est sorti
des œuvres remarquables au point de vue de la science
symphonique, ces mêmes œuvres étaient invariable-
ment médiocres au point de vue de l’inspiration.
Em. fouquet.
+ *
LE DRAME
PORTE SAINT-MARTIN
Les M isérables, drame en deux parties avec prologue
et épilogue, trois actes et dix-sept tàbleaux de Charles-
Hugo et de M. Paul Meurice, d’après le roman de Victor
Hugo.
Victor Hugo ! Constant Coquelin ! « Ce sont de puis-
sants dieux ! » Rarement nos affiches rayonnent de
noms pareils.il semblerait qu’une aussi « formidable »
union dût nous donner le chef-d'œuvre des chefs-
d'œuvres. Malheureusement, nos deux grands hommes
n’ont pas pu traiter de puissance à puissance ; ils ont
eu besoin d’intermédiaires, de plénipotentiaires, si
vous voulez, et, comme toujours, ces intermédiaires ont
gardé le meilleur pour eux, je veux dire qu’ils ne nous
l’ont pas montré. Ils y ont tâché cependant, mais
l’entreprise était au-dessus de leurs forces. Sans
doute, M. Paul Meurice a enrichi l’œuvre que Charles
Hugo avait bâtie avec les matériaux de son père, ou
plutôt avait « démolie » dans cette espèce de Colisée
romantique, mais franchement notre littérature dra-
matique n’aurait rien perdu, si M. Paul Meurice eût
réservé son talent, qui est grand et généralement
LE MAGASIN PITTORESQUE
59
heureux, pour un sujet moins colossal. On ne peut pas
dire qu’il a volé au secours de la victoire.
Ce qui ressort clairement de la représentation de
la Porte Saint-Martin, c’est que M. Constant Coquelin
est un acteur génial. On s’en doutait depuis quelque
temps et la démonstration ne s’en faisait pas sentir.
11 a eu l’aimable pensée de nous le rappeler; nous
devons lui en savoir gré. D’autant plus que, dans les
dix-sept tableaux dont se compose le spectacle, il
paraît dans quinze exactement et l’on ne se lasse pas
de voir M. Coquelin en scène.
Les Misérables sont trop connus pour que je les ra-
conte même brièvement. Les personnages nous en
sont familiers. M. Coquelin, c’est naturellement Jean
Valjean, le forçat qui devient le modèle de toutes les
vertus. M. Coquelin dans ce rôle écrasant n’a jamais
été au-dessous de lui-même, c’est assez dire qu’il s’est
toujours montré vraiment supérieur. 11 est intelligem-
ment secondé. M. Desjardins, M. Volny, M. Bouyer,
un excellent évêque Myriel, M. Jean Coquelin ;
Mme Berthe Bady, Mlle Eugénie Nau, ne sont pas
indignes de jouer à côté du maître. Ils ne sauraient
souhaiter un meilleur éloge. Les Misérables forment
un spectacle intéressant. C’est une pièce à voir.
AMBIGU
A perpète ! — Drame en cinq actes et sept tableaux
de MM. Pierre Decourcelle, Edmond Lepelletier et Léon
Xanrof.
Les mélodrames heureux se passent d’analyse.
Je pose cet axiome et je l’applique. Vouloir faire
tenir en quelques lignes l’argument et les incidentes
de la pièce intéressante de ['Ambigu est un tra-
vail surhumain. L’aimable et sympathique triumvi-
rat qui a mené victorieusement la troupe de l’Am-
bigu au feu, au feu de la rampe, mérite des éloges
qu’il nous est agréable de lui décerner.
L’action a pour point de départ une erreur judi-
ciaire. Un assassin qui a fait ses 'études à l’École Cen-
trale^— et qu’on appelle l’Ingénieur, — règle une fois
pour toutes son compte à un usurier, le père Bonnard
qui tient un cabaret au Pont Bineau. 11 enferme avec
sa victime un excellent ivrogne qui, naturellement,
est arrêté et condamné... Naturellement aussi, l'inno-
cence finit par triompher et les auteurs aussi. Ici
encore, nous voyons deux forçats. On en rencontre
beaucoup cet hiver au boulevard Saint-Martin. Mais
ce sont de fort honnêtes gens et ils ont de beaux rôles.
Joseph GALT1ER.
CAUSERIE MILITAIRE
L année 1900 verra-t-elle aboutir les projets mili-
taires déposés à la Chambre en 1899? C’est chose à
désirer vraiment pour le plus grand bien de notre
armée dont les rouages compliqués ont continuelle
ment besoin d’être vérifiés, réparés et remplacés
même, car d’aucuns sont devenus surannés et d’autres,
bien que récents, n’ont pas fourni à l’usage tout le
bon service qu’on en attendait.
Et d abord, il y a toujours cette fameuse question du
rajeunissement des cadres et surtout du haut com-
mandement. Elle est capitale, tout le monde le recon-
naît, mais aussi fort difficile à résoudre, le nerf de la
guerre étant l’obstacle le plus sérieux à tous les per-
fectionnements nécessaires au bon fonctionnement de
notre organisme militaire en temps de paix. Afin de !
rajeunir les cadres, il faut établir pour les officiers le
droit aux retraites proportionnelles à partir de vingt
ans de services, ce qui leur permettrait de pouvoir
encore se créer une situation, si modeste qu’elle soit,
dans la vie civile.
Ensuite, l’abaissement des limites d’âge s’impose
d’une façon impérieuse. Avec quelques années encore
de paix sur le continent, on n’aura plus à nommer
au grade de général dans l’armée française, un seul
colonel ayant pris part à la grande guerre en Europe,
fût-ce même comme sous-lieutenant. On n’exigera
plus d’eux d’avoir fait leurs preuves devant l’ennemi,
mais seulement d’avoir pu démontrer par des examens,
des travaux personnels et des relations, leur aptitude
aux étoiles.
Dans ces conditions, que devient la vieille expé-
rience d’antan qui faisait maintenir dans les hauts
grades à un âge souvent trop avancé, les généraux qui
avaient autrefois conduit des troupes au feu de la
bataille? C’est qu’il y avait pour ceux-là de hautes
considérations morales qu’il fallait respecter. Mais, de
nos jours, quand nos généraux à venir n’auront été à
même de gagner des batailles que dans des « Kriegs-
piele » sur la carte au 80 000e où dans les combats hypo-
thétiques des grandes manœuvres où tout est géné-
ralement pour le mieux dans la meilleure des armées,
quelle raison y aura-t-il pour maintenir très vieux
dans l’activité, des officiers qui, très jeunes, n’auront
eu à leur actif que leurs travaux du temps de paix?
Ce serait pour ceux-là de véritables et dangereuses
délices de Capoue dans lesquelles l’esprit s’émousse-
rait infailliblement en de vagues théories stratégiques
et tactiques où la grande inconnue de la victoire
ferait totalement défaut. L’expérience de la guerre
serait remplacée par ce faux calme qui épaterait les
badauds en temps de paix mais ne suffirait pas, en
temps de guerre, pour bien mener dans la grande
mêlée d’une guerre continentale, les jeunes éléments
nerveux, impressionnables autant que braves et ins-
truits, qui composeront nos armées nationales en face
de l’étranger.
Concluez. Si vous voulez rajeunir notre cadre
d’officiers dressé seulement par les travaux de la paix
aux plus rudes travaux de la guerre, il faut commencer
par abaisser les limites d’âge, et créer aussi des dé-
bouchés aux officiers fatigués avant l’âge. A jeune et
vigoureuse armée, chefs jeunes et vigoureux !
L’établissement des retraites proportionnelles per-
mettrait également de modifier la loi de 1832 sur
l’avancement en supprimant les nominations à l’an-
cienneté pour le grade d’officier supérieur. Ici, par
exemple, il y aurait des règles absolues à décréter, afin
de ne pas ouvrir la porte toute grande à l’ostracisme
et au favoritisme. Puisqu’il est bien entendu qu’en
temps de paix, on ne peut gagner de batailles que sur
le papier, eh bien, faisons carrément les choses, et
adoptons franchement le principe de l’ancienneté par
sélection. Le choix ne serait maintenu que pour des
cas exceptionnels bien définis, actions de guerre,
actions d’éclat, ou premiers classements obtenus dans
nos écoles spéciales. Quant aux autres capitaines, ils
auraient à subir, après un certain nombre d’années
de grade, un examen sérieux, plus sérieux que ceux
actuellement imposés pour le choix, à la suite duquel
les admis seraient à leur rang d’ancienneté, inscrits
sur la liste d’aptitude pour le grade d’officier supé-
rieur. Ceux qui n’auraient pas subi les examens avec
CO
LE MAGASIN PITTORESQUE
succès seraient ajournés à l’année suivante et per-
draient, par ce fait même, une année sur leur avan-
cement. Après deux ou trois insuccès, ils seraient dé-
finitivement écartés dè la liste d’aptitude au grade
supérieur.
Les officiers brevetés continueraient d’ailleurs à
profiter des avantages qui leur sont accordés au sujet
de leur ordre d’inscription sur les tableaux d’avance-
ment.
En adoptant cette solution, non seulement on main-
tiendrait tous les droits actuels, mais encore on les
augmenterait même dans une certaine mesure; les
incapables seuls étant écartés, on aurait ainsi un
cadre d’officiers supérieurs jeunes et instruits, pépi-
nière remarquable dans laquelle on pourrait choisir à
coup sûr les sujets d’élite destinés à devenir des co-
lonels et des généraux.
Capitaine FANFARE.
“ Résurrection ”
Le comte Tolstoï vient d’écrire un beau roman que notre
confrère, M. Téodor de Wyzewa a traduit en français. Nos
lecteurs nous sauront gré d’avoir découpé dans ce roman un
morceau choisi qui est certainement une des plus belles pages
de l’auteur A' Anna Karénine
Cette messe de nuit devait rester toujours, pour
Nekliludov, un des plus doux et des plus forts souve-
nirs de sa vie. Quand, après une longue course dans
les ténèbres qu’éclairait seulement, par places, la
blancheur de la neige, il pénétra enfin dans la cour
de l’église, le service était déjà commencé. Les
paysans reconnaissant dans le cavalier le neveu de
Marie Ivanovna, le conduisirent dans un endroit sec
où il pût descendre, emmenèrent son cheval, et lui
ouvrirent la porte de l’église. L’église était déjà pleine
de monde. Sur la droite se tenaient les hommes. Les
vieux, en vestes qu’eux- mêmes avaient cousues, les
jambes entourées de bandes de toile blanche; les
jeunes, en vestes de drap neuves, une écharpe claire
autour des reins, de grandes bottes aux pieds. Sur la
gauche se tenaient les femmes, la tète couverte de
fichus de soie, vêtues de camisoles de velours, avec
des manches rouge vif et des jupes bleues, vertes,
rouges, les pieds chaussés de souliers ferrés. Les plus
vieilles s’étaient placées dans le fond, modestement, ,
avec leurs fichus blancs et leurs vestes grises. Et entre
elles et les femmes plus jeunes s’étaient rangés les
enfants en grande toilette.
Les hommes faisaient des signes de croix; les fem-
mes, surtout les vieilles, les yeux obstinément fixés
sur l’icône entourée de cierges, appuyaient tour à tour,
d’une pression vigoureuse, leurs doigts repliés sur
leur front, leurs deux épaules et leur ventre, tandis
que leurs lèvres ne cessaient de murmurer des prières.-
Les enfants, imitant les grandes personnes, priaient
avec zèle, surtout quand ils sentaient les regards de
leurs parents arrêtés sur eux. L’iconostase d’or étin-
celait de lumière, ayant autour d’elle degrands cierges
enveloppés d’or. Le candélabre, lui aussi, était tout
garni de cierges. Et des deux cœurs s'élevaient les
chants joyeux des chanteurs de bonne volonté; le
mugissement des basses s’alliait au soprano aigu des
enfants. Nekhludov s’avança dans l’église. Au milieu
se tenait l’aristocratie. Il y avait là un propriétaire
avec sa femme et son fils, ce dernier habillé en mate-
lot ; il y avait le stanovoï, le télégraphiste, un mar-
chand chaussé de bottes à hautes tiges, le staroste
avec sa médaille, et, à droite de l’ambon, derrière la
femme du propriétaire, se tenait Matrena Pavlovna,
vêtue d’une robe de couleurs changeantes, les
épaules recouvertes d'un châle rayé. Katucha était
près d’elle. Elle était en robe blanche avec un corsage
plissé. Une ceinture bleue entourait sa taille, et
Nekhludov vit qu’elle avait mis un nœud rouge dans
ses cheveux noirs. Tout avait un air de fête, tout était
solennel, gai et beau; et le prêtre avec sa chasuble
d’argent traversée d’une croix d'or, et le diacre et le
sacristain avec leurs étoles brodées d’or et d’argent, et
les chants joyeux des chantres amateurs, et la façon
dont, à tout instant, le prêtre levait un cierge pour
bénir l’assistance, et la façon dont tout le monde répé-
tait, d’instant en instant: « Christ est ressuscité!
Christ est ressuscité ! » Tout cela était beau, mais
plus belle que tout cela était Natucha, avec sa robe
blanche et sa ceinture bleue, et son nœud rouge dans
ses cheveux noirs. Nekhludov sentait que, sans se
retourner, elle le voyait. 11 passa près d’elle pour aller
vers l'autel. Il n’avait rien à lui dire, mais il imagina
pourtant de lui dire en passant près d’elle: « Ma tante
vous prévient qu’on ne soupera qu'après la seconde
messe ». Lejeune sang de Katucha, comme toujours
quand elle apercevait Nekhludov, se répandit sur son
visage, et ses yeux noirs s’arrêtèrent sur lui, souriants
et heureux.
Oui, je sais, répondit-elle. Dans cet instant, le
sacristain, qui traversait la foule pour faire la quête,
passa près de Katucha, et, sans la voir, la frôla de son
étole. U avait voulu, par déférence, s’écarter devant
Nekhludor, et c’est ainsi qu’il avait frôlé Katucha.
Mais Nekhludor fut stupéfait devoir que ce sacristain
ne comprenait pas que tout ce qui se faisait dans
l’église, tout ce qui se faisait dans le monde, ne se
faisait que pour Katucha, et qu’elle seule ne pouvait
pas rester inaperçue, quisqu’elle était le centre de
l’univers entier. C’est pour elle que brillait l’or de
l’iconostase; pour elle que brûlaient les cierges du
candélabre ; c’est pour elle que s’élevaient tous ces
chants joyeux : La Pâque du Seigneur! hommes ré-
jouissez-vous! Et tout ce qu’il y avait de bon et de
beau sur la terre n’était que pour elle. Et Katucha,
sans doute, devait comprendre que tout cela était
pour elle.
C’est ce que sentait Nekhludov quand il voyait les
formes gracieuses de la jeune fille dessinées par la
robe blanche, et ce visage plein d’une joie recueillie,
dont l’expression lui disait que tout ce qui chantait
en lui devait chanter aussi en elle. Dans l'intervalle
qui séparait la première messe de la seconde, Nekh-
ludor sortit de l'église. La foule s’écartait devant lui
et le saluait. Les uns le reconnaissaient, d'autres
demandaient. « Qui est-ce? »
Sur le parvis il s’arrêta. Les mendiants l’entou-
rèrent : il leur distribua toute la petite monnaie qu’il
put trouver dans ses poches, et se mil à descendre
l’escalier de la cour. Déjà la nuit était devenue plus
claire, mais le soleil ne paraissait pas encore. La
foule, sortant de l’église, envahissait le parvis et la
cour, mais Katucha ne se montrait toujours pas, et
Nekhludov revint sur ses pas pour l’attendre. La foule
continuait à sortir, les dalles résonnaient sous les
clous des chaussures. Un vieillard à la tète branlante,
LE MAGASIN PITTORESQUE
6i
l’ancien cuisinier de Marie I vanovna, arrêta Nekhludov ,
l’embrassa trois fois; puis sa femme, une petite vieille
toute ridée, lui tenditun œuf peint en jaune safran (i).
Derrière eux s’approcha en souriant un jeune et mus-
culeux moujik, vêtu d’une veste neuve avec une
ceinture verte. Christ est ressuscité ! dit-il avec un bon
sourire dans ses yeux, et passant ses bras au cou de
Nekhludor, il le baisa trois fois en pleine bouche, lui
chatouillant le visage de sa petite barbe frisée, en
même temps qu’il l’imprégnait de son odeur de
moujik.
PendantqueNekhludov, après s’être laissé embrasser
par le moujik, recevait de lui un œuf peint en couleur
canelle, il vit sortir de l’église la robe changeante de
Matrena Pavlovna, et puis la chère petite tète noire
avec le nœud rouge. Kalucha l’aperçut tout de suite,
à travers la foule qui les séparait; et il vit que, de
nouveau, elle rougissait.
Arrivée sur le parvis, elle s’arrêta pour donner des
soins aux mendiants. Un des mendiants, un malheu-
reux qui avait une grande plaie rouge à la place du
nez, s’approcha d’elle. Elle prit quelque chose dans
sa robe; puis s’avançant vers lui, sans aucun signe
de répulsion, trois fois elle l’embrassa. Et tandis
qu’elle embrassait le mendiant, ses yeux rencontrèrent
ceux de Nekhludov. C’était comme s’ils lui eussent
demandé : « Est-ce bien ce que je fais là? — « Mais
oui, bien-aimée, tout est bien, tout est beau, je
t’aime !
Les deux femmes descendirent les marches et
Nekhludov alla au devant d’elles. 11 n’avait pas l’in-
tention de leur souhaiter la Pâque, mais il ne pouvait
s’empêcher d’approcher Katucha — Christ est ressus-
cité dit Matrena Povlovna avec un signe de tète, et un
sourire, et une voix qui donnaient à entendre que ce
jour là tous étaient égaux ; après quoi, s’étant essuyé
la bouche avec son mouchoir elle la tendit au jeune
homme. — En vérité, il est ressuscité ! répondit Nekh-
ludov et il l’embrassa. 11 jeta un .regard sur Katucha;
elle rougit de nouveau et s’avança tout contre lui. —
Christ est ressuscité, Dimitri Ivanovitch! En vérité
il est ressuscité — dit-il — Ils s’embrassèrent deux
fois et s’arrêtèrent, comme pour se demander s’il
fallait continuer; puis aussitôt, comme ils avaient
décidé qu'il le fallait, ils s’embrassèrent une troisième
fois; et tous deux sourirent
Comte Léon TOLSTOÏ.
LA VILLE IMPROVISÉE
... Voyager loin, bien loin; naviguer parmi des
glaces polaires, voir apparaître une ville inconnue,
fantastique, une ville de folie et de rêve ; parcourir des
palais déserts, à chaque pas surgissant ; se perdre,
sous un ciel mystérieux et changeant, parmi les créa-
tions, naissantes sous vos yeux, des géants, des follets
et des gnomes : voilà ce qu’on peut faire en ce mo-
ment, pour deux sous et un petit bout de carton —
sans quitter Paris.
Le petit bout de carton est, comme dans tout bon
conte de fées, le talisman devant lequel s’inclinent
les gardiens de la paix, génies moustachus qui veillent
aux barrières de ce royaume étrange. Les deux sous,
simplement, sont la somme exigée pour le voyage, en
(1) C’est l’usage dans le peuple russe, d’échanger des œufs le
jour de Pâques en se baisant trois fois sur la bouche.
bateau-mouche, du pont de la Concorde au pont de
l’Alma.
Ce voyage était, ces jours-ci, affolant de bizarrerie
et de beauté. Le transatlantique pour rire fendait les
glaçons charriés par la Seine. Les brouillards magni-
fiques et légers dont Paris se trouve, chaque hiver,
douillettement enveloppé et transfiguré, lesbrouillards
aux tons changeants de soie grise et d’or rouillé, fai-
saient paraître infiniment délicats, aériens, volatils,
tous ces palais, tous ces châteaux, poussés sur les deux
rives de la Seine comme des champignons dans une
forêt, du jour au lendemain. Cette navigation parmi
des banquises en miniature, tandis que retentissaient
des hurlements de remorqueurs et des frappements
cyclopéens d’énormes marteaux sur les charpentes de
fer des passerelles en construction, était du dernier
fantastique. Sur le pont de ce bateau-mouche, il y
avait des gens de toutes sortes, généralement rudes et
passifs, comme la moyenne des passants... Tous re-
gardaient avec des yeux de stupeur !
0 vous qui cherchez le rêve bien loin, qui vous
ennuyez en songeant à des Ceylan, à des Norwège,
mais vous avez le rêve à votre porte, dans toutes les
rues de ce Paris extraordinaire, que vous méconnais-
sez ! Un des rêves les plus intenses que Ton puisse
faire — et depuis bien des années — c’est cette visite
de l’Exposition commençante, de cette ville improvisée
qui sort de terre par les efforts de milliers de hâtives
énergies.
Nous avons eu des rêves tragiques, effroyables :
Paris empourpré de tourbillons de llannnes, puis
funèbre, noir, silencieux, calciné. Nous l’avons vu
parfois se ruant dans les danses, les illuminations,
bien des folies !... Jamais, je crois, on n’aura vu l’équi-
valent de cette énorme féerie, de cette cité artificielle
qui, par un prodigieux changement à vue, est en train
de prendre forme et couleur au milieu de la vraie
ville.
J’imaginais l’ahurissement d’un petit bourgeois de
la rue Saint-Honoré, allant, après une maladie et une
convalescence d’une année, rendre visite à un ami de
Passy, par le coche d’eau ou par le tramway. Non
prévenu, ce petit bourgeois hypothétique deviendrait
fou en arrivant au Trocadéro. Et vous, qui souriez
peut-être de cette touchante et simplette histoire,
vous aurez beau être prévenus, je vous défie bien de
demeurer calmes lorsque, pour la première fois, vous
mettrez le pied sur le territoire maintenant désert, et
d’ici six mois fourmillant, de cette formidable Babel !
Dès qu’on a quitté le pont de la Concorde, et que
l’on s’avance vers le pont Alexandre III — en ce mo-
ment une arche rouge avec, à chaque bout, de grandes
bornes blanches — l’illusion vous prend et ne vous
lâche plus. Le bateau s’éloigne du Palais-Bourbon et
du Palais des affaires étrangères, qui semblent de
vieux joujoux noircis, hors d’usage, à mesure qu’on
s’approche des blancs, joyeux et capricieux joujoux
nouveaux que sont tousses pavillons des Puissances.
Des tours, des dômes, des clochers de toutes formes,
de tous styles, de toutes couleurs, enserrant le cours
de la vieille Seine, qui n’est plus que le Grand Canal
d’une Venise paradoxale, tout à fait charmante dans
son arlequinesque succession d’architectures. Les
plâtres d’une blancheur éblouissante, tantôt orientaux
lorsqu’il fait soleil et ciel bleu, tantôt hollandais
lorsque les brumes les ouatent, se colorent de façon
délicieuse aux aubes ou aux crépuscules — et le cré-
G2
LE MAGASIN PITTORESQUE
puscule commence à quatre heures en ce moment.
Souvent, un palais n’est encore qu’une charpente à
jour, admirable d’assemblage, et tellement originale
qu’on souhaiterait qu’elle demeurât ainsi inachevée et
incomplète.
Toutes ces choses qui sé hérissent, s’enchevêtrent,
s’arrangent en spirales, en hélices, en cônes, en pyra-
mides, en coupoles de bois, ça a l’air d’être fait pour
enseigner la géométrie aux enfants, de même que la
reconstitution du Paris ancien, avec ses robidesques
découpures, parait être amenée là pour leur enseigner
l’histoire. Un palais déjà terminé à l’extérieur, celui
de la Hongrie, avec sa patine noirâtre, a déjà ses sept
ou huit cents ans bien comptés.
Quand vous débarquez au Trocadéro, après cette
rapide et intense vision, ne croyez pas que vous soyez
au bout de vossurprises. Elles commencent. Voici, d’un
côté, une ville japonaise en construction, avec ses
lignes fermes et délicates, ses jolies fenêtres de cages
humaines, la méthodique élégance, le caprice admi-
rablement agencé de ses poutres et de ses chevrons.
Vous grimpez plus haut : c’est, vert et rouge vif, un
merveilleux palais chinois, si vrai, si bariolé, si peint,
que vous vous demandez si vous ne vous promenez
pas, en songe, dans un paravent, et que vous vérifiez
instinctivement s’il ne vient pas de vous pousser de
longues, longues moustaches et une queue de cheveux
nattés. Mais non ! Votre visage n’est, pas écrasé, ni vos
yeux fendus en amande... Seulement, vous êtes Russe,
rien que pour avoir franchi une autre palissade. Des
isbas sont en voie d’achèvement; voilà des hommes
d’ailleurs qui y travaillent, des hommes avec des yeux
vifs et un peu exaltés à froid, des blouses rouges pas-
sées dans le pantalon qui, lui-même, s’enfonce dans
de grosses bottes.
Monté un peu plus haut et dominant cette Russie
voisine de cette Chine qui est perchée au-dessus de ce
.lapon, cela devient si particulier que l’on a envie de
rire et de crier que c’est absurde! Vous êtes, sur le
palier d’un des perrons du Trocadéro, et de là, vous
découvrez une orgie de lignes géométriques, d’amon-
cellements d’édifices, comme on n’en voit que dans
les estampes de quelques vieux maîtres affolés d’étran-
geté. Un peu au-dessous de vous, ce sont les taupi-
nières crayeuses de huttes orientales, de mosquées
toutes basses où éclate parfois la bande brodée d’une
frise en céramique polychrome. Au delà c’est le chaos,
c’est le mirage ! La tour Eiffel ne se ressemble plus à
elle-même, les grands palais inédits se grimpent les
uns sur les autres, s’embrouillent devant vos yeux, se
coupent et s’entrecoupent. L'extrémité du décor, sur
toile de fond de Paris, est comme la carcasse d’un
titanesque feu d’artifice!
Et vous allez, vous avancez dans tout cela sans vous
en apercevoir. Sur le pont d’iéna, dépourvu provisoi-
rement de ses parapets, vous retrouverez de chaque
côté votre vision de la Seine déguisée, en grand tra-
lala de carnaval.
Le Champ-de-Mars vous attire, et vous marchez
sans voir ou vous êtes. Peut-être vous trouvez-vous
sous une gigantesque peau d’orange taillée à jour par
un Gargantua enfant ? Mais non, vous êtes sous la
Tour Eiffel, avec sa nouvelle robe orangée. A gauche,
c’est un palais vert cru qui vous raccroche le regard
•Sans vous avertir. A droite, c’est je ne sais quel autre
caprice. Partout des wagonnets, des ateliers en plein
vent, des clameurs de charretiers, des fondrières ou-
vertes sous vos pas, des palais contre lesquels vous
vous heurtez. La Tour Eiffel franchie, le blanc domine;
mais, de place en place, aux parties inachevées, les
armatures vermillon d’énormes coupoles à jour sem-
blent de grandes cages de crinoline auxquelles il
manque de grosses dames. Tout cela perdra peu à peu
cet aspect de farce pour devenir peut-être trop raison-
nable.
Nouvelle impression étrange et charmante. On
entre dans un de ces grands palais parallèles du
Champ-de-Mars, et. l’on se trouve dans une forêt vert
pâle qui s’étend à perte de vue. Le fer, revêtu de cette
teinte claire et gaie, prend, en plein hiver, des airs
printaniers. On cherche dans les branches, des aras
et des kakatoès; mais il n’y a pour le moment que des
peintres, des vitriers et des charpentiers, qui, là-haut,
sont tout petits, tout petits.
Au centi’e, tout au fond de l’esplanade, ce sera le
palais de l’électricité, la cascade ruisselante d’illu-
soires pierres précieuses, de rubis, de topazes et de
diamants perpétuellement éteints, perpétuellement
renouvelés. Pour le moment, c’est un inquiétant
motif de maçonnerie qui fait peur à regarder, comme
une ossature de mammouth; et derrière cet énorme
nœud de moellons et de ciment, comme au plus confus
d’une Alpe ou d’une Pyrénée, s’étage encore un com-
pliqué système de charpentes en bois, et derrière
encore, un édilice de fer qui fait des grâces, avec des
inflexions à la Louis XV, tandis que dans tout cela
grimpent et s’activent, à des hauteurs qui font un peu
frissonner, des fourmis humaines qui liment, frappent
et boulonnent.
Les dessous de cet édifice, ou plutôt l’immense fossé
qui le sépare de la Galeiûe des machines avec les
nuées de terrassiers qui, tout en bas, creusent encore
des dessous dans ces dessous, vous font, rien qu’à les
voir, reculer d’un pas.
Dans un coin plus solitaire à ce moment, j’ai vu
tout un nid de ces terrassiers qui, aui’epos pour quel-
ques minutes, grignotaient un quignon de pain en
chauffant aux charbons d’un brasero leurs mains gour-
des. Il m’a semblé voir dans leur yeux, confus et
mornes pour tout observateur superficiel, une sorte
d’ivresse de création dont ils ne se rendent pas eux-
mes bien compte. Ils avaient l’air de penser, en voyant
de loin leur besogne : « C’est nous qui avons déjà
creusé tout ça ! »
Et « tout ça » pour tous les métiers, c’est le bois
assemblé, le fer dompté, le plâtre façonné par ton-
neaux et tonnes. Dans tous les coins il y a une forge
ou un chantier partiel. L’activité est énorme et
cachée, on la sent, on la devine plus qu’on ne la voit.
A un moment, regardantles peintres aériens, j’ai fait
un brusque recul de surprise : à mes pieds s’alignait
une longue file de moitiés d’homme àlaquelleje n’avais
pas pris garde, des creuseurs enfouis jusqu’au buste
dans une étroite canalisation, tels les fossoyeurs
d 'Hamlet, comiquement multipliés.
Continuant la route parmi les ébauches, les car-
casses, les édifices presque achevés, et suivant, cette
fois, les pavillons étrangers côté rue, les surprises ont
toujours et toujours continué. C’était parfois toque,
c’était toujours captivant. Rien, par exemple, n’est
inattendu comme l’effet du. dôme des Invalides appa-
raissant magnifique et captif entre une longue avenue
de palais en sucre, en nougat, en crème pràlinée. Ce
contraste est fou, et pourtant on n’a pas le droit de
LE MAGASIN PITTORESQUE
63
dire que ce soi! laid : c’est autre chose ; c’est secouant,
c’est décadent, c’est tout ce que vous voudrez ; c’est
énervant, mais cela vit d’une vie torturée, exaspérée,
trépidante comme est la nôtre ! C’est la pensée et le
goût bon ou mauvais de ce temps, soudain cristal-
lisée en les airs pour une apparition de mission.
Après ?... Après, qu’y aura-t-il? Cela s’évanouira,
comme cela commence à s’évanouir à mes yeux dans
le soir tombant, après s’être coloré des adorables feux
roses du soleil qui se couchait. Toutes ces blancheurs,
dans six mois, seront couvertes de dorures etdebario-
lures.Tous ces palais, en ce momentsombres et froids
dans la nuit, resplendiront de milliards de feux, reten-
tiront de musiques, tressailleront sous la nuée des
gaietés et des fringales. La joie sauvage des civilisés
dansera la plus démesurée farandole que nous ayons
encore vue...
J’ai fini la promenade par les palais des beaux-arts,
déjà un peu obscurs, et dans les classiques ordon-
nances desquels commençaient à flamboyer des feux
électriques. Grisé par cette promenade, je montai par
un étroit escalier qui devait bien mener quelque part,
mais je ne savais pas où. Des escouades de charpen-
tiers passaient et me frôlaient avec leurs larges vête-
ments flottants, comme des oiseaux de nuit; d’autres
escouades, de pompiers aux casques brillants, se dis-
séminaient parmi les charpentes. Je me suis trouvé
sur les toits du grand Grand Palais des arts. En bas,
la Ville Improvisée s’allumait de place en place, les
cris lointains se répondaient comme des appels de
sentinelles. Il me semblait deviner des bivouacs, dans
un camp mystérieux, à la veille de quelque immense
bataille!
Arsène ALEXANDRE.
LES LIVRES
Une Vieille cité de France, REIMS parM. Hippoeyte
Bazin, Agrégé de l’Université, Docteur ès lettres, Pro-
viseur du lycée de Reims, avec la collaboration de
M. P. Aubin répétiteur général au lycée. — Reims,
librairie F. Michaud,
Voici un bel échantillon de décentralisation biblio-
graphique. L’ouvrage que nous présente la librairie
Michaud de Reims n’a rien à envier aux plus luxueuses
éditions parisiennes : impression soignée, reproduc-
tions nombreuses et parfaites, rien n’a été négligé
pour que ce livre fût digne du sujet qu’il traite. On
sent que le libraire aime tout autant son métier que
sa bonne ville et qu’il méritait d’éditer le travail
complet, intéressant, remarquable à tous égards de
M. Ilippolyte Bazin. Tu vitula dignus et hic. Rencontre
heureuse pour l’un et l’autre; collaboration, si j’ose
dire, dont il faut les louer et nous féliciter. M. Bazin,
au cours de sa vie universitaire un peu nomade,
s’est délassé de la tâche quotidienne, deses occupations
et de ses préoccupations en étudiant les villes qu’il
traversait. II se plaît à questionner les pierres, à feuil-
leter les annales : un hasard intelligent l’a bien
servi, qui l’a mené à Vienne, à Lyon, à Nîmes, à Arles
et enfin à Reims, où il a trouvé une matière qui n’est
pas « infertile et petite », comme écrit La Fontaine.
L’histoire locale de Reims est intimement etglorieu-
sement liée à l’histoire nationale. La vieille cité qui a
vu Saint- Remi, qui en garde le calice, qui possède la
plus belle cathédrale de France, où Jeanne d’Arc
assista au couronnement de Charles Vil; la capitale
de la Champagne dont Napoléon, pendant l’admirable
campagne de France, fut l’hôte acclamé; et qui, plus
près de nous, connut les horreurs et les deuils de
l’invasion ; la grande ville moderne qui compte tant
de monuments anciens, tant d’églises illustres ne
pouvait manquer d’inspirer des chapitres curieux et
instructifs. Le livre de M. Bazin fait la part belle à
notre intérêt et à notre plaisir. Je signale surtout
le chapitre sur la cathédrale et celui sur la vie uni-
versitaire que son auteur, qui est « du bâtiment», a
écrit avec une compétence indiscutable. En fermant
cet ouvrage, on a envie de dire avec l’auteur des
Fables, avec l’exquis Champenois :
Il u'est cité que je préfère à Reims,
C’est l'ornement et l'honneur de la France
Car sans compter l’ampoule et les bons vins
Charmants objets y sont en abondance.
M. Emile Moreau, l’un des auteurs applaudis de
Ma daine Sans-Gêne et de Madame de Lavalette vient de
publier chez Delagrave un beau volume que je suis
heureux de recommander à nos lecteurs. Il intitule
son livre : Le secret de saint Louis et traite de la
façon la plus vivante, sous forme de scènes et de
dialogues d’un puissant intérêt dramatique, l’histoire
de la légende de Blanche de Castille et du règne de
son fils. C’est, comme on voit, un sujet d’actualité qui
sert d’illustration et de commentaire à Fr ance-d’ abord
bien que M. Moreau ne soit pas tout à fait d’accord
avec M. Henri de Bornier sur le caractère de Blanche
de Castille. — Douze compositions de M. Adrien
Moreau ajoutent à la valeur de cet ouvrage, qui nous
apprendrait, si nous ne le savions déjà, que M. Emile
Moreau est un homme de bibliothèque en même temps
qu’un homme de théâtre habile.
Pompéi de M. Pierre Gusman, publié à la librairie
May, avec une préface de M. Maxime Collignon, est
dédié à M. Henry Roujon. 11 est digne de ces précieux
parrainages. J’ai éprouvé à le feuilleter une joie
bien vive qu’éprouveront tous ceux — et ils sont
nombreux — qui ont un culte pour Pompéi. A voir
ces reproductions fidèles de mosaïques, de peintures,
de statues on revit les heures fugitives et charmantes
que l’on a passées dans les rues désertes de la ville
morte.
Joseph GALTIER.
W
Les Conseils de Af X...
B..., une vieille connaissance, vint me trouver, un
dimanche matin, pour avoir mon avis sur une grave
affaire qui le préoccupait.
H fut, — il y a longtemps déjà, hélas ! — mon ca-
marade à la Faculté de Droit. Mais, n’ayant pas la vo-
cation, il s’en était tenu, pour toute science, à quel-
ques vagues notions, d’ailleurs fort contestables.
64
LE MAGASIN PITTORESQUE
C’est ainsi, par exemple, que, pour lui, les termes
juridiques de dette liquide signifiaient: dette de boisson ;
que ceux de tacite reconduction voulaient dire : froide
et silencieuse conduite à la gare, et ceux de contrat léo-
nin'. vente ou achat d'un lion.
Rien d’étonnant, dès lors, qu'il ait fermé le Code,
pour se vouer à l’agriculture.
Or, il avait à me parler, non pas d’un superbe con-
trat léonin, mais, plus modestement, de l’acquisition
d’une vache, faite, par lui, dans les conditions étranges
que voici.
Après un débat assez long, il avait agréé la vache
offerte par le vendeur, et en avait déposé le prix, trois
billets de banque de cent francs, sur une des bornes
marquant la limite du champ de foire.
Mais, avant que le vendeur les eût ramassés, la
vache, obéissant à je ne sais quelle suggestion d’ava-
rice, bien surprenante chez un ruminant d’ordinaire
si doux et désintéressé, avait brusquement, d’un
large coup de langue, circulaire et humide, happé les
trois petits bleus, qu’elle avait avalés.
Pour qui la perte ?
B... prétendait qu’il ne devait pas la subir. Il récri-
minait contre les mauvais instincts de l’animal et lui
faisait un vice rédhibitoire de son amour immodéré
de l’argent
J’eus le regret de formuler une opinion contraire.
Tout en convenant qu’il était fâcheux de voir chez une
vache, jeune encore, un goût aussi développé pour les
billets de banque, et en attribuant ce sens perverti à
la dépravation générale de l’époque où nous vivons,
j'indiquai nettement que la vente était parfaite, au
moment de l’absorption des billets, que la vache cou-
pable était devenue la propriété de l’acheteur, et que
celui-ci était, par conséquent, responsable des faits
et gestes de l’animal, ainsi que de ses lapsus linguœ,
vraiment bien coûteux.
Mon ami est sorti furieux, criant qu’il allait con-
sulter ailleurs.
Me X...
PETITE CORRESPONDANCE
Madame R. V. — Nantes. — L’attribution des enfants au
père ou à la mère n’a qu’un caractère provisoire, même quand
le divorce est devenu définitif. Elle peut être, en conséquence,
modifiée suivant les circonstances, et quand l’intérêt des enfants
l’exige.
T. — Le Mans. — Vos œuvres littéraires et artistiques sont
tombées dans la communauté d’acquêts. La jurisprudence est
formelle à cet égard.
Z. R. Périgueu-x. — C’est le tribunal de commerce qui est
compétent.
M. G. — Bordeaux. — L’affréteur qui rompt le voyage
avant le départ et avant tout chargement de marchandises, ne
doit comme indemnité, au capitaine, que la moitié du fret
convenu par la charte-partie pour la totalité du chargement.
Art. 288. Code de Commerce.
Récréation physique
Prenez une éprouvette remplie d’eau ; si vous y plongez un
œuf, il ira au fond.
Faites dissoudre, dans le liquide, du sel marin, la densité de
l’eau augmentera, et, quand la quantité de sel dissous sera
suffisante, l’œuf restera en équilibre dans l’eau salée.
Ajoutez encore du sel et vous verrez bientôt l’œuf flotter à
la surface du liquide.
Cette expérience est une application du principe suivant
établi par Archimède :
Tout corps plongé dans un liquide est soumis à une
poussée verticale dirigée de bas en haut et égale au poids
de liquide déplacé.
Un corps immergé est donc soumis à deux forces verticales
opposées qui sonl :
1° Son poids (dirigé de haut en bas) ~ I
qui tend à le faire tomber;
2° La poussée du liquide (dirigée de
bas en haut) qui le soulève.
Avant l’addition du sel dans l’eau, le
poids de l’œuf est supérieur à la poussée,
c'est-à-dire est supérieur au poids d’eau
déplacé et le corps tombe au fond (posi
lion I).
Quand l’eau est suffisamment salée, —
c’est-à-dire quand la quantité de sel dis o— T — ’
sous est telle que le poids de l’œuf égal -V .
le poids du liquide déplacé, le poids égale
la poussée ; ces deux forces égales, s’exerçant en sens con-
traire, se détruisent, et l’œuf reste en équilibre dans le liquide
(position II).
Enfin, après une nouvelle addition convenable de sel, la den-
sité de l’eau a encore augmenté, le poids du liquide déplacé a
donc augmenté aussi; la poussée est devenue plus forte que le
poids de l’œuf, et celui-ci, de plus en plus soulevé, monte à la
surface et émerge en partie. On dit qu’t7 flotte (position 111).
nota. On peut remplacer avantageusemeut le sel marin par
le carbonate de soude qui se dissout mieux.
L’Exposition n’aura pour nous qu’un avantage : celui de
mettre à notre disposition un nouveau pont pour dormir
dessous.
RECETTES ET CONSEILS
CRÈME OE RIZ
Faire bouillir une cuillerée abouche de riz dans un peu plus
d’un demi-litre de lait, jusqu’à ce qu’il soit tout à fait tendre.
Pilez ensuite dans un mortier, jusqu’à ce qu’aucun grain entier
ne soit plus visible.
Mettez dans un bassin avec un demi-litre de crème, sucrez,
aromatisez à la vanille, ajoutez le quart d’une once de gélatine-
dissoute dans une tasse à thé de lait, battez Je tout, et répandez
dans un moule.
Le Gérant: Ch. Guion.
7870-99. — Cohdeil Imprimerie Ed. Crété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
65
LE COUCHER DE L’ENFANT
Le Coucher de l’eneant, par Daillion, gravure de Crosbie.
3
1£C FÉVRIER 1900
OG
.
LE MAGASIN PITTORESQUE
M
PAUL DESCHANEL
Les Immortels donnent, à un mois d’intervalle,
une nouvelle fête à la jeunesse. Ils reçoivent dans
leur Olympe un jeune et puissant voisin, qui
préside à mi-côte une assemblée bruyante
de demi-dieux et qui vient vers eux au bras
d’un sage et charmant vieillard qu’il soutient
si doucement qu’on dirait plutôt qu’il s’appuie
sur lui. Si les Immortels ne savaient pas tout, ils
pourraient croire, tant il y a de coquetterie filiale
dans ce geste, que le
fils est amené par le
père ; ils le croiront
sans doute, juste assez
pour que leur salut
soit digne de cette tou-
chante confusion. Ils
ont choisi un poète pour
chanter leur venue ;
un poète qui a célébré
le Bonheur dans le
langage des dieux.
Le jour où elle a élu
M. Paul Deschanel,
l’Académie a fait, si
j’ose dire, d'une élec-
tion deux académi-
ciens; et si elle a pris
le plus jeune, c’est as-
surément afin qu’/A
restent tous les deux
plus longtemps de l’il-
lustre Compagnie. Ce
n’est ni une image, ni
une fleurette, de cons-
tater que M. Emile
Deschanel mérite une part très belle des louan-
ges qu’on décerne à son fils. Rarement influence
et direction paternelles se sont montrées plus
puissantes et plus heureuses. Ce fils est non
seulement la chair de sa chair, mais encore
l’esprit de son esprit. Qui donc lui a inspiré le
culte des idées libérales, le goût de l’étude,
l’amour des belles-lettres ? En même temps qu’il
lui donnait les principes directeurs de sa vie, il
lui enseignait les moyens de la défendre, c’est-
à-dire de les faire triompher; il savait que, dans
les grandes choses, il n’en faut pas rester à l’inten-
tion : il le mettait en état d’agir par la plume et
par la parole. Le fils du proscrit devait se sou-
venir, à chaque étape victorieuse de sa carrière,
qu’il était le fils du savant et du philosophe. Son
éducation et son instruction sont la meilleure
œuvre de son père qui en compte tant de fortes
ou d’exquises. Il y a dans sa vie cette Eurythmie
que M. Emile Deschanel admire et montre dans
Les ouvrages immortels du pur génie grec... Je
M. Paul Deschauel.
m’imagine volontiers qu’un jour ce dévot de la
Grèce qui, dans de nombreux entretiens, faisait
les honneurs de sa patrie d’adoption à son cher
éphèbe et le guidait à travers l’Attique, le con-
duisit à l’Acropole, à l ’Acropole dans son entière
splendeur. Le jour, un jour de printemps,
mourait doucement dans la senteur presque éteinte
des lauriers et des menthes, les derniers rayons
du soleil s’attardaient sur le galop des chevaux
du Parthénon,’ qu’on
eût dit hennissant tant
leurs naseaux baignés
de lapoussière humide
et rose du crépus-
cule paraissaient fu-
mants. Pénétré d’une
émotion semblable à
celle qui agita l’àme
de Renan, il adressa,
lui aussi, une prière,
mais non pas une prière
égoïste, aux divinités
de l’Ilellade. Il pria
pour son enfant et le
consacra à la Déesse
de la santé physique
et morale, celle qu’il
est bon d’invoquer
pour les durs combats
de la vie. Cela valait
mieux que d’aller con-
sulter les chênes de
Dodone. Et la déesse
l’a entendu...
La nature de M. Paul
Deschanel, comme son esprit, offre un exemple
remarquable de dons opposés.
En lui sont venus se concentrer et se
fondre des éléments dissemblables, presque con-
traires. Vous vous rappelez combien Renan se
plaisait à signaler sa double origine mystique et
ironique de Breton et de Gascon, de ce Gascon
qui faisait à son méditatif compère des « mines de
singe ». M. Paul Deschanel a également des
ancêtres qui ne sont pas nés sous la même lati-
tude et qui ne parlent pas la même langue. « Mon
ai rière-grand-père, m’a-t-il appris, était Grec ;
mon grand-père, Marseillais, et mon père est
Parisien. » La poésie, l’imagination, la finesse
formaient donc l’apport des ascendants paternels.
Avec ces qualités, on devient écrivain pénétrant
et enjoué, conférencier séduisant, maison manque
de l’énergie froide, de la logique combattive qu’il
faut pour se jeter dans la mêlée des partis, pour
mener les hommes. Un hasard prévoyant devait
accorder à M. Paul Deschanel des qualités qui
LE MAGASIN PITTORESQUE
67
poussent rarement au soleil. C’est du Nord qu’il
a reçu son équipement, ses armes d’homme poli-
tique. Sa grand’mère est née au pays qui s’enor-
gueillit de la Grande Charte et de Westminster ;
sa mère est Liégeoise, fille d’un libéral qui a pris
part à toutes les luttes des Flandres. Ainsi s’ex-
plique la dualité de ses apti-
tudes et de son talent et la
prépondérance chaque jour
plus grande que prend en lui
l’homme d’Etat, sans rien
perdre des facultés de l’écri-
vain. Cette dualité saute aux
yeux : de pro fil, M. Paul
Deschanel a les traits d’un
Hellène ; mais de face, la mâ-
choire large et solide donne
une impression de force et de
volonté. C’est bien de face
qu’il faut qu’il préside. Sa
correction un peu froide,
son aménité réservée jointes
à sa simple élégance, vous
font involontairement songer
à un Anglais de marque.
Quand, par une matinée d’hi-
ver, j’entrai dans son vaste cabinet, un brouil-
lard épais, qui masquait la vue que l’on a des
hautes fenêtres, noyait, en face, les Champs-Ely-
sées dans un paysage de la Tamise. Ce n’était pas
le quai d’Orsay, mais Victoria Embankment.
Je me croyais, sans effort,
dans le « library » somp-
tueux d'un jeune duc de
Happyshire , élevé à Cam-
bridge ou à Oxford, entré
au Parlement dès la vingtième
année comme un Fox ou un
William Pitt, et je me le figu-
rais au milieu d’étudiants,
entonnant en son honneur:
For lie’ s a jolly yoocl fellow!
Il naît en exil, à Bruxelles,
en 1856. Cette naissance est
un chapitre de roman, de
roman vécu. Débarqué en
Belgique, M. Emile Deschanel,
qui n’était pas riche, dut
parler pour vivre. Ses confé-
rences ne tardèrent pas à être fort suivies, son
succès, établi. Une de ses jeunes auditrices,
conquise par l’éloquent proscrit, assistait à toutes
ses leçons : cela devait finir par un mariage.
M. Paul Deschanel est l’enfant de la Conférence.
Est-il besoin de dire que sa jeunesse, bien
dirigée, fut studieuse. Au lycée Condorcet, où il
Paul Deschanel, enlant.
Paul Deschanel, enfant.
est entré plus tard, de grands succès scolaires
l’attendaient. Ses maîtres de rhétorique gardent
encore le souvenir de sa virtuosité à composer
des vers latins. Deux pièces de poésie sur les
chevaux de bois et la bicyclette sont restées
célèbres dans les annales de la maison. Elles ne
feraient pas trop mauvaise figure, je suppose, à
côté des délassements païens de Léon XIII. On
sait que le pape a chanté dernièrement en strophes
latines l’électricité du Va-
tican. C’est l’esprit nouveau
du Gradus ad Parnassum.
Par contre, M. Paul Deschanel
n’a jamais pu écrire en fran-
çais plus d’un seul vers, —
le second ne venant jamais,
à cause, me confessait-il en
souriant, « de cette puérilité
qu’on appelle la rime ». Les
mathématiques n’ont pas été
non plus sa partie forte. Bi-
zet, qui lui a donné des le-
çons de musique, a renoncé
à lui apprendre l’harmonie,
qui se sert des combinaisons
de nombres.
S'il n’a pas « l’esprit géo-
métrique », selon la pensée de
Pascal, on ne saurait lui
dénier F « esprit de finesse », qui peut davantage
dans le gouvernement des hommes. Sorti tout
jeune de Condorcet, les années qu’il passe à la
Faculté des Lettres et à celle de Droit, le temps de
prendre ses deux licences, semblent plutôt ses der-
nières années de collège. A dix -
neuf ans, il était prêt à entrer
dans la vie, et son père aurait
pu lui dire comme d’Agues-
seau à son fils : « Mon fils,
vos classes sont terminées,
vos études commencent. »
Ce qu’il allait voir et en-
tendre devait décider de sa
vocation. Secrétaire de M. de
Marcère, puis de Jules Simon,
il assiste aux luttes du 16mai.
Il entend à la Cha mbre Gam-
betta, Ferry, Léon Renault,
et, enflammé d’enthousiasme
par les discours de ces grands
orateurs, il sent que « lui aussi
est peintre »... « Je serai
là, se dit-il en regardant la
tribune, et il faudra qu’on
m’entende » ; il y a été et on l’a même écouté.
Rappellerai-je qu’il a appartenu à l’administra-
tion; qu’on l’a vu sous-préfet à Dreux, à
Brest, à Meaux? L’important pour lui était d’être
nommé député. Après un premier échec qui lui
fait des loisirs et lui permet de séjourner un se-
mestre à Heidelberg, comme étudiant, il est
élu en 1885, dans Eure-et-Loir, au scrutin de
liste. A son entrée à la Chambre, il se trouvait
solidement préparé à y jouer un rôle. Il avait
LE MAGASIN PITTORESQUE
68
des idées, des principes qui s’éclairaient, en
les attisant, aux. brasiers que les événements
avaient allumés dans sa jeune âme. Trois grands
faits dominent toute la vie de M. Paul Deschanel,
expliquent son passé et laissent escompter son
avenir : l’exil, la guerre, le développement du
socialisme. Ce sont les centres de cristalli-
sation de ses pensées, de ses desseins. « Je suis
l’homme de 1870, l’homme des réparations néces-
saires. Notre génération n’a pas d’autre raison
d’être. » Il veut poursuivre dans une France calme,
gouvernée, le relèvement de la Patrie. Il veut aussi
sauver l’esprit de la Révolution du songe
marxiste et sauver surtout la liberté individuelle
qu’on menace d’anéantir dans l’État collectiviste,
qui ne serait qu’un grand couvent sans matines.
Pour réaliser ces nobles desseins, il est indis-
pensable de savoir et de pouvoir beaucoup.
M. Paul Deschanel a beaucoup appris. Il est
accueilli, jeune encore, au Journal des Débats.
Il collaborera aussi à de nombreuses revues et
au Temps. Sa curiosité, qui se porte sur les sujets
littéraires, philosophiques ou économiques, au
hasard de l’actualité, lui permet de nourrir et de
fortifier une intelligence naturellement saine et
droite. Tout ce qui part de sa plume garde la
marque d’un jugement souple et ferme. Tantôt,
en étudiant des philosophes, des écrivains comme
Renan, Paul Bourget, Sainte-Beuve, Mignet, Ra-
belais, il exerce et aiguise son esprit critique, j
Tantôt, en fréquentant avec attention les salons
de Mme du Defï'and, de Mme d’Épinay, de
Mme Necker, de Mme Récamier, il pousse plus
avant, dans la société des femmes, sa connaissance
des hommes ; il découvre des mobiles qui ont la
finesse, la fragilité et la sûreté d’une horlogerie
de précision. Tantôt, en s’asseyant dans les con-
seils des puissants de ce monde : Frédéric II, Bis-
mark, William Pitt, Talleyrand, il s’assure que
les relations entre les peuples ne sauraient se
juger avec les principes de la vie ordinaire, du
commerce entre individus. 11 se persuade que la
politique extérieure des mains pleines n’a rnalheu-
reusement rien de commun avec celle des mains
nettes. 11 constate qu’il est des cas où l’ingrati-
tude peut devenir une vertu d’État, où la force
qui manque est suppléée par la patience et la
ruse. L'amour de la patrie est une flamme qui
purifie tout. Vérités cruelles qu’il y a autant de-
courage que de clairvoyance à apercevoir à l’âge
des illusions généreuses. Ajoutez que des livres
sur le Tonkin, l’Océanie, les îles du Pacifique, et
de nombreux voyages en Europe et en Amérique,
témoignaient assez qu’il connaissait et recon-
naissait l’importance de plus en plus rapide que
prennent à notre époque les questions coloniales.
Ainsi les penseurs, les femmes, les hommes
d’État illustres prenaient M. Paul Deschanel à leur
école, et les voyages achevaient de le former.
Cette longue et brillante préparation aurait pu ne
nous donner qu’un littérateur et un économiste.
Orateur né, il allait bientôt agir sur les hommes
assemblés. Dès ses premiers discours s’affirme
une maîtrise sûre d’elle-même. Il touche à tous
les sujets : à la flotte, aux relations extérieures, à
l’agriculture. A mesure que son crédit et son
autorité grandissent, les questions qu’il traite
sont plus générales. Il est l’un des champions du
centre ; il parle sur la direction et le programme
d’une politique modérée ; il voudrait la formation
de deux grands partis, comme en Angleterre.
Enfin, à partir de la grève de Carmaux, le parti
socialiste trouve toujours devant lui M. Descha-
nel, en adversaire loyal, qui le combat avec une
bravoure et un succès croissants. Nul mieux que
lui, peut-être, ne connaît à la Chambre les théo-
ries socialistes; il les a étudiées, approfondies.
On le voit à l’abondance et à la précision des
citations qu’il donne, des chiffres qu’il apporte.
On le vit surtout à la séance mémorable du 10 juil-
let 1897. 11 avait l’honneur de répondre à M. Jau-
rès, si éloquent, si redoutable. C’est le cas d’em-
prunter à Gibbon sa comparaison fameuse entre
William Pitt et Fox. L’élégant et solide yacht
venait se heurter contre le gros bateau noir à
charbon — à charbon de Carmaux — de M. Jaurès.
Ce fut un beau spectacle que cet abordage! Le
gros bateau n’cuLpas l’avantage et le yacht hissa
le grand pavois.
M. Paul Deschanel sert la cause philanthro-
pique autrement que par des discours. S’il a à la
Chambre de nombreux partisans, plus nombreuse
encore est la clientèle qu’il s’est faite au dehors.
Personne n’encourage et ne patronne mieux les
institutions de mutualité, de coopération. Voilà
de la bonne besogne sociale qui rend inutile l’in-
tervention de l’État et où chaque .individu trouve
son compte. Ce n’est pas une œuvre de froide
justice, de pitié dédaigneuse : il y entre un peu
de cette chaleureuse et fraternelle charité sans
laquelle, comme dit l’apôtre Paul — saint patron
de M. Deschanel, — on n’est qu’une « cymbale
retentissante ».
M. Deschanel a désormais le savoir et le pou-
voir. Faut-il regretter que ses fonctions l’enlèvent
aux luttes quotidiennes ou se réjouir quelles le
mettent dans la précieuse impuissance d'épuiser
trop tôt son crédit? Il est de cette classe d’hommes
que Mazarin appelait « heureux », c’est-à-dire tou-
jours à la hauteur de leur rôle, et qui portent
bonheur à ceux qui les choisissent ou les élisent.
Jusqu’ici la destinée s’est appliquée à réaliser les
paroles par lesquelles Quinet saluait sa naissance :
«Voilà le premier-né de la proscription! Qu'il soit
le bienvenu et reçoive aussi nos vœux. Puisse- t-il
voir bientôt la terre promise. Nous le saluons
comme l’Espérance. »
Josepii GALTIER.
LE MAGASIN PITTORESQUE
09
LA “ MENSUR
Définissons ce mot, tout d’abord.
La mensur est le nom spécial qui désigne le
duel entre étudiants allemands.
On sait combien ces sortes de rencontres sont
fréquentes, de l’autre côté du Rhin. Les échos,
parfois, nous apprennent qu’un étudiant teuton
.vient d’être condamné à six mois ou à un an de
forteresse pour avoir, d’un coup de rapière, tué
son adversaire dans une mensur. L’un d’eux, qui
Peu à peu, les étudiants allemands ont aban-
donné le costume spécial sous lequel les repré-
sentent encore quelques gravures. De leur accou-
trement ancien, qui leur donnait un faux air de
reitres, ils n’ont guère conservé que le cordon en
sautoir et la casquette plate (Muetze) avec ou sans
visière, dont la forme et la couleur varient selon
les différentes corporations. Mais des âges révolus
ils ont gardé la barbare coutume de se taillader
Un duel à Heidelberg.
( Cliché de la maison Edm. von Koenig , Heidelberg.)
appartenait à l’Université de Giessen, envoya
ad patres, voici quelques années, un de ses
camarades. La chambre des punitions (Straf-
kammer) lui infligea la peine de deux ans de
forteresse.
De tels dénouements, des fins de rencontre
aussi tragiques, heureusement, sont très rares.
On aurait tort d’en conclure pourtant que la
mensur est un duel pour rire, un jeu. C’est un
jeu dangereux. La rapière (Schlaeger) dont se
servent les étudiants pour combattre n’a rien qui
ressemble à un couteau à papier. Si dans les
Kneipen (réunions où les étudiants traitent des
affaires de l’Association) le président frappe paci-
fiquement de la rapière la table, pour réclamer le
silence ou diriger les toasts, la Schlaeger,
épointée, est fort capable, maniée par les com-
battants, de causer de graves blessures. Elle
entaille à merveille, et pour des mois, souvent.
le visage à coups de rapière, pour un oui, pour
un non, quand ce n’est point pour le seul plaisir
d’en découdre.
Cette humeur batailleuse, vous la rencontrerez
dans les vingt-deux villes universitaires de l’Alle-
magne, de la plus petite à la plus grande, de la
plus humble à la plus fameuse. Mais nulle part
autant, je crois bien, qu’à Gœttingen et, surtout, à
Heidelberg.
Le bon Saintine, qui n’a fait que traverser
Heidelberg, écrit dans le Chemin des écoliers que
« de toutes les folies d’ici-bas, le duel est aujour-
d’hui la plus illogique et la plus stupide ». Cet
homme aimable ajoute aussitôt : « Eh bien, à
Heidelberg, je me suis presque réconcilié avec le
duel. Les étudiants de cette ville, fort suscep-
tibles sur tout ce qui touche au point d’honneur,
à la suite d’une querelle, d’un démenti, d’une
rivalité d’amour, endossent tout d’abord leur
70
LE MAGASIN PITTORESQUE
habit de combat. Cet habit de combat rappelle
assez bien l’armure des anciens chevaliers, sauf
qu’au lieu de fer on y emploie la laine, la corde,
la bourre et la filasse ; on les plastronne, on les
capitonne du haut en bas; on leur met des
brassards et des cuissards d’étoupe, du coton
dans les oreilles et par-dessus les oreilles, ne
laissant à découvert qu’une petite partie de la
joue gauche ou de la joue droite, à leur choix.
Ainsi caparaçonnés, on arme les deux adversaires
d’un sabre épointé, et chacun s’escrime de son
mieux à qui fera à l’autre une légère entaille,
joue gauche ou joue droite.
« Ramenée à ces règles de modération et de
savoir-vivre, la lutte, je l’avoue, ne m'inspire
{dus la même horreur. C’est simplement le duel
de deux matelas entre eux. »
Le mot est joli, assurément, mais ce n’est qu’un
mot. On le verra tout à l’heure ; Saintine, pour
n’avoir passé à Heidelberg que quelques heures,
a été superficiellement renseigné.
Il a bien dit, par exemple, les causes le plus
souvent futiles de ces duels entre étudiants.
La mensur est réglée par un code spécial dont
certains articles sont curieux. En principe, il y a
mensur lorsqu’un différend, de quelque ordre que
ce soit, éclate entre étudiants dé la même
Burschenschaft (société de compagnonnage) ou
du même Korps (corporation) ou entre étudiants
d’une « Burschenschaft » et d’un « Korps » qui
vivent en bonne intelligence. On ne s’imagine
pas à quel point les étudiants allemands, qui
seront plus tard notaires ou pasteurs, calmes et
bedonnants, poussent le respect des convenances
et de l’étiquette à l’Université, dans la rue ou à
la brasserie. Qu’un étudiant oublie d’en saluer
un autre, ou le bouscule, même par inadver-
tance, en passant auprès de lui, il y a provoca-
tion, il y a matière à duel. L'affaire est vite
conclue. L’offenseur et l’offensé, qui ne cher-
chaient que l’occasion de manier la rapière pour
tout de bon, se rencontreront à l’un des jours
fixés pour la mensur.
A Heidelberg, où j’ai longtemps vécu, les duels
ont lieu les lundis, mercredis et jeudis pour les
Burs<:henschaften\ les- mardis et vendredis poul-
ies Korps. Les querelles se vident généralement à
la fin des semestres — le semestre d’hiver com-
mençant au milieu d'octobre, pour se terminer
au milieu de mars, — le semestre d’été allant du
milieu d’avril au milieu d’août.
Les étudiants d’Heidelberg se rencontrent dans
la grande salle réservée d’une ( ias/haus , d’une
auberge qui porte pour enseigne : Zur Iiirsch-
gasse. « A la rue du cerf », lTn magnifique dix-
cors, peint sur fer, orne la façade de l'auberge.
Je l’evois toujours cette maison. Elle est située
hors de la ville, de l’autre côté du Nectar, la
dernière d’une rangée d’avenantes villas, sur-
plombant la route qui mène à Neckargemünd, ce
village charmant où le consul de Grèce vend du
vin de son pays. Accotée à l’un des versants de la
Philosophenhoehe (colline des philosophes) qui
termine une ramification de l’Odenwald, l’auberge
se cache dans la verdure des platanes, des tilleuls
et des noyers, dans la verdure plus sombre des
sapins. Elle fait presque face aux ruines du
célèbre château, brûlé dans l’incendie du Pala-
tinat. On y accède par un sentier où, toute la
belle saison, chantent mille oiseaux. Mais les
bandes d’étudiants qui s’engouffrent dans la
« Gasthaus » pour assister à la mensur ne les
écoutent guère. Aux jours de duels, les étudiants
de Heidelberg, sentimentaux, amoureux des
clairs de lune, ne rêvent que balafres et jolis
coups de rapière.
Aux murs de la haute et vaste salle où, tout à
l'heure, tinteront les épées, des rapières et des
trophées sont accrochés.
Les étudiants sont là — au premier rang, ceux
de la corporation ou des corporations dont
l’honneur est engagé. Tous portent — car c’est
fête — leurs insignes de gala. Aux autres rangs,
les étudiants des diverses associations et les
quelques invités qu’une rare faveur a admis dans
l’enceinte sacrée.
Et voici les combattants. Ils quittent leurs
vestes ; on les rembourre, on les caparaçonne,
suivant l’expression de Saintine : on leur entoure
le cou d’une cravate aux mailles d'acier. Les yeux
sont protégés par un fin treillis métallique. Seul
de tout le corps, le visage reste à découvert ; c’est
lui que frappera la rapière, maniée non comme
l’épée, la pointe en avant, mais de façon à
décrire dévastés cercles à hauteur d’homme, pour
entamer les joues, le front, le crâne.
— Allez !
Les aciers brillent, s’entre-choquent, vibrent
longuement. Oh ! voici qu’une égratignure ap-
paraît sur le front de l’un des adversaires, à la
naissance des cheveux. Le sang coule, en mince
filet. Mais cela n’est rien, l’honneur n’est point
satisfait ; il faut une balafre sérieuse, une véri-
table entaille. La voici justement, près de la
tempe, d’un coup bien donné ; une blessure qui
sera longue à guérir et dont la cicatrice se verra
toute la vie. Allons ! il y a de beaux jours encore
pour l’iodoforme et le salol 1
Le combat cesse, on panse le vaincu, on s’em-
presse amicalement autour de lui, tandis que le
vainqueur reçoit les félicitations de ses collègues
— comme, au Palais-Bourbon, l’orateur fameux
qui regagne son banc.
Ce n’est pas fini. La salle, libre après ce premier
duel, va se remplir pour une deuxième, une
troisième mensur peut-être, jusqu’à ce que soient
lavées dans le sang, avec méthode, les provo-
cations.
Disons-le tout de suite : le vaincu est aussi fier
d’avoir reçu une blessure que son adversaire de
l’avoir causée. C’est particulièrement hideux,
mais c’est très bien porté, d'un chic suprême,
LE MAGASIN PITTORESQUE
71
d’avoir beaucoup d’entailles. J'ai vu des étudiants
dont le visage était littéralement couturé de
cicatrices. Les Allemands, en particulier, appré-
cient fort de telles marques de courage et la
servante de brasserie, la Kellnerin , réserve son
plus gracieux sourire, ses baisers et ses caresses
à celui dont la figure est le plus balafrée. Les
jeunes filles du meilleur monde et les femmes de
la belle société font comme la Kellnerin , — avec
plus de réserve, mais une égale admiration.
Est-ce bien là le duel entre deux matelas dont
parle complaisamment Saintine ? Sans doute il est
rare qu’il y ait mort d’homme. Mais enfin !
Bismarck, alors qu’il était étudiant à la vieille
Université hanovrienne de Gœttingen, coupa,
dans une mensur (il se battit plus de vingt fois,
il est vrai) le nez d’un étudiant qui devait devenir,
si je ne me trompe, archevêque de Cologne.
Et Guillaume II, l’empereur allemand, faillit
faire sauter d’un coup de rapière, àBonn, l’oreille
droite dont s’enorgueillissait à juste titre son
adversaire. Le chirurgien eut toutes les peines du
monde à la recoller. 11 n’est pas d’étudiant alle-
mand qui ne vous conte cela avec orgueil.
La police autorise-t-elle donc ces scènes de
sauvagerie qui ne sauraient nous réconcilier,
nous, avec le duel? Non, mais elle tolère \& mensur.
C’est un vieil usage qu’il semble convenu de res-
pecter dans l’Allemagne de fer. Parfois, lorsque
le combat a été suffisamment meurtrier, que l’un
des adversaires a failli y rester, le recteur de
l’Université fait procéder à une descente de police
dans la salle de mensur. On saisit quelques
paires de rapières en bon état, qui retourneront
à la corporation au bout de six mois. Elles sont
rouillées et sont dès lors censées ne plus servir.
Mais on ne prend pas les étudiants allemands
sans rapières. Le recteur le sait mieux que per-
sonne. Il n’agit ainsi que pour la forme et con-
tinue à fermer les yeux, à laisser se battre les
étudiants. Ne s’est-il point battu lui-même, jadis,
quand il étudiait à Berlin ou à Leipzig, à Tübingen
ou à Breslau? C’est ce qui le fait indulgent à cette
jeunesse batailleuse.
Ce n’est pas un recteur qui supprimera la men-
sur. C’est affaire au Temps. Peu à peu des mœurs
plus douces pénétreront dans les Universités alle-
mandes. Elles y ont pénétré déjà. Il est, à Heidelberg,
des associations auxquelles leurs statuts inter-
disent formellement le duel : citons la Pal afin et
la Wingolf. Deux associations sur vingt, et
davantage ! C’est peu, mais le tour des autres vien-
dra peut-être. Ne s’est-il pas fondé récemment, un
peu partout en Allemagne, des associations qui,
sans être, comme la Wingolf et la Palatia , chré-
tiennes ou catholiques, se sont donné pour règle
de travailler à supprimer le duel?
Ernest BEAUGUITTE.
John Ruskin
Les grands vieillards s’en vont. John Buskin, qui
vient de mourir à lage de quatre-vingt-un ans à
Coniston, dans le Lancashire, était le seul critique
d’art vraiment digne de ce nom et le plus grand pro-
sateur de l’Angleterre. Artiste, écrivain, réformateur,
prophète, il a été un des hommes qui ont exercé le
plus d’influence sur les idées de leur temps et de leur
pays. 11 était le fils de l’un des plus gros négociants
de Londres, qui réalisait des bénéfices considérables
dans l’importation des vins et menait de front les
affaires commerciales et la passion des Beaux-Arts.
Dès que le jeune Ruskin eut atteint l’âge de quatre ans.
Raccompagna son père dans les excursions que celui-
ci était obligé d’entreprendre à la fin de chaque
automne, à travers les châteaux du Royaume-Uni
pour garnir de nouveau les caves de la haute aristo-
cratie britannique qui se vidaient avec une inquié-
tante rapidité, du temps des rois Georges IV et Guil-
laume IV et pendant la première moitié du règne de
la Reine Victoria. Ce commerçant avisé, qui était en
même temps un père de famille plein de sollicitude,
profitait des tournées annuelles où il allait recueillir
et au besoin stimuler les commandes de son opulente
clientèle, pour faire admirer à son fils les merveilles
artistiques accumulées dans les galeries des vieilles
résidences seigneuriales d’Angleterre.
Cette initiation précoce porta ses fruits. A peine
sorti de l’Université d’Oxford, où il avait obtenudecla-
tants succès, le jeune Ruskin, qui venait d’obtenir le
prix de poésie anglaise, trouva du premier coup sa
voie sans l’avoir cherchée et fit une révolution dans
la critique d’art.
[In article de Revue que John Ruskin avait écrit pour
venger Turner des attaques du Blackwood Magasine
ne tarda pas à prendre tes proportions d’un fascicule
qui devint lui-même un volume suivi bientôt d’une
série qui se continua d’abord sous le même Litre et
prit ensuite de nouvelles rubriques, mais ne changea
pas de sujet. Telle fut l’origine des Peintres modernes,
des Sept Lampes de l’architecture et des Pierres de
Venise. Ruskin a lancé la peinture anglaise dans de
nouvelles voies. Il a encouragé de tout son pouvoir le
mouvement préraphaélite qui n’était pas autre chose
qu’une réaction contre la froideur conventionnelle du
style classique et le sentimentalisme précieux et ma-
niéré qui était à la mode à la fin du xviu'3 siècle. Jamais
critique d’art n’exerça une dictature plus illimitée.
Ses arrêts étaient sans appel. Un mot de lui suffisait
pour rendre à un artiste mort la place qui lui était
due ou pour faire la fortune d’un artiste vivant. Il a
vengé Turner des odieuses attaques qui lui avaient
été prodiguées par les critiques incompétents et pas-
sionnés ; il a découvert Fra Angelico et il a remis au
premier rangleTintoret qui depuis de longues années
était tombé dans un discrédit immérité.
Très malheureux dans sa vie privée, Ruskin, qui avait
cruellement porté la peine d’un mariage mal assorti,
rêvait d’assurer le bonheur du genre humain. Il vou-
lait abroger les anciennes lois de l’économie poli-
tique pour les remplacer par des lois d’Ilarmonie et
d’Amour entre les diverses classes de la société. On
n’a voulu voir que les exagérations d’un apôtre et
d’un prophète qui, pour faire apprécier à ses disciples
recrutés parmi les héritiers de l’aristocratie britan-
72
LE MAGASIN PITTORESQUE
nique les difficultés du travail manuel, leur a enseigné
à balayer les rues des villes et à casser des pierres
sur les grandes routes ; mais il n’en reste pas moins
certain qu’un homme qui, pour mettre sa conduite
en harmonie avec ses principes, s’est dépouillé d’une
i
fortune personnelle de quatre millions, au profit d’éta-
blissements de science ou de philantropie, a donné à
ses contemporains une preuve indiscutable de sa
bonne foi et mérite le respect de la postérité.
G. LABADIE-LAGRA#.
Une vieille eau-forte sur Voltaire
L’iconographie nous a souvent révélé les traits
du célèbre patriarche de Ferney, dans des tableaux
et des gravures nombreuses très connus des
amateurs; voici cependant une bien curieuse eau-
forte gravée en 1780, deux ans après la mort de
Marie-François Arouet, marquis de Voltaire. Elle
constitue une très vieille et remarquable étude
de la physionomie du philosophe pendant les der-
nières années de sa longue existence si mouve-
mentée.
Dans une lettre adressée à Mrae Necker qui lui
demandait de recevoir le grand artiste Pigalle,
chargé par les Encyclopédistes de sculpter sa
statue dont les frais étaient couverts par une sous-
cription ouverte entre tous ses admirateurs, Vol-
taire traçait de lui-même un portrait aussi peu flatté
(pie llatteur. On y songe involontairement en exa-
minant la gravure que nous avons sous les yeux.
« J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une
grande maladie qui a traité fort mal mon corps
et mon âme pendantsix semaines. M. Pigalle doit,
dit-on, venir modeler mon visage ;mais, Madame,
il faudrait que j’eusse un visage; on en devine
à peine la place, mes yeux sont enfoncés de trois
pouces, mes joues sont du vieux parchemin si
mal collé sur des os qui ne tiennent à rien ; le
peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous
dis là n’est pas coquetterie, c’est la pure vérité.
On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet
état... »
Certes, Voltaire n’était pas beau, et dans les
traits du vieillard au déclin de la vie on perçoit
sans peine la débilité des premiers jours de son
enfance, débilité telle, dit la chronique, qu’on ne
put le baptiser que neuf mois après sa naissance;
mais il avait aussi conservé sur le parchemin de
sa peau toutes les marques de la hardiesse et de
la vivacité de son esprit. Chacun des portraits si
différents qui garnissent l’eau-forte de 1780 nous
le fait voir dans ses états d’âme lès plus variés.
On y retrouve l’épicurien de sa jeunesse, le scep-
tique révolté, le critique aux cinglants sarcasmes,
l’embastillé résigné mais ironiste au point de
remercier spirituellement le Régent, après son
élargissement, d’avoir bien voulu continuer à se
charger de sa nourriture en lui offrant une pension
réparatrice, mais aussi le pi’iant de ne plus se
charger à l’avenir de son logement. Nous y dé-
couvrons aussi le philosophe et penseur banni de
France, et le gentilhomme de la chambre du Roi,
momentanément bien en cour. Puis c’est le cham-
bellan du Grand Frédéric, mordant, acerbe, sup-
portant péniblement les avanies de son royal ami.
Regardez cette tête dépourvue du bonnet de nuit
ou de la perruque, avec ses cheveux non frisés
tombant lamentablement le long du visage; n’est-
elle pas dessinée là pour nous rappeler l’anecdote
suivante dont il fut le héros un peu burlesque, à
Berlin en 1752, lorsqu’avec Maupertuis, d’Argens,
Algarotti, il était l’hôte et le commensal du « Sa-
lomon du Nord », son ami le roi de Prusse.
S’étant un matin trouvé indisposé, Voltaire
n’avait pas voulu accompagner Frédéric II et sa
cour à Potsdam. 11 se livrait donc aux douceurs
du « farniente », paresseusement enroulé dans les
draps, enfoui sous les couvertures jusque par-
dessus les oreilles, lorsqu’il fut brusquement tiré
hors du lit et jeté tout à coup au beau milieu de
la chambre, pêle-mêle avec les draps, les couver-
tures, traversins et oreillers.
C’était par le fait de la femme de charge du
château, vigoureuse Poméranienne qui, venant
reprendre le linge des lits pour le changer, n’avait
pas remarqué le long, maigre et léger corps du
philosophe caché sous les couvertures. M. de
Voltaire se dépêtra le plus rapidement possible
de tout ce fatras et apparut soudain, comme un
cadavre ressuscité, aux yeux delà femme déchargé
qui, effrayée, appela à l’aide de toutes ses forces.
Notrephilosophe, ahuri lui-même, faillit être battu
d’abord par le mari de la femme de charge, tra-
vaillant dans les pièces voisines. On s’expliqua
bientôt, et l’auteur de La Henriade put, enfin
seul, se remettre de sa brutale émotion, et procé-
der, un peu à contre-cœur peut-être, à sa toilette
matinale forcée.
Deux expressionsnous frappent cependant d'une
façon particulièrement intense dans toutes ces
physionomies variées du dictateur de la pensée
en Europe à la veille de la Révolution française :
celle des lèvres et de la bouche, et celle des yeux.
Sourires narquois, remplis de malice, de finesse
et quelquefois de brutalité, « hideux sourire »
classique, moue dédaigneuse, lèvres bienveillantes
exprimant la bonhomie dernière du patriarche de
Ferney, aussi bien que lèvres de l’épicurien et du
sceptique, toutes les expressions y sont reproduites
de saisissante façon. Et ces yeux où percent tous
LE MAGASIN PITTORESQUE
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les états d’âme de l’illustre écrivain ! On comprend
•assurément, après avoir examiné cette eau-fortc,
le portrait qu’a tracé de lui le philosophe an-
glais Moore qui le visita dans sa retraite de Ferney
pendant les dernières années de sa vie.
l’observer dans ses traits, soit qu’il sourie ou qu’il
fronce le sourcil...
« Le matin n’est pas un temps favorable pour
visiter Voltaire. Il ne peut souffrir que ses heures
d’étude soient interrompues, cela seul suffit pour
« Les yeux les plus perçants que j’aie vus de
ma vie sont ceux de Voltaire, âgé maintenant de
quatre-vingts ans. On découvre à la fois sur sa
physionomie de génie, la pénétration et une ex-
trême mobilité de sentiments.
« Le matin, il a l’air inquiet et mécontent, mais
cela s’efface, graduellement, et après le dîner il
paraît assez enjoué. Cependant, une teinte d’ironie
n’abandonne jamais sa figure, on peut toujours
le mettre en colère. D’ailleurs, ila souventquelques
dispositions d'esprit à quereller, soit qu’il souffre
des infirmités inséparables de la vieillesse, soit pour
toute autre raison. En un mot, il est toujours
moins bien disposé dans cette partie du jour que
dans toutes les autres... »
Et encore, Moorene le dépeint-il pas d’une façon
charmante. « Lorsqu’il est entouré de ses amis et
animé par la présence des femmes, il semble jouir
(1) Il y a là une erreur en ce qui louche la date de la naissance de Voltaire. C’est en 1 694, et non en 1679, qu'est né le philosophe.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
de la vie avec la sensibilité de la jeunesse. Son
génie, dégagé alors des entraves de l’âge, brille
et sème des observations fines, les traits heureux,
empreints souvent d’une ironie délicate... »
« Avec ses inférieurs, écrivait-il enfin, Voltaire
paraît sous un jour très favorable; il est affable,
humain et généreux pour ses tenanciers et pour
tous ceux qui dépendent de lui ; il aime à les voir
prospérer, et s’occupe de leurs intérêts particu-
liers avec l’attention d’un patriarche... »
Nous retrouvons aussi sans peine, dans quelques-
uns de ces portraits si finement gravés, le géné-
reux protecteur de la nièce du grand Cor-
neille, le défenseur des Sirven, Lally-Tollendal et
de bien d’autres opprimés. Ne reconnaît-on pas
enfin dans le vieux marquis représenté assis, au
bas de la gravure, le défenseur qui se reprocha le
moindre de ses sourirespendanttout le temps qu’il
lutta pour faire rendre justice à la famille de l’in-
fortuné Calas?
En un mot, cette gravure n’est ni un pamphlet
ni une caricature, bien qu’elle ne nous représente
pas Voltaire sous les traits d’un Adonis, mais c’est
un document vécu, car elle est destinée à nous
rappeler d’une façon très complète, les traits de :
Marie-François Arouet de Voltaire.
AV au /nois de février 1679, le plus grand
philosophe que la France a possédé , il était gen-
tilhomme ordinaire de la Chambre du Roi , au-
teur de la Henriade; il mourut en 1778.
Cette eau-forte n’est niai heureusement pas signée,
mais elle offre un intérêt iconographique d'une
grande valeur, car elle fut gravée au lendemain
même de la mort de Voltaire, survenue trois mois
après son retour triomphal à Paris, lors de la fa-
meuse représentation d'Irène en 1778.
Le grand académicien était « mort étouffé sous
des roses ».
LE FURET.
L’Inferno
« Lieu terrible et pierreux, malaisément pro-
ductif et assez mal peuplé », ainsi s’exprimait au
xvc siècle, en parlant de la cité de Gimel, Jacques
de Monceaux, seigneur de Bar.
Gimel en ce temps guerroyait, tantôt contre les
Anglais, tantôt contre ses voisins, et supportait des
sièges; ses coseigneurs se plaisaient aux coups
de main, plaçant le succès au-dessus de la
morale, selon les idées de Philippe de Commines
et du sire de Lescun, des sages cependant.
Deux châteaux fortifiaient la ville. L’un d’eux,
qui en défendait la base, a complètement disparu ;
ses linteaux, ses fenêtres à meneaux, ses cheminées
de granit aux grossières moulures sont encastrées
çà et lâ dans les murs des chaumières. En lui
empruntant des matériaux de construction, les
paysans l’ont peu à peu démantelé. De l’autre
château, il ne reste plus que des ruines informes
et un donjon branlant qui domine encore le
village.
L’homme passe vite et, sans attendre que
l’œuvre du temps s’accomplisse, il détruit. S’il
édifie, c’est souvent sur des ruines; on retrouve
partout les traces de ses luttes, de ses passions,
de ses haines.
Gimel est aujourd’hui un pauvre bourg de la
Corrèze, dont les beautés étranges et le pittoresque
commencent à être connus et appellent tous les
ans des visiteurs de plus en plus nombreux. C’est
une des curiosités de la France centrale.
Aux alentours, le pays a conservé un peu de
l’aspect « terrible et pierreux » qui avait frappé
le seigneur de Bar. Le torrent ceint toujours le
promontoire sauvage où le village est accroché.
Il le borde d’un côté en une inflexion gracieuse,
murmurant doucement sous les aulnes, à travers
les cailloux et les mousses. Mais à l’autre versant
du promontoire les eaux s’écroulent tout à coup
dans une profonde échancrure, écumantes et
pleines de clameurs.
En se penchant sur un vieux pont enguirlandé
de lierre, qui emjambe le torrent tout juste au-
dessus de la cascade, on domine cette affreuse
déchirure où l’eau s’engouffre et se précipite
d’une hauteur de 40 mètres. L’éternel mu-
gissement de cette belle chute, le « saut »,
comme on l’appelle, emplit la gorge, l’embrun
qu’elle dégage s’élève dans les airs et souvent,
aux jours de soleil, le visiteur est nimbé par
l’arc-en-ciel.
Après un orage, le spectacle est d’une tragique
horreur; une trombe d’eau s’engouffre et s’écroule
entre les noires parois d’un rocher, où elle se dé-
chire, se broie ; des chocs formidables ébranlent
le promontoire qui supporte le village.
Lorsqu’on est placé plus bas, et en face, sur
une pente, la cascade se déroule avec tous les
accidents du roc qui l’entravent et l’obligent à
se diviser en trois bonds prodigieux avant de
s’étaler et de s’abîmer dans un gouffre.
Après avoir quitté l’abîme, le torrent fuit sous
les aulnes et les prunelliers, mais bientôt le sol lui
manque de nouveau subitement. Ici la cascade est
gracieuse, elle roule le long d’une paroi, en un
couloir naturel, d’où son nom de « rodole » en pa-
tois limousin. Mais si la blanche gerbe se dessine
avec grâce, le paysage qui l’encadre est du plus
sauvage caractère. C’est un vaste entonnoir
entouré de falaises abruptes d’où s’échappent
quelques arbres accrochés au roc, qui se penchent,
frissonnants et comme effarés, sur le gouffre noir
où elle semble être allée mourir.
Mais la masse écumante a repris sa course et un
troisième abîme s’est ouvert devant elle. Là elle
glisse sur une haute paroi en formant une nappe
d’une éclatante blancheur, et de nouveau elle s’éva-
nouit en une sombre cuve de granit.
Après ces éblouissantes apothéoses dans la
LE MAGASIN PITTORESQUE
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radieuse lumière, ces effondrements en des abîmes i
d'épouvante, le torrent disparaît dans les noirceurs
de « l’Inferno ». C’est bien l’enfer, le « lieu terri-
ble et pierreux » du seigneur de Bar.
De toutes parts les pentes qui accompagnent les
La légende raconte que saint Dumine, fils d’une
riche famille, avait embrassé le métier désarmés.
A la mort de son père, il avait quitté le service du
roi pour se retirer auprès de sa vieille mère qu’il
consolait. C’était vers le temps où, sur les bords
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sinuosités de ce sombre défilé se hérissent de ro-
ches violâtres, tigrées de soufre, plaquées de taches
livides. Çà et là s’ouvrent les couloirs latéraux,
précipices encombrés de blocs, de rochers et de
châtaigniers noueux qui dévalent et moutonnent.
Un promontoire, muraille de pierre, coupe
l’abîme ; à sa cime s’élève un campanile ruiné,
enguirlandé de lierre ; au-dessous, sur la paroi,
s’ouvre une étroite caverne. C’est là que vécut et
mourut saint Dumine, un guerrier du temps de
Clovis devenu anachorète.
de la Vienne, une biche d’une merveilleuse gran-
deur sortit tout à coup d'un bois et indiqua un gué
que le roi Clovis cherchait ; c’était aussi vers le
temps où, pour éclairer sa marche nocturne, un
globe de feu s’alluma miraculeusement au sommet
de l’église de Saint-Hilaire de Poitiers.
L’ennemiétant devenu menaçant, Dumine avait
repris son épée pour rejoindre l’armée de
Clovis dans la plaine de Vouillé, où le roi des
Wisigoths trouva la défaite et la mort.
Son devoir accompli, le guerrier s’empressa
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LE MAGASIN PITTORESQUE
d’accourir auprès de sa vieille mère, mais un parti
d’ennemis l'avait saisie et emportée. Après bien
des péripéties, Dumine la retrouva, mais morte
et les mamelles coupées. Il
faillit devenir fou de déses-
poir. Mais comme il était
très pieux, il invoqua les
consolations divines, prit
le cilice et voyagea. Il visita
successivement Rome et Jé-
rusalem. Puis, on ne sait
comment, il devint l’errant
des solitudes de Gimel et
choisit l’étroite grotte du
rocher de Braguse, dans
l’Inferno, où il s’établit.
Au sommet du rocher, il
édifia un pieux oratoire. Au
xne siècle, cet oratoire abri-
tant son tombeau fut rebâti
et devint une église parois-
siale. Les femmes n’y avaient
point accès,, raconte Bona-
venture de Saint-Amable
dans les Annales du Limou-
sin. EL d’ailleurs, leur rôle
à Braguse fut toujours né-
faste, disent les vieilles légendes. D’après la tra-
dition, une des cloches duj campanile s’étant déta-
chée, avait roulé sur la; pente et était tombée
dans le gouffre, au bas des ro-
ches. A grand’peine ou était
parvenu à la retirer et on avait
presque atteint la chapelle en
la hissant lorsque des femmes,
voulant aider les travailleurs,
tirèrent aussi sur les [câbles.
Mais, tout à coup, se prenant
à rire aux éclats, elles lâchèrent
prise et la cloche, de nouveau,
roula dans le gouffre, où elle
disparut à tout jamais.
Maintenant, la chapelle est
abandonnée; c’est la chapelle
des tombes solitaires, car son
clocheton, béant comme un
grand orbite vide, s’ouvre sur
des sépulcres épars. Çà et là
parmi les ronces, les orties, le
lierre rampant, gisent des pier-
res tombales rongéesj par le
lichen, ornées encore de gran-
des croix héraldiques. C’est là
que les hauts et puissants sei-
gneurs de Gimel venaient dormir leur dernier
sommeil. L’écusson des Lentilhac, un des leurs,
rougit encore les murailles de la chapelle aban-
donnée. C’est l’écusson des ruines: on le retrouva
dans les débris d’une salle de vieux château, il
fleurit dans une chapelle de l’église du bourg.
Écusson rouge, sanglante image, fleur d’amour.
ou fleur de haine, éclose dans le sang des combats
et dont les longs jours écoulés n’ont pu flétrir Tar-
dent éclat. Sous la Terreur, les vieux tombeaux du
promontoire furent profanés
Les cadavres qui reposaient
depuis des siècles sous le
campanile solitaire furent
arrachés de leurs sépulcres,
et durant des années les os-
sements blanchirent sous
le soleil et sous les averses.
Depuis ce temps, Braguse
inspire l’effroi aux profana-
teurs. Ils n’osent, le soir,
s’y aventurer, craignant les
fantômes qui le peuplent.
Des plaintes étouffées mon-
tent du torrent, disent les
paysans, du torrent qui re-
garde étrangement à travers
les branches.
Dès que vient le crépus-
cule, et jusqu’au petit jour,
les ai'bres décharnés chu-
chotent les prières des ago-
nisants.
Cette chapelle déserte que
les âmes troublées peuplent de visions eut des
jours' de splendeur et fut en grande vénération
dans tout le Limousin. Elle abritait les reliques
que le guerrier anachorète avait
rapportées d’Orient. Deux des
reliquaires qui les renfermaient
ont échappé au vandalisme et
à la cupidité des époques mau-
vaises. Ils appartiennent à la
fabrique paroissiale de Gimel
et sont conservés au presbytère.
La châsse, du xiC siècle, œu-
vre de Limoges, est une véritable
merveille. Ses émaux brillent
d’un vif éclat et les sujets qui
ornent ses faces montrent une
rare entente de la composition.
Le buste reliquaire de saint
Dumine, provenant également
du pieux trésor de la chapelle,
est en argent repoussé, doré aux
cheveux et à la barbe. Il porte
sur la poitrine les armes des
Gimel en argent émaillé. L n des
seigneurs avait fait façonner ce
buste en métal précieux et de
grandeur naturelle pour enfer-
mer le crâne du saint.
L’abandon est venu pour le promontoire vénéré,
il atteint les choses comme il atteint les êtres.
Dans la chapelle profanée, dont les pierres une à
une roulent dans le torrent, les pèlerins ne
pénètrent plus dévotement aujourd hui, mais la
ronce épineuse rampe sur le seuil de la vieille
La Grande Cascade.
La Redole.
LE MAGASIN PITTORESQUE
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porte romane mordue par les gelées, et seul le
vent d’hiver y passe en hurlant.
En considérant le présent, en évoquant le passé,
on fait là de tristes réflexions sur les destinées, et
la ruine la plus modeste parle le même langage
décevant que les restes des plus magnifiques
monuments de l’antiquité.
Mais la nature fleurit toujours pour nous comme
une espérance, même sur les tombeaux, et dans
le tragique abîme de l’Inferno, que d’heures déli-
cieuses j’ai passées par les matinées du printemps
ou de l’été ! Car, tout au fond, les rayons du
soleil filtraient en pluie d’argent, les oiseaux
chantaient dans les branches et les fleurs
entr’ouvraient leurs calices où perlaient des
gouttës de rosée.
Combien j’aimais m’y recueillir aux premières
heures du jour! Les soirs, il semble, ont des
langueurs maladives, ils sont brûlants, fantas-
tiques parfois; les premières clartés du jour
naissant restent pour moi idéalement pures.
« Les feuilles tombent des grands hêtres...
m’écrivait, ces jours derniers, un ami habitant
une solitude. Ce soir, elles bruissent étrangement
sous mes pas... Elles se plaignent, on dirait. Ne
seraient-elles point tout à fait mortes? Le soleil
est couché, l’ombre est venue et, dans ce bois où
le vent souffle, il me semble entendre la sym-
phonie... la Symphonie fantastique du grand
Berlioz. »
Moi, ce jour-là, au matin, j’écoutais chanter
au fond de l’Inferno. Je voyais un rayon filtrer
entre deux cimes et venir franger de rose l’écume
d’une cascatelle; puis, un merle sautilla un instant
dans la mousse, siffla et disparut. Et combien
c’était frais, doux et reposant !
En ma rêverie, j’évoquais la nymphe qui s’en-
tretenait avec Numa Pompilius dans la grotte
sacrée où l’eau de la cascade « à la robe ourlée
d’écume, au voile flottant de vapeurs irisées »,
prenait pour lui l’apparence d’une jeune femme.
La nymphe Egérie avait une voix de cristal, mu-
sicale et divine, qu’accompagnaient les vagues
murmures de la forêt.
Je songeais à cette eau courant devant moi sous
les feuilles. « C’est, me disais-je, la fille des nuées,
la grande exhalaison de la terre, la grande
haleine de la mer qui vient caresser nos mon-
tagnes, rafraîchir nos bruyères, filtrer mysté-
rieusement dans le granit. La voici s’égouttant
d’une roche, miroir discret où s’abreuvent les
oiseaux.
« Elle suit maintenant, avec lenteur, les sinuo-
sités de la pente, recueillant les gouttelettes qui
frissonnent sous les brins d’herbe et les fleurs et
se détachent une à une en perles irisées. Puis elle
gazouille dans les prés, sa vie s’accentue, elle a
des violences, elle éclabousse les roches. Parfois
elle sommeille un instant, comme lasse, entre les
berges, en des coins de mousse. Mais ce calme
est trompeur; la voici grondante, en fureur, il
semble, souffletant le roc, ébranlant la montagne,
s’écroulant pleine de clameurs et de mugisse-
ments, éblouissante, formidable en cet Inferno
où j’ai pénétré.
« Elle ira au loin s’endormir dans l’immensité
d’azur pour reprendre le cycle éternel et mysté-
rieux des choses d’ici-bas.
« Mais, gouttelette bénie caressée parles fleurs,
ruisselet où s’abreuvent les oiseaux, torrent hau-
tain, cascade éblouissante, rivière épanouie, elle
aura passé, toujours féconde, apportant la vie,
le charme et la gaieté partout et jusque dans cet
abîme de l’Inferno, dans ce lieu terrible et pier-
reux où j’aime tant venir ! »
Gaston Vuilliek.
La femme est d’autant plus religieuse qu’elle est pauvre,,
l’homme ne le devient que quand il est riche.
TABLEAU
Je le vois un matin d’été, je ne sais quand,
Debout, prêt à sortir, heureux d’être en toilette.
Tandis que, relevant à demi sa voilette,
Sa mère est inclinée et veut lui mettre un gant.
11 est là qui sourit. Je l’entends, il babille;
11 regarde, les yeux brillants, ses beaux habits ;
Gaîment il bat du pied sur les fleurs du tapis,
S’admirant, se trouvant plus joli qu’une fille.
Et comme il reste fier, pourtant, d’être un garçon !
Mais le voici ganté. Non, car un doigt rebelle
N’entre point. « Tiens ! dit-il en jasant de plus belle
Il n’a pas, celui-là, sa petite maison. »
Emile BLÉMONT.
L’AIGLE ET LE LIMAÇON
Sur une haute cime, à côté de son aire,
L’aigle rencontre un jour le hideux limaçon.
Surpris, le fier oiseau du maître du tonnerre :
«Toi, lui dit-il, ici! Mais, de quelle façon
As-tu pu t’élever de la terre
Et parvenir sur ce roc escarpé ?
Sans ailes et sans pieds, c’est extraordinaire ! »
L’autre répond : « Rien n’est plus simple : J’ai rampé ! »-
Frédéric BATAILLE.
FLEUR DE L’AME
Pour nous charmer, Dieu créa sur la terre
Les fraîches fleurs qu’en mai nous respirons -
Rose et lilas, pervenche et primevère,
Myosotis, muguets et liserons.
Et c’est pour vous une vive allégresse
De les aller cueillir, jeunes amants,
Ces doux présents d’une ineffable ivresse
Que l’on échange entre mille serments.
Mais ces trésors charmants de la nature
Durent, hélas! l’espace d’un seul jour;
Seule, une fleur du temps brave l’injure
Et ne meurt pas : cette fleur, c’est l’amour.
Em. FOUQUET.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
I -..A. MAISOlsT IDE S^LIIDTT LOUIS
Parmi les divers surnoms qu’on a proposé de
donner au siècle qui agonise, je m’étonne qu’il
ne se soit encore rencontré personne pour le
désigner du nom du siècle de « la manie péni-
tentiaire ». Je m’explique: il est curieux de remar-
quer que c’est surtout aux époques de liberté
relativement plénière qu’on s’est attaché à la
recherche, à la vénération, presque au culte de
tout ce qui a trait aux prisons, ces sombres bâ-
tisses au i'ond desquelles pourrit tant de paille
humide et gémissent tant de malheureux, non sous
le poids du repentir, mais sur l’impossibilité
d’une évasion libératrice.
A peine avait-on commencé de démolir Mazas
que des centaines de curieux se disputèrent
l’honneur d’acquérir une de ces lourdes portes
massives qui ont joué un cer-
tain rôle dans l’histoire du par-
lementarisme français... Puis
ce fut le tour de Sainte-Pélagie,
sur les ruines de laquelle le père
Goujon — autre « duc d’En-
Face » — pleure ses dernières
larmes de restaurateur déchu ;
la Grande Roquette va solliciter
bientôt les convoitises des « cel-
lulomanes » ; enfin, il n’est pas
jusqu’à la Bastille, l’ancêtre,
qui n’ait suggéré à certains une
reconstitution assez ridicule,
près du pontSully, de quelques-
uns de ses moellons retrouvés
lors du percement du Métropo-
litain.
Pendant qu’on était en si
bonne voie rétrospective, un
archéologue, M. Al. Gayet, at-
taché au Musée Guimet, a voulu faire mieux que
tous, et, au cours d’un voyage en Égypte, il s’est
mis avec toute l’ardeur d’un Croisé à la conquête
d’un lieu saint : la maison où saint Louis fut dé-
tenu après la bataille de Mansourah en lÜoO.
Vous vous souvenez du récit de Joinville, ce
reporter aussi royal que loyal: après, que son roi
eut sauté à terre pour échapper au péril de voir
son vaisseau coulé à fond par les Sarrasins, il fut
amené, « pasmé parla fort menuison » (dysente-
rie) par Geoffroy de Sargines jusqu’au village, où,
bien que défendu vaillamment par Sargines,
« comme li bons valiez deffentle hanap sonsignour
des mouches », il fut pris. On le transporta dans
une maison et « on le coucha au giron d’une
bourgeoise de Paris », presque comme mort, eton
pensait, ajoute Joinville, qu’il n’irait pas jus-
qu’au soir Cl).
(1) Ce passage de Joinville est contredit, du tout au tout par
les historiens arabes. Le plus célèbre de tous, Makrisi, qu’a
Les Sarrasins usèrent, envers leur prisonnier,
de ruses et de cruautés ; pour lui faire signer la né-
gociation de sa délivrance, ils le menacèrent de
lui faire mettre les bernicles, sortes d’ancêtres de
la double boucle, de diabolique mémoire... Mais
le bon roi ne se laissa pas intimider.
Ses entrevues avec les émirs, envoyés du
Soudan, aboutirent au payement d’un million de
Lésants d’or, qui valaient cinq cent mille livres,
pour prix de sa rançon.
La maison où fut détenu le roi de France existe
encore, mais les siècles ont passé sur elle et il a
fallu toute la science archéologique de M. Gayet
pour retrouver cette vénérable masure au milieu
de constructions sordides. A l’époque de la se-
conde croisade, cette maison était la demeure du
Cadi Ibn-el-Loqman, Kateb-in-
Chah (secrétaire en titre) du
sultan el-Mélek-es-Saleh Ayoub.
Située à l’extrémité d’une
ruelle qui débouche sur une
place morne, à côté de la mos-
quée d’El-Maoûafi (cheik vénéré
de Mansourah), bâtie à l’époque
même où les Croisés s’avançaient
vers la ville, elle a été presque
enterrée par lesurélèvementdu
sol; des bicoques grossières se
sont accroupies autour d’elle,
d’autres terrasses se sont élevées
sur les primitives et servent de
refuge à des pêcheurs.
La maison du Cadi était jadis
l’une des plus remarquables de
Mansourah et comprenait dans
son enceinte la majeure partie
des masures et des ruelles qui
aujourd’hui l’environnent. Telle qu’elle subsiste,
! elle a deux portes, l’une à l’est, obstruée par un
mur boueux, l’autre au sud, qui était autrefois
l’entrée principale.
Après avoir franchi la porte sud A, on pénètre
dans un corridor B, de 4 mètres de long sur envi-
ron l‘n,50 de large. Puis on se trouve dans une
cour C, de 50 mètres carrés de superficie, à
droite de laquelle un mur irrégulier J délimite
un enclos adjacent àla mosquée d’El-Maoûafi. En
face, au fond, D est une première salle qui
donne à gauche sur une autre salle importante E
dans laquelle est situé un djoub (oubliette) qui,
traduit M. Gayet, rapporte, daus un long récit fort détaillé,
qu'après la bataille de Fareskour où la chevalerie française
perdit 10 000 hommes, — les pertes totales îles Croisés s'éle-
vaient à 70 000 combattants tués ou blessés — saint Louis
entouré de ses gentilshommes, se retira sur une colline dési-
gnée encore aujourd’hui sous le nom de kom-es-Salam — la
colline du Salut — et que, cerné de toutes parts, il dut se rendre
après un combat acharné.
Maison de saint Louis à Mansourah.
A , porte sud. — B B, corridor. — C, cour. —
D , | remière salle de I ancien palais. — E , pièce
connue sous le nom de cachot. — E, d joub ( ou blielle).
— EG, corridor, — //, cachot véritable. — ./, mur de
séparation .
LE MAGASIN PITTORESQUE
79
d’après la tradition arabe, aurait servi de cachot
à saint Louis ; les Croisés ayant tenté de faire
évader le roi par un souterrain creusé sous la
maison, le prisonnier aurait été précipité dans le
djoub , sur l’ordre de -Chadjaret-ed-Dor, esclave
favorite de Saleh Ayoub.
Mais cette salle est peu probablement le vrai
cachot et n’est indiquée comme tel par les guides
que parce qu’il est presque impossible de pénétrer
par un couloir obscur et étroitG jusqu’à une autre
salle H, aux murs épais rendant impossible tout
essai d’évasion. Cette dernière pièce, tellement
remplie de décombres qu’on peut à peine y tenir
debout, serait la vraie cellule du prisonnier royal.
Du reste, on se souvient à Mansourah d’une visite
faite en 1845 par un prince français, Mgr le
duc de Montpensier sans doute, lequel entra
avec respect dans cette pièce, sembla méditer
longuement et se baissa pour emporter religieu-
sement une pierre parmi tous ces débris, comme
s’il se fût agi d’une relique.
Tant de souvenirs doivent-ils disparaître et la
France, que cette humble demeure intéresse au
point de vue patriotique, doit-elle la laisser tom-
ber en ruines? Il n’est que temps de s’y intéresser,
avant qu’un écroulement fasse disparaître à
jamais ces murs augustes.
Il faut aussi empêcher les fellahs de prendre,
sous prétexte d’extraire des décombres une pous-
sière salpêtrée qui servira d’engrais à leurs champs,
les ossements des cimetières du temps des croi-
sades, ossements qui proviennent des campements
de Jean de Brienne et des divers champs de ba-
taille marquant l’itinéraire des croisades.
M. Gayet a fait soigneusement refermer les
fosses, mais d’ici peu la dévastation les atteindra
à nouveau. Sur son initiative, aidé de notre con-
frère M. Albert de Ricaudy, rédacteur en chef de
l’Écho du Public , un comité s’est formé, une
œuvre plutôt, qui a pour mission d’assurer la
conservation des souvenirs du temps des croisades
et de donner une sépulture aux os de ceux qui
sont morts pour la défense de leurs croyances. Les
plus grands noms de l’aristocratie française,
tels que Msr le prince Henri d’Orléans, M. le
comte Boni de Castellane, Mme la duchesse
d’Uzès, Mme la comtesse de Turgot, les person-
nalités littéraires et artistiques les plus connues,
telles que MM. Henri de Régnier, Jean Rameau
Edmond Haraucourt, Jules Claretie, Benjamin
Constant, Falguière, Paul Ginisty, etc., ont eu à
cœur de contribuer, par leur adhésion bienveil-
lante, à l’édification d’une crypte et d'une chapelle
annexées à la maison d’Ibn-el-Loqman. La prési-
dence de l’œuvre a été acceptée avec une bonne
grâce parfaite par M. le vicomte Henri de Bur-
nier, de l’Académie1 française. Tant de souvenirs
se rattachent à cette glorieuse période de notre
histoire que nombreux sont les appuis accordés
à cette nouvelle croisade archéologique, pacifique
et par-dessus tout éminemment française, qu’a
entrepris de prêcher M. Gayet qui, détail piquant,
se trouve être le compatriote de saint Bernard.
Léon Passuriv
CE QUE DISENT LES CATHÉDRALES
A l’une des récentes soutenances de thèses de
doctorat en Sorbonne, un candidat, M. Émile
Mâle, a pris pour sujet l’Art religieux au XIIIe
siècle. C’est la première fois que la question est
traitée avec cette ampleur, cette sûreté, cette
méthode, et ce travail marque une date dans
l’histoire de la critique artistique de notre pays.
Il mérite qu’on en parle et qu’on le fasse sortir
du cercle trop restreint des érudits et des spécia-
listes.
Y a-t-il intérêt à cette vulgarisation ? Certes
oui. C’est un des attraits principaux des voyages
et des excursions que le pèlerinage aux cathédrales
des cités que nous traversons, et l’on admire ces
monuments gigantesques des âges passés. Or, on
les admire sans les comprendre: le livre de Mâle
donne la clef des énigmes devant lesquelles les
touristes passent sans les soupçonner. Il est donc
bien désigné pour fortifier nos admirations artis-
tiques en les éclairant.
Il faut savoir que les artistes du moyen âge ne
firent pas de l’art pour l’art, et il est nécessaire de
se pénétrer d’abord de leur esthétique spéciale.
La cathédrale, par son ensemble et par toutes
ses parties, est un symbole.
Écoutez la définition de Hugues de Saint-Victor :
— La cathédrale est un catéchisme bâti et
sculpté.
Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que ce monument
de granit, loin d’être la masse silencieuse et inerte
qu’elle nous paraît, est éloquente, édifiante, et
nous dit mille choses qu’il est utile que nous
sachions encore entendre et comprendre.
Tout en elle a un sens caché. C’est la mécon-
naître que de se contenter devant elle de ses
apparences ; il faut en pénétrer l’esprit, sous
peine de se résigner à l’ignorer, à la considérer
comme lettre morte.
Il reste à expliquer et comment et pourquoi ces
pierres parlent.
Pourquoi ? Parce qu’au moyen âge la foule est
ignare et ne sait pas lire. Eût-elle des livres, les
livres étaient tous écrits en latin; il fallait être
clerc pour déchiffrer le grimoire. Les artistes
eurent pour rôle et pour mission de le traduire
aux yeux du peuple en symboles sensibles,
80
LE MAGASIN PITTORESQUE
visibles, statues, vitraux, ornements, représen-
tations de toutes sortes. Ce sont autant de réponses
aux questions qui préoccupaient l’âme populaire,
1 histoire du monde, son commencement, sa fin,
les préceptes de la loi morale, la ligne de
conduite à tenir dans la vie, les espoirs à con-
cevoir.
En un mot, toute la philosophie du moyen
âge, toutes ses croyances, toutes ses espérances,
toutes ses aspirations, toutes ses illusions,
toute sa piété éclatent pour nous aujour
d’hui encore dans les cathédrales que
nos pères ont transmises aux siè-
cles.
Comment? Quelques exem
pies le feront comprendre.
Interrogeons ces colosses
de granit, les cathédrales
de Chartres, d’Amiens,
de Reims, de Tours.
Notre-Dame de Paris,
et écoutons ce qu’ils
vont répondre.
Qu’est-ce que le J
monde matériel,
la Nature ? C'est
le symbole de
la volonté de
Dieu. Silescieux
chantent sa gloi-
re, la terre crie
et étale ses vo-
lontés. Le mon-
de est un livre
immense oùcha-
que mot recou-
vre une pensée
de Dieu.
L’ornementation des cathédrales est variée,
fournie, poétique ; des fleurs, des oiseaux, des
animaux semblent être restés accrochés aux
angles de tous les piliers. Ils ne sont pas purement
décoratifs : ils sont un enseignement, ils recom-
mandent des vertus et divulguent des dogmes.
Le bœuf veut dire douceur; le lis marque
l’innocence ; le langage des fleurs est né devant
l’autel. La colombe? c’est l’Église. Son bec ? c’est
l’emblème de la prédication qui sépare l’orge et
le froment, à savoir les maximes de l’Ancien
Testament de celles du Nouveau ; ses pieds sont
rouges, parce que les pieds de l’Église baignent
dans le sang des martyrs.
Le hibou ou nycticorax? c’est Jésus-Christ, qui
s’est enfoncé dans les ténèbres dçs Gentils. Bref,
le monde matériel est une perpétuelle figure du
monde moral. Voilà pourquoi tant de Heurs et de
bêtes ornent la vieille cathédrale.
Quittons le monde physique pour le monde
spirituel et moral.
La première loi de l’humanité, c’est qu’il faut
travailler pour vivre. La cathédrale le dit, le crie
La Résurrection de la Vierge et son couronnement (Notre-Dame de Paris
par toutes ses pierres, car elle représente des
symboles de travail et de science qui rappellent
aux lidèles d’avoir à exercer l’énergie qu’ils ont
reçue du ciel.
Elle célèbre le travail manuel, et ses bas-reliefs
qui figurent les occupations de la campagne selon
les saisons sont de véritables calendriers illustrés,
à l’usage des laboureurs. 11 faut aussi travailler
par l’esprit, apprendre, savoir. C’est ce que disent
tant de statues symboliques, la Dialectique
cathédrale de Laon), l’Astronomie (Sens), la
Grammaire (Chartres), la Philosophie, tou-
tes avec leurs attributs fixes qui servent
à les reconnaître.
Du monde intellectuel, pas-
sons au monde moral : la ca-
thédrale prêche toutes les
vertus et l’horreur des vices,
dont elle offre des ligures
lideuses. Conformément
aux indications précises
que leur fournissaient
la théologie et le
clergé, d’après les
Pères de l’Eglise
et d’après les
autorités les
plus respectées,
la Somme de
saint Thomas
ou le Miroir de
Vincent de
Beauvais, les
artistes ont fi-
guré toutes les
vertus et leurs
contraires dans
le granit des
églises, et quand vous irez par exemple-à Amiens
ou à Notre-Dame de Paris, vous les verrez: l’Ido-
lâtrie courbée devant un singe, le Désespoir qui
se tue d’un coup de couteau, l’Avarice qui ferme
son coffre, la Luxure qui s'attiffe, l’Orgueil qui
fait cabrer son cheval, la Lâcheté qui fuit devant
un petit lapin.
Voilà toute la psychologie du chrétien. Il nous
reste à demander à nos pierres ce qu’a fait l’hu-
manité depuis qu’elle existe, et ce qu’elle de-
viendra.
Elle va nous le dire, et sa réponse est celle que
faisait la philosophie de l'époque ; elle est tirée
des Écritures. La cathédrale est la traduction du
catéchisme.
Dans l’imposant cortège des statues de granit,
voici toute l’humanité en marche, depuis le prin-
cipe, depuis les premières pages de l’Ancien Tes-
tament.
Les voici tous, les Patriarches et les Rois, Melchi-
sédech, Abraham, Moïse, tous représentés comme
des précurseurs du Christ. Voici les prophètes qui
l’ont annoncé, reconnaissables à leurs attributs,
LE MAGASIN PITTORESQUE
8i
Jérémie, Daniel, Osée, Zacharie, Isaïe qui prédit
la descendance de Jessé : de là tant d’arbres de
Jessé, qui s’étalent et s’étirent parfois sous forme
de Galeries des Rois, comme au-dessus du portail
de Notre-Dame
de Paris, qui
porte non pas,
comme on
croit, les rois
de France,
mais les rois de
Juda issus de
Jessé.
Voici tous
les Évangiles,
figurés dans la
pierre, la Nati-
vité, les Ber-
gers,les Mages,
les Noces de
Gana, la Tenta-
tion, la Trans-
figuration,
l’Entrée à Jéru-
salem, la Pas-
sion, la Résur-
rection, tout
cela sculpté ou
peint non pas
pour le sujet
lui-même,
mais pour son
sens caché et à
titre de sym-
bole édifiant.
Par exemple,
regardez la clô-
ture du chœur
de Notre-Dame
de Paris : il y a
là une Nativité
bien expres-
sive ; Marie et
Joseph [se tai-
sent, serecueil
lent, et l’Enfant
Divin est cou-
ché, non dans
une crèche,
mais sur l’Autel
de la religion
nouvelle qu’il va créer : c’est la Nativité non
Jésus, mais de l’Église.
Voici toute l’histoire de la Vierge Marie, et
voici tout le cortège des Saints dont la Légende
Dorée de Jacques de Voragine a résumé l’histoire.
Dans les cathédrales, ils sont légion : c’est saint
Eustache à qui Dieu enlève sa femme, volée par
un pirate, ses enfants, dévorés par un lion et par
un loup, et qui bénit le Seigneur; c’est saint
Georges, qui tue le monstre pour délivrer la fille
La Vierge dorée d’Amiens (Fin du xm° siècle).
de
du roi de Silène, pareil à quelque chevalier du
Graal, dont il a toute la bravoure ; c’est saint
Christophe, le géant qui porte le Christ sur ses
épaules pour lui faire passer le fleuve; c’est saint.
Jacques, sou-
tenant par les
pieds un pendu
injustement
condamné.
Toute l’histoire
de saint Jean,
de saint Paul,
vous la lirez
sur la pierre ou
sur le verre.
Ainsi le peu-
ple ne pouvait
ignorer les
saintes Écritu-
res, qui lui
étaient racon-
tées par les
'< ymaiges »
des cathédra-
les. Ignorera-
t-il tout de
l’antiquité pro-
fane ? Mais elle
n’estpas absen-
te. La cathé-
drale de Lyon
nous montre
Aristote por-
tant sur son
dos, à quatre
pattes, la cour-
tisane Cam-
paspe ; Virgile,
qui a prédit le
Christ dans une
Eglogue , est à
Caen; Esope a
fourni des mo-
tifs à Amiens;
partout, onvoit
la Sibylle Ery-
thrée et neuf
autres. Ovide
sert à la pro-
pagation du
dogme; l’his-
toire de France aussi inspire les artistes; Reims
a gardé l’image des rois de France; le baptême
de Clovis, l’histoire de Charlemagne, les Croi-
sades, la vie de saint Louis sont quelques-uns
des épisodes que l’on trouve sur les muraillesTles
vieilles églises.
Celles-ci ne racontent pas seulement le passe.
Elles nous instruisent de notre avenir. Elles disent
comment le monde finira, et elles racontent, d’après
Jésus dans l’Évangile et saint Jean dans l’Apoca-
82
LE MAGASIN PITTORESQUE
lypse, le dernier terme de l’histoire et le Jugement
dernier, le drame solennel du dernier jour.
Par delà les âges futurs, les sculpteurs ont mis
à leur histoire de l’humanité le rayonnement final
du Paradis. Voilà, en substance, ce qu’on peut lire
sur les lianes de nos cathédrales de France. C’est
une somme formidable. Elles sont l’Encyclopédie
de toutes les préoccupations d’une époque dont
elles reflètent Pâme elle-même.
Victor Hugo a écrit : « Le moyen âge n’a rien
pensé d’important qu’il ne l’ait écrit en pierre. »
Il ne savait pas si bien dire, car il ne soupçonnait
pas tous les secrets et toutes les richesses de la
symbolique chrétienne.
L’ensemble de nos cathédrales de France, par
leur inspiration et leur si-
,/\ gnification, embrasse l’uni-
Aristote et Campaspe (cathédrale de Lyon).
garde bien sa physionomie : celle d’Amiens est
Messianique, celle de Paris exalte la Vierge, celle
de Laon célèbre les Sciences, celle de Bourges est
consacrée aux Saints, celle de Reims glorifie la
Patrie. Toutes, dans cette particularité locale, ont
une portée encyclopédique et un sens universel.
Que d’enseignements elles nous donnent, et de
quel vif éclat, ainsi considérées, elles illuminent
l’âme française du xue siècle! Comme ces généra-
tions furent idéalistes !
Quel mépris de la forme matérielle, puisqu’ils
ne l’estiment et ne l’aiment qu’en tant qu’elle re-
couvre un symbole, un sens secret, et qu’ils veu-
lent toujours reconnaître l’esprit derrière la lettre!
Mais, surtout, quelle foi solide et sûre, et comme
ce travail d’Emile Mâle renouvelle nos idées rela-
tivement aux artistes d’antan ! Victor Hugo admira,
sans la comprendre, l’étonnante fantaisie des
artistes et des sculpteurs du moyen âge; il en
chanta l’indépendance, le caprice orgueilleux et
libre d'entraves, dégagé de la liturgie, et il pro-
clama la liberté de l’architecture. Non, l’architec-
ture n’était pas libre. Le clergé, qui commandait
ses cathédrales, imposait les sujets de l’orne-
mentation et les voulait en conformité avec les
traditions séculaires de la théologie et de la sym-
bolique chrétienne, qui est une écriture. Huys-
mans Fa vu dans son roman, poétiquement conçu,
mais scientifiquement confus, la 'Cathédrale. Là,
dans cette obligation pour l’artiste de respecter
la pensée des fondateurs, est la garantie de la
grandeur sublime de cette architecture, qui n’ex-
prime pas une pensée individuelle, mais bien la
pensée tout entière d’un peuple et d’un âge de
l’humanité.
Par delà les barrières des siècles, la cathédrale
apparaît comme une immense nef dont les arcs-
boutants sont les rames et sur laquelle la cité
peut s’embarquer tout entière sans crainte. Elle
est l’image du monde, elle explique le mystère de
la destinée, elle résume toute l’âme de son temps ;
car tous ont travaillé à son achèvement, le peuple
par ses ouvriers, les riches par leurs dons, les
artistes par leur génie ; elle a absorbé toutes les
forces vives de son temps, et les morts eux-mêmes
ne s’en désintéressent pas, puisqu’ils la peuplent
sous leurs dalles armoriées qui les représentent
agenouillés, les mains jointes, continuant à prier
dans la foule qui prenait là, dans la commune
extase de sa piété, conscience de sa forte unité
et de son harmonie sociale et morale.
Il convenait de signaler, de vulgariser cette
nouvelle interprétation de notre vieille architec-
ture. A Paris, à Chartres, à Bourges, à Tours, à
Sens, à Laon, à Rouen, à Châlons-sur-
Marne, à Troyes, à Reims, à Beauvais,
à Amiens, à Clermont-Ferrand, à Bayeux,
à Dol, au Mans, à Albi (et ce ne sont là
que quelques-uns de nos nombreux sanc-
tuaires], des cathédrales admirables, et
pour l’exécution et plus encore pour l’inspiration,
font l’envie de l’Europe, qui n’a nulle part un
pareil trésor artistique à montrer. Que serait-ce,
sans les dégâts et les destructions qu’ont causés
les accidents, les guerres, les révolutions et plus
encore, peut-être, les restaurations d’architectes
maladroitement zélés !
Là est une grosse part de nos richesses d’arl,
celle dontnous pouvons le plus glorieusement nous
enorgueillir : la matière méritait qu’on lui con-
sacrât un travail de nombreuses années comme
celui d’Émile Mâle, et que les résultats de ce
travail fussent répandus dans la masse, où ils
détermineront un courant d’admiration esthé-
tique, et une orientation nouvelle vers les sanc-
tuaires que la foi de nos pères a légués à notre
scepticisme.
Léo CLARETIE.
y <y y y y y y y y y y y ^ y y y *4* *4^*1?
Si le monde n’avait pas de soupirs, le monde étoufferait.
(Alphonse Daudet.)
La nature humaine est la même partout : partout elle
recherche avidement les éloges de l’opinion et les aises de la
vie, quels qu’ils soient. 11 n’est point de théâtre pour l’ambi-
tion, et l’on sait qu’il se lait autant de brigues pour la pre-
mière place du village que pour la première de l’État. —
Louis Yeuillot.
LE MAGASIN PITTORESQUE
83
UN COMPLOT
Huit heures sonnent ; la grande porte de l’Ecole
primaire s’ouvre ; on entend au loin résonner sur le
pavé durci par la gelée les pas menus d’enfants cou-
rant et trottinant pour arriver plus vite.
En effet, elles arrivent les mignonnes, emmitouflées
dans leurs manteaux ; leurs mains rougies par le froid
tiennent à grand peine le cartable.
Peu à peu les voici qui entrent, les manteaux et les
fichus sont enlevés ; les mains se réchauffent ; les
langues se délient et l’on entend un petit murmure
semblable au bourdonnement d'une ruche.
Huit heures et demie. Une à une les élèves se
mettent en rangs, s’alignent devant leur classe et
entrent en chantant ; ces petites voix fraîches donnent
la sensation d’un gazouillis d’oiseaux.
Maintenant les fillettes, debout devant les tables de
la classe, attendent, pour s’asseoir, le signal de la maî-
tresse.
Plus qu a l’ordinaire leurs yeux pétillent de ma-
lice; elles se font de petits signes, se poussent du
coude. Que va-t-il donc se passer ? Quel est ce com-
plot ?
Seule une petite brunette reste pensive et triste ; ses
joues creuses, son teint pâle lui donnent un air dou-
loureux ; sa physionomie, éclairée par deux grands
yeux rêveurs, doux et intelligents, attire l’atten-
tion et la rend intéressante. Ses vêtements sont
propres, mais sa pauvre robe est usée ; son tablier aux
manches trop courtes laisse voir des mains violacées
par le froid. Malgré la course qu’elle vient de faire,
elle grelotte encore, et pourtant elle ne se plaint pas,
trop fière pour laisser deviner sa pauvreté et son
chagrin ; car elle connaît plus les larmes que le rire
depuis qu’elle a perdu sa mère. Depuis longtemps la
chère disparue est remplacée au foyer, et même, dit-
on, c’est la quatrième maman que son papa lui donne,
et celle-ci est méchante.
La classe enfin commence, et chaque élève ouvre
son pupitre. A ce moment, un léger cri se fait enten-
dre ; tous les yeux se tournent vers celle qui vient de
troubler ainsi le silence, et de petits rires éclatent
devant la surprise et l’émotion que vient d'éprouver
la pauvre orpheline; car c’est bien elle la cause de
tout cet émoi ; son visage est devenu tour à tour rouge,
pâle, et la mignonne ne sait plus si elle doit pleurer
ou s’associer à la gaieté de ses compagnes.
C’est que du fond de son pupitre vient de surgir,
comme d’une boite à surprise, quelque chose de mys-
térieuxqu’une feuille de journal enveloppe. Et le regard
de l'enfant va du [taquet à la maîtresse, de la maîtresse
aux fillettes. Enfin, encouragée par toutes ces rieuses,
elle ouvre doucement le papier et en retire tour à
tour timidement une robe, un jupon bien chaud, un
grand tablier noir d’écolière et une jolie capeline.
Quoi ! toutes ces richesses seraient-elles pour elle ?
est-elle le jouet d’un rêve ?
Mais non, elle ne rêve pas; les fillettes, oublieuses
pour un instant de la discipline, viennent alors l’em-
brasser. Ce sont elles les coupables, qui, sans rien dire,
se sont cotisées pour venir en aide, par ce vilain
froid, à sa discrète infortune.
Cette scène touchante se passait l’autre jour dans
une école de Paris, sous l’oeil de la maîtresse, complice,
elle aussi, de tous ces bons petits cœurs.
Mm0 D. GUIGUET.
HISTOIRES P’AUTRUCHES
Vous connaissez, comme moi, l’étrange véhi-
cule attelé d’une autruche qui circule autour de
la grande pelouse du Jardin d’ Acclimatation.
Tous nos petits Parisiens y ont pris place pour
leur plus grande joie, et, malgré l’inquiétude de
leurs mères, tous ils ont eu la tentation d’activer
l’allure de leur coursier. Heureusement, le gar-
dien veille et le volatile est pacifique. C’est
dommage vraiment de ne pouvoir lancer le gigan-
tesque échassier au galop dans les allées sablées
du parc. En effet, si, dans le petit traintrain ordi-
naire delà vie, cet oiseau se contente de franchir
50 à 65 centimètres à chaque pas, il peut, dans
diverses circonstances, lorsqu’il est effrayé par
exemple, franchir en
une seule foulée un
espace de 3 mètres à
4 mètres et demi. Le
Scientific Ameri-
can, où nous allons
puiser les éléments
de l’histoire qui suit,
estime qu’une allure
de ce genre corres-
pond à une vitesse
de 45 kilomètres à
l’heure, c’est-à-dire
la vitesse moyenne
de nos plus fougueux
conducteurs d’auto-
mobiles.
Je ne vous rappel-
lerai pas les lieux communs qui ont été débités
sur l’autruche ; vous savez qu’on rencontre cet
oiseau dans l’Amérique centrale, dans l’Afrique
du Sud, que les colons algériens ont essayé de
l’élever. Pour compléter ceci, le Scientific Ame-
rican, nous apprend que cet animal est si stu-
pide qu’il perd ses œufs en route ou plutôt,
pour rester dans le domaine de la vérité
scientifique, qu’il commence la ponte avant d’avoir
édifié son nid. Et quel nid, encore 1 Un trou dans
le sable, de 1 mètre à Ira,a0 de diamètre, qui
contiendra, suivant les circonstances, un seul
œuf ou deux, trois, quatre douzaines et plus, carie
même nid sert à plusieurs oiseaux. Chaque œuf
pèse deux à trois livres et sa contenance équivaut
à celle de deux douzaines d’œufs de poule. Les
Européens n’aiment pas beaucoup le goût de ces
œufs; encore moins mangent-ils la chair de l’au-
truche, qui ressemble à celle du dinde, mais est
fort coriace.
Dans la Floride les fermiers se livrent volon-
tiers à l’élevage de l’autruche. Une de ces fermes
renferme actuellement un de ces oiseaux qui s’est
acquis une renommée telle qu’on l’a surnommé
« Napoléon ». Comme le grand conquérant dont il
porte le nom cet oiseau, a fort mauvais caractère ;
84
LE MAGASIN PITTORESQUE
il s’est constitué le gardien des volatiles qui vivent
dans son voisinage. Malheur au nègre qui, à la
faveur de la nuit, essaye de dérober quelques
faisans nombreux dans ces parages. Napoléon
exécute toutes les nuits de petites patrouilles
dans le parc où il est emprisonné. Lorsque tout
est tranquille, il pousse de temps en temps un cri :
« Tout va bien », a-t-il l’air de dire. Mais si, au cours
de sa ronde, il rencontre quelque sujet d’alarme,
il réveille ses compagnons par des « hurlements »
formidables et se précipite au-devant du danger.
On sait que l’autruche a une force très grande
dans le bec et dans les ailes ; mais c’est surtout par
des ruades qu’elle se défend ; elle parvient ainsi
à éventrer un cheval. Napoléon est un géant de
l’espèce : il mesure plus de 3 mètres de haut;
il pèse 400 livres anglaises; estimez quelle doit
être sa force. Il se distingue de ses congénères
par une certaine intelligence; dans le jour, il est
très violent, mais la nuit c’est un véritable démon.
Assister le matin à sa sortie du parc constitue une
des curiosités du pays. Son gardien, armé d'une
fourche, s’évertue; il le pousse, il le frappe et
Napoléon, indigné de ce traitement, pousse des
cris perçants, lance des ruades de tous côtés en
s’acheminant lentement vers la sortie.
Une nuit, les gens de la ferme furent éveillés
par un tumulte extraordinaire. C’étaient, mélangés
aux cris de colère de Napoléon, des cris de détresse
poussés par un être humain. On se précipite, et
que voit-on ? Éclairé par une lune brillante, un
nègre affolé courait en zigzag pour échapper aux
atteintes de l’animal furieux. Finalement, l’infor-
tuné atteint la palissade, mais, au moment oii il
tente un dernier effort pour la franchir, l’au-
truche lui décoche une ruade qui, pour être
mal appliquée, n’en déchire pas moins la cuissg,
laissant l’os à nu. La victime était un simple
voleur de faisans; pendant longtemps le nègre
fut gravement malade, mais la leçon ne fut pas
perdue, et les faisans du fermier furent respectés.
On a souvent parlé de l’emploi de l’autruche
comme monture. En Abyssinie, les naturels se
livrent quelquefois à ce genre de sport. La iigure
ci-contre montre l’aspect que peut avoir un
« cavalier » sur une aussi singulière monture.
Hâtons-nous de dire que c’est par subterfuge que
cette photographie a été prise. Le cavalier, un
correspondant du S cienti fie American, requit le
concours d’un domestique ; celui-ci saisit une
couverture et la jeta sur la tête de l’oiseau. Pendant
ce temps, notre confrère sauta sur le dos de l’au-
truche; le photographe, qui attendait le moment
propice, déclencha son obturateur dès que l’oiseau
eut été décapuchonné. Inutile de dire qu’aussitôt
l’autruche partit à toutes jambes et que cent pas
plus loin le cavalier était par terre, sans accident
heureusement. Au siècle prochain, un savant
prendra peut-être texte de cette photographie pour
prouver que l’autruche était utilisée couramment
comme animal de selle.
Albert Reyner.
UM RAID BOËR
NOUVELLE
Un choc furieux se produisit; la locomotive
avait heurté les pointes des huit rails simultané-
ment.
Alors le monstre d'acier et de feu sembla gémir;
on percevait comme des plaintes le déchirement
de ses tôles par les huit barres de fer qui péné-
traient dans ses tlancs, se tordaient sous l’effort
prodigieux de cette masse qui s’entêtait à avan-
cer quand même.
Les Boërs, de leurs mains crispées, soutenaient
toujours les rails, les obliquant tous dans le
même sens.
Le succès couronna leur tactique. La locomo-
tive, ayant sous ses roues des appuis instables (la
plupart des tire-fonds avaient été enlevés), s’in-
clina, déchaussant définitivement ces appuis, et
lentement versa sur la droite au milieu des tour-
billons de vapeur de sa chaudière éventrée.
L’homme sortait vainqueur de sa lutte avec le
léviathan d’acier. Le monstre renversé, à terre,
râlait.
A ce moment, la trompe d’Engelbert se fit
entendre à nouveau, sonnant cette fois une seule
note, désespérée, et les crachements de sa mitrail-
leuse reprirent rapides, semblant eux aussi
appeler à l’aide.
— - Vite, au dehors, au secours du frère, s’écria
labelle.
III
LES CENTAURES.
Quand Engelbert avait aperçu le train blindé,,
celui-ci n’était plus qu’à un mille de l’entrée
du souterrain.
Le Boër tira de sa corne de buffle deux appels
pour avertir ses frères et ouvrit le feu.
A cette distance, le tir lui était facile sur un
but aussi large, puis il n’avait qua pointer, la
pièce se chargeant, tirant seule automatiquement,
une fois le premier coup parti ; aussi, peu de ses
obus se perdaient-ils, et sans les blindages d acier
qui revêtaient la locomotive et les trois wagons,
le jeune canonnier à lui seul eût pu espérer
LE MAGASIN PITTORESQUE
85
mettre en, quelques minutes tous ses ennemis hors
de combat.
La première voiture du train blindé portait
une pièce légère, un petit canon de montagne ; il
répondit. Mais Engelbert, son cheval et sa mitrail-
leuse étaient dissimulés derrière une barrière
naturelle de cactus ; les cartouches tirées conte-
naient de la poudre sans fumée. Les Anglais rece-
vaient une grêle de projectiles, entendaient le
fracas des détonations qui les crachaient sur eux,
fracas mille fois amplifié par les échos des roches,
mais ils ne pouvaient discerner d’où venaient ces
coups, où était, quel était l’ennemi. Ils lui répon-
daient néanmoins, mais au jugé, sans lui faire
aucun mal.
Chose qu’ignorait Engelbert, qu’ignorait Iabelle
et ses frères, ce train blindé était commandé par
Patrick Donedal, le jeune lieutenant de police à
cheval auquel jadis, en sa qualité d’Irlandais, les
unissait une amitié que douloureusement avait
rompu la déclaration de guerre.
Le train blindé, assez malti’aité par le tir
d’Engelbert, avait enfin disparu à ses coups der-
rière un repli de terrain.
Patrick Donedal fit ralentir la marche. Il allait
descendre avec ses cavaliers et tenter de s’empa-
rer de cette artillerie invisible sur les hauteurs
qui, tout à l’heure, à la sortie du tunnel, devien-
drait plus gênante encore.
— Avancez doucement, dit-il au mécanicien
comme dernière recommandation, afin de ne
point arriver de l’autre côté des collines avant
que nous-mêmes les ayons franchies en combat-
tant.
Dix cavaliers étaient descendus du train. En
selle, ils attendaient l’ordre de leur chef pour
partir avec lui à l’assaut des roches.
Patrick Donedal leva son sabre, première partie
du signal de départ. Mais son bras demeura en
l’air, laissant momentanément le geste inachevé.
A l’entrée du souterrain là-bas, il venait d’aper-
cevoir une silhouette féminine, et dans cette
silhouette il avait cru reconnaître Iabelle Rozen-
daal.
Iabelle, sa Iabelle bien-aimée ! Allait-il donc
falloir qu’il passe sur son corps pour rentrer à
Vryburg ?
Il connaissait la vaillante jeune fille, elle et ses
frères — ses frères devaientêtre avec elle — tire-
raient au passage sur le train blindé; la garde
du train leur répondrait ; et qui sait si une balle...
Un frisson le secoua à cette pensée. Il eut la
vision affreuse de son amie étendue, perdant son
sang, morte peut-être, blessée par un des soldats
anglais.
Non, il ne fallait point que cela fût possible. On
pouvait l’éviter. Il était le chef, il n’avait qu’à
donner un ordre.
— Qu’on passe, qu’on passe à tout prix, dit-il
au mécanicien, mais sans tirer un coup de feu.
Puis il abaissa son sabre, la pointe tournée vers
le sommet des collines, et les dix cavaliers s’ébran-
lèrent au grand trot derrière lui.
Engelbert vit cette cavalerie arriver sur lui
quand elle n’était plus qu’à un demi-mille; avec
sa corne, il appela à l’aide, puis rapidement dis-
posa sa pièce pour tirer en éventail à mitraille.
Malheureusement, les ondulations du terrain ne
permettaient pas aux projectiles de le balayer
tout, comme ils l’eussent fait à la surface d’une
plaine rase ; il eût fallu diriger constamment le
tir de la pièce, lui faire suivre par des inclinai-
sons convenables les dénivellations du terrain
parcouru par les cavaliers, au lieu de la laisser
tirer un peu au hasard, droit devant elle, toujours
à la même hauteur. Mais Engelbert, en vrai
Boër, n’avait qu’une préoccupation, être à cheval
pour recevoir le choc de ces cavaliers.
Combattre à pied, en canonnier surtout, est
une anomalie pour ces habitants des savanes, tou-
jours à cheval dès leur plus tendre enfance. Com-
battre à pied des ennemis à cheval ! Fi donc, ce
serait déchoir. Avec un coursier entre les jambes
seulement ils se sentent en possession de leurs
moyens guerriers.
En selle, il attendit, maudissant presque la
mitrailleuse qui, fidèle à son devoir, continuait
à cracher la mitraille et, la crachant, l’empêchait,
de se porter en avant.
Cependant, la première salve, en surprenant les
Anglais, avait abattu cinq des leurs ; ils restaient
six, parmi lesquels leur chef, Patrick Donedal, et
ces six cavaliers, après un détour, s’étant mis hors
du champ d’action de la mitraille, chargeaient,
gravissant les pentes.
Alors il se passa une chose inouïe ; Engelbert,
outré de son inaction forcée, alla à la pièce qui
tirait toujours et, de la pointe de son sabre, la
culbuta pour pouvoir charger à son tour. Un
contre six ! qu’importait à sa bravoure.
A ce moment, par bonheur pour ce héros à la
témérité folle, ses frères apparaissaient sur les
pentes derrière lui, pressant leurs chevaux dans
un galop furieux, venant à la rescousse sabre en
main, suivis d’Iabelle sans arme.
Ce fut un choc formidable. Engelbert, en tête,
avec une large avance, se rua le premier, seul
encore, sur ses six ennemis, et, favorisé par la
pente, semblable à un vivant projectile, troua
leur rang en son milieu, puis, emporté par son
élan, les dépassa. Les fers seuls s’étaient choqués
dans cette passe trop rapide, le sang n’avait point
encore coulé.
Othon, Guillaume, Pretorius et Maurice arri-
vèrent ensuite comme la foudre, eux aussi favo-
risés maintenant par la pente descendante.
Le choc d’Engelbert avait ouvert le rang des
Anglais, il en était résulté une répartition inégale
des adversaires.
Guillaume, Pretorius et Maurice n’avaient
devant eux chacun qu'un ennemi ; Othon, plus à
droite, en avait trois sur les bras.
86
LE MAGASIN PITTORESQUE
Othon était le géant des géants, le plus vigou-
reux de cette famille de colosses ; cependant, trois
adversaires, c’était beaucoup pour lui, car parmi
ces trois adversaires figurait Patrick Donedal.
Engelbert, enfin maître de son élan, revenait à
la charge ; il vit le péril de son aîné et vola à son
secours, mais Iabelle fut plus prompte que lui.
Arrêtée à dix pas, la jeune fille avait déployé
le lazo attaché à sa selle.
Ce qui sc passait devant elle était atroce. Elle
venait de reconnaître parmi les cavaliers anglais
ce Patrick qu’elle aimait. 11 était aux prises avec
Othon. Eh quoi ! son amant et son frère allaient-
ils s’égorger sous ses yeux !
Délibérément, elle lança la longue corde à
nœud coulant, puis d’un coup d’éperon fit bondir
son cheval.
Enlevé de sa selle par une force irrésistible,
celle du lazo qui le ceinturait, lui transmettant à
dix pas l’effort du cheval d’Iabelle, Patrick,
rudement, mesura la terre et s’évanouit.
Ses hommes le crurent mort.
A ce moment arrivait Engelbert, et les adver-
saires étaient désormais cinq contre cinq.
Partie égale, semblait-il? Non, car déjà trois
des cavaliers anglais avaient éprouvé la supériorité
des frères Rozendaal qui leur étaient opposés, les
deux autres avaient devant eux les deux plus
redoutables de ces centaures.
Privés de leur chef, les cinq Anglais cédèrent
à une panique folle. D’un commun accord, ils
tournèrent bride et s’enfuirent.
Cependant, Iabelle, pétrifiée, regardait ce corps
étendu devant elle, et de grosses larmes tombaient
de ses yeux remplis d’horreur par ce spectacle,
son œuvre.
Fallait-il donc, 6 fatalité, que pour sauver son
frère, elle eût tué celui qu’elle chérissait à l’égal
de son propre sang !
IV
LA VIEILLE TACTIQUE BOER.
Le chariot aux six paires de bœufs revenait
vers la ferme des Rozendaal, accompagné toujours
de ses cinq cavaliers géants.
Un cheval portant une selle d’amazone suivait,
conduit en main par un des serviteurs cafres.
Iabelle, en effet, se trouvait dans l’intérieur du
chariot, cette demeure ambulante et elle se
trouvait dans l’intérieur du chariot parce que,
dans le chariot, sur un matelas, reposait un
blessé, le lieutenant Patrick Donedal.
Iabelle était aujourd’hui l’infirmière de la
blessure dont elle avait été Faute ar, une épaule
luxée.
— Patrick, me pardonnez- vous ? demanda la
jeune fille.
— Iabelle, je n’ai point à vous pardonner,
j’ai à vous remercier.
El, sur un geste de douloureuse dénégation de
la jeune fille, Patrick reprit avec plus de force :
— Oui, je vous remercie, car vous m’avez tiré
de la position la plus fausse dans laquelle puisse
se trouver un homme de cœur. Mes serments
d’officier de la Reine d’Angleterre m’obligeaient
à combattre ceux vers qui allait mon affection, le
sang de fils de l’Irlande qui coule dans mes veines
me défendait d’aider les oppresseurs de mes frères
à être par surcroît les oppresseurs d’un autre
peuple. Laquelle écouter de ces deux voix?...
« Aujourd’hui, grâce à vous, la question est
tranchée ; d’ici à la fin de cette guerre je ne
saurais plus porter les armes contre mes amis,
car... Car je suis votre prisonnier, Iabelle.
La jeune fille ne répondit point aussitôt; enfin
elle dit :
— Après la guerre, de part et d’autre les
prisonniers seront rendus. Revêtirez-vous encore
cette livrée qui... me fait horreur?
Patrick baissa la tête. Un court silence suivil.
Puis la jeune fille, s’animant peu à peu, reprit:
— Et qui sait? Vous êtes notre prisonnier
aujourd’hui, mais demain, dans une heure peut-
être, nous pouvons succomber, être pris à notre
tour; ce sera votre délivrance par... vos amis,
les habits rouges comme vous. Et de nouveau
alors, ne serez-vous point forcé de lutter pour eux
contre nous? »
Patrick avait tressailli à cette perspective,
évoquée par Iabelle, d’une attaque possible de la
caravane par des forces supérieures qui feraient
d’elle à son tour une captive.
11 releva la tête, une résolution grave se lisait
dans ses yeux.
— Avez-vous ici, demanda-t-il, ce qu’il faut
pour écrire... à mon chef?
— Oui, répondit la jeune fille; et elle désigna
la petite table voisine.
— - Voulez- vous écrire sous ma dictée; mon
épaule me refuse tout service ?
— J’écris répondit simplement Iabelle.
Alors, d’une voix grave, Patrick dicta :
« A sir John Methuel, commandant le corps
de police à cheval du Bechuana Land.
« Blessé et prisonnier des-Boërs, par la pré-
sente, moi, Patrick Donedal, donne ma démission
d’officier. »
Surmontant son émotion, sa joie immense,
Iabelle écrivit; ensuite elle tendit au jeune
homme la feuille de papier et la plume chargée
d’encre.
Insensible à la douleur que le moindre mouve-
ment causait à son épaule blessée, Patrick signa,
radieux du bonheur qu’il voyait rayonner sur les
traits de sa bien-aimée, puis il dit :
— Un Cafre pourrait-il porter ceci à Vry-
burg?
Iabelle lui arracha presque le papier des mains.
Elle ne pouvait croire à ce bonheur : son vœu le
plus cher enfin réalisé. Cette démission partie,
LE MAGASIN PITTORESQUE
87
sans retour possible, alors seulement elle y
croirait.
Légère, elle sauta hors du chariot.
— Jupy, dit-elle à un des noirs, prends mon
cheval, et porte ceci à Vryburg. Vite !
Et quand elle eut vu le Cafre galopant, désor-
mais trop loin pour pouvoir être rappelé, elle
rentra frémissante dans le chariot.
Patrick l’attendait souriant. Rien dans ses yeux
n’annonçait le regret de l'acte accompli.
Alors elle se jeta dans les bras du blessé,
et chastement ils échangèrent le baiser des
fiançailles...
— Iabelle, Iabelle chérie, dit le jeune homme,
écoutez-moi, maintenant je puis parler. Que vos
frères prennent garde : un parti de cavaliers
anglais guette votre retour à la ferme.
Quelques instants plus tard, Iabelle disait à ses
frères, instruits par elle de l’embuscade pro-
chaine :
— Allez, si on m’attaque, je saurai me dé-
fendre.
Et les cinq Boërs partaient en avant, en éclai-
reurs, tandis que le chariot poursuivait sa marche
lente à travers la plaine, au pas indolent de ses six
paires de bœufs...
Une chevauchée rapide conduisit les Rozendaal
entre Vryburg et la ferme. Us allaient, interro-
geant le sol du regard, dispersés en fourrageurs
sur un mille d’étendue.
Tout à coup, Pretorius arrêta son cheval, frémis-
sant sur ses jarrets tendus de la brusque immo-
bilité succédant au galop.
— Voici des traces ! murmura-t-il en sautant à
terre.
Puis il appela ses frères.
Othon, Engelbert, Guillaume et Maurice le
rejoignirent et, laissant libres leurs chevaux qui
ne s’écartèrent point, tous cinq se penchèrent
vers la terre, étudiant des pas nombreux dont,
suivant une longue traînée, le sol de la savane,
humide en cet endroit, avait conservé les em-
preintes assez nettes.
L’inspection dura dix minutes à peine, puis les
jeunes gens se réunirent.
— Ce sont des Anglais, dit Othon.
— Des Anglais de la police à cheval, renché-
rit Engelbert; les empreintes laissées par les fers
des chevaux l’indiquent à leurs formes.
— Et ils n’ont point de piétons avec eux, ajouta
Maurice.
— Ni de canons, ni de chariots, car des em-
preintes de fers de chevaux se voient seules,
observa Guillaume.
— Ils vont vite, au galop ; la terre est arrachée
surleur passage. Us sont passés il yapeu detemps,
les herbes finissent à peine de se relever là ou ils
les ont foulées, compléta Pretorius.
— Us sont une cinquantaine et se dirigent
vers la ferme. Tout ceci est écrit sur le sol. Hejoi-
gnons-les; ils se détourneront de leur route pour
nous poursuivre et Iabelle rentrera à la ferme
sans les rencontrer, conclut Othon.
En un clin d’œil les cinq cavaliers furent en
selle, et à toute allure ils s’élancèrent sur ces
traces fraîches qui se faisaient de plus en plus vi-
sibles, conduisant vers l’Orient.
Une demi-heure plus tard, du haut d’une légère
ondulation de terrain, à un mille devant eux, les
frères Rozendaal apercevaient une troupe à cheval,
celle qu’ils voulaient rejoindre.
Leurs cinq coursiers tremblèrent, arrêtés net
dans leur élan furieux, et cinq carabines dirigèrent
vers les Anglais leurs bouches menaçantes.
— Feu ! dit Othon.
Une salve, aussitôt suivie du formidable cri de
guerre de ces centaures géants, déchira les airs.
Un remous se produisit dans la masse des cava-
liers ennemis, et ils tournèrent bride contre leurs
adversaires.
Othon, Engelbert, Guillaume, Pretorius et
Maurice, sûrs d’avoir été vus, descendirent la
pente qu’ils venaient de gravir ; puis, à l’abri
d’une riposte possible, ils prirent chasse vers le
sud, entraînant les Anglais hors de la route suivie
par le chariot.
Us se montraient une fois de plus fidèles à la
vieille tactique boër : fuir pour mieux combattre
ensuite.
Y
LA FERME ASSIÉGÉE.
La vieille tactique boër avait réussi; le chariot
portant Iabelle et son blessé, puis, peu après, les
cinq cavaliers étaient rentrés à la ferme sans
coup férir, et maintenant dans cette ferme les
Rozendaal se trouvaient assiégés.
Oh ! de loin. Et nul ne se fût douté qu’un cercle
d’ennemis entourait la ferme, car depuis cette
ferme on n’apercevait que la plaine immense, dé-
serte et silencieuse, tout à l’entour.
Les cinquante cavaliers anglais restaient ou hors
de vue, ou embusqués derrière des arbres, rares
ceux-là, qui les dérobaient aux regarda; ils
savaient trop bien que des yeux vigilants, là-bas,
derrière les volets clos de cette demeure, silen-
cieuse elle aussi, les surveillaient, et que des ca-
rabines à la précision infaillible servaient ces
yeux. 11s en avaient fait la dure expérience, car
trois d’entre eux déjà avaient été atteints par ces
balles meurtrières ; tout ennemi vu à portée de
fusil par l’un des frères Rozendaal, par leur sœur
Iabelle, la douce Iabelle aussi peut-être, était
un ennemi mort.
L’inaction était la règle à la ferme depuis vingt-
quatre heures, et cette inaction, cette claustration
pesaient à ces natures primitives habituées à la
vie au grand air, dans les espaces immenses.
Othon, traduisant le sentiment secret de tous,
proposa une sortie.
Pour la seconde fois, la nuit allait venir, une
88
LE MAGASIN PITTORESQUE
nuit qu’éclairait une lune magnifique, malheureu-
sement.
— Nous monterons à cheval et foncerons sur
ces Anglais. Us sont dispersés le long d’un grand
cercle autour de nous, nous aurons bon marché
du peu que nous en rencontrerons, endormis pour
la plupart, dit-il.
Aucune voix ne s’éleva pour le contredire, mais
il lisait la désapprobation dans les yeux d’Iabelle.
Il ajouta, tenant à convaincre sa sœur :
— Puis, ainsi, nous saurons si ces troupes du
Transvaal qu’on dit en marche vers Vryburg sont
proches, viennent à nous.
— Et moi, que ferai-je? dit la jeune fille, pen-
dant que vous serez au loin, à courir au-devant
de ce secours?
- Tu viendras avec nous, sœur chérie; n’es-tu
pas aussi bon cavalier que nous tous? Nos corps
te serviront de bouclier contre les balles, nos
bras sauront te protéger toujours.
— Je sais, répondit îabelle, je n’aurais point
peur avec vous ; mais sans moi, que deviendrait ce
blessé? — ellemontrait Patrick sommeillant étendu
sur un matelas à terre — que deviendraient nos
noirs serviteurs si vous les abandonnez? que de-
viendrait cette ferme, le logis de nos pères?
Voudriez-vous, continua-t-elle avec plus de
force, que notre ami qui, volontairement, a
renoncé désormais à nous combattre, tombât aux
mains de ceux auxquels il a fait cette injure?
voudriez-vous que nos serviteurs devinssent escla-
ves des Anglais abhorrés? voudriez-vous que cette
demeure d’Ilenry Rozendaal fût souillée par la
présence de l’oppresseur de notre race ? Non, je ne
quitterai point la ferme.
— Nous l’esterons, répondit Othon.
— Nous resterons, répétèrent ses frères.
Au matin, cependant, Iabelle ressentit un regret
de n’avoir point accepté cette sortie proposée par
Othon, sortie qu’on eût pu rendre plus complète
en emmenant Patrick — on l’eût attaché sur sa
selle, — en emmenant les Cafres, à cheval eux
aussi, et à laquelle, seul, leur attachement pour ces
pierres qui les entouraient les avait fait renoncer.
Les Anglais, désespérant de venir autrement à
bout des assiégés, avaient amené de Vryburg un
canon, une pièce suffisante pour faire brèche.
Les Boërs répondraient, certes, avec leur pièce
à tir rapide; mais que pourrait ce joujou contre
son colossal adversaire, à la distance où était placé
cet adversaire.
La lutte commença au lever du soleil. Les pre-
miers coups tirés par les Anglais, trop longs ou
trop courts, restaient inoffensifs; mais peu à peu
la précision de leur tir augmentait, les points
de chute de leurs projectiles se rapprochaient;
qu’adviendrait-il si l’un deux atteignait les murs
de la ferme, trop faibles pour lui résister ?
Enfin les Anglais eurent un coup heureux, pour
eux.
A travers les volets clos de la salle voisine de
celle où se tenaient les Itozendaal, un obus passa
et, rencontrant le mur de fond, éclata.
C’était un projectile chargé à lyddite. La déto-
nation fut effroyable dans cet espace clos : le toit
de cette partie de la ferme s’enleva pour aller
s’effondrer au loin en pièces, les murs s’ouvrirent,
puis se renversèrent ; celui qui protégeait les Boërs
seul resta debout, mais une grêle de débris s’abat-
tit sur eux et sur le blessé toujours somnolent.
Patrick s’éveilla en sursaut.
- Qu’arrive-t-il? demanda-t-il. Ah! que je
souffre !
Et, par un geste instinctif, il porta sa main va-
lide à l’épaule malade.
Iabelle le crut victime d’une seconde blessure.
— Maurice, dit-elle affolée à son frère le plus
jeune qui se trouvait à côté d’elle, Maurice, il ne
peut rester ici. Il est trop exposé. Ah ! je sais, tiens,
prends- le dans tes bras et porte-le là.
Par une révélation subite, elle avait compris que
le caveau, creusé sous le plancher pour y renfer-
mer au frais les provisions durant Tété, était
l'endroit le plus sûr en cet instant terrible.
Elle en ouvrait la porte, invitant son frère à y
déposer le blessé.
Si Maurice prenait intérêt au salut de Patrick
Donedal, surtout depuis qu’il voyait en l’Irlandais
le fiancé de sa sœur, à la vérité le salut d’Iabelle
lui était toujours cent fois plus à cœur.
- — Toi aussi, sœur chérie, dit-il, dois te mettre
à l’abri. Entre dans ce caveau où tu souhaites
voir se réfugier Patrick et restes-y avec lui.
Patrick n’avait point voulu tout d’abord céder
aux terreurs de la jeune fille; il entendait noble-
ment partager les périls de ses hôtes; mais le
j salut de sa fiancée importait avant tout.
— - A cette condition seule, j’irai là, dit-il.
Et la fière jeune fille, à qui cette perspective de
fuir le danger avait arraché un geste de protes-
tation, céda.
Maurice enleva le blessé dans ses bras vigoureux,
mais à peine avait-il fait un pas vers le caveau
qu’une main se posa sur son épaule.
— Inutile, disait Othon, expliquant ainsi son
intervention.
Et pour convaincre Iabelle et Maurice hésitants,
il ouvrit toute grande la porte sur le dehors.
Puis du geste il montra une colonne de pous-
sière venant de la terre de liberté, du Transvaal.
Au milieu de cette poussière on distinguait,
chargeant, la masse de deux cents cavaliers aux
larges chapeaux nationaux, aux amples blouses.
Au-dessus d’eux flottait, tendu par la course ra-
pide, le fier drapeau de la République voisine.
— Inutile, répéta Othon, voici le commando
boër envoyé à notre secours, à la conquête
de Vryburg. Puis il ajouta : A cheval ! Qu'il
ne soit point dit que les Rozendaal, après avoir
supporté les premiers le choc des Anglais, ont été
les derniers sur les traces de ces mêmes Anglais en
fuite. Léo Dex
LE MAGASIN PITTORESQUE
89
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Voici que s’ouvrent les petits salons annuels des
grands cercles parisiens : vers le commencement de
février, ce sera celui de l’Union artistique, connu sous
le nom de l 'Épatant, ce cercle formé, rue Boissy-
d’Anglas, de la réunion de deux autres. Il n’est peut-
être pas le plus important, numériquement, mais il a
la réputation d’être le plus aristocratique. En ce mo-
ment, déjà, on peut visiter le Salonnet du Volney. C’est
une joie de « vrai Parisien » que l’on s’offre assez
facilement avec quelques relations, car les membres
de ces cercles font des invitations nombreuses, distri-
buent une quantité de cartes considérable. Et cepen-
dant le public y est toujours de bon ton. Observer les
visiteurs est aussi amusant, peut-être, que d’examiner
les tableaux exposés. Le plaisir de se faire voir, de se
rencontrer en ces endroits mondains, se lit sur les
figures de gens qui sont venus là un peu, beaucoup
dans ce but. On se sent, dès l’entrée, en plein luxe :
les domestiques en culotte courte qui font la liaie,
l’huissier en chef qui contrôle, sans trop de formalités,
les cartes, l’amoncellement des plantes vertes, au
long des lourds rideaux de velours rouge, tout cet
ensemble cause à quiconque « n’est pas d’un cercle »
une première impression de « non vu » fort agréable,
qui s’accentue au contact de la foule. Celle-ci est, cer-
tains après-midi, très compacte, entassée, mais elle
offre un joli aspect. C’est au milieu d’elle qu’on aper-
çoit les belles toilettes de fin de saison, les fourrures
opulentes rejetées sur le cou que surplombe un chignon
vénitien, la couleur encore à la mode. Cette élégance
féminine est, en général, réellement riche, sans trop
de recherche, sans excentricités comme on en voyait
au vernissage des Champs-Élysées et du Champ de
Mars.
Mais la peinture? Eh bien, on s’en occupe aussi,
entre connaissances, par petits groupes qui ressemblent
à un coin du feu, de cinq à sept. Mais à vrai dire, on
n’a pas besoin de s’en inquiéter longtemps, doctement,
parce que ces Salonnets ont perdu, au point de vue
artistique, leur importance première. Les expositions
se sont tellement multipliées ! Il n’est plus un maître,
ou un débutant de la veille qui ne songe (s’il ne le
fait) à avoir quelque part son exposition particulière
ou, tout au moins, à figurer chez Durand-Ruel ou
Georges Petitcomme membredes Pastellistes, Interna-
tionalistes, Aquarellistes, etc., etc. Si bien que les
ateliers ne sont presque jamais pleins de toiles embar-
rassantes et les peintres ou sculpteurs qui appartiennent
à un cercle, quand vient le tour de celui-ci, n’ont guère
sous la main que ce qu’ils appellent une « carte de
visite ».
Le plus souvent ces petites œuvres — et c’est encore
ce qui les rend plus chères aux dilettanti du monde —
sontdes œuvres très intimes, des études pour de grands
tableaux ou, mieux encore, des portraits de contem-
porains connus. Les.visiteurs se distraient singulière-
ment à apprécier — il faut l’avouer — plutôt encore
la ressemblance du modèle que le talent de l’artiste.
C’est ainsi que cette fois, par exemple, au cercle
Volney, on entoure beaucoup de superbes portraits
exposés par M. Benjamin Constant (surtout une dame
âgée, en noir). On admire également d’autres
portraits peints par MM. Chanaleilles (M. Sullv-
Pruflhomme), par MM. Lauth, Chabas, Zuiller (un
magistrat en robe rouget, Bonnat, Rixens, Hum-
bert, J. Lefebvre... On loue aussi, parmi de rares
sculptures, un buste d’enfant par Denys Puech, d’autres
bustes d'Ernest Dubois, des statuettes de cire teintée,
de M. Lami...
Cependant, il ne faut pas dire que ce Salonnet n’offre
d’intérêt qu’en cette série d’images où chacun se plaît
à mettre un nom. Il renferme plusieurs toiles plus
importantes : une très originale étude de plein air
par Carolus Duran qui s’est amusé à peindre des
nymphes s’ébattant auprès d’une source, à côté d’une
dame habillée comme au boulevard; puis un gai conte
de fée, Sur V herbe, de M. Dewambez; des souvenirs
d’un voyage en Abyssinie, de M. Buffet, peintre ordi-
naire du Négus; le Crépuscule de M. Giraldon, un joli
paysage de M. Dameron, — enfin une toile signée
W. Bouguereau, une allégorie toujours rose, et blanc
perlé. Quelques-uns — les amateurs d'avant- garde,
— sourient en passant devantet murmurent: encore!
Il est du dernier « genre », en effet, d’affecter du
dédain pour ce maître dont la robuste main dessine,
depuis quarante ans, les mêmes figures de femmes et
d’amours. Sans doute sa couleur est uniformément
tendre, et on la reconnaît à dix pas. Mais on serait
plusjuste si l’on remarquait combien ces déesses, ces
vierges, ces chérubins ont un corps solidement et
justement construit, si l’on savait quelle conscience
M. Bouguereau y apporte, combien âpre a été et est
son labeur quotidien.
Dans une étude que vient de lui consacrer M. Ma-
rius Vachon, chez l’éditeur A. Lahure, on trouve pré-
cisément un document des plus curieux à cet égard :
c’est un fragment de mémoires où M. Bouguereau, dès
sa vingtième année, nota tout ce qu’il faisait. Ses
préoccupations de rapin étaient certes extraordi-
naires. Voici l’emploi d’une de ses journées, le
22 mai 1847: « Aujourd’hui, j’ai étudié le Voyage du
jeune Anacharsis, les coutumes des Romains, le dessin
à l’École des beaux-arts, la physiologie comprenant
la digestion, la circulation et la respiration, un peu
du docteur Gall, la ligature et la compression des
artères et des veines... J’ai cherché le style des
Hébreux, je continuerai demain ; puissé-je arriver à
trouver! »
On sourira, non sans raison, de cette naïveté de
jeune homme qui, dans sa chambrette, cherche «le
style des Hébreux » et ne désespère pas de le décou-
vrir. Mais il n’empèche qu’un tel acharnement à
l’étude, quand toute la gent rapine menait la vie
joyeuse de Schaunard et de Musette, est d’un grand
exemple. Durant toute sa carrière, M. Bouguereau a
travaillé ainsi, et ses compositions, qui semblent si faci-
lement sortir d’un pinceau alerte, lui coûtent infini-
ment de peine : il les efface et les recommence plu-
sieurs fois; il ne laisse rien à l’inspiration du mo-
ment et, parla pureté des lignes à laquelle il parvient
enfin, son œuvre lui survivra...
Les Salonnets de cercle marquent l’aurore de la
« campagne artistique ». Paris va, jusqu’en mai,
appartenir aux artistes. Ils ont en perspective, à
l’occasion de l’Exposition Universelle, une belle
cueillette de rubans. On le sait tellement qu’on n’en
a compris aucun dans la récente promotion de la
Légion d'honneur que vient de signer M. le ministre de
l'Instruction publique... Très approuvée, cette promo-
tion. Elle a été composée avec un louable éclectisme ,
90
LE MAGASIN PITTORESQUE
on y voit figurer un instituteur de village, un de ces
modestes serviteurs du pays à qui ces distinctions
sont trop rarement accordées et, d’autre part, tous les
genres de littérature sont récompensés : le roman
bourgeois, honnête, en la personne de M. Gustave
Toudouze; Je « roman d’art » avec MM. Paul Adam et
Pol Neveux, écrivains subtils et précieux; le roman-
feuilleton même, avec M. Jules Mary, qui fit couler
tant de larmes. M. Georges Leyguesa montré là qu’il
connaît bien « son Paris » d’adoption.
Paul BLUYSEN.
Les grands oratorios à l’église Saint-Eustache. -
P/ ’ entière audition du Messie de Haëndel ; version nou-
velle de M. Eugène d' Harcourt .
Le chef-d’œuvre de Haëndel est peu connu chez
nous, et nous devons savoir gré à M. Christian de
Berfhier, di lecteur des concerts d’Harcourt, de nous
en avoir donné l’audition.
11 est bon également de féliciter M. Eugène d’Har-
court du talent qu’il a mis à agencer la version nou-
velle du Messie, tant au point de vue du livret qu’en
ce qui concerne la partie symphonique de l’œuvre.
L’éminent chef d’orchestre prend d’ailleurs soin
de s'expliquer lui- même à ce sujet dans un court
avant-propos, dont je livre le texte même aux ré-
flexions des imprésarios qui, encouragés par le succès
du concert du 18 janvier, voudraient s’inspirer d’un
précédent dont on peut dire à bon droit qu’il pourra
leur servir de modèle :
« Dans les rares exécutions du Messie qui ont eu lieu
en France jusqu’à ce jour, on s’est généralement
conformé à une édition anglaise, dans laquelle on
découvre de regrettables transformations : plusieurs
airs écrits pour soprano se trouvent à la partie du
ténor et réciproquement; un solo est arrangé en duo
et des quatuors deviennent des chœurs. D’autre part,
la traduction française, sacrifiant tout à la versifica-
tion, altère une grande partie des rythmes musicaux.
L’auteur de la version actuelle s’est efforcé de parer
à ces inconvénients, en respectant la pensée de Ilaën-
del et en reproduisant, autant que possible, les sono-
rités syllabiques delà partition. »
Le public aussi brillant que nombreux qui assistait
à l’audition du Messie a pu se rendre compte que
M. E. d’Harcourt a strictement accompli la tâche qu’il
s’était imposée, et si les applaudissements et les bis
n’ont pas, à maintes reprises, éclaté de toutes parts,
c’est que la sainteté du lieu s’y opposait.
Je n’en veux pour témoin que le célèbre interlude
qui sépare la seconde partie de la première. Mais
n’anticipons pas et passons rapidement en revue les
différentes phases de ce magnifique ouvrage qui ne
comprend pas moins de trente numéros, et dont les
nombreuses péripéties rempliraient facilement le
cadre d’un grand opéra en cinq actes.
Le prélude, tant dans sa première partie (grave)
que dans la seconde ( alla breve ), en style fugué, fait
pressentir les beautés de l’œuvre. C’est comme l’au-
rore d’une radieuse journée. Et, en effet, quel senti-
ment dramatique dans le premier récit : « Triste était
le saint peuple! »; avec quelle Hère allure il marche,
ce chœur : « EL la gloire de Dieu se manifeste... »
Quel art admirable dans l’agencement des imitations
qui l’enrichissent!
J’avoue cependant moins goûter l’air de la basse
(n° 4); « Fils d’Israël... » Après un début simple et
grandiose, il se perd dans un imbroglio de vocalises
fort brillantes, il est vrai, mais absolument hors de
propos. Ce n’est plus du sévère Haëndel, c’est de
l’opéra-comique italien. D’ailleurs, ce défaul se re-
trouve à plusieurs reprises dans le Messie. Haëndel
avait été longtemps l’un des plus fervents adeptes de
1 école italienne, et les erreurs de sa jeunesse se font
jour, malgré lui, dans sa seconde manière, ce que
Gluck, lui, ainsi que je le disais dans mon précédent
article, eut la sagesse d’éviter. Ceci dit sans établir
de parallèle entre ces deux maitres, égaux en gloire
comme en génie.
Le récit et l’air pour contralto et chœur : « O peu-
ples ! une vierge est bénie!.. » sont d’une suavité
exquise qui fait puissamment ressortir les accents fa-
rouches de l’air de basse : « Lepeuple marchait dans la
nuit... » — Mais pourquoi les maudites vocalises
viennent-elles encore nuire aux splendides accords
du quatuor et du chœur: « Vois cet enfant qui vient
de naître... » ? Heureusement que voici la Symphonie
pastorale, dont une mystérieuse sourdine embrume
gracieusement la printanière fraîcheur; les récits
annonçant la naissance du Ghrist, discrètement sou-
lignés par les rapides arpèges des violons, puis le
chœur triomphal : « Gloire au Seigneur!...» qui
éclate brusquement, par un heureux contraste, après
ces passages tout de douceur et de charme, et dont
les superbes accents sont mis en relief par les stri-
dentes répliques des trompettes et les accords toni-
truants du grand orgue.
Le chœur : « Sa loi si tendre et si légère », cou-
ronne magistralementla première partie, après laquelle
se place le célèbre interlude, le largo magnifique,
entendu plusieurs fois déjà aux concerts d’Harcourt,
et toujours salué de bis enthousiastes et de frénétiques
applaudissements.
La deuxième partie du Messie, bien qu’un peu
longue, à mon avis, renferme néanmoins de très belles
pages. Gitons entre autres l’air du contralto, d’une
dramatique inspiration : « 11 est victime, très sainte
victime... », le grand chœur : « Vraiment ce Dieu a
souffert tous les maux de la vie », et le passage :
« Allez, brebis... », d’une harmonie imitative du plus
heureux effet.
N’oublions pas enfin la phrase pleine d’expression
touchante du soprano : « Je sais que le Christ sauva
le monde»; le chœur-choral : « Par Adam vint la
mort...'.», empreint d’un grand cachet d’originalité,
et le final : « Alléluia !... » où la puissante voix de
l’orgue, mêlée au tutti de l'orchestre et des chœurs,
affirme triomphalement la toute-puissance et la
suprême majesté de Dieu.
Tel est le chef-d’œuvre de ce maître qui, musicien
dès sa plus tendre enfance (il donna son premier
concert en 1692, à sept ans), passa la plus grande
partie de sa vie, comme plus tard le fit Gluck, à mar-
cher à côté de sa route et à sacrifier au style de son
temps. En vingt-cinq années, il composa 42 opéras
qui tombèrent dans l’oubli. Ce n’est qu’à lage de
cinquante-cinq ans que, ruiné, abreuvé de déceptions
de toute sorte, il se mit à écrire des oratorios, de la
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musique sacrée et des œuvres orchestrales. Alors ce
fut le triomphe, ce fut la gloire, et la gloire à son
apogée. Le Messie fut le plus beau ileuron de cette
resplendissante couronne, sur laquelle on voit briller
d'un éclat presque égal ses autres oratorios : Judas
Macchabée , Samson, Saül, Josué, la Fête d'Alexandre et
Israël en Égypte.
Ainsi s’acheva dans un radieux crépuscule cette
existence de luttes et de privations; ainsi, grâce à sa
ténacité infatigable, llaëndel sut mériter l’auréole
céleste que la gloire met au front des grands hommes :
l’immortalité.
Tous nos éloges à M. Eugène d’Harcourt et aux
vaillants interprètes du Messie : Mmes Éléonore Blanc
et Jenny Passama ; MM. E. Lalarge, J. Nivette et
Henri Dallier: ils se sont tirés à leur grand honneur
d’une exécution hérissée de difficultés et ont su
mettre en relief, avec une perfection rare, les presti-
gieuses beautés de ce magistral ouvrage.
Em. FOÜQUET.
£•> >
CAUSERIE MILITAIRE
Guerre ou Marine? Marine ou Guerre? Et adhuc
sub judice lis est. La Marine veut conserver le soin de
défendre nos côtes contre ies tentatives de bombarde-
ment ou de descente d’une puissance maritime enne-
mie. La Guerre, elle, veut renvoyer la première à ses
bateaux, rien qu’à ses bateaux. Et mathurins et ter-
riens se disputent l’honneur de pourvoir à la sécurité
de nos frontières maritimes avec une louable ému-
lation, ce qui, malheureusement, n’avance pas beau-
coup les affaires de notre pauvre pays. Et ce n’est
pas d’aujourd’hui que le conflit existe, implacable,
arrêtant tout essor dans l’initiative des uns et des
autres, laissant tout en suspens dans l’organisation de
l’importante question de la défense de nos côtes, ou-
vrant la porte toute grande à l’imprévu, aux bévues
et aux désastres de la fin, annihilant enfin complète-
ment le grand principe militaire qui veut que celui
qui a préparé le plan de campagne soit chargé de le
faire exécuter.
En l’an 1759, par ordonnance royale du 25 février,
la police, l’entretien, le service et l’administration
des milices gardes-côtes établies pour la défense des
pays maritimes, avaient été enlevés au département
de la Marine, qui en avait jusqu’alors été chargé, pour
être confiés au Département de la Guerre. Quelques
années plus tard, la réciproque avait lieu. Mais, en
1759, on était en pleine guerre de Sept Ans, la Marine
française n’existait pour ainsi dire plus, et l’on saiL
comment les Anglais traitèrent, alors, aussi bien notre
marine de guerre que noire flotte commerciale dis-
persée dans le monde entier. Ge passage momentané
d'un département à l'aulre s’expliquait donc à la
rigueur. Mais aujourd'hui, en esl-il de même? La
Marine ne peut-elle plus rester maîtresse chez elle?
Pourquoi vouloir la déposséder des attaches qu’elle
détient sur notre territoire ? Nous pensons, dans ce
débat, qu’en voulant démolir ce qui existe pour
rebâtir ce qui n’existe pas encore, on agit comme le
héros du bon fabuliste, qui lâchait la proie pour
l’ombre.
En stratégie, la Marine procède surtout par Offen-
sive. La grande mobilité de ses éléments d’action
lui donnent le moyen d'entreprendre des opérations
de guerre avec le maximum de rayon que lui offrent,
et le tonnage en charbon de ses bâtiments, et la force
des points d’appui côtiers sur lesquels elle croit
devoir compter. Si on lui enlève la défense de ces
points d’appui et du reste de nos côtes, pour la confier
entièrement à la Guerre, elle sera obligée de mettre
celle-ci dans la moindre de ses opérations. Sera-t-elle
toujours comprise? L’entente nécessaire s’établira-
t-elle toujours? Les états-majors de l’armée de terre
chargés de veiller à la défense de nos points d’appui
et de nos côtes accepteront-ils, les yeux fermés, les
plans d’opérations offensives élaborés par les états-
majors de la Marine? Eh bien, nous pensons qu’il y a
là, pour l’avenir, une grosse et dangereuse source
d’erreurs et d’irresponsabilités qui ne tourneront
qu’à notre désavantage. Geci tuera cela.
Et d’ailleurs, notre grand état-major général, à qui
incombe la mission écrasante de mobiliser et de ma-
nier 3 500 000 combattants appelés sous les drapeaux
en cas de guerre européenne, a déjà bien assez à faire
avec la défense de nos frontières continentales. 11 lui
faudrait encore se spécialiser, et la création d’une
nouvelle subdivision, chargée de la défense des
frontières maritimes ne servirait qu’à immobiliser
passivement une grande partie de son intelligence
vive. Oh ! nous savons bien qu’il y a là une mine
inépuisable de thèmes stratégiques et d’opérations
tactiques très attachants par leur nouveauté ; mais le
malheur est qu’il n’y a rien d’aussi vague qu’un ter-
rain d'opérations qui a pour objectif final la mer.
A moins qu’on ne puisse y entrer à son tour pour
poursuivre ou attaquer l’ennemi. Or, la Marine seule
possède en face de ce domaine liquide les moyens
qui lui permettent de ne pas se confiner dans une
défense passive. A l’abri de ses ports, ses flottes, cons-
tamment ravitaillées dans ses arsenaux, peuvent en
toute sécurité guetter le moment favorable pour
courir sus à l'ennemi et le détruire. Elle se défend
au moyen de ses batteries de côtes, et elle agit offen-
sivement avec ses escadres.
La question est tristement risible et ce conflit
d’attributions de pouvoirs tiendrait à la fois du vau-
deville et du drame qu'il nous préparerait, si les
esprits droits, exempts de tout parti pris, n’y attachant
aucun intérêt personnel et n’épousant pas les idées
ou les préférences de tel ou tel favori du jour ne
s’élevaient patriotiquement pour dire aux innovateurs
qu'il vaut mieux perfectionner l’outil que de le briser,
sous prétexte de le remplacer par un meilleur, encore
à trouver.
Pauvre Marine, pauvre dépouillée! Les colonies
lui ont enlevé ses séculaires attributions militaires
pour les confier à un sosie qui semble bien n’y voir
goutte. Elles ont créé une petite armée nouvelle
chargée de les défendre, et elles en ont emprunté
cadres et soldats à la grande aînée. Elles ont établi des
fortifications maritimes, dépensé des millions pour
établir des points d'appui. Pour qui ? Certainement
pas, à leur avis, pour les escadres de la Marine, mais
peut-être bien pour celles qu’elles rêvent de voir
constituer un jour pour le service particulier de leur
ministère autonome et jaloux d’indépendance! Quand
le Ministère de la Guerre aura enlevé à la Marine le
soin de défendre nos côtes et nos ports de guerre ou
de refuge, quand on lui aura enlevé sa vaillante
petite armée, ses fonderies, ses canons et ses arsenaux,
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LE MAGASIN PITTORESQUE
il ne lui restera peut-être plus qu’à aller mouiller ses
bâtiments en pleine mer, à quelque trentaine de
milles de nos côtes pour se trouver enfin chez elle.
Quelles utopies! Les éminents officiers généraux
qui font la gloire de notre grand état-major général
de la Marine ont-ils donné des preuves d’incapacité
et d’incompétence qu’on s’efforce à amoindrir ainsi
comme à plaisir leur noble et grande tâche? Nous
n’en croyons rien et pensons, au contraire, qu’au lieu
de rapetisser de plus en plus notre Marine, on doit
lui rendre la défense de nos colonies qui ont besoin
d’ètre défendues, et ne pas la dépouiller de la mission
qu’elle revendique avec une patriotique fierté : main-
tenir inviolables les rivages de France qui lui four-
nissent son sang et sa vie : ces admirables matelots
bretons et provençaux qui peuplent, nos cuirassés et
nos croiseurs, toujours prêts à tomber en héros pour
l’honneur du Pavillon.
Capitaine FANFARE.
Géographie
In-Salah. Une nouvelle étape dans la pénétration
française au Sahara.
La prise, presque sans coup férir, de l’oasis d’in-
Salah est
considérée dans les mi-
lieux coloniaux comme
un fait de la plus haute
importance pour la do-
mination française en
Afrique. Cette nouvelle
est particulièrement
réconfortante après les
événements pénibles
qui se sont déroulés au
Soudan, durantl’année
dernière, et le massa-
cre de nos explorateurs
dans la région du
Tchad.
L’œuvre de la péné-
tration française au
Sahara remonte à une
quarantaine d’années
seulement; toutes les
tentatives faites pour
nouer des relations avec les maîtres du désert
Touareg — ont échoué. Le premier voyageur français
qui s’avança jusqu’à l’intérieur du Sahara fut le
regretté Henri Duveyrier.
De 1858 à 1861, cet explorateur, jeune encore, visita
Ghadamès, Fezzan et le Hogghar. Une put pas péné-
trer dans le Touat. La fameuse mission de Ghadamès
(1862) parvint à arracher aux chefs Touareg une pro-
messe — d’aucuns donnent à cette convention le titre
plutôt pompeux de traité — d'amitic et d'échange de bons
offices entre les autorités françaises et les indigènes, ainsi
qu’avec les chefs des différentes fractions de la nation
touareg. Soleillet, Largeau, Say essayèrent en vain
de séjourner dans le Touat. Tout le monde a encore
en mémoire la fin douloureuse de Flatters et de ses
compagnons massacrés dès le début de leur mission
dans le Sud algérien, en février 1881. Dans la liste du
martyrologe africain, la page la plus sanglante
revient au pays des Touareg, peuple fantasque, bar-
bare et cupide, jaloux de son indépendance, féroce
contre son adversaire.
Uneautre mission est en ce moment en roule — elle
a presque terminé sa tâche, — la mission Foureau-
Lamy, qui vient d’atteindre Zinder, sur le parallèle du
bord septentrional du Tchad, après avoir' réussi à
traverser le Sahara dans toute sa longueur. Le chef
de cette mission, M. F. Foureau, en est à sa onzième
campagne saharienne. Dix fois a-t-il dû rebrousser
chemin devant l’hostilité des indigènes ! Seule, une
troupe nombreuse, bien armée, a pu avoir raison des
hordes touareg qui infestent le sud de nos possessions
algériennes.
Maisrevenonsàl’occupationd’In-Salah.M. Flamand,
jeune savant que nous avons eu l’honneur de voir
avant son départ, au mois de juillet de l’année der-
nière, n’avait aucune ambition de faire œuvre mili-
taire. Ayant déjà accompli avec succès diverses
missions dans le Sud oranais et dans le Gourara,
M. Flamand se proposait, au cours de cette nouvelle
mission, de parachever ses études géologiques. En
explorateur avisé et prudent, il avait accepté, à seule
fin d’être protégé, une petite escorte personnelle et
aussi un contingent assez faible de spahis sahariens
qui devaient suivre la mission à une distance régle-
mentaire. Ces derniers étaient commandés par lecapi-
laine Pein, qui s’est
déjà révélé à la fois tac-
ticien habile, straté-
giste et administrateur
de premier ordre, en
assurant, l’année der-
nière, le ravitaillement
à la colonne Foureau-
Lamy. La faiblesse
numérique de la pre-
mière caravane — la
mission proprement
dite — engagea les hor-
des touareg à tenter
un nouveau massacre
d’Européens dont la
venue dérangeait sin-
gulièrement leurs habi
tudes de rapine. Mais,
cette fois, les précau-
tions étaient prises,
chacun se tenait en
éveil, et, sans leur donner le temps de mettre leurs
projets à exécution, une contre-attaque fut vigoureu-
sement menée par la colonne Pein et eut vite réduit
à néant les espérances des Touareg. On sait les résul-
tats : 192 hommes encadrés par les Français mirent
en déroute plus de 1300 Touareg, dont un grand nom-
bre furent tués, quelques-uns faits prisonniers et les
survivants présentèrent leur soumission. La colonne
française prit possession de l’oasis de Touat et les
gens de Tidikelt, dont In-Salah est l’un des districts,
reçurent nos compatriotes presque en libérateurs. Car
il convient de faire ici cette remarque importante: la
réputation de barbarie et de férocité attribuée aux
Touareg ne saurait être appliquée qu’à une faible
portion de cette peuplade, les plus entreprenants,
presque tous nomades, qui ne se consolent pas de
voir leurs marchés d’esclaves détruits et rançonnent
sans merci les populations sédentaires, travailleuses
La France dans le Nord-Ouest africain.
les
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et paisibles. Ces dernières accueilleraient volontiers
la suprématie européenne propre à leur assurer la
tranquillité.
Quelques mots, à présent, sur cette localité désor-
mais historique.
In-Salah est le chef-lieu du plus important district
du Tidikelt, ce dernier formant l’une des principales
divisions du Touat. Le nom d’In-Salah désignerait,
d'après quelques historiens, une source ancienne
dont on connaît encore l’emplacement. Mais cette
opinion est combattue par des Africanistes arabisants,
contemporains. L’oasis s’étend du nord au sud et
renferme plusieurs ksours (pluriel de ksar, gros village,
bourg) dont le principal est ksar el Arab, situé vers
27°1T lat. N. et 0°24' long. E. de Paris. Les différents
villages sont bâtis sur la lisière d’une forêt de palmiers
et dans le voisinage de dunes. Les productions natu-
relles sont les mêmes que dans le Touat : des dattes
de qualité supérieure. Au point de vue commercial,
In-Salah est un simple lieu de transit. Mais le trafic
qui s’y fait y attire d’assez nombreux étrangers.
L’agglomération comprend plusieurs confréries reli-
gieuses musulmanes. On y trouve également des juifs
convertis. Les renseignements les plus précis sur
In-Salah ont été fournis à l’Europe par l’explorateur
allemand Rohlfs,qui a séjourné dans l’oasis en 1864.
Avant lui, l’oasis avait été visitée par le major anglais
Laing, en 1824. Le gouvernement général de l’Algérie
a recueilli et fait imprimer — à titre confidentiel
jusqu’à présent — une série de documents concernant
les pays sud-algériens (1). Comme Tombouctou, et
même plusieurs autres cités célèbres du continent
africain ou de l’Asie, In-Salah excitait la curiosité des
voyageurs par le mystère dont les habitants ou ses
maîtres se plaisaient à l’entourer. La valeur de ce point
réside surtoutdanslafaculté, pour la France, de rayon-
ner sur les oasis environnantes: lnghoar,Aoulef,Akabli,
surveiller le Touat et relier au besoin nos possessions
du nord et du centre de l’Afrique à la région sénéga-
laise. L’œuvre est grandiose, l’entreprise est vaste.
Le bloc africain, comme se plaisent à le désigner nos
hommes politiques et coloniaux, se condense, se ren-
ferme. D’Alger à Tombouctou, aucun obstacle ne
viendra désormais entraver l’expansion de la France.
Notre position en Afrique est exceptionnellement
favorable. Ne serait-il pas temps de la mettre à profit?
P. Lemosof.
Les femmes et la Littérature
Voici une page extraite de la préface de Figures de Femmes ,
de M. Paul Deschanel, que nos lecteurs nous sauront gré de
reproduire. Ces lignes, d’une pénétrante Jinesse et d’une élé-
gante tenue littéraire, montrent que M. Paul Deschanel est
digne de la réputation d’écrivain qu’il a dès longtemps acquise.
Les femmes ont donné à la littérature française une
grande partie de sa gloire durable, et ce par quoi elle
est unique: la lumière, l’élégance, la mesure; pour
tout dire d’un mot, le goût ; et, par là, c’est l’influence
des femmes sur notre littérature qui a assuré l’ascen-
dant de notre littérature sur le monde. Avant elles,
on a plutôt le génie gaulois; c’est d’elles, c’est de la
combinaison de leur esprit avec celui des hommes,
(1) Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain,
réunis et rédigés par ordre de M. Cambon, gouverneur général
de l’Algérie, par il.-M.-P. de LaMarlinièrc et N. I. croix. Gou-
vernement général de l’Algérie (service des Affaires étrangères),
1897-1808, 4 vol, in-4, avec atlas.
que nait décidément le génie français. Dès lors, la
littérature n’est plus seulement une profession, un
métier ; c’est une des formes de la vie de loisir, c’est
le langage et le train habituels du monde.
Toute cette littérature parlée, jaillissant des lèvres,
— maximes, lettres, mémoires, portraits et carac-
tères, — passe, en sa liberté naturelle, en sa grâce
familière et aisée, dans le roman et sur le théâtre.
Auteurs elles-mêmes, — souvent sans le savoir,
ce qui est la meilleure façon de l’être, — les femmes
écrivent comme elles causent, sans recherche, et
seulement quand elles ont quelque chose à dire.
Leurs lettres, c’est elles-mêmes, avec leurs manières
de dire vives et faciles, leur désir de plaire, leur art
de nuances, leur finesse à démêler les choses de cœur.
« Il n’appartient qu’aux femmes, dit La Bruyère,
de faire lire dans un seul mot tout un sentiment et
de rendre délicatement une pensée qui est délicate. »
L’esprit des hommes se polit, s’aiguise par elles,
le pédantisme et l’emphase ne sont plus de mise; les
génies les plus mâles, les plus graves, ceux-là mêmes
qui ne fréquentent guère le monde, ne sont pas
cependant sans songer à lui quand ils parlent et
quand ils écrivent; ils sont forcés de dépouiller l’éru-
dition indigeste et confuse, d’éclaircir les abstractions
de la science, pour les mettre à portée de l’esprit des
femmes et de la conversation des honnêtes gens.
Voilà ce que la littérature française doit à l’influence
des femmes; et, vraiment, elle ne fait pas dans le
monde si mauvaise ligure qu’il faille leur en tenir
rigueur; elles lui ont donné infiniment plus qu’elles
n’ont pu lui faire perdre. A partir du xvue siècle,
chaque temps se marque par un nom de femme ; et,
depuis la chambre bleue d’Arthénice ou le salon de
Ninon de Lenclos, jusqu’à ceux de Mrne de Duras ou
de Mme de Sainte-Aulaire (pour n’aller pas plus loin
que la Restauration), l’histoire de notre littérature et
de notre langue pourrait en grande partie s’écrire
par l’histoire de nos salons. Nous la donnera-t-on un
jour tout d’une suite, cette histoire de la société
cultivée, cette galerie de nos salons français, encore
éparse en cent écrits divers ? Réalisera-t-on l’idée de
Gœthe, de continuer le livre qu’a écrit Rœderer sur
la société polie au xvne siècle et de le poursuivre
jusqu’à nos jours? Il y aurait là, certes, de jolis
cadres tout faits, de piquants chapitres, qui viennent
naturellement à l’esprit: par exemple, sur le rôle des
salons dans les élections à l’Aca démie (Mme de Lam-
bert, Mmc de Tencin, Mme Geoffrin, Mlle de Lespi-
nasse, puis Mmo Suard, etc.) ; ou bien sur la comé-
die de société (le théâtre de la duchesse du Maine, à
Sceaux, où joue le maréchal de Villars; celui de la
Chevrette, où Rousseau, encore inconnu, fait répéter
à Mme d’Épinay, à Mme d’Houdetol et à Francueil sa
comédie de l'Engagement téméraire ; ceux de Lau-
sanne, de Tournay, de Fernay, où Voltaire, avec sa
grosse nièce, joue lui-même frénétiquement ses tra-
gédies; puis, plus près de nous, celui d’Angerville, où
Berryer se délasse des émotions de la tribune en
chantant l’opéra-comique; — jusqu’à certaines soi-
rées de notre temps, qui, prises sur le vif, avec le
double jeu des répétitions et les épisodes d’alentour,
auraient de quoi plaire encore à nos neveux. A ces
peintures du monde, il faudrait la plume d’un homme
du monde, d’un Saint-Évremond ou d’un prince de
Ligne. Au reste, peut-être est-ce mieux aussi de
laisser cette histoire en croquis détachés, en pages
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LE MAGASIN PITTORESQUE
volantes, — tout ce qui sent le livre, en pareille ma-
tière, étant haïssable?...
On n’a jamais assez de clefs, d’ailleurs, pour ouvrir
un cœur de femme : car ce n’est pas l’auteur que
nous étudions en elles ; tout a été dit sur leur trempe
d’esprit et leurs qualités de style ; tout a été dit aussi
sur leur rôle social et leur influence mondaine.
Encore moins nous sommes-nous proposé d’écrire
leur biographie : « Les femmes, disait Sainte-Bejuve,
ne devraient jamais avoir de biographie : vilain mot,
à l’usage des hommes, et qui sent son étude... » Non,
ce que nous allons chercher dans leurs écrits, c’est
leur âme, c'est leur manière d’ètre et de sentir, c’est
le secret de leur destinée ; nous ne séparons pas la
littérature d’avec l’observation directe de la vie.
Quelqu’un a dit: « Mieux vaut lire un homme que
dix livres. » Oui, et, pour nous autres hommes, mieux
.vaut lire une femme que dix hommes.
Paul Deschaxel.
** « »f « O** »*« »% »g-8 --■% :>*o >% »% 1>*<] »*« »*, »*«»*« »T, »*<»
On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du carac-
tère. (Stendhal.)
Ne pas oser se montrer, c'est s'isoler; et s'isoler, c’est bien
vite se préférer. (Paul Bourget.)
vvVvvvVvvvvVvvV*;*VvvV*i*vv*>t*vvVV*i"i#v*i'
oA mon FilcC?
APRÈS UNE LECTURE DE JVI ARC -^URÈLE
1874
Nous donnons un extrait d’une poésie de M. Émile Desc.hancl,
parue dans la Revue de Paris du 15 janvier 1899. Ce sont des
conseils d’un père à son fils, que tout le monde aura plaisir à
lire et profit à suivre.
Si tu fais quelque bien, loin de le publier,
Pour le rendre meilleur, tâche de l’oublier.
Passe à d’autres bienfaits. Vois la nature immense :
Sitôt ses fruits donnés, vite elle recommence
Sa tâche et son labeur, sans jamais se vanter
Des trésors qu’elle épand : tu la dois imiter.
La vigne, ayant donné sa vendange empourprée,
Contente sans orgueil, en son cœur se récrée :
Elle a fait son devoir et ne demande rien.
Le cheVal à la course, à la chasse le chien,
Sont heureux d’obéir à l’instinct qui les guide.
L’abeille, dans sa ruche amassant l’or liquide,
Ivre de son travail s’en va-t-elle crier :
« Voyez, mon alvéole en est lourd à ployer! »
Non : chacun ayant fait ce que veut la Nature,
De nouveau se prépare à la saison future.
Fais de même. Autrement le bien n’est qu’un marché.
L’œil après qu’il a vu, le pied ayant marché,
Réclament-ils salaire? Et la volonté libre,
Pour s’être maintenue en un juste équilibre,
A-t-elle droit au Ciel ? Dieu lui doit-il un prix
Pour avoir vu l’honnête et l’avoir entrepris ?
On démérite, en la quêtant, la récompense.
Ne dis nul bien de toi, si tu veux qu’on en pense.
De ta bonne œuvre, en paix, laisse germer le fruit.
Bruit ne fait pas de bien, bien ne fait pas de bruit.
Tout au devoir : il faut, si rude qu’il paraisse,
L’accomplir chaque jour sans dégoût ni paresse.
Malheur au fainéant! Celui-là je le plains
Dont les jours ne sont pas comme des épis pleins.
Cache ton bon dessein, surtout lorsqu’il commence :
Ainsi le laboureur enfouit la semence
Qui pendant tout l’hiver doit dormir son sommeil,
Mais, au printemps, s’élance au baiser du soleil.
Émile DESCHANEL.
LA VSE EN PLEIN AIR
Jamais on n’en a tant parlé qu’au jourd’hui : la
bicyclette, l’automobile, les jeux athlétiques ont
transformé la vie humaine.
Nos pères regardent étonnés, et même effarouchés,
la révolution accomplie. Autrefois la marche était le
sport de tout le monde: on aimait marcher non seu-
lement dans les campagnes fleuries, par un beau
soleil, mais même dans les rues des villes moins en-
combrées qu ’auj ourd’hui.
Les boulevards de Paris n’étaient pas encore enva-
his par les vastes terrasses des cafés qui avancent
au point de ne plus laisser de place aux piétons. Les
Champs-Elysées de l’Empire étaient une promenade
tout à fait aristocratique, les Tuileries également.
Maintenant les boulevards des Champs-Elysées, les
Tuileries, sont plus encombrés que jamais, mais la
note d’intimité manque, et puis nos jeunes gens se
trouvent à l’étroit sur ces avenues. Le bois de Boulo-
gne ne leur suffit même plus, à moins que ce ne soit
un jour de courses. La bicyclette et le teuf-teuf les
emmènent rapidement et sûrement — pour eux tout
au moins — vers le plein air véritable.
Qu’il pleuve, qu’il vente, qu'il fasse clair soleil, les
voilà qui courent — à des vitesses vertigineuses —
dans les environs de Paris en bicyclette, en voitu-
rette, en automobile.
Est-ce là loule la vie en plein air? Point. L’ardeur
de la jeunesse actuelle se porte vers les sporls violents
qui se jouent sur les larges pelouses, où il faut à la
fois acquérir du souffle, posséder de bons muscles,
savoir recevoir des coups, apprendre à en donner. Où
sont les vieux sports français, les barres, l'ours, le
saute-mouton? Il n’en est plus question. On n’en
retrouve même plus trace dans les cours de nos
lycées.
Le jeu de balle — un jeu bien français aussi — est
presque abandonné. On le voit bien jouer quatre fois
par an dans un coin du jardin des Tuileries. Mainte-
nant la mode est au football, jeu anglais importé chez
nous par des fanatiques de ce sport et qui a maintenant
ses grandes et ses petites entrées dans nos écoles.
Vous avez sans doute entendu parler plus d’une fois
dans les journaux de l’équipe du lycée Lakanal ou
de celle du lycée Carnot et aussi de celle du Racing
Club de France.
Cette dernière est la plus redoutable : ceux qui en
font partie ont déjà quitté le lycée mais sont encore
dans leur première jeunesse. Le capitaine de l’équipe,
Frantz Reichel, est un des meilleurs rédacteurs
sportifs, et écrit — très joliment — au Vélo de Pierre
GifTard.
En voilà un qui aime le plein air! Il habite la cam-
pagne, veut ignorer le chemin de fer, fait des courses
en vélocipède, et ne manque pas un défi de football,
de boxe, de savate, de lutte, etc., etc. Corps solide s’il
en fut, santé de fer qu’aucun effort ne rebute, dur à la
fatigue, dur au froid, luttant facilement contre la
grande chaleur.
Le sport, qui est sa seule hygiène, le préserve de
tous les maux physiques. Et Reichel n’est pas une
exception au Racing Club. Il y a beaucoup de ses ca-
marades qui, par suite d’un entrainement régulier,
par suite de leur amour du plein air, extrêmement
favorable à l’éclosion desforces, véritable fontaine de
Jouvence pour ceux qui prennent la peine d’y aller
LE MAGASIN PITTORESQUE
95
puiser, se niellent à l'abri de mille petits maux et
gardent « un esprit sain dans un corps sain » selon
la formule de l’école de Salerne.
Je n’oserais me porter garant du remède, mais ces
Messieurs du Racing Club, en affirment l’efficacité
absolue. Ces Messieurs, d’ailleurs, ne pratiquent pas
seulement le football et ne bornent pas leurs plaisirs
à des luttes incroyables contre les équipes d’Angle-
terre. (La dernière fit époque et Frantz Reichel y
conquit de nouveaux lauriers.) Ils organisent dans leur
très joli club, en plein Bois de Boulogne, des courses
à pied, où l’on atteint des records insensés.
Nous avons des champions qui ne le cèdent en
entrainement et en vitesse à aucun étranger, et les
familles qui redoutent les brutalités du football vont
volontiers assister aux succès de leurs fds, sur le
champ de courses où il faut des jambes et... du cœur.
Le spectacle n’est pas indifférent, et attire de nom-
breüx spectateurs. Les pères envient leurs lils.
Et l’hippisme? me demandera-t-on? 11 est devenu
le sport presque exclusif des gens riches possédant des
chevaux. Les manèges n’ont plus autant de clients.
Quant à l’escrime elle est le seul sport français qui
survive et qui, très heureusement, se développe de
plus en plus. Seulement elle s’est transformée. Si en
hiver les escrimeurs se réfugient — par la force des
choses — dans les salles d’armes, ils s’empressent de
mettre l’épée à la main, en plein air, aussitôt qu’arri-
vent les beaux jours.
Et les poules à l'épée commencent, et elles se suc-
cèdent nombreuses, et vieux et jeunes y prennent un
égal plaisir. Les sociétés d’épée en plein air ne se
comptent plus. Il y en a déjà un très grand nombre
et il en nait, chaque jour de nouvelles.
Pendant l’Exposition Universelle, sur la terrasse des
Tuileries, on organisera un vaste championnat où on
verra les épéistes du monde entier se disputer les
poules les plus difficiles qu’on ait encore vues. Ce sera
l'image du duel — car on n'échangera qu’un seul coup
de bouton avec chaque adversaire.
Ne craignez rien, mères de famille, pour vos
enfants, de ces images du duel. A la longue elles fini-
ront par tuer le duel lui-même, ou du moins à le
rendre très rare. Quand chacun sera d’une bonne
force à lepée, on ne se battra plus pour un « oui » ou
pour un « non », on ne risquera sa vie que dans les
très rares occasions où l’honneur de l’honnête homme
sera en jeu.
Dans cette revue des sports du « Plein air» j’allais
oublier le Laivn Tennis, ce jeu qui, comme le Football,
nous vient d’Outre Manche, mais qui est tout à fait
gracieux et charmant, favorable aux gentils flirts
entre jeunes filles et jeunes gens, et apte à développer
les mœurs aimables.
Pendant l’Exposition, nous aurons des matchs inter-
nationaux de lawn-tennis, et avec un gai soleil, et
avec les photographes pour nous garder le souvenir
de jolis groupements et de tableaux instructifs, ce
ne sera pas le moindre attrait que le plein air nous
fournira.
Que donnera la révolution sportive de ces dernières
années ? Je n’en sais trop rien. Mais il est sûr qu’elle
Géra des muscles, ce qui est bien quelque chose...
Seulement n’exagérons rien, et n’encensons pas trop
la force.
Maurice Leudet.
Les Conseils de Me X...
On tourne souvent en dérision la justice des Cadis.
Elle nous apparaît, au loin, en un joli décorde minarets
éblouissants de lumière blanche et bleue, comme
une œuvre de pure fantaisie, dont les inspirations ne
seraient pas toujours exemptes de passion ni d'in-
térêt.
C’est là, je crois, une exagération.
Donner à chacun le sien, est aussi facile sous les
palmiers, d’où pendent, en chevelures d’or, des ré-
gimes de dattes savoureuses qu’à l’ombre des chênes
séculaires de la forêt de Vincennes.
Et je sais une décision d’un fidèle croyant en
Mahomet, sage et équitable à rendre jaloux Salomon
lui-même, si ce juge renommé de l’antiquité n’avait
cessé, depuis longtemps déjà, de participer aux fai-
blesses humaines.
Voici l’affaire :
Un Arabe meurt, laissant trois fils et, pour tout
bien, dix-sept chameaux. Une vraie caravane ! Et
point à dédaigner. Je gagerais même que bien des
Parisiens n’en légueront pas autant à leur postérité.
Aux termes de son testament, l'aîné des fils doit
avoir la moitié de sa foi tune, c’est-à-dire huit cha-
meaux et demi ; le deuxième, le tiers, ou cinq cha-
meaux et trois cinquièmes; le dernier, un neuvième,
soit un chameau et huit dixièmes environ.
Mais, par une clause spéciale, il est expressément
recommandé de ne vendre aucun chameau. Encore
moins peut-on se permettre d’en couper un en mor-
ceaux, sous prétexte de constituer exactement la part
attribuée à chaque enfant.
Comment procéder, dès lors? Les co-héritiers se
livrent, en vain, à toutes sortes de calculs.
L’arithmétique reste inflexible, et toujours la divi-
sion de 17 par 2, par 3 ou par 9, amène, au quotient,
un nombre entier et des fractions.
Pour en finir, ils s’en vont trouver le cadi et lui
exposent le cas. Ce magistrat, grave personnage à
barbe blanche vénérable, semble fort embarrassé. 11
se met à réfléchir longuement et, durant sa médita-
tion, l’assemblage pittoresque de turbans, de burnous
et de chameaux indivis composantl’auditoire, observe
un respectueux silence. Seules, les cigales criardes
poursuivent, avec monotonie, leur cantilène dans les
eucalyptus, et les vagues continuent leus rythme
régulier, en déferlant sur la plage voisine.
Tout à coup, le cadi se frappe le front, comme un
homme qui vient de trouverenfin la solution cherchée,
et interpellant l’Arabe qui fait office d’huissier dans le
prétoire :
« Aroum, — demande-t-il, — as-tu un chameau?»
— « Oui, répond Aroum — le voici »,
— « C’est bien, prête-le moi ; je te le rendrai dans
un instant. »
Puis, ayant réuni l’animal ainsi prêté aux dix-
sept chameaux de la succession, il opère le partage de
la façon suivante :
« La moitié de 18 est 9; il te revient donc à toi, le
fils aîné, neuf chameaux. Et lu n’as pas à te plaindre,
car tu n’aurais droit, en réalité, qu’à huit chameaux
et à une moitié. — Toi, le deuxième, prends six
chameaux, le tiers de 18. Et tu n’es point lésé, non
plus, puisque tu n’aurais pu prétendre qu’à cinq
chameaux et une fraction. — Enfin, je te donne à toi,
96
LE MAGASIN PITTORESQUE
le plus jeune, deux chameaux au lieu d’un seul et
huit dixièmes. Tu as donc, toi aussi, encore plus que
ta part.
De sorte que neuf et six font quinze, et deux font
dix-sept. 11 reste un chameau. C’est celui que tu m’as
prêté, Aroum. Je Le le rends et te remercie.
Bravo ! Cadi !
Je n’aurais pas trouvé celle-là. Me X...
* +
PETITE CORRESPONDANCE
Mme J. R., Amiens. — Un testament fait en France par
un étranger, dans les formes et règles du pays d’origine de
.celui-ci, est absolument nul en France.
D. /I/., Saint-Quentin. — Le droit d’avoir des vues droites et
des fenêtres d’aspect, à une distance moindre de 19 décimètres,
sur l’héritage voisin, peut s’acquérir par la possession de trente
ans, ce droit constituant une servitude apparente et continue.
L. B., Niort. — Le tarif des notaires n’est point obligatoire
pour les parties. Celles-ci ont toujours le droit de demander
au tribunal que le notaire soit taxe, non suivant le tarif, mais
eu égard au travail et aux soins qu’a exigés de lui la confection
des actes.
A. D., Montauban. — Les avances d’argent faites pour la
conservation du gage commun des créanciers doivent être rem-
boursées par privilège.
LES LIVRES
Vercingétorix, drame historique en 3 actes et en vers,
par E. Houciiprt, Aix-en-Provence, Nicot.
Les Français, a-t-on dit, n’ont pas la tète épiqu e.
Malgré la fécondité du moyen âge, malgré même la
Chanson .de Roland, nous n’avons pas notre Iliade.
Avons-nous le drame national? C’est surtout l’histoire
de Rome et de la Grèce qui a enfanté nos chefs-
d’œuvre, et notre histoire nationale attend un poète
au grand souffle, son Corneille et son Victor Hugo.
Que dis-je ? une jeune fille au cœur viril, aux élans
chevaleresques, a tenté, noir sans succès, de raviver
nos vieux héros gaulois, d’évoquer, en un drame
d’une simplicité puissante et antique, lame de Vercin-
gétorix.
Et rien n’y manque, ni la vérité des descriptions,
ni l’éruditionprofonde, ni la richesse des alexandrins.
La tentative fut hardie et l’œuvre est bonne. Il y a
de chaleureux élans vers l’idéal et l’âme d’une jeune
et séduisante artiste. Que faut-il déplus ?
Solution du Problème proposé dans le Numéro
du 1er Janvier 1900
Pour simplifier la figure, représentons chaque carte par le
chiffre correspondant au nombre de ses points.
Remarquons d’abord qu’on peut, par le tâtonnement, arriver
à une solution, celle de la ligure 2, par exemple.
En raisonnant, on est conduit à placer, au centre du rec-
tangle, la carte correspondant au nombre 5, et, aux A angles,
les caries correspondant aux nombres pairs, 2, 4, 6,8.
En effet, désignons par a, b, c, d, les cartes qui devront être
placées aux angles du rectangle, par x, celle qui devra occuper
le centre, et par m, n, p, q, les 4 autres disposées comme l’in-
dique la figure 1 (a, b, c, d, x..., désignent les nombres de,
points de ces cartes).
A h 1° On doit avoir : a+m-fb=15
b -F n + c = 15
a m b c + p -fi- d= 15
d + q + a= 15
(i x 11 et, en ajoutant :
2 ii — 2 1 j 3 c -f- fl'-bp 4“(j = 60
d ) c 011
2(a+c)+2 (b +d) +(m+p) +(n + q) =G0 (1)
p c Or a-fc = bFd = m + p=n + q, car
Fig. I chacune de ces sommes est égale à 15 — x.
En remplaçant dans (1), on a: 6(a + c) = 60
d’où a -(- c = 10
et par suite x = 15 — 10= 5
C'est donc le 5 qui doit être placé au centre du rectangle.
2° Puisque a -F- q + d = 15
c + p + d = 15
on a: a-pc + p+q+2d = 30
Or a + c = 10, et 2il est un nombre pair, donc la somme
a-fc+p + q-püd ne Peit égaler 30 que si p -p q est un
nombre pair .
Par un raisonnement analogue, on voit que les sommes p + n,
n-p m, m + q sont des nombres pairs, ce qui ne peut exister
que si les chiffres m, n, p, q, sont tous pairs ou tous impairs. 11
en résulte que si les autres chiffres a, b, c, d, sont tous impairs ou
tous pairs, donc, a -p b> b -p c, c T d, d -p a, sont des nombres
pairs. Mais a -p m -F b = 15 et a -p b est un nombre pair, doncf
m est uu nombre impair, et il en est de même des nombres
n, p, q.
Par suite, il faudra placer, aux 4 angles du rectangle , les
cartes correspondant aux nombres pairs 2, 4, 6,8.
A B La solution s’achève aisément :
Si l’on place, par exemple, le 2 à l’angle A,
on voit qu’il faudra 15 — (2 -F 5), ou 8, à
l’angle opposé. A l’angle B, on peut mettre
le 4 ou le G. Supposons que nous mettions
le 4, il faudra 6 à l’angle opposé, etc.
Le problème admet 8 solutions, car on
pedt remplacer a par un des 4 chitïres 2, 4,
G, 8, et à chaque valeur de a correspondent
2
9
4
7
5
3
6
i
8
Fig.
2 valeurs de b.
VARIÉTÉS
COMMENT IL FAUT TOUSSER
C’est un grave journal, le Temps, qui nous l’apprend :
11 n’y a pas d’individus qui, atteints de toux chro-
nique, en prennent leur parti philosophiquement et
toussent en sourdine, ce qui est fort louable; d’autres,
au contraire, tout en maugréant, semblent éprouver
un âpre plaisir à tousser avec violence et à grand
fracas, ce qui est peu aimable envers leurs proches et
leurs amis, et fort dommageable pour eux-mêmes.
La raison en est bien simple : ils déchirent, ils en-
tlamment leurs poumons. C’est donc là un plaisir
maladif qui leur coûte plus cher qu’ils ne pensent. Les
poumons, en effet, sont formés d’un tissu délicat et
spongieux, qui parfois s’irrite et s’obstrue par l’accu-
mulation de mucosités. Nous essayons de les en débar-
rasser en toussant. Or, il est évident que, si nous
arrachons violemment ces substances encombrantes,
nous endommageons le délicat tissu pulmonaire.
Il faut donc s’accoutumer, s’entraîner à tousser
aussi doucement que possible.
Ont résolu le problème : Georges Lutz, à Strasbourg ;M. G.,
à Paris; Comte Emmanuel de Pinto, à Ensival (Belgique);
Phève, à Aix-en-Provence : Luser, à Montauban; Martel, à
Guéret; Alfred de Kemmeter, à Gand; MoREL-FRÉpEL, à Bon-
neville (Haute-Savoie) ; Ciaire de Toustain Paciia; Van den
Auwera, docteur en droit, à Louvain (Belgique).
JEUX ET fl]VnJSE|VIEflT
VERS a reconstruire
— Mais, disait le dix-septième prétendant au père de
famille, votre fille, elle boite. — Oh! seulement d’un pied,
dit-il.
ANAGRAMME
Je suis, pour les enfants, la terreur en personne ;
Renversez-moi, je plais à celui qui raisonne.
charade
Mon premier sert à faire mon dernier
Et les ciseaux font mon entier.
Le Gérant : Cii. Guiox.
7870-99. — Cobdeil Imprimerie Ed. Crété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
97
LE ROSIER MILLÉNAIRE
iâjiiii I
Le Rosier millénaire dTIildesiieim, gravure de Puyplat
98
L E M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E
''■ï
LE ROSIER MILLÉNAIRE D Hl LD ES HE IM
Un rosier de mille ans! Un rosier qui fleurit en
toute saison ! N’est-ce pas un rosier miraculeux,
un rosier de ballade allemande qui s’épanouit au
pays des rêves, loin du rocher sombre de la Lore-
lei, du royaume du roi des Aulnes, dans le jardin
enchanté que vit en songe Walther de Stolzing,
le chevalier poète de Nuremberg? Non, il ne
triomphe pas sur les rives que baignent les lacs
verts où voguent les cygnes de Lohengrin ou
dans les parterres du Walhalla ! Ce n’est pas un
rosier fantôme. On le voit, on l’admire dans le
cimetière Sainte-Anne, près du Dôme, à Hil-
desheim. Il s’appuie et grimpe contre le mur
extérieur de l’abside d’une petite chapelle go-
thique qu’entoure un cloître à deùx galeries
superposées, tapissées de lierre. Cà et là, de nom-
breuses et simples croix dans le cimetière où l’on
n’enterre plus désormais. Depuis longtemps, sans
doute, les morts qui dorment là leur sommeil
sans fin ne reçoivent plus les souvenirs fleuris
qui décorent ailleurs les tombes encore visitées,
mais la nature semble avoir fait un miracle pour
réparer l’oubli des hommes. Qu’importe que
ces roses ne vivent qu’un matin si le rosier ne
meurt jamais! Qu'importe qu’elles ne fleuris-
sent pas deux fois, comme celles de Pæstum, si
le vent du soir, à l’heure de l’angélus, porte sur
chaque pierre moussue une pluie parfumée de
pétales tourbillonnants. On imaginerait volontiers
que le calme et poétique cimetière Sainte-Anne
garde les restes des nobles dames du temps jadis
ou des blondes princesses lointaines qui ont rêvé
d’éternelles fiançailles.
Ce rosier a sa légende, ses lettres de noblesse.
A la mort de Charlemagne, son fils, Louis l’e Dé-
bonnaire, héritier de son trône et de sa foi, fit
élever à Lise, dans le pays saxon où fut fondé
Hildesheinr, une église catholique qu’il regarda
comme la première et la principale de son évêché.
C’était une sorte de Saint-Jean-de-Latran germa-
nique. L’empereur aimait à chasser dans les
environs. Un jour, ayant passé la rivière qui
s’appelle la Leine, il arriva à l’endroit où se
trouve le dôme d’Hildesheim. Un beau et vigou-
reux rosier y ombrageait une source d’eau vive ;
l’endroit lui plut; on y dressa sa tente, et son
chapelain, après être allé chercher à Else les
reliques de la sainte Vierge, y dit la messe. De
retour à Else, lorsque le lendemain le chapelain
voulut célébrer le divin sacrifice, quelle ne fut
passa surprise, en s’apercevant qu’il avait oublié
les reliques. Il court plein d’anxiété à la place
où la Cour avait fait halte; il retrouve le rosier
et les reliques qui y sont suspendues. Mais —
moins heureux que le héros de Virgile qui arrache
sans peine les rameaux d’or — quand il étend la
main pour les détacher — ô miracle ! — les
reliques résistent. Étonné et ravi, il va conter la
merveille à l’empereur qui se rend aussitôt avec
une suite nombreuse et brillante sur le lieu du
prodige. L'empereur, devant ce signe manifeste
de la toute-puissance divine, décide qu’une église
sera bâtie à cet endroit même. C’est la chapelle
d'Hildesheim. A ce rosier impérissable on don-
nait un tuteur digne de lui, une église. C’est d’un
joli symbole!
Une poésie de 1690 parle du rosier, de sa
légende, et lui attribue huit cents ans d’existence.
Je ne sais si le tronc a vraiment mille ans : des
trois branches principales la plus vieille remonte
à 1863, les deux autres à 1877 et à 1884. N’eût-il
que trois cents ans — comme le suppose M. Rœmer
qui a publié un opuscule sur la question — il
serait très intéressant pour le botaniste de l’étu-
dier. Dans une longue lettre écrite par M. Christ
de Bâle qui est, paraît-il, la première autorité de
notre temps sur les rosiers, on peut lire que les
roses produites par l’antique et vénérable arbuste
appartiennent à l’espèce que les savants appellent
rosa caninae t plus généralement rosa Lutetiana,
la rose parisienne. Il est piquant de constater
que le rosier le plus célèbre de l’Allemagne, le
rosier que le fils de Charlemagne crut tombé du
ciel, donne des roses de Paris.
Joseph GALTIER.
L’ÉMAIL
Par ses multiples applications modernes, l’émail
se classe parmi les produits dont les procédés de
fabrication nous ont semblé dignes de trouver
place dans les colonnes du Magasin Pittoresque.
Depuis l'humble casserole de fonte émaillée
jusqu’aux cloisonnés de grand prix,’ en passant
par les plaques de nos rues, les cadrans de
montres ou la poterie courante, l’émail est en effet
d’emploi et d’utilité constante.
Selon sa description savante, l’émail est une
substance pulvérulente, finement broyée, vi-
trifiable au feu, renfermant divers oxydes métal-
liques destinés à la colorer et qui s'incorpore à
la matière, la recouvrant et la protégeant d’un
décor de couleurs inattaquable à l’air ou à l’eau.
Les premières applications d’émail n’eurent pour
but que cette préservation et l’inventeur primitif
cherchait sans doute à garantir contre les émiette-
ments trop fréquents les récipients de terre qu'il
confectionnait à grand’peine, lorsqu’il découvrit
LE MAGASIN PITTORESQUE
99
Les principes de cet art dont nous possédons
des merveilles au Louvre et à Cluny.
Art essentiellement utile, l’émaillage devait
être connu dès les pre-
miers âges de l’huma-
nité et les récentes dé-
couvertes de M. Dieu-
lafov, en Susiane, nous
ont fait connaître les
productions d’émail -
leurs orientaux vivant
huit siècles avant Jésus-
Christ.
Plus près de nous,
mais bien éloignés en-
core, les artistes byzan-
tins venus en Occident
au moyen âge furent
longtemps les maîtres
incontestés de l’émail
avec leurs trois écoles
du Rhin, de la Meuse
et de la Vienne. Ils gar-
dèrent cette suprématie
squ’au x° siècle, épo-
que où apparaissent les
premiers ateliers de Li-
moges. Cette dernière Le broyage
ville, [devenue bientôt
la véritable capitale de l’émaillerie européenne,
fit oublier par ses produits les produits similaires
de Cologne, de Verdun
et de Liège et, de siècle
en siècle, les artistes
limousins, se succé-
dant en dynasties
célèbres , se trans-
mirent les bonnes
traditions . Galpais ,
Léonard Limosin, les
Pénicaud, les Rey-
mond, les Court, les
Courteys, les Landin,
les Noailhé portèrent,
du xve au xixe siècle,
leur art à son apogée
de richesse et de déli-
catesse.
Mais, de nos jours,
Limoges a perdu ses
maîtres et son anti-
que renommée ; ses
ateliers d’artistes
émailleurs ont été
remplacés par des
manufactures de por-
celaine d’un rapport
plus certain et, pour La aiise
étudier aujourd’hui les procédés de fabrication
des émaux, point n’est besoin d’un long voyage.
A Paris, où se sont fondés de nombreux ateliers,
on peut aussi bien rencontrer le fabricant d’émail-
lerie commune et l’émailleur de bijoux précieux.
Les deux sortes d’émaillages sont similaires.
Si l’émaillage des cas-
seroles exige une main-
d’œuvre moins longue
et des procédés plus
grossiers, partantmoins
coûteux, les données
essentielles sont suffi-
samment semblables
pour qu’étudier l’un
permette de se faire
l’idée de l’autre. A choi-
sir entre les deux, l’é-
maillage artistique ,
dont la manipulation
est plus délicate et
d’une exécution plus
variée, m’a semblé pré-
férable, car il permet
de montrer, avec un
bien autre intérêt, com-
ment la substance vi-
trifiable, en s’incor-
porant à la matière,
change, sous l’action
des émaux. teu, une plaque
de métal en un tableau
d’une puissance de ton incomparable.
A Paris l’émail d’art se fabrique en appar-
tement; le fabricant
chez lequel je me suis
rendu occupe le deu-
xième étage d’une
vieille maison et c’est
dans le salon trans-
formé en salle de
vente que l’on est in-
troduit tout d’abord.
Là, rangés dans des
vitrines, ou classés
dans des tiroirs à
fond de ouate, j’a-
perçois les produits
les plus divers de
l’émaillerie moderne :
tableaux , bonbon-
nières, boîtes à pou-
dre, montres, vases,
coupes, cuillers, bro-
ches, épingles, pom-
mes de canne ou
de parapluie, tire-
boutons. Sur les éta-
gères, les portraits de
nos acteurs ou de
au lour- nos hommes d’État
côtoient les représentations plus décoratives
de nos rois ou des femmes célèbres de l’an-
cienne France , tandis que près des vases
100
LE MAGASIN PITTORESQUE
modern-style, les reproductions des chefs-
d'œuvre de Cluny jettent leur note sévère d’art
véritable.
Mais voici le maître de la maison, M. Marchand ;
il acquiesce aimablement à ma demande d’étude
et m’emmène dans son atelier où il compose en
ce moment, à l’aquarelle, des modèles de grands
vases destinés à l’Exposition universelle. Tout en
travaillant, il me donne les premières indications
sur les différents émaux qui sont dits : cloisonnés,
champlevés, mixtes, translucides ou peints.
Pour l’émail cloisonné , l’artiste dispose sur la
plaque à émailler un fil d’or très mince, en sui-
vant les lignes du dessin, et forme, par les
entrelacs de ce fil,
des cellules en re-
lief; ces cellules
sont ensuite rem-
plies d’émaux de
diverses couleurs et
la plaque est mise
au four. La fusion
fait adhérer les
émaux au fond de
métal et retient en
même temps dans
leur masse le fil
d’or qui les déli-
mite. Parla minutie
et la longueur du
travail préparatoire
et par les soins que
ce travail exige,
l’émaillage cloison-
né est un des plus
délicats et des plus
coûteux.
Longue aussi est
la préparation des
champlevés. Pour
ceux-ci, l’artiste,
après avoir tracé son dessin à la pointe sur une
plaque de cuivre rouge, enlève au burin soit le
champ de ce dessin, soit le fond autour de ce
dessin, puis il remplit d’émail celle des parties
qu’il a creusée. Si le sujet est réservé en cuivre
pour être gravé après la cuisson, le champlevé
est dit en réserve ; si au contraire le sujet est en-
levé pour recevoir l’émail tandis que le fond
restera de cuivre, le champlevé est dit en taille
d’épargne. Pour cette taille, l’artiste conserve
en relief, dans les sujets qu’il évide, un tracé
à grands traits obtenu par la réserve de minces
bandes de cuivre qui séparent les différentes
teintes d’émaux et jouent le rôle des fils d’or
dans le cloisonné. Lorsque l’émailleur n’a pas
conservé ces petites bandes, il les remplace par
un fil d’or à l’aide duquel il cloisonne son dessin
et l’émail est alors dit mixte.
On appelle émaux translucides ceux qui, dis-
posés sur des plaques ajourées, transparaissent
Le choix des couleurs.
au jour et donnent à l’œil l’impression de vitraux
miniatures, ou bien encore ceux qui, par une
autre application du procédé, sont placés sur
des plaques gravées dont les dessins doivent appa-
raître à travers la couche vitrifiée.
Quant aux émaux peints , ce sont ceux qui, sans
cloisons ni épargnes, représentent avec leurs seules
couleurs et leurs modelés naturels, des tableaux,
des portraits, ou plus simplement des fleurs et
des ornements. Moins complexes de fabrication
que les autres genres d’émaux, ils sont aussi d’un
procédé plus facile à suivre dans son ensemble
et, pour employer utilement les quelques instants
dont il peut disposer en ma faveur, M. Marchand
me propose d’en
faire notre sujet d’é-
tude.
Avec lui je passe
à l’atelier dans le-
quel les émailleurs,
hommes et femmes,
travaillent broyant
les couleurs, des-
sinant, peignant ou
dorant. Le long des
murs, sur des con-
soles, les vases, les-
boîtes, les plaques
de cuivre attendent
leur tour d’émail-
lage. Au milieu de
la pièce, sur de
larges tables basses,
de multiples godets,
des pinceaux de
toutes formes et de
toutes grandeurs,
des spatules de fer,
des boîtes de feuilles
d’or et d’argent s’é-
talent en désordre
sous la main des ouvriers devant lesquels de gros-
ses boules de verre grossissantes se dressent, leur
facilitant la mise en place des fines cloisons d’or
ou la gravure des champlevés. Mille petits objets,
broches, épingles, boîtes à poudre, vide-poches,
s’accumulent devant les émailleurs; ce sont les
produits de fabrication courante, véritable paco-
tille de bazar, que le fabricant considère lui-même
comme d’infimes travaux, d’un rapport sûr,
d’une fabrication rapide, mais d’un intérêt très
secondaire en comparaison des reproductions de
pièces célèbres ou des sujets modernes qui cons-
tituent les pièces de luxe.
C’était le type d’une de ces pièces de luxe que
je devais suivre, mais d abord il me fallait voir la
matière première, le cuivre, matière de soutien,
sur laquelle viendra se poser l’émail. Acheté en
lames chez le producteur spécial, le cuivre est
découpé aux dimensions voulues; puis, lorsqu'il
s’agil de vases, il est livré aux tourneurs repous-
LE MAGASIN PITTORESQUE
101
•seurs qui -amènent la lame à la forme donnée à
S’aide de mandrins et de brunissoirs.
Pour les sujets plats, on donne simplement à
la pièce l 'emboutie. Les tableaux émaillés ne sont
jamais en effet complètement plans; ils offrent
une légère concavité qui s’obtient sous la pres-
sion répétée d’un ciseau à froid et qui est des-
tinée à procurer au métal une résistance suffi-
sante pour l’empêcher de se déjeter au feu.
Emboutie, la plaque de cuivre est recrouie,
«c’est-à-dire passée à la flamme afin de brûler
la graisse laissée à sa surface par les différents
maniements préparatoires, puis elle
est décapée dans un bain d’eau et de
vitriol où elle se
nettoie de toute
oxydation . Enfin
elle est séchée et
prête désor-
mais à recevoir les
émaux .
Comme le cuivre
les émaux sont tirés
du dehors; ils se
composent de boro-
silicates que diffé-
rents oxydes colo-
rent et ce sont des
marchands de pro-
duits chimiques qui
fournissent à l’é-
mailleur sa palette,
palette aussi riche,
aussi complète que
celle du peintre, et
qu’il peut augmen-
t er à volonté par de
savants mélanges.
Ils sont livrés sous
forme de petits cubes colorés, simples cubes de
verre, semble-t-il, mais qui coûtent cependant
fort cher : trente francs le kilogramme le blanc,
-quatre cents francs le rouge à base d’or pur. 11 est
vrai que pour certains travaux on peut employer
du blanc à trois francs et du rouge à quinze francs,
mais celui-ci est à base de cuivre et n’a ni l’éclat
ni la richesse de l’autre.
Des tiroirs où ils sont classés, les émaux sont
tirés au fur et à mesure des besoins et livrés aux
apprentis qui les brisent dans des mortiers en
agate à l’aide de molettes également en agate
et de maillets de bois. Une fois réduits en poudre,
ils sont versés dans des mortiers de porcelaine,
mélangés avec de l’eau et malaxés longuement;
la pâte qu’ils forment est purifiée par quelques
gouttes d’eau-forte jetées dans le mortier, puis,
après un lavage à grande eau, elle est prête pour
l’emploi du moment.
Mais l’émail coloré ne se pose pas directement
sur le cuivre, qui reçoit une première couche,
sorte de fondant incolore. Devant l’ouvrière qui,
à l’aide d’une spatule de fer, étend la pâte semi-
fluide et l’unit tout en épongeant l’eau qui s’en
échappe, mon professeur m’explique que chez les
émailleurs à la grosse, émailleurs de casseroles
ou autres, cette première opération se fait au
moyen d’un tamis rempli d’émail en poudre; on
le secoue simplement sur la surface à émailler,
préalablement garnie d’une couche de gomme, et
mise ensuite au four par quantités.
Mais les émaux artistiques exigent plus de
soins et je peux m’en convaincre lorsque, péné-
trantdans la cuisine de l’appartement transformée
Les émailleurs au travail.
en laboratoire de chimie, j’assiste à V enfour-
nement.
Simplement disposé contre l’un des murs, le
four, du genre dit moufle ouverte, éclaire fantas-
magoriquement la pièce, dessinant sur les murs
les ombres gigantesques de petits vases aux
formes délicates. Cependant la plaque, sur la-
quelle je viens de voir étendre la première couche
d’émail, est posée sur une mince rondelle de
terre réfractaire, percée de trous et badigeonnée
d’ocre rouge afin d’empêcher, à la fusion, l’adhé-
rence de l’émail ; puis, saisie à l’aide de longues
pinces, la rondelle va porter au milieu du foyer
la plaque de cuivre qui s’irradie instantanément'
en des fulgurances aveuglantes ; une minute et
demie, deux minutes au plus suffisent et l’émail
est vitrifié. Alors sorti du four, il s’éteint sur une
table en des pâleurs roses d’une harmonie délicate
et changeante jusqu’à ce que, complètement re-
froidi, il apparaisse recouvrant le métal d’une
couche incolore, tel un verre de vitre.
Sur ce premier émaillage le dessinateur trace,
102
LE MAGASIN PITTORESQUE
au crayon d’abord, au pinceau ensuite, les con-
tours exacts du motif à reproduire. Ce dessin ser-
vira de guide au deuxième émailleur qui met les
fonds, à l’ouvrier qui dispose les paillons , au
peintre qui modèle la figure et la termine. Chaque
couche de couleur passe au feu avant d’être re-
couverte par la suivante et quinze, dix-huit fois,
la même pièce devra quitter la main des ouvriers
ou des artistes pour revenir au principal ouvrier
uniquement chargé de la cuisson. Cette opération,
toute de tact et d’habitude, est le véritable point
d’échec de l’émaillage et l’on comprendra le soin
qui doit être apporté à sa surveillance lorsqu’on
saura que chaque enfournée, sauf la première
plus longue, doit durer de une demi-minute à
une minute, quatre minutes au plus pour les très
grandes pièces. Une seconde de trop peut suffire
à perdre pour deux cenls francs d’ouvrage.
Mais voici que, sur la surface du sujet à repro-
duire, un jeune élève dispose les paillons qu’il
découpe à mesure dans des feuilles d’or fin, d’ar-
gent ou de platine. Les paillons sont destinés à
servir de dessous à certains émaux auxquels ils
doivent donner ces refletsmétalliques qui étonnent
par leur éclat profond et mystérieux. Collés aux
endroits voulus à l’aide de gomme adragante, ils
rehausseront en transparence les verts, les bleus,
les rouges et les jaunes. Et l’habileté consiste à
varier les paillons selon l’effet désiré; c’est ainsi
que, pour obtenir un rouge vif, on mettra sous
l’émail rouge un paillon d’or, tandis que, étendu
surun paillon de platine, le même rouge donnera
une coloration rose.
Passés au feu, saisis et retenus dans la première
couche d’émail incolore, les paillons reçoivent
les différentes couleurs que comporte le modèle.
Au moyen de fines spatules, la pâte colorée,
préalablement mélangée d’eau dans des godets,
est disposée suivant le dessin ; elle forme des
épaisseurs, des reliefs inégaux que la cuisson
suivante va faire disparaître. Et les couches
d’émail et les'cuissons se succèdent sans règles
fixes au gré de l’ouvrier qui seul est laissé
maître de son travail.
Cependant la pièce prend corps et se dessine;
elle est arrivée à un point d’exécution suffisant
pour qu’il soit possible d’apercevoir sur la surface
brillante du cuivre, les étoffes aux chaudes har-
monies et les fonds qui les enveloppent, et seules
maintenant les chairs apparaissent sans couleurs
ni modelés. Elles sont réservées à l’artiste chargé
de finir le sujet.
Le travail des artistes s’exécute à l’aide de
couleurs toutes préparées, broyées plus fines que
celles destinées aux premiers émaillages et dé-
layées, non plus â l’eau mais à l’essence. Pour
exécuter les chairs on n’emploie que du blanc
et seulement après l’achèvement des modelés, on
donne, avec une teinte rose générale, le ton des
carnations.
L’artiste étend ses couleurs, non plus avec une
spatule comme les ouvriers, mais au pinceau ou
avec une fine pointe de cuivre. Il pose des gouttes
de pâte aux parties les plus lumineuses et les étale
en les dégradant par couches de plus en plus lé-
gères, sur les parties d’ombre et de demi-teintes,
et c’est en laissant plus ou moins transparaître le
fond sombre du cuivre qu’il obtient les modelés.
Il peut reprendre et retoucher à sa guise car
chaque application d’émail nouveau se mêlera si
bien, sous l’action du feu, à celle qui la précède
que l’œil ne peut voir, sur la pièce achevée, qu’un
seul modelé, fait de douceur et de délicatesse, là
où dix, douze couches de couleurs se sont quel-
quefois superposées.
Les artistes exécutent le travail chez eux. Ce
sont généralement d’anciens peintres sur porce-
laine tentés par les gains meilleurs de l’émail-
lerie; certains, les habiles, gagnent plus de vingt-
cinq francs par jour, et sans courir aucun aléa,
car les risques de cuisson restent tout entiers au
fabricant chez lequel, à chaque nouvelle couche
de peinture, l’artiste doit rapporter son travail
pour le cuire.
Et devant le renouvellement incessant des
mêmes opérations, sans parler des ornements
d’or, dont certains sujets s’encadrent, entrelacs
compliqués confiés aux mains expérimentées du
décorateur, je ne m’étonnais pas d’apprendre
qu’un tableau d’une certaine importance reste
quelquefois trois semaines en cours de fabrication,
huit j ours au minimum . Cette longueur du travail,
jointe à la cherté des matières premières, fait de
certains émaux des objets de prix relativement
élevé et j’apprends que tel petit vase coûte quatre-
vingts francs, tel plat deux cents, tel tableau
mille. Ces prix s’entendent pour les sujets de
luxe; l’émail commercial se fait vite, à bon mar-
ché, et pour vingt francs le vase, trois francs
l’épingle, on peut posséder un spécimen du travail
de nos émailleurs.
Mais si les émaux sont devenus, pour certains
modèles, d’un usage courant et d'une fabrication
moins savante qu’autrefois ; si, tombés au rang
d’objets utilitaires, ils n’ont plus ce caractère de
rareté précieuse qu’ils empruntaient à l’habileté
d’artistes qui, de père en fils, se transmettaient
des procédés jalousement gardés secrets, il est du
moins intéressant de constater que la tradition de
bien faire s’est fidèlement conservée chez nos
émailleurs parisiens. Continuateurs d'un art diffi-
cile, qu’ils améliorent et qu’ils perfectionnent, ils
s’efforcent de sauvegarder leur art tout en conci-
liant la cherté croissante de la main-d’œuvre avec
les nécessités modernes de fabrication à bon mar-
ché.
Pierre CALMETTES.
Ce qui manque surtout aux hommes de notre temps, c'est la
fermeté de conduite que donne la confiance dans la vérité. Nous
ne voyons devant nous ni les énergiques convictions. qui aut-
niaient saint Paul et scs amis, ni les guides que nous aurions à
suivre pour ramener au vrai la nation égarée. — Le Play.
LE MAGASIN PITTORESQUE
103
GEORGE SAWD A MAJORQUE
« Quand la vue des boues et des brouillards de
Paris me jette dans le spleen, écrivait George
Sand, je ferme les yeux, et je revois comme dans
un rêve la montagne verdoyante de Valldemosa,
ses roches fauves et un palmier solitaire perdu
dans un ciel rose. »
Pourtant, le grand écrivain, après avoir séjourné
l.a chartreuse
à Valldemosa durant deux mois d'un hiver excep-
tionnellement rigoureux pour la contrée, et dans
des conditions d’existence matérielle assez pré-
caires, s’était enfui sans attendre la venue des
beaux jours. Quels souvenirs aurait-il donc gardés
du printemps !
Car le premier printemps à Majorque, — l’hiver
encore en nos climats, — est vraiment enchan-
teur : les orangers et les citronniers sont tout
scintillants de pourpre et d’or; l’amandier mêle
ses fleurs neigeuses, poudrées de rose, aux ra-
meaux de l’olivier pailleté d’argent et aux dômes
bronzés de l’yeuse classique.
Mais à Valldemosa surtout, entouré de pentes
et creusé de gorges où courent les eaux vives, le
renouveau prend un éclatetune fraîcheur incom-
parables.
ha petite ville est étagée sur le rebord d’une
conque d’une prodigieuse fertilité, ses innombra-
bles jardins en terrasse, où se balancent çà et là
des palmes légères, lui font une ceinture fleurie.
Valldemosa, s’ouvrant en éventail sur l’espace,
voit de toutes parts au loin, à travers une échan-
crure rocheuse, la plaine et la mer étalées.
Vers l’ouest, du côté opposé à la plaine, c’est
la mer encore entrevue par endroits et dont la
rumeur monte jusqu’à la ville par les jours de
tourmente, tandis qu’au nord les maisons s’ados-
sent à la montagne couverte de forêts sauvages.
Aux cimes de la sierra les falaises, tour à tour
rougeâtres, grises ou ambrées, sont déchirées
par des ravines que sillonnent des ombres, cise-
lures de saphir dans un éblouissement de soleil.
Valldemosa est dominé par la tour crénelée du
manoir de Son Gual, naguère propriété du comte
de Saint-Simon, descendant de notre célèbre his-
torien, et appartenant aujourd’hui à Son Altesse
Impériale l’archiduc Louis Salvator, et par le
clocher de sa chartreuse dont le style douteux
fait cependant le plus gracieux effet. 11 s’élève
mince, élancé, à la manière d’un minaret, qu’il
rappelle par sa vague blancheur et par l’encorbel-
lement qui court au-dessous de sa toiture aiguë,
en faïence vernissée couleur d’émeraude.
Aucun souvenir personnel de George Sand n’est
r
de Valldemosa.
104
LE MAGASIN PITTORESQUE
resté dans la chartreuse où elle passa deux mois
d’hiver. A Valldemosa on ne sait pas au juste
quelle cellule elle occupa. Cependant, à force de
recherches, j’ai découvert un vieux ménétrier qui
court les fêtes sonnant le boléro, la jota et le
fandango avec accompagnement de guitares. Il se
souvient bien de Chopin qui se plaisait à lui faire
jouer des airs populaires, de Mme Sand et de
ses enfants. Et c’est tout. Il est surtout intéres-
sant ici ne revoir les lieux qui inspirèrent le téné-
breux Spiridion, dictèrent en si belles pages
descriptives Un Hiver à Majorque , et il est
Oliver y Ramis, auquel elle fut donnée par fray
Mariano Cortès, celui justement dont parle
George Sand, en a conservé avec un soin pieux,
et on pourrait dire avec un scrupule d’artiste, la
décoration et les ustensiles. Les vieux bocaux
ventrus, les boîtes décorées de peintures étranges,
les vases aux ornements singuliers portant, en
caractères gothiques, les noms des produits qu'ils
contenaient, s’alignent, toujours sur les rayons,
au long des murs. Don Esteva pèse les médica-
ments avec les poids de jadis, il triture avec le
pilon dans le mortier de bronze du vieux moine.
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Un autographe de Chopin.
triste de songer à cet oubli si prompt du séjour
d’un tel écrivain.
Le vent souffle toujours dans l’interminable
galerie qui accompagne les cellules; par les vents
d’hiver il élève encore les sanglots et la voix la-
mentable qu’entendait George Sand.
Le décret de Mendizabal qui chassait les
moines n’a pas été rapporté, la chartreuse est
abandonnée. L’été seulement, comme du temps de
notre écrivain, les cellules sont occupées par des
habitants de Palma fuyant la chaleur étouffante
de la capitale. Les chapelles qui décoraient les
cellules n’existent plus, certains corps du bâti-
ment ont été démolis, mais la pharmacie des char
treux est demeurée intacte. Il n’y manque que le
moine qui l’administrait et qui s’enfermait dans
sa cellule pour reprendre la robe jadis blanche et
réciter tout seul ses offices en grande tenue.
« Quand on sonnait à sa porte, dit George Sand,
on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit,
et apparaître en culotte noire, en bas et en petite
veste, absolument dans le costume des opérateurs
que Molière faisait danser en ballet dans ses inter-
mèdes. »
Don Esteva y Oliver, propriétaire actuel de la
pharmacie qu’il tient de son oncle fray Gabriel
Magnifique mortier, d’une admirable patine, por-
tant l’écusson de la chartreuse : une couronne et
un cœur. Une inscription gothique ornementale
dit en langue majorquine que je traduis: « J’ap-
partiens au couvent de Jésus Nazaréen — char-
treuse de Mallorca, 1782 ; — Marti Cardell (fon-
deur).
Un tableau représentant saint Côme et saint
Damien domine toujours le comptoir. Un car-
touche qui le surmonte assure quatre-vingts jours
d’indulgence à ceux qui diront un Pater et un
A ve Maria devant lui. J’ai entendu maintes fois
des clients saluer par Ave Maria purissima leur
entrée dans la pharmacie et finir ensuite la prière
en marmottant. Ainsi, du temps des chartreux,
les clients gagnaient des indulgences en atten-
dant la préparation des médicaments.
Don Esteva cultive toujours, dans le petit jardin
qui précède l’entrée, les plantes médicinales des
chartreux dont, comme eux, il sait extraire et
combiner les poisons.
Don Esteva a un véritable culte pour Majorque ;
tout ce qui se rattache à son passé l’intéresse. 11 a
réuni quelques portraits de George Sand qu’il se
plaît à montrer.
J’ai retrouvé à Palma la grande chaise gothique
LE MAGASIN PITTORESQUE
105
qui orna la cellule de George Sand. L’écrivain
ignorait que ce meuble avait appartenu au roi
Martin d’Aragon, dont le châteauavait été englobé
•dans les constructions des chartreux. « Le sacris-
tain, dit George Sand, avait consenti à transporter
chez nous une grande belle chaise go tli i que sculptée
en chêne, que les rats et les vers ron-
geaient dans l’ancienne chapelle des
chartreux, et dont le coffre nous servait
de bibliothèque, en même temps
•que ses découpures légères et
ses aiguilles effilées, projetant
sur la muraille, au reflet de la
lampe du soir, l’ombre
■de sa riche dentelle noire
•et de ses clochetons
agrandis, rendaient
à la cellule tout
sou caractère anti-
que et monacal. »
A Palma je me
suis également
trouvé en relations
amicales avec un
admirateur de
George Sand , M . Er-
nest Canut, dont le
père fut le banquier
de l’illustre écri-
vain. M. Ernest Ca-
nut, que George
Sand faisait sauter
sur ses genoux à
cette époque, con-
serve religieuse-
ment en son salon
le piano de Chopin
qui fut cause de
tant d’ennuis pour
les voyageurs, et
un autographe du
musicien qu’il a
bien voulu me com-
muniquer.
En lisant dans le « journal » de madame Canut
mère, écrit, je crois, en l’année qui suivit le
•départ des voyageurs, ses impressions si sin-
cères en leur naïveté sur George Sand à Major-
que, on est transporté à cette époque et on vit en
quelque sorte dans le voisinage immédiat de
Mme Sand.
M. Canut a bien voulu me laisser prendre des
extraits du journal de sa mère. Nous allons donc
remonter à l’année 1838 et écouter Mme Canut:
« Mme Pudevant arriva à Palma, portant pour
la maison une lettre de recommandation et de
crédit illimité.
« Qui était-elle ? — Que venait faire dans l’îleune
lemme accompagnée d’un musicien, disait-on, de
deux entants et d’une femme de chambre?
« On fut aux informations et on n’eut pasdepeine
à découvrir que cette femme faisait des livres !
mais, horreur ! elle les signait d’un nom d’homme :
George Sand 1 et sa fillette portait une blouse de
garçon, taillée dans le velours.
« Onassurait que D. Juan Burgues Zaforteza, dont
l’esprit était ouvert à toutes les nouveautés, pos-
sédait un spécimen de ses œu-
vres : c’était Lilia. Tout le
monde voulut lire l’ouvrage :
on le trouva romanesque, in-
compréhensible ; bref,
l’auteur admirable fut
aussitôt jugé sévèrement
par des ignorants.
« Nos aristarques se
croyaient pourtant excel-
lents juges, car l’inau-
guration récente d’un
service à vapeur com-
mençait à les
mettre en con-
tact avec le
continent et
leur portait les
journaux de la
semaine. Cela
suffisait pour
permettre de
critiquer en con-
naissance de cause.
Aussi personne ne
pensa à choyer la
femme célèbre qui
dut s’en tenir à nos
visites et à celles
du consul M. Flury-
Ilérard et de M. de
Cardona.
» Les dames sur-
tout la fuyaient
comme la peste.
>< Obligée de se
loger en ville, en
face de Vhuerto
del reij , au-dessus d’un tonnelier, elle ne tarda
pas à se convaincre que le bruit des marteaux ne
lui permettrait aucun travail; elle s’empressa de
se retirer, avec les siens, à Son Vent , pittoresque
petite maison de campagne des environs.
« Palma n’avait à cette époque aucun hôtel con-
venable.
« Mme Sand était une très belle personne, à phy-
sionomie attrayante animée par de superbes yeux
noirs. Ses cheveux splendides formaient deux
grosses tresses sur son front et allaient rejoindre
sur la nuque le reste de sa chevelure coquette-
ment relevée par un mignon poignard d’argent.
Sa toilette sévère, mais admirablement portée, était
toujours noire ou de nuance foncée. Un ruban de
velours entourant son cou supportait une croix
de très gros brillants : à une chaîne enroulée à
Le vieux ménétrier.
106
LE MAGASIN PITTORESQUE
son bras était suspendue une énorme quantité de
bagues : des souvenirs, sans doute.
« Son fils Maurice, âgé de quinze à seize ansTétait
svelte et délicat, parlait peu et passait tout son
temps à dessiner sur de petits albums, dont il ne
se séparait pas, tout ce qui le frappait.
Sa petite-fille Solange était au contraire une
robuste rougeaude pleine de vie et de santé, avide
de mouvement et de tapage. Avec sa peti te blouse,
son pantalon de drap et son chapeau de feutre, on
l’eût prise pour un garçon, sans ses longs et beaux
cheveux descendant jusqu’à la ceinture.
« Quant au musicien qui les accompagnait, c’était
Chopin, le poète du piano, dont les œuvres éter-
nellement jeunes font école. Il était très souffrant
et venait sous nos climats pour y rétablir sa
santé.
« Il nous futimpossible d’obtenir de la douane
l’entrée en ville du pianino pris par le maître
chez Pleyel. On dut le transporter en contrebande
à Son Vent.
« Après quelques semaines de résidence dans cette
nouvelle demeure, le bruit courut que Chopin
était malade de la poitrine, et cette maladie, qui
cause à Majorque une horreur telle qu’on refuse
d’habiter les maisons ayant donné refuge à ses
pauvres victimes, dut faire déguerpir nos voya-
geurs.
« Le propriétaire de Son Vent signifia brusque-
ment à George Sand de partir immédiatement de
sa villa : sous la menace de frais énormes qu’elle
voulut éviter et folle de désespoir, ne sachant
d’autre part où se caser, elle se trouva fort heu-
reuse d'accepter, grâce à l’obligeance de ceux que
nous intéressions à son sort, une des cellules du
couvent de Valldemosa, où elle s’empressa de se
réfugier.
« C’est là qu’elle passa l’hiver de 1 838-39 et qu’elle
écrivit Spiridion : elle nous l’envoyait en petits
É
cahiers manuscrits que nous
adressions à la Revue des
Deux Mondes, où la nouvelle
était publiée par livraisons.
« Plus tard elle
Hi ver à Majorque
elle admire
pays, mais où
un peu trop ses h
réception qu’elle
la faire pardon
ne reçut en
égards que de
et du consul de
M. Flury-Hérard,
elle descendait
venait en ville. E
a témoigné sa re
connaissance
mon égard en con
signant dans
ouvrage que je lu
cédai de la plume
d’édredon, introu
vable à Palma
pour le coussin de Le trône duroiMartin d Aragon.
son malade.
« Mme Sand n’étant epie rarement en ville, j’eus
en réalité fort peu d’occasions de l’admirer et,
quoique extrêmement bonne et sachant se mettre à
laportée des plus humbles, ellem’en imposaittelle-
ment, je me sentais si inférieure vis-à-vis d’elle que
je n’eus jamais la hardiesse de lui demander une
pensée pour mon album. Elle me l’eût certaine-
ment accordée de bonne grâce. Il ne me manqua
qu’un peu moins de timidité et quelques années
de plus.
<< Elle n’apparut qu’une fois au théâtre dans la
loge que je partageais avec M. Flury. Elle y fut
fort lorgnée. Le consul, célibataire,
bien qu’abonné à un fauteuil d’or-
chestre, avait tenu à conserver la
moitié de notre loge commune afin
d’y recevoir les officiers des navires
de guerre nous visitant sans cesse
en raison de la conquête récente
de l’Algérie.
<( 11 leur offrait le plaisir du spec-
tacle et se disait très heureux lorsque
je me faisais accompagner par quel-
que gentille demoiselle avec qui nos
hôtesse mettaient en train de ba-
ragouiner l’espagnol.
« Après avoir passé dans les mon-
tagnes de Valldemosa cet hiver pen-
dant lequel la maladie de C.hopin
ne fit qu’empirer, le départ de
George Sand fut décidé et la petite
famille rentra en ville. Nous fûmes
la veille de l’embarquement chez
Flury-Hérard où elle était descen-
Un coin de la pharmacie des Chartreux.
LE MAGASIN PITTORESQUE
107
due. J’y fus témoin du désespoir de Mme Dude-
vant au sujet du piano de son compagnon qu’elle
se voyait condamnée à trimballer de ville en ville
jusqu’à la résidence problématique où son «mou-
rant » pourrait s’arrêter.
« Faites-le-moi vendre » disait-elle à mon
mari. « 11 est neuf. Il n’a pas encore été payé à
« Pleyel. C’est un maître qui l’a choisi, vous le
« voyez, et je le déclare excellent... »
« Mais que pouvaient valoir ces considérations ?
Un poitrinaire en avait joué : personne ne vou-
lait s’exposer à mourir dans l’année.
« Que voulez-vous, madame », répondait mon
mari; « j'ai fait ce que j’ai pu; je l’ai offert à
« la comtesse d’Ayamans qui a trois filles. Elle a
« refusé en jetant de hauts cris. Mme Gradoli, qui
« en a deux, a poussé les mêmes exclamations. Je
« n’ose plus en parler à personne : au premier
« mot tout le monde fuit. »
« Nous dûmes laisser la pauvre femme sous cette
fâcheuse impression : mais en rentrant chez
nous, mon mari s’arrêta brusquement et me dit
comme à brûle-pourpoint : « Le veux-tu, ce
« piano? »
« J’avais alors à la maison le piano de Pape qui
m’avait été cédé par M. Renard, consul prédé-
cesseur de M. Flury. Il était sans contredit le
meilleur de Palma. Je demandai à réfléchir jus-
qu’au lendemain.
« A peine levée, je me rendis chez Mme Gradoli
que nous savions à la recherche d’un instrument
pour les deux fillettes dont j’ai parlé, et lui fis
l’offre à' un piano.
« Je n’en veux pas », s’écria-t-elle avec horreur.
« Votre mari m’en a déjà parlé. Il a appartenu à
« un poitrinaire; je n’ai pas envie de perdre mes
« enfants.
« — Doucement, répondis-je. J’ai résolu de gar-
« der pour mon usage le pianoréprouvé et je viens
« vous proposer de vous céder le mien, celui que
« vous connaissez et que vous désiriez déjà lors de
« la vente Renard. Vous en savez le prix : je ne
« demande qu’à conclure au plus vite, Mme Sand
« devant partir ce soir même (1).
« — C’est fait », dit MmeGradoli, et je m’enfuis,
tout heureuse de tirer notre voyageuse de son mau-
vais pas. Le piano Pape sortit de la maison pour
y être remplacé par le Pleyel de Chopin, introduit
en ville comme venant de Rarcelone, après de
longues démarches et moyennant de forts pour-
boires à messieurs les douaniers. Nous soignons
comme une précieuse relique cet instrument qu’on
nous envie et qui fait aujourd’hui bien desjaloux.
« Mme Sand, au comble du bonheur de se voir
délivrée de sa grande caisse, partit en nous acca-
blant de ses remerciements.
« Parfaitement aimable pour tous, elle se fit un
devoir de rendre scrupuleusement les visites. Je
la vois encore assise, au salon, dans le petit fau-
(I) 13 janvier 1 839, d’après notre « copie de lettres «.'(Note
de M. Canut.)
teuil gondole auquel nous avons donné son nom,
les pieds sur les chenets de la cheminée qu’elle
se réjouissait de retrouver après un hiver passé
devant les « braseros ».
«Je lui dois de déclarer qu’elle ne fumait jamais
en public et qu’elle gardait ses cigarettes pour
son intérieur. A ce sujet elle ne se gênait nulle-
ment devant nous et je lui en savais gré ; mais je
ne pouvais le dire à personne sans qu’on lui en
fit aussitôt un grand crime. »
Les tribulations que supporta George Sand du-
rant son séjour à Majorque, l’animosité, l’hosti-
lité même auxquelles elle fut en butte, les circons-
tances douloureuses qui accompagnèrent son
voyage, l’inclémence du ciel, si calme et si doux
d’ordinaire dans File, tout avait conspiré pour la
désespérer, et on s’explique aisément son acri-
monie vis-à-vis des habitants de Majorque. Mais
quelles pages exquises au milieu de ses diatribes
dans son ouvrage Un Hiver à Majorque ! Com-
bien elle a subi le charme étrange des paysages
de l’île enchantée !
Gaston VU1LLIER.
Le plaisir peut s’appuyer sur l'illusion, mais le bonheur
repose sur la vérité. — Chamfort.
Souvent l’obligé oublie le bienfait, parce que le bienfaiteur
s’en souvient. — Malesherbes.
LE RENARD ET LES RAISINS
(Fab’.e de I.a Fontaine, arrangée par un Anglais).
Medèmes et Messieurs,
(D'un air très sombre.) Je riais comme un bossu... en
dedans... comme un bossu anglais... Je venais de entendre
une fêble de mossié Fontaine, very amiousant. Je avais
reteniou ce fêble très bien et je vais le raconter à vô, pour
que vous riez... pas en dedans... tout baut... comme les
bossus français... Voici mon fêble :
LE RENARD ET LES RAISINS
Mossié renard un beau matin
Il voyait sur un mur du très jaoli raisin.
Et comme il était fort gourmande,
Il disait : « Aoh! je vais régaler moa bôcoup! >>
Il allongeait déjà le cou
En ouvrant sa baouche fort grande,
Mais le méchant raisin il habitait trop haut,
Le renard avait beau se soulever... pas mèche!
Même en faisant un très grand saut
Il avait le gorge tout sèche.
Mais comme il était fort malin,
Il disait pas qu’il était trop petite,
Mais il disait : « Aoh 1 ce raisin
« Il est gâté... ça se voit tout de souite...
« Il est tout plein de vers et bon pour les goujons! »
Moralité de mossié Fontaine
Les gens spiritouels ils sont jamais ronchons.
Moralité de moa, bôcoup plions jaolie
Quand vous ferez le cour à une très jaolie femme, et
qu’elle dira à vô : « Flioutel... » fâchez pas... Disez à vô
tranquillement : « Aoh 1 elle était very laide... J’en vou-
drais pas pour mon belle-mère.»
Octave PRADFLS.
108
LE MAGASIN PITTORESQUE
IDE CHRISTIANIA A. PARIS
A PIED
U rie journaliste norvégienne, Mme AlmaKeldseth
dont les yeux ne connaissaient d’autres horizons
que les imposantes murailles des fjtills encadrant
la petite île de Tromsoë, se mit un beau jour en
tête d’entreprendre seule, à pied, et sans un sou
en poche, le voyage de Christiania à Paris. C’était
une folie, certes ; mais les femmes n’en commet-
tent-elles pas de plus graves encore?
Stimulée par le désir de parcourir des pays et
d’étudier des mœurs que ses compatriotes ne
connaissaient point; agacée aussi d’entendre
continuellement proclamer qu’une femme ne peut
voyager qu’en wagon capitonné et la bourse bien
garnie, Mme Alma Keldseth annonça un beau
matin son départ.
Les préparatifs ne furent pas longs. Vêtue d’une
jupe et d’une petite jaquette, elle posa sur ses che-
veux coupés court une toque de fourrure, mit dans
une petite sacoche moins que le strict nécessaire :
un peigne, un savon, du papier, des crayons, une
paire de ciseaux et un fer à friser. Elle était prête !
Dans ce bagage rudimentaire de la voyageuse,
le fer à friser n’est-il pas tout un poème ? Lorsque,
vagabonde, elle égrènera le long chapelet des
routes, en quête d’un gîte et d'un morceau de
pain qu’elle n’aura pas toujours, on pourra la
voir allumant dans les fossés des petits feux de
bois mort pour y faire chauffer son fer et donner
aux mèches courtes de sa chevelure un aspect plus
seyant. O femmes! quelle est celle d’entre vous
qui n’aurait pas emporté son fer à friser?
Durant les quatre mois qu’a duré son aventu-
reuse expédition, Mme Alma Keldseth s’est trouvée
mêlée à toutes les misères humaines et a pu sonder
l’horreur de bien des existences. Les notes qu elle a
recueillies dans la traversée de la Suède, du Dane-
mark, de l’Allemagne, de la Lorraine et de la
France consti tueront assurément de précieux docu-
ments; mais, pour rien au monde, elle ne voudrait
recommencer aujourd’hui un voyage semblable.
Elle a trop souffert moralement et physiquement.
On juge de la joie de la jeune Norvégienne
quand, après une dernière étape de quarante-cinq
kilomètres, sous la pluie battante, la jupe lourde
de boue, les cheveux collés aux tempes, les pieds
nus à peine protégés par de vagues semelles main-
tenues avec des ficelles, elle aperçut les lumières
de Paris, terme de son audacieuse odyssée !
Le lendemain, en un français hésitant, mais
avec des expressions justes et colorées, elle nous
contait les principaux épisodes de sa route, le
drame quotidiennement renouvelé de la faim qui
tenaille, les nuits à la belle étoile, dans les écuries
ou dans les bouges ; la peur des rencontres mau-
vaises, l’accablement des étapes sans fin, l’obsé-
dante vision de la Mort qui rôde... Et nous nous de-
mandions, en l’écoutant, de quelle force d’énergie
était douée cette petite femme étrange, au masque
un peu rude, adouci par des yeux expressifs,
pour avoir pu mener à bien pareille expédition.
Partie de Christiania le 13 août, Mme Alma
Keldseth arrivait le 14 à Gofhembourg, où le
colonel de l’Armée du Salut lui remettait un
secours de trois couronnes (3 fr. 50) en la priant
de ne plus revenir. Sa traversée de la Suède ne
fut pas trop pénible. Plusieurs journaux ayant
raconté le pari qu’elle avait fait, la voyageuse
trouva ici et là des portes ouvertes et des mains
tendues. Après quinze jours de marche, elle
arriva enfin à Malmol, où elle passa toute la
journée sans manger. Elle put enfin prendre le
bateau et, après une traversée d’une heure, elle
débarqua à Copenhague. Sans ressources, elle
dut passer la nuit dans un asile pour femmes,
situé dans un quartier mal famé ; nuit affreuse
au milieu de femmes ignoblement sales, la plupart
ivres-mortes ou vociférant des chansons obscènes.
Le lendemain, elle se plaçait comme femme de
ménage dans une maison où son incognito fut
vite percé et où on l’invita à prendre place à table
avec la famille... tout en lui donnant son compte.
A sa sortie de Copenhague, un accident faillit lui
coûter la vie. Elle s’était engagée dans un marais
mouvant et s’y enfonçait de plus en plus. Un effort
surhumain la dégagea et lui permit de regagner
la route et d’aller tomber épuisée dans une chau-
mière, les vêtements maculés et nu-tête. Au petit
jour elle regagna Copenhague et s’y engagea de
nouveau comme bonne atout faire. Elle ne gardasa
place que quelques jours, congédiée pour avoir mal
ciré une paire de bottes. On la paya avec une jupe,
une paire de savates et 1 fr. 50. Affublée de ces
nippes, elle gagna Kjolge. De là jusqu'en Alle-
magne, sa marche fut des plus agréables. Son
arrivée était partout annoncée par le téléphone et
les journalistes danois la recevaient de la façon la
plus cordiale. Les hôtels où elle logeait et mangeait
refusaient tout paiement. Cela ne devait pas durer.
Elle s’embarqua sur le bateau Kaiser-Wilhelm
qui la conduisit à Warnemunde et, quelques
heures plus tard, elle mettait le pied en Allemagne.
La traversée du territoire allemand fut pour
Mme Keldseth un véritable calvaire. Comme elle
demandait un jour à un journaliste allemand la
cause de la brutalité que les petites gens et les
ouvriers lui témoignaient, celui-ci répondit :
« Nos ouvriers n’ont pas l’habitude de voir une
femme voyager ainsi toute seule ! »
— Il est certain, nous disait Mme Keldseth, que
je n’ai jamais rencontré un ouvrier allemand sans
être grossièrement offensée par des gestes ou par
des paroles. Plusieurs fois on m’a lapidée et, dans
une ville de Westphalie, j’ai été poursuivie avec
acharnement par une centaine de jeunes gens
LE MAGASIN PITTORESQUE
100
qui hurlaient à mes chausses en me jetant des
pierres. Je ne me rends pas bien compte encore
par quel phénomème j’ai pu sortir vivante de
cette avalanche de projectiles. Souvent, j’étais
forcée, pour échapper à mes persécuteurs, de
chercher un abri dans les auberges, mais on m’en
expulsait presque aussitôt comme une sorcière
pouvant attirer des maux sur la maison.
Dans une seule ville allemande, àHildeslieim,
la voyageuse fut bien accueillie. Par contre, dès
son arrivée à Px-eptow, elle fut appréhendée par
un sergent de police
qui la conduisit dans
un cachot. La mal-
heureuse n’avait rien
mangé de la journée et
avait une faim de loup.
Qu'allait-il lui advenir?
Au bout de quelques
heures on vint la cher-
cher et on la conduisit
devant le maire de la
ville qui la fit fouiller,
visita son sac, examina
ses manuscrits, tourna
et retourna dans ses
mains un débris de fer
à cheval qu'elle avait
ramassé en route et,
finalement, la fit remet-
tre en liberté en lui
souhaitant bon voyage.
Là, elle appri t la cause
de son arrestation. Un
maçon qu’elle avait
rencontré en route,
l’avait prise, en raison
de ses cheveux courts,
pour un espion déguisé
en femme et l’avait, par
dépêche, dénoncée à
Preptow. Le soir même, Mme Alma Keldseth quitta
cette ville pour gagner New-Brandenburg qu’elle
espérait atteindre quelques heures plus tard ; mais
la nuit tomba subitement et devint si noire qu’elle
dut passer la nuit contre une meule de foin, sous
une pluie torrentielle. Plus loin, dans une petite
ville, les habitants furent unanimes à lui refuser
le pain et le gîte qu’elle sollicitait ; elle fut em-
poignée par un agent qui la conduisit en prison.
Au petit jour, le commissaire devant qui elle
comparut ordonna son expulsion et l’agent qui
l’avait arrêtée l’accompagna jusqu’à la limite du
territoire du canton.
Depuis longtemps déjà, la voyageuse n’avait
plus ni bas ni souliers; ses vêtements tombaient
en lambeaux et l’on imagine aisément la fâcheuse
impression qu’elle devait produire.
A Dettmold, une cordonnière eut pitié d’elle et
lui donna une paire de gros souliers auxquels ses
pieds malades eurent, tout d'abord, bien de la
peine à s’accoutumer. Lorsqu’elle arriva à Brauns-
chweig, après une marche de quatorze heures,
elle dut soutenir, dans un hôtel borgne où elle
avait trouvé un abri pour quelques sous, une
vraie lutte contre un homme ivre, qui avait
enfoncé sa porte.
Alors que, transie de froid et mourant de faim,
la Norvégienne se voyait refuser un abri ou un
morceau de pain par ceux-là mêmes qui avaient le
devoir et le moyen de la secourir, il lui arriva
d’être aidée avec beaucoup de cœur par des
misérables.
— lin soir pluvieux,
nous disait-elle, je vis,
en traversant une forêt
épaisse, une famille de
Bohémiens assise au-
tour d’un brasero. Sur
le feu bouillonnait la
cafetière et, dans les
cendres, cuisaient des
pommes de terre. Je
m’approchai des Bohé-
miens et leur racontai
mon histoire. Ils m’in-
vitèrent à partager leur
repas. Jamais je n’ai
mangé avec tant d’ap-
pétit et pourtant je ve-
nais d’apprendre que le
café et les pommes de
terre avaient] été volés.
Quand le ventre crie, on
transige volontiers avec
les principes. Je passai
la nuit/lans la tente de
mes nouveaux amis.
L’une des femmes, à
qui je demandais si ces
marches continuelles ne
la fatiguaient pas, me
répondit : « La route est notre berceau, la route
sera notre tombe! »
Mme Alma Keldseth a gardé le meilleur sou-
venir de ces Bohémiens qui, pauvres, se privèrent
pour elle.
Un autre jour, pour réunir quelques sous, la
voyageuse entra dans une auberge et chanta des
chansons de son pays; ailleurs, une cuisinière,
la prenant pour une bohémienne, lui offrit un
bon dîner et 50 centimes pour lui dire la bonne
aventure et Mme Keldseth, heureuse de l’aubaine,
y alla de toutes les prophéties les plus allé-
chantes, ce qui lui valut, par surcroît, une bonne
tasse de café.
Bientôt, elle arriva à Metz, dans un état la-
mentable, sans bas et sans souliers, .trempée
jusqu’aux os, mais heureuse d'approcher de la
France où elle sentait que sa vie de misère allait
prendre fin. Elle fit en effet sur notre territoire
ses meilleures étapes et reçut partout le meilleur
LE MAGASIN PITTORESQUE
i 10
accueil. Chaque jour elle put manger et chaque
nuit elle eul un gîte; les gens qu’elle croisait sur
les routes ne l’insultaient pas. Aussi, sa sympathie
pour la France s'en est-elle accrue.
L'énergique petite Norvégienne termina son
voyage par une dernière étape de 45 kilomètres,
sous la pluie battante, en compagnie d’un couple
de mendiants. Elle arriva à la nuit, à Pantin,
échouant dans une maison borgne de vingtième
ordre, hère, malgré sa détresse, de toucher enlin
au but qu’elle s’était proposé. Paris, ce Paris
qu’elle avait voulu voir, était là, près d’elle, avec
son scintillement de lumières et son souille
haletant de vie!
Aujourd’hui, Mme Alma Eeldselh, rentrée dans
la petite île de Tromsoë, si paisible et si poétique
au milieu de l’impressionnant décor des fjâlh
qui l’abritent, doit se demander parfois, au sou-
venir de ses marches douloureuses sur les grandes
routes du continent, si c’est bien elle qui a accompli
ce tour de force ou si son cerveau n’a pas été le
jouet d’un cauchemar. Jules CARDANE.
LE C JAISkJATli IDE F JA INT JA 1V[ JA
L’n de nos collaborateurs, depuis quelques années établi en
Amérique, nous envoie l'intéressant article que voici. Nos lec-
teurs ne seront sans doute pas fâchés d’apprendre, d’une façon
précise, quel est, à cette heure, l'état exact des travaux du trop
fameux canal.
C’est en 1880 que, l’ancienne Compagnie de Pa-
nama ne pouvant plus se procurer les fonds néces-
saires, les travaux du canal durent s’arrêter. A cette
époque, une somme de 782 000 000 de francs avait
été dépensée à l’isthme, dont 443000000de francs
pour les travaux d’excavation et de terrassement. La
commission qui examina les affaires de la Com-
pagnie déclara que les matériaux sur place et
les travaux faits sur le canal représentaient une
valeur d’au moins 450 000 000 de francs.
Une nouvelle Compagnie prit la direction de
l’entreprise en 1894, après s’être fondée avec un
capital de 13 000 000 de dollars, ou 65000000 de
francs d’argent comptant. Depuis cette époque, la
nouvelle Compagnie continue les travaux d’une
façon régulière. Une des choses les plus impor-
tantes faites par elle a été l’assainissement des
abords du canal. Les 4000 ouvriers environ qui y
travaillent n’ont plus à craindre les fièvres qui
furent si redoutables au commencement. Les diffé-
rentes commissions envoyées pour examiner les
travaux ont été émerveillées des progrès réalisés.
11 est hors de doute que les organisateui s de la
nouvelle Compagnie ont un but défini vers lequel
ils marchent à grands pas depuis cinq ans.
Les travaux commencés par de Lesseps ont été
continués, mais à l’endroit le plus difficile et le
plus coûteux, c’est-à-dire dans l’intérieur. Du dé-
troit de Behring jusqu’à la Terre de Feu se trouve
en effet la partie la plus basse de la colonne ver-
tébrale, pour ainsi dire, de l’Amérique.
D’après les rapports de la Commission interna-
tionale, les deux cinquièmes des travaux sont finis.
Le canal a
46 milles (an-
glais) de lon-
gueur.
I.e gouverne-
ment de la Co-
lombieaaccordé
à la nouvelle
Compagnie jus-
qu’en 1910 pour
l’achèvement du
canal.
Les grandes
difficultés avec
lesquelles se sont
trouvés aux pri-
ses les Américains, faute d’un canal, lors de la
guerre hispano-américaine, leur ont fait com-
prendre la grande importance du canal de
Panama, prévue et démontrée par M. de Lesseps,
il y a longtemps. Un de leurs vaisseaux, l 'Oregon,
fut la cause de beaucoup d’anxiété et leur prouva
la nécessité commerciale et politique du canal de
Panama, sans compter le grand rapprochement
des nouvelles possessions américaines : Haxvaï,
les Philippines et les Ladrones.
Depuis la guerre, la question canal est devenue
une question nationale. Cinq différentes routes
ont été présentées, mais les deux routes impor-
tantes et qui sont considérées comme telles par le
président Mac Kinley et son cabinet sont la
route de Nicaragua et celle de Panama.
C’est un fait, indiscutable aujourd’hui que le
canal de Nicaragua, s’il était fini, ne serait pas
assez large pour y laisser entrer le dernier steamer
de la ligne White Star, V Océanie, lancé dans son
premier voyage de Liverpool à New-York, il y a
quelques semaines. Ce steamer mesure 704 pieds
de long. 11 est arrivé à New- York vers le 16 sep-
111
LE MAGASIN PITTORESQUE
tembre 1899, quelques jours après le rapport de
la commission Walker, nommée par le président
en 1897.
Ce l’apport est intéressant au point de vue
chiffres. Il recommande la construction d’écluses
au canal de Nicaragua ayant 665 pieds de long.
Le steamer Océanie mesure 704 pieds de long. Et
qui peut prédire les dimensions que prendront
les navires de la génération prochaine?
Voyons à présent les raisons pour lesquelles
le canal de
Panama est
préférable
au canal de
Nicaragua ,
raisons
données
par des in-
g é n i e u r s
américains
qui certai-
nement ne
diront rien
à notre
avantage,
s’ils peu-
vent s'en
dispenser.
Comme
salubrité ,
l’isthme de
Panama est
aussi sain que n’importe quel autre endroit dans
la même position. La seule objection au climat
est que, comme tous les climats tropicaux, il
produit une lassitude constante causée par une
atmosphère saturée d’humidité. Une des condi-
tions naturelles très importantes en faveur du
canal de Panama, c’est qu’il possède d’un côté
comme de l’autre un excellent port, pouvant
recevoir les plus grands vaisseaux du monde,
tandis que le canal de Nicaragua n’en a aucun et
qu’il faudrait en construire d’artificiels.
Panama possède en outre un excellent chemin
de fer longeant toute la route du canal.
Les plus grandes difficultés du canal de Panama
ont été surmontées, tandis que celles de Nicara-
gua sont encore inconnues.
Le Panama n’a que 46 milles anglais, pen-
dant que le Nicaragua en a quatre fois autant.
Il n’existe pas de volcans dans l’isthme, et il y
en a plu-
sieurs à Ni-
caragua, où
lestremble-
ments de
terre aussi
sont très
fréquents ;
ils sont très
rares à Pa-
nama.
Pour
toutes ces
raisons il
n’est donc
pas surpre-
nant que
M. Reed,
homme
d’État émi-
nent à Wa-
shingto n
ait recommandé la route de Panama comme la
meilleure. Le moment décisif approche où la
nouvelle Compagnie devra se prononcer sur les
arrangements qu’elle se réserve de faire au sujet
du canal, au cas où les États-Unis accepteraient
de le terminer ou de l’acheter. Jusqu’à présent,
les directeurs observent à ce sujet le silence le
plus parfait.
E. Alexander MARIUS.
Le canal de Panama à cinq kilomètres de l’Atlantique.
Xj-A. PERSE XINnÉîXDXTEE]
Un collaborateur de Frank Leslie's Popular
Monthly, qui vient de traverser la Perse, nous
rapporte des détails bien curieux sur les mœurs
-des Persans. Ce peuple, jadis le maître du monde,
n’est plus aujourd’hui qu’une masse misérable,
ignorante et malpropre ; son genre de vie nous
ramène, par son état primitif, de vingt siècles en
arrière de la civilisation.
A part Téhéran, que les shahs ont embelli et
enrichi aux dépens des autres cités, la Perse offre
partout, dans les villes comme dans les villages,
un aspect de misère et de tristesse. Les maisons
sont bâties avec de la boue durcie que la pluie
ramollit et traverse ; elles n’ont point de fenêtre
et reçoivent l’air et le jour par la seule ouverture
de la porte. Le propriétaire d’un village a parfois
une maison en briques, mais rarement ; générale-
ment, les autres habitations des Persans plus
aisés ne diffèrent de celles des pauvres que par
une pièce de plus au premier étage et qui a des
fenêtres garnies de treillage.
Les maisons se composent de plusieurs pièces
autour d’une cour malpropre ; souvent il n’y a
qu’une seule salle où gens et bêtes se blottissent
pêle-mêle. Le voyageur qui raconte ces impres-
sions futfortement étonné lorsque, étant descendu
dans la plus belle chambre d’un villageois persan
pour y passer la nuit, il fut réveillé le matin par
la procession de tous les bestiaux domestiques
de la ferme qui opéraient une sortie à travers sa
chambre : des chevaux, des vaches, des ânes et
un troupeau de moutons défilèrent devant son lit.
112
L E M'A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E
Les rues dans les villages sont encombrées de
gros tas de fumier, de paille et d’ordures qui,
mêlés ensemble, forment une sorte de pâte dure :
c’est le combustible du Persan, avec des herbes et
des racines qui sèchent gur les toits. Les arbres
sont trop rares et trop précieux pour être brûlés.
Les moyens de chauffage, même dans les villes et
dans beaucoup d’habitations à Téhéran, sont exces-
sivement primitifs : c’est une grosse jarre en terre,
profonde de trois pieds et large d’un pied et demi,
qui sert de poêle. Cette jarre est enfouie dans le
parquet avec son orifice au niveau du sol. Quand
il fait très froid, une carcasse de bois recouverte
de tapis est posée sur l’ouverture du poêle pour
concentrer la chaleur, et toute la famille vient
s’asseoir autour, en enfonçant les jambes sous la
couverture.
Tout le monde n’a cependant pas même ce
poêle primitif en Perse, et la plupart des habitants
n’ont pas d’autres moyens de chauffage que le
Kursee : c’est une terrine pleine de braise placée
par terre au milieu d’une pièce et recouverte
d'un cadre de bois et de tapis. L’usage du Kursee
est aussi répandu à Téhéran et dans les autres
grandes villes que dans les petites.
Le Persan ne change pas de linge tout l’hiver ;
beaucoup portent leurs effets tout le long de
l’année sans les nettoyer. Le confort et la propreté
leur sont totalement inconnus.
Bien que l’aspect d'une ville persane puisse
paraître intéressant à l’étranger, la vie y est
ennuyeuse et triste, pour la femme surtout. La
loi de l’Islam permet à chaque homme d’avoir
quatre épouses, et autant de favorites et d’esclaves
qu’il peut entretenir. Si ses femmes ont cessé de
lui plaire, le Persan peut divorcer par un moyen
bien simple : il n’a qu’à prononcer trois fois le
mot « bosh ». Dit une fois, ce mot n’a pas d'im-
portance ; mais à la troisième, la femme est obli-
gée de partir. Le long de la mer Caspienne, les
hommes se marient au printemps afin de bénéfi-
cier, pendant cette saison, du travail de leur femme
dans les rizières, et répudientleurs épouses ensuite
pour n’avoir pas à les nourrir l’hiver. On trouve
àMeshed, lieu de pèlerinage très fréquenté, toute
une large population de femmes qui, loin de leurs
familles et de leur pays, viennent se marier là avec
les pèlerins pour un jour ou un mois, selon
la durée du séjour. Des prêtres mahométans
sanctifient ces alliances temporaires qui font de
Mesdeh, ville sainte par excellence, le lieu le
plus corrompu de l’Asie. L’épouse persane tient
si peu de place dans la vie de l’homme qu’il n’y
a pas, en leur langue, d’expression pour rendre
les mots d’ « épouse » et de « foyer ». Un étran-
ger qui demandait un jour à une jeune et jolie
femme persane si elle aimait son mari, obtint cette
réponse imagée et significative : « J’ai autant
d’amour pour mon mari qu’un tamis contient
d’eau. »
Si les villages et les villes de la Perse parais-
sent pauvres, Téhéran resplendit de richesse.
C’est un bizarre mélange de magnificence barbare
et de clinquant moderne. Dans le vaste musée du
shah, des joyaux inestimables sont entassés dans
des bocaux à conserves dont on n’a même pas eu
le soin d’enlever les étiquettes. Des jouets en étain,
des bibelots sans goût et sans valeur voisinent
avec des merveilles d’ivoire ou d’or sculptés.
Les audiences se donnent dans la cour du
palais, ornée de lampes informes et protégée par un
entourage de panneaux chancelants. Des officiers
d’opéra-comique montent la garde tout autour.
Le trait le plus caractéristique du Persan est le
fanatisme, un fanatisme sans bornes. Les Mollahs
ou prêtres ont sur leurs fidèles un pouvoir absolu,
et la loi religieuse envahit souvent le domaine
de la loi civile. Un criminel qui se réfugie dans
une mosquée échappe à la justice, si toutefois
on peut parler de justice en Perse. La loi y est
appliquée au gré des fonctionnaires qui torturent
les prisonniers et les détenus jusqu’à ce que leur
famille ou leurs amis viennent les racheter avec
de l’argent. Un seigneur persan raconte avoir vu,
dans la maison du gouverneur d’Urumia, une
femme, coupable de quelque légère offense, enfer-
mée dans un sac et broyée à coups de massue. A
Maragha, au jardin public, se dresse une colonne
blanche dans laquelle, tout récemment, un bri-
gand a été muré vivant.
Le Persan, profondément fataliste, porte sa
misère sans révolte, avec une morne résignation :
« Inshallah ! » dit-il à propos de tout : « Dieu le
veut! » Les chemins sont impraticables, les ponts
s’effondrent, le bétail meurt, la loi est cruelle :
« Qu’y faire? C’est le destin ! » Le pays tombe
en ruines, le désordre et la démoralisation
régnent partout : « Inshallah! Dieu le veut! »
Thérèse MANDEL.
L’ABSENT
Les cygnes'du bassin’qui s’endorment sur l’eau,
Le vent qui balbutie aux tiges des roseaux,
L’allée où, vers le soir, tombent les feuilles mortes,
Les trois marches du seuil et la clé de la porte,
La petite maison à travers les grands arbres,
La fontaine qui filtre en son auge de marbre
Et toi-même qui t’accoudes à ton métier,
Tout cela : le jardin, la treille, l’espalier,
Ce qui fut notre jour, ce qui fut notre joie,
L’eau qui rêve, le vent qui rit,P’arbre qui ploie,
Et les heures dont tu coupais les longs fils morts,
A mesure, au tranchant de tes clairs ciseaux d’or,
Car c’est entre tes mains que les heures sont mortes,.
Rien n’a changé : la clé se rouille sur la porte,
Les bras de l’espalier se crispent de l’attente,
Le cygne est endormi; la fontaine plus lente
S’attarde et l’eau s’enfeuille en son auge de marbre;.
La maison luit toujours à travers les grands arbres
Car avant de quitter le seuil de ma mémoire
Pour errer à jamais parmi la forêt noire
J’ai placé, pleine d’eau et d’huile parfumée,
Près de toi, la clepsydre et la lampe allumée.
Henri de RÉGNIER.
LE MAGASIN PITTORESQUE
113
LA MADONE AUX ROSES
DE BOTTSCELLI
Bolticelli est toujours en grande faveur auprès
de ceux qui le connaissent et même de ceux qui
le connaissent peu ou pas du tout ; aussi la mise
en lumière d’un tableau de ce peintre est-elle une
sorte d’événement.
On vient de placer dans les salons royaux du
Palais Pitti un tondo de lui
qui montre la Madone adorant
l’Enfant avec quatre
anges à ses côtés.
Comme il est né
cessaire de distin-
guer ce tableau
des au-
tres Ma-
dones,on
l’a appe-
lé la Ma-
done aux
Roses , à
cause des
tiges de
roses du
fond.
Je n’ai
trouvé à
Florence
aucun
rensei -
gnement
sur la prove
nance de cet ou
vrage; il n’a jamais
figuré dans les ga-
leries publiques; il fait
partie de la guardaroba royale,
c’est-à-dire du mobilier dont
le prince a la jouissance; cette
guardaroba provient en partie
des grands-ducs de la famille des Médicis et des
grands-ducs de la maison de Lorraine ; il est
évident tjue la Madone aux Roses vient des
Médicis; pendant quelque temps elle a été au
palais royal de Livourne.
Pour éviter une confusion qui s'est produite à
l’occasion de la Rai/as de Bolticelli, il faut remar-
quer que, comme la Pal /as, la Madone aux Roses
n’est pas dans la galerie palatine de Pitti ouverte
au public, mais bien dans les appartements du
Roi et de la Reine, qu’on ne peut parcourir qu’avec
une permission spéciale.
La discussion sur l’authenticité du tondo n’est
pas encore ouverte, le tableau n’ayant pas, je
crois, été reproduit jusqu’à présent, mais on ne
tardera pas sans doute à discuter, la mode s’ac-
centuant de plus en plus de contester les authen-
ticités. Quelques écrivains d’art cherchent, par
La Madone aux ttoses, de Botticelli.
ce moyen, a atteindre la notoriété et ils réussis-
sent quelquefois.
Un des plus récents exemples de cette manie
nous est donné par M. Ludwig Jellinck, critique
de Dresde ; cet écrivain soutient que la célèbre
Madone Sixtine , du musée de Dresde, n’est pas
l’original de Raphaël mais une copie du tableau
faite par un Bolonais du xvne siècle. L’écrivain,
qui ne dit pas où se trouve l’original, n’a con-
vaincu personne et il n’a même pas le mérite de
l’invention.
le ne crois pas que ces li-
gnes lui tombent sous les
yeux, mais pour le cas
ii il les lirait, je lui
signale un opus-
cule publié en
1873 par
don Gae-
tano To-
noni, de
Plaisan -
ce , où
l’histoire
du ta -
bleau est
passée au
crible.
M . Jel -
1 i n c k
pourrait
aussi se
me ttre en
relations
avec M. Bedruck
demeurant à Saint-
Moritz, en Enga-
dine, qui prétend pos-
séder l’original de
Raphaël; et cet heureux
amateur n’aurait payé le ta-
bleau que 30 000 francs !
La photographie, d’où ré-
sulte la reproduction de la Madone aux Roses,
donne une idée juste de la composition, mais non
des valeurs : les carnations sont venues trop
blanches et les vêtements, le terrain et les fleurs
trop foncés, mais enfin, tel qu’il est, le document
permet de se prononcer.
Je pense donc que ceux qui ont l’habitude de
Botticelli, ou qui ont conservé un souvenir net de
ses tableaux de Florence, seront de l’avis unani-
mement adopté ici, jusqu’à présent du moins.
La Madone aux Roses , malgré l’Enfant qui est
mal dessiné, trop gros et presque hydropique, est
bien réellement une œuvre de Botticelli ; on re-
connaît le peintre aux types de la Madone et des
Anges et à certaines particularités comme par
exemple la proéminence de l’articulation médiane
du doigt. Jamais Botticelli ne manque d’accuser
cette partie de la main ; en ceci il n’a fait que
i 14
LE MAGASIN PITTORESQUE
suivre exactement ce que lui donnaient ses mo-
dèles et ce qu’ont pu observer les personnes qui se
promènent dans les environs de Florence ; les
iemmes et les enfants qui tressent les brins de
paille pour les chapeaux, comme ailleurs on tri-
cote des bas, ont tous assez promptement cette
légère déformation ; elle ne fait du reste aucun
tort sérieux à la distinction et à la beauté recon-
nues des mains des paysannes du Yaldarno.
GERSPACH.
(Florence, février 1900.)
W
La Grotte de Glace de Dobschau
Parmi les curiosités naturelles de notre vieille
Europe, une des plus étonnantes et cependant une
des moinsconnues peut-être, est incontestablement
la grotte de glace qui se trouve non loin du village
de Dobschau, dans la chaîne des Carpathes. Non
seulement elle contient toute l’année et même au
cœur de l’été des stalactites, des piliers et de
merveilleuses cataractes déglacé, mais encore ses
dimensions sont si vastes, la lumière du jour y
produit des reflets si bizarres et les amoncell ements
d’icebergs souterrains affectent des formes si
étranges que l’on se croirait soudain transporté
dans les régions silencieuses du pôle...
La grotte dont nous voulons parler est située à
16 kilomètres environ des mines de Dobschau,
en Hongiùe. Pour y arriver, on traverse la ravis-
sante vallée de la Stracena, bordée de rochers
pittoresques et parfois à pic. L’entrée de la grotte,
qui est à peu près à mi-hauteur de la paroi ro-
cheuse, a la forme d’une fissure perpendiculaire,
dont les bords sont perpétuellement frangés d’un
brillant ourlet de glace.
Le premier à s’y aventurer fut un jeune ingé-
nieur des mines, M. Eugen Ruffinyi, qui explora
vers la fin de 1870 cette caverne mystérieuse,
autour de laquelle l’imagination populaire avait,
depuis bien des années, créé une légende assez
obscure et surtout très effrayante. Cela à tel
point que les gens du pays furent extrêmement
longs à se décider, malgré l’exemple de M. Ruf-
finyi, à pénétrer dans la grotte de glace, et c’est
précisément une des raisons pour lesquelles ses
vastes profondeurs sont encore relativement
ignorées de la grande masse des touristes.
La superficie de la grotte, dont nous allons
donner, d’après une revue étrangère, la descrip-
tion, atteint J 1 000 mètres carrés. La quantité
de glace qu’elle renferme a été évaluée, en poids,
à 105000 tonnes, recouvrant plus des trois quarts
de la surface intérieure.
Comment la glace s’est-elle formée là, et comment
surtout se maintient-elle sans fondre le moins du
monde, même quand il fait, au dehors, une
chaleur accablante ? Évidemment, il se produit
des infiltrations d’eau venant des flancs de la mon-
tagne et s’accumulant dans la grotte, dont la tem-
pérature moyenne est de — 4 degrés toute l’année.
Il faut ajouter que l’ouverture de la caverne,
orientée vers le nord et à l’altitude de 920 mètres
au-dessus de la mer, est constamment soumise
à l’action d’une brise souvent très froide. Enfin,
la paroi rocheuse extérieure est toute garnie de
mousse assez épaisse, ce qui ne contribue pas
peu à entretenir à la fois l’humidité et la fraîcheur
du lieu.
Entrons, à présent, dans le souterrain qui con-
duit, par un escalier de bois, au premier salon, le
plus petit, dont la voûte est à 8 mètres environ
au-dessus de nos têtes, et qui mesure 54 mètres
de large sur 120 de long : une jolie salle de bal,
comme l’on voit !
Le sol, très uni, est recouvert presque entière-
ment d’une mince couche de glace, sur laquelle
on a quelque peine à marcher. Cette salle de bal,
où, entre parenthèses, Userait difficile de danser,
comporte, outre de nombreuses stalactites, une
sorte d’arbre tout en glace, haut de 7 m 50 et large
de im80, que les habitants du pays appellent le
Chêne et dont la surface, en effet, ressemble
beaucoup à l’écorce de cet arbre.
Plus loin, nous pénétrons dans un deuxième
salon, plus vaste encore que le précédent, puisque
sa superficie atteint 7 000 mètres carrés. Ici,
c’est une véritable patinoire, telle qu’on n’en
trouve nulle part ailleurs d’aussi belle, et de fait,
pendantla saison d’été, des centaines de patineurs
s’y donnent rendez-vous. Chose curieuse, la
couche de glace devient, chaque année, plus
épaisse, s’augmentant quelquefois de 50 ou
60 centimètres durant les trois mois d’hiver.
On a même dû, il y a peu de temps, établir une
sorte de rigole pour permettre aux eaux d'infiltra-
tion de s’écouler au dehors, sans se congeler à la
surface du sol. C’est une solution qui s’imposait,
sous peine de voir, avant dix ans, le grand salon
à tout jamais obstrué.
Du parquet de glace s’élèvent, comme de gigan-
tesques piliers, trois stalagmites de glace, trans-
parentes et irisées, du plus joli effet. L'une
s’appelle l’Autel , la seconde la Tente du Bédouin ,
l’autre a été baptisée la Pompe , parce que —
phénomène bizarre — elle est creuse et qu’on
peut voir, par transparence, le filet d’eau qui
coule continuellement à l'intérieur. Ces trois
énormes piliers mesurent près de 10 mètres de
haut et de 2 à 3 mètres de diamètre à la base.
Les deux salons que nous venons de visiter
forment, en quelque sorte, l’étage supérieur de la
grotte de Dobschau. H y a encore un autre sou-
terrain, placé à un niveau sensiblement inférieur
et non moins intéressant que le premier.
On passe d’un étage à l’autre par un long corri-
dor de 180 mètres, véritable tunnel pratiqué dans
un massif de glace sur les indications de M. Ruf-
finyi.
Comme ce tunnel est en pente assez rapide, des
escaliers de bois solidement charpentés y ont été
LE MAGASIN PITTORESQUE
115
établis pour la plus grande commodité des tou-
ristes. A l’extrémité du passage se trouve le
Bosquet. Imaginez un berceau fait de feuilles
et d’herbes entrelacées, s’élevant à une hauteur
de 8m90, et brillant comme un merveilleux jou-
jou de cristal. Rien de plus curieux que ce bosquet
de glace, sinon la Chapelle, qui lui fait suite. Au-
dessus de l’autel, tout orné de scintillantes aiguil-
les pareilles à des cierges de verre filé, se dresse un
immense mur, également de glace, haut de 15 à
18 mètres, et poli comme un miroir.
Enfin, dans une salle voisine, se voient un ad-
mirable rideau, descendant du plafond en plis
harmonieux, et dont la frange qui semble de
dentelle, tant elle est fine, paraît à peine frôler le
sol, — et la Cataracte, colossale masse blanche
et floconneuse, figée dans une immobilité de
marbre, versant ses Ilots cristallins dans une
vasque naturelle formée par les rochers.
Éclairée au moyen de nombreuses et puissantes
lampes électriques, la grotte de glace est certaine-
ment une des choses les plus impressionnantes
qui se puissent voir. Les amateurs de beaux spec-
tacles et de sensations non encore éprouvées en
conserveront un souvenir inoubliable.
Édouard BONNAFFÉ.
Les Chemins de fer des grandes nations
STATISTIQUE COMPARÉE
La question des transports est décidément à
l’ordre du jour ; chaque pays, qu’il s’agisse de
l’Europe ou de l’Amérique, déclare insuffisants
ses chemins de fer, sa marine, et déplore la
pénurie du matériel et trouve incommodes et
surannées les voitures affectées au transport des
voyageurs. Il est certain qu’il reste encore beau-
coup à faire au point de vue du confortable et de
la rapi-
dité des
voyages .
Mais,
avant de
réclamer
des amé-
1 i o r a -
tionstou-
j ours co û
teuses, il
serait
peut-être
bon de
jeter un
coup
d’œil en
arrière ,
ne serait-
ce que
pour constater l’importance des perfectionne-
ments réalisés depuis une vingtaine d’années.
Ce coup d’œil sur le passé nous ferait sans
doute prendre notre mal en patience et nous
permettrait d’accorder aux ingénieurs les dé-
lais indispensables pour chercher les moyens
pratiques de résoudre le quadruple problème qui
leur est posé: transformation du matériel, ac-
croissement de la vitesse, sécurité du transport,
abaissement des tarifs.
A défaut de cette étude rétrospective, il nous
paraît intéressant de donner une vue d’ensemble
■de la situation présente dont les éléments nous
sont fournis par le Scientific American. Le tra-
vail de statistique auquel s’est livré notre con-
frère esteertainement inexact sur bien des points,
surtout en ce qui concerne les chemins de fer
européens, néanmoins il est d'une approximation
suffisante. Il mérite donc de retenir l’attention
d’autant plus que les chiffres sont présentés de
manière pittoresque.
Le grou-
pe de lo-
comoti -
ves figu-
ré sur la
gravure
r e p ré-
sente la
longueur
kilomé -
t r i q u e
des che-
mins de
fer de
quelques-
unes des
principa-
les na -
tiens;
les lon-
gueurs sont exprimées en milles. On voit que
les États-Unis tiennent la tête, la France vient
seulement en troisième ligne ; si l’on voulait
avoir une classification plus exacte, il fau-
drait rapporter la longueur kilométrique à la
surface des territoires. D’autre part, si l’on cher-
chait à connaître quelle est celle des nations où
l’industrie des chemins de fer est le plus dévelop-
pée, il faudrait faire entrer en ligne de compte
un grand nombre d’autres éléments; notre con-
frère en énumère seulement quelques-uns :
nombre de locomotives, de wagons, de trains, de
passagers, de marchandises, etc.
Nombre total des voitures à voyageurs Nombre total des wagons de marchandises
Gr.-Rrelague Allemagne Etats-Unis France Indes Angl. Russie Etats-Unis Gr.-Rretagne France. Allemagne Russie Indes Angl.
62.252 34.590 33.893 28.750 14.745 10.560 1.284.807 656.735 360.721 330.460 195.556 80.053
1 10
LE MAGASIN PITTORESQUE
Pour le nombre des locomotives, les États-Unis
occupent encore la première place avec 36 764
engins de traction, la Grande-Bretagne vient
ensuite avec 19 602, soit un peu plus de la moitié
de ce que possède frère Jonathan, puis on trouve
l’Allemagne avec 16 842, la France 10302 (le
P. L. M. à lui seul en compte plus de 3000) la
Russie 8748, les chemins de fer indiens 4258.
On peut faire d’intéressantes comparaisons, qui
montreront l’importance du trafic dans chaque
contrée, en divisant la longueur kilométrique par
le nombre de locomotives ou, ce qui serait peut-
être plus exact, en divisant par le nombre des
10 à 20 tonnes tandis que ceux de l’Europe n’en
portent pas plus de 8 à 10 et quelquefois cinq
seulement.
Si nous passons maintenant au nombre de
voyageurs transportés, la première place revient
à la Grande-Bretagne avec un total qui dépasse
le milliard ; la France atteint à peine le tiers de
ce chiffre avec 382 millions et cependant nous,
nous plaignons que les trains sont bondés, les
gares envahies et que la circulation est impos-
sible à certaines époques de l’année. La supé-
riorité constatée pour l’Angleterre provient de
plusieurs causes parmi lesquelles il convient de
Longueurs kilométriques des railways des principales nations du monde.
Russie d’Europe Grande-Bretagne Indes Anglaises
25.357 milles 23.534 milles 21.543 milles
Etats-Unis Allemagne France
184.532 milles 29.984 milles 25.862 milles
voyageurs et par celui des marchandises. En pro-
cédant ainsi la Grande-Bretagne gagnerait la pre-
mière place tandis que les États-Unis et les che-
mins de fer de l’Inde seraient classés bons der-
niers.
Pour les voitures à voyageurs la Grande-Breta-
gne prend une large avance sur les autres nations :
62 252 wagons alors que l’Allemagne, classée
seconde, n’en peut aligner que 34 590, les États-
Unis 33 893 et la France 28 750. Toutefois il
convient de tenir compte, pour les wagons
comme pour les locomotives, de la capacité du
matériel américain ; les locomotives des États-
Unis sont généralement beaucoup plus puissantes
que celles des nations européennes; de même,
leurs wagons beaucoup plus grands, plus spa-
cieux que ceux de l’Europe, reçoivent un plus
grand nombre de voyageurs.
L’avantage revient à l’Amérique dans la com-
paraison relative aux wagons à marchandises ; la
gravure que nous reproduisons le montre suffi-
samment ; en outre, le S dent i fie American fait
remarquer que le wagon américain est un géant
comparé aux nôtres. Le premier peut contenir de
citer l’abondance des trains ouvriers nécessaires
pour desservir des agglomérations aussi consi-
dérables que celles de certaines cités anglaises, le
bas prix des transports pour les régions subur-
baines, le grand nombre des trains à prix réduits
organisés pendant la saison estivale, etc.
Nous arrivons enfin au graphique des marchan-
dises ; ici la première place est hautement con-
quise par les États-Unis avec 913 millions de
tonnes; viennent ensuite la Grande-Bretagne 437.
l’Allemagne 276, la France 120, la Russie 97 et
les Indes Anglaises 39 millions. Il se présente ce
fait singulier que les wagons anglais voyagent
presque toujours pleins tandis que ceux des-
États-Unis ne trouvent pas souvent l’occasion
d’employer la totalité de leur énorme capacité.
Ceci doit influer dans une forte proportion
sur les frais de traction. Cette question de bu
bonne utilisation du matériel a depuis longtemps
préoccupé les directeurs des chemins de fer
français et, à la Compagnie de Lyon en parti-
culier, c’est par une sage application de ce prin-
cipe : « diminuer le poids mort», que l'on est par-
venu à retrouver l’ère brillante des gros bénéfices-
LE MAGASIN PITTORESQUE
117
qui a permis de rembourser les avances faites par
l’État et d’augmenter les dividendes distribués
aux actionnaires.
Bien que l’étude faite par le S cienli fie American
ne s’applique qu’à un nombre très restreint de
contrées, on peut néanmoins se faire une opinion
générale sur les chemins de fer du monde entier
et l’on voit que si la France ne tient pas le pre-
mier rang, elle occupe du moins une place très
enviable dans la classification générale.
Albert REYNER.
DANS LE SOIR
Ce soir d’automne est doux comme un soir d’e'té. Vois,
Le ciel semble jonché de pétales de roses
Et les cimes des bois à l’occident sont roses
Et l’air est tout vibrant d’harmonieuses voix.
Les voix du Soir disent des choses de jadis
Sur qui déjà l’Oubli jetait sa fine cendre.
Avec leurs sons câlins on les croirait descendre
De quelque bienfaisant et lointain Paradis.
Et ce soir est si plein d’amour et de tendresse,
Ses voix ont des refrains si berceurs que j’adresse
Au Soir exquis, au soir charmant, au soir divin
Ces vers où j’aurais dû chanter la Préférée.
Qu’elle pardonne mon hommage au Soir qui vint
Me rappeler le soir où je l’ai rencontrée.
Ernest BEAUGUITTE.
La Marine anglaise
La guerre des Anglais contre les Boers menace de
s'éterniser et confirme l’infériorité reconnue du peuple
britannique pour ce qui concerne la guerre sur terre.
La plupart des campagnes entreprises par les Anglais
sur différents points du globe, dans le pays zoulou,
chez les Achanlis et, en dernier lieu, au Soudan, contre
les forces du Mahdi, n’ont été gagnées qu’au prix
d’efforts très longs et coûteux. Celle du Soudan no-
tamment, n’a pas demandé moins de dix-huit années de
préparation et son succès est dû en grande partie à
l’emploi de troupes égyptiennes. Par contre, tous les
peuples semblent redouter la puissance navale de
l’Angleterre dont les navires sillonnent tous les
océans. Cette force est réellement imposante, puis-
que le gouvernement britannique dispose d’un nom-
bre de bâtiments presque égal à celui de toutes
les flottes réunies de l’Europe. Au 1er janvier 1900,
la flotte anglaise se composait de plus de 400 navires
de combat dont 70 ou 75 cuirassés, plus de 100 croi-
seurs, et près de 200 torpilleurs et contre-torpilleurs.
C’est à dessein que nous ne donnons pas de chiffres
précis, bien que les documents officiels anglais que
nous avons sous les yeux établissent, à une unité près,
le nombre de chaque catégorie de bâtiments dont se
compose la flotte de guerre. Esprits pratiques, nos voi-
sins savent que le prestige joue un rôle considérable
dans les relations internationales et ne se font pas
faute d’éblouir par des apparences trompeuses alin de
paraître plus forts et de dissimuler, aux yeux de l’étran-
ger, les points faibles qu’ils savent fort bien se recon-
naître eux-mêmes. Ils ont cette autre qualité chez les
peuples comme chez les individus qui s’appelle l’au-
dace. Pour les marins compétents, l’exhibition d’un
grand nombre de navires, comme celle qui eut lieu
lors du Jubilé de la Reine, ne peut avoir de significa-
tion plus imposante qu’une revue de gala d’un corps
de highlanders dont on admire les hauts faits devant
un adversaire déterminé comme le sont les Boers.
Une flottille supposée ennemie, qui aurait forcé la rade
de Cherbourg ou les fortifications de Brest et Toulon
aurait suffi chez nous, en France, à faire verser des
torrents d’éloquence sur l’insuffisance de notre marine
et immoler plusieurs ministères. Lors des manœuvres
de guerre effectuées en 1887, une flotte supposée en-
nemie et dont les forces étaient inférieures à celle de
la flotte protectrice, a pu entrer dans la Tamise,
rester maîtresse de ce fleuve un temps suffisant pour
incendier les docks et les magasins de Londres et
menacer l’arsenal de Chatham. On s’imagine aisé-
ment les désastres qu’aurait pu occasionner un ennemi
véritable en détruisant le principal port du Royaume-
Uni et en réduisant à une famine immédiate ses cinq
millions d’habitants. Ceux qui suivent avec attention
les mouvements des gros cuirassés britanniques re-
connaissent sans peine que les vices inhérents à toute
construction maritime se retrouvent dans les bâtiments
anglais dans une mesure plus large que dans les caté-
gories équivalentes de la marine française. Nos voi-
sins ne manquent pourtant aucune occasion de
proclamer leur supériorité et les captures des divers
vaisseaux neutres opérées durant la campagne ac-
tuelle prouvent bien la détermination arrêtée chez le
peuple anglais de procéder par surprise en attaquant
les premiers et à se prévaloir du bénéfice du fait ac-
compli. Cette tactique est — disons-le à leur honneur
— d’une ingénuité parfaite et sa réussite l’un des
principaux soutiens de la suprématie anglaise sur les
mers.
Rien ne saurait, en effet, valoir la possession d’un
lambeau de terre, comme ce rocher, ce Gibraltar,
partie intégrante d’un pays civilisé, du pays des gran-
deurs séculaires, dominant le détroit, commandant
l’Océan. Il a suffi de s’en emparer ! Il serait téméraire
d’altribuer une valeur égale aux autres points d'appui,
nombreux, dispersés aux quatre coins du globe, que
possède la marine britannique. Cet éparpillement des
forces peut, à un moment donné, devenir une cause
de faiblesse. L’impuissance dans laquelle ce pays se
trouve de protéger à la fois toutes ses possessions loin-
taines, les points vulnérables que l’Angleterre compte
sûrement sur ses propres côtes permettraient à ses ri-
vaux d’envisager sans appréhension un conflit avec
cette puissance. Loin de nous la pensée de contester
l’habileté et la bravoure des marins anglais, dont
l’effectif, en temps de paix, est de 106000 hommes.
Tout le monde s’accorde toutefois à reconnaître aux
officiers français une connaissance technique plus
étendue. Inutile de rappeler les nombreuses preuves
d’abnégation, de dévouement, de traversées hardies
et savantes accomplies de nos jours par les officiers
delà marine française, tant sur les mers que sur les
cours d’eau réputés infranchissables. Nombreux et fré-
quents sont les exploits des Courbet, des Garnier, des
llourst, des Simon, des Caron et tant d’autres, dont
la valeur comme marins se révèle sur les champs
mêmes de leur action. L’audace, le prestige dont la
marine britannique cherche — et réussit — à s’en-
tourer, d’autres nations, les nations latines notam-
ment, auraient le droit de les revendiquer. Les efforts
des Anglo-Saxons pour s’emparer du trafic des mers,
l’emploi des moyens auxiliaires puissants, comme la
118
LE MAGASIN PITTORESQUE
possession des principaux câbles sous-marins, témoi-
gnent chez ces peuples un esprit pratique, élevé, digne
d’admiration. En présence de cette main-mise des
peuples anglo-saxons sur le commerce du globe ne
serait-il pas urgent, ne serait-il pas politique qu’une
entente * s'établit entre les trois grandes nations
latines, la France, l’Ilalie et l’Espagne régénérée afin
d’équilibrer les forces de ce nouvel élément envahis-
seur qui dictera bientôt des lois au monde entier et
infligera à notre race sa domination politique après
lui avoir imposé sa domination économique?
Disons, pour terminer, que des400 navires dont dis-
pose la marine britannique, 164 forment partie des
escadres échelonnées comme suit : Méditerranée et
mer Rouge, 38 ; Manche, 14 ; Amérique du Nord et
Indes Occidentales, 12 ; Indes, 9; mers de Chine, 28 ;
Afrique occidentale et méridionale, 16; Australie, 12;
Amérique sud-est, 4. Onze navires sont chargés du
service des inspections ; 9 bâtiments sont chargés
de relevés scientitiques, 4 servent de navires-écoles.
C’est ce dernier service que nous voudrions surtout
voir se développer par l'hydrographie française.
Mille sondages maritimes sont annuellement exé-
cutés par les navires britanniques. Ces sondages
tenus, sur beaucoup de points, secrets, forment l’un
des appoints les plus appréciables à la valeur de
la marine anglaise. On se rend aisément compte
de l’importance, pour la navigation au long cours,
de la connaissance des profondeurs des Océans, de
l’emplacement des écueils, des bancs, de la direc-
tion des courants, etc. L'Océanographie, une des bran-
ches les plus récentes de la science universelle, ren-
contre chez nous, dès à présent, des adeptes aussi
zélés qu’éclairés. Souhaitons que, sur ce point encore,
notre pays ne se laisse pas distancer par une na-
tion puissante, riche, peut-être amie — sûrement
rivale.
P. LEMOSOF.
CARNET E’IJVUPiRESSIOlXrS
On aime tendrement et heureusement sans savoir
pourquoi...
Et raisonnablement, après comparaisons : c’est-à-dire
quand on n’aime plus.
Un des plus grands philosophes du Vieux-Monde,
appelle l’Etonnement : le Couronnement de la philo-
sophie.
S’étonner de rien à cette heure, paraîtrait d’une
philosophie joliment découronnée.
Un coup d’épée est pire qu’une chiquenaude, sans
doute.
Mais c’est la chiquenaude qui est la scélérate si
c’est elle qui dégaina l’épée.
« Je n’en veux pas au diable, disait cet autre, mais
à celui qui a ouvert la boite, où il est enfermé. »
On voit plus souvent des humeurs pareilles, — y
compris la bonne humeur, — chez des gens de pro-
fessions différentes, que chez les confrères.
J’ai quelquefois pensé qu’une des causes de l’hosti-
lité de la galerie contre les écrivains, c’était la pré-
tention de ceux ci à la durée.
Louis DEPRET.
L*E DOCTEUR DE GARLABAN
NOUVELLE
Le docteur Darbois était arrivé à Garlaban
précédé par une. réputation de savant. Il sortait
de la faculté de Montpellier, et c’était pour les
Garlabanais le plus beau titre de gloire. Même,
ils ne comprenaient pas bien comment un homme
qui aurait pu exercer en ville — et dans quelle
belle ville aristocratique! — avait préféré s’ins-
taller à Garlaban.
C’est que Garlaban était un délicieux petit
village, planté au bord delà mer bleue parmi les
mimosas et les orangers. Les eucalyptus et les
pins pénétraient l’air de senteurs fortes et saines.
C’était un coin béni où l’étude devait être douce
comme un jeu, et le docteur l’avait choisi parce
que, muni de son diplôme, il ne se croyait pas
investi de la science universelle et voulait, au
contraire, travailler âprement pour essayer d’ar-
racher à la nature quelques-uns de ses secrets et
tâcher de les transformer en bien pour l’humanité
souffrante.
A peine installé, il se mit à l’étude, et les Garla-
banais virent avec étonnement M. Darbois, au
lieu de courir à la recherche des malades, ouvrir
ses livres et s'absorber en eux. Ils ne comprenaient
rien à ce singulier homme. Comme il ressemblait
peu à son prédécesseur, toujours par monts et
par chemins, faisant tirer la langue à celui-ci,
auscultant celui-là, de telle façon qu’il finissait
par vous convaincre que, ma foi, vous aviez bien
besoin de ses soins et de ses visites. On rencon-
trait bien le docteur par les routes, mais il était
toujours en compagnie de quelque livre qu’il
dévorait en marchant. Quant aux malades, il
attendait tranquillement ou qu’ils vinssent chez
lui ou qu’ils le fissent appeler chez eux. Cette
méthode était sans doute la bonne, car depuis
l’arrivée de M. Darbois tout le monde se portait
bien à Garlaban. Pourtant, les gens n’étaient
pas contents; ils s’étaient fait une toute autre
idée du genre de vie que devait mener un sa-
LE MAGASIN PITTORESQUE
119
vant, et l'existence de M. Darbois les déroutait.
Les plus malins disaient :
— Pourquoi a-t-il toujours le nez fourré dans
un livre?... S’il est savant, comme on nous l’a
affirmé, il n’a plus besoin d’apprendre; et, s’il
n’est pas savant, nous n’avons plus besoin de
lui...
Les autres trouvaient le raisonnement sans
réplique et approuvaient.
Le docteur, qui n’avait d'abord remarqué sur la
physionomie des Garlabanais que de l’étonnement,
y distingua bientôt des sourires ironiques et même
une certaine hostilité.
Il s’affligea car il aimait ces braves gens et
aurait voulu être leur ami. Il sentit néanmoins
peu à peu qu’il perdait tout son prestige auprès
d'eux et qu'il était nécessaire de fiapper vive-
ment l’imagination de ces grands enfants pour
qu’ils lui rendissent leur confiance en son savoir.
Donc, le docteur fit finnoncer à son de tam-
bourins que, le dimanche suivant, à deux heures
de l’après-midi, il se rendrait au cimetière et
que là, il ressusciterait tel mort qu’on lui dési-
gnerait.
La nouvelle fit grand bruit comme bien l’on
pense.
Les plus malins insinuèrent bien :
— Il galèje. ..
Mais, en se grattant l’oreille, ils finirent par
confesser : « Pas moins... s’il disait vrai?... »
Aussi, au jour dit, toute la population était-elle
réunie dans le petit cimetière de Garlaban.
On était à la saison des fleurs. Mai rayonnait
et des guirlandes de roses grimpaient après les
tombes. Le soleil brillait dans le ciel bleu; la mer
étincelait comme une immense nappe d'argent
sous ses rayons ; des oiseaux chantaient dans les
branches vertes des pins et le cimetière était si
frais sous sa parure embaumée qu’on eût dit un
jardin. Des enfants jouaient autour des tombes,
et des mères riaient aux tout petits dont les pieds
s’embarrassaient dans les guirlandes de roses qui
traînaient jusque par terre. C’était la vie qui
voisinait avec la mort, mais sous ce ciel éblouis-
sant et ce grand soleil qui jetait des coulées d’or
sur les choses, rien n’apparaissait triste.
Tout Garlaban était là ; même les vieillards
s’étaient fait conduire au cimetière pour jouir du
miracle avant de fermer leurs yeux à la lumière.
fl n’était pas encore l’heure fixée par le docteur
que l’on s’impatientait.
— Il n’ose pas venir... murmurait-on déjà.
Enfin, M. Darbois parut. Vêtu de noir, l’air
grave, il s’avança lentement et prit place sur un
tertre d’où il dominait l’assistance. Un silence
religieux planait ; on eût entendu le bruissement
d’un brin d'herbe.
Le docteur produisait déjà son effet et on lui
trouvait vraiment la mine de quelqu’un qui va
faire un miracle.
Très calme, M. Darbois promena son regard
autour de lui et, d’une voix bien timbrée, il
demanda :
— Voyons, qui allons-nous ressusciter?...
Chacun regarda son voisin et le silence régna
plus profond encore.
Le docteur attendit quelques instants ; un fin
observateur aurait pu remarquer que quelque
chose, comme l’ironie d’un sourire, soulevait
légèrement les coins de sa bouche.
Il dit :
— Puisque personne n’ose se décider, je vais
choisir moi-même celui que je vais vous rendre...
Les visages se tendirent, anxieux...
— Si nous ressuscitions cette Joséphine Oserger
qui mourut presque à la veille de son mariage,
et qui était, dit-on, la plus belle et la plus sage
lille de Garlaban?...
Une voix, sanglotante dans la foule, cria :
— Non, monsieur le docteur, non... Laissez
dormir la chère innocente... Elle est partie
croyant que son fiancé ne l’oublierait jamais et, à
peine était-elle refroidie, qu’il en choisissait une
autre, non plus belle, mais plus riche que ma
Joséphine... Elle aurait tant de chagrin, si elle
voyait les préparatifs de la noce, qu’elle me mau-
dirait de l’avoir fait rappeler à la vie...
Et la pauvre mère, bouleversée, éclata en pleurs.
Le docteur eut un geste large de compassion et
dit :
— Laissons dormir les cœurs blessés d’amour...
Il réfléchit quelques instants, puis avisant un
paysan, il reprit :
— Pierre Lardey, je vais faire revenir votre
femme sur la terre... On m’a conté l’histoire de
votre ménage; vous étiez très unis...
— Non, monsieur le docteur, non!... inter-
rompit Pierre, ne prenez pas la peine de rappeler
ma défunte... Certes, c’était une bonne femme,
mais si paresseuse! Elle passait son temps à
regarderies nuages et, quand je rentrais du tra-
vail, la soupe n’était jamais prête... Il me fallait
éplucher les pommes de terre, couper le bois,
même parfois laver mes « brayas ».... Je ne suis
pas méchant et je n’ai jamais eu le courage de
me fâcher devant les yeux doux de Madeleine...
Elle est partie, tant pis pour elle! Je me suis mis
en pension dans une famille excellente et, quand
j’arrive, je n’ai qu’à me mettre à table. Je ne
charrie plus l’eau ni le charbon, ni ne trempe la
soupe Je puis fumer ma pipe sans soucis. Je suis
tranquille; je ne tiens pas à changer.. . Madeleine
n’avait qu’à ne pas s’en aller si tôt...
Et, placide, le paysan mit ses mains derrière
son dos.
— Il a raison, approuva- t-on.
Le docteur leva les épaules d’un air impuissant.
— Si vous préférez votre veuvage à une nou-
velle existence passée aux côtés de votre douce
Madeleine, je ne puis pas vous l'imposer...
Il chercha autour de lui :
— Si nous rappelions à la vie le beau petit
120
LE MAGASIN PITTORESQUE
Louis dont la mère faillit mourir de douleur, le
jour de l'enterrement ?...
Une voix chevrotante cria :
— Non, docteur, non!., le petit Louis est un
ange dans le ciel... laissez-le : qui sait ce qu’il
deviendrait sur la terre?... 11 était bon, mais des
fois le cœur se gâte en vieillissant, et il serait
peut-être un mauvais sujet qui nous ferait tous
pleurer... Le bon Dieu a eu pitié de la douleur de
sa mère ; il lui a envoyé un autre enfant qui
ressemble au petit Louis : il a. comme lui, des
cheveux blonds, des yeux bleus et des petits
pieds... Ne réveillez pas le mignon... ilfaudrait lui
dire qu’il n’y a plus de place pour lui dans la
maison et que la misère des siens est si grande
qu’on ne pourrait nourrir sa petite bouche...
Et la grand’mère qui mendiait par les chemins
s’enfuit en chancelant, courbée par la douleur et
le poids rude des ans.
Le docteur la regarda s'éloigner avec une com-
misération profonde.
11 passa la main sur son front, réfléchit. Tous
les visages se penchaient vers lui dans l’attente
pal pi tante du nom qu’il allait proposer.
— Je suis navré, dit-il, de ne pas mieux réussir
dans mon désir de vous faire du bien. Mais
puisque les personnes que je vous ai proposé de
ressusciter seraient pour vous des causes d’ennuis,
je vais tâcher d’en trouver une dont la présence
parmi vous soit prétexte de joie. Je vais rappeler
sur la terre votre brave curé. Il est resté plus de
vingt ans dans Garlaban ; il a vu naître beau-
coup d’entre vous, baptisé vos enfants, prié pour
vos morts; tout ce qu’il avait, il vous l’a donné.
Rien ne lui appartenait, pas plus son cœur que
sa bourse : il partageait tout entre vous. Vous
l’avez accompagné à sa dernière demeure avec
des larmes ; tout le monde doit le regretter. En le
faisant revenir pour vous diriger à nouveau, il
me semble que je vous rendrai tous heureux : les
enfants auront en lui un ami; les pauvres, un
appui; les affligés un consolateur; et tous un
père.
Le docteur Darbois, comme sûr de l’effet de sa
parole, fit un pas pour descendre du tertre et ses
yeux se dirigèrent vers la tombe du bon vieux
curé Roséplan qui se dressait au milieu du cime-
tière, fleurie de roses grimpantes.
Mais des mains l’arrêtèrent et des voix crièrent :
— Non, monsieur le docteur, ne ressuscitez pas
notre curé...
Une dévote dit :
— C’est un saint... il a gagné par ses bonnes
œuvresla palme des élus; laissons-le jouir auprès
de Dieu du prix de ses vertus... Et puis, quelle
douleur n’aui'ait-il pas à revoir ses ouailles dont
quelques-unes ont si mal tourné malgré la pureté
de ses enseignements ! Quel chagrin il éprouverait
en apprenant que le grand Jacques auquel il a fait
faire la première communion, est devenu incen-
diaire... et que Guillaume, après avoir paru s’être
corrigé de son ivrognerie, est retombé plus avant
dans son vice !...
Le sacristain que le bon curé Roséplan nour-
rissait et hébergeait, glapit :
— D’ailleurs, nous avons maintenant un gentil
petit curé qui ne sermonne pas toute la journée,
qui comprend les choses et la vie, et qu’en
ferions-nous si M. Roséplan, qui grondait toujours,
revenait !...
— Gardons M. Rourély...
— Ceux qui sont morts sont bien morts... Il
faut les laisser dans leurs trous... vivent les
vivants!
Ce cimetière était si coquet, si pimpant, que
nulle pensée triste ni décourageante ne pouvait
sortir de son voisinage. C’était, au contraire, de
la vie qui montait des touffes des lilas fleuris et
des roses exubérantes.
Le docteur regarda les Garlabanais; leurs yeux
riaient; ils étaient là comme à une partie de
plaisir.
— Puisque vous ne voulez pas même que je
ressuscite ce brave curé Roséplan, c’est que vous
ne vous souciez pas de voir personne revenir
parmi vous... Il ne me reste qu’à me retirer...
Nul ne retint le docteur Darbois; aucun cœur
ne cria après lui pour le supplier de faire le
miracle annoncé... L’oubli avait poussé dans les
âmes comme une plante vénéneuse, et, d’ailleurs,
la vie avait remplacé la mort ; l’enfant avait
grandi près de la tombe entr’ouverte et tous les
vides étaient remplis.
Le docteur, philosophe, et qui connaissait bien
la fragilité humaine, s’en allait avec l’allure
modeste de quelqu’un pour qui la victoire a été
facile.
Quelques malins dirent :
— Pas moins, il n’a ressuscité personne...
— Es-ce sa faute?., répliqua un autre plus
malin.
— Pour ça, non ! Et, ça doit être un rude
savant, notre docteur, pour nous avoir proposé
une chose pareille, car enfin il se pouvait que
quelqu’un voulût revoir un des siens, et il l’aurait
fait revenir, c’est certain!
A cette manifestation, M. Darbois gagna d'être
considéré comme le plus savant des hommes. On
lui pardonna sa manie d'avoir toujours le nez
fourré dans les livres, et le docteur en profita pour
envoyer à l’Académie de médecine de Paris des
études qui appelèrent sur lui l’attention.
Jamais les Garlabanais ne se sont mieux portés,
et cela sans doute grâce aux bons conseils d’hy-
giène du docteur. M. Darbois ne se plaint pas des
loisirs que lui laissent les malades; au contraire!
C'est un philanthrope qui rêve l’allègement de la
souffrance et ne se soucie point de ses intérêts
matériels. Mais gageons qu’à sa mort si quelque
autre M. Darbois se présentait pour le ressusciter,
les Garlabanais refuseraient....
Aimée FARRÈGUE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
121
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Un des événements littéraires les plus importants
de cette quinzaine a été la réception de M. Paul Des-
chanel à l’Académie française. On y a entendu deux
discours, vraiment éloquents et se distinguant, par
leur unité de ton, de certaines harangues où, comme
on sait, des épines se cachent sous les roses de la
rhétorique et s’enfoncent dans la chair du récipien-
daire, qui doit garder bonne contenance. Ainsi fut-il
fait pour la réception de M. Henri Lavedan, auquel
M. Costa de Beauregard infligea les caresses de tout un
buisson de ces épines. Une partie de l’auditoire prend
un méchant plaisir à cet échange de compliments
aigres-doux, mais la mesure y est si difficile à garder
•et le tact est si rare, qu’on peut dire que les lettres
françaises ne perdent rien à ce que, par hasard, les
orateurs académiques renoncent à se larder de coups
d’épingles.
C’est ce qu’ont compris M. Paul Deschanel et
M. Sully-Prudhomme qui lui a répondu ; aussi les
applaudissements, à la fin de chaque lecture, et fré-
quemment pendant ces lectures, ont été unanimes.
M. Paul Deschanel a tracé de M. Édouard Hervé, son
prédécesseur, un portrait « sans ombres », plus magni-
fique, plus « grandiose » que l’image que notre géné-
ration s’était tracée de l’ancien directeur du Soleil.
Celui-ci, un peu aigri par les insuccès politiques et
les déboires dynastiques, n’écrivait plus que rarement,
à la fin de sa vie, et de très courts articles, clairs, d’une
clarté presque trop simple. Il ne donnaitplus assez aux
lecteurs qui n’ont pas connu le Courrier du dimanche
l’impression du réel talent qu'il avait déployé sous
J’Empire et qui était fait, principalement, de bon sens
et de chaleur patriotiques. Ce sont ces derniers dons
de M. Édouard Hervé que M. Paul Deschanel a mis en
relief d’une façon très saisissante en montrant que
son illustre confrère, dans une longue série d’efforts,
la plume à la main, avait deviné et prédit nettement
le péril de l’Allemagne unifiée et grandissante. Il
était bon que cette justice fût si bien rendue à
M. Édouard Hervé, car il honora grandement sa pro-
fession en ne sollicilant, en n’acceptant aucune fonc-
tion administrative. Et pourtant il eût été un excellent
diplomate. Il resta, jusqu’au bout, un journaliste.
M. le président de la République, tout le premier, a
donné le signal des bravos pendant cet éloge d’un
patriote désintéressé et clairvoyant. M. Loubet avait
eu le bon goût de venir à la cérémonie sans apparat et
d’occuper simplement une place en face du bureau. 11
n’a pas craint, en s’associant à la louange chaleu-
reuse d’unécrivain qui ne se rallia jamais à nos insti-
tutions, de mécontenter quelques farouches censeurs
de la presse. Ét il a bien fait. La politique devrait être
tenue à l’écart de ce «cénacle des Belles Lettres» qu’est,
par origine, l’Académie française. On y parvient en
montrant de la modération et de l’esprit, comme l’a
lait, après M. Paul Deschanel, M. Sully-Prudhomme.
Le discours de cet admirable poète appelé à louer,
chez le récipiendaire, non seulement l’écrivain mais
aussi l’orateur parlementaire, nerveux, passionné,
énergique, ce discours a été parfait en Lous points et
digne des nombreuses marques d’approbation qu’il a
reçues. C’est en constatant le succès, la répercussion
au dehors, si considérable, de séances semblables
qu’on se rend compte de l’importance — et du rôle
modérateur du goût public — que l’Académie tient
dans le pays. Et on constate avec une nouvelle satis-
faction qu’elle résiste, à cause de cela même, à toutes
les petites plaisanteries.
Autre fait significatif dans le domaine des Lettres:
la conférence de M. Brunetière à Rome. Encore un
académicien et sur lequel les moqueries pleuvent,
d’ordinaire, sans que d’ailleurs il s’en émeuve...
IM. Brunetière a parlé de Bossuet, de la Modernité de
Bossuet , sujet très ardu, qu’il a traité avec sa fougue
de langage et son élévation de pensée habituelles, et
dont les grandes lignes même ne peuvent se résumer
ici. Mais ce qu’il importe de mettre en lumière, c’est
l’hommage que cette conférence a valu aux littéra-
teurs français en la personne de l’un d’eux. L’audi-
toire comprenait tout le Sacré- Collège, cardinaux,
évêques, etc., et la haute société romaine. Le Pape
aurait désiré présider la séance et seules des raisons
de santé l’en ont empêché. Les journaux italiens ont
discuté pendant plus d’une semaine sur l’éloquence,
la science théologique française et enfin il faut se
souvenir que c’est la première fois depuis quatre
siècles qu’un de nos concitoyens est appelé à prendre
la parole avec cette solennité, devant cette assistance
qui, toutes idées religieuses mises de côté, constitue
certainement l’élite de la prélature catholique. Une
grande partie de la gloire acquise au conférencier
revient au génie de notre langue, si précise, si ex-
pansive, si puissante...
Il y a gros à parier que les artistes ne lisent guère
le Journal, officiel... Ils ont tort : quand arrive la dis-
cussion du budget des Beaux-Arts, ils auraient plaisir
à voir combien, parmi les députés, ils comptent de
défenseurs, mais combien aussi ces derniers sont
inexpérimentés — et naïvement inspirés.
Le Journal officiel publie une petite édition, à cinq
centimes, des comptes rendus parlementaires et nous
la recommandons, sans réclame, pour cette période
critique, aux peintres, sculpteurs, architectes, etc.
L’idée leur viendra peut-être, lisant les discours pro-
noncés, de souffler, l’année suivante, quelques idées
moins saugrenues aux parlementaires qui prennent
la parole à bâtons rompus sur les choses d’art.
Cette année, par exemple, l’excellenl abbé Lemire
proposait qu’on déboulonnât la Tour Eiffel! Quel mai
lui fait-elle? Le ministre a dû lui apprendre, spiri-
tuellement, que cette Tour abhorrée est une propriété
privée. D’autres députés ont réclamé des subventions
pour leurs théâtres, pour des chefs-d’œuvre locaux
qu’ils sont seuls à connaître et qu’ils voudraient voir
acheter ou protéger — par l’État. Autant de temps
gaspillé. Ce qu’il conviendrait surtout de solli-
citer, dans une discussion de ce genre, c’est une
réorganisation des grands Musées nationaux, le Louvre,
le Luxembourg, qui sont les écoles d’art de la nation
entière et pour lesquels on ne se montrera jamais trop
généreux. Or, ils sont actuellement très mal installés:
le rapporteur, M. Georges Berger, l’a indiqué à la
Chambre; ils sont exposés au feu, ils sont à l’étroit.
Heureusement, il est question d'un vaste projel.de
remaniement des ministères qui laisserait tout le Balais
du Louvre aux peintures, sculptures, etc., et expul-
serait les Finances, les Colonies, qu’on placerait dans
l’hôtel actuel de la Guerre, reléguée aux Invalides. Une
pétition des artistes, dans ce sens, aurait peut-être
LE MAGASIN PITTORESQUE
pour efTei de hâter l’exécution de ce plan superbe. Blais,
en vérité, les artistes ont le lort de se trop négliger
eux-mêmes et de vivre dans leurs rêves. Le réveil, un
jour d incendie du Louvre, ne serait-il pas un deuil
terrible?...
Paul DLUYSEN.
LA ÏVHJSIQUE
THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPERA-COMIQUE.
Louise, roman musical en quatre actes et cinq tableaux ,
paroles et musique de M. Gustave Charpentier.
Sommes-nous à l'Opéra-Comique, ou bien sur une
scène nouvelle, produit hybride de l’Ambigu et du
Théâtre- Libre?
« Pardon, me direz-vous, s’il y a drame et même
mélodrame dans la Louise de M. Charpentier, il y a
aussi la musique. »
D’accord, mais cette musique, si savante et si distin-
guée qu’elle soit, ne jure-l-elle pas d’une manière
flagrante avec cet étrange salmigondis de sentiments
divers, tantôt sincères et touchants, comme dans les
scènes familiales où s’exhale la paternelle tendresse
de I incomparable Fugère, tantôt empruntésgrossière-
ment et sans esprit au naturalisme le plus cru? —
.1 en ai grand’peur, et si c’est dans cette nouvelle voie
que doit s’engager le théâtre charmant que fut et
qu’est encore l’Opéra-Comique, il est de mon devoir
de crier : « Gare! » comme l’on crie a un voyageur
égaré pour lui éviter le tragique désagrément de se
casser le cou.
Ceci dit, et tout en rendant hommage au goût
exquis qui a présidé à la mise en scène de cet ouvrage
(Bl. Albert Carré est, d’ailleurs, coutumier du fait), la
vérité m’oblige à dire que le livret de M. Charpentier
n’est rien moins qu’intéressant, et qu'il a, de plus,
le grave défaut d’être par trop banal. Qu’est-ce
en etlet que cette Louise, l’héroïne de la pièce? — -
Une petite fille à cervelle de linotte, au cœur volage,
et qui abandonne avec une cynique désinvolture sa
mère et son excellent homme de père pour suivre le
beau poète Julien. Il est vrai que la charmante
entant rentre au logis, non sans regret, parce
que sa mère vient lui annoncer que son père est
très souffrant. Blais, le brave homme à. peine guéri,
elle n’y tient plus: insensible aux supplications étaux
larmes du pauvre vieux, nous laretrouvonsimpatiente
de se rejeter dans le tourbillon parisien et d’y retrou-
ver son beau poète. Et le père, hors de lui, chasse
I indigne créature. Il a, ma foi, bien raison. Et voilà la
pièce, si tant est qu'il y en ait une.
BL Charpentier, dont le talent s’est affirmé déjà
dans : la Vie du Poète, les Impressions d'Italie, a voulu,
avec Louise, se singulariser, aller de l’avant : j’ai le
regret de constater qu’il n’a réussi qu’à faire un pas
en arrière.
Bien que la partie symphonique de son œuvre soit
remarquablement traitée, bien qu’il y ait quelques
passages de sentiment réellement inspirés, il n’en a
pas moins fait fausse route, parce qu’il s’est obstiné à
consacrer cette musique, où l’on sent passer de temps
à autre le souffle des envolées wagnériennes, àl’apo-
I logie du libertinage, auréolé, bien à tort, de poésie, et
tel qu’il se pratique trop fréquemment à Paris, en
général, et à Blontmartre en particulier.
Une seule chose sauve celte partition éminemment
disparate; ce sont les passages où le père (Fugère)
exprime son amour pour sa fille, et surtout la berceuse
du dernier acte. Quel dommage que de semblables
sentiments ne soient pas plus souvent exprimés dans
cette œuvre ! Alors, ce serait une autre Louise, une
Louise digne de notre seconde scène lyrique, digne
surtout d’interprètes tels que MM. Fugère, Maréchal,
Carbonne et Vieuille ; Bille Piioton et Mme Des-
champs-Jehin. Enfin, n’en parlons plus ; et à votre
! prochaine revanche, BI. Charpentier!
* *
THEATRE LYRIQUE DE LA RENAISSANCE.
Martin et Martine, conte flamand en trois actes de
M. Paul Milliet, musique de M . Émile Trépard.
Un peu puéril, sans doute, mais amusant, intéres-
sant même, estleconte flamand sur lequel M. Trépard
a écrit son aimable partition.
Un jeune étranger, du nom de Martin, de royale
naissance, mais tombé dans le malheur, vient de-
mander l’hospitalité au roi Gambrinus. En l’absence de
son royal père, Martine reçoit Martin, et, grâce à
cette similitude de noms, la glace est bientôt rompue.
Blais Gambrinus, retour de voyage, voit tout cela d’un
très mauvais œil, et l’idylle tournerait vite au tragi-
que, n’était 1 irrésistible intervention de la Fée des
Houblons ; grâce à elle, Gambrinus daigne mettre un
frein à son paternel courroux. Il en résulte que BJartin
épousera Martine, et qu’ils auront, c'est la grâce que
je leur souhaite, beaucoup... de représentations.
Etce ne sera que lajuste récompensedu talentqu’ont
mis à interpréter ce gentil ouvrage Mmes Blarie
Thiéry, Frandaz et Richard, ainsi que BIM. Dantu et
Ballar
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE.
Lancelot, drame It/riqueen quatre actes et six tableaux ,
poème de MM. Louis Galletet Édouard Blau, musique
de M. Victoria foncières.
Une vacance s’esl produite parmi les chevaliers de
la Table-Ronde. Deux concurrents sont en présence :
le vaillant Alain, comte de Dinan, et Markhoël, guer-
rier sans peur, mais non pas sans reproche. Lancelot,
désigné par le roi Arthus pour se prononcer, donne
son suffrage au comte Alain de Dinan. Pour se venger,
Markhoël dénonce à Arthus la coupable liaison de sa
royale épouse Guinèvre, avec Lancelot. La coupable
est reléguée dans un couvent et Markhoël reçoit l’or-
dre de tuer son complice. Lancelot, laissé pour mort
par le justicier, est recueilli par Elaine, et soigné par
elle dans le château de son père, qui n’est autre que
le comte Alain de Dinan. A peine guéri, Lancelot
s’échappe pour aller arracher Guinèvre au cloître,
pendant qu’Elaine, désespérée de l’indifférence de
celui qu’elle a rendu à la vie et qu elle s’est prise à
aimer, va se réfugier dans le couvent oùse désole l'in-
fortunée Guinèvre elle-même. Là, elle apprend, par
un entretien quelle a surpris, que la reine Guinèvre
est sa rivale... et elle en meurt. Guinèvre, que le repen-
tir a touchée et qui a refusé de suivre Lancelot, montre
à celui-ci le cadavre de la jeune fille à demi-enseveli
sous des gerbes de Heurs : « Moi te ! s’écrie Lancelot,
LE MAGASIN PITTORESQUE
123
que me reste-t-il donc'? — Dieu ! » lui dit Guinèvre.
Et la toile tombe suc cette tragique réponse.
Quoi qu’en puissent dire les snobs et les adeptes de
la nouvelle école, la partition que M. Victorin .fon-
cières a écrite sur ce drame émouvant est remarquable.
Bien que vieux jeu, elle a du moins le mérite d’être
claire, écrite en un style très pur, et de renfermer bon
nombre de belles pages ; en un mot, digne en tous
points de l’auteur de Dimitri et du chevalier Jean.
Excellente interprétation, du reste, avec MM. Renaud,
Vaguet, Bartet et Laffitte, et Mmes Bosman et Delna.
Une charmante matinée musicale. — Convié, le diman-
che 4 février, à la réunion mensuelle des élèves de
Mme Mélanie Proust, professeur de piano et chant,
3, rue Corneille, je me suis rendu à cette réunion, qui a
valu à ce remarquable professeur un succès des plus
vifs et des plus mérités. La plupart de ses élèves sont
d’ores et déjà de véritables artistes, et ils le doivent,
sans contredit, à l’excellente instruction musicale qui
leur est donnée. Nos très sincères félicitations à
Mme M. Proust ; elle doit, d’ailleurs, donner le t> mai
prochain, un concert à l’ancienne salle degéographie,
place Saint-Germain-des-Prés, concert auquel tous les
dilettantes se feront un réel plaisir d’assister.
Ém. EOUQUET.
LA COMÉDIE
ODÉOX.
Les Eourchambault, d'Émile Augier.
Cette comédie, qui fut le chant du cygne d’Émile
Augier, fait au romanesque une part très large. C’est le
roman d’une jeune tille pauvre. Léopold Fourcham-
bault recommence avec la belle créole, que sa famille
a recueillie, l’aventure qu’eut jadis son père avec une
institutrice, sans la pousser, heureusement, comme
lui à d’irréparables conséquences. De l’aventure du
père est né un fils, un fils naturel, car la mère a mené
et mène dans l’isolement une vie pleine de haute
dignité, soutenue par l’amour de son enfant, récon-
fortée aussi par le succès qu’il a dans ses entreprises.
On lui pardonnerait d’être une révoltée, de rendre
aux hommes le mal qu’un seul d’entre eux lui a causé.
Sa bonté et ses bienfaits seront sa seule vengeance
contre celui qui l’a séduite. Son fils Bernard, sur sa
prière, sauve Eourchambault — son père ! — de laruine,
décide Léopold à une bonne action, à la réparation
qu il doit à la créole, Marie Letellier, injustement
compromise par la calomnie d’une ville entière. 11
aura sa récompense, il est vrai : Léopold, après la
scène si poignante entre les deux frères, lui découvre
l’amour de Marie, l’amour caché de Marie que Ber-
nard aimait, lui aussi, secrètement. — Émile Augier a
fait sur ce thème, traité de main de maître, une
œuvre d’émotion, de grâce, d’esprit, nous dirions une
comédie héroïque si ces mots ne signifiaient tout
autre chose. 11 faut savoir gré à l’Odéon d’avoir repris
cette comédie qui nous change un instant du « modem
style » naïf, compliqué et cruel, des <- liberty » de lan-
gage, papillotants et inconsistants, de quelques jeunes
auteurs. Chez Augier les pièces sont ■< confortables »
et du plus pur style français ; la langue est d’une
étofle cossue, lourde, moelleuse. — La troupe de
1 Odéon a droit à nos éloges, notamment Mlles Bégnier,
Sorel et MM. Cornaglia et Coste.
Joseph GALT1ER.
CAUSERIE MILITAIRE
« La balle est vierge folle, la baïonnette seule est
sage », disait, il y a un siècle, le fameux général russe
Souvarow. Les progrès de l’armement ont-ils suffi-
samment déplacé les termes de l’aphorisme du célèbre
adversaire de Masséna pour pouvoir permettre
d’avancer, comme le font quelques-uns, que, de nos
jours, l’arme blanche est entièrement détrônée par la
petite balle des fusils à calibre réduit des armées
européennes?
A notre avis, si le feu de l’infanterie a pris une
place si prépondérante dans le feu des batailles, il n’y
a pas lieu pour cela de rejeter l’emploi delabaïonnette
qui constituera toujours l’instrument par excellence
de la crise finale, du corps à corps qui terminera les
actions où assaillants et défenseurs d’une position se
montrent également braves et tenaces. La guerre qui
se déroule d’une façon si pathétique dans la South
Africa nous en a déjà fourni quelques exemples, et
le souci des officiers européens qui ont été vaillam-
ment mettre au service de l’indépendance des répu-
bliques transvaaliennes l’aide désintéressée de leurs
connaissances tactiques, a été, parait-il, de pourvoir
d’abord le plus possible les Boërs de l’arme blanche
inconnue d’eux, pour compléter la valeur de leur
armement.
Mais les retraites partielles que les Boërs ont dû
parfois fort sagement opérer sous la menace d’une
action à la baïonnette pour laquelle ils n’étaient pas
outillés, ne doivent pas nous faire oublier la grande
leçon qu’ils donnent à l’Europe, d’une nation qui a su
se préparer dès le temps de paix à utiliser si parfai-
tement tous les avantages balistiques des armes qu’ils
devaient un jour terriblement manier contre l’étranger
envahisseur de territoires.
Il est un fait avéré, c’est que les volontaires burghers
sont des tireurs de champ de bataille de premier ordre.
Sang-froid, justesse et précision du tir. discipline du
feu, ils possèdent toutes les qualités qu’on peut récla-
mer d’un bon fantassin. Pour bien tirer, il faut, en
effet, être maître de soi-même comme de son arme,
et, s’il faut être assez fort et courageux autant que
discipliné pour attendre avec calme que l’ennemi soit
arrivé à une cinquantaine de mètres pour ouvrir le
feu et le décimerplus sûrement, il fautégalement être
assez adroit pour le fusiller à longue distance, quand
il est nécessaire d’écarter ses gênantes patrouilles de
cavaliers et les reconnaissances qui ne s’approchent
de leurs lignes que pour en déterminer les positions
exactes. De loin comme de près, les Boërs se servent
merveilleusement de leur arme, ils en frappent si
sûrement l’adversaire, que 1a, proportion des tués par
rapport aux blessés anglais surprend et inquiète les
statisticiens qui jusqu’ici’ s’étaient appliqués à en
établir les données mathématiques.
A ce sujet, il nous vient à tous une brûlante ques-
tion à l’esprit. Nos fantassins français sont-ils aussi
passés maîtres en fait de tir de guerre? Malgré tout
notre chauvinisme, malgré notre orgueil national,
nous pouvons franchement confesser que non. Pour-
quoi? C’est ce que nous allons explorer dans notre
prochaine causerie.
( Apitaine EANFARE.
*v>
124
LE MAGASIN PITTORESQUE
ÜE FOYER
AUTOUR DU BERCEAU
Ils étaient quatre, ce soir-là, groupés autour du
guéridon, - — exquisement groupés par le hasard dans
le calme rayonnement de la lampe, dont l’abat-jour
moussu, sans oripeaux, s’épanouissait discrètement
comme une fleur d’intimité, de paix et de confort.
Monsieur lisait vaguement une revue, s’arrêtant de
temps en temps pour tisonner emmi la joyeuse flambée
de l’àtre, mais surtout pour regarder, attendri, sa
jeune femme tirant l’aiguille, très appliquée à la con-
fection d’une pièce minuscule de layette et prenant à
peine le temps de répondre à ses sourires.
[Jne vieille maman tricotait un chausson de laine,
d’un mouvement lent que rythmait le cliquetis des
aiguilles et que chevauchait, dans la pénombre, la fine
pulsation d’une pendule
A côté d’elle, emmitouflée d’un plaid dans un pro-
fond fauteuil, une dame plus âgée encore — une
grand’tante — somnolait à demi, un chat roulé en
boule sur ses genoux.
La jeune femme cessa de coudre, et, prenant dans
sa corbeille un petit bonnet tout ruché de Valen-
ciennes, elle en coiffa son poing fermé, souriante,
heureuse .
— Ami, dit-elle, je veux le nourrir moi-même...
Si brusquement monsieur leva un visage stupéfait,
que les pincettes lui churent des mains. La grand’tante
eut un soubresaut ; et aussi se hérissa le minon dérangé
dans sa sieste... tandis que la vieille maman, posant
tricot et besicles, levant les bras au ciel, s’écria :
— Tu n’y penses pas, Geneviève !
— Au contraire, mère, j’y pense beaucoup... J’y ai
pensé dès toujours.
— Quelle folie! Tu n’as pas assez de santé pour
cela, ma pauvre enfant : tu te tueras !
— Certainement, renforça le futur papa, tandis que,
très brave, la jeune femme se préparait à tenir tête à
l’hostilité ambiante... Elle allait répéter une fois de
plus ce que maintes fois déjà elle avait dit à ce sujet,
lorsqu’elle se ravisa :
— Eh bien ! dit-elle, pour vous rassurer, nous con-
sulterons le docteur.
Apaisement immédiat : les deux vieilles dames re-
prirent Tune son tricot et l’autre sa sieste, le chat se
repelota en boule," la future petite maman souriant
comme à une claire vision intérieure...
Le docteur, le bon vieux docteur, était pour elle un
allié : elle s’en était assurée par avance, lui ayant
confié son formel désir d’être elle-même la nourrice
du petit chéri qui allait naître.
Aussi quand, le surlendemain, dès son entrée, la
maman de la jeune femme lui demanda solennelle-
ment : « N’est-ce pas, docteur, que Geneviève n’est
pas assez forte pour nourrir? »... il eut un de ces
haussements d’épaules, exempts de cant et même
purs de politesse, comme les vieux docteurs savent en
avoir ; puis il bougonna, sourcils froncés :
— Pourquoi donc pas... qué diable!
Et tandis que, triomphant à la muette et les lèvres
chatouillées par une envie de rire, la jeune femme
se baissait affairée sur sa corbeille à ouvrage, — où
moutonnaient des riens délicieusement douillets et
jolis autant que lilliputiens, — le médecin, ponctuant
ses arguments en frappant le parquet de sa canne,
continuait ainsi :
— Dire que la coquetterie de certaines femmes, la
paresse de beaucoup d’autres, l’égoïsme de pas mal de
maris et les craintes ridicules des grand’mamans
nous ont valu, de moitié avec l’alcoolisme, la dé-
chéance de la race : ce n’est pas trop dire. A chaque
instant je me bute, dans les familles — ah ! la famille
moderne ! — je me bute aux prétextes les plus sau-
grenus, invoqués pour priver l’enfant du lait de sa
mère. Cela me révolte... et, ma foi, cela m’attriste
encore davantage. Geneviève n’est atteinte d’aucun
vice du sang, d’aucune affection nerveuse,... encore
moins d’une tare transmissible. Sans être étoffée
comme une matrone hollandaise, elle jouit d’une
santé excellente... mais oui, à part ses migraines qui
proviennent simplement de l’estomac quelque peu
délicat, — une santé que j’ai suivie, n’est-ce pas,
depuis son enfance, et qu’il faut appeler excellente au
jour où nous vivons : je n’en démords pas. Dès lors,
pourquoi ne pas nourrir son petit... et qui mieux est,
elle-même le désirant ! Pour une pauvre fois que, de
temps en temps, il me tombe entre les mains une
jeune femme résolue à faire son devoir, je suis bien
trop heureux de l’applaudir, de l’encourager, et de lui
dire que non seulement elle est normale dans son
amour maternel, mais qu’elle est physiquement dans
le vrai, ne faisant qu’obéir à un instinct sacré de la
nature, profitable autant à elle qu’à son bébé : les
femmes qui éludent la lactation paient la plupart du
temps leur insoumission à la règle naturelle, plus
tard, par des incommodités plus ou moins graves —
plutôt plus quemoins — et dont l’eczéma, le répugnant
eczéma, n’est pas même le pire... Je vais plus loin :
nombre de femmes dyspeptiques, nerveuses, quelque
peu anémiées même, voient parfois durant la lacta-
tion leur état subitement s’améliorer, et souvent leurs
malaises guéris subitement après qu’elles ont nourri.
Puis — et ici la voix bougonne du docteur se velouta,
émue — la femme qui se refuse à l’allaitement ne
sait pas de quelles joies profondes elle se prive... Pour
en parler, il faut l’âme et la plume merveilleuse d’un
Michelet.
Geneviève leva un regard triomphant vers son
mari; et sa bonne mère, se souvenant de l’heure bénie
où elle-même lut la nourrice heureuse de ses enfants,
sentait fondre ses craintes et son parti-pris de résis-
tance, à mesure que parlait l’excellent praticien.
— Ce n est pas tout,continuail>-il: il faudrait main-
tenant montrer, chiffres en mains, toutes les condamna-
tions à mort que nous valent l’allaitement artificielet,
très souvent aussi, l’allaitement mercenaire. Et quand
toutes les femmes connaîtront le tribut effroyable que
paient à la grande faucheuse les pauvres bébés privés
de l’allaitement qui leur est dû, plus une seule mère
n’osera — il faut l’espérer, du moins, — n’osera plus,
ne pourra décemment plus produire ni raisons ni pré-
textes, pour abandonner son enfant à une nourrice
salariée, ou le condamner à l’infect, au meurtrier
biberon!... L’autre siècle, Jean-Jacques proposa de
donner à chaque femme nourrice de son enfant un
lacet de corset fabriqué par lui-même : car déjà la
mode néfaste avait prévalu de ne plus nourrir soi-même,
dans le grand monde. Niais, très autrefois, grandes
dames, reines et impératrices allaitaient leur bébé
sans vergogne ; et si aujourd’hui nos prudes petites
LE MAGASIN PITTORESQUE
125
bourgeoises trouvent indécent de donner à téter (ces
mêmes qui exhibent au bal des décolletages si sugges-
tifs), nos susdites nobles dames, en dégrafant leur
corsage sur les marches mêmes du trône, ne scandali-
saient personne. Que les honnêtes femmes créent
donc un courant de bon exemple : et tôt la funeste
mode sera remplacée par l’autre, — la bonne, n’est-ce
pas, Geneviève'?
La jeune femme, souriante, laissa tomber une main
dans celles tendues du docteur, le remerciant du re-
gard, puis, câline vers son mari :
— N’est-ce pas, ami, que tu permets, que tu veux
bien ?...
11 acquiesça du geste, ému certes plus que convaincu.
Et sa femme se leva pour venir l’embrasser ainsi que
sa mère, voulant faire sanctionner en la solennisanl
quelque peu sa résolution et l’approbation d’icelle par-
le vieil ami de la maison.
— Je reviendrai dans quelques jours, dit le docteur,
et je donnerai à Geneviève un petit manuscrit, notes
et recommandations pour la période expectante.
Elle a mille fois raison, notre jeune femme, — et
non pas seulement en son particulier, petitement pour
elle et pour son fruit, mais immensément quant à
toute la lignée de la race et quant à toute la collecti-
vité humaine. « Gens de sang latin, peuplez : il n’est
que temps ! » opinent les sociologues. Très bien, mais
tout d’abord, s’il vous plaît, voyons à conserver ce
que nous avons. Or, le docteur Bertillon nous apprend
que la France perd chaque année 130 000 enfants de 0 à
1 an. Et ces centaines de milliers de décès, pour la
plupart, n’ont point d’autres causes qu’une nutrition
mauvaise, l’athrepsie due à l’ignorance ou à la viola-
tion de toute hygiène alimentaire.
Penser que dix années d’une faucherie semblable
représentent la formidable négation d’un million et
demi d’individus — de Français — nés et devant
vivre, qui n’ont pu vivre seulement douze mois ! Pour
provoquer un ressaut des naissances qui pût balancer
ce passif, quel moyen trouverait-on? Celui dont
M. Piot saisit le Parlement semble d’abord con-
damné comme palliatif de faible portée, quelque fortes
que soient les primes aux pères de familles nom-
breuses qu’arriverait à faire voter l’honorable sénateur
de la Côte-d’Or.
Bien autrement efticaces seraient les mesures dont
M. Paul Strauss a récemment déposé le projet sur le
bureau du Sénat. M. Strauss cherche à faire protéger
la mère et l’enfant, veut assurer à chaque accouchée
nécessiteuse des secours suffisants pour lui permettre
un repos d’un mois, au moins, après ses couches; il
vise à provoquer la création d’asiles et de refuges-
ouvroirs pour femmes enceintes, à rendre plus effec-
tive sous tous les rapports la. « Protection du premier
âge ». Tous les amis véritables de l’enfance l’approu-
vent et appuieront le nouveau projet.
Mmc 0. GEVIN-CASSAL.
LA VIE EN PLEIN AIR
Bans la revue des sports de plein air — revue
faite à la vapeur — comme le commandait l’espace
restreint qui m’est accordé ici, — j’ai oublié un certain
nombre d’exercices physiques, et notamment le tir,
le plus pratique de tous.
La guerre du Transvaal, que le monde entier suit
avec passion, nous est un exemple d’une frappante
actualité de l’utilité primordiale de ce sport.
Ges admirables Boërs du Transvaal, ces vaillants
Burghers de l’État d’Orange tiennent tête victorieuse-
ment aux Anglais par la supériorité de leur tir. Dans
toutes les rencontres qui ont eu lieu jusqu’ici, on a vu
les masses britanniques attaquer de front des forces
numériquement inférieures et obligées de battre en
retraite devant le feu nourri et intelligemment dirigé
par des hommes confiants dans la précision de leurs
armes.
A Magersfontein les Boërs ont laissé les régiments
des Highlanders se ruer jusqu’à 100 mètres de leurs
tranchées et les ont arrêtés ià net en les fusillant presque
à bout portant. Pour arriver à un pareil résultat, il
faut que les Boërs soient des tireurs cfepuis longtemps
exercés. Nous savons aujourd’hui — car, avant, nous
ignorions leurs faits et gestes — que ces paysans et
ces agriculteurs du Transvaal et de l’État d’Orange
sont depuis l’enfance de grands chasseurs devant
TÉternel, et des chasseurs rapides, durs à la fatigue et
adroits à se dissimuler pour attendre leur proie, qu’il
s’agisse d’un animal ou... d’un Anglais, ce qui pour
eux, d’ailleurs, est la même chose.
Les dépêches nous ont révélé les faits les plus
extraordinairement beaux. Dans cette défense pied à
pied d’un pays qui veut rester libre, les femmes et
les enfants contribuent à la défense nationale. Les
correspondants anglais se laissent gagner eux-mêmes
par le respect et par l'admiration que méritent leurs
ennemis. Durant la bataille on voit des femmes, des
enfants venir apporter des munitions à leurs maris, à
leurs pères, charger les fusils et faire le coup de feu,
quand il y a des trous à boucher. Ils ignorent le dan-
ger, la mort ne leur fait pas peur, et ils tombent tou-
jours en héros.
Et ces combattants hors ligne, qui manient avec
une merveilleuse adresse la carabine et le fusil, se
montrent des hommes pleins de pitié lorsque la ba-
taille est terminée. Ils rendent les derniers hommages
à leurs ennemis tués, et s’agenouillent, et prient de-
vant leurs tombes qu’ils creusent de leurs mains. A ce
moment ils les appellent des « frères »... Et tout à
l’heure, ils iront de nouveau combattre l’envahisseur.
Ce sont ces gens-là qu’on accuse de ne pas être civi-
lisés ! !...
En face des Boërs, tireurs de premier ordre, nous
avons les Anglais, footballeurs et criketers hors ligne.
Dieu me garde de maudire le football et le criket. Ces
deux jeux d’outre-Manche, le premier surtout, font
maintenant rage chez nous, comme je l’indiquais, il y
a quinze jours. Mais je crois vraiment que ces jeux
tiennent une trop grande place dans l’éducation na-
tionale anglaise. Je n’ai pas lu sans surprise, qu’après
leurs désastres, les Anglais se consolent en s’exer-
çant à leurs jeux favoris.
Les soldats de lord Methuen, si éprouvés par leurs
marches accablantes et leurs cruels revers, égayent
leurs jours de repos en se disputant la balle avec au-
tant d’ardeur qu’ils ont combattu l’ennemi. Et les
officiers président à ces jeux, où les victoires sont
sûrement anglaises, puisque seuls les Anglais y pren-
nent part.
A Ladysmith, où près de 10 000 hommes de troupes
anglaises subissent un siège des plus durs depuis trois
126
LE MAGASIN PITTORESQUE
mois, on a fêté la Noël par des réjouissances, dans
les rues, tandis que l’ennemi bombardait la ville. Des
arbres de Noël étaient dressés en plein vent pour les
enfants, et soldats et officiers, malgré la tristesse de
l’investissement, malgré l’ardeur du soleil, avaient
organisé des courses à pied, des matchs de football et
de criket... On se demande si on ne rêve pas, mais
à la lecture des lettres qui nous parviennent on se
persuade qu’on est en face de la réalité.
Dans le camp du vaincu, comme dans celui du vain-
queur, c’est le même sang-froid, c’est la même con-
fiance qui règne.
Au loin, en Angleterre, et sur le continent, les hor-
reurs de la guerre font plus d’effet ; les âmes sont plus
sensibles, et on se met à haïr d’une force toujours
plus grande ce sport odieux qui s'appelle... la guerre.
De l’autre côté de la Manche il s’est trouvé aussi un
i- homme au cœur léger ». Il s’appelle .loë Chamber-
lain. Hier encore, au Parlement, il arrivait à triom-
pher sur des milliers de cadavres. Mais ce triomphe
est éphémère.
De l’humanité tout entière s’élève un cri de répro-
bation : les mères en deuil ont des sœurs un peu par-
tout qui crient vengeance contre ces prétendus civi-
lisés qui, sous prétexte de progrès, vont chercher, à
travers d’injustes combats, la route des mines d’or où
ils veulent édilier leur fortune.
Je vois avec plaisir que, durant les prochaines fêtes
de l’Exposition, celles réservées à la jeunesse sportive
seront des plus belles. Concours et prix lui sont gé-
néreusement accordés. La gymnastique, l’escrime se-
ront surtout bien représentées parmi nos enfants el
nos tout jeunes gens. Déjà leur entrainement com-
mence, graduel, hygiénique. Par les temps humides
que nous traversons, la plus sévère hygiène est né-
cessaire : après les exercices plus ou moins violents
des sports, il faut craindre les refroidissements, les
faiblesses subites, l’intluenza qui guette les tempéra-
ments les plus forts.
11 s’agit donc de se mettre en état de lutter victo-
rieusement contre la maladie, et de chercher dans
une médecine préventive une sorte d’élixir capable
de combattre les microbes infectieux qui sont en
nous.
A partir de l'àge mûr, l’élixir est en nous-mêmes :
se mettre à l’abri du froid et des intempéries de
l’air en restant prisonnier dans les appartements
parisiens est un mauvais calcul. Dans l’exercice de la
marche, dans la pratique modérée des sports, où tous
les muscles travaillent, comme dans l’escrime et dans
la boxe par exemple, chacun trouvera le meilleur
des préservatifs.
Pour les enfants et les tout jeunes gens il n’en va
pas tout à fait de même. En dehors des sports, il faut
surveiller de très près la nourriture que l’on prend.
Le lait et la phosphatine sont des aliments de premier
ordre pour les corps un peu débilités, et ces aliments
donnent la force nécessaire pour que les exercices
physiques soient employés avec fruit et sans fatigue.
Un médecin que je consultais à ce sujet me disait
textuellement ces jours derniers :
« Pour les enfants un peu débiles — et ils sont nom-
breux — je prescris toujours, et toujours avec succès,
le lait et la phosphatine. En admettant que le lait soit
difficilement digéré par certains estomacs, il reste la
phosphatine que tous les estomacs supportent très
facilement et très agréablement. »
C’est sur ce conseil que je termine aujourd’hui, en
souhaitant à nos lecteurs et aussi à nos lectrices d’être
réchauffés bientôt par les rayons du soleil, qui nous
ont un peu trop manqué, depuis quelque temps,
n’est-ce pas? Maurice LEUDET.
Les Conseils de Ms X...
Un curieux procès, bien parisien, doit être plaidé
prochainement devant le tribunal de la Seine. 11 s’agit
d’une contestation touchant à la propriété artistique,
et qui, par sa nouveauté même, présente un réel
intérêt.
Voici les faits.
B..., un de nos peintres en renom, avait fait, l’été
dernier, le portrait de la comtesse Z..., jeune femme
fort jolie et du meilleur monde.
L’œuvre était, paraît-il, admirable de couleur et de
grâce. Jamais le pinceau du maître n’avait été mieux
inspiré.
Par malheur, ce ne fut point l'avis de Mme Z...,
la principale intéressée. Sans méconnaître le talent de
l’artiste, elle trouva néanmoins imparfaite la repro-
duction de ses traits, et témoigna de sa déception en
une moue dédaigneuse.
Le peintre en fut choqué. On l’avait habitué aux
éloges. Il se garda bien, toutefois, de laisser percer
son dépit, et reçut, au contraire, en souriant, la forte
somme convenue pour prix de son travail.
Mais la capricieuse comtesse avait sa vengeance en
tète. Le paiement effectué, elle prend le tableau, bien
à elle maintenant, et, tranquillement, sans se presser,
elle se met à lacérer la toile à petits coups, de la pointe
de son joli canif à ongles.
Fureur et protestations de l’artiste. — La grande
dame fait la sourde oreille et poursuit, comme à plai-
sir, sa dégradation. Puis, heureuse, les nerfs calmés,
plus ravissante encore de toute l’impertinence de ses
beaux yeux pervenche, elle salue et se retire.
Hélas ! Ainsi que les poètes, les peintres sont irri-
tables. Ils ne pardonnent guère les piqûres faites à
leur amour-propre. B... intente donc un procès à sa
noble cliente.
Celle-ci, d’après lui, aurait, par un véritable abus,
lésé ses droits d’auteur en leur principe même.
N’avait-elle pas anéanti les espérances de 'renommée
et de gloire attachées à son œuvre d’art, supprimant,
ainsi, un droit de propriété personnel à l’artiste, et que
la vente n’avait point emporté?
On devine la réponse de Mme Z Son portrait
lui appartenait sans réserve; elle l’avait payé en rai-
son même de la célébrité de l’auteur; elle était donc
bien libre d’en faire ce qu’il lui plaisait, et de le
détruire, si telle était sa fantaisie.
J’ignore ce que décideront les juges. Mais, à mon
sens, la réclamation du peintre ne doit pas être
admise.
L’accessoire suit le principal: voilà la règle juridique.
Or, dans l’espèce, le droit éventuel à la gloire reven-
diqué par l’artiste, n'est évidemment que l’accessoire
du portrait. Comme la signature, qui doit l’assurer, il
a suivi, dans la vente, la toile et la peinture.
Et je ne vois pas pourquoi on ferait une distinction
LE MAGASIN PITTORESQUE
127
entre la possession réelle d'une œuvre d’art, et une
sorte de propriété idéale, de pure esthétique, réservée
pour toujours à l’auteur. Ni le prestige du talent, ni
la valeur de la signature, ni la beauté de l’ouvrage ne
sauraient justifier ce traitement exceptionnel. N’est-ce
pas, d’ailleurs, l'éclat même du nom qui a été pris en
considération dans le marché, et payé fort cher le
plus souvent?
Mais on risquerait d’aller bien loin, avec la théorie
des artistes en pareille matière. Grâce à leur fiction de
propriété immuable, ils se trouveraient, en réalité,
avoir sur leurs œuvres un droit de suite et de contrôle
jusqu’entre les mains des acquéreurs. Ils pourraient,
par exemple, après avoir vendu un portrait, rechercher
l’usage qu’on en fait, l’endroit où on l’expose, les soins
dont on l’entoure; ils ne manqueraient pas de
demander pour lui la place d'honneur, et de pro-
tester avec indignation, si on venait à l’oublier en
une pièce obscure ou une antichambre. Malheur aux
héritiers coupables d’avoir relégué dans l’ombre d'un
grenier les traits augustes de l’ancêtre ou du bienfai-
teur! Le peintre se dresserait pour venger l’image
délaissée.
Cette conception fantaisiste de la propriété artistique
est, peut-être, le rêve de certains esprits hardis. Je
doute qu’elle devienne jamais une vérité reconnue et
sanctionnée par nos codes.
Car, en somme, l’artiste ne peut pas exiger, à la
fois, et l’argent et la gloire. De nos jours, il est vrai,
— et c’est justice, — il a, le plus souvent, les deux en
même temps. Mais qu’il rencontre une petite comtesse
un peu fantasque, prenant plaisir à abîmer le chef-
d’œuvre acquis par elle à beaux deniers comptants,
il ferait bien mieux, à mon avis, de rire de l’aventure,
que d’envoyer du papier timbré.
Les peintres les plus illustres n’ont connu, hélas !
ni l’argent, ni la gloire, venue trop tard.
Heureux ceux qui, à notre époque, peuvent s’enrichir
de leur art, et dont les blessures d’amour-propre sont
pansées avec des billets de banque !
Us n’ont plus rien à réclamer.
Je conclus au déboutement.
Me X...
LES LIYEES
Au Pays des nuits blanches, par Émile Berr, Librairie
Ollendorff.
M. Émile Berr, qui a fait cet été le voyage du Pôle
Nord, publie chez Ollendorff, en un svelte volume,
les correspondances remarquées qu’il adressa, je crois,
au Figaro, au hasard des escales. Sa croisière estvive-
mentet agréablement racontée, en homme d’esprit qui
ne tombe pas dans la typique naïveté de découvrir et
de chanter le soleil de minuit. Quand il peut enfin le
contempler en face, son admiration se traduit — c’est
le cas de le dire — par une phrase anglaise d’un
agent de Cook qui affirme « que c’est le plus beau que
nous ayons jamais eu »; M. Berr décline toute respon
sabilité. A la bonne heure ! Avec une ironie délicieuse,
il nous laisse entendre que ses compagnons de voyage
et lui-mème ne sont venus de si loin que pour voir
un « numéro sensationnel » dans un décor féerique :
Ce soir, à minuit , aux Folies Arctiques!... Le soleil
devient un vieux m'as-tu-vu. Et, en elle!, l’essentiel
c’est de l’avoir vu !
M. Émile Berr, pendant un mois de navigation, est
rarement descendu à terre. Il ne nous parle que de
Bergen, de Molde, de Trondjhem, d’Hammerfest, de
Skaaro, et enfin de Christiania. Ce qu'il dit de Bergen,
de Molde et de Trondjhem est fort juste, encore qu’il
n’admire pas assez, à mon sens, la situation et le
panorama de Molde. M. Berr, en réalité, n’a jamais
quitté les côtes de Norvège ; il ne nous cache pas que
les longues heures passées en mer sont monotones;
le paysage est peu varié : il est d’une désolation tra-
gique. Les premiers jours on est surpris et ébloui par
les effets de lumière infinis qui se jouent en nuances
incomparables sur les eaux claires et les montagnes
dénudées. Mais on se lasse vite. M. Berr a senti cette
lassitude, et cette impression il l’a arfistement rendue
dans son livre. C’est l’impression — toutes différences
gardées — qu’on trouve dans le Désert de Loti. —
Aussi M. Berr, pour se distraire, se prend-il de temps
à autre à observer ses compagnons de route. 11 les
dépeint d’un mot. Mais où le journaliste donne à sa
plume une petite fête, c’est à Skaaro, village où l’on
« travaille » les baleines mortes. Ces pages sont,
peut-être, les plus vivantes de son livre. A noter aussi
que M. Berr a remarqué le commencement de faillite
du Laponisme. Je sais que des Lapons vont mainte-
nant passer l’hiver dans le Midi: ils vont à Stockholm!
Le Musée du Louvre. — Ouvrage illustré de 500 plan-
ches hors texte publié sous la direction de M. Jules
Gaultier, par MM. Bénédite, Benoît, de Chennevières,
Guiffrey, Henrey, lier on de Ville fosse, Janiot, Lafenes-
tre, Molinier, André Michel, Nicolle, Ravaisson-Mol-
lien. Préface de M. Kœmpfen. — Société d’édition
artistique.
Voici une grande et louable entreprise qui mérite
tous nos éloges. La collaboration d’hommes les mieux
qualifiés pour la mener à bien, est un sûr indice que
rien ne sera épargné pour nous donner enfin un ou-
vrage vraiment artistique sur notre Musée national.
« Cet ouvrage — nous annoncent les éditeurs — le
premier d’une série qui comprendra tous les musées
d’Europe, présentera en une série de planches et
d'illustrations d’une perfection et d’une abondance
inconnues jusqu’à ce jour, la reproduction de tous
les chefs-d’œuvre de l’art, tant en peinture qu’en
sculpture, de l’art ancien ou de l’art moderne, qui
font du Musée du Louvre l’une des principales collec-
tions du monde entier. » — J’ai sous les yeux le pre-
mier fascicule de cette luxueuse publication. Il tient
les promesses de ce brillant programme. Nous atten-
dons les autres avec impatience.
| Me sera-t-il permis d’émettre un souhait? Je vou-
[ drais qu’on fit de chaque gros volume, une fois ter-
miné, une réduction soignée plus maniable et plus
accessible à toutes les bourses. Ce seraient de riches
catalogues qui remplaceraient ceux, par trop insuffi-
sants, qu’on a maintenant. Que de fois, en comparant
par exemple, le catalogue illustré du Musée du Lou-
vre avec ceux des Musées de Berlin, de Vienne ou de
Munich j’ai déploré que nous nous fussions laissé
donner par les étrangers un exemple du respect qu’on
doit aux œuvres d’art! Que M. Paul Gaultier, qui est
un homme d’initiative et de goût, veuille bien m’en-
tendre !
Joseph G ALTIER.
LE MAGASIN PITTORESQUE
128
Académie des Sciences
Botanique. — M. Gaston Bonnier rend compte à
l’Académie des premiers résultats qu’ont donnés ses
cultures expérimentales établies comparativement
dans la région méditerranéenne et dans la région
parisienne. Une même touffe de plante étant coupée en
deux parties semblables, M. Bonnier plante une des
moitiés de ce même être aux environs de Toulon et
l’autre moitié près de Fontainebleau, dans la même
terre, transportée de Toulon à Fontainebleau.
Ges cultures ayant été établies sur un assez grand
nombre d’espèces depuis le mois de janvier 1898 ont
déjà donné dans les deux régions des différences nota-
bles. La plupart des espèces de la région tempérée se
sont adaptées au climat méditerranéen en modifiant
leur forme et leur structure. Les feuilles deviennent
plus larges, plus épaisses, à nervures mieux marquées,
plus coriaces, et pour les arbres et les arbustes, elles
persistent plus longtemps à l’état vert sur les bran-
ches.
Certaines de ces plantes issues des environs de
Paris et ayant passé en Provence, ont acquis des
caractères qui les font différer profondément des
échantillons du mèmeindivi du planté près de Fontaine-
bleau. On ne pourrait croire, en voyant côte à côte,
les deux plants, l’un du Midi, l’autre du Nord, qu'ils
proviennent d’un être unique et que des modifica-
tions si accentuées ont pu être acquises en deux
saisons.
Or, tous les caractères observés se retrouvent avec
une accentuation plus grande chez les plantes qui
croissent naturellement dans la flore méditerranéenne
et qui lui donnent son aspect si spécial.
A la suite de ces expériences, il paraît impossible
de nier qu’un grand nombre de plantes des régions
tempérées peuvent, dans une certaine mesure,
changer de forme et s’adapter au climat méditerra-
néen.
*L>
VARIÉTÉS
ORIGINE DES DRAGÉES DE BAPTÊME
Les dragées datent des Romains qui, les premiers,
imaginèrent de recouvrir l’amande et la noisette de
plusieurs couches de sucre. Le véritable inventeur de
cette friandise fut un certain Julius Dragatus, confi-
seur renommé, attaché à l’opulente et illustre famille
patricienne des Fabius. Le fait remontant à l’année
177 avant J.-C., il y a plus de vingt siècles que les
dragées font les délices des bouches gourmandes.
Les bonbons appelés dragati du nom de leur inven-
teur restaient le privilège exclusif de la famille Fabius.
A la naissance ou au mariage d’un Fabius, les parents
faisaient en signe de réjouissance une énorme distri-
bution de dragati. Voilà donc un usage qui, perpétué
jusqu’à nos jours, peut se flatter d’avoir fait un joli
chemin.
LES MÉFAITS DE LA FOUDRE.
De 1835 à 1895, la foudre a tué — nous apprend
M. de Parville — 6198 personnes en France. Nous
avons eu occasion de dire que cette statistique est due
au ministère de la Justice. En général, la foudre tue,
sur le territoire français, de 80 à 130 personnes-
par an. Le chiffre est très variable selon les années.
En 1860, seulement 31 ; en 1868, 136; en 1876, 94; en
1877, 106. Les années de maximum ont été 1872 (187),
1874 (178), 1884 (174), 1888 '(156), 1893 (155). Elles-
correspondent aux étés secs et chauds.
La répartition des coups de foudre est loin d’être
régulière. Dans certaines contrées, il ne tonne presque
jamais ; dans d’autres, il tonne constamment. Les pays
de montagne sont les plus éprouvés. Dans le départe-
ment de la Seine, on compte I foudroyé sur 92000
habitants ; dans la Manche, 1 sur 29 4J4; dans le Mor-
bihan, 1 sur 18 600; dans la Lozère, 1 sur 1 362; dans
les Basses-Alpes, 1 sur 1 454, etc.
RECETTES ET CONSEILS
LE NETTOYAGE DES FOULARDS.
Pour nettoyer les foulards en soie, on recommande de les
savonner d’abord à froid, puis de les rincer et de les égoutter;
on fait alors bouillir une poignée de son dans de l’eau, on filtre
la décoction à travers un linge et ton y fait tremper le foulard
pendant quelque temps. On le presse ensuite, on le suspend, et,
quand il est encore un peu humide, on le repasse.
Mad. A. — Le Mans. — Prenez après vos repas deux ou
trois pastilles Vichy-État. La digestion se fera très rapidement,
et vous n’éprouverez plus tous ces malaises dont vous vous-
plaignez. Mais exigez la vraie marque Vichy-État en boit es-
métalliques scellées.
POUR AVIVER LE FEU
Avis à nos ménagères imprudentes qui versent du pétrole
pour aviver un foyer mal allumé.
11 s’agit tout simplement de remplacer le pétrole par une
pincée de poudre de chicorée. Il ne se produit pas de flamme,
mais la chicorée rougit, presque aussi rapidement que le dan-
gereux liquide, les charbons à demi enflammés.
Expérience que l’on peut toujours tenter, en somme; fuît
des ingrédients n’est pas plus coûteux que l’autre.
FROMAGE BLANC A LA CHANTILLY
Faire dessécher du lait dans des petits paniers en forme [de-
cœur, les mettre ensuite dans un compotier creux et les
arroser de crème. Avoir à part de la crème fouettée et, au
moment de servir, en recouvrir les petits fromages.
JEUX ET AjVlUSEJVIEjMTS
ILLUMINATION DE LEAU
Jetez dans un verre d’eau un morceau de sucre imbibé, d’éther
sulfurique. L’eau s’illuminera et produira dans une chambre
noire un fort bel effet.
En soufflant légèrement à la surface de l’eau, on formera des
ondulations lumineuses.
PROCÉDÉ POUR GRAVER EN RELIEF SUR UN OEUF
Lavez, essuyez et faites bien sécher uu œuf à coquille épaisse.
Ecrivez et dessinez sur cette coquille avec une plume trempée
dans de la graisse chaude et plongez l’œuf dans du vinaigre
blanc ou dans de l’acide sulfurique faible.
Au bout de trois heures, retirez l’œuf et lavez-le à l’eau
fraîche : l’écriture ou le dessin apparaîtra eu relief.
ÉNIGME
Le croirez-vous, lecteurs, qui nous aime nous brise,
Nous bat, nous met au feu,
Le tout, saus noire aveu.
Et le gourmet approuve une telle entreprise.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — Cordeil. Imprimerie Ed. Crété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
129
INTÉRIEUR HOLLANDAIS
Intérieur hollandais, tableau de Pieteu de Hooch, gravure de Cuosbie.
1er MARS 1900
130
LE MAGASIN PITTORESQUE
INTÉRIEUE HOLLANDAIS
Voici un des joyaux de la vieille Pinacothèque
de Munich. 11 fait la joie d’un des cabinets laté-
raux réservés aux toiles des peintres hollandais et
ilamands. Il préside, pour ainsi dire, sa salle: il
y occupe la meilleure place et le mérite.
On se sent attiré et retenu par ce tableau
lumineux et paisible. Il s’en dégage an charme
pénétrant, une impression profonde de silence,
de calme et de recueillement. Nous y remarquons
aussi, par surcroît, que la propreté hollandaise
n’est pas un mythe. Ne diriez-vous pas que le
ménage a été soigné comme si on attendait un
visiteur rare et longtemps espéré ? Eh bien ! il est
venu ce visiteur désiré; il a la place d’honneur;
il est au centre du tableau : aux pieds de la
jeune fille. Saluons-le ! C’est le soleil ! C’est au-
jourd’hui sans doute que ses premiers rayons
annoncent le printemps. Avec quelle joie, dans
ces contrées du Nord, aux longs hivers gris et
monotones, on fête son retour! Point de rideaux
aux fenêtres, qui retardent ou empêchent sa
rentrée triomphale. La lumière d’or est ici trop
précieuse pour que l’on ne la recueille pas toute,
quand elle se montre enfin, apportant les promesses
de floraisons nouvelles. Voyez comme elle anime
et embellit cet intérieur tranquille. Elle rend plus
blancs le béguin et le tablier de la jeune fille, plus
scintillants les cuivres polis, polis en son hon-
neur, du coffre simple et robuste ; elle donne de
la vie aux tableaux qui égayent le mur dont ils
sont les seuls ornements. Ce matin, quand Senta
— appelons-la Senta, en souvenir de la fameuse
légende hollandaise du Vaisseau fantôme — - a
vu dans le ciel clair briller le soleil, vite elle s’est
dépêchée de faire, mieux que les autres jours, la
toilette de sa chambre, et lorsqu’il est venu
frapper à ses fenêtres, elle a pris un livre, est allée
s’asseoir près de lui et blottir frileusement ses
pieds sur la tache de feu pâle de ses rayons.
Que lit-elle? On a envie de s’approcher doucement
et de se pencher sur son livre, avec la secrète
pensée de voir son visage. Qui sait? Elle tournera
ses yeux bleus et souriants vers l’indiscret...
récompensé. Hélas! nous ne verrons jamais ce
sourire. Le béguin gardera toujours son mystère.
Ce tableau est sans conteste un des meilleurs
de Pieter de Ilooch. On trouve de lui, à l’Aca-
démie des beaux-arts de Vienne, nn portrait de
famille qui est également de premier ordre. Le
musée d’Amsterdam possède de nombreuses
toiles de ce maître. Pour ceux de nos lecteurs qui
voudraient avoir une idée de son talent, nous
signalons deux de ses toiles au Louvre, dans la
grande galerie, travée D.
On a peu de renseignements sur Pieter de
Hooch. On sait seulement qu’il est né à Utrecht
en 1630 et qu’il est mort à Amsterdam après 1677.
Dès 1655 il fait partie à Delft, de la « Lucasgilde »,
association d’artistes. A Amsterdam il fut l’élève
de N. Berchem et il s’est manifestement formé
sous l’influence de Rembrandt.
Joseph GALTIER.
L’ÉGLISE ET LES MÉDECINS
Qui étudie, même de façon superficielle, l’évo- |
lution de la société française depuis la fin du
xve siècle, est frappé par l’émancipation de la
société laïque et la rupture, lente mais progres-
sive, des liens aussi puissants que nombreux qui
la rattachaient au clergé et à la religion.
La remarque a été faite, bien des fois déjà,
pour les diverses classes sociales, et nous n’avons
la prétention d’apprendre à personne que l’Uni-
versité de France, toute la première, secoua à
cette époque le joug du pouvoir pontifical.
L’Université tirait son origine du Saint-Siège;
elle prétendait ne relever que de lui ; elle en était
la fille aînée. Que de fois ne s’insurgea-t-elle point
contre la royauté et le Parlement ! C’était une en-
fant terrible, qui ne tremblait que devant le
pape.
Vint un jour où, lasse aussi de la papauté,
hantée d’ailleurs de chimères de domination, elle
secoua le joug de Rome, trop lourd à son gré.
L’Église, pourtant, bien qu’ayant peu à peu
perdu toute autorité directe sur l’Université, a con-
servé sur elle une sorte de suprématie spirituelle.
Nous allons en donner la preuve, des preuves
pour mieux dire, nombreuses et convaincantes.
11 nous suffira d’étudier l’histoire, au xvne siècle,
d’une des quatre facultés de l’Université de Paris
— et à vrai dire celle qui de tout temps fut la
plus indépendante, la plus frondeuse, la plus ré-
volutionnaire : la Faculté de médecine.
Justement, un érudit dont la science est aimable,
le Dr Fauvelle, vient de publier sur les étudiants
en médecine de Paris sous le grand Roi (1) un
compact ouvrage, tout bourré de faits et qui
abonde en renseignements curieux. Nous ne sau-
rions mieux faire que de suivre un aussi excellent
guide. En parcourant avec lui les divers stades de
la vie scolaire des étudiants en médecine à Paris,
( I Les Étudiants en médecine de Paris sous le Grand Roy ,
par le D1' René Fauvelle; Steinhcil, éditeur.
LE MAGASIN PITTORESQUE
131
nous verrons quelle large place y occupait le
côté religieux.
* +
Après avoir fait ses humanités, après avoir
étudié au collège le latin, le grec, la rhétorique ;
après avoir appris pendant deux ans la logique,
l’éthique, un peu de physique et bien d’autres
choses en ique, mais surtout la métaphysique,
l’écolier, devenu maître ès arts et qui se destinait
à la médecine, se faisait inscrire sur les registres
de la Faculté.
Il était philiâtre.
On n’était pas, d’ailleurs, philiâtre sans avoir
fourni, entre autres pièces, son acte de baptême.
Les portes de la Faculté n’étaient en effet ouvertes
qu’aux catholiques.
Le philiâtre se préparait au travail, comme
les collégiens de nos jours, par une messe solen-
nelle dite le 18 octobre, jour de Saint-Luc, fête
patronale des médecins et ouverture officielle des
écoles de médecine. Ce jour-là, le curé de Saint-
Étienne-du-Mont, invité par les bacheliers en
médecine le samedi d’avant, venait dire une
messe à neuf heures du matin dans la chapelle de
la Faculté. Disons tout de suite que les bâtiments
de la Faculté étaient à cette époque, c’est-à-dire
au milieu du xvac siècle, situés rue de la Bûcherie
et s’étendaient de la rue du Fouarre à la rue des
Rats (depuis 1858 rue de l’Hôtel-Colbert).
La messe du 18 octobre, une des grandes so-
lennités de l’année, était chantée en musique. Le
doyen, en grand costume : soutane violette, robe
rouge fourrée d’hermine et bonnet carré ; les
docteurs-régents, les docteurs, les étudiants,
ainsi que les deux bedeaux de la Faculté avec
leurs masses d’argent, y assistaient. Après la
messe, sermon. Puis le doyen se levait pour re-
mercier le curé de Saint-Étienne-du-Mont auquel
il offrait un présent, au nom de la Faculté. Le
premier bedeau criait alors : « A l’assemblée,
messieurs nos maîtres ! » Et les docteurs se ren-
daient dans une salle spéciale du premier étage
pour y discuter les affaires de la Faculté. Cette
salle était ornée de vitraux représentant Jésus-
Christ, la Vierge, saint Luc (les patrons des chi-
rurgiens étaient saint Côme et saint Damien)
entourés d’étudiants à genoux et en prières.
Le lendemain, 19 octobre, une nouvelle messe
était dite pour le repos de l’âme des docteurs dé-
funts dans le courant de l’année. Tous les étu-
diants encore y assistaient ; ils y étaient contraints,
sous peine d’une amende de deux pièces d’or.
Et que de messes, après ces deux-là !
Messe tous les samedis, dans la chapelle, en
l’honneur de la Vierge. Car la Vierge figurait sur
le grand sceau de la Faculté. Ce grand sceau est
— dit le IFCorlieu dans son ouvrage sur V Ancienne
Faculté de médecine de Paria — conservé à nos
Archives nationales, au bas d’une pièce qui porte
la date de 1398. Il a 5 centimètres de diamètre,
représente la Vierge assise, vue de face, couronnée
et voilée, tenant à la main droite une branche
d’arbre et à la gauche un livre ouvert où sont
tracés des caractères illisibles; de chaque côté,
deux écoliers agenouillés. L’exergue porte pour
légende :
SIG(illum) MAGISTRORUM FACULTATIS
medicine PA(risiensis).
Outre ces offices du samedi matin, on célébrait
diverses messes anniversaires pour les bienfai-
teurs de l’école — gens pieux qui n’avaient pas
manqué de faire des donations à la chapelle.
Enfin, durant l’année scolaire, tout le monde :
Le grand sceau de la Faculté.
docteurs-régents, docteurs, simples étudiants
communiaient six fois. C’était le dimanche, et ces
six dimanches s’appelaient grands dimanches. La
veille, il y avait grand samedi et les cours étaient
suspendus pour permettre aux uns et aux autres
de se confesser.
Le philiâtre , après quatre années d’études, de
leçons et d’argumentations (vingt-huit mois seu-
lement pour les fils des docteurs de la Faculté et
quelques autres privilégiés), était admis à se pré-
senter au baccalauréat. Les examens avaient lieu
tous les deux ans, les années paires. Le candidat
devait j ustifier qu’il avait vingt-deux ans accomplis .
Le bachelier nouveau jurait des tas de choses,
mais notamment « d’assister en robe à toutes les
messes ordonnées par la Faculté, d’y arriver au
moins avant la fin de l’Épître, et de rester jusqu’à
la fin de l’office, fût-ce même une messe d’anniver-
saire pour les morts, sous peine d’un écu d’or
d’amende, comme aussi, et sous peine d’une égale
amende, d’assister tous les samedis à la messe de
l’École, le temps des vacances excepté ».
La question religieuse était, ici encore, d’im-
portance majeure. Un candidat ne fut-il pas un
jour exclu pour avoir refusé de jurer sur le Christ
et l’Évangile d’assister aux messes de la Faculté?
■ Ce n'est pas ici le lieu — si restreint est le cadre
de cette étude — de décrire le mode de réception
au baccalauréat, pour curieux qu’il soit. Bornons-
nous à dire que les examens duraient cinq jours.
Au cours de l’automne qui suivait leur récep-
tion, les bacheliers soutenaient leur première
132
LE MAGASIN PITTORESQUE
thèse quodlibétaire. On appelait de ce nom les
thèses qui portaient sur un sujet quelconque
l quodlibet ) de pathologie ou de physiologie. La
première thèse quodlibétaire imprimée est de 1559.
D’abord de format in-folio, ces thèses devinrent,
à partir de 1662, in-quarto.
Toutes étaient placées sous l’invocation du Dieu
très bon et tout-puissant, de la Vierge et de saint
Luc. La plupart étaient fort luxueusement éditées,
ornées de figures allégoriques, d’emblèmes, par-
fois du portrait d’un bienfaiteur.
Mais le sujet en était parfois bien bizarre. Celui
de la première thèse quodlibétaire de Guy Patin,
qui devait devenir le plus illustre médecin du
xvn° siècle — avec
Guy de la Brosse, —
était le su ivan t : Estn e
/‘émincé in virnm
mutatio a Suvatos;?
(La femme ne peut-
elle se transformer en
homme?)
C’est comme les
sujets des thèses car-
dinales ( 1 ) qui se sou-
tenaient après trois
thèses quodlibé-
taires! En voici quel-
ques exemples sin-
guliers (nous nous
dispensons de don-
ner le texte en latin) :
— S’enivrer une
fois par mois est-il salutaire ?
— La débauche entraîne-t-elle la calvitie?
- La cure de Tobie par le fiel d’un poisson
est-elle naturelle?
— Les Parisiens sont-ils sujets à la toux quand
souffle le vent du nord ?
— Le vin de Beaune est-il plus agréable et plus
sain que le vin de Reims?
— - L’ivresse convient-elle à la cure des fièvres
quartes ?
Encore une, pour finir :
— De quelle partie du corps provenait l’eau qui
s’écoula du flanc du Christ quand, mort, il fut
percé par la pointe aiguë d’une lance?
Si nous nous sommes un peu éloigné de la
question spéciale qui nous occupe, on conviendra
que le hors-d’œuvre n’est pas tout à fait dépourvu
de saveur.
* +
Voici nos bacheliers, au bout de deux ans
d’études, sur le point de se présenter aux examens
de la licence; qui avaient lieu tous les deux ans,
en juin ou en juillet, étaient tout à fait oraux et
duraient une semaine entière.
(1) Ainsi désignées parce qu’elles avaient été instituées, lors de
a réforme de l’Université en 1452. par le cardinal d’Estouteville.
C’estlors de cette réforme que les médecins furent libérésdu céli-
bat qui leur était imposé comme aux autres membres du clergé.
Quand il avait satisfait à toutes les épreuves
pour la licence, l’étudiant en médecine n’avait en-
core aucun droit. Il portait le nom de licentiande
(en train de devenir licencié) jusqu’à ce que la
bénédiction apostolique, donnée par le chancelier
de Notre-Dame — un chanoine ordinairement —
l’eût consacré licencié. L’intervention de l’Église
était nécessaire, absolue. On ne pouvait exercer
la médecine sans avoir, au préalable, reçu la bé-
nédiction apostolique.
Au jour fixé, le doyen de la Faculté, suivi des
docteurs-régents, conduisait les licentiandes à
l’archevêché. Le chancelier de Notre-Dame, entouré
de chanoines et de membres du haut clergé, les
y attendait. Le doyen commençait par lui adres-
ser en élégant latin un discours, puis il lui pré-
sentait un à un les licentiandes. Le chancelier
répondait, en latin également. Les futurs licenciés
offraient alors à ce vénérable ecclésiastique et
aux assistants des dragées et des pastilles sur les-
quelles était parfois moulé — délicate attention !
— le portrait du doyen. Vous voyez combien les
esprits superficiels ont tort de se moquer des mé-
dailles de chocolat ! Elles existaient, ou à peu
près, au xviT siècle.
A dater de 1643, les sucreries furent remplacées
par quatre jetons d’argent offerts aux docteurs
par les licentiandes.
La cérémonie achevée, le chancelier était, en
procession, accompagné jusqu’à son logis.
Quelques jours après, les licentiandes allaient
rendre visite aux membres du Parlement, de la
Cour des comptes, de la Cour des aides, au gou-
verneur de Paris, au prévôt des marchands et
auxéchevins — le conseil municipal d’alors.
Le dimanche suivant était réservé à l'originale
cérémonie du paranyniphe: ce terme désignait
les noces du licentiande avec la très salubre Fa-
culté de Paris. Le paranymphe — le garçon
d’honneur — était le doyen qui, pour la circons-
tance, revêtait sa robe de gala, relevée d’un cha-
peron d’hermine.
A la place d’honneur, à la grande chaire, trônait
le représentant de l’Église, le chancelier de Notre-
Dame.
Un orateur adressait des éloges aux licentiandes
qui répondaient en latin, des gauloiseries parfois.
Après les discours, une convocation en latin,
émanant du chancelier, était remise à chaque licen-
tiande, par laquelle on l’invitait à se rendre le lundi
suivant, au palais archiépiscopal, pour y recevoir,
cette fois, la licence et la bénédiction apostolique.
Mais avant cet acte final, il était procédé au
classement des candidats. Dans la grande salle de
l’Archevêché, les docteurs réunis juraient sur
le crucifix, et sous peine de damnation éternelle,
de donner à chaque candidat le rang que, dans
leur âme et conscience, ils le jugeaient avoir mé-
rité. Puis chaque docteur votait et l’on dépouillait
le scrutin.
Le même jour, les personnages éminents aux-
Guy Patin en grand costume.
LE MAGASIN PITTORESQUE
133
quels les licentiandes avaient, peu auparavant,
comme nous l'avons dit, fait une visite, se ren-
daient vers dix heures du matin à l’Archevêché.
Précédés des deux bedeaux en grand costume
et avec leurs masses d’argent, les licentiandes, en
robes, qu’accompagnaient les bacheliers, quit-
taient les écoles de la rue de la Bûcherie et pro-
cessionnaient jusqu’au palais archiépiscopal.
Devant tous les invités assemblés, lecture était
donnée, dans l’ordre du classement, de la liste des
candidats. L’instant était solennel. Chacun se dé-
couvrait. Puisles
licentiandes se
jetaient à ge-
noux, tandis que
le chancelier
prononçait les
paroles défini-
tives :
« Moi, chan-
celier, en vertu
du pouvoir à moi
confié par le
Saint-Père , je
vous donne la li-
cence d’ensei-
gner, d’interpré-
ter et de prati-
quer la méde-
cine, ici et dans
le monde entier.
Au nom du Père,
du Fils et du
Saint- Esprit.
Ainsi soit-il. »
Le chancelier,
ensuite, posait
une question de
médecine au
premier licencié.
Quand celui-ci y
avait répondu, tout le monde se rendait à Notre-
Dame — dit le docteur Fauvelle — pour y re-
mercier le ciel de cet heureux événement.
Devant l’autel consacré à saint Denis, le chance-
lier disait une prière et faisait jurer aux licenciés
de toujours défendre, même au prix de leur sang,
la religion catholique, apostolique et romaine.
Enfin, le cortège regagnait la Faculté ; chacun
quittait sa robe de gala et l’on s’en allait festoyer
joyeusement. Il fut de coutume, jusqu’en 1642,
qu’au sortir de cette cérémonie, le premier licen-
cié offrit aux docteurs, à ses collègues moins
favorisés que lui sur la liste de classement, et au
chancelier accompagné des chanoines de Notre-
Dame, un repas solennel au rez-de-chaussée de la
Faculté. Mais des contestations désagréables sur-
vinrent, les chanoines prétendant avoir tous le
droit d’assister au festin. Le repas fut aboli et
remplacé par un don, généralement de 100 livres,
que le premier licencié faisait pour l’École ou
pour la chapelle. Ce qui n’empêcha nullement,
au surplus, les licenciés de se réunir en de gais
banquets, soit à l'Ecu d’argent , soit au Puits
de vérité tenu par ce Boucingo dont la cave était
si tentante, soit au Petit Père noir, à moins que
ce ne fût au cabaretà la mode, la Pomme de pin,
fréquenté par ces aimables compagnons : Cha-
pelle, Molière, la Fontaine, Racine, voire Boileau.
Les licenciés, munis de la bénédiction aposto-
lique, pouvaient exercer la médecine et quelques-
uns se hâtaient de fuir Paris pour la province.
Toutefois, le plus
grand nombre
préféraient obte-
nir le bonnet
doctoral, le bon-
ne t carré qui
leur était remis,
six semaines
après la licence,
mais non plus
par le chancelier
de Notre-Dame,
dont le rôle était
terminé.
Disons, en pas-
sant, que c’était
l’évêquede Mont-
pellier qui don-
nait la licence
aux bacheliers
de la célèbre Fa-
culté, rivale de
celle de Paris.
Et concluons
ici.
Nous n’avons
rien dit de la
science des mé-
decins ni de la
satire qui s’exer-
ça à leurs dépens (1). Nous nous sommes con-
tenté, lidèle à notre programme, de montrer
l’Église présidant à toutes ou presque toutes les
cérémonies par lesquelles devait passer l’étu-
diant en médecine avant d’être reçu docteur.
Pourquoi ne pas le dire ? C’est à l’église en-
core que le médecin, en possession de sa licence
ou de ses lettres de doctorat, songeant à faire
une fm et à s’établir, allait parfois chercher
femme. L’église, il y a deux siècles, remplis-
sait, paraît-il, le rôle aujourd’hui dévolu — mais
(1) On nous pardonnera d'avoir cédé au désir de reproduire
ce dessin satirique du dix-huitième siècle, macabre certes, mais
très curieux, d’une extrême rareté et que nous devons à l’obli-
geance du docteur Fauvelle. Il représente, on le voit, la Mort
sous forme d’un vieux médecin qui symbolise l’ancienne Facul-
té. Le Docteur-squelette figuré là porte, non le bonnet carré de
cérémonie, mais le bonnet plus modeste dont se coiffaient les
docteurs-régents, à l'intérieur de l’Ecole. Des branches de chêne
s’en échappent, en guise de chevelure. Le médecin chevauche
un cercueil et lient en main le sablier. À ses pieds les attributs
de la médecine et de l'apothicaircne. (N. de l’A.)
Le Vieux Médecin.
134
LE MAGASIN PITTORESQUE
n en médisons point — à notre Opéra-Comique.
C’est là que se rendaient le plus volontiers nos
jeunes gens pour examiner les« demoiselles ». A
la sortie de l'office, il les suivaient jusqu’à leur
logis, s’enquêtaient de leur nom et de la situa-
tion de fortune des parents. Même il leur adve-
nait de soudoyer, pour obtenir de précieux rensei-
gnements, le suisse ou le donneur d'eau bé-
nite.
Et cela finissait, le plus souvent, par un beau
mariage, comme dans les contes de fées.
Le coq a chanté bien souvent,
A l’aube, au soir, à la nuit close,
Depuis qu’en notre cœur fervent
La rose d’amour est éclose.
Nous avons en des lieux divers
Ecouté sa voix claironnante:
Près des lacs, au fond des bois verts,
Sur les bords de la mer sonnante.
Et le joyeux coquerico,
Chaque fois qu’il s’est fait entendre,
A trouvé chez nous un écho,
Line réponse émue et tendre.
Ernest BEAUGUITTE.
SUR UN ÉVENTAIL
Sur des faïences du vieux temps
On voit un coq bleu qui picore
Parmi les œillets éclatants,
Que cette devise décore :
« Quand ce coq chantera, l’amour
En mon cœur finira. » — Payse,
Sur ton éventail, à mon tour,
Je veux inscrire ma devise.
La tendresse en chaque saison
Reste notre hôtesse fidèle,
Comme aux poutres de la maison
Line coutumière hirondelle.
Les ans fuiront et nos cheveux
Blanchiront tout poudrés de givre ;
Nous verrons nos petits-neveux
Comme nous amoureux de vivre;
Et tous deux, vieillards devenus,
Nous descendrons la pente austère
Qui mène aux pays inconnus
De l’Au-delà plein de mystère.
Mais tant que ce coq chantera
Sur ton éventail, ô payse,
Notre cher amour durera
Comme une fleur qui s’éternise.
André THEURIET.
IMIUNT &ÉW1EUX ÉLÉPHANT
Ils sont quatre pachydermes, en ce moment, à
la ménagerie du jardin des Plantes : Saïd, Tobie,
Coutch et Sarit.
Saïd, l’aîné, est aujourd’hui de grande taille, et
serait le modèle des
éléphants sages, s’il
n’avait la déplorable
habitude d’user ses
défenses contre les
murs sans se soucier
d’user les murs eux-
mêmes. Tobie, don
de l’empereur 'Méné-
lick au président Félix
Faure, est d’une dou-
ceur exemplaire : on
peut, sans danger, lui
permettre une pro-
menade quotidienne
dans les jardins. Sa-
rit, enfin, l’éléphant Coutch et
blanc que M. Doumer
envoya, l’année dernière, au Muséum, est tout
aussi docile, et sait, de plus, exprimer, par de
nombreuses génuflexions, sa reconnaissance à tous
ceux qui lui offrent quelque friandise.
Mais il y a Coutch. Et Coutch, s’il faut en croire
le journal le Temps , est un enfant terrible, qu’il
faut surveiller sans aucun répit. On se sou-
vient des tourments qu’il causa au commandant
du navire qui l’amenait du Cambodge à Mar-
seille. L’animal avait
démoli son box et,
guidé par le parfum
qui s’échappait des
cuisines, était des-
cendu tenir compa-
gnie au maître-coq.
On eut mille peines
à le ramener sur le
pont, où il fut de nou-
veau enfermé. Mais,
le lendemain, Coutch
recommençait, et, par
crainte de plus graves
fantaisies, on lui passa
celle-là, qui dégénéra
son gardien. vite en habitude.
AParis, l’animal eut
bientôt conquis l’amitié de ses gardiens, qui lui
apprirent à faire la culbute et à jouer de la trom-
pette. Mais c’était là jeu d’éléphanteau dont Coutch,
qui prend maintenant dix ans, se dégoûta vite. Et,
comme on ne lui fournissait guère de distractions,
LE MAGASIN PITTORESQUE
135
il en inventa aux dépens du matériel de la ména-
gerie. Après s’être exercé à ouvrir les crémones des
portes de son parc, il
s’amusa à enlever les
portes elles-mêmes, en
dévissant les boulons
qui les retiennent.
Cela devenait in-
quiétant et l’on se hâta
d’attirer Coutch vers
d’autres amusements.
C’était l’été : on lui
apprit à se doucher,
et cela lui fut si
agréable que depuis,
chaque fois que les
jardiniers arrosent les
allées, il vient leur
demander de diriger
le jet d’eau sur lui.
Il prend alors les posi-
tions les plus bizarres,
tantôt sur le dos, tan-
tôt sur le ventre, sou-
levant ses oreilles, ou-
vrant sa bouche, d’où
l’eau ruisselle en
cascades. Et s’il peut
saisir la lance du
tuyau avec sa trompe,
il en fait un usage
fort judicieux, se dou-
chant avec adresse de la tête à la queue. M. Milne-
Edwards, l’aimable et savant directeur du Muséum,
possède une série d’amusantes photographies qu’il
a bien voulu
nous confier,
représentant
le pachy-
derme en
train de s’as-
perger.
Ces exem-
ples su fli-
raient à jus-
tifier le re-
nom d’intel-
ligence du
joyeux ani-
mal ; cepen-
dant,Coutch
a donné des
preuves plus
étonnantes
de son es-
prit d’obser-
vation. Un
gamin apprit un jour, à ses dépens, qu’il ne faut
pas badiner avec les éléphants, co.r, au moment
où, se jugeant à l’abri d’une vengeance du pa-
chyderme, il s’amusait à mettre dans la trompe
de celui-ci un bout de cigarette encore, allumé,
l’éléphant le regarda bien en face et, tendant vers
lui sa trompe toute
droite, en fit sortir un
souffle si puissant
que le chapeau de
l’intrus s’envola par-
dessus les barrières
et alla tomber dans
un parc voisin où un
cerf le mit en piteux
état. La leçon profi-
ta-t-elle au gamin?
C’est probable. En
tout cas, le public
applaudit à l’ingé-
niosité du procédé et
n’en gâta que davan-
tage son éléphant fa-
vori.
Mais Coutch a fait
mieux encore. Sa der-
nière invention date
d’hier et lui a mé-
rité le titre d’ « ingé-
nieux » sous lequel
on le désigne main-
tenant couramment à
la ménagerie.
Coutch est gour-
mand, on lésait, mais
d’une gourmandise
qui n’a rien d’humain : il adore surtout le pain.
Or, si les promeneurs lui en donnent sans comp-
ter, il arrive parfois que les morceaux tombent
dans l’inter-
valle qui sé-
pare la grille
du parc où
il est enfer-
mé de la ba-
lustrade sur
laquelle
s’appuie le
public. Im-
possible aux
visiteurs de
les repren-
dre ; impos-
sible aussi
à Coutch de
les ramas-
ser. EL ce
serait un
nouveau
supplice de
Tantale si,
après y avoir longuement rêvé, notre éléphant
n’avait inventé ceci :
Passant l’extrémité de sa trompe entre les bar-
reaux de la grille, il vise attentivement le morceau
Coutch se fait doucher.
Coutch se douche lui-même.
136
LE MAGASIN PITTORESQUE
de pain et souffle avec force, de façon à l’envoyer
jusque dans l’allée, aux pieds de la personne qui
1 avait jeté. Il ne reste plus à celle-ci qu’à le
ramasser pour l’offrir de nouveau au malin pa-
chyderme.
X...
CONFETTI ET SERPENTINS
i
Après avoir causé les plus graves dangers, les
confetti ont triomphé, cette année encore, de
leurs ennemis. Pendant le prochain Carnaval,
nous les reverrons donc papillonner dans l’hila-
rante cohue et
le rire des fou-
les, acharnées
au combat.
De leur ori-
gine, plusieurs
versions ont été
données. La
plus sérieuse
paraît être celle
qui en attribue
la création à un
grand indus-
triel milanais,
M. Enrico Mar-
gili, mort il y
a quatre ans.
M. Margili fai-
sait partie
d’une société
qui s’était for-
mée à Milan,
en 1883, pour organiser à la Canobbiana —
aujourd’hui le théâtre lyrique — une redoute
au profit des pauvres de la ville. Pour cette
fête, M. Margili eut l'idée de faire distribuer aux
danseuses et aux danseurs une certaine quantité
de rondelles, enlevées aux feuilles de papier que
l’on emploie, dans les magnaneries, pour l’élé-
vage des vers à soie. Les rondelles de l’ingénieux
novateur remplacèrent, avec beaucoup de succès,
les coriandoli , c’est-à-dire les petites boules de
plâtre, jadis emplies de graines de coriandre,
dontles Italiens se bombardentaux jours de liesse.
C’était moins brutal et moins malpropre. En
jouant sur les mots, M. Margili dénomma le
nouveau confetti : Coriandoli di Cartagine, ou
de Carthage ou de Garthagène, parce qu’il était
composé de papier-carton, en italien carta.
Or, pendant l’hiver de 1891, l’administrateur
du Casino de Paris recherchait une attraction
pour les bals de cet établissement. Il avait assisté,
huit ans auparavant, à la redoute de la Canob-
biana de Milan. Il se rappela les Coriandoli di
Cartagine de l’excellent Enrico Margili, auxquels
nul en Italie ne pensait plus. Par l’intermédiaire
de son père, ingénieur à Modane, il s’en fit
envoyer, de Milan, 10 kilos qu’il partagea en
petits paquets. Le public se les arracha.
C’est ainsi que les premiers confetti en papier
furent introduits à Paris. Quelques jours plus tard,
un industriel sans scrupules prenait, à son nom,
un brevet d’inventeur de confetti. Il cédait immé-
diatement ce
brevet à un
autre indus-
triel, à raison
de 23 000 fr.,
mais pour trois
ans seulement
et à la condi-
tion expresse
que, pour cette
somme, la pro-
duction an -
nuelle ne dé-
passeraitpasun
maximum de
200 000 kilo-
grammes.
A cette épo-
que, le confetti,
en papier blanc,
épais et lourd,
valut en gros
800 francs les 100 kilos et, au détail, il fut vendu
couramment 10 francs le kilo! C’était l’âge d’or.
Mais d’autres genres de confetti apparurent bien-
tôt sur le « marché ». On en fit en papier de
couleur, très léger, et leur fabrication tomba alors
dans le domaine de tous.
L’année suivante, des bals publics les confetti
gagnèrent la rue, où ils eurent tôt fait de ressus-
citer le Carnaval que d’aucuns croyaient mort et
enterré.
La production ne pouvait suffire à la consom-
mation. Délaissant leur ordinaire métier, les fabri-
cants d'articles de Paris, établis au Marais età Belle-
ville, avaient armé d'un poinçon rond les décou-
poirs à balancier avec lesquels, jusque-là, ils
avaient estampé des boulons ou des pièces de
locomotives à treize sous. Ils produisaient, parce
procédé sommaire, des confetti qui leur rappor-
taient 3 francs au kilogramme, et la fortune semblait
leur sourire. Les demandes affluaient de toutes
parts et ils n’y pouvaient satisfaire. Mais ces gagne-
petit se virent bientôt supplantés par des con-
currents riches, qui firent construire des machines
spéciales. Ainsi le voulait la loi fatale du progrès.
Les premières machines à confetti ne décou-
Les travailleuses de serpentins.
LE MAGASIN PITTORESQUE
137
paient que 50 kilos de rondelles par jour. Le per-
fectionnement de l’outillage permit d’élever
successivement ce ren-
dement à 100, 200,
500 kilos. Actuellement,
en France, il est de
600 kilos par jour. En
Allemagne et en Italie,
11 existe des machines
qui fournissent jusqu’à
2000 kilos par jour. Le
prix de ces machines
est très élevé, il est
vrai: elles coûtent de
12 000 à 15 000 francs.
Comme j e demandais,
ces jours-ci, à un fabri-
cant de confetti pour-
quoi, en France, on ne
possédait pas de ma-
chines aussi perfection-
nées :
— Parce qu’elles
coûtent trop cher pour
nous, me répondit-il.
En Allemagne et en Ita-
lie, la main-d’œuvre est
à bas prix, si on la
compare aux salaires
de nos ouvriers. Sur le
prix du papier, la
différence à notre préjudice atteint jusqu’à
30 p. 100. Au point de vue de la concurrence,
nous nous trouvons, vis-à-vis de nos voisins, dans
un état d’inférioi’ité lamentable. Dès lors, vous
devez com-
prendre qu’on
hésite avant
d’engager de
très gros capi-
taux dans une
exploitation
comme la nô-
tre.
Les machi-
nes à confetti
ont, générale-
ment, 80 centi-
mètres d’ou-
verture, et sont
armées d’un
nombre de
poinçons de 7
millimètres
chacun, variant
de 50 à 250.
Ces poinçons sont disposés sur plusieurs rangs.
La machine dont le Magasin Pittoresque
reproduit oi-dessus la photographie peut être
considérée comme le type de celles qui sont em-
ployées à Paris. Elle possède 64 poinçons, en deux
rangées de 32. Cette machine est maniée par une
ouvrière qui, pour garantirsacheveluredelapous-
sière, s’est couverte d’un
chapeau en papier.
Cette ouvrière dirige
quinze à vingt feuilles,
superposées régulière-
ment, vers deux cylin-
dres qui les entraînent,
automatiquement, par
petites saccades, sous
les poinçons. Ceux-ci
s’abattent deux cents
fois à la minute et for-
ment emporte-pièce sur
des cavités dénommées
matrices. Agglomérés
en masse compacte par
l’action des poinçons
découpeurs, les confetti
tombent dans un cylin-
dre en tôle, le batteur ,
animé d’un mouvement
de rotation de 200 tours
à la minute. Le batteur
est garni, à l’intérieur,
d'ailettes en fer, qui
frappent violemment
les confetti et les sé-
parent. Les déchets re-
présentent environ
20 p. 100 du poids total des feuilles abandonnées
aux cylindres. Ils s’écoulent à l’arrière, pour être
revendus et convertis en pâte. Finalement, les
confetti tombent dans une caisse, en avant de la
machine.
Quand la caisse
est remplie, un
ouvrier la vide
dans un sac.
On le voit: c’est
très simple.
Avec une ma-
chine sembla-
ble, on obtient
256 000 confetti
à la minute,
soit, par heure,
15 360000 con-
fetti représen-
tant 50 kilo-
grammes.
La plupart
des Parisiens
ignorent assu-
rément, comme
je l’ignorais moi-même il y a huit jours, que
les machines à confetti fonctionnent toute
l’année — surtout pour l’exportation. Elles récla-
ment des soins assidus. C’est ainsi (pie, tous les
trois ou quatre jours, les matrices et les poinçon^
La faiseuse de confetti.
Mise en sacs.
138
LE MAGASIN PITTORESQUE
doivent être rebattus, alésés, passés au lapi-
daire. Tous les trois mois il faut les renouveler.
Des grands sacs, les confetti sont détaillés dans
des sacs de un kilo ou un demi-kilo par des
ouvrières. Quelques fabricants font effectuer ce
travail dans les prisons.
Au début, les confetti de diverses couleurs
étaient mélangés. 11 en résulta de graves abus. Des
camelots éhontés les ramassaient sur la chaussée,
les jours de carnaval. Ils en emplissaient de nou-
veaux paquets qu’ils débitaient ensuite, à prix
réduit, au consommateur bénévole. L’un des prin-
cipaux fabricants, M. Ladam, m’a raconté, à ce
sujet, qu’il assista à ce manège répugnant. Un
camelot s’était muni d’un petit panier en osier
sans fond, qu’il déposait sur une partie de trottoir
particulièrement fournie de confetti. Le drôle
puisait ensuite dans son panier, et les acheteurs se
pressaient autour de lui. C’est ce spectacle qui déter-
mina M. Ladam à proposer à ses collègues de la
chambre syndicale de faire proscrire dorénavant
la vente des confetti multicolores.
Ce genre de confetti continue à être fabriqué à
Paris — de même que le confetti confectionné
avec du papier imprimé — mais seulement à des-
tination de l’étranger, de l’Angleterre notamment
qui en consomme de grandes quantités.
Seul, à Paris, le confetti unicolore est autorisé.
Iles! rouge, vert, bleu, jaune, orange, noir. On en
fait aussi avec du papier argenté ou doré. On fait
enfin des confetti -soie, des confetti-mousseline,
mais chaque sorte est vendue séparément.
Avec du clinquant en cuivre, plus léger que le
papier puisque l’épaisseur n’en dépasse pas un
centième de millimètre, on fabrique également la
pluie (l'or , exclusivement pour l’Angleterre. De
cette pluie d’or on couvre les nouveaux mariés
de l’autre côté de la Manche. Ce produit de notre
industrie parisienne coûte 800 francs les 100 kilos
— juste ce que valurent, jadis, les premiers con-
fetti en papier-carton.
Pour donner une idée de l’importance prise
par le commerce des confetti, il me suffira de
dire qu’un seul fabricant de Belleville, M. Lalevé,
en produit annuellement 800000 kilos de toutes
espèces, dont 000000 pour l’exportation. Dans
ses ateliers, six machines ronflent sans cesse et
vingt ouvrières sont occupées à la mise en sac.
Il y a quelques années, les confetti ordinaires
valaient encore 150 francs les 100 kilos. Le fabri-
cant qui en aurait eu 100 000 kilos en magasin, il y
a deux ou trois ans, aurait pu se débarrasser de
son stock et réaliser, en trois jours, un bénéfice
de 100 000 francs, ce qui eût été assez coquet. On
en manquait. Actuellement, les 100 kilos ne valent
plus que 50 francs. Les étrangers, les Allemands
surtout, font aux producteurs français une con-
currence acharnée. Des maisons de Dusseldorf
entretiennent, à Paris, des représentants. On pré-
voit que, cette année, les cours se relèveront un
peu, par suite de la hausse du papier. Les came-
lots, qui connaissent tous les trucs, en profi-
teront pour diminuer encore la contenance de
leurs mesures...
Un statisticien a estimé à quatre cents milliards
le nombre des confetti qui, l’année dernière,
furent jetés dans les rues de Paris. Le confetti
commun ayant une surface de 28 millimètres
carrés, il en a conclu qu’en plaçant bout à bout
toutes ces rondelles polychromes, on eût obtenu
un ruban de deux billions quatre cents millions de
mètres, ou deux millions quatre cent mille kilo-
mètres, avec lequel on eût pu entourer soixante
lois la terre, ou aller six fois à la lune, ou cons-
truire une cabane haute comme soixante-six mille
six cent six fois la tour Eiffel, etc. (Oh! ma tête.)
II
Quelques mots, maintenant, du serpentin.
L’invention en est généralement attribuée à un
jeune employé du bureau n° 47 des Postes et Télé-
graphes. Le premier il lança, dit-on, du haut
d’un balcon, quelques rouleaux du papier bleu
destiné aux appareils récepteurs. Mais M. Everling,
directeur du journal le Papier , riposte que dès
1868, lors du passage du bœuf gras rue de Rivoli,
il avait réalisé la même idée. Quoi qu’il en soit,
c’est en 1892, en même temps que le confetti, que
le serpentin fut adopté par les Parisiens.
On le fabriqua d’abord avec un tour en bois.
Entre les deux pointes du tour on plaçait une
bobine de papier de 30 à 50 centimètres de lar-
geur. Tandis qu’elle tournait rapidement, un
ouvrier coupait cette bobine en tranches, avec un
couteau dans un chariot.
Les premiers serpentins, en papier couche
comme en emploient les cartonniers, valurent
jusqu’à 50 francs le mille.
Les nécessités de la production, en grande quan-
tité et à des prix modiques, amena la création de
machines perfectionnées.
Les machines à serpentins coupent et enroulent
simultanément le papier autour d’un arbre, sur
lequel les serpentins se forment et s’accumulent
automatiquement. Quand l’arbre est rempli, on
arrête la machine. On le retire. Alors, par un jeu
de bascule, un autre arbre se présente et l’opéra-
tion recommence.
En Belgique, on a construit des machines qui
peuvent fabriquer 1 800 serpentins à l’heure, avec
40 changements d’arbres chargés chacun de
45 serpentins. Les Belges tiennent là un record.
Nos machines n’en fabriquent guère plus de
300 kilos par jour chacune.
En sortant de la machine, les serpentins sont
collés, tassés à coup de maillet, puis superposés
dans des rouleaux qui en contiennent vingt-cinq.
Ce travail est confié à des femmes qui gagnent
3 francs par jour.
Leur prix actuel varie, suivant la largeur et le
poids, entre 7 et 15 francs le mille.
LE MAGASIN PITTORESQUE
130
En France, la consommation des serpentins
tend à diminuer chaque année. Par contre, à
l’étranger, elle augmente sans cesse. Avec l’Amé-
rique du Sud, notamment, nos fabricants font
des affaires considérables. L’année dernière, l’un
d’eux reçut, en une seule fois, une commande de
vingt millions de serpentins. Il ne s’en plaignit
pas... Pu. DUBOIS.
— iéna — golenso
Les faits héroïques de l’Afrique du Sud appar-
tiennent dès à présenta l’histoire. On a dit que les
Boërs avaient renouvelé l’art de la guerre, et de
la façon que les meilleurs écrivains militaires de
ces derniers temps avaient prévue : rien ne semble
plus juste. Mais ce qu’on n’a pas assez compris,
c’est à quel point ce petit peuple de paysans-
soldats fait renaître, et par des ressemblances
fondamentales, les temps les plus glorieux de
l’histoire du monde.
La pensée de la lutte soutenue par les Athé-
niens de Thémistocle et les Thébains de Pausa-
nias contre les armées innombrables de Xerxès,
se présente naturellement à l’esprit. Comme les
Anglais d’aujourd’hui, les Perses du vc siècle
avaient un empire immense, des ressources en
apparence inépuisables en richesses et enhommes,
et leurs armées étaient pourvues de tous les
progrès de l’art militaire. Us vinrent se briser
contre les énergies sociales d’un petit peuple,
contre son rude amour du sol natal et de la
liberté. Les Boërs trouveront-ils, comme les
Grecs de Salamine, un Hérodote pour conter
leurs robustes exploits ? En ce cas, dans un avenir
déjà proche, les noms de Maggers-Fontein, Colenso
etSpion-Kop brilleront dans l’histoire d’un éclat
égal à ceux des Thermopyles, de Marathon et de
Platées.
Sur la constitution intime des armées romaines
aux temps héroïques de la République, nous
avons des détails beaucoup plus précis que sur
l’armée des anciensGrecs. C’est ici que le rappro-
chement avec la constitution sociale et militaire
des Boërs est d’une netteté réellement étonnante.
L’armée romaine, comme celle des Boërs, s’iden-
tifiait d’une façon absolue avec la nation, et celte
nation était — comme la république sud-africaine
— une nation de paysans- soldats. Chaque pro-
priétaire de biens-fonds, c’est-à-dire chaque
paysan, chaque agriculteur devait le service actif
depuis l’âge de quinze ans juqu’à celui de
soixante-cinq. Comme les anciens Romains, les
Boërs sont caractérisés par ce fait qu’ils forment
une nation essentiellement — et simultanément
— militaire et agricole. Les proportions de sol-
dats et d’habitants étaient les mêmes à peu près.
Au cens de l’année 509, l’armée romaine comp-
tait 120000 hommes sur une population de
bOOOOO âmes. On sait que les Boërs ont aujourd’hui
une arméede '/<0000à50000hommes surunepopu-
lation de 250 000 habitants. L’unité de combat aux
premiers temps de la république romaine était la
troupe de la tribu, commandée par un tribunus.
Groupe à la fois militaire et local. C’est exacte-
ment le commando boër, avec son chef, le field-
corner. Ces groupes constituent de part et d’autre
le seul rouage organique de l’armée. A l’ensemble
commande, de part et d’autre, un chef élu, le
consul, chez les Romains. Aujourd’hui Cornélius
Scipio porte un nom à désinence française : il
s’appelle le général Joubert.
On connaît l’histoire de Cincinnatus. Une partie
de l’armée romaine venait d’être battue par les
Sabins; Cincinnatus était occupé à travailler, avec
sa femme Racilia, dans un petit champ de quatre
arpents qu’il possédait sur les bords du Tibre.
Voilà un bruit de chevaux, une troupe brillante,
des casques d’acier, des péplums écarlates. C’est
une délégation du sénat romain qui vient offrir à
Cincinnatus le commandement de l’armée. Le
bonhomme laisse sa charrue, prend son épée, va
battre les Sabins, puis revient, sans plus d’em-
barras, presser le pas tardif de ses grands bœufs.
Chacun a lu les détails donnés par les correspon-
dants de la presse sur la vie toute simple et rus-
tique de cet excellent général Joubert. Par sa rus-
ticité Cincinnatus l’eût peut-être encore emporté
sur lui, mais par la puissance du génie militaire
et l’éclat des victoires ininterrompues, c’est encore
Joubert qui passe au premier plan.
« Ce qui a fait la grandeur et la puissance de
Rome, dit son dernier historien, fut son état éco-
nomique si simple et sa constitution sociale si
forte. » Voilà encore le tableau des Boërs. Après
avoir, comme les Romains, aux débuts de leur
existence nationale, supporté une guerre défen-
sive héroïque, les Boërs iront-ils, comme leurs
grands ancêtres, à la conquête du monde? —
Dans leur propre intérêt nous ne le leur souhai-
tons pas.
D’autre part les armées fédérées — pour re-
prendre l’expression du président Kriiger — rap-
pellent d’une manière surprenante la stratégie et
la manière de combattre des armées napoléo-
niennes. Ce n’est ici, il est vrai, qu’un rapproche-
ment de caractère purement militaire, et qui
n’offre plus les i'apports étroits, d’ordre social,
que nous avons montrés entre les Boërs et les
vieux Romains. Voici en quels termes le célèbre
écrivain militaire allemand, le baron von der
Goltz, parle de la défaite d’Iéna éprouvée par les
armées prussiennes que l’on croyait à ce moment
140
LE MAGASIN PITTORESQUE
invincibles : « La terreur qui s’empara de la plus
grande partie des troupes est facile à expliquer.
Les bataillons s’étaient portés en avant dans un
ordre parfait, avec la remarquable cadence du
pas de l’époque et avaient exécuté leurs feux de
salve avec le plus grand calme et une extrême
rapidité. On leur avait toujours enseigné que ce
moyen menait infailliblement à la victoire et for-
çait n’importe quel ennemi à abandonner le champ
de bataille. Ils reconnaissaient maintenant avec
surprise que c’était une amère illusion, qu’ils
avaient rencontré un adversaire contre lequel ce
procédé restait sans effet, un adversaire qui leur
infligeait des pertes énormes sans qu’ils pussent
lui rendre la pareille avec les mêmes moyens,
un adversaire qu’ils ne distinguaient qu’avec
peine. » — « L’impossibilité dans laquelle ils se
voyaient d’opposer quoi que ce soit au feu des
tirailleurs ennemis les déconcertait », dit le
rapport officiel du bataillon saxon rédigé par
Lecoq.
Réellement ne croit-on pas lire une note sur
l’une des batailles qui se livrent en ce moment
dans le sud de l’Afrique ?
Voyons les détails : « A Iéna, écrit encore von
der Goltz, les bataillons prussiens, qui s’avancèrent
comme des murs, furent un instant victorieux.
Tout plia devant eux au début, leur feu rejeta en
arrière des troupes massées. Le même fait se pro-
duisit à Auerstadt. Mais cette belle infanterie
resta sans défense, dès que l’ennemi se déroba à
sa vue, dans les plis du terrain, derrière des
haies, des maisons, des murs, des voitures de
munition renversées, et même derrière des ca-
davres de chevaux. Alors dix, vingt, et même
trente salves éclatèrent sans effet sur le champ de
bataille, et le fantassin dut éprouver le même
sentiment que ce héros d’une histoire de reve-
nant qui faisait feu de son pistolet sur une appa-
rition et entendait sa balle tomber sans force sur
le sol. » — « L’impossibilité de pouvoir opposer quoi
que ce soit au feu destructeur des tirailleurs enne-
mis mit les hommes en déroute » , dit un rapport
sur la bataille d’Iéna. Encore une fois ne croit-on
pas lire un rapport sur l’affaire de Glencoe ou de
Majuba-Hill?
Parlant des tirailleurs français qui furent — et
on le sait trop peu aujourd’hui — le principal
élément des succès remportés par les armées de
Napoléon Ier, le fameux Sharnhorst, dans un tra-
vail écrit en commun avec von der Decken,
observe ce qui suit: « On ne veut pas admettre
la supériorité des tirailleurs français, on objecte
que notre infanterie légère et nos chasseurs ont
toujours fait autant qu’eux. Mais où ont-ils, comme
les tirailleurs français, presque réduit au silence
les canons d’une forteresse? Où sont-ils restés,
comme les tirailleurs français, pendant des jour-
nées entières, sous la mitraille, devant le glacis,
dans des sillons et dans des dépressions de terrain?
Oii a-t-on creusé pour eux des fossés desquels ils
tuaient, à travers les embrasures, les canonniers
qui venaient servir leurs pièces? »
Ces exploits n’avaient pas leur pareil au temps
de Napoléon Ier. Ils sont aujourd’hui renouvelés
chaque jour sur les bords de la Tugela — que les
Anglais passent et repassent — et sur les flancs
des montagnes d’où coulent les affluents du fleuve
Orange.
Faire revivre en une fois les Grecs de Thémis-
tocle, les Romains de Cincinnatus et les soldats
de Napoléon, c’était, eût-on cru, un rêve irréali-
sable; — une poignée de paysansprimitifs et frustes
le réalise de nos jours sous les yeux du monde
étonné.
Frantz FUNCK-BRENTANO.
ENFANTS
Enfants jolis, ô fleurs écloses
Dans les clairs jardins du Bon Dieu,
Vous êtes les vivantes roses
Des bosquets du paradis bleu.
‘ Vos mignonnes mains adorées
Ont des gestes si gracieux !
En vos prunelles azurées
Se mirent les bleuets des cieux.
Et vous pleurez, frêles étoiles,
Quand les anges, un peu jaloux,
De vos nids écartant les voiles,
Viennent vous faire les yeux doux...
Lorsque vous reposez bien calmes
Et souriez tranquillement,
C’est que les anges, de leurs palmes,
Vous caressent très tendrement.
Petits enfants, ô roses blondes
Dont les cœurs purs sont ravissants,
Trésors chéris, vos bouches rondes
Ont des parfums de lys naissants!
Baronne de BAYE.
-
SIMPLE AVEU
J’ai voulu bien souvent de ses traits adorables
Sur la toile esquisser le radieux portrait,
Mais en mes doigts tremblants le pinceau s’égarait.
Impuissant à tracer ses grâces ineffables.
Et je m’ingéniais en efforts misérables
A chanter sur mon luth l’irrésistible attrait
De son esprit charmant. En vain le luth vibrait :
Les Muses à mes vœux restaient inexorables.
Seul pourrait la dépeindre un être surhumain :
Tel on vit Raphaël de sa divine main
Atteindre en maint chef-d’œuvre à l’idéal suprême ;
Et, pour chanter son âme exquise et ses vertus,
Il faudrait les concerts sublimes des élus!
Pour moi, je lui dirai simplement : « Je vous aime ».
Em. FOUQUET.
Un homme public qui 11e veut pas abandonner son parti est
souvent tenu d’abandonner ses opinions. — Cardinal de Retz.
LE MAGASIN PITTORESQUE
141
IL'IEI'YIkÆXSriE UATIOITAL BOER
allucro Moderato.
L’hymne national boër est un chant patrio-
tique, en même temps qu’une prière. Avant d’enga-
ger une action, les Boërs le chantent tête nue, les
mains jointes, et l’ar-
dente exaltation qu’ils
mettent dans ces paro-
les belliqueuses, peint
bien l’indomptable
courage, la farouche
énergie de ces rudes
aussi donner la sagesse au peuple, afin que nous
vivions en paix avec les autres nations. A toi, Seigneur,
dont le bras tout-puissant nous a protégés dans les
C. F VAN RE ES,
P Kent gij dat voîk vol hel \ dcn
Kent g'j dat land zoo sclmai-s bo
Kent gij dien Staat nog maur ecn
En toch 7.00 lang go
En tocll coo liecr • lijk
In ’b wo-reUlseh Sia • ton
Ilot hrefb ge-
Wwr do no
Miuir* toc h door
r\ f - ferd gocd on bloed,
tuur haar won ■ d'ron wroclit,
’fcaiiich -tig Britsch be • wind,
V7j)p* ren, Ons lij -dot» iT' V06f blj,
fichai - len, Daar waâr ons volk hield fitnud,
etrevon. En pijn lijk on - «od tonaad.
Voici la traduction de cct
hymne dont nous donnons
ci-contre le texte original :
Noblement, les vail-
lants Boërs ont donné
Ieursang, leurviepourle
droit à la liberté ! En
bravant mille morts, ils
ont combattu à l’appel
du devoir. Faites flotter
haut notre bannière, ù
Burghers ! c’est le dra-
peau d’un peuple libre !
Notre pays ne gémira
jamais sousle joug étran-
ger. De par la volonté de
Dieu, nous de vons y rester
pour défendre le sol et le
peuple.
Quelle terre est plus
belle, plus riche en tré-
sors que la nôtre où la
nature a répandu toutes
ses merveilles! Debout,
vieux Burghers ! Et chan-
tez : Dieu protège le
peuple et le pays, et nous
garde nos champs, nos
monts et nos côtes. Debout, jeunes Burghers ! Et tous,
unissez-vous pour défendre, à l’appel du pays, vos
foyers et vos maisons.
Que le Seigneur, qui guide nos gouvernants, daigne
vnj • hcid en voor
kwis-tig stelt ton
eer ver k’ntivt voor
gors! lm»t île vlftg - gpn
Ion 1 laai fns fcc*t-bcd
Hoemt in âo.- a*flr on«i»r d»r’ ' «■' „
Wear • on zff vrcugrde - scuo-ton knpl • Ion, Daar
Hanr fiod dio uit komst lioeft gu ■ g.' • ven. »ij
J-^H
P-
JS -J
-0- t
jj^- &
— ;
►
jours passés, à toi la gloire, l'honneur et les louanges.
Dieu garde notre pays, notre cher pays, le berceau de
nos enfants, le sol de leurs pères !
Th. M.
Ce que doit êtt*e un JWasée d’Atft Contemporain
Il est de bon ton aujourd’hui de médire un peu
des musées. Jusqu’ici ce n’étaient guère que les
conservateurs qu’on s’était plu à taquiner. Ils ne
s en portent pas plus mal, d’ailleurs, et ce petit
jeu inoflensif a peut-être l’avantage de les tenir
éveillés. Mais, à présent, ce sont les pauvres mu-
sées qu’on malmène. Ici on les accuse de per-
vertir la jeunesse, là, de favoriser le vandalisme.
Ce ne seraient plus bientôt que des mauvais lieux
et des maisons de recel.
Il est probable que les musées résisteront,
mieux encore que leurs conservateurs, aux assauts
de ces aimables et plaisants paradoxes. Car le
public les aime et les comprend ; il sait bien tout
ce qu’il leur doit.
11 leur doit renseignement réfléchi du beau,
142
LE MAGASIN PITTORESQUE
qu’ils nous présentent sous tous les aspects par
lesquels le conçoivent les (lilïérentes conforma-
tions de la pensée humaine. 11 leur doit les leçons
éloquentes du passé qui, grâce à eux, est toujours
présent ; car en eux c’est l'histoire elle-même qui
parle, parles œuvres, qui sont de véritables faits.
Il leur doit encore un enseignement moral in-
direct et qui n’est pas sans prix, par le dévelop-
pement et la culture de l’esprit d’observation et
d’analyse, par l’éducation du jugement qui, sans
sevrer la pensée des enthousiasmes bienfaisants,
la met à l’abri des passions sectaires en lui
imposant le respect de toutes les formes du tra-
vail humain.
J’irai même plus loin et je dirai que le musée,
mieux que l’École, est le véritable éducateur, ou
du moins, qu’il est, dans bien des cas, non seule-
ment le complément mais le palliatif de l’École.
En effet, lorsque le culte du beau n’est plus com-
pris que dans sa littéralité scolaire, que les plus
nobles et les plus sûres traditions se trouvent
déformées à travers l’étroitesse des dogmes péda-
gogiques, que l’art est dévoyé dans les canalisa-
tions resserrées des conventions académiques,
ce sont les musées qui, dressés comme des phares,
indiquent la vraie voie aux esprits convaincus et
clairvoyants. Car ce sont eux seuls qui gardent le
dépôt des grandes traditions sacrées, et c’est en
cela qu’on peut les vénérer comme des temples.
Les chefs-d’œuvre qu’ils renferment nous
ouvrent tous les jours les yeux sur la grandeur
des spectacles qui nous entourent en nous mon-
trant comment de nobles imaginations les ont
compris et traduits avant nous. Leur action est
même si intense que c’est aussi bien devant les
tableaux des maîtres que devant la nature que se
sont accomplies les révolutions les plus hardies
qui ont eu pour but de pénétrer et de féconder
l’art par la vie et de dessiller les yeux obstrués
par les préjugés. Demandez aux romantiques les
plus fougueux, à Delacroix, par exemple, tout
ce qu’il est allé prendre à Rubens et plus tard aux
maîtres anglais ; demandez aux réalistes les plus
farouches, depuis Courbet jusqu’à Pantin, tout ce
qu’ils doivent aux grands hôtes du Louvre.
Demandez même aux impressionnistes, à Manet,
ce qu’il devait à Goya ou à Velasquez, à Claude
Monetouà Pissarro ce que leur dirent Constable
et Turner, et à ce dernier ce que lui avait appris
déjà Claude Loi'rain.
La vérité est que toutes les révolutions ont eu
pour but, non pas de refaire tout à neuf, mais de
ressaisir le 01 échappé de la vraie et saine tradi-
tion et que les musées, seuls, permettent d’en
retrouver facilement la trace.
En veut-on un exemple décisif? C’est notre
musée du Luxembourg qui nous le fournira de
lui-même. Ouvert en 1750, il a eu la gloire, on
le sait, d’être le premier musée de France. Jus-
qu’à ce jour tout jeune homme qui voulait prendre
des guides en dehors de ses professeurs n’avait
guère d’autre ressource pour voir de la peinture
que de visiter les églises, chez nous, d’ailleurs,
assez pauvres en chefs-d’œuvre anciens. C’est
pourquoi le voyage d’Italie devint indispensable
dans l’éducation artistique, comme le tour de
France pour les artisans.
M. Henry Roujon rappelait récemment, à l’Ins-
titut, avec beaucoup de jugement et de finesse,
les résultats d’un de ces voyages accomplis par
un de ses anciens et illustres prédécesseurs,
M. de Vandières. Parmi les titres qu’il invoquait
en sa faveur auprès de la postérité, il ne man-
quait pas de rappeler l’ouverture des collections
royales au public dans les galeries du Luxem-
bourg. C’est qu’en effet, ce n’était pas un vain
titre de gloire et « l’idée, toute simple qu’elle
puisse paraître aujourd’hui, écrit M. de Chenne-
vières, apparut justement alors tellementheureuse
et tellement féconde pour le progrès des arts,
que chacun en revendiqua l’honneur et M. de
Tourehem et M. de Marigny la disputèrent à un
ingénieux critique des salons, La Font de Saint-
Yenne, qui l’avait produite en 1747... » Madame
de Pompadour elle-même ne s’était pas fait faute
de se l’attribuer à son tour. Déjà la galerie de
Rubens était restée, suivant l’expression de M. de
Chennevières, « pendant deux siècles, l’école la
plus suivie de nos peintres ». A partir du jour où
les collections du cabinet du roi furent ouvertes
au public, ce fut le Luxembourg qui donna le
véritable enseignement de l’art. Renouvelées et
développées sous le règne de Louis XVI, du côté
des petits maîtres flamands et hollandais, si
dédaignés antérieurement, c’est là que se for-
mèrent tous les précurseurs obscurs mais clair-
voyants qui ont préparé l’évolution des formes
les plus modernes de notre art contemporain.
C’est devant Ruysdaèl, lluysmans ou Van Goyen,
devant Cuyp, Berghem ou Potter, devant Ostade
ou Téniers, Gérard Dow, Metsu ou Mieris, etc.,
que se formèrent De Marne, Georges Michel,
Moreau l’aîné, Drolling, Boilly, comme, plus tard,
devant le Pont Saint-Ange de J. Vernet, qui les
rattachait à Claude Lorrain, se forma Corot;
annonçant les uns, avant l’inlluence anglaise,
l’avènement de la peinture de paysage, avec Paul
Huet, les autres la peinture d’intérieurs avec
Granet, que suivra plus tard Bonvin, d’autres
créant le genre où s’illustrera Meissonier.
A la vérité, pour qu’un musée puisse rendre
d’utiles services, il faut qu’il présente les vrais
caractères d’un musée. Malgré tout ce que nous
leur devons, nos établissements n’ont, par
malheur, été que trop longtemps considérés
comme des galeries destinées à satisfaire tantôt
la vanité d’un souverain, tantôt l’amour-propre
d’une nation. Trop souvent on y oublia la mission
que leur avait donnée, en les fondant, la Révolu-
tion qui en avait voulu faire des instruments
d’éducation et de haut enseignement. Trop long-
temps on parut surtout préoccupé d’y ordonner,
LE MAGASIN PITTORESQUE
143
pour l’étonnement du visiteur, de vastes exposi-
tions de chefs d’œuvre, ou du moins d’ouvrages
que la génération du moment jugeait tels.
De plus, les locaux dans lesquels ils étaient ins-
jour endormi et solennel qui, lui seul, impose
aux foules.
Aujourd’hui encore, quelques esprits chagrins
voudraient, semble-t-il, nous ramener vers cet
é$é$
iüiii
ifel
mmê
tallés, ces vieux palais qui pesaient sur notre ima-
gination de tout leur prestige d’antiques demeu-
res royales, ont troublé longtemps notre compré-
hension du rôle exact des musées. On les regar-
dait comme des sortes de Panthéons pour les
grands artistes, oül’on allait porter ses hommages,
sous les plafonds dorés des hautes galeries au
idéal d’autrefois. Après avoir crié plus de vingt ans
pour obtenir la classification méthodique de nos
collections nationales, en invoquant l’exemple des
grands musées étrangers qui ne faisaient, d’ailleurs,
que suivre le mouvement que nous avions créé
nous-mêmes dès 1848, voici, maintenant que
cette classification est obtenue, qu’on recoin-
Une salle de sculpture au Musée^du Luxembourg.
144
LE MAGASIN PITTORESQUE
mence à s’agiter dans un autre sens, à crier au
pédantisme, à protester contre l’histoire et à récla-
mer au nom de l’esthétique. Plus de séries his-
toriques ! des chefs-d’œuvre! — D’accord. Mais
la grande difficulté sera toujours de s’entendre sur
ce dernier mot.
En dépit des amateurs blasés et des dilettantes,
un musée qui veut rester digne de ce nom est
tenu d’offrir un enseignement complet du Beau
et de l’histoire de ses vicissitudes à travers les
races et à travers les temps. Il convient cependant
que cet enseignement soit développé sans appa-
rence pédagogique, avec méthode et logique assuré-
ment, mais dissimulé le plus possible sous une pré-
sentation avenante qui ne décourage pas le visiteur
et donne l’illusion des conditions pour lesquelles
a été accomplie toute œuvre d’art.
Tout cela sans doute est facile à dire et — cer-
tains départements du Louvre en sont un éloquent
exemple — facile à faire pour un musée d’art an-
cien. Mais combien le problème devient plus com-
pliqué lorsqu’il s’agit de collections modernes !
Ici, nous sommes en pleine IuLte et en pleine
tempête. Nous nous trouvons en butte aux conflits
perpétuels des amours-propres, des intérêts, des
sympathies ou des antipathies d’idées et surtout
de personnes, de groupes, de sociétés.
On sait ou, plutôt, on n’oublie que trop à quel
point d’acharnement peuvent conduire des diver-
gences d’idéal ou simplement de métier. Les listes
de proscription de l’art sont aussi nombreuses
et aussi cruelles que celles de la politique. Rous-
seau exclu quatorze ans des salons, Millet et Dela-
croix abreuvés d’outrages, Puvis de Ghavannes
bafoué et ridiculisé, quelle est celle de nos
grandes gloires qui n’ait été décriée et méprisée
jusqu’à ce que le temps ait remis tranquillement
toute chose à sa place, inscrivant le nom des uns
au plus profond delà reconnaissance des hommes,
plongeant les autres — et c’est ce qui peut leur
arriver de mieux — dans les limbes de l’oubli?
Et, maintenant, quelle prétention de vouloir
établir de prétendues classifications dans tout ce
tumulte et ce chaos de la production contempo-
raine, lorsque, de si près, il semble impossible d’en
embrasser l’ensemble et de répartir sympathique-
ment les familles d’artistes suivant l’idéal qui leur
est commun !
Ce sont là, certes, des difficultés incontestables.
Il n’est pas, cependant, impossible de les surmon-
ter. Le plus réel obstacle réside dans nos mau-
vaises habitudes, dans la pensée innée de notre
infaillibilité et dans une paresse invétérée de notre
esprit et de nos yeux. Nous répugnons, comme dans
la vie politique, à laquelle nous sommes du moins
mêlés par nos intérêts, à faire l’effort nécessaire
pour nous dégager des passions du temps présent
et concevoir les événements qui nous entourent
avec le calme qu’apporte le recul de l’histoire.
Que n’essàyons-nous de goûter les maîtres les
plus divers d’aujourd’hui et leurs formules extrê-
mes comme nous admirons les maîtres les plus op-
posés d’autrefois, Pérugin et Rembrandt, Raphaël
et Rubens, Léonard et Velasquez, Fragonard et
David, et, depuis, Ingres et Delacroix? Est-il
besoin, pour arriver à cet état d’esprit, de sacrifier
son enthousiasme pour le beau, de se cuirasser de
scepticisme ou d’indifférence ? Il y faut, au con-
traire, montrer une véritable passion, mais une
passion désintéressée, la passion du vrai et du
beau, le souci de n’être dupe ni des autres, ni sur-
tout de soi, c’est-à-dire ni de ses admirations, ni
| de ses préjugés; il y faut la volonté de jouir de
tout ce qui est bien et le désir d’apprendre sans
cesse. Car c’est souvent plus par orgueil que par
insuffisance que pèchent la plupart de ceux qui
ne comprennent pas.
Nul milieu n’était plus propre pour tenter de
reprendre et de propager ce programme que le
musée du Luxembourg. D’abord, parce que, à
l’honneur de notre pays, la tolérance en art est
une tradition d’Etat. Nos gouvernements les plus
absolus et même ceux qui semblaient le moins
ouverts aux arts nous en ont donné l’exemple.
Rappelez-vous la persévérance de M. de Forbin à
faire entrer dans nos musées le Radeau de la Mé-
duse., à l'heure où le chef- d’œuvre de Géricaultne
connaissait guère que les critiques féroces des con-
frères ou des écrivains. Pensez à Louis-Philippe
faisant des commandes, bien à contre-cœur sans
doute, à Delacroix qu’il n’aimait pas. De même,
n’oublions pas que le second Empire organisa,
contre l’Institut, le salon des refusés et réorganisa
l’enseignement de l’École des Beaux-Àrls.
Ensuite, parce que de nobles esprits, élevés dans
l’admiration des grandes choses du passé, y
ont établi des précédents inoubliables. Le passage
du premier Naigeon, l’ancien membre de la Com-
mission temporaire des Arts, en 1793, de Yillot,
le réorganisateur des peintures du Louvre et l’on
peut dire le promoteur du mouvement historique
et critique qui a transformé tous les musées d’Eu-
rope, du marquis de Chennevières, dont l’esprit
hardi et clairvoyant a, pour ainsi dire, établi les
bases de notre administration des Beaux-Arts,
d’Étienne Arago, enfin, qui apportait au Luxem-
bourg ses souvenirs personnels des grandes luttes
romantiques et son libéralisme ardent de vieux
républicain, la longue occupation de cette con-
servation par ces intelligences ouvertes et
éclairées, a fait naître des traditions qui ont donné
à cette maison une atmosphère d'indépendance,
de tolérance et d’impartialité et créé pour leurs
successeurs, quelle que soit l’autorité de leur nom
ou de leur talent, des devoirs auxquels ils ne pour-
ront plus se soustraire désormais.
Nul moment ne paraît être plus favorable que
celui-ci à fixer définitivement cette œuvre. Devant
la concurrence active des expositions, en face de
leurs audaces et même de leurs excès, le goût du
public s’est éveillé, son sens critique s’est affiné;
le développement général de l’esprit scientifique
LE MAGASIN PITTORESQUE
145
a contribué pour sa part à ces résultats. Le public
est devenu plus exigeant, plus avide de connaître,
plus désireux de relier les faits, de rattacher le pré-
sent au passé et de comparer les formes de nos
conceptions esthétiques à celles des conceptions
de nos voisins. Il s’accoutume chaque jour à consi-
dérer notre art contemporain en le plaçant dans
l’histoire. Enfin, il ne reste pas indifférent au
mouvement de méthode et de critique qui a trans-
figuré les grands musées étrangers et qui a renou-
velé une seconde fois le Louvre.
(A suivre.) Léonce BÉNÉD1TE.
Conservateur du Musée du Luxembourg.
Tous les hommes se trompent : Les grands hommes recon-
naissent qu'ils se sont trompés. — Fonteneli.e.
Comment nous voient les Mouches
Si nous examinons au microscope une tête de
mouche, nous remarquons qu’elle possède deux
sortes d’yeux distincts : les gros yeux, placés de
chaque côté de laface, et les petits yeux ou ocelles ,
disposés en triangle sur le vertex.
Les gros yeux forment deux saillies convexes
et se décomposent en une multitude de facettes
hexagonales juxtaposées.
Ces facettes paraissent atteindre le nombre
de] 4 000 environ; elles ne sont pas de même
grandeur, celles de la partie supérieure ayant
1/1000 de pouce et celles de la partie inférieure
1/5000 de pouce seulement.
La figure 1 représente une de ces 4000 facettes
qui forme à elle seule un œil complet. Elle se
compose en effet :
1° De la cornée C ;
5° D’un cône cristallinien T placé derrière la
cornée et formé de seize segments divers intime-
ment unis et entourés dé pigment;
3° De la rétinule R qui est en rapport avec
l’extrémité du cône cristallinien et avec un fila-
ment du nerf optique.
Chacune des facettes étant immobile, comme du
reste le grand œil qu’elles composent, il arrive
que seuls les rayons qui suivent l’axe du cône
pourront impressionner le nerf optique.
Ainsi donc, suivant l’expression de Johannes
Muller (Phys. <>j lhe s crises), l’image que p er-
çoivent les mouches, formée par des milliers de
points séparés, répondant chacun à une partie
distincte du champ visuel extérieur, « doit res-
sembler à une mosaïque ».
C’est la meilleure idée qu’on puisse se former
de la façon dont les objets viennent se peindre
sur la rétine de ces insectes.
Passons maintenant à l’examen des ocelles.
Chacun d’eux se compose de :
1° Un cristallin faisant partie du tégument gé-
néral du corps ;
2° Une couche de cellules transparentes ;
3° Une rétine formée d’une couche de cellules
présentant un bâtonnet comme terminaison anté-
rieure et recevant à la partie postérieure les fila-
ments du nerf optique;
4° Du pigment.
Le cristallin a une forme convexe très accen-
Comment nous voient les mouches. — Un homme en
perspective.
tuée, il doit donc avoir un foyer très court, et les
bâtonnets étant en très petit nombre, cet œil ne
peut donner une image nette que des objels très
rapprochés.
Pour bien exprimer notre pensée nous pour-
rions dire que, par les ocelles, les mouches sont
atteintes de myopie.
Il est expérimentalement prouvé que les ani-
maux mesurent instinctivement les dimensions
des objets qui les entourent à leurs dimensions
propres.
Il nous est donc facile de concevoir la sensation
visuelle d’une mouche, ayant 4 millimètres de
hauteur et6millimètrcs de circonférence moyenne,
qui se trouverait, sur le sol, à la distance de 0m,25
d’un homme de taille ordinaire, 1 m , 7 0 , debout.
Elle percevra les extrémités des semelles, larges
146
LE MAGASIN PITTORESQUE
de 0m,06, ainsi que nous ferions d’auvents de
9 mètres de largeur qui avanceraient de 6 mètres
environ avec une élévation approximative de
8 mètres au-dessus du sol.
Placée dans les mêmes conditions, vis-à-vis de
l’homme qu’elle regarde, que le serait un être
humain en face et aux pieds d’une statue colossale
de 700 mètres de haut, la bestiole verra le corps
de son sujet aller toujours en diminuant de vo-
lume et la tête tout à fait minuscule. Les plis de
l’étoffe du pantalon, jusqu’aux genoux, lui paraî-
tronl considérables, tandis qu’elle percevra à
peine, là-bas, là-bas... dans le lointain, les mains,
le veston et la moustache, tel un buisson au faîte
d’une montagne.
Mais voici que notre mouche s’envole et vient
se poser sur la main de l’homme.
La voilà entre le duvet et les sinuosités de la
peau comme un être humain dans une pépinière
traversée de sillons. Çà et là des flaques grais-
seuses sont pour elle autant de plats appétissants.
Elle perçoit toutes ces choses avec ses ocelles
qui alors lui servent merveilleusement, tandis
que ses grands yeux voient le buste ainsi qu’une
colline haute. Assurément elle ne s’occupe guère
de cette masse, tout occupée qu’elle est à exploiter
le riche terrain qu’elle explore.
Jacques DAYIA.
HISTOIRE CULINAIRE DE PARIS
Puisque la fête de l’Alimentation qui vient d’être
donnée, sous le patronage du conseil municipal,
m’en fournit l’occasion, je voudrais — sans pré-
tendre traiter ce vaste sujet ex professo et en
détail — choisir et indiquer ce qu’il y a eu de plus
caractéristique, je n’ose dire de plus national,
dans la cuisine des Parisiens d’autrefois. Il me
serait très facile de faire précéder cette Histoire
culinaire de Paris de développements philoso-
phiques dans lesquels j’essayerais de -montrer les
rapports qui existent — ou doivent exister —
entre la formation intellectuelle et morale d’une
race et la manière dont elle se nourrit. J’aime
mieux exposer les faits en chargeant le lecteur de
conclure.
Les premiers habitants de Lucrèce, ceux du
moins dont les anciens historiens grecs ou ro-
mains nous ont révélé les mœurs, étaient grands
amateurs de bouillie d’avoine et de porc salé.
Moins exclusifs, les Francs, que distinguait un appé-
tit germanique , chargeaient leurs tables de vian-
des très variées mais presque toujours rôties. Le
ragoût, qui exige une préparation assez délicate
et un assaisonnement parfois compliqué, n’a pas
été connu aux époques barbares. Les peuples
naissent rôtisseurs ; ce n’est qu’après plusieurs
siècles qu’ils deviennent cuisiniers.
Cette préférence pour la viande rôtie, nous la
constatons pendant toute la durée du moyen âge
et elle persistera même, un peu atténuée, jusqu’à
la mort de Louis XIV, accompagnée, il est vrai,
d’un goût national pour la soupe. En France sont
les grands soupiers, disait un proverbe qui n’a
pas trop vieilli.
Dans les cuisines fumeuses ou les arrière-bou-
tiques mal éclairées, les bons bourgeois de Paris
mangeaient beaucoup, pour se consoler sans doute
des malheurs du temps. Les bouchers leur four-
nissaient d’énormes quartiers de bœuf et les « char-
cüitiers >; des pâtés de viande qui avaient une
grande vogue . Dans la rue aux Oues (ou aux Oyes)
qui deviendra plus tard par corruption la rue aux
Ours, ils trouvaient d’admirables oies, toutes
rôties, dorées et juteuses, mais il fallait les
manger jeunes, parce que « vieux lièvre et vieille
oye sont la nourriture du diable ».
Jamais peut-être on n’a autant mangé, à Paris,
qu’à cette époque désolée dont le sombre
génie d’un Michelet nous fait un si triste tableau.
Rois et grands seigneurs donnaient l’exemple et
on s’empressait de le suivre. Le culte de la bonne
chère était général. Tout le prouve, les récits des
chroniqueurs comme les fantaisies des poètes et
des conteurs. Une appétissante odeur de cuisine
s’exhale des poèmes de Villon et des romans
de Rabelais.
Certains aliments, qui ne méritaient pas tou-
jours ce privilège, étaient réservés aux tables
nobles : le paon, le cygne, etc. Je ne parle pas du
faisan, dont la réputation, très légitime, a survécu
à tant de révolutions.
Ce n’était pas une petite affaire que de servir
un cygne avec tous les apprêts que recommande
le Livre fort excellent de cuisine , publié à Lyon
en 1542. Couvert d’une légère couche d’argent,
sauf le cou, le bec et les pattes, qui étaient dorées,
revêtu d’un manteau de sandal vermeil sur lequel
on dessinait des armoiries, il était posé « comme
s'il nageait en eau » sur un petit lac artificiel en
pâte bise. Pour réussir un plat aussi compliqué,
il fallait être non seulement cuisinier, mais
aussi peintre, architecte et décorateur.
Quelque robuste que fût l’estomac de nos aïeux,
il n’aurait pas résisté à cette nourriture presque
uniquement animale, sans un adjuvant précieux
que lui réservait la Providence : les épices. On ne
se doute pas du rôle immense que les épices ont
joué dans notre histoire.
Les Croisades avaient eu pour résultat d’en
augmenter le nombre et d’en répandre l’usage,
LE MAGASIN PITTORESQUE
147
qui devint bientôt excessif. Le sucre, le safran,
le clou de girofle rendirent les sauces plus savou-
reuses. Suc d’oseille ou jus d’orange ou de raisin
vert, le verjus forma un condiment très apprécié.
Nationale par son origine, mais réservée, par
suite de son prix élevé, aux rois ou aux princes,
lamoutarde s’imposa peu à peu à toutes les tables.
Un poète du moyen âge, Gautier de Coinsi, dit
dans son poème de Sainte Léocade, en parlant des
écoliers :
Ils n’ont ni poivre ni moutarde :
Espoir bien leur vient mais moult tarde.
Deux ou trois cents ans plus tard, les étudiants
eux-mêmes pouvaient se servir de moutarde, mais
elle continuait à être vendue sèche et en pastilles
qu’on délayait dans du vinaigre.
Les légumes, trop dédaignés, commençaient à
prendre dans l’alimentation parisienne la place
que sans injustice et même sans péril on ne sau-
rait leur refuser. L’artichaut, l’humble artichaut,
arrivait d’Italie, sous le règne de Louis XII. Son
exotisme le rendait rapidement populaire, mais
on se défiait du concombre qui « donne la fièvre »
et des lentilles qui « enflent les boyaux, nuisent
à la vue et causent des songes hideux. » Répu-
gnances d’autant plus bizarres qu’elles étaient
accompagnées, chez les Parisiens, d’une regret-
table prédilection pour le navet, douceâtre et
mou, qui serait assurément le plus insipide et le
moins excusable des légumes, si la rave n’existait
pas.
En même temps que la nourriture devenait plus
variée, le luxe de la table faisait des progrès re-
marquables. Serviettes, fourchettes et cuillères,
d’abord objets de luxe, car il paraissait plus
simple et plus commode de manger avec les doigts
et de s’essuyer à la nappe, ne furent d’un usage
général que dans les dernières années du règne
de Louis XL
Le xvue siècle, dominé par une sorte d’ogre, ce
Louis XIV, qui avait, dit-on, un double estomac,
peut revendiquer bien des supériorités, mais celle
de la cuisine intelligente lui sera toujours refusée
par ceux qui ont étudié de près cette grave ques-
tion de l’alimentation nationale.
Si brillant à bien des égards, ce siècle ne savait
pas manger. Il poussait jusqu’àl’abus, jusqu’au ri-
dicule, l’amour de laviande, malprésentée, avalée
gloutonnement. « On servait, dit Mercier dans son
Tableau de Paris , des masses considérables de
viande et on les servait en pyramides. Les petits
plats qui coûtent dix fois plus qu’un gros n’étaient
pas encore connus. » Le résultat de ce grossier
régime, on le devine. A la ville comme à la cour,
chez les bourgeois comme chez les nobles, l’indi-
gestion était, pour ainsi dire, permanente, sans
parler des attaques d’apoplexie. On n’en venait
à bout qu’à force de saignées, de purgations et
de clystères.
Aveclamode des petits soupers, souslaRégence,
naquit la cuisine française, qui est restée depuis
la première du monde. Sur des tables ornées avec
un goût exquis parurent enfin des plats délicats
et engageants. L’arrangement fut soumis à des
règles minutieuses et l’assaisonnement devint une
science. On comprit ce qu’une sauce, digne de ce
nom, exige de soin^ et d’habileté. Après cent an-
nées de gloutonnerie, la gourmandise, qui choisit
et qui juge, eut d’admirables et d’innombrables
représentants. Aux romans légers de Crébillon,
aux aimables tableaux de Lancret ou de Watteau,
à la fine musique de Monsigny ou de Grétry, cor-
respondirent, petits chefs-d’œuvre également, des
mets savoureux que le regard contemplait avec
sympathie et que l’estomac absorbait sans danger.
Rien de vulgaire ni d’excessif. Un mélange har-
monieux de fantaisie, d’art et de goût. A cette
merveilleuse époque, tout eut de l’esprit, même
la cuisine.
Dans les prisons où on les enfermait — c’est
encore Mercier qui le remarque — grands sei-
gneurs et grandes dames se passaient, sans trop
de peine, de bien des choses, mais ces malheureux
qui allaient mourir et qui le savaient n’avaient
qu’un désir et qu’un espoir : bien manger.
Après la Révolution, quand l’apaisement se fut
fait dans les âmes, le retour à la cuisine délicate
inaugura le rétablissement de l’ordre. Le Palais-
Royal, centre des plaisirs de Paris, se remplit de
gastronomes , qui élevèrent la gourmandise à la
hauteur d’une institution. Philosophes désabusés
qui s’intéressaient peu aux changements de ré-
gime, les gastronomes allaient de restaurant en
restaurant pour faire des comparaisons. Chez les
Frères Provençaux, c’était la morue en brandade
qui les attirait ; chez Riche, les rognons à la bro-
chette. Ils ne dédaignaient pas non plus les pieds
de mouton du Veau qui tette. Aussi vivaient-ils
heureux, dégagés des ambitions qui abîment
l’estomac, passantla moitié de leurtemps àmanger
et l’autre moitié à digérer.
Cet âge d’or, les Parisiens ne le reverront plus.
Qui de nous, aujourd’hui, a assez de loisirs, assez
de tranquillité d’âme pour savourer un bon repas,
pour s’écouter manger? Hâtivement, sans goût et
sans plaisir, avec cette fièvre que nous mettons
à tout, nous absorbons des produits chimiques
et nous ne nous apercevons même pas qu’ils sont
mauvais. Si par hasard un homme, qui a le cou-
rage de ses convictions, ose manifester le plaisir
que lui cause un plat par hasard réussi, il étonne,
il scandalise presque. On le prend pour un pro-
vincial et il a la faiblesse d’en être humilié...
Ce n’est qu’en province, en efï'et, qu’on sait
encore apprécier le charme d’un bon repas. A
Paris, de tous les péchés capitaux, la gourman-
dise est le seul qui ne soit pas en progrès.
Henri d’ALMERAS.
Los plus longs discours n’avancent pas plus 1rs affaires
qu’une robe traînante n'aide la course. — Bacon.
LE MAGASIN PITTORESQUE
EN ESPAGNE
T^IR-IFL^OOISriE
Les villes en ruines revêtent une poésie majes-
tueuse et sympathique ; au milieu d’une cité
morte on se dit : « Combien grande et illustre
elle serait sans doute encore si elle vivait ! » Les
villes dé-
chues impri-
ment dans
l’âme du vi-
siteur la
tristesse et
la compas-
sion. On
leur en veut
presque d’a-
voir survécu
en végétant
plutôt que
d’avoir péri
glorieuse-
ment dans
une catas-
trophe mé-
morable, et
les frag-
ments restés
debout de
leur gran-
deur passée
semblent
des témoins
qui se lèvent
pour accu-
serl’excessif
amour de la
vie de leurs
citoyens de
jadis au jour
de., la crise
guerrière,
ou l’indolen-
ce de leurs
habitants
présents.
Telle est l’impression produite d’abord par
Tarragone. Dans une excellente et agréable situa-
tion, en amphithéâtre sur une colline qui domine
la Méditerranée, Tarragone, centre de la puis-
sance romaine en Espagne, il y a moins de deux
mille ans, subit un sort comparable à celui de
ces esclaves infortunées qui, du brillant épanouis-
sement de leur jeunesse à la décrépitude dessé-
chée de la vieillesse, passent successivement aux
mains de plusieurs maîtres, avec une dégradation
progressive. Les Goths, les Maures, les Chrétiens
s’en sont emparés à tour de rôle, et parfois avec
des retours alternatifs. Puis, pendant une période
de près de cinquante ans, après la conquête de
Alfonso-le-Batailleur en 1220, elle disparut presque
de l’histoire, jusqu’au jour où s’associant, en 1060,
au soulève-
Le rempart romain et la tour carrée, dite de l’Archevêque.
ment de
toute la Ca-
talogne con-
tre les mi-
nistres de
Philippe IV,
elle connut
de nouveau
les horreurs
d’un siège,
auquel du
reste elle ne
sut pas ré-
sister. Plus
énergique
contre les
Français en
1811, elle
arrêta le
général Su-
chet pen-
dant sept se-
maines et ne
céda qu’é-
puisée de
tout.
La popu-
lation s’est
réduite d’un
million à
vingt - deux
mille habi-
tants, son
enceinte de
68 kilomè-
tres à moins
de 3 kilo-
mètres.
Aujourd’hui, diminuée à ce point, elle est chet-
1 i eu de province, siège d’un gouvernement mili-
taire et d’un gouvernement civil, une ville neuve
se refait, percée de larges voies que bordent des
constructions très modernes, et le mouvement
d’affaires de son port, malgré l’absorbante con-
currence de Barcelone distante d’une trentaine
de lieues, au nord, a repris assez d’importance
pour que plusieurs nations y établissent des
consulats.
En cela n’est pas l’intérêt d’une visite à Tarra-
gone. Il est dans les restes peu communs des cons-
LE MAGASIN PITTORESQUE
149
tractions gigantesques édifiées au temps de sa
splendeur, dans les trésors artistiques que presque
chaque jour met à découvert la pioche du terras-
sier et dans quelques particularités curieuses de
sa cathédrale.
La première admiration du voyageur est provo-
quée par les vieilles murailles de l’enceinte ro-
maine, bâties avec une telle perfection dans la
coupe et l’assemblage des pierres que, sans le se-
cours d’aucun ciment, après vingt siècles et une
vieux mur sur le Paseo San Antonio, non loin de
la porte du même nom.
Une autre merveille romaine à compter parmi
les curiosités de Tarragone, quoiqu’elle en soit
distante de 4 kilomètres, c’est le reste de l’aque-
duc qui jadis captait, à 8 kilomètres à l’est
de la ville, les eaux du Rio Gaya, les amenait
par des galeries souterraines jusqu’à une vallée
profonde, proche de la route de Tarragone à
Lérida par Yalls, et leur faisait traverser cette
Jésus au tombeau. — Personnages de grandeur naturelle.
série de sièges, ce qui n’en a pas été renversé de
propos délibéré par une démolition en règle se
tient superbe et puissant, notamment la tour
carrée, dite aujourd’hui de l’Archevêque , la tour
ronde qui subsiste du palais d’Auguste, — au-
jourd’hui la prison, — et la partie qui se prolonge
le long du Paseo San Antonio.
Mais quand les Romains établirent à Tarragone
le gouvernement de la province Ibérique, cette
ville était déjà entourée d’une enceinte non moins
étonnante dans un genre de construction diffé-
rent. C était le mur cyclopéen formé d’immenses
blocs de pieri’e superposés, inébranlables par la
seule énormité de leurs dimensions et de leur
poids. Aussi les Romains jugèrent que c’était là
des fondations plus que suffisantes ; ils nivelèrent
seulement la crête du mur cyclopéen par un ban-
deau régulier et y assirent leurs murailles. Un
des plus beaux spécimens de cette architecture
primitive, qui semble un travail d’Hereule, se
voit intact à la petite poterne qui s’ouvre dans le
vallée par un pont formé de deux lignes d’arcades
superposées. C'est le pont qui subsiste, dénommé
officiellement puente de Las Ferreras , et que le
populaire a baptisé, en raison de sa grandeur, de
sa hardiesse et de sa perfection ,\o P ont-du- Diable.
La première ligne posée au fond de la vallée
comprend onze arcades de 6m,50 d’ouverture
soutenues par des piliers de forme à peu près
pyramidale, d’une épaisseur de 3m,30 à la base
et de lm,G0 seulement à la naissance des arcs :
îa ligne supérieure relie les deux collines à peu
près aux deux tiers de leur hauteur, par vingt-
cinq arcades d'ouver ture égale à celle des arcades
inférieures : leurs piliers sont rectangulaires
et droits. L’élévation maxima des arcades est
d’environ 25 mètres et la hauteur totale du plus
bas sol au parapet de la conduite n’est guère
moindre que de 60 mètres. Tout l’ouvrage en
assises posées à sec, taillées en bossage, est
parfaitement conservé dans toutes ses parties
vives. Tout au plus quelques brèches dans le cou-
150
LE MAGASIN PITTORESQUE
ronnement et de-ci de-là une pierre échappée à
un angle du chapiteau.
L’aqueduc romain de Tarragone est comme
neuf en comparaison de celui dont on voit les
ruines près de Tunis, sur la route du Bardo, et
n’a d’égal ou de supérieur que l’admirable aque-
duc de Ségovie.
A l’intérieur de la ville, peu de monuments;
mais si l’on prenait soin de diriger des fouilles,
toute une ville ensevelie sortirait de terre. A
Tarragone comme à Rome, la cité fut constam-
ment exhaussée parce qu’on bâtissait sans déblai
sur les édifices enfouis. On sait que l’ancienne
capitale de la Tarragonaise possédait un Capitole,
des temples, des palais, un théâtre, un cirque.
Bon nombre des maisons actuelles ont emprunté
partie de leurs matériaux aux débris de ces mo-
numents et à des fragments d’œuvres d’art.
Seule la cathédrale érigée au sommet de la
colline oii s’étend la Plaça de la Fuente mérite
une visite ; oui, mais une visite attentive, car sans
parler de très anciennes tapisseries italiennes,
et des magnifiques vitraux, peints en 1574, qui
éclairent le transept deux fois plus élevé que le
reste de l’église, il faut y voir deux choses qui en
sont la particulière curiosité.
Derrière le maître-autel, malheureusement dans
un emplacement trop sombre, le retable sculpté
en albâtre, ou en marbre de Catalogne à ce que
disent les uns, mais qui ressemble à s’y mé-
prendre à un émail italien, car il en a les colora-
tions et le brillant. Ce retable, long de 3 mètres
environ, est divisé en une double série de com-
partiments de 0,33 x 0,25 environ, à mesure
d’œil, dont chacun forme un petit tableau ;
quelques-uns représentent des scènes de la vie
du Christ, et les autres l’histoire de la vie et du
martyre de sainte Thècle, patronne de Tarra-
gone. Certains détails de la composition sont
d’une naïveté ravissante, et l’on sent si profonde
la foi de l’artiste, que son œuvre est touchante, et
encore est-il juste d’admirer la difficile exécution
d’un tel morceau, qu’il soit taillé dans le marbre
ou façonné soit en albâtre, soit en faïence.
Mais si vous ne craignez pas un fort saisisse-
ment, ayez soin, en visitant la cathédrale, de vous
avancer autour de la Cajnlla Mayor, par la
gauche ; un spectacle extraoi’dinaire vous y arrête.
Une sorte de crypte obscure y est adossée au mur
du chœur ; elle est le théâtre d’une scène impres-
sionnante, inoubliable. Autour d’un tombeau de
marbre sur lequel repose le cadavre du Christ,
six personnages de marbre, de grandeur natu-
relle, veillent et prient et pleurent, dans une telle
vérité d’attitude et de physionomie que vous
vous croyez en face d’une scène réelle, qui vous
met au cœur une sorte d’effroi. Les saintes fem-
mes au fond, au nombre de quatre, Madeleine à
l’extrémité gauche, reconnaissable à ses cheveux
abondants et découverts et à l’air de jeunesse de
son visage, les deux disciples fidèles en avant, l’un
à la tête, l’autre aux pieds du Christ, tous debout
dans le silence et l’immobilité qui sont aussi
bien de l’être vivant frappé de la suprême dou-
leur que du marbre inerte. Pour compléter l’illu-
sion, la lumière vacillante d’une veilleuse par le
déplacement des ombres tour à tour agrandies et
x'apetissées donne, par instant, aces personnages
L’aqueduc romain. — Pont à double étage d’arcades. — « Las Ferreras ».
LE MAGASIN PITTORESQUE
151
muets, l’apparence du mouvement, et qui les
regarde un certain temps finit par les croire ani-
més. Un écusson sculpté sur le devant du tom-
beau porte la date de 1458.
On a là l’un des plus beaux monuments de l’art
réaliste et de ce goût du terrible qui est si avant
dans le caractère espagnol.
Ignore-t-on donc, en dehors du Christ de Bur-
gos, les sept Christs sculptés en bois dans la
petite église de la Passion , à Yalladolid, qui
représentent sept moments ou degrés de l’agonie
du fils de Dieu? Ignore-t-on le stupéfiant groupe
de marbre de Tarragone ?
PONTSEVREZ.
J-A FIJ-l-E DU ROI DTS
LÉGENDE BRETONNE
I
En ce temps là (I), le roi Gradlon régnait sur le
pays d’Armor.
Il avait guerroyé au loin contre les Saxons et
lesScots, et les avait successivement battus. Après
chaque rude combat, lorsqu’il revenait triomphant
en Cornouailles, les navires de sa flotte étaient
chargés de trésors. Trophées ou rançons, c’était
le butin des rencontres!...
Un jour, il avait ramené avec lui une femme
des terres du Nord, étrange et merveilleuse, qui
était la veuve d’un chef danois. Et il l’épousa,
bien qu’on la crût magicienne.
Peu de temps après elle mourait en lui laissant
une fille, Dahut, qu’il se prit à aimer par-dessus
toutes choses.
Il se plaisait à la suivre des yeux avec tendresse,
s’inquiétant pour elle sitôt qu’il cessait de la voir
ou de l’entendre.
Et bientôt, afin de ne la plus quitter, et aussi
parce qu’il devenait vieux, il délaissa complète-
ment les luttes sur les mers et s’attacha désormais
au pays de Cornouailles.
Or, la princesse Dahut grandissait, de plus en
plus parfaite de corps et de visage. Mais son
âme était aussi sombre que ses traits étaient beaux.
Elle se plaisait à ouïr les histoires sanglantes,
surtout les récits de naufrages dans l’ouragan.
Et quand on rappelait devant elle les plaintes et
les cris de détresse, elle écoutait avidement, avec
une sorte de joie sauvage et cruelle.
Jamais elle ne s’en allait par la campagne
fleurie... :
— Viens-nous-en promener, Dahut, à travers
la lande, disait parfois le roi Gradlon. Vois ! le
genêt d’or a poussé...
— Non! répondait Dahut, les galets sont mes
fleurs et le sable est mon herbe douce. Je n’aime
que l’Océan...
Et, en effet, elle n’aimait au monde que l’Océan.
Un jour, elle jeta dans les vagues son anneau
d’or, en signe d’éternelle alliance :
— Je me fiance à toi, cria-t-elle.
A force de prières, elle obtint du roi la pro-
messe qu’il bâtirait une ville sur le rivage même.
Des milliers d’hommes, esclaves ou captifs,
(1) v' siècle.
furent employés à cette œuvre étrange. Et bien-
tôt s’éleva, tout contre la mer, la ville de la prin-
cesse Dahut. Une digue gigantesque, dont on
ouvrait les portes seulement aux heures du
reflux, protégeait la cité d’Ys contre les eaux mon-
tantes.
Par la volonté de Dahut, on construisit sur un
rocher le palais du roi Gradlon ; et ce palais
superbe dominait le pays et la mer.
Dahut, de là, regardait venir les tempêtes.
Souvent, par les nuits noires, dans la mer
déchaînée, des navires se brisaient au loin sur
des écueils, ou s’abîmaient, engloutis par les
vagues géantes. — Le lendemain, le peuple d’Ys,
sur la rive, se disputait les épaves... P arfois
Dahut, tout à coup, descendait parmi la foule et
faisait elle-même le partage... Alors, quand
une femme regardait les nombreuses dépouilles
avec tristesse, en murmurant une plainte pour les
malheureux qui avaient péri :
— Tais-toi ! criait Dahut. Oublies-tu à qui
nous devons ce butin ? Il faut chanter la g loire
de l’Océan, mon maître !...
Et personne n’osait lui répondre.
D’ailleurs, le peuple d’Ys adorait ce dieu qui
faisait la ville plus riche, et les bardes Finvo-
quaient dans leur langue sonore.
Mais bientôt ce ne fut pas assez pour Dahut. Il
n’y a pas chaque jour des naufrages. — Alors, la
cruelle princesse, sur la pointe extrême du roc,
se prit à fasciner de ses yeux magiques les
pêcheurs de son propre pays. Elle se tenait là,
guettant les barques par les mers mauvaises,
regardant fixement le pilote... Et chaque fois, le
pauvre homme, attiré malgré lui par la volonté
ardente de l’enchanteresse, venait plus près, plus
près encore. Les yeux de Dahut avaient le même
pouvoir que la voix des antiques sirènes, et dans
son cœur brûlait le même affreux désir. — La
barque approchait, — touchait le roc, — et
s’abîmait dans les (lots.
— Encore un ! criait Dahut, sauvagement.
Et elle éclatait de son rire cruel.
II
Cependant une grande rumeur était dans la
ville.
Des habitants, de loin, avaient vu parfois les
152
LE MAGASIN PITTORESQUE
barques disparaître si étrangement; ils avaient [
vu aussi la princesse Dahut sur le rocher, et ils
l’avaient entendue rire.
Alors, ils racontèrent le sortilège dont ils
avaient été témoins, et tout le peuple résolut de
mettre fin au maléfice effrayant qui pesait sur
lui.
Un soir d’automne, par un vent de tempête, une
troupe nombreuse s’avança lentement, montant
vers le palais. Beaucoup d’hommes étaient armés
dépiqués ou de massues; les laboureurs portaient
leurs fourches, et les pêcheurs tenaient leurs
rames, — et tous étaient les sujets du roi Gradlon,
les habitants de la cité maudite.
Dahut, par la baie ouverte de la grande salle,
les vit venir :
— Qu’est-ce que cela? pensa-t-elle. D’où nous
viennent ces messagers ?
Ils approchaient. Alors la princesse les reconnut
et vit qu’ils brandissaient des armes.
Et quand ils furent au pied du palais, du côté
de la lande grise, une clameur s’éleva menaçante :
— Notre roi, notre roi, chasse loin de toi la
princesse Dahut. Elle est cause de tout notre
mal. Sauve-nous, Gradlon, sauve-nous!...
Et quelques voix, — celles des frères, des fils de
ceux qui avaient péri, — hurlèrent :
— A mort Dahut, la sorcière !... Elle n’a pas eu
pitié de nous... A mort Dahut ! à mort !
La princesse s’était dressée, violemment. Une
immense fureur emplissait son cœur méchant.
— ■ Les bandits! cria-t-elle d’une voix rauque.
Us paieront leur audace, chèrement !
A ce moment, des pierres furent lancées contre
les murs du palais.
Dahut tordit ses bras avec rage.
Mais soudain, dans ses yeux, passa une lueur
de férocité;... elle tenait sa vengeance, enfin!
Et Dahut se jeta à travers la baie ouverte, et
descendit en courant le sentier raide du rocher.
En bas étaient les portes de la digue.
Dahut respira un moment. Puis, courant à
l’énorme barre de fer, elle essaya de la faire glis-
ser dans les anneaux.
11 fallait deux hommes d’ordinaire pour tirer la
lourde niasse. Mais la rage décuplait sa force.
Ses doigts étaient déchirés, mais elle ne sentait
pas ses blessures dans l'impitoyable ardeur qui
la soulevait.
La barre céda, glissant avec lenteur...
Derrière les portes, l’Océan grondait avec fureur.
La princesse s’arrêta, n’écartant pas la barre
tout à fait. Elle voulait laisser aux flots un dernier
obstacle à briser et se donner ainsi le temps de
fuir.
Elle atteignait à peine la plate-forme, que les
portes cédèrent dans un fracas épouvantable.
Par l’ouverture il parut que toute la mer s’en-
gouffra. Le flot montait, gagnant du terrain,
submergeant les rues, puis la ville. Et, à l’horrible
bruit des eaux et de l’ouragan se mêlèrent encore
des cris effroyables de terreur et de désespoir.
Dans le palais, Dahut courait vers Gradlon.
— Mon père ! mon père ! La digue est rompue,
— l’Océan rompt la digue !
Le roi, pâle, et retrouvant tout à coup sa force,
dans le malheur, sortit, entraînant sa fille. Il sauta
sur son cheval, le fidèle Morvark, et Dahut se mit
en croupe derrière lui.
Alors commença une course fantastique.
Morvark, portant son maître et la princesse,
bondissait sur la grève; derrière eux courait
l’Océan.
Le flot montait toujours ; les sabots de Morvark
faisaient jaillir l’écume, les vagues léchaient le
bord de la robe de Dahut.
La princesse se cramponnait à son père. Le
danger, de plus en plus, devenait grand.
L’héroïque coursier, frémissant, perdait ses
forces.
Devant eux, enfin, le promontoire qui sur-
plombe la baie de Plogoff. Dans la nuit tombante,
ils pouvaient distinguer des formes humaines. Là
s’étaient réfugiés les habitants d’Ys échappés au
désastre. Un dernier élan de Morvark, et tous deux
sont sauvés. — L’intrépide animal tente le su-
prême effort.
A cet instant, une voix en arrière crie au roi
Gradlon :
— Lâche le démon qui te tient!
C'est la voix de saint Gwénolé.
Dahut a compris : — Sauve-moi, père, sauve-
moi !... Ne suis-jepas ta fille?...
Et elle essaie de cacher sa tête dans le manteau
de Gradlon.
— Lâche le démon qui te tient !...
Le roi se penche...
— Regarde ! crie-t-il à Dahut.
Et sous ses yeux, la princesse, dans chaque va-
gue déferlante, reconnaît les corps de ceux qu'elle
a fait mourir. La mer les rejette un à un devant
elle.
Alors les yeux de Dahut sous l’horreur de la
vision se ferment, ses membres se raidissent, et
ses mains glacées s’entr ouvrent...
Et tandis que Morvark enfin s’élance par-dessus
les vagues, Dahut tombe et roule dans l’abîme.
Aussitôt la tempête se tait, le flot noir se calme.
L’Océan a repris sa proie.
Sombre et désespéré, le roi, sur l’autre bord,
regarde toujours le gouffre où sa fille a disparu.
Les sujets de Gradlon l’entraînèrent. 11 vécut
encore quelques années dans l’ancien palais de
Quimper, mais ne se consola jamais de la mort
de Dahut.
C’est encore aujourd’hui une croyance en Bre-
tagne, lorsque parfois des vibrations métalliques
semblent courir sur l’Océan, que c’est le son des
cloches d’Ys qui passe, montant de la ville
engloutie.
Jean HELLÉ.
LE MAGASIN PITTORESQUE
153
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Que d'expositions artistiques particulières, tandis
que le jury d’admission termine ses opérations pour
les grands palais des Champs-Elysées !... Et, à ce
propos, tout d'ahord, on conte, dans les ateliers, une
amusante et malicieuse histoire. On sait que les jurés
ont droit chacun à l’accrochage de huit toiles, sans
que celles-ci soient soumises à l’examen. Or, il parait
qu’un employé négligent fit passer devant ce grand
aréopage une soixantaine de toiles qu’il croyait être
des œuvres du « premier venu ». Le jury, distrait,
pressé, les refusa net toutes. A la soixantième, un
des jurés poussa un cri. Il venait de reconnaître un
de ses propres tableaux! Fureur... Enquête rapide.
L’erreur fut reconnue et l’employé reçut une verte
semonce : il avait confondu des chefs-d’œuvre avec
le vulgaire ! L'aventure fait la joie du Tout-Paris jeune
qui manie le pinceau. Elle n’est peut-être pas très
authentique, ni même très vraisemblable, mais elle
reflète bien l'état d’esprit presque général dans la
corporation, où on s’est montré fort mécontent de la
grosse part du lion que se sont réservée les maîtres...
En attendant ces merveilles, voici au moins trois
petites galeries qu’il faut avoir visitées pour se tenir
à peu près « dans le mouvement » : celle des Alfred
Stevens, au quai d’Orsay ; celle de l’Epatant ; celle
des Orientalistes, chez Durand-Ruel.
L’exposition d’Alfred Stevens offre cette particularité
de constituer, en même temps qu’une ressource de
vieillesse pour un artiste que la fortune n'a pas suivi
jusqu’au bout, un hommage public à lui rendu, de
son vivant, par ses confrères et par des amateurs.
Les artistes s’associent volontiers, pour ces manifesta-
tions exceptionnelles, aux gens du monde qui appor-
tent au comité d’organisation les richesses de leurs
collections et le précieux appui de leurs relations. La
presse emboîte aussitôt le pas. Aujourd’hui, c’est
Mme la comtesse de Greffulhe, puis MM. Jean Béraud,
Boll, Carolus-Duran, etc., qui ont pris l’initiative de
cette exposition Stevens ; ils y ont réussi : le public
afflue. Alfred Stevens mérite une partie de cette grande
faveur. Son œuvre, réunie dans ces salons du quai
Malaquais (local dépendant de l’École des Beaux-Arts)
le montre comme un des peintres qui ont le mieux,
le plus diversement rendu les élégances féminines, si
variables. Il a produit, surtout de 1860 à 1875, une série
de portraits de femmes, de silhouettes féminines qui ont
une vigueur un peu sèche, mais impressionnante. Sa
seconde manière, moderne, est moins personnelle,
mais vingt de ses toiles, exposées là, subiraient à
maintenir son nom parmi les premiers de notre
époque si féconde. Les visiteurs que ne préoccupe
point trop la critique d’art proprement dite, noteront
avec un sourire le rôle joué dans les toilettes de nos
grand’rnèreset mères parlechâle de l’Inde, aujourd’hui
disparu. Alfred Stevens est le peintre des châles,
disent de méchants rapins.
A l’Epatant (cercle de la rue Boissy-d’Anglas) on ne
trouvera pas beaucoup plus de grandes toiles qu’au
Volney. Des « cartes de visite », encore : de M. Bou-
guereau, une Vierge et Enfant Jésus; de M. Cazin, une
Nuit de juin ; de MM. Billot te, Nozal, Pierre Lagarde,
L-E. Bouehor, A. de Clermont, Béalier-Dumas, Friant,
des paysages,... puis plusieurs de ces portraits de
grand style qui rendent les expositions des cercles
encore attrayantes : un portrait d’homme par M. Ca-
rolus-Duran; un portrait de M. Détaillé, en acadé-
micien, par Aimé Morot ; les portraits de ses fils,
par Benjamin Constant; le portrait de M. Melchior de
Vogüé, par M. Donnai ; un portrait de vieille dame
par M. Cormon, et d’autres encore de MM. Wauters
'la comtesse de Galliffet et son fils), Jean Béraud,
Dannat,G.Dubufe, etc., autant d’occasions de « recon-
naître » et d’admirer.
Aux Orientalistes, — qui sontau nombred’une tren-
taine, — il y a en vérité peu de « peinture» d’Orient :
les toiles de MM. Dinet, Cottet, les silhouettes de
spahis de M. Lunois; une jolie femme arabe de
M. Paul Leroy... Ce genre serait-il en décroissance?
Par contre, on a eu l’excellente idée d’associer à ces
quelques peintres des dessinateurs, de ces courageux
artistes qui parcourent le monde entier, avec le
crayon ou le pastel en main, et qui nous révèlent
l’Indo-Chine, l’Abyssinie, le Congo, — terres où s'en-
vole notre imagination, — en des notes précises et
savoureuses. Ce sont MM. Morand, pour l’Indo-Chine,
Paul Buffet pour le pays de Ménélick, Chudan pour
le Sahara, Maurice Potter pour le haut Nil... A ce
dernier est dû un souvenir particulièrement ému.
Maurice Potter accompagna M. Bonvalot dans ses ex-
plorations, puis il fit partie d’une expédition française
sur le haut Nil et fut assassiné, au retour, par un
nègre. Il avait beaucoup dotaient. Ses impressions de
voyages ont un caractère de vérité saisissant. Le
développement ainsi donné à l’exposition, devenue
trop restreinte, des Orientalistes, est fort heureux.
Dans le monde des lettres, une double élection
académique : celles de MM. Émile Faguet et Paul
Hervieu, très disputées, mais favorablement accueillies
dans Paris. Les deux élus sont deux vrais gens de
lettres . M. Paul Ilervieu, fréquentant surtout le monde
diplomatique (il a débuté au quai d’Orsay), est moins
familier aux foules, en dépit du succès de ses romans:
Diogène le Chien, l'Alpe homicide, et de ses pièces : les
Tenailles, la Loi de l'Homme ; mais M. Émile Faguet est
cher aux étudiants qui suivent son cours de poésie
en Sorbonne, aux érudits qui prisent fort ses études
de philosophie, d’histoire littéraire, aux lecteurs de
journaux qui suivent ses chroniques du Gaulois ou
son feuilleton dramatique des Débats, ce journal,
a-t-on dit, don Lie rez-de-chaussée a une porte en face
du pont des Arts. C’est grand plaisir quand, de cette
porte, on voit en effet sortir, pour entrer sous la
Coupole, des écrivains aussi verveux et des collabo-
rateurs aussi aimables qu’est M. Faguet.
Paul BLUYSEN.
théâtre
LA MUSIQUE
Les grands oratorios à l’église Saint-Eustache. —
Le Requiem de Berlioz et la Itesurrectio morfuorum
de Gounod.
Envoyé par son père, en 1821, pour suivre à Paris
les cours de la Faculté de médecine, Hector Berlioz
ne tarda pas à faire l’école buissonnière pour aller,
154
LE MAGASIN PITTORESQUE
en dépit du vouloir paternel, s’asseoir sur les bancs
du Conservatoire de musique.
Dès son arrivée dans la capitale, un heureux hasard
l’avait mis en présence du célèbre auteur des Bardes :
Le Sueur. Une grande sympathie s’établit bientôt
entre le maître et son élève. Berlioz gagna à son école
le goût de la mise en scène et la recherche des effets
grandioses obtenus à l’aide des masses vocales et
instrumentales, comme aussi un irrésistible penchant
pour les légendes explicatives et pour l’application
des intentions littéraires à la musique.
Sous l’influence d’un professeur dont les oratorios
et les messes solennelles eurent un si grand reten-
tissement, à quoi Berlioz devait-il songer, sinon à
écrire une messe? — C’est précisément ce qu’il fit, et
cette messe, où il essuya une défaite cruelle, devint
néanmoins le germe fécond d’où devait sortir plus
tard le chef-d’œuvre dont M. Eugène d’Harcourt, avec
la perfection qui lui est coutumière, nous a donné
l’audition.
Le Requiem de Berlioz est trop connu pour qu’il me
semble opportun d'en donner ici une minutieuse
analyse. Et, d’ailleurs, ne faudrait-il pas un volume
pour mettre en relief les pages magistrales de cet
ouvrage si riche en beautés symphoniques et si émou-
vant dans sa dramatique sincérité ?
Qu’il nous suffise de dire que le Tuba mirum ,
exprimé par quatre orchestres de trombones, trom-
pettes et tubas ébranlant successivement les échos de
leurs sonorités stridentes, et par les roulements
sinistres des timbales « en accord », ont laissé le
public sous le coup d'une émotion inoubliable, d’une
sorte de mystérieuse angoisse que la partie finale de
ce religieux concert, la Resurrectio mortuorum de
Gounod, a dissipée, grâce surtout au suave et mys-
tique interlude qui en sépare les deux strophes : Cum
autem venit et : Sedenti in throno
L’exécution de ces œuvres a été irréprochable.
11 est seulement regrettable que la trop grande
sonorité de l’église Saint-Eustache engendre une
certaine confusion dans le tutti du grand orgue, de
l’orchestre et des voix. On n’y pourrait remédier
qu’en augmentant notablement la masse chorale.
Que M. d’Harcourt en prenne bonne note, et il aura
mis au point l’œuvre d’éclectisme qu’il a si vaillam-
ment et si intelligemment entreprise.
Théâtre des Bouffes-Parisiens.
La Belle au bois dormant, opéra-comique en trois
actes et huit tableaux , de MM. A. Vanloo et G. Duval,
musique de M. Ch. Lecocq.
Le mignon théâtre du passage Choiseul vient de
nous donner avec un grand luxe de mise en scène un
charmant conte de fées brodé sur l’histoire légen-
daire de la « Belle au bois dormant ».
Sur l’intéressant livret de MM. Vanloo et Duval,
M. Charles Lecocq a écrit une jolie partition, digne en
tous points de figurer à côté de ses sœurs aînées :
la Petite Mariée, la Fille de Madame Angot, la Marjo-
laine, le Jour et la Nuit, etc...
Très bonne interprétation avec, en première ligne,
Mme Tariol-Baugé, une gracieuse et fort habile canta-
trice, puis Mlles Laporte, Dziri et de Ilally, char-
mantes toutes les trois dans leurs rôles. Avec elles,
MM. Jean Périer, Begnard, M. Lamy, Poudrier et
Brunais se sont fait justement applaudir.
Ém. FOUQUET.
bES JMOUVEAUX /teADÉMICIENS
ÉMILE FAGUET
C’est principalement dans ses études sur le seizième
siècle et sur le dix-huitième, et dans Politiques et
Moralistes du dix-neuvième siècle, qu’il le faut consi-
dérer.
Sa marque, comme critique, c’est d’être, avant tout
et presque uniquement, préoccupé et amoureux des
idées ; d’être un pur « cérébral », un pur « intellec-
tuel », dirais-je, si ces mots étaient mieux faits et si
un mauvais usage n’en avait corrompu et obscurci le
sens.
D’autres critiques racontent leur propre sensibilité
à l’occasion des œuvres qu’ils analysent. D’autres sont
de bons biographes ou de bons peintres de caractères.
Émile Faguet est, éminemment, un descripteur
d'intelligences.
Tel autre, dessinant à grands traits impérieux
l’histoire des idées ou l’histoire des formes littéraires,
semble toujours écrire contre quelqu’un ou quelque
chose et, même avant d’être moraliste, est invincible-
ment orateur et « dialecticien ». Faguet est un
« logicien », et de quelle puissance !
Ses reconstructions de systèmes, religieux, philoso-
phiques, politiques, sociologiques, sont merveilleuses
d’ampleur, d’harmonie, de précision, de juste emboî-
tement de toutes leurs parties. Du cerveau de Faguet,
Calvin, Buffon, Montesquieu, Joseph de Maistre,
Proudhon, Auguste Comte sortent plus lumineux,
plus liés, plus consistants, plus complets, plus forts.
Sa probité intellectuelle est des plus irréprochables
qu’on ait vues. C’est elle qui lui a conseillé de s’en
tenir presque toujours à des monographies d’esprits.
11 lui eût été facile de produire, lui aussi, des systèmes ;
d’expliquer, par exemple, tout le développement
d’une littérature par deux ou trois idées direclrices, et
de l’enfermer de gré ou de force (et si c’est de force,
c’est plus beau) dans le cadre ingénieusement con-
traignant d’une histoire philosophique. Mais il y voit
trop d’arbitraire et trop d'hypothèse. C’est un diver-
tissement qu’il ne s’est plus permis depuis Drame
ancien, Drame moderne, œuvre de jeunesse. Les aper-
çus systématiques sur une époque, il les relègue
honnêtement dans ses préfaces.
Il s'en dédommage en construisant dans l’avenir.
(Avez-vous lu cette étonnante étude : Ce que sera le
vingtième siècle ?) Et, en effet, ce n’est que le futur
qu’on peut « systématiser » sans violenter le vrai.
Cette probité parait dans son style si exact, si concis
si étroitement appliqué sur les idées, d’une clarté
extraordinaire dans la plus vigoureuse subtilité, dédai-
gneux de la musique, dédaigneux de la couleur, et
vivant (mais avec intensité) du seul mouvement de la
pensée.
Faguet est le critique le plus austèrement « objec-
tif » que je sache (et c’est cela peut-être qui rend
austère aussi la définition que je tente de son talent).
LE MAGASIN PITTORESQUE
155
Nul ne tient sa personne plus strictement absente de
sès ouvrages. Nul n’est plus exempt départi pris, de
passion, d’intolérance, de snobisme, de cabotinage, ni
moins possédé (dans ses grandes études) par le désir
de plaire.
Mais, comme il arrive, l’homme en lui se laisse
deviner par tout ce que l’écrivain se refuse. Liberté
fière, ignorance de toute intrigue, nulle vanité, sim-
plicité de mœurs, humeur un peu farouche, bien-
veillance de pessimiste pour les personnes... je ne dis
point que ces vertus ou ces dispositions sont impli-
quées par son scrupuleux objectivisme critique ; mais
quand on connaît qu’il les a en effet, le souvenir de
ses livres fait qu’on n’en est point étonné, et que l’on
s’y attendait.
Je n’oserais dire qu’il ait toujours entièrement
senti, à mon gré, les poètes, les romanciers, les dra-
matistes. Mais, comme critique des « penseurs », il
me parait le critique idéal. Il donne l’impression d’être
égal, et quelquefois supérieur, à ceux qu'il définit. —
11 ne lui manque qu'un peu de sensibilité, un peu de
tendresse, un peu de paresse, un peu de sensualité :
ce qui signifie simplement que sa complexion intel-
lectuelle est des plus nettes, des plus accusées, et
qu’il « remplit tout son type ».
Je vois en lui une des pensées par qui les choses
sont le plus profondément comprises et le moins
déformées ; une pensée calme, incroyablement lucide,
d’une pénétration sereine, bref, un des cerveaux
supérieurs de ce temps. Et tant pis pour ceux qui ne
s’en doutent pas !
Jules LEMAITRE.
PAUL HERVIEU
11 est assez rare, de notre temps, qu’un homme de
lettres débute d’emblée par la littérature. C’est peu à
peu qu’il cède à sa vocation, après des tentatives plus
ou moins longues pour se créer une carrière par
d'autres moyens. 11 entre dans une administration
publique et tâte de cette vie de bureau à laquelle tant
de jeunes Français bornent leur existence. Il est pro-
fesseur comme M. Paul Bourget, ingénieur comme
M. Marcel Prévost. Lorsque le futur littérateur est
vraiment doué, cet apprentissage peut lui être salu-
taire. De sa vie au quartier Latin et dans les institu-
tions libres M. Bourget a conservé un fonds d’études
et d’observations qui lui ont permis d’écrire le Disciple
et lui ont fourni quelques-uns de ses meilleurs types
épisodiques, comme le répétiteur Fresneau. J’ai déjà
dit ce que M. Prévost me semblait devoir à l’Ecole
polytechnique et à la vie de province. Pour M. Iler-
vieu, il est facile de retrouver dans ses livres une
suite de passages et d’expériences à travers lesquels
se dégagent peu à peu ses tendances et son originalité.
Des études classiques il avait conservé ce goût de la
vérité sobre et de la raison lucide qui est le meilleur
de l’esprit grec, et, dans l’exercice de la raison
altique, il avait surtout appris le maniement de
l’ironie. Diogène le Chien, son livre de début, n’est pas
un de ces pastiches jadis en faveur dans les classes de
rhétorique, qui préparaient les lauréats du concours
général: c est 1 adaptation d’un tour d’espritpersonnel
à une de ces histoires riches d’anecdotes, pleines de
faits précis et significatifs, où les Grecs mettaient leur
science de la vie et leur sagesse pratique. Dans
l’énorme part d’imitation que la littérature française
doit à l’antiquité, je n’hésite pas à mettre en place de
choix ce court récit, où l’intelligence de l’esprit grec
se marque par une sobre et fine plénitude.
Le lettré capable d’écrire de la sorte, en souvenir de
Lucien, entraitdansun bureau des Affaires étrangères
et menait la vie de paperasserie vide, de cancans
intimes et de morgue extérieure qui est le fond de la
« carrière », comme de toutes les administrations
françaises dans les années de début. La bonne opinion
qu’un attaché du quai d’Orsay a de lui-même et
s’efforce d’inspirer à autrui n’empèchait pas l’obser-
vateur et l'ironiste qu’était déjà M. Hervieu, de
s’avouer le néant d’une telle existence, et il y prépa-
rait l’étude légère et pénétrante d’un bureau et de
son personnel de scribes diplomatiques qu’il a inti-
tulée : Aux Affaires étrangères. Mais, si l’apprenti
diplomate doit se borner à classer des documents
sans portée et à copier des dépêches sans mystère, il
peut du moins, par relations et conversations, appro-
cher ses anciens et apprendre d’eux ce que la vie à
l’étranger offre de particulier. M. Hervieu préparait
de la sorte le cadre de sa comédie, les Paroles restent,
maladroite dans l’ensemble, mais vigoureuse, avec
des parties de premier ordre. Vers le même temps,
son premier contact avec le monde était marqué par
T Histoire d'un duel, où il se montrait aussi peu dupe
des faux semblants et des conventions sur lesquels
repose l’honneur mondain que du prestige de la
« carrière ». En même temps aussi, il poursuivait une
série d’études travaillées et concises, la Bêtise pari-
sienne, où il montrait les ficelles de la comédie poli-
tique et de la vie du boulevard.
11 semble que ces premiers objets d’étude, fournis
par son milieu immédiat ou prochain, n’aient pas
d’abord suffi à M. Hervieu. Rien de [dus différent, en
effet, qu’un autre recueil, l'Alpe homicide, qui doit
être du même temps et représenter son observation
durant les mois d’été et de voyage, tandis que ses
précédents livres étaient le résultat de ses hivers
parisiens. Las de la vie factice qu’il menait dans son
bureau et sur le boulevard, il se reposait dans la
montagne et se rapprochait de la nature. Il recueillait
des impressions personnelles et fortes ; il observait des
existences simples et notait des faits typiques. Il
n'avait pas renoncé à l’ironie, qui était au fond de sa
nature, mais il laissait voir, par des réflexions dis-
crètement semées au cours de son récit, qu’il était
capable de s’émouvoir ou même de s’attendrir, et que
la pitié veillait au fond de son cœur, avec l’amour du
vrai, la haine du factice, le mépris des hypocrisies,
des vaines apparences, des prétentions effrontées ou
sournoises, des attitudes voulues et de toutes les
formes du snobisme, c’est-à-dire de 1 esprit d imita-
tion et d’insincérilé.
Déjà il avait écrit, dans Aux Affaires étrangères, en
analysant l’âme d’un pauvre sot, qui n’agissait et ne
pensait que par genre, jusqu’au jour où une crise de
sentimenL le secouait jusqu’au fond de l’être.: « Les
phénomènes de la vie, débarrassés de toute morgue
et de manœuvres conventionnelles, venaient de se
dévoiler à lui sous un aspect précédemment inconnu,
à travers la lucidité d’un bonheur délirant. 11 compre-
nait enfin comment les choses dont il n’avait jamais vu
que la surface d’étiquette et de cérémonie marchent
là-dessous, de toute éternité, dans la beauté de leur
pas tranquille. »
150
LE MAGASIN PITTORESQUE
Cependant, deux récits d’un tout autre caractère
pouvaient faire craindre une déviation de ce talent.
M. Iiervieu écrivait les Yeux vert s et les Yeux bleus.
puis l'Inconnu. C’était l’étude de deux cas de folie.
Nombre d’expériences ont prouvé que la folie ne sera
jamais matière à littérature, car la folie c’est l’incohé-
rence. et la littérature c’est la logique. Je ne sache
pas une œuvre qui ait duré et dont un fou soit le
héros. La folie ne peut être qu’un moyen transitoire,
comme dans Hamlet, et c’est une folie feinte. L’in-
térêt du drame n’est pas dans cette folie; on peut
même trouver que les parties où elle s’exerce sont
plus pénibles qu’attachantes et que leur effet n’est
supportable que parce qu’elles ne se prolongent pas.
Néanmoins M. Iiervieu s’attardait à raconter en
détail deux histoires de folie. Je me permets de dire
que les Yeux verts et les Yeux bleus et l'Inconnu sont
des œuvres manquées. M. Iiervieu y a mis tout son
talent, sans prévaloir contre les nécessités du sujet.
Heureusement, un effort n’est jamais perdu lorsqu’il
y a conscience et sérieux. C’est ici le cas. M. Iiervieu
poussait vigoureusement son analyse dans cette ma-
tière ingrate et stérile. Il l’y formait par l’exercice, et
cette épreuve lui donnait le sentiment de ce dont ses
facultés seraient capables en s’appliquant plus heu-
reusement. Il faut que l’attrait des troubles de l'intel-
ligence et de la sensibilité soient bien forts pour lui,
car, après Flirt, où il avait rencontré le succès et
trouvé sa vraie voie, il mettra quelque chose de ce
goût dans sa bizarre Exorcisée.
Traversées les unes par les autres, abandonnées et
reprises, ces diverses tentatives avaient formé le
talent de M. Iiervieu et dégagé les traits dominants
de sa nature. Dès avant Flirt les lecteurs étaient en
présence d’un analyste maître de lui, jusque dans ses
erreurs, pénétrant et vigoureux, même lorsqu'il
s’acharnait sur une matière infertile. Cet analyste
était moins intellectuel qu’observateur. 11 regardait
attentivement autour de lui et ne travaillait que sur
ce qu'il voyait. Observation et explication, spectacle
de la vie et appréciation personnelle, il les soumettait
à une ironie qui avait pour mobile le sentiment de
la misère humaine, l’amour du vrai et le mépris de la
vanité sous toutes ses formes, surtout les moins sin-
cères et les plus solennelles, partant les plus ridi-
cules.
De cet ensemble résultait une nature plus portée à
l’étude morale qu’à la peinture physique et s’expri-
mant par une façon d’écrire où dominaient les
formes de raisonnement, les contestations de faits
extérieurs, les explications de pensées. Même dans
l'Alpe homicide, où la beauté de la montagne se
reflète en bien des pages, la description tient peu de
place. La nature n’apparaît que pour provoquer et
fortifier l’impression morale. L’auteur décrit des sen-
timents ; il ne s’attarde guère à l’aspect extérieur des
choses. Et comme tous les analystes, il emploie une
forme en rapport avec ses procédés intellectuels; de
même que chez eux, cette forme, le plus souvent
originale, a ses bizarreries; elle commence par dé-
router, avant de découvrir toute sa valeur. A suivre
une pensée au fond de ses replis, on risque de
paraître tortueux : pour pénétrer jusqu’à la cause
dernière d’un sentiment, on fait effort ; pour rendre
les résultats de cet effort, les expressions ordinaires
et la limpidité de l’écriture courante ne suffisent pas.
De là, des tours et des détours dans le style comme
dans l’observation, des façons de dire bizarres, des
observations qui semblent prétentieuses, obscures ou
forcées. Plus souvent, des expressions énergiques et
hardies. Toujours, une impression de vigueur
déployée, une marche ferme, un air de volonté et de
courage. Dominant le tout, qualités et défauts, cette
sobriété concise et expressive dont M. Iiervieu avait
fait l’apprentissage et la preuve dans son premier
livre.
Ces caractères, indiqués dès le début, s’accentuaient
à mesure que M. Iiervieu, plus conscient et plus maître
de lui-même, affirmait davantage son originalité.
Voilà pourquoi on lui reproche d’avoir commencé
par un naturel relatif et continué par l’affectation.
En idéalité, les premiers livres de M. Iiervieu con-
tiennent en germe les qualités et les défauts des der-
niers. 11 n’est pas parfait; je ne crois pas qu’il le
devienne, et je ne le lui souhaite pas. Il ne fera
jamais rond et joli. Prenons-le tel qu’il est et suivons-
le où il va. Si parfois il agace et fatigue, il offre beau-
coup de compensations. Comme les grands analystes
ses prédécesseurs, Marivaux et Stendhal, il encourt le
reproche de tortillage et de sécheresse; comme eux,
dans la ferme volonté de ne pas sacrifier à la banalité
élégante et d’obéir, comme disaitl’auteur de Marianne
et du Paysan parvenu, au « geste naturel de son
esprit », il trouve de quoi supporter la critique et ne
faire qu’à son gré.
Désormais, cette volonté allait lui être aussi néces-
saire pour s’en tenir au fond de son observation qu'à
la forme dont il la revêt. Car voilà plusieurs ouvrages,
coup sur coup, où il traite les mêmes sujets. Tout
porte à croire que ces sujets sont définitivement
choisis. Ils consistent à peindre la société mondaine.
Sorti de son bureau et renonçant « à la carrière », ne
voyageant plus que poup son plaisir, observant et
travaillant à Paris, éclairé par l’expérience sur ce qui
pouvait donner des sujets plus tentants que pratiques,
comme la psychologie des fous, pénétrant dans le
monde et découvrant en lui une matière où toutes
ses qualités, — ■ goût d’observation, amour de la
vérité, désir de comprendre, force, sobriété, ironie
apparente et pitié profonde, — pouvaient se donner
carrière, il est probable que [M. Iiervieu s’y tiendra
désormais...
( îustave LAR ROUMET.
Géographie
Le Transsaharien. Son but ; son utilité; l'état de la
question.
Un grand mouvement se dessine à l'heure actuelle
en Erance autour d’un projet, lequel, pour n’ètre
vieux que de vingt-cinq ans, a soulevé déjà des polé-
miques ardentes et servi de prétexte à l’organisation
et à l’envoi de diverses missions dans l’intérieur de
l’Afrique, dont quelques-unes, hélas, comme celle de
la mission Flatters, ont eu des issues tragiques. En
ce moment même une expédition est organisée par
un de nos confrères, journal quotidien de Paris, en
vue d’étudier les voies et moyens propres à réaliser
le projet de chemin de fer transsaharien. Nous ne
pouvons qu’applaudir à cette intéressante initiative,
d’autant plus méritoire qu’elle n'engage pas, jusqu'à
présent du moins, les fonds de l'Etat.
LE MAGASIN PITTORESQUE
- 157
Ce projet consiste, comme nos lecteurs le savent, à
réunir par une voie ferrée nos possessions du nord
de l’Afrique, l’Algérie ou la Tunisie, à un point quel-
conque du centre africain, voire même à un port de
l’Atlantique.
il ne rentre pas dans le cadre du Magasin Pitto-
resque d’étudier les différents aspects techniques de
cette entreprise. L’importance que le monde politique
et colonial accorde à cette oeuvre nous engage toute-
fois à présenter à nos lecteurs les diverses phases de
cette grande question et dont la solution pourrait
avoir une répercussion considérable sur la fortune
püblique de notre pays.
L’idée première de ce projet grandiose appartient
à l’un de nos savants renom més,M. Duponchel, ingé-
nieur en chef des ponts et chaussées à Grenoble. Il y
avait certes quelque mérite à lancer cette idée
en 1875, au lendemain de nos désastres, et alors que
l’Afrique était encore un continent mystérieux. Bien
des événements se sont passés depuis.
L’expansion sûre et progressive de la domination
française dans le sud de nos possessions algériennes,
l’annexion de la Tunisie, l’occupation de la mysté-
rieuse Tombouctou et la récente prise de possession
de l’oasis du Touat (1) devaient nécessairement ame-
ner un regain d’activité aux esprits soucieux de l’ave-
nir de notre pays sur ce continent. Un autre argument,
qui ne manque pas d’originalité, a été mis en avant
par les divers promoteurs de ce projet.
Dans une campagne de conférences entreprise récem-
ment par l’un de nos économistes les plus en vue,
M. P. Leroy-Beaulieu, l’honorable académicien fait
ressortir la nécessité pour la France d’avoir un point
de contact terrestre avec notre grande voisine, l’Angle-
terre. Nous avons présenté ici même (Magasin Pittores-
que, numéro du 15 février 1900) un tableau sommaire
des forces navales de la Grande-Bretagne. Malheureu-
sement (heureusement pour les autres nations), la
valeur de ses troupes terrestres est loin d’être équi-
valente à celle des grandes puissances européennes.
Pouvoir amener dans les meilleures conditions d’hy-
giène et de rapidité un corps de troupe sur la frontière
de l’une de ses possessions africaines, serait donc
une menace constante permettant de refréner et de
modérer quelque peu l’ardeur d’invasion et d’accapa-
rement dont le chauvinisme anglais nous montre en ce
moment l’exemple. La récente mainmise de la France
sur tout le Nord-Ouest africain semble aussi donner
une apparence d’opportunité à cette grande œuvre.
Il nous reste encore à examiner le côté pratique de
la question. Ici, nous devons le reconnaître, l’entre-
prise ne se présente pas sous le même aspectfavorable.
trois tracés sont actuellement en présence. L’un, le
tracé occidental, qui semble réunir le plus de suffra-
ges, est destiné à se diriger d’Oran vers le Niger, ou
l'ombouctou, soitune longueur d’environ 2 400 kilomè-
tres; le tracé oriental, Philippeville-Bis'kra au Tchad,
1129 kilomètres dont 289 sont déjà en exploitation.
Enfin, le tracé central, d’Alger à Ouargla, 700 kilo-
mètres environ, dont 139 déjà construits.
Les évaluations des frais d’établissement sont né-
cessairement tout hypothétiques.
Les promoteurs estiment la dépense à effectuer
respectivement de 200 à 400 millions de francs. L’en-
-relien de la voie sera aussi fort onéreux. On se
(l) Voir 1 a Magasin Pittoresque du îe>' février 1900.
demande donc, non sans raison, quel pourra être le
trafic de celte ligne tant en voyageurs qu’en marchan-
dises, afin de compenser un effort si considérable. 11
ne saurait être question non plus de comparaison
entre cette ligne et le chemin de fer transcaspien,
établi par les Russes à des frais relativement très
faibles, où la main-d’œuvre était à la fois abondante
et à bon marché et qui traverse néanmoins des
régions plus ou moins productives: Merv, Boukhara.
Rien d’analogue dans le Sahara, où les palmiers dat-
tiers, qui constituent jusqu’à présent le seul produit
important, ne suffiraient pas même à couvrir les dé-
penses d’entretien. Gette considération ne doit pour-
tant pas détourner l’attention de notre pays des pro-
grès à accomplir sur la terre africaine. La partie qui
se joue actuellement à l’extrême sud du continent
comporte des enseignements dont il y a lieu de tirer
profit. Il conviendrait peut-être aussi d’attendre les
résultats de la mission Foureau-Lamy qui vient si
heureusement de traverser le Sahara du nord au sud,
ainsi que les renseignements que ne manqueront pas
de fournir les membres de la mission Flamand,
installés actuellement à In-Salah.
P. LEMOSOF.
ir -
CAUSERIE MILITAIRE
En France, l’instruction du tir de guerre est abso-
lument défectueuse. Nos champs de tir sont insuffi-
sants, nos stands coûtent très cher, et sont trop petits
pour satisfaire aux besoins de l’instruction. D’autre
part, il y a si peu de champs de tir de guerre, que
beaucoup de nos régiments n’y peuvent faire de tirs
de combat qu’une année sur deux, et encore le séjour
leur est-il si mesuré qu’ils ne font pour ainsi dire
qu’y passer.
Nos recrues, reçoivent les éléments du tir dans leurs
stands de garnison de 200 mètres, et, si leurs corps
sont désignés pour aller exécuter des tirs de guerre,
elles ont à peine le temps d’y faire quelques exercices
pratiques. Au bout d'un, deux, ou trois ans de service,
voilà notre soldat libéré : il n’aura plus l’occasion de
revoir son fusil qu’au momentoù il ferases vingt-huit
ou ses treize jours. Sur ses vingt-cinq années de ser-
vice, un Français n’aura l’occasion de tirer à l’arme
de guerre que quatre, cinq ou six fois au maximum !
Il y a là une situation digne de fixer l’attention de
tous. Une fois libéré, le Français ne s’inquiète plus
de son arme de guerre, ou plutôt on ne lui donne plus
le moyen ni l’envie de s’y intéresser. Les membres
de nos sociétés de tir ne se servent que de fusils
démodés ou de carabines spéciales qui sont plutôt
des armes de sport que de guerre. L’État leur cède
parcimonieusement ses vieilles munitions : les nou-
velles du fusil 1886 sont d’un prix inabordable; c’est
ce que me disait un de ces braves sociétaires rencontré
un dimanche, crotté, mouillé, au retour d’un après-
midi passé dans un des stands de l’armée.
— Il faut avoir réellement l’idée de bien faire, pour
sacrifier ainsi la seulè journée de repos que l’on ait
dans la semaine. Depuis deux ans j’ai quitté le régi-
ment, et je n’ai pas eu l’occasion de tirer une seule
cartouche Lebel : notre société est trop pauvre pour
nous en payer. Au régiment on m’a appris à tirer
avec un fusil dont la détente est spéciale, le guidon
158
LE MAGASIN PITTORESQUE
et le cran de mire particuliers, et maintenant, pour |
continuer à me faire l’œil et la main, je suis obligé
de me servir d’un outil qui n’est plus en service, dont
la détente, la détonation, le recul et l’appareil de
pointage sont différents. Quand je retournerai au ré-
giment comme réserviste, il vafalloir encore changer
de fusil. C’est décourageant!
Eh bien, nous pensons que ce brave sociétaire a
raison, il faut à tout prix que l’État continue à s’occu-
per de l’instruction du tir de nos réserves. 11 y a pour
cela mille moyens, tous très bons; le tout est de
vouloir les appliquer.
Pourquoi ne forcerait-on pas, par exemple, les ré-
servistes et les territoriaux à brûler tous les ans, à
leurs heures libres, un certain nombre de cartouches
dont la mention serait inscrite sur leur livret indi-
viduel, présenté à la signature des officiers de tir ?
C’est une idée; pourquoi ne l’appliquerait-on pas?
Capitaine FANFARE.
ï<t>
LA VIE EN PLEIN AIR
Malgré vent, rafales de pluie, tempête, la vie en
plein air ne chôme pas, et l’automobilisme vient
d’avoir une belle journée. C’est un excellent confrère,
Paul Meyan, directeur de la France automobile, qui la
lui a offerte, et je note en passant que c’est la pre-
mière de la saison.
La course dite du Catalogue a eu lieu le dimanche
18 février autour de Melun.
Elle avait un caractère original : Meyan avait voulu
qu’elle fût utile et pratique, et, au lieu de classer les
véhicules d’après leurs poids ou d’après la force des
moteurs, il a classé les voitures d’après leur valeur
marchande.
Les véhicules ont été répartis en diverses caté-
gories suivant le prix auquel les fabricants les ins-
crivent sur leur catalogue. Vingt-cinq voilures se
sont mises sur les rangs, et les sportsmen amateurs
ont été nombreux pour assister à la course, et parmi
eux, MM. René de Knyff, Henri de Rothschild, Char-
ron, Mathieu, Levassor fils, Schecher, E. Mors,
Valton, Masson, Liégeard, Doriot, Koch, Penelle,
Velghe, Vinet, IL de Talleyrand-Périgord, Huguet,
sans parler de .1. Beau, l’excellent photographe qui ne
manque, avec son appareil, aucune réunion sportive
intéressante.
Le grand vainqueur a été sans contestation M. Gi-
rardot, classé dans la 61’ catégorie, qui comprenait les
voitures au-dessus de 15 000 francs, autrement dit
les plus chères.
Ce merveilleux chauffeur, avec son excellente
voilure, a doublé tous ses concurrents. 11 est arrivé
premier en 2 h. 52 et il avait accompli les 72 premiers
kilomètres en 1 h. 28. C’est un joli record!
Les chauffeurs ont été des plus ardents à la lutte
— car cela en fut une — et le médecin accompagnant
une des voitures s’écriait stupéfait: «Quels poumons,
quels poumons ! »
Le fait est que la commission contre la tuberculose
n’a pas été instituée pour les chauffeurs qui ont pris
part à la course du Catalogue, ni pour son organisa-
teur Meyan, qui possède île bons muscles et une
respiration de jeune bomme de vingt-cinq ans.
La pluie, le vent, la boue ne gênent pas non plus
les footballeurs. Ils sont vraiment enragés. Chaque
dimanche, ils nous donnent au Parc-des-Princes des
représentations intéressantes.
La galerie est de (dus en plus passionnée.
L’autre jour, le « Racing Club » de France — son
équipe de football est véritablement héroïque (capi-
taine Frantz Reichel) — engageait la partie contre
Surbiton F. C., une équipe d’Outre-Manche. Le terrain
était plus qu'humide, partout des flaques d’eau
boueuse, et un temps grisâtre et triste. Eh bien ! la
partie a été des plus gaies... pour les spectateurs,
parmi lesquels des enfants, sportsmen en herbe,
mais un peu grippés pour le moment et qui doivent
avaler chaque matin des grogs chauds et de la phos-
phatine.
Que de plats-ventres au milieu des mares, que de
plongeons ! Le ballon plongeait aussi à chaque instant,
et pour le prendre c’étaient de beaux bains de pieds.
Les paquets d’eau jouaient un rôle important, et les
Racingmen en usèrent avec habileté vis-à-vis de leurs
adversaires d’Outre-Manche, littéralement aveuglés
au milieu de ces combats aquatiques. De cette
bataille à travers les mares, les maillots multicolores
avaient tous pris une teinte jaunâtre, et quant au
ballon, extrêmement glissant, il avait fini par
ressembler à une otarie. Seulement, à la différence
de cet animal, qu’on sait vivre avec délices dans
l’eau, le ballon semblait mal à son aise au milieu des
flots, et c’étaient d’étourdissants efforts pour l’en
sauver plus ou moins miraculeusement, comme
Moïse.
Du jeu de football on n’a rien vu, — ou pas
grand’chose, — mais tout s’est terminé par une pleine
eau générale, comme il est difficile de s’en figurer
une. Les deux équipes roulaient l’une sur l'autre, hor-
riblement mouillées.
J’ai appris, à la rentrée au pesage — car il y a un
pesage aussi pour les footballeurs, — que le Surbiton
Club l'avait emporté. Je veux bien, mais ce que j’ai
constaté, c’est que les joueurs des deux clubs n’avaient
plus figures de... blancs.
La toilette de ces messieurs a été longue, malgré
leur activité bien connue en toutes choses.
Le fait est que la boue gardée pendant plusieurs
heures est une teinture pas commode à enlever.
Le soir, les équipes de Racing Club et du Surbiton
Club dînaient ensemble dans un des restaurants des
boulevards. On s’est congratulé mutuellement et
l’appétit a été féroce.
Parmi les toasts les plus applaudis, je signale celui
« au soleil » qui n’avait pas daigné paraître un seul
instant pendant la journée.
Pendant les jours gras, l’équipe de football du
Racing Club va, à son tour, traverser la Manche, et
tâcher de conquérir des lauriers en Angleterre.
Bonne chance au capitaine Reichel et à ses hommes;
et que la traversée leur soit clémente!
Maurice LEUDET.
Nous ne pouvons jamais goûter le repos. Au moment où
nous croyons en jouir, unennemi nous est donné pour exercer
noire patience. — Goethe.
Un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes.
— Charles-Quint.
LE MAGASIN PITTORESQUE
159
LES LIVRES
Les Sept Plaies et les Sept Beautés de l’Italie
contemporaine, par Ernest Tissot. Librairie Perrin.
Je n’aime pas beaucoup ce titre. Il me paraît subtil
et grandiloquent et il ne convient guère à ce qu’on
trouve dans le livre. Ce n’est, en effet, qu’à la fin et
sous forme de quatrième partie que M. Tissot nous
décrit les Sept Plaies et les Sept Beautés. Pourquoi
sept? En souvenir sans doute des fameuses vaches de
l’Égypte. Cette critique, peu importante, une fois faite,
je suis fort à l’aise pour louer M. Tissot. 11 parle de
l’Italie en connaisseur et en poète; ses impressions
sont nettes et justes. J’ai goûté un plaisir extrême à
lire et à relire quelques-unes de ses pages. Sa descrip-
tion de Rome, notamment, est une des plus exactes
et des « mieux vues » que je connaisse : il a dépeint
le Corso et le Pincio avec une abondance de tons, une
richesse de nuances qui donnent une sensation parti-
culièrement agréable de lumière et de mouvement.
M. Tissot a parcouru toute l’Italie et la Sicile, mais
non pas en voyageur haletant et essoufflé d’une
agence, en admirateur à la petite semaine. U y a fait de
longs et fructueux séjours dont tous les lecteurs ne
peuvent manquer de tirer agrément et profit.
*
Le Roman contemporain à l'Étranger, par Teodor
de Wyzewa. Librairie Perrin.
Giâces soient rendues à M. Teodor de Wyzewa,
introducteur auprès du public français des célèbres
romanciers étrangers! Sans engouement, sans se
faire l’homme d'un seul auteur, il nous permet de
suivre et déjuger les œuvres qui réussissent hors de
nos frontières. Le nouveau volume qu’il publie
contient de courtes et pénétrantes études sur Théo-
dore Fontane, C.-F. Meyer, P. Mansen, W. Morris,
Rudyard Kipling, Stevenson, Coupérus, Tolstoï et
Dostoïewski, etc. C’est une œuvre intéressante que
je me plais à signaler à nos lecteurs.
J. G.
Les Conseils de Me X...
On me demande si c’est commettre un délit d’ou-
trage à magistrat, que de traiter publiquement un
maire d’ « oiseau galeux ».
Certes, le cas est grave et tout nouveau. Aucun
auteur, ancien ou moderne, n’y a fait encore la
moindre allusion.
Il y a bien, dans Pline le naturaliste, un chapitre
intitulé: De avibus Galliæ, mais je dois à la vérité
de confesser que ces mots latins signifient : Des
oiseaux (le l'ancienne Gaule, et non pas : Des oiseaux
qui ont la gale.
Faute de documents, il faut donc raisonner sur la
question.
Avoir la gale est, sans doute, un désagrément
sérieux, môme pour un oiseau. Tout a disparu de
l’élégant plumage dont il était si fier. Plus de duvet
soyeux, plus de queue, plus d’ailes bien fournies et
lustrées avec soin. Quelques méchants canons dégarnis,
et qu’un bec irrité épouille sans cesse, voilà tout ce
qui reste d’une parure jadis si brillante. Adieu, les
gentilles fauvettes et les linottes rieuses ! Comme
elles se moqueraient, en voyant le pauvre pelé, et
s’envoleraient bien vite, dégoûtées!
Toutefois, à part ces inconvénients de pure forme,
comme on dit au Palais, il faut convenir qu’au fond,
la gale n’a rien de déshonorant pour un oiseau, ni
de contraire à la probité, même quand il l’a prise à
son voisin. S’il a perdu ses ornements physiques, il
conserve intactes, du moins, sa considération et ses
qualités morales. C’est peut-être encore l’oiseau rare,
une âme d’élite dans un corps minable.
Et alors. .. ?
Alors ! j’estime, cependant, qu’il vaut mieux
s’abstenir de pareilles expressions envers les repré-
sentants de l’autorité.
Ces messieurs sont si chatouilleux !
Et les tribunaux ont l’interprétation si large!
Un paysan, madré et retors beaucoup plus qu’il
n’en avait l’air, vient me voir, un jour, en cette atti-
tude timide et embarrassée, qui est souvent, chez les
gens de la campagne, une habileté merveilleuse.
Après bien des hésitations, il se décide à m’exposer
son affaire.
— « Faut-il plaider ?» demande-t-il, enfin.
Moi. — Je ne vous le conseille pas, mon ami.
Votre procès ne me paraît pas bon. Vous le perdriez
et auriez encore à en payer les frais.
Lui. — Ah ! Vous m’étonnez ! Je ne croyais
pas qu'un avocat pût trouver jamais une cause mau-
vaise... Mais, dites-moi, n'en gagnez-vous pas quelque-
fois, de mauvais procès ?
Moi. — Euh ! Rien rarement. Mais cela peut
arriver. Le hasard...
Lui. — Eh bien, alors, plaidez toujours. Qui sait ?
Je plaidai, en effet, et, contre toute vraisemblance,
mon bonhomme eut gain de cause.
Je ne l’ai plus revu, depuis. Quelle triste opinion il
doit avoir de moi !
Me X...
PETITE CORRESPONDANCE
V . R., Tarbes. — Le jugement qui nomme des experts, sans
trancher aucune question de responsabilité, ni préjuger le fond
du procès, n’est pas susceptible d’appel.
M. G., Roanne. — Quand une marque de fabrique a été
régulièrement déposée, on peut poursuivre les usurpateurs
devant le tribunal correctionnel, mais seulement pour des faits
d’usurpation postérieurs au dépôt. Pour les autres, la juridic-
tion civile est seule compétente.
J. D., Sisteron. — Dans une faillite, on ne peut revendiquer
des effets de commerce, que s’ils ont été' remis au failli avec un
mandat déterminé, et s’ils se retrouvent encore dans son
portefeuille au moment de la déclaration de faillite.
R. N., Douai. — Si la description de l’objet breveté est
insuffisante, le brevet est nul.
S. F., Gien. — Malgré l’opinion admise en général dans le
monde des chasseurs, le gibier appartient à celui qui le tue, et
non à celui qui le lève et le poursuit. A moins qu’il ne soit
établi que le poursuivant l’avait, déjà, mortellement blessé.
B. R., Versailles. — Le propriétaire est responsable civi-
lement des abus commis par le concierge dans la distribution
des lettres.
V. S., Béthune. — Le légataire particulier n’est pas tenu de
subir les réductions que veut lui imposer le légataire universel.
Ce dernier doit payer la totalité des legs, ou bien renoncer à
la succession.
J. F., Cakors. — Les représentants de commerce ne peuvent
pas prendre (tari aux élections consulaires. Ils ne sont pas
négociants patentés et ne se trouvent point compris dans les
catégories d’électeurs déterminées par l'art. 1er de la loi du
8 décembre 1883.
160
LE MAGASIN PITTORESQUE
VARIÉTÉS
Applications de remèdes bizarres.
il," • • , •
Contre la migraine.
Vous savez qu’il n’y a pas, ou plutôt qu’il n’y avait
pas de remède contre la migraine. Cette lacune est
comblée aujourd’hui et le remède est tout ce qu’il y
a de plus facile.
Il s’agit tout simplement de marcher à reculons.
Parfaitement. C’est excellent et infaillible. En dix mi-
nutes, c’est fait — un peu plus si le sujet est très
nerveux.
11 va de soi qu’il n’est pas nécessaire de marcher
sur une ligne tracée à la craie. Non. Vous vous offrez
cette promenade dans une pièce quelconque un peu
longue. Vous marchez lentement en plaçant sur le
sol, d’abord la pointe du pied, puis le talon.
Et par-dessus le marché, outre que ça guérit la cé-
phalalgie, ajoute l’inventeur du système, ça donne
une démarche gracieuse.
Vous pouvez toujours essayer, c’est vraiment un
traitement qui ne revient pas cher.
Les Parisiens n’ont pas à se plaindre de nous. Nous sommes
les seuls à ne pas nous mettre en grève.
Voici commentles Annals ofHygiene, de Philadelphie,
résument une petite question d’intérêt général.
D’ordinaire, pour aller d’une marché à l’autre, on
appuie sur la première la plante du pied, pour gagner
de même la seconde et ainsi de suite. C’est là un mou-
vement très fatigant, parce qu’il fait porter tout le
poids du corps sur certains muscles delà jambe et du
pied.
Or, en montant ou en descendant un escalier, il
devient indispensable (Légaliser le plus possible la
répartition dudit poids du corps.
Pour cela, ilsuflit, en arrivant sur le palier, de poser
carrément sur la première marche toutle pied (plante
et talon); puis, par un mouvement lent mais délibéré,
s’élancer dans les mêmes conditions vers la seconde,
et ainsi de suite.
De la sorte, aucun muscle spécial n’est mis en ac-
tion, et tout le poids du corps est supporté par l’en-
semble des muscles, des cuisses et des jambes.
L’homme qui monte un escalier d’un pas délibéré
n est plus assurément un philosophe, ou du moins son
raisonnement ne s’est jamais lixé sur une pareille ma-
tière ; mais il n’en évite pas moins à bon escient une
réelle fatigue.
... Voulez-vous rester toujours belle, madame?
Prenez six œufs frais, une livre de bonne malvoisie,
un jeune pigeon à demi-plumé, un fromage frais de
présure dont on n’ait point retiré le beurre, huit
pommes d’orange. Prenez huile de tartre, trois onces ;
céruse, une once. Que les choses qui peuvent se mettre
en poudre y soient mises et le tout ensemble à dis-
tiller au feu lent ou au bain-marie.
Et de ce soit lavée la face et elle sera belle, subtile,
tendre, gentille autant qu’il est possible.
La recette date de 1530. Elle est de Maistre André
Le Fournier, docteur-régent de la Faculté de méde-
cine de Paris.
RECETTES ET CONSEILS
POUR ENLEVER LA BOUE SUR LES PARAPLUIES.
Il arrivé souvent que les parapluies se trouvent éclaboussés
et reçoivent des taches de boue; il peut même se. faire qu’on les
laisse tomber dans une tlaque d’eau, ils paraissent perdus. ll)est
préférable de ne pas toucher à ces taches de boue tant qu’elles
ne1 sont pas sèches, car si on les frotte quand elles Sont encore
humides, on fait pénétrer la boue dans les libres de l’étoffe. 11
faut d’abord ouvrir le parapluie tout grand pour faire sécher la
boue, on enlève ensuite la bouc et on passe aux places tachées
un morceau de flanelle trempée dans du thé fort ou dans de
l’eau additionnée d’ammoniaque. On ne doit jamais frotter les
parapluies lorsqu’ils sont mouillés, car on pourrait leur faire
perdre leur forme.
Tout le monde savant sait que la plupart des dentifrices sont
des liquides parfumés, sans propriétés curatives. Seule, l'Eau
de Suez , dentifrice antiseptique, justement qualifiée Vaccine de
ta bouche , est un véritable médicament dont l’usage quotidien
guérit et conserve les dents et leur donne une blancheur écla-
tante.
BIFTECK SAIGNANT
Voici une recette des plus simples pour cuire un bifteck
saignant :
Cette méthode, pour les convalescents surtout, a été fournie
par un grand médecin : Prendre une belle tranche de vrai
bifteck, — pas de filet — la placer sur un feu ardent, saisir de
façon à former tout de suite une croûte mince. Retourner, et
laisser achever la cuisson plus doucement.
Ensuite, mettre la viande suffisamment salée entre deux
assiettes bien chaudes, après l’avoir sillonnée de quelques coups
de couteau. Le jus s'en échappera à Ilots.
JEUX ET fl]VlUSE]VIEflTS
Solutions des problèmes parus dans le numéro du
Ier Février 1900
Vers a reconstruire :
— Mais elle boîte votre fille,
Disait au père de famille
Le dix-septième prétendant.
— Oh! dit-il, d’un pied seulement.
Anagramme. — Ogre et Ergo.
Charade. — Dé-coudre.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — CoaBEiL. Imprimerie Ed. Crétk.
LE MAGASIN PITTORESQUE
e Chiffon NIER, tableau de I ernand Meissen, gravure de L. Jarraud.
LE CHIFFONNIER
0
l’> MARS 1900.
102
LE MAGASIN PITTORESQUE
L’AIGLON
Une strophe immortelle l’a chanté, et c’est là
qu’un jeune et grand poète est allé chercher le
titre d’un autre chef-d’œuvre.
Un soir, l’aigle planait aux voûtes éternelles
Quand un grand coup de vent lui cassa les deux ailes,
Sa chute fit dans l’air un foudroyant sillon.
Tous alors, sur son nid, fondirent plein de joie :
Chacun, selon ses dents, se partagea la proie ;
L’Angleterre prit l’Aigle et l’Autriche l’Aiglon.
C’est sous ce nom que le fils du grand empereur
dans la cage de Sainte-Hélène ; les Autrichiens
étoulferont l’aiglon dans les palais dorés de Vienne
et de Schœnbrunn.
Et je me demande quels furent les plus lâches,
de ceux qui firent expier par l’exil au grand
empereur d’inoubliables victoires, ou de ceux
qui, par crainte de l’avenir, peu à peu, sous les
honneurs et dans l’enveloppement d’hypocrites
tendresses, assassinèrent un enfant.
Le martyre moral du duc de Reichstadt com-
Le Roi de Rome <
est désormais entré dans l’histoire . Celui que les
Autrichiens avaientaffublé du titre de duc de Reich-
stadt quand son père l’avait orgueilleusement bap-
tisé « roi de Rome », devait, après Victor Hugo,
tenter un poète de l’envergure d’Edmond Rostand.
Les historiens feront bien de renoncer à écrire
.jamais une page définitive sur cette pâle silhouette
de l’épopée napoléonienne. L’Aiglon est une
figure de légende : effacée dans l’encadrement d’un
livre, elle doit, au théâtre, forcément grandir.
Tout est dramatique, en effet, dans la vie de ce
jeune prince, victime d’une impériale destinée.
Le jour où, sous l’assaut d’une formidable coali-
tion européenne, l’Empire croule, le sort du roi de
Rome est fixé. Les Anglais emporteront l’aigle
à la promenade.
mence à l’abdication de Eontainebleau. Sa mère,
qui n’a jamais aimé l’empereur, — d’irréfutables
documents l’altestent, — emmène son jeune fils au
pays de ses nostalgies. Là-bas, une sévère con-
signe est partout donnée : il ne faut pas que l’enfant
se rappelle le père et promène ses regrets ou ses
espérances aux fêtes de la cour. Le souvenir n’est
pas encore perdu, en effet, de l’aigle qui « de clo-
cher en clocher est venu se poser sur les tours de
Notre-Dame » ; il est nécessaire d’enlever à l’aiglon
toute idée de retour. Pour cela, on ne lui rognera
pas les ailes ; il suffira de l’étioler en serre chaude,
loin de tout ce qui pourrait lui parler du passé.
D’abord, il n’y a plus de « roideRome »; François II,
le grand-père, fera un duché d’une ancienne sei-
LE MAGASIN PITTORESQUE
163
gneurie et créera le duc de Reichstadt. Le titre
est moins ambitieux que
l’autre ; et puis, il n'est
plus d’origine suspecte.
Peu à peu, les amis d’au-
trefois s’en vont ; des li-
gures étrangères les rem-
placent. Il n’y a plus
Marchand, Souftlot, de
Menneval; tous ces vieux
camarades des temps glo-
rieux ont repris le che-
min de la France, car
M. de Metternich se mé-
fiait d’eux. Mais de jeunes
et brillants officiers sont
là, chargés d’une mission
difficile. Il s’agit de faire
oublier au duc de Reich-
stadt la patrie perdue.
Puisqu’il est jeune et
beau, « qu’il monte bien
à cheval et avec beau-
coup de grâce », on lui
fera une vie de plaisir.
On ne veut plus de mé-
lancolie dans ce regard
doux mais parfois rêveur.
Que Napoléon dispa-
raisse pour faire place
Habsburg !
Le duc de Reichstadt.
au descendant des
C’est ainsi que se prolongea jusqu’au 12 août
1832 le martyre savam-
ment et perfidement orga-
nisé. Le duc de Reich-
stadt meurt avant d’avoir
vingt-deux ans, dans la
chambre même, à Schœn-
brunn, où avait dormi
son père triomphant. Il
meurt d’un mal resté
mystérieux, et c’est ici
que la légende a pris la
place de l’histoire. Les
actes officiels parlent
d’une cruelle phtisie ; les
documents secrets in-
diquent une autre cause.
On y voit passer une vi-
sion de femme jeune et
belle qui, à la dernière
heure, bercera son ago-
nie.
Qu’importe, après tout,
la nature du mal qui
faucha cette frêle tige
poussée au grand chêne
impérial ! 11 me semble
que l’histoire du roi de
Rome perdrait de sa tou-
chante poésie si jamais nous savions toute la vérité.
Cu. FORMENTIN.
TTIDT ORCHESTRE AUTOMATE
Voici qui va faire sensation parmi les merveilles
de l’Exposition prochaine. Il s’agit d’un orchestre
automate composé de onze figures de femmes cons-
truites avec une perfection telle qu’elles donnent,
à quelques pas de distance et à la faveur d’une lu-
mière artificielle, l’illusion de la réalité. Ces
étonnantes poupées, richement habillées de satin
blanc et étincelantes de perles et de diamants, se
lèvent, s’assoient, marchent, sourient, et jouent,
sur toutes sortes d’instruments, des morceaux
d’ensemble et des soli les plus difficiles avec une
virtuosité étourdissante et une précision impec-
cable. Le secret de ce spectacle, qui touche à l’in-
vraisemblable, fut livré à un rédacteur du Strand
Magazine, par l’inventeur-propriétaire de l’or-
chestre automate, le docteur Bruce Miller, qui est
l’âme et le cerveau de ce bizarre personnel.
M. Miller, assis derrière une espèce de console qui
communique avec un orgue monumental, dirige
ses concerts, et à l’aide d’un mécanisme qu’il a
montré et expliqué à son interviewer, il fait passer
son art de musicien consommé dans les doigts de
ses artistes en papier mâché.
Voici en quels termes le rédacteur du Strand
Magazine raconte son impression :
« Conduit par les sons d’une demi-douzaine
d’instruments à cordes, j’entrai l’autre matin dans
une maison de Charing-Cross où j’allais assister,
à ce qu’on m’avait affirmé, à un des spectacles les
plus intéressants du monde. Je fus tout de suite
agréablement impressionné par la vue de onze
jeunes femmes plus ravissantes les unes que les
autres. Sous des boucles brunes, blondes et
rousses, des yeux bleus, noirs, gris et verts me
dévisageaient curieusement — et hardiment, ob-
servai-je en moi-même. J’admirais leur beauté si
diverse, pendant qu’un monsieur, assis devant un
orgue, plaquait les derniers accords d’un pré-
lude rêveur. Alors, une de ces demoiselles se leva
d’un bond, s’inclina en souriant, puis, me tourna
le dos et leva son bâton : c’était le chef d’or-
chestre. Les dix paires d’yeux qui jusque-là
n’avaient pas cessé de me fixer, se tournèrent
immédiatement vers leur compagne et le concert
commença. On joua la Patrouille américaine
avec une maestria merveilleuse. Puis le chef
d’orchestre se tourna de nouveau vers moi, s’in-
clina en souriant et reprit sa place.
« Le monsieur assis devant l’orgue annonça
ensuite que « Miss Blow allait avoir l’honneur de
LE MAGASIN PITTORESQUE
KM
« se faire entendre dans un solo de clarinette », et
aussitôt une belle brune s’avança en sautillant un
[►eu. « Des chaussures trop petites », pensais-je.
L’art parfait avec lequel elle exécuta un des plus
beaux soli que j’eusse jamais entendus, Passe-
temps sur le Mississipi, me lit oublier ce détail
et j’applaudissais ferme, en souriant à la jolie
artiste ; mais un regard glacial de la dame m’in-
timida et me rendit plus réservé. — D’autres
numéros suivirent, plus brillants les uns que les
autres. Charmé de tant de talent uni à tant de
beauté, j'allais auprès de l’imprésario pour le
complimenter. « Étonnantes, n’est-ce pas? me
" dit-il. Et jamais de querelle entre elles, jamais
u de caprices ni de coups de tête! Elles ne m’ont
« même jamais demandé d’augmentation ! » Et le
docteur Miller riait au milieu de sa troupe impassi-
ble. C’est alors seulement que je m aperçus de l’er-
reur dont je fus le jouet . ces charmantes musicien-
nes étaient des automates mus parleur créateur. »
M. Miller est un médecin de Chicago qui dès
son enfance était un amateur passionné de mu-
sique. Sonpère lui lit faire ses études de médecine,
mais le jeune homme, attiré par sa vocation,
quitta ses malades et se voua tout entier à la
musique et à l’invention. Sa première expérience
eut pour résultat un groupe grotesque de huit
ligures qui chantaient et jouaient ; la seconde est
son merveilleux orchestre automatique dont le mé-
canisme est le plus perfectionné que l’on ait vu
jusqu'ici. Les onze figures qui le composent ont
coûté à leur constructeur dix années de travail et
toute une fortune. — L’instrument opérateur est
une sorte de console munie de claviers et de pé-
dales d’où le docteur Miller dirige tous les mou-
vements des poupées reliées à la console par des
tubes pneumatiques. Les figures sont en papier
mâché que l’inventeur a préféré à la cire, dont
l’effet est moins naturel; le docteur Miller les a
habillées et peintes lui-même. Par une ouverture
pratiquée dans la tête des poupées, sous les gra-
cieuses coiffures, et par une autre dans le dos, on
peut admirer les innombrables soufflets minus-
cules, les ressorts merveilleux, les mille et une
inventions ingénieuses qui font d’une poupée
en papier mâché une artiste inspirée.
Pour ce mécanisme formidable, il n’a pas fallu
au constructeur moins de 2500 mètres de tuyaux
de caoutchouc additionnés de nombreux tubes
de cuivre et d’étain, de 3000 soufflets et de
0500 soupapes. Le plus remarquable dans l’or-
chestre automate est que les figures non seulement
marchent et remuent la tête et les yeux, mais
avec leurs doigts flexibles elles jouent les notes
qu’il faut sur leurs divers instruments et ont, par
l’exécution précise et nuancée des morceaux, un
air étonnant de réalité.
L’excellence de l’exécution d’une œuvre dépend,
naturellement, du talent de l’opérateur qui dirige,
et de son habileté. S’il a du génie, ses poupées
seront animées du souffle divin. Et plus qu’aucun
autre chef d’orchestre au monde, il abesoin d’avoir
du génie pour conduire sa troupe extraordinaire.
Il faut être un musicien consommé doué d’une
mémoire prodigieuse pour manier sans erreur les
tubes sans nombre dont chacun correspond à un
mouvement spécial. Le docteur Miller joue à la
fois sur le clavier avec ses mains, sur vingt-six pé-
dales avec ses pieds, pendant qu’il promène ses
lèvres sur un harmonica fixé à sa bouche par des
fils de fer et qui communique avec les figures par
des tuyaux de caoutchouc. Chacun des tubes de
l’harrnonica produit deux sons par le simple fait
de l’aspiration et de la respiration. Le docteur
Miller, qui est le champion des joueurs d’harmo-
nica aux États-Unis, accomplit ces tours de force
avec une aisance et une agilité inouïes. Etc’est un
spectacle peu ordinaire que de le voir travailler
devant son instrument autour duquel gisent des
écheveaux, des paquets de tuyaux, comme autant
de serpents charmés par la musique.
L'orchestre automate occupe un espace de
25 pieds de long, 12 pieds de large et 12 pieds
et demi de haut; il pèse environ 7 500 kilo-
grammes. Questionné sur la force motrice,
le docteur Miller montra six réservoirs qui
contiennent à peu près 1300 kilogrammes d’eau.
« C’est préférable au plomb comme poids, expli-
quait-il. Lorsque je les transporte, je les vide, ce
qui n’est pas un petit avantage, étant donné que
j’ai eu à payer pour quinze tonnes de bagages à
mon voyage d’Amérique à Londres. — Encore
quelques perfectionnements à mon orchestre,
comme l’addition d’un piano, d’une harpe et
d’une mandoline; des costumes neufs splendides
que je suis en train de dessiner, et nous serons
prêts à figurer à l’Exposition de Paris. »
Et je songe que nos grands concerts Colonne
et Chevillard feront peut-être bien de prendre
garde. Malgré leur admirable discipline et leur
impeccable orchestre, ces musiciens automates
risquent de devenir pour eux une concurrence et
un danger ! Thérèse MANDEL.
DEVANT LE fEU
RÊVERIE
La chambre est blafarde et froide. La lumière de
décembre s’arrête, livide, a la croisée, sans lorce poui
traverser les rideaux d’étamine. Un rayon mourant
se traine sur le sol, effleure les objets sans les éclairei .
Tout reste atone, engourdi, mélancolique d'hiver et
de solitude... Vite, allume le feu pour réchauffer tes
membres transis, et réjouir tes yeux et ton cœur.
Déjà le flamboiement monte, s’étend, remplit l’âtre.
Les choses tristes s’animent sous de fauves reflets.
Une gaieté parcourt la pièce. Le feu crépite, babdle,
LE MAGASIN PITTORESQUE
105
chante... Oh! l’aimable compagnon!... Et dans l’en-
chantement des lueurs dansantes, rêveur silencieux,
tu vois passer ta vie en de fantasques symboles...
D'abord, la triomphante et claire flambée de l’en-
fance et de la jeunesse, ambitieuse, tumultueuse, me-
naçant de tout envahir, secouant follement des étin-
celles brillantes qui s’envolent comme des rêves, jus-
qu’au ciel, à moins qu’elles no s’éteignent piteusement,
dans quelque coude de la cheminée, tapissé de
suie...
Mais déjà se calme le glorieux embrasement.
L’éblouissante flamme d’or et de pourpre se raccour-
cit, bleuâtre, presque diaphane, moins lumineuse et
plus ardente; elle travaille sans bruit, minant les
grosses souches. C’est le moment où la tiédeur se
répand agréablement dans l’air, le moment où le
feu exerce pleinement ses fonctions réconfortantes. Ne
correspond-il pas à cette période de la maturité, où tu
développes et mets en œuvre ce qu’il y a en toi de bon
ou de néfaste?
Mais les tisons rongés brusquement se disjoignent.
C’est le premier avertissement : adieu, joie de la
flamme!... Une chaleur se dégage encore de l’amas
de braise incandescente; parfois il en surgit un mince
jet lumineux, fugitif comme le souvenir ou le regret...
A leur tour, les charbons ardents s’obscurcissent,
quelques points rouges persistent encore dans le noir
et le gris grandissants. L’un après l’autre, ils s’étei-
gnent comme des yeux qui se ferment... Il ne reste
plus que des tronçons fumeux et des cendres bientôt
froides, dans le foyer assombri.
En sera-t-il ainsi de toi qui médites, dans la mélan-
colie de solitude et d’hiver ?... Une effervescence
passagère... puis le silence et l’ombre?... Mais le feu
a réchauffé, égayé, vivifié. Jusqu’au bout, il s’est
montré généreux et bienfaisant... Feras-tu comme
lui?... Essaie !... Mathilde ALANIC.
LE CHIFFONNIER
Aube d’hiver, à Montmartre. Sous le brouillard
Chemine le vieux chiffonnier dont le pas sonne
Sur le sol gelé. La rue est vide. Personne,
Que la voiture, le chien maigre et le vieillard.
Le vieillard chante. Dès le matin indistinct
11 a fouillé les tas d’ordures et, sans leurre,
La récolte est plus forte et l’aubaine meilleure
Que chaque jour. Le vieux sourit à son butin.
La vie, âpre aux déshérités, lui fut méchante.
Pas le sou. Plus de femme et d’enfants. Mais il chante,
Car la voiture est iourde et le gain sera bon.
Et le vieux chien à l’existence tourmentée.
Aux yeux tristes, au rude poil de vagabond.
Par aventure aura ce soir double pâtée!
Ernest BEAUGUITTE.
L’âme n'a pas de secret que la conduite ne révèle. —
Mme Swetchine.
Parlez peu de vous-même; parler de soi est une chose aussi
difficile que de marcher sur la corde. — S. François de Sales.
LE TUNNEL DU SIMPLON
Il y a une quarantaine d’années, l’idée de tracer
un tunnel à travers le Simplon eût paru chimé-
rique à l’ingénieur le plus audacieux, et l’expé-
rience faite au mont Cenis n’était pas, il faut en con-
venir, de nature à encourager des entrepreneurs à
se lancer dans une spéculation aussi aventureuse.
S’il avait fallu d’énormes dépenses de temps, de
capitaux et de travail pour tracer un passage de
12 kilomètres à travers des obstacles qui, sui-
vant les premières prévisions, ne devaient présen-
ter aucune difficulté exceptionnelle^ combien de
mécomptes, à combien de déceptions ne devait-
on pas s’attendre en essayant de creuser une
voie de bien près de 20 kilomètres dans les
lianes d’une montagne où, d’après des calculs
qui paraissaient justifiés par les données de la
science, les ouvriers devaient se trouver aux prises
avec des impossibilités matérielles dont l’orga-
nisme humain ne pourrait pas triompher.
Loin d’atténuer ces appréhensions, l’éclatant
succès obtenu . par les ingénieurs qui s’élaient
chargés de percer le Saint-Gothard les avait
plutôt aggravées. Au moment oùles deux équipes
de mineurs qui s’étaient mises à l’œuvre à cha-
cune des extrémités du tunnel avaient fait sauter
la dernière cloison de granit qui les séparait
encore, la température atteignait 32° au centre
de la montagne, et cette chaleur paralysait les
forces des ouvriers en même temps qu’elle
devenait dangereuse pour leur santé. En Lenant
compte de la différence d’altitude des deux tun-
nels au-dessus du niveau de la mer et de la hau-
teur de la masse de rochers qui se trouve au-des-
sus de chacun d’eux, un calcul dont il nous suf-
fira de faire connaître le résultat nous apprend
que si la température atteignait 32° au Saint-
Gothard, elle s’élèverait à 42° à l’intérieur du
Simplon. Si une chaleur de 32° était à peu près
intolérable pour les hommes et mettait hors
de service les chevaux, avec quelles difficultés
les ingénieurs ne seraient-ils pas aux prises,
lorsque le thermomètre marquera 10 degrés
de plus. Cette chaleur, qui serait déjà excessive
à l’air libre, deviendrait mortelle dans une
galerie souterraine ouverte d’un seul côté, à l’au-
tre extrémité de laquelle s’accumuleraient de plus
en plus, à mesure qu’avanceraient les travaux,
les gaz malsains et les fumées que dégagent les
LE MAGASIN PITTORESQUE
J GG
substances explosibles employées pour faire sau-
ter les rochers.
Grâce aux puissants moyens d'action dont l’in-
dustrie moderne dispose, le principal obstacle
que présente le percement d’un tunnel ne provient
pas de la dure-
té des roches,
mais de la dif-
ficulté d’éta-
blir un système
efficace de ven-
tilation.
i\l. brandi,
qui avait fait
ses preuves au
Saint - Gothard
avant de se
charger de la
direction des
travaux du
Simplon , pa-
raît avoir heu-
reusement ré-
solu le problè-
me en creusant
deux tunnels
parallèles re-
liés de distance en distance par des couloirs qui
permettent d’établir un circuit d’aération.
Le savant ingénieur se flatte d’avoir mis en
lumière cette vérité, assez paradoxale en appa-
rence, que le
moyen le plus
facile, le plus
prompt et le
plus économi-
que de percer
un tunnel, c’est
d’en percer
deux.
Trois machi-
nes à vapeur
représentant
ensemble une
force de trois
cents chevaux
mettent en ac-
tion les puis-
sants appareils
de transmis-
sion hydrau-
lique qui font Entrée d
pénétrer la
pointe du burin à l’intérieur des roches les plus
dures.
Il faut de trois à cinq heures pour pra-
tiquer dans les roches et les granits qui se ren-
contrent le plus fréquemment dans les Alpes,
dix ouvertures de 10 centimètres de diamètre
et de 2 mètres de profondeur. Huit de ces
ouvertures, groupées deux par deux aux quatre
Vue du Simplon.
angles de la surface à attaquer, sont tracées
dans une direction perpendiculaire à cette
surface, tandis que les deux autres sont
creusées dans une direction oblique de façon
à se rencontrer à leur extrémité.
Lorsque les
ouvertures ont
atteint la pro-
fondeur requi-
se , chacune
d’elles reçoit
une charge de
10 kilogram-
mes de géla-
tine explosible;
les machines,
qui roulent sur
des rails, sont
éloignées aune
distance suffi-
sante ; les mi-
neurs mettent
le feu aux fu-
sées qui provo-
queront les ex-
plosions et vont
en toute hâte se
mettre à l’abri. Les travaux d’excavation avancent
de 5 à 7 mètres par vingt-quatre heures, et si
aucun obstacle imprévu ne vient les interrompre,
il est à peu près certain qu’ils seront achevés le
13 mai 1904,
date prévue par
le contrat. Le
prix stipulé par
les entrepre-
neurs pour
l'exécution
complète du
tunnel est de
70 millions de
francs , mais
cette somme
sera augmentée
ou diminuée
d’une somme
de 5000 francs
par jour d’a-
vance ou de re-
tard, suivant
que les travaux
u tunnel. auront été a-
chevés avant
ou après l’expiration du délai convenu.
Dans un article qui vient de paraître dans le
Gassier's Magazine, M. Axel Larsen nous fait
connaître les rêves du savant ingénieur du Sim-
plon. M. Brandt se battait de réaliser une énorme
économie en remplaçant la gélatine par l’air
liquide. Suivant les devis de l’entreprise, les
explosifs à base de gélat ine ou de nitroglycérine
LE MAGASIN PITTORESQUE
1G7
qui devront être employés à l’exécution des tra-
vaux coûteraient 5 millions de francs, tandis que,
grâce aux chutes d’eau qui existent dans
les Alpes, l’air liquide pourrait être fabriqué à
très bas prix. En même temps qu’un explosif puis-
sant et à bon marché ferait éclater les roches, un
canon monstre de 100 mètres de longueur à air
comprimé sous une pression de 100 atmosphères
lancerait sur la brèche, au moment même où elle
commencerait à s’ouvrir, un formidable projec-
tile liquide de 4 000 litres d’eau. ,
Pour donner à ce bombardement d’un nouveau
genre toute son efficacité, il faudrait que le coup
de canon partit à l’instant précis où les dix car-
touches d’air comprimé disposées comme les
dix charges de gélatine dont nous avons parlé -plus
haut éclateraient à l’intérieur du rocher, et cette
simultanéité de détonation serait assez facile à
obtenir au moyen d’un appareil électrique. Mal-
heureusement l’air liquide est un explosif de date
trop récente pour avoir eu le temps de s’appri-
voiser. Il n’est pas encore assez maniable et il
éclate trop facilement au contact de tout appareil
d’éclairage dont la flamme n’est pas protégée par
une toile métallique ou un verre, pour qu’il soit
possible de l’employer sans s’exposer à de graves
accidents. Les entrepreneurs du Simplon ont été
obligés, pour le moment du moins, de renoncer aux
cartouches d’air liquide accompagnées d’un bom-
bardement à l’eau claire, mais les inventeurs se
sont mis à l’œuvre et combien de fois les événe-
ments n’ont-ils pas prouvé que, dans le domaine
de la science, le roman de la veille ne tarde pas
à devenir la réalité du lendemain!
G. LABADIE-LAGRAVE.
La Dispersion des Mollusques par les Oiseaux et les Insectes
La nature, en fixant les plantes au sol par leurs
racines, semble leur avoir interdit le moyen de
se disperser au loin. Et cependant la terre est cou-
verte de plantes dont les semences, munies d’or-
ganes spéciaux, ont été apportées parle vent, par
les eaux ou par les oiseaux.
Les mollusques, eux, sem-
blent destinés à demeurer
constamment aux lieux qui
les ont vus naître, et pour-
tant leur distribution géo-
graphique et leur apparition
dans des localités où on ne
les avait jamais aperçus au-
paravant prouvent nécessai-
rement l’existence de moyens
de dispersion.
Longtemps, les natura-
listes ont nié cette possibilité
du transport à distance des
mollusques, lesquels, disaient-ils, ne pouvaient
vivre longtemps hors de l’eau. C’était là une erreur
qui tenait à l’absence d’expériences directes.
M. le professeur Thomas a conservé dans un
vase ouvert et sans eau, placé sur la table d’un
laboratoire où le soleil donnait plusieurs heures
par jour, des Limnées (. L . Truncatula )» Cin-
quante pour cent de ces mollusques étaient
encore vivants après trente-six jours et beau-
coup résistèrent jusqu’à six semaines. M. Christy
a constaté qu’une Paludine vivipare, sortie par
accident d’un aquarium, et qui était restée trois
semaines hors de l’eau, y fut réintégrée avec
ses semblables et ne parut avoir éprouvé aucun
mal de ce séjour.
Une moule d’eau douce, expédiée enveloppée
dans du papier, de Cocliinchine en Angleterre, y
arriva après quatre cent quatre-vingt-dix-huit
jours et fut placée
dans un aquarium
où elle reprit sa vie
habituelle.
Cette résistance à
la mort, commune
à un grand nombre
d’espèces, favorise
très certainement le
transport des mol-
lusques à longue
distance.
Nous ne nous oc-
cuperons,pour cette
fois, que des mol-
lusques bivalves
d’eau douce. On se rappelle la fable Le Rat et
l'Huître. La petite scène, si bien racontée par
l’ingénieux fabuliste, se reproduit souvent dans
la nature.
Les mollusques, en rapprochant leurs valves,
serrent assez fortement l’objet qu’on a introduit
entre ces sortes de mâchoires, pour pouvoir être
emportés avec lui.
Les gens de la campagne, qui font des écumoires
avec les coquilles des moules d’eau douce {Ano-
donta cygnœa), se procurent ces mollusques à
l’aide d’un bâton pointu qu’ils introduisent dans
l’entrebâillement des valves. Comme dans la fable,
la moule se referme vivement et enserre le bâton.
A ce moment, le pêcheur le relève et ramène la
moule. C’est véritablement la pêche des moules.
I , E M A G A S I N IM T T O R G S (J U E
168
M. Kew, savant anglais à qui nous empruntons
une partie des détails qui vont suivre, a fait des ex-
périences directes
sur des A notion/ a
qu’il recueillait
ainsi avec un petit
bout de bois. Il a
pu laisser une
Anodonte suspen-
due hors de
l’eau pendant cin-
quante-une heu-
res. Quand elle
fut remise dans
l’eau , elle se
détacha (1).
Ce mode de pê-
cher les moules
est fort ancien,
car sir Robert
Redding, en 1688,
raconte que les
pauvres du nord
Fig :j. de l’Islande pê-
chaient les huîtres
perlières, les uns avec leur orteil, les autres
avec des sortes de pinces de bois.
Bien souvent, des oiseaux, en pataugeant dans
les marais ou sur le bord des rivières et étangs,
ont mis la patte sur des mollusques qui se sont
vengés de ce sans-gêne en refermant vivement
leur coquille et en s’attachant ainsi à l’intrus,
qui les transportait vers d’autres rivages.
Dans l’État de Virginie, on prétend qu’il est
impossible d’élever des canards, à cause des Uni o
qui saisissent les pattes des jeunes canetons à
marée basse et les retiennent jusqu’à la marée
montante où ils périssent, n’ayant, pas la force
d’enlever le mollusque.
M. Standen, qui s’est beaucoup occupé de la
question qui nous occupe, rappelle une observa-
tion qu’il a faite étant enfant. Son grand-père pos-
sédait une bande de canards que l’on menait
chaque jour sur un étang si tué à quelque distance
de la ferme. Un jour on s’aperçut, au retour,
qu’un canard manquait à l’appel. On alla à sa
recherche et on le trouva revenant péniblement
en traînant à la patte une grosse Anodonte, qui
ne voulait pas le lâcher.
Un de nos amis, malacologiste distingué,
M. Bizet, de Bray-lès-Mareuil, près Abbeville,
nous a raconté à ce sujet que plusieurs fois, pen-
dant les mois d’hiver, il avait recueilli, tantôt sur
l’herbe, tantôt dans les eaux des marais, des
exemplaires encore vivants et en plus ou moins
grand nombre de la moule commune. Or, cette
moule, étant exclusivement marine, ne pouvait
être apportée là que par l’homme ou par des
causes accidentelles.
Un matin, sans y penser le moins du monde,
(1) Kew, Dispersai of shells, London.
il eut la bonne fortune de tuer un canard pilet
(Anas acuta Linné), en picard : Woigne à lon-
gue queue. Deux moules de l’espèce ci-dessus
étaient transportées par ce palmipède, au moyen
de leur byssus entremêlé dans la patte gauche de
l’oiseau.
Une autre fois, il observa un héron-butor qui
s’envolait avec, à la patte, un mollusque qui se
détacha tout à coup et se trouya être une moule
des rivières.
Les cas de dissémination par les insectes sont
plus rares, plus difficiles à observer, mais ils n’en
sont que plus curieux pour cela.
M. K ew cite cinq exemples de Nèpes, larges
coléoptères bien connus, aux pattes desquelles on
trouva des Sphœrium ou des Pisidium, petites co-
quilles d’eau douce (fig. 1). Des exemples semblables
ont été rapportés par Darwin à l’occasion d’un
Dytique, gros coléoptère aquatique, qui trans-
portait aussi, cramponné à l’une de ses pattes, un
Sphœrium conieuni (fig. 2). Le Dytique fut placé
dans un aquarium où il conserva cinq jours
son commensal. Au bout de ce temps, il se déta-
cha et alla chercher fortune au fond de l’aqua-
rium.
Quelquefois, les petits mollusques s’attachent
aux antennes des insectes ou des crustacés ; on a
vu, dans un aquarium, une crevette se promener
en portant un Pisidium fortement accroché à ses
antennes.
Quand M. Kew a présenté à la Société entomo-
logique le spécimen de Dytique avec, à la patte,
un Sphœrium commun, on lui objecta que de
poids de ce bivalve devait empêcher l’insecte de
s’envoler. M. Darwin répondit qu’une coquille si
légère n 'était, pas pour embarrasser un coléoptère
aussi robuste qu’un Dytique. D’ailleurs, ce qui dé-
truit toute hésitation, c’est que plusieurs cap-
tures nu roi ont été faites d’insectes portant aux
pattes des coquilles, quelquefois deux.
Des faits que nous venons de rapporter, il y
résulte que la distribution locale des bivalves
peut être influencée dans une certaine mesure par
les insectes aquatiques. Un vent violent peut aussi
LE MAGASIN PITTORESQUE
169
entraîner des insectes portant des mollusques et
disséminer très loin des espèces intéressantes.
Les grenouilles, crapauds, salamandres, etc.,
sont encore assez souvent capturés avec des mol-
lusques attachés à leurs pattes (fig. 3). On a vu
des salamandres avec deux bivalves et des cra-
pauds avec six bivalves.
11 est bien évident que ces amphibies ne
peuvent transporter bien loin les bivalves qui
s’attachent à eux. Bien que les salamandres aient
la possibilité de changer de cours d’eau en ram-
pant dans l’herbe humide des marais, que les
grenouilles et les crapauds puissent parcourir un
certain espace et franchir des obstacles peu
importants, il n’en est pas moins vrai que leurs
pérégrinations seront toujours très limitées et se
borneront à passer d’un étang dans un autre.
D’autres animaux peuvent accidentellement se
trouver pris entre les valves des mollusques.
M. Todd rapporte le cas d’une tortue qui prome-
na longtemps un Unio attaché à sa mâchoire.
M. le professeur Girard a trouvé, dans Seine-et-
Marne, des écrevisses dont les pattes étaient
garnies de Cyclas fontinalis. Quelquefois, les huit
pattes ambulatoires portaient des coquilles ; on
aurait dit que ces crustacés avaient des sabots
(fig. 4). Le professeur Rossmœssler signale en
outre que des Dreissena polymorpha s’attachent
souvent par le byssus à la queue des écrevisses. \
Il y a là une série d’études assez minutieuses
mais intéressantes à faire et dont les résultats
peuvent jeter un jour lumineux sur cette question
encore bien obscure et peu connue de la disper-
sion des mollusques.
V. BRANDICOURT.
SAGESSE D’UN JUGE
CONTE DE HEBEL
On ne commet pas en Orient que des injustices.
Nous n’en voulons pour preuve que le fait suivant qui
s’est passé dans ce lointain pays.
Un homme riche avait perdu par mégarde une im-
portante somme d’argent cousue dans un sac de toile.
11 fit répandre le bruit de celte perte et offrit,
comme cela se pratique d’habitude, une récompense à
celui qui trouverait le sac et serait assez honnête pour
le rendre. Celte récompense était de 100 thalers.
Bientôt se présenta à lui un homme de bien qui lui
dit : « J’ai trouvé ton argent. Tout est donc pour le
mieux! Reprends ce qui t’appartient. »
Il parla ainsi et son clair regard exprimait la droi-
ture de son cœur et la satisfaction de sa conscience.
Et véritablement cela était bien!
L’autre aussi avait un visage joyeux, mais seulement,
parce qu’il avait retrouvé l’argent qu’il croyait perdu.
Quant à sa loyauté, on va en juger.
11 comptait donc son argent et, tout en se livrant à
cette opération, il réfléchissait rapidement au meilleur
moyen à employer pour frustrer l’honnète homme de
la récompense promise.
« Mon cher ami, lui dit-il Lout à coup, j’avais
cousu dans ce sac 800 thalers et je n’en trouve
que 700. Vous avez sans doute défait une couture et
pris vos 100 thalers de récompense. Je vous donne
parfaitement raison et je reste votre obligé. »
Voilà qui n’était pas bien !
Mais l’histoire ne se termine pas là, car il faut que
l’honnêteté finisse toujours par triompher et que l’ini-
quité retombe sur son auteur.
L’honnèle homme, qui se souciait moins des 100 tha-
lers que de son irréprochable droiture méconnue,
assura qu’il avait trouvé le sac tel qu’il venait de l’ap-
porter et qu’il l’avait apporté tel qu’il l’avait trouvé.
Finalement, ils allèrent tous deux devant le juge.
Là, ils renouvelèrent et maintinrent leurs affirma-
tions, à savoir : l’un qu’il avait cousu 800 thalers dans
le sac et l’autre qu’il n’avait rien soustrait de sa trou-
vaille et n’avait même pas ouvert ledit sac.
Le cas était difficile.
Mais on aurait dit que le juge prudent et sage
voyait, avant d’en avoir la preuve formelle, la droi-
ture de l’un et la mauvaise pensée de l’autre.
Il se fit donner par chacun d’eux une confirmation
définitive et solennelle de son assertion et rendit
l’arrêt suivant:
u Attendu que l'un des plaignants a perdu 800 tha-
lers et que l’autre n’a trouvé qu’un sac en conte-
nant 700, il est clair que l’argent trouvé parle second
n’est pas celui du premier.
« Toi, honnête homme, reprends l’argent quetu as
trouvé et conserve-le précieusement jusqu’à ce q,ue
celui qui a perdu 700 thalers vienne te le réclamer.
<■ Quant à toi, ajouta-t-il, en s’adressant à l’autre,
je ne puis que te conseiller de prendre patience
jusqu’à ce que celui qui a trouvé tes 800 thalers se
fasse connaître. »
Ainsi parla le juge et fut entendue la cause.
(Traduit de l'allemand.)
L’AVENUE ALEXANDRE III
Lorsqu’elle sera nivelée, macadamisée, et lors-
que les parterres à la française destinés à la parer
auront été dessinés et plantés, la nouvelle avenue
Alexandre III aura vraiment grand air. Pour le mo-
ment elle est encore encombrée de matériaux de
tous genres, mais suffisamment ouverte cependant
pour qu’on en puisse préjuger l’effet définitif.
Le promeneur qui s’arrête près des derniers ves-
tiges du palais de l’Industrie qui va disparaître,
et qui parcourt du regard l’espace découvert par
la trouée géante pratiquée sur le flanc des Champs-
Elysées, aperçoit tout d’abord les deux palais «jad
se dressent en bordure, le grand à droite, le pétri
à gauche.
170
LE MAGASIN PITTORESQUE
La nouvelle avenue terminée.
tation de l’éditice, les architectes ont dû sur-
monter le fronton de charpentes en fer, d’un
dôme, de verrières, aménagés selon les besoins
modernes et qui pèsent de leurs profils massifs
sur la façade. Celle-ci, chargée de groupes, de
statues et de vases décoratifs, parait alourdir par
une ornementation trop riche.
C’est bien un palais cependant, un palais somp-
tueux. même, pour lequel les créateurs se sont
malheureusement laissé entraînera des recherches
de décorations incompatibles avec le peu de temps
qui leur était réservé. Pour une construction d’art
de longs délais sont nécessaires, non seulement à
l’étude préparatoire du plan, au choix des élé-
ments décoratifs, mais encore et surtout à leur
exécution. Les sculpteurs ont été pressés, bous-
culés, mis d’office à la porte des charpentes qui
les préservaient des intempéries, et ils se sont
trouvés dans l’obligation d’abandonner certains
morceaux avant leur complet achèvement.
D’autres, moins soucieux de perfection, ont pro-
fité de la hâte qui leur était imposée et se sont
fenêtres, et cette disposition la fait tout d’abord
paraître un peu plate lorsqu’on la compare à la
façade d’esthétique contraire qui lui fait face.
Cette simplicité voulue, si rapprochée de la
débauche des ornementations luxueuses, forme
une dissonance pour l’œil qui cherche en vain
l’accord entre les deux palais. Us ne sont pas de
la même famille et se font tort réciproquement.
Moins volumineux que l’énorme vitrage du
grand palais, le toit du petit palais est plus com-
plètement caché par une élégante balustrade de
pierre. Un dôme central qui surmonte l’entrée
principale évoque les formes connuesdes Invalides
ou du Val-de-Grâce et, couvrant les pavillons
d'angle, de petits dômes mettent dans la masse de
pierre les bleus discrets de leur revêtement de
plomb et d’ardoise.
Les deux palais sont au même point d’achève-
ment. L’intérieur en est encombré d’echafaudages
et il faut remettre à plus tard la visite indispen-
sable pour en apprécier les dispositions et les
aménagements. L’extérieur approche davantage
Conçu dans le style Louis XIV ; édifié par
trois arch itectes de talent, M . Deglane pour la façade
principale, M. Louvet pour la partie médiane,
M. Thomas pour le pavillon postérieur ; le grand
palais, au péristyle orné de colonnes cannelées
et fleuronnées, donne une suffisante impression de
grandeur, et c’est à notre époque une qualité trop
peu commune pour que nous 11e la signalions pas.
Pourtant quelques défauts essentiels en altèrent
l’harmonie générale. Obligés de compter, non
seulement avec les difficultés de l’emplacement
irrégulier, mais encore avec les diversités d’affec-
contentés de faire vite sans songer à faire bien.
De là l’insuffisance des détails, les rendus ina-
chevés, les têtes banales, les draperies sans carac-
tère, qui s’accordent mal avec la grande ordon-
nance de la colonnade.
Le petit palais, appelé familièrement palais
Girault, du nom de son architecte, est plus sobre
que son vis-à-vis, moins décoré, moins surchargé
de statues et d’ornements ; il se rapproche davan-
tage de la simplicité des anciens édifices.
Sa façade se compose de colonnes ioniques
engagées, qui servent de cadres aux hautes
LE MAGASIN PITTORESQUE
171
de la terminaison. Quelques statues, encore ca-
chées par leurs abris de bois, restent à découvrir,
quelques vitrages, des escaliers, des revêtements
de marbre restent à poser, et les architectes
n’auront plus qu’à hâter la décoration intérieure
et l’installation.
Destiné également à survivre à l’exposition, le
pont Alexandre III sert de sortie triomphale à la
nouvelle avenue. Ses quatre pylônes de pierre,
hauts de 18 mètres, sont ornés à leur base de
statues personnifiant la France aux grandes
époques de notre histoire ; des groupes en bronze
doré, dans lesquels figurent uniformément un
cheval ailé et une Renommée, les surmontent et
ils sont accostés de lions conduits par des amours.
Leur rôle consiste à créer un point d’arrêt pour
l’œil qui les fixe un moment avant de se perdre
sur l’esplanade ; ils jalonnent la perspective.
Les craintes premières ne se sont pas confir-
mées, et de la nouvelle avenue, comme du pont
Alexandre III, la vieille façade des Invalides
s’aperçoit en son intégrale hauteur, nullement
cachée. Lorsque l’esplanade débarrassée laissera
libres les 90 mètres d'ouverture de l’avenue
Alexandre III, l’horizon sera véritablement im-
mense, mais aujourd’hui il est littéralement
fermé par des masses de constructions décorées
avec une abondance de mascarons, de bas-reliefs
et de guirlandes qui, malgré quelques inspirations
heureuses, sont vraiment par trop prodiguées. C’est
un délire de modelage tel, qu’il donne au
regard le vertige et que pour y satisfaire le plâtre
a manqué, bien que le grand fabricant parisien
eût monté huit fours de plus en prévision du sur-
croît de la consommation. Des voitures ont été
pillées ü leur arrivée sur le terrain de l’exposition.
C’est l’apothéose du staff.
Des minarets de formes mi-orientales, mi-com-
posites, surmontent les palais du Mobilier et de
la Céramique ; ils dominent l’allée centrale assez
étroite, qu’ils semblent encore réduire par l’effet
de leur hauteur. Sur cette allée s’ouvriront les
expositions des manufactures nationales, puis les
différentes sections d’arts industriels, mobiliers,
verrerie, céramique réunies, entassées sur l’étroit
espace dont il était permis de disposer sans sa-
crifier les arbres chers aux habitants du Gros-Cail-
lou. A l’aboutissement du pont Alexandre III, qui
sera l’un des points les plus fréquentés, l’allée
suffira-t-elle à la circulation des milliers de
visiteurs qui chaque jour s’y porteront en foule?
Mais ce sont là des préoccupations chagrines
qui ne doivent pas faire oublier le grand effet de
l’avenue triomphale. Au fond, entre les minarets qui
l’encadrent en perspective, se dresse le dôme des
Invalides. L’œuvre toujours belle d'Hardouin
Mansard ne se laisse pas effacer par le contraste
des profusions décoratives ; il les domine, et bien
que ses ors soient artistement vieillis par le temps,
ils effacent les blancs trop frais et les dorures
neuves de l’esplanade.
Avec un pareil fond de décor, l’avenue, le pont
Alexandre III et le large horizon ouvert au centre
de la plus belle de nos promenades, doivent être
un sujet de légitime admiration et concourir au
succès de l’incomparable et merveilleuse Expo-
sition qui dans quelques semaines va s’ouvrir.
Pierre CALMETTES.
Ce qae doit êtt*e un JWasée d’Atft Contemporain
(SUITE)
A la veille donc du jour où le pauv/e Musée du
Luxembourg, si lamentable dans son orangerie
nationale, va voir réaliser le rêve de ses anciens
conservateurs, il est permis à leur très modeste
successeur de songer tout haut, à son tour, à ce
que cette utile et glorieuse institution devra être.
Le marquis de Chennevières en donnait la défi-
nition lorsqu’il proposait en 1870, à Jules Simon,
alors ministre, d’occuper tout le palais du Luxem-
bourg, vacant à ce moment et qui relevait des
Beaux-Arts, pour y établir « le palais de l’art con-
temporain, comme le Louvre est celui de l’art
ancien ». C’était, dans sa pensée, une sorte de vaste
organisation artistique embrassant divers services
(réunions de ce qu’il appelait l’Académie nationale
des artistes français — idée aujourd’hui réalisée
sous la forme des deux grandes sociétés qui
ordonnent les expositions annuelles, — celles des
sociétés des départements, l’École des arts décora-
tifs, etc.), se développant tout autour du Musée des
arts contemporains qui en devait être le cœur. Et
ce musée, suivant lui, devait présenter « une
double série d’œuvres, celles des arts proprement
dits, peinture et sculpture, dessins et estampes
modernes, et la série des arts d’ornement ou dé-
coratifs, comprenant l’orfèvrerie, les bronzes, les
tapisseries, l’émaillerie, les vitraux, etc. ».
Ce projet de « palais de l’art vivant » sous la forme
de musée, avec ce même plan défini, on a tenté
depuis de le reprendre et comme, à en croire Pli. de
Chennevières, «rien n’est tenace comme un musée »,
il y a des chances pour qu’il aboutisse un jour.
Il ne s’agit plus, en effet, de faire du Luxem-
bourg une sorte de grande exposition permanente
d’œuvres choisies parmi les meilleures acquisi-
tions de l’État, sorte de queue dessalons, de dépôt
passager en attendant le triage final du Louvre;
de purgatoire , suivant un mot spirituel et mal-
heureux jeté en plaisantant par un des derniers
conservateurs et dont on a depuis abusé en déna-
turant le caractère du Luxembourg.
Il n’est pas question, non plus, d’en faire une
galerie au goût de tel ou tel conservateur, de telle
ou telle coterie d’art, de telle ou telle variation
J 7 2
L E M A <1 A S I N P I T T 0 R E S U U E
de la mode publique. Il y aurait des chances pour
que le Luxembourg ne conservât pas une bien
grande stabilité.
Son rôle est désormais nettement défini ; son
devoir est tout tracé. Il est, dans le présent, le con-
tinuateur du Louvre. Il reprend l’enseignement
que donne cette illustre maison à la génération où
celle-ci l’abandonne et, comme conséquence de
la marche des temps, il l’enrichit au fur et à
mesure que le présent s’éloigne dans le passé.
11 a donc un devoir d’enseignement immédiat
et, par suite de sa situation spéciale vis-à-vis du
Louvre qu’il approvisionne d’apports successifs,
une mission de recrutement.
Ainsi que le Louvre, son enseignement est géné-
ral.
Il s’étend, comme le désirait Ph. de Chenne-
vières, et comme il l’avait tenté vainement au
milieu d’un concours de circonstances défavo-
rables, à toutes les manifestations les plus diverses
des arts contemporains et, dans chacune, à toutes
les variations de la pensée, à tous les idéals les
plus opposés. Le rôle est assez beau pour la con-
servation de faire preuve de goût et de tact dans
le choix des pièces qui les représenteront, sans
qu’elle veuille faire triompher telles ou telles
tendances personnelles. Elle doit s’imposer des
règles fixes de jugement et se montrer d’autant
moins étroite qu’il faut faire la part de l’erreur
dans les choses contemporaines et qu’il vaut
mieux pécher par indulgence envers des œuvres,
que l’avenir acceptera peut-être avec indifférence,
que de commettre des oublis qu’il pourrait juger
sévèrement.
Sans faire concurrence aux établissements spé-
ciaux qui ont un caractère technologique ou docu-
mentaire, il devra aussi, désormais, comprendre
les types les plus parfaits de la médaille ou de
l'estampe ou des divers arts, réunis par Ph. de
Chennevières, sous la rubrique d'arts décoratifs.
Sur ce point, il a repris, ces dernières années, les
traditions indiquées dans le passé et des collec-
tions spéciales, non représentées en 1891, mar-
quent aujourd’hui leur importance et leur vitalité
par des chiffres fort élevés qui, grâce à de quoti-
diennes générosités, s’accroissent tous les jours
(Dessins, plus de 1000 pièces; estampes, plus
de 1 500; médailles, environ G00; objets d’art, 150).
Quelques esprits ombrageux se sont émus de
voir depuis plusieurs années le Luxembourg
ouvrir ses portes aux écoles étrangères. Dès 1863,
M. de Chennevières plaidait éloquemment leur
cause auprès de M. de Nieuwerkerke en rappelant
le souvenir de notre ancienne académie, si hospi-
talière et si généreuse aux artistes étrangers qui,
d’ailleurs, nous payèrent de retour chez eux. « De
même que le Louvre présenterait la série des
écoles anciennes de tous pays, le Luxembourg
offrirait aux curieux des types heureux des diverses
écoles vivantes de ces mêmes nations. La France,
si libérale dispensatrice de ses enseignements et
dont les grands artistes contemporains ont répandu
si loin leur influence par delà nos frontières,
devait d’ailleurs cette réciprocité à des voisins
qui gardaient avec courtoisie dans leurs galeries,
royales ou publiques, au milieu de leurs trésors
nationaux, des tableaux choisis de nos plus
excellents peintres. »
Malheureusement, ce projet ne put être réalisé
et bien des lacunes existent, de ce fait, dans nos
collections contemporaines, que l’Etat, soit pour
le Luxembourg, soit pour le Louvre, ne pourra
combler qu’avec peine et non sans argent.
Songe-t-on un instant à écarter du Louvre Ra-
phaël et Titien, Rembrandt ou Rubens, Velas-
quez ou Goya? Ce sont pourtant des étrangers!
S’il est quelque point, où le grand rêve utopique
d’une fraternité universelle entre les hommes soit
réalisable, c’est le domaine de l’art. Ne créons
pas de nouvelles barrières entre les hommes ; ils
sont suffisamment séparés par les langages, les
préjugés et les intérêts. Nous ne nous connaîtrons
jamais bien qu’en nous jugeant à côté des autres
et, de plus, la plupart des écoles étrangères étant
nées de la nôtre, c’est un hommage nouveau que
nous rendons, par elles, à notre propre enseigne-
ment. Faisons donc dans nos musées ce que nous
faisons, chaque jour, très largement dans nos
expositions.
Maintenant, comment opérer une classification
dans chacune de ces séries ? C’est là que se pré-
sentent les véritables difficultés. On ne peut tenir
compte des dates de naissance ou de décès, qui ne
correspondent presque jamais à la place exacte
que tient un artiste dans sa génération. Tel roman-
tique, né au début du siècle, a prolongé sa vie à
travers toutes les variations de l’art jusqu’à nos
jours; tels artistes, arrivés au faîte de leur talent
en pleine jeunesse, ont été fauchés par la mort
avant leurs aînés et même leurs maîtres. Il con-
viendra de chercher des combinaisons larges et un
peu élastiques ; de grouper les artistes d’après
les affinités qui les ont rapprochés dans leur vie,
d’après les liens qui les unissent à un but com-
mun. Vous avez déjà, au début du siècle, les
larges groupes extrêmes des romantiques et des
classiques. Vous retrouverez plus tard, aux deux
pôles contraires, mais opposés sans hostilité et
même se touchant par bien des préoccupations
identiques, d’une part les idéalistes : Ricard, Fro-
mentin, Delaunay, Puvis de Chavannes, Gustave
Moreau, etc. ; d’autre part ceux qui, à la suite
de Courbet, avaient accepté l’étiquette combative
de réalistes : Bonvin, Ribot, Legros, Fantin-La-
tour, etc... En évitant l’étroitesse des systèmes, en
procédant par rapprochements sympathiques et
souples, il est possible de présenter, à travers les
générations, un tableau synthétique de l’évolution
des arts contemporains. D’ailleurs, au secours des
musées qui sont trop immuables, il faut toujours
requérir les expositions. Elles ont une mobilité
qui permet d'insister, au gré du conservateur, sur
LE MAGASIN PITTORESQUE
173
tel ou tel point de l’enseignement qu’il peut don-
ner. Avec un local suffisant, il serait très aisé de
prendre, chaque année, dans les séries, un certain
nombre d’ouvrages réunis dans un groupement
au gré de 1 i uitiative privée, à l’Ecole des beaux-arts.
Déjà, pour les dessins et pour les estampes, ce
système d’expositions fonctionne avec succès.
Reste la question de présentation des] collée -
significatif : l’histoire du paysage, l’histoire du
portrait, l’évolution idéaliste, etc.
De même on pourrait insister sur telle ou telle
personnalité importante en organisant méthodi-
quement et officiellement, dans le musée même, à
côtédes salles publiques, les expositions posthumes
réalisées avec des prêts, qui ont lieu actuellement,
lions. C'est là qu’il faut savoir tenir compte des
critiques trop justes formulées au milieu de pa-
radoxes un peu tapageurs. Car si les musées font
beaucoup de bien, ils peuvent aussi faire beau-
coup de mal. Ils habituent à concevoir les
œuvres à travers une atmosphère factice, sous un
jour faux et artificiel. A force de voir les objets
Une salle de peinture au Musée du Luxembourg.
174
LE MAGASIN PITTORESQUE
rangés clans des cadres et dans des vitrines, on ne
les fait plus que pour les vitrines et pour les
cadres.
Il ne faut pas imaginer un musée comme un
vaste herbier aux plantes desséchées et décolorées
ou comme ces collections d’entomologie où les
pauvres papillons, créés pour la vie, le mouve-
ment et la lumière, sont piqués, garnis d’éti-
quettes, sur le liège consacré. Ces papillons ne
sont pas nés avec une longue épingle au travers
du corps. Il faut donner l’illusion de la vie à
toutes ces œuvres casernées. Plus de vastes cham-
brées de tableaux, de ces immenses galeries qui
se prolongent en interminables avenues, sollici-
tant l’attention de toute part et la fatiguant à
l’avance par les accumulations qu’elles annoncent
à son examen! Plus de ces magasins encombrés
de marbres, dépôts funéraires, cimetières pres-
sés, où l’on se glisse à travers les statues, comme
au milieu des tombes du Père-Lachaise.
Partout des salles simples, claires, où rien ne
distrait l’œil de ce qu’il est venu contempler, de
proportions modérées et variées suivant les di-
mensions moyennes des œuvres, assez vastes pour
que les grandes compositions puissent, être vues
d’ensemble à la distance qu’elles réclament, assez
étroites pour que l’on puisse y grouper l’œuvre
d’un même artiste ou y réunir, dans une har-
monie fraternelle, quelques talents jumeaux.
Plus de fonds uniformes, créés en vue de faire
valoir l’or des cadres, mais des fonds variés ré-
pondant au besoin d’isolement des tableaux ; plus
de ces panneaux serrés, ajustés comme les pièces
d’un jeu de patience, où tous les cadres se
touchent, combinaisons savantes auxquelles se
plaisaient les anciens serviteurs de nos musées ;
plus de ces cimaises fixes et élevées qui font pla-
fonner les moindres portraits! Partout de l’air,
de l’aisance et de la méthode ; la pédagogie, sans
pédantisme, dissimulée soigneusement sous l’at-
trait simple, confortable et de bon goût d’une
galerie privée.
C’est ce qui manque le plus à nos musées. C’est
ce que nous devrions avoir le plus à cœur d’em-
prunter à nos voisins d’Outre-Rhin ou d'Outre-
M an che.
Figurez-vous, par exemple, un étranger qui
vient visiter le Luxembourg. Le temps est beau,
tant mieux ! Mais admettez qu’il pleuve. 11 ne peut
faire avancer sa voiture jusqu’à la porte. Le voilà
obligé de traverser la cour, de monter un perron
solennel comme l’escalier d’un palais de justice,
pour arriver, tout trempé, dans un vestibule étroit
où il se heurte aux entrants et aux sortants qui
se débattent pour ouvrir ou fermer leurs para-
pluies.
Où est le vestiaire? — Sur les socles des statues
ou des banquettes encombrées ; il pourra laisser
son parapluie dégouttant, mais devra garder son
vêtement mouillé, parce qu’on ne saurait où le
mettre.
Voici un tableau, une statue qu’il veut regarder
avec soin, en prenant un croquis ou en écrivant
des notes. Il est condamné à rester debout, car il
y a un nombre limité de banquettes; d’ailleurs
elles sont immobilisables et, s’il veut s’asseoir, il
est dans l’obligation de contempler, pendant ce
temps, le même tableau privilégié.
L’heure du déjeuner approche; il n’a pas ter-
miné sa visite. Dans son pays il eût trouvé une
salle de restaurant ou quelque modeste refresli-
ments' room où il eût pu, sans sortir, avaler rapi-
dement un morceau en restant dans la même
atmosphère, compulsant ses notes en mangeant,
les complétant, pour reprendre sa visite après.
Ici, il lui faudra sortir, se mettre en quête d’un
restaurant plus ou moins éloigné et, s’il n’est pas
découragé, revenir, plus distrait, reprendre son
examen.
Il ne faudrait pas pousser plus loin, par pudeur
pour notre pauvre musée, et montrer jusqu’où
s’étend ce régime d’incommodités.
Par malheur, en fait de musée, nous avons vécu
sur les vieilles idées du bon roi Louis-Philippe,
qui considérait la Galerie des batailles comme
une des grandes pensées de son règne.
Et puis, en architecture, nous ne pouvons pas
sortir des projets d’Ecole, des palais italiens où
il y a, certes, tous les canons réclamés par Vitruve,
et tous les ordres désirables, mais où il manque
souvent l’ordre tout court, les justes aménage-
ments si utiles aux collections, de leur nature peu
exigeantes, et les simples commodités, si précieuses
à d'honnêtes citoyens amis des arts.
Grâce au ministre et au parlement, le jour est
proche où nous allons voir cesser ces mœurs
de Scythes. M. Leygues a décidé la reconstruction
du Luxembourg, qu’il avait déjà projetée dès 1894.
Le rapporteur du budget des Beaux-Arts, M. Du-
jardin-Beaumetz, un artiste qui a négligé depuis
longtemps ses pinceaux, mais qui n’oublie pas
ses anciens confrères, appuie chaleureusement ce
projet. Les Chambres n’hésiteront pas à le voter.
Pour la première fois, le croirait-on? l’Etat va
donc avoir à construire un musée ! On peut comp-
ter sur la sollicitude du directeur des Beaux-Arts
et sur le talent de l’architecte pour qu’il réponde
aux vœux du public.
Notre génération, qui a donné la définition exacte
du rôle de ces augustes maisons qu’on appelle des
musées, avait bien le devoir de réaliser un musée.
Par bonheur, les circonstances l’appellent jus-
tement à pourvoir aux besoins de l’art de notre
temps. Elle aura donc l’occasion de réaliser ainsi
cette œuvre, dans un vaste ensemble harmonique
et complet, organisme parfait, fonctionnant régu-
lièrement et librement, ce « palais de l’art vivant »
rêvé par Philippe de Chennevières, que son suc-
cesseur d’aujourd’hui voudrait voir appeler « le
palais vivant des arts contemporains ».
Léonce BEnEDITE
Conservateur du Musée du Luxembourg.
LE MAGASIN PITTORESQUE
175
Le Pistolet automatique à Répétition
La rapidité du tir, presque autant que sa pré-
cision, semble être, surtout depuis ces dernières
années, une des qualités essentielles, indispensa-
bles même de l’armement moderne. Tous les États
successivement, et la France en première ligne,
ont été amenés à adopter d’abord le fusil à répé-
tition, puis le canon à tir rapide. Et voici que
l’Allemagne vient de doter ses officiers d’une
sorte de pistolet-carabine automatique, arme terri-
blement dangereuse puisqu’elle permet de déchar-
ger sur son adversaire, en moins d’une minute,
une grêle de quatre-vingt-dix balles de gros
calibre.
Expliquons en premier lieu comment on est ar-
rivé à augmenter la vitesse du tir des fusils et des
canons, ce qui permettra aux lecteurs de mieux
comprendre le mécanisme du pistolet dont nous
voulons parler, qui est un perfectionnement des
systèmes employés par
l’arquebuserie de guerre
et l’artillerie de campa-
gne.
Pour éviter toute perte
de temps dans le char-
gement du fusil, on a
imaginé d’abord le magasin fixe, contenant six,
huit ou dix cartouches, qu’un ressort amène au
fur et à mesure à l’orifice du tonnerre. En manœu-
vrant la culasse, le soldat éjecte l’étui vide et
pousse dans le canon la cartouche suivante.
Sur ce principe très simple ont été construits les
premiers fusils à répétition : le Kropatscheck por-
tugais, le Lebel (1886) français, et le Mourata
japonais.
Les Allemands, les Russes, les Anglais, les
Autrichiens, les Italiens, les Danois, les Norvégiens
et les Américains, tour à tour, ayant cru recon-
naître certains inconvénients dans le système du
magasin fixe, ont adopté, quelques années après
nous, le chargeur mobile, qui est évidemment un
progrès, mais a le double défaut d'être un peu
encombrant et de provoquer assez souvent des
enrayages du mécanisme.
Il consiste en une lame métallique légèrement
recourbée et dont les bords, en forme de rainure
ou de coulisse, retiennent les cartouches parleur
bourrelet. Chaque chargeur est muni de cinq car-
touches, et peut être introduit par une ouverture
latérale dans la culasse, dont la manœuvre d’avant
en arrière, puis d’arrière en avant, amène chaque
fois à l’entrée du tonnerre une nouvelle cartouche
prise au chargeur.
Avec ce système comme avec le magasin, un
tireur exercé obtient facilement une vitesse de
dix coups en trente secondes. Sous le rapport de
la rapidité, les résultats sont équivalents.
Quant à l’artillerie, les constructeurs ont eu
l’idée d'utiliser, pour le chargement automatique,
soit le recul du canon, soit la force des gaz ré-
sultant de la déflagra tion. Sur ce dernier pri ncipe,
l’ingénieur Hotchkiss a établi ses fameuses mi-
trailleuses, dont le rendement, assure-t-on, attein-
drait six cents coups à la minute.
Mais il s’agit là d’une arme spéciale, lançant,
par plusieurs bouches à la fois, une pluie de pro-
jectiles relativement petits.
Tout autre est le canon imaginé par l’inventeur
bien connu, M. Maxim, très perfectionné par
Déport, Canet, Nordenfelt et tant d’autres balis-
ticiens éminents, et dans lequel le simple recul de
l’arme produit automatiquement l’éjection de la
douille tirée, l’introduction du projectile, le char-
gement et le déchargement de la culasse.
Alors que, pendant la guerre franco-allemande,
l’artillerie ne pouvait
dépasser deux ou trois
coups par minute, même
en se servant du tir à
mitraille, les canons
actuels du type Maxim
tirent jusqu’à douze
coups à la minute. Divers perfectionnements,
et notamment l’adoption du frein hydraulique,
grâce auquel les opérations de remise en bat-
terie et de pointage sont pour ainsi dire suppri-
mées, permettent à nos bouches à feu nouveau
modèle d’atteindre le record de vingt-deux coups,
ce qui n’est déjà pas mal quand on vient à penser
que les projectiles dont il s’agit, pesant trois fois
plus que ceux d’autrefois, son t animés d’une vélo-
cité de 900 mètres environ à la seconde.
En combinant les différents systèmes que nous
venons de décrire, l’armurier Mauser a créé le
pistolet automatique récemment adopté par l’Alle-
magne pour l’armement de ses officiers.
Il comporte en effet un magasin central, que
Ton garnit très rapidement au moyen d’une lame-
chargeur munie de dix cartouches. Après chaque
coup, le recul delaculassemobile fait fonctionner
l’extracteur, l’auget qui contient la cartouche à
tirer, et le chien qui s’arme de lui-même.
Sans avoir à effectuer aucune manœuvre spé-
ciale, comme cela a lieu par exemple avec lerevol-
ver à barillet, le tireur n’a qu’à presser sur la
gâchette pour faire partir lecoup. L’étui est éjecté,
le chien mis au cran de l’arme et une nouvelle
cartouche amenée dans son logement. Toutes ces
opérations se font automatiquement et avec la
plus extrême rapidité.
Le magasin, placé au milieu du pistolet et au-
dessous du mécanisme de culasse, ala forme d’une
petite boîte rectangulaire, où lescartouches se pla-
Pistolet automatique à répétition.
LE M A G A S I N PITTORESQUE
170
cent en quinconce, afin de réduire autant que pos-
sible l’espace occupé.
Ajoutons que le nouveau pistolet allemand
comporte unegaine, en hêtre évidé. Par une ingé-
nieuse combinaison, l’on peut adapter — comme
le montre la figure ci-dessus — cette gaine-crosse
a la poignée de l’arme et la transformer ainsi en
une sorte de carabine pour le tir épaulé.
La balle du pistolet à répétition Mauser, du poids
de 5 grammes, 5, et longue de 14 millimètres, est
en plomb durci avec chemise d’acier au nickel.
Son calibre est de 7 millimètres, 63. Sa vitesse
initiale, à 25 mètres de labouche du canon, atteint
130 mètres par seconde.
Ainsi que nous l’avons dit au début de cet ar-
ticle, la rapidité du tir a dépassé, aux expériences,
quatre-vingt-dix coups à la minute.
Innovation des plus utiles, l’inventeur a muni
le canon d’une hausse graduée jusqu’àSÛO mètres,
quoique la portée maxima soit au moins du
double. Mais il est bien évident que, dans la majo-
rité des cas, un officier ne sera appelé à faire usage
de son arme qu’aux moyennes et aux petites dis-
tances.
Quant à la puissance balistique et à la préci-
sion du pistolet automatique, il nous suffira de
faire savoir qu’à 150 mètres le projectile peut tra-
verser un homme de part en part. A 200 mètres,
il a la même force que la balle du fusil Mauser
entre 1 800 et 2000 mètres.
S’il faut en croire les experts, la précision de la
nouvelle arme serait, toutes choses égales d’ail-
leurs, six fois plus grande que celle du revolver
d’ordonnance dont les officiers de l’armée alle-
mande se servaient auparavant.
N’avions-nous pas raison de dire que c’était
une arme terrible, surtout aux mains d’un tireur
expérimenté et doué de sang-froid ?
Edouard BONNAFFÉ.
ILE SÉRUM ANTI-SÉUSTILE
Comme toutes les grandes découvertes, le secret
percé à jour par Pasteur, cette théorie micro-
bienne, son plus beau titre à l’immortalité, fit
naître au début des espérances exagérées, parfai-
tement justifiées, semblait-il, malgré leur exagé-
ration.
Certaines maladies, avait-il découvert, toutes,
affirma-t-on bientôt, sont causées par des microbes
nocifs; ces microbes détruisent les cellules de
l’organisme humain et de plus fabriquent des
toxines qui l’empoisonnent. Or la nature pré-
voyante a donné à cet organisme le pouvoir de
lutter contre ces microbes, mais souvent il est
battu par eux, d’où dépérissement puis mort du
sujet.
Si dans sa lutte contre les microbes l’organisme
est vaincu, c’est qu'au moment de cette lutte il se
trouve affaibli ; ce sont deux lutteurs aux prises
dont l’un, l’organisme, est fatigué.
Pour lui faciliter le triomphe, deux méthodes
s’offrent naturellement : renforcer sa puissance
de réaction ou affaiblir la force des microbes.
La combinaison de ces deux systèmes est le prin-
cipe du mode d’action de la sérothérapie. Par un
sérum approprié on injecte dans le corps humain
le microbe nocif mais atténué, c’est-à-dire d’une
virulence affaiblie; l’organisme lutte et à bon
marché d’un adversaire en état d’infériorité ; or
ce premier combat a eu l’avantage d’accoutumer
l’organisme à la lutte, et il va se trouver dès lors
en état de triompher même du microbe ordinaire
par lequel sans cela il eût été vaincu.
Cette méthode étant d’une application générale
et toutes les maladies semblant découler de
microbes, on se trouvait en possession de la
panacée universelle.
Dans la pratique on se heurta à des difficultés
sans nombre. Parmi la légion de microbes nocifs
ou non qui pullulent dans l’organisme comment
isoler, pour en faii’e l’étude, ces microbes d’une
extrême petitesse, d’un aspect souvent peu diffé-
rent de certaines autres bactéries inoffensives?
Le microbe isolé, comment le conserver, comment
lui trouver un terrain propice à son développe-
ment, développement nécessaire aux opérations
qu’on doit lui faire subir pour l’atténuer, alors
que souvent ce microbe s’attaque à la seule race
humaine ? Et à combien d'erreurs n’est-on pas
exposé dans cette étude, cette sorte de dressage
compliqué d’un infiniment petit parfois si délicat?
Des centaines de maladies furent étudiées,
leurs microbes producteurs furent isolés ou
du moins on crut les avoir découverts; on tra-
vailla ce que l’on avait isolé ; le hasard, un hasard
qui ne devait point se l’enouveler, couronna par-
fois momentanément de patientes recherches et
on obtint certains résultats, certaines cures au
moins momentanées, puis plus rien. Et parmi tant
de maladies étudiées, scrutées avec acharnement
et science, combien ontvéritablement été vaincues
par la méthode pasteurienne : cinq ou six peut-
être, et encore parmi cette demi-douzaine de
succès trois ou quatre sont-ils contestés.
Cependant la méthode est excellente, il semble
que seules des difficultés d’ordre tout matériel
empêchent de l’appliquer. Vaincra-t-on ces diffi-
cultés un jour, grâce au progrès de la science? 11
n’est pas défendu de l’espérer.
LE MAGASIN PITTORESQUE
177
Et cette lutte nouvelle contre les maladies offre
ceci de particulier qu’elle comporte nécessaire-
ment des succès successifs, totalement indépen-
dants les uns des autres ; telle maladie réputée
jusqu’ici incurable, restée profondément mysté-
rieuse, peut, du jour au lendemain, être vaincue
radicalement, sans que la voisine, plus simple
en apparence, le soit.
Or la plus terrible des maladies, celle à laquelle
nul homme ne saurait échapper autrement que
par une mort prématurée, est la vieillesse. Cette
maladie est réputée tellement incurable que, si
on arrivait à la vaincre, personne ne pourrait
croire qu’on y fût parvenu tant que la palpabilité
de la victoire remportée n’aurait pas dessillé les
yeux de chacun.
Mais, dira-t-on, la vieillesse dépend-elle de la
théorie microbienne, existe-t-il un microbe de la
vieillesse comme il existe un microbe de la peste,
par exemple? Cela semble bien improbable, la
vieillesse étant réputée due, on ne sait trop à quoi
en vérité, à une usure des organes, disent les uns,
à une intoxication lente, disent les autres, etc., etc.,
mais non à un microbe.
Au prime abord il semble absurde de prétendre
que l’on peut supprimer la vieillesse, et cependant
si on réfléchit à ce sur quoi s’appuie cette opinion
on se sent ébranlé ; elle ne s’appuie sur rien de
positif.
L’homme à l’état d’enfant se développe, croît,
il possède un excès de vitalité qui le lui permet.
Adulte, il croît en force, toujours pour la
même cause. Puis, vieillard, il décline; au lieu
d‘un excès, il semble avoir dès lors un manque de
vitalité.
Pourquoi?
Sa machine s’est usée. Mais ne s'usait-elle pas
quand il était enfant? Incontestablement oui, la vie
étant une consommation et une rénovation perpé-
tuelles de notre être.
Nous avons dans l’enfant un exemple de réno-
vation plus puissante que la consommation : qui
dit que l’on ne trouvera pas le moyen de perpé-
tuer dans l’organisme cet état particulier de
vigoureuse rénovation? Il l’a possédé à une époque,
pourquoi ne pourrait-il le posséder à une autre?
Et qui dit que ce moyen de rendre au corps
humain sa grande vitalité première ne sera pas
un sérum? Certains sérums, le sérum antidiphté-
rique par exemple, confèrent à l’organisme la
puissance de lutter contre une certaine cause des-
tructive; un sérum ne pourrait-il conférer à l’or-
ganisme la puissance de lutter contre la plus iné-
luctable — jusqu’ici — - des causes destructives,
celle qui a nom la vieillesse ?Il n’est pas absurde
de supposer que cela pourra être.
Aussi, quand on nous parle de sérum anti-sénile,
ne haussons pas les épaules. Disons seulement :
c'est invraisemblable parce que ce serait une trop
grande révolution, un trop grand bienfait.
Serait-ce un bienfait?
L’existence d’un sérum anti- sénile supprime-
rait-elle la mort? Nullement ; elle supprimerait
simplement la vieillesse, en admettant, bien
entendu, ce sérum souverain.
L'homme adulte, dans toute la force de sa vita-
lité, et tous les hommes seraient ainsi, lutte plus
aisément contre les maladies, un accident seul
peut le faire succomber ; on verrait donc des gens
que le hasard, surtout un hasard aidé d’une
hygiène sévère, préserverait de tous accidents
morbides ou autres, vivre jusqu’à des âges bibli-
ques, toujours verts, toujours jeunes.
Quelles sommes de connaissances n’acquére-
raient point ces plusieurs fois centenaires pour
peu qu’ils fussent moyennement intelligents et
doués d’un certain goût de travail! La période
pendant laquelle l’homme acquiert des connais-
sances puis les cultive n’excède guère une cinquan-
taine d’années; l’homme restant parfaitement
jeune jusqu’à sa mort, et cette mort pouvant ne
survenir qu’après plusieurs siècles, cette période
d’activité utile se multiplierait par dix, par vingt
peut-être... On demeure confondu devant les
résultats que donnerait un pareil état de choses.
A ce poin t de vue, la suppression de la vieillesse
serait pour l’humanité un grand avantage ; ses
progrès poursuivis par les mêmes intelligences
deviendraient inouïs.
Oui, mais d’autre part cette élite d’ancêtres tou-
jours jeunes se trouverait tellement supérieure à
tous, que bientôt fatalement elle deviendrait, et
sans contrepoids possible, maîtresse absolue,
probablement tyrannique, du monde. Malheur
aux nouveaux venus, il n’y aurait plus de place
pour eux, et au sein d’une société arrivée rapide-
ment au maximum de la perfection humaine, en
face du bonheur insolent de ces quasi -immortels,
ils demeureraient profondément misérables.
Enfin, conséquence plus lointaine certes, mais
autrement tenable encore, la mort faisant infini-
ment moins de victimes et tous les êtres humains,
par la conservation éternelle de leur verdeur,
étant capables à tout âge d’avoir des enfants, la
population du globe croîtrait rapidement dans des
proportions bientôt effrayantes, et réellement la
terre deviendrait trop petite pour nourrir, voire
même pour contenir tous ses enfants, à moins
que, et ce serait fatal, des lois draconiennes, aux
conséquences les plus étranges, ne soient édictées
pour lutter contre cette marée montante des nais-
sances.
Cette simple découverte d’un sérum anti-sénile,
celles même plus modestes d’une série de sérums
supprimant beaucoup de maladies, causeraient
une révolution gigantesque devant les consé-
quences de laquelle l’on recule effrayé, pour
peu que l’on analyse froidement ces consé-
quences.
Et la voie est ouverte à ces découvertes mer-
veilleuses : le sérum de la fièvre typhoïde vient,
paraît-il, d’être trouvé par deux Anglais, MM. Pfeif-
178
LE MAGASIN PITTORESQUE
1er et Kolb, qui, expérimentant en grand aux
Indes, ont obtenu des résultats merveilleux;
chaque année apportera son nouveau contingent
à cetarsenal des armes qui doivent faire de l’homme
le vainqueur des maladies; ce contingent, grâce
aux progrès accomplis, à l’expérience sans cesse
accrue, sera de plus en plus rapidement croissant,
jusqu’à ce que l’édifice se couronne — peut-être
— parla découverte du sérum anti-sénile, décou-
verte non absurde, on peut presque l’affirmer
aujourd’hui.
Alors on ne mourra presque plus, et ce sera
probablement un grand malheur.
Serait-il donc vrai qu’un jour viendra où l’on
dira de ce génie bienfaiteur incomparable de
l’humanité, de notre glorieux Pasteur, ce que
Napoléon prévoyait que l’on pourrait dire de lui-
même : « L’avenir apprendra s’il n’eût pas mieux
valu, pour le repos de la terre, que je n’eusse
jamais existé. »
Et ceci, chose incroyable au premier abord,
parce que Pasteur aura montré la route qui,
d’étape en étape, devait conduire l’homme à cet
idéal, son idéal le plus cher : supprimer la maladie,
triompher de la Mort.
Léo DEX.
SÉMIPALATINSK
Toute la province de Sémipalatinsk, plus
vaste qu’un État européen, paraît, au voyageur
qui la traverse, particulièrement triste et désolée :
la grande rivière, qui l’arrose, et que l’on appelle
l’Irtych, la divise en deux parties, aussi vides,
aussi dénudées l’une que l’autre. Les eaux des
lacs, si nombreux dans la province, sont salées, et
les rivières au courant sans force se perdent dans
les sables sans pouvoir les atteindre et s’y jeter.
La steppe est la même partout, les forêts sont très
rares et, seulement sur les bords de l’Irtych, ont
pu pousser quelques arbres, des bouleaux, des
frênes et des peupliers.
Une telle région semblait devoir appartenir,
méprisée par les Européens, aux Kirghizes qui y
vivaient nomades, possesseurs de troupeaux
immenses, insouciants de l’avenir, et restés
depuis des siècles au même degré inférieur de
la civilisation; leur seul souci consistait, et con-
siste encore, à chercher pour leur bêtes les plaines
les plus nourrissantes et à les défendre contre les
loups, les ours et autres animaux d’aussi mau-
vaise réputation.
Cependant la steppe, que les géographes de
jadis avaient déclarée inculte et infertile, a été
envahie par les Russes, et bientôt les lacs salés
vont faire vivre les industries futures. Déjà les
montagnes éventrées livrent aux travailleurs du
fer, de l’argent, de l'or. Des plaines desséchées,
rendues à la vie par d’intelligents travaux de
canalisation, se sont transformées en champs de
blé et d’avoine ; d’autres, d’aspect plus désolant
encore, renferment des mines de charbon.
Il y a dans la province aujourd’hui (122 500 ha-
bitants : il est vrai que l’immense majorité est
musulmane (550 000), c’est-à-dire composée de
l’atars et surtout de Kirghizes.
La ville capitale de la province, peuplée, de
2G500 habitants, est Sémipalatinsk. Capitale, elle
n’en a vraiment pas l’air et le voyageur qui s’y
risque, s’y ennuie bientôt : les journées s’y pas-
sent trop tranquilles, car on ne sait qu’y faire ;
en revanche, les nuits y sont beaucoup moins
calmes et il faut alors livrer d’affreux combats
contre les petites bêtes qui peuplent les matelas
et qui vivent encore plus nombreuses dans l’au-
berge que les nomades dans la steppe.
Pauvre ville capitale, en effet! Elle est composée
de rues larges, droites, qui sont des mers de boue
au printemps et en automne, et des abîmes de
poussière en été. Elle comprend deux grandes
places : l’une est couverte de petites baraques
assez sales, qu’habitent des marchands plus sales
encore : c’est la place du Bazar où a lieu le mar-
ché ; l’autre place, pas bien brillante non plus,
pourrait s’appeler pourtant la place aristocra-
tique, puisque autour d’elle sont construites les
maisons des grandes administrations de la ville.
Comme lieux de distraction et de plaisirs, un
petit jardin public et un champ de courses. Vous
avez bien lu : un champ de courses ! .l’ai même
assisté aux courses qui avaient lieu un jour de
fête devant Sémipalatinsk endimanché. Les
courses comprenaient tous les genres : trot monté,
trot attelé, et finissaient par la plus amusante de
tous : huit ou dix chevaux, montés par des ga-
mins en haillons, les jambes nues, âgés de sept
à quinze ans. Les braves petits jockeys impro-
visés n’épargnaient pas leur peine et les chevaux
avaient pris un furieux galop. La course finit
sans accident, par la victoire d’un enfant, qui vint
recevoir quelque argent de la main même de la
femme du vice-gouverneur : il avait une misé-
rable culotte qui tenait, Dieu sait comment, et
il se présenta, la remontant d’une main, tandis
que de l’autre il essuyait son nez plein de pous-
sière.
Pour en finir avec les plaisirs de Sémipalatinsk,
citons les promenades le long de l’Irtych, qui
devant la ville se sépare en deux bras et forme
quelques îles verdoyantes. Sur la rive, le soir, au
moment du coucher du soleil, la vie est grande :
LE MAGASIN PITTORESQUE
179
les charretiers amènent leurs voitures et les
lavent dans la rivière même ; des jeunes gens,
nus et à cheval, entrent dans l’eau et nagent
ainsi au large ; revenus sur la rive, ils bou-
chonnent leurs bêtes, puis se rhabillent à la
manière russe, tout mouillés et sans s’essuyer ;
plus loin des femmes se baignent, elles aussi, dans
le plus simple cos-
tume ; sur la rivière,
des petits bateaux
passent, d’intermi-
nables radeaux glis-
sent lentement vers
le Nord, vers Omsk,
ou vers Tobolsk ; pas
de bateaux à vapeur,
car ceux-ci ne re-
montent pas plus
avant ; au fond, sur
l’autre rive, on aper-
çoit de pauvres
maisons, le monas-
tère où vivent les
missionnaires char- Enfants d’une
gés de convertir les
nomades; quelques bandes d’émigrés sont arrêtés
sur le bord de l’eau, sur la route de l’Asie centrale,
et le soleil couchant, le merveilleux soleil de soirs
d’été dans la steppe, enveloppe de sa splendeur
ees malheureux couchés, tombés de fatigue sur
le chemin...
Mais la nuit arrive
et le silence se fait
près du fleuve ; il
faut revenir par des
rues toutes sembla-
bles, bordées de pe-
tites maisons basses
et bâties en bois,
dans lesquelles tout
semble mort ou en-
dormi ; quelques
chiens à moitié sau-
vages aboient et
poursuivent le pas-
sant qui, selon le
temps, enfonce dans
la poussière ou dans
la boue ; voici enfinl’hôtel qui tienten réserve poul-
ies voyageurs les moins confortables dîners. Les
chambres y sont grandes, carrées, toutes à peu
près pareilles ; elles comprennent en général un
lit de fer avec un matelas ou un sommier, une ou
deux tables, des chaises dont il faut tout d’abord
éprouver bien prudemment la solidité, enfin un
canapé ou régnent les punaises, de générations
en générations ! Si le voyageur est un Européen
et a l’habitude étonnante de se servir de draps,
il doit payer un supplément en dehors du prix
de la chambre, prix toujours très élevé. Les voya-
geurs sont, heureusement pour eux, munis de pro-
visions, conserves de toute espèce ; ils ont même
avec eux leur thé et leur sucre : la nourriture est
si mauvaise qu’ils n’osent commander que des
œufs : le garçon apporte les fourchettes, les
assiettes, les couteaux, et le dîner est ainsi com-
posé de mets que n’a pas fournis l’hôtel : cepen-
dant les hôteliers ont mis un impôt sur chaque
bouteille de vin que
les voyageurs intro-
duisent chez eux ; la
raison de cet impôt
est bien simple : l’hô-
telier gagne toujours
cent pour cent sur
le vin qu’il fournit à
ses clients.
Le garçon qui me
servait, portait une
longue redingote sé-
culaire, dont il avait
dû hériter de son
grand-père : depuis
cinquante ans, les
taches du jour s’a-
joutaient aux taches
de la veille, de l’avant-veille et des années pré-
cédentes : pour un garçon de restaurant en Sibé-
rie, porter une redingote, c’est être un homme
libre, et mon serviteur tenait à son vêtement dé-
goûtant avec lequel on aurait pu faire une soupe
assez grasse pour
nourrir tous les qua-
drupèdes de la ville :
il n’était pas seule-
ment un homme
libre, il était un
homme du monde,
connaissant bien les
bonnes manières,
puisque lorsque l’as-
siette qu’il me don-
nait contenait quel-
que poussière ou
quelque mie de pain,
il soufflait dedans
pour les faire tomber
et me tendait ensuite
l’assiette avec un
bon sourire. S’il fallait décrire ici toutes les villes?
chefs-lieux de districts ou arrondissements de la
province, il me faudrait recommencer la même
description et employer les mêmes termes. Zaïsane
(4 471 hab.), Ivarkaralinsk (4455), Oust-Kame-
nogorsk (8 958; , Pavlodar (7 730), les seules villes
de la région, ne sont que de gros villages. Les
plus petits villages ressemblent aux villes, pareil-
les elles -mêmes à la ville principale : il y a un peu
plus de magasins à Sémipalatinsk que dans les
villes moins importantes; il n’y a même pas ou
presque pas de boutiques dans les villages.
Les premiers venus de llussie dans la province
e école Ivoz ike.
180
LE MAGASIN PITTORESQUE
furent les Kozaks : ils occupent les bords de
l’Irtych et les terres le long de la rivière leur ont
été officiellement reconnues comme propriété com-
mune ; les émigrés se sont au contraire établis
plus avant dans les terres. Les Kozaks s’adonnent
au jardinage, à la pèche, à l’élevage et même
depuis peu à l’élève des abeilles. L’Irtych est en
effet plein de poissons d’espèces variées, dont la
préférée comprend les diverses sortes d’esturgeons.
Il n’est pas rare de pêcher dans l'Irtych des « bie-
lougui » (le biélouga est le plus gros des estur-
geons, pesant plus de 500 livres). Les Kozaks de
Sibérie ne savent pas se servir de ces richesses
et ils n’ont jamais su, comme ceux de Russie
d’Europe, plus travailleurs et plus intelligents,
préparer le caviar, utiliser la graisse du poisson,
fabriquer de la colle.
L’élève des abeilles a donné de très bons résul-
tats. Quant à l’élevage, les Kozaks s’en occupent
en grands propriétaires : je veux dire par là qu’ils
engagent, pour soigner et faire paître leurs bêtes,
des Kirghizes, gens qu’ils considèrent d’ailleurs
comme corvéables à merci.
Les autres industries, préparation du sel, ex-
traction des métaux, sont en les mains de compa-
gnies qui emploient à ce travail les émigrés et
même des indigènes de la province. Les émigrés
se sont surtout adonnés à l’agriculture et ils ont
remporté de grands succès dans cette lutte contre
la nature, en un pays où ils avaient tout à faire, tout
à commencer. La moyenne de la récolte du blé
dans ces dernières années a atteint plus de 10 mil-
lions de pouds. On sait qu’un poud russe égale
16 kilogrammes français. Ce résultat est considé-
rable si on songe au petit nombre des agriculteurs,
à l'insuffisance des moyens employés, aux mai-
gres sommes dont les travailleurs ont pu dispo-
ser, à la nature même d’un pays qui n’avait
jamais été cultivé !
Le commerce était, comme partout en Sibérie,
dans les mains de plusieurs gros marchands qui
ont des succursales dans les villes principales. Il
est très grand dans les foires de la steppe où se
rendent les Kirghizes. Ceux-ci viennent à la foire
pour acheter du thé, de la farine, du sucre et du
riz, aliments qui leur sont à peu près indispen-
sables; iis apportent peu d'argent pour payer ce
qu’ils achètent ; il en est qui n’en ont même
pas. Ils donnent en échange un cheval, un bœuf
ou un mouton selon l’importance de leurs achats.
Outre le commerce des foires, que j’appellerai le
commerce intérieur, il ne faut pas oublier que
l’un des districts de la province, celui de Zaisane,
est contigu à la Chine. Des échanges se font
maintenant à travers la frontière, assez importants
pour que la Russie se soit décidée à nommer, il y
quelques années, un consul dans la ville chinoise
la plus voisine, à Tchougoutchak.
Le commerce de la province est appelé à pro-
gresser grâce aux émigrés qui arriveront encore,
et surtout lorsque le chemin de fer reliant le
Turkestan au Transsibérien sera chose décidée,
et il se pourrait qu’il le fût assez prochainement.
La ligne, qu’elle aille rejoindre la ligne de Sibérie
soit à Omsk soit à Rarnaoul, une station de la
Sibérie centrale, passera indubitablement par
Sémipalatinsk.
A cette époque, la façon de comprendre le com-
merce deviendra plus moderne qu’elle ne l’est
maintenant. Présentement on considère le nomade
comme un acheteur que le vendeur russe doit
tromper; on croit même que le commerce ne
pourrait vivre sans ruse et sans usure, du moins
dans les petites villes et chez les petits commer-
çants de village qui sont à la fois prêteurs et
marchands.
Je reprochais un jour à un Kozak de la province,
qui venait devant moi de tromper un nomade, sa
façon d’entendre le négoce, et je lui disais qu’un
jour viendrait oü l’acheteur serait plus avisé et
où le vendeur devrait être honnête.
« Ne dites pas cela, me répondit-il, le jour où
les marchands ne pourront plus voler, ce jour-là,
ce sera la fin du commerce! »
Paul LARBÉ.
LES DROITS D'AUTEUR & LEUR ORIGINE
Divers incidents viennent de remettre à l’ordre
du jour la question des droits d’auteur — ces
droits qui ont enrichi et enrichissent encore, légi-
timement d’ailleurs, tels écrivains dramatiques
de notre temps, mais que n’ont point connus
leurs illustres devanciers du xvnc siècle : ces
premiers maîtres de la scène française vendaient
aux comédiens, pour quelques centaines de livres,
une fois payées, les chefs-d’œuvre qu’ils offraient
à l’admiration de nos pères, que nous admirons à
notre tour et qu’admireront nos descendants, car
leur génie leur a, du moins, valu la gloire d'être
sacrés « classiques », c’est-à-dire éternels.
Corneille, le grand Corneille est mort plus ou
moins pauvre, on l'a souvent rappelé. Molière,
Racine n’ont pas non plus gagné grand’chose
avec leur théâtre.
Et pourtant, c’est de leur époque que date l’ori-
gine du droit d’auteur.
Ce fut, en effet, un de leurs contemporains et
confrères, Philippe Quinault, — dont le cerveau
conçut la multitude de pièces si légendaire, et le
librettiste ordinaire de Lulli, — qui, lorsqu'il lit
représenter son premier ouvrage, les Rivales , eut
l'idée fort pratique de se faire allouer un droit
proportionnel sur les recettes des comédiens.
LE MAGASIN PITTORESQUE
181
C’était en 1653.
Mais cette allocation n’avait qu’un caractère
exceptionnel et personnel à Quinault. C’est seule-
ment une trentaine d’années plus tard que l’usage
du droit proportionnel des auteurs devint, sinon
obligatoire encore, du moins admis en principe
parles comédiens, qui commençaient sans doute
à sentir que, s’il était naturel qu’ils jouissent des
profits d’une pièce au succès de laquelle ils con-
tribuaient par leur talent et leur art, une petite
part des bénéfices était bien due au créateur de
l’œuvre.
Selon la règle qui s’établit alors par la suite,
l’auteur d’une pièce en cinq actes touchait un neu-
vième — en trois actes, un douzième, — en un
acte, un dix-huitième — de la recette, tous frais
ayant été auparavant prélevés, opération qui en
emportait toujours un gros morceau.
Toutefois, les comédiens se réservaient encore
certains avantages.
Ainsi, ils obligeaient les auteurs à reconnaître
qu’une pièce devenait leur propriété, à eux seuls,
quand, « deux fois de suite » ou « trois fois sépa-
rément», la recette descendait au-dessous de
500 livres en hiver et de 300 livres en été.
Quelque temps après, les comédiens se remon-
trèrent plus exigeants et obtinrent que chacun
des chiffres minimum ci-dessus fût porté à
1200 livres pour l’hiver et à 800 pour l’été!
Enfin, quelque temps après encore, ils exigèrent
que la pièce leur appartînt exclusivement, quand
la recette aurait baissé, dans les conditions que
nous venons d’indiquer, à deux reprises diffé-
rentes, sans qu’il fallût que ce fût « deux fois de
unité ».
Il convient d’ajouter que ces premiers droits
d’auteur n’étaient calculés que sur les recettes
faites à la porte du théâtre, et que les comédiens
avaient soin de laisser en dehors ce qu’ils encais-
saient comme location ainsi que — plus tard —
les gros profits qu’ils tiraient des petites loges
dont on prit le goût vers 1760.
Les auteurs ne protestaient point contre ces
petites roueries quelque peu fantaisistes, parce
que, sans accord, sans union, partant sans force
alors, et peut-être aussi plus épris d’art pur que
désireux de gain, ils étaient incapables d’imposer
leurs conditions.
Mais Beaumarchais vint, et avec lui les choses
changèrent.
Quand, après les trente-deux premières repré-
sentations du Barbier de Séville , on lui offrit
4506 livres pour ses droits, il refusa dédaigneu-
sement la somme et déclara qu’il voulait qu’on
lui montrât tous les comptes du théâtre.
D’abord, ses réclamations demeurèrent vaines;
mais il ne se lassa point de réclamer; persévérant
et habile, il finit par gagner à sa cause et l’opinion
publique et le pouvoir lui-même.
Après une lutte de plusieurs mois, Beaumar-
chais, suivant un avis du maréchal de Duras, con-
voqua chez lui tous les auteurs joués au Théâtre-
Français — ceux-là seulement — dans le but
d’élaborer un projet de règlement pour la fixa-
tion de leurs droits. A cette réunion étaient
présents : Rochon de Chabannes, Leinierre, La
Place, Chamfort, Bret de Sauvigny, Blin de
Sainmore, Gudin de la Brunellerie, Du Doyer,
Lefèvre, Ducis, Favart, Dorât, Lemonnier, Caïl-
hava, Leblanc, Barthe, Rousseau.
Et c’est au cours d’un repas que le père fameux
de Figaro donna à cette occasion, le 3 juillet 1777,
que furent jetées, on peut le dire, les toutes pre-
mières bases de cette Société des auteurs drama-
tiques qui devait être fondée un demi-siècle plus
tard, en 1829, et légalement constituée en 1837
pour progresser peu à peu et prendre l’essor
qu’elle a depuis plusieurs années.
En effet, à la suite des conférences qui eurent
lieu chez Beaumarchais, celui-ci fut chargé, en
qualité de « commissaire et représentant perpé-
tuel », de représenter les auteurs du Théâtre-Fran-
çais « tant auprès de MM. les premiers gentils-
hommes de la Chambre que de toutes autres per-
sonnes qui pourraient influer » sur leurs intérêts.
Trois autres membres de cette petite commission
d’initiative de gens de lettres, Saurin, Marmoritel
et Sedaine, furent adjoints à Beaumarchais avec
les mêmes qualité et mandat.
Et déjà les comédiens étaient venus à résipis-
cence, forcés de capituler par l’action énergique
engagée contre eux, quand celle-ci fut couronnée
par le vote de cette loi protectrice de la propriété
intellectuelle du 19 janvier 179-1 que l’Assemblée
nationale ne put refuser aux justes revendications
des écrivains, — loi dont les termes furent encore
élargis en faveur de ces derniers et de leurs héri-
tiers par plusieurs textes postérieurs, mais dont
l’esprit général réside en son article 3, qui établit
le principe suivant:
« Les ouvrages des auteurs vivants (la loi
n’avait pas d’effet rétroactif sur les œuvres des
auteurs morts depuis plus de cinq ans alors)
ne pourront être représentés sur aucun théâtre
public, dans toute l'étendue de la France, sans
le consentement formel et par écrit des auteurs,
sous peine de confiscation du produit total des
représentations au profit des auteurs. »
¥ ¥
Nous n’avons à apprendre à personne l’état de
prospérité qu’a atteint de nos jours la Société des
auteurs et compositeurs dramatiques, au nom de
laquelle il est perçu dans la plupart des théâtres
de Paris un droit de 12 p. 100 sur la recette brute,
— droit qui, dans deux ou trois théâtres d’im-
portance secondaire seulement, est abaissé à
10 p. 100.
On sait même que les auteurs poussent la
gourmandise jusqu’à se faire attribuer, pour
chaque représentation de leur pièce, une valeur
de 50 à 60 francs de places qu’ils font vendre
182
LE MAGASIN PITTORESQUE
par l’intermédiaire des marchands de billets.
En ce qui concerne les scènes subvention-
nées, le droit à verser aux auteurs a été fixé par
décret.
Pour l’Opéra, un décret du 10 décembre 18G0
porte qu’il doit payer un droit fixe de 500 francs
par représentation.
S'il joue un seul ouvrage, la somme entière est
acquise à l’auteur de ce dernier.
S’il joue plusieurs ouvrages dans la même re-
présentation, le décret répartit les 500 francs,
selon le programme, dans les proportions que
voici :
Opéra 5, 4 ou 3 actes Fr. 375 )
Ballet 1 acte 125 ) OÜU
Opéra 4 ou 3 actes Fr. 300 )
Ballet 2 ou 3 actes 200 1
Opéra 2 actes Fr. 250 ) .
Ballet 2 ou 3 actes 250 S ^
Opéra 1 acte Fr. 200 ) r „„
Ballet 2 ou 3 actes 300 I
Etc., etc.
Quant à la Comédie française, le décret du
15 octobre 1812 avait réglé les droits de la façon
suivante :
Il était d’abord prélevé sur la recette, préala-
blement diminuée du droit des hospices, un tiers
pour les frais; puis, après cette double défal-
cation, l’auteur touchait sur ce qui restait : un
huitième pour quatre ou cinq actes , — un douzième
pour trois actes, — un seizième pour un acte
ou deux actes, ce qui représentait à peu près,
a-t-on calculé: 7,57 p. 100 pour quatre ou cinq
actes ; 5,05 p. 100 pour trois actes, et 3,78 p. 100
pour un acte ou deux actes.
Vers 1859, les auteurs, jugeant ce taux insuffi-
sant, réclamèrent auprès du gouvernement impé-
rial, en arguant des 12 p. 100 que payaient le
Gymnase et le Vaudeville. Chargé de rédiger un
rapport à cet égard, M. Thierry déclara que les
réclamations des auteurs n’étaient pas justifiées ;
qu’il était inexact de dire qu’au Gymnase et au
Vaudeville les auteurs touchassent 12 p. 100; qu’en
effet, la plupart du temps, la pièce principale
étant accompagnée d’une ou deux petites comé-
dies, les 12p. 100 susdits étaient toujours l’objet
d’une répartition qui, en définitive, ne donnait
pas plus à chacun des auteurs joués au Gymnase
ou au Vaudeville qu’à ceux qui avaient les hon-
neurs de la Comédie française.
Cependant, l’Empereur semble avoir admis les
raisons invoquées par les auteurs, car il signa, le
19 novembre 1859, un décret fixant à 15 p. 100
le droit proportionnel que le Théâtre-Français
leur devait payer, chaque soir, sur la recette brute,
et établissant le partage ci-dessous :
1 pièce seule • • 15 p. 100
2 pièces égales, 7 1/2 chacune 15 p. 100
4 ou 5 actes. . . .
1 acte ou 2 actes
4 ou 5 actes. . . .
3 actes
3 actes
I acte ou 2 actes
® I 15 p. 100
*5 | 15 p. 100
3 pièces égales, 5 chacune
15 p. 100
4 ou 5 actes. . . .
I acte ou 2 actes.
1 acte ou 2 actes
8 )
3 1/2 l 15 p. 100
3 1/2 )
4 ou 5 actes
3 actes
I acte ou 2 actes
Etc., etc.
7 1
5 > 15 p. 100
3 1
Il est vrai d'ajouter que ces décrets de régle-
mentation laissaient aux auteurs et aux directeurs
la faculté de traiter de gré à gré, s’ils le dési-
raient et étaient d’accord pour cela.
C’est ainsi que, depuis, le droit d’auteur, pour
l’Opéra, a été fixé à 8 p. 100.
Et ce n’est pas seulement l’écrivain dramatique,
dont les intérêts sont sauvegardés de la sorte : le
simple auteur d’une chanson — certaines chansons
en vogue ont rapporté de jolis deniers à ceux
qui les ont conçues — a également un défenseur
et un représentant mandaté de ses droits dans la
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de
musique, fondée en 1851, dite familièrement la
« Société Souchon », du nom de son agent géné-
ral actuel, sous l’impulsion de qui elle encaisse
maintenant pour l’ensemble de ses membres
plus de 2 millions chaque année, par son rayon-
nement sur tous les points du territoire où l’on
chante et où l’on danse.
Onvoitque,sicértainsont souffert de l’incessant
progrès qui s’accomplit dans la vie des hommes,
ce ne sont point les auteurs qui ont à s’en plaindre.
Ils n’ont qu’à jeter un regard vers le passé et à se
souvenir du sort des Corneille, des Molière et
des Racine pour apprécier celui qui est le leur.
Georges LABBË.
AUX JEUNES GENS
Aimez, ô jeunes gens, et respectez la vie :
Elle est bonne à celui qui va droit son chemin,
Et qui ne garde au fond de son âme ravie
Que le rêve d’hier et l’espoir de demain ;
Elle est bonne à tous ceux qui courent à leur tâche.
Comme le laboureur qui se lève au matin,
Et retourne son bien sans plainte et sans relâche,
Malgré la terre dure et le ciel incertain.
Votre aube vient de naître à l’orient tranquille,
Vos bœufs frais attelés se passent d’aiguillon.
Votre charrue est neuve et votre champ fertile;
Déjà l’épi futur germe dans le sillon.
Au travail, au travail! Faites votre journée;
Vous êtes au matin, laissez venir le soir;
Vous êtes en avril, laissez finir l’année;
L’herbe d’ennui se fane où fleurit le devoir...
‘j | 15 p. 100
Henri CHANTAVOINE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
183
PARANTON
NOUVELLE
C’était un type, colosse à face camuse et rouge,
aux yeux d’émeraude sous des sourcils touffus, ce
grognard de Crimée et d’Italie, qui était venu
chercher le repos dans son village de Tourbes, en
Languedoc. Les paysans le considéraient beau-
coup à cause de ses prouesses, chérissant en
elles la beauté de l’action, la poésie d’un roman
vécu. Il ornait le village d’une couleur de gloire.
Par malheur, sa pension de retraite était maigre.
Pour l’augmenter, quand le vieux chantre mou-
rut, il le remplaça. Un tel emploi, assurément, ne
pouvait guère enorgueillir un militaire. Mais, à
l’église, il occupa une stalle dans le chœur, à
droite de M. le maire, au-dessus des fidèles. Il
était grand; il voulut l’être davantage. Un di-
manche, on le vit arriver avec son bonnet à poil
surmonté d’un plumet pareil à une flamme. On
n’osait pas rire de Paranton. A quelque temps de
là, ne trouvant pas sa voix assez profonde, il passa
toute une nuit d’hiver, afin de s’enrhumer, dans
une ruelle où s’engouffrait le vent terrible de la
plaine.
Tant de zèle lui porta bonheur. L’instituteur,
un avare qu’on détestait pour les cadeaux qu’il se
faisait offrir, partit pour une commune plus riche.
Paranton sollicita sa place.
— Sapristi! se récria le maire. Tu ne doutes de
rien, Paranton. Comment t’arrangeras-tu, avec
ton calcul et ton orthographe, pour enseigner à
nos petits la science du jour?
— Je comprends les livres, à mon âge. Ils
m’aideront.
On avait établi l’école dans les communs d'un
couvent démoli, sur la place où régnait un mûrier
au branchage aussi nombreux que la voilure d’un
navire. En octobre, le matin de la rentrée, Pa-
ranton apparut sur le seuil de la classe, muni de
ses instruments et de ses parures, le bonnet à
poil sur la tête, la médaille de Crimée sur la
poitrine, un bâton d’une main, une corde de
l’autre. Pas un élève ne manqua l’heure. Il les
laissa, au courant des sympathies, s’asseoir à
leurs bureaux. Ensuite, après qu’il se fut installé
lui-même dans la chaire, entre la porte et la
fenêtre pleine de soleil, il se mit à lire son jour-
nal tranquillement. Les enfants ahuris, bras croi-
sés, l’observaient sans mot dire, cet ogre. Brusque,
il se leva pour déclarer :
— Je parie que vous ne savez pas votre géo-
graphie. Bien que je n’entende pas m’esquinter à
piocher vos têtes de roc, nous allons commencer
par la France.
Les enfants remuaient déjà leurs cartables, pré-
paraient leurs cahiers.
— Assez I... hurla-t-il. Vous copieriez toujours
des livres, espèce d’emplâtres! Essayez d’ap-
prendre par vous-mêmes, avec vos yeux, un peu
comme vous avez appris votre campagne. Avancez
donc tous ensemble vers la carte. Nous verrons
demain ce que vous aurez retenu. . . Et silence dans
les rangs !
Les écoliers, en se bousculant, se tassèrent
contre le mur. Ils avaient beau se hisser sur la
pointe des pieds, ils ne distinguaient qu’à peine
les fleuves, les mers et les montagnes. Paranton,
qui sculptait le museau d’un chien dans la racine
d’un roseau, les épia au bout d'un quart d’heure.
— Vous n’êtes pas débrouillards! gronda-t-il.
Puisque vous ne voyez rien, rapprochez donc vos
banquettes et montez dessus!...
Une révolution agita la classe, un brouhaha de
bancs et de bureaux. Sur le plancher improvisé,
aussi mouvant qu’une épave, grands et petits, ne
fût-ce que pour se maintenir en équilibre, se dis-
posèrent parfaitement, chacun bien à sa place,
devant la carte parsemée de lettres comme le ciel
d’étoiles. Quand ils furent fatigués, à dix heures,
Paranton les amena dans les champs. Là, plus
que jamais absorbé à la sculpture de son roseau,
il ne les surveillait point du tout, bien que le
bruit de leur récréation plût à ses oreilles. Pour-
tant, il levait parfois la tête : chaque fois il
s’étonnait de les voir jouer paisiblement, soit aux
boules, soit à saute-moutons. Jamais de disputes.
Est-ce qu’on lui avait donné des chiens apprivoisés?
Il tressaillit de honte. Et se dressant, les poings
aux hanches, il apostropha son jeune peuple :
— Qu’est-ce que vous mangez à la maison, que
vous soyez si flasques? Alors, vous ne vous battez
jamais ?... A votre âge, nous nous battions tout le
temps, nous autres. Comme ça!... Comme ça!...
11 se brandit, sauta au milieu de sa troupe,
cogna partout à tort et à travers. Sous les taloches
et les coups de pied, les petits rustres gémirent.
Las, Paranton s’arrêta, riant à se tordre.
— Battez- vous, sabre de bois! Ça fortifiera vos
muscles, ça vous allumera le sang des veines...
Plus tard, vous saurez fouir profond la terre,
faire obéir les bêtes à l’ouvrage, et quand vous
vous marierez, dompter les femmes qui ont sou-
vent le diable au corps!...
Tandis qu’il retournait s’asseoir sous un figuier,
l’un des enfants, hardi, lui jeta une pierre, sur le
plumet. D’un bond, le vieux grognard fit volte-
face, et planté tel qu’une bêche sur le sol, les yeux
étincelants, il brama :
— Oh !... oh!... Qui a jeté?
Les enfants, unis dans la crainte, baissaient le
front.
— Qui a jeté ça?... Voyons, parlez!... Je reproche
au coupable non pas d’avoir commis son insolence,
mais d’hésiter à se dénoncer devant ses cama-
184
LE MAGASIN PITTORESQUE
rades... En tout cas, il a rudement bien attrappé
mon plumet. Ce sera un bon tireur.
— C’est moi, répondit un nommé Garbal, qui
était propre comme une image.
— Toi !... un des plus maigriots !... La prochaine
fois que tu viseras mon plumet, si tu le manques
je t’interdirai de revenir à l’école. Et maintenant,
les amis, battez-vous!...
Quelle farandole ! Ils s’élancèrent les uns contre
les autres, avec des cris d’orgueil, aussitôt rede-
venus, dans la fureur de la bataille, les petits
rustres qu’ils étaient réellement, les petits sau- ]
vages de la terre. Quand ils se furent bien abîmés,
Paranton, en frappant dans ses mains, les sépara.
Ces batailles provoquèrent les plaintes de
quelques parents, les récriminations du maire. En
vain, d’ailleurs. Les enfants ne voulaient plus
quitter Paranton qui, pour les récompenser de
leurs progrès en classe, les conduisait chaque
jeudi en promenade, tantôt dans la plaine, tantôt
dans la montagne, à Yalros, à Alignan-du-Vent,
où des femmes, charmées par leur bonne mine,
leur offraient du vin et des gâteaux. Prenant goût
à l’étude, ils s’instruisaient d’eux-mêmes, de tout
cœur, afin de plaire au maître.
Al >rès Pâques, on annonça la visite d’un inspec-
teur. Jamais il n’en était venu à Tourbes. Celui-ci
désirait connaître ce phénomène de Paranton,
dont la renommée emplissait le Languedoc et
même la Gascogne. Le maire, pour le recevoir
dignement, revêtit son paletot-sac à col de velours,
son gilet de velours noir à ramages jaunes, son
vénérable chapeau de soie dont les bords ombra-
geaient sa grosse figure barbue. Ceint de l’écharpe
tricolore, sa canne de dimanche à la main, il
accueillit l’inspecteur à la descente de la voiture,
sur la place déserte, et l’accompagna chez Paran-
ton. Cet inspecteur de Paris, malgré toute sa
science, tremblait un peu de ne pas savoir peut-
être défendre son prestige, tout à l’heure. N’avait-il
pas conscience que ces paysans dépourvus de litté-
rature valaient bien un commentateur de livres,
puisqu’ils avaient créé de leurs mains une nature
si belle et si féconde ?
Paranton l’avait aperçu saluant M. le maire à
l’ombre du mûrier.
— Té! Té!... s’écria- 1- il après avoir rattaché
son bonnet à poil sur la tête et son sabre au côté.
Té! mes enfants, nous allons chanter, et aussi fort
que possible... Une, deux, trois!...
Et du Nord au Midi
La trompette guerrière...
Ils criaient comme des fous, en un tel fracas
qu’ils n’entendirent point frapper à la porte.
Paranton riait aux larmes, en battant la mesure.
Cependant, il finit par descendre de sa chaire, et
à la porte entrebâillée, il présenta sa face rouge,
son long plumet pareil à une flamme.
— Ah! le maire est parti?... Il a raison : l’ins-
truction publique, ça ne le concerne pas. Mais
vous, monsieur, qui êtes-vous?
— L'inspecteur des écoles.
— Très bien. Vous êtes donc chez vous ici.
Il salua le monsieur d’une révérence, puis après
l’avoir débarrassé de sa canne et de son manteau,
lui offrit une chaise, l’unique chaise de paille.
L’inspecteur, d’abord confus, se rassura bien vite,
devant ces flatteries. Même, remarquant la pro-
preté des bancs et du carreau, la tenue docile des
élèves qui le regardaient avec franchise, Réprouva
un étonnement agréable.
— - Monsieur Paranton, faites votre classe comme
l si je n’étais pas là.
— Non. Interrogez mes enfants vous-même, sur
n’importe quoi.
Amusé par cette aisance étrange et familière,
l’inspecteur posa une ou deux questions à chacun
des élèves. Ils lui répondirent sans prétention ni
crainte, avec un calme que ne déconcertait aucune
embûche. Il se montrait ravi de la limpidité de
leurs expressions, où paraissait l’intelligence des
choses et des idées, la passion heureuse d’ap-
prendre.
— Comment faites-vous donc pour les instruire,
monsieur Paranton?
— Je les fais rire... Vous croyez que je me
moque? Pas du tout. Ces enfants aiment mieux
maintenant l’école que leurs maisons. Petites bêtes
sauvages qui n’ont jamais rien vu, je les ai élevées
à la manière dure des campagnes.
— Mais ce plumet, ce sabre, cette médaille!...
Faites au moins respecter l’autorité de votre fonc-
tion.
— Vous ne comprenez pas. Il faut des distrac-
tions aux hommes, encore plus aux enfants. Tan-
dis qu’en riant de mes parures ils dépensent tout
l’esprit de critique et de médisance qui est en cha-
cun de nous, ils ne voient pas les défauts que je
puis avoir.
Vraiment, Paranton était un philosophe. Par
une inspiration naturelle, par l’expérience, il
avait acquis cette raison supérieure faite d’indul-
gence et de joie, selon laquelle les maîtres con-
duisent à leur gré les grands comme les petits
peuples.
Enfin, le monsieur de Paris se retira, riant à
son tour, le cœur purifié, tout rajeuni d’air pur
et de soleil. Le maire, toujours seul, l’attendait
sous le mûrier, au milieu de la place.
— Hé bien, allez-vous dénoncer notre Paranton
au ministre?
— Je m’en garderai bien. Vous ne le paierez
jamais assez. Il a sa façon d’enseigner, mais il
enseigne. Il enseigne surtout aux enfants à tou-
jours faire avec plaisir le devoir. C’est là le secret
de la sagesse, et du bonheur peut-être. Autrement,
ma foi, son sabre, son plumet, peuh!... Ne
sommes-nous pas plus ou moins des caricatures,
tous, vous avec votre écharpe, moi dans ma redin-
gote?... Allons, adieu, monsieur le maire. Tâchez
qu’on rie longtemps à Tourbes.
Georges BEAUME.
LE MAGASIN PITTORESQUE
185
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Si l’excellent Sarcey vivait encore, avec quelle
satisfaction il verrait fleurir étonnamment un « genre »
qu’il avait presque créé, où il excellait : la conférence !
On ne rencontre que Français — gens de lettres,
médecins, professeurs et même gens du monde, — se
préparant à conférencier quelque part. Pour les audi-
toires, ils n’ont que l’embarras du choix: toute salle
qui peut contenir de cinquante à deux cents per-
sonnes est bonne à recevoir des invités pris dans
toutes les classes sociales. Et tous les sujets, dans les
façons les plus diverses, sont traités. Il y a des séries
de conférenciers exclusivement gais, ou réputés tels,
qui « opèrent » au théâtre du Gymnase; ils commen-
tent de petites œuvres de poètes montmartrois, que
leurs auteurs débitent ensuite. D’autres expliquent
des pièces peu connues à l’Odéon. D’autres encore, à
la Bodinière, présentent à un public élégant, vers cinq
heures de l'après-midi, des chanteurs de chansons
politiques, comme le barde breton Botrel, ou des
« diseuses » de chansons d’amour ou de « geste ».
Puis voici les éditeurs qui s’en mêlent : dans les
salons du Pavillon de Hanovre, M. Gauthier réunit,
comme conférenciers, des écrivains d’art, MM. André
Hallays, André Michel, qui parlent de Versailles ou
des grands musées étudiés et décrits dans les
luxueuses publications de la maison. Et M. Pelletan,
l’éditeur du boulevard Saint-Germain, qui ne publie
que des livres tirés à 300 exemplaires, fête l’apparition
d’une édition de la Prière sur l’Acropole de Benan
par une réunion intime de bibliophiles où Mme Bartet
vient réciter ladite Prière. Et aussi à la librairie
Ollendorf? et fiiez d’autres encore, des conférences ou
lectures font maintenant valoir au public le nouveau
volume fraîchement sorti des presses.
Ce n’est pas tout: on sait qu’une société s’est fon-
dée pour donner aux ouvriers des faubourgs d'autres
distractions que Je café-concert. Elle porte le titre
d’Université populaire et a ouvert des salles dans les
principaux quartiers de Paris, loin du centre, natu-
rellement. Tous les soirs, un membre de l’association
étudie un sujet nouveau, sujet de médecine, d’his-
toire, de géographie, de littérature, d’actualité. Au
faubourg Saint-Antoine, on pouvait entendre, ces
jours-ci, M. Frédéric Passy {la Morale de l'Exposition) ;
M. le Dr Legrain [la Folle) ; M. Vandervelde, député
belge, etc., etc... Au xive arrondissement, c’étaient
M. le Dr Cantacuzène (la Tuberculose), M. Appert (la
Journée d'un ouvrier japonais, conférence bien
adaptée à ce milieu de travailleurs)... Au xme arron-
dissement, MM. Vidal de la Blache, Charles Sei-
gnobos, Edouard Bod, Gaston Deschamps... et ainsi
de suite.
On voit que la qualité des conférenciers, un peu
variable suivant celle des organisateurs des groupes
de quartier (il est certain, par exemple, que le xine ar-
rondissement est particulièrement favorisé), cette
qualité est, en général, très appréciable. Les audi-
teurs seraient difficiles s’ils ne se montraient pas
satisfaits. Le malheur est que, en réalité, à ce mouve-
ment de belle émulation pour l’éducation popu-
laire, qui se manifeste aussi, avec un caractère
religieux, dans des cercles d’ouvriers catholiques,
protestants, etc., ne répond pas tout à fait un égal
mouvement de curiosité. On aura beaucoup de peine
à déshabituer le travailleur parisien de son caboulot
ou de son café-concert favoris. Il s’y trouve plus à
l’aise, semble-t-il, ou bien, jusqu’ici, l’élévation de
son esprit et de son cœur avaient été si négligés
qu’il y a fort à faire pour l’amener à des préoccupa-
tions, à des distractions plus hautes. Cela viendra, sans
contredit. En attendant, nous y avons gagné de voir
quantité de nos contemporains, s’improvisant confé-
renciers, prendre peu à peu l’habitude de la parole en
public. Sur ce point, nous sommes très inférieurs aux
Anglais, par exemple. Qui d’entre nous ne dîne de
fort mauvais appétit et ne pâlit progressivement, au
fur et à mesure qu’approche l’heure d’un toast obli-
gatoire, à la fin d’un banquet? Il semble qu’à partir
du rôti, tous les plats, même sucrés, ont un goût
amer... la bouche se dessèche, les tempes battent, les
mains sont moites. L’Anglais, lui, — ou le Méridional,
car ils ont cela de commun ! — se lève tranquillement
et discourt aussi longtemps qu’il le veut, sans cher-
cher ses mots, souvent pour ne rien dire, il est vrai,
mais en donnant l’illusion d’un homme disert. Nous
avons lieu de lui envier et de lui emprunter cette
faculté. Le secret de la conférence, plus longue,
mais plus facile que le toast, parce qu’elle est soutenue
par la matière exposée, est, au demeurant, assez
simple : il consiste à préparer son « affaire », ou
mieux à l’écrire à l’avance. On prend deux cahiers :
sur l’un figurent seulement des notes, des points de
repère, qui serviront à une récitation de mémoire ;
sur l’autre, la conférence au complet, toute rédigée.
On commence par employer le premier : si, subite-
ment, la mémoire fait défaut, ce qui arrivait même à
Sarcey, on met rapidement la main sur le second
cahier et on lit le plus distinctement que possible,
sans vergogne. De cette manière, on ne reste jamais
coi, — ce que nous souhaitons à tout conféren-
cier...
... L’Exposition Stevens, dont nous rendionscompte
récemment, est fermée. Les œuvres qui la compo-
saient sont rentrées dans les galeries particulières.
Avant cela, elle a été couronnée par une cérémonie
fort rare, peut-être un peu disproportionnée par sa
solennité avec le mérite du peintre, mais touchante
quand même : Stevens, qui est soigné dans une
maison de santé, a été porté par ses fils, au milieu
d’un groupe d’amis et d’admirateurs, devant ses
toiles qu’il ne reverra plus jamais. Il a reçu, à son
entrée dans le salon, les compliments de M. Carolus
Duran; puis il a parcouru, en fauteuil roulant, l’Expo-
sition, son Exposition. Il était très ému, — l’assistance
l’était également. Ni sur l’instant, ni en rendant
compte de cette visite un tantinet théâtrale, personne
n’a songé à plaisanter. Et c’est tout à l’honneur du
bon goût que la Presse n’a pas encore aussi complète-
ment perdu qu’on veut le dire et de la bonne con-
fraternité artistique. Pour que de tels hommages
soient rendus aussi publiquement à des artistes
presque comme naguère à des souverains, il faut que
le prestige de l’art soit, à cette heure, bien établi
dans notre pays. Et, après tout, il n’est pas de rapin
qui maintenant ne puisse se «lire qu il aura, quelque
jour, son après-midi de pleine gloire, comme Stevens.
C’est ainsi que, autrefois, on affirmait à tout conscrit
que sa giberne contenait de la « graine » de bâton de
maréchal. Et c’est aussi vraisemblable.
Paul BLUYSEN.
186
LE M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E
Géographie
En Afrique. — L'œuvre des Anglais dans l'Afrique
du Sud.
L’intérêt suscité par le drame qui se joue actuelle-
ment dans la partie méridionale du continent africain
est loin d’être épuisé. Le monde suit avec une anxiété
légitime les péripéties d’une lutte inégale, âpre, d’un
petit peuple contre une force infiniment supérieure,
d’autant plus redoutable qu’elle ne le cède à la partie
adverse ni en ténacité ni en persévérance.
Le Magasin Pittoresque a consacré déjà plusieurs
pages à la guerre que les Anglais font en ce moment
aux Boérs.
L’issue de la lutte devient de moins en moins dou-
teuse, hélas ! Le nombre, l’armement perfectionné,
l’or, ce nerf de la guerre, et, enlin, la complicité tacite
de la plupart des nations européennes, finiront infail-
liblement par avoir raison de la justice et du droit.
Nous avons désiré simplement exposer dans ces quel-
ques lignes l’historique de la pénétration anglaise
dans cette partie du monde. Notre pays y est inté-
ressé plus que toute autre nation. A ce titre, la domi-
nation anglaise dans l’Afrique méridionale comporte
pour la France des enseignements qu’il est de notre
devoir de ne point négliger.
Un coup d’œil sur la carte d’Afrique éclairera suffi-
samment le lecteur, sur la part prépondérante du rôle
joué par les deux nations sur ce continent. Nous avons
indiqué dans une précédente étude R) l’étendue de
la sphère d’influence française sur cette portion du
globe. Un bon tiers du continent africain est à l’heure
actuelle soumis à la domination française. Une éten-
due de moindre importance superficielle, mais infini-
ment supérieure en valeur intrinsèque, est dévolue à
la puissance britannique. L’établissement des Anglais
dans la partie sud du continent ne date que depuis le
commencement du xixc siècle. La découverte du Cap,
comme celle de beaucoup d’autres terres, est due,
comme on sait, au génie des Portugais. Bartolomeo
Diaz l’aperçut en 1493. Vasco de Gama le doubla
en 1497. Ces navigateurs dédaignèrent toutefois le
pays, malgré son apparente fertilité, préférant chercher
une fortune plus rapide dans des contrées plus éloi-
gnées. En 1652, la Compagnie hollandaise des Indes
orientales fonda, sur l’emplacement même occupé
actuellement par Capetown, une sorte de comptoir
destiné à servir de point de ravitaillement pour sa
flotte.
Après la révocation de l’édit de Nantes, un groupe
de huguenots français demanda à la Compagnie hollan-
daise l'autorisation de s’établir au Cap, etl’année 1687
vit une colonie de trois cents personnes environ venir
augmenter l’élément blanc dans ce pays. Voilà pour
l’origine française d'une certaine catégorie des Boërs.
Étroitement liés aux colons hollandais, les nouveaux
arrivés ne formèrent bientôt qu’une seule nation,
ayant un caractère particulier et des principes d’un
autre âge. La colonie florissait sous la paisible domi-
nation des Hollandais, lorsqu'en 1793 un souffle
d’indépendance, traversant les mers, vint secouer le
petit peuple boër. Une révolte éclata et le gouverneur
fut expulsé. L’Angleterre, qui guettait une occasion
propice pour s’emparer du pays, crut devoir inter-
(I) Voir Magasin Pittoresque du 1er février 1900.
venir pour rétablir l’autorité — la sienne cette fois -
confirmée quelques années plus tard, en 1815, par lu
Hollande. Le nouvel état des choses ne put convenir à
1 allure vive et indépendante d'un peuple qui semblait
conserver religieusement l’esprit de ses ancêtres.
En 1834, les Boërs émigrèrent en masse, se rendant
au nord. Ils s’établirent d’abord dans le Natal, autre
terre découverte par le même navigateur portugais,
\ asco de Gama, le jour de Noël de l’année 1497 (d’où
le nom de Nat ali s) . Là, encore, les Anglais, inquiétés
par le voisinage des farouches et vaillants paysans,
cherchèrent et trouvèrent une occasion pour les en
déloger, refoulant les anciens colons vers l’intérieur
du pays. En 1843, le Natal fut déclaré colonie britan-
nique et annexé à la possession du Cap. Une sépara-
tion eut lieu toutefois en 1856. Depuis 1893, le Natal
jouit, comme le Gap, d’un gouvernement distinct et
directement responsable.
A cette colonie se rattache aussi le Zouloutand, ou
pays des Zoulous, dont la conquête définitive ne fut
accomplie qu’au prix d’efforts considérables, en 1879.
La génération actuelle a encore en mémoire les di-
vers épisodes d’une lutte épique contre le trop cé-
lèbre Cetywayo, chef nègre du pays; la fin tragique,
durant cette campagne, du prince impérial français,
dernier héritier direct des Napoléon, qui combattit
dans les rangs de l’armée britannique. Successivement
furentannexés, comme dépendances du Cap, le Basou-
toland (1871), érigé en colonie séparée en 1883, et le
Betchouanaland, qui forme unecolonie delà couronne
depuis 1885.
Un autre territoire devait bientôt entrer dans le
giron du puissant peuple colonisateur. La Rhodesia,
dont l’appellation ne date que de quelques années, et
porte, comme on sait, le nom du célèbre financier
Cecil Rhodes qui l’a acquise à l’influence britannique,
est bornée au nord par les établissements allemands
de l’Est africain, par le lac Tanganyka et l’État indé-
pendant du Congo; au sud, par le Transvaal et le
Betchouanaland ; à l’est et à l’ouest, par les posses-
sions portugaises et allemandes. Sa superficie atteint
2 millions de kilomètres carrés. Elle est adminis-
trée actuellement par une compagnie à charte, ou
compagnie privilégiée, la fameuse British South Africa
Company dont la constitution date de l’année 1889 et
qui eut déjà des démêlés nombreux tant avec ses voi-
sins immédiats qu’avec sa protectrice, la métropole.
Quelques mots maintenant sur l’importance éco-
nomique de ces diverses régions.
La colonie du Cap, en y comprenant les divers
territoires récemment annexés, s’étend sur une su-
perficie de 600000 kilomètres carrés; elle compte une
population d’environ 1 600000 habitants, dont près de
400000, soit à peu près le quart, de blancs. La popu-
lation de couleur se compose de Malais (14 000 environ),
Hottentots (50 000), Fingoes (235 000), Cafres (610 000) ;
autres gens de couleur, 250 000. Le budget de lacolo
nie est d’environ 14 millions de francs. Ses ressources
sont l’agriculture, l’élevage et — depuis peu d’années
— les gisements miniers, notamment les mines de
diamant. Les principaux articles d’exportation —
500 millions de francs environ — sont : l’or, les dia-
mants, les laines, les plumes d’autruche, les minerais
de cuivre.
Au Natal, où la population a progressé d’une ma-
nière formidable depuis l’occupation anglaise (121000
en 1851 ; près de 900 000 en 1895), les principaux ar-
LE MAGASIN PITTORESQUE
187
ticles de production sont : la laine (près de 12 000 mil-
lions de francs d'exportation par an), le charbon,
peaux et cuirs, sucre, thé, fruits divers. La superficie
du pays, en comprenant le Zoulouland, est d’environ
60 000 kilomètres carrés. Le nombre d’Européens est
d’un peu plus de 60 000 ; on y compte en outre autant
d’indiens. Le climat de la colonie est variable suivant
les districts. L’hiver est sec ; l’été est tempéré par de
fortes pluies. Les produits tropicaux viennent bien
sur la côte ; à l’intérieur, le sol se prête aux cultures
de l’Europe centrale. Eniin le Basoutoland, à l’est, et
le Betchouanaland, à l’ouest de l’État d’Orange,
comptent ensemble 100 000 habitants environ dont
12 000 à 13 000 Européens.
Telle était, avant la campagne actuelle, la situation
des Anglais dans l’Afrique du Sud. Les événements
qui s’y déroulent de nos jours ne modifieront pas sen-
siblement l’avenir de ces pays destinés depuis long-
temps déjà à se transformer en colonies britanniques.
Une constatation s’en dégage toutefois. Tandis qu’au
nord, les Français, pour conquérir des pays incultes,
dépensent des millions pour s' assimiler des populations
clairsemées, nos voisins, dans la partie méridionale
du continent, refoulent ou détruisent les éléments qui
tentent de s’opposer à leur extension. N’y aurait-il lias
là l’un des secrets du succès de colonisation de la
grande Bretagne? P. LEMOSOF.
*t>
CAUSERIE MILITAIRE
Le pays entier a accueilli avec la plus légitime
satisfaction la déclaration apportée à la tribune de la
Chambre des députés au cours de la discussion du
budget. Grâce à un perfectionnement récemment
adopté, notre fusil sera rendu à bref délai supérieur
à ceux de toutes les armées européennes. Nous nous
en réjouissons doublement, d’abord à cause de la
nouvelle par elle-même, en second lieu, parce qu’elle
nous apprend que ce perfectionnement ne vise nulle-
ment la réduction du calibre, excès dans lequel il faut
se garder de tomber, car on prétend que les balles
trop petites ne produisent pas de blessures suffisam-
ment graves pour provoquer une longue indisponibi-
lité. Mais, — nos lecteurs trouveront peut-être qu’en
cela nous nous répétons trop souvent, le sujet en vaut
pourtant la peine, — il ne suffit pâs d’avoir un fusil
perfectionné, il faut savoir s’en servir. Or, la pra-
tique du tir fait défaut à nos soldats, aussi bien de
l’armée active que de la réserve et de la territoriale.
Il faut donc le dire et le redire souvent, peut-être
linira-t-on par le comprendre en haut lieu.
Ce qui est vrai pour l’infanterie, l’est aussi pour
l’artillerie. Notre nouveau canon de 75 est un mer-
veilleux outil, pour l’usage duquel il faut préparer
des ouvriers habiles. Or, sous ce rapport, nous ne
pouvons que déplorer la façon dont nos réservistes de
l’artillerie sont initiés à son usage. Appelés en dehors
des périodes des écoles à feu, ils ne connaissent leur
canon que théoriquement, sur le terrain de
manœuvres ou dans des tirs à blanc. C’est insuffisant,
et il vaudrait bien mieux les convoquer dans des
camps d’instruction que dans les villes de garnison où
ils ne participent le plus souvent qu’au service habi-
tuel de l’armée active, agrémenté de quelques séances
supplémentaires d’instruction.
Une récente circulaire nous apprend que la batterie
de quatre pièces devra comprendre à l’avenir des
mécaniciens; il sera nécessaire de former, dans celte
arme, toute une catégorie nouvelle d’ouvriers pour
ces emplois. D’autre part, le ministre de la guerre,
ayant également annoncé pendant la discussion du
budget que le service du train allait user d’automo-
biles pour les transports en temps de guerre, voilà
encore une arme qu’il faudra pourvoir de chauffeurs
et de mécaniciens. Le nombre de ces spécialistes
augmente tous les jours dans l'armée, car l’emploi
des machines tend à se généraliser de plus en plus.
C’est le progrès. A quand les conducteurs de trains
régimentaires transformés en chauffeurs et les capi-
taines d’infanterie en teufs-teufs ?
C’est ainsi que l’on compte parer au danger de la
dépopulation chevaline. Ce moyen ne peut malheu-
reusement s’appliquer à l’affaiblissement progressif
de nos classes de conscrits appelés sous les drapeaux.
L’armée dernière, le déchet provenant des réformes
et ajournements prononcés par les conseils de révi-
sion, avait réduit sensiblement le contingent appelé.
Celui-ci en a-t-il été plus choisi et mieux résistant
«pie les précédents? On est malheureusement obligé
de constater que ce triage soigneusement opéré n’a
pas augmenté la valeur des élus, car il y a eu, en
1899, le même nombre de décès et de réformes dans
l’armée que les années précédentes. Notre race a-t-elle
donc si rapidement dégénéré?
Capitaine FANFABE.
ir >
LES LIVRES
Norbert Dys, par Matiiii.de Alaisic. Flammarion.
Les bons romans ne sont pas communs, mais les
romans qu’on peut mettre dans toutes les mains se
font de plus en plus rares, j’entends les romans inté-
ressants et bien écrits.
Félicitons Mlle Mathilde Alanic de nous avoir offert,
avec Norbert Dys, une œuvre vraiment remarquable,
ou plutôt remercions-la du vif plaisir que nous avons
éprouvé à la lecture de son livre. Nous pouvons dire,
sans exagération, que ce livre est digne de figurer dans
les bibliothèques à côté de la Neuvaine de Colette et de
Mon onde et Mon curé, dont on se rappelle le succès.
Norbert Dys est une idylle qui se joue au doux pays
angevin. Le cadre en est fort pittoresque. Dans un
village, perdu en pleins champs, loin des chemins de
fer, loin des « progrès » de la civilisation, le hasard a
mené un jeune artiste, un sculpteur, au lendemain
du jour où, parmi les acclamations et les compliments,
il a reçu la médaille d’honneur du Salon. Fatigué,
surmené par la vie de Paris, il vient retrouver, en
pleine nature, le calme et le repos dont il est privé
depuis longtemps. C’est une grand’halte, bien
gagnée, après sa première étape glorieuse. Son
arrivée dans le village excite d’abord une malveil-
lante curiosité. Un étranger qui s'installe dans un
« pays » de quatre maisons ne peut avoir que de mau-
vais desseins, pensent les habitants ! Est-ce qu’ils se
déplacent, eux? Norbert Dys — c’est le nom de notre
héros — ne tarde pas à apprivoiser et à gagner
l’opinion des bons villageois. Il a donné un coup de
main au vénérable curé pour repeindre un Saint
188
LE MAGASIN PITTORESQUE
Sébastien et raccommoder un Saint Pierre. Il se laisse
passer modestement pour un ouvrier d’art etfait mer-
veilles sur merveilles dans l’église délabrée. Il devient
ainsi l’ami du curé qui ne cesse de célébrer son
mérite; il s’amuse à ce jeu... Jusqu’ici, vous ne voyez
pas se préparer l’idylle. Norbert Dys a tort de travailler
à son salut plutôt qu’à son bonheur. L'occasion,
une charmante occasion, s’offre à lui de séculariser
ses sentiments. Elle lui parait sous les traits d’une
jeune tille modeste, simple, qui lef change des
grandes dames qu’il a rencontrées sur son chemin.
Comment son amour nait, grandit et se déclare,
voilà le fond du roman que je craindrais de déflorer en
l’analysant par le menu, et que je recommande à tous
nos lecteurs, chaleureusement, dans l’encourageante
certitude de leur être agréable.
Joseph GALTIER.
Voici une page de ce livre exquis que nous retrouverons
certainement parmi ceux que couronnera, l’an prochain, l’Acadé-
mie française.
Après le déjeuner qui vient d’avoir lieu au presbytère, Norbert
Dys — le grand artiste parisien qui séjourne incognito dans le
village de Ruillé — invite Madeleine Farguet, sa voisine de
table, — une jeune institutrice timide et un peu triste, — à une
partie de pêche au bas du verger, pendant que les invités d âge
rassis jouent aux cartes, à l’ombre des pommiers.
Le jeune homme ouvrit une barrière au bord de
l’eau ; ils suivirent quelques minutes un petit sentier
longeant le bas de la colline, et s’arrêtèrent à une
étroite crique où la rivière s’élargissait en flaques
bleues pailletées, sous le frissonnement argenté des
saules.
— C’est charmant ici ! fit Madeleine, s’asseyant
sur une grosse pierre et regardant d’un air ravi
autour d’elle. Du vert partout!
L’ombre des branches s'étendait en plaques plus
foncées, semées de gouttes de soleil, sur le sol
gazonné, sur le fouillis sauvage des fougères et des
ronces où les bruyères roses et les gousses d’or des
ajoncs brillaient comme des joyaux épars.
L’étroit ruisseau serpentait, à travers les prés, des-
siné par sa bordure d’arbres. Des troncs jetés en tra-
vers servaient de ponts. De larges pierres moussues,
ourlées d’une ligne d’argent, divisaient le courant
tranquille. T^es nuages, les feuilles balancées, jetaient
dans l’eau limpide leur ombre passante. Norbert
pensa qu’il avait vu ailleurs cette transparence de
source, et, guidé par un obscur souvenir, il regarda
les yeux de Madeleine, perdus dans leur contemplation.
— Tenez-vous beaucoup à pêcher ? fit-il tout à coup,
en lâchant les lignes qu’il ajustait. N’est-il pas cruel
de déranger la quiétude de tout ce petit peuple?
Et il désignait les menus poissons qui frétillaient
avec de brusques éclairs.
— Je vous propose un petit amusement. Regarder
et ne penser à rien.
— C’est cela ! fit joyeusement Madeleine, les mains
croisées, les bras pliés autour des genoux... Oh!
écoutez !... Qu’est ce que cet oiseau qui chante ?
— Que vous apprend-on dans vos pensionnats?
demanda-t-il. C’est une fauvette à tète noire... Moi
qui ne suis qu’un Parisien, je sais cela. A présent,
voici le sic sic sic méria de M, Pinson. Celui-ci qui rit
d’une manière sarcastique pour se moquer d’eux, et
peut-être de nous, c’est le pivert !
, — Mais vous les connaissez tous ! dit la jeune fille
avec envie.
- Êtes-vous de force, — quoique femme, — à vous
taire cinq minutes?
— Je crois que oui, fit-elle, mise en gaieté par l’ori-
ginalité de son compagnon. Avec beaucoup de bonne
volonté...
— Eh bien ! taisez-vous, mais ouvrez vos oreilles...
Fermez même les yeux pour que l’impression soit
plus forte... Vous allez entendre la vraie symphonie
pastorale, celle dont Reethoven nous a donné l’écho.
La nature est toujours supérieure à l’art... Seulemenl,
avant de commencer, je vais vous servir un programme
explicatif, comme il est d’usage dans les grands con-
certs... Tout d’abord, rien... Vous n’entendrez rien...
Puis, votre tympan s’accoutumera.. . vous com mencerez
à percevoir un vague bourdonnement qui ira bientôt
en crescendo, de façon à vous assourdir. C’est le pré-
lude... un ronflement d’abord confus fait des fanfa-
rinettes de moucherons, des murmures de feuillages,
du bruit que fait l’herbe en poussant, de tous les
bruissements, de toutes les haleines, de tous les four-
millements de la création visible et invisible. Tout ce
qui vole, rampe, bondit, grouille, a sa voix dans l’im-
mense harmonie. Le crapaud, l’araignée, le vent ont
leur emploi. Sur cet accompagnement, les premiers
sujets développeront le thème de la mélodie, brode-
ront des variations. Rossignol, mésange, chardon-
neret, déploieront leur virtuosité. Le merle, le loriot,
le pivert tiendront les rôles bouffons... Attention!...
Une, deux, trois! Une mesure pour rien!... Fermez
les yeux !...
Madeleine, docile et amusée, baissa aussitôt les
paupières et demeura tranquille un instant, la blan-
cheur nacrée de ses dents apparaissant entre les li-
gnes roses des lèvres souriantes.
— C’est merveilleux ! dit-elle, en rouvrant les yeux
au bout de quelques minutes. Une véritable initiation.
— Ce n’est rien encore ! affirma Norbert, à demi
couché en face d’elle, au pied d’un arbre. C’est le
matin, à la pointe du jour, que sontdonnéesles grandes
auditions. Ajoutez à cela le plaisir égoïste d’être à peu
près seul à profiter de cette aubade." Le soleil parait
tout neuf. Et l’air a un goût exquis ! Tenez, le premier
matin de mon arrivée ici, j’étais comme fou de me
trouver lâché en pleine nature, après plusieurs années
de surmenage. Je courais comme on va à une fête...
Je me faisais l’effet d’un animal échappé du jardin
des Plantes, et. retournant à sa sauvagerie native.
Madeleine rit encore, divertie. Machinalement, elle
arrachait des brins de mousse qu’elle éparpillait sur
sa robe. Des taches de soleil semaient des grains d'or
sur sa peau blanche, sur ses cheveux ébouriffés par
le grand air.
— Oui, lit-elle, en tordant un genêtentre ses doigts,
on se sent mieux vivre à la campagne... Quand j'ai
repris ma vie casanière et que je m’ennuie trop, je
regarde en dedans : je retrouve en moi le souvenir de
Ruillé, la charmille d’Olympe, la cour du presbytère;
tout cela me repose et me rafraîchit.
— Vous aimez beaucoup Ruillé?
— J’y viens depuis l’enfance... J’y ai passé mes
meilleures journées. Elle rougit soudain, regrettant
cet aveu, échappé à sa sincérité, dans la détente de
ce moment.
— Ne serait-il pas temps de remonter là-haut? La
partie doit être achevée.
LE MAGASIN PITTORESQUE
189
Ce disant, elle se redressa, s’excusant d’un demi-
sourire, attendit qu’il eût rassemblé ses lignes, et re-
prit le sentier.
Pendant qu’elle marchait devant lui, flexible, frêle,
allongée par les plis de sa robe balayant l’herbe, la
tête pliée sous le poids de son écrasante chevelure,
Norbert ne put s’empêcher de penser aux saintes,
errant dans le jardin mystique, une fleur à la main,
prêtes à s’envoler à chaque pas.
Mathilde ALAN1C.
*■->
LA VIE EN PLEIN AIR
Le dimanche 4 mars dernier, se disputait à Ville-
d’Avray le douzième Cross country national que
l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques
organise annuellement. Cette fête sportive, que nous
appellerons tout simplement en français la course à pied
nationale, réunit toujours de nombreuses équipes,
composées chacune de six coureurs mer\eilleusemenl
entraînés.
La course à pied compte parmi les sports les plus...
naturels, mais elle nécessite la jeunesse, la belle jeu-
nesse qui s’en va toujours trop tôt, et aussi des pou-
mons solides. Sinon... gare !
La tenue des coureurs est des plus simples : un
jersey de couleur, rouge, bleu, noir... selon les équipes,
et un pantalon large ne dépassant guère le genou. 11
ne faut pas de gêne en route. Par le froid qui sévissait
dans celte matinée de dimanche, ce costume donnait
à réfléchir.
Les spectateurs, glacés, avaient eu soin de se vêtir
plus chaudement que ces jeunes gens qui allaient
témoigner de leur souffle et de leur ardeur à vaincre,
sur la roule de Versailles et autour des étangs de
Ville-d’Avray.
A hauteurdu restaurant Cabassud, c’était un encom-
brement fantastique dès neuf heures. Chauffeurs,
cyclistes, piétons,... et la foule massée sur les trot-
toirs et s’étendant jusqu’au haut de la côte, formaient
un spectacle des plus pittoresques.
11 y avait bien là quatre mille personnes, ballant la
semelle, tandis que dans les chambres réservées à
chaque club au restaurant Cabassud, les chefs entraî-
neurs donnaient leurs dernières instructions aux cou-
reurs, massés savamment, bouchonnés même comme
des pur-sang.
Curieux préparatifs, et amusants au possible.
A dix heures et demie seulement le coup de pistolet
du starter donnait le signal du départ. Le froid était
toujours intense, mais le soleil avait enfin daigné
paraître, etles cent vingt coureurs — un joli chiffre —
partaient avec le soleil sur la tète, suivis de nombreux
cyclistesqui pédalaient ferme. Ilélas ! cen’est pas comme
à Longchamp. Une partie - une grande partie — du
parcours échappe aux yeux des spectateurs.
Tout le monde court à- l’arrivée. Que de cris, que
dehourrahs ! Quel enthousiasme! C’est le jeune Cham-
poudry, de l’équipe de Montrouge, qui a passé pre-
mier, suivi de près de Délogé, du Racing Club de
France, un vétéran dans les victoires sportives.
Mais c’est l’équipe du Racing-Club — une merveil-
leuse équipe — qui a été classée première, d’après la
place que ses six champions ont obtenue dans la course.
L’équipe de Montrouge venait ensuite.
Une deuxième série de coureurs formait des équipes
moins fortes qui se sont également disputé des prix.
Dans cette dernière série c’est la province qui a été vic-
torieuse, avec Libourne et Marseille en tête dans cet
ordre.
La course de 10 kilomètres avait été faite par les
équipes gagnantes de la première série en 1 heure
2 minutes 4/5, ce qui montre, n’est-ce pas, que nos
jeunes gens ont de bonnes jambes et un souffle
merveilleux.
Tout le monde était satisfait, tout le monde avait
la mine réjouie et plus que rosée. Mais les estomacs
étaient creux, et coureurs et spectateurs ont fait grand
honneur aux déjeuners servis dans les restaurants de
Ville-d’Avray.
Tudieu ! Quel appétit ont messieurs les coureurs !
Mes compliments. Leur estomac aussi est de premier
ordre.
La fête ne s’est pas terminée axec le déjeuner. 11 y
a eu une distribution de prix interminable, et des dis-
cours pas mal tournés du tout. Un grand nombre de
mamans étaient venues pour voir couronner leurs fils.
Quelques-unes ont été désappointées.
Qu’elles se consolent ! Quand on a vingt ans, de
bonnes jambes, du cœur et de l’ambition, on a le
temps de prendre des revanches sur un terrain ou sur
un autre.
11 suffit de vouloir, et m’est avis que ces jeunes cou-
reurs, dont j'ai admiré l’entraînement et l’ardeur, ont
une volonté énergique.
Avec de la volonté, la lutte pour la vie est relative-
ment aisée.
Maurice LEUDET.
Les Conseils de Me X...
Il y a, dans Paris, des établissements de bains froids
sur la Seine.
Oui, sur la Seine! je dis bien. Ils sont même très
fréquentés. Le Parisien aime tant son beau fleuve!
Non seulement il en boit, sans répugnance, l’eau
douteuse, mais encore il prend plaisir à s’y tremper
tout entier, à s'en imprégner, à s’unir à elle en des
immersions prolongées, allant, parfois, jusqu’à la
noyade.
Chacun son goût, sur ce point. D’autant qu’il n’est
pas bien sûr, malgré l’assertion des savants, qu’une
eau réputée souillée et chargée de microbes ne soit
pas, en réalité, la plus hygiénique.
Et ce sont de vrais Instituts que ces établissements
balnéaires. La natation y est une science, et le plon-
geon un art. On y voit d’éminents professeurs ensei-
gner à tirer sa coupe avec élégance, à piquer une tète
correctement, à flotter, sans effort, sur la nappe li-
quide, le ventre en l’air, à la façon d’un chien crevé.
Point fiers, d’ailleurs, et sans la moindre pose, ces
maîtres ès nage. Un simple caleçon, une passerelle
inondée, un auditoire de bras et de jambes nus qui
s’ébattent pêle-mêle, enfonçant, remontant, formant
sur l’eau de longues traînées de perles blanches, voilà
leur Sorbonne à eux, toute grouillante et diaprée, à
travers les rayons d’or qui coulent d’un ciel de toile
usée.
N’allez pas, cependant, conclureque les propriétaires
de ces écoles de natation arrivent tous à la fortune,
190
LE MAGASIN PITTORESQUE
Il en est, au contraire, dont les affaires ne prospèrent |
pas et qui luttent vainement contre le courant défa-
vorable.
Aussi l’un d’eux dut-il se résoudre, l’an passé, à
mettre en vente son fonds de commerce. Mais com-
ment en retirer un bon prix? Ses livres n’étaient-ils
pas là pour attester une situation précaire et l’insuffi-
sance des recettes?
Après bien des réflexions, il lui vint une idée gé-
niale. 11 fallait des clients ; il en fallail beaucoup, pour
faire illusion aux acquéreurs éventuels: eh bien ! il
en aurait ; il se chargeait de les amener lui-même.
Et, en effet, pendant quinze jours, sous les yeux
éblouis du futur acheteur, ce fut un défilé intermi-
nable de baigneurs, lien venait de tous côtés, même de
la banlieue; ils prenaient d’assaut les cabines et s’en-
tassaient dans le bassin, trop étroit maintenant. Notre
homme avait fait largement les choses et n’avait pas
regardé à la dépense. Dans la rue, à la porte des ate-
liers, au cabaret, partout il avait racolé des volontaires
pour le bain, leur offrant, en outre de l’ablution en
Seine, un petit verre réconfortant chez le marchand
de vin. 11 avait, ainsi, triplé sa clientèle ordinaire et
vendu son établissement plusieurs fois sa valeur.
Malheureusement pour lui, sa supercherie fut ébrui-
tée. Elle ne tarda pas à arriver aux oreilles du succes-
seur, qui ne comprenait rien à la diminution subite
des affaires; une plainte fut déposée au Parquet, et,
aujourd’hui, le patron baigneur trop ingénieux risque
fort de comparaître en police correctionnelle.
C’est vraiment dommage, car sa ruse n’était point
banale et méritait un succès plus complet. Elle avait
même une saveur classique tout à fait exquise.
Ne vous souvient-il pas, en effet, d’une jolie anec-
dote de villa à vendre, cilée par Cicéron comme
exemple du dol et de la fraude dans les contrats? La
villa, blanche et coquette, s’élevait sur le bord de la
mer, dans une petite baie délicieuse, pai^ni des touffes
de pins-parasols. Pour en augmenter la valeur, son
propriétaire avait imaginé d’attirer des pêcheurs sur
cette partie de la côte, où, d’ordinaire, on n’apercevait
ni barques, ni voiles. Ils y vinrent plusieurs jours de
suite, explorant les fonds d’algues bleues et ramenant,
sur la plage, leursfiiels remués de secousses argentées.
Le spectacle était merveilleux, et le visiteur charmé
n’hésita pas à acheter fort cher une villa qui avait un
si beau point de vue.
Mais, le lendemain, plus de pêcheurs, plus de voiles
blanches, plus de bruit de rames frappant les flots. La
ravissante féerie avait disparu.
Évidemment, le maître baigneur s’était inspiré du
grand orateur romain.
Mais c’est bien la peine d’avoir des lettres, si elles
vous mènent en police correctionnelle.
M« X...
PETITE CORRESPONDANCE
R. S., Nice. — Les pensions annuelles qu’un père a servies à
son fds, en les prélevant sur ses revenus, ne sont pas sujettes
au rapport successoral .
J. K., Alais. — En toutes matières, les intérêts des sommes
dues se prescrivent par cinq ans. C’est là un principe d’ordre
public.
V. N., Rouen. — Une compagnie de transports maritimes
qui, eu cas d’échouement du navire, vend sur place, pour les
autsrosire à une perte totale, des marchandises avariées dont les
consignataires ne sont pas sur les lieux, n’est tenue envers
ceux-ci que du produit de la vente, déduction faite des frais.
R. Z., Fontainebleau. — Les procès-verbaux dressés par la
gendarmerie font foi jusqu'à preuve contraire, et non jusqu’à
inscription de faux.
R. A., Quint per. — Si, d’ordinaire, les cadeaux échanges entre
fiancés sont restitués, en cas de rupture du mariage projeté,
on ne peut pas cependant légalement contraindre les fiaucés à
faire cette restitution.
M. R., Bourr). — Le sujet suisse marié en France avec
une étrangère, sans contrat de mariage, se trouve soumis au
régime français de la communauté légale; sauf pour ses
immeubles situés eu Suisse, qui restent régis par la loi de son
canton d’origine.
R. D., Melun. — La déchéance édictée par l’art. 5, parag. 2
de la loi du 14 juin 18G5 peut être opposée au porteur d’un
choque, s'il est justifié qu’il y avait, à l’échéance, provision
entre les mains du tiré, et que le porteur aurait été payé, s’il
s’était présenté dans les délais.
VARIÉTÉS
RENARDS CAPTIFS.
11 est assez rare qu’on apprivoise le renard; pour-
tant, il se domestique sans peine, et comme tous
les animaux que l’on observe de près et avec qui on
vit,, il se montre amusant et intéressant. C’est ainsi
qu’un observateur relatait dernièrement dans un re-
cueil anglais, au sujet d’un trio de renards qu’il a
conservés longtemps, des faits curieux que la Revue
rose a fort bien résumés et que voici :
Les trois renards avaient été pris, tout jeunes, au
nid.
Durant l’été, ils vivaient dans un jardin, attachés
à une chaîne légère, pourvus d’un terrier artificiel
consistant essentiellement en une barrique enfouie
sous le sol. La première année, ils avaient été ins-
tallés sous un cerisier, mais on dut les déplacer : ils
consommaient une telle quantité de cerises tombées
qu’ils se rendaient malades. Le renard semble, en
effet, avoir une grande prédilection pour le fruit en
général; en cela il se distingue nettement du chien,
son cousin, qui n’en mange que par exception. Ces
renards dévoraient aussi des quantités prodigieuses
de groseilles à maquereau, et tout le monde connaît
la passion désordonnée de leur espèce pour le raisin.
En fait de chair, ces renards captifs aimaient tout
particulièrement celle du rat, du rat faisandé sur-
tout. Le rat mort, qui a été mis à « se faire » en
terre et conservé pendant deux ou trois jours, par
temps chaud, acquiert un fumet qui le rend délec-
table au goût des renards. Une singulière manie
qu'avaient les trois captifs consistait en ce qu’ils
changeaient sans cesse l'emplacement de leur garde-
manger; après avoir laissé quélque temps leur rat
dans un trou, recouvert d’un peu de terre, ils le déter-
raient et l’ensevelissaient dans une autre cachette.
Ils consommaient aussi des insectes de grosse taille,
comme les hannetons. Dans la chasse au rat, ils
faisaient preuve d’une grande dextérité.
De ces trois renards, deux étaient des mâles; à
chaque printemps, la femelle mettait au jour une
portée comprenant de six à huit jeunes, et c'était
toujours une période fort critique. 11 fallait, en effet,
ne point déranger le nid, sans quoi la mère détrui ait
aussitôt toute sa progéniture. Et il n’était pas besoin
d’une intervention matérielle pour provoquer ce
résultat; si l’homme qui était chargé de porter leur
nourriture aux renards avait seulement l'indiscrétion
de s'arrêter devant le trou où s“ trouvaient les
LE MAGASIN PITTORESQUE
191
jeunes et de regarder à l’intérieur, la mère les sup-
primait sans retard. Les furets ont la même coutume,
et, pour élever les furets et renards en captivité, il
est indispensable de respecter absolument les manies
de la mère qui ne souffre aucune ingérence avec ses
petits.
Au reste, les petits de la captive s’élevaient fort
bien et jouaient entre eux et avec de jeunes chiens,
avec beaucoup de grâce et de vivacité.
Sur les trois renards adultes, il arrivait générale-
ment à l'un ou à l’autre de s’échapper une fois l’an,
à peu près ; profitant de quelque lissure, ou d’une
imperfection de la clôture, il prenait la clef des
champs. Les voisins se plaignaient bien vite; car
aussitôt on découvrait çà et là de petits tertres en
terre fraîchement remuée d’où sortait le bout d’une
patte ou d’une aile de volaille ; et souvent ce même
tertre recouvrait trois ou quatre dépouilles.
Après quelques jours de pérégrinations et de dé-
prédations dans les environs, le fugitif revenait tou-
jours au bercail — ou à la prison — et rejoignait ses
compagnons. Un seul d’entre eux ne revint jamais :
c’était un des mâles, et il était, de disposition parti-
culièrement morose et sauvage ; la domestication
ne lui avait pas conféré l’aménité du caractère. Ce
renard s'échappa définitivement après sept ans de
vie en captivité. Ses deux compagnons étaient très
apprivoisés et familiers; ils venaient fouiller dans
les poches des visiteurs pour y trouver des friandises
et se promenaient, en laisse, avec grand plaisir. L’un
des mâles vécut dix ans; la femelle treize ans; du
second mâle, qui s’échappa, on ne sait rien.
*p>
LES TIIUCS DE LA “ SECONDE VUE ”.
Les mystères de la “ seconde vue ” ont de tout
temps excité vivement la curiosité du public: ce sont
de nos jours les liseurs de pensées qui ont la vogue.
Comment devine-t-on la pensée à distance? On sait
de quelle façon les choses se passent. L’opérateur
commence par expliquer au public qu’il possède un
pouvoir magnétique sur la personne qu’il lui présente.
Il prétend lui communiquer toutes les pensées qu’il
voudra, sans lui dire un seul mot qui puissse l’aider
à les exprimer.
Pour faire cette expérience, on se souvient qu’an-
ciennement le célèbre Robert Houdin se servait, avec
son fils, d’un questionnaire compliqué variant à
l'infini. Chaque question indiquait au fils de Robert
Houdin, qui avait les yeux bandés, un objet choisi au
milieu du public par son père. Il devait aussitôt le
désigner. C’était un effort de mémoire considérable
pour l’opérateur et son sujet.
Cette méthode n’est pas comparable aux moyens
mécaniques que le Scientific American a dévoilés eL
que nous allons indiquer.
L’opérateur présente au public son sujet, qui est
généralement une dame, et le fait asseoir sur le
devant de la scène du théâtre, bien en vue des spec-
tateurs. Le sujet a les yeux soigneusement bandés : il
ne saurait voir en aucune façon et chacun d’ailleurs
à le droit de bien vérifier s’il n’y a point de super-
cherie à cet égard. Un grand tableau noir est placé
sur l'un des côtés de la scène.
Un des spectateurs est prié de s’approcher du tableau
et de vouloir bien y tracer avec de la craie quelques
lignes de chiffres. Il trace les nombres, et l’opérateur
annonce que son sujet voit les chiffres et va donner le
résultat de l’addition.
En effet le sujet se recueille, semble faire mentale-
ment le calcul que donnent les chiffres alignés et im-
médiatement appelle tout haut chacun d’eux en
donnant le résultat de l’addition.
Un deuxième spectateur remonte sur la scène, il
touche un des chiffres marqués. Le sujet le nomme
aussitôt. Il peut aussi résoudre le problème de l’ex-
traction d’une racine carrée ou d’une racine cubique
pour témoigner de sa rare intelligence en mathéma-
tiques. Ces expériences prouvent que la « voyante »
possède une parfaite connaissance des nombres placés
sur le tableau noir et de la position que chacun des
chiffres marqués y occupe. 11 est évident cependant
qu’il est impossible à cette personne de rien voir à
travers le bandeau qui recouvre ses yeux.
Pour arriver à ce résultat qui semble étonnant, il y
a plusieurs moyens d’exéculion.
Dans le premier cas, un compère est caché sous le
plancher de la scène, de manière qu’il soit placé en
face du tableau noir, pour bien voir les chiffres
tracés. Il peut alors les énoncer chaque fois que cela
est nécessaire, sans être entendu ni vu par le public.
Dans le second cas, on a pratiqué dans la semelle
de la bottine de la « voyante » un trou d’un diamètre
d’environ 4 centimètres.
L’opératrice place son pied au-dessus d’un trou
pratiqué sur le plancher de la scène de manière qu’il
soit possible d’adapter à la semelle de sa bottine un
petit piston actionné pneumatiquement à l’aide d’un
tube de caoutchouc. Le compère, placé sous la scène,
.ne perd pas des yeux le tableau noir sur lequel un
spectateur a marqué des chiffres, et pressant avec sa
main la poire fixée à l'extrémité du tube de caout-
chouc, il fait marcher le piston placé sous la bottine.
Le sujet est ainsi prévenu par un signal convenu, de
ce qu’elle doit dire.
Un troisième moyen est employé par M. Robert
Relier. Au lieu d’un piston pneumatique, il se sert
d’un électro-aimant.
On peutencore, enfin, employer un tube avertissant.
Dans ce cas l’opératrice est assise sur une chaise en
bois recourbé, spécialement préparée pour l’expé-
rience. Une des jambes de la chaise est creuse et le
creux se prolonge jusqu’en haut du dossier.
L’opératrice doit être coiffee d’une longue natte qui
descend le long de son dos. On comprend qu’on a tout
d’abord placé un petit tube de caoutchouc dans la
natte, de façon qu’il puisse parvenir jusqu’à l’oreille,
sans qu’on puisse s'en douter, avant la pose du ban-
deau sur les yeux du sujet.
Lorsque le sujet est assis, l’opérateur a soin de
mettre secrètement en communication les deux tubes
de caoutchouc, celui de la natte avec celui de la chaise,
et le compère placé sous la scène, fournit comme pré-
cédemment tous les renseignements utiles à 1' « ha-
bile mathématicienne ».
LES CHEMINS DE FEU CHINOIS.
La mise en exploitation de la Chine au moyen des
procédés modernes sera, s’il faut en croire le Tbur
du Monde, au premier rang parmi les grands faits
192
LE MAGASIN PITTORESQUE
économiques du début du xxe siècle. La Chine est. un
pays favorisé par la nature en ce qui concerne la fer-
tilité de ses terres, la richesse de son sous-sol qui
recèle en abondance la houille, le fer, l’étain, le
plomb, le cuivre, en ce qui concerne aussi le x'éseau
de ses fleuves et de ses rivières où la pisciculture a
toujours été florissante. Enfin, ce magnifique pays est
habité par une population sobre, laborieuse, intelli-
gente. La Chine est donc dans d’excellentes condi-
tions pour développer rapidement, et dans d'énormes
proportions, sa production agricole et industrielle,
quand elle sera dotée d’un outillage moderne poul-
ies transports par terre qui lui font défaut, car elle n’a
pour ainsi dire pas de routes terrestres.
Cet outillage, elle ne tardera pas à l’avoir puisque
le gouvernement chinois a déjà, à l’heure actuelle,
accordé des concessions de chemins de fer ne mesu-
rant pas moins de 11 400 kilomètres de longueur en
totalité et dont la plus importante est destinée à
mettre Pékin en communication directe et rapide avec
Hankow, le centre commerçant le plus important de
l'empire.
Les concessions de chemins de fer déjà accordées en
Chine se répartissent ainsi :
Lignes construites 588 kilomèt.
— ■ en construction .. . 4 213 —
— concédées 6 639 - —
Total 11 440 kilomèt.
Voici maintenant, au point de vue de la répartition
des « sphères d’influence », le détail des lignes concé-
dées, construites et en construction :
Contrôle allemand 798 kilomèt.
—
américain
1 299
anglais
2 227
—
belge
1 300
—
chinois
1 084
—
français
779
—
anglo-allemand.
1 1 15
russo-chinois. . .
00
GO
Total 11 440 kilomèt.
11 convient d’ajouter aux 11 440 kilomètres de
lignes construites, en construction et concédées,
3 180 kilomètres de lignes proposées et 4 652 kilo-
mètres de lignes levées. Tel est l’ensemble du réseau
des chemins de fer chinois.
RECETTES ET CONSEILS
MAINS MOITES
Les mains moites, humides, sont impropres à certains tra-
vaux. De plus, beaucoup de personnes ne les serrent qu’avec
répugnance. Or, il faut bien veiller à ne pas laisser naître de
telles sensations.
Pour donner aux mains la sécheresse convenable, on en frot-
tera l’intérieur, plusieurs fois par jour, avec un linge imbibé de
la préparation suivante :
Eau de Cologne 70 grammes
Teinture de belladone.. 15 —
Lorsque les mains ont une tendance à transpirer trop -abon-
damment, pour peu qu’on soit exposé à une grande chaleur, ce
qui arrive dans les réunions nombreuses, avant de se ganter
pour aller dans le monde, on plongera ses mains dans une eau
où l’on aura fait dissoudre un peu d’alun en poudre.
conseils d’hygiène aux vélocipédistes.
Les médecins devraient, d’après Hermann, attacher plus
d’importance à l’hygiène des vélocipédistes. Dans l’exercice de
la bicyclette, c’est le cœur surtout qui est surmené, et le travail
mécanique qu il produit est énorme. On ne saurait donc être
trop prudent eu montant les côtes, et le violent effort qu’elles
provoquent devra être suivi d’un instant de repos.
Avant d’entreprendre l’exercice de la bicyclette, on devra
laire examiner les voies aériennes supérieures, voir si les fosses
nasales sont libres, s il n existe ni végétations adénoïdes, ni
hypertrophie des amygdales, etc. L’auteur conseille de ne pas
lu mer en pédalant. On devra, autant que possible, éviter de
boire pendant l’exercice; néanmoins, si la soif est trop vive,
r est au calé noir quil conviendra de donner la préférence.
Ce qui a valu à I Eau de Suez sa réputation de dentifrice
antiseptique hors ligne, c’est qu’elle conserve les dents, les pré-
serve de la carie, parfume agréablement la bouche. C’est la
grande marque du Tout-Paris élégant recommandée par les
sommités médicales. (L’essayer, c’est l’adopter pour toujours.)
L Eucalypla de Sue s est la plus hygiénique des eaux de toi-
lette. Pour les soins du corps, c’esl la seule eau de toilette anti-
sep li que.
MOYEN DE FAIRE DISPARAITRE L OUEUR DU PÉTROLE.
Voici, d'après le Moniteur des pétroles , le moyen simple
d’en lever au pétrole son odeur désagréable. Mélanger à 4 litres 1 /2
de pétrole 100 grammes de chlore de blanchisseuse ou chlorure
de chaux, et agiter vivement le tout ; verser le liquide dans un
vase contenant de la chaux vive, et agiter de nouveau ; la chaux
a la propriété d’absorber le chlore. 11 ne reste plus qu’à laisser
déposer h* mélange et à decanter. On est certain, parait-il,
d’obtenir un pétrole inodore et dont le pouvoir éclairant n’est
pas diminué.
M. X. à C. — Faites venir par la poste un ou deux llacons
de Comprimés Vichy Etat (Dépôt 6, rue de la Tacherie,
à Paris) ; vous pourrez ainsi faire vous-même votre eau
digestive et gazeuse, et à bon compte puisque le flacon de
100 comprimés ne coûte que 2 francs et qu’il en suffit de 3
ou 4 pour un verre.
CE QU'IL FAUT SAVOIR
— Un emplâtre de moutarde faite avec un blanc d’œuf ne
laissera pas d'ampoule.
— Un œuf cru avalé immédiatement fera descendre une
arête qu’on ne peut enlever du gosier.
— La peau blanche qui recouvre intérieurement la coquille
d’œuf est très bonne en application sur un clou.
— Un blanc d’œuf battu avec du sucre raffiné et du citron
calme l’enrouement. En prendre une cuillerée à café toutes les
heures.
— Un œuf ajouté à la tasse de café du matin est un bon
tonique.
JEUX ET fllWUSE|VIEflTS
MÉTAGRAMME
Je gronde avec fracas, je suis un vrai tonnerre;
Quand mon cœur est changé, je suis Romain austère.
LOGOGRIPllE
Tel qui se croit bientôt au faîte du bonheur,
Est par moi tout à coup plongé dans le malheur,
Je traîne, avec six pieds, ma funeste existence,
J’accable 1 infortune et même l'opulence.
En me décomposant, lecteur, tu peux trouver
Ce qui vient, en dormant, souvent te présenter
De l’ami préféré la plus flatteuse image;
Sur un châssis ce qui fait croître le feuillage ;
Ce qui sert de défense à l’oiseau carnassier;
En voiture souvent ce qu’on craint d éprouver ;
Ce qu’on fait au marmot qui laisse sa nourrice;
J’en ai déjà trop dit, il faut que je finisse.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — CuRHt.iL. Imprimerie Ed. Crétk.
LE MAGASIN PITTORESQUE
193
UN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS AU
XVIIIe SIÈCLE
Musée de Versailles. — ■ Portrait de M. de Vandiéres, par Tocqué. Gravure de Guer xlk.
* îiN 9k ?
lor AVRIL 1900.
7
194
I , E A I A G A S I N P J T TORES Q U E
LE VOYAGE EN ITALIE DE M. DE VANDIÈRES
ET DE SA COMPAGNIE (,14g-i75i}m
Dans une salle des appartements du rez-de-
chaussée au musée de Versailles, on admire un
portrait de Tocqué, d’allure magnifique. C’est
celui d’un homme très jeune, à la figure avenante
et loyale, en habit d’apparat, le cordon bleu en
sautoir; une de ces effigies somptueuses qui ré-
sument un caractère et une destinée. Le modèle
qui posa devant Tocqué est Abel-François Poisson,
successivement sieur de Vandières, marquis de
Marigny et de Ménars. C’est le frère cadet de la
marquise de Pompadour, son « frérot » ou,
comme elle disait encore, « le cher bonhomme »,
dont elle fit un directeur et ordonnateur général
des bâtiments, jardins, arts, académies et manu-
factures royales.
Hâtons-nous de déclarer qu’elle ne fit jamais
rien de mieux, ni même d’aussi bien, dans sa vie.
L’origine d’Abel-François Poisson élait moins
(pie médiocre. 11 sortait d’une bourgeoisie sus-
pecte et véreuse. Le père, ancien commis des
Paris, compromis dans de louches affaires de
subsistances, avait risqué la potence et pris la
fuite; la mère était galante jusqu’au scandale.
Remettre sa famille en état ne fut pas un des
moindres triomphes de Mme de Pompadour. Elle
obtint à son père des lettres de noblesse, sans
insister, reconnaissons-le, pour qu’il vint les
montrer à Versailles. Pour son frère elle rêva
toutes les fortunes. Abel-François fut admis à la
Cour au sortir du collège. Il plut au roi par sa
jolie prestance et sa bonne humeur. « Votre frère
est de la maison, disait Louis XV ; qu’on mette
un couvert, nous dînerons tous trois ensemble. »
L’enfant gâté eut la capitainerie de Grenelle et le
nom de Vandières, en attendant mieux. Le mieux,
c’était la Direction des bâtiments. Cette charge,
une des premières du royaume, appartenait,
depuis 1745, à M. Le Normant de Tournehem,
oncle par alliance de Mme de Pompadour, plus
proche parent peut-être encore, au dire des ca-
lomniateurs ou des médisants. En dépit d’une avi-
dité restée légendaire, la favorite savait l’art de
ne rien brusquer. « J’étais née réfléchissante »,
dit-elle quelque part. Confier du premier coup à
ce gros garçon de dix-neuf ans, souriant et réjoui,
le gouvernement des choses de l’art lui parut une
gageure hasardeuse. Elle avait trop de tact et
connaissait trop bien les artistes pour leur impo-
ser à la légère un maître de sa façon. Elle ne
montra d’abord Vandières que comme un simple
survivancier de Tournehem, avec promesse de
succession. Puis, par un sage calcul dont il sied
de lui tenir compte, elle mit le surintendant fu-
ît) Cette page est extraite d’une remarquable étude lue tout
récemment à l’Académie des beaux-arts, par notre éminent
collaborateur, M. Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts,
membre de t’instilut.
tur en apprentissage. Elle voulut, et la pensée
n’est point vulgaire chez cette femme omnipo-
tente, que le favori justifiât sa faveur.
Ce petit marquis « d’avant-hier », comme l’ap-
pelaient les mécontents, était le contraire d’un
sot. Il avait grandi dans un monde mêlé où l’on
bavardait volontiers sur les questions d’art. Il
possédait quelques-unes des étonnantes facultés
d’assimilation de cette sœur, si richement douée,
qui avait appris le chant avec Jéliotte, la danse
avec Guibaudet, la déclamation avec Crébillon et
qui maniait le burin sans maladresse. Il avait
du bon sens et de la modestie. Mais, à vrai dire,
il ne savait rien. La marquise résolut de lui faire
tout apprendre.
Un voyage en Italie apparaissait déjà comme
le stage obligatoire de tout amateur et de tout
artiste. L’idée d’envoyer son frère au delà des
monts dut venir naturellement à l’esprit de la fa-
vorite. Probablement aussi lui fuUelle suggérée
par son conseiller le plus compétent et le plus
avisé, le graveur Charles-Nicolas Cochin.
C'était l’un des hommes les plus habiles et les
plus intelligents de ce temps où l’on dépensait
tant d’esprit dans l’art de parvenir. Dessinateur,
graveur, écrivain à ses heures et de la meilleure
veine, Cochin menait sa fortune en homme de
cour. Il avait gagné la confiance de Mme de Pom-
padour et obtenu chez elle « ses entrances ». Il
lui enseignait l’eau-forte, en même temps que
Boucher le dessin et Gay le travail du touret. Co-
chin avait ses idées à lui, mille vues personnelles
et originales et des projets de derrière la tête, non
seulement sur son métier de graveur, mais sur
les arts et les industries ; toute une philosophie
de luxe occupait sa pensée.
Si la marquise lui proposa d’elle-même d’ac-
compagner son frère en Italie, nul doute qu’il
n’ait accepté d’enthousiasme. Mais nous le croyons
fort capable d'avoir inspiré l'idée du voyage, un
peu pour son propre plaisir, beaucoup pour pré-
sider à l’éducation d’un personnage dont il enten-
dait bien diriger un jour la gestion.
Cochin fil le plan de la mission et composa la
compagnie qui devait suivre M. de Vandières. 11
fil choix de l’architecte Soufflot, déjà illustre,
ancien pensionnaire du Roi à Rome, familier avec
cette Italie qu’il appelait « le paradis des artistes ».
Il s’adjoignit encore Leblanc, auteur de tragédies
tombées, un abbé quelque peu brocanteur, con-
seiller des achats de la marquise. Leblanc venait
de publier une Lettre sur les Tableaux exposés
au Louvre. On lui accordait, dit Cochin non
sans malice, « plus de connaissance dans les arts
que n’en ont communément les gens de lettres ».
M. de Vandières et sa compagnie quittèrent
Paris le 20 décembre 1749. Ils revinrent au cours
LE MAGASIN PITTORESQUE
195
de l’année 1751, après une absence de vingt et un
mois. Nous pouvons les suivre au passage dans la
correspondance de Mme de Pompadour, publiée
par Poulet-Malassis. Dès sa première halte, à
Lyon, le « petit frère » recevait de la marquise
une lettre pleine de sages conseils : « Ce que je
vous recommande par-dessus tout, c’est la plus
grande politesse, une discrétion égale, et de vous
mettre bien dans la tête qu’étantfait pour le monde
et pour la société, il faut être aimable avec tout le
monde, car si l’on se bornait aux gens que l’on
estime, on serait détesté de presque tout le genre
humain. » Mme de Pompadour, on le voit, si elle
confiait â Cochin l’éducation artistique de son
frère, se réservait la morale pratique.
M. de Vandières visita d’abord Turin et Milan,
Plaisance et Ravenne, puis descendit sur Rome et
sur Naples, sans rien omettre d’essentiel et s’attar-
dant aux meilleurs endroits. Il voyageait magni-
fiquement, avec le train d’un grand seigneur, nous
allions dire d’un prince du sang. Il eut audience
des têtes couronnées et sut, en ces délicates occur-
rences, se conformer aux avis de sa sœur : « Je
suis convaincue qu’il n’y a que du bien à dire de
tous les souverains que vous verrez, mais comme
la retenue ne peut être trop grande sur les rois et
leurs familles, s’il vous passait quelque idée ridi-
cule dont votre âge est susceptible, gardez-vous
bien de jamais rien en écrire à quiconque ce soit,
pas même à moi. » Vandières parut chez le roi
de Sardaigne, en fort bel équipage. Il fut reçu par
le sage pontife Benoît XIV : « Je ne doute pas, lui
écrit la marquise, que vous n’ayez eu grande
satisfaction à baiser la mule du Saint-Père et que
vous aurez gagné nombre d’indulgences. »
L’ambassadeur de France auprès du Saint-
Siège était alors le duc de Nivernais; il guida le
jeune voyageur dans ce pas difficile et fut con-
tent de lui. A l’Académie de France, Vandières
fut reçu par de Troy
Le gouvernement supérieur de l’Académie de
Rome était une des prérogatives de la surinten-
dance. Vandières, prenant au sérieux ses devoirs
et ses droits de survivancier, s’intéressa aux choses
et aux hommes de cette grande institution. Il prit
position auprès de tous ; « M. de Vandières, écri-
vait de Troy à Tournehem, qui se rend de jours en
jours le plus aimable du monde, est parfaitement
bien venu dans toutes les meilleures maisons de
cette ville. » Et le directeur général de répondre :
« Je sais ce que vous mandez de M. de Vandières
et n’en suis pas surpris. »
Toutes les occupations de notre voyageur ne
furent pas aussi austères. Il était jeune et bien
tourné, richement doté, frère d’une demi-reine.
Tout porte à supposer qu’il ne négligea pas le
côté sentimental du voyage d’Italie. Certains pas-
sages des lettres de la marquise nous donnent à
songer : « On dit qu’une certaine dame Victorina
a été fort bien avec vous, que cependant vous
aviez envie d’une autre et que de celle-ci vous avez
dit : « Prenons toujours ceci puisque Dieu nous
l’envoie. » On ne peut refuser à M. de Vandières
un aimable esprit de résignation.
Telles furent les leçons que reçut M. de Van-
dières en ses années d’apprentissage. Devenu
directeur général, il s’en souvint toujours.....
La vie de M. de Vandières et de Marigny mé-
rite d’être écrite. Les annales de son directorat
constituent un chapitre, et non des moins inté-
ressants, de l’histoire de l’ancien régime. Ce fut
un homme de bonne volonté, qui, parti de très
bas, se maintint, avec modestie et fermeté, au
rang très haut où l’avait porté un caprice du sort.
Il sut grandir avec sa fonction. Son entrée en
charge semble d’un roué : son gouvernement fut
d’un homme de bien. Les témoignages contem-
porains lui sont favorables. « C’est un homme
bien peu connu, dit de lui Quesnay ; personne ne
parle de son esprit et de ses connaissances, ni de
ce qu’il fait pour l’avancement des arts ; aucun,
depuis Colbert, n’a fait autant dans sa place. »
EL Mlle du Hausset, dans ses mémoires : « M. de
Marigny avait voyagé avec d’habiles artistes en
Italie et avait acquis du goût et beaucoup plus
d’instruction que n’en avaient eu ses prédéces-
seurs... Il ne faisait la cour à personne, n’avait
aucune vanité et se bornait à des sociétés où il
était à son aise. »
Le public ne fut pas injuste envers lui. La
postérité le traite mieux encore. Elle sait gré à
l’avant-dernier surintendant de la monarchie
d’avoir bien servi son pays et son prince ; elle
l’admire d’être demeuré docilement, pour le bien
de l’art et des artistes, à l’école d’un homme tel
que Cochin. Son nom reste attaché à d’heureuses
mesures : l’achèvement du Louvre, la construction
de l’École militaire par Gabriel, celle de l’église
Sainté-Geneviève par Soufflot, l’ouverture de la
galerie des Rubens au Luxembourg, la création
de la manufacture de Sèvres. Il était laborieux,
exact, bon comptable et ménager des deniers
publics. Sa correspondance avec le contrôleur
Lécuyer le montre équitable et prévoyant. Il n’ob-
tenait pas toujours les crédits dont il avait
besoin. Il lui fallait plaider la cause de ses entre-
preneurs, résister aux caprices des puissants, dire
non au besoin. Savoir refuser était déjà une rare
vertu chez un homme en place. Dans les dernières
années de sa gestion, nous le voyons s’occuper à
la fois de l’établissement d’un appartement pour
Mme du Barry et des logements de la Dauphine
Marie-Antoinette. Il préside à ces deux opérations
avec une parfaite impartialité ; à force d’insis-
tance il arrache à Terra y les fonds nécessaires.
Fatigué, malade, abreuvé de chagrins domes-
tiques, il se retira en 1773 pour faire place à
M. d’Angivilliers. Les artistes qu’il avait aimés
d'un cœur sincère, défendus avec courage, lui
demeurèrent fidèles dans sa retraite. Quand il
mourut, en 1781, les regrets furent unanimes.
Henry ROUJON
L E M A G A S I N P I T T Ü 1 1 E S Q U E
it)(»
EDMOND ROSTAND
Ce grand jeune homme de trente-deux ans, au
front vaste, aux yeux profonds, à la physiono-
mie faite de finesse et d’énergie, est une gloire
française.
Edmond Rostand est un grand poète drama-
tique — le plus grand
peut-être à cette heure — -
parce qu’il y a en lui non
seulement le souffle
puissant qui fait vivre,
mais aussi la variété qui
toujours rajeunit. Sui-
vez-le dès les débuts de sa
renommée. On dirait
que par une gradation
modeste il veuille peu
à peu s’élever vers les
sommets.
C’est d’abord, avec les
Romanesques , la fantai-
sie ailée, le caprice mu-
tin ; sa muse marivaude,
gazouille ; elle se pose
sur des bagatelles d’a-
mour comme sur des co-
rolles. Sylvette se que-
relle avec Percinet et ce
sont des éclats de rire
dans des cascades de
rythmes éblouissants. La
Princesse lointaine est
une envolée au pays du
rêve ; déjà le poète élar- ,
git son horizon ; son vers ne rit plus du bout des
rimes, mais il psalmodie amoureusement. Avec
la Samaritaine , c’est un hymne enveloppé d’une
sérénité biblique ; c’est, dans la plus pure des
langues, l’expression la plus haute du beau.
Et voici, en des fanfares de gaieté, de verve,
d’ironie, Cyrano. Le poète, frisant sa moustache,
a campé génialement ce type désormais immortel
de bravoure et de générosité. Les Espagnols n'ont
que don Quichotte : nous avons, nous, Cyrano.
Ce n'est pas contre des moulins à vent que notre
héros croise son épée; son panache ne salue pas,
il soufflette ; il soufflétte
les pleutres, les vauriens
et les sots. Création ad-
mirable où Edmond Ros-
tand semble avoir dépas-
sé le don César de Bazan
de Victor Hugo!
Enfin Y Aiglon conti-
nue superbementl’ascen-
sion du poète. Ici c’est
le lyrisme éperdu ou
crient les passions les
plus nobles. La silhouette
pâle et blonde du duc de
Reichstadt grandit sur
un fond de patriotisme
et de gloire. C’est de la
légende sculptée dans le
marbre de l’histoire par
un ciseleur de génie.
Et dans ce génie il
y a l’âme provençale.
Qu'Edmond Rostand s’a-
muse avec les Romanes-
ques, soupire avec la
Princesse lointaine, prê-
che avec l’apôtre de la
Samaritaine ; qu’avec le
nez batailleur de Cyrano il claironne; qu’avec
les mélancolies impériales de Y Aiglon il nous
émeuve, le poète garde partout et toujours le pa-
nache.
Et ce panache, fait de joie, de franchise, d’hé-
roïsme, ne pousse guère dans le Nord.
Ch. FORMENTIN.
M. Edmond Rostand.
L’AQUARIUM DE PARIS A L’EXPOSITION UNIVERSELLE
On s’étonne à bon droit que la plupart des capi-
tales et des grandes villes d’Europe où l’on trouve
des collections zoologiques très complètes, ne
possèdent pas d’aquarium à eau de: mer, ou
n 'offrent aux visiteurs que quelques bacs peu pro-
fonds et à demi vides où s’agitent quelques hippo-
campes, où s’étiolent quelques actinies mala-*
dives. • - • i , •/» - - ,
Seules, deux ou trois villes, entre autres Franc-
fort et surtout Naples, faisaient exception jus-
qu’ici, ■ et avaient pu constituer d’importants
aquariums marins, d’ailleurs purement scienti-
fiques.
Il était réservé à Paris de posséder, pour l’dxpo-
sition universelle de 1900, l'aquarium, à la fois
œuvre de science et œuvre d'art, où les êtres de
la mer s’agiteraient dans des décors sous-marins;
en un mot, l’aquarium également précieux pour
LE MAGASIN PITTORESQUE
PJ7
les savants qui poursuivent l’étude de la végéta-
tion et de la vie au fond des eaux, et pour le
grand public qui vient chercher ici des impres-
sions neuves et des sensations
inédites.
Il y a plus de trois
ans que MM. Albert et
Henri Guillaume, le
dessinateur et l’archi-
tecte bien connus, tra-
vaillent sans relâche
à la réalisation de leur
beau rêve d’artistes.
Aidés à souhait par
leur directeur techni-
que, M. Bouchereaux,
pour qui toutes les ques-
tions de pisciculture et
d’ichtyologie n’ont pas de
secrets, ils viennent d’a-
cheverleur œuvre. Etnous
sommes heureux que, en
nous conviant à la visiter
ils nous aient permis de
donner aux lecteurs du
Magasin Pittoresque, avant même l'ouverture de
l’Exposition, la primeur d’une excursion sensation-
nelle parmi les merveilles du monde sous-marin.
Sur la berge du Cours-la-Reine, de chaque côté
du grand escalier qui mène aux jardins et aux
serres de la Ville de Paris, s’ouvrent les deux
porches monumentaux de
l’Aquarium.
Franchissons
l’un d’eux.
Nous voici
dans le vesti-
bule où le pu-
blic a libre ac-
cès et auquel
les construc-
teurs de l’Aqua-
rium ont donné
l’aspect des
grottes de la
mer sauvage,
sur le littoral
breton. Ils ont
même poussé
le souci de la
vérité jusqu’à
faire Venir de Port-Bara, près de Quiberon, les
roches schisteuses incrustées de fragments de
i mica, dont cette grotte est formée.
Entre l’entrée et la sortie de l’Aquarium, dans
la muraille de cette caverne, se trouve encastré
Ile premier bac de l’Aquarium, celui dans lequel
| les promoteurs ont, en quelque sorte, voulu syn-
j thétiser la pensée qui a présidé à l’éclosion de
\u-dessus d'un bac.
Actinies et Mcduses.
leur projet; Ce bac, comme tous ceux que nous
verrons au cours de notre visite, est garni d’algues
et de plantes marines et habité par d’étranges ani-
maux de l’Océan ; mais, en outre, au
fond, s’érige le groupe du Triomphe
d’Amphitrite , du sculp-
teur Henri Gauquié.
Sous les frémissements
de l’eau, à travers les
évolutions des pois-
sons, la déesse de
l’Océan apparaît de-
bout, svelte, sur la
conque marine que
portent les tritons et
les nymphes des eaux.
Ainsi, dès l’entrée
même à l’Aquarium,
MM. Guillaume ont
tenu à j oindre l’œuvre
d’art ‘ à l’œuvre de
science, afin de carac-
tériser nettement
l’idée qui a conduit
tous leurs efforts.
À droite du bac d'Amphitrite s’ouvre un pas-
sage voûté plus étroit et plus sombre : il conduit
dans la salle de L’Aquarium.
Là nous tombons en plein rêve.
Partout, en face, en arrière, à droite, à gauche,
sur nos têtes, partout le fond de la mer avec ses
lointains mystérieux, avec ses colorations si va-
riées, avec sa vie intense et son mouvement in-
cessant.
Le long de 1 immense ellipse constituée par
les parois exté-
rieures de l’A-
quarium, toute
la flore, toute la
faune de l’Océan
vont se révéler
. à nos yeux.
Voici les lon-
gues herbes marines,
les goémons, les va-
rechs, les algues aux
lines découpures qui crois-
sent sur les bas-fonds ; voici
ces Heurs vivantes que les savants
appellent des zoanthaires et des an-
îozoaires; voici les polypiers et les madré-
pores ; les éponges de toutes les formes, les
coraux de tous les tons, depuis le corail
blanc jusqu’à l’écume de sang.
Les poulpes, les calmars sortent des anfractuo-
sités des rochers, aux flancs desquels s’attachent
toutes les variétés de mollusques. Le sable du sol,
oii rampent les crustacés, est émaillé d’astéries et
d’une multitude de coquillages.
Entre deux eaux se balancent les méduses avec
leurs ombelles blanches ou bleuâtres, dont les
108
LE MAGASIN PITTORESQUE
tentacules sont pareils à des pampilles translu-
cides.
1*0, dans les ondes calmes, s’agitent les poissons
de toutes formes et de tous genres, depuis la mo-
deste sole jusqu’au requin, ce fauve de l’Océan.
Aucune description ne peut rendre l’aspect que
prennent cette faune et cette flore sous-marines
dans la magie des rayons lumineux. Nulle ex-
pression ne saurait donner une idée du spectacle
éblouissant qui se déroule à nos yeux dans ce
radieux jardin de l’Océan transporté, comme par
enchante-
ment, au
centre
même
de Paris.
Il faut
dire que
l’Aqua-
rium de
Paris ne
ressemble
en aucune
façon aux
établisse-
ments si-
milaires
que nous
sommes
accoutu -
més à vi-
siter. Ses
constructeurs ne se sont pas seulement proposé
d’y faire croître des herbes marines et d’y accli-
mater des poissons ; ils ont voulu donner aux
visiteurs l'illusion qu’ils se trouvent eux-mêmes
au fond de la mer. C’est pourquoi ils n’ont point
adopté la disposition habituelle des aquariums
existants ; cette disposition, qui consiste unique-
ment à ouvrir dans de sombres parois une suite
de fenêtres de forme plus ou moins rectangulaire
permettant d’apercevoir les êtres contenus dans
les bacs, est complètement défavorable à tout effet
d’illusion.
Voulant donner en quelque sorte à l’aquarium
l’aspect d’une clairière sous-marine, ils ont clos
leurs bacs de dalles de verre aussi bien au pre-
mier plan qu’à l’arrière-plan ; et, derrière ces
bacs, ils ont placé des décors qui, avec le secours
d’un jeu de glaces réfléchissantes, montrent aux
yeux étonnés des spectateurs d’immenses profon-
deurs d’eau et de lointaines perspectives sous-
marines.
C’est dans le même but qu’ils ont voulu qu’il
n’y eût, entre chaque dalle de verre et la dalle
voisine, d’autre solution de continuité que celle
pouvant se dissimuler à l’aide d’une algue, d’un
rocher, d’une basalte, d’un buisson de corail,
La salle et l’étrave du bateau naufragé.
d’une vergue d’épave ou d’une stalactite de
glace.
De là, un effet d’ensemble, de profondeur, de
mystère et d’immensité des plus impressionnants.
La place nous manque pour décrire comme
nous le voudrions les travaux d’établissement et
le fonctionnement de l’Aquarium, la fouille et la
construction du caisson de ciment armé qui sup-
porte les
formida -
blés pous-
sées du
courant
de la Sei-
ne ; le
montage
des dalles
qui ont
3m,50 de
hauteur
et 33 mil-
limètres
d’épais-
seur et ne
pèsent
pas moins
de 350 ki-
los cha-
cune; l’ar-
rivée de
l’eau , de
mer, sa
circulation continue dans les bacs, les filtres, les
citernes, les élévateurs à air comprimé, en un
mot, tout le système spécial employé à l’Aquarium.
Nous dirons seulement que la contenance totale
est de 350 mètres cubes, chiffre énorme comparé à
celui de tous les établissements connus, et qui
constitue pour l’Aquarium un inappréciable
avantage, car l’eau de mer se conserve d’autant
mieux que son cube est plus grand.
Il est même certains bacs qui contiennent à
eux seuls 75 mètres cubes d’eau de mer.
C’est grâce à ces développements absolument
extraordinaires des bacs de l’Aquarium, à leur
hauteur, à leur profondeur, à la grande quantité
d’eau qu’ils peuvent contenir, de même qu'aux
procédés inédits de filtrage, d’oxygénation, de
battage et de renouvellement, qui gardent à. cette
eau toute sa pureté, que toutes les variétés d’ani-
maux marins retrouvent dans leur prison trans-
parente les conditions d’existence pour lesquelles
la nature les a formées.
Il ne nous est pas possible non plus de faire la
description détaillée de chacun des onze bacs qui
■LE MAGASIN PITTORESQUE
199
constituent l’ensemble de l’Aquarium. Les dessins
que nous publions donneront, du reste, à nos
lecteurs la physionomie de quelques-uns d’entre
eux.
La décoration de
l'un a été inspirée
par la légende de
V Atlantide: à travers
l’onde, on aperçoit
les colonnes et les
statues d’un temple
submergé par les
eaux. D’autres, sim-
plement consacrés
aux êtres de la mer,
sont peuplés, celui-
ci de toutes les va-
riétés d’éponges, ce-
lui-là de tous les
genres d’actinies,
d’orties et d’anémo-
nes marines.
En voici un 'dont
le fond est formé de
rochers basaltiques
et de scories. Soudain, le roc semble s’entr’ou-
vrir ; une lueur rouge apparaît, et une colonne
enflammée monte en globules rutilants, larges et
pressés vers la surface.
Par un dispositif très ingénieux et des effets de
lumière habile-
ment ménagés,
on donne ainsi
l’idée d’un phé-
nomène d’érup-
tion d’une cre-
vasse volcanique
sous-marine.
Voici, plus loin,
le bac où s’entre-
lacent les ra-
meaux bruns et
rouges des ma-
drépores et des
coraux. Une lu-
mière chaude
l’enveloppe ; et
tandis qu’au pre-
mier plan plon-
gent des pêcheu-
ses et des pê-
cheurs de perles
dans les lointains passent des théories de sirènes
aux longues chevelures entremêlées d’algues
llottantes et qui semblent s’agiter au sein même
des flots.
Plus loin encore c’est le bac consacré aux
régions polaires, où se dressent la banquise, les
stalactites et les stalagmites.
Enfin, voici le bac où est évoquée l’œuvre mau-
dite des tempêtes; le fond en est formé parla
coque d’un grand vaisseau naufragé dont l’étrave,
avec sa proue ornée d’une naïve statue de sirène,
vient déborder jusqu’au milieu de la salle. Les
débris des mâts et
des cordages jon-
chent le pont ; les
cheminées gisent,
écroulées sur le sa-
ble. Tout à coup ap-
paraissent les sca-
phandriers; leur cas-
que de cuivre jette
de fauves reflets sous
l’éclat de leurslanter-
nes sourdes. Ils vont
à travers les rocs et
les débris du navire,
ils envahissent la
coque et remontent
bientôt, emportant la
cargaison du vaisseau
Basaltes.
Ainsi, par ces exer-
cices réglés avec la
plus parfaite exacti-
au labeur des travail-
lées navires sombres
tude, le public est initié
leurs de la mer.
Et ce n’est pas tout encore. Nous n’avons exa-
miné que les parois verticales de l’Aquarium; il
reste le plafond qui complète l’illusion, le plafond
ou, par une in-
vraisemblable
disposition de
bacs et de pro-
jections lumineu-
ses, on voit l’onde
s’agiter, traversée
sans cesse par
les ombres gigan-
tesques de pois-
sons monstrueux
et de décapodes
fantastiques.
Ainsi, de quel-
que côté que nous
nous tournions,
une merveille
s’offre ànosyeux ;
et quand nous
sortons de l 'Aqua-
rium,c’estl’esprit
tout plein des
splendeurs sous-marines, et l’imagination dou-
cement bercée par toutes ces apparitions plus
délicieuses que celles des contes féeriques de
notre enfance.
EKNEST LAUT.
J’oubliais de dire que l’Aquarium n’est
pas une œuvre provisoire et seulement organisée
en vue de l’Exposition. MM. Guillaume ont obtenu
200
LE MAGASIN PITTORESQUE
du conseil municipal une concession de neuf
années après 1900.
Ils se sont engagés, le laps de la concession
écoulé, à se dessaisir de l’Aquarium au profit de
la Ville de Paris, et à doter ainsi notre capitale
d’une attraction vraiment digne d’elle.
UN CIMETIÈRE MÉROVINGIEN A SANTEUIL
La découverte d’un cimetière mérovingien à
Santeuil, en Seine-et-Oise, a fait récemment
quelque bruit dans la presse quotidienne et, plus
encore, dans le monde de l’archéologie . Les trou-
vailles de ce genre sont pourtant moins rares
qu’on ne le croit vulgairement. Comme le cons-
tatait, ces jours-ci, M. le docteur Capitan, l’érudit
vice-président de la Société d’anthropologie, « les
nécropoles de cette époque abondent dans nos
régions ». On en découvrit une, à Paris même, sur
O
l’emplace-
ment de l’a-
venue des Go-
belins. Il n’y
a pas très
longtemps,
on en mitune
autre à jour
à Bry-sur-
Marne; puis,
en 1891, lors
de la cons-
truction de
la nouvelle
ligne de Paris
à Mantes, une
autre encore
à Andrésy.
Ce qui rend
surtout inté-
ressante la
découverte
du cimetière de Santeuil, c’est la manière dont
elle a été faite.
Santeuil est un petit village situé sur la ligne
de Paris à Dieppe, dans une vallée boisée —
un village si petit qu'il partage avec le hameau
voisin du Perchay la maisonnette devant laquelle
s’arrêtent, à de l’ares intervalles, les trains omni-
bus. Ses quelques maisons blanches s’étagent sur
le liane d’une colline riante, au sommet de
laquelle est érigée une église romane, si curieuse
et de style si pur, que M. Lefèvre-Pontalis. lui a
consacré une notice archéologique.
A gauche de la gare, perpendiculairement à la
Viosne, — un petit ruisseau qui coule avec ce doux
murmure que le grand Beethoven se plaisait tant
à écouter, — grimpe un chemin escarpé qui conduit
à un vaste plateau, dont, de-ci de-là, quelques
meules de foin ou quelques arbres rompent la
désolante monotonie.
Pour se rendre sur ce plateau, on passe, après
la jonction de deux routes, devant une croix très
ancienne, brisée dernièrement, on ne sait par
qui. A quelque distance de cette croix s’élève un
monticule de terre, au pied duquel les habitants
du pays ont pris l’habitude de venir décharger
leurs ordures. Cette surélévation du sol pourrait
fort bien être un tumulus romain, à moins, —
hypothèse tout aussi plausible, — qu’elle ne pro-
vienne des ruines d’une villa gallo-romaine, c’est-
à-dire d’une
de ces fermes
à moulins
comme en
faisaient
construire
les seigneurs
campagnards
aux iue, ive
ou ve siècles.
En effet, on
y a souvent
ramassé de
ces tuiles à
rebords, di-
tes tuiles ro-
maines, qui
furent em-
ployées sous
ce nom jus-
qu’au xc siè-
cle.
De l’autre côté du plateau s’étend un petit bois,
traversé par un rnisselet, la Couleuvre , et dont
les arbres cachent les maisons du hameau de
Vallières.
Au mois de juin 1899, un cultivateur de San-
teuil, M. Gustave Gerbe, achetait à la vente des
dépendances du château de Marines, voisin de
cette localité, un champ situé sur ce plateau. Le
11 janvier dernier, M. Gustave Gerbe était en
train de passer la charrue dans ce terrain, ré-
cemment acquis. Le champ étant très pierreux,
son üls, Gabriel , suivait le sillon, derrière lui, pour
enlever les pierres. Soudain, le fer s’arrêta sur un
obstacle. Déjà le père soulevait l’instrument
aratoire, pour continuer son travail, mais le fils
intervint :
— Laisse, père, dit-il. Je veux voir ce qu’il y a
là-dessous.
Le jeune homme prit une longue sonde de fer,
w~u r
> v .i,l,rtxr &■—'*
1 1»# .
Un sarcophage.
LE MAGASIN PITTORESQUE
201
et, avec précautions, il creusa. En quelques mi-
nutes il eut retiré une énorme pierre, plate et
jaunâtre, qui lui parut régulièrement taillée.
M. Gabriel Gerbe, auquel
revient tout l’honneur de la
découverte du cimetière
mérovingien de Santeuil, est
un gars solide de dix-liuit
ans, aux joues pleines, à
l’œil vif et intelligent, qui,
bien que n’ayant jamais sui-
vi d’autre cours que celui de
M. Meslin, l’instituteur de la
localité, possède une bonne
instruction primaire. Plu-
sieurs trouvailles, faites dans
les environs, l’avaient fait
réfléchir et lui avaient permis
d’enrichir de quelques silex
taillés le petit musée archéo-
logique de l’école. (1 savait
aussi que, près du chemin
de fer, on avait trouvé jadis,
dans le iardin d’une auberge,
une pierre que ses conci-
toyens avaient considérée
comme la margelle d’un
vieux puits, et qui, en réalité, avait fait partie,
aux temps druidiques, d’une entrée de dolmen.
Il continua à fouiller le sol et, bientôt, il eut
dégagé un grand sarcophage, enfoui à 30 centi-
mètres de profondeur à peine.
Ce sépulcre ancien contenait
un scramasax , long coutelas
en fer comme ceux dont se
servent encore à notre époque
les charcutiers pour dépecer
la viande ; la pointe d’un autre
couteau en fer ; une boucle en
bronze, à ardillon en fer; en- 1
fin, une dernière boucle en fer
plus longue que la première.
L’archéologue improvisé
remarqua que le sarcophage,
d’une longueur de 2 mètres
sur 40 ou 50 centimètres de
largeur, était placé du sud-est
au nord-ouest.
11 poursuivit ses fouilles,
dans le sens de cette orienta-
tion, car il n’ignorait point
que nos ancêtres de l’époque
mérovingienne ou carlovin-
gienne avaient coutume d’o-
rienter leurs tombes sur une même direction. Il
les reprit le lendemain, puis les jours suivants,
sur les conseils et avec l’aide de M. Imbert,
Gerbe et Al. Imbert de la Société d’anthropologie.
Vingt-trois sépultures ont jusqu’ici été décou-
vertes de la sorte. Huit d’entre elles seulement
contenaient des sarcophages. De longs clous à
tête carrée attestaient que
les autres avaient dû enfer-
mer des bières en bois, dans
le genre de celles dont on se
sert encore à notre époque
pour enterrer les morts.
Chaque sarcophage, sauf
un qui était d’une seule pièce,
se composait de plusieurs
pierres réunies bout à bout,
tandis que les couvercles
bombés étaient cassés en
plusieurs morceaux. Dans
plusieurs, on ne retrouva
pas trace d’ossements; dans
d’autres, les ossements
étaient épars.
Mais suivons la nomencla-
ture de M. Imbert, ce sera
plus simple :
La deuxième et la troi-
sième tombes (sarcophages)
fournirent, dit-il, l’une seu-
lement une bague avec cha-
ton en bronze; l’autre, une boucle carrée en mé-
tal blanchâtre et une plaque ovoïde de 2 centi-
mètres de diamètre..
La découverte la plus intéressante fut faite dans
la quatrième tombe : celle
d’un crâne, très bien conser-
vé, reposant sur un fragment
de scramasax de 8 centimètres
de long, auprès d’une boucle
en fer. L’homme qui, depuis
des siècles, reposait ainsi, de-
vait être un soldat. On sait
que , de toute anti quité j usqu’au
moyen âge, les guerriers
étaient inhumés avec leurs
armes, que ses parents, ses
amis ou ses compagnons bri-
saient préalablement en signe
de deuil, et aussi pour qu’elles
ne pussent plus jamais servir.
La cinquième tombe, sem-
blable aux précédentes, con-
tenait un vase à col étroit en
forme de bouteille renflée ;
des perles d’ambre ou de
verre; deux bijoux bien con-
nus des archéologues : des
petites agrafes, finement sculptées en forme de
faucons, dont les yeux étaient constitués par des
perles en grenat; deux fibules en bronze (la
La croix et le tuinulus
membre de la Société d’anthropologie, de la So-
ciété des monuments mégalithiques et professeur
à l’Association polytechnique, lequel possède, à
Vallières, une maison de campagne.
fibule est l’ancêtre de la broche) ; des perles
allongées, en bronze; une plaque de fer; une
boucle de même métal; une tige avec anneau en
fer; l’ardillon d’une agrafe; enfin une boucle de
202
LE MAGASIN PITTORESQUE
bronze, très simple. La sixième tombe, sans cer-
cueil, fournil un couteau en fer, deux très remar-
quables perles en verre ; un anneau en bronze,
circulaire à l’intérieur, pentagonal à l’extérieur;
un scramasax brisé ayant encore 38 centimètres
de long ; une boucle en bronze; enfin, deux vases
dont un à goulot tréflé et l’autre caréné , du type
mérovingien le plus pur, et qui avaient dû con-
tenir des parfums.
Dans le sarcophage de la tombe sept, de petites
dimensions, qui avait dû contenir un cadavre
d’enfant, on ne trou-
va que quelques os
desséchés; une pier-
re tombale, renver-
sée sur le cercueil,
présentaitune croix
pattée [assez bien
gravée.
Les autres tom-
bes fournirent —
pas toutes — d’au-
tres vases, dont un
en terre grise de
très belle forme,
sorte de grande bu-
rette au col étroit
mesurant 20 centi-
mètres de hauteur sur 10 de largeur à la partie
renflée ; de nouvelles bagues, de nouveaux ardil-
lons en bronze, etc. Dans la huitième tombe, les
ossements mélangés gisaient à une extrémité du
cercueil.
Tous les objets : vases, bijoux, que nous venons
d’énumérer, ont été recueillis par Gabriel Gerbe,
et placés par lui dans une petite malle longue et
étroite qu’il ne refuse jamais d’ouvrir devant les
visiteurs.
De quelle époque date le cimetière si inopiné-
ment découvert? Sur ce point, les opinions sont
conlroversées. M. le docteur Capitan, vice-prési-
dent de la Société d’anthropologie, en fait remon-
ter l’existence au iv° ou au vc siècle environ.
M. Imbert ne le croit pas tout à fait aussi ancien
et il faut reconnaître que son opinion est basée
sur des observations sérieuses :
« Je serais assez porté à fixer comme époque,
à ce cimetière, une période s’étendant du
ixe aux' siècle, nous a dit à ce propos M. Imbert.
Il présente de grandes analogies avec celui d’An-
drésy, au sujet duquel une description très com-
plète des fouilles a été publiée par M. Cosserat,
chef des travaux de l’établissement du chemin
de fer de Paris à Mantes par Argenteuil. Les objets
trouvés dans l’un et dans l’autre sont à peu près
conformes. A Andrésy comme à Santeuil — ou
plutôt à Vallières — on remarqua que dans plu-
sieurs pierres tombales ou couvercles de sarco-
phages, de petites niches étaient creusées, de
destination incertaine.
« Autre rapprochement. M. Cosserat constata que
les cimetières mérovingiens etsurtoulcarolingiens
entouraient souvent une croix. 11 en remarqua une
d’un seul morceau à Andrésy. A 110 mètres du
terrain de Gerbe s’élève également une croix
(celle dont nous parlons plus haut), monolithe
remarquable du xuc ou xui° siècle. Postérieure
au cimetière, cette croix a dû en remplacer une
autre qui indiquait le centre de ce cimetière. »
Et voilà pourquoi M. Imbert croit que si les
fouilles étaient poursuivies au delà du terrain
de Gerbe, c’est peut-être cinq cents, peut-être
mille, peut-être
quinze cents tom-
bes que l’on met-
trait à jour.
« Tout indique,
nous dit encore
M. Imbert, que le
cimetière de San-
teuil-Vallières — il
devait être commun
à ces deux localités
— a été profané à
une époque indéter-
minée. Le désordre
des ossements, l’ab-
sence de tout objet
précieux le démon-
tre suffisamment. A l’époque mérovingienne ou
carlovingîenne, même au moyen âge, la coutume
s’était perpétuée d’entourer le mort de ses bijoux
préférés, de mettre dans son cercueil des pièces
de monnaie rappelant l’obole que les païens de
l’antiquité offraient à Caron. Lors des invasions,
au moyen âge, les soldats vivaient sur l’habitant
et ne se gênaient nullement pour aller dévaliser
les morts dans les nécropoles. Celle de Santeuil-
Vallières a probablement été fouillée une première
fois dans ces conditions, sans méthode aucune,
par des chercheurs de trésor. Pu. DUBOIS.
AVRIL
De rouges bourgeons pointent sur les branches
Et l’âme d’avril, éparse dans l’air,
Chante éperdûment la mort de l’hiver .
Bientôt neigeront les floraisons blanches.
Par la ville et par les bois,
Ma folie
Songe au printemps d’autrefois
Qu’on oublie.
Oh ! l’instant divin, fugitif et pur !
Une aube d’amour sort de toutes choses,
Bientôt flamberont les floraisons roses.
L’odeur des lilas flottant dans l’azur.
Par la ville et par les bois,
Ma folie
Songe aux matins d’autrefois
Qu’on oublie.
La terre et le ciel béniront l’hymen
Des cœurs sans détour et des lèvres franches.
Bientôt neigeront les floraisons blanches.
Heureux ceux qui vont la main dans la main.
Par la ville et par les bois,
Ma folie
Songe aux amours d’autrefois
Qu’on oublie. Marcelle T1NAYRE.
Mise à jour d’un sarcophage.
L E M A G A S T N P I T 1' 0 R E S Q U E
203
Passe-Temps et Amusements Indo-Chinois
L’Indo-Chinois, en dehors du théâtre dont il
raffole, a les courses de chevaux et les régates,
qui, parle fait du hasard des paris, le passionnent
autant que le ba-quan et les cartes, jeux aux-
quels il se ruinera aussi insouciamment que, pas-
sivement et sans lassitude, il demeurera, à l’occa-
sion, une journée et une nuit entières, à ouïr un
drame ou une comédie interminables.
En Cochinchine, pays de Cocagne pour l’indi-
gène qui n’y a pas de besoin, l’Annamite a recours,
pour charmer les nombreux loisirs de sa vie indo-
lente, à des jeux qui, pour être moins nombreux
que ceux de Gargantua, avant que Ponocrates
soit devejnu son
mentor, ne
sont pas moins
dignes de no-
menclature,
quelques - uns
même, peu con-
nus ou spéciaux
au pays, d’une
courte descrip-
tion.
Le ba-quan,
(atout seigneur
tout honneur)
n’est nullement
un jeu exigeant
des connaissan-
ces tacticien-
nes compara-
bles à celles dont doivent faire preuve les joueurs
d’échecs ou de dames. Il suffit, pour jouer au ba-
quan, de savoir compter au moins j usqu’à quatre .
Ce jeu est la roulette de l’Extrême-Orient, celui
de tous le plus populaire, le plus répandu de la
presqu’île de Malacca au fleuve Amour.
Le matériel du ba-quan est des plus simples. Il
se compose, à volonté, d’une planchette carrée
dont les côtés sont numérotés en caractères chi-
nois : 1, 2, 3, 4, ou d’un carré tracé sur une natte
ou à même le sol, puis d’un bol de petite dimen-
sion et d’une centaine de sapèques.
Les pontes ayant placé leurs mises sur un
numéro, ou achevai sur deux, le croupier plonge
son bol renversé dans le tas de sapèques, et le
tire à lui, plus ou moins plein. Le jeu arrêté, il
soulève légèrement le vase, des sapèques s’en
échappent. Au moyen d’une baguette il les groupe
par quatre, puis soulève encore le bol, et il
recommence la môme opération jusqu’à ce qu’il
ne contienne plus une sapèque. C’est le nombre
pair ou impair du dernier groupe qui détermine
le numéro gagnant. Le banquier paie alors une
fois ou trois fois la mise suivant qu’elle est
simple ou à cheval, retenant un tant pourcent des
plus variables.
C’est surtout au Cambodge, où il est affermé,
que le jeu des trente-six bêtes est le plus répandu.
La conception de ce jeu, la plaie du royaume, est
encore plus simple que celle du ba-quan. Dans un
taudis quelconque, succursale de la Ferme, deux
ou trois Chinois trônent derrière un mauvais
comptoir, seul meuble de la pièce. A l’un des murs
est accrochée une bande de calicot sur laquelle est
grossièrement peinte l’image de trente-six ani-
maux. Au plafond pend à l’extrémité d’une corde,
enfermé dans un sac de jute ou enveloppé de
papier, le si-
mulacre d'un
des animaux
portés sur le
tableau, ou
plus simple-
ment encore
une tablette de
bois sur laquel-
le est peint ou
gravé, en ca-
ractère chinois,
le nom d’un
animal.
Les joueurs,
moyennant un
minimum
d’une piastre
(2 fr. 30), choi-
sissent sur le tableau la bête qui en leur pensée
leur rapportera la grosse somme. En échange de
leur mise ils reçoivent un ticket portant la date
et le montant de leur versement.
Chaque jour à midi, le simulacre suspendu au
plafond en est descendu et découvert en présence
des parieurs. Si c’est un chat, un chien, un
tigre, etc., les joueursqui ontpris l’animalgagnanL
reçoivent trente-six fois leur mise. Mais les ga-
gnants sont rares et la mauvaise foi des banquiers
rend en certains cas des plus problématiques
cette chance de un sur trente-six.
Le jeu des cartes chinoises tient du bésigue
et du mariage, il se joue avec quatre jeux de
couleur différente, vert, blanc, jaune, rouge, de
vingt cartes chacun. Ces cartes sont de petits car-
tons rectangulaires de 2 centimètres de large sur
3 de haut, sur lesquels sont peints en noir, au mi-
lieu d’un cadre, des caractères idéologiques.
Ce jeu est surtout celui des femmes annamites
et des congaïs (jeunes filles) qui y jouent entre
elles d’interminables heures, y perdant leurs
bijoux, leurs vêtements et jusqu’aux demie, s
objets de leur ajustement.
Annamite jouant au dan-lto (jeu de la carafe).
204
LE MAGASIN PITTORESQUE
Carte chinoise.
Les trois sapèques, aussi répandu et aussi en
honneur que le ba-quan , esl d’une simplicité plus
rudimentaire encoi'e.
Entre deux bols de porcelaine de moyenne gran-
deur, l’un servant de couvercle à l’autre, sont en-
fermées trois sapèques en zinc, dont une des faces
a été noircie. Le banquier agite, secouant de bas
en haut, et, sans découvrir le plus grand bol, le
pose sur la table, ou plus ordinairement sur la
natte où les pontes et lui sont accroupis. Les en-
jeux sont placés, selon la convention indiquant
qu’ils sont
pour une des
quatre com-
binaisons du
jeu, — soit:
trois blanches
ou trois noi-
res, une blanche et deux noires, une noire et deux
blanches, — - à droite ou à gauche du banquier et
obliquement.
Le gagnant reçoit trois fois sa mise moins un
tant pour cent.
Quelques Annamites seulement connaissent les
jeux dont la marche exige, soit des calculs, soit
des combinaisons, ou demandent simplement de
la réflexion. Leur jeu le plus compliqué, en Co-
chinchine, est sans doute le carré , jeu d’origine
chinoise, comme du reste la plupart des leurs.
C’est un carré divisé en huit triangles égaux.
Sur chaque angle, sauf celui du sommet commun,
est placé un jeton
de bois gravé
d’un caractère
peint. Il y en a
quatre en rouge,
quatre en vert .
La science de ce
jeu consiste à
cantonner l’ad-
versaire, immo-
bilisantsespions.
Les Chinois jouent aux dominos avec trente-six
pions, et à la mourre, ce jeu des ouvriers italiens
qui se termine souvent par des coups de couteau.
Si les Célestes, dans ce divertissement, se montrent
aussi bruyants que nos voisins transalpins, s’ils
crient et frappent du poin g la table aussi fort qu’eux ,
ils n'en arrivent que très rarement aux coups.
Chaque fois qu’un des partenaires se trompe
dans l’évaluation du nombre de doigts que lui
montre brusquement et rapidement son adversaii’e,
ses camarades l’obligent à avaler le contenu d’une
petite tasse à Ihé, de chum-chum (eau-de-vie de
riz); pour peu que la partie se prolonge, l’individu
qui a commis quatre ou cinq erreurs est bientôt
complètement ivre, n’étant pas habitué à pareille
ingurgitation; ses camarades le plaisantent, l’in-
citent à boire encore ; ce sont eux qui paient les
frais de cette petite orgie, qui se termine par l’ef-
fondrement du buveur.
Jeu du ba-quan .
Les enfants jouent au tourne-vire , aux dés, h la
marelle à peu près comme en France, puis ü.\\ pa-
let ou au sou. Lorsqu’un des joueurs, lançant son
disque de brique ou son sou, a atteint celui de son
partenaire, il se hisse sur son dos pour jouer à
nouveau après avoir empoché l’enjeu.
Les marmots jouent aussi aux billes, qu’ils
envoient très loin et avec une remarquable justesse,-
se servant de l’index ou du médius comme propul-
seur.
Le dan h truong est un très court morceau de
bois appointi aux deux extrémités de façon qu’étant
frappé il puisse facilement basculer et s’élever. Il
s’agit alors de l’attraper en l’air avec un bâton
de façon à l’envoyer le plus loin possible de la
ligne tracée à terre comme point de départ et
assez haut pour que l’adversaire ne l’arrête pas
au vol. (C’est le qui.net des Lyonnais.)
L’Annamite n’a pas de jeux violents. Le seul qui
exige de sa part un effort corporel est le dà-cau.
Il est très répandu. Jeunes
gens et enfants en font volon-
tiers une longue partie.
Sur quatre ou cinq sapèques
en zinc solidement saucisson-
nées ensemble est fixée la par-
tie inférieure d une plume
étêtée et légèrement ébarbée.
Les joueurs disposés en cercle,
l’un d’eux lance le papillon à
un partenaire qui le renvoie à
un autre avec la tranche du
pied, exécutant un saut capri-
cant, et ainsi de suite à tour
de rôle.
Au Cambodge et auSiam, laballe tressée en rotin
remplace le dà-cau. C’est un plaisir de voir avec
quelle adresse, quelle prestesse de forts et vigou-
reux gaillards, souvent au nombre d’une dizaine,
reçoivent et lancent la balle, qui avec la tète, qui
avec l’épaule, le dos, le bras, la jambe, le pied ;
c’est acrobatiquement drôle.
Parmi les jeux d’adresse en faveur chez les
Annamites d’âge mûr, le tir à. l’arc et le jet du
javelot sont les plus communs. Pour ce dernier,
il s’agit défaire traverser à un mince javelot en
bois dur, de 2 mètres de longueur, un anneau
de 5 centimètres de diamètre fixé à l’extrémité
d’une baguette haute de 1 m. 60, plantée
verticalement à une dizaine de pas du joueur.
Pour le jeu de la carafe , ü faut, étant placé à
distance convenable, lancer une baguette de bois
dur de 50 centimètres de longueur de façon que,
après avoir touché le sol, elle rebondisse et,
décrivant une courbe, entre dans l’ouverture
éLroite et légèrement incurvée d’une urne de bois,
sans fond, posée sur un trépied au-dessus d’un
petit tam-tam, que les baguettes introduites
frappent en tombant. — Le jeu est de huit ba-
guettes.
Comme similaire de nos jeux innocents, l’An-
LE MAGASIN PITTORESQUE
205
namite a celui qui consiste à désigner l’orifice du
corps : bouche, narines, etc., où celui des joueurs
qui a la parole va introduire le doigt qu’il tient
levé en tournant rapidement le poignet et répétant
avec volubilité le mot générique lo (trou).
Les combats de coqs (su ta g à ) sont une des
grandes distractions des villageois del’lndo-Chine,
en particulier des Malais et des Chiams. Ils ont
lieu presque exclusivement pendant les mois de
mai et de juin, époque psychologique pour ces bel-
liqueux gallinacés. Ces combats, qui sont à demi
clandestins, l’Administration française les ayant
interdits, donnent lieu à des paris très élevés.
Les combattants les plus recherchés sont ces
coqs originaires de la côte de Malabar, hauts sur
pattes, le cou et les épaules dégarnis de plumes,
l’épiderme rouge sang de bœuf. Les proprié-
taires arment rarement leurs champions d’éperons
de métal.
Dès le riz repiqué, vers le mois de septembre,
les enfants pêchent dans les rivières un poisson
de la grosseur d’un goujon, le con cà tia-tia ,
d’instinct très belliqueux, qui livre à ses congé-
nères de même famille des combats acharnés
dans lesquels le plus faible perd queue et na-
geoires.
Au repos, ces petits animaux sont d’une insi-
gnifiante couleur noirâtre. Mais dès qu’une cause
quelconque les irrite, ils se parent de vives cou-
leurs. Leurs ouïes s’enflamment de pourpre,
leurs nageoires se zèbrent d’azur et d’écarlate, et
leur corps passe successivement du vert à l’indigo,
à l’orangé. Il faut voir avec quelle rage, lorsque
deux d’entre eux sont mis en présence dans une
bouteille ou dans un vase quelconque, ils se pré-
cipitent l’un vers l’autre, s’attaquent et se dé-
chirent.
Ces combats font la grande joie de l’Annamite.
Peu de maisons où, à l’époque du repiquage du
riz, l’on n’en voit en des bouteilles précieusement
alignées sur l’autel des ancêtres. On les y nourrit
de larves de moustiques.
Dans les villages on rencontre parfois une sorte
de baladin, sorte d’équilibriste dont les tours
insignifiants n’offrent aucun intérêt de curiosité.
Il n’en est pas de même du personnage lui-
même, être hybride, du moins d’après les indi-
gènes, qui le qualifient de lai-cal , hermaphrodite.
Ce sont des prostitués qui figurent dans certaines
cérémonies du bouddhisme annamite et qui ont
pris la démarche, les gestes et la coiffure de la
femme, sa robe longue et ses bijoux.
Il n’y a à proprement dire pas de danses anna-
mites; le divertissement qualifié de ce nom est
une série d’évolutions avec ou sans accessoires,
accompagnées de saluts et de prosternations plus
ou moins nombreux suivant le rang delà personne
en l’honneur de laquelle a lieu le divertissement.
Chez les Stiengs, peuplade sauvage des forêts
cambodgiennes, la danse est une marche rythmée
et cadencée par le son des gongs et du tam-tam.
A la queue leu-leu, le torse nu à demi penché en
avant, ils vont à la lueur des torches, comme un
monôme d’étudiants, décrivant des courbes capri-
cieuses autour de la maison commune, la sala,
modulant une mélopée bizarre dont le refrain
répété toutes les deux mesures : ô, ô, ango , ô, 6!
ponctué par les gongs, produit une indéfinissable
impression de tristesse et de crainte mystérieuse.
Le pas de la marche, d’une cadence sauvage, est
agrémenté de curieuses torsions de croupe.
Les instruments de musique en usage chez les
Annamites sont d’origine et de provenance chi-
noises. Canton est le grand centre de leur fabri-
cation. Le seul instrument réellement annamite
est une flûte de bambou dans laquelle on souffle
verticalement.
Le violon chinois à deux cordes entre lesquelles
passe l'archet, crin-crin au son criard et maigre,
est l'instrument de prédilection des Annamites et
des Célestes ; sa caisse de résonance est faite
d’une peau de serpent tendue sur un cylindre de
bois évidé. Ce violon figure dans toutes leurs cé-
rémonies, et ils en raclent chez eux, de préfé-
rence à tout autre instrument.
Les femmes aveugles qui vont chanter chez les
riches particuliers s’accompagnent, soit du cli-
quetis de bâtonnets, réunis en faisceau dans la
main, qu'elles heurtent en cadence sur le siège où
elles sont accroupies, soit du cal dan h , long
cylindre de bois creux sur lequel sont tendus lon-
gitudinalement, supportés par des chevalets mo-
biles, de minces fils de cuivre, qu’elles pincent.
Il n’est pas de village qui n’ait, attenant à sa
maison commune ou à sa pagode, sous un auvent,
une estrade destinée à servir de scène aux comé-
diens de passage. Il y a du reste, entre le décor,
les accessoires et les costumes de ces théâtres et
ceux des théâtres annamites ou chinois venus en
France, la différence qui existe entre la mise en
scène de l’Opéra et celle du plus misérable théâtre
forain.
Ant. BRÉBION.
W
CRÉPUSCULE
Nous suivrons le sentier connu des amoureux
Qui descend vers le fleuve immense et pacifique,
A l’heure où le soleil, pâle et mélancolique,
Baisse insensiblement vers l’horizon brumeux.
Les buissons, tout mouillés de l’averse récente,
Exhalent des parfums plus âcres et plus froids,
Et l’on entend partout, sous les branches luisantes.
Le bruit des gouttes d’eau tombant au fond du bois.
Voici la nuit, rentrons ; il ne faut pas, amie,
Troubler plus longuement l’arbre, l’herbe, la fleur ;
Aujourd’hui la foret est pleine de douleur,
Et le faune jaloux dans l’ombre nous épie.
Francis LEPAGE.
200 LE MAGASIN PITTORESQUE
LES AITCETEES IDE XV « INTFLUEETZA »
Ce n’est qu’au dix-septième siècle qu’on a com-
mencé à ne pas confondre les maladies épidémi-
ques. Les anciens médecins étaient presque aussi
incapables de les distinguer que de les guérir. Ils
appelaient du même nom de pestes et traitaient
de la même manière le choléra, la scarlatine, la
suette. la petite vérole, l’angine, etc.
De toutes ces épidémies, une de celles dont il
est le plus difficile de retrouver la trace, d’abord
parce que des appellations très diverses l’ont dé-
signée et en second lieu parce que, moins grave
et plus rare que les autres, elle intéressa médio-
crement les chroniqueurs, c’est cette maladie
bizarre et protéiforme qui devint, en 1775, V in-
fluença dont nous avons fait inlluence. Ce terme
est absurde, il n’a aucun sens : voilà sans doute
pourquoi il a prévalu.
Quels ont été les ancêtres de cette grippe infec-
tieuse, qui tue sournoisement, et sans même avoir
le côté dramatique et en quelque sorte pittoresque
du choléra ou de la fièvre jaune? Quelle forme
a-t-elle revêtue jadis? Comment et à l’aide de quels
procédés arrivait-on à la guérir? Les vieux histo-
riens de Paris, les anciens traités de médecine
nous l’apprendront, à condition que nous ne leur
demandions pas une exactitude scientifique trop
rigoureuse.
Il est difficile de s’expliquer pourquoi l’influenza
a été particulièrement fréquente à Paris dans les
premières années du quinzième siècle. Elle com-
mence à sévir en 1403, sous le nom de maladie de
teste et de toux. Elle reparaît en 1411, au mois de
mars, mais on l’appelle alors le tac ou horion :
< Outre la privation d’appétit et de sommeil, dit
Etienne Pasquier, les malades tremblaient cons-
tamment, et, avec ce, étaient si las et tellement
rompus de leurs membres, que l’on ne les osait
toucher en quelque part que ce fût. Aussi était ce
mal accompagné d’une forte toux qui tourmentait
son homme nuit et jour ; laquelle maladie dura
trois semaines entières... » Nouveau retour offen-
sif, mais beaucoup plus grave, en 1414, pendant
le mois de mars également. Beaucoup de vieillards
furent atteints et moururent. Une toux opiniâtre
et, pour ainsi dire, incessante, arrêtait les con-
versations, obligeait tous les Parisiens à ne plus
communiquer entre eux que par gestes. Les écoles
étaient fermées. Les avocats eux-mêmes furent
réduits au silence.
Les historiens de Thou et Mezeray mentionnent
une épidémie de grippe qui se répandit à Paris
en 1510, mais elle n’eut pas grande impor-
tance.
Celle de 1557 fut beaucoup plus sérieuse. On
observa « par quatre jours entiers, dit un chroni-
queur dans son naïf langage, un rhume qui fut
presque commun à tous, par le moyen duquel le
nez distillait sans cesse comme une fontaine,
avec un grand mal de tête, et une fièvre qui durait
aux uns douze, aux autres quinze heures, puis
soudain, sans œuvre de médecine, on était guéri;
laquelle maladie fut depuis, par un nouveau
terme, appelée par nous : coqueluche. »
Pourquoi ce terme de coqueluche, réservé de-
puis à une maladie bien autrement grave ? Parce
que ceux qui étaient atteints de la grippe, en 1557,
se couvraient, assure Valleriola, d’un coquelu-
clion, sorte de capuchon de moine. Peut-être aussi,
prétendent quelques écrivains du temps, parce
que tes malades rendaient des sons enroués
comme le fait un coq.
On désigna du nom de mazzulo. ou de catarrhe
ou de mal del castrone une grippe infectieuse
qui ravagea l’Allemagne, 1 Italie , l’Espagne, la
France, et qui fit, à Paris, en 1580, de nombreuses
victimes. C’était absolument notre influenza d’au-
jourd’hui avec les maux de tête, les nausées, les
étourdissements, une toux persistante et une las-
, situde dans tout le corps. Ceux qui traitèrent la
maladie par le mépris guérirent presque tous. Les
autres, moins prudents, s’adressèrent aux méde-
cins. On les saigna, on les purgea, on les affaiblit,
et la plupart, qui auraient échappé à la grippe,
moururent du traitement.
Il y eut d’autres épidémies du même genre,
mais assez bénignes, à Paris, en 1597, en 1675,
en 1679. Celle de 1729-1730, beaucoup plus grave,
lit mourir un grand nombre de personnes, surtout
des enfants et des vieillards. Il en fut de même
en 1743, au mois de mars, et pour la première
fois, cette année, le nom de grippe prévalut.
Le dix-huitième siècle, qui était très gai, se
consola des épidémies en leur donnant des noms
qu’il trouvait fort amusants et qui enlevaient ou
du moins paraissaient enlever aux maladies une
partie de leur gravité.
C’est ainsi que la grippe devint, en 1761, la barct-
quette , la follette , la petite poste — en 1779 et
1780, la coi) • nette, la grenade, la générale. Ne
dirait-on pas une nouvelle édition du Codex, revue
et corrigée par le chevalier de Bouffiers?
En 1775, un médecin italien avait proposé le
mot influenza qui. depuis, comme on sait, est de-
venu l’étiquette officielle d’une maladie qu’il était
trop vulgaire d’appeler simplement la grippe.
De nouvelles épidémies sévirent en 1802-1803,
en 1831, en 1833. On remarqua à cette époque
qu’elles servaient assez souvent d’escorte au cho-
léra.
Il serait facile, mais sans intérêt, de prolonger
jusqu’à l’année 1900 la liste de ces épidémies de
grippe. Mieux vaut indiquer, en quelques lignes,
LE MAGASIN PITTORESQUE
207
les remèdes étranges qu’employait pour les guérir
la médecine d’autrefois.
On allumait dans les rues, sur les places, de
grands feux pour purifier l’air. On faisait brûler
dans le même but de la poudre à canon.
Le pape Adrien VI, qui vivait au seizième siècle,
conseillait de porter, sur la poitrine, un petit sa-
chet d’arsenic. Plus tard, on lit usage d’amulettes
de citron et d’ail.
N’avait-on pas réussi à se préserver de la conta-
gion, il fallait employer le remède tliériacal, com-
posé de 40 à 43 substances et qui servait pour
toutes les maladies. L’emploi du crapaud mort ou
de l’huile de scorpion n’était recommandé que
pour la peste noire, mais l’application sur l’ab-
domen d’un pain rôti ou, sur la tête, de poules et
de pigeons ouverts vivants devait donner, même
pendant les épidémies de grippe, des résultals
excellents, à en croire les médecins du seizième
siècle.
Je ne garantis pas l’heureux effet de ces pré-
servatifs et de ces remèdes. Ceux qu’on préconise
aujourd’hui sont-ils beaucoup plus efficaces ?
Henri d’ALMERAS.
UN ANIMAI- FABULEUX
Sans doute, ce Dugong pêché par un Indien sur
les rivages de la mer Rouge ne présente- t-il que
des rapports assez vagues avec le monstre que
nous signalent
les encyclopé-
dies sous le
nom de Sirène
ou de Femme-
poisson.
Ilpeutcoûter
à notre amour-
propre d’être
humain de re-
connaître l’ana-
logie qui existe
entre le buste
d’une femme et
lehautdu corps
de ce mammi-
fère fabuleux.
Mais ne de-
vons-nous pas
trouver pour
le moins singu-
lière la forme de celte bête dont les détails ap-
paraissent assez nets; cette gorge confusément
indiquée par la photographie n’est-elle pas moins
frappante?
Et ce qui est encore plus saisissant, ces avant-
bras qui font l’office de nageoires antérieures,
cette main diaphane dont on distingue parfaite-
ment les os et les cartilages, toutes ces similitudes
évidemment approximatives ne justifient-elles
point notre
surprise?
On comprend
ainsi l’étonne-
ment des Euro-
péens qui ont
pu voir ce phé-
nomène sous-
marin dans la
cabane d’un
pêcheur indien
sous le soleil
torride de Dji-
bouti.
C’est le troi-
sième animal
de ce genre
capturé dans
ces parages, et
jusqu’à pré-
sent, les mâles
ne se sont pas laissé prendre aux appâts de cet
Indien, qui tire de fort beaux x’evenus de la vente
de ces monstres marins qu’il envoie aux divers
musées d’Europe qui les exhibent pour la plus
grande joie des amateurs.
V. G.
Un animal i'abuleux
-ZXTT FEU IDE! LA ELAlIXIEE!
-
La Comédie- Française va se réédifier d’après
les plans de Louis, qui fut un grand architecte, au
moins égal à celui de l’Opéra-Comique. L’Odéon,
confié aux sociétaires, essaie jusque-là d’attirer,
du côté du Sénat, le Tout-Paris des environs du
Palais-Royal. Sa propre troupe émigre au Gym-
nase, redevenu Théâtre de Madame. Enfin le
conseil municipal de Paris, où on interpella,
étudie les propositions diverses qu’évoque tout
autodafé de ce genre, les unes sérieuses, les
autres moindres, pareillement inspirées du désir
de rassurer un public qui ne demande qu’à l’être
208
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le soir même, les salles de spectacles étaient
pleines, sinon partout, au moins où se jouent les
bonnes pièces.
Pour désachalander un théâtre, il n'y a pas, en
effet, comme un « four », non le four crématoire,
mais celui qu’appellent l’ouvrage ennuyeux et
l’auteur inhabile. On se console vite, par la pen-
sée qu’on saura trouver la sortie, en cas d’alerte.
D’ailleurs, depuis plusieurs années, l’administra-
tion multiplie les portes, si bien que le péril d'un
courant d’air prévaut sur le danger d’une cuisson,
et qu’une bronchite tue son abonné plus souvent
qu'une langue de feu. Tel mourut feu Sarcey,
d’un chaud et froid, après avoir impunément vécu
une existence entière, exposé à ces combustions.
Pourtant certains principes se dégagent aujour-
d’hui du fatras des remèdes.
Ils sont établis, surveillés, maintenus par la
« Commission supérieure des Théâtres », sorte
de conseil privé, auprès duquel M, le préfet de
police — nous sommes à Paris, cité sans maire,
— puise une autorité plus forte. Là se rencon-
trent des fonctionnaires, des pompiers, des chi-
mistes, des architectes, cinq conseillers munici-
paux, un ancien directeur. M. Paul Strauss,
sénateur, y fit adjoindre un ouvrier machiniste,
et on réclame la présence d’un électricien. De
cet aréopage sort parfois la contravention et sou-
vent l’indulgence, car il est délicat de tenir juste
la balance, entre l’intérêt public et l’intérêt privé.
C’est au nom du premier que le préfet de police
prescrit à des industriels, voire à l’État, les servi-
tudes moyennant lesquelles il autorise la foule
à pénétrer dans le temple des Muses.
En réalité, l’unique droit administratif serait
le même qui excite à barrer l’approche des
maisons chancelantes, le passage des ponts cre-
vassés, le voisinage des murs croulants, l’abord
des poudrières. Le préfet ne ferme pas un théâtre;
il interdit aux gens d'y entrer. Ainsi vit-on se
dresser un cordon d’agents, au seuil de la Porte-
Saint-Martin, un soir de répétition générale, sous
une direction rétive aux oi’dres supérieurs. A la
Comédie-Française, il semble qu’on avait obtem-
péré, sauf pour l’abaissement du rideau de fer,
qui eût ralenti le désastre, sinon sauvé la victime.
Au reste, la représentation n’était pas commencée,
et le piquet de pompiers arriva pour voir flamber
l’immeuble.
C’est ce qui réveille la querelle des « grand’-
gardes », plus exactement des « permanences »,
supprimées en 1882. L’honorable M. Lépine con-
sent à les rétablir, pourvu qu’on les recrute
hors du régiment. Seulement, si les directeurs
sont guidés, ils seront surveillés aussi, et cesseront
d’être maîtres chez eux, où s’introduira la maré-
chaussée. La Fontaine mit cette situation en
gentils vers, dans une vieille fable.
A cette heure, en un mot, les mesures, codifiées
par une ordonnance du lor septembre 1898, se
rapportent à deux espèces : la construction et
l’exploitation. Résumons-les. Je crois qu’elles
demeurent bonnes, et réclament seulement une
active surveillance, dans le calme des périodes
coutumières.
Pour édifier un théâtre, il faut d’abord le dé-
clarer au ministre des Beaux-Arts et au préfet de,
police. Les plans très détaillés seront fournis. Le
théâtre sera isolé ou adossé. Dans le second cas,
un mur de 25 centimètres le séparera du voisin.
Aucune ouverture ne mettra celui-ci en commu-
nication avec celui-là.
Le théâtre se divise, comme un bon discours
classique ou un court vaudeville moderne, en
trois parties : 1° la salle et ses annexes ; 2° la
scène et ses dessous; 3° l’administration et les
loges. Chaque compartiment, séparé au moyen
de gros murs incombustibles, allant de bas en
haut, ne doit posséder que des portes métalliques,
et se réserver des issues propres. Les bois, fers,
fontes, se revêtiront de plâtre, ciment ou terre
cuite. Le rideau de fer aveugle la brèche capitale,
manœuvré hydrauliquement. Donc, trois incen-
dies distincts seraient nécessaires, en principe,
pour détruire un théâtre.
Bien mieux, la salle possède sa coupole, et la
scène a la « cheminée d’appel ». Ainsi s’établit le
tirage. La flamme s’élance d’un bond vers le
ciel, et les gens s’en vont tranquilles.
On ne comprendrait donc pas les catastrophes,
si cette merveilleuse conception ne fléchissait
peu à peu, devant certaines exigences directo-
riales. L'Opéra-Comique, le plus récent de nos
filleuls, modifia sans cesse ses intentions, ne
demandant guère l’avis de la Commission supé-
rieure qu’après lui avoir forcé la main. De même
opèrent les établissements nouveaux, éclos au-
tour de l’Exposition, voire au dedans. Les pres-
criptions essentielles étant respectées, comment
ruiner un capitaliste à cause des violations secon-
daires? Quant aux théâtres antérieurs, on se
borne à les raccommoder, par de patientes modifi-
cations.
L’Opéra se décida non sans peine, à établir le
rideau de fer, et le Théâtre de la République à
supprimer l’éclairage au gaz. On perça des issues
à travers des logis bourgeois, vers des cours
intérieures, au hasard des localités. Ailleurs
furent accrochés ces balcons de fer, qui rendent
si bizarres quelques façades. Les boutiques des
rez-de-chaussée furent enlevées au commerce.
En un mot, un réel effort s’accomplit, car l’épou-
vantable hécatombe du Bazar de la Charité fit
redoubler un zèle que l’événement du 8 mars 1900
ne laissera pas dormir avant plusieurs mois.
Sans entrer dans le détail, je signalerai les
décors ignifugés, contre lesquels se dresse une
opposition telle qu’on cède, lorsque rideau de
fer, mur de scène, grand secours forment la pre-
mière ligne de défense. Le gaz, interdit formel-
LE MAGASIN PITTORESQUE
209
lement, n’empêche pas les circuits électriques
d’échauffer une cloison ou d’allumer une tenture,
pendant que nos charmantes artistes, armées du
fer à friser, introduisent subrepticement des
réchauds à pétrole dans leurs loges. Il y a aussi
l’emmagasinement délictueux des toiles, les frises
où s’entasse le reliquat des pièces disparues, les
magasins d’accessoires, la lampe de cartonnier,
et parfois une petite menuiserie dans un coin.
Les commissaires de police, bien accueillis au
contrôle, signalent mollement ces infractions, et
les sous-commissions techniques opèrent des
tournées mensuelles, dont les résultats feraient
plus de bruit dans les rédactions, si on les pu-
bliait.
Ici se pose la question : — « Doit-on le dire ? »
Oui et non, à mon avis. Si la plus scrupuleuse
sévérité s’impose, il ne faut pas d’autre part créer
des paniques excessives. Le public est protégé.
Telle est la vérité. Pas un théâtre n’existe où il n’y
ait, par an, plusieurs commencements d’incendie.
Seulement une éponge suffit dans les cinq secondes,
un seau dans les deux minutes, l’arrosoir du grand
secours dans les cinq, — et l’on arrive à temps.
Sans quoi, sept pompes à vapeur ne réussiraient
pas, où eussent triomphé l’arrosoir, le seau ou
l’éponge. Surveillons donc, avant de nous effrayer.
Il en est de même avec les chemins de fer, qui
peuvent écraser cent personnes, par l’erreur d’un
aiguilleur ou d’un sémaphoriste, et transportent
innocemment des millions de voyageurs.
La mort atteignit Dumont d’Urville sur le rail-
way de Versailles, allant aux Grandes-Eaux, après
l’avoir tant épargné, voguant vers les Grandes-
Indes.
A présent les hygiénistes nous la dénoncent
partout, en tout, si bien que nous ne devrions ni
manger, ni boire, ni respirer, excellente absten-
tion générale, dont l’humanité ne se relèverait
plus.
En réalité, toutes les salles de spectacles sont
destinées à brûler, tous les spectateurs sont con-
damnés à la crémation, mais on en crème assez
peu, et les salles trouvent encore le moyen de
brûler avec discrétion, Trianon après la soirée, la
Comédie-Française avant la matinée. Mlle Henriot
n’eût pas péri, en ouvrant une fenêtre, et Frégoli
aurait conservé son attirail, en l’emportant plus
tôt à l’Olympia. Les anciens, dont les gradins de
pierres connurent aussi le feu, eussent accusé la
Fatalité.
Je ne pousserai point l’explication aussi loin. Il
vaut toujours mieux prendre des précautions que
des réquisitoires, puisqu’elles demeurent faciles,
avec les progrès de la métallurgie, arrivant à la res-
cousse des données scientifiques sur l’incombusti-
bilité de certains corps et la commodité de cer-
taines plomberies. Ayant accompli ce programme,
on n’a plus qu’à prendre un fauteuil au bureau,
ce qui constitue encore une manière de se faire
« échauder ».
Puis, assis sous le plafond, devant l’orchestre,
regardez la porte par où vous vous en irez, évitez
le lustre qui tombera un jour sur les têtes, ayez le
courage de sacrifier votre vestiaire au besoin, et
ne perdez pas des yeux les fumées du lycopode.
Avec ces soins et ces résolutions, un Parisien a
beaucoup plus de chance d’être assommé par une
tuile, aplati par un omnibus, empoisonné par un
microbe, égorgé par un cambrioleur, qu’incinéré
dans un siège de velours rouge, au cours d’une
représentation du Misanthrope.
Armand GRÉBAUVAL,
Conseiller municipal de Paris,
Membre de la commission supérieure des théâtres.
PERLES D’AURORE
L’horizon rougeoie,
Les oiseaux en joie
Chantent le réveil ;
L’aube se précise ;
L’orient s’irise
D’or et de vermeil.
Sur l’herbe frisée,
La blanche rosée
Aux reflets charmants
Brille à la lumière.
Comme une poussière
De fins diamants.
Au pied du vieux hêtre
Je vois apparaître
Dans un doux zéphyr
L’essaim blond des fées,
Dansant, agrafées
D’un nœud de saphir.
Légères et prestes,
Les perles célestes
Glissent dans leurs doigts,
Et leurs mains mignonnes
En font des couronnes
A ravir des rois.
Et leur chevelure.
Soyeuse parure,
Flotte au gré du vent;
Et chacune pose
Son joli pied rose
Sur le sol mouvant ;
Et chacune passe
A travers l’espace
D’un pas diligent;
Et chacune effleure
Le gazon, qui pleure
Ses larmes d’argent.
Elles vont sans trêve
Comme dans un rêve...
Mais le soleil luit :
Pierres précieuses,
Dames gracieuses,
Tout s’évanouit !
Henri ALLORGE.
La nature humaine est la même partout ; partout elle re-
cherche avidement les éloges de l’opinion et les aises de la vie,
quels qu'ils soient. Il n’est point de théâtre pour l’ambition, et
l’on sait qu’il se fait autant de brigues pour la première place
du village que pour la première de l’Etat. — Louis Veuii.lot.
210
LE MAGASIN PITTORESQUE
laE jVIIMÉTISME 6HEZ L>ES j/VNIMAUX
Le mimétisme est cette curieuse faculté que
possèdent certains êtres, on pourrait même dire
tous les êtres, de se transformer, de prendre une
coloration, une forme extérieure permanente ou
temporaire qui leur permet de passer inaperçus
dans le milieu où ils s’abritent. Ces modifications
sont variées, mais elles consistent plus souvent
dans un changement de
couleur que dans un
changement de forme.
Le mimétisme peut être
naturel ou artificiel. C’est
du mimétisme que font
les Anglais lorsqu’ils ha-
billent leurs soldats d’u-
niformes dont la couleur
se rapproche de la teinte
dominante des terrains
où ils combattent. C’est
encore du mimétisme, le
fait pour un chasseur
de revêtir une blouse
dont la couleur se rap-
proche de celle des
sillons où il va relancer le lièvre et la perdrix.
Le manteau couleur muraille dans lequel s’enve-
loppe le traître du roman à sensation, voilà
encore un exemple de mimétisme ou de mimicry ,
comme disent les An-
glais. Nous pourrions
citer encore bien d’au-
tres cas de mimétisme
artificiel, mais les
exemples que nous
pourrions donner sont
moins intéressants que
ceux du mimétisme
naturel. Ici le sujet
agit inconsciemment,
c’est l’instinct qui le
pousse à revêtir les
formes les plus propi-
ces pour échapper à
ses ennemis ou, en-
core, c’est dame Nature qui lui donne une
livrée sombre ou éclatante adaptée au milieu où
doit s’écouler son existence, qui dispose son corps,
sa carapace, ses membres de telle manière que,
au moment critique, l’animal poursuivi se trans-
forme en une pierre, un rameau desséché, une
feuille, etc. Peut-être, après tout, les fées exercent-
elles maintenant leur pouvoir sur ces bestioles, et
est-ce à leur baguette magique que l’on doit ces
transformations.
Il est très amusant de rechercher ces exemples
de transformation ou d’adaptation au milieu ; la
plus petite promenade dans les bois permet à
l’observateur attentionné d’en découvrir des cen-
taines de cas. Ainsi le pivert, au plumage gris
verdâtre avec quelques notes jaunes atténuées,
présente une coloration identique à celle de cer-
tains arbres à écorce claire parsemée de taches de
mousse. Le pivert est-il surpris, entend-il un bruit
suspect, vite il s’applique
contre le tronc de l’arbre
où il cherchait sa pâture,
la disposition de ses
pattes lui permet de res-
ter droit, il se confond
avec l’écorce. Il était là,
vous l’avez vu, il n’y est
plus et cependant il ne
s’est pas enfui, vous pou-
vez le chercher, vous ap-
procher de lui, le toucher
presque, vous ne le voyez
pas mais lui ne vous
quitte pas des yeux, éloi-
gnez-vous de quelques
pas, vite il s’enfuit à tire
d’ailes. Les insectes sont les maîtres du genre : tel
qui croit ramasser une brindille sèche ou un ra-
meau fraîchement coupé s’aperçoit, horreur, qu’il
tient une chenille brune ou verte. On sait que
certains papillons,
lorsqu’ils sont fixés
sur une branche, ont
la complète apparence
d'une feuille morte.
Certains autres choisis-
sent pour se poser un
milieu de coloration
semblable à celle dont
ils sont revêtus. Pec-
kham a signalé deux
espèces d’araignées
dont l’apparence exté-
rieure, la démarche
même ressemblent à
celles de la fourmi.
Pour les êtres qui vivent à la surface de la terre,
l’étude des transformations, de l'adaptation au
milieu est facile à réaliser, mais pour ceux dont
l’existence se passe dans l’élément liquide, c’est
presque toujours fortuitement que le zoologiste
découvre de nouveaux cas de mimétisme. Cepen-
dant, pour certaines espèces qui vivent près des
côtes, l’observation est aisée et c’est une occu-
pation que nous proposons aux oisifs habitués
de nos plages. Sur les fonds sableux des côtes de
Bretagne, où l’eau estrarement trouble, on aperçoit
souvent de très petites soles évoluant à proximité
Crabe noueux ayant l’apparence d’un bloc de rocher.
LE MAGASIN PITTORESQUE
211
du bord sous un pied d’eau à peine. A la moindre
alerte, elles s’aplatissent sur le sol où il devient
impossible de les distinguer, tant elles se confon-
dent avec le sable sur lequel elles reposent et où
elles ne tardent pas à s’enfoncer du reste.
Le Scientific American rapportait dernière-
ment l’observation des curieuses habitudes d’un
poisson, le kelp / îsh , qui, son nom l’indique, se
plaît dans les fonds herbeux de la côte du Paci-
fique. Le plus grand specimen observé à Santa-
Catalina mesurait plus de 30 centimètres de
long. Ce poisson est élancé, sa tête est pointue,
ses yeux proéminents; sa couleur varie beaucoup,
tantôt il est d’un ton ambré ou orangé, d’autres
sont vert-olive ou d’un vert brillant; quelques-
uns ont le dos d’une couleur verte, tandis que le
ventre est d’un ton vert et jaune. Ces poissons se
tiennent dans les varechs ou dans quelques algues
à larges feuilles. Le poisson des algues s’adapte
merveilleusement à son entourage, il se tient
immobile, droit au milieu des feuilles, et à moins
d’avoir une parfaite connaissance de ses habi-
tudes, il est à peu près impossible de le distin-
guer. Les premières observations ont été faites à
l’aide d’un bateau spécial dont le fond, muni de
cinq ou six dalles de verre épais, permet d’étudier
la faune marine. Le kelp fiish a été l’objet d’une
étude particulière à la station zoologique de
Santa-Catalina. Le fait qui attira le plus l’atten-
tion des visiteurs de cet établissement, c’est que
ce poisson semble tourner la tête; il y a là une
simple illusion due à ce que le kelp fi s h nage
avec des mouvements ondulatoires d’une grâce
parfaite.
Dès que le kelp fisli est introduit dans le réser-
voir oii il doit vivre, il manifeste son inquiétude,
nageant de tous côtés, se heurtant aux parois
vitrées de sa prison jusqu’à ce qu’il soit épuisé et
meure. Cette inquiétude provient de la perte de
son abri coutumier, il se sent à la merci de tous.
Aussi a-t-on le soin de lui meubler convenable-
ment sa demeure; les ulva, les macrocystis et
autres algues ne lui sont pas ménagées. Dans ce
milieu herbeux, le poisson recouvre sa tranquil-
lité, il s’avance à quelques centimètres à peine
de la surface et là il prend sa pose favorite,
étendu de toute sa longueur au milieu des feuilles
parmi lesquelles il se confond ; le poisson se
trouve en sécurité, aussi ne cherche-t-il plus à
s’échapper.
Bien d’autres poissons ont des habitudes sem-
blables, il en est de même des crustacés. Tel
crabe est enfermé dans une carapace d’un riche
vert-olive dont le ton est exactement le même
que celui des algues dont il fait son séjour habi-
tuel. Tel autre parvient à prolonger le terme de
ses jours non pas par sa couleur, mais grâce à sa
forme, aux nodosités dont il est hérissé. Un sujet
d’alarme vient-il à se produire, aussitôt il rentre
ses pattes sous son corps, s’immobilise au fond
de l’eau, il a disparu; en effet, c'e n’est plus un
crabe que vous avez sous les yeux, c’est une
pierre aux formes irrégulières qui échappe à
l’attention, car elle se confond avec les autres
fragments de roche, véritables ceux-là, qui par-
sèment le fond de la mer. Que de choses curieuses
dans la nature qui passent ainsi inaperçues de
nos regards distraits ! Albeht REYNER.
LA MÉDECINE PRÉHISTORIQUE
La médecine date de la douleur, c'est-à-dire de
l’origine même de l’humanité. Les premières dé-
couvertes furent
dues à l’instinct,
au hasard, à des
tâtonnements, à ce
qu’on observe chez
les animaux, à
l’imitation de ma-
lades soulagés ou
guéris par l’ab-
sorption de végé-
taux doués de pro-
priétés purgatives,
vomitives, sudorifi-
ques ou endorman-
tes, essayées sans
conseil préalable et
parle seul fait de l’agrément que procure l’action
de mâcher certaines feuilles. Mais, sur ce terrain,
nous sommes fatalement réduits aux hypothèses,
à la comparaison avec les façons d’agir des
peuples restés sau-
vages, car le témoi-
gnage matériel man-
que. Pour la chirur -
gie, au contraire,
on se trouve en pré-
sence d’opérations
parfaitement recon-
naissables, et, d’a-
près les résultats
obtenus, on pour-
rait presque recons-
tituer les appareils
employés dans cer-
taines fractures. On
a retrouvé dans les
cavernes occupées par les premiers hommes,
comme à Baye (Marne), et dans les demeures
212
LE MAGASIN PITTORESQUE
des constructeurs de monuments mégalithiques
de la Lozère (dolmen, menhir), des squelettes
portant les lésions caractéristiques de torticolis
chroniques guéris, des ankylosés, suites heureu-
ses de tumeurs blanches, elles aussi suppri-
mées ; on a même retrouvé les instruments
dont se servaient les premiers chirurgiens.
N’est-il pas curieux d’apprendre qu’une opéra-
tion, comme la trépanation, dont
le but est d’ouvrir une fenêtre dans
le crâne, a été pratiquée à l’époque
où les hommes n’avaient comme
seule arme et instrument que des
morceaux de silex !
On s’étonnera moins de ce fait,
cependant, en apprenant que beaucoup de ces
trépanations ont été pratiquées sur des enfants.
Tous ceux qui ont assisté, fut-ce une seule fois, à
une attaque de convulsions comprendront que nos
premiers pères aient eu l'idée de recourir à un pro-
cédé si héroïque que préconisent, du reste, pério-
diquement à chaque siècle, les opérateurs auda-
cieux.
« Il est probable, dit Paul Broca, que les indica-
Amulettes crâniennes percées
de deux trous.
plus d’une heure chez l’adulte ! Comme les anes-
thésiques n’existaient pas naturellement à cette
époque, on comprend que les malheureux qui ré-
sistaient à la fois à leur maladie et à une pareille
opération, fussent considérés comme particulière-
ment chers aux dieux et sacrés. Aussi les sur-
veillait-on précieusement et lorsque la mort
venait enfin les atteindre, leur crâne guéri était
de nouveau trépané et le fragment
osseux ainsi obtenu devenait une
source d’amulettes (fîg. 2) qui étaient
portées sous forme de colliers ou de
bracelets. Ne rions pas de tels talis-
mans ; les mères de notre temps ne
transforment-elles pas en bijou la
première dent de leur fille? Ces trépanations
posthumes n’étaient pas opérées de la même façon
que celles faites pendant la vie et comprenaient
une bien plus grande surface. Toutes deux se
distinguent, du reste, parfaitement des pertes de
substances produites par des accidents comme
des fractures avec enfoncement du crâne.
A l’âge du bronze les mêmes opérations étaient
pratiquées, mais la trousse des chirurgiens était
tions de l’opération se rapportaient à l’idée que
l’on se faisait alors de certaines affections de la
tête ou de certains troubles nerveux, tels que
l’épilepsie,, l’idiotie, les convulsions, l’aliénation
mentale qu’on attribuait à des causes divines, à
des démons.
« Les opérateurs allaient donc droit au but, en
pratiquant une ouverture à la tête pour donner
issue à l’esprit emprisonné dans le corps. »
Cependant, il n’est pas douteux qu’on employait
aussi la trépanation à la suite de blessure dés os
du crâne ; on procédait ici par une assimilation.
Avec leurs silex taillés en couteau, grattoir,
scie, poinçon emmanché ou non (fîg. 1), les chi-
rurgiens préhistoriques pratiquaient soit des per-
forations multiples, soit une sorte de raclage.
Paul Broca a constaté par des expériences que
l’opération, très courte chez un enfant, où elle ne
dépassait peut-être pas cinq minutes, devait durer
devenue, comme on le voit dans la ligure 3,
beaucoup plus compliquée que celle de leurs pré-
décesseurs. Ils étaient aussi très soigneux et les
méchantes langues des écrivains qui s’occupent
du préhistorique, vont jusqu’à soutenir que l’in-
dividu qui se cassait la jambe à cette époque recu-
lée avait autant de chance qu’aujourd hui de se
a;uérir sans raccourcissement du membre; du moins
les mensurations faites sur des squelettes attestent
cette habileté de nos vénérés prédécesseurs.
Les dentistes avaient alors peu à faire, les dents,
à cause du mode de nourriture, s'usant plus qu’elles
ne se cariaient; entin il a été reconnu que dès
l’époque de la pierre polie le biberon était en
usage; il a donc quelques quartiers de noblesse,
D‘ GALTIER-BOISS1ÈRE.
Les ligures et nombre de renseignements de cet article sont
empruntés à l’intéressant ouvrage de MM. Terrier et Peraire,
/’ Opération du trépan (Alcan, éditeur).
LE MAGASIN PITTORESQUE
213
LA MACHINE A ÉCRIRE
Les personnes qui, pour leur commodité ou
par fantaisie, se plaisent à utiliser, dès le début,
les inventions de l’ingéniosité humaine, ne sem-
blent guère se douter qu’elles sont tout simple-
ment en train de modifier les conditions mêmes
de notre vie. La loi de Darwin est absolue ; pour
peu que l’on réfléchisse, son application ici ne
paraît pas discutable. Nos facultés et nos préfé-
rences dépendraient moins de notre volonté que
du milieu dans lequel le sort nous a placés. Du
moment que ce milieu se métamorphose, que ces
circonstances se modifient, il est hors de doute,
que dis-je, il est prouvé par la Science, que nos
facultés, que nos préférences se modifieront, elles
aussi, pareillement. On a trouvé une race de
poissons, laquelle, pour s’être propagée dans des
lacs étalant leurs nappes sombres au fond de
cavernes ténébreuses, en était arrivée, non seule-
ment à perdre l’usage des yeux, mais jusqu’à
toutes traces des organes qui, chez les ichthyo-
lilhes, constituent l'appareil visuel. Reprenant
la thèse de son maître, Herbert Spencer l’a com-
plétée à l’aide d’observations précises et de
remarques générales que je crois irréfutables.
C’est ainsi, poussé par l’esprit d’assimilation,
que j’estime pouvoir prédire que tous les nou-
veaux appareils au moyen desquels les ingénieurs,
les chimistes, les savants de diverses spécialités
prétendent améliorer les conditions de notre bien-
être, ne tomberont pas dans le domaine des choses
usuelles sans donner aussi d’autres habitudes,
d’autres goûts, parlant d’autres pensées à nos fils
et à nos petits-fils, — sans déterminer , en un mot
qu’il convient d’employer en ce cas, l’état intel-
lectuel de la civilisation de demain.
Voyez plutôt quelques-uns des effets que mo-
tive déjà l’usage, qui, va se généralisant, de la ma-
chine à écrire : en France, nous restons encore
sur la défensive ; ce petit piano, aux touches mar-
quées de lettres blanches, ne nous dit rien qui
vaille ; son fonctionnement nous paraît difficile,
son achat onéreux, sa conservation délicate;...
nous hésitons, nous attendons d’être entraînés
par la poussée de l’étranger qui ne se fait pas
faute de nous donnerl’exemple. Mais le jour vien-
dra, soyez-en sûrs, et plus vite que vous ne le
supposez, où, dans la vie courante comme dans la
vie commerciale, le pianotage de la machine à
écrire remplacera complètement le grattement de
la plume, mouillée d’encre. Il est évident que ce
seront alors du temps et, pour nos mains et nos
pauvres yeux, de la fatigue d’épargnés, mais j’ai
bien peur, hélas ! que nos fils perdent en poésie
ce qu’ils gagneront en commodité et que la ma-
chine à écrire, nette et rapide — c’est un mi-
racle ! — nous enlève la grâce de bien des
choses.
Vous imaginez-vous Mme de Sévigné relatant
ses facétieuses confidences à Mme de Grignan pen-
chée sur une Dactyle ? Sans doute qu’il n’est pas
encore de bon ton d’envoyer des lettres calli-
graphiées mécaniquement. Ce n’est que conven-
tion mondaine. Autrefois déjà, il dut y avoir un
temps où il était infiniment plus distingué de se
servir d’un poinçon et de tablettes de cire que de
plumes noires et de papier blanc. Mettons dix lus-
tres et toute femme élégante aura sa machine à
écrire ; vous verrez, on en fera de charmantes, en
métal précieux avec guillochages et pierreries et
cela coûtera encore plus cher que les encriers de
cristal et d’or d’aujourd’hui. Les Paul Bourget
de l’avenir auront à décrire : Oh y es, very Smart !
Mais je doute que les élégantes futures qui utili-
seront pour leur correspondance matinale ces
coûteuses petites merveilles perdront encore leur
temps à avoir de l’esprit ou à faire de la poésie.
Au besoin, le tic-tac de la machine les en dissua-
derait. Rien n’arrête l’inspiration, rien ne rappelle
à la prose comme cet énervant coup de marteau
que frappe chaque lettre en s’imprimant. Ce sera
le triomphe de ce style télégraphique que la fa-
cilité des services postaux n’a déjà que trop ré-
pandu. Les marquises de demain — s’il en reste ! —
n’écriront plus pour le plaisir de raconter leurs
passionnettes. Quand elles auront avis à donner
rapidement, sèchement elles pianoteront le moins
de mots possible. Ainsi l’art et le style épistolaires
en arriveront à ne plus exister qu’à titre de cu-
riosités littéraires mentionnées dans les manuels
de rhétorique. Un commerce alors qui ne fera
plus un liard sera celui des autographes. C’est
bien le cas de le répéter, les batailles déjà un peu
légendaires des amateurs de hier auront cessé
depuis longtemps faute de combattants, et faute,
■surtout, de motifs. Quand tout le monde, hommes
d’église et hommes de robe, députés et académi-
ciens, aura pris l’habitude d’imprimer vingt-cinq
billets à l’heure, il n’y aura plus lieu de conser-
ver aucunes lettres. Où serait la garantie? Les
pasticheurs auraient trop beau jeu ; la plus loyale
et la plus suspecte des collections ne se pourraient
distinguer l’une de l’autre.
Mais la signature, m’objecterez- vous? Sans
compter qu’un paraphe est facile à imiter, cette
dernière habitude de signer ses lettres aura dis-
paru, elle aussi. Comme ils ont perdu l’usage du
poinçon, les doigts humains perdront un jour
celui de la plume. La machine à écrire, voilà le
moyen candide dont se servira la Providence pour
débarrasser le marché littéraire de ces innom-
214
LE MAGASIN PITTORESQUE
brables volumes de Correspondance qui, neuf fois
sur dix, desservent, de si lugubre façon, la répu-
tation des grands écrivains. S’il renaît une George
Sand, nos arrière-petits-neveux goûteront ses
romans — du moins je l’espère — mais la lecture
des insignifiants billets que cette intrépide per-
sonne enverra à ses amis ou à ses fournisseurs
du xxe siècle leur sera, — et d’avance, je les en
félicite — heureusement épargnée!
Dans le domaine des affaires, les changements
ne seront pas moins radicaux. Déjà nombre de
Revues américaines portent en sous-titre : « La
rédaction ne prend connaissance que des manus-
crits copiés à la machine décrire. » Et comme on
demandait à un directeur l’avantage qu’il y trou-
vait, il répondit: « Mais en épargnant nos yeux
d’être, à première lecture, fixés sur la valeur des
envois qui nous sont proposés ». Il devient, je vous
assure, positivement incroyable à quel point la
médiocrité de certains travaux qui arrivaient à
nous illusionner lorsque nous étions arrêtés à
chaque ligne, par des hésitations de déchiffrage,
apparaît au contraire, de cruelle et indiscutable
manière, maintenant que nous pouvons les lire
imprimés en caractères plus gros et plus espacés
que ceux mêmes de l’imprimerie habituelle. Ce
phénomène est tout à fait réjouissant pour nous
autres directeurs ! Notre tâche s’en trouve et s’en
trouvera de plus en plus simplifiée. D’ailleurs,
depuis l’établissement de cette règle, au lieu de
vingt à trente manuscrits par jour, je n’en reçois
guère qu’une dizaine. C’est que — croyez-moi —
beaucoup d’écrivains, devinant le résultat, renon-
cent d'eux-mêmes à nous expédier leur copie, car
je ne puis admettre que la difficulté de faire re-
copier un manuscrit retienne personne. Nous ne
sommes pas en Europe. En Amérique, il y a au
moins une machine à écrire parmaison !. . . » Puisse
cet estimable gentleman dire vrai ! Si la machine
à écrire devait décourager les jeunes gens et les
femmes du monde d’encombrer les rédactions de
leur prose inutile, les directeurs de Paris de-
vraient se hâter d’imiter leurs confrères d’Outre-
mer et à titre pour le moins aussi justifié que
l'inventeur du télégraphe, l’inventeur du piano à
imprimer mériterait une statue à la prochaine
station d’omnibus !
Mais ce ne sont pas que les journalistes qui au-
ront cent pour cent à gagner — ce seront aussi les
maisons de commerce, les maisons de banque,
toutes les grandes administrations de France et de
Navarre, à commencer par les ministères et à finir
par le L ouvre et le Bon Marché (s’ils existent
encore) ! où deux pianoteurs feront sans peine, et
mieux, la besogne d’écritures qu’actuellement dix
commis suent sang et eau pour mener à bien.
C’est alors qu’il deviendra inutile, équilatéral,
d’avoir une belle écriture, de savoir la gothique,
la moulée, la courante. Il y aura longtemps que
le dernier professeur de calligraphie sera mort de
faim, faute d’élèves, dans la dernière mansarde
d’une maison à vingt étages! Ce qu’on demandera
à un commis, a un teneur de livres, à un caissier,
à un secrétaire ministériel, c’est d’avoir des doigts
aussi exercés que ceux du pianiste Diémer, pou-
vant, du matin au soir, imprimer sans lassitude
des milliers et des milliers de mots à l’heure.
Évidemment l’insoluble question de la multipli-
cité des personnels ministériels se trouvera du
coup résolue. Quand l’ouvrage se fera si vite et si
bien, on aura beau allonger les dossiers, les éta-
blir en double et en triple, jamais on ne parvien-
dra à occuper tant de mains, lit à moins de se
résoudre à leur faire recopier l 'Encyclopédie La-
rousse., il faudra se résigner à en licencier un bon
tiers. On les enverra aux colonies pour faire plai-
sir à M. Bonvalot, dont, à cette époque, on célé-
brera justement le centenaire.
Enfin, quand chacun aura sa machine à écrire,
c’est notre Code lui-même qu’il deviendra néces-
saire de modifier. 11 est évident que les falsifica-
tions, que les chantages, que tous les procès basés
sur des pièces écrites, dans lesquelles des spécia-
listes prétendent découvrir la main de tel ou tel,
deviendront impossibles.
A quoi serviront alors les experts ? — Encore
une profession destinée à disparaître !
Amiel,le philosophe de la Décadence que Renan
tenait pour un des maîtres de la pensée contem-
poraine, disait : « Je vois tout dans tout! » Plu-
sieurs de mes lecteurs estimeront sans doute que
je viens de faire mon petit Amiel, que je viens de
voir des choses extraordinaires dans cette machine
d’apparence rébarbative, sur lequelle s’énervent
les doigts qui n’ont pas encore l’habitude de la
nouvelle génération. Eh bien, non, franchement,
en toute conscience je ne crois pas avoir laissé
mon imagination broder à sa fantaisie et puisque
le Magasin Pittoresque e, st maison d’avenir, étant
déjà maison historique, j’engage plutôt les futurs
abonnés de 1950 à relire ces pages d’un ancien
collaborateur qui depuis longtemps n’y sera plus
alors ! — et je suis persuadé qu’ils y découvriront
avec un peu d’étonnement, mais prédits avec
exactitude, bien des faits et gestes de leur vie du
xxe siècle. Ernest TISSOT.
PAR DELA
Vous qui nous ravissez bien au delà des cimes»
Élans vers l’idéal, sainte extase, amour pur,
Suaves visions, rêves d’or et d’azur.
Attractions de l’être aux ivresses sublimes
Que cache dans son sein le calice enchanté
Où l’on puise aux douceurs de l’immortelle vie
Loin de tes vains plaisirs, ô morne humanité!
Météores brillants, affolantes images
Qui passez devant nous, en rapides mirages,
A travers des torrents de lumière et de feux;
Ah! dites : qu’êtes-vous?
— Un avant-goût des cieux
Em. fouquet.
2i mars 1900.
LE MAGASIN PITTORESQUE
215
L’INVENTAIRE DES RICHESSES D’ART DE LA FRANCE
La question parait revenir à l’ordre du jour.
La pensée d’inventorier les objets d’art apparte-
nant à l’État, aux communes, aux églises, aux
entités morales détous genres, n’est pas nouvelle.
Je la trouve exprimée dans des actes officiels de
la Toscane, dès le mois de mai 1600, puis dans de
nombreux actes subséquents et dans notre siècle
dans les édits du cardinal Pacca, de 1820, et dans
un décret du roi Victor-Emmanuel, de mars 1860.
Le marquis de Chennevières, un de nos plus
excellents directeurs des Beaux-Arts, l’a reprise
et dix gros volumes ont paru de 1877 à 1897.
La Ville de Paris a fait pour son compte publier,
de 1878 à 1886, son propre inventaire.
La Belgique a commencé, avant la France,
puisque le décret royal est de 1861.
L’Allemagne a déjà publié une centaine de
volumes avec des reproductions.
Finalement on se demande en France comment
on va poursuivre l’entreprise.
Il faut reconnaître qu’après le départ de M. de
Chennevières elle a été fort médiocrement menée,
sans méthode, sans esprit de suite.
Quelques volumes ont encore eu du bon,
d’autres n’ont donné lieu qu’à de fausses et inu-
tiles dépenses sans profit appréciable.
La commission compétente a été influencée
tantôt dans un sens, tantôt dans un autre; la com-
mission du budget a subi une intluence néfaste,
et je crois que même, à un moment, elle a sup-
primé le crédit. C’est ainsi des commissions :
un rapporteur habile et opiniâtre fait triompher
son opinion malgré qu’elle soit complètement
opposée aux précédentes décisions. La majorité
d’une commission se porte de droite à gauche,
selon le plus ou moins grand nombre de membres
présents.
Bref, on ne sait plus où aller; on ne sait même
plus s’il faut continuer ou s’arrêter. Alors naturel-
lement les Congrès se sont emparés de la question.
Les Congrès sont de très agréables occasions
de voyager et de faire des connaissances, mais
par leur essence même, ils se plaisent dans les dis-
cussions académiques et résolvent les problèmes
par des vœux irréalisables.
Par exemple on a proposé une commission per-
manente pour chaque arrondissement de France
où chaque canton aurait un délégué.
Théorie pure !
On trouverait préalablement partout des per-
sonnes qui seraient ravies de faire partie d’un
tel comité, mais les compétences, où les chercher?
Et puis pourquoi calquer les divisions d’art et
d’archéologie sur les divisions administratives?
Tout cela c’est parler pour le vent, comme disent
les Arabes.
Au lieu de se perdre dans des dissertations sté-
riles, on ferait bien mieux de se renseigner sur les
procédés suivis dans les pays où l’inventaire a réussi
ou à peu près : l’Italie, la Belgique, l’Allemagne.
Je ne retiens que l’Italie.
Il n’est pas de contrée en Europe qui possède
autant d’œuvres d'art et où les gouvernements se
soient plus préoccupés de leur conservation ; ils
n’ont pas toujours réussi, mais, sauf de rares
exceptions, ils ont fait de leur mieux.
Présentement l’inventaire des richesses d’art
dont le ministère de l’Instruction publique a la
tutelle, c’est-à-dire des ouvrages appartenant à
l’État, aux communes, églises, couvents séculaires
bénéfices ecclésiastiques vacants, etc., hôpitaux,
etc., etc., est confié non à des commissions, mais
à des fonctionnaires.
Pour les musées et les galeries, ce sont, naturel-
lement, les directeurs et les conservateurs.
Pour les autres établissements, ce sont les ins-
pecteurs de l'Office des monuments nationaux et,
au besoin, des personnes compétentes nommées
spécialement par le ministre.
Les uns comme les autres sont au commande-
ment du ministre, ce qui ne peut avoir lieu pour
des commissions bénévoles.
Il est de principe dans toutes les administrations
du monde que la fonction entraîne la compétence ;
sans ce principe élémentaire il n’y a pas d’admi-
nistration possible.
Donc les fonctionnaires dressent les inventaires
et ils sont qualifiés pour cela.
Comment l’inventaire est-il composé? D’une façon
aussi simple et aussi pratique que possible.
Il ne s’agit pas ici d’éducation populaire et de
développement du goôt, c’est la mission du musée
et du decoro publico , de l’art dans la rue ; il s’agit
tout bonnement de constater ce qui existe.
J’ai eu entre les mains de nombreuses feuilles
de ces inventaires; elles contiennent :
La description sommaire du sujet ;
La nature de l’objet;
Son époque réelle ou présumée ;
Son auteur vrai ou supposé ;
Sa provenance ;
Ses signes particuliers, s’il y en a ;
Son état de conservation.
On dira que c’est là un inventaire de commis-
saire-priseur ?
Oui, sans doute. Mais qu’on commence donc
parle dresser ainsi; pour la France c’est par
milliers et milliers que les fiches s’accumuleront.
Al très, lorsqu’elles seront établies, les savants
pourront entrer en ligne et disserter. Ils attendront
longtemps si le ministère ne se décide pas à créer
un corps d’inspecteurs spéciaux, convenablement
rétribués, toujours à ses ordres et toujours en
route. GERSPACH.
216
LE MAGASIN PITTORESQUE
LE PEINTRE DES OISEAUX
FANTAISIE
Le troisième jour de la création, Dieu fit le ciel
et tout ce qui habite et vole dans l’air. Ce ne fut
pas une petite affaire ! Les oiseaux surtout lui cau-
sèrent un travail considérable.
Un des serviteurs célestes, puisant à même un
vaste récipient rempli de terre glaise, pétrissait
en un instant un corps, une tête et des pattes,
toujours sur le même modèle ou à peu près —
car il n’y a pas trente-six manières de faire un
oiseau, — et il passait l’objet à saint Raphaël,
l’archange, chargé de le présenter au Maître. Dieu,
armé d’un pinceau petit et d’une palette grande,
distribuait alors les couleurs à sa fantaisie.
Tout d’abord, il y mit beaucoup de soin et de
goût, s’appliquant à faire des chefs-d’œuvre bril-
lant des couleurs les plus éclatantes. Les oiseaux
de paradis, les oiseaux-mouches, les colibris, les
veuves et les mandarins, les canards de Barbarie
et les martins-pêcheurs, eurentla chance de passer
les premiers et de recevoir ainsi chacun vingt-cinq
ou trente couleurs différentes, graduées, fondues,
étincelantes et changeantes; c’était merveilleux,
et le bon Dieu ne se sentait pas d’aise, en regar-
dant un à un ces jolis oiseaux terminés.
Mais ce travail si minutieux traînait terrible-
ment en longueur, la journée s’avançait et il res-
tait encore les trois quarls de travail.
— Seigneur Dieu, si nous continuons ainsi,
murmura Raphaël, nous n’en finirons jamais !
Dieu se rendit à l’observation, et pour les sui-
vants, il se servit d’une seule couleur, choisie
toujours parmi les plus belles; au serin il distri-
bua le jaune d’or, à grands coups de pinceau, au
cardinal son plus beau rouge, au flamand un rose
pâle l’avissant, un gros paquet d’indigo à l’oiseau
de la Caroline, qu’on appelle depuis l’oiseau
bleu, etc. Il allait ainsi beaucoup plus vite, mais
il ne prenait pas garde au gaspillage de ses cou-
leurs les plus chères, carmin, laques, ocre, azur ;
saint Raphaël protesta encore.
— Seigneur Dieu, si nous allons si vite avec les
couleurs rares, comment ferons-nous pour habiller
cette multitude qui va naître de vos mains? Le
seau de terre glaise est plus d’à moitié plein.
— C’est assommant ! s’écria le Créateur, on ne
peut jamais faire ce que l’on veut, ici ! Tu as pour-
tant raison, ajouta-il en regardant sa palette avec
regret, il faut s’arrêter, je n’ai presque plus de
mes belles couleurs; Raphaël, tu aurais j dû
m’avertir plus tôt.
Alors commença l’interminable distribution des
couleurs de pacotille et à bon marché : le vert
foncé, le bleu de Prusse, le blanc, les gris, les
marrons, les bruns; craie, cendre, suie, bure;
tout cela n’était pas gai, ni beau 1 De temps en
temps, lorsque saint Raphaël faisait une grimace
un peu forte devant un habit trop laid, Dieu ajou-
tait çà et là un peu de couleurs qui lui restaient,
après ses prodigalités du premier moment, et dont
il était maintenant si avare : une ligne de bleu
clair sur l’aile, un soupçon de jaune autour du
bec, une idée de rouge sur les pattes ou sur la
tète; une fois, dans sa précipitation, le pinceau lui
échappa, et tomba sur un pigeon blanc déjà ter-
miné, lui laissant sur la poitrine une large tache
rouge ; les hommes ont donné à cet oiseau le nom
de pigeon poignardé.
Enlin le jour baissait, faisant place à la nuit.
On s’était bien dépêché, le seau était vide,, la
palette dégagée de ses amas de couleurs, mais
sale et bariolée en zigzags comme la palette de
tout peintre qui se respecte.
— C’est fini! s’écria le Créateur en posant son
pinceau avec satisfaction, car il avait le bras lourd
et le geste las.
— Non, Seigneur Dieu, car avec les raclures des
bords et du fond, il restait de quoi faire encore
un petit oiseau, et le voici.
— Trop tard !
— Oh! vous ne voudriez pes laisser sans vête-
tement cette pauvre bestiole !
— Je n’ai plus de couleur.
— Seigneur Dieu... en cherchant bien.
Dieu hésita encore un instant, puis, rageur, il
saisit son pinceau, sa palette; aucune couleur ne
restait en tas; il gratta tout ce qu’il put trouver
çà et là, sur la circonférence comme dans le grand
brouillamini du milieu, et furieusement en bala-
fra le corps, la tête, le bec, la queue du petit
oiseau.
Voilà pourquoi le' chardonneret a toutes les
couleurs dans son plumage, et si peu de chacune.
Après quoi Dieu fit un grand geste de bénédic-
tion sur la multitude placée à ses pieds. Tous les
oiseaux s’élevèrent en même temps dans le ciel,
avec un bruit assourdissant, chacun s’enfuit
ensuite à tire d'ailes vers le coin d’horizon où il
devait trouver butin de grains ou d’insectes, et un
refuge bien doux pour construire son nid.
Gaston CERFBERR.
LE MAGASIN PITTORESQUE
217
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Deux, cinq, dix caries d’invitation à des expositions
particulières s’entassent sur le bureau du « critique
d’art »... Question de saison. Si la couleur tarde à
orner nos arbres cette année, on la trouve étonnamment
abondante dans les galeries, chez les marchands de
tableaux où peut se faire une petite exhibition
d’œuvres, — ce qui ne veut pas dire que toutes soient
des plats d’épinards. Le « critique d’art » ne de-
mande pas mieux que de les visiter. Mais d’abord
un embarras surgit devant lui. Où logera-t-il sa
prose? Très peu de journaux maintenant l’accueil-
lent. Le développement extraordinaire de cette mode
des salonnets leur a nui, à cet égard. Au début tout
alla bien ; les comptes rendus plusieurs fois par
semaine emplissaient une colonne des feuilles quoti-
diennes. Malheureusement, de même qu'on s’im-
provisait un peu « peintre arrivé », de même on
s'improvisa critique. Il en fallait. Le premier venu
se mit à la besogne, passa un rapide examen des toiles
et, assis devant sa table de travail, écrivit. Un jargon
comique se créa, d’un usage bientôt général ; il se
composait de ces clichés bien connus : « faire délicat,
patine vigoureuse, science du métier, sentiment de la
nature, imagination gracieuse, rendu puissant, etc. ».
Les peintres, quoique charmés qu’on s’occupât d’eux,
sourirent : ils ne cessèrent pas de peindre beaucoup,
et d’inviter les critiques, mais, entre soi, ils se moquè-
rent de leurs juges improvisés, — qui ne l'avaient pas
volé. Et, dans lesjournaux, la marée d’huile montant
toujours sur Paris, la rubrique « Salonnets » fut di-
minuée bientôt d’importance, par la faute des uns et
des autres.
C’est grand dommage. La critique des œuvres d’art
fait partie de notre apanage littéraire, depuis - et
avant — les célèbres Salons de Diderot, pour finir avec
ceux de Théophile Gautier ou de Paul de Saint-Victor.
Mais il est indispensable que les sujets sur lesquels
elle s’exerce ne soient pas trop menus et abondants...
Et aussi, d’un autre côté, convient-il qu’elle-même
soit réfléchie, ingénieuse, savante. Elle n’est pas, comme
on pourrait le croire, à la portée de quiconque aime
les toiles peintes et les marbres travaillés au ciseau.
P>ien des littérateurs éminents y ont échoué. A l’é-
poque où — voici quelque dix ans — l’art français
prit le prodigieux élan qui a essaimé les expositions
aux quatre coins de Paris, Guy de Maupassant lui-
mème, en pleine possession de sa gloire, s’essaya dans
celte critique : il publia un Salon dans le XIXe Siècle ,
dirigé, pour six mois, par M. Henry Fouquier(!886).
Ce fut très médiocre. Maupassant le comprit et ne
renouvela point sa tentative. 11 laissa la critique d’art
aux écrivains dont c’est le « métier », qui y excellent
soit grâce à leur érudition, soit grâce à la souplesse de
leur style. On en compte bien encore une douzaine en
France, à l’heure actuelle. Mais on a peine à les
amener aux Salonnets, qu’ils ont jugés trop souvent
peu importants ou qu’ils ont vus loués mal à propos.
: Si bien que, au demeurant, les organisateurs de ces
I petites expositions n’ont plus guère, pour duc leurs
mérites, que les bons camarades, d’atelier en atelier.
Publicité très maigre, en réalité... Certaines de ces expo-
rtions sont intéressantes, pourtant, si elles ne s’irn-
i posent pas. Il y en a une chez Georges Petit, en ce
moment, nouvelle decette année, qui réunit au hasard
trois Américains, deux Belges, un Suédois, un Anglais
et dix Français; parmi ces derniers, MM. Aman Jean,
Henri Martin, Collet. René Ménard, Le Sidaner,Prinet.
La plupart de ces peintres sont connus ; on ne voit pas
de lien entre leurs œuvres, fort diverses de tendances
et de valeur. Ne nous serions-nous pas contentés de
de retrouver très prochainement quelques-uns de ces
nomsau Grand-Palais de 1900 ou au Palais de l’avenue
de Breleuil ?
Mais une autre exposition particulière, notam-
ment, a un caractère d’unité très marqué, qui ajoute
à son attrait : c’est celle des Peintres de la mon-
tagne. Ils ont reçu une hospitalité qui peut leur être
fort enviée, au Cercle de la librairie, dont l’hôtel,
boulevard Saint-Germain, est superbe, avec son esca-
lier de Charles Garnier, ses salles bien éclairées,
luxueuses... Unjoli cadre — pour degenlilles œuvres,
en majorité. Une centaine d’études de la montagne
en touspays, en Suisse, aux Pyrénées, dans nos Alpes...
Car ceci encore est remarquable : nos peintres de
montagne ont le bon sens de ne pas dédaigner les
montagnes françaises au détriment des pics, des bal-
lons et des dents de l’étranger Elles sont aussi belles,
aussi grandioses, aussi variées d’aspect. Voici un
Cirque de Gavarnie, par M. Didier-Pouget, un Poste
de chasseurs alpins, de M. Wurher ; des vues du lac
d’Annecy par M. Rigolot; des sites pyrénéens, par
M. Nozal. Et encore, chez nos voisins, les Aiguilles
rouges de M. Schrader; les Alpes bernoises, de M. Bur-
nand ; le Mont Blanc de madame Bosviel, etc., etc.
Tous ces artistes montrent que si leur pied n’a pas
trébuché pour monter si haut, leur main est demeurée
également très ferme et très habile. Mais on con-
viendra que leur double spécialité n’est pas à la
portée de tout le monde...
Il y a aussi, çà et là, des salonnets : à la Bodinière
Rives de Seine, parles frères Delaliogue ; chez Georges
Petit, des études très diverses par Mme Marie Som-
mer, etc., etc... C’en est trop pour quelqu’un qui
vient de déclarer qu’il n’y a plus guère de place pour
la critique d’art.
Paul BLUYSEN.
Alger. — Il s’est créé à Alger, sous le nom « Le
Petit Athénée», une Société qui travaille assidûment
à la diffusion des arts chez nos compatriotes de la
grande Colonie. Elle a institué des Concours et sur-
tout des Expositions d’artistes locaux qui obtiennent
un très grand succès.
Dans une salle parfaitement éclairée ont successi-
vement défilé les œuvres de Marius Reynaud, Gilbert
Galland, Geille de Saint-Léger, Eugène Deshayes.
Actuellement est ouverte une Exposition des artistes
musulmans d’Alger et on y voit les œuvres de quel-
ques rares artistes qui ont conservé les traditions
d’art autrefois florissantes.
Prochainement Joseph Sintès y montrera une série
de ses peintures.
Le public est très assidu à ces diverses manil’esta-
lions, qui contribueront à éclairer le goût et à stimu-
ler l’essor artistique dans la belle et lumineuse Alger.
Il faut résister toujours, résister quand même, tant que I on
a une parcelle du sol sacré de la patrie sous ses semelles. —
Rambetta.
218
LE MAGASIN PITTORESQUE
théâtre
LE DRAME
AU THEATRE SARAII-BERNHARDT.
L’Aiglon.
Voici l'une des œuvres les plus émouvantes et les
l>lns belles que nous ayons eues au théâtre! La critique
académique et pédante l’a jugée sévèrement. Nous
avons donc là un critérium infaillible : l'Aiglon est un
chef-d’œuvre; et même après Cyrano, Edmond
Rostand a trouvé le moyen de se surpasser.
Dès la première scène, le poète s’empare du public :
l’action s’engage, rapide, empoignante. Noussommes
dans un salon, à Baden, parmi de jolies femmes qui
rient, chantent, gazouillent, comme d’exquises per-
ruches. L’impératrice Marie-Louise est tout à la joie
et aux futilités. Ses toilettes, ses distractions l’absor-
bent; son fils, le jeune duc de Reichstadt, n’a pas le
temps d’être l’une de ses importantes préoccupations.
Tandis que dans le salon les papotages coquettent, on
annonce la visite d'une jeune fille : c’est la nouvelle
lectrice de l’impératrice, lectrice tout de suite mala-
droite. Pour essayer le son et la grâce de sa voix,
Marie-Louise la prie de réciter une page. Et voilà que
deux vers d ' Androinaque jettent un froid dans la
compagnie :
— Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître et qu’il est iils d’Hector.
Cette allusion au jeune prince à qui, par consigne,
on doit faire oublier son origine, n’est du goût de
personne. Par malheur, le morceau qui suivra sera
d’un choix aussi imprudent : après Racine, c’est
Lamartine lui-même qui choquera les illustres
oreilles :
— Courage, enfant déchu d’une race divine.
La gêne est considérable dans le salon ; elle deviendra
insupportable, quand nous verrons arriver, pâle,
élégant et rêveur, le duc de Reichstadt. Le prince —
il a vingt ans — descend de cheval, et des soldats
autrichiens qui l’ont vu passer ont crié : Vive l’empe-
reur! Dans un coin, près du piano, l’essaim des
perruches, encouragé par Marie-Louise, a repris ses
babioles. Et voilà que d’autres visiteurs arrivent: une
couturière et un tailleur de Paris. L’une, c’est la
comtesse Camerata, une Bonaparte, l’autre, c'est un
représentant de la jeunesse française : tous deux, sous
prétexte d’apporter les dernières nouveautés du boule-
vard à la cour d’Autriche, complotent le retour du fils
de Napoléon. Car on n’oublie pas à Paris le grand
empereur; les affiches des théâtres, les gazettes, sont
pleines de lui : il y a là de quoi tenter le vol de
l’Aiglon. Il est vrai que M- de Metternich veille; toutes
les ruses de grand politique, toutes les perfidies qui
doivent servir son plan, sont employées. 11 est défendu
au professeur d’histoire de rappeler à l’impérial élève
la grande épopée. Défense inutile, puisque c’est
l’élève lui-même qui fera la leçon au maître stupéfait
lorsque, au passage d’une date dédaignée, il évoquera
de glorieux souvenirs.
Le drame se poursuit ainsi, haletant. Au second
acte, nous sommes au château de Schœnbrunn, dans
le salon des Laques. Le comte Prokesch, ami sûr et
dévoué, donne au duc une leçon de stratégie militaire.
On apporte des soldats de plomb sur lesquels
Metternich a fait peindre tous les uniformes autri-
chiens. On ouvre la grande boîte où se trouvent les
régiments minuscules. O surprise ! les soldats de
plomb portent tous les couleurs françaises. Cette
métamorphose, qui n’est pas faite pour déplaire au
duc, est l’œuvre du vieux grenadier Flambeau, dit
Hambard. Cet évadé de la Grande Armée a juré de
rester fidèle à Napoléon. A l'aide d’une supercherie, il
a pris la livrée autrichienne, mais sous la livrée il
garde le vieil uniforme d’autrefois. El c’est ainsi que
toutes les nuits, à la porte de la chambre du duc de
Reichstadt, on voit cette chose
énorme et goguenarde:
Un grenadier français monte à Schœnbrunn la garde.
Metternich, qui croit d’abord à une hallucination, a
surpris un soir cette sentinelle audacieuse : il se
vengera. Et c’est à l’acte suivant que nous verrons la
scène la plus poignante peut-être de l’œuvre. Nous
sommes toujours au château de Schœnbrunn. L’em-
pereur François 11, âme bonne, a écouté les plaintes
de son petit-fils; il est prêt à favoriser de tout son
amour de grand’père le retour en France de l’Aiglon.
Alors survient l’impitoyable Metternich et, en quelques
mots, l’empereur, esprit timide et irrésolu, est boule-
versé. Metternich ne s’oppose pas non plus à la restau-
ration du prince, mais il posera des conditions
inacceptables. François II se retire, et le chancelier
reste en tête à tète avec le prince. Ici, Edmond Rostand
égale Shakespeare.
Après avoir cinglé de ses impertinences et de ses
ironies le duc de Reichstadt, Metternich l’entraîne
devant un miroir. C’est la nuit. A l’aide d’un flambeau,
il montre au duc de Reichstadt, dans un reflet, sa
face pâle et livide. Lui, l’héritier du grand empereur !
Jamais! Il n’a rien de Napoléon, ni les traits, ni l’âme.
Qu’il observe ses yeux sans flamme, sa bouche sans
énèrgie; le roi de Rome a disparu, il n’y a plus
devant ce miroir, accusateur terrible, qu’un être
débile, sans caractère, dans les veines duquel coule
à peine un sang blond d’Autrichienne. Cette scène
touche au sublime et je plains les académiciens criti-
ques, tel M. Émile Faguet, par exemple, de n’en
avoir pas compris toute la beauté.
A partir de ce moment, l'intrigue se hâte. Le
complot, jusqu’ici à peine ébauché, s’est fortement
noué pendant la fête de nuit organisée dans le parc
de [Schœnbrunn. Il est convenu que le duc de
Reichstadt que Flambeau, dit Flambard, ne quitte
pas d’une semelle, se trouvera le lendemain, à l’aube,
dans la plaine de Wagram. C’est là le rendez-vous
des conspirateurs, rendez-vous que la police a
découvert. A l'heure dite, le jeune prince arrive,
tout frémissant d’espoir. Le tableau est magnifique :
à l’horizon encore noyé dans la brume, la plaine
s’allonge, monotone et grise. C’est ici que le grand em-
pereur, vingt-deux ans auparavant, en une inoubliable
et sanglante bataille, a écrasé les Autrichiens. Par
une évocation géniale, le poète fait revivre le passé :
pendant que le roi de Rome qui va reprendre le
chemin de France rappelle l'héroïque page de victoire,
on entend, dans le lointain, sourdre des plaintes et
des gémissements. Ce sont les agonies des braves
tombés là qui pleurent, et, dans un crescendo sinistre,
ces bruits de voix douloureuses et confuses montent
vers le ciel. Puis, les clameurs lugubres s'éteignent;
LE MAGASIN PITTORESQUE
219
d’autres succèdent : ce sont des sonneries de clairon,
des fanfares de joie, des hourrahs d’allégresse ! C’est
la fuite éperdue de l’armée autrichienne : c’est la
victoire !
Rêve éteint, vision disparue ! L’évocation est finie,
les policiers de Metternich arrivent. Et le vieux grena-
dier, qui veut mourir sur un champ de bataille, se tue
sur la terre de Wagram.
C’est fini. Le duc de Reichstadt, qui n’a pu réaliser
son rêve, va mourir. Nous sommes dans la chambre
où dormit, en 1809, le grand empereur triomphant.
Avant de rendre sa pauvre âme frêle et désabusée, le
prince veut dire adieu aux objets chers qui lui
rappellent la France et ses premières années. Voici le
berceau tout doré que Paris lui offrit, voici le grand
cordon de la Légion d’honneur qui enveloppa son
berceau. Ses mains fiévreuses les caressent une
dernière fois. Il croit entendre peut-être les carillons
sonnant sa bienvenue à tous les clochers de France,
et ses yeux se ferment dans ce doux bercement
d’agonie.
Voilà le chef-d'œuvre, je dis ce mot sans réserve.
Avec ce drame, Edmond Rostand, secondé par une
incomparable artiste, Mme Sarah Bernhardt, nous a
donné la plus belle sensation d’art qu’il soit possible
d’éprouver. Et je me demande, en mon admiration
inquiète pour ce jeune grand poète : de quoi son
demain sera-t-il fait?
Ch. FORMENTIN.
A l’ambigu.
L’histoire de la duchesse de Berry devait inévita-
blement tenter un homme de théâtre. M. Arthur
Bernède a voulu l’écrire et n’a point trop mal réussi.
Je ne lui reprocherai certes pas d’avoir pris trop de
familiarités avec la vérité historique; j’estime qu’un
homme de théâtre a tous les droits, quand il veut
peindre et faire de la vie. M. Bernède a noirci un peu
plus la mémoire de Deutz, le traître, et son imagina-
tion abondante lui a prêté quelques forfaits nouveaux.
Je ne plains pas la mémoire du scélérat qui livra une
femme.
La Duchesse de Berry est un drame bien charpenté,
plein d’heureuses trouvailles : c’est, en des tableaux
très variés, l’histoire du soulèvement de la Vendée,
en 1832, avec son ignoble dénouement : la trahison.
Je crois que l’Ambigu tient un succès et je le désire,
car les hommes qui dirigent ce théâtre sont sympa-
thiques, et puis, il faut au public de ces spectacles
sains et intéressants où il y a toujours quelque leçon
à recueillir.
Ch. F.
LA MUSIQUE
Les grands oratorios à l’église Saint-Eustache.
La Cène des Apôtres, de Richaud Wagner, et la Terre
promise, oratorio inédit de .1. Massenet.
Encore une victoire de plus, et non des moindres,
à l’actif de M. Eugène d’Ilarcourt. Cet infatigable chef
d’orchestre finira par nous démontrer que si, en
thèse générale, la perfection n’est pas de ce monde,
elle a du moins, grâce à sa baguette magique, con-
senti à élire domicile chez nous. Je n’en veux pour
preuve que l’immense succès qu’ont obtenu, au
concert du 15 mars dernier, les œuvres magistrales
de Massenet et de Wagner.
L’historique de la Cène des Apôtres vaut la peine
qu’on lui consacre quelques lignes.
En 1842, Frédéric-Auguste IV, roi de Saxe, gagné
par l’enthousiasme qu’avait soulevé à Dresde la pre-
mière représentation de Rienzi, donna à Wagner, dont
la carrière n’avait été jusqu’alors qu’une longue
suite de cuisants déboires, la place de maître de sa
chapelle, avec un traitement magnifique. Un peu plus
tard, le titre de chef d’orchestre de la maison royale
vint s’ajouter à cette première faveur, et c’est en
cette qualité que Wagner fut chargé de diriger un
festival où furent invitées toutes les sociétés chorales
de la Saxe.
La première audition de la Cène des Apôtres eut lieu
le 6 juin 1843, en présence du roi de Saxe et d’un
très nombreux public, dans l’église Notre-Dame
(Frauenkirche), à Dresde. Ce ne fut alors qu’un succès
d’estime, et la haute valeur de cet ouvrage ne s’affir-
ma réellement qu’à Linz, le 5 mai 1870, à Hambourg,
en 1871, à Budapest, en 1872, à Leipzig, en 1873, etc.
Écrite en entier pour chœurs à voix égales, la Cène
des Apôtres se compose en majeure partie de chants
sans accompagnement : la trame symphonique s’y
enrichit par suite d’une irréprochable pureté de lignes,
en même temps qu’elle y gagne en concision et en
clarté. D’autre part, la simplicité même de cette
partie chorale met superbement en lumière, par un
contraste ingénieusement amené, l’éclatante appari-
tion de l’orchestre.
Ce qu’il y a de remarquable, dans la première partie,
c’est l’analogie frappante du chœur en fa aveclechœur
des pèlerins du Taunhœuser, que Wagner devait pro-
duire deux ans plus tard. C’est bien la même inspira-
tion puissante, empreinte aussi d’un caractère de
pieuse solennité. Puis viennent les chants: Rassurez-
vous!... d’une douceur mélancolique; De même, des
méchants s'accroît lahaine... très large et très imposant.
Un peu plus loin entrent en scène les Apôtres, repré-
sentés par douze basses ; un dialogue musical des plus
captivants s’engage entre eux et les disciples, avec
des oppositions de tonalités majeures et mineures
d’un pathétique effet, dont l’harmonie va grandissanl
par degrés jusqu’au passage: O Dieu suprême... admi-
rable supplication dont les émouvantes périodes
amènent avec les Voix d'en Haut: Espérez!... l’entrée
en scène de l’orchestre. Le finale : Lui qui du Verbe nous
donne la grâce... procède chromaliquement, et d’amples
accords soulignent le mot « Eternité! » que lance la
masse chorale en une irradiation desublime apothéose.
C’est le digne couronnement du chef-d’œuvre ; c’est
la suprême consécration du génie religieux de ce grand
maître de la dramaturgie lyrique que fut Richard
Wagner.
La Terre Promise de J. Massenet ne ressemble en
rien àla Cène des Apôtres. Est-ce àdire pourcela qu’elle
lui soit inférieure? — Non. Dans son œuvre, Wagner,
par la puissance de son génie, impose l’admiration ;
dans la sienne, Massenet atteint le même but par
l’irrésistible charme qu’il sait exercer sur l’auditeur,
grâce à l’extraordinaire variété de son harmonie tan-
tôt tendre et émue, tantôt dramatique et inspirée.
Comme dans la Cône des Apôtres, les belles pages
abondent dans l’œuvre de J. Massenet. Bornons-nous
à citer, dans la première partie, les chants du bary-
ton solo interprétés avec beaucoup de talent par
M. Noté ; le chœur vigoureusement traité et très mou-
vementé: Le Seigneur passera lui-même devant nous... ;
le dialogue des Lévites et du chœur d’Israël, d’une
facture archaïque très pittoresque et très originale; le
220
LE MAGASIN PITTORESQUE
chant superbe: Obéissez et vous serez béni... qui s’en-
chaîne fort à propos avec le motif de la Terre Promise
reproduit par l’accompagnement; et le chœur final:
Seigneur Dieu ! permettez que j'aille au delà du Jour-
dain
Les appels de trompettes de la deuxième partie et
la marche du septième jour suivie du cri terrible :
Jahvé! ( Jéhovah ) forment la pièce capitale de l’œuvre;
c’est absolument merveilleux, tant au point de vue de
l’inspiration que de l’agencement symphonique de
l’orchestre et des voix.
Moins heureux m’a semblé le début de la deuxième
partie; mais l’air du soprano très bien chanté par
Mlle Lydia Terville, et le chœur d’Israël: Gloire à
Dieu!... se remettent largement au niveau des plus
belles parties de l’œuvre.
Exécution hors ligne: il n’y a pas lieu de s’en étonner,
puisque M. d’tlarcourt était là. D’ailleurs, n’était-il
pas secondé à souhait par ses chœurs, son orchestre
et tout particulièrement par des solistes tels que
M. Noté, le baryton bien connu de l’Opéra, et
Mlle Lydia Terville ?
M. d’Harcourt a tenu à nous donner dans la même
soirée deux premières, et quelles premières ! L’art
musical lui en tiendra compte, et le public ne l’oubliera
pas.
Km. FOU QU ET.
Géographie
Océanographie. — Une science jeune et intéressante.
Son avancement.
Le xix° siècle clôt la période des grandes décou-
vertes géographiques. Notre globe, bien étudié déjà
dans ses lignes générales, ne recèle aucune portion
inédite, aucun coin de terre dont l’existence ne soit
connue ou tout au moins soupçonnée par le monde
des géographes. — L’océanographie , cette science
née d’hier, en est encore à ses débuts. Elle est appelée
à prendre la place de Y exploration proprement dite.
II ne serait donc pas sans intérêt de jeter un coup
d’œil sur les progrès déjà accomplis et sur le rôle
éventuel qui lui sera dévolu dans un avenir prochain.
C’est aussi une question de grande actualité.
La pose de nouveaux câbles sous-marins, qui préoc-
cupe en ce moment tous les esprits en Europe et
pour laquelle des crédits ont été demandés aux Cham-
bres françaises, est à la fois une propulsion et un dé-
rivé de la science océanographique.
Considérée pendant longtemps comme une branche
de la géographie proprement dite , l’océanographie
prend de nos jours, grâce à l’esprit élevé de queiques
hommes d’élite, une allure détachée, indépendante;
elle tend à devenir une science positive, à l’égale de
son ainée, vieille de plusieurs siècles.
Les prétentions, modestes au début, de la géogra-
phie, ont grandi avec l’humanité dont elle modifie à
son gré les conditions d’existence . A considérer
l’étendue des éléments soumis à l’investigation des
deux branches scientifiques, l'étude des océans de-
vrait logiquement occuper une place triple de celle
qui est assignée à la terre ferme. Notre planète est
partagée, comme on sait, en deux parties fort inégales,
et sur les 510 millions de kilomètres carrés de sa
superficie, 368 millions environ reviennent à l’élé-
ment liquide. Mais, soit qu’ils en fussent trop éloi-
gnés, soit qu’ils nren saisirent pas les avantages
immédiats, aucune tentative ne fut faite par nos
ancêtres pour élucider les problèmes si compliqués
de la vie sous-marine. « Le premier sentiment ins-
piré à l’homme par la mer, disait notre grand Miche-
let, était la terreur. »
L’Océan, qui engloutit le soleil et la lune, qui inter-
cepte la lumière et nourrit des monstres marins, ne
pouvait exercer d’autres effets sur les esprits mys-
tiques des hommes de l’antiquité.
Trois cents ans seulement après la découverte de
l’ Amérique, en 1775, Franklin reconnut l'existence
du Gulf-Stream. Il était encore réservé à notre siècle,
au xixe, d’établir les bases d’une science d’un carac-
tère à la fois universel et pratique. Ce fut en 1848 que
l’Américain Maury commença la publication de ses
cartes de vents et de courants. Cette année même, un
navire, guidé par ces cartes, accomplissait en vingt-
quatre jours un voyage qui exigeait auparavant qua-
rante et un jours en moyenne. Un résultat pareil
devait engager les peuples à poursuivre une étude
qui rapprochait les distances.
L’établissement de cartes marines et d’instructions
nautiques fut poussé avec une admirable persévé-
rance et le monde des marins possède à l’heure
actuelle tous les éléments propres à les éclairer sur la
conduite de leurs navires. Niais là ne s’arrête pas le
rôle de la science océanographique; son but est plus
vasle — plus profond, dirions-nous, sans jeu de mots
— puisqu’il s'agit de connaître surtout l’épaisseur
exacte des diverses nappes d’eau, la composition du
fond sous-marin, la nature de sa faune et de sa flore.
Le recours à la science mécanique devient indispen-
sable. L’étude de la mer exige un arsenal d’appareils,
d’outillages de toutes sortes : sondes, thermomètres,
aéromètres, bouteilles à recueillir l'eau au fond, appa-
reils de pèche, laboratoires d’analyse, etc. La fabrica-
lion de ces appareils n’est pas chose aisée; la pression
de l’eau fausse ou brise les instruments qui semblent
les mieux perfectionnés pour les opérations sur terre
ferme. Mais le génie de l’invention moderne a sur-
monté toutes les difficultés. L 'expérience, cette mère
de toutes les merveilles de notre époque, a puissam-
ment secondé les efforts des savants. Timidement,
isolément, des naturalistes étaient admis, dans les
premières années du xixB siècle, à bord des navires
chargés de longues croisières. Les Anglais sont très
justement fiers de la série de campagnes scienti-
fiques accomplies dans les régions boréales et qui
furent en même temps très fructueuses pour les con-
naissances océanographiques. Une ère nouvelle pour
les études de l’océanographie s'ouvrit avec l’admira-
ble campagne du Challenger, navire qui croisa dans
les mers durant trois années et demie (décembre 1872-
mai 1876), ayant à bord un nombreux état-major
composé des plus hautes sommités scientifiques. Cette
campagne fut le prélude d’une série d’autres expédi-
tions ayant pour but principal l’étude des océans.
Citons, dans l’ordre chronologique, l’expédition émi-
nemment scientifique et fructueuse de M. A. Milne-
Edwards, à bord du Travailleur et du Talisman dans
l’Atlantique (1880-1883) ; la campagne de la Romanche,
commandant Martial, dans les mers polaires sud
(1882-1883); l’expédition de la Yaldivia, navire alle-
mand qui vient de rentrer d’une campagne de dix-
huit mois, et qui était spécialement chargé d’études
LE MAGASIN PITTORESQUE
221
océanographiques. Les résultats de cette campagne
promettent d’être presque aussi brillants que ceux du
Challenger. Divers navires sont en ce moment même
en route; V Albatros, navire américain, exécute des
croisières hardies en vue des études océanographi-
ques; d’autres ont pour objet spécial l’examen du
fond sous-marin destiné à recevoir des câbles. Mais la
reconnaissance du monde savant, et plus lard peut-
être aussi celle d'une grande partie de l’humanité,
sera acquise au Mécène de l'océanographie, souve-
rain éclairé et généreux, S. A. S. Albert 1er de Mo-
naco, qui exécute depuis l’année 188b, à bord de ses
yachts Hirondelle et Princesse A lice, différentes croi-
sières en vue d’élargir l’horizon de nos connaissances
de la mer. Ce prince érudit a eu soin de s’entourer
d’une pléiade de savants parmi lesquels nous citerons
particulièrement MM. Richard, son secrétaire parti-
culier, et Thoulet, professeur à la Faculté de Nancy,
ce dernier à la fois le plus digne et le plus autorisé
représentant de la science océanographique en France.
Le prince de Monaco s'est voué avec ardeur à la
tâche la plus noble, celle de dévoiler au monde civi-
lisé les secrets soigneusement cachés de la nature.
Honneur à notre époque, à cette fin de siècle glorieuse,
qui transforme un prince régnant en un savant natu-
raliste et qui devra ses plus belles découvertes aéro-
nautiques et la connaissance du régime des glaciers
à un héritier des Bonaparte !
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
■
Le général Donop vient de prendre, dans l'étendue
de son corps d’armée, une mesure radicale pour ten-
ter d’enrayer la marée montante de l’alcoolisme. Il a
tout simplement interdit aux cantiniers la vente de
l’alcool dans les casernes. Nous ne pouvons qu’ap-
plaudir des deux mains à celte décision, car l’alcool
empoisonne nos soldats sous toutes les étiquettes les
plus mensongères, les débilite et les lue à petit
feu.
Malheureusement, ce n’est pas seulement dans nos
cantines de casernes qu’ils s’alcoolisent le plus, mais
bien surtout dans toutes les guinguettes et les « ca-
boulols » où ils vont s’enfermer le soir après la
! soupe, ou bien le dimanche, tout le long de la désœu-
vrante journée.
Si vous voulez pénétrer avec nous dans un de ces
cafés à clientèle militaire, vous y verrez un attristant
spectacle, car c’est là que se perpètre la « débâcle
physique et morale de nos soldats ».
Écoutez le patron donner mielleusement le bonjour
à sesclients qui s’affalent autour des tables. - Rude
journée, hein ! On a encore trimé dur? On n’a pas
volé le droit de prendre un verre. Ces messieurs
désirent l’apéritif? — (Remarquez que nos soldats
I viennent à peine de manger la soupe, peu importe.)
— Un petit quinquina? un amer? de l’absinthe ? J’en
ai reçu de l’oxygénée. C’est parfait : ça vous remonte
un homme.
Et voilà nos soldats servis. Une absinthe après
] dîner ! La première appelle la seconde, puis, suivant
l’état du porte-monnaie, on passe au café avec petit
j verre, suivi de la. série des liqueurs. Tout cela coûte
j si peu : deux ou trois sous, la consommation, et l’on
rentre au quartier juste à l'heure de l'appel. On dort
mal, on souffre intérieurement du feu qui vous
dévore toute la nuit. Le lendemain, on part mal dis-
posé à supporter les fatigues des exercices militaires.
Or, il est un fait avéré, et les médecins militaires ne
nous contrediront pas, c’est que la plupart de leurs
malades habituels, dans les marches et les manœuvres,
sont des alcooliques. Bien heureux quand ceux-ci ne
payent pas quelquefois de la vie les excès des jours
passés.
Malheureusement, dans l'armée, on ne s’occupe que
des ivrognes, pour les châtier quand ils se font pren-
dre ; c’est l’exception ; mais on néglige les alcooliques
qui deviennent la règle. C’esL pourtant contre ces
derniers surtout qu’il y a lieu de prendre des mesures
énergiques. Lesquelles ? Interdire aux soldats l’usage
des alcools? La chose est possible dans les casernes
et nous voudrions voir généraliser l’excellent exemple
donné par le général Donop. A l’extérieur du quar-
tier, la question devient plus délicate, car l’autorité
militaire n’a aucun pouvoir sur les cabaretiers civils
et son action se borne à consigner, de temps à autre,
les cafés où se sont produits des incidents scandaleux.
Si nos soldats vont s’alcooliser dans les débits,
c’est qu’ils ne savent généralement où aller quand
ils disposent de quelques heures de loisir.
On a bien essayé, dans certains corps, de leur amé-
nager des salles de réunion, de disposer des réfec-
toires en salles de lecture : les résultats ont été à
peu près nuis. Ceux qui les fréquentent sont ceux
qui n’ont « pas le sou ». Que voulez-vous ? la caserne
est toujours la caserne, et le troupier ne se croit
libre que lorsqu’il en a passé la grille, sous l’œil du
sergent de planton.
Que faudrait-il donc faire? Créer dans chaque gar-
nison des salles de réunion à l’extérieur des caser-
nes, où les soldats pourraient se distraire en com-
mun, jouer, fumer, écrire et lire à leur aise, entrer
et sortir à leur guise, et ne pas se croire obligés de
tuer le temps en buvant de l’alcool ! Cette œuvre est
celle des philanthropes.
Il faut aussi que nos officiers ne se lassent de signa-
ler, de leur parole autorisée, les dangers croissants de
l’alcoolisme. Et, à ce sujet, nous ne pouvons que
leur, conseiller la lecture elle commentaire à leurs
hommes, de l’excellent opuscule édité par la librai-
rie mililaire Charles Lavauzelle, avec pour titre:
les Dangers de l'alcool et de l’alcoolisme, petit manuel à
l'usagè de l'armée. Capitaine FANFARE.
*> >
ü’flîGüON
Voici l’ode que Mme Sarali Bernhardt devait déclamer au
cinquième acte de Y Aiglon, à côté du vieux grognard Flambeau,
sur le champ de bataille de Wagram.
Ces magnifiques strophes d’Edmond Rostand ont dû être
coupées par la seule raison de la longueur du spectacle; elles
seront néanmoins insérées dans l’édition dc^ce drame, qui pa-
raîtra dans quelques jours.
LE DUC DE RE1CHSTADT
Empereur! .Je vais être Empereur! Je frissonne!
Je voudrais ne jamais faire souffrir personne!
J’ai vingt ans et je vais régner!
Ah ! je me vois passer comme d’une fenêtre.
Me voilà! que c’est beau d’avoir vingt ans et d’être
Fils.de Napoléon Premier!. . .
999
LE MAGASIN PITTORESQUE
Î1 me semble que j’ai pour âme Notre-Dame,
Que j’entends dans la nef sonore de mon âme
Prier tout un peuple à présent!
Ah! Dieu! qu’on va pouvoir servir de grandes causes!
Aimer! Se dévouer! Faire de belles choses!
Ah! Prokesch! que c’est amusant!
Peuple, qui de ton sang écrivis la Légende,
Il faut que cette gloire en bonheur je la rende!
O retour! retour triomphal!
Soleil sur les drapeaux! multitudes grisées!
Parfum des marronniers de ces Champs-Élysées
Que je vais descendre à cheval !
FLAMBEAU
Les femmes pour vous voir monteront sur des chaises,
Avec de ces chapeaux comme en ont les Françaises ;
Tous les fusils seront fleuris!
Il vous acclamera, ce grand Paris farouche...
LE DUC
On doit croire embrasser la France sur la bouche
Lorsqu’on est aimé par Paris!
flambeau, lui prenant les mains
Toi, tu les entendras, nos plaintes les plus sourdes!
N’est-ce pas qu’à présent tu te sens les mains lourdes
Des grâces que tu vas signer!
LE DUC
Peuple! on m’a trop menti pour que je sache feindre!
Liberté! Liberté! tu n’auras rien à craindre
D’un prince qui fut prisonnier!
Et, que vais-je inventer pour choyer le mérite?
Ce sont des noms valant certes qu’on en hérite
Que Trévise ou Montebello.
Mais d’autres noms encor je veux qu’on s’émerveille.
Mon père aurait voulu faire prince Corneille,
Je ferai duc Victor Hugo!
Je ferai... je ferai... je veux faire... je rêve...
L’héroïque parfum qui de ces champs s’élève
Commence à me rapatrier!
Et c’est bien dans ta brise où l’on boit de la gloire
Qu’au moment de partir je devais venir boire,
Wagram! le coup de l’étrier!
Edmond ROSTAND.
ir -
L’ÉTERNELLE CHANSON
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.
Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encor de jeunes amoureux;
Et je te sourirai tout en branlant la tête,
Et nous ferons un couple adorable de vieux.
Nous nous regarderons assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants,
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.
Sur notre banc ami, tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer.
Nous aurons une joie attendrie et très douce,
La phrase finissant souvent par un baiser.
Combien de fois jadis j’ai pu dire : je t’aime!
Alors avec grand soin nous le recompterons;
Nous nous ressouviendrons de mille choses, même
De petits riens exquis dont nous radoterons.
Un rayon descendra, d’une caresse douce
Parmi nos cheveux blancs, tout rose se poser,
Quand sur notre vieux banc, tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer.
Et comme chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain,
Qu’importeront alors les rides du visage ?
Mon amour se fera plus grave et plus serein.
Songe que tous les jours des souvenirs s’entassent,
Mes souvenirs à moi seront aussi les tiens;
Ces communs souvenirs toujours plus nous enlacent
Et sans cesse entre nous tissent d’autres liens.
C’est vrai, nous serons vieux, très vieux, faiblis par l’âge,
Mais plus fort chaque jour je serrerai ta main;
Car, vois-tu, chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain.
Et de ce cher amour qui passe comme un rêve,
Je veux tout conserver dans le fond de mon cœur ;
Retenir, s’il se peut, l’impression trop brève,
Pour la ressavourer plus tard avec lenteur.
J’enfouis ce qui vient de lui comme un avare,
Thésaurisant avec ardeur pour mes vieux jours;
Je serai riche alors d’une richesse rare :
J’aurai gardé tout l’or de mes jeunes amours!
Ainsi de ce passé de bonheur qui s’achève
Ma mémoire parfois me rendra la douceur;
Et de ce cher amour qui passe comme un rêve,
J’aurai tout conservé dans le fond de mon cœur.
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.
Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encor aux heureux jours d’antan,
Et je te sourirai tout en branlant la tête,
Et tu me parleras d’amour en chevrotant.
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants.
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.
Rosemonue GÉRARD
(Madame Edmond Rostand).
LA VIE EN PLEIN AIR
A quoi pensent nos jeunes gens d'aujourd’hui?
Comme tous ceux qui les ont précédés dans cette
agréable carrière qui s’écoule de vingt à trente ans, ils
voient tout en rose et croient à la jeunesse éternelle.
Contrairement à ce qui a été écrit un peu partout, le
pessimisme n’est pas entré dans leur cœur, et ils
rêvent d’actions chevaleresques, de batailles héroïques
pour les idées, d’amours sans fin. Les sports, quelque
peu négligés par leurs aînés, ont en eux de fervents
adeptes ; c’est pour eux une bonne école de la volonté
et du courage.
Le football notamment les passionne, et les sociétés
rivales qui se disputent les matches sont nombreuses
à Paris et en province.
Le dimanche 18 mars, au Parc des Princes, à deux
pas de la gare d’Auteuil, c'étaient le Racing-Club de
France et le Stade français qui se trouvaient en pré-
sence, représentés par deux équipes de premier ordre,
l’une — celle du Racing-Club — commandée par Frantz
Reichel, l’autre — celle du Stade — commandée par
Amand.
J’ai déjà eu occasion d’entretenir les lecteurs du
Magasin Pittoresque d'un match de football, où la pluie
et la boue avaient joué un rôle prépondérant.
Cette fois, ni pluie, ni boue, quelques rayons de
soleil, et un vent vif et glacial qui vous fouette désa-
gréablement le visage.
Les spectateurs n'en sont pas moins très nombreux
dans les tribunes et au pesage. Les courses d’Auteuil
n’ont pas fait de tort au Parc des Princes.
LE MAGASIN PITTORESQUE
223
Le monde de l’escrime, de la vélocipédie, de l’auto-
mobile, est brillamment représenté. Les étudiants du
quartier Latin sont bien une centaine. Des dames, en
assez grand nombre, ont arboré des toilettes claires
pour fêter sans doute les approches du printemps,
dont l’heure a sonné au moment où j’écris ces lignes.
Elles n’ont pas emporté leurs fourrures et doivent
regretter ce fâcheux oubli.
Le spectacle sensationnel ne commence en réalité
qu’à 4 h. 30. Jusqu’à cette heure, ce sont les équipes
secondes — les équipes des commençants — des deux
clubs qui ont bataillé pour le prix Jean Borie, et c’est
le Racing-Club qui l’a emporté.
Pour le match sensationnel de la journée, l’équipe
du Stade français — les bleu et rouge — arrive la
première sur la pelouse. Cette équipe compte de très
nombreuses victoires. Depuis 1892 elle a conquis de
haute lutte le championnat de Paris qui se dispute
de nouveau.
Elle entend conserver cette fois encore la supé-
riorité : elle parait sûre d’elle-même. Le capitaine est
venu aux tribunes, quelques minutes avant la lutte,
serrer la main des spectateurs amis et exprimer la plus
entière confiance.
L’équipe du Racing-Club — les bleu clair et blanc —
parait à son tour. Les footballeurs qui la composent
ne donnent pas l’impression de force musculaire que
laissent ceux du Stade, à l’exception toutefois d'un
grand diable nommé Ruthenford, d’une solidité à
toute épreuve. Le capitaine Reichel se montre moins
exubérant que son adversaire le capitaine Amand.
Ses partisans, en revanche, sont très chauds.
On l’acclame dès qu’on l’aperçoit.
Mais la partie commence. On a tiré au sort la
place et les stadistes ont eu le choix. Le match durera
exactement quatre-vingt minutes, sans compter les
arrêts prononcés par l’arbitre, et dans les premières
quarante minutes l’équipe du Racing-Club aura le
désavantage de jouer contre le vent, qui souffle vigou-
reusement. Le ballon, à maintes reprises, sera poussé
encore plus par le vent que par les stadistes, qui
cependant sont de rudes gaillards.
Pendant les quarante premières minutes, ni le
Stade ni le Racing ne réussissent à marquer un seul
point. Chacun joue serré. Les stadistes parviennent à
porter la bataille dans le camp de leurs adversaires,
le ballon avance sans cesse du côté du but du Racing-
Club, mais la résistance de Reichel et de ses équipiers
est indomptable. Quand les avants sont débordés, la
deuxième et la troisième ligne sauvent la situation
qui paraît désespérée.
11 y a des mêlées étonnantes : stadisteset racing-
men font des plongeons sensationnels les uns sur les
autres. Deux ou trois équipiers des deux camps restent
sur le champ de bataille sans se relever. On les croit
sérieusement blessés. Pas du tout. Ils en ont vu bien
d’autres. Après un massage de quelques secondes aux
jambes et à la poitrine, ils se relèvent. Ils boitent un
peu, mais, au bout de cinq minutes, ils ne sont pas
les moins ardents à la lutte.
En voici un qui, après une mêlée, prend le ballon
et court à toute vitesse le porter jusqu’au but du
camp adverse. C’est un stadiste qui accomplit ce
haut fait. Mais à 3 mètres du but, il est rattrapé par
un équipier du Racing qui le ceinture avec violence,
le fait tomber, et fait échouer son « essai ».
Et c’est à 3 mètres du but que la partie recom-
mence. Le capitaine Reichel a ses hommes dans la
main; d’un mot, d’un signe, il les dirige, et, grâce à
une tactique merveilleuse, l’équipe du Racing, par
un effort suprême, renvoie le ballon dans le camp
des adversaires.
Dans les tribunes, on applaudit, les amis des sta-
distes sont consternés. Les quarante minutes — ce
qu’on appelle le mi-temps — sont écoulées. L’arbitre a
sifflé pour l’arrêt, et la foule envahit la piste, où on
entoure principalement Reichel, le vainqueur moral
de cette première partie.
Dix minutes d’entr’acte, et le spectacle recom-
mence. Il avait été déjà intéressant. 11 devient pas-
sionnant. Les spectateurs encouragent de la voix,
qui les stadistes, qui les racingmen. On se croirait
aux courses d’Auteuil, qui ont lieu à 300 mètres
de là.
Les équipes, selon la règle, ont changé de côté ; c’est
maintenant le Stade qui joue contre le vent. Mais il
fait très bonne contenance, et, dès le début, s'installe
dans le camp adverse. Le Racing tente de rapides
échappées avec le ballon, mais il est arrêté en route.
Par deux fois, le Stade manque « l’essai » quand on
est persuadé qu’il va l’atteindre.
Tout à coup, le Racing fait un effort suprême. Avants,
demis et arrière jouent avec un ensemble admirable
et débordent leurs adversaires. Le ballon est porté
par un de ses équipiers au but du Stade, On trépigne,
on hurle même — je n’exagère pas — dans les
tribunes.
Il y aura donc un vainqueur, et le match ne sera
pas nul. Cinq minutes après, nouvel « essai » à l’avan-
tage du Racing-Club, suivi d’un but. On jouera encore
un quart d'heure jusqu’à ce que les quatre-vingt mi-
nutes de combat soient écoulées, mais sans qu’aucun
point nouveau ait été marqué par le Racing, proclamé
vainqueur par 8 pointsà 0 au Stade.
L’équipe du Racing est rayonnante, et ses nom-
breux amis dans les tribunes se précipitent pour les
complimenter. Reichel est porté en triomphe, et il
rentre au pesage sur les épaules de ses camarades.
C’est le délire dans la victoire. On fait sauter les
chapeaux; les femmes en toilette claire agitent leurs
mouchoirs. Quelques-unes envoient des baisers à
leurs maris.
Car ces footballeurs, vous savez, sont des hommes
d’ordre. Plusieurs sont mariés à vingt-cinq ans, et ils
ont déjà un ou deux hébés qu’ils entourent des soins
hygiéniques les plus grands, les alimentant notam-
ment avec la phosphaline et du lait, et rejetant toutes
les drogues pharmaceutiques, dont ils ont le dégoût
profond.
11 résulterait de tout ce que je viens d’écrire que le
jeu de football est l’école de la vertu et du courage.
Les footballeurs l’affirment. Quelques mamans ne
sont pas éloignées de penser ainsi, et les femmes des
footballeurs encouragent leurs maris à ces luttes en
plein air...
Alors?... Ma foi, je ne conclus pas, je laisse ce soin
à mes lecteurs et aussi à mes lectrices.
Maurice LEUDET.
•ÿ» »T-« »T.« ^ *'l'**i'* ^
Dans les horreurs de la guerre, le Français chante, boit et
rit! — Voltaire.
Les plus grandes difficultés sont où ou ne les cherche pas. —
Goethe.
224
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES LIVRES
Quand même, par Léon Bertiivut. Roman couronné
par l’Académie française.
Cet ouvrage que tous et toutes peuvent lire a déjà
été salué comme « le plus beau roman paru sur la
guerre de 1870 ». Sans être aussi affirmatif, on peul
dire avec un autre critique « que c’est, à dix siècles
d’intervalle, l'accent héroïque des Chansons de Geste »,
que « pareille concision ne fut jamais dépassée, même
par Stendhal et Mérimée ».
Mais le plus bel éloge à faire d’un roman aussi
patriotique, c’est cette appréciation des amis de l’hu-
manité, appréciation formulée par V Arbitrage entre
Nations, organe qui ne saurait être suspecté d’exalta-
tion chauvine: Ce livre sépare l’auteur des romanciers
qui tendent à détremper les. énergies à l’aide d’une
sensiblerie aussi niaise que sotte.
Une délicieuse et chaste histoire d’amour accom-
pagne le document historique et militaire dans ce
roman que l’étranger même (llevue Générale Belge) a
aussi salué comme une « œuvre patriotique et
humaine, vivante et frémissante ».
C’est, par excellence, un roman que les mères peu-
vent confier aux jeunes filles.
Société d’Éditions Littéraires, 4, rue Antoine-Du-
bois, Paris, et chez les grands libraires (3 fr. 50).
Contes Briards, de D. Caldine.
Une série de curieuses reconstitutions, mais de re-
constitutions conçues selon une forme nouvelle et
originale, ce sont les Contes Briards de notre excel-
lent confrère et collaborateur D. Caldine, qui nous
racontent une partie de l’histoire anecdotique d’une
des plus glorieuses régions de la France. Malicieuse-
ment comiques ou tendrement amoureux ou puis-
samment tragiques, ou même patriotiques, les Contes
Briards sont tout cela. L’auteur de la Folle du Logis a
ordonné ses compositions de façon à ménager cons-
tamment l’intérêt, et a écrit son nouvel ouvrage
dans un style mordant, incisif, brutal quelquetois,
mais toujours pittoresque et poétique. Les Contes
Btiards de D. Caldine paraissent à la Société libre
d' Édition des Gens de Lettres avec une couverture
illustrée de A. Barrère.
RECETTES ET CONSEILS
ENLÈVEMENT DES TACHES D’ENCRE SUR LES ÉTOFFES
Lorsqu’une étoffe est tachée d’encre, il faut d’abord la laver
avec du lait frais jusqu’à ce que celui ci ne se colore plus ; alors,
on passe par dessus la tache de l’acide oxalique, ou un mélange
d’acide oxalique et de chlorure d’étain. Quand toute tache
d’encre a disparu, on rince à l'eau froide. De cette manière, les
taches d’encre peuvent être enlevées facilement, et on ne
risque pas de brûler les étoffes salies par leur contact.
POUR NETTOYER LES CHANDELIERS
On a l’habitude de mettre les chandeliers auprès du feu, avant
de les astiquer, pour les débarrasser des dépôts de cire ou de
suif.
C’est dangereux et inutile. En versant sur la substance
grasse de l’eau bouillante, on la fera fondre et on pourra 1 en-
lever avec un chiffon. sans crainte de faire fondre la soudure ou
de les briser s’ils sont en porcelaine ou en faïence.
CONTRE LE MAL DE MER
On préconise, en Allemagne, contre le mal de mer, un double
remède bien simple : prendre à l’intérieur du calomel et porter
des lunettes à verres rouges. Pour - recommander l'emploi de
ces verres, on s’appuie sur les recherches d’Epstein au sujet de
1 influence des couleurs sur la circulation dans les vaisseaux
sanguins du cerveau : le mal de mer proviendrait d’une circu-
lation insuffisante dans le cerveau, et le rouge rappellerait le
sang à l’encéphale.
Pour se guérir radicalement de ce malaise si gênant, il suffi-
rait donc de lixer un point pendant un certain temps à travers
des lunettes à verres rouges. f)
l oi, mon garçon, je n’ai pas besoin de te deman-
der si tu prends de la Phosphatine Falières.
La plus belle découverte du siècle, c’est Y Eau de Suez, den-
tifrice.antiseptique ; combinée d'après les découvertes de Pasteur,
elle détruit le microbe de la carie, conserve les dents, parfume
agréablement, la bouche. Recommandée par les sommités médi-
cales. Pour les soins du corps, on devra employer Y Euculypta,
la seule eau de toilette antiseptique.
POUR NETTOYER LES TOUCHES DC PIANO.
Il ue faut jamais nettoyer les touches blanches en ivoire du
piano avec de l'eau, on leur ferait perdre leur brillant On les
frotte avec un morceau de flanelle bien douce ou uu morceau
de soie trempée dans de l’eau oxygénée que l’on peut se pro-
curer chez tous les pharmaciens, et lorsqu’il y a des taches de
graisse ou d’autres, on emploie de l’alcool mélhvlique, du gin
ou de l’eau-de-vie étendus d’eau. Il y a encore un bon moyen
pour nettoyer l’ivoire : on prend du bicarbonate de soude et de
l’eau chaude. On trompe une brosse dans l’eau, puis dans le
bicarbonate et on frotte l’ivoire avec.
JEUX ET RJVIÜSEJVIEJ^TS
Solution des Problèmes parus dans te numéro du 7 5 Mars 7900
Métagramme. — Canon et Caton.
Logogriphc. — Revers. Rêve. Verre. Serre. Verser et Sevrer.,
COQUILLES AMUSANTES
1. — Quand on est mieux, on ne se fait plus guère- d’allu-
sions.
2. — On ne suit pas aisément l’âne de la ferme.
3. — Je te crie de ne pas prier.
4. — Dans le carême, on trouve les pommes toutes frites.
ÉNIGME
Noire comme la nuit, mobile comme l’onde,
Je donne à l’invisible une forme et. des traits,
La parole au muet. Je soulève le monde,
Je déchaîne la guerre ou ramène la paix.
Là, le vaisseau sur moi doucement se balance ;
Je le fixe, immobile, au sein des Ilots mouvante;
Là, je suis sur la terre emblème d'espérance,
Que la foi fait briller aux yeux de ses croyants.
Le Gérant : Cii. Guion.
7870-99. — Cobbetl. Imprimerie Ed. Chétk.
LE MAGASIN PITTORESQUE
225
UN IMPORTANT SECRET
Pinacothèque de Munich. — Un important secret. Tableau de M. Wunscii. Gravure de Jahkaud.
15 avril 1900
8
226
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES QOBELINS
LEUR HISTOIRE — COMMENT ON LES FABRIQUE
Au xve siècle, vers l’année 1450, un teinturier
d’écarlate, Jehan Gobelin, Rémois d’origine, vint
s’établir près de Paris, dans le quartier Saint-
Marcel, au bord de la rivière de Bièvre. Il fonda
un établissement de teintures qui prit bientôt une
grande extension et, pendant deux siècles, sa vogue
fut telle que le quartier et la rivière même étaient
généralement connus sous son nom. L’ouvroir
qu’il y avait créé eut
une longue existence,
puis, au xvne siècle, sa
teinturerie fit, place à
des ateliers de tapis-
siers et ceux-ci, proté-
gés par Henri IV et
par Louis XIII, virent
leur art prendre un
premier essor, que
Louis XIV devaitporter
au plus haut dévelop-
pement. En effet, lors-
qu’au mois de novem-
bre 16G7, le grand Roi,
sollicité par Colbert,
fit publier l’édit de fon-
dation d’une Manu fac-
ture royale des meubles
de la Couronne, le minis-
tre choisit l’ancien hô-
tel des Gobelins pour
installer les orfèvres,
peintres, sculpteurs,
ébénistes et tapissiers,
appelés à décorer, sous
la direction de l’illustre
Lebrun, les châteaux et maisons princières de
France. Succédant aux ateliers de tapisserie
précédemment établis, ceux que venait de créer
Colbert gardèrent le nom de Gobelins qui,
jusqu’ici, servait, non seulementà désigner le lieu
de fabrication, mais les produits eux-mêmes. Ce
nom devint ainsi synonyme de tapisseries par-
faites, et, de siècle en siècle, sa renommée
universelle s’est maintenue sans la moindre atteinte
à son prestige. Nos artistes tapissiers se sont
fidèlement transmis la technique de leurs devan-
ciers et leurs œuvres font comme autrefois
l’admiration des peuples étrangers qui se sont
efforcés vainement de les imiter.
Mais, si nul n’ignore aujourd’hui quels chefs-
d’œuvre sont sortis de leurs mains, il est plus
rare de connaître leurs procédés d’art et la pra-
tique de leur fabrication. Nombreuses cependant
sont les personnes qui, le mercredi et le samedi
de chaque semaine, franchissent en visiteurs la
grande porte des Gobelins, qui donne accès à la
suite pittoresque des vieux bâtiments. Le plus
ancien remonte à Henri IV, le plus moderne à
Louis XV, et rien n’est plus surprenant, pour celui
qui les parcourt, que le contraste des pièces
sombres et du travail si riche et si délicat qui
s’exécute entre leurs tristes parois. Toutefois, aux
jours publics, la nécessité d’une circulation
continue s’oppose à
toute étude approfon-
die, et le passage trop
rapide à travers les
ateliers ne laisse que le
regret de ne pouvoir y
consacrer des heures
moins brèves. Par bon-
heur, la bienveillante
protection de M. Guif-
frev m’a permis de
m’initier plus intime-
ment aux secrets de la
fabrication dont il est
le directeur éclairé, en
même temps qu’il est le
savant administrateur
de la Manufacture.
Aux Gobelins quatre
ateliers principaux
s’imposent à l’atten-
tion, pour qui veut
connaître les différentes
phases d’achèvement
des produits qui s’y fa-
briquent : 1° l’atelier de
teinture, 2° l’atelier
de tapisserie, 3° la savonnerie où se tissent les
tapis, 4° la rentraiture, où se complètent les ten-
tures neuves et où se l’accommodent les vieilles
tentures déchirées ou mangées.
L 'atelier de teinture est installé dans la partie
la plus ancienne des bâtiments, dans l’ouvroir
des anciens teinturiers d'écarlate, et il est d’aspect
singulièrement pittoresque, avec ses vieux piliers
de bois qui l’étayent, son fouillis de cuves, de
tréteaux, de chevalets et ses rigoles, creusées à
ras des dalles, dans lesquelles les résidus de
teintures, bleus, rouges ou jaunes, s’écoulent en
un continuel gargouillement.
Longtemps la qualité des colorations obtenues
aux Gobelins fut attribuée aux vertus des eaux
de la Bièvre ; mais on a reconnu que ces vertus
n’avaient guère qu’une valeur de légende et depuis
qu’on a dû renoncer à la Bièvre saturée d’ordures,
les eaux de la Seine, puis celles de la Vanne qui
l’ont remplacée, n’ont pas fait tort à la teinture,
LE MAGASIN PITTORESQUE
907
dont le mérite réside surtout dans le souci de
bien faire, dans la mise en œuvre et le tour de
main particuliers à la Manufacture.
Les laines viennent du dehors en écheveaux
incolores, elles sont tout d’abord dégraissées dans
un bain de chaux, puis mordues dans un bain
d’alun et de tartre pendant deux heures, ce qui
les rend aptes à prendre la teinture. Celle-ci s’exé-
cute par gamme d’un même ton ou par partie de
gamme en une série d’écheveaux qui se dégradent
du plus foncé au plus clair.
C’est par le plus foncé que la gamme se com-
Une descente de gamme se compose en moyenne
d’une vingtaine d’écheveaux, et le dégradé des
teintes y est si délicat, il doit donner à l’œil une
impression décroissante si insensiblement ména-
gée qu’il exige souvent quatre ou cinq jours de
soins et d’attention. Chaque soir, les écheveaux
en cours de teinture sont pliés, mis en tas, puis
couverts de serviettes, afin d’empêcher leur des-
siccation et de leur permettre, le lendemain, de
reprendre le bain. La vraie difficulté consiste à
trouver le degré juste de la teinte sans trop plon-
ger et replonger dans la cuve la laine, que des
L’atelier de teinture.
mence. Lorsque le liquide colorant bout dans la
cuve, l’ouvrier trempe l’écheveau, suspendu au-
tour d’un bâton, et le laisse baigner pendant le
temps qu’il juge nécessaire pour l’amener à
prendre le degré de foncé indiqué par un échan-
tillon ; puis, quand il juge l’action du bain
suffisamment efficace, il retire l’écheveau et le
met à sécher sur les chevalets ; il ne l’a pas sorti
du bâton, qui lui sert à traiter la laine sans avoir
besoin de la fatiguer avec la main. Quand il est en
possession de ce premier écheveau qui le guide,
il procède à la descente de la gamme , c’cst-à-dire
qu’il baigne de moins en moins longtemps les
écheveaux, qui se suivent en une insensible déco-
loration, le dernier, le plus clair, s’approche
tellement du blanc qu’il doit être retiré de la cuve
avant, pour ainsi dire, d’y avoir été trempé.
bains trop renouvelés plombent en lui faisant
perdre son brillant.
Et devant cette minutie du travail je me rappe-
lais ces mots entendus dans la salle d’attente du
directeur : « Un teinturier, c’est presque un ar-
tiste. » Malheureusement, l’œuvre deces artistes est
d’essence fragile. Les nuances si délicates qu’ils
obtiennent sont jjeu solides et c’est aux Gobelins,
depuis bien des années, la préoccupation des
savants chargés des études de laboratoire. 1 Ceux-
ci se sont efforcés de faire revivre la fixité des
anciennes couleurs, telles que le bleu de Roi dont
le secret semble à jamais perdu. Sur les quinze
cents produits tinctoriaux existants et qui se trou-
vaient réunis en un musée spécial (fondé par le
chimiste Decaux et brûlé sous la Commune), l’il-
lustre Chevreul, qui fut pendant quarante ans
LE MAGASIN PITTORESQUE
9 00
directeur des travaux chimiques à la Manufacture,
n'avait retenu, comme présentant une solidité
suffisante, que quatre ou cinq de ces produits.
Trois plantes : la gaude, l’indigo, la garance, pour
le jaune, le bleu et le carmin; un insecte : la co-
chenille pour le rouge ; et c’est en ajoutant à ces
matières le sulfate de fer, le brou de noix, le
sumac, le campêche et quelques acides que les
teinturiers de la Manufacture arrivent à fournir
aux artistes les combinaisons multiples de
quatorze mille quatre cents nuances variées.
Ce n’est pas à l’atelier de teinture qu’est dévolu
le soin de conserver les écheveaux teints. Lors-
qu'ils sont secs, au bout de deux jours, ils sont
portés au Magasin général des laines et des soies.
Là, confiésaux soins d’une dame, ils sont mis en
bobines à l’aide d’un rouet et d’une tournette,
puis, rangés sur des planchettes-tiroirs, ils sont
enfermés dans les armoires. Quatorze mille bo-
bines sont ainsi classées par gammes. Sorties du
magasin dans leur intégrité blanche, les laines y
rentrent teintes de mille couleurs, ayant gagné à
leur passage dans l’atelier de teinture une plus-
value très appréciable, environ le triple de leur
valeur première.
Chaque artiste, avant de commencer une tapis-
serie, vient au magasin général composer sa
palette de laines; il y revient, au cours de l’exé-
cution, se réassortir des teintes dont il a besoin.
Il apporte ses navettes, ou plus exactement ses
broches vides, qu’il garnit lui-même selon ses
habitudes, peu ou abondamment. Le poids de
chaque garniture est relevé et s’additionne sur
un carnet spécial ; il sera relevé encore après
l’achèvement de la tapisserie pour concourir à
l’établissement du prix de revient.
Avec un artiste qui vient de garnir ses broches
nous passons du magasin général aux ateliers
de haute lice.
Avant 1 82(3, on employait simultanément aux
Gobelins les métiers de basse lire et de haute lice.
Les premiers, à l’instar des métiers de tisserands,
sont disposés à plat, horizontalement ; l’artiste a,
pour le guider dans son travail, un modèle placé
sous le métier, qu’il peut apercevoir à travers les
fils de chaîne et qu’il a constamment devant les
yeux.
Mais, la tapisserie se faisant à l’envers, il se
trouve exécuter la composition à rebours de son
modèle ; de plus, il ne peut se rendre compte de ce
qu’il fait et voir l’endroit de sa tapisserie qu’en
redressant son métier, et c’est une opération de
bascule assez difficile, dont la fréquente nécessité
fitabandonner aux Gobelins la basse pour la haute
lire, exclusivement employée aujourd’hui (1).
Au contraire du métier de basse lice, le métier
de haute lice permet aux artistes d'examiner à
(I) À Beauvais les métiers de basse lice sont, au contraire
des Gobelins, les seuls employés. C'est que les moindres di-
mensions des tapisseries rendent plus maniables les métiers,
qui d’ailleurs ont été perfectionnés.
loisir leur travail morceaux par morceaux, au
fur et à mesure qu’ils les exécutent, car, dressé
perpendiculairement au sol, ce métier laisse à
découvert, face au spectateur, l’endroit de la ta-
pisserie, et, bien qu’ils travaillent à l’envers, à
1 abri de la chaîne derrière laquelle ils appa-
raissent comme cachés par une voile, les artistes
peuvent à leur volonté, par un simple déplace-
ment, venir devant le métier et juger s’ils ont
bien travaillé. De plus, la tapisserie restant visible
pour tout regard qui passe, le chef d’atelier,
l’administrateur, le public même peuvent sans
cesse, les premiers surveiller et critiquer, le der-
nier admirer à bon escient. Enfin, si les artistes
haute-liciers ont leur modèle fixé derrière eux sur
le mur, et s’ils éprouvent l’inconvénient d’être
obligés de se retourner pour le consulter, ils ont
du moins l’avantage de pouvoir suivre le dessin
dans le sens même de ce modèle ; ils n’ont plus
besoin de le renverser conventionnellement pour
le copier.
Treize métiers de haute lice sont employés
simultanément à la Manufacture; quelques-uns
remontent au xvme siècle, d’autres sont plus
modernes; tous ne diffèrent entre eux que par
certains détails de montage. Ils se composent
indistinctement de deux solides montants en bois
de chêne, appelés cotrets , supportant et réunis-
sant deux cylindres en bois, dits ensouples. C’est
sur ces ensouples, disposées horizontalement
à 2 m. 50 ou 3 mètres l’une de l’autre, que
se montent les fils de la chaîne, tendus
verticalement et séparés en deux nappes dis-
tinctes par un bâton d’entre-deux en verre
soufflé qui maintient l’écartement. La nappe
d’arrière S’appelle croisure, celle de devant
lice. Les fils de cette dernière nappe sont
munis chacun d’une petite corde montée sur un
anneau; chaque fil a sa cordelette qu’on nomme
également lice et l’ensemble de ces cordelettes
est maintenu en l’air, à portée de la main de
l’artiste, par une perche horizontale dressée en
arrière du métier et dite perche des lices. C’est
en faisant une traction sur ces cordelettes que
l’artiste ramène vers lui, à travers la nappe
d’arrière, c’est-à-dire à travers les fils de croi-
sure, la nappe d’avant ou lice.
Il faut huit jours pour le montage d’un métier,
montage que les artistes tiennent à faire eux-
mêmes, suivant leurs goûts et leurs habitudes de
travail. Ils estiment que huit jours de prépara-
tion sont un léger sacrifice de temps lorsqu’il
s’agit de la mise en œuvre d’un travail de deux
ans souvent, trois ou quatre ans quelquefois.
Patients entre les patients doivent être les tapis-
siers, qui du labeur de toutes leurs journées ne
peuvent faire au bout d’une année qu’un mètre
carré d’ouvrage ; patients et savants, surtout
artistes, car leur art est fait de tact, de méthode
et de divination.
Placé à l’envers du morceau qu’il exécute,
LE MAGASIN PITTORESQUE
229
tournant le dos à son modèle qui, parfois mal
compris pour le rendu de laine, exige une vérita-
ble transposition de tons, n’ayant pour le guider
dans la texture du dessin qu’un contour au
crayon noir reporté
sur la chaîne à l’aide
d’un calque, l’artiste
doit en effet faire un
chef-d’œuvre avec des
éléments de succès
qui paraissent à pre-
mière vue assez in-
certains.
Et d’abord il a dû
préparer sa palette,
choisir tous ses tons Les outils du tapissier
de laines, en garnir
ses broches, les réunir dans une boite spéciale.
C’est dans cette boîte qu’il prend les broches qui
lui sont nécessaires pour l’exécution du premier
morceau ; il noue l’extrémité de la laine au fil
de chaîne, puis il passe la broche entre la nappe
de croisure et la lice en entourant de laine le
nombre de fils voulus par le dessin ; tirant en-
suite les fils de lice, il les fait passer à travers les
croisures, les
amène à lui, et
glisse entre eux
et la croisure la
broche qui dès
lors a recouvert
de laine, en deux
passages suc-
cessifs, les fils
d’arrière , puis
les fils d’avanl,
exécutant ainsi
une duite ou
point complet.
A chaque duite
l’artiste tisse la
laine, c’est-à-
dire appuie avec
le bout pointu
de sa broche sur
la laine qui,
pointpar point,
va constituer la
trame. Lorsqu’il
s’agit d’un fond ou d’une grande surface non
modelée, il complète le tissage à la pointe à l’aide
d’un peigne d’ivoire dont les dents pénètrent entre
les fils de la chaîne et tassent plus profondément
et plus régulièrement ceux de la trame. Tel est le
point des Gobelins , qui, multiplié à l’infini,
assemblé avec une incomparable maîtrise, forme
le fond unique des plus prestigieuses décora-
tions.
Pour parer dans la mesure du possible à la
longueur du travail, chacune des tapisseries est
le plus généralement exécutée par plusieurs
artistes qui, côte à côte, se partagent la surface à
tisser. Lhi chef de pièce, chargé de l’exécution des
morceaux particulièrement difficiles, est respon-
sable de la conduite générale de la pièce, dont il
doit surveiller l’en-
semble, en vue d’ob-
tenir l’harmonie des
différentes mains oc-
cupées simultanément
sur le même modèle.
Au fur et à mesure
de son avancement,
la tapisserie est en-
roulée sur l’ensouple
placée à la base du
la broche et le peigne. métier, et ce n est pas
une des moindres dif-
ficultés pour les exécutants que cette disparition
des parties faites avec lesquelles il faut mettre
d’accord la suite.
Achevée, sortie du métier, la tapisserie est
pesée et le prix de revient en est fixé d’après le
temps qu’elle a coûté, le nombre des artistes qui
s’v sont employés et d’après le poids des laines
qu’elle a usées. Les laines, nous l’avons vu plus
haut, ont été
soigneusement
pesées lors de
leur mise en
broches, avant
leur sortie du
magasin géné-
ral, et leur poids
total doit se re-
trouver dans la
tapisserie ache-
vée, déduction
faitedelachaîne
et des garnitures
de broches res-
tant inem-
ployées. Celles-
ci ne sont pas
perdues ; les
laines si lon-
gues et si déli-
cates à teindre
sont utilisées
jusqu’au bout
des broches, qui ne rentrent pas au magasin
général, mais qu’on porte en un magasin de détail.
Elles y sont réunies par gammes, liées par fais-
ceaux et rangées en armoires ; et tel est le nom-
bre des broches ainsi classées, que le magasin
où elles attendent une nouvelle mise en travail
s’appelle familièrement aux Gobelins la salle des
trente mille broches.
Malgré les sévères contrôles apportés à la dis-
tribution des matières premières et à leur emploi,
le prix de revient des tapisseries est assez élevé,
de 3 Ü00 à 5 000 francs par mètre carré.
Les métiers de haute lice.
230
LE MAGASIN PITTORESQUE
Et cela ne semble pas exagéré si l’on tient compte
de la longueur et des difficultés du travail. Quel-
quefois aussi des morceaux ne sont pas venus en
harmonie ; le ton en est trop faible ou trop fort
et l’artiste les sacrifie sans égards pour le temps
perdu. Une tapisserie des Gobelins doit sortir
parfaite de la Manufacture.
Cette perfection est la devise îles Gobelins.
M. Guiffrey, le directeur, l’a cherchée non seule-
ment dans l’excellence du métier, dans la souve-
raine maîtrise de la navette, mais encore dans
l’application mieux entendue du principe dont
l’art de la tapisserie dérive. Les plus anciennes
tentures, destinées à servir de séparations flot-
tantes dans les vastes pièces des châteaux et des
manoirs ou bien à rendre plus chaudeaux regards
la triste nudité des murs de pierre, étaient es-
sentiellement décoratives, c’est-à-dire qu’elles
étaient simples de facture et de tonalités résis-
tantes. Cette conception du rôle de la tapisserie
dans la vie intérieure s’est perpétuée jusqu’au
milieu duxvme siècle, jusqu’à l’époque où le pein-
tre Oudry, appelé à diriger les travaux de le
Manufacture, prétendit exiger des artistes la co-
pie pour ainsi dire servile de ses tableaux, faire
de la tapisserie la suivante et l’esclave de la pein-
ture. Or, pour arriver à rendre avec la sécheresse
de la navette lesnuances si délicates des morceaux
modelés dans la fluidité de la pâte, il fallut recou-
rir à l’extrême variation des duites, à l’infinie
multiplication des couleurs ; si bien qu’une tête
modelée jadis en trois tons, quatre au plus, ton
d’ombre, de demi-teinte et de lumière, nécessita
l’emploi de vingt, trente, et quarante tons, dont
la plupart, empruntés aux nuances les plus
fragiles, se trouvèrent déjà passés avant l’achève-
ment de la teinture. Naturellement ils ne pas-
sèrent pas également, certains pâlissant plus que
d’autres, et ce jeu très irrégulier des tons, en al-
térant les modelés, eut pour résultat de faire dis-
paraître sous des piquetures le prodigieux effort
de talent que l’artiste avait dû dépenser pour ar-
river à copier sans heurt la douceur de la pein-
ture.
Renonçant franchement à des errements qui se
traduisaient le plus souvent par de longs labeurs
rendus inutiles, M. Guiffrey a ramené la fabrica-
tion à l’ancienne tradition de la Manufacture,
c’est-à-dire au principe 'décoratif, aux tons
simples et francs, aux modelés par plans liés à
l’aide de hachures. Grâce à l’emploi très réduit des
colorations, grâce au ton plus monté de l’effet
général, ce qui permet d’employer peu de nuances
et des moins fragiles, la tapisserie gagne en éclat
et en durée ce qu’elle perd en excès de finesse et
de délicatesse. Elle gagne aussi en rapidité, car
le travail simplifié s’exécute plus vite, et la
moyenne annuelle de la production d’un artiste
est actuellement de 1 m. 50 contre la moyenne
ancienne d’un mètre.
De plus, et c’est là ce qui constitue le plus
grand profit pour l’art, la tapisserie n’est plus un
faux tableau, un pastiche édulcoré de la pein-
ture, comme les portraits qui garnissent la galerie
d’Apollon et qui paraissent fades entre les reliefs
de leurs cadres ; elle est redevenue l’élément
décoratif libre et puissant qui fit tant d’honneur
aux belles époques dont la science éprouvée et
l’énergique initiative de M. Guiffrey ont su si
heureusement se souvenir.
(A suivre.) Pierre CALMETTES.
LE DON DE M. PAUL MEURICE AU CABINET DES ESTAMPES
« L’amitié rapproche les absents,
richesses aux pauvres, de la force
aux faibles, et, ce qui est plus mer-
veilleux encore, fait vivre les morts ;
tellement le culte, les souvenirs, les
regrets qui s’attachent aux amis sont
vivants. De sorte que cette piété, qui
semble rendre heureuse la mort des
uns, fait l’honneur de la vie des
autres. »
Ces quelques lignes, que je relis
aujourd’hui dans le beau dialogue
de Cicéron sur l’amitié, me semblent
convenir admirablement au sujet
qui nous occupe : la collection des
images, des portraits, de toute l’ico-
nographie de A’ictor Hugo, rassem-
blée avec le soin le plus fraternel
par M. Paul Meurice, et léguée par lui
thèque nationale.
donne des | Certes, une amitié aussi forte, aussi parfaite que
celle qui a uni les deux illustres
écrivains, une amitié qui dure éter-
nellement, par delà la mort, c’est
véritablement un don du ciel, un
bien incomparable, qui ne s’acquiert
que par la vertu, et qui ne se peut
goûter qu’entre gens de bien.
Comme il garde en son cœur le
souvenir de son cher et grand ami,
M. Paul Meurice s’entoure de tous
les monuments, de toutes les images,
de toutes les choses qui lui parlent
de lui.
En l’hôtel de la rue Fortuny, c’est
Victor Hugo qui habite, qui vit, qui
respire, car le maître de la maison
possède encore cette vertu si rare,
et si charmante: la modestie. Il s’efface partout,
lui vivant, devant le mort. Quand il pense, quand
Victor Hugo.
Charge de Daumier (1849).
à la Biblio-
LE MAGASIN PITTORESQUE
231
Portrait de Victor Hugo,
Par Devéria (1820).
il écrit,
Victor Hu-
go est tou-
jours pré-
sent, et la
collabora -
tion existe
encore, et
l'harmonie
n’a jamais
été brisée.
M . Paul
Meurice,
aujourd’hui
grâce à de
laborieuses
recherches,
est parvenu
à réunir,
sur la vie entière de son ami , tous les documents
intéressants; il a fréquenté les ventes, il a
disputé aux marchands les estampes, les gra-
vures, les photographies, les journaux illustrés
qui rappelaient la figure de Victor Hugo; il
s’est rendu acquéreur des collections spéciales
qu’avaient, de leur côté, recueillies MM. Henry
Girard, Aglaüs Bouvenne, PaulBeuve.
Et quand il se fut rendu maître de cette
iconographie d’un prix pour lui inestimable, il
s’occupa de classer méthodiquement tous ces
souvenirs. De son trésor, M. Meurice a fait trois
parts : la plus belle, qui comprend les pièces les
plus rares, constitue en quelque sorte un véritable
Musée Hugo ; les deux autres, qui sont jumelles,
sont une réduction et une reproduction de la
grande ; c’est une de ces deux parts que M. Paul
Meurice vient, ces jours-ci, de léguer au cabinet
des estampes de notre Bibliothèque nationale.
M. Henri Bouchot, l’érudit conservateur de ce
cabinet des estampes, est
venu lui-même prendre
possession de son lot; il
s’est aussitôt préoccupé de
faire relier cette collection
qui bientôt, sous la forme
de cinq énormes volumes,
sera mise à la disposition
du public.
Grâce à l’obligeance de
M. Bouchot, j’ai pu par-
courir, toute une matinée,
avant son départ pour la
reliure, cette « Vie de Hugo
illustrée » ; et je ne me suis
pas ennuyé un seul instant
à contempler ces photo-
graphies, ces portraits, ces
charges, ces croquis.
Mais je ne puis pas [don-
ner ici l’énumération de
toutes les pièces de cette
Victor Hugo en 1852.
(Photographie de Frank.)
collection (elles sont un millier). Je ne puis que
transcrire les quelques notes que j’ai prises en
feuilletant ces images, et vous signaler celles qui, à
mon humble avis, sont plus particulièrement in-
téressantes.
C’est d’abord le portrait du jeune Hugo par
Devéria (1829) ; puis la reproduction du buste de
Victor Hugo par David d’Angers; c’est aussi un
bien amusant croquis que Prosper Mérimée prit
Victor Hugo et scs petits-enfants (Georges et Jeanne) dans le jardin de Guernescy.
(1878.)
232
LE MAGASIN PITTORESQUE
de son illustre collègue aune séance de l’Académie
en 1840 : l’immense front du poète est déjà re-
marqué par la caricature ; je note ensuite un joli
dessin d’après nature par Vierge, encore des char-
ges de Hugo, celle de Dantan jeune (1838), celle
de Benjamin Roubaud (1842) et celle de Dau-
mier (1849). J’allais oublier un portrait de Victor
Hugo adolescent (vingt-trois ans à peine) ; ce por-
trait n’est pas signé:
il mérite pourtant de
l’être ; le jeune poète,
qui était alors ultra-
royaliste, porte à sa
boutonnière un ordre
de Saint-Louis; la
physionomie de Hugo
alors était celle d’un
tout jeune homme:
c’est le moment où un
agent le menait au
poste en l’appelant
«jeune collégien ». Je
rencontre plus loin un
daguerréotype qui
doit être de 1848 ; c’est
un Hugo de profil, un
Victor Hugo et ses principaux partisans en 1842.
Th. Gautier, Gr. de Cassagnac, Francis Wey, Paul Foucher.
(Fragment du Grand Chemin de la Postérité, caricature de Benjamin Roubaud,
tirée de la collection romantique de M . Adolphe Jullien.)
Sur l'étendard, cette inscription : « Le laid c’est le beau. »
Hugo à la face glabre
et rebondie, un Hugo
curé de campagne.
Une autre photographie, plus récente de deux ou
trois ans, représente un Hugo presque identique,
mais vu de face, et tenant dans ses mains un
grossier chapeau de feutre; puis voici le poète
déjà vieux, les photographies de Nadar, de Carjat.
et toujours et encore les charges, celles de Gill,
d’Alfred Le Petit, et tant d’autres, dans la Lune ,
dans l’Éclipse , dans la Silhouette , dans la Cari-
cature, dans le Masque. Voici enfin le Victor Hugo
grand-père, le vieillard vénérable et majestueux :
ici il est assis et tient sur chacun de ses ge-
noux ses petits adorés, Jeanne et Georges; là il est
entouré de tousles siens, sur le seuil de la maison
de Guernesey, et ses petits-enfants se pressent
encore contre lui. Enfin, voici toutes les gravures
qui nous rappellent les derniers moments, la mort,
les funérailles, l’apothéose. Dans un autre car-
ton, se trouvent réunis des autographes, des
vues de toutes les habitations d’Hugo, etc.
Tout cet ensemble est d’un grand intérêt, et il
fautremercier bien vi-
vement M. Paul Mau-
rice d’avoir rassemblé
pour nous tous cette
volumineuse et pré-
cieuse collection.
J’ai eu, pour moi,
le plaisir de m’entre-
tenir de ce sujet avec
M. Paul Meurice, et
j e ne saurais terminer
cet article sans rap-
porter le désir que
m’exprimait, d’une
voix très douce et in-
finiment [triste en
même temps, l’émi-
nent auteur de Stru-
ensée :
« La collection que
j’ai gardée pour moi
est très importante ; elle est unique, bien entendu;
je la conserve précieusement. Je la léguerais
volontiers à l’État, le jour où on se déciderait
à créer le musée Hugo. »
M. Paul Meurice dit cela du ton de quelqu’un
qui a de fortes raisons d’être sceptique.
Nous savons bien, pour nous, que cette idée de
la création d’un musée Hugo a déjà été plusieurs
fois mise en avant et qu’elle a été fort applaudie
par le public qui veut honorer son poète : ce n’est
pas une raison pour qu’elle ne soit pas suivie d’exé-
cution. Paul DARZAC.
LARCHITEGTTJRE IDES ITIIDS
Des premiers jours d’avril aux premiers jours
de juin, l’oiseau s’occupe de l’avenir de sa race et
il se construit un foyer avec un talent qu’admi-
rent, sans l’imiter, les meilleurs élèves de nos
écoles d’architecture.
On vient de décerner des prix aux plus belles
façades des maisons parisiennes. Si les roitelets
et les chardonnerets pouvaient concourir, un im-
partial examen de leurs ravissantes demeures
en ferait d’éternels lauréats.
Mais ce n’est pas seulement pour faire admirer
des chefs-d’œuvre d’habitations rustiques que
j’emprunte quelques observations à mon Journal
de Sylvain ; je veux parler des nids en général et
les classer méthodiquement, comme si je faisais
un cours à la Sorbonne.
II me serait bien facile de saluer avec des
phrases poétiques le gracieux berceau où, dans
l’ombre des nuits, la nature tisse les blanches
ailes ; j’aime mieux m'astreindre à une classifica-
tion qui ne saurait être monotone, car tout ce qui
concerne l’oiseau intéresse, impressionne et
ravit.
Les nids en forme de coupe conviennent au
plus grand nombre de genres et d’espèces ; leur
cuvette est plus on moins profonde, leur style
LE MAGASIN PITTORESQUE
233
plus ou moins soigné, mais iis comprennent
toute une longue série de constructions solides,
depuis le château fort des aigles, des faucons et
des ducs jusqu’au refuge du corbeau, beaucoup
plus confortable que ne le ferait supposer son
aspect de fagot égaré dans les branches.
Ce nid, d’où il est souvent chassé par d’éhon-
tés usurpateurs, se compose à la base et dans le
pourtour extérieur de baguettes très bien enla-
cées, et à l’intérieur, d’un revêtement en herbes
fines minutieusement tassées et lissées. Pour
cimenter les baguettes et les herbes, le prudent
maçon a employé la terre, l’écorce d’arbre et la
mousse, et, pour entretenir la chaleur dans son
home , il y entasse de la laine et, quand il le peut,
du poil de lièvre et de sanglier. Il faut avoir,
dans cette magnifique coupe, découvert les cinq
ou six œufs vert clair, pointillés de taches brunes,
où palpitera bientôt l’espoir de la famille, pour
comprendre l’attrait de cette résidence aérienne
pour le père, la mère et les petits.
Par le nombre et la variété, les nids en herbes
viennent ensuite. Pour ceux qui les édifient, le
point capital de l’art consiste à bien fixer les
attaches, à courber des tiges et des filaments
d’herbe, de manière à former des cercles qui s’en-
lacent et des cloisons d’une épaisseur voulue.
La fauvette à tête noire nous fournit le type le
plus parfait du genre .
Celui qui croirait ne pas perdre une heure en
examinant avec soin les matériaux de cette jolie
maisonnette pourrait compter d’abord plusieurs
centaines de brins d’herbe. Il reconnaîtrait ensuite
un peu de mousse, des fragments de feuilles
sèches, quelques mèches de laine et une demi-
douzaine de crins. Ceux-ci s’enchevêtrent avec des
tiges d’herbe très fines et très lisses, et c’est
ainsique la surface intérieure prend l’aspect d’un
parquet irréprochablement entretenu, et ce qui
est plus remarquable encore, présente l’élasticité
de notre literie.
Les nids en terre sont l’œuvre non moins mer-
veilleuse des hirondelles rustiques et des hiron-
delles de fenêtre, oiseaux bénis que servent à
souhait des instincts véritablement providentiels.
La première pierre de l’édifice, c’est-à-dire la
première becquée de terre, ne peut être posée que
lorsque l’oiseau a déterminé les proportions du
nid et que lorsqu’il en a fixé sur le mur les limites
et les lignes. Au fur et à mesure qu’il étage ses
lits de terre, il doit s’efforcer, non seulement de
ne pas perdre de vue ces lignes, mais encore de
décrire la courbe qui doit fournir le cube inté-
rieur nécessaire à ses petits.
Les nids en mousse sont les constructions favo-
rites du merle, delà grive, du pinson et du char-
donnere t.
Le merle compose une garniture d’herbes très
fines et il en tapisse si complètement la paroi
que la terre ne se sent plus et même ne se voit plus.
Quant à la grive, elle a recours à un procédé dont
elle seule, parmi les oiseaux, possède le secret.
Elle cherche des fragments de bois mort, elle les
pétrit au moyen de sa salive et elle en dépose une
couche sur toute la paroi de terre. Ce léger crépi
est aussi poli que s.’il était passé sous la truelle la
plus laborieuse. La garniture extérieure de ces
deux espèces de nids est faite de mousses mélan-
gées de feuilles sèches, et c’est ainsi qu’est as-
surée la chaleur de la chambrette.
La chardonneret a une tendance à s’entourer de
luxe, aussi peut-il dire à ses enfants :
Qui oserait lui reprocher de songer avec une
fervente ambition à la bercelonnette où doit dor-
mir sa fortune ? Il n’est pas seulement un raffiné,
un sybarite : c’est le père avisé et prudent qui
connaît le proverbe : « Comme on fait son nid,
on s’abrite ».
Les nids en feuilles sont particuliers à la bé-
casse et au rossignol. D’où vient cette commu-
nauté de goûts entre une déshéritée et un artiste ?
Toujours est-il que le rossignol compose un feu-
trage parfait et que, dans leur demeure, les futurs
ténors de la clairière ne risquent pas de compro-
mettre leur précieuse santé.
Aves les nids en herbes aquatiques et en joncs
qui se trouvent sur les eaux ou sur leurs rives,
nous terminerons cette énumération forcément
incomplète. Les bords des étangs et des rivières
sont toujours furetés par des animaux de tous
genres. Si les oiseaux d’eau y avaient établi leurs
pontes, ils seraient toujours dérangés, ils seraient
souvent déLruits. C’est donc aux roseaux qu’ils
ont suspendu leur berceaux, habilement assujet-
tis, avec des attaches de toutes provenances.
Mais, quel que soit l’ordre architectonique du
nid, il est toujours placé au centre des élimina-
tions prévues, il obéit à l’inéluctable doctrine du
combat pour la vie et il reste la tradition vivante
du passé dont se débarrassent seules les sociétés
humaines. Nous faisons des maisons nouvelles, et
nous nous contentons souvent d’une invention
puérile ou d’un progrès apparent dont quelques
années ont facilement raison. L’oiseau construit
son nid comme au Paradis terrestre ou, si je dé-
passe les limites de l’histoire, comme au sortir
de l’arche de Noé. 11 se conserve, à leur abri,
malgré les guerres déloyales qu’on lui fait. Il sur-
vit aux assauts de l’enfance sans pitié qui se fait
un jeu de ses deuils, et je bénis sa précaire de-
meure, faite de racines, de feuilles, de mousse ou
de terre, mais qui assure l’éternité des chansons.
Victor NADAL.
Le cœur n’est pas fragile, il est fait d’or solide.
Plut aux dieux que, pareil à l’amphore des grès,
11 ne servît qu’un temps et fût poussière après.
Mais il ne s’use point. Ah ! douleur ! il se vide.
Sully-Prüdiiomme.
Enfants, les canons de l’ennemi sont bourrés... de croix
d’honneur jusqu’à la gueule. — Col. de Bellkfond.
234
LE MAGASIN PITTORESQUE
M
ME
GEOFFRIN
Est-il réellement de Chardin, ce portrait de
Mme Geoffrin, légué par la baronne Nalhaniel
de Rothschild au musée Carnavalet? Personne
n'oserait l’affirmer. Mais le portrait est digne
du maître et correspond à la description qu’en
fit Diderot.
La spirituelle bourgeoise s’y montre sous un jour
singulièrement aristocratique; à peine la finesse
de son sourire — un sourire de bonne-maman plu-
tôt que le « hideux » sourire de son ami Voltaire —
corrige-t-il la grâce hau-
taine de son attitude.
Elle est occupée à filer sa
quenouille, ce qui lui
permet de montrer ses
mains adorables, peintes
avec amour, des mains
de duchesse, d’une blan-
cheur accomplie, d’un
grain de peau satiné et
qui devait fleurer cette
pâte d’amandes qui était,
comme on le sait, le grand
luxe de toilette de nos
aïeules. C’est un morceau
de peinture admirable,
d’une pureté de ton ac-
complie ; le linge, les
dentelles qui entouraient
de si adorable façon la
grâce féminine d’un joli
visage y ajoutent une
note discrète, à peine in-
diquée. On sait que le
peintre voulut mettre du respect sur cette toile et
s'abstint de montrer la femme trop libre derrière
la maîtresse de maison et la femme de trop
d’esprit derrière la bourgeoise. 11 se dégage de
cette figure régulière et avenante un parfum de
bienveillance et de discrétion et la grande que-
nouille qui figure au fond du tableau est là comme
un symbole de protestation contre les accusations
de légèreté, de futilité, dont la mondaine fut ac-
cablée.
Mme Geoffrin. née en 1699, mourut à l’âge de
soixante-dix-huit ans. Son père,Itodet, était valet
de chambre de la Dauphine, ce qui ne s’alliait que
de très loin avec l’aristocratie. Son mari avait
gagné quarante mille livres de rente dans une
manufacture de glaces ; il était lieutenant-colo-
nel de la milice et s’efforça, durant sa placide
existence, de mériter cette épitaphe : « Il fut bon
époux et bon père..., et bon garde-national. » Il
faut dire un mot de cet honnête commerçant,
d’un esprit si épais que, voulant connaître Y En-
cyclopédie dont on parlait tant et qui était impri-
mée sur deux colonnes, il lut chaque ligne de la
Madame Geoffrin
première colonne avec la seconde et déclara que
l’ouvrage était incompréhensible. Aux dîners et
aux soirées que donnait sa femme, il se tenait
blotti dans un coin, muet. Quand il mourut, fin de
ses familiers demanda à Mme Geoffrin:
— Pourquoi ne voit-on plus chez vous ce vieux
monsieur qui faisait si peu de bruit?
— C’était mon mari, répondit-elle, il est mort.
Ce fut l’oraison funèbre du pauvre homme.
Mme Geoffrin était douée d’une intuition singu-
lière qui remplaçait l'ins-
truction qu’elle n’avait
pas; elle savait à peine
l’orthographe. Elle don-
nait deux dîners par
semaine, un le lundi,
l’autre le mercredi. Ses
habitués du mercredi se
reconnaissaient par une
calotte de velours qu’ils
étaient forcés de poser
sur leur tête en se mettant
à table.
Cela rappelle un peu
les innocentes fantaisies
de Mme Aubernon, morte
récemment et qui tenait
aussi un salon littéraire.
La Harpe, Diderot et
d’Alembert étaient les
intimes les plus illustres
et aussi les plus assidus
de son salon ; ils aimaient
la bonté de leur amie
qui avait des traits exquis de ce genre:
— Pourquoi le lait est-il si mauvais chez vous ?
lui dit un jour quelqu’un. Changez donc votre
crémière.
— Je ne le puis.
— Et pourquoi?
— Je lui ai donné deux vaches !
La fin de l’existence de Mme Geoffrin fut trou-
blée. Sa fille, qui détestait ses amis, les jeta à la
porte, La Harpe, Diderot et d’Alembert avec les
plus obscurs.
— Je me fais l’effet d’une poule qui a couvé une
oie, répétait la mère pour se venger.
Elle mourut chez le roi de Pologne, un de ses
anciens fidèles, à la cour duquel elle était allée se
réfugier, triste d’être éloignée de son salon, de
ses dîners et de leurs commensaux...
Et c’est peut-être la prescience de ce dénouement
qui met sur le tableau de Chardin comme une
touche de tristesse légère sur le sourire, une buée
de mélancolie sur le charme des yeux restés
jeunes.
Henri DUVERXOY.
LE MAGASIN PITTORESQUE
235
PÉDAGOGIE ANTHROPOMÉTRIQUE
Si bizarre que paraisse le titre de cet article,
nous n’en trouvons pas de meilleur pour désigner
le nouveau système d’éducation qui est expéri-
menté, depuis quelques mois, dans les principaux
établissements scolaires de Chicago, la grande ri-
vale de New-York en fait d’innovations originales.
Et vraiment très originale est l’idée qu’a eue le
Board of Education — autrement dit le Conseil
supérieur des écoles, lycées, académies et collèges
— de Chicago, et qui consiste à soumettre les
jeunes élèves des deux sexes aux diverses épreuves
anthropométriques préconisées par M. Bertillon
pour la recherche et l’identification des criminels !
L’objet de cette mensuration est de déterminer
exactement les capacités physiques et physiolo-
giques de l’enfant, afin de diriger ses études con-
formément aux indications données. Et rien n’est
négligé pour que celles-ci soient aussi complètes
que possible. Non seulement chaque élève, fille
ou garçon, doit se présenter tous les six mois à
l’examen anthropométrique, mais encore, dans le
courant de l’année, un médecin vient déterminer,
au moyen d’appareils spéciaux, les différentes
réactions et les énergies fonctionnelles de chaque
sujet, dont il est tenu un graphique détaillé.
Voilà de la pédagogie scientifique, ou nous n’y
entendons rien...
Le jour même de son immatriculation comme
externe ou pensionnaire, l’élève reçoit une sorte
de livret, sur lequel le directeur ou la directrice
de l’établissement scolaire mentionne, outre son
nom, ses prénoms et son âge, le signalement com-
plet de l’enfant. Le médecin de l’institution est
ensuite chargé de prendre son poids, nu et ha-
billé. Puis on passe à la photographie et à la men-
suration, — absolument comme à la préfecture de
police chez nous !
Pour la mensuration, l’homme de l’art doit no-
ter lui-même sur le livret de l’élève : 1° sa hau-
teur totale, 2° celle du buste, 3° la longueur de
l’avant-bras, 4° la longueur du doigt médius, 5° le
tour de ceinture, 6° le périmètre thoracique, 7° la
circonférence du crâne, et 8° l’angle facial.
Cette première opération achevée, on procède à
l’examen des yeux et des oi’eilles. L’élève lit à
haute voix un texte imprimé en caractères plus
ou moins gros sur une pancarte placée à 3 mètres
environ de distance ; ensuite on lui donne à ras-
sortir — en nommant au fur et à mesure les cou-
leurs — une vingtaine d’écheveaux de soie de diffé-
rentes nuances. En ce qui concerne les oi’eilles,
m se borne à marquer leur degré de justesse re-
vive à l’aide d’un diapason, et la distance
noyenne à laquelle le sujet peut percevoir distinc-
tement le tic-tac d’une montre.
Pour mieux suivre le développement physique
les élèves et mettre en plus parfaite harmonie
cnrs études avec les conditions d’âge ou de santé
particulières à chacun d’eux, tous les trois mois
un inspecteur délégué par le Board of Education
vient procéder à ce qu’on appelle l’examen physio-
logique.
11 fait usage, pour ceci, d’appareils enregis-
treurs dont quelques-uns, comme le dynamomètre
et le sphygmographe, sont connus, mais dont les
autres — manuomètre, spiromètre, ergographe — -
semblent avoir été inventés spécialement en vue
des nouvelles méthodes pédagogiques.
Personne n’ignore qu’au moyen du dynanomètre
on arrive à évaluer avec une grande précision
l’effort musculaire. Quant au sphygmographe, qui
enregistre la longueur et l’intensité des pulsations
de l’artère radiale, il sert à transcrire graphique-
ment la courbe des mouvements du cœur, d’où
l’on peut tirer d’utiles indications sur le fonction-
nement de cet organe.
Le manuomètre, comportant tout un système
de ressorts ingénieusement équilibrés, permet de
déterminer la force de préhension, de torsion et
d’arrachement des muscles de la main s’exerçant
avec ceux du poignet. Il fournit en même temps
de curieux renseignements sur le degré de nervo-
sité de l’enfant.
Avec le spiromètre, on obtient la capacité exacte
de ses poumons. Formé de deux cylindres en
aluminium glissant l’un dans l’autre à frottement
doux et muni d’une tubulure appropriée, le spiro-
mètre permet de mesurer la quantité d’air prise
à chaque inspiration et d’analyser, — ceci est
considéré comme capital par les pédagogues
yankees ! — les éléments chimiques de l’air
expiré.
L’intensité de l’effluve vital, enfin, est donnée
avec certitude au moyen de l’ergographe. Ima-
ginez une caisse en palissandre dont le couvercle
serait percé d’une fente longitudinale par où passe
un anneau plat formant bague. Par l’intermédiaire
d’un fléau analogue à celui d’une balance ro-
maine, l’anneau en question soutient un poids
dont on règle la position sur la tige suivant l’âge
et la taille de l’élève à examiner.
La main de ce dernier ayant été attachée par
des courroies ad hoc sur le couvercle de la caisse,
il doit soulever, avec son doigt médius passant
dans la bague, de quarante à cinquante fois de
suite et assez rapidement, le poids suspendu au
fléau. Ces petites tractions sont enregistrées par
un stylet sur un rouleau enduit de noir de fumée,
que fait tournera la vitesse voulue un mouvement
d’horlogerie. Le tracé obtenu révèle une foule de
notions intéressantes sur la courbe de résistance
et le coefficient d’énergie du sujet!
Admirable, n’est-ce pas, cette anthropométrie
scientifique, et ne devons-nous pas aLtendre, d’une
méthode d’éducation aussi fin-de-siècle, toute une
éclosion de génies? Édouard BONNAFFE.
236
LE MAGASIN PITTORESQUE
LE MUSÉE BOER A PRETORIA
« Au moment où nos Burghers se battent coura-
geusement pour le pays et le peuple, qu’ils me
permettent de leur rappeler notre Musée na-
tional. Je fais appel à leur patriotisme pour es-
pérer qu’ils n’oublierontpas de rapporter de leurs
campagnes des reliques intéressantes, telles que
drapeaux, lances, casques, épées, etc. Ces objets
ont leur place marquée dans notre musée, car ils
montreront à la postérité au prix de quelle vail-
lance et contre quelles cruelles inventions de nos
ennemis nous avons conquis notre liberté. »
Ainsi écrivait, dans un journal répandu du
Transvaal, le directeur du Musée national de
Prétoria, le Dr Gunning, un mois après le com-
mencement delà guerre anglo-boer actuelle.
Ceux qui seraient tentés de sourire de la belle
confiance du Dr Gunning et de l’importance que,
même en ces temps de suprêmes préoccupations,
il attache à son musée, ne savent pas ce que ce
monument représente pour les Boers. Le musée de
Prétoria, avec ses souvenirs, est plus qu’une
curiosité : c’est toute l’histoire de ce peuple qui
n’en lit point d’autre. Ces vestiges du passé
apprennent aux Boers les premières luttes des
hardis envahisseurs, leur exploits, leurs difficul-
tés, — leurs victoires. C’est le reliquaire de toutes
leurs traditions héroïques, ce sont les archives de
la nation. Les souvenirs historiques qui y sont
rassemblés sont l’orgueil et le stimulant des
Boers, et un puissant facteur de leur farouche
patriotisme, en entretenant leurs querelles de
race, leurs haines politiques et en glorifiant les
prouesses de leurs braves.
Le musée, caché en un coin retiré de Prétoria,
contient, comme tout musée qui se respecte,
l’habituel assortiment de serpents en bocaux,
d’oiseaux empaillés, de crânes moisis, et l’inévi-
table momie. Maistoutcela ne signifie pas grand ’-
chose pour le Boer ; ses regards, indilï'érents, ne
s’y arrêtent guère, tandis qu’il s’exalte devant une
relique de bataille.
Un habitant de Johannesburg, chassé de chez
lui par la présente guerre, raconte, dans le Strand
Magazine, avec quel ardent intérêt les fils des
plaines sud-africaines, de passage à Prétoria,
contemplent et commentent les objets exposés au
musée. Ce que l’on remarque tout d’abord, c’est
leur haine contre les Anglais qui s’associe à
toutes leurs idées et se manifeste à chaque occa-
sion.
Le premier objet qui frappe la vue, en entrant
au musée, est un beau modèle de bateau anglais
dont sir Donald Currie avait fait présent au pré-
sident Kruger. Voici la conversation de trois Boers
dont l’auteur de ces lignes a été témoin : « Tenez !
disait un vieux aux deux autres, regardez un de
ces navires sur lesquels les Rosincks (sobriquet
des Anglais, signifiant cou-rouge) s’en vont sur la
mer. » Un grognement significatif accueillit cette
observation. Mais la vue d’un gros vautour em-
paillé suspendu au plafond dérida la figure
sombre de l’un deux, et il répondait de sa voix
gutturale: « Oui, mais voilà l’oiseau de proie qui
les dévore, quand nous les avons abattus sur la
plaine. — Et voici le revolver de Jameson»,
s’écriait triomphalement le troisième.
Le gardien hollandais a, depuis, confidentielle-
ment avoué au visiteur de Johannesburg que ce
revolver n’était pas celui de Jameson, mais que, au
moment du raid, il avait été rapporté de Johan-
nesburg et placé au musée pour impressionner le
public. « Mais tout le reste est authentique! » —
s’est-il hâté d’affirmer. Et il montrait avec fierté
la selle de Jameson qui s’étale, dans la petite salle
suivante, entre des squelettes de poissons et des
lances cafres : « Elle est en bon état, dit le gardien,
et Dr Jim pourrait bien y remonter un jour ! »
On trouve, sur un mur de la même salle, un
excellent portrait du président Kruger, fait en 1870.
D’une figure énergique et pensive, il semble sur-
veiller ces reliques et défier une énorme tête de
lion, « le lion britannique », qui lui fait vis-à-vis
dans une vitrine.
Les objets les plus intéressants du musée sont,
sans conteste, les souvenirs des ancêtres-pion-
niers des Boers d’aujourd’hui. Mieux que leurs
rares historiens, ces témoignages touchants et pa-
thétiques disent les souffrances et les privations
des pèlerins au temps où, sans patrie, ils erraient
dans les vastes déserts. Voici une grosse bible,
ayant appartenu à Piet Retief, un des chefs de la
grande invasion de 1814. C’est un lourd volume
au texte hollandais, avec des illustrations extra-
ordinaires, d’un réalisme effrayant.
Mais le trésor le plus précieux et le plus pieuse-
ment gardé est un vieil almanach qui a dû rendre
d’inestimables services aux Bédouins-Boers perdus
dans les plaines sans bornes, loin de toute de-
meure humaine. Cet almanach est tout simple-
ment un carré de planche noire, large de deux
pieds. En haut, une ligne horizontale de sept ma-
juscules indique, par leurs initiales, les septjours
de la semaine ; à gauche, plusieurs rangées verti-
cales de petits trous numérotés, au nombre de
trente et un, représentent les jours du mois, et
une autre rangée verticale de douze petits trous
accompagnés chacun du nom du mois, occupe le
milieu de la planche. Le nombre de jours de
chaque mois est marqué, après les noms des mois,
en une ligne verticale à droite. Aucune trace des
années bissextiles ne s’y trouve. Trois crans appli-
qués aux noms du mois, du quantième et du jour,
servaient à indiquer une date à première vue.
Les autorités de Prétoria tiennent cet almanach
LE MAGASIN PITTORESQUE
237
en grande estime et un fac-similé en a été fait
pour notre Exposition.
Plus loin, après une vieille chaise boer de di-
mensions exagérées, on rencontre le souvenir mé-
lancolique d’une triste histoire : c’est le revolver
du colonel Anstruther, fusillé à Bronkhorst Spruit
en 1880. A côté, un livre de prières troué par une
balle et pris dans une maison pendant le siège de
Potchefstroom rappelle les annales tragiques de
la guerre d’indépendance. Un autre et formidable
témoin de cette sombre époque est un vieux
canon particulièrement choyé et très populaire
sous le nom de : OUI Geiki. Il est monté sur une
partie de wagon et feraitune étrange figure à côté
des armes boers de nos jours, d’une perfection
si raffinée. Old Geiki a cependant vaillamment fait
son devoir pendant la guerre de Potchefstroom
en 1881. « Chaque fois qu’on le faisait partir,
expliquait le gardien, le recul le renvoyait voler
en arrière sur le tronçon de wTagon. »
Un exemple étonnant d’ingéniosité militaire
est un autre vieux canon entièrement construit
avec des bandes de fer provenant de roues de
wagon. Comment les Boers sont arrivés à souder
ensemble ces bandes de fer et par quel moyen ils
ont réussi à faire fontionner cette pièce d’artil-
lerie peu ordinaire, est un mystère.
Une grosse mitrailleuse au milieu d’un autre
groupe de canons est un présent qu’en 1870 l’em-
pereur d’Allemagne fit au président Burgers.
Deux tambours, l’un rond et plat, l’autre long
et mince, sont des trophées de victoires rem-
portées sur les tribus indigènes ; ils proviennent
de la guerre contre Malaboch et Magato.
Si, un peu plus loin, le visiteur considère des
bank-notes de six centimes du Transvaal et des
<( bons pour trois centimes » de l’État libre
d’Orange, il ne pourra pas s’empêcher de se faire
une pauvre idée de l’état du Trésor il y a trente ans,
lorsque les exploitations modernes n’avaient pas
encore empli les coffres-forts et troublé la paix
arcadienne de Prétoria ou de Potchefstroom.
Au milieu de tant d’objets curieux, une petite
feuille de papier jaunie et fripée n’est pas le moins
éloquent. Ç’est une lettre datée de 1795 et adressée
par un vieux stadholder à sa « chère etbien-aimée
épouse ». C’était pendant l’expédition du gouver-
nement anglais coutre la Compagnie hollandaise
des Indes orientales, à la suite de laquelle les
Hollandais durent se rendre et abandonner Cape-
town après une occupation de cent quarante-trois
ans. Voici en quels termes le vieux guerrier
écrivait à sa femme :« Nous vivons en des temps
bien critiques. Les Anglais nous somment de nous
rendre, mais le vieux gouverneur a dit que ce ne
serait pas. Il ne nous reste donc qu’à nous pré-
parer à de sanglants conflits. — Veille bien sur les
enfants, dans le cas où je ne i'eviendrais plus... »
Ne dirait-on pas que ces lignes sont datées
d’aujourd’hui ?
Thérèse MANDEL.
L’ÉDUCATION D’UN OISEAU
Soleil aux deux, joie à la terre!
Chaque arbre passe un manteau neuf;
Nul pinson n’est célibataire
Et nul chardonneret n’est veuf.
Avril marie, au bout des branches
Où les nids font de hauts manoirs,
Tourterelles en robes blanches
Et rossignols en habits noirs.
« Oui » semblent dire les oiselles
Au fond des bosquets hasardeux ;
Et quatre à quatre vont les ailes
Sur les gens qui vont deux à deux.
Et puis, les cloches des bruyères
Avec leurs menus carillons
Sonnent, sonnent dans les clairières
Mille baptêmes d’oisillons.
Et quand les oisillons candides
Ont la force d’ouvrir les yeux
Et peuvent voir les bois splendides,
Les champs, les fleurs, les eaux, les deux,
Oh ! leurs parents, en belles proses
Que nul savant ne comprendrait,
Leur expliquent l’azur, les roses.
Les étoiles et la forêt.
Puis, ce sont des apprentissages :
Leçons de chant ou de maintien,
Que les petits oiseaux très sages
Écoutent en s’appliquant bien.
« Cuic! » dit la maman la première;
« Cuic ! » répète chaque oiselet
En zézayant à sa manière
Un peu moins à chaque couplet.
Cuic! cuic! — et le petit élève
De cuic en cuic apprend le chant
Qu’on dit à l’aube qui se lève
Et qu’on dit au soleil couchant.
Ensuite, on le prend, on le pousse;
Il fait son premier pas, il va
Et vient au bord du nid de mousse
Où sa mère hier le couva.
Il veut voler, mais le vertige
Le saisit. Le ciel est si grand!
Il voit son père qui voltige
Pour lui montrer comme on s’y prend.
Et par un matin où la brise
Balance le vieux nid quitté,
Il part dans l’azur qui le grise,
Il part, il vole dans l’été.
Et dans un mois, fringant, prospère,
Le cœur joyeux, l’œil ébloui,
11 ne connaîtra plus son père
Qui ne pensera plus à lui.
Et ses fils l’oublieront de même
Quand ils pourront voler aux champs !...
Oiseaux, la nature vous aime,
Bénissez-la dans tous vos chants.
Nous, il nous faut toujours connaître,
Simples hommes faits pour souffrir,
Les nids qui doivent disparaître,
Les mères qui doivent mourir.
Jean RAMEAU.
238
LE MAGASIN PITTORESQUE
L>ES OLIVIERS fANTOMES
« J’espère, écrivait George Sand vers 1838, que
le Magasin Pittoresque , cet amusant et infati-
gable vulgarisateur des merveilles de l’art et de
la nature, se mettra en route un beau matin pour
nous rapporter quelques échantillons de premier
choix des oliviers de Ma-
jorque. »
11 m’est donné de pouvoir
réaliser, dans cette revue
que l’illustre écrivain avait
désignée lui-même, ce vœu
exprimé voici déjà soixante-
deux ans.
L’aspect de ces arbres
mystérieux m’avait vive-
ment frappé, durant mon
premier voyage à M aj orq ue ,
mais, pressé par le temps,
je m’étais borné à leur sa-
crifier quelques lignes dans
mes lies oubliées. Depuis,
j’ai eu le loisir de les étu-
dier de près, de les suivre
en quelque sorte dans leurs
allures et leurs silhouettes
fantastiques que modifient
les effets de lumière aux
différentes heures du jour.
Et des soirées entières
même, par la lune, sous
leurs frondaisons pâles,
j’ai cru errer au milieu d’un
peuple de fantômes. J’ai
éprouvé l’impression du
poète majorquin com-
parant ces oliviers à des
légions de dragons ou de
monstres qu’une antique malédiction aurait
« cloués » au sol :
Drachs qu’antiga maldicciô
ClaucL en terra...
D’ailleurs, comme nous le verrons, les croyances
populaires s’accordent avec la pensée du poète
majorquin au sujet de la malédiction originelle
qui pèserait sur eux.
Je me demande si la nature du terrain dans
lequel ils plongent leurs racines n’a pas une
influence directe sur le développement anormal
de leurs formes, car, chose singulière, les monstres
sont rarement isolés; ils se groupent et occupent
ensemble certains espaces. Ailleurs, convulsés,
l'er la foscura
Prenen de monstres la figura
Semblan iegiô
De Drachs qu'antiga maldicciô
Claviis en terra...
Miguel Costa.
bizarres, ils ne présenteront pas ces lignes extra-
vagantes qui arrêtent et stupéfient le passant.
Au printemps l’émondeur, auquel la peau de
chèvre qui le recouvre donne l’apparence d’une
bête, grimpe sur les vieux troncs pour tailler et
rogner les brindilles su-
perflues, et l’on dirait un
animal inconnu s’agitant
dans le feuillage. Lorsque
sa mélopée s’exhale à tra-
vers les branches, il semble
que l’arbre monstrueux s’est
mis lui-même à chanter.
Et ces chants, aux modula-
tions arabes, de caractère
parfois sauvage, s’harmo-
nisent bien avec l’étrange
scène :
Jo no se que tienen, madré ,
Las flores del campo santo,
Quando las menea el viento
Parece que estan llorando...
Je ne sais ce qu’ont, mère,
Les fleurs du cimetière,
Lorsque Je vent les agite
Elles semblent pleurer.. .
Parfois c’est un cri déchi-
rant, lancé tout à coup
d’une voix rauque :
Me mor ü... me mori !...
« Je meurs, je meurs!... »
A Majorque tous les tra-
vaux se font en chantant.
Le laboureur chante en
dirigeant devant lui la
charrue traînée par des
mules ; le berger chante ou
joue de la flûte, comme les
antiques pasteurs de l'Hellade, en gardant son
troupeau; les femmes chantent, soit en raccom-
modant les filets sur le seuil des portes, soit en
se livrant, dans les bois, à la cueillette des oli-
ves. Souvent je les ai rencontrées en bandes
joyeuses, vêtues de jupes aux vives couleurs, por-
tant un petit panier à la main, tournant autour
des arbres à la recherche des olives en chan-
tant de jolies copias de malaguenas. Spectacle
bien inattendu que celui de ces jeunes filles
brillantes comme des fleurs, accroupies sous les
oliviers convulsionnés, aux figures de monstres.
« Ces arbres tordus vous intéressent, stefior,
me disait un jour le vieux garriguero (garde fo-
restier) de Son G aal. Certainement vous ne con-
La bête couronnée.
LE MAGASIN PITTORESQUE
230
naissez pas les plus curieux. Si vous voulez
m’accompagner vers les pentes de Son Moragues
vous les verrez. »
Je le suivais et nous quittions le manoir de Son
mineux papillons, voltigeaient de toutes parts et
retombaient sur le sol tout éclairé de ces virginales
lueurs.
Le sentier que nous suivions traversait des
Fantôme sous la lune.
Gual. C’était par un beau jour de la mi-février,
nous allions sous les amandiers en fleurs... On
eût dit, en levant les yeux, qu’une neige rose
s’échappait en tremblant du ciel bleu. Et c’était
troublant, cette chute de neige sous les rayons
d’un radieux soleil. Lorsque la brise effleurait les
branches, les pétales détachés, en nuées de lu-
champs de fèves en fleurs d’où s’exhalait un doux
arôme ; çà et là des enfants frappaient sur de vieux
ustensiles de ménage et poussaient des cris aigus
pour chasser les oiseaux : « C’est qu’ils mangent
les fleurs », disait le garriguero.
Les moineaux se nourrissent de fleurs, par ces
premiers jours printaniers, à Majorque!...
240
LE MAGASIN PITTORESQUE
vitrM*
N’est-ce point un rêve de paradis?
Nous nous engagions bientôt dans un bois d’oli-
viers que je connaissais déjà et nous gravissions
des pentes pierreuses, au sol maigre.
Sans que le garriguero m’eût prévenu, je voyais
subitement se dresser devant moi un olivier d’as-
pect fantastique, sorte d’animal couvert d’écailles,
convulsionné, effrayant. Un énorme serpent l’en-
serrait de ses anneaux
et plongeait, avec avi- ^
dité, sa tête livide dans
ses entrailles. Le gar-
riguero, satisfait de
ma surprise, me con-
sidérait. Puis il m’in-
vitait à m’asseoir sur
un paquet de racines
noueuses qui ram-
paient sur le sol. De
toutes parts alors, au-
tour de nous, je vis
s’agiter comme un peu-
ple de fantômes.
« On raconte, dans
nos veillées, me disait
mon guide, que ces
arbres ne portèrent
pas toujours l’olive et
n’abritèrent point les
merles et les grives
comme aujourd’hui.
Ilsfurent, comme nous,
des êtres vivants, mais
si méchants que Dieu
les punit en les chan-
geant en pierre. Voyez,
leur écorce n’est-elle
point pareille au ro-
cher? Elle est rugueuse
et dure comme lui et
de même couleur grise.
« Mais, continua-t-il,
ne se contentant pas de
leur faire expier leui’s
méfaits par cette trans-
formation, Dieu voulut les rendre utiles, les obli-
ger à faire du bien , c’est peu t-être ce qui les a châ-
tiés le plus, et il changea leur sang en sève. Mais
cette sève, qui monte dans leurs veines au prin-
temps, éternellement les tourmente. Les branches
à ce moment deviennent cassantes. La violence du
vent les arrache, tandis que l’hiver, lorsqu’ils sont
de pierre, les vents les plus impétueux ne leur
causent aucun dommage.
« Ils ont certainement gardé quelque chose de
leur primitive existence, car on les entend se plain-
dre, gémir, et même crier par les jours de vent,
comme s’ils éprouvaient des souffrances. Leur sang
s’est écoulé dans les profondeurs de la terre et,
par les grandes pluies, l’eau des sources, dans les
pentes de Son Moragues, jaillit toute rouge.
Cauchemar.
« Personne ne peut déterminer leur âge; voyez,
des rejetons vigoureux s’échappent souvent d’un
tronc durci qui semble mort; sûrement ils ont
plus de mille et mille ans. Ce serait à croire qu’ils
datent de l’origine du monde, comme beaucoup
le prétendent. »
J’apprenais qu’à Majorque l’olivier est resté,
comme dans l’antiquité, l’arbre mystérieux et
sacré. C’est le vieux
prophète des bois. Il
est pai’tout le symbole
de la paix et les poètes
anciens nous disent que
les gracieuses nym-
phées dansaient des
rondes sous leur trem-
blant feuillage.
A Majorque, lorsque
le vent retrousse leurs
feuilles, les oliviers
rugueux, chargés d’ans
qui, pensifs, semblent
s’acheminer au bord
des routes, secouent
une chevelure d’ar-
gent. Sous les rayons
de la lune, frisson-
nants à la moindre
brise, ils sont vague-
ment lumineux, trans-
parents, des broderies
légères dessinent leurs
silhouettes; on les di-
rait faits d’une pluie
d’étincelles.
Nous étions donc
assis sur des racines
noueuses au milieu
d’oliviers monstrueux
qui de toutes parts tor-
daient leurs troncs,
leurs branches et leurs
racines. Je voyais un
escargot géant traî-
nant sa coquille au
pied’ d’un arbre, laissant derrière lui un lui-
sant sillon de bave. C’était ensuite une sorte de
cauchemar, un animal presque humain, s’effor-
çant de soulever un être difforme qui tordait
ses bras en poussant des cris de terreur. Plus loin,
Daphné, le corps rejeté en arrière, voyait, avec
effroi, ses bras s’allonger en branches feuillues;
une bête, aux jambes difformes, abaissait son
front sauvage chargé d’une couronne surmontée
d’un cimier. Puis un tronc, percé de petites ou-
vertures régulières, formait comme un prodigieux
nid de guêpes qu’auraient surmonté des ornements
en stuc pareils à ceux des mosquées ; Paul et Vir-
ginie couraient sous la rafale, abrités par la jupe
relevée de la jeune fdle ; Andromède, rivée au ro-
cher, tremblait devant un monstre; un sphinx ac-
LE MAGASIN PITTORESQUE
241
croupi considérait, impassible, cette scène. Ailleurs
des dauphins s’ébattaient; Laocoon et ses fils
s’efforcaient de se dégager des étreintes du ser-
pent; des éléphants aplatissaient leur trompe sur
le sol et la Vénus de Milo s’élevait, en sa pâleur
de marbre, sous les frondaisons mystérieuses.
Partout, en grand nombre, des êtres informes,
des évocations de cauchemar rampaient, se dres-
saient, se tordaient ou
s’enlaçaient, mornes ou ,
échevelés, livrés à leurs \)
bestiales fureurs ou à
d’étranges caresses.
Le soleil à son déclin
modifiait les masques, les
formes, les attitudes. Par-
fois un œil qui m’épiait
s’éteignait tout à coup,
tandis qu’un autre s’allu-
mait. En approchant, le
charme d’habitude était
rompu et parfois une fi-
gure se trouvait remplacée
par une autre, d’aspect
tout différent.
Nous avions repris le
chemin du manoir et le
garriguero me faisait re-
marquer que les troncs,
généralement larges et
courts, décomposés par
lage, se sont ouverts du
haut en bas jusqu’aux
racines, laissant un grand
vide sous lequel souvent les hommes et les ani-
maux passent aisément.
Le centre de l’arbre a donc disparu et le faîte n’est
plus soutenu que par des fragments. Ces fragments,
dans lesquels la sève a continué de circuler, se
sont développés isolément et, par une lente pro-
gression du dehors au dedans, ont fini par recou-
vrir et cicatriser les blessures que la disparition
du corps central avait laissées. C’est pourquoi,
autour de l’espace précédemment occupé par le
puissant tronc d’arbre lui- même, nous voyons une
infinité de jeunes troncs de plus petite dimension
qui, décharnés, tordus et emmêlés adoptent les
formes les plus capricieuses, les plus étranges et
revêtent l’aspect de figures d’hommes ou d’ani-
maux d’un caractère parfois saisissant.
Les spécimens, dessinés d’après nature, que je
donne ici n’ont pas été exagérés, tout invraisem-
blables que leurs formes puissent paraître. J’ai
suivi scrupuleusement les lignes qui se présen-
taient à mes regards.
Et d’ailleurs, afin qu’aucun doute ne puisse
subsister à ce sujet dans la pensée du lecteur, voici
ce que dit George Sand, à leur sujet, dans Un
Hiver à Majorque :
« Rien n’égale la force et la bizarrerie de formes
de ces antiques pères nour-
riciers de Majorque. Les
Majorquins en fontremon-
ter la plantation la plus
récente au temps de l’oc-
cupation de leur île par
les Romains. C’est ce que
je ne contesterai pas,
ne sachant aucun moyen
de prouver le contraire,
quand même j’en aurais
envie, et j’avoue que je
n’en ai pas le moindre
désir. A voir l’aspect for-
midable, la grosseur dé-
mesurée et les attitudes
furibondes de ces arbres
mystérieux, mon imagi-
nation les a volontiers
acceptés pour des contem-
porains d’Annibal. Quand
on se promène le soir
sous leur ombrage, il
est nécessaire de bien se
rappeler que ce sont là des
arbres ; car si on croyait
les yeux et l’imagination, on serait saisi d’épou-
vante au milieu de tous ces monstres fantastiques,
les uns se courbant vers vous comme des dragons
énormes, la gueule béante et les ailes déployées ;
les autres se roulant sur eux-mêmes comme des
boas engourdis; d’autres s’embrassant avec fureur
comme des lutteurs géants. Ici c’est un centaure
au galop, emportant sur sa croupe jenesais quelle
hideuse guenon ; là un reptile sans nom qui dévore
une biche pantelante, plus loin un satyre qui danse
avec un bouc moins laid que lui ; et souvent c’est
un seul arbre crevassé, noueux, tordu, bossu, que
vous prendriez pour un groupe de dix arbres
distincts, et qui représente tous ces monstres di-
vers pour se réunir en une seule tète, horrible
comme celle des fétiches indiens, et couronnée
d’une seule branche verte comme d’un cimier. »
Gaston VUILL1ER.
CULTURE DES MERS : A RCACHON
Le bassin d’Arcachon est le plus grand centre
de production huîtrière; c'est là que s’approvi-
sionnent principalement les éleveurs d’Angleterre,
d’Espagne et de France, car il ne faut pas con-
fondre les producteurs avec les éleveurs ; ces der-
niers achètent aux producteurs d’Arcachon les
jeunes huîtres pour les placer dans des bassins
plus favorables à l’engraissement et les livrer
LE MAGASIN PITTORESQUE
9/,9
ensuite à la consommation, tandis que les par-
queurs d’Arcachon s’occupent de la reproduction
de l’huître et vendent aux éleveurs, sur une vaste
échelle, le naissain , faisant pour ainsi dire le
commerce de graine animale. On a essayé d’éta-
blir des ruchers d’élevage à d’autres endroits, en
Bretagne et principalement à Noirmoutiers ; mais
c’est Arcachon qui reste le grand producteur. La
forme du bassin, son étendue (quinze mille hec-
tares), sa température, tout contribue à cette
supériorité.
Au commencement du siècle, existaient dans
le bassin des bancs naturels d’huîtres. C’étaient
des huîtres océaniques, Ostrea edulis, dont l’es-
pèce, originaire d’Arcachon, se nomme G navette ;
on expédiait chaque année cinq mille charrettes
chargées chacune de soixante paniers; le panier
contenait 210 huîtres et se vendait 75 centimes.
En 1840, le préfet maritime dut envoyer un
navire stationner pour empêcher le pillage des
bancs.
En 1854 furent faites les premières concessions.
En 1857, vingt établissements existaient dans
le bassin. En 1860, on expédiait 19 millions
d’huîtres pour 28000 francs.
En 1870, on exploitait 480 parcs produisant
195 millions d’huîtres vendues 4 800000 francs.
Enfin, aujourd’hui, on compte plus de 6 000 parcs
et près de 500 millions d’huîtres .
L’huître est un mollusque androgyne et se fé-
condant lui-même; chaque sujet produit des
milliers d’œufs. Les petits ou 'naissains flottent
dans l’eau au hasard des courants et finalement
s’accrochent à un rocher où ils se fixent et désor-
mais passeront leur vie. C’est en observant cette
loi qu’on eut l’idée d’offrir aux naissains un
point d’appui» artificiel ; on choisit la tuile, non
pas la tuile plate qui serait difficile à ramasser,
mais la tuile faîtière qui est convexe, longue
de 50 centimètres, large de 20, facile à poser
et à relever et qui offre au naissain un asile
aussi bien sur sa convexité que dans sa concavité.
Le Dr Kemmerer eut l’idée, vers 1850, d’en-
duire cette tuile d’un ciment composé de chaux
hydraulique et de mortier de sable pour faciliter
le détroquage ou enlevage de la jeune huître.
Le naissain paraît en juin-juillet; un mois
avant environ, en mai, les parqueurs placent les
tuiles dites collecteurs : on ne les place pas avant,
parce que, mises trop tôt, elles se saliraient et le
naissain ne s’y placerait pas volontiers. Le ha-
sard des courants favorise un parc plutôt qu’un
autre ; on voit des parcs dont chaque collecteur
est couvert de naissains, tandis que le voisin en a
beaucoup moins. Une tuile peut se couvrir de
300 petites huîtres.
Au mois de février suivant, ces huîtres embryon-
naires ont atteint la taille d’un centimètre de dia-
mètre, soit l’aspect d’une pièce de 50 centimes.
Chaque parqueur rassemble alors ses ouvrières,
les fait relever les tuiles avec soin et procéder à
l’opération du détroquage. L’ouvrière, avec un
petit couteau spécial non coupant, détache les
petites huîtres de la tuile; c’est ici que le ciment
joue son rôle : la coquille de cette jeune huître
est tellement mince qu’elle se briserait souvent si
on voulait l’arracher d’un corps dur auquel elle
adhérerait, tandis que l’ouvrière fait venir un peu
de ciment avec l’huître, ce qui protège la coquille
inférieure. Les tuiles sont grattées, nettoyées et
mises de côté pour la saison suivante. On lave
alors les petites huîtres pour les reporter sur les
parcs, mais ces jeunes élèves sont d’une délica-
tesse extrême ; leur coquille, d’une grande minceur,
ne les défendrait pas suffisamment contre leurs
ennemis, ou plutôt leurs amateurs, qui sont nom-
breux dans l’eau de mer : les crabes, certains
squales, le rouget, le thon, le rousseau, la cre-
vette rose, le bigonneau-perceur, la moule, lever
marin, l’astérie (étoile de mer), sans compter qu’à
marée basse, elles ont d’autres chasseurs parmi
les oiseaux échassiers, dont l’un, nommé huitrier,
est un ennemi redoutable. Le parqueur, pour parer
à ces dangers, place ses petites huîtres dans des
sortes de cages en toile métallique, qu’on nomme
ambulances.
Les jeunes huîtres, remises dans le parc et pro-
tégées par la toile métallique, prospèrent à l’abri
des attaques dans ces ambulances, où elles restent
cinq à six mois ; désormais la première enfance
fragile est passée, elles ont de la consistance, on
les répand dans le parc librement et à l’âge d’un
an elles ont atteint la taille de 5 centimètres de
diamètre. Elles ne sont pas encore comestibles,
mais elles sont assez robustes pour supporter un
voyage et un changement de milieu : le rôle du
producteur est terminé, celui de l’éleveur va com
mencer.
Ceux-ci viennent eux-mêmes acheter sur place:
le parqueur n’a pas à se déranger ; le cours s’éta-
blit rapidement : 6, 8, 10 francs le mille, sui-
vant les années ; les ouvrières trient, emballent,
et les jeunes huîtres partent dans les centres
d’élevage où, parquées ànouveau, elles engraissent
et souvent prennent une teinte verte et une saveur
fort appréciées des gourmets (bien qu’au fond ce
changement ne soit qu’une maladie comme l’hy-
pertrophie du foie des volailles engraissées artifi-
ciellement]. Elles prennent alors le nom du pays
d’élevage, comme par exemple Marennes, bien
qu’elles soient nées à Arcachon.
Les parcs s’obtiennent par concession de l’État;
tout Français peut faire une demande ; lorsqu’elle
est agréée, un géomètre spécial est délégué,
accompagné de métreurs et du concessionnaire;
ils montent un bateau plat et vont à marée basse
mesurer le nombre d’hectares concédés. Les par-
queurs séparent leurs concessions par des piqueh
et chacun cultive à sa façon, apportant les amé
liorations qu’il croit les meilleures, tout en res-
tant dans les règles générales que nous venon;
d’indiquer.
LE MAGASIN PITTORESQUE
243
Il est bien entendu que tous les travaux se font
à marée basse ; ces travaux sont presque exclusi-
vement réservés aux femmes; l’ensemble des
G 000 parqueurs emploie jusqu a 25000 ouvrières
qui gagnent 2 francs par jour; on emploie
aussi quelques hommes pour les travaux de force :
enfoncement des piquets, dégagement des sables;
ils sont embauchés à la journée, au prix de
4 francs, et ils doivent fournir leur pelle;
mais tout le reste du travail, détroquage des
naissains, ramassage des huîtres, mise en ambu-
lances, triage et emballage, tout est fait par les
femmes qui doivent aussi débarrasser la jeune
huître des végétaux qui l’envahissent, comme
l’herbe à perruque, le mœrle ou moussillon, le
limon vert ou conferves. Comme les jupes les
gêneraient, elles sont en caleçon ou pantalon que
par une sorte de convention elles ont adopté de
couleur rouge-garance. Rien de pittoresque
comme la vue de loin, en se promenant sur la
plage, de ce régiment de femmes qui ressemblent
à des soldats de ligne se livrant, en petite tenue, à
un exercice spécial. Pour ne pas enfoncer dans
le sable elles chaussent une sorte de sandale qui
n’est autre qu’une planchette s’attachant aux pieds
par des courroies.
Les parcs sont groupés autour de l’île des
Oiseaux, qui se trouve au milieu du bassin : c’est
une île plate sans arbres qui a 4 kilomètres de
circonférence. Les parqueurs syndiqués ont un
garde, lequel habite un grand bateau, sorte de
ponton d’où il surveille, surtout la nuit, les
maraudeurs qui pourraient piller les parcs ; il est
assermenté, mais a peu à sévir ; les parcs sont
généralement respectés.
Les parqueurs peuvent vendre ou céder à leurs
héritiers leur concession ; néanmoins, eux et leurs
successeurs n’en jouissent qu’à titre précaire,
c’est-à-dire que l’État propriétaire a toujours le
droit de révoquer le titre accordé.
L’État est propriétaire dans le bassin d’une cer-
taine étendue d’huîtrières no.n concédées par lui.
Chaque année il autorise, pendant deux jours, la
population maritime du littoral à ramasser les
huîtres sur ces terrains. Cette récolte s’exerce
sous la surveillance du commissaire de la marine :
c’est une sorte de fête, dont l’ouverture est annon-
cée au coup de canon et au signal du pavillon. Sur
ces pai’cs de l’État, le 24 mai 1895, la pêche à la
drague (filet traînant), pratiquée par 172 bateaux,
a produit 423000 huîtres représentant une valeur
de 2 789 fr. 50.
Le 25 mai, les équipages de 486 bateaux ont
pêché à la main 1462900 huîtres, représentant
une valeur de 8698 francs.
Cette gracieuseté de l’État est donc un cadeau
d’une dizaine de mille francs environ.
Les intérêts des ostréiculteurs et parqueurs
sont protégés par un syndicat ostréicole fondé
en 1886 par M. Michel Baudens.
Cette belle industrie d’Arcachon, arrivée à son
apogée, est pourtant menacée d’un mal tout mo-
derne : la surproduction, qui fait se vilipender les
prix du naissain et atteint surtout les petits par-
queurs.
Pour y remédier, plusieurs essayent d’être
eux-mêmes éleveurs et d’engraisser l’huître jus-
qu’à la vente au consommateur. Malheureusement
cette huître, excellente en elle-même, n’a pas de
réputation, d’étiquette, de titre qui la recommande
aux gourmets. Les parqueurs arriveront-ils à
conquérir cette grande marque? C’est ce que
l’avenir décidei'a.
C. VIBERT.
LA PRISON DE NEWGATE
Newgate, où Louise Masset a subi dernièrement
la peine de son crime, fut bâti primitivement
sous le règne de Henri Ier, « pour l’incarcération
des traîtres, des félons et des criminels ».
Cette célèbre prison fut détruite en 1666 par le
grand incendie qui suivit les terribles ravages de
la peste, purifia la métropole londonnienne et
anéantit une partie de la Cité. Le « Grand Incen-
die » — toujours écrit en anglais avec des lettres
majuscules — fait époque dans l’Histoire d’An-
gleterre.
Parmi les monuments qu’il fallut reconstruire
lut Newgate, qu’on rebâtit sur le même emplace-
ment. Trois statues de pierre en décoraient le
côté que donne sur la Cité : la Justice, la Miséri-
corde et la Vérité ; et quatre celui qui domine
Holborn : la Paix, l' Abondance, la Concorde et la
Liberté , qui avait à ses pieds le fameux chat du
célèbre Whittingdon. Quatre de ces statues ont
survécu à l’émeute connue dans l’histoire sous
le nom de Gordon riots, émeute qui s’abattit
sur Newgate en 1780, aux cris'de : « A bas les
papistes ! »
Les portes de la prison furent enfoncées et le
bâtiment devint de nouveau la proie des flammes.
Crabbe, le poète, qui assistait en spectateur à
la destruction de cette bastille de la Cité, vit les
gonds du grand portail fondre sous la chaleur
du brasier allumé par la populace, et les prison-
niers sortir des noirs cachots en traînant leurs
chaînes. Plusieurs de ceux-ci, dit-il, qui devaient
être exécutés le lendemain, furent emportés en
triomphe par la foule,, comme des trophées de
victoire ; quelques démoniaques, enveloppés
d’épais tourbillons de fumée, sur le faite de la
prison pour dettes, chantaient et vociféraient
244
LE MAGASIN PITTORESQUE
comme ces démons de l’auteur du Paradis per-
du ; à leurs pieds, les flammes sortaient en mu-
gissant par les ouvertures des fenêtres, comme
d’autant de cratères.
Les insurgés, dans le délire de la victoire,
poussaient des cris frénétiques, en agitant leurs
drapeaux devant Newgate en flammes. Le héros
du jour et instigateur de l’émeute, lord Georges
Gordon, se promenait dans leurs rangs, monté
sur un chariot traîné parla foule.
La prison fut reconstruite pour la seconde fois.
En 1744, un gentleman, Silas Told, ayant été
touché par un sermon de Wesley, fondateur de la
secte des Méthodistes, sur ce texte de saint Ma-
pendu porté à Surgeons’ Hall près de Newgate,
pour y être disséqué, d'après une loi du Parle-
ment qui ordonnait que le corps du meurtrier fût
envoyé à l’école de médecine, « afin que, ayant nui
à la société pendant sa vie, il pût lui être utile
après sa mort ». Cette loi fut abolie sous le règne
de Guillaume IV.
La nuit d’une exécution, des centaines de per-
sonnes couchaient sur les marches de la prison
et celles de l’église du Saint-Sépulcre, dans le voi-
sinage de Newgate. Beaucoup de curieux étaient
étouffés et foulés aux pieds par la populace qui
se ruait vers la potence.
Silas Told, à qui nous devons ces peintures de
Émeute et incendie
thieu : « J’étais malade en prison et vous ne
m’avez pas visité », se donna pour mission de
travailler au bien spirituel des prisonniers de la
métropole.
La discipline était alors très défectueuse à New-
gate : les prisonniers, agglomérés dans les cours
et dans les cellules, passaient leur temps à boire,
à jouer aux cartes et à se faire le récit de leurs
débauches et de leurs méfaits.
Les exécutions des prisonniers, soit qu’elles
eussent lieu à Newgate même, ou à Tyburn,
étaient toujours publiques et le furent, du reste,
jusqu’en 1868.
Une foule de pickpockets, de marchands ambu-
lants, de malandrins et de gens de toutes sortes se
rendaient au lieu de l’exécution. La populace s’y
livrait à tous les désordres possibles, se gorgeant
de gin et de gingerbread autour de la potence,
comme sur un champ de foire. La corde qui avait
servi à l’exécution était ensuite vendue par le
bourreau, à un shilling le pouce, et le corps du
de Newgate en 1780.
mœurs, raconte qu’une femme, .se sentant perdue
sous la pression de la foule et voulant du moins
sauver son enfant, le jeta à un homme qui lui-
même le lança à un autre spectateur. De bras en
bras, passant par-dessus les têtes, le petit arriva
ainsi aux confins de cette mer houleuse, où il
trouva le port de salut sous une charrette ren-
versée.
Parmi les plus fameux prisonniers de Newgate,
nous citerons le docteur Dodd, qui fut dans son
temps prédicateur distingué et chapelain de ce
jeune prodigue, lord Chesterfîeld, à qui sont
adressées les fameuses lettres bien connues dans
la littérature anglaise. Dodd, qui avait fait un
faux, fut exécuté à Newgate.
En 1760, Laurence, comte Ferrers, fut con-
damné à « être pendu par le cou, jusqu’à extinc-
tion de vie », pour le meurtre de son intendant;
après quoi, selon la coutume du temps, son corps
LE MAGASIN PITTORESQUE
245
devait être porté à Surgeons' Hall pour y être
disséqué.
En entendant cette seconde partie de la sen-
tence, lord Ferrers s’écria avec une expression
d’horreur empreinte sur tous les traits : « A Dieu
ne plaise que mon corps subisse pareil traite-
ment ! » Mais, se reprenant aussitôt, il ajouta
d’une voix où se mêlaient la résignation et le
l’epentir : « Que la volonté de Dieu soit faite ! »
Une gravure de l’époque représente le corps de
lord Ferrers transporté à Surgeons’ Hall , dans
son propre carrosse attelé de six chevaux.
En 1820, une bande de conspirateurs, Thistle-
wood à leur tête, fut internée à Newgate.
Ils avaient formé le projet de profiter d’un grand
dîner donné par le comte de Harrowby aux mem-
bres du cabinet pour pénétrer chez lui et l’assas-
siner ainsi que ses convives.
L’un d’eux, le boucher Ings, s’était même muni
d’un sac pour y mettre la tête du comte et sa main
droite qu’il voulait conserver en souvenir de son
exploit. Les conspirateurs devaient aussi s’em-
parer du canon de Gray’s Inn Lane, de Mansion
House, piller la banque et constituer un gouver-
nement provisoire. Le complot ayant été décou-
vert à temps, ils furent arrêtés et condamnés à la
potence.
Le meurtre d’un jeune Italien, en 1831, excita
dans Londres une horreur et un effroi profonds.
Les assassins, arrêtés et condamnés, avouèrent
qu'ils avaient attiré le pauvre enfant dans un en-
droit retiré et l’avaient noyé dans un puits, après
lui avoir fait prendre une forte dose de rhum et
de laudanum. Ils avaient ensuite proposé le corps
à une école de médecine. L’un d’eux confessa
même qu’il avait commis un grand nombre de
crimes et vendu plus de cinq cents cadavres.
L'évasion la plus mémorable dans les annales
de Newgate est celle d’un jeune apprenti charpen-
tier, Jack Sheppard, qui avait été condamné à
mortpour levol d’unepiècede drap. Reprispar ses
geôliers, il s’échappa de nouveau, après avoir ac-
compli d’extraordinaires tours de force, d’adresse
et d’agilité.
Ce jeune hercule, réincarcéré dans sa prison
pour la seconde fois, reçut la visite d’un grand
nombre de hauts personnages, entre autres sir
James Thornhill qui fit son portrait.
Old Bailey, devant Newgate, devint, en 1783,
le théâtre des exécutions qui avant cette épo-
que avaient lieu à Tyburn. C’est dans ce dernier
endroit que, à la Restauration des Stuarts, le corps
de Cromwell fut pendu et décapité, après avoir été
arraché à la sépulture royale de Westminster.
Un philanthrope de la « Corporation des Tail-
leurs » avait légué â l’administration de l’église
du Saint-Sépulcre, près de Newgate, la somme
de 50 livres aux conditions suivantes :
Pendant la nuit qui précédait l’exécution d’un
criminel, un clerc de la paroisse devait agiter une
sonnette sous la fenêtre de sa cellule, lui rappeler
qu’il approchait de sa dernière heure et l’exhorter,
avec toute la charité d’un chrétien, à se préparer
pour le grand voyage de l’Éternité.
Quand le condamné paraissait en vue de l’église
du Saint-Sépulcre, sur son chemin à la potence,
le même clerc, agitant de nouveau sa sonnette,
suppliait les assistants qui faisaient partie du cor-
tège funèbre de prier pour l’âme du criminel :
« Implorez le ciel pour le pauvre pécheur qui
s’en va vers la mort et pour qui la cloche de
l’église sonne le glas funèbre ! »
Une autre singulière coutume, observée égale-
ment à l’église du Saint-Sépulcre, était la présen-
tation d’un bouquet à tout criminel que l’on con-
duisait au supplice. Cet usage avait sans doute
pris naissance dans un sentiment de compassion
envers les malheureux qui allaient faire un éternel
adieu aux beautés de la nature.
S’il faut en croire les chroniques du temps, la
procession qui accompagnait le condamné à
Tyburn était loin d’avoir aucun cachet de solen-
nité et de deuil. Le criminel, pour s’étourdir sans
doute, se distinguait la plupart du temps par ses
bravades et sa fausse gaieté.
« Les héros du moment, dit un écrivain popu-
laire, étaient en bons termes avec la populace; il
y avait échange de quolibets et de plaisanteries
entre ceux qui allaient être pendus et ceux qui
auraient mérité de l’être. »
Ceux qui sont admis à visiter l’intérieur de cette
prison au centre de la Cité, éprouvent un indé-
finissable malaise en entendant la lourde porte se
refermer sur eux.
La première chose qui attire généralement leurs
regards, est une collection de têtes moulées des pri-
sonniers, hommes et femmes, qui ont été exécutés à
Newgate. Une singulière expression de paix est ré-
pandue sur les traits de ces malheureux, qui dor-
ment, dirait-on, de ce proverbial sommeil réservé
au juste. Plus loin, on voit des menottes de diffé-
rentes époques et dans toutes les phases d’évolu-
tion, jusqu’aux derniers perfectionnements ap-
portés de nos jours. Dans ce musée de Newgate,
on montre aussi les fers que portait Jack Sheppard
lorsqu’il s’évada et la ceinture de cuir qu’on met
aux criminels pour le drame final de la potence.
Avançant toujours, on arrive à deux petites
pièces, sortes de bureaux entourés de panneaux
de verre. Dans chacune d’elles, se trouve un pu-
pitre et un tabouret pour la commodité du pri-
sonnier que son avocat vient voir. Le geôlier, qui
veille au dehors, ne peut rien entendre de ce qui
se dit à l’intérieur, quand la porte est fermée,
mais aucun mouvement du prisonnier, ni de son
interlocuteur, ne lui échappe.
240
LE MAGASIN PITTORESQUE
Près de ces bureaux est une cellule spéciale
oii a lieu la dernière entrevue entre le condamné
à mort et sa famille. C’est une pièce très étroite,
séparée en deux parties égales par un grillage de
fil de fer tellement serré qu’il serait impossible
de passer le plus petit objet à travers les mailles.
D’un côté, se tient le prisonnier; de l’autre, sa
mère, sa femme, ou quelque autre membre de sa
famille qui vient le voir pour la dernière fois.
Les cellules sont disposées en trois rangées su-
perposées. Chacune d’elles est éclairée par une
fenêtre grillée; sur des planchettes sont posés un
bol, une assiette de fer émaillé, un goblet de la
même espèce et une cuillère de bois. Un hamac
sert de lit. On l’accroche pour la nuit. Une son-
ne ttë fixée au mur permet au prisonnier d’attirer
l’attention du geôlier, si besoin en est.
Au-dessous de ces cellules, sont d’horribles ca-
chots dont la philanthropie moderne a proscrit
l’usage. Chacun d'eux se trouve derrière le double
rempart de deux portes de fer qui, une fois fer-
mées, les séparent entièrement du monde des
vivants et les laissent dans les ténèbres et le plus
profond silence.
Les sanglots, les imprécations, les cris déses-
pérés d’un homme enseveli dans un de ces tom-
beaux ne pourraient produire le moindre bruit, ni
transmettre le plus léger son dans le Londres
bruyant qui s’agite autour de la prison, comme la
vague autour du rocher.
La cellule des condamnés à mort ne diffère pas
des autres, sinon qu’elle possède en plus deux
textes bibliques suspendus au mur pour la conso-
lation du prisonnier dans ses derniers jours, et
un banc pour les deux gardiens qui ne le quiltent
ni jour, ni nuit, à partir du moment où la sen-
tence de mort a été prononcée.
Les femmes ont une cellule spéciale, à peu près
semblable à celles des hommes.
De la cellule du condamné à la potence, il
y a environ de 20 à 30 pas. Il traverse un corridor,
puis une cour d’asphalte et se trouve dans le
sinistre hangar dont la trappe au centre va s’ou-
vrir sous ses pieds. Deux minutes et demie se
passent entre l’arrivée du bourreau dans la cel-
lule du condamné et la manœuvre du levier qui
envoie le criminel au Tribunal suprême.
La foule, toujours avide d’émotion, se presse
devant Newgate pour voir hisser le drapeau noir
qui atteste que la justice humaine a suivi son
cours.
Quand le grand drame est terminé, le coroner
de la Cité fait une « enquête » sur le cadavre qui
est détaché de la potence. Un docteur légiste
l’examine etfait son rapport, dont la formule est
généralement que « la mort a été instantanée ».
Le corps est alors déposé dans un cercueil et porté
au cimetière de la prison, dans l’enceinte des
murs. C’est un couloir d’environ 7 pieds de large
sur 50 de long, couvert à une certaine hauteur par
un treillage en fil de fer.
Quand une exécution doit avoir lieu, quelques
dalles du couloir sont enlevées pour y creuser la
nouvelle tombe. Le cercueil étant rempli de chaux
vive, une période de douze ans suffit généralement
pour effectuer l’anéantissement complet du corps.
Le seul souvenir qui reste alors de la malheureuse
existence se trouve sur le mur de gauche où sont
gravées les initiales des criminels. M. et F ., l’un
auprès de l’autre, indiquent l’endroit où gisent
côte à côte, dans la même tombe, les hideux as-
sassins du vieillard de Muswell Hill. La lettre D
marque la place où sont les restes de la sinistre
Mrs. Dyer qui, il y a quelques années, fit un véri-
table massacre d’innocents. Louise Masset a été
inhumée près des conspirateurs de Cato Street.
Ce cimetière de Newgate est peut-être encore le
plus lugubre endroit de la lugubre prison. Aussi
est-ce avec une sensation de soulagement et de
plaisir que l’on entend la porte de fer se refermer
derrière soi, et que l’on retourne à la vie, à la
liberté et au soleil. Yvon KERMAR.
LE CUIRASSIER ZIMMERMANN
NOUVELLE
Gradignan est le plus joli village des environs
de Bordeaux. Situé à quelques kilomètres de la
grande ville, au milieu des vignobles les plus
recherchés, la nature semble avoir été, pour ce
coin de la Gascogne, d’une prodigalité sans
pareille; toutes les fleurs, tous les fruits, toutes
les beautés de ce pays y sont complètement
représentés : ce sont les raisins, les figues, les
pêches, les poires de toutes les espèces, et des
melons en pleins champs, aussi bien que la
réglisse, les genêts d’Espagne, les lauriers-roses
de U Italie et les jasmins des Açores. Entouré de
châteaux somptueux, protégé des chaleurs tropi-
cales de l’été par des pinadas résineuses qui
embaument l’air, à l’abri des invasions mondaines,
de la foule qui afflue et se précipite à certains
jours dans les autres villages, d’une tranquillité si
grande et d’un calme si parfait qu’on dirait d’un
Herculanum moderne, sauf son linceul de laves,
si ce n’était la végétation luxuriante, Gradignan
est, au cœur de la Gascogne, une petite Provence.
A quelque cent pas avant d’arriver à Gradi-
LE MAGASIN PITTORESQUE
247
gnan, on rencontre un chemin qui vient s’embran-
cher sur la grande route de Bordeaux à Bayonne.
Au bout d’un chemin qui court à. travers une
double rangée de noisetiers et d’oliviers, se
trouve une propriété connue dans le pays sous
le nom du Haut-Vigneau , dans laquelle on
pénètre par un petit sentier rocailleux perpen-
diculaire au chemin de traverse.
C’est ici le domaine de M. le baron de la Moli-
nerie.
Le baron, dont le père, commandant de la
vénerie royale de Charles X, avait émigré avec
les princes, était né pendant cet exil volontaire au
château d’Holyrood, en Ecosse, où le vieux roi
s’était réfugié.
11 ne revint en France qu’à la mort de son père
qui eut lieu le 15 novembre 1836, onze jours
après celle de son auguste souverain, qu’il avait
suivi jusqu’à Goritz, en Styrie.
La baronne, qui, était Bordelaise, vint se fixer
à Bordeaux. Tous les ans elle se rendait en Angle-
terre avec son fils, qui épousa à sa majorité la
fille d’un gentilhomme de la cour, aussi fervente
royaliste que lui.
Quelques années après, sa mère mourut en lui
laissant une immense fortune et le domaine du
Haut-Vigneau où il vint se fixer.
La famille se composait alors du baron et de
la baronne de la Molinerie et d’une fille unique,
Marie-Louise-Aügusta.
A la fin de 1869, au moment où s’ouvre cette
scène, Marie-Louise était une belle jeune fille,
dont la beauté attirait tous les regards des prome-
neurs des allées de Tourny, lorsqu’elle venait
avec sa mère à Bordeaux commander ses toilettes.
Plus d’un oisif se détourna pour admirer ou
revoir cette figure, autour de laquelle se jouaient
des rouleaux de cheveux bruns dont les reflets
venaient rehausser la blancheur de la peau, d’une
finesse si grande qu’on apercevait le sang qui
donnait à son teint l’incarnat des plus belles
roses.
Mlle de la Molinerie était aussi belle au moral
qu’au physique, et nous croyons même que son
cœur était encore pjus beau.
Les quelques rares mendiants que possède
cette commune ne la désignent jamais que par :
notre bonne Providence .
Chaque jour elle allait les visiter et leur donner
les secours dont ils pouvaient avoir besoin ; et
comme il lui arrivait souvent de manger avec
l’un ou l’autre, elle emportait dans un petit
panier, brodé par sa grand’mère, les provisions
nécessaires pour la nourriture du corps, comme
pour la nourriture de l’âme : le repas était tou-
jours suivi d’une lecture fortifiante.
Un jour qu’elle était allée à la Maneguette,
dîner avec une pauvre vieille infirme, il lui
arriva d’oublier son petit panier, dans le bois de
Pessac qu’elle devait traverser pour arriver chez
elle. En voulant composer pour son vieux père un
bouquet de fleurs des champs, elle avait continué
sa route sans songer à son panier, qu’elle avait
abandonné pour avoir la liberté de ses mains.
Jugez de son désespoir lorsque, en arrivant
chez elle, elle constata son oubli. Son père la con-
sola bien vite en lui disant: « Tu es connue: si quel-
qu’un vient à passer par là, il te le rapportera; dans
le cas contraire, tu le trouveras demain matin. »
Le lendemain soir, le domestique du baron
annonça M. Charles Zimmermann.
C’était le fils d’un riche Alsacien, habitant
depuis plusieurs années Bordeaux, dont la maison
de campagne était proche de Haut-Vigneau. Ce
n’était pas tout à fait un inconnu, le baron l’avait
rencontré souvent à la chasse; de temps en temps
il le voyait passer devant chez lui, chaque
dimanche il le saluait à la sortie de la messe ;
c’était presque une connaissance.
Introduit auprès du baron qui se trouvait au
salon avec sa fille, Charles Zimmermann fut
tellement troublé, que c’est sans mot dire qu’il
remit le petit paquet qu’il avait avec lui. Les
yeux de Marie-Louise rencontrèrent alors ceux du
timide jeune homme dont la figure, légèrement
colorée, passa au rouge le plus vif.
Le baron ne s’était aperçu de rien en prenant
ce paquet des mains de son visiteur ; il avait mis
sur le compte de la timidité l’embarras de Charles
Zimmermann.
— Qu’apportez-vous là ? lui dit-il.
Ces paroles rappelèrent le riche Alsacien à la
réalité; il dompta son émotion et put enfin arti-
culer quelques paroles.
Il raconta que la veille, après avoir fait le
tour du bois, il l’avait traversé pour regagner sa
propriété, et que sur son chemin il avait trouvé
un petit panier portant brodé sur l’un des côtés
le nom de Mlle de la Molinerie, et, comme il était
tard, il avait remis sa visite au lendemain.
Si Zimmermann n’avait pas menti, il aurait dit
au baron et à sa fille qu’il avait bien songé à
rapporter le soir même cet objet, mais que son
cœur avait battu tellement fort en longeant la
barrière du domaine, qu’il s’était défié de lui-
même, tant il aimait Marie-Louise, et qu’il ne
s’était pas senti la force, une fois en présence du
danger, d’y faire face.
Depuis longtemps il avait remarqué Mlle de la
Molinerie, souvent il l’accompagnait de loin à
son insu dans ses promenades, espérant un hasard
romanesque pour faire connaître son amour
à la belle héritière.
Dupé par les illusions auxquelles il est si naturel
de croire à son âge, il restait quelquefois des heures
entières en contemplation devant le Haut- Vi-
gneau. Son cœur battait d’espérance et de joie, si
par hasard il apercevait Marie-Louise; et c’est en
la suivant à la Maneguette , qu’il avait trouvé à
son retour son petit panier, heureux stratagème
qu’il n’avait jamais rêvé au milieu des chimères
qu’enfantait chaque jour sa cervelle, des expé-
248
LE MAGASIN PITTORESQUE
dients qu'il cherchait, pour franchir la porte du
Haut-Vigneau et pour dénouer ce nœud gordien
qu’il avait serré lui -même en ne continuant pas
ses relations de chasse avec le baron.
Charles avait vingt-deux ans au moment où
son regard était venu révéler à l'innocente
jeune tille toute l’étendue de la passion avec
laquelle il s’occupait d’elle.
Les femmes ont un inimitable talent pour
comprendre un geste, un regard. Marie-Louise
avait lu tout de suite dans ses yeux tout son
amour; et dans la nature, comme dans le monde
des fées, la femme doit toujours appartenir à celui
qui sait arriver à elle.
Le jeune Alsacien était instruit, pénétrant, d’une
physionomie heureuse et mobile comme son
âme impressible. 11 y avait de la passion et de la
tendresse dans ses yeux vils, et son cœur, essen-
tiellement bon, ne le démentait pas. La résolution
qu'il prit en entrant chez le baron fut donc en
harmonie avec la nature de son caractère franc et
de son imagination ardente.
La tournure naïvement originale qu’il employa
pour raconter sa promenade donnait à ses
gestes et à son récit une sorte de saveur qui plut
beaucoup au baron et à sa fille; et ses yeux, doux
comme les caresses d’un enfant, dans lesquels on
lisait comme dans un livre ouvert, toutes les
beautés de son âme, toute la bonté, toutes les ten-
dresses de son cœur, achevèrent de briser tous
les obstacles qui le séparaient de Marie-Louise.
Charles était beau, souverainement beau, mais
sa beauté voulait être connue et devait échapper
aux regards qui ne voient que la correction des
lignes et le galbe de l’épiderme.
D’ailleurs, les femmes de choix qui ressemblent
à Mlle de la Molinerie ne se laissent séduii'e que
parles grâces de l’esprit et par la supériorité du
caractère.
L’éloquence que mit Marie-Louise, sans
employer de trop vives paroles, à engager Charles
à revenir, et l’attitude avec laquelle elle prit
congé de lui, au moment où il se retirait, furent,
pour ces deux êtres, la première station d’une
nouvelle vie.
Par une douce soirée du mois de mai de l’année
suivante, trois personnes se trouvaient dans le
bois de Gradignan. Ces trois personnes étaient :
le baron de 1a. Molinerie, Marie-Louise sa fille,
et Charles Zimmermann.
Mlle de la Molinerie était heureuse de vivre,
elle concevait la vie, elle aimait et était aimée!
Charles la conduisait avec un soin d’amant, il la
guidait comme on guide un enfant, la mettait
dans le meilleur chemin, lui faisait éviter les
pierres, lui montrait une échappée de vue ou
l’amenait devant une fleur, toujours mû par le
même sentiment : le bien-être de cette jeune fille !
L’Alsacien aussi était radieux, car son mariage
avec la tille du baron était décidé et devait avoir
lieu un mois après le deuil de la baronne, morte
l’an dernier.
Charles et Marie-Louise marchaient du même
pas, ils obéissaient à une même volonté, s’arrê-
taient impressionnés par les mêmes sentiments ;
leurs regards, leurs paroles correspondaient à des
pensées mutuelles ; le baron, que la mort de sa
femme avait beaucoup vieilli, marchait à côté de
ces deux jeunes gens sans prendre part à leur
conversation, ni troubler leur rêverie ; il aimait
beaucoup sa fille, son seul bonheur était de lavoir
heureuse, son seul plaisir d’y songer.
A deux mois de là, M. le duc de Grammont,
alors ministre des affaires étrangères, avait lu à
la tribune du corps législatif la déclaration de
guerre à l’Allemagne.
Les hostilités étaient commencées depuis quel-
ques jours, les Prussiens avaient envahi l’Alsace.
Charles Zimmermann, n’écoutant que son pa-
triotisme devant la patrie envahie, contracta im-
médiatement un engagement pour la durée de
la guerre. Grâce à sa haute taille, à son habileté
à conduire un cheval et à ses relations, il fut
incorporé dans le 4° de cuirassiers.
Le 6 août, le corps d’armée dont il faisait
partie, et qui était sous les ordres du maréchal de
Mac-Mahon, occupait les hauteurs comprises entre
Frœchwiller, Wœrth, Elsachausen et Gunstett.
Au point du jour, le duc de Magenta accepte la
bataille, une lutte acharnée s’engage, les cadavres
s’amoncellent, le terrain est disputé pied à pied,
les soldats se font tuer sur place, et enfin, écrasés
par le nombre, ils sont forcés de se replier. La
division du général Bonnemain, sous le comman-
dement duquel se trouve le 4e de cuirassiers,
entre en ligne vers onze heures du matin.
L’ennemi, abrité dans des houblonnières, dans des
clos de vignes entourés de palissades, impossible
à atteindre, attend de pied ferme cette charge qui
a lieu en pure perte, puisque l’objectif est nul et
qu’elle ne peut rencontrer aucune force à dé-
truire.
Malgré cela, le courage va se montrer en pro-
portion du péril, et la certitude de l’insuccès
n’ébranlera aucun de ces hommes, auxquels la pa-
trie commande de marcher. Le Lep cuirassiers part
le premier, la droite en tête; décimé parle feu de
l’ennemi, il est obligé, après avoir perdu une
grande partie de son effectif, de venir se reformer
en arrière des réserves. La lutte ne doit pas cesser
pour cela : le 4e cuirassiers est tout frais, c’est à
son tour de donner pour appuyer l’infanterie,
qui exécute de nouveau un mouvement offensif.
L’engagé volontaire avait vu, avant de partir,
tout le péril de sa situation : exécuter une charge
dans ces conditions, c’était courir à une mort
certaine. Peu importe le sacrifice, la vie, l’hon-
neur commande, il ne s’agit plus que de faire
son devoir.
[A suivre.)
Baron de VAUX.
LE MAGASIN PITTORESQUE
249
La Quinzaine
LE SALON
La Société des artistes français a pris une décision
courageuse et hardie, en installant un Salon, cette
année, tout là-bas, avenue de Breteuil, presque au fond
de Grenelle. Puisse-t-elle en être récompensée !
Elle devait cet effort, il est vrai, à ses sociétaires;
— sarivale,la Société des Beaux-Arls, s’est soustraite à
ce devoir; — sans doute, le public reconnaîtra cette
belle audace en visitant, tout autant que naguère les
Champs-Elysées, ces baraquements lointains qui rem-
placent notre antique Salon.
Ils ont été élevés très rapidement; ils sont bien
décorés, sans surcharge ornementale ; la lumière y est
douce et claire ; les toiles sont à l’aise, disposées selon
l’ordre traditionnel en vingt-huit salles. C’est d’un
bon ordonnancement général.
Tout au plus peut-on regretter, d’une part, que la
section des objets d’art, qui avait pris ces temps
derniers un si intéressant développement, soit assez
médiocrement abritée, et que, d’autre part, on ait,
comme toujours, réservé pour la dernière heure et
même laissé très en retard l’installation des jardins
de sculpture qui forment l’entrée de l’Exposition. Les
sculpteurs y perdent ainsi tout le bénéfice des pre-
mières visites, celles des critiques et du monde élé-
gant.
Quant à son intérêt artistique, ce salon est, comme
on dit, simplement « à voir » ; il contient un certain
nombre d’œuvres de haute valeur, mais on doit recon-
naître que ces dernières sont noyées dans la masse de
toiles insignifiantes ou même détestables qui ont
afflué avenue de Breteuil plus que précédemment
aux Champs-Elysées.
La raison en est que, en 1900, beaucoup de peintres
en renom se sont abstenus d’exposer, se réservant pour
le grand Palais, et le jury s’est laissé aller à rem-
placer un peu la qualité par la quantité. Il eût mieux
valu faire un Salon moins important, numériquement,
et plus substantiellement rempli. Ce sont deux défauts
auxquels par la suite il sera facile de remédier, les
maîtres devant revenir au Salon de leur société quand
l’Exposition aura disparu.
On ne peut trouver ici, naturellement, qu’une indi-
cation très rapide des principales toiles vers lesquelles
se dirige la curiosité publique. La classification par
salle, faite dans les journaux quotidiens, dépasserait
le cadre de ces notes, mais on verra tout de suite que
ce Salon de 1900, dans son ensemble, n’est point trop
pauvre, quand on aura lu quelques-uns des noms de
peintres illustres qui y ont exposé et qui forment
encore une « fleur de cimaise ». Voici, par exemple :
M. IIenner(s. x) avec une figure intitulée Itère, dont le
modelé admirablement pur se détache sur un paysage
très vigoureux ; voici M. Bouguereau (s. u) avec son
gentil tableau, .Jeune Frère, déjà vu au cercle Vol-
ney ; voici M. Jules Breton (s. m) avec un poétique
Retour des glaneuses... Voici encore M. Jules Lefebvre
(s. xu) avec un superbe Portrait d’homme ; M. Benja-
min Constant (s. iv) avec un Portrait de il/. Stéphen
Liéyeard', M. Humbert (s. x) avec un Portrait de
M. Alexandre et de Mme Eisa Grand ; M. Jean-Paul
Laurens (s. xxi) avec un Portrait de M. Goy ; M. Boybet
(s. xxv) avec un Portrait du graveur Waltner; M. Henri
Martin (s. xxu) avec une troublante ligure de Femme
nue ; M. Vollon (s. xxvm) avec des Poissons, d’une colo-
ration étonnamment chaude, etc., etc.
Nous ne citons là que quelques-uns des maîtres aux-
quels va tout droit la foule, mais on en trouvera, bien
entendu, d’autres moins célèbres, ayant exposé des
œuvres trahissant même un effort plus considérable,
presque dans chaque salle.
Par un assez curieux hasard, notamment, deux salles
sont composées presque entièrement d’une façon supé-
rieure et nous les signalons en détail : c’est la salle x,
où l’on trouvera, avec MM. Ilenner et Humbert, des
portraits de MM. Léon Glaise, Tattegrain, Laufli, puis,
une des toiles les plus remarquées de ce Salon, Pro-
cession à Nolre-Dame-des-Flots par M. IJirschfeld, où
des fillettes en robes blanches, au premier plan, ont
une délicatesse de ton exquise. Et encore une Forge,
de Mlle Angèle Delasalle; une amusante fantaisie
de M. Messager, Dans les Trianons ; une Veine de
Pêcheurs de M. Granchi-Tailor ; le Bassin de Neptune
de M. Henry Tenré, etc., etc.
Et c’est ensuite la salle xx, appelée Grand Salon,
où effectivement les toiles sont de dimensions colos-
sales et, pour quelques-unes, pleines de qualités.
Ce sont, entre autres, les Premiers Moines au désert de
M. Leroux; la Faute de M. Moulin; les Parques de
Mme Maximilienne Guyon ; le Christ et l'enfant de
M. Joy, dont le sentiment religieux et humain est
très pur, et enfin la Cène, de M. Pinta, d’une ordon-
nance très noble.
Si maintenant nous revenons à une classification à
grands traits, selon le vieux mode par « genres »,
nous signalerons d’abord, parmi les Portraits, les sui-
vants : de M. LeQuesne, Jeune Fille (s. i) ; de M.Ben-
ner, Fillette (s. i) ; de iM. Brouillet, Jeune Fille ; de
M. Basche, Jeune Femme (s. xi) ; de M. Flameng (s. îx),
Jeune Femme en satin blanc ; de M . Creswell, Fillette
(s. ix) ; de M. Tanoux, Portrait de M. Pierre Richard;
deM. Thurner (s. xxvi), une Vieille Paysanne étonnam-
ment pittoresque. Et encore des portraits de M. Aimé
Morot, Lynch (s. xxi), Machard, Romani (s. xxv), de
Mme Vallet, deM. Paul Leroy, de M. Maxence(s. xxvm).
Ils sont bien cinq cents en tout, mais ceux-là sont
bons.
Comme toujours, les scènes intimes, sentimentales,
amusantes, dramatiques, foisonnent, plus ou moins
bien traitées, trop souvent, malheureusement, à la
façon de simples anecdotes qui, transposées dans un
immense cadre, y semblent disproportionnées quant
à l’importance du sujet ; c’est le principal reproche
que l’on puisse faire à cette sorte de peinture ; mais
elle se recommande souvent aussi par l’esprit, la
grâce, la couleur, ou l’ingéniosité de la composition.
On trouve un peu de ces qualités dans les œuvres
suivantes : la Petite Paresseuse, de M. Ernest V. Bis-
son ; un Coin d'atelier, de M. Fulde ; le Déjeuner des
laveuses, de M. Buland ; Cendrillon, de M. Joseph Rail ;
le Vieillard disant son chapelet, de M. Le Mordant; le
Vendredi Saint, un peu poussé à la charge, de M. Leydet
(s. xm); la Veillée (s. xm), de M. Hugard ; le Pain
bénit, de M. Ricci (s. xvn); la Convalescente, de M. Vi-
goureux (s. xxvm) ; la Jeune Fille à sa toilette, de
M. Faugeron; la piquante Lecture de la lettre, de
M. Thomas (s. xxv) ; le Roman défendu, de M. Ablett
(s. xxu), etc., etc.
La « peinture religieuse » compte une dizaine de
250
LE MAGASIN PITTORESQUE
toiles à mettre hors de pair : la Sainte Famille quittant
Bethléem, de M. Buffet (s. u); le Noël à Barcelone, de
M. Brull y Vinolas ; la Charité de saint Yves (s. xxiv),
deM. de Richemont; la dramatique mais sobre Mort
de saint Antoine de Padoue , par M. Rémi Gogghe, etc.
Eu fait de grands épisodes historiques, on verra
surtout (s. xxvii) une très remarquable Joyeuse Entrée
de Jean le Bon dans la ville de Douai, par M. Alexandre
Gorguet ;1 le classique épisode du Vengeur , par
M. Fouqueray (s. xxvii) ; la Proclamation d'un roi de
Bohême, par M. Brozik (s. i) ; l’ Enterrement de
Guillaume le Conquérant, par M. Olivier Bon (s. ix) ;■
les Corsaires, par M. Maurice Orange (s. ix) Et
parmi les meilleurs tableaux militaires, qui ne sont
pas extrêmement nombreux, nous citerons : (s. xvn)
un Engagement d'avant-garde à l'armée du Rhin, de
M. Bernard Naudin; la Veillée du général d'Hautpoul,
par M. Georges Rnussel (s. xiii) ; le Général Fournier-
Sarlovèze à la Rérésina, par M. Fournier-Sarlovèze, etc.
Veut-on des « marines »? En voici : de M. Cellier,
la Récolte du goémon (s. v) ; de M. Souza Pinto, un
Petit Pécheur (s. xxn) ; de M. Jean-Pierre, le Falot
(s.vi); de Mme Demont-Breton, Première Audace, de
jolis enfants affrontant la lame (s. vu); deM.Demont
Plage du Nord.
Les paysages, comme bien on pense, sont légion ;
on en peut faire le choix suivant : les Vaches, de
Julien Dupré (s. vu) ; la Seine à Poissy, de M. Dame-
ron, petite toile baignée d’une lumière exquise
(s. vu) ; le Soir d'automne, de M. Lanet (s. iv) ; Effet du
matin, de M. Gosselin (s. x) ; le Petit Matin, de M. Donne
(s. xvu) ; l'Homme à la vache, de M. Félix (s. xvm);
le Ruisseau, de M. de Burgraef (s. ni); les Vendanges,
plafond décoratif deM. Michel-Lançon (s. xxvi); les
Environs de Gargilesse, de M. Didier-Pouget (s. xxyii).
Quantité de peintres vont chercher leur inspiration
à l’étranger, en des voyages d’où ils reviennent
chargés de notes qui, dans l’atelier, ne perdent pas
toujours leur charme de vérité. Ainsi en est-il pour
la terre d’Afrique, avec les Mimosas d'Abyssinie, de
M. Buffet (s. ii); le Café Tunisien, de M. Borde; les
Aniers à la fontaine arabe, de M. Dagnac-Rivière
(s. vu). L’Italie nous a donné de truculents Tripiers à
Venise, de M. Maurice Bompard (s. n) ; le Ghetto à
Rome, de M. Davezac, (s. u) ; le Soir au lac Majeur, de
M. Gagliardini (s. ix)... Et enfin la Hollande nous
apparaît comme particulièrement inspiratrice avec :
les Bateliers d'Amsterdam, de M. Wéry (s. xxvm) ;
l'Angelus, de M. llanicotte (s. vu); l'Intérieur hollan-
dais, de M. Pieters (s. xxi).
11 serait injuste de ne pas indiquer que les salles
xiv, xv, xvi contiennent des aquarelles, dessins, pastels,
non sans valeur (salle xv, un carton de tapisserie de
Jean-Paul Laurens)... Et il faudrait aussi parler de la
sculpture, mais, nous l’avons dit, celle-ci n’est jamais
installée, au jour du vernissage. Puis, elle n’a, cette
année, ni Mercier, ni Ealguière, ni Saint-Marcau,
ni... On voit M. Frémiet représenté par une statuette
de cavalier! Notons pourtant les monuments à la
mémoire de Chardin et de Goya ; le Monument aux
marins bretons, par M. Maillard; l'Ange de la douleur,
par M. Moncel; Le Noël de M. Maubert; l'Ouragan
et la Feuille, par M. Ch. Forestier ; l'École centrale de
Denys Puech. Dix autres, vingt autres mériteraient
mention, sans doute, s’il eût été possible de les voir
— et si la place ne faisait, ici, défaut.
Paul BLUYSEN.
Géographie
Delagoa. — TJn coin d'Afrique bien disputé.
Les journaux des États-Unis et d’Angleterre com-
mentent avec beaucoup d’aigreur un jugement rendu,
le 29 mars de cette année, par le tribunal arbitral de
Berne, d’après lequel le Portugal n’est condamné à
payer aux deux gouvernements qu’une somme d’en-
viron 25 millions de francs (indemnité et intérêts dus)
pour le préjudice causé par la saisie du chemin de fer
Lourenço-Marques. Cette question remontant à l'an-
née 1889, il ne serait peut-être pas superflu de tracer
pour nos lecteurs un historique des événements qui
ont amené le procès actuel et dont l'issue est si vive-
ment discutée dans le monde entier. Disons d’abord
que le mécontentement des deux parties intéressées
n’a pas précisément les mêmes sujets pour motifs.
Pour les États-Unis, la question est d’ordre pure-
ment pécuniaire; les ayants droit espéraient obtenir
un dédommagement plus élevé (100 millions environ)
pour le préjudice causé. En Angleterre, par contre,
le désappointement est plus vif encore. Nos voisins
escomptaient déjà l’impossibilité pour le Portugal de
faire face à une indemnité pécuniaire considérable,
vu l’état délabré des finances de ce pays, et prévoyaient
l’imminente occupation de la baie — à titre de gage
- par des navires britanniques. La possession de la
baie de Delagoa est l’un des desiderata de la Grande-
Bretagne. Nombreux sont les incidents soulevés par
cette nation envahissante en vue de s’emparer de l’un
des meilleurs coins de l’Afrique sud-orientale. Mais
ceci est déjà de l’histoire, et l’histoire de la baie De-
lagoa (ou, comme les Portugais préfèrent la nommer,
— encore de la gloire ! — Lourenço-Marques) est
relativement fort obscure.
Vers 1550, un commerçant portugais, Lourenço-
Marques (d’où le nom donné à la baie et à la ville),
vint s’établir à l’entrée du fleuve de même nom et y
fonda une factorerie. Il y faisait, parait-il, de bonnes
affaires avec les indigènes. Le Portugal fit plus tard
construire un fort, y plaça un gouverneur. La colonie
était fondée. Elle servait surtout de lieu de déportation.
Mais au commencement du xixe siècle, des trafiquants
hollandais vinrent s’installer dans le pays, fondèrent
des factoreries et essayèren t de supplan ter les Portugais,
qui sont, comme on sait, d’excellents colonisateurs,
mais de très mauvais administrateurs. Les autorités
portugaises parvinrent toutefois à déloger les intrus.
Une tentative plus hardie encore fut faite vers l’an-
née 1830 par des Anglais.
Ceux-ci ne se contentèrent pas de s’établir dans le
pays. Ils s’abouchèrent avec des chefs indigènes,
signèrent des traités et occupèrent effectivement la
baie. Le gouverneur portugais de l’époque eut la
sagesse de ne pas entrer en lutte ouverte avec les
capitaines des navires anglais, la diplomatie fît encore
son œuvre, et les bâtiments anglais abandonnèrent
la place. Le gouvernement britannique ne renonça
pas toutefois à la lutte. En 1873, il s'empare de l’ile
Inyak qui commande la baie.
Cette fois, le litige est porté devant un arbitre, le
président de la République française. La sentence, ren-
due seulement en 1875 par le maréchal de Mac-Mahon,
déboute les Anglais de leurs prétentions et consacre
aux Portugais la possession intégrale de la baie de
Delagoa et des dépendances. Cette sentence souleva
LE MAGASIN PITTORESQUE
251
de vives polémiques. En Hollande même, l'accueil fut
plutôt hostile et, dans une publication parue en 1883,
un ancien consul des Pays-Bas, M. L. Van Deventer,
s’efforce de combattre les arguments sur lesquels
les Portugais fondent leurs droits à la souverai-
neté.
11 y a eu encore d’autres conflits. Mais revenons au
procès actuel. Ce procès est né, comme on sait,
d’une question de chemins de fer. En 1883, à la suite
de la découverte de mines de diamant et d’or, le gou-
vernement du Transvaal entra en pourparlers avec le
Portugal en vue de relier Prétoria à la mer. Il fut
convenu que le gouvernement transvaalien se char-
gerait de la section de Prétoria à la frontière; le
Portugal devait exécuter l’autre portion, de la fron-
tière à la mer. Le Transvaal s’acquitta honorable-
ment de sa tâche. Une compagnie hollandaise (qui
comprenait des participants anglais et français)
construisit la voie dans les délais voulus. Le Portugal
— ■ et ici apparaît le grand vice de ces peuples qui ne
vivent que sur les gloires du passé — le Portugal dut
s’adresser à une entreprise étrangère. Un Américain,
M. Mac Murdo, se chargea de l’entreprise, qui fut
cédée plus tard à une compagnie anglaise. Une
contestation s’éleva, en 1889, entre le gouvernement
portugais et cette dernière compagnie, au sujet de
certaines clauses du cahier des charges.
Un tronçon de 9 kilomètres en pays accidenté ne
fut pas, notamment, agréé par la nouvelle compagnie.
Cette dernière fut déclarée déchue et le gouvernement
portugais prit à sa charge la suite de l’entreprise. La
ligne a été ouverte à la circulation le i01' janvier 1895.
Un procès fut intenté par les deux parties lésées (Amé-
ricains et Anglais) afin d’être indemnisées pour Pacte
inconsidéré accompli par le gouvernement du Por-
tugal. On en connaît le résultat. 25 millions pour un
pays à finances avariées — pour employer le terme
consacré — est une somme formidable. Déjà quelques
organes préconisent une subvention des puissances
européennes, afin d’empêcher l’Angleterre de mettre
la main sur la baie de Delagoa et ses dépendances.
Malheureusement, la réputation de probité que le
Portugal s’est faite en Europe n’est pas de nature à
encourager nos financiers à faire des avances à un
peuple surchargé de dettes et qu’on traite impuné-
ment de banqueroutier. Conseillons-lui d’être plus
circonspect à l’avenir et — surtout — de mieux utiliser
ses possessions coloniales. Il est peut-être de circons-
tance de faire remarquer que Lourenço-Marques,
bourg insignifiant, compte à peine deux mille habi-
tants dont un quart seulement portugais. Le mouve-
ment maritime est presque entièrement aux mains
des Anglais, puisque sur 300 navires étrangers qui
fréquentent le port, 270 environ sont anglais. Le
mouvement commercial est d’environ 87 millions de
francs, dont 66 millions pour le transit. La baie offri-
rait, d’autre part, un mouillage excellent, surtout pour
des navires de tonnage moyen.
Par contre, les conditions climatériques sont dé-
plorables. Dans l’Afrique australe la baie est appelée
tke white man's grave (le tombeau de l’homme blanc).
Le missionnaire suisse P. Berthoud, qui a séjourné
dans celle région, en fait un tableau des plus sombres.
On y subi! des températures sahariennes. Les pluies
diluviennes, les marécages sont autant de facteurs
d’épidémies diverses : malaria, fièvres, auxquelles
aucun Européen ne résiste et que ne supporte
même pas l’indigène. Ce sera peut-être la revanche de
la nature sur l’ambition et la cupidité des humains.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
Les examens oraux de l'Ecole de guerre viennent
de prendre fin la semaine dernière. Pendant un long
mois, les cent soixante-dix-sept officiers de toutes
armes, admissibles aux épreuves écrites, se sont
efforcés de démontrer à leurs savants examinateurs
qu’ils avaient sur eux l’étoffe de futurs généraux.
Quatre-vingts d’entre eux seulement ont été reçus
définitivement et vont être détachés successivement,
pendant trois mois, dans les aulres armes que celle
d’origine où ils servent actuellement. Au mois de
novembre ils entreront à l’École supérieure de guerre
pour y être soumis à deux années d’un travail assidu
destiné à leur procurer les honneurs de la possession
du brevet d’état-major. Quant aux malheureux appelés
qui n’auront pas eu la chance d’être élus cette année,
iis vont retourner tristement dans leurs garnisons
et se remettront à la besogne avec l’espoir d’ètre,
sinon plus savants, du moins plus heureux l’année
prochaine. >
Nous disons plus heureux, car il en est des examens,
de mémoire à l’École de guerre comme de tous ceux
où le nombre des candidats à admettre est limité: la
chance et la veine, la « guigne » et la déveine y ont
une assez grande part.
Cependant, il faut reconnaître que, depuis deux ou
trois ans, l’état-major général montre une tendance
marquée à ne pas se contenter de vouloir recruter
seulement des officiers bons élèves pour en faire des
brevetés; la nature des examens, la variété des ma-
tières devant permettre de s’assurer que les candidats
ne sont pas pourvus uniquement d’une excellente et
heureuse mémoire, mais aussi, qu’ils ont des idées
personnelles, un caractère, que leur acquis leur per-
mettra de mettre en lumière plus tard, quand ils se-
ront livrés à eux-mêmes. Or, il faut confesser que,
pendant un certain nombre d’années, les examens
d’entrée à l’École de guerre n’ont servi qu’à faire va-
loir ceux qui étaient avant tout de bons élèves. Le
recrutement des brevetés d’état-major en a souffert,
le fait est certain. Sorti de l’École de guerre, le « bre-
vetaire » n’a pas souvent occasion de faire montre de
son savoir; au bout de quelque temps, il en advient
de lui comme de tous ceux qui, au sortir des écoles
n’ont plus besoin de piocher leurs matières pour pas-
ser des examens, il oublie ce qu’il a appris, à moins
qu’il n’ait un caractère personnel et des idées lui
appartenant en propre. Celui-ci ne considérera les
études passées que comme le schéma de son travail à
venir; celui qui n’a recours qu’à sa mémoire restera
toujours dodus cum libro, il se cramponnera déses-
pérément à ce qu’il a appris, parce qu’il ne sait pas
autre chose. On distingue facilement ce dernier dans
les états-majors par la façon dont il sait chercher
« la petite bêle » ; i! possède tous ses règlements, c’esl
vrai, mais chez lui, la lettre tue l’esprit.
C’est contre celle catégorie de produits qu’il faut
réagir, sous peine de fausser le but de la belle insti-
tution destinée à assurer notre service d’état-major,
et, pour arriver à la supprimer, nous verrions avec
LE M A G A S I N P I T T 0 R E S Q U E
252
plaisir introduire, dans les épreuves d’admission, la
production d'un travail d’ensemble personnel fait par
l’officier dans sa garnison, et avec lequel on l’éplu-
cherait, on le forcerait à «vider son sac» lui-même, et,
enfin, suivant l’expression un peu énergique entendue
de la bouche d’un vieux général, à montrer ce qu’il a
réellement « dans le ventre ».
A celte épreuve, les insuffisants s’élimineraient
d’eux-mêmes.
Capitaine FANFARE.
LA VIE EN PLEIN AIR
Elle ne chôme pas, eL quoique le soleil ne daigne
se montrer qu’à de rares intervalles, elle a des attraits
toujours nouveaux.
Sur la Côte d’azur, nous venons d’avoir la grande
semaine automobile. Elle a attiré à Nice, à Cannes, à
Monaco un grand nombre de chauffeurs parisiens,
dont la plupart ont fait le voyage dans leurs voitures,
en dédaignant le chemin de fer qui pour eux est
devenu « vieux jeu ».
Les automobiles et leurs mécaniciens se sont admi-
rablement comportés durant le voyage et pendant les
courses. On a atteint des vitesses considérables, folles
même. Nos sportsmen s’attachent beaucoup — beau-
coup trop, selon nous — à battre les records de leurs
devanciers, et, naturellement, cette émulation effré-
née coûte non seulement un grand effort, mais menace
la vie humaine. C’est ainsi que, pendant la grande
semaine qui vient de s’écouler, un chauffeur a trouvé
la mort dans des circonstances tragiques. Dans un
virage exécuté à grande vitesse, la voiture a perdu
l’équilibre, s’est renversée et a été mise en miettes,
tandis que son conducteur, projeté à quelques cents
mètres, est mort sur le coup.
Imprudents chauffeurs, cet accident vous sera-t-il
un avis salutaire? Non, sans doute. La mode esta
l’excès en tout.
Pour la bicyclette, c’est la même chose. Instru-
ment charmant de promenade à bon marché, excel-
lent exercice d’hygiène, la bicyclette est devenue,
pour de trop nombreux Français, un moyen de dévorer
l’espace dans une course vertigineuse, et les résultats
de cette regrettable transformation se font de plus
en plus sentir. Pour marcher aux allures « brillantes »
recommandées par nos champions, l’amateur comme
le professionnel prennent, sur leurs machines, une
position — qui tout d’abord n’a rien d’artistique — et
qui de plus, au lieu de développer leur poitrine et de
renforcer leurs poumons, affaiblit plus ou moins
leur force de résistance animale. Regardez-les, ces
amateurs et ces professionnels, à cheval sur des selles
démesurément hautes, non seulement penchés, mais
couchés sur leurs guidons: ils se jouent des kilo-
mètres, arrivent à monter les côtes et à les descendre
à une allure vertigineuse, je ne le conteste pas, mais
comment peuvent-ils jouir de leurs promenades, avoir
un œil sur cette nature que la bicyclette, en principe,
devrait aider à faire connaître et, par conséquent, à faire
aimer ?
Ils ne voient rien en route que leur guidon et ne
poursuivent qu’un but : marcher de plus en plus
vite. Dans ces élans inconsidérés, les accidents, la mort
quelquefois aussi, les guettent, mais leur système
nerveux est satisfait. Le cerveau et le cœur le sont
moins, et la raison ne saurait proliter de pareils
entraînements.
Je me trouvais l’autre jour, au Parc-des-Princes, où
les courses cyclistes ont recommencé. Les spectateurs
étaient assez nombreux, mais l’engouement d’autrefois
pour ces sortes de spectacles a fortement diminué.
MM. les professionnels de ces courses, autrefois cou-
verts d’or, voient leurs cachets diminuer, et quelques-
uns ont fait sagement d’y renoncer, pour fonder des
maisons de cycles ou d’automobiles, où ils ont réussi
plus ou moins brillamment. Je plains les coureurs,
mais je ne les plaindrai pas, je crois, longtemps, car,
je le répète, les courses de bicyclettes ont perdu beau-
coup de leur attraction primitive. On aime beaucoup
mieux les courses de chevaux : c’est infiniment plus
naturel, et autrement profitable... pour la race cheva-
line, du moins.
Chaque année, à l’époque du printemps, les jour-
naux quotidiens nous tiennent au courant de rencon-
tres sensationnelles sur le Pré... aux Clercs. La saison
nouvelle excite les mauvaises passions de l’homme, et
nos jeunes gens — pleins d’une sève juvénile — rê-
vent des combats des preux.
Ceux-ci combattaient pour la patrie ou pour leurs
belles. Les raisons de combats singuliers, aujourd’hui,
sont en général moins nobles et moins poétiques.
La haine s’est développée chez l’homme, à mesure
que la civilisation nous apporte ses bienfaits. Jamais
on ne s’est plus injurié, jamais on ne s’est plus dif-
famé qu’aujourd’hui. Mais on pouvait espérer qu’à la
veille de l’Exposition universelle — qui sera ouverte
au moment où paraîtront ces lignes — il y aurait une
trêve. Celte espérance a été déçue.
11 y a des Montaigu et des Capulet, dans la vieille
famille française, qui veulent absolument en venir aux
mains. Nous avons déjà assisté au prologue, dans l’ile
de la Grande-Jatte. Les deux adversaires en présence
étaient M. le comte de Lubersac, portant un nom de
la vieille noblesse de France, et M. Michel Epbrussi,
un sportsman connu sur le turf. Le premier a vingt-
trois ans, il est grand, bien découplé; M. Michel
Epbrussi on a cinquante-sept. Ce n’est pas un com-
batif, mais il a été insulté gravement et il se battra.
Il a choisi pour témoins deux escrimeurs de première
force, mon excellent confrère et ami Adolphe Taver-
nier et M. Coilly de Rlest Gama.
Le premier a écrit des articles, des livres et des pla-
quettes sur l’escrime qui font autorité, notamment
l 'Art du duel, qui devrait être entre toutes les
mains. Le second est un champion de l’épée de com-
bat, vainqueur du premier tournoi d’épée organisé par
le Figaro, un des plus forts tireurs que je connaisse.
Les témoins de M. de Lubersac ne sont pas aussi
connus : ce sont deux anciens sous-officiers de gen-
darmerie, MM. Couvin et Ferry, décorés delà médaille
militaire, ce qui est un titre et même un titre glorieux.
Les lecleurs du Magasin Piltoresque ont déjà lu dans
les journaux quotidiens le récil détaillé de ce duel qui
avait attiré — comme c’est l’habitude aujourd’hui —
de nombreux spectateurs. Le public juge maintenant
les affaires d’honneur presque autant que les témoins
eux-mêmes. Autre temps, autres mœurs. J’étais donc,
moi aussi, au lieu du rendez-vous du duel, dans File
LE MAGASIN PITTORESQUE
253
de la Grande-Jatte, et j’en ai suivi de très près toutes
les phases.
11 avait lieu dans la salle de bal du « Moulin Rouge »,
que tient un marchand de vins bon enfant qui écrira
peut-être un jour ses mémoires sur les duels d’hier
et d’aujourd’hui, ou qui les fera écrire. En voilà un
qui a eu des émotions !
C’est là qu’Harry Alis fut tué par le commandant
Le Chatelier, que le capitaine Meyer a été mortelle-
ment blessé par le marquis de Morès, que le général
llebillot, au milieu d’une attaque folle, a failli avoir
l’œil traversé par l’épée de M. Camille de Sainte-Croix,
que M. Catulle Mendès fut grièvement blessé par
M. Georges Vanor.
Souvenirs terribles et qui font réfléchir. Dans la
dernière rencontre entre MM. le comte de Lubersac
et Michel Ephrussi, le hasard — un heureux hasard —
a voulu que les blessures de l’un et de l’autre ne fus-
sent pas graves.
Mais quand ils ont été profondément atteints l’un
et l’autre, quelle angoisse nous a étreints !... On crai-
gnait de voir rapporter deux cadavres à Paris.
Le duel n’est jamais — quoi qu’on en ait écrit —
cette « formalité puérile » dont parlent ceux qui ne
se sont jamais battus ou qui n’ont jamais aperçu deux
hommes, l’épée à la main, l’un devant l’autre. La
mort est toujours là qui guette...
Seulement le duel a dégénéré en ce sens qu’il est
devenu un lieu de rendez-vous mondain, où les pho-
tographes sont tolérés quand on ne les invite pas. Ce
n’est plus le combat singulier d’autrefois. La galerie
intervient et compte les coups. Un peu plus de discré-
tion conviendrait mieux. La présence du public influe
certainement souvent sur l’issue d’un duel. Nous en
avons déjà eu des exemples, car, au milieu de cette
foule curieuse, les jugements se font à haute voix, et
les témoins, en plusieurs occasions, ont dû en tenir
compte.
Je plains de tout mon cœur les duellistes célèbres,
qui se trouvent dans l’impossibilité d’éviter les yeux
des curieux.
Maurice LEUDET.
LES LIVRES
Quarante ans de théâtre ( Bibliothèque des Annales).
Voici le premier volume d’un grand ouvrage dont
la publication était un devoir. Avec une piété filiale,
avec un respect touchant, M. Adolphe Brisson, aidé
par la grande expérience et le goût de M. Gustave
Larroumet, a entrepris une œuvre considérable. Sous
le litre: Quarante ans de théâtre, il nous donnera pour
ainsi dire toute la vie de Francisque Sarcey. Les plus
belles pages écrites par le maître feront revivre, pour
le plus grand plaisir de tous, cette pensée robuste et
franche, cette bonhomie sereine, ce bon sens lumi-
neux dont le souvenir ne saurait s'effacer.
On lit aux premières pages du volume : « Je dis la
vérité du jour. Il est clair que dans dix années, et plus
tôt peut-être, mon jugement sera faux; mais les rai-
sons sur lesquelles je l’ai appuyé seront encore justes.
Il est vrai que personne alors ne s’en souciera : pièces
et feuilletons seront tombés dans le plus profond
oubli. »
Pour une fois, Francisque Sarcey n’aura pas vu
juste. Ses feuilletons ne seront pas oubliés ; bien plus,
malgré les années, ils feront parfois revivre des pièces
mortes.
C’est que la critique, telle que la comprenait le
vieux maître, n’était pas faite de caprice et ne s’ins-
pirait pas seulement des fantaisies du moment qui
passe. Sarcey jugeait une œuvre de théâtre non pas
à travers son goût propre, mais au nom de principes
d’art qui ne varient pas. Il restait fidèle, même dans
les poussées dramatiques les plus révolutionnaires, à
la tradition classique et c’est pour cela que ses juge-
ments garderont leur autorité.
Francisque Sarcey aima le théâtre passionnément.
Pendant près d’un demi-siècle, il exerça ses fonctions
de critique comme un sacerdoce. Il y apportait une
conscience qui jamais ne délai Hit : « Que de fois, écrit-
il, dans ces mois d’été où je sais tout Paris aux bains
de mer, où les sujets manquent, où je sais bien qu’un
chef-d’œuvre ne tirerait pas de leur doux farniente
des lecteurs prenant le frais et rêvassant au bord de
la mer et sous les arbres ; que de fois me suis-je dit —
car on adesheures de lassitude : — « Bah! Si j’expédiais
aujourd’hui le feuilleton par dessous jambe ! » Et
je songeais alors au professeur de rhétorique de Les-
neven qui a pris l’habitude de me lire, avec qui je suis
en communication constante, bien que nous ne nous
soyons jamais vus ; il attend son lundi, le professeur
de Lesneven, il a passé un contrat avec moi; il s’est
engagé à me lire avec sérieux et sympathie ; je dois,
de mon côté, tenir ma parole et donner à chaque fois
le meilleur de mon esprit; ce n’est pas ma faute si ce
meilleur n’est pas toujours très bon. Et voilà comme
le professeur de Lesneven me maintient dans le
devoir. Quand, par hasard, j’entre à la cinquantième
représentation d’une pièce dans une salle de théâtre,
les acteurs qui m’ont déniché dans mon coin, jouent
pour moi : j’écris pour le professeur de Lesneven. »
Tout Sarcey est là : esprit, cœur et conscience.
G h. FORMENT1N.
LE FOYER
IMPRUDENCES PRINTANIÈRES
Puisque l’hiver morose est décidément loin, et que
le bel avril a fait son entrée, parmi l’obligé cortège
de giboulées et de rayons, puisque le bourdon frôle
la vitre et nous fait signe, et que l’air est tiède en
effet, le chemin séché, les buissons en fête : mélions-
nous.
Oui bien, méfions-nous de la saison charmeuse et
de son décor d’innocence; épions, pour les admirer,
ses premiers sourires, mais n’y croyons pas. Ce clair
matin de l’année — primavera, gioventü dell' anno! —
c'est, pour la maladie, l’heure propice de l’affût,
l’heure où elle guette ceux qui trébucheront dans ses
impalpables filets. Dirai-je que ce chaud soleil qui
vous tente et aux rayons duquel vous vous exposez
tète nue au jardin est capable de vous jouer les plus
mauvais tours? qu’il transmuera sans crier gare une
simple migraine en congestion ? que nous péchons
tous, à cette époque de l’année, par quelque embarras
gastrique plus ou moins appréciable et devenant faci-
lement terreau d’élection pour In pullulation des pires
LE MAGASIN PITTORESQUE
microbes? — Tout le monde le sait : et cela n’empêche
pas que chaque printemps nouveau revoit la même
recrudescence de malaises, de maladies, d’infections
graves... — Qu’on veille, tout au moins, à ce que les
enfants aient la tète couverte pendant leurs ébats au
grand air. Que de bébés l’imprudence des bonnes
met en péril, expose aux affreuses convulsions, à la
méningite redoutable! Nous les voyons jacasser entre
elles sur les bancs des promenades : qu’advient-il,
pendant ces heures justement les plus lumineuses de
la journée, qu’advient-il du pauvret couché dans sa
petite voiture, face au ciel et nu-tête? — Il dort... 11
dort, bien sage et pas gênant, oublié,... des frémisse-
ments nerveux taquinant seulement sa bouche et ses
paupières; et toujours s’allonge la causette des bonnes
— indifférentes étonnamment au danger qui plane
sur ce sommeil équivoque! Des autres bambins, qui
du moins trottinent, sont en mouvement, je ne parle
même pas : mais que de fièvres mauvaises s’allument
dans ces conditions, faute de surveillance et d’une
consigne plus sévère !
Puisque nous parlons des enfants, les dards du
soleil printanier ne menacent pas leurs tendres cer-
veaux seulement, mais développent volontiers, chez
les bébés lymphatiques, les tendances catarrhales des
glandes lacrymatoires et les transforment parfois en
ophtalmies douloureuses. Aussi, une bonne précau-
tion à prendre pour ceux-là, c’est de leur lotionner
les yeux matin et soir, et avant le départ pour la
promenade, avec de l’eau boriquée.
Mais il est bien d’autres griefs à la charge du jeune
et turbulent Phœbus ; nous n’épuiserions pas aujour-
d’hui la série de ses méfaits. Sa plus ordinaire plai-
santerie, c’est — après qu'il a fait bondir le baromètre
jusqu’au beau fixe , et vu les terriens s’alléger avec
délices de leurs vêtures d’hiver et remplacer la laine
par le coton — d’installer au firmament, pour une
bonne neuvaine de jours et autant de nuits, la mé-
chante Bise, semeuse de coryzas, grippes et autres
misères.
lin adage franc-comtois (la bise a une prédilection
marquée pour notre région de l’Est) conseille :
Que jamais on n’ôte ses trousses (1)
Avant qu’ait mué la lune rousse.
Tout résistant qu’il est aux intempéries, le campa-
gnard, grand observateur de phénomènes, a constaté
les surprises de ce tournant de l’année, et il pense
très justement qu’on ne saurait trop se garer d’elles.
Aussi bien, si le printemps est partout l’aguicheur
par excellence de toutes les épidémies indigènes — et
plus particulièrement de cette triplice fidèle à nos
climats et qui épouvante les mères : scarlatine, rou-
geole, variole ou varicelle, — les conditions de l’ha-
bitat villageois à proximité des cultures humides au
sortir de l’hiver ne peuvent que favoriser leur éclo-
sion; à la ville comme aux champs, d’ailleurs, les
infections morbides sont activées par les émanations
du sol, et plus bénignes après un hiver sec et froid.
Mais il est une bonne fée qui peut conjurer tous
les maléfices, pourvu qu’elle le veuille bien, et qu’elle
soit pénétrée de la grandeur de sa mission : c’est,
simplement, la femme qui a su comprendre que le
(1) Trousses: larges chausses qu’on portait en double durant
la mauvaise saison. 11 était d’usage de les adopter le 25 octobre,
jour de la saint Crépin, pour ne les quitter qu’à la saint Boni-
face, le 14 mai.
ménage n’est pas un but, mais un moyen; qui, par
l’hygiène des aliments, des vêtements, de toute l’éco-
nomie domestique enfin, tient dans sa main la santé
et la force de son mari et de tous les siens.
Elle deviendra, cette femme modèle dont la vigi-
lance et la tendresse rayonnent à travers toute la
demeure, elle deviendra — sinon savante par le
grand nombre des notions conscientes et coordonnées
— du moins observatrice et intuitive en son rôle de
prévoyance, de providence. Du moment qu’il s’agit du
bien de ceux qu’elle aime, en ce que ce bien dépend
d’elle, aisément elle reconnaîtra ce qui peut lui man-
quer le plus pour ce grand œuvre et le demandera
d’elle-même, avec une grande curiosité de savoir, à
de bons et simples ouvrages de vulgarisation scienti-
fique, afin que sa raison concerte avec son cœur ce
qui convient le mieux à chaque membre de la famille...
Celle-là, véritablement, sera le Palladium écartant les
contagions; et le médecin ne passera pas souvent le
seuil de son logis.
A cette époque de transition, elle fera parai tre sur
sa table la nourriture légère, et quelque peu rafraî-
chissante, apte à combattre la gastrite printanière.
Elle entretiendra le petit feu modéré qui lutte contre
les brumes de l’aurore et du crépuscule; veillera au
changement gradué des vêtements ; surveillera elle-
même la promenade de ses enfants: caria domestique
la plus fidèle pèche souvent contre l’hygiène physique
(et morale aussi) sinon par négligence, au moins par
ignorance.
Si tout le monde, si chaque famille, si chaque indi-
vidu voulait sérieusement, dans son vivre, se régler
sur les indications de l’hygiène, avec cette conviction
qu’elle est un des facteurs premiers, et non le moindre,
du bonheur lui-même, les thérapeutes bientôt de-
viendraient fort modestes, et plus d’un pourrait coller
à la porte de son cabinet l’écriteau :
Fermé à cause du mangue de clients...
Mais j’entends se récrier bon nombre de personnes,
qui confondent apparemment « hygiène » avec « mé-
dication ». — Je n’ai pas le temps de me droguer,
moi. Ali bien! s’il fallait s’occuper perpétuellement
de se soigner, que deviendrait-on? Plutôt cent fois
vivre un peu moins longtemps, que de s’astreindre à
penser continuellement à ces choses ! — On peut leur
répondre, tout d’abord : Lorsque, malade pour de
bon, et peut-être à vie durant, pour avoir négligé
quelques fort simples précautions, vous serez forcé de
vous soigner, peut-être même de vous aliter pour
longtemps, croyez-vous que cela ne vous en fera pas
perdre, du temps?
Ensuite, il ne s’agit pas le moins du monde de
« drogues », mais bien simplement d’un peu d'atten-
tion et de réflexion jusqu’à ce qu’on ait pris de bonnes
habitudes. Une fois qu’on a un tant soit peu regardé
son propre tempérament, on le connaîtra dans ses
grandes lignes, on l'estimera pour ce qu'il vaut; on
saura de quoi nous feront peut-être souffrir telles
variations de température et comment influeront sur
vous telles ou telles boissons et nourritures... et ces
précautions qui vous sont nécessaires (car vous n'ètes
pas un demi-dieu! J pour ne pas glisser vers le malaise
puis la maladie, à droite ou à gauche de la voie nor-
male, — on les prend, ces précautions si simples, très
naturellement, avec la même aisance machinale qu'on
LE MAGASIN PITTORESQUE
255
fait sa toilette à telle heure et sa sieste à telle autre.
Dominer la Routine et lui poser ‘des questions au
lieu de lui obéir, s’abstenir de tout acte de pure
imitation jugé plus nuisible qu’utile : c’est le premier
cran Et cela me conduit à parler d’une habitude
immensément répandue, nuisible toujours — habi-
tude amortie généralement par l’hiver, et que ressus-
citent les premiers soleils : boire sans modération; et
j’entends n’importe quelle boisson, aqueuse ou non,
fermentée ou non. Voici venir le moment où, pour
chacun, le diapason de la soif s’établit — pour tout
l’été. La petite fièvre que le printemps amène à tous
prédispose à la soif... et si, en avril déjà, on boit plus
qu'il ne serait nécessaire, comment boira-t-on, aux
canicules !
Il faut savoir boire : ce n’est pas en buvant à longs
traits qu’on se désaltère, mais bien en buvant à petites
gorgées; ce n’est pas non plus avec des boissons
savoureuses, trop « sapides », qu’on calme la soif :
elles ne font que la surexciter — qu’elles soient alcoo-
liques, sucrées ou gazeuses. La plus saine des boissons,
sans contredit, est l’eau de source ; malheureusement,
elle est, dans beaucoup de nos grandes cités, une
denrée introuvable. Chez l’un de nos amis — un
docteur parisien, à la tète d’une famille de cinq en-
fants, — c’est l’eau légèrement goudronnée qui calme
la soif des petits et des grands. Ailleurs, c’est de la
tisane de houblon — très peu chargée — ou de pensée
sauvage, de chiendent : boissons stomachiques ou
quelque peu dépuratives qui ne poussent pas au péché
de gourmandise, et qu’on ne boira certainement pas
avec excès.
11 est opportun, encore, de jeter un mot de blâme
à l’œuf de Pâques, en sucrerie souvent empoisonnée
où l’analyse décèle l’arsenic et la céruse, — et aussi
au traditionnel œuf rouge, cuit dur, dont l’abus met
à mal, chaque année, tant de bons petits estomacs!
Sucre sincère ou sucre faux, œufs de poules rouges
ou blancs, ingérés sans mesure entre les repas, ne
valent pas mieux les uns que les autres. Tous alors
ont une propriété commune, et incontestable — ceux
de deux sous comme ceux de quarante : mettre le
désordre dans l’appareil digestif des enfants, et leur
donner des maux de tête (juste à l’heure, notez la
contradiction, où la nature est en fête, où les carillons
de Pâques tintent joyeusement sur les campagnes
reverdies...).
Or, et terminons par cette pensée, si notre appareil
digestif est gardé sain, nous n’offrons d’accessible
aux contagions de tout genre qu’une infime fraction
de notre individu; au cas contraire, nous devenons
terrain promis à tous les microbes, nous sommes à
la merci de la première épidémie qui passe.
0. GEV1N-CASSAL.
Les Conseils de Af X...
L’homme de loi d’autrefois, grave et majestueux,
toujours sanglé en sa longue redingote, d’où émer-
geait, avec dignité, un triple étage de cravate blanche,
fut vraiment un type bien curieux de raideur com-
passée el d’imposanle correction.
Tout pénétré de son importance, il ne dépouillait
jamais son grand air solennel. Il l’avait à l’audience,
dans la rue, au sein de la famille. Le rire ne savait
pas effleurer ses lèvres rasées. Même s’il montrait à
sa progéniture les singes grimaçants du Jardin des
Plantes, il conservait encore la cérémonie du geste et
du regard.
Et quel travailleur c’était ! Quel puits de science ! Il
connaissait le droit à fond, ayant étudié toutes les
questions, pesé toutes les controverses, lu et relu
tous les commentaires. Son recueil de jurisprudence,
composé par lui-même et entièrement écrit de sa
main, était comme un trésor d’érudition en plusieurs
gros volumes, une mine féconde d’admirables consul-
tations, dont le prix ordinaire n’excédait pas
dix francs.
Les temps ont marché depuis. Aujourd’hui, grâce
au Dalloz, un stagiaire doué de quelque flair, peut
trouver, sans effort, toutes les solutions et faire figure
de jurisconsulte.
De plus, l’homme de loi moderne a définitivement
rompu avec les traditions surannées qui réglaient son
maintien. Il s’habille, maintenant, à la dernière mode,
chez le meilleur faiseur ; il est épris de luxe et d’élé-
gances mondaines ; il arrive au Palais à bicyclette,
parfois même en automobile.
Si nos anciens et vénérés maîtres pouvaient voir
leurs jeunes confrères jeter, sans façon, la chausse
d’hermine sur la vareuse en cuir bouilli du chauf-
feur, comme s’ils s’indigneraient et crieraient au
scandale !
J’ai connu, pourtant, en ma prime jeunesse, un
magistrat des régimes passés, point du Lout vieux jeu,
et dont il m’est agréable d’évoquer, ici, le souvenir.
Celui-là, par exemple, aurait volontiers applaudi aux
hardiesses qui nous étonnent. Il les aurait même
dépassées, tant il avait le caractère original et recher-
chait, en toutes choses, l’extraordinaire el l’inédit.
C’est ainsi que déjà, sous Louis-Philippe, il se fai-
sait blanchir à Londres, se piquait de chic anglais,
copiait les créations de la fashion d’Outre-Manche, et
récitait, à tout propos, des vers de lord Byron, sans,
d'ailleurs, les comprendre très bien.
Et pour paraître, mieux encore, un gentleman par-
fait, n’avait-il pas imaginé de ne venir au Palais de
justice qu’à cheval"?
Oui, à cheval! C’est-à-dire monté sur une jument
blanche, dont il ne se séparait jamais.
Oh ! cette jument blanche ! Quelle affection tou-
chante il avait pour elle! C’était la compagne fidèle,
l’amie bien-aimée dont il parlait sans cesse. Au point
qu’il en oubliait les personnes mêmes de sa famille,
et parfois grâce au concours d’une invraisemblable
surdité, les quiproquos les plus comiques.
Un jour, notamment, dans la jolie ville du Midi où
il exerçait ses fonctions judiciaires, il rencontre, sous
les frais platanes du Cours, un monsieur qui le salue
avec respect et lui demande des nouvelles de madame
B., sa femme.
« Ah! répond-il fort ému, la pauvre bête est bien
malade. Elle a failli crever, cette nuit d’une indiges-
tion d’avoine. »
Mais son amour de cheval n’était point sa seule
passion. 11 adorait aussi le cochon.
Sa porcherie, qu’il avait, naturellement, décorée
d’un beau nom anglais, était un modèle d’installation
confortable et luxueuse. Les pourceaux de toutes
espèces y étaient traités princièrement. « C'est ma
race », disait-il, avec orgueil, en parlant d’eux. EL il
exultait, lorsqu’un visiteur daignait partager son
256
LE MAGASIN PITTORESQUE
admiration. Une fois même, un substitut poussa
l'enthousiasme jusqu’à lui clamera l’oreille: « Us
sont superbes, vos cochons, bien plus beaux que vos
réquisitoires. »
« Ce que vous dites-là, jeune homme, est très
vrai, — riposta M. B., sans se fâcher — , mais c’est,
aussi, diablement impertinent. »
Il n’aimait pas les huissiers, et poursuivait, de son
persiflage, ces modestes officiers ministériels.
Dans un de ses discours de rentrée, après avoir,
suivant l’usage, harangué les avocats et les avoués,
il crut devoir s’adresser à eux en ces termes : « Quant
à vous, messieurs les huissiers, aimez-vous les uns les
autres, car si vous ne vous aimiez pas entre vous, qui
donc vous aimerait? »
C’était drôle, mais point très juste.
Avouez, toutefois, qu’un pareil homme devait cau-
ser bien des surprises dans la magistrature du bon
vieux temps, et qu’il lui fallait beaucoup d'audace et
quelque esprit, pour franchir ainsi, sur sa jument
blanche, l’obstacle redoutable de l’étiquette et des
préjugés.
PETITE CORRESPONDANCE
D. M., Briançon. — L’héritier réservataire est investi d’un
droit qui lui est propre et personnel. 11 ne se trouve doue pas
lié par les actesde son auteur, lorsque ces actes sont de nature
à porter atteinte à sa réserve.
G. A’., Blois. — Le propriétaire de l’animal qui a causé un
dommage à autrui est, en principe, présumé en faute et res-
ponsable, à moins qu’il n’établisse que le dommage est le ré-
sultat, d’un cas fortuit ou d’une faute imputable à la personne
qui l’a subi.
R. G., Agde. — Les opérations d’achat et de veDte d’effets
publics cotés à la Bourse, effectuées par les coulissiers sans
l’entremise des agents de change, sont nulles. Cette nullité est
absolue et d’ordre public.
J. F, Brignoles. — La mention « sauf erreur » insérée dans
une quittance de loyer, n’en modifie pas le caractère libératoire.
Elle vise seulement une erreur de compte possible, que le bail-
leur serait tenu, d’ailleurs, de prouver.
S. B., Beauvais. — En matière de divorce, l’exception d’in-
compétence, à raison du domicile, doit être proposée dès la
comparution des époux devant le président du tribunal.
VARIÉTÉS
LE TRAFIC DU CANAL DE SUEZ
Les fêtes qui ont eu lieu récemment en l’honneur
du trentième anniversaire de l’inauguration du canal
de Suez donnent de l’intérêt aux chiffres qui mon-
trent la progression du trafic de cette voie de naviga-
tion.
Dans le relevé très complet des revenus de l’entre-
prise, il est constaté que 3 503 navires ont traversé le
canal durant l’année 1898; sur ce nombre, 2 295 bat-
taient pavillon anglais.
Le tonnage des navires anglaisa également augmen-
té : il s’est élevé, pour 1898, à 6 597 743 tonnes. Le
nombre des navires britanniques et de leur tonnage
a été, respectivement, de 65,5 p. 100 et 68,2 p. 100
en 1898, au lieu de 63,8 et 67,4 p. 100 pour 1897. On
constate une légère diminution dans le tant pour cent
des navires allemands, français, hollandais et norvé-
giens, tandis que, au contraire, une faible augmenta-
tion s’est manifestée dans celui des Japonais.
Dans l’espace de dix ans, de 1888 à 1897, le ton-
nage annuel s’est graduellement élevé de 6 640 834 ton-
nes à 7 889 373 tonnes et les droits de transit, de
64832273 francs ont atteint 72830545 francs : ce qui
donne une moyenne annuelle de 7 733 120 tonnes et
de 73 080 683 francs. En 1898, le tonnage a été de
9238 603 tonnes et les revenus du droit de transit de
85 294 769 francs. En 1870, ces revenus avaient été de
4500 000 francs!
La durée moyenne du passage du canal est actuel-
lement de 18 heures, depuis que, grâce à l’éclairage
électrique, on peut circuler la nuit. A l’origine, il fal-
lait près de 30 heures, car on élait forcé de stopper
pendant la nuit, ce qui faisait perdre environ
12 heures.
Le nombre des passagers effectuant la traversée du
canal s’est augmenté dans de remarquables propor-
tions-depuis 1870 ; cette année-là, le nombre en était
de 26 758; en 1880, il s’est élevé à 98 900, puis à
16i 352 en 1890, et enfin en 1898, il a été de 219 729.
RECETTES ET CONSEILS
NETTOYAGE DES LAMPES A PÉTROLE
On imlique comme excellent l’emploi de la cendre de bois
bien sèche dont on frotte les réservoirs et les becs an moyen
d’un papier doux. Après cette opération, il suffit d’essuyer
avec un linge sec. Ce sont, surtout les lampes de cuisine et les
fourneaux à pétrole qui se nettoyent facilement de celte façon,
car la cendre absorbe tout le pétrole. En mettant de vieux
gants, on protège complètement les mains, attendu que toute
l’opération se fait à sec. Ce procédé vaut infiniment mieux
que celui de bouillanter ces objets avec du savon et de la
soude, ce qui est bien compliqué et souvent désagrège l’enduit
qui fixe le bec à la lampe.
Mail, de V..., à Lyon. — A Vichy la saison officielle, avec le
Casino, Théâtre, Concerts, n’ouvre qu’au 15 mai. — Mais l’éta-
blissement thermal reste ouvert toute l’année. Demandez à la
Compagnie fermière des Sources de l’État, qui l’envoie gratui-
tement, son Guide de Vichy , vous y trouverez tous les rensei-
gnements à ce sujet.
POUR CONSERVER LE BOUILLON
Pour conserver le bouillon pendant plusieurs jours sans qu’il
devienne aigre, il suffit de le verser dans une bouteille ordi-
naire que l’on aura au préalable rincée à l’eau bouillante et que
Ton bouchera avec un tampon d’ouate trempé dans de l’acide
saliçylique.
La plus belle découverte du siècle, c’est l 'Eau de Suez, den-
tifrice antiseptique que toute femme soucieuse de sa beauté
doit employer, à l’exclusion de tout autre, pour conserver l’éclat
de ses dents et la pureté de son baleine. C'est du reste la
marque élégante par excellence et dont se servent les gens du
monde. Pour parfumer l’eau de toilette, rien n’égale VEuca-
lypta de Suez, la plus hygiénique et la plus antiseptique.
JEUX ET AJVlUSE|VIE|'4TS
Solution des Problèmes parus dans le numéro du 1er Avril 1900
Coquilles: 1“ Vieux, illusions. — 2° Sait, âge, femme. —
3° Prie, crier. — 4° Barème , Sommes, Edites.
Énigme. — Encre.
SURPRISE
Sans chercher midi à quatorze heures, on pourra le trouver
dans l’année 1502.
ÉNIGME.
Je suis droite et ronde en affaire,
J’ai les dehors polis : j’allie à la douceur
Une fermeté nécessaire.
Mais chaque pas qu’on me voit faire
Est marqué par une noirceur.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. Cobbkil. Imprimerie Ed. Cbêté.
LE MAGASIN PITTORESQUE
257
VIEUX PUITS ET PAVOTS
l°r MAI 1900
9
258
LE MAGASIN PITTORESQUE
Li’ ÉDUCATION DES OURS
Il existait autrefois dans l’ancienne Pologne
deux Académies des Ours. Klevanie et Smorgonié
étaient l'Oxford et le Cambridge des plantigrades.
Les animaux savants qui sortaient de ces deux
écoles également célèbres faisaient le plus grand
honneur au talent, à la patience et à l’habileté de
leurs maîtres. La réputation de ces deux établis-
sements était si bien assise qu’ils survécurent
l’un et l’autre à l’indépendance de la patrie.
En 1810, la Lithuanie et la Volhynie étaient depuis
longtemps annexées à l’empire
des tsars et les deux institutions
d’enseignement supérieur, qui
passaient à bon droit pour une
des principales gloires de ces
deux provinces, restaient encore
aussi florissantes que jamais.
La danse est la partie la plus
essentielle de l’éducation d’un
jeune ours qui veut faire son
chemin dans le monde. Les
moyens employés pour initier
à cet art, indispensable entre
tous, les élèves récemment arra-
chés à la solitude des grandes
forêts de la Pologne ou de la
Russie Blanche élaient un peu
sévères peut-être, mais d’une
efficacité indiscutable. L’ours
était placé dans une cage dont
le fond était garni de plaques
de fer. La fifre et le tambour
jouaient un air de danse et, en
même temps que l’orchestre
faisait fureur, un gardien faisait chauffer les pla-
ques de métal. Le malheureux ours, dont la plante
des piieds était cruellement brûlée, se mettait à dan-
ser avec frénésie pour échapper à ce genre de
supplice. Mais au bout d’un très petit nombre de
leçons, il s’apercevait que le son du fifre et du
tambour n’était que le prélude des tourments
quotidiens qui lui étaient infligés, et à peine les
deux instruments de musique avaient-ils fait
entendre les premiers accords de ce redou-
table concert qu’il se mettait à danser avec entrain
comme si la plaque métallique eût déjà été
brûlante. Bientôt il devenait inutile de la faire
chauffer. Au premier roulement du tambour l’ours
dansait tout seul avec autant d’ardeur que si le
fond de la cage avait été porté au rouge vif.
Après avoir appris de cette façon la danse, qui
n’était pas précisément pour eux un art d’agré-
ment, les jeunes élèves des Académies des Ours
étaient émis entre les mains de leurs instructeurs
militaires. Ils s’initiaient en général très vite aux
beautés de l’exercice à la prussienne, et aucun
raffinement de sévérité n’était nécessaire pour
leur enseigner la charge en douze temps. En
revanche, une extrême vigilance et des châti-
ments énergiques élaient en général indispen-
sables pour leur apprendre à lutter d’une façon
correcte et courtoise à la façon des Grecs et des
Romains. Il existe dans le caractère des ours un
côté sérieux et morose qui se'prête mal aux fictions.
Us ne regardent pas la lutte comme un exercice
et un divertissement, mais comme un vrai duel
où, après avoir étouffé son ad-
versaire, le vainqueur a le de-
voir de le dévorer. A la rigueur,
un ours pouvait comprendre
qu’un sentiment de reconnais-
sance l’obligeait à épargner son
maître, mais il ne voyait pas la
nécessité d’observer les mêmes
ménagements envers les simples
amateurs. Les jeunes plantigra-
des qui, après avoir achevé leurs
études dans les académies de
Klevanie et de Smorgonié, se
comportaient avec courtoisie
dans une arène de lutteurs
élaient ceux qui atteignaient les
prix les plus élevés.
La danse, l’exercice militaire
et la lutte, tel était autrefois le
programme de l’éducation des
ours. C’étaitl’enseignement clas-
sique, mais la civilisation a fait
des progrès depuis que les an-
ciennes académies polonaises
ont fermé leurs portes et que l’une des industries
les plus prospères de la province de Yaroslaff
était l’exportation des ours savants. M. Permane,
dont les élèves ont obtenu d’éclatants succès à
l’Alhambra et à Leicester Square, donne aux jeunes
plantigrades un enseignement tout moderne. Au
lieu de leur enseigner la danse traditionnelle, il
les initie à l’art de la Loïe Fuller et leur apprend
les gracieuses ondulations de la danse serpentine ;
au lieu de l’exercice militaire qui commence à se
démoder, il leur fait exécuter des prodiges d’équi-
libre sur une grosse boule ou sur une escarpo-
lette; enfin il remplace avec avantage dans le
répertoire de ses élèves les brutalités de la lutte
renouvelée des jeux Olympiques par les tours de
passe-passe, infiniment plus anglo-saxons et plus
modernes, des pick-pockets.
Le célèbre dompteur anglais a révélé à un col-
laborateur du Strand les moyens dont il fait
usage pour enseigner des exercices aussi com-
pliqués et aussi délicats à un animal qui ne se
distingue pas par son intelligence et encore moins
L’oui's pick-pocket
LE MAGASIN PITTORESQUE
259
par la docilité de son caractère. M. Permane se
procure des petits ours aussi sauvages que pos-
sible, des petits ours mal léchés, encore humides
de la langue de leur mère. Le
petit ours d’appartement, qui
aujourd’hui tend de plus en
plus à remplacer le chien de
luxe dans les maisons élégan-
tes de Saint-Pétersbourg et de
Moscou, est en général inca-
pable de devenir un ours sa-
vant; il est en effet très rare
que les enfants gâtés réussis-
sent dans leurs études.
C’est à partir de l’âge de six
mois que les ours commencent
à apprendre quelques petits
tours élémentaires, mais ce
n’est pas avant l’âge de dix-huit
mois qu’ils atteignent leur
complet développement intel-
lectuel. Il est à remarquer
qu’ils sont loin d’avoir tous
d’égales aptitudes pour la pro-
fession d’animal savant. Les
uns comprennent assez vite,
les autres ont une intelligence très bornée. Mais
s’il existe entre eux des inégalités assez sensibles
dans le domaine des facultés intellectuelles, en
revanche ils ont tous à peu de chose près le même
caractère. Un ours est absolument incapable de
s’attacher à son maître et
n’est accessible qu’à deux
sentiments : la gourmandise
et la peur. M. Permane se
montre d’une extrême sévé-
rité envers ses élèves; si la
plus légère velléité de ré-
sistance de leur part n’était
pas immédiatement répri-
mée, bientôt ils n’obéiraient
plus. Si l’insubordination
doit être punie, il va de soi
qu’en revanche le zèle mé-
rite d’être récompensé. Seu-
lement, à première vue, il
paraît assez difficile de dé-
couvrir le genre de récom-
pense qui convient le mieux
à des ours.
Ils seraient évidemment
sensibles à un morceau de
viande succulente, mais,
avec beaucoup de raison à
notre avis, le dompteur an-
glais leur interdit d’une façon absolue ce genre de
nourriture. Il ne faut pas perdre de vue que l’ours
n’est pas un carnivore de naissance. Il le devient
plus tard par nécessité lorsqu’il est pressé par la
faim, et à partir du jour où il a pris goût à la chair
fraîche; il en fait son aliment de- prédilection.
M. Permane offre chaque jour à chacun de ses
pensionnaires, quatre livres de pain, dix livres
de carottes et un demi-sac d’herbe fraîchement
coupée. Grâce à ce régime, les
instincts carnassiers ne se ré-
veillent pas dans le cœur d’un
ours qui depuis sa première
enfance a été soumis à un sys-
tème d’alimentation stricte-
ment végétarien, tandis qu’il
suffit d’une bouchée de viande
offerte à titre de friandise
pour développer en lui des
goûts auxquels il donnerait
tôt ou tard libre carrière sur
la personne de son maître ou
de quelque spectateur.
Les dix livres du carottes
que dévorent chaque jour les
élèves de M. Permane leur
sont données sous forme d’en-
couragement et de récom-
pense pendant qu’ils prennent
leurs leçons. Le penchant qu’ils
manifestent pour ce légume
n’irait pas cependant jusqu’à
leur faire commettre un vol, mais, en revanche,
ils éprouvent pour la bière une passion telle-
ment irrésistible que, pour se procurer une
demi-bouteille de ce breuvage, ils n’hésitent pas
à se transformer en pick-pockets.
De tout le répertoire des
artistes plantigrades de
l’Alhambra et de Leicester
Square, c’est le tour qui a
obtenu le plus de succès au-
près du public. Tandis que
le dompteur se promène
avec les allures à la fois
affairées et distraites d’un
bon provincial du Yorkshire
qui est venu passer une jour-
née à Londres, un ours se
glisse à petits pas derrière
lui, introduit la patte dans
une des poches de sa longue
redingote et en extrait avec
une remarquable dextérité
une demi-bouteille de bière
qu'il boit séance tenante,
aux applaudissements du
parterre et des galeries. Mal-
heureusement, il est arrivé
qu’un jour, dans une tour-
née en province, la bière
était de mauvaise qualité ! L’ours, furieux
d’avoir été mystifié delà sorte, a jeté la bouteille
au milieu de la salle et a failli dévorer son maître.
Pour éviter à l’avenir de semblables équipées de la
part de ses élèves, le dompteur anglais a sup-
primé la bière et n’offre plus à ses pick-pockets
Un bon tour.
260
LE MAGASIN PITTORESQUE
à quatre pattes que de l’eau sucrée dont ils sont
du reste très friands.
Nous devons ajouter d’ailleurs que, malgré
les précautions les plus minutieuses, les révoltes
sont toujours à craindre. Un ours ne manifeste
jamais la moindre affection pour son maître et,
loin de se résigner à sa destinée, devient de plus
en plus morose et de plus en plus intraitable à
mesure que s’écoulent les années. Tôt ou tard,
mais en général d’assez bonne heure, il vient un
moment où l’ours le mieux apprivoisé, le plus
docile en apparence, refuse net de faire l’exercice
et ne laisse aucun doute sur son intention bien
arrêtée dedévorerses gardiens. La persuasion et la
violence sont alors également impuissantes à
ramener le rebelle à de meilleurs sentiments, et
il ne reste plus d’autre ressource que de l’envoyer
à l’abattoir et d’en faire un animal de boucherie,
puisqu’il ne veut plus être un animal savant.
G. LABADIE-LAGRAVE.
ANTOINE BELLACOSCI A
Le célèbre bandit corse Antoine Bonelli, dit
Bellacoscia, dont toute la vie, presque, s’écoula
au maquis et fournit matière à tant de légendes
amoureuses et tragiques, vient de rentrer, sans
le vouloir, dans le plein jour de l’actualité. Une
dépêche d’Ajaccio avait annoncé sa mort subite ;
mais, quelques jours plus tard, on apprit qu’il
s’agissait d’un sien neveu, portant le même pré-
nom. Bellacoscia aura donc la joie rare de sa-
vourer les articles nécrologiques qui lui ont été
consacrés... prématurément.
Ce surnom de Bellacoscia (belle cuisse) qu’on
ne peut se défendre de rapprocher de celui de
Fra-Diavolo dont il a toute la saveur d’opéra-
comique, avait été donné jadis à son père qui,
certes, ne l’avait pas volé. Installé avec ses
chèvres dans les fourrés épais et presque inacces-
sibles de Pentica, qu’il n’avait pas tardé à consi-
dérer comme lui appartenant en toute propriété,
le berger Bonelli, aimé de trois jeunes filles de
Bocognano, les trois sœurs, sur lesquelles sa
belle prestance et sa fière mine avaient fait une
égale impression, avait demandé l’une d’elles en
mariage et, comme on la lui refusait, il les avait
enlevées toutes les trois pour ne point faire de
jalouses. De là son surnom de Bellacoscia.
Dix-huit enfants naquirent de cette triple union
libre et, par une singulière ironie, tandis que
deux d’entre eux, Antoine et Jacques, devaient
acquérir, comme bandits, une réputation quasi-
universelle, un troisième se fit gendarme.
Antoine fut le premier des frères Bellacoscia
qui prit le maquis. En 1848, le maire de Boco-
gnano s’étant refusé à marier l’une de ses sœurs
qui n’avait pas d’état civil, il l’étendit roide
d’un coup de stylet au cœur et gagna la montagne
pour échapper au châtiment.
Quelque temps plus tard, épris d’une jeune
fille qui avait engagé sa foi à un autre, il enleva
le père de celle-ci et le garda comme otage dans
une des cavernes de son repaire jusqu’au jour où
le fiancé de celle qu’il adorait fit le serment de
renoncer au mariage projeté. Ce serment n’ayant
pas été tenu, on trouva un beau matin le jeune
homme étendu sur la route, avec deux balles dans
la tête. Le meurtre avait été commis par Antoine
et son frère Jacques.
A partir de ce moment, les deux Bellacoscia,
dont la capture avait été mise à prix, furent
traqués par la gendarmerie et poursuivis sans
relâche ; mais l'affection que leur portaient les
uns, la crainte qu’ils inspiraient aux autres furent
leur constante sauvegarde. Juchés dans leur nid
d’aigles de Pentica, ils ne changèrent pas grand’-
chose à leur genre de vie, descendant fréquem-
ment à Bocognano et s’éclipsant pendant quelques
heures dès qu’ils élaierit avertis qu’un danger les
menaçait. De temps à autre, une balle atteignait
un gendarme trop hardi ou payait la trahison d’un
habitant. Un de leurs neveux, alléché par la
prime promise, n’avait pas hésité à indiquer aux
gendarmes l’endroit où ils devaient se trouver à
un jour déterminé. Les frères Bellacoscia, pré-
venus, l’abattirent d’une balle.
La trahison, cependant, devait avoir raison plus
lard de l’un d’entre eux. Un soir, la maison dans
laquelle ils se trouvaient, à Bocognano, fut cernée
par la gendarmerie, tandis que leur hôte leur ver-
sait un breuvage contenant un narcotique. Dès
que les Bellacoscia s’aperçurent du traquenard,
ils sautèrent sur leurs armes et engagèrent une
fusillade nourrie contre les gendarmes ; puis, à la
faveur de la nuit, ils réussirent à s’élancer au
dehors.
Mais, Jacques, grièvement blessé et à
moitié endormi par le narcotique qu’il avait bu,
allait tomber aux mains des poursuivants. Antoine
Bellacoscia le chargea sur son épaule et réussit à
s’enfuir avec son précieux fardeau. On ne sut
que longtemps plus tard que Jacques Bellacoscia
était mort de ses blessures; mais le lieu de sa sé-
pulture ne fut jamais révélé et, par suite, la
prime promise pour sa capture ou sa mort ne put
être touchée.
Durant quarante années, Antoine Bellacoscia
garda le maquis. On avait fini par s’habituer à le
laisser tranquille et, pour la forme, de temps à
autre, on envoyait quelques gendarmes sur ses
LE MAGASIN PITTORESQUE
261
traces. Les gendarmes ne le rencontraient jamais ;
mais les touristes de marque qui désiraient faire
sa connaissance, pouvaient facilement le joindre
dans sa masure de Pentica, au milieu des fou-
gères, des chênes-liège et des châtaigniers. Il
faisait à tous le plus cordial accueil, donnant
l’impression d’un homme simple et d’agréable
compagnie.
Mais avec l’àge, le besoin du calme parfait se
lit sentir. Antoine Bellacoscia se décida d’autant
plus volontiers à régulariser sa situation vis-à-vis
de la société, que la prescription était acquise
pour les crimes qui pouvaient avec certitude lui
être imputés. Peu après le voyage du président
Carnot en Corse, il se
constitua prisonnier,
passa devant les assi-
ses et fut acquitté.
Dès lors, il put cir-
culer librement, salué
par tout le monde,
voire même par les
gendarmes !
11 me fut donné, il y
a deux ans, de le ren-
contrer à Bocognano,
où l’aimable maire de
cette pittoresque loca-
lité dominée par le
Pinzo et surplombant
elle-même la vallée de
la Gravone, en face de
l’imposant Monte de
Oro , M. Muraccioli me
le présenta. C’était
un beau vieillard por-
tant superbement ses
soixante-douze ans, au
visage bonhomme
éclairé par deux yeux
vifs et doux, encadré
par une forte barbe
blanche très soignée. Etait-ce bien là le ban-
dit légendaire, ce Bocognanais coiffé d’un petit
feutre, dont la veste de velours à grosses côtes
s’ouvrait sur une chemise de toile bise serrée au
col par une légère cravate noire et dont la main,
très pure de lignes, oublieuse du fusil d’antan,
s’appuyait sur une canne à poignée recourbée ?
Je ne dissimulerai pas que l’homme, très simple
d’allures, plutôt timide, me plut infiniment. An-
toine Bellacoscia, qui ne parle pas français, fut
ravi de trouver en ma femme une compatriote,
sa figure s’illumina d’un bon sourire aux premiers
mots qu’elle lui adressa en Corse et la réserve qu’il
observait tout d’abord en face de voyageurs « con-
tinentaux * fit place au plus courtois empresse-
ment.
Antoine Bellacoscia.
Il nous convia à grimper jusqu’à Pentica où
il voulait nous faire les honneurs de sa mai-
son, nous promettant un bruccio extraordinaire;
mais nous dûmes, à regret, décliner cette invita-
tion.
L’ancien bandit, passionné pour ce coin de
Corse, dont il connaissait la moindre sente et
presque toutes les pierres, nous en décrivait les
merveilles en termes imagés, jouissant de notre
admiration devant l’admirable tableau de nature
qui s’offrait à nos yeux.
Et, comme je lui demandais l’âge approxima-
tif des châtaigniers géants qui ombragent Bo-
cognano et dévalent jusqu’à la vallée :
— Oh! dit-il, tous
ceux que vous voyez là
sont vieux, très vieux,
plusieurs fois centenai-
res ; mais, venez, vous
allez voir le doyen de
la Corse.
Et nous voilàdégrin-
golant le ravin, ma
femme et moi assez
gauchement, faute
d’habitude ; lui, ferme
sur ses jambes, agile
comme une chèvre, ne
se servant de sa canne
que pour maintenir sur
sa tête le feutre que
le vent menace d’em-
porter. Des gamins que
nous croisons lui
crient : « Bon giorno.
:io Anto ! » Pour eux,
l’ex-bandit est devenu
1’ « oncle Antoine ».
Quelques instants
plus tard, Bellacoscia
nous désignait son
« doyen des châtai-
gniers corses ». Nous étions, en effet, devant un
arbre fantastique, au tronc monstrueux, ne me-
surant pas moins de 19 mètres de circonférence,
arbre millénaire, ravagé par les siècles, mais
fournissant encore des fruits.
Et Bellacoscia, songeur devant le châtaignier
géant, ne put s’empêcher de formuler :
— Na visto venari (il en a vu, des vendredis) !
Une demi-heure plus tard nous quittions Boco-
gnano. Comme nous nous retournions une dernière
fois, nous aperçûmes Bellacoscia au milieu de la
route, nous saluant de la main :
L’ancien bandit nous criait :
— A rivedere ri! Che Dio vi mantenga ! (Au
revoir! que Dieu vous garde!)
Julks CAItDANE.
202
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES GOBELINS
LEUR HISTOIRE — GOMMENT ON LES FABRIQUE
Lorsqu’on sort des ateliers de haute lice, il faut
franchir un couloir étroit décoré de tapis anciens,
puis descendre un escalier pour passer à la Savon-
nerie.
La manufacture de tapis de pieds de la Savon-
nerie, réunie aujourd’hui aux ateliers des Gobe-
lins, en était autrefois entièrement distincte, et
jusqu’au commencement de ce siècle, elle eut son
existence à part.
A la mort de Henri IV, une fabrique de savons
qu’il avait fondée sur la colline de Chaillot se
trouva fermée et, en 1615, Marie de Médicis décida
d’affecter les bâtiments vacants à la création
d’un hôpital qui devait recevoir les enfants orphe-
lins ou abandonnés.
Puis, pour occuper les jeunes pensionnaires et
leur mettre en mains une industrie capable de
faire d’eux des hommes utiles, on imagina de les
employer à la fabrication des tapis et l’on installa
dans l’ancienne Savonnerie des ateliers dont la
direction fut confiée à Pierre Dupont et Simon
Lourdet, qui en assurèrent la prospérité. Quand,
en 1667, Colbert institua la Manufacture royale
des meubles de la Couronne, il ne jugea pas
nécessaire d’y rattacher la Savonnerie, dont il
maintint l’indépendance et dont il se contenta
d’améliorer les anciennes conditions d’exploi-
tation. L’essor donné depuis un siècle et demi
aux ateliers de tapis était tel qu’il persista malgré
les vicissitudes qu’eurent à supporter les indus-
tries d’art au xvib siècle et au xvm1' siècle, disette
d’argent, guerres ou révolutions. La Savonnerie
survécut aux différents changements de régimes
et, preuves plus certaines encore de sa vitalité,
au manque de commandes officielles, aux refus
d’achats des particuliers.
Cependant, par le changement des temps, les
métiers de tapis étaient passés des mains des
enfants assistés aux mains d’artistes tels que ceux
auxquels était confiée l’exécution des tapisseries
aux Gobelins : dès lors il parut logique de grouper
en un même établissement deux fabrications d’art
qui pouvaient relever d’une seule direction, et la
Savonnerie quittâtes hauteurs de Chaillot en 1826
pour rejoindre les Gobelins au faubourg Saint-
Marcel. Cette réunion eut pour le public l’avantage
de lui permettre d’étudier et de comparer en une
seule visite les deux fabrications.
Les métiers de tapis ne se distinguent guère
des métiers de tapisseries que par leurs dimen-
sions. Certains atteignent une largeur de
11 mètres, et d’épais montants, d’énormes ensou-
ples supportent l’effort de tension de la chaîne,
dont chaque fil produit un tirage équivalent à la
pesée de 3 kilogr. 500. Si l’on calcule que par
mètre 800 fils sont tendus, que la chaîne occupe
sur le métier une largeur d’au moins 8 mètres, on
ne s’étonne pas qu’à cette tirée formidable de
19000 kilogrammes, les ensouples cèdent parfois,
immobilisant les métiers.
A l’exemple de leurs confrères haute-liciers, les
artistes de la Savonnerie tiennent à exécuter eux-
mêmes la mise en train de leur fabrication ; mais
le montage, qui s’opère sur de plus vastes dimen-
sions, est plus long et, pour disposer sur les
ensouples les 7 000 fils de chaîne, puis pour lier
à ceux-ci les fils de lice, il faut au moins quinze
jours. Le métier apparaît alors comme une sorte
de toile d’araignée immense'sur laquelle des tapis
de 200 mètres carrés seront patiemment tissés,
tel celui du chœur de Notre-Dame de Paris, long
de 27 mètres, terminé en 1832 et qui fut réparé
dernièrement à la Manufacture.
Mais ce n’est pas par les seules dimensions de
ses métiers et par la durée des préparations pré-
liminaires que la Savonnerie diffère des Gobelins ;
c’est surtout le travail de l'artiste qui est essen-
tiellementdistinct. Tandis que le haute-licier tisse
la trame en arrière de son métier, à l’envers de
l’ouvrage qu’il exécute, l’artiste en tapis de pieds,
placé en avant du métier, interprète à l’endroit
un modèle pendu à hauteur d’œil. Cette commo-
dité compense pour lui la complication de la main-
d’œuvre et lui permet d’égaler en vitesse le haute-
licier; comme celui-ci, ni plus ni moins, il tisse
1 m. 50 par année.
C’est après être allé composer sa palette au
magasin spécial, dans les armoires duquel les
laines ne sont plus rangées en bobines, mais en
grosses pelotes, que l’artiste, assis sur une planche
devant son métier, commence le tapis. Derrière
lui sont disposées ses boîtes de broches classées
par tons ou par séries de tons. Ces broches ont
été garnies d’un épais fil de laine formé de cinq,
six ou sept brins accouplés suivant la finesse du
travail qui doit être exécuté. Les brins sont
d’une valeur harmonisée, c'est-à-dire choisis dans
une gamme approchante de clair ou de foncé,
mais ils sont de nuances variées, de façon qu’ils se
rompent et forment sous le regard un jeu de
teintes brisées. Tous de même nuance, ils donne-
raient à l’ensemble du dessin, dans la composition
duquel ils rentrent, un aspect de teinte plate,
froid et sans vibration. Et c’est ainsi qu un ton
rose se décompose sur la broche en trois fils roses
dont un plus foncé, rompus par leur nuance com-
plémentaire, deux fils verts, et rehaussés parleur
nuance opposée, deux fils gris. Et le choix de ces
verts, de ces gris et de ces roses est fait de telle
sorte que dans la masse du travail le rose seul
LE MAGASIN PITTORESQUE 263
chante en tonalité d’une douceur qu’il serait
impossible d’obtenir sans le secours des nuances
mélangées. Suivant qu’il peut en avoir besoin,
l’artiste modifie en cours de travail ces teintes
primitives par la suppression d’un ou deux brins
nœud coulant qu’il serre à fond. Ces deux pre-
miers mouvements s’appellent passées. En même
temps qu’il exécute la passée , l’artiste a soin de
réserver, en avant de la première nappe, des bou-
cles de laine qu’il forme en entourant à chaque
Un métier de
de laine, par des ajoutés savants. Ainsi que pour
le haute-licier, le travail de la broche est égal,
constamment pareil, et c’est en jouant de sa
palette comme un peintre joue de la sienne, c’est
par la seule variation des teintes que l’artiste
réussit à produire ses effets.
Pour exécuter 1 q Point de la Savonnerie , l’ar-
tiste saisit avec la main gauche un fil de la pre-
mière nappe déchaîné, puis, tenant sa broche de
la main droite il la passe derrière ce fil; attirant
ensuite à lui, à l’aide de la lice, un fil de la seconde
nappe de chaîne, il l’entoure avec dextérité d’un
la Savonnerie.
passée avec sa broche un tranche-fil , outil en
acier composé d’un manche rond et d’une extré-
mité aplatie et coupante. Par son diamètre le
manche rond du tranche- fl donne la longueur
des boucles correspondant à la hauteur approxi-
mative que doit avoir le tissu du tapis ; quant à
la lame tranchante, elle sert à couper d’un seul
coup, par une brusque traction latérale, les bou-
cles dont le manche est couvert. Ainsi tranchées,
les boucles prennent l’apparence de touffes, vues
au plein cœur de la laine et qui constituent le
velours du tapis, ■ ■ t ■ 1 ,
264
LE MAGASIN PITTORESQUE
Mais une trame uniquement composée de ces
touffes superposées ne serait pas solide, il faut
donner du corps au tissu, le rendre suffisamment
dense et consistant pour le dur service qu’il est
appelé à rendre, et l’artiste double chacune des
assises de laine par une assise de chanvre, faite
de fils très forts et qui s’appelle proprement la
trame. Il passe cette trame non plus en point de
la Savonnerie mais en point des Gobelins, c’est-à-
dire qu’il la noue sur la chaîne au pied des touffes
qui seules doivent apparaître. Et pour que ce sou-
tien de la laine par le chanvre soit plus efficace,
pour que cette trame de renfort enserre sans
défaillance possible la trame de velours, l’artiste
la tasse et la comprime avec un peigne de métal
sensiblement plus lourd que le peigne d’ivoire du
haute-licier; de tout le poids de ce peigne, il
frappe sur la double assise, jusqu’à ce qu’il ait
amalgamé, fondu pour ainsi dire en un même
corps les deux éléments, points de trame et points
de velours.
Ce battement répété du peigne a brouillé les
tils de laine qui d’ailleurs, après leur coupure au
tranche-fil , n’ont pas un relief égal, et l’artiste
doit les ramener à la longueur normale, 11 milli-
mètres. Il a posé sur leur tranche une planchette
qui lui sert de guide pour la tonte qu’il opère à
l’aide de ciseaux à branches coudées manœuvrés
de gauche à droite; puis avec une grosse aiguille
sans pointe il démêle les brins, les ramène tous
à l’horizontale et en parfait la tonte, qu’il com-
plète par un coup de brosse pour chasser les
épluchures.
Le débrouillement et la tonte ont fait appa-
raître le dessin en ses lignes générales, mais il
n’a pas sa netteté définitive. Grâce à la fluidité
de la laine, les contours se sont déformés au
cours des opérations successives; la finesse et la
précision des détails ont disparu. 11 faut les
retrouver, et l’artiste y parvient en se servant de
la pointe de ses ciseaux comme d’un ébauchoir.
Brin à brin il reprend les contours, raffermit par
exemple les pétales d’une Heur, dégage de la
demi-teinte où elle s’est enfouie la note claire
piquée sur la rondeur d’un fruit. Et c’est mer-
veille de voir renaître, sous la pointe d’une paire
de ciseaux, le morceau décoratifdont la perfection
doit concourir à la composition d’un ensemble
admirable et sans prix.
Sans prix, en effet, car le tapis dépasse en
cherté la tapisserie. Il exige, pour l’épaisseur du
velours, une dépense de laine douze fois supé-
rieure, 6 kilogrammes par mètre carré au lieu
de 500 grammes, et cette dépense s’augmente
encore des déchets que fait tomber la tonte. Et
ce qui coûte plus encore, c’est le travail sur de
vastes dimensions, la main-d’œuvre en propor-
tion. Un tapis de 6 mètres, tel que le plus grand
de ceux qui figurent à l’Exposition, réclame la
collaboration de cinq ou six artistes pendant
quatre ans, et devant tant d’exigences en temps
et en argent, on ne peut s’étonner des totaux qui
figurent sur les inventaires de la Sàvonnerie, des
deux, trois et quatre cent mille francs inscrits au
prix de revient de certains grands tapis.
Ce sont de jolis deniers et l’on pouvait regret-
ter l’obligation de mettre de pareilles richesses à
la merci d’une foulée de soulier. C’est ce que
pensèrent les administrateurs chargés de la
direction depuis 1870. A partir de cette époque
ils lirent admettre que désormais les produits de
la Savonnerie seraient pendus aux murailles à la
manière des tapisseries. Idée spécieuse, qui
pratiquement assurait les tapis contre l’usure et
l’écrasement, mais qui, contre toute esthétique,
chargeait les parois des salons de masses trop
meublantes et trop lourdes dont l’effet était écra-
sant.
Et si ces chefs-d’œuvre qui valaient une fortune
ne pouvaient s’utiliser ni en tapis ni en tentures,
pourquoi continuer leur fabrication? C’est ainsi
que, après l’essai malheureux de leur désappro-
priation, on ne forma plus d’élèves et l’on vit le
temps où, les plus anciens artistes devant prendre
l’un après l’autre leur retraite, il n’en resterait
qu’un assez jeune pour continuer les secrets du
métier et les antiques traditions. C'est en pré-
sence de cette déchéance que se trouva M. Guif-
frey quand il prit la direction de la Manufacture.
Il se dit que la fabrication de la Savonnerie est
sans doute un art de grand luxe, mais nécessaire
à la décoration des palais d’une nation puissante
et riche, et que, s’il était en effet dommage de
voir livrer à toutes les chances du piétinement
et du battage des tapis de pied dont le dessin trop
délicat ne résistait pas à quelques coups de talon
ou simplement à des coups de brosse, on pouvait,
au lieu de les charger de détails décoratifs
extra-fins d’un travail interminable, concevoir
une fabrication nouvelle à grands dessins rappe-
lant les larges compositions adoptées aux temps
anciens où l’art ne s’inspirait jamais que de prin-
cipes rationnels. Ces tapis coûteraient encore
cher, mais, moins fragiles, ils ne craindraient
plus la foulée des semelles. Et c’est ce qui fut
fait et, du même coup, ayant rendu les tapis aux
parquets, M. Guiffrey, en habile administrateur,
a laissé sur les murailles de belles places pour
les tapisseries.
★
* +
Après la Savonnerie, pour terminer la visite
des Gobelins, il ne reste plus à étudier, au point
de vue de l’intérêt de la fabrication, que les ate-
liers de la Rentrailure. Celle-ci occupe deux
ateliers éloignés l’un de l’autre. Dans le premier
se terminent les tapisseries neuves et se font
certaines réparations; l’autre est spécial aux
grandes restaurations.
Lorsque le visiteur regarde attentivement une
tapisserie en cours 4 'exécution, et surtout s'il se
place à côté de l’artiste pour examiner la trame
LE MAGASIN PITTORESQUE
265
par transparence, il distingue de nombreuses
fentes, comme si l’artiste avait négligé de relier
en certains endroits la contexture et laissé par
oubli dans le corps de sa tapisserie des fissures.
Ce sont des réserves nécessaires : on les nomme
des relais. Quand le
dessin présente des
surfaces de colora-
tions nettement tran-
chées ou des contours
vigoureux s’enlevant
sans transition sur
des fonds d’une tout
autre valeur, on ne
peut relier les points
des uns aux points
des autres sans mo-
difier, par des péné-
trations qui l’altè-
rent, la précision
tranchante des lignes
juxtaposées. Alors,
pour éviter ces péné-
trations gênantes, on tisse les lignes indépen-
damment les unes des autres et on laisse entre
elles un intervalle qui sera fermé par une simple
couture à l’aiguille. Tel est l’un des offices de
la Rentraiture. Des dames y sont employées.
Des dames
également,
surtout des
jeunes filles
choisies par-
mi les ou-
vrières du
dehors, s’oc-
cupent dans
lesecond ate-
lier à ra-
jeunir les
vieilles tapis-
series. C’est
encore ici un
atelier de la-
beurs pa-
tients, et ce-
pendant les
rentrayeuses
causent et
rient avec un
entrain de jeunesse que ne semble pas gêner la
difficulté de leur tâche. On a plaisir à rencon-
trer cet élément de gaieté, le seul dont la visite
un peu sévère de la Manufacture vous ménage
l’agréable surprise.
En ce moment la Manufacture exécute, d’après
une commande à elle faite par le Comité des mo-
numents historiques, la remise en état de la
magnifique série de Reims représentant la vie de
saint Itemy. La série complète est de dix pièces
et, depuis cinq ans qu’elle a été mise en mains,
huitpiècesseulementsontterminées. L’une d’elles,
en ce moment presque achevée, est depuis huit
mois en cours de réfection. L’opération est longue
en effet, car elle ne consiste pas seulement à re-
coudre les parties déchirées, à remettre de la
laine aux parties ar-
l’achées, mais encore
à reconstituer les
morceaux mangés,
larges souvent de
plusieurs décimé très.
De longues confé-
rences entre les chefs
d’atelier sont alors
indispensables pour
décider de la res-
tauration de ces par-
ties manquantes. Il
faut retrouver le dé-
tail absent, le deviner
d’après l’ensemble,
l’époque et le style
de la composition ;
puis, le motif et le dessin une fois arrêtés, une
nouvelle chaîne, piquée dans la masse sur les
bords du vide, est tendue ül à fil, et c’est alors que
s'exécute le remplissage avec les laines. Celles-ci
sont choisies d’un ton plus vif que le ton général
du modèle,
en prévision
de leur abais-
sement inévi-
table ; elles
passeront
vite et, quel-
ques mois
après la ré-
fection, les
morceaux re-
constitués
qui semblent
trop neufs
paraîtront
justes.
Toutce tra-
vail de res-
tauration se
fait non plus
sur un mé-
tier à l’aide
de la broche, mais sur un chevalet et simplement
à l’aiguille ; il exige non seulement une grande
habileté de main, mais beaucoup de tact et de
goût. Les dames qui le pratiquent, sous la direc-
tion d’un très habile chef d’atelier, font, dans leur
genre, œuvre d’artistes, œuvre méritoire s’il en
fut, car elle fait revivre de précieux chefs-d’œuvre
que l’ignorance ou l’insouciance de nos devanciers
avaient voués à l’anéantissement.
11 ne faut pas croire cependant que notre temps,
si soucieux de la conservation des choses d’art,
Outils du tapissier : I, broche ; II, ciseaux; III, tranche-til ; IV, peigne.
La rentraiture d’une tapisserie.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
soit beaucoup plus ménager de ses richesses. Les
tapisseries, si généreusement prodiguées par
l’État dans les palais et les expositions, ont beau-
coup à souffrir des chances d’avaries auxquelles
on les soumet et du manque de soins de la part
de ceux qui les ont en garde. El j’ai pu m’en as-
surer lorsque, descendant de l’atelier de restaura-
tion où, dès ma sortie, les chuchotements et les.
rires recommencent leur pimpante musique, je
passai devant la longue cuve de bois dans laquelle,
à leur arrivée, les vieilles tapisseries sont soigneu-
sement lavées. En train de sécher, pend une
tenture ancienne, envoyée par l’Institut pour une
réfection nécessaire. Elle est estimée quatre-vingt
mille francs, m’explique le chef de la restaura-
tion, et, sans souci de sa valeur, ses possesseurs
ne l’ont pas ménagée. Les membres de l’Institut
y ont si bien frotté leur têtes qu’ils en ont laissé
les traces sous forme de larges taches dégraissé,
et ces taches avaient une telle couche d’épaisseur
que, pour parvenir à les enlever, il a fallu nettoyer
la pièce à la glycérine puis à l’alcool, et se servir,
pour les parties trop résistantes, de sulfure de
carbone, produit chimique d’odeur intolérable
qui fait le désespoir des habitants de cette partie
de la Manufacture.
Mais, après un pareil traitement, la tapisserie
semble neuve, et comme, devant le résultat
obtenu, je paraissais surpris du principe mis en
œuvre, le nettoyage des parties grasses par un
corps essentiellement gras, la glycérine, l’inven-
teur du traitement voulut bien me permettre de
résumer son secret pour les lecteurs du Magasin
Pittoresque. Lorsqu’une tache d’huile déjà sèche
dépare une étoffe, ne vous contentez pas de la
frotter à l’essence ou à l’alcool, car rien ne partirait ;
mais recouvrez d’huile celte tache, attendez que
cette nouvelle huile ait pris corps avec la couche
primitive qu’elle délaye, l’huile appelant l’huile,
et lavez alors à l’espril-de-vin puis à l’eau, l’étoffe
ne gardera pas la moindre trace de l’accident.
En possession de cette recette qui, de même que
tous les procédés techniques de fabrication, m’avait
été livrée avec toute la bonne grâce possible, je
quittai les Gobelins, emportant le souvenir d’une
visite attachante largement facilitée par l’amabi-
lité de l’administrateur, M. Guiffrey, que je tiens à
remercier encore ainsi que ses collaborateurs :
M. Mochel, secrétaire général; MM. Munier et
Jacquelin, chefs des ateliers de haute lice et de
la Savonnerie; M. Lafay, directeur de la teinture
et M. Faure, chef de la rentraiture.
Cependant, on ne peut parler aujourd’hui des
Gobelins et de la Savonnerie, on ne peut visiter la
Manufacture, sans achever la promenade au
faubourg Saint-Marcel par une excursion non
moins suggestive à l’esplanade des Invalides. Là,
dans le local spécialement réservé aux produits
dont il surveille l’exécution avec tant de soins,
M. Guiffrey a réuni, avec l’art consommé d’un ha-
bile metteur en scène, les tapisseries, les tapis et
les meubles terminés en ces dernières années. Par
le choix et la diversité des modèles, par leur exécu-
tion technique soigneusement variée, l’exposition
des Gobelins offre à ses visiteurs la vision com-
plète de l’état présent des perfectionnements de la
tapisserie ; elle nous montre en quelque sorte
l’apogée de cet art national, si jalousement gardé
à travers les siècles par des artistes éminemment
français. Pierre CALMETTES.
LE JOURNAL D’UN ARTISTE FRANÇAIS AU TRANSVAAL
E X TR A I T
Johannesburg, la ville de Johann! Quel Jean a
bien pu donner son nom à ce temple du Veau d’or,
à celte Mecque de la spéculation, à ce superbe
champignon vénéneux poussé comme par enchan-
tement dans un désert ?
De somptueux palais de pierre et de fer, des
monuments ornés de dorures et de coupoles, des
boutiques dignes de Regent Street et de la rue de
la Paix, des banques, des agences, une poste
grandiose, un palais de justice, des prisons, des
théâtres, d’innombrables bars, d’élégants restau-
rants, une Bourse dont les assises se tiennent en
général en plein air sur une place entourée de
chaînes, au centre de l’artère principale : « Com-
missioner Street ».
L’habitation du milliardaire touche la hutte sor-
dide construite en vieilles boîtes de conserves, la
chaussée n’estpas encore pavée et les pieds s’enfon-
cent dans une lamentable épaisseur de poussière
rouge: pas trace d’égouts, pas la moindre rivière !
Un mouvement incessant de camions, de voi-
tures, de tramways, de rikchahs, petites voi-
turettes a deux roues, traînées par de grands
diables noirs, Zoulous pour la plupart, au chef
orné de perruques de crins blancs, de cornes
noires, de panaches de plumes ; de lourds chariots
boërs se rendant au marché chargés de fourrage
ou de légumes; des cavaliers, des bicyclettes, la
foule européenne cosmopolite, un bourdonne-
ment de toutes les langues, de tous les dialectes,
puis les colorés : Malais, coolies, Chinois; enfin
la tourbe noire, pauvre foule à peine sortie de
l’esclavage, tendant le dos à toutes les lanières,
n’ayant aucun droit, aucun nom, aucun état civil,
ne pouvant ni marcher sur les trottoirs, ni monter
dans un tramway ni mettre le pied dehors sans
LE MAGASIN PITTORESQUE
2G7
un permis donné au maître par la police, n’élant
sous aucun prétexte autorisée à sortir après neuf
heures du soir !
Johannesburg est une ville de travail et de
plaisir. En temps ordinaire, quand les affaires
marchent, le mouvement de l’argent est considé-
rable. Au moment des boums , des coups déboursé
heureux, l’argent est littéralement jeté par les
fenêtres, la notion de sa valeur est perdue, c’est
une folie, une orgie de dépenses, il faut jouir à
tout prix. Les artistes n’ont qu’à se présenter,
l’or s’insinue de force dans leurs poches.
Mme Albàni, qui fut un grand talent, mais qui a
dépassé l’âge incertain, a piqué deux cent mille
francs à la pointe de ses notes aiguës. Remengi, le
violoniste tsigane à figure de curé, mort dernière-
ment dans une petite ville d’Amérique au champ
d’honneur, c’est-à-dire d’une apoplexie foudroyante
devant le public, sur l’estrade, séjourna trois ans
dans l’Afrique du sud (au Cap seulement il donna
cinquante-trois concerts !); des troupes anglaises
de troisième ordre y font salle comble ; les bar-
maids portent des diamants aux oreilles, et les
barmen des diamants aux doigts.
Hélas ! tout est bien changé à présent ! la peur
et la consternation régnent en maîtresses. L’atten-
tion de tous fait la navette entre M. Chamberlain
et le président Kriiger. A Johannesburg, du reste,
aucun patriotisme, aucun mouvement politique.
Il n’y a en ville, en fait de Boërs, que quelques
employés administratifs, des juges et des agents
de police. Il y parait des journaux de toutes les
opinions, en anglais principalement. On craint la
guerre pour elle-même, pour le mal qu’elle fait en
dehors des blessures et des râles, pour des bles-
sures bien plus graves, celles du porte-monnaie !
et la ville se vide, devient peu à peu déserte.
Restent seuls les hommes obligés de veiller au
grain, de monter la garde autour des coffres-
forts. Femmes et enfants sont déjà expédiés au
Cap, à Durban, en attendant lés événements.
Pourtant les pilons broyeurs continuent leur
ronflement incessant, le sol fournit toujours sa
récolte de millions. Tandis que le commerçant
parcourt solitaire le vide du grand magasin réduit
au strict minimum d’employés, les faillites se
succèdent, et la ruine étend sa main verdâtre sur
tout ce peuple, venu des quatre coins du monde à
la conquête de la fortune.
La colonie française est la plus brave ; elle est
encore presque au complet, quelques dames n’ont
même pas fermé leur salon. Elles nous ont fait
un accueil charmant, enthousiaste, et je ne saurais
assez remercier mes nombreux amis de là-bas
pour leur dévouement et leur générosité. Nous
avons été fêtés, choyés, hébergés, au point d’en
être honteux. En un mois de temps passé à Johan-
nesburg nous avons pris deux repas à l’hôtel !
Le lendemain de notre arrivée commença le
vrai travail. En somme, nous n’avions pas fait ce
voyage, plutôt longuet, uniquement pour avoir le
plaisir de tanguer en mer, rouler dans des trains
ou contempler des nègres, et ce n’était pas sans
une certaine appréhension que je voyais diminuer
le volume du portefeuille contenant la caisse de
l’association Viardot-Lemaire sans compagnie.
Munis de nos lettres de recommandation, nous
quittons l’hôtel Nortli-Western , et nous voilà
déambulant par la ville, en file indienne, moi en
avant, gros Don Quichotte cachant de ma haute
taille le grand chapeau, la redingote et la grande
canne du petit Lemaire-Sancho.
Etant dans Commissioner-street à la recherche
de l’agence de M. Bonamici, pour lequel l’aimable
Dr Leyds, représentant du Transvaal en Europe,
violoniste amateur très distingué, m’avait donné
un mot, je me vis accosté par un jeune homme
au sympathique visage déjà vu ailleurs :
— C’est bien à M. Paul Yiardot que . . . etc. ?
— Parfaitement, mais il me semble avoir déjà eu
le plaisir de... etc. ?
— En effet, chez M. un tel, etc...
Et voilà comment je i’etrouvai avec joie une
charmante connaissance parisienne, un ami
actuel, qui me permettra de le nommer en toutes
lettres : Georges i\ucoc, fils du grand bijoutier
de la rue de la Paix, à la tête d’une succursale
établie parsonpèreà Johannesburg. Commerçant
doublé d’un artiste de talent, il possède une char-
mante voix de baryton cultivée et mise au point
par le regretté Bax. Enfant gâté de la colonie
française, son concours à nos concerts n’en sera
pas le moindre attrait, et sa connaissance parfaite
de la haute société de Johannesburg facilitera
sensiblement nos premiers pas.
Mis en rapport par l’obligeante maison Pleyel
avec son correspondant Mackay (aucun rapport
avecceluidu Cap), l’éditeur, marchandde musique
et de pianos, je remis l’organisation de nos con-
certs entre ses mains et je n’ai eu qu’à me louer
de cette combinaison.
Notre premier concert eut lieu le 24 juin dans
la grande salle de la loge maçonnique, où ont lieu
toutes les réunions select. Ce concert fut un
triomphe artistique et un succès pécuniaire. Ayant
affaire à un public purement européen, je ne voulus
admettre aucune concession au mauvais goût,
toujours possible, de l’auditoire, et nous en fûmes
récompensés en constatant le succès très sincère
qu’obtint notre programme uniquement composé
d’honnêtes noms de compositeurs, parmi lesquels
j’eus l’audace de glisser le mien. Les Deux Gre-
nadiers de Schumann, chantés à merveille par
notre cher barnum amateur, furent pour lui l’oc-
casion d’une ovation, et pendant toute une soirée,
les tracas, les échéances, les craintes, cédèrent le
pas à la bienfaisante et divine musique.
Entre temps nous étions présentés aux notabi-
lités de la colonie française, colonie presque
unique par sa tenue, sa respectabilité. Notre con-
sul, M. Colomiès, a été pour nous d’une obligeance
et d’une amabilité dont je lui resterai profondé-
268
LE MAGASIN PITTORESQUE
ment reconnaissant. Toutes les portes s’ouvrirent
devant nous. Reconnus artistes, Français et gens
bien élevés, ce fut à qui nous prendrait sous sa
tutelle. Nous eûmes vraiment à louvoyer avec
diplomatie parmi les écueils que les trop nom-
breuses invitations semaient sous nos pas. Ah !
notre modestie et notre estomac ont été soumis à
une rude épreuve !
La colonie allemande, aimable pour les Français
en général et pour les musiciens en particulier,
s’en mêla aussi ; les Anglais, attirés par la grosse
caisse de journaux, savamment jouée sous forme
d’articles, biographies, interviews, etc., se mirent
aussi de la partie, de sorte que notre arrivée devint
l’événement du moment, primant l’affaire Dreyfus
dont tout le monde s’occupait, et même l’établis-
sement récent d’un cirque américain. Nous rem-
portions une victoire éclatante sur des éléphants
savants, comble de la gloire pour des artistes !
Le lendemain de notre premier concert, nous
fûmes engagés pour le dimanche suivant par
M. Ilimmel-Stjerva, jeune chef d’orchestre sué-
dois, le petit Colonne de l’endroit. Cet engage-
ment fut renouvelé encore trois dimanches consé-
cutifs.
Ces concerts à orchestre (orchestre médiocre du
reste, professionnels et amateurs y étant mé-
langés) sont très suivis. Ils ont lieu aussi dans le
local maçonnique. Le public payant relativement
bon marché, et non une guinée (26 fr. 25) la place
comme au nôtre, remplace un peu la qualité par
la quantité ; les toilettes féminines sont moins
élégantes, le veston y est plus fréquent que le
smoking. II écoute néanmoins avec respect et
attention les œuvres de maîtres que nous inter-
prétons, et ne se montre, ma foi, pas plus bête
qu’un autre.
A la demande, presque sur l’ordre de notre
ami Aucoc, nous dûmes quitter notre hôtel et ha-
biter dans sa villa de Belgravia, un peu éloignée
de la ville, défaut sans importance grâce à sa
voiture et à ses jolis poneys conduits par Tom
mon ami, nègre de race pure, sur lequel je
comptais pour apprendre quelques mots de
Basouto, sa langue natale. Eh bien! ce fut lui qui
apprit le français. Je lui demandais par exemple
le nom d’un objet quelconque, en français et en
touchant cet objet du doigt; le lendemain, le mot
Basouto était sorti de ma mémoire, mais lui se
souvenait du mot français. Il est vrai que le
Basouto n’est pas commode : « le chapeau» se dit:
Isinncoco (le premier c s’accompagne d’un cla-
quement de langue). On a beau avoir étudié les
racines latines et grecques, il n’est pas facile de
s’en souvenir.
Nous étions à présent en plein hiver, fin juin;
de grandes rafales de vent élevaient des trombes
de sable rouge et égrenaient en pluie molle les pe-
tites fleurs des mimosas. Le froid piquait souvent
la figure malgré le ciel limpide et le soleil écla-
tant. Le climat est rude, l’air trop raréfié. Nous
avions souvent des étourdissements et des saigne-
ments de nez. Certaines natures ne peuvent jamais
s’y habituer. Les femmes surtout ont à souffrir de
l’âpreté de ce climat qui les fatigue outre mesure.
Les teints s’y fanent vite ; la peau s’écaille,
séchée par le vent; les enfants eux-mêmes per-
dent leur fraîcheur.
Il fait encore assez chaud dans la journée, mais
les nuits sont froides et nécessitent le feu allumé
dans les cheminées dès la chute du jour.
En ce moment la saison devrait battre son plein.
Hélas ! elle est bien pauvre, bien terne ! Les sa-
lons, si accueillants, à ce qu’on me dit, sont
fermés; les objets de valeur, bibelots, argente-
rie, cloués dans des caisses déposées dans les
banques ou dans les consulats.
On attend des nouvelles qui n’arrivent jamais
ou sont démenties le lendemain. Les cours de la
Bourse oscillent sans raison apparente. Certains
vous annoncent la guerre pour tel jour, un peu
plus ils diraient l’heure exacte de la déclaration;
d’autres, les sceptiques optimistes, vous assurent,
preuves en main, que l’Angleterre n’enverrait, en
fait d’armée, qu’une musique militaire pour
égayer la ville. Toute cette affaire se résumerait,
à les entendre, en un bluff de financier jouant à
la baisse, — petit coquin, va !...
Partout, sur tous les visages, se lisent l’attente,
l’inquiétude ; dans la rue tout au moins, car nous
trouvons dans les villes hospitalières le même
accueil aimable, les mêmes tables, le même
luxe, les mêmes havanes exquis, les fine Cham-
pagne onctueuses, les parties de billard (ces bil-
lards à blouses 'si vastes qu’une partie représente
une promenade circulaire de plusieurs kilomè-
tres). Nous musiquons ferme. Aucoc et Lemaire
parcourent sans se lasser des partitions entières.
Lemaire possède un organe spécial passant des
notes de basse taille au ténor le plus élevé, voix
forte mais pleine de trous... comme les rues de
Paris avant l’exposition ; la prononciation ne
manque pas d’originalité. On s’amuse, on rit, nous
apportons dans nos poches un peu d’air natal et
nous tendons d’honnêtes mains d’artistes ignorant
l’art de gratter la poussière d'or. Si nous empor-
tons des souvenirs exquis de ce trop court séjour
à Johannesburg et de nos aimables amphitryons,
je crois que nous ne laisserons pas un trop mau-
vais souvenir.
Dans la journée je profite de toutes les occasions
pour visiter la ville sous tous ses aspects. Un jour
c’est une visite à la Ferrera , sous la conduite
obligeante d’un des administrateurs qui m’explique
et me montre tout, depuis le nègre nu travaillant
tout en bas, jusqu’aux immenses cuves de mercure
et aux provisions effarantes de cyanure de potas-
sium, de quoi empoisonner tous les habitants du
globe terrestre. Un autre jour j’assiste à une
séance du tribunal.
Très curieux le juge sans perruque ni robe, per-
ché seul sur une tribune’ élevée recouverte d’une
LE MAGASIN PITTORESQUE
269
espèce de ciel de lit en reps vert ; la table ovale
autour de laquelle s’assoient les défenseurs et
autres hommes d’affaires, en veston ; la guérite
du témoin occupée le plus souvent par un nègre
accompagné d’un interprète capable de traduire
en hollandais de bizarres langages agrémentés de
claquements de langue, pauvre diable noir que
l’on met en prison en même temps que l’accusé
afin de l’avoir plus facilement sous la main. De là
cette longue procession de nègres qui traverse
chaque matin la ville, se rendant de la prison au
palais de justice sous la garde de policemen
armés, pour refaire le même trajet le soir, dans
le sens contraire.
Une autre fois c’est une excursion policière sous
la protection du principal détective de Johannes-
burg, un petit Danois terrible d’audace et de ma-
lice. Il s’agit d’aller prendre sur le fait des
vendeurs de boissons illicites, c’est-à-dire de péné-
trer sans se faire remarquer, dans le débit où
se consomme le crime sous forme d’un innom-
mable alcool, fabriqué en Allemagne et vendu
au débitant à raison de 8 pence (seize sous) le
litre, revendu au consommateur nègre à raison
de 6 schillings (8 francs) la toute petite bouteille,
contenant à peine un quart de litre !
Les buveurs se réunissent dans un endroit clos,
hangar en plaques de tôle, et là, dans le plus pro-
fond silence, les petites fioles circulent de main
en main. La majeure partie de l’argent gagné
péniblement au fond de la terre (75 francs, trois
livres par mois) passe ainsi dans les poches cras-
seuses de ces débitants frauduleux.
Unefois lelieu deréunion découvert, ledétective
ouvre brusquement la porte et fait irruption parmi
la foule des nègres effarés.
Le débitant a fui naturellement, mais il est
toujours retrouvé. Résultat : prime de vingt livres
(oOOfr.), pour le détective, amende pouvant s’éle-
ver à 25 GOOfrancs (mille livres) pour le délinquant,
ou un nombre respectable de mois de prison au
choix. Chose curieuse et qui prouve bien que,
malgré les aléas forcés, l’affaire est bonne,
l’amende est toujours payée et le bedit gommerce
continue de plus belle.
Au point de vue artistique, nos concerts à part:
néant. Je n’ai vu ni une statue, ni un tableau;
l’art culinaire a seul jusqu’à présent droit de cité.
Les dîners du restaurant Frascati, tenu par un
Français, valent ceux des meilleurs restaurants
parisiens.
Les théâtres sont au-dessous de toute description.
J'ai été à une représentation des Trois Mousque-
taires, adaptation anglaise ; — c’était roulant de
grotesque.
Vous imaginez-vous un d’Artagnan aux cheveux
courts coiffé d’un petit bonnet de donneur d’eau
bénite, portant aux jambes de hautes guê tres noires
comme les grenadiers de la grande armée ?
L’autre théâtre jouait Erminie , une opérette,
musique de Jakoborosky, tirée de Robert Macaire.
Cela dépasse la limite de la critique.
Nous possédons aussi le cirque américain, déjà
nommé, dont l’orchestre de cuivre parcourt chaque
matin les rues delà ville comme à lafoire d’Yvetot.
Il paraît que l’art dramatique et musical est
aussi représenté par des beuglants anglais, mais
ils sont si mal placés, si mal famés, ce sont de tels
repaires de voleurs, pick-pockets et pis encore,
que l’on m’engage fortement à ne pas m'y aven-
turer, et ma curiosité cède à la prudence, personne
du reste ne voulant m’y accompagner.
Paul VIARDOT.
Il faut aimer sa patrie sans rivale et être prêt à lui sacrifier
ses plus intimes préférences. — Gambetta.
SANS GRANDE PEINE
C’est par un soir mélancolique,
Soir d’automne, presque d’hiver,
Sous un frileux ciel gris de 1er,
Qu’est né notre amour idyllique.
Il a vécu mélancolique,
Plante délicate, et sa fleur
Frêle a poussé dans la douleur,
Notre cher amour idyllique.
Il s’éteindra mélancolique.
Comme un bourgeon à peine ouvert
Que fait mourir le dur Hiver
Mourra notre amour idyllique.
C’est mieux ainsi, qu’éclos à peine
S’en aille notre amour défunt.
Quand la fleur a tout son parfum,
La voir périr, c’est grande peine.
Lorsque l’on se connaît à peine,
Les adieux gardent la douceur
Sereine d’un baiser de sœur;
On se quitte sans grande peine.
Si c’est triste, ce l’est à peine,
La mort d’une Heur sans parfum.
Enterrons notre amour défunt
Sans petite ni grande peine.
Ernest BEAUGUITTE.
le jardin clos
Mon âme est un jardin clos
De murailles et de haies,
D’où montent des chansons gaies,
Des rires et des sanglots.
Et pendant la saison brève
Où l’espoir luit dans l’azur,
Toutes les voix de mon rêve
Chantent derrière le mur.
Le passant surpris s’arrête :
« O femme, quel étranger
Ravira la clef secrète,
La clef d’or de ton verger?»
Mais les portes restent closes
Et, dans l’Eden parfumé,
Pour toi seul, ô bien-aimé,
Mon amour éclôt en roses.
Marcelle T1NAYRE.
270
LE MAGASIN PITTORESQUE
MAR/NS BRETONS
Visage tanné et ridé, barbe et cheveux hirsutes,
teint hâlé par les grands vents du large, brûle-
gueule aux lèvres, voici les deux vieux loups de
mer attablés devant le traditionnel broc de cidre :
ils sont ravis de se reposer, de jaser un brin sur
combiner ses plans pour la prochaine journée.
Ce charmant tableau, dû au pinceau délicat d'un
jeune peintre d’avenir, M. Raymond Lefranc,
procède de l’École flamande ; le ton en est sobre
et juste, avec un réel cachet de personnalité et
Salon de 1900. — Marins bretons, d’après le tableau de M. Raymond Lefranc.
les péripéties de la pêche qui vient de finir et qui,
à en juger par leur attitude, a été fructueuse. Un
heureux contraste marque la différence de carac-
tère des deux personnages : un vrai Roger Bon-
temps, celui qui tourne le dos à la fenêtre; une
béa te satisfaction éclairesa bonne face de sans-souci
du lendemain, tandis que l’autre, les bras croisés,
plus calme et d'esprit plus pratique, semble déjà
d’originalité, un sentiment exact des nuances, et,
ce qui malheureusement n’est plus guère à la mode
de nos jours, une grande correction de dessin.
Il y a dans celte œuvre, déjà fort réussie, tout
un monde de promesses, surtout si son auteur se
consacre spécialement à ce genre, dans lequel il
semble devoir exceller.
Em. fouquet.
Les nouvelles Plantes tinctoriales des Colonies françaises
La teinture est une de ces industries dont les
procédés, basés sur l’emploi de produits naturels
puisés pour la plupart dans le règne végétal, se
transmettaient par tradition depuis un temps
immémorial. iNos modernes chimistes ont eu tût
fait de découvrir le mode d’action de presque
tous les colorants et de tirer de leurs creusets
des succédanés de nos vieilles plantes tincto-
riales.
Le teinturier a-t-il avantage à demander au
chimiste ce que, pendant des siècles, l’agriculteur
lui fournissait ? Au point de vue de la simplifi-
LE MAGASIN PITTORESQUE
271
cation des manipulations, de la puissance des
colorants artificiels, de l’abaissement du prix de
revient, il est certain que le teinturier moderne
est en progrès. Mais en ce qui concerne la
solidité des couleurs, le brillant de l’étoffe, il y
aurait beaucoup à dire. L’avantage pour ces der-
niers points reste aux colorants d’origine végétale.
Par conséquent toute plante dans laquelle on
découvre un principe colorant doit être signalée
aux industriels.
Chaque pays a ses plantes tinctoriales ; le midi
de la France réalisait autrefois de jolis bénéfices
dans la culture de quelques-unes d'entre elles.
Pour certaines couleurs, le bleu indigo par
exemple, la teinturerie ne peut se contenter des
produits du pays, il lui faut aller quérir la
matière première dans les chaudes régions qui
avoisinent les tropiques.
. Le cachou est une des couleurs naturelles que
la chimie n’a pu encore détrôner; tous les pro-
duits qu’elle a proposés pour le remplacer donnent
des résultats inférieurs. Or la teinte cachou,
couleur modeste s’il en fut, qui ne tire pas l’œil,
est fort employée. C’est la catéchine, principe
colorant du cachou, qui sert à teindre le fil
employé à la confection des filets de pêche, des
voiles des bateaux, petits et grands, du fil et du
coton destinés à la préparation des divers objets
de l’équipement militaire. C’est moins la couleur
en elle-même que l’onrecherchejdans ce cas, mais
plutôt les qualités de résistance qu’acquiert le
tissu par l’effet d’une sorte de tannage produit
par la teinture et qui provient de la grande
quantité (50 p. 100 environ) de tanin contenue
dans le cachou.
Le cachou, ou plutôt le végétal d’où il est tiré,
fait partie, dans la classification botanique, de la
famille des Légumineuses, dont les représentants
sont nombreux dans les pays chauds. C’est l’Inde
qui fournit la majeure partie de cette matière
colorante que l’on extrait d’un palmier nommé
Areca ou Mimosa ou encore Acacia Catechu.
Bien que l’arbre producteur de cachou soit com-
mun dans la plupart de nos colonies et, en parti-
culier, dans l’Indo-Chine, ce sont les possessions
anglaises et hollandaises qui, jusqu’ici, ont été
les fournisseurs de nos teinturiers. Ce n’est
pas, du reste, au profit de V Areca Catechu que
nous désirons attirer l’attention ; le produit extrait
de cet arbre est connu et classé, mais il n’en est
pas de même d’un produit analogue tiré d’un
arbre, le Casuarina equisiti folia, qui abonde
dans nos possessions indiennes et qui peut avanta-
geusement remplacer le cachou.
La matière colorante tirée du Casuarina a été
l’objet d’études très attentives de la part de
M. O. Piequet ; le résultat de ses recherches a été
consigné dans une notice présentée l’année der-
nière à la Société industrielle de Rouen et dans
laquelle nous puisons ces renseignements. Déjà,
quelques mois auparavant, M. Piequet avait étudié
deux produits similaires : le Cu-nao et le Cay-cla,
matières colorantes employées par les indigènes
de l’Indo-Chine.
L’extraitdu Casuarina mérite une mention par-
ticulière, parce qu’il provient d’un arbre assez
répandu sur le territoire de Pondichéry et qu’il
convient de venir en aide à cette petite colonie
dont les ressources sont loin de suffire à ses
besoins. Le Casuarina equisiti folia est connu
depuis longtemps à la Réunion sous le nom de
Filao, à la Nouvelle-Calédonie sous celui de
Manoui , mais, dans ces régions, il est utilisé
comme bois de construction. Seuls, les indigènes
de Tahiti semblent avoir su en tirer parti pour
la teinture et extraient de son écorce une matière
colorante qui donne des tons rougeâtres. Les
propriétés astringentes et tinctoriales du Casua-
rina sont connues en France depuis une vingtaine
d’années déjà, puisque l’extrait de Casuarina était
au nombre des produits envoyés par les colonies
à l’Exposition universelle de 1878. Cependant,
ainsi que le constate M. Piequet, personne n’a
songé à chercher le moyen de tirer parti de ce
nouveau colorant, pas plus, probablement, que
des autres matières premières figurant à cette
exposition. Mieux encore, à Rouen, ville manufac-
turière de premier ordre où l’industrie des tissus
occupe une place considérable, il ne semble pas
qu’un manufacturier ait eu la curiosité de
chercher à utiliser les divers échantillon s d’écorces
que possède le musée de Rouen.
Il serait trop long de reproduire ici les résultats
des expériences auxquelles s’est livré M. Piequet.
Toutefois, il est intéressant de savoir que les
essais d’impression et de teinture effectués avec
l’extrait du Casuarina ont fourni une nuance
sensiblement différente de celle que l’on obtient
avec le cachou brun. Cette nuance correspondant
précisément au type demandé pour les tissus
d’exportation, il y a donc utilité pour notre
commerce des tissus à adopter le nouveau colo-
rant afin de trouver de nouveaux débouchés à
l’étranger pour les tissus teints. Les échantillons
que nous avons sous les yeux sont des plus con-
cluants et permettent d’apprécier la valeur de la
teinte obtenue, qui est d’un joli ton bistre. Ainsi
que je l’ai conseillé il y a quelques années pour
un autre produit végétal, le Tally, originaire de
la même contrée, M. Piequet estime qu’il y
aurait avantage à préparer sur place un extrait
en traitant des écorces fraîchement récoltées. Les
dépenses de fabrication, aussi bien que les frais
de transport et de manutention, seraient ainsi
beaucoup moins élevés; mais, et c’est surtout ce
qu’il faut considérer, le rendement en matière
colorante serait bien plus grand que celui fourni
par le traitement des écorces sèches.
Au moment où l’on se préoccupe de divers
côtés d’ouvrir de nouveaux débouchés à notre
commerce métropolitain et où l’on s’efforce
d’augmenter les ressources de nos colonies, il est
272
LE MAGASIN PITTORESQUE
utile de faire connaître les produits qui pourraient
accroître le chiffre des exportations de nos divers
établissements à l’étranger. Le cas est d’autant
plus intéressant, cette fois, que la matière pre-
mièi’e à importer serait presque totalement
recueillie à Pondichéry pour le plus grand bien du
maigre budget de cette colonie.
Albert REYNER.
LA PLUS ©ROSSE LOCOMOTIVE DU JVIONDE
Ce litre appartient, sans contestation possible,
à la machine dodécapode que vient de mettre en
service la Compagnie de l’Illinois Central Iiail-
road, aux États-Unis, et dont nous avons la bonne
fortune de pouvoir donner une vue d’ensemble à
nos lecteurs. La simple comparaison du mécani-
cien — qui se tient près du marchepied — et de
sa locomotive permet, même aux profanes, de
très bien se rendre compte des énormes propor-
tions de cette dernière.
On remarquera d’abord qu’elle est portée par
dont 95 000, utilisés pour l’adhérence, portent sur
les roues motrices.
A cette charge, il convient d’ajouter celle du
tender, lequel, en service, c’est-à-dire avec ses
12 tonnes de charbon et sa provision de
30000 litres d’eau, ne pèse pas moins de
64 000 kilogrammes. Le poids total — locomotive
et tender réunis — atteint donc 167 tonnes.
Or, pour fixer les idées, nous rappellerons que
les plus lourdes locomotives qui circulent sur les
lignes européennes ne dépassent guère 80 tonnes,
La plus grosse locomotive du monde.
six paires de roues, dont deux paires en avant-
train formant bogie. D’où son nom original de
dodécapode, ce qui, pour les personnes peu ferrées
sur leurs étymologies grecques, comme pour les
autres, du reste, signifie à douce pieds, ou, si l’on
préfère, à douze roues.
La longueur totale du monstre atteint 19 m. 85,
en comptant le tender, bien entendu, qui fait en
quelque sorte corps avec la locomotive. Si donc
nous la dressions sur ses tampons d’arrière, sa
hauteur dépasserait sensiblement celle d’une
grande maison à six étages. Inutile d’ajouter
qu’il a fallu établir, pour la manœuvrer, des
plaques tournantes d’une dimension exception-
nelle, puisque l’écartement des essieux extrêmes,
ce qu’en termes du métier on appelle l’empatte-
ment, mesure 16 m. 80. Les ingénieurs ont dû
construire à cet effet de véritables ponts tour-
nants, d’une longueur de 18 mètres, et mus par
l’électricité.
Personne ne sera étonné d’apprendre, après ce
que nous venons d’expliquer, que la machine à
douze roues de l’Illinois Central Railroadpèseà elle
toute seule le chiffre formidable de 103000 kilos,
— la moitié. Aux Etats-Unis, le pays de tous les
records, on cite quelques machines de 110 tonnes,
ce qui, jusqu’à présent, avait toujours été consi-
déré comme un maximum.
Mais la dodécapode américaine dont nous par-
lons n’est pas seulement remarquable par son
poids. Chacun de ses organes a été construit sur
une échelle tout autre que celle dont on se sert
pour les machines de taille ordinaire.
Sans entrer dans des détails par trop techniques,
nous dirons que le diamètre de la chaudière, toute
en acier d’une épaisseur de 25 millimètres, et
timbrée à 15 kilos, mesure 2 m. 35. Un géant s’y
promènerait à l’aise. Et comme elle a 8 mètres de
long, on voit d’ici quel énorme cylindre constitue
le corps de la machine.
La chaudière est traversée par 424 tubes à
ailettes, au lieu de 280. Enfin, la surface de
chauffe totale représente tout près de 320 mètres
carrés, ce qui ne s’était jamais vu... Le reste à
l’avenant.
Quant aux roues, la locomotive en question
n’étant pas destinée à faire de la vitesse, elles
sont relativement petites : 143 centimètres pour
LE MAGASIN PITTORESQUE
273
les roues motrices et 76 centimètres seulement
pour celles du bogie d’avant. Mais leur robustesse
trapue compense leur faible diamètre, et cela se
conçoit d’ailleurs puisque chacune d’elles doit
supporter la charge écrasante de 8 600 kilos
environ.
Comme nous l’avons dit plus haut, le tender a
été muni de soutes ayant une capacité exception-
nelle. Grâce à son approvisionnement de300001itres
d’eau et de 12 000 kilos de charbon, la locomo-
tive peut franchir sans arrêt des parcours de
400 et même 500 kilomètres, avantage précieux de
l’autre côté de l’Atlantique, où les dépôts de
combustible et les réservoirs sont en général fort
éloignés les uns des autres.
Si la dodécapode n’est pas construite pour
battre les records de vitesse dont ces bons
Yankees sont si friands, en revanche, sa puis-
sance de traction la classe tout à fait au premier
rang parmi les machines de remorque les mieux
douées sous ce rapport.
En palier, à l’allure de 36 kilomètres, elle peut
traîner une charge de sept initiions de kilo-
grammes. Cela représente à peu près 175 wagons
à marchandises du plus grand modèle, dont la
capacité est de 40 tonnes. Or la longueur de ce
train fantastique dépasserait 2 kilomètres.
Le monstre de cuivre et d’acier capable d’un
pareil effort, unique dans les annales des chemins
de fer, a été monté parles ateliers de Dunkirk,
dans l’État de New-York. Sa construction n’a pas
demandé moins de dix-huit mois, ce qui est
énorme pour des ingénieurs américains, et le prix
de la dodécapode avec son tender a atteint
40000 dollars, — une bagatelle !
Édouard BONNAFFÉ.
Mme de Chaulnes s’ennuyait. Tout enivrée d’un
séjour à Borne, la nouvelle gouvernante de Bretagne
n’était point faite encore aux grossières ovations dont
elle était l’objet. Les passe-pieds et menuets mer-
veilleux de MM. de Locmaria et Coëtlogon ne sufli-
saient pas à effacer pour elle le souvenir des lourdes
danses exécutées sur son passage de Rennes à
Nantes ; les pipes de vins absorbées en son honneur
lui donnaient des nausées; toute cette « braverie »
basse-bretonne n’éveillait en elle que regrets et dé-
goûts. Depuis douze longs jours, M. de Chaulnes che-
vauchait à travers sa province; seule, réduite à la
société des petites bourgeoises de Vitré, Mme la gou-
vernante sentait s’accroître son ennui, lorsqu’un billet
de la toute gracieuse marquise de Sévigné dissipa ses
vapeurs. Le remède était souverain. Quel mal eût
tenu devant la perspective d’un après-midi passé
près de la mère de la belle et froide Mme de Grignan ?
Or donc ce jeudi, 20 août 1671, les allées ombreuses
où Marie Rabutin-Chantal promenait chaque été ses
doléances maternelles s’animèrent de murmures
joyeux. Les plus fraîches lèvres, les plus beaux yeux
ouverts aux bords de la Loire, souriaient sous le vert
tapissé de jonquilles du parc en beauté. Heureuses
d’échapper à la rigoureuse étiquette, de se reposer de
la symétrie grave, un peu monotone que Le Nôtre
imposait alors aux jardins royaux, il y avail là
Mme Fourché, Mlle de Kerbogne, Mlle de Murinais et
tutti quanti! L’abbé de Coulanges, jugeant séant de
laisser cette brillante jeunesse s’ébattre en toute
liberté, s’était retiré; indulgent aux « méchantes
proses » de l’époque, il achevait à loisir le dernier
roman de Calprenède. Point de décorum, nul souci
du bel air. Les appels se croisaient à travers les
épaisses charmilles, les jolis caquets allaient leur
train le long des boulingrins. L’esprit se gagne et la
contagion était facile près de la marquise. On disait
beaucoup. Ne fallait-il pas se lamenter sur la perte de
M. de Guise enlevé si prématurément, se passionner
pour les nobles réponses de Fouquet, dans le cours de
son interrogatoire sur la pension des gabelles, dé-
plorer le point d’honneur qui détermina Vatel à se
passer l’épée au travers du corps?... On médisait...
un peu... Les Rochers étaient loin de Versailles! et
l’oreille royale à cette heure restait distraite par de
tout autres propos! Mmes de Montespan et La Vallière
chantaient l’Amour. Et, d’ailleurs, quel mal y avait-il
à s’égayer du bruit de trictrac de M. d’Ilarouis, à dis-
cuter la donation de l’abbaye de Rebais à M. de Con-
dom et la coiffure « hurluberlu » adoptée par Ninon
de l’Enclos? puisque la morale de Nicole était res-
pectée et les maximes de M. de La Rocliefoucault
déclarées « divines » !
Tandis que chacune devisait à son gré, tout en sui-
vant les chemins sinueux du labyrinthe, un vent frais
s’éleva, mettant un frisson aux épaules nues sous les
Fines guimpes de point de France.
« L’orage nous menace, avança la marquise, il
serait bon de rentrer faire collation. » EL sur cette
invitation, la compagnie de descendre vers le Mail.
A peine avait-on fait quelques pas, que la pluie
éclata avec une intensité inouïe, criblant les feuilles,
noyant les pelouses, aveuglant la plus belle noblesse
de Bretagne. Ce fut alors, sous l’averse, une course
folle : Mlle de Murinais perdit un soulier dans la
bagarre, sans que personne songeât à vanter son pied
mignon, et si Mme Fourché ne sema point les lam-
beaux de sa jupe de brocart, l’aubaine en revint à
certain retroussé hardi et coquet, capable d’induire en
tentation le « Bien-Bon » lui-même! On atteignit
enfin les appartements. En un instant, un feu brillant
ranima les plus émues et chacune songea à réparer
le désordre de sa toilette. La. coiffure de Mme la gou-
vernante avait subi de graves outrages. Il iallul
renouer les rubans glissés jusqu’à la gorge, rattacher
les boucles derrière le bourrelet. Les caméristes firent
merveille : la Martin, elle-même, n’eût pas désavoué
l’échafaudage savant que ces mains expertes édi-
fièrent sur le front de Mme de Chaulnes. Ce point
capital réglé, on procéda à l’échange des vêtements
274
LE MAGASIN PITTORESQUE
humides. La garde-robe de la maîtresse de céans fut
mise au pillage. Ces dames s’attifèrent de leur mieux.
11 y eut cependant des surprises capables d’exciter la
plus franche gaîté. Mme Fourché faillit mourir de
plaisir à la vue d’un transparent porté par Mlle de Ker-
bogne, lequel transparent couvrait à peine la moitié
du dos de l’emprunteuse. Seule Mile de Murinais
demeura pensive, mêlant une note fort discrète à
cette joie délirante. Enfouie dans une des coiffes de
la marquise, elle semblait demander à ces plis soigneu-
sement agencés le secret du charme qui faisait de la
«jolie païenne », au dire d’Arnaud d’Andilly, l’idole
de son siècle!
Cependant l'heure s'avançait... En ces étranges
accoutrements, on prit place à table et l’on goûta. Et
trois quarts d’heure durant, cenefurent que dentsmi-
gnonnes croquant chocolats et pralines, que palais
délicats dégustant glaces et sirops,... sans que ceci
nuisit à l’entretien. Avec sa verve ordinaire, son ori-
ginalité piquante, Mme de Sévigné conta l’extrême
satisfaction qu’elle avait prise à la nouvelle des aven-
tures romanesques de M. de Lauzun et de Mlle***. Ces
dames parlaient de prolonger la soirée. Quelqu’une
proposait de perdre quelques écus au jeu, quelque autre,
plus langoureuse, essayait de faire partager son désir
d’ouïr le rossignol dans les bosquets teintés des
blonds reflets de Phébé, lorsqu’on annonça :
- Le carrosse de Mme la gouvernante.
Ainsi sonna le signal du départ. Chacune reprit ses
atours et l'on se sépara après mille tendres protesta-
tions de revoir.
— Ne conterez-vous pas les folies de cette journée
à votre chère fille ^interrogea, du fond de ses coussins,
la gouvernante dè Bretagne, non sans une légère
pointe malicieuse...
— Si fait, ma toute belle, lui fut-il reparti.
Et ce même soir, la plume de la marquise se mit à
courir alerte, pimpante, narrant sans rien omettre
les menus faits de ce jour pour le contentement d’âme
de Mme de Grignan et le non moins grand plaisir de
la postérité !...
EYMER.
UNE BIBLIOTHEQUE
l’art d’acheter les livres, de les classer, les conserver et s’en servir.
La passion de la lecture et des livres. — On ne
lit bien qu’un livre qui vous appartient . — -
Dangers des livres empruntés. — Faut-il en
prêter Ÿ
Ce n’est pas pour les bibliophiles de profession
ni les savants que je rassemble ces notes et cou-
che, comme on disait jadis, ces observations et
ces souvenirs; c’est à ceux dont le goût s’éveille
et qui se sentent attirés vers les lettres et les
livres, — deux choses que je ne sépare pas, —
c’est à la jeunesse studieuse et curieuse, aux
débutants fervents, que je les dédie. Il en est
encore, je l’espère; malgré la passion de la bicy-
clette, de l’automobilisme, du turf et des innom-
brables sports que nous devons à la race anglo-
saxonne : cricket, lawn-tennis, foot-ball, polo,
golf, rallye-paper, etc., il y a encore, il y aura
toujours des jeunes gens pour qui la lecture sera
la plus puissante des distractions, l’attraction
enchanteresse et souveraine.
De mon temps, dans le coin de province oü je
grandissais, les livres, les livres quels qu’ils
fussent, mais la nouveauté surtout, — car chez
toute génération nouvelle nulle influence ne prime
celle des contemporains, — étaient, pour la plu-
part d’entre nous, la plus constante et la plus
ardente préoccupation, l’appât préféré et irrésis-
tible. Toutes les pièces blanches ou les gros sous
dont nos parents nous gratifiaient passaient sur-
le-champ chez les libraires du cru et se transfor-
maient en volumes jaunes ou vert d’eau, voire en
livraisons illustrées.
Je me rappelle encore un de mes plus intimes
condisciples, un jouvenceau de quatorze ans,
qui, ayant contracté chez un de ces honorables
commerçants une dette qu’il n’osait avouer à son
père, avait profité des vacances pour s’enrôler
comme ouvrier jardinier, et était parvenu, en
arrachant et ensachant des pommes de terre
pendant quinze jours, à solder sa note, composée
des principales œuvres de Victor Hugo et de
Balzac.
Que l’amour de la lecture soit, comme d’aucuns
l’affirment, plus tiède et bien moins répandu
parmi la jeunesse d’à présent, que le livre ait
aujourd’hui, dans la bicyclette, les sports, la
photographie, etc., de redoutables et victorieux
concurrents, il n’en restera pas moins toujours
le grand agent de tout progrès, le plus sûr et le
plus commode compagnon, l’ami le plus docile
et le plus fidèle, le meilleur des conseillers et des
consolateurs. Trésor des remèdes de V âme : l’ins-
cription placée par le roi d’Égypte Osymandias
au-dessus de sa bibliothèque, — la première dont
l’histoire fasse mention, — sera vraie de tout
temps (1).
Mais ce n’est pas seulement aux amateurs
novices que je m’adresse, c’est aussi et surtout
aux humbles mais ardents néophytes que dame
Fortune a oublié de favoriser, et qui ne peuvent
consacrer à leur noble passion, à leurs achats de
livres, que de très menues sommes; c’est à mon
petit lycéen de tout à l’heure que je pense, c’est
à lui tout spécialement que je voudrais épargner
(1) Cf. Diodore de Sicile I, 49, et Bossuet, Discours sur
V histoire universelle, III, 3. Dans le texte grec de Diodore, il
y a simplement îarosïov, officine médicale.
LE MAGASIN PITTORESQUE
275
des pertes de temps et d’argent : son modique
salaire de jardinier d’occasion est, pour lui épris
de travaux intellectuels et inaccoutumé aux
labeurs physiques, étudiant aux mains délicates
et tendres que déchirent les ampoules, si péni-
blement et cruellement gagné !
Posons d’abord ceci en principe, ou plutôt
rappelons cet axiome :
« On ne lit bien, on ne savoure convenablement
et complètement, qu’un livre qui vous appartient,
dont on est l’unique et absolu propriétaire. »
J’ajouterai même volontiers que, pour le bien
goûter et savourer, ce livre, il n’est pas mauvais
de l’avoir acheté de ses deniers et payé de sa
poche.
Un de mes défunts amis, le bon et regretté
Léon de La Brière, historien de Mme de Sévigné
et commentateur de Montaigne, a même prétendu
quelque part (i) que les Français « ne lisent
jamais les livres qu’on leur donne », et ne lisent
que rarement ceux qu’ils achètent. Il y a sans
doute là un peu d’exagération ; mais l’idée, le
principe que nous venons d’émettre, se retrouve
dans cette boutade.
Donc, pas de livres empruntés, pas de volumes
de cabinet de lecture surtout : c’est non seulement
la bibliophilie qui s’y oppose, mais l’hygiène :
après de nombreuses expériences faites il y a
quelques années par MM. les docteurs du Cazal et
Catrin, ces deux savants ont nettement démontré
que les livres sont de véritables véhicules des
germes des maladies contagieuses, de la diphté-
rie, de la tuberculose, de la fièvre typhoïde no-
tamment (2).
Ayez des livres à vous; et, en dépit de Grolier,
de Maïoli et de tous leurs amis (3), prêtez-les le
moins possible. D’abord parce que
Tel est le triste sort de tout livre prêté,
Souvent il est perdu, toujours il est gâté.
Et, à ce propos, laissez-moi vous conter une
aventure survenue à André Chénier, et bien
propre à décourager les prêteurs de livres.
André Chénier, qui avait une prédilection spé-
ciale pour Malherbe, dont il a d’ailleurs com-
menté les vers, possédait une bonne édition de
ce poète, un petit in-8 publié par Barbou en 1776,
avec la notice et les notes de Meunier de Querlon.
Un jour un visiteur emprunta ce volume à Chénier,
(1) Dans son récit la Nouvelle Ecbatane in Bagatelles , par
le Comité de la Société des gens de lettres, p. 302. Paris,
Dentu, 1892.
(2) Cf. les journaux de février 1896, principalement l’ Évé-
nement du 19, et l 'Éclair du 23 février. Cf. aussi la Revue
scientifique du 4 février 1899, pp. 153, 154 : les Papiers
dangereux et leur désinfection.
(3) Le célèbre amateur Jean (loannes) Grolier (1479-15G5)
mettait en ex libris, sur les plats de ses reliures : lo. Golierii
et amicorum. Thomas Maïoli, autre bibliophile qui vivait à la
même époque, inscrivait de même sur ses livres : Tho Maïoli
et amicorum ; mais, remarque M. Henri Bouchot {le Livre ,
p. 2G4), il corrigeait parfois « d’une devise sceptique l’élan de
son amitié : Ingratis servira nephas, ce qui pourrait bien être
le cri d’un propriétaire de livres Irompé par les emprunteurs ».
qui ne sut pas le défendre, n’osa pas refuser, et
le livre ne lui revint que tout maculé d’encre et
dans le plus pitoyable état. Sur la première page,
Chénier écrivit alors ces lignes :
« J’ai prêté, il y a quelques mois, ce livre à un
homme qui l'avoit vu sur ma table et me l’avoit
demandé instamment. Il vient de me le rendre
(1781) en me faisant mille excuses. Je suis certain
qu’il ne l’a pas lu : le seul usage qu’il en ait fait a
été d’y renverser son écritoire, peut-être pour me
montrer que, lui aussi, il sait commenter et couvrir
les marges d’encre. Que le bon Dieu lui pardonne
et lui ôte à jamais l’envie de me demander des
livres (1) ! »
Un autre motif capital et péremptoire pour ne
pas vous séparer de vos livres, c’est que vous en
avez sans cesse besoin, et de tous, sans distinc-
tion et sans prévision possible. Tel mot entendu,
telle bribe de conversation, tel article de journal,
un incident ou événement quelconque vous oblige
à consulter tels ou tels volumes, et, remarquez
bien cela, c’est toujours le volume absent qui vous
fera défaut, toujours celui-là que vous voudriez
feuilleter. Ayez-les donc toujours tous sous la
main, prêts à répondre à votre appel.
« Que le diable emporte les emprunteurs de
livres ! » voilà la vraie devise, non seulement de
tout amateur, mais de tout travailleur. C’est celle
dont le peintre du Moustier, au dire deTallemant
des Réaux, avait décoré le « bas de ses livres »,
la plinthe de sa bibliothèque (2). Tout travailleur,
tout bon ouvrier a besoin de tous ses outils et ne
s’en sépare jamais. Ite ad vendentes ! « Allez en
acheter ! » s’écriait Scaliger.
Pour résumer cette grave et parfois insidieuse
et épineuse question du prêt des livres, nous
dirons, après Jules Janin :
Acceptez, si bon vous semble, la devise de Gro-
lier et de Maïoli, étalez-la sur les plats de vos
volumes, cela peut faire très bel effet et vous
valoir de délectables louanges, mais, en pratique,
suivez les conseils de du Moustier et de Scaliger :
« N’en prêtez pas ! »
Albert CIM.
(1) E. Rouveyre, Connaissances nécessaires à un biblio-
phile, 5e édit., VIII, p. 4.
(2) Tallemant des Réaux, Historiettes , Du Moustier.
Au rebours des hommes, les femmes écrivent beaucoup de
choses qu’elles n’oseraient jamais dire. — P.-I. Stahl.
La joie que donne un intérieur soigné, ayant toutes choses
classées, retrouvables et utilisées, que ces choses soient en petit
ou en grand nombre, est plus complète qu’on ne croit pour
tous les hommes, fussent-ils désordonnés eux-mêmes. 11 y a là
une œuvre qui n’a rien d’inférieur, comme beaucoup de
femmes se l’imaginent, et l’une de mes fiertés a toujours été
d’être ce qu’on appelle en France : « une femme de ménage ».
— Juliette Adam.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
Chapelle commémorative de la rue Jean=Ooujon
Lachapelle commémorative élevée àlamémoire
des victimes du Bazar de la Charité sera inau-
gurée le 4 mai prochain, jour anniversaire de la
catastrophe qui mit en deuil tant de familles
françaises. Aulendemain de cette terrible épreuve,
un comité s’était for-
mé, puissamment
secondépar l’arche-
vêque de Paris, et
plusieurs architec-
tes avaient soumis
des projets de mo-
nument ; celui de
M. Guilbert fut
adopté. Élève de
MM. André et La-
loux, M. Guilbert
est encore un jeune,
puisqu’il n’a que
trente-deux ans.
Conçu dans un
style Louis XYI mo-
dernisé, le monu-
ment est construit
en pierre. La brique
a été réservée pour
la voûte supérieure .
La charpente qui
supporte la Vierge
du sommet est en
fer ; cette Vier (je
d es S épt-Do uleu rs ,
en cuivre martelé,
ne mesure pas
moins de 3 m. 25;
elle s’harmonise
parfaitement avec
les ornements en
plomb doré qui dé-
corent extérieure-
ment la chapelle. Lachapelle, élevée sur une petite
crypte abritant trois autels et desservie par qua-
tre escaliers, donne sur la rue Jean-Goujon ; elle est
édifiée sur un plan circulaire, de 12 mètres de
diamètre. Sa hauteur totale, du sol au point o de
la coupole intérieure, atteint 17 m. 50. Les quatre
entablements des angles sont portés par des co-
lonnes en cipolin de Suisse, superbes monolithes
de 6 mètres, extraits des carrières de Saillon.
L’espace compris entre chaque colonne est occupé
par une niche que décore un vase en marbre noir,
grand antique des Pyrénées.
Au-dessus des entablements, l’artiste a disposé
des groupes rappelant les détails de la cata-
strophe ou symbolisant la Mort dans ses divers
attributs. Nous voyons successivement des femmes
pleurant sur un tombeau ; puis, la Destinée ; la
Mort ; Y Espérance et la Résurrection, représentées
par des enfants. Le chœur, traité sur un plan circu-
laire et portant un encorbellement sur une
trompe, reçoit une statue monumentale de la
Vierge, placée der-
rière l’autel. Sur la
façade, figurent : un
fronton, portant,
comme inscrip-
tions \ 4 mai 1891 —
A Notre-Dame de
Consolation ; puis,
deux femmes, sym-
bolisant la Foi et
la Charité , et, au-
dessus du dôme, la
statue de la Dou-
leur. Le chœur a
environ 10 mètres
de hauteur ; la Vier-
ge monumentale,
avec son socle,
mesure 7 mètres.
La première cou-
pole donne jour sur
une seconde cou-
pole décorée par
M. Albert Maignan.
L’aidiste a repré-
senté le Christ res-
suscité, se penchant
vers les martyrs
qui montent de la
terre et leur tendant
les bras. A ses côtés,
marchent des anges
portantles attributs
de la Passion. La
Vierge, enveloppée
d’un long voile bleu, conduit les victimes et les
présente au Christ. Tous les motifs de sculpture
sont dus à deux artistes de talent: MM. Daillon et
Iliolin. La sculpture d’ornement a pour auteur
M. Dufeu. La peinture décorative est de M. Felz.
A la suite des parties latérales de la chapelle,
se développent, tout autour du jardin de la com-
munauté, les quatorze stations du chemin de
croix ; ces stations, en vieil argent, sont serties
dans des motifs d’architecture. Le monument
commémoratif de la rue Jean-Goujon devant
servir également de couvent, pour les dix à
douze religieuses Auxiliatrices qui en auront la
garde et l’entretien, l’architecte a prévu, au-
dessus du chemin de croix, un certain nombre de
cellules.
Chapelle commémorative de la rue Jean-Goujon.
LE MAGASIN PITTORESQUE
277
L'impression qui se dégage d’une visite à la
chapelle est tout d’abord, quand on pénètre dans
l’intérieur de l’édifice, une indéfinissable tristesse.
Ce marbre noir, ces scènes de désolation, ces
allégories qui frappent la vue dès les premiers pas,
vous étreignent douloureusement ; puis, quand
on lève les yeux, la tonalité s’éclaircit peu à peu,
des tableaux moins sombres s’offrent aux regards,
et le sentiment du début fait place à un rayon
d’espoir: la Résurrection , qui forme le couron-
nement de l’œuvre, fait songer à la récompense
qu’ont dû recevoir ces martyrs de la Charité dont
les noms sont gravés sur les parois du monument.
Ainsi se trouve atteint le but poursuivi par les
fondateurs de cette chapelle, dédiée à Notre-Dame
de Consolation. Victorien M AUBRY.
Mécaniciens et Mécaniciennes amateurs
Un grand nombre de personnalités des deux sexes
s’adonnent au plaisir de conduire de leurs propres
mains, non plus des automobiles, mais des locomo-
tives attelées à un train de chemin de fer.
Le ministre actuel des chemins de fer en Russie, le
prince Chilkow, se souvenant que le czar Pierre avait
étudié l’art naval sur les chantiers de la Hollande,
alla passer plusieurs années en Angleterre pour étu-
dier la manœuvre des voies ferrées. Son Excellence
commença par les fonctions d’un employé ordinaire.
11 se fit d'abord ajusteur dans un grand atelier de loco-
motives ; puis il devint garde-frein, contrôleur et enfin
chef d’une grande gare.
De retour en Russie, il passa de nouveau par tous
les grades du service des chemins de fer jusqu’à ce
qu’il eût conquis sa haute situation actuelle.
La marquise de Tweeddale a l’honneur d’être la
seule dame noble anglaise qui ait jamais conduit la
locomotive d’un train de voyageurs, et des plus illus-
tres. On faisait l’épreuve delà voie du pont de Forth
avant son inauguration officiellepar le prince de Galles.
C’était le 24 janvier 1890. L’opération avait lieu sous
le contrôle de nombreux ingénieurs célèbres. Sa Sei-
gneurie prit la direction de la machine à l’entrée sud
du pont. Tenant en main le régulateur, elle dirigea
son « Coursier de fer » à travers le pont avec une habi-
leté toute professionnelle et arriva à la station au
milieu des applaudissements des mécaniciens et
chauffeurs assemblés.
Quatre millionnaires américains, possédant de
grands intérêts dans les chemins de fer des États-Unis,
MM. John Jacob Astor, George Gould, Dr Webb et
Frank Thompson, ne sont pas de simples chauffeurs
amateurs sur les machines. Les deux derniers sont
tout à fait à l’aise sur la plate-forme de la locomotive.
Ils ont acquis toute l’expérience d’un bon mécanicien
avant d’arriver à leur présente fortune.
Les amis intimes de miss Pullman, fille du créateur
des wagons-lits, dits Pullman-cars, savent combien
elle s'intéresse à toutes les branches du service. Plus
d’une fois elle a conduit sans aucune assistance, et à
de longues distances, la locomotive de trains express.
Pendant une excursion dans l’Afrique du Sud,
M. Kipling, le célèbre écrivain, obtint, en plusieurs
occasions, l’autorisation de monter sur la plate-forme
d’une locomotive. Il en profita pour s’initier à toutes
les fonctions techniques du mécanicien de locomotives
et il utilisa ses connaissances dans un de ses plus char-
mants romans: Succès.
Zola se contenta de voyager sur la plate-forme
avant d'écrire la Bête humaine.
Ch. LEMIRE.
LE GUI RASSI ER ZIMMERMANN
NOUVELLE
(Suite et Fin.)
Cependant, il fut assez heureux pour revenir
sain et sauf de cette horrible boucherie ; ce n’était
plus un homme, c’était un lion : Marie-Louise, sa
famille, le Haut-Vigneau, tout cela avait disparu
devant ce mot : Patrie!
Son cheval est tué, mais il veut continuer la
lutte, et, à travers les cadavres, il se fraye un
chemin pour rejoindre l’armée. Il se rappelle que
son commandant, qui chargeait en tête de son
escadron, la latte au poing, est tombé pendant
la mêlée. Il le cherche, et pendant que les balles
pleuvent encore, il le découvre, au milieu d’un tas
de cadavres. Le commandant n’est plus, mais il ne
veut pas donner à l’ennemi la joie de constater
cette mort; il le charge sur ses épaules, et, avec
la connaissance qu’il a du pays, il vient le déposer
à Alsaze-Ilausen, qui n’est pas encore pris. Pen-
dant la route, il s’est aperçu que son chef n’était
pas encore mort, il avise immédiatement un
médecin de la ligne qui, après avoir visité l’officier
supérieur, lui répond : « Il n’y a rien à faire , tu
peux laisser ton colonel, il est perdu! »
Ne voulant pas donner raison à la parole de
ce chirurgien, il ramasse de nouveau le corps
tout sanglant de cet officier; attaché à ce cadavre
dans lequel, pour lui, la patrie s'est incarnée, il le
porte ainsi sur son dos jusqu’à la première am-
bulance, oùil arrive àla nuit, pliant souslefardeau,
harassé, écrasé de fatigue. Résolu à sauver cet
homme, il aurait péri mille fois, avant de l’aban-
donner.
Lorsque, loin du danger, il a placé son cotnman-
dant en sûreté, il tombe inanimé à côté du corps
ensanglanté.
278
LE MAGASIN PITTORESQUE
Grâce aux soins qui lui sont donnés, par les
braves et dignes filles de Saint-Vincent-de-Paul,
il ne tarde pas à revenir à lui.
— Comment va mon commandant, ma sœur?
telle fut sa première parole.
— Il est sauvé, mon ami !
Le lendemain, il rejoignait les débris de son
régiment.
★
La déroute est complète, toutes les troupes se
réfugient dans Sedan ; deux escadrons de cuiras-
siers, dans lesquels se trouve Zimmermann,
arrivent pour entrer par la porte deBalan : impos-
sible de passer.
De l’autre côté Ba/.eilles brûle et le faubourg
de Balan est rempli de Bavarois. Ne voulant
pas se rendre, le commandant d’Alincourt
forme ses escadrons en colonne par pelotons, et,
sans hésiter, il se lance au galop. Nos cuirassiers
renversent tout sur leur passage; on tire sur eux
par les fenêtres, mais ils ne se laissent pas décou-
rager, et, malgré le feu très vif, ils avancent tou-
jours. L’ennemi, pour lui barrer la route, forme
une barricade, en culbutant des charrettes à l’ex-
trémité du faubourg. Le commandant, d’un bond
énergique, la franchit et va tomberblessé aumilie u
des rangs de la garde prussienne. Les cuirassiers
viennent s’abattre sur l’obstacle, s’entassent les
uns sur les autres et sont fusillés à bout portant.
Trois officiers seulement furent relevés sains et
saufs, deux cuirassiers, un vétérinaire, plus le
sous-intendant qui avait chargé avec eux.
Charles n’avait rien ; il échappa encore une
fois aux Prussiens, et, au lieu de rester en Belgique
où il s’était réfugié, il revint se mettre à la dispo-
sition de ses chefs, à l’armée de la Loire, où il
combattit avec sa vaillance habituelle.
Au combat de Patay, il fut décoré. Quelques
jours après, il était fait prisonnier et allait expier
dans la forteresse de Spandau le crime d’avoir
défendu sa patrie et d’être Alsacien.
Cette vie ne pouvait lui aller longtemps, il tenta
de s’évader. Il fut repris presque immédiatement,
jugé et condamné à être fusillé pour avoir
cherché à s’évader d’une forteresse de l’Etat où il
était détenu.
Le commandant de cette place le fit appeler et
lui dit : « Optez pour la nationalité allemande et
votre grâce vous sera accordée . »
— Qu’on me fusille!... fut sa réponse.
Le commandant insista, menaça, rien ne put
l’ébranler.
C’était un frère allemand égaré, qu'il fallait
ramener à tout prix dans le giron de la mère-
patrie : on ne s’étonnera donc pas de la persis-
tance que mit cet officier, pour faire de Zimmer-
mann un traître.
Il donna l’ordre d’exécuter le jugement,
comptant bien triompher en présence du peloton
d’exécution.
C’est le cœur résolu'et la tête haute que le cuiras-
sier de Reischoffen sut faire face à ses bourreaux.
Il refusa de répondre de nouveau aux proposi-
tions qui lui furent faites, se contentant de sou-
rire aux menaces de mort.
Nos barbares vainqueurs, nos courageux
ennemis lui firent cependant grâce de la vie,
malgré son refus de devenir prussien.
A la paix, il y eut une amnistie, et ce modeste
héros put venir rejoindre son régiment en atten-
dant sa libération.
Jusqu’à son arrivée en Prusse, Marie-Louise,
n'ayant pas reçu de nouvelles de son fiancé, le
croyait mort; elle était dans la plus grande anxiété,
d’autant plus qu’elle lisait tous les jours dans les
journaux les nouvelles de la guerre, qui lui
avaient appris que le 4e cuirassiers avait été
complètement détruit.
Ses belles joues roses perdaient chaque jour un
peu de leurs couleurs, et le chagrin commençait à
envahir ce joli visage.
Charles n’avait jamais écrit pendant la guerre,
quoique le souvenir de Mlle de la Molinerie fût
venu souvent le visiter, parce qu’il regardait
comme un crime de songer à soi, lorsque la patrie
était envahie et prête à expirer.
A son retour de captivité, il trouva la guerre
civile, et fut incorporé immédiatement dans un
régiment de marche qui devait aller faire le siège
de Paris.
Le soir même, Charles Zimmermann quittait son
corps et allait rejoindre sa fiancée.
Porté déserteur quelques jours après, on crut
qu’il était passé au service de la Commune, on
| ne s’en occupa pas davantage pour le moment.
Aussitôt la guerre civile terminée, Charles vint
rejoindre son corps, alors en garnison à Paris.
Arrêté immédiatement pour désertion en présence
de l’ennemi, il allait être traduit devant un con-
seil de guerre.
Il n’avait que cette seule chose à opposer pour
sa défense que, engagé volontaire pour la durée
de la guerre avec la Prusse, il était libre du mo-
ment que la paix était signée. Cela ne suffisait
pas.
Le règlement militaire ne discute pas. Eussiez-
vous cent fois raison, vous devez obéir; la récla-
mation n’est permise à l’inférieur, que lorsqu’il
a obéi. L’engagé volontaire n'était pas congédié,
il n’avait pas reçu sa feuille de route, il apparte-
nait encore à l’armée, il n’avait pas le droit de s’y
soustraire.
A cette horrible nouvelle, grand désespoir au
Haut-Vigneau ; le baron, qui avait vu pendant
la guerre les ravages causés à la santé de sa fille
par l’absence de son fiancé, partit immédiate-
ment avec elle pour obtenir la mise en liberté
du déserteur. Ce qu'il n’aurait jamais sollicité de
l’Empire, il pouvait le solliciter du gouvernement
actuel, composé en grande partie de ses amis
| politiques. Marie-Louise l’aiderait du reste dans
LE MAGASIN PITTORESQUE
279
cette occasion. Elle est jeune, dit-il, et si je ne
réussis pas à lui éviter le conseil de guerre, elle
saura bien intéresser les juges à sa cause, et
obtenir la grâce de Charles.
Il arriva donc à Paris, avec la conviction de
sauver son futur gendre; il alla voir les députés
de son département, parmi lesquels se trouvaient
plusieurs de ses amis. Il alla au ministère de la
guerre, chez le Président de la République, il ne
put rien obtenir. Il y avait trop de déserteurs, et
si l’on faisait grâce à un, on était obligé de faire
grâce à tous. Le code militaire est impitoyable,
la discipline est à ce prix. Le cuirassier de
Reischoffen devait être jugé et condamné.
Mlle de la Molinerie était accablée; mais,
puisant dans sa faiblesse le courage néces-
saire à cette lutte qu’elle venait d’entreprendre,
et du succès de laquelle dépendait son bonheur,
elle se mit de nouveau en marche, et la grande
ville fut fouillée dans tous ses coins pour trouver
l’aide qu’elle cherchait.
La fine et aristocratique Marie-Louise, la des-
cendante de la plus vieille noblesse d’Aquitaine
qui portait d’argent à la fasce de gueules char-
gé de trois crois et tes d'argent, alla frapper à
toutes les portes, supplier, implorer la grâce de
son fiancé.
Le jour du conseil de guerre arriva.
Charles Zimmermann était demeuré impassible,
décidé à tout entendre, à tout subir et à bien mou-
rir, surtout, si on le condamnait à mort.
Les témoins à charge avaient déposé, il les avait
écoutés sans murmure, sans colère, paisiblement.
Tous avaient été unanimes pour rendre justice
à sa bravoure, à son dévouement, à sa belle con-
duite pendant la guerre; tous avaient été una-
nimes aussi pour reconnaître l’accusation. La
bravoure est peu de chose dans l’armée, où
chaque homme est brave. Ce n’était donc pas une
circonstance atténuante. Le fait du reste était là,
et il fallait bien se rendre à l’évidence. Le cui-
rassier avait déserté en présence de l’ennemi et
le code militaire dit : « La désertion en présence
de l’ennemi sera punie de mort! »
Marie-Louise était avec son père dans l’étroite
salle d’audience de la rue du Cherche-Midi, dis-
simulée dans la foule, qui regorgeait ce jour-là.
Elle ne pleurait pas, elle écoutait et, comme son
fiancé, elle était impassible.
Il ne restait plus qu’une seule personne à en-
tendre, c’était un colonel que Mlle de la Moli-
nerie avait fait citer comme témoin, à l’insu
de Charles, avec lequel elle n’avait pas voulu
communiquer pendant toute sa détention à la
prison militaire, dans la crainte que ses forces
vinssent à l’abandonner, si une fois elle s’arrê-
tait dans sa marche.
L’accusé ignorait aussi la présence de ces êtres
chéris.
On appelle le colonel de M...
En entendant prononcer le nom de son ancien
supérieur, Zimmermann se leva, regarda son chef,
qui, en arrivant près de la barre du conseil,
n’hésita pas à lui serrer la main. Sa physionomie
changea aussitôt, et dans son regard on pouvait
lire le bonheur qu’il éprouvait de revoir avant de
mourir celui qui l’avait conduit si vaillamment
au feu.
Le colonel, la taille droite, le front superbe, la
poitrine couverte de décorations, au cou le cordon
de commandant de la Légion d’honneur, salue le
conseil de la main gauche. Quant à sa main
droite... la manche droite de son dolman était
vide. Le bras avait été emporté par un boulet, au
combat de Villerschexel, où il était allé continuer
la lutte, une fois remis de ses premières bles-
sures.
Le président, un autre vieux brave, demande
au colonel de M... de dire au conseil tout ce qu’il
sait de l’accusé.
« C’était à Frœschviller, le 6 août, reprit le
colonel. Le combat avait commencé au point du
jour; notre aile gauche était assaillie par les
Bavarois, qui étaient maîtres des bois de Veewiller ;
au centre et à la droite, les ennemis attaquaient
avec une artillerie formidable. Vers onze heures,
quatorze batteries canonnaient Wœrth, et l’infan-
terie ennemie s’avançait pour s’emparer du vil-
lage. Des femmes éplorées, des enfants épou-
vantés s’enfuyaient.
« Alors, les zouaves et les turcos entrent en
scène.
« Je demande pardon au conseil ; mais s’il le dé-
sire, j’abrégerai.
« - — Continuez, reprit le président. »
Le colonel reprit alors : «Nous les voyons des-
cendre les collines, traverser les prairies et mar-
cher avec le calme et l’ordre habituel sur les
champs de manœuvre. Une pluie de feu s’abat
sur eux pour leur barrer la route.
« Les hommes tombent, les intervalles se re-
ferment, et la marche n’est pas ralentie. En arri-
vant au village, les turcos poussent leur cri de
guerre et se précipitent en même temps dans les
rues. Une lutte acharnée se livre, les premiers
rangs sont fauchés par la mitraille, les cadavres
s’amoncellent, le terrain est disputé pied à pied,
nos soldats se font tuer sur place et enfin, écra-
sés sous le nombre, ils sont forcés de se replier.
Il fallait poi’ter un ordre ; — c’était la mort qu’on
allait chercher. C’est l’accusé qui demande à rem-
plir cette mission périlleuse. Son intrépidité, dans
cette occasion, sauva un régiment tout entier qui
allait être fait prisonnier.
« Gunstett nous est enlevé quelques minutes
après. La division badoise se porte en avant, les
Wurtembergeois appuient le mouvement, l’enne-
mi se dirige sur Frœschwiller et toute l’armée
allemande est en marche sur nous.
« Nos cuirassiers avaient chargé, offrant leur
sang en sacrifice pour protéger l’infanterie, dont
les positions n’étaient plus tenables, et sauver les
280
LE MAGASIN PITTORESQUE
débris de notre brave armée. C’était un carnage
horrible et les officiers prussiens, le revolver au
poing, embusqués derrière les maisons, brûlaient
la cervelle à ces héros qu’avait trahis le sort.
« J’étais en tête de mon escadron, lorsque tout à
coup je reçois une balle qui me met hors de com-
bat.
« J’étais sans connaissance, et je n’avais plus le
sentiment de la vie. Combien de temps suis-je
resté ainsi? Je n’en sais rien. Toujours est-il que
je fus relevé de ce champ de mort, porté à une
ambulance, au milieu des balles qui continuaient
à pleuvoir, alors que le chirurgien-major avait
déclaré, je demande pardon au conseil du mot,
que j’étais f...
«Celui qui voulait me sauver quand même, et
qui me sauva, c’était l’engagé volontaire Zimmer-
mann, qui est aujourd’hui devant vous accusé du
crime de désertion, en présence de l’ennemi. »
Cette déposition simple et naïve avait telle-
ment impressionné l’auditoire, que presque tous
les assistants pleuraient.
Après le réquisitoire du commissaire du gou-
vernement que le récit du colonel de M... avait
également remué jusqu’aux os, le président de-
manda à l’accusé, qui n’avait pas voulu se dé-
fendre, s’il n’avait rien à ajouter.
— Non, mon colonel, répondit Zimmermann.
Le conseil se retira dans la salle de ses délibé-
rations. Après une heure d’attente, il rentra en
séance, et prononça à l’unanimité l’acquittement
du cuirassier.
Ce verdict fut accueilli par toute la salle par
un tonnerre d’applaudissements.
Marie-Louise, elle, s’était trouvée mal. L’exces-
sive félicité, comme l’excessive douleur, obéissent
aux mêmes lois; Marie-Louise, qui ne vivait plus
que par les nerfs depuis l’arrestation du héros de
ReischofTen, tomba.
Cet accablement ne tarda pas à se dissiper.
Marie-Louise avait hâte de revoir son fiancé.
Le brave colonel de M... était demeuré assis,
au fond du prétoire, et lui aussi avait, mentale-
ment au moins, salué le conseil lorsque l’acquit-
tement de Zimmermann avait été prononcé par
l’organe de son président ; lui aussi attendait la
mise en liberté de ce héros, auquel il était venu
rendre un si éclatant hommage, pour lui serrer
la main.
Le président du conseil de guerre qui, sous une
enveloppe grossière, renfermait le meilleur cœur
du monde, avait, en vertu de son pouvoir discré-
tionnaire, donné l’ordre de dispenser l’acquitté
des formalités — toujours longues — de la levée
d’écrou, lui évitant ainsi de retourner prisonnier,
dans cette horrible prison où il venait de subir
une si longue détention.
Au moment où Mlle de la Molinerie revint
à elle, Charles Zimmermann, astiqué comme
pour la parade, était près d’elle. Le baron lui-
même était muet, et son émotion était si grande
qu’en ouvrant les bras à son futur gendre, il
n’avait pu articuler aucun son.
Le colonel de M... assistait de loin à cette
scène émouvante, et ce n’est que lorsque le cui-
rassier eut embrassé sa fiancée, qu’il s’avança à
son tour et lui tendit de nouveau son unique
main.
Zimmermann, ému à son tour, fut comme pa-
ralysé et devint d’une pâleur extrême, et l’homme
que la mort n’avait pu émouvoir se mit à pleurer
comme un enfant.
Mlle de la Molinerie, qui riait et pleurait
en même temps, tant sa joie était grande et
tant ses nerfs étaient bouleversés, tira de son
petit panier, qu’elle n’avait jamais voulu aban-
donner, un objet soigneusement enveloppé dans
du papier desoie, qu’elle enleva immédiatement:
c’était la croix de la Légion d’honneur, qu’elle
attacha sur la poitrine de son fiancé qu’elle em-
brassa en même temps pour la première fois.
Charles avait cru devoir retirer cette étoile des
braves, le jour où il avait quitté son régiment
pour ne pas faire la guerre civile.
Deux mois après, on lisait dans les journaux :
« Hier a été célébré en l’église Saint-Thomas-
d’Aquin, au milieu d’une affluence considérable,
le mariage de M. Charles Zimmermann, ancien
cavalier au 4e cuirassiers, avec Mlle Margue-
rite-Blanche-Marie-Louise-Augusta de la Mo-
linerie, petite-fille du baron de la Molinerie,
ancien lieutenant commandant la vénerie de
Charles X, qu’il avait suivi en exil à Goritz (Styrie).
« Les témoins du marié étaient M. le général
de B.. . et le colonel de M..., ancien chef d’escadrons
au 4e cuirassiers.
« Cet officier supérieur, qui a perdu son bras
droit au combat de Villerschexel, avait été laissé
pour mort surle champ de bataille de ReischofTen,
où il aurait péri infailliblement sans le dévoue-
ment et le courage du nouveau marié, qui est allé
l’enlever au milieu d’une pluie d’obus et de mi-
traille, pour le porter à l’ambulance qui se trouvait
à 12 kilomètres de ce champ de carnage.
« Ceux de la mariée étaient MM. le vicomte de
Maulmont, ex-secrétaire d’ambassade, et le comte
de Sainte-Marie, sportsman bien connu sur le turf.
« Tout le noble faubourg assistait à cette céré-
monie qui était célébrée par S. Em. Mgr Chigi,
nonce du pape à Paris. Beaucoup d’officiers su-
périeurs, parmi lesquels nous avons remarqué les
généraux de Bonnemain, Douay, de Ladmirault,
gouverneur de Paris, de Cissey et quelques simples
cuirassiers qui avaient tenu à donner à cet ancien
frère d’armes cette marque d’estime et de sym
pathie. »
On se montrait à la sortie de l’église le marié
et le colonel, ces deux débris de la bataille, le
chef et l’humble troupier, et on les saluait l’un et
l’autre, l’un, le héros du dévouement, l’autre, le
héros de la reconnaissance et du souvenir.
Baron du VAUX.
LE MAGASIN PITTORESQUE
281
, La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
11 n’est pas possible encore de s’entretenir des col-
lections artistiques que contiendront le Petit et le
Grand Palais, l’un réservé aux objets d’art de toute
espèce, l’autre aux œuvres de peintres, sculpteurs, etc.,
depuis dix ans. — I.a foule qui s'est précipitée dans
l’Exposition, le jour de l’ouverture — et depuis, — n’a
trouvé devant elle que des murs nus dans le Petit
Palais vide et, dans le Grand, également vide, des
barrières... Et c’est à grand’peine que l’on avait
obtenu ce médiocre résultat, de couvrircomplètement
et d’orner à peu près, quant à l’extérieur, ces deux
édifices. Sur ce point, l’administration est moins excu-
sable que partout ailleurs. Elle a eu, depuis la clôture
du concours qui a désigné les architectes, tout le
délai désirable pour donner l’exemple de l’exactitude;
elle a causé une vive déception aux premiers visiteurs.
C’est en vain que, très tard, elle a voulu rattraper
le temps perdu. Elle a trouvé des bonnes volontés
vraiment méritoires. Ainsi, plusieurs collectionneurs
riches ou érudits ont consenti, durant la dernière
quinzaine, à passer une partie de leur journée dans
le Petit Palais pour classer des objets qui arrivaient
de toutes parts, extraits de galeries particulières. Ils
ont été aidés par plusieurs conservateurs de musée
de province et, s’ils n’ont pas fait énormément de be-
sogne, ils ont du moins témoigné d’un beau zèle, qui
arrivait trop tard... Peine perdue. La maçonnerie,
les plâtres de ces bâtisses improvisées sont très peu
secs et on ne pense pas sans regret aux dommages
considérables qu’un accrochage prématuré, hâtif va
causer aux toiles : chez les collectionneurs qui les
possèdent, elles sont traitées avec un soin extrême,
mises à l’abri de toutes les modifications de tempéra-
ture, mais là, dans cette immense bâtisse humide,
que deviendront-elles?...
En attendant, une chose curieuse à étudier, ce sont
les impressions des grands courants de visiteurs devant
les diverses parties décoratives qu’ils peuvent, dès
maintenant, apercevoir. L’Exposition a été une bonne
fortune pour les artistes. Non pas, à vrai dire, qu’elle
leur ait fourni une occasion excellente de laisser des
œuvres durables; en général, les commandes données
ont dû être exécutées avec beaucoup de précipitation,
sacrifiées à certaines considérations architecturales :
il fallait quelquefois faire vite, grand, petit, ou pas
cher. Mais au point de vue rémunérateur, l’Exposi-
tion est une heureuse affaire, principalement pour les
sculpteurs et aussi, quoiqu’un peu moins, pour les dé-
corateurs. La mention de notable commerçant, N. G.,
a disparu du Bottin, pour les industriels; on pourrait
presque l’y l'établir pour un certain nombre de ma-
nieurs de pinceau et de ciseau qui se sont débrouillés
avec une extrême habileté. L’afflux des sollicitations
était tel, audébut, qu’on avait imprimé, pour les divers
architectes, une liste de trois cents sculpteurs, etc., qui
demandaient un emploi quelconque de leur « beau ta-
lent». Et, en face de leur nom, les architectes, prévenus
d’autre part, ne manquaient pas d’ajouter une note sur
les principaux protecteurs, députés, conseillers muni-
cipaux, etc., qui tous écrivaient lettres sur lettres...
C’est avec cet élément de juste répartition des
faveurs officielles qu’on s’est mis à l’ouvrage: on
n’a pas, comme dit le peuple, « épargné le beurre ».
On a mis de la sculpture et de la peinture murale
partout, partout. Une statistique intéressante, mais
difficile à dresser pour l’instant, serait celle des effi-
gies blanches ou polychromes, en relief ou à plat, qui se
présentent de tous côtés à la vue. Elles sont constituées
pour la plupart, on le sait, avec une matière tout
éphémère, le staff, ce composé d’étoupe et de plâtre
que l’on gâche sur une ossature métallique ; le marbre
et la pierre sont rares: ils ont été réservés aux gros
morceaux;... mais ce staff est bien tout ce qui suffit, en
vérité, car l’effort artistique n’a pas été bien fructueux,
ou bien « neuf» dans son ensemble.
On nous avait fait entrevoir que l’art moderne — ou
plutôt moderniste — prendrait là un essor considéra-
ble et que ce serait une réelle révélation de talents
jeunes. Nous en acceptions l’augure avec joie. Or
cette alléchante prophétie ne parait guère s’être
réalisée. D’art « moderniste », on ne distingue
pas grand’chose. Il y a, il est vrai, la Parisienne,
si discutée, de M. Moreau-Vauthier, sur la porte
monumentale ; on l’estime un peu roide, surpre-
nante à coup sûr, pour nous qui sommes habitués
au nu classique. Elle est, surtout, mal placée, man-
quant de proportions justes, trop grande pour son
socle-dôme; on la juge mal. Il y a encore une frise
décorative sur cette porte monumentale : les ouvriers
de M. Guillot; ils sont médiocres, figés en des atti-
tudes qu’on ne juge pas « coutumières » ; puis, au
Champ-de-Mars, la frise de M. Allard, au Génie civil;
mais ces groupes non plus ne soulèventnotre admira-
tion : ils sont confus. A côté de ces essais, par contre,
c’est presque partout un « attardement » au classicisme
le plus sérieux qui se manifeste, en sculpture et en
peinture décoratives. Les deux Palais sont habités, en
façade, sous et sur les corniches, par un peuple de
statues froidement allégoriques, de Nuits, de Vérités,
de Jours, de Lumières, luttant pour l’Idéal, terrassant
l’Ignorance, etc. Et, sur le pont Alexandre 111, à l’en-
trée des avenues, ce ne sont que Pégases dorés, lions
jouant avec une boule, chimères et hydres variées.
L’imagination de nos sculpteurs ne s’est pas beaucoup
élevée au-dessus, au delà des enseignements de
l’Ecole. De même les peintres, dont les frises sont très
historiques, très savantes, — citons celles de M. Four-
nier, — mais n’ont rien de révolutionnaire ou d’inat-
tendu. Nous ne nous en plaignons point, en somme,
mais nous constatons le fait comme assez significatif
pour ce qu’on peut attendre, en art, d’une entreprise
aussi éphémère qu’une exposition, aussi rapidement
conçue et exécutée.
Une autre observation encore, c’est le peu d’impor-
tance qu’on a Raccordée, dans cette immense affaire,
aux Lettres. On conçoit mal, sans doute, une Exposi-
tion des Lettres. On n’aperçoit pas, à priori, sous
quelle forme elle se produirait. Pourtant, n’estime-
t-on pas qu’une simple pavillon de la Presse, un palais
de congrès, deux classes de Librairie-Imprimerie qui
n’ont rien de littéraire, sont insuffisants pour rappeler
le rôle que les gens <le plume tiennent dans notre so-
ciété moderne? Que n’a-t-on pas édifié, par exemple,
un palais où auraient eu lieu des récitations, des
lectures, des représentations théâtrales composées de
nos chefs-d’œuvre ? On y a songé, s'ans doute, mais on
s’est heurté aux intérêts des théâtres du centre de la
ville el on a respecté ceux-ci. Il en résulte que les
Lettres ont bien l’air d’avoir été oubliées
•. Paul BLUYSEN.
282
LE MAGASIN PITTORESQUE
Whéàtre
LA MUSIQUE
THEATRE NATIONAL I)E l’OPÉRA-COMIQUE
Le Juif polonais. Conte populaire d'Alsace , en 3 actes
et 3 tableaux, d'après Erckmann-Chatrian , poème de
MM. Henri Cain et P. -B. Gheusi, musique de M. Ca-
mille Erlanger.
La donnée du Juif polonais est très simple : c’est
l’histoire d’un aubergiste alsacien, Mathis, qui a
assassiné un voyageur pour lui voler sa ceinture pleine
d’or. Grâce à son crime, il a pu éviter la ruine et,
bientôt, tout lui a réussi. Il vient de fiancer sa char-
mante fille, Suzel, au maréchal des logis de gendar-
merie Christian, un garçon d’avenir; il est adoré de
sa femme, entouré d’amis fidèles, que lui manque-t-il?
La paix de la conscience. Toujours, partout, il revoit
le visage convulsé du Juif polonais ; toujours, partout,
il croit entendre les grelots du traîneau de la victime.
Et il boit pour s’étourdir, il boit trop, même, car
après une nuit terrible, nuit peuplée de cauchemars
effrayants où il se voit traduit en cour d’assises et con-
damné, ilmeurt d’apoplexie foudroyante, frappé par la
justice divine qu’il avait impudemment bravée et que,
jusqu’à cent ans sonnés, il espérait braver encore.
Le livret que MM. H. Cain et P. -B. Gheusi ont tiré
de ce sombre drame est intéressant et bien charpenté ;
mais, pour une œuvre musicale, qui a besoin, en ce
qui concerne la variété et l’évolution faites de con-
trastes des pages symphoniques, d’un certain nombre
de péripéties et de personnages divers, sinon nom-
breux, le fait de ne produire qu’un seul type (cardans
ce drame il n’y a en réalité que Mathis) devait inévi-
tablement pousser le compositeur vers le piège où il
est, en dépit de son talent, malheureusement tombé :
la monotonie.
C’est le remords, toujours le remords, qui obsède
Mathis, et qui, malheureusement, finit pas obséder
aussi l’auditeur.
11 y a pourtant de remarquables passages dans la
partition de M. Erlanger, d’ailleurs très en progrès sur
son premier ouvrage : Kermaria. Les chœurs à la
cantonade, religieux, joyeux ou bachiques, sont très
réussis ; et l'on remarque, au premier acte, le récit de
l’assassinat, la scène du cadeau de Mathis à sa fille,
et l’air de Mathis : « Du llorvald ! — Par ce temps »
Au deuxième acte, le duo de Mathis et de sa vieille
épouse, Catherine, très dramatique au début, finit
par ce passage, exquis de tendre sentimentalité : « Oui,
nous allons recommencer notre chère existence... »;
mais il est fâcheux que le terne et vulgaire duo
d’amour de Christian et de Suzel, ainsi que tout le
final, aussi trivial que tapageur, vienne détruire la
bonne impression produite par toute la première
moitié de ce deuxième acte.
Le troisième acte, bien que trop long, est intéres-
sant : l’auteur y fait preuve d’un grand sentiment
dramatique, et le prélude fait remarquablement pres-
sentir les belles pages qui y abondent.
On a retrouvé chez M. Maurel (Mathis), le grand
artiste que l’on sait. Le Juif polonais est sans contredit
une de ses meilleures créations. Les autres rôles sont
bien tenus par MM. Clément et Carbonne, très à leur
place chacun dans des rôles fort différents; M. Vieuille,
un bon chanteur doublé d’un comédien parfait,
MM. Huberdeau, Gresse, Rothier et Viannenc.
Mlle Guiraudonest charmante dans le rôle de Suzel,
et Mlle Gerville-Réache est douée d’une fort belle voix
de mezzo. Mais combien défectueuse est sa pronon-
ciation ! Heureusement que ce défaut est facile à
corriger.
Comme toujours, M. A. Carré a supérieurement
traité la mise en scène et l’agencement des décors; et
l’orchestre, sous la direction de M. Luigini, a brillam-
ment triomphé des redoutables difficultés que pré-
sentent les savantes symphonies de M. C. Erlanger.
Les grands oratorios def église Saint Eustache. — La
Passion selon saint Mathieu, de J. -S. Bach; traduction
nouvelle de MM. Henri de Curzon et Eugène d’Harcourt.
Maestria superbe, comme à l’ordinaire, chez le chef
d’orchestre, M. Eugène d’Harcourt, exécution impec-
cable, et, partant, succès sur toute la ligne, tel est le
bilan des matinées des 12 et 13 avril où fut donnée à
Saint-Eustache l’audition de La Passion de J. -S, Bach.
Le colossal ouvrage du grand maître allemand se
divise en deux parties : la première est consacrée aux
complots du grand-prêtre et des docteurs, à l’institu-
tion de la Cène, à la prière sur le mont des Oliviers,
à la trahison de Judas et à l’arrestation du Christ. La
seconde partie comprend l’interrogatoire par Caïphe,
le reniement de Pierre, Parrèt de Ponce Pilate, la
mort de Judas, le message de la femme de Pilate,
l’arrivée au Golgotha, le crucifiement, la mort, et
l’ensevelissement de Jésus. La première partie n’est
en quelque sorte que la préparation de l’autre, avec
laquelle elle forme un contraste frappant. Comme l’a
dit avec raison M. Ernest David : « D’un côté règne un
calme solennel, de l’autre un mouvement passionné ;
ici l’élément lyrique domine, là c’est l’élément dra-
matique. »
C’est à M. Eugène d’Harcourt que revient l'honneur
d’avoir donné en France l’audition intégrale de la Pas-
sion. La première partie et le final furent exécutés en
1 868 au Panthéon sous ladirecti onde Pasdeloup.Lamou-
reux produisit, en 1874, le même ouvrage, mais
allégé par de notables coupures. Il appartenait à la
Société des grands oratorios de Saint-Eustache d’aller
plus loin en nous faisant entendre l’œuvre entière, et
ce, sous son véritable jour, c’est-à-dire en tant que
musique d’église et non de concert; musique popu-
laire dans la vraie acception du mot, comme le dit
Spitta dans sa biographie de J. -S. Bach : «Cette qua-
lité n’est pas seulement fondée sur la vigoureuse
accentuation du choral, sur le lien avec certaines per-
ceptions populaires, ou sur la fidèle imitation d’usages
chers à l’Église; elle repose sur le caractère général de
la musique qui, malgré sa profondeur, sa largeur, sa
plénitude et tout fart qui s’y révèle, offre partout,
comme traits principaux, la pureté et la simplicité. »
Voilà, en quelques lignes, la saine et brève appré-
ciation des qualités de premier ordre de la Passion. Se
livrer à une analyse approfondie des beautés sans
nombre dont fourmillent les pages de cet oratorio
serait une tâche bien ardue, pour ne pas dire inter-
minable.
Bornons-nous donc à remercier encore une fois
M. d’Harcourt des beaux concerts qu’il nous donne,
et à féliciter son orchestre, ses chœurs et ses solistes,
de surmonter si bien les redoutables difficultés que
présente l’exécution de pareils chefs-d’œuvre.
. Em. FOUQLET.
LE MAGASIN PITTORESQUE
283
VARIÉTÉS
La nouvelle, controuvée d’ailleurs, de la mort de Bellacoscia
donne un regain d’aclualité à la page que voici, écrite à l’époque
où le célèbre bandit corse était en exil à Marseille.
DANS LE JVIAQUIS
Des bruyères en long bouquet, des chèvrefeuilles
dont le parfum grise; puis, éparpillés, sur le flanc de
la montagne, des touffes épaisses de myrtes et de
thyms, des cistes et des genêts aux branches grêles
qui s’enchevêtrent, des arbousiers mêlés aux lentisques,
et qui dégringolent en rangs serrés sur la pente roide
jusqu’au torrent qui tout au fond roule ses claires
eaux : c’est le maquis.
Depuis l’aube, bandit novice, j'habite ces fourrés
impénétrables et embaumés, et je contemple, sans
pouvoir rassasier ma vue, ce spectacle dont la gran-
diose vision éblouira longtemps mon esprit.
Derrière moi, un peu à gauche, le Monte d’Oro
dresse, à d’invraisemblables hauteurs, ses arêtes que
lèchent les nuages, et sur ma tète, la Pentica alterne
ses gorges arides et ses coteaux escarpés où les mé-
lèzes et les pins forment, à distance, comme de grands
tapis de mousse. Devant moi, à perte de vue, les monts
lointains que dorent les premiers rayons, allongent
leurs crêtes qu’estompe encore la brume matinale ;
plus près, dans un chaos de verdure, la forêt de Vizza-
vona déploie en amphithéâtre sa sombre masse de
hêtres touffus, de pins altiers et de châtaigniers
géants. A mes pieds, dans la profondeur de la vallée,
le petit village de Bocognano disperse le long du chemin
ses maisonnettes grises.
C’est là que je suis arrivé hier, à la nuit noire, par
un chemin de fer paresseux qui semblait s’amuser en
route.
Bocognano est la halte obligatoire pour le touriste
qui veut pénétrer dans le maquis. Une vieille auberge
s’y trouve, pleine de souvenirs, et où il faut descendre,
si l’on ne veut pas passer la nuit à la belle étoile, en
la compagnie des chèvres qui vivent en liberté dans
les fossés du chemin. Et c’est dans cette hospitalière,
mais peu confortable maison que je m’étais arrêté :
quelque curiosité d’ailleurs m’y attirait. Je me rappe-
lais le voyage deCaliban en Corse, et j'avais à l’esprit
le souvenir de certaine hôtesse à qui notre spirituel
confrère prodigua toute une journée de tabagiques
joies : Marthe.
Et ce fut Marthe elle-même qui vint m’ouvrir.
Dois-je refaire ici le portrait que mon brillant cama-
rade a si bien tracé ? C’est toujours la même grosse
figure poilue, avec des yeux rouges et des dents de
carnassier; le même corps robuste dont l’allure
pesante cache une souplesse et une agilité que jalou-
sent les moufflons de la montagne. Marthe boit encore
avec intrépidité et fume toujours la pipe avec ivresse.
Je discela pour Bergeratqui a tout fait pour entretenir
chez elle cette double passion : en lui versant un jour
du champagne et en lui offrant un bout d’ambre mer-
veilleux. Mais, hélas ! la pipe, la superbe pipe n’esL
plus entre ses lèvres moustachues : un matin qu’elle
allait au maquis porter du pain aux Bellacoscia, Marthe
fut accrochée par une branche d’arbousier, et le pré-
cieux souvenir quitta sa grande bouche pour se briser
sur le rocher. Depuis cette époque, c’est d’un vieux
culot crasseux que l’éternelle fumeuse tire ses noires
bouffées.
Je fus bientôt l’ami de Marthe ; quand je lui racontai
que je connaissais M. Bergerat et que j’aurais proba-
blement l’occasion de le revoir :« Ah! di tes-lui , sou-
pira-t-elle, que je l’aime beaucoup, que je voudrais le
revoir; avouez-lui aussi que j’ai cassé ma pipe et que
j’en suis bien triste. »
Je promis de faire la commission et j’en fus aussitôt
récompensé; quelques minutes après, j’avais sur la
table un repas extraordinaire : une soupe de tomates,
ignorée de nos restaurants parisiens; le poivre y était
jeté avec tant d’abondance que facilement, à la der-
nière cuillerée, j’aurais avalé d’un trait le torrent de
la Gravona que dans la nuit j’entendais gronder
derrière la maison . Puis, arrivèrent des plats étranges :
on me servit un morceau de moufflon rôti qui ressem-
blait à du rhinocéros; si je ne cassai pas ma fourchette
à le découper, c’est que je n’en avais pas et que je
mangeais avec les doigts. Et le souper fut continué
par un fromage invraisemblable!... Devant ce menu
terrible je fis bonne contenance, car Marthe me re-
gardait, et je ne voulais pas, en grignotant du bout
des dents, lui faire le moindre affront.
« Puisque vous voulez aller dans le maquis, me dit-
elle, vous aurez demain, à la première heure, sous
votre fenêtre, un guide qui vous fera quelque plaisir. »
Elle savait déjà que j’avais vu Bellacoscia à Marseille
et que j’avais parlé de lui dans l'Écho de Paris.
« Vous serez conduit dans la montagne par le fils
d’Antoine Bonelli, et à votre retour de la Pentica,
vous me donnerez des nouvelles de votre compagnon
de voyage. »
Toute la nuit je rêvais d’aventures extravagantes,
de rencontres à main armée dans la montagne, de
chute au fond des précipices et de carabines braquées
sur moi de toutes parts dans l’épaisseur des taillis. Ce
n’était qu’un cauchemar; de chute, je n’en avais fait
qu’une : ma paillasse ayant pris, sous mes mouve-
ments de dormeur agité, la forme d’un talus, j’avais
dégringolé jusqu’à terre ; c’était d’ailleurs en temps
utile, car déjà, sur le chemin encore noir, le jeune
Guiseppe m’attendait.
Nous voilà en route, dans la nuit qui commence à
pâlir, au milieu des chèvres réveillées dont le museau
vient flairer mes culottes. Le but de mon excursion
n’est pas la cime escarpée de la Pentica; je veux seu-
lement m'avancer assez dans le maquis pour en con-
naître le sauvage mystère.
A mes côtés mon guide trotte, la jambe leste. Le
fils de Bellacoscia est un gamin de treize ans à peine,
mais déjà ses épaules larges, sa taille bien prise et
ses extrémités solides accusent un développement pré-
coce. Son œil est triste, comme si dans cette jeune
tète il y avait déjà de graves soucis. Guiseppe Bonelli
répond d’abord à peine à mes questions ; ilsemblese
méfier et me dévisage en dessous, froidement. Puis,
peu à peu, son regard devient moins dur, et nous
finissons par causer comme deux vieux amis. L’histoire
de ce petit garçon est vraiment extraordinaire, et la
voici telle qu'il me l’a racontée, pendant que nous
escaladions d’impraticables chemins, dans la farouche
envolée d’oiseaux que notre passage troublait.
Le fils d’Antoine Bellacoscia fait l’admiration de
tout Bocognano. Elève do l’école communale, il a
obtenu en juillet dernici le certificat d’études, le
premier de sa classe. Sa mère, qui habite le canton
284
LE MAGASIN PITTORESQUE
voisin, l’a confié à ses deux oncles, gendarmes en
retraite; mais Giuseppe veut vivre seul, afin de pou-
voir travailler à sa fantaisie, sans être dérangé. Et
c’est pour cela que ce gamin, en qui se trouve déjà
le bon sens d’un homme, s’est fait l’existence d’un vieux
garçon. Dans la chambre que ses parents lui ont
donnée au village, il fait sa cuisine et son petit mé-
nage; c’est lui qui va à la fontaine avec sa cruche,
allume son feu et prépare ses repas. Gela fait, il ouvre
ses livres et lit éperdument tout le long du jour. Et
comme je lui demandais quelle était son ambition,
Guiseppe me répondit avec assurance : « Je veux être
officier ou ingénieur; et je le serai, car je suis têtu. »
Je lui parlai de son père, je lui dis que je l’avais vu à
Marseille et que nous avions longuement causé de
lui. Alors sa voix se fit triste et il me demanda :
« Le reverrez-vous, en rentrant à Paris? » Je le lui
promis. — « Alors, me dit-il, je vous remettrai pour
lui une lettre qui lui apportera de mes nouvelles.
Puisque je dois rester encore quelques semaines sans
le voir, je veux qu'il sache bien que je ne l’oublie pas.
Voilà près de deux mois que je ne l’ai vu; la dernière
fois que je l’ai embrassé, c’est à Bastia, le jour de son
procès. Mes oncles ne voulaient pas me laisser aller
là-bas, et je partis tout seul, malgré eux, avec un
peu d’argent que ma mère et des amis m’avaient
donné. Et s’il le fallait, si j’étais sur que mon père
ne dût jamais revenir à P>oc.ognano, je ferais la tra-
versée comme mousse au besoin, afin d’aller le trou-
ver. »
Et le jeune Giuseppe me racontait cela, tout, en
escaladant des sentiers que n’avait pas frayés la botte
\des/gendarmes; sur nos têtes, des aigles passaient, les
ailes éployées, se dirigeant vers les cimes, et tout
autour de nous, des genévriers et des cistes en fleurs
s’exhalaient des parfums pénétrants. Nous allions
dans la paix de ces vastes solitudes; de temps en
temps, des sifflets de berger jetaient dans l’air tran-
quille leurs notes aiguës, et des hauteurs de la Pen-
tica, de légers éboulements dégringolaient sous le
pied léger de quelque moufflon voyageur.
Et quand nous fûmes à mi-chemin de la montagne,
en plein maquis, nous fîmes halte. Une lampée prise
à la gourde où Marthe avait enfermé un alcool géné-
reux nous donna des forces; et tandis que le soleil se
levait derrière les pics dentelés du Monte d’Oro, Giu-
seppe me raconta l’histoire des Bellacoscia ; non point
celle qu’a créée la légende, mais celle que son père a
vécue pendant près d’un demi-siècle. Et je compris
que ce garçon de treize ans avait d’autres ambitions
et caressait d’autres rêves.
Puis, quand il eut fini de parler, je sortis de ma
sacoche de l’encre et du papier, et pendant que je
rédigeais ces notes rapides, Guiseppe écrivit au crayon
sur une feuille blanche une courte lettre où je lus
cette suscription :
« A mon infortuné père Antoine Bonelli (Bellacoscia).
« Marseille. »
Tout à côté de nous, un merle taquinait de son
bec des grappes de baies sauvages et, sautillant de
branche en branche, joyeusement sifflait.
Bocognano. — Septembre 1892.
Ch. FORMENTIN.
*t>
Géographie
Au Tchad. — Rabah, potentat nègre, et les trois missions
françaises autour du lac Tchad.
Après Samory, Rabah. Le continent noir recèle en-
core bien des surprises. Les lecteurs du Magasin
Pittoresque connaissent l’histoire — et la fin — du
célèbre chef soudanais, Samory, et sa capture par la
colonne Gouraud. La vie de Rabah, aventurier et con-
quérant dans le Soudan orienlal, n’est pas moins
édifiante. Ce personnage, d’humble origine, a su se
tailler un véritable empire dans le cœur de l’Afrique,
entre le Niger et le Nil, et résista avec succès à toutes
les tentatives de pénétration européenne. Fils d’une
esclave et frère de lait et associé à un gros marchand
d’esclaves nommé Ziber, Rabah fit ses premières armes
contre Gessi Pacha, envoyé par le gouvernement
d’Egypte pour combattre l’esclavage (1878-1881). Re-
foulé vers l’ouest, l’ancien compagnon de Ziber (ce
dernier en ce moment encore captif au Caire) soumit
peu à peu les principicules des environs du lac Tchad
auxquels il enjoignit de s’opposer à l’entrée*de blancs
dans leur pays. C’est sur l’instigation de Rabah qu’eut
lieu le massacre de la malheureuse mission Crampel
(1891;. L’arrivée des Belges dans le haut Congo n’em-
pêcha pas le nouveau sultan de s’établir solidement
dans le Baghirmi, qu’il choisit comme quartier géné-
ral et d’où il étendit son autorité sur les paysà l’entour.
Il s’empaia successivement du Bornou, au nord-ouest,
du Dar Rounga, du Dar Fertil, du Dar Banda à l’est
et au sud de sa résidence, faisant payer tribut à une
vingtaine de peuplades soumises à sa domination.
Son prestige grandit naturellement à mesure que les
conquêtes s’augmentaient. 11 fit preuve d’ailleurs
d’une certaine habileté administrative et sut même
attacher à sa personne un homme dévoué, sorte de
mahdi ou saint, qui prêcha partout la gloire du nou-
veau maître. Ce fut pendant l’absence de Rabah,
retenu dans le Sokoto, que l’explorateur Gentil parvint
à traverser le Baghirmi, en descendant le Chari, et
lança son bateau, le Lion Blot, sur le Tchad. Le
chef de ce pays fut sévèrement châtié lors du retour
de Rabah, pour avoir laissé pénétrer sur son territoire
les « frères de Crampel ». Acetle époquese place aussi
la capture de notre compatriote, M. de Behagle, et
quelques semaines plus tard, le désastre de la colonne
Bretonnet, anéantie dans un engagement avec le
redoutable conquérant (juillet 1899). Les journaux
ont reproduit le rapport adressé au ministère des
Colonies sur l’affaire de Kouno (29 octobre 1899)
durant laquelle les forces françaises, sous les ordres
du capitaine Robillot, ont infligé une sanglante défaite
aux troupes de Rabah. Ce dernier, grièvement blessé,
est en fuite ; sa puissance peut être considérée comme
annihilée. Nous ne reviendrons pas sur ce fait d’ar-
mes, glorieux assurément, mais cher, puisqu'il a coûté
la vie à plusieurs de nos soldats européens et à une
quarantaine de Sénégalais. Rappelons seulement que
Kouno se trouve sur la rive droite du Chari, à quel-
ques dizaines de kilomètres au-dessous du lac Tchad,
vers le 10° degré de latitude nord (à peu près la latitude
de Fachoda) et l'o°de longitude est de Paris. Trois mis-
sions françaises évoluent, ou ont évolué ces temps der-
niers,autour du lac Tchad : la mission Foureau-Lamy,
LE MAGASIN PITTORESQUE
285
dont les lecteurs du Magasin Pittoresque connaissent
les principales étapes; la colonne Joalland, qui com-
prend les débris de l’expédition Voulet-Chanoine ; et,
enfin, les forces réunies du Chari concentrées sous
les ordres du commissaire Gentil. Du succès de ces
missions dépend notre établissement définitif sur
les bords du grand lac. Une ère d’exploitation et de
profits va-t-elle bientôt succéder aux combats et aux
conquêtes ? Tous les esprits sérieux et pondérés le
désirent.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
Une récente circulaire du ministre de la guerre vient
de rappeler fort sagement aux chefs de corps que le
temps des périodes d’instruction des réservistes doit
être consacré uniquement à leur préparation au service
de guerre. A l’époque où le militarisme est battu en
brèche dans ses œuvres vives, les uns proposant la ré-
duction du service militaire dans l’armée active, les
autres, la suppression des périodes d’exercices pour les
réservistes et les territoriaux, il est bon que le ministre
rappelle l’observation des principes essentiels qui sont
la raison d’être du militarisme.
L’armée active, elle, façonne, moule, pétrit les jeunes
gens que lui confie la conscription et doit les rendre
aptes à former à la France une armée de première
ligne pourvue de toutes les qualités requises. Celle-ci
doit être dressée à la discipline et à la manœuvre,
instruite au tir de guerre, entraînée à la marche, et
nourrie de cet esprit offensif qui fait la force du soldat
français.
D’aucuns prétendent que deux années suffiraient à
obtenir dans l’armée tous les résultats désirés. Leur
optimisme volontaire leur fait tourner les difficultés
sans les considérer, et escompter des améliorations
sociales qui ne sont rien moins que problématiques.
Les partisans du statu quo leur opposent des argu-
ments tirés du souci même des intérêts supérieurs de
la défense nationale, et sur lesquels il n’est nul besoin
de disserter longuement pour se faire une conviction,
pourvu que l’on n’y apporte aucun esprit de parti,
aucun intérêt personnel.
Tout d’abord, nos cadres subalternes sont actuelle-
ment insuffisants, et cela, malgré tous les efforts pra-
tiques tentés dans ce sens, et tous les sacrifices pécu-
niaires consentis par le pays pour doter l’armée du
nombre de rengagés nécessaires au bon fonctionnement
de l’instruction, de l’éducation et de la discipline mili-
taires. Ces besoins deviendraient encore plus grands,
et la pénurie des cadres se ferait encore plus vivement
sentir après l’adoption du service de deux ans. Avant
de réduire le temps du service militaire, il faudrait
préparer à l’armée les moyens de supporter cette ré-
duction sans danger de désorganisation. Autrement,
ce serait mettre, comme on le dit vulgairement, la
charrue ayant les bœufs, et la dégringolade militaire
tournerait bien vite à la débâcle dès le temps de paix.
En deuxième lieu, l’armée se compose d’infanterie,
de cavalerie, d’artillerie, et de spécialistes dont le
nombre ainsi que la variété augmentent chaque jour
avec les progrès delà science militaire. Si, à la rigueur,
deux années peuvent suffire pour instruire les fantas-
sins, en leurapprenant à marcher en troupe sans trop
de désordre apparent, elles sont absolument insuffi-
santes au dressage et à l’instruction des cavaliers et
des artilleurs, voire même des spécialistes. Sur ce
point, on est généralement d’accord. Or, sur quelles
bases s’appuiera-t-on, dans notre démocratie, pour for
cer les cavaliers et les artilleurs à servir plus longtemps
que les fantassins? El ici, Ton peut répondre aux par-
tisans du service réduit qui proclament, sans trop savoir
pourquoi, que l’Allemagne se contente (si peu et si à
regret) du service de deux ans, que, chez nos voisins,
les cavaliers et les artilleurs sont astreints à trois ou
quatre années de service. Allez donc faire avaler cette
c.ouleuvre-là à nos bons électeurs !
Alors, quoi? Mettez tout le monde à pied, cela fera
des économies de chevaux et de canons. Après cela,
l’Allemand ou tout autre bon voisin ami vous man-
gera, fils de Gaulois.
Gapitaine FANFARE.
«
LA VIE EN PLEIN AIR
J’encourage ici tous les sports de plein air, mais je
ne saurais encourager certains fanatiques de l’auto-
mobile, pour qui les records à battre sont le but prin-
cipal.de la vie sportive. Ils en perdent véritablement
la tète ; mais ceci ne serait encore rien, la liberté in-
dividuelle étant chose sacrée et permettant jusqu’aux
folies. Mais l’important et le terrible en même temps,
c'est qu’ils cassent la tète... des autres, de l’inoffensif
passant et du spectateur imprudent qui va applaudir à
leurs exploits.
La course Roubaix-Paris s’est terminée tristement:
à la Groix-de-Noailles, tout près de Saint-Germain, à
un virage, un tricycle à vapeur, au lieu de continuer
sa route, a fait une trouée dans la foule des curieux et
a grièvement blessé plusieurs personnes, et, entre
autres, Mme Charles Bos, la femme du sympathique
député de Paris.
Les enragés des vitesses vertigineuses ont plaidé
très tranquillement en faveur des écraseurs, en ou-
bliant de plaindre les écrasés. Cette manière fin de
siècle déjuger cet accident ne saurait m’étonner.
Je l’ai écrit déjà et je le répète : nous nous sommes
lancés dans les sports de vitesse sans mesure, et les
hommes de bon sens ne sont plus écoulés.
Seulement il va falloir écouter les hommes qui dé-
tiennent l’autorité et qui ont fini, eux, par s’émou-
voir.
Le préfet de police, le directeur de la Sûreté géné-
rale ont donné des instructions pour qu’un frein fût
mis à ces courses d’automobiles ou de tricycles, quasi
quotidiennes, sur route. Il ne s’agit pas de supprimer
l’automobile, mais il est nécessaire de régler ce sport.
Quelques-uns croient à la mort de l’industrie auto-
mobile, si on donne moins de facilité aux courses sur
route. Allons donc! M. le comte de Dion, qui se trouve
à la tète d’une des plus importantes maisons d’automo-
biles, déclare, avec autorité, que les courses ne servent
plus à rien. Que si cependant on veut en faire, qu’on
fonde un automobilodrome, comme on a fondé un peu
partout des vélodromes.
L’accident de la Groix-de-Noailles n’est d’ailleurs
pas un accident isolé: au Bois de Boulogne, tout der-
nièrement, un enfant aux joues roses et qui riait à la
286
LE MAGASIN PITTORESQUE
vie a été écrasé par un tricycle à vapeur marchant à
toute vitesse.
Le triste héros de ce crime — disons le mot, il n’a
rien d'exagéré — ne s’est pas arrêté pour tenter de
rappeler à la vie sa pauvre victime. J1 a continué sa
course, en l’accélérant.
Le hon public commence à se fâcher tout à fait en
présence de ces accidents réitérés, et il devient féroce
à l’endroit de ceux qui ne cherchent qu’à « dévorer ;>
l’espace, au risque de tuer quelqu’un en route.
Dans les rues de Paris même il est arrivé à chacun de
nous de voir des chauffeurs tricyclistes et automo-
bilistes marcher à des vitesses extraordinaires, sans
se préoccuper du malheureux piéton.
Grâce à M. Lépine, et grâce à M. Cavard — il faut
l’espérer du moins — nous allons être protégés.
J’ai été dur pour les fous — qui ne sont pas du tout
inoffensifs (ils l’ont montré), — mais j’admire les rai-
sonnables qui font du sport un entrainement hygié-
nique et un agréable passe-temps.
Mon excellent confrère, M. Lœwy, directeur de
l 'Extra- Blatt de Vienne, est venu de Vienne à Paris en
automobile, et j’ai eu le plaisir de causer avec lui de
son voyage. 11 se contentait de faire 20 kilomètres à
l’heure, ce qui est une bonne vitesse, mais une vitesse
qui n’a rien d’exagéré. De la sorte, il a pu jouir des
endroits qu’il traversait et recevoir partout le plus
sympathique accueil.
A la frontière française, cependant, il a éprouvé
quelques ennuis. On ne voulait pas la lui laisser
franchir, sous prétexte que l’autorité supérieure n’avait
pas fait parvenir ses instructions au sujet du passage
des automobiles. 11 a attendu une journée, avant que
les ordres aient été reçus.
Voilà les bienfaits de la bureaucratie, qui ne sont
pas spéciaux à notre pays, je me hâte de le proclamer.
En Allemagne, notamment, les touristes rencontrent
des difficultés semblables.
11 serait temps d’abaisser les barrières bureaucra-
tiques pour les honnêtes gens de tous pays.
Le lawn-tennis, jeu anglais qui ressemble énormé-
ment à notre longue paume, a eu, il y a une dizaine
de jours, son tournoi annuel.
La galerie était très nombreuse, même pendant les
jours de semaine, et très élégante aussi.
Le Tennis-Club de Paris avait organisé une réu-
nion very select, comme on dit en anglais, où les
jolies femmes et les misses exquises ne manquent pas,
et c’est plaisir de voir manier si adroitement la ra-
quette par ces jeunes gens et ces jeunes filles, dont
la plupart ne comptent pas plus de vingt-cinq prin-
temps.
Parmi les vétérans — qui d’ailleurs restent jeunes
et le demeureront toujours — je citerai M. Hébrard de
Villeneuve, président de la Société d'encouragement
à l’escrime, qui pratique tous les sports, ou presque
tous, avec un égal talent.
Je dois dire que les Anglais et les Américains
nous sont très supérieurs au jeu de lawn-tennis.
J’adresserai à ce tournoi une critique.
Le désir presque exclusif d’enregistrer des points,
pour gagner une partie, enlève au jeu de lawn-tenuis
de sa grâce et de son élégance. Combien je préfère à
ce concours les matchs simples sur les pelouses enso-
leillées d’où le gai babil n’est pas exclu, et où le rire se
mêle joyeux au lancer de la balle et aux péripéties
d’une lutte où les camps opposés ne mettent pas trop
d’amour-propre et ne recherchent pas l’effort, se
contentant de s’amuser et d’amuser leurs amis dont
les yeux sont souvent ravis!
L’art joue son rôle dans tous les sports, et je ne suis
pas étonné que, dans nos salons de peinture, les
sports tiennent une place de plus en plus grande. 1
Le lawn-tennis a inspiré la verve de plusieurs
artistes et ce n’est que justice.
Il y a des groupes charmants à évoquer et de beaux
éclats de jeunesse à rendre sur la toile, au milieu des
vertes pelouses.
Maurice LEUDET.
NOTES D’ART
La médaille du Campodei. Fiori, retrouvée à Ilomepar
M. Boyer d’Agen, pose, depuis un an, aux académies
savantes du monde entier qui l’étudient, le difficile
problème de l’origine de ce portrait de Jésus, le plus
authentique peut-être, à coup sûr le plus merveilleux.
Pour aider aux recherches, la Société d'édition artistique
au Pavillon de Hanovre publie aujourd’hui, en une
superbe héliogravure, un agrandissement dix fois
plus fort que l’original. Cette dernière expérience, où
le type judaïque s'accuse exceptionnellement par
l’épaisseur des lèvres et du nez, annule l’hypothèse
des partisans de la Renaissance qui attribuaient à
Léonard de Vinci la création de ce portrait idéal. Ne
faudra- t-il pas conclure, au contraire, devant les détails
individuels que ce portrait accuse, à une reproduction
fidèle de l’image du Christ et à une composition de
1 époque romaine des Antonins, dont le style de cette
médaille simplifiée el de ce pur chel-d’œuvre rappelle
la classique et inimitable période ?
Les Conseils de Me X...
Quand un bambin témoigne, en confectionnant des
tas de sable, de précoces dispositions pour l’art de
bâtir, sa mère, tout heureuse, ne manque pas d’en
augurer qu’il sera, un jour, architecte.
S’il crayonne des bonshommes ou des boutsd’arbres
en forme de balais, sur son cahier de classe, nul
doute qu’il ne devienne, plus tard, un peintre
renommé.
Et s'il barbouille les murs d hiéroglyphes indéchif-
frables, Rentrera certainement premierà l’école poly-
technique.
Mais s’il paraît n’avoir aucune vocation déterminée;
s'il se contente d’être paresseux, bavard, taquin,
désagréable, critiquant tout et querellant chacun, sa
mère, toujours indulgente, s'excuse en prophétisant
qu’on fera de lui un avocat.
C’est Batteur pour notre Ordre.
Par bonheur, il en est des avocats comme des méde-
cins. On les raille, on affiche, à leur endroit, un scep-
ticisme spirituel et dégagé, mais, tout de même, à la
moindre inquiétude, àlaplusmincedifficultélitigieuse,
on s’empresse d’aller les consulter.
LE MAGASIN PITTORESQUE
287
Et ils se vengent, alors, des traditionnelles mo-
queries, en révélant l’étendue de leur savoir et les
ressources infinies de leur esprit.
Certes, je connais beaucoup d’avocats, .l'en sais
d’éminents, d’illustres même par l’éloquence et la
science du droit ; j’en sais de moyens, de ternes, de
terre-à-terre ; mais je n’en sais pas de mauvais. Cha-
cun d’eux a son genre d’habileté, sa virtuosité propre
et sa malice. Le plus modeste peut rendre encore de
grands services à ses clients.
Je me rappelle, toujours avec plaisir, un de mes
confrères qui fut, jadis, la joie du jeune barreau. 11
avait la spécialité des délits de chasse et déployait, en
celte sphère restreinte, une ingéniosité merveilleuse.
Son principal moyen depersuasion consistait à exhiber,
à l’audience, des animaux empaillés, représentant,
d’après lui, le gibier chassé par l’inculpé, au moment
de l’intervention du gendarme malencontreux. 11
avait, en vue de cette intéressante figuration, des
aigles, des reptiles, des fouines, des putois, toute une
collection variée, où il choisissait le sujet le mieux
approprié à sa cause. Puis, à l’instant voulu, il sortait
triomphalement de dessous la barre un oiseau de
proie, ou un serpent déroulé d’un geste magnifique,
et se répandait en invectives contre ces bêtes malfai-
santes, « symbole de destruction et de crime, méritant
bien la mort violente que leur avait infligée son
courageux client ».
L’auditoire était sous le charme et se trémoussait
d’aise.
De là, à gratifier cet avocat naturaliste du surnom
de « l'empaillé », il n’y avait qu’un pas, et ce pas irré-
vérencieux, ses confrères l’eurent bientôt fait.
Ils en firent même deux, car ils se permirent, un
jour, de le mystifier cruellement.
11 avait serré avec soin, dans sa serviette, une
belette sur laquelle il fondait les plus sérieuses espé-
rances. Mais, pendant qu’llétait distrait, un mauvais
plaisant avait adroitement substitué un lapin à ladite
belette. Sans rien soupçonner, maître « l'empaillé »
commence à plaider ; il discute, une à une, les charges
du procès-verbal, et arrivant enfin à son grand effet :
« Le voilà, — s’écrie-t-il, — l’animal nuisible, terreur
des basses-cours, que le prévenu a tué et qu’il avait
le devoir de détruire... » Et il brandit un superbe
lapin de garenne.
Sur cette production inattendue, le délinquant fut
immédiatement condamné, au milieu de la joie géné-
rale.
À la même époque, un autre avocat s’était rendu
célèbre par la longueur de ses plaidoiries. Quand,
par malbeur! il avait la parole, il n’en finissait plus.
Ce procédé lui réussissait assez bien, d’ailleurs, et
souvent le juge fatigué, harassé, n’en pouvant plus,
aimait mieux lui donner gain de cause que l’entendre
plus longtemps.
C’est dire que, s’il la tenait à l’arracher, il n’avait
pas, cependant, l’oreille du tribunal, et que son appa-
rition à la barre causait, plutôt, une impression
d’effroi.
Or, il advint qu’un président, à bout de patience,
résolut de ne pas subir davantage ce calamiteux dis-
coureur. En conséquence, toutes les fois qu’il le voyait
à l’audience, il s’empressait de remettre, d’office, son
affaire à huitaine. « Nécessité du rôle, » déclarait -il
sèchement pour toute raison.
Après plusieurs renvois aussi peu motivés, notre
confrère comprit qu’il était joué. 11 eut, alors, recours
à la ruse.
Le voilà donc qui se blottit derrière la barre et s’y
dissimule de son mieux, recommandant, autour de
lui, de ne pas dévoiler sa présence.
Le tribunal entre en séance et, tout de suite, le
président, qui n’aperçoit pas dans la salle l'avocat
redouté, ordonne d’appeler l’affaire où il doit plaider.
« Betenue première, dit-il. La parole est au deman-
deur. »
A ces mots sacramentels, notre homme bondit de sa
cachette, comme un diable de sa boite, et, devant les
juges ébahis, il prend, en effet, la parole.
11 la garda pendant trois jours. Le président en
tomba malade.
Qu’on vienne soutenir, maintenant, qu’il ne faut
pas des aptitudes spéciales et un réel génie d’invention
pour être avocat!
PETITE CORRESPONDANCE
R. S..., Boulogne-sur-Mer. — Des faits de défaillance morale
cl de débilité physique, bien caractérisés, sont suffisants pour
justifier une demande en interdiction.
V. A..., Issoire. — Une société commerciale doit à un des asso-
ciés les intérêts des sommes que celui-ci a avancées pour son
compte, à partir du jour où les avances ont eu lieu; sauf, bien
entendu, convention contraire.
./. J/..., Blois. — Une compagnie d’assurances contre l’incendie
est tenue de payer les bijoux tombés accidentellement dans le
foyer d’une cheminée, et consumés. L’assurance couvre, en effet,
toute perte causée par l’action directe du feu. A la condition,
toutefois, que les bijoux aient été spécialement compris dans le
contrat.
T. P..., Limoges. — 11 y a loterie prohibée, lorsque les condi-
tions arrêtées par les lois spéciales, qui ont autorisé des villes
ou des sociétés à émettre des obligations avec: primes ou lots,
sont, dans l’offre faite aux acheteurs, modifiées en leurs points
essentiels.
D. C...,Ar/es-sur-Rhône. — L’usage d’un chemin public établi
dans un intérêt général peut être acquis par la prescription
trentenaire. Il ne saurait être assimilé à une servitude de pas-
sage ordinaire, qui, étant discontinue, ne peut s'acquérir de la
même manière.
VARIÉTÉS
CERVEAUX D’iVROGXES
Un médecin vient de faire une curieuse découverte.
11 parait que le cerveau d'un homme mort du delirium
tremens contient du gaz alcoolique.
Une petite ouverlure pratiquée sur le crâne du dé-
funt laisse échapper une matière gazeuse, qui, si on y
met le feu, donne une lumière pâle et bleuâtre ana-
logue à la flamme du punch. Et voilà comme on peut
être illuminé après sa mort!...
].E PLUS LONG JOUR
11 est très important, quand nous parlons du plus
long jour de l’année, de dire de quelle partie du
monde nous parlons; la liste suivante donne la lon-
gueur du plus long jour dans plusieurs villes :
A Stockholm, le plus long jour dure 13 heures 1/2.
Dans le Spilzberg, il dure 3 mois 1/2.
A Londres et à Brème, il dure 10 heures 1 /2.
A Hambourg et à Dantzig, il dure 17 heures.
A Saint-Pétersbourg et à Tobolsk, Sibérie, le plus
long jour dure 10 heures et le plus court b heures.
288
LE MAGASIN PITTORESQUE
A Tornea, Finlande, le 21 juin apporte un jour qui
dure presque 22 heures, et le jour de Noël ne dure
que 3 heures.
A New-York, le plus long jour dure 13 heures et à
Montréal 16.
A Verdac, Norvège, le plus long jour dure du 21 mai
au 22 juillet, sans interruption.
UN CURIEUX TABLEAU
Examinez bien le tableau de chiffres que nous avons
dressé ci-dessous, et qui semble composé de nombres
pris absolument au hasard :
3872
8897
5146
8171
4420
7445
3694
3815
3993
9018
5267
8292
4541
6719
6840
3936
6114
9139
5388
7566
4662
4783
6961
4057
6235
8413
5509
7687
7808
4904
7082
3331
6356
8534
5630
3731
7929
4178
7203
3432
6477
8655
8776
5025
8030
4299
7324
3573
6598
En dépit de votre examen, je ne suppose pas que
vous lui ayez trouvé rien de particulier; et vous
pourriez le soumettre à bien des personnes sans
qu’elles y trouvent davantage. Et cependant il pré-
sente cette bizarrerie que, si vous additionnez sept
nombres en colonnes verticales ou horizontales, ou
même diagonalement, vous aurez toujours 43 643 au
total.
RECETTES ET CONSEILS
CONSERVATION DU BEURRE.
Lorsqu’on a la chance de posséder une quantité respectable
de beurre de bonne qualité, chose rare en ce temps de marga-
rine et d’enragée fabrication, il convient de savoir le conserver.
En voici le moyen simple et pratique, en employant pompeu-
sement ce que l’on pourrait appeler la méthode du bain-marie.
Après avoir bien lavé et soigneusement essuyé le beurre avec
un linge, on remplit des pots de grés, en ayant soin de ne
laisser aucun vide. Ces pots sont ensuite placés dans un bain-
marie porté à l’ébullition. Après un quart d’heure de séjour
dans le bain, on les retire; l’opération est terminée, et
six mois après, le beurre est aussi frais qu’au lendemain du
barattage, et du goût le plus fin. En se fondant dans l’eau
chaude, il laisse en effet déposer au fond des pots tout le
caséum qui pourrait en altérer la qualité par ses propriétés
chimiques bien connues.
+ +
La plus belle découverte du siècle, c’est l 'Eau de Suez denti-
frice, antiseptique : combinée d’après les découvertes de Pasteur,
elle détruit le microbe de la carie, préserve et conserve les
dents, leur donne une blancheur éclatante, parfume agréable-
ment la bouche. C’est le dentifrice adopté par de Tout-Paris
élégant.
Pour les soins du corps, employer YEucalypta.
POUR CLARIFIER LE VINAIGRE.
Qn n’a qu’à verser deux cuillerées à thé de lait doux par
litre de vinaigre. Le plus souvent, au bout de vingt-quatre
heures tout ce qui trouble le liquide se dépose au fond du
vase. Si la clarification n’était pas complète après deux ou trois
jours, on renouvelle l’opération une fois ou deux. Dès que le
vinaigre est clair, ou le décante avec précaution.
LESSIVE AU PÉTROLE.
Pour 60 litres d’eau, ou ajoute environ six cuillerées à soupe
de pétrole et 250 grammes de savon; on fait bouillir ce mé-
lange au moins une demi-heure. On met alors le linge sale dans
cette eau bouillante et on le fait cuire encore une demi-heure.
On réalise ainsi une grande économie de savon et de travail en
évitant des rinçages et des lessivages multipliés. Ce procédé est
surtout indiqué pour le linge de cuisine, torchons ou autres
objets très sales. L’odeur de pétrole disparaît rapidement.
— Envoycz-le à la campagne ou bien donnez-lui
de la Phosphaline Falières , c’est la même chose.
LA JARDINIÈRE ÉTERNELLE.
Voici le secret. Aussitôt que paraissent les premiers hou
Ions de myosotis, achetez-en une petite botte, recoupez délica-
tement les liges de chaque branche avec les ongles du pouce et
de l’index, mettez toutes les fleurs avec un peu d’eau dans
une assiette creuse, et exposez tout en grande lumière, si pos-
sible dans un intérieur de fenêtre. Au bout de deux ou trois
jours à peine,, vous voyez déjà de légers fils courir sur le fond
de la porcelaine. Ce sont des racines, qui promptement se mul-
tiplieront, formeront un réseau inextricable. Bientôt, les pre-
mières Heurs se faneront, mais les boutons s’épanouiront et
vous verrez d’autres fleurs éclore. En ajoutant de temps en
temps un peu d’eau, votre jardinière durera toute la saison.
Vous pourrez, à chaque repas, la placer au milieu de la table,
sur un baguier. sur un petit socle, après y avoir piqué une
petite quantité déboutons de rose mousseuse artificiels.
Le procédé n’est ni difficile ni coûteux.
LA POUSSIÈRE ET LES PLANTES D’APP AUTEMENT
Un des plus grands ennemis des plantes d’appartement c’est
la poussière, cette plaie des ménagères. Sans doute, on épous-
sètera soigneusement les meubles, les vêtements, les ta-
bleaux, etc., mais on oubliera souvent d’enlever la poussière
des plantes, ce qui serait pourtant une condition essentielle de
leur santé et de leur vigueur. Une plante dont les feuilles sont
couvertes de poussière ne peut pas respirer normalement et,
de même que pour l’homme, la respiration est pour la plant
une question de vie ou de mort. Si elle est troublée comme
dans ce cas où la poussière obstrue les voies respiratoires des
feuilles, la plante souffre, dépérit et meurt. Pour prévenir ce
mal, il faut de temps en temps nettoyer les feuilles avec un peu
d’eau tiède. Pour les plantes à petites feuilles, il faut un arro-
sage ou une aspersion qui se fera en plein air, mais autant que
possible par un temps doux. Si l’on remarque des insectes, il
faudra leur donner la chasse.
JEUX ET fl|VlUSE]VIEf4TS
Solulion des Problèmes parus dans le numéro du 15 Avril 1900
Surprise. — M 1000
I 1
D 500
1 1
1502
Énigme. — Plume.
PROBLÈME
Deux lingots, l’un d’or pur, l’autre d’argent pur, pèsent
ensemble 1 kilogr. et ont même valeur intrinsèque ; calculer le
volume et la valeur intrinsèque de chacun, les densités de l’or
et de l’argent étant de 19 et 10,5.
Le Gerant : Ch. Guion.
7870-99. — Connut.. Imprimerie Ed. CbétS.
LE MAGASIN PITTORESQUE
289
LA PORTE DU CHATEAU DE VITRÉ
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La Porte du ciiateau de Vitré, gravure de Puyplat.
P
15 mai 1900
290
LE MAGASIN PITTORESQUE
LA PORTE DE VITRÉ
Vitré, personne ne l'ignore, est une des villes
les plus curieuses, non seulement de Bretagne,
mais de France.
Vue de loin, elle offre un coup d’œil très pitto-
resque, bâtie sur la colline, ceinte de ses remparts
démantelés que domine un massif de tours, de
tourelles à mâchecoulis et à toitures coniques,
de pignons aigus, restes de l’ancien château fort.
Mais la ville, où se tinrent à plusieurs reprises
les États de Bretagne, est triste avec ses vieilles
maisons qui ont gardé le cachet original des âges
révolus et qui se serrent peureusement l’une contre
l’autre ; avec ses rues, ses ruelles plutôt, sans
air, sans lumière, maussades, hostiles comme des
souvenirs méchants.
N’importe! Vitré garde de quoi pleinement
satisfaire les archéologues et les artistes. Elle
possède, entre autres monuments intéressants,
une église, l’église Notre-Dame, dont l’extérieur
s’orne d’une chaire à prêcher en pierre, spéci-
men charmant de la sculpture décorative au
xvie siècle. Cette chaire, à nous en rapporter à
la tradition, aurait été élevée pour opposer à la
prédication calviniste, toute-puissante alors à
Vitré, la prédication catholique publique.
Nous en avons donné jadis, dans le Magasin
Pittoresque, la description et un dessin.
On verra avec un égal intérêt la gravure de
notre première page, qui représente la vieille
porte du château de Vitré, solide comme le roc
même de la colline, défiant les siècles, à peine
restaurée en quelques endroits.
Elle a bravé les ans, la vieille porte de Vitré.
Les forces naturelles se sont brisées contre sa
pierre et son ciment. Mais on ne se demande pas
sans quelque mélancolie si elle résistera aux
violentes poussées du modernisme à outraùce.
A Vitré comme un peu partout, à Rouen no-
tamment, la barbarie des édiles ne s’exercera-
t-elle point contre les vestiges du passé?
Pour la cité bretonne, si riche en souvenirs,
nous voulons espérer qu’il n’en sera rien.
E. B.
La Bataille d’Ivry et l’Entrée de Henri IV à Paris
Par P.-P. RUBENS
Les peintures exécutées par Rubens, de 1621
à 1625, pour la galerie de Médicis au palais du
Luxembourg, vont être enlevées de la grande gale-
rie du musée du Louvre et placées dans lanouvelh
salle des États; par mauvaise fortune, les vingt
et un tableaux ne seront pas tous dans la salle des
États, quelques-uns seront mis dans un local
voisin ; c’est très fâcheux, mais le conservateur
des peintures n’y est pour rien.
C’est peut-être l’occasion de rappeler que
l’Italie possède deux grandes toiles de Rubens
ayant trait à l’histoire de Henri IV, et de marquer
que les photographies de ces ouvrages pourraient
trouver place dans le portefeuille du musée
Carnavalet réservé aux tableaux qui se rapportent
à Paris .
Pendant que Rubens se trouvait à Paris, pour
installer ses toiles au Luxembourg, Marie de
Médicis lui commanda une seconde suite, destinée
à une autre galerie du palais. Elle devait être aussi
importante que la première et comprendre dix-
huit grandes toiles et six portraits.
Rubens avait peint en Belgique la galerie de
Médicis, c’est également à Anvers qu’il se mit à
l’œuvre pour la seconde commande.
On ne connaît pas exactement tous les sujets
qu’il devait représenter ; par ce qui a été trouvé à
sa mort dans son atelier en fait d’esquisses et de
toiles ébauchées, on sait seulement qu’il avait
commencé les études ou l’exécution de :
La Naissance d’Henri I V ;
Le Mariage du liai (déjà traité deux fois);
Henri IV saisissant l'occasion par les cheveux',
Une bataille (indécise);
Une bataille (indécise);
La Bataille d'Ivry,
L'Entrée triomphale d’Henri IV à Paris.
Les deux derniers sujets seuls ont été traités à
la grandeur de l’exécution, mais non terminés, le
travail ayant été suspendu en 1630 à la suite des
dissentiments survenus entre Marie de Médicis et
son fils Louis XIII.
Les petites esquisses sont disséminées dans di-
verses collections de l’Europe ; celle de la Bataille
d'Ivry est en possession de M. L. Bonnat.
Les deux grandes toiles sont à Florence, à la
galerie royale des Offices; elles furent achetées,
à la vente de l’atelier de Rubens, pour le compte
du grand-duc de Toscane, Ferdinand II de Médicis,
qui régna de 1621 à 1670.
A Florence, Henri IV à la bataille d’Ivry et
LE MAGASIN PITTORESQUE
291
l’ Entrée triomphale d'Henri IV à Paris après
la bataille furent établis dans les appartements
particuliers du palais Pitti, résidence du grand-
duc.
Ces peintures, ainsi que toutes les œuvres d’art
incalculables comme intérêt et comme valeur
acquises par les Médicis de leurs propres deniers,
avant comme après la création de la principauté,
étaient non pas la propriété de l’État, mais bien
celle de cette illustre famille.
En 1737 mourut, sans laisser d'héritier à la cou-
ronne de Toscane, Jean-Gaston, le dernier grand-
duc des Médicis; mais il avait comme héritière du
sang sa sœur Anne-Marie-Louise, électrice pala-
tine.
La couronne de Toscane fut dévolue à un
prince de la maison de Lorraine qui régna sous
le nom de François IL
Il était loisible à l’électrice palatine de dispo-
ser de l’intégralité de son héritage; elle ne le fit
pas.
La noble princesse donna alors l’exemple d’une
générosité et d’un patriotisme qu’on ne saurait
trop admirer et faire connaître.
Par acte authentique daté du 31 octobre 1737,
elle fit don à la Toscane de toutes les richesses
d’art réunies par sa famille, « à conditions ex-
pressa, che di quello che è per ornamento dello
Stato, per utilita del publico e per attirare la
curiosita di forestieri , non ne sara nulla trans-
porta e levato fuori délia capitale e dello Stato
del fjrand, ducalo ».
Il n’est pas possible de trouver une plus juste
et plus belle formule : l’ornement de l’Etat, l’uti-
lité publique et l’attrait pour les étrangers sont en
effet les fonctions essentielles d’une collection
officielle.
De Pitti les deux toiles de Rubens furent en
1773 transportées à la galerie des Offices.
C’était sous le règne du grand-duc Pierre-
Léopold ; ce prince était libéral pour son temps,
éclairé et ami des arts ; il n’avait qu’un défaut :
il aimait trop les affaires de police.
Précédemment il avait fait construire au palais
des Offices une grande salle pour recevoir la célè-
bre suite de statues grecques les Niobides , dé-
couvertes à Rome sur l’Esquilin et acquises par le
cardinal Ferdinand de Médicis ; le cardinal avait
placé les quatorze statues dans la villa du Pincio
à Rome, plus tard siège de l’Académie de France.
La salle des Niobides , étant la seule de la
galerie des Offices de grandes dimensions, reçut
les toiles de Rubens ; elles y sont restées jus-
qu’en 1898.
La place n’était pas bonne, car devant les pein-
tures étaient des statues, mais il n’y avait pas
de meilleur emplacement et il était impossible de
changer de place les statues, soutenues sous le
plancher par des piliers de maçonnerie.
Lorsque l’augmentation du nombre des salles
des Offices fut décidée, M Ridolfi (Henrico), le
distingué directeur des musées et galeries de
l’État à Florence, réserva aux Rubens un emplace-
ment convenable dans les salles flamandes, et dès
1894 il obtint des subsides pour mettre en état
les deux toiles fort endommagées; mais on ne
fait pas ce qu’on veut, et le travail ne put être
commencé qu’il y a deux ans.
Les peintures n’ont jamais été rentoilées, mais
les toiles ayant été lacérées par endroits et sur
d’autres atteintes de chanci, on avait eu l’idée de
les doubler par collage d’un autre tissu; l’opé-
ration, faite sans souci, avait occasionné un gon-
dolage ; de plus un imbrallatore , barbouilleur,
292
LE MAGASIN PITTORESQUE
avait chargé par endroits la peinture primitive
d’une couche de matières bitumineuses qui ont
fini par couler (1).
On s’est mis à l’œuvre pour remettre les toiles
dans l’état où Rubens les avait laissées, le travail
est long et difficile; il ne sera pas donné un coup
de pinceau nouveau, contrairement aux anciennes
pratiques.
L 'Entrée triomphale a été menée à très bonne
fin, elle est en place, mais la salle n’est pas encore
garnie.
La Bataille est entre les mains des habiles et
consciencieux praticiens ; elle est beaucoup plus
abîmée que l 'Entrée, mais elle sera traitée aussi
bien que sa compagne.
En sorte que la Galerie aura bientôt deux
étonnantes toiles de Rubens, bien mises en vue
et en lumière.
Je reproduis l’ Entrée ; la Bataille n’a pas en-
core été photographiée. A mon sens elle est
supérieure à l'Entrée et même aux meilleures
toiles de la galerie du Luxembourg; quoique ina-
(1) Jamais les toiles n’ont été recouvertes de poussière
comme l’a prétendu un critique français ; il a pris les reflets
du gondolage pour de la poussière, je m’en suis assuré.
chevée, elle est surprenante de mouvement,
d’entrain, de furia francese ; jamais peintre de
batailles n’a été aussi loin.
Entre tous les musées d’Italie, Florence est
privilégiée pour les Rubens.
Les Offices en possèdent quatre authentiques et
Pitti une dizaine dont: les Philosophes, les Suites
de la guerre, les Nymphes surprises par des
satyres, Saint François en prière, la Sainte
Famille, le Portrait du duc de Buckingham, deux
grands paysages, etc., etc.
C’est que jamais à Florence, sous la république
comme pendant la principauté, il n’a régné cet
esprit mesquin qui s’oppose à la protection ou à
la glorification des artistes étrangers.
Lorsque les grands-ducs ont senti que l’art na-
tional fléchissait, ils n’ont pas hésité à s’adresser
à Rubens, Sustermans, Jean Bologne, Franche-
ville et autres.
Callot était un jeune homme inconnu lorsqu’il
arriva à Florence ; il y est resté dix ans comme
pensionnaire du grand-duc et, avant son retour
àNancy, ilreçutdes Médicisdes lettresde noblesse.
GERSPACH.
(Florence, avril.)
MÉDECINE ET MÉDICAMENTS INDO-CHINOIS
L’étude de l’état des connaissances et des théo-
ries médicales d’un peuple, de sa thérapeutique,
de sa pharmacopée et de ses procédés coutumiers,
plus ou moins empiriques, pour le traitement des
maladies, est certainement une de celles qui
concourent le plus à établir scientifiquement
l’étiage intellectuel de ce peuple, par l’apport
d’observations curieuses et précises.
La Chine, que certains esprits, dans une aberration
de sinophilisme, auréolent de la gloire des précur-
seurs et considèrent systématiquement comme le
grand laboratoire des découvertes acquises à l’hu-
manité, laboratoire que l’Occident aurait pillé, en
s’appropriant et démarquant ses trouvailles ; la
Chine, dont l’école philosophique et la si pratique
législation communale et municipale sont si dignes
d’être exportées ; la Chine, sous le rapport des
connaissances pathologiques, médicales et chi-
rurgicales, a l’ignorance des peuplades primitives.
Dans l’Empire du milieu, l’artde guérir est aussi
riche de superstitions et de pratiques incanta-
toires que la science médicale des indigènes de
la presqu’île indo-chinoise : Siamois, Cambod-
giens, Annamites, etc.
Les empiriques chinois jouissent d’une réputa-
tion de guérisseurs, d’une vogue et d’une noto-
riété tout au moins égales, sinon parfois supé-
rieures, à celles dont, en Europe, sont honorés les
maîtres les moins contestés.
En Chine point n’est besoin de s’être astreint à
de longues et patientes études pour exercer la pro-
fession médicale. Peut s’y livrer qui veut, elle est
libre au même titre que celle de charron ou de
terrassier. En aucun centre il n’existe, sur le ter-
ritoire du Céleste Empire, d’école de médecine
ou de clinique formant des praticiens. Le jeune
homme qui veut se faire une clientèle de malades
puise son savoir dans la compilation de quelques
indigestes et enfantins ouvrages, dans lesquels
plusieurs générations de confrères ont avant lui
acquis leurs connaissances. Ces livres sont des
sortes de barêmes, où l'influence néfaste de cer-
tains astres, la colère du Dragon, l’intervention
des Génies et de tel et tel esprit sont doctement
déterminées.
Ordinairement on est médecin par tradition
familiale : de père en fils, de parent à parent. Les
praticiens par hérédité n’en sont point pour cela
moins ignorants que leurs autres confrères.
Si, en Chine, la médecine est surtout empirique,
la chirurgie proprement dite n’existe même pas
à l’état embryonnaire. L’anatomie du corps hu-
main y est chose inconnue ; jamais aucun profes-
sionnel n’ayant fait une autopsie, ses connais-
sances anatomiques sont d’un invraisemblable
comique.
Un médecin chinois ne pratique pas d'opéra-*
tions sanglantes : il s’ensuit que la victime d’un
LE MAGASIN PITTORESQUE
293
accident exigeant, par exemple, la résection d’un
meiqbre succombe presque toujours aux consé-
quences de la non-intervention du bistouri. Et
clans les cas de simples fractures, la réduction en
est si mal faite que le patient demeure estropié,
le membre lésé s’ankylose ou s’atrophie.
L’ignorance chirurgicale des médecins indi-
gènes est la seule cause du nombre infime d’am-
putés existant parmi les populations de l’Indo-
Chine ; ceux que, de loin en loin, l’on rencontre
ont été opérés par des médecins européens.
Cependant, grâce au lymphatisme de son tem-
pérament et à l’absence
presque complète de réac-
tions nerveuses, le jaune
supporte avec succès de
graves opérations san-
glantes, si sommaires et
si précipitées qu’aient été
les conditions d’installa-
tion, si pris au dépourvu
que se soient trouvés les
opérateurs. La gangrène,
la seule complication à
redouter, évitée, le pa-
tient se rétablit en quel-
ques jours.
Entre bien d’autres,
deux faits donneront un
exemple de l’inertie ner-
veuse de l’Indo-Chinois.
En 18.. le médecin de
la marine détaché à Sam-
bor (Cambodge) se trou-
vait en partie de chasse,
en pleine forêt, à deux
jours de marche de son
poste et de tout village, avec un groupe d’in-
digènes. L’un d’eux étant grimpé au sommet
d’un borassus, par le fait d'un faux mouvement
fit une chute si malheureuse qu’il se broya la
jambe et se brisa la cheville. Des esquilles osseuses
trouaient les chairs de la cuisse. Vu les circons-
tances l’amputation était urgente. En fait d’ins-
truments le médecin n’avait qu’un mauvais cou-
teau de poche pourvu d’une scie. Il n’en tenta
pas moins la résection du membre, s’arrêtant de
temps à autre pour cautériser les artères ou pour
aiguiser sa lame sur un caillou.
Dix jours après, le blessé, qui non sans peine
avait pu être ramené à Sambor, allait et venait
appuyé sur un pilon de bois.
En mai 18.., àSoctrang (Cochinchine),un Anna-
mite cay (caporal) de la milice, à la suite d’une
-discussion au jeu, est frappé à la nuit tombante,
d’un coup de couteau entre la quatrième et la
cinquième côte droite. La lame pénétra de 4 cen-
timètres dans la poitrine, y faisant une plaie de
14 centimètres de longueur. La plèvre et le poumon
étaient ouverts.
Le médecin du poste, immédiatement appelé, se
rendit près du blessé en compagnie d’un de
ses collègues en villégiature chez lui. Après
examen de la plaie, la gravité de la blessure leur
parut telle qu’ils jugèrent absolument inutile
de faire une suture à un moribond. Par acquit
de conscience, ils l’approchèrent simplement les
bords de la plaie après l’avoir débarrassée du
tabac que les parents du blessé y avaient mis, et
la bandèrent.
Le lendemain matin, à leur grand étonnement,
non seulement la victime n’avait pas succombé,
mais n’avait même point de fièvre, la blessure se
fermait. Et quinze jours
après, malgré la pleurésie
et la pneumonie qui au-
raient dû compromettre
son état, le blessé, un
grand et fort gaillard, se
traînait à petits pas au-
tour de sa maison...
Pour établir leur dia-
gnostic, les médecins chi-
nois s’aident des rensei-
gnements fournis par les
pulsations artérielles. Ils
palpent longuement et
méticuleusement le pouls
non seulement aux poi-
gnets, mais aux tempes,
à la carotide, etc. Ils per-
çoivent le plus faible bat-
tement des artères, et de
cette minutieuse investi-
gation déduisent la cause
et le genre de maladie du
consultant.
Parmi leurs procédés
primitifs de médecine curative il en est d’ingé-
nieusement brutaux. Pour amener des réactions
dérivatrices dans les douleurs céphalalgiques et
dans les inflammations de la gorge, ils opèrent de
fortes pincées, des tractions de la peau qui amènent
le sang à l’épiderme sous forme de taches d un
bleu noirâtre, à la racine du nez ou à droite et à
gauche de la trachée-artère, suivant le cas. Ce
procédé révulsif est, sinon indiscutable, du moins
très rationnel.
Pour opérer de la cataracte, les médecins
cambodgiens insufflent sous la paupière de la
poudre de porcelaine pulvérisée et passée au
tamis de soie; ils arrivent ainsi à déchirer et â
couper la membrane qui s’est formée sur la
cornée et le cristallin.
Les femmes annamites, pour se préserver ou
pour se guérir des douleurs d’entrailles, se pro-
curent, chez le T/iày phâp , médecin et sorcier
indigène, un cordon fait d’une ficelle de coton
blanc où, de distance en distanceront enroulées
d’étroites feuilles d’étain, cts’en ceignent les reins.
11 n’est du reste rien d’aussi efficace pour se
préserver d’une infinité de maladies dues a la
Un médecin annamite.
294
LE MAGASIN PITTORESQUE
malignité du ma qui , diable, de porter comme
amulettes une griffe de tigre, un fragment d’os
de singe, une dent de cétacé, un sachet contenant
des poudres innommables : raclures de cornes de
rhinocéros, de bois atrophiés d’un cervidé, dé-
jection de certains petits carnivores, etc., etc.
En Indo-Chine, les femmes sont accouchées par
des matrones sur une claie en bambou au-dessous
de laquelle, dès la délivrance, pour éviter la
cancer, la lèpre et la plupart des affections de la
peau, par des infusions de sulfure natif d’arsenic,
dont il existe des mines dans le nord de la Chine,
et des décoctions d’écorce de hoang-nan [stry-
chnos Gauthierï).
Les emplâtres plus ou moins vésicants sont
d’un usage courant dans toutes les classes de la
population ; à tort et à travers ils sont employés
pour la migraine, les phlegmons, la toux, les
Chinois fumant l’opium.
péritonite, on place un réchaud allumé qu’on
entretient ainsi nuit et jour pendant un mois. La
chambre de l’accouchée est ainsi maintenue à
une température uniforme. Puis on bassine le
ventre de la malade une ou deux fois par jour
avec une casserole remplie de braise ardente, et
on lui donne une nourriture épicée, sèche et très
salée, et lorsque enfin elle peut sortir, un mois
après ses couches, elle est peinte de safran de la
tète aux pieds afin de la préserver de la mauvaise
influence de l’air.
La thérapeutique chinoise est, dans la médica-
tion de certaines affections, particulièrement
écoeurante. Pour combattre la phtisie, les Célestes
absorbent des placentas humains qu’ils font re-
cueillir jusque dans les déjections. Dans l’Empire
du milieu et en Indo-Chine, de riches poitrinaires
ont un abonnement avec les vidangeurs qui leur
recherchent et leur apportent cet immonde médi-
cament.
En opposition à cette barbare et fétide médica-
tion les médecins chinois traitent la rage, le
douleurs d’entrailles, leslluxions, l’ophtalmie, etc.
Nombre d’onguents sont à base d’opium, mais
dans la plupart il entre comme adjuvants des pro-
duits minéraux, végétaux ou animaux invrai-
semblables.
La pharmacopée extrême-orientale est surtout
empirique; cependant elle possède, à coté de ses
baroques et étonnantes préparations thériacales,
de ses poudres et de ses tisanes compliquées,
nombre de produits médicinaux souvent très
actifs qui sont administrés seuls ou mélangés à
des ingrédients anodins ou inoffensifs.
Au nombre de ces derniers, un surtout est
presque inconnu en Europe : le Bois d' Aigle,
( aquilaria lignum ), Noire ( aquilarium ). le
quinam des Chinois; bois résineux, probablement
un cryptogame, formé, dit-on, dans le cœur de
certaines essences d’arbres. 11 n’a pas encore de
nom botanique. C’est un fébrifuge ayant une forte
odeur de quinquina. Les apothicaires asiatiques
en râpenl des parcelles dans nombre de leurs
drogues et les fumeurs d’opium dans la pâte
LE MAGASIN PITTORESQUE
295
qu’ils fument, pour en atténuer certains effets
astripgents. Le quinam a une valeur marchande
de 500 piastres (2500 francs) le picul (60 kilos).
Le pharmacien de race jaune est peut-être
celui qui, du monde entier, vend ses préparations
le plus cher, il ne les cède qu’au poids de l’or.
Les huiles de menthol et de cajepute sont em-
ployées pour combattre les rhumatismes, elles
sont d’un usage des plus populaires comme fric-
tions locales dans la céphalalgie, les contusions,
les courbatures, etc.
L’huile de rotule d'éléphant compose, paraît-il,
un liniment souverain contre l’arthritisme.
Les racines du cocotier sont, paraît-il, un diu-
rétique incomparable.
Le cresson, le riz ergoté, composent des bois-
sons dépuratives d’un usage si répandu, qu’il
n’est pas de limonadier ambulant qui n’ait sur
son banc plusieurs verres remplis à l’avance de
ces hygiéniques breuvages.
Mais le baume par excellence, le népenthès de
la médication extrême-orientale, est l 'opium.
L’opium est le remède à tous les maux, c’est
la grande panacée. IL n’en est pas de plus popu-
laire, de plus employé; on le consomme sous
toutes ses formes, on le prépare de toutes
façons : en onguent, en mouche, en sinapisme,
en pilules. On le fume et on le mange. Le résidu
de sa fabrication, l 'écorce hachée, compose des
emplâtres ou des cataplasmes pour les blessures
et pour les plaies, ainsi que le tabac , le bétel et
la chaux éteinte.
Enfin, les racines de gingembre, la canelle, le
poivre, le safran, le cardamome, l’alun et le
soufre entrent pour une large part dans les com-
positions pharmaceutiques de l’Asie orientale et
font partie des mixtures et autres drogues miton-
mitaines dans lesquelles figurent : les cloportes,
les œufs de cancrelas, l’urine de tigre (?) la pou-
dre de dents de dugon, des bribes de corne de
rhinocéros, les écailles de pangolin, les grands
cent-pieds (lithobie) conservés dans le chum-
chum (alcool de riz), les raclures de crâne de
singe, etc., etc.
Ant. BRÉBION.
m1
RONDEL WATTEAU
Pardonnez-moi, belle marquise,
Ce baiser que je vous ai pris !
Les marronniers étaient fleuris,
L’air était plein de galantise.
REPAS MONSTRE
On peut donner de deux façons des chiffres fan-
tastiques à propos des repas :
Ou bien l’on compte ce qu’une ville réclame
pour la nourriture de ses habitants pendant un
jour ou un an. Ou bien
l’on calcule ce qu’un
homme dépense comme
nourriture en toute sa
vie, et c’est ce que vient
de chercher un Anglais,
et ce que le Monde
Illustré de Montréal
nous apprend.
Évidemment, nous al-
lons avoir des nombres
considérables, mais com-
me il serait peu intéres-
sant d’aligner des ran-
gées de chiffres arabes,
le chercheur a eu l’in-
génieuse idée de con-
crétiser ses calculs et
d’en faire des propor-
tions. C’est original et
cela plaît aux yeux.
Voici d’abord une pre-
mière constatation :
étant donné un esto-
mac sain, un appétit
ordinaire, une vie de
soixante-dix ans, par
exemple, on n’est pas
peu étonné d’apprendre que, dans cet espace de
temps, un homme mange et boit 1 280 fois son
volume. Cela peut paraître impossible à première
vue : la statistique est là.
Repassons, du reste, chaque chose en détail :
Géant représentant la nour-
riture absorbée par le petit
homme en 70 ans.
Le pain de toute une vie comparé à celui qui le mange.
L’amour chantait avec la brise,
Mon crime est de l’avoir compris.
— Pardonnez-moi, belle marquise
Ce baiser que je vous ai pris 1
Vous me disiez, sur l’herbe assise:
« Cueillez cette fleur » et, surpris,
A ces doux mots je me mépris,
Je cueillis votre joue exquise...
— Pardonnez-moi, belle marquise I
Henri ALLORGE.
pain, liquide, bœuf, légumes, dessert, etc.
Le pain d’abord, à qui revient l’honneur du pre-
mier rang, étant l’aliment de tout le monde, de
l’enfant et du vieillard, du pauvre et du riche. On
compte que chacun mange en moyenne une livre
de pain par jour, car si on laisse une partie aux
autres dans les premières années de sa vie, on se
rattrape plus tard. Eh bien ! cela fait plus de
206
LE MAGASIN PITTORESQUE
255 quintaux de pain pour la vie. Le pain ci-contre
représente cette quantité. Si on voulait le renfer-
mer, il faudrait une chambre de près de 400 mètres
cubes.
Pour la nourriture liquide, cela varie avec les
Le seau qui contiendrait le liquide absorbé pendant
toute une vie.
nations, puisque les Français ont le vin; les An.
glais, le thé ; les Allemands, la bière ; les Irlandais,
le whisky ; les Lapons, l'huile de phoque. Admettons
qu’en moyenne chacun boive au moins deux litres
par jour. Celte moyenne donne 730 litres par an
et 51 100 litres en soixante-dix ans, ne pouvant
entrer que dans un foudre de plus de 200 barriques
La pomme de terre comparée à celui qui la mange.
ou dans un seau formidable, comme celui que
nous représentons.
La pomme de terre est le plat le plus commun,
même hors de l'Angleterre. Or, voici la quantité
que chacun mange en soixante-dix ans; elle est
figurée par ce tubercule géant.
La viande n’est pas moins absorbée. En suppo-
sant que toute celle dont on se nourrit soit du bœuf,
on pourrait se l’imaginer sous la forme de cet ani-
mal gigantesque, pesant 18 000 kilos et ayant
5 mètres de haut. Le bébé assis dessus représente
les proportions entre le mangeur et le mangé.
Avec le bœuf, il faut le sel. Est-il exagéré de
Les dix statues de sel dévorées en une vie.
porter au compte d’un homme de soixante-dix ans
1 750 kilos de sel, soit 25 livres par an? Alors, on
en a assez pour faire dix sta-
tues, semblables à la femme
de Lotli.
Les légumes pourraient être
représentés par une carotte un
peu moins grosse que celle-ci,
absorbée par un âne; mais elle
serait aussi énorme, si elle ren-
fermait choux, poireaux, sal-
sifis, haricots, pois, salades, etc.
Si l’on veut
%
enumererce
qui peut en-
core se man-
ger, ce n’est
pas fini.
Supposons
qu’on pren-
ne par jour,
au lieu de
viande, une demi-livre de poisson, on en aura
Carotte mangée par un homme ou par un
âne»
La pomme et celui qui la mange.
avalé au bout d’une, vie de soixante-dix ans,
5 000 kilos. Quelle baleine I
LE MAGASIN PITTORESQUE
297
Si vous préférez les œufs, un homme ne com-
mençant à en manger qu’à dix ans — simple sup-
position — et n’en mangeant que deux par jour
— autre hypothèse — en aura mangé 43 800 en
soixante ans, à raison de 730 par an. S’il n’en
prend que 4 par semaine, cela lui fera
néanmoins 12 485.
Passons au dessert. L’ensemble des
fruits mangés par un homme en soixan-
te-dix ans correspond aux proportions
relatives de la pomme dessinée ici et
du personnage qui va la goûter, com-
me Adam autrefois.
Le repas se termine ordinairement
par du tabac. De vingt ans
seulement à soixante-dix
ans, le fumeur, à raison
d’une demi-douzaine de ci-
garettes par jour, en aura
fumé 111 000. Cette quantité
de tabac nous donnera une
cigarette ayant 5 mètres de
hauteur et 1 m. 30 ou 1 m. 40
de diamètre.
Si le tout était transformé
en un seul cigare, il pèserait une tonne, et aurait
plus de o mètres de longueur et 70 centimètres
de diamètre. Il faudrait donc une machine à va-
peur pour établir le courant entre la bouche du
La cigarette fumée en
cinquante ans, com-
parée au fumeur.
fumeur et l’extrémité de ce cigare, une fois al-
lumé.
Voilà ce que la statistique a trouvé.
LE VIEUX CIMETIÈRE
Il est là, s’étendant près de l’antique église,
Comme un vieillard lassé qui se chauffe au soleil.
Avril lui donne un peu de son éclat vermeil,
L’automne le fait triste avec sa brume grise.
Délaissé, n’ayant plus une tombe où se lise
L’adieu d’un être cher, un nom donnant l’éveil,
Mort gardant d’autres morts dans l’éternel sommeil.
Sous le lierre vainqueur chaque jour il s’enlise.
Oh! ce funèbre enclos, abandonné, vieilli,
Où le temps laisse croître et la ronce et l’oubli,
De nos cœurs dévastés c’est l’image vivante ;
Rien n’y pousse que l’herbe et l’amer souvenir;
Dans ce morne désert aucun oiseau ne chante,
Et le regret souvent n’y peut même fleurir.
Ernest CHEBROUX.
LsA QUERRE
DU TRANSVAAL
Depuis sept mois, un vaillant petit peuple lutte
avec une énergie farouche pour défendre son
indépendance contre une des plus puissantes
nations du monde. Trente à trente-cinq mille
paysans se sont levés résolument pour faire tête
au colosse britannique et tiennent en échec, de-
puis le mois d’octobre dernier, la plus formidable
armée que l’Angleterre ait jamais mise sur pied.
Le monde entier suit avec une admiration pas-
sionnée la merveilleuse défense de cette poignée
de braves gens qui préfèrent la ruine, la mort à
la perte de leur liberté, et dont les exploits tien-
nent de la légende. Les péripéties de cette guerre,
nous ne les connaîtrons dans leurs détails qu’après
la signature de la paix. Pour le moment, nous
devons tenir pour vrais les télégrammes officiels
que la censure anglaise veut bien nous commu-
niquer; mais, tels quels, ils sont suffisamment
instructifs.
Je n’ai point l’intention de résumer, dans cette
courte étude, les opérations qui se sont dérou-
lées dans le sud de l’Afrique depuis le 12 octobre.
Un volume n’y suffirait pas! Je désire simplement
indiquer brièvement, et aussi clairement que pos-
sible, les grandes lignes de ces opérations et en
dégager quelques enseignements. Nos lecteurs
pourront suivre alors plus facilement le dévelop-
pement ultérieur de la campagne, la grande
marche du maréchal Roberts sur Prétoria qui
nous réserve sans doute bien des surprises, et que
nous nous proposons d’étudier au jour le jour.
Aujourd’hui, contentons-nous de déblayer le
terrain.
Le 9 octobre 1899 fut lancé le décret de mobi-
lisation de l’armée anglaise. On décida d’envoyer
immédiatement 52 000 hommes dans le sud de
l’Afrique : 1 division de cavalerie(5 500 hommes),
3 divisions d’infanterie de 9 700 hommes, de
l’artillerie, du génie, services auxiliaires, etc.,
17 000 hommes environ, soit un total de 52 000
hommes qui, avec les 23 000 déjà au Natal ou
dans la colonie du Cap, portèrent d’emblée
l’effectif des troupes anglaises à 75 000 hommes.
Sir Redvers Buller fut nommé généralissime.
L’ultimatum du président Krüger exigeait une
réponse de l’Angleterre pour le 11 octobre à
cinq heures du soir au plus tard.
Le gouvernement do la Reine répondit qu’il...
n’avait rien à répondre.
Les hostilités commencèrent dès le lendemain
par la capture d’un train blindé qui portait des
canons à Mafeking.
Examinons la situation respective des combat-
tants.
Le général Jouberl, généralissime des petites
298
LE MAGASIN PITTORESQUE
armées transvaaliennes, envahit immédiatement
le Natal et se porta sur Dundee -Glencoe, mena-
çant Ladÿsmith et Pietermaritzburg. En même
temps les troupes orangistes, commandées par le
général Cronje, s’avançaient sur Mafeking et
Kimberley, à l’ouest de l’Orange, tandis qu’un
certain nombre de petits commandos envahis-
saient le nord delà colonie du Cap par Colesberg,
Bug'gersdhorp et Aliwal-North, occupant ainsi les
débouchés des trois lignes de chemin de fer se
dirigeant de Capetown, de Port-Elisabeth et
d’East-London sur Bloemfontein, capitale de
l’Orange, et Prétoria, capitale du Transvaal.
L’offensive stratégique prise ainsi par les Boers
sur trois théâtres différents força les Anglais à se
diviser.
Les Boers ont eu mille fois raison de porter la
guerre sur tous les points à la fois. Mais les
Anglais ont eu mille fois tort de les imiter. Ils
devaient réunir toutes leurs forces au nord de la
colonie du Cap et marcher droit sur Bloemfontein
et Pretoria.
Subissant la tactique des Boers, nous les voyons
au contraire former trois groupes :
1° La colonne du Natal, dont la base est à Dur-
ban avec, pour objectif, la délivrance de La-
dysmith ;
2° La colonne du centre, base à East-London;
objectif : Queenstown et Buggersdorp;
3° La colonne de l’ouest, avec Kimberley pour
objectif et le camp de De Aar pour base d’opé-
ration.
La délivrance de Kimberley et de Ladÿsmith,
objectifs secondaires, ne pouvant avoir aucune
influence sérieuse sur l’issue de la campagne, les
Anglais ont perdu six mois en efforts inutiles,
ont essuyé de sanglantes défaites et se trouvent
aujourd’hui, en réalité, au point où ils auraient
dû être dès la fin de novembre.
Parcourons rapidement les principaux faits des
trois théâtres d’opérations.
Le général Joubert envahit le Natal, menace au
nord et à l’ouest Ladÿsmith.
Il a pour adversaire le général Withe qui ne
peut lui opposer qu’une petite armée de 15000 à
16 000 hommes avant l’arrivée des renforts.
Le 20 octobre, bataille de Glencoe. Les Anglais,
commandés par le général Yule, sont vainqueurs.
Le lendemain, nouveau combat à Glandslaagte.
Le général French repousse les Boers, qui,. com-
mandés par Lucas Meyer, reviennent à la charge
le jour suivant et battent à plate couture le gé-
néral Yule à Glencoe.
Le même général Yule subit un désastre près
de Ladÿsmith, le 30 octobre, mais le général
Withe en revendique toute la responsabilité.
L’investissement de Ladÿsmith fut la consé-
quence de cette affaire.
Sur ces entrefaites, le généralissime sir Redvers
Buller débarque au Cap (29 octobre) et se hâte de
venir à Durban prendre le commandement de
l'armée de secours destinée à délivrer Ladÿsmith
où le général Withe se trouve enfermé avec
10000 hommes. Le 25 novembre, il arrive à Pie-
termaritzburg et prend la direction des opéra-
tions.
Tandis que ces événements se passaient au
Natal, le général Cronje réussissait à isoler
(17 octobre) Kimberley, en coupant au sud de
cette ville le pont sur la Modder.
Le général Methuen marche au secours de la
ville, tandis que (colonne du centre), au nord de
la colonie du Cap, les généraux French et Gatacre
ont toutes les peines du monde à contenir les
petits commandos qui opèrent sur les rives de
l’Orange, et les Afrikanders qui s’agitent de
toutes parts.
Le 23 novembre, le général Methuen livre le
combat de Belmont, station de chemin de fer au
sud de la Modder. 11 repousse les Orangistes et
livre une nouvelle bataille le 29, sur la Modder
river, au général Cronje. La bataille est indécise.
En style anglais, cela veut dire que l’avantage est
resté au général Cronje.
Quelques jours plus tard, le 10 décembre, le
général Gatacre se fait battre à Stormberg et perd
600 prisonniers.
Le lendemain, 11 décembre, le général Methuen
est éci’asé â Maggersfontein.
Cette fois, le doute n’est plus permis, même à
la censure anglaise. C’est un véritable désastre qui
produit une émotion profonde en Angleterre et la
stupéfaction dans le monde entier.
Quelques détails sur cette bataille sont indis-
pensables.
Les burghers de l’État libre occupaient au nord
de la Modder « une forêt de kopjes ». Leur po-
sition s’étendait sur une longueur de 10 milles
environ, admirablement fortifiée de tranchées et
d’abris étagés , les gradins inférieurs occupés par
des tireurs invisibles, armés du Mauser devant
fournir sans fumée les feux rasants, tandis que
des étages supérieurs devait s’échapper — point
de repère offert à l’artillerie anglaise — la fumée
des fusils Martini-Henry.
Cet ingénieux dispositif, dû au général Cronje,
cause l’anéantissement de la brigade Wauchope
(cinq régiments des highlanders) qui, par une
nuit sombre et sous une pluie torrentielle, marche
en formation serrée, lorsque, soudain, une rafale
de balles passe sur elle comme la foudre. Malgré
leur bravoure, les Écossais plient, se débandent
sous ce feu infernal, l’héroïque général Vauchope
tombe, et ce n’est que quelques centaines de mètres
plus en arrière que les rares officiers survivants
réussissent à rallier les fuyards et à les faire cou-
cher.
Le désastre incombe, incontestablement, à tous
les officiers qui semblent ignorer les prescriptions
LE MAGASIN PITTORESQUE
299
les plus élémentaires du service de sûreté.
Mais la série noire continue pour les Anglais.
Quatre jours plus tard, le 15 décembre, le général
Buller est battu à son tour à Colenso.
Cette fois, c’en est trop. L’Angleterre réclame
un nouveau généralissime, et le 23 décembre le
vieux maréchal Roberts s’embarque pour le Cap,
où il va essayer de ramener la fortune sous le
drapeau britannique.
Le jeune général Kitchener, le héros du Sou-
dan, lui est adjoint comme chef d’état-major gé-
néral.
Renforts sur renforts sont expédiés chaque jour
au Cap, portant bientôt l’effectif des troupes an-
glaises à 200000 hommes.
Nous arrivons, le 16 janvier, au premier pas-
sage de la Tugela par les troupes du général Buller
qui conserve son commandement au Natal, et,
le 24, a lieu la fameuse affaire de Spion Kop, dont
les détails sont trop présents à la mémoire de
tous, pour qu’il soit besoin d’insister.
Le général Buller repasse la Tugela pour la fran-
chir de nouveau le 5 févi’ier. Le surlendemain, il
est encore repoussé au sud de la rivière.
La situation aurait pu se prolonger longtemps
ainsi. Mais le maréchal Roberts est arrivé au
camp de Aar, et les opérations du Natal vont
passer au second plan.
Le 15 février, on apprend que le général French,
à la tête de sa division de cavalerie, a, par un
raid audacieux, débloqué Kimberley. Une série
de combats furieux s’engage autour de la ville et
se termine, le 27, par la reddition du général
Cronje qui s’est sacrifié, avec une arrière-garde
forte de 30ü0à 4000 hommes, pour sauver le reste
de ses troupes et tout son matériel de siège.
La délivrance immédiate (1er mars) de Ladys-
mith fut la conséquence de la capitulation du gé-
néral Cronje.
Le 13 mars, le maréchal Roberts entre à Bloem-
fontein, évacué sans combat, et lè jour même, le
Transvaal fait des propositions de paix — re-
poussées dédaigneusement par l’Angleterre.
*
* *
Voilà, succinctement résumées, les deux pre-
mières phases de cette guerre du Transvaal qui,
dans l’esprit de tous les sujets de S. M. la reine
Victoria, devait se borner à une sorte de prome-
nade militaire sur Prétoria où laChristmas devait
être fêtée.
Le troisième acte de cette sanglante tragédie
commence aujourd’hui. Le maréchal Roberts va
se mesurer, non plus avec le vieux général Joubert,
mort le 28 mars, quelques jours après l’occupa-
tion de Bloemfontein, mais avec un jeune général
de trente-six ans, Louis Bolha, qui vient de dé-
buter par un coup de maître en immobilisant son
adversaire pendant six semaines à Bloemfontein,
en le forçant à envoyer 40000 à 45000 hommes en
arrière , dans le sud-est de l’État d’Orange, pour
dégager la division du général Brabant, compro-
mise à Wepener.
Mais je reviendrai sur ces événements qui cons-
tituent le prologue de ce troisième acte. Je me
borne à constater aujourd’hui que les Boers sem-
blent occuper solidement les environs de Tabanchu
et de Ladybrand, menaçant ainsi le flanc droit du
maréchal Roberts dans sa marche vers le nord.
★
* *
En terminant cet exposé rapide de sept mois de
combats, je rendrai hommage à la froide bra-
voure du soldat anglais. L’officier qui le conduit
sait lui aussi mourir crânement face à l’ennemi,
mais il est bien évident qu’il n’a point pâli sur
l’étude du service en campagne. La responsabilité
des désastres sans nom subis par les armes
anglaises lui incombe tout entière — à tous les
degrés de la hiérarchie. Chacun peut en prendre
pour son grade, comme dit notre troupier.
Les règlements anglais, qui datent de 1893, sonl
cependant admirablement conçus. Pourquoi sonl-
ils restés lettre morte dans le sud de l’Afrique?
Évidemment parce qu’ils n’ont jamais été étudiés.
Si les officiers anglais avaient su l’a b c de leur
métier, croyez-vous, par exemple, que leurs bat-
teries de campagne auraient été surprises, à la
bataille de Colenso, en flagrant délit de manœu-
vre, sans le plus petit soutien d’infanterie, à
600 yards à peine des Boers merveilleusement
abrités et tirant à coup sûr? Cette manœuvre im-
bécile a coûté il pièces à l’artillerie du général
Buller.
Si l’officier anglais se distingue par une audace
folle, irraisonnée, les Boers, au contraire, se sont
montrés, jusqu’ici, d’une prudence parfois exa-
gérée. Non pas, certes, par peur de la mort, mais
parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas, comme leurs
adversaires, à compter sur des troupes de rem-
placement.
Après l’habile offensive stratégique prise par le
général Joubert, ils se sont constamment tenus,
dans les combats, sur la défensive tactique. Us
sont évidemment inhabiles aux manœuvres d’en-
semble, chacun semble agir un peu pour son
compte et, sur la Tugela principalement, ils n’ont
malheureusement pas osé poursuivre l’ennemi en
déroute et compléter leur victoire.
L’offensive pour eux semble s’arrêter à la portée
de leur Mauser qui, bien plus que le canon, a eu
l’influence prépondérante dans toutes les ren-
contres.
Un triste détail pour finir.
Le Cape Times , journal officieux de sir Alfred
Milner, commissaire général du gouvernement
anglais au Cap, estime que les pertes de l’armée
anglaise s’élèvent à ce jour à 70000 hommes au
moins.
C’est là le résultat le plus tangible de l’abomi-
nable politique de M. Chamberlain.
Henri MAZEREAU.
300
LE MAGASIN PITTORESQUE
Id’JHOMME qui a vécu trois siècles
En ce moment, on parle beaucoup de fin et de
commencement de siècle, on s’inquiète de la
manière la plus scientifique, la plus pratique, la
plus convenable, de franchir ce passage, qui ne
se présente pas assez souvent à nous pour que
nous en ayons conservé les traditions ; à nos yeux,
le commencement du xx° siècle est toute une
grosse affaire, et pourtant, qu’était-ce que cela
pour ce vieux soldat dont le portrait figure au
musée de Tours, et qui avait vu deux renouvelle-
ments semblables, celui du xvme et celui du
xixc siècle?
Ce tableau, peint par Vestier en 1787, est popu-
laire à Tours, il compte parmi les curiosités de
la ville, et si vous parlez du musée, d’ailleurs
remarquable à plus d’un titre, on ne manque
pas de vous dire :
— Vous y verrez le portrait d’un vieux soldat
qui a vécu trois siècles.
Vous vous précipitez pour contempler les traits
de ce tri-centenaire. Vous voulez connaître son
histoire; comment peut-on vivre trois cents ans?
Bientôt, il faut en rabattre de votre enthousiasme.
Le phénomène, s’il vous cause quelque déception,
est curieux encore, car si Jean Turrel, l’homme
en question, n’a pas vécu trois cents ans, il a
néanmoins connu trois siècles. Né à Dijon en 1697,
il est mort à Tours en 1804, âgé par conséquent
de cent sept ans, ce qui est déjà fort honnête!
Son esprit hardi et aventureux le fit quitter à
moins de quinze ans la maison paternelle pour
suivre des commerçants forains ; mais cette exis-
tence de grandes routes n’avait des aventures que
l’apparence, en réalité, elle était la régularité et
la banalité mêmes ; aussi, arrivé à Tours au hasard
de ses voyages en zig-zag, le jeune Turrel se
laissa-t-il facilement séduire par les promesses et
les beaux discours d’un sergent de recrutement;
le voilà soldat au régiment de Touraine. C’était
en 1712, à l’époque des circonstances les plus
graves pour la France, car jamais la coalition de
ses ennemis n’avait été si menaçante; le nouveau
soldat, à peine dégrossi, fut envoyé à la frontière,
mais il n’eut pas à y combattre : Villars venait
de sauver son pays à Denain, et ses troupes pri-
rent aussitôt leurs quartiers d’hiver, côté rose du
métier militaire, repos et bonne chère, point de
dangers et peu de fatigues.
Ces quartiers d’hiver, les troupes les prenaient
régulièrement chaque année pendant six à huit
mois, et malgré les nombreuses guerres dont est
hérissée l’histoire de France pendant ce siècle, il
paraît qu’on ne se battait pas très souvent, car
Turrel vit sa première bataille seulement en 1745,
sous les ordres du maréchal de Saxe. Dans cette
rude campagne de Flandre, il prit part aux
affaires de Fontenoy, de Raucoux, de Lawfeld, et
ne connut que la victoire.
Après quoi, au lieu de se reposer, comme d’ha-
bitude, il lui fallut manœuvrer en temps de paix,
pour ainsi dire recommencer ses classes mili-
taires, ce qui est dur pour un soldat comptant
déjà trente-cinq années de service ! Mais la tacti-
que venait d’être entièrement renouvelée par
Frédéric le Grand, et il fallait, en France, se
mettre à la hauteur de ces réformes dont les
résultats avaient fait sensation auprès de toutes les
armées européennes.
Turrel était de bonne santé, de belle humeur,
aimé de ses chefs et de ses camarades, il ne son-
geait à rien de mieux qu’au métier des armes, il
demeura soldat sans réclamer les bénéfices d’une
retraite qu’on ne cherchait pas à lui imposer.
En 1787, il servait depuis soixante-quinze ans
dans l’armée française, et à cette occasion, devait
recevoir le troisième chevron, chacun de ces che-
vrons qu’on voit sur son bras gauche représen-
tant vingt-cinq années accomplies au service de
l’Etat. Le fait, étant sans doute unique, eut du
retentissement.
On appelle notre homme à Versailles, il est
présenté au roi Louis XVI, par le comte de Mira-
beau, devant monsieur le comte d’Artois, MM. de
Brienne etde Montmorency, capitaines des gardes.
Après quelques questions concernant les services
de Turrel, et les chefs qu'il avait connus, le roi
fit apporter du vin de Malaga, en but, et en offrit
lui-même à Turrel ainsi qu’aux assistants. C’était
un grand honneur, le plus grand qui pût être fait
alors à un sujet non admis à la cour, d’autant
plus que le brave homme avait été servi le second,
avant les princes, détail d’étiquette qui excitait
surtout sa fierté.
Le roi lui demanda s’il voulait la croix de
Saint-Louis ou le troisième chevron.
— Sire, répondit-il, si Votre Majesté a la bonté
de me l’attacher elle-même, je préfère le troisième
chevron.
La réponse, digne d’un habile courtisan, témoi-
gnait en outre du sens pratique du vieux soldat,
car la croix de Saint-Louis était plutôt un em-
barras, dans sa situation subalterne, tandis
qu’au chevron était attaché le bénéfice très appré-
ciable d’une haute paye.
L’attention royale, la parfaite convenance qu'il
avait montrée attirèrent sur lui toutes les faveurs.
Le comte d’Artois lui fit cadeau de son épée, à la
garde et au fourreau garnis d’argent; plus tard il la
vendit, sous la Révolution, dans un jour de détresse ;
les dames de France lui envoyèrent un carrosse
pour tout son séj our à Paris; il dîna chez de grands
personnages, notamment chez le duc de Riche-
LE MAGASIN PITTORESQUE
301
lieu, et figura dans de nombreux banquets militaires
organisés pour lui; les théâtres donnèrent en son
honneur des représentations spéciales auxquelles
les affiches annonçaient sa présence, et où la foule
accourut; le peintre à la mode, Vestier, fit son
portrait. Bref, il retourna à Tours avait une pen-
sion de 600 fr.
du roi et des
princes, une au-
tre de 600 fr.
des dames
de France, et
de fortes gra-
tifications qui
lui permirent
une petite exis-
tence fort tran-
quille.
Dès ce mo-
ment, il cessa
de faire partie
de l’armée.
Hélas ! son
bonheur fut de
courte durée.
La Révolution
survint adieu,
pensions ! les
gratifications
étaient man-
gées ; chacun
avait assez de
s’occuper de
soi-même sans
songer au vété-
ran des armées
du roi, et le fait
d’avoir bu avec
le tyran n’était
plus une recom-
mandation.
Turrel, âgé déjà
de quatre-vingt
treize ans, vi-
goureux enco-
re, mais inca-
pable de travailler, connut les mauvais jours; il
s’en expliquait peu, plus lard, mais on doit sup-
poser qu’il se coucha souvent sans avoir mangé.
Un jour, on décréta l’organisation, dans les
départements, de compagnies de vétérans; ceux
qui assistaient à sa lutte contre la misère furent
heureux de lui rendre un service qui ne leur
coûtait rien, et Turrel obtint son admission avec
le grade d’officier. Le voilà donc encore sous le
harnois, sans être astreint cette fois au dur ser-
vice ; mais il toucha le prêt d’officier, des rations,
occupa une jolie chambre; ce fut le bonheur
parfait.
L’attention se trouvant de nouveau attirée sur
lui, on le combla de prévenances. Il dînait presque
Misée de Tours. — Un vieux soldât, par Veslier.
tous les soirs chez des notables ou chez les auto-
rités militaires, où ses récits, sa bonne humeur,
son appétit, lui valaient des succès. On s’appli-
quait même à l’empêcher de trop manger, car
c’était là son péché mignon.
A cette époque le général Thiébault, arrivant à
Tours 9 comme
gouverneur, le
connut, et il lui
afaitplacedans
ses Mémoires,
racontant, en-
tre autres cho-
ses curieuses,
que le 14 juil-
let 1802 — no-
tons en passant
que, pendant
toute l’ère ré-
publicaine, cet-
te date continua
à être appelée
14 juillet, mais
on ne manquait
pas d’ajouter
ces mots pré-
servateurs:
nouveau style,
— ce 14 juillet
donc,àlarevue
de la garnison,
le fils du géné-
ral Lambert,
enfant âgé de
quatre ans, dé-
fila en donnant
la main à Jean
Turrel âgé alors
de cent quatre
ans ; il y avait
juste un siècle
entre eux, et
des deux c’était
peut-être le
vieillard qui
marchait le
plus allègrement. Non seulementles jambes, mais
l’esprit, avaient gardé toute leur liberté. Nous
avons dit qu'il fréquentait la meilleure société
tourangelle, il y montrait un tact parfait et une
repartie toujours prompte. Une dame lui disant
un jour :
— 11 faut que Dieu vous aime bien, pour vous
laisser si longtemps sur la terre, aussi je pense
que vous le priez et le remerciez souvent.
— Moi, madame? répondit-il avec un fin sourire,
je n’ai jamais eu l’habitude de fatiguer mes amis !
Thiébault adressa sur ce vaillant centenaire un
rapport au premier consul qui lui alloua une
pension de 1 500 francs et le fit inscrire sur les
contrôles de la Légion d’honneur. Turrel, ravi de
LE MAGASIN PITTORESQUE
302
cette distinction si appréciée, tint à ce que la
décoration fût ajoutée sur le portrait de Yestier,
resté en sa possession. C’est la seule fois, sans
aucun doute, qu’on aura vu la croix de la Légion
d’honneur sur un uniforme de l’ancien ré-
gime !
Sans avoir jamais été blessé, sans souffrir
d’aucune infirmité, Turrel s’éteignit à l’âge de
cent sept ans; il avait connu et servi Louis XIY,
la Régence, Louis XV, Louis XVI, la Révolution et
le Comité de salut public, le Directoire, le Con-
sulat, l’Empire ; il avait vu les événements les
plus extraordinaires, se les rappelait et en parlait
volontiers. Voilà, ce semble, une vie bien remplie,
et qui méritait ici un souvenir de quelques lignes.
Vestier, l’auteur du portrait du musée de Tours,
fut un peintre de valeur. Né à Avallon en 1740,
par conséquent Bourguignon comme Turrel, il fit
beaucoup de portraits à la cour et dans la haute
bourgeoisie. Le modelé de ses figures était un peu
mou, mais il excellait dans le rendu des acces-
soires et des étoffes, et par là plaisait à cette
société brillante du xviiic siècle. Il fut agréé de
l’Académie de peinture en 1785 et titulaire en
1780, peu de temps avant l’époque où il peignit
ce portrait qui, outre l’originalité du modèle, peut
être compté parmi ses meilleures œuvres.
Gaston CERFBERR.
UN TRAIN HOPITAL POUR LA GUERRE SUD-AFRICAINE
Les récentes guerres ont mis aux prises des na-
tions pourvues d’un matériel dont l’insuffisance
s’est révélée en maintes circonstances. Le service
de santé en particulier a dû êtrepourvu de moyens
de transport assurant l’évacuation rapide des
blessés sur les centres hospitaliers. Le conflit
hispano- améri-
cain a conduit
les États-Unis à
construire le
vaisseau - hôpi -
tal. Deux navires
de ce type ont
été terminés
avant la fin de
railways à voie étroite du sud de l’Afrique. Ces
considérations ont entraîné la création d’un train-
hôpital spécial dont la construction, surveillée
par un comité de membres de la Société de la
Croix-Rouge, a été activement menée.
Le train-hôpital anglais se compose, dit le
Scient, i/ic Ame-
rican, de sept
voitures de
11 mètres de
lom
montées
sur boggies et
pourvues du
frein à vide.
Leur hauteur,
la guerre : ils ont
égale à la lar-
rendu ’ les plus
importants ser-
vices aux belli-
gérants. Le plus
grand de ces
bâtiments con-
tenait deux sal-
les installées
pour recevoir
150 malades ou
blessés.
Après les États-Unis, l’Angleterre s’est trouvée
amenée à résoudre le même problème. Cette fois,
il s’agissait seulement du transport terrestre des
victimes de la guerre ; néanmoins il a fallu créer
un matériel complet, car jusqu’ici l’armée an-
glaise utilisait les wagons ordinaires, modifiés en
conséquence, lorsque les nécessités de la guerre
l’obligeaient à expédiersesblesséssurdes hôpitaux
sédentaires. Cette installation, fort rudimentaire,
est manifestement insuffisante pour de longs tra-
jets dans les pays voisins de l’Équateur; d’autre
part les véhicules transformés, construits pour
circuler sur les voies larges des chemins de fer
de la Grande-Bretagne, n’auraient pu servir sur les
geur, atteint
2 m. 40. Il a
fallutenircomp-
te de la chaleur
excessive
règne dans les
régions où le
train doit circu-
ler et assurer
Le train-hôpital.
une large venti-
lation afin que
les blessés ne soient pas incommodés par
cette température torride. En outre, de larges
marchepieds ont été disposés afin que l’accès
dans les voitures soit rendu très facile, même
dans les endroits où il n’existe pas de quai d’em-
barquement; dans le même but, les portes ont été
tenues très larges. De cette façon, le train peut
recevoir son douloureux chargement sur le champ
de bataille même, si celui-ci se trouve à proxi-
mité de la voie ferrée.
Chacune des deux premières voitures se subdi-
vise en trois compartiments. Le premier compar-
timent du premier wagon renferme dans ses nom-
breuses armoires la réserve de bandes, linges
;es
LE MAGASIN PITTORESQUE
303
accessoires de pansement, etc. À l’extrémité de
ce ôompartiment se trouve un coffre doublé, de
zinc et bien aéré où l’on enferme le linge sale. Le
deuxième compartiment contient deux lits pour
officiers ; ces lits peuvent être transformés en
sièges dans la journée. Une disposition semblable
a été adoptée pour le compartiment suivant
réservé aux deux infirmiers.
Les trois compartiments de la seconde voiture
comprennent : le dortoir des médecins, la salle à
manger et la salle de chirurgie. Cette dernière est
pourvue de planches et de rayons où sont rangés
les nombreux flacons et récipients en verre, ma-
tériel indispensable dans un hôpital. Cette nom-
breuse verrerie est arrangée de telle sorte qu’elle
n’a à redouter aucun choc résultant du mouve-
ment du train. Un des côtés de la salle de chi-
rurgie est garni d’un banc très large, mais laissant
néanmoins un espace suffisant pour la table
d’opération.
Les quatre voitures suivantes constituent de vé-
ritables salles d’hôpital et sont aménagées en
conséquence. Chaque voiture comprend vingt-
deux lits superposés sur trois rangs de chaque
côté du wagon, de manière à laisser disponible
au centre un étroit couloir de 0 m. 50 de large.
Les lits consistent en un cadre en fer garni d’un
matelas de crin ; ils sont solidement fixés aux
parois du wagon par des tasseaux en fer placés à
hauteur convenable. Lorsqu’il est nécessaire de
placer un blessé sur le lit, cadre et matelas sont
retirés et portés à l’ambulance puis, après avoir
reçu le patient, ils sont ramenés au train-hôpital
et remis en place à l’aide d’un ingénieux arran-
gement de poulies qui permet d’élever le tout à
la hauteur des supports du lit; un seul homme
suffît pour effectuer cette manœuvre.
Une cuisine occupe le premier compartiment
delà dernière voiture, cuisine des plus modernes
pourvue d’un fourneau mesurant 1 m. 40. A côté
se trouve le compartiment de garde, puis l’office.
Le moindre espace disponible dans ce train a été
utilisé. Armoires, tiroirs, planches, rayons ont
été posés dans tous les coins ou les plus minimes
renfoncements. Le toit lui-même a servi à former
une série de petites armoires très propres. Cha-
cune des voitures contient cabinet de toilette et
water-closet ainsi qu’un petit fourneau suffisant
pour chauffer une bouilloire d’eau. L’intérieur
des voitures est fort élégant ; une peinture émail
blanc en revêt les parois et produit une agréable
impression à l’œil. Les voitures sont construites
sur le principe du wagon à couloir, de telle sorte
qu’un passage central, de plus de 60 mètres
de long, permet de parcourir le train d’une ex-
trémité h l’autre.
Les sept voitures constituant le train-hôpital
sont démontables ; elles ont été construites, peintes
et aménagées en dix semaines. Le prix total, des
plus modiques, s’élève à 7 000 livres sterling, soit
175 000 francs. L’ensemble des pièces démontées
a formé un groupe de 157 colis d’un poids total
de 167 tonnes qui a été expédié aussitôt sur le
théâtre de la guerre. Chaque pièce est numérotée
de telle sorte que la reconstruction du train sera
chose aisée et que, trois semaines après le débar-
quement des caisses, l’hôpital roulant pourra com-
mencer son service. Une fois de plus les Anglais
viennent de fournir une preuve de leur activité et
de leur esprit de décision; peut-être aurait-il mieux
valu que ces précieuses qualités trouvassent leur
application dans d’autres circonstances.
Albert REYNER.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
Le mécanisme (le la guerre consiste en deux choses : se
battre et dormir ; user et réparer ses forces. — Condé.
Le mariage est un ouragan, quelque chose d’inouï et d'horri-
blement violent. — ■ Gustave Droz.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Les Lilas Blancs Artificiels
Le lilas est certainement une des fleurs les plus
populaires de la terre ; il jouit d’une excellente
réputation auprès de toutes les dames, marquises
ou grisettes, à cause de sa belle floraison et du
parfum si agréable de ses fleurs ; il pousse abon-
damment et l’on peut dire partout, pourvu que le
terrain soit humide.
Il y a même des gens délicats — - et depuis
quelques années, leur nombre augmente sensible
ment — qui font au lilas tel que nous le connaissons
généralement, c’est-à-dire aux fleurs violacées,
le reproche d’être trop « peuple » et qui ne
veulent plus aujourd’hui, dans leurs salons et
sur leurs tables, l’hiver, que du lilas blanc.
Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que les horti-
culteurs leur en fournissent presque toute l’année
avec la plus grande libéralité.
Serait-ce donc que la Nature ait entendu le vœu
de ces « aristocrates » et fait sortir de terre, à
leur intention et, comme par enchantement, des
millions et des millions de lilas blancs ?
Hélas, il n’en est rien.
Les espèces devrais lilas blancs sont toujours
aussi rares. Ces énormes récoltes sont tout bonne-
ment l’œuvre des horticulteurs qui, voyant se
créer une mode profitable pour eux, ont étudié
les moyens de produire et ont produit, en effet, de
faux lilas blancs.
Et, presque tout de suite, est née l’industrie
nouvelle qui s’appelle désormais le forçage des
lilas.
C’est en France, paraît-il, et voici cent ans, si
l’on en croitun homme du métier, M. Baltet, qu’elle
a pris naissance ; mais le forçage du lilas n’est
pratiqué régulièrement que depuis trente ans
environ.
Aujourd’hui, cette industrie est devenue très
importante, et nous avons, aux environs de Paris
304
LE MAGASIN PITTORESQUE
principalement dansles communesde Vitry, Ivry,
Sceaux et Châtenay, toute une légion de spécia-
listes du lilas forcé, que les horticulteurs appellent
des « chauffeurs ».
Ces chauffeurs de lilas sont d'un abord assez
difficile, surtout aux indiscrets comme nous, parce
qu’ils sont naturellement jaloux de ce qu’ils
appellent « leur secret », et c’est en effet un secret
qu’ils possèdent, mais un secret de Polichinelle.
Us défendent l’entrée de leurs serres comme le
Hollandais du père Dumas, le héros de la Tulipe
noire , défendait son cellier.
Mais chacun de nous n’a-t-il pas son Asmodée,
avec la complicité duquel il peut explorer tous
les arcanes?
Et, de fait, en dépit des méfiances, j’ai réussi à
obtenir sur la façon dont opèrent les forceurs de
lilas, des renseignements assez détaillés, comme
vous l’allez voir.
La préparation du plant de lilas destiné aux
forçages est faite par des pépiniéristes. Le lilas
de Mari y est presque exclusivement employé.
On le multiplie en se servant des drageons (1)
nombreux qu’émet la plante.
Chacune de ces sortes de boutures est plantée en
plein champ et espacée en tout sens de 1 m. 50.
Les seuls soins de culture consistent, jusque-là,
en binages destinés à enlever les mauvaises
herbes.
Au bout de cinq ans, les plants sont bons à être
livrés au « spécialiste ».
Le forceur de lilas possède des serres ad hoc
complètement recouvertes de planches herméti-
quement jointes et recouvertes d’une épaisse
couche de fumier.
Le chauffage se fait au moyen de calorifères
dont les tuyaux en terre traversent la serre dans
toute la longueur.
La température nécessaire est de 30 à 35 degrés.
Avant d’être mises en serre pour le forçage,
c’est-à-dire à l’automne, les plantes sont mises en
tas sous des hangars exposés à tous les vents; là
elles se dessèchent complètement jusqu’à être
réduites à l’état de fagots, il se produit alors une
sorte de cristallisation. Les jardiniers disent que
« la sève descend ».
Laissons-les dire, bien que nous ne sachions
pas exactement, ni eux, ni vous, ni moi, si la
sève monte et descend dans les plantes.
Au moment de les rentrer dans la serre, on
supprime tous les drageons, toutes les branches
dépourvues de boutons à fieurs et celles qui sont
trop faibles pour produire de beaux thyrses.
Puis on plante les lilas dans le sol de la serre.
Là, dans l’obscurité la plus complète, le
« chauffeur » pénètre avec mystère, muni d’un
lumignon, comme un photographe entrant dans
son laboratoire pour développer ses plaques.
. U arrose fréquemment et copieusement et, tant
(1) Produits de bourgeons adventifs qui naissent sur les
racines et les tiges souterraines.
que les fieurs n’ont pas fait leur apparition, il
bassine les branches ; lorsque les fieurs sont
assez avancées, il suspend les bassinages, qui
auraient alors pour effet de pourrir ou tout au
moins de salir ces fleurs.
Lorsque ces dernières sont prêtes à s’épanouir,
notre homme donne un peu de lumière, et même,
si le temps le permet, un peu d’air. Enfin, lorsque
la floraison est achevée, c’est-à-dire généralement
au bout d’un mois, il cueille les fleurs, dans
l’après-midi, puis leur laisse passer la nuit dans
un endroit frais, la tige dans l’eau.
Et c’est ainsi que s’obtient le lilas blanc et le
plus blanc des lilas.
11 existe pourtant un autre mode de forçage,
plus curieux certainement que celui que nous
venons de décrire, mais beaucoup moins employé
parce qu’il ne livre le lilas blanc qu’au printemps,
c’est-à-dire en même temps que la nature.
C’est le mode qui consiste à retarder la florai-
son du lilas violet.
Voici comment on opère : le lilas est cultivé
comme à l’ordinaire.
A l’automne, c’est-à-dire dans le courant de
novembre ou au début de décembre, api’ès avoir
supprimé les ramifications inutiles, on soulève du
sol, à la bêche, les touffes de lilas.
Ces touffes, ainsi déterrées, passent ensuite
tout l’hiver en motte, sur l’emplacement même
où elles étaient enracinées.
En février ou en mars, quand on s’aperçoit que
« la sève va bouger », et avant que les boutons
ne commencent à grossir, on rentre les lilas
dans les serres obscures ; là, chaque nuit, mais
la nuit seulement, on leur donne un peu d’air.
Placés dans de semblables conditions, les bou-
tons s’épanouissent très tard, les grappes s’al-
longent beaucoup, tandis que les ramifications
s’étagent.
Les fleurs, cependant, ont pris une belle cou-
leur blanche, transparente, tandis que la colora-
tion verdâtre de leurs supports fait place à une
teinte d’une blancheur de vieil ivoire.
* ¥
Nos lecteurs viennent de voir comment s’obtient
le lilas blanc qu’ils prisent tant.
Sans doute, la plupart auront lu tous ces dé-
tails avec quelque surprise; peut-être même
quelques-uns éprouveront-ils comme le dépit
d’une illusion perdue et reviendront-ils au brave
lilas « vulgaire », Syringa vulgaris, disent les
botanistes; peut-être aussi voudront-ils, pour con-
tinuer de se distinguer, lancer une mode des lilas
verts, par exemple, ou jaunes.
En attendant, l’industrie du forçage des lilas
est en pleine prospérité, puisqu’elle fournit, d’un
bout de l’année à l’autre, plus d’un million et
demi de pieds — aux environs de Paris seule-
ment.
LE MAGASIN PITTORESQUE
305
Le lilas blanc forcé est donc devenu, on peut
le dire, très « vulgaire », et de fait, il n’est plus
besoin aujourd’hui d’être marquise ou duchesse
pour se payer le luxe d’un bouquet de lilas blanc,
en plein hiver. Paul DARZAC.
A TRAVERS LE SUD OR A NAIS
El Ablod Sidi Cheikh
Parmi les points intéres-
sants du Sud oranais, El
Abiod tient le premier rang,
parce qu’il fut le berceau de
la confrérie des Cheikhiia,
dont les chefs acquirent et
gardent encore aujourd’hui
une influence considérable.
L’autorité religieuse et poli-
tique des descendants de Sidi
Cheikh, le saint du Sahara,
s’étend en effet non seulement
sur les tribus méridionales de l’Oranie, compo-
sées, pour la plus grande partie, de leurs servi-
teurs religieux, mais encore sur celles de toute
l’Algérie, et jusque sur les habitants de ces oasis
sahariennes que de récents événements viennent
de remettre en lumière. Au point qu’on a même
songé un moment à leur confier la conquête du
Touat qu’ils auraient effectuée à notre profit.
C’est à El Abiod que fut résolue en 1864 la
grande insurrection des Oulad Sidi Cheikh qui,
durant des années, ensanglanta toute l’Algérie;
à El Abiod encore que, plus tard, en 1881, Bou
Amama vint lever l’étendard sacré.
A son histoire est donc liée celle de l’Algérie,
en particulier du Sud oranais.
Sa fondation remonte au milieu du xvie siècle.
A la descente saharienne des Hauts Plateaux,
sur le chemin des caravanes à destination du
Gourara, auprès d’une réunion de puits que l’on
nommait El Abiod, — la Blanche, — sans doute
à cause des apparences crayeuses du sol envi-
ronnant, quelques palmiers se dressaient, abri-
tant une misérable tente, demeure d’un vieux
marabout du nom de Bou Tkhill.
Venu de l’Orient, cet homme de bien, descen-
dant du plus grand des saints de l’Islam, Abd-el-
Kader le Djilanien, s’était fixé dans ce lieu et y
menait une vie calme et retirée. Il vivait du pro-
duit d’un jardin qu’il cultivait de ses propres
mains, et des quelques présents que lui laissaient
les gens des caravanes qui avaient coutume de
s’arrêter tout un jour aux puits, pour y remplir
d’eau leurs outres, avant d’aborder le « Pays de
la Soif ». Maigres ressources qu’il partageait
encore avec les hôtes que Dieu lui envoyait.
I Or, à quelques lieues de là, en remontant vers
! le nord, sur les bords de l’oued Gouleïta, dans
le lieu dit « les Arbaouat », habitait à cette époque
une famille maraboutique dont l’origine remon-
tait au propre beau-père du prophète, Abou
Beker es Seddik. Le maître de cette smala, le
seigneur Mohammed, ne manquait jamais, lors-
qu’il passait près d’El Abiod, de visiter Bou
Tkhill, et de lui faire quelque bien. Un jour il lui
amena le dernier de ses fils, Abd-el-Kader, revenu
depuis peu du Maroc, où il avait reçu les leçons
du fameux cheikh Abd-er-Rahman. Et le jeune
homme, séduit par la bonté du vieillard, attiré
par la pensée du bien qui se pouvait famé dans
cette solitude, laissa, pour cette fois, son père s’en
retourner seul aux Arbaouat afin de demeurer quel-
que temps avec Bou Tkhill. Il se plut si bien en cette
société que, par la suite, il revint fréquemment par-
tager la vie du marabout. Et le vieillard se réjouis-
sait à la pensée que cet enfant lui fermerait un
jour les yeux, qu’il continuerait même après lui,
en ce point, ses occupations simples et pieuses.
Cependant Abd-el-Kader, le fils de Mohammed,
s’éloigna de nouveau pour un temps assez long.
Poussé par le désir de se perfectionner dans la
connaissance de la Vérité, il retourna au Maroc
afin d’y fréquenter les écoles célèbres par leur
enseignement théologique. Ses progrès y furent si
rapides qu’il dépassa bientôt les lettrés qu’il était
venu écouter. En même temps, par ses bonnes
actions, il acquérait un renom de sainteté nais-
sant.
Aussi, lorsqu’il revint plus tard, et qu’il se fut
résolu à ne plus quitter El Abiod, ne put-il y
demeurer caché. En grand nombre accoururent
les gens désireux de le connaître et d’apprendre de
lui la doctrine. Il fit construire alors, sur l’un des
mamelons voisins, une zaouïa où, en même temps
qu’il enseignait lui-même la science de Dieu, ses
serviteurs accueillaient en son nom les passants,
hospitalisant les malades, hébergeant les voya-
geurs; et il y donna ainsi à tous les soins de
l’âme et du corps. Plusieurs se fixèrent définiti-
vement auprès de lui, se bâtissant des maisons
autour de la zaouïa. Et ce fut là l’origine du pre-
mier village ou ksar (I) d’El Abiod.
Mais cette fondation pieuse ne tarda pas à
prendre la plus grande partie de son temps, à
l’accaparer lui-même à ce point qu’il parut en
négliger presque entièrement le vieux Bou Tkhill.
Les étrangers non plus ne se préoccupaient
plus aucunement de l’ermite. C’est à peine si quel-
qu’un d’eux, apercevant par hasard ce vieillard
dans son jardin, s’cnquérait d’un ton indifférent :
« Quel est donc ce vieux à cheveux blancs? »
Et, la plupart du temps, celui à qui il venait de
s’adresser ne pouvait rien répondre, ou se conten-
tait de dire : « Je le crois un pauvre homme
qui vit des aumônes du seigneur Abd-el-Kader. »
Même les gens qui avaient coutume autrefois
(1 y Ksar, au pluriel : Ksour. Village fortifié.
306
LE MAGASIN PITTORESQUE
de l’aider de quelque présent oubliaient le chemin
de sa tente, réservant leurs dons pour la zaouïa.
Sidi bou Tkhill restait abandonné de tous : le
faible éclat de cette obscure étoile se perdait noyé
dans le flot des rayons qui émanaient de l’astre
surgi au-dessus d’elle.
Il ne se sentit pas le courage de supporter pareille
déchéance ; malgré son grand âge, il plia sa tente,
la chargea sur son âne avec les pauvres choses
qu elle contenait, et s’en fut vers le sud, choi-
sissant pour sa retraite la solitude de Benoud.
Son abandon, hélas! ne fit qu’augmenter. Sans
jardin, car ses faibles mains manquaient de la
force nécessaire pour en créer un nouveau ; sans
ressources aucunes, il dut, malgré ce qu’il lui en
coûtait, re-
tourner à El
Abiod pour
y solliciter
l’appui de
celui qu’il
avait consi-
déré comme
son fils, mais
qui ne lui
semblait
plus qu’un
ingrat.
Abd - el -
Kader l’ac-
cueillit
comme son
propre père
et, pour lui
éviter jusqu a la vue de ce qui pouvait le blesser,
il l’installa aux Arbaouat, dans une de ses grandes
tentes où il pût finir paisiblement ses jours, au
milieu de ses enfants qui l’y vinrent retrouver.
Cependant le développement de la zaouïa d’El
Abiod se continua, apportant au village une pros-
périté que la mort de Sidi Abd-el-lvader elle-
même n’arrêta point. Ce saint homme, que l’on
ne connaissait plus guère que sous le nom de Sidi
Cheikh (1), étant trépassé, à un âge fort avancé,
durant une tournée de charité, son corps fut
ramené, par les soins de son fils, à El Abiod, où
durant la première nuit qu’il y fut laissé, les anges
du ciel édifièrent une merveilleuse Koubba des-
tinée à lui servir de tombeau. Une pareille preuve
de sollicitude divine ne pouvait manquer d’aug-
menter, par la suite, l’affluence des pèlerins et
des étrangers. Il fallut bientôt fonder deux autres
zaouïas, qui donnèrent naissance peu à peu à
quatre nouveaux villages.
Et les richesses de l’oasis sacrée augmentèrent
en proportion. Mais elles ne servirent bientôt plus
à remplir les intentions charitables de l’ancêtre.
Les descendants de Sidi Cheikh les considérèrent
comme leur bien propre, et des divisions ne tardè-
(1) Cheikh est le titre donné aux chefs des confréries reli-
gieuses musulmanes.
Un coin d’El Abiod.
rent pas à surgirait sujet de leur partage entre les
deux branches collatérales qui s’étaient formées.
Ce fut l’origine de la scission des Oulad Sidi
Cheikh en deux fractions : les Cheraga, ou Orien-
taux, et les Gharaba, ou Occidentaux, — dénomi-
nations tirées simplement de la position, par rap-
port au tombeau, des villages occupés par les
deux groupes. Après bien des années de luttes (1)
un accord s’établit entre eux, basé sur le partage
à raison d’une part aux Gharaba contre deux aux
Cheraga. Aussi les frères ennemis se trouvèrent-
ils unis contre nous pendant l’insurrection de 1864.
En 1883 seulement, après l’équipée de Bou âmama,
les Cheraga firent leur soumission. Leurs chefs
sont devenus depuis lors nos auxiliaires, intéres-
sés bien en-
tendu, dans
le Sud algé-
rien. L’un
d’eux estba-
chagha de
Géryville ;
d'autres oc-
cupentd’im-
portants
commande -
ments, soit
dans le Dje-
bel Amour,
soit chez les
Chambaa.
Les dis-
sensions in-
testines des
Oulad Sidi Cheikh se répercutèrent sur les ksour
d’El Abiod. Mais la source des revenus n’en tarit
pas pour cela. Qu’importaient les divisions des en-
fants? L’ancêtre, l’ami de Dieu, le saint, en de-
vait-il être moins honoré? Les pèlei'inages ne ces-
sèrent donc point; et les zaouïas continuaient à
enseigner la doctrine laissée parle cheikh vénéré.
La ruine vint, pourtant, mais apportée par l’in-
fidèle. En 1883, le colonel de Négrier se résolut
à détruire ce foyer d’insurrection. 11 rasa les pal-
miers, détruisit les ksour, et — ô profanation ! —
fit sauter la Koubba elle-même, après en avoir
arraché les cendres du marabout et les avoir
fait transporter à Géryville. Et lorsque les pierres
se dispersèrent aux quatre vents de l’horizon, sous
l’action de la poudre, un oiseau bleu d’une
éblouissante clarté s’élança, dit-on, vers le ciel.
(1) Dans ces luttes les Gharaba, moins forts, durent s'éloi-
gner; ils se réfugièrent auprès de Figuig. Alors la situation
géographique des deux partis correspondit exactement à la
situation occupée autrefois par leurs villages auprès du tombeau
de Sidi Cheikh. D’où une confusion dont profita, lors du traité
de délimitation de l'Algérie, en 1845, le plénipotentiaire maro-
cain pour placer les Gharaba sous la domination du sultan. Ce
fut pour nous une source de nombreuses difficultés, les inté-
rêts des Gharaba se trouvant sur notre territoire, et à cause de
la facilité qu'ils conservent de se soustraire à tout acte de jus-
tice, puisque, menacés, ils n’ont; qu’à se réfugier sur le terri-
toire marocain.
LE MAGASIN PITTORESQUE
307
Depuis lors, et la paix faite, nous avons recons-
truit le* monument, tel à peu près que les anges du
ciel l’avaient bâti; nous y avons replacé les osse-
ments de Sidi Cheikh. Et El Abiod commence à se
relever de ses ruines. Trois villages sont habités
actuellement, particulièrement celui qu’occupent
les « Àbid », nègres descendants des esclaves
affranchis de Sidi Cheikh, et chargés de la garde
du tombeau ainsi que de la répartition des
richesses appoi’tées par les croyants ou recueil-
lies par les frères quêteurs de l’ordre.
Mais un fortin les domine, occupé par un poste
des Affaires
indigènes,
montrant
la prise de
possession
d’El Abiod
par une au-
torité plus
puissante
que celle
des Oulad
Sidi Cheikh.
Et l’hôpital
français qui
s’élève, des-
tiné aux
Pères du
Sahara, y
remplacera
par l’iné-
puisable
charité
chrétienne la charité musulmane bien affaiblie.
Rien de pittoresque comme, à la descente
du versant sud du Djebel bou Noukhta, de voir
se dessiner soudain la ville sainte des Cheikhiia.
Les villages, surgissant au-dessus des mamelons,
prennent tous, même ceux qui ne sont plus qu’un
amas de ruines, ces apparences de châteaux féo-
daux que connaissent bien ceux qui ont visité les
ksour des Berbères. Sous Tardent soleil d’Afrique,
les murailles se dressent, chaudement colorées ;
les minarets s’élancent, étincelants sous les blan-
cheurs crues de leur enduit de plâtre. Quelques
palmiers se comptent, entre les innombrables pyra-
mides de pierre qui, groupées deux par deux,
marquent l’emplacement de puits à ras du sol. Au
dernier moment seulement se découvre le monu-
ment sacré, caché jusqu’alors dans une dépres-
sion, au centre des villages. Et, tout autour de
lui, neuf autres koubbas se rangent, comme une
garde d’honneur, abritant les tombeaux des des-
cendants du saint protecteur des caravanes. C’est
vers lui que tout d’abord me poussa la curiosité,
ou bien peut-être aussi la secrète attraction que
dégagent toujours les tombes.
Le massif cube blanc, surmonté d’une lourde
coupole, émerge d’une enceinte murée. Laporte
s’en ouvre sur une sorte de long vestibule que
barre en son milieu un très simple sarcophage à
demi enfoui sous les plis d’un burnous de com-
mandement maintenu déployé . Sous ce manteau
rouge, le plus jeune fils de Sidi Cheikh monte la
garde à l’entrée de la dernière demeure pater-
nelle.
Aux murs du fond des cadres sont accrochés, pro-
tégeant de fantastiques enluminures, ou des carac-
tères tracés en langue arabe, — les sceaux de tous
les chefs de cette famille féodale, — trésor tout
oriental déshonoré par le voisinage d’une hor-
rible suspension , article de moderne quincaillerie.
Par une
porte ou-
verte dans
le mur de
droite, on
pénètre
dans le
sanctuaire .
Quatre pi-
liers car-
rés, en ma-
çonnerie,
sur lesquels
s’appuie,
dans le
haut, la
coupole, se
relient,
dans le bas,
par une bar-
rière en
bois que re-
couvrent des étoffes peintes, affreuse camelote
européenne.
Une sorte de coffre en bois occupe le centre
de cette enceinte, perdu sous les pans d’un bur-
nous noir et abrité sous les plis de l’étendard vert
et rouge des Oulad Sidi Cheikh Là repose le fon-
dateur de l’ordre des Cheikhiia. A ses pieds, mais
en dehors de l’enceinte, son dernier successeur,
mort depuis peu, Si Kaddour, attend, dans une
humble posture de chien couchant, que le chef
actuel de la famille vienne à son tour le relever à
cette place d’honneur. Sans doute alorslui élèvera-
t-on à lui aussi, parmi les autres koubbas, un
tombeau particulier qui lui servira de demeure
définitive.
Et la simplicité de ces tombes, la pensée aussi
de ce suprême acte de soumission de l’héritier
d’une véritable puissance envers celui qui la fonda,
ne manquent pas de grandeur. Mais les tons
criards des tentures, puis la vue, de nouveau, à
la sortie, de la lampe en quincaillerie gâtent mes
impressions. Et je songe que c'est bien là le sym-
bole de cette race arabe autrefois si cultivée,
aujourd’hui si déchue : l’ultime héritage éclairé,
mis en valeur, par cette lampe sortie de la bou-
tique d’un juif !
MicnEL ANTAR.
308
LE MAGASIN PITTORESQUE
L’INVALIDE PHÉNOMÈNE
Il n’est pas rare de rencontrer dans la vie, des
êtres infirmes qui, privés de leurs facultés nor-
males, peuvent y suppléer par l’habile dévelop-
pement de leurs autres organes. Maintes fois on
a admiré des aveugles ayant remplacé la vue par
le toucher, ou des manchots qui se servaient de
leurs pieds en guise de mains. Mais il est douteux
que les annales de la médecine aient jamais enre-
gistré un cas plus extraordinaire en ce genre que
celui d’une Américaine des États-Unis, miss Fan-
nie W. Tunison. Cette jeune miss, qui est com-
plètement paralysée des bras et des jambes, gagne
largement sa vie et soutient toute sa famille par
des travaux de couture et de broderie, ainsi que
par de l’excellente peinture qu’elle exécute avec
sa langue. On a l’habitude de dire que l’arme la
plus puissante de la femme est sa langue : cette
image est l’expression de l’exacte vérité pour
miss Tunison qui, par sa prodigieuse habileté,
éclipse tous les morbides phénomènes connus
jusqu’à ce jour.
Miss Fannie Tunison est née, il y a trente ans,
de pauvres parents cultivateurs qui s’aperçurent
avec douleur que l’enfant était incapable de mou-
voir ses membres. La fdlette fut examinée et soi-
gnée par des médecins de talent, qui, après de
nombreuses expériences, la déclarèrent incurable,
sans le moindre espoir de guérison.
D’autres, dépourvus de l’énergie et de l’intelli-
gence de miss Fannie, auraient perdu courage et
seraient devenus la proie de la mélancolie ou du
désespoir. Mais ce pauvre corps à moitié mort
cachait une âme fortement trempée.
Lorsqu’elle eut conscience de son état, miss
Tunison, au lieu de se décourager, se mit à cher-
cher le moyen de se rendre utile, afin de ne plus
être à la charge de ses malheureux parents. Avec
des peines inouïes et une persévérance admirable,
elle développa petit à petit sa langue et ses dents,
et l’infirme aujourd’hui apporte par son travail le
bien-être et la gaîté dans le modeste cottage de
Sag Harbour, dans Long Island. Elle gagne faci-
lement 200 livres environ par an. Sa peinture
est très appréciée et les visiteurs l’assaillent litté-
ralement pour avoir une petite copie qui lui coûte
vingt minutes de travail et rapporte un dollar.
Miss Tunison est aussi adroite en couture et en
broderie qu’en peinture. Le Strand Magazine
raconte la façon vraiment intéressante dont elle
arrive à enfiler une aiguille, à se servir des ciseaux
et à faire des nœuds. Elle est assise dans un grand
fauteuil spécialement fait pour elle. Une tige de
métal fixée aux deux bras du fauteuil supporte
une petite table de bois p c’est là-dessus que tra-
vaille la paralytique. Pour enfiler une aiguille,
elle la prend d’abord avec ses dents et la pique
solidement dans la table de bois. Puis, toujours
avec les dents, elle coupe le fil de la longueur
voulue, le serre entre les lèvres, et un moment
après, au plus grand éhahissement des specta-
teurs, l’aiguille est enfilée. Elle manie les ciseaux
avec la même dextérité, mais le plus curieux est
de la regarder faire des nœuds au fil. Ici, son
habileté frise la prestidigitation. Elle prend le
coton dans sa bouche, semble le mâcher un mo-
ment, l’avaler ensuite, puis elle sort la langue,
au bout de laquelle elle présente le fil avec un ou
plusieurs nœuds solidement faits.
Malgré son malheur, miss Tunison est toujours
de bonne humeur et a un mot aimable pour tout
le monde. Son plus grand plaisir est de recevoir
du monde, et elle est heureuse et fière de faire
valoir ses capacités. Pendant la saison d’été, où
Sag Ilarbour est très fréquenté, la courageuse
jeune femme n’a pas le temps de s’ennuyer une
minute.
En apparence, miss Tunison est un peu diffé-
rente des autres mortels. A la suite de l’usage
exagéré de la langue et des dents, les muscles du
cou ont pris des dimensions formidables. Les
yeux, languissants au repos, s’animent dans la
conversation et roulent d’une façon bizarre. Le
parler est lourd et un peu embarrassé à cause du
volume excessif de lalangue. N’étaientces diffor-
mités, miss Fannie pourrait être appelée une jolie
personne.
11 n’est pas surprenant que de nombreuses offres
de s’exhiber aient été faites à cette femme extra-
ordinaire, mais inutilement. Miss Fannie n’a
jamais quitté le cottage de Sag Harbour et ne
veut jamais le quitter. Elle y vit heureuse entre
son père et sa mère pour qui elle travaille avec
joie, car miss Fannie est la meilleure des filles.
Elle professe un amour passionné et reconnaissant
pour sa mère à qui elle doit, dit-elle, ces mer-
veilleux résultats. C’est sa mère qui l’a secondée
et encouragée dans ses patients efforts, grâce aux-
quels la malheureuse invalide a acquis l’aisance
pour elle et tous les siens.
Miss Tunison a l’esprit vif et éveillé ; elle adore
la lecture et dévore les journaux et les livres.
Pour tenir les feuilles en place, elle pose, à l’aide
de sa langue, deux petits presse-papier sur les
pages. Elle écrit assez bien aussi, et a une corres-
pondance volumineuse. Elle a .échangé des
lettres avec nombre d’hommes éminents des
Etats-Unis. Pour écrire, elle tient le crayon entre
ses dents et le dirige légèrement avec le bout de
la langue.
Miss Tunison est non seulement un prodige
d’habileté ; elle est aussi une belle preuve de ce
que peut une ferme volonté luttant contre les
disgrâces et les cruautés de la nature.
Thérèse MANDEL.
LE MAGASIN PITTORESQUE
309
UNE BIBLIOTHÈQUE
l'art d’acheter les livres, de les classer, les conserver et s’en servir.
II
Le papier ; son importance : élément essentiel
du livre. — Tirages à part effectués par les bi-
bliophiles. — Historique, fabrication et consom-
mation du papier. — Papiers anciens et papiers
modernes ; — à la forme et à la mécanique. —
Papier collé, non collé, demi-colle. — Papier
couché. — Inconvénients et dangers des papiers
trop glacés et des papiers à fond rouge : « Mé-
nagez vos yeux ! » — Papiers de luxe : vergé,
hollande , wliatman, vélin, chine, japon, par-
chemin.
Le papier est l’élément essentiel et fondamental
du livre. De même qu’un homme doué d’une so-
lide constitution, ayant « un bon fonds », résistera
mieux qu’un être chétif et débile aux assauts de
la maladie et retardera d’autant l’inévitable
triomphe de la mort, de même un livre imprimé sur
papier de qualité irréprochable bravera bien mieux
qu’un volume tiré sur mauvais papier les injures
du temps et les incessantes menaces de destruc-
tion.
Aussi les bibliophiles ont-ils toujours attaché
une importance capitale à la qualité du papier
des ouvrages destinés à leurs collections. Le cé-
lèbre historien Jacques-Auguste de TSiou et son
fils François-Auguste, « qui ont été si longtemps
chez nous la gloire et l’ornement des belles-
lettres, dit Vigneul-Marville (1), n’avaient pas seu-
lement la noble passion de remplir leurs biblio-
thèques d’excellenls livres qu’ils faisaient recher-
cher par toute l’Europe ; ils étaient encore très
curieux que ces livres fussent parfaitement con-
ditionnés. Quand il s’imprimait en France, et
même dans les pays étrangers, quelque bon livre,
ils en faisaient tirer deux ou trois exemplaires
pour eux, sur de beaux et grands papiers qu’ils
faisaient faire exprès, ou achetaient plusieurs
exemplaires, dont ils choisissaient les plus belles
feuilles, et en composaient un volume le plus par-
fait qu’il était possible. »
Jules Janin, le duc d’Aumale et autres biblio-
philes d’élite ont plus d’une fois suivi l’exemple
des de Tl- ou.
La reliure à part, c’est de la qualité du papier
que dépend presque toujours le prix de vente
d’un ouvrage non épuisé, non d’occasion, qui se
trouve en librairie , comme on dit, et figure dans
le catalogue d’un éditeur. Prenons, par exemple,
la collection Jannet-Picard, portée sur le cata-
logue Flammarion (année 1896), et qui comprend
les œuvres de Molière, de Rabelais, Villon, Regnier,
Marot, etc. Le volume broché, papier ordinaire,
(1) Mélanges d'histoire et de littérature ; ap. Ludovic
Lalanne, Curiosités bibliographiques , Paris, 1857, p. 302.
de cette collection, coûte 1 franc ; le volume
broché, papier vergé, 2 francs ; papier Whatman,
4 francs; papier de Chine, 15 francs.
De même pour la collection des Classiques
Jouaust inscrite sur le même catalogue : un vo-
lume sur papier ordinaire in-18 de cette collec-
tion est coté 3 francs; un volume sur grand pa-
pier (c’est-à-dire papier à grandes marges) in-8,
20 francs ; sur chine, 30 francs.
L’édition des œuvres d’Alfred de Musset publiée
par Lemerre est de même tarifée (catalogue de
1899 j : le volume sur hollande, 25 francs ; sur
chine, 50 francs; sur japon, 75 francs.
Le papier, dont le nom vient de papyrus, ro-
seau très abondant en Egypte, et dont l’écorce,
aisément détachée en larges et légères bande-
lettes, en feuillets, recevait l’écriture des anciens
scribes, est d’origine très lointaine et inconnue.
C’est ce qui faisait dire au roi Charles IX que « le
papier semble nous avoir été transmis par un
don spécial de Dieu (1) ». Il a cela de particulier
et d’admirable qu’étant le produit de substances
sans valeur et de matières de rebut, le résultat
d’une trituration de loques et de chiffons, une fois
façonné et imprimé, devenu livre ou journal, il
acquiert une puissance sans pareille, une sorte
de souveraineté universelle. Il modifie nos idées
et nos croyances, transforme nos mœurs et nos
lois, renverse ou restaure les États, décide de la
paix et de la guerre : il gouverne le monde, et sa
suprématie est si bien reconnue aujourd’hui
qu’on a nommé notre époque « l’âge du papier ».
Autrefois le papier ne se fabriquait qu’avec
des chiffons (coton, chanvre, lin) ; actuellement
on en fabrique avec presque tout, avec de la
paille, du foin, du son, du crottin de cheval
« bien lavé » (2), delà mousse, des feuilles d’arbres,
des fougères, de l’ortie, du sparte ou alfa (graminée
très répandue en Algérie), mais surtout avec du
bois (sapin, tremble, peuplier et tilleul).
C’est la presse, ce sont les journaux, qui, par
leur rapide et considérable extension durant la
seconde moitié du xixe siècle, ont stimulé la
fabrication du papier et l’ont amenée aux pro-
digieux résultats que nous voyons : plus de
1500 millions de kilogrammes par année dans le
monde entier (3) ; la France, à elle seule, en fa-
brique annuellement plus de 100 millions de kilo-
(1) Jean Darche, Essai sur la lecture, Paris, 1870, p. 15.
(2) Magasin Pittoresque, avril 1800, p. 135.
(3) Émile Leclerc, Encyclopédie Koret, Typographie,
Paris, 1897, p. 547.
310
LE MAGASIN PITTORESQUE
grammes (1). On a calculé qu’un journal à grand
tirage absorbe, à lui tout seul, une centaine
d’arbres par numéro, et que, dans un demi-siècle,
pas plus tard, toutes les forêts d’Europe auront
été coupées à blanc et imprimées à fond (2).
Sans entrer dans tous les menus détails de la
fabrication du papier, nous dirons, d’une façon
générale, que les papiers faits avec des chiffons
valent mieux, — c’est-à-dire offrent plus de soli-
dité et derésistance,reçoiventmieuxl’impression,
sont plus « amoureux » de l’encre, et aussi sont
moins susceptibles de s’altérer, de se piquer et se
jaunir, — que les papiers fabriqués avec du bois.
Il en résulte donc, et toujours d’une manière
générale, que les livres d’autrefois, — les livres
de condition moyenne, livres ordinaires et à bon
marché : je laisse de côté, comme je l’ai dit au
début, les ouvrages de luxe, — valent mieux,
matériellement parlant, que les livres ordinaires
et à bon marché d’aujourd’hui. Nous aurons à
nous souvenir de cette remarque, lorsque nous
traiterons de l’achat des livres.
Jadis les papiers ne se fabriquaient que dans
des cuves, à la forme, aujourd’hui ce mode de
fabrication, dit aussi à la main , est l’exception.
Voici succinctement en quoi ü consistait et con-
siste encore, sauf quelques modifications de
détails.
Ap rès avoir lavé les chiffons blancs, les avoir
triturés et réduits en pâte dans des réservoirs ou
cuves, et avoir ajouté à cette pâte une certaine
quantité d’eau chaude, on prend un châssis au
fond garni de fils de laiton, de vergettes très rap-
prochées, nommées vergeures, et coupées perpen-
diculairement par d’autres fils de laiton plus
espacés, appelés pontuseaux. Sur ce fond, entre
les vergeures et les pontuseaux, est entrelacé un
autre mince fil de laiton, affectant la forme d’un
objet ou les initiales du fabricant, — une « marque
de fabrique » destinée à apparaître au milieu de
la feuille de papier : c’est le filigrane. Cette mar-
que — la marque d’eau — représentait autrefois
soit un pot, soit une cloche, une couronne, un
aigle, une grappe de raisin, l’écu de France, le
monogramme de Jésus-Christ, 1HS, etc., et c’est
elle qui a donné son nom à ces divers formats de
papier : pot, cloche, couronne, aigle, raisin, écu,
jésus, etc.
Le châssis, la forme, ainsi préparée, est plongée
dans la cuve et retirée pleine de pâte. Une sorte
de couvercle, momrevè frisquette, recouvre laforme
et, en l’empêchant de se charger d’une trop grande
quantité de pâte, règle l’épaisseur que l’on veut
donner au papier. L’eau de cette pâte s’égoutte
d’elle-même presque instantanément, par les
intervalles des vergeures. La frisquette enlevée,
l’ouvrier, qui tient la forme avec ses deux mains,
par les deux bouts, la retourne alors prestement,
la renverse sur un feutre où la couche de pâte,
(1) Bovant, Dictionn. des Connaissances prat. : Papier.
(2) Émile Leclerc, loc. cit ., p. 546.
c’est-à dire la feuille de papier, vient se déposer.
Sur cette première feuille il applique un second
feutre, sur lequel une seconde feuille viendra de
même s’étendre en quittant la forme et que pro-
tégera de même un troisième feutre, etc.
Lorsque ces feuilles de feutre et de papier,
ainsi intercalées et superposées, ont atteint une
certaine hauteur, sont au nombre de 150 ou 2U0,
on les transporte en bloc sous une presse hydrau-
lique ou à main, et on les comprime pour en faire
complètement sortir l’eau et hâter la dessiccation.
On désintercale ensuite les feuilles, on met entas
d’un côté les feutres, de l’autre les feuilles de
papier, qu’on replace de nouveau sous la presse
et qu’on comprime encore, puis qu’on porte à
letendage, qu’on fait sécher, jusqu’à ce qu’elles
soient absolument solidifiées et fermes, maniables
sans risques ni difficultés.
A propos de ces anciens papiers de fil, un écri-
vain anglais du xvue siècle, Thomas Fuller, a fait
cette remarque, sans doute plus curieuse qu’exacte,
que le papier participe du caractère de la nation
qui le fabrique. Ainsi, dit-il, « le papier vénitien
est élégant et fin ; le papier français est léger,
délié et mou ; le papier hollandais, épais, corpu-
lent, spongieux (1) ».
Aujourd’hui que les pâtes de bois sont les
éléments le plus fréquemment employés dans la
fabrication des papiers, on fait usage de procédés
tout différents, et on obtient des papiers, non
plus de dimensions restreintes et de formats déter-
minés d’avance (pot, couronne, raisin, jésus, etc.),
mais des papiers continus, de longues bandes,
qu’on met en rouleaux ou qu’on sectionne à vo-
lonté.
Ces pâtes de bois se préparent de deux façons,
chimiquement ou mécaniquement.
Dans le premier cas, le bois, après avoir été
scié en menus morceaux, est renfermé sous pres-
sion dans des vases clos, et désagrégé, dissous
par un mélange d’acide arsénieux et de bisulfite
de chaux. Cette pâte chimique, dite cellulose au
bisulfite , est préférable à la pâte mécanique,
obtenue par l’usure de bûches de bois en contact
avec l’eau et au moyen de meules de granit.
La pâte de bois, versée dans une cuve, s’écoule
d’elle-même et s’étale sur une toile métallique
sans tin (c’est-à-dire dont les deux extrémités sont
jointes l’une à l’autre), sans cesse agitée d’un
double mouvement, — mouvement en avant peu
rapide , et mouvement latéral de brusque va-et-vient,
de trépidation précipitée, — à travers laquelle
l’eau s’égoutte, comme tout à l’heure à travers
les vergeures de la forme. Cette toile passe entre
des cylindresde diamètres variés, qui compriment
et affinent progressivement la pâte, puis autour
de rouleaux de fonte creux, dits séchcurs, chauffés
(1) L. Lalanne, toc. cit., p. 108.
LE MAGASIN PITTORESQUE
311
par la vapeur et enveloppés de feutre, qui la
dépouillent de toute humidité et complètent sa
transformation en feuille de papier.
La durée complète de l’opération, de cette
transformation de la pâte en feuille de papier
maniable et utilisable, n’exige pas plus de deux à
trois minutes, suivant la vitesse de la machine, et
le bois ainsi traité permet de fabriquer des papiers
à un prix dix fois moindre que celui du papier
à la forme (1).
A la pâte de bois nombre d’ingrédients sont
ajoutés, selon la qualité et la sorte de papier qu’on
veut obtenir : gélatine, fécule, alun, kaolin, sulfate
de chaux; on y ajoute même des chiffons.
Le kaolin et le sulfate de chaux ont pour but
de donner plus de poids, plus de charge au papier.
La gélatine, la fécule et l’alun servent à le
coller.
Le papier collé (c’est celui qui ne boit pas l’encre
ordinaire, celui sur lequel on peut écrire) prend
moins bien l’encre d’imprimerie, mais a plus de
solidité et de résistance que le papier non collé.
11 est aussi moins susceptible de se piquer, de
s’altérer dans un air humide. Le papier non collé
a ses partisans : aux yeux de certains, l’impression
s’y fait mieux et a meilleur aspect, surtout quand
l’ouvrage est accompagné d’illustrations. Pour
essayer de contenter tout le monde, les fabricants
ont adopté un moyen terme et créé le demi-collé.
Le papier couché est un papier très glacé qui
s’obtient en recouvrant une feuille de papier bien
collé d’une couche de colle de peau et de blanc de
Meudon mélangés. On y ajoute aussi souvent du
blanc de zinc ou du sulfate de baryte. Le papier
couché est surtout employé pour le tirage des
photogravures et des publications ornées de ce
genre de vignettes.
Ces papiers plâtrés et glacés, d’une blancheur
éclatante, si répandus aujourd’hui, sont des plus
pernicieux pour les yeux. On ne saurait mieux
comparer l’effet produit par eux sur la rétine qu’à
celui de la réverbération d’une route poudreuse
tout ensoleillée ou d’un champ de neige, qu’on
serait astreint à regarder. Des médecins allemands
ont, il y a quelque temps, dirigé des attaques très
vives contre les papiers couchés et, en général,
contre les papiers trop glacés et trop blancs.
« Nous n’avons pas besoin de faire remarquer,
écrit à ce propos la Revue Scientifique (2), quelle
transformation complète s’est produite dans les
papiers d’impression; on est bien loin des
antiques papiers de chiffon, dotés d’une coloration
grise ou bleuâtre, et d’un grain assez grossier,
qui, pour l’impression comme pour l’écriture,
exigeaient l’emploi de caractères de dimensions
assez grandes. On se sert maintenant, pour ainsi
dire exclusivement, de papiers faits de fibres
végétales diverses, mais dont la caractéristique
(1) liouillet, Dictionnaire , édit, refondue par MM. Tannery
et Faguet, art. Papier.
(2) Nu'néro du 3 juin 1809, p. GOG.
est de présenter une surface extrêmement lisse,
où la plume glisse, oit l’impression se fait en
petits caractères. Or, qu’on regarde ces papiers
perfectionnés, et l’on constatera qu’il se produit
souvent à leur surface des reflets intenses... toute
une série de reflets, d’ombres et de lumière qui
fatiguent considérablement l’œil. »
On avait déjà reproché aux belles éditions de
Firmin Didot d’avoir « rendu myopes nos pères
de 1830 (1) ».
Afin de remédier aux incontestables dangers
que présentent les papiers trop blancs, quelques
éditeurs ont fait choix, pour leurs impressions,
de papiers légèrement teintés, soit en jaune, soit
en bleu. Vers la fin du siècle dernier, l’éditeur
Cazin a fréquemment employé le papier azuré, et
ses charmants petits in-18, bien qu’imprimés en
fins caractères, se lisent sans fatigue.
Mais que dire des industriels qui, pour se sin-
gulariser, dans . l’espoir d’attirer l’attention,
s’avisent de tirer leurs ouvrages sur papier rose
ou rouge vif? Rien de plus pernicieux pour la
vue que les papiers rouges ; la lecture d’une
simple demi-page de cette couleur laisse dans la
rétine des tremblements, des papillotages, qui,
de l’aveu unanime des oculistes, peuvent avoir
les plus fâcheuses conséquences.
Fuyez donc comme la peste ces papiers aux
couleurs éclatantes. « Ménagez vos yeux! Ayez-
en un soin extrême ! » C’est le premier et le plus
important conseil à donner à tous ceux qui
aiment les livres et s’en servent.
Pour compléter ce chapitre, et bien que nous
considérions le livre surtout au point de vue pra-
tique, comme instrument d’étude et outil de tra-
vail, il convient de dire quelques mots des papiers
de luxe , d’en définir les principales variétés tout
au moins.
On appelle papier vergé celui qui laisse aper-
cevoir par transparence les empreintes des fils
métalliques qui forment le fond du moule où il a
été fabriqué, comme nous l’avons expliqué plus
haut. Nous rappelons que les empreintes les plus
rapprochées sont nommées vergeures , et que les
plus espacées, perpendiculaires aux premières,
sont les pontuseaux.
Il existe du faux vergé , c’est-à-dire du papier
vergé fabriqué non à la forme, mais à la machine.
On l’obtient en faisant passer la pâte encore
fraîche entre des cylindres à cannelures imitant
vergeures et pontuseaux, et où sont même au
besoin gravées des marques d’eau.
Le papier de Hollande est, en dépit de son
nom, un papier d’invention et de fabrication
absolument françaises. Ce sont de nos ancêtres
appartenant à la religion réformée, qui, obligés
(I) l' Intermédiaire des chercheurs et curieux, n° 818,
col. 808.
312
LE MAGASIN PITTORESQUE
de s’enfuir à l’étranger, après la révocation de
l’édit de Nantes, portèrent leur industrie et leurs
procédés aux Pays-Bas, et, de là, nous expédièrent
leurs produits. Lorsqu’il est de bonne qualité, de
pur fil, le papier de Hollande, d’ordinaire vergé,
est résistant, ferme, sonore et de très bel aspect.
11 a 1 'inconvénient de ne pas très bien prendre
l’encre, et les impressions qu’on y fait sont sou-
vent quelque peu ternes et grisâtres.
Le papier Whatman, aussi d’origine française,
ressemble au papier de Hollande, mais est
dépourvu de vergeures. Il est également très ferme
et très solide. On l’emploie pour le dessin linéaire
et le lavis.
Le vélin, ainsi nommé parce qu’il a la transpa-
rence et l’aspect de l’ancien vélin véritable,
provenant de la peau de jeunes veaux, est un
papier sans grain, très uni, lisse et satiné,
excellent pour le tix*age des vignettes. D’une façon
générale, tout papier fabriqué à la forme et sans
vergeures est qualifié de vélin.
Le papier de Chine se fabrique avec l’écorce
du bambou. Il a une teinte grise ou jaunâtre, un
aspect « sale », plus ou moins prononcé. Cela
vient de ce que sa fabrication s’effectue en plein
air. 11 est, en outre, très mince, très léger et
inconsistant. « Le papier de Chine doit sa répu-
tation, non pas à sa propre beauté, mais bien à
ses affinités particulières avec l’encre d’impres-
sion. Son tissu lisse et mou tout ensemble est
plus apte qu’aucun autre à recevoir un beau
tirage.... L’impression y vient avec une incom-
parable netteté. Les livres imprimés en petit
texte gagnent particulièrement à être tirés sur
chine (1). »> Ce papier est très sensible à l’humi-
dité, aussi est-il bon de le faire encoller aussitôt
après l’impression.
Le papier du Japon est un superbe papier
blanc ou légèrement teinté en jaune, soyeux,
satiné, lustré, à la fois transparent et épais, qui
absorbe l’encre très facilement et fait on ne peut
mieux ressortir les tons des dessins. Il provient
de l’écorce d’arbrisseaux de la flore japonaise,
tels que le midzumatu ( Edgeworthia papyri-
fera ), dont les fibres sont molles, souples, longues
et solides; le kozo-kodzou (. Broussonetia papy-
rifera ), fibres grosses, longues et solides; le
gampi ( Wickstrœmia canescens), aux filaments
très délicats : le papier fourni par ce dernier
arbuste est particulièrement fin, souple et
lisse (2).
On appelle aujourd’hui papier parchemin ou
faux parchemin un papier sans colle, trempé
dans une solution d’acide sulfurique, ce qui lui a
donné une transparence jaunâtre, rappelant le
vrai parchemin. On utilise fréquemment ce papier
comme couverture de volumes. Albert CIM.
(1) Le Livre du Bibliophile , Paris, Lemerre, 1874, pp. 32, 33.
(2) Cf. Magasin Pittoresque, avril 1877 : on y trouve deux
articles très intéressants relatifs à la fabrication du papier du
Japon. Cf. Maire, Manuel du Bibliothécaire, p. 373.
LA RÊVERIE
La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.
La bulle éclôt; de plus en plus ténue,
Elle se gonfle, oscille au moindre vent,
Puis, détachée, elle aspire à la nue,
Part et s’envole, et flotte en s’élevant.
Elle voyage (ainsi fait un beau rêve)
Sans autre but que de s’enfuir du sol ;
Une vapeur, un parfum la soulève,
Un rien l’entraîne ou ralentit son vol.
Dans un nuage autrefois suspendue,
Elle voguait par l’éther, en plein jour!
Du ciel tombée elle est au ciel rendue,
Elle remonte à son premier séjour.
Et c’est pour elle un souverain délice,
Fille de l’air, moins pesante que lui,
De l’explorer, et, qu’elle plane ou glisse,
De se fier à son subtil appui.
Miroir limpide et mouvant, toutes choses
Y font tableaux passagers et tremblants ;
Les monts lointains et les prochaines roses
Et l’infini se mirent dans ses flancs.
Sous le soleil dont tous les feux ensemble
En s’y doublant s’y croisent ardemment,
Elle s’irise et rayonne, et ressemble
A quelque énorme et léger diamant.
Mais il suffit que près d’elle se joue
Une humble mouche, un flocon dans les airs,
Et soudain crève, et tombe, et devient boue,
La vagabonde où brillait l’univers !
La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.
SULLY-PRUDHOMME.
MADRIGAL
Vos yeux sont de frais bluets,
Des bluets après la pluie.
Jeune fille aux doigts fluets,
Vos yeux sont de frais bluets
Dans leur grâce épanouie.
Sur l’or clair de vos cheveux
L’aube des vingt ans se lève.
Laissez planer mes aveux
Sur l’or clair de vos cheveux,
Mon âme est pleine de rêve.
Mon âme est pleine d’amour,
Voici fleurir les pervenches.
Gaie ou triste tour à tour,
Mon âme est pleine d’amour.
Mon âme est dans vos mains blanches.
Pour un bel anneau d’or fin,
Mes lèvres vous ont baisée,
O chère petite main !
Pour un bel anneau d’or fin
Au doigt de ma fiancée.
M. TINAYRE.
11 y a toujours en nous quelque chose que l’âge ne mûrit
point ; et c’est pourquoi les faiblesses et les sentiments de l’en-
fance s’étendent toujours bien avant, si l’on n’y prend garde,
dans toute la suite de la vie. — Bossuet.
LE MAGASIN PITTORESQUE
313
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Voici les Palais des Beaux-Arts inaugurés, aux
Champs-Elysées. La cérémonie officielle a été, comme
on le sait, prématurée et mal organisée. Mais enfin,
le public peut pénétrer dans ces deux superbes édi-
fices, et ce lui est un repos, en même temps qu’une
consolation des mécomptes qu'il éprouve autre part,
devant tant d’autres portes toujours fermées. Et encore
le grand Palais n’est-il pas complètement installé;
la sculpture surtout y a été prodigieusement en retard.
Il faut laisser s'écouler une nouvelle quinzaine avant
de pouvoir faire là une étude d’art qui sera fructueuse.
Heureusement, au Petit Palais tout est en place —
sauf quelques carrosses et quelques armures, peut-être
— et on ne saurait trop louer le zèle des fonction-
naires chargés de ces arrangements de collections,
qui ont dépensé, vraiment, une activité très précieuse.
Les décorations de la Légion d’honneur, qui ont été
attribuées à ce propos à M. Roujon, àM. Molinier, à
M. Roger Marx, à M. Berr de Turique ont été large-
ment méritées, ainsi, du reste, que lesmodestes palmes
décernées aux attachés dont la plupart étaient des
fonctionnaires improvisés, n'attendant aucune rétri-
bution et qui se sont mis à l’œuvre avec tant de cœur
qu’il est — détail amusant — quantité d'étiquettes,
placées sur des objets, qu’ont tracées, de leur
propre écriture, des critiques d’art en renom. Ils n’au-
raient pas fait avec plus de joie sincère un magistral
article. Le succès, mieux encore qu’un bout de ruban,
les en récompense. II est très grand.
Ce Petit Palais, en effet, n’a pas seulement l’exté-
rieur le plus gracieux et le plus pur de lignes que
l’on pût désirer ; sa disposition intérieure autant
que la disposition et l’ameublement de ses salons
porte la marque d’un goût parfait. C’est un des beaux
morceaux architecturaux de l’Exposition. Au centre,
quand la porte est franchie, son jardinet tout fleuri
et plein d’arbustes rares a un aspect reposant d’oasis
au milieu des blancheurs des pierres et des dorures du
staff qui aveuglent encore le visiteur venu des Inva-
lides, par exemple. Sur ce jardinet, prennent jour
des salles, très bien éclairées, dont l’ordonnancement
général est assez régulièrement et assez intelligem-
ment fait pour qu’on trouve, tout de suite, ce que l’on
cherche, car il n’y a pas encore de catalogue : on ne
l’apercevra qu’en juin, dit-on. A la rigueur, on peut
s’en passer.
Les collections sont rangées très méthodiquement,
par catégories d’objets et par styles, par époques. Elles
comprennent, on l’alu déjà, un peu « de tout», c’est-à-
dire tous les objets, bibelots, meubles, tapisseries,
morceaux d'orfèvrerie, etc., etc., qui se rencontrent
d’ordinaire chez les grands marchands de curiosités
et chez les amateurs où le public n’a pas accès. On a
puisé également dans les trésors d’église, dans cer-
tains musées de province. Chacun, particulier ou
représentant de l’État, des villes, a fort obligeam-
ment prêté les pièces les plus rares de son propre
trésor ; les conservateurs ont fait un choix, et il en est
résulté un merveilleux ensemble de richesses artis-
tiques qui ne sera visible que duranL ces six mois,
ha difficulté, on le conçoit, n’était pas mince d’éviter
que tant de morceaux de provenance et de caractères
si divers, eussent l’aspect d’un magasin de bric-à-
brac ou d'une salle des ventes de l'hôtel Drouot. M. Mo-
linier et ses collaborateurs ont triomphé de cet
obstacle et mis de l’ordre, de la clarté, de la « science
d’art » à la portée de tous.
Tout autour du jardinet central, les petites salles
contiennent notamment des statuettes, vierges, cros-
ses, coffrets, reliques, depuis l'époque gallo-romaine
jusqu’au siècle dernier. A côté, sont des coupes démê-
lai, des lutrins, desvilrinesdeclefs, des armures. Voici,
dans deux autres salons, les verreries, parmi lesquelles
les vases antiques oxydés, irisés, puis les poteries, les
émaux peints de Limoges, les faïences de Bernard-
Palissy et les Rouen, les Nevers, les Moustiers, les
Nancy, les Sèvres, etc.
Plus loin, ce sont les chefs-d’œuvre d’orfèvrerie
religieuse, d’admirables étoffes sacerdotales (la chape
de saint Bertrand de Comminges, puis des miniatures
qui nous sourient agréablement, car cet art si féminin
évoque toujours pour nousl’idée d'unminoissouriant...
Quand on a passé un après-midi — et ce n'est pas
suffisant, — parmi ces merveilles familières ou solen-
nelles, on passe dans le pourtour du palais, dans les
galeries de façades ou latérales. Elles ont un aspect
majestueux, avec leurs énormes fenêtres, d’un dessin
sévère, qui font valoir la hauteur des plafonds et la
masse imposante des objets exposés. Ceux-ci, en effet,
sont des meubles en majeure partie et des meubles de
musée ou de collections richissimes auxquels il faut ce
cadre somptueux. On en trouve des spécimens remon-
tant au moyen âge (quelques bois, plus curieux qu’ar-
tistiques), auprès desquels on a placé des témoins de
leur âge plus intéressants, notamment les portes de
la cathédrale du Puy, que l’on a démontées, des cha-
piteaux romans, des statuettes des tombeaux de Phi-
lippe Le Hardi et Jean de Bourgogne. Mais, dès le
xive siècle, les mobiliers sont presque au complet :
chaises, coffres, lits, etc. Du xve siècle, on admirera le
iit, un peu restauré, d’Antoine de Lorraine; au xvie
deux cabinets d’ébène qui proviennent de Eontaine-
bleau ; du xvnc siècle (une salle entière en est remplie) :
les I apisseries de Cozette, Vie de Louis XIV, et un tapis de
la Savonnerie, le grand cartel de Eontainebleau, des
commodes de la bibliothèque Mazarin, une statuette
du Roi Soleil par Girardon, en acier damasquiné, des
tableaux, un Largillière, un Rigaud, qui jettent là une
note de vie amusante.
Et voici encore deux salles de la Régence, de Louis XV
(façade sur le Cours-la-Reine), salles étonnamment
riches et variées : des armoires avec bronzes de Cres-
sent, une enseigne de marchand de tableaux qui fut
peinte par Watteau, des canapés et fauteuils en bois
dorés et tapisserie, puis une profusion dé boîtés à
poudre, à mouches, à tabac, à pastilles, qui sont les
plus charmants riens du monde... Enfin, le Louis XVI :
tableaux d’Hubert Robert, portrait du Roi par Collet,
commode du maître ébéniste Reisener, toute une
vitrine d’œuvres de Clodion, l’armoire à bijoux de
Marie-Antoinette par Jacob... etc., etc... Que d’efforts
d’invention artistique représentés là! Quelle valeur
numéraire aussi? On ne sait. C’est,, on ne peut trop le
redire, une occasion unique d’affiner son goût, de
prendre des points de comparaison, des notes person-
nelles, auprès de ces chefs-d’œuvre, presque tous
incontestés, dont les cent cités ci-dessus ne donnent
qu’un infinitésimal résumé. On y dépenserait une
semaine. Paul BLUYSEN.
314
LE MAGASIN PITTORESQUE
l&héâtre
LA MUSIQUE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Le « Follet », légende lyrique en un acte de M. Pierre
Barbier , musique de M. Lefèvre.
Un aimable conte, élégamment vêtu d’une partition
gracieuse, telle est en résumé l’œuvre de MM. Barbier
et Lefèvre. Le livret en est extrêmement simple : il
s’agit de deux époux qui se querellent, se fâchent, et
finalement sont réconciliés par un espiègle et subtil
follet. Il va de soi que la scène se passe dans un ma-
noir de la Bretagne, hanté comme il convient par de
nombreux Korrigans, lesquels n’ont heureusement
rien de terrible. Et tout est bien qui finit bien.
M. Lefèvre a écrit sa partition suivant les us et
coutumes de l’ancienne école, c’est-à-dire en reliant
les airs et les morceaux d’ensemble par des passages
parlés, avec cette seule différence que lesdits passages
sont discrètement soutenus par l’orchestre, ce qui
est, à mon avis, une idée très heureuse, car la com-
préhension du sujet s’en trouve singulièrement faci-
litée, tant pour les paroles que pour la musique.
Le public a particulièrement goûté le premier
chœur à la cantonade, l’évocation des follets, page
adroitement écrite et non sans originalité ; l’invoca-
tion à la lune, agrémentée fort à propos de lointaines
symphonies vocales, et le joli petit air des rires.
A tous égards parfaite en son rôle, Mlle Eyreams
y a remporté un grand succès ; elle a été secondée
à souhait par la toujours gracieuse MlleLaisné, ainsi
que par MM. David et Delvoye.
La mise en scène très pittoresque du Follet a
prouvé à tous que le sympathique et habile directeur
de notre seconde scène lyrique apporte le même soin à
monter les petites pièces que les grands ouvrages
lyriques. Ce lui est un titre de plus à la reconnais-
sance du public... et surtout des compositeurs.
Em. fouquet.
Géographie
Le pôle et l’équateur. — Les missions de Gerlache
et Borchgrevink au 'pôle antarctique. — Expédition du
comte Léontieff dans l'Éthiopie.
Une nouvelle sensationnelle est parvenue ces
jours-ci en Europe, annonçant au monde savant la
découverte du pôle magnétique austral par la mission
Borchgrevink. Le Magasin Pittoresque a exposé, au
mois d’août 1899, l’état actuel des explorations antarc-
tiques ; le retour de la mission belge conduite par
M.de Gerlache, les préparatifs de l’expédition antarc-
tique anglo-allemande. Des communications faites à
différentes sociétés savantes ont fait connaître les
principaux résultats de la campagne de la Belgica.
Celle-ci s’était donné pour but essentiel non pas
d’atteindre les plus hauts parages, mais d’étudier les
régimes physique, hydrographique, les vies animale
et végétale de ces régions éloignées, délaissées par
les investigations des savants depuis bientôt un
siècle. M. A. de Gerlache, homme jeune encore, ar-
dent et expérimenté à la fois, s’est appliqué par-des-
sus tout à pourvoir son navire des outillages scienti-
fiques les plus perfectionnés ; il s’est entouré, en
outre, de divers spécialistes: MM. Arctowski, pour
les études océanographiques, les observations météo-
rologiques, la zoologie et la botanique ; Fr. Cook,
médecin de bord, pour le service photographique et
les observations anthropologiques ; E. Danco (mort
en cours d’expédition et remplacé par M. G. Le-
cointe), pour les observations magnétiques et de pen-
dule. Le but de la mission a été parfaitement atteint.
Les matériaux rapportés, nombreux dans toutes les
branches, font honneur à l’activité du chef de l’ex-
pédition et de ses collaborateurs. Leur étude ne sera
naturellement achevée que dans deux ou trois ans.
Imitant en cela le gouvernement norvégien qui a pris
à sa charge les frais de la publication du fameux
voyage du Fram (expédition Nansen), le gouver-
nement belge s’occupe dès à présent d’assurer la
publication des divers matériaux recueillis par
M. de Gerlache. Une commission spéciale a été nom-
mée pour l’organisation de celte grande œuvre.
M. Borchgrevink, le dernier arrivé, doit son expé-
dition à la libéralité d’un Mécène anglais, sir George
Newnes. Le chef de cette nouvelle mission, d’origine
norvégienne, est un vétéran de l’expédition polaire.
Déjà en 1895 il avait fait un séjour à la terre Victo-
ria (région polaire sud). Sa récente campagne, entre-
prise en 1898, l'a conduit à la latitude 78°, 50', soit
quarante minutes plus loin que le dernier point
atteint jusqu’à présent par les explorateurs (John
Ross parvint, en 1842, à la latitude 78°10'). Le monde
des géographes attend avec une fiévreuse anxiété la
publication des résultats de cette expédition.
Disons encore que, conjointement avec la mission
antarctique préparée en Angleterre pour l’année
prochaine, une expédition écossaise est en ce mo-
ment en voie de préparation, en vue de reconnaître
les abords de la terre de Graliam. La mission, com-
posée de plusieurs spécialistes, se propose de séjour-
ner pendant deux années de suite dans ces parages
et se consacrera particulièrement à l’étude de la vie
animale et du régime hydrographique de l’Océan
glacial.
Un autre événement géographique ayant pour
champ d’action une contrée diamétralement opposée
aux pôles — au point de vue climatérique, s’entend —
a eu ces jours-ci les honneurs de la presse et du pu-
blic spécial qui suit avec une attention soutenue les
progrès de la pénétration européenne en Afrique.
Le comte de Léontieff, nommé par l’empereur Méné-
lik djedjaz ou gouverneur des provinces équatoriales
de l’Éthiopie, a rendu compte à la Société de géogra-
phie, le 5 mai dernier, des résultats de deux années
d’exploration dans le Havar et aux abords du lac
Rodolphe. L’expédition, d’allure militaire, ne comp-
tait pas moins de deux mille Abyssins, encadrés par
cent cinquante tirai Heurs sénégalais et quelques blancs.
Bien que dirigée par un sujet russe, aux ordres d’un
souverain éthiopien, la mission Léontieff peut être con-
sidérée comme une mission française, tant par sa
composition que par l’esprit qui présida à sa forma-
tion et à ses travaux. C’était une sorte de contre-
partie de la mission conduite par l’infortuné Botte-
go, composée d’éléments italiens, mais subvention-
née et dirigée par des capitalistes anglais, avec
l’approbation et les encouragements du gouverne-
ment britannique. Les résultats de la mission Léon-
LE MAGASIN PITTORESQUE
315
tieff sont relativement considérables. Lepays semble
pacifié et conquis à l’influence du Négus. Sur la route
même de l’ancienne mission italienne et à peu de
distance de l’endroit où fut massacré son chef, Victor
Bottego, au sud du lac Rodolphe, une ville a été fon-
dée, Sebillonville, baptisée du nom de l’un des prin-
cipaux collaborateurs du M. de Léon tieff.
On sait que presque en même temps que M. Léon-
tieff, notre compatriote, le prince Henri d’Orléans,
suivait un itinéraire plus au nord, dans le Choa.
L’œuvre de la pénétration européenne et particu-
lièrement française en Éthiopie est donc fort avan-
cée. 11 serait à souhaiter que la prépondérance fran-
çaise se maintînt dans cette partie de l’Afrique où
elle a déjà su acquérir une place importante sans
effusion de sang ni trop de sacrifices pécuniaires.
P. LEMOSOF.
LA VIE EN PLEIN AIR
La locomotion animale n’est plus à la mode, et
d’aucuns nous prédisent que d’ici quelques années,
elle aura complètement vécu .
Je le regretterais pour ma part: avec M. de Buffon,
dont la plupart de
nos cyclistes et auto-
mobilistes ignorent
le nom, j’estime que
« la plus noble con-
quête que l’homme
ait jamais faite » est
celle de ce « fou-
gueux » animal qui
s’appelle le cheval.
Qu’il soit monté en
selle ou attelé , il
donne une impres-
sion d’art que cher-
chentvainement à lui
disputer nos chauf-
feurs avec leurs voi-
tures décapitées.
La mécanique en
main, il est donné à tout le monde de diriger un véhi-
cule électrique ou à vapeur. Pour conduire un che-
val ou des chevaux, il faut à la fois de l’étude, — une
longue élude, — de la volonté, du nerf et de la
psychologie, sans parler des qualités artistiques qui
ne sont pas à dédaigner.
Le cocher de fiacre, qui conduit si mal les animaux
qui lui sont confiés et qui ne possède ni le goût ni
les qualités requises pour conduire des chevaux,
devait être une des causes de l’engouement de la
foule pour les voitures automobiles.
A voir certes les chevaux entre les mains de nos
automédons, qui ne savent les diriger qu’à coups de
fouet redoublés, beaucoup ont perdu le goût du che-
val. C’était fatal. 11 s’agit de savoir si nos cochers
feront meilleure figure quand on les transformera en
mécaniciens.
L’autre jour, pour inaugurer le mois de mai — que
je salue avec joie, car il nous apporte le bon et
réconfortant soleil — j’étais invité par M. Hyde, le
sympathique vice-président de la compagnie (l’assu-
rance sur la vie, l'Équitable des États-Unis, à faire le
voyage de Paris à Versailles en mail-coach.
Tous les Parisiens ont pu voir, pendant les jours
d’été, vers six heures du soir, un magnifique mail-
coach, le Magnet, déboucher sur la place de l’Opéra
par la rue de la Paix et ramener de Versailles des
Anglais ou des Américains, voire même des Français,
tandis que le piqueur, debout à l’arrière de la voiture,
sonnait majestueusement de la trompe.
C’est le Magnet, appartenant à M. Edwin Howlett,
sur lequel nous avons fait noLre délicieuse excur-
sion. Je dois donner d’abord le nom des invités
deM. Hyde : M. Peck, commissaire générales États-
Unis ; M. Maurice Binder, député ; M. Alexander, le
peintre américain très connu; M. Rogers, directeur
des groupes de l'Enseignement et de l’Économie
sociale pour la section des États-Unis, à l’Exposition ;
M. Si mmes, directeur adjoint du groupe des Arts
industriels, et enfin mon excellent ami Peixotto,
directeur général à Paris de l 'Équitable des États-Unis.
En une semblable compagnie, cette partie de plein
air devait doubler d’intérêt. M. Hyde tenait les guides
et menait avec une habileté et une poigne peu ordi-
naires quatre magnifiques bais bruns dont l’ardeur à
franchir les distances ne demandait qu’à être calmée.
Morris Howlett, qui est un maître dans Fart de
conduire, se tenait à ses côtés pour lui donner des
conseils en cas de
besoin.
En fait de conseils,
il lui a prodigué des
éloges, tout à fait
mérités d’ailleurs. Le
père de Morris How-
lett, Edwin Howlett
est le meilleur maître
de guides qui existe
dans nos murs. De-
puis 186i il a donné
des leçons à presque
tous les sportsmen
qui veulent appro-
fondir leurs connais-
sances en conduisant
un mail-coach ou les
chevaux en tandem.
Il a inauguré le service de mail-coaches entre Paris
et Versailles, qui a promptement obtenu un très
grand succès, et la saison actuelle est la trente-troi-
sième des mails-coaches du père Howlett.
Son fils, qui est son élève le plus brillant, est
devenu un des premiers experts en matière de coa-
ching. A l’àge de sept ans il conduisait un mail-coach
au Concours hippique et obtenait un prix.
Sa présence sur le Magnet est le meilleur gage de
sécurité.
Un mail-coach au Bois de Boulogne, c’est un évé-
nement aujourd’hui. Lorsque nous sommes arrivés
avenue des Acacias, à bonne mais tranquille allure,
un garde du bois nous a arrêtés. Depuis les derniers
exploits des chauffards, les agentset les gardes font du
zèle d’une façon un peu intempestive. Il paraît qu’il
y a un arrêté défendant aux « gros véhicules » de
passer dans certaines allées du Bois, sans permission
spéciale.
Mais qu’entend-on par gros véhicules ? Evidemment
les énormes charrettes ou chariots qui dépareraient
les routes du Bois. C’est ce (pie très respectueusement
plusieurs d’entre nous firent observer à cet agent
Le luuil-coach Maqnec.
316
LE MAGASIN PITTORESQUE
irascible de l’autorité. Je voyais le moment où il
nous aurait fallu rebrousser chemin, à la grande
joie, sans doute, des automobilistes qui voudraient
bien être les maîtres exclusifs de nos routes, qui
sont maintenant imprégnées de l’odeur du pétrole.
Après dix minutes d’arrêt forcé — grâce à cette
belle administration que l’Europe ne nous envie pas,
— nous étions autorisés à reprendre notre course vers
Versailles. Après avoir longé le bord de la Seine
d’où on aperçoit sur la hauteur Saint-Cloud, étagé
sur la colline, dorée par le soleil, nous montons par
Saint-Cloud et Rocquencourt vers Versailles, rencon-
trant des cyclistes et des chauffards marchant à des
allures désordonnées, tandis que les chevaux du
Magnet , admirablement en mains, à un trot très
allongé, faisant 9 kilomètres à l’heure environ,
nous permettaient de jouir de notre promenade, de
causer et de rire. A midi et demie précis nous
entrions dans Versailles, avec bel appétit, et nous
étions bientôt installés au restaurant des Réservoirs.
Là nous attendait un nouvel hôte, le conservateur du
musée de Versailles, M. de Nolhac, un des amis de
M. Ilyde. Après un succulent déjeuner, nous allions,
sous son aimable direction, visiter quelques salles du
château où le public n’est pas admis. Mais ceci n’est
plus du domaine du plein air. Je le note en passant,
comptant prochainement parler aux lecteurs du
Magasin Pittoresque du musée de Versailles inédit et
de l’œuvre accomplie par son distingué conservateur.
Que de belles choses et quel le grande époque évoque
une pareille visite ! Pour étudier le xvne et le
xvme siècle, il faut sans cesse renouveler ses visites à
Versailles, et quant à la nature, où est-elle plus
harmonieuse, où sont les parterres comparables à
ceux de Lenôtre, où trouve-t-on des sculptures plus
belles que celles qui ornent les pièces d’eau du parc?
La légende veut que le palais et le parc de Ver-
sailles aient entraîné des dépenses exagérées. L’his-
toire viendra bientôt, chiffres en mains, détruire la
légende. 1\I. de Nolhac possède toutes les notes, et il
nous prouvera que cette gloire et cette beauté furent,
commercialement parlant, « une bonne affaire ».
Me voilà entraîné loin du Magnet. J’y reviens,
ou plutôt j’y remonte, pour dire que le retour à
Paris, par Viüe-d’Avray et Suresnes, fut charmant,
très gai, très cordial et aussi très remarqué par
les sportsmen qui se promenaient au Rois.
M. Hyde, qui est un ami de la France en général,
et de Paris en particulier, doit être sincèrement
remercié pourlesplaisirs multiples qu’il nous procura.
Maurice LEUDET.
CAUSERIE MILITAIRE
L’Exposition universelle de 1900 est ouverte depuis
un mois, et les visiteurs ont essayé en vain jusqu’à ce
jour de pénétrer dans l’intérieur du Palais des Armées
de terre et de mer. La « Grande Muette » se tait et
n’expose pas encore ses merveilleuses collections.
A la porte du majestueux monument élevé par
M. Umbdenstock, des soldats coloniaux indigènes,
de planton, ne se départissent eux aussi de leur mu-
tisme, lorsqu’un Parisien plus avisé que les autres
veut leur demander un renseignement, que pour
répondre : « Macache Sabir, M’siou, sarhice! » La
curiosité s’en éveille et le public s’impatiente de ne
pouvoir entrer dans ce temple de la Guerre qu’on
semble ne vouloir ouvrir qu’à regret dans cette vaste
exhibition universelle en faveur de la Paix,
Que les temps sont changés ! Le vieil adage de
l’empereur romain : si vis pacem, para bellum, est-il
donc devenu une telle ànerieauxxe siècle ? On voudrait
peut-être nous le faire croire; mais, en dépit des uto-
pistes, il est à craindre qu’en un jour prochain peut-
être, ne s’affirme le précepte contraire, « qu’à trop
vouloir la paix, on ne récolte la guerre ».
On dit (ce ne sont peut-être que des bruits) que l’Ex-
position des armées de terre et de mer a été quelque
peu délaissée par les pouvoirs publics. Les différentes
subdivisions de cette classe, destinée à montrer nos
gloires passées, notre force actuelle, et à imposer la
conliance à venir, manquent de liens entre elles.
Malgré tout le bon vouloir des éminents présidents
placés à la tête des commissions, les difficultés se sont
accumulées, et les moyens les plus élémentaires ont
fait défaut. Tout cela manque d’homogénéité et de
direction générale unique. On travaille sous le régime
du : débrouillez-vous. Pour la partie rétrospective, par
exemple, si riche en souvenirs, si glorieuse pour notre
armée, notre grand peintre militaire Détaillé, secondé
par des collaborateurs dévoués et désintéressés,
MM. Levert, J. Rousset, capitaine Carlet, fait en ce
moment les efforts les plus louables pour arriver,
avec les moyens dérisoires mis à sa disposition, à
constituer une exposition du costume militaire, digne
de fixer l’attention des visiteurs du Palais. Nous ne
doutons cependant pas du succès personnel des orga-
nisateurs. Grâce à des prodiges, l’exposition rétro-
spective sera entièrement sortie de leurs mains.
La visite des collections du Palais des Armées de
terre et de mer se complétera d’ailleurs par celle des
belles salles du Musée de l’Armée, à l’hôtel des Inva-
lides. Ici encore, l’État ne fait rien ou presque rien
pour payer un peu de gloire à la France ; l'initiative
privée, la générosité des donateurs, supplée à son
maigre budget de 20000 francs par an (personnel,
entretien, installation, achats), au moyen duquel le
vieux général Vanson, surmontant ses fatigues phy-
siques, renonçant aux loisirs de la retraite, est arrivé
à doter la France d’un musée du souvenir, auquel son
nom restera éternellement attaché.
Peu de personnes savent comment est organisé le
Musée de l’Armée, dont nous sommes redevables à la
patriotique société de « la Sabretache », aux efforts
soutenus depuis dix ans, et à la générosité de ses
membres. Ce musée fonctionne avec un personnel
des plus restreints, et c’est vraiment pitié de penser
que le général Vanson n’est aidé dans son labeur que
par un adjoint du génie, fort érudit il est vrai,
M. Amman, mais qui ne peut suffire seul à l’écrasante
besogne de l’organisation, de la conservation et de
l’entretien du Musée. Quelques soldats ouvriers,
momentanément détachés de leurs corps, un sergent
secrétaire, et un invalide! C’est tout. Avec cela, il ne
faut pas oublier qu’une bibliothèque est jointe au
musée. Seulement, il n’y a pas de bibliothécaire!
Capitaine FANFARE.
Le vrai courage consiste à braver les périls et non à parader
au milieu des combats sans y avoir été appelé par le devoir.
— Lannes.
LE MAGASIN PITTORESQUE
317
VARIÉTÉS
AU PAYS DES TOUAREG
La page que voici est extraite d’un très beau volume édité par
Ollendorf, le Touareg, par notre collaborateur Albert Fermé.
Il y a dans ce livre, à côté d’un drame africain saisissant, une
curieuse étude du caractère targui et des scènes grandioses de
la vie du désert.
... Au loin, à l’horizon, sur le ciel incandescent se
découpent en noir les dures silhouettes des cavaliers
voilés, armés de leurs longues lances.
Des dunes et des dunes, un jaune océan de sahie
sur lequel se ruent des trombes de feu qui creusent
des abîmes, soulèvent des montagnes. Puis se dérouie
une immensité immobile, un désert de pierres : des
pierres noires à perte de vue, une mer d’encre figée ;
pour ciel, une plaque d’argent étincelante ; pas une
goutte d'eau, pas une herbe, pas trace de vie ; les
oiseaux n’osent pas traverser ces solitudes lugubres,
les insectes même y périssent.
Ils vont, ils vont toujours, les cavaliers au voile de
deuil, haut juchés sur leurs méhari, le bouclier au
bras, la lance au poing.
Au milieu de la plaine, une haute montagne
s’érige en arêtes vives, où l’œil surpris croit distinguer
des tours, des aiguilles, des temples, des remparts ;
les cavaliers passent silencieux, la tête baissée, pres-
sant leurs montures. C’est le Château-des-Esprits, où
nul être humain n’a pénétré. Une population mysté-
rieuse y habite, une race surnaturelle créée avant
Adam.
Ils ne s'arrêtent pas non plus au bord de ce lac
dont la surface luisante tente en vain les méhari. En
observant de près ces eaux, on voit qu’elles sont
épaisses, sirupeuses. Une étoffe qu’on y trempe se
transforme en charpie ; le cuir y devient combustible
comme l’amadou. Parfois, on entend de sourdes
explosions qui agitent pour un instant la lourde nappe
dormante.
Un puits: on dirait un cratère, un entonnoir de
formica- leo monstrueux. On y descend par des rampes
en spirale. Auprès, quelques palmiers agitent leurs
aigrettes, de maigres pâturages verdissent. La tribu
s’est installée. Des tentes de cuir peint en rouge abri-
tent les guerriers ; les huttes sont pour les serfs et
pour les esclaves.
Un miad (assemblée). Lanuit, à la lueur de bizarres
luminaires qui sont de grosses pierres poreuses imbi-
bées d’huile posées à terre.
Deux groupes d’hommes vêtus de noir, voilés de
noir, sont rangés en deux arcs de cercle qui se font
face ; chacun de ces hommes a sa lance plantée en
terre derrière lui.
Entre les extrémités des deux arcs sont assis des
marabouts, le chapelet en main, et aussi des sorciers,
car les Touareg, musulmans douteux, croient aux
démons plutôt qu’à Dieu.
Des imprécations ont été lancées contre les esprits
hostiles. Alors, se plaçant tour à tour au milieu du
cercle, chacun expose son avis, lentement, noblement;
on dirait des sénateurs qui délibèrent. Or, il s’agit de
pillages, de guet-apens, d’assassinats.
L’assistance écoute, silencieuse.
Les chefs concluent. Quels que , soient les avis
exprimés, ce sont eux qui décident souverainement.
Un rhezi. Cachés près d’un point d’eau où s’arrêtera
forcément la caravane, on attend, les chameaux à
genoux, les hommes couchés à côtés de leurs lances.
Très au loin apparaissent des taches sombres,
fourmis à peine perceptibles ; elles s’évanouissent
de temps en temps dans les plis de l’immense plaine,
puis reparaissent plus proches. Des heures et des
heures passeront avant que l’œil distingue un long
chapelet d’hommes et de chameaux.
Elle est riche, la caravane. A Radamès, nos chouaf
(espions) ont eu la connaissance du chargement ; des
étoffes et des aciers pour plus de cent mille piastres,
et autant d’argent dans les sacoches, en bons douros
au canon d’Espagne, en bons thalers de Marie-Thérèse
d’Autriche (1).
Combien de chameaux? quatre-vingts. Combien
d’hommes? cinquante. Des Chambàs. Le Iihebir (con-
ducteur) seul est Targui; c’est le fameux Dob. Tuas
trahi ta nation, Dob ! Il y a aussi des traîtres parmi
tes compagnons; la forêt n’est brûlée que par ses
propres arbres.
Ils ont avec eux deux explorateurs, deux Français.
Les Français se fient à d’anciens traités, à des papiers,
à la signature du vieux Ikhenoûkhen. Imbéciles !
Alerte ! la caravane s’est arrêtée, ses éclaireurs
nous ont éventés. Il est temps ! En selle ! Au galop
les méhari !
Un ouragan de sable et de javelots a fondu sur la
caravane ; elle riposte par des coups de feu. Les
Touareg attaquent sur tous les points à la fois avec la
lance et le sabre.
Les deux explorateurs et leurs domestiques, coupés
de la caravane, se sont retranchés entre leurs cha-
meaux abattus et des touffes de soboth (grands joncs
du désert). Le feu incessant de leurs carabines à répé-
tition tient en respect les hordes qui tournoient autour
d’eux.
Jebbour, chef des Touareg, crie à Dob le khebir :
— Tu es venu nous rendre visite, cousin ; pourquoi
as-tu amené des chrétiens? Nous n’aimons pas ces
gens-là.
— Je suis musulman et j’observe la foi jurée,
répond Dob. Toi, tu es un chien sans loi et sans
Dieu.
— U y a du vrai dans ce que tu dis là, cousin,
ricane le bandit. Invoque donc Dieu; moi, je ne fais
appel qu’à mon bras.
Il a joint le khebir. Targui contre Targui! Les deux
hommes s’attaquent avec furie, le sabre d’une main,
le poignard de l’autre.
Plusieurs combattants ont suspendu la lutte et
contemplent ce duel entre les deux chefs.
Cependant les balles françaises grêlent toujours.
Une douzaine de Touareg, la poitrine traversée, la
tête cassée, jalonnent la dune. Devenus prudents,
s’abritant derrière les touffes de soboth, les assaillants
se servent maintenant du javelot ou de la flèche.
Jebbour et Dob ont jeté leurs sabres trop longs
pour l’impatience de leur rage; ils se sont saisis à
bras le corps et cherchent à se frapper de leurs poi-
gnards. Nus jusqu’à la ceinture, on voit à chacun
d’eux, au biceps gauche, un anneau de pierre verte,
le signe de reconnaissance de la race, un énorme
anneau de serpentine, un talisman, une arme aussi.
Ils sont tombés, le bandit dessus. 11 va poignarder
(1) Monnaie en usage au Soudan.
318
LE MAGASIN PITTORESQUE
en plein cœur son adversaire,, quand celui-ci, de ses
deux mains, lui tord le bras. Tous deux maintenant
sont désarmés, mais le bras gquche du .bandit tient
pressée effroyablement contre terre la tête de Dob;
le vieux caravanier exhale un râle suprême, l’anneau
de serpentine lui a écrasé les tempes.
Alors, c’est la déroute. Les caravaniers fuient dans
toutes les directions, poursuivis la lance aux reins.
La plupart des bandits se sont rués sur le chargement,
ils éventrent les ballots!
Des coups de feu s’obstinent, régulièrement espacés.
Un des deux Français survit, seul contre une armée !
On voit le haut de son casque blanc pointer au-des-
sus de la selle d’un chameau; à chaque détonation,
un homme tombe.
Jebbour lui crie :
— Les Touareg honorent la bravoure. On va te
conduire une monture ; pars avec le salut!
Et un garçon, d’une dizaine d’années, l’air très
doux, amène un méhari. 11 le fait agenouiller. Tou-
jours méfiant, la carabine en arrêt, le Français se
met en selle. Le chameau se relève, fait quelques
pas; tout à coup il trébuche, il tombe. D’un rapide
coup de couteau, l’enfant lui avait tranché le jarret.
Sur le Français, qui a roulé à terre, s’est précipitée
la tourbe hurlante ; il est massacré, haché, dépecé.
L’enfant au front candide a trempé sa main dans
le sang du Français; il la lèche en riant...
Albert FERMÉ.
ïp>
LES XjX~V"ESIE]S
L’Année scientifique. — Le 43° volume de Y Année
scientifique et industrielle, cette collection si appréciée,
fondée par Louis Figuier et continuée aujourd’hui
par M. Émile Gautier, vient de paraître à la librairie
Hachette (1 vol.in-16, avec 56 figures, broché, 3 fr. 50).
Résumé fidèle et complet de tous les événements,
découvertes ou perfectionnements survenus dans la
vie scientifique de la dernière année, ce nouveau
volume ne saurait manquer de vivement exciter les
curiosités.
Au moment où l’Exposition ouvre ses portes et où
vont se trouver rassemblés dans les Palais du Champ-
de-Mars et des Invalides les résultats définitifs de
l’effort de tout un siècle, il était particulièrement
intéressant de fixer le point exact du développement
de la science et l’industrie.
Et c’est justement ce que réalise de façon aussi
sincère que possible ce présent livre dans lequel sont
enregistrés avec précision, mais sans aucune aridité
cependant, toutes les contributions importantes
apportées au cours de ces derniers mois à la solution
des divers problèmes considérables qui préoccupent
aujourd’hui à un si haut point l’attention de tous.
Remplissant scrupuleusement un tel programme,
le nouveau volume de M. Émile Gautier ne saurait
manquer d’attirer les curiosités, et, à ce titre, nous ne
saurions mieux faire que d’en recommander à tous
l’utile et agréable lecture.
Nos Humoristes, par Adolphe Brisson.
Voici un album, admirablement illustré, écrit avec
vivacité, avec esprit, dû à la collaboration d’éditeurs
avisés et d’un auteur particulièrement bien inspiré
dans les sujets qu’il choisit. Notre aimable confrère
Adolphe Brisson a le sens très juste des actualités
littéraires artistiques. On dirait qu’il pressent nos
curiosités ; il réussit sans peine à les. satisfaire. Ses
Promenades et visites, sa dernière création, lui ont
permis de promener sa fantaisie tranquille et sa verve
de bonne compagnie dans les milieux les plus divers
et les plus différents, de visiter les personnalités du
jour à Paris, en province et même à l’étranger, et
d’atteindre au succès, comme il a voulu, dans un
fauteuil. Son excursion au pays delà Satire et du Rire
nous vaut aujourd’hui une œuvre que je me plais à
signaler à nos lecteurs. Il est amusant et instructif
de feuilleter et de lire cette relation de voyage. Nous
voici d’abord chez Caran d’Ache, en son hôtel. Le
maître humoriste nous raconte ses débuts; il vient
de loin, de Moscou, où il a grandi à l’ombre du Kremlin,
mais il estarrivé à Paris, faisant en sens inversela route
que suivit son grand-père, commandant dans l’armée
de Napoléon. 11 nous initie à sa manière de travailler,
à sa façon de voir et de traiter un sujet. — De la rue
de la Faisanderie à la rue Spontini il n’y a qu’un pas ;
nous y trouvons — en son hôtel aussi ! — J.-L. Forain.
Une vraie conversation de gamin de Paris, pleine de
saillies ; des gestes nerveux, rapides. Cet homme
heureux a une histoire, et elle n’est pas toujours gaie.
Ce qu’il a vu, presque toujours, ne lui a pas permis
de peindre la vie en rose. — Chemin faisant, nous nous
arrêtons chez Hermann Paul et chez Robida, et nous
ne regrettons pas notre visite. Comme le temps passe
vite chez les artistes! Maintenant c’est Montmartre,
c’est la Butte, c’est Léandre, c’est Steinlen et c’est
Willette. Nos agréables frondeurs se sont retirés sur
l’Aventin parisien, armés de leur crayon à longue
portée, qu’ils manient avec une sûreté et une préci-
sion incomparables.
Les dessins nombreux qui accompagnent le texte
sont des mieux choisis et forment, réunis ainsi, une
espèce de g'alerie des meilleurs humoristes français.
c>
♦ *
C’est un petit livre intéressant que les Contes à ma
belle de M. Jean Bach-Sisley. C’est un choix de douze
nouvelles, légendes ou contes de fées — une par mois,
d’avril à mars — où Fauteur, dans une langue poé-
tique, chatoyanteet pittoresque, a donné librecours à
son imagination. Les deux premières surtout, les
printanières : le Trésor de Jocelyne et le Bonheur, ne
manquent ni de grâce ni d’agrément.
*
* ' ¥
La Mort des Syrènes, par Louis Ernault ; br. format
soleil, 2 fr., à la Librairie de Y Art Indépendant,
10, rue Saint-Lazare, Paris, 1900.
Jason et ses guerriers, maîtres de la Toison d'Or et
emmenant Médée, revenaient de Kolkhide sur le
navire Argo. Le Vaisseau prophétique passait près de
File Caprée quand les Syrènes qui, d'après une très
ancienne tradition, habitaient les écueils voisins,
tentèrent, par leurs voluptueux appels, d’arrêter les
navigateurs triomphants. Les héros, déjà, cédaient
au charme fatal quand Orphée, un des chefs de l’ex-
pédition, saisit sa Lyre divine : le Chant de gloire du
Mage rendit ses compagnons à eux-mêmes; Argo
passa au large ; les Syrènes, désespérées, s’abîmèrent
dans les flots où elles furent métamorphosées en
écueils. . - -
LE MAGASIN PITTORESQUE
319
Ce duel lyrique d’Orphée el des Syrènes (les
propres sœurs de l’aède par leur mère, Kalüope), tel
est l’objet de la première partie du nouveau poème
de Louis Ernault que publie Y Art Indépendant.
Dans une seconde partie, l’auteurde La Douteur du
Mage et du Miracle de Judas a essayé de dégager du
vieux mythe hellénique le Symbole, universel et
d’éternelle jeunesse, qui s’y trouve impliqué.
Joseph GALT1ER.
Les Conseils de Me X...
L’automobilisme n’est point précisément en faveur,
à l’heure actuelle.
De tous côtés, des protestations s’élèvent contre lui,
violentes et indignées. Le piéton, si patient d'ordinaire,
commence à en avoir assez d’ètre écrabouillé sur la
voie publique, et le voilà parti résolument en guerre
pour exterminer le chauffeur.
A vrai dire, les automédons du teuf-teuf ne sont pas
tout à fait sans reproches. Ils refusent d’admettre que
de bons bourgeois aient encore la prétention de mar-
cher sur leurs jambes, et ils ne se lassent pas de faire
admirer, de force, à ces infirmes, les merveilles de la
mécanique moderne.
Qu’il est beau, en effet, de dévorer l’espace, d’aller
un train d’enfer et de laisser après soi, pour compte
des gens à pied suffoqués, un long sillage de poussière
et d’odeur infecte ! Et quelle âme blette il faut posséder,
pour rester insensible à celte exquise jouissance !
Par malheur, les chauffeurs ont abusé du pétrole.
Après s’ètre contentés, pendant quelque temps, d’apla-
tir, comme punaises, quantité de chiens et de chats
doucement endormis au grand soleil des routes, n’ont-
ils pas conçu, maintenant, l’ambition immodérée
d’écraser aussi leur prochain? C’est devenu pour eux
une hantise, une sorte de rêve maladif d’apothéose.
Certains même, désespérés de n’avoir pas quelqu’un
à se mettre sous la roue, s’en vont, parfois, rouler dans
un fossé et y chercher une fin glorieuse.
Or, il est sérieusement question, en ce moment, de
les supprimer, ou de les condamner à une déshono-
rante lenteur. L’opinion publique semble avoir pris
parti contre eux, et chacun discute sur les moyens pra-
tiques de refréner leur fureur.
Plusieurs lecteurs du Magasin Pittoresque ont bien
•voulu me consulter et me demander l’état de la légis-
lation, en pareille matière. Voici ma réponse. Un
décret du 10 mars 1899 a réglementé, pour toute
l’étendue du territoire, la marche et le fonctionnement
des automobiles. Il a fixé, notamment, en son article 14,
le maximum de vitesse qu’ils pourront avoir : « La
vitesse n’excédera pas celle de 30 kilomètres à l’heure
en rase campagne, et de 20 kilomètres à l’heure dans
les agglomérations. »
20 kilomètres à l’heure, dans Paris ! On croit rêver!
Et les agents cyclistes créés par le préfet de police ne
courront sus aux voitures que si cette allure, beaucoup
trop rapide déjà, est encore dépassée. Dans ce cas,
ies contrevenants seront traduits en simple police et
condamnés à l’amende, ainsi qu’à un emprisonnement
de un à trois jours (art. 476 du Code pénal).
Mais le décret du 10 mars 1899 va, paraît-il, être
modifié bientôt dans un sens restrictif. La vitesse des
automobiles serait réduite à 8 kilomètres à l’heure
dans les centres urbains.
A merveille! Ces mesures de préservation sont
excellentes, et il convient de rendre hommage à la
prévoyance des autorités qui les ont prises ou les
prendront. Elles présentent, toutefois, deux inconvé-
nients. C’est, d’abord, d’avoir des sanctions insuffi-
santes, la perspective d’une comparution en justice
de paix ne devant pas intimider ni décourager les
imprudents; ensuite, de porter un coup terrible,
presque mortel, à l’automobilisme. Et ceci me parait
mériter quelque attention.
L’avantage et la raison d’ètre des voitures munies
de moteurs à vapeur consistent, en effet, dans la
vitesse, l’extrême vitesse, pouvant atteindre 60 kilo-
mètres à l’heure. Là est vraiment le charme de ce
genre de locomotion et sa puissante attraction pour
ses partisans. On n’achète pas, fort cher, une machine
de douze chevaux, pour faire seulement du huit kilo-
mètres à l’heure.
Mais vouloir modérer cette grande vitesse et la
ramener à celle d’un fiacre vulgaire, n’est-ce pas
enlever à l’automobile sa seule qualité précieuse ?
N’est-ce pas le mutiler, tel un oiseau de haut vol dont
on aurait coupé les ailes, et le contraindre à se traîner
misérablement, lourde masse, inélégante, bientôt
démodée et abandonnée?
D'où, par voie de conséquence, la ruine d’une
industrie toute française, très prospère aujourd’hui,
et qui fait vivre des milliers de familles. Ce serait
grand dommage, à coup sûr !
Que faire, alors? Comment tenir la balance égale
entre un écraseur si intéressant, et des écrasés dignes
de pitié, eux aussi ?
Dussé-je passer pour paradoxal, je suis d’avis que la
liberté seule pourrait donner satisfaction à tout le
monde. Point de réglementation, point d’entraves, ni
de décret déterminant une allure obligatoire. Le
chauffeur marcherait comme il lui plairait; il s’offri-
rait le vertige des courses folles et goûterait, sous sa
peau d’ours, la joie de franchir les distances, plus
rapide que les vents du nord.
Seulement, il le ferait à ses risques et périls. C’est-
à-dire que, grâce à un énorme numéro placé en tète
de sa voiture, il serait toujours reconnaissable et ne
pourrait plus se dérober, par la fuite, à la responsa-
bilité de ses méfaits. Son identité ainsi constatée faci-
lement, il serait, en cas d’accident occasionné par sa
faute, poursuivi devant le tribunal correctionnel, en
vertu des articles 319 et 320 du Code pénal, et frappé,
pour un homicide, de trois mois à deux ans de prison;
pour de simples blessures, de six jours à deux mois.
Sans compter l’amende, ni les dommages-intérêts,
fort élevés, à payer aux victimes ou à leur famille.
Voilà le vrai remède au mal. L’emprisonnement
pendant des mois ou des années, et la forte somme à
débourser.
Quelques bonnes condamnations de ce genre assa-
giraient bien vite les chauffeurs les plus endurcis et
feraient mieux, pour la sûreté des voies publiques,
que tous les décrets et règlements. M° X...
PETITE CORRESPONDANCE
A. C’., Marseille. — En vertu de la loi nouvelle sur les
accidents du travail, l’ouvrier blessé n’a droit qu’à l’indemnité
320
LE MAGASIN PITTORESQUE
IRée par cette loi, suivant la gravité de la blessure et la durée
de l’incapacité de travail.
Il ne peut rien réclamer de plus à son patron, ni exercer
contre lui d’autre action en réparation que celle qui est pré-
vue et réglementée par ladite loi.
Toutefois, dans le cas où l’accident serait dû à la faute d’un
tiers, l’ouvrier conserve le droit de poursuivre ce tiers, con-
formément aux règles générales sur la responsabilité.
Mais, en pareille hypothèse, le montant des dommages-inté-
rêts à lui alloués, doit diminuer d’autant l’indemnité à laquelle
le patron est tenu à son égard.
F. H. Verdun. — Le délai de huitaine, dans lequel doit être
formée la surenchère du sixième autorisée par l’article 708
du Code de procédure civile, est prorogé d'un jour, quand le
dernier jour est férié. Ici est applicable l’article 1033 du Code
de procédure civile.
RECETTES ET CONSEILS
TAILLE DES GROSEILLIERS.
On ne sait souvent pas à quoi attribuer la diminution dans
le nombre et la grosseur des fruits du groseillier. 11 n’y aurait
pourtant qu’à examiner les buissons de groseilliers pour s’aper-
cevoir qu’ils forment un fouillis impénétrable à l’air et à la lu-
mière, et abondamment pourvu de mousse et de drageons.
Dans ces conditions, la meilleure espèce dégénérera rapide-
ment. Pour remettre les choses en état il n’y a qu’à sabrer
ferme. Il faut manœuvrer la scie et le sécateur et couper d’abord
les vieilles branches moussues. On laissera trois ou quatre
des meilleures jeunes pousses bien ramifiées dont on suppri-
mera les ramifications inférieures. Les drageons seront amputés
aussi bas que possible et les jeunes pousses qu’on a conservées
seront pincées ou raccourcies pour favoriser la formation du
bois et la fructification. Au moyen de ce traitement très simple
appliqué tous les quatre ou six ans, on aura des groseilliers très
productifs et des fruits de belle venue.
Si vous voulez conserver vos dents et les préserver de la
carie, usez de Y Eau de Suez, dentifrice antiseptique qui par-
fume la bouche.
Pour les soins du corps, essayez de VEucatyptci, eau de toi-
lette antiseptique à l’Eucalyptus, et vous n’en voudrez plus
d’autre .
L’Eau de Suez et l’Eucalypta sont les produits préférés du
monde élégant.
POUR CEUX QUI SE RASENT EUX-MÊMES.
Amadou, perchlorure de fer, petit emplâtre d’amidon,
alcool, etc. — tous ces moyens sont tour à tour employés pour
combattre l’hémorragie qui résulte des coupures de rasoir.
Ils sont tous également désagréables et également inefficaces.
Dès que vous serez « entamé » commencez par... achever de
vous raser. Puis, lavez à fond la coupure avec de l’eau gomeno-
lée; de façon à neutraliser l’introduction qui peut avoir eu lieu
dans la plaie de particules d’épiderme, de savon ou de poils.
Mettez ensuite sur les lèvres de la coupure, ainsi assainie, une
pincée de poudre d’alun, mélangée également avec de la poudre
adragante et du tanin. Quand le petit emplâtre que formera
cette poudreavec le sang sera tombé, appliquez une mince cou-
che d’onguent gomenolé.
M. Martin, à Paris. — Oui, vous pouvez vous procurer
maintenant dans tous les restaurants les Vichy Célestins en
demi-bouteilles, mais, pour éviter les fraudes, vérifiez bien l’éti-
quette et la capsule et exigez du garçon qu’il la débouche de-
vant vous. — Le bouchon porte le nom de la source : « Vichy
Célestins ».
* *
POUR NETTOYER PROMPTEMENT LES MAINS
Les pauvres ménagères font quelquefois, souvent même,
des travaux qui abîment beaucoup les mains, surtout quand
elles ont manipulé des substances imprégnées de poussière,
nettoyé les caisses à charbon, les poêles, les casseroles, etc. Ce
sont des besognes qu’il faut faire bravement; mais si l’on est
obligé ensuite dç se servir de ses mains pour tenir l'aiguille,
c’est un soin très permis que de remettre ces pauvres mains
dans un état qui ne les laisse pas trop incapables de be-
sognes plus délicates.1 Pour enlever les substances malpropres
logées dans la peau, prenez un linge, pas trop rude, que vous
imprégnez bien de savon et frottez-en vos mains le mieux
possible : rincez-les à l’eau claire, pas trop froide ; essuyçz-les ;
ensuite, prenez quatre ou cinq gouttes de glycérine, ou gros
comme un pois de vaseline, dont vous frotterez vos mains
en tous sens pendant quelques minutes. Après cela, elles
ne seront plus rugueuses et, si vous avez soin, surtout pendant
I hiver, de les traiter ainsi une ou deux fois par jour, vous les
maintiendrez en bon état. Ce n’est pas coquetterie, c'est pro-
preté et précaution raisonnable. Qu’est-ce qu’on peut faire
avec des mains toutes déchirées et crevassées? S’il y a des
femmes qui respectent trop leurs mains, il y en a d’autres qui
ont: tort de ne pas les soigner assez. Cela ne coûte guère de
temps et pas beaucoup d'argent.
NETTOYAGE DES BOUTEILLES
Un bon conseil sur la manière de nettoyer les bouteilles
ayant contenu de l’huile, qui, généralement, sont perdues
pour tout autre usage quand on ne sait pas les dégraisser
suffisamment.
Le procédé est, au surplus, fort simple :
Verser dans la bouteille, qui a contenu de l’huile à manger
ou de l’huile à brûler, du marc de café encore chaud. Ce marc,
en s'attachant aux parois intérieures du flacon, entraîne en
l’absorbant la matière grasse.
Après avoir laissé en contact pendant quelques instants le
marc avec la matière grasse, il suffit de rincer le verre.
Toutes traces et tout goût d’huile ont disparu.
JEUX ET fljVlUSEJVIE^TS
Solution du Problème paru dans le numéro du 1er Mai 1900
Ou sait que la valeur intrinsèque du kilogramme d’or est
3437 fr. et que celle de 9 kilogrammes d’argent est 1985 fr.
Prenons 500 gr. de chaque lingot, on trouve :
Valeur de for = 3bU_Jr. _ fr. 5 ou 1718 fr.-j^.
„ , , „ 1985 fr. , , 5 , 50
Valeur de I argent. .. = — — — = 1 1 0 fr. — ou 110 fr.-^-.
1 o I o 1 oü
La différence de ces valeurs est 1608 fr.
Or, si on retranche 100 gr. au lingot d’or et si on ajoute
100 gr. au lingot d’argent, la différence de leurs Valeurs sera
diminuée de la valeur de 100 gr. d’or, plus de la valeur de
„ . ,. , 1718 fr. , 1985 fr. , „
100 gr. d argent, c est-a-dire de ; b rs~= 343 fr. 7
e s 5 5x18
+ 22 fr. = 365
fr.
34
45*
Autant de fois 365 fr. — ■ seront contenus dans 1608 f -,
4 a ’r. 9
autant de fois il faudra retrancher 100 gr. au lingot d’or de
500 gr. et retrancher 100 gr. au lingot d’argent de 500 gr. Or,
ladivision donne 4,397.
Il faut donc ajouter 439 gr. 7 à l’argent et les retrancher à
l'or, ce qui donne :
500 gr. -4- 439 gr. 7 = 939 gr. 7 pour poids de l’argent et
500 gr. — 439 gr. 7 = 60 gr. 30 pour poids de l’or.
Les volumes sont donc :
Pour l'argent
Pour l’or, . . .
UOi 7, I
10,5
60,3
19
- = 89cmc,495.
- = 3cmc,173.
Les valeurs intrinsèques sont
_ „ , 1985 x 939,7
Pour 1 argent
Pour l’or. . .
9000
3437 x 60,3
>207 fr.25.
1000
PROBLÈME
Étudier les positions relatives de deux circonférences sachant
que la distance des centres est d et que la somme du diamètre
de la plus grande et du rayon de la plus petite vaut a, tandis
que la somme du diamètre de la plus petite et du rayon de la
plus grande vaut b.
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — Cohbeil. Imprimerie Ed. Cbét*.
LE MAGASIN PITTORESQUE
321
LE MONUMENT FRANÇAIS DE WATERLOO
Le Monument français de Waterloo, par Gérôme, gravure de Grosiiie.
lut' juin 1900.
H
322
LE MAGASIN PITTORESQUE
LE JVIONUMENT fRANÇAIS 9E WATERLOO
À la dernière assemblée de la Sabretache, le
24 mars, M. Henry Houssaye, membre de l’Aca-
démie française, fît la communication suivante :
« Messieurs, je ne suis pas embarrassé de louer
le projet que je vais vous soumettre, car si je m’y
suis associé avec enthousiasme, il n’est pas de
moi. C’est M. le comte de Mauroy qui, le premier,
eut l’idée d’élever un monument aux Français
tués à Waterloo. 11 avait été frappé que, dans ce
cimetière de la gloire, il n’y eût même pas une
pierre française
« M. de Mauroy parla aussi de son projet à
M. G. Larroumet, refit à sa façon la campagne de
1315, eut la bonne fortune de trouver un paysan
qui consentit à lui vendre un lopin de terre, en
bordure de la grande route, au débouché du che-
min de Plancenoit, précisément à l’endroit où le
18 juin, à la nuit close, le 1er régiment de grena-
diers, formé en deux carrés, arrêta quelque temps
— deux bataillons contre deux armées ! — le
double flot des Anglais et des Prussiens. »
Bref, MM. de Mauroy, Houssaye et Larroumet
devinrent propriétaires du terrain qu’ils offrirent
gracieusement à la Sabretache , en priant le co-
mité d’aviser aux meilleurs moyens d’élever ce
monument.
Notre président, M. Édouard Détaillé, remercia
chaleureusement ces messieurs, en annonçant que
le comité décidait qu’un monument français
serait érigé sur le champ de bataille de Waterloo,
au moyen d’une souscription, exclusivement ré-
servée aux membres de la Sabretache.
M. Houssaye fit part de son projeta Gérôme qui
accepta tout de suite ce patriotique travail, et
j’eus la satisfaction de voir, un des premiers, la
maquette de l’émouvant souvenir si longtemps
attendu. C’est l’aigle à l’agonie, mais dont la mort
seule vaincra la dernière résistance, indiquée
par le robuste bec agressif, et l’une des serres
encore puissante de menace; l’autre, toute cris-
pée, tient la hampe du drapeau que voile,
défaillante et brisée, l’aile droite de l’oiseau
impérial, pendant que la gauche, largement éten-
due et criblée, semble fouetter l’air d’un dernier
effort qui ne s’éteindra qu’avec la vie !
Tout, dans cette frémissante sculpture, évoque
la phrase légendaire : La garde meurt et ne se
rend pas / et le souvenir de Cambronne.
A la fin de l’émouvant récit de la bataille de
Waterloo, M. Henry Houssaye parle de sérieuses
recherches provenant de la réponse de Cam-
bronne, d’après lesquelles il regarde comme
certain que le général prononça ou la phrase ou
le mot. Cependant, Cambronne a toujours nié,
énergiquement, avoir dit la phrase, quoique ne
se décidant jamais à avouer le mot.
La dernière conclusion de l’intéressant auteur
du 1815 est : « Or, comme Cambronne a dit quel-
que chose, ce quelque chose doit être cela; »et il
signale la vive réplique, absolument en situation,
en songeant à l’état d’esprit dans lequel se trou-
vait ce général devant les impératives somma-
tions anglaises, qui voulaient forcer noshéroïques
soldats à mettre bas les armes.
Mais s’il est très admissible que ce vaillant
militaire n’ait pas prononcé la phrase patriotique
et sonore pour laquelle on ne s’étonne pas de
trouver un autre répondant, rien n’empêche de
supposer que, au milieu du désordre et du bruit
d’une résistance acharnée, quelques vieux braves
ne clamèrent le mot , cinglant leur énergique
refus d’une injure, affirmant in extremis la rési-
gnation de mourir, plutôt que de se rendre.
Maintenant, il est une façon d’envisager cette
question, peut-être sans trop s’éloigner de la
vérité; je me crois en mesure de transcrire une
réponse de Cambronne, lui-même, en avançant
qu’elle est probablement inédite ; voici le fait :
Le 18 juin 1815, le général, très grièvement
blessé à la tête et tombé au milieu des cadavres
de ses soldats, fut trouvé, respirant encore, et
fait prisonnier.
A la fin de 1815, on le retrouve écroué à l’Ab-
baye, sous l’accusation de dévouement à l’Empe-
reur : il est acquitté!
En 1816, le général, peu fortuné, prenait ses
repas dans un petit restaurant de la rue de Bour-
gogne.
A cette époque, mon père, sorti de l’Ecole
polytechnique dès 1813, dans les ingénieurs géo-
graphes, et employé comme lieutenant de ce corps
au ministère de la guerre, fréquentait le même
restaurant ; peu à peu la conversation s’engagea
et le voisin de Cambronne eut la curiosité de lui
demander la chose. Le général répondit à mon
père, avec une triste bonhomie, qu’il regrettait la
persistance avec laquelle on le mettait en scène à
un moment où, sérieusement blessé, il était sans
connaissance ; mais que, s’il n’avait pas été hors
de combat, il est probable qu’ayant la même
volonté que ses vieux camarades, de mourir en
se défendant, il en eût exprimé énergiquement
l’intention dont La garde meurt et ne se rend pas !
est devenue la formule. J’ai entendu raconter par
mon père, il y a une cinquantaine d’années, ce
que je viens d’écrire, dans une petite discussion,
à propos de la façon dont on mettait au point les
mots historiques. Il en causait avec son ami
M. Besson qui, comme général, fut tué en 1871.
Il est possible que Cambronne n’ait pas voulu
endosser la trivialité de la réponse soldatesque,
si expressive, dont sa bravoure et sa crànerie
militaire lui consacrèrent la légende.
Colonel DUHOUSSET.
LE MAGASIN PITTORESQUE
323
La Villa liorghèse à Rome.
qu’on appelait la delizia di Roma, à cause
de sa munificence et de sa générosité, ne négligea
rien pour acquérir des œuvres d’art à Ferrare et
à Rome. Il s’enrichit aussi des découvertes que
l’Écossais Hamilton faisait à Gabès et sur le fo-
rum. Camille Borghèse, qui épousa Pauline Bona-
parte, a cédé, il est vrai, de nombreux objets,
statues ou tableaux à Napoléon, pour le Louvre,
m échange de la terre de Lacedio dans le Piémont,
mais la galerie, apportée du palais Borghèse à la
■ ilia en 1891 et réunie au Musée, n’en forme pas
noins une collection d’une rare valeur. C’est la
oerle des collections privées de Rome, qui n’a pas
mcore de musée de peinturedigne d’elle. On di-
rait qu’il a été plus facile d’unifier l’Italie que de
assembler dans la Ville Éternelle tous les chefs-
l’œuvre qu’elle contient et d’en donner la posses-
ion et le contrôle à l’État. La nouvelle capitale
st moins bien partagée que le Vatican et, relati-
afin que les richesses artistiques de la péninsule
ne soient ni vendues, ni dispersées; d’autre part,
il applique d'anciens édits, autrefois en vigueur
dans les États pontificaux, qui entravent ou inter-
disent l’exportation des œuvres d’art.
La législation relative aux mesures et sanctions
prohibitives, en matière d’exportation artistique,
est différente suivant les pays. A Rome, par
exemple, et dans les anciens États de l’Église, le
fameux édit Pacca, qui remonte, je crois, au
xvii0 siècle, frappe d’un droit de 20 p. 100 l’expor-
tation des objets artistiques; il donne aussi le
droit à l’État de mettre son vélo sur l’exportation.
Il en va de même dans les provinces méridionales.
En Toscane, on peut, par l’interprétation d’une loi
de 1754, s’opposer à la vente à l’étranger des
œuvres d’art, mais en Lombardie et à Venise
l’État n’a qu’un droit de prélation, c’est-à-dire de
préférence, tandis qu’à Parme, à Este — et autre
La Galerie et le Musée Borghèse
Le gouvernement italien va acheter la galerie
et le musée Borghèse. Fondée par le cardinal Sci-
pion Borghèse, neveu de Paul V, au commence-
ment du xvne siècle, cette galerie occupe, avec le
musée, un palais construit par le Flamand Jean
Vasanzio. C’est un édifice Renaissance, recouvert
de bustes, de bas-reliefs, de statues et orné d’une
loggia peinte par Lanfranco. Scipion Borghèse,
vement, que certaines maisons princières. Le
musée de peinture du Capitole ne fait pas royale
figure à côté des galeries Borghèse, Doria et Co-
lonna. Rome se contente de renfermer ces galeries
sans les posséder. Le gouvernement, cependant,
veille à ce que les statues et les tableaux ne
quittent pas l’Italie : il assimile d’une part la pos-
session d’une galerie privée à un fidéicommis,
324
LE MAGASIN PITTORESQUE
fois en Savoie — il suffit pour exporter d'acquit-
ter un droit de timbre. Ce manque d’unité de lé-
gislation a facilité « l’évasion » de toiles fameuses
que de riches particuliers ou des musées d’Europe
ont ainsi pu s’offrir. Il était aisé d’envoyer ta-
bleaux et statues dans les États qui n’empêchaient
pas ce commerce relevé et d’où cette marchan-
dise de choix sortait d’Italie sans obstacle. L’Italie
a été un Hôtel des Ventes précieux pour les collec-
tionneurs des deux mondes, un marché d’art d’où
avec un peu d’adresse et beaucoup d’argent, on
emportait le chef-d’œuvre longtemps désiré. En
droit, aujourd’hui encore, le gouvernement est
mal armé; en fait, il interdit la vente des objets
d’art ou soumet leur exportation à une censure,
mais, — sans rappeler à cet égard certains scandales
de ventes, — son filet protecteur à eu souvent des
mailles assez larges pour laisser échapper de
« gros morceaux ». L’histoire des négociations
qui ont préparé la vente de la galerie Borghèse
montre les difficultés que l’État a dû surmonter.
Cette histoire est particulièrement intéressante et
instructive pour tous ceux qui admirent les trésors
artistiques de l’Italie.
★
♦ *
La première discussion sur les collections pri-
vées remonte à 1871. Deux opinions s’y font jour :
l’une, que les fidéicommissaires fussent maîtres
absolus de leur propriété ; l’autre, que cette pro-
priété devînt propriété de l’État. Aucune d’elles
ne prévalut; on s’en tint à un compromis, à un
arrangement provisoire. On établit que les objets
des collections seraient sujets à Y indivisibilité et
à Y inaliénabilité entre les fidéicommissaires,
leurs héritiers ou ayants droit. On décide en outre
qu’une loi spéciale tranchera la question de pro-
priété dans la prochaine session. Douze années
s’écoulent sans qu’on reprenne les débats. En
1883, on remarque que la loi de 1871 empêche
l’État d’accepter une galerie à titre de don et l’on
se hâte de voter une loi qui répare cet oubli et
qui remédie à cette conséquence. Des faits qui
émeuvent l’opinion (vente de tableaux, etc.)
forcent la Chambre, en 1892 (!), à revenir sur la
question. Deux projets de loi sont présentés : le
premier pour régler légalement, définitivement
l’affaire des collections d’art fidéicommises et
tenir la promesse faite en 1871 ; le second en vue
d’établir des sanctions contre les infractions à la
loi de 1871. Celui-ci seul fut voté. Quant à la pro-
messe faite, elle devenait lettre morte. Aussi,
M. Baccelli, dans son exposé de motifs du mois
de décembre dernier, écrit-il « que s’il y a des fa-
milles romaines encore opulentes, d’autres, éprou-
vées, attendent de savoir le sort réservé à leur
collection». Déjà, en 1871, le commissaire de la
République romaine comparait leur supplice à
celui de Tantale.
Comment satisfaire aux demandes légitimes de
vente ? Comment fixer enfin, une fois pour toutes.
le droit de l’État et celui des particuliers sur les
collections de famille? Par une loi d’ensemble,
une loi générale, ou bien par des lois spéciales,
particulières, différentes suivant les cas? Certes
une loi générale serait préférable, mais elle se
heurterait à des difficultés sans nombre. Il fau-
drait se livrer sur chaque collection à des recher-
ches minutieuses sur les titres de fondation, sur
les circonstances qui ont accompagné et suivi la
formation des galeries privées, sur les servitudes
dont elles sont grevées. Le plus simple et le plus
juste est d’examiner chaque cas particulier et de
le résoudre par une loi spéciale. Il en sera ainsi
pour la galerie Borghèse.
Depuis de longues années, la maison Borghèse,
pour des raisons d’intérêt fort pressantes, insiste
pour qu’on tranche la question des collections. En
1891 M. Villari, ministre de l’instruction publique,
demande à l’avocat des Borghèse ses conclusions
sur la nature de la fondation, sur le fidéicommis;
un an plus tard, il consent à une expertise pour
le compte de la famille princière. Le ministre
Gianturco, en 1896, fait procéder à une autre ex-
pertise, officielle celle-ci, dont les résultats sont
acceptés par les Borghèse. L’achat projeté était
alors, au dire de M. Luzzati, ministre du trésor,
une bonne action et une bonne affaire. Les négo-
ciations n’allèrent pas plus avant. Le successeur
de M. Gianturco, M. Codronchi, proposa d’acheter
la villa 400000 francs, mais M. Gallo, succes-
seur de M. Cordronchi, dut employer les fonds
pour besoins urgents. Cependant, dans les notes
du budget on déclara que l’on renvoyait à l’exer-
cice 1899-1900 la plus grande dépense pour l’ac-
quisition de la collection. C’estainsi que, succédant
à M. Cremona — à Rome les ministres ne sont
pas plus qu’ailleurs éternels ! — le ministre actuel,
M. Baccelli, a trouvé au ministère : 1° les études
faites sur les fondations de la galerie ; 2° les ex-
pertises; 3° le projet d’une convention acceptée
par les Borghèse.
La première question qui se pose pour M. Bac-
celli, est de savoir si la galerie et le musée Bor-
ghèse étaient soumis au fidéicommis en 1871. Il
n’y a là-dessus aucun doute, soutient le ministre.
Par instrument du 21 décembre 1833, le prince
Don Francesco Borghèse Aldobrandini soumit à.
un fidéicommis tous les objets, sculptures, pein-
tures qui se trouvaient tant au palais Borghèse
qu’à la villa Pinciana. — Il importe ensuite de
rechercher s’il n’y avait pas sur la galerie et le
musée quelque servitude publique qui obligeait à
l’acquisition totale. Question grave dont la solu-
tion doit fixer les droits des Borghèse et du gou-
vernement. S’il y a servitude, c’est l’acquisition
totale par l’État; sinon, c’est l’acquisition par-
tielle. Selon Armellini, triumvir de la République
romaine, c’est en vertu d’une donation ou par
pure complaisance que le public est admis à vi-
siter la galerie. Dans ce dernier cas, la liberté pour
les héritiers Borghèse de disposer de la collection
LE MAGASIN PITTORESQUE
325
5st complète. Comme aucun article de donation ne
;e trouvait dans les tables de fondation, il en ré-
sultait que les Borghèse étaient seuls proprié-
taires. Matellini, au contraire, se fondant sur
dusage de la visite, soutenait l’opinion contraire.
Le conseil d’État s’est rangé à cet avis. Il n’y avait
plus qu’à s’incliner devant cet arrêt et à recher-
cher les bases d’une convention entre l’État et la
liaison Borghèse. Les deux parties avaient des
iroits égaux. Devait-on alors procéder à de nou-
Borghèse, pour leseul tableau du Titien, l’Amour
sacré et l'Amour profane , la somme ronde de
4 millions ; aussi estimait-il cette toile in-
comparable 4 500000 francs. L’expert ministériel
la comptait pour 2 millions. On a une lettre
des Borghèse qui consentent à céder gratuitement
la galerie, pourvu qu’on leur laisse ce seul chef-
d’œuvre. L’État a repoussé cette proposition. Enfin,
dans la dernière expertise — ultimissima ! —
M. A. Baudi di Vcsme, directeur de la Pinaeo-
velles expertises? M. Baccelli ne les juge pas né-
cessaires : il s’en tient aux anciennes. Ces exper-
tises sont très curieuses.
La première eut lieu en mai 1892; elle fut faite
car M. Léon Gauchez de Paris pour le compte des
lorghèse. Elleestime àll903585 francs la valeur
les galerie et musée. Quelques mois plus tard,
m septembre de la même année, M. W. Bode,
lirecteur de la Galerie Royale de Berlin, en entre-
irit une deuxième, toujours pour les Borghèse,
nais, cette fois, avec l’assentiment du gouverne-
nent. Les chiffres sont plus modestes : 7 234930.
■n janvier 1893, M. Piancastelli, directeur de la
paierie Borghèse, se rapproche de M. Gauchez;
mn évaluation est de 10 207 015. Dans la quatrième
•xpertise, par ordre et pour le compte du ministre
oanturcoen 1896, le professeur Venturi ne donne
dus que 5 796 250. L’écart est vraiment sensible
mtre les chiffres de M. Gauchez et ceux de M. Vcn-
uri. M. Gauchez savait qu’on avait offert aux
tlièque de Turin, 5 mai 1899, trouve convenables
et avantageux — avantageux surtout pour le Tré-
sor — les prix de l’expertise Venturi. — La sculp-
ture est évaluée par l'État à 1 781 720 et par les
Borghèse à 1 953 140.
L’achat a été définitivement arrêté à 3 600 000 li-
res payables en dix ans ; 36 000 lires par an sans
intérêt d’aucune espèce. Le budget donnera
2 millions ; les 1 600000 lires restantes seront pro-
duites par les entrées dans les musées du royaume.
11 a même été question d’élever le tarif de ces
entrées.
On voit, par cet exposé, que le gouvernement
italien prend des mesures qui lui assureront, à la
suite de ventes forcées, la possession de galeries
magnifiques. La vente de la galerie Borghèse est
à cet égard concluante. Déjà le gouvernement a
acheté pour 2 millions le palais et la galerie
Gorsini, vis-à-vis presque de la Farnésine ; or, à
lui seul, le palais vaut cette somme. Ne trouvez-
L'ne salle de la
villa lîorghèse.
326
LE MAGASIN PITTORESQUE
vous pas que l'État, pour me servir, en la chan-
geant, de l’expression de M. Luzzati, fait peut-
être de bonnes actions, mais sûrement de bonnes
a fiai res?
Il avait l’intention d’acheter aussi la villa Bor-
ghèse, qui est couverte d’hypothèques. Il n’en
aura le loyer que pour deux ans. Souhaitons ce-
pendant que le gouverne ment trouve le moyen de
l’acheter pour n’avoir pas à déménager les œuvres
d'art. Sa situation ravissante, ses proportions
heureuses, ses salles vastes, bien éclairées, ornées
d’un riche pavé de mosaïque et de plafonds somp-
tueux, font de la villa Borghèse un palais unique.
Le parc qui l’entoure est une des promenades les
plus agréables et les plus suivies de Rome ; la
végétation en hiver y est luxuriante : des bouquets,
des allées de chênes verts, des pelouses touffues
et des prairies plantureuses qui mettent, sous le
ciel latin, des coins de Normandie ou d’Angle-
terre, forment un cadre séduisant. Les yeux s’y
reposent dans une sensation douce de vie et de
fraîcheur. Les magnificences de la nature semblent
ajouter ainsi au charme des créations d’art qu’on
va admirer. Joseph GALTIER.
LA MODE A LA COUR D’ANGLETERRE
L’amour delà toilette, chez la femme en général,
n’est limité que par les moyens dont elle dispose
pour se la procurer. Il est donc curieux de cons-
tater que la reine Victoria et ses filles ont toujours
été absolument dédaigneuses de la mode. La
souveraine de la Grande-Bretagne n’a jamais cessé
d’être fidèle aux traditions de sa jeunesse, selon
lesquelles la valeur d’une étoffe consiste unique-
ment dans sa solidité. Partant de ce principe,
comme jeune mère elle achetait pour ses enfants
les tissus les plus résistants et leur faisait porter
deux ou trois hivers les mêmes robes, retournées
à l’envers, lorsque l’endroit accusait les traces
d’un trop long usage. L’été, les princesses étaient
habillées, tout comme les autres mortelles, de
mousseline blanche brodée et empesée. Leur
royale mère elle-même avait une forte prédilection
pour la soie rose comme toilette de soirée ; elle
admettait encore, au nombre de ses couleurs
favorites, le bleu foncé et le pourpre ; le velours
cramoisi, garni d’hermine, figurait souvent aussi
parmi ses costumes de gala. Au moment de son
grand amour pour l’Écosse, le tartan eut toutes
ses faveurs ; depuis, une toilette de dîner en
velours écossais Stuart ne manque dans aucun
trousseau de ses descendantes, à côté des châles
et des popelines irlandais que Sa Majesté aime à
prodiguer.
La reine Victoriaentrait dans sa maturité au
moment où le Second Empire fiorissait en France.
Les façons de cette époque convenaient spécia-
lement aux formes épanouies de Sa Majesté. Elle
porta aussi la crinoline, mais sans excès, et c’est
à partir de cette date qu’elle s’affranchit entière-
ment du joug de la mode. Il est vrai que ni la
reine ni ses filles n’avaient une taille qui se prêtât
â ses caprices.
Cette indifférence pour la toilette s'arrête
cependant aux dentelles que la reine aime avec
passion; elle en a une collection merveilleuse. Le
goût vif de la souveraine pour la vraie dentelle a
été pour beaucoup dans le développement de cette
industrie dans le royaume britannique. Ainsi, la
toilette de mariée de la reine Victoria avait été
faite en dentelle de Honiton ; la grande partie de
son trousseau de linge était ornée de fine dentelle
de Buckinghamshire, et la robe de baptême de la
princesse royale avait été confectionnée à Bucks.
La reine envoya même aux ouvrières de Bucking-
hamshire des modèles de points de Bruxelles, afin
de les faire imiter. Sa collection contient de rares
spécimens de dentelles irlandaises, de guipures de
soie blanches et noires, de dentelles d’Alençon, de
Chantilly, de Cluny et de Valenciennes qui forment
un véritable musée. La princesse Béatrice a hérité
de cette passion de sa mère, et elle se vante de
posséder une vieille dentelle espagnole qui aurait
appartenu à Catherine d’Aragon.
La reine Victoria a toujours été très tatillonne en
brocarts. Deux ou trois vieux tisseurs du sud de
la France étaient les seuls à la satisfaire.
Lorsqu’elle avait besoin d’un nouveau tissu, un
métier Jacquart était tout spécialement fabriqué à
cet effet, et détruit aussitôt après avoir servi, avec
les modèles de dessins, pour qu’ils ne pussent pas
être imités. Un seul tisseur y était occupé,
toujours le même ; le travail était très long mais
parfait. Le brocart noir et blanc brodé d’or et
d’argent qui fut employé pour la toilette de
réception du Jubilé plut tant à la reine, qu’elle se
fit photographier dans ce costume et signa le
portrait.
Comme coiffure, la reine a porté pendant
longtemps la simple petite toque noire garnie de
crêpe. Plus tard, quelques plumes d’autruche
noires vinrent agrémenter la toque et remplacer
le crêpe; aux grandes occasions, une plume
blanche était piquée parmi les autres. Les plumes
d’autruche, de toute beauté et de valeur inesti-
mable d’ailleurs, sont l’unique ornement des
coiffures d’hiver et d’été de la reine. Pour se
promener dans ses parcs avec sa petite charrette
à âne, elle s’abrite sous un large chapeau noir
sans garniture.
Les robes ordinaires de Sa Majesté sont faites
en hiver de drap noir de Vienne à 25 francs le
LE MAGASIN PITTORESQUE
327
mètre ; l’été, elle porte de la soie ou de la grena-
dine5 étant très sensible à la chaleur. Pour les
dessous, elle n’emploie que de la toile fine et n’a
jamais poussé la coquetterie jusqu’à la soie ou
même la batiste.
La princesse Christian n’a jamais plus de deux
robes à la fois. Elle est d’ailleurs si forte et si
large, que les teintes et les façons sobres peuvent
seules l’habiller avec distinction.
La princesse Louise, marquise de Lorne,
quoique moins corpulente, suit l’exemple de sa
sœur. Elle est très économe et porte constamment
un tablier de fantaisie à la maison pour protéger
sa robe. Son seul luxe de toilette est la fourrure
qu’elle aime par-dessus tout ; elle a toute une
collection de manchons de prix qui pendant l’été
sont déposés dans une maison de fourrures à
Londres, pour être conservés. Un de ces manchons
en zibeline noire a coûté 200 livres.
La princesse Béatrice n’a jamais eu la pré-
tention d’être une autorité en matière de mode.
C’est une bonne grosse dame au visage réjoui,
qui ne porte que des jupes unies et des corsages
collants, taillés en pointe devant et derrière. Pour
les cérémonies, elle s’habille invariablement de
soie ou de velours noirs.
La princesse de Galles, svelte et élégante, est
une de ces femmes favorisées à qui tout sied. Elle
est cependant très discrète en toilettes et se coiffe
de petits chapeaux et de toques minuscules,
pendant que les dames de son entourage arborent
sur leur tète des monuments de fleurs et déplumés.
La princesse de Galles n’a jamais aimé les extrêmes,
et, quoique jolie et gracieuse, évite tout ce qui est
voyant. Ses couleurs préférées sont le noir, le
bleu foncé, le blanc et le mauve; comme fourrure,
elle adore la zibeline et le chinchilla, et toute la
haute société anglaise a adopté son goût. Chez
elle, onia voit souvent en longue robe de velours
noir avec un fichu de dentelle blanche ; son mari
et son fils disent qu’elle n’est jamais plus belle
qu’en cette tenue. La princesse de Galles cause
beaucoup de tourment à ses couturiers, car elle
fait ses commandes au dernier moment et veut
être servie très rapidement. Sadevise est: élégance
et discrétion. Pendant sa seule grande réception
de l’année dernière, elle portait une toilette de
velours noir brodé de soie blanche et de perles,
sous une sous-jupe de satin blanc recouverte de
Chantilly noir.
La duchesse de Fife passe sa vie en costume
tailleur et ne s’occupe nullement de la mode.
C’est une femme d’intérieur, sans l’ombre de
coquetterie. Pour les soirées, elle affectionnait le
bleu et le rose pâles ; depuis quelques années, ces
teintes juvéniles ont fait place à la couleur jaune
garnie de noir ou de loutre.
Les goûts de la princesse Charles de Danemark
sont bien différents ; elle aime beaucoup le
falbalas, les volants, les garnitures de ruban, de
tulle, de dentelle, etc. La vraie dentelle ne l’inté-
resse pas ; elle trouve que la dentelle appelée
mauresque fait admirablement bien en /lots, en
jabots et en chutes de toutes sortes. Ses couleurs
favorites sont le noir et le blanc, et les nombreux
deuils officiels luifournissent constammentl’occa-
sion de satisfaire son goût. Pour le reste, elle est
très changeante, et l’on raconte que quand sa
grand’mère, la reine de Danemark, mourut, la
princesse Charles ne s’était pas fait faire moins
de cinquante nouvelles jupes noires.
Mais la duchesse de Saxe-Cobourg la dépasse
de beaucoup dans le luxe qu’elle déploie. Aucun
tissu n’est assez somptueux, aucun dessin assez
riche pour elle. Ses toilettes sont faites à Paris
et à Londres; pendant ses visites en Russie elle
achète à la manufacture impériale de Moscou les
brochés d’or et d’argent les plus splendides. Sa
préférence va vers les fleurs éclatantes sur un
fond de soie foncé. La dentelle ne la passionne pas,
mais elle raffole des bijoux, des saphirs surtout.
Sa fille aînée, l’archiduchesse de Roumanie,
a adopté comme nuances préférées le gris-ardoise
pour la rue et le rose vif pour le soir. La prin-
cesse Victoria Melita, grande-duchesse de Hesse,
qui est née à Malte, professe une vive tendresse
pour cette île; c’est pour cela, sans doute, qu’elle
aime tant les mouchoirs en dentelle maltaise.
Elle s’habille beaucoup de bleu pâle, et déteste
les souliers de satin qu’elle remplace par des
souliers de cuir ou de peau de Suède teints de la
couleur de ses toilettes.
La jeunesse dorée d’aujourd’hui en Angleterre
a décidé qu’il n’était plus Smart de porter la fleur
à la boutonnière. Le prince de Galles, fidèle à ses
sympathies, n’a jamais cessé de garnir sa bouton-
nière d’un gardénia, d’une touffe de violettes de
Parme ou d’un œillet Malmaison ; ce sont ses
fleurs de prédilection qui cependant, à la saison
des roses, cèdent la place à un bouton mi-éclos, du
plus joli rose ou du blanc le plus pur.
Voilàles renseignements, quelque peu indiscrets
peut-être, que nous donne la revue Frank Leslie’ s
Monthly sur les goûts de la famille royale
d’Angleterre.
Que les lectrices du Magasin Pittoresque se
gardent bien de croire qu’en leur dévoilant tous
ces secrets de garde-robe, nous ayons eu la pré-
tention de leur donner un exemple ou une leçon.
Thérèse MANDEL.
Une femme intelligente, qui a (lu cœur, ne craint point une
rivale. — Ulca.
Ce qui manque surtout aux hommes de notre temps, c’est la
fermeté de conduite que donne la confiance dans la vérité.
Nous ne voyons devant nous ni les énergiques convictions qui
animaient saint Paul et ses amis, ni les guides que nous
aurions à suivre pour ramener au vrai la nation égarée. —
Le Pi.ay.
La force (le l'armée est dans le courage et non dans le
nombre de ceux qui entourent le drapeau. — Hoche. >
328
LE MAGASIN PITTORESQUE
UR Jflf^DlH SÜSPEHDU AU ÜOUVRE
Le plus curieux de tous les jardins suspendus
que compte Paris est certainement celui du mu-
Une allée sur les toits.
sée du Louvre. Peu de Parisiens le connaissent,
même parmi ceux qui fréquentent assidûment le
musée. Ce coin fleuri est, en
effet, caché aux regards de
tous ; pour le visiter il faut j
montrer patte blanche, et rares
sont ceux qui ont pu s’offrir
une rêverie babylonienne dans
ce paradis d’où, par les jours i»sf.
de beau soleil, l’on découvre
un panorama étincelant, depuis
le ruban argenté de la Seine
jusqu’à ces lignes bleues per-
dues dans l’infini que coupent
les silhouettes élégantes ou
ventrues de Notre-Dame et du
Panthéon, de la Sainte-Cha-
pelle et de Saint-Séverin...
Cette idée de poète, de mettre
dans le musée du Louvre la
seule chose qui y manque, celte
nature si merveilleusement co-
piée à l’intérieur, appartient, paraît-il, à
sculpteur qui y logeait au commencement
siècle. Il avait fait pousser dans la colonnade
même des végétations si vivaces et si abon-
dantes que les racines, en disjoignant les
pierres, menaçaient de faire s’écrouler l’édi-
fice.
La forêt aérienne fut supprimée par ordre
supérieur, mais l’idée fut reprise, il y a
vingt ans, par le plombier du Louvre,
M. Leblanc.
Cet ami des fleurs et des arbres commen-
ça modestement par le pot de réséda de Jen-
ny l’ouvrière. Puis les poisse transformèrent
en caisses, et les caisses finirent par former
des allées où bientôt s’entrelacèrent en ber-
ceaux le. chèvrefeuille et la vigne vierge.
L’arrosage.
un
du
Joignant l’utile à l’agréable, l’agriculteur
improvisé planta des arbres fruitiers dans
d’énormes caisses où poussaient déjà les gi-
roflées et les reines-marguerites...
Or, écoutez ceci, Bouvards et Pécuchets
de banlieue qui vous livrez à d’infructueux
' essais de culture intensive dans d’avares
jardinets : ces arbres produisirent — ils
produisent encore — des pommes, des
poires et des cerises. Pour le comble, deve-
nant vigneron, M. Leblanc planta du chasse-
las de Fontainebleau et eut la joie insigne
de voir mûrir en plein cœur de Paris de
magnifiques grappes de raisin que lui eus-
sent disputées les marchands de primeurs.
Quel titre délicieux pour un menu de gour-
met :
dessert: Raisins des terrasses du Louvre.
Ne vous figurez pas cependant que ce jardin est
immense. Non; il consiste en
une soixantaine de grosses
caisses peintes en vert, deux
ou trois allées, un berceau, et
c’est tout. Mais l’impression est
exquise qui vient de ce coin
fleuri dans le vieux palais pa-
tiné par les siècles.
L’entrée est formée par des
aloès gigantesques.
En palissades voici les treil-
les déjà couvertes de feuilles
malgré le printemps froid, car
il fait plus chaud sur les toits
du Louvre que dans un jardin
ordinaire, et celui-ci est pro-
tégé contre le vent du nord par
le sommet des toits avoisinants.
L’on peut donc voir un ceri-
sier, un pommier en fleurs,
des pêchers, des poiriers taillés en pyramides et
loutbourgeonnés. Au pied de ces arbres grimpent
Le plombier du Louvre et son jardinier.
LE MAGASIN PITTORESQUE
329
des clématites et des aristoloches aux larges feuil-
les, ^aux fleurs en pipes allemandes ; plus loin, des
astères, des violettes, des menthes, des citron-
nelles ; dans des caisses de zinc formant des mares
minuscules, voici des joncs et des iris d’eau.
Deux ou trois caisses sont destinées aux lé-
gumes : persil, cerfeuil, carottes nouvelles,
pommes de terre, et nous apercevons même, émer-
geant de terre, deux superbes asperges!
Le jardin suspendu du Louvre est situé sur la
terrasse de la colonnade, au coin de la rue de
Rivoli. On ne l’aperçoit que des toits voisins et
du Pont-Neuf, mais bien vaguement. Un de ses
hommes aide M. Leblanc à arroser son jardin, qui
va prospérant d’année en année.
... Il nous a semblé que cette description était
intéressante à faire au moment où Montmartre,
cette terrasse de Paris, va aussi avoir son jardin!
Henri DUVERNOIS.
LES ÉTOILES ÉTEINTES
L’Academie française vient de décerner un prix important à
l’un de nos poètes les plus aimés, M. Auguste Dorchain. Nous
serons certainement agréable à nos lecteurs en mettant à ce
propos sous leurs yeux quelques strophes de ce charmeur, dont
lame délicate et rêveuse nous a déjà donné plus d’un petit
chef-d’œuvre.
A l’heure où sur la mer le soir silencieux
Efface les lointaines voiles,
Où, lente, se déploie, en marche dans les cieux,
L’armée immense des étoiles,
Ne songes-tu jamais que ce clair firmament.
Comme la mer, a ses désastres?
Que, vaisseaux envahis par l’ombre, à tout moment
Naufragent et meurent des astres?
Vois-tu, vers le zénith, cette étoile nageant
Dans les flots de l’éther sans borne ?
L’astronome m’a dit que sa sphère d’argent
N’était plus rien qu’un cercueil morne.
Jadis, dans un superbe épanouissement,
D’un troupeau de mondes suivie,
Féconde, elle enfantait majestueusement
L’Amour, la Pensée et la Vie.
Tous ses bruits, un par un, se sont tus sous le ciel ;
L’espace autour d’elle est livide ;
Dans le funèbre ennui d’un silence éternel
Elle erre à jamais par le vide.
Pourtant, elleest si loinque depuis des mille ans
Qu’elle va, froide et solitaire,
Le suprême rayon échappé de ses flancs
N’a pas encore touché la terre.
Aussi, rien n’est changé pour nous: chaque matin
La clarté de l’aube l’emporte,
Et chaque soir lui rend son éclat incertain :
Personne ne sait qu’elle est morte.
Le pilote anxieux la voit qui brille au loin,
Et là-bas, errant sur la grève,
Des couples enlacés la prennent à témoin
De l’éternité de leur rêve!
C’est la dernière fois, et demain nos amants
N’y lèveront plus leurs prunelles:
Elle aura disparu, — comme font les serments
Qui parlent d’amours éternelles!
Lorsque la nuit, qu’étoile une poussière d’or,
Couvre la ville aux sombres rues,
Sur ce triste pavé songes-tu pas encor
A d’autres clartés disparues ?
Un enivrant parfum, comme d’un encensoir,
S’exhale des roses pâlies, .
Et le mystérieux apaisement du soir
Te verse ses mélancolies.
Alors, épris d’un rêve impossible à saisir,
En ton âme troublée et lasse
Ne suis-tu pas d’un chaste et douloureux désir
Chaque jeune femme qui passe ?
11 semble que leurs yeux aient gardé les douceurs
Des illusions éphémères ;
Souvent tu les dirais pures comme nos sœurs
Et tendres ainsi que nos mères...
Parmi celles, pourtant, qui ce soir ont passé
Et que tu crois encor vivantes,
Hélas! combien déjà dont le cœur est glacé,
Dont les lèvres sont décevantes !
Ami qui comme moi, quand revient le printemps,
Rêves d’immuables maîtresses,
Et portes en ton cœur inquiet de vingt ans
L’indicible soif des caresses,
Si tu ne veux toujours et vainement souffrir,
Choisis vite une blanche épouse
Dont la fleur pour toi seul commence de s’ouvrir,
De son vierge parfum jalouse.
Celle-là peut aimer, celle-là seulement
Peut être constante et fidèle;
Et, sans craindre l’oubli de son premier serment,
'Pu vivras heureux auprès d’elle.
Mais n’abandonne pas à d’autres, un seul jour.
Ton âme tendre de poète,
O rêveur qui pourrais prendre pour de l’amour
Leur étreinte froide et muette !
Parfois, dans leurs regards clairs ou mystérieux
Tu croiras voir luire une flamme...
Garde-toi ! Le reflet est encor dans les yeux,
Mais le foyer n’est plus dans l’âme.
Oh! bien fou qui prendrait, pour éclairer ses pas,
Ces lueurs trompeuses ou feintes!
Ne te retourne pas ! ne les regarde pas!
— Ce sont des étoiles éteintes.
Auguste» DORCHAIN.
Uqç V/iSitç aû
“ MûSeoi) Arlatei? ”
Arles s’éternisait en son inertie accoutumée;...
le grand silence de la Camargue, troublé par les
beuglements lointains des bious et le vrombis-
sement musical de milliers de cigales, la coiffait
d’un lourd manteau de plomb... L’an dernier,
des fêtes patronales la sortirent pour un temps de
sa torpeur, et, profitant de cet instant d’éveil,
quelques fidèles felibrijants voulurent l’accom-
plissement de l’œuvre longtemps rêvée : réunir en
un même local les reliques patriarcales et les
ultimes vestiges des mœurs des ancêtres. L’ini-
tiative du Museon Arlaten est due à un comité
composé de sept membres qui sont ; Frédéric
Mistral, Paul Marieton,Const. Ferigoule, les doc-
teurs Marignan et Rayol, Mestre Eyssette, Honoré
Dauphin. Léguer à nos descendants, abâtardis par
une décentralisation mal comprise et l’intrusion
330
LE MAGASIN PITTORESQUE
lente en nos provinces d’éléments étrangers, le
souvenir de la simplicité antique des aïeux était
chose nouvelle et ne s’adressait pas, comme on
eût pule croire, aux exclusifs dilettantes. Userait
à souhaiter que chaque province élevât un tel
monument à sa civilisation locale, qu’elle la con-
sacrât, si l’on peut dire, pour la mieux rénover.
Rue de la République, sur le mur, à côté d’un
grand portail sur le fronton duquel je lis Tribu-
nal de commerce, une simple plaque de marbre
gravée d’or m’annonce que là se trouve le
Jfuseon. Après avoir traversé une vieille cour et
longé les locaux de la justice, nous nous trouvons
en face d’un es-
calier éclatant
de blancheur,
car la décora-
tion de sa cage
consiste en des
drapeaux offerts
par les ancien-
nes corpora-
tions et maîtri-
ses. Mes yeux
se portent sur
celui des ma-
çons, vieille ta-
pisserie plus
que centenaire
représentant
V Ascension.
Nous voici dès
lors dans le Mu-
seon propre-
ment dit; c’est
d’abord un long couloir formant la galerie des ta-
bleaux: quelques toiles, de nombreuses études
signées Laurens, des photographies d’Arles, de
Niines, Tarascon, Saint-Remy. Tout au fond, une
commode d’un travail inouï, merveille de vé-
tusté, supporte deux vases en simple faïence, d’un
prix inestimable. Car chacun est venu aider à la
reconstitution de la vie rustique du Pays du
Soleil. Bien plus, les trois salles qui composent le
Museon sont devenues absolument insuffisantes et
d’ici peu plusieurs autres s’ouvriront au public.
La première renferme tout ce qui touche de
près ou de loin au provençal : les outils du gar-
dian dei bious (1), le trident rustique, les étriers
en panier à salade ; les alertes tambourins et les
fifres des farandoleurs arlésiens, le harnache-
ment des noirs chevaux et des mules agrestes le
jour delà Sant Aloï (2), riches et bizarres orne-
ments que l’on vit parader encore à la cavalcade,
de l’an dernier, les fortes sonnailles des bœufs, les
battoirs des bruyantes blanchisseuses, tous si
finement sculptés, les divers accessoires des lar-
gaïres (3) de Cette et de Toulon, les vieux bateaux
(1) Gardeur de bœufs.
(2) La Saint-Éloi.
(3) Jouteurs.
de Provence et du Rhône et enfin les santons et
la crèche, cet amusement si cher aux bambins et
aux vieux durant les longues soirées d’hiver où
l’on admire les bonshommes en plâtre figurant
les personnages de la naissance de l’Enfant-Dieu,
plantés dans la mousse, immobiles parmi le net
décor, mignonne étable et gai moulin, échafaudé
à l’aide de cailloux, de papier gris, de mousses,
de bouchons, le tout parsemé de bougies claires,
minuscules, devant lesquels les aïeux chantent
les anciens noëls provençaux. Sur les côtés de la
salle, de grandes vitrines sont pleines de bibelots,
anciens poids, vieilles monnaies, reliques sacrées.
L’on y distingue
uneénormepipe
et deux petites
merveilles de
l’industrie sali-
ne, un chalet
étincelant aux
angles lumineu-
sement taillés,
un moulin tout
aussi brillant
sous sa carapace
de sel que le
moulin de Pam-
perigouste était
terne sous son
manteau de fine
poussière de
blé.
Une portière
nous cache l’a-
bord de la se-
conde salle; par son entre-bâillement, nos yeux
découvrent un spectacle charmant. En un lit su-
perbe, une accouchée regarde, émue et angoissée,
le nouveau-né potelé dans son berceau (scène
en cire de Constant Ferigoule) ; alentour, de
grandes vitrines renferment de magnifiquespièces
de soie servant à confectionner les robes des Ar-
lésiennes. Les costumes arlésiens sont là et char-
ment les yeux par leur coupe gracieuse. Dans une
vitrine centrale se trouve la reproduction des bi-
joux provençaux. Quelques-uns, d’ailleurs, ont
été remplacés par leur original en or. Et parmi
toutes ces curiosités, l’on me désigne un objet qui
pour les Arlésiens est une véritable relique. Les
yeux de mon cicerone brillaient d’admiration lors-
qu’il me dit : « Vies, aquello pichouno raoubo,
es de Mistraou (1) »... Car Mistral pour eux per-
sonnifie la Provence, c’est Mireille, Calendal, la
Crau, la vaste et silencieuse Camargue, l’appel
des gardians au crépuscule, les beaux gars qui
chantent, les taureaux qui beuglent, les filles aux
yeux noirs fibrillés d’or, c’est la belle Méditer-
ranée, les pittoresques calanques, le bruit de la
mer sur les galets, les terrasses de pierres sèches
(1) « Vous voyez celle petite robe... c’est celle de Mistral! »
Un coin de la Tablée de Noël.
LE MAGASIN PITTORESQUE
331
et le chaudron qui bout, les grandes barques de
pêche, leï gangui , partant à l’aube...
Nous voici arrivés au seuil de la troisième salle. |
Nous pénétrons
dans la cuisine
d’un mas de
Provence la
veille de Noël,
le soir du gros
souper (voir
dessin) ; la scè-
ne vivante offre
dans le décor
ordinaire des
vieilles cuisi-
nes,desperson-
nages de gran-
deur naturelle,
en cire, costu-
més selon l’u-
sage et œuvre
du sculpteur
Ferigoule, à
qui nous som-
mes heureux, à l’occasion, de rendre un bien
reconnaissant hommage. La table est servie ; sur
la nappe immaculée, les gros pains ronds s’étalent
tout dorés, les plats grossiers sont pleins de
pommes de
terre, de carot-
tes etdechoux.
A côté de cha-
que assiette,
un gros clou
destiné à ex-
traire les li-
maces de leurs
coquilles. Les
bouteilles de
vin se dressent
couvertes de
poussière. Et
les chande-
liers de cuivre
reluisent avec
leurs colleret-
tes de papier
découpé. Ac- La Tablée
coudé sur sa
chaise, lou rofi (1) cause avec la tanto (2). La
c halo (3), essuyant une assiette, donne un dernier
■coup d’œil à la table. Lou pastré (4) vient de
rentrer avec son chien, revenant d’enfermer ses
moutons. Voici lou gardian dei bioas couvert
de sueur, son trident au poing ; la baïlo (5)
surveillant son monde; lou pelot (G), appuyé
(!) Le bouvier.
(2) La domestique.
(3) La fille du mailre,
(4) Le berger.
La femme du maître de la maison.
(6) Le maître de la maison, le propriétaire.
La Jacudo ». — L’accouchée.
contre le manteau de la cheminée, tandis que
l’aïeule, près de l’ittre, file et que l’aïeul tisonne
le feu clair que l’on va bénir avec le vin vieux
et la feuillo dé
baguié (1) en
prononçant les
paroles sacra-
mentelles ins-
crites sur le
foyer :
... Que Van que
ven
se li sian pas
mai ,
li siguen pas
men (2)...
Et ne disent-
elles pas tout
un poème, ces
simples paro-
les?... J’y vois
une allusion —
oh ! si fine — à la chato en état d’être mariée et
qu’un beau gars emmènera dans son mas, un
soir, parmi les farandoles et les tambourinades ;
je vois un nouveau-né égayer le cadre sévère
de la cuisine
au prochain
Noël et l’union
des deux fa-
milles rajeu-
nissant les
branches mè-
res. Assuré-
ment, s’il pro-
nonçait ces
paroles, l’aïeul
qui est un
narquois,
tournerait ses
yeux cligno-
tants vers la
chato rougis-
sante, tandis
que l’aïeule,
de Noël. levant ses yeux
tristes et gra-
ves, des yeux qui voient loin, vers son homme
— le très vieux au dos voûté, que la terre attire,
— pèserait avec une angoisse attendrie la fin de
la phrase :
.... Li siguen pas mon...
Chaules MÈRE.
(!) La feuille de laurier.
(2) « ... Que Tan prochain, si nous ne sommes pas plus, nous
uo soyons pas moins !... »
Soldats, en avant! la mort est devant vous, mais la honte
est derrière. — C.uxnat.
332
LE MAGASIN PITTORESQUE
CHASSE AUX PAPILLONS : ÉCHENILLAGE
Pourquoi faire la chasse à ces jolis papillons
qui passent en voletant dans l’air comme des
fleurs emportées p„ar le vent?
Ils sont si gracieux, et leurs ailes sont recou-
vertes d’un duvet si léger, poudre d’or, d’argent,
d’azur ou de pourpre, qu’il suffit de les toucher
pour les dépouiller de cette riche parure !
Pourtant il faut faire la chasse à ces jolis
papillons, car s’ils sont inofï'ensifs par eux-
mêmes, ils engendrent des bandes de chenilles
vilaines et voraces qui causent de grands ravages
dans nos champs, dans nos jardins et dans nos
forêts.
C’est vers le milieu de l’année dernière, à la
suite d’une campagne entreprise pour la conser-
vation des oiseaux, qui sont considérés à juste
titre comme de gi’ands destructeurs des insectes,
que l’idée m’est venue d’organiser une battue
aux papillons.
J’espérais ainsi voir dans quelle mesure on
pourrait empêcher la reproduction de ces che-
nilles malfaisantes, qui ont peut-être autant de
droit que nous d’exploiter à leur profit les plantes
qui poussent naturellement, mais qui commet-
tent un véritable larcin à notre préjudice, en
dévorant celles que nous cultivons pour notre
usage.
Comme il faut lutter de ruse et d’adresse avec
un ennemi si leste, j’ai convié à cette guerre aux
lépidoptères les élèves des neuf écoles primaires,
publiques ou privées de mon canton. Les six
communes qui le composent offraient un champ
d’opération d’une étendue suffisante, aux récoltes
très variées, avec des plaines labourées com-
plantées de vignes, d’amandiers, d’oliviers, et
des vallées aux prairies verdoyantes dominées
par des coteaux couronnés de pins et de chênes.
MM. les Directeurs des écoles, avec lesquels je
suis en correspondance comme président de la
Délégation cantonale de l’enseignement primaire,
ont bien voulu me seconder dans l’expérience que
je voulais faire, et pour encourager leurs élèves
à pratiquer cette chasse, qui constituait d’ailleurs
pour eux un véritable amusement, je leur ai
assuré une prime de un centime par papillon, en
leur recommandant de choisir de préférence ceux
qui produisent des chenilles nuisibles.
Dans le court espace de quinze jours (du
If» juillet au 1er août), 19015 papillons ont été
capturés par 135 élèves seulement; ce qui cons-
titue une moyenne de 140 papillons par élève.
Mais quelques-uns en ont pris plus de 600.
Ces résultats me permettent de dire que si le
jeudi et le dimanche les enfants employaient à la
destruction des insectes nuisibles le temps qu’ils
passent dans les champs à rôder, et quelquefois
à mal faire, ils conjureraient en grande partie le
mal dont nos agriculteurs se plaignent.
Ces papillons ont été classés comme il suit :
Justinia ou satyre myrlil, aux ailes de couleur brune
à rellets jaunâtres 10. 000
l’ieris ou piéride du chou et du navet, aux ailes blan-
ches, les supérieures tachées de noir à leur extré-
mité, et marquées de trois ou quatre points noirs.. 4.500
Proserpina ou satyre silène auxailes noires avec bande
blanche au bas 2.500
Podalirius ou flambé aux ailes blanc crème, avec raies
noires en travers et bordure inférieure festonnée, lé-
gèrement bleutée, se terminant par une pointe for-
mant queue 1.500
Divers 515
Papillons diurnes. Total 19.015
Il résulte de ce classement que les trois quarts
environ des papillons qui m’ont été remis ne
peuvent pas être considérés comme nuisibles,
puisque le Justinia et le Proserpina engendrent
des chenilles qui vivent sur des plantes sauvages,
et sur le paturin qui n’en souffre pas sensible-
ment.
La chasse aux lépidoptères diurnes peut donc
être limitée au Piéride dont la chenille dévore
nos légumes, et au Podalirius dont la chenille,
quoique vivant de préférence sur l’épine-vinette,
se rencontre aussi sur l’amandier, le pêcher, le
pommier et le prunier.
Pour venir en aide aux chasseurs de l’avenir,
j’ajoute que le Piéride voltige depuis le printemps
jusqu’à l’automne, et le Podalirius depuis la fin
avril ou les premiers jours de mai, jusqu’au mois
d’août.
Bien que n’étant pas revenu bredouille, je
dois avouer que j’ai été désappointé de ne pas
trouver au tableau un plus grand nombre de
sujets nuisibles, parmi lesquels doivent figurer
au premier rang ceux dont les chenilles ravagent
le pin d’Alep qui peuple nos forêts du Midi.
C’est que ces lépidoptères sont crépusculaires
ou nocturnes, de sorte qu’ils sont plus difficiles
à prendre.
Dans certains pays, on les chasse la nuit, au
moyen de pommes ou de poires tapées trempées
dans de la bière, ou avec des objets enduits de
mélasse; mais cette opération est peu pratique.
L’expérience que je viens de faire prouve donc
que l’échenillage doit produire de meilleurs
résultats que la chasse aux papillons.
L’échenillage a été rendu obligatoire une pre-
mière fois par la loi du 28 ventôse an IV de la
République, édictée spécialement pour lutter
contre les ravages du papillon cul-doré (Li paris-
chrysorrhœa) aux ailes blanches, dont la chenille
brune, très velue, avec des raies dorsales rouges,
vit à la fois sur les arbustes des jardins, les arbres
fruitiers et toutes les essences forestières.
LE MAGASIN PITTORESQUE
333
Cette loi frappait ceux qui ne l’exécutaient pas
d’une* amende qui ne pouvait être moindre de
trois journées de travail, et plus forte que de dix.
La loi du 24 décembre 1888, qui l’a remplacée,
porte qu’en cas d’inexécution, procès-verbal sera
dressé contre les propriétaires, fermiers ou mé-
tayers, qui pourront être punis d’une amende de
6 à 15 francs; et qu’en cas de récidive, cette
amende sera doublée, avec emprisonnement de
cinq jours au plus.
Dans chaque département un arrêté préfectoral
détermine en outre les mesures particulières qui
peuvent varier selon la zone dans laquelle on se
trouve. Mais en dépit de ces sages et prévoyantes
prescriptions, l’échenillage est-il pratiqué d’une
manière sérieuse?
Il est permis d’en douter. Toutefois, je n’ai pas
à le rechercher ici.
Je me borne donc à appeler à cet égard l’atten-
tion de tous les amis de l’agriculture.
Il conviendrait en outre que, par une circulaire
spéciale, M. le ministre de l’instruction publique
invitât les directeurs de nos écoles, des écoles
rurales surtout, à faire faire par leurs élèves la
guerre non seulement aux chenilles qu’ils trouve-
ront sur leur chemin ou dans leur jardin, mais
en général à tous les insectes nuisibles. Pour
cela il importe essentiellement de leur apprendre
à bien les connaître et de les collectionner dans
chaque école.
Pour les encourager, je n’irai pas jusqu’à dire
qu’il faut, comme au temps de Louis XVI, leur
donner un boisseau de blé en échange d’un
boisseau d’insectes nuisibles ; mais il convien-
drait au moins d’ajouter un ou plusieurs prix
spéciaux à ceux qui leur sont distribués chaque
année. Et pour que l’on ne m’accuse pas de
vouloir augmenter encore le programme déjà si
chargé de l’enseignement primaire, je crois devoir
rappeler que les leçons sur les insectes et les
plantes nuisibles font partie du cours d’agricul-
ture dans les écoles rurales, prescrit par la
circulaire ministérielle du 4 janvier 1897, sous
le titre de promenades agricoles.
Les arrêtés préfectoraux déterminent l’époque
à laquelle l’échenillage doit être fait. Il a lieu
ordinairement vers la fin de l’hiver, mais on peut
le pratiquer en détail à toute époque de l’année,
dans les jardins surtout, en enlevant une à une
les chenilles qui se promènent sur les plantes,
notamment sur les feuilles du chou où elles
pullulent.
Sur les arbres fruitiers il est préférable d’atten-
dre le moment où elles tissent leur cocon, ou de
les surprendre quand elles enveloppent de fils
de soie les bourgeons et les feuilles qu’elles
s’apprêtent à dévorer.
Il faut avoir le soin de préserver ses mains en
enlevant les chenilles velues, car les poils qui
s’arrachent aisément pénètrent dans la peau et
occasionnent de légères démangeaisons.
La Processionnaire du chêne, et celle du pin
surtout, mérite à cet égard une mention spéciale.
Aussitôt après leur éclosion, qui a lieu en août
et en septembre sur les aiguilles des pins qui
composent leur premier repas, les jeunes che-
nilles se réunissent dans des nids ou bourses
qu’elles tissent en commun, où elles vivent en
société, et d’où elles ne sortent guère que la nuit
pour aller manger. Cette sortie a lieu isolément
ou en troupe, et de préférence en file comme un
long chapelet.
Pour les détruire on injecte, à l’aide d’une
seringue, par le trou qui existe à la partie supé-
rieure de la bourse, quelques gouttes de pétrole
ou de l’huile lourde de gaz étendue d’eau.
Mais il est préférable de couper les rameaux
qui portent les bourses et de brûler le tout aussi-
tôt que possible.
Cette opération doit être faite avec précaution,
attendu que les poils des chenilles, les peaux
provenant des mues et même les excréments qui
s’entassent dans les bourses, ont des propriétés
urticantes qui produisent des démangeaisons
assez persistantes aux personnes qui les mani-
pulent.
Ah! quel dommage que le papillon de la Pro-
cessionnaire ne voltige pas le jour, car sa capture
serait plus agréable et plus facile !
Il est vrai qu’on peut leur faire la chasse la
nuit au moyen de réflecteurs et d’appâts ; mais
je le répète, l’échenillage est plus pratique. Ne
perdons pas de vue toutefois qu’il faut mettre
des gants pour entrer en relation avec ces
immondes et malfaisantes chenilles.
C" DANIEL.
L’INSAISISSABLE
Dans tes yeux remplis de lumière,
Je vis une ombre se poser,
Puis une larme, la première
Qui n’arrêtât pas mon baiser.
Ton cœur eut pitié de ma peine,
Un sourire vint demeurer
Sur ta bouche entr’ouverte à peine;
Mais je voyais tes yeux pleurer.
Us pleuraient la fuite d’un rêve
Ou la perte d’un souvenir.
Ali! le Passé parfois s’élève,
Empêchant les cœurs de s’unir...
C’est toujours un peu de ton être
Qui ne sera jamais à moi,
Je ne pourrai jamais connaître
Tout ce qui souffre et pleure en toi.
Et quand je te tiens embrassée,
Une tristesse, une douleur
Que ton ami croyait passée,
Peut te rendre, ma fiancée,
Une étrangère pour mon cœur.
Jean RENOUARD.
334
LE MAGASIN PITTORESQUE
LA PHOTOGRAPHIE DE L ESTOMAC
Encore quelques années, quelques mois peut-
être, et notre pauvre organisme vivant aura livré
aux médecins son dernier secret.
Al très l’auscultation, dont les disciples d’Escu-
lape s’étaient, contentés pendant des siècles,
l’étonnante découverte de Rôntgen est venue
soudain, tout récemment, ouvrir à la science
moderne un champ d’investigation en quelque
sorte illimité.
Grâce à la radioscopie, l’on surprend sur l’écran
fluorescent, comme en
un mystérieux miroir,
le mouvement même des
organes, les change-
ments de forme de l’esto-
mac ou des poumons et
jusqu’aux battements du
cœur. Quant à la radio-
graphie, elle permet de
fixer l’image du viscère,
du membre ou de la
partie profonde du corps
humain, que l’on peut
examiner tout à loisir.
Le diagnostic, cet art
si difficile qui exigeait
autrefois de si longues
é tudes, a été très simpli-
fié dans beaucoup de
cas. Non seulement les
rayons cathodiques faci-
litent singulièrement la
localisation des corps
étrangers introduits
dans notre appareil di-
gestif ou dans l’épais-
seur de nos tissus, —
projectiles, aiguilles, etc.
— mais encore, et ceci
mériterait d’être plus connu, lesdits rayons ré-
vèlent au médecin l’état intime de nos organes.
Les anévrismes, les calculs du foie et de la ves-
sie, les cavernes pulmonaires n’échappent pas à
l’examen radiographique, et l’appendicite elle-
même se diagnostique aujourd’hui aussi aisément
qu’une fracture ordinaire ou qu’un rhume de
cerveau.
Cela ne suffisait pas, paraît-il, et, sous le nom
d’endographie, deux praticiens allemands, les
Dr“ Meltzing et Fritz Lange, de Munich, ont trouvé
un nouveau moyen de pénétrer encore plus avant
dans le mystère de notre moi.
Depuis plusieurs années, ils travaillaient dans
leurs cliniques respectives à résoudre un problème
dontla solution, à première vue, semblerait abso-
lument irréalisable. Il s’agissait, en effet, de photo-
graphier l’intérieur de l’estomac... d’un sujet
vivant, bien entendu, liien que cela!
Or, comme bien l’on pense, l’intérieur du corps
est plongé dans une obscurité complète, et,
outre la difficulté d’y introduire un foyer lumi-
neux quelconque, il paraît tout à fait impossible
de faire pénétrer dans l’estomac un appareil
photographique, construit sur les données ac-
tuelles, si réduites que soient ses dimensions.
Un coup d’œil jeté sur la figure qui accompagne
le texte de cet article
fera mieux comprendre
qu’une description dé-
taillée comment Mes-
sieurs Meltzing et Lange
sont arrivés à résoudre,
en un dispositif unique,
le double problème
qu’ils s’étaient posé.
L’appareil photogra-
phique, qui est logé à la
partie inférieure d’une
sonde œsophagienne de
faible diamètre, mesure
exactement 66 millimè-
tres de long sur 11 d’é-
paisseur. A l’intérieur
du tube, juste au-dessus
de l’objectif, on aperçoit
une ampoule minuscule
destinée à éclairer la
paroi de l’estomac. Cette
petite lampe à incan-
descence est alimentée,
par l’intermédiaire des
fils métalliques noyés
dansl’épaisseurduverre,
au moyen d’une batterie
que l’on voit sur la table.
L’image de la muqueuse à photographier est
concentrée sur la pellicule sensible par une
lentille biconvexe de 4 mm. 5 de diamètre. Cette
pellicule, enroulée au fond de l’appareil, le sujet
peut très bien la dérouler en pressant sur un
ressort qui n’est pas figuré dans le dessin, mais qui
commande, à l’extrémité supérieure de la sonde,
par conséquent à portée du doigt de la per-
sonne endographiée, les mouvements de la pelli-
cule comme ceux de l’instrument lui-même.
Car celui-ci doit être mobile pour prendre suc-
cessivement, à la volonté de l’opérateur, toutes
les positions requises, et faire au besoin, comme
disent les géomètres, un tour d’horizon.
Pour photographier la paroi interne de l’esto-
mac dans les meilleures conditions, — ainsi,
du moins, l’ont démontré les Drs Meltzing et
LE MAGASIN PITTORESQUE
335
Lange, — il faut obtenir au préalable une lé-
gère# dilatation artificielle de l’organe en ques-
tion.
Par l’intermédiaire de la sonde œsophagienne,
l’on commence donc par vider et nettoyer à
grande eau l’estomac du patient. Puis on le rem-
plit d’air au moyen d’une petite pompe à main
inanœuvrée avec précaution par un aide, de façon
à provoquer sans souffrance et assez rapidement
la distension indispensable au succès de l’opé-
ration.
Ces préparatifs terminés, il ne reste plus qu’à
descendre l’appareil, à établir le courant et à
faire lentement tourner l’objectif de manière à
photographier toutes les parties de l’estomac.
En dix minutes, avec un peu de dextérité, l’on
obtient de quarante à cinquante vues de la mu-
queuse stomacale. Chacune de ces épreuves me-
sure environ 8 millimètres sur 10 seulement;
mais elles sont si nettes qu’on peut les agrandir
considérablement, ce qui permet de distinguer la
structure des tissus et l’état des innombrables
petites glandes du bon fonctionnement desquelles
dépend notre digestion.
Les lésions organiques, l’occlusion ou le relâ-
chement du pylore, toutes les maladies dont mes-
ser Gaster est le siège, depuis le terrible cancer
jusqu’à l’inoffensive gastrite, se révèlent en traits
caractéristiques sur la pellicule de l’appareil dont
l’oeil ne saurait se tromper.
Nous avons dit que l’opération était très courte;
elle a, de plus, l’avantage de n’être nullement
douloureuse. Les deux ou trois cents sujets qui
ont eu l’honneur d’inaugurer le nouveau mode de
photographie interne, affirment qu’en dehors
d’une légère impression de suffocation au mo-
ment du passage de l’appareil dans l’arrière-
gorge, ils n’ont absolument rien ressenti.
Aux dernières nouvelles, les Drs Lange et
Meltzing cherchaient à modifier le dispositif que
nous venons de décrire et à l’améliorer en y
ajoutant un tube de Crookes. Leur dessein serait
d’obtenir des épreuves radiographiques par pro-
jection sur l’écran fluorescent, mais de l’intérieur
à l’extérieur et non plus à travers toute l’épais-
seur du corps.
Il est évident que, dans ces conditions, les
images obtenues seraient beaucoup plus claires
qu’avec le procédé actuellement employé dans les
hôpitaux.
Au moyen d’un jeu de sondes ainsi perfec-
tionnées, l’on pourrait explorer toutes les mys-
térieuses profondeurs, tous les arcanes de notre
misérable machine humaine, et la science si indis-
crète à laquelle ces messieurs de la Faculté ont
donné le nom d’endoscopie aurait fait un grand
pas.
Quoi qu’il en soit, et sans vouloir exagérer
l’importance de la curieuse invention des deux
médecins munichois, nous devons reconnaître, —
les nombreuses applications qui en ont été faites
en Allemagne l’ont, d’ailleurs, déjà prouvé, —
que, telle qu’elle est, la sonde endographique ren-
dra de réels services aux spécialistes, tant pour
le diagnostic que pour la pratique opératoire
des maladies de l’estomac.
Édouard BONNAFFÉ.
STATUE
C’était un bavard de talent très mince ;
Et, pendant trente ans, il avait été
Fameux à Paris, grand homme en province,
Ministre deux fois, toujours député.
Traité d'éminent et de sympathique,
11 avait' trahi deux ou trois serments.
Ainsi qu’il convient dans la politique...
Bref, c’était l’honneur de nos parlements.
Il mourut. Sa ville, — elle était très hère
D’avoir enfanté ce contemporain ! —
Dès qu’il fut enfin muet dans la bière,
Le fit sans tarder revivre en airain.
J’ai vu sa statue. Elle est sur la place
Où se tient aussi le marché couvert.
C’est bien l’orateur; son geste menace.
Et sa redingote est en bronze vert.
Mais les bons ruraux, vile multitude,
Vendant les produits du pays natal,
Sans y voir malice et par habitude,
Laissent leurs baudets près du piédestal;
Et, tous les lundis, quand les paysannes
Sous les piliers noirs viennent se ranger,
Le tribun d’airain harangue des ânes...
Et ça ne doit pas beaucoup le changer.
François COPPÉE.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Sans la femme, l'homme serait rude, grossier, solitaire. La
femme suspend autour de lui les fleurs de la vie, comme ces
lianes des forêts qui décoreut le tronc des chênes de leurs guir-
landes parfumées. — Chateaubriand.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
LES HÉROS INCONNUS
JEAN GOLUGHE
Popularisée par la gravure ou la céramique, em-
bellie et quelque peu dénaturée par la légende, l’his-
toire du conscrit croisant la baïonnette devant
Napoléon est très connue, mais on ignore généralement
les détails de ce curieux épisode et le nom même de
l’homme qui en fut le héros.
Jean Coluche naquit, le 17 mars 1780, à Gastins,
pittoresque hameau situé près de Rozay-en-Brie, dans
le département de Seine-et-Marne. Son père avait
vaillamment servi, pendant les guerres de la Révo-
lution, la France menacée sur loules ses frontières et
336
LE MAGASIN PITTORESQUE
partout victorieuse. Pour trouver des exemples de
courage et de patriotisme, le petit paysan de Gastins,
qui devait lui aussi devenir un brave soldat, n’avait
qu’à les chercher dans sa famille. D’une main
impatiente, il conduisait la charrue, en attendant de
prendre le fusil. Une ardeur guerrière qui nous
étonne aujourd’hui, etqui esthien française cependant,
dominait alors toutes les âmes. La guerre encoura-
geait toutes les ambitions. Elle avait le double attrait
de la vie aventureuse, héroïque, et de la fortune rapide,
presque immédiate. Les jeunes gens se divisaient en
deux catégories : ceux qui étaient soldats et ceux qui
désiraient l’être.
Lorsque son tour fut venu, en 1801 — on disait
alors en l’an IX, — Jean Coluche entra au service
comme conscrit au 17e régiment d’infanterie légère et
sans doute il s’y trouva bien, carilne demanda jamais
à changer. La munificence du gouvernement lui
accorda un habit bleu à parements blancs largement
ouvert sur un gilet rouge et orné d’épaulettes vertes,
un pantalon collant de drap jaune boutonné sur le
mollet et un énorme shako ombragé par un plumet
bleu et rouge.
Ainsi équipé pour la gloire, le fusilier Coluche, de
1801 à 181b, pendant ces quatorze années qui sont les
plus belles de notre histoire, joua son rôle — et un
jour, comme on le verra, au premier plan — dans ce
drame héroïque qui commence à Austerlitz et se ter-
mine à Waterloo.
11 assista à ces merveilleuses victoires dont les noms,
Iena, Eylau, Varsovie, Essling, résonnent comme un
appel de clairon. A Wagram, il fut grièvement blessé
d’un coup de feu à la tète.
Au printemps de l’année 1809, Napoléon, broyant
tout ce qui s’opposait à son passage, s’avancait sur
Vienne à grandes journées. Parfois il s’arrêtait comme
pour prendre haleine et chaque halte était une vic-
toire. Le 3 mai, la division Claparède, entraînée par
un irrésistible élan, atteignait l’arrière-garde autri-
chienne, qui avait juste le temps de se réfugier à
Ebersberg, bourg très bien défendu sur une hauteur
qui dominait la rive droite de la Traun. L’assaut
commençait aussitôt. Séparés du reste du corps d’ar-
mée par l’incendie d’un pont, 7000 Français tinrent
tète, en attendant que le pont fût rétabli, contre
30 000 Autrichiens. Après une journée de lutte san-
glante, larivière charriait des milliers de cadavres, le
village était en feu. Les Français victorieux campaient
sur des ruines, à la lueur des incendies.
Napoléon s’installa dans une bâtisse à demi ruinée.
Devant la porte on mit en faction un soldat de la
garde impériale et notre ami Jean Coluche. Ordre leur
avait été donné de ne laisser entrer ni sortir aucune
personne que n’accompagnerait pas un officier d’état-
major.
La nuit était tombée, couvrant d’ombre et de silence
le champ de bataille, la rivière et le village. Un honqme
parut à la porte de la masure. Il portait la redingote
grise et le petit chapeau. 11 s’avança, un peu courbé,
avec son geste habituel, lamain placée sur la poitrine.
Tout à coup un cri retentit :
— On ne passe pas!
Absorbé par ses réflexions, méditant quelque plan
de campagne ou songeant peut-être à ceux qui l’avaient
suivi jusque-là, pleins de jeunesse et de confiance et
d’espoir, et qui ne devaient pas aller plus loin, Napo-
léon continua de marcher.
Jean Coluche ne connaissait que sa consigne. Irrité
autant que surpris qu’on eût méprisé son premier
avertissement, il se précipita au-devant du promeneur
mystérieux et, d’une voix menaçante :
— Si tu fais un pas de plus, je te plante ma baïonnette
dans le ventre !
On prétend qu’il ajouta — mais ceci est probable-
ment légendaire :
— Quand même tu serais le Petit Caporai, on ne
passe pas !
En entendant tout ce bruit, des généraux, des ofti-
ciers d’état-major accourent. Sans lui demander
d’explications, on empoigne le factionnaire trop zélé
et on l'amène au corps de garde.
Les soldats qui l’y conduisent s’apitoient déjà sur
son triste sort:
— Tu es perdu, mon pauvre garçon, lui disent-ils.
Tu as menacé l’Empereur. Le moins qui puisse
t’arriver, c’est d’être fusillé.
— Nous verrons, répond Coluche sans s’émouvoir.
J’expliquerai au conseil de guerre que j’ai exécuté ma
consigne. 11 n’osera pas me condamner.
Quelques minutes après, on vient l’avertir que
l’Empereur le demande.
Il se présente hardiment, la main au shako, aussi
tranquille que devant trois ou quatre Autrichiens.
Napoléon l’examine un instant, puis de cette voix
nette, impérieuse, qui gardait, en toutes circonstances,
le ton du commandement:
— Tu peux mettre un ruban à ta boutonnière. Je
te donne la croix.
— Merci, mon Empereur; mais il n’y a plus de
boutiques dans ce pays-ci pour acheter du ruban.
— Eh bien ! prends une pièce rouge à un jupon de
cantinière ; ça fera la même chose.
Voilà comment Jean Coluche, au lieu d’être fusillé,
fut décoré.
Il fit ensuite la campagne d’Espagne, avec le corps
d’armée de Masséna, revint en France en 1813, fut
blessé pour la seconde fois d’une balle à la tête à la
bataille d’Arcis-sur-Aube et rentra dans son village,
après la défaite de Waterloo, assez à temps pour fer-
mer les yeux à sa vieille mère, qui semblait attendre,
pour mourir, de l’avoir revu.
Depuis cette époque, après avoir eu son heure de
célébrité, il disparaît de l’histoire.
En 1846, il est nommé lieutenant de la garde natio-
nale de Nangis.
Une vingtaine d’années plus tard, on pouvait voir
au jardin du Luxembourg, toujours assis sur le même
banc, un vieillard encore solide autour duquel s’amu-
saient des troupes d’enfants. 11 lui arrivait souvent
d’en placer quatre ou cinq sur un rang et de leur faire
faire l’exercice. Ce vieux bonhomme, c’était Jean Co-
luche.
En 1865, il se réfugia à Provins et il y mourut en
1867, à quatre-vingt-sept ans.
II ex ri d’ALMERAS.
Qui s’aguerrit contre les accidents de la vie commune n'a
point à grossir son courage pour être soldat. — Montaigne.
Tout cliange sans cesse; les choses ne se fixent que dans le
souvenir, et la mémoire elle-même est fugitive. — E. Marreau.
Ceux qui sont courageux savent vivre et mourir sans gloire.
— Yauvenargues.
LE MAGASIN PITTORESQUE
337
UNE BIBLIOTHÈQUE
l’art d’acheter les livres, de les classer, les conserver et s’en servir.
III
Les formats. — Il serait préférable de les
désigner par leurs dimensions métriques, et non
plus par des termes archaïques : jésus, raisin,
ècu , etc. ; in-octavo, in-douze, in-seize, etc., qui
n’ont plus de raison d'être et prêtent à confu-
sion. — Signature. — Réclame. — Formats les plus
appréciés par les lecteurs. — Le plus commode
et le meilleur des formats.
Nous venons, en parlant du papier, de traiter du
fond et de la base du livre : nous allons nous occuper
à présent de ses dimensions, de son format ; nous
examinerons ensuite l’impression. Si techniques
et arides que peuvent paraître ces détails, ils sont,
on le comprend de reste, l’indispensable préli-
minaire de notre étude.
De ce que nous avons dit de la fabrication
actuelle du papier, fabrication mécanique, sur la
toile sans fin, et non plus uniquement àla forme,
11 résulte que les papiers d’aujourd’hui n’ont plus
de formats invariablement délimités, et que ces
expressions : in-octavo, in-douze, in-seize, in-dix-
huit, etc., ne signifient en quelque sorte plus
rien. Encore autrefois n’avaient-elles un sens
précis qu’à condition d’être suivies de la dési-
gnation catégorique du papier : in-octavo jésus ,
in-douze raisin, in-seize colombier, etc.
On sait que :
L’in-octavo (in-8) est la feuille pliée de façon à
former 8 feuillets ou 16 pages;
L’in-douze est la feuille pliée de façon à former
12 feuillets ou 24 pages ;
L’in-seize, la feuille pliée de façon à former
16 feuillets ou 32 pages ;
L’in-dix-huit, la feuille pliée de façon à former
18 feuillets ou 36 pages ; etc.
La feuille, comme on le voit, donne toujours
un nombre de pages double du chiffre indicatif du
format.
De même, en remontant :
L’in-quarto est la feuille pliée deux fois sur
elle-même et formant 4 feuillets ou 8 pages;
L’in-folio, la feuille pliée une seule fois sur
elle-même et formant 2 feuillets ou 4 pages ;
L’in-plano, appelé aussi format atlantique, c’est
la feuille non pliée, c’est-à-dire comprenant deux
pages, le recto et le verso.
Mais, pour savoir la dimension d’une de ces
pages, d’une page in-8, par exemple, il est néces-
saire de connaître la dimension de la feuille qui
a été pliée et a fourni les 16 pages de cet in-8.
11 est évident que plus cette feuille sera grande,
plus ces pages le seront.
C’est précisément ce que l’épithète jésus,
raisin, colombier , etc., nous apprend: ainsi le
papier jésus ayant 0 m. 55 de long sur 0 m. 70
de haut, nous pouvons, grâce à ces chiffres, nous
faire une idée exacte de l’in-8 jésus et en calculer
les dimensions.
Mais, dans le papier mécanique, fabriqué en
rouleaux et sectionné à volonté, ces termes pro-
venant des anciens papiers à la forme: jésus,
raisin, couronne, colombier, etc., n’ont plus de
raison d’être, plus de sens : il n’y a plus de mono-
gramme du Christ, plus de grappe de raisin, plus
d’écu, de colombe, etc., en filigrane dans la pâte
du papier ; rien n’en fait plus reconnaître à pre-
mière vue l’espèce et les dimensions. Il serait donc
bien plus logique, plus clair et plus simple de
désigner présentement les formats par leurs
dimensions réelles, exprimées en centimètres ou
millimètres; au lieu d’in-8 jésus, dire 0 m. 275
sur 0 m. 175; au lieu d’in-12 jésus, 0 m. 233 sur
0 m. 137 ; etc.
D’autant plus qu’avec le système bâtard actuel-
lement en usage, on arrive à des résultats
singuliers ; un volumedeformatin-4, parexemple,
se trouve être plus petit qu’un volume in-8, un
in-8 plus petit qu’un in-12, etc. (m-4 écu= 0,20
X0,26; in-8 colombier — 0,225x0.315; —
in-8 écu = 0, 13 X 0,20; in-12 jésus = 0,137
XO, 233 ; etc.).
Chaque première page d’une feuille porte dans
sa partie inférieure de droite un chiffre, dit
signature , qui indique le numéro de cette feuille.
Au lieu de chiffres, on employait autrefois les
lettres de l’alphabet: A, B, C, D... et on mettait,
en outre, au-dessous de la dernière ligne de chaque
feuille, à droite, le premier mot de la feuille
suivante, toujours afin de faciliter le classement
des feuilles, l'assemblage. Ce mot, ainsi placé en
vedette au bas de la dernière page, s’appelait la
réclame. On a fini par la supprimer, considérant
qu’elle faisait double emploi avec la signature.
La signature permet, ou plutôt devrait per-
mettre, de déterminer facilement le format d’un
livre.
Puisque nous savons, par exemple, que l’in-4
a sa feuille pliée de façon à donner 8 pages,
il est clair que la deuxième feuille commencera
à la page 9, et que c’est au bas de cette page 9
que figurera lasignature 2. Le chiffre 3 se trouvera
de même au bas de la page 17 ; le 4, au bas de la
page 25 ; etc.
Mais une feuille de format plus petit, in-18,
in-24, in-32...ne se plierait pas aisément, surtout
si le papier était un peu fort; elle renflerait,
gondolerait, aurait trop gros dos et se prêterait
difficilement au brochage ou à la reliure.
338
LE MAGASIN PITTORESQUE
Parfois même le tirage aussi bien que le pliage
ne pourraient pas s’effectuer. On sectionne donc
ces feuilles, on les partage en cahiers, cartons ou
encarts, qui tous nécessairement portent aussi
une signature, afin qu’on puisse les classer et
assembler, d’où une nouvelle cause de confusion.
Une feuille d’un volume in-18, par exemple
(36 pages), se tirera soit en 3 cahie rs de 12 pages
chacun, soit en 2 cahiers, l’un de 24 pages, l’autre
de 12, et ayant tous leur signature distincte, —
ce qui évidemment n’aiderait pas, à l’occasion, à
déterminer le format.
On voit combien cette question ' des formats
abonde en complications et en contradictions. Les
bibliographes modernes ont maintes fois protesté
et ne cessent de protester contre ces termes et
usages surannés. M. Græsel écrit dans son Manuel
de Bibliothéconomie (p. 197) :
« Depuis que, grâce à l’emploi de la machine,
on est arrivé à donner au papier des dimensions
considérables, les dénominations traditionnelles
employées jusqu’ici ont perdu leur raison d’être,
une feuille repliée trois ou quatre fois pou-
vant encore produire un format correspondant,
comme dimensions, à ce qu’on appelait jadis un
in-folio; aussi a-t-on reconnu partout la nécessité
d’adopter, pour déterminer les formats, des
règles fixes et invariables, et avec d’autant plus
de raison que les papiers varient de grandeur
suivant les régions et, dans la même région,
suivant les fabriques. Toutefois les différents pays
n’ont pu encore arriver à s’entendre, ce qui serait
pourtant très désirable, sur les mesures conven-
tionnelles à adopter... En France, l’ordonnance
ministérielle du 4 mai 1878 a tranché la question,
en cequiconcerne lesbibliothèques universitaires,
en établissantles désignations suivantes : 1° Grand
format (comprenant tous les volumes dépassant
35 centimètres) ; 2° Moyen format (comprenant
les volumes hauts de 25 à 35 centimètres) ;
3° Petit format (comprenant les volumes au-des-
sous de 25 centimètres). »
Voici d’ailleurs le passage textuel de cette
circulaire ministérielle, à laquelle il vient d’être
fait allusion :
« Il est inutile de préciser ici les moyens de
déterminer chaque format. A l’époque où le papier
était fabriqué selon des règles de dimension qui
variaient peu, on reconnaissait le format en
comptant les pages de la feuille d’impression. Les
désignations d’in-folio, in-quarto, in-octavo repré-
sentaient alors une hauteur fixe. Il n’en est plus
de même aujourd’hui que les feuilles d’impression
sontde dimensions très différentes, et que certains
in-octavo deviennent plus grands qu’un in-folio
du xvie siècle. L’indication actuelle a donc perdu
son ancienne signification, car elle ne répond
pas toujours à l’indication de la hauteur du
livre ; elle doit être abandonnée pour les dési-
gnations suivantes, répondant aux dimensions
réelles :
« 1° Grand format (comprenant tous les
volumes dépassant 35 centimètres) ;
« 2° Moyen format ( comprenant les volumes
hauts de 25 à 35 centimètres) ;
« 3° Petit format (comprenant les volumes au-
dessous de 25 centimètres (1). »
« Il serait à désirer, dit de son côté M. Édouard
Rouveyre, qu’à l’avenir les libraires annonçassent,
sur leurs catalogues, la hauteur et la largeur des
livres en centimètres, indépendamment de la
désignation du format, qui jouerait ici un rôle
secondaire (2). »
Pour se faire comprendre, les éditeurs et les
libraires en sont même arrivés à désigner les
volumes d’un format par le nom d’un autre
format. Ainsi les petits volumes de l’ancienne
« Librairie nouvelle» de Bourdillat sont des in-8,
comme on peut s’en assurer par les signatures,
et ils sont annoncés sur le verso des couvertures
tantôt comme des in-18 (Cf. couverture : Balzac,
le Lys dans la vallée, 1857), tantôt comme des
in-16 ( Cf. couverture : Balzac, la Recherche de
l’Absolu, 1858). Etce sont les mêmes livres appar-
tenant aux mêmes éditions, aux mêmes tirages,
ainsi différemment et contradictoirement qua-
lifiés.
Depuis les débuts de l’imprimerie, les formats
les plus appréciés du public semblent avoir été
toujours en décroissant.
L’in-folio était le format des premiers livres,
des incunables (incunabulum, berceau), et,
malgré les admirables petits in-8 d’Alde Manuce
et de Sébastien Gryphe, les savants du xvp siècle
tenaient en mépris tous les volumes qui n’avaient
pas les plus grandes dimensions. On jugeait
alors en quelque sorte de la valeur d'un ouvrage
d’après son ampleur et sa taille.
Scaliger, au dire du passionné érudit Adrien
Baillet, « raille Drusius pour la petitesse de ses
livres; et J. Morel, l’un des plus grands impri-
meurs de son temps, se plaignait au savant
Puteanus, rival de Juste Lipse, que ses livres
étaient trop petits pour la vente, et que les chalands
n’en voulaient pas (3) ».
Les livres de format inférieur à l’in-folio, les
in-8 ou in-12, étaient surtout alors des livres de
piété, des « livres d’heures ».
Il est juste cependant de reconnaître que l’in-8,
dont l’origine est généralement attribuée à Aide
Manuce, — l’inventeur de la lettre italique, dite
aussi et par suite aldine, qu’une légende affirme
avoir été exactement copiée sur l’écriture de
Pétrarque (4), — avait rencontré bon accueil à
(1) A. Bantoux, Instruction générale relative au service des
Bibliothèques universitaires, 4 mai 1878, apud A. Maire, Ma-
nuel pratique du Bibliothécaire , p. 433.
(2) E. Rouveyre, Connaissances nécessaires à un Biblio-
phile, t. II, p. 52 (5e édition).
(3) L. Lalanne, Curiosités bibliographiques , p. 293.
(41 II. Bouchot, le Livre, p. 110.
LE MAGASIN PITTORESQUE
339
l’étranger. Ces volumes qu’on pouvait glisser
dans la poche et emporter aisément, qui con-
tenaient autant de matière que les in-4 et coû taient
moins cher, avaient trouvé de nombreux partisans.
Aide Manuce reçut même du sénat de Venise une
récompense pour avoir créé ou vulgarisé l’in- 8 :
on lui octroya le privilège d’employer seul ce
format pendant une période de dix années, ce
qui n’empêcha pas les imitations et la concur-
rence de se produire.
Au xvne siècle, et en dépit du succès des
Elzevier, les gros et grands volumes étaient
encore les plus appréciés. « Leurs formats et
leurs caractères (des Elzevier) étaient trop petits »,
remarque très justement M. Henri Bouchot (i).
Nous voyons au xvin° siècle le format in-4
employé de préférence par les imprimeurs de
Hollande, même pour les recueils de poésies,
que nous imprimons à présent, au contraire, en
volumes de menues et coquettes dimensions, en
in-18 ou in-24.
Mais l’in-8 ne tarde pas à triompher, et il n’est
pas de bibliographe de la première moitié du
xixe siècle qui ne le prône et ne le recom-
mande. L’érudit et consciencieux Gabriel Peignot
insiste maintes fois notamment sur les mérites
de l’in-8.
« Nous citons de préférence les éditions in-8,
écrit-ildans son Manuel du Bibliophile, parce que
ce format, tenant le milieu entre les plus grands et
les plus petits, nous paraît le plus décent, le plus
convenable, le plus propre à former une biblio-
thèque qui présente un aspectrégulier ; d’ailleurs,
l’in-8 est ordinairement imprimé en caractères
assez forts pour ne point fatiguer les vues faibles. »
Et ailleurs :
« Si un amateur ne voulait posséder qu’une
collection choisie de 300 volumes, je lui conseil-
lerais de tâcher de la former entièrement
d’ouvrages de même format, et de prendre l’in-8. »
Ludovic Lalanne patronne également le format
in-8, « auquel on revient toujours », déclare-t-il.
Le format employé et vulgarisé à partir de
1838, par l’éditeur Gervais Charpentier, et connu
sous le nom de format Charpentier , — c’est un
in-18 jésus ayant pour dimensions 0, 18 X 0, 12
(théoriquement 0,1833 x 0,1166), — est actuel-
lement le plus répandu, pour les ouvrages de
littérature du moins, et il nous paraît tout à fait
digne de sa vogue, il mérite toutes nos préfé-
rences.
En voici les motifs.
Le malheur veut que la plupart des liseurs
assidus, des plus constants amis des livres, de-
viennent myopes, parfois même longtemps avant
la vieillesse. Il leur faut tenir à la main, à proxi-
mité de leurs yeux, le volume qu’ils lisent ; si,
au lieu de le tenir, ils le posent devant eux sur
une table, cela les contraint à pencher la tête,
souvent très bas, selon leur degré de myopie :
(I) Loc. cil., p. 170.
d’où une congestion plus ou moins rapide. C'est
donc d’ordinaire et presque forcément livre en
main qu’ils lisent : il est donc bon, il est donc
indispensable que ce volume ne soit pas trop
lourd : l’in-18, moins grand que l’in-8, pèse moins
que lui, avec un nombre de pages égal et de même
pâte de papier, et par conséquent fatigue moins la
main. Nos appartements modernes, dans les gran-
des villes, à Paris principalement, sont exigus, et
la place nous y est parcimonieusement mesurée :
l’in-18 est moins encombrant que l’in-8, et, sous
un format plus restreint, contient ou peut con-
tenir autant de matière. Il n’y a souvent que les
marges qui diffèrent. Cela est si vrai que plusieurs
éditeurs, après avoir fait paraître un ouvrage en
in-8, le publient en in-18 sans changer la justifi-
cation, c’est-à-dire la « longueur des lignes «(Littré)
et en se servant de la même composition. Exem-
ple : la maison Calmann-Lévy et nombre de ses
volumes : Correspondance de Mérimée, de Dou-
dan, de Balzac, etc., etc. Ces volumes, dont on a
eu soin de prendre les empreintes, sont mis en
vente d’abord en in-8 à 7 fr . 50 ; puis, lorsque
cette vente est épuisée, les clichés de ces em-
preintes servent à tirer les in-18, cotés 3 fr. 50 :
ce système a le triple avantage de contraindre les
personnes pressées de lire un de ces volumes à
le payer 7 fr. 50 au lieu de 3 fr. 50, d’augmenter
de cette différence les bénéfices de l’éditeur, et
aussi de permettre aux amateurs de grands pa-
piers de satisfaire leur goût.
D’autres motifs militent encore en faveur du
format in-18 et le font de plus en plus préférera
l’in-8 : l’in-18, de dimensions moindres que l’in-8,
coûte moins cher de reliure ; il se met plus com-
modément dans la poche ; etc.
Il va sans dire que certains ouvrages d’étendue
considérable, comme les encyclopédies et diction-
naires, d’autres, ornés de dessins ou de planches,
exigent presque toujours un format plus grand
que l'in- 18.
Il va de soi également que nous ne répudions
pas les formats qui se rapprochent de très près du
format Charpentier, celui, par exemple, de l’an-
cienne petite collection Lefèvre (0 m. 166 x
Om. 105), et de l’ancienne « Librairie nouvelle »
de Bourdillat (mêmes dimensions), de la
« Nouvelle Bibliothèque classique » de Jouaust
(0 m. 178 x 0 m. 144), etc.
Quant aux in-32 jésus (0 m. 13x0 m. 08), aux
in-36, etc., à tous ces volumes qui, d’une façon
générale et en termes vulgaires, sont moins longs
que la main, ils sont trop peu pratiques, offrent
de trop nombreux inconvénients pour être recom-
mandés.
D’abord l’impression y est presque toujours et
forcément microscopique. Ensuite ces petits
volumes s’accommodent mal de la reliure : les
pages n’ayant pas assez de marge intérieure, ni
assez de jeu, ni assez de poids, ils s’ouvrent mal,
quand ils sont reliés : on ne peut quasi plus
340
LE MAGASIN PITTORESQUE
s’en servir. Les travailleurs, qui ont parfois be-
soin d’inscrire quelque annotation sur les mai’ges
de leurs livres, ne peuvent le faire avec ces
«éditions diamant » : la place manque. Elles
n’ont leur utilité que pour les ouvrages qu’on
désire emporter avec soi, les vade-mecum qu’on
tient à avoir toujours dans sa poche, afin de les
consulter ou de les relire à volonté, tels que
certains manuels, guides, indicateurs, etc., ou
des chefs-d’œuvre comme les Fables de La
Fontaine, les Odes d’IIorace, les Satires de
Régnier, le Théâtre de Molière ou de Racine, etc.
Une curieuse particularité nous a été signalée
par plusieurs libraires : les in-8 et généralement
les volumes de grand format, lourds à la main, se
vendent mieux en été, parce que beaucoup de
personnes ont l’habitude de lire au lit, et, durant
la chaude saison, peuvent mettre bras et épaules
hors des couvertures sans se refroidir.
Albert CIM.
L’HISTOIRE DE BÉBÉ
... Il est maintenant un grand garçon qui va au
collège, apprend des tas de choses, y compris des
vilains mots, fait de la bicyclette ; il n’a plus ses
longs cheveux bouclés sur les épaules, - — et la
mélancolie me vient du temps où il était tout
petit, et où, pendant la première année de sa vie,
j’ai tenu un journal presque quotidien de sa mi-
gnonne personnalité. Les feuillets en jaunissent,
l’encre s’efface par endroits, et, dans le tiroir aux
souvenirs, il m’a semblé prendre une très ancienne
chose, qui cependant demeure toujours d’actua-
lité, conserve le même charme que jadis, pour-
rait être écrite d'hier, le sera encore peut-être
demain. Il y a des sujets éternels, dont seules les
circonstances varient, et ce Carnet d’un papa
n’a pas de date; j’en détache des fragments pour
accompagner les jolies aquarelles de mon ami,
le maître-peintre des enfants, Jean Geoffroy ; et,
comme dans le refrain célèbre,
Si cette histoire vous amuse
Nous pourrons la recommencer.
... Il fait grand jour, tout est remis en place,
la chambre est rangée, le lit de misère (selon la
si éloquente expression populaire) est ôté, la jeune
femme est étendue, un peu pâlotte, dans son
grand lit tout blanc, et ses yeux vont du père
étonné, ému de reconnaissance, à l’enfant que
pouponne , avec des gestes d’une aisance habituelle,
la sage-femme demeurée...
... Du minuscule corps rouge et fragile, une
seule partie, les mains, présente une netteté éton-
nante de perfection, mais des mains de vieillard,
avec toutes les rides, tous les plis, les phalanges
sans méplats, les ongles pâles et opaques comme
chez les vieux, à la fin de leur vie, quand il n’y a
presque plus de sang.
... Dans la chambre qu’éclaire à demi, d’une
lueur blanchâtre traversant la porcelaine, une
veilleuse dont par moments l’huile crépite avec
un bruit sec, agaçant, le berceau, ses rideaux fer-
més, emplit un coin, barre la vue de sa conque de
mousseline à raies bleues; un souffle impercep-
tible s’en échappe, accentué de gestes qu’on de-
vine, les petites mains issant des couvertures, et
s’agitant hors de la brassière de laine ; à des ins-
tants de réveil essayé s’entend un mièvre vagis-
sement, la révélation d’un être vivant, d’une troi-
sième personne en cette pièce où nous avions
l’habitude de n’être que deux, et notre anxiété,
notre sollicitude, notre amour est sans cesse in-
quiété par ce faible souffle qui bruit doucement.
... En la grande cuvette aux arabesques de ro-
seaux, Bébé prend son premier bain, tout son
petit être gigotant entre les bords haut relevés
de la porcelaine; de la tête qu’on lui soutient à
cause de la nuque pas encore ossifiée, les yeux
grands ouverts, mais qui ne voient pas, semblent
exprimer quelque chose, le contentement de vivre,
la joie de cette eau bienfaisante qui cependant le
fait crier un tantinet lorsque avec une mignonne
éponge on lui en passe sur sa frimousse ; les bras,
les jambes s’agitent, s’arc-boutent, tentant des
efforts quasi conscients.
Bien douillettement niché dans ses langes
chauds, Monsieur a maintenant l’air béat d’un
chanoine en miniature, reposant d’un sommeil
très calme.
... Gare Montparnasse, quatre heures du matin;
sous la marquise de fonte, entre les voyageurs
affairés qui surveillent le chargement de leurs
malles sur les petits omnibus du chemin de fer,
des femmes à la coiffe blanche errent, dépaysées,
attendent, leur baluchon sous le bras. A une,
jeune, blonde, l’air doux : « Vous arrivez de la
part, de Mme X... de Guincamp? — la», répond-
elle, et, dans un patois presque incompréhensible,
dit qu’un monsieur doit venir la chercher à la
gare.
Dans le fiacre, un sapin de nuit, attelé d’une
pauvre rosse fouaillée par un vieux cocher à
brûle-gueule noirci, voilà le papa et la nourrice
qui traversent le Paris matinal sans tramways ni
omnibus, la chaussée peuplée seulement des tra-
vailleurs qui se rendent aux ateliers ; la fille pleure,
essuie ses yeux avec un gros mouchoir à carreaux,
regarde par la portière l’immense agglomération
de maisons, et ne trouve qu’une phrase pour tra-
duire son impression : « C’est plus grand que
Guincamp ! » Aux yeux des passants qu’on croise,
c’est légèrement ridicule, ce monsieur en chapeau
haute forme côte à côte en fiacre avec cette Bre-
tonne qui sanglote.
... Dans la maisonnette où la maman attend, sa
curiosité éveillée, la nourrice pénètre et demande
LE MAGASIN PITTORESQUE
341
à voir le gas; elle le prend dans son berceau,
l’entrasse en curé par l’apposition des joues, et,
le corsage dégrafé, avec une impudeur d’inno-
cente, lui donne à téter : « Des seins de statue »,
dit la sage-femme qui la vient visiter. Assise au
pied du lit, et penchée sur son nourrisson, sa
coiffe blanche ombrant sa figure hâlée, le profil
très pur, cela fait un tableau joli, semble quelque
œuvre de primitif.
A mesure que les jours se succèdent, c’est un
plaisir de voir grossir et se développer le petit
être ; au moment de la toilette, tandis que des cris
répétés semblent
protester contre
les virevoltes du
désemmaillotage
le corps apparaît
les langes ôtés,
il apparaît mi-
nusculement râ-
blé, avec des
jambes qui gigo-
tent, s’appuient
des talons comme
pour se dresser
par des coups de
reins ; la chair
est ferme, grasse,
blanche, les mol-
lets accentués,
les genoux bien
ronds et remplis
faisant deviner
la charpente intérieure solidifiée; et dans tout ce
bébé qui s’agite, dans ces menottes qui battent
l’air, dans ces petons qui s’arc-boutent et aussi
dans ces grands yeux qui suivent du regard,
s’éveille maintenant une individualité précise.
... Délaissant la tasse de café à peine finie et le
farniente de la cigarette, il a fallu ce matin, après
déjeuner, prendre Bébé et le promener d’abord
dans le jardin, puis dans la maison, et comme il
était méchant sans vouloir s’endormir, on l’a me-
nacé de l’ogre (déjà!), et l’ogre c’était une drola-
tique statuette de Goquelin Cadet, monologuant,
avec ses grandes dents...
... On a pesé Bébé ainsi que l’a recommandé le
médecin ; sur un des plateaux de la balance, on a
posé un carton de chez Délion, et à la place de
son chapeau d’amazone la maman a mis l’enfan-
telet, très drôle ainsi, tout nu, la nuque appuyée
au rebord...
... Qui se douterait que Jean- Jacques, dont la
conduite ne fut pourtant pas absolument irrépro-
chable pour ses enfants, est l’auteur de la plus
jolie berceuse, lancinante et douce, ronronnante
et mélodique ; les paroles, qui sont de lui ainsi que
la musique, ont une simplicité vieillotte tout à fait
charmante :
Que le jour nie dure,
Passé loin de toi!
Toute la nature
N’est plus rien pour moi.
Le plus vert borage,
Quand tu n’y es pas,
N’est qu’un lieu sauvage
Pour moi sans appâts.
Aux commencements de sa vie, les trois pre-
miers jours, quand je prenais Bébé pour le prome-
ner, le hasard fit qu’une fois il s’endormit en
m’entendant fredonner l’air de Jean- Jacques, et
depuis, alors, ce fut comme une habitude, tou-
jours le même fredon berçait le petit.
Et pour nous c’est une amusante évocation du
bon vieux temps, tout un siècle qui revient pré-
sent, le dix-huitième, avec sesjoliesses d’art, ses
mignardises, et aussi sa poésie simple, un peu
mélancolique sous son affadissement de poudre
de riz et de perruques...
Que le jour me dure,
Passé loin de toi !...
... On a enfermé dans des malles la garde-robe
de Bébé, ou plutôt les étoffes pour lui faire ce
dont il a besoin, car il grandit, et déjà sont trop
petits les bas, les chaussons, les culottes, les bon-
nets; on l’a enveloppé dans sa grande pelisse
doublée de satin rose dont le capuchon bordé de
fourrure le fait ressembler à une sorte de capu-
cin, et — l’on part.
... Saint-Raphaël : une carriole cahin-caha, par
cette route merveilleuse bordée de villas dans les
roses, cette route aussi belle, mais plus intime,
plus coquette, plus privée que celle de la Cor-
niche, nous transballe à Boulouris, dans une forêt
de pins dont la senteur bonne vous prend aux
poumons, vous rassérène ainsi que la brise de la
Méditerranée, vous emplit de santé.
Que c’est loin, le Paris où l’on grelottait, la
maisonnette où l’on s’acoquinait auprès des pre-
342
LE MAGASIN PITTORESQUE
miers feux, la jardinet où le vent d’automne en-
traînait les feuilles jaunies en des rondes funèbres,
que c’est loin, tout ça ! Nous sommes dans le soleil,
dans une tiédeur embaumée, et ce matin Bébé a
été faire sa première promenade au bord de la
mer, au long d’une anse abritée où, au delà de la
plage de varech apporté par la lame, l’eau bleue
se brise et jaillit parmi les roches roses. Le paysage
est délicieusement calme, animé par instants d’une
voile blanche au loin, point qui s’augmente ou di-
minue, — espoir qui grandi tou chagrin qui s’efface.
Une alerte : « N’est-ce pas Bébé qui crie? » et à
rapide qui passe; on distingue dans les arbres,
à travers les flocons de fumée blanche, les
clartés des wagons; la vision s’éteint, le bruit
s’éloigne, la nuit reprend sa quiétude, — et
c’est très triste, dans la résonnance des murs
blancs de l’auberge, les cris de Bébé qui par-
viennent. Qu’a-t-il? on cherche, on s’empresse,
on lui donne de la fleur d’oranger, et le
père, revenu, anxieux, le distrait pendant les
médicamentations plus intimes, lui agite devant
les yeux, pour l’empêcher de pleurer, son petit
hochet à grelot, un poupon d’argent au bout
d’un manche de nacre, un joli bibelot qu’a
donné la marraine Sarah aux pri-
mes heures de la naissance.
Et ainsi jusqu’au matin ; la
forêt s’éveille avec le jour qui
est venu, main-
tenant des remue-
ments bruissent
dans la maison, les
gens d’au-dessus se
lèvent, on distingue
sur la route proche
le cahotement
d’un chariot,
on ouvre les
volets après
avoir éteint
la veilleuse,
la maman qui a sursauté dans son lit à une
plainte plus aigue, le père réveillé, inquiet depuis
quelque temps, fait une réponse affirmative et se
lève ; bientôt, chez la nourrice, tout le monde est
réuni, et, à la lueur faible de la veilleuse, ne se
voit même pas le ridicule des costumes som-
maires improvisés ; l’aubergiste elle-même est là :
ayant eu cinq enfants, elle vient offrir le secours
de son expérience.
Il est trois heures. Inutile presque et embar-
rassant, monsieur à qui l’on ne veut pas, par affec-
tion jalouse, laisser pouponner Bébé, revient
dans sa chambre et ouvre la fenêtre. Le ciel, en-
nuagé, est sombre; un vent frais secoue les branches
des pins en face, et, là-bas, on entend la mer qui
se brise aux rochers du bord. Tout à coup, le si-
lence de la nuit, que commencent d’animer les
coqs claironnant la prochaine aurore, s'emplit
d’un grondement qui grossit peu à peu, s’appro-
che ;... un éclair à droite dans la forêt, c’est le
et, à la clarté de ce vilain dimanche pluvieux,
Bébé apparaît très pâle, les yeux cernés, son
petit être tout essoufflé de sa crise de la nuit.
Il faut appeler le médecin, à 3 kilomètres
de là, à Saint-Raphaël : l’aubergiste envoie son
mari, — et ce piéton que nous devinons sur la
route, marchant hâtif vers la ville, va nous cher-
cher un peu de tranquillité, de sécurité.
Bébé grandit, et devient de plus en plus un
petit personnage déjà intéressé à ce qui l’entoure,
reconnaissant son monde, promenant de façon
drôle et intelligente ses regards. Ce soir, au soleil
couchant, nous l’avons emmené au bord de la mer,
et, sans qu’il soitbesoin de l’amusementdu hochet
accoutumé, le spectacle a suffi pour le faire rester
sage ; à travers les branches des pins, la pourpre
du couchant envoyait un joli ton rosé, tandis qu’à
l’horizon, là-bas, les collines se bleutaient du cré-
LE MAGASIN PITTORESQUE
puscule, et qu’à nos pieds, la mer, secouée par la
brise pies soirs, se brisait avec fracas contre les
roches ourlées d’une écume blanche jaillissante.
Bébé, comme au spectacle, regardait, son attention
surtout attirée par les dernières lueurs du soleil,
et content, il souriait, chantait, se démenait...
...On est forcé déjà de s’occuper de ce petit cer-
veau qui demande, de ces yeux qui comprennent,
de ces gestes qui sont conscients, volontaires,
entêtés même, et la bonne, qui cause avec lui,
retrouve d’amusantes phrases du patois de son
pays : Fais douce veut dire : « embrasse » ; il
fait pouce signifie : « il joint les mains » ; à
crou-crou c’est « accroupi ».
Pour le distraire et le faire jouer, elle lui
compte sur les doigts :
Via übatteu
Via l’vinneu
Via l’moleu
Via l’cuigeu
Via l’mingeu
Voilà celui qui le bat.
— le vanne.
— le moud.
— le cuit.
— le mange.
343
et c’est une curieuse histoire du pain en cinq lo-
cutions très expressives et très figuratives : on
voit, en l’écoutant ainsi, défiler toute une suite
de tableaux champêtres, la batteuse, le van, le
four, etc., et la conclusion est pittoresque, très
juste cependant, via l’mingeu, voilà le plus petit,
c’est celui qui le mange.
Un voyage long, très long, encombré de deux
chiens, une vision brouillardeuse de Paris, des
embrassades et des compliments; puis le sevrage,
huit journées de fatigue, d’insomnie, d’éreinte-
ment, les réveils subits de la nuit calmés par des
soupes au lieu du « tété », et encore les inflam-
mations d’intestins, les nourritures choisies, les
boissons variées, les visites du médecin, les or-
donnances, les courses à la pharmacie, les in-
quiétudes et les tourments, — en un seul mot :
la vie.
Maurice GUILLEMOT.
RICHELIEU
(NOUVELLE)
Vous êtes chasseur, je suppose, comme je le
suis moi-même. — Eh bien! imaginez que, tout
frissonnant encore après lecture de ces enivrants
récits de Gérard, voire du prince Henri dans les.
Indes, ou plus récemment de Foâ, après avoir
avec eux noblement frissonné et frémi à la fré-
quentation des grands fauves, et un peu dédai-
gneux, dèslors, denotre humble gibier local, mes-
quin, menu, ratatiné, tué le plus souvent sans
péril et si peu de gloire, — imaginez, dis-je, que
vous vous trouvez, comme moi, nez à nez, dans
la rue de votre village — mettons même, comme
c’est le cas, rue de ville de province — par un
froid de 6 degrés, le long d’un ruisseau congelé,
face à face avec un monstre tropical, avec
un hippopotame !
Eh ! eh ! pas banal ! — En vérité, c’est pour-
tant ce qui vient de m’arriver... Et cessant de
badiner, prenons le ton doctoral.
Voici la chose, sérieusement :
4 4
On sait, ou on ne sait pas — en tout cas nul
n’est forcé de le savoir — ■ qu’à Anvers et aussi
Hambourg, est concentré le grand commerce des
fauves du monde entier. C’est là que les ménage-
ries s’approvisionnent en attractions et en artistes.
Or ces deux grands marchés spéciaux ont
leurs dépôts, leurs sous-stations, — lieux d’im-
portation où l’on reçoit les animaux directement
des pays mêmes d’origine.
On les y garde un certain temps pour les réta-
blir des fatigues et des émotions du voyage, et
grosso modo , les acclimater, les habituer à
leur nouvelle et peu enviable situation ; puis,
remis sur pattes, on les expédie à l’un des lieux
de concentration.
C’est en passant ces jours derniers devant les
vitres tout embuées d’une boutique d’aspect très
banal, — dépôt pourtant de ces produits intéres-
sants, — que je m’arrêtai très surpris devant mon
hippopotame.
Je tairai le nom du marchand, je ne dirai
même pas la ville — grande ville du sud-ouest
pourtant, — de peur qu’en sachant le nom, on ne
me prenne pour un Gascon... et puis aussi ne
voulant point faire de réclame. — Il va sans dire
cependant que, si quelqu’un de mes lecteurs ou
de mes aimables lectrices avait la moindre velléité
de se payer un amour de rhinocéros, un sédui-
sant éléphant ou mon extrait d’hippopotame, je
suis à sa disposition.
Car, je dois tout d’abord l’avouer, c’est un hip-
popotame enfant.
Mais il n’importe, et même, tout petit qu’il
soit, il n’en est que plus intéressant.
Donc, dans cette boutique étroite, au milieu
d’un encombrement de cages, remplies de serins
bruyants, d’oiseaux des îles piaulants, de perro-
quets assourdissants, on a ménagé un espace
de 2 à .3 mètres de côté, entouré d’une
barrière légère. Un peu de paille est épandue
sous les pieds, dans le coin est une augette,
grande comme un bain de pieds pour le « tub »
constitutionnel, — et dans ce simple réduit, bien
assez large pour lui, qui mesure lm.40 de long, et
68 centimètres de hauteur prise au garrot, entre
ces barreaux de bois, près de ce récipient mes-
quin, dans la chaleur artificielle d’un « chou-
bersky » européen, insouciant comme on l’est à
LE MAGASIN PITTORESQUE
son âge, l’aimable enfant ne semble pas trop hu-
milié de sa nouvelle destinée et prend le temps
comme il vient.
Vainement j’ai cherché dans son gros œil rond
quelque larme mélancolique, quelque fugitive im-
pression, rappel, souvenance des roseaux natals,
des espaces sans fin du Soudan, des flots clairs
et bleus des grands lacs d’Afrique...
— Point... qu’un petit air très fripon, très
gentil, très innocent.
La nature a rendu les petits plaisants, et de
leur grâce a fait une force, pour apitoyer ceux
plus forts qui les pourraient opprimer.
C'est ainsi qu’on trouve du charme dans un
petit hippopotame.
Le fait est que « Richelieu » — 6 irrévérence !
(c’est le nom de notre animal) • — est le plus aima-
ble des monstres.
Richelieu (j’expliquerai ce nom tout à l’heure),
pourtant pas beau, dans le sens esthétique du mot,
avec sa tête engoncée, son corps massif, ses
pattes trop courtes et tortes, avec sa peau luisante,
grasse, de ton gris bleuté sur le dos, rose sous le
ventre, sur les bajoues, au museau, sur ce cou à
plis et replis comme une nuque d’apoplectique ;
avec ce masque de boule-dogue, ce groin rond, ce
nez camus, ces yeux comme des lobes glauques et
pâles, ces oreilles minuscules, et cette gueule lip-
pue, baveuse, comme entaillée par un coup de hache
trop fort, enfin — à l’autre bout — avec cette cu-
lotte grotesque, au fond plissé qui pend trop large.
Tout ça paquet informe ; un cube de chair
molle et flasque, une masse sans consistance qu’on
devine faite pour flotter.
Donc, pas du tout beau à détailler, et pour-
tant — arrangez cela, — du charme quand même,
je l’ai dit, dans ce jeune monstre, et de la grâce !
Son âge? — A peine un an.
Son histoire? — Elle est bien simple...
Sa mère et lui vivaient en paix sur les bords
plantureux et gras du Sénégal, de la Gambie,
parmi les souches, l’inextricable fouillis des gra-
minées géantes et des feuillages tropicaux.
Ils dormaient, paissaient, plongeaient, s’ébat-
taient très innocemment dans les remous, à l’om-
bre des palétuviers ; ou bien, sous les rayons vivi-
fiants du soleil, dans la fange attiédie, délicieu-
sement se roulaient, — très aises la mère et l’en-
fant, en leur pli ilosophie,de ce modeste genre de vie,
— quand quelque négrillon méchant vint à sur-
prendre leurs ébats... Et c’est ainsi que bientôt,
guettée, épiée, victime d’une ruse infernale, un
beau soir la pauvre mère, en se rendant à l’abreu-
voir, s'effondra au fond de la trappe fatale, très
habilement dissimulée, hélas! et s’empala sur un
pieu très aiguisé...
Un coup de lance l’acheva ; et le petit, capturé,
fut aussitôt porté à la case d’un « traitant » et
échangé sur-le-champ contre un peu de « casse-
poitrine », d’alcool frelaté et autres drogues em-
poisonnées. — Bref, tout compte fait, pour la ré-
gion, « une honnête famille de moins, et pas mal
d’abrutis de plus »...
Le traitant, ravi, le transporteà Saint-Louis et le
revend un gros prix au capitaine du navire qui
l a importé ici, du Richelieu pour préciser, et
vous donner en même temps la très simple
explication de l’origine du pompeux nom de notre
animal, le Richelieu de la maison M... et P...
qui fait deux fois par mois la traversée du Sénégal.
Odyssée navrante et simple de notre jeune
hippopotame.
Voilà trois mois qu’il est dans l’étroit espace
que je vous ai décrit plus haut... et ne s’en porte
pas plus mal.
Au contraire, car il est en convalescence. — A
son arrivée en France, il fut atteint d’une hernie.
Opéré, soigné, dès maintenant il est sauvé.
Sa nourriture par vingt-quatre heures se com-
pose exclusivement de 14 à 16 litres de lait, où
l’on trempe 2 livres de pain : rien autre.
J’ai dit son caractère aimable. Il a des accès de
gaieté, et, dame, si jeune et si faible qu’il soit, re-
lativement, ses jeux sont d’un Hercule enfant ! —
D’un coup de nez il enverrait rouler un homme.
On comprend combien il est nécessaire de le
soustraire à l’influence fatale du froid, et plus
encore, paraît-il, aux variations de notre fan-
tasque atmosphère.
De 16 à 18 degrés lui sont nécessaires. L’eau
de son bain est naturellement attiédie. Il y passe
des heures entières, béatement ferme les yeux,
secoue ses petites oreilles, et paraît tout à fait
heureux au milieu du nuage de vapeur qui se
dégage de tout son être.
★
* ■¥■
Et comme, hélas, en notre humaine condition,
— que nous naissions, que nous mourions, —
tout commence et tout finit par une même ques-
tion d’argent! il s’ensuit que les hippopotames
eux aussi, qui, libres, en sont heureusement
affranchis, — quand ils se mêlent à notre vie sont
soumis aux mêmes errements.
Donc, pour « Richelieu », la question « chiffre »
se présente de la façon suivante :
Sa valeur vénale est, en dépit de son âge
tendre, de 2500 à 3000 francs.
C’est, comme on le voit, un beau prix, et c'est
ce qu’on le paiera, à Anvers, dans un mois, quand
il sera bien guéri.
Entre le barricot de rhum d’ailleurs depuis
longtemps absorbé, et ce chiffre plus qu’hono-
rable, on voit combien grande est la marge, et
combien c’est une bonne affaire que l’achat d’un
hippopotame et sa revente à Anvers.
Et maintenant, ami lecteur, que voilà le por-
trait fini, que vous connaissez le héros, ses con-
ditions de vie, ses exigences et puis aussi ses
charmes, enfin que vous en connaissez le prix,
encore une fois, si le cœur vous en dit?...
E. de PERCEVAL.
LE MAGASIN PITTORESQUE
345
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Autant le petit Palais, que nous avons décrit,
est jugé élégant et intime (et il conservera tout son
charme, plus tard, quand les collections delà Ville de
Paris y seront installées par les soins de M. Ralph
Brown auquel incomberacette tâche digne de son goût),
autant le grand Palais semble lourd et mal propor-
tionné. On le trouve même, en dépit de sa masse,
moins vaste que son prédécesseur disparu. On est
surpris, quand on y a pénétré, de voir que cet énorme
édifice ne parait pas offrir plus d’espace disponible
aux œuvres d'art que l’ancienne bâtisse où se tinrent
les Salons annuels. C’est une appréciation un peu
sévère quant à la première partie, inexacte quant à la
seconde, heureusement. En réalité, il faut attendre
que ce Palais ait été, par la suite, rendu à sa vraie
destination et se souvenir alors qu’il est construit à
plusieurs tins : il doit servir à des auditions musi-
cales (il renferme une salle de concerts) et à des exer-
cices équestres en même temps qu’à des expositions
de tableaux et de sculptures. En outre, en ce moment,
il est encombré de constructions, d’aménagements
intérieurs; après leur disparition, il donnera des em-
placements aussi considérables que par le passé, et,
dit-on, très suffisants. En tout cas, on peut se rendre
compte, dès maintenant, que la lumière y est bonne,
claire et douce comme il convient. On s’y habituera et
il fera figure honorable dans le nouvel ensemble dé-
coratif des Champs-Elysées.
Il y a, comme on sait, aujourd’hui, sous ces voûtes
immenses, une double exposition : la Décennale et la
Centenale. C’est beaucoup à examiner. L’intérêt prin-
cipal, selon nous, réside à la Centenale. La Décennale
n’a pour avantage que de permettre de jeter un coup
d’œil d’ensemble sur les écoles étrangères qui sont
très richement représentées. Ce sont, au rez-de-
chaussée, en des baraquements parasites, les écoles
de peinture danoise, anglaise, hongroise, allemande,
suédoise, roumaine, italienne, etc. On y aura des sur-
prises : on remarquera combien sont grands les
efforts et les progrès accomplis et on perdra un peu
de cette idée fausse que nous sommes le seul peuple
du monde ayant le culte de l’art, sentant les choses
d’art, comprenant et rendant la nature. Nous restons
Irop, en ceci, sur nos succès annuels des Salons et,
nous confinant à Paris, n’ayant ni le temps ni l’occa-
sion de regarder au delà, nous nous immobilisons
dans une ignorance trop dédaigneuse. Prenez pour
exemple, non pas seulement les Américains avec les-
quels notre École des beaux-arts nous met en fré-
quents rapports, mais seulement ce tout petit peuple,
la Roumanie, et vous observerez comment le goût s’y
forme, comment l’inspiration s’y produit et s’y élargit,
selon toutes les formules et les curiosités nouvelles !
Même note à prendre à la sculpture étrangère qui est
groupée, très à l’étroit, à ce rez-de-chaussée égale-
ment. On y remarquera, à côté de bizarreries améri-
caines quelquefois, des groupes d’une belle venue,
tourmentés à l’excès peut-être mais très vivants,
comme les Saturnales (École italienne), majestueux et
harmonieux de lignes comme les œuvres de nos
statuaires.
Quant aux artistes français qui se sont réservé la
part du lion et qui occupent, avec une partie du rez-
de-chaussée, beaucoup du premier étage, chacun de
nous les connaît. Ils sont ce qu’on nomme la fleur de
cimaise, les récompensés, les décorés, les officiels de
toute sorte. Ils ont tous envoyédecinqàdixtoiles, prises
parmi leurs plus admirées ou critiquées aux derniers
Salons. Nous n’avons pas besoin — la place d’ailleurs
nous manquerait — de citer même cent des princi-
paux. Leurs œuvres exposées sont, en général, presque
populaires et les détailler n’apprendrait rien. Toute-
fois, nous indiquerons dans quel esprit il faut
les examiner : c'est au point de vue de la « sin-
cérité », de l’évolution du talent et de la manière.
Allez tout droit, comme aux meilleurs, à ceux dont le
lot de tableaux révèle, non pas une recherche sotte
de la faveur publique due à une flatterie des goûts du
jour, mais aux peintres qui, d’un bout à l’autre de
leur carrière, marquent un égal souci de leur person-
nalité artistique bien caractérisée.
Leur peinture d’il y a dix ans pourrait, à certaines
heures, à côté d’autre, sembler « vieillie ». Les ten-
dances et la mode se déplacent si facilement ! Mais
non : l’artiste dont la vision des choses est claire,
dont la main est puissante et ferme, ne s’est pas
laissé détourner du chemin. Il s’est efforcé d’être tou-
jours lui-même. Et ainsi, son œuvre a constitué,
pour notre époque si variée, une étape bien détermi-
née. Ce sera son honneur plus tard. Et c’est aussi
celui de notre génie national, solide autant que
brillant.
Quant à la Centenale, e lie nous séduitet nous retient
par la facilité qu’elle nous présente de nous remettre
en mémoire ou de nous montrer des œuvres qui sont
éparses dans des musées et qui, réunies, nous font
saisir, dans son ensemble, le tempérament artistique
des maîtres. A cet égard, la Centenale est précieuse;
nous n’apprécions assez ni David, ni Ingres, ni Millet,
ni Courbet, ni Dupré, ni Rousseau si nous nous eu
tenons à une apparition d’un de leurs chefs-d’œuvre
dans une vente ou à la cimaise d’une galerie
publique. Or, la Centenale nous les présente en
quelque sorte en entier, du moins avec leurs meilleurs
morceaux. On les trouvera, tout d’abord, par delà la
rotonde, vers l’avenue d’Antin : ils commencent à
Greuze, avec Egine et Jupiter, avec le Zéphyr de Pru-
d’hon, avec le Junot enfant de Fragonard; puis le
siècle s’ouvre vraiment avec un portrait de Bonaparte
par Gros, avec le portrait de Madame Vigée-Lebrun, par
David. Dans une troisième salle, voici l’esquisse du
Radeau de la Méduse de Géricault, l'Embarquement
de la duchesse de Berry de Gros, encore... Voici des
Boilly, des Callet, des Court, etc.
La salle IV est la salle d’Ingres, avec l’admirable
portrait delà Vicomtesse deSenones, qui a été prêté par
le musée de Nantes. Plus loin, c'est Delacroix, Chas-
sériau, Paul Delaroche, Ary Scheffer, Trutat, Granet,
et même un portrait d’officier d’infanterie de marine,
par Millet.
Dans la cinquième salle, les Millet, les Courbet, les
Isabey, puis une collection incomparable de Daumier
et, plus loin, Deveria, Tassaert, des Romantiques, etc.
On suit, pas à pas, dans cette promenade pleine de
découvertes, les tâtonnements, les écarts, les fantai-
sies de nos successives écoles, que le génie d’un maître,
en une toile décisive, remet toujours en droite ligne
Les salles de paysages sont peut-être les plus belles,
les mieux garnies : les Corot, les Dupré, Daubigny,
Théodore Rousseau, les Diaz, les Monlicelli sont tous
LE MAGASIN PITTORESQUE
346
des joyaux. .. Et encore (au premier étage) on admirera
les Paul Baudry, Fromentin, Gustave Moreau, Roybet,
Couture, Flarpignies; on saluera au passage (panneau
central de la rotonde), la Distribution des aigles de
David, les fresques de Chassériau, et on l'egardera
avec curiosité les « derniers modernes », les Mon et,
Degas, Pissarro, Seurat, Sisley, non loin desquels
sont les J. -P. Laurens, Cazin, Puvis de Chavannes,
Manet, Bonnat, un peu pêle-mêle, semble-t-il... Mais
ce pêle-mêle ne gêne pas, et on se passe de catalogue
à la rigueur, parce qu’on acquiert, d’une façon géné-
rale, la sensation qu'on se trouve en présence
d’œuvres qui sont presque toutes entrées dans Phi s-
toire de Part.
P ail BLUYSEN.
LA VIE EN PLEIN AIR
Les tournois d’escrime de l’Exposition ont commencé,
et à l’heure où j’écris ces lignes, la joute finale du
fleuret (amateurs) se dispute dans la grande salle des
Fêtes, trop spacieuse pour les luttes de finesse de cette
arme essentiellement artistique, où la convention
joue un grand rôle. Comme il fallait s’y attendre, le
capitaine Coste arrive entête de la classification des
amateurs, et je serais bien étonné s’il ne gagnait pas
le championnat de 1900 comme il gagna celui de
1897, au Nouveau Cirque. L’armée en tirera justement
honneur et gloire, et elle pourra également compter
pour des victoires le classement dans les huit premiers
du capitaine Debax, l’excellent capitaine instructeur
à Joinville, et du capitaine Sériât, ancien lieutenant
instructeur à la même école et l’un de nos plus fins
fleurets.
Le jury aura eu une rude tâche, et il s’en est acquitté
avec beaucoup de zèle et avec beaucoup de compé-
tence aussi. M. Antonio d’Ezpeleta, qui le présidait, est
une des lames les plus autorisées qui se soient affir-
mées depuis ces trente dernières années. 11 connaît
tout de l’escrime, et la pratique avec ferveur et comme
un maître.
Gentilhomme de la grande école, mousquetaire
ayant tout autant de cœur et de courage que ceux
de Dumas père, il a apporté à son rôle si difficile autant
de justice que d’impartialité.
A côté de lui il faut citer avant tout Vigeant et
Barbasetti : Vigeant, l’historiographe de Jean Louis,
l’auteur exquis de ce livre : f Amanach de l'escrime,
et de plaquettes délicieuses écrites par un véritable
artiste en l’honneur des armes; Barbasetti, le savant
professeur du Fecht Club de Vienne, auteur de traités
déjà renommés sur le sabre et sur l’escadron de la
spada, et un des plus forts champions italiens.
Avec de pareils juges, les amateurs étaient certains
de rencontrer la justice la plus rapprochée de l’im-
peccabilité.
Les professeurs auront à peine terminé leur tournoi
lorsque ces lignesparaitront; il réunit les célébrités de
l’escrime française, Lucien Mérignac, Kirchhofïer,
Georges et Adolphe Piouleau, Berges et de jeunes
maîtres comme Masselin, le sympathique champion
de la salle Ruzé qui est devenue la sienne, Lucien
Large, Yvon; sans parler des maîtres étrangers qui
leur disputeront chaudement la victoire.
J’aurai à revenirsur ce tournoi qui ne mérite qu’une
critique, mais une critique sérieuse. Le commissariat
de l’Exposition s’est beaucoup trop désintéressé de la
question sportive, et néanmoins il a tenu à prendre
la direction du tournoi de fleuret, à qui il adonné, je
le répète, une salle trop vaste, un confort par trop
rudimentaire et pour les tireurs et pour le public.
L’élégance et le confort n’auraient pas dû être
bannis de l’organisation d’un pareil tournoi : le
commissariat de l’Exposition, peu expert en ces ques-
tions, a négligé ces deux points de vue et a nui ainsi
à une fête des armes que la Société d’encouragement
à l’escrime et les tireurs qui s’étaient engagés avaient
tout fait pour rendre admirable de tous points.
*
* *
Le tournoi de l’épée de combat aura cette chance
que le commissariat de l’Exposition en a laissé toute
l'organisation à la Société d’escrime à l’épée de Paris.
M. E. de La Croix, qui la préside avec tant de com-
pétence et de talent, montrera ce que peut l’initiative
individuelle.
Les jeux de plein air de l’épée — qui sont véritable-
ment l’image du duel — auront lieu sur la terrasse
des Tuileries et commenceront le 1er juin pour durer
jusqu’au 15 juin.
Le soleil se mettant de la partie, on peut compter,
que, parmi les fêtes sportives, celle-ci brillera d’un
éclat particulier. Depuis trois ou quatre ans, l’épée
de combat a pris un essor considérable. Les plus
enragés fleureListes reconnaissent aujourd’hui l’utilité
du jeu de terrain, qui a si peu de rapports avec le jeu
de convention du fleuret. Et chacun s’adonne avec
ardeur à l’épée, celle dont on se sert en duel, l’épée
rigide avec larges coquilles, avec laquelle l’intelligence
joue un rôle égal à la mécanique de Parme.
Jeunes et xieux y prennent un égal plaisir et on voit
souvent des hommes ayant atteint la cinquantaine,
comme M. Thomaguenpar exemple, donner unebonne
leçon à des jeunes gens de vingt à trente ans.
C’est le professeur Baudry qui a opéré cette révolu-
tion dans le goût des armes. L’épée de combat, grâce
à lui, grâce à ses infatigables efforts, est devenue
Parme favorite, celle dont on se sert principalement,
non seulement en plein air, mais en salle.
De son initiative est née la Société d’escrimeà l’épée,
qui compte aujourd’hui plus de trois cents membres,-
quand elle n’en comptait pas cent, il y a trois ans.
Cette société n’est pas seulementune école d'escrime,
elle est encore une excellente école de camaraderie.
Seuls les amateurs, présentés par deux parrains, et
ayant été accueillis par les trois quarts des membres
du comité, peuvent en faire partie. Les professeurs en
sont rigoureusement exclus. Les membres de la
société ont estimé en effet, à juste raison, que l’entrée
des maîtres d’armes parmi eux exciterait les passions
et les rivalités decoles et feraient du tort à la camara-
derie qui n’a cessé d’exister parmi eux.
Une fois par mois, dans la grande cour du lycée
Carnot, les membres de la société se réunissent et
disputent, par camps (huit tireurs), des joutes en un
coup de bouton, fort intéressantes non seulement pour
ceux qui y prennent part, mais encore pour les juges,
qui arbitrent, comme les témoins dans un duel.
Celui, sans contestation possible, qui a remporté le
plus souvent le succès dans ces luttes courtoises mais
passionnées, est certainement M. le marquis de
Chasseloup-Laubat, unnom sympathiquement connu
et un des tireurs les plus difficiles que je connaisse.
LE MAGASIN PITTORESQUE
347
A côté de lui, il faut citer MM. J.-M. Rosé, Georges
Breïttmayer, Coilly,Sulzbacher, Lafourcade-Cortinier,
Louis Perrée, F. de BofTa, capitaine de La Falaise, lieu-
tenant Clolus, docteur de Pradel, Gaston Alibert, Ha-
nonnet de La Grange, Max Doumic, Pol Neveux,
Ernest Garnot, H. -G. Berger, Robert Delétang, un de
nos jeunes peintres possédant le plus de talent, etc.
On compte parmi les membres de la société des
médecins, des dentistes, des ingénieurs, des profes-
seurs, des journalistes, des auteurs dramatiques, voire
même des hommes politiques comme MM. Poincaré
et Barthou, anciens ministres.
Mais la seule politique permise pendant les joutes
est celle qui consiste à donner des coups de bouton et
à n’en pas recevoir. Ce n’est pas une association de
secours mutuels dans le sens qu’on attribue générale-
ment à ce mot, mais chacun s’entr’aide mutuellement
et se réjouit des succès du voisin.
J’espère qu’après le tournoi d’épée, qui ne compte
pas moins de deux cent quatre-vingt-quinze concur-
rents,le ministre de l’Instruction publique M. Leygues,
fera honneur à la Société de l’escrime àl’épée en atta-
chant sur la poitrine de M. E. de La Croix, son
sympathique président, la croix de la Légion d’hon-
neur. Mon camarade et ami E. de La Croix la mé-
rite comme homme, comme escrimeur eL comme
principal organisateur du tournoi d’épée.
Maurice LEUDET.
théâtre
LA MUSIQUE
Les concerts d’Harcourt au palais du Trocadéro.
Mor s et vita, oratorio de Ch. Gouxod.
La première audition de Mors et vita eut lieu le
26 août 1885, au festival de Birmingham, institution
anglaise qui donne tous les trois ans de splendides
séances où se réunissent environ trois cents chanteurs
et une centaine d’instrumentistes. Le succès fut très
grand et il en fut de même pour les diverses exécu-
tions de cet oratorio qui eurent lieu par la suite. Ce
succès inspira d’ailleurs le jugement suivant à un
maître dont grande, sinon infaillible, est la compé-
tence en fait d’appréciation musicale : « Gounod, dit
Saint-Saëns, a mis le meilleur de son génie dans les
œuvres religieuses, qui lui conserveront l’admiration
du public futur, quand les siècles écoulés auront
relégué dans les archives de l’art les œuvres théâ-
trales qui nous passionnent aujourd’hui. » Tout en
goûtant pleinement la première partie de cette phrase,
je ne puis que protester contre le quasi-paradoxe
enfermé dans la seconde; je n’en veux pour preuve
que la faveur constante, pour ne pas dire le continuel
enthousiasme, qui accueille chaque reprise de Faust,
Mireille , Roméo et Juliette, Philémon et Baucis, œuvres
éternellement jeunes, n’en déplaise aux snobs ! partant
éternellement belles.
Le véritable sens de l’œuvre et l’idée d’où en est
sortie la création sont exprimés dans la préface même
de Mors et vita, où Gounod prend soin d’écrire ce qui
suit : « Cet ouvrage est la suite de ma trilogie sacrée
Rédemption. On se demandera peut-être pourquoi j’ai
placé dans le titre la mort avant la vie. C’est que si
dans l’ordre du temps, la vie précède la mort, dans
l’ordre éternel c’est la mort qui précède la vie. La
mort n’est que la tin de l’existence, c’est-à-dire de ce
qui meurt chaque jour; elle n’est que la fin d’un
mourir continuel ; mais elle est le premier instant et
comme la naissance de ce qui ne meurt plus. »
Cette conception d’un ouvrage où abondent d’ail-
leurs les beautés de premier ordre a eu pour fâcheuse
conséquence d’y engendrer une sorte de mysticisme
qui par intervalles s’en dégage, en dépit des puissants
effets symphoniques et des accents tumultueux d’une
savante instrumentation. Ce mysticisme, arrêtant le
génie du maître au milieu des hauteurs où il plane,
le fait descendre parfois dans l’alanguissant domaine
de la mièvrerie, sinon de la vulgarité. De là aussi des
longueurs, de la diffusion dans cet oratorio dont la
concision eût dû être la suprême et unique qualité.
Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux
passages : Félix culpa,... Qui Mariant absolvisti... le
quatuor Oro supplex et acclinis... dans son ensemble
seulement, et, dans la deuxième partie, le passage
Reati qui lavant stolas...
En revanche, on y peut faire ample moisson de
beautés de premier ordre.
Le prologue, avec son récit plein de grandeur et de
simplicité : Ego sum Resurrectio ... ; le Requiem, dont
les émouvantes périodes vocales sont très dramatique-
ment soulignées par les dessins chromatiques des
instruments à cordes ; les chœurs du Dics iræ, super-
bement mis en relief par les effets d’harmonie imita-
tive de l'orchestre; le solo du ténor: Inter oves
locum præsta... exquis de recueillement et délicieuse-
ment accompagné par le quatuor ; l 'Oro supplex où
l’on remarque de touchants dialogues entre le ténor
et le basson et entre le contralto et le hautbois. Puis
éclate en d’enthousiastes transports le Sanctus, suivi,
par un habile contraste, du quatuor Pie Jesu, tout de
recueillement ému et d’extatique imploration.
La seconde partie renferme entre autres passages
remarquables le double épisode symphonique et
vocal Resurrectio mortuorum et Judex qui forment,
pour me servir d’un terme quelque peu vulgaire en
l’occurrence, mais cependant bien expressif : le clou
de l’œuvre. Sur le thème du Dies iræ, l’orchestre
s’élargit progressivement en un majestueux crescendo,
scandé de temps à autre par le formidable éclat des
trompettes. Puis, après le récit Cum autem venerit...,
l’orchestre d'abord seul, ensuite avec le grand orgue
et les chœurs, fait entendre à deux reprises un chant
dont l’éblouissante inspiration, la suave beauté ravit
l’auditeur et ne tarde pas à provoquer une explosion
d’enthousiasme. Dans sa minutieuse analyse de Mors
et vita, M. Camille Bellaigue trouve entre la transpo-
sition de la mélodie première, l’accompagnement en
triolets et l’unisson, une certaine affinité avec une
phrase de Faust. « Au fond, conclut-il, c’est presque
la même, mais prodigieusement agrandie, transfi-
gurée et portant avec elle une puissance d’émotion
centuplée, irrésistible. Elle donne, surtout avec la
reprise grandiose du chœur, une impression de gran-
deur et de gloire, une vision du ciel ouvert, plein de
clartés et de cantiques. » Tel a été l’effet produit sur
le public, qui a salué ce morceau superbe de bravos
et de bis longuement répétés.
La troisième partie, qui ne le cède en rien aux deux
précédentes, est magnifiquement apothéosée par le
348
LE MAGASIN PITTORESQUE
chœur en fugue du final , qui donne à ce colossal
ouvrage une conclusion vraiment digne de lui.
Malgré tous les écueils dont est Semée cette redou-
table partition, l’orchestre et les chœurs, grâce à
l’infatigable maestria de M. Eugène d’Iiarcourt, ont
remporté un éclatant succès. Toutes mes félicitations
à M. H. Dallier qui a supérieurement tenu le grand
orgue. Quant aux soli, qu’il nous suffise de dire qu’ils
ont été chantés par Mmes Félix Litvine, Berthe Soyer,
MM. Noté et Laffitte, et Ton comprendra le chaleureux
accueil fait par le public à des artistes de semblable
valeur.
Em. fouquet.
LA (SUERRE
DU TRANSVAAL"1
La puissance du nombre l’emporte fatalement. La
vaillante petite armée du général Louis Botha voit
peu à peu se resserrer les mailles du gigantesque filet
tendu avec beaucoup de méthode par lord Roberts,
qui a pu enfin ramener non pas la victoire — car la
ligne des fédéraux n’a jamais été entamée — mais la
fortune sous le drapeau britannique.
Le généralissime anglais a mis à profit sa longue
station à Bloemfontein. 11 a préparé avec beaucoup de
minutie les immenses convois d’approvisionnements
nécessaires à son armée. Puis, avant de se mettre en
marche sur Prétoria, il lui a fallu faire un effort con-
sidérable pour purger le sud-est de l’État libre d’une
nuée de petits commandos très menaçants pour son
liane droit et pour sa ligne de communications.
Cette vaste opération préliminaire n’a pas exigé
moins de 40 000 à 45 000 hommes. Le général Bundle,
battu et rejeté sur Rouxville, s’est vu forcé d’aban-
donner à Wepener le colonel Dalgetty avec un fort
contingent de coloniaux. Lord Roberts se hâta d’en-
voyer toutes les troupes qu’il put détacher de Bloem-
fontein au secours de la division coloniale, et le géné-
ral French,à latête de 7 000 à 8 000 cavaliers, reçutpour
mission de s’avancer au nord de la ligne Thabanchu-
Ladybrand pour couper la retraite aux commandos
qui opéraient autour de Wepener, sous les ordres de
De Wet et Olivier.
Les combats, les escarmouches se succèdent. Le
général French, dont l’activité personnelle est digne
d’éloges, soude ses deux colonnes à Thabanchu et
opère directement contre Louis Botha qui résiste sur
place avec acharnement pour permettre à Olivier et à
De Wet de se retirer tranquillement le long de la fron-
tière du Basutoland.
Bref, en dépit des efforts et de l’endurance des
troupes anglaises, la cavalerie du général French
rentre bredouille à Bloemfontein, mais la région au
sud de la ligne Bloemfontein-Thabanchu-Ladybrand
est débarrassée des fédéraux, et rien ne s’oppose plus
a la marche de lord Roberts sur le Yaal.
L’armée anglaise s’étend maintenant de Kimberley
à Ladysmith et forme cinq grandes colonnes : à l’ex-
trême gauche, lordMethuen s’avançant sur Mafeking ;
à l’extrême droite, sir Redvers Ruller, au Natal, ayant
Newcastle pour premier objectif, — ces deux colonnes
devant former en quelque sorte deux crochets offensifs
aux ailes extrêmes del'armée du centre (État d’Orange),
divisée elle-même en trois colonnes.
Lords Roberts marche au centre, ne quittant pas
la ligne du chemin de fer de Bloemfontein à Prétoria;
il a à sa gauche la division Pol Carew, et à sa droite
la division Ilamilton.Le général Rundle, plus à Test,
couvre Ladybrand, prêt à donner éventuellement la
main aux troupes du Natal.
Lord Roberts dispose de six divisions et demie d’infan-
terie, de quatre brigades de cavalerie, de deux divisions
d’infanterie montée et de 180 pièces de canon.
En face de ces forces formidables, Louis Botha peut
mettre en ligne tOOOO à 12000 hommes seulement!
La résistance est donc impossible. Lord Pioberts,
connaissant la faiblesse numérique de son adversaire,
marche à coup sûr et, en quelques bonds, occupe
Brandfort, franchit la Wet, s’empare de Winburg,
passe la /and et entre sans coup férir, le 12 mai, à
Kroonstadt.
Les Boers ont offert un semblant de résistance sur
la Wet et la Zand, reculant pas à pas, sans se laisser
entamer, faisant sauter les ponts derrière eux, retar-
dant la marche des envahisseurs par tous les moyens
possibles, ne laissant en arrière ni un canon, ni un
chariot.
De Kroonstadt au Vaal, la distance est de 75 milles
environ. Mais avant de se porter sur la frontière du
Transvaal, lord’ Roberts attend les résultats de la colonne
qui marche au secours de Mafeking. D’autre part,
Ruller, ne pouvant sans doute plus rien compromettre
en Natalie, a reçu Tordre de se porter en avant. 11
décrit un vaste mouvement à l 'est, occupe Glencoe et
Dundee, force les Boers à abandonner les positions
de Biggarsberg et arrive sans encombre à Newcastle,
mais ne peut atteindre Laingsnek, tout au nord du
Natal, les Boers ayant fait sauter le tunnel en lan-
çant Tune contre l’autre, îles deux extrémités, deux
locomotives chargées de dynamite.
La colonne de Mafeking a pu enfin atteindre son
objectif : la délivrance de cette petite place assiégée
depuis le 12 octobre et admirablement défendue par
le colonel Baden-Powell, dont l’Angleterre peut être
fière.
Une série de dépêches contradictoires, annonçant
tout d’abord la capitulation de Baden-Powell, puis la
délivrance de la ville par le colonel Mahon, ont circulé
ces jours-ci. Aujourd’hui, le doute n’est plus permis:
lord Roberts nous apprend, dans une longue dépêche
datée de Kroonstadt, 21 mai, qu’après avoir opéré sa
jonction avec le colonel Plummer, le colonel Mahon
a réussi, après des combats acharnés, à laire lever le
siège de Mafeking le 18 mai.
Rien ne saurait empêcher maintenant lord Roberts
d’envahir le Transvaal, et le dernier acte de cette
guerre extraordinaire sera sans doute commencé à
l’heure où paraîtront ces lignes.
La situation des Boers semble peu brillante. L'armée
anglaise balaie littéralement devant elle les petits
commandos qui tiennent la campagne, resserrant peu
à peu les branches de l’immense équerre qu’elle
forme de Mafeking à Kroonstadt et de Kroonstadt à
Newcastle, forçant ainsi toute la petite armée de Botha
à fluer sur Pretoria.
(1) Voir te numéro du 15 mai.
LE MAGASIN PITTORESQUE
'349
Si l’on tient compte, d’autre part, des b 000 hommes
du général Carrington, auxquels le Portugal a livré
passage à Beïra, permettant ainsi d’envahir le Trans-
vaal par le nord, on voit tout le danger qui menace
Les fédéraux qui, depuis huit mois bientôt, combattent
avec tant d’héroïsme, avec une si indomptable éner-
gie, pour la liberté !
Dans quelques jours peut-être, lord Boberts sera
devant Johannesburg, et le lendemain sous les murs
de Prétoria. Les Boers défendront-ils leur capitale?
J’espère qu’ils ne commettront pas la folie de s’enfer-
mer dans ses murs ; qu’ils se contenteront d’y laisser la
garnison strictement nécessaire pour servir les forts
qui commandent la place. Botha doit se retirer avec
son armée dans le district de Lydenburg, au nord-
est du Transvaal, terrain inaccessible d’où il dirigera
contre l’Anglais une guerre de guérilla sans merci.
S’il a le bonheur d’échapper à la puissante étreinte
dont le menace actuellement la stratégie de lord Bo-
berts, il peut tenir longtemps encore dans la région
montagneuse du nord-est et peut-être sauvegarder
l’indépendance de son pays.
Henri MAZEBEAU.
VARIÉTÉS
Iifl JEUNESSE DE SIEYÈS
Nous extrayons du très important volume sur Sieyès que
M. Albéric Netou vient de publier à la Librairie Perrin, les
intéressantes pages suivantes où sont racontées les premières
années de celui qui devait, suivant la forte expression rie
Michelet, ouvrir et fermer la Révolution.
Emmanuel-Joseph SIEYÈS naquit le 3 mai 1748 à
Fréjus (1). Par les femmes, sa famille tenait à la petite
noblesse ; en ligne paternelle elle était d’extraction
bourgeoise. Beaucoup de ses ascendants furent
peintres ; ils s’exercèrent avec talent, mais sans éclat :
leur notoriété fut toute locale.
11 était le cinquième enfant d’Honoré- SIEYÈS,
receveur des domaines et directeur des postes, et de
dame Anne ANGLÈS, fille d’un tabellion estimé. De
bonne heure il fut mis en pension chez les Jésuites
de sa ville natale : son séjour y fut de courte durée,
car un édit royal expulsait bientôt de France la Con-
grégation de Jésus (1764). 11 fut ensuite envoyé chez
les doctrinaires de Draguignan. 11 a alors seize ans.
C’est l’époque où il parait avoir sérieusement songé
à choisir la carrière des armes. A la lecture des histo-
riens latins, son imagination s’est enflammée ; il parle
avec exaltation des grands capitaines de l’antiquité,
(1) Sieyès (1748-1836), d'après des documents inédits, par
M. Albéric Neton. — Librairie académique, Perrin et Cie,
1 vol. in-8°.
(1) « L'an mil sept cent quarante-huit et le trois du mois de
« May est né et a été baptisé par moy, vicaire soussigné,
« Emmanuel-Joseph SIEYÈS, (ils de M. Honoré Sieyès et de
« Demoiselle Anne Angles, mariés. Son parrain a élé M. Joseph
« de Borely, seigneur de Seiilans etde Saint-Julien et la marraine,
ci Madame Catherine de Perrot, dame de Seiilans et de Saint-
" Julien, margucilliers delà Confrérie du Saint- Sacrement; con-
« jointementavec M" Charles Taxil, notaire royal et sieur Antoine
« üelphin, bourgeois, autres margueillers qui ont signé.
« Signatures : Sieyès, Seiilans Perrot, Seillians, Taxil, Dél-
ie phin, — Viany, vicaire, ><
Alexandre, Hannibal, Pompée, César; les hauts faits
de ces héros troublent ses nuits ; il sait jusqu’aux
moindres détails de leur vie et de leurs actions. Séduit
par l’exemple de quelques-uns de ses camarades, il
eût voulu entrer dans l’artillerie. « Il en écrivait à
ses parents, dira-t-il plus tard, avec toute la vivacité
d’une jeune passion. » Mais sa santé délicate, sa com-
plexion chétive, son corps fluet étaient de trop nom-
breux obstacles à la réalisation de ses désirs. Sa mère,
dont la tendresse s’alarmait en le voyant si faible, le
suppliait sans cesse de renoncer à ses projets. Son
père était, quant à lui, peu disposé à faire les sacri-
fices qu’exigeait la préparation au métier militaire.
L’un et l’autre étaient d’une extrême piété, aussi
eussent-ils voulu que leur fils se destinât à l’état
ecclésiastique. 11 résista longtemps, mais les supplica-
tions, les angoisses de sa famille ébranlèrent son
cœur. Vaincu par une douloureuse scène de larmes,
il céda. Il partit donc pour Paris achever ses études
et prendre ses grades. 11 entra dès son arrivée au
séminaire de Saint-Sulpice ; il en franchit tristement
la porte, inquiet, agité, l’âme brisée. Un doute affreux
le saisit et son cœur blessé se contracte et se ferme.
11 ne se rouvrira jamais en entier.
L’impression qu’il en ressentit fut telle qu’il s’en
souvenait encore en l’an JL II écrira alors: « Le voilà
« séquestré décidément de toute société humaine rai-
« sonnable, ignorant comme l’est un écolier de cet
« âge, n’ayant rien vu, rien connu, rien entendu et
« enchaîné au centre d’une sphère superstitieuse, qui
« dut être pour lui l’univers. Il se laissa aller aux
« événements comme on est entraîné par la loi de né-
« cessité. Mais dans sa position si contraire à ses goûts
« naturels, il n’est pas extraordinaire qu’il ait con-
« tracté une sorte de mélancolie sauvage, accompa-
« gnée de la plus stoïque indifférence sur sa personne
« et sur son avenir. 11 dut y perdre son bonheur ; il
K était hors de la nature... »
Quoi qu’il fit, il ne put trouver le repos. Il se révol-
tait contre sa faiblesse, il aurait voulu pouvoir crier
ses doutes, ses angoisses, ses tourments. Longtemps
il demeura ainsi, abîmé et sans forces. La volonté
cependant reprit bientôt le dessus, l’amour du travail
le sauva. 11 se mit alors avec passion à l’étude de la
philosophie, puis à celle des langues; il oublia peu à
peu ses misères dans la solution des problèmes méta-
physiques dont la gravité l’atterrait, et des questions
d’économie politique dont il devinait l'importance et
prévoyait le rôle futur. Son esprit volontiers critique
inquiéta bien vite ses supérieurs et plus d’un se scan-
dalisa de son scepticisme à peine voilé. Il aimait ses
maîtres, il devinait leur chagrin. 11 était le premier
désolé de les attrister, mais il eût fallu les tromper et
son âme répugnait au mensonge. A travers la scolas-
tique et la théologie, il cherchait la vérité. Ils avaient,
selon leur coutume, épié ses lectures, ses écrits. Ils
avaient trouvé dans ses papiers jusqu’à des projets
scientifiques assez hardis. Ils consignèrent dans leur
registre la note suivante: « Sieyès montre d’assez
ce fortes dispositions pour les sciences ; mais il est à
« craindre que ses lectures particulières ne lui donnent
« du goût pour les nouveaux principes philosophi-
« ques. »
Leur clairvoyance n’étail pas tout à lait en défaut.
Ils se rassurèrent en voyant son amour prononcé pour
la rc Irai Le et le travail, la simplicité de ses mœurs,el
son caractère qui se montrait déjà pratiquement phi-
350
LE MAGASIN PITTORESQUE
losophe: « Vous pourrez en faire, écriront-ils un
« jour (1), un chanoine honnête homme et instruit.
« Du reste, nous devons vous prévenir qu’il n’est
« nullement propre au ministère ecclésiastique. » Et,
en se rappelant cette lettre, Sieyès ajoutait : « Ils
avaient raison. »
Si nous en croyons ses biographes, il se délassait
de ces études sévères en cultivant la musique, la dé-
clamation et le chant.
La musique surtout l'attirait. C’est qu’il lui recon-
naît une vertu civilisatrice insoupçonnée du vulgaire,
un ressort moralisateur plein de force et de charme.
Il croit qu’elle doit tenir une des premières places
dans l’éducation d’une nation comme dans la vie des
familles, et les notes qu’il écrivit à cette époque
témoignent qu’il se préoccupait déjà du rôle qui de-
vrait être assigné à la musique dans les fêtes et les
cérémonies publiques. Cette idée, du reste, ne le quitta
plus guère et, dans la suite, quand il sera écouté au
Comité d’instruction publique, il cherchera à la faire
prévaloir (2).'
Cependant un penchant involontaire le portait à la
méditation. Il recherchait les ouvrages de morale. Il
s’enfoncait dans la lecture de Locke, Condillac et
Bonnet. « Il rencontrait en eux des hommes ayant le
même intérêt, le même instinct, et s’occupant d’un
besoin commun. »
S’il ne trouva pas au séminaire, auprès de ses supé-
rieurs tout au moins, beaucoup d’affection et de sou-
tien, il rencontra heureusement un appui sérieux
auprès d’un ami de sa famille, l’abbé Meffray de Cé-
sarges, courtisan influent, libertin et beau parleur,
qui occupait, grâce à de puissantes relations de famille,
la charge de maître de l’Oratoire du roi.
A l’âge de vingt-quatre ans, à l’heure où beaucoup
de jeunes gens cherchent encore leur voie, l’abbé de
Césarges avait été nommé vicaire général à Fréjus.
Comme il résidait la plus grande partie du temps à
Versailles et qu’il y menait grand train, il lui arriva
plus d’une fois de faire de longues retraites dans son
vicariat. Il y reposait son corps et restaurait sa bourse.
Il connut et fréquenta ainsi la famille Sieyès qu’il
séduisit bien vite parle charme de ses manières, son
grand air et l’agrément de son langage.
Honoré Sieyès eût voulu pouvoir remercier l’abbé
de l’honneur qu’il lui faisait en lui accordant son
amitié. Un jour vint où l’abbé, voulant solliciter une
charge à la Cour, eut besoin d’argent ; avec empres-
sement, Honoré Sieyès lui offrit sa bourse : l’abbé y
puisa généreusement. En vrai grand seigneur, il lui
emprunta, en quelques mois, jusqu’à 10 000 livres. Il
put ainsi obtenir assez facilement sa charge auprès
du roi.
Il quitta alors définitivement Fréjus, plein de re-
connaissance pour Sieyès. Il promit de s’acquitter
bientôt de sa dette, mais ce que la famille retint
davantage et prit plus au sérieux, c’est la volonté qu’il
marqua de suivre et de protéger à Paris le jeune
Emmanuel. Il tint parole.
« J’ai été au séminaire pour voir monsieur votre
« fils, écrit-il à son obligeant ami le 23 septembre 1769,
« j’ai remis la lettre que vous m’aviez donnée. Ils
« étaient tous à la campagne jusqu’à la fin du mois;
« jen’ai pu le voir, j’en ai été très fâché... » 11 retourne
à Saint-Sulpice dans le courant de novembre et s’en-
(1) A M. de Lubersac.
. (2) Voir son plan d’éducation nationale.
tretient pendant de longues heures avec le jeune sémi-
nariste. Le soir il en rend compte au père en ces
termes: « J’ai vu monsieur votre fils; il est bien dans
« son état; qu’il continue d’étudier et d’être sage;
« avec ces deux conditions, je vous réponds de son
« avancement et de sa fortune; n’en soyez pas en
« peine, il a pris le meilleur parti (1). »
Voilà les parents rassurés, l’aumônier du roi
répond de l’avenir de leur fils ! et leur orgueil ne
serait-il pas flatté quand il leur affirme que le jeune
homme « est fort décent, qu’il a de l’esprit, de l’in-
telligence et qu’il leur fera honneur »?
Reçu bachelier, puis licencié, Sieyès, négligeant la
formalité du bonnet de docteur, fut ordonné prêtre
en 1773.
Il entre dans le monde, curieux de voir et de s’ins-
truire. 11 avait pu, dans la solitude, « se former à
« l’amour du vrai et du juste, et même à la connais-
« sance de l’homme, si souvent et si mal à propos
« confondue avec celle des hommes, c’est-à-dire avec
« la petite expérience des intrigues mouvantes d’un
« petit nombre d’individus plus ou moins accrédités
« et des habitudes étroites de petites coteries ». il
avoue qu’il n’entendit rien d’abord au langage
« oblique de la société, à ses mœurs incertaines », à
ce dédain poussé jusqu’au mépris pour ce qui n’est
que la vérité et la bonne foi. « Vraiment, disait-il, je
crois voyager chez un peuple inconnu ; il me faut
en étudier les mœurs. » 11 ne changea point les
siennes. A ses études accoutumées il joignit seulement
la fréquence des spectacles qu’il n’avait pas encore
vus.
Son père espère qu’il va désormais pouvoir cesser
de lui être à charge, Sieyès le désire autant que lui;
il a grande hâte d’être indépendant. Il est, du reste,
plein d’espoir, car l’abbé de Césarges a parlé de lui à
la Cour, et l’a déjà recommandé auprès de plusieurs
prélats bien dotés et tout puissants. Les premières
démarches qui furent cependant tentées en sa faveur
furent vaines. Sieyès, déjà très sensible, n’est pas
loin de se décourager. Il s’en ouvre à son père le
23 juin 1773 :
« Mon protecteur se console du grand coup qu’il a
« manqué, son peu de succès ne lui fait pas autant de
« peine certainement qu’à moi. Si la chose eût réussi
« comme il l’espérait, je devenais tout, au lieu que je
« ne suis rien. » Cette phrase mérite d’être remarquée ;
elle trahit l’ambitieux et annonce l’écrivain. Elle con-
tient déjà la formule antithétique dont il tirera par la
suite un si heureux et si prodigieux effet. Tout, Rien.
Nous ne sommes encore qu’en 1773, il n’écrira que dans
seize ans sa brochure sur le Tiers État. Pour l’instan,.
il veut sortir de l’ornière, être quelque chose. « Je n a;
« pas encore à me plaindre puisque mon cours n’est
« pas encore achevé : ou je me donnerai une existence
« ou je périrai. »
Sa santé est plutôt mauvaise; le climat de Paris
avec ses brumes et ses neiges ne lui convient pas, il
est souvent malade et l’argent que son père lui envoie
sert en grande partie à prendre médecine : <: Si vous
« trouvez que c’est trop 900 francs pour celte année
« sans égard pour les changements ni pour les petites
« maladies que mes lettres ne vous ont pas laissé
« ignorer, vous en retrancherez ce qui vous plaira
« pour le rejeter sur ma recette des années suivantes. »
(1) Cette lettre et les suivantes ont été publiées par M. Ol.
Teissier dans ta Nouvelle llevue du 1er novembre 1897.
LE MAGASIN PITTORESQUE
351
[I fréquente beaucoup à cette époque chez deux
ecclésiastiques en renom, l’abbé Gros de Besplas,
aumônier du comte de Provence, et Armand de Gha-
ban, aumônier du comte d’Artois, tous deux anciens
vicaires généraux à Fréjus. L’abbé de Besplas le prit
bien vite en vive affection. Lui aussi a connu la fa-
mille Sieyès et n’en a reçu que des bienfaits : il s’en
souvient toujours. Il présente bientôt son jeune ami à
M. de Lubersac, aumônier du roi et évêque désigné;
il le mène partout dans le monde, à la ville et cherche
à le pousser à la Gour. Mais Sieyès n’est pas riche, il
faut cependant qu'il tienne un rang et comme son
père fait la sourde oreille à ses demandes d’argent, il
fait des dettes et s’irrite. L’abbé de Besplas intervient
alors auprès du père; à la date du 26 avril 1774, il lui
écrit que son fils est maintenant fort « gêné dans ses
« moyens. Gomme il mérite et que vous pouvez comp-
« ter sur une place avantageuse pour lui, je pense
« qu’il serait convenable de faire encore quelque effort
« pour lui, il serait triste de le laisser en bon chemin
« surtout dès que nous voyons un terme assuré. Mais
« en attendant il faut faire face aux dépenses et fer-
« mer les anciennes brèches. »
Le père se laissa attendrir et envoya un sac de cent
pistoles.
Un événement imprévu hâta le terme annoncé par
le chanoine de Besplas : ce fut la mort de Louis XV.
Avec le nouveau roi des intluences nouvelles se font
jour à la Cour, le crédit des protecteurs de Sieyès
augmente et se traduit aussitôt pour lui par un brevet
de joyeux avènement sur la collégiale de Pignans. Le
premier pas est franchi.
Le voilà enfin pourvu d’un canonicat. L’abbé de
Césarges se flatte de le lui avoir fait obtenir par son
crédit; l’évêque de Fréjus lui laisse entendre qu’il est
bien plutôt dû à sa haute intervention. Sieyès les re-
mercie l'un et l’autre, bien que la faveur dont il a été
honoré soit toute platonique. En réalité, il n’est guère
plus avancé qu 'auparavant, puisque pour que le béné-
fice devienne effectif, il faut que le titulaire qui jouit
de son canonicat vienne à mourir. C’est ce qui fera
dire à un de ceux qui félicitaient son père : « J’ai sceu
« dans son temps le brevet de joyeux avènement qu’a
« obtenu M. votre fils ; je ne souhaite la mort de per-
« sonne, mais je désire qu’il soit bientôt promu. »
M. de Césarges heureusement veillait sur lui.
Lorsque M. de Lubersac, aumônier du roi, fut nommé
évêque à Tréguier (6 août 1775), il lui rappela la sym-
pathie qu’il avait paru témoigner au jeune Sieyès et
lui demanda de l’emmener à Tréguier en qualité de
secrétaire. Le nouvel évêque accepta sur-le-champ. II
avait, en effet, apprécié la vive intelligence du jeune
abbé et avait été, comme tant d’autres, conquis par
ses bonnes grâces, ses manières polies, le charme de sa
conversation et l’étendue de ses connaissances.
Sieyès étail désormais, comme il le dit lui-même,
« sur le chemin », mais il lui fallait quitter Paris. Il
n’en prit pas facilement son parti. Bien qu’il aimât
assez la solitude, qu’il fréquentât peu le monde, il
s’était cependant composé une petite société d’amis,
esprits éclairés, cœurs sensibles et tendres, épris d’art,
de philosophie et de science. Nulle gène, nulle affec-
tation, nul sentiment de commande dans ce milieu,
mais une confiance réciproque, une amitié heureuse
de s’émanciper. Sieyès y est apprécié pour son avoir,
sa politesse, son esprit un peu particulier, mais très
fin. On le recherche aussi pour son talent de musicien,
car nul ne possède mieux que lui le répertoire à la
mode, nul non plus ne chante avec une voix aussi
douce et expressive les mille ariettes ou romances que
l’on fredonne à la Cour.
Il resta près de deux ans à Tréguier. Ses fonctions
netant pas très absorbantes, il occupait ses loisirs en
se familiarisant avec les grands philosophes du siècle.
Philosophie, métaphysique, langues, économie poli-
tique, constitutions des peuples, il étudie tout, il ap-
profondit tout, sauf la théologie qu’il dédaigne et,
chose singulière, l'histoire qu’il méprise.
Albéiuc NETON.
CAUSERIE MILITAIRE
L’Académie de médecine vient d’adresser ses plus
vives félicitations au ministre de la guerre, à l’occa-
sion de sa circulaire tendant à combattre les progrès
de l’alcoolisme dans les casernes. Nos savants méde-
cins, qui ont charge de guérir les maux et les ravages
de ce fléau dévastateur qui gangrène notre pays
et lui cause annuellement plus de pertes qu’une
guerre désastreuse, savent mieux que personne que
ce fléau a des racines déjà trop profondes. Et ils ont
hautement accordé des éloges compétents à celui de
nos ministres, qui a eu assez de force de caractère
pour porter à ces racines le premier et solide coup
de hache. L’exemple est donné maintenant aux pou-
voirs publics, ils ne peuvent plus ne pas le suivre.
En présence d’un danger national, il est du devoir
du gouvernement de prendre toutes les mesures,
quelque radicales quelles soient, pour qu’il n’ar-
rive aucun dommage à la Bépublique. Caveant
consules. Mais, si faction énergique du ministre de la
guerre demeure isolée, elle sera amoindrie par l’indif-
férence de ses collègues de l’Intérieur, du Commerce et
de la Justice qui doivent cependant comprendre toute
l’importante nécessité qu’il y a de diminuer le nom-
bre des assomtnoirs, de supprimer le privilège des
bouilleurs de cru, de surveiller la fabrication et la
vente des alcools, et enfin, de sévir avec la dernière
rigueur contre les ivrognes qui pullulent dans les
cabarets dont le nombre augmente chaque jour.
Dans l’armée en particulier, les ivrognes se divisent
en deux catégories bien distinctes : la première com-
prend les alcooliques déjà intoxiqués avant l’incorpo-
ration, qui sont généralement incorrigibles et qui peu-
plent rapidement nos locaux disciplinaires, nos
infirmeries régimentaires et, le plus souvent aussi,
nos hôpitaux militaires. La deuxième catégorie est
composée de ceux qui n’avaient pas l’habitude de boire
avant d’arriver sous les drapeaux, mais qui se sont
alcoolisés peu à peu à la caserne, en prenant à la
cantine, le matin à jeun, le quart de blanche, « pour
chasser le brouillard ou le mauvais air », comme le
disent les loustics! Quand ils partent du régiment
après leur libération, ces malheureux sont perdus à
leur tour! Le petit verre les tuera à brève échéance.
Et dire qu’il se trouve encore de bonnes âmes
qui éprouvent le besoin de déplorer la déchéance du
ehamporeau ! Mixture atroce, où il entre avant
tout de l’eau sale, de la chicorée, très peu de café,
un peu de sucre, et comme sauce pour faire passer
tout ce poison, un alcool dénaturé, ignoble et cor-
352
LE MAGASIN PITTORESQUE
rosif ! Le champoreau ! qui ne marche presque ja-
mais qu’accompagné du petit pousse-café. A ce régime-
là, les santés les plus robustes, les estomacs les meil-
leurs, les cervelles les plus solides, ne peuvent résis-
ter longtemps. Le mal fait des progrès incessants, le
« furfurol » s’infiltre dans les organes, et les beaux
gars que la France nous a confiés pleins de vie et de
force au moment de l’incorporation, s’en retournent
dans leurs foyers, après les trois années d’active, em-
portant avec eux le germe fatal qui les tuera bientôt
ou se retrouvera plus vivace, dans leurs enfants.
On objecte à la circulaire ministérielle interdisant
la vente de l’alcool dans les cantines, qu’elle ne sau-
rait empêcher les soldats de continuer à aller se piquer
le nez dans les débits de leur ville de garnison. Soit!
Mais, devant la France, l’armée pourra au moins jus-
tifier qu’elle a énergiquement essayé de s’employer
pour une large part, dans la lutte nationale entreprise
contre Y alcool, la maladie et la mort'.
Gapita i a e FAN FA H F .
fr5 -
ILE ES LIYEES
RECETTES ET CONSEILS
conseuvation des pianos
Les pianos placés dans un local où l’air est très sec sont
beaucoup plus exposés à se gâter que ceux qui se trouvent
dans une atmosphère très chaude ou humide. Pour conserver
le bois dans un certain degré d’élasticité, c’est de placer dans
la pièce des plantes vertes qui empêchent l’air de se dessécher
complètement. Aussi longtemps que la plante résiste, le piano
restera en bon état. On peut aussi placer dans le voisinage du
piano une soucoupe dans laquelle on met une éponge imbibée
d’eau.
* »
L'Eau de Suez, dentifrice antiseptique, n’a aucun rapport
avec les autres dentifrices : c’est un remède sérieux qui a déjà
30 ans de succès. Nous le recommandons à nos lecteurs.
L'Eucatypla, eau de toilette antiseptique, esta base d 'Euca-
lyptus : elle est inappréciable pour les soins de toilette du
corps.
BISCUIT DE MER (DESSERT)
Pour 250 grammes de biscuit, mettez dans une terrine
125 grammes de farine, ajoutez-y du zeste de citron râpé, un
peu de sel et 4 ceul's entiers; travaillez bien le tout avec une
cuiller de bois, puis couchez cet appareil dans deux grandes
caisses, dorez-les et laites cuire à four chaud. Lorsqu’ils sont
cuits, ôtez-les des caisses et les coupez en morceaux de la lon-
gueur et F épaisseur du petit doigt, remettez-les ensuite un ins-
tant au four pour les faire sécher et en même temps, prendre
une jolie couleur.
La Carrière d’André Tourette, par Lucien Muhlfeld .
Le succès qu’obtient le nouveau roman de M. Lucien
Muhlfeld se justifie d’abord par la place qu'a su
prendre le jeune auteur dans le monde des lettres, où
son avancement, au choix, a été rapide, et surtout
par des qualités vraiment peu communes. Un don
d’observation précise sans sécheresse, une notation
exacte sans prolixité de certains milieux parisiens, n’y
empêchent point les caprices d’une fantaisie pondérée
et les touches vives d’une ironie copieuse, mais non
cruelle. On sent aussi dans ce roman une sympathie
sincère pour les simples, dont la vie médiocre et droite,
en pleine lumière, rend plus sombres les cavernes
dorées et fleuries où s’agitent les esclaves du plaisir,
les prisonniers des ambitions malsaines, fous les
désœuvrés de carrière ou d’occasion. La Carrière d'An-
dré Tourette — qu’on pourrait appeler l'Art de ne pas
parvenir — se déroule en lacets pittoresques, par
monts et par vaux, dans le pays de l’Aventure pari-
sienne, jusqu a la halte définitive d’un mariage de
lassitude — morne plaine! L'histoire de ce «déraciné »
lyonnais qui, avec des rentes passables, repousse
l’auréole du rond-de-cuir pour se lancer à la conquête
des sinécures brillantes; qui néglige et oublie ses
« pays » modestes dont la maison et le cœur lui sont
toujours ouverts, pour d’éphémères figurations dans
des salons de pas perdus et autour de tables d’hôte
mondaines; qui fait si bon visage à la guigne qu’elle
ne veut plus le quitter, et aborde tous les métiers pour
n’avoir pas à prendre une profession, et qui enfin
ruiné, gras et las, revient s’asseoir pour finir sa vie
chez les bons « pays » comme époux et gendre, cette
histoire nelaisse jamais languir l’intérêt et l'agrément.
On la lit d’une traite et l’on constate, en fermant le
livre, que si Tourette a perdu sa vie, du moins il nous
a fait gagner de bonnes heures. Que M. Muhlfeld en
soit remercié ! Ajouterai-je maintenant que son roman
est écrit dans une langue claire, saine, nerveuse. C’est
le style d’un bon ouvrier de lettres qui a l’avenir — et
notre crédit devant lui. Joseph GALT1ER.
Lia régal pour bébé, c’est de prendre sa Phosphatine
Faîtières.
JEUX ET fl]VlUSE|VIE|NTS
Solution du Problème paru dans le numéro du 15 Mai 1900
Les positions relatives de deux circonférences dépendent de
la somme et de la différence de leurs rayons r et R ainsi que
de la dislance d de leurs centres.
On a les égalités 2 R + r = a
et 2r + R = b
. _ 'la — b '2b — a
d ou I on déduit : R = — - — et r— ■
et par suite : Il J- r =
3
a A- b
et R — r = a — b.
Puisque R — r = a — b il faut pour que le problème soit
possible, que a soit supérieur à b.
Puisque r — -, il faut aussi que a soit inférieur à 2 b.
En résumé, le problème ne sera possible, que si l’on a la,
double inégalité b < a < 2 6.
Et alors, les circonférences seront extérieures si — < d.
tangentes extér. si
.= d.
■ . a A- b . .
sécantes si — - — > d > a — t>.
O
taugentes intér. si a — b = d.
inférieures si a — b > d.
PROBLÈME
11 y a dans une basse-cour des poules et des lapins, en tout
14 têtes et 38 pattes. Combien y a-t-il de poules et combien de
lapins ?
Le Gerant : Ctt. Guion.
7870-99. — Cobbeu.. Imprimerie Ed. Chété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
353
PORTRAIT DE TURENNE
^ • .
mÊÊÊÊÊIsm
Wm,
•v'- . ’
V,.r« . '
PORTRAIT UK TURENNE, par PlJIUPl’E I)K ClIAMPAIGNE
(Pinacothèque de Münich). —
Gravure de Ckosbie.
lj juin 1900.
12
LE MAGASIN PITTORESQUE
PORTRAIT DE TURENNE
Ce portrait admirable, qui se trouve à la nou-
velle Pinacothèque de Munich, où il fait pendant
à celui de Fénelon par Joseph Vivien, est certai-
nement une des œuvres les plus fortes de Philippe
de Champaigne. Venu en France au commence-
ment du xviP siècle, l’illustre peintre flamand a eu
le mérite et la gloire de nous laisser une galerie
précieuse des plus grandes figures de cette période
de notre histoire. Richelieu, Louis XIII, Arnauld
d'Andilly. par exemple, ont posé devant lui et
l’on peut voir leur portrait au Louvre. Mais jamais
peut-être il n’avait rencontré, comme en Turenne,
un modèle qui convînt mieux à son talent sobre
et vigoureux.
Otez sa cuirasse et son écharpe de bataille à
cet homme de guerre et vous croirez avoir devant
vous quelque sévère docteur janséniste. Le pein-
tre, ami de Port-Royal, s’est appliqué, sans doute,
de tout son zèle, à rendre les viriles beautés de ce
visage où ne se jouent pas précisément les ris et
les grâces. Froid, réfléchi, les yeux bien ouverts
et regardant en face avec fermeté, ce soldat donne
tout de suite l’impression qu’il ne devait rien
laisser au hasard. Il n’a ni les yeux fulgurants
ni le bec d’aigle du grand Condé, qui semblent
promettre les envolées vertigineuses d’audace
triomphante. Tout respire en lui le calme et la
force. Son histoire est, pour ainsi dire, gravée
sur ses traits, tant ils sont la marque vraie de
son caractère. Regardez cette bouche avec son
expression de dureté et de dédain tranquille : il
n’en sortira ni compliments ni vaines paroles.
Les commandements se passent de sourires.
C'est bien là l’homme qui n'hésitera pas à
entreprendre la campagne d’Alsace, malgré l’opi
nion contraire de Louis XIV et de Louvois :
« Quand on a un nombre raisonnable de troupes,
on ne quitte pas un pays, encore que l’ennemi en
ait beaucoup davantage... Je connais la force des
troupes impériales, les généraux qui les com-
mandent, le pays où je suis. Je prends tout sur
moi. » Quelle fière confiance dans ces paroles!
Elles pourraient servir de légende et de commen-
taire au portrait de cet homme dont Montecuccoli
disait, en apprenant sa mort, « qu’il faisait hon-
neur à l’humanité ». Joseph GALTIER.
LE CHATEAU DE WIDEVILLE
11 est constant que le Parisien, le vrai, ignore
généralement les richesses artistiques et histo-
riques au milieu desquelles il vit. Est-ce la possi-
bilité de les voir à toute heure qui lui inspire
cette indifférence ou bien l’absence des premières
notions d’art lui permettant de les apprécier et
d'en dégager l’intérêt? Ce qui est certain, c’est
que beaucoup d’habitants de la capitale ne
mettent les pieds au musée du Louvre ou au
musée de Cluny, par exemple, que pour y con-
duire des parents de province ou s’y abriter mo-
mentanément contre une averse.
Ignorant les monuments parisiens, ils ne con-
naissent pas davantage ou connaissent mal les
demeures historiques des environs. C’est pour
remédier à ce regrettable état de choses et secouer
cette apathie qu’un jeune architecte de talent,
M , Charles Normand, fils de l’éminent membre de
l’Institut, a fondé, il y a quelques années déjà,
la société 1 VI ni i des Monuments et des Arts.
Epris des vieilles pierres et de toutes les curieuses
choses qu’on peut leur faire raconter, il a tenté
de faire partager sa passion à ses concitoyens, en
les initiant par d’intéressantes publications et, ce
qui vaut mieux, par des excursions, aux beautés
des monuments et à leur histoire. La réussite a
été complète. L’Ami des Monuments et des Arts
compte aujourd’hui un grand nombre d’adhérents,
véritable élite d’artistes, de lettrés, de collection-
neurs, de personnalités mondaines et politiques,
dont les efforts ont mis en relief des morceaux
d’art ignorés, sauvé de la destruction nombre de
monuments historiques et protégé contre le van-
dalisme de pittoresques coins de cités.
Tout récemment, cette société visitait, à quel-
ques kilomètres de Saint-Gennain-en-Laye, une
admirable demeure seigneuriale du xvne siècle,
le château de Wideville, dont l’accès lui était ex-
ceptionnellement ouvert par son propriétaire,
M. le vicomte deGalard.
A quelle date remonte la construction du châ-
teau de Wideville ? On ne le sait pas exactement ;
mais il appartient vraisemblablement au pre-
mier quart du xvn° siècle. Son fondateur fut
Claude de Bullion, sieur de Bonnelles, donl
la carrière fut si rapide sous Henri I\ et Marie
de Médicis et que Richelieu, plus tard, nomma
surintendant des finances. Tallemant des Réaux
nous conte en ces termes l’origine de sa fortune :
« La comtesse de Saut eut de l’affection pour ce
petit M. de Bullion. Elle le poussa, lui donna
du bien et lui fit avoir de l’emploi. » Le
désir qu’avait cette aimable femme de faire un
sort brillant à son protégé confinait à l’abnéga-
LE MAGASIN PITTORESQUE
355
tion. Ne s’avisa-t-elle pas un beau jour de dire à
Marie de Médicis : « Ah! madame, si vous con-
naissiez M. de Bullion comme moi ! » Ce à quoi
la reine- mère
répondit avec
cet accent ita-
lien dont elle ne
put jamais se-
défaire : « Dion
m’en garde, ma-
dame la com-
tesse ! »
On pourrait
croire, à lire ce
qui précède, que
M. de Bullion
résumait en lui
toutes les séduc-
tions. C'était au
contraire un pe-
tit homme assez
mal fait et de
visage déplai-
sant ; mais
adroit, plein de
ressources et très courtisan. Il s’était tiré avec
habileté de certaines négociations qu’on lui
avait confiées tout d’abord. Plus tard, mêlé aux
luttes protestantes, il avait vu grandir son in-
fluence, avait été l’un des principaux artisans de
l’éloignement
définitif de
Marie de Médi-
cis et avait em-
pêché Riche-
lieu de quittei'
le pouvoir
quand Paris
était ameuté
contre lui et
la patrie enva
hie. Parti de
bas, le surin-
tendant des
finances Clau-
de de Bullion
éprouvait une
joie d’autant
plus grande à
étaler son
faste. Le châ-
teau de Wide-
villefutune des manifestations de cet étatcl’esprit.
Il le fit construire dans la plaine pour rempla-
cer un vieux château féodal situé non loin de là
sur la hauteur du parc. Admirablement recons-
titué dans sa splendeur première par le père du
propriétaire actuel, M. le marquis de Galard, le
château de Wideville est l’un des plus beaux spé-
cimens de l’architecture en brique et pierre. Bien
assis sur une terrasse rectangulaire, entourée d’un
large fossé et défendue aux quatre angles par des
abris de garde, le château, dont les hauts pignons
sont surmontés d’archers de plomb, a fort grand
air avec ses
vieux parterres
à la française et
l’imposant dé-
cor de son parc.
Dans le vesti-
bule, une plaque
de marbre nous
apprend que « le
23 janvier 1634,
Sa Majesté le
roi Louis treiziè-
me est venue
couchera Wide-
ville».Une autre
plaque rappelle
que « le 18 juil-
let 1820, S. A.
R. Madame la
Dauphine est ve-
nue visiter Wi-
deville ». Der-
sur le parc, se
Château de Wideville (façade du parc).
rière le vestibule et donnant
Chapelle du château de Wideville
trouve l’ancienne salle des gardes avec ses vohtes
en brique et pierre, d’un joli dessin. Dans la
première pièce de l’aile gauche, la bibliothèque,
se trouve une magnifique cheminée de Germain
Pilon, haute
de 4 mètres et
large de 2 mè-
tres et demi,
ornée d'une
peinture, re-
présentant Ca-
therine de Mé-
dicis servie
par un page
de Crussol.
Le grand sa-
lon, meublé
d’étoffes au
petit point de
Saint-Cyr, pos-
sède égale-
ment une che-
minée blanc et
or, d’une belle
ordonnance,
sur laquelle se
détachent les portraits du duc de Yaujours et
du duc de La Yallière. Là, se trouvent encore
deux grands tableaux de belle facture, se faisant
pendant : les portraits de Louis XIII et de Claude
de Bullion. En face de ce dernier portrait, où le
fondateur de Wideville apparaît aussi peu sédui-
sant que possible, on ne peut s’empêcher d’évoquer
la piquante anecdote rapportée par Tallemant
des Réaux.
LE MAGASIN PITTORESQUE
35G
Un jour, on montra à Pompée Frangipani M. de
Bassompierreet M. de Montmoreneey, lesdeux plus
beaux hommes de la cour, et le petit avorton de
Bullion, et on lui dit : « Devinez lequel des trois a
fait fortune par les femmes ». Frangipani se mit
à rire, et dit : « Serait-ce ce petit vilain ? — Oui,
les autres, tout beaux qu’ils soient, y ont dépensé
cinq cent mille écus ! »
Dans le partie droite du rez-de-chaussée, se
trouve la salle
à manger ten-
due de super-
bes tapisseries
de Beauvais
dont l’une re-
présente
Louis XI 1 1 par-
tant pour la
chasse. La che-
minée porte les
armes de Bul-
lion. C’est dans
cette pièce
qu’eut lieu le
fameux dîner
aux louis d’or.
Bullion avait
amassé une
énorme for-
tune dans sa
surintendance.
Le premier, il fit frapper des louis d’or et la
fantaisie lui vint, un beau jour, d’en servir en
guise de dessert à ses invités.
« Le surintendant, dit Laplace dans ses Pièces
intéressantes , ayant donné à dîner au premier
maréchal de Grammont, au maréchal de Villeroy,
au marquis de Souvré et au comte d’Hautefeuille,
fit servir au dessert trois bassins remplis de louis
d’or, dont il les engagea à prendre ce qu’ils vou-
draient. Ils ne se firent pas trop prier et s’en
retournèrent les poches si pleines qu’ils avaient
peine à marcher, ce qui faisait beaucoup rire
Bullion. Le roi, qui faisait les frais de cette plai-
santerie, ne devait pas la trouver tout à fait si
bonne. »
Voilà, n’est-il pas vrai, un dessert assez rare de
notre temps.
Tous les plafonds des pièces du rez-de-chaussée
du château de Wideville sont formés de poutrelles
finement peintes, d'un très joli effet.
Un petit escalier de pierre conduit au premier
étage, où se trouve la « chambre du roi », ainsi
baptisée depuis que Louis XIII y coucha. On y
voit une magnifique tapisserie représentant le roi
à cheval ; une autre tapisserie nous fait assister au
siège de la Rochelle. Dans les autres chambres et
dans les galeries, denombreux portraits, parmi les-
quels ceux d’Elisabeth de France, fille d’Henri IV ;
de François de Bonne, duc d’Esdiguières, conné-
table de France; de Mme la connestable d'Esdi-
guières, du cardinal de Bullion, de Mlle de La
Vallière; une vue du château de Meudon, etc.
Signalons également quelques jolis vitraux.
Naguère, les grands châteaux avaient, au fond
de leurs parcs, des nym pliées ou grottes. Celle
de Wideville, dont nous donnons la reproduction,
est certainement la mieux conservée. Ses grilles
en fer forgé sont remarquables et ses rocailles en
assez bon état. Cette grotte forme fond de pers-
pective sur des
jardins plantés
à la française,
d’une grande
et noble sim-
Très curieuse
également, la
petite chapelle
du château
adossée à l’er-
mitage. On y
voitnotammeiit
un superbe ré-
table en bois
sculpté etpeint
provenant de
Pagny, en
Bourgogne,
propriété de la
famille de Ga-
lard.
A côté, se trouve l’ermitage composé de jolies
pièces Louis XV, ornées de peintures et dont le
sous-sol s’ouvre sur un parterre encadrant un
bassin orné d’une Saison par Sarrazin.
Il convient de louer les propriétaires du château
de Wideville de n’avoir altéré en rien le caractère
de ce magnifique spécimen du xvne siècle.
Jules CARDANE.
( l’hotoyraphies de V Auteur. )
&&
HARMONIES
Sur les champs assoupis et sur l'éveil des bois,
Rose à peine — les tons d'une chair jeune et tendre
— L'aube rit et frissonne, et l’on croirait entendre
Dans l’air ténu des sons de flûte et de hautbois.
Midi. Le soleil flambe emmi le ciel serein,
En les prés florissants se pâment les fleurs frêles,
Et l’on dirait ouïr, dominant les chants grêles
Des cigales, l’éclat des fanfares d’airain.
Le soleil meurt, il saigne en le ciel endeuillé.
Et l’on croit, à cette heure où l’horizon recule,
Entendre chuchoter, au tiède crépuscule,
Des violons pleurant un adieu désolé.
Ernest BEAUGUITTE.
La nymphée du parc de Wideville.
LE MAGASIN PITTORESQUE
357
MAURICE JO K Al
Maurice Jokai, le célèbre romancier hongrois,
est à Paris, et la presse parisienne a reçu le.
confrère étranger avec une vive sympathie. Tous
les journaux ont parlé du vieux maître, vantant
son labeur formidable, son imagination féconde,
sa poésie, sa verve. Et l’illustre écrivain a dû être
délicieusement touché de cet accueil flatteur et
chaleureux.
Et cependant, tous ces confrères si éminents et
si aimables ne connaissent pas Jokai, ne peuvent
pas le connaître. Pour savourer son esprit original,
sa langue charmeresse, pour s’exalter à son idéa-
lisme si noble, poursuivre l’envolée desa fantaisie
sans frein et admirer ses connaissances inépui-
sables, pour goûter, en un mot, tout ce qui fait
son talent de conteur merveilleux, il faut être
Hongrois ou, mieux encore, Hongroise. Et voilà
comment — ù prodige ! — moi, si ignorée et si peu
de chose, mais compatriote de Jokai, je deviens,
pendant que je parle de lui, supérieure à mes
plus grands confrères parisiens.
Oui, ses compatriotes seuls peuvent dire ce
qu'est Jokai pour sa nation. Il est non seulement
le talent le plus admiré, mais aussi l’idole la plus
choyée de tous. Vénérer Jokai n’est pas une vertu,
mais un devoir, dit-on dans mon pays. Quel devoir
facile et exquis ! Jokai est l’écrivain le plus popu-
laire qui ait jamais existé : il est la personnification
vivante de la littérature nationale. Depuis bientôt
soixante ans, il puise, sansfatigue, àlasourcebénie
de son génie, des œuvres sans nombre, autant de
manifestations des sentiments, des convictions les
plus élevés. Ses héros sont des types exubérants du
plus ardentpatriotisme,de la plus hauteambition,
de l’arnour le plus exalté ; ses femmes sont des
figures de noblesse et de grâce idéales. C’est un
adorateur fanatique de tout ce qui est beau, grand
et bon; et, pour exprimer et nous communiquer
toutes ces fières vertus, il dispose d’un instrument
incomparable : sa langue. La langue qu’il parle
est une magie que lui seul serait capable de
célébrer dignement, qui nous surprend par son
originalité, nous déconcerte par sa richesse, nous
charme par sapoésie, nous entraîne par sachaleur.
Quelqu’un a dénommé Jokai : le Shéhérézade
hongrois. Ce nom, quoique insuffisant encore, lui
va bien ; son style a toutes les couleurs flam-
boyantes, toutes les prodigalités, toutes les
séductions de l’Orient.
Nous jugeons généralement que la lecture des
romans est un poison pour la jeunesse; et c’est
la vérité. Mais il faut alors inventer un autre mot
358
LE MAGASIN PITTORESQUE
pour les pages de Jokai, quifont germer et grandir
dans le cœur les plus nobles instincts. Lire Jokai
au début de la vie, lorsque l’âme et le cerveau
sont encore tendres et vierges ; recevoir de lui,
à ce moment propice, la puissante impression de
son génie fait de noblesse et de bonté, quel
talisman à travers les vilenies et les tristesses à
venir! On doit, après de telles leçons, àjamais haïr
le mal et adorer le beau.
Le secret de ce don extraordinaire d’entraîner et
d’émouvoir, je le sais : il est dans le caractère même
de l’homme. Jokai est un convaincu, un vibrant;
il pense tout ce qu’il dit, car il est, comme homme,
aussi admirable, aussi grand et aussi bon que ses
héros. On peut l’approcher sans crainte d’une
désillusion; il ne perdra pas un atome de son
auréole. Sa conversation est un régal : il gaspille,
dans la vie ordinaire, dix fois
plus d’humour et de verve qu’il
n’en met dans ses livres — qui
en sont pleins. Quant à sa bon-
té, à sa douceur, à son indul-
gence, elles sont proverbiales.
C’est une véritable figure de
légende que ce beau vieillard
de soixante-quinze ans dont le
dos ne s’est pas courbé, dont
les splendides facultés n’ont pas
pâli après bientôt soixante ans
d’une vie toute de travail. Et,
en le contemplant, heureuse et
émue, un mot bien caractéris-
tique d'Ibsen me revient à la
mémoire. Le fameux drama-
turge du Nord, au cours d’un
voyage qu’il faisait en Hongrie
il y a quelques années, était
allé visiter Jokai, malade à cette époque. Ces
deux esprits formidables, quoique si différents,
se comprirent tout de suite et la plus vive affec-
tion était née de cette rencontre.
Au moment des adieux, les deux poètes s’em-
brassèrent cordialement à plusieurs reprises et se
séparèrent ravis l’un de l’autre. Lorsque, arrivé
à son hôtel, Ibsen fut interrogé par ses amis sur
l’impressioii que lui avait produite l’entrevue, il
dit toute son admiration pour le grand Hongrois
et finit en soupirant: « Ohlsije pouvais être encore
une fois aussi jeune que Jokai ! » — Et Jokai estné
en 1825, Ibsen en 1828.
Maisl’âge n’a pas de prise sur cette organisation
exceptionnelle; le cœur et l’esprit n’ont pas vieilli,
parce qu’ils sont, à travers tout, restés fidèles à
l’idéal, parce qu’aucun scepticisme glacial n’a
éteint l’ardent foyer de la foi artistique. Quel
exemple de robustesse morale et physique !
Il faut rendre à la nation hongroise cette justice
qu’elle a su honorer et récompenser de son vivant
son illustre enfant. Jokai a connu toutes les gloires,
toutes les apothéoses qu’un pays reconnaissant
ne cesse de lui prodiguer. Sa carrière est un beau
Madame Maurice Jokai.
celui qui
nation !
spectacle de travail, de succès et de bonheur.
Aussi, le poète jouit-il d’une belle humeur
intarissable. L’anecdote suivante en est un joli
témoignage. Il faut, pour la comprendre, savoir
que Jokai porte une perruque, une belle perruque
aux boucles d’argent, non point par coquetterie,
mais uniquement par crainte du froid.
Pendant un banquet où l’on fêtait le romancier,
un des plus charmants poètes de la Hongrie pro-
nonçait en son honneur un discours éloquent.
Au plus haut degré de l’enthousiasme et de l’émo-
tion des assistants, l’orateur allait finir en disant:
«Maurice Jokai est le roi de la littérature hon-
groise, mais sa tête, au lieu d’une couronne, est
couverte...
— D’une perruque ! » claironna la voix sonore
de Jokai. Et les rires furent si tumultueux que le
jeune poète ne put pas achever
sa phrase et dire : couverte de
lauriers.
Et, pour que cette fin de
vie soit aussi belle qu’un com-
mencement, une jeune fille de
vingt ans a voulu apporter à
ce glorieux crépuscule le
rayonnement de sa beauté et
de sa tendresse. Je trouve, moi,
tout naturel que le vieillard ait
associé à son déclin la jeu-
nesse et la beauté ; je com-
prends qu’une atmosphère d’i-
déal soit nécessaire à ce grand
rêveur qui a toujours vécu dans
le culte du beau.
Quelle haute et douce mis-
sion pour cette jeune femme
d’être la joie et l’orgueil de
est la joie et l’orgueil de toute une
Thérèse MANDEL.
AAAAÀ AAA A&j
Le travail est, après ta prière, le plus
'homme. — Maurice Jokai.
'aaaaaaa’aaaaa
bel acte de foi dé
Chaque année, le 12 juin, fidèles défenseurs
d’une cause perdue, les Naundorf/ïstes font célé-
brer une messe commémorative de l’évasion —
vraie ou supposée — du dauphin, en 1795. Des
ouvrages fort intéressants — ceux entre autres de
M. Otto Friedrichs. — des polémiques très pas-
sionnées, ont répandu dans le public le nom de
Naundorff, mais les autres personnages qui,
depuis 1795, ont joué, avec plus ou moins d’éclat
et de sincérité, le rôle de Louis XVII ou de des-
cendants de Louis XVII, qui les connaît aujour-
LE MAGASIN PITTORESQUE
d’hui? Us ont disparu de l’histoire, presque sans
laisser de traces.
L'auteur des Causes célèbres compte sept
faux dauphins. Mieux renseigné, M. de Montbel
évaluait leur nombre — pour le premier tiers du
siècle — à vingt-sept. Il faudrait en ajouter dix
ou quinze pour arriver à un chiffre à peu près
exact.
On se tromperait gravement en les considérant
en bloc comme des imposteurs. La plupart étaient
sincères, dès leurs premières affirmations, ou le
devinrent par une sorte d’autosuggestion dont les
exemples ne sont pas rares. Ils bénéficièrent de
cette crise de crédulité, de ce besoin du merveilleux
dans l ’histoire qui donna naissance à la fauxdau-
phinomanie , mais ils en furent aussi les victimes.
A force de répéter qu’ils étaient Louis XVII, ils
finirent par le croire.
Avant de parler de quelques-uns de ces faux
dauphins oubliés, il convient de dire un mot de
ceux qu’on a appelés les substitués , ou adoptant,
pour les besoins de la cause, la thèse de l’évasion.
Au mois d’octobre 1794, pour sauver le dauphin,
on lui substitua, disent les Naundorffistes, un
enfant sourd-muet, Charles-Louis Tardif, fils de
Jacques-Jean de Petitville, né le 23 mai 1782, à
Aubreville, dans la Meuse. Comme cet enfant ne
mourait pas assez vite, un nouveau faux dauphin
fut introduit au Temple. 11 s’appelait Leninger et
était le fils d’un jardinier de Versailles. Rongé
par la scrofule, condamné par les médecins, il
avait été transporté de l’Hôtel-Dieu dans le cachot
où il mourut le 8 mai 1793. Son inhumation eut
lieu le 12 juin dans le cimetière Sainte-Marguerite,
rue du Faubourg-Saint-Antoine, le même jour où
le véritable dauphin s’évadait du Temple.
Trois ans après, se révélait le premier des faux
dauphins.
Né à Saint-Lô le 20 septembre 1781, fils d’un
tailleur de cette ville, Hervagault, entraîné par
une humeur aventureuse, avait abandonné la
maison paternelle en 1796. Au mois de mai 1798,
il commençait à se présenter de ville en ville, de
château en château, comme l’infortuné Louis XVII,
échappé par miracle à la captivité, et trouvait
immédiatement, surtout parmi les femmes, de
nombreux partisans. Le gouvernement s’en émut
et Hervagault, arrêté, fut condamné, le 17 fé-
vrier 1802, à quatre années d’emprisonnement.
L’invincible fidélité de ceux qui avaient cru à ses
affirmations, le suivit dans toutes les prisons —
aucune ne semblaitassez sûre — où il fut enfermé,
à Vitry, à Reims, à Soissons et enfin à Bicêtre. Sa
peine terminée, il ne tarda pas à revenir, n’ayant
pas d’autre moyen de vivre, à ses anciens erre-
ments. Arrêté pour la seconde fois, il fut enfermé
sans jugement à Bicêtre et y mourut le 8 mai 1812.
On raconte qu’à ses derniers moments il répondit
au curé d’Arcueil qui l’adjurait de désavouer ses
erreurs : « Je ne crains pas de paraître comme
un vil imposteur devant l’arbitre de l’Univers ;
350
j’y paraîtrai comme fils de Louis XVI et de Marie-
Antoinette d’Autriche. Un Bourbon, rejeton de
tant de rois, sera bientôt au séjour des Bienheu-
reux !... Ah ! monsieur, je retrouverai mon auguste
et infortunée famille et je jouirai avec elle du
repos éternel. » Peut-on soupçonner de s’attarder
à un mensonge, désormais inutile, un homme qui
'n’eut jamais l’âme d’un criminel et qui va mourir?
Quelques comparses prirentlasuccession laissée
vacante par Hervagault :
Un ancien soldat, Victor Persat, que les priva-
tions et les souffrances endurées pendant la cam-
pagne de Russie avaient rendu à peu près fou et
qui prétendait être Louis XVII, né en 1790 au
château de Versailles. Il céda, dit-on, ses droits
à Napoléon III ;
Fontolive, tour à tour dragon, maçon, garçon
de salle à l’hôpital de Bicêtre, et qui, n’étant pas bien
sûr de son état civil, en prit un qui flattait sa
vanité. Le tribunal de Pontarlier ne l’en con-
damna pas moins à quatre mois de prison pour
vagabondage.
Hervagault, Persat avaient été des hallucinés,
Matliurin Bruneau ne fut qu’un imposteur et un
escroc. Son histoire forme le plus varié des ro-
mans picaresques.
Né le 10 mai 1784 àVezins, dans le département
de Maine-et-Loire, fils d’un sabotier, il est recueilli,
après la mort de son père, par sa tante qui le
chasse bientôt de sa maison à cause de son incu-
rable paresse. Mme de Turpin, à qui il s’était pré-
senté comme le fils de M. deVezins, lui donne un
asile. Il ne tarde pas à être démasqué et recom-
mence sa vie de mendiant et de vagabond. En
1799 et 1800, il faitpartie, pendant l’insurrection
royaliste, du corps d’armée du comte de Châtil-
lon. En 1803, il est « pensionnaire » à la maison
de répression de Saint-Denis et, en 1805, canonnier
aspirant dans le 4e régiment d’artillerie de marine.
Embarqué à bord de la frégate la Cybèle , il dé-
serte le 4 octobre 1806, resteen Amérique jusqu’en
1813, et après y avoir fait tous les métiers, sauf
les métiers honnêtes, en revient avec le nom de
Charles de Navarre, obligeamment inscrit sur son
passeport. Afin de se procurer l’argent nécessaire
à ses vastes desseins, il profite d’une vague ressem-
blance pour se présenter à une dame Phelipeaux
comme un fils qu’elle croyait avoir perdu pendani
la guerre d'Espagne et que la Providence lui
rend. Il escroque à la pauvre femme un millier
de francs et, cette première comédie jouée, rede-
vient Louis XVII. Arrêté à Saint-Malo, il est en-
fermé dans la prison de Bicêtre au mois de jan-
vier 1816.
Cet aventurier ignare et grossier, ce candidat
au trône qui savait à peine lire, avait déjà de
nombreux partisans. A Bicêtre, où affluent les
visiteurs, les sujets, il installe une sorte de
gouvernement. Il a deux secrétaires chargés de
rédiger ses lettres et proclamations. Il écrit à « sa
sœur » la duchesse d’Angoulême une épître mélo-
LE MAGASIN PITTORESQUE
300
dramatique dans laquelle il se montre surtout
désireux de recevoir du vin et du tabac. Un de ses
codétenus, Branzon, rédige ses Mémoires, d’après
ceux d Hervagault, agrémentés d’ailleurs par des
pages entières extraites d’un roman sur l'orphe-
lin du Temple, le Cimetière de la Madeleine.
Cette histoire héroï-comique se termine le 19 fé-
vrier 1818 par une condamnation à cinq années
d’emprisonnement.
Le procès de Mathurin Bruneau suscite un autre
faux dauphin, un fou, Jean-François Dufresne,
qui se présente aux Tuileries pour revendiquer
ses droits et à qui on accorde une place dans une
maison de santé.
Dans cette même année 1818, le 12 avril, la
police autrichienne arrêtait près de Mantoue un
homme qui prétendait se nommer Louis-Charles
de Bourbon. Il s’appelait en réalité Claude Per-
rein et était le fils d’un boucher de Lagnieu, dans
le département de l’Ain. D’abord clerc chez un
avoué, où il commet un faux en écriture privée,
puis soldat et déserteur, nous le trouvons en 1819
dans la prison de Roanne. Il s’évade, mais, arrêté
près de Modène, il est emprisonné à Milan et, par
la dignité de son attitude, étonne et émeut un de
ses compagnons de captivité, Silvio Pellico, qui lui
consacrera quelques lignes dans ses Mémoires. En
1826, il réussit à se faire donner, sous le nom
d'Hébert, une place d’employé à la préfecture de
Rouen et, peu de temps après, il est condamné,
dans la même ville, à trois mois de prison pour
banqueroute simple.
Le 2 février 1828, Claude Perrein dit Hébert
adresse à la Chambre des pairs une pétition émue,
dans laquelle il demande « un asile pour sa tête
qui ne peut reposer nulle part sans péril et une
patrie que plus de trente ans d’exil n’ont pu lui
faire oublier », et il signe : « le duc de Normandie ».
En 1830, il proteste contre l’arrivée au pouvoir
de Louis-Philippe.
On se décide à l’arrêter le 29 août 1833 et il
déclare alors se nommer baron de Richemont.
Condamné le 4 novembre 1833 à douze ans de
détention, il s’évade le 19 août de Sainte-Pélagie,
rentre à Paris, après l’amnistie de 1840, et meurt
le 10 août 1833, à Gleizé, dans le département du
Rhône.
Son acte de décès, qui le qualifiait « Louis-Char-
les de France, natif de Versailles », a été annulé
par un jugement du tribunal de Villefranche le
12 septembre 1859. L’inscription tumulaire : « Ci-
gît Louis- Charles de France né à Versailles le
27 mars 1785 » a été supprimée par ordre du duc
de Persigny, ministre de l’intérieur.
C’est dans le procès de Perrein, Hébert, de Ri-
chemont, en 1833, que Naundorff posa pour la
première fois officiellement se candidature de
faux dauphin.
Il avait déjà chargé, vers 1817, de préparer
les voies un certain Maressin ou Marassin,
dont le rôle parait très singulier et qui eut un
moment l’idée de se donner lui-même comme
Louis XVII.
Les Naundorffistes prétendent qu’arrêté entre
Paris et Versailles, déféré à la cour de Rouen, il
fut remplacé au dernier moment par Mathurin
Bruneau. Ils ajoutent, mais rien n’est moins
vraisemblable, qu’Hervagault, Marassin et Riche-
mont, n’ont été que trois incarnations succes-
sives du même personnage.
Il y avait à Londres, en 1836, trois faux dau-
phins, Naundorff, le baron de Richemont et Mèves.
Ce dernier, qui ressemblait à Charles X d’une ma-
nière extraordinaire, ne se souvenait de rien sur
son enfance. Il assurait que la duchesse d’Angou-
lême l’avait invité à se rendre auprès d’elle et qu’il
s’y était refusé. Son fils, Auguste Mèves, affirmait,
dans une lettre datée du 21 janvier 1873 et signée
« Auguste de Bourbon », que Louis XVII était
arrivé en Angleterre, en 1793, et y avait été
adopté par la famille de Mèves.
Le 8 février 1850, le Constitutionnel publiait,
d’après une correspondance de Philadelphie, les
sensationnelles révélations du faux dauphin
Eleazar l’Iroquois. Le père de ce personnage,
Thomas Williams, avait oublié de faire enregis-
trer sa naissance; sa mère supposée, l’Iroquoise
Mary Anna Konwatewentata, le désavouait de la
manière la plus formelle. Eleazar en conclut qu’il
appartenait à une illustre famille. En effet, le prince
de Joinville lui révéla qu’il était Louis XVII et,
pour éviter une guerre civile, lui fit signer une
abdication en faveur de Louis-Philippe moyen-
nant laquelle on lui promettait la restitution ou
l’équivalent « de toutes les propriétés particu-
lières de la famille royale qui lui appartenaient ».
La dette n’a jamais été payée.
M. Nauroy, dans un curieux article publié dans
la Nouvelle Revue , en 1882, fit connaître un nou-
veau faux dauphin, un certain La Roche, mort
en 1872 aux environs de Savenay et dont Naun-
dorff aurait été le valet de chambre.
Le 13 février 1883, un fou nommé Pagot, qui
s’était échappé de la maison du docteur Blanche,
s’introduisit à la Chambre des députés et affirma
qu’il était Louis XVII.
L’Amérique avait déjà produit un faux dauphin,
mais ce n’était pas suffisant pour un pays aussi
vaste et aussi ambitieux. Le Courrier des Etats -
Unis , au mois de mars 1887, lança une nouvelle
candidature. Il raconta, avec tout le sérieux qui
convient à l’histoire, que Louis XVII, envoyé au
Canada, s’y serait marié sous le nom de comte de
Rion et à sa mort, en 1887 (à cent deux ans), aurait
révélé pour la première fois son origine royale à
ses enfants.
En 1889 mourut à Dorgos, en Hongrie, un no-
taire, fils d’un émigré français, qui prétendait
s’appeler Henri de Bourbon et posséder des
papiers de famille prouvant que son père était
Louis XVII.
Il reste à mentionner, pour clore cette liste, un
LE'MAGASIN PITTORESQUE
oGI
homme à qui on essaya vainement de persuader
qu’il étaitLouis XVII. le feld-maréchal Diebitch, le
vainqueurdes Polonaisà Ostrolenska, qui joue le
rôle, dans la galerie que nous venons de présenter,
du faux dauphin malgré lui.
Henri d’ALMÉRAS.
ARTILLERIE TÆOIDEÜlsrE
LA CONSTRUCTION DES BOUCHES A FEU
En 1338, nous dit la chronique du temps, les
Français utilisèrent avec succès et pour la première
fois, au siège de Puy-Guillaume, en Normandie, un
canon de petit calibre qui lançait des balles de
plomb d’un faible diamètre. On l’appela « le pot
de fer de Rouen ».
Ce nouvel engin fit merveille autant par la sur-
prise qu’il causa aux assiégés que par l’effet
matériel qu’il produisit. Mais avant nous « ils en
avaient déjà en Angleterre ». Dans sa première
campagne contre les Écossais en 1327, Édouard lit
joua du canon et remporta la victoire.
Aussi l’usage des bouches à feu se généralisa-
Ctwion ils 0S0 J 1
on utilisa successivement à leur construction
trois sortes de métaux : le bronze, le fer, la fonte.
D’ailleurs l’emploi de ces mêmes métaux n’a pas
varié jusqu’à nos jours,
A cause de sa légèreté on réservait seulement le
bronze, dont le prix est élevé, pour l’artillerie
légère, tandis que la fonte de fer, moins chère que
le bronze mais plus lourde, devint d’usage cou-
rant pour la défense des côtes et les canons de
marine.
Mais quel que fût le métal employé, le procédé
de fabrication restait identique. Pour construire
un canon, on commençait par confectionner un
t-il rapidement, si bien que, vers la fin du
xive siècle, les canons s’étaient substitués
entièrement aux anciennes machines de guerre :
béliers, catapultes, balistes, etc., qui nous
venaient des anciens et qui servaient à lancer des
étoupes enflammées et des pierres dont le poids
très souvent dépassait trois cents livres.
Construits d’abord suivant un type unique, ces
canons ou tubes — canon vient du latin canna,
qui signifie « tube » ou « roseau » — furent désignés
sous le nom générique de bombardes, probable-
ment à cause de la détonation retentissante qu’ils
faisaient. Quelquefois ces bombardes étaient très
massives et leur poids atteignait deux mille
livres; et leur longueur était proportionnelle.
Les habitants de Ganden avaient une qui mesurait
cinquante pieds.
Maisbientôt,lesbesoins delaguerre grandissant,
on fit des canons de tous les calibres, avec lesquels
on lançait des boulets de pierre d’un poids qui
variait de cinquante à cent livres. Alors, pour
distinguer ces nouvelles bouches à feu, soit
qu’elles fussent des pièces de siège ou de campa-
gne, c’est-à-dire lourdes ou légères, on leur donna
les noms d’animaux réputés malfaisants et on les
appela : faucons, basilics, coulevrines, etc.
Ces pièces d’artillerie furent au début des tubes
de bois cefclés de fer. Cependant, nomme l’art de
la fonderie n’était pas ignoré même des anciens,
moule qui présentait en creux la forme du canon
qu’on voulait obtenir. La matière employée pour
ces moules était de l’argile homogène et de la terre
siliceuse. Puis, le métal ayant été fondu dans un
four à réverbère, on le coulait dans le moule.
Les canons et les obusiers étaient coulés pleins,
c’est-à-dire d’un seul bloc, et dès que cette masse
métallique était refroidie, on la mettait sur le tour.
Alors on la forait. Le forage d’une pièce à feu
consiste à la percer pour amener son âme, autre-
ment dit l’intérieur du canon, au calibre voulu.
Cette opération achevée, on alésait, on unissait,
on ciselait.
Mais depuis quelque vingt ans, les progrès
croissants de l’industrie métallurgique ont com-
plètement transformé la matière et le mode de
construction des canons.
A l’Exposition universelle de 1867, on vit pour
la première fois un canon d’acier fondu, se char-
geant par la culasse et rayé. 11 venait des usines
Krupp. Son poids était de 30000 kilos et il lan-
çait des projectiles de mille livres. Ce fut une
révolution. Dès lors on suivit la voie si audacieu-
sement ouverte et, peu à peu, lentement, après
maint essai renouvelé, l’acier s’est complètement
substitué à tous les autres métaux pour devenir
d’un emploi exclusif dans la construction des
bouches à feu.
L’acier n’est autre chose, on le sait, que du fer
362
LE MAGASIN PITTORESQUE
transformé par certains procédés de l’art métal-
lurgique. Ses propriétés sont nombreuses. Mais
sa grande résistance surtout et son élasticité
répondirent dès l’abord au but proposé.
Il s’agissait en effet, dans les conditions nou-
velles imposées à l’art militaire par les progrès de
la science, de réaliser deux obligations. D’abord,
comme la victoire n’est souvent qu’une question
de vitesse, il fallait obtenir des canons d’un poids
limité afin de faciliter leur transport et leur mobi-
lité. Ensuite, il
était nécessaire
que ces pièces
à feu fussent
très puissantes,
c'est-à-dire ca-
pables de sup-
porter sans au-
cun danger de
rupture ou d’ex-
plosion des
pressions inté-
rieures très éle-
vées.
Or, ces pres-
sions intérieu-
res produites
par l’expansion
des gaz sortis
de la poudre
enflammée sont
tout le problème
de nos canons
modernes. C’est
d’elles que ré-
sultent les vi-
tesses initiales
qui donnent au
projectile toute
sa valeur effec-
tive, sa direc-
tion, sa portée,
sa -force de pé-
nétration. Etau-
jourd’hui plus que jamais la possibilité d'accroî-
tre sans cesse ces vitesses initiales est à l’ordre
du jour.
Mais pour mieux connaître la révolution appor-
tée dans la construction des pièces d’artillerie,
voyons comment, par des transformations succes-
sives, un blocinoffensif d’acier deviendra le redou-
table engin de mort dont les pareils à cette heure
résonnent si fort et si haut sous le ciel bleu du
Sud. Prenons alors comme exemple un canon du
calibre de 32 centimètres du système Schneider-
Canet. La section en est figurée par le dessin ci-
contre. Les canons de ce genre sont à grande
puissance et des pièces de ce type ont joué un rôle
brillant et actif dans la dernière guerre sino-japo-
naise ; l’un d’eux notamment a coulé d’un seul
coup un cuirassé chinois.
Par l’étude attentive de ce canon, nous verrons
que la construction des bouches à feu comporte
quatre opérations distinctes et successives.
lu Fabrication des éléments. — On appelle
éléments le tube T qui est la pièce constitutive
du canon ou le canon proprement dit, les man-
chons M et N et la frette F, ainsi que les petites
frettes numérotées de I à V et de 1 à 8.
On l’a vu, l’acier est désormais le métal
employé. Aussi les fontes de fer qui nous le four-
niront seront-
elles choisies
parmi les meil-
leures. Ce triage
fait, on traitera
les fontes à l’ai-
de du four Sie-
mens - Marti ns .
Une tempéra-
ture excessive
les amène len-
tement à l’état
de fusion. Pen-
dant six heures
on surveille cet-
te cuisson. De
temps en temps,
au moyen d’une
large poche de
fer, on puise un
peu d’acier que
l’on coule en
lingots pour en
voir l’état. Puis
dès qu’à la
nuance violette
du métal en fu-
sion on juge le
moment propi-
ce, alorson pro-
cède àla coulée.
Mais ici plus
Appareil pour le frettage du canon.
de coulage du
métal dans un
moule d’argile figurant le canon et dont l’enve-
loppe terreuse servait de modèle.
L’acier étant liquide suit naturellement le canal
incliné qui sort comme un bec par une paroi du
four. Ce canal est fermé d’un clapet. Au signal
indiqué, on glisse sur ses rails le chariot à lingo-
tières. C’est un wagonnet assez long chargé de
récipients qui ont la forme carrée. Ce sont les
lingotières. Elles sont en fonte. Leurs parois sont
épaisses de 4 à o centimètres et leur capacité
varie de o à 15 quintaux. On remarquera que
pour plus de solidité elles sont renforcées par des
ceintures de fer forgé.
Avant d’y couler l’acier, on les a soigneusement
enduites d’une couche de chaux qui aidera après
le refroidissement au glissement du lingot.
Mais on a ouvert le clapet. L’acier coule ; une
LE MAGASIN PITTORESQUE
lingotière est remplie, puis l’autre. Et le wagonnet
est emmené avec sa lourde charge.
Une fois le métal refroidi, on le sort de la lingo-
tière au moyen d’une grue appelée grue de
coulée; et ce lingot sortant des aciéries, informe
et compact, deviendra bientôt un canon.
Des aciéries le lingot est porté à la forge où il
subit un premier forgeage. Cette opération
s’effectue au moyen de marteaux pilons dont la
puissance est graduée de 10 à 100 tonnes. Ainsi
saines. En outre, les « chaudes » subies pendant
l’étampage ont pu diminuer en partie l’homogé-
néité du métal. Il importe de la lui redonner.
Pour cela, le lingot étant introduit dans un four
spécial, on le « recuit » en le portant au rouge-
cerise; cette nuance indique à l’opérateur qu’on
peut retirer la pièce du four. Ensuite on en assure
par des procédés spéciaux le refroidissement
régulier et progressif.
Cette première partie du travail étant achevée,
Achèvement
battu et martelé, le métal acquiert des qualités de
cohésion et d’homogénéité que le lingot coulé ne
présente pas à un égal degré de la surface au
cœur.
Mais le lingot s’est refroidi. Pour le rendre
propre aux épreuves suivantes, on l’introduit dans
un four à réchauffer d’où on l’extraira à tempé-
rature convenable pour être porté sous la presse
à forger. Il est soumis ici à l’opération du « mar-
telage » ou « étirage » qui a pour effet d’étirer
le lingot et de l’allonger. Ce travail achevé, la
pièce affecte alors une section octogonale.
Ensuite, le lingot supportant plusieurs « chau-
des » ou réchauffages intermédiaires est livré à
l’étampage. Ce travail donne finalement à la pièce
étirée la forme définitive qu’elle doit présenter
avant d’être mise sur le tour pour y être dégrossie.
Mais entre temps, au cours de ces opérations
successives, on a eu soin de faire tomber les
extrémités du lingot qui sont généralement peu
du frettage.
la pièce est alors « dégrossie ». Placée sur une
machine-outil, elle est tournée et forée « brute
de forge ».
Cette opération n’est pas définitive. Elle con
siste seulement à amener la surface extérieur
du futur canon à des dimensions voisines de sa
forme définitive et à percer « l’âme ». L’âme à
son tour n’est qu’ébauchée et son diamètre est
encore inférieur au diamètre déterminé.
Ce dégrossissement terminé, la pièce est trans-
portée aux ateliers de « trempe ». Il s’agit à pré-
sent de donner au métal le degré de dureté voulu.
Pour procéder à la trempe, on suspend la pièce
au moyen d’une grue à l’intérieur du four à ré-
chauffer ; ce four est vertical. Afin d’obtenir un
réchauffement progressif et régulier, on imprime
au lingoL dégrossi un mouvement simultané de
rotation autour de son axe et de translation dans
le sens de cet axe. Au moment précis où l’on vient
d’atteindre la température voulue, la porte du
304
LE MAGASIN PITTORESQUE
four s’ouvre et le tube est rapidement plongé
dans une bâche remplie indifféremment d’huile
ou d’eau.
Naturellement toutes les précautions ont été
prises pour que l’opération s’effectue dans les
meilleures conditions de réussite. Néanmoins il
peut se faire que la « chaude » donnée avant la
trempe ne soit pas absolument régulière. En
conséquence on doit faire subir à la pièce un
nouveau recuit.
Du reste, cet ordre successif d’opérations ne se
fait pas sans qu’à chaque instant on ne se rende
compte de leur marche normale et aussi de la
qualité de l’acier. A cet effet, et aux moments
qu’il convient, on prélève sur l’extrémité de la
pièce des rondelles qu’on fractionne et que l’on
appelle des « barreaux d’essai ». Ces rondelles,
on le voit, ne sont autre chose que des « éprou-
vettes ». On les soumet, par un jeu de machines
spéciales, à des efforts répétés de « traction », de
« choc », de « ployage ». Ces divers procédés
d’épreuve permettront de nous assurer que le
métal de la pièce en cours d’exécution possède
bien les qualités requises de ténacité et de cohé-
sion pour l’emploi auquel il est destiné.
Pour ce qui est des frettes et des manchons, on
les découpe à la machine dans des lingots d’acier
obtenus et travaillés par une suite d’opérations
analogues à celles que nous venons de décrire. On
a eu soin, en les découpant dans le métal, de leur
conserver surtout un diamètre intérieur plus faible
encore que leur diamètre définitif.
En somme, tube, frettes et manchons ne sont
que dégrossis.
2° Usinage. — L’usinage ou finissage consiste,
comme ce dernier mot l’indique, à « finir » chaque
élément, — tube, manchons, frettes, — c’est-à-
dire à l’amener définitivement aux dimensions
que l’on s’est fixées.
On commence par le tube et on le place sur le
tour, qui n’est autre chose qu’une puissante ma-
chine-outil dont le mécanisme et le réglage sont
d’une précision mathématique. Grâce à cette ré-
gularité mécanique, on tournera le tube jusqu’à
l’obtention — à un millimètre près — de ses
dimensions extérieures définitives.
On tourne ensuite les manchons, puis les frettes,
dont les diamètres intérieurs deviennent défini-
tifs, c’est-à-dire qu’ils répondent aux dimensions
correspondantes du tube.
3° Frettage. — - Le frettage n’est rien autre que
la mise en place des manchons M et N, qui sont à
épaulement. Ils sont placés l’un sur la partie
arrière du tube, l’autre sur le commencement de
la volée, en avant du premier.
Les manchons se placent comme nous le ver-
rons faire pour les frettes, car leur état est aussi
de renforcer le tube.
On sait que le tube d’un canon doit résister à
des efforts de rupture qui se produisent simulta-
nément dans le sens de l’axe et dans le sens per-
pendiculaire à cet axe. Pour répondre à ces
efforts de rupture on a eu l’idée de consolider la
pièce par des frettes à dents (F) et des frettes
cylindriques et tronconiques (I à V et 1 à 8) qui
satisfont au but cherché.
Pour placer les frettes, on accroche le tube à
une grue et on l’établit verticalement la bouche
en haut. On a soin ensuite, avant de rien faire, de
chauffer au bleu les frettes qui subissent ainsi le
phénomène de la dilatation. Cette dilatation est
nécessaire pour la réussite du travail.
Ainsi dilatée, la frette est enlevée par le moyen
d’une grue et emmanchée sur le tube à sa posi-
tion voulue. Cela fait, on la refroidit lentement
par des jets d’eau convenablement dirigés. Alors
la frette se contracte. Elle fait prise, elle pince
le métal et sa pression, on le comprend, en
augmente d’autant la ténacité.
Les frettes du premier rang étant posées, on
règle sur le tour les dimensions extérieures de ce
premier renfort.
On place ensuite les frettes du second rang par
une manœuvre analogue à celle qui vient d’être
dite; et ainsi de suite.
Pour finir, on procède minutieusement aux
jointsd’un même rang de frettes et on « mâte » le
métal pour rendre ces joints imperceptibles à l’œil.
4° Bagage de l’âme. — Jusqu’ici notre étude
n’a touché qu’à la surface extérieure du canon.
Occupons-nous maintenant de son « âme ».
L’âme ou vide intérieur du tube se divise en
trois parties principales disposées, depuis la
culasse jusqu’à la bouche, dans l’ordre suivant :
1° Le logement de la vis-culasse et la chambre
à poudre.
2° Le tronc de cône de raccordement contre
lequel vient buter la ceinture du projectile à sa
position de chargement.
3° La partie cylindrique portant les rayures.
L’âme, ne constituant qu’un seul et même
cylindre foré dans le tube par une machine-outil,
offre comme intérêt principal l’opération du
rayage.
Les rayures, on le sait, servent à animer le
boulet d’une rotation initiale qui ramènera cons-
tamment l’axe du projectile dans le voisinage de
la tangente à la trajectoire. Car un projectile
uniquement animé d’un mouvement de transla-
tion suivant la ligne de tir, c’est-à-dire simplement
craché par le canon, n’aura ni portée, ni justesse,
ni force de pénétration.
Pour résoudre ce problème, on chercha à pro-
duire une rotation initiale en faisant tourner le
projectile pendant son passage dans l’âme, de
sorte qu’il prît autour de son axe la rotation
voulue.
On se servit des canons rayés avec succès et
pour la première fois en 1837, pendant la cam-
pagne de Kabylie. La guerre d’Italie les consacra
définitivement. On leur doit d’ailleurs la victoire
de Solférino
LE MAGASIN PITTORESQUE
365
Pour rayer un canon, on le fixe sur le tour. Le
tube reste immobile. Seul le foret de la machine-
outil, animé d’un mouvement automatique, creuse
dans le métal son sillon mathématique.
Cela fait, on s’attaque à la culasse, qui n’est
autre chose que le fond du canon. La culasse
étant armée d’un écrou qui l’ouvre et qui la ferme
comme une porte, on filète cet écrou, c’est-à dire
qu’on fait le filet de la vis. On fore ensuite la
chambre à poudre et, s’occupant enfin de la ligne
de mire, on la règle de façon qu’elle soit
parallèle à l’axe de la pièce.
Tous les organes de l’appareil de fermeture du
canon — culasse, écrou de culasse, etc. — sont
fabriqués sur des machines spéciales dont la
précision mathématique assure à ces pièces une
grande uniformité. C’est ce qui permettra, le cas
échéant, de remplacer facilement une pièce per-
due. On comprend aisément cet inappréciable
avantage, surtout lorsque l’artillerie est en cam-
pagne.
Lorsqu’elle est arrivée à ce point, la pièce est
prête à subir ses essais de recette par le tir ; ces
épreuves se font à surcharge. Le canon qui en
sort triomphant est aussitôt admis en service. 11
est prêt à jeter des boulets, à lancer des obus dont
le poids varie de 300 à 400 kilos. Et tout cela
en utilisant la poudre sans fumée, appelée cor-
dite, qui est enfermée dans des sacs de toile
que l’on place simplement derrière l’obus. On
allume; et la poudre et les sacs de toile s’évapo-
rent en gaz, ne laissant derrière eux aucun résidu.
C’est ainsi qu’un lingot d’acier informe et brut,
battu, martelé, étiré, devient un canon d’une
puissance terrifiante et que règle comme une
montre un simple mouvement d’horlogerie. Il est
inutile d’ajouter que cette transformation néces-
site, comme nous avons pu l’entrevoir au long de
cette courte étude, des installations extrêmement
puissantes et des machines-outils perfectionnées.
D’ailleurs, c’est grâce à ces dernières que l’on
peut atteindre en travail courant une précision
étonnante qui se chiffre par des centièmes de
millimètre.
Au reste, n’oublions pas également qu’un per-
sonnel d’élite, rompu par une longue pratique
aux opérations les plus délicates, apporte à ces
travaux sa patiente expérience et son habileté.
Ainsi cette main-d’œuvre et ces soins ajoutent
leur haut prix au déchet énorme de la fabrication
que l’on évalue à 50 p. 100 des matières em-
ployées. C’est ce qui explique qu’un canon s’élève
au prix moyen de 300 000 francs.
Néanmoins ceux qui les achètent ne regardent
pas au prix; ils les veulent terribles et bons. Et
comme nos canons de France ont du renom, ils
deviennent un important article d’exportation.
Tous ne s’en réjouissent pas. Il y a des gens qui
s’effraient de cette consommation grandis-
sante.
Axdré FLOTRON.
MON BERCEAU
O ville à jamais sainte et belle,
Quand j’évoque ton grand ciel pur
Où les goélands à coups d’aile
Fauchent l’azur,
Je renais doucement, je rêve,
Alangui d'un frisson vainqueur,
Comme si l’aube qui se lève
M’entrait au cœur.
J’ai dans mon âme qui se brise
En pleurs divins, en doux sanglots,
La molle chanson de la brise
Au bord des flots.
Sous mon front que le soleil dore
De son baiser ensorceleur,
Je sens la poésie éclore
Comme une fleur.
La rime, oiselet du poème,
Voletant un peu de travers,
Accourt se poser d’elle-même
Au bout des vers.
Les hauts cordages des navires,
Déroulés sur le pont mouvant,
M’apparaissent comme des ivres
Chantant au vent.
Tandis que les pâles étoiles
Meurent à l’horizon lointain.
J’assiste à la fuite des voiles
Dans le matin.
Le long de la vague éternelle,
Au ras des mâts étincelants.
Le jour épanoui dentelle
Les rochers blancs.
L’onde rôdeuse qui déferle
En fredonnant des virelais,
Fait danser des lueurs de perle
Sur les galets.
Là-bas, les îles qu’a groupées
Le flot orageux et changeant
Surgissent, comme découpées
Dans de l’argent.
L’âme en des rêves bleus s’égare,
L’esprit pétille, le sang bout :
La lumière, blonde fanfare,
Sonne partout.
Les femmes, vivantes statues.
Types d’opulente beauté,
Passent lentement, revêtues
De majesté,
Comme si l’auguste Chimère
Faisait, à l’appel des aïeux,
Revivre en ces filles d’Homère .
L’orgueil des dieux.
Ville hospitalière au poète
Quand je bois ton souffle sacré,
Je ne sais plus si la tempête
M’a déchiré.
Je lis en toi comme en un livre
Qu’on ouvrirait devant l’autel ;
Je ris, j’ai vingt ans, je suis ivre
D’aube et de ciel.
Et c’est à croire, âme éperdue,
Que la Muse des grands réveils
Verse, dans ma coupe tendue,
L’or des soleils !
Clovis HUGUES.
306
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES BOUQUILTISTES
Maintenant que les démolisseurs sont partis, voilà,
sur les quais de la live gauche, les bouquinistes qui
reviennent. Saluons ces vieilles connaissances : ce
sont les bibliothécaires en plein vent des flâneurs et
des pauvres. Toute l’année, par la canicule ou le
verglas, que le soleil rôtisse la pierre des parapets ou
que l’humidité moisisse les planches de leur étalage,
ils sont à leur poste, arpentant d'un pas tranquille
l’étroit espace parcimonieusement mesuré par l’admi-
nistration.
Ces braves gens sont une curiosité du vieux Paris
qui s’en va; sur les rives du quartier latin où la
pioche a déjà démoli tant de souvenirs, ils restent
comme le vestige d’un passé à peu près disparu,
comme une tradition que les mœurs nouvelles ont
respectée. Ces fonctionnaires du plein air ont l’âme
bonne et l’esprit philosophe, et l’on dirait que l’éternel
spectacle du même horizon, la vue du fleuve aux
eaux calmes et grises ont versé en eux comme une
douce sérénité. Les bruits de la rue, la foule qui
passe tapageuse, les brouhahas de la grande ville, le
sifflet des remorqueurs haletant sur la Seine, le
tumulte confus d’une population en travail : tout cela
n’arrive pas jusqu’à eux.
Voyez le bouquiniste assis devant son étalage :
tandis que le promeneur fait une halte et fouille
capricieusement dans le tas des bouquins jaunis, il
rêve et son œil semble suivre au loin de vagues
visions. De l’indiscret fureteur qui met sa boîte au
pillage il n’a nul souci, et pour celui qui file sans rien
acheter, il est sans .amertume et sans colère.
Aussi, la fortune est lente à venir pour le bon
marchand de « rossignols », et si cette pensée
I attriste quelquefois, elle ne le rend jamais mauvais.
II sait que dans les orgueilleuses librairies des boule-
vards, dans les vastes magasins installés en plein
Paris, il a des concurrents redoutables et des rivalités
qui finiront par le tuer. II n’ignore pas que c’est là-bas
que vont maintenant les livres rares, les trouvailles
originales, les vieux documents aimés des bibliophiles;
et il voit peu à peu venir l’heure où sa boite dé-
laissée ne contiendra plus que des vieilleries sans
importance et des volumes dont fera fl le passant.
Que lui importe! Le bouquiniste ne regarde pas si
loin dans l’avenir, et pourvu que, la journée finie, il
ait gagné sa pièce de quarante1 sous, il s’estime
heureux. La nuit venue, il cadenassera solidement
son étalage, fixera à la pierre du parapet sa mouvante
boutique et rentrera tranquillement chez lui. Son
sommeil sera paisible, peuplé peut-être de riantes
images, et dès l’aube, il redescendra vers le quai,
sans regarder si sur sa tête le ciel est menaçant ou
serein.
Ainsi va la vie monotone de ce petit commerçant
philosophe. Toujours en paix avec l’État qui lui fait
payer une redevance de ë0 francs pour un emplace-
ment de 10 mètres, le bouquiniste est un citoyen
modèle. Ce n’est jamais lui qui rossera le sergot dont
il est l’ami, ou fréquentera le mastroquet qu’il
méprise : au contact de sa pacifique clientèle il a
contracté des habitudes comme il faut et s’est créé
des relations puissantes.
Sur les quais du quartier latin, le bouquiniste est
presque le camarade de l’étudiant; il en a les allures
jeunes et franches; il sait, en cet endroit, quel
bouquin il convient de mettre en évidence, quel
document vieillot il faut piquer avec quatre épingles
sur le couvercle relevé de la boîte. Sur les quais
voisins de l’Institut, son caractère n’est plus le même,
il semble que le « chand de rossignols » ait conscience
là de quelque haute mission. 11 connaît tous les aca-
démiciens qui passent près de sa boite, et les salue,
chapeau bas, respectueusement. Les jours de séance
sous la vénérable coupole, il guette avec anxiété la
sortie des Immortels, après avoir fait le nettoyage de
son étalage. Et si François Coppée vieil! fouiller dans
sa boite, menaçant de son éternelle cigarette les
volumes fanés, le bouquiniste est radieux, et le soir,
là-haut, sous les toits de sa mansarde, il se consolera
de n’avoir pas gagné un sou dans sa journée, à la
pensée que son métier lui vaut les confidences des
rêveurs et des bohèmes, la poignée de main des
savants et le salut souriant des académiciens.
Cm. FORMENTIN.
EN ITALIE
LA CÎTTA DOLENTE ”
San-Gimignano, avril.
C’est ici la ville de Dante.
A Florence, je n’ai pas encore rencontré, sauf
peut-être sur la Piazza délia Signoria — et il a
passé si vite! — l’homme au capuchon rouge.
Comment donc un cœur aussi triste a-t-il pu
naitre dans cette ville de grâce et d’amour?
Tandis que Giotto, les peintres de Santa-Croce
et de la chapelle des Espagnols sont en harmonie
avec la ville des fleurs et sa campagne voluptueuse,
je ne m'imagine que difficilement le poète de
l’Enfer montant à San-Miniato pour jouir du
déclin du jour : il en eût rapporté une joie inef-
façable.
... Sans doute la Florence d’aujourd’hui, qui
n’a plus que deux tours, celle du Palazzo-
Vecchio et celle du Bargello, sur les trois
cents qu’elle possédait au temps de Dante, n’est
plus la Florence d’autrefois. Sans doute les rues,
élargies, ne sont plus barrées de chaînes, et là où
LE MAGASIN PITTORESQUE
367
fut le Mercato-Vecchio, où battait furieusement
l’émeute au cœur des Florentins, s’élève la statue
d’un gros homme, bas sur pattes, aux moustaches
ridicules. Et dans l’air léger nous ne voyons plus
que le dôme de Bruneilesco qui résume la vénusté
de la ville adorable.
Je sais que de la Florence d’Arnolfo, il ne
subsiste que quelques palais. Mais si Florence fut
farouche, comment le comprendrai-je ? Par quelle
analogie? Ce n’est pas du haut de Fiesole que je
poli à Sienne, dominant le délicieux val d’Eisa.
Le paysage, ici, est plus frais et plus uni qu’ail-
leurs. Il est plus semblable à nos paisibles vallées.
Qui croirait jamais, à voir ces délicates et fines
collines, si molles et si nonchalantes, que le val
d’Eisa fut pendant des siècles le théâtre des luttes
les plus sanglantes? C’est ici que Florence et
Sienne, plus de cent fois, s’entrechoquèrent. C’est
ici le grand chemin de Rome à l’Arno, du Rhin
au Tibre. Le val d’Eisa vit passer toutes les armées
San-Gimignano.
démêlerai ce caractère. Ce n’est pas de la terrasse
de San-Miniato que j’apercevrai les jardins tra-
giques de l’Enfer. Et moins encore que ses rues
étroites, le paysage de cette ville mollement cou-
chée au bord du fleuve, à l’horizon de douceur et
de charme, me fera comprendre la rudesse de son
•enfant.
Et pourtant elle l’enfanta; bien mieux, elle en-
fantâtes épouvantables discordes qu’il a chantées.
Il ne fut pas un monstre. Il fut au contraire le
fruit sublime et logique de son siècle.
Ce que Florence ne peut plus me dire, je suis
venu le demander ici. Y trouverai-je la réponse
à cette question : Comment, au siècle de Giotto,
nu moment où Boccace se prépare, où la fleur
divine du Quattrocentisme s’annonce, comment
Dante a-t-il pu naître?
*
¥ ¥
San-Gimignano est situé sur la route d’Em-
— Vue d’ensemble.
impériales, royales et mercenaires. Le doux val
d’Eisa est une terre largement arrosée de sang.
Depuis le moment où l’on quitte la vallée pro-
prement dite pour s’enfoncer à l’ouest vers San-
Gimignano, c’est un enchantement. Peu à peu on
monte de colline en colline, dans un enchevêtre-
ment prodigieux de montagnes avenantes. Comme
les nuages dans le ciel, les coteaux se pressent,
mêlés et pénétrants. Ils se coupent, s’entassent
et s’accumulent. Ils semblent grimper les uns sur
le dos des autres, en une bousculade de géants.
On dirait, en miniature, tout un pays, toute une
contrée, la France entière, avec ses bassins et ses
Alpes : Dieu regardant le monde, du haut de son
paradis, par le gros bout de la lorgnette.
Et sur toutes ces collines, monticules, sur ces
dévalements rapides, dans ces minuscules vallées,
au pied, à la crête de ces rochers, sur les coteaux
comme sur les pics, dans le gouffre comme au
bord du ruisseau, en pente, en terrain plat, en
LE MAGASIN PITTORESQUE
308
précipice, en sommet, partout l’olivier et la vigne
poussent et grandissent, envahissent tout de leur
feuillage argenté et de leurs festons. Là-haut,
tout là-haut à l’horizon, les Chianti étalent leur
imposante masse, féconde et superbe; jusqu’ici
ils ont envoyé leurs rejetons et leurs ceps.
La montée vers San-Gimignano, dans le petit
vctturino, léger et geignant, est dès lors un ra-
vissement. A mesure qu’on s’élève, toutes ces col-
lines, monticules et montagnes qui s’écrasent et
se bousculent, semblent s’apaiser et se tasser.
Ainsi la tempête vue du haut des falaises. Plus on
est haut, moins les vagues s’agitent. Peu à peu,
chacune fait son nid et s’endort. Il n’y a plus alors,
avec l’élargissement progressif de l’horizon, que
viennent seuls barrer, mais si doucement, si pa-
ternellement, les Chianti, il n’y a plus sur cette
mer brune de collines, que la paix et la douceur
de l’olivier. L’argent de son feuillage frémit et
froufroute comme la soie floche et la dentelle.
Et les festons des vignes se balancent lentement
d’un pioppo à l’autre, comme des bras d’enfants
qui vont danser leur ronde. Et ce n’est bientôt
plus que l’immensité verdoyante, à perte de vue,
dans une mer de vagues si douces et si riantes.
Tout est vert. On ne voit plus un sillon. La terre
est riche ici et le même champ féconde l’olivier,
la vigne et le froment, à la fois. Dès lors, les petits
arbres, bas et trapus, vus d’un peu haut, ne se
profilent pas dans le ciel; ils s’étalent sur le blé
vert, se confondent avec lui et, seules, les routes
blanches sillonnent cette verdure ondulée. Tout
là-bas vers le nord, les Apennins dessinent la
sévère bande de leur neige nuageuse.
Tout à coup, à un tournant, San-Gimignano
apparaît, au sommet d’une colline, bien isolée,
la plus haute à dix lieues à la ronde. Les pentes
sont couvertes d’oliviers et font ainsi le socle de
velours vert de cette couronne. Car c'est bien une
couronne que parait cette ville dont les treize
tours sont les pointes emperlées. Sombres et
roux, les remparts ne s’égaient pas sous le soleil
radieux qui les inonde. Ils restent majestueux,
comme ces rois déchus qui conservent l’appareil
d’autrefois. San-Gimignano se sent trop regardé,
est trop en vue, pour sourire.
Longuement, la route tourne autour des rem-
parts, comme si elle cherchait à entrer par sur-
prise. Elle pénètre enfin, dans un tournant, et
c’est l’ascension par une rue étroite, aux larges
dalles. Les maisons sont, toutes, au moins du
xv1' siècle, mais, comme toutes les maisons ita-
liennes, un peu déconcertantes et tristes pour
nous, hommes du Nord, avec leurs étages de
six mètres chacun, leurs toits proéminents, leurs
fenêtres étroites et closes.
En haut de cette rue, la place de la Collégiale.
Petite place, mais où battit le cœur d’une forte
cité. Place encore poignante avec ses trois monu-
ments, son église au haut de marches majes-
tueuses, son palais municipal, le palais du
podestat avec sa loggia, poignante dans ce qu’elle
nous dit de l’âpreté des jours défunts que les
vieilles tours inutiles semblent pleurer toujours.
Tout de suite, j’ai voulu monter au palais
public. Dans toutes ces villes italiennes, la pre-
mière visite doit être pour ce cœur de la cité.
Lorsque la vie municipale fut aussi intense qu’elle
le fut en cette Toscane ardente, c’est dans les
salles des municipes que l’on entend les batte-
ments de la poitrine. Pauvre palais délabré et
triste! Mais combien digne encore, dans ses
guenilles! La fresque de Lippo Memmi préside
solennellement aujourd’hui aux délibérations sur
les routes ou les prestations, elle qui entendit
les graves discussions pour savoir si l’on se join-
drait à Sienne ou à Florence! Il ne faut pas en
sourire; ceux d’aujourd’hui ont le cœur aussi
haut que leurs ancêtres et ils donnent, dans cette
grande salle vénérable, où la majesté de leurs
bancs, leur souci de la rude et puissante fresque
de Memmi, indiquent assez leurs scrupules, ils
donnent une grande leçon par une simple ins-
cription qu’ils ont fait dresser.
La paresse du moment m’a empêché de copier
cette magnifique et tragique inscription. Qu’elle
est pourtant digne de franchir les Alpes ! Mais
qu’importe son texte ! Ce qu’elle dit est si simple
et si beau! Écoutez le bel enseignement que les
descendants des temps héroïques nous transmet-
tent dans ce municipe, par cette plaque de mar-
bre où ils ont écrit :
« En celle salle , Dante, envoyé par la Répu-
blique de Florence , prit la parole... »
Cela suffit. Ainsi donc, cette ville fut une ville
considérable et puissante. Florence, la grande
Florence, négocia avec elle. Et elle ne dédaigna
pas, pour traiter avec cette rivale, de lui envoyer
le plus noble et le plus éloquent de ses enfants.
« Vous tous qui venez ici, — voilà ce que dit
cette inscription, — saluez avec respect. Non
seulement ces murs conservent l’écho de la voix
de Dante, mais ce palais fut celui d’une cité qui
fut assez forte, intelligente et riche, pour que
Florence lui dépêchât le plus habile de ses avocats.
Avec un tel passé on ne peut déchoir et on mérite
l’éternel hommage des nations. »
Quand on garde une telle fierté : Ici Dante prit
la parole... on n’est pas près de périr, et c’est
avec humilité et vénération que je passerai tout
à l’heure dans les pauvres rues silencieuses,
comme dans les corridors déserts d’un vieux
château inhabité, mais dont chaque porte ferme
la chambre où mourut un héros.
Je n’ai pas feuilleté les manuscrits de la biblio-
thèque communale. Leur trésor doit être immense
pour ressusciter la ville d’autrefois. Mais ne le
peut-on, avec les notions élémentaires? Hélas!
partout, en Italie, ce fut la même pitoyable aven-
ture. Les Guelfes et les Gibelins, comprenant
! différemment la grandeur de leur patrie, la tuè-
I rent à force de se la disputer. Mais la lutte fut
LE MAGASIN PITTORESQUE
369
longue et, par moments, las de frapper leur
pauvre mère, c’était à qui la couvrirait de draps
d’or et de pierres précieuses. Toute l’histoire des
ceux du nord ou ceux du jSud ? San-Gimignano
eut ses Guelfes et ses Gibelins. Les] Ardinghelli
tinrent pour Florence, les Salvucci 'pour Sienne.
Les Tours de San-Gimignano.
cités est dans ces quelques mots. Lisez en dix
lignes celle de San-Gimignano.
Au xiuc siècle, elle fut libre. Mais se trouvant
sur la route de Sienne à Florence, elle ne pouvait
échapper aux discordes qui ensanglantaient la
plaine qu’elle commandait. Le parti de Florence
et le parti de Sienne eurent chacun leurs parti-
sans dans ses murs. Ouvrirait-on les portes à
Et dans ses murs, comme dans sa campagne,
les partis se firent la guerre, toutes les guerres.
La guerre par les armes dressa au-dessus de la
ville cinquante tours guelfes ou gibelines, d’où
l’on se défiait, de maison à maison, d’où l’on
surveillait la campagne, d’où on lançait les
engins meurtriers.
Le parti guelfe enfin l’emporta et San-Gimi-
370
LE MAGASIN PITTORESQUE
gnano fut soumise à Florence, en 1333. Mais on
ne renonça point pour cela aux rivalités. La
guerre pacifique s’entama alors. On se battit à
coups de chefs-d’œuvre.
A qui devons-nous les Benozzo Gozzoli de
San-Agostino, le Ghirlandajo de la Collégiale?
Sont-ce les Ardinglielli qui appelèrent l’élève de
l’Angelico? Sont-ce les Salvucci qui s’attachèrent
le peintre de Santa-Maria-Novella? Les archives
de la bibliothèque nous le diraient sans doute et
ce serait un bien curieux travail historique que
celui qui nous apprendrait à quel parti est due
telle ou telle œuvre, dans toutes les villes tos-
canes.
Chaque ville, ou chaque parti, ou chaque fa-
mille tenait à montrer sa suprématie, sa richesse;
à prouver que son faste ou sa piété ne laissaient
rien à reprendre. Que l’un, par vanité, politique
ou dévotion, résolût d’offrir à Dieu une chapelle
ornée, l’autre aussitôt, jaloux ou intéressé, ou
simplement émule, en décorait une autre. De là
ces innombrables chapelles dans toutes les égli-
ses, couvertes de chefs-d'œuvre, que la vanité
humaine nous a léguées. Nous n’avons plus
Guelfes ni Gibelins, mais n’avons-nous point, de
nos jours, les mêmes sentiments et les mêmes
effets? Mme la receveuse de l’enregistrement ayant
donné un ciboire à M. le curé, la femme du per-
cepteur n’aura de cesse qu’elle ne lui ait offert un
ostensoir.
11 en allait de même entre les villes et entre les
citoyens d’une même cité. Un jour les Ardinglielli
— ou les Salvucci — voulurent prouver qu’ils
étaient les plus grands, les plus riches et que, si
les armes étaient déposées, leur suprématie sub-
sistait toujours. Et la Collégiale fut couverte de
fresques immenses sur tous ses murs. Du haut
en bas, de chaque côté, deux peintres siennois
enluminèrent les froides murailles. A droite le
Barna raconte la vie de Jésus, à gauche Bartolo
di Fredi réalise l’Ancien Testament.
Les Salvucci — ou les Ardinglielli — suppor-
tèrent bravement l’affront. Et, un beau matin,
appelé par eux, Benozzo Gozzoli entrait dans
San-Gimignano. Mystérieusement caché dans la
chapelle derrière le chœur de San-Agostino, il
travaillait du matin au soir pour la plus grande
gloire du parti. Et lorsqu’il eut terminé, les do-
nateurs exultèrent. La Collégiale avait toutes ses
murailles couvertes; la belle avance! Benozzo
n’avait fait qu’une chapelle, mais c’était une
merveille. Ses rivaux étaient éclipsés : San-Agos-
tino possédait le sceptre de l’art.
Avant de venir ici, j’ai déjà vu bien des fresques ;
aucune ne m’a encore donné une émotion aussi
profonde et durable. Que Gozzoli soit, selon les
critiques, un peintre facile et impersonnel, qu’il
soit depeu de foi, que m’importe ! Saint Augustin,
dans cette chapelle, lui prête son génie. Que ceux
qui reprochent à la fresque du palais Ricciardi
trop de richesse décorative, de la froideur et un
souci de plaire, viennent à San-Gimignano. Us
verront ce que l’intelligence unie au plus délicat
métier peut obtenir. Augustin, l’homme doulou-
reux, le cerveau puissant et tourmenté, ce docteur
qui a bu àtoutes les coupes de ce monde voluptueux
et vain, qui est allé au fond des choses et en est
revenu l’amertume indélébile au fond du cœur
et sur les lèvres, l’Augustin des Confessions ,
le voilà devant moi. C’est sous ces traits-là que je
le verrai toujours. Benozzo a mis sur ce visage
tout le désespoir, tout le calvaire moral du
grand saint. Ah ! qu’il dut souffrir, ce puissant
génie! Et, aussi, comme il dut jouir intensément
de la vie dont il respira tous les parfums!
Je suis bien sûr, devant ces fresques, que Goz-
zoli fut un grand artiste. Un grand peintre, que
m’importe ! Ce fut une âme d’élite, qui sut com-
prendre son héros et, malgré les travaux des
siècles écoulés, nous en donne encore l’image la
plus intense, la plus pénétrante, la plus intelli-
gente, la plus juste.
Le coup était rude pour la famille rivale, celle
qui avait fait peindre la Collégiale. Elle se raidit
et riposta. Et Ghirlandajo vint. Dans la chapelle
Santa-Fina, Domenico di Tommaso Bigordi a
atteint le suprême de son art. D’autres ont dit
la beauté de ces deux fresques, leur coloris si fin,
leur composition si claire, leur pureté de goût,
leur noblesse. Pour moi qui ne cherche pas, sur
les murailles toscanes, à décomposer l’art des
peintres, à en scruter les origines et la nature,
non plus que les rapports, l’invention ou le mé-
tier, je reste confondu devant la mort de cette
sainte, dans cet appai’eil pieux, d’une réalité sai-
sissante, d’une compréhension du cœur humain
aussi intense, aussi aiguë. Peut-être les critiques
trouveront-ils dans les fresques de Novella un
art plus haut. Ils n’y trouveront pas, certaine-
ment, plus de grâce, plus de naïveté, plus de
finesse, ni, surtout, plus d’émotion.
Voilà ce que la lutte guelfe et gibeline a pro-
duit dans cette petite ville. Adaptez ces résultats
à la taille des autres cités, au lieu de Salvucci et
Ardinghelli, mettez Florence et Sienne, Pistoia
et Prato, etc., et vous aurez le secret de cette
prodigieuse éclosion artistique que l’on a appelée
de l’affreux nom de Quattrocentisme.
Le siècle de Dante fut simplement le siècle
qui prépara cette époque-là, c'est-à-dire que le
xive siècle fut le siècle de l’héroïsme. Pour pro-
duire la société qui permet à des artistes de
subsister et de rayonner, il ne suffit pas du hasard.
De tels éclats sont longuement couvés par les
générations précédentes. Ce vertige du beau,
cette folie d’art, cette exaspération dans la lutte
pacifique, ne sont et ne peuvent être que de
l’énergie « canalisée ». Cette fougue, cette âpreté,
cette énergie, eurent chez les pères des Quattro-
centistes — - bourgeois et artistes — Informe mili
LE MAGASIN PITTORESQUE
371
taire. La guerre supprimée, ou devenue l’affaire
des mercenaires et dont les citoyens ne se mêlaient
plus, on se battit à coup de fresques et de chefs-
d’œuvre.
De 1:250 à 1350, il y eut, pour préparer le
Quattrocentisme, toute une période de carnage et
d’héroïsme. Autour de la bataille de Monte-
Aperti, la Toscane fleurit comme une grenade
ardente. Toutes ses collines se hérissèrent; toutes
les murailles se crénelèrent; toutes les maisons
se haussèrent d’une tour. Certaldo elle-même,
Certaldo dans le doux val d’Eisa, la riante cité,
patrie de Boccace, se fortifia.
Ici, à San-Gimignano, je sens cela avec force et
clarté. Du haut des remparts, je vois cette cam-
pagne si riche et si clémente. On y fut toujours
heureux. On y tint longtemps à. être son maître.
Ceux qui voulurent s’en emparer furent repoussés.
On lutta et cela dura jusqu’à ce que tout le
monde en mourût en se précipitant dans la ser-
vitude florentine... Et voilà pourquoi San-Gimi-
gnano, qui pouvait être si riant, est si farouche.
Et voilà pourquoi Florence était si rude. Ce que
San-Gimignano est resté, Florence le fut au
xuie siècle. Et déjà grande ville, elle le fut 'plus
intensément encore : ville ardente, ville {1ère,
ville libre, ville bouillante, ville sauvage, ville
riche, ville convoitée, ville soupçonneuse, ville
où l’on vivait enfin !
Dante est de ce moment où germait le Quattro-
centisme. 11 est de l’époque que l’on dit quelque-
fois être la plus belle de Florence, parce qu’elle
fut la sienne et celle de Giotto. C’est cinq années
après la bataille de Monte-Aperti, qu’il naquit.
Florence avait la rage au cœur. Elle frémissait,
rongeait son frein, ne rêvait que vengeance et
revanche. L’atmosphère de la ville à cette époque
devait être chargée de poix. Les remparts étaient
trop hauts pour que l’on songeât à regarder les
douceurs du Morello. Et si on contemplait le ciel,
c’était pour lui montrer le poing. Dante est de
cette grande époque où la vie fut toute intérieure,
toute à une idée fixe, toute à un unique souci. 11
fallait relever la patrie humiliée. El l’on travaillait
en silence; les causeries en famille n’étaient que
des souvenirs de honte à la fin desquels on se
rongeait les ongles.
Pourtant, un jour, Dante vit entrer le soleil
dans la ville, sous les traits de Béatrice. Il aima.
Etles collines de Fiesole lui révélèrent leur beauté.
La Vit a nuova nous est parvenue. Mais la trace,
la marque, l’éducation restèrent au fond du cœur.
Et lorsque les factions redoublèrent leurs intri-
gues, tout ce vieux levain fermenta. Dante rabaissa
son capuchon, un instant relevé pour regarder
Béatrice. Il descendit dans l’enfer de l’exil et
toute la boue de l’Arbia lui remonta à la gorge.
San-Gimignano nous donne cette leçon incom-
parable. Florence modernisée vous laisse — en
dehors de la Piazza délia Signoria, peut-être —
un peu inquiet. C’est ici que l’on prend la véritable
signification de la Toscane et de ses enfants
si divers. San-Gimignano se montre ingénument
à nous dans son cadre agreste, derrière sa robe
de pierre rousse et avec les trésors radieux de
son sein éternellement jeune. L’histoire et l’art
s’éclairent par cette ville intacte, attirante et
farouche, citadelle et reliquaire.
André MAUREL.
IsES NOUVELLES fORMES DE BATEAUX
Depuis quelques années, les tentatives pour
changer la forme ou le mode de propulsion des
bâtiments se succèdent, sans grands résultats, il
faut le reconnaître.
Après le bateau rou-
leur de M. Bazin qui
devait révolutionner
la navigation mari-
time, est venu celui
de M. Chapman . En
1897 on signale, au
Canada, un nouveau
navire, imaginé par
M. Knapp, dont le
propulseur est fixé sur la coque. Le bateau Knapp
a pour corps principal un cylindre, creux à l’in-
térieur, de 7 mètres de diamètre sur 27 mètres
de longueur; les machines sont installées sur des
passerelles aux deux extrémités du cylindre. Le
propulseur, du type hélicoïdal, consiste en 16 pa-
lettes longues de 5 mètres disposées sur la
partie médiane du cylindre et inclinées de ma-
nière à former le pas d’une hélice.
Malgré les espéran-
ces fondées sur son
invention, M. Knapp
n’a pu encore effec-
tuer avec sonjnavire
la traversée de New-
York à Liverpool
qu’il annonçait de-
voir être en mesure
de réaliser à bref
délai.
Les Canadiens n’ont pas voulu, sans doute,
rester sur cet insuccès et leur persévérance les a
conduits à créer un type de bâtiment dont la forme
extérieure s’éloigne moins des types classiques.
Pour donner une idée de ce nouveau navire, nous
dirons qu’il ressemble à un cigare entouré de
Le bateau-cigare.
372
LE MAGASIN PITTORESQUE
sa bague en papier, laquelle bague, mobile autour
du cigare, servirait à la propulsion. Voici du reste
la description qu’en donne le Scienti fie American:
Le bateau, de forme allongée, se compose d'une
coque d’acier entourée sur un tiers de sa lon-
gueur par un cylindre mobile. Dans ses parties
extrêmes la coque contient le moteur et le poste
de l’équipage; le cylindre servant de propulseur
est pourvu de lames métalliques enroulées, ainsi
que le montre la figure ci-contre, de manière à
former une hélice. Le cylindre extérieur tourne
autour de la partie médiane du bâtiment à laquelle
on a donné également la forme cylindrique ; l’in-
venteur est parvenu à diminuer les frottements
en interposant entre les deux cylindres des
rouleaux porteurs soigneusement construits. Le
système est mû par une roue à engrenages de
0 m. 30 de diamètre enfermée dans un com-
partiment étanche et qui s’engrène sur une cré-
maillère formée sur la face interne du cylindre
extérieur. Un moteur à pétrole d’une force de
quatre chevaux actionne le tout.
L'ensemble manque de stabilité; pour éviter
que le cylindre intérieur soit entraîné dans le
mouvement rotatoire, l’adjonction d’une quille de
0 m. 30 a été jugée nécessaire. Cette quille laisse
un passage pour l’hélice, elle agit aussi contre
la dérive. Toutefois, son peu de profondeur et sa
légèreté relative, environ 57 kilos, réduisent ses
services utiles dans une assez grande proportion ;
aussi a-t-on songé à en modifier et le poids et la
forme et à lui donner les dimensions et l’aspect
des quilles employées pour les yachts de course.
Le petit bateau est complété par un plancher
abritant les deux extrémités du bateau et qui est
protégé contre les coups de mer par des panneaux
saillants ; un pont passant au-dessus du cylindre
à hélice assure la communication entre l’avant et
l’arrière.
L’idée est originale, on verra d’après les essais
en cours d’exécution ce qu’elle vaut; toutefois il
semble, dès maintenant, que le rendement fourni
par cette immense hélice sera inférieur à celui
que produisent les hélices simples ou doubles en
usage actuellement. Du reste, toutes les modifica-
tions proposées jusqu’ici n’ont guère donné de
résultats probants que dans les eaux calmes. Dès
qu’une de ces embarcations s’est trouvée en pré-
sence cl’une mer un peu houleuse, elle s’est vue
réduite à l’impuissance. On peut donc craindre
que le nouveau bateau-cigare ne soit jamais appelé
qu’à naviguer par temps calme sur les lacs améri-
cains.
Albert R.EYNER.
C’est si bon de se souvenir, que l’ou voudrait quelquefois
habiller l’avenir avec les habits du passé. — Gustave Droz.
Un intérieur où il n’entre pas de femme est un jardin sans
fleurs : l’ombre sans un rayon de soleil ; la terre sans un pan
du ciel bleu! — Ulla.
LES MALADIES A LA MODE
L’APPEÎTDICITE
On raconte qu’en Abyssinie un homme ne pou-
vait aspirer autrefois à un haut emploi qu’en jus-
tifiant d’avoir eu un ténia: en France, où chacun
veut être fonctionnaire, on pourra bientôt ajouter
aux titres exigés des candidats un certificat d’ap-
pendicite, car cette maladie est devenue très
commune.
L’étude des causes de cette affection nous don-
nera la raison de sa fréquence. L’appendicite est
presque née d'hier, car douze ans sont peu de
chose pour une maladie et elle était inconnue
avant 1888, bien qu’un homme très célèbre, Gam-
betta, eût succombé à une de ses atteintes en 1883,
époque où elle était dénommée typhlite et péri-
typhlite.
Mais, avant d’aller plus loin, il est nécessaire
de donner une description succincte de l’organe
qui est le siège de la maladie et de ses connexions,
pour pouvoir comprendre la transformation des
idées des médecins à son sujet.
L’intestin grêle ne se continue pas directement
avec le gros intestin, mais aboutit dans celui-ci à
angle aigu. La partie du gros intestin placée au-
dessous du point de réunion se nomme cæcum ;
c’est un cul-de-sac qui se termine par une
partie rétrécie, l 'appendice vermiculaire. Le
calibre de cet appendice est un peu inférieur à
celui d'une plume à écrire, sa forme est cylin-
drique, saiongueur varie de 4 à 12 centimètres et
sa direction est ordinairement flexueuse. Sa ca-
vité très droite communique avec le cæcum par
un orifice d’un demi-centimètre environ qu’un
repli vient souvent oblitérer en partie.
Autrefois on pensait que la maladie siégeait
dans et autour du cæcum (typhlite); aujourd’hui
on la localise presque exclusivement dans l appen-
dice : l’affection n’est donc pas nouvelle, elle a
simplement changé d’état civil. Elle a, en outre,
hérité d'un bon nombre de cas autrefois connus
sous le nom de péritonites. Enfin l’appendicite est
due, dans certains cas, â l’apport par le sang dans
les parois de l’appendice, qui renferme un tissu
analogue à celui des amygdales, de microbes de
maladies infectieuses, angines, oreillons, varicelle,
grippe ; ceux-ci peuvent agir assez longtemps après
la terminaison de la maladie dont ils ont été
l’origine. En se rappelant combien la grippe a
frappé de personnes, ces dernières années, on
s’expliquera la fréquence de l’appendicite.
Le contenu de l’intestin est un merveilleux ter-
rain de culture pour tous les microbes, sta-
phylocoque, streptocoque, bacille de Koch, etc.,
mais surtout pour le colibacille dont c’est la de-
meure proprement dite. Qu’une cause vienne
LE MAGASIN PITTORESQUE
373
multiplier le pullulement de ces hôtes charmants
dans cet entonnoir terminé par un cul-de-sac qui
constitue le cæcum et l’appendice, et les meil-
leures chances de naître sont données à la maladie
dont il est question.
La constipation est parmi les causes les plus
favorables, surtout si elle entraîne, par irritation
de la muqueuse, l’affection dite entérite pseudo-
membraneuse, où le malade rend de longs fila-
ments blanchâtres semblables à du blanc d’œuf
mal cuit.
D’autre part des pépins de raisin, des débris
de casseroles émaillées ou de simples fragments
de matières fécales durcies peuvent pénétrer dans
l’appendice et se recouvrir peu à peu de sels mi-
néraux, comme les calculs du foie, des reins, de
la vessie, ou être grossis par de nouvelles couches
des matières contenues dans l’intestin. Le résul-
tat est une oblitération de l’appendice qui se di-
late au-dessous et peut chercher à expulser dans
le cæcum ledit calcul (coliques appendiculaires).
Pour Dieulafoy, cette occlusion accroîtraitla viru-
lence des microbes enfermés dans l’appendice ;
quoiqu’il en soit, elle explique les déchirures de
ce conduit et la possibilité d’une péritonite par
rejet dans le ventre du pus et des matières con-
tenues dans celui-ci.
La cause occasionnelle est souvent un mouve-
ment brusque ou un refroidissement pendant la
digestion ; on a incriminé aussi les exercices vio-
lents et les excès de table. Quant aux causes pré-
disposantes, on les trouve surtout dans l’arthri-
tisme, c’est-à-dire la diathèse qui réunit en un
faisceau : l’obésité, les coliques du foie et des
reins, la gravelle, la goutte, le diabète, les mi-
graines, l’asthme. On a remarqué, en effet, que
l’appendicite est souvent héréditaire et qu’on en
trouve plusieurs cas dans les mêmes familles. Les
calculs de l’appendice sont les plus précoces de
tous les calculs, aussi l’appendicite est-elle parti-
culièrement fréquente avant vingt ans (3 cas sur 4).
Elle atteint surtout les hommes (5 fois sur 6 cas) ;
cependant on l’observe assez fréquemment chez
les femmes en état de grossesse, qui, il y a lieu de
le remarquer, sont déjà prédisposées aux coliques
du foie.
Signes. — Brusquement ou après une période de
malaises gastriques et de constipation, il se pro-
duit une douleur plus ou moins vive dans la
partie inférieure droite du ventre, ayant son
maximum d’intensité vers le milieu d’une ligne
allant de l’ombilic à l’angle supérieur du bassin.
A ce niveau, le muscle sous-jacent est plus dur,
plus tendu et la peau a une sensibilité particu-
lière : un simple frôlement y peut provoquer des
crampes très douloureuses. Le bas-ventre, de ce
ce côté, donne une sensation d’empâtement, de
plastron. La fièvre est d’intensité variable (38° à
39°) ; des nausées et des vomissements peuvent
ou non apparaître.
L 'évolution est très variable : tantôt après
quelques heures ou un ou deux jours tout se
calme ; tantôt, au contraire, tous les signes s’ac-
centuent et l’altération des traits, le ballonne-
ment du ventre, l’intensité de la fièvre annoncent
la gangrène et la perforation de l’appendice.
Dans ceidainscas, l’appendicite est à répétition
et des crises d’intensité variable se reproduisent
à intervalles plus ou moins rapprochés.
Quelle conduite doit-on tenir en présence d’une
appendicite? Avant tout, il importe de ne pas
nuire', lespurgatifs intempestifs peuvent être dan-
gereux ; il faut non irriter l’intestin, mais le calmer
par le repos au lit, l’application de glace sur le
ventre, la diète absolue (pas même de lait pendant
les premières vingt-quatre heures), enfin par les
pilules d’opium et les injections de morphine.
11 est de beaucoup préférable d’opérer à froid ,
c’est-à-dire après la disparition des symptômes
d’inflammation aiguë, l’opération est beaucoup
moins dangereuse et peut être plus complète, l’ap-
pendice étant plus facile à trouver et à enlever.
On doit cependant intervenir, si au bout d’une
douzaine d’heures du traitement sus-énoncé, la
réaction du côté du ventre ne s’atténue pas, ou si
après un calme manifeste la température reste
peu élevée avec un pouls au contraire très fré-
quent. D’autre part, si, une amélioration s’étant
produite, l’état reste ensuite stationnaire pendant
cinq à six jours, il n’y a pas lieu de s’inquiéter,
mais si, après cette période, la fièvre persiste ou
s’accentue, avec pouls rapide, des frissons, une
douleur locale aiguë, il faut agir.
Dans l’appendicite à signes peu accentués mais
à rechute, on attendra pour opérer six semaines
au moins après le dernière crise.
D'- GALTIER-BOISS1ÈRE.
LE CAS DE M. BENJOIN
NOUVELLE
11 y avait deux choses au monde pour lesquelles
M. Benjoin professait un culte : les animaux et
la beauté.
Aux premiers, il portait la tendresse exaltée,
attendrie, d’une môrepour ses enfants: les chiens
galeux, les chats rachitiques trouvaient chez lui
un accueil chaleureux ; sa maison était un hôpital
de bêtes souffrantes et laides qu’il entourait de
374
LE MAGASIN PITTORESQUE
soins touchants à force de candeur. Est-il néces-
saire, après cela, d'ajouter que M. Benjoin était un
des membres les plus actifs de la Société protec-
trice des animaux ?.. Même, mettant au service
d’un cœur zoophile sa plume d’ancien bureau-
crate, il publiait dans le journal de sa ville natale,
V Éclaireur de Pont-sur-Suize , de virulentes
attaques, — fort remarquées dans l’arrondisse-
ment— contre « le déplorable envahissement, en
France, des barbares courses de taureaux ».
« Il est plus que déplorable, il est honteux , que
des êtres humains, pourras de sensibilité et cl’une
âme immortelle , se puissent complaire aux
souffrances d' infortunés animaux créés à seule
fin d'être nos compagnons pendant leur vie , et
notre délectation après leur mort... »
Fin gourmet, M. Benjoin admettait que l’on
sacrifiât les bêtes à l’appétit des hommes. Mais
qu’onles fit souffrir, que l’on torturât un « paisible
ruminant » par des jeux académiques, mais
cruels, il n’admettrait jamais cela.
A côté de cette sympathie active et militante
pour nos frères inférieurs, M. Benjoin avait l’amour
infini et respectueux de la beauté... De la beauté
sous quelque forme qu’elle se présentât, d’ail-
leurs, car il x-estait en extase, tant devant un site
grandiose qu’en présence d’une manifestation
vivante de Funiverselle harmonie. Toutefois, le
digne homme réservait la meilleure partie de ses
admirations pour la forme humaine. Non qu’il
ne fût le plus vertueux des mortels, grand Dieu !
S’il montrait un visage béat à la vue de Mme de
Rondyce, la professionnal beauty de Pont-sur-
Suize, il ne fallait attribuer ce jeu de physionomie
qu’à l’exquise perfection de cette belle personne,
et point à un tout autre sentiment; car, lorsque
la société de gymnastique de la ville, la Résolue,
donnait des séances publiques, les yeux de
M. Benjoin s’éclamaient, devant les beaux torses
mâles et les biceps solides, des mêmes lueurs
admiratives. Même, comme bien des artistes, il
estimait la forme masculine plus harmonieuse,
plus sereine et plus parfaite. De son trop bi’ef
séjour à Paris, il avait rapporté l’éblouissement
des musées où les Apollons, les Hercules, les Gla-
diateurs étalent l’harmonie divine de leui’s
muscles de marbre. Et il avait accoutumé de
déplorer, en toute sincérité, le dépérissement
croissant de notre race.
Donc, un de ses sujets les plus fréquents de
conversations — - et d’articles aussi, dans V Éclai-
reur — était le goût espagnol des combats de
taureaux. Une fois au moins tousles quinze jours,
les colonnes du journal étaient remplies du récit
sanglant, et grossi à plaisir, de quelque corrida
donnée dans le Midi, durant laquelle, aux hurle-
ments sauvages d’une foule en délire, plusieurs
chevaux avaient été éventrés, et de pauvres tau-
reaux tailladés à coups d’épée. Et, à la suite de
ces comptes rendus, quelles tirades méprisantes,
écrasantes, foudroyantes, de M. Benjoin contre
ces jeux dignes de l’époque barbare! Comme il
flagellait tous ces êtres avides de sang, toréadors,
picadores, méridionaux, Espagnols!... L’un de
ses derniers réquisitoires, le plus terrible, conte-
nait le souhait farouche que, quelque jour, le
toril mal fermé livrât passage à tous ses captifs,
et que ceux-ci, emplis soudain d’un juste désir de
vengeance, vinssent jeter la terreur dans l’arène
et sur les gradins...
Un jour de mai, M. Benjoin reçut une lettre de
son ami Terras, de Nîmes, un ancien collègue à
la Direction des finances, aujourd’hui retiré dans
son pays d’origine, et avec lequel il avait conservé
de bonnes relations épistolaires. Terras renouve-
lait à son ami l’invitation si souvent faite de venir
passer quelques jours dans le Midi, vantant tous
les attraits qu’offre la ville à un homme épris
comme lui d’art et de beau, ajoutant, en guise
de péroraison : « Puis, qui sait?... Dans notre
pays ravagé par la sanglante manie des courses
de taureaux, peut-être, avec l’autorité de ta
parole et de ta plume, appuyée de ton inébran-
lable conviction, trouverais-tu à faire des prosé-
lytes, arriverais-tu à enrayer la déplorable pas-
sion qui ravage notre ville. » Or, en écrivant
ainsi, Terras se moquait, attendu qu’il était lui-
même un aficionado , c’est-à-dire un amateur
acharné des joies tauromachiques.
Bien que jadis, en sa candide simplicité, il eût
eu souvent à supporter l’humeur facétieuse du
Nimois, M. Benjoin ne sentit pas le sarcasme.
Devant ses yeux éblouis, la marotte familière
agita ses grelots. Affaiblir la hideuse passion dans
son pays d’origine, quel rêve, et quel triomphe!
Il n’en dormit pas de la nuit, écrivit à Terras
pour lui annoncer sa venue, et, trois jours après,
débarquait dans la gi’ande cité méridionale, où,
à la gare, l’attendait son ancien collègue.
¥ *
Ce dernier, presque aussitôt, et malgré tout le
plaisir qu’il avait à revoir son ami, commençait à
se demander s’il n’avait pas eu tort de le faire
venir. Car M. Benjoin arrivait avec quelques arti-
cles furieusement anti-taui’omachiques en poche,
et l’intention bien arrêtée de développer dans ce
sens une conférence dont il avait le plan, en pré-
sence du plus grand nombre possible d’auditeurs.
— Ah! çà, dis donc, vieux, tu ne vas pas faire
de ces bêtises-là, ici, à Nîmes, la capitale taurine
de Finance ! laissa échapper Terras, un peu ahuri
par le programme de son ami.
— Mais, mon cher, balbutia M. Benjoin tout
défi isé, ne m’as-tu pas écrit toi-même, pour me
décider, que... ?
Pris à son propre piège, Teri'as s’en tira par
son aplomb.
— Mon vieux camarade, dit-il, je ne t’engage-
rais pas à faire ici des conférences contre les cor-
LE MAGASIN PITTORESQUE
375
ridas : tu te ferais sûrement écharper. Eu
revanche, tu pourras, si tu y tiens absolument,
essayer de placer tes articles dans le seul journal
qui soit capable de les accepter, le canard de
l’opposition; il profiterait de la circonstance pour
taper sur le préfet, qui autorise les courses.
En attendant, visite donc notre ville, elle en vaut
lapeine.
EtM. Benjoin visita la ville, sans se lasser. Puis
il fut introduit par Terras dans le cercle de ses
relations. Là, le pauvre homme connut les im-
pressions d’un naufragé jeté en pays inconnu, où
personne ne le comprend, oii il ne comprend
personne. En ce milieu, il n’était question que de
toros , de toreros , de matadors , de bander illos...
et dans quels termes admiratifs! Ici, c’était l’exal-
tation des joies du cirque, de la faiblesse pen-
sante contre la force aveugle et brute; des gens
sérieux discutaient avec passion d’une estocade
bien ou mal portée, de banderilles bien ou mal
posées ; dans la rue, le peuple entier, en ses con-
versations bruyantes, dévoilait sa passion pour le
jeu sanglant qui allait, le dimanche suivant,
attirer aux Arènes toute une foule avide.
Pourtant, M. Benjoin essaya, courageusement,
de remonter le courant, de discuter avec ces
enragés ; mais, dès les premiers mots, il faillit
être dévoré. Que ? Qu’est-ce qu’il venait chanter,
cet homme du Nord? Un animal domestique, le
taureau... cruauté à le tuer?... Ah 1 bé oui ! Qu’il
vînt seulement dimanche aux Arènes, et il le ver-
rait, l’animal domestique, démolir trois ou quatre
chevaux rien qu’en s’amusant, et charger furieu-
sement les hommes qui, auprès de lui, n’avaient
l’air de rien. Un animal domestique, ha! ha !...
Et il se produisait dans l’esprit du pauvre
M. Benjoin cet étrange phénomène intellectuel,
qu’à force d’entendredémolirseschères croyances,
àforcede sentirautour de lui, sur une même idée,
c e consentement universel dont parle la philoso-
phie, il voyait s’ébranler, à son grand désespoir,
ses convictions les plus fermes ; à se voir tout seul
pensant autrement que les autres, il avait des mo-
ments d’aberration, de doute cruel, à se demander
où était la vérité.
Fidèle à sa parole. Terras avait présenté son
ami au directeur du journal de l’opposition, et
celui-ci avait reçu l’article, non sans quelque
crainte. Crainte bien fondée, d’ailleurs, car, pu-
bliée, la prose de M. Benjoin produisit à Nîmes
un effet extraordinaire... de fou rire. Loin de
s’irriter contre celui qui attaquait leur passion
favorite, les Nîmois s’amusèrent de tout leur cœur.
Té I qu’est-ce c’était que cet Ostrogoth-là, qui
s’imaginait, avec des mots, les faire renoncer à
un plaisir passé à l’état de distraction nationale ?
C’était à se tordre, cette histoire-là ! Et, de fait,
on se tordait. Au lieu de répliquer vertement,
lesjournaux adverses se contentèrent de réponses
humoristiques, cruellement mordantes.
Écrasé sous le ridicule, le malheureux Benjoin
voulait quitter la ville aussitôt après cet échec.
Mais Terras ne le permit pas : « Que diable !
s’écria-t-il, tu ne vas pas fuir sottement devant
une polémique ! C’est ça qui ferait rire de toi, par
exemple! Bien au contraire, tu vas rester ici, et
assister à la corrida de dimanche. Voilà des an-
nées que tu déblatères contre un plaisir que tu
ne connais pas ! Ce n’est pas du travail loyal, ça !.. .
Viens avec moi- à la course. Tu verras par toi-
même ce que c’est, et tu en parleras ensuite tout
à ton aise, et documenté, au moins ! »
Voilà pourquoi, trois jours après, M. Benjoin
occupait, aux Arènes, à côté de son ami Terras,
une des bonnes places « à l’ombre ».
*
* *
Ces Arènes, il les aimait depuis le premier
jour où il les avait vues, pour leur beauté antique
et sévere, pour tout le passé de force brutale,
mais si pittoresque, qu’elles rappellent. De tout
son cerveau épris de belles lignes, il aimait leurs
pierres comme dorées par l’ardent soleil, leurs
proportions harmonieuses et grandioses, et tout
ce qu’elles représentaient pour lui d’un autrefois
idéalisé par le recul des siècles. Mais aujourd’hui,
au lieu de leur beauté immobile, comme inani-
mée et morte des jours de vide, ainsi qu'il les
avaient vues, elles se montraient à lui dans leur
splendeur vivante, avec la palpitation de la foule
immense qui les emplissait, et frémissantes d’une
surabondance de vie, qui faisait, à cette heure,
battre en elles le cœur de la grande ville.
Sous le ciel merveilleusement bleu, toute une
population s’agitait, impatiente et bruyante, dans
l’attente de son spectacle favori ; et M. Benjoin,
écrasé par cettejoie universelle, sentant se fondre
toutes les âmes en une seule, qui était l’âme
énorme de la foule, avide d’un plaisir cruel, ayant
conscience qu’il était tout seul à ne pas se réjouir,
était repris de tous ses doutes. Était-ce lui seul
qui avait raison, ou ces milliers d’êtres? Mais ces
défaillances duraient peu ; vite, il revenait à la
saine conception des choses. La raison, il n’en
doutait pas, était de son côté. Et c’était affreux,
ce peuple réuni pour voir mourir de malheureuses
bêtes...
Une brillante fanfare éclatant soudain, une
porte de l’arène qui s’ouvre, et, aux sons glorieux
de la musique, la cuadrilla fait son entrée. Déjà
tout le cirque, debout et emballé, applaudissait
et acclamait ses héros.
Et M. Benjoin applaudit aussi ; car c’était, ce
spectacle, de la beauté. Des jeunes hommes aux
nobles proportions, vêtus de riches costumes
qui dessinaient leurs formes sveltes, drapés avec
un art sans pareil dans des capes de soie, mar-
chaient au pas derrière les alguasils montés; on
les devinait agiles et [(restes, comme on apercevait
une force de brutes aux larges épaules des
picadores qui suivaient à cheval.
Us saluèrent, ils se dépouillèrent de leurs
LE MAGASIN PITTORESQUE
:)7G
capes, apparurent dans le dégagé des vêtements
ajustés, et, malgré lui, M. Benjoin ne put se
défendre d’un sentiment d’admiration pour ceux
qu’il avait si souvent, sans les connaître, traités
de « bouchers en habits d’or». Mais il s’angoissa,
de penser qu’il allait voir se dérouler devant lui le
jeu cruel qu’il condamnait... et sans pouvoir
protester, hélas ! 11 trembla, parce qu’on allait
faire souffrir un animal domestique uniquement
créé pour la reproduction de son espèce, et que
la passion barbare d’un peuple fait servir à un
plaisir sanglant.
*• *■
Un coup de trompette, et, par la porte du toril
violemment ouverte, une masse brune bondit.
M. Benjoin eut un frisson. Brrr !... se trouver en
pleine campagne devant ce monstre furieux!
(Dans sa terreur, il pensait monstre.) Du reste,
en peu de minutes, il eut fait des ravages, le
monstre. Le premier picador qui, à gauche de la
porte, et ferme en selle, la lance en arrêt, atten-
dait l’attaque, ne lui résista pas longtemps. La
pique vola en éclats; le cheval, encorné, les tripes
s’échappant par un large trou, tomba lourdement,
et le cavalier, pris sous lui, fut en danger. Mais
déjà les capes des hommes à pied avaient détourné
ailleurs la fureur du taurea».
Un deuxième picador s’avancait. Sa pauvre
monture tremblaitdes quatre membres... L’homme
eut à peine le temps de se mettre en garde, que
déjà, d’un élan furieux, le toro bousculait tout,
renversait pêle-mêle homme etcheval, et s’achar-
nait contre la malheureuse bête qui ruait contre
la mort, et se débattait dans une mare de sang.
M. Benjoin adorait les chevaux. La vue de cette
boucherie le remplit de dégoût et de colère :
mais cette colère, au lieu de se porter sur les légi-
times responsables, se porta sur le taureau, ins-
trument inconscient. A côté de lui, Terras riait
sous cape de son indignation...
La suerte de varan (1) était finie ; les banderil-
leros entrèrent en scène.
Alors M. Benjoin retrouva son calme, conçut
même du plaisir, délicieusement chatouillé dans
son amour du beau par là vue de ces solides
garçons aux antiques masques de bronze, dont le
pimpant costume moulait les formessculpturales.
Avec eux, il semblait que le danger n’existât plus.
Légers, rapides, de gestes élégants, ils souriaient
des attaques les plus furieuses, parées d’une sou-
ple cambrure des reins ; leurs poses étaient d’une
grâce robuste. Et de ces exercices mortels qui,
par l’habileté extrême des hommes, n’étaient plus
qu’un joli jeu, il se dégageait un tel charme, que
M. Benjoin souriait avec ravissement. Autour de
lui, un enthousiasme énorme secouait le cirque,
et la passion de la foule, insensiblement, s’infil-
trait en lui.
Soudain, un cri. L’un des banderîllos, le plus
B) Jeu des piques : travail des picadors.
gracieux, venait d’être brusquement atteint, jeté
à terre. Tous les spectateurs se dressèrent, croyant
à un accident mortel. Mais le torero n’était que
blessé, et, tandis qu’on détournait l’attention de
la bête, deux garçons d’arène le soutinrent jus-
qu’à l’infirmerie. Poussiéreux, lamanche déchirée,
un peu de sang au visage, ce n’était plus qu’une
pauvre loque souffrante, et rien, en lui, ne rappe-
lait l’agile sauteur de tout à l’heure.
De voir tout à coup enlaidi et diminué l’être de
beauté qu’était le jeune homme une minute avant,
M. Benjoin sentit monter sa colère contre le
taureau coupable, une colère de petit enfant dont
on vient de casser le jouet préféré.
Mais voici qu’il allait bientôt, le toro, expier le
crime de s’être abandonné à son instinct. Yguerta,
le matador , s’avançait, l’épée cachée sous la mu-
leta. Lui était le plus beau des deux cuadrillas.
Grand et svelte, il montrait une face brune aux li-
gnes classiques, qu’éclairaient les dents blanches
et des yeux bleus très doux. Lentement, sans effort,
il fittourner autourdelui labête impuissante. Une
beauté suprême était en ce descendant des Cas-
tillans guerriers ; et c’était un régal pour les yeux
que de contempler sa perfection. Jamais le regard
de M. Benjoin n’avait été à pareille fête. Jamais
il n’aurait cru qu’il existât un être aussi complè-
tement beau. Ah ! le triomphant démenti à ses
lamentations sur la dégénérescence de l’humanité,
que ces traits d’une inconcevable régularité, ce
torse aux larges épaules s’amincissant harmonieu-
sement jusqu’à la taille, ces hanches larges, et
ces jambes qu’on eût dites moulées... Et il admi-
rait, avec un sourire d’extase : «Oh! la beauté,
la forme antique ! »
Mais une soudaine imagination lui mit froid au
cœur. Si le taureau, dans sa violence de brute,
allait le frapper aussi, celui-là, le défigurer, dé-
truire cet ensemble de beautés, le plus parfait
qu’il eût jamais rencontré ! M. Benjoin vit rouge...
Depuis le début, il s’amassait dans son âme une
lente et progressive fureur contre la brute qui
avait éventré deux chevaux, blessé le fier bande-
rillero, et qui allait peut-être abîmer la forme
exquise d’ Yguerta. M. Benjoin se sentit une âme
d’Espagnol.
Et l’on put voir alors se produire cette chose
inouïe, incroyable, invraisemblable...
Lorsque le biclio , abattu d’un foudroyant coup
d’épée, roula aux pieds de son vainqueur,
M. Benjoin, membre de la Société protectrice des
animaux, auteur de plusieurs articles et brochu-
res contre « la coutume barbare des courses de
taureaux »•, debout, rouge et gesticulant, applau-
dissait avec frénésie le matador, hurlait comme
un fou: «Bravo, Yguerta! » et lui jetait, suivant la
mode, en signe d’admiration, son chapeau, sa
canne, ses gants, etdes cigares à poignées.
Fernand DACBE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
377
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Un des événements de cette quinzaine écoulée, qui
n’a guère laissé les amateurs d’art inoccupés, a été
l’inauguration des nouvelles salles du Louvre. « Tout
Paris » s’y est porté et non uniquement le Tout Paris
des badauds et des mondains, mais aussi celui des
lettrés et des artistes. On doit se réjouir de cet empres-
sement, qui s’est traduit dans la presse par de cha-
leureux articles, fait encore assez rare, la presse
s’occupant peu du Louvre ou ne s’en occupant que
pour le critiquer. Et cette fois, c’était à bon droit qu’elle
a multiplié des éloges qui sont l’intéressant symptôme
d'un éveil de l’attention générale se portant vers un
des plus beaux morceaux de notre domaine national.
11 en était temps : d'une part, nous ne cessions de
vanter les musées étrangers comme des modèles, ce
qui est souvent excessif, et, d’autre part, nous ne
faisions rien pour améliorer le cadre de nos collections
qui, avec quelques retou'ches et agrandissements, doit
être un des plus beaux du monde. C’est à cette opé-
ration bien avisée que l’administration du Louvre
s’est enfin décidée.
Un des premiers soucis de l’architecte qui a succédé
à M. Guillaume, M. Redon, a été de donner plus de
valeur, non pas par des constructions neuves qui sont
impossibles, mais par des aménagements nouveaux,
d’un goût très pur, à certaines séries de tableaux que
l’on voyait fort mal et que l’on n’appréciait pas assez.
Ce sont les vingt et une toiles où Marie de Médicis a confié
à Rubens la tâche de célébrer les gloires de sa régence,
toiles superbes, d’une magnificence fougueuse que
l’on ne retrouve nulle part ailleurs, aussi puissantes,
dans l’œuvre du maître. Ces « triomphes royaux »
étaient serrés les uns contre les autres dans une
grande galerie où la lumière comme le recul man-
quaient. Et beaucoup de connaisseurs du Louvre, dans
ces conditions, ne mesuraient pas l’exacte valeur de
ces Rubens. M. Redon a obtenu de les transporter dans
la galerie immense qui, sur le bord de l’eau, à côté des
guichets du pont des Saints-Pères, porte le nom de salle
des États (Napoléon 111 la fit construire pour y ouvrir
la session du Corps législatif, dessein que la chute de
l’Empire ne lui permit pas d’accomplir). — M. Redon
aplacélà dix-huit Rubens (trois autres ont dû rester dans
un vestibule) très à l’aise, au milieu d’un décor archi-
tectural extrêmement simple et sobre qui leur laisse
tout leur propre éclat. Et on ne saurait trop louer cet
éminent architecte d’avoir donné cette preuve de tact,
de ne pas prétendre personnellement à un chef-
d’œuvre dispendieux et de s’être contenté d’ètre un
ordonnateur judicieux et habile. Grâce à lui, les Rubens
sont, peut-on dire, sauvés.
11 en est de même des petits tableaux hollandais que
l'on a également déménagés et mis tout auprès des
Rubens, dans des petits cabinets bien éclairés, à une
hauteur où l’œil peut facilement saisir les délicatesses
et les chaleurs de ton de ces Rembrandt, Terburg,
Metzu, etc. Eux aussi, nous apparaissent maintenant
comme tout nouveaux. Il est à souhaiter que M. Redon
puisse continuer à améliorer le musée dont l’ordon-
nancement lui est confié, avec autant de bonheur dans
le choix et l’exécution de ses arrangements.
Pendant qu’au Louvre on fait cette visite (pii
s’impose à chacun, comme une sorte de « bain des
yeux » tout brouillés des bariolages multicolores de
l’Exposition, on peut examiner dansla salle des bijoux
anciens, à côté des camées, ce que l’on nomme le
trésor du roi Athalaric, ou trésor de Pétroassa. Ce
sont 14 pièces en or massif, ciselées et ornées de
pierreries, qui appartiennent au musée de Rucarest et
qui devaient figurer au pavillon roumain, mais que, en
raison de leur prix, on a confiées au Louvre. On y admi-
rera combien, au ive ou ve siècle de l’ère chrétienne,
d'où datent ces orfèvreries, les artisans étaient ingé-
nieux et adroits ; les plats, les coupes, les vases au col
grêle et gracieux sont d’une forme et d'une finesse de
travail exquises, et une parure d’homme composée
d’oiseaux de proie aux ailes déployées est aussi finement
achevée que telle pièce moderne, de Lalique, par
exemple, dont nous sommes justement fiers.
Voici maintenant, — outre une exposition de gravures
d’Alphonse Legros au Luxembourg, exposition qui
nous révèle, par ses curieux croquis de miséreux, un
véritable Jacques Callot actuel, — voici, à l’autre bout
de Paris, vers l'Exposition où nous revenons toujours,
au pont de l’Alma l’exposition des œuvres de Rodin.
M. Rodin a obtenu de la Ville de Paris les honneurs
d’une exposition particulière, d’une sorte de temple,
très simple du reste, où il a rassemblé à peu près la
production de toute sa vie. On le jugera là sans
passion, avec le recul des années, et on le jugera
favorablement. Il apparaît, en somme, aussi bien
d’après ses séries de buste que d’après ses fragments
de monuments (tel le groupe des Bourgeois de Calais),
comme un très grand artiste, doué d’une extrême
acuité de vision, d’une patte très vigoureuse pour
l’exécution de morceaux admirables. — On retrouvera
même ces qualités dans son Balzac et son Victor
Hugo, — mais n’en attendez pas plus : il ébauche, il
indique: sa sculpture est celle d’un maître essayiste.
Paul BLUYSEN.
théâtre
LA MUSIQUE
Opura-Comique.
Haensel et Gretel, conte musical en 3 actes et 3 tableaux,
poème de Mme Adélaïde Welle, traduction française de
s M. Catulle Mendés, musique de M. E. Humperdinck.
Bien que M. Catulle Mendès s’excuse, dans la pré-
face de son livret, de la « piètre traduction » qu’il
nous donne du joli conte de Mme Adélaïde Wette, il
n’en est pas moins vrai que c’est une bonne fortune
pour un compositeur, quel que soit son talent, de
trouver un poète dont les rimes sonores savent
s’adapter si mélodieusement et de si pittoresque façon
aux différentes phrases du langage musical.
Aussi, malgré que cette histoire soit simple, trop
simple même, n’éprouve-t-on pas un instant d’ennui,
bercé que l’on est par cette constante et immatérielle
union de la musique et de la poésie.
L’action de Haensel et Gretel rappelle, moins les
nombreuses péripéties du chef-d’œuvre de Perrault,
l’histoire du Petit Poucet.
Un bûcheron et sa femme ont quitté, pour aller
travailler, leur humble logis; ils} oui laissé leurs deux
378
LE MAGASIN PITTORESQUE
enfants, Haensel et Gretel, pour vaquer aux soins du
ménage. Mais ceux-ci ne songent qu’à se donner du
bon temps, et, lorsque la mère rentre, elle trouve sa
lillette Gretel en train de donner à son cadet Haensel
des leçons de callisthénie, grâce et maintien. Une
gifle à droite, une gifle à gauche, et voilà le cours de
danse interrompu et nos deux gaillards expédiés dans
la forêt afin d'y cueillir des fraises pour le repas du
soir. Sur ces entrefaites arrive le bûcheron : un rude
compère, vivant au jour le jour; il a fait une bonne
journée et sa hotte est pleine de provisions de toute
sorte; il chante, fichante bien fort et fort bien, et il
boit à 1 avenant. Mais « où sont les enfants ? » de-
mande-t-il à sa femme. Et lorsqu'il apprend qu'à
celle heure tardive ils errent dans la forêt, il s’élance
à leur recherche, car non loin de là rôde 1 ogresse
Grignotte, qui attire les enfants vers sa demeure, le
chàteau-gàteau, ainsi nommé parce qu’il est construit
en brioches, tartes, sucre d’orge et autres friandises.
Les enfants égarés s’y laissent prendre d'ordinaire, et
bientôt les voilà au four, d’où ils sortent à l’état de
bonshommes en pain d'épices destinés à composer le
dessert des anthropophagiques menus de la sangui-
naire Grignotte. Mais Haensel et Gretel, deux malins!
s arrangent de manière à volera l’ogresse son talisman,
dont ils se servent au bon moment pour la faire cuire
en leur lieu et place. Grâce à ce même talisman, ils
désenchantent les bonshommes en pain d’épices du
château-gâteau, lesquels redeviennent ce qu'ils étaient
naguère, c’est-à-dire d’espiègles garçonnets et de
sémillantes fillettes. Et ce, à la grande joie du bû-
cheron et de sa femme, ainsi que des autres parents,
ravis de retrouver leur progéniture intacte et au grand
complet. Quant à Grignotte, devenue à son tour une
énorme commère en pain d’épices, elle fera les délices
gastronomiques de cette joyeuse marmaille... et de
leurs parents aussi.
M. E. Humperdinck, aussi versé dans l’art de l’har-
monie que dans celui de l’instrumentation, s’est cru,
bien à tort, obligé de wagnériser parfois sa musique,
et les violents ensembles de l’orchestre, que scandent
bruyamment les terribles appels de cuivre, semblent
quelque peu hors de propos dans un si minuscule sujet.
Malgré cela, il a écrit en somme une partition fort
réussie, charmante en sa naïveté voulue, et d’où se
dégagent une verve et une gaieté communicatives qui
tiennent l'auditeur en éveil d’un bout à l'autre de
l’ouvrage.
Et c'est clair, partant de facile compréhension, et
le spectateur doué de la mémoire des airs peut, en
rentrant au logis, fredonner quelques bribes de ces
alertes et fringantes mélodies, plaisir fort agréable,
dont si longtemps nous fûmes sevrés par les obscurs
adeptes de la musique dite de l’avenir.
L’excellent directeur de l’Opéra-Comique a eu la
main heureuse en choisissant Haensel, et Gretel, 'qu’il a
su parer de ces attraits de mise en scène et de décors
dont il possède si bien le secret.
C’est un spectacle agréable et honnête où viendront
en foule grands et petits, sûrs d’être contents de leur
soirée, car on sait qu’en dehors de leur plaisir per-
sonnel les grands s’amusent surtout de voir les petits
s’amuser.
Les deux jeunes héros de la pièce sont personnifiés à
ravir par Mlle Rioton (Gretel) et Mlle de Graponne
(Haensel). Quant à l’ogresse Grignotte (Mlle Delna),
elle remplit terriblement son rôle et donne à tous le
frisson. Mme Dhumon est une mère accomplie, et le
père, M. Delvoye, déploie sans effort les richesses d'un
organe capable de déconcerter tous les ogres et ogresses
de l’univers. Et ce, sans oublier l’Homme au sable et
1 Homme à la rosée, tous deux fort gentiment inter-
prétés par Mlles Telma et Daffelye.
L orchestre, sousla magistrale direction de M. A. Mes-
sager, a brillamment contribué au succès de Haensel
et Gretel, dont les enfantines aventures feront long-
temps la joie des hôtes de la salle Eavarl.
Eh. FOUQUET.
Géographie
Sainte-Hélène. — Une prison d’État nouveau modèle.
Nous sommes encore dans la grande actualité. A
près d’un siècle de distance, le rocher de Sainte-
Hélène, devenu célèbre par le séjour forcé qu’y fit le
grand Empereur, devient le lieu d’internement d’un
autre ennemi implacable de l’Angleterre, le général
Cronje, lequel, pour être moins illustre que son pré-
décesseur en geôle, n’en a pas moins mérité la haine
britannique par les échecs successifs infligés à son
armée. La destination bizarre donnée à ce coin de
terre suggère aussi des réflexions d’un autre ordre. 11
serait, en effet, à présumer que la Providence, en
créant la nation portugaise, avait eu surtout en vue
de préparer des débouchés commerciaux, des colonies
et des dépôts de charbon au peuple anglo-saxon.
On sait que Pile de Sainte-Hélène, située — ou plutôt
perdue — dans l’océan Atlantique méridional (entre
1 3° 54'-16°. 1' IG" lat. S. et 7° 57' 38" long. 0. de Pa-
lis), d’une superficie totale de 12 000 hectares environ,
à 3 560 kilomètres de la côte du Brésil, a été décou-
verte par le navigateur portugais Joao da Nova Gal-
lego (1) le 21 mai 1302, à son retour de l’Inde en
Europe. Ce que l’on sait moins, c’est la manière dont
l’ilot fut peuplé. Le chef indien Rosto Mocus ayant été
défait près deGoapar le célèbre Alphonse Albuquerque,
gouverneur général des possessions portugaises, il fut
forcé, par un des articles de la capitulation, de livrer
au vainqueur certains seigneurs portugais qui avaient
déserté et abjuré la foi chrétienne. Mais le prétendu
sauvage stipula qu’on leur ferait grâce de la vie. Albu-
querque, homme civilisé, ne voulut pas faillir à la
parole donnée. Il se contenta de les mutiler. On leur
coupa le nez, les oreilles, la main droite et le petit
doigt de la main gauche. Un de ces malheureux, Fer-
nandez Lopez, ne put supporter l’idée de se retrouver
dans sa patrie, au milieu de ses amis, dans cet état
affreux. 11 obtint la permission d’être débarqué, avec
un petit nombre d’esclaves nègres, à bile Sainte-
Hélène (1513), Tels furent les débuts de cette colo-
nie. Durant les quatre années de son séjour dans l’ile,
F. Lopez parvint à créer, avec les ressources qui lui
furent expédiées du Portugal, le peuplement de divers
animaux domestiques : cochons, chèvres, volailles.
Les esclaves nègres défrichèrent le terrain et lile
allait devenir un lieu de délices pour les philosophes
qui chercheraient un refuge contre les cruautés hu-
it) La date de la découverte comme le nom du navigateur
ont été erronément transcrits dans beaucoup de manuels ou dic-
tionnaires de géographie.
LE MAGASIN PITTORESQUE
379
maines, lorsque le gouvernement portugais crut
devoir abandonner complètement cette possession.
Bien que le secret fût gardé sur cette découverte,
les Hollandais et les Espagnols ne tardèrent pas à fré-
quenter l’ile. Une rivalité surgit bientôt entre ces deux
nations et les marins des deux pays, en débarquant à
Sainte-Hélène, jugèrent utile de dévaster les planta-
tions et de détruire les animaux afin d’ètre nuisibles
à la partie adverse. Les Anglais — auxquels on doit
rendre cette justice qu'ils savent garder et même uti-
liser les colonies — jetèrent leur dévolu sur File dès
l'année 1G00. Ils en prirent possession definitive en
1673 et Font conservée depuis.
Disons en passant que plusieurs Français, chassés
de leur pays par la révocation de Fédit de Nantes,
vinrent, en 1629, chercher refuge sur cette terre océa-
nienne : l'un d’eux, le capitaine Poirier, fut même
admis au nombre des conseillers et devint plus tard
gouverneur de File. D'autres Français devaient encore
habiter Sainte-Hélène, deux siècles plus tard, mais
en qualité de prisonniers, hélas ! Ce fut, comme on
sait, après la bataille de Waterloo que Napoléon était
interné à Sainte-Hélène, où il eut comme résidence
la ferme Longwood, située dans l’intérieur de File,
maison longue, basse, peinte en blanc et entourée d'un
terrain de culture; la demeure est entourée de quel-
ques vieux arbres sous lesquels notre grand conqué-
rant dut méditer sur la versatilité des destinées hu-
maines. Débarqué le 13 octobre 1813, Napoléon y
mourut le 5 mai 1821. Ses cendres ont été ramenées
en France en décembre 1840.
Le général Cronje, leur hôte actuel, et les nombreux
Boers qui l’accompagnent semblent inspirer aux
Anglais la même inquiétude, puisque dès à présent
l’accès de File est interdit aux voyageurs d’autres
nations. Un journaliste français, envoyé par un grand
journal de Paris pour interviewer le vaincu, s’est vu
refuser l'entrée dans File, qui est transformée ainsi en
prison d'Ftat.
Le lieu est, d’ailleurs, assez bien choisi. Sainte-
Hélène donne aux navigateurs qui la découvrent de
loin, l’aspect d’un roc noir, abrupt, calciné, jailli des
flots à la suite de quelque violente commotion géolo-
gique. L’intérieur est hérissé de montagnes, ou plutôt
monticules rocheux d’une hauteur moyenne de
600 mètres. L’un d’eux, le pic de Diane au centre de
File, dépasse 800 mètres. Sainte-Hélène a été presque
entièrement déboisée durant ces dernières années;
on attribue ce désastre aux chèvres qui s’y sont mul-
tipliées durant la première moitié du xixc siècle et qui
ont déraciné la plus grande partie des arbres. Rongées
par les vagues, ravinées par les pluies, les falaises se
dressent menaçantes, défendant l'entrée à File, dont
le seul endroit abordable est Jamestown, la capitale
administrative et centre unique delà colonie. Malgré
sa situation dans la zone aride, le climat de File est
doux et agréable. Sa population était, au début de
l ’année 1900, de 4116 habitants, y compris la garnison,
179 hommes de troupe et 60 marins. Cette dernière a
été considérablement renforcée en vue du séjour dans
l lle des prisonniers boers. Sainte-Hélène a été reliée,
en ces dernières semaines, par le télégraphe avec le
Cap et Londres. 11 est même à prévoir que, sous la
pioche des paysans hollandais, le sol de Sainte-Hélène,
du moins dans ses parties planes, fournira des ré-
coltes suffisantes à nourrir sa population. L’ile de
Sainte- Hélène deviendra alors un véritable lieu de
délices, et la découverte des Portugais sera une fois de
plus profitable à l’humanité... britannique.
P. LEMOSOF.
VARIÉTÉS
La Cigale
Ma jolie cigale. C’était une brune, ailes de grésil,
grands yeux doux, sonore comme un tambour de
basque. Un jour de grand soleil, aveuglée, étourdie,
se sentant fondre, elle voletait sur la route, quand
tout à coup elle vit sortir de la poussière une aire
brûlée, un amandier clair. Autour quelques maisons
vieillottes cherchaient à mettre leurs tuiles blanchies
à l’ombre maigre de ce parasol.
L’endroit lui plut. Elle alla sur l’arbre entre deux
branchettes, toussa un peu et se mit à chanter.
Elle dit le ciel en feu, la terre ardente, les paysans
bronzés coupant le blé fauve des vallons ; le bruit des
vanneuses près des fermes, les grains coulant en ruis-
seau d’or. Et les coups de mistral qui raniment, qui
tuent la chaleur lourde; et les chasseurs mourant de
soif dans les rocs et dans les sillons.
A ce concert nouveau il se fît un grand silence. Les
feuilles de l’amandier émues papillonnaient. Des sau-
terelles ouvrirent leurs tentes de soie bleu de ciel ou
pétales de coquelicot. Une fauvette grise en fut amou-
reuse. Même au lieu de prendre toutes ses vacances,
un filet d’eau revint égrener sur les pierres son guil-
leret bonjour, et une violette aux cheveux lourds, au
corsage vert tendre osa un coup d’œil curieux.
Et tout ce monde chuchotait, branlant la tête :
« Qu’elle chante bien... qu’elle est gaie... quelle est
aimable! Comme on va la regretter à son départ!... »
... Car la bise était plus piquante, l’azur plus pâle.
Mais la folle ne voyait rien, n’entendait rien que ces
éloges, et chantait, chantait toujours.
Les sauterelles fuyaient une à une, les feuilles de
l’amandier s’envolaient. Elles lui disaient : « Viens
avec nous, l’hiver arrive» ; — « Reste, mon amour,
gazouillait la fauvette, j’ai du duvet fin et chaud pour
te vêtir. R.este, je te ferai vivre jusqu’à l’été. » La
violette un peu pâle : « Tu verras au printemps comme
je suis belle, comme je sens bon. » — « Si tu me
connaissais dans ma parure blanche... » murmurait
l’amandier. Et le ruisseau : « Mes accents t’ouvriraient
des voies nouvelles. Écoute-nous, tu seras reine de la
poésie ».
«Reine ! » le motcarillonnait dans son cœur. Ses yeux
étaient pleins de petites larmes. Elle se voyait dans un
nid tiède, montrant juste un bout de la tète. Au dehors
des voix frileuses : « Brrr ! il fait froid », et la fauvette
au bec rose qui riait.
Puis le printemps inconnu et si beau, l’air plein
d’odeur d’amande amère, l’arrivée joyeuse des hiron-
delles, la campagne déguisée en bouquet. Et parmi
ces belles choses elle-même, ma jolie cigale, vibrant à
perdre haleine, aimée, admirée, célébrée, portée un
soir, sur l’aile des zéphyrs, jusqu’au pays des étoiles.
Et elle resta.
Le soleil, apprenant cette folie, se voila le visage.
Chaque nuit dans l’émeraude les étoiles d’or pleuraient,
et les mousses vertes, à l’aube, étaient vêtues de leurs
larmes.
380
LE MAGASIN PITTORESQUE
Pendant co temps, sous les plumes chaudes, la petite
cigale riait. « Tu es bien », faisait la fauvette. « Je Le
crois... c’est gentil... on a la tremblote au bout des
ailes... »
Parfois elle mettait le nez à la fenêtre : « Ohivc , les
brins d'herbes ont des fourreaux de verre, des den-
telles de diamant. » Et, les paupières humides, elle
reprenait sa chanson en sourdine : « Tra la la... Ira
la la. » Alors des frissons couraient dans la colline les
argelas ouvraient leur habits jaunes, les romarins
embaumaient...
Cependant elle finit presque par regretter les chaudes
caresses d’août : « Et de ce printemps pas moins... quand
il arrive »... — « Bouge pas », disait l’amie, « les bour-
geons sont là. » Elle se languissait tout de même,
surtout quand le ciel était triste, que la fumée tour-
billonnait au-dessus des toits.
La fauvette, le cœur en joie, cria un jour :
<< Regarde... regarde... les violettes. » Les fleurettes
se saluaient, souriaient : a Encore un peu frisquet que
n en dises... Ça vient, madame la Cigale. »
Mme la Cigale, croyant que c’était arrivé, se mit
à trotter i instrument à remuer les pattes : « Demain
les arbres se parent, que, après... la musique, les
applaudissements, les couronnes. » L’autre ne répon-
dait pas.
Le lendemain au réveil, vite elle va voir. Tout est
blanc, le sol, les arbres, les toitures. L'air est sillonné
de flocons de laine, de plumes de cygne. Et elle crie :
« Bravo... lisse ta collerette... le printemps est là. »
L oiseau interrompt, les yeux baissés, d’un air qui
gèle : « Chut, c’est l'hiver... c’est la neige. »
Oui, c’est 1 hiver, un hiver interminable, hélas, bien
que le soleil étincelle sur cette nappe blanche. « Ah!
il lait trop lroid », et la cigale ouvrant ses ailes : « Je
vais rattraper l’été. »
On ne rattrape pas l’été. Et elle n’alla pas loin,
pce hère. L’air coupait, des aiguilles claires se collaient
à ses membres. Ne pouvant plus voler, elle se drapa
dans le linceul blanc. Comme une douce chaleur la
prenait, elle regarda l’Astre une dernière fois, puis, fer-
mant les yeux, elle fit de beaux rêves.
Eugène CURET.
CAUSERIE MILITAIRE
Une des premières mesures du nouveau ministre de
la guerre a été de rapporter purement et simplement
le malencontreux décret de son prédécesseur, inter-
disant aux officiers le port des habits bourgeois. Ce
ne sont pas les officiers qui s’en plaindront, loin
de là.
Nous autres, Parisiens, nous sommes un peu
habitués à juger des choses militaires, uniquement
sur ce qui nous entoure ; or, pour avoir la vraie note,
dans ces questions intéressant la vie intérieure de
l’armée, il faut aller la chercher en province, dans ces
garnisons où les brigades et les divisions s’entassent,
ou bien dans ces petits trous perdus de la frontière,
véritables purgatoires des jeunes officiers. Or, la
province est, parait-il, on ne peut plus satisfaite de
la décision du nouveau ministre. D’ailleurs, de nos
jours, la tenue militaire est devenue tellement coû-
teuse, qu’elle nécessite de grands frais pour le maigre
budget de l’officier; ces frais deviennent encore plus
considérables, lorsqu’il est obligé de l’endosser conti-
nuellement, à l’exercice, aussi bien qu’à la pension et
à la ville. Le port des effets civils, beaucoup moins
onéreux qu’on ne le croit, permet à l’officier qui
rentre de l’exercice, sa journée terminée, de quitter
sa tenue de travail, et de se mettre à l’aise pour se
rendre à la pension et vaquer à ses occupations per-
sonnelles. De plus, il peut ainsi ménager ses tenues
d’extérieur, en ne les traînant pas journellement
partout.
L’armée d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant, a
guerre; pendant toute la semaine, les officiers tra-
vaillent, il faut leur laisser le dimanche pour se
reposer et se délasser l’esprit. Or, ils recherchent ce
repos et ce délassement, en s’extériorisant un peu,
pour ainsi dire, des choses militaires, et ils ne deman-
dent qu’à passer inaperçus, ce jour-là, ce qui ne leur
est loisible qu’en portant des habits bourgeois.
Autrement le dimanche devient une journée de
tortures pour l’officier astreint à porter l’uniforme en
tout temps et en tout lieu, surtout dans les garnisons
où le nombre des soldats de toutes armes dépasse
celui des habitants. Dans les rues, l’officier en tenue
est obligé d’avoir constamment la main à la coiffure,
pour répondre au salut de ses subordonnés, ce qui ne
laisse pas, au bout d’un certain temps, de devenir une
obsession intolérable, à laquelle il n’échappe qu’en
s’enfermant chez lui, ou bien en se réfugiant au
cercle. Enfin, les officiers sont contents d’avoir retrouvé
le droit de faire un peu les bourgeois à leurs heures
de loisir, et nous aussi.
La série des grandes fêtes de l’Exposition univer-
selle a été dignement inaugurée le dimanche et le
lundi de la Pentecôte par le 26e concours fédéral
de l’Union des sociétés de gymnastique de France,
présidé, tour à tour, par le ministre de la guerre
et le président de la République. Tout le monde
a pu admirer les progrès réels réalisés par nos
vaillants gymnastes français, qui ont montré, par
leur force, leur adresse, leur entraînement et leur
discipline, qu’en eux était bien l’avenir de la jeune
armée française. Malheureusement, ils sont encore
trop peu nombreux. Notre Union ne compte actuelle-
ment que 630 sociétés affiliées, ce nombre est loin
d’approcher de celui des 6 000 sociétés allemandes
qui couvrent l'empire voisin. On ne peut que
regretter également qu’en France, ce ne soit que le
peuple, ouvriers, cultivateurs e( petits employés, qui
fournissent à nos sociétés leurs contingents de
gymnastes. Les petits ou grands bourgeois s’en
écartent bien à tort, ils y puiseraient pourtant cette
vigueur, cette énergie et cet espril de discipline qui
leur font un peu défaut à leur arrivée au régiment.
Le clou de la deuxième journée a été certainement
la série des exercices réglementaires exécutés par
notre brillante école normale de gymnastique de
Joinville-le-Pont, si remarquablement commandée
par le commandant Chandezon. Le public lui a fait
une ovation chaleureuse, et les jeunes gymnastes
accourus de tous les points de la France, n’ont pas
ménagé leurs applaudissements à leurs ainés de
l'armée française. Capitaine FANFARE.
L’amour de la patrie est la première vertu de l'homme civi-
lisé. _ Napoléon.
LE MAGASIN PITTORESQUE
381
bA GUERRE
DU TRANSVAAL(,)
Le maréchal Roberts est un homme heureux. Tandis
que sir Redvers Buller reste hypnotisé devant les
positions de Lains Neck et de Majuba, toujours forte-
ment occupées par les troupes fédérales, le vieux
Bobb brusque le mouvement et porte rapidement tout
son centre en avant. Ses extrêmes pointes d'avant-
garde franchissent le Vaal le 24 mai, et prennent pied
sur le territoire transvaalien le jour de l’anniversaire
de la reine Victoria; douze jours plus tard, le 5 juin,
Pretoria tombe, sans résistance, entre les mains des
Anglais !
Quelques détails sur ce raid sont indispensables.
En quittant Rhenoster River pour se porter sur le
Vaal, distant de 45 milles environ, l’armée de lord
Roberts marche sur un front très étendu. Sa droite
s’appuie sur Heilbron où se trouve lau Hamilton ; sa
gauche sur Prospect occupé par French, soit sur une
largeur de 25 milles.
Le maréchal Roberts se prépare ainsi, non plus à
enlacer les deux ailes des fédéraux, mais à concentrer
rapidement sur un point quelconque du champ de
bataille des masses capables de briser sans peine
toutes les résistances. Le général Louis Botha,pour une
raison ou pour une autre, semble ne pas saisir le but
de la lactique de sou adversaire, et fait surveiller for-
tement la route d’Heilbron, alors qu’il n’avait devant
lui, sur ce point, que la brigade de cavalerie Gordon.
Le 27 mai, toute l’année de Roberts franchit le
Vaal et parcourt d’un bond, le lendemain, les
20 milles qui séparent le Vaal de la Klip, petite rivière
qui couvre au sud les approches de Johannesburg.
Les fédéraux renoncent à s’opposer au passage de la
Klip. Le général boer Lemmerse contente de résister
le temps nécessaire pour faire filer son artillerie et ses
convois sous le nez des Anglais impuissants, comme
toujours, à s’emparer d’une seule pièce, d’un seul
chariot, malgré leur innombrable et belle cavalerie.
Le 29, après l’occupation de Florida, à l’ouest de
Johannesburg, le maréchal Roberts installe son
quartier général à Germiston, point de jonction des
voies ferrées. Le 31, l’armée anglaise fait son entrée
solennelle dans la « Cité de l’Or ».
Dès ce moment, la chute de Prétoria n’est plus
qu’une question d’heures, car il était bien évident que
les fédéraux ne s’enfermeraient pas dans cette place
dont la chute, après un siège plus ou moins long,
aurait terminé les hostilités.
Située au fond d’une cuvette, entourée de hautes
collines, Prétoria pouvait cependant être défendue
pendant de longs mois. Sur ces collines, en effet, des
ingénieurs militaires français et allemands ont élevé
une série de forts dont les plus importants sont ceux
du Kloppert Kop au sud-est, du Schanz Kop au sud et
du Dasport à l’ouest. Tous ces forts étaient armés de
pièces à tir rapide et à longue portée que les fédéraux
ont sans aucun doute enlevées avant de livrer la ville.
Le général llotha a préféré se retirer avec toutes ses
troupes vers la région montagneuse du nord-est, mais
non sans porter de rudes coups de boutoir aux envahis-
seurs, sans se laisser entamer un seul instant, cédant
pas à pas ce terrain avec une énergie, une bravoure
(1) Voir les numéros du 15 mai et du 1er juin.
admirables. Le rude combat de Miles Spruit, livré le
4 juin, où l'immense supériorité numérique des
Anglais a pu seule venir à bout de la résistance extra-
ordinaire de quelques milliers d’hommes, prouve que
les Boers, loin de se laisser abattre par les cruelles
épreuves qui fondent sur leur malheureux pays, dis-
puteront, jusqu'à la dernière cartouche, leur territoire
aux envahisseurs.
Le drapeau britannique tlotte maintenant sur les
édifices publics de Prétoria. Est-ce Ja fin de la cam-
pagne? La résistance des Boers continuera-t-elle,
indomptable, dans le district montagneux de Lyden-
burg, où s’est, réfugié le vieux président Iiruger? Nous
le saurons bientôt. En attendant, la joie des Anglais,
bien naturelle après de si sérieuses inquiétudes, est
singulièrement atténuée, dans les régions militaires
et gouvernementales, par l'audace des petits com-
mandos qui, dans l'État d’Orange, enlèvent les pa-
trouilles anglaises avec une facilité surprenante. Après
avoir pompeusement annoncé son entrée à Prétoria le
5 juin, le maréchal Roberts télégraphie timidement le
•lendemain qu’un bataillon de yeomanry, fort de huit
cents hommes environ, a dû mettre bas les armes et
se rendre, le 31 mai, près de Lindlev, à quelques por-
tées de canon de Kronstadt! Tout le nord-est de l’État
d’Orange est donc bien loin d’être pacifié, puisque des
coups de main de cette envergure peuvent s’y accom-
plir impunément.
La guerre, la vraie guerre de guérilla va-t-elle
commencer? Si oui, les Anglais, dans cette lutle
contre des « essaims d’abeilles », suivant la pitto-
resque expression de lord Wolseley, ne sont pas au
bout de leurs peines, et les vaillants Boers leur mé-
nagent plus d'une surprise sanglante.
Henri MAZEREAU.
Le Foyer
INSTALLATIONS D’ÉTÉ
«Je pars, tu pars, nous partirons... » On n’entend
que cela depuis quelques semaines, un peu partout.
Et à Paris aussi bien qu’ailleurs : car, tandis que les
départements et l’étranger font leurs malles pour
venir prendre d’assaut la capitale, nombre de Pari-
siens, en vertu de calculs qu’on ne saurait blâmer,
s’occupent de louer honnêtement à des visiteurs de
l’Exposition leurs lares citadins. Les plus modestes
d’entre eux, j’imagine, doivent viser des conditions
qui leur permettent à tout le moins une villégiature
au pair parmi de calmes verdures, loin du tintamarre
et des éblouissements du grand Festival,... ne fût-ce
qu’à Meudon, Asnières ou Viroflay. Mais les malins,
soyez-en sûrs, sauront tirer de l’occasion rare un joli
profit. On me cite en effet des appartements de
cinq pièces plus une cuisine loués à raison de 1200
et 1500 francs par mois. Et de cette surenchère
se ressentent même — on se demande pourquoi - les
locations des taudis miséreux. Nous connaissons, en
des quartiers limitrophes de la Foire des Nations, de
misérables logements qui de 300 francs ont grimpé à
450, à la grande désolation des pauvres diables qui les
occupaient et qui ont dû chercher à se caser ailleurs.
382
LE MAGASIN PITTORESQUE
On comprend fort bien la petite famille laborieuse,
et de budget limité, qui, pour éluder une probable
invasion d’amis sans gêne et de parents à peine connus,
va se mettre au vert en cédant la clef de son appar-
tement à un passant en quête d’un perchoir meublé
avec quelque confort. Et, certes, l’on comprend aussi
qu’un bon prix soit demandé : il y a vraiment sacri-
fice très grand dans l’abandon du foyer à des incon-
nus — qui vont entrer « dans vos meubles » et, si
j’ose dire, chausser vos pantoufles, effarouchant les
petits génies de la demeure nichés en chaque coin,
sous chaque bibelot familier, dans chaque pli de
rideau... farfadets des mille et un souvenirs tristes ou
tendres : retrouvera-t-on, au retour, tout l'impal-
pable des choses ?...
Cependant, dans le logement de banlieue, ou la
maisonnette meublée, plus ou moins loin des bar-
rières, les exilés s’essaient à une vie nouvelle au
milieu d’un sommaire ameublement, qui souvent
n’est confortable qu’à demi.
C’est l’heure ou jamais, pour la maîtresse du logis, .
de faire flèche de toute sa science ménagère et déco-
rative ; et, pour peu que son mari ait du temps à lui,
son concours ne sera pas de trop dans l’œuvre
d'arrangement et d’ornementation.
Arrivant un jour à l’improviste chez un savant —
l’un des pionniers d’avant-garde de la science con-
temporaine, — je le trouvai cognant à tour de bras
sur une vieille caisse de savon de- Marseille.
— Eh ! que faites-vous donc ?
— Un somptueux divan!
Et comme je souriais, étonnée, très sérieusement il
me dit :
— Nous autres gens peu argentés, nous devons
suppléera ce que nous n’avons pas... par ce que nous
avons. Le riche qui a besoin d’un meuble va chez le
marchand, fait son choix, ouvre sa bourse, et tout est
dit. Nous pas, fichtre!... nous rallions nos idées, notre
adresse, notre force, pour créer ce que nous ne pou-
vons nous donner...
Et, avec un bon sourire convaincu, il ajouta :
— Croyez-vous qu’ils aient autant de joie avec
leurs achats que nous avec nos créations ?... Venez
voir mes chefs-d’œuvre!
11 me conduisit à un petit salon contigu à son ca-
binet de travail et d’aspect plutôt cossu. Deux divans
dont il souleva l’étoffe me montrèrent leur armature:
de simples caisses de savon de Marseille. Quelques
aunes de reps recouvrant les coussinets de varech,
les clous d’or et la frange à pampilles, quatre roulettes
aux coins de chaque caisse, et, avec cela, de la part
de l’ouvrier peu entraîné aux travaux manuels, un
grand souci de bien faire : c’est tout ce qu’il avait
fallu... L’auteur des divans posa sur moi un regard
triomphant, d’une enfantine et joyeuse bonhomie.
Mais ce n’était pas tout : tapissier, il avait encore
monté artistement les rideaux (cousus par sa femme),
et, encadreur, mis sous verre, d’une main patiente et
soigneuse, toutes les gravures et photographies revê-
tant les murailles, pour le plaisir des yeux et la joie
de l’esprit, — images peu coûteuses pour la plupart,
mais d’une sélection raffinée. Et voilà, à peu de frais.,
il s’était arrangé un nid point dépourvu d’une cer-
taine coquetterie, très présentable aux « célébrités »,
voire même aux notabilités qui venaient le saluer en
son exil.
Que de choses peut faire aisément une ménagère
habile pour réaliser avec la moindre dépense la plus
grande somme d’harmonie et de gaîté dans sa de-
meure ! Surtout à la campagne, où l’on peut oser des
moyens plus neufs et imprévus, plus individuels, de
créer de la beauté. Parmi les plus jolies ingéniosités
féminines, et parisiennes, que j’ai remarquées ces
temps-ci, voici d’abord la « trouvaille » d’une jeune
maman, se trouvant avoir besoin, à la maison d’été,
d’une armoire pour la chambre des enfants. Elle
acheta la plus vulgaire armoire en bois blanc, meuble
de cuisine, et passa dessus, simplement, une couche
de vernis léger teinté de laque jaune; puis, en tou-
ches vives et, bien entendu, sans prétention aucune à
Limitation servile de la nature, quelques fleurs, deux
ou trois papillons, rien de plus : et l’armoire devint
un bijou délicieusement frais et jeune, en parfaite
harmonie avec la chambrette claire et avec ses habi-
tants, — les bébés blonds et roses.
Le plus chétif bahut de cuisine, passé au brou de
noix, avec les seuls panneaux et tiroirs peints en
rouge très doux, ou même fleur- cle-pêcher, sur lequel
champ rouge on pourra disposer des caractères
indous, persans ou turcs, deviendra décoratif, amusant
aux yeux; — plus encore, si vous remplacez le verrou
par quelque ferrement ancien, si vous sertissez de
clous ornés les boutons de bois des tiroirs, et que vous
y suspendiez en notes savoureuses des glands de soie.
Vos coussins de fauteuils sont défraîchis? Achetez,
un jour d 'occasions dans un de nos grands magasins
parisiens, des coupons de satin ou de faille. Cherchez
dans vos tiroirs de vieux rideaux en guipure ou en
broderie de Saint-Gall, qui ne sont décidément plus
raccommodables ; il y a des parties de dessin insigni-
fiantes, banales : sacrifiez-les ; et les parties belles et
intéressantes, vous les coudrez sur vos coupons. Puis,
avec des soies de couleurs qui s’accordent bien, vous
suivrez au point de boutonnière les dessins susdits,
ne craignant pas de les accentuer, ni de sertir les
rosaces, feuilles, arabesques... Faites tomber main-
tenant avec vos ciseaux mousseline et lulle devenus
inutiles : vous avez un dessus de coussin qui rappelle
— qui peut imiter à s’y méprendre — les splendeurs
de la broderie vénitienne.
Pùen n’est futile de ce qui peut contribuer à vous
mettre « chez vous » dans la maison, meublée som-
mairement, où l’on arrive avec un peu de froid au
cœur et de vagues inquiétudes. Un rien, peut-être,
dissipera ce malaise, — petit vase à fleur familier,
garni dès l’arrivée ; écritoire habituelle avec son
attirail de plumes et crayons,... le portrait, posé en
bonne place, d’un absent aimé,... et vite les petits
dieux lares, évoqués par la maîtresse du lieu, vien-
dront à lire d’ailes brûler un grain d’encens dans la
fadeur moite du nouveau logis.
O. GE\ IN-CA83AL.
ÎP -
Les Conseils de Me X...
Les avoués ont, chacun le sait, un rôle important
dans les instances en justice. Ils représentent les
parties, font les actes de procédure et suivent 1 affaire
en ses diverses évolutions.
Mais ils ont, aussi, un rôle de frais! Et celui-Ia,
auquel nul ne songe à les inciter, ils sont toujours
LE MAGASIN PITTORESQUE
383
prêts à le remplir avec, le plus grand zèle. Car il
constitue, à leurs yeux, le seul point intéressant du
litige; il est la source des bénéfices, le moyen légal
d’alléger de son dernier argent l’infortuné plaideur.
(( Pour faire un procureur, — disait un vieux robin,
— il n’est pas nécessaire de connaître le droit. L’es-
sentiel est de savoir dresser un rôle de frais. »
Et ces paroles encourageantes ne sont pas tombées
dans l’oreille de sourds, à en juger par les pratiques
courantes du Palais.
Sans doute, on ne voit plus, aujourd’hui, figurer
dans une note d'avoué, le prix tarifé de méditations
de nuit ou d’amicales poignées de main distribuées
aux clients, mais on y trouve encore bien des articles
de fiction pure, et dont la seule utilité consiste à gros-
sir l’addition.
Quel trompe-l’œil, par exemple, et quelle plaisan-
terie que la requête en défense, payée si cher, poin-
tant, par la partie ! Au lieu d’un exposé fidèle des prin-
cipaux moyens et arguments de la cause, c’est un
grimoire étrange, sans rapport avec l'affaire, grossoyé
à la hâte par un plumitif distrait. Il suffit de noircir
du papier timbré, et, dans ce but, les fables de La
Fontaine, les chansonnettes de café-concert ou les
oraisons funèbres de Bossuet peuvent également
servir.
A l’époque, déjà lointaine, où j’étais chez l’avoué,
j’ai fait, un jour — je m’en souviens — une copie
assez originale de ce genre. C’était le temps des han-
netons, et, par la fenêtre ouverte, un de ces gentils
coléoptères avait pénétré dans la salle d’étude, où je
bâillais d’ennui, prodigieusement. Je m’emparai du
petit étourdi et songeai aussitôt à tirer de mon pri-
sonnier le. parti le plus avantageux pour ma distrac-
tion. Lui attacher un fil à l’antenne et le faire voler
vainement, autour des moulures jaunies du plafond,
me parut un jeu enfantin, peu compatible avec la
dignité de mes vingt ans.
Une idée géniale me vint alors. Pourquoi le han-
neton n’écrirait-il pas lui-même la requête en défense
que je devais préparer pour le lendemain?
Je saisis donc ma bestiole et lui fis prendre, pour
commencer, un bain dans l’encrier. Ce préliminaire
indispensable ne sembla pas lui causer une grande
joie. Elle agitait, au contraire, désespérément ses
petites pattes dans le gouffre noir, s’efforçant d’at-
teindre la rive.
Ensuite, sa toilette terminée, je la posai, avec
délicatesse, sur une feuille de papier toute blanche et
me mis à guider, de mon bec de plume, ses pas
incertains.
Nous primes par le haut, procédant de gauche à
droite, horizontalement, jusqu’au bord delà feuille,
puis, rebroussant chemin, pour regagner, par une
savante marche en arrière, le côté opposé. Grâce à sa
double rangée de pattes, le hanneton traçait deux
lignes à la fois, — résultat merveilleux pour un scribe
aussi novice, — et il allait encore assez vite en
besogne, malgré sa lenteur et ses hésitations. Car il
s’arrêtait souvent, inquiet, surpris de se voir tout en
deuil et ne comprenant rien à son nouvel emploi.
J’en profitais pour le replonger dans l’encrier et ali-
menter ainsi sa provision de noir.
Il nous fallut trois bonnes heures pour achever le
travail. Mais aussi, quelle œuvre d’art délicate ! A
part un énorme pâté que mon hanneton, tout ruis-
selant au sortir de son premier bain, avait déposé en
tète de la page initiale, c’était réellement parfail
d exécution. Les lignes étaient droites, bien espacées,
avec des jambages réguliers, des déliés et des pleins
d une rare élégance ; l’écriture ressortait fine, coquette,
toute dentelles et broderies, lettre de jolie femme
disant des choses intimes et suaves.
Ma requête, ai-je besoin de l’ajouter? fut taxée
comme les autres, sans difficulté.
Mais je dus renoncer à la collaboration des hanne-
tons. D’abord, parce qu’ils devinrent rares, passé le
printemps, ensuite parce que mon patron, rendant
justice, enfin ! à mon application et à mes aptitudes,
me promut au grade de principal clerc.
Certes, l’utilisation des coléoptères pour les actes
de procédure peut sembler contestable aux personnes
graves. Je la crois, en tous cas, sans inconvénient.
Un hanneton, si étourdi qu’on le suppose, est inca-
pable de fautelourde ou d’erreur grossière. Il n’aurait
jamais, par exemple, commis la bévue défaire divor-
cer son patron, aux lieu et place du client.
C’est, pourtant, la méprise survenue en ces temps
derniers, et dont on fait encore des gorges chaudes
au Palais. Par suite de la distraction, vraiment un
peu forte, de son maître clerc, un honorable avoué
ne s’est-'il pas trouvé, un beau jour, et bien malgré
lui, dégagé du lien conjugal? Et il n’a connu sa
libération involontaire, qu’après la transcription du
jugement sur les registres de l’état civil, c’est-à-dire
alors que le divorce était devenu définitif.
Quant au client, il en a profité pour se réconcilier
avec sa femme.
Et il n’a eu à payer ni rôle de frais, ni requête en
défense.
Me X.
RECETTES ET CONSEILS
A PK0P05 DE CASSEROLES ÉMAILLÉES.
Tout le monde peut faire l’expérience suivante : Mettez ait
feu une casserole île tôle émaillée pleine d’eau et faites bouil-
lir. La casserole se comportera très bien et fera de l’usage. Au
contraire, essayez de faire chauffer du beurre ou de la graisse,
dix fois sur douze vous verrez l’émail craqueler et se détacher
en minces morceaux, et cela vers le milieu qui reçoit le coup
de feu.
C’est que la température a dépassé de beaucoup 1 00 degrés
et l’inégale dilatation du fer et du silicate amène la séparation
brusque des deux substances et l’émiettement de l’émail. Jus-
qu’à 100 degrés, l’émail peut supporter la dilatation; au delà,
c’est bien rare. Exceptionnellement on a vu un vase émaillé
dans lequel on fait cuire du lait se fendiller. Cela arrive encore,
mais plus rarement, dans un petit plat à faire cuire les œufs.
C’est le beurre qui est le coupable.
Il est donc incontestable que les ustensiles en ter émaillé no
supportent pas une température un peu élevée. Leur usage de-
vrait se réduire à faire chauffer de l’eau. On les emploie, au
contraire, de toutes façons. Or, l’émail s’en va, sans qu’on le
sache, en petits morceaux résistants et pénétrants qui s’enga-
gent dans les voies digestives et peuvent y produire des rava-
ges très sérieux. On leur a attribué l’appendicite notamment. On
pourrait bien avoir raison, au moins quelquefois.
Un chirurgien éminent de nos amis s’abstient de manger des
fraises pour éviter d’introduire les pépins minuscules dans ses
intestins; quel conseil donnerait-il aux mangeurs d’émail ! Il
est clair que l’on n’est pas perdu pour avoir avalé un petit corps
pointu et tranchant. On rappellerait les mangeurs de verre.
Mais il suffit d’une fois et d’un hasard malencontreux pour
qu’il survienne une maladie grave. Pourquoi courir devant un
danger possible ?
Morale : N’utilisez pas pour la cuisine des ustensiles en tôle
émaillée.
LE MAGASIN PITTORESQUE
384
QUAND MANGER LES FRUITS.
Autant que possible, on doit manger les fruits avant et non
après les repas. Ils exercent leur effet médicinal seulement si on
les prend a jeun. Le meilleur temps esl avant le déjeuner.
soie et les rubans noirs, défraîchis par un long usage, se net-
toient ainsi facilement. Le liquide dans lequel le lierre aura
trempé longtemps peut être, par contre, considéré comme un
poison.
FOIE DE VEAU A L’iTALIENNE.
Taillez du foie de veau en filets très menus. Hachez fin
persil, ciboules, carottes, champignons, demi-gousse d’ail,
demi-feuille de laurier, thym, basilic. Mettez dans le fond
d’une casserole un lit de filets de foie assaisonnés de sel,
poivre, épices, huile et une partie de vos fines herbes, un lit
de foie, un lit de fines herbes, et ainsi de suite, jusqu’à ce que,
tout soit employé; faites cuire une heure à petit feu ; faites
réduire la sauce si elle est trop longue : liez-la avec une pincée
de farine; ajoutez un filet de vinaigre, du verjus au citron ;
faites-y chauffer le foie, dressez sur le plat et servez.
SALADE DE POULET.
Faites rôtir un poulet et, laissez refroidir; vous avez au préa-
lable découpé en tranches très minces un petit chou bien
blanc et l’avez assaisonné en salade, que vous laissez mariner ,
pendant (i ou 7 heures'; au bout de ce temps, vous pressez le
chou et le disposez en couche , sur un plat long; désossez le
poulet, coiipez-le en tranches et morceaux ; préparezdu homard
(les conserves peuvent servir pour cet usage) que vous décou-
liez en dés, et les mélangez avec les morceaux de poulet, ajou-
tez des œufs cuits durs; placez le tout sur le plat ; recouvrez
avec une sauce mayonnaise.
POUR GUÉRIR LES MAUX DE DENTS.
Le remède est, très simple : verser dans un demi-verre d’eau
de douze à quinze gouttes d 'Eau de Suez (fil jaune), délayer le
mélange obtenu, et, au moyen d’une brosse douce, s’en frotter
les gencives et les dents. La rage de dents la plus violente est
immédiatement calmée. L'Eau de Sues, combinée d’après les
découvertes de Pasteur, détruit le microbe de la carie et donne
aux dents une blancheur éclatante.
PHOTOGRAPHIE SUR MARBRE.
La surface du marbre doit être seulement dégrossie et non
pas polie. Sur celte surface on étend le préparation suivante :
Benzine 500 grammes.
Essence de térébenthine 500
Bitume de Judée 50 —
Cire vierge 5 —
Laisser sécher, appliquer dessus le côté gélatine du cliché,
laisser. 20 minutes au soleil; laver à l’essence qui enlève le
vernis non altéré par l’insolation. L’image apparaît peu à
peu : arrêter l’action de l’essence en passant sous un jet d’eau.
Plonger la surface ainsi préparée dans une solution alcoolique
de bleu de Prusse, de rouge éosine, de gomme-gutte, selon la
couleur désirée. Quand la couleur a pénétré par capillarité, enle-
ver le vernis et polir finement le marbre. On a un dessin trans-
parent, profond, nacré, inaltérable.
A. -G., à Nevers. — Oui, vous avez raison, mais pour
éviter ces fraudes, la Ci0 fermière des Sources de l’État :
Célestins, Grande Grille, Hôpital, met sur le goulot de toutes
ses bouteilles un disque bleu portant les mots « Vichy-État».
De même sur tous les produits : Sels, Pastilles et Comprimés.
Vous n’avez donc qu’à exiger cette marque.
ENLÈVEMENT DES TACHES PAR L INFUSION DU LIERRE.
Les feuilles de lierre enlèvent les taches de tous les tissus. On
prend une vingtaine de feuilles jeunes et bien vertes qu’on lave
soigneusement, on les dépose dans une terrine et on verse des-
sus un demi-litre d'eau bouillante ; après les avoir laissées macé-
rer au moins pendant deux heures, on brosse avec celte solu-
tion les vêtements à nettoyer. Les couleurs se ravivent et
l’étoffe reprend son aspect primitif; mais il faut ensuite laisser
sécher avec soin et sc garder de repasser après le nettoyage. La
LES MERVEILLES DE L’iNDUSTRIE ÉLECTRIQUE
Nous appelons l’attention de nos lecteurs sur la première
page du numéro. Elle contient une nomenclature très inté-
ressante et des plus instructives sur les nouveautés électriques
si répandues en Amérique. Leur utilité, leur pratique, leur
économie agrémentées d’une ornementation décorative, en font
des objets de première nécessité, dont le goût se répand de
plus en plus dans le grand public.
HYGIÈNE DU FUMEUR.
1° Choisir un tabac très doux contenant le moins de nicotine.
Le meilleur est le tabac qui ne contien t que 2 p. 100 de cette
substance, (le tabac de Virginie atteint 0,87 p. 100).
2° Ne doivent pas fumer ou fumer très, peu ceux qui
souffrent de l’estomac par suite de dyspepsies, les personnes
prédisposées aux catarrhes bronchiques et llegtnasies pulmo-
naires et ceux chez qui l’usage du tabac augmente outre mesure
la salivation.
Le tabac convient à ceux qui voyagent beaucoup, aux gour-
mands, à ceux qui sc livrent à des travaux corporels et intel-
lectuels.
0° Le tabac doit se fumer sec, haché et nettoyé : lépapier qui
le renferme doit être de fil pur, flexible, sans colle et laisser
peu de résidu à la combustion.
4° On ne doit fumer ni à jeun, ni avant de se coucher.
5U L’usage du porte-cigarette pour les cigarettes et de pipes
pour le tabac en vrac constitue un préservatif hygiénique.
0° Quand ou fume sans porte-cigare on doit jeter le cigare
dès qu’il est à moitié consumé, afin d’éviter les mauvais effets
du tabac et de la chaleur.
7° Est 1res malsaine la coutume de mâcher le bout du ci-
gare, car ou augmente ainsi la sécrétion de la salive et on
irrite considérablement les muqueuses des lèvres et de la langue.
8° Pour maintenir la bouche fraîche, les dents blanches et
éviter les effets locaux du tabac, les fumeurs doivent faire
usage, une fois par jour, d’un gargarisme composé de :
Chlorure de calcium 8 grammes.
Eau distillée ) _
Alcool a 35° \ *• 3* ~
Essence de girolles 11 —
Mélanger et filtrer.
Une demi-cuillerée à café dans un verre d’eau pour se net-
toyer les dents et se gargariser la bouche.
JEUX ET AJVlUSEJVIEfiTS
Solution du Problème paru dans le numéro du 1er Juin 1900
Si toutes les bêtes étaient des lapins, il y aurait 4x 14 ou
5(5 pattes, c’est-à-dire 5G— 38 ou 18 eu trop. Or en remplaçant
un lapin par une poule, on atténue cet excès de "2 ; donc il
, , 18
faudra faire ce remplacement un nombre égal de fois a —ou 9.
Il y aura donc 9 poules et 5 lapins.
PROBLÈME.
Deux voyageurs se mettent en route, l’un avec 100 francs,
l’autre avec 48 francs; des voleurs leur prennent une partie
de leur argent. Le premier perd le double du second et con-
serve pourtant trois fois plus d’argent que lui; combien leur
a-t-on enlevé à chacun?
CHARADE.
Coiffure, le premier;
Un comité, le dernier;
Tragédie est l’entier.
VERS A RECONSTRUIRE.
Ici-bas tout a même destinée, hélas ! l’un dans un jour passe,
dans une année l’autre, et au même et seul port nous abordons
tous. Tout ce qui vit suit ainsi une commune loi, fortune
orgueilleuse, misère méprisée, à la mort tout vient aboutir.
Le Gérant : Ch. Gü'on.
7S7U-99. — CoHBtn.. Imprimerie Ld. Chét£.
LE MAGASIN PITTORESQUE
385:
LA LAITIÈRE
1er JUILLET 1900.
13
386
LE MAGASIN PITTORESQUE
LA LAITIÈRE
Au musée du Louvre, dans la salle française,
allez admirer ce délicieux chef-d’œuvre. C’est un
legs récent de Mme la baronne Nallianiel de'
Rothschild, un legs dont l’acceptation n’a pas
même été homologuée encore par le Conseil
d’État ; mais comme il n’y a pas à craindre qu’un
tel présent soit refusé, MM. Ivaempfen et Lafe-
nesire, le directeur et le conservateur qui vien-
nent d’opérer dans les galeries de peinture de si
harmonieuses réformes, n’ont pas voulu que le
public attendît davantage, — et la Laitière est
depuis quelques jours exposée.
Je viens de l’aller voir. Je ne m’en suis pas ap-
proché sans peine, car déjà l’essaim des copistes
s’est abattu à cette place : rapinsàlongs cheveux,
— l’espèce existe toujours, — vieilles dames à
lunettes, jeunes filles aussi, dignes de poser pour
un nouveau Greuze, un graveur enfin, qui rectifie ;
sa planche en la comparant à l’original. C’est à
qui, — à l’huile, à l’aquarelle, au crayon, à l’eau-
forte, — reproduira la séduisante figure, destinée,
on le sent, à devenir aussi populaire que sa voi-
sine, la célèbre Cruche cassée du même peintre.
Mais le Magasin pittoresque aura devancé tout
le monde; et je puis vous assurer qu’on ne sau-
rait imaginer une traduction plus fidèle que celle de
la gravure de notre première page.
La Laitière ?... Oui, Greuze a voulu que nous
la prissions pour telle, puisqu’il lui a mis à la
main la petite mesure de fer-blanc et que, sans
doute, les pots au lait sont cachés dans les deux
paniers de jonc qui pendent à droite et à gauche
du paisible chevalbai dont elletient labride et sur
lequel elle s’appuie. Sinon , à la grâce abandonnée de
son attitude, à la finesse exquise de ses traits, au
rêve qui emplit ses grands yeux, j’aurais juré que
ce n’était point une fille des champs, mais une
jeune fille de la ville et même de la cour, déguisée
en paysanne pour quelque fête rustique selon le
cœur de Florian ou de Jean-Jacques, une com-
pagne peut-être de la charmante duchesse de
Penthièvre sous les ombrages de Sceaux, ou de
Marie-Antoinette et de Mme de Lamballe au
Petit-Trianon. Rappelez-vous ce que, de ce der-
nier séjour, nous dit Mme Campan dans ses
Mémoires : « Là, une robe de percale blanche, un
fichu de gaze, étaient la seule parure des prin-
| cesses. Le plaisir de voir traire les vaches enchan-
tait la reine... » Ne reconnaissez-vous pas là notre
jolie laitière? « On y jouait la comédie, le Devin
du village , » dit-elle encore. Notre laitière ne
vous paraît-elle pas faite pour y chanter les fa-
meux couplets :
J’ai perilu tout mon bonheur
J’ai perdu mon serviteur
Colin me délaisse?
Comme elle eût été jolie aussi dans la Cher-
cheuse d’esprit du bon Favart, •mtr® opéra-
comique champêtre, dans le ré' - Nicette
dont M. Subtil fait ainsi le portrait :
Sa taille est ravissante,
Et l’on peut déjà voir
Une gorge naissante
Kepousser le mouchoir !
Oui, c’est bien cela : laitière, mais laitière
d’idylles élégantes et sentimentales, telles qu’on
les concevait au dernier siècle, dans un retour,
sincère mais non pas encore émancipé, vers la
Nature. Je ne voudrais pourtant pas dire : laitière
d’opéra-comique. Non, l’idéal de Greuze dépasse
celui des comédies à ariettes. Il y a dans le regard
de notre rêveuse quelque chose comme l’attente
ou déjà le premier éveil du profond amour. Je
songe en la voyant à la délicieuse Victorine du
Philosophe sans le savoir, de Sedaine, que Collé
appelait justement « le Greuze du théâtre ». Et
par delà le Rousseau du Devin de village , l’âme
du Rousseau de la Nouvelle Héloïse commence à
influencer le peintre, qui a mis sur ce visage un
peu de « cette simplicité touchante et voluptueuse »
de Julie, dont s’enivra le cœur de Saint-Preux.
Ainsi, chez presque tous les artistes, faut-il
faire la part des modes du temps où ils ont vécu,
sans méconnaître ce qu’il y a de beauté durable
sous ces conventions transitoires et périmées.
Mais il en est chez qui, par je ne sais quel mys-
tère, la convention et la vérité forment un si
poétique mélange que toute leur séduction semble
précisément en venir. Si ce ne sont pas les très
grands, ce sont du moins les charmants et les
délicats ; et parmi les tout premiers de ceux-là, il
faut compter Greuze.
Auguste DORCHAIN.
PAUL HERYÏEU
— M. Pingard pourrait-il me recevoir?
— Je vais voir si M. le Secrétaire est encore là.
Qui dois-je annoncer?
— M. Hervieu.
— Le fils de M. Paul Hervieu?
— M. Paul Hervieu, de l’Académie française.
Telle est la courte scène qui s’est passée au
secrétariat de l’Académie, moins de deux mois
avantla réception solennelle qui vient d’avoir lieu.
Scène authentique, — je la tiens de la bouche
LE MAGASIN PITTORESQUE
387
même de M. Paul Hervieu, — qui ne laisse pas
d’être aussi rare que piquante dans ces lieux au-
gustes où la connaissance et l’amour des lettres
n’iraient pas jusqu’à pousser un huissier à faire
son petit Mascarille. La méprise et la surprise
furent sincères; et je gagerais que M. Paul Her-
vieu n’a pas eu à souffrir dans son amour-propre
de cette première réception à l’Académie. Tous
ceux qui, à la séance du 21 juin, ont vu M. Paul
Hervieu « sous les palmes » conviendront que
l’huissier n’était pas inexcusable et oue le nouvel
académicien a vraiment l’air
d’avoir été reçu avec une dis-
pense d’âge.
Ce n’est pas d’aujourd’hui
que M. Paul Hervieu paraît
jeune, plus jeune qu’il n’est.
La Nature envers lui n’a ja-
mais été très regardante : elle
a accordé à ses traits le privi-
lège exceptionnel de ne point
marquer ses ans ou de les
marquer avec une telle inexac-
titude et un tel retard qu'on
pourrait la soupçonner de
bienveillante malice.
L’erreur où est tombé le
modeste acolyte de M. Pingard
ne fut même pas épargnée à
un bâtonnier du barreau de
Paris, M. Bétolaud. En ce
temps-là, M„ Paul Hervieu
avait quelque vingt-deux ans
et devait bien en paraître
seize. Il venait d’être reçu
avocat, pour répondre à un
vœu de son père dont la plus
chère ambition était que son fils étudiât le droit
et réussît à passer docteur. Il en était resté à son
premier doctorat, ne satisfaisant qu’à moitié aux
espérances paternelles.
Inscrit au barreau, il ne demandait qu’à plaider.
Malheureusement, quand on débute au Palais, les
clients sont ce qui manque le plus ; avec des
protections, on obtient la faveur d’être choisi
comme avocat d’office dans des affaires médiocres,
des vols sans intérêt et des assassinats insigni-
liants. C’était une faveur de ce genre que sollici-
tait M. Paul Hervieu auprès du bâtonnier à qui il
faisait visite. En le recevant, Mc Bétolaud n’avait
pu maîtriser un vif mouvement de stupéfaction.
Comment, cet adolescent un avocat, un confrère! Il
l’interroge, semble hésiter à croire spontanée sa dé-
marche et suppose qu’il obéit à sa famille. Il lui dé-
peint sous des couleurs peu engageantes la carrière
qu’il veut suivre, mais le vrai est qu’il ne voit pas
bien un chenapan défendu contre la société par cet
enfant. « Je crois, conclut-il, qu’il vaut mieux pour
vous que vous entriez dans une administration. »
M. Paul Hervieu ne persista pas dans son dessein.
Un heureux hasard ne tardait pas à lui accorder
d’aller cacher sa jeunesse dans les bureaux d’un
ministère. Le chef de cabinet de M. de Freycinet,
alors ministre des travaux publics, en 1879, se
trouvait être un de ses amis ; il prend M. Hervieu
avec lui. C’est le point de départ de sa fortune
littéraire. Grâce à de nombreux et intelligents
loisirs que lui laisse l’expédition, qu’on appelle
courante, des affaires de l’État, M. Paul Hervieu
s’essaye dans une œuvre de fantaisie qui ne de-
vait voir le jour que longtemps après : Diogène
le Chien. Il s’évade ainsi pendant de bonnes
heures, de la rue de Grenelle
vers Athènes et Sparte, pour
l’Agora et le Plataniste. Rien
ne vaut la gymnastique grec-
que pour les exercices d’en-
traînement littéraire. Il n’avait
donc pas perdu son temps aux
Travaux publics, lorsqu’un
changement de cabinet amena
M. de Freycinet aux Affaires
étrangères. En satellite recon-
naissant et prévoyant, M. Paul
Hervieu suivit son chef au
quai d’Orsay. Là il eut l’idée
Me se préparer à la carrière
diplomatique. Admis au con-
cours, il est nommé dans la
suite secrétaire à Mexico. Se-
crétaire d'ambassade, — et
non pas simplement attaché,
remarquez-le ! — il n’attendait
que cela pour donner sa dé-
mission, se contentant d’un
titre, aussi décoratif qu’offi-
ciel, qui lui confère le droit de
se dire de la carrière et lui
permet de faire hommage, en échange, à la diplo-
matie de ses succès d’écrivain. Désormais
M. Hervieu se consacre entièrement à la littéra-
ture. Encouragé par des amis, de bon goût et de
bon conseil, il fait le public juge de ses produc-
tions, on sait avec quel succès croissant. Sa
marche à la célébrité et à l’Académie s’est pour-
suivie avec cette régularité harmonieuse qui est le
signe de toutes ses œuvres. Progressivement,
sans à-coup, mais du pasleste et solide d’un alpi-
niste— M. Hervieu goûtera cette image, — ilafait
les classiques ascensions qui mènent aux plus purs
sommets, quand on sait proportionner ses efforts
aux cimes à atteindre — et qu’on a du souffle!
Pour parler sans métaphore, M. Paul Hervieu
commence par prendre sa mesure dans la nou-
velle; il y réussit sans peine et tente avec non moins
de succès d’écrire des romans. Un acte qu’on lui
demande pour une fête à l’Epatant lui fournit
l’occasion de montrer que le théâtre ne lui est
point interdit. Il lire d’un conte de Vivant-Denon,
Point de lendemain , quelques scènes fort applau-
dies et fait quelque chose d’un de ccs riens exquis
où excellait le xviu0 siècle. Cela n’a pas été une
M. Hervieu enfant.
388
LE MAGASIN PITTORESQUE
soirée perdue : il venait de trouver, comme en
se jouant, le chemin des Français. Sa vocation
littéraire n’a rien eu, on le voit, d’impérieux
et de pressant. Il n’a pas entendu des voix dans
son enfance ; son destin ne lui a pas été révélé
par ces prophéties qui tiennent du prodige et
qui, comme dans un éclair, laissent entrevoir tout
un brillant avenir. La seule prophétie qui ait
frappé son oreille lui a été dite de façon fort pro-
saïque. Un jour, pendant une récréation au lycée
Bonaparte, un de ses camarades, à qui il montrait
des vers, lui déclara : « Toi t’esuntype qui fera
des livres ! » Cet oracle, traduction libre « du Mac-
beth, tu seras roi ! » s’est réalisé de tous points,
il a été le « type » annoncé. Il a fait des livres.
Il n’en a pas fait trop ; et bien
que la liste de ses ouvrages soit
encore longue, on m’accordera
qu’il paraît en avoir fait juste as-
sez. C’est qu’il a porté deux ou
trois de ses oeuvres au degré le
plus élevé de la perfection qui lui
est propre, et qu’elles sont deve-
nues ainsi les échantillons les
mieux caractéristiques d’un talent
d’élite et de luxe. M. Paul Her-
vieu est donc l’homme de ces deux
ou trois livres, qui ont été et res-
tent ses parrains, ses répondants,
de qualité précieuse, dans le monde
des lettres. Ils suffisent à justifier
son crédit; mais, en quelque esti-
me qu’ils soient tenus à bon droit, ils ne sauraient
représenter tout l’avoir du délicat écrivain. Ne de-
vons-nous pas, en effet, signaler une série de vo-
lumes de nouvelles, dont l’un quelconque suffirait
à établir la réputation d’un écrivain véritable ? Il
y a enfin des pièces de théâtre qui ont laissé l’im-
pression vive de données nouvelles, traitées
d’une mainsingul ièrement musclée, un souvenir
de qualités de développement sobre et logique,
de concentration dramatique, qui ne courent
pas les planches. 11 est vrai aussi que le nombre
de ses comédies semble correspondre symétrique-
ment au nombre de ses romans les plus célèbres
et qu’il nous induit à remarquer que l’œuvre de
M. Hervieu a je ne sais quoi de rare — dans tous
les sens du mot, — de proportionné, de mesuré.
Aussi bien sont-ce là les qualités où se complaît
son esprit. M. Hervieu a un don réel d’observa-
tion pénétrante. La vie l’intéresse ; il en suit
attentivement les combinaisons, les réactions, et
rien de ce qui est humain ne lui est indifférent;
mais ce qui l’attire et l’arrête, c’est le cas excep-
tionnel, l’inexpliqué, le rare enfin. Citerai-je,
pour le prouver, ses courtes nouvelles: Krab ,
Guignol , Argile de femme, Pif, la Porte entre-
bâillée, la Femme assassinée ? Il n’est pas jus-
qu’à ses grands romans qui, par leur sujet, le
monde où ils se passent, les personnages qu’ils
mettent en scène, ne soient pris dans une huma-
M. Hervieu à seize ans.
nité spéciale et, comme on dit vulgairement, qui
sort de l’ordinaire. Certes, ce sujet est toujours
fondé sur de fortes assises, en pleine terre et
non dans les nuages ; ce monde y est dessiné et
peint d’après nature ; ces personnages sont vivants,
agités par les passions et les intérêts qui mènent
tous les hommes à des degrés divei’s, et cependant
on contesterait difficilement que des conditions de
vie particulières et exceptionnelles ne créent un
monde particulier et d’exception. Ce monde,
M.Paul Hervieu, dans Fl irt , Peints par eux-mêmes ,
V Armature, par exemple, nous l’a décrit avec
une puissance et une précision incomparables.
Objectera-t-on que M. Hervieu n’a fait que noter
ce qu’il avait sous les yeux; que par sa situation
et son éducation il se trouvait
naturellement appelé à fréquenter
dans ce milieu ? Ce n’est point une
raison décisive : on peut exercer
ailleurs que dans le milieu où le
hasard vous a placé ses dons d’ob-
servateur et de psychologue. Une
orchidée est sans doute aussi na-
turelle qu’un coquelicot ; elle vit,
comme lui ; mais celui qui aime
mieux cueillir et observer celles-ci
passera pour pi’éférer l’atmosphère
douce des serres à l’air vif des
champs ou, tout au moins, pour
avoir des goûts rares et curieux.
Au surplus, ce qu’on est convenu
d’appeler le monde, ce monde-
spécial, offre à un artiste subtil des jouissances
d’un épicurisme raffiné, un spectacle d’art tou-
jours renouvelé où les défauts et les vices se
nuancent à l’infini et gardent malgré tout une
apparence esthétique.
Ce spectacle flatte aussi le penchant à l’ironie,
et M. Hervieu est un ironiste en éveil. L’ironie est
à la fois une parure et une arme qui convient aux
esprits à qui répugnent les excès toujours gros-
siers de l’indignation et qui craignent de tomber
dans le ridicule de la candeur. Elle est faite de ré-
serve et d'une pointe d’orgueil. Elle sied à tous
ceux qui estiment qu’il ne vaut pas la peine de
« grêler sur le persil ». M. Paul Hervieu en a dé-
pensé beaucoup à ses débuts, mais il lui en reste
encore assez. En voulez-vous quelques traits?
Dans Diogène le Chien : « Pendant qu’on instrui-
sait l’affaire, Diogène prit la fuite. Mais l’heure
de la justice était venue : on enferma son vieux
père pour le restant de ses jours dans une étroite
pi'ison. » Et ailleurs, dans V Esquimau, cette
définition : « Le Jardin d’acclimatation est un
lieu élégant, situé dans le bois de Boulogne, pour-
vu d’arbres bien taillés, de cours d’eau et de
groupes en plâtre. Sa désignation lui vient sans
doute de ce que les Parisiens y mènent leurs pe-
tits enfants pour les acclimater au bruit terrible
des concerts en plein vent et aux bousculades de
la foule pendant les chaleurs de l’été. Dans cet
LE MAGASIN PITTORESQUE
389
établissement, on apprend à la jeunesse l’art de
monter le chameau, l’éléphant et l’autruche,
comme si cela pouvait servir dans la suite. »
Même dans la fantaisie, M. Hervieu se révèle
logicien implacable. Il aune puissance ratiocinante
qui émerveille; il excelle à pousser jusqu’à ses
dernières conséquences un fait, une obser-
vation ; il enchaîne
des conclusions avec
un artconsommé. S’il
part d’une vérité bien
établie, de sens com-
mun — ou de son
contrepied — il en
tire de fortes et ir-
réfutables déduc-
tions. Rien n’est plus
probant à cet égard
que sa comédie : les
Paroles restent. Les
paroles volent, dit le
proverbe. M. Hervieu
observe qu’il est aussi
vrai, sinon plus, de
constater qu’elles res-
tent. Pour le démon-
trer, il bâtit tout un
drame qui finit d’une
façon sanglante. Si
après ce dénouement
nous ne sommes pas
convaincus ! Le point
de départ est vrai,
humain, et pourtant
cette comédie man-
que d’humanité : il
y a trop d’art. Dans
■les Tenailles on re-
trouve tout autant
d’art avec de la sy-
métrie et plus « d’entrailles ». 11 veut nous
prouver que la loi sur les séparations de biens,
sur le divorce est barbare. C’est un joli pro-
blème de dynamique sociale et psychologi-
que. Même variation, plus complète et plus
riche, sur ie même thème dans la Loi de
l'homme. On a répété de Dumas, qu’il faisait
des pièces à thèse. M. Hervieu fait de ses pièces
des théorèmes, des théorèmes dramatiques; elles
•en ont la simplicité, la rapidité, l’élégance géo-
métrique. Ses lignes, je veux dire ses scènes
convergent tout droit ou en courbes précises vers
des solutions nettes.
Ce n’est pas seulement dans son théâtre que se
marque ce souci de l’enchaînement, de la mesure,
en un mot de la composition. Toutes ses œuvres
ont été composées avec un soin et une minutie
qui ne laissent rien au hasard. Ce qui importe le
plus dans le métier d’écrivain — ce sont ses idées
personnelles — c’est moins la matière que l’on
travaille que la manière de travailler et de mettre
en œuvre cette matière même. Tout est littérature :
il peut y avoir de la littérature dans le récit,
la repartie d’un homme quelconque. On trouve
partout le « minerai » littéraire ; l’essentiel,
c’est de l'extraire de sa gangue, de le préparer,
d’en tirer un métal précieux pour fabriquer une
monture artistique. L’écrivain est un orfèvre.
M. Hervieu est orfè-
vre, un orfèvre mé-
canicien ; il recher-
che les formes méca-
niques . Remarquez
les titres de ses
ouvrages : les Te-
nailles, l’Armature ;
ils témoignent clai-
rement de ses goûts
et de ses aptitudes.
Par là M. Hervieu est
de son temps ; il
l’est encore par ses
préférences qui vont
aux modernes, aux
contemporains. Dans
sa bibliothèque pim-
pante, complètement
modern-st jle , ils oc-
cupent les places
d’honneur, toutes les
places presque. Je
veux croire que ses
confrères lui rendent
sans peine la pareille ,
d’autant plus qu’il
n’est pas encombrant
par nature. Son ba-
gage littéraire n’au-
ra jamais cet excé-
dent qui rend dif-
ficile ou impossible
le voyage à la postérité ; il formera le contenu
d’une gentille petite valise, d’une valise diplo-
matique.
Joseph GALTIER.
LA PART DE BONHEUR
Le pauvre a ses trésors, le riche a sa misère;
Chaque être, dans ce monde, a sa part de bonheur
Un seul épi de blé réjouit le glaneur.
Et le lépreux sourit quand il n’a qu’un ulcère.
De la ronce et du lys l’abeille fait son miel ;
Il n’est pas de douleur dont un jour on ne rie ;
Sur la montagne noire ou la verte prairie
Le cèdre et le brin d’herbe ont leur front dans le ciel.
Le prisonnier vieilli chante au fond de la geôle,
Comme dans le sérail chante un jeune sultan,
Et Jésus, qui portait sa croix, avait l’instant
Où, soupirant de joie, il la changeait d’épaule.
Jean RAMEAU.
M. Hervieu.
300
LE MAGASIN PITTORESQUE
PETITS PROBLEMES DE L’HISTOIRE
Une Relique de « l’Ami du Peuple »
Jadis un de nos confrères eut, la plaisante idée
— était-elle plaisante au surplus? — de poser
cette question : Quel est le personnage le plus
antipathique de la Révolution ? Je ne me souviens
plus si c’est Philippe-Égalité ou Robespierre qui
décrocha la timbale dans ce match d’un nou-
veau genre ; mais ce dont je suis certain, c’est
que Marat, dont il y a un demi-siècle on ne pro-
nonçait le nom qu’avec effroi, Marat, dont on avait
fait une sorte de Croquemitaine pour faire peur
aux enfants rebelles ou paresseux, ne venait que
le sixième ou septième sur la liste des réprouvés
de la Révolution.
A quoi attribuer un pareil revirement ? Il serait
trop long et, du reste, superflu de l’expliquer. Il
serait, en plus, outrecuidant d’émettre cette hypo-
thèse que nos travaux personnels sur Y Ami du
Peuple, venant après ceux de Chèvremont et
de Rougeart, aient pu éclairer en quelque façon
la silhouette falote du conventionnel monomane.
Et cependant nous avons la conviction qu’ils ont
servi à dissiper bien des préventions, et qu’en
plaidant les circonstances atténuantes en faveur
d’un personnage qu’on a fait passer à tort pour
un monstre sans pudeur ni sensibilité, nous avons
hâté l’œuvre de Injustice réparatrice.
A Dieu ne plaise que nous innocentions
Marat de toutes les accusations dont il a à répondre
devant le tribunal de l’histoire; nous avons seule-
ment voulu démontrer qu’il fallait traiter avec
une certaine indulgence un homme rongé par
un mal affreux, qui a bien pu avoir un contre-
coup sur ses déterminations, en rapport avec la
violence de ses accès.
Les contemporains de celui qui se disait Y Ami
du Peuple — le peuple a parfois des goûts singu-
liers — ne se sont pas contentés d’absoudre leur
héros, ils en ont fait un dieu. Marat avait souffert
pour les idées chères au peuple, que dis-je, il
avait été tué pour elles; c’est plus qu’il n’en fallait
pour avoir droit aux palmes du martyre.
Le culte de Marat a commencé à sa mort ;
il s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Le farouche
démagogue est passé à l’état de dieu, d’un dieu
dont on se dispute les reliques.
Les historiens content qu’après l’exécution de
Louis XYI, des fidèles se précipitèrent autour de
l’échafaud pour recueillir le sang de l’illustre
victime que le bourreau venait d’immoler. Le même
fait se reproduisit à la mort de Marat. Mais ce
n’est pas leur mouchoir que les fanatiques trem-
pèrent dans le liquide qui s’échappait de la
blessure de leur idole; ce furent des numéros
de journal qui reçurent en la circonstance le
« baptême du sang ».
La scène peut aisément se reconstituer: Marat
est dans son bain, quand on lui annonce une
jeune fille venue de Normandie pour l’entretenir.
Il donne ordre qu’on laisse pénétrer celle qui a
mis tant d’insistance à le voir.
Pour distraire son attention, Charlotte Corday,
on a déjà deviné qu’il s’agissait d’elle, donne à
Marat le nom de ceux qui fomentent de sourdes
menées contre-révolutionnaires.
Tandis que Marat écrit leurs noms, les marque
déjà peut-être pour une prochaine charrette, Char-
lotte le frappe d’un coup sûr, mortel.
Le sang jaillit à flots, inondant la pièce.
Des feuillets de l’Ami du Peuple , le journal
que rédige Marat, se trouvent là, épars, et reçoi-
vent dès éclaboussures sanglantes. Des mains
pieuses les recueillent. La compagne de Marat,
Simonne Evrard, et sans doute aussi des inconnus
accourus à la nouvelle de l’assassinat, ramassent
et emportent — comme des reliques — les feuillets
rougis.
La « Veuve Marat », comme elle s’intitule, va
désormais vivre avec le souvenir de celui qui n’est
plus. Au premier moment, la sœur du conven-
tionnel, Albertine, est venue auprès d’elle pour
l’aider à supporter son affliction en la partageant.
Cette Albertine a « l’âme forte et passionnée de
son frère », avec lequel elle aune ressemblance de
traits frappante.
D’un aspect dur et sévère, avec son visage rêche
et parcheminé de vieille fille, elle repousse de
prime abord ceux qui demandent à l’approcher
pour recueillir de sa bouche quelque détail ignoré
sur l’homme qui a tenu un temps entre ses mains
les destinées de la France.
Quelques années après la mort de Marat, on la
retrouve retirée dans la petite chambre, « un
peu obscure, mais proprette dans tout son vieux
ameublement », située au cinquième étage d’un
immeuble de pauvre apparence, survivant à son
frère pour lui décerner une sorte d’apothéose,
pour lui refaire comme un panthéon dans le taudis
où elle s’est retirée, avec les livres, les papiers,
les manuscrits et autres objets de mince valeur
qui ont appartenu à celui qu’elle nomme haute-
ment « le martyr de la liberté ».
Vers 1833, se réunissait chez Albertine Marat
une société d’hommes distingués, penseurs,
historiens ou philosophes, aimant à remonter aux
sources de l’histoire de la Révolution, avides
d’entendre de la bouche même des acteurs ou des
LE MAGASIN PITTORESQUE
391
témoins de ce drame inoubliable le récit authen-
tique des scènes qu’ils avaient eu l’étrange fortune
de voir se dérouler sous leurs yeux.
Au nombre de ces privilégiés étaient Alphonse
Esquiros, romancier fécond, écrivain grandilo-
quent, dont le nom est bien oublié aujourd’hui et
qui eut pourtant son heure de vogue ; Hauréaux,
l’érudit biographe des Montagnards ; Émile de La
Bédollière, Aimé Martin, deux littérateurs aimables
qui n’étaient pas sans mérite ; et enfin le colonel
Maurin, fervent collectionneur, recueillant tout ce
qui se rattachait à l’histoire de la Révolution. C’est
d’Albertine Marat que le colonel reçut un jour, en
cadeau ou en le payant à beaux deniers comptants,
un des numéros de l’Ami du Peuple, tachés
du sang du démagogue. Il le fît entrer dans sa
collection en l’accompagnant de cette mention
manuscrite: « Ces feuillets teints du sang de Marat
se trouvaient sur la tablette de sa baignoire lors-
qu’il fut poignardé par Charlotte Corday. Elles
furent recueillies etconservées par sa sœur Alber-
tine Marat, qui a bien voulu m’en faire le sacrifice
pour accroître ma collection des monuments
patriotiques de l’époque. »
A la mort du colonel Maurin, les feuillets ensan-
glantés passèrent, ainsique nous l’atteste Anatole
France, dans lacollection du comte de LaBédoyère.
« Après la mort du colonel Maurin, a écrit
Anatole France sur le feuillet lui-même, ces
feuillets sanglants furent transportés dans l’hôtel
du comte H. de La Bédoyère. Le gentilhomme
prit ces feuillets en dégoût et obligea mon père
à les emporter; mon père me les donna et c’est
ainsi qu’ils sont tombés jusqu’à moi. »
La photographie du document dont nous venons
de faire connaître la filiation fut pour la première
fois publiée, avec l’attestation du colonel Maurin
et celle d’Anatole France, dans V Autographe (nu-
méro du 1er octobre 1864).
Neuf ans plus tard, le 10 octobre, Anatole France
aurait, assure-t-on (1), cédé les deux fameux numé-
ros (2), qui étaient en sa possession, au baron de
Vinck . C’est de la famille du baron de Vinck (3) que
proviendrait le numéro de l'Ami du Peuple teinté
de sang, le n° 678, portant la date du 13 août 1792,
qui figure à l’Exposition de 1900, dans le pavillon
de la Ville de Paris.
Mais il y a à l’Exposition un autre exemplaire
du journal de Mai’at, un autre numéro qui porte
lui aussi des traces sanglantes. Celui-là peut se
voir au palais de l’Enseignement, au Champ-de-
Mars, dans la section rétrospective de la Librairie.
11 appartient non pas aux Archives nationales,
comme on l’a dit par erreur, mais à un de nos
amis, un amateur d’un goût éclairé, et d’un flair
très aiguisé, M. Paul Dablin.
(1) Anatole France, dans la lettre qu’il nous a fait l'honneur
de nous écrire, ne mentionne pas cette particularité.
(21 Ce seraient les numéros 506 et 678.
(3) Et non de M. Jules Claretie, comme on l’avait prétendu.
M. Claretie nous l’a confirmé dans une lettre qu’il a eu l’ama-
bilité de nous adresser.
M. Dablin a bien voulu me racbnter dans quelles
circonstances lui était échu le précieux document.
Je transcris fidèlement son récit :
« 11 y a six ou sept ans, vers 1893 ou 1894,
j’achelai sur les quais, quai Conti, si ma mémoire
me sert bien, dans la boîte à vingt sous, un livre
broché, en assez mauvais état, portant le titre de
Recherches sur le Feu. par J. -P. Marat, docteur
en médecine, etc. Ce livre, que venait de dédaigner
un jeune ecclésiastique qui l’avait brutalement
rejeté dans la boîte, portait sur nombre de pages
des annotations manuscrites que je soupçonnai
à première vue être de la main même de Marat.
Vous devinez mon émotion!
« Mais jen’étaispas au bout de ma surprise. Dans
l’intérieur dudit volume, se trouvait un numéro de
l'Ami du peuple (le n° 681 bis, du jeudi 13 sep-
tembre 1792), dont huit pages étaient tachées de
sang, les deux pages du milieu très fortement, et
la première page, celle du titre, très légèrement:
ne peut-on pas en inférer que ce numéro était en lec-
ture, et que Marat le consultait au moment où il fut
frappé? Mais passons. Ce numéro était encastré
dans une feuille de papier écolier, sur laquelle on
avait écrit ces lignes : Numéro de Marat faisant
partie de ceux qui se trouvaient sur la tablette
de sa baignoire lors.de son assassinat par Char-
lotte Corday.
« Cette découverte acheva de me troubler :
j’allai aussitôt trouver l’expert en autographes
déjà bien connu, le regretté Étienne Charavay, à
qui je fis part de ma trouvaille. « Il n’y a pas de
« doute, me dit-il, les notes qui sont en marge du
« livre sont bien de Marat. »
« En ce qui concerne la mention inscrite sur la
chemise qui recouvrait les feuillets de sang, Chara-
ray fut non moins affirmatif :
« C'est de la main d’Albertine Marat , nous dit-
« il. Mon père, Gabriel Charavay, a fait la vente
« d’Albertine, et tout s’est vendu pour un morceau
« de pain (sic). »
« Étienne Charavay ajouta: « Il y a bien, à ma
« connaissance, sept ou huit numéros de l'Ami
« du Peuple tachés de sang, qui courent le monde.
« J’en possède un dans ma collection personnelle
« et j’en connais quelques autres (1). »
Le numéro qui appartient à M . Dablin est, avons-
nous dit, du mois deseptembreet celui de M. Ana-
tole France, du mois d’août 1792, c’est-à-dire
d’un an antérieurs à la scène de l’assassinat. Il
est peu probable, a-t-on fait remarquer (2), que ces
numéros, qui n’étaient pas d une utilité immédiate
à Marat, aient ainsi traîné sur la tablette de la
baignoire le jour où il fut frappé : « On peut
supposer à larigueur que dans ces anciens numéros
il cherchait une référence au moment même où
Charlotte Corday le frappa; ce qui est moins
vraisemblable, c’est que la sœur de Marat, qui ne
(1) M. Noël Charavay n’a pas retrouvé cette pièce dans les
papiers laisses par son Irèrc Etienne («haravay.
(2) Intermédiaire , loc. cil.
392
LE MAGASIN PITTORESQUE
futpas témoin du drame, qui n’enrecueillitqu’après
coup les indices, ait pu attester d’une manière
indiscutable que ces numéros tachés de sang
étaient justement sous la- main de leur rédacteur.
Cette précision nuit fortement au crédit qu’on
voudrait pouvoir attribuer à cette relique. On
montrerait moins d’incrédulité s’il ne s’agissait
que de numéros épars dans la maison et que le
sang qui s’échappa de la blessure à flots a pu
souiller. Mais à vouloirtrop prouver on ne prouve
rien. »
En dépit de cette argumentation, qui nous parait
bien spécieuse, notre croyance dans l’authenticité
des deux documents exposés n’en est pas ébranlée.
Certes, Albertine Marat a eu tort d’affirmer ce
qu’elle n’avait pas de ses propres yeux vu. Mais
elle avait un garant : c’est Simonne Evrard qui,
elle, assistait presque au drame, puisqu’elle se
tenait dans une pièce voisine, et qu’elle était ac-
courue la première aux cris poussés par le blessé.
Que celle-ci ait ramassé les feuillets ensanglantés
à terre ou sur la tablette de la baignoire, il im-
porte peu de le savoir pour déterminer la réalité
du fait lui-mème.
En terminant, relevons un menu détail, mais
qui ne manque pas de piquant. Hâtons-nous de
dire que nous ne le signalons qu’à titre de curio-
sité, sans en vouloir tirer la moindre induction :
Le numéro de l'Ami du Peuple appartenant à
M. Dablin porte la date du 13 septembre; celui
de M. Anatole France est du 13 août (1792).
Marat a été assassiné le 13 juillet (1793) et un des
deux numéros qui figurent à l’Exposition se
trouve à la classe 13.
Ce que les amis du merveilleux vont triom-
pher!... Dr CABANES.
GOMMENT ON VOYAGE EN EXTRÊME-ORIENT
S’il est vrai que l’ennui naquit un jour de l’uni-
formité, ce n’est certes pas l’Extrême-Orient qui
lui servit de berceau, et si parfois les heures
paraissent longues au touriste que tourmente
toujours un peu la nostalgie du foyer momenta-
némentperdu, du moins ne doit-il pas s’en prendre
à la monotonie du voyage.
Nulle part, en effet, on ne saurait trouver plus
de variété dans les moyens de transport, qui, s’ils
manquent le plus souvent de confortable, ont par
contre un incontestable mérite d’originalité.
Tour à tour juché sur le dos d’un éléphant,
ou cahoté dans une voiture à bœufs, étendu sous
la paillotte d’un sampan ou secoué par les por-
teurs de chaises, à pied ou à cheval, le touriste
fait connaissance, en Extrême-Orient, avec la
plupart des véhicules dont s’avisa l’imagination
humaine.
Essayons, en quelques pages, d'en décrire
successivement aux lecteurs les inconvénients et
les avantages.
l’éléphant
C’est au Cambodge que je fis pour la première fois
connaissance avec cette gigantesque monture. Au
moyen d’une échelle, on atteint le palanquin
solidement assujetti sur le dos de l’animal et il ne
reste plus qu’à se laisser conduire par le cornac
installé à califourchon sur le cou, et muni d’un
aiguillon au fer recourbé.
L’éléphant est une bête luxueuse dont les
personnages les plus importants font grand cas
en Asie : j’avoue que j’ai peu goûté le charme de
la promenade, de nouveau ramené aux plus
mauvais souvenirs du roulis par le balancement
vraiment trop exagéré qu’imprime au palan-
quin la marche lente et rythmique de l’énorme
bête.
L’éléphant mérite-t-il tout à fait la réputation
d’intelligence et de douceur qu’on lui a faite ?
J’ose dire que des doutes mesontvenus à cet égard.
Son rôle dans les guerres antiques me paraît
fort discutable et je crois bien que certaines pani-
ques célèbres furent dues à lafaçon malencontreuse
dont les éléphants, par des retraites trop préci-
pitées, jetèrent le trouble dans les rangs de
guerriers amis. Seules les mules du général
White, au Transvaal, ont, dans les temps mo-
dernes, commis des méfaits analogues.
Comme moyen de transport, l’éléphant laisse
aussi beaucoup à désirer : d’abord il marche
avec une lenteur extrême, à peine 4 kilomètres à.
l’heure, et témoigne d’une véritable répugnance
à dépasser la journée de huit heures. En outre,
son appétit est formidable et il suffit à peine à
porter la quantité de nourriture nécessaire à son
entretien pendant quelques jours : donc, impos-
sibilité de l’utiliser pour des tournées lointaines
ailleurs que dans des contrées où le ravitaillement
est facile.
Au risque de passer pour un dénigreur systéma-
tique et d’être accusé de partialité rancunière à
l’égard des éléphants domestiques, ilmefautencore
être l’écho des plaintes amères que m’a fait en-
tendre, au sujet des éléphants sauvages, le gou-
verneur général de l'Indo-Chine.
On sait que M. Doumer s’efforce de compléter avec
rapidité le réseau télégraphique qui doit enserrer
toutes les parties de nos possessions d’Extrême-
Orient.
Or à tout instant les lignes sont interrompues,
grâce àla malignité sournoise de bandes d’éléphants
LE MAGASIN PITTORESQUE
393
qui se divertissent àjeterbas les poteaux télégra-
phiques, parfois sur une étendue de plusieurs
kilomètres. M. Doumer trouve avec quelque raison
que les astucieux pachydermes pourraient prendre
dans la brousse des distractions moins dispen-
dieuses. Mais peut-être les éléphants voient-ils
dans cet abatage de poteaux autre chose qu’un
plaisir analogueau jeude quilles: moi jeles soup-
çonne de vouloir empêcher, par ce moyen, la
marche progressive d’une civilisation qui menacera
tôt ou tard leur liberté et leur existence.
LA CHARRETTE A BOEUFS
Si la réputation de l’éléphant est à mon avis
surfaite, celle de la charrette à bœufs est au con-
traire détestable
avec un peu
d’injustice. On
m’avait dépeint
sous desombres
couleurs ce
mode de voya-
ger : pour cela
sans doute il me
parut moins dé-
sagréable que je
ne m’y atten-
dais.
Évidemment
ces petits véhi-
cules étroits,
construits en
bois, ajustés de
façon probléma-
tique avec des
roues de forme
plutôt ovoïde,
sont d’un médiocre confortable. Mais, c’est affaire
dégoût: je préfère les soubresauts de la char-
rette au roulis de l’éléphant.
La charrette en question est tantôt attelée de
buffles, tantôt traînée par des bœufs. Les premiers
marchent d’un pas tranquille et lent ; les seconds
sont, au Cambodge surtout, d’excellents trotteurs
qui vont allègrement par les routes ensablées,
aux profondes ornières.
Le conducteur est placé à califourchon sur la
pièce de bois qui sert de joug; le voyageur est
obligé de s’étendre tout de son long sur les
planches de la charrette en faisant effort pour
conserver l’équilibre difficilement réalisable dans
ces chemins à peine tracés où les roues tantôt
plongent dans des fondrières, tantôt grimpent par-
dessus rochers et troncs d’arbres.
Et l’on avance ainsi par monts et par vaux, sous
unsoleil deplomb, enveloppé de poussière blanche
aveuglante et étouffante, tandis que grincent
lamentablement les essieux de la charrette. Et
comme je demande pourquoi on ne met pas un
peu de graisse pour éviter ce bruit agaçant, on
me répond que ces grincements ont leur utilité,
qu’ils font peur aux tigres et les écartent de notre
route.
C’est un argument sans réplique, car en Indo-
Chiné, la crainte du tigre est le commencement
de la sagesse.
Je n’ai pas eu l’occasion de contrôler s’il est
exact que le fauve ait des essieux de charrettes
une crainte si salutaire. 11 est certain en tous cas
qu’il est tout à fait redoutable pour les cavaliers
et les piétons.
A PIED ET A CHEVAL
Deux façons de voyager qui sont seules à la dis-
position du touriste, dès que, abandonnant les
routes admirablement entretenues de la Cochin
chine, ilpénètre
dans les régions
peu explorées
de l’Annam.
Si vous con-
sultez une carte
de l’Indo-Chine,
votre attention
sera tout de
suite attirée par
le vaste tracé de
la route manda-
rine qui fait ex-
cellent effet sur
le papier, indi-
quée en un large
traitrouge: cela
donne l’impres-
sion qu’une im-
mense voie de
communication
suit toute la côte
d’Annam à peu de distance de la mer et monte
sans interruption jusqu’au Tonkin.
Hélas ! que ces cartographes ont l’imagina-
tion fertile !
En réalité, la route mandarine est un simple
tracé qui tantôt consiste en un sentier étroit pas-
sant à travers les bois, tantôt se perd dans les
dunes, tantôt devient une piste à peine visible le
long du rivage.
Impossible par conséquent de voyager autre-
ment qu’à pied ou à cheval.
De loin en loin, dans les villages très pauvres,
une paillotte sert de maison commune : c’est là
que les voyageurs peuvent passer la nuit, étendus
sur une sorte de grande table de bois recouverte
d’une natte très mince ; c’est là aussi qu’on trouve
les coolis de rechange pour porter les bagages.
Ces paillottes s’appellent des « trams » et ont
une certaine analogie avec ce que pouvaient être
jadis noâ relais de poste.
Quand un blanc arrive, le chef de tram frappe
aussitôt à coups redoublés sur le tam-tam, sorte
d’énorme tambour en forme de tonneau : tous les
coolis du village doivent aussitôt accourir et se
— i
A cheval en Annaui.
394
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le Kango
ment elle témoigne d’humilité de la part de ceux
qui l’accomplissent.
Le chef de village et les notables s’agenouillent
et s’inclinent jusqu’à ce que les fronts touchent
terre ; puis ils se relèvent, joignent les mains, les
tendent vers le ciel et retombent à genoux de
nouveau, le front dans la poussière.
Ainsi de suite tant qu’on ne donne pas l’ordre
d’arrêter les génuflexions.
A-t-on raison de s’opposer à cette cérémonie ?
Je ne sais trop : des hommes expérimentés affir-
ment qu’on humilie bien davantage les pauvres
gens en refusant leurs hommages, qu’en les
acceptant de bonne grâce.
Les lays accomplis, je me remets en marche
précédé de six hommes porteurs de drapeaux
triangulaires, rouges ou bleus avec bordure
blanche, suivi d’un gaillard qui frappe sans se
lasser sur un tam-tam sonore : les notables, les
japonais.
avec sollicitude si la a grande maison de fer »
existe toujours. Je donne à ce brave homme des
nouvelles si satisfaisantes de la Tour Eiffel qu’il
n’hésite pas âme comblerdes plusgrandshonneurs.
Il décide donc de nous conduire en grande pompe
à la vieille pagode où je devrai passer la nuit, et
un cortège des plus bizarres s’organise.
En tète marchent trois Annamites, porteurs
d’oriflammes ; puis vient un guerrier qui tient en
main un immense sabre à poignée d’argent fort
élégamment ciselée. Je viens ensuite, à cheval,
flanqué à gauche et à droite de deux serviteurs
qui dressent au-dessus de ma tête de grands pa-
rasols noirs doublés de soie rouge. Derrière, en
palanquin, le Quan-am s’avance, en somptueux
vêtements de soie verte, et le cortège se termine
par une longue file de courtisans empressés et
obséquieux. Quel numéro à introduire dans un
défilé carnavalesque !
laisser réquisitionner comme porteurs. En ce qui
me concerne, cette formalité n’était d’ailleurs
pas nécessaire, mon passage étant annoncé d’a-
vance, dans la région, par les ordres du gouver-
neur général.
Aussi, bienavant d’arriver au village, je voyais
s’avancer à ma rencontre une troupe nombreuse :
le chef du village, suivi des principaux notables,
venait me faire ses « lays ».
C’est là une cérémonie fort horripilante, telle-
enfants complètent le cortège et c’est en cet équi-
page singulier que je fais mon entrée dans tous les
villages que je traverse.
Parfois la réception est particulièrement bril-
lante.
A. Phan-ri, par exemple, le Quan-am (sorte de
préfet) me fait un accueil tout à fait enthousiaste.
Ce Quan-am est un fonctionnaire fort intelligent,
à l’œil vif, aux manières aisées et qui vint à
Paris en 1889. Par l’interprète, il me fait demander
LE MAGASIN PITTORESQUE
395
Dans de pareilles conditions, on le conçoit, le
voyage en Annam ne manque ni d’imprévu, ni
de pittoresque. Ajoutez à cela les émotions conti-
nuelles que procure la présence des tigres dont
nous parlions plus haut, dont on voit partout la
trace, dont on entend chaque nuit les lugubres
appels.
La région méridionale de l’Annam est en effet
la partie la plus « tigreuse » (c’est l’expression
consacrée) de toute l’Indo-Chine, et j'avoue volon-
tiers que, le soir venu ou quand les nécessités des
étapes m'obligeaient à partir avant le lever du
soleil, j’étais loin d’être rassuré.
On m’avait bien dit que le tigre a des préférences
pour l’Annamite et qu’il tient en piètre estime
l’Européen au point de vue comestible. Soit, mais
il doit y avoir, me disais-je, dans la gent féline
comme dans l’es-
pèce humaine,
des gourmets
et des gloutons.
Si un gourmet
se trouve sur
ma route, j’au-
rai la chance de
me voir préfé-
rer mon boy ou
mes porteurs.
Si, au contraire,
c’est un glouton
que je rencon-
tre, ma situation
devient critique
et je n’aurai
même pas pour
consolation la
satisfaction d’amour-propre de me savoir dévoré
par un fauve au goût délicat. Quel lamentable
tombeau que l’estomac d’un goinfre !
Et sur ces mélancoliques réflexions, je redou-
blais de prudence, n’avançant que précédé et suivi
de porteurs de torches et de coolis faisant grand
tapage .
Qu’on ne se moque point de pareilles précau-
tions ! Pour lesavoir négligées, le pauvre Montagne,
fils d’un regretté confrère, fut enlevé par deux
tigres sur cette même route mandarine. Le
malheureux jeune homme avait eu l’imprudence de
s’aventurer, à cheval, la nuit venue, suivi seule-
ment de son interprète également monté.
Soudain, il fut saisi à la cuisse par un des tigres,
tandis que l’autre lui labourait de coups de griffes
le visage etles épaules. L’interprète, fou de terreur,
s’enfuit au triple galop et le lendemain on ne
retrouva plus de Montagne que des restes mécon-
naissables. Je n’en finirais pas de raconter de
pareils méfaits. Un seul trait pour finir et mon-
trer jusqu’où peut aller l’audace des fauves : l’an
dernier, une troupe de cinquante tirailleurs était
en marche vers six heures du soir ; tout à coup,
un tigre bondit de la brousse sur le sentier et
saisit l’homme qui se trouve en tête. Une décharge
de coups de revolver fait lâcher prise à la bête
qui disparaît dans les taillis. Dix minutes après,
le tigre surgit de nouveau, mais cette fois tombe
sur le milicien qui ferme la marche et l’emporte
avant que les autres Annamites, glacés d’effroi,
aient eu le temps de mettre les fusils en joue.
Et voilà pourquoi les voyages en Annam res-
teront longtemps sans attrait pour les gens qui ne
sont point curieux de sensations originales.
LA CHAISE A PORTEURS
Lorsqu’on est rompu par quelques semaines de
marche ou par un séjour trop prolongé sur la
selle insuffisamment moelleuse d’un petit cheval
annamite, on peut s’offrir un repos bien gagné en
faisant quelques kilomètres de chaise à porteurs.
C’est ainsi
que, pour ma
part, je traver-
sai le col des
Nuages, entre
Hué et Tourane.
La chaise à
porteurs est un
moyen de loco-
motion qui se-
rait tout à fait
agréable, n’était
la gêne qu’on
éprouve à se
sentir si lourde-
ment peser sur
les épaules des
malheureux
coolis.
Ceux-ci pourtant se mettent à quatre, et sont
remplacés par des porteurs frais tous les 10 ou
12 kilomètres. Ils marchent très vite en impri-
mant à la chaise un léger mouvement de va-et-
vient auquel on s’habitue bientôt et qui n’est pas
pénible. Mais souvent on éprouve le besoin de
mettre pied à terre pour soulager les pauvres An-
namites, qui sont petits et malingres et semblent
plier sous notre poids.
Un voyageur qui parlait la langue du pays,
sans que les porteurs le sachent, me racontait que
les coolis se vengent par des plaisanteries, irres-
pectueuses mais inoffensives, des corvées que les
Européens leur imposent. Lorsque deux chaises à
porteurs se rencontrent, les coolis échangent avec
de grands éclats de rire des propos badins comme
celui-ci :
— Qu’est-ce que vous portez là ?
— Un gros porc pour le marché.
— U paraît bien lourd !
— Oui, mais nous le vendrons très cher.
Et ainsi de suite, tandis que le voyageur inexpé-
rimenté se réjouit de la bonne humeur dont
témoignent ses coolis !
Les coolis chinois qu’on trouve à Hong-Kong
396
LE MAGASIN PITTORESQUE
sonlbien plus robustes que les porteurs annamites :
aussi l’usage de la chaise est-il très répandu dans
la colonie anglaise. C’est, à Hong-kong, un luxe
très apprécié que l’exhibition d’une chaise somp-
tueuse portée par des coolis vêtus d’une livrée
originale et riche.
Au Japon, par contre, les Européens se servent
très rarement de ce mode de transport. La chaise à
porteurs n’y existe d’ailleurs pas à proprement
parler. Elle est remplacée par le kango.
Le kango consiste en une sorte de panier de
bambou, ou en un étroit hamac, abrité par un
petit toit de paille et suspendu à une longue tra-
verse de bois supportée par les épaules de deux
hommes.
Japonais et Japonaises, qui ont l’habitude de
s’accroupir et de replier les jambes sous eux-mêmes,
s’y trouvent fort à l’aise et font ainsi de longs tra-
jets : on rencontre parfois dans les environs de
Nikko de longues files de kangos qui se dirigent
vers le lac Chuzendji ; mais les Européens ne
savent quelle position prendre et garder : le
kango est pour eux un véritable instrument de
supplice. Aussi préfèrent-ils de beaucoup la
jinricksiia. Henri TU ROT.
lîn remède que vendent les bouchers
Fréquemment l’on trouve dans les journaux
des comptes rendus de cures merveilleuses ; ces
comptes rendus n’ont généralement d’autre but
que de faire acheter tel ou tel produit pharmaceu-
tique pour le plus grand bien de la bourse des
pharmaciens et surtout de l’inventeur de l’élixir
vanté. Ou bien encore il s’agit d’une eau thermale
dont il est dit merveille, et en vous engageant à
aller prendre votre part de ses bienfaits le rédac-
teur de l’écho ou de la réclame n’a certainement
pas perdu de vue les bénéfices que retireront de
votre déplacement les compagnies de chemins de
fer d’abord, l’établissement thermal ensuite et
enfin les hôteliers auxquels vous serez contraint de
demander une hospitalité peu gratuite.
Un produit bienfaisant que l’on trouverait par-
tout, qui, incapable d’être monopolisé, rendrait
impossible à tous, même à son inventeur, de tirer
aucun bénéfice de sa vente, n’aurait évidemment
aucune réclame de ce genre : à quoi bon ?
Il semble invraisemblable qu’un tel produit
bienfaisant existe, n’est-il pas vrai? Tout démon-
tre l’impossibilité de son existence, et cependant...
la plus bienfaisante des drogues que l’homme ait
jamais absorbée n’est-elle point ce qui constitue
sa nourriture quotidienne : pain, viande, légu-
mes, etc., etc. , et ces produits, dans leur simplicité,
ne répondent-ils point à la précédente définition?
Ehbien ! supposez que de nouveaux Pasteurs vien-
nent vous dire : quand vous êtes affaibli par la
maladie, prenez ces aliments, ou tel de ces aliments
ordinaires, de telle façon, au lieu de les prendre
de la façon habituelle, et vous serez guéri ; suppo-
sez que des médecins autorisés vous disent cela
avec preuves à l’appui, vous auront-ils vanté un
produit dont ils puissent retirer l’ombre d’un
bénéfice autre que le plus grand de tous, la gloire,
un produit dont un industriel, si malin fût-il,
puisse espérer retirer le moindre argent ?
Ce préambule a pour unique but, ami lecteur,
de vous accoutumer à cette idée... étrange, qu’il
peut exister un remède, et un remède à l’action
éminemment puissante, qui ne se vende point, ne
puisse se vendre chez les pharmaciens, qui puisse
être préparé par vous ou par le plus inhabile des
cuisiniers avec ce seul produit, de vente courante
chez tous les bouchers, avec la viande de bou-
cherie.
Ce remède est le plasma musculaire ; ses
inventeurs sont les docteurs, déjà célèbres pour
d’autres travaux, Richet et Héricourt.
Ce remède s’obtient par simple écrasement de
la viande crue, sans machine, sans artifice spécial,
et il restaure avec une rapidité qui tient du pro-
dige les organismes les plus délabrés, même ceux
que dévore la plus impitoyable des maladies : la
tuberculose.
On se rend chez un boucher, on y fait hacher
menu 2 kilogrammes de viande crue, on verse
sur cette viande un litre d’eau froide et on laisse
en présence pendant quatre heures, puis on presse
énergiquement. Il en résulte un peu plus d’un litre
d’un liquide rouge; c’est là la dose ordinaire
qu'un adulte doit avaler dans sa journée.
Voici le procédé ; voyons maintenant ses ré-
sultats.
Lorsque, en mars dernier, les docteurs Richet
et Héricourt firent connaître à l'Académie leur
belle découverte, ils ne rendirent compte que
d’expériences faites sur des animaux, des chiens.
Les plus typiques avaient donné les résultats sui-
vants : à diverses époques trente-quatre chiens
ont été infectés de tuberculose ; la terrible mala-
die injectée chez eux à haute dose lit de rapides
progrès et plusieurs moururent; les autres étaient
alors dans un état de détresse extrême, pour ainsi
dire de mort imminente; seize de ceux-là pris au
hasard furent traités par la méthode en question,
tous se rétablirent rapidement, tandis que les au-
tres, laissés sans soins ou traités par différents
remèdes, mouraient plus ou moins vite, mais mou-
raient tous.
Depuis, les résultats sur l'homme ont-ils con-
firmé ces merveilles ? On va en juger.
D’après les inventeurs, un adulte pourrait sans
inconvénient absorber journellement 2 litres
de ce liquide rouge qui constitue le remède et
dont la digestion est, paraît-il, des plus faciles ; or
dans la localité où j’habite, un tuberculeux d’une
quarantaine d’années, parvenu à un point d’affai-
blissement tel qu’une promenade de 200 mètres
était absolument au-dessus de ses forces, se mit.
LE MAGASIN PITTORESQUE
307
au commencement de mai, au régime réduit du
plasma musculaire; il absorbait tous les jours,
sans aucune difficulté ni répugnance, un demi-
litre de ce liquide rouge provenant de la compres-
sion de un kilogramme seulement de viande crue
hachée.
Au bout de douze jours de traitement, cet adulte
avait augmenté d’environ 2 kilogrammes, il
était méconnaissable et abattait ses deux lieues
sans fatigue anormale. Après une légère interrup-
tion il continue le traitement, et nul ne se doute-
rait, à le voir, qu’il est malade, qu’il a été, on peut
le dire, presque à la mort.
Et ce n’est pas un simple coup de fouet que
l’organisme reçoit de ce traitement, ce sont bel et
bien les forces qui lui manquent pour lutter victo-
rieusement contre la maladie.
Qu’on nous permette une comparaison.
On administre des drogues, généralement des
poisons, à un malade: c’est faire pour lui un peu
ce que l’on fait en ce moment pour les Boërs, c’est
lui donner de nouvelles armes, canons et fusils
perfectionnés, pour lutter contre le microbe, contre
l’Anglais. Malgré ce secours d’armes perfection-
nées, les Boërs seront finalement écrasés sous le
nombre.
On donne au malade du plasma musculaire,
c’est-à-dire le principe même d’activité qui per-
met à son organisme de détruire, d’étouffer le
microbe; c’est comme si une puissanceeuropéenne
se décidait à quintupler les forces de l’armée
boër en lui envoyant deux cent mille de ses
soldats. Bien qu’au Transvaal un soldat européen,
sous un ciel qui n’est pas le sien, ne vaille pas un
Boër, néanmoins avec ce formidable renfort les
Burghers alliés jetteraient les Anglais à la mer;
de même qu’avec le formidable renfort du plasma
musculaire acheté chez le boucher, les cellules
combattantes de l’organisme arrivent sans peine
à jeter dehors le microbe. Léo DEX.
POUR UNE FIANCÉE
Elle était blonde comme vous,
Celle dont les yeux fins et doux
Me laissèrent l’àme blessée.
Pourtant mon cœur n’est pas jaloux
De vos bonheurs de fiancée.
Honte à ceux qu’aigrit la douleur !
Je n’ai rien d’elle qu’une fleur :
Mais, quand un couple d’amants passe,
Je dis au bon Dieu : Rendez-leur
En félicité ma disgrâce.
Bien qu’il soit de vous séparé,
Votre ami se sent désiré;
11 est triste comme vous l’êtes,
Moi, j’ignore s’ils ont pleuré,
Les charmants yeux de violettes.
Qu’on vous aime comme j’aimais,
C’est le vœu que je me permets,
Le secret que je vous confie.
J’ai de la peine pour jamais ;
Soyez heureuse pour la vie.
SULLY-PRUDHOMME.
Les Étuoes municipales
de Désinfection
Jamais plus qu’aujourd’hui, les questions d’hy-
giène n’ont préoccupé les hommes ayant souci
de la santé publique.
Assainissons! Désinfectons! est le cri le plus
général. La guerre aux microbes est à l’ordre du
jour.
L’hygiène publique et l’hygiène privée étant
indiscutablement liées ensemble, il importe que
nous fassions connaître à ceux qui nous lisent
toute la nécessité d’une méthode d’assainissement
domestique et tous les bienfaits de la propreté.
Tout dernièrement, nous avons applaudi le
conseil municipal de Paris qui décidait la créa-
tion, dans les cours d’adultes, les cours commer-
ciaux, les écoles professionnelles et les écoles
primaires supérieures de fdles, de cours d’hygiène
du foyer.
Il est excellent d’apprendre à nos futures mères
de famille, non seulement l’hygiène de la femme
et du petit enfant, mais surtout l’hygiène de
l’appartement.
L’éducation sanitaire doit nécessairement se
faire par la femme.
Quant à l’hygiène publique, nous devons re-
connaître qu’elle est, depuis quelque temps,
l’objet de la sollicitude très sérieuse de nos édiles
et de l’administration.
Nous croyons intéressant pour nos lecteurs
d’étudier aujourd’hui avec quelque détail la plus
importante des institutions publiques d’assainis-
sement, c’est-à-dire le service municipal de dé-
sinfection.
Vous avez tous aperçu, dans quelque rue, la
voiture des étuves municipales, qui a l’aspect
d’une voiture de livraison quelconque et qu’ac-
compagnent des employés de la Ville de Paris.
Mais l’organisation de cet important service
n’est connue que d’un très petit nombre de per
sonnes, et pourtant elle nous intéresse tous.
398
LE MAGASIN PITTORESQUE
Les étuves municipales de désinfection an-
nexées aux refuges municipaux de nuit et à l’une
des stations des ambulances municipales, ont été
mises à la disposition de la population pari-
sienne en 1889.
Actuellement, il existe quatre stations de dé-
sinfection: rue des Récollets, 6, avec trois étuves;
rue du Château-des-Rentiers, 71, avec deux étu-
ves; rue de Chaligny, 21, avec une étuve; et rue
de Stendahl, avec une étuve (1).
Ces établissements renferment un matériel
complet qui permet de désinfecter à domicile et
entre les deux parties de l’établissement que par
un couloir comprenant des vestiaires et un lavabo
avec bains-douches. Les portes de ce couloir
présentent cette particularité que l’une d’elles ne
peut s’ouvrir qu’autant que l’autre a été préala-
blement fermée au moyen d’un mécanisme spé-
cial.
La station de la rue des Récollets occupe une
superficie totale de 960 mètres et la surface cou-
verte par les bâtiments est de près de 600 mètres.
Le système général de structure consiste en pans
de fer avec remplissage de briques apparentes.
Les agents du service des étuves ont deux
costumes spéciaux : 1° l’un, dit d’uniforme,
comprend une veste, un pantalon, un gilet en
drap, avec boutons d’argent et
Bbroderie rouge (ou, en été, une
veste et un pantalon de coutil),
et une casquette galonnée
avec écusson aux armes de la
Ville de Paris; l’autre, dite de
travail (fig. 3 et 4),
composée d’un bour-
geron de toile, d’un
pantalon ou cotte, éga-
lement en toile et à
coulisse (le tout doit
être serré à la taille,
aux manches et au
collet), et un calot
couve-nuque et cou-
vre-front.
Ils ont, lorsqu’ils
sont de service, des
chaussures spéciales qu’ils laissent chaque soir
dans la station.
Dès qu’ils arrivent à la station le matin, ils
laissent tous leurs vêtements dans une armoire
spéciale, puis ils vont revêtir leurs vêtements de
travail ou de sortie.
Ils doivent porter les ongles courts, la barbe
coupée, les cheveux ras. Ils sont munis d’une
carte d'identité. Avant leurs repas, qu’ils doivent
prendre dans le réfectoire de la station, ils se
lavent soigneusement les mains et la figure avec
du savon au crésyl.
Tous les soirs, avant de reprendre leurs propres
vêtements, pour rentrer chez eux, ils prennent
une douche et se lavent avec du savon.
Pour aller prendre des objets à domicile et y
pratiquer la désinfection, voici comment on pro-
cède.
Au départ de la station, chaque voiture est
accompagnée d'un cocher et de deux désinfec-
teurs. Elle contient un nombre suffisant de toiles-
enveloppes et de sacs (fig. 1) pour pouvoir enve-
lopper tous les objets de. literie, les vêtements,
tapis, etc., qui doivent être rapportés à l’étuve ;
un ou plusieurs pulvérisateurs ; des flacons ren-
Chargement du chariot.
à l’étuve; le service qui en est chargé comprend
des agents spéciaux, qui sont placés sous l’auto-
rité de M. le directeur des affaires municipales et
sous la surveillance et la direction technique de
M. l’inspecteur général de l’assainissement et de
la salubrité de l’habitation, l’éminent docteur
A. -J. Martin.
Une commission de perfectionnement du ser-
vice de la désinfection fonctionne régulièrement.
La station municipale de désinfection de la
rue des Récollets, l’établissement le plus impor-
tant, se compose de deux parties bien distinctes :
elles sont séparées par un mur plein, et, dans les
salles de désinfection, par une cloison métallique
au niveau des étuves.
A gauche, le quartier d’arrivée des objets à
désinfecter; à droite, le quartier des objets dé-
sinfectés; puis, à cheval sur l’axe, le logement
du surveillant général.
Aucune communication directe ne peut se faire
(1) En dehors de ces stations, un poste central est établi à la
direction du service, avenue Victoria, 5.
LE MAGASIN PITTORESQUE
399
fermant, pour une charge de pulvérisateur, soit
12 litres, une solution de sublimé au millième
additionné de sel marin à 2 p. 1000; des brocs
d’une capacité de 15 litres d’eau et des paquets
de 750 grammes de sulfate de cuivre pulvérisé ;
un bidon de crésyl ; des chiffons ou des éponges
destinés à l’essuyage ; des sacs en toile renfer-
mant les costumes de travail.
Dès leur arrivée à domicile, les désinfecteurs
enlèvent leur uniforme laissé sur le devant de la
voiture à la garde du cocher et revêtent leur cos-
tume de travail.
Après avoir lavé au pulvérisateur la place desti-
née à recevoir
leur matériel,
ils déposent les
toiles, envelop-
pes, ou bâches
ou paniers, puis
ils y placent, en
les pliant soi-
gneusement,
tous les objets
destinés à être
portés à l’étuve.
Les paquets doi-
vent être hermé-
tiquement clos.
Puis, après
avoir versé le
contenu d’un
flacon dans le
pulvérisateur et
Désinfecteur au travail. avoir rempli
d’eau celui-ci,
ils projettent le liquide désinfectant pulvérisé
sur les murs, les plafonds, les boiseries, le par-
quet ou carrelage, les grands tapis, les meubles
et surtout les lits, etc.
Les glaces et leurs cadres, les tableaux et objets
d’art sont frottés avec des chiffons légèrement
imbibés de la solution désinfectante.
La pulvérisation, évidemment, ne laisse pas
que de détériorer un tantinet les objets qui la
subissent; mais le dommage est passager, et, en
tout cas, beaucoup moindre, n’est-ce pas, que
celui qu’aurait causé au locataire la contagion du
fléau épidémique.
Lorsque leurs diverses opérations sont termi-
nées, les désinfecteurs se placent l’un après l’autre
devant le pulvérisateur, et se lavent réciproque-
ment leur blouse, leur pantalon, leurs chaussures
dessus et dessous, leur figure et leurs mains,
avec la solution de sublimé ; puis ils descendent
les sacs l'enfermant les objets destinés à l’étuve,
les chargent avec leur matériel dans la voiture,
enlèvent leur costume de travail et le mettent
dans un sac spécial.
Après avoir revêtu de nouveau leur costume
d’uniforme, ils remettent au « désinfecté » la
liste, détachée d’un livre â souche, des objets
qu’ils emportent. Au retour à la station, les
mêmes agents déchargent la voiture dans le hall
des objets infectés; puis la voiture est lavée ex-
térieurement et intérieurement.
Les sacs et enveloppes ne sont ouverts qu’au
moment de l’introduction dans l’étuve à vapeur
sous pression. Les objets souillés et tachés de
sang, de pus ou de matières fécales, sont brossés
et rincés.
L’étuve ayant été préalablement chauffée, le
chariot est amené sur les rails de chargement
(fig. 2) ; ses parties métalliques sont garnies d’une
bâche en toile et chaque
couche d’objets étendue sur
une claie, est également en-
veloppée d’une bâche en
toile.
La
se décom
pose ainsi
cinq minu
tes d’intro
duction
vapeur à
pression
7/10 d’at
mosphère
au maxi
mum ;
détente
d’une mi- Désinfecteur au travail,
nute; cinq
minutes d’introduction de vapeur à la pression
de 7/10 d’atmosphère au maximum. Puis l’étuve
est entr’ouverte du côté désinfecté pendant cinq
minutes, le chariot retiré sur les rails et débar-
rassé des objets qu’il contenait. Ceux-ci sont im-
médiatement étirés et secoués à l’air pendant qua-
tre ou cinq minutes; ils sont enfin étendus sur
des claies.
Dans l’un des appareils en service, le séchage
complet se fait dans l’étuve même, en quinze ou
vingt minutes, à l’aide d’un tirage actionné par
un dispositif de ventilation et un puissant appel
d’air.
Le contrôle des opéi'ations d’introduction de
vapeur et des détentes et de leur durée est fait au
moyen d’un manomètre enregistreur dont les
feuilles sont envoyées chaque jour au secrétariat
de l’inspection générale.
Les objets désinfectés sont rendus à leur pro-
priétaire, au besoin le jour même ou plutôt le
lendemain, par des voitures spéciales, dans des
enveloppes ou sacs exclusivement affectés à cet
usage et par le personnel du service de la livrai-
son, contre délivrance du reçu qui avait été laissé
à domicile.
En dehors de la désinfection à domicile, le ser-
400
LE MAGASIN PITTORESQUE
vice municipal a pour mission de désinfecter les
objets directement apportés aux stations par des
particuliers. Les établissements ne peuvent rece-
voir que des matelas, linges, effets et vêtements,
tentures, tapis de petites dimensions, cuirs, four-
rures, caoutchouc, étoffes et tissus.
Le service municipal peut être appelé, en cas
d’extrême urgence, à désinfecter la chambre d’un
malade; dans ce cas, les agents, après avoir
opéré, emportent les linges et effets souillés et
laissent un sac destiné à recevoir ceux qui seront
salis en cours de maladie. Ils échangeront ce sac
contre un autre pendant toute la maladie, à des
intervalles plus ou moins longs, suivant le désir
des familles.
Lorsque le malade — ou le mort — a quitté la
chambre, il est procédé à la désinfection de celle-
ci et de son contenu.
*
+ *
Tous ces renseignements m'ont été fournis de
la meilleure grâce du monde par M. Carpentier,
l’actif secrétaire de l’inspection générale de l’assai-
nissement et de la salubrité de l’habitation ; que
le lecteur me permette d’adresser à cet aimable
fonctionnaire, en notre nom à tous, des remercie-
ments chaleureux. Paul DARZAC.
UNE BIBLIOTHÈQUE
l'art d’acheter les livres, de les classer, les conserver et s’en servir.
L’impression. — Méfiez-vous des livres impri-
més en caractères trop fins. — Le point d'impri-
merie. — Caractères romain , elsévirien , ita-
lique. — Tirage d'un volume. — Empreintes et
clichés. — Plus de correcteurs. — Millésime. —
Foliotage et titre courant. — Encore une fois :
« Gare à vos yeux ! »
A propos de l’impression, nous adresserons tout
d’abord et encore une fois aux lecteurs la recom-
mandation que nous leur avons faite en parlant
des papiers : « Ménagez vos yeux ! »
Donc, pas de livres imprimés en caractères
trop tins, et, pour préciser, en caractères infé-
rieurs au « corps huit » . On sait que les carac-
tères d’imprimerie se mesurent et se classent par
points : le point, unité typographique, équivaut
à un peu moins de quatre dixièmes de millimètre
(0 mm. 38). Pratiquement le « corps un », c’est-
â-dire le type de caractères qui aurait cette mi-
croscopique hauteur, ne se fabrique pas ; et les
« corps » ne commencent guère à exister et s’em-
ployer qu’à partir du « quatre » ou du « cinq ».
Le corps huit aune hauteur d’un peu plus de trois
millimètres ( 0 mm. 38 X 8), en mesurant non
pas l’œil ou sommet des lettres basses (a, c, e, i,
m, n...) mais celui des lettres longues (b, d, f,
g, h...).
Le caractère d’imprimerie le plus fréquemment
usité est le caractère romain. Chaque imprimerie
presque possède son type de lettres romaines, et
les différences entre les types de même corps
appartenant à des imprimeries différentes sont,
en général, très minimes : les uns sont d’un œil
un peu plus étroit ; les autres, plus large ; ceux-
ci ont leurs pleins plus gros ; ceux-là, plus mai-
gres; etc. On a ainsi, d’après ceslégères variations,
du romain Didot, du romain Raçon, du romain
Marne, Lahure, etc. Pour peu qu’on soit au cou-
rant des choses de librairie et de typographie, on
reconnaît à première vue ces types respectifs, et
il suffit le plus souvent d’ouvrir un livre nouveau
pour dire de quelle imprimerie il sort.
L 'elzevier, type de caractères provenant du
graveur français Claude Garamond, et employé
au xviie siècle par les célèbres imprimeurs de
Leyde qui lui ont donné leur nom, est généra-
lement plus maigre que le romain et a une appa-
rence un peu grêle, beaucoup de nos livres mo-
dernes, principalement des recueils de poésies,
des études d’histoire littéraire, etc., sont encore
imprimés en elzevier. C’était le caractère de
prédilection de l’éditeur Jouaust, décédé il y a
quelques années.
On appelle italique le caractère penché de
droite à gauche. Originairement ce caractère
portait le nom tantôt de lettres vénitiennes ,
parce que les premiers poinçons en ont été fabri-
quésàVenise ; tantôt de lettres aldines , parce que
Aide Manuce, comme nous l’avons dit, s’en est
servi le premier, en 1512. De nos jours on
imprime rarement un volume entier en italique ;
on se sert dans les impressions droites , c’est-à-
dire en romain ou en elzevier, de ce type penché ,
pour les mots ou les phrases sur lesquels on veut
appeler l’attention.
L’imprimerie actuelle diffère à peu près autant
de l’imprimerie d’autrefois que les nouveaux
modes de fabrication du papier diffèrent des
anciens.
Aujourd’hui, — en règle générale toujours, —
on ne tire plus sur la composition , ce qui écrase-
rait et abîmerait vite les caractères; on prend,
au moyen de plâtre ou d’une pâte spéciale, les
empreintes de cette composition, puis on cliché
ces empreintes, c’est-à-dire qu’on y coule un
mélange de plomb et d’antimoine, qui donne, en
se refroidissant, un bloc présentant le même relief
que les lettres mêmes, et c’est sur ces blocs, sur
LE MAGASIN PITTORESQUE
401
ces clichés que l’impression, le' tirage, s’effectue.
On peut ainsi tirer sur ces clichés environ dix
mille exemplaires. Lorsque le tirage doit dépasser
ce chiffre, on a recours à la galvanoplastie ; on
obtient, au moyen du courant électrique, des
clichés en cuivre d’une résistance bien plus grande
et avec lesquels on peut tirer un nombre d’exem-
plaires bien plus considérable.
Par suite de l’usure des clichés, il advient très
fréquemment que des mots ou des lignes entières,
principalement les premiers ou les derniers mots
des lignes, les premières ou les dernières lignes
des pages, manquent, ne sortent plus sur les
feuilles que l’on tire. Vous ferez donc bien, lors-
que vous achetez un exemplaire d’un ouvrage
moderne, — particulièrement si cet ouvrage a
atteint un chiffre élevé d’éditions, et si cet exem-
plaire appartient à un des derniers tirages, —
d’en vérifier les bas de pages et les extrémités de
lignes, afin de vous assurer que le texte est com-
plet.
La nécessité absolue de produire avant tout du
bon marché fait que, de l’avis de tous les gens
compétents, la librairie n’a jamais été aussi
«vilaine et mauvaise» qu’aujourd’hui. Et cela
non pas par la faute des imprimeurs ou éditeurs,
mais par celle du public surtout, pour qui le plus
bas prix est l’argument décisif, l’unique et suprême
cause déterminante du choix.
Jadis, non seulement chaque imprimerie, mais
chaque maison d’édition avait son correcteur , — •
un employé instruit et expérimenté, chargé de
relire les épreuves. Ce n’était pas là une besogne
superflue, les auteurs en général et les débutants
enparticulier n’étant pas initiés aux innombrables
détails de la composition et de la correction typo-
graphiques.
La plupart des éditeurs se passent aujourd’hui
de cet employé et réalisent ainsi une économie
sensible : si les imprimeurs conservent encore
leurs correcteurs, c’est qu’ils ne peuvent guère
faire autrement ; mais ce n’est pas l’envie qui doit
leur manquer d’économiser aussi de ce côté, et
les correcteurs d’imprimerie sont généralement
surchargés de travail et contraints par suite de
mal travailler. « La correction, il n’en faut plus
parler, écrit M. Jules Richard, dans son Art de
former une bibliothèque. Sauf en quelques ate-
liers qui se respectent, on ne se donne ni la peine
de relire, ni celle de corriger. La faute typogra-
phique est si multipliée qu’on ne veut plus d'erra-
tum. 11 ferait, par son ampleur, concurrence au
dernier chapitre. C’est là un mal récent et auquel
il serait utile de couper court. »
Où est le temps où les Estienne, si célèbres à la
fois comme érudits et comme typographes, étaient
si jaloux de la pureté des éditions qui sortaient
de leurs presses, qu’après avoir lu, relu, relu à
satiété leurs épreuves, ils les affichaient à leur
porte et donnaient une récompense, « cinq sols »,
pour chaque faute qu’on leur indiquait! Chez
eux, comme l’explique Michelet (1), « la correc-
tion se faisait par un décemvirat d’hommes de
lettres de toutes nations et la plupart illustres.
L’un d’eux fut le Grec Lascaris; un autre Rhena-
nus, l’historien de l’Allemagne ; l’Aquitain Rau-
connet, depuis président du parlement de Paris;
Musurus, que Léon X fit archevêque, etc. »
Aujourd’hui nombre d’éditeurs ont pris l’habi-
tude de ne plus indiquer le millésime (c’est-à-dire
l’année de la publication) sur le titre du volume.
C’est afin de ne pas démoder l’ouvrage : de cette
façon, un Guide dans Paris , par exemple, paru
en 1890, peut encore être vendu comme neuf en
1900, et vingt, trente et quarante ans plus tard.
Mais on devine l’embarras du lecteur, lorsqu’il se
trouve en présence de phrases contenant un
adverbe de temps ou une allusion à la date de la
publication dudit ouvrage : « On voit aujourd’hui
telle chose à tel endroit... » Quand, aujourd’hui?
« Il y a un demi-siècle la mode ne permettait
pas... » De quelle année le faire partir, ce demi-
siècle ?
Les folios (numéros des pages) se placent à la
partie supérieure de la page, soit au centre de
cette partie, si l’ouvrage ne comporte pas de titre
courant (nom donné au titre de l’ouvrage ou à
celui des chapitres répété en tête de chaque page),
soit, s’il en comporte un, à gauche ou à droite de
ce titre : à gauche, pour les pages paires; à droite,
pour les impaires.
Folioter un livre au bas des pages est une
détestable méthode, qui déroute l’œil, entrave les
recherches et ne peut s’expliquer que par la manie
de vouloir faire moins bien pour faire autrement.
Il serait bon, afin aussi de faciliter les recherches
et d’aider le plus possible les lecteurs et travail-
leurs, de numéroter toutes les pages, les belles
pages , c’est-à-dire celles qui débutent par un
titre de chapitre, comme les autres. Certains
volumes, composés de chapitres très courts, de
menues pièces de vers, de sonnets, par exemple,
contenus dans une seule page, finissent, avec ce
système, par n’avoir pas un seul folio, n’être pas
paginés du commencement jusqu’à la fin, ce qui
est, on en conviendra, aussi incommode qu’ab-
surde.
+ 4-
De même que nous vous exhortons de toutes
nos forces, et cela dans l’intérêt de vos yeux, à
fuir les livres à impressions microscopiques, nous
vous engageons, pour le même motif, à éviter les
longues lignes, les lignes interminables de cer-
taines publications.
Plus une ligne est longue, plus, pour que la
lecture n’en fatigue pas les yeux, le caractère doit
être fort. Ouvrez le tome premier du Dictionnaire
de Littré et voyez la « Préface » : les lignes ont
Om.ISu de long et occupent toute la largeur de
la page ; mais le caractère est gros et suffisam-
(1) Histoire de France, t. IX, la Renaissance, cil. xi,
p. 293, Paris, Marpon et Flammarion, 1879.
402
LE MAGASIN PITTORESQUE
ment espacé : c’est du corps XII, interligné à
quatre points ; aussi ces lignes se détachent-elles
bien et se lisent-elles aisément. Voyez plus loin le
« Complément de la préface » : le caractère est
plus petit, c’est du corps IX, mais la page est
divisée en deux colonnes, les lignes n’ont plus,
comme longueur, que la moitié des précédentes,
moins de la moitié même (0m. 088), ce qui permet
également, grâce à cette division, de les lire sans
difficulté. Il n’en serait plus de même si, avec ce
caractère IX ou un plus petit, nous avions la
ligne de tout à l’heure, une ligne de Om.185 de
long; plus d’un lecteur aurait l’œil troublé, verrait
ces lignes chevaucher et se confondre, les lettres
danser et papilloter.
« Gare à vos yeux ! » C’est le cri d’alarme
lancé jadis par Francisque Sarcey, un passionné
liseur et travailleur, dans une intéressante pla-
quette, qu’il a fait exprès imprimer, dit-il, « en
gros caractère et sur du papier teinté pour soula-
ger vos pauvres yeux ».
C’est le conseil et la suprême recommandation
de tous les amoureux du livre, de tous les cher-
cheurs et fureteurs, tous les curieux et érudits.
Ayez bien soin de vos yeux! Vous ne sauriez
avoir pour eux trop d’égards, prendre pour eux
trop de précautions. Ce sont les premiers et les
plus indispensables de vos instruments.
Albert CIM.
LA « POPOTE » D’UNE EXPLORATION
Comment mangiez-vous? Telle est sûrement
l'interrogation la plus fréquente qu’entend l’ex-
plorateur ou simplement le voyageur revenant
de ces pays encore peu connus comme il en
existe tant dans notre empire colonial.
D’aucuns veulent encore savoir comment vous
vous couchiez, comment vous vous vêtiez,
comment vous vous logiez; mais ces demandes
sont plus rares êt la nourriture reste la princi-
pale préoccupation des curieux.
Je me garderais bien de taxer de puérile cette
curiosité.
Sous son apparence naïve, la question est une
des plus sérieuses parmi celles dont doit se
préoccuper le civilisé qui s’en va à la conquête,
au moins géographique, des terres sauvages.
Faire se battre une troupe n’est rien, quand
elle est bien composée, bien entraînée, bien en
main.
La faire marcher est déjà plus difficile, la faire
manger est primordial.
On s’en aperçoit bien par les indigènes, natures
frustes et primitives qui constituent le plus géné-
ralement l’escorte et les porteurs.
Tant que les vivres abondent, la discipline est
facile, les caractères souples, la petite colonne
se sent sous une heureuse étoile et le chef en
tire sans peine les plus grands efforts.
Vienne la disette, et tout change. La confiance
se perd, les vols se multiplient, les exactions
souvent difficiles à empêcher rendent hostiles les
populations traversées, c’est le moment de veiller,
le danger n’est pas loin.
* *
Il ne faudrait pas croire que le civilisé, pour
énergique, pour entraîné, pour convaincu qu’il
soit, échappe à la fâcheuse influence sur l’es-
prit de la bête qui souffre : chez lui aussi le
physique répercute son action sur le moral.
Qu’il ait tout le bien-être compatible avec ce qu’il
tente, son intelligence est lucide; s’il est chef, il
commande avec bienveillance; s’il est en sous-
ordre, il obéit avec empressement et plaisir. La
gaieté, meilleur spécifique que la quinine contre
la fièvre, soutient les forces dans les plus dures
fatigues, l’espérance montre déjà le but atteint
et l’on se sent plein de courage pour surmonter
les obstacles qui séparent de lui.
Avec les privations naissent les maladies, la
morosité, le découragement. « De l’influence de
l’estomac sur la volonté humaine » : il y aurait là
tout un livre à faire.
Puis ce sont les caractères qui s’aigrissent ; un
mot souvent mal compris, une opinion brutale-
ment exprimée et voici les meilleurs amis brouil-
lés. On était parti dans une communauté com-
plète d’idées, d’espoirs; on se fût joyeusement
dévoué l’un pour l’autre jusqu’à la mort et, sans
qu’on sache au fond pourquoi, on se déteste, on
se hait, parfois jusqu’au crime.
Sénégalite, soudanite, congolite, chaque colonie
où l’on souffre, où l’on peine, a baptisé de son
nom cette singulière maladie morale, véritable
anémie cérébrale, vraiment cruelle et diabolique,
cause de tant d’échecs ou du moins de tant de
mauvaises heures.
Quel en est remède? La gaieté d’abord. Rire
de tout, fût-ce de soi-même. Faire la nique à la
malchance, pouffer au nez de la guigne : jaune
ou rose, ce rire soulagera.
Je me souviens que, dans un grave ouvrage
militaire allemand, un général de cette nation,
après avoir prouvé par raisons démonstratives
— ou du moins qu’il croyait telles — que nous
devions être battus à plate couture à la pro-
chaine guerre, terminait cependant par une res-
triction.
LE MAGASIN PITTORESQUE
403
Il citait nos soldats au Tonkin, baptisant le
cimetière d’Hanoi : Jardin d’acclimatation, et le
Teuton, béant devant cette raillerie héroïque,
avouait « qu’avec de pareilles gens, doués d’un
tel ressort, le raisonnement mathématique pour-
rait peut-être avoir tort ».
Mais s’il est vrai que notre race sait trouver en
son humeur moqueuse des soutiens et des réserves
d’énergie, encore convient-il de ne les lui deman-
der que lorsqu’on ne peut faire autrement. Cela
nous ramène directement à notre sujet. Soignez
la bête pour que l’esprit soit fort, tirez d’une
situation le meilleur parti, et, dussiez-vous
partir pour les voyages les plus longs et les plus
difficiles, tâchez d’emporter avec vous tout ce
que vous pouvez du confortable civilisé.
Peut-être sera-ce peu de chose, mais entre ce
peu de chose et rien, lorsqu’on est au cœur de
l’Afrique, il y a un monde.
Si donc, en racontant comment, avant et pendant
une exploration, on s & débrouille pour se procu-
rer la pitance et la niche, je réussis à amuser le
lecteur, peut-être son bénéfice ne se bornera-t-il
pas là et trouvera-t-il dans les souvenirs qui lui
en resteront un enseignement profitable. Qui sait
si lui aussi ne se verra pas quelque jour dans
cette situation de Robinson et, entre nous, c’est
la grâce que je lui souhaite. Qu’on me croie sur
parole, le plat le plus raffiné de Paillard ou de
Maire ne vaut pas la pintade qu’on a tuée soi-
même, qu’on fait rôtir soi-même et qu’on mange
après une étape de 40 kilomètres dans la joie de
la route faite sans accident et dans l’espoir du
chemin du lendemain qui doit vous rapprocher
d’autant du but.
Chaque pays présente des ressources qui lui
sont particulières, comme aussi des difficultés ou
des dangers.
La popote de l’explorateur, ses vivres, ses
ustensiles, son personnel seront donc différents
suivant la partie du monde où il porte ses pas.
Pour nous borner cependant, c’est du voyageur
africain que nous parlerons plus spécialement,
de celui qui parcourt les bassins encore si incon-
nus du Niger, du Congo ou du Nil. C’est d’ail-
leurs là que l’Européen se trouve le plus isolé,
le plus loin de sa civilisation, le plus privé des
ressources auxquelles il est accoutumé, c’est
là enfin que l’imagination aime le mieux rêver
aux souvenirs glorieux laissés naguère par le
dernier et le plus grand de nos voyageurs.
Derrière lui préparons-nous — en idée — à
nous avancer dans ces terres vierges des pas du
blanc et où, une fois partis, nous n’aurons plus à
compter que sur nous-mêmes et sur la prévoyance
dont nous aurons fait preuve.
Nous sommes à Paris, nous avons en poche
l’argent nécessaire à nos achats; commençons.
Si nous avions l’intention de faire un voyage
dans quelque contrée en relation économique
avec notre pays, notre premier soin serait de nous
munir de lettres de change pour les divers points
de notre itinéraire; à défaut, nous nous procure-
rions de la monnaie ayant cours : mais ici tel n’est
pas le cas. Le thalari, la pièce à l’effigie de
Marie-Thérèse, est connu partout où pénètrent
les marchands arabes ; mais en dehors de leur
parcours, ce n’est plus qu’un disque de métal
dont, suivant la mode, l’impression du moment,
l’indigène fait ou ne fait pas cas. Il ne se prête
pas d’ailleurs au paiement de petites sommes
comme en nécessitent les achats courants. L’or,
à peu près inconnu sous sa forme monnayée, le
plus généralement mis en boucles, en barres ou
en poudre, offre les mêmes inconvénients. Le
cuivre, apprécié en certains endroits, est dédaigné
en d’autres.
L’emploi des métaux monétaires auquel nous
sommes accoutumés est, comme on le voit, fort
limité.
Dès lors nous en revenons au troc, à cette
forme primitive du commerce où chacun donne
ce qu’il a pour acquérir ce qu’il n’a pas.
C’est en troquant que le voyageur paiera la
nourriture de ses hommes et la sienne propre,
et ce sera encore du troc lorsqu’il rémunérera
les services de ses porteurs, de ses piroguiers, de
ses guides par des dons d’étolfes, de perles ou
d’autres matières.
Les objets les plus variables deviennent ainsi
monnaie courante; une boîte en fer-blanc vide
fait le bonheur d’un touareg qui s’empresse de la
pendre à son cou; les vulgaires boutons en por-
celaine à quatre trous sont très prisés sur le
cours moyen du Niger. Enfilés les uns à la suite
des autres sur de minces lanières de cuir, ils
servent à constituer des colliers dont la mode
fait fureur.
Ailleurs ce seront des boules d’ambre brute,
du corail, du cuir de couleur, etc...
Mais la matière d’échange par excellence, celle
qui peut servir partout, c’est l’étoffe, blanche,
noire ou à dessins ; c’est donc de tissus que
l’explorateur doit se munir pour la plus grande
partie du poids qu’il compte transporter, et le
voici déjà courant la rue du Sentier, achetant le
calicot blanc, la gainée, étoffe d’un noir bleu à
trame assez lâche, ou les indiennes imprimées^
Après les tissus, le meilleur objet de troc est
la verroterie ; mais ici les goûts particuliers des
tribus indigènes, la mode, variant de village à
village, créent une grosse difficulté dans le choix
à effectuer parmi les innombrables modèles de
perles de verre que fournit l’industrie; tel, très
apprécié ici, sera sans valeur plus loin. Il en
résulte qu’il est nécessaire de se pourvoir d’un
assortiment très varié. Les grosses perles blan-
ches et de couleurs ou bien les toutes petites, pas
plus grosses qu’une tête d’épingle, sont les plus
404
LE MAGASIN PITTORESQUE
courantes. IL en est aussi de longues, de plates,
de triangulaires, de dorées, d’argentées ; de toutes
il faudra emporter un peu.
Les armes à feu que la Belgique fournit à vil
prix, les sabres, les couteaux et les ciseaux grands
ou petits sont très appréciés, mais ce sont déjà
des objets de quelque valeur d’un emploi moins
courant et, en somme, l’étoffe et les perles restent
la véritable monnaie d’échange, celle avec la-
quelle on achète le nécessaire chaque jour.
★
* +
Mais en dehors de ces dépenses quotidiennes,
le voyageur a cent occasions de donner.
Pour passer pacifique et ami, le cadeau est le
grand moyen d’action. Puis n’est-il pas néces-
saire, pour amener à nous les races primitives, de
leur faire connaître les produits de notre indus-
trie, de leur donner le goût d’un certain luxe
relatif qui les poussera à travailler, à produire,
à commercer?
Dans cet ordre d'idées, l’objet de cadeau,
l’imagination peut se donner carrière et chercher
parmi les milles bibelots qu’on trouve à Paris
ceux qui ont quelque chance de plaire aux grands
enfants, noirs ou jaunes, parmi lesquels on va
vivre.
Pour ménager les deniers de l’expédition, les
soldes des magasins de nouveauté sont une res-
source précieuse. Des coupons de soie, de gaze,
de crépon, défraîchis ou dépareillés, iront orner
avec plus ou moins de réussite les charmes des
dames sauvages.
Des glaces leur montreront la séduction de
leur visage. Enfin, car rien n’est nouveau sous le
soleil, et le maquillage n’est pas exclusif à la
race blanche, il ne faudra pas omettre de se
fournir de plombagine en poudre qui rendra plus
brillante la peau des élégantes négresses, tout
comme elle fait reluire chez nous les poêles en
fonte.
Je n’en finirais pas si je voulais citer tout ce
qu’on peut utilement emporter. Chez les peuples
musulmans il ne faudra pas oublier de se pour-
voir de Corans imprimés, de chapelets, de papier
et d’encres de diverses couleurs.
On prendra de la parfumerie, des peignes en
celluloïd, du drap rouge, des aiguilles, de la soie,
du corail, de l’ambre jaune, des burnous (on en
fait de peu coûteux avec de l’étoffe de serviette-
éponge), etc., etc.
Enfin, ne perdons pas de vue que le primitif,
quelle que soit sa race, est un grand enfant et
que, comme tel, si on réussit à l’amuser on calme
ses colères.
Une boîte à musique, un accordéon, une gre-
nouille qui saute, un lapin qui bat du tambour,
tous ces joujoux qui empêchent chez nous les
petits de pleurer, peuvent empêcher le Touareg
de se battre. S’il rit il est désarmé. Sa rage est le
plus souvent celle d’un chien qui mord parce
qu’il a peur. 11 n’est pas un explorateur qui ne
puisse citer un cas où quelque grand danger qui
le menaçait a été détourné pour une cause aussi
futile que les cabrioles d’un singe en peluche ou
la grimace d’une tête articulée. Petites causes et
grands effets.
★
* *
Tandis qu’il prépare ainsi ses relations ami-
cales ou commerciales avec les peuplades au mi-
lieu desquelles il va vivre, le voyageur doit penser
encore à son matériel personnel. Il doit, avons-
nous dit, essayer de se procurer tout le confort
compatible avec les moyens dont il dispose, et,
pour y parvenir, il lui faut apprécier de son mieux
les facilités de transport que présente le pays
qu’il va parcourir.
Le meilleur véhicule, à moins que l’on puisse
utiliser la voie fluviale, est encore le cheval ou le
mulet pour le personnel, le porteur pour le maté-
riel. Les animaux de charge, les mulets de bât, les
boeufs, se blessent, meurent, et comme les
charges ont été constituées en vue de leur em-
ploi, ce sont des déballages et des arrimages à
refaire.
Cette règle souffre pourtant exception; il est
bien évident que le chameau constitue le seul
moyen de transport possible dans le Sahara.
L’explorateur devra donc se munir tout d’abord
d’une excellente selle, bien rembourrée, ne ris-
quant pas de blesser sa monture.
Puis, comme en somme il n’est jamais sûr de
ne point finir à pied un trajet commencé à dos
d’animal, il doit se pourvoir de chaussures à la
fois solides et souples en nombre plus que suffi-
sant pour ses prévisions. Avec cela des pantoufles
pour laisser reposer les pieds à la halte ou à
l’étape, des chaussettes de laine ne blessant pas.
Les écorchures aux pieds s’enveniment souvent
dans les pays chauds, produisant des plaies diffi-
ciles à guérir et pouvant entraîner des complica-
tions dangereuses.
Les vêtements choisis devront être lâches et
flottants, de couleur claire sinon blanche. Un pan-
talon et un veston amples sont les meilleures
formes. Sous le dernier on peut porter une fla-
nelle ou un simple tricot de coton.
Durant les heures fraîches on enfilera par-
dessus un paletot en flanelle ou en molleton, et
enfin, si la température se refroidit encore, un
manteau.
Celui-ci peut n’être qu’une simple couverture
cai'rée, percée d’un trou au centre pour le pas-
sage de la tête, c’est le puncho du Sud-Amérique
qui offre encore l’avantage de servir comme
couvre-pieds au besoin.
Le soleil est généralement, dans les pays tropi-
caux, un ennemi dangereux. L’insolation et l’ac-
cès pernicieux qui en résulte à peu près à coup sûr
sont à redouter si le crâne, la nuque surtout, ne
sont pas soigneusement garantis par la coiffure.
LE MAGASIN PITTORESQUE
405
Iï y a deux écoles : casque ou feutre.
Le feutre est plus léger, plus commode, plus
élégant aussi, mais ceci n’a qu’une minime impor-
tance. Expérience faite, je le crois cependant in-
férieur au casque comme protection ; j’entends un
casque descendant très bas, muni d’une large vi-
sière et fait de liège et non de moelle de sureau
qui se brise trop facilement.
Il est lourd, il est vrai, mais c’est une question
d’habitude, et cette habitude, il faut la prendre
de bonne heure et la conserver énergiquement.
Un seul instant d’inattention, un rayon de soleil
sur la tête, il n’en faut pas plus pour amener la
mort ou du moins une très grave maladie.
S’il est une pratique que je réprouve, c’est de
ne pas donner toute son attention à organiser
son sommeil.
Après l’étape fatigante, les soucis de la journée,
peut-être la veille une partie de la nuit, le corps
demande impérieusement du repos.
S’il est nécessaire de rester vingt-quatre, qua-
rante-huit heures sans sommeil, faites-le si vous
le pouvez; mais dès l’instant que vous jugez
admissible de dormir, tirez-en pour votre corps
tout le bénéfice possible et préparez-le ainsi à.
endurer les fatigues à venir.
On construit des lits repliables qüi ne pèsent
pas 5 kilos et dans lesquels, avec un peu d’habi-
tude, on repose fort bien. Ayez des draps, ne les
feriez-vous qu’en cette cotonnade qui vous sert
d’objet d’échange, ayez un mince matelas de
toile rempli de crin que vous ficellerez avec le lit
pour le portage, ayez surtout une excellente mous-
tiquaire bien disposée.
On ne peut s’imaginer, sans l’avoir vue, l’abon-
dance en Afrique des moustiques. C’est par nuages
qu’ils s’abattent dès la nuit tombée et c’est une
véritable et douloureuse saignée que l’on supporte,
sans parler de la théorie médicale qui prétend
que quantité de germes de maladies, et notamment
de la fièvre, sont inoculés par le dard de ce diptère.
C’est donc avec de véritables ruses d’Apache
qu’il faut faire tendre sur son lit ce rempart pro-
tecteur, s’insinuer sous lui et en border soigneuse-
ment la partie tombante sous le matelas dont je
parlais et dont dès lors la raison s’explique.
Ce n’est point d’ailleurs seulement contre le0
moustiques que la moustiquaire peut être utile.
J’ai ouï raconter en Cochinchine qu’un colon,
pour chercher le frais, avait fait établir son lit
enveloppé d’une moustiquaire dans la cour de sa
ferme entourée d’une muraille. Durant la nuit un
tigre franchit ce mur au grand effroi du malheureux
qui eut la présence d’esprit de ne pas bouger.
La bête féroce alla d’abord vers le dormeur
mais, à l’aspect de cette masse blanche qu’agitait
une légère brise, elle s’arrêta étonnée, puis, prise
de peur, s’enfuit comme elle était venue.
Je me garderais bien de garantir l’authenticité
de l’histoire et en tout cas je ne voudrais pas
essayer.
Mais en revanche je puis citer le cas personnel
d’un superbe trigonocéphale gris, serpent de la
plus dangereuse espèce, qui fut une fois mon
compagnon nocturne, lui sur le ciel de la mousti-
quaire, moi couché au-dessous. Étant donné que
pour arriver là il avait dû se laisser tomber du
toit de la case, il est fort probable que sans cet
obstacle il serait dégringolé sur moi, et que j’au-
rais payé cher le mouvement involontaire que
m'eût certainement causé un réveil inopiné.
Puis ce sont les maringouins, les fourmis rouges,
les manians (grosses fourmis noires), les dougou-
ménés qui laissent une larve sous la peau, les
scorpions, les cent-pieds, quantité de petites mais
vilaines bêtes encore dont ce mince voile de
mousseline vous protège ou en tout cas qu’il
vous empêche de craindre, et ce serait suffisant
pour en chanter les louanges.
(A suivre.)
Lieutenant de vaisseau HOURST.
LA GRAND’TANTE
Dans le calme logis qu’habite la grand’tante
Tout rappelle les jours défunts de l’ancien temps :
La cour au puits sonore et la vieille servante.
Et les miroirs ternis qui datent de cent ans.
Le salon a gardé ses tentures de Flandre,
Où nymphes et bergers dansent au fond des bois;
Aux heures du soleil couchant, on croit surprendre
Dans leurs yeux un éclair de l'amour d’autrefois.
Du coin sombre où sommeille une antique épinette,
Parfois un long soupir monte et fuit au hasard,
Comme un écho des jours où, pimpante et jeunette,
La grand’tante y jouait Rameau, Gluck et Mozart.
Un meuble en bois de rose est au fond de la chambre.
Ses tiroirs odorants cachent plus d’un trésor :
Bonbonnières, flacons, sachets d’iris et d’ambre,
D’où le souffle d’un siècle éteint s’exhale encor.
Un livre est seul parmi ces reliques fanées,
Et sous le papier mince et noirci d’un feuillet,
Une fleur sèche y dort depuis soixante années :
Le livre, c’est Zaïre, et la fleur, un œillet.
L’été, près de la vitre, avec le vieux volume,
La grand’tante se fait rouler dans son fauteuil...
Est-ce le clair soleil ou l’air chaud qui rallume
La couleur de sa joue et l’éclat de son œil ?
Elle penche son front jauni comme un ivoire
Vers l’œillet, qu’elle a peur de briser dans ses doigts
Un souvenir d’amour chante dans sa mémoire,
Tandis que les pinsons gazouillent sur les toits.
Elle songe au matin où la fleur fut posée
Dans le vieux livre noir par la main d’un ami,
Et ses pleurs vont mouiller ainsi qu’une rosée
La page où, soixante ans, l’œillet rouge a dormi.
André THEURIET.
L’instruction sans éducation est un torrent sans digue, cl
l’éducation sans religion, un foyer sans feu. — Augustin
Gocuin.
L’émulation, c’est le besoin de l’héroïsme : il n’y a que cela
pour les armées. — Jules Claretie.
40G
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES ROTISSEURS DE LESSAY
Ce titre auquel l’imagination du lecteur pour-
rait prêter des allures farouches n’évoque en rien
« les chauffeurs » qui, à la fin du siècle dernier,
rôtissaient
les pieds de
leurs conci-
toyens dans
les départe-
ments d u
Centre.
Ici les vic-
times garrot-
tées, cuisant
devant un
feu ardent, ce
sont des mou-
tons entiers,
d’énormes
blocs de vian-
de, bœuf ou
veau, que les
bouchers de
Saint-Lô ou
de Périers viennent de sacrifier, — souvent sur
place, — pour nourrir la foule affairée ou
curieuse qui moutonne sur la lande de Lessay.
La grande foire de Lessay — dite de la Sainte-
Croix — dont la création remonte au xnc siècle,
est une des grandes foires de France. Plus de
3 000 chevaux, 2 000 vaches, moutons ou porcs,
sont amenés, et en grande partie vendus, sur ce
vaste foirai/ de plusieurs milliers d’hectares.
C’est un spectacle unique que cette mouvante
exhibition si variée et si pittoresque : marchands
affairés, promeneurs amusés, étalagistes aux
appels aimables, baraques à parades bruyantes,
salons sur roues de pythonisses mystérieuses,
femmes géantes, reines de beauté, lutteurs invain-
cus, phénomènes brevetés; bref le monde des
forains est
au grand
complet.
Mais ce n’est
pas tout ce
qui constitue
l’originalité
de la foire
Sainte
Crouet , com-
me disent les
manchots.
Voici les
nombreuses
et immenses
tentes des
débitants
pouvant abri-
ter chacune
des centaines
de consommateurs et voici les rôtisseurs à
leurs pièces.
Contre des levées de terre de quelques pieds
de haut brûlent d’immenses brasiers devant
lesquels s’étagent des broches que tourne pen-
dant plusieurs heures, sans souffler, un mal-
heureux professionnel. Le feu et la fumée l’aveu-
glent. et son supplice a inspiré à un poète
local la complainte du « Tourneur de gigot »,
trop longue, hélas ! pour que nous la publiions
en son entier, et qui perdrait si l’on n’en donnait
que quelques vers.
X...
L’EVENEMENT
NOUVELLE
Il fait grand jour. A travers la dentelle fine
brodée par le froid sur les vitres de la fenêtre,
un soleil clair pénètre dans la chambre des en-
fants. Vania, un garçon de six ans à peu près,
avec des cheveux coupés ras et un nez pareil à
un bouton, et sa sœur Nina, de deux ans plus
jeune, trop petite pour son âge, grassouillette et
frisée, sont tous les deux en train de se réveiller;
ils échangent des regards hostiles à travers les
filets de leurs couchettes.
— Oh, les éhontés! grogne la bonne. Les au-
tres ont déjà fini de déjeuner et vous, vous ne
pouvez pas arriver à ouvrir les yeux...
Les rayons de soleil dansent gaiement sur le
tapis, sur le mur, sur le tablier de la bonne, et
ont l’air d’inviter les enfants à jouer avec eux.
Mais ceux-ci ne s’en aperçoivent même pas. Ils
se sont réveillés aujourd’hui de mauvaise hu-
meur. Nina fait la moue et se met à appeler
d’une voix glapissante :
— Du thé! Nia-Nia (lj, je veux du thé!
Vania, lui, se renfrogne et cherche un prétexte
à hurler ; déjà sa bouche s’ouvre et, les yeux à
demi fermés, il s’apprête à pousser un cri, mais
à cet instant même la voix de sa mère se laisse
entendre du salon :
— N’oubliez pas de donner du lait à Mimi !
Elle a maintenant des petits!
Les physionomies de Vania et de Nina s’allon-
gent; ils se regardent un instant d’un air stupé-
fait... Puis tous les deux poussent un cri, d’un
bond ils sautent en bas de leurs lits, et toujoui’S
en proférant des clameurs stridentes, nu-pieds,
en chemises de nuit, ils se précipitent vers la
cuisine.
— Mimi a des petits! Mimi a chienne ! crient-
ils à tue-tête.
A la cuisine, sous un banc, on voit une boîte,
(1; C’est ainsi qu’on appelle, en Russie, les bonnes d’enfants.
LE MAGASIN PITTORESQUE
407
la même qui sert à Stépane pour apporter du
coke chaque fois qu’il allume le feu. Par-dessus
les bords de la boîte apparaît la tête de la chatte :
son petit museau gris exprime une fatigue ex-
traordinaire, ses yeux verts, aux prunelles étroites
et noires, vous regardent d’une manière languis-
sante, sentimentale... En la voyant ainsi, vous
vous dites que, pour être au comble du bonheur,
il ne manque à la chatte que la présence auprès
de la boîte, la présence du père de ses enfants, de
celui à qui elle s’est donnée avec tant de dévoue-
ment! Elle a l’air de vouloir miauler, elle ouvre
largement sa gueule, mais une espèce de râle
s’échappe seule de sa gorge... On entend les petits
chatons piauler.
Les enfants s’accroupissent devant la boîte et
sans bouger, retenant leur haleine, ils regardent
la chatte... Ils sont frappés, étonnés, ils n’enten-
dent point la bonne qui est accourue et qui
gronde. Les yeux des deux enfants s’illuminent
d'une joie sans mélange.
Dans l’éducation et dans la vie des enfants, les
animaux domestiques jouent un rôle dont on
s’aperçoit peut-être à peine, mais qui n’en est
pas moins bienfaisant. Qui de nous ne se souvient
encore de chiens très forts mais très généreux,
de paresseuses levrettes, d’oiseaux morts en cage,
de dindons très stupides, mais excessivement
fiers, et de ces pauvres vieux chats qui nous par-
donnaient avec tant de douceur de leur avoir
marché sur la queue ou de les avoir tourmentés
de toute façon pour notre bon plaisir? Il me
semble même parfois que la patience, la fidélité,
cette faculté de pardonner tout et cette sincérité
qui caractérise nos animaux domestiques exercent
sur l’âme de l’enfant une influence plus forte et
plus positive que les longs sermons de quelque
monsieur Charles, à la face blême et sèche, ou
que la philosophie de la gouvernante voulant à
tout prix faire comprendre à ses élèves que l’eau
est un composé d’oxygène et d’hydrogène...
— Qu'ils sont petits ! dit Nina en faisant de
grands yeux et en riant tout haut. On dirait des
souris.
— Un, deux, trois!... compte Vania. Trois cha-
tons ! Un sera pour moi, l’autre pour toi et le troi-
sième pour quelque autre !
— Mrrr... mrrr... miaule l’accouchée, très
flattée de cette attention. — Mrrr...
Après avoir admiré les chatons à leur aise, les
enfants les enlèvent de dessous leur mère et se
mettent à les tourmenter dans leurs mains; puis
cela ne les satisfaisant plus, ils les mettent dans
leurs chemises et s’en vont dans l’appartement en
courant.
— Maman ! Mimi a des petits ! crient-ils.
Leur mère se trouve justement au salon avec
un monsieur que les enfants ne connaissent pas.
En voyant les enfants non débarbouillés, ni ha-
billés, avec leurs chemises retroussées, elle se
sent gênée et prend une mine très sévère.
— Voulez-vous baisser vos chemises, mauvais
sujets que vous êtes ! dit-elle. Allez-vous-en d’ici
ou vous serez punis.
Mais les enfants ne se soucient pas beaucoup
des menaces de leur mère, ni de la présence de
l’étranger. Us posent les chatons sur le tapis et un
tapage assourdissant commence. La pauvre chatte
désespérée se promène autour des enfants en
poussant des miaulements plaintifs. Lorsqu’on
parvient à entraîner les enfants dans leur cham-
bre, à les habiller, et qu’on leur fait prendre leur
thé du matin, ils brûlent de se débarrasser le plus
vite possible de toutes ces opérations prosaïques
et de courir de nouveau à la cuisine.
Les petits chats éclipsent tout le reste ; leur ap-
parition au monde est la dernière nouvelle, l’inci-
dent du jour. Si l’on avait offert à Vania et à sa
petite sœur pour chacun des chatons 20 kilos de
bonbons ou un millier de pièces de 10 copecks,
ils auraient assurément refusé, sans la moindre
hésitation. Jusqu’au moment même du dîner,
malgré les plus vives protestations de la cuisi-
nière et de la bonne, ils restent à la cuisine à se
démener avec les chatons. Ils ont l’air très préoc-
cupé et leurs visages expriment un souci. Ils s’in-
téressent non seulement à la situation actuelle des
petits chats, mais aussi à leur avenir. Aussi ont-
ils fini par décider qu’un des chatons resterait à
la maison auprès de sa mère pour la consoler ;
l’autre serait envoyé à la campagne ; quant au
troisième, il serait placé à la cave où il y avait
nombre de rats.
— Mais poulquoi ne nous legaldent-ils pas?
demande Nina très étonnée. Ils ont des yeux
aveugles, comme les mendiants...
Vania, lui aussi, s’en inquiète. 11 essaye d’ou-
vrir les yeux à un des chatons ; longtemps il s’y
efforce, le voilà déjà essoufflé, mais l’opération ne
réussit point. Ce qui fait encore de la peine aux
enfants, c’est que les jeunes chats se refusent abso-
lument à manger la viande et le lait qu’on leur offre.
Tout ce qu’on leur met devant le nez est systéma-
tiquement dévoré par leur maman.
— Nous allons construire des maisonnettes
pour les petits chats, veux-tu ? propose Vania.
Us habiteront chacun chez soi, et Mimi ira les
voir, pas ?...
Des cartons à chapeau sont placés dans trois
coins de la cuisine. On y installe les chatons. Mais
cette séparation des membres de la famille se
trouve un peu prématurée : la chatte, gardant
toujours son expression sentimentale et sup-
pliante, fait le tour de toutes les maisonnettes
improvisées, ramasse ses enfants et les porte un à
un à leur ancienne demeure.
— Mimi est bien leur mère, fait observer Vania,
mais qui est leur père ?
— Oui, qui est leur père ? répète Nina.
— Us ne peuvent cependant sc passer d’un
père.
Vania et Nina discutcntlongtempscettequestion
408
LE MAGASIN PITTORESQUE
et finalement leur choix tombe sur un grand cheval
de bois rouge, sans queue, qui depuis longtemps
déjà traîne dans le cabinet de débarras avec les
autres jouets abîmés. On l’apporte et on le pose
à côté de la boîte.
— Prends garde ! lui enjoint-on. Reste là et sur-
veille-les, qu'ils se conduisent bien.
Tout cela se fait et se prononce d’un air grave
et excessivement préoccupé. Un monde entier est
enfermé là, dans la boîte, et Nina et Vania n’en
veulent pas d’autre. Leur joie est sans limites. Il
n’en est pas moins vrai qu’ils ont des moments
bien pénibles à passer.
Juste au moment où l’on va dîner, nous voyons
Vania assis, dans le cabinet de son papa, et regar-
dant le bureau d’un air rêveur. A côté de la lampe,
sur une feuille de papier timbré, un chaton se
démène.
Vania suit ses mouvements et s’amuse à lui
chatouiller le museau, tantôt avec un crayon,
tantôt avec une allumette... Soudain, comme s’il
était sorti de la terre, apparaît devant le bureau
son père.
— Qu’est-ce que c’est que cela? dit-il d’une voix
fâchée.
— C’est... c’est un petit chat, papa...
— Je te ferai voir... un petit chat ! Regarde un
peu ce que tu as fait, petit nigaud ! Tu m’as abîmé
tout mon papier !
Au vif étonnement de Vania, son père ne partage
point ses sympathies pour les chatons et, au lieu
d’en être charmé et d’exprimer son plaisir, il se
met à lui tirer les oreilles en criant :
— Stépane, emportez-moi vite cette saleté !
Au dîner, nouveau scandale. A peine a-t-on
servi le deuxième plat, que tout le monde s’étonne
d’entendre un piaulement. On commence à en
chercher la cause et l’on découvre un chaton
sons le tablier de Nina.
— Nina, veux-tu bien quitter la table! gronde
le père. — Et qu’on me jette tout de suite les cha-
tons à l’égout. Que je ne voie plus cette saleté-là à
la maison.
Vania et Nina sont dans les transes. Sans
compter que cette mort aux égouts leur semble
infiniment cruelle, cela menace d’enlever à la
chatte et au cheval de bois leurs enfants, de vider
la boîte, de détruire tous leurs beaux projets de
l’avenir, de ce bel avenir, où un des chats doit
consoler sa vieille mère, l’autre vivre à la cam-
pagne et le troisième faire la chasse aux rats à la
cave... Les enfants se mettent à pleurer amèrement
et à supplier leur père de faire grâce aux petits
chats. Le père veut bien, mais à la condition que
les enfants ne mettent plus le pied à la cuisine et
qu’ils ne touchent plus jamais aux chatons.
Durant tout l’après-dîner, les enfants se pro-
mènent dans les chambres d’un air languissant.
La défense d’entrer à la cuisine les a tout à fait
abattus. Ils refusent les gâteaux, font des caprices
et disent des impertinences à leur mère. Le soir,
quand l’oncle Pétroucha (1) vient, ils le prennent
à part et lui content leurs ennuis en accusant
leur père d’avoir voulu faire mourir les chatons à
l’égout.
— Écoute, petit oncle Pétroucha, chéri, sup-
plient les enfants, veux-tu bien dire à maman de
laisser mettre les petits chats dans notre cham-
bre ! Dis-le lui, petit oncle !
— Bon, bon... lâchez-moi en attendant, proteste
l’oncle Pétroucha. C’est entendu.
L’oncle Pétroucha ne vient jamais seul : il est
généralement accompagné de Néro, un grand
chien noir de race danoise, aux oreilles pendantes
et à la queue dure comme un bâton. Ce chien est
d’un caractère taciturne; il vous a toujours Pair
sombre et plein de dignité. Jamais il ne daigne
honorer les enfants de la moindre attention et, en
passant devant eux, il les frappe de sa queue
comme si c’étaient des chaises. Les enfants le dé-
testent du fond de leur petit cœur ; néanmoins,
cette fois, des considérations d’un ordre purement
pratique l’emportent sur leur ressentiment.
— Sais-tu, Nina ? dit Vania en faisant de grands
yeux. Si c’était Néro, leur père ? Le cheval est
toujours mort, tandis que lui est vivant !
Toute la soirée, ils attendent avec impatience
l’instant où papa se sera enfin mis à sa partie de
cartes ; alors on pourra se glisser à la cuisine et
y introduire tout doucement Néro... L’heureux
moment arrive enfin.
— Allons, viens ! dit Vania tout bas à sa petite
sœur.
Mais en ce moment entre Stépane, qui annonce
en montrant ses dents :
— Madame, Néro a mangé les petits chats !
Nina et Vania pâlissent et jettent sur Stépane
des regards d’épouvante.
— C’est la vérité, ricane le laquais. — Il s’est
approché comme ça de la boîte' et il les a tous
avalés...
Les enfants sont persuadés qu’à la maison tout
le monde va s’alarmer et se précipiter sur ce scé-
lérat de Néro. Mais tous restent tranquilles sans
bouger de leur place en se contentant d’admirer
l’appétit de l’énorme bête. Papa et maman rient...
Néro, lui, se promène autour de la table en re-
muant sa queue et en se léchant les babines d’un
air très satisfait. Seule, Mimi est inquiète. La
queue allongée en forme de bâton, elle passe
d’une chambre à l’autre en regardant les hommes
d’un œil méfiant et en poussant de petits cris
plaintifs.
— Les enfants, il est neuf heures passées ! Il est
temps d’aller vous coucher ! commande maman.
Et Vania et Nina se couchent. Ils pleurent, et
longtemps encore ils pensent à la pauvre Mimi,
à ce gros Néro, si féroce, si impertinent, qui n’a
même pas été puni...
Anton TCHEKOV.
Traduit du russe par Golschmann et Jaubeut.
(1) Petit-Pierre.
LE MAGASIN PITTORESQUE
409
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Avant que Tout Paris se transporte aux champs,
aux bains de mer, à la montagne, coup sur coup lui
ont été offertes, à l’hôtel Drouot, plusieurs grandes
collections de tableaux et d’objets d’art dont la mise
aux enchères formait, en quelque sorte, la clôture de la
saison. Ce n’est pas à dire que « Tout Paris » n’achè-
tera plus de bibelots de prix. Sur les plages, comme
dans les plus riches ou les plus modestes villes d’eaux,
de nombreux marchands de curiosités le guettent;
ceux-ci ont presque tous maison d’hiver et maison
d’été. Ils spéculent sur le désœuvrement d’une clien-
tèle de passage et installent dans des rez-de-chaussée
de Trouville ou de Royat des trésors d’orfèvrerie,
d’ébénisterie, des chefs-d’œuvre de peinture et de
sculpture qu’ils s’efforcent de céder à des taux
invraisemblables, — et ils y parviennent, car lesheures
sont lentes, dans ces paradis estivaux à la mode, et la
station chez l’antiquaire est de règle, entre deux
verres d’eau absorbés, pour tuer le temps... Qu’on se
méfie de ces merveilles, en général ; elles ont une
authenticité souvent douteuse et leur majoration de
prix équivaut à celle que subissent la côtelette aux
pommes et la sole normande...
Mais, avant de se disperser ainsi, — pour se trouver
réunis, du reste, sans en avoir l’air, — collectionneurs
et marchands ont toujours de derniers rendez-vous
presque solennels rue Drouot, à l’Hôtel. Ceux aux-
quels nous venons d’assister ont été marqués par des
surprises. Qn y a vu un arrêt de l'emballement des
acheteurs français et la démonstration de la fausseté
de cette opinion, trop généralisée, que l’acquisition
d’un tableau constitue une bonne opération, presque
un « placement de père de famille ». Que de gens
assistent à ces ventes avec cette idée fixe qu’à la
longue ils gagneront de l’argent avec une toile dont
ils seront devenus possesseurs à grands débours !
La valeur intrinsèque de l’objet, peinture ou mar-
bre, les préoccupe souvent très peu ; ils sont « ama-
teurs » comme ils sont rentiers, et leur plaisir de
former une galerie se double d’une joie intense de
conclure une affaire qui sera plus tard avantageuse.
Maints exemples, il est vrai, peuvent en être donnés,
mais il y a fréquemment aussi des mouvements de
réaction ou d’indifférence du public, qui déjouent les
calculs trop optimistes. Ainsi, il y a deux mois, on
constatait une plus-value surprenante — et un peu
imméritée — de certains tableaux de l’art très mo-
derne. On pouvait citer le cas des Peupliers de Sisley
qui sont assurément une très belle œuvre, mais qui,
achetés en 1888 au prix de 12 000 francs, étaient
vendus, fin de 1899, plus de 60 000 francs à M. de
Oamondo ! Et de même, des Monet, des Degas, des
Signac, Pissarro, etc., atteignaient, en peu de temps,
une majoration aussi considérable. Chacun élait en
droit de penser que la moindre esquisse signée d’un
artiste naguère refusé aux Salons et ayant exposé aux
Indépendants, suivrait la même progression. 11 suffi-
sait de fouiller certains ateliers de bric-à-brac de
Montmartre pour parer aux fluctuations des valeurs
de bourse.
Or voici que, cette quinzaine, plusieurs lots de ces
toiles ont passé sous le marteau du commissaire-pri-
seur à l’hôtel Drouot et ils n’ont pas du tout constitué
le « bouquet» du feu d’artifice de la saison expirante.
Les enchères ont été très moyennes; elles se sont tenues,
pour les artistes ci-dessus nommés, entre 4000 et
6000; quelques-unes, mais très rares, sont allées
jusqu’à 10 000.
Ce n’est pas un krach de la peinture impressionniste ;
c’est, plus simplement, une indication donnée au
public d’une appréciation plus saine de l’exact prixdes
collections qui lui sont offertes et, par suite, une invi-
tation à se défier des emballements de la mode ou
des trucs des marchands. Les artistes qui, toute
l’année, peinent de 1 aube à la tombée de la nuit,
devant leur chevalet, ne seront pas les derniers à s'en
réjouir. Il leur fallait attendre... de la mort la « con-
sécration monnayée » de leurs efforts, de leur talent,
— la faveur générale étant détournée vers des coteries
montmartroises. Une plus juste pondération des offres
et demandes s’imposait, — ainsi qu’une leçon aux
trop malins calculateurs. Les voilà données.
Le Salon de 1900 a clos ses portes, avenue de Bre-
teuil, vers le commencement de ce mois. La cérémonie
de distribution des prix a été, comme de coutume,
brillante, c’est-à-dire que M. le ministre de l’instruc-
tion publique y a pris la parole, mais on senta’t planer
une certaine tristesse sur cette assemblée. En vérité,
il ne devait pas en être autrement : les résultats finan-
ciers de cette année ont été déplorables ; on assure que
le total des recettes n’a pas dépassé 150 000 francs,
alors qu'il était précédemment de 300 000 francs en
moyenne. On devine aisément lescausesdecette moins-
value : l’éloignement de l’avenue de Breteuil, la con-
currence de l’Exposition universelle, bien que celle-ci
ne fût pas encore prête. La Société des artistes avait
trop à faire pour lutter victorieusement contre ces
éléments d’insuccès. Mais elle les connaissait sans
doute à l’avance et il convient de la féliciter de pas s’en
être découragée. C’est ce que M. le ministre de l’ins-
truction publique a eu le bon goût de remarquer dans
son discours, et les applaudissements qui l’ont accueilli
lui ont montré qu’il a touché juste. La Société des
artistes français s’honore grandement en poursuivant
sa tâche qui est de mettre ses adhérents en rapport
direct avec le grand public. Elle a charge, certes,
d’intérêts matériels et, d’ailleurs, elle les gère de son
mieux, mais elle a aussi une charge morale et elle
remplit son devoir en s’en acquittant 'e plus large-
ment possible. Aussi bien les jours mauvais sont
passés, c’est-à-dire que l'an prochain, dans son local
définitif qui est le grand Palais des Champs-Elysées,
le Salon annuel retrouvera non pas son éclat — il ne
l a point entièrement perdu, — mais son équilibre
budgétaire.
Autre distribution de récompenses à signaler :
celles qui sont attribuées aux artistes de la Décennale.
Leurs noms ont paru dans tous les journaux. En
général, le sentiment public s’y est montré favorable:
les maîtres dont les noms sont en vedette et qui com-
posent le jury, n’ont pas exclusivement favorisé des
camarades et on relève, parmi les noms des récom-
pensés, même des plus importants, plusieurs noms de
femmes, ce qui montre que la peinture a cessé d’être,
aux yeux des aréopages officiels, l’exclusif domaine
des hommes. On a observé aussi qu’une part très
large a été réservée aux artistes étrangers et, bien plus,
que quelques-uns d’entre eux. qui soumettaient pour
la première fois leurs œuvres au jugement des Pari-
siens, ont été appréciés comme il convenait. Par
410
LE MAGASIN PITTORESQUE
■exemple, le directeur de l’École nationale de Vienne,
qui était presque ignoré en France, a obtenu une des
premières médailles — et cela évidemment sans
intrigue, uniquement parce que son exposition s’im-
posait à notre admiration. C'est un de ces témoigna-
ges d’impartialité donnés par nos artistes, dont nous
avons le droit d’être fiers.
Paul BLUYSEN.
tr -
Géographie
En Chine. — La question d'Orient... déplacée. — Les
sociétés secrètes.
Les feuilles quotidiennes nous renseignent journel-
lement sur la marche des événements dont la Chine
est en ce moment le théâtre. L’insurrection semble
prendre des proportions gigantesques ; ePe est dirigée
uniquement contre les étrangers (Européens, Améri-
cains ou Japonais) qui se sont implantés de force
dans ce pays, accaparant de vastes territoires et cher-
chant à imposer à un peuple qui ne vit que du culte
des ancêtres, les transformations économiques toutes
modernes (chemins de fer, télégraphe) dont il ne peut
saisir ni les bénéfices ni la portée.
Nous ne pouvons, dans un cadre si restreint, nous
étendre longuement sur les causes et les consé-
quences de l’immixtion européenne dans les affaires
intérieures de l’empire du Milieu. A part quelques
tentatives des missionnaires établis en Chine dans
un but philanthropique et spirituel, l’intervention
des puissances européennes en Chine était toujours
guidée par des raisons matérielles et en vue de
jouissances, souvent au profit exclusif de la( nation
qui cherchait à imposer son autorité à la population
céleste. La guerre de l'opium, de l’année 1840, première
grande manifestation de l’intervention étrangère en
Chine, n’avait assurément aucune prétention à une
œuvre humanitaire. Le plus récent partage de diffé-
rents territoires de la Chine, à la suite de la guerre
sino-japonaise, n’avait également d’autre but que de
fortifier la position des différentes puissances sur le
bord oriental du continent asiatique.
Un réveil se serait-il opéré dans l’esprit du peuple
chinois à la vue de cette invasion ? On attribue ce
mouvement de révolte contre l’ingérence étrangère à
l’une des nombreuses sectes politico-religieuses qui
pullulent dans l’empire chinois comme dans tous les
États autocratiques ou à civilisation arriérée. U est un
effet constant que le nombre d’associations secrètes
ou illicites croit en raison inverse des franchises dont
jouit un peuple. Nous en avons eu et avons encore
des exemples en Europe même. En Chi,ne, où la popu-
lation est loin d’être homogène, le développement des
associations secrètes a atteint des proportions incon-
nues dans les autres pays. Nous devons signaler à cet
égard une étude parue en 1888 et due à l’un de nos
sinologues les plus distingués-, M. H. Cordier.
Ces sociétés portent des noms les plus divers,
nous pourrions ajouter les plus bizarres, et revêtent
des caractères de tout ordre. Elles sont militaires,
religieuses, commerciales, politiques. Les plus impor-
tantes sont révolutionnaires. Il y en a d’excentriques,
comme celle des boxeurs, qui paraît être l’instigatrice
du mouvement actuel contre les étrangers. Une
société qui porte le nom pittoresque A'Orchidée d'or
comprend les tilles qui ont juré de ne passe marier
ou de quitte]' leurs maris quand elles les auront
épousés. Parmi les associations purement politiques,
celle du Nénuphar blanc aurait plus de sept cents
ans d’existence. Elle a fait surtout parler d’elle
dans les premières années du xixe siècle ; ses
adeptes ont même réussi à occuper un moment le
palais impérial à Pékin (juillet 1813). Une autre asso-
ciation politique, la [dus puissante peut-être, est celle
des Triades, ou du Ciel, de la Terre et de l’Homme, et
qui a pour objet le renversement de la dynastie
régnante actuelle. Elle puise ses idées symboliques et
sa tradition dans l’ancienne philosophie chinoise. Son
origine remonterait à laseconde moitié du xvme siècle.
Fortement constituée, elle a bravé jusqu’à présent tous
les édits impériaux et les persécutions des gouver-
neurs. C’est, d’ailleurs, le sort de toutes les autres
sociétésdites secrètes, dont l’existence n’est un mystère
pour personne et contre l’organisation desquelles
viennent se briser tous les règlements de l’autorité gou-
vernementale. Quelques-unes semblent, au contraire,
jouir d’impunités particulières, sinon de l’encoura-
gement officiel, comme celle des boxeurs ou hommes à
coups de poing, dont on s’occupe tant à l’heure actuelle.
L’intervention armée des puissances aura pour
résultat probable l’aliénation de nouvelles portions
de terre au profit des Européens. Certains esprits
redoutaient le péril jaune ou l’envahissement de
l’Europe par les Chinois. Il nous semble que c’est
précisément le contraire que nous prépare l’aurore du
xxe siècle. Il ne serait par téméraire de prévoir, dans
un avenir très prochain, les puissances européennes
(ou les peuples blancs, pour être plus précis) occuper
toute la côte orientale de la Chine. Il est possible
même que le génie européen tentera de pénétrer à
l’intérieur du pays. La Chine, comme la Turquie,
devra alors son existence à Ta rivalité des peuples
d’Europe.
Ce sera alors 1 e péril blanc, et non le moindre pour
l’humanité.
P. LEMOSOF.
théâtre
LA MUSIQUE
Opéra-Comique.
Iphigénie en Tauride, tragédie lyrique en quatre
actes, paroles de GuUlard, musique de Gluck.
Après le théâtre lyrique, voici que maintenan
l’Opéra-Comique nous donne Ylphigènie en Tauride.
Et l’Opéra-Comique a raison, car on ne saurait trop
faire entendre au public les cbefs-d’œuvre de ce
maître, qui, à l’encontre de bien d’autres moins mé-
ritants, ne dut ses succès qu’à la sincérité de l’expres-
sion, à la puissance du sentiment dramatique, à
l’essor du génie dans sa grandiose et souveraine sim-
plicité.
Nous n’avons pas à nous étendre ici sur une œuvre
universellement connue ; bornons-nous à dire sim-
plement qu’elle a reçu le même accueil à la salle
Favart qu’à la Pœnaissance. Et comment, en effet, ne
pas s’extasier devant ces récits à l’allure tantôt
tendre, tantôt passionnée, toujours sincère ; devant
ces chœurs si purs de lignes et si émouvants en leur
LE MAGASIN PITTORESQUE
411
poignante vérité, comme aussi devant ces cantilènes
où les personnages de l’œuvre s’expriment de si natu-
relle et si noble façon?
Écrire simplement, avec toute son âme, et non pas
à grand renfort de ces suites harmoniques obscures
dont le compositeur lui-même ne sort qu’à l’aide
d’effets inattendus et déconcertants, n’est-ce pas là le
sûr moyen d’arriver au succès, non pas à ce succès
d’un jour obtenu souvent par surprise, mais à la vic-
toire suprême, à celle dont le temps lui-même ne
saurait flétrir les lauriers? Et puisque le drame
lyrique est de mode, où peut-on trouver de meilleur
modèle que le drame lyrique tel que Gluck l’a conçu
et exécuté?
MM. Milliaud et M. A. Carré ont donc sagement
agi en remettant à la scène l 'Iphigénie en Tauride.
De ce concours, dont les résultats, bien que différents
au point de vue de là mise en scène et de l’interpré-
tation, ont donné un superbe ex-æquo pour les deux
théâtres, est sortie une manifestation artistique dont
les salutaires effets ne tarderont pas, espérons-le, à
se faire sentir chez nos jeunes compositeurs guidés
trop souvent par la science et pas assez par l’inspi-
ration.
Il serait très intéressant maintenant d’entendre
{'Iphigénie en Tauride à l’Opéra. Nous comptons bien
que M. Gailhard ne tardera pas à descendre à son
tour dans la lice; l’impérissable génie de Gluck
mérite bien cet hommage de plus.
Reprise du « Cid » à l’Académie nationale de mu-
sique.
Le Cid de Massenet a retrouvé à l’Opéra son succès
d'antan. On a revu avec infiniment de plaisir ce
superbe drame lyrique, l’un des meilleurs du maître
qui a si bien su mêler le charme enveloppant de sa
musique au souffle puissant de l’épopée cornélienne.
On ne se lassera jamais d’en applaudir les chœurs
guerriers et les émouvants passages tels que V Alléluia
d'amour-, Pleurez, mes yeux,... etc., comme aussi le
ballet, au tour si pittoresque et si original.
L’interprétation est de premier ordre : qu’il nous
suffise de citer les noms de MM. Alvarez, Delmas,
Fournets et de Mmes Ackté et Bosman.
Nous reverrons prochainement sur cette même
scène la Cloche du Rhin, de M. Samuel Rousseau,
dont nous avons eu l’occasion de faire l’éloge lors de
sa première représentation. C’est fort bien, et nous
ne pouvons qu’applaudir à cette opportune décision ;
mais pourquoi ne pas nous redonner aussi la Burgonde
de M. Paul Vidal?
Em. fouquet.
*e>
L E GANT
Un acte en prose
PERSONNAGES
ELLE (20 ans). ( LUI (32 ans).
( A l’uris, de nos jours.)
... La scène représente un petit salon coquettement meublé.
Au lever du rideau, Monsieur, assis à une table, a les yeux
fixés sur un livre; — Madame, assise en face de lui, parcourt
un journal de modes.
Un temps
Lui. — [Il tousse plusieurs fois.) Hum !... Hum!...
Hum !... Hum ! ! !...
Elle. — ( Relevant le front), Vous dites ?
Lui. — Rien, mon amie je tousse! Hum !...
Hum !...
Elle. — Je le -vois bien !...
Lui. — Alors, pourquoi me demandez-vous ce
que je dis ?
Elle. — Pour rien! — Parce que cela me plaît...
pour causer!...
Lui. — C’est différent !... à voire aise !... (A part, à
mi-voix.) Drôle de petite femme!...
Elle. — Oh! j’ai entendu cette fois : vous avez dit...
Lui. — J’ai dit : drôle de petite femme !... ce n’est
pas bien grave, n’est-ce pas?
Elle. — Certes non. D’ailleurs, vous êtes incapable
de dire quelque chose de grave, vous!...
Lui. — Moi, pourquoi?
Elle. — Vous êtes en bois.
Lui. — En bois?
Elle. — Oui, en bois!... Et en bois dur encore, en
bois cuit, en bois biscuit ! ! — Rien ne vous émeut ; —
ou, du moins, rien ne semble vous émouvoir!...
Vous êtes toujours calme, toujours froid... Cris,
colères, menaces, rien n’y fait!... Mais remuez-vous
donc, fâchez-vous un peu! — Faites la grosse voix,
cela m’amusera !
Lui. — ... Allons! Allons!... Vraiment, je ne vous
comprends pas ! Dites, qu’avez-vous ?
(Il s'assied auprès d'elle ou se tient debout, accoudé au
dos de lachaise dans laquelle elle est assise.)
Un temps
Elle. — J’ai besoin qu’on me batte, là! Y êtes-vous
maintenant?
Lui. — Je croyais pourtant tout remis entre nous.
Le petit mot du dîner est oublié, voyons? Vous êtes
femme d’esprit et vous comprenez qu’il m’était impos-
sible de laisser le tort à l’un de nos convives...
Elle. — Mais puisqu’il avait tort!
Lui. — C’est justement à cause de cela!
Elle. — Ah bah !
Lui. — Mon Dieu, oui! — Cela vous étonne? Et
pourtant, rien de plus simple. Dans la vie sociale, il
y a bien des choses qui étonnent ainsi, allez !
Elle. — Ça c’est vrai !... H y a d’abord... vous !
Lui. — Vous n’êtes pas aimable!...
Elle. — Je dis ce que je pense !
Lui. — Alors vous êtes charmante !...
Elle. — Moquez-vous, maintenant... ce sera com-
plet!... Et dire que tous les jours, ma mère s’applaudit
de notre union ! — « Vois-tu, ma tille, me dit-elle, je
suis heureuse du choix que lu as fait. — Quel brave
garçon! Quel charmant mari ! ! Quel bon cœur ! ! ! »
Lui. — Votre mère est une excellente femme et que
j’estime beaucoup.
Elle. — C’est logique ; elle dit du bien de vous!
Lui. — Oh! sans cela! — C’est une femme de goût,
intelligente et de compagnie fort agréable...
Elle. — Un gendre admirant sa belle-mère! voyez •
ce tableau curieux !...
Lui. — N’oubliez pas que c’esl de votre mère dont
412
LE MAGASIN PITTORESQUE
nous parlons!... Et puis, je trouve stupide cette façon
de toujours dauber et à tout propos, sur les belles-
mères. C’est une mode, je le sais, mais c’est une
mode dangereuse et sans but précis (comme toutes
les modes d’ailleurs).
Elle. — Même celle des chapeaux?...
Lui. — Oh ! surtout celle-là ! car elle est coûteuse...
pour les maris...
Elle. — Vous ne vous en plaignez pas, je suppose?
Lui. — Certes non! — d’autant plus que tous ceux
que vous avez vous vont à ravir!... — Je parle seule-
ment des belles-mères. Tenez, si vous aviez connu la
vôtre...
Elle. — Votre mère?
Lui. — Oui, ma mère ; elle vous aurait adorée :
c’était un excellent cœur....
Elle. — Oh! pour le cœur, j’en suis sûre! Ils ont le
monopole du cœur5 dans votre famille !
Lui. — C’est déjà quelque chose...
Elle. — Certes, cela vaut mieux que celui des
allumettes; en tout cas, cela s’enflamme plus vite!...
Lui. — Vous êtes spirituelle, ce soir!
Elle. — Ce soir?., par exception, peut-être?
Lui. — Pardon!... Vous l’êtes tous les jours... et
toujours! — Au fait, je suis ridicule, je l’avoue, de
parler de votre mère, de la mienne, en termes aussi
sentencieux. Laissons ces bonnes dames en paix. —
D’ailleurs, ma mère dort pour jamais dans la tranquil-
lité éternelle, et...
Elle [V interrompant). — Etcroyez-vousqu’onydorme
si bien que cela ?
Lui. — Vous raillez... vilaine !
Elle. — Non ! mais vous parlez de ces choses
comme si vous les connaissiez ! Avez-vous jamais été
voir là-haut ce qui s’y passe?
Lui. — Certes non... et cela pour deux raisons :
d’abord, parce que c’est impossible...
Elle. — Ça, c’est la bonne ; voyons la mauvaise !..
Et ensuite?...
Lui. — Ensuite parce que je comprends déjà si diffi-
cilement ce qui se passe en bas que je me demande
si...
Elle ( l'interrompant ). — Inutile!... Ne vous demandez
rien!... J’ai saisi! — Vous ne comprenez pas facile-
ment ce qui se passe en bas!... ça c’est pour moi!
Lui. — Mon Dieu,... oui !... Je suis las à la fin, mon
amie, de vos boutades capricieuses. — J’apporte,
dans mes rapports, une souplesse de caractère et une
aménité incessantes. — Je suis soumis à vos désirs,
autant qu’il se peut.
Elle. — Pas trop...
Lui. — Si... peut-être! — Et ma récompense la
voilà : vous êtes acerbe, mordante, d’humeur inégale,
agacée... et...
Elle. — Et agaçante! Allez! Dites-le ! Ne vous
gênez pas. — Courez ! courez ! vous êtes adorable
quand vous vous emballez! Criez ! mais criez donc !...
Enfin on va pouvoir s’amuser!...
Lui. — Quelle enfant!
Elle. — Donc, je suis acerbe, mordante, d’humeur
inégale, agacée et... agaçante... Et quoi encore?
Lui ( énergiquement comique ). — ... Et insuppor-
table!... Voilà ! !...
Elle. — Ah! Je suis insupportable!.. Eh bien!...
' mon cher, apprenez que c’est vous qui avez commen-
cé!— J’étais sortie de table, en d’excellentes dispo-
sitions...
Lui. — Oui... en colère... furieuse! !
Elle. — En d’excellentes dispositions quand même :
nous descendons : vous ne dites pas un mot dans
l’escalier... — Vous faites avancer le coupé, afin d’aller
voir un instant votre tante qui aime qu’on aille la
déranger à l' improviste. — Messieurs vos amis, eux,
nos convives, étaient partis au théâtre, aussitôt le
diner achevé
Lui. — - Mais, c’était là une chose convenue; ces
Messieurs ont été fort corrects!...
Elle. — Oui, fort corrects, tout à fait corrects :
tous vos amis sont corrects, c’est entendu. — Enfin,
nous y partons chez votre tante :... nous y arrivons...
elle n’y était pas!... {A part.) Heureusement!...
Lui. — Ce n’est pas ma faute, cependant...
Elle. — Je vous l’accorde. — Mais, ce départ de la
maison! Vous n’avez pas idée de votre mine! — Et
ce ton avec lequel vous avez donné l’adresse au
cocher!... ( l'imitant ) « Madame Bellac, 12, rue Mon-
ceau ». — Oh! ce ton sec! ce ton de grand seigneur!
— Vous qui avez toujours peur de parler au cocher —
et qui rougissez en commandant les domestiques!...
Je me suis dit de suite : cela n’ira pas !... — Tenons-
nous surmos gardes! ! Et je m’y suis tenue, voilà !...
Lui [l'imitant). — Dites que vous avez boudé,
voilà !...
Elle. — Doudé ! j’ai boudé, moi !
Lui. — Mon Dieu, oui !
Elle. — Je suis restée digne, et c’est tout! seule-
ment, comme je suis une bonne petite femme, comme
j’ai un bon petit cœur, je suis revenue la première...
Lui. — Oh !...
Elle. — Il n’y a pas de oh! — J’ai dit : (Mon Dieu,
qu’ai-je dit! je ne me le rappelle plus!)... Enfin, ce
devait être très bien, car vous avez souri... et quand
vous souriez, vous!!...
Lui ( très calme). — Vous avez dit : « Mon ami, vou-
driez-vous boutonner mon gant, je vous prie?» —
Et j’ai boutonné votre gant, mais en souriant c’est
vrai...
Elle. — Oh! en me narguant!...
Lui. — Non, en souriant. Je pensais : Voilà une
petite femme qui boude son mari parce qu’elle ne
veut pas comprendre que l’on doit se plier à certaines
exigences, telles que de donner raison à son hôte
quand il a tort.
Elle. — ... Et qu’il ne le reconnaît pas discrète-
ment... cela recommence! 11 vaut peut-être mieux
donner tort à sa femme quand elle a raison?
Lui. — Mais vous tournez la question !
Elle. — Je ne la tourne pas! Je la pose... [Dramati-
quement). Je pose la question de confiance !
Lui. — Je n’y réponds pas, c’est plus sûr.
Elle. - — ... En effet!... Et dans la voiture, que
pensiez-vous de cette petite femme boudeuse?
Lui [sur un ton moitié triste, moitié câlin). — - Je
pensais que cette petite femme-là, vaincue par la dou-
leur, les doigts trop faibles pour boutonner son gant
neuf, avait prié son mari de l’aider, parce que le mal
physique avait eu raison de sa volonté tenace... Je pen-
sais que son cœur n’était pour rien dans cette brusque
détente du bras si gentiment offert... et que ce n’était
pas par amitié, par bonté d’âme qu’elle avait daigné
causer la première... Non! la douleur de ses doigts et
l’impossibilité de résister plus longtemps à cette dou-
leur, avaient seules forcé son petit orgueil à s’avouer
vaincu !... Mais c’était tout, et il n’y avait pas eu là le
LE MAGASIN PITTORESQUE
413
moindre sentiment charitable.,, la moindre impulsion
charmante du cœur! Voilà ce que je pensais : me
suis-je trompé? Était-il vrai?...
Elle (rêveuse). ■ — Peut-être !...
Lui (véhément). — Ah! chère amie ! le mal physique.
voyez-vous, mais c’est par là que Dieu nous tient et
qu’il nous brise! Un rien nous meurtrit!... Un rien
nous accable!... Un rien nous tue!... Et nos volontés,
nos sciences, nos désirs, nos rêves, tout cela tombe
d’un coup devant cette infime chiquenaude : la
migraine ! !
Elle. — Voilà un mari gai! Oh! si ma mère vous
écoutait, monsieur mon époux, elle me ferait un dis-
cours... un discours que défunte la vôtre n’entendrait
pas, hélas!!... mais qui serait fort beau tout de
même ! ! !...
Lui. — Petite rieuse !...
Elle. — Eh bien ! vous avez eu raison! C’est vrai,
le mal physique m’a anéantie cette fois... Mais avouez
que ces maudits gants avaient des boutons trop gros
pour leurs boutonnières!... car sans cela!...
Lui. — Sans cela! — comme vous avez, malgré
tout, ma chère petite femme, un délicieux esprit, vous
seriez revenue, je le sais, un peu plus lentement, peut-
être, mais sûrement...
Elle. — C’est vrai ! D’ailleurs, depuis que vous
m’avez fait toutes ces grandes tirades et dit toutes ces
belles choses !...
Lui. — Quelles tirades? Grand Dieu! quelles belles
choses ?
Elle. — Eh oui ! La chiquenaude ! — la migraine !...
Dieu qui nous tient... Et puis de la philosophie ! et de
la morale aussi! Enfin, que sais-je, moi?...
Lui. — Eh bien?...
Elle. — Alors, j’ai trouvé un moyen de vaincre
tout cela, oh! mais un moyen simple, charmant et
infaillible !
Lui. -—Ah! vraiment?... — Et c’est?...
Elle. — C’est de s’aimer, mon ami, de s’aimer folle-
ment, éperdument; — d’oublier, par l’amour, les
migraines futures, et les chiquenaudes qui nous pous-
seront dans l’éternité... C’est aussi de tout se dire,
les bonnes pensées comme les mauvaises; — de ne
jamais sembler indifférent l’un à l’autre. — Plus de
bouderies, plus de froideur ! Et si tu es fâché, tant pis !
Bats-moi si tu veux, ça m’est égal... pourvu que, tu
me touches !... Est-ce dit?
Lui (étendant le bras en souriant). — C’est juré !...
Alors, vous ne rirez plus de mon ton sec et de mes airs
de grand seigneur quand je donnerai mes ordres au
cocher?...
Elle. — Non, mon chéri. Ordonnez-lui tout ce que
vous voudrez, — tout ce que tu voudras ! — Nous
allons être fous! êtres jeunes! nous adorer! nous le
dire ! nous le répéter cent fois sur tous les tons!
Ah ! la famille des excellents cœurs, — le monopole
des tendresses, — attendez un peu ! Je vais faire sauter
tout cela moi !... Et nous allons oublier, à nous deux,
le monde et ses mesquineries...
Lui. — Oh! ses mesquineries., c’est dur...
Voyons!... Voyons!...
Elle. — Oui, ses mesquineries et ses mensonges!
Et nous allons également oublier à nous deux, mon-
sieur mon mari, les convives qui ont raison quand
ils ont tort, et les femmes qui ont tort quand elles
ont raison! — Dieu! que cela va nous sembler déli-
cieux ! !
Lui. — Certes oui !... C’est presque vrai ! Et quoique
taquine encore... tu es, ce soir, délicieusement
exquise !
Elle. — Eh bien! je ne taquinerai plus !... je le jure !
mais à une condition! à une toute petite condition!
Lui. — Laquelle?
Elle (câline). — Voilà : ce soir, Hortense, la femme
de chambre est couchée, vous le savez (puisque, dans
ma colère, je l’y ai envoyée tout à l’heure). Par con-
séquent...
Lui (souriant). — Par conséquent?
Elle. — Elle ne pourra pas m’aider à ma toilette.
Et j’ai mes bottines...
Lui. — - Tes bottines?
Elle. — Oui!... Et elles ont des boutons, mes
bottines !...
Lui (à part). — Chère petite ! (A elle.) Parfaitement!
Eh bien ?
Elle. — .le ne pourrai jamais les quitter moi-
même... à cause de mes doigts trop faibles... de la
douleur physique... et de la vengeance de Dieu!...
Alors, si vous vouliez ?
Lui (la prenant dans ses bras). — Comment, ma
chérie ! si je veux !
Ils quittent lentement la scène, et l'on entend, dans
l'éloignement :
Elle. — Alors, nous ne bouderons plus jamais ?
Lui. — Plus jamais !
Rideau.
L.-G. TORAUDE.
LA GUERRE
DU TRANSVAAL
Depuis l’occupation de Prétoria par lord Roberts,
les journaux anglais, prenant leurs désirs pour la
réalité, ne cessent de répéter que la guerre est virtuel-
lement terminée.
Ce n’est pas l’avis des présidents Kruger et Steinj,
du généralissime Louis Bolha ni du général De àVet
qui, avec une admirable énergie, harcèlent l’envahis-
seur de toutes parts et lui infligent presque chaque
jour de sanglantes surprises peu flatteuses pour
l’amour-propre britannique.
Sans doute, les généraux Buller et Methuen lancent
quotidiennement à travers les mers de pompeux bul-
letins de victoire. Les pauvres commandos qui osent
se trouver sur leur passage sont aussitôt réduits en
poussière, dispersés à tous les vents. Et le lendemain
de nouvelles dépêches nous apprennent que les Boers
sortent de tous les buissons, surgissent au milieu des
broussailles, se ruant à l’improviste sur des bataillons
de yeomanry qui se rendent bravement. Lord Me-
thuen, agacé, monte alors à cheval, pousse, en tacti-
cien consommé, son infanterie, sa cavalerie et ses
formidables batteries sur l’ennemi qui vient de sur-
prendre si audacieusement ses bataillons isolés et, ne
trouvant plus personne devant lui, télégraphie triom-
phalement qu’il a remporté une victoire complète.
Quelques journaux d’Outrc-Manche, la Westminster
Gazette, entre autres, commencent à trouver cette
hâblerie quelque peu grotesque, et le Standard s’écrie
naïvement : « Il est vraiment dommage que nous ne
soyons pas capables de porter le coup mortel à la ré-
sistance d’un pays occupé par nos troupes. »
414
LE MAGASIN PITTORESQUE
— Je te crois ! dirait Gavroche.
En attendant, voici la situation exacte des deux
partis en présence.
Après l’occupation de Prétoria, lord Pioherts, gêné
parle voisinage incommode de Louis Botha qui s’était
arrêté à 15 milles environ à l’est de la capitale, le fit
attaquer le 11 juin. Les Boers résistèrent vaillamment.
Malgré tous leurs efforts, French, Pôle Carew, Hamil-
ton et autres généraux ne purent entamer l’héroïque
petite phalange. Dans la nuit, les Boers évacuèrent
tranquillement une de leurs positions et le lendemain
la Bataille recommença, acharnée. Lord Roberts,
ayant vu les Boers battre en retraite dans la soirée,
s’attribua la victoire et put constater, à ses dépens, que
la petite armée de Botha, déclarée atout jamais effon-
drée par les correspondances officielles, se portait et
se comportait surtout fort bien devant un ennemi
très supérieur en nombre.
Pendant ce temps-là, Buller se décidait enfin à
enlever à la baïonnette les fameuses passes de Laing’s
Neck, après avoir acquis, toutefois, la certitude que
Christian Botha n’y avait laissé qu’une toute petite
arrière-garde qui se replia bientôt dans la direction de
Lydenburg. Son quartier général est maintenant à
Volksrust, en territoire transvaalien, mais il semble
redouter de s’aventurer à plus d’une portée de canon
de la ligne du chemin de fer. La prudence est mère
de la sûreté.
Lord Roberts et Buller occupent donc la frontière
sud du Transvaal, et il ne leur reste plus à conquérir
que l’est de l’État d’Orange et les neuf dixièmes du
territoire du Transvaal.
D’autre part, le général De Wet, sur la ligne de
Bloemfontein à Prétoria, frappe coups sur coups autour
de Kronstadt, à Rhenoster River, détruit la ligne
sur une longueur de 40 milles, enlève des convois, des
bataillons entiers, parait à Wynburg, sur la Zand, à
Ventersburg. Ce diable d’homme se montre sur tous
les points à la fois, affole lord Kitchener, qui a failli
être fait prisonnier et n’a dû son salut qu’à la vitesse
de son cheval, et déroute complètement les savantes
combinaisons de lord Methuen et du général Rundle,
réduits à se tenir sur la défensive depuis des semaines,
se montrant très inférieurs à leur redoutable adver-
saire. Fort heureusement pour eux, De Wet ne dispose
que de quelques centaines d’hommes.
Telle est la situation. La guérilla bat son plein, et
les Anglais, exaspérés, se sentant impuissants à lutter
contre cet essaim d’abeilles, font annoncer officielle-
ment que toute nouvelle destruction commise sur un
point des communications aurait pour conséquence
immédiate la destruction des fermes voisines de l’en-
droit où cette destruction aurait eu lieu dans un cercle
de 5 milles de rayon.
Je me permettrai de faire remarquer que la destruc-
tion des lignes de communications est un acte de
guerre parfaitement licite, et que les représailles dont
les Anglais menacent les Boers constitueraient un
véritable acte de brigandage indigne d’une nation
civilisée.
Sans doute, la perfide Albion ne passe pas pour
très scrupuleuse dans le choix de ses moyens, mais
je ne crois pas lord Roberts capable de jouer les
Cartouche. Il préférera sans aucun doute essayer de
gêner à son tour le ravitaillement des Boers, en occu-
pant solidement un point stratégique commandant le
ohemin de fer de Delagoa Bay.
EN GHINE
Tandis que succombe sous le nombre, dans le sud
de l’Afrique, un vaillant petit peuple qui depuis huit
mois donne le plus superbe exemple d’héroïsme que
jamais nation, peut-être, ait offert dans l’histoire de
l’humanité, une, tempête de fer et de feu se déchaîne
brusquement à l’autre bout du monde. Là encore le
nombre menace de tout submerger !
Le rideau vient de se lever sur un nouveau drame
dont l’épilogue, le partage de la Chine, menace
d’ensanglanter, un peu plus tôt, un peu plus tard, le
monde entier qui se disputera fatalement, à coups de
canon, les parts du gâteau.
Cette insurrection formidable des Boxers, fomentée
par la vieille impératrice de Chine, peut amener de
telles complications internationales, que nos lecteurs
nous sauront gré de leur résumer fidèlement les évé-
nements.
Après l’expédition franco-anglaise de 1860 en
Chine, la vieille Europe reprit contact avec les
peuples de l’Extrême-Orient. La conquête de la
Cochinchine et du Tonkin permit à la France de
s’établir solidement au sud de la Chine, tandis que
nos amis les Russes s’avançaient lentement, mais
sûrement, par le nord et finissaient par occuper Port-
Arthur dans le golfe du Petchili. Les Anglais se sont
installés à Wei-hai-Wei ; les Allemands à Kia-
Tcheou; les Japonais, avec leur superbe flotte, à
quatre ou cinq jours de marche, surveillent attenti-
vement les événements, prêts à intervenir énergique-
ment. Les Américains, les Italiens, les Autrichiens,
les Belges eux-mêmes s’apprêtent à la curée pro-
chaine.
En présence de ces convoitises, les Chinois se
réveillent aujourd’hui de leur apathie. Et l’Europe,
stupéfaite, apprend tout à coup que les missions
catholiques, protestantes ou orthodoxes sont partout
pillées, incendiées, et les étrangers massacrés par
une populace furieuse sous l’œil bienveillant des
soldats réguliers chinois devenus complices le len-
demain.
Les navires européens débarquent aussitôt à Takou
tous leurs marins disponibles. Une colonne de
2 000 hommes est formée en hâte sous le commande-
ment de l’amiral anglais Seymour et se dirige sur
Pékin où, dit-on, les étrangers sont assiégés et bom-
bardés dans leurs légations défendues, chacune, par
50 ou 60 hommes à peine. Mais, au delà de Tien-
Tsin, le chemin de fer est détruit par les insurgés et,
à l’heure où j’écris ces courtes notes, on est sans nou-
velles, depuis dix jours, de celte colonne volante.
Partout le télégraphe est coupé. La capitale chinoise
est isolée du monde entier depuis quinze jours. Les
bruits les plus alarmants circulent. Tout le personnel
des légations aurait été massacré. Notre consul au
Yunnan, M. François, est retenu prisonnier. Bref, la
Chine est en feu et l’insurrection menace de tout
emporter.
Le 17 juin, les nouvelles de Takou, port situé à
l’embouchure du Peï-Ilo, mettent le comble à la stu-
peur universelle. Dans la nuit, les canons des forts
partent tout seuls, couvrant de projectiles les navires
de la flotte internationale qui ripostent aussitôt. Le
duel d’artillerie ne dure pas moins de sept heures.
Les canonnières russes Korcïets, Ghiliak et Bohr, la
LE MAGASIN PITTORESQUE
415
canonnière française Lion, Ja canonnière anglaise
Algreine et la canonnière allemande Iltis, placées
sous le commandement du capitaine devaisseau russe
Dobrovolski, finissent par réduire au silence les forts
de Takou armés d’excellents canons, et les troupes de
débarquement s’en emparent à la baïonnette. Cette
sanglante affaire a coûté aux Russes deux officiers et
seize hommes tués et quatre-vingts blessés environ.
Les pertes des autres nations sont insignifiantes.
Le lendemain on apprend que l’armée chinoise
b ombarde les quartiers étrangers de Tien-Tsin ; mais
la ligne télégraphique et la voie ferrée entre cette
ville et Takou sont détruites et, depuis lors, les
ténèbres les plus épaisses dérobent aux regards des
amiraux ahuris les événements sanglants qui se
déroulent de Tien-Tsin à Pékin.
L’amiral Seymour est-il entré à Pékin ? Les léga-
tions ont-elles été respectées, comme l’affirment les
membres des ambassades chinoises accrédités en
Europe? Nous le saurons bientôt.
En attendant, la première tentative faite par une
colonne russe marchant au secours de Tien-Tsin a
été vigoureusement repoussée le 22 juin et,, à cette
date, tous les quartiers étrangers de cette ville étaient
en feu !
Le contre-amiral Gourrejolles, qui commande nos
forces navales dans l’Extrême-Orient, dispose ou dis-
posera prochainement de 8 grands croiseurs et de
2 canonnières avec 200 pièces de canon et
3 500 hommes d’équipage. Les troupes de débarque-
ment mises à sa disposition comprendront 5000 à
6000 hommes.
Sans nul doute, les troupes internationales vien-
dront facilement à bout de l’armée chinoise. Les
hommes des 24 Bannières ou de l’Étendard Vert ne
sauraient tenir devant des troupes européennes.
Mais ces dernières sont encore pour la plupart dans
les ports anglais, français, allemands ou russes.
Quand elles arriveront à Pékin, la capitale de la
Chine ne sera plus peut-être qu’un immense amas de
ruines fumantes sous lesquelles seront ensevelis les
malheureux étrangers massacrés.
Et le lendemain la question chinoise se posera,
redoutable, menaçante pour la paix du monde. Ce
sera le grand problème qu’auront à résoudre les
diplomates du xxe siècle.
Henri MAZEREAU.
LA VIE EN PLEIN AIR
Je ne m’étais pas trompé : c’est le capitaine Coste
qui est arrivé bon premier du tournoi de fleuret. A lui
sont allés les honneurs et aussi les applaudissements1.
Personne n’a réclamé contre la décision du jury qui
s’est trouvée d’accord avec celle du public, — ce qui
devient rare aujourd’hui.
MM. Henri Masson et Jacques Boulenger, qui ont
conquis de haute lutte les places de deuxième et de
troisième, sont des escrimeurs de genre combatif
comme le capitaine Coste. Ils livrent la bataille car-
rément, et sans chercher à finasser comme d’autres.
Il est vrai qu’ils suivent les leçons de Louis Mérignae.
Le tournoi de fleuret ne réservait pas seulement à
ce grand maître la surprise agréable de ces deux
succès, il devait honorer et illustrer encoi’e un peu
plus — si c’est possible — son nom avec la victoire de
son fils Lucien Mérignae.
Le dernier assaut de Lucien Mérignae avec Kirch-
hoffer — deux gauchers — a été un des plus beaux, des
plus passionnants qu’il ait été donné aux escrimeurs
de voir : Kirchhoffer, d’une taille au-dessous de la
moyenne, se trouvant en face d’un adversaire de haute
stature, avec sa main merveilleuse de rapidité, ses
parades d'une grande netteté et ses attaques en mar-
chant, réussissait à être l’égal de Lucien Mérignae, dont
les moyens physiques sont incontestablement supé-
rieurs aux siens.
Le travail de Kirchhoffer est la perfection môme,
l’allonge de Mérignae et la variété de son jeu sont
admirables : le premier est plus fin, le second plus
puissant, plus complet.
La nature a favorisé Lucien... et le sang de son père
est en lui.
Aprèsle fleuret l’épée, après l'adorable jeu de con-
vention, l’escrime pratique. L’épée a aussi son tournoi.
11 vient de se terminer, pour les amateurs et pour les
professeurs, sur la terrasse du Jeu de paume, aux Tui-
leries, dans un cadre ravissant. Beaucoup de monde,
de nombreux escrimeurs, de nombreux curieux et
quelques jolies femmes forment le parterre des spec-
tateurs. Les poules succèdent aux poules, vivement
disputées : celui-ci est touché à la main, celui-là à la
jambe, cet autre au masque ou à la poitrine. Il y en a
pour tous les goûts.
Les cinq juges de camp ont fort à faire ; leurs yeux
souvent ne voient plus ou voient mal. Pensez donc!
Il est des poules qui durent plus de trois heures d’hor-
loge... Les malheureux juges, et les malheureux
combattants aussi !
Les spectateurs ne se privent pas de critiquer les
juges et aussi les tireurs. C’est leur droit, mais je dois
dire qu’ils sont souvent injustes dans leurs sévérités.
Je voudrais bien les voir à la place des juges. Je
voudrais bien les voir exécuter les brillants coups de
bouton, qu’ils déclarent si faciles sur tel ou tel.
Ces tel et tel sont des spécialistes de l’épée, contre
lesquels les plus fins fleuretistes — qu'ils essayent
donc un jour! — ne tiendraient pas longtemps.
C’est du moins ma conviction. Parmi les éliminés
eux-mêmes que la chance (il y a de la chance par-
tout) n’a pas favorisés — comme Willy Sulzbacher
et Georges Berger — il y a des lames d’une incontes-
table valeur et qui ont fait leurs preuves.
Parmi les gagnants des poules éliminatoires, il y a
des épéistes qui s’appellent J.-M. Rosé, Alibert, le
capitaine de La Falaise, Boisdon, le lieutenant Sée,
Ramon Fonst, Wallace, Dr de Pradel, qui feraient
excellente figure dans une poule où seraient réunis
les plus forts amateurs de nos assauts publics.
Les femmes ont encore des yeux pourle « fin Fleuret
de France », mais elles ne détestent pas les combats qui
donnent l’idée du duel. Elles l’ont montré pendant le
tournoi d’épée. Elles prenaient parti pour celui-ci,
pour celui-là, battaient des mains, faisaient de vives
réflexions sur telle ou telle passe d’armes.
Personne ne niera que les femmes ne soient des pro-
pagandistes de premier ordre. Puisque l’épée les
séduit maintenant, les épéistes peuvent être fiers. Le
416
LE MAGASIN PITTORESQUE
monde, qui venait à eux, depuis pas mal de temps
déjà, leur appartient aujourd’hui.
Sur la terrasse des Tuileries j’apercevais cesjours-ci,
allant d’une poule à l’autre, regardant très attentive-
ment, un sous-officier hollandais. Il est délégué au
tournoi d’épée par son pays, où cependant le duel est
rigoureusement défendu.
11 fera un rapport sur ce qu’il a vu, et pour que ce
rapport soit entièrement vécu, il a pris part au tournoi
d’épée des professeurs.
L’Angleterre aussi nous a envoyé des champions,
ainsi que l’Italie , qui possède en M. Giurato un jeune
tireur d’épée d’avenir.
Cette fête des armes a été des plus réussies, et si
la pluie, la vilaine pluie, a failli d’abord ternir son
éclat, le soleil promptement a paru, et il est resté
fidèle jusqu’à la fin de ce tournoi dont j’aurai encore
à entretenir mes lecteurs.
Us m’en voudraient, je crois, de consacrer, dans cette
série, une chronique aux abominables boucheries qui
ont ensanglanté les arènes de Deuil, il y a quelque
temps. Les corridas de toros ne s’implanteront jamais
chez nous, je l’espère.
A ces spectacles écœurants il faut opposer des spec-
tacles de nobles combats comme ceux dont je viens
de parler : à l’épée des toréadors, il faut opposer l’épée
française ou la spada italienne.
Au moment où je termine ces lignes, M. Ramon
Fonst remporte le premier prix des amateurs et
M. Albert Ayat celui des professeurs. C’est un énorme
succès pour Ayat père dont les deux gagnants sont les
élèves.
Maurice LEUDET.
RECETTES ET CONSEILS
PRÉSERVATION DES DORURES CONTRE LES MOUCHES.
Faites bouillir une demi-douzaine d’oignons dans un demi-
litre d’eau. Avec cette décoction, badigeonnez, au moyen d’une
brosse très douce, les cadres dorés, les pendules, les lustres,
tes girandoles, en un mot toutes les dorures à préserver du
sans-gêne des diptères domestiques. Ces dorures aux petits
oignons se conserveront longtemps.
PROCÉDÉ POUR NETTOYER LES COLS EN VELOURS DES VÊTEMENTS
d’hommes.
On prend une couenne de lard, avec laquelle on frotte le col,
en employant le côté gras de la couenne.
Ce procédé semble un peu bizarre... graisser pour enlever
la graisse? Pourtant l’obligeante abonnée qui me le commu-
nique, m’assure qu’elle l’emploie avec succès.
La plus belle découverte du siècle est YEau Dentifrice d e
Suez antiseptique; combinée d’après les découvertes de Pasteur,
elle détruit le microbe de la carie, préserve et conserve les
dents, leur donne une blancheur éclatante, et parfume agréable-
ment la bouche. Toute femme soucieuse de sa beauté doit,
pour conserver l’éclat de ses dents, user exclusivement de
Y Eau de Suez. Pour les soins du corps, elle emploiera YEuca-
lypta , la seule eau de toilette antiseptique à Y Eucalyptus
Globulus.
on applique cette sorte de mayonnaise sur les taches, et on la
laisse sécher jusqu’au lendemain matin.
On l’essuie alors avec un linge fin, avant de laverie visage.
On continue tous les soirs, tant qu’il reste trace de rousseurs.
— Bébé, dis bonjour au Monsieur, c’est lui qui apporte la
Phosphatine Falières.
CONSEILS POUR LES DENTS
Les personnes qui ont le malheur d’avoir des dents gâtées
et creuses peuvent arrêter les progrès du mal par un remède
très simple. Il faut toujours avoir sur la toilette une bou-
teille de lait de magnésie, et, chaque soir, après avoir brossé
ses dénis avant de se coucher, on en garde uue petite quan-
tité dans la bouche pendant une minute pour que la solution
puisse bien humecter les dents. En employant ce procédé, il se
forme une couche de magnésie sur l’émail des dents, qui se
trouve protégé contre l’action des acides qui se forment dans
la bouche pendant le sommeil. La magnésie reste sur les dents
trois ou quatre heures. Les dentistes recommandent aussi de se
laver la bouche avec une solution de bicarbonate de soude
après avoir mangé des fruits acides ou de la salade, car la
soude, comme la magnésie, neutralise l’effet nuisible des
acides sur l’émail.
CONTRE LES RRULURES .
On recommande, comme moyen infaillible, l’esprit-de-vin.
Dès qu’on s’est brûlé on verse de l’esprit-de-vin sur la brûlure,
ou en fait des compresses en ayant soin d’humccter constam-
ment la brûlure pendant un quart d’heure ou même une
demi-heure. 11 ne faut pas que la peau sèche pendant tout ce
temps. Il ne se forme pas d’ampoule de cette façon et la dou-
leur disparait assez rapidement. On cite le cas d’une dame qui
s’était cruellement brûlée la figure par suite de l’explosion
d'une marmite de Papin et qui, au moyen de compresses
d’esprit-de-vin renouvelées jour et nuit, se guérit complète-
ment et sans qu’on pût apercevoir la moindre trace de brû-
lure sur son visage qui avait pourtant horriblement enflé.
JEUX ET flJVlUSEpEflTS
Solution du Problème paru dans le numéro du 15 Juin 1900
11 reste au premier 100 fr. moins le double de ce qu'on a
pris au second. 11 reste au second 48 fr. moins ce qu’on lui a
pris.
L’écart de ce qui leur reste est donc 52 fr. moins ce qu’on a
volé au second. Or il est aussi égal à deux fois ce qui reste au
second, c’est-à-dire égal à 9G moins le double de ce qu’on lui a
volé.
Donc 96-52 ou 44 fr. est ce qu’on a volé au second.
Par suite le premier a perdu 88 fr.
Charade. — • Bérénice.
Vers à reconstruire :
Ilélas ! tout ici-bas a même destinée ;
L’un passe dans un jour, l’autre dans une année.
Et tous nous abordons au seul et même port.
Ainsi, tout ce qui vit suit une loi commune,
Misère méprisée, orgueilleuse fort une,
Tout vient aboutir à la mort.
ROUSSEURS SUR LE VISAGE.
On bat un ou deux blancs d’œufs bien en neige; puis, en bat-
tant toujours, on y ajoute, peu à peu, à peu près le même
volume d’huile d’amandes douces, et, au moment de se coucher,
PROBLÈME
J’ai deux fois l’àge que vous aviez quand j’avais l’âge que
vous avez, et quand vous aurez l’âge que j’ai, nous aurons à
nous deux 126 ans. Quel est mon âge?
Le Gérant : Gu, Guion.
7870-99. — Cobbeil. Imprimerie E». Chété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
417
CÉSAR FRANCHIT LE RUBICON
César franchit le Rubicon, par Gérome. — Gravure de Crosbie.
Gérôme, le peintre statuaire, vient de terminer
un nouveau sujet hippique s’ajoutant à la série
sculpturale des grandes personnalités militaires
entreprises par lui, depuis quelques années : c’est
César passant le Rubicon et affirmant, ainsi, sa ré-
solution de marcher sur Rome à la tête de son
armée, après avoir prononcé la phrase célèbre :
Aléa j acta est. — Rappelons, en quelques mots,
ce souvenir.
Jules César conquérant des Gaules, qui, en
51 avant Jésus-Christ, pacifia le pays après
15 JUILLET 1900
dix années de luttes incessantes, réclama, comme
récompense à Rome, l’honneur du consulat;
ce fut alors que les intrigues de Pompée,
jaloux des succès de son rival, firent que non
seulement le titre de consul fut refusé par
le Sénat, mais que celui-ci, prenant ombrage
de la popularité, justement acquise, du conqué-
rant, lui intima l’ordre d’abandonner immédia-
tement son armée, sous peine d’être déclaré
traître à la patrie. César, aimé de ses soldats,
profita habilement de la mauvaise impression
14
418
LE MAGASIN PITTORESQUE
produite, sur eux, par la publicité donnée à ce
sénatus-consulte, pour faire venger, par ceux-
mêmes qui venaient d'être les éléments de réussite
de ses glorieuses campagnes, l’injure faite à leur
chef : d’autant plus que l’ordre de disgrâce nom-
mait, en même temps, Pompée généralissime des
troupes de la République.
Dans ses productions hippiques, Gérôme adopta,
jusqu’ici, le calme mouvement du pas des chevaux,
avec les altitudes convenant le mieux aux con-
ditions d’équilibre nécessaires à la représentation
équestre, honorant un personnage de qualité. Le
Bonaparte en bronze doré, du musée du Luxem-
bourg, dont nous avons donné la gravure (1), est
le premier sujet de la série. Le cheval marche
franchement au pas ; son allure est facile à voir
et à. saisir, aussi bien par l’œil que photogra-
phiquement parlant ; elle est maintenant la plus
acceptée, sans lutte ni explication, comme accord
parfait et harmonieux sur la base diagonale cen-
trale, avec entente dans les deux arcs-boutants du
diagonal dissocié qui se font équilibre. On trouve
dans le commerce une photographie, par Delton,
du remarquable écuyer Mackensie-Grieves, ce type
parfait du cavalier élégant et correct, montant un
(1) Magasin pittoresque du 15 avril 1897.
cheval offrant une pose identique. — Dans la
monture de César, dont il est question ici, la
marche, quoique plus accentuée, est vraie dans
les mêmes données, non seulement parce que les
deux pieds du train de derrière de l’animal sont
encore dans l’eau, pendant que les membres anté-
rieurs commencent à gravir le talus, avec un cer-
tain effort, mais aussi à cause du vent qui souffle en
tempête, de façon à violemment animer les
accessoires qui rehaussent pittoresquement le
sujet.
Le cavalier a la figure soucieuse d’un homme
qui vient de prendre une grande résolution, dont
il accepte les conséquences; son corps, penché
en avant, s’identifie avec le mouvement ascen-
sionnel du cheval dont le pied postérieur, mon-
toir, va quitter le sol, se décidant à suivre
diagonalement, dans l’ordre normal, le pied
droit de devant fortement cramponné sur la
pente.
Comme dans toutes les compositions de l’artiste,
les détails de ce groupe expressif sont traités
avec un soin caractérisant une exactitude qui ne
laisse aucun doute sur la véracité de l’œuvre
de Gérôme, dans son ensemble sculptural.
Colonel DüHOUSSET.
LA « ROSE DU PARADIS » A LA CATHÉDRALE DE SENS
Dans les premiers mois de l’année 1899, l’État
a fait restaurer l'immense verrière qui occupe le
portail nord de la cathédrale de Sens.
On sait en quoi consiste cette opération aussi
dispendieuse que délicate.
Un vitrail n’est autre chose qu’une mosaïque
transparente formée d’une multitude de frag-
ments de verre, étroitement enchâssés dans une
résille de plomb laminé. Or, la conservation de
cette merveilleuse décoration, dont les architectes
du moyen âge ont su tirer si grand parti, exige
un entretien parfois fort onéreux.
Sous la poussée du vent, surtout lorsque la
fenêtre offre une large surface de résistance, le
réseau de plomb peu à peu se relâche. Des rup-
tures se produisent qui occasionnent la chute et
la perte des lamelles de verre. De plus, l’action
lente du temps, l’humidité, la chaleur, la pous-
sière, provoquent des oxydations qui attaquent le
métal et lui enlèvent toute consistance. De là
l’inévitable nécessité de remplacer, de loin en loin,
toute l’armature, si l’on veut éviter d’irréparables
catastrophes. C’est pour conjurer ce péril et pour
assurer la conservation de l’une des plus belles
œuvres des maîtres verriers du xvic siècle que
l’administration des Cultes, sur la demande de
l’architecte diocésain, M. Édouard Bérard, en a
fait exécuter une restauration complète.
Un tel travail suppose une science technique
éprouvée et un goût artistique des plus sûrs, car
la mise en plomb n’est qu’une partie secondaire
de l’opération qui comprend aussi le remplace-
ment des morceaux disparus par des pièces se rac-
cordant, aussi parfaitement que possible, par le
style, le coloris et le dessin, aux parties an-
ciennes.
Le gouvernement en a chargé un maître verrier
de Paris bien connu, M. Félix Gaudin. C’est à lui
que sont dues les photographies reproduites
ici.
Vers 1490, le chapitre de Sens avait entrepris
de reconstruire les deux bras de la nef de la
cathédrale, connus sous le nom de croisée ou
transept. La partie architecturale fut exécutée
par Martin Chambiges, le fameux maître de
l’œuvre qui construisit aussi le grand portail de
Troyes et le chœur de Beauvais.
En 1501, l’aile sud était terminée et des verriers
de Troyes furent chargés d’en exécuter les ver-
rières. L’aile du nord ne fut achevée qu’en 1516.
Les chanoines traitèrent avec des verriers séno-
nais pour les fenêtres latérales. Quant à la grande
LE MAGASIN PITTORESQUE
419
rosace du portail, celle qui nous occupe, don parti-
culier du doyen du chapitre, Gabriel Gouffier, les
comptes conservés aux archives n’en font nulle
part mention, et l’on ignore quel en fut l’auteur.
Une seule chose est évidente, c’est que le
peintre verrier qui a conçu et exécuté ce splen-
dide vitrail n’appartenait pas à la même école que
les peintres des
fenêtres voisi-
nes et qu’il leur
était bien supé-
rieur en talent.
La Rose du
Paradis, en effet,
tranche sur les
verrières qui
l’entourent, par
lafinesse desdé-
tails, la délica-
tesse du coloris,
la grâce exquise
des figures. A
certains détails
qui se retrou-
vent dans les
différentes scè-
nes et surtout
dans le superbe
panneaucentral
de l’Annoncia-
tion que nous
reproduisons,
on est frappé de
traits de ressem-
blance avec les
peintures de
l’école italienne
de cette époque.
L’attitude de la
Vierge, l’agen-
cement de sa
coiffure et jus-
qu’au nœud sa-
vant de la cein-
La « Rose
ture rappellent
vaguement les madones du Péruginou de Francia.
Il est donc très probable que la rosace de Sens
est 1 œuvre sinon d’un peintre italien, du moins
d un artiste pénétré des traditions de l’école om-
brienne. A cette époque du reste, une pléiade
d artistes italiens attirés par François Ier for-
maient, à Fontainebleau, une brillante école au-
tour du Primatice et de Itosso. Quelques-uns
même, comme Dominique Barbiere, se fixèrent à
Troyes et purent s’y adonner à la peinture sur
verre si florissante alors dans la capitale de la
Champagne.
Quel que soit du reste le nom de l’artiste,
1 œuvre que les anciens appelaient la II ose du
Paradis a toujours été et est encore justement
admirée.
La fenêtre mesure 15 mètres de hauteur sur
10 mètres de largeur. Sous la rosace règne une
claire-voie formée de cinq panneaux à double
baie, d’inégale hauteur. Ils offrent chacun une
scène distincte. Dans toutes cependant apparaît
un même personnage, vêtu d’une longue robe de
lin et d’une tunique azurée sur laquelle flotte une
étole d’or ; il
tient à la main
le sceptre sym-
bolique des mes-
sagers célestes.
Il est facile d’y
reconnaître l’ar-
change Gabriel,
le patron du do-
nateur Gabriel
Gouffier qui s’est
fait lui-même
portraiturer, à
genoux devant
la vierge Marie,
dans la scène
centrale. Il por-
telalonguerobe
de pourpre, le
surplis et l’au-
musse de four-
rures des cha-
noines séno-
nais.
Dans le pre-
mier tableau, à
gauche, Fange
apparaît au pro-
phète Daniel
qu’il tire de son
sommeil. Il lu
annonce l’avè-
nement du so-
leil de justice
qui va se lever
pour « ceux qui
I Paradis». demeurent dans
l’ombre de la
mort » ; sous leurs pieds en effet apparaissent les
justes détenus dans les Limbes en attendant le
Libérateur.
Le second tableau retrace l’apparition au prêtre
Zacharie. Celui-ci vient de pénétrer dans le sanc-
tuaire pour y offrir l’encens. L’ange lui prophé-
tise la naissance de son fils Jean-Baptiste.
La troisième scène représente l’Annonciation.
Nul sujet peut-être n’acté plus fréquemment trai té
par les maîtres de la peinture religieuse. Or il
est difficile de rencontrer une Annonciation qui
dépasse celle-ci en fraîcheur, en gracieuse har-
monie, en touchante simplicité. On ne saurait
rêver tableau plus achevé que ce panneau sur
verre. Détail curieux, l’attitude, le mouvement
de la Vierge se retrouvent exactement reproduits
420 LE MAGASIN PITTORESQUE
dans une Annonciation de Francesco Francia à
l’Académie des beaux-arts de Milan. Peut-être
faut-il voir dans cette ressemblance autre chose
qu’une coïncidence fortuite.
Dans la scène suivante, Gabriel annonce à
Daniel la fin
de la religion
mosaïque et le
triomphe de
la religion
chrétienne.
C’est le thème
favori des ver-
riers et des en-
lumineurs du
moyen âge
l’Eglise et la
Synagogue.
Dans le der-
nier sujet en-
fin : Daniel
écrit sous la
dictée de Fan-
ge. Il écrit les
combats de
l’archange
Saint - Michel
contre l’Anté-
christ, et la
chute de celui-
ci suivie de
celle du dé-
mon : toutes
choses repré-
sentées au-des-
sus des deux
principaux
personnages.
Toutes ces
scènes,! on le
voit, ont un
objet unique.
Elles figurent
la venue du
Messie et son
triomphe ter-
restre. La ro-
sace qui les
surmonte re-
présente son
triomphe cé-
leste.
Au centre de
la rose, dans une auréole de lumière, se détache
la figure calme, majestueuse du Christ bénissant.
Autour de cette image radieuse, dans les multiples
compartiments de la dentelle de pierre, dont les
capricieux méandres ont pour principe une étoile
à cinq rayons, se jouent des légions d’anges, for-
mant un concert céleste et représentant à nos
yeux l’hosannah éternel qui retentit au ciel.
Il y aurait pour l’archéologie musicale une
étude intéressante à faire sur les instruments
divers de cet orchestre aérien. On y voit le psal-
térion, la guitare, la vielle, le luth, toute la
famille des violes jusqu’au grave violoncelle. La
flûte traver-
sière, la flûte
de Pan et la
cornemuse y
concertent
avec la harpe,
le clavecin et
l’orgue porta-
tif. Puis ce
sont toutes les
variétés d’in-
struments de
cuivre : trom-
pe, cor, trom-
pette et trom-
bone qu’ac-
compagnent à
coups redou-
blés, tambou-
rins, timbales
et grosses cais-
ses, cymbales
et carillon.
Enfin, dans
les écoinçons,
au bas de la
rosace, on peut
admirer deux
gentils joueurs
de syrinx ajou-
tant leurs tril-
les à toute cette
harmonie.
Nous ne sau-
rions mieux
terminer celte
étude qu’en ci-
tant les lignes
inspirées à un
critique d’art
bien connu,
M. Emile Mon-
tégut (1), par
la vue de cette
splendide ver-
rière. « Je ne
sais quelle
joie,quelbien-
être, quelle paix' délicieuse donne à Pâme cette
lumière colorée^d’une si harmonieuse abondance
et d’une si douce clarté. Cette admirable ver-
rière est composée de couleurs si tendres, si
pures, si chastement gaies, qu’on peut sans
métaphore aucune la'comparer à un lac de lim-
pide lumière] et assimiler à la volupté du bain
(1) Impressions de voyage etjl'art.
LE MAGASIN PITTORESQUE
421
le plaisir que l’œil en ressent ; il en est en effet
à la fois rafraîchi et caressé, il y nage, il s’y
dilate, il y est vraiment en Paradis. Rarement l’art
humain a réussi aussi bien à, produire une sensa-
tion qui fût identique à celle que donne la nature. »
E. CHARTRAIRE.
LA PROVINCE A L’EXPOSITION
J-A BRETAGNE
Il y a à l’Exposition une rue des Nations, dans | les sabots mignons des Sablaises auraient aussi
laquelle les hôtes de la France ont courtoisement | gentiment cliqueté sur l’asphalte du quai que sur
Un coin de la colonnade du cloître de la forêt.
et admirablement résumé pour elle et pour le
monde ce que leur pays avait de plus caracté-
ristique, de plus noble et de plus gracieux; il y a
une rue de Paris, qui est tout au plus la rue de
Montmartre et qui mérite à peine d’être recom-
mandée aux amateurs de désillusions ; on n’a pas
songé à y donner comme pendant une rue des
Provinces.
Et cependant quelle superbe occasion on a
! manquée d’ajouter encore à l’intérêt et à la beauté
de cette Exposition déjà si intéressante et si belle.
Le Trocadéro eût été pour cette exhibition un
cadre merveilleux. Les provinces maritimes
eussent trempé leurs pieds dans la Seine comme
piles les baignent dans les vagues sombres de
| l’Océan ou l’écume argentée de la Méditerranée ;
des coiffes blanches des Roulonnaises, des Nor-
mandes et des bretonnes auraient battu de l’aile
au souille du lleuve comme à la brise du large ;
les galets de la plage, et vos yeux noirs, Bas-
quaises et Provençales, auraient gaiement étin-
celé, vifs, pétillants, lumineux ainsi qu’un rayon
de soleil dansant à la crête des vagues.
Au sommet de la colline, les Alpes à droite, les
Pyrénées à gauche, nous eussent présenté dans
leur cadre de glaciers, de sapins, de rustiques
chaumières, les unes les fortes races de la Savoie
et du Dauphiné, les autres la souplesse nerveuse
de leurs Béarnais et de leurs Gascons. Entre elles
deux l’Auvergne, moins altière, mais aussi pitto-
resque, eût étalé le long de la cascade les plis
de sa robe verte, que les églises romanes et les
vieux castels parent de joyaux d’un luxe lourd,
à la fois raffiné et barbare.
Autour d’elle, comme jadis à l’appel de son
Vercingétorix, se fussent réunis les anciens clients
de la Confédération arverne, le Limousin, avec
la molle ondulation de ses collines granitiques
422
LE MAGASIN PITTORESQUE
couvertes dechâtaigniers ; le Quercy et leRouergue
avec les falaises bariolées de leurs causses, avec
les merveilles souterraines de Dargilan, de Bra-
mabian et de Padirac ; le Velay installant ses
dentellières aux doigts de fée aux pieds du donjon
de Polignac, du culot de volcan d’Aiguilhe ou de
la merveilleuse cathédrale du Puy.
Puis, çà et là, se seraient groupés les beffrois
des Flandres et de l’Artois; la maison lorraine au
toit de chaume où
naquit Jeanne
d’Arc ; les ma-
noirs de la Tou-
raine; les clos des
pays vignerons,
gaie Champagne
et plantureuse
Bourgogne ; les
demeures cham-
pêtres du Berry
et du Bourbon-
nais, les résiden-
ces féodales de
l’Anjou, du Poi-
tou et du Maine,
les sombres nids
d’aigle de la
Corse.
C'eût été, en
raccourci, le dé-
tail de la France,
avec sa variété
d’oü naît une si
parfaite harmo-
nie. Et quels sou-
venirs ! Et quels
contrastes ! Rous-
seau dans l’ermi-
tage harmonieux
des Charmettes et
la vieilleantiqui-
té des bardes gau-
lois ; Jean-Bartet
les corps d’ar-
mée du roi René;
Buffon dans sa tonnelle de Montbard et Montes-
quieu en son château de la Brède ; les voix par-
lant à la Pucelle sous le chêne sacré du bois
Chenu et la verve railleuse de Rabelais s’allu-
mant à ce petit vin de Chinon qui fleure la vio-
lette du printemps !
A tout cela on n’a pas songé. Je le répète, en
face de la rue des Nations, qui est fort belle, la
France est représentée par Montmartre.
Heureusement l’initiative privée a en partie
réparé le mal. Cinq provinces au moins ont des
expositions locales plus ou moins réussies, mais
toujours intéressantes; ce sont la Bretagne, la
Provence, le Poitou, le Berry, et l’Auvergne.
La Bretagne est une des exhibitions locales les
plus heureuses de l’Exposition. On peut la dire
réussie de tout point, et quand on se trouve devant
l’hôtellerie de la reine Anne, en face la reconsti-
tution du dolmen des Marchands et de l’un des
menhirs de Carnac, ou mieux encore à l’auberge
du Martail, attablé en face d’une bolée de cidre,
aux sons si petits du biniou que soutient le ron-
ronnement de la bombarde, les grands ormeaux
des Invalides prennent quelque chose de l’horreur
sacrée des chênes druidiques. On se croirait
vraiment dans un
coin frais du pays
sous bois de là-
bas, de 1 Argoat.
En sortant des
galeries sur -
chauffées des In-
valides, l’œil fati-
gué du chatoie-
ment des bijoux
et des dorures,
l’oreille emplie
du bourdonne-
ment des métiers,
du grondement
sourd et continu
de la foule, la
sensation est ex-
quise et repo-
sante.
Voici d’abord,
à gauche, la re-
constitution de la
porte du cime-
tière de la Mar-
tyre, d’un style
renaissance à la
fois si sohre et si
élégant ; à sa
suite, sous un
auvent également
renaissance, une
jeune Bretonne
aceorte et fraî-
che vend à la
tasse le lait de
ces petites vaches tachetées, un peu mai-
griotes, mais si douces, si bonnes laitières, dont
la robe lustrée et bigarrée s’enlève si bien sur le
vert sombre des ajoncs ou le tapis brun rose des
bruyères. Tout en humant votre tasse de lait,
regardez bien la jeune vendeuse. Outre qu’elle
est plaisante à voir, elle offre un modèle des plus
remarquables du type celtique tel que l’a défini
Broca(l), tel que nous le retrouverons, légèrement
modifié cependant, en Auvergne.
Tout à côté, un charmant petit édicule, em-
prunté à l’église Sainte-Barbe du Faouët, abrite
une librairie bretonne où sont étalées, à côté des
publications de la Bretagne, les feuilles locales
de Rennes, de Nantes et de Quimper.
(1) Revue d' anthropologie, 1873.
LE MAGASIN PITTORESQUE
Ces toits aigus, en pente raide, ces auvents, ces
abris couverts qui se groupent autour de l’édifice
principal, sont un des éléments caractéristiques
de l’architecture bretonne. On les retrouve à
l’Exposition, notamment dans l’édicule de Saint-
Jean-du-Doigt, derrière lequel se cache, timide
et mignonne, la fontaine de Sainte-Barbe-du-
Faouët, et dans la colonnade du cloîtrede la Forêt.
Ils sont imposés par le climat ; ce climat est
doux, grâce au Gulf Stream qui permet au figuier
de fleurir à Roscoff en pleine terre, mais il est
humide.
On peut donc laisser entrer l’air tiède et chargé
des arômes de la lande mouillée ; il faut en re-
vanche se préserver de la petite pluie fine et péné-
trante, crachin , dans les rues boueuses de Brest,
mais rosée bienfaisante pour les bois et les mai-
sons. De là ces toits en pointe, aux pentes sur les-
quelles l’eau glisse, aux larges rebords sous les-
quels on peut s’abriter, que soutiennent des
colonnes massives, solides, d’où pourtant le souci
d’une décoration artistique est rarement absenl.
Dans la reproduction de l’édicule de Saint-Jean-
du-Doigt, ils abritent des brodeurs et des tailleurs
bretons, de ces Kemener, qui parcourent le pays,
travaillant et chantant, buvant et contant, bien
accueillis pai’-ci, moqués et rabroués par-là,
toujours un peu redoutés. C’est que le Kemener
— pour un Breton — n’est pas un artisan ordi-
naire. Qu’il décore patiemment de noires arabes-
ques les gilets sombres du Léonnais ou qu’il pro-
digue les couleurs éclatantes, le jaune et le rouge
en particulier, sur les corsages de la Cornouailles,
il peut dans ces merveilleuses broderies, dont
une antique et mystérieuse tradition a marqué
depuis des âges la disposition et le sens, enclore
un sort et, pour un Breton, on sait ce que cela
veut dire. Espérons que le Kemener ne vendra
à nos lecteurs que des broderies dont la vertu
magique est bienfaisante, et arrivons à Y hôtelle-
rie de la duchesse Anne.
Sur le seuil, bombarde et biniou nous font
accueil. M. Quellien, un des Bretons qui connais-
sent le mieux la Basse-Bretagne, va nous ren-
seigner sur ces deux instruments nationaux. « Au
souffle seul et sans le doigté, dit-il, le biniou pro-
duit une note uniforme, un ré, qui sert de tonique ;
l’air est généralement en la dominante : c’est le
premier ton du plain-chant. Quelquefois on a fa
dièse et même ut dièse. Le biniou est percé de
cinq trous, et la bombarde, de huit. Une chose
curieuse, c’est que ces deux instruments, qui sont
faits pour jouer et forcés de vivre ensemble, ne
sont pas d’accord du tout; ils vont à l’unisson,
mais à la distance à peu près d’un demi-ton ; l’un
donnant ut, l’autre dit si naturel. A première au-
dition, l’on est évidemment frappé de cette dis-
sonance. Eh bien! si l’on poursuit l’exécution,
; la distance s’elï'ace. On se demande si les rnéné-
! triers n’obtiennent pas ce résultat parce qu’ils
forcent la note à force de poumons: le ré fonda-
423
mental se dégageant, sous un pareil effort, avec
un volume si considérable de son, comme la note
d’un bourdon, il est probable que cette basse mo-
notone enveloppe de sa sonorité ces dissonances,
de manière à les rendre de moins en moins per-
ceptibles à l’oreille (1). »
Le meilleur moyen de se mettre à portée de
saisir cette harmonie particulière, c’est d’entrer à
Y hôtellerie de la duchesse Anne , dont la plupart
des motifs architecturaux sont empruntés aux
vieilles maisons de Moidaix. Dans la salle en
équerre du rez-de-chaussée, au plafond à pou-
trelles que soutient un pilier renaissance, une
cheminée monumentale garnit le coin gauche de
l’entrée. Des meubles bretons (voir en particulier
les meubles incrustés à serrures de cuivre du
fond de la salle) forment un décor original au
milieu duquel évoluent, portant les pichets de
cidre en faïence de Quimper, d’accortes servantes
vêtues des divers costumes locaux. Un curieux
escalier conduit à l’étage supérieur, où la pentyern
Durocher fait entendre des poésies et des chansons
du terroir, et que garnissent quelques peintures,
malheureusement en trop petit nombre, d’Ogé,
des aquarelles de Forges, des dessins de Jousset,
des sabres du temps de la Chouannerie, un métier
à broyer le lin.
Faisant ensuite le tour de l’hôtellerie, nous
arrivons à la colonnade du cloître de la Forêt
occupé par des faïenciers et sculpteurs sur bois.
Dans le bâtiment qui y est accoté, M. Georges-
Marie Richard, auquel on doit cette ingénieuse et
pittoresque reconstitution, a installé ses ser-
vices.
Longeant ensuite la galerie ethnographique où
un bijoutier vend divers souvenirs aux armes de
Bretagne, passant devant la naïve mais charmante
reconstitution d’une croix du xve siècle, exécutée
en granit parle sculpteur YvesHernot, « où allons-
nous » ?
Où allons-nous ? répond l’enseigne du cabaret
breton, ici ou là. Allons chez Martail, boire un
coup; aujourd'hui pour de l'argent, demain
pour rien. Et toujours couverte en chaume,
bâtie en lourdes dalles de granit, une véritable
auberge bretonne nous ouvre ses portes. On y
boit le cidre à la bolée, on y savoure les galettes
de sarrasin et on peut à l’occasion y faire flamber
le K bips (2) traditionnel au pays de Quimper.
C’est de là qu’il faut voir l'ensemble du village
breton avec l’hôtellerie aux fines boisei’ies à sa
gauche, la reconstitution du dolmen des mar-
chands,dit table deCésar, et d’un menhir de Carnac
à sa droite, les pylônes de l’entrée du cimetière
de l’eneran, les auvents de l’église Sainte-Barbe
de Faouët en face de soi.
L’impression de vérité pittoresque du début,
s’est accrue et précisée. On se croirait à un di-
manche de pardon, un jour que les « étrangers »
(1) Chansons et danses des Créions, Paris, 1889, in-8°, p. 39.
(2) Mélange de cidre et d’alcool.
424
LE MAGASIN PITTORESQUE
de la plage voisine y sont venus pour rire et voir.
C’est vraiment un coin de Bretagne transporté à
Paris. Nous y avons conduit nos lecteurs, nous les
mènerons une autre fois, s’ils le veulent bien, et
dans le Berry qui est voisin et, de l’autre côté de
1 Esplanade, à la vieille Auvergne.
Louis FARGES.
UNE BIBLIOTHÈQUE
l’art d’acheter les livres, de les classer, les conserver et s’en servir.
IV
de l’achat des livres.
Quels livres acheter ? — Avoir un petit nom-
bre d'amis et beaucoup de relations. — Ouvrages
de référence, bases d'une bibliothèque. — Livres
de chevet. — Ne vous prodiguez pas. — Le
plaisir de bouquiner. — Méfiez-vous des sous-
criptions. — N'achetez que ce que vous voulez
lire. — Le bonheur des collectionneurs.
Maintenant que nous connaissons les trois élé-
ments ou conditions matérielles et essentielles du
livre : papier, format, impression, voyons quels
livres il convient d’acheter, quels types d’éditions
méritent nos préférences, et comment doivent
s’effectuer ces acquisitions.
Tout d’abord l’innombrable multitude des pro-
duits de la pensée vous arrête et vous déconcerte.
Que choisir parmi tant, tant et tant d’œuvres ?
Comment se guider dans un tel dédale?
Dès les débuts mêmes de la bibliophilie, la
question s’est posée, et Sénèque le Philosophe l’a
on ne peut mieux discutée et tranchée dans son
traité de la Tranquillité de l'âme (ch. ix) et dans
ses Lettres à Lucilius (n et xlv).
« Bien de plus noble, écrit-il, que la dépense
qu’on fait pour se procurer des livres ; mais cette
dépense ne me paraît judicieuse que si elle n’est
pas poussée à l’excès. A quoi sert une incalcu-
lable quantité de volumes, dont le maître pour-
rait à peine dans toute sa vie lire les titres? Cette
masse d’écrits surcharge plutôt qu’elle n’instruit,
et il vaut bien mieux t’en tenir à un petit nom-
bre d’auteurs que d’en parcourir des milliers
Chez la plupart, chez des gens qui n’ont même
pas l’instruction d’un esclave, les livres, au lieu
d’être des moyens d'étude, ne font que servir
d’ornement à des salles de festin. Achetons des
livres pour le besoin seulement, jamais pour l’éta-
lage.
« ... Fais un choix d’écrivains pour t’y arrêter
et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser
des souvenirs qui te restent. C’est n’être nulle part
que d’être partout. Ceux dont la vie se passe à
voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et
pas un ami... La nourriture ne profite pas, ne
s’assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt
qu’absorbée. Rien ne retarde une guérison comme
de changer sans cesse de remèdes; on ne réussit
point à cicatriser une plaie où les appareils ne
sont qu’essayés; on ne fortifie pas un arbuste par
de fréquentes transplantations... La multitude
des livres dissipe l’esprit. Ainsi, ne pouvant lire
tous ceux que tu aurais, il est suffisant pour
toi d’avoir ceux que tu peux lire. »
C’est ce -que Pline le Jeune a résumé dans l’apo-
phtegme célèbre : Multum legendum esse , non
mu/ta (Beaucoup lire, mais non beaucoup de
choses).
Voltaire a exprimé la même sage opinion dans
une ingénieuse et concluante comparaison :
« Un lecteur en use avec les livres comme un
citoyen avec les hommes. On ne vit pas avec tous
ses contemporains, on choisit quelques amis. Il
ne faut pas plus s’effaroucher de voir cent cin-
quante mille volumes à la Bibliothèque du roi,
que de ce qu’il y a sept cent mille hommes dans
Paris. »
Mais si d’ordinaire on n’a et on ne peut avoir
qu’un petit cercle d’amis, on ne risque rien de
posséder beaucoup de relations, au contraire ; s’il
est sage de s’en tenir, pour la lecture, à quelques
auteurs préférés, il est non moins judicieux et
profitable d’être abondamment pourvu d’ouvrages
à consulter, d’ouvrages de référence , diction-
naires, manuels, annuaires, répertoires, etc.
Ici seuls l’emplacement et la fortune dont vous
disposez doivent limiter vos exigences.
Francisque Sarcey disait que tout ce dont il
avait besoin, en fait de connaissances, il le trou-
vait dans le Larousse. Cette vaste publication peut
tenir lieu, en effet, d’une bibliothèque, et, malgré
ses imperfections, malgré ses erreurs, moins fré-
quentes que d’aucuns se plaisent à l’insinuer, peu
nombreuses même, en somme, si l’on considère
l’énorme quantité de texte, elle réalise bien le
grandiose projet de son auteur et fondateur, elle
est bien la véritable Encyclopédie du xixe siècle.
Pour la langue française, l’historique et l’emploi
des mots, rien ne remplace l’admirable diction-
naire de Littré. Ajoutez-v celui de notre ancienne
langue et de ses dialectes du ixc au xvc siècle de
Frédéric Godefroy, ainsi que des dictionnaires
grecs, latins (Ducange — basse latinité — et
Freund, par exemple), et des principales langues
vivantes.
LE MAGASIN PITTORESQUE
425
Déjà au xvue siècle l’érudit Lamothe Le Yayer,
dans sa Lettre à un moine sur l'art de former
une bibliothèque à peu de frais , écrivait, à pro-
pos des dictionnaires :
« Quanta ces derniers, je tiens, avec des per-
sonnes de grande littérature, qu’on ne saurait
trop en avoir, et c’est chose évidente, qu’il les
faut posséder en pleine propriété, parce qu’ils
sont d’un journalier et perpétuel usage, soit que
vous soyez attaché à la lecture et intelligence de
quelque auteur, soit que vous vaquiez à la médi-
tation et composition de quelque ouvrage. »
Si vous vous occupez de bibliographie, le Ma-
nuel du libraire de Jacques-Charles Brunet, la
France littéraire de Quérard, le Dictionnaire des
Anonymes de Barbier, et le Catalogue de la Li-
brairie française d’Otto Lorenz, vous sont indis-
pensables.
h' Histoire des Grecs et l 'Histoire des Romains
de Duruy, l 'Histoire ancienne des peuples de
l'Orient de Maspéro, l'Histoire de France
d’Henri Martin ou de Michelet, celle de la Révo-
lution par Thiers, Michelet ou Louis Blanc, l’An-
cien régime de Taine, le Consulat et l'Empire de
Thiers, les Deux Restaurations de Vaulabelle,
l'Histoire de Dix ans de Louis Blanc, suivie de
l'Histoire de Huit ans d'Elias Régnault, et de
la Révolution de 1848 par Daniel Stern ou Gar-
nier-Pagès; le Second Empire par Taxile Delord,
l’histoire de la Guerre de 1870-71 et de la Troi-
sième République (MM. Jules Claretie, Alfred
Duquet, le commandant Rousset, etc.) vous per-
mettront de suivre, des origines du monde jusqu’à
nos jours, — en étudiant plus particulièrement la
France, — les événements et les progrès de l’hu-
manité. Michelet est, sans conteste, bien plus
intéressant et entraînant qu’Henri Martin; mais
celui-ci possède un avantage des plus appré-
ciables pour les travailleurs et les chercheurs. Il
a eu le bon esprit de joindre à sa grande histoire
une table analytique, qui comprend tout un
volume (le XVIIIe) et permet de trouver
instantanément le renseignement désiré. Michelet
! étant, par un très fâcheux et déplorable oubli,
i complètement dépourvu de tables détaillées, les
recherches sont presque impossibles à travers ses
trente ou quarante volumes. Rien de plus utile,
1 rien de plus précieux qu’une table analytique ; et
l’on comprend bien qu’un membre du parlement
anglais ait jadis, vers 1820, proposé de priver de '
i ses droits d’auteur tout écrivain qui aurait omis
d’ajouter ce répertoire à chacun de ses volumes.
Les Causeries du lundi de Sainte-Beuve, ses
i For Ira its l ittéra ires , ses Portraits con tem pora i ns
et ses Nouveaux Lundis constituent la meilleure
sinon la seule histoire de la littérature française
que nous possédions.
Les dix-neuf volumes de la Géographie univer-
selle de Reclus, le Dictionnaire géographique et
vidministrali f de Paul Joanne, et une collection
les Guides Joanne et Bædeker (Joanne pour la
France surtout) vous rendront en maintes occa-
sions de signalés services.
N’oubliez pas le Code et quelques bons ouvrages
de droit, un manuel ou dictionnaire de médecine
usuelle, le Bottin ou l’Annuaire Hachette, et une
collection complète d’un ou de plusieurs pério-
diques — toujours selon la place dont vous dis-
posez : — V Illustration, par exemple, où sont
consignés, retracés par la plume et le crayon, les
faits marquants de chaque semaine, et qui offre,
dans son ensemble, l’histoire écrite et illustrée
de notre temps; la Revue encyclopédique] la
Revue politique et littéraire ( Revue bleue) et sa
sœur et compagne la Revue scientifique ; V Inter-
médiaire des chercheurs et curieux, un des
recueils les plus appréciés de tous les érudits et
travailleurs ; et le doyen de nos journaux à gra-
vures sur bois, le Magasin pittoresque, que, dans
ses « Matériaux de la Bibliothèque », M. Guyot-
Daubès place très justement en tête des collec-
tions à consulter, ce qui, ajoute-t-il, peut se faire
aisément, grâce aux tables récapitulatives que
vous connaissez (1).
Voilà une série d’ouvrages pouvant servir de
base à toute bibliothèque, une réunion d’excel-
lents outils, précieux à tous ceux qui lisent, écri-
vent et étudient.
Mais ce ne sont là que des généralités . Or,
chacun de nous a ses besoins et ses goûts parti-
culiers, chacun de nous, par vocation ou nécessité,
par plaisir ou devoir, est poussé vers tel ou tel
genre de lectures et d’études, où il arrive peu à
peu et forcément à se restreindre et se confiner;
d’abord parce que nous nous plaisons tous à fré-
quenter de préférence les gens et les choses que
nous connaissons déjà, à approfondir, goûter et
savourer de plus en plus ce que nous savons ; et
parce que chaque coin de l’infini domaine de la
science est à lui seul une immensité.
Les uns se cantonnent ainsi dans l’histoire, dans
une histoire spéciale, celle, je suppose, de leur
province ou de leur ville natale ; d’autres
s’adonnent à l’examen de questions scientifiques,
voire d’une seule question ; d’autres s’attachent à
une époque, a un groupe, une école, ou même à
un personnage de notre littérature : le légis-
lateur Sieyès ne lisait jamais que Voltaire;
I arrivé au dernier tome de son édition, il re-
prenait le premier et recommençait; Alphonse
Daudet, dans les dernières années de sa vie,
avait arrêté son choix sur Montaigne et fait des
Essais son unique livre de chevet.; et combien
partagent ce culte fervent pour l’incomparable
moraliste en qui revit, résumée et condensée,
toute l’antiquité! Combien se sont de même
passionnés pour Horace, pour Dante ou Shakes-
peare, et à combien Rabelais, Régnier, Molière,
(1) Guyot-Daubès, l’Art de classer les noies, rtc., ch. x,
p. 108, 10S).
426
LE MAGASIN PITTORESQUE
La Fontaine ont ou auraient pleinement suffi !
Tenez-vous-en donc, pour vos lectures, au pré-
cepte de Sénèque et de Voltaire : ne vous prodi-
guez pas, ne vous gaspillez pas. Ce n’est qu’à la
jeunesse qu’il convient d’aspirer à tout connaître,
tout voir et tout lire, et de s’espacer, s’égailler ,
courir çà et là partout, au hasard des circons-
tances. Vous, votre choix est fait, votre cercle
d’études est tracé, la liste de vos auteurs préférés
est close... ou à peu près. Si vous voulez profiter
et jouir de vos lectures, ne quittez pas ce champ,
si restreint qu’il soit et que vous l’ayez fait; appli-
quez-vous à le creuser, le fouiller et le retourner.
Un trésor est caché dedans,
comme dans celui du vieux laboureur de La Fon-
taine, et
C’est le fonds qui manque le moins.
* +
Il n’est pas un ami des livres, sinon même pas
un Parisien sachant lire, qui ne connaisse le plai-
sir de bouquiner le long des quais ou devant les
étalages des libraires.
Cependant ce n’est pas de ce côté que je vous
engage à effectuer le plus assidûment vos re-
cherches. Vous pouvez certainement faire chez
ces bouquinistes d’excellentes trouvailles, rencon-
trer dans leurs boîtes des occasions qu’il nous est
loisible de qualifier de « superbes » ; mais ces
ouvrages ont le plus souvent un défaut capital, une
tare indélébile : continuellement exposés auvent
et à la poussière, au soleil ou à la pluie, ils ont
nécessairement souffert de ce manque d’abri, ils
gardent des traces plus ou moins apparentes, mais
immanquables, mais fatales, des intempéries de
l’air.
C’est dans les magasins et arrière-boutiques
des libraires d’occasion que vous avez, à mon sens,
intérêt à vous rendre et àfouiller; c’estlà que vous
découvrirez le plus de bons livres en bon état.
Mais n’oubliez pas qu’il n’y a rien d’absolu en
ce monde, et n’hésitez pas à vous arrêter devant
tout étalage de livres, à bouquiner partout où
vous en aurez l’occasion : c’est d’ailleurs là une
recommandation superflue, les livres, n’importe
lesquels, attirant à eux irrésistiblement et comme
par enchantement tous ceux qui les aiment.
Méfiez-vous des ouvrages publiés par souscrip-
tion ; je vous dirai même : « Ne souscrivez jamais
à un ouvrage inachevé. » Vous risquez — on n’en
voit que trop d’exemples — de demeurer en panne
et de perdre votre argent. Je ne ferai d’exception
que pour les publications entrepi'ises par de très
grandes maisons d’édition, dont la solvabilité et
la solidité sont inébranlables. Mais ces maisons-
làne publient jamaisou presque jamais d’ouvrages
par souscription.
Une question se pose encore à propos des achats
de livres : n’est-cepasune excellente habitude que
de ne pas acheter plus de livres qu’on n’en peut
lire, et de n’effectuer de nouveaux achats qu’après
avoir terminé la lecture des acquisitions précé-
dentes ?
Il semble à première vue qu'il ne puisse y avoir
doute à ce sujet, et qu’il faille répondre par
l’affirmative.
Un écrivain que l’à-peu-près n’effrayait pas et
qui a commis bien des hérésies en bibliographie
et ailleurs, Jules Janin, a émis ce conseil, dans
un opuscule « fort joli, mais dont le principal
mérite est d’être rare », l'Amour des Livres.
« N’achetez aujourd’hui que si vous avez lu d’un
bout à l’autre le livre acheté il y a deux mois,
il y a six semaines. Furetière demandait un jour
à son père de l’argent pour acheter un livre. —
« Or ça, répondaitle bonhomme, il est donc vrai que
« tu sais tout ce qu’il y avait dans l’autre acheté
« la semaine passée? » C’était bien répondre.»
Non, car, avec ce système, vous vous priveriez
de livres cherchés en vain par vous depuis long-
temps et dont vous avez le plus grand besoin ;
vous laisseriez échapper les aubaines les plus
belles, les plus inespérées. Encore une fois, rien
d’absolu sur terre. Évidemment Jules Janin a eu
raison de mettre en garde les bibliophiles contre
les entraînements auxquels ils sont si tentés de
succomber, de les dissuader d’encombrer leurs
rayons de livres qu’ils ne liront jamais ; mais
« ce bon gros critique, comme le remarque si
bien M. Jules Le Petit dans son Art d'aimer les
livres , n’a jamais dû connaître à fond la passion
des livres, ni la joie intime que nous procure
l’acquisition d’un volume souhaité, ni le serrement
de cœur qu’on éprouve à voir passer en d’autres
mains l’objet qu’on espérait obtenir ».
« Le premier motif qui doit nous pousser à
acquérir un ouvrage, dit encore M. Jules Le Petit,
c’est le désir de le lire, soit immédiatement, soit
plus tard, dans des moments de loisir. Il arrive
bien souvent, hélas ! que ces moments-là ne
viennent pas vite on ne viennent jamais... »;mais
du moins on a le volume sous la main, on sait
qu’il est là, qu’on peut l’ouvrir, le consulter, le
parcourir, et c’est ce qu’on finit toujours parfaire
un jour ou l’autre, ne fût-ce qu’un instant.
L’important, c’est de ne pas acheter au hasard
et au tas, comme ce monomane, ancien notaire
devenu député sous le premier Empire, qui avait,
fait emplette de 500 OüÛ volumes, dont il avait
rempli trois maisons de la cave au grenier. L’im-
portant, l’intéressant et l’attrayant, c’est d avoir
un but, de poursuivre une piste, — c’est d’avoir
vos sujets d’étude préférés et vos auteurs attitrés,
et de vous y tenir.
Et alors vous goûterez vraiment et savourerez
pleinement vos livres ; vous ferez partie de cette
phalange d’hommes heureux dont parle Balzac,
de ces collectionneurs, qui, — dussent-ils ne
s’ingénier qu’à réunir des affiches ou aligner des
tabatières, — connaissent les moins précaires et
les plus douces joies de ce inonde.
Albert CIM.
LE MAGASIN PITTORESQUE
427
GOMMENT ON VOYAGE EN EXTRÊME-ORIENT
LA JINRICKSHA
En usage dans presque tout l’Orient, à Colombo
comme à Singapour, à Saigon comme à Hong-
kong, à Shanghaï comme dans tout le Japon, la
jinricksha serait, elle aussi, un moyen de locomo-
tion fort agréable sans la répugnance que le nouvel
arrivé éprouve à se laisser ainsi traîner par un
réclame l’aide d’un camarade qui pousse par der-
rière, et il est humain d’accepter ce renfort.
N’était l’impression fâcheuse dont je parle plus
haut, le voyage serait tout à fait charmant dans
cette légère voiturette suspendue sur des ressorts
très doux et des roues bien caouLchoutées. Il im-
porte seulement de ne pas remuer à l’excès et de
malheureux indigène ruisselant de sueur et ex-
ténué de fatigue. ,
Mais s’il est possible de l’éviter en Indo-Chine
!par exemple, il faut bien s’y résigner au Japon, à
moins de renoncér â la plupart des promenades.
Heureusement les coureurs japonais semblent
I moins que les autres souffrir du métier si pénible
I ju’ils exercent : ce sontpour laplupartdes gaillards
bien râblés, aux mollets musclés, â la poitrine
arge ; ils font preuve, en outre, d’une extraordi-
naire endurance, résultat d’un long entraînement.
n coureur peut aisément traîner son véhicule
chargé d’un voyageur sur une distance de
0 kilomètres et presque con tinuellement au pas de
ourse, surtout s’il s’agit d’un client japonais ou
'une aimable mousmé. Pour les Européens plus
rands, plus gros, plus lourds, le cooli japonais
garder un certain équilibre. Se pencher trop en
avant, c’est risquer de faire choir le cooli et de
piquer soi-même une tête sur la route poudreuse.
Se porter brutalement en arrière, c’est presque
infailliblement entraîner à cul la jinricksha et faire
tout à coup une culbute périlleuse et inattendue.
Là encore il convient de s’en tenir, comme dans
bien des choses humaines, au juste milieu.
Autre particularité qui ne manque point d’être
assez piquante : le Kourouma (c’est ainsi que se
nomme le traîneur de jinricksha) ne connaît pas
un mot de français, ni même d’anglais, et vous
n’avez aucun moyen de lui indiquer le but de
votre course. Il ne vous demande d’ailleurs abso-
lument rien et part comme une flèche, tout droit
devant lui, dès que vous avez pris place dans sa
voiture. C’està vous de le diriger, en lui frappant
La jinricksha japonaise.
428
LE MAGASIN PITTORESQUE
légèrement d’un coup de canne l’épaule gauche,
ou l’épaule droite.
— Mais, direz-vous, comment peul-on faire lors-
qu’on débarque dans une ville et qu’on ne
connaît point
son chemin?
— A cette
question pleine
de bon sens, il
n’y a pas de
réponse. L’é-
tranger n’a qu’à
se fier à sa
bonne étoile et
à compter sur
le hasard pour
arriver à des-
tination.
D’ailleurs le
Kourouma ne
manque point
d’intelligence
et devine avec
une certaine
perspicacité les
intentions de
son client. Sortez-vous du paquebot ou du chemin
de fer, il vous conduit dans le quartier des grands
hôtels ; sortez-vous au contraire de votre hôtel dans
la journée, il vous mène aux principaux maga-
sins ; après dî-
ner, le soir, il
s’élance sans
hésitation vers
la rue des théâ-
tres et des plai-
sirs de toute
sorte.
Le Kourou-
ma n’aime
point être gêné
dans ses entour-
nures : au dé-
part il est gé-
néralement ha-
billé d'une cu-
lotte de toile
courte et assez
étroite, d’une
sorte de blouse Un sampan
aux manches larges, forme pagode, coiffé d’un
immense [chapeau de paille très léger souvent
recouvert d’une toile blanche ; sur sablouse, dans
le" dos, [un caractère compliqué est brodé en
blanc : c’est le numéro de sa voiture et le nom
de son patron.
Mais en cours de route, le Kourouma se débar-
rasse volontiers successivement des diverses
pièces du costume : la blouse disparaît la pre-
mière, la culotte suit et votre homme reste seule-
ment vêtu d’un étroit calecon et de fantaisistes
La chaise à porteurs1 en Annain.
tatouages. Il n’en trotte d’ailleurs que plus allè-
grement, se poussant à lui-même de loin en loin
un cri d’encouragement.
La course terminée, il tend la main et se montre
invariablement
mécontent de
lasomme qu’on
lui remet. Vous
pouvez payer
deux fois le
tarif, toujours
le Kourouma
réclame en
s’indignant
avec une mimi-
que expressive.
Au début, l’é-
tranger se lais-
se toucher et
consent à sortir
de sa poche des
piécettes sup-
plémentaires.
Plus tard, on
paye ce qu’on
doit et on re-
fuse avec opiniâtreté de se laisser voler par le
Kourouma, qui en prend d’ailleurs très philoso-
phiquement son parti dès qu’il est convaincu
de l’inutilité de son insistance. N’ayez crainte!
il ne tardera
pas à avoir sa
revanche sur
quelque autre
touriste moins
expérimenté.
LE SAMPAN
C’est de ce
nom que les
Européens peu
soucieux de
faire montre
d’érudition dé-
signent com -
munément
toutes les es-
pèces d’embar-
cations qui
fourmillent en Extrême-Orient, depuis la pirogue
à balance de Colombo jusqu’aux grandes jonques
chinoises qui remontent de Hong-kong à Canton
par le fleuve Si-Kiang.
La première expérience que je fis du sampan
fut plutôt fâcheuse et j’en ai gardé fort mauvais
souvenir.
C’est pour me rendre aux ruines d’Angkorque
je dus faire usage du sampan cambodgien. Pen-
dant la saison des hautes eaux, l’excursion de
Pnom-penh (capitale du Cambodge) à Angkor est
au Cambodge.
LE MAGASIN PITTORESQUE
429
une simple partie de plaisir : après dix-huit
heures de bateau à vapeur et quatre heures de
charrette à bœufs, on atteint facilement les ad-
mirables ruines Khmers.
Il en va tout autrement pendant la saison des
eaux basses, pendant laquelle il faut faire usage
d’un sampan, sorte de barque étroite et longue
avec, au centre, une petite paillotte basse et exiguë.
Les huit rameurs qui poussent l’aviron avec une
surprenante endurance occupent le devant et
l’arrière du bateau, tandis que le passager est con-
damné à rester nuit et jour sous la petite paillotte
centrale avec une température moyenne de
40 degrés !
Impossible, bien entendu, de se tenir debout ; à
peine même peut-on demeurer assis, et c’est pres-
que continuellement couché sur le dos qu’il faut
attendre la fin de l’emprisonnement, quatre jours
à l’aller, trois jours au retour.
Pour comble d’infortune, quand nous arrivons
dans le grand lac qui alimente le Mékong, un fort
vent s’élève, de grosses lames se forment et em-
barquent sans cesse dans le sampan de plus en
plus secoué; si bien que je dois subir dans mon
étroite prison un bain de siège, rafraîchissant,
j’en conviens, mais par trop prolongé.
Infinimentplus confortable estle sampan chinois
de la province du Qiang-si, véritable maison
flottante où habitent les bateliers, leurs femmes et
leurs enfants, et à bord de laquelle je fais le plus
agréablement du monde la descente des rapides du
Tso-Kiang.
C’est merveille de voir ces bateliers chinois,
armés de longues gaules, diriger d’une main expé-
rimentée la lourde embarcation et éviter avec un
étonnant sang-froid, malgré la violence du cou-
rant, les mille récifs qui surgissent à fleur d’eau.
LES CHEMINS DE FEP.
Mais bientôt, sans doute, c’en sera fait de tous
ces modes de locomotion variés et pittoresques :
au Japon déjà des milliers de kilomètres de
! lignes ferrées rayonnent dans toutes les direc-
tions : l’immense empire chinois sera traversé de
part en part et les compagnies concessionnaires
s’empressent de hâter leurs travaux. L’Indo-Chine,
elle aussi, ne tardera pas à posséder un vaste
j réseau de chemins de fer.
A l’heure actuelle, toutefois, on n’y compte encore
que deux modestes tronçons, l’un qui va de Saigon
: à Mytho(Cochinchine),l’autrede Phu-lang-Thuang
à Langson (Tonkin).
Après un certain temps de voyage à travers la
brousse, c’est avec un certain plaisir qu’on entend
le sifflet d’une locomotive et j'eus quelque joie,
un matin, à aller m’installer dans le comparti-
ment, pourtant peu confortable, d’un des wagons
Decauville qui composent le train.
Ces wagons, d’ailleurs, il me 'semble les recon-
; naître! « Parbleu, me répond un voyageur que
j’interroge, c’est le vieux matériel qui servit à
1 exposition de 1889 entre les Invalides et le Cliamp-
de-Mars! »
Quelle étrange rencontre ! Et pouvais-je me
douter, il y a onze ans, sur les bords de la Seine,
en faisant, dans toutes les langues, « attention aux
arbres», que je viendrais m’asseoir un jour sur les
mêmes banquettes, dans le rapide (?) de Langson !
Et tandis que je me livre à des réflexions phi-
losophiques sur la bizarrerie de la destinée, un
bruit de vieille ferraille se fait entendre et le train
se met en marche lourdement chargé, car dans les
wagons et sur les marchepieds s’empilent et se
suspendent des centaines d’indigènes qui vont au
marché !
O ù donc iront s’échouer quelque jour les co-
quettes voitures du tramway électrique qui main-
tenant circule le long de la rue des Nations?
Henri TUROT.
LES SOMMETS
Mélancolique espoir des aubes incertaines,
Tu refuses toujours ce que tu nous promets.
Quand me conduiras-tu, loin de l’ennui des plaines,
Vers la hantise claire et vaste des sommets?
Quand m’accorderas-tu de quitter pour une heure
Le seuil morne et cruel de ma pauvre maison
Et d’aller vers la vie indulgente et meilleure
Interroger l’espace et le libre horizon ?
Tu le sais : j’ai beaucoup souffert. La multitude
A blasphémé mon rêve et ne m’a pas compris.
Donne-moi le repos, la fière solitude :
Je suis las de subir l’injure et le mépris.
Ici la joie est lâche et le rire est lugubre.
La coupe du plaisir ne contient que du fiel.
Je voudrais m’exiler où l’air est plus salubre,
Où notre âme en priant croit respirer le ciel.
Je voudrais l’oubli pur, le vierge accueil des cimes.
Là, mon cœur s’ouvrirait à la tendre pitié
Et le magique appel des orients sublimes
Remplacerait pour moi l’amour et l’amitié.
Qu’il est doux d’évoquer d’éphémères rivages
Des pays inconnus où n’abordent jamais
Que ia galère de nos songes, les nuages
Et l’aigle au vol puissanfqu’attirent les sommets.
La montagne sereine observe l’étendue.
Sur le gazon fleuri le pâtre vient s’asseoir
Écoutant, tout là-bas, voix gracile et perdue,
L’Angélus égrener ses larmes dans le soir.
Pâtre, si ton esprit pense à la bien-aimée.
Regarde le village au creux de ce ravin.
Vois la ferme tranquille où bleuit la fumée.
Sois heureux! Sois prudent aussi. Le reste est vain.
Pour effeuiller encor votre enfance craintive,
Vous reviendrez ensemble aux chemins familiers.
Une source s'endort parmi l’ombre attentive,
Le ciel calme sourit entre les peupliers.
Ton sort sera celui des humbles. Ta compagne
Chérira ta caresse, ami, comme un bienfait
Et, guettant ton retour au pied de la montagne,
T’offrira simplement le pain noir et le lait.
Mais, pour moi, ce bonheur naïf est sans prestige.
Je désire l’azur profond, illimité.
L’espace me réclame et j’ai soif de vertige.
Ne pourrai-je te fuir, stupide humanité?
Ne pourrai-je, cessant un hommage servile,
Gravir vers la lumière et vers la charité
Le calvaire idéal de celui qui s’exile
Afin de décevoir l’opprobre immérité?
Mélancolique espoir des aubes incertaines,
Tu refuses toujours ce que tu nous promets.
Quand me conduiras-tu, loin de l’ennui des plaines,
Vers la hantise claire et vaste des sommets ?
Émile BOISSIER.
430
LE MAGASIN PITTORESQUE
Un Appareil de Sauvetage
Tous ceux qui ont afTaire à la grande bleue,
marins, baigneurs, pêcheurs, touristes, passagers,
savent combien elle est traîtresse. Quand on s’em-
barque sur la mer, si calme qu’elle soit, qui sau-
rait prévoir ses caprices, et peut-on jamais affir-
mer que l’on rentrera au port sans incident fâ-
cheux, sans accident
même?
Oui, le poète latin l'a
bien dit : celui-là avait le
cœur ceint d’un triple
airain qui, le premier,
s’aventura sur les Ilots.
C’est pourquoi les inven-
tions qui contribuent à
augmenter la sécurité
des voyageurs et des pro-
fessionnels de la mer doi-
vent avoir une place à
part au milieu de toutes
les découvertes moder-
nes, d’abord à cause île
leur but humanitaire et
parce qu’elles s’adressent
à une catégorie chaque
jour plus grande d’indi-
vidus, disons à tout le
monde.
Painni ces inventeurs
philanthropes, il convient
de mettre en lumière la
physionomie volontaire-
ment modeste d’un Uni-
versitaire appartenant à
l’académie de Caen, au-
jourd’hui attaché au lycée
de Cherbourg, M. Ro- App ,reil de sau
bert. Encore peu connu du public, le nom de ce
sympathique fonctionnaire sera bientôt sur toutes
les lèvres. Avant qu’il soit longtemps, on parlera
des appareils de sauvetage Robert, comme l’on
parle actuellement des rayons Rœn tgen ou du té-
légraphe Marconi.
Et pourtant la découverte de notre inventeur
est d’une simplicité enfantine et n’exige "aucun
instrument coûteux et spécial. C’est presque l’his-
toire de l’œuf de Christophe Colomb : il fallait
songer au moyen, non pas de faire tenir un œuf
debout sur sa pointe, mais de rendre imper-
méable à l’eau le liège dont sont fabriquées les
ceintures et les bouées de sauvetage.
On sait, en effet, qu’après deux ou trois heures
d’immersion, ces appareils, s’imbibant lente-
ment de liquide, comme une éponge, finissentas-
sez rapidement par perdreleur efficacité et ne sont
plus capables de soutenir sur l’eau les malheu-
reux qui ont cru pouvoir s’y accrocher, ou qui
s’en sont revêtus à la hâte, au moment du
naufrage.
Or voici en quoi con-
siste la très simple, mais
très ingénieuse décou-
verte de M. Robert.
tout petits grains et les
recouvre d’une couche
assez épaisse de noir de
fumée, par un procédé
qui, naturellement, reste
son secret. Cette double
opération a un double
résultat : enduit de noir
de fumée, qui bouche
hermétiquement tous ses
pores, le liège devient
absolument imperméable
à l’eau ; en outre, réduit
grains, il occupe un
bien moindre volume et
peut être logé dans des
appareils ou des vêtements
plus légers, et partant
plus pratiques, que tous
les gilets et ceintures
vetage Robert.
natatoires employés jus-
qu’à présent.
Les premières expé-
riences, qui eurent lieu à
Lorient, avaient été cou-
ronnées de succès. Pour
bien prouver, d’abord, que ses appareils ne per-
daient rien de leur insubmersibilité, même après
un séjour prolongé dans l’eau, M. Robert avait
commencé par y plonger les siens pendant huit
ou dix heures. Puis, quatre jeunes gens, dont l'un
ne savait pas nager, les revêtirent par-dessus
leurs vêtements.
Le premier portait un veston de liège, le second
une ceinture, le troisième un gilet capitonné, et
le quatrième un simple plastron. Ce dernier était
dans la tenue ordinaire des pêcheurs, — ciré,
suroist et grosses bottes.
« Sur un signe de M. Robert, dit le rapport
rédigé à cette occasion par le président de la
Chambre de commerce, M. Jehanno, ces quatre
jeunes gens se jetèrent à la mer et se livrèrent à
LE MAGASIN PITTORESQUE
431
■divers exercices indiqués par l’inventeur. Ils se
•tinrent debout, les bras en l’air, firent le salut
militaire, se mirent sur le dos, les jambes ployées
-et ramenées sous le menton, et, enfin, essayèrent,
mais en vain, de plonger, l’appareil s’y opposant
et les ramenant à la surface. »
Depuis et récemment, le distingué chroniqueur
scientifique, notre ami Émile Gautier, membre de
la Ligue nationale de l’éducation physique, a renou-
•velé, pour son propre compte, dans la baie de
Saint-Malo, ces expériences si intéressantes, et,
d’après lui, — un connaisseur en pareille matière,
— il est rigoureusement impossible de se noyer
avec le gilet natatoire Robert.
Comme le montre notre dessin, ce vêtement n’a
rien de disgracieux ni d’encombrant. Il ne pèse
que 1 200 grammes et peut être porté sous le veston
d’une façon permanente, sans gêne ni fatigue,
pendant une croisière en yacht, par exemple, ou
pendant un voyage sur mer de plusieurs jours. En
•cas d’accident, on n’est ainsi jamais pris au dé-
pourvu.
La supériorité des appareils Robert n’a, du reste,
pas tardé à être reconnue, même officiellement.
Il y a quelques mois, la compagnie de bateaux
à vapeur qui assure, deux fois par jour, le trans-
port des voyageurs entre Dieppe et Newhaven,
adoptait la ceinture de sauvetage en liège con-
cassé et recouvert de noir de fumée. Cet exemple
était bientôt suivi par les paquebots de la ligne
Calais-Douvres. Chacun des steamers en question
a été pourvu de 750 appareils Robert.
Nous espérons vivement que toutes les compa-
gnies de navigation, qui ont à cœur d’accroître la
sécurité de leurs équipages et de leurs passagers,
n’hésiteront pas à se munir d’un engin aussi pra-
tique.
Enfin, presque en même temps, les ministres
de la Guerre et de la Marine viennent de décider
que les écoles du génie, — anciens régiments des
pontonniers, — les cinq grands ports militaires
et dix-huit navires de guerre (dont six cuirassés),
devaient à l’avenir être équipés du double plas-
tron de sauvetage, dernier perfectionnement de
l’inventeur.
Cette consécration officielle, par des techniciens
et des ingénieurs, d’un appareil imaginé par un
simple « civil » en dit plus long que bien des
éloges.
Édouard BONNAFFÉ.
LA « POPOTE » D’UNE EXPLORATION
SUITE
Se bien nourrir, avons-nous dit, est une chose
très essentielle. Nous verrons que, si pauvre que
soit réputé un pays, avec de l’ingéniosité et un
bon estomac on arrive à en tirer quelque ressource.
Ce qui manque presque toujours le plus, en
Afrique du moins, ce sont les légumes, les fruits,
les végétaux en général. De la viande, on s’en pro-
cure sans trop de peine le plus souvent, mais que
ne donnerait-on pas quelquefois pour une douzaine
d’asperges ou simplement une assiette de pommes
de terre frites!
Ce sont donc des conserves de légumes qu’il
convient surtout d’emporter. Malheureusement
les boîtes ou les flacons qui les contiennent
pèsent lourd, font du volume et l’on se trouve
bientôt arrêté.
Une invention véritablement précieuse est celle
des légumes comprimés en tablettes. Un kilo re-
présente cinquante rations abondantes; il suffit,
pour les manger, de les faire tremper dans l’eau
durant deux ou trois heures et de les faire cuire
ensuite à la façon ordinaire.
Sans doute tous les légumes ne se prêtent pas
aussi bien à cette préparation, mais la julienne,
les choux de Bruxelles, les carottes, le persil ainsi
que les pommes et les poires singent assez bien la
nature pour causer grand plaisir. Nous nous pré-
cautionnerons aussi d’assaisonnements, — l’ap-
pétit paresseux demande des plats relevés, —
puis de graisses ou de beurre, car bien que
souvent le pays produise des matières grasses
comestibles, il est certains endroits où il serait
impossible de s’en procurer.
Étant donné qu’on ne peut songer à emporter
du vin pour un voyage de quelque durée, la meil-
leure boisson est le thé léger froid à l’exclusion
de l’alcool même étendu de beaucoup d’eau.
Un vin cependant est précieux, mais comme
remède, c’est le champagne, un des meilleurs
médicaments dans l’accès bilieux, et on devra au
besoin se passer de choses importantes pour en
emporter une caisse.
Le manque de pain est une grosse privation.
Sans doute, dès qu’on est au repos et si on pos-
sède de la farine, il n’est pas difficile d’installer
un four de campagne avec une jarre en poterie
comme on en rencontre partout, recouverte de
terre et fermée par une porte en bois.
Mais la farine en quantité notable est bien
lourde et l’on se verra forcé sans doute, de même
qu’on a remplacé le vin par le thé, de manger en
guise de pain la boule de riz cuite à la vapeur
dans un linge ou une passoire et qui d’ailleurs
n’est pas désagréable.
Pour cuire les aliments il faut un matériel d’us-
tensiles de cuisine, pour si réduit qu’on le sup-
432
LE MAGASIN PITTORESQUE
pose. 11 existe des marmites dites de campement,
en fer émaillé et dans lesquelles on peut enfermer
pour la route tout le nécessaire, assiettes, gobe-
lets, gril, casserole (le couvercle de la marmite),
poêle à frire, couverts.
11 y a bien aussi le verre trempé qui va au
feu et présente une grande solidité dès qu’un
corps plus dur que lui ne l’a pas rayé. Par mal-
heur cet accident arrive souvent et alors, au
moindre choc, il se réduit en poussière.
Boire frais — je ne dis pas froid — dans les
nays chauds est une des gourmandises les plus
délicieuses que je connaisse. Mais l’eau refroidie
n’est pas seulement bonne à procurer une impres-
sion agréable, c’est aussi un des remèdes les plus
efficaces dans certaines maladies, certains acci-
dents trop communs en Afrique.
Bien des gens atteints d’insolation, d’accès per-
nicieux, ont dû à des lotions froides sur la tête de
revenir à la vie. Avec des injections hypoder-
miques de quinine, des sinapismes aux pieds, c'est
le seul traitement, applicable aussi bien par qui-
conque que par le plus savant des médecins.
Un instrument, l’appareil Toselli, nous permet-
tra de rafraîchir l’eau. C’est un barillet tournant
enfermant un récipient étanche intérieur. Entre
les deux on met de l’eau et de l’azotate d’ammo-
niaque dont la dissolution abaisse la température
de 15 à 20 degrés du thermomètre. Il suffit de
faire tourner le barillet sur son axe durant cinq
minutes et l’opération est terminée. On expose
ensuite le liquide soigneusement recueilli à la
chaleur du soleil qui fait évaporer l’eau et recon-
stitue le sel prêt à être employé.
Fréquemment le voyageur campera dans les
villages indigènes. On est ainsi d’ailleurs en con-
tact plus intime avec les habitants et si, au phy-
sique, cette proximité ne laisse pas que d’avoir
parfois ses inconvénients, les puces et les punaises
par exemple, au point de vue politique du moins
n'y trouve-t-on en général qu’avantages.
Mais il peut arriver cependant qu’on soit forcé
de faire halte dans un lieu inhabité ; il faut
par conséquent emporter une tente solide et qui
abrite bien. Les meilleures sont doubles, ce qui les
rend impénétrables complètement à la pluie et
procure une fraîcheur agréable même par soleil
ardent. Ses piquets devront être en fer et non en
bois, ces derniers ne tardant pas à se détruire
sous les chocs répétés du marteau qui sert à les
enfoncer.
Inutile d’ajouter qu’on ne devra pas oublier
des haches, bêches, pelles, scies et autres outils
de campement pas plus que des lanternes, des
photophores et de la bougie.
Les armes de guerre et de chasse seront choisies
commodes et robustes. Pour les premières je con-
seille le mousqueton d’artillerie du modèle régle-
mentaire, qui est léger et peu embarrassant. Pour
se défendre contre une grosse bête, pour la chas-
ser au besoin il est très suffisant et si, à petite
distance, on voulait des effets plus meurtriers, il a
été trop parlé de la balle dum-dum pour qu’il
soit besoin de rappeler qu’on peut rendre son
projectile terrible en entaillant seulement le che-
mise en maillechort qui l’enveloppe.
Mais, à part l’hippopotame contre lequel il
faut parfois faire une véritable défense, qu’on
m’en croie, on ne verra pas tant que’cela d’animaux
féroces. Dans les pays sauvages, la faune des her-
bivores, gazelles, antilopes, bœufs sauvages, offre
une ample pâture au lion et à la panthère et ils
se gardent d’attaquer l’homme dans lequel ils
sèntent d’instinct un adversaire dangereux. Le
tigre de Cochinchine est seul à craindre, et encore
faut-il faire la part de l’imagination dans les mé-
faits qu’on raconte de lui.
Le fusil restera donc le plus souvent le pour-
voyeur de la marmite ; il n’empêche qu’à ce titre
son choix réclame tous les soins.
Le calibre 12 est le meilleur, le 16 est trop
faible pour le gibier un peu gros. A moins d’empor-
ter une forte quantité de cartouches, et alors celles
en carton sont suffisantes, on se pourvoira de
douilles en acier qui n’ont pas besoin d’être reca-
librées, ainsi que de poudre et de plomb des divers
numéros.
U n collectionneur désireux de rapporter empail-
lés les petits oiseaux, souvent très jolis à voir, qui
peuplent les bords des cours d’eau, devra aussi
prendre soit une carabine Flobert tirant la cen-
drée, soit un tube de calibre réduit se plaçant
dans le fusil ordinaire et remplissant le même
office.
Comme défense personnelle, on se procurera un
ou deux revolvers d’ordonnance.
★
+ *
Peu ou prou, chacun doit en exploration s’im-
proviser médecin. Fort heureusement, les mala-
dies, si elles ne sont que trop fréquentes, ne
varient guère.
C’est toujours la fièvre sous ses formes diverses,
la dysenterie, l’insolation et fréquemment, chez
les indigènes, des plaies.
Avec un petit nombre de médicaments, on peut
soigner tout cela, et l’on devra, avant de partir,
s’en faire expliquer l’usage par un médecin ne
raffinant pas sur la thérapeutique.
Mais ce qu’il faut toujours avoir sur soi, c’est
une seringue de Pravaz pour injections hypoder-
miques et une solution de quinine.
Ce que ce petit instrument a sauvé d’existences
est incalculable Contre tout accès de fièvre qui
paraît vouloir devenir grave, donnez une injec-
tion de quinine, n’hésitez pas ; j’ai enduré en vingt-
quatre b eures douze inj ections de quinine à 25 centi-
grammes chacune et sans elles je n’aurais pas en
ce moment le plaisir d’écrire dans le Magasin
pittoresque.
LE MAGASIN PITTORESQUE
433
Puisque j’en suisàla quinine, jetiens à déclarer
que le meilleur moyen, à mon avis, de se préser-
ver de la fièvre ou du moins de ses manifestations
dangereuses, est de la prendre à titre préventif.
Vingt centigrammes chaque j our de ce précieux
alcaloïde, dissous dans du rhum ou de l’eau-de-vie,
ont été ma ration journalière durant trois ans.
Je suis un témoignage vivant que le moyen est
bon.
Il ne nous reste plus, pour compléter notre ba-
gage, qu’à nous procurer les objets, les instru-
ments qui nous permettront de relever notre
route, nos découvertes géographiques, pour don-
ner ultérieurement à nos compatriotes une notion
aussi exacte que possible des pays traversés.
Nous nous munirons des cartes existantes. Bien
que nul n’ait l’imagination plus fantaisiste en
même temps que l’affirmation plus hardie que la
plupart des géographes en chambre, au point que
l’oh pourrait sans remords remplacer pour eux le
proverbe « A beau mentir qui vient de loin » par
« A beau mentir qui n’est jamais allé », on trou-
vera dans leurs compilations plus ou moins
plausibles des indications premières.
Pour les remplacer par quelque chose de plus
positif et plus véridique, il faudra chaque jour
relever sa route et les détails des pays parcourus.
Le premier instrument à posséder est donc une
boussole.
Puis, comme les erreurs d’un simple chemine-
ment s’accumuleraient, il sera nécessaire de faire
de temps à autre le point , c’est-à-dire de déter-
miner par des observations astronomiques la
longitude et la latitude du lieu où l’on aura
observé.
Un sextant, un horizon artificiel, cuvette pleine
de mercure surmontée d’un couvercle transpa-
rent, et des chronomètres constituent l’indispen-
sable. On peut y adjoindre un théodolite et une
lunette astronomique.
Il ne saurait entrer dans notre sujet d’expliquer
comment on fait le point. Qu’il nous suffise de
dire qu’on mesure au même lieu deux hauteurs
d’un astre au-dessus de l’horizon, soit qu’on opère
la nuit et qu’on prenne deux étoiles au même
moment, soit qu’on observe le soleil deux fois à
trois ou quatre heures d’intervalle.
Si, à chaque fois, on note à l’instant de l’obser-
vation l’heure du chronomètre préalablement
réglé sur celle de Paris , le calcul permet d’ob-
tenir la longitude et la latitude.
Enfin, pour rapporter en guise de document ou
de souvenir la reproduction des sites oii il sera
passé, des scènes qu’il aura vues et pour les faire
connaître au retour à ses compatriotes, l’explora-
teur ne manquera pas de se munir d’un appareil
photographique.
L’emploi du gélatino-bromure a mis mainte-
nant la photographie à la portée de tous, et les |
préparations si laborieuses autrefois qu’entraî-
naient le collodionage, le développement, la fixa-
tion, sont devenues d’une simplicité enfantine.
La nuit nous servira de chambre noire, car je
conseille vivement de développer les clichés
le plus tôt possible pour éviter de pénibles
mécomptes. L’eau rafraîchie dans une gargoulette
ou un seau en toile est assez froide pour ne pas
décoller la gélatine.
L’emploi des pellicules, s’il était applicable,
aurait le double avantage de restreindre le poids
à emporter et d’éviter le bris des clichés. Malheu-
reusement, à la chaleur le celluloïd dont elles
sont constituées se décompose, et le camphre, mis
en liberté, altère l’émulsion au point de la rendre
inapte à s’impressionner.
Les glaces de bonne qualité en boîtes soudées
se conservent deux ans et plus.
*
+ *
Maintenant que tous ces objets si divers sont
achetés, rassemblés, il nous faut encore procéder
à une dernière opération et non la moins impor-
tante : c’est l’emballage.
Durant des mois, des années peut-être, tout
cela va être exposé aux intempéries, à la pluie,
au soleil, aux chocs. Fort peu soigneux, le por-
teur indigène pose en général à l’envers sur sa
tête le fardeau qu’on lui donne à transporter et
s’en décharge en le précipitant à terre de toute sa
hauteur.
L’emballeur est donc le premier collaborateur
de l’explorateur et son adresse, son habileté ne
seront pas pour peu dans le succès, puisque sans
elles toutes ces choses, toujours utiles, parfois
indispensables, seraient perdues, hors d’usage au
moment même où il faudrait s’en servir.
Quel désespoir lorsque, ouvrant un ballot où
l’on croit trouver ce que l’on désire, on s’aperçoit
qu’on traîne seulement à grands soins, à grandes
peines, des objets qui n’ont plus ni valeur ni
emploi !
Règle générale, chaque colis ne doit pas dépas-
ser le poids de 20 à 25 kilos. C’est en somme tout
ce qu'on peut exiger que transporte durant une
étape de longueur raisonnable un noir qui n’est,
pas coltineur de son état.
Quels que soient les moyens de transport que
l’on espère trouver, cette règle doit être absolue,
car on ignore s’il ne faudra pas en venir à ce dernier '
moyen, la tête ou les épaules d’un indigène.
Pour les étoffes ou les objets qui peuvent se
mettre en ballot, cet emballage est à la fois le
plus léger et le moins coûteux. On peut encore
utiliser des caisses légères en bois blanc.
Mais il faut remarquer qu’une fois ouverts, le
ballot et la caisse ne peuvent guère plus se
refermer.
Il est donc utile d’avoir en outre des sortes de
cantines en fer-blanc munies d’un couvercle arti-
culé fermé par un cadenas, qui contiendront l’ap-
434
LE MAGASIN PITTORESQUE
provisionnement courant des matières d’échange.
Tout ballot ouvert sera transvasé entièrement
dans une ou plusieurs de ces caisses et, en pro-
cédant intelligemment à ces déballages, on aura
sous la main un assortiment à peu près complet
de ce qui peut être donné comme cadeau ou paie-
ment aux indigènes.
Ces mêmes cantines métalliques contiendront
les effets personnels, les instruments, les usten-
siles de cuisine et même une partie des vivres.
Elles offrent encore un avantage précieux.
Le plus abominable insecte de l’Afrique, cepen-
dant féconde en êtres créés pour la rage du voya-
geur, est le termite.
J'ai cité déjà quelques-uns des produits désa-
gréables de la faune entomologique, j’aurais pu
y joindre les punaises, les puces et les poux, mais
il en est encore bien d’autres.
Ce sont les mouches de rivières au dard aussi
gros qu’une aiguille, et les mouches à éléphants,
sortes de moustiques pour pachydermes dont on
imagine la ripaille lorsqu’elles se trouvent avoir
affaire à la peau, même halée par les intempéries,
du malheureux voyageur.
11 y a encore la fourmi-cadavre, dont Codeur
fait croire qu’on est près d’une charogne en pu-
tréfaction ; l’araignée lampyre qui brille d’une
jolie lueur verte mais laisse des cloches grosses
comme une noisette sur la peau qu’elle touche; la
punaise volante qui tombe inaperçue dans les
verres; il y a même une petite mouche noire, grosse
comme la tête d’une épingle, mais qui est un
poison violent et procure, si on l’avale, tous les
symptômes d’une attaque de choléra.
Mais le termite, oh ! la sale bête !
Ce n’est pourtant qu’une toute petite fourmi
lente et maladroite, à l’abdomen mou, fragile et
transparent, qui ne tarde pas à mourir dès qu’elle
est au dehors des conduits qu’elle bâtit avec de la
terre humide.
Mais tout ce qui est matière animale ou végé-
tale est bon pour son appétit.
Vous laissez le soir vos souliers sur le sol. Le
lendemain un petit monticule d’argile rougeâtre
en marque seulement la place. Pendant la nuit,
les termites ont recouvert de leurs constructions
les malheureuses chaussures puis les ont dévorées
particule à particule. Vous retrouvez les clous et
les œillets soigneusement dégarnis.
Vous construisez avec soin une case. Trois mois
après la toiture vous en tombe sur la tête, les
piliers, les bois des fermes ne sont plus qu’une
masse spongieuse; l’extérieur est intact, le dedans
ressemble à une ruche d’abeilles.
Tout ballot posé à terre risque ainsi de se voir
ajouré en quelques heures.
Heureusement le termite ne construit pas ses
galeries sur lemétal. Les caisses de fer-blanc, pour
en revenir à ce que nous disions, peuvent ainsi
protéger le restant du bagage. Il suffit d’en former
un plan en les plaçant par terre côte à côte puis
de poser les caisses et les ballots par-dessus.
Toutes les charges doivent naturellement être
aussi étanches que possible. J1 faut en effet pré-
voir non seulement les averses, mais encore les
chutes dans les marais et les cours d’eau. Ilne sera
pas inutile, si on en a le moyen, d’emporter
quelques bâches imperméables pour rendre la
protection contre la pluie plus efficace lorsque
les ballots devront rester un certain temps en
plein air.
Enfin il est à peine besoin de dire que les colis
doivent être soigneusement numérotés et qu’un
répertoire du contenu de chacun d’eux doit être
établi, de même qu’on fera bien d’autre part de
dresser un catalogue des divers objets emportés,
rangés par ordre alphabétique et renvoyant au
numéro du ballot ou à la caisse où ils se trouvent.
Ces détails paraissent peut-être oiseux, mais on
s’apercevra à l’usage par la perte de temps, par
la mauvaise humeur résultant de recherches trop
longues, par le désordre et le mauvais état où
seraient les emballages si on négligeait d’y apporter
ces soins, quels avantages ils peuvent présenter.
C’est surtout lorsqu’on risque d’être fatigué,
malade, soucieux, qu’il faut essayer par des
précautions prises à l’avance de se rapprocher de
la loi naturelle du moindre effort.
(A suivre.)
Lieutenant de vaisseau HOURST.
LE SPORT DE LA HACHE EN AUSTRALIE
Dans les colonies anglaises de Victoria et de
Tasmanie, les habitants n’ont pas les loisirs de
faire du sport dans l’unique but de s’amuser. Pour
vivre en ces contrées de forêts séculaires et de
brousses inextricables, l’homme a dû lutter con-
tre la nature et se faire une place à force de tra-
vail et d’énergie. En voyant ces terrains envahis
par une végétation monstre, il semble que leur
transformation en champs de culture ait été un
rêve impossible; c’est ce rêve, cependant, que les
colons de Victoria ont réalisé et réalisent de jour
en jour. Et le voyageur étonné admire, à la place
des buissons touffus et des arbres centenaires, des
épis dorés qui se balancent au vent.
Pour opérer un pareil miracle, les pionniers
d’Australie n’ont eu besoin que d’une hache. A
l’aide de cet outil, ils ont fait la guerre aux troncs
gigantesques et finirent par en avoir raison. A
force d’exercice, leur habileté est devenue prodi-
gieuse, et les bûcherons sont aussi fiers de leurs
LE MAGASIN PITTORESQUE
435
exploits au fond des bois que les soldats de leurs
faits d’armes devant l’ennemi. Alors naquirent
des ambitions, des rivalités, et ce fut là le com-
mencement du développement de leur métier en
un véritable sport.
Aujourd’hui, il y a à Victoria une Association
de bûcherons qui tous les ans organise des con-
cours auxquels assistent des milliers de specta-
teurs enthousiastes. Ces fêtes publiques, avec les
récompenses et l’émulation qui s’ensuit, ont for-
tement contribué à perfectionner le métier — on
pourrait dire « l’art » — d’abattre le bois le plus
rapidement et le mieux possible; et la classe de
ces hommes de la hache est intéressante autant
qu’elle est utile.
Une faut pas, cela s’entend, chercher parmi ces
rudes ouvriers de la nature quelques raffinements
intellectuels; ils vivent loin des écoles, occupés
uniquement à leur dure besogne et constamment
sur leurs gardes pour échapper aux mille dangers
qui les guettent. Leur importance cependant est
très grande, puisque, grâce à leur courage et à
leur persévérance, d’immenses étendues de terres
sauvages et incultes se sont transformées en de
vrais jardins féeriques.
Le fondateur de l'Association des bûcherons,
M. Nicholls, raconte, dans le Strand Magazine ,
comment sont nés et en quoi consistent ces con-
cours de hache.
C’est en 1891, pendantun meeting de bûcherons
à Latorbe, en Tasmanie, que M. Nicholls eut l’idée
de présenter aux assistants la proposition sui-
vante :
« Afin de témoigner publiquement de leur ha-
bileté dans le maniement de la hache, de la scie,
du couteau et autres outils, et pour développer et
propager le plus possible cette adresse, une asso-
ciation de bûcherons sera fondée, chargée d’or-
ganiser tous les ans des concours publics avec prix
pour les gagnants. »
Le gouverneur de Tasmanie, Sir Hamilton, mort
depuis, accepta le patronage de la nouvelle so-
ciété, à laquelle il envoya aussitôt un chèque con-
sidérable et ses vœux de réussite. La première
fête publique eut lieu cette première année même,
et son succès fut immense. La seconde, tenue
l’année suivante dans une petite ville, assembla
la foule la plus nombreuse que les colonies eussent
jamais vue; les gouverneurs de Tasmanie et de
Victoria y assistèrent avec leurs épouses et d’au-
tres invités de distinction. Depuis cette époque,
le sport de la hache est un sport consacré dont
les concours annuels sont des événements palpi-
tants attendus avec émotion par les participants
et les spectateurs.
Le neuvième concours de hache fut célébré en
décembre dernier, à Ulverston, en Tasmanie, et
réussit admirablement, en dépit d’une malencon-
treuse pluie, impuissante d’ailleurs à troubler la |
fête. Douze robustes gaillards entrèrent en lutte
pour l’abatage d’énormes blocs de bois super- !
posés, de plus de six pieds de tour. Au cri de
« Allez-y! » les haches en forme de rasoir s’en-
foncèrent toutes à la fois dans les troncs ébranlés;
puis, les coups plurent, drus, aux acclamations
encourageantes des partis, et d’énormes morceaux
de bois jonchèrent bientôt la terre, en une grêle
gigantesque. En moins de deux minutes, la moitié
du bois était réduite en éclats, et les lutteurs
s’attaquèrent à l’autre côté des blocs. Au moment
de finir, cinq ou six concurrents semblaient
devoir remporter la victoire, et l’émotion dans le
public était intense. Tout d’un coup, un bloc
s’effondra complètement et le Tasmanien M. Chil-
lis, devançant cl'une seconde un camarade de
Victoria, fut proclamé le champion du monde.
Ses compatriotes en délire le portèrent en triomphe
au milieu d’acclamations sans fin. M. Chillis est
un superbe échantillon de sa robuste race ; il est
grand et fort, avec des bras et des jambes d’une
longueur étonnante. Cette particularité est d’ail-
leurs caractéristique chez les bûcherons.
Le second numéro du concours comprenait la
tâche suivante-: des blocs de bois de plus de six
pieds de tour, couchés sur le liane dans la posi-
tion d'un arbre qu’on vient d’abattre, devaient
être tranchés par le milieu. Quatorze concurrents,
venus de toutes les parties de l’Australie, prirent
part à cet exercice où M. Mackinolty, de Victoria,
fut le vainqueur.
Un épisode non moins passionnant était le
concours de scie : trois jeunes gens seulement
s’étaient présentés, mais l’intérêt n’en fut pas
moindre et c’est au milieu de cris retentissants
que le Tasmanien Pettitt accomplit le tour de
force de trancher par le milieu, avec sa scie, un
bloc de six pieds de tour en moins d’une minute
et quarante-neuf secondes !
Mais le numéro sensationnel du programme fut
sans conteste le concours de scie à double main,
c’est-à-dire un homme à chaque bout de la scie
tranchant le même bloc de bois de 2 mètres
de diamètre. MM. Chellis et Hutton, de Tasmanie,
mirent trente-quatre secondes et demie à accom-
plir cette tâche, et cela avec une si stupéfiante
facilité qu’on aurait cru voir des hommes tra-
vaillant dans du fromage et non dans du bois
dur.
Les scies dont se servent les triomphateurs des
concours valent â leurs fabricants une réputation
universelle.
Et voilà comment, selon la recommandation du
vieux poète Horace, on sait là-bas, plus qu’en
France peut-être, mêler l’agréable à l’utile.
Thérèse MANDEL.
Les plus grands prodiges de vertu oui clé produits par
l’amour de ta Patrie. — J .-J. Rousseau.
Il faut aimer sa patrie sans rivale et être prêt à lui sacrifier
ses plus intimes préférences. — Gambetta.
Un jour passé sans servir la France est un jour retranché de
ma vie. — Desaix.
436
LE MAGASIN PITTORESQUE
Plantes à Fleurs et Fruits souterrains
Les botanistes ont baptisé du nom assez peu
engageant de hypocorpogées (tiré du grec et
signifiant « fruits sous terre ») des plantes qui possè -
dent la singulière propriété d’enterrer elles-mêmes
leurs fruits qui se trouvent ainsi tout semés pour
l’année suivante.
L’exemple le plus classique et le plus connu
est celui de l’Arachide, ou pistache de terre.
h' Arachide (fig. 3) est une curieuse légumineuse
qui possède des fleurs jaunes analogues à celles des
pois, et dont le calice, de forme allongée, est situé
au-dessus de l’ovaire. Lorsque la fleur s’est fanée,
la petite gousse ovale et effilée qui lui succède
est entraînée par la croissance du pédoncule. Ce
dernier atteint plusieurs pouces de longueur et se
recourbe généralement de façon à faire pénétrer
laire, dont les feuilles tapissent d’un vert doux
les murs aux fentes desquels elles s'accrochent
(iîg. 4). Les fleurs toutes mignonnes représentent
une sorte de masque aux lèvres d’un violet pâle
semblant retenir deux perles d’or. Les pédoncules
qui portent les capsules, sortes de petites boîtes
où se forment les graines, possèdent la propriété
singulière de se coucher et de s’allonger indéfini-
ment jusqu’à ce que la capsule ait rencontré dans
le mur un trou, endroit obscur et humide, où elle
répandra les graines qui pourront germer en
toute sécurité. Sans cet instinct providentiel, les
capsules s’ouvrant à la maturité, les graines tom-
beraient au pied du mur et germeraient sur le sol,
dans des conditions très défavorables pour cette
plante habituée à vivre suspendue en guirlandes.
la gousse dans le sol. Dans ce cas, les graines se
forment vigoureusement; mais si la gousse ne
s’enfonce pas dans le sol, elle ne tarde pas à périr.
La Morisie hypogée, petite crucifère du Midi,
est moins connue, mais aussi bien curieuse. Aussi-
tôt que la fécondation est terminée, le pédoncule
floral se recourbe fortement vers la terre et sous
le pied de la plante. Il enfonce la graine dans le
sol et elle y mûrit sans en ressortir jamais. En
sorte que les touffes s’élargissent souvent démesu-
rément sans que la plante se dissémine beaucoup.
C’est en hiver que fleurit dans toute sa grâce le
Cyclamen, cette fleur semblable à un beau papil-
lon, aux ailes relevées, d’un blanc pur ou d’un
rouge vineux (fig. 5). Observez-la et vous verrez,
aussitôt après la floraison, ses pédoncules s’enrou-
ler comme une vrille. Les fruits sont ainsi attirés
vers la terre et, si celle-ci est un peu meuble, ces
fruits, par un mécanisme encore peu connu, s’y
enfoncent et y mûrissent.
Tout le monde connaît la petite Linaire cymba-
Dans les plantes que nous venons de citer, les
fruits naissent à l’air libre et vont mûrir sous
terre. 11 existe d’autres plantes plus singulières
encore, dont les fleurs elles-mêmes s’épanouissent
dans la terre et qui produisent des fruits souter-
rains, naturellement.
Citons, entre autres, la petite Velvote des mois-
sons, la Renouée des oiseaux, et surtout deux légu-
mineuses du midi de la France : Vicia arnphi-
carpa (fig--) et Lathyrus amphicarpos (fig. 1).
Le qualificatif d’amphicarpe signifie deux sortes
de fruits., pour rappeler que ces plantes ont des
fruits souterrains et des fruits aériens.
Ces deux légumineuses furent étudiées très
soigneusement à la fin du siècle dernier par Bodard
et par Gérard de Cotignac. Nous n’analyserons pas
leurs longs mémoires, un peu vieillis, nous n’en
retiendrons que quelques traits saillants.
Cette plante naît sur les collines les plus stériles
de la France méridionale, au milieu des brous-
sailles, dans toute sorte d’exposition. Elle a été
LE MAGASIN PITTORESQUE
437
d’abord découverte dans l’île de Candie et ensuite
dans le territoire de Montpellier. Lorsqu’elle se
voit dans des lieux susceptibles de quelque cul-
ture, ou dont le terrain se trouve amélioré, elle
ressemble extérieurement, presque à tous égards,
à la vesce cultivée. La même plante donne nais-
sance à des rameaux souterrains blanchâtres,
tortueux, portant des feuilles rudimentaires, ou
même dans le haut de très petites feuilles pâles
très bien conformées et composées de quatre à
six folioles d’un jaune pâle et d’un milli-
mètre de longueur.
En examinant avec une loupe cette fruc-
tification naissante, dont les traits sont
imperceptibles d’ailleurs, on découvre
une apparence de ca-
lice avec ses divisions,
mais on n’aperçoit ni
corolle, ni étamine, et
dans ce calice se trouve
un germe terminé par
un stigmate re-
courbé et hérissé
de petites pointes.
Ce germe, en
s’accroissant, ac-
quiert tout le
caractère d’un
fruit légumineux.
Parvenu à sa ma-
turité, il s’arron-
dit, se renfle, et
dès lors sa dimen-
sion est d’environ
3 lignes de long
sur 2 lignes de large. Sa cosse est composée de
deux battants pâles, dans lesquels on ne trouve,
le plus souvent, qu’une graine sphérique d’un
pourpre d’abord foncé, ensuite terne, rarement
deux.
Il n’y a d’autres différences avec la graine
supérieure que celles qui résultent du nombre,
de la grosseur et de la couleur ; le légume souter-
rain ne renfermant qu’une et tout au plus deux
graines purpurines, tandis que celles du légume
extérieur, qui sont grisâtres, sont au nombre de
cinq à six, et de moitié plus petites que les précé-
dentes.
Les gousses ou cosses diffèrent d’une manière
encore plus sensible que les graines ; les exté-
rieures acquièrent en longueur ce que les inté-
rieures gagnent en largeur, et ces dernières, pâles
et décolorées, sont arquées en dedans, tandis que
les autres, conservant leur verdeur, sont arquées
en dehors.
Ce qui frappait surtout ces naturalistes, c’est
que, n’ayant pas remarqué la présence des éta-
mines dans les petites fleurs souterraines, ils ne
pouvaient s’expliquer le fruit que comme un pro-
duit « auquel le pollen n’a pas pris part ».
Il y- avait là un problème physiologique très
intéressant à résoudre et pour lequel il suffisait
d’avoir un peu de patience et de bons yeux.
M. Fabre, d’Avignon, a entrepris courageusement
le problème et l’a résolu.
A l’époque où s’épanouissent les fleurs aériennes,
les fleurs souterraines les plus avancées mesurent
4 millimètres environ de longueur. Il est facile
alors de reconnaître dans ces fleurs toutes
les parties qui composent une fleur normale. La
corolle est formée de pétales très petits, pâles et
diaphanes. Elle rappelle on ne peut mieux
la corolle aérienne, prise dans un bouton
de même dimension que la fleur souter-
raine. Il importait surtout de constater
l’absence ou la présence des
étamines. Dans toutes les
fleurs examinées, M. Fabre
a rencontré les dix étamines
si faciles à voir qu’il ne peut
s’expliquer comment elles
ont pu échapper jusqu’ici
L 'Arachide.
aux observateurs. Les anthères sont plus grosses
que celles des fleurs aériennes. L’ovaire ne diffère
pas à cette époque des ovaires normaux; il ne
renferme que trois ou quatre ovules. En somme,
ces fleurs souterraines, pareilles en tous points
aux jeunes boutons des fleurs aériennes, ne sont
qu’un arrêt de développement de ces dernières,
arrêt occasionné par la résistance et l’opacité du
milieu où elles se développent.
Ce premier point reconnu, le savant naturaliste
d’Avignon s’est demandé si une fleur hypogée
pourrait déployer sa corolle à l’air libre et mûrir
ses graines, et réciproquement si une fleur
aérienne, plongée artificiellement sous terre, pour-
rait amener ses ovules à maturité, sa corolle
restant rudimentaire. L’expérience lui a démontré,
dans les deux cas, l’exactitude de son hypothèse.
Au moment où la plante était en pleine floraison,
il a ramené au jour l’extrémité de rameaux sou-
terrains. Il les a protégés contre les ardeurs du
soleil et a pu voir l’extrémité émergée continuer
son évolution et prendre un aspect en rapport
avec le changement de milieu. Le rameau a verdi
et les feuilles ont acquis un développement nor-
mal. La première lleur ne s’est pas épanouie et la
gousse l’a chassée hors du calice. L
438
LE MAGASIN PITTORESQUE
semblable aux gousses aériennes ; les graines ont
toutes mûri et ont présenté, au lieu du volume
disproportionné des fruits souterrains, un dévelop-
pement normal. La seconde fleur a déployé des
pétales colorés comme les autres fleurs aériennes
et produit une gousse semblable à la précédente.
Voyons l’expérience inverse : M. Fabre a enfoui
dans le sol l’extrémité de rameaux aériens munis
de fleurs en boutons mesurant2à3millimètres de
longueur et, trois semaines après, il a pu consta-
ter que le rameau enterré s’était étiolé et renflé;
les feuilles ont jauni et sont restées rudimentaires
et les fleurs, loin d’avoir pourri sous terre, ont
mûri leurs ovules dans ce milieu insolite et produit
des gousses fécondes, bien que, comme toute
production souterraine, elles soient étiolées ;
elles sont en outre
courtes, irrégu-
lières, et ne ren-
ferment qu’un
très petit nombre
(deux ou trois) de
très grosses grai-
nes. Elles ressem-
blent en tous
points aux gous-
ses hypogées pro-
duites normale-
ment. Les graines
souterraines sont
en très petit nom-
bre, dans chaque
gousse, parce que
les autres ovules ont péri faute d’espace, et elles
sont plus grosses parce que leur nombre est ré-
duit. L’influence du milieu souterrain, qui amène
constamment l’hypertrophie du rameau immer-
gé, peut bien aussi jouer un rôle dans l’augmen-
tation du volume des graines.
Il est donc établi, conclut M. Fabre, que les
fleurs aériennes et les fleurs hypogées ne diffèrent
absolument en rien dans le principe ; qu’elles
peuvent indifféremment être fécondées et mûrir
leurs graines dans le sol et dans l’air ; que les
différences que présentent les gousses et les
graines venues dans ces deux milieux ne recon-
naissent d’autre cause que la différence même
de ces milieux, dont l’un produit l’avortement des
ovules et, par suite, le
plus grand volume des
graines qui, trouvant de l’es-
pace pour se développer,
survivent à cet étouffement.
Quelle peut être la raison
d’être d’une organisation
aussi singulière que celle des
plantes hypocarpogées? Il
est bien regrettable que Ber-
nardin de Saint-Pierre, si
habile à découvrir les causes
finales, n’ait pas connu ces
plantes, car il nous aurait
fourni une explication très
ingénieuse.
Sonnini, qui a étudié 1 ’A-
rar/tis hypor/ea, pense que cette plante enterre
ainsi ses fruits pour les soustraire aux entreprises
des animaux. Il observe également que, dans ce
pays singulier où vivent des plantes aussi ex-
traordinaires, les canards perchent sur les arbres :
ce qui n’est pas ordinaire non plus.
Dans le cas qui nous occupe, les fruits souter-
rains sont destinés à maintenir l’espèce dans le
lieu qu’occupe le pied-mère, tandis que les fruits
aériens, dont les graines peuvent être dispersées
par le vent, sont préparés pour la dissémination
de la plante dans l’espace.
V. BRANDICOUKT.
m1
CRÉPUSCULE
Le soir descend, le jour recule,
Les bois ont des contours moelleux,
Les lointains se teintent de bleus :
C’est le retour du crépuscule.
Les nuages n’ont plus, dans l’air,
Leur fugitive et riche opale,
L’éther, plus opaque, est moins pâle,
L’horizon, plus lourd, est moins clair.
Et cependant, sensible encore,
La lumière, dans sa fierté,
Jette une dernière clarté
Sur l’infini qu’elle décore.
Et tout tombe, tombe toujours,
Et tout s’efface davantage,
Et d’un étage à l’autre étage
La nuit reprend ses noirs séjours.
L’oiseau, sur la branche, fait trêve
A l’essor de son chant perlé,
L’homme, dont le cœur est ailé.
Semble perdu comme en un rêve.
Et bientôt, partout, dans les deux,
Où les lourds nuages font tache,
Sur la terre, où Dieu nous attache.
Tout est sombre et silencieux.
Abel LETALLE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
439
Tt*ain automobile sut* poute
En 1885, une nouvelle étonnante retentit en
France et remplit de joie le cœur de tous les pa-
triotes : un ballon oblong monté par des officiers
français, inventé par eux dans le plus grand secret,
avait par ses seules forces parcouru deux lieues aux
environs de Paris, et, parti de Meudon, il était
revenu à Meudon, c’est-à-dire à son point de dé-
part. La France, et la France seule, était en pos-
session d’un ballon vraiment dirigeable ; pour le
plus grand bien de sa défense nationale, elle avait
résolu le problème jusque-là réputé insoluble de
la direction des aérostats.
Le navire aérien la France n’avait, il est
vrai, parcouru que deux lieues et par un temps
absolument calme; mais bast! disait-on, le
branle est donné, le plus fort est fait, l’année pro-
chaine ce même aérostat franchira une lieue de
plus, et ainsi chaque année, grâce à des perfec-
tionnements toujours nouveaux, une- nouvelle
lieue -s’ajoutera aux lieues anciennes dans le par-
cours de la France ou de frères de son type;
ce n’est plus en définitive qu’une question de
moteur.
Et, en effet, de l’aveu même de l’inventeur de
l’ingénieux appareil, de l’aveu répété de M. le
capitaine Charles Renard, la question du parcours
d’un nombre de lieues de plus en plus considé-
rable se réduisait à ceci : perfectionner le mo-
teur de 1885, moteur imparfait, trop lourd ; le
rendre à la fois plus léger, plus puissant et plus
économique.
Nous sommes en 1900, quinze ans se sont
écoulés depuis l’époque où le ballon la France
a fait ses deux lieues; aujourd’hui, d’après les
pronostics d'alors, nos ballons dirigeables mili-
taires devraient faire une vingtaine de lieues ; et
rien n’est venu, rien n’a transpiré de perfection-
nements quelconques, si minimes fussent-ils,
apportés à cette fameuse question. Les ténèbres,
le silence sont tels que l’on en est à se demander
si en 1885 les patriotes n’ont point fait un simple
rêve, si nos armées pourraient en temps de
guerre compter sur ce merveilleux agent de ren-
seignement qu’est le ballon dirigeable.
Et, en effet, si depuis quinze ans quelque nou-
veau perfectionnement avait été apporté au
ballon dirigeable militaire, de nouvelles expé-
riences eussent été faites, et comme un ballon
oblong de plus de cent pieds de longueur est un
objet fort visible et fort digne d’attirer l’attention,
on en aurait su quelque chose. Donc il n’y a rien,
et l’inventeur génial, M. Charles Renard, aujour-
d’hui lieutenant-colonel, n’a point su durant ces
quinze ans faire faire à son ballon les pas en avant
que lui-même a fait dans la hiérarchie militaire.
Voilà du moins le raisonnement tenu par bien
des gens, non quelquefois sans une légère pointe
de sarcasme.
A ces gens timidement parfois on répondait
bien : la question du moteur progresse, inutile
de faire de nouveaux essais aérostatiques très
coûteux, puisqu’ils seraient la répétition des
anciens avec seulement une vitesse de marche
plus grande, facile à déterminer à terre. Mais
ceux qui ne voulaient point être convaincus
haussaient les épaules. Où est-il ce fameux mo-
teur ? demandaient-ils ; devant qui a-t-il fait ses
preuves?
Fallait-il pour les convaincre leur dire, et dire
du même coup à l’étranger toujours à l’affût de
nos inventions : voici ce moteur, voici notre
secret?
Non, n’est-ce pas? Et cependant un jour devait
venir où ces impatients, par la force des choses,
auraient satisfaction.
Le nouveau moteur, ultra-léger, ultra-puissant,
ultra-économe de son combustible, créé par le
lieutenant-colonel Renard, pouvait être tenu
secret, jusque dans son existence même, tant qu’il
restait moteur de ballon dirigeable. Mais une
machine possédant de semblables qualités était
susceptible de bien d’autres applications à l’art
de la guerre ; à bord d’un petit bâtiment, torpil-
leur ou autre, elle devait faire merveille; placée
sur un automobile, elle devait conférer à cet auto-
mobile la puissance d’une véritable locomotive
sur route, capable de traîner des convois.
Et pour ces applications nécessaires il fallait
des essais, on ne se trouvait plus en présence
d’expériences déjà faites auxquelles étaient
apportés de simples perfectionnements, on se
trouvait en présence de véritables applications
nouvelles nécessitant des expériences complètes,
expéi'iences qui, pas plus que celles du ballon
dirigeable la France de 1883-84-83, ne pou-
vaient passer inaperçues.
Gens sceptiques, avez-vous entendu parler des
essais récents et merveilleux d’un petit bateau de
guerre nommé la Libellule ; avez-vous vu
dans les journaux qu’aux prochaines grandes
manœuvres de Beauce serait expérimenté un train
de ravitaillement sur route de trente voitures traî-
nées par un automobile ?
Oui? Eh bien! ce qui a rendu merveilleux ces
essais de la Libellule , ce qui permet ce train
automobile, c’est précisément le moteur du nou-
veau ballon dirigeable, leinoLeur du type Charles
Renard actionnant le propulseur de la Libel-
lule, conférant à la locomotive automobile du
train sur route le nombre de chevaux-vapeur
440
LE MAGASIN PITTORESQUE
nécessaires au remorquage de ses voitures de
l'avitaillement.
On sait que le nombre des chevaux, réquisi-
tionnâmes pour assurer en temps de guerre le
tirage des convois de nos armées, a diminué sen-
siblement depuis un certain nombre d’années ;
que ce soit par suite des progrès de l’automobi-
lisme ou pour toute autre raison, le fait n’en est
pas moins malheureusement certain, et le chiffre
de quatre mille animaux dont s’est augmentée mo-
mentanément, à cause de l’Exposition sans doute, la
cavalerie parisienne est loin de compenser cette
diminution d’ordre général en France.
Or les convois des armées modernes vont au
contraire sans cesse s’augmentant, de nouveaux
perfectionnements apportés à l’art de la guerre
amenant l’introduction incessante de nouveaux
véhicules aux armées.
La conséquence de ce double état de choses est
aisée à déduire : au jour d’une mobilisation, nos
véhicules militaires risquent fort de rester sans
chevaux pour les traîner.
On comprend qu’en présence de cette terrible
éventualité, l’apparition d’un tracteur mécanique
capable de remplacer les chevaux doive être
saluée avec joie.
Et cette joie peut être d’autant plus sans
mélange que, au point de vue militaire, surtout
quand il s’agit de grandes agglomérations de
troupe comme en verront les prochaines guerres,
le tracteur mécanique possède sur le cheval d’in-
contestables avantages : il est moins encombrant
à alimenter, il exige des soins moins difficiles à
donner et, considération de premier ordre, il
diminue considérablement la longueur des con-
vois de ravitaillement.
Un cheval ne mange pas seulement de l’avoine,
il a encore besoin pour se nourrir de foin et de
paille, à raison de 5 kilos d’avoine, autant de
foin et de paille, soit en tout 15 kilos d’aliments
pour huit heures au plus de travail effectif de
tirage; à la machine, pour le même labeur, il faut
H kilos de combustible, c’est-à-dire moitié moins
de nourriture, et en substance combien moins
encombrante.
De cet allégement, de ce moindre encombrement
résulte une première diminution du nombre et de
la longueur des convois.
Les soins à donner à une machine, surtout à
une bonne machine, sont certes délicats, mais il
ne faudrait pas croire que le cheval en campagne
et surtout le cheval de réquisition, transporté
tout à coup dans un genre de vie rude qui lui est
inconnu, n’exige point des soins nombreux. Si
on ne le soigne pas, il est vite malade ou tout au
moins indisponible. Chaque machine devra avoir
un bon mécanicien, habitué à elle; celui-ci arri-
vera à l’étape bien moins fatigué que le cavalier
qui aura toute une journée durant chevauché sa
monture, et bien plus capable par conséquent de
faire le nécessaire.
Enfin, la grosse question à la guerre n’est pas
tant la diminution de charge des convois que lu
diminution de leur longueur.
Et, en effet, quand les armées modernes de plu-
sieurs centaines de mille hommes se trouveront
concentrées, il faudra journellement les ravi-
tailler en vivres et munitions; or ce ravitaillement
exigera le mouvement incessant d’un nombre
considérable de véhicules; ces véhicules forme-
ront sur les routes une file continue, et naturel-
lement les derniers ne pourront parvenir au but
que quand tous leurs devanciers se seront écoulés,
d’ou des retards importants inévitables. Mais si
la longueur occupée sur la route par tous ces
devanciers se trouve diminuée de moitié, ces
retards se trouveront supprimés ou tout au moins
fortement atténués; or cette diminution de la lon-
gueur des convois est réalisée par la nouvelle
traction automobile, parles trains sur route, pour
les appeler par leur nom.
Ces trains comprendront une trentaine de
voitures, plus l’automobile tracteur, soit 90 à
95 mètres de développement; et ces mêmes trente
voitures traînées par des chevaux eussent occu-
pé un espace deux fois plus grand, 6 à 7 mètres
par voiture, soit 180 à 200 mètres pour le convoi.
Le moteur Charles Renard, moteur du nouveau
ballon dirigeable, appliqué presque sans modifi-
cation à l’automobilisme militaire, permet cette
traction de convois de trente voitures, et ceci
grâce encore à une invention du lieutenant-
colonel Renard, invention d’un mode spécial de
réunion des voitures d’un même train, par l’appli-
cation duquel ces voitures viennent dans les
courbes de la route tourner exactement à l’en-
droit où a tourné l’automobile tracteur, invention
qui par conséquent supprime l’obligation de
mettre un conducteur, un « barreur », à chaque
voiture pour l’empêcher de se jeter à droite ou à
gauche dans les tournants, et ajoute à la suppres-
sion déjà si avantageuse d’une soixantaine de
chevaux, celle très avantageuse aussi de leurs
trente conducteurs, lesquels prendront un fusil et
iront grossir le nombre des combattants de pre-
mière ligne.
Un petit modèle de ce train sur route a fonc-
tionné plusieurs fois dans la perfection sous les
yeux de nos généraux et de nos ministres de la
guerre; un train sur route véritable fonctionnera
aux prochaines grandes manœuvres dans la
Reauce, laissant à l’aller ses voitures de muni-
tions et de vivres aux points voulus pour le ravi-
taillement des troupes, les reprenant au retour
chargées de malades et de blessés (ceux-ci fictifs
naturellement). Et, après cette dernière épreuve,
il est à croire que l’introduction en grand du
train automobile sur route dans nos convois
viendra alléger ceux-ci pour le plus grand bien
de notre système de défense nationale.
LE MAGASIN PITTORESQUE
441
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Les artistes, peintres, sculpteurs et autres, ont, tout
cet été, la part de publicité belle! Les gens de lettres
pourraient en être jaloux à bon droit, s’ils ne faisaient
eux-mêmes cette publicité. Pour eux, il n’est pas de
réclame ; il ne leur reste plus de place, avec les fêtes
et les attractions diverses, dans les journaux. Essayez
donc de lancer un roman, en ce moment ! — Heureu-
sement, les gens de lettres ont aussi, en quelque sorte,
leur exposition, et c’est bien le moins qu’on la signale,
qu’on en parle. C’est, dans le palais des Beaux-Arts,
au Champ- de -Mars, l’exposition de librairie et d’im-
primerie (classes xi et xm).
A vrai dire, tout ce qui a trait aux travaux de la
plume, aux industries du Livre, comme on dit, n’est
pas rassemblé là — et c’est fâcheux : dans le plan
primitif de M. Picard, toutes les sections devaient se
faire suite, dans l’Exposition, de telle façon qu’un
visiteur pût embrasser d’un coup d’œil continu la
fabrication d’un objet quelconque : ainsi, on aurait
vu faire du papier, on l’aurait vu imprimer, brocher,
relier, jusqu’à la constitution complète du livre ou du
journal. C’eût été fort intéressant. On n’a pas réalisé
cette idée séduisante pour des raisons d’installation
générale, de conduction de force motrice (celle-ci a
été bien en retard !), et il en est résulté qu’on découvre
des livres et journaux un peu partout.
Les étrangers, principalement, sont très disséminés.
11 faut chercher les Allemands, -très remarquables,
dans leur propre pavillon de la rue des Nations; les
Russes sont aussi chez eux, sous leur toit ; les Danois
ont une très belle collection d’impressions de luxe
dans leur section des Invalides; les Américains ont
édifié un bâtiment spécial, aux Invalides également,
pour exhiber leurs plus récentes et émerveillantes
machines, au premier plan desquelles figure la
Linotype, cet appareil qui compose et fond les
caractères d’imprimerie sous l’action rapide d’un
ouvrier pianoteur... Une colossale machine à im-
primer y est adjointe et tire tous les jours l’édition
quotidienne de New-York Times... Bref, en se donnant
un peu de peine, on acquerra une opinion d’ensemble
sur l’état de l’impression typo et lithographique dans
tous les pays du monde, et la leçon en vaut la peine :
les Allemands et les Américains ont beaucoup à nous
apprendre. Ce qui les différencie surtout de nous, c’est
par exemple la supériorité évidente de leur papier,
de leur impression, de la quantité de matières données
dans des publications populaires telles que leurs Ma-
gazine. 11 faut de très vieilles et solides revues comme
notre Magasin pittoresque, soucieux de faire honneur
à son passé glorieux, pour soutenir la comparaison,
— mais elles ne sont pas nombreuses de noire côté.
Les industries graphiques françaises sont mieux
partagées au point de vue de la recherche qu’on a à
en faire. Elles sont relativement groupées. Sans
doute, une classe qui est très amusante, tant par son
ornementation pittoresque, en façon de vieilles bou-
tiques, que par l’ingéniosité des mille bibelots qui y
figurent, la Papeterie au détail (classe 117), est presque
dissimulée à un premier étage des Invalides, — mais
le reste des industries qui transforment le papier
forment presque un ensemble au rez-de-chaussée du
Champ-de-Mars. — Il n’y a que quelques expositions
isolées, à des titres divers, dans des sections telles
que l’Économie sociale, où notre Magasin pittoresque
est en excellent rang, justement lier de la haute dis-
tinction dont l’Académie française l’a récompensé.
En ce rez-de-chaussée, on examinera avec curiosité,
dans la classe de fabrication du papier, les puissantes
machines de MM. Darblay, et une machine allemande
qui fonctionnent toute la journée; un peu plus loin,
à l’entrée, du côté du pilier de la Tour Eiffel qu’avoisine
le pavillon marocain, on rencontrera les classes xi
et xm (Imprimerie et Librairie).
La section de piano et aussi la machine qui
frappe des médailles de l’Exposition sont, en raison
du public qu'elles attirent, d’excellentes voisines pour
ces classes. On s’y trouve d’abord en présence d’une
section rétrospective où il y a de longues heures à passer
très agréablement. Auprès de vieilles presses, de vieux
caractères qui ont une histoire illustre, ayant servi au
tirage de nos éditions les plus réputées, sont amassés
quantité de documents, de publications, etc., prêtés
par des collectionneurs ou par des maisons très an-
ciennes, dont la vue seule fait regretter de ne pouvoir
leur consacrer tout le temps qu’elles mériteraient.
Ces affiches, ces menus, ces invitations si délicate-
ment gravées, de la fin du xvme siècle à nos jours,
sont la fleur de nos bibliothèques privées et publiques.
Certaines reliures sont uniques au monde — et aussi
cette si originale série de livres minuscules qui n’a
jamais été présentée aussi complète.
On pénètre ensuite dans un salon qui a été coquet-
tement aménagé par le Syndicat de la presse périodique
et où il y a toujours énormément de lecteurs et de
lectrices autour des tables couvertes des derniers
numéros parus. C’est plaisir de constater là combien
le goût de la lecture s’est développé en France, quoi
qu’en disent les éditeurs qui se plaignent de la con-
currence... de la bicyclette. Et on se surprend soi-
même, quoiqu'on soit du métier, à flâner longuement
devant des dessins piquants ou gracieux, à sourire de
légendes spirituelles.
Voici maintenant la librairie proprement dite. Elle
comprend plus de 600 exposants, mais ceux-ci ont
disposé, en général, d’un trop petit espace. On leur
avail fait en 1889 (il est vrai qu’ils étaient perdus en
un premier étage!) une place beaucoup plus large.
De très importantes maisons ont dû se contenter d’une
vitrine exiguë et c’est souvent grand dommage pour les
visiteurs. On désirerait examiner plus à l’aise
les collections d’Hetzel, chères à notre enfance,
d’IIachette, Colin, Flammarion, Juven, Maine, Dela-
grave, Laurens, Baschet, Ollendorf, Perrin, Pelletan,
Gonquet, etc., qui abondent en livres amusants, ins-
tructifs, artistiques — et aussi les ouvrages de sciences
de Masson, Baillière, Carré, Gauthier-Villars, etc.,
qui sont pleins de figures admirablement dessinées,
de formules mathématiques extrêmement ardues et
toujours rigoureusement exactes ; nos éditions
françaises sont justement renommées à cet égard.
La classe xi est, pour la place, plus facile à visiter.
Elle occupe une surface très considérable, entourant
la librairie sur trois côtés. Elle a réuni 250 exposants,
Lard de province que de Paris, et on peut dire qu’on
imprime aussi bien là qu’ici... Les exposants se divi-
sent en typographes et lithographes. Parmi les premiers,
les plus dignes d’attention, ceux vers qui se porte le
plus la faveur publique, sont MM. Ilérissey, d’Evreux,
! dont les tirages, en couleurs, de fleurs de Mme Made-
442
LE MAGASIN PITTORESQUE
leine Lemaire ont une fraîcheur de tons exquise;
Édouard Crélé, de Corbeil, qui exécute aussi bien
toutes les impressions artistiques ou industrielles ;
Chamerot, un des premiers imprimeurs de Paris, en
tous genres ; Drodart, de Goulommiers ; Dræ^er, typo-
graphe d’art surtout ; Lahure, dont les impressions
chromotypographiques sont célèbres; Chaix et Dupont,
Gharaire, qui exposent toutes les variétés de travaux
commerciaux; Maulde et Doumenc, imprimeurs des
grandes compagnies de chemins de fer ; l’Imprimerie
Nationale, etc., etc.
Au nombre des lithographes, se trouve au premier
rang M. Champenois, avec une superbe collection
d’affichès de Mucha, puis Minot, Vieillemard, Lemer-
cier, Moullot, de Marseille, etc., dont les salonnets
ont l’aspect le plus riant, le plus varié.
Enfin qu’on n’oublie pas — mais ce serait presque
impossible, étant donnés sa situation au milieu même
des salons et son joyeux bruit de machines en marche
- les rotatives de Marinoni qui, par leurs disposi-
tions toutes nouvelles pour les journaux à six pages,
marquent un grand progrès à l’actif de l’industrie
française. Si, avec tous ces éléments, les gens de
lettres ne produisent pas de chefs-d’œuvre, on est
tenté de dire que ce sera... de leur faute.
Paul P.LUYSEN.
Le Congrès international
de l’Art théâtral
A l’Exposition Universelle de 1900
Appelé à l’honneur de faire partie du Congrès de
l’art théâtral, j'ai pensé que le moment était venu de
réaliser, dans la mesure du possible, un rêve depuis
longtemps caressé par les auteurs et compositeurs de
musique, soit inconnus, soit méconnus. La réalisa-
tion de ce rêve, c’est une exposition d’œuvres drama-
tiques et lyriques.
M. Albert Lambert, de l’Odéon, président de la
4e section du Congrès, a parlé, dans son très remar-
quable rapport du 9 juin dernier, sur l’Art théâtral,
de représentations solennelles de pièces rappelant
nos gloires nationales. C’est là une bonne et en même
temps une noble idée : notre histoire est à cet égard
assez féconde pour qu’il nous soit loisible de puiser
largement aux mines qu’elle nous offre à exploiter;
mines plus précieuses que les mines d’or, car elles
sont les mines de la gloire et de l’honneur.
Mais ne pourrait-on, en dehors de ces imposantes
manifestations artistiques, qui, en raison des frais
auxquels elles donneront lieu, se réduiront forcément
à un très petit nombre, ne pourrait-on, dis-je, orga-
niser des auditions d’œuvres ou plutôt de fragments
d’œuvres dramatiques et lyriques nouvelles ou peu
connues?
En ce qui concerne les œuvres nouvelles, point
n’est besoin de démontrer l’intérêt de leur production ;
quant aux œuvres peu connues, c’est-à-dire celles
données seulement une ou plusieurs fois sur de petites
scènes, ou même dans des cercles, par des impré-
sarios sincèrement épris de l’art théâtral, et dans l’es-
poir de les voir représenter sur de grands théâtres,
est-il besoin de dire quel avantage il y aurait à produire
au grand jour des pièces qui passèrent inaperçues,
soit par suite de l’indifférence ou du peu d’affluence
du public, soit parce qu’alors le sujet n’était pas au
goût du jour, ou la mise en scène défectueuse, ou
bien l’interprétation insuffisante?
11 en est dans le nombre qui, sinon parfaites, ren-
ferment du moins des scènes de haut mérite et pri-
ment certainement d’autres pièces que la chance
lavorise parfois bien au delà de leur valeur.
Sans parler des drames et des comédies, je me bor-
nerai à citer comme exemple, dans le genre lyrique,
le cas de Richard Wagner, qui, jadis en défaveur
parmi nous, y lit une réapparition si brillante et si
glorieuse qu on se demande de quelle étrange erreur
le public d’alors fut le jouet.
Il est bien entendu qu’en ce qui concerne ces au-
ditions, on ne s’occuperait que du genre théâtre : la
lecture d’un résumé très court de l’œuvre mettrait le
spectateur à même de comprendre les fragments in-
terprétés.
Les ouvrages étrangers seraient entendus de la
même manière, mais traduits en langue française.
Dans leurs expositions, les autres pays, encouragés par
cet exemple, pourraient nous rendre la pareille, et
cela au grand avantage de nos auteurs, comme au
grand profit de l’art, pour le monde entier.
Les directeurs de théâtre et leurs comités de lecture,
accablés de tant de manuscrits qu’ils ne, peuvent les
examiner que superficiellement, pourraient assister
ou se faire représenter à ces auditions, et, qui sait?
nos théâtres, où les reprises sont malheureusement
trop fréquentes, auraient chance de s’y procurer quelque
œuvre remarquable qui autrement serait tombée dans
l’oubli ; ce qui doit arriver, que dis-je? ce qui arrive
indubitablement avec le régime artistique sous lequel
nous vivons.
Et nous l’aurions enfin, et elle pourrait se reproduire
chaque année, cette exposition littéraire et musicale
tant souhaitée par nos auteurs dramatiques et lyriques,
si peu favorisés sous ce rapport, alors que peintres et
sculpteurs ont tant d’occasions de se faire connaître.
Ce serait bien là l’exposition théâtrale : exposition
actuelle pour les œuvres inédites ; exposition rétro-
spective pour les œuvres insuffisamment connues.
Le Congrès international de l’art théâtral doit avoir
à cœur d’atteindre un tel but : son titre et sa mission
lui en font non seulement un droit, mais encore un
devoir. Et d’ailleurs, puisqu’il s’agit ici de lumière et
de progrès à jeter au travers de notre civilisation con-
temporaine, n’est-ce pas à la France que revient
l’honneur de marcher la première ?
E. FOUQUET.
S*_>
Géographie
En Chine. — Accord des peuples européens.
Nous assistons, en ce moment, à un phénomène
bizarre, bien explicable d’ailleurs, d’une coalition de
plusieurs puissances contre un peuple, naguère encore
isolé, sinon ignoré, du monde occidental, et qui sert
à l’heure actuelle de point de mire de plusieurs nations
de l’ancien et du nouveau monde. Cette coali lion com-
prend, en effet, les six grandes puissances de
l’Europe : France, Angleterre, Russie, Allemagne,
Italie, Autriche. A celles-ci viennent de se joindre les
États-Unis d’Amérique et, enfin, un État purement
asiatique, le Japon, considéré jusqu'en ces dernières
LE MAGASIN PITTORESQUE
443
années comme congénère de la Chine. Leur but
avoué, louable, est- la protection de leurs sujets res-
pectifs qui se trouvent en ce moment dans l’Empire
chinois et qu’une explosion de haine menace dans
leurs personnes et dans leurs biens.
Nous avons, dans une précédente étude, indiqué
le rôle des sociétés secrètes en Chine, l’aversion du
peuple chinois pour les barbares, c’est-à-dire pour les
étrangers de toutes nationalités. Nous dirons,
à présent, quelques mots sur la situation dans
l’Empire chinois de chacune des diverses puis-
sances qui viennent d’entreprendre en commun
une œuvre utile, en imposant leur autorité à une
administration routinière dont le seul titre de
gloire consiste à délier le progrès des temps modernes.
La guerre que les-puissances européennes font en
ce moment à la Chine est, à l’encontre de ce qui se
passe dans le sud de l'Afrique, une guerre juste
et humanitaire, et son issue, qui ne peut être dou-
teuse, profitera autant au peuple chinois lui-même
qu’au reste de l’univers.
L’intervention des Européens dans la vie intérieure
des peuples orientaux, pour n’avoir pas toujours eu
un caractère loyal et désintéressé, a souvent été un
bienfait réel pour ces mêmes peuples. Tel est pré-
cisément le cas du peuple japonais, dont l’évolution
rapide stupéfie le monde civilisé et qui fournit en ce
moment même l’exemple rare de l’un de ses officiers
commandant avec autorité à une troupe internationale
européenne. Personne ne pourra de bonne foi con-
tester que le peuple kabyle ou tunisien ne soit plus
heureux sous l’administration française que sous les
autorités des anciens beys. L’ouverture des ports
chinois au commerce étranger, à la suite de la guerre
de 1860, eut pour résultat à la fois de fournir des
débouchés nouveaux à l’industrie européenne et de
soustraire quelques millions de Chinois à la tyrannie
des mandarins farouches.
Elle permit égalemenl à de nombreux Célestes, trop
à l’étroit dans leur pays, de s’épancher au dehors, aux
États-Unis, en Australie, où, sauf quelques réserves,
il leur est permis de vivre sous la protection des lois
à l'égal des blancs. La Chine, dont l’étendue territo-
riale est à peine la moitié de celle du continent euro-
péen, et qui renferme une population presque double,
souffre aussi de cette surabondance d’êtres humains
qui pousse les peuples d’Europe à s’expatrier. Leur
misère est, quoi qu’on dise, extrême. Les innombra-
bles richesses dont la nature a doué son sol restent
inexploitées par la seule volonté des chefs ignorants
et cupides qui craignent de voir leur autorité dimi-
nuer à mesure de l’extension du bien-être du peuple.
Aussi s’ingénie-t-on à le tenir dans l’ignorance et on
l’excite à mépriser tout ce qui tend à secouer son
inertie séculaire.
Le triomphe des Japonais dans leur récente guerre
contre le gouvernement chinois allait ouvrir une ère
nouvelle pour ce pays. La plupart des puissances
européennes en ont profité pour étendre ou consoli-
der leur situation dans le Céleste Empire. La lîussie
qui, avec l’appui de la France, s’est le plus opposée à
un trop grand envahissement du vainqueur, détient
en ce moment toute la partie de l’Asie qui limite au
nord l’Empire chinois. Elle s’est établie en outre à
Port-Arthur, qui lui assure une prépondérance mar-
quée dans le golfe du Pe-lchi-li. L’Angleterre a vu ses
concessions de Ilong-kong notablement agrandies; la
France s'est assuré quelques avantages dans le sud
de l’Empire qui touche à ses possessions indo-chi-
noises. Les Allemands se sont installés dans le Chan-
toung et ont procédé immédiatement — c’est une
justice à leur rendre — à l’exploration et à la mise en
valeur du pays. C’est cette mise en valeur, les études,
les reconnaissances pour l’établissement des voies fer-
rées qui semblent avoir suscité la colère de la popu-
lace, encouragée dans sa haine contre toute innova-
tion par un gouvernement imbécile et corrompu. Elle
met en danger la vie et l’œuvre des commerçants,
des ingénieurs européens, œuvre déjà considérable et
qui n’a pas peu contribué à augmenter la valeur des
territoires sur lesquels ils opéraient. On vient juste-
ment de faire le relevé du commerce extérieur de la
Chine durant l’année 1899. Les chiffres révèlent un
état de prospérité dû en grande partie aux nouveaux
chemins de fer construits ou en construction. Le com-
merce extérieur de la Chine, qui n’était en i890 que
214 millions de Laëls (t), a atteint, en 1899, presque le
double, soit 460 millions 533 000. Les recettes doua-
nières perçues sur le commerce tant extérieur qu'in-
térieur atteignaient près de 26 millions de taëls. Il
est incontestable que l’invasion pacifique — commer-
ciale et industrielle — des Européens dans l’Empire
chinois aurait pour résultat une amélioration consi-
dérable dans le sort de ce peuple. La destinée ne per-
met malheureusement ni aux nations, ni aux indivi-
dus d'atteindre le bonheur sans sacrifices ou peines
préalables. Pour introduire quelques réformes utiles
dans son pays, Pierre le Grand dut recourir à l'emploi
de la force; ces réformes étaient considérées comme
des calamités publiques par ceux-là mêmes en faveur
desquels elles furent élaborées. En Chine, l’interven-
tion d’une armée étrangère est devenue nécessaire tant
pour garantir la vie des blancs que pour utiliser et
faire fructifier les produits que renferme son sol.
Souhaitons que cette intervention soit de courte
durée et que l’œuvre entreprise en commun par les
puissances civilisées ne revienne pas trop cher à ceux
qui s’y sont voués.
P. LEMOSOF.
LA VIE EN PLEIN AIR
L’Exposition est pour nous un enseignement de tous
les jours, dans tous les domaines. Elle nous offre les
spectacles les plus attrayants et les plus instructifs.
L’autre jour, me promenant dans Neuilly, je passai
rue Borghèse, et mon attention fut bientôt attirée par
les sons d’une langue que je n’avais jamais entendue.
Je m’informai à la porte de l’endroit d’où s’échap-
paient ces sons et j’appris que c'était un Basque qui, à
haute voix — oh combien ! — annonçait les points des
deux camps en présence pour le tournoi de pelote
basque.
Le langage basque ne s’enseigne nulle part, m’a-t-on
affirmé, et je ne n’en étonne pas, car la prononciation
m’en a paru singulièrement difficile et l’accent horri-
blement triste.
C’étaient des Basques français et espagnols qui se
disputaient le tournoi de ce jeu de pelote jusqu’alors
(1:1 e la ël a une valeur nominale d’environ 8 francs ; mais les
.fluctuations du cours le font souvent descendre à 5 cl même à
4 francs.
444
LE MAGASIN PITTORESQUE
absolument inconnu à Paris. J’entrai pour voir et pour
me rendre compte. Au milieu d’une vaste cour, quatre
joueurs de pelote, ou pelotari, divisés en deux camps,
les bleus et les rouges, portant une chemise fine, un
pantalon de toile blanche et une ceinture de couleur,
sont à leur poste de combat. Devant eux, à quelques
mètres un mur de front, un murlatéral à gauche et un
mur de fond, moins élevé que celui de face.
A leur droite, la tribune où se trouvent les specta-
teurs nombreux et attentifs, des spectatrices aussi en
robe claire, de jolis visages qui suivent émerveillés les
phases de la bataille. C’est bien en effet d’une bataille,,
qu’il s’agit, où il est besoin de force, de souplesse, de
vitesse, et d’un coup d’œil impeccable.
Le sort a désigné le camp qui doit commencer le
jeu en lançant la balle — la pelote — contre le mur
de front, de façon
qu’elle retombe sur
le terrain du jeu,
partagé en cadres de
4 mètres.
Le pelotari, le bras
armé de la chistera,
gant de peau prolongé
par une longue cuiller
d’osier ayant l’aspect
d’une pirogue de sau-
vages, lance cette
pelote avec une grâce
et une force vraiment
étonnantes. Elle part
comme l’éclair, frappe
violemment le mur,
et rebondit sur le ter-
rain.
Un des deu xpelotari
du camp adverse doit la saisir à son point de chute et
la relancer au mur, et ainsi de suite jusqu’à ce qu'un
des joueurs ait commis une faute, soit en frappant
le mur de front trop bas, soit en faisant retomber la
balle en dehors de la piste, soit encore en ayant man-
qué de riposter avec la balle contre le’ mur après
l’envoi du camp adverse.
Ce jeu, d’une simplicité extrême lorsqu’il s’agit de
le décrire, est, dansla pratique, plein de combinaisons,
et d’une difficulté extraordinaire.
Seuls les professionnels basques réussissent à y
briller : un long entrainement de chaque jour est en
effet nécessaire ; c’est un métier spécial que celui de
pelotari, et le joueur de pelote doit être un tout jeune
homme de vingt à vingt-cinq ans.
Ceux qui s’adonnent à ce jeu, au bout de cinq ans
prennent leur retraite. Les muscles de l’homme ne
permettent pas un effort plus prolongé. Au bout de
cinq ans, le pelotari s’exerce encore, mais il ne prend
plus part aux matcheset aux tournois.
Lorsqu'on a assisté à une de ces luttes passionnantes
de pelote basque, on se rend compte de l’impossibilité
pour un homme même jeune, même doué des plus
brillantes qualités physiques, de continuer de longues
années à demander à tout son corps le maximum de
souplesse et d’énergie. 11 n’est pas un muscle qui ne
travaille, et la poitrine, les bras, les jambes sont dans
un perpétuel mouvement.
Le pelotari bondit à droite, à gauche, en arrière,
court ici, là avec une ardeur et une vitesse vérita-
blement incroyables. Sans des poumons à toute
épreuve, je défie bien qu’on devienne un joueur de
pelote basque. J’ai vu pendant plus de dix minutes, les
deux camps lancer, relancer la balle sans commettre
une seule faute, et faire assaut d’agilité, d’adresse, de
force, sans fatigue apparente, sans s’arrêter un seul
instant, pressanL en quelque sorte le mouvement.
C’est alors que le public se montrait enthousiaste,
applaudissait, et criait « bravo » aux joueurs s’ex-
citant mutuellement de la voix, et ayant l’œil sans
cesse fixé sur la pelote qui bondit et presque au
même instant frappe le muret rebondit.
Cette pelote est ronde et dure. De loin on dirait
celle dont on se sert pour les parties de lawn-tennis,
mais si on l’examine, la pelote fiasque est beaucoup
plus résistante que la balle du tennis. Elle ne pèse pas
moins d’une demi-livre et est faite de lanières de
caoutchouc brut, tres-
sées, serrées les unes
sur les autres, com-
primées ensuite, rou-
lées dans une couche
de laine et entourées
depeau. Chaquepelote
coûte 4 francs, ache-
tée au pays basque.
C’est M. Béguin, le
sympathique organi-
sateur du tournoi de
pelote basque, qui a
bien voulu me donner
ce dernier renseigne-
ment.
Tous les sportsmen
lui sauront gré de ses
efforts qui ont été
couronnés de succès.
La curiosité a attiré beaucoup de monde, et je gage
que si, chaque année, un tournoi de pelote basque
avait lieu à Paris, il attirerait chaque lois de plus
nombreux spectateurs.
Dans les derniers jours du tournoi, il y avait litté-
ralement foule rue Borghèse et de nombreux équipa-
ges et automobiles attendaient à la porte.
*
-*• *
Même empressement, et plus d’affluence encore au
tournoi de sabre qui vient de se terminer. Des étran-
gers en assez grand nombre étaient venus le disputer
à nos compatriotes. Pour les amateurs, contrairement
à toutes les prévisions, nos compatriotes ont con-
quis de haute lutte le tournoi des amateurs. Le
capitaine de la Falaise, classé quatrième du tournoi
d’épée, s’est classé premier de celui du sabre. L’armée
a donc été victorieuse dans deux tournois, celui du
fleuret et celui du sabre, avec le capitaine Costeet avec
le capitaine de la Falaise. Qui donc prétendait que
l’arme blanche n’était plus en honneur dans notre
armée? Voilà deux succès qui démontrent péremptoi-
rement le contraire.
La victoire du capitaine de la Falaise est un peu
celle du professeur italien Conte, son maître, établi
depuis quelques années à Paris, et qui a lait beaucoup
pour le développement de l’étude du sabre en franco.
Conte, de son côté, a gagné le tournoi des profes-
seurs, montrant une fois de plus l’excellence de sa
méthode.
La Société de l’escrime au sabre fondée par
Le pelotari lançant la balle.
LE MAGASIN PITTORESQUE
445
M. A. Guyon, le fils du grand chirurgien, a lieu aussi
de s’enorgueillir du résultatdu tournoi. Le capitaine de
la Falaise 1er etM.Thiébaut 2e — ce dernier élève du
professeur Gabriel — comptent parmi ses membres
les plus actifs et les plus dévoués.
L’escrime au sabre, si longtemps négligée en
France, ne peut qu’avoir reçu des encouragements
de ce beau tournoi, qui avait attiré, je le répète, en
dehors des escrimeurs, une foule de spectateurs
véritablement séduits par les violents et rudes com-
bats du sabre.
A quand maintenant un tournoi de sabre à cheval?
Ce serait un bien joli spectacle à offrir pendant
l’Exposition...
Maurice LEUDET.
CAUSERIE MILITAIRE
Les étrangers et les provinciaux qui viennent de
fort loin pourvisiter en ce moment la capitale et jouir
des splendeurs de l’Exposition universelle de 1900,
doivent être bien embarrassés de se rendre compte de
la véritable tenue d'uniforme d’été de nos braves
fantassins de l'armée française en garnison dans le
gouvernement militaire de Paris. Geux-ci se livrent
en effei, dans nos rues, à une véritable débauche
d'effets de tous modèles. Pour peu qu'on se promène,
le soir, après l’heure bénie de la soupe, on peut voir
des soldats d'infanterie de ligne en capote au mois
de juin, d’autres en tunique nouveau modèle à collet
rouge à une seule rangée de boutons, d’autres encore
en tunique à collet jaune avec les deux rangées de
boutons, auxquelles nous étions habitués depuis
trente ans ! 11 y avait pourtant plus d’un an que le
nouveau modèle de tunique de l'infanterie était
adopté. Depuis cette époque, il aurait fallu commencer
cette transformation sans perdre de temps, ce qui
aurait permis à nos soldats d’être correctement
habillés au moment de l’Exposition. Tout au contraire,
on a attendu les devis de l’intendance jusqu’au
mois de novembre, et l’on n’a pu commencer les trans-
formations qu’au mois de janvier. Le travail a été fait
au galop, et, comme le disait un bon Dumanet qu'on
plaisantait sur la coupe de son nouvel effet : « On s’a
pressé; on nous a habillés comme des sacs! »
De toutes les armées européennes, c'est certainement
la nôtre qui a la grande tenue la moins brillante; et
l’on ne fait rien pour la relever. Notre troupier n’est
réellement bien qu’en tenue de campagne, les pans
de la capote relevés, le pantalon dans les jambières.
Mais, en vérité, on ne peut pas le laisser tout le temps
en tenue de campagne.
Il y a quelques jours on ouvrait au public à l'Expo-
sition, sans tambours ni trompettes, la classe 120 du
1 8e groupe des Armées de terre et de mer. On avait
beaucoup parlé d’une attraction administrative orga-
nisée à l’instar des nombreuses exhibitions qu'on
rencontre à chaque pas, aussi bien au Trocadéro
qu’au Champ-de-Mars. Dansun pittoresque panorama,
on devait admirer des mannequins à figure de cire,
revêtus de toutes les tenues de notre armée. J’y suis
allé comme fout le monde, pour admirer. Eh bien,
j'en suis revenu désabusé. Gela sent trop le musée de
la Foire aux pains d’épice.
On se demande pourquoi et comment tous ces
gens-là sont ainsi groupés, mélangés sans aucune
conception artistique. 11 y a surtout une escouade de
lignards, commandée par un caporal, que je recom-
mande à votre attention. Où donc l’artiste qui a mo-
delé les figures de nos troupiers a-t-il pu bien aller
chercher ses types? Ils sont si laids, ils ont 1 air si
hébètes, surtout un petit gros, qui porte au menton
le bouc des chasseurs. Ça, des troupiers français ?
Jamais de la vie! Notre petit fantassin porte mieux
son arme, il redresse plus fièrement latète, et le sang
lui coule beaucoup plus à fleur de peau que ne sem-
blent le laisser supposer les quatre Dumanet, dont la
physionomie ne fait guère honneur à celui qui les a
coulés à quelques pas du drapeau tricolore noblement
couché sur des baïonnettes Lebel.
Heureusement que, sur le palier voisin, l’exposition
rétrospective de notre grand artiste Détaillé est là
pour vous faire oublier cette dépitante impression.
Capitaine FANFARE.
Les Conseils de Me X...
Un avocat du barreau de Paris, M° Henri Coulon,
vient de donner un regain d’actualité à certain projet
de réforme judiciaire que je croyais à peu près oublié.
Il s’agit de l’institution du jury en toutes matières,
correctionnelles ou civiles.
D’après mon savant confrère, l’heure aurait sonné
d’entreprendre cette grande révolution de palais, et
d’attribuer au peuple souverain le droit de rendre
la justice. Ainsi, parait-il, auraient fait jadis les
nations les plus civilisées, et les Romains, les Grecs,
voire même les Hébreux du temps de Moïse auraient
connu l’àge d’or du jury. Comme preuves, les Édits
de Valérius Publicola, la Constitution Athénienne, le
Pentateuque, ou loi des lois, seraient là pour con-
vaincre les plus sceptiques.
Certes, un pareil étalage d’érudition ne laisse pas de
m’embarrasser. Je pourrais, il est vrai, opposer aux
prétendus jurés d’Israël, l’exemple du sage Salomon,
roi de Jérusalem, jugeant tout seul, dit-on, et ne s’en
tirant pas plus mal pour cela, ou encore celui du
fameux Paris qui décerna, sans l’aide d’assesseurs, la
pomme de beauté recherchée par les déesses, et sut
faire, en ce débat difficile, un choix que la postérité
a ratifié. Sans parler du terrible tribunal des Enfers,
avec les rébarbatifs Minos, Éaque et Rhadamante,
trio de professionnels sans entrailles ni miséricorde,
et dont on n’a pas pourtant, jusqu'à ce jour, relevé
la moindre erreur judiciaire.
Mais j’aime mieux admettre quel’idée du jury date,
en effet, des époques les plus reculées. Elle n’est pas,
d’ailleurs, pour me déplaire. Soit donc, plus de magis-
trats de carrière, plus de jurisconsultes vieillis à
l’élude et à l’interprétation des lois. A leur place, de
bons et honnêtes bourgeois n’entendant rien au droit,
n’écoutant que leurs sentiments d’hommes, et tran-
chant, avec leur âme seule, les questions d’ordre
successoral ou de régime hypothécaire. Quel beau
rêve pour les avocats ! Comme ils pourront s’en donner
à cœur joie devant cet innocent aréopage! Et que
succès, lorsqu’ils feront pleurer douze notables sur
l’infortune d’un mur mitoyen tombé de vétusté !
Quant aux pickpockets, escrocs, filous, malandrins
de tous genres, malmenés, d'ordinaire, par les vieux
446
LE MAGASIN PITTORESQUE
durs-à-cuire de la correctionnelle, ils n'auront plus
rien à redouter du code pénal, triste livre démodé et
condamné à son tour; ils pourront, en pleine sécurité,
se livrer aux douceurs du cambriolage ou du vol à la
tire; une ère prospère aura commencé pour eux, toute de
pardons magnanimes et d’invraisemblables rémissions.
Une ombre, cependant, obscurcit à mes yeux ce
brillant tableau. Comment l’institution nouvelle fonc-
tionnera-t-elle sans encombre? Mon confrère se
garde bien de nous l’indiquer; il plane dans les sphères
de la théorie pure, sans daigner jamais descendre
jusqu’au terre à terre de la pratique. Les réalités ont.
pourtant, leur intérêt, et il n’est pas inutile d'envi-
sager la situation réservée aux justiciables lorsqu’ils
auront le bonheur de posséder le jury universel.
A cet égard, les chiffres sont bien instructifs. Dans les
procès de cour d’assises, il faut trente-six jurés titu-
laires et quatre supplémentaires, soitquarante citoyens
probes et libres, abandonnant, chaque jour, leurs
affaires, pour venir examiner l’état des consciences.
Mais chacun sait le faible enthousiasme de ces ma-
gistrats temporaires, à l’endroit des hautes fonctions
dontils sont investis. C'est à qui se dérobera, cherchera
une excuse, produira un certificat de complaisance afin
d’esquiver la corvée. Et rien n’est curieux comme la
chasse à courre à laquelle se livrent les huissiers de
service, pour joindre et ramener au Palais les jurés
récalcitrants. Souvent, l’ouverture de l’audience est
retardée de plusieurs heures, par suite de ce sport
original, attestant le goût médiocre des Français à
se faire les serviteurs de Thémis.
Mais qu’adviendra-t-il, quand les jurés devront
connaître également des causes civiles et correction-
nelles ? Savez-vous combien il en faudra pour assurer
l'œuvre quotidienne du seul tribunal de la Seine ?
Quatre cent quarante ! Pas un de moins. Ce sera
donc un vrai bataillon, une formidable garde mon-
tante défilant, tous les jours, devant la grille du Palais
et envahissant les salles d'audience. A moins que,
éventualité fort probable, les convoqués ne répondent
pas à l’appel, qu'il n’y ait des vides dans cette pha-
lange journalière, et qu’il ne soit nécessaire d’orga-
niser des steeple-chases pour rattraper les fuyards.
Le jury constitué enfin, non sans peine et perte de
de temps, l’examen de l’affaire commencera. Nos
plaidoiries seront forcément longues, très longues;
nous devrons faire un vrai cours de droit sur les
moindres sujets, expliquer les principes les plus
élémentaires, commenter les textes les plus clairs.
Sans profit, d’ailleurs, le plus souvent, car nos audi-
teurs d’occasion n’arriveront pas à comprendre un
mot à nos discours, et s’en iront dans leur salle de
délibération, les oreilles assourdies, la tête emplie
d’un chaos de choses bourdonnantes.
Et qui pourra jamais dire l’incohérente splendeur
des discussions engagées en chambre du conseil,
l'étrangeté des opinions surgies en cës cerveaux de
forme et de volume si divers ? Presque toujours,
l’accouchement sera laborieux, et le plaideur restera
ébahi en contemplant le produit fantastique de ces
pénibles gestations.
En somme, et tout compte fait, le plus petit litige
prendra bien un jour ou deux. A ce train-là, le Pari-
sien qui intente à son propriétaire un procès en rési-
liation de bail, pour trouble apporté à sa jouissance,
aura des chances d’obtenir jugement au bout de vingt
ans d’attente.
L’est merveilleux ! Voilà qui va rendre la justice
singulièrement expéditive. Elle était déjà boiteuse,
elle deviendra cul-de-jatte.
Personnellement, j’en serai ravi. Avocats, avoués
et huissiers ne peuvent que gagner à la durée des
procès.
Mais que diront les justiciables ? Pourvu qu’ils
n'aillent pas réclamer, à grands cris, le retour au
passé et la réintégration des professionnels du Palais,
sottement conspués et bannis !
Mc X.
PETITE CORRESPONDANCE
L. A., Belleville (Rhône). — Le propriétaire d’un héritage a
le droit d exiger qu’on arrache les arbres ou arbustes existant
sur le fonds voisin, à une distance moindre que la distance
légale — 2 mètres, sauf règlements et usages particuliers —
alors même qu ils ont spontanément poussé sur la couronne
d’anciennes souches.
J. T., Melun. — Il ne peut plus y avoir d’arrêt de partage,
depuis la loi du 30 aoiit, 1883, sur l’organisation de la magistra-
ture. Cette loi a disposé, en effet, que les jugements et arrêts
doivent être rendus par des magistrats jugeant en nombre impair,
bi les magistrats se trouvent en nombre pair, le moins ancien
au tableau n’a que voix consultative.
R. S., Tours. — Le droit de propriété d’un écrivain sur son
œuvre comprend certainement le droit de traduction. Celui-ci
peut faire l’objet d’une vente ou d’une cession particulière.
f. M., lssoudun. — Un titre de journal est une propriété
privée. La cessation momentanée de la publication du journal
n’implique pas forcément l’abandon de cette propriété. C’est là
une question de fait, que les tribunaux doivent apprécier sui-
vant les circonstances.
VARIÉTÉS
Puisque la Chine est aujourd’hui d’actualité, voici une inté-
ressante page empruntée au récent volume d’un écrivain qui
connaît bien ce pays, M. Marcel Monnier.
PÉKIN A TABLE
« Dis-moi ce que lu manges, je te dirai qui tu es ».
Ainsi raisonnent quelques gourmands. S’il fallait
juger un peuple sur sa cuisine, les Chinois seraient
une nation bien remarquable. J’ai été invité avant-
bier, par un aimable interprète de la légation de
Russie, M. Kolésof, à déjeuner dans le restaurant le
plus renommé de Pékin. Ce temple de la bonne chère
se cache, au fond du plus sordide quartier de la ville
chinoise, dans une ruelle abominable. Mais si les
abords sont vilains, l’édifice n’est point mal; un peu
vermoulu, voilà tout : on y pénètre par la cuisine.
Ici, encore une fois, tout est au rebours de chez nous.
La cuisine est immense, une de ces cuisines comme
en montrent les toiles des vieux maitres flamands : la
pièce est ce qu’elle doit être, remplie d’un beau
désordre, mais non malpropre. Une vingtaine de
marmitons, le torse nu, s’agitent autour des fourneaux,
d’où montent d’agréables efiluves. Ensuite, s’ouvre
une petite cour aux dalles moussues avec un rocaille
au centre et tout autour une série de pavillons à deux
étages dont les galeries et les frises de bois délica-
tement ajourées amusent le regard, bien que les
peintures en soient depuis longtemps effacées, bien
que, de la toiture dégradée, pendent en lourdes dra-
peries les lichens et les mousses.
Mais le contenant importe peu. Parlons du contenu.
Nous étions six convives. Les plats de résistance appor-
tés en une seule fois et maintenus à une température
LE MAGASIN PITTORESQUE
447
convenable dans des récipients d’étain remplis d’eau
bouillante, les plats, dis-je, eussent suffi à rassasier
soixante personnes de robuste appétit. J’évalue à vingt-
cinq le chiffre des mets et entremets, non compris le
dessert. Au reste, je ne puis mieux faire que de repro-
duire le menu. Ce document vous donnera une idée
de ce qu’est un repas de haut goût dans la capitale du
Céleste-Empire. Le voici tel qu’il m’a été fidèlement
traduit. J’en respecte la disposition, tant soit peu
anormale pour nous ; mais les Chinois, nous l’avons
déjà dit, ne font rien comme tout le monde. Nous
ôtons notre chapeau et, chez eux, se découvrir pour
saluer est une grave impolitesse; leurs livres com-
mencent où les nôtres finissent; sur leurs menus, le
dessert passe avant le potage. C’est dans l’ordre.
DOUCEURS
Raisins, poires, pommes, châtaignes d’eau, graines
de pastèques confites, noix glacées, gelées de fruits,
noisettes grillées au safran.
hors-d’oeuvre
Poulets fumés, poissons fumés au vinaigre de riz,
œufs de canard conservés (cinq ans) dans la chaux,
crevettes à l’huile de ricin, fromage aux pois, jambon
fumé, choux de mer marinés, choux salés, côtes de
laitues salées.
«
DINER
Potage aux nids d’hirondelles, ailerons de requin
au jambon, canard laqué, pois au miel, filets de pois-
son aux légumes, holoturies ou gien ts eng, pousses
de bambou d’hiver, crevettes au sucre, filets de pous-
sins frits, porc bouilli, poisson sauce chrysanthèmes,
champignons au gras, soupe aux graines de lotus,
crème de pois aux fleurs bleues, soupe de chrysan-
thèmes.
Pain de mais à l’étuvée, pains ji la viande.
VINS
Jaune de Shao-Sing, liqueur de rose, liqueur des
académiciens.
Ces vins ne sont autre chose que des alcools de riz.
Lejaunet de Shao-Sing n’est pas désagréable et rap-
pelle vaguement le Xérès.
11 y a sur cette liste nombre de combinaisons vrai
ment heureuses dont j’aurais voulu vous donner la
formule. Malheureusement, les recettes sont un secret
professionnel; notre insistance s’est heurtée à un refus
poli mais ferme. On s’occupe beaucoup, en ce
moment, de trouver des clous pour la prochaine Expo-
sition universelle. J’imagine que l’industriel qui établi-
rait sur les bords de la Seine un restaurant chinois,
un vrai, un restaurant dont le personnel, trié sur le
volet, arriverait en droite ligne de Pékin, ne ferait
point une mauvaise affaire. Dans tous les cas, cela nous
reposerait un peu des cafés maures, des brasseries
viennoises et des czardas à tziganes.
Le Tour d'Asie. Marcel M0NN1ER.
LA QUERRE
DU TRANSVAAL
La guerre sud-africaine passe au second plan depuis
que, suivant la pittoresque expression de l’empereur
Guillaume, la torche de guerre est brandie, en Chine,
au milieu de la paix la plus profonde. Les événements
de la quinzaine n’offrent, du reste, rien de bien
saillant.
Les militaires n’en suivent pas moins avec le plus
vif intérêt la merveilleuse tactique du général
De Wett qui, avec quelques milliers d’hommes, tient
tète victorieusement aux généraux Béthune, Bra-
bant, Mac Donald, Hunier, Cléments, Paget, Cléry et
Rundle acharnés à sa poursuite.
Les commandos boers occupent toujours, dans
l’État d’Orange, le quadrilatère Heilbron-Vrède-
Bethlehem-Springfîeld. Refusant partout la bataille,
ils harcèlent infatigablement les colonnes anglaises,
enlèvent les patrouilles, les détachements isolés, les
convois et, comme le constate amèrement la West-
minster Gazette, « marquent des points coup sur
coup ».
Au Transvaal, lord Roberts ne veut ou ne peut
sortir de Prétoria, très occupé à réparer sans cesse la
ligne de chemin de fer de Johannesburg, véritable
travail de Pénélope que lui imposent les vaillants
commandos de Louis Botha.
Cet exercice peut durer longtemps encore et devenir
même fort dangereux par suite de la tactique de
De Wett qui semble attirer à lui la majeure partie
des forces de lord Roberts afin de permettre à Louis
Botha de tenter un coup sur le grand quartier
général.
En attendant, les dernières dépêches anglaises
annoncent que les Boers ont repris Wackherstrom et
Ulrecht, sur la frontière nord-est du Natal. Nous les
reverrons peut-être à Ladysmith et sur la Tugela.
EN 6HINE
Le mystère le plus tragique enveloppe toujours les
événements qui se sont passés depuis un mois dans la
capitale de la Chine. Pékin reste isolée du monde
entier, et l’Europe, avec ses formidables armées, ses
flottes et ses canons, reste impuissante jusqu’ici à
déchirer le voile qui nous cache l’affreux drame.
Sans doute, les télégrammes d’Extrême-Orient
inondent les journaux. Mais tous ces bruits, d’origine
chinoise pour la plupart, sont tellement contradic-
toires qu’il est à peu près impossible de démêler la
vérité.
Seule, la nouvelle de l’assassinat du baron de Ivette-
ler, ministre d’Allemagne à Pékin, massacré par la
populace, le 18juin, tandis qu’il se rendait au Tsong-
li-Yamen, semble malheureusement officielle. Mais
quel est le sort des légations et des 400 marins pré-
posés à leur garde ?
Des télégrammes sensationnels nous ont raconté
que tous les Européens avaient été tués. On a lu les
lugubres détails de cette dépêche de Shangaï, datée du
G juillet, confirmant le massacre îles ministres étran-
gers, des femmes et des enfants, après dix-huit jours
de résistance. Quand les vivres et les munitions furent
épuisés, les Chinois envahirent les légations et mirent
le feu aux bâtiments, faisant ainsi un horrible holo-
causte des blessés el des cadavres.
Par contre, d'autres télégrammes venus de Canton
permettent d’espérer que les étrangers enfermés dans
Pékin ont pu résister jusqu’ici et tiendront peut-être
jusqu a l’arrivée d’une armée de secours.
448
LE MAGASIN PITTORESQUE
Hélas! dans combien de semaines entrera-t-elle à
Pékin, cette armée de délivrance ?Avec quelle angois-
sante anxiété doit-elle être attendue là-bas ! ! Sur ce
point, nous sortons des conjectures ; nous sommes en
face de la terrible réalité.
La colonne Seymour n’a pu franchir les 140 kilo-
mètres qui séparent Pékin de Tien-Tsin. Elle s’est
heurtée à d’innombrables Boxers et c’estàgrand’peine
qu’elle a pu revenir à Tien-Tsin où elle se trouve au-
jourd'hui enfermée avec dix autres mille hommes de
troupes internationales.
Tien-Tsin est toujours assiégé, bombardé; le port
de Takou lui-même est menacé.
Quant à la colonne russe de 3 000 hommes partie
de son côté, il y a un mois, sur Pékin, personne n’en
a plus entendu parler !
Les commandants des escadres européennes dé-
clarent qu’ils ne peuvent rien tenter actuellement
contre Pékin, et la vieille Europe subit cette humilia-
tion suprême de se trouver dans l’impossibilité ab-
solue de secourir ses représentants !
Telle est la situation présente.
On s’aperçoit aujourd’hui — trop tard ! — que les
Chinois de 1900 ne ressemblent pas aux Chinois de 1860,
et l’on estime que la marche d’une armée sur Pékin
rencontrera d’énormes difficultés. Vers la lin du mois,
35 à 40000 hommes pourront être réunis à Takou.
Ce sera à peine suffisant pour délivrer Tien-Tsin.
La délivrance de Pékin exigera une armée de
200 000 hommes. Qui fournira la majeure partie de ce
gros effectif? La Russie? le Japon? Les diplomates
discutent ! et pendant ce temps-là le prince Tuan, qui
a usurpé le pouvoir à Pékin, après avoir empoisonné,
dit-on, l’empereur et l’impératrice douairière, se
livre sans doute aux pires atrocités sur nos na-
tionaux.
A l’heure actuelle, l’amiral Courrejolles dispose de
3 000 hommes environ, et 8 000 hommes sont partis
ou vont partir de France. D’autres troupes seront
tenues prêtes à porter le contingent français à
20 000 hommes.
L’Angleterre, l’Allemagne en fourniront autant.
Quant à la Russie et au Japon, ils peuvent jeter ra-
pidement en Chine le triple de ces effectifs. Qu’attend
l’Europe pour donner carte blanche à ces deux puis-
sances, seules capables, en l’état actuel, de rétablir
rapidement l’ordre dans le nord de la Chine?
Henri MAZEREAU.
RECETTES ET CONSEILS
EMPLOI DU JUS DE TABAC POUR LA DESTRUCTION DES PARASITES
Le Ministère des finances a fait insérer la notice suivante au
Journal officiel du 20 juin : — Jus de tabac. On sait que les
horticulteurs et les maraîchers emploient depuis longtemps,
avec succès, pour détruire divers parasites des plantes, les jus
de tabac produits par les manufactures de l’État, jus qu’ils
diluent avec une plus ou moins grande quantité d’eau. On sait
aussi que la Régie vend depuis quelques années, dans les
débits de tabac et dans les entrepôts, des bidons d’un jus
nouveau, désigné sous le nom de jus riche , qui contient plus
de nicotine que les jus anciens et qui a spécialement l’avantage
de présenter un titre constant de cette substance (100 gram-
mes par litre). Ce nouveau liquide était surtout destiné au
traitement de la gale des moutons, pour lequel il a donné les
meilleurs résultats. Mais son application aux plantes est éga-
lement très efficace, et la constance de son titre assure la
réussite des opérations. Il existe un moyen, utile à faire
connaître aux praticiens, pour donner à ce produit son maxi-
mum d’action, et qui consiste à ajouter au liquide une petite
quantité d’ingrédients faciles à se procurer, dont la nature et
la proportion d’emploi sont indiquées ci-après. Ces matières
qui ne peuvent pas nuire aux plantes, et dont le prix est
minime, augmentent l’adhérence du liquide sur les feuilles et
les fleurs et rendent libre la nicotine. Leur usage doit donc
conduire forcément û une économie de jus, par conséquent à
une dépensé moindre pour obtenir le même résultat. La pré-
paration à employer pour l’arrosage des plantes est la suivante :
Eau, 1 litre; jus riche, 10 centimètres cubes; savon noir,
10 grammes; cristaux (carbonate de soude du commerce),
2 grammes ; esprit de bois (alcool métliylique), 10 centimètres
cubes. Le liquide ainsi constitué tue de nombreux ennemis des
plantes (pucerons, chenilles, etc.). Le savon augmente son
adhérence. L’esprit de bois n’est pas toujours nécessaire, mais
11 accroît notablement l’action de la préparation sur certains
parasites.
*
* *
M. R., à Tours. — Les douleurs que vous prouvez pro-
viennent certainement du foie. — Buvez à us vos repas,
pendant une quinzaine de jours, de l’eau de / ichy Grande
Grille. Ces douleurs disparaîtront au bout de peu de temps.
Mais exigez bien le nom de la source sur 1 étiquette et la
capsule ainsi que le disque bleu « Vichy-Etat » sur le goulot
de la bouteille.
★
* *
DÉSINFECTION RAPIDE DE L’EAU DES PUITS.
L’eau des puits est singulièrement suspecte après les étés brû-
lants ou les hivers pluvieux. M. Langlois, dans la Presse Mé-
dicale, recommande le procédé d'assainissement suivant : on
jette tout d’abord dans le puils ou dans la citerne une disso-
lution de 20 grammes de permanganate de potasse par mètre
cube d’eau approximativement jaugée, ce qui est facile pour peu
qu’on ait de mathématiques. Puis on précipite le permanganate
en excès sous forme de bioxyde de manganèse en jetant dans
la citerne un bon panier de braise de boulanger. Le microbe
est fort contrarié par cet assainissement.
Si vous voulez conserver vos dents et les préserver de la
carie, usez de l'Eau de Suez, dentifrice antiseptique qui par-
fume la bouche.
Pour les soins du corps, essayez de l 'Eucalypta, eau de toi-
lette antiseptique à l’Eucalyptus, et vous n’en voudrez plus
d’autre.
L’Eau de Suez et PEucalypta sont les produits préférés du
monde élégant.
JEUX ET fl]VlUSE|VIEfiTS
Solution du Problème paru dans le numéro du Ier Juillet 1900
Soient x mon âge et y le vôtre.
11 yr a (x — y) années que j’avais votre âge actuel.
Vous aviez alors y — (x — y) ou 2 y — x.
J'ai donc le double ou 4 y — 2x; donc 4 y — 2x = x
Et par suite 4 y = 3x. (1)
Dans [x — y) années, vous aurez mon âge actuel;
J’aurai donc 2x — y années et vous aurez x;
Donc 126 = 2x — y + x — 3 x — y. (2)
Par suite x — 56 ans et vous avez 42 ans.
Ont résolu le problème MM. Brandicourt d’Amiens, Ancel
de Marseille, Mlle Tavernier de Lyon, MM. Labbé, Martyn,
Mlle Th. Lebrun, de Paris ; Cliuchard de Montpellier, Bou-
bigou de Lodève, Got de Limoges, Donadille de Lille, Louisot
de Genève; La Société des commerçants de Lugano.
PROBLÈME
On demande à un homme combien il a d’argent. Il répond :
multipliez le nombre de francs que j’ai par 5 : soustrayez 3 du
produit ; multipliez le reste par 4 ; ajoutez 2 au produit et sup-
primez le 0 à droite, xrous aurez 23. Combien de francs avait-il î
ÉNIGME
Sans être prélat j’ai la crosse
Et saus être berger un chien
J’ai la baguette, et pourtant je ne suis magicien.
Dieu vous garde de ma fureur atroce !
Le Gerant : Ch. Guion.
7870-99. — Cobpeil. Imprimerie Ed. Cbété.
449
LE MAGASIN PITTORESQUE
MARÉE
Marée, par A. Hagborg. — Exposition décennale. Gravure de Puyplat.
Peu à peu, en un rythme mourant et las, le
Ilot s’est retiré. C’est l’heure de la marée basse :
les bateaux des pêcheurs tremblent sur leurs
quilles et se penchent : les voilà qui s'affa-
lent sur le sable, leurs mâts de travers. Avec
la mer évanouie, la ligne grise de l’horizon s’est
reculée.
Alors, les pêcheuses de coquillages et de crevet-
tes arrivent : le panier sur la hanche, avec leur
petit bonnet blanc qui enserre leur chevelure
épaisse, elles vont par deux, par trois, vers les
coins de la plage familière : elles savent les creux
de rochers, les flaques d’eau où la cueillette est
abondante. Regardez trotter leurs sabots dans les
galets et les algues : celles-ci sont sans doute
filles de quelque mer du Nord, car sur leur sévère et
régulier profil on dirait la mélancolie des rives et
des cieux moroses.
1er AOUT 1900
15
450
LE MAGASIN PITTORESQUE
GE QUI RESTERA DE ^'EXPOSITION
Dans quelques mois l’Exposition aura vécu et,
comme par l’effet d’un mirage, les merveilles sur-
gies pour cette éblouissante féerie s’effaceront du
même coup : pavillons étrangers reflétant dans
la Seine leurs silhouettes caractéristiques ; -palais
somptueux abritant tous les progrès réalisés par
la science, les arts, et l’industrie, toutes les
richesses naturelles, toutes les forces domptées
et disciplinées; restitutions pittoresques de nos
provinces ; évocations saisissantes des pays d’Ex-
trême-Orient ; toute cette floraison inouïe de dômes
d’or, de flèches audacieuses, de tours, de pignons
ouvragés, de blancs minarets, de constructions si
diverses — véritable synthèse des efforts et des
beautés du monde entier — disparaîtra après
avoir brillé d’un vif mais éphémère éclat.
Et, survivant à ces splendeurs, affirmant même,
grâce à leur disparition, sa majesté définitive,
la voie monumentale construite sur l’emplace-
ment de l’ancien palais de l’Industrie, demeurera,
avec ses deux palais, le pont Alexandre III et
1 admirable perspective des Invalides, comme le
prestigieux témoin de la poussée d’art de cette
fin de siècle, et complétera le décor merveilleux,
unique au monde, du Louvre, des Tuileries, delà
place de la Concorde, des Champs-Elysées, de
l’Arc-de-Triomphe et des Invalides.
La conception du vaste ensemble architectural
et décoratif de la voie monumentale, dit M. Albert
Livet dans un article très documenté de la grande
Revue de l Exposition , se dégagea au concours
ouvert en 1894 pour le plan général de l’Expo-
sition. La construction du pont Alexandre III
ayant été décidée pour permettre l’annexion d’une
partie des Champs-Elysées à l’Exposition, on
résolut de sacrifier le palais de l’Industrie et de
le remplacer par deux palais en bordure de l’ave-
nue à ouvrir jusqu’aux Champs-Elysées, en pro-
longement du nouveau pont. Cette idée, dont on
peut apprécier aujourd’hui toute la beauté, compta
de nombreux détracteurs jusque dans le monde des
artistes; quelques-uns de ceux-ci, et non des moin-
dres, éprouveraient aujourd’hui quelque embarras
si nous reproduisions leurs virulentes protes-
tations d alors contre l’avenue monumentale.
Au concours ouvert en 1896 pour la construc-
tion des deux palais et du pont Alexandre III, les
architectes choisis furent M. Girault pour le Petit
Palais et la direction générale de l’ensemble;
Deglane, Louvet et Thomas pour le Grand Palais ;
Cassien - Bernard et Cousin pour le pont
Alexandre III. Si chacun de ces artistes amis sa
marque particulière sur la partie qui lui était
confiée, du moins rien ne vient troubler l’homo-
généité de l’ensemble. L’accord des pensées a été
parfait et tous les détails de l’œuvre se fondent
dans une heureuse harmonie.
Cet accord, relativement facile entre architectes,
l'était beaucoup moins entre les ingénieurs
chargés de la construction du pont Alexandre III
et les artistes à qui en avait été confiée la partie
architecturale et décorative. Mais, là encore,
l’union parfaite entre la science et l’art contribua
à nous doter d’une des plus grandes œuvres du
siècle.
Les ingénieurs, MM. Résal et Alby, avaient à
vaincre toutes sortes de difficultés. Il fallait
d’abord satisfaire aux exigences de la navi-
gation, respecter ensuite les perspectives des
Invalides, donner à l’œuvre une ampleur qui
l’accordât à ses vastes entours et surtout ne pas
entraver au cours des travaux la libre circulation
des bateaux transportant aux berges les matériaux
nécessaires à l’Exposition elle-même.
En décidant que le pont ne formerait qu’une
seule arche, c’est-à-dire n’aurait que deux points
d’appui, les ingénieurs évitaient l’emploi, au
milieu du courant, de piles dangereuses pour la
navigation. Cela leur permettait, en même temps,
de donner à l’immense arche qu’ils jetaient entre
les grands espaces de l’Esplanade et les Champs-
Elysées une largeur exceptionnelle de 40 mètres
et de satisfaire ainsi aux lois de la proportion et
de l’harmonie.
L’arche du pont Alexandre III est à triple articu-
lation, composée de 15 arcs d’acier moulé sur les-
quels reposent les montants et le tablier en acier
laminé. Son ouverture entre les articulations de
naissance mesure 107 m. 50 et sa flèche 6 m. 28.
La clef de voûte est donc à une très faible hauteur
relative et les ingénieurs n’ont obtenu ce résultat
surprenant qu’en construisant des culées d’une
extraordinaire force de résistance, capables de
supporter sans faiblir la poussée énorme de cette
masse métallique et de ses pressions. En sur-
baissant ainsi la voûte et en rendant le tablier du
pont presque horizontal, ils ont sauvegardé
l’admirable perspective des Invalides que n’eût
point manqué de masquer le dos d'âne d’un pont
construit dans les conditions ordinaires.
Pour trouver la terrain solide nécessaire à
l’établissement des culées, on dut creuser àprès de
19 mètres de profondeur sur la rive droite et
19 m. 50 sur la rive gauche. Les masses
de granit des Vosges supportant le pont
furent dressées sur un fond de béton exécuté
par le procédé des caissons à air comprimé. Une
passerelle jetée en travers du fleuve, au mois
d’avril 1898, permit d’assembler les voussoirs des
quinze arcs et d’établir le tablier du pont sans
gêner en rien la circulation sur le fleuve. Cette
partie du travail était terminée en septembre 1899.
Les quinze arcs soutenant le tablier du pont
avaient nécessité 2 400 tonnes d’acier moulé.
LE MAGASIN PITTORESQUE
451
grande
Le gros œuvre élant terminé, MM. Cassien-
Bernard et Cousin avaient la tâche difficile de
raccorder leur décoration à l’ensemble des Palais,
de l’harmoniser à la perspective de la
avenue qui
conduit des
Champs-Ely-
sées aux Inva-
lides, et, tout
en la subor-
donnant à l’al-
légorie inspi-
ratrice , de
créer une œu-
vre d’art mo-
derne et ori-
ginale. Les
architectes,
pourcommen-
cerl’exécution
de leurs plans,
n’avaient d’ail-
leurs pas at-
tendu que la
tâche des in-
génieurs eût
pris fin!; les travaux des quatre pylônes, notam-
ment, avaient été poussés avec activité.
Ces pylônes, au nombre de quatre, marquent
le point de départ et le point d’arrivée de l'arche
sur les deux rives et contribuent, par leur poids,
à^onner plus
de force aux
culées pour
la résistance
aux pressions
des masses
métalliques
du pont. Hauts
de 17 mètres,
ils sont con-
stitués chacun
par un fais-
ceau de quatre
colonnes néo-
ioniques à fûts
lisses, se dres-
sant sur un
socle de pierre
d’Echaillon.
Les chapi-
teaux de cou-
ronnement ,
assez simples, ornés d'une frise de feuillages,
supportent un groupe allégorique, Renommée ou
Pégase, en bronze doré, qui n’a pas moins de
5 mètres de hauteur.
A chacun des pylônes est adossée une grande
figure de femme assise symbolisant un âge de
notre histoire.
Nous avons ainsi quatre Frances allégoriques :
du côté des Champs-Elysées, la France du
moyen âge , par Alfred Lenoir, et la France
moderne, par G. Michel; du côté des Invalides,
la France de la Renaissance par Coutan et la
France de
Louis
par
Façade du Grand Palais.
XIV ,
Margue-
rite. Les grou-
pes dorés sur-
montant les
pylônes sont
l’œuvre des
sculpteurs
Fremiet, Stei-
ner et Granet.
Chacune des
faces des py-
lônes est tim-
brée, entre les
colonnes,- d’un
trophée d’at-
tributs ou d’un
écusson fine-
ment sculpté.
En avant, et
commandant
les quatre escaliers qui conduisent à la berge, se
trouvent des lions puissants où se reconnaît la
facture magistrale de Garde t et de Dalou.
Toute l’ornementation de la partie métallique
du pont, tirée de la faune et de la flore des
eaux, est l’œu-
ü!
vre de M. Per-
rin. Signalons
fi-
allégo-
Le pont Alexandre III.
encore les
gures
riques de Mo-
rice, les génies
de Massouble
et ces superbes
candélabres
d’un si joli
dessin, dont la
base a été or-
née par M.Gau-
quié d’une
alerte ronde
d’enfants. La
balustrade,
d’un si joli
dessin, avec
son revête -
ment de cui-
vre, supporte de chaque côté quatorze élégants
lampadaires.
A la clef de voûte, en aval, le magnifique
cartouche de M. Récipon symbolise la Seine et
la Néva par d’agréables nymphes entourées de
roseaux.
Lorsque les ors un peu crus des Pégases et des
Renommées surmontant les pylônes, se seront
L E M A G A S I N P I T T OR ES Q U E
éteints, le pont Alexandre III constituera, par sa
belle ordonnance et la pureté de ses lignes, le
plus bel ensemble décoratif qui soit.
Les deux palais des Beaux-Arts construits sur
l'emplacement de l’ancien palais de l’Industrie,
sont destinés : le plus petit à devenir la pro-
priété de la Ville de Paris qui le destine à être
le musée de ses richesses artistiques ; le' grand,
à remplacer et pour les mêmes usages, le
palais de l’Industrie. La percée de l’avenue
nouvelle, en faisant
arriver celle-ci obli-
quement sur l’avenue
des Champs-Elysées,
a donné une tâche
particulièrement in-
grate aux architectes
du Grand Palais,
MM. Deglane, Louvet
et Thomas. L’édifice,
par la configuration
même du terrain qui
lui était imparti, de-
vait présenter ses
grandes façades sur
deux voies non paral-
lèles, tout en ayant
ses côtés limités aux
formes d’un trapèze
irrégulier par les ave-,
nues latérales. D’autre
part, la nature même
du terrain, très maré-
cageuse du côté du
Cours-la-Reine , com-
pliquait les difficultés
de l’entreprise. Grâce
aux ressources de leur
science exercée et
de leur habileté technique, ces éminents
artistes purent triompher de tous les obstacles
et parfaire leur oeuvre en moins de deux
années.
Le Grand Palais est composé de trois parties
distinctes : la façade principale sur l’avenue Ni-
colas II avec le péristyle d’enlrée; la façade sur
l’avenue d’Antin, avec une entrée spéciale ; la
partie médiane, avec une entrée sur l’avenue des
Champs-Elysées.
La forme générale du monument, dont les
trois parties se soudent assez intimement pour
que l’unité de l’ensemble soit absolue, est celle
d’une sorte d’H boiteux, dont la plus petite
branche, représentée par la façade de l’avenue
d’Antin, est légèrement oblique.
Grâce au hall elliptique, en apparence cir-
culaire, qui prolonge la vue dans l’axe, le
défaut de l’emplacement se trouve heureusement
masqué.
Dès l’entrée par le portail de la façade princi-
pale, on se trouve dans un grand hall de 200 mètres
de longueur sur 45 mètres de largeur. En face,
l’escalier monumental en fer à double volée con-
duit aux galeries supérieures, laissant apercevoir,
par sa grande baie en arc, les salles de l’avenue
d’Antin et le hall elliptique dont nous avons parlé
plus haut, qui occupe la partie médiane de l’édi-
fice. Le dôme du grand hall d’entrée, surbaissé,
de 43 mètres de hauteur sur une base de plus de
70 mètres de diamètre, est l’œuvre de M. Deglane.
Son effet décoratif donne à la fois une impression
de force et d’élégance.
La rotonde qui oc-
cupe le centre de la
partie médiane du
Grand Palais forme,
en bas, vestibule d’hon-
neur. On y accède di-
rectement par le por-
che de l’avenue des
Champs - Élysées. Au
premier étage, en haut
du grand escalier
d’honneur et entre deux
groupes de galeries
disposées de la même
façon que celles du
rez-de-chaussée, trois
grands salons dont un
salon d’honneur occu-
pent l’emplacement ré-
servé sur le plan à la
future salle de concerts
destinée à remplacer
celle du Trocadéro.
La façade du Grand
Palais sur l’avenue mo-
numentale est consti-
tuée par une longue
colonnade de 240 mè-
tres sur 20 mètres de haut avec, en avant-
corps sur la façade, un porche ouvrant trois
hautes baies cintrées et précédé d’un perron
auquel on accède par un large escalier entouré
de deux rampes faibles. Des pavillons à pans
coupés, que surmonteront plus tard des quadriges,
limitent la façade principale à chacune de ses
extrémités. Des compositions non encore exé-
cutées, du peintre Édouard Fournier, représentant
les grandes époques de l’Art, orneront la frise
qui court au-dessus des fenêtres, derrière la
colonnade.
Sous la colonnade de l’avenue d’Antin, court
une frise polychrome en grès cérame exécutée à la
manufacture de Sèvres d’après les cartons du
peintre Joseph Blanc. Une critique peut être faite
en ce qui concerne l’ornementation extérieure des
façades du Grand Palais ; il y a là un abus de
sculptures véritablement excessif. On en a mis
partout, même entre les colonnes, et cette prodi-
galité de groupes n’est pas sans enlever une partie
de son caractère à la colonnade du Grand Palais.
Façade du Petit PaLais.
LE MAGASIN PITTORESQUE
453
L’abus est moins sensible au Petit Palais, très
supérieur comme ordonnance et comme unité de
conception au Grand Palais. M. Girault, qui en est
l’unique auteur, n’a pas eu à lutter, il est vrai,
contre de mauvaises dispositions de terrain. Son
édifice affecte la forme d’un trapèze régulier dont
la base mesure -129 mètres sur l’avenue Nicolas II
et la façade postérieure 81 mètres sur la place de
la Concorde. Les façades se développant sur
l’avenue des
Champs-Ely-
sées et sur le
Cours-la-Rei-
ne ont 90 mè-
tres. On ac-
cède au grand
vestibule el-
liptique des
galeries de la
façade princi-
pale par un
magnifique
portique assis
sur un per-
ron circulaire
et surmonté
d’un dôme
avec parties
ornées un peu
surbaissé.
Dans le tym-
pan de ce portique, M. Injalbert a taillé l’un des
plus beaux morceaux de la sculpture moderne :
la Ville de Paris , entourée des Muses et d’Apollon
et abritant la Seine, languissamment étendue à
ses pieds. De chaque côté du portique, deux beaux
groupes de M. Carlus symbolisant les Lettres et
les Sciences. Une grille de bronze d’un admirable
dessin complète l’ensemble très harmonieux de
l’entrée.
De chaque côté du portique central, la façade
se développe en une colonnade d’un joli style
aboutissant à chaque extrémité à un pavillon
d’angle. Le reste de l’édifice se compose d’un
double rang de galeries suivant les façades latérales
et la façade postérieure et d’une galerie demi-
circulaire en colonnade sur une cour intérieure.
Cette cour-jardin, placée au centre du palais, est
l’œuvre la plus fraîche et la plus délicate qui se
puisse rêver avec son péristyle de colonnes
lisses d’ordre néo-ionique couplées entre les-
quelles courent des guirlandes de feuillage
bronzé et que couronne une attique classique.
Deux bas-
sins bordés
d'une large
mosaïque
bleue paille-
tée d’or ajou-
tent au char-
me de cette
partie du mo-
nument. Les
deux renom-
mées de bron-
ze placées au-
dessus de la
porte d’en-
trée de cette
cour sont
dues àM. Pey-
not.
M. Charles
Desvergues a
sculpté pour
la façade postérieure deux superbes groupes,
VHistoire et l 'Archéologie, et M. Lemaire un
imposant bas-relief. Citons encore, ici et là, les
frises de MM. Hugues et Fagel, les Fleurs et les
Fruits de M. Hercule, les groupes de MM. Ville-
neuve, Daillou, Ccrdier, etc.
On sait que le Petit Palaisrenferme actuellement
l’Exposition rétrospective de l’Art français depuis
ses origines jusqu’à 1800, si admirablement oi'ga-
niséeparM. Émile Molinier. Au Grand Palais sont
installées l’Exposition centennale, l’Exposition
décennale et l’Exposition de la peinture étrangère
(Photographies de l'auteur.) JlîLES CARDANE.
COMMENT ON ORGANISE UNE FOUILLE
Exploration d’Antinoë, en Haute-Égypte.
La conversation était tombée sur les résultals
de ma dernière campagne de fouilles en Égypte,
lorsque l’un de mes interlocuteurs me posa tout
à coup cette question : « Mais d’abord, comment
organise-t-on une fouille ? » Je vais lâcher d’y ré-
pondre, en exposant ici la marche suivie pour
mes propres travaux.
Au commencement de décembre 1899, je quit-
tais pour la seizième fois le Caire, afin d’aller
m’installer dans un coin de Haute-Égypte, et y
passer les mois d’hiver à rechercher des vestiges
de la civilisation gréco-byzantine. Antinoë, atta-
quée depuis quatre ans, m’ayant déjà donné
d’importants résultals, c’était à elle que je re-
tournais.
Avant le départ, il m’avait fallu pourvoir à
deux choses : me mettre en règle avec le gouver-
nement égyptien et pourvoir à mon installation
454
LE MAGASIN PITTORESQUE
L’Égypte a un Service des Antiquités, organisé
administrativement ; l’on ne peut donner un coup
de pioche sans avoir obtenu une autorisation
officielle. La demande, rédigée sur papier tim-
bré, est adressée au directeur du service ; elle doit
bien préciser et délimiter la localité ou la région
dans laquelle auront lieu les travaux. Cette de-
mande est transmise à un comité, qui l’examine et
statue. S’il délivre l’autorisation, celle-ci prend la
forme d’un contrat passé avec le fouilleur. Divers
articles des règlements stipulent les conditions
auxquelles la pièce est délivrée. L’explorateur
s’engage âne pratiquer ses recherches que « dans
les terrains ap-
partenant à
l’État, libres,
non bâtis, non
plantés, non
cultivés, non
affectés à un
service public,
cimetières, car-
rières, zones
militaires; » il
s’engage, en
outre, à parta-
ger, par moitié,
le produit de
ses fouilles avec
le service des
Antiquités; et
à recevoir de
celui-ci un dé-
légué, portant
le nom de réïs — conducteur de travaux. —
Ce délégué, qui toujours est un indigène,
demeure à la charge du fouilleur, qui doit lui
servir une indemnité de 20 piastres par jour
— 5 francs — pour la surveillance dont il a
charge; et pourvoir, en outre, à ses frais de voyages
et de déplacements.
Le contrat ainsi passé en. double, entre le gou-
vernement et l’explorateur; le réïs en possession
de sa feuille de service, les formalités ne sont pas
encore terminées. La direction du Service des An-
tiquités avise par lettre le Moudhir — gouver-
neur — de la province où auront lieu les fouilles,
de la délivrance du permis et de l’arrivée pro-
chaine du fouilleur. A réception, le Moudhir
informe, à son tour, les agents placés sous ses
ordres: les Omdéhs — maires — des villages de
la région, les officiers de gendarmerie, les gaffrrs
— gardes champêtres — et les cheikhs , qui tous
ont pour consigne d’empêcher toute fouille faite
sans autorisation.
Toute cette paperasserie administrative de-
mande un certain temps ; et ce temps est mis à
profit par l’explorateur, en pourvoyant à son ins-
tallation, car celle-ci a son importance. Le Caire
a des hôtels, où non seulement on trouve « tout
le confort moderne », mais un luxe, qu’on cher-
cherait vainement en Europe; en Haute-Égypte,
par contre, on ne rencontre que de loin en loin,
dans un chef-lieu de province, une auberge tenue
par un Grec, dont il serait plus que difficile de se
contenter.
La ressource, c’est la dahabieh, véritable iiouse-
boat, la maison-bateau, à voiles et à rames. La
voilure ne sert qu’à la montée du Nil; la descente
ne s’effectue qu’à la rame, car le vent nécessaire
à cette partie de la navigation, le vent du sud,
ne souffle que rarement en certains mois. A l’ar-
rière est l’habitation, composée d’un salon et de
quelques cabines; l’avant est laissé libre pour
l’installation
des rameurs.
L’équipage
comprend de
quatre à douze
matelots, et le
patron de l’em-
barcation, qui
porte égale-
ment le nom de
réïs. Sur quel-
ques grandes
dahabiehs, l’on
compte en outre
un ou deux
barreurs ; sur
les petites, cet-
te fonction in-
combe au pa-
tron. Les prix
de location va-
rient, selon l’importance et l’aménagement de la
dahabieh ; il en est qu’on obtient à 500 francs
par mois; d'autres, à coque d’acier, coûtent jus-
qu’à 3000 francs. Ceux qui pour la première fois
arrivent en Egypte passent, pour la location de
l’une de ces dahabiehs , par l’intermédiaire d’un
drogman. L’expérience que j’ai acquise me permet
d’en prendre une directement dans la station la
plus proche de la région de mes fouilles, et
pour abréger la longueur du voyage, je vais la
rejoindre sur place, par chemin de fer.
Me voici installé, seul sur mon bateau, ayant
amené avec moi du Caire mes domestiques, un
tabarkh — cuisinier — et un faracli — valet de
chambre, — indigènes. Le premier est pour la
première fois à mon service, le second me suit
partout, en Égypte, depuis quatre ans. A peine
arrivé, j'ai la visite de l’inspecteur local du Ser-
vice des Antiquités et de l’officier de gendarmerie,
qui viennent me souhaiter la bienvenue. La con-
versation est facile, car en seize ans j’ai appris à
parler l’arabe ; d’autres encore arriveront après
eux ; et ce ne sera que le lendemain que je m’oc-
cuperai des travaux.
Tout d’abord, il me faut choisir l’emplacement
de ceux-ci et recruter des ouvriers. Escorté du
I réïs du Service des Antiquités, je me rends sur le
.Ma dahabieh ancrée en face d’Antinoë.
LE MAGASIN PITTORESQUE
455
terrain, et lui désigne le coin à sonder ou à
fouiller.
S’il s’agit de sondages, c’est que je ne suis
pas encore fixé; j’arrête mon choix sur tel ou tel
emplacement, soit parce qu’il répond aune iden-
tification probable avec un site antique, d’après
les indications fournies par les auteurs anciens ;
soit parce que
sa configura-
tion me fait
supposer
qu’une ruine
doit se trouver
là. Le recrute-
ment des ou-
vriers est l’af-
faire du reifs;
il s’adresse' au
village le plus
proche : tout
paysan est apte
à fouiller. La
pioche avec la-
quelle il cultive
son champ, le
panier rond,
en fibres de
palmier, qui lui sert habituellement suffisent.
Mais, comme la pratique des fouilles précédentes
m’a permis de distinguer les plus intelligents et
les moins paresseux, je fais venir ceux-ci, et les
charge directement de me fournir les équipes dont
j’ai besoin. Le
salaire, con-
venu à l’a-
vance, s’élevait
ces dernières
années à deux
piastres par
jour — dix
sous: — depuis
les travaux des
barrages, en-
trepris pour la
régularisation
du cours du
Nil, ces prix
ont doublé ; il
me faut payer
cette année
quatre et mê-
me cinq pias-
tres — 1 franc ou 1 fr. 25. — Tous ces prélimi-
naires terminés, voici en quoi consiste une jour-
née de sondages ou une journée de fouilles pour
l’exploration.
S'agit-il d’un sondage, je me rends le matin au
champ de fouilles. Les équipes sont là, qui m’at-
tendent, sous la conduite du réïs. Elles sont peu
nombreuses encore, et ne s’élèvent au total qu’à
une quarantaine d’hommes. Deux par deux, je
Le réïs surveillant les ouvriers.
Les corps extraits des fosses.
dispose mes ouvriers sur une seule ligne, à
5 mètres les uns des autres, et leur ordonne de pra-
tiquer dans le sol des sortes de puits carrés, de
50 centimètres de côté, pour 1 mètre de profon-
deur.
A l’inspection des couches géologiques du
sol, je me rends compte, de suite, si celles-ci ont
été boulever-
sées par des
travaux an-
ciens : c’est là
l’élément des
recherches.
Que les cou-
ches de ce sol
se présentent
dans leur ordre
naturel, c’est
qu’elles n’ont
jamais été re-
tournées ; mais
que tout à coup
apparaisse un
lit de frag-
ments de cal-
caire, c’est
qu’on a taillé
de la pierre à cette place ; ou bien encore,
qu’une couche géologique, qui ne devrait être
qu’à une profondeur déterminée, ait laissé des
traces dans une autre, plus à Heur de sol, c’est
que le terrain a été fouillé, et que les déblais
des anciens
travaux ont été
rejetés aux
alentours. Voi-
là le premier
indice ; il s’agi t
de rechercher
le point sur le-
quel a porté ce
travail antique.
Méthodique-
ment, je fais
avancer les ou-
vriers sur une
parallèle , à
5 mètres de la
première ligne ;
et là, toujours
à 5 mètres les
uns des autres,
je fais creuser une série de nouveaux puits.
Les traces que j’ai relevées disparaissent-elles,
c’est que les travaux ont été effectués de l’autre
côté ; je reporte donc mes ouvriers sur une autre
parallèle, à 5 mètres en arrière des premiers
sondages; ces traces sont-elles au contraire plus
nombreuses, c’est qu’on approche du point cher-
ché. En continuant ainsi, on arrive forcément au
but; un ouvrier met-il à jour un vestige ancien,
456
LE MAGASIN PITTORESQUE
tombe, fondation de monument, mur écroulé, je
i'approche les sondages, de manière à décrire un
damier plus petit, de 2m,50 de côté par exemple.
Et qu’il s'agisse de cimetière ou de monument,
les sondages ne doivent plus avoir qu’un rôle, en
déterminer le pourtour.
Telle est la façon de mener un sondage à bien :
voyons maintenant le programme d’une journée
de fouilles. Le terrain délimité, il s’agit de se
mettre à l’œuvre ; c’est un quartier de nécropole.
où les tombes sont alignées par files, semblables
aux nôtres, séparées par des allées de largeur
variable, en carrés parfaitement réguliers.
Au matin, je dispose les ouvriers, qui mainte-
nant sont une centaine, deux par deux toujours, sur
la première rangée de tombes; la distance de
l’une à l’autre a été repérée; l’un creuse le sol,
ramenant le sable, — toute nécropole antique est
située au désert, — dans le panier de fibres de
palmier, puis le passe à son compagnon, qui va le
vider sur un terrain, où il a été établi qu’il n’y
avait rien à trouver. Arrivé au fond de la fosse, le
travail à la pioche cesse ; les sables qui entourent
le corps sont enlevés à la main. Puis, ce corps,
hissé à bout de bras, est déposé, de même que les
déblais, sur un terrain libre. Le réïs est là, tenant
en main une liste, renfermant le nom de chaque
ouvrier, qui, en regard de ces noms accolés, deux
par deux, pointe le nombre des corps extraits.
Pendant ce temps, ma tâche est double, il me faut
veiller à deux choses. Ne pas être volé d’abord,
car l’Arabe est voleur par nature, et rien ne lui
est plus facile, s’il voit au fond de la fosse un
objet aisé à cacher, que de le dissimuler et de s’en
emparer. Au fond de ces fosses, bien des corps
sont en mauvais état aussi, qu’on n’extrait même
pas ; s’il trouve à l’un une apparence de richesse,
il est tenté de le recouvrir rapidement d’une
couche de sable, en quelques coups de pioche,
puis de passer à une autre tombe. A peine serais-
je parti, il reviendrait enlever sa trouvaille et la
mettre en lieu sûr. C’est donc une surveillance de
chaque instant qu’il me faut exercer, passant de
rangée en rangée, veillant à ce que toutes les
précautions soient prises, pour que rien ne soit
brisé ni déchiré. Et cependant, il me faut faire le
dépouillement de tous ces corps, qui sur le sol
s’alignent en files serrées. Chacun d’eux est en-
veloppé de dix à douze linceuls, sous lesquels je
retrouverai le costume dont le mort est de la tête aux
pieds vêtu. Ces linceuls de toile de lin, serrés par
des bandelettes ou des cordelettes, adhèrent pour
ainsi dire les uns aux autres ; avec les siècles, les
plis se sont rigidifiés, et la toile, brûlée par les
sables, a perdu sa souplesse ; elle déchire au
moindre effort. Un couteau en mains, il me faut
défaire ces bandelettes, enlever un à un ces suaires,
quelquefois brodés, d’un prix inestimable. Les
Après le dépouillement.
LE MAGASIN PITTORESQUE
457
plis résistent-ils : en frappant doucement sur toute
leur longueur, avec la main étendue à plat, l’on
finit par les décoller. Enfin le costume apparaît,
manteaux, robes, tuniques; il s’agit de tout enle-
ver, sans trop de déchirures. Comment? A force
de patience, en les soulevant de dessus les corps,
en les décousant, lorsqu’il en est besoin. Il faut
arriver à i'etirer les manches, et c’est le plus diffi-
cile de la tâche. Tout cela, c’est moi seul qui le
fais, aidé par un ouvrier que j’ai dressé, et dont
le rôle consiste à soutenir et à re tourner les corps.
Douze mille de ceux-ci m'ont ainsi passé par les
mains; c’est assez dire que diriger une fouille
n’est pas précisément une sinécure, car tout en
opérant, il me faut surveiller.
La matinée s’est écoulée ainsi, il est midi, les
ouvriers quittent le travail, et assis à terre, par
petits groupes, font un repas frugal, dont les
oignons crus, le lait caillé, les œufsdurs, les fèves
bouillies-et le pain sans levain forment le menu,
le tout arrosé d’eau du Nil. Je regagne ma daha-
bieh , où un déjeuner mieux servi m’attend, car
je n’ai rien changé à mes habitudes. Quelques
provisions viennent de la ville la plus voisine ; les
autres me sont expédiées, chaque jour, du Caire,
depuis la viande de boucherie et la volaille jus-
qu’aux légumes et au poisson. Les vins, les con-
serves, tout ce qui, en un mot, peut se garder a
été amené au moment de mon arrivée. Ce déjeu-
ner achevé, je retourne au chantier, etl’après-midi
est l’exacte répétition de ce qui s’est passé le ma-
tin. Les dépouilles s’amoncellent par petits tas.
Autant de paquets numérotés sont faits avec les
débris des suaires. Puis, après avoir pointé sur la
carte que j’ai dressée du cimetière le travail fait,
je remets au réïs, qui a charge de payer les
ouvriers, le montant de la journée et je rentre
enfin chez moi, juste à l’instant où tombe la nuit,
suivi d’ouvriers portant le butin récolté.
Le lendemain, le déblai recommencera pareil,
les ouvriers reculeront à la seconde rangée des
tombes, rejetant les sables qu’ils enlèveront dans
la rangée béante des tombes vidées la veille,
où les corps et les suaires, tous les débris, pro-
venant du dépouillement fait ont été déposés,
pour être enterrés à nouveau. En attendant, j’ai
tout un travail à faire pendant ma soirée, et non
le moindre. 11 me faut classer, nettoyer, placer
tout ce qui a été recueilli. Les étoffes sont bros-
sées, les objets traités selon le procédé nécessaire,
dans des bains à base d’éther ou d’acide; puis,
chaque pièce est étiquetée, et il me faut encore
tenir un journal où, eh regard du numéro d’ordre
de l’étiquette, j’inscris le numéro d’ordre de la
tombe, marqué sur le plan, la date de la trou-
vaille et les observations que comporte l’objet.
Cela fait, je puis enfin songer à mon courrier arrivé
par la poste du matin, lire les journaux qui, deux
fois par semaine, m’arrivent de Paris; ceux
d’figypte, qui chaque jour m’arriventdu Caire. Le
vendredi matin, une heure est accordée aux ou-
vriers pour se rendre à la mosquée; j’en profite
pour mettre en ordre tout ce qui reste en souf-
france; et lorsqu’une fête musulmane (Id, Beiram,
Courban-Beiram) interrompt le travail, c’est pour
moi une journée de chasse ou d’excursion dans
le désert.
Lesfouillesterminées,les objets recueillis enfer-
més dans des caisses, j’avise le Service des Anti-
quités du nombre de celles-ci. Il envoie alors au chef
de gare de la station la plus proche un permis de
circulation, et les colis sont expédiés directement
au musée du Caire. A mon retour, je reçois une
lettre de convocation ; et là, en présence d’un con-
servateur, il est procédé au partage. Puis, les
caisses refermées et scellées au sceau du musée,
je suis mis en possession de deux lettres adminis-
tratives; l’une autorisant la circulation jusqu’à
Alexandrie; l’autre, prévenant la direction des
douanes de l’acquittement fait par moi des droits
de sortie payés au musée, et l’invitant à laisser
passer.
Al. GAYET.
LES CONFITURES
A la Saint-Jean d’été les groseilles sont mûres.
Dans le jardin vêtu de ses plus beaux habits,
Près des grands lis, on voit pendre sous les ramures
Leurs grappes couleur d’ambre ou couleur de rubis.
Voici l’heure. Déjà dans l’ombreuse cuisine
Les pains de sucre blancs coiffés de papier bleu
Garnissent le dressoir où la rouge bassine
Reflète les lueurs du réchaud tout en feu.
On apporte les fruits à pleines panerées
Et leur parfum discret embaume le palier ;
Les ciseaux sont à l’œuvre et les grappes lustrées
Tombent comme les grains défilés d’un collier.
Doigts' d’enfants, séparez sans meurtrir la groseille
Les pépins de la pulpe entr’ouverte à demi !
La grave ménagère, attentive, surveille
Ce travail délicat d’abeille ou de fourmi.
Vous êtes son chef-d’œuvre, exquises confitures!
Dès que l’été fleurit les liserons du seuil,
Après les longs travaux : lessives et coutures,
Vous êtes son plaisir, son luxe et son orgueil.
Que le monde ait la fièvre et que sa turbulence
Gronde ou s’apaise au loin, la tranquille maison
Toujours, à la Saint-Jean, voit les plats de faïence
Se remplir de fruits mûrs et prêts pour la cuisson.
Le clair sirop frissonne et bout : l’air se parfume
D’une odeur framboisée. .. Enfants, spatule en main,
Enlevez doucement la savonneuse écume
Qui mousse et perle au bord des bassines d’airain !
Voici l’œuvre achevé. La grave ménagère
Contemple fièrement les godets de cristal
Où la groseille brille, aussi fraîche et légère
Que lorsqu’elle pendait au groseillier natal.
Les grappes maintenant bravent l’hiver... Comme elles
La ménagère échappe aux menaces du temps;
La paix du cœur se lit dans ses calmes prunelles,
Et son front reste lisse et pur comme à vingt ans.
André THEURIET.
458
LE MAGASIN PITTORESQUE
I -A PLUME D’AUTRUCHE
Moins heureuse que certains peuples, l’autruche ,
le géant de sa classe, a une histoire qui date de
la plus haute antiquité. Ses plumes — diamants
de l’époque — ornèrent le front de la dynastie des
Pharaons et cet honneur la désigna aux coups des
marchands. Depuis, cet oiseau n’a cessé d’être vic-
time des persécutions : ainsi qu’un joueur voué à
une éternelle déveine, il laisse partout de ses
plumes. Il est vrai qu’il subit le sort des animaux
indigènes qui disparaissent à mesure que s’affermit
notre autorité dans nos possessions d’outre-mer.
Ainsi le veut la civilisation.
S’il ne s’agissait que des animaux nuisibles ou
dangereux, cette constatation serait presque natu-
relle ; car il ne viendrait à l’esprit de personne de
critiquer la conduite de ceux qui purgent une con-
trée d’hôtes incommodes qui égorgent les trou-
peaux ou attaquent l’homme. Mais quand il s’agit
d’animaux utiles dont la disparition est une perte
pour nos colonies, pour le commerce et l’industrie,
on se demande s’il n’est pas temps de jeter le cri
d’alarme et d’appeler l’attention des pouvoirs pu-
blics sur une question importante : la reconstitu-
tion de l’autruche barbaresque dans nos colonies
d’Afrique. Car, si l’on n’y prend garde, on pourrait
bientôt s’écrier : l’autruche se meurt, l’autruche
est morte...
L’autruche se meurt, dans nos possessions, mais
elle n’est pas complètement morte, et il serait bien
intéressant de s’occuper de sa reconstitution.
L’industrie plumassière et le commerce des
plumes d’autruches tiennent un rang important
dans la richesse publique et les gouvernements ont
cherché, concurremment avec des savants, des
industriels et des commerçants, à favoriser l'ac-
climatation, l’élevage et l’exploitation raisonnés de
ces oiseaux.
L’œuvre doit être sérieusement reprise : elle est
de nature à tenter les plus réfractaires et par son
but pratique, utile, et par ses difficultés mêmes,
car il est plus facile d’élever des lapins que des
autruches.
C’est que l’éducation du jeune autruchon est
très difficile pendant une première période de
trois mois; mais à partir de ce moment, il devient
plus fort et, au besoin, peut passer la nuit sans
abri dans la région saharienne, selon la saison.
Il est adulte vers l’âge de trois ans, est très robuste
et rustique et peutsupporter toutes les intempéries,
à l’exception de l’humidité. Le mâle a déjà pris
sa livrée spécifique, noire sur le corps et la cou-
verture des ailes qui, àleurs extrémités, ainsi que
la queue, sont blanches. La femelle commence à
pondre à trois ans; son plumage est gris beige,
l’extrémité des ailes et la queue sont blanc sale.
Et l’heure de la destruction a sonné, car l’indi-
gène, n’ayant d’autre but que l’appât d’un gain
facile, tue l’animal pour avoir sa dépouille et pille
son nid pour se procurer les œufs dont l’usage est
très varié. La mission Flatters a trouvé dans les
dunes, au sud de Ouargla, dans l’Erg au Hassi-el-
Rhatmaïa des œufs d’autruche qui paraissaient
avoir servi de vases à mettre sur le feu. Un de ces
œufs se trouve au musée Saint-Germain. On a
rencontré des fragments d’œufs d’autruche dans
tous les ateliers de silex sahariens.
Ce système, primitif et expéditif, d’exploiter
l’autruche, a pour conséquence fatale la dispari-
tion progressive de l’espèce. C’est ce qui est
arrivé en Algérie où il existait un grand nombre
d’autruches dans les régions du sud et des Hauts-
Plateaux, et c’est ce qui arrivera au Soudan, pays
d’origine, où la race est d’autant plus menacée
que ses relations commerciales s'étendent davan-
tage avec le monde européen.
La situation n’est donc pas avantageuse pour
notre industrie qui, aujourd’hui, s’alimente à peu
près exclusivement sur les marchés étrangers. Il
y a lieu d’y i'emédier, et si les tentatives faites
pour réacclimater l’autruche en Algérie n’ont pas
donné tous les résultats qu’on était en droit d’en
attendre, l’expérience n’en doit pas être perdue et
le passé pourrait servir de leçon pour l’avenir.
Il est à noter, du reste, que les Anglais se
sont inspirés de nos essais de domestication
pour fonder leurs élevages si florissants de l’Afri-
que du Sud.
Et nous sommes leurs tributaires !
Ce que les Anglais ont fait au Cap, en nous
copiant, nous devons le refaire dans nos colonies
et reconstituer la production normale de la plume
de Barbarie, par l’autruche algérienne « dont la
qualité spécifique, dit M. Forest, d’une supériorité
incontestée, produirait des ressources incalculables
au profit de notre empire africain et de l’indus-
trie française ». Puis l’autruche elle-même, comme
acridivore, peut rendre des services considérables.
Cette constatation a été faite par les nombreux
voyageurs naturalistes qui ont vu l’autruche sau-
vage, dans son habitat, aux époques d’éclosion
des criquets : les autruches s’en nourrissent pres-
que exclusivement, c’est pour ainsi dire la pre-
mière alimentation des jeunes autruchons. « C’est
surtout de grand matin, lorsque les sauterelles
adultes sont entassées par terre, engourdies par
le froid produit par le rayonnement nocturne,
qu’elles sont englouties par l’autruche avec une
voracité sans égale. Cette qualité d’acridophage
doit être une des considérations importantes qui
LE MAGASIN PITTORESQUE
459
militent en faveur de la reconstitution de nom-
breux troupeaux d’autruches dans les steppes du
Sahara et des Hauts-Plateaux, et ce seraient pour
l’Algérie de précieux auxiliaires. »
Le commerce des plumes d’autruche se ratta-
che à une industrie de luxe, à une question de
mode, et la consommation moderne, alimentée
principalement par la plume du Cap, se développe
de jour en jour. C’est ce qui explique que la
plume d’autruche ne baisserait pas sensiblement
de valeur alors même que de nouveaux élevages
en augmenteraient la production, mais le choix en
serait plus grand.
Les statistiques sont intéressantes à consulter,
bien qu’elles soient incomplètes.
L’exportation du Caire, en 1893, a été de
60000 francs; celle du Tripoli, de 1884 à 1891,
de 14 600000 francs, soit une moyenne annuelle
de 1826 000 francs; mais en 1892, cette moyenne
s’est abaissée à 1 200000 francs et la concurrence
des plumes d’autruche du Cap a fait tomber l’ex-
portation soudanaise, de 1884 à 1887, de 5 millions
à 400 000 francs.
Mais si la valeur de la plume d’autruche n’est
pas destinée à une diminution sensible, elle subit
une fluctuation souvent considérable. Elle aussi,
comme toute marchandise, est soumise à l’aléa.
« Selon les besoins de la mode, les plumes subis-
sent une fluctuation vraiment extraordinaire; telle
dépouille qui s’est vendue 200 francs peut des-
cendre, dit-on, à 25 francs en une quinzaine. Pour
obtenir une hausse, les vendeurs sont souvent
obligés d’emmagasiner, mais ils subissent encore,
en ce cas, beaucoup de pertes, car ils n’appor-
tent pas les soins nécessaires à la conservation des
plumes. Il arrive à Tripoli plus de 600 balles ou
sacs de plumes; le poids de ces sacs varie entre
60 et 80 kilogrammes. »
L’exportation moyenne de Benghazi, de 1885 à
1890, a été de 905000 francs; celle de Mogador,
de 1865 à 1874, de 949 700 francs ; quant à la pro-
duction du Cap, son jimportance n’échappera à
personne, on n’en saurait être surpris.
En 1865, la colonie du Cap possédait 80 autru-
ches domestiques, l’exportation des plumes sau-
vages s’élevait à 9 960 kilos représentant une
valeur de 1 645000 francs, soit environ 206 fr. 65
le kilo; le poids fourni par les autruches appri-
voisées n’était dans ce total que de 120 livres.
En 1870, l’exportation atteignait 13030 kilos éva-
lués à 2 280 175 francs. En 1875, l’exportation fut
de22445kilos, d’unevaleurde 7 523 325 francs. La
colonie possédait alors 21751 autruches domesti-
quées; celles à l’étatsauvage, devenues fort rares,
furent en partie conservées par l’interdiction de
leur chasse, parle gouvernement colonial, et sur-
tout grâce aux mesures préventives adoptées par
les Hottentots et les Cafres indépendants qui inter-
dirent l’entrée de leurs territoires aux chasseurs
blancs. D’ailleurs, ils ont reconnu les avantages
de la domestication et, depuis 1878, ils pratiquent
l'élevage en domesticité, dont les produits, grâce
au procédé de demi-liberté surveillée, sont bien
supérieurs à ceux fournis par les colons blancs
du Cap.
Ces oiseaux constituent pour les Bakalaharis
de précieuses ressources; les coquilles d’œufs
leur servent de réservoir d’eau qu’ils remplissent
à l’époque des pluies et qu’ils transportent dans
les régions sèches ; en outre, ces peuplades man-
gent volontiers les œufs (I) et la chair des autru-
ches qui est d’une saveur agréable; enfin, ils récol-
tent les plumes des animaux qu’ils ont tués. Les
dépouilles d’un mâle peuvent valoir 125 francs ;
celles des femelles, par contre, ne dépassent
guère 60 francs.
Le nombre d’autruches qui, en 1888, s’élevait à
152 445 dépasse certainement 350000 têtes et le
montant de la production annuelle atteint
30 millions de francs, fournissant la matière pre-
mière d’une industrie dont le chiffre d’affaires
dépasse 100 millions !
Ces renseignements, dont l’éloquence est quel-
que peu brutale, sont tirés du Moniteur officiel
du Commerce et constituent notre meilleur auxi-
liaire pour la défense de l’idée que nous soute-
nons. 11 conclut ainsi :
« Les Algériens, dont le pays se trouve dans
des conditions aussi favorables, devraient s’occu-
per sérieusement de l’élevage de l’autruche et
relever la France du tribut qu’elle paye à ses
concurrents. Les frais de premier établissement
sont insignifiants et la production pourrait être
favorisée en France par un droit. L’exportation
des œufs d’autruche n’est plus interdite au Cap,
et on peut s’y procurer des œufs sans difficulté. »
Et M. J. de Mosenthal écrit à son tour :
■ « On distingue sept qualités différentes de
plumes d’autruche. La meilleure provient de
l’autruche du désert de Syrie, désignée sous le
nom de plumes d’Alep\ en seconde ligne, vient
celle de l’autruche de la partie du Sahara voisine
des États barbaresques et appelée plumes de
Barbarie. Elle est presque aussi fine que celle
d’Alep et cette espèce, plus facile à se procurer
que l’espèce précédente, était tout indiquée pour
des tentatives d’amélioration de celles du Cap. »
Comme l’espèce de l’autruche du désert de
Syrie .n’existe plus, l’autruche de Barbarie de-
meure la meilleure race ; la plumé de Barbarie
est plus fine que celle du Cap, son poids spéci-
fique est supérieur d’environ 33 p. 400 et il est
certain que ce serait faire œuvre antifrançaise
que de rester tributaire de l’Angleterre, quand
nous pourrions, dans nos colonies, par un éle-
vage profitable à tous, nous en affranchir. Cela
serait d’autant plus nécessaire que, depuis 1895,
la plume d’autruche a été assez considérable.
Cette augmentation a suivi une marche ascen-
dante depuis que la mode du boa a donné un
(1) Un œuf d’autruche est considéré comme l’équivalent de
viii£;l-doux œufs de poule.
460
LE MAGASIN PITTORESQUE
nouvel essor à l’industrie plumassière qui absorbe
toute la production. Et c’est à Londres qu’il faut
aller s’approvisionner!
La politique de l’autruche,., qui se met la tête
sous l’aile pour ne pas voir le danger, ne peut et
ne doit nous convenir.
Pour terminer cet article un peu commercial,
le lecteur ne sera certainement pas fâché de
savoir comment se fait la chasse à l’autruche.
Le Touareg se livre avec passion à ce genre de
sport, tant pour la dépouille que pour le plaisir.
La chasse est du reste fort intéressante et se fait
de deux manières : à cheval et à l’affût, mais la
véritable chasse, la plus entraînante, a lieu à
cheval. Elle demande une assez longue prépara-
tion, beaucoup de fatigue et d’habileté. Il faut un
dressage particulier et un entrainement plus ou
moins long, selon le cheval qu’on a et qui est
soumis à un régime particulier : suppression
entière, dans sa nourriture, de la paille et de
l’herbe; il ne mange que de l’orge et ne boit
qu’une fois par jour, vers le coucher du soleil,
quand l’eau devient un peu fraîche. Puis, les
promenades quotidiennes se font avec tout le
harnachement nécessaire à la chasse. Après une
huitaine de jours de ce régime, le ventre du
cheval disparaît, il ne reste en chair que son
poitrail, son encolure et sa croupe. Et c’est au
moment le plus chaud de l’année que la chasse se
fait, parce que l’autruche perd un peu de sa
vigueur. Véritable campagne qui demande des
préparatifs sérieux et une réunion de huit à dix
cavaliers. Chaque cavalier est accompagné d’un
domestique monté sur un chameau qui porte les
provisions et, surtout, des outres pleines d’eau.
Pour toute arme, le chasseur n’a qu’un bâton
d’olivier sauvage, long de 4 à 5 pieds et se termi-
nant par un bout pesant : le costume est aussi
léger que primitif.
Pour connaître le cantonnement des autruches,
on se renseigne auprès des voyageurs et des cara-
vanes; quelquefois, à certaines saisons, le cri du
mâle révèle leur présence, et certains affirment
que ce cri ressemble un peu au rugissement du
lion. Ces oiseaux se trouvent généralement dans
les endroits où il y a beaucoup d’herbe, où la
pluie est tombée depuis peu ; on assure qu’elles
courent vers l’orage, dès quelles aperçoivent un
éclair, eussent-elles des lieues à parcourir. Pour
un peu, on nous dirait que leur cri de ralliement,
bien fin de siècle, serait : Allô! allô! Il est vrai que
la situation est presque la même : ni eau, ni de-
moiselles du téléphone!
Lorsque les chasseurs se trouvent à une petite
distance de l’endroit signalé, ils campent et en-
voient deux domestiques qui, avançant avec des
précautions infinies, reconnaissent le terrain et
se couchent dès qu’ils aperçoivent les autruches,
qui ont l’ouïe très fine si elles manquent d’odo-
rat. L’un d’eux va avertir les cavaliers qui se met-
tent aussitôt en route et enveloppent les autru-
ches vers lesquelles marchent directement les
domestiques. Effrayés, les oiseaux s’enfuient,
reviennent sur leurs pas, se divisent, ouvrant
leurs ailes, signe de fatigue. Alors chaque cava-
lier s’attache à une autruche, la poursuit, finit
par l’atteindre et lui assène sur la tête un coup
du bâton qu’il a en main. La tête chauve étant
très sensible, l’animal tombe et le cavalier saute
à terre pour le saigner, en prenant bien garde que
le sang ne touche les ailes.
La poursuite est souvent longue, l’autruche sui-
vant presque toujours la direction prise au lancer ;
pour la forcer, il ne faut pas lui laisser reprendre
haleine. Puis, elle se défend dans sa course, en
décrivant des cercles ou en filant d’une seule traite :
sur le point de se rendre, elle jette, de ses robus-
tes pieds, des pierres derrière elle, mais ces pro-
jectiles inoffensifs arrivent rarement à destina-
tion. Bientôt elle est prise, saignée, écorchée :
c’est une nouvelle victime de la mode et du plaisir!
Pour mémoire, nous citerons la chasse avec les
lévriers : elle est moins fatigante, moins longue,
mais moins lucrative : le sloughi abîme les
plumes !
La chasse à l’affût est productive, mais peu
intéressante. On va aussi en reconnaissance, on
s’embusque à portée de la source où l’autruche
vient boire ou bien en un point vers lequel on
rabat les oiseaux.
Le Targui a un système plus original. Quand il
a découvert l’endroit où les autruches ont fait
leur nid, il s’en approche avec précaution ; si c’est
la femelle qui couve, il s’avance sans se cacher,
jusqu’à une vingtaine de mètres, creuse un trou
de sa hauteur, le recouvre d’herbes, y descend,
s’y blottit, ne laissant au dehors que son canon
de fusil.
Ce travail a effrayé la femelle qui vient rejoin-
dre le mâle, comme pour lui demander aide et
protection, mais ce potentat ne veut rien com-
prendre, la bat et l’oblige à retourner à son nid.
Elle revient et on ne l’effraye plus : c’est le mâle
qu’on attend et qu’on veut ! 11 finit pour arriver,
prend la place de l’épouse ; mais, dans sa position
pour couver, ses cuisses repliées sur ses jarrets
sont très visibles et sont bientôt atteintes et brisées
par la balle du chasseur qui évite de toucher le
corps. Si le coup a porté juste, on saigne l’ani-
mal, on répare le désordre causé et, le soir,
quand la femelle reprend sa place, elle subit le
même sort.
♦
* ★
Le nid d’un couple ordinaire contient vingt-cinq
à trente œufs; il arrive, cependant, qu’un nid énorme
a servi à plusieurs couples qui ont y pondu en com-
mun, et qu’on y trouve parfois plus de cent œufs.
LE MAGASIN PITTORESQUE
461
Dans ce cas, les œufs de chaque couple, réunis en
tas, sont toujours surmontés d’un œuf en évidence,
le premier pondu qui a une destination spéciale.
Si bien que, l’éclosion venue, le mâle, sentant
bouger le poussin dans l’œuf, le casse et pra-
tique en même temps une petite ouverture dans
l’œuf qui est au-dessus du tas et, ainsi, sert
de nourriture aux poussins. Le premier œuf,
admirable précaution de la nature, est toujours
liquide !
On s’empare aisément des poussins qui s’appri-
voisent sans difficulté et jouent, peu de temps
après, avec les cavaliers et les chiens.
Et notre conclusion demeure toujours la même :
efforçons-nous de n'ètre plus tributaires des An-
glais et rendons à nos colonies une prospérité
perdue. Ernest GAY.
LA SÉVRIENNE
La Sévrienne n’est pas la simple habitante de
Sèvres. On appelle ainsi l’élève de l’École nor-
male supérieure des jeunes filles, la candidate à
l’agrégation des lettres ou des sciences. La Sé-
tant de veilles? Instruite et jeune, la Sévrienne
peut même s’offrir le luxe d’être jolie; sans l’y
obliger, les règlements le lui permettent, et beau-
coup n’ont eu garde de dédaigner la permission.
Vue intérieure de l’École normale supérieure de Sèvres.
vrienne est forcément instruite; le concours
d’admission à l’École est difficile et on ne prend
qu’un nombre restreint d’élèves, douze pour les
lettres et quatre pour les sciences. La Sévrienne
est jeune ; les règlements l’y obligent. Passé
vingt-quatre ans, on n’entre plus à l’École; mais,
en général, l’âge de la normalienne varie entre
vingt et vingt-deux ans. C’est le bel âge pour pré-
parer l’agrégation. Ne faut-il pas toute l'énergie
et toute l’ardeur de la jeunesse pour se lancer â
la conquête de ce titre qui coûte tant de fatigues,
Le sot préjugé, en effet, que de croire qu’une
jeune fille se préparant à des examens ardus soit
nécessairement pauvre en charmes ! La grâce n’est
pas la rançon de l’étude. Pour se tenir penchée
pendant de longues heures sur des livres ou des
cahiers, une tête n’en est ni moins belle ni moins
souriante ; et les yeux qui se fatiguent à lire et â
écrire ne perdent ni leur malice ni leur douceur.
Au contraire, une jeune fille qui reçoit à Sèvres
cette haute culture qui « humanise » le cœur et
l’esprit, qui fortifie et affine le bon sens, a toutes
LE MAGASIN PITTORESQUE
462
les chances de donner liaison à La Bruyère : « Une
belle femme qui a les qualités d’un honnête homme
est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus
délicieux ; l’on trouve en elle tout le mérite des
deux sexes ».
D'où vient la Sévrienne? Des quatre coins de la
France. Ce sont pour la plupart des élèves de
l’enseignement secondaire, mais il n’est pas rare
de trouver à Sèvres des jeunes filles qui pro-
viennent de l’enseignement primaire. La condi-
tion essentielle pour se présenter au concours,
c’est d’avoir le brevet supérieur : il n’est donc
pas impossible que les écoles normales pri-
l’agrégation, les Sévriennes n’ont, pour ainsi dire,
qu’à faire connaissance la première année avec
leur maison, leurs professeurs et leurs pro-
grammes.
C’est une année de culture générale. On y
travaille sans le lancinant souci des examens.
Tout change l’année suivante; il importe, en-effet,
de passer en juillet ou en août le certificat d’études
qui équivaut à la licence. Ces efforts ne sont
encore rien au prix de ceux qu’il faut donner
l’année d’après en vue de l’agrégation. L’agréga-
tion ! C’est à quoi rêvent toutes les jeunes filles de
Sèvres. C’est la liberté, l’indépendance; c’est la
ü pPgi
La Bibliothèque.
maires envoient à Sèvres leurs meilleurs sujets.
En dehors des élèves proprement dites, ad-
mises au concours, il y a à Sèvres des jeunes
filles qui ont obtenu l’autorisation d’y venir
préparer leur agrégation, et des étrangères
qui servent de répétitrices de langues. Ces der-
nières sont acceptées au pair, c’est-à-dire qu’elles
sont nourries et logées en échange de leurs leçons.
Par exemple, cette année le nombre des Sé-
vriennes est de soixante. Or l’ensemble des trois
promotions, chaque promotion étant de seize
élèves, ne devrait être que quarante huit. L’École
normale compte donc, on le voit, un assez fort
contingent de Sévriennes hors cadres.
La durée du séjour à Sèvres est de trois ans,
comme à la rue d’Ulm. Mais tandis que les Nor-
maliens passent leur licence à la fin de la pre-
mière année, emploient la deuxième à des études
personnelles, et la troisième à la préparation de
satisfaction de subvenir à ses besoins, c’est le
mariage possible.
Je ne veux pas dire que la Sévrienne soit im-
patiente de quitter l’École. Elle l’aime au con-
traire.
On ne passe pas impunément trois des plus
belles années de sa vie dans une maison où le
travail est rendu attrayant et fécond. Les profes-
seurs y appartiennent à l'élite de l’Université; les
lettres y sont enseignées par MM. Chantavoine,
Darlu, Jallifier, Brunot. Les sciences sont con-
fiées aux plus grands noms de France : MM. Dar-
boux, Poincaré, Appell, Cernez, Van Tieghem.
Avec de pareils maîtres, les études les plus péni-
bles deviennent un plaisir, un plaisir de luxe.
Les Sévriennes sont vraiment privilégiées. Elles
peuvent se dire avec une pointe d’orgueil intime
que leur esprit se fournit chez « les meilleurs
faiseurs », et l’esprit a aussi sa coquetterie. On
LE MAGASIN PITTORESQUE
463
n’a même pas négligé de leur apprendre à lire,
non point à lire simplement comme tout le monde,
mais à lire suivant les principes chers à M. Le-
gouvé. Elles sont initiées à l’art de la lecture, de
la diction par une actrice de grand renom,
Mlle Delaporte. Une fois par semaine également,
la mode a son tour. Non loin du laboratoire de
physique et de chimie et du cabinet d’histoire
naturelle, dans une salle étroite on aperçoit une
section de mannequins dont les fermes et noirs
contours se détachent sur la blancheur des murs.
Ces mannequins ser-
vent aux leçons de cou-
pe et d’assemblage
qu’une couturière
experte donne aux élè-
ves de céans. Ce sont
des « leçons de cho-
ses » , et de choses
agréables, puisqu’il
s’agit de toilette, et
pour être Sévrienne on
n’en est pas moins
femme. Je sais même
pertinemment que des
normaliennes s’habil-
lent elles-mêmes de
gentille façon.
La Sévrienne aime
encore son École parce
qu’elle lui offre une
demeure commodé-
ment installée et agréa-
blement située. L’É-
cole existe depuis
1881 ; il avait été ques-
tion de l’établir à
Compiègne , dans le
château, mais des rai-
sons qu’on devine sans
peine ont empêché la
réalisation de ce projet. On choisit à Sèvres l’an-
cienne manufacture nationale de porcelaines. C’est
un vaste bâtiment, au pied d’une colline que
couronne un parc très luxuriant, qui appartient
à l’École. Les salles y sont grandes, simples,
en pleine lumière; la bibliothèque, notamment,
est une belle pièce où se tiennent de préférence
les élèves, en dehors des heures de cours. La
salle de réunion, quoique de dimensions moin-
dres, est assez grande pour servir de salle
de bal. C’est là que tous les soirs, en hiver, les
élèves se préparent à la vie de société; elles
y font de la musique et s’y livrent entre elles
au plaisir de la danse. Un long couloir voûté
qui dessert tout le premier étage a je ne sais
quoi d’austère et de monacal, mais de hautes
portes vitrées qui donnent sur une cour qu’orne
l’élégant pavillon de Lulli tempèrent cette
froide sévérité. La légende veut que Lulli ait
habité ce pavillon, légende gracieuse qui achève
de séculariser cette apparence de couvent.
Chaque Sévrienne a sa chambre. Les meubles
en sont fournis par l’administration, mais le goût
de la Sévrienne fait le reste. Quelques mètres
d’étoffe claire et modeste, quelques nœuds de
ruban, des coussins de-ci de-là, des photographies
de famille, des vues de pays, une montagne, un
lac, et voilà un petit « intérieur » pimpant, égayé
de rideaux, de fauteuils en paille garnis. Sur une
table de travail, à côté de livres, un service à thé
qui dénonce les réunions de camarades, les bonnes
causeries, les rêves en
commun. La Sévrienne
se tient peu dans sa
chambre. Il lui est in-
terdit d’y travailler;
elle ne peut qu’y rece-
voir ses amies dans la
journée. On y échange
des « fîve o’clock » à
toute heure, aux heures
de récréation. Le ma-
tin, en se levant, la
normalienne doit faire
son ménage, puis elle
descend déjeuner à sept
heures et demie; les
conférences ont lieu
généralement à huit
heures et demie. En
été le parc est à leur
disposition ; mais elles
n’ont le droit de s’y
rendre pour étudier
ou se promener qu’au
nombre de trois, au
moins. Elles sortent
seules, le jeudi dans
l’après-midi et le di-
manche toute la jour-
née. La rentrée est
fixée à neuf heures et demie. La liberté et la
discipline s’équilibrent à Sèvres d’autant plus
facilement qu’elles profitent à des élèves qui seront
professeurs demain, à des jeunes filles qui ont
l’âge d’être femmes.
Certes il serait intéressant d’étudier les pro-
blèmes que soulève l’éducation supérieure des
femmes et de rechercher ce que sont appelées à
devenir, ce que deviennent les Sévriennes. Nous
avons voulu simplement présenter à nos lecteurs
une Ecole des plus importantes de l’enseignement
secondaire, puisqu’on y forme des femmes qui
doivent cultiver l’esprit et le cœur des jeunes filles
confiées aux lycées de l’État. Les maîtres qui y
professent savent mieux que personne la difficulté
de la lâche qu’on leur demande; ils y apportent
toute leur conscience^ toute leur intelligence
pénétrante, tout leur art. Il faut être artiste sans
doute pour « pétrir », façonner et enluminer l’âme
féminine. Il faut être artiste à la manière des
Un couloir.
LE MAGASIN PITTORESQUE
464
maîtres ouvriers qui autrefois, dans cette illustre
maison, ont acquis aux produits de Sèvres une si
universelle réputation. Les savants qui leur ont
succédé travaillent une matière aussi délicate,
aussi fragile. Vas est homo , disait Sénèque,
« l’homme est un vase », et par l’homme il
voulait aussi parler de la femme, j’imagine.
Joseph GALTIER.
LA cc POPOTE » D’UNE EXPLORATION
FIN
A présent en route, et, comme dit le marin,
à Dieu val ! Nous avons créé autour de nous, de
notre mieux, une minuscule émanation du monde
civilisé et c’est pendant longtemps peut-être tout
ce qui va nous rattacher à lui.
Cependant, à l'heure actuelle les contrées incon-
nues sont éloignées et, durant quelque temps
encore, nous pouvons trouver, en même temps
que nous emploierons des moyens de transport
relativement perfectionnés, un certain état de
choses qui se rapproche plus ou moins de celui où
nous avons coutume de vivre.
Ce seront sans doute, d’abord le paquebot avec
sa vie purement animale où les repas coupent
seuls la monotonie des heures, lorsque le temps
est beau et que le navire glisse sans incident sur
la surface des flots.
Puis sur une côte, un port colonial, tête de
ligne de la pénétration dans un hinterland en
partie seulement découvert et conquis.
Puis des chemins de fer peut-être, des cours
d’eau navigables avec des bateaux, des chalands
ou des pirogues.
Puis enfin des routes avec des transports plus
ou moins parfaits ou rudimentaires, voitures,
mulets de bât, porteurs régulièrement engagés.
Quoi qu’il en soit, il arrivera toujours un mo-
ment où l’on atteindra un point qui, sans repré-
senter encore absolument la limite de l’inconnu,
devra être l’endroit où l’exploration s’organisera
en ce qui concerne les moyens indigènes pour
vivre d’elle-mème et par elle-même.
Cette organisation, le choix de ce point de
départ sont d’une grande importance.
Je ne parlerai pas du recrutement de l’escorte,
cela nous entraînerait trop loin et nous ferait
sortir du cadre un peu terre à terre du petit
ménage intérieur, de la popote de la mission,
ltestons-en donc à ces soins de bonne ménagère,
A notre contact, pour peu qu’il ait eu déjà
quelque durée, un certain nombre de jeunes indi-
gènes en même temps qu'ils apprenaient — oh !
sans finesse Linguistique — à se faire comprendre
en notre langue, se révélaient cuisiniers.
Dame! il ne faut pas leur demander de plats
trop compliqués, mais pour griller ou sauter un
morceau de viande, rôtir une perdrix ou une
pintade, ils sont suffisants. Même avec quelque
patience leur apprend-on sans trop de difficulté
à faire une crème ou à assaisonner quelque
légume indigène ou tiré de la provision de con-
serves.
Il faut tâcher de mettre la main sur un de ces
cordons bleus rustiques.
On ne doit point être surpris d’ailleurs si ce
Yatel approximatif prend bientôt beaucoup d’au-
torité sur le personnel indigène. Chez le noir les
fonctions de cuisinier d’un chef sont toujours
remplies par un de ses fidèles les plus dévoués ou
par celle de ses femmes en laquelle il a le plus
de confiance. Séranké, la grande favorite de
Sarnory, était seule admise à préparer ses repas
et encore, sur la fin, devait-elle y goûter d’abord.
Puis il faudra un domestique, un boy , chargé
des détails du campement et du soin des effets.
Celui-ci doit avoir pour première qualité l’honnê-
teté et pour seconde la propreté. Cette dernière
est rare, mais la première, quoi qu’on en ait dit, se
rencontre fréquemment. Le noir en effet est par
essence dévoué, sinon à des choses abstraites, du
moins à l’individu qui le traite bien, justement
surtout, et lui montre de la confiance. Laisser les
clefs de ses malles à son boy est souvent le meil-
leur moyen d’cviter qu’il ne s’approprie votre
bien. Il en devient même à l’occasion le gardien
jaloux fût-ce contre vous-même, et j’ai eu un
domestique nègre contre lequel je devais soute-
nir une véritable lutte toutes les fois que j’avais
besoin de mon argent. 11 trouvait que je dépensais
trop et me représentait avec la dernière énergie
que je n’aurais pas d’économies pour rentrer
dans mon pays si je ne me montrais pas plus
ménager de mes deniers.
Le dernier terme de la trinité qui constitue le
petit état-major particulier de l’explorateur est
le palefrenier, si on est monté du moins.
Pour juger de ses soins il n’y a qu’à voir en c[uel
degré d’intimité il est avec son cheval, c’est
encore le meilleur critérium.
¥ ¥
Il y a deux écoles sur la façon de faire les
étapes dans les pays chauds. Les uns partent
très tôt, une heure du matin, minuit même s’il le
faut pour passer à l’abri la chaleur du jour toute
entière.
D’autres dont je suis disent qu'il est mauvais
de se mettre en route avant cinq heures du matin
sauf à endurer, sans exagération bien entendu,
quelques heures de soleil.
LE MAGASIN PITTORESQUE
465
J’estime en effet que la nuit est faite pour
dormir, d’autant qu’on n’arrive guère à reposer
réellement que vers minuit, tant à cause de la
chaleur accablante jusque-là que des tams-tams
bruyants des indigènes. Lorsqu’il y a de la lune,
toute l’Afrique danse.
Puis la marche de nuit est pénible, lente et
peut être dangereuse.
Pour l’explorateur d’ailleurs il n’y aura souvent
pas l’embarras du choix; il cheminera lorsqu’il
le pourra, d’autant que le jour lui est nécessaire
pour relever sa route.
Il est bon de ne pas partir à jeun et de prendre
au moins avant de se mettre en route une tasse
de thé chaud, mais ce ne sera pas une des plus
petites difficultés intérieures que d’arriver à ce
que le cuisinier se lève à temps pour le préparer
et ne retarde pas le départ. Le noir a une puis-
sance de sommeil formidable.
Puis ce sera l’étape sous la conduite de guides
du pays. Ici, suivant le cas, la scène peut être
bien différente. Parfois, amicalement reçu, le
voyageur trouvera, moyennant récompense s’en-
tend, toute la bonne volonté désirable chez l’indi-
gène.
D’autres fois le pays est défiant et ce n’est qu’au
prix de cadeaux considérables, de bonnes paroles
et de caresses qu’on peut le traverser.
D’autres fois enfin quelque attaque se prépare,
quelque embûche vous guette. En thèse générale,
lorsque l’on n’aperçoit ni femmes, ni enfants, il
faut se défier. Quelque mot d’ordre hostile a
couru la contrée.
En somme, et sous la réserve des nombreux
cas particuliers qui peuvent tenir à mille choses,
l’indigène laisse passer la petite troupe qui, dans
la plupart des cas, constitue l’escorte du voya-
geur, surtout dans l’espoir d’en tirer bénéfice.
L’attaquer, piller en bloc tout ce qu'il transporte
serait encore plus profitable il est vrai, mais
avec ces diables de blancs qui manient des instru-
ments de mort perfectionnés et inconnus cela
coûtera toujours quelques existences.
Puis il ne faut pas croire qu’il n’y ait même
dans les pays les plus sauvages une notion du
bien et du mal, du juste et de l’injuste.
Causer du tort à quelqu’un qui vient de vous
bien traiter, de vous donner des présents, c’est
vilain même en Afrique, j’allais dire surtout en
Afrique.
Voilà les chances favorables du voyageur. Aussi
fera-t-il bien d’être généreux autant que ses
moyens le lui permettront et, tant qu’il ne verra
rien de menaçant autour de lui, de ne pas aller
trop vite afin de permettre à sa bonne réputation
de le précéder.
En revanche il pourra souvent, par une déci-
sion brusque, une marche rapide, parer à quelque
hostilité qui le menace. Le noir met longtemps
à se décider, il lui faut palabrer, s’entendre avec
ses voisins, et même lorsque tout le monde est
d’accord en principe, il est convenable que cha-
cun soit appelé à exposer ses raisons.
Il est bon de montrer l’effet des armes euro-
péennes, mais en préparant la mise en scène de
façon à ne pas effrayer. Il faut aussi que l’on
sache que vous veillez bien, que vous avez tou-
jours des sentinelles même et surtout durant la
nuit. Les cris par lesquels elles se tiennent en
éveil remplissent admirablement ce but et, avec
son instinct d’exagération le noir en conclut géné-
ralement, car ces précautions lui sont le plus
souvent inconnues, que vous avez quelque fétiche
pour ne dormir jamais.
Un dernier conseil, soyez en bons termes avec
les femmes. Ce sexe pas plus qu’en Europe n’est
exempt de coquetterie et on le prend facilement
par ce faible. La femme africaine est meilleure
que l’homme, plus douce et plus franche, et son
influence sur ce dernier ne le cède en rien à
celle de ses sœurs blanches.
L’étape achevée, il faut songer au campement.
En village ami la chose est facile. 11 est de cou-
tume que le chef de village fait le fourrier et
répartit le monde entre diverses cases dont les
propriétaires sont les hôtes du voyageur, pour-
voient à ses besoins et se font s’il est nécessaire
son intermédiaire. L’hospitalité est de rigueur à
peu près chez toutes les peuplades, et théorique-
ment elle est gratuite. Il va sans dire qu’il serait
du plus mauvais goût cependant de s’en tenir à
la lettre et de ne pas largement rémunérer les
logeurs.
Dans la case qui vous est affectée le boy a vite
fait de préparer votre rustique intérieur. Le lit
dressé est garni de sa moustiquaire, une table
est placée sur son pied avec le pliant à côté, puis
une grande calebasse d’eau la plus fraîche possible
permet de se laver des souillures de la route.
C’est un moment de réel bien-être.
En dehors des villages, le campement est un peu
plus compliqué. Il faut dresser la tente ou, si on
en trouve les matériaux, faire construire un gourbi
avec de la paille et des branches. Lorsqu’on peut
se procurer de l’herbe verte, ce dernier logement
est exquis. Il est frais, sent bon le foin et protège
admirablement de la chaleur à cause de l’eau
contenue dans les herbes récemment coupées.
★
C’est alors que la population, d’abord souvent
craintive et timide, accourt peu à peu pour voir
l’étranger.
C’est aussi le moment dont on doit profiter
pour acheter les vivres et autres objets néces-
saires à la mission.
Les noirs de l’escorte se nourrissent pour la
plus grande part de riz ou de diverses céréales,
telles que le mil ou millet, dont il existe plusieurs
espèces, et le maïs.
466
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le riz se cuit simplement à l’eau bouillante,
pêle-mêle avec la viande ou le poisson.
Le mil et le maïs se réduisent d’abord en farine
dans des mortiers en bois et, après un blutage
avec des vans en paille dont le vent fait les frais,
se prépare en bouillie épaisse, genre de mets
commun à l’origine à toutes les races humaines.
On y ajoute certains ingrédients tels que le
lallo, qui est de la feuille de boabab séchée et
pulvérisée.
On ne peut généralement s’approvisionner de
tout cela et le transporter pour des durées bien
longues : force est donc d’en acheter conti-
nuellement.
Le petit commerce qui en résulte est d’ailleurs
excellent pour ménager les dispositions amicales
des indigènes, qui y trouvent profit et s’apprivoi-
sent en même temps.
On est souvent forcé de se procurer de la même
façon de la viande sur pied, bœufs et moutons,
et, pour n’en pas manquer, il faut, autant que
faire se peut, avoir à sa suite un petit troupeau.
Tous ces achats se font par troc, et si l’on peut
trouver un bon acheteur parmi les gens qui vous
accompagnent, il sera précieux.
Dans l’Afrique équatoriale les céréales man-
quent mais sont remplacées par la grosse banane
dite plantain , qui n’est pas sucrée et s’emploie
comme la pomme de terre.
Enfin, un peu partout on rencontre des tubercules
comestibles tels que le manioc , l 'igname, le kou
dont les noirs se montrent assez friands pourvu
que cette nourriture ne soit pas trop exclusive.
En dehors de ces aliments de première néces-
sité, l’Européen trouve encore d’autres produits qui
le consolent quelque peu de ceux de la patrie
lointaine :
Certains fruits : la banane douce, l’ananas, le
citron, l’orange, la pomme-cannelle.
La patate qui, cuite dans du sirop, donne des
marrons glacés analogues à s’y méprendre.
Dans une partie du Soudan le ousouni/în, qui
singe assez bien la pomme de terre nouvelle.
Puis plusieurs sortes de haricots, les nichés ou
soso, dont une espèce a un arrière-goût de châ-
taigne.
Les arachides, dont on fait des nougats avec du
miel.
Les tomates, grosses comme de petites cerises
mais excellentes; une plante acidulée, le dà, sem-
blable comme goût à l’oseille, et enfin le pourpier,
impossible à distinguer de l’épinard quand il est
préparé comme lui.
Nous voici déjà loin de la famine, mais ce n’est
pas tout. Les poules existent un peu partout et
avec elles les œufs, précieuse ressource pour les
estomacs fatigués.
Seulement les indigènes, ne les mangeant pas,
n’ont point la notion de ce que peut être leur
fraîcheur. Jetez-les dans l’eau, les bons iront au
fond, les mauvais surnageront, à moins qu’ils ne
contiennent déjà un poulet, mais alors on s’en
aperçoit en les regardant à la lumière.
Le lait manque dans les régions équatoriales
comme les vaches qui le produisent et qui ne
peuvent vivre à cause de la mouche tsétsé: Là
où on le trouve on peut aussi avoir du beurre
pour la cuisine. En d’autres endroits les noirs
retirent de l’amande du Karité une matière
grasse. Telle qu’ils la préparent, elle a une odeur
infecte, mais pour la rendre comestible il suffit de
la faire bouillir avec du charbon de bois qui
absorbe les huiles essentielles mal odorantes.
Enfin comme dernière ressource viennent la
chasse et la pêche.
Les perdrix et les pintades pullulent, ainsi qu’une
sorte de gelinotte qui se tient dans les rochers et
qui est exquise.
Une façon peu fatigante de tuer les premières
est d’aller se placer vers dix ou onze heures du
matin dans les taillis qui bordent les cours d’eau.
Pintades et perdrix viennent s’y mettre à l’abri
de l’ardeur du soleil et on les tue sans dérange-
ment. C’est un peu, moins le journal et l’apéritif,
la chasse au poste des méridionaux illustrée par
Méry.
Les canards, les oies, les sarcelles abondent sur
les rivières et les étangs. L’oie armée dépasse
souvent 10 kilos. On taille sur ses pectoraux des
biftecks succulents et le reste de la bête bouilli
donne une soupe de premier ordre.
Le gros gibier est plus difficile à se procurer,
et il faut avoir le temps de s’adonner à sa chasse;
les gazelles et les antilopes se montrent pourtant
souvent, mais il faut ruser pour les approcher.
Pour la pêche, foin des hameçons, des lignes,
des filets, des nasses et des harpons. Les règle-
ments de police n’ont point été encore introduits
aussi loin et la source est abondante : on ne
risque pas de la tarir.
Aussi le voyageur se munira-t-il de coton-poudre
en cartouches qui est d’un emploi sans danger,
ainsi que de détonateurs et de cordeau bickford.
Quelques centaines de grammes d’explosif
amorcé, un bout de mèche de 30 centimètres, et
l’engin est prêt.
On appâte avec du mil et on convie les indigènes
riverains à la pêche. On jette l’engin allumé : quel-
ques secondes d’attente, une explosion sourde, une
gerbe liquide autour de laquelle d'innombrables
poissons flottent le ventre en l’air.
Enchantés de l’aubaine, les noirs se précipitent
tous ensemble à la curée. Les poissons sont jetés
encore frétillants sur la berge à mesure qu’ils les
ramassent. Il y en a pour le voyageur, pour sa
troupe et pour ses aides improvisés.
Après cela on expose le plus sérieusement du
monde qu’au besoin on détruirait ses ennemis
comme on a tué les poissons, bien plus facilement
encore puisqu’ils ne pourraient pas comme eux
se cacher sous l’eau. L’effet politique est produit
I et d’autant meilleur que la satisfaction gastrono-
LE MAGASIN PITTORESQUE
467
mique procurée aussi bénévolement calme la
crainte chez les grands enfants en prouvant que le
diable blanc ne se sert des engins terribles qu’il
a entre les mains que pour procurer profit à ceux
qui lui sont amis.
* +
Évidemment j'ai montré les choses en beau
dans ce qui précède et l’explorateur n’est pas
toujours à pareilles fêtes. Monteil faillit mourir de
soif; Baratier sur les mirais du Bahr-el-Ghazal dut
se nourrir de graine de nénuphar, et je pouri’ais
moi aussi citer tel jour où je fus réduit à la por-
tion congrue, très congrue.
Mais, à vrai dire, c’est exceptionnel, et j’ai voulu
montrer qu’avec un peu de prévoyance, d’ingé-
niosité, d.e débrouillage, fût-ce au cœur de
l’Afrique, on pouvait vivre quand on posssédait
à quelque degré ces qualités françaises.
Un capitaine anglais, pourtant colonial,
m’avouait un jour qu’à côté d’un mouton, pourvu
de tout le nécessaire pour le tuer, le dépouiller,
le faire cuire, il serait très capable de mourir de
faim s’il n’avait à sa disposition un boucher et
un cuisinier. Il paraissait très fier de cet aveu et
me sembla y mettre un certain point d’honneur
aristocratique. J’avoue que je n’admirai pas.
A celui-là, peut-être, une exploration eût paru
surtout digne d’admiration à cause des souffrances
physiques endurées, mais il faut avouer que c’est
bien par sa faute qu’il eût été malheureux.
Gardons mieux, nous, nos sympathies et réser-
vons-les aux souffrancesmorales que font toujours
plus ou moins endurer la responsabilité, l’appré-
hension de l’insuccès malgré tous les efforts, la
maladie aussi. Et encore dans ce dernier cas les
craintes qu’elle inspire de voir les forces man-
quer à la volonté sont plus sensibles que les dou-
leurs matérielles qu’elle impose.
Ceci n’empêche pas d’ailleurs, et ainsi termi-
nerai-je comme j’ai commencé, qu’il faille appor-
ter tous ses soins, au moment où on en a le temps
et la possibilité, à prévoir et à atténuer les priva-
tions que l’on aura à endurer.
Ayant de cette façon mis, pour parler vulgaire-
ment, tous les atouts dans son jeu, l’esprit plus
sain dans un corps plus robuste pourra déployer
toute son énergie à atteindre le but. Si ces
quelques considérations sur un sujet très terre à
terre peuvent aider un voyageur futur à se prépa-
rer plus aisément à vaincre quelques-unes des
difficultés qu’il doit surmonter, mon plus cher
désir sera rempli.
Lieutenant de vaisseau HOURST.
LA PROVINCE A L’EXPOSITION
LE BER R Y ET L’AUVERGNE
Pour nous autres, bons Parisiens, les pays sont
comme les vins; ils sont classés. On n’oserait
offrir à son hôte un flacon qui ne fût pas étiqueté
bordeaux ou bourgogne ; on n’avouerait pas faci-
lement qu’on va à la mer ailleurs que sur la côte
normande ou bretonne, à la montagne autre part
qu’en Savoie ou qu’aux Pyrénées ; surtout on se
garderait bien de dire qu’on ne recherche ni les
plages, ni les glaciers, qu’on va tout bonnement à
la campagne. Et ce faisant, que d’injustes dédains
et que de biens perdus ! Tous ceux qui ont un
peu couru par notre chère et belle France au
hasard de leur libre fantaisie, tous ceux qui ont
promené leur observation de savant ou leur rêve
de poète dans les coins ignorés de la foule, en
ont été récompensés par les plus agréables sur-
prises et les plus exquises trouvailles! Notre pays
est plus riche qu’on ne croit, et cela dans tous
les genres. A côté de ses grands vins, il a des
crus exquis et modestes que parfument les fleurs
sauvages du terroir, Villaudric si justement célébré
par Armand Silvestre, Cassis sans lequel la bouil-
labaisse ne fut jamais parfaite, et toi surtout,
pauvre Fel dédaigné, malgré les vers du félibre
majorai Vermenouze, qui nais aux ravins du Lot,
mi-auvergnat, mi-gascon, et dont la pourpre dorée
fleure l’automne embaumé de chez nous. A côté
de ses paysages classiques, il a des coins char-
mants et agrestes, où la vie est douce et l’air
léger, tels que l’Artois dont un Jules Breton nous
a révélé la poésie, tels que le Nivernais où la Loire
s’attarde à écouter la chanson du vent dans les
peupliers, tels encore que ce Berry dont MM. Jac-
ques et André des Gâchons nous offrent à l’Expo-
sition une pittoresque et délicate image.
Le Berry pourtant a eu une des rares bonnes
fortunes qui peuvent échoir à un pays. Il a été
habité, compris et chanté par George Sand. Je
ne crois pas qu’il y ait un autre exemple, sauf
peut-être celui de Rousseau et de la Savoie, de
l’union intime qui peut exister entre les choses et
l’intelligence qui les perçoit. On ne peut plus voir
le Berry qu’à travers l’œuvre de George Sand et
celle-ci ne se comprend pas pleinement pour qui
ignore le Berry. Ah! cette terre, comme elle l’a
aimée, depuis le jour où elle entra pour la pre-
mière fois àNohant au retour d’Espagne, depuis
celui surtout où elle y revint en 1820 et où le
soleil l’éveilla dans « cet immense lit à grenades
dorées» qui lui rappelait toutes les tendresses et
468
LE MAGASIN PITTORESQUE
toutes les rêveries de son enfance. « Les arbres
étaient en fleurs, les rossignols chantaient, et j’en-
tendais au loin la classique et solennelle cantilène
des laboureurs, qui
résume et caractérise
toute la poésie claire
et tranquille du Ber-
ry (1). »
Cette poésie claire
et tranquille, MM. des
Gâchons en ont don-
né l’idée autant qu’il
leur était possible.
On entre au villa-
ge berrichon qu’ils
ont organisé avec
beaucoup d’intelli-
gence et de goût, par
la porte 7 ter , près
de la rue Saint-Do-
minique, ou par la
porte 16, près de la
rue de l’Université.
On a alors immé-
diatement à sa droite Y Hôtellerie
aimable et vigilante d’un authentique Berrichon
en costume du pays, renferme une fort intéres-
sante exposition des peintres et sculpteurs du
Berry. Elle est tout
à fait remarquable
et tout y serait à
citer. Signalons au
moins les tableaux
de MM. Alluaud .
Armand Beauvais,
Didier-Pouget , Ma-
Village
Moulin d’Angibault. —
Berrichon.
Vieux puits de La Châtre.
de Jacques-
Cœur. C’est, à l’extérieur, une assez vaste cons-
truction inspirée par l’hôtel de Jacques-Cœur à
Bourges, qui est sans contredit le monument his-
torique le plus célèbre du Berry en même temps
qu’un des plus beaux mor-
ceaux de l’art français du
xve siècle. A l’intérieur,
la grande salle, par de
larges baies, a vue sur
l’ensemble du village ber-
richon. Des souvenirs ber-
richons ornent les murs
que décorent en outre deux
grands panneaux d’André
des Gâchons.
Passons devant l’hôtel-
lerie de Jacques-Cœur et
tournons à gauche, en lon-
geant les galeries à au-
vent où une jolie Berri-
chonne en costume du
pays vend, avec d’autres
souvenirs locaux , des
objets taillés dans la jas-
pirine de Saint-Amand,
sorte d’agate d’un beau
ton fauve, pour entrer
au Moulin d'Angibault.
En souvenir du célèbre roman de George Sand,
les organisateurs ont réservé cette reproduction
du moulin de la Vallée Noire aux fêtes, concerts,
expositions, conférences, etc. ; peintres, poètes,
sculpteurs, ouvriers d’art, brodeuses, corne-
museux, potiers, seront ici chez eux. Pour le mo-
Village
La vieille porte du Blanc.
ment, le moulin d’Angibault, sous la
garde
(1) Histoire de ma vie , t. VII.
delin, les aquarelles
si étrangement fan-
tastiques de M. An-
dré des Gâchons, les
sculptures du maî-
tre Baffier.
Tout à côté, un
rustique préau cou-
vert, baptisé la Ra-
mée, abritera des
danses villageoises.
Il conduit au pavil-
lon de Nohant. ins-
piré par la maison de George Sand, où va bientôt
fonctionner le fameux théâtre des marionnettes
de Nohant, alternant avec le théâtre minuscule, à
tableaux lumineux, des frères des Gâchons.
De l’auvent du pavillon de Nohant on a en face
de soi V église de Nohant,
rustique et modeste, devant
laquelle se dresse le si cu-
rieux lampadaire de Ci-
ron. On a fort bien fait
de mettre sous les yeux
des visiteurs de l’Expo-
sition un monument de ce
genre, car ils sont rares
et le deviendront de plus
en plus. C’est ordinaire-
ment à l’entrée des cime-
tières, moins fréquemment
â une croisée de chemins,
que s’érigeaient ces fanaux
où brûlait une lampe dont
l’entretien était assuré par
une fondation pieuse. Le
centre de la France en
offre les exemples les plus
connus, et quelques-uns,
comme la Lanterne des
morts qui se dresse encore
au cimetière de Mauriac,
dans le Cantal, yrévèlent un réel souci artistique.
Sur un monticule s’élève, à deux pas, une
réduction de la fameuse tour du Guet de Crosanl,
Berrichon.
Le vieux puits de La Châtre.
dont George Sand a donné dans le Péché de monsieur
Antoine une si admirable description. Mais le
sombre donjon doit se.trouver bien dépaysé sous
les ormes des Invalides et [peut-être regrette-t-il
au milieu de cette fête, lepnugissement continuel
LE MAGASIN PITTORESQUE
4G9
de la Creuse et de la Sédelle, le glapissement
incessant des nuées d’oiseaux de proie et sa soli-
tude où « quelques chèvres, moins sauvages que
les enfants misérables qui les gardent, se pendent
aux ruines et courent hardiment sur les préci-
pices » (G. Sand).
Nous voici revenus à notre point de départ,
mais entre la tour de Crozant et l’hôtellerie Jac-
ques-Cœur, se dresse encore un édicule. C’est la
maison du père Adam , à Châteauroux, contre
laquelle sont adossées deux merveilles, le puits
gothique de La Châtre et la vieille porte du
Blanc, dont les sculptures, reproduites par un
moulage soigneux, sont de la
plus délicate élégance. Telle
est l’exposition berrichonne.
Elle est très simple, très artis-
tique et très gaie. J’ajouterai
que, grâce Jaux inscriptions
que portent les divers monu-
ments qui la composent, elle
est instructive. Mais pourquoi
les organisateurs ont-ils ainsi
vieilli d’un siècle la plupart
des édifices reproduits? Pour
la porte du Blanc en parti-
culier, l’erreur saute aux yeux ;
elle est du xvie siècle et de la
seconde moitié probablement :
jamais le xve siècle français
n’a adopté des motifs de déco-
ration aussi visiblement ins-
pirés de l’antique et de Ta
Renaissance italienne.
Mais ce n’est là qu’une
légère critique; j’aurais dé-
siré que l’exposition de la vieille Auvergne donnât
de ma province une impression de vérité aussi
juste. Malheureusement on ne retrouvera, de
l’autre côté de l’Esplanade des Invalides (1), qu’un
souvenir incomplet de la terre des volcans et des
églises romanes, de la patrie de Vercingétorix,
de Gerbert, de Pascal, de Lafayette et de Desaix.
Hâtons-nous de le dire, la faute n’en est ni à
l’organisateur M. Parcelier, ni à son architecte,
M. Le Cadet ; le temps, bien d’autres choses leur ont
man quéet ils ont réalisé, malgré tout, un véri-
table tour de force. Qu’ils aient eu tort d’accoler
en un seul bâtiment l’église fortifiée de Royatet le
baptistère d’Aiguillon, près Le Puy, improprement
appelé temple de Diane, édifices romans tous deux,
mais d’un style si différent, cela n’est pas dou-
teux. En revanche, on ne saurait leur reprocher
l’intérêt asséz faible de leur exposition d’artistes
auvergnats ; on ne saurait leur reprocher le si mé-
diocre Vercingétorix de Bartholdi, pas plus que
l’abstention presque complète des commerçants
locaux, représentés parle seul M. Bastide, qui a bra-
vement, pour vendre ses parapluies d'Aurillac,
revêtu le vieux costume de la Haute-Auvergne et
(1) Entrée par le quai d’Orsay ou la rue Fabert.
le porte, ma foi, avec la plus crâne belle humeur.
Ce qui est l’œuvre propre de M. Parcelier, c’est
l’entrain, c’est la vie, l’animation qui font de ce
coin de l’Exposition, un endroit agréable et riant.
Le vieux château du Pirou n’est pas d’une exactitude
scientifique, mais il est coquet et l’intérieur est fort
heureusement disposé. L’hôtelier est accueillant,
laclière estbonne et le vin, du vraiChanturgues,y
est excellent. Le personnel enfin est bien auver-
gnat ; ce sont d’accortes et fraîches filles du Puy
de Dôme ou du Cantal qui vous servent le vrai
gigota labravaude (1); ce sont des museteux lau-
réats du concours de Vic-sur-Cère, qui font danser
la bourrée, et de son violon
les accompagne et les guide
un Auvergnat qui est un vrai
artiste, Jean Ganeix. Tant en
danses qu’en chansons popu-
laires son répertoire est iné-
puisable, et il l’interprète avec
une originalité naïve mais
savoureuse.
En résumé, on ne connaîtra
pas l’Auvergne après avoir
rendu visite au village auver-
gnat, mais on y aura pu pas-
ser les plus agréables instants.
Il en est de même du Poitou,
dont l’exposition, qui occupe
le coin gauche de l’esplanade
en face l’hôtel des Invalides,
est aménagée avec soin et élé-
gance. Je regrette de n’avoir
pu, faute de renseignements,
vérifier jusqu’à quel point les
reproductions des édifices
étaient exactes; je regrette surtout que l’absence
de costumes locaux ajoute encore à l’aspect un
peu froid de la construction qu’on a appelée
l’hôtellerie de Mélusine. Ou je me trompe fort, ou
Mélusine et les fées ses compagnes n’y viendront
point conduire, le soir, le chœur gracieux de
leurs danses légères. J’ai idée au contraire que,
lorsque la foule s’est retirée, que l’Exposition
dresse ses palais de rêve sous la clarté de la lune
silencieuse, elles viennent en Bretagne et dans
le Berry, peut-être même en Auvergne.
Louis FARGES.
(I) Les brayaux sont les habitants de la montagne aux
environs de Riom.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Le rôle des femmes, dans la polilique, c’est de calmer les res-
sentiments si variés des hommes, en ramenant leur esprit à la
sainte pensée du loyer et de la famille dont la femme est gar-
dienne, et qui doit dominer tous les 'systèmes politiques, quels
qu’ils soient. — Octave Feuillet.
Le bonheur se compose des malheurs évités. — W. Busnach.
Ne vous divisez point : ralliez-vous, serrez-vous autour du
drapeau. — Danton.
La morale est le fruit de la religion : vouloir celle-là sans
celle-ci, c'est vouloir une orange sans un oranger. — J. Roux.
Baptistère d’Aiguillon, près Le Puy.
470
LE MAGASIN PITTORESQUE
LIES VACHES HAG-EUSES
C’est un spectacle assez rare qu’un troupeau de
vaches traversant une rivière profonde. Sur les
bords riants
de la Lys
(qui porte
des bateaux
d’un tirant
d’eau de
1 m. 80), à
une lieue en
amont de
G a n d , au
petit village
d’Afsné , se
trouve une
ferme sépa-
rée de ses
pâtures par
la rivière. On
y peut voir,
chaque ma-
tin des jours
d’été, les va-
ches passer
la Lys à la nage pour rentrer, le soir, dej'Ja
même manière. Au début de la saison il n’y a
quelque hésitation à entrer dans l’eau que chez
celles qui n’ont pas l’expérience acquise des années
précédentes.
Mais bientôt i
Limitation
l’emporte;
elles suivent
docilement
leurs aînées,
et le passage
paraît n’a-
voirplusrien
de désa-
gréable pour
aucune bête
du troupeau.
Même si le
temps est
très chaud,
ce n’est pas
à les faire
entrer dans
l’eau qu’est
la difficulté, mais parfois à les en faire sortir;
et lorsqu’il en est qui s’y attardent, le vacher,
dans une barquette, les invite, à coups de gaule,
à ne pas prolonger leur bain.
Le même spectacle se voit également à
Deurle, sur la Lys, aux environs de Deynze.
La petite
commune
d’Afsné se
recommande
d’ailleurs à
l’attention
des archéo-
logues par
son antique
église de
forme byzan-
tine, bâtie
au bord de
l’eau, et qui
est une des
plus ancien-
nes de la
Flandre.
Cette petite
église si pit-
toresque et le
bac au pas-
sage d’eau ont souvent été reproduits par nos
peintres qui ont su apprécier la beauté des bords
de la Lys aux approches de Gand.
La commune d’Afsné touche à celle de Tron-
chiennes qui
se recom-
mande aussi
à l’attention
par un éta-
blissement
très considé-
rable, connu
en pays
étrangers.
Les pères jé-
suites y ont
un séminaire
où se réu-
nissent des
jeunes gens
de toutes les
nations. Ils
occupent,
sur les bords
de la Lys.
l’antique emplacement d'une abbaye de Pré-
montrés qui a été détruite par la Révolution. Leur
établissement est plus important que n’a jamais
été une abbaye du moyen âge. X...
LE MAGASIN PITTORESQUE
471
UNE VENGEANCE
NOUVELLE
I
Les habitants de certaines parties des Hautes-
Vosges, il y a quelque cinquante ans à peine,
n’étaient rien moins que civilisés. Le chemin
de fer ne s’aventurait pas encore dans ces mon-
tagnes, et les touristes ne connaissaient rien de
leur pittoresque qui, depuis, a mis à la mode
Gérardmer et ses environs.
Au milieu de ces épaisses forêts de sapins,
vivait une «population aux allures farouches.
Groupés dans d’étroites vallées, ignorants et
grossiers, les habitants s’adonnaient au bracon-
nage et à la contrebande.
Parfois, quand un voyageur passait par là, de
nuit et mal armé, un coup de gourdin l’étendait
à terre; on le dévalisait de son argent, on prenait
une partie de ses vêtements, et son corps était
enfoui dans un trou creusé à la hâte en quel-
que fourré.
La gendarmerie commençait une enquête sté-
rile : les montagnards, ligués, opposaient l’ob-
stination de leur silence aux plus pressantes
questions ; jamais le coupable n’était découvert.
Tous étaient liés par une tacite complicité.
D’ailleurs, les gardes ne se risquaient pas à
sévir contre les braconniers, étant eux- mêmes
du pays et pleins de goût pour la maraude.
Mais, quand M. de Clairefontaine acheta la
vaste forêt de Jarville, il fit venir un vieux garde
sur lequel il pouvait compter, le père Caël, un
brave homme qui avait blanchi sous le shako mili-
taire, et retrouvait, dans son dur métier de coureur
des bois, un peu de la vie aventureuse du soldat.
Le père Caël s’établit à la Seulette, une bicoque
bâtie en pleine forêt, au centre d’une clairière, à
deux kilomètres des Hautes-Pierres, le hameau
plus proche.
Inflexible sur la consigne, il ne connaissait
que son devoir. M. de Clairefontaine lui avait
donné l’ordre de sévir : il sévirait.
Mais son maître l’avait prévenu du danger : il
allait se trouver au milieu d’une population de
brutes, qui, flairant en lui un ennemi, ne man-
querait pas de chercher à lui nuire, lui jouerait
mille méchants tours, essayerait peut-être de
s’en débarrasser. — Qu’il prenne garde!...
Cette perspective de périls probables ne
1 épouvanta pas.
11 se tiendrait sur ses gardes, voilà tout ; il en
serait quitte pour ne jamais sortir que bien
armé, l’œil toujours aux aguets, l’oreille aux
écoutes, en compagnie de son chien Fox, un
mâtin aux yeux braisillants, aux allures de loup
sous son poil hirsute, et qui sauterait, d’un
solide élan, à la gorge du premier osant me-
nacer le père Caël.
Avec Fox et un fusil, bon pied, bon œil, du
courage, qu’avait-il à craindre?
Huit jours après son installation, il avait déjà
pincé trois braconniers, les frères Murel, et,
intraitable, leur avait dressé procès-verbal.
Les gaillards le supplièrent en vain : « Est-ce
que, de tous temps, le pays n’avait pas vécu de
la même façon? Les gardes, avant le père Caël,
fermaient les yeux. On s’entendait, on s’arran-
geait... Pourquoi le père Caël ne fermerait-il pas
les yeux à son tour? On s’arrangerait avec lui
également... C’était compris, n’est-ce pas?... »
Ah ! bien oui ! Le vieux ne voulut rien com-
prendre : muré dans son inébranlable honnêteté,
il laissa le procès suivre son cours.
Dès lors, une haine s’alluma contre lui ; les
délinquants parlèrent de vengeance.
Un soir, un coup de feu retentit, comme le
père Caël rentrait à la Seulette; une balle lui
frôla le bras, lui érafla la peau, et il vit une
silhouette détaler dans l’ombre, filer entre les
larges troncs des sapins, tandis que Fox bon-
dissait dans sa direction.
Le garde épaula vivement le fusil qui ne le
quittait pas... tira... et le fuyard s’écroula...
C’était l’un des frères Murel, surpris peu avant
par le garde.
Sa perte, cette fois, fut résolue.
Mais, une prudence les arrêta. Si celui-ci dis-
paraissait, on ferait une enquête, on frapperait
les vengeurs naturels du mort, ses frères. Il fallait
simuler un accident , le préparer, le faire naître.
Si on incendiait la Seulette, faisant rôtir le
vieux dans les ruines de l’antique masure ?...
Ceux qui s’aventurèrent à rôder, de nuit, aux
alentours, furent traqués par les furieux
aboiements de Fox; il eût été d’abord nécessaire
d’abattre d’un coup de feu cette sentinelle
vaillante, que les caresses et les appels douce-
reux semblaient exaspérer davantage...
II
... Comme, par cette dure nuit de décembre,
le père Caël était dans l’intention de surprendre
quelque braconnier à l’affût près des clairières par
où passe le gibier, il sortit vers les dix heures.
Le froid pinçait ferme. Il gelait à pierre
fendre.
Le silence n’était troublé que par le bruit des
pas, par une branche ployant, puis s’écroulant
sous son faix de glace, ou par le hululement
d’un oiseau, la fuite éperdue d’un animal
apeuré par la survenue du père Caël et de Fox.
Celui-ci, inquiet, courait de côté et d’autre, le
nez à terre, comme flairant une piste; puis re-
venait sur ses pas...
Et, soudain, le père Caël poussa un cri d’atroce
472
LE MAGASIN PITTORESQUE
douleur, la plainte hurlée d’une bête blessée...
Son fusil lui échappa des mains ; il battit l’air
de ses bras, la face convulsée ; comme un arbre
sapé par la base, il chancela, et s'affala tout de
son long, dans un affolant crépitement d’os.
Bon Dieu! sa jambe droite était mordue par
la mâchoire d’un énorme piège à loups ; les
crocs, serrés par ce ressort qu’il fallait deux
hommes au moins pour détendre, lui tenaillaient
les chairs, broyaient les os, les émiettaient en
une pression continue, toujours plus intense...
Le père Caël comprit vite à qui il devait cet
« accident ». On savait qu’il passait par cette
sente étroite : il n’en avait que deux pour gagner
un chemin plus praticable et l’autre était garnie,
sans aucun doute, de pièges identiques.
Ah ! les gredins!... Cette fois, c’était bien fini!
11 était perdu, n’ayant à attendre aucun secours,
à espérer aucune pitié de ses bourreaux...
Fox, la gueule tendue vers le ciel, près de son
maître, râlait une plainte lugubre, son appel à
la mort...
— Tais-toi, mon pauvre Fox, tais-toi! murmu-
rait le garde.
Et, stoïque, malgré ses souffrances, il se
dressa sur les paumes, s’assit, se rapprocha de
l’étau dentelé qui l’étreignait.
De ses rudes mains, il tenta d’écarter cette
mâchoire vorace...
Pour s’en tirer, le garde devait se résoudre â
une effroyable amputation. Il fouilla ses poches...
Malheur! il avait oublié son couteau !... Alors !
il était pris ! bien pris! condamné — lui qu’avait
épargné la Mort sur les champs de bataille — à
mourir là, au milieu des pires souffrances, sous
la garde vaine de Fox continuant d’aboyer sa
plainte, de véritables sanglots humains passant
dans son gosier de chien...
III
Cependant, Fox venait de s’arrêter, les oreilles
tendues, le regard anxieux...
Quelqu’un?... un secours, une aide peut-être?...
Serait-ce possible?...
Mais le chien avait bondi, un aboiement de
menace aux dents...
Un coup de feu... Un hurlement... Puis le
silence...
Et le père Caël vit venir à lui les deux frères
Murel.
— Eh bien! mon vieux, te voilà pincé à ton
tour ! Quand nous t’avions dit que tu ferais bien
de fermer les yeux !... Est-ce que tu n’aurais pas
mieux fait de t'arranger avec nous?... Mais non :
monsieur a voulu agir à sa guise, en honnête
homme ! il a voulu faire son devoir! et il a assas-
siné notre frère I... celui-ci est vengé maintènant,
n’est-ce pas?...
Les misérables le raillaient, féroces...
Comprenant qu’il n’avait à attendre aucune pitié
de ses tourmenteurs, le père Caël voulut ramasser
son fusil, abattre les bandits à ses côtés...
« Tout doux, mon brave, nous avons à causer,
— dit l’un d’eux, en lui prenant l’arme des mains.
— Sois tranquille, nous te le rendrons tout à
l’heure... En attendant, nous tenons à te dire que
ton compte est clair, cette fois. Tu t’en doutais
bien un peu, pas vrai?...
« Tu n’as aucun secours à espérer; tous ceux
des Hautes-Pierres qui te verront, te laisseront là,
ayant, pour toi, un peu moins de pitié que pour
un chien...
« Avant que ton patron, inquiet de ne plus te
voir, songe à s’enquérir de toi, tu seras mort...
C'est pourquoi nous ne voulons même pas nous
donner la peine de t’achever d’une charge de
plomb...
« Ecoute bien ; nous allons te laisser ton fusil :
tu en auras besoin, — les loups, sentant une proie
de loin, ne devant pas tarder à venir rôder autour
de toi.
« Et quand tu auras brûlé tes dernières car-
touches, quand tu auras abattu quelques-uns de
ces loups affamés, les autres, rendus plus féroces,
plus furieux par l’attente de la proie convoitée,
arriveront sur toi, te déchiquetteront, et tu râleras
encore qu’ils t’auront déjà à moitié dévoré...
« Et tu n’auras pas même, en mourant, la su-
prême consolation de te dire que tu seras vengé...
Qui donc, en effet, pourra ne pas croire que tu es
tombé par accident, de ta faute... par impru-
dence... dans un piège tendu pour débarrasser
le pays des loups qui s’aventurent jusque dans
les villages, et creusent, sous les portes des pou-
laillers et des écuries, des passages pour arriver
jusqu’aux bêtes dont ils sentent la vie à travers
les murs?
« Voilà ce qu’on dira, mon vieux! Peut-être
bien que ton monsieur de Clairefontaine trouvera
que tu aurais dû faire attention et regarder où tu
posais tes pieds, tâter le terrain de ton bâton...
« Tu as bien compris, n’est-ce pas? Et mainte-
nant, si nous nous retrouvons, ce ne sera plus sur
cette terre...
« Au revoir... le plus tard possible... »
Et, après avoir désarmé son fusil, pour que le
père Caël n’eût pas le temps de leur tirer une
balle dans le dos, les deux bandits détalèrent,
laissant agoniser le malheureux, qui n’avait même
plus son chien, le fidèle Fox tué tout à l’heure,
pour le défendre contre les fauves inévitables,
pour consoler ses derniers moments, pour veiller
son cadavre...
Douze jours après, seulement, on retrouva les
restes du garde, rongés jusqu’aux os, avec autour,
les cadavres de sept loups, pétrifiés par le
gel.
Et cette fin atroce fut attribuée à un accident.
Les habitants des Hautes-Pierres pouvaient, de
nouveau, braconner en paix !...
Paul MATH I EX.
LE MAGASIN PITTORESQUE
473
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
L’art allemand ! La supériorité des artistes alle-
mands!... Depuis l’ouverture de l’Exposition, on ne
parle que de « cela » — et c’est devenu à la mode de
proclamer la préexcellence de nos voisins de l’est,
admirés un peu à l’aveuglette, semble-t-il. 11 faut
remettre les choses au point, nos artistes nous lais-
sant des loisirs et ayant été, du reste, suffisamment
loués. Que penser de cet engouement presque gé-
néral? Tenez -pour certain, d’abord, que le snobisme,
ce sentiment bizarre qui nous pousse à des enthou-
siasmes de coterie et de salons, est pour beaucoup
dans celui-là. On xra jusqu’à déclarer « unique au
monde » la décoration, superbe mais lourde, du restau-
rant allemand de la rue des Nations, qui ne désemplit
pas et où on se murmure, à l'oreille, que l’Empereur
s’y est intéressé et qu’il a donné des ordres pour que
tout y fût parfait... Nous en connaissons d’autres dont
l’installation, moins superbe et tendant moins au
grandiose, a un charme d’intimité, de gracieuseté,
d’originalité beaucoup plus agréable. Mais voyons
autre part...
En général, il est certain que les Allemands ont
réalisé, en art, de grands progrès, qu’ils ont cherché
et qu’ils ont trouvé... Mais quoi? Des formes absolu-
ment nouvelles? Non pas : ils ont dirigé leurs études
vers l’antique et le moyen âge, qu’ils copient le plus
souvent et, en même temps, ils ont regardé du côté...
du Japon ! Nous voulons pour preuve de ce mélange
d’influences un documentgraphiquequi a été distribué
à plusieurs centainesdeParisiens, par le commissaire
général, le Dr Richter : le catalogue explicatif des
sections allemandes. 11 est imprimé avec un luxe
inusité chez nous, selon le goût du jour en Allema-
gne; chaque chapitre est orné de vignettes spéciale-
ment dessinées par les meilleurs artistes et qui rap-
pellent étonnam ment à la fois les ornemen ts grecs et les
fantaisies du Niphon ! Japonaises aussi, << mourantes»,
douces, étranges, sont les teintes qui ont été données
à ces en-têtes et, quant au texte, il est imprimé en
types néo-gothiques, qui ont, dit-on, reçu l’approba-
tion de l’Empereur.
L’Empereur! Tel est l’auguste personnage dont,
au fond, l’influence un peu désordonnée et déconcer-
tante comme sa personne, rayonne sur tout ce qui
porte une signature allemande. Ce souverain, nourri
de classiques, a d’autre part la curiosité du moder-
nisme et l’Art, dans ses États, se modèle sur ce mé-
lange. 11 révèle de grands efforts, une science étendue
des anciens et un désir d’innovation qui est appré-
ciable, mais qui ne nous permet pas d’assurer qu’il
existe un Art allemand proprement dit, un art forte-
ment constitué et sorti de la période des tâtonnements.
Nous trouverons chacun des éléments ci-dessus
indiqués — et quelques autres encore — dans
toutes les sections où les Allemands ont exposé :
leur industrie même a toujours tendance à se parer
d’une préoccupation artistique, toujours également
un peu confuse, et jusque dans les machines on le
remarquera.
Le pavillon allemand, rue des Nations, a grand air,
certes; observez-Ie : il a emprunté deux de ses faces
à une construction bavaroise de la Renaissance, au
Rathhaus de Munich, les deux autres à l’hôtel de ville
de Nuremberg et son clocher, léger, impressionnant,
est de Nuremberg encore. A l’intérieur, vitraux
anciens, lumière versicolore, tout le chœur d’une
basilique gothique. Puis soudain, le moderne : la
série des bustes, des effigies de l’Empereur, des Em-
pereurs, en marbre, en bronze, en lithographie, en
gravure, en chromotypographie : partout l’obsession
du Kaiser, qui a prêté, du reste, les plus beaux meu-
bles de Postdam, le bureau d’argent massif du grand
électeur de Rrandebourg, des tapisseries, des bibe-
lots, etc., sans oublier les collections de tableaux
français, réunis par Frédéric le Grand, les Watteau,
les Lancret, lesCoypel, etc... C’est très beau, c’est très
grand, c’est ganz kolossal... Retenez cette expression
allemande ; elle sert à tout bon sujet de l’Empire pour
exprimer ce qu’il éprouve et le kolossal est l’objet de
tous ses emballements...
Nous retrouvons le kolossal encore, — l’antique, le
« superbe », dans la section allemande du grand
Palais où sculpteurs et peintres figurent en grand
nombre, avec, surtout, d’excellents portraits, — mais
déjà, au début de l’Exposition, nous avons indiqué les
grands traits de l’École allemande de peinture et de
sculpture et c’est des « arts moyens », — comme on
disait naguère. — c’est-à-dire des objets de décoration
intime, que nous nous occupons aujourd’hui parce
que ce sont ceux que notre public admire, — sans
assez les discuter peut-être.
Nous en chercherons encore la caractéristique
dans les collections de la manufacture de porce-
laine de Berlin, qui est une des plus attrayantes des
Invalides.
Ici, nous sommes tout à fait « chez l’Empereur » ;
l’amour de cette porcelaine est, pour lui, passion de
famille. Quand le grand Frédéric envahit la Saxe, il
fit main basse sur la manufacture, s’en attribua les
meilleurs produits et distribua les autres à ses com-
pagnons d’armes, puis, la paix conclue, il éleva au
rang royal une fabrique de Berlin à laquelle il donna
tous ses soins. Longtemps on y copia le saxe, puis on
voulut s’affranchir de cette servitude et les artistes
royaux, aujourd’hui impériaux, créèrent leurs propres
types : c’est à 1 Olympe et à tout le personnel de
demi-dieux antiques qu’ils les empruntèrent. Ils nous
montrent, notamment, deux énormes vases — ganz
kolossal ! — qui doivent donner par leurs dimensions,
par leurs formes correctes, majestueuses, toute satis-
faction à l’universel génie qui est le protecteur de ces
ateliers d’État. Nous ne nous permettrons pas de les
juger défavorablement : ils ont, en effet, bel aspect;
leur silhouette, leur ornementation sont plaisantes ;
de même, toute la série des assiettes, encore qu’un
peu surchargées de dorures et de bordures découpées
à jour, a tout le prix de pièces savamment et soigneu-
sement exécutées. Mais enfin, il y manque, comme
dans le reste, ce nous ne savons quoi d’ « inédit », de
« non vu », que nous désirerions découvrir dans les
œuvres d’art allemandes et que nous n’avons pu
complètement trouver.
Nous engageons le lecteur, en les quittant, à faire
un tour dans nos galeries de Sèvres ou des Gobelins.
Il y rencontrera cela, — avec surprise, à coup sûr,
mais il l’y rencontrera.
Paul BLUYSEN.
474
LE MAGASIN PITTORESQUE
Géographie
Les événements de Chine. — La Mandchourie et le
Transsibérien. — La question chinoise, surgie inopiné-
ment au milieu du calme général, atteint tous les
peuples civilisés du globe et relègue momentanément
au second plan toutes les autres affaires de politique
internationale. Nous avons exposé, dans deprécédentes
études, les positions respectives des peuples européens
dans l’Empire du milieu.
Les journaux quotidiens se chargent de nous ren-
seigner sur les atrocités commises ou sur le point de
se commettre dans la capitale chinoise. L’action com-
binée des puissances en vue de réprimer le soulèvement
n’ont donné jusqu ’à présent que des résultats médiocres.
On serait tenté de croire qu’une force unique bien
dirigée aurait grande chance de réussir là où échoue
lamentablement l’intervention de plusieurs.
11 suffit de rappeler les deux plus récentes campagnes
contre la Chine : celle de la France, de 1885, et celle du
Japon, de 1898 ; dans chacune d’elles, la Chine succomba
après une lutte de courte durée. La question ne se
présente pas sous la même forme actuellement. Unies
dans le désir de venger leurs nationaux traîtreusement
massacrés déjà ou en danger de l’être, les diverses
puissances ne peuvent se mettre d’accord sur les me-
sures à adopter; chacune d’elles nourrit d’ailleurs la
secrète pensée de tirer plus de profit de la situation
que sa voisine. Le meurtre d’un Européen en Chine
n’implique pas seulement une indemnité plus ou
moins forte en faveur de la famille de la victime, — ce
qui serait fort juste ; — dans un cas semblable, la
nation entière entend bénéficier de la circonstance.
La plupart des concessions obtenues dernièrement en
Chine par les puissances européennes ont eu pour
origine une offense faite à l’un de leurs nationaux. Le
système est ingénieux ; il n’est pas non plus exempt de
périls. Parmi les nations intéressées dans la question
chinoise, la Russie occupe une place à part. Voisine
immédiate du Céleste Empire, la Russie a entrepris, il
y a quelques années, une œuvre gigantesque, la cons-
truction d’un chemin de fer à travers la Sibérie. Cette
nouvelle voie doit relier, comme on sait, Moscou à
Pékin, en passant par la Mandchourie. La ligne est
presque entièrement terminée, en territoire russe tout
au moins. La construction était fort avancée égale-
ment sur le territoire chinois, ou Mandchourie.
La Mandchourie forme une région immense, pour
une grande partie fort aride; sa superficie est évaluée
à près d’un million de kilomètres carrés; sa popula-
tion ne serait que d’une douzaine de millions d’indi-
vidus. Le pays est très peu connu d’ailleurs. Quelques
Russes y furent envoyés en ambassades durant les
xvne et xvme siècles. Mais il leur était interdit par les
Chinois de recueillir le moindre indice ou de prendre
note des chemins suivis. Les données fournies par les
Jésuites, les premiers et principaux introducteurs de
la civilisation européenne en Chine, sont aussi fort
maigres. La conquête parla Russie de la région nord,
ou d’une partie du bassin de l’Amour, mit cette puis-
sance à même de reconnaître la contrée qu’elle consi-
dérait déjà comme entrant entièrement dans sa sphère
d’influence. Durant les vingt dernières années, divers
explorateurs et ingénieurs parcoururent la Mand-
chourie; le ministère des finances russe fit paraître,
en 1897, une importante monographie sur ce pays,
qui devait être entièrement ouvert à la civilisation
dans les premières années du nouveau siècle. La
ligne transsibérienne traverse en diagonale la plus
grande portion de la région et dessert les deux villes
les plus importantes, Ghirin et Moukden. C’est là
que se trouverait actuellement, d’après les dernières
nouvelles quelque peu confuses parvenues en Europe,
le gros de l’armée de l’insurrection. La Russie se
trouve ainsi atteinte à la fois dans ses intérêts poli-
tiques : œuvre d’expansion vers le sud, et dans ses
intérêts matériels: l’achèvement d'une entreprise qui
doil relier la côte de l’Océan à ses possessions euro-
péennes et asiatiques. Vladivostok, port sur l’océan
Pacifique, est le point terminus de la ligne. Cette ville
est déjà reliée par un embranchement à la ville de
Khabarovsk, située en ligne droite au nord, sur
l’Amour. Ce dernier point semble actuellement le
plus menacé par l'insurrection. La destruction de la
voie par les Chinois causera aux Russes un préjudice
d’autant plus considérable que la réparation et l’en-
tretien d’une ligne ferrée dans un endroit si éloigné
et dépourvu de ressources locales offrent les plus
grandes difficultés. Les feuilles quotidiennes qui
annoncent l’envoi sur les lieux d’une armée de
300 000 hommes de troupes russes semblent ignorer
l’un des éléments les plus essentiels d’une mobilisa-
tion, le ravitaillement.
En 1885, l’Empire chinois a capitulé devant quel-
ques navires commandés par notre inoubliable
Courbet. Le gouvernement français avait déclaré le
riz contrebande de guerre. Le riz constitue le prin-
cipal aliment des habitants du nord de la Chine. De
grandes quantités leur sont expédiées du Tonkin, de
l’Inde, des Philippines, du Japon.
Le blocus du riz eut autant d’efficacité que le tir des
torpilleurs.
Mais ce moyen ne- peut être mis en œuvre que par
les armées de mer. A l'intérieur du continent, les
difficultés pour une troupe de combat croissent en
raison directe de leur nombre. La voie du transsi-
bérien n’est pas encore en étal ni de transporter ni
de ravitailler une armée nombreuse.
P. LEMOSOF.
**>
^Théâtre
I ^
LA MUSIQUE
Opéra-Comique.
La Marseillaise, pièce lyrique en un acte de
M. Georges Boyer, musique de M. Lucien Lambert.
L’idée qui a inspiré à M. Georges Boyer sa Marseil-
laise est fort ingénieuse : il a voulu vivifier à nos yeux
le célèbre tableau de Pils : Rouget de Lisle faisant
entendre au maire de Strasbourg le Chant de guerre
de l'armée du Rldn. Le succès qu’il a remporté le
14 juillet dernier, — une première le jour de la fête
nationale est d’ailleurs une louable innovation, — ce
succès, dis-je, est dû à l’habileté mise par l’excellent,
librettiste à nous représenter l’éclosion de cet hymne
célèbre dans le cerveau du guerrier poète.
La scène se passe à Strasbourg en 1792, chez le
maire de celte ville, le Marseillais Dietrich : Une
fraîche idylle, gentiment esquissée entre Rouget de
Lisle et la fille de Dietrich, pendant que l’on chante
LE MAGASIN PITTORESQUE
475
chez ce dernier les « bergeries », très en vogue à cette
époque, puis la canonnade soudainement entendue ;
les beaux rêves d’amour envolés au formidable appel
de la France menacée, appel que Tardent soldat clame
bientôt en des strophes d’entrainement irrésistible :
tel est le livret. Faire simple et grand, voilà ce qu’a
voulu son auteur; la tâche était ardue sans doute,
mais il s’y est vaillamment employé et il en a été
largement récompensé.
A M. Lucien Lambert revenait la délicate mission
de préparer congrûment l’explosion de cet air à mous-
taches, selon l’expression de Napoléon 1er. 11 y a dé-
ployé tout à l’aise son talent de symphoniste con-
sommé, amenant progressivement, par une série
d’heureux effets harmoniques, la grande scène de
l’hymne national. Mais on l’eût souhaité moins
savant, partant plus inspiré; disons le mot : plus
emballé. Pourtant l’effet a été produit; le public a cha-
leureusement applaudi, et, en somme, c’était justice.
M. Beyle a interprété avec beaucoup de vigueur le
rôle de Rouget de Lisle, et M. Bouvet (Dietrich) lui a
vaillamment donné la réplique. Ils ont été secondés à
souhait par Mmes Gardon, Marié de Lisle et Sonély,
ainsi que par MM. Delvove et Rothier.
Et maintenant à vous, auteurs et compositeurs de
France, à nous donner, le 14 juillet 1901, une autre
grande scène patriotique.
Les fastes de notre histoire sont à cet égard assez
riches pour que vous puissiez y puiser largement.
Em. foi or ht.
CAUSERIE MILITAIRE
Les douloureux événements qui viennent de se dé-
rouler en Chine, mettent encore une fois en lumière,
la nécessité plus qu’urgente dans laquelle nous nous
trouvons de posséder enfin, non seulement une armée
coloniale autonome chargée de défendre nos colonies,
mais encore, une puissante réserve à cette armée
coloniale pour parer aux expéditions lointaines où
l’honneur du drapeau français est engagé.
Le sang de nos malheureux compatriotes a coulé
dans des boucheries innomables où la cruauté des
Célestes s’est exercée avec des raffinements inouïs
dont ils ont le triste secret. La répression devrait
arriver, prompte comme la foudre, terrible comme la
tempête. Au lieu de cela, nous assistons déjà à l’éter-
nelle chanson des « Petits Paquets ».
Comme pour l’expédition de Tunisie, comme pour
celle du Tonkin, on expédie au loin des bataillons,
des batteries rassemblés à la hâte, en épuisant les
régiments d’infanterie et d’artillerie de marine de nos
ports de guerre. Et la défense des côtes! Il s’agit bien
de cela maintenant. 11 faut trouver une brigade de nos
braves marsouins, et l’on a peine à la composer avec
des bataillons de 600 à 700 hommes!
Déjà, on pense que la brigade de la Marine est
insuffisante, et Ton parle de lui adjoindre une brigade
de la Guerre dont on désigne l’excellent chef, le géné-
ral Bailloud, qui abandonne les splendeurs de l’Elysée
pour aller conduire au feu et à la gloire, nos vaillants
petits soldats de l’armée de terre.
Si les événements s’aggravent, si le colosse chinois
résiste trop vigoureusement au morcellement, à
l’émiettement, ce sera encore la Guerre qui sera
chargée de fournil' de nouveaux contingents au corps
expéditionnairé. C’est forcé. Il n’y a pas de réserve d’ar-
mée coloniale !
Mais alors, nous demandons instamment qu’on ne
retombe pas dans les errements de l’expédition de
Madagascar. L’expérience nous a coûté trop cher. Au
lieu d’envoyer en Chine des corps nouveaux, formés
de toutes pièces avec des éléments constitutifs excel-
lents assurément, mais qui manquent d’homogénéité,
qui n’ont pas de traditions, où les officiers et leurs
soldats sont inconnus les uns des autres, il faut, au
contraire, prendre franchement des vieux régiments
constitués, ayant la fierté de leur numéro, possédant
un corps d’officiers homogène, des cadres de sous-
officiers dans la main de leurs chefs habituels, en
expurger les non-valeurs, et en compléter les effectifs
avec les nombreux volontaires tirés de l’armée active
comme de la réserve. Pourquoi ne pas en ouvrir en
effet les rangs à nos vaillants réservistes? Au premier
appel de la Patrie, nous sommes persuadés qu’ils
accourraient en foule pour demander patriotiquement
à s’enrôler pour la durée de la guerre.
Ce serait une excellente mesure qui permettrait
d’élever sensiblement la moyenne d’âge de nos soldats
de l’armée active partant pour la Chine et augmen-
terait le contingent en hommes faits, entraînés et
pourvus d’un moral éprouvé. Demandez plutôt aux
officiers de l’armée active la haute estime en laquelle
ils tiennent leurs réservistes quand ils reviennent sous
les drapeaux pour accomplirune périoded’instruction?
Après le départ de ces régiments de l’armée active,
et pour combler en France pendant leur absence, les
vides créés dans notre mobilisation générale, on
n’aurait qu’à organiser les formations de réserve cor-
respondantes à l’aide des quatrièmes bataillons et de
tous les hommes du régiment non désignés pour faire
campagne, ou qui seraient sur le point d’être libérés,
et un peu plus tard, des recrues de la nouvelle classe.
Les résultats seraient assurément bien meilleurs sous
tous les rapports, discipline, esprit de corps, hygiène,
résistance, commandement, etc., que n’ont été ceux
des malheureux 200° de ligne et 40e chasseurs pendant
l’expédition de Madagascar, corps triés sur le volet,
qui ont été s’égrener en un funèbre jalonnement, le
long de la route de Tananarive!
Capitaine FANFARE.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Le casse-tête chinois met à l’envers les cervelles des
diplomates du monde entier, l’attention de tous les
peuples se concentre actuellement sur Pékin, et la
guerre du Transvaal semble ne plus intéresser que les
belligérants. C’est à peine s’il reste encore quelques
admirateurs de ce brave petit peuple pour marquer
les coups.
La lutte farouche soutenue par de Wet dans l’Etat
d’Orange, et par Louis Botha autour de Prétoria,
contre des forces dix fois supérieures, passionne cepen-
dant les militaires. Jamais les deux vaillants généraux
boers n’onL déployé plus d’activité, plus de courage,
montré plus de science tactique, et les coups répétés
portés aux Anglais semblent affoler les sous-ordres de
lord Roberts, qui se morfond à Pretoria.
476
LE MAGASIN PITTORESQUE
La fameuse marche concentrique des cinq divisions
qui devait aboutir infailliblement à la prise du géné-
ral de Wet et de sa poignéeMe braves n’a pas' amené
le résultat escompté. Bien au contraire, lord Roberts
est forcé d'avouer que ce diable de de Wet est insai-
sissable. Les commandos sonL disséminés un peu
partout et se glissent avec beaucoup d’adresse entre
les colonnes anglaises. Les généraux Rundle, Ilunter,
Paget, Broadwood n’en reviennent pas et nous annon-
cent chaque jour pour le lendemain la capture des
Boers et la pacification complète de l’État libre. Je
n’ai point la place d’entrer dans le détail de cette
lutte fantastique; qu’on me permette cependant de
signaler en passant l’incident comique de Rooi-Krantz,
où les chevaux d’un escadron du général Brabant,
pris de panique, se sont échappés précisément dans la
direction des Boers qui naturellement les ont captu-
rés! C’est le pendant de la fameuse affaire des mules
passant à l’ennemi avec les canons du général Buller.
Ce qui est beaucoup plus sérieux, c’est l’effort tenté
par Louis Botha autour de Prétoria. Grâce à la puis-
sante diversion de de Wet attirant à lui toutes les
troupes dont pouvait disposer lord Roberts, — diver-
sion que j’avais indiquée, — le jeune généralissime
des fédéraux passe brusquement de la défensive à
l’offensive et livre, le 1 1 juillet, une véritable bataille
au généralissime anglais. L’affaire s’étend de Derde-
poort, à 8 milles au nord-est de Prétoria, à Nitrals
Nek, à 18 milles au nord-ouest. A Derdepoort, Gro-
bler ramène xdvement les escadrons du 7e dragons,
mais le combat dans le col de Nitrals est autrement
important. Le régiment de Lincolnshire, 2 escadrons
de dragons et une batterie d’artillerie sont littérale-
ment mis en déroule, et le lendemain matin les
Boers font prisonniers la plus grande partie de ceux
qui ont échappé à la fusillade.
Lord Roberts a juré de prendre sa revanche et, dès
le 16, il prépare son offensive contre Machadodorp où
se tient habituellement le vieux président Kruger.
Trois colonnes sont mises en mouvement à cette date
du 16 juillet : le général French à droite avec la
11e division, le général lan Hamiiton au centre, et
Smith Dorrien à gauche. L’objectif est l’occupation
de Middelburg, qui commande la ligne de Prétoria à
Lourenço-Marquès .
Le 21 juillet, on télégraphie du Cap qu’une grande
bataille est livrée à Middelburg et que Kruger est au
milieu de ses Burghers, les exhortant à combattre
jusqu’à la mort. Le lendemain, un télégramme de
lord Roberts ne souffle pas mot de cette grande
bataille et se contente d’annoncer une escarmouche
sur la ligne de Delagoa. Attendons.
Quant au général Buller, il semble que toute son
activité suffise à peine à protéger ses communications,
par la voie ferrée, avec Durban.
EN CHINE
Les dépêches de la quinzaine ne jettent pas une
clarté bien vive sur la sanglante tragédie de Pékin.
Le télégramme officiel de l’Empereur de Chine adressé,
en date du 18 juillet, à M. Loubet, lui demandant la
médiation de la France et affirmant que tous les mi-
nistres européens étaient sains et saufs sous sa sauve-
garde, nous offre bien une lueur d’espérance, mais
quelle foi peut-on ajouter à une nouvelle chinoise,
même officielle?
Certes, la joie a été grande en France et dans le
monde entier, en apprenant que tout le crime n’était
peut-être pas consommé. Dès le lendemain, hélas ! le
doute envahissait de nouveau les esprits; l’angoisse
devenait plus poignante. Pourquoi l’empereur de
Chine, qui communique si facilement avec ses ambas-
sadeurs, ne permet-il pas à M , Pichon de télégraphier
un mot, un seul, à M. Delcassé ? Tout le monde se
pose cette question et personne n’ose formuler la ré-
ponse naturelle qui en découle.
Les nouvelles de Tien-Tsin sont meilleures. La pe-
tite troupe internationale a fini par s’emparer de la
ville chinoise, le 14 juillet, après un combat acharné
qui a coûté aux Européens plus de 700 hommes mis
hors de combat. L’armée chinoise est en pleine retraite
sur Pékin.
Voilà donc entre nos mains la base indispensable
pour les opérations futures dans le Pé-tchi - Li et la
marche sur la capitale chinoise. La campagne sera
rude, il ne faut pas se le dissimuler, et tous les vice-
rois, le vieux renard Li-IIung-Chang en tête, nous
ménagenl sans doute plus d’une sanglante surprise.
Et puis, à quelle époque l’Europe sera-t-elle en mesure
de marcher ? La France a déjà expédié 7 000 à 8 000 hom-
mes; d’autres effectifs de même importance suivrontà
bref délai. Elle a désigné le commandant en chef du
corps expéditionnaire, le général Voyron, de l’infanterie
de marine, qui aura pour brigadiers les généraux
Bailloud et Frey. Les autres nations font des efforts
analogues. Mais nous sommes loin encore de la concen-
tration des 200 000 ou 250 000 hommes nécessaires,
concentration qui exigera deux mois au moins.
Et pendant ce temps, l’Europe, impuissante, constate
que la rébellion gagne toutes les provinces et que la
contagion s'étend même à la Mandchourie, où nos amis
les Busses sont en guerre déclarée avec les Célestes.
La situation, il faut l’avouer, est très inquiétante, et
peut-être assistons-nous à la mobilisation générale de
la race jaune. Souhaitons que les rivalités internatio-
nales, que les jalousies diplomatiques ne viennent pas
compliquer les difficultés inouïes auxquelles nous
allons nous heurter.
Henri MAZEREAU.
VARIÉTÉS
Ce que nous Mangeons
La viande de cheval.
Le Journal la Santé humaine nous donne sur la
viande de cheval et son histoire, de très intéressants
détails.
Dans les premiers temps du christianisme, les ha-
bitants de la Germanie et de la Scandinavie sacri-
fiaient des chevaux blancs à leur dieu Odin et man-
geaient ensuite la chair des victimes. Pour détruira
le culte des idoles, les missionnaires chrétiens décla-
rèrent impure la viande du cheval et immondes les
hippophages. Plus tard, la croisade contre cet ali-
ment fut abandonnée, mais le préjugé traversa les
siècles. C’est ce préjugé absurde et ridicule qui, à la
campagne encore et dans beaucoup de petites villes,
LE MAGASIN PITTORESQUE
477
fait considérer toute viande de solipèdes (chevaux,
ânes, mulets) comme impropre à la consommation ;
là, une répugnance traditionnelle plus ou moins ins-
tinctive la fait dédaigner de parti pris par bien des
gens. Dans les grandes villes, au contraire, on a si
bien reconnu les avantages de la viande de cheval,
que des boucheries hippophagiques ont été créées et
fonctionnent pour le plus grand bien des classes ou-
vrières, qui veulent allier avec l’économie une ali-
mentation saine et substantielle.
Cet heureux résultat est dû aux puissants efforts
de zélés philanthropes et de plusieurs Sociétés sa-
vantes. Parmentier, l’éminent hygiéniste, trouvait
cette viande appétissante et agréable au goût. L’il-
lustre Larrey ne nourrit-il pas, après Essling,
6000 blessés renfermés dans Pile de Lobau avec des
soupes au cheval ? Aussi recommandait-il l’usage de
cette viande, dont il vantait le bon goût et la valeur
nutritive. Baudens disait que, pendant la guerre de
Crimée, les militaires qui s’étaient nourris de viande
de cheval avaient été préservés du choléra et du
typhus. Des gastronomes appelés à se prononcer l'ont
déclarée digne de figurer sur les meilleures tables.
Dans presque toute l’Europe, l’hippophagie tend de
jour en jour à se généraliser. Les Danois préfèrent le
rôti de cheval à celui du bœuf. Il y a déjà longtemps
que les Belges mangent la chair des solipèdes. En
Suisse, en Allemagne, en Suède, les bouchers ont
ouvert des établissements parfaitement conditionnés
et la consommation de la viande de cheval est répan-
due dans toutes les classes de la société.
En France, la raison qui, croyons-nous, a particu-
lièrement contribué à nous léguer les restes du pré-
jugé dont il est question plus haut, c’est qu’on n’ap-
portait pas à l’abatage et à l’inspection des animaux
les mêmes soins qu’à ceux des autres espèces de bou-
cherie. Mais aujourd’hui les chevaux sont sacrifiés,
non pas aux clos d’équarrissage, mais aux abattoirs
ou dans des tueries spéciales, tandis que l’examen
des animaux et la surveillance des boucheries et
charcuteries sont confiées à des vétérinaires qui se
montrentjustement soucieux de sauvegarder l’hygiène
publique.
Le consommateur n'a donc plus à craindre d’ètre
trompé au double point de vue sanitaire et alimen-
taire de la viande de cheval. Certaines personnes
disent, il est vrai, que cette viande est malsaine
parce qu’elle est maigre. C’est une erreur. Les ani-
maux sacrifiés pour la boucherie sont tout au moins
en bon état ; certains même sont gras, et la viande
persillée n’est pas rare. D’ailleurs, les chevaux trop
maigres sont saisis, de même que l’on saisit les
vaches cordières ou troupières, à cause de leur mai-
greur, et dont la chair, pauvre en principes alibiles |
(graisse et musculine), ne supporterait pas le désos-
sage.
D’aucuns disent encore qu’on ne livre à la bou-
cherie que les vieux chevaux. Le reproche est injuste
en partie, car les boucheries hippophagiques s’ali-
mentent surtout de chevaux méchants, rétifs, et de
chevaux devenus impropres au travail pour des
causes diverses, fractures ou autres accidents, cécité,
boiteries, etc. Et en admettant que les chevaux vieux
prennent le chemin de l’abattoir, oserait-on soutenir
avec quelque apparence de raison que la viande
de ces animaux est inférieure à celle des vieilles
vaches? Un membre de l’Académie de médecine for-
mulait naguère cette opinion : « Vieux bœuf, mauvaise
viande ; vieux cheval, bonne viande. » Cet adage est
souvent l’expression de la vérité, car comment veut-
on qu’une vache de quinze ou seize ans, qui a tra-
vaillé, donné plusieurs veaux et des milliers de
litres de lait, puisse fournir de la viande? La viande
de cheval, saine et convenablement préparée, lui sera
certainement supérieure.
En condensant ce qui précède, nous pouvons dire
que la viande du cheval abattu dans des conditions
satisfaisantes est ferme, appétissante, et qu’elle pos-
sède des propriétés toniques et nutritives élevées ; en
outre, le bouillon fourni par cette viande est savou-
reux, aromatique et convient aux estomacs délabrés ;
de plus, les mets préparés avec ces viandes sont ten-
dres, sapides et substantiels.
Pourquoi, d’ailleurs, en serait-il autrement ? Pour-
quoi cette viande serait-elle de nature inférieure à
celle des autres animaux que nous mangeons ? Le
tissu musculaire du cheval n’a-t-il pas la même com-
position chimique et la même structure que celui des
autres espèces de boucherie? Du reste, les recherches
de Liebig ont prouvé qu’à poids égal il renferme plus
de matières albuminoïdes que celui des bovidés.
Quant à la nourriture, le cheval est herbivore comme
le bœuf, comme le mouton ; mieux que cela, il choi-
sit ses aliments plus minutieusement que ces der-
niers, puisqu’il refuse très souvent les fourrages
moisis ou avariés que les bêtes bovines mangent
après lui.
Donc, la vdande de cheval constitue un aliment
excellent et économique à la fois, qui est appelé à
modérer le prix excessif des autres denrées alimen-
taires et à servir de mine de nutrition aux classes
pauvres et même aux classes aisées dans l’avenir.
LE PORT DE PARIS
Sait-on que le port qui, en France, représente le
trafic le plus important n’est ni Le Havre, ni Mar-
seille, mais bien Paris? C’est le Tour du Monde qui
nous l’apprend.
En 1898, le mouvement du port de Paris s’était
élevé au total de 9164825 tonnes avec 46 457 bateaux,
comprenant tous les types en usage sur les réseaux du
Nord, de l’Est, du Centre et du Sud-Est, depuis le
petit bateau du Berry jusqu’au chaland de la basse
Seine. Or, le plus actif de nos ports maritimes, Mar-
seille, a enregistré, pour la même période annuelle,
un trafic inférieur de plus de 3 millions 1/2 de tonnes,
soit 5 595 647 tonnes. Différence colossale, on le voit.
Elle s’explique d’abord par ce fait que Paris est un
énorme centre de consommation, mais aussi parce
que le port de Paris est admirablement relié au
réseau navigable, non seulement de France, mais
d’Europe. Cette heureuse situation a permis au mou-
vement commercial du port de Paris de progresser
alors que, durant les cinq ou six dernières années,
les moyennes des entrées et sorties demeuraient à peu
près stationnaires dans nos grands ports.
Si nous consultons en effet la statistique de la navi-
gation intérieure publiée par le ministère des tra-
vaux publics, nous voyons que le poids total des char-
gements à Paiis était, en 1883, de 5334000 tonnes.
478
LE MAGASIN PITTORESQUE
Six ans après, ce chiffre s’est élevé à 6 146 916 tonnes;
en 1895, il est de 6937714. En 1896, les 7 millions
sont dépassés de 258 441 tonnes. Un an se passe, et
le 8° million est effleuré. Enlin, en 1898, la progres-
sion du trafic fluvial de Paris fait un saut imposant :
1 241 030 tonnes, soit une augmentation de 15,7 p. 100
sur le nombre total.
Le nombre des bateaux a suivi une ascension
parallèle. On en comptait 32 000 en 1883, on en trouve
46457 en 1898.
Il suffit, d’ailleurs, de circuler sur les quais de Paris
pour y constater une animation très grande. Remar-
quons que sur les 9 164 825 tonnes constituant le mou-
vement total de 1898, les arrivages figurent pour
5 280 788 tonnes ; les expéditions ne sont comprises
dans ce chiffre total que pour 1814196 tonnes, le
transit et le traiic local absorbant le reste. On com-
prendra aisément qu’il en soit ainsi. Paris absorbe
des quantités formidables non seulement de pro-
duits alimentaires, mais aussi de matières pre-
mières, dont ses usines et ses manufactures sans
nombre ont besoin. Les exportations parisiennes qui
suivent la voie de la Seine consistent en objets manu-
facturés, ayant proportionnellement plus de valeur
que les importations, mais tenant beaucoup moins de
place. Tout fait espérer d’ailleurs que ce mouvement
du port de Paris ira grandissant, grâce à une annexe
fort utile, indispensable même, qu’on vient de lui
ajouter, à la lin de l’année dernière. Nous voulons
parler du port d’Ivry, qui a été organisé en port de
transbordement ou de raccordement entre le réseau
ferré et le réseau navigable.
Jusqu’à ces derniers mois, en effet, le réseau ferré
et le réseau navigable se croisaient et s’enchevêtraient
à Paris, sans qu’il existât entre eux aucun point de
contact effectif. La Chambre de commerce de Paris,
depuis longtemps frappée de cet inconvénient, décida,
11 y a deux ans, l’établissement à Ivry d’une « sou-
dure » entre les deux réseaux. L’oeuvre est depuis peu
achevée et nul doute que le port d’Ivry ne donne une
large impulsion au commerce parisien.
tru-
stât isti que comparée
des précédentes Expositions
Comme l’Exposition de 1900 est plus grande que
toutes les autres, comme surtout elle réunit plus
d’exposants, on en conclut quelle attirera plus de
monde encore que ses devancières.
A ce sujet, le journal le Rentier donne des statis-
tiques sur le mouvement des entrées aux expositions
de 1867, 1878, 1889, sur le nombre des voyageurs
venus à Paris à ces différentes époques, ainsi que le
nombre des exposants et des récompenses.
En 1867, la moyenne journalière d’entrées a été de
44 699 et le total général de 8 179 920.
En 1878, la moyenne a été de 65 789 et le total
12 039 471.
En 1889, la moyenne : 152 158, et le total :
28 121 975.
L’Exposition de 1889 a été inaugurée par le prési-
dent Carnot le 6 mai. C’est ce jour-là que les entrées
ont été le moins nombreuses : 36 922.
Les chiffres les plus élevés furent le 3 octobre,
385 367, et le jour de la clôture, avec 373 000 entrées
payantes et 15 000 non payantes, soit 388 000 entrées.
Au total, l’Exposition de 1889 a reçu 28 121 975 visites
payantes.
Les étrangers et provinciaux arrivés à Paris pour
les Expositions se chiffrent par 525 571 en 1867; par
571 792 en 1878; par 1500 000 en 1889. Quant aux
étrangers, ils se classent ainsi par nationalités :
1878 1889
Anglais
64
034
380
000
Belges
31
419
225
400
Allemands
23
524
160
000
Italiens
16
417
38
000
Américains du Nord. .
13
284
115
000
Suisses
14
550
52
000
Espagnols
10
834
56
000
Portugais
))
3
500
Autrichiens
9
122
32
000
Hollandais
7
380
10
000
Russes
6
346
7
000
Grecs, Roumains, Turcs
»
5
000
Suédois, Norvégiens. .
2
896
2
500
Japonais
180 \
Chinois
89 (
8
230
Nicaragua
i 1 ;
Africains (divers pays).
12
000
Océaniens, Javanais. ..
3
800
Ce mouvement a produit des recettes correspon-
dantes dans les grandes compagnies de chemins de
fer. Ainsi, en 1878, l’augmentation des recettes réali-
sées sur l’année précédente a été d’environ 55 000 000.
En 1889, l’augmentation sur 1888 a été de 78000000.
Le nombre des exposants a été le suivant : en 1867,
50 226 ; en 1878, 60 000; en 1889, 60 000.11 est, en 1900,
de 75 000.
LA TOUR DE BABEL
Dans une des dernières séances de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, un savant, M. de Mély,
nous a fait connaître l’état de la tour de Babel en 353
après Jésus-Christ. Dans un manuscrit grec inconnu,
qu’il vient de publier pour l’Académie des sciences,
on trouve en effet la description d’un temple chaldéen,
qu’Harpocration a visité et mensuré très exactement
après en avoir déterminé la position géographique.
Son identité avec Birs-Nemroud, la tour de la con-
fusion des langues ou tour de Babel, est, dit-il, indis-
cutable, et c'est le seul document aussi important qui
nous soit parvenu du monument le plus ancien des
civilisations humaines. Elle avait été restaurée au
vie siècle avant Jésus-Christ par Nabuchodonosor,
qui nous apprend dans son inscription qu’elle avait
été élevée quarante-deux générations avant lui. Grâce
à Ilarpocration, nous savons maintenant qu’au
ive siècle après Jésus-Christ on y célébrait encore le
culte ; elle fut abandonnée avant 380.
Elle était distante de 94 kilomètres de Ctésiphon,
au sud de Babylone; elle se composait d’un soubas-
sement très large de 184 mètres de côté, qui avait
75 pieds de hauteur. Au milieu s’élevait une tour
carrée formée de six degrés superposés, ayant cha-
cun 28 pieds de hauteur; ils étaient surmontés d’un
LE MAGASIN PITTORESQUE
479
petit sanctuaire, ayant lo pieds de hauteur. Ces
sept étages avaient 67 mètres d’élévation. Le premier
degré avait, au niveau de la plate-forme, 43 mètres de
côté. On montait au sanctuaire par trois cent soixante-
cinq marches extérieures, dont trois cent cinq étaient
d’argent et soixante d'or; ce nombre représentait les
trois cent soixante-cinq jours de l’année; divisés par
les sept étages, correspondant aux sept jours de la
semaine, ils donnaient les cinquante-deux semaines
de l’année.
>
LES LIVRES
Quo Vadis, d’Henrik Siesnkiewicz. — Nous avons
enfin la traduction française du fameux roman d’Hen-
rik Sienkiewicz. C’est le roman qui a eu le plus écla-
tant succès, dans ces dernières années, aussi bien en
Europe qu’en Amérique. Traduit du polonais en une
vingtaine de langues et dialectes, il a fait de son
auteur le premier romancier de la littérature polo-
naise actuelle. On a même tiré de l’œuvre de Sienkie-
wicz plusieurs pièces de théâtre.
Le titre en est emprunté à une légende des pre-
miers,temps du Christianisme.
Quand on sort aujourd’hui de Home par la porte
Saint-Sébastien, avant d’arriver à la partie de la voie
Appienne d’où l’on découvre, en pleine campagne
romaine, les monts Albains, sur la route encaissée,
sans horizon, on passe devant une modeste et simple
église, sur le fronton de laquelle on peut lire : Quo
vadis. C’est là que saint Pierre quittant Rome ren-
contra, selon la légende, le Christ lui-même et lui
demanda : Quo vadis, Domine ? « Où vas-tu, Seigneur ?
— Puisque tu abandonnes ton troupeau, je reviens
à Rome pour qu’on m’y crucifie une seconde fois. »
— Et saint Pierre revint sur ses pas...
L’action se déroule donc à l’époque de Néron. Comme
dans le célèbre tableau de Couture, nous voyons,
dépeinte de vigoureuse et pittoresque façon, l’orgie
impériale se poursuivre au Palatin, à Antium et a
Cumes. Les épisodes les plus connus de la vie de
l’histrion couronné sont évoqués avec un art merveil-
leux ; l’incendie de Rome, notamment, y forme une
description d’une terrifiante grandeur. Et tandis que
l’imagination de Néron ne sait qu’enfanter pour éton-
ner Rome asservie, la nouvelle doctrine, venue de
Galilée, gagne chaque jour de nouveaux adeptes, de
déterminés néophytes. Non loin de la capitale, les
chrétiens viennent écouter la parole de Pierre et re-
cevoir le baptême. Nous assistons à la fin sanglante
d’un monde et à la naissance de temps nouveaux.
L’amour d’un jeune patricien, Vinicius, admis à la
cour de César, cousin de Pétrone, l’ami de Néron,
l’arbitre des élégances, pour une Lygienne qui a em-
brassé la religion du Christ, fait le fond même du
roman. C’est cet amour qui amène Vinicius à se con-
vertir au Christianisme: il triomphe de tous les obs-
tacles, il triomphe aussi de César!
Je ne saurais, dans un court résumé, donner une
idée suffisante des scènes variées, des péripéties
émouvantes qui marquent le développement de cette
œuvre puissante. Mais je recommande à mes lecteurs
le livre de Sienkiewicz : c’est un conseil dont, j’es-
père, n’auront qu’à se louer tous ceux qui l’auront
suivi.
Parmi les ouvrages qui se recommandent au public,
surtout au moment de voyager, citons l’œuvre nou-
velle d’Edouard Gachot, A travers les Alpes, qui donne
la plus nette vision des beautés de la montagne
(Flammarion, éditeur). Excursion de deux journalistes
dans les massifs deChamonix, du Grand Saint-Bernard,
du Cervin, du Gothard et sur le lac des Quatre-Can-
tons, les descriptions imagées succèdent aux légendes.
Pas de meilleur guide pour le voyageur allant visiter
la Suisse ou le nord de l’Italie ; pas de meilleur compa-
gnon de voyage; c’est même un très bon livre de
chevet pour... celles ou ceux qui ne voyagent pas.
L'Intime de Michel Dolques est un volume de poésies,
d’inspiration vraiment sincère. C’est une œuvre de
touchante simplicité et de réelle émotion. L’auteur
nous confie — le titre se justifie — ses regrets, ses
espérances et ses joies. Il chante son pays, sa famille,
ses amis dans des vers où il entre plus que de la
reconnaissance; on y retrouve comme un lointain et
dernier écho du rythme lamartinien. On sent que
M. Dolques a vécu dans « l’intimité » de l’auteur de
Jocelyn. 11 faut l en féliciter. Ce qu’il y a de meilleur
dans son volume, ce sont les pièces de poésie où il
laisse s’exhaler harmonieusement les impressions per-
sonnelles, c’est ce qui jaillit de son cœur. Quand il
entreprend les grands sujets, comme dans son hymne
à Gutenberg, sa muse, douce et familière, parait
surprise et hésitante. M. Dolques me pardonnera cette
légère critique qui n’afTaiblit pas, du reste, les éloges
que je me plais à lui décerner et qu’il mérite.
Le Chemin du Repos, par Maurice Pottecher. — Tous
les délicats, tous ceux qui onl souci du Beau, quelque
forme qu’il emprunte, connaissent le nom de Maurice
Pottecher. C’est un des écrivains de la jeune généra-
tion sur qui l’on est en droit de compter.
Aussi avons-nous plaisir à leur signaler une œuvre
nouvelle de Maurice Pottecher : Le Chemin du Repos,
édition du « Mercure de France ». Ils trouveront en
ce recueil de vers, d’une langue souple et riche, de
quoi les charmer. J. G.
RECETTES ET CONSEILS
POUR PROLONGER LA DURÉE DES GANTS.
Moyen de prolonger la durée des gants clairs :
On a le soin, chaque fois que l’on a porté les gants, après
être rentré chez soi, de prendre un peu de mie de pain ferme
et d’en frotter les gants jusqu’à ce qu'ils soient redevenus par-
faitement nets.
On dispose pour cela un linge blanc sur une table, ou y
étend le gant, et l’on frotte celui-ci assez vigoureusement, en
partant du poignet jusqu’au bout des doigts. Il faut, nous le
répétons, que la mie de pain employée soit ferme (la mie
tendre collerait aux gants et ne ferait pas le même effet); afin
qu’elle s’émiette moins, on la laisse adhérer à un morceau de
croûte qui sert comme un dessus de brosse. Cette mie de pain
se noircit promptement au contact des gants salis; il faut, on
le devine, en reprendre une nouvelle tranche pour parfaite-
ment achever le nettoyage.
480
LE MAGASIN PITTORESQUE
Faut-il, oui ou non, mettre des os dans le pot-au-feu?
Quelle est leur valeur alimentaire?
Lorsqu'on met un os dans le ‘pot-au-feu, une partie de la
gélatine contenue dans les pores de cet os finit par se dissoudre,
et les vides qu’elle y laisse se garnissent des sucs de la viande
tenus en suspension dans le bouillon : aussi, après une ébulli-
tion de cinq ou six heures, l’os devient excellent à sucer, car
il a absorbé les meilleurs éléments du potage. Le jarret de
bœuf, en si grande faveur chez les restaurateurs pour la con-
fection du bouillon, doit également en être exclu. Le bouillon
qu’on en obtient est tout simplement de la colle. Le bon
bouillon est et doit être clair et limpide.
Toto ferait moins la grimace s’il s’agissait de sa
Phosphatine Falières.
PENDANT L’ORAGE.
Nous sommes dans la saison des orages ; on ne peut trop
répéter quelles sont les précautions à prendre à ce sujet.
Pendant l’orage, éloignez-vous des rivières, des masses d’eau.
Ne vous, appuyez ni aux murs ni aux haies.
Si vous êtes sur une route, tenez-vous au milieu, à égale
distance des arbres des deux côtés, à moins que parmi ces
arbres se trouve un hêtre à larges feuilles. Cet arbre n’est
jamais frappé par la foudre.
Si vous êtes en voiture et que votre cheval prenne peur aux
coups de la foudre, descendez, et en le tenant par la bride,
tournez-le du côté opposé à celui d’où vient l’orage.
Dans la maison, ayez soin de ne pas vous tenir devant les
croisées, ni dans les couloirs, ni devant la cheminée. Autant
que possible, restez dans la pièce d’en bas, au milieu, et éloi-
gnez-vous de tout objet métallique.
Point de longue vie sans bonnes dents : conservez-les par
l’emploi de Y Eau de Suez, dentifrice antiseptique, le seul qui
blanchit les dents sans en altérer l’émail et parfume délicieu-
sement la bouche.
Pour les soins du corps, toute femme soucieuse de sa beauté
usera exclusivement de l’ Eucalypta, la seule eau de toilette
antiseptique.
Dans l'alimentation des enfants, à quelle époque doit
apparaître la viande ?
La nourriture, jusqu’à dix-huit mois, doit être composée
d’œufs et d’hydrates de carbone, qui seuls sont digérés et as-
similables. Au-dessous de quinze mois, la viande de bœuf et de
veau n’est pas sensiblement modifiée par les organes digestifs
normaux.
La viande est donc toujours nuisible à cet âge. Il en est de
même chez les enfants de quinze à dix-huit mois dont l’état de
santé est médiocre et qui ont des troubles gastro-entéritiques. La
viande est mal supportée par les enfants en état de maladie.
Elle devient la cause de fermentations et d’auto-intoxications
consécutives chez ceux qui sont atteints de troubles gastro-
intestinaux. Elle est bien digérée et améliore la nutrition seu-
lement après le vingtième mois, chez les enfants de bonne
constitution.
DÉGRAISSAGE DES COLS d’hABITS.
Enduire à chaud le col à dégraisser avec de la colle de
menuisier (colle forte) demi-liquide, laisser sécher pendant une
demi-journée; appliquer du savon vert assez chaud et six.
heures après brosser vigoureusement avec une forte brosse dure
mouillée d’alcool ou de forte eau-de-vie. Le dégraissage ainsi
obtenu, on remettra le poil dans la direction voulue en em-
ployant de l’eau chaude.
Voulez-vous empêcher vos flanelles de jaunir au lavage ?
Prenez un litre d’eau, deux cuillerées de farine, délayez-la
bien ; mettez ce mélange sur le feu ; remuez-le ; versez-en la
moitié sur la flanelle en frottant comme si c’était du savon.
Après cela, rincez la llauelle à l’eau claire.
Quant à l’empêcher de se rétrécir, si vous en connaissez un
moyen, je vous prie de me le faire connaître.
POUR CHASSER LES RATS.
Voulez-vous, dit Chasse et Pêche, connaître un excellent
moyen de vous débarrasser des rats, la grande nuisance des
greniers à fourrages, comme de tout endroit où les provisions
sont amoncelées? Le remède est simple, peu coûteux et telle-
ment efficace, que les intéressantes familles de rongeurs
quittent votre demeure avec un dégoût non déguisé.
Tâchez de vous procurer un ou deux rats du voisinage ou
d’en attraper quelques-uns chez vous-même. Prenez-les déli-
catement par le cou, au besoin au moyen d’une paire de pin-
cettes entourées d'étoffes, et plongez-les dans du goudron de
houille, en ayant soin que la tête ne soit pas touchée. Lâchez
votre rat et laissez-le regagner ses pénates. Vous m’en direz
des nouvelles.
POUR PAIRE DISPARAITRE LES VERRUES.
11 y a nombre de recettes pour faire disparaître les verrués;
en voici une très facile à mettre en pratique, qui nous a été
communiquée.
Faire un petit cataplasme de farine de blé humectée de fort
vinaigre. Placer sur la peau un morceau de sparadrap au mi-
lieu duquel on a percé un trou par où passe la verrue. Re-
couvrir celle-ci du cataplasme qui, grâce au morceau de spara-
drap, n’irrite pas la peau.
On renouvelle l'application du cataplasme jusqu’à complète
réussite.
JEUX ET fl|VlUSE|VIE|MTS
Solution du Problème paru dans le numéro du 15 Juillet 1900
Avant la suppression du 0, on avait 230 ; comme on avait
ajouté 2 au produit par 4, ce produit était 228.
228
Le nombre multiplié par 4 était donc — ou 57.
Avant la soustraction de 3 on avait 60; et comme on avait
multiplié par 5, le nombre primitif était 12.
Il avait donc 12 francs.
Ont résolu le problème: Mlles Th. Le Brun, Rose Fouquet,
à Paris ; MM. Robert Pillivugt, à Foëcy (Cher) ; Georges Lutz, à
Strasbourg; Prève, à Chambéry; Isnardon, à Arles ; Mlle Lau-
tier, à Valence; Mme Marchand, à Limoges; Ancel, à Pontar-
lier ; Vincent, à Lyon; Robert, à Châteauroux ; Chardon et
Marot, à Bordeaux; la Société des commerçants, à Lugano ;
Mlle Claire de Tcustain pacha, à Contantinople ; l’Union chré-
tienne des jeunes gens, à Neufchâtel (Suisse); Aubry, à Ronfleur.
énigme : Fusil.
PROBLÈME.
Un ouvrier convient de travailler pendant 10 mois pour
650 francs, plus un porc gras estimé 1 fr. 20 le kilogramme. A la
fin du huitième mois, l’ouvrier tombe malade et réclame pour
son salaire 496 francs plus le porc. Combien pesait ce dernier ;
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — Cobteil. Imprimerie Ld. Cbété.
LE MAGASIN PITTORESQUE
LA PORTE DE LA CATHEDRALE DE VERONE
«IlilÉÉll
La Porte de la Cathédrale de Vérone. — Gravure de Delociie.
10
15 août 1900
482
LE MAGASIN PITTORESQUE
LA PORTE DE LA CATHÉDRALE DE VÉRONE
La cathédrale de Vérone n’est sans doute pas
le monument le plus visité de cette ville. Il est
certain que le palais du Conseil, les tombeaux des
Scaliger, la place des Herbes ou la prétendue
tombe de Juliette attirent et retiennent plus de
voyageurs. Mais le portail que nous présentons
à nos lecteurs est de si harmonieuses proportions,
il est si simple et de style roman si pur qu’on ne
peut s’empêcher de l’admirer. Les deux colonnes
du premier plan, portées par des griffons, rappel-
lent les colonnes de la chaire de la cathédrale de
Pistoïa; elles n’en ont pas cependant l’élégance
ni le fini. Derrière ces deux colonnes travaillées
et les deux autres lisses, on remarque les statues
des paladins de Charlemagne, Roland et Olivier.
Les moulures qui encadrent la porte sont toutes
de motifs et de dessins différents. Les bas-reliefs
grossiers de ce portail sont, d’après une ins-
cription, d’un certain Nicolaus. La façade entière
de l’église, qu’on aperçoit ici en partie, n’a pas
la richesse des cathédrales d’Orviéto, de Sienne
et de Florence. Ce qui la distingue, c’est la sim-
plicité. Elle date du xivc siècle.
J. G.
AU CANADA
ROCHEUSES “ FIN DE SIÈCLE
Bien que le perfectionnement des moyens de
transport ait singulièrement rapproché l’ancien
et le nouveau continent, on n’est pas encore bien
accoutumé, en Europe, à considérer les monta-
gnes Rocheuses comme une station d’été.
Le paysage que nous mettons aujourd’hui sous
les yeux des lecteurs du Magasin Pittoresque
montre mieux que de longues dissertations la
différence qui sépare le Far- West de cette fin de
siècle d’avec celui de Fenimore Cooper. Un effort
de pensée est nécessaire pour se convaincre qu’on
n’est pas là en face d’un des hôtels alpestres de
Suisse ou du Tyrol ; pour se rendre compte que,
dans ces forêts, le touriste rencontre, non de
petits montagnards prêts à lui vendre des cor-
beilles de fruits et des jouets de sapin, mais de
solennels Peaux-Rouges très désireux de se défaire
de colliers de perles fausses, de flèches et de mo-
cassins.
Il y a toutefois un point de ressemblance entre
les deux situations : c’est que dans l’un et l’autre
cas le voyageur est mis en coupe réglée par les
naturels.
Le principal pionnier de la civilisation des
Rocheuses est sans contredit la compagnie des
chemins de fer du Canadian Pacific. Ce n'est pas
seulement aux États-Unis que l’art d’ « amorcer »
le touriste a presque atteint la perfection. Au
Dominion aussi de puissants capitalistes ont
choisi des sites inconnus jusqu’alors, bâti
d’énormes hôtels, et, ceci fait, à coup de réclame,
ont dirigé de leur côté un courant, tous les ans
plus considérable, de voyageurs.
Ce que M. Flagler et d’autres nababs des voies
ferrées ont fait pour la Floride (1), le Canadian
Pacific l'a exécuté pour les Rocheuses de la
colonie anglaise.
(1) Voir le numéro du 1er février 1897 du Magasin Pitto-
resque.
A vrai dire, le System d'hôtels de cette compa-
gnie n’est pas limité aux montagnes du Far-
West. On lui doit, à d’extrême Est, le magnifique
et pittoresque Frontenac, qui, s’élevant sur la ter-
rasse Dufferin à Québec, a entièrement changé
l’aspect général de la vieille cité française.
A Montréal, c’est le Place Viger Ilotel ; à Van-
couver, à l’autre extrémité delà ligne, sur l’océan
Pacifique, le Vancouver Hôtel, un des plus beaux
de l’Ouest. Dans l’intervalle, le long de la voie
ferrée sont échelonnés sept autres grands cara-
vansérails, dont six dans les Rocheuses.
Hâtons-nous d'ajouter que cette compagnie du
C. P. Railway, qui a tant faitpour les touristes, n’a
pas oublié les déshérités de Infortune. Les voya-
geurs qui ne peuvent se payer le luxe de wagons-
lits ne sont, pas plus que les riches, obligés de
changer de voiture sur l’immense parcours de
Montréal à Vancouver. Les wagons dits co/onists,
qui sont en réalité la deuxième classe de ce pays,
renferment des banquettes à extension, formant
lit la nuit. Pour des prix modiques, on peut se
procurer dans les gares des matelas (3 fr. 73), des
oreillers, des couvertures, et éviter ainsi les frais
des sleeping-cars. La question de nourriture a
été réglée sur le même plan : quiconque trouve
trop cher de payer 3 fr. 73 au wagon restaurant
peut faire un repas économique au buffet roulant.
Il n’est même pas nécessaire, à la rigueur,
d’acheter un guide pour avoir des renseignements
détaillés sur les contrées parcourues. Peu de
sociétés commerciales entendent l’art de la
réclame comme les compagnies de chemins de
fer du Nouveau Monde. Elles publient et distri-
buent avec un zèle puissamment avivé par la con-
currence, toutes sortes de brochures, indications
annotées, relations de voyages, des livres même de
plusieurs centaines de pages ornés d’illustrations
à profusion.
LE MAGASIN PITTORESQUE
483
Aussi le voyageur qui s’achemine aujourd’hui
vers les montagnes Rocheuses se trouve- t-il si
bien pourvu de plans, cartes et renseignements
statistiques qu’il lui est plus facile de se faire une
idée des régions traversées qu’à maint Parisien
qui se rend de la capitale à Marseille. Le chasseur,
le pêcheur, qui forment le gros du corps d’armée
des touristes, n’ont pas été négligés. Les détails les
plus minutieux leur sont donnés, dans des indi-
cateurs spéciaux, sur les lacs et les forêts, avec
souvent d’un mois à peine de repos par an. Nous
pourrions citer des hommes d’affaires bien con-
nus qui n’osent pas s’absenter de leur business
plus de huit jours !
Il faut évidemment que tout soit organisé pour
donner à ces esclaves du dollar la plus grande
somme de jouissance et de confort possible dans
un minimum de temps. Quant aux quelques
membres de cette aristocratie d'argent qui ont
la chance de n’être pas rivés à un bureau, ils ne
L’hôtel B an 11', dans les Rocheuses.
des tableaux indiquan t la répartition du gibier, etc. ,
depuis Terre-Neuve jusqu’aux rivages du Paci-
fique, jusqu’en Alaska !
Quelques esprits chagrins diront peut-être que
faciliter de la sorte les excursions, c’est les dépoé-
tiser, c’est leur enlever cet imprévu qui est un
des grands charmes des voyages. Peut-être ! Mais
on conviendra qu’il est bien commode de « faire »
les Rocheuses avec* la même aisance que l’Ober-
land bernois. C’est bien quelque chose que la
certitude de trouver, à la fin de chaque journée,
un bon hôtel où votre courrier vous attend, et oii
vous êtes aussi exactement renseigné sur le cours
de la Rourse qu’à New-York ou à San-Francisco.
lût puis, il faut le dire, plus on va, moins on ren-
i contre d’individus disposés à courir l’aventure à
la façon des héros de Gustave Aymard et d’Edgar
Poe. Aujourd’hui tout le mondeest affairé, pressé.
Les vacances sont courtes. Nombre de million-
naires américains eux-mêmes doivent se contenter
sont pas d’ordinaire de l’étoffe dont on fait les
explorateurs.
L’hôtel Banff, que représente notre illustration,
est situé dans ce qu’on appelle le Parc des
montagnes Rocheuses — c’est-à-dire un territoire
de 26 milles de long sur 10 de large qui est une
réserve nationale, correspondant en petit,
pour le Canada, au fameux parc national du
Yellowstone des Etats-Unis. Ce genre de réserves
sont soustraites à l’autorité de la province ou de
l’Etat où elles sont situées, et sont contrôlées
exclusivement par le pouvoir central, — au Canada
l’administration de la colonie; aux États-Unis, le
gouvernement fédéral. Cette disposition a pour
but d’assurer la préservation de grandes beautés
naturelles et la perpétuation d’animaux rares et
curieux. C’est à cette sage mesure, par exemple,
qu’on doit la conservation des buffalos.
Le Pure des Rocheuses est une Suisse en minia-
ture, où tout acté fait pour faciliter aux touristes
4S4
LE MAGASIN PITTORESQUE
l’accès des sites merveilleux que la nature s’est
plu à y accumuler. Pour y être un peu inférieures
en hauteur à celles de la chaîne principale des
Alpes, les montagnes des environs de Banff n’en
forment pas moins un des plus beaux spectacles
qu’il soit possible de contempler. Leur variété, la
hardiesse de leurs lignes et aussi l’auréole de
mystère, de poésie dont elles sont entourées leur
donnent un cachet qui ne se retrouve pas dans
les contrées analogues de l’Europe. D’ailleurs, les
trains rapides du Pacifique dans cette région sont
munis de wagons dits « d’observation » qu’on
attache au convoi pour la traversée des Rockies
et dont la disposition permet de ne rien perdre du
paysage. Ce sont en fait des voitures presque en-
tièrement vitrées, placées à l’arrière des trains, et
possédant une élégante plate-forme ou véranda
où l’on peut s’asseoir pour contempler la vue.
Disons-le en passant: les observation cars sont
employés également aux États-Unis pour la tra-
versée des Rocheuses centrales et aussi dans les
Alleghanies en Pennsylvanie, et enfin entre New-
York et Buffalo — trajet fertile aussi en sites
charmants.
L’hôtel lui-même est bâti sur une colline isolée,
dominant la rivière Bleue et formant un obser-
vatoire naturel. Un des grands charmes de cette
résidence est la possibilité de prendre des bains
sulfureux ; l’eau d’une source chaude du voisinage
est amenée à l’établissement. Beaucoup de tou-
ristes cependant préfèrent aller se plonger dans
la fontaine elle-même, au fond d’une grotte au
dôme élevé, où l'on pénètre par un tunnel arti-
ficiel. 11 y a plusieurs sources chaudes, à différentes
altitudes au-dessus de Banff.
Les distractions qu’on peut se procurer là sont,
comme on le pense, très variées. Il va sans dire
que l’amateur d’ascensions peut s’en donner à
cœur joie, surtout depuis que le Canadian Pacific
a eu l’heureuse idée d’attacher à l’hôtel des guides
venus de Suisse... On le voit, elles sont loin, les
Rocheuses d’antan !
Mais il faut bien reconnaître que, çà et là, on
trouve des scènes qui empêchent l’illusion de la
civilisation d’être trop complète. A peu de distance
de la station, le long de la voie, est un pâturage
de 200 hectares où il vous est donné de
contempler les monstrueux et dépenaillés rois des
prairies — les buffalos — et de vous reporter par
la pensée au temps déjà lointain où le sifflet de
la locomotive en faisait fuir les pesants troupeaux,
à perte de vue dans un nuage de poussière rou-
geâtre...
Les amateurs de curiosités trouvent à satisfaire
leur fantaisie à Banff aussi bien qu’ailleurs. Les
derniers descendants des Pieds-Noirs ou desCress
sont toujours là, sous la main, prêts à vendre à des
prix exorbitants des objets qui souvent n’ont
même pas le mérite de l’authenticité. Absolument
comme ces fellahs des environs des Pyramides qui
offrent aux Anglais des monnaies antiques fabri-
quées dans un faubourg de Londres, les « braves»
des Rocheuses sont amplement pourvus de cornes
de buffalos tirées des abattoirs de Winnipeg ou
de Chicago. Ils ont même, sous un certain rapport,
le sens des affaires plus développé que maint
paysan du vieux continent. Alors que l’on voit
assez fréquemment, en Bretagne, par exemple, de
bonnes gens très disposés à poser gratis pour
un dessinateur de passage, messieurs les Indiens,
eux, se font tirer l’oreille et, pour employer
l’expression consacrée, « graisser la patte ».
N’allez pas croire au moins que vous pourrez les
saisir avec votre caméra ; ils flairent le piège
avant peut-être quel’idée vous soit venue de vous
en servir. Et ce n’est que la vue d’une belle pièce
blanche qui les détermine à sortir leur visage de
la couverture bariolée où ils l’ont enfoui.
Une des grandes attractions du Canada est
l’abondance du gibier et du poisson. Même à une
faible distance des grandes villes comme
Ottawa ou Kingston, les pêcheurs n’ont pour
ainsi dire que l’embarras du choix. La renom-
mée de la colonie à ce point de vue n’est plus
à faire ; et il n’est pas rare que des sportsmen
anglais fassentchaque année le voyage d’Amérique
pour venir jeter leur filet dans le lac Saint-Jean,
au nord de Québec, ou dans un des mille cours
d’eau de l’Ontario. S'il en est ainsi dans l’Est,
c’est-à-dire dans la partie populeuse du Canada, on
peut juger de l’état de choses dans les Rocheuses.
Lcà, de plus, est le refuge d’une grande variété
de gibier : elk, rnoose , caribou , et ces chèvres
blanches qui sont les chamois de ces parages, à
qui il faut ajouter les panthères et le célèbre
grissly bear , l’ours gris d’Amérique. Ce dernier
toutefois est de caractère difficile et peu de tou-
ristes se hasardent sur ses domaines. Les chasseurs
avides d’émotions — il y en a encore quelques-
uns, heureusement — s’adjoignent toujours des
Indiens quand ils partent à la recherche de la
grosse bête. Aux novices que tenterait une
pareille excursion nous nous permettrons de
donner un avis. Qu’ils ne se lancent pas à la
poursuite du grizzly avec un fusil de chasse de
faible calibre, comme le Winchester de leursguides
indiens. Cette arme peut être suffisante au Peau-
Rouge qui n’a pas son pareil pour s’approcher
sans bruit du gibier et arrive à le fusiller à bout
portant. Le chasseur ordinaire n’a pas les mêmes
avantages, et d’ailleurs, le moment psychologique
venu, n’est pas assez maître de ses nerfs pour
combattre son ennemi autrement qu’à une dis-
tance respectable.
Il n’y a là rien que de fort naturel. L’homme
civilisé peut avoir asservi l'Indien, converti la
prairie en une exploitation agricole, bâti des
hôtels somptueux au pied des Rocheuses, il n en
reste pas moins un fort petit garçon devant les
derniers représentants de l’âge de la force brutale,
en tête à tête, dans la solitude des bois.
Ils sont légion, ces Tartarins des «Rockies » qui,
LE MAGASIN PITTORESQUE
485
partis en guerre armés de pied en cap, se sont
sentis soudainement bouleversés par la réper-
cussion lointaine du grognement terrible du roi
des forêts canadiennes, et qui, pris de nostalgie
pour le fumoir confortable de l’hôtel, ont, au
grand dégoût des guides, rebroussé chemin. Ce
qui ne les empêche pas, plus tard, quand ils ont
mis entre eux et Ranff quelques milliers de lieues,
de faire frémir leurs amis au récit de leurs
prouesses cynégétiques, et de déployer devant leurs
yeux des dépouilles opimes conquises, non avec
du plomb, mais au poids de l’or; et au même
moment peut-être, le véritable héros de la chasse,
quelque Pied-Noir, dans une hutte sur les rives du
lac du Diable, est étendu sous sa couverture
criarde, ivre-mort, cuvant le whisky dont les
billets de banque de la face pâle l’ont si généreu-
sement pourvu... O civilisation!
George NESTLER TRICOCHE.
LA CHASSE AUX GAZELLES
Une royale matinée de novembre, encore très
ensoleillée, pourtant déjà fraîche. Au gré d’une
légère brise les alfas s’agitent mollement, — les
alfas gris et jaunes piqués çà et là de la masse
vert sombre d’épais buissons de jujubiers sau-
vages.
Dans la vallée de
l’oued el Abiod que res-
serrent entre leurs as-
sises deux chaînons de
hauteurs, presque pa-
rallèles à leur nais-
sance, mais qui s’écar-
tent par la suite assez
brusquement avant de
s’aller perdre à l’entrée
du Sahara dans les sa-
bles des dunes, nous
chevauchons, le chef du
poste, le caïd Slimane
et moi, en avant d’une
vingtaine de cavaliers
indigènes. Deux cou-
ples de lévriers se font
paresseusement remor-
quer à l’aide de longues
cordes en alfa.
Pas de conversa-
tions : la voix porte
loin dans ces solitudes,
et l’on sait la gazelle
prompte à s’effarou-
cher.
De temps en temps
seulement l’un de nous, se soulevant sur les
étriers, scrute l’horizon. « Rien? » demande aloi's
quelque autre. Et jusqu’à présent la réponse n’a
pas varié : « Rien ! » a-t-il répondu.
Des lièvres parfois déboulent; des perdrix
fuient en se rasant parmi les touffes. Rah ! des
lièvres et des perdrix, quand on chasse la ga-
zelle!... — Oh ! la jolie fable que celle du héron
qui méprisait les tanches !
Cependant voici qu’une certaine agitation se
manifeste chez nos cavaliers. Chacun, se dressant
sur les arçons, fixe avec attention une direction
unique. Nous les imitons.
« Je ne vois rien, fais-je à Slimane; et toi ? »
Après quelques secondes il dit :
« Des gazelles... quatre.
— Mais où donc ?
— Un peu sur ta gau-
che, très loin, ces taches
blanches dans l’alfa. »
Je ne distingue tou-
jours rien ; mais je reste
convaincu que le caïd
ne se trompe point; je
connais par expérience
l’acuité de vue des
nomades.
Rapidement nous ga-
gnons un pli du terrain,
pour nous y concerter.
Le plan d’attaque est
vite arrêté. Tandis
qu’avec Slimane nous
nous tiendrons cachés
en ce point, les rabat-
teurs, partagés en deux
fractions, se rapproche-
ront du flanc des colli-
nes et gagneront du ter-
rain, en se dissimulant
le plus possible, de fa-
çon à dépasser les ga-
zelles, aies envelopper ;
puis, se montrant su-
bitement, ils les pous-
seront sur nous au galop de leurs chevaux.
L’attente me semble interminable, d’autant
plus que, pour ne pas nous laisser éventer, nous
nous tenons cois. Déjà je commence à craindre
notre tactique déjouée lorsqu’un cri soudain
— signal convenu — nous fait bondir à la crête
en quelque foulées de galop.
Les voici devant nous, à cent mètres tout au
plus, les gracieuses petites bêtes, et qui se hâtent
de notre côté, le seul qui fût resté libre jusque-là.
Notre soudaine apparition leur montre que cette
Le caïd Slimane.
LE MAGASIN PITTORESQUE
480
dernière issue se ferme à son tour. Hésitantes,
elles ralentissent; mais autour d’elles le cercle
des rabatteurs se resserrant, elles se décident à
forcer le passage. Se jetant droit sur nous, elles
avisent un trou laissé sur notre gauche, entre deux
cavaliers trop écartés,
et, après un brusque à
gauche, elles défilent
devan 1 nous à la queue
leu leu.
Quelle merveilleuse
cible! Attention, c’est
le moment: feu ! Vingt
coups de fusil écla-
tent en une même
salve; la fumée se
dissipe et les quatre
gazelles trottinent tou-
jours, sans trop se
presser vraiment, un
peu ahuries seule-
ment, semble -t-il, de
tout ce bruit. Pas une d’effleurée ; mais par
quel miracle, dans cette décharge générale, ne
nous sommes-nous pas fusillés mutuellement?...
Reste la ressource du second coup; nouvelle
salve, donc, et sans tarder; hélas! avec un succès
égal.
Effrayées pour de bon, cette fois, elles prennent
le parti de se
séparer. Choi-
sissant chacune
un point de
direction par-
ticulier, elles
détalent aux
quatre vents de
l’espace. Aus-
sitôt quatre
groupes de
chasseurs se
lancent à leur
poursuite avec
les sloughis dé-
couplés. Oh !
l’ivresse de ces
courses folles
qu’aucun ob-
stacle n’arrête,
le regard hyp-
notisé sur une
forme légère et bondissante qu’on approche sou-
vent et qu’on n’atteint presque jamais.
Pour forcer la gazelle, une expérience, un art,
un s*ang-froid sont nécessaires que ne possèdent
guère des chasseurs nombreux qui se surexcitent
les uns les autres. Ils perdront leur temps, à moins
que le terrain ne se fasse lui-même leur complice.
C’est que le triangle très aigu que forment les
minuscules sabots de la petite bête a besoin de
l’élasticité d’un sol ferme. Dans les terrains lourds,
Un groupe de gazelles.
f amille de sloughis (lévriers arabes).
la gazelle enfonce, perd du terrain et se fait
prendre.
Malheureusement pour nous, le sol de la vallée
ne présente que des surfaces dures. Si bien qu’une
demi-heure plus tard nous nous retrouvons, bre-
douilles, au [point de
départ, auprès de Sli-
mane qui, dès le dé-
but, jugeant la pour-
suite vaine dans les
conditions où elle
s’entamait, s’était ar-
rêté, se réservantpour
des circonstances
meilleures.
Tout était à recom-
mencer.
Après avoir laissé
souffler nos chevaux,
nous nous remettons
en quête. Bientôt deux
autres gazelles sont en
vue. On reprend la même tactique. Vraiment
cette fois, dans notre cachette, il nous semble que
nous attendons trop longtemps le signal des ra-
batteurs. Et nous nous décidons à nous montrer.
Voilà bien les cavaliers qui reviennent; mais de
gazelles, point. Pendant qu’ils prononçaient, en se
dissimulant, leur mouvement d’enveloppement,
le gibier s’était
dissimulé lui
aussi, sans qu’il
fût possible de
le retrouver.
De guerre
lasse, nous nous
sommes assis
au pied d’unté-
rébinthe et
nous avons tiré
'des besaces
quelques pro-
visions : pour
être chasseur
malheureux, on
n’en sent pas
moins la faim.
Après déjeuner
nous nous re-.
mettons en
chasse. Plus de
gazelles. « Pas même la queue d’une!... »
Découragés, nous décidons de rentrer, remettant
la suite à un jour moins néfaste. Et nous cher-
chons à nous rattraper du moins sur les perdrix
et les lièvres dédaignés le matin : il n'y en a plus !
Oh ! ce héron... « au long bec emmanché d’un long
cou... » !
Slimane cependant ne nous suit qu’à regret.
Il marche le tout dernier, se retournant à chaque
instant pour regarder en arrière : qu’espère-t-il
LE MAGASIN PITTORESQUE
487
donc ? Soudain il fait demi-tour et s’éloigne au
galop en compagnie de son sloughi. Nous nous
arrêtons pour l’observer. A nos regards il dispa-
raît bientôt, pour reparaître beaucoup plus loin.
Il cherche à couper de la montagne une gazelle
que nous commençons, nous aussi, à apercevoir.
Quelle course fantastique! Parfois tout s’évanouit,
gazelle, chasseur et lévrier; puis l’on voit de nou-
veau un point blanc surgir tout bondissant, et
presque aussitôt un point plus foncé mais égale-
ment petit — le chien — suivi de la tache blanche
des burnous du cavalier. Enfin un petit nuage de
fumée s’élève, et plus rien.
Lorsque, un peu plus tard, Slimane reparaît, il
rapporte une gazelle morte, maintenue ployée sur
l’encolure de sa jument...
Nous la mangeâmes le surlendemain, rôtie tout
entière, à la façon des moutons chez les Arabes.
Excellent, à coup sûr, la gazelle; mais très in-
férieur à notre chevreuil. Michel ANTAR.
UN VITRAIL PERDU
« Parmi les arts dont les résultats offrent le plus
de charmes et obtiennent la plus grande durée,
on doit particulière-
ment distinguer la
peinture sur verre.
L’immuabilité, l’in-
time adhérence, l’in-
délibilité des sub-
stances colorantes
employées dans ses
procédés, bravent les
impressions les plus
contrastées de l’atmo-
sphère, l’intempérie
des saisons et la lime
des ans. Inaltérable
lui-même, le verre
brille de l’éclat dia-
phane de ses vives
couleurs et leur com-
munique réciproque-
ment le sien ; mais
délicat et fragile, au
moindre choc, hélas !
le tableau vole par
éclats... en un clin
d’œil le prestige est
détruit.
« De combien de vi-
tres précieuses n’a-
vons-nouspas, depuis
longtemps, à regret-
ter la perte ; combien
n’en périt-il pas en-
core chaque jour! et
quels souvenirs nous
en reste-t-il? Rien,
ou fort peu de chose.
« Une foule de
mauvais tableaux, de
sculptures médio-
cres, de compositions sans intérêt, ont mille et
mille fois exercé le crayon et le burin de nos
devanciers et de nos contemporains, insipide
moisson dont regorgent les cabinets et les porte-
feuilles — quand le champ le plus fertile, le re-
cueil des plus curieux vitraux peints reste encore
inculte et dédaigné. »
Ainsi s’exprimait
un élève de David, le
savant Langlois, en
commençant sa des-
cription des princi-
pales peintures sur
verre des églises de
Rouen.
En lui empruntant
aujourd’hui un des
sujets principaux, la
Sibylle de Samos ,
nous tenons à rappe-
ler son excellent ou-
vrage, aussi bien que
ses dessins, qui oc-
cupent toujours le
premier rang.
Nous avons en effet
si peu de bons ta-
bleaux à présenter
pour les dernières
années du xve siècle,
qu’il faut reconnaître
que la peinture sur
verre était alors la
véritable forme fran-
çaise de l’art par ex-
cellence. Cette jolie
figure, disparue de-
puis près de quarante
ans, pendant quel-
ques réparations sans
doute, se trouvait à
la deuxième travée
du collatéral gauche
de la nef en regar-
dant le chœur, dans
l’église abbatiale de Saint-Ouen.
A l’époque de Louis XVII se rattache la fabri-
cation de ces vitres où l’on voyait briller, à travers
les vestiges de l’ancienne manière, un caractère
488
LE MAGASIN PITTORESQUE
de bon goût et d’élégance très prononcé.
Les antiques devineresses, comme notre sibylle,
occupèrent souvent, quoique païennes, en faveur
des prédictions qui leur furent attribuées, un rang
fort distingué parmi les croyances religieuses de
nos pères, qui, dans la décoration de leurs
temples, introduisirent leurs effigies parmi celles
des prophètes et les images les plus révérées.
line idée assez inexacte, qui a généralement
cours, est que l’étude des miniatures des manuscrits
contemporains des tableaux sur verre, donne des
indications suffisantes sur l’art de cette époque.
Cela serait plus vrai pour les peintures à fresque,
que l’on retrouve parfois dans des anciennes
églises souvent éloignées des grands centres, mais
souvent recouvertes par les badigeonneurs. Il y a
là les reliques d’un grand art disparu, dont il nous
faudra reprendre patiemment l’étude, en nous
rappelant que la peinture des manuscrits était
circonscrite dans des bornes fort étroites. D’ail-
leurs, ces sujets calligraphiques furent souvent le
fruit des loisirs des moines et de beaucoup de
femmes, dont la somme des talents était, pour
leur temps, ce qu’est, pour le nôtre, la commune
habileté de nos amateurs.
Près des magnifiques allées dessinées pour les
sires de Beauvoir par Mansart autour du manoir
de Rovenscourt-Parc, à Sliepherd’s Bush, on voit
un panneau reproduisant en peinture brillante,
sur une ancienne armoire normande, notre sibylle.
Les montants et les pinacles sont surmontés d’une
couronne gothique imitéedecelledelagrande tour
de l’abbaye de Saint-Ouen. Le peintre a garni les
autres panneaux de sujets tirés du grand ouvrage
de Willemin, auquel la collaboration de Langlois
a été si précieuse. Tout près de là on voit encore
un ancien calvaire apporté de France à Brook
Green par des religieuses sous la Révolution, et
un chapiteau de la salle capitulaire de Saint-
Georges de Bocherville, qu’on croit avoir appar-
tenu à la reine Caroline de Brunswick, femme de
Georges IV.
C. B.
i
DANSES FRANÇAISES1'
A Carlotta Zambelli.
Certes, le temps n’est plus où la sainte cadence
De la flûte, mêlée au luth mélodieux,
Entraînait à Délos les vierges vers la Danse,
Gloire pour la Patrie et culte pour les dieux.
Mais la Danse pourtant est une Muse encore;
Elle a toujours l’étoile à son front inspiré,
Et toujours, parmi ses compagnes, Terpsichore
Mène le chœur féerique autour du mont sacré.
Elle le mènera, tant qu’ainsi, misérable,
L’homme, pour s’enchanter, chantera son tourment
Et que, sous le fardeau qui l’oppresse et l’accable,
Il voudra délivrer sa marche en la rythmant.
1. Cette poésie a été dite par M. Boucher, de la Comédie
française, à la fête- donnée à l’Elysée le 9 août.
— Comme en ces jours lointains de la divine grâce,
Quand elle soumettait tout un peuple à ses lois,
Elle a trouvé chez nous une âme d’allégresse
Et semé mille fleurs sur le vieux sol gaulois.
Cueillons et respirons ces fleurs de courtoisie,
D’élégance héroïque ou de défi joyeux...
— Voyez, leurs noms déjà sont une poésie
Où se trahit l’accent et l’esprit des aïeux:
D’abord c’est la Pavane, à la démarche lente,
Que le grave Sully dansait à l’Arsenal,
Et qui triomphera, magnifique et galante,
Au temps du grand Corneille et du grand cardinal.
Ces cavaliers, le feutre à plumes sur les tempes,
Soulevant derrière eux leur cape ainsi qu’un flot,
Ces dames aux grands cols, comme dans les estampes
Du bon Abraham Bosse ou de Jacques Callot,
Ils glissent la Pavane encor; mais, à Versailles,
Leurs filles, dans vingt ans, les regards éblouis,
Danseront Passe-pieds, Rigaudons, Passacailles,
Chacones, Menuets, devant le grand Louis;
Et souvent l’on verra, d’une ardeur sans seconde,
Aux dieux de Coysevox et de Coustou pareil,
Dans le rayonnement de sa perruque blonde,
Lui-même, en Apollon, danser le Roi-Soleil !
Enfin, quand le soleil dans les ombres se noie,
Lorsque les violons de Lulli se sont tus,
Que, grisé de caprice et d’amoureuse joie,
Le vieux monde en a fait ses dernières vertus,
Gavottes, tambourins, musettes bocagères
Sonnent — et, sous la poudre et le léger manteau,
Finettes et Tircis, pèlerins et bergères
Tournent dans un décor enchanté de Watteau.
Danseuses, à présent vous allez nous les rendre
Dans leur fraîcheur pâlie et leur charme effacé,
Ces visions d’aïeule où folle, grave ou tendre,
L’âme de notre France, en dansant, a passé.
Ballerines, salut, mes sœurs en harmonie !
Gloire à vous qui, pour une ivresse d’un moment,
Donnez tout votre jeune et suave génie
A cet art adoré, fugitif et charmant ;
A vous qui, dans l’affront de nos cités brutales,
Gardez, comme un trésor du vulgaire insulté,
Le nombre, et le secret des courbes idéales,
Aux gestes de la grâce et de la volupté!
Le musicien qui, pour notre seule oreille.
Déroulait le tissu de ses souples accords,
Soudain pour nos regards croit entendre, ô merveille!
Chanter sa mélodie aux contours de vos corps.
Le sculpteur, qui voudrait de vos formes insignes
Fixer dans le carrare un des aspects flottants,
D’un œil presque jaloux voit onduler les lignes
Dans le marbre animé de vos chairs de printemps.
Pour tous vous évoquez, ô belles jeunes femmes,
Un monde de sourire à l’abri des douleurs,
Où le poids vil du corps n’accable plus les âmes,
Où les pas plus légers ne foulent plus les fleurs.
Oui, lorsque vous nouez et dénouez la chaîne
De ces pas dont la fuite aboutit au retour,
Nous rêvons d’une vie adorable et prochaine
Où le rythme uniraittous les cœurs dans l’amour.
Le rythme! Oui, vous mettez du rythme par le monde,
Comme vous y semez de la grâce en marchant...
Et c’est pourquoi, suivant des yeux la chaste ronde,
Le poète à vos pieds veut chanter un doux chant.
Donc, ô Nymphes, dansez! Dansez, Péris célestes !
Et que dans ces beaux lieux, sous cet azur d’été,
Par l’incantation des vers, des chants, des gestes,
Tout soit lumière et joie, harmonie et beauté!
Auguste DORCHAIN.
LE MAGASIN PITTORESQUE
489
Histoire da Dictionnaire de l’Académie
La rédaction du Dictionnaire a été la plus cons-
tante préoccupation de l’Académie. Dans quelle
séance en a-t-on parlé pour la première fois? On
ne saurait le dire exactement, les Registres de la
Compagnie n’existant qu’à partir de 1672. Mais
Pellisson affirme que, dès la seconde assemblée,
le 20 mars 1634, on mit la question à l’ordre du
jour.
Ils étaient là réunis, les premiers académiciens,
ceux qui avaient conçu l’idée de former une com-
pagnie littéraire, d’abord tout intime : Conrart,
Giry, Habert, l’abbé de Cérisy, de Malleville, l’abbé
de Bois-Robert ; ceux qui furent nommés par Ri-
chelieu, devenu Protecteur: Hay du Chastelet, sur-
nommé le Lévrier da Cardinal , Jean de Silhon ;
le président François Maynard, l’abbé de Bourzeys,
de Méziriac, Gomberville, Porchères d’Arbaud,
Colletet, le poète, pensionné pour avoir chanté la
pièce d’eau des Tuileries, Saint-Amant, le type du
bohème littéraire du xvne siècle... J'en passe,
peut-être, mais pas beaucoup, car ils n’étaient pas
pas encore quarante.
L’intervention officielle avait changé le carac-
tère de ces réunions. Au lieu des conversations
un peu décousues et sans suite sur tous les sujets
littéraires qui hantaient des cerveaux aimables
mais sans contrôle, on sentit le besoin d’un but
précis et d’une haute portée. On discuta.
— Quelle est la principale fonction de l’Aca-
démie? demanda Bois-Robert.
— Sa principale fonction, répondit Chapelain,
doit être de travailler à la pureté de notre lan-
gue... A cet effet, il faut premièrement en régler
les termes et les phrases par un ample diction-
naire...
Tout le monde approuva et Vaugelas résuma
le vœu émis, par ces mots :
« Il s’agit de dresser un dictionnaire qui soit
comme le trésor et le magasin des termes simples
ou des phrases reçues.
Et l’on se mita la besogne.
Il y a de cela plus de deux cent cinquante ans.
Et on n’a pas encore fini ? C’est long! Entendons-
nous. Pour être fini, un dictionnaire comme celui
de l’Académie ne le sera jamais, par la bonne
raison qu’un pareil dictionnaire, ainsi que le ca-
talogue d’une grande bibliothèque, doit, sans
cesse, s’enrichir de mots nouveaux et enregistrer
des articles dont la valeur s’altère avec le temps.
S’il est fini pour une époque, il faut le recommen-
cer pour une autre époque, et Lebrun, qui croyait
se moquer en écrivant ces vers :
On fait, défait, refait ce beau dictionnaire
Qui, toujours très bien fait, est toujours à refaire,
émettait simplement une vérité incontestable.
Les mots, en effet, dont les combinaisons variées
constituent la physionomie originale d’une langue,
changent eux-mêmes de physionomie. Il en est
qui perdent leur sens primitif pour prendre une
signification absolument contraire. Et la mode ha-
bille les phrases, comme elle habille les femmes
— au goût du jour. Une phrase bien tournée de la
grande époque littéraire du grand siècle évoque
le souvenir d’une marquise majestueusement dra-
pée de falbalas.' Aujourd’hui, nos élégantes por-
tent des costumes tailleurs parfois indiscrets et le
parler dont elles se servent emprunte souvent
ses expressions au vocabulaire télégraphique.
Est-ce un bien? Est-ce un mal? Cela est. Et cela
montre la distance parcourue par la qualité des
pensées, et par la quantité des mots.
Des mots? Des mots? Fort bien ! Mais les mots
précisent des façons d’être et de sentir. En cher-
chant à fixer la définition exacte de ces mots,
l’Académie répondait au besoin scientifique de
déterminer les étapes de lame nationale dans sa
manifestation extérieure : la langue.
Les différentes éditions du Dictionnaire de
V Académie ne sont donc pas simplement des
nomenclatures sèches correspondant, à première
vue, à d’arides spéculations grammaticales. A les
considérer de plus près, ces éditions, en consta-
tant les progrès de la langue, constatent aussi
les progrès et les changements des mœurs et des
idées.
La méthode à laquelle s’arrêtèrent les savants
éditeurs, fut celle des définitions par racines et,
comme exemple à l’appui, la citation de certains
passages des meilleurs auteurs. Lesquels? 11 est
curieux de voir qu’on choisit les noms suivants :
Amyot, du Vair, Charron, Bertaut, Marion, de la
Guesle, Arnauld, les auteurs de la satire Ménippée,
la reine Marguerite dans ses Mémoires, Duplessis-
Mornay, le cardinal d’Ossat, de Dampmartin,
de la Noue, de Refuge, Audignier, Coeff'eteau.
Pour les poètes : Ronsard, Du Bartas, Marot,
Saint-Gelais, Desportes, du Perron, Mosni, Ton-
vaut, Monfuron.
A côté de noms immortels, beaucoup de noms
oubliés depuis longtemps. Et l’on se demande
pourquoi pas Rabelais, La Boétie, Montaigne
Montluc, Brantôme?
L’ouvrage si laborieusement préparé ne vit
le jour qu’en 1694. Il reçut des louanges et des
critiques. Il méritait les unes et les autres. Et
ceux qui ne s’arrêtent pas seulement à la lettre
morte, au mot tout court, à la phrase toute sim-
ple, vont plus loin et se demandent quels sont les
hommes qui employaient ces mots et se servaient
de ces phrases? Sous l’abstraction du vocable
écrit, quelle vie palpite ?
LE MAGASIN PITTORESQUE
490
On peut le deviner.
Les hommes sont de deux sortes : les courtisans
qui pensent, parlent et agissent d’après le modèle
royal qui trône à Versailles ; les -gens d'une cul-
ture plus sérieuse qui suivent, avec intérêt, les
fortes études de Port-Royal.
Pour le peiîple, l’a-t-on jamais entendu parler?
Pas encore.
Et la langue que nous fait connaître la pre-
mière édition du Dictionnaire, cette « langue prise
dans toute son étendue, entre l'usage de la cour
et les proverbes populaires, atteste au plus haut
degré une nation vive, ingénieuse, ayant plus de
justesse que d’imagination, sociable, mais sans
vie publique, très occupée de religion, de guerre,
de philosophie, de belles-lettres, mais médiocre-
ment touchée des arts et n’ayant encore que peu
cultivé les sciences physiques ».
Les critiques ne se firent pas attendre.
D’abord, cette première édition avait été com-
mencée trop tôt. Quand Richelieu assigna cette
tâche aux académiciens, sa prodigieuse activité
et son patriotisme devançaient les temps. Com-
ment rassembler les éléments d’un dictionnaire
de ce genre, quand la langue n’est pas encore
faite? Pendant que les savants membres de la
compagnie cherchaient leurs exemples chez les
écrivains plus ou moins obscurs du siècle com-
mençant, la langue sortait à peine de l’en-
fance ; elle se développait, elle s’affinait dans
la pensée et sous la plume des écrivains immor-
tels du siècle finissant. Aussi Furetière a-t-il pu
dire que les mots qui ne sont pas dans le Diction-
naire se trouvent dans les auteurs.
Ces critiques furent consignées dans deux bro-
chures fort agressives qui firent du bruit lors de
leur publication. L 'Apothéose du Dictionnaire
de V Académie et son expulsion de la région
céleste , imprimé à La Haye, en 1696, contient des
remarques très acerbes et commence par cette
epigramme sanglante :
Je suis ce gros dictionnaire
Qui fus un demi-siècle au ventre de ma mère.
Quand je naquis, j’avais de la barbe et des dents :
Ce qu’on ne doit trouver fort extraordinaire,
Attendu que j’avais l’âge de cinquante ans.
Une autre brochure intitulée : Y Enterrement
du Dictionnaire de V Académie , vise au genre
facétieux avec des vers de cette espèce :
En cet enterrement, lecteur, si tu ne vois
Point de prestre en surplis, point de cierge, ni croix,
Ni point de bénitier, veux-tu qu’on te l’explique?
C’est que cet Enterré n’était pas catholique (.1) —
Ce petit réquisitoire rachète peut-être la mé-
chanceté de son contenu par ce madrigal final
dont le tour et l’inspiration sont bien du siècle :
(1) Dans le sens d’ « universel »,
Oser dire que cet ouvrage
, Ainsi que l’a dit Mallement,
Doit marquer à Louis-le-Grand,
Les préceptes de son langage ;
Qu'il lui doit prescrire la loy,
Que c’est la règle qu’il doit suivre,
C’est priser un peu trop ce Livre
Et n’estimer que peu le Roy.
Il est certain que lorsque cette première édition
parut, elle était presque un anachronisme. La
langue s’était amplifiée, elle s’était enrichie; elle
avait à exprimer maintenant des idées plus nom-
breuses et plus générales. Elle devait traduireavec
plus de logique et de magnificence les aspii'ations
d’une humanité mieux renseignée et plus cu-
rieuse.
L’édition de 1718, dans laquelle les mots sont
rangés par ordre alphabétique, tout en ne répon-
dant pas encore à tous les desiderata, marque
cependant un progrès qui ne s’accentue que len-
tement dans l’édition de 1740. On s’arrête trop
longtemps à définir les différentes acceptions
d’un mot. Pendant qu’on cherche, le mot
change d’allure. Et l’on est en retard. Mais
n’est-ce pas là le défaut inévitable de tout inven-
taire de cette espèce? La préface de cette édition
le constate presque ingénument, quand elle dit ;
« Depuis environ soixante ans qu’il est ordinaire
d’écrire en français sur les arts et sur les sciences,
plusieurs termes qui leur sont propres, et qui
n’étaient connus autrefois que d’un petit nombre
de personnes, ont passé dans la langue commune.
Aurait-il été raisonnable de refuser place dans
notre dictionnaire à des mots qui sont aujour-
d’hui dans la bouche de tout le monde?... »
Non, il n’aurait pas été raisonnable de refuser
cette place et soixante ans suffisent à légitimer
un usage. Le temps passe, les générations se
pressent et le génie de la langue- s’élève à la
hauteur de la pensée de ceux qui la parlent.
A l’époque où nous sommes parvenus, Bayle a
publié son Dictionnaire historique et critique T
Condillac ses Critiques sur le style, et Voltaire a
inauguré le siècle de la philosophie.
L’édition du Dictionnaire de 1662, qui est la
plus importante pour l’histoire de notre langue, se
ressent de ces iniluences. Ceux qui y ont colla-
boré sont dans le mouvement, comme on dirait
aujourd’hui d’une façon un peu irrévérencieuse;
ils ont une vue plus large et ils ont su allier le soin
de la forme classique au souci plus moderne des
problèmes nouveaux qui surgissent de toutes
parts.
L’idiome si clair, si élégant, d’une tenue si
parfaite pour une conversation à la cour, va
devenir l’idiome non moins clair mais plus
châtié, plus pittoresque, plus varié des disserta-
tions et discussions qui, du haut des salons — ces
académies au petit pied — se feront entendre
jusque dans la rue.
Voltaire a beaucoup travaillé à cette expansion
des idées qui, écloses dans un cerveau cultivé,
s’incrustent dans un cerveau obscur par la répé-
LE MAGASIN PITTORESQUE
49
tition des mots. Lorsqu’en 1778 il vint à Paris
pour savourer, une dernière fois, l’enivrement de sa
gloire incontestée, il suivit assidûment les séances
de l’Académie. Il s’intéressa au Dictionnaire avec
un zèle très louable et exposa sur la réforme de
l’orthographe des idées qui, plus tard, préva-
lurent.
Mais on approchait de la Révolution. Sur les
ruines de l’ancien monde, allait s’édifier un
monde nouveau. L’Académie française, dans sa
forme primitive, avait été dissoute et, avant de
ressusciter comme une des classes de l’Institut,
elle avait vu ses membres dispersés et ses travaux
interrompus.
En 1793, Morellet reçut du président du comité
d’instruction publique, l’ordre de lui remettre le
manuscrit du Dictionnaire tel qu’on avait com-
mencé de l’imprimer. Cette copie était l’édition
de Paris, de 1762, chargée en marge de toutes les
corrections, additions et changements, fruits des
travaux de l’Académie dans l’intervalle d’environ
trente ans.
Les libraires Smitz et Maradan furent chargés
de publier cette cinquième édition d’après ce
manuscrit. Ils y joignirent un supplément conte-
nant les mots nouveaux en usage depuis la Révo-
lution. Les secousses qui suivirent cette époque
troublée ont, en effet, laissé des traces profondes
dans notre langue. Après les courtisans, après les
philosophes, voici le peuple ! S’il dit parfois de
gros mots, il pense toujours avec force. Et la
langue énervée par l’affectation et la mollesse
des derniers temps de la monarchie se retrouva
plus capable de sérieux et d’éloquence.
Puis, à ces jours troublés, succéda une période
de calme et d’ordre. Il y eut un retour vers une
autre époque et le caractère ainsi que la forme de
la langue s’en ressentirent. La pureté classique
se mêle aux hardiesses d’une imagination déréglée :
saluons le romantisme ! Ces changements peuvent
se constater dans l’édition de 1835 qui contient
beaucoup de termes nouveaux de philosophie,
d’archéologie et de philologie. A la politique
nous devons : absolutisme , décentralisation , fé-
déralisme, socialisme , etc., etc., j’en passe. Mais
ces désignations presque barbares pour des
oreilles d'académiciens ne passèrent pas toujours
comme des lettres à la poste. On discuta. On lutta.
On accepta.
Quand on admit ces mots : télégramme ,
steamer , tunnel, tramway, du haut du ciel, les
fondateurs de l’Académie française ont dû se
voiler la face !
La dernière édition du Dictionnaire de l'Aca-
démie parut en 1877. Elle est l’expression la plus
moderne de notre langue. En 1862 une commis-
sion fut nommée à cet effet dont Prévost-Paradol
était le rapporteur. Ce nom évoque de cruels
souvenirs ! Et quand on se rappelle que les séances
de l’Académie continuèrent pendant la guerre et
le siège de Paris, on ne peut s’empêcher d’admi-
rer la sérénité d’àme des immortels qui, au milieu
des dangers de l’année terrible, travaillaient sans
désespérer au perfectionnement de ce qui ne
meurt pas : le génie de notre langue !
Et ainsi, cette révision, un peu aride peut-être,
des différentes éditions du Dictionnaire de
V Académie française me semble correspondre à
différentes époques de notre histoire nationale.
N’y voit-on pas des progrès réalisés? Et tout pro-
grès porte en soi des destructions et des regrets.
On peut regretter le vieux langage, les vieilles
modes, les aristocratiques chaises à porteurs,
plus lentes mais plus parfumées que les pétro-
lettes fugitives et nauséabondes. Mais à quoi bon
regretter ? Chaque période a son cachet particu-
lier : maintenant, on vit à la vapeur, on parle au
téléphone, on écrit à la machine, on pense de
même, — si toutefois, avec toutes ces facilités,
on pense autant, on parle aussi bien. Un penseur
génial qui a réalisé une grande invention, anéantit
peut-être, chez autrui, de louables efforts de pen-
sée. Alors quoi? Mais ceci nous mène hors de mon
sujet — ce qui est permis, puisque je le quitte —
et ceci devait simplement prouver que de nou-
velles conceptions de vie engendrent nécessai-
rement des mots nouveaux pour les exprimer.
Et aussi longtemps que les Français feront des
vaudevilles, des révolutions et des calembours, les
académiciens seront obligés de se tenir au courant
des progrès de la langue, en travaillant à de
nouvelles éditions du Dictionnaire.
A. SCHALCIv DE LA FAYERIE.
LES CORPORATIONS IDE IL -A» GITÉ
.A. LONDRES
Les corporations ou compagnies de la Cité lon-
donienne, aujourd’hui au nombre d’environ
soixante-dix, remontent au temps du moyen âge,
alors qu’elles avaient le monopole des différents
métiers qu’elles représentent encore de nos jours.
C’est ainsi que tout le blé qui arrivait dans la
capitale passait par les greniers de la corpora-
tion des boulangers, que toutebarbe tombait sous
le rasoir de la compagnie des barbiers et que
tout poisson venait échoir aux étalages des mar-
chands de poissons.
Ces compagnies, incorporéesparchartesroyales,
sont sous la juridiction du lord-maire et des
aldermen qui sont toujours choisis parmi leurs
492
LE MAGASIN PITTORESQUE
membres. Elles étaient anciennement soumises à
certaines lois et restrictions. Ainsi les boulangers
devaient vendre leur pain d’après un certain tarif,
et la vente des gâteaux au détail leur était inter-
dite, à l’exception de quelques jours fériés. Les
apprêteurs ou décatisseurs de draps étaient tenus
dé s’abstenir de tout usage de craie ou d’amidon
dans l’apprêt ou décatissage des étoffes, et devaient
apposer leur sceau sur chaque pièce qui leur pas-
sait par les mains.
Aujourd’hui, comme autrefois, quand un nou-
veau membre est reçu dans la corporation des
orfèvres, il doit prêter serment sur la Bible qu’il
ne falsifiera pas les monnaies.
Une charte très ancienne, conservée parmi les
annales de la corporation des marchands de vin,
interdit à tout individu qui n’est pas membre de
cette compagnie de faire du commerce avec la
Gascogne. Une autre charte, appartenant à la cor-
poration des peintres en bâtiments, impose aux
peintres étrangers certaines amendes qui leur
donnent le droit d’exercer leur métier sans faire
partie de cette compagnie.
La compagnie des tisserands fut une des pre-
mières incorporées. Sous le règne de Henri Ier, elle
payait une redevance de 400 francs par an à la
Couronne, en retour des privilèges obtenus. Ceux-
ci lui furent confirmés à Winchester par Henri II,
dans une charte signée par le saint martyr Tho-
mas à Becket.
Parmi les privilèges octroyés anciennement aux
diverses corporations de la Cité, il en est un que
les teinturiers et les marchands de vin possèdent
encore en commun avec la Couronne d’Angle-
terre : c’est le droit d’avoir des cygnes sur la Ta-
mise, depuis Londres jusqu’à Windsor.
A une certaine époque de l’année, les « mar-
queurs » de la Couronne et ceux des deux com-
pagnies remontent le fleuve pour inspecter les
cygnes, les compter et marquer les nouveau-nés.
Ils se rendent aux différents endroits de la Ta-
mise fréquentés par les cygnes au temps de la
ponte, et donnent 3 francs pour chaque jeune
cygne aux pêcheurs qui ont préparé des nids pour
les nouvelles familles et 2 fr. 50 par semaine à
quiconque a pris soin de ces jolis oiseaux pen-
dant la saison rigoureuse, en leur donnant asile
dans une pièce d’eau et en les protégeant contre
le froid. Les marques respectives qui permettent
de les reconnaître sont faites sur la mandibule
supérieure avec un instrument pointu.
¥ ¥
La Cité avec ses corporations était autrefois un
minuscule royaume au centre de la capitale et
le souverain lui-même n‘y entrait que sur la per-
mission du lord-maire, qui se rendait à l’une des
portes de son domaine pour l’y recevoir, après lui
en avoir présenté les clefs, comme à son suzerain.
Quoique les portes de la Cité n’existent plus,
cette cérémonie de la réception du monarque a
encore lieu dans les grandes occasions, telle
que nous l’avons vue au jubilé de Sa Majesté la
reine Victoria.
En échange des privilèges reçus, les corpora-
tions aidaient souvent la royauté dans ses diffi-
cultés pécunières : elles contribuaient aux frais de
guerre à l’étranger et préparaient de magni-
fiques réceptions aux monarques qui revenaient
vainqueurs d’une expédition sur le continent.
La plupart des compagnies ont un uniforme
appelé livery. Toutes ces « livrées », chamarrées
d’or et de pierreries, rappellent la magnificence
de l’Orient et forment un ensemble des plus bril-
lants dans le cortège du lord-maire.
Mais le seul fait d’admission dans une compa-
gnie ne donne pas toujours le droit d’en porter
l’uniforme : ce droit s’achète généralement. Chez
les orfèvres, il se paie 3 1ÛÜ francs et encore n’est-
il conféré à un aspirant que s’il a en sa faveur les
votes d'un conseil composé des membres les plus
influents delà corporation.
Les compagnies de la Cité sont divisées en deux
classes : celles de premier ordre et celles de se-
cond ordre qui, suivant leur importance, envoient
plus ou moins de membres aux assemblées gé-
nérales.
Dans les siècles passés, des discussions s’éle-
vaient souvent sur la question de préséance, et ces
discussions dégénéraient parfois en voies de fait
des plus sérieuses. C’est ainsi qu’une rixe violente
eut lieu en 1340, au milieu même de Cheapside,
entre les marchands de poissons et les pelletiers.
Les meneurs furent arrêtés par ordre du lord-
maire, et plusieurs subirent la peine capitale. Il
fut ensuite décrété que dans les banquets de la
Cité les toasts portés aux deux compagnies se-
raient alternativement pour « les marchands de
poissons et les pelletiers » et pour les « pelletiers
et les marchands de poissons » afin de faire cesser
toutes causes de rivalité.
Outre leurs grands revenus qui proviennent
en partie de legs considérables, les corporations
de la Cité, surtout celles de premier ordre, pos-
sèdent de magnifiques objets d’art, tableaux,
pièces d’argenterie, étoffes précieuses, riches ser-
vices de table qui paraissent dans les grands
banquets.
Au temps jadis, alors quela religion catholique
était en honneur en Angleterre, et les jours d’absti-
nence en grand nombre, la corporation des mar-
chands de poissons acquit d’immenses richesses;
aussi possède-t-elle de précieux objets d’art dans
sa collection d’antiquités. On y remarque entre
autres un splendide drap mortuaire qui servait
aux funérailles des membres de cette compagnie.
C’est un très beau spécimen de l’art antique,
brodé sur drap d’or et représentant Notre-Seigneur
donnant à saint Pierre les clefs du Royaume des
Cieux.
LE MAGASIN PITTORESQUE
493
La plupart des corporations possèdent aussi de
magnifiques halls. Ce sont de véritables palais
dont la porte d’entrée est surmontée de leurs
armes et de leurs devises.
Ces palais, se trouvant au centre de la- Cité,
furent presque tous détruits par le grand incendie
de 1666. On les a reconstruits sur les mêmes em-
placements.
Citons quelques-uns de ces halls. Dans celui
des merciers, dont la corporation est une des
plus importantes, se trouve, au haut d’un bel es-
calier sculpté, la statue de Sir William Walworth
qui fut maître de la corporation et plusieurs fois
lord-maire. Il tient dans sa main droite la dague
dont il poignarda Wat Tyler, sauvant ainsi la cou-
ronne de Ri-
chard II.
Dans le hall
des fabricants de
draps sont les
statues de Jac-
ques Ier et Char-
les Ior, éblouis-
santes sous leurs
couches d’or.
Cette riche com-
pagnie, qui a été
surnommée « la
toison d’or de
l’Angleterre », a
compté d’illus-
tres personnages
parmi ses mem-
bres, outre les
deux rois dont
elle possède les
statues, et de
nos jours, le
prince de Galles
et le duc de Cam-
bridge en font
aussi partie. Sa devise est : « En Dieu seul est
mon espoir ».
Quand le palais des teinturiers fut rebâti, on
trouva à 14 pieds sous terre les restes d'un pavage
romain qui compte parmi les curiosités du Lon-
dres de la période romaine.
Dans le hall des marchands de poissons sont
représentées les différentes espèces des habitants
de la mer et des tleuves.
Le hall des charpentiers est décoré de belles
fresques dont les sujets bibliques se rapportent
tous au métier de la corporation. C’est Noé cons-
truisant l’arche, leRoi J osias donnant des ordres
pour la réparât ion du temple , Joseph travaillant
dans son atelier , etc.
Le hall des chirurgiens — qui autrefois for-
maient une même corporation avec les barbiers —
possède entre autres objets d’art un Holbein et
deux Yan Dyck, une coupe d’argent ciselé, don
d’Henri VIII, un plat d’argent, présenté à la
compagnie par le reine Anne, et un autre plat
oblong avec puits central. Cette dernière pièce
d’argenterie paraît avoir servi pour faire la barbe
aux grands personnages. On y voit aussi deux
bonnets de velours avec bandes en filigrane d’ar-
gent, dont le maître de la corporation des bar-
biers-chirurgiens et son député se servaient au-
trefois dans les grandes occasions. Une charte
royale leur avait octroyé le privilège de rester la
tête couverte en présence du souverain.
On voit aussi dans le hall des chirurgiens une
sorte de panneau couvert de gerbes de fleurs et
de fantastiques arabesques. L’origine de ce pan-
neau est fort ancienne. La légende raconte que
le corps d’un fameux criminel, après avoir été
détaché du gi-
bet, avait été
envoyé au hall
des chirurgiens
pour y être dis-
séqué selon la
coutume. Déjà
l’opérateur s’é-
saisi du scalpel
et allait com-
mencer son œu-
vre, quand il
s’aperçut que le
cœur de son sujet
battait encore. Il
employa tous les
moyens connus
pour le rappeler
à la vie et il y
réussit. Le res-
suscité vécut
longtemps dans
une cachette, à
l’abri des regards
du public, et fi-
nalement fut en-
voyé à l’étranger aux frais de la compagnie. Plus
tard, il fit une grande fortune, et pour témoigner
sa gratitude envers la corporation des chirurgiens,
à qui il devait sa seconde existence, il lui envoya
le panneau au riche et curieux travail que l’on
admire encore aujourd’hui.
* +
Les corporations dont lesmétiersne répondaient
plus aux besoins modernes — telle que celle des
fabricants d’arcs — ont nécessairement disparu,
avec le temps, mais les autres sont encore
très florissantes et entourées de tout leur luxe de
blasons,’ de devises et de livrées comme par le
passé, car dans la conservatrice Angleterre rien
ne se perd et ne disparaît. Mais parmi les mem-
bres de ces corporations, un très petiL nombre
appartiennent encore aujourd'hui aux divers
métiers qu’elles représentent depuis des siècles.
Beaucoup de ces membres vivent uniquement de
Le hall de la Corporation des Drapiers.
494
LE MAGASIN PITTORESQUE
la fortune amassée par leurs ancêtres, ou
exercent des professions libérales. C’est ainsi
qu’un docteur, un avocat, un propriétaire peuvent
se trouver dans la corporation des merciers, des
tailleurs, des plombiers, des marchands de pois-
sons, ou toute autre, soit que le droit d’en faire
partie leur vienne d’un ancêtre, ou que l’honneur
de l’admission leur ait été offert gratuitement,
ou encore qu’ils aient acheté cet honneur à prix
d’argent, — ce qui peut se faire dans certaines
corporations.
Souvent « l’admission » est offerte à quelque
grand personnage. C’est ainsi qu’il y a quelques
années la compagnie des tanneurs donnait un
banquet en l’honneur de Sa Grâce l’archevêque
de Cantorbery et du Président de la Chambre des
Communes, et à l'issue du banquet chacun des
deux invités recevait un coffret d’or dans lequel
se trouvaient les lettres patentes les admettant
dans la corporation en qualité de membres hono-
raires.
Les immenses revenus des différentes compa-
gnies forment un total d’environ dix-neuf millions
de francs. Ces revenus sont en grande partie
employés en œuvres de charité : fondations et
entretien d’écoles gratuites, aumôneries, orphe-
linats, donations aux hôpitaux, bourses pour les
universités, pensions à ceux de leurs membres qui
sont dans le besoin, aux malheureux qui leur sont
recommandés par quelqu’un des leurs, etc.
Quelques-unes de ces écoles gratuites des cor-
porations ont acquis une grande réputation et
produit toute une pépinière d’hommes remar-
quables. Celle des « marchands tailleurs » se
glorifie entre autres d’avoir eu sur ses bancs
Juxon, évêque de Londres, qui assista Charles Ier
à ses derniers moments.
Autrefois la fameuse compagnie des orfèvres,
quand elle donnait un banquet, glissait assez sou-
vent un billet de banque dans la serviette de ses
invités. Cette coutume ne semble pas s’être con-
servée de nos jours. Mais il en est une autre, très
gracieuse et très galante envers les dames, qui
subsiste toujours. C’est d’offrir aux invités une
élégante boîte de bonbons pour leurs femmes.
Cette boîte, appelée du nom facétieux et suggestif
de hushing box , — boîte d’apaisement — est
destinée à calmer les grosses rancunes qui pour-
raient résulter de la rentrée du mari à une heure
indue et peut-être même dans un état tant soit
peu insolite, grâce à de trop nombreuses libations.
Les splendides halls des diverses corporations
sont généreusement mis à la disposition de tous
ceux qui travaillent dans un but philanthropique
et humanitaire, que ce soit pour bazars de cha-
rité, examens, cours publics, expositions de tra-
vaux scolaires, etc.
On a quelquefois accusé les corporations de la
Cité de ne remplir aujourd'hui leurs antiques
devoirs du passé qu’en ce qui concerne les ban-
quets et les fêtes, mais ce reproche ne peut pas
être adressé à toutes indistinctement. Ainsi la
compagnie des marchands de poissons a constam-
ment des employés sur les différents marchés pour
veiller à ce que tout poisson offert à la consom-
mation publique ne soit que de bonne qualité, et
à ce que le trafic du saumon ne se fasse pas à une
époque prohibée parla loi. Les dépenses de cette
compagnie, sur ce seul point, se sont montées,
l’an dernier, à la somme de 20000 francs.
*
■¥ *
En vertu de plusieurs chartes royales, le gou-
vernement civil de la Cité est placé entre les
mains du lord-maire, de 2 sheriffs, de 26 alder-
men, de 206 conseillers et des différentes corpo-
rations qui comptent environ 10000 membres.
Le lord-maire, après l’expiration de sa charge
d’une année, rentre dans l’ordre des aldermen.
L’élection de ce principal magistrat de la Cité
se fait le 29 septembre, et il entre en fonctions
le 9 novembre, appelé « jour du lord-maire ».
Ce jour-lâ, en grande pompe, il quitte Guildhall,
l’hôtel de ville de la Cité, et, accompagné du
splendide cortège des corporations, se rend à
Westminster Hall pour prêter serment de fidélité
à la Couronne devant un des barons de l’Échiquier.
Après les formalités d’usage, il rentre à Guild-
hall, où un grand banquet est donné en son
honneur.
Le lord-maire reçoit 230000 francs de rémuné-
ration, mais ses dépenses excèdent de beaucoup
la somme qui lui est allouée.
Au centre de la Cité est Mansion House, la belle
résidence qu’il occupe pendant son temps d’office.
Sous les voûtes dorées de ce palais du négoce
sont organisées de gigantesques œuvres de charité
qui s’étendent non seulement sur toute la Grande-
Bretagne et ses colonies, mais aussi sur le globe
entier.
Dans le récent incendie au Canada, une sous-
cription organisée par le lord-maire a atteint le
chiffre de 900000 francs, tandis qu’en même temps
arrivaient d’autres fonds pour les Indes, affligées
par une effroyable famine. Cette seconde sous-
cription montait à la somme de 5412500 francs.
De splendides banquets sont donnés à Mansion
House en l’honneur des ministres, des ambassa-
deurs étrangers, des généraux, des explorateurs
et de toute personne qui s’est distinguée dans le
domaine de la science et des arts.
Yvon IvERMAR.
Il n’y a que les femmes qui ne se détachent jamais du
malheur. La nature a rempli leur âme de tant de bienveillance
et de pitié, qu’elles semblent jetées comme des êtres tutélaires
entre l’homme et les vicissitudes du sort.
La vie humaine ressemble à une année où on ne voudrait
pas voir les neiges de l’hiver en hiver, mais les fruits de l’au-
tomne au printemps, et les lleurs du printemps en été et en
automne.
Le courage est une des qualités qui supposent le plus de
grandeur d’àme. — Vauvenargues.
LE MAGASIN PITTORESQUE
495
HD^A-UNT S LE HLIEB^UsT
Le Patriarcat Maronite. — Les Cèdres
Avant le jour je quitte le village d’Akoura où
j'ai passé la nuit. Comme nous, les femmes ont de-
vancé l’aurore, et leur labeur est déjà commencé ;
c’est d’aller puiser l’eau à la fontaine. Elles
passent, droites et superbes ; et l’eau, en petits
ruisselets, s’épanche sur elles, de leurs cruches
ruisselantes. Rude est la montée, une véritable
escalade, un terrible assaut. Chaque enjambée du
cheval secoue le cavalier à lui rompre les os.
Quelle vaillance chez celui-là, quelle endurance
chez celui-ci ! Cette terre est fertile cependant, et
les chaumes desséchés attestent les moissons
engrangées maintenant. Le terme de cette pre-
mière montée me rend l’immense panorama des
montagnes et des cimes de toute sparts surgissantes,
aussi le magnifique flamboiement de la mer
lointaine.
Une tache blanche révèle Tripoli blotti sur le
rivage.
La piste est mal frayée où péniblement nous
cheminons ; et la descente succède à la montée,
et la montée succède à la descente. Il n’est de
buisson, d’arbre, ni d’arbrisseau. Le blé, le maïs
découpent des carrés verts, les uns alternent avec
les autres.
Plus loin on laboure ; le bœuf est noir, l'homme
est vêtu de bleu, la terre est rouge. Le travail
humain dispute, arrache à l’abandon et à la soli-
tude tout ce qui peut recevoir la blessure féconde
du sillon ouvert, ou la graine du moins confiée à
quelque poussière. Quelques pentes affreusement
rocailleuses, les cimes dernières, fronts chauves de
ces Titans de pierre que sont les montagnes indé-
finiment centenaires, échappent seules à cette
patiente conquête.
Voici que passent des troupeaux, des chèvres
noires aux cornes courtes, aux longues oreilles
tombantes. De loin quelquefois nous sommes
interpellés. 11 semble que ces voix nous vien-
nent de l’insondable espace ; et nous ne voyons pas
ceux-là qui de loin nous ont aperçus. Les appels,
lessouhaits d’heureuxvoyage, lessalutsobligeants
volent, planent, s’entrecroisent, en cet infini,
ainsi que des cris d’oiseaux de large envergure
et de libre essor. Les hirondelles fuient, nous
sifflant au passage. Les cultures ne sont pas toutes
de tradition lointaine : Parmentier retrouverait
ici son cher tubercule.
Cinq heures durant, nous avons ainsi cheminé
sans un arrêt.
Une piste moins incertaine nous emporte
sur une pente rapidement inclinée, et cepen-
dant nous laisse à plus de quinze cents mètres
d’altitude, auprès du village d’Hasroun. C’est
aussi une métropole sacrée, et cela lui vaut gloire,
prestige et profit. Le ciel bénit cette terre qui
fait profession d’être sainte. Elle nourrit amandiers
et mûriers; la vigne coquettement la revêt de ses
pampres.
Le patriarche maronite, un personnage d’im-
portance et dont l’autorité s’étend sur tout le
Liban, a placé là ses pénates vénérables. Le
patriarcat n’affecte aucune prétention qui soit
d’un monument ou d’un palais, pas même d’une
maison de grand luxe ou de décoration pitto-
resque.
LeLiban ignore, et sans doute a toujours ignoré,
la magnificence des abbayes d’Italie ou de France.
Nous sommes au milieu d’une population d’habi-
tudes les plus souvent assez simples. Ceux-là que
la fortune afavorisés de ses largesses capricieuses,
descendent vers les vallées plus aisément acces-
sibles, vers les rivages attiédis. L’argent pèse
lourd dans les poches, quelquefois aussi sur les
consciences; et les escalades ne sont plus du goût
de quiconque s’appesantit en des richesses
heureusement conquises. Les Maronites opulents
sont aux élégantes maisons des pentes plus hospi-
talières.
Le patriarche, lui, est demeuré, sinon sur
le faîte, au moins dans une citadelle, de très haut,
régnante et dominante. II est plus près de Dieu,
et de plus loin le pasteur contemple ainsi êt
rallie son troupeau fidèle.
Nul logis qui puisse mieux mériter cette appel-
lation, vulgaire mais bien touchante ; la maison
du bon Dieu.
C’est un centre, un refuge, un asile, une espé-
rance, une lumière.
La maison du bon Dieu n’est-elle pas, de
par cette gloire même, la maison de tout et la
maison de tous ? En ces pays quelque peu suran-
nés, le prêtre n’est pas qu’un serviteur de
Dieu, un interprète de sa loi, le sacrificateur
nécessaire des sacrifices consacrés; il est un ami,
un confident, un arbitre, un conseiller, un juge,
et non point seulement dans les choses de la foi,
aussi dans les choses journalières. Le prêtre
montre, ouvre le ciel; il régit, il console la terre ;
et plus il monte en la hiérarchie de la terre
jusqu’au ciel, plus son crédit se hausse, plus sa
parole acquiert d’autorité, plus le recours est
LE MAGASIN PITTORESQUE
490
désiré à ses avis, à ses sentences, joserais dire à
son oracle.
Aussi voyons-nous, tout à l’entour du
patriarcat, des hommes, des familles qui tout à
l'heure viendront exposer leurs différends, sou-
mettre, à cette sagesse réputée presque divine, leur s
contestations.
Ils attendent leur tour ; ils n’ont nul besoin
de solliciter une audience. L’accès est facile
auprès du plus haut dignitaire, il faut dire
aussi à ses pieds, car chacun s’incline, fléchit le
genou devant le patriarche, baise la main et
ce patriarche, puissant, magnifique, quelque peu
ventripotent, et d’une pourpre rose splendidement
vêtu, une large croix d’or tombantsur sa poitrine,
le visage ombragé d’une barbe opulente,
majestueux et cependant de physionomie fine, lit
les lettres apportées, écoute les uns et les autres,
congédie celui-ci, conseille celui-là, fait œuvre
bonne et sainte ; car je vois des yeux qui pleuraient
tout à l'heure, et qui maintenant ont tari leurs
larmes.
Cependant la table est servie, magnifiquement
hospitalière. Le patriarche en occupe l’une des
Bcherré, vue générale.
l’anneau qui lui sont tendus. Nos habitudes sont
de révérences moins basses, de génuflexions
moins faciles; mais la tradition est lointaine de
ces prosternations très humbles et de ces gestes,
de ces attitudes presque d’adoration. Au reste, la
bonhomie grandiose de celui-là qui en est l'objet,
est d’un père accueillant, aussi parfois d’un frère
aîné, sans peine redescendant, et le sourire aux
yeux, la complaisance dans le cœur, jusqu’à ses
frères moins heureux qui le viennent solli-
citer.
Cette déférence et cette humilité laissent trans-
paraîtrel 'étroite fraternité humaine, non celle que
nos démocraties jalouses et haineuses imposent,
la menace aux lèvres, mais celle qu’une voix divine
enseignait aux douces campagnes de Galilée. Ainsi
extrémités; son prédécesseur, des mêmes splen-
deurs traditionnelles revêtu, lui fait face sur la
muraille, et de son cadre d’or, assiste, lui aussi,
à nos agapes fraternelles. Joseph a retrouvé là
un de ses neveux déjà grandi dans les dignités
de l’église; une large ceinture rouge en témoigne,
et qui sail? peut-être un jour cette pourpre
envahira toute la robe. Le protocole groupe, aux
côtés du maître, selon un ordre en quelque sorte
rituel, abbés, évêques, camériers, et même, non
pas au dernier rang, le voyageur profane qui
passe.
Il n’a cependant d’autre titre à tant d’hon-
neur qu§ d’être l’étranger, aussi d’être un Fran-
çais de France. Cela tient lieu de mérite, et c’est
une vertu.
LE MAGASIN PITTORESQUE
497
L’eau bénite de cour n’est pas d’usage
que dans les cours; et je veux bien réserver, par
devers moi, en cet aimable accueil et ces empres-
sements obligeants, ce qui est de pure courtoisie
et presque de formule et de style. Cependant il y
a mieux.
La France est aimée en ces montagnes, pour
les services rendus assurément, pour les espé-
rances nourries obstinément, hélas ! quelquefois
déçues, pour le protectorat exercé, pour quelques
subsides étroitement mesurés pourtant; elle est
aussi aimée pour elle-même, il le semble du moins,
et mieux aimée
sans doute que
parfois, hélas ! elle
n’est aimée sur la
terre même de
France. « Dieu,
l’Église, la Fran-
ce ! voilà ce qui
est dans notre
cœur et dans notre
foi, » me dira un
prêtre de Balbeck.
Cette trinité, tout
à la fois divine et
humaine, rayonne
ici ; et n’est-il pas
touchant de voir
ainsi exalter, pres-
que à l’égal de
Dieu, notre cher
pays de France ?
Ces âmes en quel-
que sorte la sou-
lèvent, l’empor-
tent jusqu’à lui.
Si la France com-
mence ici-bas, c’est
là-haut qu’elle s’a-
chève.
La table est
servie en une vas-
te salle ; mais la
splendeur de l’assistance, aussi des plats servis, en
est la seule richesse. Rien n’égaye la monotonie
froide des voûtes, des murailles blanchies à la
chaux; mais les plats, les assiettes composent une
joyeuse mosaïque. Les potages, les ragoûts, les
fruits opposent et associent les couleurs et les
tons d’une palette éblouissante. Les vins sont de
l’or qui flotte et scintille; les x'aisins sont de
grenat ou de rubis ; c’est du soleil et de la lumière
qui nous vont parfumer la lèvre. Même les choses
innomées, et dont j’ignore la savante combinai-
son, flattent les yeux, avant de nous réjouir en une
plus étroite intimité.
Mes saluts respectueux et reconnaissants vont,
par delà les mers, jusqu’à ces hommes de haut
devoir qui me furent hospitaliers ; et les noms
d’Aldallah Kouri, de Mgr Rasbous, évoqués,
jftUn prêtre maronite.
reposent doucement ma pensée, après l’évocation
plus illustre, mais moins humaine, des cités
antiques, des noms de Byblos et d’Héliopo-
lis.
L’abondance des eaux fait la fraîcheur et la
fertilité inlassable de ces campagnes. Hasroun
domine une vallée profonde qui, serpentant au
gré d’une capricieuse fantaisie, descend jusqu’à
la ville de Tripoli. Quelques cimes, les moins
lointaines, revêtent des lambeaux de verdure.
Une sollicitude toute nouvelle leur voudrait rendre
la parure des forêts depuis longteffips disparues;
et quelques cè-
dres nouveau-nés
tachent les roches
grises. Ceux-ci,
cependant, ne sont
encore ni de la
magnificence ni de
l’histoire, tout au
plus de l’espé-
rance. Ceux-là
dont nous rêvons
l’abri légendaire,
nous apparaissent
déjà, entrevus de
bien loin, perdus
aux immensités
d’un vaste amphi-
théâtre. Pour nos
yeux quelque peu
déçus, ce n’est
qu’une tache som-
bre, un nid oublié
et que nous aurions
dédaigné d’aperce-
voir, si des voix
complaisantes ne
nous avaient ré-
pété ces mots ma-
giques : « Les Cè-
dres! »
Cette région
montagneuse, vio-
lemment tourmentée, nourrit une population assez
nombreuse. Les villages ne sont point rares; et tout
à l’écart, de-ci, de-là, des maisons ont germé, ger-
ment encore chaque jour. Les plus anciennes dé-
ploient leur terrasse librement ensoleillée; celles
d’hier affectent des modes nouvelles et coiffent des
toitures basses que la tuile rougit. Les figuiers ren-
versent au talus du chemin leurs rameaux presque
blancs et leur feuillage presque noir. Les vignes,
effrontées comme des Bacchantes, montent à l’as-
saut des chênes épineux et les enguirlandent.
Quelques noyers énormes projettent au loin, à
demi sorties de terre, leurs racines noueuses.
Parfois, à la place où quelque source est aisément
devinée, les trembles s’alignent, et derrière ce
rideau, qui frémit et vacille, un village abrite
son aimable et rieuse gaieté. Ainsi nous apparaît
498
LE MAGASIN PITTORESQUE
Bakafra. L’instruction est répandue, abondante,
aux jeunes êtres qui là grandissent; et voici que
je surprends lecole et la classe de Bakafra.
L'école est un champ comme tous les autres, plus
ombragé peut-être et rien de plus; la chaire du
maître est un arbre où nonchalamment il se tient
adossé. De pupitre, de banc, il n’en est pas. Cette
école travailleuse est aussi une école buisson-
nière, d’autant plus charmante. Le maître y pour-
rait aussi bien enseigner des oiseaux que des
enfants; et cette école aurait plu au doux rêveur
que fut François d’Assise. Côte à côte sont alignés,
assis par terre, les petits garçons, toute une ni-
chée. Coiffés du fez rouge, de même taille ou à
peu près, ils semblent ces oiseaux des îles que
nous voyons, en leur cage joyeuse, se presser au
même bâton et former toute une brochette gazouil-
lante. Cependant eux aussi murmuraient, gazouil-
laient leur leçon, ou plutôt leur chanson printa-
nière; et voilà qu’ils se taisent. Mon apparition
est d’un grand effet, et ces grands yeux éveillés
ne voient plus que moi. Je passe, comme sous un
feu de peloton, sous ces regards curieux; mais
cette fusillade n’est que de petits amis et je n’en
suis que gentiment caressé. Le maître a son tur-
ban noir, non la calotte de pourpre, c’est plus
grave et plus imposant. Lui aussi courtoisement
salue ou plutôt bénit le voyageur.
Encore quelques mois, bien peu d’années à
peine, et la route dont nous croisons et parfois
suivons le tracé, les amorces premières, hissera
les voitures jusqu’en ces villages du haut Liban.
L’esprit entreprenant, au moins de quelques-uns,
conseille, exige et paie, ce qui est plus difficile,
ces transformations nouvelles.
Les cèdres sont visibles encore, mais dans un
éloignement qui longtemps ne paraît pas dimi-
nuer. En vérité, je les crois inabordables. L’appa-
rence en est vaine et décevante. Seul quelque
oiseau de rapine et de proie, dévorant l’espace,
pourrait s’en promettre la conquête. D’un versant
de la vallée, il faut passer à l’autre, du village de
Bakafra au village de Bcherré. Un torrent gronde
aux profondeurs où nous voici descendus; et des
ruisseaux bruyamment précipités lui jettent leurs
eaux en tribut. Bcherré prospère et rayonne, tout
de neuf habillé. C’est un villageois qui se met à
la mode et se prélasse endimanché. Et cepen-
dant, tout près de là, presque intangible à quelque
pas humain, un vieux monastère s’accroche au
rocher. Le lointain cénobite qui logea ainsi ses
frères, prit exemple sur une hirondelle logeant
ses petits.
Nous avons beaucoup monté; mais au prix de
l’escalade qu’il nous faut maintenant poursuivre,
il semble que nous ayons cheminé en plaine, ou
tout au plus en des vallons complaisants. La
vaillance des chevaux, par bonheur, est d une
chèvre, et leur équilibre vertigineux, d un écu-
reuil. Voici que nous croisons toute une famille
Clairière dans la forêt des Cèdres du mont Liban.
LE MAGASIN PITTORESQUE
499
en déplacement de séjour. Le mari est à cheval,
la femme, les enfants le suivent, grimpés à
l’échine des ânes ; les serviteurs à pied ferment
la marche. Bêtes et gens rivalisent de magnifi-
cence en leurs accoutrements et harnachements.
Si le maître a son turban multicolore, si la femme
scintille d’or, les chevaux, les mulets, porteurs
des bagages, à chaque enjambée, font sonner le
joyeux carillon des coquillages qui leur sont,
aux oreilles et jusque sur les guides, une parure
pittoresque et charmante.
En son extrémité dernière, la vallée rétrécie
n’est qu’une gorge béante; et le rocher monte en
falaise formidable. C’est là cependant qu’il nous
faut nous hisser. Par bonheur, ces chevaux du
Liban décrocheraient la timbale à la cime d’un
mât de cocagne, et plus justement que Fouquet,
ils pourraient dire : « Quo non ascendant? »
Ils passent où des humains ne sauraient toujours
passer sans dommage. Une pauvre femme en
témoigne ; nous la voyons, tout de son long,
tomber au sentier, ou pour mieux dire, à l’échelle
que nous suivons, et son maïs, ses patates rou-
lent, disparaissent, où les yeux mêmes ne sau-
raient les retrouver.
Enfin nous atteignons un plateau rocailleux et
que le vent librement balaie. Nous avons laissé
derrière nous les pentes ravinées, l’effrayant
effondrement des débris éboulés. Les cèdres sont
devant nous; le formidable temple nous ouvre ses
parvis. Il avait son enceinte que la sollicitude d’un
pacha lui aA-ait donnée, non sans grosse dépense
et grand labeur. Un mur continu enserrait l’oasis ;
c’était une défense contre le vagabondage des
troupeaux, les feux imprudemment allumés des
bergers, enfin contre la gent même des touristes,
ainsi admis à la pieuse visite de ces vieux
patriarches de la nature, mais non au campement
qui peut devenir indiscret, fâcheux, ou même
dévastateur. La bonne pensée n’a pas été long-
temps obéie, ni la consigne.
Les portes renversées jonchent le sol; et les
brèches béantes interrompent la muraille vaine-
ment protectrice. Qu’ils étaient petits de loin !
qu’ils apparaissent maintenant énormes, ces ar-
bres ! Comme les grands talents et les grandes
âmes, ils ne mènent pas un tapage indiscret. Il
faut les aborder, les connaître, les embrasser
d’un regard prochain, ou mieux d’une étreinte
immédiate, pour comprendre et mesurer tout ce
qu’ils sont. Leur assemblée est superbe et entre
toutes imposante. Ces patriarches nous donnent
l’hospitalité, mais de haut, et comme du sommet
de leur apothéose. Ils sont deux ou trois cents,
réunis en cet étroit espace, fraternellement asso-
ciés. C’est une tribu, une famille. Ils se connais-
sent, ils s’aiment. Plusieurs générations sont là,
rapprochées; et de l’un à l’autre, l’écart est de
plusieurs siècles quelquefois. Mais arrivé à ce
vertigineux amoncellement d’années, l’âge dé-
passe nos mesures vulgaires, et l’arrière-petit-fils
fraternise avec le lointain aïeul. Celui-ci a enfanté
celui-là; et cet autre, tout prochain, avait, par-
delà les temps humains, enfanté celui-ci. Ils
enfanteraient encore, les uns comme les autres,
magnifiques sultans, au harem sans fin multi-
plié et fécond. Durant la trêve trop vite écourtée
que la muraille établie leur assurait, les cèdres
avaient repris cette inlassable fécondité. Tout
alentour des ancêtres, la lignée renaissante pros-
pérait ; les graines germaient, qu’épandent les
fruits maintenant inutiles et stérilisés. L’oasis,
les siècles aidant, moins peut-être, serait rede-
venue la forêt. Déjà, comme à l’abri des ailes
maternelles les oiselets grandissent et se réjouis-
sent, la descendance des colosses croissait et
multipliait. Les branches étalées par-dessus sa
fragilité la sauvegardaient maternellement; et
les troncs énormes, titanesques, montaient tout
alentour, orgueilleux de donner aux enfants
l’exemple de la force et de la souveraine majesté.
Ces espérances ne furent que de peu de jours.
Les arbrisseaux ont disparu qui seraient mainte-
nant déjà de jeunes arbres; la terre, librement
foulée, a repris sa désolante aridité. Les grands
aïeux sont restés seuls, grandis encore de leur soli-
tude même, aussi, paraît-il, quelque peu attristés.
Ils vivent, mais ils ne survivent plus ; et le dé-
sastre est sans retour lorsque, sous la tempête ou
le poids décidément insoutenable des ans, quel-
qu’un de ces si vieux rois de la montagne fléchit,
tombe et s’écroule. Il en est un, dont les débris
sèment ainsi un vaste espace. Ses rameaux épars
n’ont plus de feuille, ses branches n’ont plus de
rameaux. Renversé, de celles-là qui lui restent,
il proteste désespérément contre sa ruine. C’est
un vaincu qui vainement tend ses bras vers le
ciel. Le feu l’a rongé; sans écorce et comme
écorché tout vif, il a souffert, il souffre encore
peut-être, en cette mort si longtemps défiée et
qui l’a jeté bas sur l’arène. Le tronc est demeuré
en place, qui soutenait tout l’édifice, et qui s’offre
maintenant, comme un siège complaisant, aux
lassitudes vulgaires d’un passant ou d’un voya-
geur. Les cèdres, plus capricieux en leur lente
poussée que ne sont les sapins de nos forêts de
France, ne composent pas des colonnades, dont
la symétrie excessive fatigue, alors même que
s’en impose l’harmonieuse et monumentale gran-
deur. Les cèdres, jaloux, dirait-on, de leur parti-
culière personnalité, indisciplinés, n’affectent
point les mêmes attitudes, ne font point les
mêmes gestes; et de l’un à l’autre, quelque va-
riété amuse et surprend. Il me faut en embrasser
un six fois pour en accomplir le tour : c’est un
voyage. Presque au niveau du sol, quelquefois
l’arbre se branche et se divise; de- ci, de-là, il
projette ses rejetons devenus des arbres. Les ver-
dures étalées forment des étages, des paliers,
puis des degrés, des échelons ; et cela monte
jusqu’à la cime dernière. Ainsi quelque escalier
superbe accède à la suprême divinité. Cette ver-
500
LE MAGASIN PITTORESQUE
dure a de bleuâtres douceurs. Mais pas une herbe
ne se tapit en la terre stérile, pas une mousse ne
rafraîchit les racines émergées et noueuses. La
vanité humaine insulte à cette invraisemblable
longévité; l’écorce découpée reçoit des initiales
imbéciles, des noms obscurs. Quelle impertinence
d’imposer, à cette gloire vivante, notre néant
éphémère, de prostituer ce passé légendaire à
à notre misérable présent ! Les Pharaons entail-
laient aux rochers qui voyaient passer leurs vic-
toires leurs cartouches longtemps ineffacés. Du
moins ils étaient des Pharaons et des vainqueurs.
Que dire des chemineaux qui blessent ainsi à la
face, ou dans le cœur, ces immortels, confidents
de tant de siècles?
Une petite chapelle se tapit au plus épais de cette
frondaison. L’indifférence et l’abandon en feront
bientôt une ruine. Elle passera, elle s’effacera,
que les cèdres seront encore, que leur vieillesse
printanière revêtira chaque saison, sans jamais
dépouiller leur précédente parure, une parure
nouvelle. Ils sont le véritable temple et le plus
magnifique sanctuaire. Leur longévité les rappro-
che mieux que tout ce qui est de labeur humain,
de l’éternité divine. Quel temple, bâti de nos
mains, que ne fasse éclater l’immensité de Dieu?
A peine avons:nous touché cet asile lointain,
ces arbres que leur éloignement même (ils
végètent à près de 5 000 mètres) a protégés
contre les avides dévastations et sauvés de la
cognée, que le jour tombe, que le doux, mais
rapide crépuscule allonge les ombres, jette un
voile d’incertitude et de mystère aux lumières
tout à. l’heure encore si joyeusement rayonnantes.
A travers les ramures largement déployées, les
clartés dernières s’épanchent et s’égarent. Le ciel,
par lambeaux entrevu, fond 1ns ors, la pourpre,
la gamme changeante de ses splendeurs et d’un
sublime adieu. Un falot est allumé qui marquera
l’entrée de ma tente. Les toiles en sont retombées,
la porte est close; et je m’endors en la tiédeur
des couvertures amoncelées, pendant que je sens,
ou plutôt devine, derrière ce voile bien léger, les
rigueurs d’une bise cruelle.
LA VOIX DU PROMONTOIRE
Les rivages de Majorque, en leur partie orientée
du nord au sud-ouest, sont les plus caractéris-
tiques de la Méditerranée.
Vers l’est, ils se terminent en un cap très effilé,
le cap Formentor, formé par une éclatante et
haute muraille de pierre ; vers l’ouest ce sont des
bois et des solitudes abruptes. En un seul point, à
Soller, ce rivage, d’un développement considé-
rable, s’échancre pour ouvrir un petit port
insuffisamment abrité. A partir de Soller on ne
voit que des cimes sauvages pleines d'écroule-
ments, de déchirures, de précipices et de falaises
où retentissent les clameurs de la mer par les
mauvais jours : côte escarpada y horrorosa , sin
abrigo ni r&sguardo, dit Miguel de Vargas.
Plus loin, au contraire, à Miramar, sur une
longueur de plusieurs kilomètres, on est dans le
mystère et la fraîcheur des forêts. Le rivage, qui
s’élève d’un jet jusqu’à mille mètres d’altitude,
est ombragé par des chênes verts gigantesques et
des pins dont les armées frémissantes escaladent
la sierra. Par endroits, enguirlandés de lierre et
de chèvrefeuille, s’amoncellent de prodigieux chaos
de roches auxquels succèdent des fourrés impéné-
trables que coupent brusquement des falaises
verticales d’une effrayante hauteur. Partoutl’yeuse
robuste au tronc obscur, au feuillage de bronze
couronné d’or, étend ses épaisses ramures ; par-
tout l’arbousier mêle la fraîcheur de ses feuilles
renaissantes aux cistes étoilés de blanc et de rose,
à VHippocrepis des Baléares au parfum péné-
trant. Sur de grands espaces l’euphorbe géante
balance ses vagues de feu et le cytise marie ses
grappes jaunes aux broderies vermeilles du len-
tisque. En des parties découvertes s’étalent des
prairies d’asphodèles, de glaïeuls et de pâles ni-
gelles. Au printemps les rossignols et les fauvettes
emplissent ces solitudes de mélodies, des sources
invisibles murmurent sous l'épais couvert et la
brise du large accompagne d’un frémissement
musical les radieuses vocalises des oiseaux.
Et, dans les sentiers ombreux où les tapis de
mousse assourdissent les pas, on rencontre des
groupes d’orchidées aux apparences d’insectes,
ailées d’azur et tigrées de velours fauve avec des
antennes de feu, tandis que d’autres, très fraîches
sous de grandes coiffes roses, semblent vous
considérer avec des prunelles d’enfants.
Le dévalement prodigieux de falaises, de roches,
de précipices et de forêts impénétrables, pleines
de chants et de fleurs, se termine dans la mer par
un étrange promontoire, sorte de monstre de
pierre accroupi, formidable, de couleur sanglante,
avec un arceau béant comme un orbite vide : c’est
la Foredada ou roche trouée, célèbre dans toute
l’île de Majorque.
Aperçu du haut des miradors (1), accrochés
dans les falaises comme des nids d’hirondelles, le
promontoire, aux allures de monstre, semble
ramper vers l’horizon.
Devant l’immensité de toutes parts étalée, sans
points immédiats de comparaison, on n’a pas
l’impression des dimensions réelles de la masse de
pierre dont la hauteur est de 84 mètres, c’est-à-
dire 24 mètres de plus que les tours de Notre-
Dame. L’arceau ouvert sur l’espace ne donne pas
(1) Les miradors sont (les sortes de plateformes bâties et mu-
nies de parapets, établies en des endroits souvent inaccessibles,
pour permettre de contempler le paysage. Miramar eu compte
plus de vingt.
LE MAGASIN PITTORESQUE
501
l’idée des 12 mètres de hauteur qu’il offre en
réalité, et une forêt de pins qui couvre les crêtes
du promontoire fait songer simplement de loin à
des buissons mouchetant sa surface.
Que de fois, par les belles nuits, je me suis
rendu sur un mirador d’où je plongeais d’une
hauteur de 300 mètres sur l’énorme rocher ! La
mer était calme, jolie comme un miroir, et la lune,
cachée par des nuages immobiles, versait comme
une grande lueur idéale sur les (lots endormis. A
accouplés. Le soleil était couché, la fin du crépus-
cule éclairait encore vaguement la terre tandis
que nous prenions le chemin en lacets qui, des
hauteurs, conduit à la mer.
Après une demi-heure de descente dans un
sentier rapide où nous allions avec prudence, car
les aiguilles de pins dont il était jonché le ren-
daient glissant, nous rencontrions une route qui
côtoie le rivage et nous arrivions bientôt en un
point où le promontoire se rattache aux falaises.
La nuit calme au promontoire.
mes pieds, à des profondeurs vertigineuses, le
promontoire s’avançait dans le doux rayonnement
de lumière, sombre, le grand orbite ouvert. Et je
rêvais de quelque vision apocalyptique, d’un mons-
tre fabuleux guettant une proie inconnue à travers
la nuit des siècles !...
J’avais depuis longtemps le désir de faire une
promenade nocturne autour du rocher, mais, soit
que l’état de la mer ne l’eût pas permis aux jours
désignés, soit que les mariniers d’une anse voisine
m’aient manqué de parole, je n’avais pu réaliser
ce projet. Un soir pour tant, le vieux Gui llem, l’un des
serviteursde Miramar, vint m’informer qu’il avait
aperçu tout en bas, sur le rivage, le signal d’appel
convenu avec un pêcheur, c’est-à-dire deux feux
Selon les prévisions de Guillem une barque nous
attendait et quelques instants après, à la cadence
des rames, nous voguions dans la nuit claire en
suivant les flancs de la Foredada. Le rameur
qui nous conduisait était silencieux, Guillem
fredonnait une malciguena d’une poésie péné-
trante; pour moi, je me laissais aller au rêve.
Autour de nous les choses prenaient une éton-
nante grandeur, le rivage obscur s’élevait jusqu’au
zénith, silencieux, hérissé de roches vaguement
entrevues, tandis que la muraille du promontoire
fuyait vers l’horizon qu’elle barrait en partie par
un retour à angle droit du rocher sur lequel
s’ouvre1 le grand arceau. Ce promontoire qui, vu
des miradors , semblait écrasé sur la mer, se
502
LE MAGASIN PITTORESQUE
dressait maintenant jusqu’aux étoiles, prodigieux
et noir.
Lorsque nous en eûmes atteint la pointe, il prit
l’aspect d’un grand cône et la lune, qui s’était
levée, lui fit une bordure d’argent.
Nous avions contourné le promontoire, nous
voguions maintenant en pleine mer, le vent d’est
que nous ne sentions pas sur le versant occidental,
où nous nous étions embarqués, soufflait et la mer
s’agitait.
« C’est que, s’écria tout à coup Guillem qui de-
puis quelques instants ne chantait plus, si le vent
fraîchit davantage nous serons en danger et nous
ne trouverons aucun refuge de ce côté. Qu'en
pense/. - vous , maître
Jaime ? » fit-il en s’a-
dressant au rameur.
« Nous n’avons rien
à craindre encore, fit
l’autre, vamos. »
Et les rames en ca-
dence continuaient à
frapper les flots et la
barque douce ment rou-
lait, car la mer nous
prenait par le travers.
Comme nous suivions
ainsi le bord, à une
petite distance , une
sourde plainte s’éleva
du rocher.
« Entendez - vous ,
Guillem ?
— Senor, ce sont les
Maures.
— Comment, les Maures ? »
Quelques coups de rames nous avaient rap-
prochés du bord ; la plainte, à intervalles réguliers,
s’élevait plus distincte, on eût dit des soupirs
entrecoupés, des gémissements. J’en étais un
peu impressionné, sans pouvoir m’expliquer la
nature de ce bruit anormal.
Jaime, qui était resté silencieux, nous fit remar-
quer alors que le vent augmentait, que la mer
devenait plus agitée.
« Nous ne pouvons rester là davantage, fit-il,
nous risquerions d’être écrasés sur le rocher
maudit. » Et il fit force de rames pour regagner le
versant ouest du promontoire.
Durant ce temps, Guillem me confiait que les
mouvements de la houle troublaient les Maures
précipités autrefois dans les flots et réfugiés dans
des cavernes marines, tandis qu’ils tentaient une
incursion sur ce rivage.
Et, en effet, on eût dit des plaintes de victimes
ces bruits de la vague frappant le fond des exca-
vations.
Je songeais, tandis que nous revenions au ri-
vage, que les incursions des pirates barbaresques
ont laissé de tels souvenirs à Majorque, que tout
fait, insolite leur est attribué.
Guillem.
D’ailleurs tout parle d’eux encore, les tours de
guet destinées à signaler leur présence se dressent
toujours çà et là sur les hauteurs, et justement
l’une d’elles se profilait près de nous, sur le
ciel.
Les traditions populaires parlent souvent du
célèbre Barberousse qui prit sa revanche sur
Charles-Quint, maître de Tunis, en s’emparant de
Mahon. Des légendes même rappellent Y Armada
sauta , la fameuse flotte organisée vers l’an 1390,
sous le règne de Don Martin d’Aragon, dans le but
de débarrasser la Méditerranée des pirates barba-
resques qui l’infestaient.
Mais tous les efforts furent vains, les écumeurs
de mer continuèrent à
exercer leurs ravages
et à débarquer souvent
ici, dans l’anse formée
parle promontoire sau-
vage. Seulement la
conquête de l’Algérie
par nos armées déli-
vra Majorque des périls
de chaque jour.
Depuis ces temps
lointains, l’anse de la
Foredada n’a plus été
fréquentée que par les
contrebandiers et les
pêcheurs. De temps à
autre maintenant, aux
beaux jours, la Nixe,
le beau yacht de l’ar-
chiduc Salvador, y
vient jeter l’ancre,
et douce souveraine,
l’infortunée victime d’un abominable forcené,
venant visiter à Miramar son impérial neveu,
atterrit aussi sous l’étrange promontoire.
La frêle impératrice se plaisait à gravir les
sommets de la sierra et, après avoir erré toute
la journée, elle rentrait à bord de son yacht où
elle passait la nuit. La grandeur silencieuse et
l’étrangeté de cette nature attiraient son âme
inquiète et si douloureusement attristée qu’on
l’eût dite hantée par un fatal présage.
Peut-être s’était-elle assise parfois, à la tombée
du jour, sur ce mirador élevé où je suis allé
souvent moi-même et d’où le regard plonge avec
épouvante sur l’abîme et sur l’immensité, et là,
devant les magnifiques couchants familiers à ce
rivage, a-t-elle longuement songé. Dans les reflets
de féerie qui éblouirent ses yeux ne revit-elle
pas l’éclatante auréole qui illumina sa vie lorsque,
quittant le mélancolique château de Possenhofen,
elle apparut à Vienne en une radieuse apothéose?
Mais un monstre autrement sinistre que la Fore-
dada guettait devant la lumière et l’espoir...
Ce promontoire toujours exerça une singulière
fascination. N’est-ce point sur les hauteurs qui
le dominent que l’archiduc Salvator s’est recueilli
Maintes fois la gracieuse
LE MAGASIN PITTORESQUE
350
durant de longues années pour méditer et pour
écrire ? Remontant dans le lointain passé, nous
trouvons Ramon Lull, le grand mystique du
moyen âge, qui vint se réfugier à Miramar, au-
dessus de l’étrange promontoire, pour méditer
aussi et pour composer des ouvrages.
Mais si le promontoire souvent soupire ou exhale
comme des pleurs d’agonie, il fait entendre, à
certaines heures, une voix formidable qui se
répercute à une grande distance et frappe d’épou-
vante.
J’étais à Miramar par un jour de tempête;
comme une lutte farouche des éléments déchaînés.
Le fracas de la mer, se brisant sur les rochers à
30U mètres à pic au-dessous de nous, montait et
venait se mêler aux sifflements du vent. Les oliviers
blafards s’inclinaient jusqu’à toucher le sol, les
palmiers se courbaient et les palmes frémissantes
faisaient entendre comme un bruit de pluie conti-
nue ; de toutes parts les feuilles arrachées
fuyaient sous la rafale. C’était comme la fin de
tout.
Nous étions demeurés de longs instants pensifs,
lorsque tout à coup l’archiduc médit : «Nouspour-
Le promontoii e par la tempête.
c’était au dernier printemps, à l’équinoxe, qui se
manifeste aux Baléares par des coups de vent
d’une violence inouïe. Les oliviers en pleine sève
cassaient comme le verre et les caroubiers tor-
daient leurs branches énormes qui se rompaient,
laissant comme une blessure saignante due à la
couleur rouge du bois. Il était périlleux, en ces
moments, de suivre les routes encombrées de
branches brisées par la tempête. Des gens que
leurs affaires sollicitaient voyagèrent la nuit sui-
vante et les voitures, se heurtant à de fortes
branches, furent renversées. On compta de nom-
breux accidents.
Chez l’archiduc Salvator, à Miramar où je me
trouvais, la maison semblait ébranlée par l’oura-
gan. A travers les vitres on voyait dans la brume
rions mettre ce mauvais temps à profit en assistant
à un spectacle peu ordinaire, mais je n’ose vrai-
ment vous inviter à affronter l’ouragan, quoiqu’il
soit plus effrayant que dangereux. Cependant il
en vaudrait la peine. Voulez-vous tenter l’excur-
sion? »
Je savais que le prince ne m’aurait pas entraîné
à sa suite, par un tel temps, pour un objet de
peu d’intérêt. Je lui témoignai donc combien sa
proposition m’attirait et, quelques instants après,
fouettés par la rafale, nous suivions la route puis
nous prenions un chemin en lacets conduisant à
la mer.
Je le connaissais bien ce chemin, maintes fois
je l’avais suivi par les beaux jours. Je savais
que du mirador de Son Masrcig où nous nous
504
LE MAGASIN PITTORESQUE
étions arrêtés un instant, nous dominions la mer
de plus de 300 mètres et qu’au-dessous de nous
le promontoire de la Foredada s’allongeait
comme une bête monstrueuse. Mais cette fois,
accrochés à la balustrade en fer du mirador , pour
mieux résister aux assauts du vent, nos regards
se perdaient dans un amas de vapeurs déchirées,
telle une cuve bouillonnante sans bords, un abîme
mouvant où se brassent on ne sait quelles
tempêtes.
Et soudain un cri déchirant traverse les airs,
dominant le tumulte; il s’échappe de Pabîme et
finit en un rugissement
prolongé.
Un sourire énigmati-
que passe sur les lèvres
de l’archiduc : « Des-
cendons, fait-il, je
vous expliquerai tout à
l’heure le phénomène. »
Nous suivons le che-
min en lacets et, après
une demi - heure de
marche silencieuse ,
chacun de nous étant
attentif en cette des-
cente, car la violence
du vent eut pu nous
entraîner dans quelque
précipice, nous arri-
vons sur un autre mi-
rador.
Le décor qui nous
entoure est, de toutes
parts, plein de sauvage
grandeur. Au-dessus de
nos têtes surplomben
d’énormes quartiers de
roches à travers les-
quelles des pins surgis-
sent, tordus et frisson-
nants. Le vent les secoue avec fureur et, çà et là,
dans les anfractuosités, les diss agitent bruyam-
ment leurs grandes crinières. Dans l’abîme les
vapeurs sont moins épaisses et le promontoire se
développe maintenant au-dessous de nous, voilé
d’embrun, frangé d’écume.
De temps à autre le rugissement qui m’avait tant
frappé s’élève, dominant la tourmente. En dépit
du vent qui menace de m’arracher au sol, je reste,
attiré par l’étrangeté du spectacle. Et la couleur
sanglante du promontoire, l’éblouissement des
vagues broyées, l’orbite sinistrement ouvert au
milieu des embruns, lui prêtent encore je ne sais
quelle tragique horreur. De le regarder ainsi,
entouré de flots bouillonnants, lui-même semble
se mouvoir, ramper et s’avancer dans la tour-
mente. Et lorsque le rugissement déchire l’espace,
je crois entendre la voix du monstre jetant, en sa
fureur, comme un défi au firmament.
Et c’est bien en effet la voix farouche du pro-
L’extréinité du promontoire vu de la mer.
montoire qu’on entend... Nous avons enfin quitté
le mirador et nous nous reprenons à descendre.
Encore un quart d’heure de marche dans le sen-
tier en lacets et nous arrivons à l’isthme qui
rattache la Foredada aux falaises du rivage. Une
route, creusée dans la paroi orientale, permet de
côtoyer le roc presque jusqu’à son extrémité. Nous
la suivons au milieu d’un fracas épouvantable.
Un n’entend que sifflements, cris, hurlements que
domine, de temps à autre, l’effroyable clameur.
Ce rugissement ne rappelle aucun bruit connu
de la terre, c’est comme une explosion subite de
haine, un long cri me-
naçant qui s’échappe-
rait des profondeurs
mêmes de la mer.
L’archiduc me con-
duit en un point du pa-
rapet et soudain, au-
dessous de nous, le cri
farouche déchire les
airs èn même temps
qu’un jet de vapeur
s’échappe des flancs du
promontoire, monte en
gerbe haute que le vent
arrache et emporte.
Le prince m’explique
que la clameur sau-
vage vient du buffador.
Ce buffador , dont je ne
soupçonnais pas l’exis-
tence, car il ne fait
entendre sa voix qu’aux
jours de tempête, est
formé par une sorte de
caverne au ras de la
mer. Cette caverne se
continue en un cou-
loir ou cheminée
d’appel qui monte en
se rétrécissant dans les flancs du rocher et dont
l’orifice extérieur s’ouvre dans la paroi. Par les
vents d’est, les vagues en furie viennent frap-
per les flancs du promontoire, s’engouffrent
dans la caverne où, comprimées par les prodi-
gieuses masses qui se succèdent, et ne trouvant
point d’issue, montent dans la cheminée d’appel
d’où elles s’échappent broyées et vaporisées en
faisant entendre le rugissement qui m avait tant
frappé.
C’était bien là que j’étais venu un soir après
avoir contourné le promontoire et que j avais
perçu les soupirs que Guillem attribuait aux
Maures.
Éternellement la caverne résonne sous la
vague ; lorsque la mer est peu agitée, ce sont
des plaintes confuses, des sanglots, et par les
fortes tempêtes seulement l’étonnant phénomène
se manifeste.
Gaston VUILLIER.
LE MAGASIN PITTORESQUE
505
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
II est fâcheux que la vilaine politique, qui se glisse
partout, ait empêché jusqu’à ce jour — ait retardé,
seulement, peut-être, — l’inauguration officielle du
pavillon de la Ville de Paris, à l’Exposition.
Sans doute, on ne doit pas attacher trop d’impor-
tance à ces cérémonies, à une apparition brève du
chef de l'État et de son cortège habituel : maintes
expositions s'en passent. Cependant, au cours de ces
visites, les organisateurs reçoivent des témoignages
publics de satisfaction auxquels ils ont le droit d’atta-
cher quelque prix et qui sont très mérités; leurs
efforts reçoivent une légitime récompense, et c'est
précisément le cas pour cette exposition de la Ville de
Paris. Elle est très visitée, très admirée, elle en est
digne : on souhaitait et on souhaite encore, que les
gens de goût et d’érudition délicate qui Pont installée
entendent dire officiellement qu’ils ont triomphé de
toutes les difficultés et se sont acquittés de leur tâche
à la satisfaction générale.
Les collections dont il s’agissait de prendre le « meil-
leur » pour le disposer là, sont immenses. La Ville
laisse loin derrière elle les amateurs les plus généreux,
les plus follement dépensiers même : elle a, d’abord,
pour cette accumulation de trésors, son passé sécu-
laire. Beaucoup de « témoins d’autres âges », pierre,
toile peinte, papier, bois, etc., ont victorieusement
résisté aux révolutions et ont été pieusement recueil-
lis par les fonctionnaires qui sont préposés à la
conservation de ces souvenirs : les dons affluent, faits
par des particuliers, par des familles. Des artistes qui
ne céderaient leurs œuvres qu a des prix très élevés,
s’empressent souvent de les offrir à Paris, certains
qu’ils sont de les savoir en bonnes mains. La Ville
devient ainsi propriétaire d’une énorme quantité de
statues, tableaux, dessins, meubles, etc., sans oublier
ceux qu’elle achète chaque année.
Pour orner le palais spécial, édifié sur les bords de
la Seine, où une sélection de ces merveilles devait
être exposée, l’inspecteur général des beaux-arts de la
Ville, M. Ralph Brown, aidé de l’intelligente collabo-
ration de M. Caïn, conservateur de Carnavalet, a donc
subi cette épreuve que connaissent seuls les heureux
mortels devant qui sont amassées trop de richesses :
il a dû, forcément, limiter ses emprunts. On lui faisait
des offres de toutes parts. Les grandes administra-
tions, les collectionneurs, les musées, lui ouvraient
leurs galeries où il pouvait puiser. Des souverains
songeaient que tel glorieux souvenir serait agréable
aux Parisiens et l’offraient : la reine d’Angleterre
envoyait les bas-reliefs en bronze de la place Louis XYr;
l’empereur d’Autriche, le berceau du roi de Rome,
J ciselé d’après les dessins de Prud’hon. Chaque
semaine, une rareté nouvelle s’ajoutait aux précéden-
tes. M. Ralph Brown et M. Caïn, sans mécontenter
personne, ont réussi à garnir les galeries du vaste
édifice qui lui était remis, de façon à plaire aussi bien
à la foule qui aime l’anecdote instructive, qu’à l’ama-
1 teur d’art qui recherche le pur chef-d’œuvre.
L’anecdote, on la trouvera contée d’une manière
touchante, amusante et tragique dans les collections
de la Préfecture de police, par exemple, qui figurent
au rez-de-chaussée avec les documents relatifs à tous
les grands services urbains et nous initient aux
rouages de cette machine un peu compliquée, mais
d’un fonctionnement si régulier qui est l’administration
parisienne. La série de portraits des prédécesseurs de
M. Lépine est très suggestive avec ces uniformes qui
nousfont sourire quand on les compare au démocratique
veston ou à la correcte redingote que notre préfet actuel
montre, à toute heure du jour et de la nuit, aux
Parisiens que sa vigilance protège.
Les chefs-d’œuvre, les voici surtout dans la section
rétrospective du premier étage où l’histoire de la Ville
est contée par les plus grands artistes de tout temps.
On goûtera spécialement, — car ici l’anecdote reparaît,
— la partie de ces collections qui a trait aux mœurs
de Paris sous les règnes de Louis XV et Louis XVI,
sous la Révolution. On y suit les Parisiens d’alors dans
tous leurs divertissements, on les accompagne dans
tous les endroits où ils avaient coutume d’aimer, de
boire frais, de se promener, de deviser. Quels déli-
cieux tableautins de Saint- Aubain nous redisent com-
ment s’écoulait la vie sous Louis le Bien-Aimé! Et
comme on s’amuse, avec Boilly, par les rues, dans les
jardins, au café ! — en ces lieux précisément où se dres-
sent palais et palais! Les Champs-Elysées étaient une
adorable banlieue, remplie de rendez-vous seigneu-
riaux et de guinguettes champêtres et, passé le Cours-
la-Reine, la Seine coulait entre les berges nues, une
Seine propre et claire que nous ne reverrons peut-être
jamais.
Cette série se poursuit jusqu’à nos jours avec une
superbe collection d’œuvres de nos principaux pay-
sagistes, de ceux qui ont deviné l’àrne turbulente ou
calme de la Ville et qui l’ont transcrite sur la toile,
avec autant de sincérité qu’ils en ont mis dans leurs
études de la campagne, Hubert Robert, Michel, Corot,
Cazin, Lépine, etc. Ce sont autant de transformations
qu’ils ont ainsi notées, d’un pinceau fidèle, et cepen-
dant on a plaisir à toujours reconnaître, dans leurs
œuvres très poussées ou dans leurs notes rapides, ce
paysage fin et gracieux, baigné d'une lumière douce
et franche, qui est le paysage parisien, unique au
monde peut-être, survivant à toutes les tentatives les
plus hardies des ingénieurs, à toutes les conceptions,
parfois imprudentes, des hommes de science. C’est
bien Paris, de ses origines à nos jours, qui revit, qui
palpite dans ce palais, et on ne saurait trop compli-
menter ceux qui nous l’ont si artistement reconstitué
avec des collections trop éparses, trop « sous nos yeux
aussi », quotidiennement, pour que nous songions à
les remarquer assez.
Paul BLUYSEN.
>
Géographie
Au Tchad. — La fin d'un potentat nègre. Un succès
chèrement payé.
Lorsque, il y a deux mois, le Magasin Pittoresque
exposait à ses lecteurs la situation des forces françaises
dans la région du Tchad, nous nous doutions bien
qu’un dénouement était proche. H était impossible de
prévoir qu’à l’heure même où ces lignes paraissaient
dans la revue, deux de nos plus vaillants officiers
succombaient sur la terre d’Afrique en vengeant un
camarade massacré et en assurant à notre pays la
possession libre d’un vaste empire. Nos lecteurs con-
506
LE MAGASIN PITTORESQUE
naissent l’histoire de Râbah, cet émule de Samory
qui tint tête durant plusieurs années aux diverses
expéditions envoyées contre lui : françaises, belges et
allemandes.
Déjà, en octobre de l’année dernière, une troupe fran-
çaise commandée par le capitaine Rebillot infligeait
à notre ennemi
un échec sensible-
D'après les nou-
velles parvenues
en Europe, le
chef nègre était
lui-mème blessé
et en fuite. Mais
sa puissance n’é-
tait pas anéantie.
La fuite des
chefs est d’ail-
leurs l’une des
t actiques de guer-
re qui réussissent
le mieux dans les
campagnes que
les indigènes de
l’Afrique inté-
rieure soutien-
nent contre les
forces européen-
nes. Le manque
de vivres, lapénu-
rie d’eau, l’ignorance du terrain s’opposent à la
poursuite de l’ennemi. Ce dernier se reforme vite et
recommence à harceler le pionnier blanc. C’est
cette considération qui semble avoir déterminé le
commissaire du gouvernement au Chari, M. Gentil,
à frapper un coup décisif, en lançant contre les troupes
de Rabah toutes les forces disponibles réunies en ce
moment à Kousri, ou Kdussouri. Ces forces se compo-
saient :
1° De l’escorte de la mission Foureau-Lamy. Les
lecteurs du Magasin Pittoresque connaissent déjà
la belle exploration effectuée par ces deux voyageurs.
Pour la première fois, une mission européenne
parvint à franchir le Sahara du nord au sud. Plu-
sieurs rencontres avec les Touaregs, maîtres du Sa-
hara, eurent une issue favorable pour la mission. Le
combat le plus important eut lieu au mois de fé-
vrier 1899, dans le cœur du désert, près de Trazar. Le
succès de la petite troupe eut une influence heureuse
sur la suite de l’exploration; nos compatriotes par-
vinrent, sans grandes difficultés, jusqu’à Zinder. Le
commandant Lamy se détacha alors avec une partie
de l’escorte, pour rejoindre le groupe réuni sur le
Chari et dont il prit le commandement. Le chef de la
mission, M. Foureau, se rendit quelque, temps après à
Mandjafa (Mainfa) sur le Chari, qu’il quitta bientôt
pour remonter le fleuve jusqu’à Gribingui (haut Ou-
bangui). 11 devait, de là, se diriger sur le Congo ; il
est actuellement en route pour rentrer en France.
2° La deuxième colonne était formée par les débris
de l’ancienne mission Voulet-Chanoine (mission de
l’Afrique centrale), dont le lieutenant Meynier était le
chef.
3° Enfin, nous avions dans la région des troupes
sous les ordres directs de M. Gentil, commandées par
le capitaine de Cointet, envoyé l’année dernière en
remplacement du regretté Bretonnet. Le capitaine de
Cointet, excellent officier, avait à peine trente-deuvans,
étant né à Dijon en 1868. 11 venait d’effectuer un
raid des plus remarquables à travers Madagascar
(1896), et avait rapporté des notes et des croquis du
plus haut intérêt. Ses connaissances spéciales, sa pru-
dence, Font désigné pour un poste périlleux. Le com-
mandant Lamy,
de dix ans plus
âgé, avait déjà
servi dans le
Sud algérien.
Dans cette mar-
che à travers le
Sahara, il fit
preuve de gran-
des qualités mi-
litaires et admi-
nistratives. Le
total de l’effectif
français était de
2 000 hommes,
dont 700 armés
de fusils, 30 che-
vaux et 4 canons.
LesnomsdeGoul-
feï, Kousri, Lo-
gone, que noslec-
teurs verront sur
lecroquisci-joint,
sont dès à présent
autant d’étapes historiques dans les conquêtes fran-
çaises sur le territoire africain. Notre domination s’est
consolidée dans leEaguirmi et dans le bassin du grand
fleuve. Il dépend de nos commerçants, de nos indus-
triels de mettre à profit les nouveaux domaines acquis
au prix de tant d’efforts et au sacrifice d’existences
précieuses.
En dehors de ces deux braves, tombés dans une lutte
ordonnée et prévue, nous aurons probablement encore
à déplorer la mort d’un autre de nos compatriotes,
M. F. de Behagle. Ce dernier est parti, il y a trois ans
(décembre 1897), pour la région du Chari dans le
dessein bien arrêté de ne s’occuper que des questions
d’ordre scientifique : son but, téméraire mais désinté-
ressé et louable, était de traverser le désert, du sud au
nord. Il a été fait prisonnier, par l’ancien potentat du
Sahara oriental, dans les premiers mois de l’an-
née 1899. Aucune nouvelle n’est parvenue depuis, en
Europe, au sujet de cet explorateur. C’est probable-
ment un martyr de plus, hélas, à ajouter à la liste
déjà longue de ceux qui ont péri sur la terre africaine.
Au milieu des multiples angoisses créées par les
événements de Chine, au lendemain du trouble
amené dans les pays civilisés par le drame de Monza,
il était réservé au Magasin Pittoresque de payer un
tribut d’hommage à ces héros, à ces lutteurs, nobles
et vaillantes figures de l’expansion coloniale française
et de la science.
Paul LEMOSOF.
JXXXXJ.XXXJ.XXXXXXJ.XJ.XJ.J.XJ.XXJXXJ.J.J.J.
Le cœur de l'homme est une lyre à sept cordes : six pour
la tristesse, une seule corde pour la joie, et qui vibre rarement.
Joseph Roux.
Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature ; j’aurais
pu me contenter de celles de mon pays natal. — Chateau-
briand.
Croquis de la région du Tchad.
LE MAGASIN PITTORESQUE
507
CAUSERIE MILITAIRE
Dans une de nos précédentes causeries, nous fai-
sions ressortir le relâchement général d'un grand
nombre de nos troupiers, qui se remarque surtout dans
les grands centres comme Paris, Lyon, Marseille,
Toulon. La surveillance de la tenue y est à peu près
nulle, et la fantaisie y bat son plein.
La fantaisie est à la mode, surtout chez les permis-
sionnaires qui, avant de partir, vont faire emplette,
chez le marchand d’équipements militaires, d’effets et
d'objets d’habillement destinés, à leur sens, à relever
leur tenue et dont le port ne sert qu’à rendre celle-ci
grotesque. Avec un informe képi mou, genre Saumur,
pourvu d’une jugulaire vernie microscopique, attachée
par des boutons de casquette, une cravate en laine
d’un bleu criard et des souliers à boutons ou à em-
peignes claquées d’enjolivures, notre permissionnaire
fait « fantaisie », il n’est que ridicule.
De temps à autre, au bureau de la Place où il va
faire viser son titre d’absence, notre délinquant pince
bien « quatre jours » pour avoir ainsi modifié sa tenue,
mais, le plus souvent, il passe inaperçu dans la foule
des permissionnaires qui encombrent les bureaux de
service à certaines époques de l’année. La surveillance
de la tenue, qui était autrefois une des fonctions les
plusimportantes de nos officiers de l’ancien état-major
des places, les « verts-de-gris » comme on ies appelait
alors, n’existe plus de nos jours. Dans les grandes villes,
ce service repose uniquement sur des sous-officiers de
planton dans les gares, dont nos troupiers en rupture
d’uniforme réglementaire savent se défiler avec la
plus grande habileté.
D’autre part, dans les rues, les supérieurs qui, par
intérêt de discipline générale, devraient réprimer
ces écarts, se gardent bien de le faire, pour éviter les
scandales inévitables, provoqués par les foules com-
patissantes. Ils se contentent de détourner la tète et
de hausser les épaules avec un air de découragement
et d’impuissance.
N’allez pas croire que la fantaisie batte son plein
dans nos régiments, on y est généralement très sévère
sur ce chapitre. Cela n’empêche que, lorsqu’ils se
croient libres, nos soldats et nos sous-officiers non
rengagés s’affublent très souvent d’effets non régle-
mentaires, portés avec un goût douteux.
C’est certainement un de ces types bahutés qui a
été croqué par un officier allemand artiste, qui l’a
saisi au passage pour en fixer la silhouette et la com-
parer à un autre type dessiné onze ans auparavant,
en 1889. La connaissance de ces croquis a provoqué
la note par laquelle le gouverneur attire de nouveau
l’attention des officiers généraux et chefs de corps « sur
la nécessité d’exiger que la tenue soit absolument
réglementaire et de réprimer avec la dernière rigueur
les écarts qui continueraient à se produire ».
Le croquis de 1889 montrait un sous-officier pourvu
d’effets réglementaires bien ajustés et bien portés; le
croquis de 1900 fixait la silhouette d’un de ces gro-
tesques au képi saumur avachi, à visière d’aveugle, à
la tunique étriquée, aux épaulettes relevées en « ailes
de pigeon », que nous croisons quelquefois sur le bou-
levard. 11 faut espérer que la note de l’ex-gouverneur
sera comprise et rigoureusement appliquée par tout
le monde.
Capitaine FANFARE.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Deux événements fort intéressants se sont produits,
cette dernière quinzaine, au Transvaal : la capitula-
tion du général Prinslow dans le district montagneux
de Bethléhem, et la prise de la petite ville de Middel-
burg, station assez importante sur la voie ferrée de
Prétoria à Lourenço-Marquez.
La capitulation de Prinslow s’est produite au len-
demain d'un succès des Boers à Ficksburg et à Beth-
léhem. On sait que cinq colonnes anglaises, fortes de
plus de 40 000 hommes, étaient détachées à la pour-
suite des4000 ou 5000 Boers qui tenaient lacampagne
dans l’est de l’État d’Orange, menaçant sans cesse les
communications de lord Roberts et réussissant les
plus audacieux coups demain sur les convois, coupant
la ligne du chemin de fer au nord de Kroonstadt.
Entre temps, l’insaisissable de Wet enlevait àHoning-
spruit un train de ravitaillement avec sa garde com-
posée de 100 highlanders.
Il fallait en finir coûte que coûte avec ces nombreux
petits commandos batteurs d’estrade, et un immense
coup de filet fut tenté. Le coup ne réussit qu’à moitié,
puisque le général de Wet a glissé entre les mailles,
se retirant dans la direction de Lindley, affirment les
Anglais. Quant au général Prinslow, serré de près par
le général Macdonald dans les collines de Bethléhem,
sa ligne de retraite par le col de Naauwport étant
coupée, il dut se rendre avec 900 hommes au général
liunter. Toute résistance étant devenue impossible en
face des forces écrasantes lancées à leur poursuite,
d’autres commandos se virent contraints d’imiter
l’exemple de Prinslow, et l’est de l’État d’Orange
semble aujourd'hui complètement purgé.
Reste le général de Wet. Où est-il, que fait-il ? Per-
sonne n’en sait rien. Peut-être le verrons-nous repa-
raître brusquement sur la ligne de Kroonstadt à
Johannesburg.
Voyons maintenant ce qui se passe autour de Pré-
toria.
Le maréchal Roberts, enfermé en quelque sorte dans
Prétoria, résolut de se donner de l’air. Le mouvement
dont j’avais indiqué la préparation l’autre semaine
s’est poursuivi à l’est de Prétoria. Il semble que lord
Roberts lui-même ait dirigé les opérations, à la tète
d’une quarantaine de mille hommes, commandés par
les généraux Ilamilton, Frenchet Ilutton.
Le général Botha, commandant en chef des forces
boers, ne pouvait évidemment avoir la prétention de
résister victorieusement à cette lourde pression. Il se
contenta de céder le terrain pas à pas, sans se laisser
entamer, sans perdre un canon, sans laisser un cha-
riot derrière lui. Bref, après une série de combats et
d’escarmouches, le général French occupa Middelburg,
sans rencontrer sur ce point la moindre résistance.
Le général Botha s’est replié, sans être inquiété, sur
Machadodorp, et le généralissime Roberts est retour-
né... à Prétoria !
Middelburg se trouve au pied du district monta-
gneux du Lydenburg au delà duquel se trouve le massif
de Magatoland, la suprême citadelle du libre Transvaal.
Quel parti lord Roberts va-t-il tirer de son succès?
Profitera-t-il de l’occupation de Middelburg pour pour-
suivre sa marche en avant? Il est plus que probable
508
LE MAGASIN PITTORESQUE
qu’il voudra débarrasser d’abord loute la région de
Rustenburg des nombreux petits commandos qui tien-
nent la campagne à l’ouest de Prétoria, et assurer
complètement la sécurité de la ligne du Natal que le
général Buller défend non sans peine contre quelques
corps de partisans dont l’audace n’a d’égale que leur
faiblesse numérique.
Signalons, en terminant, l’entrée en ligne des troupes
du général Carrington, venues par le territoire por-
tugais de Beira. Les Anglais vont donc prendre le nord
du Transvaal à revers. Attendons-nous un de ces jours
à quelque surprise de ce côté. Mais de longs mois
s’écouleront encore, très probablement, avant que la
conquête définitive du Transvaal ne soit un fait
accompli.
EN CHINE
On a enfin des nouvelles officielles des ministres
européens à Pékin. A la date du 21 juillet, le ministre
d’Angleterre,' sir Claude Mac Donald, raconte en dé-
tail les attaques dirigées par les Boxers, du 20 juin au
4 G juillet, contre les légations. A cette date du 21 juillet,
les ministres et leurs nationaux occupaient encore les
légations française, allemande, russe, anglaise, une
moitié du parc de la légation anglaise et le centre de
la légation américaine. Tout le reste’ était en ruines,
toutes les maisons étaient brûlées, et il ne restait plus
de vivres que pour une quinzaine de jours. Les muni-
tions étaient à peu près épuisées.
Les femmes et les enfants avaient été réunis dans la
légation anglaise. Enfin les pertes des Européens
étaient de 62 tués et 128 blessés.
Le ministre de France, M. Pichon, ne donne pas
signe de vie. Pourquoi ce silence, alors que la plupart
de ses collègues ont trouvé le moyen de faire parvenir
de leurs nouvelles à leur gouvernement ?
D’autre part, des nouvelles de source chinoise,
transmises par le gouverneur du Chang Toung, nous
apprennent que le 30 juillet le personnel des légations
était sain et sauf, recevant en abondance des autorités
chinoises des fruits, des légumes et des vivres. Ce
brave magot de gouverneur ajoute que les pourparlers
engagés au sujet du départ des ambassadeurs pour
Tien-Tsin sont sur le point d’aboutir.
Je n’ajoute, pour ma part, aucune foi à ces nouvelles
chinoises, et je suis bien forcé de constater que notre
ministre des affaires étrangères n’a encore reçu au-
cune dépêche de M. Pichon, malgré la promesse de ce
vieux roué de Li-Hung-Chang, qui nous fait savoir au-
jourd’hui que les ministres ne seront mis en commu-
nication avec leurs gouvernements respectifs que si les
alliés ajournent leur marche sur Pékin! La ficelle est
un peu grosse, mais elle dénote une situation des plus
inquiétantes. Elle peut se résumer ainsi :
Renoncez à marcher sur Pékin, et nous vous ren-
drons, ce qui reste des légations ; ou bien, si les troupes
alliées paraissent sous les murs de la capitale chinoise,
nous ne pouvons répondre de la vie des Européens
qu’il sera impossible de soustraire à la fureur des
Boxers !
A l’heure même où j’écris ces courtes notes, on an-
nonce que les troupes alliées ont quitté Tien-Tsin, en
marche sur Pékin. La colonne comprendrait 2 300 An-
glais, 1600 Américains, 58 Autrichiens, 53 Italiens,
12 000 Japonais, 4500 Russes, soit une vingtaine de
mille hommes.
Celte nouvelle paraît bien invraisemblable. On re-
marquera tout d’abord qu’il n’est fait mention d’au-
cune troupe française entrant dans les éléments de
cette colonne. D’autre part, il serait souverainement
imprudent d’entreprendre une marche aussi péril-
leuse avec des effectifs aussi faibles — qui pouvaient
être suffisants il y a quarante ans, mais qui ne le sont
certainement pas aujourd’hui. Enfin, on ne parle point
du général qui aurait été désigné pour commander les
troupes internationales.
Il est donc probable que les troupes enfermées à
Tien-Tsin ont voulu se donner de l’air et se sont bornées
pour l'instant à exécuter aussi loin que possible de
fortes reconnaissances.
Henri MAZEREAÜ.
LA VIE EN PLEIN AIR
L’Exposition nous aura donné les plus beaux spec-
tacles qu’il soit au point de vue sportif. J’ai déjà par-
lé des tournois de l’épée, du sabre, et de cette mer-
veilleuse pelote basque, absolument inconnue aupa-
ravant des Parisiens, et qui a excité leur curiosité
d’abord et leur admiration ensuite.
Au Racing-Club viennent d'avoir lieu les grands
concours d’athlétisme. Au Bois de Boulogne, en face
le Pré Catelan sont installées de vastes pelouses où
s'exercent les jeunes athlètes à la course, au lance-
ment du disque, aux sauts en longueur et en hauteur,
au foot-ball et aussi au gracieux lawn-tennis qui a sa
place marquée et toujours occupée.
Le Racing-Club compte plus de deux mille adhé-
rents, jeunes et vieux par l àge, tous jeunes physique-
ment et moralement.
C’est le lieu de rendez-vous des énergies hu-
maines.
Un petit chalet, devant les vastes pelouses, est
aménagé coquettement et intelligemment pour les
hommes de sport. Dans le hall d’entrée vous pouvez
suivre, par l’image, les grandes épreuves sportives
organisées par le Racing-Club, et vous avez sous les
yeux les portraits des différents champions.
C’est avec ces champions que sont venus se mesu-
rer les champions des autres nations. La race anglo-
saxonne a conquis la plupart des lauriers : les Amé-
ricains, particulièrement, se sont distingués dans les
divers Contests de l’Exposition.
Les Français ont été les premiers à leur rendre
hommage. Les étudiants des Universités américaines
ont hérité de leurs pères le goût des exercices phy-
siques, et ils y excellent Leur devise est celle de
l’école de Salerne : Mens sana in corpore sano.
Ces futurs médecins, professeurs, avocats, magis-
trats, commerçants ou industriels estiment avec
raison qu’en soignant leurs corps ils soignent du
même coup leur esprit. Ils n’ignorent que tout muscle
non exercé s’atrophie, et que la bonne tenue de l’in-
telligence n’est pas incompatible avec la souplesse du
corps, avec sa force et avec son adresse.
Dans leurs écoles ou dans leurs Universités, les
jeunes Américains ne consacrent pas leurs récréations
à des dissertations philosophiques ou à des discussions
sur leur avenir.
Dès leur jeune âge, on leur apprend que dans la
LE MAGASIN PITTORESQUE
509
vie les ressources de l’activité sont immenses et qu’il
faut se presser de les créer.
Cela ne les empêche pas de briller plus tard dans
les sciences, dans les arts, dans les lettres, et de de-
venir des inventeurs révolutionnant le monde.
Quelques-uns de mes lecteurs me reprocheront
peut-être d'avoir trop d’admiration pour ces braves
Yankees et de ne pas assez vanter les mérites de nos
hommes de sport.
J’admire en effet les athlètes américains, parce que
l'harmonie de leur être physique est parfaite et que
leur entraînement intelligent et mesuré les prépare —
c’est du moins la règle — à une vie où la douleur a
moins de prise, où la jeunesse se prolonge et où on a
l’illusion d'avoir toujours trente ans.
Mais j’ai dit ici ce que valaient nos hommes de
sport dans certaines branches où ils sont incomparables,
comme l'escrime et la gymnastique. Dans l’athlétisme
proprement dit, ils n’ont point la première place, parce
que nos compatriotes le cultivent, en général, depuis
trop peu de temps. Ils ont fait un très grand effort,
couronné de quelques succès, mais l'effort a été trop
rapide.
Ce n’est que peu à peu que notre race arrivera à
lutter avec avantage avec les Anglo-Saxons. Ceux-ci
ne sont pas devenus tout d’un coup ce que nous les
voyons aujourd’hui.
line faut donc pas désespérer, mais dès maintenant
il est nécessaire de réfléchir à lafable du bon La Fon-
taine : l'Ane et le Petit Chien.
Ne forçons point notre talent.
Nous ne ferions rien avec grâce.
Au Racing-Club j’ai vu des champions français
exagérer leur effort, forcer leur nature par amour-
propre national.
Et je me demandais si cette exagération de l’effort
ne nuirait pas à leur santé. La plupart d’entre eux,
comparés aux athlètes américains, avaient l’aspect
chétif et malingre.
Leurs muscles avaient — c’était visible — moins de
force et d'élasticité. Leur courage en revanche tenait
du merveilleux. Ils n’abandonnaient jamais la partie
et tenaient jusqu’au bout, à tel point qu’ils ont rem-
porté une des plus belles victoires, celle de Marathon.
Par une des chaleurs les plus torrides que nous
ayons eu à subir, deux de nos compatriotes ont pris la
première et la seconde place de cette course de 40 kilo-
mètres, et le premier est arrivé en moins de trois
heures après avoir fait le tour de Paris, le long des
fortifications, sous un soleil de feu.
Pour un record, voilà un record !
Maurice LEUDET.
Les Conseils de Me X...
Non Lis in idem! Cette maxime de droit rébarbative,
si souvent citée en ces temps derniers, signifie tout
simplement qu’il n’est pas permis de juger deux fois
une personne pour le même fait.
Elle veut dire aussi, en une acception mondaine,
qu’il est de bon goût, parmi des gens bien élevés, de
s’abstenir d’actes déplaisants et de facéties déjà trop
connues. On risque fort, par une insistance déplacée,
de passer pour un malappris ou un parfait gaffeur.
Elle est encore, en quelques circonstances pénibles,
l’expression d’un souhait pour conjurer la guigne et
empêcher la répétition de surprises désagréables.
Ainsi, le monsieur qui, dans la rue, reçoit un pot
de fleurs sur son huit-reflets; le lapin manqué qui
détale à toute vitesse, en entendant siffler à ses oreilles
le plomb du chasseur maladroit; tous, bêtes ou gens,
maudissent également l’événement fâcheux et invo-
quent, en leur for intérieur, le non bis in idem salu-
taire et protecteur.
Seule, la morale de l'Évangile donne un enseigne-
ment contraire et recommande de tendre, avec com-
plaisance, la joue gauche, quand on a eu l’ennui d’être
gratifié, sur la droite, d'un vigoureux soufflet.
J’approuve volontiers ce précepte d’encouragement
et de pardon. Jele trouve même sublime ;... sans, tou-
tefois, désavouer l’opinion inverse. Car j’admets fort
bien qu’à certaines personnes susceptibles il puisse
paraître préférable de rendre la gifle que d’en collec-
tionner la paire. Le bon roi Courtebotte, par exemple,
de la poudre de Perlinpinpin, habitué à recevoir tous
les jours, à midi, d’une main de fée invisible mais
sûre, deux formidables tapes sur les joues, aimerait
certainement mieux le régime plus doux du soufflet
restituable et unilatéral.
Mais voici une histoire de justice où la maxime non
bis in idem vient de trouver une application imprévue.
Deux voleurs comparaissent, côte à côte, en police
correctionnelle. L’un a soustrait un fusil à l’étalage
d’un armurier, l’autre a dérobé, dans une basse-cour,
une oie superbe, toute graisse et blanc duvet, soigneu-
sement nourrie en xrue de quelque somptueux repas
de noces.
Pour des individus venus à l’audience sans grand
enthousiasme, ils n’ont point la mine piteuse, ni l’air
trop déconfit. Même, aies voir calmes et souriants, on
croirait plutôt qu’ils ont la conscience pure et vont se
disculper aisément des larcins mis à leur charge.
C’est par l’amateur de volaille à bon marché qu’on
commence. Le président lui reproche, en termes
sévères, de s’être approprié une oie appartenant à
autrui, et d’avoir ruiné ainsi les espérances gastrono-
miques d'une famille entière.
« Mais je n’ai point volé ce palmipède, — répond le
prévenu avec assurance. — Je suis, au contraire,
victime du cœur trop généreux de la pauvre bête et de
son affection immodérée pour moi.
« Je dois vous dire que je connaissais cette oie
depuis longtemps déjà. Je l’avais vue petite, toute
petite, sans plumes ni canons, presque au sortir de
l’œuf. Tout de suite, j’avais conçu pour elle une vive
sympathie ; je m’étais mis à la gâter, à la gaver de
friandises; et elle me témoignait sans cesse, en cla-
quements de bec satisfaits, ses sentiments de grati-
tude.
« Mais, hélas! les félicités de ce monde sont peu
durables. En jour vint où il me fallut abandonner ma
petite amie, pour aller chercher de l’ouvrage ailleurs.
Il me semblait bien, alors, que je ne devais plus la
revoir, et j’en étais resté fort affligé, presque incon-
solable.
« Quand, dimanche dernier, ô surprise! passant,
par hasard, devant la ferme où elle achevait son édu-
cation, je l’ai aperçue qui se dandinait, majestueuse,
au milieu de ses blanches compagnes. Elle m’a
reconnu aussitôt, a couru vers moi avec des cris de
joie, voletant, battant des ailes et manifestant, à sa
510
LE MAGASIN PITTORESQUE
manière, son désir de ne plus me quitter. Elle a voulu
me suivre; et je n’ai pas osé la chasser. J’étais tout
ému; je l'avais vue si petite!
« Arrivée à mon domicile, elle s’y est installée sans
façon. Là encore, je n’ai pas eu le courage de la mettre
à la porte. Vous comprenez, je l’aimais trop!
« — Alors, dit le président en riant, vous l’avez
mangée, pour ne plus vous séparer d’elle.
« N'importe ! votre explication est drôle. Le tribunal
vous condamne à trois mois de prison, mais vous
accorde la loi Bérenger. Seulement, n’y revenez plus. »
L’autre inculpé, l’homme au fusil, voyant son cama-
rade s’en tirer à si bon compte, ne doute pas qu’il
aura, lui aussi, l'indulgence des juges, en leur servant
une historiette à peu près semblable.
Et, plein d'espoir, il commence sur un ton lar-
moyant:
« Ce fusil, messieurs, était pour moi un vieil ami
d’enfance. Je l’avais connu petit, tout petit, alors qu'il
avait seulement un coup et qu’il était simple pisto-
let
« — C’est entendu, — interrompt le président. —
Nous savons le reste. L’ex-pistolet vous a reconnu, est
tombé dans vos bras, et comme vous ne pouviez man-
ger ce vieil ami d’enfance, un. peu trop dur pour vos
dents, vous l’avez porté au Mont-de-piété.
«Mais non bis in idem, mon bonhomme, c’est-à-dire
que ça ne prend plus, cette fois, et que le tribunal
vous condamne à trois mois de prison, sans sursis. »
Me X.
*»>
VAR IÉTÉS
En Passant
— A CHATILLON-SUR-SEINE
La route de Troyes à Châtillon-sur-Seine est une
des plus exquises de France. Les coteaux vont en
s’arrondissant. Leur sommet dénudé s’orne volontiers
d’une ruine ou d’une croix. Sur les pentes, dans une
terre sèche et rocailleuse, poussent des vignes dont
on dit le vin assez farouche.
Toute cette fine sauvagerie de nature est traversée
par la grâce infinie de la Seine. Serrée entre deux
lignes d’arbres comme en un long et souple corset, la
belle rivière apparait d'un vert intense, presque bleu,
dans son frémissement.
Au pied d’une colline aux deux tours ruinées,
dominée par son église de Saint-Vorles, la ville de
Châtillon a un aspect de solidité hautement bour-
geoise qui plaît au visileur.
D’abord, de nouveau, on traverse la Seine, plus
frémissante et verte que jamais. On chemine en un
recueillement presque rustique, le long des maisons
aux formes carrées. Quelques-unes ont le pur carac-
tère de la Renaissance. Tantôt frontons, colonnettes,
moulures, demeurent intacts. Tantôt cet art de luxe
est devenu de fonction plus modeste. Certaine bou-
cherie ou certaine épicerie se sont taillé une devan-
ture dans les délicatesses architecturales. Plus d’une
fenêtre inutile a été maçonnée. Plus d’une est obs-
truée par des nids d'hirondelles. Ceci ne nous déso-
blige nullement.
L’église Saint-Nicolas reste d’un roman assez net et
surtout bellement sombre. A peine distingue-t-on la
blancheur crayeuse d’une Mise au tombeau de Latil,
et les teintes chaudes et noblement tendres d’un
vitrail que la tige de Jessé remplit de sa floraison. Le
grand portail s’écroulait : on a édifié à l’intérieur un
échafaudage qui connaîtra de longs jours. La France
est par excellence le pays des échafaudages durables.
De Saint-Nicolas à Saint-Vorles, la montée est
commode. Les marches basses du haut escalier offrent
aux pieds fatigués une avenante douceur.
L'église Saint-Vorles a gardé une dignité forte et
familière. L’assiduité des prêtres ne l’a pas trop gâtée.
Voici pourtant une crypte dont le mystère est troublé
par les fleurettes de la décoration moderne. Voici un
clocher qui est lourd comme un malentendu classique.
Seule m’amuse (mais de façon irrévérencieuse) une
large baie gothique de style flamboyant.
Dans la chapelle du transept, un tableau étrange
représente un Christ défaillant. Une cuvette est à ses
pieds pour le lavage suprême ; les grands clous sont
posés à côté ; la victime se renverse, fléchissante de
tout son être rompu. La tète robuste est traitée en un
saisissant raccourci. L’ensemble garde une tonalité
grise, terreuse même, mais ardente au fond. Les deux
disciples pensifs qui soutiennent le pauvre maître ont
également été exécutés d’une rude et savante façon.
C’est, dit-on, de l’Alonzo Cano.
J'aime aussi, mais pour d’autres raisons presque
contraires, les naïfs tableaux sur bois consacrés à
saint Vorles. Ce sont là symboles d’expressive
candeur, labeur d'une main pieuse. Famine, Guerre,
Maladie ! sujets clairs et dramatiques. Au-dessus,
figurent des quatrains en vieux français loyal et ro-
buste, célébrant le saint, qui est bon contre tous les
lléaux.
Une petite chapelle est consacrée à saint Bernard.
En des fresques presque détruites, on distingue des
formes angéliques à demi envolées dans le néant. La
tradition veut que ce soit là que le terrible homme, de
si âpre volonté, ait, en un moment de trêve et de
rêve, composé l 'Ave maris Stella. Était-ce cette étoile,
la première du soir, si pure, si blanche, et que j'aper-
çois par les vitres garnies de plomb, qui lui inspira le
doux vers : « Elle germe en un ciel reposé et délicieu-
sement vert comme une eau divine »?
Je reviens par le côté droit. Voici, sur le pilier du
fond, un tableau intitulé Prières. Deux prêtres à étole
sont debout à l’hôtel : près d’eux se dessinent les
tours de Châtillon. La légende nous avertit de l'effica-
cité des prières en ce lieu précis :
N'allez- à Apollon comme l’ost des Grégeois
Fit jadis pour purger le camp de pestilence.
Mais priez ce grand saint de cœurs, de vœux, de voix,
Pour avoir de tel mal soudain la délivrance.
Les passants n’ont garde d'imiter l'ost des Grégeois
(l’armée des Grecs), ils ne vont pas à Apollon ; ils
vont à saint Vorles tout droit.
Sur les piliers massifs, sur les murs blanchis, en
haut, en bas, en longueur, en largeur, se pressent, de
tous les crayons, des inscriptions d’une intarissable
supplication. Voici quelques lignes d'une écriture un
peu tremblante, mais admirablement régulière ; on y
reconnaît la main d'un vieillard qui a longtemps usé
de plumes d'oie. Lentement, l'excellent homme a
moulé son vœu; il demande « un établissement hono-
rable pour ses filles Lucie et Mathilde ». Ingénue
LE MAGASIN PITTORESQUE
511
également et moins exercée, une main a écrit à côté :
« Mon bon saint Tories, exocez-nous. » Au-dessous,
plus gauchement encore : « Et moi aussi. » Au-
dessous, avec une allumette noircissante, sont creusés
les mêmes mots: « Et moi aussi. » De toutes parts, les
inscriptions se multiplient, comme des soupirs :
« Donnez-nous le bonheur, saint Voiles. » Une autre
requête me frappe, si simple, d’un sentiment si rare,
si reconnaissant, où l’on respire quelque chose de
souriant et de mélancolique : « Que mon bonheur
dure ! » Pauvre âme modeste et inquiète, étais-tu si
heureuse? Ton bonheur du moins a-t-il duré? Je
voudrais savoir si cela dure, ce que tu appelais discrè-
tement ton bonheur. Qu’était-ce que cette mère qui,
d’une écriture lourde, écrivait : « Ouvrez le cœur des
riches pour mon fils. » Pêle-mêle : « Sauvez mon
père ». « Veillez sur maman » (ceci, familier, gra-
cieux, exquis). Deux noms, et rien de plus : « Jacques,
Marie ». Puis, ce que nous n’attendions plus guère :
« Préservez-nous du péché mortel !» 11 y a, dans ces
derniers mots, toute l’effusion fataliste de la croyance
en la grâce efficace ! Suivent des listes de noms insi-
gnifiants. Touristes qui ne demandent rien, sinon
d’être passés là. Soldats par files, indiquant leur régi-
ment, leur bataillon, le nombre de jours qu'ils ont
encore à servir au régiment; pas un vœu. Saint
Vorles lui-même ne peut rien sans cela. Des collégiens
ont déterminé la classe dont ils faisaient partie :
« Troisième classique ». Le vœu du baccalauréat n’est
pas exprimé. On le réserve pour des églises plus cor-
rectes, plus magistrales, et qui ont la spécialité des
diplômes. A Saint-Séverin, par exemple, à la chapelle
de la Sorbonne, à Notre-Dame-des-Vicloires, se déve-
loppent les immenses mosaïques de petites plaques
de marbre, dont les lettres d’or luisent au pointille-
ment d’or des cierges et qui, toutes, remercient d’un
parchemin obtenu. Vorles est sans doute un saint sans
grande culture, qui ne saurait pas se débrouiller
devant une faculté.
11 faut quitteç la chapelle. N’écrivons-nous rien ? De
blasphème, d’ironie, à quoi bon ! Tant d'ingénuité
est apaisante. Ceci, peut-être : « L’athée, de bonne
foi, remercie saint Vorles de tout ce qu’il inspire. »
C’est là le seul remerciement qu’ait reçu le saint.
Hé, quoi ! vous n’avez donc pas vu guérir votre pauvre
maman, douce fille éplorée; vous, frémissante fillette,
vous n’avez pas été préservée du péché mortel; vous
n’avez marié ni Lucie ni Mathilde, ô père soucieux ;
— ou si, vous tous, vous, avez oublié !
Au sortir de l’église, je jette un regard dans la
chapelle de gauche. Tout à coup, je recule. Un homme
au crâne chauve, à la face rouge, à la moustache
grise, aux yeux ardents, s’élance sur moi, sabre en
main.
C’est, le sépulcre de l’église.
L’artiste du xvie siècle, probe Châtillonnais nommé
Dehors, a exécuté ses personnages en formidable
trompe-l’œil. De taille humaine, d’attitudes éner-
giques, ils s’imposent par une véhémente surprise. En
face du gardien au sabre, un autre homme plus
calme, coiffé d’un armet, lient une torche. Au fond,
le Christ est étendu. Les fidèles lui rendent les devoirs
suprêmes.
J’admire, parmi les onze personnages, un vieillard
i turban, à barbe noire, assis avec une douloureuse
majesté. Deux femmes tiennent des vases de parfums.
,a Vierge mère défaille, soutenue par un disciple.
Mais j’aime surtout, vers la gauche, une grande et
hère amie, de profil passionné, de sein pur sous un
corsage brodé et coupé droit ; elle assiste à la scène
avec une attention profondément pensive, parce que
ceci est de l’inoubliable.
Les vêtements des personnages, habilement drapés
et même ciselés, sont d’un blanc neigeux et semblent,
non pas de pierre, mais de lin. Les figures ont la
teinte un peu basanée de l'Orient. Le corps du Christ
se détache nu, avec une vigueur singulière, mais
apaisante. 11 remet de l’émotion physique causée par
le grand diable en costume de ligueur qui gesticule à
la porte.
Sur le sommet de la colline, entre deux grandes
tours, s’étale un agréable petit cimetière, campé fami-
lièrement dans les ruines de la féodalité.
Pour revenir à la gare, on suit des avenues plantées
de très vieux tilleuls.
Si vieux, ces tilleuls, et sans doute si malades, que
l oti a cru devoir les ébrancher complètement. 11 n’en
subsiste plus que de grosses branches en potences
biscornues et tranchées net. On dirait que le philo-
sophe scythe a passé là, lui aussi. Plus de ramures,
de rameaux, de ramilles, pour livrer passage aux
feuilles. P>ien pour annoncer la feuillaison. Mais, sous
l’action irrésistible de mai — toute-puissante nature
qui soulèves et crèves les dallages, qui disjoins les
moellons, qui entre-bâilles les murailles, par la pointe
d’un bourgeon, — elles ont poussé, les feuilles, elles
ont jailli de l’écorce même ! C’est un drame de joyeux
et triomphal avènement. Elles se sont déployées, peu
nombreuses, mais de dimensions extraordinaires.
Quelques-unes sont larges comme la main, un peu
pâles pourtant, parfois même légèrement roses, d’un
rose d’anémie. Ce feuillage est étrange, délicat
comme après une longue maladie, fécond comme
après une longue continence.
Inépuisable renouvellement ! Du tronc des vieux
arbres et des débris des vieilles cités éclosent sans
cesse des générations de feuilles ou d’hommes. Que si
d’ailleurs le tronc était décidément trop usé, si le sol
était las d’une espèce, alors, simplement, le renouvel-
lement serait total, et un printemps plus magnifique
étendrait au soleil ses fleurs de sève ou de pensée !
Émile HINZELIN.
*>>
Ce que coûte le pain quotidien
Quel est le pays où l’on trouve à se nourrir au
meilleur compte ? Un éminent statisticien anglais
nous apprend que c’est en Portugal que la vie coûte le
moins cher : 281 fr. 85 par an et par habitant en
moyenne.
Voici, pour compléter cette indication, d’autres
chiffres puisés à la même source, et qui représentent
la somme dépensée en moyenne chaque année, par
chaque habitant des pays ci-dessous, pour sa subsis-
tance quotidienne :
Allemagne 504 fr. 15
Canada 577 fr. 70
France 601 fr. 85
Angleterre 743 fr. 40
États-Unis 820 fr. 20
Nouvelle-Galles du Sud 909 fr. 75
La première pensée qui vient à l’esprit, à la lecture
512
LE MAGASIN PITTORESQUE
de ces chiffres, est évidemment pour envier le sort
des heureux Portugais qui mènent, dans une contrée
splendide, la vie la plus économique du monde. Mais
le statisticien dont nous venons de résumer les tra-
vaux a voulu savoir quel effort coûte quotidiennement
à chaque habitant de la terre la nourriture qui lui
donnera la force de continuer le lendemain sa lutte
pour la vie. Et il a pu faire les observations suivantes :
il faut à un Portugais 117 jours de travail pour
gagner les 281 fr. 85 de sa nourriture annuelle. Un
Allemand travaille 148 jours pour le même résultat ;
un Français, 132 jours; un Anglais, 127 jours; et un
habitant de la Nouvelle-Galles du Sud, 100 jours.
On voit que l’effet produit par la première statis-
tique est complètement renversé par la seconde. Ce-
pendant, malgré la confiance qu’on peut avoir dans la
statistique, il serait peut-être imprudent de s’en rap-
porter rigoureusement à elle pour aller s’établir dans
la Nouvelle-Galles du Sud, sous prétexte qu’on peut
y dépenser trois fois plus d’argent qu’en Portugal tout
en travaillant deux fois moins.
RECETTES ET CONSEILS
LES OEUFS AUX FINES HERBES
Mettez dans une casserole persil, ciboule, échalote, le tout
haché ; sel, poivre, un demi-verre de vin blanc, un morceau
de beurre manié de farine ; faites bouillir sur le feu un demi-
quart d’heure; la sauce étant liée comme il faut, dressez sur le
plat des œufs frais mollets, mettez la sauce dessus, poudrez
avec de la chapelure de pain bien fine ; versez chaudement.
Ce qui a valu à Y Eau de Suez sa réputation de dentifrice
antiseptique hors ligne, c’est qu’elle conserve les dents, les pré-
serve de la carie, parfume agréablement la bouche. C’est la
grande marque, du Tout-Paris élégant recommandée par les
sommités médicales. (L’essayer, c’est l’adopter pour toujours.)
L ’ Eucalypta de Suez est la plus hygiénique des eaux de toi-
lette. Pour les soins du corps, c’est la seule eau de toilette anti-
septique.
ÉTOFFES RENDUES INCOMBUSTIBLES
Un des procédés les plus efficaces, en même temps que des
plus simples pour rendre un tissu incombustible ou du moius
rendre sa combustion exempte de tout danger pour le voisinage,
consiste à le faire tremper dans une dissolution de sulfate d’am-
moniaque à 10 p. 100. Ce produit chimique est d’un prix rela-
tivement bas et il suffit de 100 grammes par litre d’eau.
Après avoir retiré l’étoffe du bain de sulfate, on l’exprime
vivement et on la laisse sécher. Un tissu ainsi préparé noircit
et se carbonise si on l’expose à la flamme d’une bougie, mais
il ne prend jamais feu.
La peinture à l'amiante étendue sur le bois, comme sur la
toile, leur permet également de bien résister au feu.
Enlin, on propose de substituer au chanvre la bourre de soie
dans la confection des toiles de décors. C’est une augmentation
de 2 p. 100 dans le prix de ces toiles, compensée par une durée
plus grande et surtout par un flambage beaucoup plus difficile
et moins dangereux.
F. à Bordeaux. — Non ; n’employez pas ce sel de Vichy du
Commerce qui n’est que du simple bicarbonate de soude, pre-
nez le sel Vichy-État qui renferme tous les principes contenus
dans l’eau de Vichy des sources de l’État. Vous en trouverez
dans toutes les bonnes pharmacies à 10 centimes le paquet pour
un litre. Mais exigez bien la marque Vichy-État-
INSTALLATION D’UNE BIBLIOTHÈQUE
Les personnes qui tiennent à prolonger l’existence de leurs
livres feront bien d’observer les précautions suivantes :
Eu premier lieu, il faut éviter les bibliothèques vitrées : l’air
n’y circule pas et leur atmosphère confinée est tout particulière-
ment favorable aux insectes destructeurs de livres et aux moi-
sissures.
En second lieu, il convient de placer derrière les livres,
comme de vigilantes sentinelles, quelques petits morceaux de
drap ou de flanelle mouillés d’essence de térébenthine, de ben-
zine, d'acide phénique ou de jus de tabac, suivant les goûts.
Cette précaution, renouvelée de temps à autre, donne d’excel-
lents résultats.
ENLÈVEMENT DES TACHES DE GRAISSE ET DE CAMBOUIS SUR LES
VÊTEMENTS
Faire chauffer du lait bien chaud et laver la tache large-
ment avec, la rincer fortement avec du lait à nouveau, en
pressant bien l’étoffe de façon que le lait pénètre bien dans le
tissu et empêche le cambouis de sécher et de former colle.
Ensuite, la tache encore humide, on frotte à la benzine éner-
giquement.
Si l’on n’a pas de lait, on couvre de beurre comme une tar-
tine l’endroit sali, on frolte bien avec pour adoucir le tissu,
on essuie légèrement ensuite, ou mieux on racle avec un couteau.
Avec cette préparation, il suffit de passer le lendemain à la
benzine, et les étoffes en laines les plus claires ne sont point
abîmées. Sur la toile et le coton, le beurre, en petite quantité,
produit le même effet, mais il faut savonner le lendemain et
rincer à grande eau.
l’odeur des cages d’oiseaux
Pour faire disparaître cette odeur souvent désagréable, on
répand sur le fond de la cage, principalement aux endroits
occupés par la fontaiue et par la baignoire, une couche de gypse
(sulfate de chaux). On recouvre celle-ci d’un peu de sable. Ce
procédé, appliqué aux poulaillers et colombiers, a d’autant plus
d'intérêt qu’il augmente la valeur fertilisante des fumiers que
l’on en retire. On remarquera aussi que c’est simplement l’ap-
plication en petit du procédé recommandé aux cultivateurs pour
les fumiers de ferme, pour empêcher la déperdition dans l’at-
mosphère, sous forme de gaz, des éléments fertilisants.
MOYENS DE RENDRE PLUS RÉSISTANTS LES VERRES DE LAMPE
Pour rendre les verres plus résistants à la chaleur, on les
recuit. Un moyen très simple de les recuire consiste à les mettre
dans une bassine ou dans une casserole remplie d’eau froide
et vous faites chauffer graduellement; quand l’eau bout, retirez
du feu et laissez les verres dans l’eau jusqu’à ce qu’elle soit tout
à fait refroidie. Vos verres ainsi recuits casseront beaucoup
moins. Il est bon également, quand on allume une lampe, d’avoir
soin que le verre ne soit pas humide, ou l'on risque huit fois
sur dix de faire claquer le verre. 11 faut surtout, lorsque
mèche s’allume, ne la monter que graduellement alîn que la
chaleur échauffe le verre lentement. Pour éviter de casser les
verres de lampe, il faut éviter de leur faire subir une transition
brusque de quelque manière qu’elle se produise, du froid au
chaud et vice versa.
JEUX ET AJVnJSEJVIEfiTS
Solution du Problème paru dans le numéro du 7er Août 1900
En 10 mois il gagne C50 fr. + le prix du porc, donc en
8 4
8 mois il gagne 520 fr. -t- les — ou les - du prix du porc.
Et comme il réclame 496 fr. et le porc, on voit que la diffé-
rence 24 fr. est le l du prix du porc.
120 fr.
Le porc vaut donc 24 fr. x5 ou 120 fr. et son poids est jjÿrqq
ou 100 kilogrammes.
Ont résolu le problème : M. Tissot à \alence ; Mme Guiguet
à Neuiltv-sur-Seine ; Rigaud à Saint-Quentin ; Dubois et Ricard
à Bruxelles; Seguin à Avignon; Mlle Martinet à Quimper;
Gautier à Beauvais; Fellou lier, Marin, Tardieu à Marseille;
Mlle Hérier à Rouen; Martin à Dax; Mlle Lemaire à Besançon ;
Mlle Alice de Guizelin à Campagne-lès-Boulonnais ; Société de
commerçants de Lugano (Suisse).
PROBLÈME
Dans une basse-cour, il y a 36 pièces de volailles tant poules
que dindons. Un chien survient et fait fuir les - des poules et
la moitié des dindons, de sorte qu’il reste autant des uns que
des autres. Combien y a-t-il de poules et de dindons ?
Le Gérant : Ch. Guion.
7870-99. — Cobebil. Imprimerie Ed. Cbêté.
LE MAGxVSIN PITTORESQUE
si a
L’AMATEUR D’ESTAMPES
L’Amateur d’Estampes, par Honoré Daumier. — Gravure de Puypeat
1er Septembre 1900
17
S 14
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le Magasin Pittoresque qui obtenait, l’année dernière, l’un des
Prix les plus importants de l’Académie Française, vient d’être
honoré d’une nouvelle Récompense : une MÉDAILLE D’OR lui
a été décernée par les Jurys de l’Exposition Universelle de 1900.
MONORÉ DÂUMIER
L’inauguration récente, au cimetière de Val-
mondois, du monument élevé à la mémoire de
Daumier a fourni à la génération actuelle l’oc-
casion de mieux connaître une époque déjà éloi-
gnée, en la conviant à feuilleter la collection des
lithographies et des dessins de Daumier parus
de 1832 à 1878 dans la Caricature et dans le Cha-
rivari.
Daumier a été, dans l’illustration, ce que Balzac
fut dans le roman; suivant F expression de M. Ju-
les Claretie, il a écrit, au crayon, toute la chro-
nique de son temps comme Saint-Simon.
Son œuvre pourrait se cataloguer sous les mê-
mes rubriques que celui de Balzac : Vie privée,
Vie de province, Vie parisienne , Vie de campagne,
Vie politique, Etudes philosophiques, etc.
Comme le grand romancier, Daumier a fixé dé-
finitivement la physionomie d’une époque dans
les séries de ses dessins intitulés : la Politique,
la Magistrature, les Bons Bourgeois, la Pro-
vince, les Bohert-Macaire, les Gras, les Bas-Bleus,
Paris, Villégiature , etc.
11 fut un observateur et un penseur. De la
pointe de son crayon, tour à tour gaiement sati-
rique ou sévèrement dramatique, il a iixé, en
riant, les travers et les ridicules qu’il a observés
et, sans merci, cloué au pilori les infâmes et les
infamies de son temps.
Les Massacres de la rue Transnonain, le Convoi
funèbre, et la série d’ Actualités où figure cette
planche lugubre : l’Empire, c’est la paix, sont des
pages vengeresses et profondément émouvantes.
Ce « Juvénal » impitoyable, suivant l’expres-
sion de M. d’Argis, était doublé d’un artiste ému
et sensible. Les événements le conduisirent à la
charge et il y fut génial ; mais toutes les fois qu’il
en eut l’occasion, il donna une autre note et avec
non moins de succès et de talent ; au reste, ayant
beaucoup observé, beaucoup dessiné d’après na-
ture, n’ayant même pas négligé la culture de
l’académie et la plastique pure, ainsi qu’en font
foi certains croquis, il avait à son service le mé-
tier parfait, la facilité à triompher de la difficulté
d’exécution indispensable à l’artiste complet.
En quinze ans, Daumier a composé, sous le
titre d' Actualités, une sorte de journal personnel
utile à consulter pour l’histoire d’une époque.
Nouvelles, bruits, faits, cancans, crises politiques
du jour y sont relatés avec la plus grande fidélité
historique.
Les procédés habituels de Daumier sont le
dessin el la lithographie ; mais on a aussi de lui
un grand nombre d’aquarelles et de tableaux ri-
ches de couleur comme les peintures de Dela-
croix, de Decamps et de Millet, et souvent,
comme l’a dit M. Armand Dayot, dignes d’être
signés par ces grands maîtres.
M. Arsène Alexandre, dans le bel ouvrage qu’il
a consacré à Daumier écrit très justement : « Se
faire l’historien lidèle des petites manies et des
grands ridicules, encourager les honnêtes gens et
flétrir les coquins au pouvoir; en même temps
faire œuvre d’artiste, c’est-à-dire faire intervenir
l’art dans le plus petit détail, dans une attitude,
dans un pli du visage, dans un regard, dans la
friperie d’un costume, dans un coin de paysage
qui encadre une scène, se montrer un dessina-
teur scrupuleusement exact du mouvement, un
étonnant coloriste avec 1rs seuls éléments du
blanc et du noir, être, en un mot, un beau peintre
et un beau philosophe, en vérité cela mérite
quelque attention de la part de ceux qui pensent
et quelque reconnaissance de ceux dont on a
contribué à défendre la cause. Oui, les grands
caricaturistes ont droit, eux aussi, à un petit coin
île Panthéon ! »
Ce « petit coin de Panthéon », Daumier l’a
trouvé dans un de ces Panthéons modestes que
sont les cimetières de la banlieue parisienne.
Œuvre du statuaire Geoffroy-Dechauine, le
monument de Valmondois, Daumier le doit à ses
amis comme il dut sa « maisonnette » à Corot,
le meilleur parmi les meilleurs.
On a raconté diversement comment Corot en
lit présent à Daumier; M. Jules Claretie, dans
Peintres et Sculpteurs contemporains , a publié une
lettre d’une délicate simplicité, qui me semble
être le « document définitif».
LE MAGASIN PITTORESQUE
51o
La voici :
Mon vieux camarade,
J’avais à Valmondois , près V Isle-Adam, une
'maisonnette
dont je ne sais
que faire.
| Il m’est venu
à l’idée de te
l'offrir, et
c o m m e j' a i
trouvé l'idée
bonne, je suis
allé la faire
enregistrer
chez un no-
taire.
Ce n est pas
pour toi que
j’ai fait ça,
c'est pour em-
bêter ton pro-
priétaire.
A toi,
COROT.
C’est là que
le Tl février
1809 s’étei-
gnit le grand
artiste deve-
nu presque
aveugle, les
yeux perdus
par un labeur
incessant de
près de cin-
quante ans.
M. Arsène
Alexandre a
constaté avec
regret que les
œuvres des grands caricaturistes qui « laissent,
aux curieux des siècles à venir, mille petites
images exactes, iines, spirituelles de notre vie
avec tous ses tics, ses mœurs, son grouillement,
ses costumes » ne sont pas accueillies dans les
musées.
Il appren-
dra sans dou-
te avec plaisir
que la Ville de
Paris dans le
musée qu’elle
inaugurera
p rochaine-
ment, au Pe-
lit Palais des
Champs - Ély-
sées, mettra
« en bonne
place » plu-
sieurs œuvres
de Daumier,
dessins, aqua-
relles et ta-
bleaux que lui
a légués un
amateur
éclairé, M.
Jacquette.
Nous don-
nons la re-
production
d’une de ces
toiles : Y Ama-
teur d' Estam-
pes, dans la-
quelle n o s
lecteurs re-
connaîtront
cette vérité
dans l’attitu-
de et le dessin
que l'on trou-
ve dans toutes
r.
VEYRAT.
Le monument de Daumier, à Valmondois.
les compositions du maître Daumie
Georges
GARDOISE ANGEVINE
De ma fenêtre, en ce moment, j’aperçois un
couvreur. Grimpé au faîte d’un toit escarpé,
marchant avec une souplesse de chat sur les
échelles posées à plat, et le long des gouttières,
il pointe, avec mille précautions, les ardoises
minces et résistantes qui protégeront l’habita-
tion contre le froid, la tempête et la pluie. 11
siflle inconsciemment. Cependant un oubli d’une
seconde, un mouvement mal calculé, un éblouis-
sement fortuit peuvent le précipiter dans le vide.
Combien de vies humaines a-t-elle ainsi expo-
sées, cette petite lamelle de schiste, depuis l’in-
stant où elle fut extraite des entrailles du sol
jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son emploi définitif
au sommet de nos maisons? Rien heureux encore
quand la bourrasque ne l’en arrache pas violent-
LE MAGASIN PITTORESQUE
5 If,
ment et ne la change pas en projectile meurtrier
pour le passant !
Chacun sait que le schiste est un minerai qui
possède la propriété de se partager en feuillets.
Le schiste ardoisier se rencontre dans les ter-
rains de transition et il s’en trouve trois grandes
masses en France : 1° dans le Bocage vendéen,
l’Anjou et la Bretagne; 2° dans le massif occi-
dental des Ardennes; 3U dans quelques points de
notre frontière pyrénéenne et sur le versant sa-
voyard des Alpes. Mais le gisement schisteux de
tent la tristesse des sombres collines et des rives
dénudées où croissent, çâ et là, des genêts et des
ronces. Les perrières (1) abandonnées présentent
un caractère désolé qui atteint une sorte de
beauté sauvage. Les carrières en activité offrent
aussi un spectacle des plus particuliers et d’un
pittoresque spécial avec les grêles silhouettes
des charpentes de puisards, les hautes chemi-
nées des puissantes machines de leurs pompes
d’épuisement, et surtout les auvents de paille,
abris des travailleurs d 'à-haut, éparpillés sur le
Une ardoisière.
Trélazé — commune située à cinq kilomètres
d'Angers et presque reliée au chef-lieu par des
faubourgs populeux — est certainement le plus
considérable de tout l’Ouest. Les ardoisières de
Trélazé constituent une importante et ancienne
exploitation industrielle, avec leurs six carrières
qui emploient environ 3 800 à 4 000 ouvriers, et
produisent annuellement plus de 200 000 000 d’ar-
doises.
L’aspect de cette région présente un frappant
contraste avec la gaîté de la riche contrée qui
l’environne. Après les mois horizons de la large
vallée où la Loire se traîne paresseusement
entre des coteaux chargés de vignes et de grasses
prairies, c’est une surprise, pour le touriste, de
rencontrer les sites âpres et tourmentés du pays
de l'ardoise. Partout le sol noirâtre est boule-
versé, hérissé de monticules, creusé de préci-
pices où dorment des eaux profondes, qui retlè-
sommet ou sur les flancs de la montagne d’ar-
doises, comme les tentes d’un original campe-
ment.
Le schiste ardoisier, en général, n’affleure
guère la terre. La partie supérieure des Aeines
forme une cosse, colorée de rouille, qu’il faut
enlever sur une profondeur de 15 à 18 mètres
au moins, avant de trouver l’ardoise utilisable.
Autrefois les carrières se creusaient toutes à ciel
ouvert. Mais ce mode d’exploitation, suivi pen-
dant des siècles, est aujourd’hui abandonné pour
celui des galeries souterraines qui permet d’at-
teindre, avec plus de sécurité, à de plus grandes
profondeurs, à l'aide de puits dont la hauteur
varie de 90 à 300 mètres, et qui sont larges de
3 à 5 mètres, afin de ménager le passage de deux
Oassicots.
(1) Nom local des ardoisières.
LE MAGASIN PITTORESQUE
817
Le bassicot, forme très rudimentaire de l’as-
censeur, est une caisse rectangulaire, suspendue
a un câble manœuvré par des poulies, et qui sert
au transport des ouvriers et des matériaux. Les
ouvriers d' à-bas, munis de lampes, descendent
•donc dans la carrière, au moyen du bassicot ou
par les échelles ; ils atteignent ainsi la foncée où
ils travaillent, et, armés de la pointe, du pic et de
la barre, employant aussi la dynamite, ils déta-
chent d’énormes blocs de la paroi schisteuse, en
■évitant d’employer la mine quand ils approchent
Il travaille, soit en plein air, soit à l’abri de sa
tente de paillon, expressivement dénommée tue-
vent. Il fractionne d’abord son bloc, dans le sens
de l’épaisseur et de la longueur, par des repor-
tons, à l’aide du maillet et de la scie, en profitant
tour à tour des propriétés particulières de l’ar-
doise, soit en séparant les lames suivant le fil de
la pierre, soit en quernant la pierre dans le sens
perpendiculaire au long grain. Puis il place les
fragments ainsi obtenus entre ses jambes, revê-
tues de guenilles entortillées et attachées par des
Fendeurs d 'à-hciut.
ùe la voûte, de peur de provoquer des éboule-
ments. Ces accidents se produisent trop fréquem-
ment encore, en dépit des précautions préven-
tives. La carrière a ses annales sanglantes, et,
tout comme l’Alpe, l’ardoisière peut être appelée
homicide.
Des équipes de journaliers enlèvent les frag-
ments détachés par les ouvriers et les entassent
dans les bassicots qui sont remontés à l’orifice
des puits pour être déversés ensuite sur des cha-
riots. Un système de pont roulant permet aux
camions de se placer, parle mouvement de recul
du cheval, sur l’ouverture du puisard, à l’aplomb
même du bassicot. Les charrettes se dispersent
ensuite sur la carrière pour distribuer les blocs
bruts aux perrayeurs d ’ à-haut qui vont les diviser,
les dresser, débiter Y ardoise fine, la carrée, \epoil
taché, le poil roux, Yhéridelle, conformément aux
trente-deux modèles employés.
Le fendeur d’à-haut est l’artiste de la carrière.
ficelles; ses pieds, chaussés d’énormes sabols de
bois brut, dits à querner, maintiennent solide-
ment le morceau; enfin, d’un coup de maillet, il
enfonce son ciseau parallèlement au sens du
schiste, qui se partage alors en feuillets, presque
aussi minces qu’une feuille de papier.
Cette opération, qui exige une grande adresse
et beaucoup de sûreté de main, est assurément
la plus curieuse et la plus intéressante de toutes
celles que nécessite la confection de l’ardoise.
Elle n’a pas varié depuis un temps immémorial,
et le fendeur de 1900 répète le même geste que
son prédécesseur d’il y a quatre ou cinq siècles.
Prédécesseur et peut-être ancêtre. ..Car, parmi
les carriers d’à-haut, beaucoup se sont succédé
de père en fils, pendant de longues générations.
L’enfant d’un perreyeur peut trouver de l’emploi
dès l’âge de treize ans sur l’ardoisière, et y de-
meurer jusqu’il sa vieillesse. Le fendeur travaille
à ses pièces, arrive à son poste quand il lui
518
LE MAGASIN PITTORESQUE
plail, et chôme s’il lui convient. Cette liberté et
la solitude relative de son tue-vent où il est maî-
tre, n’ont pas peu contribué, sans doute, à déve-
lopper le caractère lier, indépendant et quelque
peu ombrageux dont le perreyeur de Trélazé a
donné mainte preuve en tout temps. Autrefois,
les tendeurs d’à-haut constituaient une sorte
d'aristocratie plébéienne vis-à-vis des ouvriers
des foncées,
et celui qui
frayait avec un
carrier d'à-bas
était condam-
né, par ses
pairs, à une
amende afin de
se reblanchir .
Cette amen-
de, comme on
s’en doute,
consistait en
abondantes li-
bations ver-
sées aux com-
pagnons... Il
n’en pouvait
être autre-
ment dans
l’heureux pays
du vin d’An-
jou...
L’ardoise
étant fendue,
le même ou-
vrier la rogne
à l’aide d’un
tailloir, qu’il
manœuvre
avec le pied ou
avec la main.
Les différents
modèles de
cette machine
se résument
en un long
couteau (dolleau) s’abattant sur une autre lame cou-
pante, horizontale et fixe, sur laquelle repose l'ex-
trémité de l’ardoise. Prise entre les deux tranchants,
celle-ci se découpe facilement et nettement, sui-
vant la forme et les dimensions que l’ouvrier
veut lui donner. Tout en supprimant les parties
défectueuses, les stries et les taches, il s’efforce
de garder son ardoise aussi grande que possible,
les grands modèles lui étant payés plus cher.
Voici l'ardoise affinée, propre et lisse, prête à
être livrée au commerce, dès que le compteur
aura procédé à son triage, et contrôlé le travail
des ouvriers. Puis les charrettes se dirigeront
vers les deux gares qui desservent les carrières,
et, de là, les ardoises angevines se disperseront
aux quatre coins du monde.
L’emploi de l’ardoise ne se borne pas au revê-
tement des toitures. La scierie ! mécanique de
Saint-Léonard, dépendance des ardoisières, qui
comprennent encore une tréfilerie et une câblerie,
débite les gros blocs sous forme de tables ou de
monuments funèbres. La maçonnerie r«e sert
aussi de l’ardoise. Le beau poli qu’elle peut ac-
quérir, sa résistance, la rendent apte à une foule
d’usages —
d’autantmieux
qu'elle n’est
pas suscepti-
ble de décom-
position chi-
mique.
Les Romains
n’ont pas con-
nu l’ardoise,
mais des do-
cuments prou-
vent qu’elle
était déjà em-
ployée dès le
xne siècle. Jus-
qu’au xviie siè-
cle, l’extrac-
tion se prati-
quait à dos
d’homme, par
bottées, terme
encore usité
dans la distri-
bution des ma-
tériaux aux
travailleurs.
L'ardoise a
sa légende.
Une tradition
respectable
attribue sa dé-
couverte à
l’évêque Lici-
nius qui vivait
vers le vie siè-
cle, et qui,
sous le nom de saint Lezin, est le patron des
perreyeurs. Inventée par un saint, l'ardoise
compte encore un autre titre de gloire : c est
d’avoir été célébrée dans le plus joli vers d’un
des plus charmants sonnets dont s’enorgueillisse
la langue française, celui où l’angevin Joachim
du Bellay, en face des fastueux palais romains,
évoquait avec regret, dans sa nostalgie, ' les
pignons noirs et les toits élevés du pays natal et
soupirait mélancoliquement, songeant à l’ardoise
comme à un symbole de sa petite patrie :
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine !
Mathilde ALAîsTC.
Carrière à ciel ouvert.
LE MAGASIN PITTORESQUE
519
UN POÈTE DANS UN MARCHÉ
Combien sont intéressants à étudier les cara-
vansérails populaires, marchés des faubourgs el
marchés de banlieue, où l'on vend de tout, de-
puis du fromage de gruyère à douze sous la livre
jusqu’à des bicyclettes qui jadis roulèrent triom-
phalement sur les routes de France et qui, au-
jourd’hui, la selle rongée, le guidon rouillé, les
pneus crevés, évoquent lamentablement le sou-
venir des grandeurs dé-
chues.
On y trouve de tout :
des complets d’occasion ,
des comestibles frais ou
conservés, de la vais-
selle, des livres dépa-
reillés, des sourires de
marchandes et des chif-
fons. On y trouve même
des poètes.
Du moins, en l’un de
ces marchés, celui de
Bicêtre, j'ai découvert
— le mot n’est pas trop
fort — un vendeur de
papier parfumé, poète à
la fois comme Yiclor
Hugo et comme Jules
Jouy.
Bien modeste son éta-
lage ! Une petite table
sur laquelle des bons-
hommes en terre cuite
f u m e n t délicieuse m e n t
des rouleaux de papier
d’Assyrie ; quelques pas-
tilles du sérail leur tien-
nent compagnie; elles sont de la composition
du vendeur aimé des Muses, Ferdinand Massy.
Celui-ci, assis sur une chaise quelque peu dé-
paillée, surveille ses trésors. Mais ce n’est pas
l’âpre regard du commerçant nourri dans les
beautés du Doit et de Y Avoir qui éclaire sa phy-
sionomie parfois triste. Visiblement ses pensées
sont ailleurs.
Massy est un homme de trente-huit ans; sur la
ligure duquel le malheur a gravé son empreinte.
Le front haut est celui d’un idéaliste, et idéaliste
avec une invincible teinte de mélancolie il appa-
raît dans ses compositions. La taille est petite,
mais l’apparence est alerte et solide.
Le hasard nous a mis en relation et nous avons
causé; il m’a écrit el j’ai ressenti la sensation
qu’éprouverait un amateur de peinture en décou-
vrant un Rubens au milieu d’une collection de
chromos.
Cet homme meurtri par la vie, connaissant les
jours sans pain et ayant connu les nuits sans
sommeil, était un poète.
Massy est né à l’hôpital : la Maternité. 11 a
grandi auprès d’une mère qui ne l’a jamais aimé,
à qui il a pardonné cependant, et d’un homme
qui n’était pas son père et le rudoya incessam-
ment. Peu de vies d’enfant furent plus malheu-
reuses que la sienne :
on lui refusait jusqu’à
l’instruction, ce pain de
l’esprit non moins né-
cessaire que le pain du
corps. On ne voulait
même pas qu’il apprît à
lire !
11 apprit cependant et
il lut Victor Hugo. Tout
un monde inconnu,
idéal, de poésie, d’har-
monies el d’aspirations
indéfinissables lui fut
révélé.
Ce fut le choc qui fit
jaillir en son cerveau
l’étincelle sacrée. « Moi
aussi, je suis poète ! »
osa-t-il se murmurer. Et
il commença à rimer.
Le régiment le prit
ensuite. Pour échapper
à l’enfer d’une maison
où il était le paria, l’être
innocent et haï, il s’enga-
gea : de dix-huit à vingt -
trois ans, il fut soldat.
A son retour, il se trouva seul, sans appui, sans
argent , sans métier, il fut dès lors voué aux pires
amertumes, aux plus cruelles misères, à la faim,
aux affronts, coucha la nuit sur des bancs où
plus d’une fois le gardien de la paix vint le ré-
veiller. D'autres fois, les carrières abandonnées
ou les taillis du bois de Vincennes lui servirent
d’abri.
Il fit le copiste, le camelot, le commissionnaire,
mille autres métiers faméliques. A l’heure où, à
la porte des casernes, les soldats distribuent des
gamelles de soupe, Massy prit place à la queue
des lamentables meurt-de-faim. La rage au cœur,
peut-être, mais non la honte au front : ce ne sont
pas les victimes qui ont à rougir.
La poésie fut alors sa grande consolatrice. En
chantant, il oubliait sa faim. Chants mélanco-
liques, chants d’écrasé dans lesquels il épanchait
son âme meurtrie.
alors
Le poète Massy.
520
LE MAGASIN PITTORESQUE
Voici une ballade de lui :
S’en vont, dévalant par les rues,
Les mêmes flots d’êtres vivants
Et. toutes choses déjà vues :
Les Alcyons parmi les nues,
Les vols d’oiseaux parmi les vents.
Toujours dominant la tourmente
Les ci’is des mêmes naufragés,
Et toujours dans l’ombre inclémente,
La même rumeur angoissante
Du noir torrent des affligés.
Pour exalter la même joie
Toujours des voix qui vont chantant
Et toujours l'infini flamboie
Sur l’Être de peine ou de proie
Qui ne doit vivre qu’un instant.
Pour subir l’éternelle injure
Du sort fatal, toujours moqueur,
Ton holocauste, âpre nature,
C’est la fleur, c’est la source pure,
C’est lame en proie au mal vainqueur.
Vivant, nos deuils, souffrant nos peines,
Les cris d’orgueil sont de vains bruits,
Ignorés des Lois souveraines...
Tombez des cieux, clartés sereines !
Mourez, soleils, au fond des nuits !
Le morceau suivant, Crépusculaire , est d’une
note non moins triste :
Quand j’aurai longtemps erré par le monde,
Livré ma jeunesse au vent du malheur,
Rêvé de lumière en ma nuit profonde,
Acceptant du sort misère et douleur,
Quand j’aurai longtemps erré par le monde...
Quand j’aurai connu toutes les rancœurs
Qui font l’âme en deuil et le regard sombre,
Quand j’aurai compris le néant des cœurs
Et sondé l’abime où l’Idéal sombre.
'Quand j’aurai connu toutes les rancœurs...
Quand j’aurai courbé mon front sous l’orage,
Etranger pour tous, partout exilé ;
Éternel vaincu dont, nul ne sait l’âge
Qui jette à la nuit son cri désolé;
Quand j’aurai courbé mon front sous l’orage...
Quand j’aurai crié : Tout est accompli.
Contre tant de maux l’être est sans ressources !
Oh ! sur ces noirceurs l’éternel oubli !
.l'ai bu l’amertume à toutes Tes sources.
Quand j’aurai crié: Tout est accompli.
C’est qu’alors la Mort m’aura fait un signe,
Tardive à souscrire à mon triste vœu,
Et dans l'Infini dont toute âme est digne,
J’irai voir de près les soleils de feu.
Évidemment, voilà un camelot, comme on en
rencontre peu.
Si Massy s’inspire de Hugo et de Musset — et
leur influence est visible, — il ne dédaigne pas
à l’occasion d’employer, dans des strophes em-
preintes, non plus de désespérance, mais d’une
brûlante énergie, la langue faubourienne. Cette
langue, qu’il connaît à fond, il la manie avec au-
tant de force que de justesse. Cependant, je ne
parlerai pas île ses productions dans ce genre,
qui sont du domaine passionné de la politique.
Qu’il me suffise de dire que Ferdinand Massy est
républicain à la façon du grand poète qui fut son
initiateur et son exemple. Idéaliste, mais ramené
parfois du ciel bleu sur la terre par les dures
réalités de l'existence, enthousiaste admirateur
des principes de la Révolution française et des
hommes qui moururent pour les faire triompher,
sentant cependant qu’un siècle d’évolution a posé
d’autres problèmes, Massy échappe de par son
indépendance et son tempérament de vrai poète
à toutes les chapelles sectaires en lesquelles d'au-
tres, croyant faire acte méritoire, s’enferment à
double tour.
Aujourd’hui, servi par le hasard, le vendeur de
papier parfumé est connu du petit groupe
d’hommes s’intéressant aux belles œuvres d’où
qu’elles viennent. Un grand journal de Paris a
parlé de lui; un autre journal de Bruxelles a
mentionné son nom : « Massy, le camelot-poète ».
Sous ce litre de camelot-poète, le voici sacré
pour la postérité 1
Mieux que cela, il vient de trouver un éditeur.
Un éditeur! cet oiseau rare pourchassé avec tant
d’acharnement par les poètes, jeunes ou vieux,
en mal d’hémistiches. Un écrivain n’a eu qu’à
aller trouver un éditeur intelligent — il en existe
— ayant en sa poche les œuvres inédites de
Massy. A la lecture du dixième vers, l’éditeur
était conquis, et voilà pourquoi, en même temps
que cet article dans le Magasin Pittoresque, pa-
raîtra à la librairie René Godfroy, sous ce titre :
Vers la Lumière, un recueil de poésies destiné à
faire quelque bruit.
En songeant à cet homme qui fut si malheu-
reux et qui passa insoupçonné au milieu de tout
un peuple de malheureux comme lui, je me suis
pris bien des fois A supputer l’immense quantité
de forces perdues, à me demander ce qu’eussent
fait Hugo, Musset, Lamartine, si le sort les eût
fait naître dans les conditions de Massy ou ce
que n’eût pas fait Massy, s’il fût né dans leur
milieu.
En vérité, on trouve de tout dans les marchés
suburbains !
TALAMO.
/UVIES OBSCURES
Tout dans l'immuable nature
Est miracle aux petits enfants;
Ils naissent, et leur âme obscure
Eclôt dans des enchantements.
Le reflet de cette magie
Donne à leur regard un rayon ;
Déjà, la belle Illusion
Excite leur frêle énergie.
L’inconnu, l’inconnu divin
Les baigne comme une eau profonde;
On les presse, on leur parle en vain :
Ils habitent un autre monde.
Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts
S’emplissent de rêves étranges.
Oh ! qu’ils sont beaux, ces petits anges,
Perdus dans l’antique univers !
Leur tête légère et ravie
Songe, tandis que nous pensons;
Ils font, de frissons en frissons,
La découverte de la vie.
Anatole FRANCE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
521
PASSY VIÜÜE D’EAUX
Au moment où d’innombrables trains, trans-
formés en hôpitaux ambulants, transportent en
Auvergne, dans les Vosges ou dans les Pyrénées,
une multitude de malades, plus ou moins imagi-
naires, il ne sera pas, je l’espère, sans intérêt de
rappeler le souvenir, bien oublié, d'une station
thermale qui eut jadis une grande vogue.
Cette étude d’actualité rétrospective pourrait
être intitulée : Comment naît et meurt une ville
d'eaux.
Dans la première moitié du xvne siècle, Passy
n’était encore qu’un petit hameau qui dépendait
de la seigneurie d'Auteuil. Quelques Parisiens,
amoureux de tranquillité, s’y réfugiaient pendant
la belle saison et, campés dans des cabanes cou-
vertes de chaume, au milieu de paysans très peu
semblables à ceux de l’Astrée, savouraient le
charme d'une vie à demi sauvage.
Vers 1650, un médecin, nommé Legivre, remar-
qua par hasard, dans un clos de vignes, qui avait
été une tuilerie, deux sources, à peine visibles,
qui descendaient lentement vers la Seine et après
quelques mètres d’un cours incertain, se per-
daient dans le sol. Il eut l’idée de goûter de cette
eau et s’aperçut qu elle était très ferrugineuse.
Legivre fit part de sa découverte à tous ses
amis et ne manqua pas, on le pense bien, d’en
exagérer la valeur; mais comme il était fort peu
connu et médiocrement influent, les eaux, malgré
ses efforts, restèrent à peu près ignorées. Elles
vécurent pendant vingt ou trente ans d'une répu-
tation locale. Lémery les analysa en 1700 et ne
leur reconnut pas une très grande efficacité.
Heureusement pour ces eaux si dédaignées, la
ducbesse de Bourgogne voulut en boire et s’en
trouva bien. Louis XIV fit construire, par recon-
naissance, aux dépens du trésor royal, un aque-
duc qui devait servir à l’écoulement des sources
dans la Seine et dont on trouve les ruines en
1841, en creusant les fondations du quai de
Passy.
Désormais Passy était lancé. Les malades com-
mencèrent à affluer. Là où n’avaient existé que
d’humbles chaumières cachées sous la feui liée
comme pour fuir le procureur ou le receveur des
tailles, s’élevèrent des maisons d’agrément. Des
jardins remplacèrent les champs de vignes et,
entre le coteau et la rivière, étendirent leurs
taillis géométriques.
En 1719, l’abbé Le Ragois, propriétaire d'une
maison qui avait appartenu au duc de Lauzun,
découvrit dans son jardin deux autres sources
qui ne tardèrent pas à enlever aux premières la
vogue dont elles jouissaient. Un incident assez
curieux aida à cette dépossession. Les anciennes
eaux étaient affermées à un prix très modique et
le fermier en retirait des revenus fort élevés. Le
propriétaire voulut augmenter la location, mais à
l’expiration du bail les eaux, fortement addition-
nées de plâtre — on ne sut jamais par qui — ces-
sèrent, pour quelque temps, d’être ferrugineuses.
Confesseur de Mme de Maintenon, l’abbé Le
Ragois était un trop notable personnage pour ne
pas communiquer une partie de son importance
aux eaux qu’il avait découvertes. Dès 1720, la
Faculté de médecine, appelée à donner son avis,
s’empressa de déclarer, à l’unanimité, que les
nouvelles sources — connues plus tard sous le
nom de sources Bellamy — étaient ferrugineuses,
sulfureuses et balsamiques, et éminemment pro-
pres au traitement des maladies provoquées ou
aggravées par le séjour des grandes villes. Passy
avait été placé par la Providence à côté de Paris
comme le remède à côté du poison.
Pour obéir aux prescriptions de la Faculté et
plus encore pour suivre la mode, malades ou
oisifs, les uns qui cherchaient à se distraire et
les autres qui essayaient de se guérir, se pres-
sèrent autour des sources merveilleuses. L’ancien
hameau presque désert devint une des villes
d’eaux les plus fréquentes de l’Europe. Jardins
disposés en terrasses, égayés par des bosquets
et des charmilles. Salons de conversation. Salles
de bal, etc., rien ne fut oublié pour attirer les
baigneurs ou les retenir.
J. -J. Rousseau y lit un assez long séjour sur le
conseil de son médecin, en même temps que
l’auteur de Manon Lescaut, l’Abbé Prévost, le
Docteur Proppe, « petit Esope à bonnes fortunes »,
l’historien Boulanger, et Mme Denis qui se parait
du titre de nièce de Voltaire comme de la plus
enviable des distinctions. C’est là que le philo-
sophe de Genève, dans une demi-solitude qui plai-
sait à son âme inquiète, commença le Devin du
Village.
« Le matin, dit-il dans ses Confessions, en me
promenant et en prenant les eaux, je lis quel-
ques manières devers à la hâte et j’y adaptai des
chants qui me vinrent. J’écrivis le tout dans l'es-
pèce de salon voûté qui est en haut du jardin. »
Ce salon voûté dont parle Rousseau était une
dépendance du château de Lauzun transformée
plus tard en galerie où on laissait déposer les
eaux dans des jarres pour leur enlever une partie
de leurs principes ferrugineux.
Passy était devenu, à la fin du xvnU siècle, le
village le plus gai et le plus charmant des envi-
rons de Paris. « Sa proximité de la ville, écrivait
en 1787, le Guide de Thiéry, ses eaux minérales,
la vue riante et animée dont jouissaient la plupart,
des maisons le font rechercher avec empresse-
ment par les particuliers aises qui désirent se.
délasser de leurs travaux et profiter de la prome-
nade charmante du Bois de Boulogne... De Eau-
522
LE MAGASIN PITTORESQUE
tre côlé de la montagne, sur le quai, sont plu-
sieurs maisons très agréables et les jardins des
eaux minérales, dont les portes sont toujours
ouvertes au public. Tout près de la montagne,
l’on trouve une pension où l’on reçoit des parti-
culiers infirmes ou convalescents qui ont besoin
de prendre l’air ou à qui l’on a ordonné l'usage
des eaux. »
C’est, dans ce Versailles en miniature, moins
magnifique, mais plus intime que l’autre, que
s’élevaient , entourés de beaux jardins, le château
de la princesse de Lamballe, l'hôtel de Mme de
Genlis, l’hôtel de MUe Contât et le pavillon dépen-
dant de l’hôtel Valentinois où logeait le bon-
homme Franklin, le moins bruyant des diplo-
mates et le plus avisé.
La cour s’installait au château de la Muette et
deux fois par semaine l’élite de la cour et de la
ville se donnait rendez-vous sur la promenade
de la pelouse. Sous les arbres centenaires, dans
les allées pleines d’ombre et de mystère, Marie-
Antoinette, enivrée d’un bonheur qui devait être
si peu durable, promenait la fierté de sa démar-
che et la grâce de son sourire. A la veille du
drame que tant d’esprits clairvoyants avaient en
vain annoncé, dans le cadre délicieux où l’on
n’entendait ni les plaintes de la souffrance, ni les
murmures de la haine, courtisans et grandes
dames, sûrs du lendemain qui leur échappait, se
plaisaient, égoïstes comme le plaisir, incons-
cients comme la frivolité, aux jeux puérils et
charmants de 1 idylle.
Cette préférence de la cour rendit-elle Passy
suspect aux patriotes? S’aperçut-on, après un
siècle de vogue, que la petite ville, jadis encom-
brée de visiteurs, était trop rapprochée de Paris
et qu’il convenait d'aller chercher plus loin, en
dépensant beaucoup plus, des eaux qui n’étaient
peut-être pas plus efficaces? Quoi qu il en soit.
la décadence de Passy comme station thermale
fut pour ainsi dire immédiate.
Vers le milieu du siècle, quelques malades
— parmi lesquels deux ou trois familles alle-
mandes — restaient fidèles à cette ville d’eaux,
méprisée par les médecins et délaissée par la
mode. Parfois on revenait chez soi, après une
cure de deux ou trois semaines, complètement
guéri ; mais, dans la crainte du ridicule, on ne
s’en vantait pas.
Dans cette dernière période, l’établissement
thermal silué quai de Passy, 32, comprenait cinq
sources ferrugineuses. On prenait les eaux — ou
plutôt on ne les prenait plus ■ — à la dose de cinq
verres tous les matins. L’abonnement au mois
coûtait 15 francs et la séance 0 fr. 50 avec le droit
d’emporter 1 litre d’eau minérale. Chez le dépo-
sitaire Cazaux, passage des Panoramas, n° 10, la
bouteille d’eau de Passy valait 1 franc. Elle se
vendait, en 1787, à l’époque où elle guérissait
encore, 24 sols la bouteille de quatre pintes,
c’est-à-dire un peu plus de huit sous le litre.
U ne resta bientôt plus qu’un seul malade. On
supposa qu'il était payé par l’établissement,
mais cette situation dut lui paraître par trop
humiliante, car, un jour, il ne revint pas. Et la
station thermale, son dernier client ayant dis-
paru, se résigna à disparaître également.
Henri d’ALMERAS.
&&&&&&&& &&& &&&& &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&
Dans l’armée, pour réussir, il faut deux de ces trois
choses : du savoir, du savoir-faire, du savoir-vivre.
Niel.
Les chiffres sont des bavards à qui l’on fait dire tout ce
que l’on veut.
C’est une noblesse que de pouvoir être déçu.
R. Dodmic.
Le fléau des ateliers, ce sont ceux qui trouvent l’outil
lourd et le verre léger. Alph. Daudet
LA FONTAINE DE BELLEVUE
Bellevue est l’une des communes les plus pit-
toresques des environs de Paris. D un côté, elle
regarde la Seine, qui coule au pied de la colline
où s’étage le parc planté jadis par Mme de Pom-
padour; de l'autre, elle a son bois ombreux et
sa merveilleuse terrasse d'où le promeneur em-
brasse d’un seul regard le panorama de la grande
ville.
Bellevue a, en outre, sur l'une de ses places
publiques, la gracieuse fontaine dont nous don-
nons la reproduction, d’après un burin de
M. Adolphe Crauk.
Elle la doit à la munificence de M. Paul Houette,
l’un de ses édiles. Véritable bienfaiteur de la
commune, M. Houette l’avait dotée déjà de cet
alerte funiculaire qui, des bords du fleuve,
amène les touristes sur le plateau.
Or, Bellevue manquait d’eau potable. Et cepen-
dant, comme le disait, en de jolis vers, le jour de
1 inauguration, M. de Polhes, un poète ami du
donateur :
Redoutant, les baisers trop ardents de l’été
Se cachait, loin du bruit de la grande cité,
Sous le couvert des bois une source craintive...
M. Houette conçut le projet de capter cette
source au profit de ses concitoyens. Mais il voulut
LE MAGASIN PITTORESQUE
523
que la fontaine par laquelle 's’échapperaient les
eaux vives fût une œuvre d’art.
Sa volonté a été; exécutée à souhait par deux
La « divine Pompadour » en pâmerait d’aise,
elle qui se connaissait en jolies choses, si quel-
que jour, revenant là, où furent autrefois sa
mm
SiSSfs
La fontaine de Bellevue.
artistes du plus rare talent, l’architecte Henri
Guillaume et le statuaire Corneille Theunissen.
Le groupe né de leur collaboration est, en effet,
une oeuvre toute de fraîcheur et de grâce, dans
laquelle revivent l’élégance et l’esprit du
xvme siècle.
métairie et ses bosquets champêtres, elle rencon-
trait celle nymphe svelte et légère et ce faune
rieur, et cette exquise fontaine,
Où la Naïade, un jour, se réveilla captive.
E. L.
LE MAGASIN PITTORESQUE
52i
LA FOUDRE ARTIFICIELLE
L’électricité est la reine du jour : qui pourrait
en douter maintenant, surtout après une pro-
menade à l’Exposition? C'est une reine capri-
cieuse el souvent cruelle, dont la baguette- ma-
gique distribue comme à volonté, de près, de
loin et même à travers l’espace, l’énergie, la
lumière, la chaleur, la vie, hélas! quelquefois
aussi la mort.
A mesure que se développe l'immense réseau
électrique industriel, à mesure que s’accroît la
puissance des dynamos et des appareils généra-
teurs, le nombre des victimes de la foudre arti-
ficielle grandit, grandit sans cesse. Les médecins
se sont déjà maintes fois préoccupés de cette
question, dont la solution malheureusement ne
paraît pas encore être sortie du domaine de la
théorie.
Sans s’écarter du même ordre d'idées, un sa-
vant anglais, M. le Dl O’Reilly, vient de consacrer
une étude très documentée et absolument nou-
velle à l’effet des décharges électriques sur l'or-
ganisme humain. Nous y relevons des renseigne-
ments fort curieux, qui ne sauraient manquer
d’intéresser les lecteurs du Magasin Pittoresque.
Tout d’abord, il convient de poser en principe
ce fait, qui est généralement inconnu des non
initiés, à savoir que la résistance naturelle du
corps au fluide électrique est considérable. Cer-
tains savants prétendent qu'elle n'est pas infé-
rieure à 1 500 ohms, — l’ohm étant, ainsi qu’on
sait, l’unité de résistance.
Ce chiffre, assurément, parait trop élevé à M. le
Dr O’Reilly, mais il admet que la peau, bien sè-
che et propre, offre une grande résistance au
passage du courant. A l’intérieur de notre orga-
nisme, il ne se produit guère, entre les deux
pôles, positif et négatif, (pie des échanges élec-
trolytiques, et notamment la décomposition en
hydrogène, oxygène, carbone, etc., des tissus
traversés.
A partir de 100 volts, on commence à éprouver
une assez forte commotion, au moment surtout
de l’ouverture et de la fermeture du courant, si
l'on peut employer cette expression. Plus la ten-
sion augmente, naturellement, plus l'impression
ressentie devient intolérable.
Un électricien, M. Newman Lawrence, est ar-
rivé à déterminer exactement ce qu’il appelle le
« point de souffrance ». Si l'on prend à pleines
mains deux conducteurs métalliques de 45 cen-
timètres carrés de surface, traversés par un cou-
rant continu de 104 volts, avec une intensité
moyenne de 0,018 ampère seulement, on éprouve
une sensation douloureuse dans les bras et même
dans le haut de la poitrine. Au delà, l’expérience
tournerait au tragique; à la simple contraction
musculaire succéderait le spasme tétanique, et
très rapidement, pour une minime augmentation
d'intensité, le courant deviendrait mortel.
C est même cette tétanisation des muscles quk
empêche le malheureux foudroyé de lâcher le
conducteur électrique saisi par inadvertance.
Aussi, convient-il de ralentir au préalable la vi-
tesse de la dynamo génératrice, et de diminuer
progressivement l’intensité du courant, lorsque
l’on veut porter secours à quelqu’un.
On sait que, depuis plusieurs années, dans.
l’Etat de New-York, l'électrocution a remplacé la
pendaison pour la mise à mort des criminels. Le
Dr O’Reilly nous fournit à ce sujet une descrip-
tion détaillée des dernières méthodes employées-
à la prison de Sing-Sing (comté de Westchester),
où ont lieu les exécutions capitales.
Aux premiers essais, nos lecteurs ne l’ont pas-
oublié, il s’était produit des incidents fâcheux,
pour ne [tas dire plus. L’assassin Kemmler, moins
foudroyé que carbonisé, avait mis, dit-on, quel-
que dix minutes à mourir...
A présent, les exécutions se font dans des con-
ditions aussi rapides et humaines que possible.
Le condamné est assis dans un fauteuil, un-
masque spécial dérobe à sa vue les préparatifs de
mort qui, du reste, se réduisent à peu de chose r
un aide ajuste prestement au front et aux jambes-
du patient des plaques de contact à large surface.
Et tout de suite, sur un signe de l’exécuteur, un
premier courant de 8 ampères, à la tension de
1 760 volts, est lancé pendant quatre secondes..
C’est le coup de massue scientifique, qui tue in-
stantanément, sans faire souffrir.
Puis, on réduit l’intensité du courant à 2 am-
pères et à 200 volts. Cette deuxième phase de
l'opération, dont la durée ne dépasse pas 56 se-
condes, a pour but de supprimer tous les sou-
bresauts, toutes les contractures pénibles à voir,
mouvements réflexes du cadavre que le choc en
retour de la première décharge tendrait à provo-
quer.
Notons ici qu’en ce qui concerne les courants-
alternatifs, l’effet qu’ils produisent sur l'orga-
nisme n’augmente pas, ainsi qu’on pourrait le
croire, en raison du nombre des périodes. La li-
mite paraît être aux environs de 3 000 périodes à
la seconde.
Passé ce chiffre, la violence du « shock » élec-
trique diminue peu à peu, et, vers 10 000 alter-
nances par seconde, on ne sent plus du tout 1?
[tassage du courant, ce qui ne laisse pas d’être
assez déconcertant au point de vue physiolo-
gique.
Ainsi, l’on peut saisir les fils d’une grande bo-
ttine de Testa, au moment même où elle est tra-
versée par un courant de 200 000 volts, et cela
non seulement sans danger, mais encore sans
LE MAGASIN PITTORESQUE
525
■éprouver la moindre commotion. Cependant,
chose étonnante, une lampe à incandescence
placée dans le champ de cette bobine s’allumera
d’elle-même, et les conducteurs métalliques dis-
posés à proximité émettront de formidables et
bruyantes étincelles!
M. le D' O’Reiliy termine son étude en faisant
remarquer que, contrairement à l’opinion de
beaucoup de personnes, il ne se produit presque
jamais de lésions internes dans les cas de fou-
droiement. L'effet de la décharge agit sur la
moelle allongée en suspendant brusquement l'ac-
tion du cœur et celle des poumons. C’est pour-
quoi il importe de rétablir au plus tôt et par tous
les moyens possibles la circulation du sang et les
m o uve m ent s respiratoires.
Les tractions rythmées de la langue notam-
ment, ont ressuscité nombre de victimes du
« shock » électrique.
Edouard BONNAFFE.
LES GOLDES DE M ANDJOURIE
IMPRESSIONS DE VOYAGE
Tout le bassin de l’Amour est habité par des
peuples de race et d’origine diverses, et des types
variés arrêtent à chaque pas l’attention du voya-
geur. On y rencontre trois races qui se subdi-
visent en familles diverses : les Turco-Tatars, de
beaucoup les moins nombreux, les Mongols et
les Toungouses. L’Amour sert actuellement de
frontière aux deux plus vastes pays du monde, la
Russie et la Chine :
sur la rive russe, on
trouve tour à tour
des Daures, des
Toungouses, des
Goldes, des Giliaks,
nomades'le long du
fleuve et de ses af-
fluents : sur la rive
'Chinoise vivent les
Mandjous.
On sait qu’en
Russie d’Europe,
les bateaux sont
chauffés au naphte,
dans la Sibérie, au
contraire, le mode
de chauffage adopté
pour les trains et pour les bateaux est le bois : il
est curieux de voir passer sur les fleuves de gros
bateaux pendant la nuit obscure : ils glissent sur
l’eau suivis d’une longue traînée lumineuse où
des charbons ardents voltigent semblables à
d’énormes étincelles. Les stères de bois, conte-
nus dans la cale, sont vite dévorés par la ma-
chine, et, plus d’une fois dans le voyage, le capi-
taine arrête son bateau dans un endroit souvent
presque inhabité, où des provisions de bois ont
été préparées par les paysans ou les indigènes
sous l’œil peu vigilant d’un gardien. Le long de
l’Amour, ce sont les Chinois, qui, sur les deux
rives, s’occupent d’entasser et de vendre les bois
de toute espèce : sapin ou frêne, tremble ou bou-
leau ; ce métier leur rapportait jadis juste de quoi
vivre, car ils vendaient leur bois le meilleur
marché possible, c’est-à-dire presque rien : les
Russes essayèrent de leur faire concurrence, et
contrairement aux olis que nous enseigne l’éco-
nomie politique, la concurrence ne fit pas baisser
les prix; les Chinois voyant les Russes demander
un prix beaucoup plus élevé que le leur, eurent
bientôt les mêmes exigences, au grand désespoir
des compagnies et des capitaines de bateaux.
J’attendais impa
tiemment le mo-
mentoùnous irions
faire du bois sur la
côte chinoise, le
moment où pour la
première fois je
mettrais le pied en
Mandjourie : une
nuit enfin, nous ac-
costâmes : des Chi-
nois aussitôt enva-
hirent notre bateau,
portant deux par
deux d’énormes
charges que , par
une trappe, ils jetè-
rent dans la cale : la
nuit était si sombre que je ne pouvais voir leurs
visages. Ils avaient allumé de grands bûchers sur
la côte basse, mais pourtant escarpée ; d’immenses
flammes montaient vers le ciel avec les crépite-
ments du bois. Les passagers de troisième classe,
endormis sur le pont et enveloppés dans des
peaux de mouton qui les défendaient mal contre
les brouillards dangereux du fleuve, se réveillè-
rent : la vue des flammes joyeuses les lit lever,
ils quittèrent le bateau, s’assirent en rond autour
des bûchers; ils retrouvèrent dans leurs poches
quelques aliments de la journée, les uns man-
gèrent des concombres, d’autres grignotèrent des
noix de cèdre, et la chaleur bientôt les réveilla
tout à fail. Il était amusant de les contempler du
pont du bateau. Dans chaque groupe il y avait au
moins un joueur d’accordéon, les femmes chan-
526
LE MAGASIN PITTORESQUE
taient des vieux airs du village, les hommes dan-
saient gaiement les danses populaires : la kama-
rinskaïa, la lezguinlca et le kazatchok; cependant,
au milieu des groupes, dans la fumée, vifs et
sans jamais s’arrêter, les Chinois passaient et re-
passaient travaillant.
Le capitaine me promit alors que le lendemain
nous nous arrêterions en plein jour sur la côte
chinoise.
« Vous pourrez photographier et admirer tant
qu'il nous plaira toutes ces vilaines hêtes jaunes
qu’on appelle Mandjous, Chinois et Coréens ; et
que Dieu vous pardonne d’avoir quitté Paris pour
venir contempler ces gens-là ! »
Le capitaine du bateau me parlait toujours de
Paris, que, comme plus d’un Russe, il croyait
connaître, parce que, se rendant à Monte-Carlo,
il s’était arrêté sur la route pour visiter le Moulin-
Rouge.
Le lendemain, en effet, il tint sa promesse et
nous jetâmes l’ancre près du rivage chinois.
D’énormes tas de bois avaient été élevés, et dès
notre arrivée, les indigènes se mirent à travailler.
Deux par deux, sur un brancard, ils portaient une
charge d’un poids toujours le même : le premier
avait dans la bouche une baguette, qu'à son en-
trée sur le bateau, un matelot lui enlevait : le
nombre des baguettes était une sorte de contrôle
et on avait, en le multipliant par le poids habi-
tuel d'une charge, le poids total du bois vendu.
Je descendis cependant sur le rivage, où je fus
bousculé par les Mandjous qui refusèrent de
poser devant mon appareil et s’amusèrent beau-
coup quand leurs grands chiens sauvages vou-
lurent me mordre les mollets, ce qui me réjouis-
sait infiniment moins.
Parmi les porteurs, j’avais déjà remarqué deux
races distinctes : les Mandjous, grands, forts et
brutaux, avaient comme compagnons des indi-
gènes plus petits, à la figure beaucoup plus pâle,
et qui travaillaient doucement et sans bruit : de
prime abord on les prenait pour des enfants :
leur peau était presque blanche, leurs lèvres
minces, leurs extrémités très petites : cependant,
quand on les considérait plus longtemps, on était
frappé par la puissante structure de leurs épaules
et par l’épaisseur de leurs biceps. C’étaient des
Goldes. Les Gobies forment une population im-
portante, disséminée le long de l’Amour et de ses
aflluents, particulièrement le long de l’Oussouri
et de la Soungary. Ils vivent nomades, doux et
tranquilles, des produits de la pêche et de la
chasse : dans les villes, ils acceptent de servir
comme ouvriers, travaillent quelque temps de
toutes leur forces, puis s’ennuient et quittent le
maître chez qui la nourriture leur est assurée,
pour reprendre leur vie d’aventure où ils auront
faim bien souvent.
Deux d’entre eux m’intéressaient tout spécia-
lement par leur type très pur et leur physionomie
enfantine. Je m’en approchai et je leur adressai
la parole en langue russe; ils ne comprirent rien
a mon langage. Je leur fit signe de ne pas bouger
et je les photographiai sans qu'ils s’en doutassent.
Les Mandjous leur expliquèrent bientôt ce que
j avais fait, et ils vinrent me supplier de leur
rendre leur image, c’est du moins ce que me dit
un matelot qui me servit d’interprète : les Mand-
jous leur avaient raconté qu’en « prenant leur
image » je les mettais pour toujours sous ma
domination. Je leur offris un peu d’argent pour
les consoler, ils acceptèrent, mais n’en gardèrent
pas moins leur physionomie désolée.
J aperçus à ce moment, derrière les épaisses et
hautes broussailles qui couvraient le rivage et
que plus d’un tigre devait traverser la nuit pour
aller se désaltérer dans l’eau du lleuve, quelques
maisons d’aspect tout à fait primitif. J’allais les
atteindre, quand de petits chiens chinois, au mu-
seau aussi court que les nez de la race jaune,
vinrent en sautillant à ma rencontre, suivis d’un
très étrange petit personnage : c’était un Gobie,
très menu, aux longs cheveux noirs : il portait
une veste en peau de poisson, ses jambes étaient
ficelées dans des sortes de sacs et un long anneau
lui pendait au nez. Il me tendit la main, riant et
me faisant de profondes salutations. Il parlait
russe et m’expliqua que je serai le bienvenu dans-
sa maison : j’y entrai. Il habitait une longue pièce
rectangulaire, des estrades couvertes de tapis
servaient de lit à toute la famille, des enfants,
des jeunes gens dormaient dans des lits suspen-
dus ressemblant à des hamacs en toile. Dans un
coin, un Golde s’abandonnait, les yeux à demi
fermés, aux délices de la pipe d’opium, et des
gamins dans un autre, se partageaient la chair
d’un saumon mal fumé. Dans un pot en écorce
d’arbre, j’aperçus du lait, jaune et sale, et je crai-
gnis aussitôt que mon hôte ne m’en offrît une
lasse. Le bateau à ce moment siffla deux fois pour
appeler à lui les voyageurs se promenant le long
du fleuve. Le Golde qui m’avait invité voulut me
reconduire :
« J’aurais désiré voir ta femme, lui dis-je?
— Ma femme vit dans le village à cent verstes
d’ici. Pas un de nous ne voudrait amener sa
femme avec lui chez les Mandjous! Nous allons
les voir une ou deux fois par an.
— Tu ne t’ennuies pas de ta femme ?
— Si, de temps en temps; mais alors je fume
une pipe d’opium et je rêve bientôt qu’elle est
avec moi. Si cela t’intéresse, reste avec nous,,
tu vivras dans notre chambre — (ils y vivaient
déjà quatorze ou quinze) — tu mangeras avec
nous le poisson et dans quelques semaines, tu
viendras aussi dans notre village : tu sais qu’il
y a de très jolies filles chez nous ! »
Dois-je le dire, je n'ai pas été séduit par ce ta-
bleau enchanteur et j’ai quitté le brave Golde
sans accepter ses propositions.
Paul LARBË.
LE MAGASIN PITTORESQUE
527
i-E S ÉPON G E S
Au Palais des Eaux et Forêts de l’Exposition
La seule ressource des visiteurs de l’Exposi-
tion, durant la période caniculaire que nous
venons de traverser, a été de se réfugier au Palais
des Eaux et Forêts. Non seulement ses dimensions
appréciables, avec deux étages et un sous-sol
longeant la Seine, le rendaient un des endroits
les plus habitables de notre grande foire; mais,
pour nous, les imaginatifs, c’était l’unique point
frais et ré-
confortant de
Paris... avec
le Village
Suisse.
Comment,
en effet, pen-
ser à autre
chose qu’aux
forêts pro-
fondes, aux
cimes éle-
vées,à lamer,
à toute la na-
ture vivifian-
te, devant les
produits de
la chasse, les
engins de pê-
che, les tra-
vaux rusti-
ques de nos montagnards ?
Depuis le bateau de Terre-Neuve qui nous fait
voguer sur l'Océan ; la senne et le filet de barrage,
qui nous mènent au bassin d’Arcachon, à la Mé-
diterranée, jusqu’au bambou du pêcheur à la
ligne, nous suivons tous les plaisirs du « bord de
l’eau ».
Des troncs d’arbres, des tableaux pittoresques,
nous promènent en pleine futaie ; la collection de
champignons, de glands, de pommes de pin, etc.,
nous entraînent sous bois; les reproductions
amusantes des ardoisières, des traîneaux chargés
de branches, dans les chemins de Schlitt; des
câbles lancés à travers les gouffres béants, pour
le transport des arbres coupés, nous gardent sur
les sommets. L’ensemble, enfin, nous fait oublier
la chaleur torride, la fatigue accablante de la
grande ville.
L’illusion d’un voyage varié est déjà une bonne
fortune; le côté scientifique de cette excursion
sur place retient mieux encore le curieux, et cap-
tive son attention.
L’œuvre plus ou moins aflinée de nos fores-
tiers, nous donne toute la gamme de la sculpture
sur bois et du travail « au tour ». Les primitifs
personnages taillés au couteau : gendarme à l’air
rébarbatif, enfant à tête de femme couché dans
son berceau, paysan tenant un coq dans les bras,
autant d’ébauches naïves auprès desquels pren-
nent place les ustensiles ordinaires de la vie
domestique : sabots, soufflets, cages d’oiseaux,
cannes et formes de souliers. Puis, plus loin, les
choses délicates, soignées : pieds de table ou de
chaise joliment tournés; crosses de fusil, mon-
tures d’éven-
tail et, enfin,
les jolis ta-
bleaux en
marqueterie,
genre Gallé
de la maison
Majorelle, de
Nancy.
Tout ce qui
se rapporte à
la chasse est
aussi étudié
avec soin et
d’une maniè-
re ingénieu-
se, sous un
aspect très
plaisant.
Après les
armes et les
munitions, la bête à plume et à poil nous est
montrée dans son rôle respectif : les animaux
destructeurs occupés à leur besogne cruelle, en
de véritables scènes de carnage, représentées par
des spécimens empaillés, bien posés, de même
que le groupe des « Oiseaux de plaine » parmi
lesquels, il est vrai, on voit un lièvre, ce qui ne
manque pas d’éveiller la plaisanterie facile des
promeneurs.
Des vitrines, encore, renferment des œufs de
différentes espèces, unis et mouchetés, gros et
microscopiques, quelques-uns de ces derniers
jolis comme des pierres précieuses; le roite-
let-turquoise, le damserole-rubis , la mésange
perle, etc.
Ensuite, ce sont les divers systèmes de pê-
cheries: à gradins, en étangs avec rigoles ; l'auge
à incubation de poisson ; le barrage pluvial, éta-
blis avec une minutie de détails que nous retrou-
vons au plus haut degré à la section des
Éponges.
Cette dernière partie de l’Exposition des Eaux
et Forêts est d’un intérêt particulier, tant par
son organisation remarquable, que par l’étude
sérieuse qu’elle nous facilite. En nous donnant
l’éponge de l’état embryonnaire au développe-
La pêche de l’éponge avec le vidrio (seau) et le ganchon (harpon).
528
LE MAGASIN PITTORESQUE
ment monstre qu’elle atteint parfois, — ce qui
permet de la suivre dans les phases de sa vie
naturelle, — elle instruit et fait en même temps
comprendre les hésitations des savants à déter-
miner le genre d'un objet d’usage courant, dont
la généralité de consommateurs, cependant,
ignore la provenance.
Il n’est plus permis aujourd’hui de ne pas
connaître l'origine de l’éponge que si peu de
personnes cherchent au delà des boutiques de
parfumeur ou du rayon spécial des grands ma-
gasins.
Une troisième école, enfin, croit à l'existence
d'un règne animal et végétal, parce que les
éponges se meuvent lorsqu’elles sont jeunes et
s’immobilisent une fois fixées, pour devenir alors
purement végétatives, ce qui en ferai I des ani-
maux très simples, bientôt changés en végétaux.
Cette dernière opinion est la moins répandue.
L’avis de Linné, Cuvier, Lamarck, Blainville et
de tous nos zoologistes contemporains l’em-
porte, classant définitivement les éponges en
groupe d'animaux z oophytes.
Malgré de grandes différences à l’extérieur, les
Employés classant un lot d'éponges.
Les changements que les travaux modernes
ont provoqués dans le classement des zoophytes
ou rayonnés ont amené à considérer les éponges
comme terme de la nature animale , c’est-à-dire
que, dans l’ordre naturel, elles constitueraient
le premier anneau de la chaîne que forment les
animaux. Mais, pendant des siècles, ces êtres
bizarres ont embarrassé les naturalistes. Aristote
et les anciens hésitaient à les regarder comme
des animaux, et, d’autre part, ils niaient que ce
fussent des plantes. Ces doutes ont subsisté jus-
qu’à l’heure actuelle, et, bien que la majorité dés
savants penche pour la nature animale des
éponges, l’opinion contraire a quelques défen-
seurs qui s’appuient, pour soutenir leur thèse,
sur l'insensibilité et le manque de mouvement
de locomotion de l’éponge. D’après cette théorie
les éponges devraient figurer parmi les masses
spongiaires.
éponges sont d’un genre identique, faites d’une
nature organique glaireuse, fort peu consistante
et d’une partie fibreuse et même pierreuse, qui
seule se conserve. Constituées d’une sorte de
feutre régulier de particules étranges et de fibres
entre-croisées, on ne sait si on doit les regarder
comme un seul individu ou comme une agréga-
tion d’individus fondus les uns' avec les autres.
Mais, soit animal isolé, soit agglomération com-
pacte, les éponges vivent toutes dans l’eau, rat-
tachées par la base à des corps submergés, et au
fond de la mer.
Au Palais des Eaux et Forêts, M. Georges
Weill fils, nous les présente ainsi, avec une exac-
titude et un art absolument dignes d’éloges. Son
très habile architecte, M. Victor Ragot, a préparé
avec beaucoup de goût le décor dont M. Emile
Jurey, 1 intelligent fondé de pouvoir de la mai-
son, devait tirer un parti si étonnant.
LE MAGASIN PITTORESQUE
C’esL d’abord le comptoir d’achat de Sfax : un
intérieur de magasin dans lequel des manne-
quins, vêtus en marchands indigènes, empilent
des éponges dans un sac, suivant la coutume du
pays, très avantageusement remplacée par la
presse à bras, importée par nos compatriotes en
Tunisie où ils ont un marché des plus impor-
tants. A gauche se trouve une cabane de pêcheurs
cubains de
Batabano. Du
toit, les fleurs
s’échappent,
les éponges
suspendues
retombent,
les oiseaux à
aigrettes ,
surplombent.
Contre le
mur, derriè-
re, cesontles
tridents de
feretdebois ;
les barques
grecques,
d’une fort
jolie dimen-
sion, armées
pour cette
pêche spé-
ciale. Car, la
Méditerranée'
a eu de temps
immémorial
le privilège
des plus bel-
les éponges
dont la re-
cherche est
la principale
industrie des
Syriens et
des Grecs qui
la pratiquent ,
de mai en septembre, à la drague, au trident et
au couteau.
Le pêcheur, penché au bord de la barque, fait
de l’ombre sur la mer, à l’aide d’un seau appelé
vidrio, dont le fond est en verre, ce qui lui per-
met de voir la place de l’éponge et de la saisir
avec le gancho ou harpon.
Lorsqu’il ne s’agit pas de trop grandes profon-
deurs, 1 éponge se pêche au couteau, par le sca-
phandrier ou par l’homme nu. Nous voyons les
deux cas dans les sous pharins reproduits par
M. Em. Jurey qui, laissant en une toile de fond
le soleil resplendir sur les flots, les écarte pour
nous laisser jouir des richesses inconnues de
1 Océan et de la Méditerranée.
Au milieu de coquillages, de crustacés, d’her-
bes fantastiques, toute la variété possible est là
Ouvriers taillant et épierrant les éponges
dans les périodes successives de son développe-
ment et ses caprices invraisemblables dans le
choix du point où elle se fixe. Ce sont les épon-
ges monstres de Batabano; l’éponge gelisse des
côtes de la Barbarie; Y éponge fine de l'Archipel
qui sert à la toilette, dans les manufactures de
porcelaine, la corroierie et la lithographie;
Y éponge de Syrie, dite de Venise, très estimée à
cause de sa
finesse, de sa
légèreté, de
ses formes
régulières et
de sa solidi-
té ; Y éponge
de Salonique,
tissu fin et
serré, mais
chargé de sa-
ble; Y éponge
de Bahama
répandue de-
p u i s quel-
ques années
par les An-
glais, très fi-
ne et à sur-
face unie.
Toutes ,
tiennent à
une pierre,
à une plante
à un objet
quelconque.
L 'exposition
de M. Weil
nous en don-
ne des exem-
ple s bien
inattendus.
C’est uneréu-
nion très rare
de trois sor-
tes d’éponges
sur un madrépore rapporté des îles Cornillières;
ce sont des éponges sur des arbrisseaux, des
coraux, des herbes trouvés au sud de Cuba, ou
encore sur un coquillage, une étoile de mer, un
débris de plat romain, une amphore ancienne,
épave des côtes de Tunisie, urne antique de l’ar-
chipel grec et même, sur une bouteille de pale-
ale, jetée de quelque bateau !
Ce ne sont pas les seules curiosités groupées
par M. Émile Jurey. Voici des éponges bâtardes
immenses, en « corne d’abondance » ; des
tuyaux en vingt branches; Y oreille d'éléphant, du
banc de Bariente, entre la Sicile et la Tunisie;
des plantes spongiaires découvertes à 55 mètres;
l’éponge en fils, presque introuvable, prise à
50 mètres de profondeur, à l’i st de Madhia, en
Tunisie; en forme de « conque » provenant des
530
LE MAGASIN PITTORESQUE
environs du phare d’Alexandrie à 64 mètres et
très difficile à saisir, par suite de la distance.
Puis, viennent les éponges « pétrifiées », entre
autres deux réellement splendides surnommées
Coupe de Neptune, et un choix considérable de
madrépores, ces polypiers calcaires si finement
ouvragés, qui semblent de la dentelle de marbre
blanc.
Avec beaucoup de peine on a pu conserver,
sous cloche, des éponges telles qu’on les retire
de l’eau, c’est-à-dire enveloppées d’une gangue
brune qu’il faut se hâter de détruire si on ne veut
que l’éponge pourrisse. C’est du reste le premier
soin du pêcheur, qui, en débarquant, lave sa
récolte dans l’eau de mer, sur la plage même.
Cette opération est exploitée, dans un but de
fraude, par les Levantins qui en profitent pour
rendre leur marchandise plus lourde. Ils placent
les éponges dans un creux, par plusieurs cou-
ches qu’ils recouvrent de sable et piétinent de
temps en temps, ce qui fait pénétrer les grains
de sable et alourdit naturellement l’éponge. Les
pêcheurs du Maroc, dit-on, ajoutent de l’eau
gommeuse pour augmenter l’adhésion du sable
aux éponges, alors qu’il est indispensable au
contraire d’enlever tout ce qu’elles emportent
avec elles. Pour cela, on les baigne dans de l’eau
acidulée, dissolvant parfait de leurs parties cal-
caires , et on retire les corps étrangers qu’elles
renferment en quantité : débris d'algues, petits
animaux, morceaux de cailloux.
C’est la besogne qu’accomplissent les ouvriers
que nous voyons travailler dans l’intérieur du
magasin de M. Weill à Batabano. Cette même
activité règne à Sfax, où M. Weill .a continué
l’œuvre commerciale de MM. Coulombelet Devis-
mes, de Paris, qui les premiers, en 1854, achè-
tèrent les éponges noires que pêchaient au pied,
les habitants des iles Kerwenah. En développant
leur comptoir tunisien, nos compatriotes ont
rendu un service considérable aux habitants du
littoral qui s’étend de Madhia jusqu’à Zarzis,
entourant les îles de Cerwenah et de Djerba.
Par leur concours à notre exposition de 1900,
ils auront certainement développé les connais-
sances d’une foule qui, par indifférence ou
paresse, aurait conservé longtemps l’ignorance
impardonnable d’une charmante jeune fille qui,
ces jours derniers, arrêtée devant un magasin
d’éponges, disait à son père, au moment où
nous passions :
- — C’est une fabrique d’éponges?
Une erreur aussi grossière ne pouvait que me
frapper. C’est elle qui m’a fait m’attarder devant
la belle collection de nos exposants, et c’est elle
aussi qui m’amène à parler un peu longuement
a nos lecteurs de l 'éponge, si curieuse et si peu
connue.
D. ETCIIART.
w
Ii’INDUSTtp OU SE Ii EH CHIHE
La Chine est un pays charmant, la chanson le
dil et les faits le prouvent, surtout en ce moment !
C’est à coup sûr le pays où l’on mange les choses
les plus extraordinaires : des œufs fécondés, des
vers blancs frits, sans compter les fameux nids
d’hirondelle et les ailerons de requins. Pour des
ragoûts pareils, il faut des condiments appro-
priés, le sel par exemple, le beau sel blanc que
produisent les mines européennes, le savoureux
sel gris de nos côtes méditerranéennes, ne sau-
rait suffire. A des mets chinois, il faut du sel
chinois ; ce que peut être la valeur gustative de ce
sel, vous en pourrez juger par le récit de la ma-
nière dont on l’obtient.
Dans le lin fond de l’ouest de l’empire, bien
loin vers le Thibet, sur les rives du fleuve Bleu se
trouvent les nappes souterraines qui alimentent
les rudimentaires usines des sauniers chinois.
Après avoir atteint Ichang, le voyageur doit
quitter le bateau à vapeur et s’embarquer sur une
jonque et il faut encore un bon mois pour attein-
dre Tchen-tu, le principal centre des salines.
Prochainement un service rapide organisé par
une maison allemande permettra de reporter à
Chung-King le point terminus de la navigation à
vapeur.
A la sortie des gorges étroites où le Yang-tsé-
Kiang est emprisonné pendant un long parcours,
dit M. Upcraft dans Engineering and Mining Jour-
nal, le voyageur aperçoit, à la base des dernières
montagnes des agglomérations d’habitations au-
dessus desquelles flotte un continuel nuage de
vapeur et de fumée. A ce signe il peut reconnaî-
tre son arrivée dans le pays du sel. Cette région
s’étend entre Chung-King et Chentu, la capitale de
la province de Se-Tchuen ; c’est là que se trouve
une grande, florissante, mais immonde cité, con-
struite aux bords du fleuve dont les eaux sont en
partie cachées par les nombreuses jonques atten-
dant leur chargement du nauséabond produit au-
quel les Chinois donnent le nom de sel.
Depuis combien de temps ces nappes souter-
raines sont-elles exploitées ; la tradition ne le dit
pas. De toute éternité il en a été ainsi et il n’y a
pas de raison pour que celte industrie, du reste
très fructueuse, vienne à disparaître. Cependant
il existe une période de l’année, en été et en au-
tomne, où les travaux sont suspendus, c’est
qu’ alors les puits sont submergés par les hautes
eaux du Yang-tsé-Kiang ; mais viennent les beaux
jours, les eaux reprennent leur cours normal et
les maisons ou plutôt les cabanes poussent
comme des champignons, les appareils d’évapo-
ration sont réinstallés et le travail est repris et
continué nuit et jour jusqu’aux prochaines inon-
dations.
Le puits naturel est une petite ouverture de
quelques centimètres de diamètre sur laquelle est
LE MAGASIN PITTORESQUE
531
placée une pierre qui constitue le véritable ori-
fice du puits. Au-dessus s’élève une chèvre ou che-
valement des plus grossiers qui soutient une
poulie informe. Une corde tressée passant par-
dessus la poulie s’attache d’un côté à l’extrémité
d’un long tube en bambou qui pénètre dans le
puits et, de l’autre, à un très lourd cylindre de bois
de près de 20 mètres de circonférence placé
sur un axe vertical dans un appentis voisin du
puits.
Le système est, on le voit, des plus primitifs.
Quand le tube en bambou est descendu à l’inté-
rieur du puits, on attelle au cylindre deux paires
de buffles et, le fouet aidant, le cylindre est bien-
tôt mis en mouvement entraînant la corde qui
s’enroule sur sa circonférence et soulevant par la
même occasion le tube en bambou. Ce dernier
apparaît bientôt entre les montants de la chèvre,
chargé d’une eau saumâtre. Un des sauniers chi-
nois s’en saisit, amène son extrémité inférieure
au-dessus d’un autre bambou formant réservoir
puis, à l’aide d’une tige en fer dégage la valve qui
ferme l’extrémité. Le contenu, une infecte boue
noirâtre, s’écoule alors dans le réservoir et le tube
vide est renvoyé au fond du puits quérir une nou-
velle charge de la précieuse saumure.
Les eaux chargées de sel sont conduites aux
« chambres » d’évaporation par des tubes en bam-
bou enduits de chaux. Dans quelques endroits on
utilise un gaz naturel pour chauffer la saumure.
Il arrive parfois, en effet, que, forant un puits à
sel, on tombe sur un gisement de ce gaz. La dé-
Échafaudage pour l’extraction de l’eau saumâtre,
couverte a aussi sa valeur et le gaz amené dans
des bambous passés à la chaux est conduit dans
des cabanes où il est distribué sous des rangées
de chaudières épaisses, en fer, contenant la boue
;i traiter. Seulement les Chinois qui savent utiliser
le gaz naturel ri’onl pas encore trouvé le moyen
d’en régler le débit ni d’en arrêter la production
suivant leurs besoins, il s’ensuit que le travail
d’évaporation doit être poursuivi nuit et jour sans
interruption jusqu’à ce que les inondations
viennent submerger les puits.
Le sel obtenu par cette méthode primitive
Chambre d’évaporation des salines chinoises.
forme un bloc noirâtre boueux dont les Chinois
sont très fiers, ils le proclament même supérieur,
et de beaucoup, au sel blanc de provenance étran-
gère.
La méthode employée pour le forage des puits
est des plus curieuses. Lorsque l’emplacement du
puits a été choisi, on procède à une sorte de béné-
diction, puis, avec de lourdes planches, on con-
struit un échafaudage à trois faces ; sur l’autre
côté on dispose une sorte d’énorme levier dont le
grand bras fait saillie au dehors. Un mouton en
fer est fixé à l'autre extrémité. Ceci fait, une
équipe de six hommes prend position du côté du
grand bras de levier. Alors commence une sérieuse
partie d’escarpolette ; par leurs efforts combinés
les six Chinois ramènent vers la terre le levier, et
le mouton s’élève pour retomber ensuite avec
violence sur l’endroit choisi. Peu à peu, le trou se
creuse, lentement, par exemple, et pour peu que
la couche saumâtre soit enfouie à 2 000 pieds sous
terre, comme cela arrive quelquefois, on voit que
la partie d’escarpolette peut durer longtemps.
Mais le Chinois est patient; il se contente d’un
gain très minime, et il sait que le bénéfice, s’il
n’est pas très élevé est certain. Aussi ne craint-il
pas de poursuivre pendant des années le travail
qu’il a entrepris. L’État, du reste, trouve aussi son
bénéfice à celte industrie, puisqu’un récent tra-
vail sur les ressources financières de la Chine
nous apprend que, malgré les malversations des
mandarins de toutes classes, l’impôt sur le sel
donne encore un produit de près de 11 millions.
Albert ItËYNËR.
S32
LE MAGASIN PITTORESQUE
EJM fAS S AN J
(A Vandœuvre)
Il faut, quand on quitte Troyes, se décider à
aimer un paysage assez sobre et nu, dont la
beauté reste tout intime.
Mais dans les plaines, les arbres sont plus pré-
cieux; plus exquis, les monuments!
Beaucoup de monuments nous arrêtent au pas-
sage. Pas un ne nous retient autant que l’église
de Vandœuvre. La petite ville, dans l’après-midi
de juillet où André Marsy la visita, s’étendait, en-
dormie sous le soleil. Un sentier coupait au
court, parmi des maisons basses, entourées de
jardinets où des feuilles d’artichaut bleuissaient
dans la rude lumière. Notre ami traversa un
cours d’eau, clair comme de l’eau de craie. Un
enfant, du haut du pont, trempait un fil sans
hameçon ni amorce. En face, une maison à pans
coupés montrait un Christ de sculpture modeste
et de couleurs vives. Le bleu de la robe, le rose
de la chair étaient légèrement barbares.
Devant l'église, jusqu’où montent sans inter-
ruption les maisons basses à mine rustique, une
Vierge tient sur ses genoux son Fils mort. La
mère, vêtue d'azur, est d’assez grande taille ;
malgré sa barbe noire, le fils est si petit de corps,
de bras, de jambes, que l'on dirait un nouveau-
né. Cette bizarre disposition a-t-elle pour objet
de rendre aux yeux de la mère le fils plus enfant,
toujours enfant? 11 y a assurément là une inten-
tion. Le tailleur d’images qui a fait ce groupe
n’était certes pas un ignorant, car il a trouvé ici
et rendu ce geste unique : la mère saisissant et
baisant la main sanglante du martyr.
L’église est douce à voir et patriarcale, à cause
de son toit noir qui s’abaisse jusqu’à terre et qui
ne se relève que sur un porche où sont trois sta-
tues peintes. Vandœuvre semble avoir goût à la
statuaire polychrome.
Dans cette église aux trois voûtes de belle am-
pleur, André Marsy examine, peint sur toile, un
très ancien Chemin de Croix, presque effacé, où
1 humidité et la chaleur ont travaillé singulière-
ment à gaufrer et à mettre en relief tout ce qui
est de couleur humaine, tandis que le reste de-
v i e n t méconnaissable.
Le bénitier est en fonte aux discrets reliefs ; i!
sonne comme une cloche.
Jamais église ne fut plus solitaire!
Les voûtes badigeonnées et mélancoliques
s’attachent et se fondent aux piliers sans chapi-
teaux, avec une souplesse de draperies mouillées.
Peu à peu, l’âme d’André Marsy se plie à ce
lieu. Les incohérences ne la choquent plus. Elle
pourra en goûter les chefs-d’œuvre.
Rien de plus curieux que ce retable de Saint-
Hubert, qu’illustre la bonhomie du cheval aux
yeux tendres, renversant la tête en pleine obla-
tion !
L’autel, du xvme siècle, est un décor de théâtre
défraîchi, dont la pièce ne doit plus être démodé.
Mais apparaissent de chaque côté deux saints,
élégamment drapés, aux belles jambes nues. Ils
tiennent chacun un livre sous le bras. Pour quel-
que fête récente on leur a mis une couronne de
fleurs artificielles sur la tête, lis ont donc l’aspect
de jeunes élèves, lauréats d’un concours de gym-
nastique, qui viennent de recevoir leur prix.
André Marsy découvre soudain le trésor, la
merveille de l’église. Dans la manière du Péru-
gin, avec plus de minutie encore et de symétrie,
un peintre de la première renaissance a traité ce
sujet : Les onze mille Vierges.
11 s’en explique en une légende de grave et dé-
licieuse écriture gothique.
Les onze mille Vierges se assemblèrent pour
exalter l'honneur et la foi de Noire-Seigneur , dont
sainte Ursule était la principale. Elles, arrivées à
Cologne, sur le Rhin, furent martyres pour la foi
de Dieu et leurs âmes portées en Paradis.
ü conscience du peintre ! Aucun mot ne doit
être sacrifié de ce texte, aucune Vierge ne doit
être perdue. Nous aurons notre compte entier, à
l’œil et au doigt. Vo’ci d’abord les bateaux, les
bateaux de Vierges! sortes de felouques, portant
à l'avant une tablette et munies d’un seul mât.
On aperçoit onze barques. 11 y aura donc mille
vierges par barque.
Quelques-unes de ces Vierges sont très dis-
tinctes, vêtues de bleu, de rouge, de vieil or,
toutes jolies et friandes, de formes rebondies,
dans leur fleur.
On tâche cependant de vérifier leur nombre.
Mais elles sont si semblables. Leur visage, leur
sein, leur cœur, sont si étroitement serrés! Aussi
bien, elles sont trop.
Qui dirige la barque? Personne. Pas de pilote
au milieu de ces équipages de matière et d’âme
si passionnément féminines. Les barques sont
sans doute aussi des barques vierges.
André remarque une créature plus belle et plus
richement vêtue : elle est coiffée d’un turban;
elle a une broche en trèfle au corsage! A côté
d’elle, une autre est debout, élancée et flexible.
Sa chevelure répandue sur les épaules est d’une
étrange nuance brun clair, si épaisse et si déli-
cieuse, que les mains sont attirées par elle.
Sur l’autre rive se dresse Cologne, la forteresse
païenne. Sur une colonne une statue romaine est
placée en sentinelle menaçante.
Le massacre a commencé. Des païens se sont
attelés à un des bateaux. Ils en tirent les Vierges
l’une après l’autre. Deux bourreaux s’échauffent
à la besogne. L’un a mis habit bas. L’autre a gardé
sa terrible casaque rouge. Ils manient leur épée
de tout leur élan. Maintes victimes sont tombées,
qui à genoux, qui sur le dos, (pii sur la face ou
du moins dans le sens de la face disparue.
Mais dans les bateaux, pas de trouble; pas
même un regard. Les Vierges contemplent le
LE MAGASIN PITTORESQUE
lieu, le sommet des tours, les collines, comme
si elles visitaient les bords du Rhin, en compa-
gnie.
Si les bourreaux sont occupés sans, trêve, les
anges n'ont pas moins à faire. Ils recueillent les
âmes au passage. Chacun des anges reçoit une de
ces âmes. Et chaque âme est pareille à une petite
poupée rose. Et l'ange la porte sur une main, de-
bout vers le ciel, délicatement.
André Marsy cherche encore dans les bateaux
de Vierges. Il voudrait choisir une dernière
image plus précise.
Ce sera celle-ci. Blanche en sa robe blanche,
tandis que les autres appliquent les mains sur
leur poitrine chaste ou tendent tragiquement
leurs poings d’héroïnes, une Vierge (Ursule, peut-
être) tient ses genoux dans ses bras. Elle attend,
immobile, en une pose où il y a tant de résigna-
tion et tant de pensée!
« Il fallait, se dit André Marsy, revenant à la
gare par une allée plantée d’arbres, il fallait, en
vérité, cette absolue naïveté pour traiter un pareil
sujet. Toute crainte du ridicule aurait, dans le
ridicule même, précipité l’artiste. Maintenant, à
cause de la réflexion, de l’ingéniosité, de l'art
même, l'art religieux a disparu. Il ne subsiste
que l’art légendaire, ce qui n’est pas la même
chose. Et que font nos yeux sur ces tableaux?
Ah! les onze mille Vierges de Cologne, je ne les
ai pas regardées pudiquement. Plus profondé-
ment que le gaillard en bras de chemise et que
le drôle en casaque rouge, je les ai martyrisées.
Mon remords ne diminue (sans s’évanouir pour-
tant, tout à fait) que par cette considération
quelles n’ont jamais existé. Il s’agissait seule-
ment d 'une vierge nommée Undecimilla. Ce nom
a été traduit par 11 millième. On a cru à onze
mille Vierges. Ainsi, le singe de la fable, qui pre-
nait le Pirée pour un homme, aurait pu dire saint
Pirée. Mais quel singe ingénu il aurait fait s’il
avait cru à onze mille Pirées! C’est lui qu’on au-
rait pu canoniser.
« De confusions pareilles, les exemples abon-
dent. Telle cérémonie est devenue une femme, qui
possède maintenant sa biographie. La Vraie Image
de Jésus se nomme présentement Véronique, la
Véronique que j’imagine à genoux sur le chemin
du Calvaire, étendant le linge secourable et bais-
sant ses grands yeux bleus où perle la rosée des
larmes. Pourtant, d’une seule Vierge en faire
onze mille! C’est, sur l’honneur, un contre-sens
prestigieux : la multiplication des pains et celle
des poissons ne sont rien auprès de celle-là. Ce
tableau de Vandœuvre ne saurait plus être admiré
sans réserve par des âmes renseignées. La raison
ne vaut rien aux choses de la foi. Un grain de
bon sens, allumé dans un coin des édifices chré-
tiens, jette une lueur brève, si puissante qu’elle
dissipe les nuages de l’encens et les mirages de
la légende. Les honnêtes moralistes qui parlent
de ramener le monde à la foi de jadis ne disent
533’
pas comment ils s’y prendront pour vider ou
pétrir les crânes. L’art du moyen âge est un spé-
cimen de main ingénieuse, d’œil extasié, d’intel-
ligence amoindrie. Nous avons, en revanche,
pour l’avenir, un art à créer où il y aura toutes-
les qualités de l'ancien et, par surcroît, ce que
fournit la liberté, ce que suggère le progrès, ce
qu’exige la science. L’œuvre est grande. Jamais
trop grande! Aussi bien, l'art véritable possède-
en lui un principe miraculeux. Il a le secret de™
la fécondité virginale. »
Émile IIINZELIN.
ÉLIAJNE SE JVI A F^I E...
Sachez, fleurs de la prairie,
Oiselets de nos jardins,
Qu’Eliane se marie
Avec le roi des Ondins !
A l’heure des fiançailles
Pour témoins elle a voulu
Le rossignol des murailles
Et le merle irrésolu.
« Oh ! disait-elle, que n’ai-je
Un page tendre et coquet:
Sa Candeur le Perce-Neige
Ou Sa Grâce le Muguet ?
Je voudrais voir à ma suite
La Pervenche au regard bleu
Et la chaste Marguerite
Qui prétend m’aimer un peu.
Tout le monde m’abandonne.
Nul n’assiste à mon hymen :
Ni vous, ma chère Anémone,
Ni vous, naïf Cyclamen !
Ne suis-je donc plus jolie,
Œillets, beaux marquis fluets,
Comme en ces soirs de folie
Où pleuraient les menuets ?
Pourtant vers mon clair sourire
Un Glaïeul s'extasia
Et je parvins à séduire
Le vieux doge Fuchsia.
C'est pour m’avoir contemplée
Que Monseigneur le Lilas
Délaissa la Giroflée
Qui ne le comprenait pas.
Et que le blond Chèvrefeuille,
Capricieux et ténu,
Désire que je l’accueille
Avec un geste ingénu.
Venez tous ! Je vous invite
En mon palais de roseaux,
Frère Lys, Sœur Clématite
Et vous, chers petits oiseaux !
Chacun prendra la parole.
Notre ami le Roitelet
Chantera sa barcarolle
Ou dira son triolet.
Pour lui délier la langue,
Comme il est le plus disert
Nous confierons la harangue
A sa Majesté Pivert.
De la dame en deuil, la Pic,
Nous tenterons d’obtenir
Un cours de philanthropie
Au sujet de l’avenir.
LE MAGASIN PITTORESQUE
Mais la plus haute louange
Sera pour le fin recueil
De fables qu’à la Mésange
Dicte son cousin Bouvreuil.
Venez, Duchesse Glycine
Avec le Comte Jasmin,
Et dansez la capucine
En vous tenant par la main.
Qu’un doux mystère enveloppe
Les lents aveux timorés
Du candide Héliotrope
Et de la Reine des Prés.
La fête sera superbe.
J’ai l’orchestre des grillons
Dissimulé parmi l’herbe
Sous un dais de papillons.
Afin que rien ne soit terne
En ce décor séduisant
Je compte sur la lanterne
De Monsieur le Ver luisant. »
Sachez, fleurs de la prairie.
Oiselets de nos jardins,
Qu’Eliane se marie
Avec le roi des Ondins !
Émile BOISSIER.
&&&&&&&&
Les hommes prennent volontiers les qualités des femmes
pour s’en faire des défauts.
Nul voyage autour du monde ne nous éloigne autant du
sol natal que celui de la vie des illusions de l’enfance.
VERT CÉLADON
NOUVELLE
1
Norbert, d’un pas allègre, rentre de son bureau
de la préfecture. Jeune marié de deux, mois, il a
hâte de se retrouver auprès de son adorée petite
Hortense. Dans l’escalier, il croise un monsieur
qui descend.
- Où ai-je vu cette tête? se dit Norbert. Eli,
mais, c’est Sampayo! le ténor Sampayo que nous
avons entendu la semaine dernière dans Don Juan
au Grand-Théâtre. Est-ce que cet ut de poitrine
logerait dans la maison? Il y a un appartement
garni au premier, au fond de ce corridor. Voyons
un peu. Oui, sa carte! La porte vient d’être re-
peinte. Vert tendre, c’est symbolique, vert céla-
don! Diable, la couche est toute fraîche. Les
belles dames qui viendront ici feront bien déran-
ger leurs jupes !
Il s’est remis à monter en fredonnant. Il s’ar-
rête au troisième étage.
Ali ! daigne enfin paraître,
Beauté qui m’as séduit!
Tes yeux sont des étoiles...
Heureux Norbert! Une merveille de joliesse el
de grâce, la jeune femme qui est accourue lui ou-
vrir et qui souriante livre à son baiser une espiègle
tête brune, bouclée, aux yeux noirs très vifs, aux
joues très roses.
- Tu vois, quand j’ai promis! Je n’arrive pas
en retard, cette fois.
- Je suis prête. Je les aime tant, nos prome-
nades avant dîner. Attends; un mot à dire à Ma-
riette.
Pendant qu’elle fait ses recommandations à la
petite bonne, Norbert la contemple avec ravisse-
ment.
Soudain, il pâlit. Un coup de stylet au cœur...
Sur la manche d’Hortense, cette tache de peinture
vert pâle !
L’escalier descendu, quand gentiment elle se
pend à son bras et babille à son oreille, Norbert
s’arrache enfin à sa stupeur.
— C'est idiot! se dit-il furieux contre lui. Est-ce
que la porte de ce cabotm est le seul endroit où
il y ait de la couleur verte?
Us marchent pressés l’un contre l’autre, en
amoureux, sous les grands marronniers constellés
de fleurs roses et blanches. Mai emplit l’air de
parfums et de rayons.
Pourtant :
— Est-ce que tu es sortie ce tantôt? questionne-
t-il.
— Oui. Pas mal de courses même. La mar-
chande de musique, la couturière, la modiste, le
Magot d’Or.
Adroitement Norbert guide la promenade de
manière à refaire le chemin qu’a dû suivre la
jeune femme dans la journée, et, tout en mar-
chant, il examine les portes, les devantures.
Au retour, sa figure s’est- un peu allongée. Il n’a
rien découvert.
— Sais-tu? glisse-t-il, il y a un nouveau loca-
taire dans notre maison.
— Ah!
— Oui, an premier; tu sais, la porte qu’on a
repeinte. C’est quelqu’un que tu connais.
— Qui donc?
— Sampayo.
— Sampayo?
— Le ténor.
- Ah! oui, celui que nous avons entendu dans
Don Juan. Une voix superbe, mais pas assez d’ex-
pression; qu’en penses-tu? N’importe, nous lui
devons une jolie soirée.
Tout cela, paroles, gestes, physionomie, sonne
la vérité, la franchise, la loyauté.
- Un horrible imbécile! voilà ce que je suis,
se dit Norbert rentré chez lui.
Le lendemain cependant, en allant à son bu-
reau, le jeune homme reprend l’itinéraire de la
veille: il inspecte à droite et à gauche, toujours
sans succès.
Soudain, au moment d’entrer à la sous-préfec-
ture, un cri lui échappe.
Le Magot d'Or ! Il n’avait pas poussé jusque-là
la veille.
L’aimable nuance céladon reluit au soleil sur
LE MAGASIN PITTORESQUE
535
toute la devanture et les grosses lettres d’une
pancarte avertissent de prendre garde.
Norbert se retient de battre un entrechat.
II
11 est rentré très gai à l’heure du déjeuner.
Il ouvre sa serviette de maroquin, cette ser-
viette qu’il porte d’un air grave et que le vulgaire
croit bourrée d’austères dossiers : il a l'habitude
d’y loger toutes sortes de bonnes choses qui lui
ont tenté l’œil sur sa route. Il en tire un pâté aux
truffes, un choix de jolis gâteaux, une bouteille
d’alicante. — Pourtant le déjeuner doit être vite
expédié : un travail supplémentaire, un coup de
collier imprévu ; il faut qu’il retourne à son rond
de cuir avant l'heure habituelle.
Comme la main effilée d’Hortense lui verse un
moka embaumé :
— Tu n’as plus ta robe d’hier, remarque-t-il.
— Monsieur vient de s’en apercevoir? Ceci est
une robe de malin.
— Ma petite Hortense, reprend-il, tu n'as pas
fait attention hier? 11 y avait sur ta manche...
11 s’interrompt brusquement. Elle le regarde
surprise.
— Le café est trop chaud? Tu t’es brûlé?
— Oui... Un peu... articule péniblement Nor-
bert.
— Bien fait. Ça vous apprendra à être si pressé
de partir... Mais que disais-tu? Ma manche?
— Rien.
Il interroge :
— Tu es allée ce matin au Magot d’Or?
— Au Magot d’Or? Quelle idée! Je ne suis allée
qu’au marché avec Mariette.
L’œil effaré du malheureux considère sur cette
robe comme sur celle de la veille, en haut de la
manche, une tache de peinture verte.
III
Au bureau, il a été comme un crin tout cel
après-midi, hargneux avecles camarades, presque
inconvenant avec les chefs. Le garçon grisonnant,
assis sur sa banquette, le regarde d’un air con-
sterné.
Mais, une fois dehors, le ciel est si bleu, la rue
est si gaie, ses soupçons s’enfuient honteux
comme des chauves-souris au grand jour.
Hortense l’attend en toilette nouvelle : un cha-
peau de paille garni de fleurs des champs, une
robe bouton d'or.
— Tu vois, j’étrenne ma robe d’été. Eh bien,
Monsieur, vous ne me dites rien? — Je devais
faire plusieurs visites, je n’ai été que chez MmG
Jaubert. J’étais pressée de revenir pour sortir
avec toi.
Une voix étrange, une voix qui n’a jamais été
entendue dans cette coquette petite chambre, une
voix rauque, rugissante, sinistre, s’élève :
— Vous avez fait une autre visite!
— Que dis-tu?
— Ça! ça! D’où ça vient-il, ça? hurle Norbert
en posant le doigt sur une marque verte qui
souille la manche de la nouvelle robe. Expliquez
ça!
— Je ne sais... Mais quelle voix! Quels yeux!
Norbert !
— Je vais l’expliquer, moi! Cela vient de l'ap-
partement du ténor!
— Plaît-il ?
Il a décroché, il a jeté à terre les deux autres
robes.
— Niez! Mais niez donc, Madame! Défendez-
vous !
Une voile rouge l’aveugle; il a peur dé lui; ses
sanglots éclatent ; il s’élance dehors.
Affaissée sur le canapé, Hortense écoute ses
pas qui s’éloignent et il lui semble que c’est le
sang de son cœur, à elle, qui s’écoule! Ses yeux
fixes contemplent les deux robes à ses pieds, —
ces taches incompréhensibles — et cette autre
tache toute pareille qui macule la toilette quelle
porte.
Brusquement elle se redresse. Une nerveuse,
elle aussi. Elle a pris son parti. Dévêtue en un
tour de main; elle met une autre robe précipi-
tamment; elle sort. Elle va chez un avocat.
Oui, elle y est résolue : une séparation.
Mais en chemin elle passe devant la maison de
Mme Dubouzet, sa vieille amie, son conseil, son
guide : elle hésite quelques instants ; elle
monte.
IV
— Vous séparer! Mon Dieu, quel coup! Moi
qui étais si fière d’avoir fait ce mariage! Au mo-
ment où vous êtes arrivée, Hortense, je médisais
qu’il n’existait pas au monde deux ménages aussi
heureux.
— C’était la vérité, Madame Dubouzet, jusqu’à
la scène de tantôt.
- Mais cette scène, que signifie-t-elle? Voyons,
redites-moi cela.
Quand Hortense a refait son récit :
- Norbert est fou ! déclare Mme Dubouzet.
— Fou?
- Il a eu une hallucination. Ces taches n’exis-
tent pas.
Hortense reste muette.
- Vous avez bien regardé; il n’y avait rien,
n’est-ce pas?
- C’est qu’au contraire, malheureusement...
elles y sont, ces taches !
— Sur les trois robes?
— Sur les trois !
— Mais d’où viennent-elles?
— Je me creuse la têle... J’ai bien songé un
instant au Magot d’Or, où je suis allée hier. La
devanture venait d’être peinte; mais je suis sûre,
entendez-vous bien, absolument sûre de ne pas
536
LE MAGASIN PITTORESQUE
m’être tachée; j’y ai fait la plus grande attention.
Et puis, cela n’expliquerait que la première mar-
que. Et les deux autres?
Heureusement je suis là, dit Mme Du-
bouzet, liez-vous à moi. C’est mon fort de dé-
brouiller les énigmes!
Elle a chaussé ses lunettes.
Veuve d’un commissaire de police, Mme Du-
bouzet se croit douée de facultés d’analyse et de
pénétration hors pair.
- Allons chez vous! commande-t-elle.
V
M"'6 Dubouzet se fait d’abord représenter
les trois robes; elle les examine avec un soin
méticuleux. Chacune porte bien sur la manche
droite, à la hauteur de l’épaule, une empreinte
de peinture verte.
Cette vérification faite, les deux dames descen-
dent au premier étage, à la porte de M. Sampayo.
La couleur est encore fraîche. Sur un morceau
d’étoffe Mme Dubouzet en prend un échantillon.
On revient chez Hortense; on rapproche cet
échantillon des trois taches.
Hélas! point d’hésitation possible: c’est la
même nuance exactement.
Mme Dubouzet médite.
— C’est bien simple, conclut-elle. Vous avez,
en passant, frôlé cette porte sans y prendre
garde.
— C’est tout ce que vous trouvez? s’écrie
Hortense impatientée. Mais, ma pauvre amie, je
n’ai jamais passé devant cette porte qui est au
fond d’un corridor.
Mme Dubouzet rumine de nouveau. Puis :
- Etes-vous sûre de votre bonne?
- Mariette! Cette enfant! regardez-la.
Une seconde d’examen suffit à faire comprendre
que tout soupçon de ce côté est impossible.
— J’y suis! s’écrie la bonne dame. Le peintre,
— quelque barbouilleur, un gamin, — s’est
amusé dans l’escalier à donner des coups de pin-
seau par-ci, par-là.
Ceci vaut peut-être mieux. De nouveau l’on
descend; on examine les murs, la rampe, chaque
barreau. Aucune trace.
Après un nouveau délibéré avec elle-même }
Mme Dubouzet relève la tèle, et très bas, à l’oreille
d’ Hortense :
— Croyez-vous aux esprits?
VI
- Ma chérie, mon ange, pardon! murmure
Norbert qui vient d’entrer timide, repentant,
confus.
Très émue, Hortense abandonne sa main.
— J'ai plus souffert que toi, va, ma pauvre Hor-
tense.
— N’y pensons plus, s’écrie-t-elle, tu t’es tout
expliqué?
— Mais non.
- Non?
- C’est toi qui m’expliqueras tout et je te crois
d’avance.
- Nous n’avons rien pu débrouiller! exclame
Hortense.
— C’est une affaire difficile ! déclare Mme Du-
bouzet.
Norbert reste un moment décontenancé. Puis,
riant :
- Eli bien, ne débrouillons pas ! 11 y a une
chose qui n’est pas embrouillée, c’est que, malgré
tous les embrouillamini, nous sommes, toi et
moi, absolument sûrs l’un de l’autre.
- Gentil ça! Voilà comme je t’aime!
Elle lui tend les bras.
Mme Dubouzet les regarde attendrie.
Mais, au moment d’embrasser sa femme, Nor-
bert se recule avec un cri.
— Encore! Ab! cette fois, c’est bien fini?
Infamie !
Son doigt frissonnant montre l’épaule d’Hor-
tense. Encore, toujours la tache verte!
- La signature de votre crime! hurle-t-il. La
quatrième !
La jeune femme s’est dressée hautaine, les yeux
étincelants.
— C’est trop! Je pars!
— Si vous lui laissez franchir le seuil, dit
Mme Dubouzet à Norbert, elle ne reviendra
jamais.
Norbert reste muet et sombre.
- Mariette! mon chapeau! mon collet!
La petite bonne obéit.
Soudain les traits crispés de la jeune femme se
détendent ; elle demeure quelques instants immo-
bile, puis un immense éclat de rire la renverse
sur un fauteuil, bégayant : le collet! Mme Dubou-
zet prise de la même hilarité irrésistible répète :
le collet ! le collet !
— Ce collet que j’aimais tant, que jemettaissur
I ouïes mes robes!... Monstre de collet!
— Horreur de collet!
Norbert seul n’a pas encore compris.
Le voilà pourtant, le mot de l’infernale énigme :
le collet l’étale lisible pour tous les yeux.
Sur le taffetas de la doublure, ce large trait vert !
Mariette tenait sur son bras ce vêtement de sa
maîtresse lorsqu’elles sont entrées la veille [au
Magot d’Or. Peu attentive, la petite bonne. La
doublure a touché la boiserie. C’est cette grasse
empreinte qui s’est reproduite sur chaque robe.
A genoux, les yeux pleins de larmes, Norbert
appuie ses lèvres suppliantes sur la main de sa
femme apaisée.
)Mes enfants, ne regrettez rien, dit Mme Du-
bouzet. Vous vous aimerez cent fois mieux
qu’avant!
Albert FERMÉ.
LE MAGASIN PITTORESQUE
537
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Elle est comme le commencement, comme le pre-
mier tintement d’un glas, la distribution de prix de
l’Exposition... Nous n’avons plus que deux mois à
passer au milieu de cet amoncellement de curiosités
et de vraies richesses. Déjà! Et l’on se prend à re-
gretter, plus que jamais, le temps écoulé.
La réalité de cette prochaine dispersion de tout ce
que nous avons tant et tant admiré, devient de plus
en plus tangible en raison des discussions qui s’enga-
gent sur la conservation entière ou partielle de ceci
ou de cela. Il n’y a de décision prise, ferme, qu’en
ce qui concerne les deux palais des Champs-Elysées
— destinés, l’un aux expositions annuelles des Beaux-
Arts et aux exhibitions du Concours hippique —
l’autre aux collections de la Ville de Paris; on n’y
laissera que très peu de chose de ce qu’il renferme
actuellement; les emprunts seront rendus aux collec-
tionneurs, aux églises, aux musées et aussi aux châ-
teaux.
C'est de toute justice, et il serait regrettable qu’on
dépouillât les châteaux surtout, définitivement, au
profit du Petit Palais. Nous avons éprouvé de grandes
joies à le visiter, à goûter la « synthèse d’art » qu’il
offrait, mais nous sommes partisans de la décentra-
lisation artistique plutôt que d’une centralisation
parisienne qui, en l’absence d’attractions autres, lais-
serait la province nue, Paris, d’ailleurs, étant privé
des curieux qui y affluent aujourd’hui. Il faut leurs
meubles à Compiègne, à Versailles, à Fontainebleau,
à toutes ces superbes demeures o Ci les retrouver con-
stitue pour nous, au cours d’une excursion, un plaisir
inattendu, prévu pourtant par les guides.
Sans cette parure, les châteaux historiques sont
froids et médiocrement intéressants. La sensation de
vide qu’ils donnent désole même leurs gardiens!
A Fontainebleau, tout cet été, un de ces braves fonc-
tionnaires en bicorne qui répètent avec force cuirs
un boniment joyeusement composé, commençait le
sien par cette déclaration solennelle, faite sur un ton
lamentable : « Mesdames et Messieurs, il y a 57 pièces
dans le château. Il n’y en a plus que 4 intactes.
Le reste a été démeublé au profit du Petit Palais qui
en est rempli. On a emporté six voitures de meubles
tirées par quatre chevaux! Je les ai vues, là, dans la
cour. »
Evidemment, cet homme avait un chagrin exagéré
— né d’amour-propre professionnel. On lui rendra la
tranquillité bientôt, au courant de novembre. 11 re-
verra ses consoles et ses glaces et ses fauteuils. Ils lui
sont dus et aux Anglais et aux touristes aussi. La ville
de Paris est assez riche pour suppléera ces « rendus ».
Le Petit Palais, par ses soins, aura quand même bel
aspect.
Mais, en plus de ces constructions, définitives dès
le début, que conservera-t-on?... Les Invalides doi-
vent disparaître en entier; l’avenue centrale qui y a
été édifiée, est mesquine, sans largeur; tout au plus
trouve-t-on assez grand air aux façades de ces deux
grandes ailes sur la Seine; mais il faut, pour cela, la
lumière crue des illuminations. Les Invalides ne se-
ront regrettés que le soir.
Tout autour, rien à garder : les petits villages arté-
sien, breton, poitevin, assez pittoresques, qui ont été
établis au long de rue de Constantine, sont de gentils
décors de théâtre. Autant en emportera le chiffonnier.
Voici maintenant, au Champ de Mars, la salle des
fêtes. Elle a été jugé grandiose, mais assez difficile-
ment utilisable. Qu’en ferait-on? Pour les concerts,
Paris a déjà la salle du Trocadéro, qui suffit. L’acous-
tique, ici, n’est pas meilleure. Et quant aux matinées,
aux bals, mieux vaut n’en point parler. Ils ont trop
peu réussi! — A la pioche donc, la salle des fêtes, —
à la pioche, hélas! mais cette démolition ne se fera
pas, naturellement, sans précautions. Toute la partie
décorative, panneaux, tableaux, etc., doit être trans-
portée... on ne sait où, mais on avisera sans doute.
C’est une obligation stricte vis-à-vis des artistes qui
ont collaboré à cette belle œuvre.
Nous trouvons ensuite le Château-d’Eau. C’est du
staff. A la pioche! Et, plus loin, les constructions de
même importance, panoramas, musées particu-
liers, etc., à la pioche aussi! Des amis s’efforceront
de sauver sans doute, certaines parties, telles que le
carré de bâtisses diverses élevées auprès du Tour du
monde et comprenant notamment le Palais du cos-
tume. Nous n’y voyons pas de mal. Cela fera, dans ce
coin, une sorte de « petite foire » qui survivra à la
grande pendant le temps que dureront torchis et plâ-
tras.
Nous arrivons aux bords de la Seine. C’est ici que
l’on doit être le plus généreux, le plus indulgent.
Evidemment, le panorama des deux rives était le clou
de l’Exposition. Il conviendrait qu’on en conservât
tout ce qu’on pourra, tout ce qui, des Palais étrangers,
est capable de tenir debout assez longtemps, toutes
les serres et l’aquarium, puis l’ordonnancement des
avenues qui rejoignent la porte monumentale, con-
damnée, elle, à la disparition sans phrases. On aurait
de la sorte une Seine nouvelle dans cette partie-là,
qui, naguère, n’était guère séduisante et qui, avec
son modernisme, très diversifié, contrasterait, —
Paris ayant repris sa physionomie, — avec la Seine
antique du Pont des Arts et du Pont-Neuf.
Paul BLUYSEN.
Géographie
Le Congrès national des Sociétés françaises
de géographie.
Parmi les nombreuses attractions créées à l’occasion
de l’Exposition universelle, l’une des plus curieuses
et des plus intéressantes est assurément cette variété
de réunions organisées par les savants et les spécia-
listes du monde entier en vue de discuter les différents
problèmes scientifiques, industriels, économiques.
Parmi ces congrès déjà signalés aux lecteurs du Ma-
gasin pittoresque, une place à part revient aux Congrès
géographiques. Comme l’a si bien exprimé l’un de nos
maîtres en géologie, M. A. de Lapparent : « ... la géo-
graphie, en apprenant aux hommes à se rechercher
pour mieux connaître leur commune demeure, est la
science sociale par excellence, celle qui peut le mieux
contribuer à l’extinction des préjugés, des haines et
des rancunes. » Nous pensons donc être agréables à
nos lecteurs en leur rendant compte du Congrès de
538
LE MAGASIN PITTORESQUE
géographie tenu à Paris, du 20 au 23 août de cette
année.
Établissons tout de suite une distinction entre les con-
grès nationaux et les congrès internationaux de géo-
graphie. Ces derniers ont été inaugurés, en 1871, à
Anvers et se sont renouvelés, depuis, tous les cinq ou
sept ans. Le plus récent, le septième, a eu lieu l’année
dernière avec éclat à Berlin. C’était une des raisons
pour lesquelles il n’a pu être organisé de congrès
international cette année, le règlement limitant les
intervalles à cinq ans au moins. Les congrès nationaux
de géographie datent, en France, de l’année 1878.
Le premier a eu lieu à Paris, à l’occasion de l’expo-
sition de cette année-là. Il s’est tenu, depuis, tous les
ans, dans différentes villes du territoire : Lille, Lyon,
Nancy, Saint-Nazaire, Montpellier, Marseille et, en
dernier lieu, à Alger.
Un règlement général, ayant subi déjà diverses mo-
difications, établit que tous les membres de Sociétés
françaises de géographie (celles-ci sont actuellement
au nombre de vingt-cinq environ disséminées sur divers
points de la France) ont le droit de faire partie de ces
réunions. Exceptionnellement, aucune cotisation n’est
exigée des adhérents aux Congrès nationaux de géo-
graphie. Le programme, plus restreint que ceux des
congrès internationaux, comporte des questions de
géographie générale, de géographie régionale, de
géographie politique et économique, toutes questions
envisagées particulièrement au point de vue national
français. La réunion de cette année a eu lieu, comme
nous l’avons déjà dit, du 20 au 2a août. Parmi les su-
jets traités, nous citerons : la géographie, son domaine,
ses limites', rôle de la France dans une association
cartographique internationale; — monographies dépar-
tementales; — rapports sur diverses missions scienti-
fiques; — notes économiques sur quelques-unes de nos
colonies ; — travaux du service géographique de l'armée;
monographies locales : Landes, Niger, etc.
Les congressistes, venus de tous les points de France
etde l’Algérie, étaient au nombre d’environ deux cents.
Il s’en faut que tous les adhérents soient assidus
aux séances. Un quart environ des membres inscrits
suit généralement les travaux des Congrès. Ces travaux
consistent dans les communications faites par divers
membres, communications parfois connues déjà à
l’avance par quelques initiés, le plus souvent destinées
à être reproduites dans le compte rendu du Congrès et
distribués à tous les adhérents.
La réunion du 21e Congrès des Sociétés françaises
de géographie a débuté par un discours de bienvenue
adressé aux délégués des différentes associations, par
le président de la société de géographie, M. Alfred
Grandi dier. Le général Derrécagaix, président du Con-
grès, a ensuite, dans un discours substantiel, exposé
les progrès accomplis dans les sciences géographiques
durant le xixc sièçle.
L’honorable président fait remarquer avec grande
justesse que le siècle qui vient de s’écouler a achevé
la découverte du monde. La surface entière du globe
est à peu près connue et parcourue par la vapeur et
l’électricité. De nombreuses et excellentes publications
inspirées par ces progrès apparaissent dans les centres
éclairés pour vulgariser les notions acquises, tandis
que de nouvelles sociétés géographiques se créent
pour développer le goût de ces études et les encou-
rager par tous les moyens en leur pouvoir.
Parmi les communications, il y aurait lieu de si-
gnaler celle de M. Marcel Dubois sur les méthodes
d’enseignement géographique adoptées en France;
celle du capitaine Ollivier sur le rôle des troupes de
la marine dans les découvertes géographiques de la
seconde moitié du xixc siècle; M. Bottin, président de
l’Union géographique du nord de la France, s’occupe
de la question du canal du Nord; l’amiral Servan,
président de la Société de géographie d’Alger, fournit
un aperçu nouveau sur l’hydrographie du Niger.
D’autres mémoires portent sur l’orographie pyré-
néenne, les littoraux étangs des landes de Gascogne,
sur l’hydrographie du Bahr elGhazal, etc. Le nombre
total des sujets traités, soit en séance, soit par le dé-
pôt de mémoires, était de quarante-deux.
A côté de ces communications, le programme des
congrès comporte, comme on sait, des vœux qui pré-
sentent habituellement la partie la plus intéressante
de ces réunions. Tous les membres ayant droit de
discussion et de vote, l’Assemblée entière y prend
part, des opinions sont émises et combattues, l'audi-
toire s’anime.
Parmi les voeux émis par le 21e Congrès national de
géographie, nous signalerons particulièrement celui
proposé parM. Ch. Lemireet qui a trait à l’établissement
des câbles sous-marins français. Un sait que la plu-
part des nations européennes sont tributaires de l’An-
gleterre en ce qui concerne les communications
télégraphiques à travers les océans. Les communica-
tions enlre la métropole et les colonies se trouvent
ainsi presque sous la dépendance des services télégra-
phiques étrangers, parfois hostiles.
Un autre vœu signale au gouvernement la nécessité
d’assurer à notre pays l’exploitation d'une riche région
houillière de la Chine méridionale, limitrophe du
Tonkin, récemment reconnue par un de nos compa-
triotes, M. Leclère.
Le Congrès n’a pas manqué d’adresser un salut aux
vaillants officiers, morts sur la terre d’Afrique : le
commandant Lamy et le capitaine de Cointet, aux-
quels le Magasin Pittoresque a rendu un hommage
mérité dans son dernier numéro.
De son côté, le Comité organisateur n’a pas ménagé
ses efforts pour procurer à ses hôtes les délassements
compatibles avec le caractère scientifique de la réu-
nion.
Une soirée a été offerte aux congressistes par le
prince Roland Bonaparte, président de section de la
Société de géographie, et un banquet amical a réuni
la plupart des adhérents le jeudi soir, 23 août, chez
Marguery.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
On crie beaucoup après la statistique et les statis-
ticiens. Il est pourtant quelquefois bon de faire un
peu de statistique, car on peut en tirer de profitables
enseignements sur les choses qui nous intéressent au
plus haut degré.
C’est le cas d’étudier, d’après les renseignements
publiés il y a quelques jours par le Journal Officiel .
sur le nombre des corps de l’armée française n’ayant
pas leur complet de sous-officiers rengagés, la situa-
tion de ce rouage si important de notre armée. A une
époque où l’on parle si fort de l’application possible
LE MAGASIN PITTORESQUE
539
du service de deux ans, il est bon d’exposer la situa-
tion exacte de ces utiles auxiliaires du commande-
ment, sans lesquels tout service à court terme ne peut
donner que des résultats imparfaits et déplorables.
Il y a lieu d’étudier aussi, d’après l 'Officiel, si le
service restreint est compatible avec le système de
recrutement régional. Bien que la place nous soit
mesurée, nous allons nous efforcer d’exposer quelques
chiffres sur lesquels nos lecteurs pourront méditer à
leur aise.
Tout d’abord, parmi les 163 régiments d’infanterie
de ligne, 53 ont un incomplet en sous-officiers renga-
gés; sur 30 bataillons de chasseurs, il yen a 14; sur
79 régiments de cavalerie, il n'y en a que 12; mais
13 bataillons d’artillerie à pied sur 18, et 24 régiments
d’artillerie de campagne sur 40, sont visés par la com-
munication ministérielle, ainsi que 6 régiments du
génie sur les 7 existants. Les proportions de l’incom-
plet sont donc à peu près d’un tiers pour] l’infanterie
de ligne, de la moitié pour les chasseurs à pied, du
sixième pour la cavalerie, des trois quarts pour l’ar-
tillerie à pied, d’un peu plus de la moitié pourl'arlil-
lerie de campagne, et des six septièmes pour le génie.
La cavalerie est donc l’arme dans laquelle on rengage
le plus de sous-officiers; puis vient l’infanterie de
ligne, les chasseurs à pied, l’artillerie de campagne,
l’artillerie à pied et enfin le génie. Comme on peut
s’en rendre compte, ce sont les armes spéciales qui
sont les plus défavorisées. A quoi cela tient-il ? Est-
ce à un service plus pénible, exigeant des aptitudes
plus grandes et une instruction générale plus étendue ?
C’est possible. Ce qui n’empêche pas de regretter que
la pénurie des rengagés se fasse surtout sentir dans
les chasseurs à pied, l’artillerie et le génie.
Si nous passons à un autre ordre d’idées, nous éta-
blirons que les corps d’armée peuvent se classer dans
l’ordre suivant, d’après le nombre de leurs corps de
troupe ayant l’incomplet en rengagés : VIe Corps avec
15; IIe Corps: 13; IIIe Corps : 10; XIVe Corps: 10;
Ve Corps : 8 ; Ier Corps : 8 ; IVe, Xe, VIIe et XXe Corps :
7 ; VIIIe Corps : 5 ; IXe, XIIe et XIIIe Corps : 4 ; XIe et
XVe Corps : 3 ; XVIIIe Corps : l ; XVIe et XVIIe Corps :
néant. Mentionnons aussi le XIXe Corps, qui, à part
quelques bataillons d’Afrique, a tous ses autres corps
au complet.
Les mauvaises garnisons du VIe Corps et le nombre
plus considérable de ses régiments, expliquent assez
son rang. La situation des IIIe, IVe et Ve Corps qui
fournissent la garnison de Paris et celle du XIVe Corps
qui fournit celle de Lyon, ne peut s’expliquer que par
la fréquence des changements de garnison qui, se re-
produisant tous les deux ans, ne permet pas aux sous-
officiers rengagés de s’attacher à la région à laquelle
appartiennent leurs régiments. Une dernière remarque
enfin, c’est que les régions du Nord, de l’Est et du
Sud-Est, sont celles où les rengagements sont les plus
rares. Pour le Ier, IIe et Xe Corps, cela tient certaine-
ment à la nature du recrutement régional. Au con-
traire, plus on descend du Nord au Sud de la France,
plus les Corps d’armée sont favorisés comme sous-
officiers rengagés.
De tout ce qui précède, il résulte que, tant que
nous ne posséderons pas dans loutes les régions et
dans toutes les armes, le complet en sous-officiers
rengagés, toute discussion sur le service de deux ans
ne pourra qu’être oiseuse et nuisible.
Capitaine FANFARE
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Le gouvernement anglais, qui regarde anxieuse-
ment du côté de la Chine où les plus formidables
complications peuvent surgir d’un moment à l’autre,
répète tous les jours que la guerre du Transvaal est
moralement terminée. Espère-t-il se tromper lui-
même? En tout cas, les événements se chargent de le
ramener à une plus exacte compréhension de la si-
tuation.
Le vaillant De Wet, cerné dans l’État d’Orange pat
lord Kitchener et lord Methuen, évolue tranquillement
au milieu des colonnes anglaises qui le pressent de
toutes parts, et le jour même où l’on espérait ap-
prendre sa capture à Londres, les journaux nous an-
noncent que ce diable d’homme a encore une fois
échappé, en franchissant le Vaal pour donner la main
à ses camarades du Transvaal.
Lord Kitchener est furieux d'avoir laissé échapper
la proie tant convoitée, et lord Methuen se frotte sans
doute les mains en constatant que le fameux « sirdar »,
l’espoir de l’Angleterre, n’est pas plus malin que lui.
Et pendant ce temps-là, les listes officielles des
morts et des blessés s’enflent chaque semaine dans
une proportion des plus inquiétantes pour nos ex-
cellents voisins.
A la date du 4 juillet, le gouvernement de Sa Gra-
cieuse Majesté avouait 29 706 morts et blessés; au
commencement d’août, nous étions à 36 559, soit
2 000 hommes mis hors de combat chaque semaine,
sans compter les malheureuses victimes qui succom-
bent dans les hôpitaux.
Or, dans les comptes rendus de combats que veuf
bien nous faire connaître lord Roberts, on parle tou-
jours de quatre ou cinq tués et d’une douzaine de
blessés !
Et le peuple anglais continue d’applaudir aux ca-
lembredaines que lui débitent quotidiennement les
journaux deM. Chamberlain.
La vérité, c’est qu 'aujourd’hui l’insaisissable De
Wet tient toujours la campagne, que Delarey, Grobler
et les deux Botha ne se laissent nullement intimider
par les grosses divisions de lord Roberts, et qu’en
dépit de la pointe poussée par ce dernier sur Middel-
burg, — pure satisfaction donnée aux politiciens, — - la
situation de ce dernier ne s’est nullement améliorée.
Tout récemment, . j’exprimais l’espoir de revoir
bientôt les Boers brûler la politesse à Buller et réoc-
cuper Ladysmith. Cette sorte de boutade serait-elle
en train de se réaliser? Les journaux annoncent, à la
date du 24 août, que les Boers ont pénétré en Nata-
lie, qu’ils occupent Newcastle et interceptent la voie
ferrée à Dannhauser. Avouez que rien ne serait plus
comique que de voir le général Buller forcé de reve-
nir sur ses pas, lui qui semble vouloir menacer
aujourd’hui Machadodorp et le district de Lydenburg!
En attendant, les combats et les escarmouches se
succèdent sur l’immense ligne qui s’étend de Mafe-
king à Middelhurg, en passant par Rustenburg et
Pré to l ia ; les commandos d’Ollivier tiennent toujours
la campagne dans l’est de l’Etat d’Orange; les fédé-
raux reparaissent en Natalie; les chemins de fer sont
coupés presque chaque jour sur dix points à la fois;
le généralissime Botha dispose encore, dit-on, d’une
840
LE MAGASIN PITTORESQUE
nombreuse artillerie et de 20000 hommes résolus à
mourir plutôt que de renoncera leur liberté; le vieux
président Krüger reste plein de confiance dans l’issue
de cette extraordinaire campagne : telle semble être
la situation, — telle, du moins, qu’on peut la .juger
d'après les dépêches anglaises, car la vérité vraie,
nous ne la connaîtrons qu’après la guerre, Dieu seul
sait quand!
EN CHINE
Les événements ont marché en Chine, cette aler-
uère quinzaine, beaucoup plus vite qu’on ne pouvait
l’espérer. Hâtons-nous d’ajouter que le plus complet
■succès a couronné jusqu'ici le raid audacieux tenté
par une petite colonne de 15 000 hommes environ sur
Pékin.
Le plus curieux de l'histoire, c’est que la colonne
internationale est partie de Tien-Tsin sans tambours
ni trompettes, si j’ose ainsi parler, sans généralissime
désigné, et qu’elle est arrivée sous les murs de Pékin
après une série de sanglants combats avant même
qu’on ne sût au juste, dans cette bonne vieille Europe,
si elle était réellement en route!
Ce qui importe, c’est qu’on a la certitude aujour-
jourdhui que les légations sont enfin délivrées et
que nos ministres et leurs familles sont sains et
saufs. Les pertes subies pendant les deux mois de
siège soutenus contre les Chinois sont de 65 tués et
150 blessés.
Le 12 août, les troupes alliées résolurent de se con-
centrer le surlendemain à 5 millet) de Pékin et de don-
ner l’assaut, le 15 août : l’attaque commença cependant
le 14, à l’aube, et le soir même la capitale chinoise
était entre nos mains, et les légations occupées par
les troupes internationales.
Il m’est absolument impossible, vu le peu de place
dont je dispose, d’entrer dans le détail de ces opé-
rations; je me borne à enregistrer le résultat presque
inespéré de cette brillante et courte campagne.
Mais que sont devenus l’empereur et la vieille
impératrice ?. Le gouverneur du Chan-Toung affirme
que l’empereur n’a pas quitté Pékin. D’autres dé-
clarent que le Fils du Ciel s’est enfui avec l’impéra-
trice vers des deux moins chargés de tempêtes. Nous
■serons sans doute bientôt fixés sur ce point. La Ques-
tion, du reste, est du plus haut intérêt, car il s’agit
maintenant de savoir avec quel pouvoir les alliés vont
traiter. On dit bien que ce vieux roué de Li-IIung-
•Chang est officiellement désigné pour entamer des
négociations avec les ministres européens. Mais,
désigné par qui? Où est le gouvernement chinois? En
•existe-t-il un? Ce n’est pas bien sûr.
La situation reste donc des plus obscures. Sou-
haitons qu’elle s’éclaircisse un peu avant l’arrivée du
maréchal allemand de Waldersee qui, muni sans
doute de pleins pouvoirs pour jouer un rôle diploma-
tique et militaire, n’arrivera à Tien-Tsin que vers la
fin de septembre.
D’autre part, des renforts considérables de toutes
les nations sont en route; la véritable armée inter-
nationale ne sera point prête à l’action avant le mois
d’octobre. D’ici là, la plus grande prudence s’impose.
Nos légations sont, délivrées, et c’était là la besogne
la plus ingrate à accomplir, mais la question chinoise
reste entière.
Ouvrons l’œil, et surveillons étroitement les agis-
sements de messieurs les Anglais dans la riche vallée
du Yang-Tsé.
Henri MAZEREAU.
'S&S
LA VIE EN PLEIN AIR
Contrexéville, 25 août.
Le shah de Perse, qui a honoré de sa visite l’éta-
blissement thermal de Contrexéville, et qui y a re-
trouvé une santé llorissante, a été pendant son séjour
ici un des propagandistes les plus heureux de la vie en
plein air. Qui l’eût cru ! Ce souverain asiatique est un
amateur passionné des sports. A Contrexéville, le
Syndicat des médecins a organisé un tir aux pigeons,
que le shah de Perse a fréquenté presque autant que
les sources du Pavillon et de la Souveraine.
Avec sa suite nombreuse et quelques invités de
distinction, il a accompli des prodiges. 11 est difficile
de rencontrer tireur plus merveilleux que le shah.
Il lui est aisé d’abattre trente pigeons coup sur
coup, sans en manquer un seul. Le pigeon est rendu
pour lui un but trop facile. Si le shah était resté
trois mois à Contrexéville, c’eût été une véritable hé-
catombe de ces jolis oiseaux qui rendent tant de ser-
vices à l’homme, dont l’ingratitude est vraiment
noire.
Parmi les tireurs qui se sont fait remarquer après
le shah par leur adresse, je citerai, en dehors du
grand vizir, le prince Cantacuzène et M. Goddyn de
Lye, chasseurs émérites devant l’Éternel. La saison a
été brillante de tous points, et l’Exposition n’a pas
fait de tort à Contrexéville, comme on le craignait.
C’est que l’administration des eaux n’a ménagé
ni son argent ni ses peines pour intéresser et amuser
ses baigneurs, de plus en plus difficiles, parce qu’ils
ont été très gâtés.
L’année dernière, elle s’est attachée un excellent
professeur d’escrime de Paris, Masselin, qui organisa
plusieurs poules à l’épée dans le parc de la station. Le
public qui y assiste fut nombreux. Masselin, qui a été
appelé, il y a quelques mois, par l’ambassade de
France à Berlin pour donner à nos attachés d’ambas-
sade des leçons d’escrime, s’était fait remplacer cette
année par Lucien Large, un des jeunes professeurs
parisiens dont l’avenir apparaît le plus brillant.
Lucien Large a suivi l’exemple de Masselin. 11 a or-
ganisée Contrexéville et à Vittel, des poules à l’épée
qui ont attiré un public plus nombreux encore que
les années précédentes.
La dernière poule, qui s’est disputée il y a deux
jours pour clôturer la saison sportive, a réussi au
delà de toutes les espérances. En examinant le
monde, beaucoup de dames en jolies toilettes d’été,
françaises, américaines, anglaises, autrichiennes,
faisant assaut... de beauté et de bon goût. Du côté des
hommes, un certain nombre d’officiers, entre autres
le général de Brye, commandant de corps d’armée,
l’intendant militaire Pozzo di Borgo, le général Forget,
qui présidait les assauts. A citer encore : MM. La-
vedan, comte de Rochefort, comte de Brandon, duc
de Marinier, prince de la Glorieta, comte de Beaufort,
le D1' Debout d'Estrées, le Dr Gruaux, Sir Henry
Burdett, Thomson, député; Cornély, Klotz, Mori-
not, etc., etc.
LE MAGASIN PITTORESQUE
541
Je dois signaler aussi la présence de nombreux
photographes amateurs qui deviennent de jour en
jour plus sportifs.
Enfin les tireurs, et parmi eux le professeur Lucien
Large et le capitaine de la Falaise. J’ai déjà eu
l’occasion, dans ma chronique de quinzaine, de parler
de ce jeune et brillant officier, dont les succès ne se
comptent plus.
Je rappelle qu’il fut l’heureux gagnant du tournoi
international de sabre et qu'il fut classé quatrième
dans le tournoi international d’épée. Il est en ce mo-
ment en garnison à Epinal, au 4e chasseurs à cheval;
mais chaque fois qu'une occasion se présente et que
le service le permet, il répond avec plaisir aux invi-
tations qui lui sont faites de tirer l’épée avec des ca-
marades ou des maîtres. Cette fois, il est venu àCon-
trexéville en tricycle à vapeur et à haute vitesse; une
demi-heure après son arrivée, il était en tenue
d’escrime et gagnait une poule de huit tireurs non
touché, montrant une fois de plus sa maîtrise des
armes. Lucien Large lui-même n’a pu le vaincre, mais
le jeune professeur se promet une revanche pro-
chaine, et le capitaine de la Talaise ne la lui refusera
pas.
Une chose manque encore à Contrexéville, c’est
une salle d’armes. Actuellement, quand il pleut, les
amateurs doivent s’aligner dans le large couloir des
bains de l’établissement.
L’endroit n’est pas aménagé pour des hommes de
sport, et ceux-ci réclament avec insistance la création
d’une véritable salle d’armes. Il y en a déjà à Vittel.
Contrexéville n’aura-t-il pas la sienne ?
J’aime à croire que nous assisterons à son inaugu-
ration la saison prochaine, et je prophétise que cette
salle d’armes, sous la direction de Masselin, sera une
des plus intéressantes attractions du parc de Con-
trexéville.
Lorsque les escrimeurs et les tireurs sauront, — et
ils vont apprendre — , que Contrexéville devient un
centre sportif, ils y viendront de plus en plus nom-
breux, car l’arthritisme est une maladie qui ne
leur est pas inconnue, et ils pourront, dans cette jolie
station des Vosges, unir l’utile à l’agréable.
Maurice LEUDET.
'3x3
VARIÉTÉS
La Superstition des Chinois
Superstitieux, le Chinois l’est à tel point que nous
ne saurions nous faire une idée exacte de toutes les
entraves apportées aux moindres actes de son exis-
tence par la géomancie, la nécromancie, la sorcellerie,
le mauvais œil et autres enfantillages. Chacun en
Chine, du petit au grand, est plus ou moins prisonnier
du jeteur de sorts ou du diseur de bonne aventure.
Les gens de la haute classe se donneront parfois, vis-
à-vis des étrangers, l’apparence d’esprits forts, affec-
teront de sourire en parlant de ces balivernes, mais
n’en subiront pas moins l’influence dans tous leurs
faits et gestes. Partout et toujours ils éprouvent cette
sorte d’angoisse, la crainte d’agir à une heure né-
faste, dans un lieu propice, en malchanceuse compa-
gnie. Tel s’acheminait à un rendez-vous d’affaires et
brusquement rentre chez lui, sous l’empire de je ne
sais quel fâcheux présage ou d’un simple pressenti-
ment, quitte à s’excuser du mieux qu’il peut, le plus
souvent très mal, par un mensonge puéril. C’est ainsi
que les étrangers accusent parfois le Céleste de ne pas
savoir le prix du temps, de manquer de parole. Ce en
quoi ils ont tort, parce qu’ils attribuent à la négligence
et au sans-gêne ce qui, en fait, résulte le plus souvent
d’un cas de force majeure. L’homme ne demanderait
peut-être pas mieux que de tenir son engagement.
Peut-être est-il la ponctualité même. Mais il n’est pas
libre. Il se débat dans l’inextricable réseau de ses
superstitions comme une pauvre mouche dans une
toile d’araignée.
Dans ces conditions, comment attendre d’elle qu’elle
entreprenne, quelle innove! Vainement alléguera-t-
on, que les Chinois furent, en leur temps, des nova-
teurs, qu’ils ont, bien avant nous, connu la poudre et
l’imprimerie. Il suffit de remarquer que ces inven-
tions dont on leur fait honneur étaient demeurées
chez eux à l’état rudimentaire. L’explosif n’était point
utilisé pour briser les écueils, ouvrir des routes à
travers la montagne, mais hier comme aujourd’hui,
servait surtout à « effrayer le Dragon » au moyen de
pétards et de l'eux d’artifice. Quant à l’imprimerie
telle que la pratiquaient les Chinois, elle n’eût jamais
vulgarisé la pensée ni révolutionné le monde. L’im-
primerie, en réalité, ne date que du jour oü furent in-
ventés et fondus les caractères mobiles : ces carac-
tères, la Chine ne les a connus que par les Européens,
à une époque relativement récente. Aujourd’hui
encore, ils ne sont guère usités, dans l’Empire du
Milieu, que par les « Diables d’Occident ».
Il y a même je ne sais quoi de pathétique dans le
spectacle de ce peuple si bien doué, pacifique et pro-
lifique, laborieux, sobre, dur à la peine, d’une probité
commerciale que l’on rencontre rarement chez l’Asia-
tique — - et qui se meurt d’immobilité. Absorbé dans
la contemplation d’un passé qui eut ses gloires, il
semble avoir épuisé la faculté créatrice. Il ne pense
plus. A quoi bon ? puisque ses ancêtres ont pensé
pour lui ! 11 n’invente plus, il copie. Il en est de lui,
semble-t-il, comme de certaines espèces animales,
relativement très développées, — telle la fourmi,,
l’abeille, le castor, parvenues jusqu’aux rudiments
d’une véritable organisation sociale, dont le fonction-
nement nous étonne, mais qui n’iront pas au delà,
dont le minuscule cerveau a donné toute sa mesure,
sans qu’il y reste une cellule libre pour loger désor-
mais une impression nouvelle. Présentez à l’abeille
un gâteau de cire dont les cases affecteront les com-
binaisons de forme les plus imprévues. Elle y coulera
son miel. Puis, après avoir poursuivi longtemps l’ex-
périence, abandonnez l’insecte à son instinct. Vous le
verrez aussitôt disposer le moule à sa façon, suivant
sa géométrie particulière, revenir d’emblée à l’archi-
tecture traditionnelle, aux petites cloisons en forme
de prisme. Un phénomène analogue a lieu pour le
Chinois. Il peut devenir, aux mains de l’Européen, un
merveilleux outil, un instrument de précision. D’un
modèle donné, il exécutera le double avec une adresse
telle que vous aurez peine à distinguer la reproduc-
tion de l’original. N’espérez pas qu’il modifie, qu’il
corrige. Tout y sera, les qualités et les défauts, avec
l’inflexible rigueur d’un travail mécanique. Aban-
donné à lui même, il retournera bientôt aux formes
542
LE MAGASIN PITTORESQUE
surannées, aux procédés du bon vieux temps. C’est
une force qui, pour produire tout son effet, a besoin
d’être dirigée par un maître. 11 possède les éléments
nécessaires pour accomplir de très grandes choses,
mais en sous-ordre.
Marcel MONNIER.
«O
La capitale de la Chine se compose, comme on le
sait, de deux villes distinctes, entourées chacune de
remparts et de fossés et ne communiquant entre elles
que par trois portes bastionnées. L’une, au nord, est
la ville mandchoue ou tarlare, qu’on appelle aussi
« ville intérieure », en chinois Nei-Tchcng ; elle forme
un carré à peu près parfait. L’autre, au sud, est la
ville chinoise, ou « ville extérieure », en chinois
Ouei-Tcheng ; elle forme un rectangle allongé de
l’est à l’ouest.. L’ensemble est un quadrilatère qui
est orienté, quoique pas très rigoureusement, selon
les points cardinaux.
La ville chinoise est sale et délabrée. Ses rués ne
sont pas pavées, à peine éclairées. Elle ressemble
plutôt à un vaste camp qu’à une tente. La ville mand-
choue, enfermée par des murailles beaucoup plus
hautes, est plus régulière et mieux tenue. C’est là que
se trouvent presque tous les établissements euro-
péens. Le quartier des légations en occupe la partie
méridionale, en même temps que les douanes, qui
sont administrées, comme on le sait, par une com-
mission européenne ; non loin de là se trouve la plus
ancienne des églises catholiques de Pékin, le Nan-
Tang,« église du Sud », qui est l’ancienne cathédrale
portugaise ; son architecture rappelle un peu celle de
notre église Saint-Sulpice.
La ville mandchoue se divise elle-même en trois
parties qui ont chacune leur enceinte. La ville mand-
choue ou King-Tcheng proprement dite, enveloppe les
deux autres : le Uouang-Tcheng, ou « ville Jaune », en
forme la partie moyenne ; il enferme à son tour dans
son enceinte la « ville sacrée Rouge », le Tsou-Kin-
Tcheng, qui est tout entière occupée par le palais im-
périal. Ce palais est entouré d’une forte muraille cré-
nelée, en briques rouges, de 8 mètres de hauteur, qui
le cache entièrement aux regards, et d’un fossé de
3 600 mètres de circuit. La muraille est percée de
quatre portes, tournées vers les quatre points cardi-
naux, et dont chacune se compose de trois ouvertures,
surmontées de beaux pavillons. (Les visiteurs de l’Ex-
position peuvent voir une reproduction d’une de ces
portes à la section chinoise au Trocadéro.) Le palais
lui-même est un prodigieux amas de bâtiments et de
coins dont l’étendue fait le principal mérite. Une
grande partie est occupée par d’immenses jardins.
Parmi les édifices remarquables de cette cité impé-
riale, il faut noter les temples des ancêtres, celui de's
dieux de la Récolte, et surtout la« pagode impériale »,
ou Iiouang- Min-Tien, une des plus belles et des plus
richement décorées de Pékin.
Les édifices administratifs sont bâtis dans la ville
mandchoue proprement dite, ou King-Tcheng. Les
plus dignes de mention sont le Tsong-Li-Yamen, .le
Ouen-Hio-Koung , l’École des sciences occidentales ou
Toung-Ouen-Koan l’Observatoire impérial, bâti en
1279, etc. A l’extrémité nord-est sont les deux tem-
ples les plus célèbres de Pékin, celui de Confucius
et celui des Mille Lamas.
La superficie de Pékin est de 6 341 hectares, soit
environ les quatre cinquièmes de Paris dans l’en-
ceinte de ses fortifications. Mais il s’en faut de beau-
coup que tout cet espace soit habité. Le quartier
impérial et les résidences princières sont occupés par
des jardins, des kiosques, des palais déserts. Le
quartier chinois n’est empli de maisons que sur une
largeur d’environ I 600 mètres, de l’est à l’ouest et
dans le reste de l’espace qu’enferment des murailles
s’étendent de vastes terrains sans culture, entremêlés
de mares, d’anciens cimetières et de champs.
Il n’y a donc pas à Pékin autant d’habitants qu’on
pourrait le croire : 500 000 au plus, alors que Tien-Sin
en compte 1 million et demi.
Pékin n’est pas sur le Peï-lio. Le fleuve coule à
vingt kilomètres dans l’est de la capitale, à laquelle
il est relié par un canal.
LES LIVRES
L’Exploitation de notre Empire colonial,
Par Louis Vignon (Libraire Hachette).
Au moment où le feu semble mis aux quatre coins
du monde, forcément nous suivons le conseil de cet
historien anglais qui disait : « Vous avez des yeux :
ouvrez-les. Regardez un peu plus loin que votre
arrondissement, votre club, votre coterie, votre vil-
lage ». Le président de la Chambre, M. Deschanel, a
exprimé une idée assez voisine et plus haute lorsqu’il
a dit à ses collègues : « Elevons nos esprits et nos
âmes au-dessus de l’étroit horizon de nos circon-
scriptions respectives pour ne plus voir que la
France », etc.
Ces paroles, je les trouve dans un livre plein d’ac-
tualité : l’Exploitation de notre Empire colonial. L’au-
teur de ce livre, M. Louis Vignon, déjà lauréat de
l’Institut (Académie des Sciences morales et politi-
ques), maître des requêtes au conseil d’État, n’est pas
à son premier essai, car nous avons de lui : « les Colo-
nies françaises, la France en Algérie, la France dans
l’Afrique du Nord, l’Expansion de la France.
L’Exploitation de notre Empire colonicd est donc une
suite aux précédents ouvrages. Comme toujours,
l’auteur s’y montre un érudit et un savant. M. Louis
Vignon connaît à fond nos colonies, le climat, la po-
pulation le caractère des indigènes, l’agriculture, le
commerce et l’industrie; cette compétence remar-
quable, il l’a acquise par les voyages et les études.
M. V ignon parle de nos colonies en toute indépen-
dance d’esprit; il en montre les différents rouages
bons ou mauvais; il ne craint pas de mettre la plaie
à découvert, mais il donne ou indique les moyens de
le guérir. Les protectionnistes devraient lire ce livre
et méditer les excellents conseils qu’il contient. Alors
ils se décideraient à modifier notre système doua-
nier; ils créeraient des jardins d’essai et un musée
colonial, et accompliraient d’autres réformes utiles.
Je n'avais pas encore lu ce livre lorsque j'ai enten-
du, dans une récente distribution de prix dans la
jolie ville de Neuilly-sur-Seine, un discours plein de
bon sens et de patriotisme. L’orateur, M. Huet, après
avoir honni l’éducation américaine qui fait de la
jeune fille un garçon manqué, après avoir conseillé
LE MAGASIN PITTORESQUE
543
aux fillettes de rester la femme française, toute de
grâce et de bonté, s’est adressé aux jeunes gens, qui,
leurs études achevées, vont faire choix d’une carrière :
« Regardez, leur a-t-il dit, lui aussi, plus loin que
votre village; allez peupler nos colonies; elles sont
belles, fécondes, hospitalières; elles réclament votre
intelligence, votre énergie, votre force; elles seront
généreuses.
M. Huet a parfaitement raison ; mais c’est à nos
économistes et à nos gouvernants qu’incombe le
devoir de venir en aide à ceux qui vont peupler nos
colonies, et surtout qu’ils n’oublient pas de leur pro-
curer les moyens d’y rester et de s’y faire une situa-
tion définitive.
Alors, comme le dit M. Louis Vignon, le rêve de
Prévost Paradol se réaliserait : s’il y avait « quatre-
vingts à cent millions de Français parfaitement établis
sur les deux rives de la Méditerranée au cœur de
l’ancien continent, ils pourraient maintenir à travers
les temps « le nom, la langue et la légitime considé-
ration deda France ».
D. GUI GUET.
*
-X-
Quarante ans de théâtre, par Francisque Sarcey.
La Bibliothèque des Annales vient de nous donner
le second volume de la série des feuilletons dramati-
ques que notre ami Adolphe Brisson a pieusement
entrepris de publier.
Ce volume est tout entier consacré à Molière et à la
comédie classique. Ici le grand critique triomphe, car
c’est son champ de bataille familier. On sent dans
toutes ces pages vivantes de verve, lourdes de science
et de bon sens, toute la passion de Francisque Sarcey
pour les maîtres du théâtre. Nul mieux que lui ne
connut, n’approfondit Molière dans tous les secrets
de son génie; et nul ne le défendit avec plus d’auto-
rité contre ses détracteurs parfois redoutables et bril-
lants.
Il prit un jour fantaisie à Louis Veuillot de ridicu-
liser Molière et de railler sa morale : et l’on se sou-
vient du piquant parallèle établi par l’impitoyable
polémiste entre l’auteur de Tartuffe et Bourdaloue.
Sarcey ne se laissa pas intimider par cet adversaire
de fîère envergure; en un chapitre qu'on relira avec
joie, il émoussa de sa fine bonhomie toutes les piquantes
ironies adressées au poète. M. Ed. Scherer ne fut pas
plus heureux quand il s’avisa de reprocher à Molière
son style. Sarcey lui riposta par une page supérieure-
ment classique que, dans tous nos lycées de France, les
professeurs de rhétorique ne feraient pas mal de com-
menter.
Et c’est ainsi que nous retrouvons dans ces « Qua-
rante ans de théâtre » toutes les leçons de goût et de
sagesse que, sa vie durant, le Maître ne cessa de don-
ner à ses lecteurs.
*
* *
Mélanges politiques et littéraires,
Par Jules Buisson (Juven éditeur).
il eût été grand dommage de laisser éparpillées
et sans suite toutes les fines études que, sous un titre
trop modeste, M. Jules Brisson nous donne seule-
ment aujourd’hui. Le directeur des Annales politi-
ques et littéraires est un philosophe et un lettré : il a
beaucoup vu, beaucoup réfléchi, et de ses observa-
tions il a tiré de fort beaux articles. Nous les re-
trouvons à peu près tous dans le volume que voici :
en passant du journal dans le livre, ils n’ont rien
perdu de leur intérêt, et plus d’un semble encore
d’une palpitante actualité. Ceux-là reliront, par
exemple, avec curiosité et plaisir le chapitre : Une
statue à M. Thiers, qui se plaignent de la facilité avec
laquelle nos monuments de complaisance oublient les
véritables gloires et font un grand homme d’un avor-
ton.
Ch. F.
Recettes et conseils
UTILISATION DES FRUITS TOMBÉS
»
Les fruits mal mûrs et verreux qui tombent des arbres
doivent toujours être ramassés avec soin, ne fût-ce que
pour détruire les vers qu’ils contiennent. On peut les uti-
liser en les faisant cuire pour les porcs. Les pommes qui
tombent au mois d’août trouvent déjà un meilleur emploi.
On en fait une excellente gelée très goûtée des enfants.
Dans ce but, il faut les laver, enlever les parties mauvaises
et les mettre sur le feu avec assez d’eau pour qu’elles
soient recouvertes, il faut faire cuire doucement jusqu’à ce
que les pommes soient très molles, puis on verse le tout
dans un tamis et on laisse passer le jus. Lorsqu’on ne
tient pas spécialement à avoir une gelée très claire on. peut
presser les fruits, ce qui permettrait de ne jeter que la
partie la plus grossière, celle qui n’a pas pu passer au
travers du tamis. Il faut alors peser le jus et ajouter un
tiers de livre de sucre pour une livre de jus, remettre sur
le feu et faire cuire pendant 1 heure et demie à peu près
en écumant toujours. Eviter un feu trop violent. On peut
conserver cette gelée pendant des années si l’on a soin de
bien fermer les vases.
-vf
* tt
LES MOUCHES DANS LES CHAMBRES DE MALADES
Rien de plus agaçant, parfois de plus pénible, que les
mouches s’acharnant à voltiger dans la chambre d’un ma-
lade et à troubler son repos. On recommande, comme un
excellent moyen pour les éloigner, de mettre tout simple-
ment de la lavande fraîche dans la chambre; son aimable
parfum est, paraît-il, tutélaire en même temps qu’agréable.
■if
* *
FILTRE ÉCONOMIQUE
Ayez un pot de grès ou un pot à fleurs muni d’un trou à
sa partie inférieure; fixez fortement dans cette ouverture
un morceau d’éponge neuve cpie vous laisserez déborder
au dedans et au dehors, puis recouvrez le fond du vase
d’une couche de sable lin de 1 centimètre.
Suspendez alors ce vase, après l’avoir rempli d’eau, au-
dessus d’un récipient ; l’eau qui en sortira après avoir tra-
versé le sable et l’éponge, sera débarrassée de toute impu-
reté ou corps étranger, excellente à boire, fraîche, limpide
et sans arrière-goût.
*
-y.
MOYEN DE RAFRAICHIR LES VIEUX MEUBLES
Les plus beaux meubles finissent par se couvrir de pous-
sière et par paraître vieux : les ménagères soigneuses s’ef-
forcent de combattre les ravages du temps et de la poussière
en ce qui concerne leurs fauteuils et leurs tables. Les
meubles et les lambris de chêne prennent, avec le temps,
un aspect graisseux qu’on fait disparaître au moment du
nettoyage annuel de la maison en les lavant avec de la
bière chaude. Pour leur donner un beau brillant, on les
frotte avec un mélange de 2 litres 1/2 de bière qu’on fait
bouillir avec une cuillerée à soupe de sucre et un morceau
de cire gros comme une noix. Lorsque les meubles sont
544 ,
LE MAGASIN PITTORESQUE
secs, on les frotte avec une peau de chamois ou un mor-
ceau de flanelle. Si les meubles sont en chêne ou en noyer,
et sont infectés par des insectes qui perçent des trous dans
le bois et le font tomber en poussière, on arrête leurs
ravages en saturant le bois de créosote et en ne le lais-
sant pas sécher de quelques jours.
Si les meubles sont trop sales, il faut les laver avec de
l’eau et du vinaigre en quantités égales avec un morceau
de flanelle propre et un peu d'huile de lin avant d’em-
ployer tout autre liquide ou poli. Lorsqu’une table porte
une marque ronde faite par un plat trop chaud, il faut
frotter avec de l’huile à brûler et de la flanelle, ensuite
avec un morceau de drap légèrement imbibé d’esprit-de-
vin ; on enlève les taches blanches en les frottant avec un
morceau de flanelle et de l’essence de térébenthine, en
renouvelant l’opération, s’il est nécessaire.
x
* -x-
POUR GUÉRIR LES MAUX DE DENTS
Le remède est très simple : verser dans un demi-verre
d’eau de 12 à 13 gouttes d'Eau de Sue: (fil jaune), délayer
le mélange obtenu, et, au moyen d’une brosse douce, s’en
frotter les gencives et les dents. La rage de dents la plus
violente est immédiatement calmée. L'Eau de Suez, com-
binée d’après les découvertes de Pasteur, détruit le mi-
crobe de îa carie et donne aux dents une blancheur écla-
tante.
Bébé sait déjà quatre mots : papa, maman
et Phospliatine F altère s.
*
-x- x
CONTRE LES POINTS NOIRS DU VISAGE
Pour combattre les points noirs qui se forment volon-
tiers à l’orifice des glandes de la peau du nez et du front,
il est bon de se laver avec de l’eau chaude dans laquelle
on met un peu de bicarbonate de soude. On lotionne en-
suite les parties atteintes avec de l'eau de Cologne ou de
l’alcool camphré.
x
* x
LES BOUGIES QUI COULENT
Des bougies qui coulent ! Y a-t-il rien de plus odieux
pour une maîtresse de maison? Voici un moyen facile de
supprimer ce petit inconvénient.
Avant l’allumage, faites plusieurs incisions autour de la
mèche avec une grande aiguille : ces incisions doivent
être profondes, et on les renouvellera chaque jour. La
bougie coulera en dedans, à votre grande satisfaction.
x
* x
POUR NETTOYER LES OBJETS NICKELÉS
En dépit des avantages considérables que donne le nic-
kelage, il ne faut pas croire que les surfaces traitées sui-
vant ce procédé demeurent immaculées, et ne se laissent
pas attaquer plus ou moins par une foule d’agents qui les
salissent et les ternissent. Il est donc bon de posséder une
recette pour nettoyer les objets nickelés : nous supposons
du reste qu’il s'agit d'objets ou d’ustensiles d’assez faibles
dimensions pour qu’on puisse les immerger aisément dans
le bain que nous allons indiquer.
Pendant une nuit, on les laisse tremper dans une solu-
tion de chlorure d’étain ou de chlorure de zinc, solution
qui doit être préparée avec de l’eau distillée. 11 suffit
ensuite de les laver à l’eau courante, et de les essuyer,
pour les frotter finalement, énergiquement, avec une peau
de chamois.
*
* *
BLANCHIMENT DES TOUCHES DE PIANO
Les touches de piano jaunies par le temps sont rendues
blanches par un lavage avec un produit composé d’eau
oxygénée très fortement concentrée (environ 50 volumes)
et de 8 p. 100 d'éther.
Quand on emploie seulement l’eau oxygénée simple,
l’opération demande beaucoup trop de temps, et cette
longue opération entraîne quelquefois le décollement des
morceaux d’ivoire. 11 est donc préférable d’employer l’eau
oxygénée concentrée, l’éther n’ayant pour but que de
rendre le produit stable.
11 va sans dire que tout objet en ivoire peut être reblan-
chi par ce composé.
x
x x
POUR FACILITER LE LAVAGE DU LINGE
On met le soir dans l'eau où trempe la lessive une demi-
tasse de benzine. On répète cette dose le lendemain matin
avant de faire cuire le linge. Pour laver la lessive, on n’a
qu'à frotter légèrement et sans se bouillanter les doigts
pour faire disparaître toute la saleté. On gagne du temps,
on épargne du savon et la lessive devient superbe.
JEUX ET AJVlUSEJVIEJSlTS
Solution du problème paru dans le n° du 45 août tOOft.
2
Les — du nombre de poules égalent la moitié du nom-
bre de dindons.
Or la moitié du nombre de poules et la moitié du nom-
bre de dindons donnent en tout 18 bêtes.
2 ,
Donc 18 = la moitié du nombre de poules + — de ce
même nombre.
1 2 9
0r T + TT — ïtT ‘
9
Par suite du nombre de poules = 18.
Il y a donc 20 poules et par suite 16 dindons.
Ont résolu le problème : MM. Tref, à Paris ; Pierre Dau-
rel, à Bordeaux, Ernest Berthe, à Jonchery-sur-Vesle
(Marne); Henri Bonneville, de l'École Colbert, à Paris;
Union chrétienne de jeunes gens, à Neuchâtel; Pontier, à
Alençon ; MIUs Roustan, à Carcassonne ; Turoni, à Rome ;
Aude, à Béziers; Ricard, à Lyon; M11» Aillaud, à Arles;
Jean Martin, à Valence; Duret, à Aix-les-Bains ; Seguin, à
Avignon; Mme Denise Guiguet, M. Henri Gautier, à Cour-
thezon; L. Chermiset-Houzé, à Malines ; E. Durand, à Valen-
ciennes.
PROBLÈME
Dans un verger il y a trois poiriers de moins que de
pommiers; six pommiers de plus que de cerisiers; trois
fois moins de pruniers que de cerisiers et autant de pê-
chers que de pruniers et de poiriers; en tout 68 arbies.
Combien y en-a-t-il de chaque espèce?
Le Gérant : Ch. Guion
Paris.
Typ. Chamcrot etJRcnouard. — 39714.
LE MAGASIN PITTORESQUE
545
.
UN GRAND SECRET
Un grand secret, par G. Pecu. — Gravure de Crosbie.
VS Septembre 1900.
18
546
LE MAGASIN PITTORESQUE
LE PAIN A LA MAIN ET LE PAIN A LA MACHINE
A travers les siècles, le pain se présente à nous
comme l’indispensable denrée dont, plus que
toutes les autres, le besoin quotidien impose à
1 homme de durs labeurs et de longues peines.
La croissance du blé, sa récolte, son broyage, la
confection de la pâte et sa cuisson sont rendus
quelquefois difficiles, impossibles même par des
circonstances imprévues ou inévitables, orages
et grêles, disettes et famines, et aussi loin qu’il
soit possible de remonter dans l’histoire des
peuples, on constate que, pour chacun d’eux et
pour leurs gouvernants, la qualité et la quantité
des matières premières utiles à la confection du
pain furent des causes de réjouissance et de tris-
tesse, de guerre et de paix, de gloire et de dé-
faite.
Devenu la base alimentaire de la presque tota-
lité des nations civilisées, reculant de jour en
jour les domaines du riz, du maïs et du manioc,
le pain est consommé par les habitants du monde
entier, utile à l'homme riche comme à l’homme
pauvre, au travailleur comme au rentier. C’est en
France que la proportion de la consommation est
la plus élevée, 820 grammes par tête et par jour,
disent les statistiques; mais les totaux changent
selon les contrées et, à Paris, par exemple, on ne
compte que 400 grammes par tête, contre 1 700
en Normandie et en Beauce.
A Paris, dix-huit cent et quelques boulangers se
partagent la fourni ture du pain nécessaire à la nour-
riture des Parisiens. De même que leurs confrères
de province, ils en sont encore, pour la pratique
de leur métier, aux procédés employés autrefois
par les Romains. Sans avoir jamais changé leur
outillage ni leur manière de faire, ils nous ven-
dent le pain fort cher et ne s’occupent nullement
de le panifier proprement. Cet état de choses, con-
traire à tout progrès, rapportait aux boulangers
de beaux écus comptants et menaçait par consé-
quent de durer toujours, lorsque, l’année dernière,
fut lancée une nouvelle méthode de panification
en grand, une véritable fabrication du pain à la
machine, dont l'économie et la mise en œuvre
étaient, m’avait-on dit, fort intéressantes. Dési-
reux d’étudier le progrès réalisé dans la branche
primordiale de nos industries nutritives, il m’avait
semblé qu’une comparaison s’imposait entre l'an-
cienne et la nouvelle méthode et, pour me rendre
compte d’abord des procédés employés depuis
Moïse, j’ai fait visite à mon boulanger habituel,
petit boulanger de quartier, dans la cave duquel
je me suis à moitié asphyxié pendant plusieurs
heures en notant ses explications à la lueur d’une
mauvaise chandelle.
Mon boulanger emploie de la farine de froment
qui lui est livrée chaque semaine en sacs; quatre
opérations sont nécessaires pour la changer en
pain : le pétrissage, la fermentation, Y apprêt et la
cuisson.
Avant de pétrir le pain, il faut avoir préparé la
veille le levain constitué par de la pâte ayant déjà
subi la fermentation et aigrie.
Cette pâte aigre, contenue dans des baquets et
enfermée dans un lieu ni trop froid, ni trop chaud,
y reste sept heures; elle gonfle, double presque
son volume par l’effet de la fermentation et est
alors appelée levain de chef. Mélangé ensuite à
trois reprises avec de l’eau et de la farine et repo-
sant entre chacune des opérations, le levain prend
successivement les noms de levain de première,
levain de seconde, levain de tous points. En ce der-
nier état, il est prêt pour l’usage.
Pour opérer le pétrissage, le garçon boulanger
dispose dans le pétrin de bois, d’abord la farine,
puis le levain, et il délaye ensuite le tout à l’eau
chaude, y ajoutant du gros sel destiné à relever
le goût du pain, à lui donner du soutien. A la
pâte et au levain délayés ensemble, il rajoute de
la farine pour rendre le mélange consistant et le
travaille, c’est-à-dire le brasse de la droite à la
gauche du pétrin, puis de la gauche à la droite,
opérant ainsi la frase et la contre- frase. C’est après
la contre-frase que commence le pâtonnage, l’opé-
ration la plus longue et la plus pénible du pétris-
sage. Je savais par ouï-dire combien les mitrons
ont de peine, mais je trouvais, à les regarder,
que leur métier, vraiment trop rude, était digne
de peuples sauvages ignorants des perfectionne-
ments mécaniques apportés dans nos industries
par la vapeur et l’électricité.
Se cramponnant à pleins bras à la pâtev l’arra-
chant avec peine du fond du pétrin auquel elle
colle, résistant à la traction, le mitron l’élève, puis
la laisse retomber avec force, la secouant, la bat-
tant, la contraignant en quelque sorte à emma-
gasiner l’air qui doit lui donner 1 élasticité . De
tels efforts sont exigés par ce travail, que c’est
en criant et en gémissant, que les mitrons lèvent
et abaissent la pâte dans le pétrin. Dans la tech-
nique du métier, on les nomme les geindres, et
vraiment jamais surnom ne s’est trouvé mieux
rendre l’aspect de ceux qu’il est appelé à dési-
gner. Enfermés dans la cave sombre, étouffés par
le manque d’air, chauffés par le four, ils doivent
user de tant de forces pour mener à bien le pâ-
tonnage que, quoiqu’ils soient nus, la sueur ruis-
selle sur eux sans discontinuer.
Lorsque le pétrissage est terminé, la pâte est
laissée au repos pendant quelques heures ; elle
lève ou pousse au levain, puis, suffisamment fer-
mentée, elle est tournée c’est-à-dire divisée en
pâtons. Les pàtons, blocs de pâte de la forme vou-
lue pour chaque sorte de pain, sont saupoudrés de
farine de maïs ou fleurage, et placés dans les pa-
LE MAGASIN PITTORESQUE
547
netons, sorte de corbeilles d’osier garnies de toile.
C’est lors de son passage dans ces panetons que la
pâte se gonfle, et par sa dilatation permet à l’acide
carbonique et à l’alcool contenus dans le levain
de se dégager; le premier donne au pain sa légè-
reté, le second lui donne du goût. Cette période
de repos est appelée apprêt; elle doit être sur-
veillée avec soin, étant de durée variable selon la
température et la contexture même de la pâte.
Dès que les gaz sont prêts d’échapper de la ma-
manche. Une vingtaine de minutes sont encore
nécessaires pour permettre à la chaleur de s’équi-
librer, c’est-à-dire de se répandre bien également
sur toute la surface intérieure du four, puis les
rouleaux de pâte tout blancs sont sortis des
panetons et disposés sur la sole qu’ils garnissent
entièrement. Selon le degré de cuisson qui leur
est nécessaire, les gros sont placés au fond du
four, les moyens au centre, les petits à l’entrée;
les derniers enfournés seront les premiers cuits,
La. vieille méthode.
lière agglomérée qui les retient, il faut enfour-
ner, car, sans cette exactitude, le pain après sa
cuisson serait trop consistant, lourd et partant
indigeste.
Tout le monde connaît plus ou moins l’aspect,
extérieur d’un four de boulanger; je rappellerai
donc seulement que l’intérieur en est géné-
ralement constitué par une surface plane, ou
sole, de trois mètres sur deux mètres cinquante,
recouverte par une voûte surbaissée et fermé:;
par une porte de tôle qui est munie de poignées
pour en faciliter la mise en place.
Lorsque je me rendis chez mon boulanger
pour étudier le travail de l’enfournement, le
chauffage du four venait de se terminer; les
bûches de bouleau et de peuplier, employées
pour obtenir la température réglementaire de
trois cents degrés, étaient entièrement consumées
et l’on nettoyait le four des restants de leur com-
bustion à l'aide d’un râble, ou racloir en tôle à long
et, bientôt, au bout d’un quart d’heure à peine,
sont sortis les petits pains, au beurre, au raisin,
au gruau, croissants, pains à café, pains mollets.
Un quart d’heure encore et voici à leur tour les
pains de fantaisie ou pains riches d’une livre et
de deux livres; pains anglais, viennois, flûtes,
régences, couronnes, etc. Les pains de quatre
livres sont retirés les derniers du four; trois
quarts d’heure sont exigés pour leur cuisson, et je
dois attendre un peu pour voir détourner les
gros pains de ménage ou pains ordinaires,
bouleau, fendu, miches, pains ronds, pains
polka, etc.
Dans le four, les blocs de pâte se sont gonflés
au brusque contact de la chaleur, les gaz en se
dilatant ont formé, au milieu du gluten qui les
retient, de nombreuses bulles qui donnent à la
mie son aspect de fromage de Gruyère, en même
temps que la croûte s’est durcie, est devenue
jaune, a formé cette carapace dorée si appélis-
548
LE MAGASIN PITTORESQUE
santé, que tant de consommateurs préfèrent à la
mie qu’elle cache et qui est cependant la partie
nourrissante du pain. Et cette couleur de la
croûte est si engageante pour les clients que les
Viennois ont inventé un pain qui porte leur nom,
qui se fabrique couramment à Paris et qui est
préféré par beaucoup à tout autre modèle parce
qu'il est comme verni, un vernis doré, tel un
gâteau.
La manière de le fabriquer est des plus
simples : Prenez n’importe quelle pâte de pain
de fantaisie, mettez-la au four; introduisez en
même temps dans le four un récipient suscep-
tible par son contenu de donner de la vapeur
d’eau; celle-ci, en se répandant sur la pâte qui
cuit, vernit la croûte des pains enfournés; ils
deviennent luisants à s’y mirer et voilà des pains
viennois.
Sans me laisser tenter par l’odeur appétis-
sante des pains bouillants dont je n’ignore pas le
caractère indigeste, je sortis de la cave de mon
boulanger non sans un certain plaisir. Il me
semblait bon d’échapper à l’étouffante atmo-
sphère au milieu de laquelle les geindres recom-
mençaient déjà une nouvelle fournée, et se bat-
taient péniblement avec la pâte, enfoncés dans le
pétrin jusqu’au cou.
Vraiment, à voir suer ces mitrons sur le pain
(pie nous devons manger, il est difficile de com-
prendre comment de tels moyens de production
peuvent suffire à donner aux petits boulangers
de quartier les gros bénéfices qu’ils retirent de la
vente, sans amener les justes protestations de
leur clientèle. Que le blé soit cher ou bon mar-
ché, ils ne livrent leur marchandise qu’à des prix
élevés, l’augmentant, semble-t-il, en raison même
de la baisse de la matière première ; c’esl ainsi
qu’en ce moment le pain coûte 75 centimes
les 2 kilogrammes, prix se rapportant à du blé
acheté 30 francs le quintal, alors qu’il n’est payé
que 17 francs ; le boulanger empoche gaillardement
la différence sans se préoccuper d’améliorer ses
procédés de fabrication et de nous donner du
meilleur pain.
Mais ce ne sont pas là les seuls inconvénients
dont peut justement se plaindre le consomma-
teur; les méthodes de mouture employées jus-
qu’ici ne permettent qu’un écrasement incomplet
des grains de blé; les moulins à cylindres ne
granulent pas le grain, ils le laminent el amalga-
ment si bien l’enveloppe extérieure, c’est-à-dire
le son, avec le gluten, la partie la plus nourris-
sante du blé, que ce dernier est enlevé avec les
déchets et perdu par conséquent pour l’alimen-
tation utile. Pour perfectionner la mise en œuvre
du blé, le problème se présentait donc complexe;
d’un côté, il fallait découvrir une méthode capa-
ble de faire rendre au froment toutes les parties
nutritives qu’il contient; de l’autre, pouvoir don-
ner au meilleur marché possible un pain préparé
avec toutes les garanties de propreté et d’hygiène,
qualités jugées maintenant indispensables et exi-
gées de nos fabrications alimentaires.
Puisque ces difficultés, m’assurait-on, étaient
résolues, j’avais hâte d’effectuer la comparaison.
Une visite à l 'usine à pains m’attirait d’autant
plus que, devant ce progrès, les boulangers vieux
jeu se dressent, obstinément hostiles. Ayant
pressenti à ce sujet mon fournisseur habituel, il
m’avait répondu avec une telle acrimonie que
j’avais jugé bon de ne pas insister; nul n’ignore
en effet qu’il faut être toujours bien avec son
boulanger ; en cas de famine ce sont nos maîtres,
et l’on ne sait jamais ce qui peut arriver?
C’est à la Villette, au bout de la rue d’Allemagne,
que s’élève l’usine que je devais visiter. Présenté
par le Magasin Pittoresque, je fus très aimable-
ment reçu par l’un des surveillants, qui me guida
à travers les grands halls, et me permit ainsi de
suivre, du commencement à la fin, les diverses
opérations de la panification mécanique.
De même qu’aux abattoirs de Chicago, les
bœufs entrent vivants d’un côté pour ressortir
de l’autre changés en viandes de conserves, de
même à l’usine à pains, le blé entre à l’un des
bouts pour sortir à l’autre bout changé en blocs
dorés et appétissants. La caractéristique de la
nouvelle méthode, c’est l’absence presque com-
plète de main-d’œuvre humaine pour les diffé-
rentes manipulations; tout se fait à la machine;
la vapeur seule conduit les moulins, les blutoirs,
les pétrins, et là, pour certaines parties de fabrica-
tion où avec les anciens procédés, trente à qua-
rante hommes devaient s’employer et peiner, un
seul est utile désormais, et encore est-il réduit
au rôle de simple surveillant.
Amenés par bateau le long du canal Saint-
Martin, les blés, achetés directement aux cultiva-
teurs, sont versés dans un immense silo où ils
attendent leur emploi. Un élévateur mécanique
puise les grains dans ce silo et les élève jus-
qu’au sommet du bâtiment; de là, ils sont dé-
versés dans les appareils de nettoyage qui les
vannent, les trient, séparent le bon grain des
impuretés qui le souillent ; et c’est étonnant
vraiment tout ce que les cultivateurs vendent
avec leur blé: cailloux, mottes de terre, herbes,
poussière et graines de toutes sortes: en trois
passages dans les nettoyeurs le blé propre, net,
luisant est débarrassé de toutes ces matières
étrangères et, saisi par des chaînes à godets, il
est distribué aux moulins.
Les moulins sont une des particularités du nou-
veau système; inventés, comme toutes les ma-
chines de l’usine, par M. Schweitzer, ils se com-
posent, non plus comme autrefois de meulières
de poids et de dimensions énormes, mais de deux
meules d’acier frottant l une contre l’autre et
garnies à leurs parties frottantes d’aspérités,
sorte de cannelures taillées à la lime, facilement
retaillables et qui par leur mécanisme ajustable
à volonté, selon les besoins de la mouture, permet-
LE MAGASIN PITTORESQUE
549
tent de recueillir dans la farine tous les produits
utiles renfermés dans le grain de blé. Celui-ci
n’est plus comme autrefois laminé et réduit en
pâte, en sorte d’amalgame dans lequel le gluten
saisi était emporté, puis jeté avec les déchets ;
Vingt moulins tournent sans discontinuer au
rez-de-chaussée de la fabrique, recevant le blé
des nettoyeurs et renvoyant la farine aux blu-
toirs. Ceux-ci, situés au premier étage, reçoivent
la farine par l’entremise de chaînes à godets ver-
Le pain à la machine. — Le pétrissage.
désormais,’ les grains concassés, amenés à l’état
de poudre, gardent intacte leur valeur nutritive,
et on retrouve dans le pain leurs matières phos-
phatées et diastasées, leur amidon et leur gluten.
Grâce à l’emploi de ces moulins métalliques,
1 000 kilogrammes de blé entrant à l’usine four-
nissent régulièrement I 000 kilogrammes de pain.
ticales, puis de vis d’Archimède horizontales.
Secouée, promenée de tamis en tamis, la poudre
de blé se partage régulièrement en éléments sépa-
rés ; dans un tiroir tombe le son, dans un autre la
farine, el j’admire avec quelle précision s’opère
le triage sans qu'aucun ouvrier ne surveille les
machines (pii travaillent seules. Il ne serait du
550
LE MAGASIN PITTORESQUE
reste pas agréable d’être oblige de rester long-
temps à côté des blutoirs; ils secouent si bien le
plancher dans leurs mouvements saccadés de va-
et-vient et font un tel tapage qu'il est impossible
de s’entendre; ils remplissent l’air d’une telle
poussière que je suis instantanément transformé
en meunier et que je demande bien vite à suivre
la farine blutée qui, étincelante de blancheur est
emmagasinée dans des chambres spéciales d’où
des conduites d’amenées la font arriver, au mo-
ment de l’emploi, jusqu’au pétrisseur mécanique.
Le pétrin mécanique construit entièrement en
métal se compose d’une cuve de forme allongée,
au milieu de laquelle s’agitent en des mouvements
rotatifs ininterrompus des râteaux de fer qui re-
muent la pâte, la soufflent, l’étirent, la coupent,
l’étirent encore. A Lune des extrémités du pétrin,
deux conduites amènent de l'étage supérieur, l’une
la farine, l’autre l’eau filtrée préalablement salée;
le levain préparé avec des levures jeunes, non
aigries, arrive également automatiquement jus-
qu’au pétrin, et un seul ouvrier, le premier ren-
contré jusqu’ici dans ma visite, suffit à surveiller
la bonne répartition des trois éléments du pétris-
sage. 25 000 kilos de pâte sont ainsi préparés
chaque jour par un seul pétrin et un seul homme,
le travail ordinaire d’au moins trente mitrons.
A l’extrémité du pétrin opposée à l’arrivée de
la farine, la pâte s’échappe en d’épais écheveaux
blancs qui viennent tomber au rez-de-chaussée
sur une table de grande dimension autour de
laquelle circulent les hommes qui reçoivent la
pâte, lui donnent sa forme et la mettent en pane-
tons. Dès lors, les pains sont fait prêts à cuire.
Pesés, roulés, ayant approximativement leur as-
pect définitif, ils sont chargés sur des wagonnets
et poussés jusqu’au grand hall des fours.
Accouplés par dix batteries de cinq foyers cha-
cune, les fours forment une vaste allée centrale
au milieu de laquelle glissent sans cesse les
wagonnets de panetons garnis de pâte. L’enfour-
nement-des pains est rendu des plus simples par
une porte à guillotine que meut une pédale à
pied; une poussée de jambe de Yenfourneur et la
porte se lève laissant le passage aux blocs enfa-
rinés préalablement disposés par six sur une pla-
que de tôle; la plaque poussée, la porte retombe
et l’enfournement est terminé.
Chacun des fours cuit I 000 kilogrammes de
pain par 24 heures; le gros de la fabrication se
fait (‘litre 7 heures du soir et 4 heures du matin;
mais toute la journée le travail se continue sans
arrêts, les fours sont chauffés par le gaz, et la
chaleur qu’ils reçoivent est constamment la
même. En outre, le gaz se prête à une diminution
ou à une augmentation instantanée de la tempé-
rature qu’il procure, et à l’usine une fournée ne
se compose pas, comme chez le boulanger, de
pains de tailles et de formes différentes, une
même batterie de fours fait des pains longs, une
autre des pains ronds, et l’enfournement rendu
ainsi plus régulier et plus rapide ne discontinué
pas ; jour et nuit, le va-et-vient des pains traverse
les fours; ils entrent par des bouches de l’allée
centrale et cuits ressortent de l’autre côté. Saisis
alors par un défourneur , ils sont placés, au fur et
à mesure de leur sortie, sur un transporteur mé-
canique, ruban sans fin qui les amène jusqu’à la
paneterie. Disposés sur de grands casiers à claire-
voie, les pains superbement dorés sont désormais
terminés et prêts pour la mise en voitures et l’en-
voi aux dépositaires. Et ces pains fabriqués à
l’aide de machines nombreuses et compliquées
reviennent moins cher qu’aux boulangers dont
pourtant l'attirail de travail se compose presque
uniquement d’un petit four et de panetons; ils se
vendent un cinquième de moins : 60 centimes au
lieu de 75 centimes les 4 livres.
Ainsi, presque sans l’aide de la main humaine,
le blé s’est changé en pâte, puis en pain. Fait
proprement, nourrissant autant qu’il est possible,
appétissant à rendre gourmand, économique, ce
pain mécanique dénote un progrès qu’il était in-
téressant d’étudier, alors que, pendant tant de
siècles, nous avons dû nous contenter de produits
incomplets et faits sans soins. Ces défauts de
fabrication, d’autant plus contraires à la bonne
logique qu’ils se rapportaient à la base essentielle
de notre nourriture, devaient s’accepter autrefois
comme le résultat inévitable de la fabrication
manuelle i Mais aujourd’hui que les machines
connues, créées, puis perfectionnées, ont permis
d’étendre peu à peu le cercle des fabrications
rapides et peu coûteuses, il semble naturel
d’exiger que, parmi les progrès réalisés, se clas-
sent au premier rang les machines à faire le
pain. Si, de même que toutes les inventions
similaires, leur généralisation doit priver de leurs
emplois des milliers d’ouvriers, du moins pour-
rons-nous espérer, grâce à elles, avoir désormais
la certitude que notre pain quotidien, si dur à
gagner, nous sera livré propre, nourrissant et à
bon marché.
Pierre CALMETTES
ék,
ELLE
Elle est la grâce! et quand l’aurore
Rallume le soleil éteint,
Les roses prennent à son teint
Le doux éclat qui les colore.
Elle est le charme! et quand, sonore,
La voix lente du Ilot lointain
Chante le retour du matin,
C'est sa voix que j’entends encore.
Trésor joyeux ! trésor amer :
Elle est l’aurore! elle est la mer!
Elle est la grâce! elle est le charme!
Seule, elle apporte à mon amour,
— Dans un sourire — tout le jour!
Tout l'océan dans une larme!
Armand S1LVESTRE.
LE MAGASIN PITTORESQUE
551
L’ARANÉICULTURE
Parmi'les innombrables merveilles que la foule
des curieux vient admirer tous les jours à l’Expo-
sition, une des plus étonnantes est cet extraor-
dinaire ciel-de-lit, tissé en soie d’araignée, qui se
trouve au Palais de Madagascar, édifié, comme
l’on sait, sur la place du Trocadéro. Ce chef-
d’œuvre de ténuité, de légèreté, d’élégance
aérienne, sort des ateliers de tissage installés à
Tananarive, et des milliers d’araignées d’une
espèce spéciale, qu’on appelle là-bas des halabés,
ont concouru, — sans s’en douter, il est vrai, —
à sa production.
La nouvelle industrie, créée dans notre colonie
et dont nous espérons qu’elle conservera long-
temps le monopole, a pris le nom d’aranéicul-
ture. Quoique encore à ses débuts, elle a une
histoire fort intéressante que nous a révélée tout
récemment un de ses plus ardents promoteurs,
M. le lieutenant J. Maroix, de l’infanterie de
marine...
Nous prenons la liberté d’emprunter à son
travail quelques-uns des renseignements qui vont
suivre.
Ce fut Raymondo Maria de Trémayer, un sa-
vant espagnol, qui, le premier, réussit, avec des
épeires américaines, à fabriquer des écheveaux de
soie d’une finesse presque impalpable, et d’une
très belle couleur d’or. Ceci se passait vers le
milieu du siècle dernier.
Vers la même époque, Rolt put obtenir en
deux heures, avec vingt-deux épeires de grande
taille, un fil de 600 mètres de longueur. Plus tard,
mais nous ne saurions garantir l’exactitude du
fait, un voyageur, Alcide d’Orbigny, porta pen-
dant plusieurs mois, dit-on, une sorte de tunique
entoile d’araignée que lui auraient fabriquée des
indigènes du Brésil.
.Ces divers essais ne furent pas poursuivis.
L’honneur de les avoir repris et menés à bien
doit revenir au Père Camboné, missionnaire
français à Madagascar, qui fut, à proprement
parler, le créateur de Y aranéiculture industrielle.
L’halabé fdeuse, dont il reconnut bientôt la
supériorité sur toutes les autres espèces d’ara-
néides, est noire, assez volumineuse et d’aspect
peu engageant. Très répandue dans l’Imérina,
elle vit dans les arbres et se nourrit de chair crue.
On rencontre les halabés par centaines de mille
aux environs de Tananarive, où elles se multi-
plient avec une extrême rapidité.
Comment le Père Camboné s’y prit-il pour dé-
barrasser ces grosses bêtes de leur fil? N’ayant
encore aucun appareil spécial à sa disposition, il
les emprisonna dans des boîtes d’allumettes dont
le couvercle à demi fermé laissait sortir le bas
de leur abdomen, en le comprimant un peu, et,
au moyen d’un petit dévidoir actionné à la main,
il réussit à leur extraire des fils de soie dont la
longueur atteignait parfois 500 mètres.
Les premières expériences lui permirent d’ar-
river à ces deux conclusions, à savoir que les
araignées donnaient, peu après la ponte, les plus
grandes longueurs de iil, et qu'en un mois elles
peuvent supporter sans inconvénient deux ou
trois dévidages, au maximum, produisant
2 000 mètres de fil environ.
Ces essais ont été continués par M. Jully, direc-
teur de l’École professionnelle de Tananarive,
aujourd’hui placée sous le contrôle du Génie
militaire. Mais c’est à l'ingéniosité de M. Nogué,
sous-directeur, que nous devons l’appareil qui
permet de dévider mécaniquement le fil, de le
tordre et de le doubler dans les conditions les
plus rapides et les plus pratiques.
Il se compose essentiellement d’un plateau
rectangulaire muni de vingt-quatre guillotines
emprisonnant chacune par le thorax une ara-
néide. Les vingt-quatre fils — ou douze, ou
huit seulement, suivant le cas — viennent s’en-
rouler sur une bobine animée, par un engrenage
à pédale, d’un mouvement combiné de rotation
sur elle-même et autour de son axe. Le mouve-
ment produitla torsion voulue, qui peut atteindre
780 tours par mètre. — Un dispositif automa-
tique double, au fur et à mesure de leur dévidage,
les fils de six, huit et douze brins, de manière à
leur donner la résistance nécessaire.
Ce sont des jeunes filles malgaches qui ont la
mission d’aller recueillir tous les matins, dans
un parc voisin de l’École professionnelle, les trois
ou quatre cents araignées à dévider pendant la
journée, qu’elles apportent dans des paniers-
d’osier à couvercle de bois.
Actuellement M. Nogué se trouve posséder un
approvisionnement de 220 000 mètres de fil. La
production moyenne des ateliers de Tananarive
est de 40 000 mètres par mois.
En général, après avoir subi le dévidage, les
araignées sont remises au parc pendant deux
semaines. Chacune d’elles, avant d’être épuisée,
file de six à huit fois ce que peut donner un ver
à soie ordinaire, et, à chaque opération, fournit
un fil de 350 mètres environ.
Quoique la soie de l’halabé soit cinquante-deux
fois plus fine que celle du bombyx, sa résistance
estsensiblement supérieure. Telle qu’elle sort des
filières, sa couleur est d’un jaune d’or très bril-
lant. De plus, elle n'exige ni cardage, ni prépa
ration d’aucune sorte avant d’être tissée.
Serait-ce la soie de l’avenir?
Édouard BONNAFFÉ.
^ iîj "o fe ^ Æ ij *5^ ■ç* Æ A A A A A Ai A A A A A A Ai A A A A A
Les vieillards sont des amis qui s’en vont, il faut au
moins les reconduire poliment.
552
LE MAGASIN PITTORESQUE
DEUX PLAQUES DE CHEMINÉE
Tout le monde connaît ces anciennes plaques
en tonte de fer, quon appliquait sur le fond du
foyer, autant pour le protéger de l’action des
flammes que pour lui servir de décoration. Leur
ornementa-
tion était des
plus variées :
sujets tirés
de la mytho-
logie ou de.
l 'histoire, de
l’Ancien ou
du Nouveau
Testament,
armoiries ,
écussons à
initiales, mo-
tifs divers.
Ces plaques
étaient d’un
e m p 1 o i ré-
pandu, et il
en existe en-
core un grand
nombre. On
en trouve fré-
quemment,
oubliées,
dans les vieil-
les maisons
bourgeoises
aussi bien
que dans fs
anciens hô-
tels privés.
La Conven-
tion proscri-
vit les pla-
ques armo-
riées : un
décret du 13 octobre 1793 ordonnait que « les
propriétaires de maisons, et, à défaut, les loca-
taires ou fermiers seraient tenus, dans le délai
d’un mois, et sous les peines portées par la loi,
de faire retourner toutes les plaques de cheminée
ou contre-feux qui porteraient des signes de féo-
dalité ou l’ancien écu de France, soit qu’ils aient
trois fleurs de lis ou un grand nombre, le tout
provisoirement et jusqu’à ce qu’il ait été établi
des fonderies en nombre suffisant ».
Cette mesure générale donna lieu à une amu-
sante comédie en un acte, mêlée de vaudevilles,
par L.-T. Lambert, intitulée la Plaque retournée,
qui fut représentée au théâtre du Vaudeville, le
19 nivôse an II (18 janvier 1794), et dans laquelle
un brave serrurier, amoureux (t patriote, le
citoyen Léveillé,a pour occupation de rechercher
Plaque de cheminée aux armes de France, de Boufflers et de Lille.
(Ancien Hôtel du Gouvernement, rue de Tournai, à Lille.)
et pour fonctions de retourner les plaques sus-
pectes.
L’emploi de la bouille et sa combustion dans
des appareils divers ont fait disparaître l’ancien
foyer et mis
hors d’usage
son att irait
démodé.
Aussi les
plaques ont-
elles généra-
lement dispa-
ru ou restent-
elles cachées
derrière une
feuille de tôle
ou un carre-
lage plus ou
moins déco-
ratif.
Dans les
centres mé-
tallurgiques ,
où existaient
jadis des for-
ges renom-
mées, on ren-
contre en
grand nom-
bre ces ta-
quesde foyer,
c o m m e on
les appelle
ailleurs.
Il existe
dans les ap-
partements
de l’ancien
Hôtel du
Gouverne -
ment, rue de Tournai, n°58, à Lille, deux plaques
de cheminée qui présentent d’autant plus d inté-
rêt qu’une d’elles est datée et signée, fait assez
rare.
Cette antique résidence, jadis appelée Hôtel de
Santés, lorsqu’elle devint propriété de la ville, en
1728, était déjà affectée, depuis plus d’un siècle,
au logement des gouverneurs de Lille et de la
province. Rappelons aussi que ledit hôtel, de
1694 à 1751, ouvrit ses portes, à maintes reprises,
devant les représentants de trois générations de
l’illustre famille des Boufflers.
Le premier est le héros du siège de 1708,
Louis-François, duc, pair et maréchal de France,
qui avait succédé, en août 1694, au maréchal
d’Humières. Né en 1644, il mourut à Fontaine-
bleau le 22 août 1721. Il avait épousé, en 1693,
LE MAGASIN PITTORESQUE
553
Catherine-Charlotte, fille du maréchal duc de
Grammont.
Lorsqu’il sentit sa fin prochaine, le maréchal
de Boufflers démissionna en faveur de son fils
aîné, Antoine-Charles-Louis, auquel le roi avait
accordé, le 16 décembre 1708, en reconnaissance
de la brillante défense de Lille, la survivance du
gouvernement de Flandre ; mais ce fils, âgé de
quatorze ans, mourut delà petite vérole, six mois
avant son père, le 22 mars 1711.
Touché de ce malheur, Louis XIV accorda la
survivance,
sans attendre
qu’on le lui
ait demandé,
au fils cadet
du maréchal,
Joseph - Ma-
rie, qui n'a-
vait que qua-
tre ans et
demi.
Le nou-
veau gouver-
neur de la
Flandre et du
Hainaut de-
vaitlestitres,
charges et
honneur dont
il fut comblé
aux services
éminents
rendus par
son père.
Dispensé
du serment
jusqu’à ce
qu’il eût at-
teint l’âge
de dix ans, il
ne prit pos-
session de son gouvernement à Lille que le
15 juin 1722, au milieu de fêtes qui durèrent
quatre jours.
Né à Paris le 22 mai 1706, Joseph-Marie de
Boufflers eut pour parrain et marraine de pauvres
gens, Pierre Lagrange et Marie-Anne Caron,
« Mr. le maréhal, dit l’acte de baptême, étant
absent et gardant la personne du Roi ». A quinze
ans, mestre-de-camp d’un régiment d’infanterie,
il épousait, à Paris, le 15 septembre 1721, dans
l’église Saint-Paul, Magdeleine- Angélique de
Neufville Villeroy, âgée de treize ans et onze
mois, tille de Louis-Nicolas, duc, pair et maréchal
de France. Nommé commandant d’un corps de
troupes envoyé par Louis X V au secours de la
ville de Gênes assiégée, il y mourut de la petite
vérole le 2 juillet 1747.
Enfin, le troisième Boufflers, fils et petit-fils des
précédents, avait pour prénoms Charles-Joseph.
Né à Paris le 16 août 1731, il futtenusur les fonts
baptismaux par le duc de Villeroy, son aïeul ma-
ternel, et la maréchale, sa grand’mère. Louis XV
le fit, à treize ans, colonel d’un régiment d’in-
fanterie, que son père avait eu la permission de
lever pour lui. Nommé gouverneur de Lille et de
la Flandre par décret du 9 septembre 1747, il
prêta serment le même jour ès mains du roi, et
le 28 décembre suivant devant le Magistrat de
Lille. Il était brigadier des armées lorsqu’il
mourut, à Paris, de la petite vérole, le 14 sep-
tembre 1751.
Le 15 avril
1747, il avait
épousé, à
Gand, Marie-
Anne -Philip-
pe-Thérèse
de Montmo-
rency. Avec
lui s’éteignit
la branche aî-
née des Bouf-
ilers.
L’ancien
Hôtel du Gou-
vernement
possède deux
plaques de
cheminée aux
armes de
cette célèbre
famille; la
première,
dont la re-
production
ci - contre
permet d’ap-
précier l’har-
monieuse
élégance, est
de forme rec-
tangulaire et mesure 0“, 92 x 0m, 73. Quoique la
composition en soit assez chargée, les trois écus-
sons se détachent bien et le relief en est nette
ment accusé, l’ensemble produit un effet très
décoratif.
Aucun millésime. Néanmoins, comme c’est seu-
lement en janvier 1705 que le roi permit à Louis-
François de Boufflers, ainsi qu’a toute sa posté-
rité, de porter derrière l’écusson de ses armes
les étendards de colonel général des dragons et
les drapeaux de colonel des gardes-françaises qui
figurent sur cette plaque; on peut en fixer la
fabrication entre 1704 et 1711, année de la mort
du maréchal.
La seconde est aux armes de Joseph-Marie
de Boufflers. Ses dimensions sont : 0,n,85xOm, 85.
Sur le registre aux comptes de la ville pour
1735-1736, figure l'article suivant :
« Flatte de fer. — A Louis-François Leclercq, la
Plaque de cheminée aux armes de Boufflers-Villeroy.
Ancien Hôtel du Gouvernement, rue de Tournai, ù Lille.)
LE MAGASIN PITTORESQUE
554
somme de 200 florins 18 patars 9 deniers pour
le prix de son marché du 5 octobre dernier. »
Il s'agit évidemment de notre plaque; le prix,
très élevé, devait comprendre, avec les frais de
fabrication, ceux d’établissement du modèle.
Un article du compte de 1743 nous fournit un
point de comparaison, il s’agit d’un objet ana-
logue vendu au poids : « A François Leclerq,
marchand de fer, la somme de 34 florins 2 pa-
tards pour livraison à l’hôtel de ville, d’une
plaque de fer de fonte pesant 341 livres, à raison
de 2 patards par livre. » Les registres aux tra-
vaux contiennent aussi le nom de Leclercq, qua-
lilié « marchand de fer en cette ville », dans un
procès-verbal d’adjudication du 28 mai 1735,
relatif à la fourniture de balustres « en forme
de piliers et de barres en rond pour servir de
garde-fou au quai du rivage de la Basse-Deule ».
Il y est dit, détail à noter, que l’adjudicataire
pourra faire venir ces fers de Liège ou d’ailleurs;
ce qui donne à penser qu’il n’y avait pas de
fonderie de fer à Lille à cette époque. Leclercq
passa un marché avec un maître de fourneaux
du pays de Thiérache, nommé Desprez, pour la
somme de 1 1 036 florins. Ces balustres, comme
on peut encore le constater de nos jours, portent,
alternés dans des cartouches, les armes de
France, celles de Lille, le chiffre et les armoiries
de Boufflers-Villeroy, ainsi que le nom de Le-
clercq, une devise el le millésime 1735.
Léon LEFEBVRE.
LA PROVENCE A L’EXPOSITION
Ce n’était pas chose facile que de faire revivre
la Provence en un coin de Paris : de toutes les
provinces de notre France, elle est peut-être en
la capitale, et je m’explique la satisfaction des ar-
chéologues devant les reconstitutions intéres-
santes où le Berri, la Bretagne, l'Anjou racontent
Le Mas provençal.
■effet la seule dont l’originalité, le pittoresque et
la couleur se prêtent mal à Limitation.
Les grisailles angevines et bretonnes sont par-
I ou l à leur place, surtout sous le ciel maussade de
leur histoire. Mais à l’aide de quel décor peut-
on ressusciter ce qui fait la vie, la joie de la
terre provençale? Ce pays de lumière, de belle
humeur et de soleil ne peut triompher que dans
LE MAGASIN PITTORESQUE
555
son vrai cadre, au bord des flots bleus, sous
un ciel rayonnant . Une Provence dépaysée n’est
plus la Provence : elle ressemble à la cigale qui
ne chante et ne vit, attachée à son arbre, que
dans un air lumineux et chaud.
Par quel miracle cependant, a-t-on pu nous
donner à l’Esplanade des Invalides, un peu du
vrai et glorieux Midi? C’est aux créateurs du
« Vieil Arles »
et du « Mas
provençal »
qu’il faut de-
mander le se-
cret de ce tour
de force. Ces
amoureux de
lapetite patrie
ont eu la foi,
non pas celle
qui déplace les
montagnes
comme dit
l’Évangile,
mais simple-
ment celle
qui transpor-
te les collines
bleues, parfu-
mées de la-
vande et de
serpolet.
Et voici ce
qu’ils ont fait,
ces Méridio-
naux fervents.
Derrière des
palissades
vertes et des
murailles en
plâtre, dans
le voisinage
des .architec-
tures admi-
nistratives les
plus banales,
ils ont recon-
stitué un mor-
ceau de la Provence d’aujourd’hui et de celle
d’autrefois.
Autrefois, c’est la vieille ville d’Arles avec ses
souvenirs de pierre et de marbre : Les Aliscamps,
ces Champs-Elysées du passé ! Voici avec son arc
majestueux la porte qui conduisait jadis à la voie
Aurélienne, que Saint-Trophime plus tard con-
sacra à la sépulture des chrétiens : « Telle fut la
renommée de cette Terre Sainte, dit la légende,
que jusqu’au xnc siècle, les morts des villes rive-
raines du Rhône étaient munis d’une pièce de
monnaie, enfermés dans des tonneaux enduits
de résine et livrés au courant du tleuve. L s
pieux habitants d’Arles recueillaient les corps
flottants confiés à leur foi et les inhumaient sui-
vant les rites sacrés. » Maintenant, le long de
l’antique voi 1 romaine, les tombes sont alignées,
béantes et vides; et tout au bout, est un chantier
bruyant; des locomotives qui sifflent troublent la
paix de ce lieu qui fut jadis solennel.
C’est toujours du « vieil Arles », cette abbaye de
Montmajour, voisine du moulin décoiffé, où
Alphonse
Daudet, grisé
de parfums et
de rayons,
écrivit ses
Lettres im-
mortelles.
Ces deux
colonnes de
marbre rose
sont tout ce
qui reste du
théâtre anti-
que, et ce
cloître aux
gracieuses
colonnades,
où tout un ré-
giment de
saints défile
en des poses
touchantes,
c’est le cloî-
tre de Saint-
Trophime, fa-
meux dans
l’histoire de
l’art religieux
et architectu-
ral.
Et devant
cette recon-
stitution ima-
ginée par
M. Martin-Gi-
nouvier, un
lin lettré, exé-
cutée par un
architecte de
talent, M. Etienne Bentz, je songe à un autre cloî-
tre plus fameux encore, et dont on ne parle pas
assez. 11 y a, dans l’admirable ville d’Aix, si riche
en souvenirs, et si légitimement fière de son
passé, une merveille qui se cache à l’ombré de
la cathédrale Saint-Sauveur : que saint Trophime
me pardonne si, pour toutes sortes de raisons ar-
tistiques, historiques et profanes, je préfère le
cloître de mon pays au sien.
Et la Provence d’aujourd’hui, c’est le mas; non
pas, certes, le vrai mas de nos campagnes enso-
leillées, avec ses accessoires rustiques et amusants.
C’était, hélas! le rêve (h; M. Bruno-Pellissier, un
architecte qui connaît son Midi sur le bout des
La porte des Aliscamps.
556
LE MAGASIN PITTORESQUE
doigts : n’est-il pas dn pays du roi René? Mais
quand l’Ad-mi-nis-tra-tion eut sous les yeux le
plan, approuvé par le grand poète Mistral, et où rien
ne manquait
depuis la mare
au purin jus-
qu’au cadran
solaire, ce fut
presque une
émeute dans
les bureaux.
Ce mas réalis-
te, maisexact,
é p o u v a n t a
les ronds-de-
cuirs de l’Ex-
position.
Quelle bêtise!
Les sauvages
qui gîtent sur
les 'pentes du
Trocadéro ne
sont-ils pas,
en leur tenue
etleurshuttes
exotiques,
d’un réalisme
moins civi-
lisé?
Voilà pour-
quoi le «mas »
de l’Exposi-
tion témoigne
de quelque
fantaisie : on
dirait plutôt
un cabanon
cossu, avec
son toit en ac-
cent, circon-
flexe et ses larges ouvertures. Un essai de recon-
stitution de la porte des Aliscamps donne à la con-
struction où elle s’adosse une teinte de cou-
leur locale. Tout autour, des oliviers, très au-
thentiques, puisqu’ils viennent d’Eyguieres, se
sontdépêchés
de mourir, pé-
caïre !
Mais il y ar
dans le mas,
quelque cho-
se qui embau-
me, quelque
chose qui met
du soleil par-
tout : c’est la
bouillabaisse.
Ce mets,
dont l’uni-
vers entier
s’est "pourlé-
ché, est pré-
paré ici par
une main il-
lustre, la
main de Rou-
bion. Ici on
n’a qu’à ou-
vrir les nari-
nes et la bou-
che pour se
retrouver en
Provence. Et
les yeux ont
aussi de quoi
se distraire :
ils n’ont qu’à
regarder les
belles Arté-
siennes qui
s’agitent au-
tour des ta-
bles, avec leur jolie coiffure en pyramide et leur
fin corsage entr’ouvert. Cn. Formentin.
Montmajour et le Théâtre antique.
lies Bijou* de la Couronne d’Angletewe
Les bijoux de la couronne étaient autrefois
conservés, sous le nom de Regalia, dans la tour
Martin, autrement dite « tour des bijoux », qui
fait partie de l’immense forteresse connue sous
le nom de Tour de Londres.
C’est dans cette tour Martin, dont les murs
sont d’une épaisseur extrême, que fut empri-
sonnée la malheureuse Anne Boleyn, dont la fa-
tale beauté captiva un moment le monstre qui
s’appelait Henri VIII. Là aussi fut enfermée la
charmante Jane Grey qui périt, àdix-septans, sous
la hache du bourreau, victime de l’ambition des
siens, et reine pendant dix jours, sans avoir
souhaité la couronne.
Aujourd’hui, les insignes du pouvoir et de la
royauté occupent à la Tour de Londres un bâti-
ment qui a été construit exprès pour les rece-
voir.
Au centre de la nouvelle Jewel Room , se trouve
l'étincelante pyramide formée par ces joyaux, et,
tout au sommet, la couronne impériale qui do-
mine celles des siècles passés. Elle fut faite en
1838, sur l’ordre de Sa Majesté la reine Victoria,
qui venait de succéder à son oncle, Guillaume IV,,
LE MAGASIN PITTORESQUE
557
mort sans postérité. Celte couronne est un édi-
fice de diamants, de perles, de rubis, d’éme-
raudes et de saphirs enlevés aux diadèmes su-
rannés des rois précédents; l’intérieur est en ve-
lours rouge doublé de soie blanche aux rebords
d’hermine, et le tout pèse environ deux livres et
demie.
Sur le devant de la couronne impériale est
une croix de Malte en diamants, dont le centre
est formé par le fameux rubis que don Pedro de
Castille donna au Prince Noir après la bataille de
Najera, en 1367, et qui figura à la bataille d’Azin-
court sur le casque d’Henri Y. Suivant la cou-
tume Amentale, cette pierre est percée de part en
part, et^dans
la partie supé-
rieure de l’ori-
fice, est inter-
calé un rubis
de petite
taille.
Les autres
ornements de
cette couron-
ne sont trois
croix de Malte,
quatre fleurs
de lis et quatre
arches impé-
riales, for-
mées par des
branches de
chêne d’où
pendent des
glands de per-
les fines. Elle
est surmontée d’une croix de saphirs entourée
de brillants.
La Couronne de saint Edouard tire son nom
d’une ancienne couronne portée par saint Edouard
le confesseur, et conservée dans l’abbaye de
Westminster jusqu’à l’époque de la guerre civile
sous le règne de Charles Ier, pendant laquelle elle
fut enlevée avec beaucoup d’objets précieux. Cette
nouvelle couronne dite de saint Edouard en sou-
venir de la précédente, fut faite pour le sacre de
Charles IL Elle est ornée de diamants, de rubis,
de saphirs, d’émeraudes, de trois énormes perles
ovales, de quatre croix et d’autant de fleurs de
lys.
La Couronne du prince de Galles est en or pur
sans aucun ornement. Dans les grandes cérémo-
nies de l’État, elle est placée devant le fauteuil
qu’occupe l’héritier présomptif.
V ancienne Couronne de la Reine, que l’épouse
du souverain portait le jour du couronnement,
est en or. Elle est garnie de perles fines et de dia-
mants d’une grande valeur. Cette couronne orna
entre autres la charmante tête d’Anne Boleyn.
Trois ans après, la rivale de la malheureuse Ca-
therine d’Aragon était décapitée dans celte même
Tour de Londres d'où, selon la coutume, elle
était sortie en triomphe pour être couronnée à
l’abhaye de Westminster.
Le Diadème de la Reine ou Cercle d'or fut porté
par la reine Marie, épouse de Jacques II; c’est un
cercle d’or orné de perles et de gros diamants,
dont la valeur est d’environ 2 775 000 francs.
L 'Orbe, que le souverain tient dans sa main
droite pendant le sacre, et dans sa main gauche
lorsqu’il se rend à Westminster Hall, après le
couronnement, est un globe d’or serti d’une guir-
lande de diamants et autres pierres précieuses.
Sur le sommet une splendide améthyste de forme
ovale constitue le piédestal d’une croix en or
ornée de bril-
lants et de per-
les fines.
Le Sceptre de
saint- Edouard
toujours porté
devant le nou-
veau souve-
rain, pendant
la cérémonie
du sacre, est
en or, sur-
monté d’une
croix.
Le Sceptre
royal, égale-
ment en or, a
la poignée or-
née de rubis,
d’émeraudes
et de diamants.
Un troisième
sceptre royal, dit Sceptre à la colombe, est sur-
monté d’une croix, sur laquelle se tient une co-
lombe aux ailes déployées, comme emblème de
la miséricorde.
Le Sceptre de la Reine est presque semblable à
celui du roi, mais d’une moindre grosseur.
La Baguette d'ivoire fut faite pour la reine
Marie, épouse de Jacques IL Elle est surmontée
d’une croix et d’une colombe.
Outre ces sceptres, il en existe encore un autre,
le plus riche de tous et également orné d’une
colombe. Il fut découvert en 1814 derrière une
boiserie dans la Jeivel Bouse, où il avait été ou-
blié, semble-t-il, pendant un grand nombre d’an-
nées. Selon toutes probabilités, il fut fait pour la
reine Marie II, épouse de Guillaume III, avec qui
elle fut investie du pouvoir souverain, à titre
égal.
L ' Ampulla ou Aigle d’or , qui contient l’huile
sainte pour la cérémonie du couronnement, est
un aigle aux ailes déployées, qui se tient sur un
piédestal en or. La tête se dévisse à la moitié du
cou pour qu’on puisse y verser l’huile qui, pour
le sacre, coule du bec de l’oiseau dans une cuil-
lère d’or dont le manche est orné de perles fines
558
LE MAGASIN PITTORESQUE
Ces objets sont considérés comme d’une très
grande antiquité.
Les Épées de la Justice qui représentent, l’une
l’autorité spirituelle, et l’autre l’autorité tempo- i
relie, sont portées à la droite et à la gauche du
souverain pendant la cérémonie du sacre.
Devant ces deux symboles du pouvoir royal,
un grand dignitaire du royaume porte une troi“
sième épée, Y Epée de la Miséricorde ou Curlana ,
dont la pointe est en acier doré.
Les Bracelets ou Armillæ, qui décorent les poi-
gnets du roi le jour du sacre, sont en or avec
bordures de perles et ornements représentant la
rose d’York, un chardon, une fleur de lys et une
harpe.
Les Éperons royaux , également en or, sont
portés à la procession du sacre par les lords Grey
de Ruthyn, honneur qui leur vient comme des-
cendants de la grande famille des comtes de
Hastings.
La Salière de l’Etat , qui est, dit-on, un modèle
de la Tour Blanche , — l’un des nombreux bâti-
ments dont se compose la Tour de Londres, —
est un précieux objet d’art qui sert aux baptêm s
dans la famille royale, ainsi qu’une grande fon-
taine d'argent présentée comme fonts baptis-
maux au roi Charles II par la ville de Plymouth.
*
Haydon, le peintre, raconte que la couronne
qui servit à Georges IY pour son sacre ne fut pas
achetée pour cette cérémonie, mais emprun-
tée. Rundell, le grand joaillier, en demandait
lj750000 francs; mais lord Liverpool, alors mi-
nistre des Finances, déclara au roi qu’il ne pou-
vait sanctionner une telle dépense. Rundell prêta
donc la couronne en question, moyennant une
rétribution de 175000 francs. Comme il se passa
quelque temps avant qu’il fût décidé si elle serait
achetée ou non, il demanda 75 000 francs de plus
pour l’intervalle qui s’était écoulé entre le prêt et
le renvoi.
*
' -K -X-
Parmi les joyaux de la couronne d’Angleterre,
se distingue entre tous le Koh-i-noor, ou « Mon-
tagne de lumière ». C’est le château de Windsor
qui possède ce magnifique diamant dont une imi-
tation est exposée à la Tour de Londres dans la
« Salle des bijoux ». Suivant une tradition in-
dienne, le Koh-i-noor, ce fameux talisman des
Indes, fut découvert, il y a cinq mille ans, dans
le Godavery. D’après une légende de cette mer-
veilleuse contrée, il fut porté par l’un des héros
du poème épique : le Mahabharata. De souverain
en souverain, de vaincus en vainqueurs, il arriva
dans le trésor de Lahore, dont il fit partie jus-
qu’à l’annexion du Pendjab par l’Angleterre. Il
fut alors stipulé que le talisman des Indes serait
oflert à Sa Majesté la reine Victoria. La « Mon-
tagne de lumière », dont l’histoire est une véri-
table odyssée, quitta donc la splendeur du ciel
oriental et, sous la garde de deux officiers, tra-
versa les mers pour venir se fixer sur les bords
brumeux de la Tamise.
Le prince consort, trouvant le Koh-i-noor mal
taillé, le confia à un bijoutier qui, pour la somme
de 200 000 francs, lui donna une forme régulière
et de plus nombreuses facettes. La taille du pré-
cieux joyau occupa trente-huit jours de douze
heures de travail. Le duc de Wellington en per-
sonne le plaça sur la machine qui devait lui don-
ner en éclat ce qu’il a perdu en poids.
*
L’exposition publique des bijoux de la cou-
ronne fut inaugurée sous le règne de Charles IL
La charge de gardien de ces bijoux devint sous
le règne des Tudors un poste des plus impor-
tants, auquel de forts émoluments étaient atta-
chés et de nombreux privilèges. Plusieurs de
ceux-ci furent abolis sous le règne de Charles II,
ou annexés à l’office de lord chambellan.
Les bijoux de la couronne ont été engagés dans
différentes occasions par Henri II, Édouard III,
Henri Y et Henri YI, quand le trésor royal se
trouvait à sec, et que les besoins de ces monar-
ques l’exigeaient. Richard III les offrit aux mar-
chands de Londres comme garantie pour un em-
prunt qu’il désirait faire.
Sous le règne de Charles II, un audacieux che-
valier d’industrie, nommé Blood, tenta, à l’aide
de quatre complices, de s’emparer de quelques-
uns des bijoux royaux.
Déguisé en clergyman, il se présenta pour
visiter la salle des bijoux, accompagné d’une
femme qu’il fit passer pour sienne. Cette femme
prétendit tout à coup se trouver mal et fut trans-
portée à l’étage supérieur, dans l’appartement de
Talbot Edwards, le sous-gardien des bijoux de la
couronne, âgé de quatre-vingts ans. Blood put
dans cette occasion se rendre compte combien
peu la tour Martin était gardée. Il revint quatre
jours plus tard avec un présent de gants pour
Mrs Edwards, réitéra plusieurs fois ses visites,
et finit par demander en mariage la fille de la
maison pour son neveu, dont il vanta la bonne
mine, les qualités et la fortune. Un certain jour
fut fixé pour la présentation du jeune homme
qui, à l’heure indiquée, se trouva à cheval devant
la « Porte de Fer » avec quatre de ses compa-
gnons.
Le plan était ainsi conçu : Ilunt, le gendre de
Blood, devait garder les chevaux et les tenir prêts
à la porte Sainte-Catherine; Parrot, vieux trou-
pier des Roundheads , s’emparerait du globe d’or,
Blood prendrait possession de la couronne de
saint Édouard, un troisième compagnon brise-
rait le sceptre royal et en glisserait les morceaux
LE MAGASIN PITTORESQUE
559
dans un sac, tandis que ie quatrième jouerait son
rôle de jeune premier et de prétendant près de
ia fille d’Edwards.
Blood, sous prétexte d’attendre l’arrivée de sa
femme, pria le vieux gardien de montrer à ses
amis les bijoux de la couronne. A peine les mal-
faiteurs étaient-ils entrés dans la pièce qui leur
est réservée et la porte fermée à clef à l’intérieur,
selon la coutume, qu’ils se jetèrent sur le vieil-
lard, le bâillonnèrent, l’accablèrent de coups et
se sauvèrent avec le globe d’or et la couronne,
abandonnant le sceptre qu’ils n’avaient pu réussir
à briser.
Par un heureux hasard, le fils d’Edwards qui
arrivait de Flandre montait l'escalier de la tour
Martin pour souhaiter le bonjour à sa famille. Il
entendit les cris de son père qui était parvenu à
se débarrasser du bâillon, vint à son secours et
poursuivit les ravisseurs.
Blood fut fait prisonnier, après avoir blessé
deux sentinelles. La couronne royale était tombée
dans la boue pendant le combat; une perle qui
s’en était détachée avait été recueillie par un ra-
moneur, tandis qu’un apprenti menuisier rele-
vait un diamant. Parrot fut arrêté et le globe d’or,
dont un beau rubis avait disparu, fut retiré d’une
de ses poches où il l’avait enfoui.
Aucun des coupables ne fut puni. Blood révéla
de prétendus complots qui lui valurent non seu-
lement le pardon du roi, mais aussi ses faveurs.
Il en a été conjecturé que c’était à l’instigation
de Charles II lui-même que Blood avait formé le
complot de s’emparer des bijoux de la couronne.
Plusieurs choses portent à le croire : le vénérable
Talbot Edwards ne reçut pour sa vaillante défense
et ses blessures que la misérable somme de
5 000 francs, tandis que le voleur déçu se vit
donner un poste à la cour et une pension de
12 500 francs.
Peut-on douter d’après ces faits lequel des deux
du défenseur ou de l’agresseur, offensa la majesté
royale?
Yvon K FBM AB.
Ms
SONNET
Ce soir, dans le couchant, sur les flots déjà gris.
J’ai vu partir au large, ainsi qu’un vol d’abeilles,
Des goélettes d’or, des galères vermeilles
Et des navires blancs de tous les gabarits.
L’escadre appareillait, penchant ses mâts fleuris
D un pavois de victoire aux couleurs non pareilles,
Et, vers les ports heureux du pays des merveilles,
Cinglait, la barre au vent et sans prendre de ris.
Mais elle a disparu comme un lointain mirage;
Un grain frangé d’éclairs a caché ie naufrage
Dans les plis irrite's de ses tourbillons noirs,
Tandis que je pleurais, sur le sable des grèves,
Les désirs voyageurs et les vagues espoirs
Que porte dans ses flancs la flotte de mes rêves...
Ary RENAN.
W
JVCES QUjÇJ^E JFEJVCJVtES
CHANSON TUNISIENNE
Je suis bon croyant et j’ai quatre épouses,
Très belles vraiment,
De me bien servir toutes très jalouses;
Les quatre pourtant
Ne me coûtent rien : aucune n’envie
Bijou ni haïk.
(Devinez leurs noms, je vous en défie !)'
Bik !
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
Dociles toujours, rien ne Jes rebute;
Jamais, par Allah !
Ni plaintes, ni pleurs, ni bruit, ni dispute.
Pas une n’alla
En cachette boire avec la commère
Anis ou mastic.
(Devine leurs noms, je t’en paie un verre !)
Bik !
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
Quand je les emmène en mes longs voyages,
Ni gêne, ni frais.
Point de méfiance, elles sont trop sages
Pour vouloir jamais
Me tendre un moka sucré par mégarde
D’un peu d’arsenic...
(Messieurs les maris, que Mahom vous garde !)
Bik!
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
La première est grande, elle est redoutable :
Tout tremble à ses cris;
La gaillarde sait fournir notre table :
Sarcelles, perdrix,
Elle vous envoie à ma gibecière ;
Buffle et porc-épic
L’ont connue aussi : c'est ma canardière.
Bik!
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
Leste est la seconde; en sa course folle
Elle bat le vent.
Elle a la blancheur du lait, j’en raffole,
Je suis son amant !
C’est ma jument barbe, à la jambe fine,
Sans tare, sans tic ;
Ma buveuse d’air à robe d’hermine...
Bik!
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik!
Oh ! quelle voix douce elle a, ma troisième !
A son gai tintin
La maussade humeur s’enfuit ; chacun l’aime,
II! ustre ou faquin.
C’est la pièce d’or, la pièce loyale
Et propre au trafic;
Un boukoufa neuf sonnant sur la dalle!
Bik!
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
Ma quatrième est de taille très mince,
Grêle comme un jonc;
L’ennemi pourtant la craint : elle évince
Le plus rodomont.
Ainsi le taureau fuit ton œil de flamme,
Royal basilic !
C’est ma longue épée à la dure lame !
Bik !
Bi-bi-bik, Bik-bik, Bi-bik !
(Imité de l’arabe.)
Albert FERMÉ.
A force d’esprit, les Français se persuadent que leur
servitude vaut mieux que 1a liberté des autres.
.1 . Michelet.
En France, ie tambour et le clairon couvrent tous les
tumultes et rallient toutes les opinions.
Auhéhen Scuoll.
560
LE MAGASIN PITTORESQUE
W A O RAM
1. — Un champ de bataille
L’archiduc Charles ayant rejeté, après la bataille
de Gross-Aspern ou d’Essling, les troupes fran-
çaises dans l'ile Lobau, admirable site que le
Danube entoure de ses deux bras, Napoléon décida
de ressaisir la victoire, dût la lutte acharnée lui
coûter les plus grands sacrifices.
Masséna prépara le passage du petit bras sous
la protection de batteries formidables, car, éche-
lonnés en potence sur une ligne mesurant 33 kilo-
mètres, allant de Kagram, devant Vienne, à
Deutsch-Wagram, pour se replier vers la tour de
Markgrafneusiedl, les Autrichiens devaient dé-
fendre avec la dernière énergie le sol de leur
pays.
L’Allemagne s’insurgeait alors contre César
dictant des lois au monde. La religion du Valer-
land faisait se lever les masses restées jusque-là
indifférentes aux combats entre monarques. De-
puis la victoire autrichienne d’Aspern, les vieil-
lards, les femmes, les enfants mêmes prenaient
les armes. On voyait, entre les grenadiers hongrois,
entre les chasseurs tyroliens, des soldats aux
allures bizarres qui, soir et matin, chantaient à
Dieu un cantique, le suppliant d’exterminer l'en-
vahisseur.
Et 150 000 individus se répandaient, s’agitaient,
s’impatientaient dans ce cirque immense limité :
au nord, entre Gérardorf et Ober-Siébenbrun par
la ligne des hauteurs (pii abritent d’un ressaut
brusque le Rufsbach, torrant coulant en nappe
de 6 mètres de large entre des vieux saules, tan-
dis qu’au centre et à l’est, la plaine s’étend rase,
terrain calcaire et ferme où la moisson pousse
drue, où quelques arbres mettent entre les vil-
lages, nombreux, des taches sombres. Au sud. le
Danube ombragé de futaies d’ormes, fait une
limite. Vers l'ouest, Florisdorf, le faubourg popu-
laire de Vienne déborde, s’étend vers le massif
de Bisam, abritant Kornenburg".
Faut-il nommer les villages bâtis dans cette
plaine ? Devant Deutsch-Wagram, Aderklaa. Der-
rière Aderklaa, le vieux Breitenlée, des granges
et des maisons blanches. Sur la même ligne, vers
le Danube, Essling et Aspern cachés dans les
arbres; cela pour la gauche. A droite, le bourg
muré d’Enzersdorf, en montant du fleuve au
Rufsbach; et Raasdorf, et Glinzendorf d’où l’on
voit la perspective de Markgrafneusadl, clé du
champ de bataille. Enfin, au centre, quelques
hameaux, et Portbarsdorf ayant un large pont
situé à droite d’Aderklaa. Deux tours dominent
tout cela : celle de Neusiedl, point d’observatoire
de l’archiduc Charles et la tour carrée du clocher
de Wagram, que la grande batterie de Drouot
couvrit, le 6 juillet, de projectiles (1).
Trois marécages de peu d’étendue creusent la
plaine longue de 18 kilomètres, du sud au nord,
et large de 20 sur les deux autres points de l'ho-
rizon; on les voit gris et bordés d’herbes folles
du clocher d’Aderklaa; et la plaine est coupée,
obliquement, par les saules à têtes énormes et
difformes, jalonnant, telle une rangée de vieux
gardes, le ruisseau allant, des pentes de Deutsch-
Wagram, chercher au loin le Danube qui n’est
pas bleu, comme dans la célèbre chanson de
Strauss, mais vert, d’un vert d’émeraude servant
de miroir aux trembles centenaires.
Des chemins ferrés dè cailloux rouges, des
sentiers tapissés de gazon, relient les villages.
Plusieurs maisons aux toits de tuiles, presque
plats, gardent des boulets dans leurs murailles de
mortier. Un Anglais, voulant s’en procurer un
près d’Essling, fut récemment bâtonné par des
femmes qui s’inclineront avec le même respect
lorsqu’un voyageur arrêté sur la place publique
prononcera deux noms restés célèbres dans la
mémoire du peuple : ceux du Kaiser Napoléon et
de l’Erzherzog Karl. Et les vieillards vous montre-
ront l'emplacement des tombes, vous parleront,
gravement, de l’horrible tuerie qui coucha tant
de cadavres dans les blés...
IL — L’action
Le 4 juillet 1809, tout était prêt pour commen
cer une lutte décisive. A deux heures dusoir, Napo
léon faisait jeter un pont devant Essling. La divi-
sion Legrand du -4e corps allait briser sur ce point
la résistance des Autrichiens pourtant retran-
chés, s’abriter dans le bois d’Aspern lorsque,
après le coucher du soleil, un orage éclatait.
Aux lueurs des éclairs, au bruit de la foudre,
se mêle la flamme et les détonations des canons
tirant des boulets rouges sur Enzersdorf, refuge
de l’ennemi. Enzersdorf brûla; sinistre incendie
illiminant la plaine; et l’ennemi recula sous l’ava-
lanche des projectiles quand les Français passaient
le petit bras du. Danube, en masses compactes.
A gauche, c’était Masséna, F '< Enfant chéri de
la Victoire », qui devait briser le principal effort
de l’Archiduc. Au centre, Bernadotte massait les
Saxons; Macdonald établissait l’armée d’Italie;
les cuirassiers de Nansouty encadraient ces hom-
mes. Oudinot dirigeait la Garde. Davoust formait
l’échelon de droite; au total 153000 combattants,
(1) Visite du champ de bataille faite les 6 et 7 mai 1900.
LE MAGASIN PITTORESQUE
561
avec 557 canons. C’était la belle, la brave, l’invin-
cible armée du Grand Empereur.
Le 5 juillet, Napoléon passe à droite des ruines
encore fumantes d’Enzersdorf; quelques habitants
pleurent ou gémissent devant les décombres. Les
autres villages sont abandonnés. Les blés sont
haut, dans la plaine; ils servent de rideau, ou
plutôt les bonnets des grenadiers font tâche noire
entre les épis que Tardent soleil blanchit. La
rosée reste sur les coquelicots largement épa-
nouis, sur les bluets, sur les gazons.
qu’une terre rouge de sang. L’égorgement devient
épouvantable. Vers le soir, les soldats de l’archi-
duc Charles s’arrêtent épuisés de fatigue, non
vaincus. Ils recommencent leur supplique au
Dieu des armées; mais Dieu ne les entend pas ou
les abandonne; ils font la veillée sans allumer de
feux; ils pansenl leurs blessures; ils s’exaltent;
ils espèrent encore que l’archiduc Jean, venu du
Tyrol, grossira leur nombre pendant la nuit.
Les Autrichiens auraient pu saisir la victoire
si, aux cris épouvantables que poussèrent les
Le Champ de bataille de Wagram.
Déjà, la mort fait son œuvre sinistre chaque
fois que passent les volées de mitraille. Les mu-
siques, en queue des régiments, couvrent d’un
chant d’allégresse la plainte éperdue de ces mou-
rants fauchés brutalement, imberbes conscrits,
mutilés loin de leur pays, et vieux grognards
ayant vu Arcole et Marengo. Des accclamations
montent : « Vive l’Empereur ! » Il passe,
l’Homme à la redingote grise, droit en selle,
suivi d’un imposant cortège; il désigne les points
faibles où Ton peut battre l’adversaire; il donne
des ordres brefs; il salue les braves; il insulte
les lâches; il se grise des odeurs de la poudre;
il arrête des reculades; il est partout; il défie les
balles.
Ceux-là qui défendent le Vaterland autrichien
se conduisent en héros. Leurs canons, leurs
fusils, leur baïonnettes rendent à l’agresseur
coup pour coup. Chaque sillon conquis n’est plus
Français vers onze heures, ils eussent chargé la
première ligne restée seule à ses postes. Les
autres fuyaient, prises d’une panique folle. Na-
poléon dut, dans Raasdorf, monter à cheval afin
de les ramener.
C’était l’œuvre d’une cantinière qui, volée par
des traînards, avait poussé de tels cris qu’on
crut toute l’armée autrichienne entrée dans le
camp. Sans pitié, des sapeurs bâtonnaient cette
femme, après le ralliement.
Peu après que l’aube eût éclairé les deux
armées, on vit vers Breitenlée le 4° corps recu-
ler. Miller, menant des forces considérables, acca-
bla, refoula notre gauche sur le Danube, prit des
canons, lorsque la cavalerie du vaillant Liechten-
stein mettait notre centre en désordre. Napoléon
courut vers Masséna; il le trouva ordonnant des
manœuvres pouvant réparer les fautes de Bou-
det. Ensuite, l’Empereur lança Davoust sur Mark-
LE MAGASIN PITTORESQUE
5IT2
grafneusiedl, montra Deutsch-Wagram à Oudi-
not, puis, campé sur le chemin de Glinzendorf,
1 Homme attendit pendant des heures, car son
armée s avançait lentement, très lentement. Au
centre, vers deux heures, un flottement extraor-
dinaire élargissait la troupe. Bernadotte cédai! le
terrain. La bataille était perdue!
Que faire? D un bond, Napoléon saute à cheval.
Du geste, il
appelle
Drouot, lui
montre à
droite d'Ader-
klaa, point
faisant face à
Wagram et
couvert à gau-
che par des
marécages,
un petit ma-
melon. On
réunit là 60
canons, ceux
de la Garde,
des pièces de
12 et de 16;
ceux de Mas-
s é n a , plus
petits; der-
rière, s’ali-
gnent des voi-
tures de pou-
dre, des cais-
sons chargés
de mitraille.
L’Empereur
jalonne l’em-
placement
des batteries,
indique les
colonnes à
foudroyer.
C’est l'artil-
leur du régi-
ment de la
F ère, c’est
l’officier qui bombarda Toulon, agissant. Il aide
ses canonniers quand les Autrichiens accourent
vers lui.
- Ilurrah! mes enfants, c’est à vous ces tro-
phées! leur crie le général Nordmann. La pre-
mière décharge le lue, crible les murailles
humaines; tout fléchit, recule. Pour couvrir la
fuite, Liechtenstein accourt avec 4 000 cavaliers;
on les mitraille. Rompus, les escadrons font
demi-tour. Aussitôt, la grande batterie s’ouvre au
centre ; l'infanterie d’Oudinot passe, monte en files
dans Deutsch-Wagram bientôt enlevé et dépassé.
A droite, Davoust enfonce l'aile gauche autri-
chienne. Masséna lance une chevauchée de cava-
lerie, les soldats de Marulaz, sur l’aile droite de
Hiller. Lassalle charge aussi, en tête des hus-
sards, devant Léopoldau. On voit s’écouler, dans
les bois de sapins, derrière le grand plateau, l’in-
fanterie de l’ennemi.
Et la nuit tomba, belle nuit d’été couvrant de
ses ombres épaisses le champ du carnage.
III. — Après la victoire
La Grange Impériale d’Essling.
« Des deux
côtés, enre-
gistre un rap-
port autri-
chien inédit ,
on combattit
pour tout ce
qui est cher
à l’homme
privé, pour
tout ce qui
est sacré à
toutes les na-
tions, pour
tout ce qui
peut, au plus
haut degré,
exalter les
passions. Des
sacrifices fu-
rent faits avec
un rare dé-
vouement, et
si de sort des
armes s’est
déclaré, à la
fin, en faveur
de nos enne-
mis ; s’ilspeu-
vent nous ar-
racher les
palmes de la
victoire, des
lauriers im-
périssables
n’en couron-
nent pas
moins notre bravoure. »
Quelles pertes du côté des Autrichiens? Les
lieutenants-généraux Nordmann, Hukassowickw
et le général Wesay tués; parmi les blessés :
l’archiduc Charles, les généraux Rouvray et Nos-
titz du conseil aulique, prince Hesse-Hombert,
Mayer, Wacquant, Motgen, Charles Stutterheim,
Henneberg, Merville et Rothkirch.
La liste française a aussi des noms illustres :
Lassalle et Duprat tués; nombreux sont les
blessés : Bessières, Gudin, Gauthier, Vandamme,
Vignolle, de Wrède, Lecoq, Zettwitz, Seras,
Grenier, Saline, Defrance, Colbert, Frère, Brous-
sard, Beaupré. Ajoutons les colonels prince Adol-
frandini et de Sainte-Croix.
LE MAGASIN PITTORESQUE
563
Après une bataille de deux jours, qui ramasse-
rait les blessés, qui donnerait la sépulture due à
10 000 morts étendus dans les blés? Napoléon
commanda les Saxons gardant la plaine. Reynier
et la jeune garde campés dans l’ile Lobau de-
vaient les seconder.
Ce fut, dès le soir du 6 juillet, cent processions
de chercheurs, s’éclairant de torches, qui débor-
dèrent entre les villages ruinés ou brûlés. On
ouvrit de larges fossés, on précipita au tombeau,
pêle-mêle, Autrichiens et Français tout vêtus, on
achemina les blessés vers Vienne ; mais beaucoup
de mutilés échappèrent aux premières recherches.
Qui les secourut ? Mais les auditeurs au Conseil
d’Etat, travaillant à Vienne sous la direction du
duc de Bassano; admirables jeunes gens dont les
noms doivent être cités; ils s’appelaient : Finot,
de Laborde, de Bretenil, Fargues, Petit de Beau-
verger, Lamoussaye, Vienney, Labergerie et
Arnault.
Citons le rapport confidentiel de M. Finot :
« Le 8 juillet, à 4 heures du matin, nous par-
tîmes de Vienne, M. Bignon, administrateur des
finances, et moi, pour visiter les positions que
l’armée autrichienne avait été forcée d’aban-
donner. Nous traversâmes la petite ville d’Enzers-
dorf qui brûlait encore et nous nous dirigeâmes
sur la droite, vers une tour carrée qui, suivant
ce qu’on nous avait dit, était l’un des points où
l’attaque avait été la plus vive (1).
« Nous nous trouvions sur une plaine immense,
dont l’œil avait peine à embrasser l’étendue. Le
nombre des morts ne nous parut pas très consi-
dérable à Markgrafneusiedl. Cependant, l’immense
quantité de boulets, d’obus, de balles, que nous
rencontrions sous nos pas, les fusils brisés ou
recourbés, les baïonnettes tortillées que nous
trouvions à chaque moment nous prouvaient que
la lutte avait dû être extrêmement opiniâtre.
« Nous avancions toujours, réfléchissant à un
spectacle aussi nouveau pour nous et rappro-
chant par l'imagination le silence profond et la
solitude de ces lieux avec le mouvement et le
fracas dont ris avaient été témoins deux jours
auparavant, quand tout à coup des cris nous tirè-
rent de notre rêverie. Nous aperçûmes, sur un
petit monticule fortifié, deux malheureux qui
respiraient encore; ils étaient étendus entre trois
morts: un Français et deux Autrichiens.
Je courus à eux; l’un avait perdu un bras;
l’autre avait une cuisse et une partie du côté em-
portés. Je m’arrête sur ces détails, l’émotion que
j’éprouvai ayant été d’autant plus vive, qu’elle
était pour moi la première en ce genre. Ils me
dirent que depuis trois jours ils étaient sans se-
cours et sans nourriture et me supplièrent de les
faire relever. Leur plus grand supplice était la
soif. Je leur laissai un peu de vin et de pain
qu’heureusement nous avions apportés avec nous.
(1) Correspondance de l’Armée d’Allemagne (archives
de la Guerre).
Je les encourageai et leur donnai ma parole de
revenir les chercher sous peu de temps. Nous
voulions, M. Bignon et moi, retourner sur-le-
champ à Vienne, afin de différée le moins long-
temps possible les secours qu’attendaient ces
malheureux. Cependant, nous crûmes ensuite
devoir avancer davantage pour rendre un compte
plus exact au gouverneur. Nous n’eûmes pas fait
cent pas, que nous trouvâmes encore deux sol-
dats dans le même état que les premiers. Aux
environs de la tour carrée, nous en aperçûmes
un. très grand nombre, Français et Autrichiens.
La plupart n’avaient pu se relever. Quelques-uns
se traînaient. Nous en vîmes un entre autres, qui
était parvenu à se mettre debout et à marcher
quoiqu’il eût une cuisse de moins.
« Nous parlâmes à tous et promîmes de revenir,
seule consolation qui fût en notre pouvoir de
leur donner. De retour à Vienne, nous vîmes le
général Andréossy qui nous dit qu’on s’était oc-
cupé sans relâche à faire chercher les blessés,
mais que ceux dont nous lui parlions étant fort
éloignés et dans un endroit écarté, n’avaient pu
être découverts.
« Le même jour à 8 heures du soir, je parvins
à me procurer 4 voitures, 4 pains de munition et
quelques bouteilles de vin. Je me remis en route
sur-le-champ et en traversant File Napoléon, je
demandai au général Régnier 5 hommes pour
m’aider à relever les blessés. A minuit, je passai
près d’Enzersdorf. Comme le temps était fort
sombre, je m’égarai et je fus obligé d’attendre le
jour. Enfin, à "2 heures du matin, j’ai pu conti-
nuer mes recherches. J’arrivai bientôt à l’endroit
où j’avais laissé les deux premiers blessés. Je ne
les retrouvai plus et j’appris depuis qu’ils avaient
été enlevés par une ambulance. Des deux que
nous avons trouvés plus loin, l’un était mort.
Après en avoir pris six aux environs de la tour
carrée, je me dirigeai sur une maison isolée au
milieu de la plaine. Près de cette maison, sous
un hangar, étaient environ 60 blessés. On ne
peut exprimer la joie de ces infortunés quand ils
m’aperçurent. Je m’empressai de donner à cha-
cun un petit morceau de pain et une tasse devin.
« Je crois devoir rapporter ici deux traits qui,
quoique très ordinaires en eux-mêmes, paraî-
tront dignes d’intérêt, si l'on se place dans la
situation qui y a donné lieu. J’achevais ma dis-
tribution et j’étais obligé de la faire avec beau-
coup d’épargne afin que tous les blessés y eus-
sent part. J’arrive à un carabinier qui avait les
deux cuisses fracassées; je lui présente du vin et
un peu de pain ; il me refuse en disant : Monsieur,
j'en ai eu; je ne voudrais pas en priver des cama-
rades pour qui il n'enresterail pas. La probité de ce
brave homme ne toucha à un point que je ne
puis décrire. Je fis comme si je ne I avais pas
compris et le forçai à prendre ce que je lui don-
nais.
« L’autre Irait est d’un consciit qui faisait partie
564
LE MAGASIN PITTORESQUE
de l’escorte. Quand il vit qu’il ne restait plus de
vin pour les blessés, il lira son flacon d’eau-de-
vie en me priant de le leur partager. Je lui ob-
servai qu'il était déjà tard, qu'il n’avait rien à
manger et que nous ne rentrerions pas de si tôt;
il insista en me disant : Donnez-leur toujours. Je
ne pourrai jamais en boire tant que je verrai souf-
frir ces pauvres camarades. Quand nous serons
dans l’ile, j'en retrouverai d'autre. J’acceptai son
eau-de-vie, et pour lui laisser tout le mérite de
sa bonne action, j’attendis au dernier moment
pour récompenser sa générosité.
« Lorsque tous les blessés eurent reçu ce faible
secours, je m'occupai à faire charger mes quatre
voitures; je n’avais plus qu'une vingtaine de pla-
ces à donner et ils étaient environ soixanle. On
ne peut concevoir combien il était affreux d’avoir
à faire un choix parmi tant de malheureux égale-
ment dignes de pitié. Je résolus de prendre
d’abord ceux qui étaient blessés le plus griève-
ment, qui avaient moins de force pour attendre
un nouveau convoi. Je m’occupai à faire ce triste
partage, craignant de prononcer un arrêt de
mort à ceux que je refusais. Un voltigeur vient à
moi. Il marchait, quoique l’un de ses bras eût été
amputé au coude; il me conjure avec de vives in-
stances de l’emmener; je ne voulais pas. Vois,
lui dis-je, tes camarades. Aucun d'eux n a pu en-
core se relever. Quant à toi, tu as été pansé, tu
marches ; tu as pu venir jusqu’ici. Encore un peu
de courage, mon ami ; tu arriveras à Enzersdorf
où tu trouveras une ambulance. 11 ne répond rien,
se laisse tomber de sa hauteur. Ses traits, dans
une effrayante immobilité, annonçaient le déses-
poir; je vais lui chercher un peu de vin; il refuse
de le boire. Je mets auprès de lui une orange; je
m'éloigne un peu, et au bout de quelques instants
je le retrouve dans la même position; je ne pus
supporter de le voir dans cet état; je le lis pren-
dre et, [dacer derrière l’une des voitures; il se
laissa faire sans proférer un mot, sans montrer
le plus léger sentiment de joie ou de reconnais-
sance. Je craignais que sa raison ne fût altérée,
mais je fus détrompé quand à Enzersdorf, me
voyant partir avec un chirurgien pour aller cher-
cher un officier hlessé qui se trouvait près du
camp des Saxons, il crut ne plus me revoir et me
cria : Adieu!
« Le moment le plus déchirant fut celui où il
fallut se mettre en route. J’entendais des cris
affreux sortir d’une maison (pii était à quelques
pas de moi et où il y avait une trentaine d'hom-
mes. Je leur avais envoyé un pain et du vin en
leur promettant que le lendemain on viendrait
les chercher; quelques-uns de ces malheureux
s'étaient traînés sur le seuil de la porte et me
tendaient les bras. De tous côtés, je m’entendais
dire : Mon cher camarade , ne ni oubliez pas.
« Arrivé à Enzersdorf, on vint, ainsi que je l ai
dit, me prier de prendre un officier blessé près
du quartier du prince de Ponte-Corvo. C’était le
capitaine Foucault, aide de camp du général Cou-
roux; il avait reçu une balle au-dessus de l'œil
gauche, et comme l’extraction n’avait pas été
faite, il était dans l’état le plus affreux; je n'avais
aucune place à donner, les quatre voitures étaient
pleines, et les ambulances d’Enzersdorf étant par-
ties je n’aurais pu laisser dans cet endroit aucun
blessé. Je fus obligé de prendre avec moi l’une
de ces voitures espérant que les chirurgiens du
camp du prince de Ponte-Corvo se chargeraient
d’un des blessés pour faire place au capitaine;
cet arrangement eut lieu, et j’en fus d’autant plus
satisfait qu’il rendit un grand service à un pauvre
soldat qui n'aurait jamais pu faire la route tout
entière; ce malheureux avait les os des deux
jambes coupés par un boulet de canon; ses pieds
pendaient et étaient dans un état horrible de pu-
tréfaction, ses souffrances étaient inouïes; à cha-
que instant, il fallait arrêter, quoiqu’on n’allàt
qu’au très petit pas. Mon ami, mon frère, me
criait-il, mets-moi à terre, abandonne-moi. Enfin,
j’eus le bonheur de le déposer au quartier du
prince et de lui voir faire un premier pansement.
« Je rejoignis mes trois autres voitures à
mi-chemin de 'Vienne où j’arrivais à 4 heures
de l'après-midi sans autre événement. Le matin
du même jour, deux de mes collègues étaient
partis; ils ramenaient 44 blessés. Le lende-
main, 10, je fis une nouvelle excursion avec trois
auditeurs. En traversant Enzersdorf, un commis-
saire des guerres que j’avais vu à mon dernier
passage vient nous conjurer de nous charger de
trente blessés qui languissaient sans secours à
cause du départ de l’ambulance. Nous nous y re-
fusâmes; les malheureux qui se trouvaient sur le
champ de bataille et qui n’avaient pas encore été
pansés nous paraissaient mériter la préférence.
« Nous continuâmes donc notre route, mais,
arrivés à la tour carrée, nous ne trouvâmes plus
aucun de ceux que j’y avais laissés. Des soldats
qui bivouaquaient nous apprirent que des cha-
riots avaient passé et les avaient enlevés. Nous
revînmes donc aux blessés d’Enzersdorf. Les
blessures de la plupart étaient dans un état de
putréfaction complète. Tous supportaient leurs
souffrances avec courage et résignation. Nous en
avons ramené environ quarante. Il n’en est resté
que quatre qui étaient sans connaissance et à qui
le moindre mouvement aurait donné la mort.
« Les jours suivants, tous les auditeurs qui se
trouvaient à Vienne sont retournés sur le champ
de bataille. Le nombre des blessés qui ont été
ramenés par eux dans toutes les expéditions est
d’environ 250, dont 22 Autrichiens. »
Voilà un tableau du champ de bataille, de 1 ac-
tion, et des souvenirs rétrospectifs inédits. Wa-
gram, quel grand nom inscrit sur l’Arc de Triom-
phe de l'Étoile, grand nom imprimé dans l’His-
toire; mais Wagram devait être, en Autriche, la
dernière victoire de Napoléon.
Édouard GACHOT.
LE MAGASIN PITTORESQUE
565
LES VENDANGES DANS LE MIDI DE LA FRANCE
La production viticole, qui compte parmi les
principales richesses de la France, reprend petit
à petit son niveau d’autrefois, après la terrible
épreuve qui l’a presque entièrement anéantie
pendant de trop longues années.
Si le phylloxéra n’a pu être détruit, il a, du
moins, été rendu impuissant par l’introduction de
de cépages américains porte-greffes sur lesquels
son action néfaste est sans effet. C’est de la sorte
que le vignoble français a été, en grande partie,
reconstitué et
qu’il marche
aujourd’hui
vers la pleine
prospérité.
Mais, en
même temps,
la culture de
la vigne s’est
terriblement
compliquée.
Avec le phyl-
loxéra, d’au-
tres maladies
nouvelles,
non moins
pernicieuses ,
le mildew, le
blackrot (j’en
passe et des
pires), se sont
abattues sur elle et ont rendu, plus nombreux et
plus variés, les soins qu’elle exige.
L’heure est passée, hélas ! où les vignes fran-
çaises poussaient vigoureuses et fécondes sur les
terrains les moins choisis sans coûter à leurs
propriétaires de grands efforts ni de grandes dé-
penses.
Cet heureux temps n’est plus, et ce n’est au-
jourd’hui qu’au prix d’une attention constante,
c’est-à-dire de frais continus et grandissants,
qu’ils peuvent atteindre sans encombre le mois
de septembre, le vendémiaire de nos pères, et
recueillir le fruit de leurs peines.
Les vendanges font naître dans le Midi et prin-
cipalement dans le département de l’Hérault une
activité exceptionnelle, aidée d ordinaire par ces
journées merveilleuses de la lin de 1 été qui ne
connaissent ni la pluie ni les orages. Vers le
commencement du mois, le fruit est mûr et, dès
lors, la préoccupation première est de l’enfermer
pour le soustraire sans retard aux chances de
perte qui peuvent résulter d’un excès de soleil,
c’est-à-dire d’un excès de maturité, aussi bien
que d’intempéries improbables; mais cependant
possibles.
C’est alors aussi que le viticulteur se demande
avec une inquiétude née de la satisfaction même,
si l’abondance de sa récolte pourra tenir dans sa
cave autrefois remplie de récipients que la crise
phylloxérique a fait disparaître par suite d’un non-
usage prolongé et que sa prudence n'a remplacés
qu’avec lenteur.
En même temps que l’étendue des vignobles
reconstitués augmentait, a dû être augmenté éga-
lement le nombre des vases destinés à recevoir
les produits
de la vendan-
ge. Ces vases
sont de très
grands ton-
neaux ou fou-
dres, dont la
contenance
ordinaire va-
rie entre 100
ou "200 hecto-
litres et dont
les plus
grands attei-
gnent la capa-
cité de 360
hectolitres.
Ils sont faits
de douves en
chêne de
Trieste qu’on
assemble généralement sur place. On les trans-
porte aussi quelquefois tout montés. C’est cette
dernière opération que représentent les photo-
graphies r produites ci-contre.
L’énorme masse fixée sur une prolonge, traînée
par plusieurs chevaux, se balance sous les cahots
dans les chemins défoncés par les charrois.
C’est une œuvre de force et d’adresse que de la
maintenir en équilibre et de la faire arriver sans
encombre sur le siège élevé qui doit le recevoir.
On peut se douter de l’aspect monumental que
présente une cave garnie d’une ligne de ces.
foudres géants dont le contenu est celui d’un
cube de 3m , 30 de côté.
Telle est celle qui a été installée par la Société
des Salins du Midi, qui a constitué un vignoble
modèle sur la langue de terre sablonneuse qui
sépare l’étang de Tliau de la mer, entre Cette et
Agde. Les magasins sont aménagés pour recevoir
une récolte de 36000 hectolitres et possèdent
100 foudres de 360 hectolitres.
C’est un exemple intéressant, mais non unique
dans la région où, malgré le morcellement de la
propriété, le nombre des terres donnant des ré-
coltes de 10000 à 40000 hectolitr. s de vin, dans
Foudre en usage chez les vignerons du Midi.
LE MAGASIN PITTORESQUE
56<i
les bonnes années, est relativement assez élevé.
La reconstitution du vignoble augmente chaque
année la surface des terres affectées à cette cul-
ture. Il faut s’en réjouir à tous égards, non seu-
lement parce que c’est un élément de la fortune
nationale qui reprend sa vitalité, mais aussi parce
que la vigne est un des facteurs constitutifs de la
vivacité et du ressort de la nation française, et
que sa disparition eût paralysé les qualités les
plus précieuses de notre race.
Henry Vivarez.
LE RÊVE D’UN JOUR D’AUTOMNE
NOUVELLE
I
Entièrement poudrée à frimas, pour dissimuler
plus coquettement la neige commençante de la
cinquantaine, et semblable à une aïeule survi-
vante du siècle dernier, Mmc Dureau, dans le clair
salon Louis XVI de sa maisonnette de Bellevue,
s'impatiente, depuis une grande demi-heure, à
regarder marcher les minutes autour de la pen-
dule soutenue par les colonne! tes en cuivre doré
d’un fronton grec, sur lequel rêve, nonchalam-
ment étendu, un miniscule Amour casqué. En
même temps que ses yeux suivent la marche des
aiguilles sur le cadran, on peut deviner ses oreilles
tendues vers les bruits de la rue. Mais la maison
est tellement enserrée d’arbres, aux branches
moussues et gigantesques, et la rue est si vide
de passants qu’elle ne perçoit, autour d’elle, que
le pas hâtif et bref des minutes sur la pendule, le
gémissement discret d’une bûche flambante, dans
la cheminée et, de temps à autre, le remue-mé-
nage de sa cuisinière autour de ses fourneaux.
- Ces hussards, aujourd’hui, finit-elle par se
dire à mi-voix, ça ne sait plus même arriver à
l’heure. Si j’étais colonel dans ce régiment-là !...
Mmo Dureau n’acheva pas de formuler sa me-
nace contre le hussard invisible qui prolongeait,
aussi cavalièrement, le retard déjà inquiétant de
son déjeuner. Elle se leva. 11 lui devenait impos-
sible de tenir en place plus longtemps. Elle était
demeurée mince, malgré les premières avaries
des ans. Elle avait une élégance déport extrême-
ment séduisante, en sa robe de soie puce fleurie
d’un semis de roses minuscules et pâles. Son
allure jolie et vive la parait d’une grâce harmo-
nieuse et à peine surannée.
Elle ouvrit la porte du salon et vint s’accouder
à la balustrade du perron, élevé de quelques
marches, au-dessus du jardin. A cette heure de
midi, la chaleur du soleil avait absorbé suffisam-
ment les brumes humides, pour que la tiédeur de
l’air, hors de l’ombre, fût sensible et douce. Du
haut de ce modeste observatoire, Mme Dureau, à
travers la grille de son jardin, pouvait explorer,
du regard, toute la partie de la Grande-Rue de
Bellevue qui se continue par le chemin de Sèvres.
Mais ses yeux, aussi loin qu’ils pussent atteindre,
ne découvrirent aucune forme humaine qui eût
la moindre apparence d’un oflicier de hussards
attendu chez elle à déjeuner.
— Mon lieutenant, pensa-t-elle, désappointée,
ce n’est pas bien d’être inexact à l’invitation
d’une femme de mon âge, qui s’est ingéniée à
vous faire préparer des gourmandises. Vous me
paierez, tout à l’heure, ce péché de lèse-vieil-
lesse.
Si elle n’exprimait pas tout haut cette pensée,
ses sourcils froncés par le désagrément d’atten-
dre, la flamme malicieuse de ses yeux noirs,
où sommeillait, habituellement, une tendresse
encore vive et sans objet, l’agitation de son pied
fébrile, sur le perron, signifiaient, clairement de
légitimes préparatifs d’hostilité narquoise contre
l’invité retardataire.
Tandis que Mme Dureau affinait, mentalement,
contre lui, les traits les plus pénétrants de son
ironie, dans la limpidité estompée d’une grisaille
lointaine de cette journée d’octobre, le bleu clair
du dolman d’un officier de hussards, passementé
d’argent, éclata, venant, vers elle, au long de la
Grande-Rue.
- Ce n’est pas trop tôt, murmura-t-elle, dans
une détente subite de son impatience. Mais il va
me payer son retard.
Elle s’amusait déjà de toutes les questions insi-
dieuses dont elle le taquinerait, pour le mettre
dans l’embarras.
Le pas alerte du lieutenant faisait sonner ses
éperons sur la terre battue de la chaussée. Dès
qu'il avait aperçu Mm<! Dureau, il lui avait adressé
de grands gestes qui lui disaient, de loin, ses
regrets de l’avoir fait attendre. La hâte de sa
marche avait animé le teint clair de sa jolie
figure blonde, sous le képi un peu rejeté en
arrière. Sa taille bien prise, l’élasticité de ses
mouvements, l’expression câline de sa figure,
qui, de loin, demandait grâce, avaient déjà désar-
mé à demi les ironies agressives de Mme Dureau.
— Te voilà, enfin, traînard, lui dit-elle, d'une
voix restée jeune, dès qu’il fut assez près d’elle
pour s’en faire entendre, sans crier!
— Marraine, supplia-t-il, pardonnez-moi! Je
suis un grand coupable. Mais je ne suis peut-être
pas sans excuses. Je vais tout vous raconter.
LE MAGASIN PITTORESQUE
567
II avait franchi la grille et les quelques marches
du perron, en courant. Et il embrassait Mme Bu-
reau.
— Hou! le mauvais cavalier, dit-elle, en rece-
vant ses jeunes caresses! Je t’en donnerais, moi,
des arrêts de rigueur, si j’étais ton colonel.
— Oh! marraine, protesta-t-il, en souriant, ne
vous fâchez pas. Si vous saviez...
— Je sais, Monsieur le tard-venu, que nous
devons à votre école buissonnière, de manger les
filets de sole refroidis et le perdreau brûlé. Nous
ferons un mauvais déjeuner. Ce sera ta punition.
— Marraine, vous aigririez, vraiment, mes
remords de vous avoir fait attendre, si la vigi-
lance de Yictorine sur ses fourneaux, ne me ras-
surait. Ah ! quand vous connaîtrez l’aventure
miraculeuse qui m’a retardé !
• — Mauvais sujet ! C’est l’attrait de quelque
jupe séductrice qui t’a fait courir la pretentaine,
pendant que je me morfondais, ici, dans l’an-
goisse d’un déjeuner graillonné ! Ah ! scélérat, tu
t’attardes à fourrager en arrière-garde, alors que
tu devais vivement conduire ta pointe d’éclai-
reurs jusqu’à moi.
Mme Bureau affectionnait ce vocabulaire du ser-
vice de cavalerie, étant veuve et mère d’officiers
de cette arme, qu’elle avait perdu prématuré-
ment.
Ces deuils cruels avaient hâté, dans le cœur de
la noble femme, les renoncements à tous les plai-
sirs qu’elle aurait pu obtenir encore de la vie.
Mais son activité intérieure ne s’était pas re-
froidie dans le désenchantement de l’égoïsme. Si
elle n’aspirait plus à aucun bonheur personnel,
elle avait la suprême grâce de s’intéresser au
bonheur des jeunes gens de sa famille et de son
entourage. Elle gardait ses tristesses pour ses
heures de solitude. Sa prévenance innée évitait,
à ses amis, l’ostentation affligeante de ses deuils.
Elle retrouvait, en leur compagnie, tout l’enjoue-
ment de ses années heureuses, assagi, seule-
ment, par un fond de gravité qui en augmentait
le charme et le prix.
Le lieutenant Robert Cormeille connaissait
bien cette parfaite bonté d’âme de sa marraine
et la douce malice de son esprit. Il souriait à ses
reproches exagérés à plaisir. Et il n’en goûtait
que la savoureuse ironie. 11 voyait trop de joie et
trop de curiosité allumées dans les yeux noirs et
toujours jeunes de l’excellente femme pour ne
pas se conformer au ton plaisant de ses remon-
trances. Du ton gentiment boudeur des enfants
qui veulent désarmer la sévérité de leurs parents,
il lui répondit :
— Oh ! tu es fâchée, marraine ? Tu serais la
première à regretter que je ne sois pas en retard,
si tu savais l’aventure qui m’a détourné de mon
chemin. Oh ! je te connais.
— C’est une avenlure d’amour?
Elle saisit le bras de Robert avec une vivacité
toute juvénile, comme si elle avait été trans- |
portée d’une subite allégresse, pendant que le
jeune officier répondait, avec une subite nuance
de mélancolie dans la voix :
— Une aventure d'amour? C’est beaucoup dire.
Un rêve d’amour, tout au plus, mais si joli, mar-
raine et si fugitif, si vite envolé !
- Mon pauvre garçon, soupira Mme Dureau,
subitement apitoyée, par le frémissement de
tristesse qu’elle avait senti trembler dans la voix
de son filleul ! Mais nous sommes là, à nous atten-
drir, et nous oublions que notre déjeuner n’est
plus à point, depuis longtemps. Tu me fais per-
dre la tête, aussi, avec tes élégies.
Mme Dureau introduisit son hôte, dans la salle
à manger, et elle commanda, d’une voix un peu
chantante :
— Victorine! Les huîtres, voyons, ma fille!
Tout reluisait et s’imprégnait d’une atmosphère
de paix réjouie, en cette salle à manger, arrangée
comme par le goût sûr et discret d’une chanoi-
nesse de l’ancien régime. Le décor y était à sou-
hait pour n’y manger que de délicates nourri-
tures. L’argenterie, les cristaux, l’or des cadres,
l’éblouissante blancheur du surtout de table,
combinaient leurs clartés avec l’or pâle du soleil,
pour animer la fraîcheur des fleurs dont la table
et quelques potiches, sur des étagères, étaient
parées. Des œillets de pourpre brunie, pareils à
des gouttes de sang tremblant sur de frêles tiges,
pâlissaient, de leur ardent éclat, les pâles roses
d’automne assemblées avec eux, dans une même
gerbe, et exhalaient leur parfum violent. Des
chrysanthèmes aussi rutilants de ton, mais dont
la vie des parfums, cette âme des fleurs, était
absente, s’échevelaient, dans l’indifférence figée
des choses à leur déclin. Et, de l’élégant mobi-
lier de cette salle à manger, des jeux de lumière
qui s’y harmonisaient avec le contraste de ces
fleurs véhémentes ou apaisées, une joie recueil-
lie, une joie pensive, composée de souvenirs
vivaces et d’habituelle résignation, une joie im-
prégnée de la mélancolie de beaucoup de douleurs
vaincues, se dégageait, se condensait en une im-
pression flottante et impérieuse de sérénité, que
Mme Dureau aimait à sentir autour d’elle.
Robert, en face de sa tante, ne distinguait pas
ces nuances de sensations un peu subtiles, éma-
nées de ces objets familiers, auxquels la chère
femme mêlait intimement son âme. II n’en per-
cevait que l’impression de bien-être assuré et de
bon accueil, dont il était délicieusement attendri.
Il s’exclamait affectueusement sur les minu-
tieuses attentions de sa tante à flatter ses goûts.
Il la louait de cet air de fête qu’elle avait su don-
ner à sa maison pour le recevoir. 11 aurait
poussé ses compliments jusqu’à une entrepre-
nante galanterie, si elle n’avait été sa tante, tel-
lement il rayonnait d’affectivité vivace, (b; toute
la personne de celle séduisante quinquagénaire à
cheveux blancs !
Mmo Dureau, durant ces premières minutes du
568
LE MAGASIN PITTORESQUE
déjeuner, respecta les impatiences de l’appétit de
son filleul. Elle eut plaisir à lui voir manger les
huîtres, donl il vanta la fraîcheur savoureuse, et
boire, d’un trait, un demi-verre de vin de Graves,
dont il admira la couleur dorée et chaude, dans la
bonne clarté du soleil, avant de porter son verre
à ses lèvres.
- Je suis heureuse, lui dit-elle, que tu trouves
ce vin de ton goût. Et ta soif est assez naturelle,
après la course hâtive que tu viens de fournir.
- Ah ! dit Robert, vous me rappelez à l’expia-
tion de mon retard. Vous avez raison. Je vous ai
mis l’eau à la bouche, et je vous fais attendre le
régal que je vous ai promis. Mais j’avais une
faim!...
- C’est entendu. Les courses creusent l’ap-
pétit.
— Et les émotions, donc !
- Je peux te rassurer tout de suite. Le menu
n’est pas pantagruélique. Mais il est assez sub-
stantiel. Et les vins... Mon Dieu, puisque ce
Graves te paraît convenable, tu en auras à discré-
tion. Et nous arroserons le perdreau d’un verre
de ce Pomard de 1885, dont le bouquet te monte
au cerveau, si gentiment, tu te souviens?
— Marraine, vous êtes une véritable fée, une
bonne fée. Vous seriez mon premier officier de
bouche, si j’étais roi. ;
— Tu parles comme un poète.
— Ab ! marraine, à vingt-huit ans, avec du vin
comme celui-là, sous le bon regard de vos yeux
attendris, et que je vois allumés de malicieuse
impatience, qui donc ne sentirait tout son être se
dilater dans l'allégresse. ?
— Oui, oui, ta jeunesse t’exalte, bien mieux
que mon vin. Et c’est piété envers Dieu, d'en
jouir, dans les limites qu’il nous permet.
— Chère marraine, la jeunesse ne vous porte
pas ombrage. Et le malheur ne vous a pas aigrie.
Vous conservez un charme qui répand, sur toute
votre vie, un reflet impérissable de jeunesse.
Vous êtes radieuse de bonté.
— Hum ! Je ne suis, peut-être, que d’un égoïsme
plus avisé. Maintenant que mes joies personnelles
sont mortes, je ne peux plus vivre que de la joie
des autres. Et c’est bien vrai que mon âme apai-
sée se ranime, à sentir le bonheur des autres, et
ton bonheur.
— Mon bonheur ! Mais oui. C’est pourtant vrai,
aujourd’hui, que j’ai du bonheur.
L’allégresse intérieure du lieutenant Robert
Cormeille rayonnait, en effet, par l’animation de
son visage, par la flamme attendrie de ses yeux
bleus. 11 semblait même qu’elle se communiquait,
à la vie inconsciente de la salle à manger; elle
frissonnait dans les vibrations impondérables de
la lumière; elle éveillait, dans les nuances agoni-
santes des fleurs, comme une furtive ardeur de
vie rénovée. Et sa contagion agissait aussi sur le
visage de Mme Dureau, qui avait repris un peu de
l’éclat de sa jeunesse, sous ses cheveux blancs.
II
Robert venait de recevoir, dans son assiette,,
une cuisse de perdreau, après une aile ; son ima-
gination était envahie des clartés fleuries qu’y
faisait affluer la généreuse ardeur du pomard
parfumé et comme imprégné de soleil. Sa mar-
raine ne parlait plus. Elle le regardait. Et la cu-
riosité de ses yeux était, si instantes qu’il dit :
— L’histoire de mon bonheur d’aujourd’hui,
marraine? Oh! elle est bien banale, si on n’en
considère que les laits matériels. Mais elle est si
délicieuse, si j’en mesure toutes les émotions
qu’elle a soulevées en moi, ! .
- Mon Dieu, mais tu en parles avec une gravité
qui me donnerait des. appréhensions. Je te re-
trouve toujours aussi inflammable, mon pauvre-
Robert. . ! I . • .
Robert ne crut pas devoir.de réponse immé-
diate, à cette, interruption de Mme Dureau. 11 dit
donc', sans aulre préambule :•
— J’avais pris mon billet à la gare Saint-Lazare,
pour le train de. 10 h. 55. Je devais donc arriver
auprès de vous, un peu avant midi. J’avais pris
ainsi mes précautions, pour vous éviter le désa-
grément, de m’attendre. Mais le hasard se met
quelquefois en travers de nos meilleures inten-
tions. Je ne me rappelle plus les préoccupations
graves qui m’absorbaient, sur le quai, au mo-
ment ou j’ai dû prendre place dans le train. Mais,
je sais bien qu’au lieu d’entrer dans un compar-
timent de lre classe, je pénétrai dans un com-
partiment de secondes, sans m’en apercevoir..
Étais-je monté dans compartiment de Dames
seules, étourdiment? Je ne sais. Toujours est-il
que mon entrée parut contrarier visiblement
une jeune personne déjà installée dans un coin.
Je détruisais, manifestement, son espoir de
voyager seule. Je pensai aussitôt que je ne
pourrais pas fumer, tant que cette jeune
femme serait là. Ma contrariété égalait alors
la sienne. Je reculais déjà pour aller m’in-
staller ailleurs. Mais le sifflet retentissait. Le
train s’ébranla. J’eus un geste, machinal de ré-
signation, et je me laissai tomber sur la banquette
du compartiment, à l’angle diamétralement
opposé à celui qu’occupait ma compagne de
voyage imprévue.
Vous pensez bien que je me suis mis, aussitôt,
à observer cette jeune personne.
— Cela va sans dire, interrompit Mme Dureau,
qui imaginait déjà le dénouement de l'aventure.
Et, en me quittant, mauvais sujet, tu vas retrou-
ver ton inconnue.
(A suivre.) Félicien PASCAL.
Soigne ton fusil, ton biscuit et tes jambes plus que la
prunelle de tes yeux. Général Dragomirov.
Faire la guerre, c’est avoir faim, c’est avoir soif, c’est
souffrir, c’est mourir, c’est obéir. Kléber.
LE MAGASIN PITTORESQUE
869
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Ce n’est pas s’écarter beaucoup de cette rubrique
que d’y introduire quelques notes sur le Congrès fémi-
niste qui vient de se tenir et qui a été l’un des plus
remarqués, des plus suivis* et discutés, parmi les
deux cents congrès de cette année 1900... « Lettres et
arts », en y ajoutant un peu des « Sciences », c’est
une formule qui nous semble assez bien résumer ce
qu’il est permis à une femme d’avoir d 'aspirations ;
c’est dans ce sens qu’elle doit diriger son activité in-
tellectuelle et qu’il lui faut acquérir, avec plus de
libertés individuelles, plus de libertés et de préroga-
tives publiques.
On a fait déjà de grands progrès de ce côté. —
D’abord on ne rit plus — et on a raison. Ce sont les
femmes qui rient et qui le font spirituellement — des
gens de lettres et des Prud’homme s’attardant à
exiger d’elles qu’elles se confinent dans l’application
de la maxime antique : « la femme doit filer de la
laine au foyer ». Un écrivain ayant dit à propos de
ce Congrès, que les femmes seraient plus sages en
s’occupant de leurs confitures, s’est attiré une ré-
plique amusante de la présidente du Congrès,
Mme Pognon; celle-ci s’est écriée :
« On nous a conseillé de faire un grand concours
pour montrer nos talents culinaires. Eli bien, il n'y
aurait à cela qu’un malheur, si nous faisions un con-
cours semblable, le jury serait bien embarrassé;
nous mériterions toutes des premiers prix.
« Je dois vous dire que, pour ma part, quoique pré-
sidente de la Ligue pour le Droit des femmes, je fais
moi-même des confitures. Je prépare mes fruits et
je procède à la cuisson de ces fruits, dans la crainte
qu’il n’y ait erreur. Et mes amis les trouvent
exquises, mes confitures, si exquises que j’ai été
réveillée dernièrement un beau matin par une dé-
pêche, qui m’a causé une émotion; je craignais
d’avoir quelqu’un de malade dans ma famille. C’était
une dame qui me disait : Envoyez-moi bien vite la
recette de vos confitures.
«‘J’avais proposé à mes collègues du comité d’en ap-
porter des échantillons ici ; mais on a trouvé que la
dégustation prendrait trop de temps sur notre travail.
Si notre adversaire connaissait nos confitures, il ferait
des bassesses pour les goûter »...
C’était de bonne guerre. On attend la réponse de
l’écrivain. 11 est à craindre, pour lui, qu'il soit battu
dans cette lutte à coup d’écumoires et de porte-
plumes. On ne voit pas bien, en elfet, ce que les con-
fitures viennent faire dans ce Congrès. Celui-ci a
paru sérieux ; on y a vu figurer, pour la première
fois, des déléguées de pays étrangers désignées offi-
ciellement, accrédités par leurs gouvernements, ce
qui prouve qu’en dehors de nos pouvoirs, ces ques-
tions sont étudiées avec plus d’attention que nous ne
leur en montrons encore. Cela viendra petit à petit.
En réalité, le champ des revendications féminines,
tel qu’il nous apparaît d’après le programme du Con-
grès, est trop vaste pour le moment et il faut y voir
une des raisons de nos hésitations, de notre scepti-
cisme toujours menaçant, toujours un peu railleur.
Les congressistes ont touché à trop de sujets et ont
réclamé trop de droits dont l’usage ne nous apparaît
pas comme impérieusement nécessaire. Ainsi, en est-
il du droit de vote en matière politique et de diffé-
rentes participations directes à notre vie publique, que
les adhérentes au Congrès ont demandées, exigées
plutôt, avec impétuosité. C’est sans doute « affaire
de temps », quoiqu’il n’apparaisse pas fort clairement
que la condition économique et morale de la femme
doive être très relevée par ce que, tous les quatre
ans, elle déposera un bulletin dans une urne. Déjà
elle a, sur les votes des maris, une influence qui est
suffisante.
Pour l’instant donc, on peut se dire très satisfait
d’abord de quelques résultats acquis, dans la voie de
l’émancipation féminine telle que nous l’avons indi-
quée plus haut : les femmes ont obtenu notamment
leur admission dans les conseils d’administration de
l’Assistance publique, l’admission à l’externat, à l’in-
ternat des hôpitaux, à l’École des Beaux-Arts, l’ad-
mission comme avocates à la barre des tribunaux (la
loi sera prochainement votée par le Sénat). Leurs
facultés intellectuelles, qui ne sont certes pas infé-
rieures à celles des hommes, quand elles sont déve-
loppées par l’instruction, se prêtent excellemment à
ces emplois nouveaux, à d’autres qui seront la con-
quête réfléchie et patiente de demain. On est très
frappé, surpris même de voir, par exemple, que dans
le domaine des sciences où des mathématiciennes
comme Sophie Germain s’étaient déjà distinguées, des
femmes fontdes découvertes ou mènent à bonne fin
des inventions ingénieuses et utiles.
Ainsi, dans la liste des brevets d’invention pris par
les femmes on relève un brevet pour perfectionne-
ments apportés aux coussinets employés pour para-
chever les bras de poulies, roues, etc. ! Une autre
femme perfectionne un robinet tournant, une autre
invente une nouvelle navette; puis c’est une teinture,
un perfectionnement aux fers et à cheval, un système
d’appareils de pressoir, un véhicule maritime et
aérien, un système d’appareil inhalateur à pression
continue, un appareil à projeter l’air sous pression à
haute température; d'autres femmes collaborent au
perfectionnement dans les appareils pour éprouver la
rectitude du calibre des canons d’armes à feu, etc...
Rien n’est donc « défendu » à l’activité intellec-
tuelle féminine et il faut se garder de fermer les
portes devant elle ou d'en plaisanter lourdement.
Chaque année apportera sa réforme, pièces par pièces,
à l’édifice en construction, auquel les Congrès con-
tribuent d’une façon louable. On y voudrait seule-
ment un peu plus de « sens pratique », un sentiment
plus exact de ce qui est actuellement possible et de
ce qui n’est, pas arrivé à maturité. Ainsi, quand on
lit le Compte rendu des débats du Congrès et qu’on y
voit de longues tirades sur « l’éducation intégrale »,
terme vague, puis des déclamations sur la participation
à l’émancipation sociale des classes, sur la suppression
de la misère par la solidarité fémininiste remplaçant la
charité, on ne se défend pas de sourire. C’est trop
tôt — et c’est trop de choses d’un seul coup... Et on
sourit encore, quelque désir qu’on ait de rester grave,
quand on s’aperçoit qu’une copieuse discussion sur
les questions ci-dessus, est coupée soudain par l’exa-
men de vœux sur l’habillement féminin, sur l’agré-
ment de porter la culotte, — non pas au figuré — et
sur les avantages de la robe demi-longue, considérée
comme un remède contre les microbes! Chiffons
570
LE MAGASIN PITTORESQUE
fanfreluches et rubans... de taille, les voilà qui
reparaissent, à l’improviste, ces préoccupations quo-
tidiennes de la femme, dans les moments réputés les
plus graves... Vous voyez bien que l’émancipation
totale, fondée sur une éducation plus ou moins inté-
grale, n’est pas aussi près de nous qu’on l’affirme?
Paul BLUYSEN.
Géographie
La géographie et la cartographie
à l'Exposition Universelle.
En prenant les mots à la lettre, nous devrions dire.,
comme l’un de nos excellents confrères, M. G. Regels-
perger, en a déjà exprimé l’idée, que toute l’Exposi-
tion n’est qu’une vaste étude géographique. Il est indé-
niable que la plupart des exposants ont fait œuvre
géographique tout comme M. Jourdain faisait de la
prose. La reproduction d’une partie de l’Hôtel de Ville
si pittoresque d’Audenarde (Belgique) appartient incon-
testablement à la géographie historique. Les pavillons
de la Norvège, du Danemark, l’isba russe, rappellent
aux touristes modernes leurs récentes [pérégrinations
dans ces pays.
M. François Copée, disait dans une étude sur Paris,
qu’il suffisait de rendre une visite à l’éléphant du jar-
din des Plantes pour avoir une idée de la faune de
l’Inde et qu’un stationnement sur le pont des Saints-
Pères renseignait amplement l’observateur sur les
mouvements des ports de la Grande-Bretagne. Que
dirions-nous donc d’une excursion au Trocadéro !
Après une visite à la rotonde de Madagascar (entrée
gratuite), nous connaîtrons la grande île mieux que
le général Gallieni, et un examen du bas-relief tiré
du temple de Bœrœ-Boedor (lisez : Bourou-Boudour)
nous mettra à même de juger de l’état de civilisation
où se trouvaient, il y a quelques siècles, les habitants
des Indes neérlandaises.
Ce serait, toutefois, une entreprise trop vaste. Con-
tentons-nous de signaler à nos lecteurs la classe 14
Groupe III, consacrée à la géographie proprement
dite : cartes et appareils cle géographie et de cosmo-
graphie; topographie. Là se trouvent réunie les meil-
leurs spécimens de la production cartographique des
principaux pays du globe. Les cartes et diverses autres
productions géographiques se trouvent également
dans d’autres sections, notamment dans les sections
étrangères : génie, travaux publics, guerre, marine,
colonisation, enseignement, etc. La France occupe la
plus large place par sa cartographie officielle et'
privée. Le Service géographique de l'armée, réorganisa-
tion ou rajeunissement de l’ancien Dépôt de la Guerre,
créé en 1799 par le premier consul, est comme on
sait, une institution nationale — entre parenthèses —
en certaine concurrence avec les éditeurs cartho-
graphes. Ses principales productions sont : la carte
de France au 1/80 000®, dite d’État-maj or; carte de
l’Afrique, au 1/2 000000° en 63 feuilles, une des plus
belles œuvres cartho graphiques africaines et dont
voici l’histoire — autant que nous sachions — inédite.
Cette carte fut dressée de 1875 à 1880 (si nos souve-
nirs sont exacts), par le capitaine de Lannoy de Bissy,
aujourd’hui colonnel — pour sa propre instruction.
Frappés par les soins et la précision avec lesquels fut
exécuté cet immense travail, divers savants géo-
graphes — entre autres, M. C. Maunoir, l’ancien
secrétaire général de la Société de géographie
obtinrent du ministère de la Guerre que le service
géographique se chargeât de sa publication. Elle
parut pour la première fois en 1882 et les diveses
feuilles sont, depuis, tenues à jour et rééditées avec
toutes les nouvelles données fournies par les explora-
teurs, dont on a soin d’indiquer les itinéraires. On ne
saurait trop insister sur les mérites de cette œuvre
d’initiative individuelle — entièrement désintéressée
qui fait le plus grand honneur à la fois à celui qui l’a
conçue à ceux qui ont contribué à son exécution.
Le service géographique publie en outre des cartes
fort détaillées (1/200 000e, 1/50 000e) de nos colonies
d’Algérie et de Tunisie. Il a entrepris dernièrement
la publication d’une carte générale de l’Asie, de
l’Europe Orientale, à l’échelle uniforme de 1/1 000 000e
Les feuilles parues déjà de Pékin et du golfe de Pétchi-li
n’auront pas été sans utilité dans la campagne actuelle
des puissances européennes en Chine.
Un autre panneau qui frappe la vue des visiteurs à
l’entrée de la grande salle, est le tableau de la carte
de France au cent-millième, publiée par le ministère
de l’Intérieur (service vicinal). L’assemblage des
587 feuilles dont se compose cette belle carte est une
véritable attraction. Tous les touristes ont déjà eu
l’occasion d’apprécier l’exactitude, la justesse et le
bel ordonnancement de ce grand travail. Pour les
autres services publics, nous citerons particulière-
ment la carte géologique détaillée de la France (calquée
sur la carte du ministère de la Guerre, 1/80 000e), les
cartes à grandes échelles publiées par le service géo-
graphique des colonies (Pavillon du ministère des
Colonies) où sont consignées les dncouvertes faitesjpar
nos voyageurs et les fonctionnaires coloniaux. Les
institutions privées, les maisons d’édition ont rivalisé
d’entrain. Nous y trouvons les expositions des sociétés
de géographie (Société de géographie de Paris : Bul-
letin, carte d’Afrique au 1/10 000 000°, itinéraires et
portraits des lauréats de sa grande médaille d’or des
dix dernières années : Binger, Bonvalot, Foa, Gallieni,
Gentil, Marchand, Nansen, prince d’Orléans, société
de géographie commerciale, Paris; société de géo-
graphie de Lille), des maisons d’édition : librairie
Hachette à laquelle on doit une bonne part de la
renaissance géographique en France et dont les pro-
ductions cartographiques, sous la direction de
M. F. Schrader contribuent à affranchir notre pays
de le tutelle allemande pour ce qui concerne les
cartes géographiques. Il est même à regretter que
cette puissance n’ait pas cru devoir faire une expo-
sition d’ensemble et séparée de ses œuvres cartogra-
phiques qui ont conquis une juste renommée dans le
monde entier. Les quelques spécimens exposés cette
année par l’Allemagne ne parlent qu’aux initiés :
carte des dunes, à 1/450 000e, carte de courbes d’égale
altitude des bassins fluviaux de l’Allemegne, à
1 /1 00 000e ; plan du canal de Iviel, 1/25 00e, etc.
L’exposition de la Suisse comprend tout naturelle-
ment la grande carte publiée par le bureau topogra-
phique fédéral (1/50 000°, 1/25 000e), cartes canto-
nales (Genève), 1 /25 000e.. Dans la section anglaise, la
place d’honneur est occupée par les spécimens de
cartes marines, d’un usage presqu’universel. On y
remaque aussi (Palais des Congrès) une immense
LE MAGASIN PITTORESQUE
571
carte manuscrite, en sept couleurs, représentant l’état
actuel de Londres (56 feuilles, 1/2 534e) et due à
M. Ch. Booth qui s’est voué à l’étude sociologique de
la grande cité anglaise. La carte exprime, par les
teintes variées, les conditions de fortune des diffé-
rents quartiers de la ville, depuis la haute aristocratie
jusqu’aux classes les plus misérables.
Une mention spéciale devrait être [faite de l’œuvre
cartographique des Russes dont les vastes domaines,
tant en Europe qu’en Asie ^nécessitent des travaux
cartliographiques d’une importance exceptionnelle et
d’une étendue beaucoup plus considérable que dans
tous autres pays du globe. A côté des cartes spéciales
(atlas de ports, coupes et profils géologiques), il y a
lieu de signaler les différentes représentations car-
tographiques de leurs possessions en Asie (cartes de
l’Asie russe et des pays limitrophes, en englobant
sous la dénomination des pays limitrophes, la Perse1
l’Afghanistan, la Chine entière, une partie du Japon et
une bonne portion de l'Inde), chemins de fer transcas-
pien, et transibérien, itinéraires de divers voyageurs,
et explorateurs russes. Le Japon, ce pays tout récem-
ment parvenu à la civilisation occidentale, fait preuve
d’un degré très avancé dans ses productions carto-
graphiques, particulièrement dans [les domaines de la
géologie et de la séismographie (atlas physiographique,
spécimens des publications de l’observatoire météoro-
logique central, cartes du Geological Survey, ou lever
géologique du Japon, au 1/4(000 000e). Signalons, aussi,
les divers services publics des États-Unis ( Geological
Survey, Weather Bureau, etc.), dont les publications
ont déjà été remarquées à différentes [expositions anté -
rieures et qui donnent une excellente idée du travail
scientifique immense accompli dans ce vaste pays.
N’oublions pas de citer, pour la fin, l’un des clous
de l’Exposition, les diverses expositions centennales,
dans lesquelles la carthographie tient [une place
respectable tant par [la valeur intrinsèque des docu-
ments exhibés que par l’àge de quelques-unes de ces
pièces dont l’origine remonte aux xvi et xve siècles.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
Vers les derniers jours du mois d’août, nos réser-
vistes ont envahi toutes les gares de nos réseaux fer-
rés, s’empressant joyeusement de se rendre à la con-
vocation pour la période d’exercices d’automne : après
quelques jours, une semaine au plus, consacrés à la
remise en main et aux exercices de tir, la plupart
d entre eux ont servi à constituer un très fort appoint
à l’effectif si appauvri de nos compagnies actives et
s’y sont, comme d’habitude, fait remarquer par leurs
qualités d’endurance, de discipline et leur entrain
toujours vivace.
La période d’instruction d’automne est également
celle où le plus grand nombre de nos officiers de ré-
serve sont appelés à servir avec leurs hommes.
L’époque des grandes manœuvres est-elle bien celle
qui convient le mieux à leur instruction personnelle?
Les uns prétendent que nos officiers de réserve s’y
entraînent et apprennent réellement leur métier; les
autres considèrent ce temps des manœuvres comme |
un temps précieux perdu pour leur instruction pro-
fessionnelle.
Quel est, en effet, leur rôle pendant la période de
convocation annuelle des réservistes? Il se borne à
bien peu de choses, et, dans cette instruction hâtive
des premiers jours, il reste nul ou à peu près, et ma-
tériellement, ils ne peuvent avoir le temps de perfec-
tionner leur instruction paofessionnelle.
Part-on pour les manœuvres? L’officier de réserve
prend le commandement d’une section, et marche
dans le tas, comme les hommes, sans qu’il lui soit
donné la faculté de développer ses qualités de chef,
et de faire preuve une seule fois d’initiative person-
nelle. Il arrive au cantonnement comme tout le
monde, couche chez l’habitant, se lève avec la troupe,
et après avoir drogué toute une journée, il gagne le
soir un nouveau cantonnement. Il avale un peu la
poussière des routes, patauge souvent dans les prairies
humides ou les terres labourées détrempées, subit les
ardeurs du soleil- ou les cataractes du ciel, et rentre
en garnison au bout d’une quinzaine de jours avec
beaucoup de souvenirs de popote, de bons ou de mau-
vais lits, de chaudes ou de pluvieuses journées et très
peu d’acquit professionnel. Est-ce là tout ce que l’on
peut demander et obtenir de l’intelligence et de la
bonne volonté évidente de nos officiers de réserve?
Nous croyons, nous, que les vingt-huit jours qu’ils
consacrent au pays tous les deux ans, seraient pour
eux d’un emploi bien plus profitable, si au lieu de les
appeler au moment des manœuvres d’automne aux-
quelles ils assistent machinalement, sans rien ap-
prendre, on les convoquait un mois plus tôt, pendant
la période dite, dans les régiments, de préparation
aux grandes manœuvres.
C’est alors que, réellement, ils apprendraient, dans
des exercices de détail particulièrement surveillés,
où chacun a un rôle à remplir, et la manœuvre en
ordre dispersé, et le service en campagne, et l’entrai-
nement à la marche. Or, comme dans toute l’armée,
c’est le moment où les généraux font exécuter des
manœuvres de garnison de trois ou quatre jours,
celles-ci suffiraient amplement pour compléter leur
instruction au point de vue du cantonnement et des
manœuvres d’ensemble.
A toute autre époque de l’année, les officiers de
réserve perdent une grande partie de leur temps et
dépensent inutilement leur énergie sur les grandes
routes.
Capitaine FANFARE.
'Sfc£>
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
La quinzaine qui vient de s’écouler offre trois par-
ticularités intéressantes: 1° l’occupation de Macha-
dodorp et de Lidenburg; 2° l’annexion du Transv aal;
3° la reprise générale des hostilités au Transvaal,
dans l’État d’Orange et au Natal.
Louis Botha, à la tête d’une poignée d’hommes, a
dû reculer devant les grosses colonnes de PoleCarew,
de Buller et de French, abandonnant successivement
Belfast, Dalmauutha et Machadodorp. Retraite héroï-
quement et savamment opérée par le jeune généra-
572
LE MAGASIN PITTORESQUE
lissime boer dans la direction de Lidenburg, jouant
ainsi les quatre brigades de cavalerie de French qui,
prolongeant au loin la droite de l’armée anglaise,
espérait bien s’emparer de son artillerie a Waterwal.
Quelques jours plus tard, le 1er septembre, lord
Roberts a annexé purement et simplement la Répu-
blique sud-africaine.
Voici son télégramme officiel, daté de Belfast,
1er septembre :
Conformément aux termes du rescrit royal, en date
du 4 juillet 1900, j’ai, aujourd’hui, au quartier gé-
néral de l'armée, à Belfast, lancé une proclamation
déclarant que le Transwaal fera, à partir de ce jour,
partie des possessions de Sa Majesté.
Et tandis que le généralissime anglais, au mépris
du droit international, accomplit ainsi tranquille-
ment une des plus grandes iniquités du siècle, dans
le seul but de pouvoir traiter en rebelles ces admi-
rables paysans qui depuis onze mois tiennent en
échec la plus formidable armée que l’Angleterre ait
jamais mise sur pied, de nombreux petits commandos
se lèvent de toutes parts, continuant leurs exploits
aux poi’tes mêmes de Johannesburg! Cinq cents boers,
sous les ordres du commandant Théron, ont même
réussi à pénétrer dans la prison de K 1 i p River, à huit
milles au sud de Johannesburg, et ont remis en liberté
et armé les prisonniers qui s’y trouvaient enfermés,
et ce au grand ahurissement des cavaliers de Bra-
bant qui se sont contentés de poursuivre — trop tard
— ces audacieux guérilleros.
Dans l’Etat d’Orange, Ladybrand petit ville situé à
120 kilomètres environ de Bloemfontein, sur la fron-
tière de Basutoland, a reçu la visite de 1 500 boers,
qui, ayant besoin de se ravitailler en vivres et en
munitions, sont venus s’en emparer à la barbe de la
garnison anglaise. Réfugiée sur les hauteurs qui do-
minent la ville, cette dernière a dû assister, impuis-
sante à cette brillante razzia. Puis quand les Boers,
n’ayant plus rien à faire dans ces parages, eurent
disparu à l’horizon, les télégrammes officiels annon-
cèrent pompeusement que le siège de Ladybrand était
levé!!!
Pendant ce temps-là, F « insaisissable » général de
Vet, reparaît dans l’Orange, après avoir si magistra-
lement « brûlé la politesse » à Baden-Powel, et s’en-
tretient la main en faisant sauter la ligne de chemin
de fer au nord et au sud de Kronstadt, en même
temps que des engagements sont signalés dans la
direction d’Utrecht, sur la frontière du Natal.
Revenons au Transvaal.
Après l’occupation de Machadodorp, l’armée du
général Buller subit un temps d’arrêt. Mais l’occupa-
tion de Lydenburg n’était plus qu’une question de
jours. Le 6 septembre, lord Roberts annonçait que la
ville était occupée par lord Dundonald et le général
Brocklhirst. Les Boers se sont repliés dans la direction
du Noid et de l’Est, après avoir expédié leurs canons
et leurs approvisionnements à Krugerspost, à 20 kilo-
mètres environ au nord de Lydenburg.
Lord Roberts ajoute mélancoliquement que les
Boers continuent leurs attaques incesssantes contre
la voie ferrée. « Pas un jour, pas une nuit, dit-il, ne
se passent sans qu’ils attaquent des trains et sans
qu’ils cherchent à les faire dérailler.
I/occupal;ion de Lydenburg ne semble donc pas
devoir mettre fin aux hostilités, comme l’espéraient
les Anglais. Et l’allongement de plus en plus considé-
rable de leurs lignes de communication rend ces
lignes partout vulnérables à des commandes auda-
cieux comme ceux de Théron et De Vet qui, d’après
une dépêche de Pretoria, menacent sérieusement
Johannesburg.
Une nouvelle importante pour finir :
On annonce que lord Roberts, fatigué de cette in-
terminable campagne, rentrera le mois prochain en
Angleterre, où il recueillerait la succession de lord
Wolseley en qualité de généralissime de l’armée an-
glaise.
Lord Buller lui succéderait dans le commandement
de l’armée sud-africaine. Cela n’est pas pour déplaire
aux Boers!
EN CHINE
Les événements de Chine se déroulent, depuis
quinze jours, dans... les cabinets des chancelleries
d’-Europe et d’Amérique.
Les troupes alliées, après le raid heureux qui a fait
tomber Pékin entre leurs mains, évacueront-elles, ou
n’évacueront-elles pas la capitale chinoise?
Telle est la question que ne peuvent arriver à ré-
soudre les plus éminents diplomates du monde entier.
L’histoire est assez simple, la voici en quelques
mots :
La Russie estime que, les légations étant délivrées,
les troupes qui sont entrées à Pékin doivent revenir
à Tien-Tsin afin de permettre aux gouvernements eu-
ropéens d’engager des négociations avec le gouverne-
ment chinois. Or. l’occupation de Pékin empêche
seule ce gouvernement de revenir dans la capitale
chinoise. Donc, partons au plus vite.
Les États-Unis, après avoir approuvé les déclara-
tions russes, se montrent hésitants oujourd’hui.
L’Angleterre flaire le vent.
La France marche d’accord avec la Russie, d’autant
mieux quelle n’a rien à faire, en réalité, dans le
guêpier chinois.
Quant à la triple alliance, puissamment remorquée
par son chef, l’empereur d’Allemagne, elle se montre
jusqu’ici nettement opposée aux vues de la Russie.
Les chancelleries échangent notes sur notes, et
pendant ce temps-là, les Chinois, narquois, constatent
à leur aise cette impuissance de l’Europe qui ne sait
s’entendre que lorsqu’il s’agit de faire parler la
poudre.
On objecte, en Angleterre et en Allemagne, que les
Chinois, ne voyant, plus les troupes internationales
dans Pékin, croiront que nous avons été battus, et
notre prestige (!) du coup s’évanouira. D’autres répon-
dent que les mandarins chinois, eux, les dirigeants du
Céleste Empire, ne s’y tromperont pas et compren-
dront parfaitement le but poursuivi, si les troupes se
retirent à Tien-Tsin.
Enfin, on en est arrivé à proposer une solution
mixte : les troupes alliées formeraient un détache-
ment international composé de fractions proportion-
nelles de chacun des corps actuellement à Pékin, qui
continuerait à occuper la capitale chinoise, tandis que
le reste des soldats se retirerait dans un camp, à Tien-
Tsin, [usqu’à ce que la paix soit signée.
La Chine acceptera-t-elle cette occupation, même
restreinte, de Pékin? Si oui, il est bien évident que
les puissances finiront par se mettre d’accord, d’au-
tant qu’elles n’ont aucun intérêt à laisser tel ou tel
LE MAGASIN PITTORESQUE
573
voisin opérer seul pour son propre compte. Au con-
traire !
Tout finira donc par s’arranger — avant même,
espérons-le, l’arrivée en Chine du maréchal de Wal-
dersée.
En attendant, les renforts continuent à s’embarquer
dans tous les ports de l’Europe. Et notre bonne
France a déjà dépensé la bagatelle de cinquante mil-
lions dans cette galère !
.Henri MAZEREAU.
VARIÉTÉS
Une Invasion de pieuvres
L'a Tour du Monde nous apprend que Elle de Batz,
dans la Finistère, vient d’appeler sur elle l’attention
par le singulier phénomène qui s’y est produit vers le
milieu du mois d’avril 1900. Une quantité énorme de
pieuvres a été rejetée sur son littoral Nord, ce qui a
nécessité des mesures immédiates d’enfouissement
pour éviter une épidémie.
Ce phénomène se rattache à l’apparition insolite et
à la pullulation des pieuvres dans la Manche, qui a
été signalée depuis deux ans par les journaux scien-
tifiques.
La pieuvre des pêcheurs, c’est le poulpe commun
( octopus vulgaris).
Certains observateurs ont prétendu que cet animal
s’était mis tout d’un coup à pulluler.
C’est une erreur. Le progrès de l’invasion des pieu-
vres a été très sensible, mais, en somme, d’après
l’enquête personnelle que nous avons faite, il s’est
effectué avec assez de lenteur.
Ainsi, il y a trois ans déjà qu’elles firent leur appa-
rition, en nombre plus considérable que d’ordinaire,
sur les côtes de l’Angleterre réchauffées par le Gulf
Stream. Puis, elles se répandirent sur les côtes fran-
çaises de la Manche, depuis le Mont Saint-Michel
jusqu’à la pointe Saint-Mathieu. En 1899, elles dou-
blèrent le cap de la Chèvre et entrèrent dans la haie
de’ Douarnenez. Enfin, cette année, elles paraissent
avoir doublé le raz de Sein, car on en a vu dans les
environs d’Audierne.
Ces mollusques voraces causent aux pêcheurs des
préjudices considérables en dévorant, non seulement
les appâts des lignes et des casiers à crustacés, mais
aussi les poissons pris dans les lignes et les filets et
les homards, langoustes, etc., pris dans les casiers.
« C’est à peu prés à la fin de mars et dans les pre-
miers jours d’avril 1899, écrit M. J. Le Borgne, maire
de l’Ile de Batz que les pieuvres firent leur apparition
dans les parages de l’île de Batz. Peu après, nos
pêcheurs de homards et de langoustes furent obligés
de renoncer à leur industrie et rentrèrent leurs casiers
du large de l’île, — tandis que dans le chenal, entre
Elle et la côte, on continuait encore à capturer quel-
ques crustacés. Mais, là aussi, les pieuvres ne lardè-
rent pas à tout détruire.
« Pour celte bête vorace, tout est bon : aucun habi-
tant des mers n’est épargné par elle. Les pêcheurs à
la ligne ont vn celle-ci débarrassée de l'appât garnis-
sant l’hameçon, sans avoir ressenti la moindre
secousse. Les pêcheurs du large, qui vont à quatre et
cinq lieues tendre des lignes dormantes munies de
nombreux hameçons, ont retrouvé leurs lignes débar-
rassées des appâts et du poisson ; de loin en loin, une
pieuvre maladroite s’y était laissé prendre.
« Les pêcheurs au filet ne sont pas plus heureux.
On me cite un pêcheur de Roscoff qui, relevant son
filet plein de pieuvres, en avait embarqué une partie.
Pendant qu’il continuait à hàler son filet à bord, le
nombre des pieuvres augmentait toujours dans le
bateau, et elles commençaient à enlacer ses jambes
et celles de son mousse. Ils durent rejeter filet et
pieuvres à la mer, et se débarrasser avec leurs cou-
teaux de celles qui étaient collées à leurs jambes.
« Les marsouins paraissent très friands de pieuvres
et leur font la chasse, mais malheur à celui qui, ayant
mal calculé son élan, ne la tue pas net, — caria pieu-
vre lui coiffe le museau de ses tentacules et ne lâche
plus prise. Malgré les bonds désordonnés du marsouin
la pieuvre tient bon et le cétacé se noie, — ou bien,
affolé et aveuglé, il va donner de la tète contre un
rocher et se tue. Dans l’un et l’autre cas, la pieuvre
le dévore. »
Les pêcheurs attribuent cette invasion à la chaleur
existant sur nos côtes depuis trois ou quatre ans, le
défaut d’hiver rigoureux ayant attiré les peuples hors
des fonds profonds.
En effet, le froid est préjudiciable à ces mollusques.
Les hivers rigoureux en tuent beaucoup, dont les
cadavres sont rejetés sur les grèves. C’est, par un cou-
rant froid que les pêcheurs expliquent la mortalité
qui a sévi sur les pieuvres en avril dernier.
« C’est à partir du 14 avril, écrit M. J. Le Borgne,
qu’à la suite d’un fort vent du Nord-Ouest, des cada-
vres de pieuvres s’échouèrent en telle quantité sur le
littoral Nord de Elle de Batz, qu’une épidémie était à
redouter par suite de la putréfaction de ces corps.
« J’ai fait appel au dévouement des habitants, et
l’on a enfoncé, dans des trous creusés dans le sable
des dunes, plus de 120 charretées de ces cadavres.
Ces pieuvres étaient d’un taille énorme : plusieurs
avaient des tentacules d’un mètre de long. »
M. J. Le Borgne ajoute qu’avant de. mourir ces
pieuvres ont laissé une ponte qui, grâce au peu de
rigueur de l’hiver, est venue à bien.
Les grèves de la Manche vont donc être infectées
de nouveau, cette année, par des quantités innom-
brables de pieuvres. C’est la destruction à peu près
certaine de toute la faune qui alimente l’industrie de
nos pêcheurs, qui n’avaient certes pas besoin d’être
éprouvés par ce nouveau fléau.
Iles I^otait*es
Quand il n’y en avait pas.
L’heure est aux congrès.
En dehors des congrès internationaux auxquels
donne lieu l’Exposition universelle et qui s’élèvent au
chiffre de centvingt-sept, échelonnés du 24 mai au
13 octobre, il vient de se tenir un autre congrès, qui
n’a, celui-ci, rien à voir avec le grand rendez-vous
que les peuples divers se sont donné sur les bords de
la Seine : c’est le Congrès des notaires de France, où
se sont débattues des questions intéressant cette puis-
sante catégorie d’officiers publics.
574
LE MAGASIN PITTORESQUE
Nous n’avons nullement envie de nous occuper de
leurs petites affaires ; nous voulons seulement saisir
l’occasion de rappeler, ou même, il est permis de le
dire sans blesser personne, d’apprendre à beaucoup
comment se passaient les choses ressortissant à leur
ministère quand ils n’existaient pas.
Le notaire, aujourd’hui, est un personnage d’im-
portance et son concours nous est indispensable en
maintes circonstances graves ou solennelles delà vie :
convolez-vous en justes noces et uuissez-vous, en
même temps que les destinées de votre existence, le
bien que vous possédez à celui d’un ou d’une de vos
semblables, vous avez besoin du notaire pour dresser
un contrat de mariage ; vous sentez-vous en danger de
mort, ou, prévoyant, voulez-vous régler d’avance
l’attribution de la fortune que vous laisserez en
quittant le monde, vous appelez le notaire pour la
confection d’un testament régulier ; avez-vous à
vendre ou à acheter à l’amiable un immeuble, c’est
encore au notaire que vous devez faire appel; et la
griffe du notaire vous est encore nécessaire en bien
d’autres cas, tel celui où vous desirez faire une dona-
tion à quelque personne chère.
Eh bien, ! bonnes gens des villes et des campagnes
qui, en telle ou telle circonstance, vous empressez de
courir, vous, chez le haut et riche notaire citadin ;
vous, chez l’humble et modeste tabellion de village,
savez-vous comment, à l’origine des sociétés, vos
aïeux constataient, sanctionnaient les contrats qu’ils
passaient, comment ils se ménageaient, pour prouver
au besoin ces contrats, un témoignage authentique,
quand les notaires n’existaient pas ?
Vous êtes-vous demandé par quel procédé celui qui
•vendait ou achetait une maison ou un simple lopin
de terre, constatait cette vente ou cette acquisition,
la recevait bonne et valable avant que saint Louis
eût, à son retour des Croisades, réellement ouvert
l’ère moderne de l’histoire du notariat en créant les
« notaires au Châtelet » devenus alors indispensables
après la grande moisson d’hommes qui avait eu lieu
et en raison de l’énorme quantité des mutations qui
en résultèrent dans les propriétés? avant même que
chaque seigneur, en France, possédât son notaire
particulier, au temps des justices seigneuriales? - —
avant aussi que Charlemagne eût fait établir, en 803,
dans toutes les provinces du royaume, par ses en-
voyés connus sous le nom de missi dominici, les no-
taires, premiers du nom, qui disparurent avec la race
des Carlovingiens ?
Savez-vous qui prenait note des conventions privées
ou des contrats financiers dans les pays qui, aux
temps anciens, ne possédaient même point, comme
Rome, des tabulant et des argentarii ?
Enfin, connaissez-vous la manière dont, bien avant
cela encore, les Egyptiens, les Athéniens, les Macédo-
niens, les Romains procédaient pour avoir des té-
moins sûrs d'un fait, d’un contrat, à défaut d’un acte
authentique libellé par un notaire, alors que ces
peuples ne disposaient que de certains esclaves rem-
plissant les fonctions de « scribes », mais n’ayant,
aucun des caractères de l’officier public et n’offrant
par conséquent aucune garantie sérieuse ?
Si vous l’ignorez, vous en serez instruit par ce qui
suit : A Rome, quand un plaideur sommait un adver-
saire de compararaître devant les prêteurs, il avait
coutume d’invoquer le témoignage des gens présents,
en leur tirant les oreilles !
Plaute, le poète comique latin, dans sa comédie
Persa, met en scène Dordalus qui s’étonne que Satu-
rion le cite en justice sans témoins, et à qui celui-ci
répond :
— Crois-tu, coquin, qu’à cause d’un misérable
comme toi, je veuille tirer les oreilles d’un honnête
homme ?
Devenus maîtres de la Gaule, les [Francs ripuaires,
ou Austrasiens, — habitants des bords du Rhin à
l’époque où les pays compris entre l’Escaut, la
Meuse et le Rhin constituaient le royaume d’Aus-
trasie, créé en 511 pour être donné en partage à
Thierry, l’un des quatre fils de Clovis, — les Francs
ripuaires, disons-nous, adoptèrent cet usage de tirer
les oreilles de ceux qu’ils faisaient témoins, en ap-
puyant la traction auriculaire de quelques
soufflets. Leur code disait, en effet :
« Si quelqu’un a acheté un domaine, une vigne ou
toute autre propriété, il se rendra avec trois, six ou
douze témoins, selon l’importance de l’acquisition,
au lieu où a été faite la tradition. Il emmènera un
nombre égal d’enfants, et, après avoir payé le prix
convenu, il aura soin de donner à chacun des enfants
plusieurs soufflets et de leur tirer les oreilles, afin qu’ils
rendent dorénavant témoignage. »
Dans la suite, au moyen âge, on se contentait des
soufflets.
Ainsi, quand Guy de Montfaucon fit à l’église d’ Au-
trui des donations, un enfant fut présenté comme
témoin, qui reçut une claque. Et plus tard, en 1122,
ces donations purent être certifiées par l’enfant,
devenu chanoine de Rebel, et qui s’appelait Ponce,
parce qu’il « avait reçu un soufflet pour ne pas les
oublier ».
Cependant, il était des gens qui ne trouvaient pas
aussi naturels de tels procédés.
En 1034, Robert, duc de Normandie, envoie son fils
Guillaume, encore enfant, déposer, sur l’autel de
Saint-Pierre-des-Préaux, l’acte par lequel il cède à
cette abbaye le domaine de Turstinville.
Trois «jeunes damoiseaux » assistent à cette céré-
monie : le fils d’Humfred des Préaux, Hugues de Va-
leron et Richard de Ldllebonne.
Or, quand tout est conclu, voici que Humfred se
précipite sur ses compagnons et leur distribue force
gourmades.
- Qu’avez-vous donc? demande vivement Richard
stupéfait et se frottant les joues. Pourquoi, diable,
m’avez-vous donné cette « grandissime claque »? rap-
porte textuellement une vieille chronique.
— Ami, répond Humfred, c’est parce que tu es plus
jeune que moi et qu’il est probable que tu vivras plus
longtemps. Comme ça, tu pourras, au besoin, témoi-
gner de la validité de ce contrat !
Peu à peu, pourtant, cette théorie brutale tomba
eù désuétude, mais il en resta encore tdes traces,
durant quelque temps, dans les esprits et dans les
mœurs.
Par exemple, en certaines provinces, les mères
avaient l’habitude de conduire leurs enfants en bas
âge an pied de l’échafaud où était exécuté un con-
damné et les fouettaient au moment où s’achevait le
supplice.
Elles pensaient que cette correction, infligée à cet
instant, se graverait mieux dans leur petite tête qu’un
spectacle inintelligible pour eux et leur rappellerait
longtemps le châtiment subi parle criminel.
LE MAGASIN PITTORESQUE
575
Celte dernière coutume fut très vivace, d’ailleurs,
car elle existait encore, paraît-il, il n’y a pas plus
d’une cinquantaine d’années, dans plusieurs villes du
Nord et du Midi; mais, pour en revenir aux procédés
employés, aux origines, comme sanction des contrats,
on ne saurait, — tout en n’admirant pas outre me-
sure la manie paperassière qui s’est emparée de nous
depuis, — regretter l’adoucissement des mœurs qui
s’est produit à cet égard.
Sans considérer le gros bouquin qu’on appelle, de
nos jours, le « Formulaire du notariat » comme le
dernier mot du progrès en l’espèce, on peut féliciter
les hommes d’avoir, depuis longtemps, renoncé à ces
tractions auriculaires et à ces gifles mnémotechni-
ques qui n’étaient dignes, en somme, que des temps
préhistoriques et barbares.
Georges LABBÉ.
30
Les Conseils de Me X...
J’ai connu, autrefois, un juge de paix de cam-
pagne, qui avait horreur du droit. Un code, même
fermé, l’épouvantait, et le seul mot de jurisprudence
suffisait à le mettre en fuite.
Il n’en était pas moins un brave homme, doublé
d’un excellent magistrat.
Car si le maquis des législations avait, à ses yeux,
des fourrés impénétrables, l’équité, en revanche, lui
était familière et inspirait toutes ses décisions. Par
elle, sa justice était douce et paternelle, pitoyable
aux petits, point dure pour les grands. Chacun s’in-
clinait, avec respect, devant ses sentences, et je ne
crois pas que jamais une seule ait été déférée au tri-
bunal d’appel.
C’est au fond des Alpes, dans un modeste chef-lieu
de canton, que ce juge modèle exerçait ses fonctions.
Il y vivait, d’ailleurs, parfaitement heureux, parta-
geant son temps, quand il désertait le prétoire, entre
la chasse au lièvre, sur le liane pierreux des monta-
gnes abruptes, et la pêche de la truite, dans une
jolie petite rivière, qui fuyait, hâtive et chantante, à
travers les saulaies.
Il avait même, ô médisance! la réputation de bra-
conner quelque peu, et certains collets tendus aux
bons passages, certaines nasses placées dans les
remous propices, en auraient, — affirmait-on, —
raconté long sur ce sujet, s’ils eussent été moins
discrets.
Mais personne ne se plaignait, et la gendarmerie
fermait les yeux, bienveillante. Qui donc aurait
cherché à faire de la peine à un magistrat aussi
aimable et aussi indulgent pour tous?
J’eus, un jour, l’occasion d’assister à son audience,
I et j’en sortis Vraiment charmé.
Deux causes seulement figuraient au rôle. Heureux
pays!
C’était, d’abord, celle d’un paysan des environs,
qui réclamait des dommages-intérêts pour diffamation
de son porc. Ce sympathique animal avait été, en
pleine foire, traité de s ale bêle par un individu mal
appris.
Mais le paysan fut débouté de sa demande. Non,
parce que le législateur, indifférent aux choses de
F agriculture, avait négligé de prévoir le cas d’un
cochon diffamé, mais parce que le principal intéressé
dans l’affaire, le pourceau, ne semblait point avoir
senti l’atteinte portée à sa considération, ni avoir
songé à relever l’outrage. « Or, — déclarait le
juge, — tout est personnel en pareille matière et nul
n’a le droit de se substituer à autrui, pour exiger
réparation d’une offense dédaignée par son destina-
taire. »
Certes, de tels motifs ne révélaient pas, j’en con-
viens, un bien puissant juriste. Et cependant, pour
cet auditoire de gens simples, ne valaient-ils pas
mieux que des considérations d’ordre plus élevé, ou
une savante dissertation sur la loi du 29 juillet 1881?
La seconde affaire était plus délicate.
Un fermier, subtil et astucieux, avait emprunté de
l’argent à son voisin, s’engageant, par écrit, à resti-
tuer la somme dans un an, le jour de Sainte-Ciboule.
Oui, de Sainte-Ciboule ! L’habile compère avait, tout
exprès, imaginé ce nom de sainte espérant, ainsi,
retarder indéfiniment l’heure de l’échéance.
Et comme depuis deux années déjà, il oubliait sa
promesse de remboursement, faisant la sourde oreille
à toute réclamation, son créancier avait dû l'assigner.
Alors s’engagea le dialogue suivant :
Le juge. — Pourquoi ne rends-tu pas l’argent qu’on
t’a prêté?
Le débiteur. — Je n’ai jamais refusé de le rendre.
Mais je ne dois rien encore. Je ne serai tenu de me
libérer que le jour de Sainte-Ciboule.
Le juge. — Mais 'il n’y a pas de sainte de ce nom
dans le calendrier.
Le débiteur. — Tant pis! J’attendrai alors qu’on l’y
mette.
Le juge, après réflexion. — Tu es, je le vois, d’une
mauvaise foi insigne. Mais ta fourberie ne te sauvera
pas. Je te condamne à rembourser la somme, avec
les intérêts, à la Toussaint prochaine. Ce jour-là, la
Sainte-Ciboule sera fêtée comme toutes ses sœurs et
tous ses frères du Paradis.
Certainement, Cujas lui-même n’aurait pas jugé
avec plus de sagesse.
Est-ce que, par hasard, la science du droit serait
un embarras, quand il s’agit de trancher des ques-
tions difficiles?
M. N...
PETITE CORRESPONDANCE
J. D..., Marseille. — Dans les ventes par filière, bien que
les marchandises vendues soient livrables à ordre, le lieu
de droit résultant de la vente originaire, entre le livreur
et le premier acheteur, n’en subsiste pas moins. Il n’y a
pas, dans ce cas, de novation.
R. M..., Cannes. — La nullité de la vente consentie par
le saisi postérieurement à la transcription de la saisie, ne
peut être invoquée que par les créanciers inscrits et le
saisissant, et non par le saisi ou ses créanciers personnels
postérieurs à la dite transcription.
C. F..., Montpellier. — Le représentant d’une maison de
commerce, accrédité sur une place comme chargé des
marchés de cette maison, engage définitivement cette
maison à l’égard des tiers avec lesquels il conclut des
marchés, sans qu’il ait à justifier, dans chaque affaire,
d’un pouvoir spécial de son commettant.
30
576 LE MAGASIN PITTORESQUE
RECETTES ET COjNSEILiS
Pour purifier une citerne, plongez-y un sac de charbon
de bois.
*
X- *
La vaseline, prise par demi-cuillerée à thé à la fois, gué-
rit le rhume.
*
* *
A. R. à Lille. — Pourquoi n’emportez-vous pas dans vos
bagages un flacon de ces petits comprimés de Vichy. État
si commodes pour avoir instantanément un verre d’eau
alcaline et gazeuse. Avec un flacon de 100 comprimés
pour 2 francs, vous avez en poche toute une caisse d’eau
de Vichy.
*
X- *
Si vous voulez conserver vos dents et les préserver de
la carie, usez de 1 Eau de Suez, dentifrice antiseptique qui
parfume la bouche.
Pour les soins du corps, essayez de YEucalypta, eau de
toilette antiseptique à l’Eucalyptus, et vous n’en voudrez
plus d’autre.
L'Eau de Suez et l’Eucalypta sont les produits préférés
du monde élégant.
x-
* *
Quand vous aurez fini des cuvettes et des seaux de bois,
mettez-les sens dessus dessous, dans le hangar ou dans la
cave, et jetez dessus de l’eau fraîche, pour les empêcher
de tomber en botte.
-X-
* *
Pour enlever les taches de vin sur le linge, couvrez-les,
dès quelles se sont produites, avec une couche de sel et
laissez en contact au moins une demi-heure ; rincez à l’eau
froide. Les taches disparaîtront alors très bien à la lessive.
*
* *
COLLAGE DES ÉTOFFES SUR MÉTAL OU SUR PIERRE.
Voici une intéressante recette que nous trouvous dans
le journal La Papeterie.
Pour coller de l’étoffe sur de la pierre ou du métal, on
peut employer une des formules suivantes :
1. Mélanger 100 parties de colle forte bouillante avec
1 partie de térébenthine, faire bouillir le mélange un quar-
d’heure en remuant, laisser un peu refroidir avant d’em-
ployer.
2. Un mélange de 2 parties de laque en écailles avec
3 parties d’alcool camphré et 4 parties de fort alcool
donne également de bons résultats.
3. Mélanger 100 grammes de poudre de caséine avec
600 grammes d’eau, ajouter 10 grammes d’esprit de sel
ammoniac ; faire dissoudre à chaud sans laisser bouillir.
On obtient ainsi une colle tenace convenant parfaitement
au but ci-dessus. La face de l’étoffe devant s’appliquer sur
la pierre doit être enduite de cette colle et séchée. On
chauffe légèrement la pierre, puis on enduit celle-ci de
colle de caséine, et enfin on y applique la surface pré-
parée de l’étoffe. Le séchage doit se faire à température
modérée. On peut se servir aussi de laque en écailles
dans les mêmes proportions.
*
* *
DESTRUCTION DES ROSEAUX DANS LES ÉTANGS.
On peut détruire des roseaux dans les étangs en les
coupant un peu au-dessous du niveau de l’eau. L’eau
pénètre alors dans l’intérieur du roseau et le fait périr.
Sans doute le moyen le plus sûr est de vider l’étang et de
labourer le fond pendant un été. Il est à observer du reste
qu’un peu de végétation et une certaine quantité de
roseaux ne nuisent pas aux poissons; au contraire, car
les roseaux donnent asile aux insectes dont les larves et
les œufs serviront à la nourriture des poissons.
-x-
* *
UN PROCÉDÉ POUR NETTOYER LES PORTES.
11 arrive souvent que les boiseries des portes, surtout
près des boutons, sont sales et noircies par suite des allées
et venues des enfants malpropres qui y laissent la trace
de leurs mains. 11 est quelquefois impossible d’enlever ces
taches avec de l’eau et bien que le savon abîme la pein-
ture, on est forcé d’y avoir recours pour les faire partir :
dans ce cas on verse deux cuillerées à soupe de borax en
poudre dans un seau d’eau chaude et on lave la pointure
avec cette eau. On n’emploie pas assez le borax pour net-
toyer les maisons parce qu’on ne connaît pas assez son
utilité. II ajoute encore aux propriétés détersives du savon
et corrige en même temps ses tendances corrosives; c’est
là surtout son principal avantage.
*
* *
INCOMBUSTIBILITÉ DES CONSTRUCTIONS.
Divers procédés ont été préconisés pour rendre le bois
de construction moins combustible. Certains théâtres ont
fait des essais de ce genre. On n’arrivera pas sans doute
à obtenir une matière incombustible, mais on peut aug-
menter la résistance du bois au feu et, s’il se consume,
ce sera par une carbonisation lente.
On emploie, en Russie, une peinture du bois avec du
verre soluble, et on lui additionne de la craie pulvérisée,
smon du tripoli. Un plafond recouvert de trois couches de
semblable peinture résista trois quarts d’heure à un gros
feu. On emploie aussi avec succès le sulfate d’alumine;
imbibé d’une solution de ce sel, le bois est ensuite impré-
gné de sulfate de potasse ; ce dernier corps détermine une
précipitation de l’alumine qui pénètre les pores.
Le procédé qu’on parait surtout recommander serait une
imprégnation du bois par une solution de sulfate et de
chlorhydrate d’ammoniaque mélangés dans la proportion
de 12 à 1. Cette injection se fait avec pression comme
celle des traverses de chemin de fer.
JEUX ET MJVIUSEJVIE^TS
Solution du problème paru dans le n° du septembre 1900.
Soit x le nombre de poiriers ;
Il y aura d’après l’énoncé : x -f 3 pommiers, x — 3 ce-
x 4 x
risiers, 1 pruniers, et — — 1 pêchers.
Il en résulte l égalité : 68 = 3x + 5 -r 2.
D’où l’on déduit ,r=15.
Il y a donc, 15 poiriers, 18 pommiers, 12 cerisiers, 4 pru-
niers et 19 pêchers.
Ce qui fait en tout 68 arbres.
Ont résolu le problème : MM. Etienne Motte, à Roubaix;
Tref, à Paris; Hermet, à Saint-Claude; Mlle Fabre, à Lille;
Denisot, à Cahors ; Mms Denise Guiguet, Henri Gautier, à
Courthezon; Dauphin, à Valence; Jeanne Martin, à Perpi-
gnan; Louis Vianey, à Pontarlier; Ach. Serras, à Gand;
Liotard, à Avignon; M“8 Louise Jacquet, à Genève; Henri
Silvestre, à Bourges; M”e Jeanne Hoen, à Paris ; Georges
Bornhaupt, à Bruxelles ; Chermiset-IIouzé, à Malines.
PROBLÈME
Une personne qui met sa montre en loterie fait des billets
1
à 1 fr. 10 et gagne 51 francs. Si elle avait fait — de moins
de billets quelle eût vendus 1 fr. 50, elle aurait gagné la
moitié autant de francs quelle a vendu de billets. Combien
valait la montre ?
Le Gérant : Ch. Guion
Paris. — Typ. Chamerot et Renouard. — 39818.
LE MAGASIN PITTORESQUE
577
A L’EAU
A l’Eau, par Mmo Virginie Demont-Breton. — Gravure de Guérelli:.
1er Octobre 1900.
19
578
LE MAGASIN PITTORESQUE
A L’EAU
C’est à Wissant, petit village du Boulonnais si-
tué sur le littoral entre le célèbre cap Gris-Nez
et le cap Blanc-Nez que Mme Virginie Demont-
Breton exécute tous ses tableaux dont la plupart
sont des sujets maritimes. On se rappelle aux
précédents salons : les Loups de mer, la Trempée,
Stella Maris, Jean-Bart, Hommes de mer, Dans
Veau bleue et combien d’autres compositions où
la grande artiste a représenté des scènes vues et
observées sur le vif.
Le tableau « A l'eau » que nous reproduisons
aujourd’hui retrace une de ces impressions res-
senties sur cette plage demeurée sauvage et pri-
mitive, loin des communications avec les cen-
tres mondains.
Exposé à Paris au Salon des artistes français
en 1897, « A l’eau » a figuré ensuite la même an-
née à l’exposition triennale d’Anvers et cette
ville en a fait l’acquisition pour son Musée.
Mme Demont-Breton y a exprimé un sentiment
maternel d’un caractère tout particulier, juste et
vrai, étant donné la nature de ses personnages.
Ce n’est pas la mère tendre que l’on a coutume
de représenter souriante, cajolant son enfant,
c’est la mère préparant ses jeunes gars à la rude
destinée qui les attend dans l’avenir en les trem-
pant à la mer.
Car, comme le dit elle-même l’auteur de ce
tableau dans une page consacrée au même sujet
et qu’on lira plus loin :
— « Bientôt sa mère ira le tremper à la lame,
car les mères savent qu’il les faut aguerrir de
bonne heure ces petits êtres qu’elles abritent en-
core dans les plis de leurs jupons. Pour en faire
de robustes marins, elles les accoutument à la
rude caresse des vagues » .
La solide femme de marin entraîne, dans son
élan vers la mer, son gosse encore novice et qui
résiste. Ses petits pieds ont senti le froid de l’eau
et il a peur, il se cramponne d’un poing crispé
et s’arc-boute sur son talon. L’autre bambin
qu’elle tient sur son liras droit, tout petit, n’a
pas encore l’âge où l’on s’effraye. 11 se laisse em-
mener, tranquille, inconscient.
Le frisson de cette journée grise passe sur ces
petits corps que tout à. l’heure la vague mouillera.
C’est en vain qu’il essayera de lutter, le petit
volontaire.
Une expression de mâle énergie contracte le
sourcil et la lèvre de cette femme de pêcheur
qui de ses enfants veut faire des hommes de
bonne trempe et l’autorité maternelle aura rai-
son de cette résistance, de cette terreur et de ces
larmes. X...
ERNEST LEGOUVÉ
La vénérable et sympathique figure que M. Le-
gouvé! Il est la joie et l’orgueil de sa famille et
de ses amis, l’honneur des lettres françaises. De
son vivant, il a obtenu de son immortalité un
avancement d’hoirie qu’il dépense sans compter.
Le voilà à la veille d’être centenaire! On lui sait
gré partout de donner un pareil exemple de lon-
gévité, flatteur pour ses collègues de l’Académie
et pour la France. Aussi voyez de quelle sollici-
tude on l’entoure; avec quelle anxiété on suit les
progrès de sa convalescence si, d’aventure, il
paye quelque léger tribut à la maladie, avec quel
sincère plaisir on propage la nouvelle de sa santé
revenue. Dans la famille française, il est un aïeul
choyé, dont on ne se lasse jamais d’entendre la
voix ou d’écouter les récils. Il lient toujours vail-
lamment la plume; tout ce qui part de sa main
porte la marque d’un esprit clair et ferme. 11 lient
encore l’épée galamment. C’est à ses études, à
ses travaux littéraires, qu’il n’a pas abandonnés,
qu’il doit cette souplesse et cette vigueur de pen-
sée qui émerveillent, comme il doit à l’escrime,
qu’il pratique depuis l’enfance, ce ressort et cette
endurance qui lui permirent naguère de reprendre
si vite le dessus dans l’accident de voiture dont il
fut victime. On peut dire que c’est l’épée à la
main qu’il a défendu sa vie contre le temps. Sait-
on, en effet, que M. Legouvé a été condamné par
les médecins vers l’âge de trente-cinq ans? Il était
atteint, paraît-il, d’une maladie d’estomac incu-
rable. II se crut perdu irrémédiablement et il at-
tendait sans espoir et sans bâte l’heure fatale,
lorsque le hasard mit sur son chemin un pauvre
diable, aveugle, dont les souffrances et la misère
lui firent paraître son propre sort fort enviable. Il
se ressaisit , se redresse et décide de lutter virile-
ment contre le mal. Un régime sévère d’hygiène
et d’exercice lui permet de trouver le secret de
tromper la mort comme un simple contre de
quarte. Secret excellent dont il faut le louer et
nous féliciter. Sa victoire, qui dure encore, est le
triomphe de la volonté!
Sa volonté aurait donc une seule fois, une fois
pour toutes, joué un rôle décisif dans sa vie, s il
est vrai, comme il le répondait à Sainte-Beuve,
qu’il n’ait obéi dans sa carrière qu’aux circon-
stances et qu'il soit « l’élève de ses affections. »
L’élève, soit! mais un élève qui passait maître à
LE MAGASIN PITTORESQUE
579
l’occasion. Certes on ne choisit pas sa famille, —
et il n’eût pu en rêver une meilleure que la sienne,
— mais on choisit ses amis, et M. Legouvé a ad-
mirablement choisi les siens. Il a été une intel-
ligence de premier. ordre servie par des amis.
Malade, M. Legouvé a découvert le moyen de
devenir presque centenaire. Orphelin de bonne
heure, il s’est vu entouré des plus hautes et des
plus sûres affections, comme si son cœur avait
un arriéré de tendresse. Ce n’est pas de lui qu’on
pourrait écri-
re qu'il a été
seul dans la
vie. Grâce à
son nom, à
ses relations,
il a été lié
avec tous
ceux qui ont
illustré ce
siècle. Poè-
tes, roman-
.ciers, musi-
ciens, ac-
teurs, chan-
teurs, politi-
ques, qui n’a-
t-il pas connu
et fréquenté ?
MUes Mars,
Rachel colla-
borent, pour
ainsi dire, à
ses succès
dramatiques.
Il monte à
cheval avec
la Malibran.
A Rome, il
est l’hôte
d’Horace
Yernet, chez
qui il entend
parler de Ber-
lioz qni, dans
la suite, devint de ses amis intimes. Casimir De-
lavigne, Béranger, l’ont conseillé à ses débuts
poétiques, et il a approché Musset, Lamartine et
Victor Hugo. Toutes les lyres! A la façon dont il
parle de ses amis, on s’assure qu’il était digne
d’eux. Quel meilleur éloge à faire de son carac-
tère? Il a toujours été d’une franchise, d’un com-
merce de tout repos. Ses Soixante Ans de Sou-
venirs sont d’exquises chroniques de l’amitié.
Il a été reçu partout, à la cour et à la ville. On
l’a vu au bal chez Louis-Philippe, en culotte de
Casimir blanc et en bas de soie; il a eu l’occasion
d’aller aux Tuileries, sousNapoléon III, pourpré-
senter des académiciens; il a entretenu les rap-
ports les mieux confraternels avec Thiers, qui le
priait à sa labié au temps de sa présidence. El
A la salle d’armes.
lui-même n’a-t-il pas été l’amphitryon le plus
suivi et le plus « véritable » ? On dîne chez lui
depuis si longtemps! La statue de Houdon, la
Frileuse , qui orne le poêle de sa salle à manger, a
vu défiler des générations de célébrités. Cette
divinité du foyer domestique, — où elle se ré-
chauffait déjà à l’époque du grand-père de M. Le-
gouvé, — a présidé de nombreuses promotions
de grands hommes. A la table familiale et hospi-
talière sont venus aussi s’asseoir de nobles étran-
gers : Dic-
kens et Ma-
nin. C’est Ma-
nin qui a en-
seigné l’ita-
lien à la fille
de M. Legou-
vé. Heureux
père ! Hom-
me rare, qui
peut donner
pour précep-
teur à son en-
fant le der-
nier des do-
ges de Veni-
se ! A voir de
quel cortège
royal de sou-
venirs est en-
tourée la vie
de M. Legou-
vé, on se sent
I r o u I) lé et
c o m m e
ébloui. Ce
vieillard a
pour nous je
ne sais quoi
d e m ysté-
r i e u x , de
doux et de
sacré. Il reste
le témoin glo-
rieux, le der-
nier survivant d’un passé qui est déjà rentré dans
la paix de l’histoire, et sur son front nous croyons
voir, ravivant son propre éclat, le reflet attardé
des gloires disparues.
Tandis que tout autour de lui s’est éteint ou
s’est transformé, M. Legouvé, en nous donnant
un exemple si magnifique de résistance, nous fait
aussi goûter pleinement le contraste de ce qui ne
change pas. Sa devise pourrait être celle des
d’Orange : Je maintiendrai ! Il a assisté aux
bouleversements de la politique el des régimes
sans cesser d’appartenir à un parti sans ambition,
qui se contente d’être épris de liberté, de tolé-
rance et de bonne humeur. Parisien et bourgeois
de Paris, b; développement de la grande ville ne
l’a pas contraint à quitter la maison qui l’a vu
580
LE MAGASIN PITTORESQUE
naître. Il n’a pas été exproprié de son amour pour
son quartier ni expatrié dans une rue toute neuve
« parvenue ». Ses yeux n’ont pas eu à se désha-
bituer des lieux chers et familiers. Il a grandi
dans l’appartement où il s’amuse aujourd’hui
avec ses arrière-petits-enfants. Enfin depuis 1834,
il va passer la belle saison à Seine-Port, dans la
petite villa qu’il y a achetée l’année de son ma-
riage. Cette villa, il l’aime pour tout ce qu’elle
lui rappelle, pour tout le passé qu’elle renferme.
« Je suis enraciné dans mon petit jardin comme
les arbres qui y poussent ». M. Legouvé est, en
effet, un « enraciné » au sens le plus élevé du
mot. Dans le coin du sol où le hasard l’a fait
naître, il a poussé les plus profondes et les
plus vigoureuses racines; il a été riche de toutes
les sèves fécondes de sa race et ses fruits, qui
n’ont jamais trompé les espérances, ont été [le
produit savoureux d'une espèce d’élite et d’une
culture délicate.
Héritier d'un nom célèbre, fils de poète drama-
tique. de professeur, d’académicien, il a été poète
dramatique, professeur et académicien. Il a perdu
son père à l’âge de cinq ans, mais il l’a « retrouvé »
partout dans sa vie littéraire. C’est son père qui
a, pour ainsi dire, dirigé ses premiers pas, l’a
pris par la main et l’a présenté à ses amis, à ses
collègues. M. Legouvé va à l’Académie pour la
première fois en 1813. 11 a six ans. C’est la pré-
sentation au Temple. On reçoit le successeur de
son père, Alexandre Duval. L’orphelin excite
l’intérêt, la curiosité et un peu aussi la compas-
sion. Une dame, habituée de ses solennités, l’em-
brasse sur le front, en murmurant : « Pauvre
petit! » Il semble qu’il devient dès lors l’enfant
adoptif de l’Académie. Penseriez-vous que le rêve
de sa grand’mère, qui l’élevait, était qu’il ache-
tât plus tard une étude de notaire. Ce rêve fut
dissipé par Gall lui-même, le phrénologue fa-
meux, qui, consulté fortuitement dans un salon,
déclara, après avoir palpé le crâne du petit Le-
gouvé : « Cet enfant ne sera jamais notaire!... Il
sera le Jils de son père. Il fera des vers. »
M. Legouvé s’est appliqué à donner raison à la
phrénologie. A vingt-deux ans il obtenait de l’Aca-
démie le prix de poésie. Ah! ce prix de poésie!
quelle place il tient dans ses souvenirs, dans sa
vie! quelle influence il a exercée sur son avenir!
Ce furent « les premiers feux de l’aurore » dont
parle Vauvenargues. Ils lui ont éclairé et enso-
leillé sa route et lui ont laissé entrevoir le but
à atteindre. Désormais son siège est fait, son siège
à l’Académie, et quand il y entrera, en 1855, on
pourra se figurer qu’il vient y occuper de droit
un fauteuil de famille, réservé depuis longtemps.
C’est encore son père, l’auteur du Mérite des Fem-
mes, qui l’a mis sur le chemin du Collège de
France. Jean Reynaud, qui était alors son voisin
de campagne, lui demanda un beau jour de lui
écrire pour son Encyclopédie l’article Femmes.
M. Legouvé. surpris, se récrie, se juge incapable
de mener à bien l’entreprise, mais Jean Reynaud
insiste, et pour triompher de ses résistances lui
porte un argument de grâce : « Vous devez ce
travail à votre père. Cela fait partie de votre héri-
tage! » C’est ce travail qu’il devait exposer plus
lard dans son cours au Collège de France.
« Mon père était un très habile lecteur. Une
partie de son succès au Collège de France tenait
à ce talent. » M. Ernest Legouvé a attaché son nom
à une révolution pacifique qu’il a faite presque à
lui tout seul dans l’art delà lecture. Avant lui,
sans doute on lisait en France, mais on ne savait
pas lire. Bien lire, c’est mettre l’orthographe
parlée, c’est mieux et plus encore, c’est exprimer
les nuances qu’un écrivain a répandues dans sa
prose ou ses vers, c’est comprendre et faire com-
prendre. On a dit de Marivaux qu’en cherchant
des finesses d’expression il avait trouvé des
finesses de sentiment. De même des finesses de
lecture découvrent des finesses de pensée. Ainsi
entendue, la lecture est un instrument précieux
de critique littéraire. Les acteurs étaient autre-
fois à peu près les seùls capables de lire, de dire.
M. Legouvé a surpris leur secret et l’a mis à la
portée de tout le monde. Il a tiré de ses observa-
tions non pas une théorie, mais un ensemble de
remarques, de conseils pratiques qui lui ont per-
mis, grâce â 1 intelligente initiative de feu Bersot,
de professer à l’École normale un cours de lec-
ture aujourd'hui classique. Avons-nous besoin
d’ajouter que M. Legouvé est un lecteur parfait?
Il ne se lasse pas de travailler un morceau, une
page de littérature. Il les lit et les relit jusqu’à ce
qu'il en rende, par la voix, toutes les intentions,
tout le sens. Le directeur du Magasin Pittoresque,
qui était son hôte à Seine-Port, le trouve radieux :
« Vous me voyez ravi, mon cher ami. Voici huit
jours que je cours après une intonation. Je l'ai
enfin trouvée ce matin dans une allée de mon
jardin! »
Son goût pour la lecture va de pair avec sa
passion pour l’épée. Il l’a maniée et il la manie
comme la plume, en maître. Il a mis l’une au
service des idées nobles et droites comme il eût
dégainé l’autre pour des causes loyales. La vieil-
lesse ne lui a fait tomber des mains ni l'une ni
l'autre. Il estime qu’une partie d’épée est une
causerie pleine de vives répliques et de fines ré-
parties. Rien de plus français qu’une conversation
de la sorte, toute en « phrases » nerveuses, ra-
pides. Pour le psychologue, l’épée est un instru-
ment d’observation. A peine commence-t-il à tirer
qu’il voit clair dans l’âme de son adversaire, il en
connaît les défauts, les qualités qui se montrent
d’instinct. Malgré la cage métallique où l'on en-
ferme sa tète, on est « démasqué » tout de suite.
Les plus réservés, les plus renfermés s’échappent
et se trahissent. L’épée, c’est l’homme !
Pour achever de couronner le portrait de ce
chevalier de lettres, disons qu’il adore les fleurs.
C’est à Seine-Port que lui est venu cet amour.
LE MAGASIN PITTORESQUE
581
« Depuis ce jour-là mes rosiers, mes lilas, mes
arbustes sont devenus pour moi autant d’êtres
vivants, avec qui j’habite, avec qui je cause, qui
me conseillent, qui me consolent, qui me donnent
des leçons d’harmonie, de coloris. Je disais un
jour à Gounod : Venez entendre chanter mes
glaïeuls. Le joli mot. L’engageante invitation
pour un mu-
sicien ! M. Le-
g o u v é n’é-
prouve pas
dans son par-
terre la joie
égoïste de i a-
mateur de tu-
lipes. Il offre
son j a r d i n
c o m m e u n
bouquet. Cet
amour des
fl e u r s , les
siens se com-
plaisaient à le
satisfaire.
Un soir de
la froide sai-
son dernière,
je me rappelle
avoir vu dans
sa' chambre,
sur une com-
mode ancien-
ne, deux su-
per b esaza-
lées, blanches
et roses, qui
mettaient
dans la pièce
simple et cal-
me une note
de grâce et de
gaieté fémi-
nines,comme
un coin de
loge d’actrice. Il relevait de maladie et l’on avait
salué sa guérison de la plus charmante manière,
en apportant un peu de clair printemps au re-
nouveau de son hiver. Dans cette atmosphère
tiède et parfumée, il allait, à petits pas, s’arrê-
tant, pour me les montrer, devant les portraits
qui couvrent les murs de sa chambre, portraits
de ses amis, presque tous illustres et défunts,
qui ne le quittent pas, qui l’entourent, et qu’il
peut contem-
pler à toute
heure. C’estla
garde d’hon-
neur de sa
majestueuse
v i e i 1 1 e s s e .
Cette scène
intime des
portraits, ce
voyage au-
tour de sa
c h a m h r e
étaient d’un
plaisir rare...
Mais n’est-ce
pas aussi une
vision bien
t o u c h a n t e
que de se re-
présenter ce
vieillard,
bientôt cente-
naire, cueil-
lant dans son
jardin de ses
doigts dessé-
chés, faits
pour feuille-
ter l’herbier
des souve-
nirs, les fleurs
éclatantes de
fraîcheur et
de linesse et
p r o m e n a n t
paisiblement
son siècle dans le triomphe odorant de ses roses
d’un jour! Joseph GALTIER.
Au coin du feu.
LES ATELIERS DEPARTEMENTAUX D’ESTROPIÉS
Cela est devenu un lieu commun de dire que
les progrès incessants du machinisme rendent
véritablement terrible pour tous les travailleurs
cette lutte pour la vie (pii, au reste, ne fut jamais
un badinage; mais peut-être ne nous ligurons-
nous pas bien à quel point cette concurrence de-
vient meurtrière pour tous ceux qui, dès l’entrée
dans la vie, ou au cours de la lut le, ont perdu une
partie des seules armes dont la nature les avait
pourvus, c’est-à-dire une partit* de leur corps, un
bras ou une jambe, par exemple.
Aux pauvres gens tout est peine et misère.
hélas! depuis Gringoire, ce cri de pitié n’a ja-
582
LE MAGASIN PITTORESQUE
mais cessé d’être vrai, el les fameux progrès de
la civilisation ne sont [tas près, encore, d’être
profitables à tous les hommes indistinctement. Et
nous voyons même, avec douleur, que ces progrès
ne peuvent aller sans de nombreux sacrifices hu-
mains, puisque ces malheureux estropiés dont
nous voulons nous occuper ici ont été, pour la
plupart, mis hors de combat, — raffinement de
la fatalité, — par cette machine même, qui déjà,
tuait, par sa
concurrence,
des milliers
de travail-
leurs.
Devant
d’aussi na-
vrantes réali-
tés, nous
avons coutu-
me de ne pas
nous al tar-
der,soucieux,
avant tout, de
notre propre
santé, et du
bon fonction-
nement, de
nos facultés
digestives ; je
parle ici au
plus g r a n d
nombre, et je
me hâte de
convenir
qu’il y a des
exceptions à
cette règle de
l’égoïsme, et
que la race
des philan-
thropes n’est
pas près de
s’éteindre.
C’est préci-
s é m e n t, d e
l’un de ces
hommes charitables que je voudrais vous en-
tretenir ici, en vous initiant de cette belle
création des « ateliers départementaux d’estro-
piés ».
Le créateur, c’est un de nos conseillers muni-
cipaux, M. Marsoulan; n’attendez pas que je vous
donne ici la biographie plus ou moins élogieuse
de cet édile; ne me demandez même pas son éti-
quette, sa couleur politique; je ne connais rien et
ne veux rien connaître de tout cela; c’est, en
effet, de la création philanthropique de M. Mar-
soulan, qu’il s’agit; occupons-nous donc unique-
ment de ce sujet, et montrons la généreuse ini-
tiative de cet homme : ce sera, je crois, l'éloge le
plus sincère que nous puissions faire de lui.
Ayant constaté que, dans notre société actuelle,
le malheureux estropié n’avait, tout au juste, que
deux carrières à embrasser, ou entre lesquelles
choisir, savoir : la mendicité ou la mort, — car,
je vous le demande, comment accueillir dans un
atelier un manchot ou un cul-de-jatte ? - — M. Mar-
soulan résolut de contrarier, à lui tout seul, cette
loi sauvage, el, sans tambour ni trompette, il
s’occupa aussitôt de créer un atelier où précisé-
ment, tous
les ouvriers
fussent des
estropiés.)
Et, sans
faire appel
à d’autres
cœur’s qu’à
ceux de ses
collègues, il
parvint très
vite, les ayant
convaincus, à
mettre à exé-
cuta o n son
projet.
Le 9 mai
1 899, l’atelier
départemen-
tal d’estro-
piés de Mon-
treui 1 était
installé, sur
une partie de
l’emplace-
ment d’une
ancienne usi-
ne, 50, rue Ar-
mand-Carrel.
Disons tout
de suite,' et
sans aucune
flatterie, que
M. Marsoulan
a été et con-
tinue d’être
l’âme de cette
magnifique création, à laquelle le 9 mai 1900,
c’est-à-dire un an jour pour jour après l’ouver-
ture, il vient de donner une sœur, à Paris même,
13, rue Planchât, près la place de la Nation.
Mais, demandez-vous déjà, comment M. Mar-
soulan avait-il créé cet atelier, de quels éléments
Lavait-il formé, quel travail y demandait-il, et
surtout, comment avait-il pu trouver toute une
équipe d’estropiés capables de faire un même
travail ?
Les réponses, vous allez le voir, sont très sim-
ples.
M. Marsoulan avait obtenu de l’Administration
la fourniture des travaux de brochage el de reliure
îles ouvrages, des documents officiels, des Biblio-
VAi-ï
A la presse à percussion pour le satinage,
LE MAGASIN PITTORESQUE
583
thèques de la Ville; puis il avait réparti ces tra-
vaux entre tous les estropiés quelle que fût leur
ancienne profession, vous entendez bien, et, avec
l’aide de quelques-uns d’entre eux qui étaient
précisément d’anciens papetiers ou d’anciens
relieurs, il avait, au bout de peu de temps, obtenu
un atelier aussi homogène et, croyez-moi, mieux
discipliné que le plus exemplaire des ateliers
ordinaires ; tous ces hommes si divers s’étaient
mis à l'ouvra- • ‘
ge et avaient
appris le mé-
tier.
Mais le mi-
racle accom-
pli par M.Mar-
soulan ne
s’arrête pas
là. A tous ces
hommes, —
ou ces fem-
mes — de
tout âge, de
toute origine,
on peut dire
de toutes in-
firmités, il
assurait ainsi ,
en m ê m e
temps que du
travail, l'or-
gueil si long-
temps rêvé
par eux de
pouvoir « ga-
gner leur vie ».
Comprenez-
vous la gran-
deur de ce
bienfait?
M. Marsou-
lali voulut
que ces estro-
piés ne lus-
sent pas hu-
miliés, etc’est
pourquoi il leur donna un salaire; aussi voyez-
vous que l’établissement de Montreuil et celui de
la rue Planchât ne s’appellent pas des « asiles »,
mais des « ateliers ».
J’ai visité, dans le détail, en compagnie de
M. Marsoulan, ces deux ateliers, et je vous assure
que j’ai été profondément remué au spectacle de
tous ces hommes longtemps jetés sur le pavé,
redevenus tout à coup, par la grâce d’un brave
homme, des travailleurs gagnant leur vie, et tra-
vaillant avec d’autant plus d’ardeur et de courage
qu’ils avaient connu l’horrible, l’imméritée souf-
france d’être des inutiles et des « gêneurs ».
Si même je ne craignais de prêter à rire
j’avouerais tout bonnement qu’en serrant, pour
Au laminoir.
prendre congé, la main de M. Marsoulan, j’avais
les larmes aux yeux et que je me suis retenu,
vraiment, de l’embrasser.
D’ailleurs, j’ai pu remarquer dans les yeux de
tous les estropiés devant lesquels nous passions,
au cours de notre visite, cet amour, cette véné-
ration du « patron ».
Mais j’ai promis de ne pas être un vil flatteur,
et pour vous montrer si je le suis, je dois tout de
suite vous
faire pénétrer
dans ces ate-
liers et vous
les faire con-
naître.
Je n’ai pas
à m’attarder
à la descrip-
tion des lieux;
puisque l’il-
lustration
vous donne,
là-dessus,
pleine satis-
faction. Re-
marquons
s e u lement
que ces ate-
liers ne com-
portent au-
cuns orne-
ments, aucu-
ne fioriture ;
remarquons,
au-dessous de
la pendule,
cette devise
réconfortan-
te : « Le tra-
vail honore
l’homme. »
Tous les es-
tropiés sont
au travail;
vous enten-
d r i e z u n e
mouche voler; il y a pourtant là, parmi quelques
vieillards, des jeunes gens, des adolescents
même.
Le spectacle de toutes ces infortunes physiques
n’est pas, comme on pourrait le croire, très dou-
loureux; c’est (pie tou les les infirmités ne sont
pas apparentes; sous la table, se cachent des
jambes de bois, des hernies, des paralysies; nous
n’apercevons, nous, que deux hommes manchots ;
l’un est un jeune ouvrier de 19 ans, qui, de sa
seule main, fait le pliage des feuilles, et si vous
voyiez avec quelle dextérité, avec quelle agilité !
Deux femmes et une fillette cousent les cahiers.
Et ce <pie vous admirez sans cesse, en regardant
travailler tous ces brocheurs et tous ces relieurs
LE MAGASIN PITTORESQUE
58 i
c’est précisément cette longue habitude qu’ils
semblent avoir d’un métier que, il y a un an, ils
ne soupçonnaient même pas; certains, en effet,
sont d’anciens maçons, d’autres des charretiers;
des deux contremaîtres, l’un, celui de Montreuil,
est un ancien chaudronnier, l’autre, celui de la
rue Planchai, est un ancien minotier; ce dernier a
une jambe de
bois.
Mais voici,
contre le
mur, un ex-
trait du règle-
ment des ate-
liers.
Parcourons
ce papier, qui
va nous ren-
seigner par-
faitement sur
le fonction-
nement des
d e u x mai-
sons.
« Pour être
admis dans
l'atelier, l’ou-
vrier devra
produire les
justifications
suivantes :
« Les muti-
lés par suite
d’accidents
de travail
devront prou-
ver 1 origine
du lieu o ù
s’est produit
l’accident. Si
ce lieu est
dans Paris ou
le départe-
ment de la
Seine, l’ad-
mission sera
de droit.
« Si le lieu
d’origine île l’accident est hors du département
de la Seine, le pétitionnaire devra justifier qu’il
appartenait à une maison ayant son domi-
cile réel à Paris ou dans le département; qu’il
avait été envoyé par cette maison pour faire,
un travail passager, et que l’accident est arrivé
pendant ce travail.
« Les infirmes devront établir qu’ils appartien-
nent aune famille ayant plus de dix ans de domi-
cile réel et continu dans Paris ou le département.
« Il faudra, en outre, que l’infirme ait toujours
habité les mêmes points, sous réserve des
séjours d’hôpitaux appartenant à l’assistance
Le chef « grecqueur
ou au département, tels que Berck ou autres.
« L’atelier est ouvert de 7 heures du matin à
6 heures du soir, du premier avril au 30 septem-
bre, et de 8 heures à 6 heures du 1er octobre au
31 mars.
« Le salaire minimum est de 1 fr. 25; il est
payé chaque samedi. »
Ajoutons
, qu’à ce sa-
laire M. Mar-
| soulan a eu
la généreuse
idée d’ajouter
des primes
d’encourage-
ment, de
0 fr. 25 desti-
— "A nées aux plus
méritants.
La nourri-
ture est don-
née dans les
ateliers mê-
me, par les
concierges ;
les deux re-
pas coûtent
aux estropiés
0 fr. 85 centi-
mes.
L’ouvrier
qui a une fa-
mille conti-
nue à vivre
chez lui, et
le salaire
qu’il a ainsi
gagné [hono-
rablement,
contribue à
alléger les
charges de
cette famille.
Enfin, le per-
sonnel se
compose d’un
régisseur, et
d’un compta-
ble chargé de la direction, qui, tous les deux,
siègent à l’atelier de Montreuil, de deux contre-
mai Ires, un par atelier, et de deux concierges.
J’allais oublier de vous annoncer que M. Mar-
soulan, qui veille incessamment, et en personne,
à la bonne marche de ses maisons, vient de faire
l’acquisition d'une petite voiture et d’un petit âne,
lesquels sont destinés au transport des ouvrages
de la brochure à la reliure, c’est-à-dire de Mon-
treuil à la rue Planchât.
Outre les légitimes satisfactions qui leur sont
LE MAGASIN PITTORESQUE
585
données, c’est-à-dire outre le contentement d’être
des travailleurs et l’assurance de gagner le pain
quotidien, les estropiés connaissent bien des pe-
tits plaisirs, et jouissent de ces petites distrac-
tions qui sont si chères à presque tous les hommes :
ils peuvent fumer, lire, ils jouent aux cartes, et,
chaque jour, à
trois heures,
ils prennent
un repos d’un
quart d’heure ;
le dimanche
matin, ils re-
çoivent là vi-
site du perru-
quier et se font
« bichonner »
à leur aise.
Vous en ver-
rez dont la Ca-
p o u 1 ou la
Br es san t est
irréprochable.
Enfin, il y a
deux mois, ils
ont connu,
comme les
maires , les
joies du ban-
quet de corps.
A l’occasion du 14 juillet, en effet, M. Marsoulan I
avait obtenu, du Conseil municipal et du Con- |
seil général, une somme de 300 francs, deslinée
à régaler ses ouvriers, je vous assure que la plus
franche cordialité — comme dit le cliché — n’a
cessé de régner pendant le festin. On a même
ri, bu et chanté, avec belle humeur. Et ce fut
même un banquet bien supérieur à tous ceux
auxquels nous
sommes habi-
tués, car on
n’y prononça
pas de dis-
cours.
Je viens de
vous donner,
très sommai-
rement , une
idée des belles
créations de
M. Marsoulan;
je ne crois pas
devoir insis-
ter sur leur ef-
ficacité; d’ail-
leurs, chacun
de vous peut
visiter ces ate-
liers, et même,
bien entendu,
s’il lui plaît, contribuer à leur accroissement.
Paul DàRZAC.
Un brocheur.
E W I T A J_ X E
NOTES DE VOYAGE
Monte-Oliveto.
Sienne, avril.
En quittant Sienne, le train descend rapidement
la colline et file vers l’Arbia, dont l’écume recou-
vre encore, sur les rives, des flaques desséchées
de sang florentin. De loin, on aperçoit Monte-
Aperto, la tragique montagne où Farinata dei
Uberti se jura, en endossant son armure, de
vaincre ses frères qui l’avaient chassé, mais aussi,
s’il était vainqueur, de leur pardonner. Sont-ils,
ces paysages évocateurs, aussi puissants que mon
imagination les crée? Et le passant , auquel le nom
d’Arbia ne représente qu’un cours d’eau ondulé,
se sent-il étreint en le traversant par un senti-
ment poignant et tragique? Laissons du moins à
ceux qui peuvent meubler les paysages, la joie
de leurs souvenirs. Voyager pour voir et être
ému par la seule splendeur ou par l’horreur dos
choses, est une manière qui a son prix et souvent
fertile. L’autre manière, qui esL d’ajouter, ou
d’opposer aux contrées parcourues les événe-
ments mémorables dont elles furent le théâtre,
est du moins édifiante. Et si j'ai- vu tout à l’heure
Farinata bousculer un Buodelmonte dans la ri-
vière, ma conscience ne prend-elle pas une
forte leçon, le citoyen que je suis n’est-il pas
inoubliablement enseigné ?
Tout à coup le paysage change. De riant qu’il
était il devient sévère. La végétation cesse pres-
que complètement. Çàet là le pauvre paysan, sur
une terre cabossée, dispute à l’argile (pii couvre
toute nette contrée de maigres coins brunâtres.
Les charrues ont creusé des sillons qui semblent
des rails de montagnes russes. On dirait que le
bœuf a tracé son labeur sur une mer mouvante,
sur des vagues. Cent mètres carrés de cette ciil-
ture acharnée et tout de suite la désolation re-
prend pendant des lieues. Et, par-ci par-là, l’ef-
fort de l’homme apparaît à quelque coin labouré,
quelques oliviers plantés, quelques herbes arra-
chées.
Peu à peu, pourtant, la désolation l’emporte.
L’argile grisâtre étend plus largement ses vagues;
586 LE MAGASIN
elle emplit tout l’horizon. Et lorsque le train
arrive à la station d’Asciano où attendent les voi-
tures qui vont nous mener à Monte-Oliveto, il y
a bientôt une heure qu’il ne roule plus que sur
une terre convulsée, dans la cendre.
Avez-vous vu, au Louvre, le relief par lequel
M. et Mme Dieulafoy représentent les lieux où ils
ont opéré leurs fouilles de l’Acropole de Suze?
Vous avez vu ce terrain gris, couleur gorge de
pigeon un peu; vous avez vu ces fentes ravinées,
cette poussière qui semble couler, détrempée,
et former des précipices? Réalisez ce relief en un
pays de plusieurs milliers de kilomètres carrés
et vous aurez l’image de cette contrée
La route est taillée dans cette terre de fouilles.
Elle contourne docilement les plus petits monti-
cules de sable, se glisse au bord des plus ravi-
nés précipices — précipices? la chute serait
sérieuse ; et sa crainte est apaisée seulement par
la sensation d’une culbute dans la vase que sem-
ble cette terre épaisse, pâteuse et molle à la fois.
Ce sol est, en réalité, très friable. La moindre
pluie le fait couler et en déforme les contours.
De là, ces entailles continuelles qui s’entremêlent
el créent ainsi des pics, des collines, des cuvettes
de mers intérieures, des montagnes, en minia-
ture. Mais il y en a tant, cela s’étend si loin, à
perte de vue, que cette route suivie devient peu
à peu un chemin impossible et irréel. Rien,
que l’argile grise, rien que le moutonnement
de ces cendres. Le vent souffle avec rage, mena-
çant de renverser la voiture. Il est libre dans
cette plaine. Il y vagabonde, impétueux. Et lors-
que nous apercevons, au loin, sur la route, quel-
ques formes humaines adossées à un coin de
rocher, la sensation pénible qui nous poursuit
depuis le début de notre course, se fixe et se pré-
cise. Quels sont ces hommes? Des brigands? Et
nous sourions. Mais l'impression est exacte.
Ces hommes, nous le verrons tout à l’heure et le
devinons déjà, sont de paisibles cantonniers. Si
pourtant, notre cocher vient à se retourner vers
nous, pour nous prévenir civilement d’avoir à
vider nos poches, et si deux mousquets se dres-
sent, nous ne serons nullement surpris.
Et nous nous attendons, à défaut de brigands,
;i voir sauter par-dessus les fondrières et bondir
sur les rochers des bandes affamées de loups
voraces. La louve décharnée, aux pauvres pen-
dantes mamelles, que Sienne mit sur son blason,
c’est ici qu’elle la vit rôder et l’entendit rugir;
c’est ici qu’elle la prit au piège pour en faire le
symbole de son courage, de son indépendance et
de sa fierté.
Seuls, sur cette route dont les lacets se dérou-
lent à l’infini, ils nous semble être au milieu du
plus perdu des déserts, loin de toute humanité,
entraînés par je ne sais quel coup de folie dans
une exploration impossible. Cette route ne peut
être fréquentée. Ce pays ne peut être habité, c’est
le pays de la mort et de l’épouvante.
PITTORESQUE
A l’horizon, je cherche en vain le volcan qui a
jeté ici la lave. Je songe à la Pompéi toscane,
grande comme dix fois Paris, qui est peut-être
endormie sous cette terre que le vent, semble-t-
il-, tellement elle paraît légère, va emporter. Que
des pioches éventrent ce sol impalpable et une
nouvelle cité splendide nous apparaîtra 1
Mais non; nul sommet n’apparaît. Rien ne dort
sous cette poussière. C’est ici, alors, peut-être,
le fond boueux d’un lac préhistorique ou l’humus
mis à jour d’une antique forêt?
Ces hypothèses insensées nous hantent, mal-
gré notre raison qui nous dit que ce pays fut
toujours ce qu’il est, isolé, rebelle et farouche. Les
paysages de Y Enfer, les voici ! Dante s’inspira de
cette frontière des Maremmes pour nous décrire
les cercles où le guidait Virgile. Je les reconnais,
je les vois maintenant, les lieux qu’il évoque avec
une horreur sublime. A Florence, à San-Gemi-
gnano même, je me demandais où Alighieri avait
pu s’inspirer d’une aussi sauvage nature. Et j’at-
tribuais à l’exil et aux murailles et tours orgueil-
leuses de sa cité, les imaginations de son cœur
meurtri. C'est que je n’étais pas encore venu ici,
je n'avais pas franchi cette argile. Tels les abords
de l’Enfer, telle cette région toscane de la mort.
Et lorsque, enfin, mon compagnon el moi nous
descendons du vetturino, il me semble que nous
sommes les deux ridicules pèlerins d’un voyage
définitivement décrit, le Virgile et le Dante im-
puissants et rabougris d’un Enfer dépeuplé.
*
En contre-bas d’un village misérable et sinistre
que nous traversons, sur un pic isolé, au milieu
de cyprès et de rares oliviers, une masse rouge
sombre s’écrase, dominée par un clocher massif.
C'est Monte-Oliveto. Tout autour le néant, l’abîme
profond de l’argile ravinée et précipitée. Com-
ment peut-on parvenir à cette sorte de cité ? Il
semble qu’il faille grimper le long des parois
grises avant de mettre le pied sur le terre-plein.
Il y a une route pourtant. Ce pic est relié à la
chaîne d’argile par une arête fine. Cette arête a
été sectionnée à son sommet dans toute sa lon-
gueur et la base de cette section forme la route.
A droite et à gauche des ornières creusées par les
roues des voitures, l’espace nécessaire pour le
garage d’un piéton et, brusquement, le saut.
On s’engage sur cette route; on passe sous une
porte, sorte de Jour crénelée qui disait la puis-
sance temporelle des moines et affirmait leur
souveraineté séculière; on suit un chemin bordé
de cyprès et on parvient à une petite place où
sont les écuries et l'abside de l’église.
L’abbaye se compose d’un grand quadrilatère
tout en briques, à deux étages. Sur trois faces les
fenêtres des cellules s’ouvrent sur la désolation de
la mer d’argile, que rien ne borne à l’Ouest où
elle se perd dans les Maremmes. Sur la quatrième
face l’église sort des murailles et projette son
LE MAGASIN PITTORESQUE
587
abside. Du côté de l’Est, les murs sont à pic, sou-
tenus par des contreforts épais, contournés par
un étroit chemin de ronde. De là on aperçoit le
petit village qui semble veiller sur le monastère
et le protéger. Au Nord, des allées serpentent
entre une double rangée de cyprès conduisant à
de petites chapelles abandonnées, à des « points
de vue » d’où l’on découvre, à l’Ouest, les tours
de Sienne. «
Un homme, un paysan, nous introduit dans
une salle basse, voûtée, où une longue table
nous donner à manger. Un peu d’eau à boire
seulement... Et, déconfits autant de la triste réa-
lité de l’aventure que du manque d’aventures,
nous dévorons quelques os de poulet précaution-
neusement apportés avec un croûton de pain.
L’homme nous raconte alors que le couvent a
été désaffecté. L'Etat s'en est emparé et l’eptre-
tient. Monte-Oliveto dépend de l’Académie des
Beaux-Arts de Sienne qui prend soin de ses
murs, de sa bibliothèque — si dépouillée et triste !
— et de ses peintures. Les artistes et les savants
couverte d’une nappe blanche nous accueille.
Par quel festin, dans ce désert si morne, notre
histoire de brigands va-t-elle se prolonger? Au
cœur de la plantureuse Toscane, cette désolation
a failli faire de nous, tout à l’heure, des halluci-
nés. Quel démon veut donc continuer notre fève
en nous offrant, dans cette solitude, les agapes
d’Ali-Baba? Ce pays est hanté, on va nous y ser-
vir, avant la pillerie, le festin de Pantagruel. Et
je me prends à souhaiter quelque aventure à la
Scudéri, un piège de modernes malfaiteurs, de
brigands civilisés. Ab ! quelle couleur cela aurait,
ici, une rançon doucement sollicitée, obséquieu-
sement imposée !
Hélas ! après nous avoir laissés seuls un mo-
ment, — c’est cela, ils préparent leur coup ! —
l’homme revient. Et gravement il nous ramène à
la réalité des choses : il n’a absolument rien à
qui veulent y séjourner doivent en faire la de-
mande à Sienne. Il y a des chambres, suffisantes,
au plein soleil. Et si l'on veut être, visiteur d’un
jour, accueilli par quelques fiaschi et quelque
polenta, il faut prévenir deux jours d’avance de
sa venue. Notre chef de brigands est le gardien
hôtelier. C’est un fonctionnaire et un cuisinier.
Nos os rongés, l’homme nous ouvre une porte
et nous lâche dans le couvent. Un premier cloître
d’abord, petit, puis une autre porte, et nous en-
trons dans le grand cloître, l’illustre cloître du
Sodoma, pour lequel l’administration prévoyante
a fait un désert de ce monastère florissant.
Tout le long de la route, si tragique, et jusqu’à
cet instant où la porte du cloître nous fut ouverte,
je les avais un peu oubliées ces peintures du So-
doma qui étaient pourtant le but de cette excur-
sion à la Faust, dans la désolation de la terre
L’abbaye de Monte-Oliveto.
588
LE MAGASIN PITTORESQUE
morte et du vent infernal. Mais les voici. Et l’amu-
sante illusion, notre jouet de tantôt, s’envole à
jamais. C’est bien toujours, même ici, la terre
Toscane, ici rayonne bien toujours l’âme incom-
parable de la Renaissance. Je suis à Florence,
je suis à Sienne, je suis ici comme partout d’où
je viens, depuis que je foule ce sol sacré. Un
musée incomparable se déroule sur les parois de
ce cloître. La légende de saint Benoît rayonne au
grand soleil, naïve à la fois et raffinée, naïve dans
ses faits, si raffinée sous le pinceau du Sodoma.
11 serait injuste de demander au Sodoma la foi
d’un Giotto. Les fresques de Santa-Croce et de la
chapelle des Espagnols m’avaient ravi par la pu-
reté et la ferveur qu’elles révélaient dans l’âme
de leurs auteurs. Et si l’Angelico reste le rayon
de joie lumineuse, de grâce et de finesse pieuses
de l ’art toscan, peut-on exiger de ceux qui vécurent
cent cinquante à deux cents ans après ceux-là,
une aussi simple vertu? Les temps héroïques sont
finis. Benozzo, déjà, a passé. Il a fréquenté le pa-
lais Medici, et s’il conserve la probité il n’a plus
l’innocence. Ses fresques de San-Gemignano sont
d’un artiste qui a compris et qui a voulu, elles ne
sont pas d’un croyant. Après lui, le Sodoma ap-
paraît comme un prodigieux virtuose, mais un
simple virtuose. Jamais, peut-être, ce que lqs
peintres appellent « le morceau » n’a atteint et
n’atteindra cetle ampleur et cette beauté. Mais
j’ai toujours cru voir, dans ces images de moines,
l’ironie, au moins l’indifférence de leur peintre.
Et comment serait-il assez détaché de ce monde,
pour nous émouvoir des tortures morales de
Saint-Benoît, tortures toutes de foi et de sainteté,
celui qui caresse si voluptueusement les formes
de ces inquiétants jeunes hommes que l’on voit
autour du saint? Benozzo a pu, du moins, en trai-
çant les douleurs d’Augustin, hausser son génie
par l’humanité profonde du fils de Monique, ses
doutes, ses égarements et sa flamme. Mais quoi
donc le Sodoma aurait-il compris aux intimes
tourments d’un Benoît, fondateur d'un ordre mo-
nastique, tout à la contemplation divine, si hors
du monde? Que l’accusation de Vasari, d’où An-
tonio Bazzi tire son surnom de Sodoma, soit
fausse ou vraie, il n’importe. Il était en tout cas
assez du siècle et ses éphèbes sont assez resplen-
dissants pour qu’on ait pu le marquer ainsi. Et
qui donc soutiendra qu’un artiste aussi charnel,
dont certaines femmes nues, vues à Sienne, don-
nent déjà un avant-goût de Rubens, même s’il ne
fut pas sodomite, ait pu se purifier le cœur et
l’esprit au point de comprendre San-Benedetto ?
Et dès lors, l’impression de réalité s’achève.
Ah! si c’était ici, dans ce cadre unique et si bien
fait pour elles, que l’on pouvait transporter les
fresques de Novella! Le Sodoma, au contraire,
me ramène violemment au milieu du siècle, de
la ville bruyante et fleurie. Je ne suis plus dans
le désert terrifiant que je viens de traverser,
Monte-Oliveto n’est plus un couvent perdu et
abandonné. Il n’est plus le site le plus sauvage et
le plus désolant qu’on puisse voir. C’est le mol
abri de la civilisation la plus raffinée où l’on se
plaît à mettre le plus de mondanité possible dans
la représentation des événements les plus saints
et les plus légendaires.
Par le Sodoma, Monte-Oliveto devient un mu-
sée incomparable d’art pur, détaché de tout culte.
Que nous voilà loin de San-Marco! Florence, la
Florence du Magnifique et de Benvenuto, est ici.
Et l’effort qu’il faut faire, cette fois, comme nous
en faisions un ce matin, pour croire à la réalité
de la nature, l’effort qu’il faut faire pour enca-
drer ces chefs-d’œuvre d’humanité dans ce mo-
nastère fantastique, est bien le plus affirmatif
témoignage de la splendeur artistique de ce pein-
tre, mais seulement de cela. Or l’art, ici, est bien
ce qui jure le plus.
Ces écuyers et ces pages du Sodoma, je les ad-
mire, et leur peintre fut grand parmi ceux de son
temps. Mais ne les admirerais-je pas davantage
et le Sodoma ne me paraîtrait-il pas plus grand,
à Rome ou à Florence? Je les vois à la cour de
Jules 11. ces pages couverts de soie et de den-
telles, versant d'un bras gracieux et las le vin
dans les coupes emperlées. Ces écuyers aux ar-
mes bien polies, dont les mains soignées n’ont
jamais tenu l’épée trop rude que sous le gant
épais, je les vois à Careggi, mêlés aux joutes phi-
losophiques des jardins. Ici ils sont étrangers à
tout et à tous. Ils étonnent sur ces murailles
pieuses, n’ayant rien des temps qui les vit naître,
ni de la sainte ardeur qui les peupla.
-X-
■X- *
Nous sommes repartis dans le vent furibond, à
travers les précipices et les ravins, et nous avons
salué amicalement les cantonniers paisibles. Le
charme était rompu. Le vetturino s’est mis de
la partie et son discours pour nous persuader
que sa buona cavalla était la meilleure du pays
et que, par conséquent, nous devions doubler la
somme promise, s’est chargé de le mettre en
miettes...
Nous sommes montés dans le train, les nerfs
détendus et j’ai lu alors l'histoire de Monte-Oli-
veto. Les guides la donnent succinctement et le
petit livre acheté au gardien, livre traduit en
français, du Père Grégoire M. Thomas est à la
portée de chacun. Æneas — Sylvius Piccolomini
- Pie II nous en a dit aussi les splendeurs. N’a-
t-on pas d’autre part le récit d’une visite de Char-
les-Quint? Devant les fresques du Sodoma il dut,
comme nous, être rassuré...
Monte-Oliveto, autrefois Accona, fut fondé en
1320 par Bernardo Tolomei, Siennois, et placé
sous l’invocation de saint Benoil. Tolomei, ses
moines et leurs successeurs, défrichèrent le dé-
sert, le plantèrent et mirent un peu de vie dans
cette mort de la nature. Le couvent fut des plus
LE MAGASIN PITTORESQUE
589
prospères, longtemps. Puis il périclita et pour
éviter que les chefs-d’œuvre du Sodoma et de
Signorelli subissent le sort de l’église de 1350, qui
fut démolie au xvlii0 siècle par des moines stu-
pides, le gouvernement sécularisa le couvent. 11
n’est plus aujourd’hui que le toit paradoxal de
chefs-d’œuvre de l’art.
•X-
-X- -X- «t
Tout à l’heure, au moment où le soleil des-
cend derrière Monte-Maggio, j’errais dans les
donc pu prier Dieu en quelque molle vallée, alors
que leurs frères, restés dans le siècle, brandis-
saient terriblement, à chaque heure du jour et
de la nuit, leurs armes massives? Auraient-ils
donc pu concevoir une vie de prière qui ne fût
pas aussi une vie de lutte? Enfants de ceux qui
se battirent sur l’Arbia, contemporains de ceux
qui se précipitaient par le val d’Eisa sur Florence
relevée et traînaient la République dans le sang
des Neuf et des Douze, ils ne pouvaient com-
prendre la pénitence que dans les plus rudes
Le grand cloitre de l'abbaye de Monte-Oliveto.
jardins de la Lizza d’où Sienne apparaît déroulant
ses remparts pantelants, d’où l’on voit San Do-
nenico qui garde la tête sacrée de sainle Cathe-
rine et d’où la terre siennoise rougeoie sous les
fleurs éclatantes du printemps.
Il était bien de cette ville si âpre et si rude, ce
Bernardo Tolomei qui voulut peupler le désert
d’Accona. Il était le frère de la petite Catherine,
et l’oreiller de pierre se voit encore dans le
caveaudont elle avaitfait sa chambre. Il était sorti
de ce sol ardent et farouche. A l’heure où le
peuple toscan, siennois en tête, luttait furieuse-
ment, dans des guerres fratricides, pour son
indépendance et la suprématie de son clocher,
ou de son parti, ceux que la piété tourmentait et
l’ardeur de la pénitence possédait, ceux-là de-
vaient choisir Accona comme refuge. Auraient-ils
travaux, les plus impossibles besognes. Glorifier
la majesté divine, mais là où elle n’inspirait que
la terreur. Disputer rageusement au sol le plus
ingrat les pierres et les brins d’herbe séchée.
Creuser des citernes comme à Carthage. Défier
la nature en l’honneur de ce Dieu favorable, qui
permit à l’orgueilleuse cité d’affamer Charles IV
dans son palais.
L’autre jour San Gimignano me fit saisir l’âme
toscane aux temps héroïques. Mais je n’en voyais
que les témoignages civiques. A Monte-Oliveto,
je viens d’en voir le témoignage divin. De Dante
à Tolomei il n’y a que la distance du grand ci-
toyen au grand moine. C’est h* môme fond. Cos
deux cœurs furent pétris de la même pâte. Et
si Dante, lorsqu’il voulut écouter son cœur, ne
put entendre ses battements qu ’une fois descendu
590
LE MAGASIN PITTORESQUE
dans les cercles infernaux, lorsque Bernard
Tolomei voulut réaliser ses conceptions du renon-
cement, ce ne put être que dans l’horreur d’Ac-
cona. A Monte-Oliveto j’ai entendu vibrer la
seconde corde de la lyre toscane du siècle de
Dante et de Farinata. Monte-Oliveto est l’expres-
sion religieuse, exacte, de ce siècle sublime où
les cœurs étaient fous, où les bouches, même
pour la prière, ne s’ouvraient qu’en rugissant.
André MAUREL.
LE VIEUX POÈTE
J’allais souvent le voir, tandis qu’il se mourait.
C’était à mi-chemin du ciel qu’il demeurait,
Dessous les toits, et dans une affreuse mansarde
Aux murs blanchis, au noir plafond qui se lézarde.
J’allais souvent le voir, — et nous causions longtemps
Et ses doigts amaigris étaient plus tremblotants
Chaque jour, et sa lèvre était plus violette.
* ■¥•
Il me disait :
« Surtout, ne sois jamais poète.
Les vers, mon pauvre ami, c’est ce qui m’a perdu.
Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu
Avant l’âge, car j’ai voulu faire ce rêve.
La lutte m’a brisé. Non, la vie est trop brève;
Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi
Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi?...
Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime,
Le foyer, une femme et des enfants, — l’estime
De son quartier; surtout ne fais jamais de vers!
N’en fais jamais! Si c’est un innocent travers,
S’il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse,
Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s’amuse,
Tu le peux, et c’est sans danger.
Mais si le soir,
Quand la lune sourit, tu rêves de t’asseoir
Sur le vieux banc de pierre, au fond du parc, d’entendre
La chanson de la brise, et si tu vas t’étendre
Par les matins d’été, dans l’herbe, sur le dos,
En regardant le ciel avec des yeux mi-clos,
Si le rythme t’émeut, si ton être tressaille
Quand s’envole une strophe, et si ton cœur défaille
Quand un ami te lit des vers à haute voix,
Si le désir te prend devant ce que tu vois
De l’exprimer avec une forme parfaite,
Si tu sens vaguement s’agiter un poète
En toi, — n'hésite pas ! — étouffe dans ton cœur
Ce serpent, — il y va, crois-moi, de ton bonheur...
Et le bonheur vaut seul vraiment qu’on s’en occupe !
Le métier de poète est un métier de dupe.
Ah! mon expérience est amère! Longtemps
J’ai subi les dédains, les affronts irritants
Des sots, — j’ai combattu pour l’art, plein d’énergie!
Je marchais, ébloui toujours par la magie
De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel!
Je ne souffrais de rien. J’étais même sans fiel
Pour ceux qui me raillaient. J’étais le doux, bohème
Inoffensif; j’allais, en penaiilons, tout blême,
Et nourri seulement des viandes de l’esprit...
Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit,
J’allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle!
J’étais l’extravagant heureux qui noctambule,
Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux,
Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux,
J’étais le vagabond poète qui balade,
Cherchant des jours entiers un refrain de ballade,
Et qui va devant lui, sans souci des hivers,
Heureux de se chanter lui-même ses vers!...
Je me disais : Mon temps n’est pas venu, — mon heure
Sonnera. Mais j’ai vu que l’espoir était leurre.
J’ai vieilli. Je me suis lassé d’être incompris.
C’est absurde, mais c’est ainsi : le beau mépris
Que nous avons d’abord pour le goût du vulgaire
Tombe avec l’âge. Eh! quoi, toujours faire la guerre?...
On veut avoir son tour de gloire. On n’en peut plus
Des veilles sans profit, des travaux superflus.
J'ai fait de l’art; cet autre a fait du vaudeville :
Et c’est à lui que va la multitude vile.
C’est lui que l’on acclame. Et moi je meurs de faim!
Eh bien! je me révolte et je crie, à la fin!
Mon cœur veut déverser son trop-plein d’amertume.
Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume
Quelquefois. 11 paraît que, quand nous sommes morts,
La Gloire, cette femme, a souvent des remords
De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre;
Nos vers sont exaltés; nos tableaux vont au Louvre...
Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux?
C’est vivant que j’aurais voulu quelques lambeaux
De cette pourpre, et mort je n’en fais nul usage!
Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l’âge
D’être plus inconnu qu’un faiseur de couplet,
Et l’on mendie : un peu de gloire, s’il vous plaît?
Daignez avant ma mort m’avancer quelque chose,
Quelques rayons de ma future apothéose!
Si l’on doit m’admirer plus tard, il vaut autant
Commencer tout de suite, — et je mourrai content!
J’ai trop voulu sortir de l’ornière banale,
Dites-vous, — quand l’Idée est trop originale
On la repousse?... Eh bien! si c’est là le récif
Où j’échouai, je veux bien faire du poncif.
Du poncif, s’il le faut! Mais avant que j’expire,
— C’est mon rêve, — je veux que le bourgeois m’admire !..
Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux
Parlent ainsi, lassés d’être incompris et gueux! »
*
* *
Le lendemain, j’appris la mort du pauvre hère.
Je l’accompagnai seul jusques au cimetière,
Puis, ayant vu glisser le cercueil dans le trou,
Je marchai devant moi, longtemps, sans savoir où,
Et je songeais : « Jamais je ne serai poète!
Car je n’ai pas le cœur assez fort, et ma tête
S’égarerait à tant souffrir. Je ne veux pas
Traîner cette existence affreuse, à chaque pas
Me blesser aux cailloux aiguisés de la route.
L’Art, — oh! l’Art m’attirait et me grisait, sans doute!
Mais je veux travailler à faire mon bonheur.
Cet homme avait raison. Il m’a donné la peur
Du calvaire qu’il faut gravir pour être artiste...
Je veux vivre impassible, et vieillir égoïste! »
Je m’aperçus alors que j’étais dans les champs,
Que les arbres, bouquets de parfums et de chants,
S’éveillaient au soleil et que les verts cytises
Invitaient sous leur ombre à des fainéantises,
Que le ciel, d’un bleu pâle, avait l’air d’un satin
De Chine, que c’était l’adorable matin,
L’heure où la cime des ormeaux tremble et rougeoie...
Dans ce s odeurs, dans ce s frayeurs, dans cette joie,
J'oubliai tous les maux que l’autre avait soufferts...
— Et j’écrivis, rentré chez moi, mes premiers vers.
Edmond ROSTAND. ,
. A A A A A :
Les révolutions sont comme les canons qui reculent
après que le coup est parti. L’abbé de Pradt.
Quiconque excède ses forces les détruit.
Georges Bousquet.
Faire le bien dans le silence et l’obscurité: se gêner,
sacrifier ses penchants, ses sympathies, ses opinions, pour
faire toujours ce que décide la conscience, voilà où se
reconnaîtra un coeur vraiment généreux.
LE MAGASIN PITTORESQUE
591
LA PORCELAINE DE SAXE
L'exposition de la manufacture royale de Meis-
sen qui obtient en ce moment un succès si vif
sur l’Esplanade des Invalides n’a qu’un défaut,
c’est de trop ressembler à une fabrique d’anti-
quités neuves. Ces bergères^à paniers, ces mou-
tons enrubannés et ces galants seigneurs à tricor-
nes n’ont leur raison d’être qu’à la condition de
porter la patine du temps. Ces personnages qui
résument les grâces superficielles et l'exquise
fragilité d’une société depuis longtemps disparue
ne sont qu’une contrefaçon et un anachro-
nisme lorsqu’ils ne prouvent pas par des titres
authentiques qu’ils remontent au règne d’Au-
guste II ou de Louis XV. Jamais peut-être il
n’exista une plus parfaite harmonie entre la
nature des sujets représentés et la matière
employée par les artistes pour donner la vie à
leur œuvre : le xvm° siècle fut par excellence le
siècle de la porcelaine.
Le premier mérite d’une découverte est de
venir à son heure et lorsque les savants s’abstien-
nent de chercher une invention qui est devenue
nécessaire, c’est le hasard tout seul qui se charge
de la trouver. Un apothicaire de Berlin qui
n’avait pas réussi dans l’exercice de sa profession
et menait une vie d'aventures travaillait depuis
de longues années à mettre à exécution une
infaillible recette qu’un moine grec nommé Las-
caris lui avait enseignée pour fabriquer de l’or.
Les alchimistes ont rendu sans le vouloir plus
d’un service à la civilisation et à la science en
trouvant autre chose que ce qu’ils cherchaient;
au fond de la cornée où il croyait tenir enfin le
secret de la pierre philosophale Frédéric Bœtt-
ger découvrit la fabrication de la porcelaine.
L’apothicaire vagabond que Leibnitz devait appe-
ler « un homme phénoménal » avait eu un trait
dé génie et donna à l’Allemagne et à l'Europe
une nouvelle source de richesse.
Bien qu’il fût depuis sa jeunesse réduit à vivre
d’expédients, cet aventurier sans ressources put
immédiatement tirer parti de sa découverte. Au
commencement [du xvme siècle la passion de
la porcelaine faisait fureur parmi les princes
allemands. La première reine de Prusse,
Sophie-Charlotte, avait reçu comme présent de
noces le plus beau service de porcelaine de
Chine qui existât alors en Europe. Son iils, Fré-
déric-Guillaume Ier, qui était un souverain très
économe et réservait le plus clair de ses ressour-
ces pour recruter dans toute l’Europe des grena-
diers d’une taille gigantesque qu’il faisait ma-
nœuvrer lui-même, ne reculait pas à l’occasion
devant une dépense considérable pour acheter
quelques-uns de ces vases merveilleux que les
marchands hollandais apportaient de l’Extrême-
Orient.
Mais il s’en fallait de beaucoup que ce prince,
dont les instincts étaient plutôt militaires qu’ar-
tistiques, poussât le culte de la porcelaine aussi
loin que son voisin Auguste IL électeur de Saxe
et roi de Pologne. Il exista dans les collections
au Johaneum de Dresde dix-huit grands vases de
porcelaine de Chine bleue et blanche que l’on
appelle les Vases des Dragons. Ils doivent ce nom
à un curieux marché qui fut conclu entre
Auguste II et Frédéric-Guillaume Ier. Le monarque
saxon voulut acheter à tout prix au roi de Prusse
les précieux produits de la céramique chinoise
qui faisaient le principal ornement du château
royal de Berlin, mais il était à court d’argent et
au lieu d’espèces sonnantes il offrir un régiment
de cavalerie. Frédéric-Guillaume Ier qui avait
assurément un goût très vif pour la porcelaine,
mais aimait bien plus encore les soldats accepta
avec enthousiasme ce payement en monnaie de
dragons et ce fut ainsi que l’armée prussienne
compta un régiment de plus.
Cette anecdote dont l’authenticité n’est pas
douteuse nous permet maintenant de comprendre
avec quel empressement et quelle faveur le
roi Auguste II, qui sacrifiait avec tant de désinvol-
ture la sécurité de ses États pour se procurer de
breux vases de Chine, dut accueillir les proposi-
tions de Bœttger. Fonder une manufacture de
porcelaine dans l’Albrechtsburg de Meissen, le
berceau de la dynastie de Wettin, c’étail le genre
de gloire le plus séduisant qu’un inventeur
peut faire miroiter aux yeux de l’électeur de
Saxe, roi de Pologne. A défaut d’autres mérites
les princes allemands ont parfois rendu aux
Beaux-Arts d’indiscutables services. En fournis-
sant à un céramiste réduit à la dernière détresse
les moyens d’appliquer une grande découverte
le prince saxon a donné un exemple que le roi de
Bavière devait imiter un siècle et demi plus tard
en faveur de l’un des plus grands musiciens des
temps modernes. L’électeur de Saxe restera dans
l’histoire comme le Louis II de la porcelaine, de
même que le monarque bavarois aura été F Au-
guste Il de la musique.
L’expérience a plus d’une fois prouvé qu’un
homme peut être un incomparable céramiste et
un très médiocre administrateur. Tel fut le cas
de Bœttger. Ce qu’il a fait lui-même n’a jamais
été égalé. La transparence et la légèreté de la
porcelaine qu’il a fabriquée, les tons rouge vif et
jaspés, et surtout la célèbre nuance gris de fer
qu’il a inventés, en un mot tonies les créations
qui lui appartiennent en propre sont restées im-
possibles à imiter. Sa renommée se répandit
bientôt en Allemagne et dans toute l'Europe,
mais malgré l’éclat de ses succès personnels, il
n’en laissa pas moins la manufacture royale de
592
LE MAGASIN PITTORESQUE
Meissen dans un état de désarroi voisin de la
ruine. Son successeur Georges Herold n’était pas
comme lui un céramiste hors de pair, mais il
était, en revanche, doué d'un certain nombre de
qualités qui taisaient entièrement défaut à son
illustre devancier. Il avait de l’ordre, de l’esprit
de suite, du tact et du discernement dans la direc-
tion du personnel placé sous ses ordres et par-
dessus tout il savait bien choisir ses collabora-
teurs. 11 appela auprès de lui Lindner qui fut sans
rival dans l’art de représenter les oiseaux et les
insectes, et il sut découvrir le talent encore in-
connu de Jean Joachim Kændler. Jamais peut-
être il ne lut donné à un artiste de refléter avec
plus de fidélité la physionomie de son temps.
Kændler fut le père de ces légions d’élégantes
statuettes poudrées à frimas qui font revivre, sur
les étagères de tous les salons de l’Europe et du
Nouveau-Monde, les souvenirs du xviii0 siècle.
Ajoutons que l’authenticité du plus grand nombre
de ces grands seigneurs, de ces nymphes et de
ces bergères laissa à désirer, il en est peu dont la
filiation remonte en ligne directe jusqu’à Kænd-
ler. Il n’est pas d’industrie où la contrefaçon se
soit donnée plus libre carrière, le vieux saxe est
une marchandise qui trouve toujours des ache-
teurs.
La manufacture de Meissen, qui était arrivée
au plus haut degré de la prospérité et de la gloire
sous la direction de Georges Herold, commença
à manifester les premiers symptômes de déclin
sous son successeur le comte de Brühl. Le tout-
puissant favori d’Auguste III était fier de cumuler
les plus hautes dignités de l'État avec les fonc-
tions de ministre de la porcelaine, mais l’impar-
tialité nous oblige de reconnaître que son ad-
ministration fut moins funeste à la céramique
qu’aux affaires du pays. La décadence irrémé-
diable du célèbre établissement ne date en réalité
que de l’époque où il fut placé sous la direction
du comte Marcolini. D’ailleurs, les collections
conservées dans les fameuses chambres d’Argent
du château de Dresde permettent de suivre les
étapes de celte chute ininterrompue. Le service
le plus ancien, aux armes de Saxe et de Pologne,
qui remonte au règne d’Auguste 11, est d’une
merveilleuse beauté. Jamais l’art de la céramique
n’a été poussé plus loin, la porcelaine est d’une
légèreté et d’une transparence incomparables.
Le service au Dragon rouge et le service vert,
dont les dessins et les peintures ont été copiés
sur des modèles fournis par Watteau, ne sont
peut-être pas à l’abri de toute critique, mais n’en
restent pas moins des pièces de premier ordre.
Le service au Lion jaune ne se distingue par
aucun mérite exceptionnel, et le service décoré
de fruits aux éclatantes couleurs, qui porte la
marque du comte Marcolini est d’une banalité
lamentable.
En dehors des collections royales, les services
complets en vieux Saxe sont extrêmement rares.
Le célèbre service qu’Auguste II avait donné à son
fils naturel le prince Sulkowski, a été conservé
par ses descendants pendant plusieurs généra-
tions, mais il est aujourd’hui disséminé dans des
collections particulières et des musées. Le service
du général de Polentz a eu le même sort, et si le
fameux service blanc décoré de nymphes et de
cygnes, donné par Auguste III au comte de Brühl,
est resté dans la famille du célèbre ministre,
c’est qu’il a été grevé de substitution. A l’époque
où la manufacture royale de Meissen était encore
dans tout l’éclat de sa réputation, l’aristocratie
allemande considérait une collection de porce-
laines précieuses comme une part intangible de
l’héritage d’une famille illustre et l’incorporait
dans le fidéi-commis inaliénable qui devait se
transmettre d’aîné en ainé aussi longtemps que
durerait la maison.
Depuis le commencement du siècle, aucune
tentative sérieuse n’a été faite pour rendre son
ancienne splendeur à un art qui a fait la prospé-
rité de la Saxe. Meissen est devenu un établisse-
ment commercial qui redoute les innovations
coûteuses, se contente de rééditer indéfiniment
ses anciens modèles et vit de l’exploitation in-
dustrielle de son glorieux passé.
G. LABAD1 E-LAGB AVE.
CE QUE DISENT NOS GRÈVES
L’Aïeul. — Les Petits.
Le Pain.
Vous les connaissez ces petites maisons de
marins, bâties au pied des dunes, serrées l’une
contre l’autre à la file comme les moineaux l’hiver,
pour avoir plus chaud et s’abriter mutuellement
du grand vent. Leurs façades blanchies, très
basses, tournent toujours vers la mer, leurs
fenêtres carrées creusées dans l’épaisseur de
la large muraille. Leurs vieilles toitures se
bariolent de tuiles neuves, plus rouges, rempla-
çant celles que la bourrasque a arrachées, car
elles en voient de dures, ces petites maisons,
quand viennent les gros temps ; elles se ferment
alors abritant, derrière leurs volets clos, des fa-
milles blotties qui se pressent et s’effrayent.
LE MAGASIN PITTORESQUE
593
Mais par les belles journées, avec quelle con-
fiance elles ouvrent, dès le matin, leur porte
toute grande ! La brise de mer y entre comme
une amie et vient caresser les joues des marmots
endormis pêle-mêle, tous ensemble dans le même
lit. La bonne brise les réveille et bientôt vous les
voyez sortir, échevelés, pieds nus, à peine vêtus,
se ressemblant entre eux comme les oiselets
d’un même nid et vous êtes,.tout surpris de A oir
que ces tout petits logis ont pu abriter d’aussi
nombreuses nichées.
Ils n’ont pas atteint l’âge de l’école, et libres
ils se répandent par bandes, roulant dans le sable
et folâtrant avec les jeunes chevreaux qui tettent
encore, mais que l’on met déjà au vert sur
l’herbe rase des pâturages mêlés aux dunes.
Les plus petits, tout en jouant, regardent sou-
vent vers la porte quittée, et, à la moindre crainte,
ils se rapprochent comme font les poussins lors-
qu’ils reviennent tout effarés vers la poussinière
où glousse la poule qui les a couvés.
Il semblerait, à voir leurs mines épanouies, que
toute souffrance doive leur être encore inconnue
et pourtant, tous peuvent se rappeler des heures
sombres où le père a juré en rentrant de la
pêche, où la mère a pleuré, où on leur a dit pen-
dant qu’ils se demandaient quelle grande tristesse
passait dans l’air :
« Il n’y a point de sous pour acheter du pain. »
Mais ces impressions n’ont pas laissé de trace
sur leurs visages réjouis. L’heure présente est si
claire et si douce que tout souvenir pénible s’ef-
face, fut-il même d’hier. Et puis, ce n’est pas en
vain que leurs maisons se touchent, se protègent
et se prêtent leur mutuelle chaleur ; ce n’est pas
en vain qu’elles fument, on pourrait presque dire
qu’elles respirent, dans une si étroite intimité ;
leur mur mitoyen permet d’entendre les plaintes
et les sanglots d'à côté. Comme de vaillants dé-
fenseurs qui serrent les rangs devant l’ennemi,
elles s’unissent pour résister aux attaques des
bourrasques et aussi à celles de la misère qui
toujours les menace.
Or parfois, de l’une de ces portes basses, sort
par bouffées bleues un parfum que les mioches
connaissent bien. Ils tournent vers elle leur petit
nez perdu dans les cheveux blonds et dont les
narines se dilatent de délices, et tout en se disant
mystérieusement : « On cuit le pain là-bas ! »
ils suivent des yeux le réjouissant panache de
fumée qui s’échappe de la cheminée et que le
vent enlève par flocons pour le disperser et le
mêler aux nuées.
Quelques heures plus tard, quand sonne un
grêle Angélus de midi au vieux clocher d’ardoise,
en passant devant cette porte, ils aperçoivent la
mère de famille debout près de la table et cou-
pant avec un grand couteau des tartines pour ses
enfants, et, timides, ils s’approchent... L’aîné, le
plus hardi, s’avance tout doucement à grands
pas, sur la pointe des pieds, le cou lendu en
avant, glissant ses mains sur le bois de la porte ;
il entre dans la maison et semble tenir ses petits
camarades sous sa protection.
Alors, à la femme qui apparaît dans la pénom-
bre et dans la simplicité de son geste comme une
figure de la Charité, il dit tout honteux, à voix
basse :
« Il n’y a point de pain chez nous. »
La femme s’arrête un moment hésitante... Ce
grand pain, qu’elle distribue à ses petits à elle, est
déjà bien entamé et que d’heures de labeur et
de peine il représente!... Mais elle regarde tous
ces yeux pleins d’espérance affamée, fixés sur ce
pain qu’elle tient et elle sourit. Puis avec une
brusquerie amicale :
« Tiens, va! il faut que ça mange pour que ça
pousse. »
Et s’appuyant au montant de la porte sur le
seuil, elle y reste un instant arrêtée, distraite, à
regarder fuir cette marmaille qui s’encourt en
étouffant un « merci ! » dans la première bou-
chée gloutonne.
Le vieux Louis-Marie.
Si vous entrez dans la troisième de ces petites
maisons blanches, sur l’heure du midi, vous
aurez des chances pour y trouver le vieux père
Louis-Marie, assis sur son escabeau de bois,
entre la grande cheminée noire de suie et la po-
lière couverte d’assiettes à fleurs peintes, penché
sur son dévidoir et occupé à mettre de la corde-
lette sur les navettes à remmailler les filets de
pêche.
En vous voyant entrer, sans se déranger de
son travail, il vous fera de la tête un salut amical
et vous montrera des yeux une de ses chaises de
paille toujours boiteuses à cause de l’inégalité
du sol de terre battue et si vous êtes curieux des
choses de la mer, vous vous y asseyerez et vous
prendrez plaisir à l’entendre parler, car il a passé
plus de soixante ans de sa vie, a pêcher en été
la moruette et le bar non loin de la côte, en hiver
le hareng dans les mers lointaines.
Il y a trois mois qu’il s’est décidé à laisser
s’embarquer ses fils sans lui. Il n’en a rien dit à
personne, mais cela lui a été dur : au moment
où sa barque quittait le sable de la plage où il
était resté seul, debout, il lui a semblé qu’un
câble invisible l’y rattachait et que ce câble allait
se rompre et le pauvre loup de mer trop vieux
s’est comparé dans son esprit à cette ancre
rouillée, hors d’usage, laissée là-bas depuis un
temps immémorial au bas de la dune el que
chaque coup de vent, chaque grande marée en-
sable plus profondément. S’il devait s’avouer
que plus jamais il ne hissera lui-même la voile
lourde et tannée de son bateau, il en pleurerait.
Et cependant, comme s’il se complaisait dans
ces émotions pénibles, il assiste toujours à
chaque départ. II va, comme jadis, coller son
594
LE MAGASIN PITTORESQUE
dos aux flancs de la barque avec les compagnons;
comme eux il pousse encore le long cri de
damné qui, en réunissant au même instant le mul-
tiple effort de tous ces dos robustes, décuple leur
force, et lorsqu’il sent la masse pesante s’ébran-
ler et glisser sur le sable vers la mer, son cœur
bat encore de joie triomphante. « Ab hisse! ça
ira! »
Tous les jours, dès quatre heures du matin, il
est sur la plage : il longe la vague, s’arrêtant,
fouillant chaque amas de varech du bout de sa
bêche à pêcher les amorces. 11 va loin comme
ça, puis il revient au logis rapportant un bou-
chon, un débris de lilet, un bout de câble, un
morceau d’épave.
Depuis qu’il ne peut plus faire que ce pacifique
métier de tendre à la côte à marée basse, de
réparer les filets de ses fils ou de glaner, le long
de la vague, des choses perdues comme il glane,
dans son esprit, des bribes de souvenirs, il n’a
plus sa belle assurance d’autrefois et il regarde
souvent le fond de la mer avec inquiétude. Au
moindre vent qui s’élève il sent une angoisse
inconnue jusqu’alors le prendre malgré lui, une
angoisse qui l’étouffe : c’est que ses fils sont en
mer sans lui, sans le secours de son expérience.
11 n'ose faire part de ses craintes à sa femme, car
la brave Colette se moquerait de lui, elle lui
répéterait que ses fils ont entre trente et qua-
rante-cinq ans et sont connus comme les meil-
leurs malelots du pays.
Toutes les réflexions qu’il poursuit pendant
des heures le rendent philosophe. Maintenant,
à tout ce qu’il dit, il ajoute avec un petit hausse-
ment d’épaules et un mouvement de la main :
« Eh! que voulez vous? » Car la deslinée toujours
incertaine des hommes de mer leur fait un carac-
tère plein de fataliste résignation à toutes les
douleurs et de fataliste confiance dans les joies
que l’avenir peut encore leur réserver. Le bien
leur vient du ciel quand il est bienveillant. Le
mal leur vient du ciel quand il est en fureur.
C’est comme ça! et il y a tant de choses qui sont
pour eux « comme ça >> qu’ils ont pris l’habitude
de ne s’étonner de rien. « Eh ! que voulez-vous? »
le vieux Louis-Marie dit ce mot avec un soupir
ou avec un sourire, soit que ses compagnons lui
reparlent de son lils ainé, le petit mousse Lau-
rent perdu dans un sinistre il y a trente-quatre
ans de cela, soit qu’ils s’exclament sur la belle
mine de son petit-iils Michel âgé de quinze mois,
qui passe la moitié de sa vie sur les bras de son
grand-père. Ce petit Michel est le soixantième
ou le soixante-dixième de ses petits-enfants, le
vieux ne sait pas bien lui-même au juste : « A
quoi bon les compter, dit-il, ça change tout le
temps... et puis voilà que j’ai deux petits-fds
qui vont tirer au sort et une petite-fille qui va
sur dix-sept ans, ça va commencer à donner
aussi bientôt. Eh! que voulez-vous? »
Cependant de toute cette lignée le petit Michel
est le préféré. On trouve qu’il ressemble à Lau-
rent, et le vieux marin se sent rajeunir en couvant
de l’œil ce mioche. 11 l’emmène souvent avec lui
sur la plage où il lui laisse essayer ses premiers
pas indécis. Souvent le petit tombe en avant, les
mains étendues, le menton dans le sable mou;
il reste un instant à terre espérant qu’on le relè-
vera, puis il se remet à grand’peine sur ses pieds
et revient vers T aïeul en pleurant, les deux poings
sur les yeux, la bouche pleine de sable... et le
vieux Louis-Marie l’essuie de sa main rugueuse
qu’il s’efforce d’adoucir par des mouvements
câlins en répétant : « Allons! vous allez trop vite!
Eli ! que voulez-vous? »
Lui qui a tant désiré voir grandir ses garçons,
il voudrait arrêter les années sur la tête blonde
et bouclée de Michel. C’est que, voyez-vous,
quand ça grandit, ça n’est plus ça. Croyez-vous
que le mousse Antoine qui a huit ans s’occupe
encore de son vieux grand-père? Croyez-vous
que la petite Françoise, la sauvage, qui n’a jamais
dit bonjour à personne, tient compte de ses obser-
vations? pas plus que ses grandes sœurs à qui
Louis-Marie répète souvent qu’il faut être hère
avec les garçons, elle ne se rappellera ses sages
conseils à l’heure où elle s’abandonnera aux bras
d’un jeune gars, dans la dune, par une belle
nuit. Louis-Marie pense à toutes ces choses, il
pense que Françoise sera battue par ses parents
quand ils le sauront si son choix leur déplait et
que ce sera encore lui. le vieux, qui devra prendre
sa défense avec un très clément et très indulgent :
« Eh! que voulez-vous? »
En attendant il rit avec des larmes dans les
yeux quand il sent les bras du petit Michel autour
de son cou et contre son menton rasé la fri-
mousse rose que le mioche frotte en bégayant :
« A babarbe ! »
Et il se dit que quand Michel sera devenu un
polisson indifférent comme les autres, il en aura
poussé de nouveaux, tout petits. Il les aime à
l’avance et comme Abraham à qui Dieu montrait
un soir le ciel plein d’étoiles en lui disant :
« Regarde, telle seratapostérité » levieux Louis-
Marie sentunè immense et itère tendresse emplir
son cœur paternel en songeant à tous ces petits
êtres blonds et chancelants qui descendront un
à un des étoiles pour venir jouer dans ses bras
et le consoler un peu d’être trop vieux pour aller
en mer.
« Eh ! que voulez vous ! »
(A suivre.) Virginie DEMONT-BRETON.
On est si humain qu’on ne tuerait pas un poulet, mais
on le tait tuer et on le mange.
Le bon droit est un géant à la tête d'une armée.
Pourquoi les poètes et les peintres représentent-ils par
des femmes les plus grands iléaux de l’humanité : la
Guerre, — la Famine, ■ — la Peste, — la Mort, — les Par-
ques, — les Furies, — les Harpies, — les Sirènes'?
LE MAGASIN PITTORESQUE
595
lies fouilles d’Antinoë
(1899-1900)
J’ai, dans mon précédent article, raconté de
quelle manière on organise çt dirige une fouille.
Pour compléter cet exposé, il me faut maintenant
dire quels résultats compensent ce labeur de tous
les instants.
Mais d’abord, en une esquisse sommaire, il est
bon de décrire au lecteur le site où se déroule
l’exploration. Son nom seul évoque l'une des plus
troublantes légendes de la décadence latine;
Antinoë, la ville bâtie par l’empereur Adrien,
l’an 140 de notre ère, en commémoration de la
mort de son favori, Antinoüs.
Chacun sait que, sur la foi de l’oracle qui con-
damnait le
rnaitre' de Ro-
me à mourir
si son ami le
plus cher ne
s’offrait, lui-
même, en vic-
time au des-
tin, Antinoüs,
le plus beau
des Grecs, se
précipita dans
le Nil, au cours
d'un voyage
fait sur le fleu-
ve par Adrien, à bord de l’une de ces galères
égyptiennes, à la proue effilée, ciselée à son
extrémité en fleur de lotus, presque identique de
structure et de voilure à la dahabieh moderne. La
tradition voulait encore que la ville commémo-
rative érigée par l’empereur, en souvenir de ce
sacrifice, s’était élevée à la place même où Anti-
noüs était mort. Je crois avoir prouvé que le
choix de l’emplacement où nous voyons aujour-
d'hui ses ruines fut dicté par de toutes autres
causes. La déesse vénérée dans la ville égyp-
tienne de cette région portait le titre de « Régente
d'IIéliopolis — Henti-nou-an — » ; ce qui, par ré-
bus, était une protection attitrée à son favori.
Quoi qu’il en soit, la cité adrienne fut pour
l’antiquité la merveille des merveilles; son renom
de magnificence, la splendeur des pompes
païennes du culte antinoïte, le raffinement de la
civilisation des habitants soulevèrent les ana-
thèmes des Pères de l’Église, le souvenir s’en
perpétua à travers le moyen âge; et jusqu’à nos
jours, la seule image du bel éphèbe couronné de
pampres en évoque l’écho lointain. De fait, sa
position admirable, la majesté du paysage envi-
ronnant lui constituaient un cadre magique, bien
fait pour servir à l’épopée d’un tel héros.
Ce qu’était la cité ancienne, les ruines nous en
laissent deviner la splendeur de rêve. Etalée au
bord du Nil, enserrée sur ses trois autres côtés par
le désert, son plan affectait la forme d’un trapèze,
trois fois plus large que haut. Des propylées de
granit rose, précédant un arc triomphal, y don-
naient accès; ses avenues, bordées de portiques,
se recoupaient à angles droits; ses places se dé-
coraient de vasques, où pleuraient des jets d’eau,
et de statues iconiques. Aux bords des grandes
voies se pressaient les temples d’Isis, de Sérapis,
de Déméter et des diverses divinités grecques,
dont le culte se confondait avec celui des divi-
nités égyp-
tiennes en
honneur dans
la région. Plus
loin, c’était les
sanctuaires de
celles-ci, déli-
mitant comme
une acropole
sacrée au mi-
lieu de la cité
hellénique, où
de toutes
parts, les édi-
fices consa-
crés aux jeux des olympiades se dressaient à
côté des temples ; ici lTiippodrome ; plus loin,
le théâtre; là, les thermes d’Adrien; ailleurs
ceux de Septime-Sévère ; ailleurs encore les pa-
lais servant de résidence aux gouverneurs. Par
delà la ville, les pentes des montagnes arabiques
s’abaissant en contre-forts rapides apparaissaient
hérissées de chapelles funéraires, aux étroites
façades blanches couronnées d’une frise multi-
colore, que surmontait un pyramidion doré.
C’était la ville des morts, cent fois plus grande
que celle des vivants, s’étageant, tant, en aval
qu’en amont du fleuve, au penchant de toutes les
collines se déroulant sur les ondulations des
plaines de sable serpentant à leurs pieds, si vaste,
si enveloppante, que la cité adrienne, comme
noyée dans son ensemble, semblait se réduire à
ses temples, et ne constituer, en quelque sorte,
que la basilique, de cette ville de mort.
Tout cela, les travaux exécutés depuis 189(3 ont
permis de le reconstituer, et les fouilles faites
alors par b' musée Guimet ont permis de recon-
naître les principales de ces ruines. Puis, l’explo-
ration des nécropoles adonné la révélation d’une
partie de la civilisation byzantine; et les habi-
tants d’Antinoë sont, grâce à elle, devenus aussi
La nécropole antique à Antinoë.
506
LE MAGASIN PITTORESQUE
réels à nos yeux, que s'ils avaient été nos con-
temporains. Leur luxe nous a été prouvé par
les costumes dont sont revêtus leurs cadavres;
les manteaux de pourpre, aux longues manches;
les robes de laine el de soie; les tuniques de fin
lin brodé : les chaussures de cuir doré ; les résilles
perlées; les bijoux; les ivoires; les objets usuels;
les figurines des laraires sont sortis des tom-
beaux comme autant de témoins de ces élégances
d’autrefois. Chaque année de recherches a apporté
son contingent de documents, a aidé à soulever
l’un des coins du voile; y revenir serait une
redite, la dernière campagne de fouilles a donné
de nouveaux résultats, qu’il sera préférable d’ex-
poser.
Si durables que semblent avoir été les modes
byzantines, il est maintenant possible de suivre
pas à pas leurs diverses étapes. Le costume des
femmes se composait d’une tunique, d’une robe,
d’un manteau ou d'un châle; mais, de nom-
breuses variantes sont manifestes dans cet ajus-
tement. Sur les corps extraits cette année, les
robes, moins amples que les précédentes, sont
le plus souvent rayées longitudinalement sur les
côtés, ou décorées de semis de fleurs et de motifs
géométriques, disposés à l’empiècement et sur le
bas, en triangles. C’est tantôt de larges bandes
d’une sorte de velours, à dessins polychromes,
partant des épaules et tombant jusqu’aux pieds,
derrière et devant, tantôt de véritables collerettes
de velours, figurés sur la poitrine, le dos et les
deux cotés du bas de la robe. Le manteau est
fleurté, et légèrement gansé. La coiffure consiste
en un bonnet en forme de turban; les tuniques
ont moins de finesse, mais un décor plus touffu,
plus varié et plus riche. La tapisserie prend une
place prépondérante, elle envahit la surface des
châles, et règne en maîtresse sur les linceuls.
Les procédés techniques de ces tapisseries étaient
encore inconnus; une sépulture, retrouvée cet
hiver, nous donne, à ce point de vue, des docu-
ments d’une valeur inestimable; c’est la seule à
laquelle je m’arrêterai.
Cette tombe est celle d une femme grecque ; la
toilette dont le corps est vêtu est d’une élégance
sobre et discrète. Patricienne sans doute, elle
avait, de même que toutes les femmes d’alors,
passé la majeure partie de son temps à broder
au métier. Plus que toute autre pourtant, ce tra-
vail de Pénélope avait pour elle été passion, car
des, mains pieuses avaient déposé auprès d’elle
son métier, sa quenouille, ses fuseaux, les pei-
gnes servant à serrer le tissu, le coffret d’ivoire
où elle avait enfermé ses soies et ses laines; son
étui, ses aiguilles, ses dévidoirs et ses écheveaux
à demi usés. L’importance de cette trouvaille est
capitale; elle permet de fixer un point resté jus-
qu'ici obscur de l’un des chapitres les plus inté-
ressants de l’art antique, et de combler du même
coup une lacune dans l’histoire des procédés de
l’art industriel des anciens.
L’ensemble de l’exploration de cette partie des
nécropoles porta sur un peu plus de huit mille
sépultures. Mais un coin perdu de l’un des replis
de la plaine attirait particulièrement mon atten-
lion. En passant, j’avais remarqué un fléchisse-
ment des sables, une teinte particulière du gra-
vier, divers signes en un mot, imperceptibles à
qui n’a point l’habitude de pratiquer les fouilles.
J’y fis exécuter des sondages, et bientôt j’en
retirai des corps, quelques-uns en piteux état,
par suite de l’infiltration des eaux; d’autres, au
contraire, intacts, montrant un procédé d’ense-
velissement que, jusqu’alors, je n’avais point ren-
contré à Antinoë.
Le mode de sépulture adopté pour les morts
de ce quartier participe à la fois de celui des
momies égyptiennes et des corps byzantins; les
deux procédés se superposent en quelque sorte;
les corps sont habillés, de la tête aux pieds, des
mêmes tuniques, des mêmes robes, des mêmes
manteaux que ceux des autres quartiers. Mais,
par-dessus cette toilette d’apparat, que recou-
vrent ordinairement des linceuls brodés, s’en-
roule un appareil d’étroites bandelettes de lin,
entre-éroisées en un lacis inextricable. Les der-
nières sonl bitumées, si bien que la surface prend
l’aspect d’un véritable cartonnage, tant le bitume,
en les soudant, a dissimulé les joints. Sur le tout,
les toiles des linceuls, rigidement tendues à
plat, se sont un peu collées à leur tour; aucune
broderie n’en décore la surface ; par contre, la
dernière est peinte, et représente le défunt vêtu
de son costume, les mains croisées sur la poi-
trine, tenant les objets consacrés du culte des
morts. Les chairs sont du ton exact de la peau;
ici, blanches rosées, quand l’individu est de race
grecque ; là, teintées de bistre de nuance plus ou
moins foncée, lorsqu’il s’agit d’un Égyptien. Les
bijoux sont figurés en relief, par des stucs dorés:
boucles d’oreilles, colliers, bagues, bracelets,
anneaux de chevilles; les pierres qui s’enchâs-
saient aux parures sont indiquées par des tons de
rouge, de vert et de bleu. Les brochages des
soieries, les broderies des manteaux s’enlèvent
sur les coloris des étoffes en esquisses tracées à
la gouache. C’est le portrait réaliste, avec la mi-
nutie du détail, poussée aussi loin que faire se
peut. Sur le pourtour donné par l’épaisseur du
corps, une bande à fond clair, se trouve partagée
en petits tableaux, à peine ébauchés, montrant
les diverses cérémonies des funérailles; scènes
de libations, d’invitation, d’introduction, où la
facture païenne influence d’une façon visible les
représentations des rites du nouveau dogme.
L’une des peintures retrouvées est même pure-
ment hellénique ; et, n’était la présence des sym-
boles du christianisme, il eut été impossible de
la classer comme n’étant pas la représentation
des mystères païens.
Ce côté de la civilisajion gréco-byzantine était
intéressant à connaître sans doute, mais plus en-
LE MAGASIN PITTORESQUE
597
core, la solution d’un problème s’imposait: arri-
ver à savoir ce qu’avait été Je passé de cette
ville; et quelle cité antique avait occupé la place,
où seul, le souvenir d’Antinous avait survécu.
Pour comprendre l’intérêt qui se rattache à
cette question, il me faut rappeler en deux mots
quelle tradition reliait le voisinage immédiat
d’Antinoë à l’histoire sacrée de l'Égypte. Juste en
face d’elle, la *
localité aujour-
d'hui connue
sous le nom
d’Achemou-
neïn — l’an-
cienne C h e -
m o u n ou —
avait été, au
temps des lé-
gendes divi-
nes, le champ
de bataille où
Horus, le fils
d’Osiris, avait
vaincu le meur-
trier de son pè-
re, son oncle
Set, le principe
du mal.
Cette raison
faisait que la
ville ancêtre
d’Antinoë n’a-
vait pu man-
quer de se trou-
ver mêlée aces
traditions, et
d’avoir joué
dans l'antiqui-
té pharaonique
un rôle impor-
tant, dont la
trace est pour
l’instant per-
due. Mes inves-
tigations, in-
fructueuses
jusqu’ici, ont
■enfin abouti cette année à la découverte de tom-
bes, qui, si elles ne remontent qu’à la XIIe dy-
nastie, — 3200 ans avant notre ère — et ne nous
font point encore pénétrer dans l’époque préhis-
torique, sont du moins un précieux jalon.
Les caveaux reconnus ont fourni des sarco-
phages de sycomore, couverts d’inscriptions
hiéroglyphiques.
Les momies appartiennent au type de l'embau-
mement classique, dans les syringes, le mobilier
funéraire est partout au complet. C’est la flottille
des barques funèbres, avec leurs rameurs, devant
conduire le mort à la région bienheureuse; le
monde en raccourci de la vie d’outre-tombe, les
Corps recouvert de toiles peintes
figurines des serviteurs occupés aux travaux de
la maison; boulangers pétrissant le pain et le
cuisant au four; meuniers pliant sous le poids
des sacs de farine; pâtissiers confectionnant des
gâteaux; pâtres conduisant des bestiaux; bou-
chers dépeçant des bœufs ; porteurs d’eau char-
riant des outres pleines; esclaves transportant
les meubles destinés à la maison de l’au-delà.
C’est cette mai-
son du maître,
enfin, véritable
jouet d’enfant,
où d'autres pe-
tites figurines
montrent ses
gens à leurs
travaux.
C’est encore
les vases ren-
fermant les
grains et les li-
quides ; les
sandales de
bois peint, et
les bâtons de
voyage ; les mi-
roirs de bronze
des femmes, et
les vases d’al-
bâtre, conte-
nant les colly-
res, dont elles
avaient coutu-
me de peindre
leurs yeux.
Rien ne sau-
r a i t dire le
charme de ces
figures de hois,
pourtant assez
grossièrement
taillées, et en-
duites de pein-
I lires aux tons
crus ; mais, ces
minces ficelles
servant aux pâ-
tres à tenir en mains leurs têtes, encore souples;
mais ces petites maisons aux volets clos, mais
ces rameurs penchés sur leurs avirons, mobiles
dans leurs mains; mais ces visages où la race a
mis son empreinte, font oublier les défauts de fac-
ture, pour ne voir que la maîtrise de l’œuvre ; la
pensée inspiratrice palpable dans chaque ligne,
et, à ce point île vue, la découverte du cimetière
antique’ d’Anlinoë vaut la trouvaille d’un trésor.
Tels sont les trois points importants des ré-
sultats acquis cet hiver; la récolte des documents
de chaque espèce a été des plus fructueuses, bien
que les ressources, fort limitées, dont je dispo-
sais, ne m’aient point permis de donner à celle
598
LE MAGASIN PITTORESQUE
campagne le développement qu’elle eût com-
porté.
Vainement, depuis quatre années, j’ai cherché
à créer en France une société de fouilles, ana-
logue aux sociétés anglaises, allemandes et amé-
ricaines, qui, par tout l'Orient, explorent le sol
d s cités antiques; toujours, je me suis heurté à
l'indifférence et à la routine; à ce manque absolu
d’initiative, qui fait que chez nous, l’on n’ose ja-
mais tenter quoi que ce soit.
Et pourtant , l’exemple de ces sociétés anglaises,
allemandes et américaines est là, qui montre
combien leur organisation est pratique : sans
appui officiel, sans subvention, elles ont constitué
un fond de réserve, qui permet à leurs représen-
tants de fouiller selon qu’ils en ont besoin.
L’avantage est double pour leur pays; d’une part,
les musées acquièrent, à très peu de frais, d’in-
comparables richesses; de l’autre, chacune d’elles
est, en Orient, un instrument puissant de propa-
gande, au service de leur pays.
Des amateurs, des collectionneurs, des dona-
teurs de musées se sont groupés pour les fon-
der; des hommes politiques les ont appuyées et
encouragées; les amis des arts et des sciences
ont mis leurs concours, sans compter, à leur
disposition. L’Angleterre, à elle seule, possède
cinq chantiers de fouilles en Égypte ; les anti-
quités recueillies atteignent une valeur de plu-
sieurs millions; et l’implantation de l’influence
britannique dans la vallée du Nil n’a pas eu de
plus puissants agents.
Mais lorsqu’en France on parle d’organiser
ainsi des fouilles, on se heurte à une réponse
toujours la même : Les risques!!! le mot est
fatidique, sur toutes les lèvres, malgré l'exemple
de l’étranger, malgré les résultats acquis,
malgré les expositions où ceux-ci ont été pré-
sentés au public. Les risques ! C’est le para-
vent derrière lequel se blottit la routine; et si
forte est cette paralysie d’initiative, qu’un musée
préférera faire des achats, quitte à payer vingt
fois ou cinquante fois plus qu’il ne dépenserait à
faire des fouilles-, parce que de cette façon il est
certain de ne rien » risquer ».
Et quel incomparable musée, pourtant, il serait
possible de constituer avec l’exploration des cités
gréco-romaines de cette Égypte, où chaque son-
dage donne une trouvaille ! Un musée unique au
monde où revivrait, comme en une évocation,
la civilisation de la société byzantine, avec sa
décadence troublante et son luxe raffiné, jusqu’à
en devenir licencieux. Et cette exploration raffer-
mirait notre influence; nous garderait notre
place dans ce pays, dont nous avons créé l’ar-
chéologie ; nous rendrait notre rang, tout au
moins dans ce domaine de la science, où nous
avons été les initiateurs. Peut-on espérer encore
qu’il se trouvera chez nous des initiatives assez
fortes, pour grouper amateurs et donateurs,
collectionneurs et amis des arts, politiciens et
orientalistes en une pensée commune? Je me
suis, jusqu’ici, heurté à trop de refus, pour me
faire encore des illusions ; mais je ne puis m’em-
pêcher de crier le danger. Si d’ici peu des fouilles
ne sont pas organisées sur les bases que je viens
d’indiquer, c’est le dernier abri de notre influence
en Égypte perdu, avec les trésors des villes
gréco-romaines, lesquels, passeront aux Anglais,
aux Allemands et aux Américains, qui, eux, ne se
sont pas arrêtés à disserter sur d'invraisembla-
bles « risques à courir ».
Al.. GAYET.
LE RÊVE D’UN JOUR D’AUTOMNE
NOUVELLE
II (Suite.)
— Oh ! marraine, protesta Robert, ne vous
pressez pas tant. Vous seriez obligée de regretter
d’avoir profané mon rêve. J’aperçus tout d’abord,
aux mains de mon inconnue, un de ces rouleaux
en toile cirée dans lesquels enferment leurs
morceaux les personnes qui reçoivent ou don-
nent des leçons de musique. Ce détail restreint
déjà mes inductions sur la condition sociale de
ma voisine momentanée. Elle vient de sa leçon
de musique, ou elle va la donner à quelque élève
de banlieue. Est-elle jolie, au moins? C’est ce
qui m’importait le plus de savoir.
Elle était assise de trois quarts et semblait
vouloir se soustraire à ma curiosité. Sa vue était
obstinément fixée, à travers la vitre du wagon,
sur le triste paysage de la lisière parisienne, qui
semblait fuir, autour de nous, à mesure que le
train marchait. Une de ces irritantes voilettes en
tulle moucheté me dérobait, presque, le peu de
son visage que sa position m’aurait permis de
voir. Sa mise, au moins, pouvait m’aider à mieux
découvrir si elle valait la peine, vraiment, de
m’intéresser à elle. Évidemment, sa toilette au-
rait pu avoir plus de fraîcheur. C’était une de ces
toilettes que les femmes gênées foui durer, par
des prodiges de soins ingénieux, ou que les
LE MAGASIN PITTORESQUE
599
femmes aisées réservent pour leurs courses d’a-
chat, les jours de mauvais temps. Cependant, la
matinée était belle. Une femme tant soit peu for-
tunée n’aurait pas risqué d’inspirer, d’elle, une
opinion médiocre à son professeur de musique,
par la révélation de quelque usure de ses vête-
ments, même le matin. La jeune voyageuse que
j’avais devant moi était donc, plutôt, une de ces
courageuses mercenaires de la musique, en
tournée de leçons de piano ou de chant, toute la
journée. Mais si sa mise offrait quelques traces
d’un usage trop prolongé, elle lui laissait le
même air de distinction qu’aux femmes élégantes,
leurs vêtements renouvelés avec soin. Vous n’au-
riez pas surpris la plus légère erreur de goût,
dans cette toilette un peu fanée de la jeune voya-
geuse.
Tout est d’une sobre harmonie de formes et de
nuances, dans son vêtement, depuis la fine pointe
de ses bottines, qui me révèlent, à son insu, la
petitesse de ses pieds, jusqu’au vaste chapeau de
paille noire, garni de grandes coques de ruban
d’un rose éclatant. L’exagération qu’on aurait pu
reprocher à ce chapeau paraissait calculée, pour
mettre mieux en relief, par le contraste, l’exiguité
enfantine du visage, qui se devinait, sous ses
larges ailes, malgré les mouches importunes de
la voilette, et malgré la pose qu’elle s’obstinait à
soustraire ses traits à mon examen.
Mais la réserve farouche de son être ramassé
sur lui-même, contre les velléités agressives que
cette jeune personne me supposait, ne réussissait
pas à me dissimuler, cependant, la grâce svelte
de son corps infléchi par la pose assise qu’elle
avait devant moi. Mes yeux se délectaient de la
ligne onduleuse qui la dessinait mollement, dans
le nonchaloir de son attitude, le long de ses
épaules, de sa poitrine, de ses hanches et de ses
jambes repliées. Les jambes se manifestaient élé-
gantes, les hanches, d’une ampleur de bon au-
gure, et les seins houleusement voluptueux, sous
la laine mauve de sa robe, tandis que les épaules
devaient se rattacher aux bras par une chute
gracieuse, sous le mantelet de même tissu que la
robe, dont la monotonie s’atténuait par une bor-
dure de fine dentelle, posée là, comme un frisson
de lumière, sur cette étoffe de crépuscule.
— Mon pauvre garçon, ne put s’empêcher de
s’exclamer Mme Dureau, cette jeune personne t’a
complètement ensorcelé ! On ne parle pas plus
admirativement de la toilette d’une femme ado-
rée !
— Vous me trouvez trop inflammable, mar-
raine. Et vous vous moquez de moi.
— Non. Mais ton aventure m’intéresse au der-
nier point. Le comble serait que ta jeune femme
fût blonde.
— Vous me dites cela, parce que le mauve,
communément, n’est permis qu’aux blondes.
— Il y a des brunes auxquelles il sied à ravir.
Mais ton inconnue était blonde, n'est-ce pas?
— Elle était blonde, en effet. Mes yeux amusés
par cette minutieuse analyse de sa toilette l'au-
raient découverte, telle, même s'ils n’avaient pu
voir l’or pâle de ses cheveux sur sa nuque. La
clarté du teint des blondes a des délicatesses na-
crées qui se compensent par une plus vive inten-
sité d’incarnat chez les brunes aux belles chairs
vives. El maintenant que je m’étais assuré de la
beauté linéaire de sa personne, vous comprenez
quel besoin véhément j’avais de découvrir l’har-
monie de son visage avec cette beauté de tout
son être. C’est sur son visage, qu’au risque de la
gêner, mes regards se concentrèrent, définitive-
ment.
Elle ne se montrait toujours à moi que de pro-
fil. Je pus, néanmoins, fixer dans ma mémoire
une image indécise d’elle, mais que j’y retrouve
gravée dans toute sa grâce fragile. Je me repré-
sente, exactement, la ligne délicate qui prenait
naissance, à la racine de sa chevelure lumineuse,
descendait, droite, le long d’un front assez volon-
taire, s’infléchissait légèrement au-dessous des
sourcils, se rendait jusqu’à l’extrémité du nez,
assez fin, dont elle réprimait les intentions trop
aquilines et se brisait dans le frémissement des
narines mobiles ; le caprice charmant de la bouche
arquée et délicate continuait cette ligne imagi-
naire, la joignait aux sinuosités du menton mince,
imperceptiblement projeté en avant; elle remon-
tait, à angle obtus, en suivant la mâchoire peu
accentuée, pour contourner les méandres de
l’oreille, et se perdre dans la mousse dorée des
cheveux blonds qui ombraient ce délicieux profil,
de leur pâle clarté. Et le charme de ce visage, si
neuf pour moi, si beau et tellement inattendu,
surexcitait tout mon désir d’en admirer l'entière
merveille, par son immobilité muette, par le mys-
tère des yeux invisibles, sous les paupières
baissés.
Certaines peintures énigmatiques, sur des hallu-
cinés qui en seraient épris, exerceraient la même
fascination douloureuse, s'ils subissaient l'aber-
ration de croire qu’à un moment les yeux de ces
images pourraient s’animer, sous l’ardeur de leur
contemplation, et leur bouche se délier, pour
eux, de leur mutisme éternel.
J’aurais été moins captivé par ma contempla-
tion, si ma compagne n’avait paru s’appliquer à
me dérober jalousement tout ce qu’elle pouvait
de son extérieure séduction.
— Si c’était une coquette, remarqua en riant
finement Mme Dureau, il faut avouer que tu as dû
lui donner bien du plaisir. Tu te serais vengé de
son indifférence, habilement, si lu avais su dé-
tourner d’elle tes yeux.
— Je ne le pouvais pas, marraine. Et j’en aurais
été seul puni. Vous le savez aussi bien que moi.
Nos désirs s’exaspèrent en raison même des obs-
tacles qu’ils ont, à surmonter. Plus cette jeune
femme affectait de vouloir m'ignorer, plus j’avais
besoin de la connaître toute, d’emplir mes yeux
600
LE MAGASIN PITTORESQUE
de son image passagère, de pénétrer jusqu’à son
âme, par les fenêtres obstinément closes de ses
yeux.
- Et puis, tu étais vexé de te trouver, seul, en
compagnie d’une femme qui ne faisait pas atten-
tion à toi.
— Peut-être. Nous avons aussi nos suffisances
et nos petites vanités.
- Et, dit encore, en souriant railleusement,
Mme Bureau, tu t’es morfondu à attendre sage-
ment quelque incident providentiel qui te fournît
l'occasion d’apparaître en héros devant cette
dédaigneuse beauté? Pour un hussard, vraiment...
- Ah! oui, fit Robert, sans se froisser du ton
narquois de sa marraine, la hardiesse légendaire
du corps dont je porte l’uniforme aurait dû m’ins-
pirer quelque inconvenance grossière contre
cette voyageuse inconnue. Vous m’avez appris à
respecter toutes les femmes, marraine. Et je vou-
lais plaire à celle-ci, comme je ne l’avais jamais
voulu, peut-être, pour personne. Aussi je m’appli-
quai, au contraire, à dissiper ses préventions, par
mon attitude irréprochable. Elle avait certaine-
ment pensé, en me voyant entrer dans son com-
partiment : « — Oh! que c’est ennuyeux d’être
« enfermée avec ce militaire! J’étais si contente
« d’espérer que je pourrais voyager seule. Et il a
« fallu qu’au dernier moment... 11 va se croire
« obligé de m’assiéger de ses galanteries. Tous
« les officiers ont cette manie de galanterie avec
« les femmes. Je n’ai vraiment pas de chance. Il
« n’aurait pas pu trouver place ailleurs, ce mon-
« sieur?... » Moi, je voulais que cette jeune femme
pût se dire : — « Mais il n’est pas gênant du tout,
» ce monsieur. S’il ne me dévorait pas des yeux
« aussi avidement, il me laisserait même tout à
« fait à l’aise. Eli bien! il me trouve jolie! Mon
<> Dieu, il n’est pas le premier. Du moment qu’il
« ne me dit rien, il peut bien me regarder tant
« qu’il voudra. Je dois seulement lui montrer
« que son admiration ne me touche pas. Au
« moins, il est bien élevé. 11 sait respecter une
« femme seule, en wagon ». Afin que ma présence
réussît à lui donner celte opinion de moi, je ne
risquai pas un seul mouvement qui pût l’alarmer.
Je ne lui demandai même pas la permission de
fumer, malgré l’envie que j’en avais, malgré le
moyen facile que j’aurais eu, là, de lier conver-
sation avec elle. J’attendais je ne sais quoi qui me
permît de lui adresser la parole, naturellement.
Comme j’aurais béni l’être humain qui nous eût
présentés l’un à l’autre! Cependant, je ne réussis-
sais pas à voir tout son visage, ni ses yeux.
Au tournant de la rampe qui imprime au train
un changement de direction, à partir d’Asnières,
le soleil aveugla subitement ma voisine. Elle fut
obligée d’interrompre sa contemplation obstinée
du paysage et de se retourner complèterûent vers
moi. Je ne m’étais pas trompé sur la beauté de
son visage, que j’avais été réduit, jusqu’alors, à
deviner. J’étais trop bien préparé à en subir la
délicate fascination, pour ne pas recevoir, de sa
révélation complète, un émoi violent. C’était un
de ces visages devant qui la pensée reste en sus-
pens, émerveillée et impuissante à se formuler, à
elle-même, l’expression de leur beauté. On les
regarde ; on sent en soi une expansion envahis-
sante de délices, tant qu’on est sous leur charme;
on en reçoit un enchantement pareil à celui où
nous captivent les suavités de la musique. Mais
il y a trop de profondeur et trop de mystère dans
de telles ivresses de l’âme pour que les mots en
puissent être une acceptable traduction.
La première sensation dont j’eus conscience,
dans mon ravissement, fut une stupéfaction
légère. Comment laissait-on circuler, seule, une
si belle créature, à travers Paris, et la livrait-on
aux hasards dangereux des lignes de banlieue?
Je n’avais plus de doutes, maintenant, sur la
condition de ma compagne involontaire de
voyage. C’était une jeune fille, une de ces jeunes
tilles de bourgeoisie besogneuse ou de riche fa-
mille déchue, qui trouvent, dans l’enseignement
de la musique, un gagne-pain, ou un complément
indispensable de leurs ressources trop médio-
cres. Mais alors, quel père, quelle mère étaient
assez aveugles, assez criminels ou assez malheu-
reux, pour exposer une si fascinante personne
aux mille pièges de la rue, aux entreprises des
libertins errants? Pauvre jeune fille !
Vous vous moquerez encore de moi, si vous
voulez, marraine. Mais je vous ai promis de vous
rendre compte’ exactement, de ce long rêve, où
je me suis complu, en si peu de temps, ce matin.
El je vous dis tout ce que j’ai senti. J’ai été saisi
d’une véritable pitié, à l’évocation de toutes les
jouissances du luxe parisien offertes, à toute
heure, à la beauté de cette jeune fille inconnue,
et dont elle devait, constamment, repousser la
tentation tenace. Je la voyais, au long des rues
où Paris étale la fascination impérieuse de ses
élégances, dévisagée, frôlée, importunée partant
de riches oisifs, en quête habituelle de quelque
proie inédite, ménagée, par le hasard, à leur
plaisir. Les sollicitations de la corruption cour-
toise et de bon ton l’assaillaient, partout, sur
son passage, me semblait-il ; elles rampaient
autour d’elle, l’enveloppaient d’insidieuses ca-
resses; elles faisaient trembler son cœur des
frissons involontaires du désir; elles haussaient
jusqu’à ses lèvres la saveur ardente du péché;
elles troublaient ses yeux de l’éblouissement des
parures, des ors gemmes, des pierreries lumi-
neuses et froides comme les étoiles. Et la pour-
pre de ses lèvres, la pâleur rosée de son teint, le
translucide azur de ses yeux, pouvaient, à son
gré, s’aviver de la féerie mystérieuse de toutes
ces joailleries, où dort, sans doute, l’âme malé-
ficieuse des couleurs et des lumières maudites!
(A suivre.)
Félicien PASCAL.
LE MAGASIN PITTORESQUE
60 1
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Au lendemain, précisément, de ce congrès fémi-
niste dont l'écho n’est pas encore éteint, le gouver-
nement a fait aux Femmes la gracieuseté d’indiquer
officiellement qu’il s’occupe d’elles : il a fait publier
la nomination des deux professeurs qui dirigeront l’en-
seignement féminin à l’École des Beaux-Arts, dans
cette section spéciale qui est une des dernières et des
plus légitimes conquêtes du féminisme. Et les profes-
seurs, s’il vous plaît, ne sont pas Monsieur tout le
monde. On les a choisis très décorés, très ornés de
titres et suffisamment chargés d’ans, d’ailleurs, pour...
à tous égards, imposer confiance. Le professeur de
sculpture est M. Marqueste, né à Toulouse en 1850,
prix de Rome naturellement (1871), comme tant
d’élèves deFalguière, et membre de l’Institut. Celui-là
ne donnera certainement pas des leçons révolution-
naires : il a débuté, il y a quelques vingt-cinq ans
(1876), par un groupe, Persêe et la Gorgone, dont la
patine verdâtre fit hurler la critique et devant lequel
les visiteurs' se voilèrent la face, ainsi que devant le
Balzac de Rodin. Mais depuis, il s’est « rangé », il s’est
assagi, le succès venant, et il a à son actif un nombre
fort honorable d’œuvres très classiques, des Adam, des
Ève (salon de 1881), une statue de la Géographie à la
nouvelle Sorbonne, une statue de Y Architecture aux
Arts libéraux, etc., etc. La mère pourra lui envoyer
sa fille, selon la formule. Aussi bien, la sculpture,
dans ces cours féministes, ne peut prendre une très
grande importance, semble-t-il. Le métier est terri-
blement ingrat. Les hommes déjà l’exercent avec de
grands risques de mourir de faim. L’État et la Ville
achètent beaucoup, plus qu’on ne suppose, mais ils
ont, depuis quelque temps, fixé une sorte de prix
moyen : pas d’acquisition au-dessus de 10 000 francs.
C’est une somme, dira-t-on. Mais non : les frais de
modèle, d’atelier, de praticien, de matières premières
absorbent presque ces 10 000 francs pour un groupe,
— on dit un boulot, à l’École des Beaux-Arts, — de
quelque grandeur. Le sculpteur vit, en moyenne, avec
150 francs par mois, quand il vend et qu’il rencontre
des Mécènes, car il y en a : on trouve des amateurs
généreux qui font les avances de frais et se con-
tentent d’un remboursement très éloigné. Mais c’est
la veine, cela, la grande veine. Les petites demoiselles
du Marais ou du faubourg Saint-Antoine, ou de
quelque faubourg que ce soit, qui rêvent d’échapper
à l’existence bourgeoise en se livrant aux beaux-arts,
feront bien de ne pas songer aux boulots que leur cor-
rigerait M. Marqueste. Elles ne pourraient même pas
placer des têtes d’anges joufflus chez des ébénistes en
renom : ceux-ci en ont plus qu’il leur en faut.
Pour la peinture, c’est autre chose; l’avenir est
moins sombre. Le professeur, qui est M. F. Humbert,
aura de nombreuses élèves, et on le comprend.
M. Humbert est, d’ailleurs, comme M. Marqueste, le
maître qui convenait à cette place. Cet élève de Picot
et de Cabanel a eu ses heures de fougue (une « Mau-
resque » étrange au Salon de 1869); il s’est montré
coloriste hardi, presque tapageur à certains moments,
mais dans l’ensemble de son œuvre s’affirme une belle
unité d’elforts vers la correction du trait, la pureté de
la ligne s’alliant à l’élévation de la pensée. On le ju-
gera favorablement d’abord d'après son Pro Patria du
Panthéon (1884) qui ne souffre pas trop du voisinage
d’admirables Puvis de Chavannes, encore que cette
composition très sage en diffère énormément... Mais
surtout on admirera sans restriction sa Madone du
musée du Luxembourg : le peintre qui sait « refaire »
une madone et qui lui donne un charme nouveau,
inattendu, gagne à ce tour de force la maîtrise.
M. F. Humbert est de ceux-là. 11 sera un professeur
qui, on l’espère, ne s’indignera ni ne se moquera des
tempéraments dont la juvénilité serait trop batail-
leuse ou outrancière ; il se souviendra alors de sa
Mauresque et des luttes qu’il soutint, à son propos,
contre la presse ! Et, d’autre part, il donnera à ses
élèves un enseignement reposant sur l’étude des vrais
principes artistiques, sur le respect du dessin ; c’est
essentiel ; c’est ce qui soutient certaines œuvres.
M. Bouguereau, par exemple, est, dit-on, capable de
dessiner une de ses innombrables Vénus, un de ses
perpétuels Amours en commençant la figure par le
gros orteil du pied et en remontant jusqu’aux che-
veux immuablement frisottés. 11 peut ensuite mettre
là-dessus la couleur qu’il veut, fade, rosée, bleutée,
dorée du même rayon de soleil comme toutes les pê-
ches d’un pêcher: peu importe; les « dessous » sont
la sauvegarde de la composition ; tout se tient si bien
qu’on reconnaît quand même une valeur à l’œuvre.
Rien de plus banal, de plus usé que de répéter ceci :
« Songez au dessin ». Cependant, son utilité, son em-
ploi pratique doit être indiqué, une foisde plus : si les
femmes ont tant désiré, — et à bon droit, — avoir leur
enseignement, c’est-à-dire être mises à même de faire
de fortes et sérieuses études d’art, avec l’appui de
l’État, c’est certainement pour échapper à la médio-
crité de leur état artistique actuel : en dehors des
éventails, des cabarets au vernis Martin, de quelques
portraits de famille ou d’amis (et encore sont-ils ré-
servés aux artistes déjà en renom!) les femmes qui
manient le pinceau ne gagnent pas 500 francs par
an. La faiblesse de leur instruction technique en est
un des motifs; elles n’ont pas suffisamment travaillé
au début ; elles ont pris trop vile la boîte de couleur
et puisé dedans ce qui leur faisait plaisir. 11 est si
agréable de se laisser aller à ce qu’on appelle
l’Inspiration ! Au demeurant, l’inspirée est incapable
de bâtir un Bonhomme, selon l’expression de ses
futurs camarades d’école. Elle peindra des Heurs,
des paysages, des choses gentilles; elle n’ira pas au
delà, — correctement s’entend. Or il est une
branche d’art, — ou d’industrie artistique, si l’on veut
— qui offrirait aux femmes artistes de vraies res-
sources : c’est l’illustration du livre, du journal illus-
tré. Les femmes y écrivent; elles n’y dessinent pas,
— sauf deux ou trois. On ne demanderait qu’à les ac-
cueillir chez les directeurs et les éditeurs, mais les
compositions qu’elles apportent ne tiennent pas « de-
bout »; pas de dessin, pas de science de composition,
— rien, en un mot, de ce qui s’apprencl à l’École.
Allez-y maintenant, mesdemoiselles, et vous verrez
que même à vingt ans, épeler l’AB C... n’est pas désa-
gréable, — et cela peut être fructueux.
Paul BLUYSEiN.
30
602
LE MAGASIN PITTORESQUE
Géographie
La question des câbles sous-marins.
Leur importance.
En rendant compte du Congrès national des Sociétés
françaises de Géographie tenu à Paris au mois d’août
dernier (1), nous avons signalé le vœu émis par ce
congrès relativement à l’installation de câbles sous-
marins français. Ce vœu, disons-le, a été formulé sur
la proposition de l’un de nos excellents confrères,
collaborateur au Magasin Pittoresque, M. Ch. Lemire,
La question des câbles sous-marins est actuelle-
ment l’une des questions qui préoccupent le plus vi-
vement l'opinion publique et le gouvernement.
Le fait principal qui domine la situation est que la
France, pour toutes les communications avec ses propres
colonies ( hors V Algérie), est tributaire de l'Angleterre.
Cette puissance a eu, en effet, l’habileté d’étendre ses
réseaux télégraphiques sur le globe entier; elle est
non seulement en communication directe, par câbles
simples, doubles ou triples, avec toutes ses posses-
sions d’outre-mer, mais détient aussi l’administra-
tion de la presque totalité de câbles sous-marins, de
sorte que toute communication d’un continent à
l’autre passe nécessairement par la main d’employés
britanniques, auxquels il suffit de se procurer un
code télégraphique d’un pays quelconque pour en
surprendre tous les secrets. Le cas s’est présenté
pour ce qui concerne la France lors de la campagne
du Tonkin. Le contenu des dépêches envoyées au
gouvernement français par l’amiral Courbet était
connu du cabinet britannique avant de parvenir à
Paris. Les dépêches privées ou officielles peuvent
arriver, d’autres fois, mutilées, tronquées, et causer
un préjudice considérable tant aux intérêts privés
qu’aux relations officielles et diplomatiques. Le péril
devient plus grave' encore lorsqu’une puissance quel-
conque se trouve en état d’hostilité. La guerre trans-
valienne eut pour effet de suggérer au gouvernement
anglais de soumettre toutes les dépêches privées à la
censure. Les communications officielles entre les
gouvernements européens et leurs agents, sur divers
points du sud de l’Afrique, furent arrêtées en route.
Notre grande colonie de Madagascar eut particulière-
à souffrir de cet état des choses. Aussi différentes
puissances cherchent elles à s’affranchir de la domi-
nation anglaise pour ce qui concerne la communica-
tion télégraphique au delà des mers, en créant elles-
mêmes des câbles nationaux, c’est-à-dire aboutissant
en tous points sur des territoires leur appartenant.
L’Allemagne et les États-Unis sont entrés les pre-
miers dans cette voie en prenant l’initiative de l’éta-
blissement de câbles nationaux. Les intérêts primor-
diaux de ces deux puissances se trouvent concentrés
dans le Pacifique. L’Allemagne possède une partie de
laNouvelle-Guinée, les Samoas, l’archipel Bismarck, etc.
Les États-Unis cherchent à établir une ligne abou-
tissant à Honolulu et aux îles récemment enlevées
aux Espagnols : Cuba, Philippines. La Russie, de son
côté, a eu soin d’établir une ligne télégraphique ter-
restre transasiatique (Sibérie, Mongolie), reliant la
côte du Pacifique (Vladivostok, Port-Arthur) aux ca-
pitales de l’Europe- C’est la voie qui est empruntée,
en partie, par les dépêches venant de France à desti-
(1) Voir le Magasin Pittoresque, numéro du l°r sep-
tembre 1900.
nation de l’Indo-Chine. A cet égard, la France se
trouve dans une [situation bien moins avantageuse.
L’éloignement et la dispersion de ses différentes co-
lonies d’une part et le manque de points d’appui
dans les océans d’autre part, lui créent l’obligation
de recourir, pour l’établissement des escales, à des
territoires étrangers.
Dans les divers projets soumis actuellement aux
Chambres, on s’efforce de créer des voies à travers
des territoires notoirement neutres, ou avec lesquels
il y aurait le moins de chances de conflit. Il s’agit
aussi de confier la direction de ces points, même en
territoire étranger, à un personnel exclusivement
français. Ces projets comportent diverses lignes ter-
restres ou sous-marines classées ainsi que suit dans
leur ordre d’urgence : Oran à Saint-Louis du Sénégal,
par Tanger et Ténériffe; Madagascar à la Réunion;
Golfe de Bénin au Congo ; Congo-Madagascar. Cette
dernière ligne irait soit par Angra-Pequena, sur ter-
ritoire allemand du sud-ouest africain, doublant le
cap, soit par Jaffa et la mer Rouge, soit encore à
travers l’État indépendant du Congo.
Comme on le voit, le problème est assez complexe.
L’Angleterre a pris les devants. Elle possède à l'heure
actuelle 195000 kilomètres de câbles; les nombreuses
îles sous sa dépendance dispersées sur les trois
océans, Atlantique, Pacifique et Indien, sont autant
de points d’accès et d’atterrissement.
La France, comme plusieurs autres nations, accorde
à diverses compagnies anglaises des subventions en
échange de certaines garanties que ces compagnies se
sont obligées de fournir pour l’usage des dépêches
françaises. Ces garanties deviendront, bien entendu,
illusoires le jour où notre pays se trouvera en guerre
ouverte avec l’empire britannique ou même avec l'un
de ses alliés. L’étendu du réseau français est actuel-
lement dé 23000 kilomètres seulement. On saisit donc
l’importance énorme qu’un développement du réseau
national peut avoir tant pour les intérêts privées que
pour les intérêts généraux de la nation. Il nous reste
à souhaiter que les projets actuellement soumis aux
chambres reçoivent une prompte solution. La durée
de l’établissement des nouvelles voies est évaluée à
dix ou douze ans. Le groupe des conseillers de com-
merce extérieur, dont fait partie aussi M. Ch. Lemire,
réclame une exécution plus rapide, cinq ou six
années. Mais que le travail soit réparti sur cinq
années ou sur dix, que l’établissement du réseau soit
fait par les soins de l’Etat ou confié à l’industrie
privée, l’essentiel nous semble qu’on y procède immé-
diatement et tous ceux qui ont à cœur la grandeur
et' la prospérité du pays s’accocieront au vœu émis
par le Congrès national des Sociétés françaises de
Géographie.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
On sait que, d’après la circulaire ministérielle du
12 juin 1900, les lieutenants-colonels de toutes armes
pouvaient être autorisés à accomplir des stages dans
une arme autre que celle à laquelle ils appartenaient,
à condition toutefois de satisfaire à certaines règles
d’âge et d’être désignés par les autorités supérieures
comme des sujets d’avenir. Donc la désignation pour
LE MAGASIN PITTORESQUE
603
le stage pouvait être considérée comme le prodrome
d’une proposition pour le grade supérieur.
Cette sage et intelligente mesure avait pour but
de fournir aux officiers non pourvus du brevet d’état-
major, mais possédant néanmoins toutes les qualités
de commandement désirables, de pouvoir, comme
leurs camarades sortis de l'École de guerre, justifier
de la connaissance de la conduite et du commande-
ment des trois armes, condition nécessaire pour
aspirer au commandement des régiments et aux
étoiles du généralat.
Or, faut-il le dire? il y avait depuis quelques années
une tendance dans le haut commandement à accor-
der à ce sujet, aux officiers du service d’état-major,
une préférence un peu trop marquée pour l’avance-
ment, sous prétexte que les officiers non brevetés,
n’ayant jamais, jusqu’alors, fait de stage dans les au-
tres armes, pouvaient ne pas présenter les mêmes
garanties dans le commandement des brigades, des
divisions, voire même des corps d’armée.
En un mot, l’avancement aux hauts grades mena-
çait d’être fermé à bref délai à tous les officiers de
troupe, quelque méritants qu’ils fussent, à cause de
cette soi-disait lacune dans leur instruction militaire.
C’était fausser le but même de l’institution de l'École
de guerre, école d’état-major avant tout, et qui me-
naçait de devenir une école exclusive de haut com-
mandement.
La circulaire du 12 juin 1000 a été bien accueillie
par tous les officiers, et le ministre actuel vient d’en
étendre le bénéfice, non seulement aux chefs de ba-
taillon et d’escadron, mais encore aux capitaines
ayant exercé réellement pendant quatre ans le com-
mandement correspondant à leur grade. Rien plus,
alors que les lieutenants-colonels n’étaient admis à
faire leur stage qu’en surnombre, et pour ainsi dire
que comme spectateurs, le ministre a prescrit cette
année que les officiers stagiaires pourraient prendre
le commandement de l’unité à laquelle ils seraient
attachés si le titulaire était absent.
. C’est là une très bonne chose, car elle permettra
certainement aux officiers non brevetés de profiter
des occasions qui leur sont offertes de commander
une unité autre que la leur, et de prouver plus tard
qu'ils possèdent toutes les qualités requises pour
faire des généraux.
Ces désignations d’officiers stagiaires seront faites
par les commandants de corps d’année, en observant,
autant que possible, de faire des échanges entre les
régiments, de façon à les pourvoir de commandements
effectifs.
11 est d’ailleurs certain qu’avec les méthodes de la
guerre moderne, un chef qui commande un détache-
ment de troupes de toutes armes doit savoir prati-
quement quel emploi il doit faire de chacune d’elles,
et quel profit il pense en tirer. Un général d'infanterie,
par exemple, ne doit pas se contenter de donner de
l’initiative à ses commandants de la cavalerie et de
l'artillerie, il doit encore et surtout diriger cette ini-
tiative en vue du but à poursuivre, et régler les rap-
ports qui existent nécessairement entre les trois
armes pour assurer leur liaison intime sur les champs
de bataille.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
L’Angleterre tient aujourd’hui sous la botte de ses
soldats les principales villes de l’État d’Orange et du
Transvaal. Elle a déclaré annexées à l’empire britan-
nique les deux vaillantes républiques et traitera dé-
sormais en rebelles les bandes dispersées de Botha.
Ainsi en a décidé lord Roberts au lendemain du dé-
part (f l septembre) du président Kruger qui, après
avoir transmis ses pouvoirs à Schalk Burgher, s’est
réfugié à Lourenço-Marquez en attendant son départ
pour l'Europe.
Pauvre vieux président! Trop malade et trop âgé
pour espérer pouvoir suivre ses vaillants burghers
dans les montagnes du Zoupantsberg, il veut consa-
crer ses dernières forces à son pays, en allant lui-
même quêter en Europe, — comme autrefois M. Thiers
— la protestation des puissances contre l’acte de bri-
gandage de l’Angleterre.
Hélas! l’Europe est aujourd’hui bien trop empêtrée
dans la question chinoise pour écouter les doléances
d’un vaincu; mais elle n’en portera pas moins dans
l’histoire la responsabilité de son indifférence cou-
pable.
Quant à l’Angleterre, on peut dire que le châtiment
a déjà commencé pour elle. Epuisée, beaucoup plus
qu’elle ne l’avoue, par l’effort gigantesque qu’il lui a
fallu soutenir depuis un an pour venir à bout de la
merveilleuse résistance de deux petits peuples dont la
population totale équivalait à peine au chiffre de la
formidable armée de lord Roberts, il lui est maté-
riellement impossible, aujourd’hui, de jouer à Pékin,
les grands premiers rôles. La puissante Albion est
passée au second plan, en attendant qu’on la relègue
au troisième !
Car les Burghers n’ont pas dit leur dernier mot,
lord Roberts le sait mieux que personne; et la gué-
rilla sans trêve qu’ils vont poursuivre interdira long-
temps encore, espérons-le, aux Anglais de rapatrier
leurs troupes ou de les envoyer en Chine .
Sans doute, l'heure est critique pour les Orangistes
et les Transvaaliens ; leurs petites troupes organisées
n’ont pu tenir éternellement contre un ennemi dix
fois, vingt fois supérieur, et les Anglais ont raison de
dire que la guerre, la grande guerre est finie. C’est
entendu.
Mais de nombreux petits commandos tiennent la
campagne aussi vaillamment qu’aux journées mémora-
bles de Spion Ivop, de Colenso, de Magersfontein et de
vingt autres rencontres, où les Anglais ont brillé par
la nullité incroyable de leurs officiers. Ces bandes,
commandées par les De Wet, les Delarey, les Vil-
joen, etc., donneront encore pas mal de besogne au
successeur de lord Roberts, le célèbre Buller, de Co-
lenso. En fout cas, ils immobiliseront dans le sud de
l’Afrique les seules troupes que l’Angleterre pourrait
envoyer en Chine.
Qu’est-il permis d’attendre de cette guerre de par-
tisans? Relisez l’histoire de la guerre d’Espagne, vous
y trouverez la réponse. Et, d’autre part, méditez cette
parole de Bismarck : « L’Afrique du Sud sera le tom-
beau de la puissance anglaise ! »
Décrétez la paix, messieurs les Anglais, comme
vous avez décrété l’annexion au mépris du droit des
gens; traitez en rebelles ces héroïques paysans sous
Capitaine FANFARE.
604
LE MAGASIN PITTORESQUE
le prétexte qu’ils ne sont pas organisés comme vous,
en régiments, en brigades, en divisions, et qu’ils
n’ont pas sur le dos de beaux uniformes, ces actes
de brigandage sont dignes de toutes vos traditions
nationales. Mais n’oubliez pas que vos odieuses pro-
clamations ne désarmeront pas les braves gens qui
préfèrent la mort à la perte de leurs libertés.
P. -S. — Au moment où j’écris ces lignes, les jour-
naux de Londres annoncent que les généraux Botha
et Viljoen ont franchi la frontière et se sont rendus
aux Portugais après avoir détruit leurs munitions et
leurs gros canons.
D’autre part, une forte colonne anglaise est à la
poursuite de De Wet qui tient toujours la campagne
dans l’État d’Orange avec quelques commandos.
Tout le crime est donc sur le point d’êti’e consommé,
et l’Europe assiste, impassible, à l’agonie du plus
malheureux et du plus vaillant des peuples ! !
H. M.
EN CHINE
La situation reste des plus obscures, et l’on se
demande aujourd’hui si l’arrivée imminente du ma-
réchal de Waldersée à Pékin la dénouera aussi faci-
lement qu'il était permis de le supposer il y a quinze
jours. L'Angleterre et l’Allemagne restent irréduc-
tibles : c’est à Pékin, et non ailleurs, qu’elles veulent
exiger les réparations qui leur sont dues. La Russie
et la France estiment que l’impératrice douairière et
l’empereur de Chine ne consentiront jamais à rentrer
dans leur capitale tant qu’elle sera occupée par les
troupes alliées.
A qui l’événement donnera-t-il raison? C’est le
secret de demain.
En attendant, la grosse question du jour, c’est la
proposition faite par l’Allemagne aux puissances
étrangères d’exiger, avant l’ouverture des négocia-
tions avec le gouvernement chinois, la livraison des
instigateurs des crimes commis à Pékin contre
tout droit des gens.
Après l’assassinat du baron de Ketteler, l’empereur
d’Allemagne ne pouvait, on le conçoit, adhérer au
principe de l’évacuation de Pékin avant d’avoir
obtenu l’éclatante réparation à laquelle il a droit. 11
aie pouvait guère, d’autre part, risquer de supporter
seul les frais et les aléas d’une grande guerre avec
la Chine. Sa proposition d’exiger préalablement le
châtiment des coupables semble donc en principe des
plus logiques, et de nature à rallier tous les gouver-
nements intéressés. Reste à savoir ce qu’en pense le
gouvernement chinois lui-même, en l’espèce ce vieux
roué de Li-Hung-Chang, qui vient d’arriver à Pékin
avec pleins pouvoirs, dit-on, de la cour.
Évidemment, l’impératrice douairière livrera diffi-
cilement le prince Tuan, le grand coupable, par
l’excellente raison qu’il lui serait impossible de
mettre son projet à exécution, si tant est qu’elle en
eût envie. Et puis, elle se livrerait sans doute elle-
même en même temps, car il est avéré aujourd’hui
que la vieille douairière a été complice, sinon l’insti-
gatrice, de toutes les horreurs commises dans ces
derniers mois.
Les alliés ont-ils un moyen quelconque d’aller
« chercher dans leurs repaires », suivant une formule
célèbre, le prince Tuan et ses complices ?
Il est permis d en douter. En tout cas, la Russie ne
semble guère disposée à emboîter le pas aux Alle-
mands dans une expédition de cette nature, et la
France n’a rien à voir dans cette affaire.
Notre rôle à nous est bien simple. Préparons-nous
à toute éventualité. Soyons forts en Indo-Chine et
attendons les événements. Mais, pour Dieu! ne nous
emballons pas à la remorque de telle ou telle puis-
sance dont les intérêts ne sont pas les nôtres.
Prêtons main-forte à nos voisins pour aider au
nettoyage des Boxers qui infestent toujours les envi-
rons de Pékin et de Tien-Tsin, mais n’allons pas au
delà.
Ces opérations de police internationale nécessitent
chaque jour la constitution de colonnes qui ont par-
fois de sanglants combats à livrer. Il nous est impos-
sible d’entrer dans le détail de ces opérations; con-
tentons-nous de constater que les troupes françaises
tiennent haut et ferme, là-bas, le drapeau tricolore.
Henri MAZEREAU.
LA VIE EN PLEIN AIR
Les Eaux-Bonnes, 18 septembre.
Je parlais, il y aun mois, du succès que remportaient
à Contrexéville les poules à l’épée. L’escrime est de
plus en plus en faveur dans nos villes d’eaux et sur
nos plages. Hors de Paris comme à Paris, elle a des
adhérents de plus en plus nombreux. Dans le pays de
montagne où je suis en ce moment, impossible de
s’adonner au plaisir de l’escrime, mais la bicyclette
et l’automobile, en revanche, sont des sports qui se
pratiquent par hygiène et par amusement.
Ici, c’est un refuge bienfaisant pour les malades
que la tuberculose ou la phtisie ont atteints, pour les
avocats ou les représentants du peuple que l’exercice
prolongé de la parole a fatigués. L’air qu’ils respirent,
l’eau qu’ils boivent, les montagnes qu'ils comtemplent,
la nature particulièrement belle qui se dresse devant
eux, agissent tour à tour sur leur être physique et
moral. Le sport aide aussi puissamment à leur rendre
les forces perdues ou diminuées.
La bicyclette, l’automobile, sont souvent recom-
mandées, et si la direction des ballons devenait demain
une réalité, les tuberculeux et les phtisiques, — beau-
coup d’entre eux tout au moins, — trouveraient en
s’envolant dans les airs, au-dessus des monts, une
zone d’air tout à fait réconfortante pour les poumons.
En attendant, on descend les côtes en bicyclette, —
avec un bon frein, par exemple. — et on va dans la
direction de Pau, patrie de Henri IV, visiter cette
vallée d’Ossau dont parle avec amour, dans sa géo-
graphie, le grand géographe Elisée Reclus. Par exem-
ple, pour remonter aux Eaux-Bonnes, en bicyclette,
par la longue côte qui commence à quelque ceut
mètres de Laruns, il n’y faut pas songer. Le jarret le
plus rude, les poumons les plus robustes ne per-
mettraient pas ce tour de force. Aussi ceux qui font
de la bicyclette dans ces parages ont-ils soin, pour le
retour, de se faire envoyer des Eaux-Bonnes une voi-
ture. Après la bicyclette le cheval, et la cavalerie de
LE MAGASIN PITTORESQUE
605
cette partie des Basses-Pyrénées est excellente. Le
père du khédive actuel, qui vint aux Eaux-Bonnes
avant la guerre, et qui possédait de superbes écuries,
acheta quelques chevaux au doyen des guides des
Eaux-Bonnes, le père Lanusse.
Le père Lanusse vit encore, il a 84 [ans ; il monte
à cheval comme il y a trente ans, mais l’hippisme
est moins en faveur, et il s’en désole. Il regrette le
temps où Grammont-Caderousse et le roi Milan orga-
nisaient de magnifiques cavalcades, et où les guides
des Eaux-Bonnes, à cheval, précédant les cavalcades
faisaient claquer leurs fouets au-dessus de leurs têtes
avec des airs de triomphateurs.
Cependant ce spectacle vient de revivre une fois
encore. Il y a à peine huit jours, une délégation de
médecins français et étrangers, ayant à leur tète le
professeur Landouzy, arrivait à Laruns par chemin
de fer, et là les attendaient plus de vingt landaus,
attelés magnifiquement, et /en tête un escadron de
guides, dans leur costume de gala, veste rouge, gilet
blanc, pantalon de velours noir et guêtres blanches.
Et toute cette cavalerie s’ébranla, montant vers les
Eaux-Bonnes, le soleil éclairait brillamment les mon-
tagnes, les chevaux hennissaient, comme fiers de se
montrer en un si beau jour, et quand la longue ca-
valcade pénétra dans les Eaux- Bonnes, quand on
entendit claquer le fouet, quand on vit les habitants
des bourgs voisins, en habits de fête, puis, par leur
présence sur le passage des hôtes, rehausser l’éclat
de leur arrivée, ce furent de la part des baigneurs des
applaudissements unanimes.
L'hippisme avait porté dans ce coin des Basses-
Pyrénées un nouveau triomphe.
Et deux heures après, nouveau spectacle. Les pay-
sans de ce pays paraissent, à première vue, lourds et
peu faits pour les sports. Apparence trompeuse ! Il en
est un où ils pourraient rendre des points aux cou-
reurs les plus réputés du liacing Club.
Les médecins, convoqués sur la « promenade Hori-
zontale », d’où la vue s’étend sur toute la magnifique
vallée d’Ossau, virent ceci : trente jeunes hommes ar-
més de longs hâtons ferrés, les pieds nus, allaient
courir à la « montagne Verte », située à quelque
100 mètres devant leurs yeux, atteindre le sommet,
et revenir à leur point de départ.
Et au bout de vingt minutes de course, on aperce-
vait les premiers de ces intrépides trotter par les
routes sinueuses qui conduisaient au faîte de la mon-
tagne Verte, sans s’arrêter un seul instant. En moins
d’une heure ils étaient tous de retour, aussi frais qu’au
départ, le premier arrivant en moins de quarante-cinq
minutes.
Un des médecins présents l’ausculte, lui pose des
questions sur sa famille, sur ses occupations. 11 est
émerveillé de sa force et de sa souplesse. Les autres
coureurs qui arrivent les uns après les autres, à
quelques minutes d’intervalle, sont tous bien por-
tants. Ils vont tout à l’heure aller danser en rond
avec les payses, aux sons de la tlùte.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que les médecins ont été
enchantés de leur visite. S’ils avaient pu rester vingt-
quatre heures de plus, ils eussent assisté à une chasse
à l’izard véritablement passionnante.
L’izard est un animal né malin. Moins civilisé que
le chevreuil ou le lièvre, il est infiniment plus défiant.
Le moindre bruit, celui d’une broussaille agitée par le
vent, le fait détaler. C’est ainsi que je l’ai vu, il y a
trois ou quatre jours, bondir de roche, en roche du
côté du pic du Gers, avec une élégance et une sûreté
de jambes véritablement merveilleuses.
A cheval sur une crête, je contemplais ces bonds et
je me demandais comment un fusil pourrait jamais
atteindre cet animal. Mais à la chasse il faut de la
patience, surtout quand il s’agit de la chasse à l’izard.
Nous descendîmes tranquillement jusqu’au bas du
pic. Puis quelques-uns d’entre nous partirent en éclai-
reurs pour rabattre le gibier.
Au bout de trois heures d’horloge, nous vîmes passer
à 100 mètres de nous, sautillant nonchalamment, un
izard, que tout le monde voulut reconnaître comme
l’izard qui bondissait tout à l’heure. Alors un fusil
partit tout seul.
L’izard était blessé; dans un mouvement instinctif,
il fit effort pour courir, mais le sang lui sortait par la
gueule, et il tombait sur le flanc.
Capture dont le chasseur heureux s’enorgueillit. 11
l’emporta sur son épaule. En rentrant tranquillement
aux Eaux-Bonnes où nous arrivâmes dans la nuit,
j’aperçus tout au loin, dans l’ombre, un parc de mou-
tons.
Je m’approchai, et j’aperçus, couché sur l’un d’eux,
un tout jeune chien de berger qui n’avait pas plus de
trois mois.
J’achetai la jolie petite bête, — mon izard à moi, —
et je ne fus pas le moins félicité, en arrivant aux
Eaux-Bonnes, de la capture vivante que j’avais faite.
Le lendemain on servit l’izard à table...
La jolie petite bête fine de la veille parut bien mé-
diocre à nos estomacs parisiens. Mais chacun de nous
n’en gardera pas moins le souvenir de cette chasse à
l’izard, à travers les rocs, sport qui nécessite beau-
coup d’endurance, un coup d’œil prompt et beaucoup
de chance.
Et maintenant je dis adieu aux sports de la mon-
tagne, pour venir assister à Paris aux derniers matchs
sportifs que va nous offrir l’Exposition universelle
avant de fermer ses portes.
« Berger », — car c’est le nom du jeune chien que
j’ai rencontré sur la montagne, — va devenir Parisien
avec moi.
Maurice LEUDET.
teS)
VARIÉTÉS
LES REPAS MONSTRES
Le banquet des maires aux Tuileries donne un regain
d’actualité à l’intéressante page que voici :
S’il faut en croire une nouvelle qui nous vient du
Nouveau Monde, il est de tradition dans certaines
contrées de l’Amérique, en Géorgie surtout, de cé-
lébrer les événements du pays par des repas monstres
offerts à des milliers de personnes à la fois. Qui-
conque a jamais assisté à une de ces ripailles extra-
ordinaires en gardera toute sa vie le souvenir.
Il n’est pas très commode d’organiser un repas
monstre, car il faut louer un terrain, construire des
bâtiments, acheter les victuailles et payer le service
et la location de la vaisselle. Quand on songe qu’il y
a des banquets où l’on traite dix, vingt, trente mille
personnes et plus, on peut se faire une idée approxi-
606
LE MAGASIN PITTORESQUE
mative de la somme d’argent considérable que tout
cela représente. Heureusement pour les organisa-
teurs, aussitôt qu’il est question d’un repas monstre,
les offres d’argent affluent, et pour cause : ces assem-
blées formidables, mises en joie par un repas succu-
lent, sont un excellent terrain pour causes politiques;
au dessert on prononce quelques discours sonores,
et une candidature est vite acclamée. Voilà pourquoi
un politicien dont l’élection est compromise n’hésite
jamais de seconder de tous ses efforts les organisa-
teurs d’un banquet populaire. Les orateurs spéciaux,
très nombreux, de ces réunions forment une classe
de la société, tout comme les socialistes et les anar-
chistes, mais ils montrent plus de bon sens et de
modération que ceux-ci et jouissent d’une grande
popularité. Les repas monstres, aujourd’hui, sont
donc devenus une véritable force sociale et poli-
tique.
Rien n’est curieux comme les préparatifs d'un de
de ces repas pantagruéliques. Voici comment on pro-
cède : sur une étendue de plus de 100 pieds de long,
deux fossés profonds sont creusés dans le sol et
maintenus par des palissades. Au travers de ces palis-
sades, on place des bâtons destinés à embrocher des
moutons entiers; puis, dans les fossés, sous les
broches, on allume un bon feu, et les moutons
rôtissent sous l’œil vigilant du chef, — un homme
important, une autoritée incontestée en matière culi-
naire. Il est assisté de nombreux aides très habiles, et
les mets confectionnés à ces occasions sont toujours
parfaitement réussis. Dans la partie sud de la Géorgie,
ces artistes de la broche sont, pour la plupart,
des nègres. Le plat de résistance des repas est un
certain ragoût appelé le Brunswick stew, sans lequel il
n’y a pas de fête; on le prépare en plein air aussi,
dans des chaudrons prodigieusement ventrus, et on
y tourne la sauce avec des cuillers grosses comme
des avirons.
Lorsque les bœufs, moutons ou porcs sont cuits en
entier, on les laisse refroidir, puis on les livre aux
soins d’un solide gaillard, chargé de les découper en
petits morceaux. Debout devant son hachoir, le dé-
coupeur agile manie son coutelas avec une dextérité
merveilleuse sans jamais se mutiler : on se brûle les
doigts, mais on ne se les coupe pas ! Et pendant des
heures, la foule, affamée mais patiente, entend les
coups monotones du coutelas.
Lorsque le temps est favorable, les repas monstres
ont lieu en plein air. Des centaines de tables sont
dressées à l’ombre, sous de grands arbres. Avant de
prendre leurs places, hommes, femmes et enfants,
une assiette dans chaque main, vont chercher eux-
mêmes leurs part à la cuisine improvisée qui présente
alors un spectacle des plus pittoresques : tout un
régiment de servants, obéissant à un signe du chef,
distribuent à chacun le fumant et odorant plat du
jour; et le défilé, en un ordre parfait, retourne aux
tables dont l'œil n’aperçoit pas le bout, tel un train
dont la queue se perd dans le lointain.
Quand le temps est mauvais, les repas sont servis
dans une salle aux dimensions gigantesques; dans ce
cas, le service s’effectue plus correctement.
Pendant l’exposition d’Atlanta, un repas monstre
était journellement offert aux visiteurs, à la grande
joie des étrangers ébahis. Un des plus remarquables
de ces banquets fut celui organisé spécialement pour
les voyageurs de commerce, qui se montrèrent ravis
du menu. Et pour qu’un voyageur de commerce se
déclare satisfait de la cuisine, il faut qu’elle soit vrai-
ment bonne!
Un formidable repas monstre fut celui de Shel-
byville, dans l’Indiana, organisé en 1884. Cette réu-
nion démocratique était composée de quarante mille
convives et se terminait par une retraite aux flam-
beaux. Un fameux et original banquet fut celui de
Californie, qui clôtura une grande chasse aux lapins:
tous les chasseurs de lapins du pays y furent conviés.
Dans beaucoup de contrées de la Géorgie, les familles
apparentées, qui habitent loin les unes des autres, se
réunissent en repas monstre pour célébrer quelque
fête intime.
L’usage des repas monstres, si précieux aux hommes
politiques, fut introduit aussi à New-York, par les
républicains, pendant la campagne présidentielle de
1876. Beaucoup d’autres Etats n’ont pas tardé de
l’adopter depuis. A cette occasion — le 18 octobre 1876
— on vit dans les rues de New-York deux superbes
bœufs gras conduits vers Myrtle-Park. Le soir du
même jour, ils étaient embrochés et rôtissaient, de
façon appétissante, devant une foule enthousiaste, et
le lendemain soir, cinquante mille personnes se délec-
taient aux sandwichs préparés avec cette chair suc-
culente. En vingt minutes les bœufs et huit cents pains
étaient engloutis. Cinq orateurs, parlant à la fois à
cinq points divers de l’assemblée, furent accueillis
avec des ovations, et la fête s’acheva à la satisfaction
générale des appétits et des ambitions.
Et pour que tout le monde prenne sa part de joie,
à la fin des repas, pendant que l’attention publique
est captivée par les harangues, on voit des petits
négresse glisser discrètement jusqu'aux tables et faire
bombance avec les rogatons oubliés!
Th. MANDEE.
LE BOIS DE BOULOGNE (1)
« Dans cent ans, ce sera une promenade bien amu-
sante; il y aura au moins quatre cents tombeaux dans
ce bois », disait le roi Henri III, qui voulait faire
percer au Bois cinq allées funèbres aboutissant au
même centre. Il aurait fait élever sur ce point un
magnifique mausolée pour y déposer son cœur et
ceux des rois ses successeurs. Chaque chevalier de
l’ordre du Saint-Esprit, qu’il venait de fonder, se
serait fait bâtir un tombeau de marbre avec sa statue,
et ces tombeaux, le long des allées, auraient été sé-
parés les uns des autres par un petit espace planté
d’ifs taillés de diverses manières.
Heureusement ce rêve d’encombrer l’ouest de Paris
d’un pendant du « Père-Lachaise » ne prit pas con-
sistance; et après avoir été une chasse « bien amu-
sante », parsemée d’oasis amusantes, l’antique forêt de
Rouvray a pu devenir réellement « une promenade
bien amusante ».
(1) Cet article a été composé comme une mosaïque, à
l’aide de morceaux choisis et d’extraits résumés pui-
sés dans une excellente Note sur le Bois de Boulogne,
longue étude quasi-officielle, à la fois historique et admi-
nistrative, rédigée avec beaucoup de soin par M. Barras,
chef du bureau du Domaine de la Yille de Paris, ad usum
delphini, c'est-à-dire pour l’usage du Conseil municipal
de Paris.
LE MAGASIN PITTORESQUE
607
Ce n’est pas que le Bois ne rappelât quelques tristes
et lugubres souvenirs : telle son occupation en 1815
par le camp des alliés, après le départ desquels « le
Bois ressemblait à une vaste plaine » ; telle la vieille
légende qui a peut-être inspiré les velléités sépul-
crales de Henri III et que rappelle la croix Catelan.
Arnaud Catelan était un des poètes les plus renom-
més de la cour de Béatrix de Savoie, épouse de Ray-
mond Béranger, comte de Provence. Philippe le Bel
•voulut le faire venir à Paris, etfcraignant qu’il 11e fût
attaqué par des malfaiteurs en traversant la forêt de
Rouvray, il lui envoya une escorte chargée de l’ac-
compagner jusqu’au manoir de Passy. Les soldats de
cette escorte, croyant que Catelan était porteur d’ob-
jets précieux, le mirent à mort pour s’emparer de ses
dépouilles. Les coupables furent condamnés à être
brûlés vifs, et le roi décida qu’en expiation du crime
il serait élevé une pyramide sur l’emplacement même
où il avait été commis. Cette pyramide était surmontée
d’une croix; sur l’une des faces latérales étaient gra-
vées les armes de Provence, et sur l’autre, celles de
la maison de Monaco, à laquelle appartenait le poète.
Les inscriptions suivantes figuraient :
Sur l’une des bases, à l’Orient : Hoc monumentum
ad memoriam æternam Arnoldi Catalantis luctu perditus
Philippus IV gratia Dei Franc, et Xav. Rex consecravit
MCCCXII;
Sur l’autre base, à l’Occident, : Hic jacet Flos vatum
sub cautorum ejns pericidi pugionem lapsus Arnoldus
Catalans anno Domini MCCCXII. — Sta viator et ora
Dominum ut det ei requiem.
*
* *
R oboretum (équivalent du mot chênaie) ou R ubridum-
Sylva, et par déformation Rouvray , furent les divers
noms du « Bois ». Sous Chilpéric II et encore en
l’an 1000, il couvrait toute la surface comprise entre
la Seine, Auteuil, Passy, Chaillot, et Clichy, toute la
plaine des Sablons, le Roule, Villiers.
Peu à peu, la forêt de Rouvray fut abattue dans la
partie la plus rapprochée de Saint-Clodoald (Saint-
Cloud) et finalement remplacée par un hameau,
nommé Menus-lez-Saint-Cloud, qui fit partie de la
paroisse d’Auteuil, et en souvenir duquel une rue de
Boulogne porte aujourd’hui le nom de « Menus ».
Comment l’appellation du hameau « Menus-lez-
Saint-Cloud » se mua-t-elle en celle de « Boulogne »?
En 1319, quelques habitants de Paris et des villages
voisins, qui avaient été en pèlerinage à Boulogne-sur-
Mer, obtinrent de Philippe le Long la permission de
construire une église dans le village des Menus et d’y
établir une confrérie. Cette église, bâtie sur le modèle
de celle de Boulogne-sur-Mer, prit le nom de « Notre-
Dame de Boulogne-la-Petite » ou « Boulogne-sur-
Seine », noms qui firent oublier celui de Menus.
Un édit du 10 juillet 1469 décida que la forêt de
Rouvray prendrait le nom de bois du village de Bou-
logne.
D’autres édits rappelèrent à plusieurs reprises que
le Parc de Boulogne était réservé pour la chasse du
Roi. Louis XI nomma son barbier, Olivier le Daim,
« garde de la garenne de Rouvray ». Et plus tard,
Henri II fit même entourer le Bois de murs.
Pendant toute la durée de la monarchie, y compris
sa Restauration, les princes chassèrent au Bois de
Boulogne. — Avant la Révolution, et surtout avant le
dépeçage qu’en firent les ayiés en 1815, le Bois ren-
fermait beaucoup de gibier.
Le général baron Tbiébault rapporte dans ses Mé-
moires qu’il a vu forcer un cerf rue Royale, par le
comte d’Artois, qui le poursuivait depuis le bois de
Boulogne avec ses équipages.
En 17.32, l’un des poursuivants de MUe de Clermont,
le comte de Melun d’Épinay, s’amusant à courir un
cerf seul dans le bois de Boulogne, fut tué raide d’un
coup de corne de l’animal; son cadavre, l’amassé par
un garde, fut apporté tout sanglant sur de la paille,
dans une pauvre charrette, au milieu de la cour du
château de Madrid. Au bruit de l'émoi général, les
dames, occupées à faire quelques menues pâtisseries,
accoururent les mains couvertes de farine et aper-
çurent le lamentable spectacle. Le lendemain, Mlle de
Clermont quitta Madrid.
★ ,
* •¥■
Le château de Madrid ne doit son nom qu’à la ma-
lice des contemporains de François Ier, qui le fit
construire à son retour de captivité à Madrid. D’après
les édits royaux, le nom officiel était simplement
château de Boulogne. Ce château, à dénomination
épigrammatique, et qui offrait cette particularité
d’être éclairé par autant de fenêtres qu’il y a de jours
l’année, reçut encore le surnom de château de Faïence,
parce que ses galeries, ses façades étaient revêtues de
briques recouvertes d’émail représentant les Méta-
morphoses d’Ovide, œuvre de César délia Robia.
Après Henri II, François II, et Charles IX qui y com-
posa son Traité de la chasse royale, le château-retraite
de François I01' fut habité par la première femme de
Henri IV, la reine Marguerite, et son aumônier saint
Vincent de Paul.
Louis XIV laissa s’installer une manufacture de bas
de soie dans une partie des bâtiments. Le surplus
continua à être habité par divers personnages, entre
autres Fleuriau d’Armenonville, Mlle de Charolais et
M. Lepeletier de Rosambo, président au Parlement de
Paris, gendre de Malesherbès.
(A suivre.) Adrien VEBER.
LES LIVRES
Le musée d’Aix, par Henri Pontier, conservateur du
musée (imprimerie Makaire, à Aix).
On s’étonne quelquefois de la fière résistance oppo-
sée par les Aixois à ceux qui rêvent d’appauvrir leur
ville ou de l’humilier; on se demande pourquoi
cette jolie cité, si riche en souvenirs, si tranquille
sous ses grands arbres, se révolte quand une orgueil,
leuse voisine parle de la dévaliser !
Voici un petit livre qui arrive bien à point pour
répondre à ces questions naïves. C’est le catalogue de
toutes les œuvres d’art que le musée d’Aix possède,
dressé, sous l’heureuse impulsion de la municipalité,
par un homme dont on ne saurait mettre en doute la
conscience artistique et l’autorité intelligente. M. Henri
Pontier a pensé qu’il était opportun d’établir ce somp-
tueux inventaire ; puisque certains sots ricanent quand
on dit que la ville d’Aix est l’Athènes du Midi, qu’elle
est demeurée, en notre bruyante Provence, l’asile
discret des arts et des lettres, il était utile de montrer
les titres de noblesse sur lesquels cette prétention
peut s’appuyer.
Dans les 360 pages de ce volume on trouve la preuve
608
LE MAGASIN PITTORESQUE
que le musée d’Aix est l’un des plus beaux de France.
Il y a dans notre pays de fort grandes villes où le
passant désœuvré bâille aux corneilles; ici il peut
bâiller aux chefs-d’œuvre, et je sais tel critique d’art
en renom et sévère qui, devant eux, est resté en
extase, longuement.
Il n’y a pas un siècle que ce musée est fondé, et
déjà il regorge de richesses. Pour meubler les salles
de l’ancien prieuré de l’ordre de Malte, il ne fut pas
nécessaire de faire des emprunts au dehors. La ville
d’Aix était si bien, — et de tout temps, — le centre
d’un mouvement artistique, que de riches habitants
s’y étaient constitué d’admirables collections. Les
Saint-Vincens, les d’Albertas, les Boyer de Fonsco-
loinbe, les Bourguignons de Fabregoules, les Magnan
de la Roquette, les Sallier, toutes ces nobles et an-
ciennes familles aixoises avaient le goût, et le culte
des beaux-arts. Leurs vieux hôtels, dont la plupart
subsistent encore aujourd’hui avec leur austère et
pittoresque architecture, contenaient de pures mer-
veilles : c’est là que le 22 avril 1820, le Conseil muni-
cipal trouva les premiers éléments du musée ; avec
l’acquisition des collections Saint-Vincens commença
la fortune artistique de la ville d’Aix.
Aujourd’hui cette fortune est considérable. En ce
musée que certaines capitales pourraient envier,
toutes les écoles de peinture sont représentées avec
éclat. Les maîtres flamands, hollandais, italiens, es-
pagnols y triomphent avec des chefs-d’œuvre; quant à
l’école française, il me suffira de dire que la ville
d’Aix possède, sans parler d’un Ingres déjà fameux,
des Largillière, des Rigaud et des Latour, dont le
Louvre, à bon droit pourrait être jaloux.
Ce beau musée, qui forme avec la bibliothèque Mé-
janes la parure intellectuelle et artistique de la cité,
porte le nom d'un peintre illustre, aixois d’origine,
Granet. Ce baptême n’est qu’un acte de reconnais-
sance : en effet, par son testament en date du 16 no-
vembre 1849, Granet, qui reste avec Loubon et Cons-
tantin, l’un des plus grands maîtres de la pléiade
provençale, laissait à sa ville natale la propriété de
toutes ses œuvres et une somme de 30 000 francs. La
ville d’Aix, par une délibération solennelle, perpétuait
le souvenir de son glorieux enfant en donnant son
nom au monument qui conserve tant de chefs-
d’œuvre.
Avec un musée comme celui-là, où les jeunes ar-
tistes ont sous les yeux l’immortelle leçon des toiles
et des marbres; avec sa bibliothèque incomparable
où l’étudiant le plus pauvre trouve, sans frais, de quoi
remplir sa mémoire et son esprit, la ville d’Aix peut
.rire des plaisanteries jalouses : elle n’a pas dégénéré
et son surnom « d’Athènes du Midi » est justifié tou-
jours.
Évidemment elle n’a pas, comme Marseille, un palais
de majestueuse architecture; elle na pas Long-
champs, autour duquel d’ailleurs, après quarante ans,
les avocats se querellent ; mais pour être d’aspect plus
modeste et blotti à l’abri d’un clocher paroissial, son
musée est autrement riche et intéressant.
Longchamps honore la maçonnerie marseillaise; le
musée Granet fait honneur à l’art.
Ch. FORMENTIN.
RECETTES ET COJNSEIUS
LES TACHES D’ENCRE
— Pour enlever les taches d’encre, prenez du bon lait
naturel qui n’ait pas bouilli. Trempez-y la partie de votre
étoffe qui aura été tachée, et frottez-la avec le bout des
doigts en la maintenant dans le lait. Si, après avoir ainsi
frotté pendant un bon moment, il arrive que des taches
faites d'ancienne date n’aient pas disparu, rincez soigneu-
sement pour enlever tout le lait. Mettez ensuite sur la
tache du sel d’oseille réduit en poudre et faites-le fondre
avec de la salive; puis, aussitôt après, vous rincez de
nouveau à l’eau fraîche.
Ses jouets sont vite oubliés quand il a
sa Phosphatine Falières.
*
* *
Si vous voulez conserver vos dents et les préserver de
la carie, usez de Y Eau de Suez, dentifrice antiseptique qui
parfume la bouche.
Pour les soins du corps, essayez de YEucalypta, eau de
toilette antiseptique à l’Eucalyptus, et vous n’en voudrez
plus d’autre.
L’Eau de Suez et l'Eucalypta sont les produits préférés
du monde élégant.
JEUX ET jFUVrUSEJVIEJ'iTS
Solution du problème paru dans le n° du 15 septembre 1900.
Soit x le nombre de billets émis ;
Le prix de la montre égale x fois 1 fr. 10 moins 57 francs.
3 x x
Ce prix est aussi égal à — fois 1 fr. 50 — —
On a donc. :
3 x x x
x X 1 fr. 10 — 57 fr. = — X 1 fr. 50 — — = —
456
x X 8,8 — 5 x — 57 X 8 d’où x = 77-g = 120
Il y avait donc 120 billets, et la montre valait
1,10 X 120 — 57 ou 132 — 57 = 75 francs.
Ont résolu le problème : Société des commerçants de
Lugano ; MM. Georges et Leny Bornhaupt, à Bruxelles ;
Fabry, à Limoges ; Mlles André, à Toulon ; Louis Vianey, à
Pontarlier; Mlla Jeanne Hoen, à Paris ; Mme Denise Gui-
guet. et Henri Gautier, à Courthezon; Yincenot, à Lille;
Andrieux el Marot, à Bordeaux; M"° Jeanne Teissier, à
Marseille ;Minard, à Carcassonne ; Barthélémy, à Périgueux;
Garcin, à Montauban. Un groupe de collégiens, à Valence;
Ch. Tissot, à Genève; Jacquin, à Nice; Chermizet-Houzé,
à Malines ; Ernest Berthe, à Jonchéry-sur-Vesle.
PROBLÈME
Un nombre de six chiffres commence à gauche par un 1.
Si l’on transporte ce chiffre de . gauche à droite, le nom-
bre obtenu est juste le triple du nombre primitif. Quel est
ce dernier?
Le Gérant : Ch. Gu ion.
Paris. — Typ. Chamerot et Renouant. — 39885.
LE MAGASIN PITTORESQUE
609
VENDANGEUSE
Vendangeuse, par Édouard Sain. — Gravure de Crosbie.
l‘> Octobre 1900.
20
610
LE MAGASIN PITTORESQUE
AU MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE DE FLORENCE
UN VASE GREC BRISÉ
Le musée archéologique de Florence possède
une grande amphore célèbre parmi les vases
grecs et citée dans les traités d’archéologie.
Au mois de septembre dernier, un gardien,
rendu furieux par quelques observations de son
chef, se mit à briser plusieurs objets.
La fatalité voulut qu’il s’en prît au Vase Fran-
çois, le plus important des vases grecs du musée,
pièce hors ligne et même unique.
Le vase jeté à terre fut piétiné par les person-
nes qui intervinrent pour s’emparer du forcené;
les moindres débris ont été recueillis et peut-être
pourra-t-on reconstituer la pièce.
En 18-15, le graveur François trouva, près de
Chiusi, un vase brisé dont il manquait quelques
fragments; l’objet fut reconstitué, acheté par le
grand-duc de Toscane, Léopold II, et donné au
musée.
Il prit le nom de vase François qu’il a gardé.
C’est une grande amphore à peintures noires.
La panse divisée par sections, le col et le pied
représentent :
- — La chasse du sanglier Calidon,
- Les noces de Pelée et de Tbétis dont les
personnages occupent sept chars,
- La bataille des Centaures et des Lapithes.
- — Achille poursuivant Troïlos,
— Les funérailles de Palrocle,
— Thésée et Ariadne,
Et diverses autres scènes mythologiques ; des
ligures d’animaux, des ornements.
Notre reproduction donne une idée suffisante
de l’objet.
Les savants ont le vase en haute estime à cause,
de la richesse du décor et de la pureté du style ;
ils estiment qu’il est du vi° siècle avant Jésus-
Christ.
Ce qui le rend particulièrement rare, ce sont
les deux noms d'artistes qu’il porte :
Ergotimos — Klitias.
Il paraît que ces noms ne se trouvent avec cer-
titude sur aucun autre vase grec.
-X-
■X- *
11 convient maintenant d’entrer dans quelques
détails sur le musée.
Les musées d’Etat de l’Italie peuvent, pour leur
organisation, être donnés comme des modèles à
suivre; ils sont plus nombreux et plus anciens
qu’en aucun autre pays, et l’administration a pour
elle la compétence que donnent une longue pra-
tique et la science acquise.
Le musée archéologique de Florence est moins
visité que les autres musées de la cité. Les étran-
gers, généralement pressés, s’en tiennent à la
peinture et à la sculpture. Il ne faut pas le con-
fondre avec le musée national installé, au Bar-
gello, qui a un autre caractère.
Les collections archéologiques sont via délia
Colonna, dansun palais sans apparence extérieure,
qui n’a pas été construit à cet effet. On le nomme
la Crocetta parce qu’il a été élevé sur les terrains
d’un ancien couvent dont les religieuses portaient
une petite croix sur l’habit. Le musée contient
des collections d’antiquités égyptiennes, dont on
trouve l’équivalent ailleurs, et des collections
étrusques sans rivales.
Elles ont été commencées vers 1780 par le
grand-duc Pierre-Léopold, de la maison de Lor-
raine, qui, en ce qui concerne les arts, a continué
les traditions de ses prédécesseurs de la famille
des Médicis.
11 faut remarquer qu’on a mis dans les collec-
tions étrusques non pas seulement les objets vé-
ritablement d’origine étrusque mais tous ceux
qu’on a trouvés dans les tombes ou les terres
étrusques des pays toscans.
La civilisation et les arts des anciens Etrusques
laissent encore beaucoup de problèmes à résou-
dre; quelques mots de leur langage et quelques
signes de leur écriture ont seulement pu être
traduits — et encore sans certitude absolue. Il est
cependant évident qu’il y a eu dans les pays
étrusques des importations d’objets d’art grecs;
le vase François en est un témoignage entre
beaucoup d’autres.
La Chimère du Musée, que nous reproduisons,
est en bronze, d’une matière et d’une fonte par-
faites; elle a été trouvée en 1554 dans les envi-
rons d’Arezzo ; la queue a été restaurée par Ben-
venuto Cellini, dit-on; sur une jambe, la bête a
une inscription qui a été très diversement inter-
prétée par les archéologues. On pense qu’elle est
du me siècle avant Jésus-Christ et si générale-
ment on la croit d’origine grecque, d’autres esti-
ment qu’elle est l’œuvre des Etrusques réputés
pour leur habileté dans le travail du bronze.
Les anciens musées italiens ne se sont pas
formés uniquement par des achats et des dons;
il y a eu souvent, dans le désir de les pourvoir,
des actes arbitraires : confiscations, atteintes au
droit de propriété, mesures légales peut-être
trop radicales par moments, mais fort excusables
en raison du but à atteindre.
Le premier fonds du musée archéologique de
Florence provient d’achats de collections créées
LE MAGASIN PITTORESQUE
611
par des particuliers, puis le gouvernement
décida la réunion à Florence de tous les objets
produits par les fouillés opérées sur les territoi-
res étrusques faisant partie de la Toscane.
Que n’a-t-on pris une pareille mesure en
Algérie, aussitôt après la conquête?
Le musée d’Alger serait aujourd’hui des plus
importants et on n’aurait pas à regretter la dis-
persion des antiquités dans* les établissements
militaires et ci-
vils de toute
l’Algérie, sans
profit réel pour
l’art etl’archéo-
logie.
Les collec-
tions étrusques
de Florence
prirent dès lors
un développe-
ment considé-
rable ; elles
s’agrandissent
d’année en an-
née et consli-
! uent le musée
de ce genre le
plus complet
qui existe.
Nous ne pou-
vons ici en don-
ner la descrip-
tion, ni même
signaler les
pièces les plus
remarquables ;
il faut cepen
dant indiquer
l’excellente
méthode de
classement (pii
a été adoptée.
Indépendamment des grandes séries des vases,
de sarcophages, d’armes, de bronzes, où chaque
objet est pourvu d’une étiquette explicative, on
a réuni dans des salles spéciales les résultats
des fouilles récentes.
Il y a, par exemple, les salles :
[ffiVetulonia, — Talamone, — Clusium, — Visen-
lia, — Falerii, — Cortona, — Volsinii, — Vulci,
— Tarquinii, etc., etc.
Là se trouvent groupés ensemble les objets
provenant de chaque localité : tombeaux avec les
squelettes, ustensiles de ménage, armes, mon-
naies, ameublements, bijoux, etc.
Cette ingénieuse disposition facilite singuliè-
rement les études.
Dans le même palais de la Crocefta, à l’étage
supérieur, on visite b1 musée des tapisseries, le
seul musée de ce genre de l’Europe, car on ne
peut vraiment donner ce nom à la collection
de ila manufacture des Gobelins, intéressante
mais trop peu fournie.
Évidemment les tapisseries ne sont pas à la
Crocetta comme dans un local qui aurait été
construit ou même aménagé spécialement pour
les recevoir; elles occupent un appartement
composé d’une quinzaine de salles et de galeries
et reçoivent le jour tant bien que mal; mais
enfin, on les voit, c’est déjà quelque chose, tan-
dis qu'à Paris
on n’a pas en-
core pu se dé-
cider à mettre
en permanence
sous les yeux
du public les
séries conser-
vées dans les
magasins.
La collection
est en majeure
partie formée
par les tapisse-
ries de la ma-
nufacture mé"
dicéenne qui a
travaillé de
1546 à 1744,
mais elle ren-
ferme aussi de
très importan-
tes suites de la
plus belle épo-
que des Flan-
dres et des Go-
belins.
Je n’ai pas
besoin de dire
que l’entrée du
musée archéo-
logique est
payante, com-
me celle de tous les musées et galeries de l’État
et des principaux musées civiques, c’est-à-dire
municipaux.
Les dimanches sont gratuits et l’administra-
tion délivre avec générosité des cartes d’étude
permanentes et gratuites. Les élèves, sous la con-
duite de leurs professeurs, ont libre accès.
Une expérience déjà longue a prouvé que le
système était un bienfait réel et parfaitement
compatible avec un pays démocratique.
La recette — et c’est là une observation à
noter — ne peut en aucune façon être affectée
au personnel; indépendamment des crédits
annuels votés à cet effet, elle est destinée exclu-
sivement à la réfection du matériel et aux acqui-
sitions.
C’est ainsi que la galerie des Offices de Flo-
rence; a pu récemment acquérir, sans demander
aucun crédit au Parlement, l’importante collcc-
Le Vase François.
612
LE MAGASIN PITTORESQUE
tion de l’hôpital Santa Maria Nuova que presque
personne ne visitait.
Il y a là des pièces de premier ordre que les
principaux musées de l’Europe ont longtemps
convoitées, sans réfléchir que les œuvres d’art
à l’hôpital 495000 francs à régler par annuités.
Sans la taxe des musées, elle serait restée relé-
guée à l’hôpital, sans profit pour l’établissement
et pour l’art.
Je reviendrai peut-être un jour, dans le Maga-
La Chimère.
appartenant à des entités morales civiles et reli-
gieuses ne peuvent être aliénées qu’en vertu
d’une loi.
La collection de Santa Maria Nuova a été payée
sin Pittoresque , sur cette intéressante question
des musées italiens, car elle est fort mal connue
en France.
(Florence, octobre.) GERSPACII.
LEjg jSAVETIERS UE DORMAIjSON
UNE INDUSTRIE DISPARUE
Où cela, Lormaison? Qui a jamais ouï parler de
Lormaison?
C’est un village, plus que modeste, de l’arron-
dissement, de Beauvais, dans l’Oise. Les plus ré-
cents dictionnaires des communes lui attribuent
trois cent cinquante habitants à peine. Lormaison,
jadis, s’enorgueillissait d’un château fort dont il
ne subsiste plus aujourd’hui que quelques ruines,
La Noue, capitaine protestant, Payant détruit en
1591, parce qu’il servait de refuge aux ligueurs.
Jadis aussi, — et ceci est d’un plus vif intérêt,
— la population de Lormaison exerçait un genre
d’industrie dont on ne rencontre sans doute aucun
autre exemple en France. Presque tous les habi-
tants de ce village, il y a un peu plus d’un demi-
siècle, étaient savetiers. C’est aux environs de
1835 que florissait, à Lormaison, cette industrie
de la transformation des vieux souliers. La com-
mune comptait à cette époque cent douze mé-
nages, dont soixante-cinq de savetiers.
Il eût été surprenant que le Magasin Pitto-
resque, où l’on trouve tout, et qui est une mer-
veilleuse encyclopédie, ne parlât pas des cordon-
niers de Lormaison. Il en parle, en effet, dans un
des premiers volumes, mais avec une concision
telle que nos lecteurs nous sauront peut-être gré
de leur fournir de plus amples détails. Le sup-
plément d’information que l’on trouvera ici, nous.
LE MAGASIN PITTORESQUE
613
•en sommes en grande partie redevables à l’obli-
geance de l’instituteur actuel de Lormaison.
*
-X- *
Vers 1835 donc, les habitants d’une commune
de la Somme, Saint-Saulieu, apportaient chaque
mois dans un village voisin de Lormaison, à la
Villeneuve-le-Roy, une grande quantité de vieilles
chaussures de cuir qu'ils récoltaient de tous
côtés. Ils allaient les chercher, en d’immenses
charrettes, non seulement dans la Somme et les
départements limitrophes, mais très loin, en
Normandie et jusqu’au fond de la Bretagne. Contre
les chaussures de rebut des paysans, ils échan-
geaient les poteries de Savignies, près Beauvais,
ces poteries vernissées, élogieusement citées par
Rabelais et par Bernard de Palissy.
La Villeneuve-le-Roy était en quelque sorte le
lieu de rendez-vous des savates de France. Les
gens de Saint-Saulieu, au retour de leurs péré-
grinations, installaient la récolle chez un mar-
chand de vins de la Villeneuve. C’est là que les
maîtres savetiers de Lormaison la venaien! ache-
ter, au prix moyen de 25 à 30 francs les cent
chaussures. Le soir du marché, un joyeux diner
et une énorme beuverie clôturaient les affaires
de la journée.
Quelques savetiers, les plus malins sans doute,
s’approvisionnaient directement à Paris. Ils
allaient acheter au Temple, outre les vieux sou-
liers, les bâches de cuir hors d’usage des dili-
gences, qui leur étaient vendues à vil prix.
-X-
-X- -X-
Avec les matières premières ainsi rassemblées,
presque tout Lormaison se mettait à l’œuvre. On
prenait les dessus des souliers éculés, on décou-
pait les cuirs racornis par l’âge, et l’on montait
de solides galoches avec semelles de bois.
Ce travail se faisait principalement l’hiver, au
jour triste ou à la lumière pâle et fumeuse de
mauvais quinquets.
Venue la bonne saison, dès les premières so-
leillées de mars, on allait par bandes aux marchés
de Beauvais, Pontoise, Luzarches, Beaumont-sur-
Oise, Louvres près de Paris, écouler les produits
des ravaudages, des rafistolages, des rapetas-
sages, des ripa tonnages .
L’homme ou la femme (mais surtout la femme)
grimpait sur un cheval au harnachement bizarre.
Sur le dos de la bête, plus haridelle que fringant
coursier, on le devine, une torche, sorte de selle
rembourrée, longue de I mètre environ, plus
étroite à l’avant qu’à l’arrière. Un installait au-
dessus un bâtis en bois auquel on accrochait les
paniers remplis de galoches. Les chaussures
ainsi fabriquées étaient vendues de 1 fr. 25 à
3 francs et même 3 fr. 50 la paire, selon qu’il
s’agissait de chaussures « à bas quartiers » pour
les dames, ou do chaussures montantes.
Le nombre des patrons était, eri 1835, de sept
ou huit. Celui des ouvriers dépassait deux cents;
ils étaient payés à façon, à raison de 25 centimes
la paire de galoches. Un ouvrier en pouvait fabri-
quer jusqu’à neuf paires dans sa journée.
Depuis le milieu du siècle, cette industrie a
Continuellement baissé, avec la transformation
des conditions économiques et sociales. En 1858,
seulement trente-sept électeurs de Lormaison
étaient encore savetiers.
Le cheval si singulièrement et pittoresque-
ment harnaché a disparu ; la voiture l’a remplacé.
Une industrie nouvelle, la fabrication des boutons
de nacre, a presque aboli le rapetassage des sou-
liers éculés. Il ne reste plus guère aujourd’hui
que deux ou trois des descendants des vieux sa-
vetiers pour continuer quelque peu le métier de
leurs aïeux. Les habitants de Saint-Saulieu ont
cessé devenir apporter chez le marchand devins
de la Villeneuve-le-Roy les chaussures hors d’usage
des paysans bretons et normands. Et les rares
Lormaisonnais qui daignent encore fabriquer des
galoches n’emploient plus, comme matière pre-
mière, que les hottes hors d’usage des égoutiers
de. Paris!
Ernest BEAUGUITTE.
LES BOUQUEJS DES fAUVF^ES
Les petites filles des rues
Qui vivent en vendant des fleurs
Me sont bien souvent apparues
Comme un symbole de douleurs.
Dans leur pauvreté poétique.
Ces messagères du printemps
Drapent d’un haillon fantastique
Leurs maigres membres grelottants.
Et leurs petites mains frileuses
Composent pourtant les bouquets
Dont se parent nos amoureuses
Pour les bals légers et coquets.
Petites filles inquiètes
Qui mourez de faim et de froid
En vendant des fleurs pour nos fêtes,
N’êtes-vous pas mes sœurs à moi ?
Pendant que j’écris pour ma dame
De fins sonnets capricieux,
Un autre possède son âme,
Et baise, en riant, ses beaux yeux.
Mais elle, dure autant que belle,
Lit mes sonnets et prend vos fleurs
Sans plus soupçonner que pour elle
Nous avons tant versé de pleurs,
Et que, durant les nuits sans lune.
Nous avons le désir, souvent,
D’aller noyer notre infortune
Dans le fleuve immense et mouvant.
Ce qui n’empêche pas, pauvrettes,
Qu’on nous verra demain matin,
En dépit des douleurs secrètes,
Reprendre l’ouvrage incertain;
Et pour la foule ingrate et vile,
Et pour la dame aux yeux pervers
Composer d’une main habile
Vous, vos bouquets, et moi mes vers.
Paul BOURGET.
614
LE MAGASIN PITTORESQUE
CfiftîRE il PHÊCHEÎ? ÛAflS Ii’ÉGlilSE DE LANTHES (Côte-d’Or)
En traversant le bois royal, près de Seurre, puis
un petit hameau, je rencontrai l’église de Lanthes,
édifiée, dit-on, sur
remplacement d’un
ancien temple dédié
à Latone.
Latone, dit la Fable,
fuyant les persécu-
tions de Junon, passa
au bord d’un marais
où travaillaient des
paysans, leur deman-
da pour se rafraîchir
un pou d’eau qu’ils lui
refusèrent. Pour les
punir, Latone les mé-
tamorphosa en gre-
nouilles. Lanthes,
avec sa mare est bien
une grenouillère. Non
loin de là, Losne, qui
dépend de Saint-
Jean - de - Losne,
doit son nom à
Latone et, parmi
les temples éle-
vés à son culte
dans les Gaules,
celui de Losne est
le plus en renom.
L’église de Lan-
thes, « un édicule
de peu d intérêt,
du xvie siècle »
( Répertoire ar-
chéologique. - —
Commission des an-
tiquités de la Côte-
d'Or, p. 266) de-
mande pourtant
une remarque :
cinq pout res trans-
versales, fermes
ou entraits, telles
qu’on en retrouve
en certaines égli-
ses gothiques de
comble apparent.
Ces entraits sont
engoulés aux extré-
mités scellées aux murs par des
motifs de sculpture : têtes d’ani-
maux fantastiques, ou décorés de
feuillages, chardons, pampres, rai-
sins attaqués par des escargots,
chêne chargé de glands, branchages et pommes
de pin, et, ce qu’il importe de remarquer, deux
testards ou chabots (petit poisson d’eau douce,
excellent malgré son aspect visqueux et sa tête
disproportionnée).
A signaler dans cette
église des fonts bap-
tismaux anciens, cuve
circulaire décorée de
quatre têtes grossiè-
rement sculptées.
Je ne m’attendais
pas à rencontrer dans
cette petite église la
chaire à prêcher qui
fait le principal objet
de cet article.
JeTai dessinée aussi
exactement que pos-
sible, et l’habile gra-
veur du Magasin Pitto-
resque la reproduit ici.
C o m ment c e 1 1 e
chaire, digne
d’une grande
église, s e-
trouve-t-elle
dans une pa-
roisse q u i
comptait six
feux en 1490
et actuelle-
x. ment deux
cent vingt-
\ quatre habi-
tants ?
., J’ai signalé
les chabots,
représentés
sur les pou-
tres. Les Cha-
bot de Char-
ny, posses-
seurs du châ-
teau de Pa-
gny, et de la
merveilleuse
chapelle qui
y existe en-
core et qui a
été décrite et
illustrée, ont
ils contribué
à la construc-
tion de cetle
église ? Celle
chaire pro-
Pagny? Ques-
preuves je ne
La Chaire de Lanthes. (Dessin de l’auteur.)
viendrait-elle de la chapelle de
lions que faute d’archives et de
LE MAGASIN PITTORESQUE
613
saurais résoudre. La chaire est là, c’est l’essen-
tiel.
Il serait oiseux d’en faire la description, car la
gravure en donne minutieusement les détails.
C’est du bon Louis XYI, un peu sec, mais bien
composé. La frise de la main courante est d’un
joli dessin et le vase du panneau central fort élé-
gant. Les arabesques, l’ornementation du tore,
du fond de cuve, sont les arabesques, les mou-
lures et l’ornementation de beaucoup de chaires
à prêcher.
Un escalier, non contourné, donne accès à la
chaire; il est décoré et du même style.
En somme, la chaire de Lanthes méritait d’être
signalée aux amateurs des vieuxmeubles religieux
qu’on trouve rarement dans un pareil état de con-
servation.
E. SERRIGNY.
A U LONG DU LOIR
On vante les fleuves de France avec juste rai-
son : mais qui ne se plaît à chanter la grâce de
ses jolies rivières? Le Loir est assurément, parmi
les plus aimables, une des plus capricieuses, et
les vallées qu’il baigne de Vendôme à Château-
du-Loir, pleines de souvenirs historiques, sont
d’un attrait charmant autant pour les
yeux du paysagiste que pour ceux
de l’archéologue.
Les lecteurs du Magasin Pittores-
que connaissent
déjà la merveille
d’une de ces val-
lées, les ruines de
Lavardin ; nous leur
demanderons de se
plaire avec nous
aujourd’hui à de
moindres vestiges
et, en suivant les
méandres du Loir,
de nous accompa-
gner à, la Bonaven-
ture et à Trôo.
À 1 1 kilomètres
de Vendôme, à un coude brusque de la rivière,
et sortant en partie d’une colline de pierre ex-
ploitée, s’essaime en maisons basses et gaies le
bourg du Gué-du-Loir. Oasis de fraîcheur, le bi-
cycliste photographe s’y arrête volontiers, séduit
par le spectacle de la «coulée », de saules et de
peupliers plantée.
Le Gué-du-Loir, c’est le véritable village d’opé-
ra-comique auquel il ne manque même point
l’arrêt de la voiture publique à la porte de l'au-
berge où apparaît, au premier bruit des roues,
l’hôtesse active. Simple étape de la route, il est
animé du clapotage de son moulin aujourd’hui
usinier, naguères mouleur de grains. Et c’est près
de ce moulin que nous découvrons la Bonaven-
ture.
A ce mot toutes les mémoires d’enfant chan-
tonnent :
Je suis un enfant gâté.
De jolie figure ;
J’aime bien les p’iits pâtés
Et les confitures...
Si vous voulez m’en donner,
Je saurai bien les manger!
La Bonaventure, ô gué,
La Bonaventure!
Et tous les collé-
giens évoquent le
couplet d’Alceste
dans le Misanthrope
de Molière.
C’est en effet, de
cette métairie, jadis
châtelôt et maison
des champs, que se
sont envolés ces
deux couplets célè
bres. En un pareil
lieu la poésie enfan-
line et la lyre
amoureuse pou-
vaient marier leurs
chants et leurs
sons, même avec
une faute d’ortho-
graphe au refrain consacré par l’usage, car :
J’aime mieux ma mie, 6 gué
est un non-sens, et c’est au gué qu’il convien-
drait d’écrire, ainsi que le fait Ronsard, poète
vendômois, dans ses couplets.
La Bonaventure est une terre qui paraît être
entrée en la possession des Cordeliers de Ven-
dôme vers le xiv0 siècle. Suivant l’abbé Simon
(. Hisl . de Vendôme), ces moines l’auraient ainsi
baptisée en mémoire de saint Bonaventure qui,
en allant au concile de Lyon, où il mourut, avait
présidé l’année 1274 leur chapitre provincial. Et
l’abbé Simon ajoute qu’elle leur aurait été retirée
en 1502, par le cardinal d’Amboise, lors de la
réforme de leur ordre.
Malheureusement des l il res retrouvés détrui-
sent cette assert ion et prouvent que, dès 1478, elle
appartenait à un chevalier nommé Thomas Thac-
quin. El la chapelle du châtelôt consacrée à sainl
616
LE MAGASIN PITTORESQUE
Bonaventure a pu suffire à lui donner son nom.
Une ordonnance du vingt-sixième jour de juin
1579, avec signature autographe du roi Henry et
grand scel, nous montre la Bonaventure passée
aux mains de Jean de Salmer ou Salmet depuis
plusieurs générations puisqu’elle accorde à ce
seigneur le droit de construire un pont-levis « en
raison des services que ses prédécesseurs, sei-
gneurs dudit lieu, ont rendus aux feux rois et
reine, aïeux du roi Henri ».
Une autre pièce postérieure nous apprend
qu'une sauvegarde fut accordée par le roi Henri 111
Cette charte fut donnée au plus fort de la Ligue.
Le roi chassé en quelque sorte de sa capitale par
la haine furieuse du parti s’était réfugié à Tours
où il avait transporté le Parlement et la Chambre
des comptes. Le grand conseil avait été établi à
Vendôme. Le théâtre de la guerre fut du coup
reporté lui aussi en Touraine. Mayenne mar-
cha contre le roi par Chartres et Châteaudun et
détacha l’un de ses lieutenants pour s’emparer
de Vendôme et du Grand Conseil. On sait com-
ment le gouverneur Maillé-Bénehart livra la ville
et les magistrats. Ces événements se passaient
La vallée
à la seigneurie de la Bonaventure. Par la pré-
sente, il était interdit « à tous gens de guerre, tant
de cheval que de pied à la solde et au service
royal, passant ou séjournant dans le pays, de loger
ou de permettre loger eux leurs trains ou bagages
en la maison; d’y prendre, fourrager ni emporter
aucune chose sinon en payant raisonnablement
de gré à gré, attendu que le roi prend cette mai-
son en sauvegarde spéciale. En signe de quoi il
permet au seigneur Charles de Musset, seigneur
propriétaire, de mettre les panonceaux et ar-
moiries royales aux entrées et avenues de ladite
maison, à ce qu’aucun n'en ignore ».
Comme on le voit, la Bonaventure était à cette
époque passée en d’autres mains. La famille de
Salmet s’était sans doute éteinte, au moins dans
sa ligne masculine (car il existait encore une
Marie Salmet en 1592),
du Loir.
lin avril. C’est dans cet intervalle que le nouveau
propriétaire de la Bonaventure, craignant avec
raison l’invasion des gens de guerre dans son
charmant manoir, se rendit en toute hâte à Tours,
et par la faveur des plus proches officiers du roi
obtint cette sauvegarde qui le protégea.
Mais avant ces troubles la Bonaventure était
un lieu de rendez-vous fréquenté. Jean de Salmet
devait être un aimable luron, grand buveur et
compagnon souriant. Antoine de Bourbon, duc
de Vendôme, — que son mariage avec Jeanne
d’Albret lit roi de Navarre, - — était spirituel,
aimable et bon, mais léger et faible. La société
des jolies femmes et des viveurs lui plaisait mieux
que les hautes salles tranquilles de son donjon
de Vendôme. Aussi venait-il souvent à la Bona-
venture rejoindre M. de Salmet, qui était de ses
officiers.
LE MAGASIN PITTORESQUE
617
Là, chacun donnait librement cours à sa verve
et improvisait de joyeuses chansons. En sablant
le vin de Surin, si naïvement travesti en vin de
Surènes par les courtisans qui le burent sous
Henri IV au Louvre, vin récolté tout près à Pré-
patour, Antoine composait le couplet immor-
talisé par Molière. Cette petite cour n’avait d’ail-
leurs pas moins de goût pour les arts que pour
les plaisirs de l’esprit; et ‘Raphaël de Tailievis,
médecin du duc et de la reine Catherine de Mé-
■dicis, se joignait au groupe, en voisin. Alors il
élevait le charmant portail de son château de la
Maizière, et Ronsard à son exemple décorait de
portail d’accès à la Ronaventure? Sont-ce les
armoiries royales destinées à sauvegarder le pro-
priétaire des gens du roi? Il est à présent malaisé
de le dire. De la Bonaventure, ferme aujourd’hui,
il ne reste plus d’autre insigne du vieux temps
que trois tourelles au toit en poivrière et une
partie des bâtiments totalement désaffectés. Dans
le mur d’enceinte le ventre des tourelles s’arron-
dit de place en place, mais presque partout il
est écroulé. De beaux ombrages emplissent la
cour de l'ombre qui fut chère à Alfred de Musset.
Le ruisseau de Mazangé baigne extérieurement
la maison haute où des vestiges de fenêtre sol-
Le puits qui parle.
devises pleines d’ingéniosités et ■d’emblèmes
gracieux le manoir de la Poissonnière où ses an-
cêtres et lui étaient nés.
Avec les de Musset, ce sont d’autres souvenirs
poétiques qui se lèvent en nos imaginations, car
la Bonaventure fit partie du patrimoine d’Alfred
de Musset.
Originaire du duché de Bar, la famille de Mus-
set s’établit au xve siècle à Blois et à Vendôme.
Plusieurs de Musset furent lieutenants généraux
de la province de Blois et l’aïeule paternelle du
poète des Nuits fut la dernière descendante des
du Bellay.
Selon Y Armorial de France, les armes de cette
famille sont d’azur à l’épervier d’or, chaperonné,
longé, perché de gueules, avec cette devise :
Courtoisie, bonne aventure aux preux. {La Cour-
toisie était une autre terre patrimoniale.)
Est-ce ce blason qu’il faut voir au-dessus du
licitent encore l’attention. C’est peu de chose et
c’est assez cependant pour attirer le voyageur et
le ramener, car le castel n’est évocateur que
d’idées gaies. On y vient pour y faire ripaille
d’une friture, fraîche tirée de l’eau, arrosée du vin
acidulé des vignes nouvelles, et c’est toujours de
la jeunesse qui folâtre en ces lieux en mémoire
d’Antoine de Bourbon et du poète des Nuits.
En route! Nous brûlons de l’éclat de nos pé-
dales le chemin des Roches aux habitations
troglodytes. Nous laissons le Loir nous quitter
pour nous rejoindre toujours. Voici Lavardin et
sa tour, Montoire et son château ruiné, Saint-
Quentin où les Prussiens eurent une Hère peur
d’être cernés en 1870, et devant nous se rappro-
chent, en saillie dans la vallée, Trôo et ses ter-
rasses, sa bulle et son' église perchée sur la col-
LE MAGASIN PITTORESQUE
618
line. Depuis le Loir ce ne sont que rideaux de
peupliers pareils à des lignes de travaux avancés,
-et des noyers tachent de leur masse ombreuse
les maisons de pierres enguirlandées.
Nous laissons là la bicyclette. Nous suivons un
chemin en pente raide interdit au charroi; le che-
min passe sur le vide. Nous marchons sur les
minces voûtes des habitations blanches que nous
voyions il n’y a qu’un instant. Par-ci, par-là s’ac-
cusent les contreforts de l’ancienne place forte de
Trôo, si longtemps disputée entre Anglais et Fran-
çais.
Du côté de la plaine, c’est un panorama que
chaque minute révèle plus délicat dans le pou-
droiement du soleil. Nous contournons une cein-
ture de vieux murs de défense du xne siècle et,
par un raidillon, nous gagnons le bourg supé-
rieur. Accotées aux rochers, ce sont les élégantes
maisons de la collégiale de Trôo.
Nous voici au pied de la plus ancienne enceinte
de la ville haute, massif de maçonnerie construit
suivant la méthode romaine avec flanquements,
tours et courtines, et nous pénétrons dans le cas-
trum.
L’église attire aussitôt l’attention. Parmi les
gazons qui la gagnent, elle a la forme d'une croix
latine avec clocher sur l’intertransept. L’abside a
été refaite au xive siècle. Les transepts portent
des appareils de plusieurs époques : la nef est du
pur xiP. Une porte et d’énormes arcs ogivaux,
sans pieds-droits, impliquent une construction
antérieure. Le clocher, qui était autrefois couvert
d’une flèche de pierre .détruite par la foudre, n’a
qu’un étage avec ouvertures ogivales, ébrasements
garnis de colonnettes et de cintres en tores. La
façade est du xne siècle.
A l’intérieur la nef a deux travées de voûtes
plantagenet parfaitement capuliformes et nervées
de tores élégants. Un grand arc ogival carré sépare
ces travées. 11 repose sur des pilastres en forme
de demi-colonnes engagées, dont les chapiteaux
sont admirablement travaillés. L’un d’eux surtout
est un véritable chapiteau corinthien, moins,
toutefois, les volutes aux cornes des tailloirs, les
caulicoles, les fleurs des tailloirs et les petites
volutes <pii s’y raccordent. Les chapiteaux de l’in-
tertransept paraissent plus anciens. On y voit
plusieurs sujets symboliques : Daniel dans la fosse
aux lions, le Sagittaire et des Colombes buvant à
même un calice.
Des voûtes en bois du xive ou xv°, avec entraits
emparents remplacent les voûtes primitives. Le
chœur est mieux conservé que les bras de croix,
et dans le sanctuaire on remarque le siège du
prieur dans un enfoncement carré, garni en avant
de colonnettes élancées qui soutiennent un galbe
à découpures ogivales, surmontées d’un trois-
feuilles du xive siècle.
Généralement attribuée à Geoffroy-Martel, fils
de Foulques Nerra, la collégiale de Saint-Martin
de Trôo doit, lui être antérieure et la restauration
paraît plus sûrement nous venir de Henri 11 d’An-
gleterre.
Au xviic siècle, la collégiale de Trôo était le
centre d’un des trois doyennés de l’archidiaconé
de Château-du-Loir. Elle relevait de l’église du
Mans. Quarante-cinq paroisses en dépendaient.
Devant l’église, des sentiers en spirales con-
duisent à la plate-forme de la butte qui fut, dit-on,
baissée.
La vue sur la vallée est admirable. A travers des
rideaux de peupliers et les massifs d’arbres, parmi
les champs colorés de moissons mûres et les
prairies verdoyantes court le ruban du Loir, nué
d’argent ou d’acier clair. Un moulin l’arrête de
place en place, et le bruit des eaux retombantes
monte de la vallée calme. Au lointain, les collines
s’élèvent en plateaux jusqu’au bassin de la Loire.
Voici Lavardin à gauche, et Ternay et Artins dans
les arbres. Un ciel pur étend son bleu léger en
blanchissant vers la vallée de la Braye, et pour
mieux voir encore ce panorama enchanteur, nous
le regardons à la mode du pays que nous indique
un petit gars — entre nos jambes !
Qu’était-ce que cette butte? Une station de si-
gnaux à feu, une tombelle celtique ou plutôt une
motte ayant porté château de terre et de bois des-
tiné à protéger les habitations inférieures dissi-
mulées dans le roc qu’elle surplombe? Je n’en
déciderai pas. Il n’y a pour appuyer cette der-
nière hypothèse que les restes voisins du château
de Foulques le Jeune, dénommé par lui Louvre, et
le débouché d’un souterrain venant du centre de la
butte et taillé dans le roc à l’ancienne manière.
Telle qu’elle est, quelle quelle fut, la butte a vu,
d’après un manuscrit d’un chanoine de Trôo, de
tristes supplices du temps des guerres religieuses.
Le 4 janvier 1548, un hérétique du nom de la
Grandami y fui brûlé à petit feu. La même année,
un Jean Leclair y reçut le fouet, la fleur de lis,
et y fut pendu pour avoir traité le pape d’ante-
christ.
Il nous resterait à parler de la Vieille Porte qui
s’ouvrait dans la grande rue de Trôo, à l’ouest de
l’église. Mais il en demeure, ainsi que des fortifi-
cations, si peu de chose !
Laissant les ruines de l’église Saint-Michel,
allons plutôt au puits de l’ancienne Maison-Dieu.
Le voici avec sa belle margelle en pierre moulurée
sur laquelle reposent quatre poteaux de bois, sou-
lien d’un toit, pyramidal. Des excavations que
l’œil ne peut suivre s’ouvrent à l’intérieur. Un
écho invraisemblable s'y loge et vous renvoie au
nez un vers de Racine en entier. Comme des col-
légiens, nous y laissons tomber une pierre. Quelle
profondeur ! Une épingle en touchant à la surface
de l'eau produit un vrai fracas. Mais c'est assez
d’enfantillage.
Nous revenons à l'église Notre-Dame-des-Mar-
chais, fondée authentiquement par Foulques le
Jeune et sa femme Aremburge, en 1124, et dont
un côté du chœur est tout entier debout avec une
LE MAGASIN PITTORESQUE
619
partie de son abside demi-circulaire, aux fenêtres
plein cintre, ornées de colonnettes à chapiteaux
sculptés. Ce prieuré n’est plus qu’une ferme.
Y boirons-nous du lait ? Non. Trôo est le pays d’un
petit vin blanc qui casse parfois la tête d’un coup
de sa pierre à fusil, mais qui, étendu d’eau, aide
à lutter contre l’implacable soleil.
Nous entrons à l’auberge, et, remis de notre
excursion, nous reprenons la bicyclette en face
du délicieux spécimen du xne siècle, malheureu-
sement fort mutilé quoique entier, qu’est la ma-
ladrerie de Sainte-Catherine. Le soir qui va venir
allonge des ombres en tapis sur la route et nous
avons le vent pour nous... Pile! pile! et vers la
soupe à bonne allure!...
Georges LOISEAU.
EE BOIS D’AU K E
C’est un bois blanc ( verne ou vergue) un peu
rougeâtre, un peu plus dur que le bois de peu-
plier. Le grain est d’ailleurs plus fin que celui du
peuplier : les menuisiers, ainsi que les ébénistes,
l’estiment beaucoup, parce qu’étant pénétré de
tanin dans toutes ses parties, il prend très bien le
noir.
Presque toutes les vitrines de l’Exposition ont
été fabriquées avec le bois d’aune, dont le prix est
toujours supérieur de 10 francs par mètre cube
au prix du peuplier.
Le bois d’aune se conserve très bien dans l’eau
ou à l’humidité. Les pilotis de Venise ont été
faits avec ce même bois.
Dans les campagnes, l'aune sert à faire des sa-
bots légers, des perches, des timons, des char-
pentes, etc.
Enfin, il n’est pas sujet aux attaques du cossus
gâte-bois : énorme larve du papillon de nuit ordi-
naire qui perce de longues galeries dans le peu-
plier et même dans le chêne.
Comme combustible, l’aune vaut presque le hê-
tre : et il ne pétille pas au feu comme celui-ci.
Malgré tous ces avantages, pourquoi l’aune
est-il moins commun que le saule et le peuplier
qui ne croissent pas plus vite et qui lui sont bien
inférieurs ?
Ici, comme dans beaucoup de cas, c’est la pa-
resse humaine qui commande.
Le saule et le peuplier viennent par boutures
et même par plançons, branches de la grosseur du
bras qu’on plante directement au bord des cours
d’eau ou des marécages.
L’aune reprend difficilement de boutures : il
faut en faire des semis. Ses graines sont fines et
très légères : il faut semer serré, ne pas couvrir
de terre, mais battre le semis avec une planche
et arriver beaucoup. Le plant est bon à mettre en
place au bout de deux ou trois ans.
L’aune convient parfaitement pour défendre les
bords des rivières et ruisseaux contre l’affouil-
lement des eaux. Ses racines sont très lines et
très nombreuses, et retiennent les terres comme
dans un réseau très serré.
C’est à l’âge de (rente à quarante ans qu’il con-
vient d’exploiter les aunes : passé cet âge, il com-
mence à pourrir par le cœur.
La souche donne une multitude de rejets vigou-
reux : on en garde cinq ou six qui deviennent de
fort belles perches à l’âge de six ou sept ans.
L’espèce la plus commune est l’aune ordinaire
verne ou vergue (Alnus glutinosa), ainsi nommé
parce que les tout jeunes rameaux sont recou-
verts d’une matière un peu collante. Cette espèce
s’avance jusque dans le midi de la France et même
en Algérie.
L'aune gris ( Alnus incana) s’avance dans le
nord de l’Europe où l’espèce ordinaire ne résiste-
rait pas aux froids intenses. Le bois possède les
mêmes qualités que celui de l’aune commun.
On emploie comme arbres d’ornement l'aune à
feuilles en cœur [A. corclifolia), belle variété de
l’aune commun; et aussi Y aune à feuilles lami-
nées (A. laminata) d’aspect très original.
Les terrains marécageux peuvent être plantés
d’aunes avec grand avantage : car cet arbre pousse
très bien le pied dans l'eau, et son feuillage très
abondant provoque une évaporation très active,
de sorte que le dessèchement des marais fait de
rapides progrès.
L’aune fonctionne dans ce cas comme l’euca-
lyptus dans les marais de l’Algérie.
L’éminent directeur de la Compagnie Paris-
Lyon-Méditerranée va faire exécuter des planta-
lions d’aunes dans les nombreux marécages créés
par les emprunts faits pour les remblais du che-
min de fer.
Er. GUIGNET.
LE BŒUf EJ L/k JVIOUC Jri E
Un bœuf paissait le long d’un pré,
Quand sur sa tête une mouche se pose :
« Si je te gêne en quelque chose,
Parle, lui dit l’insecte, et je m’envolerai. »
Le boeuf répond tranquille à la mouche empressée:
« Bien, nia petite, je t’entends,
Tu fais assez de bruit depuis quelques instants;
Mais dis-moi donc sur quelle corne es-tu posceî ■>
Avis aux gens de rien qui font les importants !
Frkdéric BATAILLE.
620
LE MAGASIN PITTORESQUE
UES COQÜmiiAGES DE flOS PEAGES
Beaucoup de nos lecteurs ont sans doute plus
d'une fois foulé le sable tin que la mer vient
d’abandonner, sans y voir autre chose que l’eau
qui se retire, serpentant en mille petits ruis-
seaux capricieux, au milieu de paquets d’herbes
marines. Mais que ceux-là daignent se baisser et
regarder à leurs pieds, qu’ils retournent ces
pierres et ces touffes d’herbes, qu’ils explorent les
petites flaques d’eau que la mer a laissées en se
retirant et ils verront la vie se manifester à leurs
Buccin Pourpre
( Buccinum nuclalum.) ( Purpura lapillus.)
regards en milliers d’êtres aux formes bizarres
et inconnues.
Ce (pii frappe d’abord, ce sonl les nombreuses
coquilles mêlées au sable du rivage.
Quelles variétés dans les couleurs, quelles
diversités dans les formes plates, concaves,
échancrées en croissant, arrondies en globe,
effilées en toupies, striées, ridées, frangées; leur
sommet s’allonge en spirale, leur bord se ren-
verse en dehors ou se replie en dedans : chaque
espèce enfin est bien caractérisée.
Ce sont les plus curieux de ces coquillages que
nous voudrions faire connaître très rapidement
dans l’espoir que quelques lecteurs trouveront
dans ces simples indications matières à de très
intéressantes études qui occuperont très utile-
ment leurs longues heures de loisir.
Les coquilles qu’on rencontre sur les plages
sont presque toujours vides : elles ont servi d’abri
à des êtres mollasses, inertes, privés de membres
cl se traînant lentement sur terre ou flottant dans
l’eau.
Ces animaux, faibles ou inoffensifs pour la plu-
part, ne déploient qu’une bien pauvre industrie.
Tout l’art des mollusques ne consiste guère
<m’à bien « se retirer dans sa coquille au moin-
dre danger » comme dit le poète ; malgré leur
solide carapace, ces pauvres déshérités de la
nature deviennent la proie d’une foule d’animaux.
Nous étudierons d’abord les mollusques uni-
valves, c’est-à-dire dont la carapace est d’une seule
pièce.
Une des coquilles les plus répandues sur nos
plages est le buccin ( buccinum nudatum) dont le
nom rappelle ces trompettes que portaient les
dieux marins de la mythologie. C’est une coquille
ventrue, contournée en spirale, dont la lon-
gueur varie de 5 à 8 centimètres. Si on veut
trouver cette coquille habitée, il faut la chercher
parmi les fucus que laisse la mer en se retirant
ou dans le sable, où le buccin de sa langue acérée
Patelle ( Patella vulgaris.)
essaie de percer quelque malheureux bivalve; on
rencontre quelquefois sur la plage des objets
ayant une certaine ressemblance avec des
éponges de toilette : ce sont des enveloppes
d’œufs de buccins.
Plus rare et fort digne de remarque est la
pourpre ( purpura lapillus), un des coquillages
qui fournissaient aux anciens la riche couleur
dont il a conservé le nom. Ne connaissant ni la
cochenille ni le carmin, les anciens ne pouvaient
teindre en écarlate les vêtements des rois et des
triomphateurs qu’au moyen de la liqueur colo-
rante de quelques petits mollusques. Chaque ani-
mal n’en renfermant que quelques gouttes il fal-
lait des milliers de victimes pour la teinture d’une
seule robe, ce qui en faisait la rareté et la
richesse. Seuls les rois pouvaient payer des
robes de pourpre et si des particuliers étaient
assez opulents pour se draper dans la pourpre
ils obtenaient par cela seul le respect des peuples.
« Devant celte couleur précieuse, dit Pline, les
faisceaux elles haches romaines écartent la foule,
elle distingue le sénateur du chevalier; on la
revêt pour apaiser les dieux; elle se mêle a 1 or
dans la robe du triomphateur, excusons donc la
folle passion dont la pourpre est 1 objet. »
LE MAGASIN PITTORESQUE
621
Mais ne nous laissons pas éblouir par la pour-
pre et revenons à des coquillages plus vulgaires.
Quel est donc ce mollusque en forme de cône
très évasé, collé contre cette roche et qui y adhère
avec une telle force qu’on déchire l’animal plutôt
que de l’enlever ?
C’est la patelle ( patella vulgaris) ou lepas. Elle
applique son large pied sur la roche, soulève le mi-
lieu du corps, fait ainsi le vide, et reste fortement
attachée au rocher, à la manière d’une ventouse.
Ce « fils de la roche », comme l’appelle Hésiode,
est d’humeur peu voyageuse et très peu remuant,
aussi sa coquille est-elle choisie comme lieu de
résidence par une foule de parasites animaux ou
végétaux, à tel point que cette coquille est à peine
reconnaissable.
Bien différent de la patelle est cette espèce de
coiffure de magicien qu’on ap-
pelle la scalaire commune. Elle
représente un cône très allongé
composé de dix tours de spires
très distincts, traversés par des
côtes épaisses. La scalaire
royale, de la mer des Indes,
remarquable en ce que les tours
de spire ne se touchent qu’aux
points où sont les bourrelets et
laissent du jour dans leurs in-
tervalles, très rare autrefois, a
été payée jusqu’à 1 000 francs, et est encore au-
jourd’hui d’un prix très élevé.
La grève, sur les côtes de la Guinée, est une
banque toujours ouverte pour les naturels du
pays. Ils y viennent ramasser les cauris ( cyprea
monda), petits coquillages du genre porcelaine,
qui servent de monnaie courante. On pense bien
qu’une monnaie telle que chacun n’a qu’à « se
baisser et à ramasser » n’a pas une bien grande
valeur. Il en faut environ un millier pour faire
un franc : il est difficile de s’enrichir par ce
moyen. Une espèce voisine le C. europea , est
bien connue des baigneurs et des enfants qui
s’amusent à ramasser des coquilles, sous le nom
de « grains de café-porcelaines ». L’animal est
très curieux à observer : son manteau, parsemé
de taches noires et jaunes, enveloppe entière-
ment la coquille .
Tous les coquillages que nous avons récoltés
jusqu’à présent sont formés d’une seule pièce et
les animaux qui les habitent ressemblent à nos
limaçons, aussi les appelle-t-on vulgairement
limaçons de mer.
Nous allons nous occuper maintenant des co-
quilles bivalves ou à deux battants dont le repré-
sentant le plus connu est la moule comestible, le
Mylilus edulis des naturalistes. Tout le monde
connaît les moules, rassemblées en noires colo-
nies sur les rochers de nos côtes, ou pendues en
grappes nombreuses aux poutres des estacades
de nos ports. Aussi n’en ferons-nous pas la des-
cription.
Ce que l’on connaît moins bien et qui est très
intéressant à observer, c'est la manière dont ce
mollusque arrive à se fixer aux rochers par ces
cordages si fins et si déliés qu’on appelle byssus.
C’est une sorte de soie qui a la propriété de se
Bucarde-Sourdon Scalaire
( Carclium eclule.) ( Scalaria communis.)
consolider dans l’eau comme la soie des chenilles
et des araignées au contact de l’air.
Rien de plus curieux que de voir la moule, la
coquille entrouverte, sortir une espèce de lan-
gue fort souple, qu’elle allonge et qu’elle rac-
courcit, alternativement, elle en applique le bout
contre la pierre et la retire dans sa coquille pour
la faire ressortir de suite. La moule recommence
la manœuvre un grand nombre de fois et réussit
à fixer ainsi jusqu’à 150 cordages qui l’amarrent
très solidement et lui permettent de résister aux
mouvements des vagues.
Chez les moules ordinaires, ce byssus est très
court et très grossier : mais certaines espèces de
la Méditerranée, le jambonneau, par exemple,
filent un byssus de “20 à 25 centimètres, fin et
lustré comme la plus belle soie et d’un beau
brun doré. Cette soie peut être tissée et l’on en
fait, en Sicile, des étoffes dont le prix est en rap-
port avec la rareté.
Telline ( Tellina tennis.)
Presque aussi commun que la moule est la bu-
carde, qu’on nomme encore suivant les pays
sourdon, coque, hérion, cardium edule. Ses valves
blanches ou jaunes pâle sont égales, bombées, à
sommets saillants et recourbés vers la charnière.
Lorsqu’on la regarde de côté, elle a la forme
d’un cœur: c’est pourquoi on lui donne souvent
le nom vulgaire de cœur de bœuf, dont le mot
bucarde n’est d’ailleurs que la traduction.
Voici une troupe d’enfants enchantés d’avoir
fait une belle provision de ce qu’ils appellent,
avec les pêcheurs, des papillons. 11 s’agit ici de
Grain de café
(Cypræa europea.)
622
LE MAGASIN PITTORESQUE
coquilles de tellines, élément le plus important
des amas de coquillages qui se forment sur les
plages au niveau de la mer haute.
La telline est de forme allongée, ses valves
sont polies et luisantes et de couleur blanche ou
orangée, ou rouge, ou blanche avec une tache
carminée. Le ligament qui relie les deux valves
est très solide, et comme ces valves s’écartent
complètement après la mort du mollusque, la
telline présente alors un aspect qui justifie la
dénomination populaire de papillons.
Ces tellines savent en outre faire une chose
dont on ne croirait pas capables des [coquillages :
elles savent sauter. Elles se servent pour cela d’un
pied qu’elles sortent de leur coquille :il se détend
à la manière d’un ressort et les fait rebondir.
Lorsqu’on dégage les tellines du sable à marée
basse, il est fort divertissant de les voir sautiller
pour regagner l’eau.
Les vénus sont de jolies petites coquilles très
voisines des précédentes. Une espèce de ce genre,
très commune sur nos côtes, est la vénus treil-
lissée que l’on mange sous le nom de clovisse.
D’aucuns prétendent que c’est meilleur que l’huî-
tre, d’autres, au palais délicat, prétendent le con-
traire.
Nous ne parlerons pas des huîtres, qui restent
volontiers attachées à leur banc, et d’humeur peu
vagabonde, ne viennent guère flâner sur les
grèves. Il en est autrement du peigne vulgo co-
quille Saint-Jacques (Pecten Jacobca), qui estaussi
vagabond que l'huître est sédentaire. C’est d’ail-
leurs l’insigne des pèlerins, gens essentiellement
Clovisse ( Tapes decussatus.)
voyageurs ! Le peigne ne possède pourtant pas
d’organe spécial de locomotion, de pied extensible
comme les tellines ou les bucardes. C’est en agi-
tant vivement ses écailles que ce coquillage se
meut avec agilité.
Ce mollusque est bien reconnaissable à ses
valves demi-circulaires, blanches, teintées de roux,
marquées régulièrement de 15 à 18 côtes larges
et striées et aux deux oreillettes qui élargissent
les côtés de la charnière. Cette coquille est assez
jolie pour attirer l’attention, mais l’animal qui
l’habite est bien remarquable. Remarquable sur-
tout par le manteau qui l’enveloppe entièrement.
Ce manteau est frangé de filets très fins dont plu-
sieurs sont terminés par des globules verdâtres.
Ces globules ne sont autre chose que des yeux
tout à fait rudimentaires à la vérité. Avec ses
cent yeux, le mollusque y voit moins bien que les
animaux supérieurs qui n’en ont que deux. Il
n’en est pas moins curieux de trouver chez un
mollusque, et un mollusque sans tête, un rival
d’Argus.
Ces nombreux débris, gris et blancs, coupés
carrément et aplatis appartiennent à une coquille
assez singulière qui vit constamment dans le
sable : c’est le solen ou manche de couteau, ou
Manche de couteau ( Solen marginatus.)
plus simplement encore couteau, à cause de
sa forme assez semblable à celle de l’ustensile
de ce nom. Cette coquille est composée de deux
longues pièces creusées en gouttière et réunies
par des membranes sur les côtés, mais ouvertes
aux deux extrémités: l’une des ouvertures donne
passage au pied ; l’autre laisse sortir le tuyau
respiratoire ou siphon qui est double comme les
canons d’un fusil de chasse.
Losque l’animal fait sortir ces deux organes
hors de sa coquille, il ressemble non plus à un
manche de couteau, mais bien à cet instrument
non tranchant qui rappelle les tribulations de ce
pauvre M. de Pourceaugnac.
Les solens vivent constamment dans le sable
où ils s’enfoncent souvent jusqu a 50 ou 60 cen-
timètres de profondeur. C’est un excellent appât
pour le poisson et les petits pêcheurs, armés de
crochets de fer, essayent de le déloger de son
trou, ce qui n’est pas toujours facile ; mais voici
un moyen très simple de le faire sortir du sable :
c’est de jeter dans son repaire une pincée de sel.
Bien qu’il paraisse singulier qu’un animal vivant
dans l’eau salée craigne le sel, le fait n’en est pas.
moins certain; on voit, au bout de quelques in-
stants, le mollusque monter vivement àlasurface
el sortir à moitié de son trou pour rejeter le sel
dont il est couvert. Il faut le saisir à ce moments-
là et ne pas le manquer, sinon il rentre précipitam-
ment dans sa retraite et, dès lors, un boisseau de
sel ne l’en ferait pas sortir. Il semble que ce
mollusque aitconscience dupiège qu'on lui tend,
car si on ne cherche pas aie prendre, lorsqu’il se
montre pour la première fois au bord de son
puils, il sortira aussi souvent qu’on lui jettera du
sel.
Bien d’autres coquillages mériteraient de re-
tenir notre attention. Mais nous devons nous
borner et nous pensons avoir mentionné les plus
curieux de ceux que l’on peut communément
rencontrer en se promenant sur les plages.
Une autre fois, si vous le voulez bien, nous fe-
rons connaissance avec la flore marine. Nous
LE MAGASIN PITTORESQUE
623
vous apprendrons à récolter les algues marines,
délicats végétaux au feuillage si varié comme
forme et comme couleur, qui s’accrochent aux ro-
chers de nos côtes ou qui ilottent dans les flaques
limpides laissées par la mer.
V. BRANDICOURT.
CE QUE DISENT NOS GRÈVES'*1
L’Aïeul. — Les Petits (Suite.)
Le « Saint Nicolas ».
Il arrive quelquefois que parmi les barques
couchées sur le flanc qui attendent la marée mon-
tante, pour partir en pêche, il s’en trouve une
dont le mât se distingue joyeusement des autres,
par un drapeau tricolore flottant à son sommet.
Surpris de cette chose inaccoutumée, vous vous
demandez si c’est jour de fête patriotique ou
sacrée, 14 juillet ou 15 août... mais non! C’est
un jour ordinaire, ce n’est peut-être même pas
un dimanche.
Le mât pavoisé ce matin-là, était celui du Saint
Nicolas, et je supposai qu’à l’occasion de son
anniversaire, l’équipage rendait ainsi hommage
à son bienveillant protecteur céleste... Mais non!
On était au printemps et je me souviens bien
que c’est le 6 décembre, que le grand saint des
petits enfants s’enveloppe d’un manteau d’her-
mine pour descendre avec son baudet sur la
terre et y secouer sa robe pleine de joujoux,
c’est-à-dire trois semaines avant la bûche de
Noël.
Que signifiait donc cette bienheureuse flamme
bleue, blanche et rouge qui clappait au vent de
mer avec un si réjouissant bruit d’ailes? Le télé-
graphe du village avait-il vibré d’une glorieuse
nouvelle, d’une victoire de la France dans quelque
expédition lointaine? Mais alors pourquoi toute
la petite flotte ne s’unissait-elle pas à cet élan
d’enthousiasme? Aussi, l’idée que ce devait être
en l’honneur de saint Nicolas me revenait-elle
comme la plus plausible. Après fout, je ne con-
naissais pas toute l’histoire de cet illustre évêque.
N’était-ce pas un jour de printemps qu il avait
accompli ce fameux et touchant miracle de faire
sortir du saloir, vivants et souriants, trois pe-
tits enfants qui depuis sept ans, dit la légende,
réduits en chair à pâté, y reposaient, douces vic-
times de la cruauté d’un atroce boucher?
Le premier dit : « J'ai bien dormi. »
Le second dit : « El moi aussi. »
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en Paradis. »
Cette stance de la vieille ballade, modulée sur
un air si tendrement champêtre, me fredonnait
(1) Voir le Magasin Pittoresque, numéro du l’r oc-
tobre 1900,
tout au fond de la mémoire tandis que je regardais
venir vers son bateau le patron du Saint Nicolas,
le fils du vieux Louis-Marie.
— Vous allez partir? lui dis-je.
— Oui, j’espère la marée, puis il se dirigea
vers l’ancre pour la décrocher.
Comme il est bien marin ce mot espérer, tra-
duction de notre mot terrien attendre! Le paysan
attend l’aurore pour labourer ou ensemencer sa
terre; les petits enfants attendent la moisson
faite pour s’en aller glaner aux champs ; le berger
attend la nuit pour parquer son troupeau, mais
le matelot espère la marée. Car elle sera pour lui
généreuse ou avare, elle remplira ses paniers de
poisson ou bien rendra inutile la nuit passée au
large, et vaine toute la peine qu’il s’est donnée à
fouiller le sable pour y chercher des vers à
amorcer, tout l’effort de son dos à pousser sa
barque à la mer. Espérer, n’est-ce pas le mot de
toute sa vie?
Comme le patron rapportait sur son épaule
l’ancre, symbole d’espérance et la jetait par-
dessus bord, je lui demandai pourquoi son mât
se trouvait pavoisé.
A cette question une joie fière brilla dans ses
yeux :
— C’est parce que le jeune homme est arrivé
par nuit !
« Le jeune homme » c’était l’enfant, c’était le
petit nouveau qu’on avait espéré neuf mois.
C’était le futur marin qui venait de faire son
entrée dans cette vie, et puisque la maisonnée
se réjouissait de cette éclosion, il était juste que
le bateau, le pauvre bateau couché au grand vent
sur le sable de la grève, le rude bateau «pii donne
la vie et ne connaît que ce qu’elle a de laborieux
et de pénible, il était juste, que le fidèle bateau,
après tant d’épreuves inquiètes, eût sa part de
c,ette joie.
Lorsqu’il naît un fils anx rois, le canon gronde,
le peuple crie, les drapeaux flottent et la rue le
soir s’illumine. Lorsqu’il naît un fils au matelot,
sa pauvre barque est eu fête. Ce jour-là, c’était le
tour du Saint Nicolas et sans doute, dans l’esprit
de ce père, le bon saint qui plus qu’aucun autre
a gardé la poésie des naïves croyances des
simples et des petits, le protecteur des marins,
des esclaves, des travailleurs, des écoliers et
624
LE MAGASIN PITTORESQUE
des orphelins, devait, du haut de la Gloire d’or
du Paradis, regarder cette barque qui lui était
vouée.
Ce doux évêque au visage d’aïeul attendri qui,
d’un geste de son doigt épiscopal, réveillait à la
lumière les petits martyrs innocents endormis
dans la mort, devait, sous sa mitre dorée, sou-
rire au futur mousse et le bénir de toute la puis-
sance sacrée de sa main vénérable et bonne.
Les tout petits.
Le nombre des descendants du père Louis-
Marie s’accroissait donc d’année en année et
c’était surtout dans la famille de son fils Francis,
qu’il pouvait admirer la plus belle fécondité.
Tous les ans, vers le mois de mars ou d’avril,
avec la régularité que mettent à éclore frileuse-
ment les fleurs printanières des garennes, un
petit être nouveau venait échouer à bon port dans
cette vie. C’était toujours dans la maison des
grands-parents que se passaient ces événements
parce qu’elle se composait de deux pièces, ce qui
est rare chez les marins, et aussi parce que la
vieille Colette, avec sa tendresse et son expérience
de mère de dix enfants, pouvait ainsi donner à
toute minute ses soins à l’accouchée et que per-
sonne mieux qu’elle ne savait ajuster les pre-
miers langes au nouveau-né.
Tandis que les vieux murs épais de la maison
retentissaient du premier cri d’une petite voix
nouvelle, elle enveloppait l’enfant dans son ta-
blier bleu et venait s’asseoir sous la grande che-
minée sur une chaise basse à côté d’un feu clair
flambant une botte d’ajoncs des landes.
File lavait soigneusement à l’eau tiède le corps
du petit qui criait et, encore peletonné dans la
pose qu’il avait avant de naître, agitait ses petits
membres et elle répétait doucement : « Là, là,
c’est tout ! c’est tout! » en lui passant la chemi-
sette et la brassière de ses frères aînés, fraîche-
ment repassées.
Alors le petit, commençant à s’accoutumer à
cette nécessité nouvelle pour lui de respirer l’air,
se calmait, et,- les yeux encore clos, tout enve-
loppé par la douce tiédeur de la flamme qui fai-
sait vaciller sur le linge blanc des lueurs roses
d’aurore, il approchait ses petits poings roses de
sa bouche rose et les suçait consciencieusement
avec une expression de bien-être apaisé et con-
fiant.
Et la vieille Colette se sentait prise d'un res-
pect attendri devant tant d’innocence, de fragilité
et de blancheur; joignant les mains comme une
sainte Anne en adoration devant l’Enfant Divin,
elle disait :
« Nous n’avons jamais eu de si biau ! »
Elle songeait au petit Jésus rêvé depuis le
temps où elle mettait son petit sabot devant
latre. Comme alors, le vent chantait dans la che-
minée attisant la flamme qui crépitait. Le vent
redisait pour elle un intime et mystérieux Noël,'
un Noël plein d'amour et de peur, le Noël des
pauvres matelots que l’avenir menace toujours,
même quand il les berce.
Le Baptême.
1
Quelques jours après, c’était le baptême. Le
parrain et la marraine un peu roides dans leurs
vêtements du dimanche, le père souriant et rasé
de frais et la vieille Colette abritant le nouveau-né
sous son mantelet noir, quittaient la maison,
suivis du petit « parrain à la chandelle », un
gamin de cinq ans, sage et grave, tenant des deux
mains un gros cierge bénit, jauni par les années
et entouré d’un vieux morceau de parchemin.
Le groupe cheminait lentement dans la rue,
s’arrêtant de temps à autre devant une porte ou-
verte sur le seuil de laquelle paraissaient les amis
qui regardaient l’enfant.
Le petil parrain à la chandelle, ayant mis ses
beaux habits pour la circonstance, regardait du
coin de l’œil, d’un air à la fois lier et confus, ses
petits camarades de tous les jours, les petits va-
nu-pieds joyeux et déguenillés qui l'entouraient,
l’interpellaient et se livraient à des gambades
folles. Ils s’exercaient déjà pour l’instant, où,
après la cérémonie, les pois de sucre jetés par la
main de la marraine au sortir du portail pleu-
vraient par les airs, ou, vrais sauvages, tous
suanls et poudreux, ils devraient se ruer pêle-
mêle, les uns sur les autres pour les attraper
dans la poussière du chemin.
Après une pause devant chaque porte amie, le
petit cortège reprenait sa route, de plus en plus
recueilli, à mesure qu’il approchait de l’église, de
la pauvre église du village dont le clocher si sim-
ple, si modeste, avec ses auvents de bois gris
sous son toit d’ardoise surmonté d’un coq d’or
perché sur la croix, a l’air d'un pigeonnier pour
le Saint-Esprit.
II
On entrait bientôt par le porche grand ouvert
dans l’église qui paraissait sombre et fraîche
et l’on allait s’asseoir ou s’agenouiller en atten-
dant le curé. Des pas résonnaient sur les dalles
suivis de petits pas pressés : c’était lui, le prêtre
en grand surplis blanc, avec ses deux enfants de
chœur dont l’un portait un gros livre, l’autre la
boîte contenant les huiles saintes et le sel.
Le groupe agenouillé s’ébranlait avec un bruit
strident de chaises remuées que prolongeait
l’écho de la voûte et formait cercle autour de la
simple vasque de pierre dont le bedeau avait en-
levé le couvercle de bois surmonté d’une croix.
Alors s’ouvrait le grand livre, où le curé lisait
des paroles mystérieuses parmi lesquelles on dis-
tinguait les prénoms latinisés de l’enfant. Le petit
parrain à la chandelle, accroché d'une main
LE MAGASIN PITTORESQUE
625
crispée au jupon de sa grand’mère, pris d’une
sorte de crainte mystique, regardait fixement la
flamme de son cierge qu’on venait d’allumer.
Le prêtre mettait le sel dans la bouche du nou-
veau-né pour lui apprendre que tout n’est pas lait
pur dans la vie et, ayant fait dénouer le petit
bonnet, il faisait les onctions. Mais le moment le
plus solennel, c’était celui cfù il versait l’eau sur
la tête du petit dont les cheveux naissants n’é-
taient encore qu’un fin duvet. En cet instant, le
père, dans sa foi solide de marin, se sentait pris
d’une secrète émotion, car il songeait aux coups
de mer qui, dans l’avenir, ondoieraient sans doute
cette tête, et il priait pour que ce n° fut pas d’une
trop rude façon. Pendant cette muette et grave
prière un rayon bleu, oblique, passant par le vi-
trail, arrivait jusqu’au nouveau chrétien et l’en-
veloppait d’azur comme si une partie du ciel
même, attirée par la ferveur de cette scène, se
fût ainsi discrètement infiltrée jusqu’à lui pour le
bénir.
Non loin de là, sur la petite table de la sacristie
s’ouvrait à plat un grand registre jauni dont les
coins des feuillets émoussés, roussis et roulés
sur eux-mêmes, montraient combien il était an-
cien et vénérable. Après les inscriptions d’usage
le parrain et la marraine y apposaient leur signa-
ture tremblée ou bien une simple croix et l’on
sortait.
Le prêtre, la cérémonie étant terminée, quit-
tait son imposante dignité et reprenait sa familia-
rité coutumière de curé paysan. Il accompagnait
ses fidèles jusque sous le portail et, tendant la
main au père de l’enfant, il lui disait :
« C’est bien, mon brave! encore un beau fieu
de plus, encore un futur bon marin pour la
France ! Je vous félicite ! »
Puis il ajoutait en rianl d'un gros rire qui se
répercutait sous le porche :
« Allons ! c’est bien travaillé ! »
Alors commençait la bousculade, les pois de
sucre jetés en l’air et rattrapés par les gamins
sè roulant en cohue confuse dans la poussière et
les cris : « A l’avarice ! » Et les menaces bar-
bares : <( Il mourra ! » quand la main de la mar-
raine s’oubliait trop longtemps au fond du sac de
dragées et les exclamations joyeuses : « Il vivra ! »
au moment où les petites boules coloriées étaient
lancées au ciel pour retomber et rebondir de
toutes parts.
Au milieu des rires et descris, on revenait vers
la maison où la jeune mère, déjà levée et bien
pâle, attendait souriante sur le seuil, près de
l’aïeul. Elle s’asseyait et tendait sa mamelle au
petit affamé en le couvrant d’un regard recueilli
et fier. Lui, les poings fermés, s’étranglant pres-
què dans son avidité gloutonnne, s’abreuvait à la
fois à cette source de lait fort et à cette autre
source de tendresse dévouée, plus douce encore,
et inépuisable celle-là!
Il s’endormait. Un vague sourire relevait par
instant les coins de sa lèvre laiteuse, et l’on
disait : « 11 rit aux anges! » et samère, marchant
sur la pointe des pieds, le déposait doucement
dans sa berce, une berce d’osier, arrondie comme
une barque, dont la voilure était deux rideaux de
cretonne à fleurs.
III
Quand c’est un garçon, c’est déjà un petit marin
que cet être frêle, car bien qu’il ne connaisse
encore d’autre roulis que celui qu’on imprime
à sa berce et bien qu’il n’ait pas encore de devoir
à remplir pour le bien de la confrérie, il a déjà
des droits : il touche un quart de part de chaque
pêche à condition qu’il fournisse sa part d’en-
gins. Demain son père ira lui acheter des cordes
et des fdets à Calais ou à Boulogne, et à partir de
ce moment, il réclamera légitimement la part de
son fils que, plaisamment, il nommera le mousse.
Il en est de ces futurs lutteurs de mer qui, au
lieu du nom de baptême de leur [1ère ou de leur
parrain, ont reçu sur les registres de la mairie et
de l’église un nom illustre et vénéré, celui de
Jean-Hart. Ils s’appellent Jean-Bart comme d’au-
tres se nomment Jean-Baptiste ou Jean-Louis, et
cette fantaisie va même quelquefois jusqu’à don-
ner aux petites filles le prénom de Jeanne-Barte.
Chercher à faire comprendre à ces braves gens
qu’un nom de famille ne doit par entrer dans le
domaine public, que c’est pour ainsi dire une
propriété privée, ce serait peine perdue. D’ail-
leurs les précédents sont là pour leur prêter l’in-
discutable appui de la chose convenue. Aussi le
greffier inscrit-il sans sourciller le nom du grand
Dunkerquois, même quand on le lui dicte fémi-
nisé. M. le curé, de son côté, ne fait aucune ob-
jection lorsqu’on administrant le baptême il pro-
nonce gravement Bartus ou Bcirta, comme il
dirait Ludovic-us ou Ludovica.
Lorsque le petit commence à savoir se tenir
sur ses jambes, 011 11e le mène que rarement en
lisières. On installe un mat de bateau qui,
enfoncé dans le sol en terre battue delà maison,
monte jusqu’au plafond où il s’engage entre les
poutres. A ce mât est retenu, à la hauteur des
aisselles du mioche, une planchette percée d’un
trou rond dans lequel on le place. Cette pièce de
bois n’est pas fixe, en sorte que l’enfant, en vou-
lant marcher, tourne sans cesse autour du mât.
comme il s’exercait au cabestan.
Là il trépigne, rit, pleure, crie. Puis, par
instant, lassé par cette manœuvre monotone et
cette dépense d’énergie, il se laisse fléchir, les
deux petits bras ballants, la tête enfoncée dans
les épaules, la rondeur des joues remontée jus-
qu’aux yeux mi-clos.
Ce mât qui le rend captif est comme un sym-
bole de son avenir de marin, car sa destinée est
attachée à un mât semblable, et c’est autour de.
ce pivot que tourneront les heures de sa vie.
Ici il entend h; murmure de la soupe qui bout,
626
LE MAGASIN PITTORESQUE
le battement régulier de l’horloge, les cris effarés
des poules venues du jardinet par la porte
ouverte et accourant picorer les miettes restées
sous la labié. Plus tard, adossé à son mât, il
songera à cette calme maisonnée devant la
morne immensité du large et si le vent s’élève,
si les Ilots s’agitent, si les coups de mer frap-
pent le pont et passent par-dessus bord, c’est à
son mât dressé vers le ciel, au-dessus de la tour-
mente, qu’il se cramponnera.
En attendant, en même temps que ses pieds
s'affermissent, les idées commencent à se faire jour
dans son esprit; elles passent, s’échappent et
reviennent comme un vol de mouettes qui plane,
s’éloigne et se rapproche, rasant le sol et l’eau
sans se poser jamais. Ces idées semblent lui venir
avec le large rayon de soleil qui entre par la porte
ouverte, car c’est vers cette porte lumineuse que
s’élancent ses nouveaux désirs. Il agite ses petits
bras comme fait avec ses ailes le jeune oiseau qui
veut s’envoler, et il les tend, suppliants à sa mère
ou à sa grande sœur lorsqu’elles passent près de
lui. Quand on le sort, tout ce rayonnement qui l’a
attiré s’épanouit soudain sur sa petite tête ré-
jouie, et, tandis qu’il tressaute sur le bras qui le
porte, il prononce des mots bégayés, incompris
de tous, mais qui pour lui signifient :
« Joie, lumière, espace. »
Mais bientôt il courra tout seul et commencera
à prendre sa petite part de liberté et d’indépen-
dance. Il ira avec sa mère sur la plage pour y
voir aborder la barque paternelle. Tout joyeux,
ayant relevé sa robe bien haut, il marchera dans
l'eau qui déferle et ira au-devant du père, dont la
large main étendue effleurera d’une caresse sa
tête blonde.
Et parfois, doux échange de fardeau dont on
rit de bon cœur, c’est la mère qui chargera sur
son dos courbé le lourd panier de poison, et c’est
le père qui assouplira son rude bras pour rap-
porter, tout lier, le petiot à la maison.
Bientôt sa mère ira le tremper à la lame, car les
mères savent qu’il les faut aguerrir de bonne
heure, ces petits êtres qu’elles abritent encore
dans les plis de leurs jupons. Pour en faire
de robustes marins elles les accoutument à la
rude caresse des vagues, et c’est, le second et le
vrai baptême du matelot, celui-là, quand, cram-
ponné aux bras vigoureux de celle qui le protège
si tendrement et dont, plus tard, il sera le soutien,
il oppose ses reins bruns et cambrés à la bonne
lame qui se dresse, bondit, ruisselle et le couvre
d’écume.
(A suivre.) Virginie DEMONT-BRETON.
LES AMÉRICAINS ET LES CHINOIS
JUGÉS PAR UN CHINOIS
L’honorable Wu-Ting-Fang, ministre de Chine
à Washington, établit un curieux parallèle entre
les deux peuples les plus dissemblables du globe :
les Américains et les Chinois. Le jugement de cet
observateur intelligent est plein d’intérêt et ne
manque pas d’originalité, quoique empreint de
quelque chauvinisme. Cet éminent iils du Ciel,
fidèle à Confucius, n’admire pas sans réserve les
Antipodes, fin de siècle.
Ce qui, par-dessus tout, a semblé choquer Wu-
Ting-Fang, c’est le sans-gêne, le mépris des cé-
rémonies qui est une des caractéristiques des
mœurs yankees. « Time is money », dit-on en
Amérique comme en Angleterre. Cet adage n’au-
rait, aucun succès en Chine où le premier souci
d’une personne bien élevée, est une extrême poli-
tesse. Manquer de civilité à quelqu’un, abréger
les cérémonies qu’impose la déférence, serait
une honte.
Lorsqu’un Chinois de qualité doit faire une
visite amicale ou assister à quelque réunion offi-
cielle, sa dignité exige qu'il s’y rende dans une
chaise portée par quatre gaillards choisis. Au
lieu de s’habiller pour ces fêtes, le Chinois se
dévêt, c’est-à-dire qu’en arrivant il enlève ses
vêtements de dessus, — généralement fort ri-
ches, — et ne garde que le dessous pour être à
son aise à table. Wu-Ting-Fang, qui a déjà vécu
plusieurs années parmi les Américains, en est
encore à se demander comment les Yankees,
habillés comme ils le sont, peuvent jouir d’une
partie de plaisir quelconque.
La raideur et la justesse des vêtements moder-
nes seraient, pour le Chinois, un empêchement
à toute récréation.
L’Américain se lave les mains avant de se met-
tre à table; le Chinois le fait après les repas, mais
il ne se contente, pas d’un bol d’eau tiède, il lui
faut de larges cuvettes et quantité de savon et de
serviettes que des domestiques tiennent tout
prêts. On ne doit jamais être plus de huit per-
sonnes à une table; c’est, paraît-il, le nombre
idéal pour la conversation. Les hommes seuls
peuvent prendre part aux banquets, les femmes
en sont exclues. L'art du découpage si apprécié
au Nouveau Monde est inconnu en Chine où 1 in-
vité ne voit jamais la bête qu’il va manger dé-
coupée habilement sous ses yeux. Les viandes
arrivent sur la table servies en morceaux, ce qui
rend superflu l’usage des couteaux, ustensiles
considérés comme dangereux.
’NVu-Ting-Fang a été fortement impressionné
LE MAGASIN PITTORESQUE
627
en Amérique par la diversité des types qu’on y
rencontre dans une même race. 11 s’étonne qu’on
y voie souvent, dans la même famille, des per-
sonnes aux cheveux noirs, au teint bronzé, à côté
d’autres à la peau blanche et aux yeux clairs. La
race chinoise n’a pas de ces surprises : elle est
homogène. Chez les femmes, on prise beaucoup
une figure ovale aux traits réguliers et des che-
veux noirs.
L’indépendance de caractère des Américains
n’a pas été sans étonner beaucoup le ministre
Wu-Ting-Fang. En Amérique, les manières des
subalternes vis-à-vis des supérieurs sont pleines
de familiarité et de bonhomie; l’humilité et la
réserve y seraient déplacées, pendant que le Chi-
nois est profondément respectueux. Wu-Ting-
Fang rend hommage à l’esprit et à l’intelligence
du Yankee, mais fait remarquer que le Chinois,
s’il n’est pas brillant, n’en a pas moins des qua-
lités solides. Quand un marchand chinois dit :
« oui » qn affaires, sa parole vaut une signature.
Aux États-Unis, on demande plus de garanties.
Un autre trait de mœurs que n’approuve pas
le ministre de Chine est l’attitude qu’ont les en-
fants américains envers leurs parents. La nature
des Chinois est si essentiellement imbue de res-
pect filial qu’il est incapable d’admettre le point
de vue où se placent les familles du Nouveau
Monde. Les parents chinois exigent, de la part
de leurs enfants, une obéissance entière, et ils
ne sont jamais déçus dans leur attente. Les en-
fants américains sont obéissants parfois seule-
ment. En Chine, le père gouverne par autorité,
le papa aux États-Unis persuade par affection.
Les parents chinois disent solennellement à leurs
enfants : « C’est votre devoir de m’obéir. » Et les
enfants croiraient commettre un crime en s’op-
posant à leurs volontés. Les parents américains
se contentent de s’exprimer ainsi : « Vous me
contrarierez beaucoup en faisant autrement et je
serai obligé de vous priver de ceci ou de cela. »
Et l’enfant agit à sa guise.
Soutenir ses vieux parents est le devoir le plus
sacré du Chinois. La jeune fille, en se mariant,
quitte sa famille pour suivre son mari, mais le
jeune homme n’abandonne jamais ses parents
pour sa femme. Il continue de vivre avec eux
après son mariage; et lorsqu’il y a plusieurs
garçons et que la vie patriarcale n’est pas pos-
sible, chaque lils tient à honneur de contribuer
au bien-être des vieux. Aussi les parents chinois
considèrent-ils les familles nombreuses comme
bénies du ciel, tandis que n’avoir pas d’enfants
est pour eux une vraie calamité.
11 y a cependant deux points où Wu-Ting-Fang
proclame hautement la supériorité des États-Unis
sur la Chine et abdique volontiers de vieux scru-
pules en faveur de la, civilisation moderne; cos
deux points sont : le rôle de la femme et l’éduca-
tion des enfants en Amérique. Le ministre ra-
conte, dans le Frank Leslie’s Popular Mont/ih/,
que tout d’abord il avait été stupéfait de la place
qu’occupe aujourd’hui l’Américaine dans le monde
social et commercial ; il se demandait avec inquié-
tude si les femmes, en usurpant la place des
hommes, n’allaient pas exercer une influence né-
faste sur toute la nation. Le rôle de la femme en
Chine est infiniment plus simple, il consiste uni-
quement à être épouse et mère ; aucune n’a jamais
nourri la chimère de briller en des fonctions
publiques. Après trois ans d’observation, Wu-
Ting-Fang est obligé de convenir que l’émanci-
pation féminine en Amérique a relevé la condi-
tion de la femme sans porter préjudice à la
nation.
Quant à la deuxième question qui comprend le
système d’éducation aux Etats-Unis, le ministre
en est émerveillé; il avoue en même temps que
l’enseignement est bien défectueux dans le Céleste
Empire. Comme exemple il raconte qu’après
cinq années d’école, il savait, comme enfant, lire
couramment et répéter par cœur des volumes
entiers de classiques, mais sans en comprendre
le sens; et l’explication des choses apprises n’a
jamais suivi, dans les classes supérieures. La
langue écrite des Chinois est si différente de la
langue parlée que la faculté de lire intelligem-
ment n'est pas facile à acquérir. Une bonne mé-
thode pour simplifier ces difficultés y serait né-
cessaire. Aussi Wu-Ting-Fang a-t-il été vivement
frappé par la mode d’enseignement aux Etats-
Unis. Les Kindergarlens surtout lui paraissent
ingénieux; il loue hautement le côté pratique
d’une éducation où les exercices manuels comme
la charpenterie, la menuiserie, le dessin pour les
garçons, la couture et la cuisine pour les lilles
ne sont pas dédaignés; les yeux, les oreilles, les
mains et. l’esprit reçoivent également des leçons.
Une seule chose y est oubliée : la discipline, et en
fait de politesse, il paraît que les petits Chinois
pourraient en remontrer aux enfants de la libre
Amérique.
Conclusion : Américains radicaux et Chinois
conservateurs sont encore loin de la perfection;
les uns comme les autres ont leurs défauts et
leurs qualités. La vérité doit être entre les deux.
Th. MANDEL.
rfe i-5d t-5î» ^ -5ê< ^5} e^i ^ ^ ^ ^
Au rebours des hommes, les femmes écrivent beaucoup
de choses qu’elles n’oseraient, jamais dire. Stahl.
On est quelquefois un sot avec de l’esprit; on ne l’est,
jamais avec du jugement. La Rochefoucauld.
L’enthousiasme, fleur et fruit de la jeunesse, loin de
l’épuiser, l’entretient et la prolonge.
Le rôle des femmes dans la politique, c’est de calmer
les ressentiments si variés des hommes, en ramenant leur
esprit à la sainte pensée du foyer et do la famille dont la
femme est gardienne, et qui doit dominer tous les sys-
tèmes politiques, quels qu’ils soient. Octave Feuillet.
Le droit et le devoir sont comme deux palmiers qui ne
portent point de fruits s’ils ne croissent à côté l’un de
l’autre. Lamennais.
€28
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES TRAMWAYS SUSPENDUS
Le sol de notre bonne ville de Paris est envahi
par les rails des tramways contre lesquels viennent
buter les roues des trop rapides automobiles et
des lourds omnibus. Le sous-sol où jusqu’alors
régnaient, en maîtres les égout iers a déjà reçu
l’amorce d’un puissant réseau ferré. Les trot-
toirs roulants qui permettent de superposer les
piétons vont être édifiés de tous côtés. Malgré la
multiplication des moyens de transport, la circu-
lation pédestre est toujours aussi active, car, la
chanson le dit, il n’y a jamais de place dans le
I r amway
qui passe
tout le
1 o n g' j du
boulevard.
Il faut
donc créer
de nouvel-
les lignes,
mais o ù
les caser?
Dessous,
dessus et
jusqu’à la
hauteur de
nos entre-
sols, tout
est envahi.
Les ingé-
nieurs ne
sont pas
embarras-
sés pour si
peu, ils monteront d’un ou plusieurs étages s’il
le faut, et un beau jour nous assisterons à l’inau-
guration du chemin de fer suspendu en atten-
dant les véhicules aériens dans lesquels se pré-
lasseront nos neveux.
Le tramway suspendu n’est pas un mythe, il
existe et fonctionne avec succès à l’étranger
et reliant Eberfeld à Barmen. La gravure ci-
contre tirée du Scientific American vous mon-
tre la réalité de la chose. Quelle joie lorsque
nous aurons ce nouveau mode de traction à Paris,
lorsque, après avoir parcouru quelques kilo-
mètres dans le réseau souterrain, nous pourrons
échanger l’air méphitique dont nos poumons
seront chargés contre l’acide carbonique, la
suie, etc., qui s’échappent des cheminées au mi-
lieu desquelles nous transportera le tramway
aérien!
A vrai dire l’idée n’est pas nouvelle, au moins
dans le principe adopté pour le transport des vé-
hicules. Le chemin de fer monorail, d’où dérive
celui que nous vous présentons, a déjà tenté
Le tramway suspendu.
quelques constructeurs, entre autres, pour citer
seulement ceux de notre pays, MM. Lartigue et
Decauville, mais jusqu’ici le rail unique n’existait
qu’en théorie, il y avait toujours des rails auxi-
liaires destinés à assurer la stabilité du système.
Le tramway suspendu de M. Langen court li-
brement et en toute sécurité sur un seul rail;
vous dire que la ligne est d’aspect élégant serait
mentir, je ne vois pas beaucoup un tramway de
ce genre établi sur le parcours des Champs-
Elysées. Si cette ligne est jamais édifiée, c’est
alors qu’on
p o u r r a
crier haro
sur les
tramways
des barba-
res. Adieu,
les effets
de per-
spective
de la pro-
menade
parisienne
par excel-
lence.
Le tram-
way de
Barmen à
Eberfeld a
un par-
cours de
plus de 13
kilomè-
tres, dont la moitié est déjà livrée à la circulation.
Le mode de construction employé consiste en un
rail soutenu par un système de poutrelles et de
Ireillis en fer, dont la pièce principale est con-
seillée par des poutres ayant la forme d’un I.
La voie aérienne ainsi formée est supportée par
des étriers dont la forme varie suivant la nature
des lieux. Il faut dire, en effet, que ce tramway
extraordinaire est suspendu sur une partie de
son parcours au-dessus de la rivière Wupper. A
cet endroit la voie est soutenue par des chevalets
en forme de Y renversé; dans la section qui par-
court les rues de la x illé les supports ont la forme
d’un U posé en sens inverse.
La ligne est à double voie sur tout son parcours,
les rampes sont peu accenluéeset les courbes les
plus réduites ont un rayon un peu inférieur à
100 mètres. Les voitures sont suspendues sur
deux trucks moteurs, à deux roues, placés un à
chaque extrémité du wagon. Naturellement les
mesures voulues ont été prises pour que les
roues qui sout iennent tout le système ne puissent
LE MAGASIN PITTORESQUE
62»
se dégager du rail. La traction est électrique, le
moteur, d’une force de 36 chevaux, est placé sur
le côté extérieur du truck qui le porte, à égale
distance des deux roues, il reçoit le courant par
un trolley et un rail de contact. La vitesse maxi-
mum d’environ 40 kilomètres à l’heure est bien
supérieure à celles de nos voitures et tramways
des systèmes les plus perfectionnés, la vitesse
moyenne n’est, il est vrai, que de 30 kilomètres.
Les voitures peuvent contenir 50 voyageurs,
elles sont divisées en deux classes, plus un com-
partiment de fumeurs. Les trains sont générale-
ment formés de deux voitures, mais les quais des
stations aériennes sont assez longs pour recevoir
un train de quatre voitures si les nécessités du
trafic l’exigent. L’allongement du train n’offre pas
d’inconvénient pour la rapidité de la traction
puisque chaque voiture porte son moteur. Les
trains peuvent se succéder à deux minutes d’in-
tervalle,1 car les wagons sont munis du frein
automatique « block System ». Étant données la
vitesse des trains et la petite distance qui les
sépare, il est à souhaiter que ce frein ne soit
pas sujet à des défaillances comme on en con-
state trop souvent.
On ne peut pas dire que ce nouveau tramway
électrique constituera un embellissement pour
les villes qui croiront devoir l’adopter. Néan-
moins, il offre des avantages qui contribueront à
le faire adopter; en premier lieu, il faut consi-
dérer qu’il dégage la circulation, partant le
nombre des écrasés sera réduit dans une forte
proportion. Par contre, les tamponnements peu-
vent être fréquents et cette éventualité mérite
d’être envisagée de très près, car un télescopage
entre deux trains à une hauteur d’une quinzaine
de mètres aurait des conséquences plutôt fâ-
cheuses pour les voyageurs. Il est donc prudent
de laisser le système faire ses preuves à l’étranger
avant de songer à l’introduire en France.
Albert REYNER.
L’/tUTOJVINE
Plus de feuilles sur les rameaux,
Plus de rayons dans le ciel triste,
Novembre a rouillé les ormeaux;
C'est un lugubre coloriste.
Les jours de soleil sont finis,
Voici les brumes arrivées,
Les buissons ont perdu leurs nids,
Les nids ont perdu leurs couvées.
Le brouillard a pleuré longtemps
Sur les ramures dépouillées;
Ce n’est plus le gai printemps,
Les mousses sont toutes mouillées.
On a gaulé tous les pommiers;
Par tas, par paniers et par sommes;
Les fruits sont partis les premiers.
Les feuilles ont suivi les pommes.
Seul, le gui pousse et reverdit,
Mais point de grives sur ses touffes;
J’entends le pommier qui lui dit :
« Ah ! parasite, tu m’etoiiffes ! »
Les beaux jours ont des lendemains
Bien tristes, n'est-ce pas, mignonne ?
Le froid rougit vos blanches mains,
Pourquoi donc sortir en automne ?
Les bois vont te mettre en lambeaux.
Tu vas glisser sur les fougères;
Pour suivre un poète en sabots
Tes bottines sont bien légères.
Au mois de mai, lorsque tu vins
Finir ici quelques dimanches,
Des voix chantaient dans les ravins,
Le soleil éclairait les branches.
L’amour, tapi dans les buissons,
Tenait la nature éveillée ;
Les oiseaux entre les chansons,
Se becquetaient sous la feuillée.
C’était la Jeunesse; aujourd’hui
C’est la Vieillesse âpre et chenue;
Le bois pleure, l’Amour a fui,
Pourquoi, mignonne, es-tu venue ?
Je suis heureux quand tu rougis,
Lève sur moi tes yeux d’aurore;
Avant de rentrer au logis,
Je veux te voir rougir encore.
Et nous reviendrons, appuyés
L’un sur l’autre, les jours de neige,
Chercher les baisers oubliés
Sous le hêtre, que Dieu protège !
L’hiver peut sévir au dehors,
Le printemps est en nous, ô femme,
Et qu’importe le froid du corps
Quand on a le soleil dans l’âme !
Paul HAREL.
LE RÊVE D’UN JOUR D’AUTOMNE (i)
NOUVELLE
II (Suite.)
Mais le regard de la jeune fille m’effleura, enfin,
et comme à son insu, l’espace de quelques se-
condes. Les effluves de ce regard fugitif suffirent
à dissiper l’atmosphère diabolique donl je m’ima-
ginais que sa beayité traînait autour d’elle, néces-
sairement, le sortilège. C’était un regard d’une
(1) Voirie Maf/asin Pit/oresque, numéros des lü septem-
bre et 1er octobre 1900.
limpidité, d’une assurance paisible, d’une énergie
douce en face des obstacles de la vie, qui me lais-
sait lire dans son âme, comme si elle avait ou-
vert, devant mes yeux, tout le livre de son passé.
Ce regard protestait, sans le savoir, contre la vi-
sion troublante que je venais de me donner d’elle.
Je ne découvrais, sur tout son visage, qu’une ex-
pression de fierté vaillante, contre les rigueurs el
les embûches de la vie. Et sa bouche est atten-
drissante par un pli de résignation à d'inévitables
630
LE MAGASIN PITTORESQUE
meurtrissures, qui devaient y régner habituelle-
ment.
En réfléchissant à mes impressions, mainte-
nant, il est possible, je l’avoue, que je me sois
trompé, entièrement, sur l’humeur de cette jeune
fille. Elle est peut-être d’une nature enjouée et
aisément insouciante. J’ai pu prendre pour du
sérieux dans l’esprit, de la gravité de caractère et
une certaine amertume courageusement sur-
montée, le masque d’indifférence qu’elle affectait
de se donner devant moi. J’aime mieux, pour-
tant, croire aux impressions premières qu’elle a
éveillées en moi. Elle me demeure ainsi plus in-
téressante. Elle n’était pas seulement captivante
par le charme de sa beauté ; elle devenait tou-
chante par sa vaillance au milieu des injustices
de sa destinée. Et nous avons beau nous raison-
ner, pour nous contraindre à admettre que le pri-
vilège de la beauté n’implique, en lui-même,
aucun droit particulier, il y a quelque chose, en
nous, qui s'obstine à voir une iniquité du sort,
dans le défaut de bien-être, d’aisance et même
de luxe où sont réduites des femmes jeunes et
belles. La misère ne s’harmonise qu’avec la lai-
deur et la splendeur nous semble la compagne
légitime de la beauté.
C’était tout cela que j’aurais voulu dire à cette
jeune fille inconnue. Des louanges à sa beauté
se pressaient sur mes lèvres, avec des paroles
d’affectueuse commisération sur les renonce-
ments de son humble vie et des félicitations cor-
diales à sa résistance aux tentations qui lui
venaient de sa beauté. Oui, ma foi, je sentais
déborder, de ma pensée et de mon cœur, des
flots de ces choses émues que l’on dit aux êtres
d'abnégation, pour leur faire du bien. Mais com-
ment lui communiquer toute cette effervescence
de mon admiration et de ma sympathie ? On ne peut
jeter, ainsi, à la tête des gens que l’on ne connaît
pas, des effusions affectueuses et enthousiastes,
dont leur réserve peut prendre ombrage. Et je
souffrais d'un cruel embarras. Si je lui parlais, je
risquais une sèche rebuffade qui m’aurait peiné.
Si je ne parlais pas, je savais bien que je me pri-
vais de oute chance de désarmer une indiffé-
rence qui me devenait de plus en plus intolérable.
Dès lors, que dire? Par quelle banalité rompre ce
mur de silence hostile contre lequel se brisaient
les flots de paroles admiratives et cordiales que
m’inspirait la présence de cette inconnue sur
mon chemin?
A chaque station, je tremblais de la voir des-
cendre avant d’avoir réussi à échanger avec elle
une de ces formules sur la sérénité du temps ou
la beauté du paysage, par lesquelles se lient com-
munément les conversations entre les bonnes
gens. J’aurais voulu trouver quelque chose d’ai-
mable et d’imprévu qui me conciliât, aux premiers
mots, son estime et sa bienveillance. Mais ma
stérilité d'imagination demeurait incurable. Et
peut-être mes moyens inventifs étaient-ils para-
lysés par l’ardente vision de sa beauté dont, au
moins, mes yeux avaient les délices.
11 faut penser qu’à un moment son image s’est
emparée de mon être si despotiquement qu’elle
m’a absorbé jusqu’à abolir en moi la sensation
des choses ambiantes. L’horizon du rêve m’a
abstrait subitement des réalités dont j’étais envi-
ronné. Les objets se sont réfléchis en moi, plus
nettement peut-être que si j’avais continué à
en avoir la perception consciente. Et je sais bien
que je jouissais toujours de la beauté de ma com-
pagne, en même temps que de la sérénité émou-
vante du paysage mobile à nos côtés. Une joie
recueillie et même un peu indécise flottait dans
la lumière paisible, atténuée de grisailles argen-
tées, dont les verdures jaunissantes étaient bai-
gnées alentour. Vous savez aussi bien que moi
le charme de la vie, dans cette vaste enceinte pai-
sible de collines dont Paris est mollement
enserré. On dirait qu’il y flotte du bonheur dans
l’air. Les maisons au milieu des arbres, qui les
isolent et protègent leur intimité, y laissent
transparaître par l’allégresse muette de leurs fe-
nêtres et de leurs murailles, de discrètes lueurs
de joie. Le silence des bosquets, des jardins de
fleurs, des parcs ombreux et profonds, des bois
vastes et, en quelque sorte, chargés de tant de
songes concentrés sous leur ramure, y abrite la
vie contre la fièvre dont elle est agitée, à Paris,
partout. On sent déjà là, que la vie est un peu
apaisée, non pour s’y endormir, mais pour y
mieux prendre conscience d’elle-même, pour y
être savourée à loisir, doucement. Le ciel y est
moins trouble qu’à Paris, de la continuelle et
sourde rumeur des plaintes, des sanglots obscurs,
des douleurs dissimulées, des cris étouffés du
désespoir; il étend ses profondeurs bleues sur
ces collines bénies, pour y embellir les jours
calmes de ses clartés; et il ne mire, dans les eaux
lentes de la Seine, que la sérénité rassurante de
ses abîmes lointains.
C’est du moins cette impression qui m’a en-
vahi, dans la lumière silencieuse de cette matinée
d’automne, pendant que je roulais, au fond de
mon wagon, au milieu de ses verdures rehaussées
d’or, sous l’azur pâli de flottantes brumes argen-
tées, en compagnie d’une jeune tille inconnue,
dont la présence et l’insinuante beauté absor-
baient mon cerveau, dans l’ivresse puissante et
les langueurs du rêve. Je n’avais plus conscience
de rien, sinon de voguer dans le recueillement
d’un paysage enchanté où tout mon être dilaté
était transporté de joie. Et cette joie Huait en
moi comme une eau magique, comme une eau
lumineuse. Toute ma sensibilité frémissait, vo-
luptueusement, sous l’afflux prolongé de ses
ondes de délices.
Ainsi abstrait, par mon exaltation, de la con-
science de mes mouvements et de la sensation
précise des objets extérieurs, j'ai cru réaliser
l’objet même de mon véhément désir. Pendant
LE MAGASIN PITTORESQUE
631
quelques minutes, la magie de la beauté de ma
compagne qui flotte dans la clarté pâle du ciel,
sur les verdures dorées du paysage où nous
sommes emportés, a triomphé de tous les ob-
stacles qui m’isolaient d’elle. Un sourire de con-
descendance à mon désir de lui parler a déclos
ses lèvres, et ses yeux bleus ont consenti à laisser
mes yeux effleurer la surface de leur abîme de
* *
clarté. La moquerie de leur regard s’est atténuée
d’indulgence, pour acquiescer, entin, à mon im-
patience de mettre en contact mon âme avec son
âme. Elle n’y a pas attaché plus d’importance,
d’abord, qu’à la satisfaction qu’elle aurait accor-
dée à un caprice d’enfant. Mais cette première
concession m’a enhardi. Je me suis risqué à
prendre dans mes mains sa main frêle et douce,
et ma voix s’est faite implorante et respectueuse,
autant qu’il seyait, pour achever de vaincre sa
réserve obstinée.
Dans l’exaltation intérieure où mon imagination
m’a emporté et réellement ravi, je suis sûr d’avoir
•entendu sa voix me répondre. Maintenant encore
que s’est évanoui le charme de ces minutes heu-
reuses de délire, îl me semble bien que le reten-
tissement de ses paroles, à mes oreilles, n’a pas
été le résultat d’une brève hallucination. Et, sans
doute, elle m’a dit, afin de me laisser entendre
que son silence, jusqu’alors, n’avait rien eu de
désobligeant pour moi, qu’elle n’a pas l’habitude
de lier conversation avec les gens, sans les con-
naître, qu’une jeune fille est tenue à beaucoup de
circonspection, qu’elle est exposée, par sa vie
errante de professeur de musique, à tant d’entre-
prises inconvenantes... En fait, je ne saurais affir-
mer qu’elle m’ait dit ces choses, ou d’autres, ou
rien du tout. Je les ai entendues, en moi, peut-
être, par le simple effet d’un dialogue que je pour-
suivais, imaginairement, avec elle. Mais je suis
bien sûr, d’avoir subi, réel ou illusoire, l’enchan-
tement de sa voix qui déroulait, dans tout mon
être, ses modulations de flûte de cristal ondulant
sur des eaux en fuite.
Tout ce que j’avais éprouvé d’admiration pour
sa beauté et de commisération pour les tristes
nécessités de la vie qu’elle affrontait, courageu-
sement, chaque jour, se répandait, par ma bouche,
en louanges respectueuses, en protestations
contre le sort injuste qui lui avait refusé l’aisance
dont elle était digne. Il me semblait bien, pendant
ces effusions de mon enthousiasme et de ma ten-
dresse spontanée, lire dans les yeux de la jeune
fille, sur sa bouche où la surprise comprimait les
paroles, sur toute sa figure déconcertée, sans
doute, de l’autorisation qu’elle me donnait de lui
parler, une incertaine, une hésitante allégresse.
Mais j’eus la sensation qu’elle réprimait ce mou-
vement d’abandon. Je voulus me maintenir, au
moins, à ce premier degré d’intimité où il me
semblait bien, pourtant, qu’elle venait de m’ad-
mettre. Mes yeux cherchèrent ses yeux. Je la dé-
couvris loin de moi, et sa main, que j’avais cru
tenir dans les miennes, pendait, au long de sa
hanche, comme si elle n’eût pas quitté la place
où elle m’avait signifié une indifférence si résolue,
depuis mon entrée dans son wagon. Encore bou-
leversé par ce brusque éveil de mon rêve, je ne
me rendis pas compte que je venais de subir une
véritable hallucination. Je crus qu’elle venait de
s’écarter de moi, parce que l’intempérance de mes
éloges l’avait alarmée. Je me levai. Je marchai
jusqu’à elle et je lui dis, mais avec la conscience
reconquise du son réel de mes paroles, cette fois :
« Je vous supplie de croire, au moins, Made-
moiselle, si mes protestations vous ont paru
excessives, que je n’ai jamais eu l’intention... »
La stupeur et même l’effroi de son visage me
coupent la parole.
« Monsieur, me dit-elle, d’une voix un peu
tremblante, qu’est-ce qui vous prend? Vous
n’avez pas toute votre raison. »
Je ne trouve plus à sa voix les mêmes modu-
lations mélodieuses qui m’ont ravi, tout à l’heure.
Une horrible perplexité s’empare de moi.
« J’ai toute ma raison, lui dis-je, cependant.
Je ne comprends pas en quoi j’ai pu vous offen-
ser. Il n’y a qu’un instant, vous m’écoutiez,
semblait-il, avec plaisir.
— Monsieur, me répondit-elle, d’un ton qui
s’irritait, je n’ai aucun goût pour les mauvaises
plaisanteries, surtout quand elles sont trop dé-
nuées d’esprit. Puisque vous paraissez avoir
besoin de revenir à vous, je vous affirme que
nous n’avons pas échangé un mot, avant que vous
vous soyez levé de votre place, pour vous rappro-
cher de moi. »
Je me sens stupide, devant elle. Et, naturelle-
ment, je m’enfonce dans mon ridicule.
« J’aurais rêvé, alors, insistai-je? Depuis la
gare de Courbevoie, au moins, nous n’avons pas
parlé, ensemble? »
— Sèvres, cria le conducteur du train! Sèvres!
La jeune fille ouvrit la portière et, heureuse de
se délivrer de mon obsession, elle descendit du
train, vivement.
Sans plus songer que je devais venir jusqu’à la
gare de Bellevue, je descendis aussi, du train,
machinalement, derrière elle.
Je la voyais se hâter, parmi les voyageurs. J’en
bousculai quelques-uns, moi-même, pour la re-
joindre. Je ne pouvais pas supporter qu’elle dis-
parût ainsi de ma vie, après l’avoir exaltée, si
violemment, durant une demi-heure de béatitude,
avec le souvenir désagréable de ma déraison et
de mon imbécillité. Si j’avais été victime d’une
sorte d’impérieuse hallucination, comme j'en
avais, maintenant, la déplorable certitude, il me
fallait lui affirmer que la fascination de sa beauté
sur mon imagination trop enflammée avait été la
cause unique de mon extravagance.
Je ne réussis à l’atteindre qu’en haut de l’esca-
lier. J’avais retrouvé toute mon audace et tout
mon sang-froid. Le hussard, en moi, maîtrisait
632
LE MAGASIN
le songe-creux. Je la dépassai et lis demi-tour,
vivement, devant elle, pour lui barrer le pas-
*age.
« Mademoiselle, lui dis-je, la main posé sur
mon képi, vous me permettrez bien de vous ex-
pliquer...
— Oh ! Encore !
Résolument dressée devant moi, les yeux ar-
dents de volonté, elle ajouta d’un ton qui n’ad-
mettait pas de réplique.
— Monsieur, on m’a appris à croire que les
hommes de votre métier étaient toujours bien
élevés. Je fais appela la galanterie que votre uni-
forme vous impose, pour vous prier de me lais-
ser tranquille.
- Je vous demande pardon, Mademoiselle. »
Je m’inclinai respectueusement et m’écartai
pour lui laisser poursuivre sa route. Je la regar-
dai s’éloigner. Je sentais douloureusement que
chacun de ses pas consommait davantage la
ruine de mon rêve. Mon exaltation était tombée
aussi rapidement que la flamme éphémère des
feux de brandes, la nuit de la Saint-Jean d’été,
dans les montagnes. D’imaginaires cendres répan-
daient sur mon âme une tristesse de néant. Le
frisson léger des feuilles mortes, qui se déta-
chaient des arbres centenaires, autour de moi,
m’effleurait douloureusement, comme le dernier
souffle des successives agonies. L’allégresse du
soleil diffuse, dans l’air bleuâtre, m’apparut dans
sa véritable expression d’ironie, au-dessus delà
dissolution lente des verdures, des fleurs et des
parfums. Parmi ces convulsions résignées des
choses en décomposition, je me sentis moi-
même prodigieusement diminué, rapetissé, ato-
misé, moindre, dans l’univers, qu’une des feuilles
mortes roulée par la brise vers le creuset mysté-
rieux des anéantissements.
Et comme Mme Dureau, malgré son parti pris
de ne plus interrompre le récit de son filleul, ne
put s’empêcher, ici, de s’étonner du grossissement
qu’il donnait, à une mésaventure si simple, le
lieutenant Cormeille se récria :
- Cela vous paraît étrange, marraine, que la
rencontre d’une petite tille inconnue ait éveillé,
en moi, tant de sensations incompatibles avec
mon genre de vie ? Et depuis que je vous débite
minutieusement toute ma pauvre histoire, je ne
vous parle guère le langage d’un hussard. Mais
j’ai été bouleversé, durant une demi-heure envi-
ron, de tant d’émotions rapides et inattendues,
qu’un peu de lyrisme m’est bien permis. J’ai fait,
en réalité, le rêve de toute une vie de bonheur,
pendant celle hallucination qui m’avait envahi.
Et cette ruine brutale d'une joie, dont j'avais joui
aussi ardemment que si elle avait été réelle, m’a
pénétré de la tristesse poignante des choses
aussi douloureusement que si j'avais subi, sur
cette place de Sèvres, dans la mélancolie de ce
matin d’automne et sous la neige lente et clair-
semée des feuilles mortes, la rupture d’un amour
PITTORESQUE
encore vivant en moi et déjà éteint dans le cœur
de celle qui s’en allait.
Et l’être de grâce éphémère qui m’avait, en si
peu de temps, donné l’exaltation des plus
radieuses allégresses et la défaillance subite du
désenchantement où je demeurais maintenant,
meurtri, s’en allait, d’un pas léger, le long de la
grille du parc de Saint-Cloud. Elle répandait, au-
tour d’elle, indifférente à la joie comme aux re-
grets qu’elle m’avait donnés, le charme de sa
jeunesse et de sa beauté. Je ne pouvais, cepen-
dant, m’arracher à son charme. Le mouvement
souple de sa marche me captivait encore, par son
harmonie fuyante. A mesure que sa silhouette
décroissait dans la grand’rue, le nœud de rubans
qui flottait sur son chapeau lui donnait l’aspect,
d’un élégant oiseau, dont la tête s’était chargée
d’ailes.
Je ne sus pas résister à l’impulsion qui m’atta-
chait, à ses pas. Cette jeune fille déjà lointaine
était pour moi la fuite visible d’une illusion que
j’aurais voulu conserver, l’évanouissement d’un,
rêve que je souhaitais retenir. Même quand nos
joies fragiles ont fait naufrage, notre âme s’ob-
stine à s’accrocher à leurs épaves. L’évidence [de
mon impuissance à rien obtenir de cette jeune
tille ne m’avait pas réduit au renoncement de
tout espoir de la fléchir. Ou, pour être plus vrai,
je n’espérais plus rien d’elle. Mais je la suivais,
pour réjouir encore mes yeux de la vue de sa
silhouette élancée, de la sveltesse de sa taille, de
la courbe voluptueuse de ses seins, et enfin
pour prolonger l’émotion que me donnait encore
l’harmonie alerte de sa marche rythmée, expres-
sive, et belle comme une danse. Je parcourus
ainsi,, à sa suite, une bonne partie de la rue cen-
trale de Sèvres. Mais elle s’engagea brusque-
ment à droite, dans une ruelle abrupte, dépassa
le bourg et sonna à la grille d’un parc, au fond
duquel on apercevait une grande maison ense-
velie dans de la verdure et du silence.
C’était fini. Mon rêve s’était évanoui. Je n’affir-
merais pas que je ne serais pas resté encore de-
vant celle grille, obstiné à attendre je ne sais quel
miracle qui m’en aurait rendu l’objet. Je n’aurais
réussi, sans doute, qu’à me rendre un peu plus
ridicule ou un peu plus odieux à cette jeune fille,
que je ne reverrai jamais. Je me souvins, fort à
propos, de l’heure, de votre déjeuner. Et l'impa-
tience que mon retard devait vous causer, à bon
droit, me, donna des ailes. El j'accourus vers Bel-
le vue, en grand danger d’être grondé.
(A suivre.) . Félicien PASCAL.
Si tes jeunes gens doivent songer qu’ils vieillissent, il
est important que les vieillards n’oublient pas qu'ils ont
été jeunes, et que ça n’était pas alors si facile d’éviter tout
ce qu’ils appellent aujourd’hui des faiblesses et des vices.
Dans le va-et-vient de l’histoire, tantôt les mœurs valent
mieux que les institutions, tantôt les institutions mieux
que les mœurs. G.-M. Yaltour.
LE MAGASIN PITTORESQUE
G33
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Voici un sujet sur lequel on a écrit, ces temps der-
niers, cinq cents chroniques, et sur lequel chacun se
flatte d’avoir encore quelque chose à dire, — car ce
n’est pas fini : il s’agit de la réforme de l’orthographe,
écrivent les uns, — la faillite de l’orthographe, écrivent
les autres, qui se fâchent...
La question paraît avoir été embrouillée par
trop d’ardeur dans les deux camps. Les réformistes,
tout d’abord, sont partis en guerre avec une fougue à
-coup sûr inconsidérée, et il leur en a cuit un peu. Ils
ont nui, ainsi, au succès complet de leur projet qui,
à certains égards, se défend. Ils ont soulevé des con-
flits tels qu’à l’heure présente on ne sait plus où on
est. C’est M. le ministre de l’Instruction publique qu:
a ouvert le feu en convoquant tout à coup le Conseil
Supérieur de l’Instruction publique pour lui soumettre
cette réforme : le Conseil en a délibéré longuement;
il a approuvé ; M. Leygues a pris un arrêté qui, natu-
rellement, devait être exécuté à la rentrée des classes.
Il avait des conséquences considérables. Les éditeurs
qui ont fait imprimer les très nombreuses grammaires
dont nous achetons, chaque année pour nos enfants,
des exemplaires toujours nouveaux, devaient-ils pré-
parer des éditions expurgées, conformes à la loi de
liberté — ou de licence — que venait de consacrer
M. Leygues? Ils étaient très perplexes, ils le sont
encore, du reste. On leur dit, au ministère, qu’il suf-
firait de glisser dans leurs volumes une feuille conte-
nant l’énumération de deux cents mots dont l’ortho-
graphe serait rectifiée désormais. Quant aux participes,
dont les légendaires et difficiles accords ne seraient
• plus l'égis par aucune règle (c’est le second point, le
plus important, de l'édit ministériel), il suffirait d’an-
nuler, d’arracher les pages qui les concernaient.
Les éditeurs, en général, se tinrent cois et atten-
dirent : ils firent bien; on ne leur communiqua pas
les deux cents mots et le chapitre des participes fut
respecté momentanément. Les potaches, qui sont ren-
trés, n’ont pas eu cette joie de narguer leurs profes-
seurs en orthographiant selon leur fantaisie; on a
pris le rudiment au commencement et on en a tourné
les pages, toutes les pages, comme par le passé. Car
il s’est produit ceci : M. le Ministre avait oublié de
consulter l’Académie française, qui a quelque droit à
la considération officielle en ceci ! L’Académie était
très mécontente. Elle le fit savoir. Le ministre alors
lui demanda son avis, et l’Académie se mit à la be-
sogne. Elle le fit sans grand enthousiasme. Une fois
déjà, elle avait entrepris un travail de ce genre : ce
fut en 1730. Elle décida, à cette époque, de « travailler
à un code grammatical où se trouveraient notées les
difficultés qu’un dictionnaire ne peut débrouiller et
répéter à chaque mot ».
L’Académie divisa cette tâche en trois parties : elle
chargea l’abbé Gédoyn des verbes; l’abbé mourut avant
d’avoir accompli sa besogne. L'abbé Rothelin, qui de-
vait s’occuper des particules , mourut avant d’avoir
commencé son travail. L’abbé d’Olivet, chargé des
noms, articles, pronoms et participes, acheva seul son
couvre; quand il la porta à l’Académie, on pensait à
toute autre chose, et l’affaire en resta là, — pour un
siècle et demi.
Cette fois, l’Académie, piquée au vif, aboutira. Elle
a nommé un rapporteur, M. Hanotaux, qui a rédigé
des conclusions, dont M. le ministre de l’Instruction
publique devra prendre souci. Le plus grand mystère
a été gardé sur ces conclusions; on sait pourtant,
d’une façon générale, que M. Hanotaux prend un
parti moyen : il ne souscrit pas à toule la réforme; il
ne consacre pas entièrementla faillite de l’orthographe;
il demande, dit-on, une modification de la règle des
participes et la suppression de la règle : Amour, dé-
lice et orgue; en outre les traits d’union qui séparaient
les deux termes d’un mot composé seront supprimés,
eu bien des cas; les doubles lettres qui émaillaient
certains mots passent aussi un mauvais quart d’heure.
Les réformistes ne seront qu’à demi satisfaits. Ils
pourraient, pourtant, se contenter de ce résultat, car
la défense de leurs adversaires, — littérateurs et
poètes surtout, — est fort énergique et on doit recon-
naître avec eux que, si notre langue contient trop de
difficultés orthographiques, ce n’est pas une raison
pour en modifier de fond en comble « l’aspect gra-
phique », comme on le proposait au début de l’affaire.
Est-ce que les Académies ou les Universités étrangères
cherchent à élaguer de leurs grammaires les épines
qui peuvent piquer les doigts des Français? Toutes
les langues sont hérissées de semblables épines. Que
pense-t-on de la prononciation anglaise, de la con-
struction allemande, des verbes irréguliers allemands,
espagnols, anglais? Et les langues slaves?...
Voilà « l'argument étranger ». On y répond en
disant que le détestable exemple d’autrui ne nous
dispense pas de nous corriger... Mais les défenseurs
quand même de l’orthographe ont d’autres raisons
dans leur sac. Les philologues sont particulièrement
énergiques : l’un d’eux, professeur en Sorbonne,
M. Gebhardt, qui est un des esprits les plus libres
du corps enseignant puisqu’il poursuit, d’une haine
vivace et spirituelle, le baccalauréat, , ce fossile uni-
versitaire, a bataillé avec beaucoup d’humour contre
lespoints principaux de la réforme. Pour les participes,
par exemple, il supplie qu’on conserve la règle du
genre tout au moins : « Il faudra, dit-il, permettre
aux écoliers d’écrire : « La ville qu’Alexandre avait
« détruit » ; de là à écrire : « La ville détruit par Alexan-
« dre », le saut est fort court. Les élèves sauteront
allègrement. Entre la parole écrite et la parole orale,
le divorce est institué. »
M. Gebhardt plaide aussi pour les traits d’union :
le trait d’union français d’après lui manifestait le
génie essentiellement analytique de notre langue. La
langue allemande est d’un tempérament opposé. Chez
nos voisins, on pourrait fondre, sans scandale, en un
mot unique, cette petite enseigne : « Société générale
privée des bateaux à vapeur du Rhin inférieur ».
Nous y mettons dix mots. Le trait d’union soudait
ensemble deux ou trois mots, qui gardaient une
demi-autonomie. Voilà la concentration imposée à
l’orthographe, comme à un simple ministère. Cette
violence faite aux instincts séculaires du français
n’ira pas sans quelque dommage. On écrira Uteàtète
en un seul mot. L’originalité pittoresque du mot est
effacée...
11 n'est pas enfin, jusqu’aux genres (différents de
délices, d'orgues, d 'amours qui ne trouvent grâce
devant M. Gebhardt. Pour le mot amours, spéciale-
ment, sa résistance à la réforme est tout à fait amu-
sante : « De folles amours signifiaient d’imprudentes
634
LE MAGASIN PITTORESQUE
ou coupables passions, dit M. Gebhardt; la distinction
avait sa valeur morale. Des amours badins se recom-
mandaient par une raison esthétique. On voyait les
petits bonshommes blancs et roses de l’Albane, de
Boucher, de Watteau. C’était une vision anacréon-
tique assez plaisante. Il y faudra renoncer. »
Tant de verve a été dépensée en pure perte : on l’a
vu plus haut : les traits d’union, les distinctions entre
les amours disparaîtront et les participes seront tou-
chés. L’Académie consent à ce qu’on porte la main
sur ce qui fut l’Arche sainte pendant tant d’années.
Réduite aux proportions qu’on lui donne et que le
ministre de l’Instruction publique ratifiera, la
réforme est assez inoffensive. Au demeurant, ce
sont les éditeurs qui y gagneront et les parents qui
payeront les frais d’éditions futures. En France, tout
se termine généralement ainsi.
Paul BLUYSEN.
Géographie
La Mandchourie : Son passé, son présent,
son avenir.
Les abonnés du Magasin Pittoresque n’ont pas lu sans
intérêt l’article consacré par M. P. Labbé à l'une des
peuplades de la Mandchourie (ou, comme l’impriment
les Russes: Mandchjourie), les Goldes, paru dans ce
recueil le 1er septembre dernier. Les événements po-
litiques qui s’accomplissent en ce moment dans 1 Ex-
trême-Orient ; l’issue des négociations entamées avec
le gouvernement chinois en vue d’obtenir des garan-
ties, modifieront probablement d’une manière très
sensible les conditions actuelles de cette vaste pro-
vince, nominalement sous la dépendance de la Chine,
mais dont les habitants, soumis par le Céleste Empire,
ont dû autrefois imposer leur autorité de manière à
amener un des leurs à occuper le trône de leur propre
vainqueur. Les destinées de la Mandchourie entrent,
d’ailleurs, dès à présent, dans une phase nouvelle. La
Russie, suivant sa méthode rationnelle et infaillible
d’expansion territoriale en Asie, vient d’occuper mi-
litairement la grande province chinoise. Les officieux
proclament que cette occupation n’est que temporaire
et que le gouvernement n’a aucune ambition d’an-
nexer le territoire. Nous y croyons d’autant plus vo-
lontiers que la Russie a donné, jusqu’à présent, les
gages d’une grande probité politique. L’idée lancée et
soutenue de si bonne foi, par le souverain russe pour
le désarmement et la suppression de grandes guerres,
ne permet pas de douter un instant de la sincérité
des intentions de son gouvernement. La Mandchourie
sera donc un jour rendue aux Chinois. Ce sera tant
pis pour les Mandchours. Nous avons, d’ailleurs, une
situation analogue dans notre Europe.
La Bosnie et l’Herzégovine ne devaient être occu-
pées, par le gouvernement autrichien, en 1878, que
pour une durée très limitée. Il serait téméraire d’af-
firmer que les Bosniaques aspirent à retourner à l’an-
cienne sujétion. Pour ce qui est de la Mandchourie,
un autre intérêt s’attache à cette grande province —
et c’est à ce titre que nous avons cru opportun d en
dire quelques mots aux lecteurs du Magasin Pitto-
resque, — c’est celui de l’inconnu. La Mandchourie
est encore considérée, parmi les géographes, comme
une terra incognito. Le seul document renfermant
quelques données précises sur cette province, — et
qui résume aussi tout ce qui a été écrit sur ce pays — •
est une publication du Ministère des Finances de
Russie : la Mandchourie, par D. Pozdnéev, 1897. Les
Russes, établis sur la rive gauche de l’Amour, fron-
tière naturelle de la Mandchourie, et par conséquent
les plus proches voisins du pays, sont les plus inté-
ressés à connaître la province. Une autre question
prédomine dans les préoccupations du gouvernement
russe : une voie ferrée à travers la Mandchourie doit
relier Vladivostock, le port russe sur le Pacifique,
avec la grande ligne transsibérienne, à Nertchinsk.
Vladivostock, Khabarovsk, Blagoviechtchensk, situés
sur l’Amour, forment en quelque sorte les trois prin-
cipaux points d’un immense triangle que présente,
dans sa partie orientale, la grande province chinoise.
Ce fut aussi par l’Amour que parvinrent, vers le milieu
du xvne siècle, les premières notions sur l’existence
de la Mandchourie, visitée pour la première fois par
des Cosaques de Sibérie. Les ambassadeurs russes
envoyés en Chine et qui traversaient la Mandchourie
pour se rendre à Pékin (fin du xvn° et commencement
du xvnU siècle) ne furent pas admis à prendre des
notes en route. Les récits des Jésuites qui ont visité
différentes parties de la Mandchourie sont également
très sobres de détails. Les annales chinoises font
pourtant mention de la partie méridionale de la
Mandchourie 2 350 ans avant Jésus-Christ.
L’acquisition de la Mandchourie, par les dynasties
alors régnantes en Chine, remonterait à l’an 200 avant
Jésus-Christ. Pour cette époque, les documents chi-
nois renferment des détails très curieux sur les mœurs
du peuple mandchou; les historiens le représentent
notamment comme le peuple le plus élégant de la
terre; hommes et femmes étaient vêtus avec une
grande recherche et portaient de nombreuses et
riches broderies sur leurs habits. Les Chinois leur
reprochaient par contre une certaine dissolution
dans les mœurs. Les Gao-Guoui-li particulièrement
choquaient par la liberté de fréquentation qu’on
constatait chez les jeunes gens des deux sexes. La
dynastie mandchoue s’implanta sur le trône de la
Chine, dans les premières années du xvn° siècle. Son
fondateur était Ngaisin Gioro ou« l'homme au surnom
de l’or », qui avait appartenu à une famille tatare,
dissoute par Gengis-Khan. Le premier empereur de
cette dynastie, Tsai-Tzoung, régna sur la Chine de
1016 à 1626.
Mais les connaissances positives sur ce pays ne date
que du milieu du xix° siècle. L’établissement définitif
des Russes dans la Sibérie et l’ouverture au com-
merce européen des ports du Sud (1860) permirent
aux Anglais et aux Russes de pénétrer dans l’intérieur
de la Mandchourie. Parmi les principaux explora-
teurs, il faut citer James, Poutiata, Christie, Pal-
las, etc. Des missionnaires chrétiens se sont en
outre établis dans la province; d’abord, les religieux
envoyés par les Missions étrangères de Paris (1838),
ensuite des missionnaires protestants anglais (1861).
D’après l’état actuel de nos connaissances, le pays
peut être divisé en deux grandes sections, séparées
par une crête de montagne, les Tchan bo-chan, qui
s’étend le long du 42e parallèle. Au Nord, les habi-
tants, en majeure partie Tonngouzes, ne vivent que
de chasse. La partie Sud, habitée par des Gaoli et des
LE MAGASIN PITTORESQUE
Coréens, se prête à différentes cultures. Le nombre
des habitants n’a pu encore être évalué même approxi-
mativement. On le suppute entre 12 et 23 millions !
On a pu établir, par contre, la présence de certaines
catégories de peuplades : Mandchous propres (Daours,
Orotches, Manègres, Birars, Goldes, Soloms) ; Mon-
gols (Bouriates, Tchipchtines, Olofs) ; enfin les Chi-
nois. Il est admis également que les Mandchous
propres ne forment plus actuellement que 5 ou 6 p. 100
de la population totale du pays. Les Chinois sont
parvenus à imposer au pays à la fois leur culte, leurs
mœurs et leur langue. La grande majorité des habi-
tants est vouée au bouddhisme. Une faible partie suit
les préceptes de l'Islam. Les prosélytes faits par les
missionnaires chrétiens sont en infime minorité;
environ 20000. L’esclavage étant encore en vigueur
dans la Mandchourie (comme dans le reste de l’Em-
pire chinois), c’est par l’achat, souvent aussi par le
rachat d’enfants qu’on recrute la majeure partie des
pensionnaires dans les orphelinats. Les journaux
d’Europe ont relaté les nombreux et terribles mas-
sacres de chrétiens qui ont eu lieu en Mandchourie,
notamment près Moukden (capitale du sud-ouest de
la province), au mois de juillet dernier. Plusieurs
missionnaires et des sœurs de charité ont été brûlés
vifs. D’autres ont été décapités. Quelques-uns n’ont
dû leur salut qu’à la prompe intervention des Russes.
L’occupation — temporaire ou permanente — de
cette province par une puissance européenne serait
donc à la fois un bienfait pour le pays même et une
acquisition à une œuvre d’humanité. Eu égard à sa
position géographique, l’Empire russe est seul qua-
lifié pour cette opération.'
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
Il importe absolument à la santé générale de l’ar-
mée, que l’on se décide enfin à compléter les cadres
de nos médecins majors. Il y a, dans la grande ma-
chine militaire qu’on appelle l’armée, des organes
essentiels qui ne supportent pas d’incomplets, autre-
ment l’organisme entier en soufi're. Tel est le cas du
Service de santé dans les cadres duquel existaient
déjà de nombreuses vacances avant la constitution
du corps expéditionnaire de Chine, et auquel, pour
les formations sanitaires de campagne, on a dû faire
encore de nombreux emprunts de personnel, à tous
les échelons de la hiérarchie médicale.
On fait appel à l’esprit de dévouement et de sacri-
fice de nos médecins militaires, pour que la santé de
nos soldats ne souffre pas de cet incomplet. C’est très
bien. Mais, si leur esprit de dévouement et de sacri-
fice est incommensurable, et si nos médecins mili-
taires ne marchandent pas le devoir, on ne peut en
dire autant de leurs forces physiques. H y a des bornes
à celles-ci. Or, pendant l’été et aux grandes ma-
nœuvres, nos médecins militaires sont surmenés, les
trois quarts d’entre eux doivent même renoncer pour
le moment à prendre la permission annuelle à laquelle
ils ont droit et qui leur permet de se reposer des fa-
ligues d’un service surchargé.
D’autre part, avec un personnel insuffisant, on passe
son temps, à la direction du Service de santé, à des-
habiller saint Pierre pour habiller saint Paul; les
035
médecins militaires sont l'objet de telles mutations
entre les corps de troupe, que le découragement s’em-
pare de bon nombre d’entre eux; découragement,
lassitude morale et physique, qui se traduisent par
de fréquentes démissions. Ajoutez à cela que, dans
presque toutes les garnisons, qu’il y ait des hôpitaux
militaires ou des hôpitaux mixtes, les médecins des
corps de troupe doublent leur service de celui des
hôpitaux.
Combien y en a-t-il qui, commençant leur journée
par la visite d’une centaine de malades à la chambre
du régiment, donnent ensuite leurs soins à une tren-
taine d’alités à l’infirmerie du corps, et courent après
à l’hôpital du lieu pour la visite des salles? Voilà pour
la matinée. Dans l’après-midi, c’est encore la contre-
visite à l’infirmerie et à l’hôpital.
Un médecin civil qui serait affligé d’une clientèle
aussi considérable deviendrait rapidement million-
naire, soyez-en persuadés. Nos médecins militaires se
contentent de la solde commune à tous les officiers,
ils n’ont droit à aucune rétribution professionnelle, et
mangent leurs petites économies à payer les déména-
geurs d’un bout de la France à l’autre.
Il n’est pas admissible qu’un état de choses aussi
défectueux persiste longtemps encore, autrement
nous pourrions nous attendre à des mécomptes graves
avec un personnel trop restreint et surmené. La di-
rection du Service de santé n’y peut rien, les crédits
lui font défaut. Alors, la parole est au Parlement. Ce
sont là des dépenses que l’on doit au pays, car il
s’agit de la santé et de la conservation de ses enfants-
Capitaine FANFARE.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Je dois tout d’abord m’excuser auprès de mes lec-
teurs d’avoir eu la naïveté d’ajouter foi, il y a quinze
jours, aux dépêches anglaises annonçant que Louis
Rotha, le vaillant généralissime des Boers, avait passé
avec sa petite armée sur le territoire portugais.
Comme toujours, nos excellents voisins, prenant
leurs désirs pour la réalité, mentaient avec un aplomb
déconcertant.
Non, malgré l’occupation de Komati-Poort par les
troupes de Pôle Carew et de Jan Hamilton, la dernière
cartouche n’est pas tirée. Sans doute, la prise de Ko-
mati met entre les mains des Anglais toute la ligne
ferrée de Prétoria à Lourenço-Marquez, objectif de la
stratégie de lord Roberts; mais la petite armée de
Botha n’est pas entamée et peut tenir longtemps encore
la campagne, malgré les difficultés de son ravitaille-
ment, et en dépit de la défection de quelques cen-
taines de volontaires étrangers qui, estimant la grande
guerre terminée, ont seuls franchi la frontière du
Mozambique.
Botlia, Viljoen, Erasmus et bien d’autres commandos
conservent toujours le contact avec les divisions de
Carew et d’Hamilton, guettant les occasions, — et ne
les manquant pas, — d’enlever leurs patrouilles et
même leurs trains d’approvisionnements, inquiétant
sans cesse leurs communications, continuant avec une
ardeur nouvelle celte guerre de guérillas qui, de leur
propre aveu, fait perdre aux Anglais de 400 à
636
LE MAGASIN PITTORESQUE
500 hommes par semaine. Ainsi, dans la dernière
semaine de septembre, l’armée anglaise a perdu, —
chiffre officiel publié à Londres, • — 485 hommes. De-
puis le commencement de la guerre, il y a juste un an,
les pertes anglaises avouées s’élèvent au chiffre fantas-
tique de 42 505 hommes, abstraction faite des malades
et des blessés actuellement en traitement.
M. Chamberlain peut donc être fier de son œuvre...
•en attendant le châtiment de son crime abominable.
Mais il est entendu que la guerre est terminée, et
avant son retour en Angleterre, il est probable que
lord Roberts va décréter la paix comme il a décrété
l’annexion des deux Républiques. Tout se bornera dé-
sormais, selon cet étonnant général, à des opérations
de police. On renvoie en Angleterre les volontaires de
la Cité, la brigade navale, etc. Et les bons électeurs,
ces éternels gogos de tous les pays, s’imaginent que
les mines d’or du Transvaal vont couler désormais
dans leurs poches, et ils ferment les yeux pour ne pas
voir les transports qui chaque jour partent d’Angle-
terre, emportant de nouvelles troupes pour remplacer
les unités réduites à l’état de squelette, des muni-
tions, des approvisionnements de toute sorte.
C’est à peine s’ils accordent une attention distraite
à ce qui se passe actuellement dans l'État d’Orange,
annexé et pacifié, paraît-il, depuis six mois?
Le général de Wet a reparu au sud de l’État Libre.
De Ladybrand, d’audacieux commandos viennent de
pousser une pointe hardie sur Wepener, sur Roux-
ville, jusqu’à Aliwal North, sur le fleuve Orange ! On
se croirait revenu au commencement de la campagne.
Ficksburg est entre les mains des Roers. Le général
Kelly Kenny est aux prises avec les Orangistes autour
de Lindley, entre Kronstadt et Bethléem.
Au Transvaal, entre Pretoria et Mafeking, le com-
mando de Lemmer harcèle sans cesse le général Me-
thuen. A l’est de Prétoria, le célèbre Buller annonce
pompeusement qu'il marche rapidement sur Krugers-
post. Or cette station est à 20 kilomètres à peine au
nord de Lydenburg, que ledit Buller occupe depuis
plus d'un mois !
Allons, tout n’est pas perdu pour les deux admi-
rables petits peuples. Botha et de Wet n’ont pas dit
leur dernier mot. Les Anglais finiront peut-être par
en convenir... après les élections.
Quant au président Kruger, il est aujourd’hui cer-
tain qu’il va s’embarquer à bord d’un navire de guerre
hollandais pour se rendre en Europe.
La jeune reine de Hollande montre ainsi plus de
cœur et de courage que tous les souverains de l’Eu-
rope réunis. Tous les braves gens lui crieront : Bravo !
EN CHINE
La comédie chinoise — ou le drarne, comme vous
voudrez — continue, sans que l’on puisse prévoir à
quelle époque se baissera le rideau. On pouvait espé-
rer que l’arrivée du maréchal de Waldersee allait
précipiter les événements. Les grandes bottes de
l’ogre allemand foulent le sol des Célestes depuis le
27 septembre, mais les dragons chinois ne semblent
pas le moins du inonde effrayés par la venue de ce
nouveau diable étranger.
La diplomatie européenne est toujours tenue en
échec par la diplomatie chinoise; les troupes inter-
nationales occupent, comme devant, Takou,Tien-Tsin
et Pékin; on se bat un peu de tous les côtés... Mais
l’empereur de Chine, la vieille impératrice douairière
et le fameux prince Tuan attendent tranquillement, à
mille kilomètres de la capitale chinoise, qu’on vienne
les prendre par la main pour les ramener à Pékin où,
enfin, mon Dieu! pourraient commencer les négo-
ciations.
Je vous ferai grâce des innombrables dépêches plus
ou moins sensationnelles qui courent le monde. 11
suffira de signaler d’abord les lettres échangées entre
l’empereur de Chine et l’empereur d’Allemagne, et
ensuite les propositions de M. Delcassé pour tenir nos
lecteurs au courant de la question.
Sa Majesté chinoise a solennellement informé son
cousin d’Allemagne qu’elle avait ordonné des sacri-
fices à l’autel à la mémoire du baron de Ketteler. Le
premier secrétaire Kun-Kang a même été tout spé-
cialement chargé de faire des libations, histoire d’ex-
primer la douleur et le souvenir de l’empereur chi-
nois pour le malheureux diplomate assassiné.
Naturellement, Guillaume II a trouvé la plaisan-
terie un peu forte et a répondu « qu’il ne pouvait pas
considérer ce crime comme expié par une libation » !
Et là-dessus, tous les journaux d’outre-Rhin de
s’écrier que cette correspondance impériale ne peut
manquer d’avoir les plus heureux résultats!
M. Delcassé, moins optimiste, a pris, de son côté,
l’initiative d’envoyer une note aux gouvernements
alliés pour servir de base aux négociations... à venir!
Notre ministre des Affaires étrangères pose six con-
ditions à la reprise des relations pacifiques, sinon
amicales, avec la Chine : il demande la constitution
d’une garde permanente pour les légations, le déman-
tèlement des forts de Takou, l’occupation militaire de
deux ou trois points entre Tien-Tsin et Pékin, des
indemnités, l’interdiction de l’importation des armes
et le châtiment des principaux coupables.
C’est fort bien; mais si le gouvernement chinois
refuse de souscrire à ces conditions — et il ne paraît
pas pressé d’en venir à cette extrémité — les puis-
sances ont-elles un moyen quelconque de lui la forcer
main?Les troupes alliés iront-elles cueillir à Si-Ngan-
Fou, où ils se sont réfugiés, et le prince Tuan et
l’impératrice et l’empereur chinois? Évidemment
non. Alors, quoi?
En attendant, lord Salisbury garde le silence.
M’est avis que nous devons ouvrir l’œil du côté de
nos bons amis les Anglais.
Henri MAZEREAU.
LA VIE EN PLEIN AIR
La rencontre Ferrette-Marlier, qui s’est -terminée
par la mort de M. Marlier, appelle de nouveau 1 atten-
tion sur la question du duel.
Un duel est toujours sérieux, quoique en préten-
dent certains maîtres d’armes qui parlent ex cathedra
d’une chose qu’ils ignorent complètement. Il est rare
que, dans une rencontre, il n’y ait pas un moment où
la vie de l’un des adversaires, et même quelquefois
de tous les deux, soit en danger. Ceux qui ont été
témoins dans une affaire d’honneur ne. me démenti-
ront pas.
Je suis bien certain qu’aucun des quatre témoins de
cette dernière affaire ne s’attendait à une issue grave.
La fatalité a voulu que M. Marlier, dans une charge
LE MAGASIN PITTORESQUE
63T
inconsidérée, s’enferrât lui-même sur l’épée deM. Fer-
rette, qui, instinctivement, avait « tendu la perche »,
comme on dit en escrime.
M. Marlier pratiquait l'escrime, M. Ferrette n’en avait
jamais fait. Ce n’est pas la première fois qu’on voit
quelqu’un ne sachant rien blesser grièvement un
amateur de salles d’armes. La salle et le terrain n’ont
rien de commun.
A la salle on s’amuse, on fait du sport, on risque
de « beaux coups », on se fend à fond, on ne déteste
pas le corps à corps où le hasard joue un si grand
rôle : et puis beaucoup de coups ne sont pas annoncés
parce qu’ils sont trop haut ou trop bas. Tel coup, qui
traverserait le poumon si l’arme était démouchetée,
est considéré comme nul parce qu’il a été porté « en
dehors de la ligne des armes »; tel autre, dans le bas
ventre, est nul également. 11 fallait toucher... plus
haut. C’est l’école de la convention.
Je plains ceux qui s’adonnent à ce jeu de convention
trop exclusivement. Il pourrait leur en coûter cher,
si jamais ils avaient à aller s’aligner... pour de bon.
Mon malheureux ami Harry Alis (Percher) était un
amateur de ileuret d’une force au-dessus de la moyenne:
il fréquentait les salles d’armes, et il me confiait un
jour que, s'il avait jamais un duel, il ferait le même
jeu qu’en salle.
Il a tenu parole, et il a été tué à la première re-
prise.
Le fleuret pratiqué exclusivement n’est pas seule-
ment une mauvaise préparation à un combat sérieux,
il devient un danger.
L’exemple d'Harry Alis, celui de M. Marlier, sans
parler de beaucoup d’autres victimes, sont là pour le
prouver, aussi je dis aux jeunes gens qui lisent ces
lignes et aux parents, désireux de faire apprendre
l’escrime à leurs enfants : « Ne dédaignez pas ce joli
joujou qui s’appelle un fleuret, car avec cette arme
de convention on fait brillante figure dans les assauts
publics, mais étudiez l’épée, l’arme pratique par
excellence, demandez des leçons aux quelques rares
professeurs qui ont la connaissance approfondie de
cette arme, et vous vous en trouverez bien. »
Ce conseil que’je donne — qu’àmon âge je puis déjà
qualifier de conseil de l’expérience — donnera à ceux
qui voudront bien l’écouter le goût d’un sport à la
fois amusant et pratique. A la salle d’armes, l’épée
en main, ils s’habitueront à donner une valeur à tous
les coups, et ils rechercheront, lorsque le temps le
permettra, les assauts et les poules en plein air, où
ils acquerront le sentiment de la distance, et appré-
cieront la valeur des coups simples, les seuls qu’on
emploie sur le terrain.
J’entends une voix de professeur qui me crie :
« Mais on n’apprend pas l’escrime pour se battre en
duel.
— D’accord, cher maître, mais il estvraiment... trop
bête de s’exercer pendant des années dans une salle
d’armes pour recevoir dans un assaut sérieux, —
s’il vous est imposé, — un coup mortel de la part d’un
homme qui n’a jamais tenu une épée de sa vie.
Le duel, me dira-t-on encore, devrait disparaître,
parce qu’il ne prouve rien et qu’il n’est pour ceux
qui se battent qu’un moyen de réclame.
Au point de vue philosophique, je reconnais que le
duel est une institution (car c’en est une) absurde.
Seulement, dans la pratique de la vie en France, je
crois que sa suppression offrirait plus d’inconvénients
que d’avantages. Je ne vois pas encore un Français-
allant demander des dommages-intérêts pour une
gifle reçue ou pour une grave injure proférée.
Seulement, il faut que le duel devienne une excep-
tion, comme le demandent avec autorité le prince
Georges Bibesco et le duc Fery d’Esclands, dans leur
excellent livre que j’ai sous les yeux : Conseils pour
les duels.
J’en conseille la lecture à mes lecteurs. Il n’est pas
indigeste comme le code de Chateauvillard, et moder-
nise avec beaucoup de science les règles si sages de
cet ancêtre.
C’est un livre de bibliothèque, un livre utile, et un
livre charmant aussi, car il contient quelques pages
exquises d’Ernest Legouvé sur la philosophie de l’Es-
crime.
Peut-être que si le malheureux Marlier les avait
lues, il ne serait pas mort, car il se serait défié de ses
nerfs... 11 ne se serait pas jeté aveuglément sur son
adversaire, sans avoir tâté préalablement le fer de
cet adversaire : il n’aurait marché sur lui qu’en
s’emparant de ce fer qui lui a traversé les poumons...
Maurice LEUDET.
VARIÉTÉS
LES HONNEURS RENDUS
A LA COURONNE DE FER
A l'occasion des obsèques de l’infortuné roi d’Italie
Humbert, la célèbre Couronne de fer conservée à la
basilique de Monza a été transportée à Rome avec
un cérémonial réglé par un décret royal de 1885.
Le décret s’est inspiré de cette considération que la
Couronne de fer est en même temps une relique, un
monument national et le point de départ d’un ordre
de chevalerie.
Ce cérémonial étant unique en son genre, nous le
donnons avec les détails qu’il comporte.
Le roi Victor-Emmanuel 111 ayant décidé que la
Couronne figurerait à la cérémonie des funérailles
du roi son père, les chapelains de la cour se rendirent
à la basilique dans une voiture du palais et notifièrent
à l’archiprêtre la décision de Sa Majesté.
Le lendemain, la basilique étant ouverte au public,
l’archiprêtre sortit la Couronne de son reliquaire avec
le rite accoutumé.
Étaient présents : le maître des cérémonies de la
Cour, les chanoines de la basilique, un notaire royal
attitré, le syndic de Monza, une délégation du Conseil
de fabrique de l’église, une délégation du Conseil
communal.
Après une cérémonie religieuse, le cortège se mit
en mouvement, escorté par les hallebardiers spéciaux
de la Couronne et au son des cloches. L’archiprêtre
portait la Couronne sur un coussin.
Les personnages prirent place dans des voitures de
la Cour et, escortés par un peloton de cavalerie, se
rendirent au château royal.
A la résidence, la Couronne fut prise en charge par
le préfet du Palais et déposée au pied du cercueil.
L’archiprêfre récita les prières; après quoi, le no-
taire dressa le procès-verbal de la remise.
Pendant le trajet du Palais à la gare du chemin de
LE MAGASIN PITTORESQUE
<338
fer, le lendemain, l’archiprêtre, entouré d’un nom-
breux clergé, porta la Couronne; au moment du dé-
part du train, le prélat bénit la dépouille mortelle et
déposa la Couronne à ses pieds.
Deux délégués, l’un de la basilique, l’autre du mu-
nicipë furent chargés d’accompagner la Couronne jus-
qu’à son retour à Monza.
Durant le trajet du cortège funèbre de la gare de
Rome au Panthéon, la Couronne a été portée immé-
diatement après le char, par le grand maître des
ordres de chevalerie du royaume.
Au Panthéon, le grand maître la déposa sur le cer-
ceuil.
Après la cérémonie religieuse, la Couronne fut trans-
portée au Quirinal dans une voiture de la Cour escor-
tée par la cavalerie.
Au Palais, elle fut placée dans un salon, sous la
garde des cuirassiers du roi.
Le 12 août, elle fut transportée à la gare avec escorte
et finalement reprise en charge par l’archiprêtre de
Monza, après rédaction d’un second procès-verbal.
Ce cérémonial et ces honneurs attestent le respect
qu’on professe en Italie pour les sentiments religieux
et les traditions nationales.
GERSPACH.
LE BOIS DE BOULOGNE (1>
Louis XVI et la Constituante arrêtèrent la vente du •
château. Après diverses péripéties, relatées par un
article paru en 1842 dans le Magasin pittoresque, le
château fut détruit et le domaine y attenant fut trans-
formé par leurs divers acquéreurs.
Le pavillon d ' Armenonville doit son nom à ce que
sur son emplacement avait été édifié, vers 1730, un
pavillon pour un ex-garde des sceaux, M. Fleuriau
d’Armenonville.
Bagatelle, après avoir été un petit pavillon à l’usage
du « capitaine des chasses du bois de Boulogne », fut
donnée par Louis XV à la marquise de Mauconseil,
puis à MIIe de Charolais. En 1777, le comte d’Artois y
fit édifier, à la place du pavillon, un somptueux châ-
teau qui coûta 1 200 000 livres, d’où le nom de « Folie
d’Artois » longtemps porté par ce domaine. Sur la
façade, gravée en lettres d’or, cette devise : Varna
sed apta.
Déclarée propriété nationale par la Convention,
sur un rapport de Couthon, Bagatelle fut. cependant
vendue par le Directoire à un sieur Lhéritier, trai-
teur, qui y établit un restaurant avec fêtes cham-
pêtres. Napoléon Ier fit racheter Bagatelle. A 1a. Res-
tauration, le comte d’Artois reprit, possession de sa
création et la donna au duc de Berry, parce qu’elle
était la promenade de prédilection de la duchesse et
de ses enfants.
Sous Louis-Philippe, Bagatelle fut vendue 31 3 000 fr.
au fameux lord Seymour, marquis d’Hertford, père
de Richard Wallace.
La Muette était à l’origine une maison élevée pour
y garder les mues des cerfs et y mettre les faucons
lorsqu’ils étaient en mue.
Au commencement du xviii0 siècle, cette résidence
reçut de nombreux embellissements et devint le sé-
jour ordinaire de la duchesse de Berry, fille du Ré-
(1) Voir le Magasin Pittoresque du 1er octobre 1900.
gent. Après la mort de cette princesse, Louis XV
rebâtit presque entièrement le château et agrandit
son jardin au détriment du bois : « ...Il sera distrait
du fonds de la forêt de Rouvray.dite parc de Boulogne,
la quantité de dix arpents vingt-neuf perches un quart
de perche» (ordonnance du 2o septembre 1730). Marie-
Antoinette y demeura et, en juillet 1889, le régiment
du prince de Lambesc s’y installa.
Le 14 juillet 1790, jour de la fête de la Fédération,
la Ville de Paris donna dans les jardins un banquet de
plus de quinze mille couverts.
Ensuite, tout le domaine de la Muette fut vendue
par lots. Et il ne resta à l’Etat, et ensuite à la Ville de
Paris, que la Petite Muette d’aujourd’hui, dont le pa-
villon, cédé gratuitement à Lamartine, fut également
vendu après sa mort, ou plus exactement après la
transformation en pension viagère du droit de jouis-
sance qui avait été étendu à la comtesse Valentine de
Lamartine, chanoinesse de Cessiat.
Le Ranelagh doit son nom à la plus ancienne et la
plus curieuse location d’une dépendance du bois de
Boulogne.
Il n’y avait d’abord devant la Muette qu’une vaste
pelouse sans nom, dépourvue de plantations, et sur
laquelle on dansait. Vers la fin du règne de Louis XV,
un sieur Morisan obtint, par la protection du maré-
chal de Soubise, gouverneur du château de La Muette
et grand gruyer du bois de Boulogne, l’autorisation
d’enclore le lieu destiné à la danse, et d'y construire
un café, un restaurant et une salle de spectacle. Il en
fit l'ouverture le 23 juillet. 1774, sous le nom de « Petit.
Ranelagh », qui avait été donné à un établissement
du même genre, appartenant à Lord Ranelagh, pair
d’Irlande, et situé à Chelsea, près de Londres. Le prix
d’entrée était de vingt-quatre sous. Encouragé par le
succès, Morisan avait fait construire une seconde
salle et, rayant le mot « petit » de son enseigne, laissé
seulement subsister le nom de Ranelagh.
Dès lors le Ranelagh fut en pleine vogue, et au bal
privé du jeudi assista parfois la reine Marie-Antoi-
nette.
Fermé pendant la Révolution, l’établissement rou-
vrit, après Thermidor, puis fut de nouveau fermé par
h' Directoire, parce qu'il était devenu un lieu de réu-
nion pour les Muscadins.
Sous le Consulat, les danses reprirent, et parmi les
habitués du Ranelagh l’on signala Trénitz, inventeur
d’une des figures du quadrille., et plus tard la duchesse
de Berry elle-même.
Ne croyez pas qu’on y soit sans toilette.
Comme à Paris l’on tient à l’étiquette.
Cette concession précaire, chantée par Dumersan
dans son Épître à Passy , dura jusqu’au moment
où la Ville de Paris devint propriétaire du bois de
Boulogne et procéda à ses travaux d’embellissements.
Ce Ranelagh, dont le nom fut anglais,
A vu jadis et la cour et la ville
Dans son enceinte arriver à la file :
La mode est tout chez le peuple français.
Longchamp a pris son nom de sa longue planure,
lorsque saint Louis donna à sa sœur Isabelle treize
arpents du Bois de Boulogne et plusieurs étangs voi-
sins pour y construire un monastère, lequel ne pou-
vait évidemment conserver le nom de l’endroit qui
était alors de coupe-gueule. Aujourd’hui que Long-
champ est. devenu champ de courses, l'on dit coupe-
bourses.
LE MAGASIN PITTORESQUE
639
Le 10 juin de l’an du Seigneur 1256, la première
pierre du couvent fut posée par saint Louis, la seconde
par la reine, la troisième par Philippe le Hardi et la
quatrième par la princesse Isabelle. Louis XIV, frappé
des inconvénients que présentaient les nombreuses
concessions arrachées par les nonnes à ses prédéces-
seurs, prononça la réunion « au bois et parc de Bou-
logne, près Saint-Cloud», de la quantité de deux cent
dix-sept arpents soixante perches appartenant, dans
l’enclos dudit parc, aux abbesses et religieuses de
l’abbaye de Notre-Dame-de-l’Humilité-de-Lonchamp.
En 1793, l’abbaye fut mise en vente et démolie, sauf
le colombier de la ferme, et un moulin du xme siècle,
tour ronde en pierre, de 4m,80 dans œuvre, dont
les murs avaient 1“,20 d’épaisseur par le bas, et qui
reposait sur un vaste soubassement circulaire qui
élevait le moulin au-dessus du niveau de la plaine.
La porte était surmontée d’un linteau d’une seule
pierre, au-dessus de laquelle on avait construit un arc
en décharge.
Lorsque, après la cession par l’État du bois de Bou-
logne, la Ville de Paris reprit les terrains aliénés de
Longchamp, la tour du moulin fut conservée et res-
taurée, ainsi que le colombier de l’ancienhe ferme de
l’abbaye.
*
-X- *
Aux xvi° et xvne siècles, le mur murant la « Forest
de Rouvroy ou bois de Roulogne » n’était percé que
de sept portes, celle de la Muette près « Pacy »,
d’Auleuil, de Boulogne, de Longchamp, de Madrid,
du « Pon de Neuilly », et enfin la porte « Maliiot ».
— Chacune de ces portes était reliée avec celle d'en
face seulement. Il y avait déjà la route de la Reine-
Marguerite, et en fait d’eau, rien que la » marre »
d’Auteuil et, près de Madrid, la « marre » aux
"Biches, deux mares bien modifiées depuis.
Au xvme siècle d’autres routes apparurent, et
l’on multiplia les carrefours dénommés « croix » :
croix de Mortemar, croix Saint-Ange, croix de la
Leu, croix d'Auteuil, croix Catelan, croix de Beau-
vais, croix de Chaulenberg, croix de Marcilly. Mais
ces longues avenues droites s’entre-croisaient ainsi
que celles de tous les bois de la couronne, de toutes
les forêts de l’État, avec une raideur géométrale
favorisant à la fois la surveillance et les grandes
chasses; elles traversaient le bois de part en part
entre des postes extrêmes dont la vue, plus ou moins
rapprochée, ne permettait au visiteur aucune illusion
sur les limites de la promenade; bref toutes ces ave-
nues avaient une disposition trop géométrale.
Elles gardèrent leur raideur uniforme, leur pous-
sière aride et leur manque presque absolu d’eau,
jusqu’au jour de la cession du bois de Boulogne à la
Ville de Paris.
{A suivre.) Adrien VEBER.
'$<3
a' H É A T R E £
Opéra-Comique. — Le Rêve, drame lyrique en quatre
actes et huit tableaux, paroles de M. Louis Gallet,
d’après M. Emile Zola, musique de M. Alfred Bru-
neau.
Dix ans environ se sont écoulés depuis la première
représentation du Rêve. Il me souvient encore de
l’étonnement qui s’empara du public à l’apparition de
cette œuvre hardie, étrange même : les uns crièrent
au chef-d’œuvre, les autres haussèrent les épaules :
bref, le succès fut... relatif. Aux détracteurs de l’œuvre,
le poème parut empreint d’un mysticisme extrava-
gant, tandis que ses admirateurs n’y virent qu’une
suave idylle planant sans faiblir dans les hautes ré-
gions de l’idéal. A mon avis, la vérité se trouve être
entre les deux camps : il n’y a là ni une œuvre hors
pair, ni une œuvre médiocre : il y a un drame lyrique
d’un mérite réel, intéressant, captivant même, mais,
comme dans toutes les productions de l’école dite
wagnérienne, la science y étrangle l’inspiration, le
talent y tue le génie, et la sincérité de l'impression
dramatique s’égare en d’interminables dissonances et
en une série énervante de raffinements orchestraux
d’où ne sortent et ne pourront jamais sortir aucun
chef-d’œuvre.
Ceci est, dans l’espèce, d’autant plus regrettable
que la partition de M. Alfred Bruneau est en réalité
émouvante et qu’elle renferme de remarquables pas-
sages bien en rapport avec les sentiments exprimés
par les paroles. Les duos d’amour, les dialogues entre
Félicien et son père et la grande scène finale furent
très goûtés place du Châtelet et nous ne doutons pas
qu’ils ne le soient longtemps encore à la salle Favart.
Le sujet du Rêve est intéressant : quelques lignes
suffisent pour le rappeler.
Avant de se -vouer au sacerdoce, l’évêque Jean
d’Hautecœur avait un fils, Félicien, qu’il destinait à
la prêtrise, voulant par là lui éviter les douleurs et
les luttes communes à l'existence humaine. Félicien,
peintre verrier de grand talent, rencontre, près de la
cathédrale où trône son père, Angélique, la fille adop-
tive des chasubliers Hubert-Hubertine. Il déclare à
l’évêque qu’il veut épouser cette jeune fille, et il se
heurte à un refus impitoyable. Angélique tombe ma-
lade, bientôt elle va mourir, mais, à peine a-t-elle
reçu l’extrême-onction qu’elle revient à la vie. Devant
un tel miracle il n’y a plus qu’à s’incliner. L’inflexible
prélat s’est attendri : le mariage a lieu. Angélique,
rayonnante de bonheur, s’appuie tendrement au bras
de l’époux, lorsque, soudain, elle tombe inanimée ;
elle est morte, mais morte du moins après la réalisa-
tion de son rêve.
M. Louis Gallet a tiré du roman de Zola quatre
actes bien charpentés : l’action y est pleine d’intérêt;
les scènes entre Félicien et Angélique fort touchantes,
et la partie drame y renferme des situations très pa-
thétiques.
L’orchestre qui, dans cette œuvre, a fort à faire,
s’est surpassé, grâce à la magistrale direction de
M. Luigini. M. Bouvet a interprété le rôle de l’évêque
avec une remarquable autorité, et. M. Beyle a trouvé,
dans le rôle de Félicien, de chaleureux accents, qui
lui ont valu des applaudissements unanimes. Quant
au rôle d’Angélique, Mlle Guiraudon était toute dési-
gnée : on l’a choisie, et. le succès qu’elle y a remporté
a prouvé que le choix était bon.
M. Vieuille et Mmo Deschamps-Jehin (Hubert et IIu-
bertine) ont montré que le talent sait bien se faire
jour, même en des rôles secondaires.
El. la mise en scène et les décors font, comme tou-
jours, le plus grand honneur à M. Albert Carré.
Em . FO F QU LT.
■350
640
LE MAGASIN PITTORESQUE
LES LIVRES
La Vie de Paris, 1899, par Jean Bernard
(Lemerre, éditeur).
Voici un volume de près de 500 pages qui fait réa-
liser un tour de force au lecteur. Quand on l’ouvre,
on va jusqu’au bout, sans fatigue, mais avec une cu-
riosité qui s’accroît à chaque chapitre.
Jean Bernard est un écrivain d’une race qui se fait
de plus en plus rare : il sait tout et il a le don du
mouvement, de la vie. Je ne sais pas d’homme plus
occupé, plus actif dans le monde de la presse ; quand
il ne conférencie pas, — toujours avec verve, — sur
des sujets inédits et variés, Jean Bernard écrit. 11
sème les chroniques littéraires, les actualités sensa-
tionnelles, les articles de fond avec une abondance
inépuisable. Il voit tout d’une observation très fine et
très aiguisée; il est partout où doit être un journa-
liste, curieux avec esprit.
Ces moissons de choses vues et décrites deviennent
plus tard des livres qu’on garde comme des docu-
ments de prix. La Vie de Paris, que Jean Bernard
raconte au jour le jour, servira dans l’avenir d’auxi-
iaire à l'histoire. Ceux qui philosophent sur les évé-
nements passés, pour en tirer des leçons, viendront
puiser ici des anecdotes et des témoignages; il leur
arrivera sans doute d’y prendre autre chose aussi,
car si Jean Bernard sait habilement réunir les actua-
lités de la grande ville, il sait aussi les juger, les ré-
sumer d’un mot de sagesse ou d’ironie.
Il se peut que quelques-uns, qui se croient de l’aris-
tocratie littéraire, considèrent ce genre comme infé-
rieur, qu’ils l’appellent du « reportage ». Mais le
reportage a des ancêtres : Tacite, Suétone, et moins
loin dans le passé, Philippe de Commines, Joinville,
Villehardouin, furent desreporters; nous saurions peu
de chose de la vieille Rome et du moyen âge, si nous
n’avions pas, pour nous renseigner, ces brillants et
parfois redoutables conteurs d’actualités.
J’ignore à quelle distance de ces ancêtres il con-
viendra un jour de placer Jean Bernard, mais j’af-
firme que les pages vivantes et touffues qu’il nous
donne valent mieux que maints livres prétentieux et
pesants.
*
* *
Rhodène et Corusculus, par Jacques des Cachons.
En une exquise plaquette finement illustrée par
André des Cachons, c’est une légende pieuse du pays
berrichon. Dans une langue de musique et de rêve,
Jacques des Cachons nous raconte comment Rhodène,
une adorable fille, fut fiancée au seigneur Corusculus,
et pourquoi, devenue petite sainte, Rhodène, volon-
tairement défigurée, prie en extase dans une niche
d’église, à Levroux.
Quel délicieux livret pour un artiste épris de mys-
ticisme et de poésie !
Ch. F. •
Recettes et conseils
POUR LES VOYAGEURS EN CHEMIN DE FER
En chemin de fer, il faut tourner le dos à la locomotive,
pour éviter les particules de charbon qui peuvent s’intro-
duire entre les paupières, ou protéger les yeux avec des-
lunettes. Si, malgré ces précautions, un corps étranger
s’introduisait dans l’œil, il faut bien se garder de le frot-
ter, comme on le fait ordinairement. Cette pratique a géné-
ralement pour effet de faire adhérer le corps étranger à
la cornée ou de le transporter sous la paupière supérieure.
Il faut, tout doucement, prendre les cils de la paupière
supérieure entre le pouce et l’index, soulever la paupière,,
l’éloigner du globe de l’œil et la ramener aussi bas que
possible contre la paupière inférieure, contre laquelle on
l’appuie en la laissant remonter. Le frottement a pour
effet de provoquer des larmes qui entraînent le corps
étranger et le déposent sur la face externe de la paupière
inférieure d’où d est facile de l’enlever avec le coin d’un
mouchoir.
*
* *
A. G..., à Marseille. — Refusez-les, toutes les sources-
de l'État : Vichy Célestins, Vichy Grande-Grille, Vichy
Hôpital, portent maintenant sur le goulot de la bouteille
un disque bleu avec ces mots : Vichy Étal pour indiquer
leur authenticité. Vous en trouverez chez tous les phar-
maciens et marchands d’eaux, en exigeant une de ces-
sources bien entendu.
*
* *
CHAMBRES DE MALADES
Connaissez-vous rien de plus insupportable que la légion
de mouches qui, dans une chambre de malade, bourdon-
nent, volent sans trêve, viennent se poser sur le visage du-
ma’neureux qui repose, et que ce chatouillement ininter-
rompu met hors de lui ? Voici un excellent moyen de les
éloigner. Mettez, tout simplement, de la lavande fraîche
dans la chambre ; son aimable parfum est à la fois agréable
et tutélaire.
■X'
-X-
La plus belle découverte du siècle c’est Y Eau de Sue:r
dentifrice, antiseptique ; combinée d’après les découvertes
de Pasteur, elle détruit le microbe de la carie, préserve et
conserve les dents, leur donne une blancheur éclatante,,
parfume agréablement la bouche. C’est le seul dentifrice
adopté par le Tout-Paris élégant.
JEUX ET JTJVlUSEIVIEflTS
Solution du problème paru dans le n° du 1er octobre 1900.
Soit x le nombre formé par les cinq chiffres de droite,
le nombre vaut 100 000 + x.
En transportant le 1 à droite, le nombre devient
10 fois x + 1, et comme il devient triple de ce qu’il était,,
on a l’égalité :
10 fois x + 1 = 300 000 + 3 fois x.
Donc 7 fois x = 299 999.
Le nombre cherché est donc 142857.
Ont résolu le problème : MM. II. de Couët, à Marcault
(Loiret) ; Emiloff Roi, à Paris ; Louis Vianey, à Pontarlier;
Minard, à Carcassonne ; André, à Toulon; Un groupe de
collégiens, à Valence; Lacroix, à Amiens; Mme Denise
Guiguet, à Neuilly-sur-Seine ; Henri Gautier, à Courthezon ;
Bayol, à Périgueux ; Georges et Lony Bornhaupt, à
Bruxelles; Maurice llork, à Namur; IL D., à Amiens ;
Henry Versmensen, à Bruxelles; Henri Loiseau. à Mor-
tagne; Ch. Berthet, à Paris; J. Avril, à Marseille ; L. Cher-
miset-IIouzé, àMalines; MUc Rose Fouquet.
PROBLÈME
Une marchande vend la moitié de ses œufs plus — œuf;
1
puis la moitié du reste et — œuf, et ains de suite encore
5 fois. Sa provision est alors épuisée. Combien avait-elle
d’œufs?
Le Gérant : Ch. Guion.
Paris. — Typ. Chamerot et Renouant. — 39910.
LE MAGASIN PITTORESQUE
611
DEUX PAYSANS GOURMANDS
ISO s
Deux Paysans gourmands,
par Van Ostade (Galerie royale de Dresde).
Gravure de Puyplat.
1er Novembre I9U0.
642
LE MAGASIN PITTORESQUE
JL E SÉLAMLIK
Tous les vendredis, Abdul-Hamid quitte son
impériale résidence d’Yildiz-Kiosk pour se ren-
dre, en sa qualité de Chef des Croyants, à la
mosquée d’Hamidié. Ainsi l’ordonne sa religion,
qui lui laisse cependant le choix de la mosquée.
Mais le Sultan, contrairement à ce qui se passait
sous ses prédécesseurs, n’aime pas s’éloigner de
son palais et reste fidèle à la blanche et gracieuse
mosquée d’Hamidié, contemporaine et voisine
d’Yildiz-Kiosk, construite spécialement pour
Abdul-Hamid. C’est à peine s’il se rend, une fois
par an, à la pointe du Serai, à la mosquée qui
renferme le manteau du Prophète. C’est un sultan
d’intérieur.
La mosquée d’Hamidié est située à 300 mètres
environ de la porte des Jardins d’Yildiz, sur un
large terre-plein formant terrasse et entouré de
grilles. Une large avenue la relie au palais par
une pente assez accentuée; elle est bordée d’une
part par des jardins, de l’autre, vis-à-vis même
de la mosquée, par des pavillons à un étage, des
fenêtres desquels les étrangers assistent au défilé,
j’allais dire à la procession. Cette cérémonie reli-
gieuse nous offre le spectacle d’une parade. Elle
est l’occasion d’un déploiement de forces mili-
taires très important. S’il n’est pas exact, comme
se plaisent à le répéter les Turcs, que 40,000 hom-
mes garnissent les abords d’Yildiz, on peut affir-
mer que la garde d’honneur du Sultan compte
près de 6 000 soldats. Étant donnés la distance
fort courte de la mosquée au palais et l’espace
restreint à occuper, c’est un appareil guerrier •
peut-être exagéré, mais pittoresque. Le cortège
impérial ne l’est pas moins. Ainsi le Sé/amlik —
c’est ainsi qu’on appelle la cérémonie — est-elle
une des curiosités les plus courues de Constan-
tinople. On s’empresse de s’adresser à son am-
bassade afin d’avoir une carte d’entrée pour les
pavillons; les Turcs n’y sont pas admis, sauf des
exceptions rares et justifiées. Le Sélamlik nous
permet de voir le Sultan et la cour impériale.
La cérémonie a lieu vers midi. On se rend
d’habitude au pavillon une heure à l’avance pour
assister aux préparatifs. L’attente ne parait pas
longue. Tout de suite, on est surpris et amusé
par ces régiments qui viennent, au son de la
musique, prendre position; par ces uniformes
variés et dorés des dignitaires et des officiers
dont quelques uns ont les épaulettes plates des
uhlans ou les parements larges et les cols rigides,
aux appliques d’or ou d’argent, des grenadiers de
la garde prussienne et la toque d’astrakan des
Russes. Ces pas redoublés, ces éclats de fanfare,
ce mouvement multicolore de troupes bien te-
nues, proprement équipées, d’officiers scintil-
lants, nous changent des bruits, des odeurs et de
la cohue inénarrable de Constantinople. L’esprit
se repose dans ce coin verdoyant des hauteurs
d’Yildiz : on se croirait pour un instant revenu en
Europe , si là-bas le décor merveilleux qui se
dresse à l’horizon ne nous ramenait en Orient :
la tour de Léandre, blanche sentinelle à l’entrée
du Bosphore; sur la côte d’Asie, la ligne noire
des cyprès du cimetière de Scutari, et, du côté de
Stamboul, les jardins de la pointe du Serai, l’an-
cienne Acropole de Byzance! C’est un tableau
incomparable.
La mise en scène du Sélamlik n’en est pas
moins « soignée » que le décor. Les soldats qui
défilent ici n’ont rien de commun avec les gueux
armés qui montent la garde, tout dépenaillés,
devant les édifices publics de Constantinople. Ce
qu’on montre au sultan de son armée doit le ras-
surer et l’enorgueillir, et le dispense de regarder
par dessus « la haie » que forme cette imposante
figuration.
Voici d’abord un escadron de cavaliers coiffés
de toques noires, munis de lances où flottent des
flammes rouges. Ils évoluent avec précision sur
la place qui borne la belle avenue, et viennent se
ranger derrière la grille. Les chevaux petits et
nerveux sont blancs et, de loin, on les croirait
tous semblables. Un autre escadron s’avance,
pareil au premier, mais les chevaux en sont noirs.
11 s’aligne derrière le précédent, faisant avec
lui un quadruple cordon d’hommes et de che-
vaux. C’est maintenant le tour de l’infanterie,
vêtue de bleu foncé, avec des parements rouges
ouverts, coiffée du fez national, chaussée de la
botte à tige courte. Elle marche la jambe tendue,
le pied incliné, à l’allemande. Successivement
passent un bataillon à l’uniforme « havane »
presque Khaki ; un bataillon d’ Albanais à la petite
veste blanche soutachée de noir, au fez vert; un
bataillon de zouaves; enlin des marins, aux pan-
talons blancs, aux grands cols bleus, au fez
rouge, portant des sabres d’abordage. Ces marins
s’arrêtent vis-à-vis de nos fenêtres, à l’entrée du
jardin de la mosquée. Ils tirent leur mouchoir
pour essuyer leurs bottes. Ce simple détail est
caractéristique : tout ce qui se voit ne saurait
être trop bien présenté. Il faut que rien ne blesse
les regards de Sa Majesté. Entre temps on sable
et ratisse l’avenue ; on suit cette opération avec
complaisance, avec plaisir même : on dirait qu'elle
vous délasse des cahots invraisemblables qui vous
ont secoué tout le long de la route qui mène à
Yildiz et qui vous « attendent » au retour.
Tous les soldats sont à leur poste; l’épaisse
muraille humaine s'élève sur tout le parcours
que suivra Abdul-Hamid. Sur l’avenue dégagée
et qui en paraît élargie, c’est un va-et-vient d’of-
LE MAGASIN PITTORESQUE
6 13
liciers du palais aux manches pagodes s’ouvrant
sur des tuniques rouges, de grands dignitaires
chamarrés de plaques et de décorations, de
prêtres, je veux dire d’imans qui entrent dans la
mosquée où l’on finit de poser, sur un escalier
latéral, un riche tapis. Le moment de la céré-
monie est proche. <
Les troupes rectifient la position. Un grand
landau fermé paraît. A chaque portière marche
un enfant de six à sept ans, en uniforme d’artil-
s’inclinent à l’intérieur de la voiture et laissent
voir, à travers des voiles légers, les traits de leur
visage, tandis que leurs yeux vifs, chargés de
curiosité, se lèvent vers les fenêtres pour re-
garder les infidèles. Mais quel est donc ce coupé
magnifiquement attelé dont le cocher et le valet
de pied sont revêtus d'une éclatante livrée
blanche aux larges brandebourgs de soie ? C’est,
— répond-on — le coupé des favorites. Les équi-
pages pénètrent dans la cour qui précède la
Mosquée d’Hamidié, voisine d’Yildiz.
leur, avec une giberne reluisante. Ce sont les
aides de camp du plus jeune fils du sultan, qui,
dans la voiture, avance sa petite tête pâle pour
regarder les spectateurs des pavillons, et les
salue à la turque. Le landau est-il à peine rangé
dans l’allée qui longe la mosquée qu’un com-
mandement retentit, et lentement s’avançent
cinq ou six autres landaus escortés de Nubiens,
aux épaules étroites, aux hanches lourdes, vêtus
de longues redingotes noires, aussi noires que
leurs visages, et coiffés de fez. Ce sont les eu-
nuques, la plupart jeunes, qui accompagnent les
sultanes. On aperçoit celles-ci dans les voitures,
malgré le store qui est à moitié baissé. On dis-
tingue des robes de soie noire, grise, bleue ou
rose, et des gants dont les doigts, couverts de
grosses bagues, agitent des éventails. Les femmes
habillées de clair — sont-ce les plus jeunes? —
mosquée, et les ennuques les disposent de façon
que les portières ne donnent pas sur les fenêtres
des pavillons. Les sultanes attendront ainsi sans
quitter leurs voitures que la cérémonie reli-
gieuse soit terminée ; il leur est interdit d’assister
à la prière ni d’entrer à la mosquée.
Une double file de grands officiers et de digni-
taires descend, au pas, d’Yildiz-Kiosk vers la
mosquée, balançant le bras droit en cadence et
tenant le sabre de la main gauche. Deux tout
jeunes hommes, de vingt à vingt-deux ans, en
brillant uniforme, impeccablement bottés, es-
cortés d’officiers d’ordonnance viennent ensuite.
Ce sont les deux fils aînés du sultan : l’aîné, mince,
distingué, est très brun; le cadet, plus replet, a
visiblement du blanc sur le visage. Ils montent à
cheval sur l’avenue, vis-à-vis de la mosquée. Un
coup de trompette strident! C’est le Sultan! Les
644
LE MAGASIN PITTORESQUE
musiques entonnent l'hymne national, les sol-
dats présentent les armes et saluent le « pa-
dischah » d’un cri guttural très puissant; le muez-
zin, du haut du minaret, proclame, d’une voix
chantante et perçante, qu’ Allah est le vrai Dieu
et que Mahomet est son prophète. La scène est
imposante. Précédée de cavass aux vestes bro-
dées et cousues d’or, entourée d’une foule
compacte d’officiers et de fonctionnaires en
grande tenue, la voiture du Sultan roule dou-
C’est une Victoria à deux places, sans siège, à la
capote relevée, traînée par deux chevaux blancs
merveilleux, à la croupe puissante, au dos forte-
ment arqué, que creuse encore davantage leur
marche majestueuse sur la déclivité de l’avenue,
que balaye presque leurs queues touffues. Ces-
bêtes superbes semblent conscientes de l’impor-
tance de leur rôle ; elles s’avancent, dirait-on,
avec coquetterie. C’est elles qui auront l’honneur
de ramener le sultan et d’être conduites par lui
Salon de réception d’Yildiz-Kiosk.
cernent. Abdul-Hamid, assis seul au fond de
la calèche, cause avec un dignitaire qui lui fait
face. Sa mise fort simple tranche avec la pompe
et l’apparat qui l’environnent. Il porte le fez et
une grosse capote de drap gris avec des lisérés
rouges; on dirait de la bure. Son teint est
terreux, sa barbe châtain indécis; son nez, d’im-
portance, a la courbe sémitique. Il passe indif-
férent. Arrivé au bas du perron qui mène à sa
tribune dans la mosquée, il en gravit les degrés
recouverts d’un beau tapis, tandis que des chants
religieux partent de la mosquée. Les troupes
font front vers l’Hamidié. La cérémonie reli-
gieuse commence. Elle dure quarante minutes
environ.
Pendant le service, deux cochers vêtus d’un
costume turc de soie bleue, aux arabesques d’or,
conduisent à la main un attelage très luxueux.
seul. Quand Abdul-Hamid quitte la mosquée, la
Victoria l'attend devant le perron; la capote est
rabattue juste le temps qu'il prenne place sur les
coussins de satin vert mousse, et le Chef des
croyants, au milieu des salamaleks, rentre à
Yildiz-Kiosk. Les officiers et les dignitaires en-
tourent sa voilure et la suivent à la course, si
d’aventure le sultan pousse ses chevaux, dans
une confusion qui manque d’esthétique et de
dignité. Les lils à cheval encadrenl la Victoria.
Le plus jeune des fils et les sultanes, dans leurs
landaus, reviennent au palais en lente théorie, et
bientôt les troupes regagnent leurs casernes par
les chemins boueux et crevassés où dorment les
chiens pelés et galeux. Le spectacle a pris lin.
JosEpn GALTIER.
LE MAGASIN PITTORESQUE
645
LE TÉLÉGRAPHE PARLANT
Cette fois-ci, c’est d’une véritable révolution
■dans la télégraphie que nous allons entretenir les
lecteurs du Magasin Pittoresque. Il s’agit d’un
appareil tout nouveau, synthèse extrêmement
ingénieuse du phonographe, du téléphone et du
télégraphe, dont l’avenir nous paraît assuré en ce
sens principalement qu’il répond à un réel besoin
de la vie moderne, et ce, dans des conditions pra-
tiques déjà très suffisantes.
Le télégraphone, tel est son nom, subira cer-
tainement d’ici peu d’importantes améliorations.
Gomme tout instrument basé sur un principe non
encore étudié à fond, il se perfectionnera, n’en
doutez pas. Mais ceux qui ont eu la chance
d’écouter les premiers bégayements du télégraphe
parlant, à la section danoise du palais de l’Elec-
tricité, au Champ-de-Mars, n’hésiteront pas à re-
connaître, avec nous, l’intérêt exceptionnel delà
découverte faite par M. Valdemar Pouîsen, ingé-
nieur du service télégraphique à Copenhague.
Sur quel principe inédit est donc basé le télé-
graphone? Sur le magnétisme rémanent, vous
répondrait un physicien, insouciant des expli-
cations précises.
Le magnétisme rémanent est tout bonnement
une propriété spéciale au nickel 'et à l’acier qui
permet à ces métaux de conserver pour ainsi dire
indéfiniment l’aimantation donnée. Vous allez
voir quel parti l’inventeur a su tirer de cette per-
sistance magnétique, considérée jusqu’alors par
les électriciens comme très gênante,
Au lieu d’un cylindre de cire ou de gutta-per-
cha, M. Poulsen enregistre la parole qu’il s’agit
de reproduire sur un cylindre métallique, autour
duquel est enroulé un fil d’acier d’un millimètre
d’épaisseur environ. Les courants électriques
produits, comme dans le téléphone ordinaire,
par l’émission de la voix sont reçus par le petit
■électro-aimant que Ton aperçoit en haut et à
droite de l’appareil. Ce récepteur se déplace len-
tement le long du pas de vis supérieur, pendant
•que le tambour, animé d’un mouvement de rota-
tion uniforme, tourne autour de son axe, de ma-
nière à présenter successivement toutes les
parties du fil aux « influences » de Télectro-
aimant.
Examinons à présent ce qui se passe lorsque
Ton vient à parler dans une embouchure de télé-
phone ordinaire, relié par une ligne aussi lon-
gue que l’on voudra à l’appareil que nous venons
de décrire en quelques mots. Les courants variés
■correspondant au timbre de la voix et à l’articu-
lation de chaque syllabe magnétisent plus ou
moins le noyau de Télectro-aimant, dont les
pôles, à leur tour, influencent de la même ma-
nière le lil d’acier enroulé autour du tambour.
Or nous avons dit que l’acier possédait préci-
sément la propriété de conserver le magnétisme
reçu. 11 s’ensuit donc que la phrase, au fur et à
mesure qu’elle est prononcée, reste écrite en ca-
ractères magnétiques, invisibles mais bien réels,
sur le mince ruban métallique qui vient de
l’enregistrer.
Pour reproduire cette phrase, il suffira de join-
dre Télectro-aimant à un téléphone récepteur.
Les aimantations latentes du fil d’acier induiront
dans l’appareil de réception des courants variés,
de même intensité que les courants produits à
l’origine par la personne dont la parole a été
enregistrée. Et voilà qu’au lieu de ces sons nasil-
lards, de cette éternelle voix de polichinelle, cari-
cature de la voix humaine, que nous servent tou-
jours les phonographes, même les plus perfec-
tionnés, le télégraphone nous restitue exactement,
avec une vérité inouïe, la parole même qui lui a
été confiée, avec son intonation, sa sonorité na-
turelle, son accent précis. Vraiment l’évocation
est saisissante au possible !
Ce n’est pas tout, car, double avantage du ma-
gnétisme rémanent, Ton peut en un tour de
main effacer du tambour l’écriture ondulatoire
invisible et le rendre prêt à recevoir de nouvelles
phrases, un discours entier, bien plus, tout un
opéra.
Et comment s’opère ce second prodige, pres-
que aussi curieux que le premier? Si Ton vient à
faire passer un courant de deux ou trois éléments
dans le petit électro-aimant, et qu’en même
temps Ton fasse tourner le cylindre, le fil d’acier
se trouve être magnétisé d’une quantité non plus
variable mais constante, qui neutralise les effets
de l’aimantation primitive. L’appareil démagné-
tisé, si nous pouvons employer cette expression,
sera donc apte à percevoir de nouveau et à repro-
duire les paroles ou le chant qui lui seront con-
fiés, et cela indéfiniment, sans rechange du
cylindre, par la simple application d’un courant
magnétique tour à tour inscripteur et effaceur,
Les deux organes principaux du télégraphe
parlant sont d’une extrême simplicité.
Voici d’abord Télectro-aimant, en fera cheval,
pas beaucoup plus gros qu’une noisette et pesant
60 grammes au maximum. Au lieu d’être paral-
lèles, comme dans un aimant ordinaire, les axes
des bobines forment un angle aigu, de manière à
rapprocher autant que possible leurs deux pôles
du fil métallique qu’il s’agit de magnétiser.
Quant au cylindre, il mesure 38 centimètres
de longueur sur 1 i cent. 1/2 de diamètre. Il est
mis en mouvement, de même que Télectro-
aimant, par un moteur électrique de la force de
1/6 de cheval environ. La durée normale de la
course du chariot sur lequel a été monté le récep-
teur magnétique est à peu près d’une minute.
64G
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le fil, dont l’épaisseur ne doit pas dépasser un
millimètre pour le meilleur rendement de l’appa-
reil, est enroulé suivant 380 spires autour du
c y 1 i n d r e e n r e g i s t r e u r .
Veut-on recevoir une longue transmission, un
entretien de trente ou quarante minutes, une sym-
phonie, un oratorio ? Il suffit de substituer au fil
dont nous venons de parler un ruban d’acier,
large de 4 à 5 millimètres, qui se déroule au fur
et à mesure de la conversation sur un tambour
correspondant. Comme pour le fil, l’aimantation
du ruban ne se produit qu’au point même
influencé parle
courant, et, une
fois chargé,
l’appareil peut
répéter plu-
sieurs milliers
de fois le même
air, le même
discours.
Une des appli-
cations les plus
intéressantes
du télégrapho-
neestle journal
téléphoné, ce
rêve si long-
temps caressé
en vain par les
inventeurs.
En effet, grâce à l'appareil de M. Poulsen,
légèrement modifié, il va devenir possible de
transmettre simultanément, à un nombre quel-
conque d’abonnés du téléphone, les dernières
nouvelles du jour, du soir, et même de la nuit.
Pour cela, on dispose un ruban d’acier sans lin
sur deux poulies ou simplement deux roues con-
venablement éloignées l’une de l’autre. Sur la
partie supérieure du ruban, on « écrit » magné-
tiquement les dépêches, qui sont aussitôt recueil-
lies par cent, cinq cents, mille électro-aimants
liseurs disposés le long du ruban métallique, à
sa partie inférieure, et qui, mis en relation avec
le circuit téléphonique, transmettent aux diffé-
rents abonnés les nouvelles au fur et à mesure
de leur arrivée.
Après les électro-aimants liseurs, on a soin
de placer un aimant effaceur, de manière que
l 'inscription
des dépêches se
fasse toujours
sur un fond li-
bre, c’est-à-
dire sur un ru-
ban démagné-
tisé au préala-
ble.
S’il reste des
perfectionne-
ments à appor-
ter au télégra-
phe parlant, et
M. Valdemar
Poulsen est le
premier à en
convenir, nos.
lecteurs recon-
naîtront cependant avec nous que, tel qu’il est,
l’appareil dont venons d’exposer le très ingénieux
mécanisme a tout ce qu’il faut pour faire quel-
que bruit dans le monde.
Edouard BONNAFFE.
Le télégraphe parlant.
LE THÉÂTRE AU CAMBODGE
Le fonds du théâtre cambodgien est commun à
tous les peuples de race thaï (Siamois, Laotiens,
Pouthai), et par analogie aux Birmans et même
aux Javanais, par extension. Ce théâtre est diffé-
rent du théâtre chinois et plus relevé dans les
idées comme il est mieux machiné dans la mise
en scène, les trucs primitifs et les ballets. Il mé-
rite donc une étude spéciale.
Notre initiation à la littérature dramatique thaï
a pour base et pour guide la reproduction de
quatre pièces tirées de romans khmers recueillis,
traduits et publiés par M. Pavie. Deux remon-
tent aux temps légendaires et préhistoriques, le
troisième nous montre les mœurs des habitants;
le quatrième esl un drame national et religieux.
N’oublions pas que ces quatre œuvres appartien-
nent spécialement à la littérature, à l’art drama-
tique et à la langue des Khmers.
Ce sont les Khmers (Cambodgiens) vaincus, qui
ont imposé leur civilisation étonnante aux races
thaï conquérantes. « Le souvenir magique du
passé, dit Pavie, reste vivant au fond de leurs
cœurs, dans les épaves de leur littérature, de
leur théâtre, de leur dessin, de leur musique. Les
œuvres littéraires sont adaptées au théâtre et la
musique en est l’accompagnement obligé. Ce-
pendant elle n’est pas écrite et le répertoire se
transmet de mémoire. Les cortèges, les danses,
les scènes mimées sont forcément accompagnées
de musique.
« A part la flûte, une sorte de hautbois et un
orgue à main (Khên), connu sous le nom de flûte
laotienne, les orchestres se composent d instru-
ments à cordes et de deux espèces de xylophones
ou harmonicas, l’un en cercle formé de petits
gongs en bronze, l’autre en forme de barque car-
LE MAGASIN PITTORESQUE
647
rée dont le pont serait une série de lames de bois
et de métal. Des variétés de tambours, gongs et
cymbales s’y ajoutent toujours.
Les danses sont surtout une mimique spéciale
employée dans les rôles muets, des marches len-
tes, avec séries de poses, des fleurs, des armes,
des bannières en main. De4ux particularités les
réndent originales : le balancement en arrière
du pied, avant qu’il pose à terre, imitation cu-
d ogres, de géants, d’animaux, sont le plus sou-
vent tenues par des hommes.
Les actrices ont les cheveux coupés courts, les
pieds nus; elles portent des ongles factices,
longs et pointus, en argent; elles se blanchissent
comme nos pierrots avec du talc calciné et em-
ploient le jaune de curcuma, dont sont teints
aussi leurs bijoux d’or. Les perruques sont exi-
gées par la plupart des rôles de femmes.
Le corps de ballet de la Cour.
(Cliché Ct. Veyre.)
rieuse et légère du même et lourd mouvement
de l’éléphant; un assouplissement des bras, allant
jusqu’à la dislocation du coude et des phalanges
des doigts, en permet le renversement et facilite
des ondulations considérées comme le comble
de la grâce.
« Au théâtre, les acteurs évoluent dans une
salle carrée longue que les spectateurs entou-
rent sur trois faces; la quatrième est réservée
à l’entrée des personnages, au chœur et à l’or-
chestre. »
Les artistes dans une même troupe sont du
même sexe, généralement des femmes, contrai-
rement à ce qui a lieu pour le théâtre chi-
nois.
Les troupes ambulantes sonl quelquefois for-
mées d’enfants des deux sexes. Les figurations
Les costumes, très archaïques et très éclatants,
rappellent ceux des personnages des bas-reliefs
à Angkor.
Au théâtre du roi Norodom à Phnômpénh, ils
sont fort riches et très remarquables. Dans tou-
tes les troupes, même de dernier ordre, ils res-
tent dans les formes de la tradition.
Une nuit suffit rarement au développement
d’une épopée. Les monologues et dialogues sont
récités par les personnages en scène. Comme
dans la Grèce antique, le chœur expose le fond
de la pièce pendant que les acteurs exécutent la
mimique qui convient ou gardent des poses
d’expectative.
Dans cette civilisai ion d'origine hindoue, h'
surnaturel et le merveilleux tiennent, comme
dans nos mystères du moyen âge et même dans
648
LE MAGASIN PITTORESQUE
notre unique épopée nationale du xve siècle, une
place prépondérante. Le nationalisme, c’est-à-
dire l’esprit de race, qu’on a nié à tort chez les
peuples de ces deux branches indo-chinoises, s’y
mélange à l'intervention des Divinités protec-
trices des royaumes.
Les Annamites, refoulés de leur pays d’ori-
gine, de la Chine méridionale et gouvernés pen-
dant mille ans par leurs dominateurs, empruntè-
rent à ceux-ci
leur législa-
tion et leur
civilisation.
Les Thaïs,
envahisseurs
du pays des
Khmers,
adoptaient la
civilisation et
les œuvres de
ce peuple plus
ancien qu'ils
tentaient
d’incorporer
à eux.
Chez ces
deux nations,
la littérature
et le théâtre
sont le plus
souvent insé-
parables.
Parmi les
œuvres litté-
raires cam-,
bodgiennes,
dont nous
sommes re-
devables à
M. Pavie, ou-
tre les quatre
romans dra-
matiques IjC géant Yac enlev
dont nous
parlons, c’est, l’épisode linal du prince Rothisen
et de la belle Kéofa : c’est une scène biblique
plus fine que celle de Rébecca à la fontaine.
Le roman de « Roum say Sock », deux femmes
rivales abandonnées par le même mari, exige
des trucs, de nombreux figurants et se termine
par un dramatique dénouement.
Les « Douze Jeunes Filles » sont une légende
rappelant le Petit Poucet et Barbe-Bleue. La pau-
vre Kangrey se laisse mourir sur les bords du
lac, nouvelle Ophélie, délaissée par le prince
Rothisen.
Le drame le plus populaire est celui des « Deux
Frères », les princes Vor-Yong et Sauri-Yong.
L’amour maternel et l’amour lilial y sont si bien
dépeints, que ces scènes arrachent des larmes
aux belles Cambodgiennes.
En traitant de l'archéologie et de l’art des
Khmers et des Kiams, nous avons, comme le
poète Pang, le chantre d’Angkor, traduit par
M. Aymonier, fait ressortir quelle grande place
tiennent dans ces manifestations artistiques les
aspirations religieuses, intellectuelles, spiritua-
listes et nobles! De même, dans les compositions
littéraires et dramatiques pour la scène, les évé-
nements sont subordonnés aux mérites et démé-
rites des per-
sonnages.
Ceux-ci invo-
quent avec
une foi vive
et naïve les
Brahmas, les
Boudhas,puis
les anges tu-
télaires et en-
fin les génies.
Le théâtre
chinois, plus
habile comme
facture, ne
met en jeu
comme res-
sort des ac-
tions humai-
nes que la
morale natu-
relle, la rai-
son, la vertu
ramenée à
l’amour filial.
Le ciel n’y in-
tervient que
comme une
idée vague,
tout à fait im-
personnelle
et abstraite.
La divinité,
bien que do-
minant l'hu-
manité, n’y est ni définie, ni personnifiée, ni ap-
parente.
Les rois, princes et sujets, femmes et hommes,
sont au contraire, chez les Khmers, en commu-
nion d’esprit et de relations surnaturelles, en
idée comme en fait, avec les génies, les esprits,
les personnages divinisés et avec les divinités
elles-mêmes. On conçoit dès lors que le peuple
qui a élevé vers le ciel ces grandioses monu-
ments et composé ces drames nationaux ait été
inspiré par des sentiments d’une psychologie
bien plus élevée que celle des Chinois rationa-
listes, matérialistes, fatalistes, bien qu'ils se
soient mont rés grands littérateurs, alors que chez
nous l’art dramatique n’existait pas encore.
Ces considérations sont de nature à nous
rendre plus sympathique encore ce peuple cam-
ant un jeune prince. (Cliché G. Veyre.)
LE MAGASIN PITTORESQUE
649
bodgien si doux, qu’on se prend d’autant plus à
aimer qu’il a plus souffert.
Pour nous, humble ouvrier de la première
heure, nous avons partagé et nous maintenons
en nous-même ce commun sentiment. Aussi
désirions-nous vivement voir ces scènes repré-
sentées dans un théâtre de Paris.
On a construit pour l’Exposition deux théâtres
chinois et un théâtre cambodgien. Aucun n’a
puisé dans le
répertoire de
ces peuples
exotiques,
alors qu’il en
existe des tra-
ductions et
des adapta-
it i o n s . C’est
sune lacune à
combler ; car
le public lettré
auquel on a
montré le ca-
dre désirerait
voir et appré-
cier le tableau.
Il voudrait
joindre à l’é-
phémère plai-
sir des yeux,
le plaisir plus
durable de
l’esprit.
On commence à s’intéresser aux œuvres des
auteurs dramatiques de la Chine. Combien plus
attrayantes, dans la forme extérieure, sont les re-
présentations de pièces cambodgiennes! J’en fais
juges les femmes qui en sont les spectatrices cha-
rmées. Leur sentiment plus délicat, leur esprit
plus idéaliste, les joies et les peines de l’amour
conjugal et de l'amour maternel, plus intenses
dans leur cœur, éveilleront en elles un goût bien
plus vif pour le théâtre cambodgien que pour le
théâtre chinois.
C’est une noble et haute tâche que de faire
connaître aux lettrés de France ces œuvres naïves
et attrayantes
des lettrés du
pays] thaïs.
L’impression
qui en résulte
survivra à l’Ex-
position [et
quand, dans
quelques]
jours, le ri-
deau tombera
pour la der-
nière fois, on
se rappellera
qu’il existe là-
bas un peuple
placé sous
notre protec-
tion ; que ce
peuple a ses
fastes histori-
ques et drama-
tiques; qu’en
les appréciant,
nous avons appris, selon le mot de Montesquieu,
à mieuxapprécierce peuple lui-même et à espérer
pour lui un relèvement nouveau sous la tutélaire
égide de la France. Ch.' LEMIRE.
Le salut au Roi.
(Cliché G. Veyke.)
CE QUE DISENT NOS GRÈVES”
L’Aïeul. — Les Petits (Suite.)
La Grande Berceuse.
Le petit François était le plus jeune de sa
famille et cela lui valut le privilège de jouir plus
longtemps que ses aînés des cajoleries mater-
nelles. Le soir, les bras solides de sa mère, fati-
gués du labeur de la journée, sentaient le besoin
de s’ouvrir pour s’arrondir tendrement autour
du petit corps de l’enfant.
C’était d’abord une étreinte passionnée avec un
long baiser accompagné d’un murmure inarti-
culé, un peu animal, qui en dit plus que tous les
mots d’amour. Puis, lorsque le petit s’élail bien
(1) Voir le Magasin Pittoresque des l°r et lü octobre 1900.
pelotonné comme un oiseau dans son nid, les
bras de sa mère le berçaient doucement en
cadence, au rythme d’une vieille complainte à la
bonne Vierge ou d’un ancien conte où les sirènes
chantaient entraînant le marin dans leurs palais
de corail.
Ou bien, c’était la voix grave, un peu rouillée,
du vieux grand-père Louis-Marie qui, assis près
de l’âtre, racontait pour la centième fois l’his-
toire d’une tempête ou d’une pêche fameuse
dont le souvenir avait marqué dans sa vie de
marin. Et le petit François mêlait dans son esprit
somnolent la voix des sirènes et celle du vent
dans les cordages, les blanches fées et la madone
de Boulogne assis»' dans sa barque dont deux
650
LE MAGASIN PITTORESQUE
anges aux ailes ouvertes dirigent le gouvernail.
Il se croyait lui-même couché dans cette bar-
que, entre la profondeur des eaux et l’iniini du
ciel, tandis que les bras de sa mère le balançaient
avec un mouvement de roulis si doux...
Un jour on s’aperçut que François avait passé
six ans et qu'il était temps qu’il tâtât un peu de
la mer pour s’accoutumer au dur métier. On lui
lit une belle blouse en toile à voile toute neuve.
11 n’en dormit pas de joie. 11 allait donc monter
pour tout de bon dans la barque de son père où
il avait fait, en jouant, tant de grands voyages et
accompli tant de hauts faits imaginaires!
C’était un bateau à demi ponté pouvant con-
tenir huit hommes d’équipage et un mousse, et
portant écrit à l’arriére en grandes lettres blan-
ches, inégales et tachées de rouille, le nom de
Saint Nicolas. François l’appelait fièrement :
« min batiau » !
Que de fois, lorsque la barque gisait amarrée
sur la plage, couchée sur le flanc en présentant
au soleil sa coque noire et luisante comme une
bête amphibie qui se sèche, que de fois François
l'avait escaladée avec l’agilité d’un singe! que de
fois, les jours d’orage, il s’était mis à l'abri de la
pluie dans les profondeurs de la cale et que de
projets d’avenir il avait forgés dans cet asile qui
est la seconde maison du marin!
Il en connaissait les moindres fissures soigneu-
sement remplies d’étoupe et goudronnées, les
moindres clous, les moindres dépressions d’usure
faites par le frottement des cordages et il les
aimait ces respectables accidents comme il
aimait les bonnes rides et les détails pittores-
ques de la ligure de son grand-père.
Donc un jour, il sentit le pont du Saint Nicolas
balancer sous ses pieds, il vil s’éloigner la terre
et le clocher du village et il se dit, le coeur g'onflé
d’orgueilleuse joie : « Je suis un homme! »
Il cramponna ses petites mains aux cordes qui
glissent dans les poulies, il tira de toutes ses
forces en mordant sa lèvre, pour aider à hisser
la voile, tandis que les vieux loups de mer riaient
et lui criaient : « hardi » !
On était parti le matin de bonne heure, alors
qu’une brume blanche erre sur les vagues à peine
soulevées. C’était une de ces journées idéales du
mois de juillet où bientôt, le soleil ayant pompé
les brouillards, le ciel et la mer semblent se
fondre et s’unir dans un rêve Lieu
Vers midi, à l’heure où la chaleur et la lumière
tombent à plomb sur la barque, l’aspirant
mousse, fasciné, ébloui par toute cette immen-
sité d’azur, se sentit peu à peu pris d’un pro-
fond sommeil. Un grand calme s’étendait à l’in-
tini sur la mer. Les mouettes tournoyaient rasant
la surface des flots et poussant, de temps en
temps, leur long cri qui grince. D’autres, cou-
chées sur l’eau, la tête sous l’aile, dormaient, se
laissant aller mollement aux lents remous des
vagues. Les marins surveillant leurs lignes
étaient de longs moments sans parler. Ils avaient
baissé toutes les voiles. On était à l’ancre et au
large. La barque ondulait à peine sur sa quille
et semblait un grand oiseau ayant refermé ses
ailes pour dormir.
L’enfant s’était assoupi. La bouche ent.r’ou-
verte il rêvait délicieusement. La brise ma-
rine. le caressait de son haleine tiède comme
le souffle de sa mère effleurant sa joue sous le
manteau de la cheminée. La vague lui chantait
son étemelle chanson traînante, monotone
comme les complaintes que chantent les mères
pour faire dormir les petits, et, bercé par elle,
plein de confiance abandonnée, il se croyait
encore blotti entre des bras tendrement enlacés,
serrant son petit corps endormi.
Dernier soleil.
Pour les matelots que la mer a épargnés, pour
ceux que leur bonne étoile, comme le pensent
les uns, ou le saint patron de leur barque, comme
le croient les autres, a toujours ramenés sains et
saufs au port après chaque tempête et qui sont
destinés à mourir de ce qu’on appelle leur belle
mort, il ne reste qu’un souhait à faire, c’est qu’ils
n’aient pas à souffrir d’une longue maladie.
Rien n’est plus triste que les morts lentes surtout
pour les pauvres qui ont été forcés à une vie
active et ne connaissent pas les petits adoucis-
sements nécessaires aux malades pour les faire
patienter.
La vie abandonne l’un après l’autre chaque
organe comme la marée descendante délaisse le
rivage, découvrant l’un après l'autre les rochers
dont les goémons mordorés, les algues roses et
vertes, se dessèchent lamentablement au soleil
et au vent. Mais la vague remontera à heure fixe
et les plantes de mer s’épanouiront de nouveau
délicieusement, comme ressuscitées dans la fraî-
cheur de l’eau, tandis que la vie ne versera plus
jamais, plus jamais, de nouveau sang rouge dans
les veines du patient. Et il le sait. Il sait que
cette marée-là ne remonte pas.
«Eli bien! se disait-on en s’abordant dans
la rue, le père Louis-Marie est toujours là?
- Uni, Seigneur Jésus! il est toujours sur son
pauvre lit, plus faible qu’un enfant et il a tout
son esprit. Pauvres gens! Encore heureux qu’il
ne leur coûte plus grand’chose, il ne mange
presque plus rien. »
Et on entrait dans la petite maison blanche
pour le voir sur son pauvre lit.
« Ah ! mes amis ! la traversée est trop longue,
disait-il, priez saint Paul et saint Pierre qu’ils
m’envoient un bon coup de vent pour aborder
là-haut. »
Et il lui venait bien d’autres idées encore qu’il
ne disait pas, craignant de faire perdre courage à
sa femme et à sa fille Maria qui lui apportait sa
petite soupe et lui passait le linge frais qu’elle
avait lavé au ruisseau. Mais Dieu sait tout ce
LE MAGASIN PITTORESQUE
651
qu’il confiait à l'oiseau de mer privé, au pauvre
goéland éclopé et triste qui sautait sur le lit pour
partager le morceau de poisson que son maître
mangeait avec son pain.
Il avait parfois des crises douloureuses qui
ressemblaient à une agonie. Quand il était calmé,
il disait : « J’ai eu une fameuse tempête cette
nuit, je ne sais pas pourquoi je n’y suis pasresté ! »
Lorsque le temps était beau l’après-midi, il
faisait mettre son oreiller sur son vieux fauteuil
de paille, et il se faisait porter sur ce siège devant
le seuil de sa maison, car là, il était en face de
la mer.
On le voyait par instant étendre un bras vers
l’horizon et remuer les lèvres comme se parlant
à lui-même, puis il retombait dans sa muette
contemplation. Les passants s’arrêtaient pour lui
dire bonjour. Son lils Francis, les mains dans
les poches, planté droit à contre-jour, cerné d’un
contour de lumière, lui donnait des nouvelles de
la plage.
« As-tu fini de radouber le Saint Nicolas ?
demandait le vieux.
— Oui, mon père, je le remettrai à flots de-
main s’il fait beau temps.
— Yaut-il encore la peine qu’on lui mette
un gréement neuf? Ah! vois-tu! c’est comme
moi, c’est le coffre qui ne vaut plus rien; eh! que
voulez-vous! » reprenait le vieux en se frappant
la poitrine.
Puis s’adressant au petit Michel qui avait
grandi et était devenu mousse comme le petit
François :
« Dis-moi, Tiotiot, est-ce que l’ancre du grand
navire est toujours là en bas de la dune à l’endroit
où tu as couru tout seul pour la première fois? »
Michel se carrait tout fier de pouvoir donner
un renseignement et répondait :
« Elle est encore plus enfoncée dans le sable
qu’avant, il n’y a plus qu’une pointe qui dépasse
et bientôt on ne la verra plus du tout. »
Et le père Francis, demeuré debout devant le
vieillard disait :
« Allons, courage, grand’-père, quand vous serez
guéri nous irons la déterrer tous les deux et
petit Michel nous aidera. » Il disait cela avec cet
air de conviction et de gaieté voulues que l’on
prend quand on ment pour une bonne cause.
Mais Louis-Marie ne s’y laissait pas prendre :
« Non, mes fieux, c’est bien fini. Depuis que la
mer m’a abandonné, je sens que la terre me
gagne. »
Un soir, alors que le soleil déclinait dans un
ciel absolument pur, le père Louis-Marie était
comme d’habitude assis devant sa porte, les deux
mains osseuses posées sur les bras de bois du
fauteuil, la tête toute droite, immobile, livide
sous le hâle, appuyée sur l’oreiller à carreaux
bleus et blancs.
Plus faible que jamais, il ne parlait plus. La
plus attentive de ses filles, la brune Maria, était
accroupie à terre auprès de lui, les genoux au
menton les mains sur les pieds, dans l’attitude
ramassée de ces figures de chiens fidèles, emblè-
mes de l’attachement et de la bonne garde, que
l’on voit sculptées dans le granit des tombeaux
anciens. Elle aussi contemplait l’horizon et se
taisait. Parfois elle relevait la tête vers le malade
d'un air anxieux. « C’est étrange, pensait-elle,
comme il regarde le feu du soleil couchant avec
des yeux grands ouverts et sans être ébloui. »
Puis, comme lui, elle reportait ses regards
vers la lumière.
Le disque du soleil vibrait tout rouge et sem-
blait se poser comme un immense ballon ardent
sur la surface de l’eau grise, ne s’y reflétant pas,
mais formant dans le sable mouillé une colonne
de feu.
Bientôt il commença à se plonger lentement
dans la mer.
En ce moment, une barque arrivant de la
gauche passa toutes voiles dehors devant l’astre,
et il y eut une minute où sa silhouette mordorée
par l’éblouissement se détacha tout entière sur
l’orbe incandescente dont l'éclat faisait vaciller
et dévorait ses contours. Maria reconnut quand
même à la forme effilée du petit foc que ce ba-
teau était le Saint Nicolas, et en le voyant ainsi
auréolé, elle songea aux gloires d’or des saints
de la petite église de Wissant.
Elle releva encore la tête vers son père et
ouvrit la bouche pour lui dire : « Voilà Francis
qui rentre. » Mais elle poussa un cri d’horreur,
et se cachant la figure dans ses deux mains, elle
se précipita dans la maison où était sa mère, car
elle venait de reconnaître que les yeux bleus
grands ouverts du vieux patron, toujours fixés
sur la mer, ne regardaient plus.
Virginie DEMONT-BRETON.
LA VAGUE
Près de l’océan, sur les grèves
Mon âme court errer le soir
Et la vague brise mes rêves.
Brise mes rêves sans espoir.
La vague arrive lasse, lasse,
Se briser sur le roc uni,
Elle a traversé tout l’espace,
Tout l’espace, tout l’infini.
Elle vient mourir monotone.
Le flot en mourant dit : flic ! tloc !
Et, monotone, l’air résonne
Du bruit du flot le long du roc.
« Plus jamais ! » dit la vague lasse,
« Plus jamais! » car je veux dormir.
Le roc la repousse en l’espace,
Le roc où elle vint mourir.
Et la voilà sans but, sans trêves,
Reprenant sa course sans tin
De la haute mer à la grève,
Du fond des mers au sable tin.
A. BE1SSON.
652
LE MAGASIN PITTORESQUE
UNE BRODERIE
JWame Stuart
C’est un fait très connu
que Marie Stuart était une
des brodeuses les plus ha-
biles de son temps, époque
où l’art de la broderie était
en pleine floraison. Le des-
sin que voici représente un
travail merveilleux de l'in-
fortunée souveraine : c’est
un morceau carré de satin
pourpre brodé de fleurs de
soie et d’or et destiné à
former un tablier.
Cet ouvrage fut fait par
Marie Stuart pendant son
long emprisonnement. Le
pourpre du fond a pâli et
pris une teinte argentée,
mais les antiques couleurs
héraldiques des fleurs, mal-
gré plus de trois cenls ans
d’âge, [sont aussi fraîches
et éclatantes qu’au moment
où les belles mains de la reine venaient de les créer.
Ce morceau de satin, également curieux comme
souvenir historique et comme œuvre d’art, se
trouve à présent, à Philadelphie, en possession
d’un gentleman américain, M. Henry Sweeting.
Le Ladies Home Journal raconte, à ce propos,
l’intéressante odyssée de cette broderie.
11 y a environ soixante ans, un couturier amé-
ricain, M. Meyers, qui faisait à Londres un voyage
d’affaires, y acheta un lot d’anciens costumes dé
grande richesse. Parmi ceux-ci il y avait une
robe ayant appartenu à Marie, reine d’Ecosse.
En décousant la jupe pour en retirer les lils d’or
et d’argent dont elle était tissée, M. Meyers y dé-
couvrit le tablier, soigneusement dissimulé entre
l’étoffe et la doublure.
L’extrême beauté du travail induisit le proprié-
taire à en connaître l’origine; c’est ainsi qu’après
bien des recherches il réus-
sit à trouver une lettre où
il est dit que Marie Stuart,
dans sa prison, avait caché
sa plus précieuse pièce de
broderie, de peur qu’elle
ne lui fût enlevée. Pendant
dix-neuf ans d’emprisonne-
ment, la mal heureuse reine
avait distrait son désespoir
en brodant, et l’habileté
qu’elle y atteignit fut pro-
digieuse. En juillet 1586,
exactement un an avant sa
mort, elle passa en revue
toutes ses broderies et en
fit une liste, en les catalo-
guant comme « terminées »
et « non terminées ». Parmi
les premières, une est dé-
signée ainsi : « Cinquante-
deux fleurs de différentes
sortes d’un très joli tra-
vail, toutes dessinées d’après nature ».
M. Meyers, ayant acquis la certitude d’avoir
fait la trouvaille de cette merveille, la garda
jalousement comme une relique sacrée, refusant
pour elle des olfres d’argent considérables. Pour
la préserver, il la plaça dans un écrin en métal,
à l’abri de l’air et de l’humidité, et il eut soin de
la déplier et de la replier souvent, pour que la
soie ne se brisât pas.
Après la mort de M. Meyers, sa veuve dut se
séparer de la relique qui devint la propriété de
M. Sweel ing. Elle est non seulement intéressante
comme curiosité historique, mais aussi par sa
grande valeur comme travail, étant donné qu'elle
est faite en un point totalement ignoré des-
brodeurs modernes.
Ce merveilleux tablier a été soumis à l'exa-
men des experts les plus compétents de la
LE MAGASIN PITTORESQUE
653
France, de l’Angleterre et des Etats-Unis. Tous
s’accordent pour déclarer que le travail fut exé
cuté en « points perdus », points que les brodeurs
cherchent en vain depuis deux cents ans. A pre-
mière vue, le dessin semble être en points de
chaînette, assez semblables à ceux que l’on voit
dans les broderies turques; rriais sous le micro-
scope, le travail, original autant qu’admirable, se
révèle nettement. On découvre alors que le dessin
■est formé de séries de nœuds français s’alignant
■en disques minuscules. Des milliers de ces dis-
ques, aux nuances exquises, se serrent les uns
contre les autres et se dessinent en fleurs. Le
tour de chaque pétale est bordé d’une ligne
blanche très fine qui est ou un point d’une ingé-
niosité extrême, ou un mince cordonnet appliqué
avec minutie. Le dessin, quoique représentant
des fleurs anglaises, fut déclaré pareil à ceux en
usage dans. les couvents français au xvi° siècle;
on y distingue des jasmins, des soucis, des roses
et des volubilis qui, avec leur feuillage, forment
une guirlande dont les parties se suivent sans se
tenir. L’égalité des points est étonnante ; on sent,
à les regarder, que les doigts qui ont accompli
cet ouvrage de fée n’avaient point de hâte à en
finir.
Les experts en broderie de France, d’Angleterre
et d’Amérique ont placé la date de ce travail près
de 1587, date où fut exécutée Marie Stuart.
Il ne peut y avoir de doute quant à l’authen-
ticité de la broderie.
Th. MANDEE.
KM M ÉLAN ÉSIE
Encore quelques années et sous le souffle
meurtrier d’une civilisation dont elles ne pou-
vaient s’assimiler que les vices, les races indi-
gènes de la Mélanésie auront vécu.
Depuis bientôt un quart de siècle, le dernier re-
présentant des Tasmaniens, — une femme bapti-
sée du sobriquet de Lalla-Roukh — est allé re-
joindre dans la mort ses sept mille compatriotes
exterminés par la colonisation anglaise. Les Ca-
naques australiens, dont on voit encore à Sydney
et à Melbourne quelques spécimens dégénérés,
réduits à l’état de mendiants ou de portefaix,
•sont de plus en plus refoulés dans les déserts
pierreux de l’intérieur par l'envahissement des
squatters (1) et prospercters (2). En même temps,
la disparition progressive du kanguroo, dont la
chair les nourrit et dont quelquefois la peau les
habille, enlève à ces sauvages nomades leur
unique ressource. Avec une force de résistance
bien moindre, ils sont condamnés au sort des
Peaux-Rouges nord-américains. En Nouvelle-
Calédonie, quarante-sept ans d’occupation euro-
péenne ont anéanti des tribus jadis puissantes ;
toutes les autres agonisent. Les Néo-Hébridais,
déjà décimés depuis de longues années par une
traite impitoyable, voilée sous le nom de recru-
tement, attendent leur dernier jour. Après eux,
ce sera le tour des indigènes des îles Salomon et
des Papous de la Nouvelle-Guinée, déjà « proté-
gés » par les nations européennes.
On ne s’est guère occupé, surtout en France,
de reconstituer, ne fût-ce que dans ses très grandes
lignes, l’histoire de ces peuples qui demain ne
seront plus. A l’exception des missionnaires qui
n’ont acquis leur influence sur les langues qu’en
se mêlant à leur vie et s’assimilant leur langue,
ceux qui ont prétendu étudier les Mélanésiens
1. Colons.
2. Découvreurs de mines.
l’ont fait de la façon la plus superficielle. C’est au
point qu’on a pu voir des fonctionnaires instruits,
des médecins de marine ayant résidé trois années
en Nouvelle-Calédonie, donner gravement comme
mots indigènes des expressions appartenant au
« bichelamare », ce singulier patois formé par le
mélange du français et de l’anglais les plus cor-
rompus avec des mots empruntés aux dialectes
des divers archipels océaniens.
La pauvreté des documents recueillis et publiés
par les Français, voyageurs ou fonctionnaires
coloniaux, sur les insulaires de la Nouvelle-Calé-
donie, des Loyalty et des Nouvelles-Hébrides,
pour ne citer que ceux qui se trouvent placés
dans un champ d’observation facile, est aussi
étrange que regrettable. Elle contraste singuliè-
rement avec la richesse des documents amassés
par les missionnaires anglais, méthodistes pour
la plupart, sur les Polynésiens dont ils ont re-
constitué l’histoire à partir de leurs grandes mi-
grations de Sawaï-la-Grande (Java) à Hawaï et des
Tonga à la Nouvelle-Zélande. Pourtant ces mi-
grations remontent aux xive et xve siècles. Bien
plus, on a recueilli des fragments de légendes
polynésiens qui mènent aussi loin que le xi“ siècle.
Pour les Mélanésiens, rien de pareil.
Sans grands efforts d’imagination, on a décou-
vert une parenté de type entre les Papous de la
Nouvelle-Guinée et les Canaques d’Australie, sé-
parés seulement par le mince détroit de Torrès.
On a reconnu la trace d’une immigration polyné-
sienne aux Loyalty et de là en Nouvelle-Calédonie
vers le milieu du xviii6 siècle, immigrai ion qui
s’est heurtée aux Mélanésiens, maîtres du sol,
puis a fusionné avec eux. Et c’esl à peu près
tout.
Pourtant l’étude comparative des dialectes
offre de précieux renseignements. Par elle on peut
suivre le double mouvement migratoire qui a
Ii;j4
LE MAGASIN PITTORESQUE
peuplé l’Océanie : de la Malaisie à la Polynésie
orientale, de la Polynésie orientale à la Nouvelle-
Zélande et aux archipels mélanésiens.
C’est ainsi que l’appellation malaise de Nousa-
Icnoa (île Java) se retrouve dans Nouka-Biva.
Hawaï, nom indigène de la principale des îles
Sandwich, apparaît également une corruption de
Java.
Les idiomes des Toubouaï, des Touamotou, des
Marquises, des archipels de Cook, de la Société,
des Sandwich et de la Nouvelle-Zélande ne sont
que les patois d'une même langue. Des altérations,
inévitables dans tous les idiomes seulement par-
lés, ont à la longue fait différents des mots qui
n’étaient que prononcés différemment. C’est ainsi
qu’aux îles Sandwich le T et l’R des Taïtiens se
sont changés respectivement en K et en L.
Exemple : Kanaka (homme) en dialecte hawaïen,
venu du taïtien taata.
Le système de numération des Polynésiens
diffère entièrement de celui des Mélanésiens : il
est décimal, tandis que l’autre n’est que semi-
décimal. Ce fait seul indique la différence de
niveau intellectuel entre les deux races. La nu-
mération décimale, qui atteste une filiation loin-
taine entre Hindous, Malais et Polynésiens,
montre ceux qui l’emploient élevés au-dessus de
l’état du primitif comptant péniblement sur ses
doigts. La main a été, en effet, la base rudimen-
taire et naturelle de toute numération.
Mais, en même temps que semi-décimale, la
numération des Mélanésiens est vigésimale : ils
comptent par vingt après avoir compté par cinq
et, cette fois encore, c’est le corps humain qui
fournit une hase.
En effet, après avoir compté un, deux, trois,
quatre, cinq, cinq et un, cinq et deux... deux
(fois) cinq et un..., etc., les Néo-Calédoniens de
toutes tribus et de tous dialectes diront, arrivés
au nombre vingt. « Lin homme » ; pour quarante
« deux hommes », pour soixante « trois hom-
mes », etc. ; parce que, comptant sur ses doigts
et sur ses orteils, tout homme peut former 1e.
nombre vingt.
Mais le cerveau du Mélanésien est rebelle aux
abstractions et, arrivé à certain point, le calcu-
lateur se tirera d’affaire en énonçant le terme on
ne peut plus indéfini « beaucoup ».
Beaucoup, cela peut signifier centaines, mil-
liers et au delà.
Nous avons eu l’occasion d’étudier sur place
pendant des années les mœurs et les dialectes
de ces tribus. A notre avis, rien dans la structure
de leurs dialectes n’est aussi caractéristique que
la numération. Aussi est-ce celle-ci qui, décimale
ou semi-décimale, peut montrer si dans telle
île c’est la race polynésienne ou la race mélané-
sienne qui prédomine.
Et cependant, différentes dans leur structure,
les numérations polynésienne et mélanésienne
ont des termes que le philologue habitué aux
différences de prononciation reconnaîtra analo-
gues.
Le tableau suivant, où sont comparés les cinq
premiers nombres en langue polynésienne et en
divers dialectes mélanésiens, en donnera quelque
idée :
Polynésien (Taïti). Mélanésien (Nouvelles-Hébrides).
ANÉITUM
FATE
SESAKE
1. Tahi
OU
a
tahi
e thi
iskei
sikai
2. Rua
ou
a
rua
e ro
rua
dua
3. Torou
ou
a
torou
e sey
tolou
dolou
4. Wha
ou
a
wha
e manowan
bâte
pat.i
5. Rima
ou
a
rima
ikmau
lima
lima
Polynésie
en i
(Taïti).
Mélanésien.
ULAWA
POUÉBO
HIENGHÈNE
(Iles-Salomon)
(Nouvelle-Calédonie)
1. Tahi
ou
a
tahi
e ta
tché
thé
2. Rua
ou
a
rua
e rua
e rou
tchélouk.
3. Torou
ou
a
torou
e olou
e tchen
tchen
4. Wha
ou
a
wha
e haï
e p aï
poé
5. Rima
ou
a
rima
e lima
e nim
nim
C’est dans la région de Hienghène, d’où elle
s’est peu à peu répandue sur les autres points de
la côte Est, que l’immigration polynésienne en
Nouvelle-Calédonie a laissé le plus de traces.
Outre les analogies de types, il y a les analogies
d’idiomes. Comparez les mots suivants :
Français.
Malade.
Lune.
Homme ami.
Chef.
Guerre.
Oiseau.
Rouge.
Eau.
Polynésien.
Maté.
Mahina.
Tayo.
Arihi.
Pa-kanga, pa-pa.
Manou.
Koura.
Ou aï.
Hienghène.
Match.
Moinouc.
Kayou.
Aliki ; Aréki (nom pro-
pre porté par plusieurs-
chefs).
Paath.
Moenic.
Koura (sang).
Oué.
Deux mots encore, dans le dialecte de Hien-
ghène, sont bien caractéristiques. Ce sont tonga et
samoa, noms de deux archipels polynésiens situés
à environ 400 lieues à l’est de la Nouvelle-Calé-
donie. Le premier de ces mots désigne une ma-
ladie ulcéreuse, sorte de lèpre, appelée biée dans
le sud de l’île ; le second signifie « banane ». La
banane, ou du moins une de ses variétés, aurait-
elle été importée des Tonga?
11 y a eu en Nouvelle-Calédonie des commen-
cements de dynasties sous le règne desquelles le
nom de chefs célèbres fut porté avec orgueil par
leurs fils. Tels les Boirate à Hienghène, les Bonou
à Pouébo, la famille des Ivaâté à Touaourou et
celles des Kaké à Canala (peut-être la même).
D’autres grands chefs, les Damé à Nouméa, les
Ouaton’ chez les KambNvas (Dombéa), les Gon-
dou à Koumac, les Vandégou à l’île des Pins,
les Oukanéssen à Lifou, les Nékara et les Oua-
négueï à Ouvéa, sont les héros d’un véritable
cycle néo-calédonien. Leurs aventures, leurs
exploits, tantôt épiques, tantôt fabuleux, offrent,
malgré la différence de cadres, d’étranges res-
semblances avec les épopées des guerriers euro-
péens et asiatiques chantés par Homère et
LE MAGASIN PITTORESQUE
655
Virgile. Toutefois la femme y joue un rôle bien
moindre ; esclave de l’homme, reléguée tout à fait
au dernier plan, c’est à peine si elle apparaît.
Il y a pourtant quelques rares exceptions à cette
règle. Les Néo-Calédoniens du Sud ont cette idée,
assurément bizarre, que la « femme ne ment
pas ».
A l’ile des Pins, à la mort du vieux chef Van-
dégou, l’autorité passa, chose incroyable, entre
les mains de sa fille, la « reine » Hortense. Il
est vrai que l’autorité morale des missionnaires,
qui avaient élevé cette jeune Canaque, put s’exer-
cer en sa faveur.
Enfin il est quelques rares légendes qui pré-
sentent la femme autrement que comme une
serve lamentable et tremblante. La plus poétique
dans sa simplicité est celle des deux amoureux
de Touaourou.
C’est l’histoire de deux jeunes gens, Uya et
Kaamen, qui, persécutés par leurs compatriotes
jaloux de leur affection mutuelle, quittent Touaou-
rou dans une pirogue, s’abandonnant à la volonté
du vent et des flots. Une tempête les pousse au
large vers une île inconnue où ils abordent et sont
bien reçus. Ils y séjournent de longues années,
ont des enfants et avaient à peu près désappris
leur langue lorsqu’ils sont saisis du désir invin-
cible de retourner dans leur patrie. Toute la
famille se met en mer et arrive à Touaourou au
moment même où la tribu, qui les croyait morts
depuis longtemps, célébrait une fête funéraire à
leur inlention. On refuse d’abord de les recon-
naître : ils sont si changés et balbutient à peine
leur idiome natal! Mais tout finit par s expliquer,
et la triste cérémonie se transforme en un pilou
d’allégresse.
Ce sont ces légendes qui, racontées le soir dans
les cases et transmises de génération en généra-
tion, permettent de reconstituer dans ses grandes
lignes l’histoire de ces peuplades dont les der-
niers jours sont comptés.
TALAMO.
DA FOURCHETTE
L’origine du couteau se perd dans la nuit des
temps; celle de la cuiller, indispensable pour
porter les liquides à la bouche, n’est sans doute
guère moins ancienne. Des trois instruments
inséparables composant notre couvert de table
actuel, la fourchette est de beaucoup le plus
récent. C’est aussi le moins indispensable.
Les Grecs et les Romains saisissaient les
viandes avec les doigts et les élégants avaient
imaginé des règles pour le faire proprement.
D’ailleurs à chaque service les domestiques pas-
saient avec une aiguière et un bassin à laver, et
versaient de l’eau parfumée sur les mains des
convives qui en avaient grand besoin. Observons
Fourchette du xvie siècle.
que dans l’Orient actuel ces coutumes existent
encore.
Parmi les auteurs de l’antiquité qui nous ont
laissé les descriptions détaillées de la façon dont
s’accomplissaient les repas, aucun ne fait men-
tion de l’usage de la fourchette. Aucun mot
n’existe dans les langues anciennes pour désigner
eet objet. On a cependant trouvé deux ou trois
instruments en forme de fourchette, qui sont
incontestablement d’origine romaine, mais on
ignore quel emploi ils avaient.
Le moyen âge à son début ignore aussi l’usage
de la fourchette. Les miniatures des manuscrits
qui nous fournissent des renseignements si pré-
cieux sur les mœurs de nos ancêtres et les instru-
ments qui leur étaient familiers, ni' la reprodui-
sent pas; les fabliaux sont muets à son sujet.
On mangeait des doigts et on piquait les mor-
ceaux avec le couteau, comme le font encore fré-
quemment les paysans.
D’après certains auteurs, c’est en 995 qu’une
princesse byzantine aurait introduit à Venise la
première fourchette à l’occasion de son mariage
avec le fils du doge Pietro Orseolo. Les familles
nobles de Venise imitèrent vite la mode nouvelle,
bien que l’Église y fût d’abord opposée. A la fin
du xuic siècle, la fourchette a traversé
l'Italie; elle est rendue en France, elle
figure dans les inventaires.
Toutefois cet instrument nouveau
était très rare; il n’existait que chez
les grands seigneurs et servait uni-
quement à prendre | quelques mets
exceptionnels, les fruits et, en parti-
culier, les mûres.
Gaveston, favori de Richard II, pos-
sédait trois fourchettes à fruits et son
inventaire indique soixante-neuf cuil-
lers. Lafemme d’Edouard Ier, Eléonore
de Castille, en possédait une d’argent
à manche d’ébène et ivoire. Ces four-
chettes se plaçaient dans une sorte
de gaine, désignée dans les inventai-
res comme « étui à fourchettes »;
elles étaient en or, en argent, ou tout
simplement en fer.
Peu à peu cependant leur usage
s’étendit à toutes les préparations
culinaires solides. Henri 111, à la
fin du xiv° siècle, provoqua uni' vé-
ritable explosion d’indignation en s’en servant
<656
LE MAGASIN PITTORESQUE
publiquement pour manger la viande. C’est, ce
que nous apprend un pamphlet de 1589, intitulé
Vile des Hermaphrodites. « Premièrement, y est-il
dit, ils ne touchaient jamais la viande avec les
mains, mais avec des fourchettes ; ils la portaient
jusque dans leur bouche en allongeant le col et
le corps sur leur assiette. Ils prenaient avec des
fourchettes, car il est défendu en ce pays-là de
toucher la viande avec les mains, quelque diffi-
cile à prendre qu’elle soit, et aiment mieux que
ce petit instrument fourchu touche à leur bouche
que leurs doigts. » Il est assez curieux de voir
Fourchette du xvi° siècle.
tourner en dérision un acte qui nous semble
aujourd’hui si naturel.
Les nombreuses fourchettes du xvie siècle et
du début du xvne siècle exposées dans nos
musées sonl à deux dents seulement et leur
manche articulé peut, en général, se plier. On les
enfermait encore dans des gaines souvent ornées
d'une façon très luxueuse et renfermant de nom-
breuses pièces. Le duc de Montausier aurait,
paraît-il, contribué beaucoup' à répandre l’emploi
de la fourchette en France.
Au début du xvme siècle, en Angleterre, la
fourchette est à trois dents avec un manche en
forme de pied de biche; celles en argent sont
très rares. Les nobles seuls en possèdent.
La quatrième dent apparaît sous Georges II ; en
même temps 1 ustensile prend la forme générale
qu'il a conservé jusqu’à nos jours. Il s’orne de
ciselures, son manche est court et s’aplatit en
s’éloignanl des fourchons. Plus tard, il devient
plat partout et spatule. Sous Louis NY, il s’allonge
et prend la forme violonnée qu’il possède encore
actuellement.
L emploi de la fourchette pour remuer la salade
remonte au début du xvn0 siècle. Certains cou-
verts à salade de celte époque sont de petites
merveilles d’élégance et de bon goût.
Couvert en argent du xvme siècle.
Aujourd’hui les couverts d’argent ou de mail-
lechort argenté par la galvanoplastie sont extrê-
mement communs et revêtent des formes banales.
Longtemps obtenus à l’aide de forgeages et
d’emboutissages successifs par des matrices et
des poinçons disposés de manière à donner aux
pièces les formes voulues sous Faction du mar-
teau, les couverts ont été fabriqués ensuite à
l’aide du balancier. En 1839, Allard, de Bruxelles,
imagina de les obtenir par laminage, et sa mé-
thode fut importée en France, en 1840, par un
orfèvre parisien du nom de Denière. Le laminage
est partout adopté aujourd’hui.
G. ANGERYILLE.
IiE PARAIS ÜOHGCHAPP
Le Palais Longchamp, à Marseille, est l’un des
termes de la superbe promenade qui, partant du
Vieux-Port et de la Cannebière, se continue par
la rue Noailles, les allées de Meilhan, le cours du
Chapitre et le boulevard Longchamp. Étincelant
de lumière, il émerge peu à peu de la profondeur
ombreuse des platanes. L’œil découvre d’abord
le dôme principal, plongeant dans un golfe
d’azur, puis les deux colonnades incurvées, à
travers lesquelles rit le ciel, enfin les masses im-
posantes des deux ailes. Alors le monument
apparaît en son ensemble, chef-d’œuvre de ma-
jesté et de grâce, harmonieux et léger, vêtu de
pure lumière et d’ombre transparente et tout
« vivant » pour ainsi dire, par la chute retentis-
sante de sa cascade poudroyant en arc-en-ciel
dans les verdures.
Le Palais occupe tout l’horizon, mais ne l’en-
combre pas. Il s’élève comme un accident heu-
reux, une transformation opportune du paysage
et ne rappelle en rien ces gauches édifices posés
au centre d’une place comme un encrier sur une
table. 11 semble vraiment être sorti de terre.
Sa construction date de cette période de l’Em-
pire où le bâtiment « alla » si bien. M. de Montri-
cher venait d’amener à Marseille les eaux de la
Durance, et c’est sur la colline alors déserte de
Longchamp, à l'endroit même où venait aboutir
le nouveau canal, que la municipalité résolut
d’édifier un château d’eau. On eut l'idée d’élever
à la même place un Musée des Beaux-Arts et un
Muséum d’histoire naturelle. Dès 1859, le sculp-
teur bien connu du Lion de Belfort et de la Li-
berté de New-York, M. Bartholdi, alors âgé de
vingt-cinq ans, présenta quatre projets succes-
sifs, tour à tour modifiés et améliorés. L'idée
initiale du monument existait déjà dans les pro-
jets de M. Bartholdi, ainsi que le démontrent ses
dessins (1).
A la suite d’un rapport défavorable d’archi-
tectes parisiens, les projets de M. Bartholdi
furent abandonnés. En 1861, M. Espérandieu,
élève de Vaudoyer, fut chargé de présenter un
projet. Les travaux commencèrent sous sa direc-
(1) Voir la Revue YArt, 10 juin 1883.
LE MAGASIN PITTORESQUE
657
tion dès 1862, et le monument fut terminé sept
ans plus tard.
Une contestation s’éleva alors entre M. Bar-
tholdi et M. Espérandieu sur la propriété de l’idée
première du monument, laquelle consistait assu-
rément dans le fait de relier les deux édifices
principaux par une colonnade à jour. Cette que-
relle qui se poursuit encore entre M. Bartholdi
et les amis de feu Espérandieu sera très proba-
blement terminée cette année même par une
décision du tribunal de Marseille.
Le Palais Longchamp est divisé en trois par-
ties ; à gauche, le musée des Beaux-Arts, au
fort vastes, au premier palier desquels ont été
marouflées sur le mur, vis-à-vis l’une de l’autre,
les deux belles fresques de Puvis de Chavannes :
Massalia, colonie grecque et Marseille , porte de
l'Orient. La première de ces deux peintures
représente Marseille au temps de sa fondation.
La ville sort de terre, des pierres à demi taillées
gisent sur le sol encore couvert de gazon. Au
premier plan, quelques femmes sont occupées à
des travaux domestiques, un petit garçon couché
sur le ventre se réjouit à l’odeur d’un poisson
qu’on fait griller. A l'horizon, c’est la silhouette
du golfe Massaliète sur l’immobile outre-mer.
Le Palais Longchamp.
centre, le Château d’eau, à droite le Muséum
d’Histoire naturelle.
Le rez-de-chaussée du musée des Beaux-Arts
est occupé en grande partie par des ouvrages de
sculpture. Outre plusieurs œuvres des quatre
grands prix de Rome nés à Marseille, MM. Hu~
gue, Turcan, Allar et Lombard, on y remarque
un Portrait de Louis XIV, médaillon de marbre
par Puget, deux bas-reliefs de Chardigny et la
maquette du Monument aux morts, de Bartholomé.
Le conservateur actuel, M. Philippe Auquier, a
eu l'heureuse idée de rassembler en une salle,
dénommée salle Puget, les œuvres de sculpture
(moulages et originaux), de peinture, voire les
dessins d’architecture de l’illustre sculpteur.
C’est là qu’est exposée l’œuvre peut-être la plus
belle de tout le musée, c'est un Portrait de Puget,
peinture à l’huile que beaucoup lui attribuent
mais qui, vraisemblablement, pourrait être de
Laurent Fauchier. Dans les petites salles de
gauche du rez-de-chaussée, se trouvent des
tableautins et des dessins souvent médiocres.
On arrive au premier étage par deux escaliers
Marseille, porte de l'Orient, c’est la ville que nous
connaissons, aperçue du pont d’un navire où
d’exotiques passagers, vêtus de robes étranges
et de manteaux voyants, se tiennent, alanguis par
la fatigue du voyage. Détail curieux, et peut-être
inédit, Puvis de Chavannes, ainsi que le démon-
tre sa correspondance avec Espérandieu, peignit
ces deux fresques sans quitter son atelier de
Paris, et d’après les simples renseignements et
les croquis que l’architecte lui fournit.
Au premier étage sont situées les œuvres de
peinture les plus importantes. C’est ici que doit
se placer une observation qui, pour avoir été
réitérée, ne perd ni de sa force, ni de son actua-
lité. C’est par une ignorance peu commune des
conditions nécessaires à la conservation des
œuvres d’art que le musée des Beaux-Arts fut
placé au Palais Longchamp. L’humidité dont
l’air est saturé par suite du poudroiement des
eaux de la cascade est des plus défavorables au
bon entretien des tableaux. Une Famille de la
Vierge, du Pérugin, située juste en face de la
porte d’entrée, et qui tout en étant à l’honneur
658
LE MAGASIN PITTORESQUE
est bien plus sûrement au danger, a déjà subi
les désastreux effets de l'humidité. Il y a quel-
ques années, les panneaux de bois sur lesquels
elle est peinte se disjoignirent et l’on dut se
résoudre à confier le tableau au restaurateur. Le
tableau revint et fut religieusement — et admi-
nistrativement — raccroché à la même place où,
recevant à nouveau l'incessante bruine de la
cascade, il recommence à se détériorer.
Après la Famille de la Vierge , une des inspira-
tions les plus purement chrétiennes de l’école
ombrienne, il faut citer au premier rang, pour
les écoles italiennes, des Cavaliers vêtus à la ro-
maine, et un Portrait de Michel-Ange, de Jules
Romain; Saint Jean V Evangéliste, d’Andrea del
Sarto; la Noce au Village d’Annibal, Carrache; la
Madeleine, du Dominiqum; la Construction, de
l'Arche deNoé, duBassan; un Intérieur, du Cana-
letto ; un Ermite, de Salvator Rosa ; enfin un
Saint Jean V Évangéliste que, malgré la couleur
lourde et le dessin gauche, un critique peu scru-
puleux attribua à Raphaël.
Les écoles flamande et hollandaise sont mieux
représentées. En première ligne il faut nommer
deux panneaux de Rubens, V Adoration des Ber-
gers et la Résurrection dont l’authenticité ne sau-
rait être contestée. Ces deux œuvres datent de
l’époque où le fécond Flamand travaillait seul. Sur
la même paroi est accrochée une magnifique
Nature morte de Snyders, fort maladroitement
restaurée. Notons encore trois jolis tableautins
de Jean Miel, un délicat paysage bleu de Breughel
de Velours, un Ruysdaël presque méconnais-
sable, une grande composition de Gaspar de
Crayer : l'Homme entre le vice et la vertu, et deux
Van der Meulen provenant de la collection de
Surian.
Dans l’école française sont dignes d’être notés :
la Présentation au Temple, de Lesueur; l' Assomp-
tion et V apothéose de la Madeleine, de Philippe de
Champaigne ; la Vierge et V Enfant-Jésus, de Simon
Vouet; la Peste de Marseille, de De Troy, et, de
Nattier, Madame de Pompadour sous les traits de
l’Aurore.
Une salle tout entière est réservée aux artistes
provençaux anciens et modernes. On y admirait
les tableaux de Puget, à présent transportés dans
la salle du rez-de-chaussée, le Sauveur du Monde ,
le Baptême de Clovis et le Baptême de Constantin.
Viennent ensuite des œuvres de Pierre, d’Étienne
et de Joseph Parrocel, une esquisse d’allégorie
de Fragonard, une excellente petite marine de
Joseph Vernet, un Intérieur d'atelier de Granet,
trois admirables Études deportraits, de Ricard; des
Paysages, de Loubon et de Guigou, enfin les œu-
vres d’artistes provençaux encore vivants, Moutte,
Decanis, Montenard, Olive, Casile, Torrents.
Il est regrettable de constater que deux pein-
tres nés à Marseille, et tous deux placés aujour-
d’hui hors de pair parmi les coloristes, Gustave
Ricard et Monticelli, ne sont représentés au musée
de leur ville natale, le premier que par trois por-
traits dont deux inachevés, le second que par une
« croûte » indigne du maître que Diaz considé-
rait comme son égal.
Nous ne saurions quitter le musée des Beaux-
Arts sans mentionner tout spécialement un mys-
térieux portrait, dont l’auteur et le modèle sont
jusqu’ici demeurés inconnus. On le désigne sous
le nom de l'Homme à la ganse jaune. C’est une
figure d’homme jeune, à l’expression à la fois
voluptueuse et brutale, traitée dans la manière de
Sébastien Bourdon.
Le premier étage du musée communique de
plain-pied par la galerie située entre les deux
rangs de colonnes avec le premier étage du Mu-
séum d’histoire naturelle. Le panorama que l’on
découvre de cette galerie est d’une étendue et
d’une variété peu communes. C’est un vaste
cirque de collines que ferment, comme une
perle auprès d’un saphir, Marseille tout enve-
loppée de vapeurs et de fumées, et la mer étin-
celante.
Les collections les plus riches que renferme le
Muséum d’histoire naturelle ont trait surtout à la
conchyliologie, à l’ornithologie et à la paléonto-
logie. La faune marine méditerranéenne est
d’une grande richesse,, mais elle ne peut être
dans son ensemble offerte au grand public, qui ne
comprend pas aisément la nature ni l’aspect d’un
invertébré conservé dans l’alcool. La collection
des coquilles de la Méditerranée est cependant
intéressante, ainsi (pie celle des échinodermes du
golfe de Marseille.
Telles sont, avec les groupes de Cavalier et les
animaux de Barye, situés à l’entrée des jardins,
les principales richesses de ce château Long-
champ, dont on peut dire, — chose rare en
architecture — que le contenant est plus beau
que le contenu. Il compose, avec l’Hôtel de ville
et la Cathédrale, l’ensemble un peu mesquin de
monuments dont s’enorgueillit l’antique Mar-
seille. A lui seul, il suffirait à démentir, au moins
en partie, la boutade dont Méry saluait sa ville
natale : « Ville antique qui n’a rien d’antique,
belle ville qui n’a rien de beau, elle a fait un
voyage de 'i 000 ans à travers l’histoire, et elle
est arrivée, n’ayant conservé que son nom,
comme le navire Argo. »
Richard CANTINELLI.
L’humoriste relève à propos le côté sérieux des choses
sérieuses.
Pour travailler avec conviction, il faut travailler pour
d'autres que pour soi.
On traite volontiers d’insensibles ceux qui ne sentent
pas de la même façon que nous.
Une piqûre d'aiguille au bout des doigts d'une femme
nous plaît mieux qu'une tache d’encre.
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LE MAGASIN PITTORESQUE
659
lift CHOIX DU CipTIÈ^E DE PAGflŸ-Iifl-ŸIMiE (Côte-d’Or) .
En 1872, (p.
249), le Maga-
sin Pittoresque
adonné d’après
un dessin de H.
Clerget, une
gravure repré-
sentant l’église
ou plutôt la re-
marquable
chapelle de Pa-
gny-le-Château
ou Pagny-le-
Brûlê (Côte-
d'Or).
Pagny - la -
Ville, ou Pa-
gny - l'Eglise
dépendait de
Pagny- le -Châ-
teau dont le
Magasin Pitto-
resque a résu-
mé l’histoire.
Pagny-la-Yille
est une localité
fort ancienne,
où l’on rencon-
tra au moyen
âge des sque-
lettes, sans cer-
cueils, nom-
breux et en
couches super-
posées, des
agrafes, des
vases, etc.,
tous de l'ère
mérovingienne, découverts de 1793 à 1819 et
même depuis.
Devant l’église qui mériterait une description
spéciale se trouve, au cimetière, une croix remar-
quable, en pierre et mesurant 13 mètres de
hauteur.
Le piédestal présente la forme d’un cylindre
La croix du cimetière de Pagny Îa-Yille.
de gros calibre
orné de côtes
en spirales ou
torsades d’un
grand effet, et
je le crois assez
rare, à raison
de sa forme et
de sa dimen-
sion. D’un cou-
vre-chef, orné
d’une frise qui
entoure cette
sorte de cha-
piteau, s’élance
un fût élégant,
relativement
mince, con-
tourné en spi-
rale ou hélice
et continuant
la forme du
piédestal forte-
ment allongée.
Àccollé au
s o m m e t d u
couvre-chef on
voit, sur une
console ornée,
un religieux à
genoux, priant,
les yeux tour-
nés vers le
Christ. Le fût
de la colon-
nette est arrêté
par un autre
couvre-chef de-
petite dimension et surmonté d’une croix peu
ornementée.
La gravure ajoutera à cette description som-
maire les détails que l’archéologue pourrait dé-
sirer.
Ern. SERRIGNY.
LA fORÊJ pÉ JRIFIÉE
La section américaine de l’Exposition, aux Inva-
lides, renfermait de fort curieux spécimens de
bois fossile. Le naïf campagnard et même bon
nombre des citadins qui s’égarèrent dans ce coin
un peu sombre s’arrêtaient étonnés devant ces
panneaux de toutes dimensions, revêtus des plus
brillantes couleurs et qu’on eût dit formés d’une
mosaïque des marbres et des onyx les plus rares.
Tables, panneaux, presse-papiers, petits meubles,
étaient simplement garnis de plaques découpées
dans des arbres fossiles provenant d’une forêt
pétrifiée découverte aux Ébats-Unis, dans le
territoire apache, à Arizona.
Les forêts pétrifiées ne sont pas très coinmu-
660
LE MAGASIN PITTORESQUE
nés, cependant on en rencontre à peu près dans
toutes les parties du monde. En Égypte et en
Algérie notamment, on en connaît des gisements
importants mais aucun d'eux n’atteinl l’étendue
de la forêt d’Arizona et surtout la richesse de
coloration de ses arbres. Ces vestiges d’un temps
très éloigné, mais dont on n’a pu encore déter-
miner exactement l’époque, se rencontrent géné-
ralement dans des régions fort stériles, la forêt
d'Arizona, en particulier, gît sur un plateau situé
à 5500 pieds d’altitude qui forme le centre d’une
des parlies les plus désolées de l’ouest des États-
Unis. Selon les géologistes, le lieu d’origine de
cette forêt était situé à une altitude beaucoup
plus grande, et c’est à la suite de nombreux bou-
leversements de la croûte terrestre que les arbres
seraient venus s’échouer dans leur état fossile à
l’endroit où on peut les voir à présent. A part
quelques cotonniers et quelques cèdres qui envi-
ronnent la stalion la plus voisine du gisement,
on ne rencontre, dit Scientific American qui
nous fournit ces détails, aucune végétation
vivante dans ces régions : c’est le désert dans
toute son horreur.
Le plateau sur lequel reposent les arbres est
divisé en un grand nombre de petites gorges,
l’eau se rencontre à une faible profondeur et l'on
suppose que divers cours d’eau souterrains cir-
culent sous cette nappe aqueuse. Les arbres sili-
cifiés ont été reconnus être des araucarias; ils
sont dispersés dans toute la région. La majeure
partie des arbres découverts est composée de
fragments de troncs gisant sur le sol; quelques-
uns d’entre eux cependant sont restés dans la
position verticale. Presque tous sont totalement
pétrifiés; ce ne sont plus des arbres, ce sont des
fûts de colonnes brisées. Toute apparence de
bois a complètement disparu à l’encontre de ce
que l’on constate d’habitude, notamment dans les
arbres de la forêt égyptienne où l’on retrouve
des racines, des branches et où l'on parvient
même à distinguer sur l’écorce les piqûres de
vers. Les arbres de l’Arizona sont dépourvus
d'écorce, celle-ci a disparu, elle a été remplacée
par une couche de sable et de gravier qui s’est
accumulée lentement sous l’action des siècles.
La forêt pétrifiée d'Arizona comprend trois
centres d’accumulation d’arbres siliciliés. Dans
chacun d’eux on trouve des billes et des troncs
mesurant depuis quelques centimètres jusqu’à
1 m , 5 0 de diamètre. Certains de ces troncs ont
plus de 15 mètres de longueur ; l’un d’eux
même forme un pont naturel de plus de trente
mètres à partir du point où il émerge de terre.
D’après divers fragments retrouvés, on peut éva-
luer à 150 ou 200 pieds la longueur de ces arbres
lorsqu'ils étendaient leur puissante ramure sous
le ciel antédiluvien.
Les sections pratiquées parallèlement à la base
de l’arbre donnent des tranches brillamment
teintées de jaune, de rouge, de bleu et de toutes
les variétés de teintes qui peuvent résulter de la
combinaison de ces trois couleurs. Ces teintes,
lorsqu’elles sont avivées par le polissage, produi-
sent un effet merveilleux. Ce n’est plus un arbre
que l'on a devant les yeux, ce sont des plateaux
de jaspe, de chalcédoine et d’agate. Le polissage
d’une section de tronc est une opération très
pénible et fort longue qui justifie le prix élevé des
objets préparés avec le bois fossile. Les visiteurs
de cette forêt enchantée n’ont pu résister au
désir d’emporter quelques morceaux et de pos-
séder quelques-uns de ces jolis cristaux de quartz
que l’on rencontre fréquemment au cœur même
de l’arbre. Le marteau, la hache, les explosifs
même ont été mis en œuvre, et les plus beaux
fragments ont été détruits. A en juger d’après
les vestiges du passé que l’on retrouve’dans toute
la région, les Indiens et peut-être même ies
habitants préhistoriques ont su tirer parti de la
dureté du bois siliciflé; ils ont mis à contribution
la vieille forêt et en ont extrait des haches, des
pointes de flèches’et des couteaux.
L’industrie moderne ne pouvait manquer de
chercher l’utilisation de ces bois pétrifiés; quel-
ques manufacturiers ont essayé de les employer
aux lieu et place de l’onyx dans les arts du bâti-
ment, du meuble et la joaillerie. On peut voir
des tables, des buffets, des dressoirs, des bijoux,
des pavages de vestibule, etc., dont l’élément
principal est fourni parle bois fossile. Une société
s’était même constituée et avait installé sur
place un moulin pour transformer les arbres en
une poudre destinée à remplacer l’émeri ; heu-
reusement pour les géologues et les amateurs
de pittoresque, cette société a dû cesser son
exploitation au bout de quelques années.
C’est vers 1853 que la forêt d’Arizona fut signa-
lée à l’attention des voyageurs, mais peu de tou-
ristes l’ont visitée à cause de l’aridité du pays et
de la difficulté de voyager à travers ces gorges
et ces monticules séparés par d’étroits ravins.
Les volcans ont été nombreux dans cette région;
c’est à eux que l'on attribue sinon la pétrification
du bois, du moins la conservation de la forqt qui
se serait trouvée recouverte de cendres et de
lave. Dans certains endroits, les arbres sont bra-
qués comme de gigantesques canons qui défen-
draient l’accès du plateau; dans d’autres, ils sont
empilés ainsi que dans un chantier de bois.
Quelques-uns produisent à distance l’effet de
grandes roues. Le soleil qui déverse abondam-
ment sa lumière sur tous ces blocs en avive les
couleurs, et le voyageur se croirait volontiers
transporté au pays des fées si l’aridité du sol ne
venait le rappeler à la réalité.
La plus grande curiosité de l’endroit est le pont
naturel déjà mentionné et le rocher de l’aigle,
monticule surmonté d’un fût couronné lui-même
d’un amas pierreux présentant l’aspect d un aigle
aux ailes éployées. Le pont est formé d'un im-
mense tronc qui s’étend entre deux monticules
LE MAGASIN PITTORESQUE
661
et que l’on suppose n’avoir jamais été déplacé de
l’endroit où il s’est abattu. Le centre de l’arbre
est complètement silicifié, l’extérieur est recou-
vert d’une sorte de ciment sablonneux. Au mi-
lieu il mesure plus de trois mètres de circonfé-
rence; il est assez large pour remplir en toute
sécurité l’office d’un pont et offrir un passage non
seulement à l’homme, mais encore à une mule au
pied assuré.
La forêt pétrifiée d’Arizona est une des plus
intéressantes curiosités naturelles du Nouveau
Continent. 11 eût été fâcheux que la rapacité de
quelques individus en provoquât la destruction.
Le gouvernement des États-Unis a été saisi à
temps de la question et il a pris les mesures né-
cessaires pour assurer la conservation de cette
forêt en créant une réserve nationale semblable
à celle qui constitue le parc de Yellowstone.
Albert REYNER.
w
LE SAULE CURIEUX
Un saule triste et moussu
A l’échine irrégulière.
Comme un grand vieillard bossu,
Se penche sur la rivière.
Ses racines aux gros nœuds,
Lamentables, mi-séchées,
Sur le talus sablonneux,
Ont l'air de mains accrochées.
Et le sommet de son tronc,
Dont les rameaux se flétrissent,
Semble un gigantesque front
Où des cheveux se hérissent 1
O vieux saule courbatu,
Que ta pose est singulière !
Pourquoi donc, pourquoi t’es-tu
Tant penché sur la rivière ?
Fut-ce pour voir un matin,
Des vols bleus de demoiselles,
Dans un froufrou de satin
Se poursuivre à toutes ailes?
Fut-ce, en quelque soir nacré,
Pour guetter sur l'eau pâle, une
Fleur de nénuphar sacré
Qui s'entrouvrait sous la lune ?
Non, vieux saule au chef branlant !
Tu dus voir, je conjecture,
Pour attraper dans le flanc
Une telle courbature,
Un tableau plus sérieux
Que des nénuphars moroses,
Et plus beau que tous les cieux
Pleins d'astres blancs, bleus ou roses !
Ce fut sans doute Lison
Ou Margot, la lavandière,
Qui trempait le bout de son
Pied menu dans la rivière.
Jean RAMEAU.
Le travail qui fournit le nécessaire, la philosophie qui
apprend à se passer du superflu, voilà la véritable richesse.
La coquetterie est l’esprit de la beauté, et l’esprit, la
coquetterie de l’intelligence. Alexandre Dumas.
LE RÊVE D’UN JOUR D’AUTOMNE»1
NOUVELLE
III
— J'aurais bien envie plutôt de t’embrasser
que de te gronder, mon pauvre garçon, dit
Mme Bureau, maintenant que je sais les causes
légitimes de ton retard. Et j’aurais bien mauvaise
grâce à t’en vouloir d’avoir exposé mon déjeuner
à quelque accident, dont la diligence de Victorine
l’a préservé, d’ailleurs, puisqu’une si merveilleuse
occasion de bonheur te retenait loin de moi.
Robert se leva et vint embrasser sa marraine,
affectueusement, sur les deux joues.
— Marraine, lui dit-il, vous êtes la femme la
plus délicieuse que je connaisse.
Cette caresse, ces tendres paroles achevèrent
d’attendrir Mm0 Bureau. Elle poursuivi! :
(1) Voirie Magasin Pittoresque, numéros des 15 septem-
bre et ï‘,r et 15 octobre 11)00.
- Je sais trop, mon pauvre enfant, combien
le bonheur est un gibier rare, dans cette chasse
réservée de la vie, si jalousement gardée par la
douleur, pour te reprocher d’avoir saisi l’occasion
d’y braconner, en passant. Et si j’ai commencé par
te taquiner un peu, c’est que je m’étais promis
de m’égayer de quelque fredaine que je te prêtais
gratuitement.
— Je vous en prie, marraine, ne vous excusez
pas. Vos plaisanteries ont tant do bonne grâce
que je serais bien sot de n’en pas rire avec vous.
— Il ne s’agit plus de rire, protesta Mme Bu-
reau, mais bien de parler sérieusement.
Le récit de Robert l’avait émue délicieusement.
Une tendresse passionnée dilatait la jeunesse de
son cœur, survivante à son renoncement pré-
maturé à loute joie personnelle. Elle avait quel-
ques raisons de penser, d’après quelques détails
du portrait de la jeune fille, par son filleul, que
6(12
LE MAGASIN PITTORESQUE
cette aventure, au lieu d’être tinie, n’en était qu’à
son prélude. Elle poursuivit :
- Tu ne peux pas t’imaginer, mon pauvre
Robert, la joie que lu viens de me donner, en te
montrant à moi, tel que tu es. Tu m’apparais si
différent, maintenant, des tristes jeunes gens
d’aujourd’hui, et, mon Dieu, de ceux de tous les
temps. Tu es resté capable d’impressions sin-
cères. Tu as conservé toute la fraîcheur de ta
sentimentalité. Mais tu es un vrai jeune homme,
mon cher enfant !
- J'avoue, en effet, dit Robert, avec une into-
nation et un sourire un peu confus, qu’il me
reste encore quelque candeur.
Tu as tout ce qu’il faut, reprit, avec feu,
Mrae Dureau, pour donner, à une jeune fille, plus
de bonheur qu’elle n’en mérite, il faut te marier,
mon beau filleul.
— Tout de bon, marraine, s’exclama Robert,
en riant ! Il faut me marier?
— Avec le cœur que tu as, tu n’as déjà que trop
tardé.
- Vous venez de me dire, pourtant, que vous
parliez sérieusement. El vous m’adressez, de
sang-froid, la pire plaisanterie. Marraine, ce n’est
pas bien.
- Mais, puisque tu as les meilleures qualités
pour être un mari excellent.
— Et vous me punissez de ces qualités, en me
passant au cou, sans délai, les chaînes du ma-
riage ?
- Tu vas me supplier, toi-même, dans un mo-
ment, de hâter l’heure de ton entrée en esclavage.
— Alors, votre déjeuner était un piège où je
suis venu me prendre innocemment.
- Ne dis pas de mal de mon déjeuner, ou je
ne t’invite jamais plus. Encore une goutte de
pomard?
— Je crois bien. 11 est délicieux.
— Gourmand !
Durant tout le récit de Robert, ils s’étaient
attardés aux friandises du dessert. Ils avaient si
bien perdu la notion du temps que Victorine,
perplexe de ne pas être appelée, avait pris le
parti de se présenter, d’elle-même, à la porte de
la salle à manger.
- Vous pouvez desservir, ma tille, dit Mm0 Du-
reau. Et vous apporterez ici le café.
Robert Cormeille alluma un cigare, et Mme Du-
reau se leva pour venir jusqu’à une fenêtre qui
prenait vue sur le jardin. Ils se turent, l’un et
l’autre, pendant que Victorine vaquait à son
office. A travers la vitre, Mme Dureau contempla
le ciel et sa pâle clarté épandue sur les verdures.
Et les frissons de lumière argentée sur leurs
masses tachées de rouille avaienl la grâce mé-
lancolique et la sérénité d’un sourire de femme,
naguère jolie, et résignée à laisser s’évanouir les
■derniers vestiges de sa beauté. Ses yeux s’attris-
tèrent involontairement, à la vue des fleurs au-
tomnales du jardin. Les héliotropes, les roses
frileuses et décolorées, l’échevèlement d’or
bruni, de blanc, de lilas clair, de mauve rosé, des
chysanthèmes, ne lui montraient qu’un éclat
refroidi. Quelle différence, songeait-elle, avec
les nuances fulgurantes et chaudes des fleurs
d’été ! Elle percevait jusqu’à leurs frissons furtifs,
sous l’haleine, tiède à peine, des brises qui fai-
saient pleuvoir sur elles de rares feuilles mor-
dorées en une chute muette et lente. La joie
même du déjeuner délicat s’ensevelissait à demi,
déjà, dans les ombres qui absorbaient la grisaille
bleuie de la lumière et éteignaient les scintille-
ments de l’argenterie dans la salle à manger.
L’effleurement de toute cette tristesse ambiante
refroidit sensiblement l’exaltation de Mme Du-
reau, surexcitée par la bonne chère et le récit
passionné de son neveu. L’animation de son teint
et l’enjouement de sa figure se fondirent dans la
gravité bienveillante qui lui était habituelle. Elle
revint vers Robert. Il paraissait béatement re-
cueilli dans la contemplation de la fumée Je son
cigare. Et peut-être voyait-il planer dans ses
spirales aériennes, telle qu’une jeune déesse des
mythologies surannées, la forme d’une jeune
tille, aux yeux bleus, à la fois farouches et mo-
queurs. Peut-être ne savourait-il que la bonne
odeur de son cigare mêlée à l’arome subtil du
café, qui s’évaporait des tasses où il tiédissait.
Victorine venait de fermer la porte derrière elle,
discrètement.
Robert ne put s’empêcher de remarquer l’alté-
ration légère du visage de sa tante.
— Marraine, lui dit-il d’un ton câlin, qu’avez-
vous? Quelque, chose vient de vous affliger?
Elle eut un sourire un peu figé d’amertume.
— Ce n’est rien, dit-elle, mon cher enfant.
C’est la sensation de cet automne qui vient de
me saisir tout à coup. Des souvenirs m’ont endo-
lorie, comme toi, tout à l’heure tes rêves.
— J’ai été maladroit de vous révéler si com-
plaisamment ces bouillonnements de nia jeu-
nesse.
Elle sourit plus vaillamment.
- Mais non, dit-elle, mais non. Ton ébullition
m’a ragaillardie. Et tu sais bien que je raffole de
tes histoires de jeune homme.
- C’est pour cela que vous vous disposez à y
mettre un terme?
— Ne fais donc pas fi du mariage, surtout s’il
doit réaliser ton rêve le plus ardent.
— Mais je n’en ai plus de rêves. Il s’est enfui,
volatilisé, évanoui, mon rêve de ce matin.
- Bon. Sérieusement, pour épouser la jeune
tille que tu aimerais, exigerais-tu, essentielle-
ment qu’elle fût riche?
— Eh! la richesse ne nuit pas, communément,
à la beauté.
— Tu as, toi -même, une fortune très conve-
nable. Et, s’il le fallait, pour obtenir l’amour
d’une jeune tille que tu aimerais ardemment, tu
pourrais fort bien l’épouser sans dot.
LE MAGASIN PITTORESQUE
663
— Sans dot, marraine? Oh! oh! sans dot?
— Ta moquerie est insupportable, Robert.
Parlons donc d’autre chose. Mais tu n’accuseras
que toi si je te prive de la plus grande joie que
tu puisses désirer en ce moment .
— Malheureusement, dit Robert, devenu grave
subitement, la seule joie que je désirerais n’est
pas en votre pouvoir.
— C’est ce qui te trompe.
— Vous connaîtriez la jeune tille que j’ai ren-
contrée, ce matin?
— Tu dis qu’elle avait une robe mauve?
— Et un mantelet de même étoffe, bordé de
dentelle blanche. Grande, mince, onduleuse, des
cheveux de soleil sous un chapeau enrubanné de-
grandes ailes roses, et la plus délicieuse figure
que puissent éclairer deux yeux bleus, deux yeux
de lumière céleste !
— Mon Dieu! comme tu prends feu ! Mais il
ne faut pas que tu la revoies, alors.
— Mais, au contraire, marraine...
— Je te connais. Tu lui ferais la cour.
— Le beau malheur! puisque je l’aime !
— Tu l’aimes! tu l’aimes! Pas jusqu’à l’épou
ser?
— C’est d’elle que vous vouliez me parler?
Oh! mais je l’épouse. Je l’épouse, sans dot.
— Tu me jures que tu ferais cela?
— Je vous en donne ma parole d’honneur!
J’ai assez de fortune pour deux. 11 faut cependant
que cette jeune tille soit parfaitement honorable,
comme je le crois, et aussi que je puisse m’en
croire aimé. A en juger par notre première ren-
contre, il est à craindre que je n’aie pas l’heur
de lui plaire beaucoup.
— Puisque tu en es si passionnément épris, tu
feras ton métier d'homme, en lui inspirant du
goût pour toi... Elle est allée, dis-tu, dans une
villa isolée au-dessus de Sèvres?
— Parfaitement. Dans la rue... une rue mal
pavée... rue de la Justice.
— Elle allait déjeuner chez Mme Noirtin et don-
ner une leçon de piano à ses deux petites filles.
- — Marraine, je devrais vous prendre pour une
bonne fée, si je ne m’apercevais, depuis long-
temps, que vous connaissez parfaitement mon
inconnue.
— Je la connais. Et je l’aime presque autant
que toi, mon cher enfant. Je peux même ajouter,
■si elle est allée chez Mmo Noirtin, qu’elle viendra,
ici, avant de rentrer à Paris.
— Pas possible ! Vraiment? Mais il y a donc,
quelquefois des féeries qui se réalisent?
— Celane dépend plus que de toi, maintenant.
— Obi et d’elle. Je crains de l’avoir si mal
impressionnée.
— Je l’ai priée de venir me prendre un cha-
peau, pour le donner à arranger à ma modiste,
à Paris. Et...
La sonnette de la grille retentit, dans le silence
du jardin.
— ... Et la voilà, acheva Mme Dureau, dont ce
coup de sonnette avait laissé la phrase en sus-
pens. Tu ne peux pas te plaindre que le hasard te
serve mal, aujourd’hui.
Au coup de sonnette de la grille, Robert n’avait
fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre. Mais il eut la
précaution d’en tirer un peu le rideau sur lui, de
crainte que sa présence inattendue fit fuir la
jeune tille. La joie de la revoir, alors qu’il la
croyait à jamais disparue de sa vie, le transpor-
tait. Mais l’appréhension du mauvais accueil
qu’elle pourrait lui faire l’angoissait. Et il éprou-
vait encore une obscure inquiétude de la coïnci-
dence presque concertée des petits événements
qui s’enchaînaient l’un à l’autre et le jetaient, de
surprise en surprise, depuis le matin.
— C’est bien elle; c’est ma jeune fille, dit-il,
sous le coup des sentiments divers qui l’agitaient.
— Ah ! tu vois, dit Mme Dureau. Je peux même
te dire son nom, maintenant, si lu liens à le sa-
voir.
— Je crois bien.
La porte venait de s’ouvrir et livrait passage à
la jeune tille. Mais à la vue du jeune officier, elle
étouffa un cri de surprise, et faisant mine de se
retirer, elle dit :
— Je vous demande pardon, Madame.
— Entre donc, mon enfant, dit Mma Dureau, de
sa bonne voix cordiale. Ce hussard te fait peur?
Il n’est pas bien terrible, va. Et regarde-le. Il n’est
pas moins gêné que toi.
Cependant Robert se tenait près de Mme Du-
reau.
— Présentez-moi à Mademoiselle, dit-il à mi-
voix.
— Allons, viens, Lucienne, ordonna douce-
ment Mme Dureau.
Et les tenant par la main, l’un en face de l’au-
tre, elle ajouta :
— Le lieutenant Robert Cormeille. Mademoi-
selle Lucienne Gasq.
Les deux jeunes gens s’inclinèrent l’un devant
l’autre. Après quoi, Robert dit :
— Gasq? Gasq? Mais ce n’est pas la première
fois que j’entends votre nom, Mademoiselle ? 11
me semble que nous nous connaissons déjà.
— Oh ! moi, je connais votre nom, depuis long-
temps, répondit Lucienne. Et je peux même dire
que je vous reconnais.
— Je crois bien, intervint M,ne Dureau. Tu as
joué, avec Lucienne, il y a une douzaine d’années,
quand ton oncle commandait les chasseurs à
Saint-Germain.
— Mais, parfaitement, ajouta Robert, Votre
père, Mademoiselle, occupait un poste élevé dans
l’administration d’une Compagnie de transports
maritimes.
- Papa est mort, depuis trois ans, dit Lu-
cienne, sur un ton subitement voilé, et en bais-
sant les yeux, sous le regard de soudaine com-
passion que Robert avait levé sur elle.
664
LE MAGASIN PITTORESQUE
Mme Bureau indiqua du geste un siège à
Lucienne. Et, assise près d’elle, elle dit à Robert
demeuré debout et absorbé dans une ardente
contemplation de la jeune fille.
- M. Gasq avait une bonne position. Mais s’il
donnait une belle aisance à sa famille, il ne lui
en laissa guère, à sa mort. Depuis, sa veuve et sa
tille ont été réduites à travailler pour gagner leur
vie. Mme Gasq tient la comptabilité dans une
grande maison de modes ; et Lucienne donne des
leçons de piano ou de cbant toute la journée, à
travers Paris et même dans la banlieue. Voilà
comment, mon cher Robert, la petite bile que tu
faisais jouer il y a une douzaine d’années, dans
mon jardin, se trouve, aujourd’hui, quelquefois
seule dans les trains du chemin de fer de Cein-
ture, où elle provoque, sans le vouloir, les extra-
vagances des lieutenants de hussards qui l’admi-
rent sans la reconnaître.
Robert avait espéré que sa marraine lui évite-
rait le malaise d’une explication immédiate. Mais
l’excellente femme savait trop quelle urgence il
y avait à dissiper tout nuage, entre Lucienne et
Robert, s’il y en avait, pour avoir résisté au malin
plaisir de mettre son filleul dans l’embarras. Aux
dernières paroles de Mme Bureau, le jeune lieute-
nant avait rougi, tandis que le joli visage de
Lucienne s’était éclairé d’un sourire de charmante
moquerie. Ce sourire enhardit Robert, qui triom-
pha de sa confusion.
- Ma marraine me rappelle, fort à propos,
Mademoiselle, que je dois vous présenter mes
excuses, pour ma conduite incohérente de ce
matin.
Lucienne était intelligente. Elle avait une grande
franchise naturelle et cette inaltérable bienveil-
lance envers la vie, qui est le fond propre du
caractère bon vivant. Elle ne sut pas réprimer un
éclat de rire spontané, au souvenir de l’ahurisse-
ment de la figure de Robert, au moment où il
avait cru continuer avec elle une conversation
qu’il n’avait entamée qu’avec lui-même.
J’ai dû vous paraître bien ridicule. Et je
mérite bien votre moquerie. Mais vous avez été,
aussi, un peu complice de mon égarement gro-
tesque. Il n’est pas étonnant qu’à vous voir, jolie
comme vous l’êtes, quand on n’est pas prévenu,
on perde un peu la raison.
Lucienne s’inclina, cessa de rire, et même rou-
git un peu, sous la délicatesse flatteuse de ce
compliment.
— Je ne suis pourtant pas si coupable que
j’ai pu le paraître, vous le reconnaîtrez vous-
même, marraine. Si j’avais regardé Mademoi-
selle plus attentivement, plus effrontément, j’au-
rais fini par la reconnaître. Et je ne me serais pas
abandonné aux excentricités qui lui auront donné
une mauvaise impression de moi.
— C’est ce qui aurait été regrettable. Les bizar-
reries de votre rencontre auront mieux, ainsi,
.gravé votre souvenir dans vos mémoires. L’image
de cette matinée, quand vous aurez vieilli, char-
mera vos heures d’isolement.
Oh! moi, protesta Robert, j’en garderai le
souvenir du rêve le plus enchanteur de ma vie.
- Le rêve d’un jour d’automne, dit la voix un
peu dolente de Mme Dureau ! Et toi, petite?
— Oh! moi, Madame, dit gaiement Lucienne,
je me souviendrai qu’on peut se heurter à des
romans un peu partout. Seulement, les jeunes
filles de ma condition doivent fermer les yeux
sur les romans que la vie s’amuse à leur offrir.
Lucienne, voyant Mme Bureau debout, s’était
levée. Et ses gestes lents, en prononçant ces der-
nières paroles, exprimaient une touchante lassi-
tude. Le pli de résignation, que ses paupières
baissées imprimèrent à la grâce fleurie de son
visage, achevèrent d’attendrir Robert, qui lui dit
gravement :
- Vous auriez tort, Mademoiselle, de chasser
tous vos rêves, uniformément. Si vous ne pou-
vez les atteindre tous, il en est qui peuvent s’of-
frir à portée de votre main,
- Viens, mon enfant, dit Mme Dureau à Lu-
cienne ; je vais te remettre ce chapeau.
Lucienne s’inclina devant Robert, qui se courba
profondément et chercha à s’emparer de sa
main. Mais elle s’était déjà reculée vers la porte
de la salle à manger.
Mme Dureau se retourna vers lui, et lui dit :
— Tu m’attends ici, Robert?
— Mais, marraine, répondit-il, sa montre à la
main, il va être l’heure de prendre le train. Et si
vous vouliez le permettre...
- Oui, oui; je te comprends. Tu voudrais pou-
voir rentrer à Paris avec Lucienne? Non, mon
garçon. Je te garde jusqu’au train qui suivra le
sien. Je te condamne à me tenir encore compa-
gnie.
— L’obligation me sera douce, marraine.
IV
— Il est furieux que je le retienne, dit Mmu Du-
reau, à Lucienne, après avoir refermé laporte qui
donnait accès de la salle à manger dans le salon.
Mais il a bon caractère. Il sail prendre en riant
une contrariété. Il a dû t’exaspérer ce matin,
dans le train?
— Il n’est pas sujet, quelquefois, à des accès
de... déraison, demanda Lucienne posément au
lieu de répondre ?
— Voyez-vous cette petite fille, qui veut se faire
dire que les gens deviennent fous, à sa vue! Non,
ma chère enfant, Robert a toujours joui de toutes
ses facultés. Et vas-tu le mal juger parce qu’il n’a
pas su maîtriser son admiration pour toi? Tu ne
le trouves pas beau, mon filleul? Il ne vient pas
d’être charmant pour toi?
Félicien PASCAL.
(A suivre.)
LE MAGASIN PITTORESQUE
(365
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
11 est regrettable que l’on ne mette pas en vente,
chaque année, sous forme d’édition populaire, le rap-
port rédigé sur les chapitres du budget des Beaux-Arts
par un député. La prose n’y a pas toujours, en soi,
une grande valeur littéraire, et fréquemment des
digressions, des banalités biscornues et trop fantai-
sistes s’y étalent, sous couleur de philosophie d’art,
mais ce document offrirait quelque intérêt aux artistes
qui se le procureraient volontiers pour apprendre,
mieux que par des résumés de journaux, ce que l’Etat
fait pour eux, ce qu’il voudrait ou devrait faire.
Maints renseignements précieux, même pour la vie
usuelle, y sont consignés : ainsi, cette année, le rap-
port est rédigé par M. Georges Berger. Il est extrê-
mement utile de le parcourir, parce que ce député a
le goût des choses d’art et, en plus, ayant été mêlé
aux grandes affaires, il ne perd pas de vue le côté
pratique, le petit côté de la vie des artistes, et sans
s’embarrasser de théories confuses et prétentieuses,
il fait de chaque question, de chaque article budgé-
taire, un exposé très clair, au bout duquel la conclu-
sion se présente tout naturellement à l’esprit.
Nous en prendrons pour exemple les chapitres des
achats et des secours. Le budget des Beaux-Arts entier
est de 14 794 240 francs. Pour les achats, l’État dé-
pense annuellement 240 000 francs, dont 200 000 at-
tribués à des statues, tableaux, etc., de sculpteurs et
peintres vivants. M. Georges Berger ne dédaigne pas
•d’expliquer comment s’opèrent ces achats, par les
soins de quelles commissions, à quelles expositions
(les expositions privées, « subsidiaires », dit le rap-
porteur, n'en sont pas exclues), et il mentionne loya-
lement, quoique sans les approuver tout à fait, les
critiques qui ont été souvent formulées contre ce sys-
tème lent, compliqué et d’une application souvent
injuste. Nul doute que s’il le pouvait (mais la com-
mission est toute aux économies), le rapporteur expri-
merait l'avis que ces 200 000 francs sont bien insuffi-
sants. Eh quoi, on dépense 14 millions 1/2 pour
répandre, encourager dans le public tous les arts et
on consacre un si minime chiffre à l’acquisition des
produits des efforts artistiques de toute une classe d’ar-
tistes, les peintres et sculpteurs, qui font au moins
autant pour le renom artistique du pays que les chan-
teurs et danseuses de l’Opéra, dotés d’une subvention
quadruple! On avouera que la disproportion est cho-
quante.
Sur le chapitre des secours, même observation, —
faite par le lecteur, sinon par le rapporteur : l’État
distribue 110 000 francs d’allocations à des artistes
(au nombre de 470) tombés dans la misère, à ceux
que « de fâcheuses illusions ont conduits à croire
faussement qu’ils possédaient une vocation » écrit
M. Georges Berger. Mais ne sont-ce pas les 14 millions
de crédits totaux qui ont contribué à entretenir ces
illusions, et n’en doit-on laisser aux malheureux que
de telles bribes... ?
Un relèvement des crédits sur ces deux points
s’imposera certainement quelque jour au parlement,
et M. Georges Berger sera des premiers à le voter,
nous n’en doutons pas. Uelevons, en attendant, cer-
taines autres parliculari lés curieuses dans son rapport.
Tout d’abord, cette proposition de transformer le titre
et le rôle du directeur des Beaux-Arts de façon à aug-
menter son action. M. Georges Berger voudrait en
faire un surintendant général, c’est-à-dire un person-
nage plus important, qui ne dépendrait pas exclusi-
vement du ministre de l’Instruction publique et qui
connaîtrait de questions dépendant d’autres minis-
tères. Actuellement, en effet, le directeur des Beaux-
Arts n’a qu’une influence consultative, — et encore,
— sur bien des sujets : chaque ministre est en droit
d’agir à sa guise, d’ordonner, notamment, une modi-
fication d’ordre architectural ou ornemental dans
un bâtiment dépendant de son service, sans autre
autorité que la sienne. Il a ses architectes, ses pein-
tres même. M. Georges Berger désirerait que le surin-
tendant intervînt là et dans maints autres cas encore.
11 a soin toutefois de spécifier qu’il ne s’agirait pas
de créer une haute situation politique et d’instituer
une sorte de sous-secrétariat qui, naguère, n’a pas
donné de bons résultats. Ce serait peut-être un essai
à tenter : l’idée a quelque apparence de force et d’effi-
cacité, puisqu’on considère l’État comme le Mécène,
en vertu de la théorie « louis-quatorzième » du sou-
verain protecteur-né des arts. Mais il y a peu de
chance que le parlement vote jamais une réforme
de ce genre si, précisément, on lui enlève toute chance
d’immixtion politique en déclarant d’avance que le
surintendant futur ne serait pas un demi-ministre.
M. Georges Berger se montre du reste, en général,
satisfait de la situation créée par le régime actuel à
chaque section des Beaux-Arts. Il approuve l’École
de Rome et la défend contre les moqueries de ceux
qui s’étonnent de voir ses concours toujours un peu
«pompiers» : c’est un enseignement solide, dit-il, une
base. Le tempérament propre de l’artiste s’y appuiera
et se développera. La censure, les inspections de
musée, trouvent également grâce devant le rappor-
teur; les censeurs sont excusables de quelque-
fois se tromper : on peut « juger de ce qui leur est
présenté par ce qu’ils laissent passer », en fait de
chansons et de pièces. A l’Ecole des Beaux-Arts, il
n’y a qu’à souhaiter une continuation des efforts
déjà tentés, pour donner aux élèves des notions de
métier qui leur soient réellement utiles : les cours
d’architecture, notamment, pourraient encore être
débarrassés du fatras d’un enseignement d’histoire et
de calcul qui est vite oublié, étant insuffisant par
ailleurs, et qui serait mieux remplacé par une étude
d’art, des trois arts, dirigée dans le sens industriel
tel que le comprend l’Union des Arts décoratifs. La
profession d’architecte est aujourd’hui exercée par
une quantité de gens qui sont des « bâtisseurs » ou
des hommes d’affaires : il faut en faire des artistes,
rendre l’accession à l’École de plus en plus difficile
et réformer encore les programmes. Notons, en pas-
sant, à propos de l’École, que M. Georges Berger nous
apprend que les cours féminins récemment crées, n’ont
pas beaucoup de succès : il n’y a qu’une élève en
sculpture, et on voit trop que l’éducation première des
jeunes filles peintres a été bien simplifiée.
Une surprise, — car nous nous attendions à tout
cela, — nous est réservée par le rapporteur : celui-ci
signale une anomalie extraordinaire, qui est de nature
à inspirer la plus grande méfiance au sujet de la
toute-puissance de l’État-Mécène. Un crédit est ins-
crit au budget qui n’est pas dépensé! Voilà ce qu’on
ne pourrait croire si M. Georges Berger ne l’affirmait .
6G6
LE MAGASIN PITTORESQUE
Une administration française a de l'argent en excé-
dent : 40 000 francs, sur un crédit de 140 000! Et il
s'agit, justement, d’une expérience dont on croyait
pouvoir beaucoup attendre. Un vote spécial de la
Chambre a mis à la disposition des municipalités et
des départements des sommes importantes pour la
formation de cours gratuits de dessin. L’État fournit
des modèles, du matériel même. Or le nombre des
Écoles où cette institution fonctionne est presque
dérisoire. On ne semble pas comprendre combien le
dessin rend de services, tant au point de vue indus-
triel qu’au point de vue commercial, et une partie des
crédits demeure inutilisée. M. Georges Berger le dé-
plore, et il a raison : cette indifférence est lamentable.
L’État, heureusement, ne se découragera pas. Le
crédit est maintenu. On cherchera à répandre quand
même le goût des études arides mais nécessaires qui
constituent la « grammaire de l’art », le dessin.
Nous verrons l’an prochain ce qu’il en sera advenu.
Nous sommes, hélas ! un peu plus sceptiques que l’ho-
norable rapporteur du budget : l’État donne peut être
trop, — ou trop vite d’un côté, — et pas assez de
l’autre.
Paul BLUYSEN.
Géographie
La France et l’Espagne à la côte occidentale de
l’Afrique. — L’Adrar.
Une convention intervenue dernièrement entre le
ministre des Affaires étrangères de France et l’ambas-
sadeur d’Espagne met fin à un conflit pendant depuis
quelques années entre ces deux pays, au sujet de la
possession d’un territoire à la Côte occidentale de
l’Afrique.
Il s’agissait là d’un tronçon de la côte du Sahara,
entre le cap Bojador au Nord, et le cap Blanc, au
Sud. Cette bande de terre appartient bien aux Espa-
gnols, mais nos voisins étendaient leurs prétentions
jusque sur l’Adrar, pays situé dans le Sud-Est et qui
est considéré depuis longtemps comme appartenant à
la région sénégalaise, c’est-à-dire, à la France. L’en-
tente a d’ailleurs été complète et l’Espagne a reconnu
le bon droit des Français sur la région de l'Adrar qui
fait dorénavant définitivement partie du bloc français
en Afrique.
La région de l’Adrar a été ces temps-ci le théâtre
d’événements qui pouvaient avoir une certaine in-
fluence sur la destinée future de ce pays. Beux mots
d’abord sur la région. L’Adrar, mot qui signifie en
arabe montagne, occupe sur la côte occidentale de
l’Afrique, entre le Sahara_ proprement dit et le Sé-
négal, une surface montueuse d’une étendue assez
considérable, mais dont la population ne semble pas
dépasser sept ou huit mille individus.
Adrar a une importance particulière comme lieu
de transit pour les caravanes qui se rendent du Maroc-
au Sénégal et aux pays du haut Niger. On ne lui con-
naît d’ailleurs que quatre centres importants dont les
deux principaux sont Chingheti et Atar. L’un des pre-
miers Européens qui aient visité la contrée fut le
capitaine Vincent envoyé dans l’Adrar en 1859, par le
général Faidherbe. En 1887, après avoir rattaché par
décret les possessions espagnoles de la côte au gouver-
nement général des Canaries, le gouvernement es-
pagnol, envoya une mission auprès du sultan de
1 Adrar, à cette époque, en résidence à Chingheti.
La mission ne put pas pénétrer dans le pays. Le chef
de 1 expédition, à son retour en Europe, prétendit
toutefois avoir négocié — à distance — avec le sultan
de l'Adrar, lequel aurait consenti à accepter le pro-
tectorat espagnol. Le gouvernement français n’admit
pas cette façon de faire des conquêtes et la question
de l’Adrar resta en suspens. Par l’arrangement du
27 juin 1900, l’Espagne renonce à toute prétention
sur ce pays, qui entre, comme nous venons de le dire
d’une manière définitive, dans la sphère d’action
française.
Il convient d’ajouter que les Français ne sont pas
restés inactifs durant ces dernières années. En 1891,
M. Léon Fabert, homme courageux et quelque peu
aventureux, décédé depuis, fut chargé d’une mission
spéciale auprès des Maures Trarzas qui occupent sur
la bordure du continent le hinterland, ou le prolon-
gement Nord de notre colonie du Sénégal. Il entrait
dans son programme « de pénétrer, si faire se pouvait
dans l’Adrar, ou du moins s’en rapprocher le plus
possible ». Il devait surtout, soit à l’aller, soit au
retour, visiter avec soin toute la partie du littoral de
l’Atlantique comprise entre Saint-Louis et les an-
ciennes escales internationales de Portendik (actuel-
lement Marsa). Fabert ne réussit que partiellement
dans sa mission et parvint jusqu’au ïenyera (sud de
l’Adrar) où il fut même gardé à vue pendant quelque
temps par les coureurs du désert. Il dut son salut à la
loyauté du cheikh chez lequel la mission avait été
accueillie.
Une expédition plus importante fut organisée, en
1899, sous les auspices d’un grand journal quotidien,
le Matin, afin d’étudier l’Adrar au double point de
vue physique et économique. Il s’agissait surtout de
poser les bases préliminaires d'une étudej générale
pour l’établissement d’une voie ferrée à travers le
Sahara. La mission était composée de plusieurs Euro-
péens. Le chef, M. P. Blanchet, avait déjà fourni des
preuves de son expérience des choses africaines par
diverses missions antérieures accomplies avec succès
dans le Sud algérien. Les voyageurs quittèrent Saint-
Louis du Sénégal en janvier 1900. Us parvinrent, au
mois de juin, à Atar, résidence du sultan de l’Adrar.
Cette fois encore, le chef nègre eut à intervenir
pour éviter un massacre général des Européens. Pour
leur assurer la vie sauve, il les garda prisonniers. Le
25 août seulement, après un séjour forcé de plus
de deux mois dans la capitale de l’Adrar, et grâce
aux mesures énergiques prises par les autorités fran-
çaises de Saint-Louis, les explorateurs furent libérés
et purent reprendre le chemin de la côte.
Cette expédition, comme malheureusement la plu-
part de celles que les Européens entreprennent dans
les pays neufs, n’a pas été exempte de coups de feu.
Dans un combat meurtrier qui eut lieu le 9 juin
avec les indigènes et qui ne se termina que grâce
à l’intervention du sultan, deux membres de la mis-
sion furent grièvement blessés. Le chef, M. Blanchet,
eut également la cuisse traversée par un projectile.
Épargné par les balles maures, le jeune explorateur
dut succomber quelques semaines plus tard, de la
fièvre jaune, à Dakar même, en route pour la France.
Ses compagnons, MM. Dereims et Jouinot-Gambetta,
ont rapporté tous les documents de la mission, qui
sont, paraît-il, considérables. Nous n’avons pas
manqué de saluer cette mission lors de son dé-
LE MAGASIN PITTORESQUE
667
part (1). C’est avec émotion que nous rendons hom-
mage à la vaillance du jeune chef de mission que la
mort brutale vient de ravir à sa famille et à ses très
nombreux amis. L’œuvre de la mission Blanchet ne
sera donc pas stérile et couronne dignement un en-
semble d’efforts faits par ses prédécesseurs : Panet,
Vincent, Fabert, et dont les résultats n’ont pas été
étrangers à l’entente conclue avec l’Espagne au sujet
de ce pays.
P. LEMOSOF.
CAUSERIE MILITAIRE
L’opinion publique s’est émue, depuis quelque
temps, de la façon dont les commissions de classe-
ment écartèrent systématiquement des nominations
au choix de malheureux officiers de toutes armes
sortis du rang. On cherche en vain dans Y Annuaire de
l’Armée française le nom des chefs de corps qui ont
eu l’honneur de porter le sac. On les a successivement
écartés ou évincés sous les prétextes les plus variés,
et l'on est en droit de se denjander quelles sont les
raisons de cet ostracisme dont s’étaient bien gardés
les régimes antérieurs suspects de favoritisme, et qui
a pourtant atteint sous notre régime républicain dé-
mocratique son maximum d’intensité.
Ce travail vraiment démoralisant pour des officiers
dont les familles n’ont généralement pas eu la chance
de posséder assez de fortune pour faire donner à
leurs enfants une instruction officiellement complète,
ne s’est pas fait en un jour. Il est aujourd’hui achevé,
et la lecture des tableaux d’avancement de ces der-
nières années est assez édifiante. Des promotions de
Saint-Maixent, par exemple, comptant de trois cent
cinquante à quatre cents officiers, n'ont fourni qu’une
vingtaine de sujets de choix. Nous pensons qu’à l’oc-
casion, et en y mettant un peu plus de bonne volonté,
on aurait pu facilement en découvrir un plus
grand nombre. Nous connaissons beaucoup d’officiers
sortant du rang, irréprochables sous tous les rapports,
zélés, dévoués, intelligents, instruits, et dignes, au
dire même de leurs chefs, d’être poussés dans la car-
rière, qui végètent avec l’étiquette de bons serviteurs.
Sans protections, sans estampille dorée, ils doivent
se contenter d’être des hommes de devoir, des auxi-
liaires utiles du commandement, et des marchepieds
pour leurs camarades plus favorisés par l’origine, la
fortune, la famille, les relations et les protections.
Leurs bons services ne servent qu’à faire mousser les
autres.
On trouvera mille raisons à cela; la seule, la
vraie, la bonne, c’est qu’ils ne sortent pas des grandes
écoles. Ce ne sont pas des gens à favoriser.
Il fut un temps où le nombre des officiers sortant des
écoles d’élèves officiers était à peu près égal à celui
des autres. Vite, on a diminué le nombre des pre-
mierspourles mettre en minorité dans les régiments.
Quelques sujets d’élite sortis des rangs parvenaient
autrefois à l’épaulette relativement jeunes encore, et
pouvaient espérer rattraper le temps perdu! On a
également supprimé cela.
On ne veut plus d’officiers de cette catégorie à
qui on ne puisse reprocher au beau moment leur âge
avancé pour les écarter de la composition des ta-
bleaux de choix.
(t) Voir le Magasin Pittoresque du 1"' mars 1900, p. 150.
Et c’est ainsi que pour l’écriture, à Saint-Maixent,
en dehors de la loi et de l'action du ministre, la
moyenne des années de services exigée implicitement
par les examinateurs monte tous les ans. La com-
mission d’examens, depuis quelques années, avait
inventé à ce sujet, la veille des examens oraux, une
sorte de visite académique individuelle, pendant
laquelle elle cotait ses sujets, et le lendemain, à
l’examen militaire pratique, évinçait sans sourciller
ceux qu’elle avait déjà condamnés la veille, en les-
collant sur le mot à mot des bases de l’instruction ou
la progression des exercices d’assouplissement, et en
ne les admettant même pas à être interrogés sur les
autres matières de l’examen pour lesquelles ils
auraient pu brillamment se racheter.
Au moment où s’ouvrent des sessions d’examens
des sous-officiers candidats officiers, nous nous per-
mettons de signaler les faits à qui de droit, afin qu’on
ne continue pas à vieillir inutilement et injustement
les cadres des sous-lieutenants sortant des rangs de
l’armée française.
Capitaine FANFARE.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Lord Roberts est un homme bien malheureux. Tout
le monde l’attendait ce mois-ci en Angleterre, en
Écosse, et même en Irlande ; or le mois d’octobre se
passe et Marlborough ne revient pas.
Il reviendra à Pâques, dit-il au maire de Belfast!
Ceci n’est pas une plaisanterie; c’est officiel.
Maintenant que les électeurs ont dit leur dernier
mot en Angleterre, les nouvelles du Transvaal sont
moins rares. Elles nous apprennent que la guerre est
partout, que la lutte continue, âpre, acharnée, au Nord,
à l’Est, à l’Ouest, au Sud du Transvaal aussi bien que
de l’Etat, — toujours libre, — d’Orange. La guérilla
bat son plein, en dépit des mesures sauvages prises
par les généraux anglais qui se vengent de leurs
échecs répétés en incendiant les fermes, en expul-
sant les femmes et les enfants. Les menaces du maré-
chal Roberts ne font du reste qu’exalter le courage
des malheureux Boers dont le généralissime, Louis
Botha, vient de faire cette hère réponse aux dernières
proclamations du généralissime anglais.
« En ce qui concerne vos ordres d’incendier et de
dynamiter les fermes, de jeter dehors des femmes et
des enfants sans défense et sans moyens d’existence,
je ne puis que constater que c’est pour la première
fois, à ma connaissance, que je vois pareils faits se
produire entre belligérants civilisés. Il ne me reste
qu’à protester contre les mesures en question comme
étant absolument contraires à tous les principes du
droit de guerre entre puissances civilisées.
« Pour terminer, je désire vous donner l’assurance
formelle que rien de ce que vous pourrez entreprendre
contre nos femmes et nos enfants ne nous empêchera de
continuer la lutte pour notre indépendance. »
La place nous manque, malheureusement, pour
enregistrer les nombreux et heureux coups de main
des Boers pendant cette dernière quinzaine. Partout
les attaques contre les communications se multiplient,
et dans cette lutte désespérée d’un vaillant petit
peuple, les Anglais éprouvent chaque jour des pertes
ms
LE MAGASIN PITTORESQUE
assez sensibles pour nécessiter sans cesse l’envoi de
nouveaux renforts.
Au nord de Lydenburg, Buller a renoncé à la pour-
suite de Botha et retourne en Angleterre;
Autour de Johannesburg manœuvrent de nombreux
petits commandos dont les attaques hardies, déclare
mélancoliquement lord Roberts, deviennent intolé-
rables ;
A l’est de cette ville, Standerton, sur la ligne du
Natal, est occupée par les Boers;
A l’ouest, Delarey et Lemmer viennent de faire une
conduite de Grenoble à lord Methuen et au colonel
Douglas, qu’ils ont contraints d’évacuer le district de
Rustenburg et poursuivis jusqu’à Zeerust, au nord de
Mafeking ;
Dans l’État d’Orange, l’insaisissable Dewet, soi-
disant cerné à Heilbron, brûle la politesse à Hutton,
Kellykenny, Bruce Hamilton, Knox, Porter, Dalgety
et de Lisle lancés à ses trousses;
Au sud-est, les généraux Rundle, Hunter et la divi-
sion coloniale réoccupent à Wepener, Rouxville et
Ficksburg, où les Boers étaient revenus se réappro-
visionner;
Enfin d’audacieux commandos, — commandés peut-
être par Dewet, — viennent de s’emparer de Jagers-
fontein, à 40 milles environ au sud de Blœmfontein
près de Fauresmitb!
Et voilà ce que les Anglais appellent un pays pacifié.
Il est bien étonnant que lord Roberts n’ai t pas songé
encore à décréter l’annexion des deux vaillantes petites
républiques !
Allons, tout n’est pas perdu^ et il est toujours
permis d’espérer que l’héroïsme des burghers sau-
vera l’indépendance, la liberté des deux républiques.
L’arrivée imminente en Europe du vieux président
Krüger, qui s’est embarqué le 19 octobre à bord du
navire de guerre hollandais Gelderland, nous ménage
sans doute quelque surprise intéressante.
EN CHINE
Et les notes diplomatiques se succédaient toujours.
Chaque gouvernement a son petit plan, le sort à tour
de rôle, le fait approuver par les autres chancelleries,
rien ne s’oppose plus, semble-t-il, à ce que les négo-
ciations commencent, mais rien 11e bouge en Chine,
— heureusement ! — et nous sommes à peu près aussi
avancés que le premier jour. Les millions, par
exemple, courent toujours, et les malheureux contri-
buables ne sont pas au bout de leurs rouleaux.
Passons rapidement sur la note de M. Delcassé, à
laquelle toutes les puissances ont fait l’accueil le plus
encourageant; signalons pour mémoire l’entrée so-
lennelle à Pékin du maréchal de Waldersee et celle
du général Voyron, l'édit impérial chinois privant
plusieurs princes et hauts fonctionnaires de leurs
titres et de leurs honneurs, la proposition des États-
Unis de soumettre à la Cour d’arbitrage de la Haye
les différends qui pourraient se produire entre puis-
sances sur la question des indemnités à réclamer à la
Chine, et arrivons de suite au fait capital de cette
quinzaine : l’accord anglo-allemand.
Cet accord a été conclu le 16 octobre entre lord
Salisbury et le comte de Hatzfeld, ambassadeur d’Al-
lemagne à Londres.
Par cet acte, les deux puissances s’engagent à
mettre en commun leur action politique et militaire
pour assurer la liberté des ports chinois et des cours
d’eau de l'intérieur en faveur des nationaux de toutes
les puissances, et étendre ce principe, autant que
possible, au territoire chinois tout entier. En un mot,
l’Allemagne et l’Angleterre défendront envers et contre
tous l’intégrité de l’empire Chinois.
Ce pavé dans la mare aux grenouilles, — révérence
parler, — a produit, on le pense de reste, son petit
effet. Et tout le monde de conclure que la Russie est
directement visée et qu’une barrière infranchissable
s’élève désormais entre les ambitions du cabinet de
Saint-Pétersbourg et la Mandchourie.
Evidemment l’Angleterre n’en est plus à se glorifier
de son « splendide isolement » ! La guerre du Trans-
vaal absorbe le plus clair de ses revenus et l’empêche
de jouer en Chine le premier rôle. Ce qu’elle cherche
aujourd’hui, c’est de retarder le plus possible la solu-
tion de la question chinoise, jusqu’au jour, — oh !
très éloigné! — où la fin de la guerre du Transvaal
lui permettra de jeter en Chine les forces nécessaires
pour y « grabuger » à son aise. N’étant point assez
forte pour agir seule en ce moment, elle a tendu la
main à l’Allemagne qui s’est empressée de saisir cette
occasion de faire une petite niche à la Russie.
Niche bien innocente, du reste, car le colosse mos-
covite ne semble pas s’en émouvoir outre mesure.
L’indifférence de l’Europe, après le premier mou-
vement de surprise, semblerait prouver, au surplus,
que le fameux accord est une simple garantie mu-
tuelle que les deux puissances contractantes ont voulu
se donner contre toute velléité de l’une d’elles de
s’emparer de la vallée du Yang-Tsé au préjudice de
l’autre.
L’Angleterre et l’Allemagne ont, en effet, des inté-
rêts commerciaux considérables dans cette vallée.
L’Allemagne a dépensé des sommes formidables pour
créer son puissant outillage industriel, et il lui faut
trouver des débouchés pour sa surproduction. Guil-
laume II a depuis longtemps jeté son dévolu sur la
Chine en général et semble guetter la riche vallée du
Yang-Tsé en particulier, convoitée non moins ardem-
ment par l’Angleterre.
L’accord anglo-allemand ne serait donc dirigé ni
contre la Russie, ni contre aucune autre puissance,
mais bel et bien contre l’une et l’autre des puissances
contractantes. #
On avouera que la question chinoise seule pouvait
amener des accords diplomatiques aussi sincères.
Pendant que l'Europe s’amuse, Li-Hung-Chang rend
visite, à Pékin, à tous les ambassadeurs, leur expri-
mant son vif désir d’aboutir le plus promptement
possible à la paix. Il ajoute négligemment que l’édit
impérial dont il est question plus haut est un faux, et
il demande comme entrée de jeu la cessation immé-
diate des hostilités.
Le généralissime Waldersee lui répond en envoyant
une expédition sur Pao-Ting-Fou, sous les ordres du
général Bailloud, dont les zouaves s’emparent de la
ville sans coup férir.
Dans ces conditions, il est bien difficile de prétendre
que l’on est sur le point de s’entendre.
Pour finir, disons que le ministre de Chine à Paris
a fait remettre au président de la République une
lettre autographe, en date du 14 octobre, dans laquelle
il compte sur l'amitié de M. Loubet pour entamer
sans retard les négociations.
Henri MAZEREAU.
LE MAGASIN PITTORESQUE
669'
LA VIE EN PLEIN AIR
Une des plus belles manifestations sportives de
l’Exposition a eu lieu dernièrement au Vélodrome de
Vincennes. Une des meilleures équipes de football de
l’Allemagne « Ftissball Club de Francfort » était venu
se mesurer avec l’équipe nationale française.
Cette équipe nationale française avait été com-
posée au dernier moment, et elle a donné lieu à des
compétitions regrettables. Nos lecteurs se souviennent
des succès remportés cette année par l’équipe de
football du « Racing Club de France » commandée
par Frantz Reichel. Elle battit l’équipe du Stade
Français, elle fut victorieuse de l’équipe de Bor-
deaux et de Lyon; ces victoires assurèrent à l’équipe
du Racing Club le championnat de France.
J’avais donc pensé que cette équipe, qui ne connut
que des succès, en 1000 aurait l’honneur de com-
battre l’équipe allemande. Pas du tout. Les autres
sociétés de football, le Stade français, notamment, se
mirent sur les rangs : on décida par suite de recevoir
les membres des diverses équipes, et on procéda au
vote pour la composition de l’équipe définitive.
Le suffrage universel des foottballeurs fut donc le
souverain devant lequel on convint de s’incliner. Je
ne discuterai pas ici les mérites et les démérites du
suffrage universel. Mais, quand il s’est agi de sports,
j’ai remarqué que toujours il donnait de mauvais ré-
sultats. Cette fois il faillit créer une hostilité perma-
nente entre footballeurs.
Les membres de l’équipe nommée votèrent pour
choisir leur capitaine. Ce fut Olivier du Stade français
qui fut élu par cinq voix contre quatre accordées à
Frantz Reichel. Les Racingmen, furieux du vote (et
non sans raison), allaient se retirer, lorsque les deux
capitaines rivaux, Frantz Reichel et Olivier, sauvè-
rent la situation.
Olivier écrivit pour se dessaisir du bâton de maré-
chalat en faveur de Reichel. Reichel n’accepte pas et
répondit qu’il combattait dans les rangs de l’équipe
sous les ordres de son camarade.
Cet échange de lettres très généreuses calma les
colères et les rancunes. Mais beaucoup de temps avait
été perdu dans ces préliminaires.
Stadistes et Racingmen de l’équipe n’avaient pas
eu le temps de jouer ensemble pour se préparer à la
grande lutte contre l’équipe allemande.
Celle-ci allait-elle vaincre? On le craignait.
Le football devient populaire. Au Vélodrome de
Vincennes, on a compté trois mille cinq cents entrées
payantes... Et cependant le temps était incertain, et
l’exposition de Vincennes fort intéressante, d’ailleurs,
a le défaut d’être un peu trop éloignée du boule-
vard.
A 2 b. 1/4 de gros nuages noirs crèvent : une
trombe d’eau tombe sur les têtes. La foule se de-
mande si elle ne va pas rebrousser chemin vers
Paris.
Tout le monde se réfugie dans les tribunes, dont
une est couver te. Pendant une heure, l’eau continue
à tomber, et on craint d’assister à un match nautique,
quand on voulait voir un match de football.
Trois heures : le ciel s’éclaircit tout à coup. La
pluie cesse. La foule a augmenté, et voici les mem-
bres de l’équipe allemande sur le terrain.
Ils ont très bonne allure ces athlètes allemands, et
bonne figure aussi. Ce sont des hommes de vingt à
trente ans, de taille moyenne, secs, osseux, et qui
paraissent dans un état d’entraînement parfait. Ils
portent avec des jerseys cerclés de rouge et de noir la
culotte noire. j
Le public leur fait une ovation très flatteuse.
Les Français, qui viennent ensuite, ont des maillots
tricolores. On les acclame aussi.
Les deux équipes se regardent un moment. Des
deux côtés il y a émotion visible. Pendant près d’une
heure, deux drapeaux vont se disputer la victoire.
Trois heures cinq minutes : on entend le sifflet de
l’arbitre. La bataille commence, acharnée de part et
d’autre, et d’une violence inouïe.
Quelles mêlées, quels coups de pieds ! Soyons im-
partials, les Allemands ont tout d'abord un avantage
très marqué. Us jouent avec beaucoup de cohésion,
et ont l’avantage dans les premières quarante mi-
nutes de la place. Les nôtres ont sans cesse le soleil
dans les yeux.
Dans toutes les sociétés les1 Allemands ont l’avan-
tage comme force, et le résultat est à la fin de la mi-
temps, autrement- dit à la fin de la première partie,
entièrement favorable à l’équipe de Francfort qui a
quatorze points à quatre.
A la deuxième mi-temps, changement à vue. Le
capitaine français Olivier a constaté que ses demis et
ses trois quarts, qui n’ont pas l’habitude de jouer
ensemble, manquent absolument de l’ensemble né-
cessaire. Alors il fait marcher principalement ses
assauts. Ceux-ci bousculent l’équipe allemande avec
un entrain merveilleux.
A chaque instant, ils s’ouvrent des brèches énormes,
et marquent successivement six essais, le dernier à
l'actif de Reichel, qui s’est magnifiquement et utile-
ment dépensé durant tout le match.
Quand l’arbitre siffle la fin du match, les Français
ont vingt-sept points contre dix-sept à l’équipe alle-
mande.
C’est la victoire et je n’ai pas besoin de dire quels
applaudissements l’accueillent: on applaudit d’autant
plus vivement qu’on ne comptait pas sur la victoire
de nos couleurs.
Après les batailles on pourrait voir les footballeurs
français et allemands fraterniser le verre en main :
le soir ils se réunissaient en un banquet au restau-
rant Corazza, et les toasts les plus enthousiastes et
les plus éloquents étaient portés à l’avenir du sport
général et du football en particulier.
J’avoue que je fus, au début, l’ennemi acharné de ce
jeu violent. Mais depuis que je l’ai vu jouer à maintes
reprises, que j’en connais les règles et que je connais
les jeunes gens et les hommes qui s’y adonnent, j’ai
trouvé mon chemin de Damas, et je proclame que le
football est peut-être le jeu le plus complet et le plus
intéressant.
Maintenant, bien entendu, je ne le recommande ni
aux manchots, ni à ceux qui ont les jambes trop
sensibles. Maurice LEUDET.
THÉÂTRE
A l’Odèon. — La Guerre en dentelles, drame en cinq
actes et sept tableaux, de1 M. Georges d’Esparbès.
Voici la première œuvre au théâtre d’un jeune écri-
vain qui nous a donné déjà trois beaux livres : la
670
LE MAGASIN PITTORESQUE
Légende de l’Aigle, les Demi-soldes, le Roi. M. Georges
d’Esparbès est un cadet de Gascogne, un vrai : de
cette race exubérante, extravagante et pimpante il a
le panache, le pittoresque et la grandiloquence. Si
les bottes de mousquetaire ne vont pas à sa taille, il
en porte bien l’âme sous une enveloppe de gamin de
Paris.
M. Georges d’Esparbès a le don de la couleur et du
mouvement; à une prodigieuse invention de mots il
ajoute une emphase séduisante. De petits riens pren-
nent avec lui d’étonnantes proportions. Même quand
il oublie de parler des grenadiers du premier Empire
ou des héros batailleurs de l’ancienne monarchie, il
est toujours empanaché, sonore, épique. Je sais de lui
de petits tableaux faits d’un papillon qui vole, d’une
fleur qui s’évapore, d’un oiseau qui pépie au bout
d’une branche, et qui sont larges comme des fresques
d’épopée. Ce romancier de trente ans qui s’essaye au
théâtre est surtout un poète qui se grise d’héroïsme
tapageur et de galante chevalerie. Autant que la cour
de Louis XV, il aime les bivouacs de Bonaparte; de
l’une, il a pris la préciosité et la grâce frivole, de
l’autre l’amour de la gloire et des belliqueuses aven-
tures.
Dans le drame qui vient d’être joué à l’Odéon, il y
a l’un et l’autre. Le marquis de Pry, dont M. Georges
d’Esparbès a fait le héros de sa pièce, est un beau
colonel qui aime à la fois faire chanter la poudre des
champs de bataille et respirer la poudre d’iris. Il con-
duit ses soldats au feu comme il conduit le menuet.
Il ne comprend la guerre qu’en dentelles, c’est-à-dire
avec élégance et distinction. Sa femme, la marquise,
reste au château des ancêtres où elle s’étiole de lan-
gueur et de mélancolie. Le marquis, lui, qui ne cesse
pas d’aimer sa femme d’une tendresse lointaine, con-
tinue sa vie d’officier brillant et batailleur. Sous sa
tente, on joue la comédie, on danse des gavottes; une
belle comédienne, la Florval, s’est même dérangée
pour orner de sa fière beauté le campement du
colonel.
Les premiers tableaux du drame sont d’un éclat,
d’une coquetterie magnifiques; tout cela est papillo-
tant de couleur, d’impertinences et de babils; tous ces
gens madrigalisent et prennent d’adorables attitudes.
Pourquoi faut-il qu’à ces jolies scènes parfumées
d’esprit, de fleurs de rhétorique et de moissons de
roses, -succède la tristesse d’un mélodrame où échoue
le dénouement ? Des traîtres s’agitent autour du mar-
quis de Pry. Un jeune philosophe, Olivier, fils naturel
du colonel, disserte à la mode de Jean-Jacques; un
paysan amoureux mâche des paroles de haine et tire
sur le colonel un coup de fusil dans le dos. Enfin,
pour noircir un peu plus la sombre trame, la mar-
quise meurt sous nos yeux en une scène d’ailleurs
fort belle.
Cette dernière partie de la Guerre en dentelles, qua
le théâtre de l’Odéon a monté avec un luxe pi’odigue,
gâte peut-être l’effet d’une œuvre pleine de talent.
J’aurais voulu que Georges d’Esparbès évitât la note
tragique; il sait si bien faire vibrer les autres! Ce
marquis de Pry nous eût tout à fait séduits, s’il fut
resté l’officier casse-cou et brise-cœur, efféminé et
téméraire, dans un cadre toujours riant.
Et malgré tout, la Guerre en dentelles, œuvi’e mal
équilibrée et moqueuse dès grands principes drama-
tiques, est l’affirmation d’un fier tempérament d’écri-
vain. Ch. FORME.M1N.
VARIÉTÉS
LE BOIS DE BOULOGNE
Avant et après la Révolution, tant qu’il fut entre
les mains de l’État, le bois ne produisit guère d’au-
tres revenus que ceux provenant de sa mise en coupe
réglée. On cite notamment une ordonnance du
18 mars 1679, aux termes de laquelle on devait rece-
per tout le bois, puis l’aménager à vingt ans, faire
des réserves dans les coupes annuelles, enfin repeu-
pler la vide. Les coupes continuèrent sous la Révo-
lution, la Restauration... Un dernier décret vint déci-
der que les coupes devaient être faites à trente ans
au lieu de vingt ans. Il fut rendu le 26 août 1831,
quelques mois seulement avant la cession à la Ville
de Paris.
Bref le bois de Boulogne, quelle que fût son éten-
due, étouffait dans les murs dont il était enceint de
tous côtés. Les longues avenues qui s’y entre-croi-
saient étaient trop rectilignes, et de nos jours l’on a
bien fait de n’en conserver que deux, celles des Aca-
cias et de la Reine-Marguerite.
La nécessité de la transformation du bois, vivement
réclamée par la population parisienne, devenait
« suffocante » non seulement pour le préfet de la
Seine, mais encore pour Napoléon, III qui désirait
vivement faire quelque chose pour les Parisiens au
lendemain de son coup d’État.
s Le baron Haussmann eut donc toute liberté pour
négocier avec le gouvernement et le Conseil munici-
pal, d’ailleurs composé de fonctionnaires, les clauses
et conditions du contrat de cession du Bois de Bou-
logne à la Ville de Paris, car l’État était peu soucieux
d’endosser des dépenses aussi considérables que
l’aménagement du bois en luxueuse promenade. Le
gouvernement de 1832 se souvint qu’une loi du
20 août 1828 avait concédé à la Ville de Paris la pro-
priété des Champs-Élysées et de la place de la Con-
corde, et que les travaux d’embellissement imposés
avaient eu d’heureux résultats. Et il songea à obte-
nir par des moyens analogues la transformation du
bois de Boulogne et de le relier aux Champs-Elysées
au moyen d’une large avenue, encadrée par des mas-
sifs et des plantations artistiquement disposés.
Ce double but ne pouvait être obtenu que par la
concession à titre gratuite à la Ville de Paris : 1° du
bois de Boulogne et de ses dépendances; 2° du pro-
menoir de Chaillot et de ses dépendances. Par leur
revente, les dépendances et attenances non utilisées
devaient indemniser partiellement la Ville de Paris
des millions qu’elle aurait à dépenser. Elle pouvait
aussi augmenter le nombre et le prix de ses conces-
sions précaires et locations dans le bois.
La commission municipale prit une délibération
conforme le 16 avril 1832; le Corps législatif et le
Sénat approuvèrent; et le 8 juillet 1832 fut promul-
guée la loi portant concession à la Ville de Paris du
bois de Boulogne et « des parties du promenoir de
Chaillot nécessaires à la Ville pour achever et embel-
lir les abords de l’arc de triomphe de l'Étoile, - —
le surplus dudit promenoir restant la propriété de
l'État ». Mais le 22 juin 1854 ce surqdus fut encore
rétrocédé à la Ville.
(1) Voir le Magasin Pittoresque dés 1" et 15 octobre 1900.
LE MAGASIN PITTORESQUE
671
•*
* *
Le promenoir de Chaillot avait été créé en vertu
d'un arrêt du Conseil du roi du 21 août 1777. C’était
le complément des travaux exécutés pour procurer,
« par l’aplanissement de la montagne dite de l’Étoile,
entre la grille des Champs-Elysées et le bois de Bou-
logne, la grande route publique, qui doit partir de
l’esplanade du château des Thuilleries et aboutir en
droite ligne au nouveau pont de Neuilly-sur-Seine. »
L’arrêt rappelait que la coupure de la montagne
et la distribution du terrain en une étoile étaient
destinées « tant à embellir l’abord la capitale en
cette partie qu’à fournir au public immense de cette
capitale un supplément à ses promenades ».
Louis XVI indiquait enfin les mesures nécessaires
pour « assurer invariablement l’avantage de ladite
promenade et pour la conserver dans sa décoration
primitive... déterminée jusques à la distance de
cent vingt toises du centre de l’Étoile, ainsi qu’à
soixante toises des rampes qui y aboutissent, sur une
étendue de cent trente toises de côté et d’autre de la-
dite étoile. »
En 1852, le promenoir de Chaillot était une butte
gazonnée par intervalles, élevée de plus de 3 mètres
au-dessus du rond-point de l’Arc-de-Triomphe ; et il
régnait partie dans Paris, à gauche de l'avenue des
Champs-Élysées, partie en dehors de la barrière de
l’Étoile. — La butte fut nivelée, et le promenoir ser-
vit à élargir la gauche de la partie haute des Champs-
Élysées, à parfaire la place de [l’Étoile, et à créér
l’avenue de l’Impératrice, aujourd’hui avenue duBois-
de-Boulogne.
La largeur de l’avenue du Bois est de 120 mètres;
sa superficie totale de 144000 mètres. Sur l’axe, la
grande allée de circulation générale a 40 mètres; les
deux pelouses latérales garnies de massifs d’arbres
ont chacune 32 mètres de largeur; enfin, le long des
propriétés riveraines, les routes d’accès ont environ
8 mètres. De plus, ces propriétés, déjà acquises de
l’État ou qui allaient être acquises de la Ville, furent
frappées, par un décret du 13 août 1854, des servi-
tudes suivantes : clôtures par des grilles uniformes
et à jour sur des socles bas, recul à 16 mètres en
arrière des constructions en pierres de taille ornées,
prohibition de toute enseigne, de tout commerce, de
toute industrie. — Les propriétaires qui refusèrent
de se soumettre furent expropriés. En compensation
de ces servitudes, il fut stipulé qu’aucune plus-value
ne serait demandée pour les parcelles assujetties.
*
*
Avant 1840, la contenance totale du bois clos de
murs était de 745 hectares, 58 ares, 85 centiares. On y
entrait par douze portes, appelés les portes de Passy,
de l’Étoile, des Champs-Elysées ou Dauphine, de
Maillot, de Sablonville, de Neuilly, de Saint-James,
de Longchamp, de Boulogne, des Princes, d’Auteuil
et du Ranelagh.
Après la construction des fortifications actuelles et
les diverses réserves que cette construction entraîna,
bref, en 1852, l’étendue totale était de 686 hectares,
25 ares, 92 centiares, non compris diverses parcelles
remises à la Ville de Paris à litre de dépendances du
bois, telles que la pépinière, le Clos-Georges, les
maisons nos 1 à 15 de l’avenue de la Muette, les pe-
louses du Ranelagh et le quinconce de Passy.
Les travaux de transformation du bois furent com-
mencés, d’après les indications de l’empereur, sous la
direction de M. Hittorff, l’architecte des promenades,
et de M. Varé, jardinier paysagiste, ancien jardinier
de Saint-Leu, domaine du roi Louis de Hollande. —
Ce plan comportait notamment une rivière entre le
Rond-Royal et le Rond-Mortemart, à l’instar de la
Serpentine de Hyde-Park, à Londres.
Mais il existait une différence de niveau tellement
considérable entre les deux points extrêmes de la
rivière projetée qu’elle se fût, dit dans ses Mémoires
M. Haussmann, trouvée tout à fait à sec en amont sur
une assez grande longueur, pendant qu’elle eût dé-
bordé non moins amplement en aval. M. Haussmann
signala l’erreur et, sur sa proposition, on remplaça
la rivière par des deux lacs actuels, à des [niveaux
différents, séparés par une large chaussée carrossable,
servant de digue au premier qui déverse le trop
plein de ses eaux dans le second par une cascade.
M. Hittorff, dont les plans avaient été ainsi rejetés et
pour le Bois et pour l’avenue du Bois, se retira. Et,
grâce à M. Haussmann, les travaux furent continués
sous la direction de M. Alphand.
Par l'influence de MM. de Morny et Haussmann, on
put s’entendre avec la Société d'Encouragement pour
l’acquisition de la plaine de Longchamp, et l'on com-
bla l’ancien bras de la Seine qui coupait le champ de
courses dans le sens de la longueur au moyen de
terres fournies par l’abaissement d’un gros monti-
cule occupant à l’entrée de Boulogne l’angle sud-ouest
de la plaine. — Les déblais du surplus servirent à
relever la rive du fleuve de manière à mettre l’allée
du bord de l’eau et la plaine entière à l’abri de toute
inondation en temps de crue.
La ville de Paris réclama, en outre, de l’État, la
cession gratuite des anciennes carrières de Passy,
que la liste civile avait acquises lors de l’exécution des
fortifications dans le but de régulariser le périmètre
du bois et dont la loi du 8 juillet 1852 n’avait pas
permis de faire la remise à la Ville. Ces carrières
contenaient environ 52 268 mètres. Leur emplacement
était nécessaire, notamment pour l’établissement
d’un puits artésien et de ses dépendances, destiné à
fournir l’eau d’alimentation du bois de Boulogne.
Les travaux de transformation'du bois de Boulogne,
entre autre le tracé du saut de loup pratiqué entre la
porte de Neuilly et l’ancien château de Madrid, puis
l’aménagement de l'avenue de la Porte-Maillot,
avaient eu pour résultat de retrancher du bois le car-
refour Maillot et son café. Mais des travaux ultérieurs
reportèrent les limites de l’octroi à la route de la
Révolte, et prolongèrent le bois jusqu'à la porte
Maillot et aux fortifications.
La régularisation des abords du bois nécessita
toutes sortes de négociations avec les communes envi-
ronnantes et d’ingénieuses combinaisons d’acquisi-
tions, de retranchements, de reventes et d’échanges
de terrains, et aussi des impositions de travaux et de
servitudes, tels ceux et celles qui incombèrent à la
compagnie qui contruisit le chemin de fer d'Au-
teuil, etc.
Déduction faite des retranchements et après addi-
tion des acquisitions réalisées à diverses époques, la
surface de l’infinie promenade du bois se trouve
atteindre aujourd'hui une superficie totale de S66 hec-
tares, 9 ares, 1 2 centiares, et une valeur de 856 534 200 l'r.
D’après les notes de M. Alphand publiées en 1889,
672
LE MAGASIN PITTORESQUE
les dépenses poux l’aménagement du bois en sites di-
vers et. aspects variés se sont élevés à 16 206 252fr.50
et se sont trouvées couvertes par les ventes opérées;
moins une somme globale de 3 bOO 000 francs. Et
ce léger déficit se trouve amorti chaque année par
la différence entre les dépenses d’entretien et le pro-
duit des recettes de gestion. En 1855, les recettes
n’étaient que de 5 000 francs. Après une progres-
sion constante, le produit atteignit en 1899 plus de
700 000 francs, alors que les dépenses annuelles d’en-
tretien sont d’environ 600 000 francs.
En lin de comptera transformation du bois de Bou-
logne en une promenade unique, qui fait l’admiration
universelle, aura donné d’aussi bons résultats au
point, de vue financier qu’au point de. vue de Uembel-
lissement de Paris.
Adrien VEBER.
LES LIVRES
Traité de la Restauration des Tableaux, par
Charles Dalbon (Société française d’éditions d’art.
Paris).
Restaurer un tableau n’est pas une science banale.
De temps à autre, la presse signale au public avec
indignation l’offense faite à des chefs-d’œuvre par des
mains maladroites. Les critiques les plus autorisés
affirment même qu’en notre incomparable musée du
Louvre, maintes toiles de maître ont été défigurées
par de sottes restaurations.
Or voici un livre très intéressant, très bien fait qui
nous apprend comment on peut, contre les ravages
du temps, défendre une peinture. Le Traité technique
et raisonné de Charles Dalbon a le grand mérite d’être
clair, de ne point se perdre en de savantes considé-
rations d’esthétique. Très simplement, en praticien
consommé, il nous donne le secret des nettoyages,
des rentoilages difficiles. Grâce à ses leçons, la retou-
che d’un tableau n’est plus une opération dangereuse.
Voilà pourquoi je signale volontiers l’ouvrage de
M. Charles Dalbon à tous nos amoureux d’art, à tous
les collectionneurs qui, par crainte ou scrupule, lais-
sent quelquefois disparaître des chefs-d’œuvre qu’une
intelligente restauration eût pu préserver.
Sous les Pins, par Edmond Leydet (Librairie Nilsson,
Paris).
C’est au pays du soleil qu’ont été écrits ces jolis
vers recueillis dans l’écrin d’une aimable plaquette.
M. Edmond Leydet est un jeune poète dont les rêves
aiment l’azur. Les pins sous lesquels sa muse flâne
amoureusement sont les pins de Provence qui bruis-
sent au flanc des collines bleues et s’orchestrent de
cigales aux jours cl’été. C’est là qu’il songe aux fraî-
ches idylles anciennes, aux folles escapades des seize
ans; ses vers ont le charme de la jeunesse, la grâce
d’un sourire et la couleur d’un paysage ensoleillé.
Ch. F
RECETTES ET COflSEILiS
LA CONSERVATION DES GANTS
Un moyen de prolonger la durée des gants clairs : les
frotter avec un peu de mie de pain ferme (pas tendre, car
elle collerait aux gants), jusqu’à ce que les gants soient
revenus à leur couleur primitive.
POUR GUÉRIR LES MAUX DE DENTS
Le remède est très simple : verser dans un demi-verre
d’eau de douze à quinze gouttes d 'Eau de Suez (fil jaune),
délayer le mélange obtenu, et au moyen d’une brosse
douce, s’en frotter les gencives et les dents. La rage de
dents la plus violente est immédiatement calmée. L [Eau
de Suez, combinée d’après les découvertes de Pasteur,
détruit le microbe de la carie et donne aux dents une
blancheur éclatante.
*
*. *
REFRISAGE DES PLUMES
On sépare la plume du chapeau qu'elle garnit, en la
tenant par les deux bouts, aussi plate que possible et bien
tendue ; on la place au-dessus de la vapeur d’un récipient
rempli d’eau bouillante; quand la plume est bien impré-
gnée de l'humidité de la vapeur, on la laisse sécher; on
prend un ustensile rond, tel, entre autres, qu’un fer à
gaufrer, et l'on roule chaque barbe de la plume autour de
cet ustensile.
Pour avoir sa Phosphatine Falières Bébé se décide enfin
à faire ses premiers pas.
*
•z *
CLOUS DANS LE BOIS DUR.
Pour planter des clous dans le bois dur, on conseille de
les piquer préalablement dans de la cire jaune ou de les
frotter avec cette cire. Ils s’enfoncent alors facilement
sans qu'il soit besoin de percer le bois avant.
JEUX ET ÜMUSEJWEriTS
Solution du problème paru dans le n° du iS octobre 1900.
DA la 7e vente, elle vend le reste entier puisqu’il ne
lui reste rien après ; or d’après l’énoncé elle vend la moitié
du reste + — œuf, donne ce — œuf constitue la moitié
du reste et la 7e et dernière vente est de 1 œuf.
2° A la 6e vente, il reste la 6e et 1 œuf; elle vend la
moitié de cette 6e vente, la moitié d’un œuf et encore
¥
œuf, c’est-à-dire la moitié de la 6° vente et un œuf; un
œuf est donc la moitié de la 6e vente, et cette 6° vente est
donc de 2 œufs.
3° De même à la 5° vente, il reste la 5e vente et 3 œufs :
elle vend donc la moitié de la 5e vente, — œufs et —
œuf, c’est-à-dire la moitié de la 5e vente et 2 œufs; la
moitié de la 5“ vente est donc de 2 œufs, et cette vente
est de 4 œufs.
4° On voit donc que les ventes sont moitiés des précé-
dentes; par suite les 4°, 3», 2e et 1” ventes sont 8, 16, 32
et 64 œufs.
La marchande avait donc 1 + 2 + 4 -[- 8 + 16 + 32
+ 65 œufs ou 128 œufs.
Ont résolu le problème : MM. H. Deschamps, à Tou-
louse ; J. Vial, à Paris; D. C.; L. Martinet, à Marseille;
T. Roubaud. à Montpellier; Boissier, à Lyon ; II. Poncet, à
Limoges; Mn" Jeanne Hoen, à Paris; L. Rigal, à Valen-
ciennes; Tavernier, à Saint-Etienne; Mm° Denise Guiguet,
à Neuilly-sur-Seine; Sarlin, à la Rochelle; J. Viaud, à
Angoulême ; T. Coupin, à Lille.
PROBLÈME
Trouver un nombre de deux chiffres tel que la ditfé
rence entre 4 fois le chiffre des dizaines et 5 fois celui
des unités soit 13, et que renversé le nombre diminue
de 18.
Le Gérant : Ch. Guion.
Paris. — Typ. Chamerot et Renouaré. — 39943.
LE MAGASIN PITTORESQUE
673
Saint Jean et Saint Pierre.
Saint Paul et Saint Marc.
Par Albert Dürer (Pinacothèque de Munich). — Gravure de Crosbie.
•)•>
l.'i Novembre 1900.
674
LE MAGASIN PITTORESQUE
« lies Apôtres » d’Albert Ùüpep
Albert Dürer ne conçut point de plus haut chef-
d’œuvre que ces quatre figures d’apôtres exécu-
tées en grandeur naturelle et conservées à la
Pinacothèque de Munich. Elles sont de la der-
nière manière du maître, — la plus puissante et
la plus simple. La vérité physionomique, l’inten-
sité de vie intérieure, la loyauté magistrale du
dessin, toutes les qualités que Dürer avait dé-
ployées dans ses œuvres deburiniste et de peintre,
se retrouvent, à la fois concentrées et agrandies,
dans ces quatre visages inoubliables. Il s’y ajoute
je ne sais quelle grandeur classique, quelle ma-
jesté de style que l’illustre Nurembergeois n’a-
vait pas encore connues jusqu’alors. Dürer vécut
à la fin du xve et au commencement du xvi” siè-
cle ; son génie a donc des origines gothiques et
il suffit de jeter un regard sur ses célèbres eaux-
fortes : la Sainte Face, ses Vierges , Saint Jérôme,
l'Enfant prodigue, etc., pour constater des survi-
vances médiévales dans son art. Mais comme
tous ses contemporains allemands et flamands,
le peintre des Apôtres subit la séduction de
l’Italie ; il fut le plus grand peut-être des artistes
septentrionaux appelés romanistes, parce qu’ils
allaient achever leur éducation à Rome.
Dürer ne perdit point ses qualités originales
dans la contemplation des maîtres italiens. Son
génie reste d’essence germanique. Tout ce qui
constitue la personnalité d’un artiste — profon-
deur d’observation, vérité des types — lui appar-
tient en propre. 11 rapporta d’Italie la science des
synthèses décoratives. Il chercha la fusion ex-
pressive de ces éléments personnels et étran-
gers; il la rencontra dans les Apôtres de Munich.
La précision allemande et l’idéalisme latin s’y
accordent en une harmonie suprême. Dürer a
pris ses modèles autour de lui. Quoi de plus
allemand, que son saint Jean, tendre, grave,
dont la vaste pensée emplit un front énorme ;
ne fait-il pas songer à quelque jeune humaniste
de la Renaissance germanique? Quoi de plus
nurembergeois que saint Paul au regard hardi,
au visage énergique et gemütlich tout à la fois;
n’évoque-t-il pas la belle figure de Hans Sachs?
Le caractère de saint Pierre et de saint Marc n’est
pas exempt de quelques traits conventionnels
empruntés à l’Italie. Mais comme la vieillesse, la
lassitude d’une tâche surhumaine sont merveil-
leusement « décrites » chez saint Pierre! et avec
quelle impérieuse grandeur saint Marc tourne
son regard vers une humanité lointaine qu’il
devine à l’horizon des âges et que son enseigne-
ment soumettra à la doctrine du Sauveur!
Les draperies ont par elles-mêmes une grande
force de persuasion et de vie. Dürer s’y montre
le plus classique des maîtres. Si leur coloris ne
conservait quelque chose de la froideur romaine,
elles seraient incomparables. Telles quelles, elles
enveloppent avec une majesté unique quatre des
figures les plus humaines, les plus vivantes, et
les plus vraiment apostoliques que l’Évangile
ait inspirées aux artistes chrétiens.
II. FIÉRENS-GEYAERT.
DEjS BATTUES AUX MAGREUSEjS
Les premiers coups de fusil tirés sur les étangs
de Bolmon et de Marignane, autour de l’étang
de Berre et non loin des Martigues - — la Venise
provençale, — annoncent que la chasse à la ma-
creuse va battre son plein pendant les mois de
décembre et de janvier, et que les chasseurs pro-
vençaux, pour se dédommager des plaisanteries
de Méry et de Daudet, vont se livrer à une véri-
table hécatombe de gibier.
La véritable dénomination ornithologique de
macreuse est foulque — faouco , comme l’appel-
lent les riverains de l’étang de Berre, de Bol-
mon, — et l’origine de la macreuse n’est pas
plus établie que son état civil. Si la tradition, en
effet, désigne cette poule d’eau sous un nom qui
n’est pas le sien, la légende, intervenant à son
tour, lui assigne une origine, poétique sans
doute, mais erronée certainement. La macreuse,
d’après la légende, naîtrait dans les étangs et
sortirait de l’onde tout comme la blonde Vénus
au moment où le coquillage qui lui sert de ber-
ceau s’ouvre aux premiers rayons du soleil.
C’est même pour cette raison que la macreuse a
été de tout temps considérée comme un aliment
maigre et servie, la veille de Calendal, au fameux
souper de Noël. Pour le même motif, les battues
aux macreuses n’avaient pas lieu autrefois avant
le 15 décembre.
La battue aux macreuses! Quel émouvant et
amusant spectacle ! C’est la chasse qui passionne
le plus les Provençaux; elle n’a pas, comme la
chasse à travers champs, les surprises de l’im-
prévu ; comme la chasse au poste, ses ruses
et ses difficultés ; elle exige cependant cer-
LE MAGASIN PITTORESQUE
675
taines aptitudes, du sang-froid; mais, c’est sur-
tout le cadre merveilleux au milieu duquel elle
s’effectue qui en fait le charme attachant.
C’est sur l’étang de Bolmon qui appartient en
partie au territoire de la petite commune de
Marignane, qu’ont lieu les battues aux macreuses.
Une Société a affermé l’étahg de Bolmon à la
commune et ce n’est pas rare de trouver le
matin, au rendez-vous, deux centaines de chas-
seurs. Je ne dis pas de fusils, car la chasse est
souvent si abondante, que bon nombre d’ama-
teurs y viennent avec plusieurs fusils de rechange.
La battue aux macreuses se fait à l’aide de
bateaux, et comme elle exige des précautions
pour éviter des accidents et une stratégie particu-
de Bolmon de l’étang de Berre, aux bords de
l’étang du côté de Marignane. On marche ainsi
vers la partie de l’étang sur laquelle se trouvent
les macreuses au Sud ou au Nord, suivant le
temps, et où elles forment en bande une masse
noire pareille aune fourmilière; il y en a sou-
vent dix mille, vingt mille, un chiffre qu’il est
difficile d’apprécier.
Dès que les embarcations s’approchent des
macreuses, le directeur de la battue, dont la
place est au centre, fait opérer un mouvement
d'ensemble, les deux ailes de l’angle pénètrent
entre le rivage et les macreuses, le centre s’a-
vance, de façon à envelopper le gibier.
Tout à coup, les macreuses qui, jusqu’-à ce
Un coin de l'étang.
lière, les chasseurs sont en quelque sorte enré-
gimentés.
Voici au reste comment on procède :
Dès que tous les chasseurs sont réunis sur le
bord de l’étang, autour de la cabane de la Société,
à quelques portées de fusil de l’endroit appelé la
Bastide-de-la-Palun, chacun d’eux va solliciter
du directeur de la battue son inscription, puis le
sort attribue à chacun son rang dans la double
ligne de bataille. Lorsque tous les chasseurs ont
pris place dans les bateaux plats, dits bettes, qui doi-
vent les transporter sur l’étang et qu’ils s’y sonl
le plus commodément installés, soit à b avant,
soit à l’arrière, avec le rameur au centre, le défilé
commence. En arrière de la ligne se placent les
bateaux qui ont pour mission spéciale de ra-
masser le gibier tué.
C’est, en terme de battue, la première anglade,
parce que les embarcations, 'qui atteignent par-
fois le chiffre de cent, forment un angle obtus
dont les côtés s’étendent du Jaï qui sépare l’étang
moment, se sont contentées de nager pour fuir
la double ligne d’attaque, s’élèvent sur l’eau en
un vol bruyant; le bruit de leur envolée, de loin,
ressemble au bruissement des feuilles mortes
roulées en farandoles sur le sol par le mistral ; de
près, au tapage que fait un train de marchandises
franchissant une tranchée.
C’est le moment de préparer les armes, car
l’action va commencer.
Sur les bords, les chasseurs libres, campés de
20 mètres en 20 mètres comme une ligne de
sentinelles, tirent sur les macreuses qui les
approchent. Les pauvrettes ainsi cernées n’ont
plus qu’un moyen : franchir au vol l’angle des
embarcations pour aller chercher un abri dan 3
la partie de l’étang restée libre.
C’est ce qu’elles font.
Le spectacle est alors merveilleux. La fusillade
devient générale de l’extrémité de la ligne à
l’autre ; les coups de fusil se suivent comme des
des battements de tambour, précipités parfois
676
LE MAGASIN PITTORESQUE
comme des roulements sur les points que les
macreuses franchissent en grand nombre. On a
l’impression d’une petite guerre et, là bas, der-
rière la ligne d’attaque, d’autres bateaux ramas-
sent les morts et les blessés.
le gibier du côté de la. grande estrade de l’étang
où il s’est réfugié.
Les chasseurs profitent de cette demi-heure
de répit pour faire le décompte des cartouches
qu'ils ont brûlées ; d’autres nettoient leurs
La cabane de la Société.
Tout le tour de l'étang la fusillade se reper-
cute ; sur le Jaï, à la Palunette, au milieu des
tamaris et des roseaux, les coups de fusil laissent
une mince auréole de fumée blanche, et dans
les embarca-
tions, les ap-
pels,les éclats
de rire, les
avertisse-
ments se croi-
sent lorsque
les macreuses
se détour-
nent, échap-
pent ou, d’un
coup d’aile,
remontent à
une plus lon-
gue portée.
Tout à coup
la corne du
directeur de
la battue re-
tentit: Ouvrez
la ligne ! Les embarcations s’écartent, 1 angle se
transforme en parallèle, long passage périlleux
que les macreuses parviennent difficilement à
franchir.
La première anglade est terminée.
Les embarcations reprennent la route de la
cabane, et remontent pour cerner encore une fois
armes, d’autres enfin ouvrent leur carnier et dé-
jeunent pendant que les betles glissent sur
l'étang, piquent au milieu du paysage les notes
de coloris les plus fantastiques et que le soleil,
cet habile
metteur en
scène, éclaire
ce merveil-
leux décor,
transforme
en franges
d’or les lignes
des tamaris
et des ajoncs,
découpe dans
le ciel des
bouquets de
saules que le
mirage rap-
proche ou
éloigne ou
tient suspen-
dus entre
l’azur du ciel
et l’azur de 1 eau. Dès que les embarcations ont
repris leur ordre de bataille, la seconde anglade
commence. Et c’est, tout à coup, la même fusil-
lade, plus nourrie, plus intense, Le gibier est
de nouveau cerné, harcelé des bords, fusillé du
large, par cent chasseurs qui tirent à la fois si
précipitamment que bon nombre sont obligés
« Bettes >5 sur le lac.
LE MAGASIN PITTORESQUE
677
de changer l’arme dont les canons s'échauffent à
brûler.
Un ouvre la ligne et il n’y a plus qu’à achever
les macreuses blessées qui plongent et rasent
l’eau pour se frayer un passage.
C’est la fin !
Au retour le dénombrement du gibier se fait et
à l’appel de la corne chaque chasseur vient pren-
dre la part que lui a attribuée un décompte rigou-
reux. Les battues accusent parfois 3 000, 4 000 ma-
creuses, une moyenne de 30 à 40 par bateau.
Certains chasseurs emportent le gibier, d’au-
tres le vendent sur place aux riverains de l’étang
qui établissent aux environs de la cabane, à
chaque battue, une sorte de marché, et l’on re-
prend ensuite le chemin de Marignane au mo-
ment où le soleil disparaît derrière le rideau des
collines de Gignac et dore les dentelures des
rochers de la Nerte, des hauteurs de l’Escaillon
et de Vitrolles.
Antonin PALLIÉS.
La femme, comme la fleur, brille par son éclat et charme
par ses attraits.
Le teint d’une femme est sa première parure.
Chez la femme, le cœur parle souvent plus haut que la
raison.
LE CENTRE DE LA FRANCE
Le Belvédère ou Bruère-Allicliamps?
Le département du Cher occupe assez exacte-
ment le milieu du territoire français.
Pourquoi, dès lors, ne l’avoir pas dénommé
département du Centre, comme l’on fit, voilà cent
ans, pour Je département du Nord qui marquait
le Septen-
trion? La mê-
me absence
• de logique
fait qu’il man-
que en France
un départe-
ment du Midi
ou du Sud ; les
Pyrénées-
Orientales au-
raient droit à
cette désigna-
tion puisqu’y
sont situés les
points les plus
méridionaux
de no tre pays.
Mais ne
nous attar-
dons pas à ces
sécul aires
inconséquen-
ces.jNouspos-
sédons à un
haut degré le culte des ancêtres. Les frontières, le
plus souvent conventionnelles, qu’ils ont tracées
à nos départements, personne de sitôt ne s’avi-
sera de les vouloir modifier. Il faut en faire notre
deuil ; renonçons d’un coeur léger au département
du Centre pour accepter le département du Cher.
De toutes nos villes, la plus centrale est Saint-
Amand-Montrond, peuplée de près de neuf mille
habitants, agréablement située au confluent de
la Marmande et du Cher.
Mais le véritable centre de la France est
occupé, si nous en croyons Onésime Reclus, par
la colline du Belvédère, à quatre kilomètres au
Nord-Est de Saint-Amand.
« Du Belvédère — écrit ce géographeà la docu-
mentation
La borne miiliaire de Bruère-Allichamps
abondante et
souvent sûre,
bien qu’il soit
poète — un
h o m m e qui
marcherait
devant lui sur
la route idéa-
le, sans dé-
tours, sans
montées,
sans descen-
tes, par l’heu-
reux chemin
des oiseaux,
ne pourrait
parcourir que
150 lieues sur
la terre fran-
çaise, et dans
une seule di-
rection, vers
la pointe de
Bretagne ; en
tout autre sens, vers Bayonne, Port-Vendres,
Menton, les Vosges ou Dunkerque, il dépasserait
100 lieues, mais n’atteindrait pas 150. Et il n’y a
même pas 400 kilomètres en ligne droite entre le
Belvédère et la Manche, l’Atlantique, la Méditer-
ranée qui soni les trois mers de notre rivage...
Avant la venue de la Savoie, avant le départ de
l’Alsace - Lorraine, on regardait le Belvédère
comme le centre de la France; il peut encore
passer pour tel. »
678
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le Belvédère est un des points culminants de
cette région aux vastes plateaux, où de maigres
ondulations ne sauraient passer pour des monta-
gnes. La carte de l’état-major, en laquelle nous
devons avoir toute confiance, lui attribue 314 mè-
tres d’altitude. De ce coteau forestier on jouit
d’une fort belle vue sur les vallées du Cher et de
la Marmande, modeste affluent de la rivière qui
a donné son nom au département.
Le Belvédère porte une tour de pierre. La re-
production que nous en donnons ci-dessous vaut
m i e u x que
Comme nous avons reproduit la tour Malakoff, il
n’est que juste de donner le monument de
Bruère-Allichamps. Nous sommes redevables de
l’une et l’autre photographies à l’obligeance de
M. l'inspecteur primaire de Saint- Amand qui en
est l’auteur.
Au milieu de la route nationale, qui s’éloigne
toute droite vers Bourges, on a élevé, sur un
soubassement en pierres de taille, une pierre
rectangulaire de 2 à 3 mètres de hauteur. C’était,
ainsi qu’en témoigne une inscription latine assez
lisible encore,
toutes les des-
criptions. Cel-
te tour a été
bâtie après la
guerre de Cri-
mée par les
soins du duc
de Mortemart,
propriétaire
du château de
Meillant et des
terres qui l’en-
tourent. Le
duc avait com-
mandé en Cri-
mée comme
général. Il a
déno m m é
Tour Malakoff
ce monument
élevé — une
i n s c r i p t i o n
l’atteste — « à
la gloire des
armées d'O-
rient ». De la
tour, par un
temps clair,
on distingue
la cathédrale
de Bourges.
La distance du
chef - lieu du
département
au Belvédère
est de 40 kilomètres à vol d’oiseau. Nevers en
est un peu plus éloigné, 12 ou 13 lieues,
comme Moulins, Montluçon, la Châtre et Châ-
teauroux que la configuration du sol, les plis de
terrain empêchent de voir du sommet de la col-
line.
Le Belvédère est-il bien le centre de la terre
française ?
Onésime Reclus n’en doute point. Mais un peu
à l’Est du coteau, à une douzaine de kilomètres,
dans le bourg de Bruère-Allichamps qui fait aussi
partie du canton de Saint-Amand-Montrond, se
trouve un monument qui passe dans toute la con-
La Tour Malakoff, bâtie sur le Belvédère.
trée pour être le véritable centre de la France.
une borne mil-
liaire qui, plus
tard, avait été
creusée pour
servir de sé-
pulture. Au
dire de M. l’in-
specteur, ces
b ornes, ou
plut ôt ces tom-
bes, ne man-
quentpasdans
la contrée.
Près d’ A 1 1 i-
champs, on en
peut voir, pa-
rait-il, trois ou
quatre qui
émergent d’un
champ, sur le
bord de la
route, en con-
tre-bas du sol.
La pierre de
Bruère-Alli-
champs dont
nous repro-
duisons la
photographie,
on en a comblé
le vide avec
de la maçon-
nerie. Le tout
a été surmon-
té d’un dra-
excursion, peut-être sans
peau. C’est un but d’
vif agrément.
Heureux pays tout de même que celui où,
selon son gré, on peut trouver le centre de la
France, un jour à la Tour Malakoff et le lende-
main à quelques kilomètres, au milieu de Bruère-
Allichamps !
La géographie est une science exacte,
Eknest BEAUGUITTE.
******** *************** ****************
Formez l’enfant à l’entrée de sa voie, car il ne s en éloi
Salomon.
gnera pas même dans sa vieillesse.
N’avouez jamais la vieillesse de votre intelligence, ne
dites à personne l’âge de vos pensées.
G. Sand.
LE MAGASIN PITTORESQUE
679
UN CONCOURS GÉNÉRAL CHINOIS
150000 CANDIDATS — 2 000 REÇUS
En ce moment où tous les yeux sont tournés
vers l’Extrême-Orient, nous avons pensé que nos
lecteurs nous sauraient gré de leur faire connaî-
tre comment s’instruisent et surtout comment
passent leurs examens les innombrables Célestes
qui se destinent à la carrière du mandarinat. On
sait, en effet, qu’au pays jaune, l’administration
civile et militaire est confiée aux mandarins, et
que l’accès des plus hauts grades ne s’obtient
qu’à la suite d’examens aussi nombreux que
difficiles.
Mais prenons les choses par le commencement .
Dès l’âge de cinq ans, — on voit que les Chi-
nois s’y prennent de bonne heure, — le fils de
bonne famille, futur fonctionnaire, est remis aux
mains d’une lettré de marque, qui doit lui incul-
quer les premières notions de lecture d’après un
recueil spécial, le San-tse-kin composé de mots
élémentaires à trois syllabes, ou mieux à trois
figures. C’est l’A B C des petits Célestes.
Le San-tse-kin renferme, en abrégé, l’histoire
de l’Empire du milieu, depuis les temps les plus
reculés jusqu’à nos jours, comme disent nos
précis occidentaux. On y trouve, en outre, une
longue momenclature de proverbes, conseils
moraux et préceptes de civilité.
Vers Page de huit ou neuf ans, le jeune élève
entre dans une des écoles locales placées sous le
haut patronage du Han-lin. Apprenons, entre
parenthèses, aux non initiés, que le Han-lin est
le Sacré Collège des Lettrés, sorte de ministère
de l'Instruction publique dont l’action rayonne
de Pékin sur toutes les provinces.
A l'école, l’enfant reçoit un nouveau livre, le
Tsien-tse-ouen, qui renferme les mille princi-
paux caractères de l’alphabet chinois. En même
temps, il est initié à l’art si complexe de l’écri-
ture peinte, dont chaque figure représente une
syllabe et possède un sens déterminé par elle-
même.
Jusqu’alors, le jeune Chinois n’a eu entre les
mains que deux uniques ouvrages condensant
l’ensemble de ses connaissances. Qu’est cela en
comparaison des multiples manuels et autres
ouvrages que l’Alma Mater distribue, un peu trop
libéralement peut-être, à nos fils? Notons cepen-
dant que le futur mandarin ne sait pas encore
grand’chose...
Aussi, l’année suivante, on passe aux quatre
traités classiques de Confucius et de Meng-tse,
qui enseignent en particulier les règles de la
poésip, l’économie politique, la littérature el les
éléments de philosophie. Dès lors, les éludes
deviennent plus ardues el l’élève travaille sérieu-
sement à préparer son premier examen.
Il doit normalement être prêt à le subir entre
quinze et seize ans. Les épreuves ont lieu au
chef-lieu de district et ne paraissent pas très
difficiles. Un commissaire impérial, délégué à
cet effet par le Han-lin, est chargé d’examiner
chaque candidat, après quoi, s’il a réussi, on lui
décerne le titre de Siu-tsaï, autrement dit de
bachelier du troisième degré.
A la suite de cet examen, le nouveau bachelier
se consacre à la préparation du grand concours
qui lui ouvrira les portes du mandarinat. Ce
deuxième degré, sorte de licence ès lettres, très
recherché et rarement atteint, est connu en
Extrême-Orient sous le nom de Ku-yan. Pour
s’y préparer convenablement, notre jeune Siu-
tsaï devra suivre pendant de longues années les
cours des collèges provinciaux, véritables uni-
versités placées sous le contrôle direct du Han-
lin.
Grosse affaire à tous les points de vue, nous
dirions même petit événement dans la vie natio-
nale de la Chine, que ce concours, — « général »
lui aussi, à sa façon, — qui ne réunit jamais
moins de 140000 à 150 000 candidats, aux quatre
coins de l’immense empire, en un même effort
intellectuel.
Les examens de la licence n’ont lieu qu’une
fois tous les trois ans, dans le chef-lieu de la
province, sus la présidence officielle du gouver-
neur, ou Fou-taï. La session s’ouvre en automne,
le huitième jour de la huitième lune. On sait que
tout, là-bas, est réglé suivant le cours de certains
astres...
Il y a trois séries d’épreuves, durant chacune
trois jours.
Au dernier concours général chinois, le nombre
des candidats, dans chaque province, variait entre
huit mille et douze mille. Le maximum est en
général atteint à Canton, où les écoles prépara-
toires au Ku-yan sont particulièrement suivies.
Sur dix mille Siu-tsaï ayant subi les épreuves,
on compte d’ordinaire 130 ou 140 candidats reçus
seulement. L’on voit donc tout de suite, et sans
autres commentaires, l’extrême difficulté du
concours.
Chaque aspirant au grade de licencié est intro-
duit, le matin, dans une petite case, éclairée par
le haut, extrêmement exiguë, puisqu’elle ne
mesure que 2 mètres de long sur 1 m. 00 de
large, assez semblable, du reste, à une petite
cabine de bains, et où se trouvent pour tout mo-
bilier un pupitre et un escabeau de bois.
Il y en a comme cela 1 1 616, dans le Koung-yuin
— ou quartier des examens — de Canton, alignées
en files interminables, à droite et à gauche de la
680
LE MAGASIN PITTORESQUE
porte du Dragon, et, sur chacune des cases
est inscrit le nom du candidat qui devra l’oc-
cuper.
Celui-ci peul apporter dans sa cellule la nour-
riture dont il aura besoin, mais il lui est interdit
de sortir, pour quelque cause que ce soit, une
fois la composition commencée. Or chaque
» épreuve >’ dure vingt-quatre heures, et ce sup-
plice se renouvelle neuf jours, à trois reprises
différentes !
Les copies sont remises par leurs auteurs eux-
mêmes, aussitôt la fin du concours, à Lun des
commissaires impériaux ou à l'un des dix exa-
minateurs suppléants. Détail bien typique, chacun
des manuscrits, qu’il s’agisse de poésie, de dis-
sertation artistique, d’histoire, de philosophie ou
de sciences, est transcrit sur un registre spécial,
à l’encre rouge, par une armée d’au moins trois
mille copistes. C’est là, on s’en rend compte,
une opération fort longue. Elle n’a d’autre but
que de faciliter le travail des examinateurs, les
compositions des candidats étant le plus sou-
vent surchargées de ratures et très mal écrites.
Sur les deux ou trois mille élèves qui réussis-
sent à passer leur Ku-yan, douze cents à peine
osent poursuivre jusqu’au bout la carrière des
examens, qui se termine par l’épreuve suprême
du doctorat. C’est à Pékin seulement qu’est insti-
tué ce dernier concours, relativement moins dif-
ficile que le précédent, la proportion des candi-
dats reçus atteignant parfois le tiers des inscrits.
Comme l’autre, cet examen final a lieu tous les
trois ans, mais c’est au printemps, et il se pro-
longe pendant plusieurs semaines. Les étudiants
sont placés dans des cases aussi peu confortables
que celles dont nous venons de parler; elles sont
gardées militairement. 11 y a, de plus, un examen
oral, que font subir les membres eux-mêmes du
Sacré Collège des Lettrés.
Après quoi, le nouveau docteur, muni de tous
ses brevets, peut solliciter sans crainte un poste
de choix dans l’administration civile du Céleste
Empire.
Edouard BONNAFFÉ.
L’ÉPÉE D’HONNEUR
OFFERTE
RU GÉNÉRAL CRONJE
Voici la poignée de l’épée
offerte par « les Républicains
patriotes français au Républi-
cain patriote le général Cronje »,
l'un des héros de la guerre du
Transvaal.
Cette œuvre d’art, sortie de
la célèbre maison Froment-
Meurice, est le produit d’une
souscription ouverte par un
journal de Paris, l' Intransigeant
L'artiste Pallez en a été le
sculpteur.
La poignée de cette épée, à
lame ciselée, est en or émaillé.
Le groupe qui la compose sym-
bolise énergiquement la lutte
suprême que soutiennent de-
puis de longs mois les Boers
pour défendre leur indépen-
dance.
Il est question de remettre
cette épée d’honneur au Prési-
dent Kruger, le jour très pro-
chain de son passage Paris.
LE MAGASIN PITTORESQUE
681
1-A NÉOGRAPMIE
C’est le nom propre de la méthode nouvelle
d’écrire, en opposition avec l’ancienne méthode
qui est l’orthographe.
Une circulaire récente de M. Leygues, basée
sur un rapport du Conseil supérieur de l’Instruc-
tion publique, autorise certaines libertés dans la
façon d’écrire les mots, plus conforme à leur
prononciation, moins assujettie à leur étymologie,
mais que n’admettent ni l’usage ni la syntaxe.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que les meilleurs
esprits sont divisés sur le point de savoir s’il est
mieux de conserver aux mots de la langue fran-
çaise la figure qu’ils tiennent de leur origine, ou
de ne leur garder que la figuration correspon-
dante à leur prononciation.
Des controverses s’élevèrent sur cette ques-
tion entre grammairiens, dès le xvie siècle. La
figuration du langage n’était pas si libre de règles
que semble le croire M. Anatole France. Et la
grammaire de Rôti Cochon, cet instituteur bour-
guignon, que son érudition toujours plaisante a
déniché de l’oubli, n’est pas le premier ouvrage
où ait été essayé rétablissement des bonnes rè-
gles du parler français. Cette grammaire, selon
M. Anatole France, ne date que du règne de
Henri IV. Meigret, en 1545, avait publié un Traité
touchant 1e commun usage de la langue française.
Dans ce traité, il était « desbattu des fautes et
abus, en la vraye et ancienne puissance des
lettres ». L’ouvrage de Meigret provoqua des po-
lémiques. Il y eut des meigrittistes et des anti-
meigrettistes. Un Guillaume des Autels réprouve
les hardiesses excessives de son système que
Ronsard et Baïf approuvaient.
Cependant, en 1550, Le Pelletier du Mans ren-
chérit, encore, sur les libertés envers l’étymo-
logie, que recommandait Meigret, dans son Dia-
logue de V ortoyrafe e prononciation françoese.
Mais il était en désaccord avec lui. Ce désaccord
tenait, surtout, à la différence de la prononcia-
tion usitée dans chacune de leurs provinces. Le
Pelletier était du Maine, et Meigret du Lyonnais.
Meigret s’élevait contre l’usage et voulait « fère
« qadrer le lettres e l’ecritur’ ao voës et à la pro-
« nonciation, sans avoer egart ao loës sophisti-
ques de denvezon et différences ».
Le savant Pierre Ramus recommandait une-
correspondance absolue entre l’écriture et la
prononciation. On lui doit quelques distinctions
importantes entre v et u et entre j et i. C’est
même pour cela que ces deux consonnes furenl
nommées par des grammairiens ultérieurs con-
sonnes rarnistes. Jean-Antoine de Baïf ne voulail
aussi dans les mots que les lettres qui s’y pro-
noncent. 11 écrivait « egsakte ek ri tu r, avertise-
mant pour les komansants. » Rambaud, institu-
teur à Marseille, voulut détruire l’ancien alphabet
et le remplacer par un nouveau.
Le xviie siècle ne fut pas moins fécond en ré-
formateurs. En 1608, Robert Poisson dédiait à
Henri IV un alphabet nouveau et un « dixionère »
où il sacrifiait comme ses devanciers l’usage et
l’étymologie. Ses règles étaient formulées en qua-
trains. On lui doit la suppresion du d dans « ad-
vocat, adjourner, advis ».
On eut un Traité de l’ortografe du président Ëx-
pilly et les Véritables règles de V ortàgrafe fran-
cèze de Louis de l’Esclache en 1668. Quoiqu’il ne
fît que reproduire les réformes proposées par
Meigret, Le Pelletier et Ramus, l’ouvrage de
Louis de l’Esclache occupa beaucoup l’opinion.
Il se souciait déjà de faciliter, par ses réformes,
la connaissance de la langue, à ceux qui l’appre-
naient, sans apprendre le latin. Louis de Cour-
sillon, abbé de Dangeau, dans divers ouvrages,
proposait la suppression des lettres qui ne s’en-
tendent pas. En 1713,1e Père Buffier soutenait
les mêmes principes. Il considérait l’écriture
comme un portrait des mots prononcés. Et il re-
marquait qu’il ne s’agit pas de mettre de l’éty-
mologie dans un portrait, mais de le rendre
ressemblant.
En 1778, Domergue, membre de l’Institut, s’at-
taqua à l’alphabet dans divers ouvrages. L’al-
phabet n’a que vingt-quatre lettres. La langue a
quarante sons. Il composa un alphabet nouveau
de quarante lettres, qu’il distingua en vingt et
une voix ou voyelles distinctes et dix-neuf arti-
culations.
Marie, en 1817, fit assez de bruit par ses propo-
sitions de réforme de l’orthographe, pour s’at-
tirer une étude moqueuse de M. de Feletz, dans
le Journal des Débats, qui s’appropriait sa propre
orthographe : « 11 ne doute pas du sugsé, écrivait
le spirituel critique; il prétend qu’il a, pour
lui, un professeur de rétorique, un qolonel. II
s’est battu contre ses adversaires, dans le Quu-
rié fransé, clans la Qolidiêne et qu’il se battra
contre qiconqe ne voudra pas adopter sa ré-
forme ortografiqe. » Malgré les railleries qu’il
s’attira, Marie avait fait de nombreux prosélytes.
En 1839, il pouvait se flatter d’avoir reçu 33 OOOlet-
tres d’adhésion, d’avoir provoqué une quaran-
taine de brochures, pour ou contre sa réforme et
d’avoir fait créer des sociétés de propagande dans
plusieurs villes de province.
Adrien Féline doit être compris parmi les ré-
formateurs de l’orthographe. Il publia, en 1848,
un alphabet nouveau, supérieur à ceux de Do-
mergue et de Marie. De nombreux instituteurs de
province l’avaient adopté.
On eut aussi, en 1854, les travaux d’Erlan contre
682
LE MAGASIN PITTORESQUE
le respect de l’étymologie. Et en 1865, Raoux,
professeur de rhétorique à l’Académie de Lau-
sanne, coordonna les travaux de ses devanciers.
Afin de constituer, à la langue française, une or-
thographe rationnelle et phonétique, il composa
aussi un alphabet en 43 éléments. Il distinguait
ces éléments en primitifs et en modifiés. Il re-
connaissait 23 éléments primitifs figurés par des
signes simples ou voyelles, et 18 éléments modi-
fiés, figurés par des consonnes.
A la même époque, en 1867, Ambroise-Firmin
Didot publia ses Observations sur l' orthographe
française. De savantes considérations l’amenaient
à alléger la figuration de la langue, de la plupart
de ses servitudes étymologiques. 11 supprimait
y h après c dans la plupart des emplois où il a la
valeur du k, et dans les occasions où il figure l’es-
prit rude des Grecs. Il substituait Vf à ph dans les
mots vulgaires, mais il conservait ph dans les
mots savants. Il supprimait les lettres répétées
là où la prononciation ne les fait pas sentir, le
trait d'union, sauf dans les cas où l’euphonie le
rend indispensable. Il changeait les désinences
ont et ence en ance et ant, et ajoutait une cédille
sous le t dans les cas où il a la valeur du e. Mais,
quoiqu'il fût en situation d’appliquer lui-même
ses réformes, puisqu'il était imprimeur, il n’en
laissa pas moins leur physionomie usuelle aux
livres qu’il a publiés.
Aujourd'hui encore, le poète Louis Ménard,
qui est un pur Hellène égaré dans notre Paris du
xxe siècle, n'use que de l’orthographe phonétique.
Mais ses manuscrits font le désespoir des typo-
graphes; il ont un mal infini à se reconnaître
dans les figurations inusitées qu'il donne aux
mots.
On voit que les entreprises de néographie ne
datent pas d’aujourd’hui. Elles ont eu des promo-
teurs passionnés, dès l’époque où notre langue a
revêtu des formes définitives. Et si elle a eu une
physionomie variable, selon la physionomie même
de nos quatre grands siècles de littérature, elle
s’est trouvée trop tributaire du grec et du latin,
pour se dépouiller de l’air de famille qu’elle a
reçu de ces deux langues matricielles. Aussi y
a-t-il de grandes probabilités pour que la nouvelle
tentative de néographie n’entame que faiblement
l’orthographe usuelle.
L’ignorance de l’orthographe où restèrent le
maréchal de Saxe et Napoléon Ier, qui étaient l’un
Allemand et l’autre Italien, Henri IV, Richelieu,
Louis XIV, moins excusables, et tant d’autres
personnages illustres, n’a pas prévalu contre
le soin universel d’écrire correctement. «. L’or-
thographe est la propreté du style, a dit de Wail-
ly, et il n’y a pas de beauté sans propreté. » On
sait de quelle façon spirituelle et même un peu
cavalière, un littérateur du siècle dernier rappela
au respect de l’orthographe une marquise qui
l avait invité à souper, dans un billet où cette
grande dame avait confondu la valeur du c avec
celle de l’s. Assis à sa table, notre homme passe
son repas à découper, sans manger. « N’avez-
vous pas faim, lui demande la marquise? — Au
contraire, répondit-il, mais je ne suis pas invité.
- N’avez-vous pas reçu mon billet? — Parfaite-
ment. Vous m’avez invité à couper. Je coupe. »
Ce soin d’écrire correctement ne préserve pas
toujours de quelque inadvertance ceux mêmes
qui y apportent le plus de soin. M. de Salvandy
souffrait, comme de véritables indécences, des
incorrections qu’il découvrait dans les expéditions
des employés de son ministère. Aussi écrivit-il,
d’une plume exaspérée, en marge d’un rapport
émaillé d’incorrections orthographiques : « On
devrait bien, au moins, respecter l’orthographe. »
Ce culle de l’orthographe est devenu si universel
de nos jours, qu’il est aujourd’hui l’un des signes
de la bonne éducation. Une faute d’orthographe
un peu grossière suffit, en France, à faire juger
un homme définitivement. Et peut-être ce rigo-
risme n'est-il pas si blâmable. Il sera toujours
bon de savoir l’orthographe, comme il bon de se
montrer bien élevé.
Félicien PASCAL.
&&&&&&&& .*ÆÆ*.****&**,*,^*,*&Æ* **£.&&*&&&&&**
Il est vrai que les plus belles choses sont également si-
gnifiées par des femmes : la Justice, la Vertu, la Pitié, la
Bienfaisance, la Gloire, etc. — C’est que les femmes sont
extrêmes en tout.
üre Haute a curaçao
La veille au soir, nous avions quitté Porto Ca-
bello dans l’enchantement et la féerie d’un admi-
rable coucher de soleil. Les masses de la mon-
tagne d’un vert foncé qui dévalaient presque à
pic, les gorges sévères où rien ne venait égayer
la végétation des forêts sombres, se trouvaient
baignées par le soleil couchant. C’était comme
une poudre d’or sur tout ce paysage grandiose et
sur la mer aux teintes d’émeraude. Peu à peu
le mouvement s’était apaisé sur les quais et le
va-et-vient des portefaix vénézuéliens, à la peau
bronzée, avait cessé complètement. Quand notre
bateau se décida à quitter le port, nous n’avions
plus sous les yeux que le spectacle de la ville
commençant à s’assoupir. Une bande de Lterre
s’avançait, ou semblait flotter sur l’eau, un petit
fort aux murs en ruines, dans les créneaux du-
quel d’hypothétiques canons dormaient en toute
tranquillité, pendant que, côte à côte, les soldats
vénézuéliens vêtus de haillons militaires fumaient
LE MAGASIN PITTORESQUE
683
leur éternel cigare, vautrés à même sur les pier-
res branlantes.
Le lendemain matin, dès l’aube, nous nous
trouvions en face de Curaçao ; il ne faut, en effet,
pas plus d’une nuit pour faire la traversée. Comme
il était trop tôt pour entrer dans le port nous
nous balancions tranquillement en pleine mer,
car ici le rivage ne s’infléchit pas et c’est sur la
simple embouchure d’une lagune que la ville est
bâtie. Peu à peu le soleil levant commençait à
éclairer les maisons et le brouillard en se déchi-
rant laissait apercevoir les grands édifices, les
casernes, les hôpitaux bâtis dans un faubourg au
flanc de la colline. Comme par une baguette
magique, l'austère spectacle de la veille s était
transformé; maintenant c’était la vie, la gaieté.
Enfin six heures ont sonné, et sur l’appel de
notre sirène on voit petit à petit l’extrémité de
l’énorme passerelle qui barre l’entrée du port se
détacher d’el-
le même et
se mettre à
décrire un
immense arc
de cercle con-
duite par une
. petite chalou-
pe à vapeur,
emmenant
avec elle tous
ceux qui se
sont aventu-
rés. Voilures,
charrettes, cavaliers et piétons, vont ainsi faire
un petit tour dans le port jusqu’à ce que le ba-
teau soit entré; mais ici tout le monde est philo-
sophe et personne n’y trouve à redire, d’autant
plus que le temps est de ces choses qu’on gaspille
aisément dans les pays chauds.
Nous entrons dans le port, et immédiatement
nous sommes entourés d’une multitude de bar-
ques et de bachots, manœuvrés à la godille par
des nègres. Ils sont à gesticuler et à nous dire
bonjour avec la même familiarité que si nous
étions de vieilles connaissances. Tous, hommes
et femmes, rient, jacassent, l’air bon enfant, et
s’interpellent en « papiamento », le patois de
l’île, où il entre un peu de beaucoup de langues.
A force de lancer des cordes à droite et à
gauche, de tirer sur les unes et les autres, nous
finissons par accoster le long du quai. Déjà nous
ne sommes plus qu’à trois mètres, lorsque dans
la foule arrive un monsieur en uniforme euro-
péen, qui se met à parlementer en hollandais
avec notre commandant. On vient de s’apercevoir
qu’une dame vénézuélienne arrive de Valencia
où règne la variole. Fort gaie et bien portante
d'ailleurs, elle se laisse examiner elle et sou
enfant par Jes médecins. Après un conciliabule
et des pourparlers avec les gens du quai, nous
voilà définitivement forcés de repartir. Les amar-
res sont larguées, de nouveau le port s’ouvre
et nous reprenons la mer pour aller au laza-
ret. Mais ici une heureuse surprise nous
attend; on débarque seulement la personne d’où
venait tout le mal, et cette victime étant immolée
aux exigences de la Santé, nous revenons triom-
phalement en vue de la ville.
Le soleil maintenant éclaire vivement la ville
où l’on chercherait vainement une masse de
verdure. Vue de la mer, c’est une série de petites
maisons aux couleurs vives et tendres. Le bleu
ciel, le rose, le jaune pâle et le vert nil sont les
seules employées; mais ce qui frappe encore
plus, c’est le caractère hollandais fortement im-
primé à toute cette architecture de pays chauds.
Sans doute la peinture est bien couleur locale,
mais la construction en elle-même demeure euro-
péenne. Ce ne sont plus les maisons à terrasses
et à fenêtres, grillagées à l’espagnol, comme
dans toute
l’Amérique
du Sud, ici les
toits sont bel
et bien poin-
tus, garnis de
tuiles rouges,
les fenêtres
du second
sont mansar-
dées. Les mai-
sons sur le
quai, où nous
accostons en-
fin, ont trois ou quatre étages. Elles se pressenties
unes contre les autres, étroites, affectant la forme
des anciennes habitations hollandaises [percées
de mille petites fenêtres laissant voir leur char-
pente apparente. On sent que les vieilles règles
d'architecture n’ont pas changé et telle ou telle
maison semble transportée directement d’Ams-
terdam. Enfin ce qui achève de donner au spec-
tacle un air dégagé et propre, sous la lumière
crue du soleil, c’est l’habitude qu’on a de dessi-
ner toutes les arêtes des constructions par des
lignes de chaux blanche, qui font ressortir à
l’emporte-pièce chaque détail. 11 est facile de se
rendre compte que nous sommes ici chez une
nation européenne, qui s’est imposée au pays
avec ses mœurs et ses habitudes.
La même impression se retrouve en examinant
la population, et c’est un étrange spectacle, au
milieu de tous ces nègres du plus beau noir, de
retrouver le type hollandais, blond, fort, vigou-
reux, simplement hâlé par le soleil et formant
un contraste curieux. Déjà en entrant dans le
port, le bateau longe un petit fort où l’on voit les
soldats en vêtements de treillis bleu faisant
l’exercice à l’européenne, puis quand on avance
dans les rues, on rencontre à chaque pas un type
familier, coudoyé déjà en Hollande. Graves com-
merçants ou fonctionnaires paisibles vêtus de
684
LE MAGASIN PITTORESQUE
blanc, une ombrelle sur l’épaule, se rendant à
leurs magasins ou à leurs bureaux, d’un air pla-
cide: petits enfants rejoignant l’école, leur carton
sous le bras, avec de grands bavolets pour éviter
les insolations; sergents de villeavec leurs vestes
en pointe qui les font ressembler à de grands
collégiens, femmes, jeunes filles se promenant,
le soir surtout, habillées de toile blanche, fout
ce monde à un air heureux, content, réjoui, que
le soleil semble rendre encore plus épanoui.
Quant à la population nègre, elle possède ici
un type spécial. Dans toutes les Antilles les nè-
gres offrent un caractère différent. Sans doute le
fond reste bien toujours le même, nonchalant,
enfantin, vantard et sans noblesse, mais les dif-
férents maîtres qui ont occupé leur pays les ont
étrangement modifiés. Pour qui a vu, à un jour
de distance, la Martinique ou la Guadeloupe et
la Trinidad, le contraste est frappant des résultals
diamétralement opposés obtenus dans chacune
de ces colonies, dont les populations sont sensi-
blement les mêmes.
A Curaçao, le nègre a la grande chance de ne
pas être électeur et semble d’ailleurs ignorer la
politique. Je ne dirai pas que c’est un travailleur
idéal, sérieux, ponctuel, mais il a gagné certai-
nement, au contact de ses maîtres. D’abord il est
relativement assez actif; il a appris quelques
métiers, il est menuisier, charpentier, charron.
Beaucoup sont occupés au port, soit comme
déchargeurs soit comme passeurs, faisant pour
quelques menues piécettes la concurrence au
pont roulant. C’est lui enfin qui fait toute la main-
d’œuvre, carie Hollandais n’est que fonctionnaire
ou commerçant. Quant aux femmes, avec leur
petit bonnet de toile, semblable à celui des Nan-
taises, elles sont toutes employées aux travaux
domestiques et semblent assez appréciées de
leurs maîtresses. Somme toute, c’est une popu-
lation paisible et, heureuse. Elle a d’ailleurs
toutes les raisons pour l’être, car l’occupation
de l’île par : les Hollandais leur a été un grand
bienfait.
Willemstadt, appelée aussi Curaçao, est la capi-
1 ale et la seule ville d'ailleurs de bile. En mon-
tant, sur une petite colline en arrière, on peut en
avoir une vue générale. La lagune forme un
large canal où peuvent évoluer encore assez faci-
lement les grands steamers; puis elle s’élargit
comme une sorte de petit lac. C’est le grand bras
que l’on a utilisé pour servir de port. De chaque
côté sont construits des quais que bordent des
maisons, s’étendant ainsi à droite et à gauche.
A vrai dire toute la rive droite est un faubourg
construit plus récemment, car la vieille ville est
bien visible et bien nettement tracée. Elle tient
tout entière dans un petit espace sur la rive
gauche, à l’entrée du port et circonscrite entre
ce dernier, un petit bassin qui y donne accès et la
pleine mer. C’est là que s’élève le palais du Gou-
vernement, grande bâtisse à deux étages, sans
aucun caractère d’ailleurs, devant laquelle se
trouve une petite place avec quelques arbres où
se réunit la musique, le dimanche.
Puis c’esl immédiatement un? série de petites
ruelles étroites et tortueuses, où le jour pénètre
à peine. Des maisons à deux ou trois étages les
bordent en surplombant. A chaque instant on a
la sensation de se trouver en Europe, dans un
coin de petite ville industrieuse, surtout en
voyant toutes les boutiques bien achalandées, et
les commerçants tranquillement installés der-
rière leurs comptoirs. Aussi le contraste est-il
frappant de rencontrer des nègres à chaque pas.
Chose curieuse ! Il est impossible au milieu de
tous ces magasins de trouver un seul café. Lors-
qu’on a soif, il faut avoir recours au pharmacien,
qui, entre deux ordonnances, vous sert un verre
de sirop à l’eau de Seltz. La liqueur semble incon-
nue, même le curaçao dont jamais on ne vit nulle
fabrique.
La vie extérieure est d’ailleurs presque nulle,
chacun ayant un chez soi, un home où rentrer
aussitôt les affaires terminées. Quant aux débits
de rhum pour les matelots ou le peuple, ils sont
assez rares pour un port. Quelle différence avec
notre Bretagne ou notre Noimandie où l’on ne
peut faire trois pas sans trouver un estaminet.
Un autre endroit de la ville assez intéressant
esl le Pietermaaï. C’est une sorte de grande
place parallèle à la mer où se trouvent réunis les
monuments de tous les cultes, depuis l’église, le
temple protestant jusqu’à la synagogue. La loge
maçonnique vit côte à côte avec l’école catho-
lique et tous semblent faire bon ménage.
Aussitôt qu’on a quitté le noyau de maisons
qui forment la vieille ville, l’aspect extérieur
change du tout au tout. On ne voit plus partout
que des villas. Une large rue qui fait le tour du
petit bassin en est bordée. C’est ici que le carac-
tère hollandais se retrouve encore fortement im-
primé. Chacune de ces maisons est admirable-
ment tenue, d'une propreté irréprochable; elles
sont construites sous forme de cottages, toujours
avec leurs arêtes en chaux; elles se détachent
nettement avec leurs toits rouges sur un ciel sans
nuage, mais à la longue le spectacle ne manque pas
d’être éblouissant. Tout en admirant le joli
arrangement des jardins, avec leurs allées en
carrelage rouge conduisant à la porte, on regrette
qu’il n’y pousse pas un brin de verdure pour
reposer la vue. Le gazon est chose tout à fait
inconnue et c’est à force de soins qu’on arrive à
faire pousser quelques plantes.
C’est en effet là le point faible de l’ile; la vé-
gétation y est pour ainsi dire nulle. Aussitôt en
dehors de la ville, la campagne semble désolée.
L’aspect, en effet, est sévère; on ne voit que de
la terre brunâtre, sur laquelle poussent des cac-
tus et des buissons d’épines. De temps en temps
pourtant on aperçoit une oasis, qui semble indi-
quer que le sol n’est pas improductif, car les
LE MAGASIN PITTORESQUE
G85
arbres que l’on trouve en ces endroits sont de
belle venue. A mesure qu’on avance dans l’île, on
se rend compte que Curaçao n’est pas un pays
agricole. D’abord il est rare de rencontrer un
village; de temps en temps sur le bord des routes,
on trouve une maison habitée par un nègre qui
cultive un champ de cannes et de quoi se suffire
à lui-même à grand’peine, mais quant à voir une
ferme, une hacienda, une exploitation agricole, il
n’y faut pas songer.
Les habitants eux-mêmes ne forment pas une
population de campagnards; ce sont les mêmes
nègres qu’à la ville, aucune différence ne subsiste
entre eux. Le paysan n’existe pas de même que
le colon européen. Pourtant les campagnes sont
habitées, car je me souviens d’une église entière-
ment remplie d’hommes, de femmes et d’enfants
où nous pénétrâmes un dimanche. Les parents
semblaient d’ailleurs recueillis, quant à la jeune
génération ,
c’est à grands
coups d’une
longue baguet-
te que le curé,
un Dominicain
à l’air très jo-
vial d’ailleurs,
leur inculquait
les premiers
principes du
catéchisme.
La cause de
cet état de cho-
ses provient de ce que l’ile de Curaçao est remar-
quable parla sécheresse, c’est d’ailleurs ce qui en
fait sa parfaite salubrité. L’eau douce estime chose
rare. Les rivières, si tantest qu’on puisse en trou-
ver une méritant ce nom, sont presque toujours
sèches et l’eau de pluie est en somme la grosse
ressource. Aussi s’en montre-t-on fort économe.
Si l’eau douce est à peine suffisante pour l’ali-
mentation de la ville, il n’est pas difficile de com-
prendre que les campagnes ne soient pas culti-
vées. Pourtant, on peut se rendre compte aisément
que si, par un moyen artificiel, tel que les puits
artésiens, on pouvait se procurer une quantité
d’eau suffisante, file pourrait se livrer avec profit
à l’agriculture, car les endroits où se trouvent des
citernes ou quelques sources forment des oasis
de verdure d’une luxuriance remarquable. Sans
doute la question a-t-elle été posée, sans qu’on
puisse obtenir une solution avantageuse. Il sem-
blerait pourtant intéressant d’arriver à posséder
des prairies artificielles et de se livrer à l’élevage
du bétail suffisant pour alimenter file. Jusqu’en
1898 du moins, on avait encore recours au Ve-
nezuela ou à la Colombie.
Le vrai caractère de Willemstadt est d’être
commerciale. Je dirais même que le négoce est
sa seule raison d’être. La position de l’ile à cet
-effet est particulièrement heureuse. Située sur
la côté du Venezuela en face de Porto Cabello,
qui est un des grands ports de commerce de
cette République, Curaçao est la possession
européenne la plus rapprochée et la mieux par-
tagée pour faire le trafic, aussi le mouvement
commercial est-il très développé. Il n’y a pas une
grande maison du Venezuela qui n’ait une succur-
sale à Willemstadt, où se trouvent quantité de
grands approvisionnements de marchandises de
toute sorte, attendant en magasins le moment
favorable pour faire la courte traversée et péné-
trer sur le continent.
Lorsqu’on entre dans le port, ce qui frappe le
plus c’est le nombre considérable de goélettes
<pii s’y trouvent amarrées. Toutes peintes en
blanc avec une silhouette assez élégante, on
s’imaginerait de loin voir une tlotille de plaisance.
Pourtant ici elles revêtent un caractère essen-
tiellement utilitaire. C’est, en effet, par elles
que se fait tout
le transit sur la
côte. Et ceci
pour plusieurs
raisons; d’a-
bord, il revient
sensiblement
moins cher;
ensuite, il don-
ne une grande
indépendance.
Chaque com-
merçant possé-
dant une ou
plusieurs goélettes, soit directement, soit en
sous-main, peut éviter les grands ports et atterrir
n’importe où. Or chacun sait que les douanes dans
tous ces pays d’Amérique duSudne sont terribles
que dans les ports, mais que l’absence presque
totale de surveillance des côtes permet bien des
débarquements. D’ailleurs il est presque toujours
des accommodements possibles. N’est-ce pas de
l’une de ces Républiques dont on disait que le pré-
sident lui-même était arrivé à faire entrer soixante
mille bouteilles de cognac sans se soucier de la
douane.
Enfin, ce qui accroît encore la prospérité de
Curaçao, c’est qu’elle est sur la ligne des bateaux
américains, qui viennent relâcher dans son port et
prendre toutes les marchandises que son annexe
lui amène de Maracaïbo. Or cette dernière ville,
centre commercial des plus importants, est le
point où convergent, par une série de vallées, les
produits les plus variés des riches provinces du
Venezuela et des hauts plateaux de Colombie.
Il n’est donc pas étonnant de voir quelle im-
portance les Hollandais attachent à la posses-
sion de cette île : leurs aptitudes remarquables
pour le commerce pouvant facilement y trouver
un champ d’action et leur faire réaliser des bé-
néfices considérables.
Pierre DESPATYS.
686
LE MAGASIN PITTORESQUE
Un Ancêtre de PHornme
L’Exposition universelle aura montré aux visi-
teurs qui se sont rendus au pavillon des Indes
néerlandaises l'une des reconstitutions les plus
curieuses de ce temps : celle du Pitecanthropus .
Est-il vrai qu’un astro-
logue a^it prédit que
l’année 1900 serait l’épo-
que triomphante des théo-
ries darwinistes?
Mais la reconstitution
du Pitecanthropus qui
n’est, assure-t-on, que
la chaîne, le maillon
même, qui relie l’homme
au singe, pour saisissante
qu’elle soit, n’en consti-
tue pas moins une entre-
prise extrêmement arbi-
traire.
En effet, un fémur et
un crâne trouvés dans
des terrains tertiaires de
Java ont suffi à déter-
miner toutes les formes
du modèle exposé à Pa-
ris. C'est sur ces don-
nées fragiles qu’on a « créé » notre ancêtre.
Mais voilà qu'un document nouveau vient
s’ajouter à ceux que de savants archéologues
Un ancêtre de l’homme.
réunissent sur cette question particulièrement
intéressante : c’est cette photographie curieuse
du Goureza, une sorte de singe que l’on trouve
par centaines en Abyssinie, particulièrement
dans la forêt de Kouni.
N’est-il pas suggestif au
possible ce petit homme
qui ressemble plus à un
vieillard bien propre qu’à
un chimpanzé ou à un
orang-outang? Et sa phy-
sionomie n’est-elle pas
pour le moins aussi in-
telligente que celle du
métis qui le tient par le
cou comme pour affirmer
brutalement sa supério-
rité intellectuelle ?...
Quoi qu’il en soit, no-
tre Goureza n’est pas
connu, c’est pourquoi
nous avons cru intéres-
sant de le présenter à nos
lecteurs. Il a aussi cet
avantage, c’est que, quand
il est mort, il sert au
moins à quelque chose, car sa peau constitue
une excellente fourrure.
Y. G.
LOIN DE L’AIMEE
Quand de l'obscure nuit se dissipent les voiles
Et que la fraîche aurore, éclipsant les étoiles,
Radieuse, préside au lever de son roi ;
Quant au chant des oiseaux la riante nature
Se réveille et murmure :
Chère âme, pense à moi.
De ses rayons ardents quand le soleil éclaire
Nos bruyantes cités et féconde la terre;
Douze' fois répétant les soupirs du beffroi
Quand l’écho sur son aile emporte dans l’espace
Au loin midi qui passe :
Chère âme, pense à moi.
Lorsque vers l’occident disparaissant dans l’ombre
L’astre du jour s’enfuit, chassé par la nuit sombre,
Et que, les yeux fixés vers le ciel pur, je voi
Ta rayonnante image en un millier d’étoiles
M’apparaître sans voiles :
Chère âme, pense à moi.
— Qu’au lever du soleil chante gaîment l’aurore ;
De rayons à midi que tout le ciel se dore;
Qu’aux derniers feux du jour la nuit autour de moi
De son large manteau fait d’ombre et de mystère
Enveloppe la terre :
Toujours je pense à toi.
NOVEMBRE
Voici les obstinés brouillards, voici les jours
Plus sombres et plus courts;
Et je marche, transi, sous les rousses feuillées
De nos forêts mouillées.
Autour de moi, le vent précurseur de l’hiver
Frémit comme la mer,
Et des nuages bas, aux aspects de fumées,
Courent sur les ramées !
Dans les sentiers connus où je m’en vais rêvant,
Le sol devient mouvant,
Et voilà que les fleurs roses de la bruyère
Vont tomber en poussière !
Source de vie et gaieté du ciel bleu,
O vieux soleil, adieu !
Et vous, il faudra donc le soir, au coin des poêles,
Vous oublier, étoiles !
Tu fais chérir le coin de l’âtre et la maison,
Douloureuse saison,
Saison sans fruits ni fleurs, saison découronnée,
Soir de l’année !
Em. FOUQUET.
Charles GRANDMOUGIN.
LE MAGASIN PITTORESQUE
687
LE NOUVEL HOTEL DE VILLE DE VERSAILLES
Depuis quelques années, les villes qui avoisi-
nent Paris ont mis une certaine coquetterie à
l’entourer d’une véritable ceinture artistique. Aux
masures municipales quelconques dont s'étaient
longtemps contentées les communes suburbaines
ont, tout à coup, succédé d’imposants édifices;
l’amour-propre s’en est mêlé, et de cette émula-
tion est née toute une série de monuments di-
Bourbon, fille de .Louis XIV et de Mme de Laval-
lière, M. Le Grand a fait l’aile droite, visible sur
notre gravure, du monument actuel. Un élégant
corps de logis, légèrement en retrait, relie cette
aile à l’aile parallèle, entièrement neuve.
La nouvelle construction, dont la façade re-
garde l’avenue de Paris, est comprise entre cette
avenue, l’avenue Thiers et la chefferie du génie.
v
Le Nouvel Ilôtel de Ville de Versailles.
•gnes de ce nom. Conçusà la même époque, sinon
dans le même style, ces somptueux hôtels de
ville se caractérisent par un petit air de famille.
Quoi qu’il en soit, c’est aujourd’hui le tour de
Versailles, et la question prend ici une impor-
tance particulière.
Ville historique, riche en souvenirs de toute
sorte, Versailles est elle-même un monument,
— monument du passé, — et l'on conçoit que la
tâche qui incombait à l’architecte, M. H. Le
Grand, ait été particulièrement délicate. L’ombre
du Grand Roi n’a-t-elle pas dû errer dans ces
murs neufs?... Très habilement, l’artiste ver-
saillais, digne élève de Questel et de M. Pascal, a
ménagé un trait d’union entre le passé et le pré-
sent, Du long rectangle constituant l’ancienne
mairie, autrefois Ilôtel du Grand-Maître, dont la
première pierre fut posée par Marie-Anne de
L’aspect offre un agréable mélange de tons, ré-
sultant de l’emploi simultané de la brique rouge
et de la pierre blanche, qui évoque le souvenir
du château de Versailles sous Henri IV et
Louis XII 1. Ces couleurs gaies forment contraste
avec la tache bleue sombre de l’ardoise du toit à
combles très élevés et sans brisure. Au centre de
la façade, surgit un hardi campanile surmonté
d’un ravissant lanternon, d’où l’œil embrasse
l’admirable panorama que déroulent les forêts
voisines, le parc et le château avec ses dépen-
dances. Un motif architectural, placé à la base
du campanile, présente, entre deux colonnes
doriques, les armes de la ville. Celle-ci est per-
sonnifiée par une gracieuse jeune femme, due
au ciseau du statuaire Tony Noël.
On pénètre dans l’édifice par un rez-de-chaussée
élevé sur perron, sur lequel s’ouvrent trois
688
LE MAGASIN PITTORESQUE
grandes portes grillées. Le premier étage est
ajouré par de hautes et claires fenêtres à me-
neaux, qu’accompagnent des colonnes accou-
plées. au fût cannelé et bagué. L’aile droite, en
bordure de l’avenue Thiers, reçoit les services
municipaux. Seuls, les cabinets de travail du
maire et des adjoints sont situés dans la partie
neuve, à l’extrémité. L’aile gauche donne abri à
la justice de paix, la salle de conférences, le bu-
reau de bienfaisance, etc. Le centre de l'édilice
est occupé, au rez-de-chaussée, par le vestibule,
où prend naissance l’escalier à une seule révolu-
tion qui conduit aux différents étages. La cage
de cet escalier forme une clemi-tourelle aboutis-
sant aux salles de fêtes, de mariages et du con-
seil.
La pièce médiane, consacrée aux réceptions,
contient les anciennes boiseries de l’hôtel de
Conti et de Condé, précieuses reliques qui cou-
vrent. les murs et encadrent quatre portraits en
pied où se reconnaissent les traits glorieux de
Hoche, Berthier, Ducis et de l’abbé de l’Épée,
dont s’enorgueillit la cité versaillaise. Au-dessus
de la porte, le profil du Roi-Soleil domine dans
un médaillon de marbre. De gracieuses et déli-
cates peintures ornent les cartouches disposés
sous la voûte. Les salles des mariages et du con-
seil renferment des panneaux non moins artisti-
ques. Partout, en un mot, se révèle le souci
d’allier le passé au présent et de faire revivre le
souvenir d’une époque qui appartient à l’his-
toire, tout, en sacrifiant, comme il convenait,
aux exigences de l’architecture et du confort mo-
dernes.
L’institution d'un corps municipal à Versailles
remonte à plus d’un siècle. C’est, en effet,
Louis XVI qui, en 1787, autorisa la ville à avoir
sa municipalité; celle-ci fut logée dans le garde-
meubles, d'où elle émigra, trois ans plus tard,
pour occuper sa résidence actuelle, que vient de
transformer si heureusement M. Le Grand. Ver-
sailles compte un palais de plus.
Victorien MAUBRY.
LA MAISON DE MON RÊVE
Je veux te construire, ô mon Rêve, une maison.
Où n’entreront ni fer, ni granit, ni tronc d’arbre.
Mais solide, pourtant, comme un palais de marbre,
Et close à tous les bruits bien mieux qu’une prison.
J’en bâtirai les murs de mon indifférence
Pour ce qui n’est pas Toi. Pour en garder le seuil,
J’élèverai la tour de mon immense orgueil,
De mon orgueil profond, l’orgueil de ma souffrance
Et puis, pour ne rien voir et pour n’entendre rien,
Très hermétiquement je fermerai la porte.
Foule, fêtes, plaisirs, tout cela que m’importe i
Seul le silence est bon, le silence fait bien.
Et si quelque importun veut en franchir l’enceinte,
En guise de tessons, j’aurai pour le chasser
Des mots durs et pointus qui sauront le blesser...
La maison de mon Rêve est sacrée, elle est sainte.
Marius MAYEN.
LE MONUMENT DES MORTS BRETONS
Le ministre de la Guerre a présidé, le 1er no-
vembre, à l’inauguration du monument élevé par
la Ville de Brest pour perpétuer la mémoire des
marins et soldats bretons morts pour la Patrie.
Une souscription publique avait été ouverte
il y a déjà plus de deux ans, et la municipalité
brestoise avait voté une jolie somme. La Marine,
toujours généreuse, avait donné le bronze néces-
saire. , ■ ’ ’
Le projet du monument fut mis au concours,
et, à l’unanimité, le choix du jury se fixa sur
l’esquisse présentée par un jeune artiste pari-
sien, ayant déjà remporté plusieurs succès, notre
ami Auguste Maillard, l’auteur de cette Chute
d'Icare tarit remarquée à l’Exposition.
L’artiste, s’inspirant avec conscience des belles
traditions du pays de Bretagne, et connaissant
bien l’âme farouche et chevaleresque de cette
vieille race française, a campé, au côté de l’héroï-
que marsouin terrassé par les balles ennemies,
le paysan en sabot serrant d'une main furieuse
le manche de sa charrue, et levant des yeux exta-
siés et ivres de vengeance vers le pur génie de la
Patrie, qui plane derrière lui, et d'un geste éner-
gique lui crie de prendre le fusil pour venger
son frère.
■*
* *
Nous ne retracerons pas ici tous les détails de
la belle journée d’inauguration, nos lecteurs les
ayant encore, certes, présents à la mémoire.
Nous rappellerons seulement, en quelques
mots, la mésaventure du superbe monument
d’Auguste Maillard.
Le groupe, on le sait, a été érigé à Brest sur la
place des Deux-Portes, au milieu de la verdure,
et face à la rue de Siam.
L’énorme bloc, toujours enfermé dans sa
caisse, allait être placé sur le socle, et déjà il
était suspendu à sept mètres au-dessus de terre,
quand, tout à coup, la corde qui le maintenait se
rompit, et la masse tomba sur le sol avec un bruit
assourdissant de ferraille.
; Une véritable panique s’empara des assistants,
qui étaient fort nombreux, et l’alarme fut jetée
parmi les édiles, et parmi les marins. La frayeur
LE MAGASIN PITTORESQUE
G89
Le Monument des Morts bretons.
tétait grande, car le monument étant encore,
nous l’avons dit, enfermé dans sa caisse, nul ne
pouvait connaître l’étendue du malheur.
Maillard, prévenu par dépêche, accourut, aussi
vite que le lui permit l’express de Brest, — qui
n’a, hélas! d’express que le nom — et, avec
l’anxiété que l’on peut s’imaginer, assista au
déballage. Par bonheur, i! se trouva que rien
690
LE MAGASIN PITTORESQUE
n’avait été brisé ; mais, par contre, tout était dis-
loqué, disjoint, desserré. Le génie de la Patrie
avait les ailes rompues par le milieu. Le mal fut
réparé, grâce au concours d'une forte équipe de
travailleurs. L’accident coûta bel et bien quinze
cents francs, mais tous ceux qui connaissaient
l’œuvre de Maillard poussèrent un soupir de sou-
lagement.
Aujourd’hui, le monument se dresse fièrement,
dans un cadre fait pour lui, sur un fond de ver-
dure, entre les massives portes de la ville forti-
fiée, et il regarde, par delà la rue de Siam.le port
de guerre, la rade, le goulet.
Paul DARZAC.
&&&&&& &&&&&&&&&&&&&&&&&&&
Dans leur orgueil, les hommes ne s’avisent jamais de se
mesurer à leur cercueil, qui seul, néanmoins, les mesure
au juste. Bossuet.
LES BARBIERS DE PARIS
Quoiqu’elle reconnaisse comme patron un
roi, saint Louis, la corporation des barbiers,
perruquiers et coiffeurs, dont on célébrait ces
jours-ci la fête, eut des débuts très humbles. Au
coin des rues les plus populeuses, abrité par un
auvent contre la pluie, ou encore, comme quel-
ques-uns de ses successeurs, posté sur les bords
de la Seine, le barbier de Paris, le rasoir ou les
grands ciseaux à la main, attendait le client et
le rasait devant un petit public attiré par ce spec-
tacle, car il faut peu de chose pour amuser les
Parisiens.
Bien des années s’écoulèrent avant que l’opé-
rateur en jplein vent pût se donner le luxe d'une
boutique — boutique étroite et sombre que
remplissait presque entièrement le siège massif
sur lequel s’asseyait le patient et où quelques
plats ébréchés couvraient une table boiteuse.
Plus l’importance de la barbe augmentait,
plus celle du barbier tendait à diminuer. 11 est
évident que lorsque les rois de France em-
ployaient cette formule consacrée : « Je le jure
par saint. Denis et par la barbe qui me pend au
menton », les nobles se croyaient obligés d’imiter
le souverain, et les vilains seuls, qui payaient peu
et mal, se résignaient à se faire raser.
La mode sur ce point fut d’ailleurs très varia-
ble. Depuis Charlemagne jusqu’aux derniers rois
carlovingiens, l’usage s’établit de se faire raser
« à la française », puis les longues barbes repri-
rent, pour quelque temps le prestige qu’elles
avaient perdu.
Vers le milieu du xne siècle, l'illustre corps de
métier, dont nous rappelons les plus notables
souvenirs, commença à entrer dans l’histoire. Je
dois ajouter qu’il y entra par une assez mauvaise
porte.
Pour obéir aux injonctions de l’Église, LouisVII
se décida à raccourcir ses cheveux, qu’il portait
fort longs, et à se faire raser la barbe. Sa femme,
Eléonore d’Aquitaine, blâma ce changement
qu’elle jugeait malencontreux et son affection se
trouva, du jour au lendemain, notablement dimi-
nuée. Un divorce devint nécessaire. Eléonore
épousa le comte d’Anjou qui devait monter plus
tard sur le trône d’Angleterre et elle lui apporta
comme dot le Poitou et la Guienne .
Ainsi parce qu’un barbier — dont nous ne
savons même pas le nom — rasa la barbe de
Louis VII, la France perdit plusieurs provinces,
subit une guerre terrible, fut ravagée pendant
plus de trois cents ans; parce qu’un roi, trop
facile à influencer, n’eut pas le courage de rester
imberbe, trois millions de Français moururent
sur les champs de bataille. C’est ce qu’on appelle
la philosophie de l’Histoire.
Avant que ces tragiques événements se fussent
déroulés, un autre barbier historique de Paris,
Pierre de Labrosse, devint ministre de Philippe
le Hardi, et fut pendu en 1278. On peut rappro-
cher sa triste destinée de celle du célèbre barbier
de Louis XI, Olivier le Daim ou le Diable.
Les statuts des barbiers de Paris furent renou-
velés en 1392. Cette corporation dépendait alors
du premier barbier ou valet de chambre du roi,
maître ou garde du métier des barbiers de la
Ville de Paris.
Un des articles des statuts interdisait aux bar-
biers de Paris d’exercer leur métier sur les
lépreux, et c’est sans doute la seule précaution
antiseptique qu’on puisse signalera cette époque.
Il leur était également défendu, sous peine d’une
amende de cinq sols, de prendre les apprentis de
leurs confrères.
Ils avaient, comme par le passé, le droit de
panser les clous, bosses, apostumes et autres
plaies non mortelles, sans avoir égard à l’opposi-
tion de leurs éternels rivaux, les chirurgiens.
« Tout varlet, lils de maître ou apprenti, disent
les staluls de 1444, qui voudra être reçu maître,
sera tenu de servir huit jours dans la boutique
de chacun des maîtres jurés et d’y faire une lan-
cette. Les jurés s’enquerront s’il a bonne vue,
bonne main et s’il connaît les veines qu il faut
saigner. »
Cet usage de confier aux barbiers le soin de
faire les saignées présentait des dangers sérieux
et avait soulevé, à diverses reprises, de vives
protestations, non seulement de la part des chi-
rurgiens, mais aussi de la part des médecins, plus
LE MAGASIN PITTORESQUE
691
désintéressés dans la question. En 1578, Bona-
venture Oranger, docteur en médecine de la
Faculté de Paris, publiait, chez le libraire l’Huil-
lier, rue Saint-Jacques, à l'enseigne de l’Olivier,
un curieux traité « sur les précautions qu’il con-
vient de prendre dans les saignées ». Ces précau-
tions, les barbiers ne les prenaient presque
jamais : ils se contentaient de chercher dans l’al-
manach les jours favorables ou défavorables au
maniement de la lancette. Le malade s’en tirait
ensuite comme il pouvait.
Malgré les plaintes les plus justifiées, un arrêt
du Parlement du 2(1 juillet 1603 permettait aux
« Saugrado » de se dire et de se nommer maîtres
barbiers chirurgiens, et en août 1613 des lettres
patentes confondirent les statuts des deux corpo-
rations des barbiers et des chirurgiens et leur
accordèrent les mêmes droits. Blessés dans leur
dignité, les chirurgiens protestèrent et le Parle-
ment, par un arrêt du 23juillet 1614, rétablit l’an-
cien état de choses.
Les barbiers continuèrent à saigner impuné-
ment, mais leurs principales fonctions consistè-
rent à raser leur prochain.
■ L'Edit des Barbes, du 23 novembre 1539, sem-
blait avoir eu pour but d’accroître leur clientèle
et d’augmenter leurs bénéfices. Il défendait à
tous autres qu'aux gentilshommes, officiers
royaux et militaires, de laisser croître leur barbe
« dans la crainte que les criminels ne soient pas
reconnus et échappent aux poursuites de la jus-
tice ».
Les magistrats continuaient à arborer, comme
une marque de dignité, la longue barbe, mais
dans les dernières années du xvi° siècle, les
jeunes conseillers, peut-être pour se donner des
allures militaires, portaient la barbe taillée pres-
que au ras du menton et de grandes moustaches
relevées, que d'habiles barbiers retroussaient et
frisaient « avec certains fers chauds à la manière
tudesque ». C’est par conséquent à la magistra-
ture — on ne s’en douterait guère — que nous
devons les fers à friser.
La seconde moitié du xvne siècle est l’âge d’or
des barbiers, puisque tout le monde, à l’exemple
du grand roi qui est l’arbitre des élégances, porte
la barbe rase.
Notre héros, le barbier de Paris, a encore, en
ce temps-là, le titre de maître, comme un notaire
ou un avocat. Indépendamment de ses attribu-
tions « capillaires », il est un peu chirurgien et
un peu vétérinaire. 11 est aussi — j’allais dire
surtout — gazelier. Il sait bien des choses et ce
qu’il ne sait [tas il l’invente. Entre deux coups de
rasoir, il gagne une bataille ou remplace un
ministre.
Dans sa boutique se donnent rendez-vous, pour
annoncer ou apprendre les dernières nouvelles,
tous les gobe-mouches du quartier. Le principal
ornement de cette boutique est un grand fauteuil
de chêne au dossier très élevé et dont le siège
forme une sorte de caisse. Par une fente, analogue
à celle d’une tirelire, le client glisse le pourboire,
et le soir on vide le fauteuil comme aujourd’hui
l’urne de métal qui semble placée chez les coif-
feurs pour rappeler aux clients qui seraient ten-
tés de les oublier leurs devoirs électoraux.
Lorsqu’un siècle plus tard, à la veille de la Révo-
lution, Beaumarchais veut représenter — - avec
ses qualités et ses défauts, avec son esprit clair
et avisé, sa faconde intarissable, son mercanti-
lisme et son goût pour l’intrigue — ce tiers-état
qui n’est rien et veut être tout, il choisit un bar-
bier, Figaro.
Figaro, servi par les circonstances, devient
tout-puissant et comme il est fort industrieux,
de son instrument agrandi et perfectionné, il fait
la guillotine, le rasoir national.
Sous l’Empire et la Restauration, le barbier de
Paris se montre, comme tout le monde, trouba-
dour, sentimental et romantique. C’est l’époque
où Marie de Saint-Ursin définit les cheveux « cette
étrange végétation animale qui s’élève sur le
sommet de la tête comme les chênes ornaient les
collines de Dodone et les lauriers croissaient sur
le mont Parnasse ».
Ce n’était p>as une besogne vulgaire ni facile
que de coiffer et de raser, en ce temps-là, un
élégant. L’artiste devait dessiner sur la tête qu’on
lui confiait les trois boucles du sommet, le Pont
d' Amour, la Boucle du Désir et la Boucle Fortunée,
les trois boucles du front, Y Anneau Victorieux ,
le Crochet séducteur et la Feuille d' Acanthe, et
enfin les trois boucles des tempes, la Masse d'ac-
compagnement, la Boucle sentimentale et la Boucle
d'enlèvement. Il aurait été déshonoré, pour le res-
tant de ses jours, le barbier qui d’un rasoir trop
hâtif aurait tranché une de ces précieuses bou-
cles. C’est du moins ce que nous laisse entendre
un homme qui s’y connaissait, le perruquier
Duchesne, auteur bien oublié d’un traité publié
en. 1826 et orné de ce titre que je trouve tout
simplement merveilleux : De la Nécessité de la
coiffure pour les Hommes distingués , ses rapports
avec la Civilisation, suivi de la Manière de mettre
son chapeau.
Les barbiers d’aujourd’hui n’y mettent pas tant
de façons. Ils vous demandent, pour conserver
la tradition, comment vous désirez être coiffé...
et ils vous coiffent comme il leur plaît.
Henri D'ALMERAS. ‘
CHEYILLY
Le promeneur venant de Choisy-le-Roi, de
Villejuif ou de Bourg-la-Reine, et qui, après trois
quarts d’heure de marche, arrive au milieu d’un
vaste plateau dominé au nord par le fort des
Hautes-Bruyères, ne se douterait guère, à la vue
692
LE MAGASIN PITTORESQUE
des quelques fermes qui composent le petit vil-
lage de Chevilly que là s’étendait, au temps jadis,
un bourg d’une certaine importance où se tenait
une foire très achalandée.
Aujourd'hui, c’est plutôt un hameau auquel se
rattachent d'autres encore plus petits : la Rue et
La Saulsaie, et qui conserve du temps passé un
aspect tout particulier, de vieilles masures tom-
bant en ruines, un clocher moyen âge s’élevant
au milieu d’une jolie place où l’herbe croît libre-
ment à l’ombre de vieux marronniers.
L’abbaye de la Saulsaie, dont l’origine remonte
au xe siècle,
était habitée
par des reli-
gieuses lé-
preuses soi-
gnées par
-treize autres
religieuses
en bonne san-
té. Cette lé-
proserie
jouissait de
privilèges ex-
ceptionnels :
dîme sur le
vin consom-
mé par le roi
et la reine,
dîme sur le
drap, don des
chevaux hors
de service,
des sceaux
d’or attachés
aux lettres
envoyées au
roi, cire de
tous les autres sceaux, vieux
cent livres de rente annuelle.
Louis N le Hulin augmenta ces donations en
déclarant que « sous le nom de sceaux d’or, il
fallait comprendre ceux d’argent, que le vieux
linge devait s’entendre pour tout le linge qui avait
servi au roi et à la reine, de même que les che-
vaux qui ne pouvaient quitter l’écurie royale que
pour être remis aux religieuses ».
Les religieuses de la Saulsaie, habituées à ces
libéralités et très protégées par la reine Anne de
Bretagne, s’enhardirent et élevèrent la prétention
de s’octroyer ce que bon leur semblerait, et le
grand conseil du roi ne s’y opposa point entiè-
rement.
Quand Anne de Bretagne mourut, il y éut de
vives contestations entre les religieux de Saint-
Denis et les religieuses de la Saulsaie. En effet,
ceux-là demandaient la restitution du dais, de
l’effigie et de l’habillement de la reine; les reli-
gieuses de la Saulsaie réclamaient « le linge de
la feue reine, linge de corps et linge de table, les
L’église de Chevilly.
linge,
chandelles,
joyaux d’or et d’argent, les mules, mulets et pa-
lefrois, chevaux d’honneur et autres qui avaient
mené les chariots, avec les harnois et les col-
liers ».
Pour trancher la difficulté, le Parlement fit tout
mettre sous séquestre entre les mains de Jean
du Val, receveur des gages.
Le prieur de la Saulsaie officiait et tenait re-
gistre d’état civil dans l’abbaye pour les labou-
reurs de la ferme y attenant.
Cette léproserie disparut à la Révolution et la
ferme qui existe sur son emplacement, route de
Fontainele.au,
est de con-
struction ré-
cente.
De grands
personnages
eurent des
résidences
à Chevilly; ils
y étaient at.
tirés sans
doute par les
préférences
des rois
Louis XIV,
Louis XV
et Louis XVI
qui venaient
souvent chas-
ser sur le pla-
teau dit de
Long-Boyau
et dont la ca-
pitainerie de
chasse était à
Villejuif. Du
reste, il existe
>etit pavillon où Mmede Maintenon
et les personnes de la suite du roi venaient se
reposer.
Le château appartenait au vice-amiral Jules
Hercule Mériadec de Rohan-Guéménée* On lit
dans les registres de la paroisse qu’en 1771, eut
lieu l’enterrement de « très haute, très puissante
et très illustre princesse Son Altesse Louise Ga-
brielle Julie de Rohan-Soubise, épouse et douai-
rière de très haut, très puissant et très illustre
prince Son Altesse Monseigneur Hercule Méria-
dec de Rohan, prince de Guéménée, duc de Mont-
bazon, pair de France, etc., décédée en son
hôtel de Chevilly le 20 août, âgée de soixante-
seize ans et transportée de cette église-ci en celle
des révérends pères Feuillants, rue Saint-Honoré,
lieu de sa sépulture ».
A la Révolution, le château fut mis en vente
par les fils de la défunte dont l’un était Maximi-
lien Mériadec de Rohan, archevêque de Bordeaux,
grand prévôt du chapitre de Strasbourg, et l’autre,
Constantin de Rohan, prince de Montbazon, lieu-
encore un joli
LE MAGASIN PITTORESQUE
G93
tenant général des armées navales. Ce château
n’existe plus.
Messire Dreux, seigneur de Creuilly, capitaine
de surveillance du pourvoi de la corneille à la
grande fauconnerie du roi, habita la Rue. Sa
femme et sa fille sont enterrées dans l’église de
Chevilly.
Le marquis de Cubières, écuyer de Louis XVIII,
possédait aussi une maison de campagne à la Rue.
Le parc de l’ancien château a été acheté par le
baron Schickler, il y a une soixantaine d’années,
pour être converti en haras. Depuis 1867, il est
devenu la propriété des Pères du Saint-Esprit qui
y ont fondé un séminaire.
Vers la fin de septembre 1870, les Allemands
envahirent le plateau de Chevilly et se dissémi-
nèrent dans les villages environnants. Paris
essayait alors des sorties désespérées. Le 30 sep-
tembre, dès l’aube, un détachement peu impor-
tant de francs-tireurs, [le 18B et le 35e de ligne,
le 3e zouaves, un corps de mobiles de la Seine-
Inférieure, vinrent par Choisy et gravirent silen-
cieusement la côte de Thiais.
Un brouillard épais couvrait le plateau, la
pluie tombait fine, serrée, glaciale. En sortant de
Thiais, la petite troupe se trouva en face de quel-
ques éclaireurs ennemis qui firent volte-face et
s’enfuirent; nos soldats les poursuivirent, ne se
doutant pas, les malheureux, qu’ils étaient pris
au piège. En effet, l’ennemi s’était fortifié dans
la propriété des pères du Saint-Esprit; le géné-
ral Guilhem et ses hommes grimpent à l’assaut,
la baïonnette en avant, la lutte est acharnée,
c’est une tuerie. Enfin, ils sont maîtres du vil-
lage, ils crient déjà victoire ! Ignorant les forces
de l’adversaire, ils traversent le pays désert,
mais arrivés au bout du mur qui se trouve
d’équerre avec le chemin traversant les champs,
ils sont reçus par une trombe de mitraille qui
les couche à terre...
Ce combat coûta la vie au général Guilhem;
2 000 Français et 400 Allemands furent hors de
combat.
Les soldats du 33° de ligne ont fait élever un
monument funéraire commémoratif sur le bord
de la voie de Chevilly à Vitry.
Sur les faces du cippe, on lit :
COMBAT DE CHEVILLY
30 SEPTEMBRE 1870.
LES OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS
DU 33° RÉGIMENT DE LIGNE
A LA MEMOIRE DE LEURS CAMARADES
TOMBÉS SOUS LE FEU DE L’ENNEMI.
SIÈGE DE PARIS
1870-1871.
L’église, sous le vocable de sainte Colombe,
n’a de bien remarquable que son clocher qui
date du xne siècle. Les tableaux qu’elle possède
ne sont que des copies, sauf une Cène, de Flan-
drin. La cure existe depuis le xve siècle. Le ci-
metière qui, selon l’usage, entourait l’église, a
été reporté en dehors du pays, sur la route dé-
partementale, depuis 1860.
En l’an X, les habitants de Chevilly font une
pétition « tendant à conserver le temple où
s’exerce le culte catholique et à obtenir une suc-
cursale pour cette commune ».
Le sous-préfet, en réponse à cette pétition,
dit que la commune devra voter un supplément
de traitement, « car il ne faut point réduire le
prêtre à la triste impossibilité de ne pouvoir
ouvrir la main aux malheureux, et sa présence,
lorsqu’il va voir les malades, doit être le signal
de quelque soulagement ».
Avant la Révolution, les archives étaient con-
servées à la cure de Chevilly ; mais, lorsque les
registres d’état civil furent créés, ces archives
furent remises entre les mains du maire et dé-
ménagèrent chaque fois qu’un nouveau magistrat
était élu. Cela n’était pas sans inconvénient;
aussi décida-t-on qu’elles seraient transportées
définitivement à la maison d’école et gardées
par l’instituteur.
En 1815, les lanciers de la garde royale prus-
sienne vinrent camper dans la commune et cou-
chèrent dans la salle où on célébrait les ma-
riages, et « guidés sans doute par l’espoir du
pillage, enfoncèrent la porte du cabinet des ar-
chives et s’y installèrent à demeure ». Les re-
gistres éparpillés sur la paille furent ramassés
par l’instituteur et mis en sûreté.
Ce. ne fut qu’en 1845 que la commune posséda
une mairie. Jusqu’à cette époque, les maires
mariaient chez eux, et il existe encore dans le
pays de vieilles gens qui racontent avoir été ma-
riés dans la cuisine de M. le maire.
Les écoles de Chevilly furent fondées par
M. Le Masson, secrétaire du roi, en 1734. Mais on
s’était déjà occupé de l’instruction des enfants de
la commune, et l’inscription suivante, placée
dans l’église de l’Hay, en fait foi : « Défunte et
vénérable et discrète personne, M° Sulpice, jadis
curé de l’église de céans et depuis chanoine en
l’église Saint-Honoré à Paris, a donné à cette
église de l’Ay une maison en ses appartements
avec ses vignes, le tout par luy acquis et sis au
dict l’Ay et vingt-quatre livres trois solz quatre
deniers de rente pour la fondation d’une maison
d’escole pour instruire les enfants du dict l’Ay
et de la Rue et de Chevilly, pauvres desquels il
ne prendra rien, à la charge de dire par les dicts
enfants, tous les jours, le salut à l’intention du
dict deffunt et de ses parents et amis, et de dire
par chaque an ung Obit à vigilles à neuf leçons,
et une messe haulte de Requiem le jour de son
trépas, ainsi que plus à plain apert par son testa-
ment et lettres de ce, faictes et passées par ses
exécutans par-devant la Carde et Bontems, no-
694
LE MAGASIN PITTORESQUE
taires au Châtelet de Paris, le xxviiU jour de may
mil VeIH**XI. Priez Dieu pour luy, lequel décéda
le xme d'octobre. Requiescat in pace!... »
En 1766,1a maison donnée par Le Masson à
la Rue tombait en ruines ; l’école fut transférée
à Chevilly et devint mixte. Le chapitre motive
ainsi sa décision : « 1° L’emplacement du ter-
rain de la maison d’escole des garçons n’est bien
précieuse, il est près de l’église, sous les yeux
du curé qui, de son jardin, entend tout et de ses
fenêtres voit tout; 2° le curé aura sous les yeux
les enfants de l’un et de l’autre sexe; il pourra
visiter fréquemment l’école et faire assister les
tilles aux catéchismes de Carême qui se font
trois fois la semaine, ce qu’il n’a pu gagner jus-
qu’à présent des parents des enfants. »
Cela dura jusqu’en 1795.
Le premier instituteur laïque fut un pauvre
tisserand, nommé Dareau, qui recevait pour ces
fonctions un traitement annuel de 350 francs !
Aujourd’hui, Chevilly possède une jolie mairie,
une école de garçons et une école de filles de
construction récente.
La population est agricole. Cependant une
partie de l’immense plateau est couverte de pé-
pinières appartenant à des propriétaires de
Vitry. Les aqueducs couverts de la Vanne, du
Loing et du Lunain traversent le pays.
L’air y est très pur, la vie calme, et le Parisien
qui y passe une journée pourrait se croire très
éloigné de Paris, s’il n’apercevait à l’horizon le
sommet de la tour Eiffel.
J. TH I EUR Y.
CHIROI^ERIE^
Nos gais et vaillants soldats français sont partis en
campagne chez les Célestes, avec leur habituelle et
modeste batterie de cuisine (marmites à quatre
hommes, gamelles à huit, et petite gamelle indivi-
duelle). Dans ce matériel peu compliqué, ils feront
là-bas la soupe réglementaire, et le frichti lorsque les
poules et le riz seront abondants; leur préparation
morale par le ventre se résumera à appliquer, dans
la plus large mesure, le fameux précepte d’un vieux
dur-à-cuire qui disait jadis « que le soldat se bat
bien quand il a le ventre plein ».
Leurs adversaires à face jaune procèdent, à ce qu’il
paraît, bien autrement en ce qui concerne leur ali-
mentation en vue du bon combat. Les mœurs ne
changent pas facilement chez eux, ils sont demeurés
barbares, sanguinaires et surtout naïfs. Les ordres et
commandements de leurs mandarins lettrés sont
terribles, pleins de menaces, mais tellement extra-
vagants, qu’ils restent le plus souvent lettres mortes
et pour cause : à l’impossible nul n’est tenu. Mais,
avec des simples, des superstitieux et des illuminés
comme le sont les adeptes de Confucius, des paroles
haineuses, des imprécations sanguinaires, semblent
suffire aux mandarins à boule de cristal pour donner
du cœur à leurs soldats.
On peut en juger par les élucubrations suivantes
qu’on imprimait, paraît-il, en Chine, sur feuilles de
papier de riz, en 1860, pendant la fameuse campagne
du Palais d’Été, si productive pour les poches de
nos alliés les Anglais :
« Ceci est commandé aux Braves, par moi, manda-
rin, le chef des Braves.
« Qu’on tremble et qu’on m’obéisse.
« Treize jours avant la bataille, les Braves mange-
ront de la gelée de tigre, afin d’avoir en eux la colère,
la rage et la férocité des tigres.
« Le douzième jour avant la bataille, les Braves
mangeront du foie de lion rôti, afin d’acquérir, par
cette nourriture, l’intrépidité naturelle du lion.
« Le onzième jour avant la bataille, les Braves
prendront du jus de viande de serpent, afin d’acqué-
rir la finesse de ce reptile.
« Le dixième jour avant la bataille, les Braves
mangeront de la bouillie de caméléon, afin d’éblouir
les ennemis en changeant constamment de couleur
et d’aspect.
« Le neuvième jour avant la bataille, les Braves
prendront du bouillon de crocodile, afin de pouvoir
poursuivre l’ennemi dans l’eau comme sur la terre,
à l’imitation des crocodiles qui se battent dans l’un
et l’autre élément.
« Le huitième jour avant la bataille, les Braves
mangeront de la rate de jaguar délayée dans du vin,
afin qu’ils se jettent sur l’ennemi avec la rapidité et
la furie du jaguar.
« Le septième jour avant la bataille, les Braves
mangeront des têtes de milan, afin d’être doués,
pour découvrir de loin l’ennemi, de la vue incompa-
rable de cet oiseau de proie.
« Le sixième jour avant la bataille, les Braves
mangeront des intestins d’hémione, pour se donner
le cri terrible de ce quadrupède.
« Le cinquième jour avant la- bataille, les Braves
mangeront des cervelles d’hippopotame, afin de
communiquer à leur peau la dureté de celle de cet
amphibie impénétrable aux balles.
« Le quatrième jour avant la bataille, les Braves
mangeront des dos de singe, afin de grimper à l’assaut
avec la vélocité de ce rapide animal.
« Le troisième jour avant la bataille, les Braves
mangeront des scorpions, afin que toutes les blessures
qu'ils feront soient venimeuses et mortelles comme
les piqûres du scorpion.
« La veille de la bataille, les Braves mangeront de
la poitrine de panthère à demi saignante, afin d’être
impitoyables à l’ennemi comme la panthère.
« Le matin même de la bataille, les Braves boiront
du sang de léopard, afin de ne jamais se retourner
en déchirant l’ennemi, ce qui est la vertu caractéris-
tique du léopard.
« Tremblez et obéissez ! »
Eh bien ! mes bons Chinois, au soldât français il ne
faudra pas une cuisine aussi compliquée, pour vous
infliger la correction que vous méritez. Les emprunts
faits par lui au règne animal consisteront tout bonne-
ment à avoir : un cœur de lion, un ventre de fourmi,
et des jambes de cerf. Avec cela, ils ne trembleront
pas devant les Braves, serreront gaiement la boucle
LE MAGASIN PITTORESQUE
695
du pantalon quand il le faudra, et sauront toujours
vous atteindre, quelque rapide que soit votre fuite.
Vous serez châtiés. Quand bien même vous appli-
queriez à la lettre les préceptes du vieux traité de
l’Art militaire de Sun-tsé : « Si vous êtes dix fois
plus fort en nombre que n’est l’ennemi, environnez-le
de toutes parts ; ne lui laissez aucun passage libre,
faites en sorte qu’il ne puisse ni s’évader pour aller
camper ailleurs, ni recevoir le moindre secours. Si
vous avez cinq fois plus de monde que lui, disposez
tellement votre armée, qu’elle puisse l’attaquer par
quatre côtés à la fois lorsqu’il en sera temps,
C’est aussi simple que le plan de campagne du
général Boum, dans la Grande-Duchesse de Gérolstein :
Tourner et envelopper.
Le Furet.
&&&&&&&&&&&&&&&&&&&& &&&&&&
Quand la loi se mêle de nous protéger, elle s'y prend
souvent comme ces chiens de Terre-Neuve qui noient les
gens en les ramenant au rivage.
Il ne faut pas dire aux hommes tout ce qu’on sait d’eux :
ils vous lapideraient pour se venger de ne pouvoir plus
vous tromper. G. Saxd.
LE RÊVE D’UN JOUR D’AUTOMNE (1)
NOUVELLE
IV (Suite et fin.)
• — Tout à fait charmant, Madame.
— Tu dis cela bien froidement. Ah! ma petite
Lucienne, tu sais que je suis ta vieille amie. Je
vais te poser une grave question. Tu vas même
me trouver bien indiscrète. Je te supplie pour-
tant de me répondre franchement. Jusqu’à pré-
sent, tu n’as encore donné ton cœur à personne ?
Un joli effarement se peignit sur le visage de
Lucienne.
— Oh! jamais, Madame, mais...
— 11 faut être tout à fait loyale, mon enfant, in-
sista Mme Dureau; tu n’as jamais aimé personne?
— Personne, Madame. Est-ce que j’ai le moyen
d’aimer quelqu’un, moi?
— N’affecte donc pas une indifférence que tu
ne sens pas. Tu te sais assez belle pour te croire
autorisée à rencontrer, un jour ou l'autre, le
Prince Charmant qui délivrera ta beauté de la
servitude de ton travail quotidien.
— Je suis tendrement touchée, Madame, du
rôle de bonne fée que vous vous donnez ici pour
moi. Mais M. Cormeille est riche. Il est possible
qu’il ait un goût assez vif pour moi depuis quel-
ques heures. Mais il n’a pas pu s’éprendre de
moi, si vite et assez sérieusement, pour vouloir
m’épouser sans dot.
— Enfin, te déplaît-il?
— Depuis que je l’ai revu ici, chez vous, je
n’ai rien trouvé en lui qui ne soit digne d’éloges.
— Bon. Le reste le regarde. 11 te fera la cour,
ma chère. Il fera la conquête. Il aurait bien du
malheur s’il ne réussissait pas à gagner ton
amour. Et je n’ai pas à t’apprendre qu’il t’adore.
— Oh! Madame, vite, votre chapeau. Je vais
manquer le train.
— Voilà, ma petite. D’ailleurs, je vais écrire à
ta mère.
(1) Voirie Magasin Pittoresque, numéros des lti septem-
bre, 1er et 1 1> octobre et 1er novembre 1900.
Durant ce conciliabule des deux femmes, Ro-
bert avait bien compris qu’il en était le principal
objet. Il s’alarmait de ses faibles raisons d’espérer
qu’il lui serait favorable. L’extrême réserve de
Lucienne lui paraissait le témoignage calculé
d’une aversion qui se manifestait sans se for-
muler. Ses moqueries, loin d’être l’expression
d’un aimable enjouement, recélaient peut-être
l’aigreur de sa pauvreté laborieuse et la jalousie
d’une aisance quelle jugeait, sans doute, inac-
cessible. Et qui sait si la perspective du beau
mariage avec lui, que Mme Dureau lui avait laissé
entrevoir, certainement, ne la décidait pas à s’y
résigner sans amour? Tout ce rêve enchanté de
sa matinée, qui aboutissait sournoisement à
cette obligation soudaine de se marier, prenait
à ses yeux, d’ailleurs, un aspect de mauvaise plai-
santerie. Comment? comment? Il allait se ma-
rier, maintenant, parce qu'il avait rencontré,
dans le train une jolie fi lie dont la beauté l’avait
fait un peu divaguer? Et sa marraine trouvait
cela tout naturel !
- Oh! pourvu quelle pût marier les gens,
elle! se dit-il. Elle rajeunit d’au moins trente-
cinq ans chaque fois qu elle peut assister à un
mariage. On dirait qu’elle croit recommencer
pour son propre compte. Mais ce n’est pas elle,
c’est moi qu’elle va marier. Je dois y regarder
d'un peu plus près.
Mais Lucienne parut, au seuil de la porte de
la salle à manger, suivie de M""' Dureau. Robert
se précipita à sa rencontre. Il lut surpris de
l’expression de gravité de son visage. Elle était
encore plus belle ainsi, sous ce nuage de tris-
tesse qui assombrissait sa beauté.
— Au revoir, Madame, dit-elle à Mmo Dureau
en l’embrassant. Bonjour, Monsieur.
Vous voulez dire, j’espère, au revoir, made-
moiselle?
D’un mouvement irréfléchi et irrésistible, Ro-
bert s’empara de la main de la jeune fille .
LE MAGASIN PITTORESQUE
696
- Voyons, Mademoiselle, insista-t-il, ce n’est |
pas : adieu; c’est : au revoir!
Lucienne dégagea sa main, s’inclina devant
l’officier et répondit à voix plus basse :
— Oui, peut-être, Monsieur. Au revoir!
Mme Bureau avait bâte d’arracher les deux jeunes
gens à leur embarras. Elle enlaça Lucienne, par-
la taille, maternellement, et l’entraîna vers le
jardin.
De la rampe du perron, Robert la regardait
s’éloigner.
Aussitôt qu’elle fut dans la rue, le jeune
homme cria à Mme Dureau, qui revenait vers lui :
— Eh bien! elle ne m’aime pas?
— Veux-tu te taire, touque tu es! Comment
veux-tu qu’elle le sache? Elle ne t’a pas vu l’es-
pace de deux heures.
- Je ne l’ai pas vue plus longtemps, moi.
Et il me faut bien m’avouer, malgré toutes les
raisons que je viens de me donner, pour me
démontrer l’absurdité de toute mon aventure,
que je l'aime passionnément. Mais regardez-la
donc. Est-elle assez jolie.
Lardent jeune homme regardait Lucienne
s’éloigner. Il l’apercevait encore, dans la grande
rue, au-dessus de clôtures des jardins. Elle avait
cette allure alerte et légère des Parisiennes qui
imprime à leur démarche une grâce fuyante et
un attrait imprécis. Les grandes ailes du ruban
de son chapeau battaient l’air de leur palpitation
jumelle et communiquaient de loin â sa marche
l’illusion d’une envolée aérienne. Robert sentait
son cœur se serrer à cette vue. Son rêve de bon-
heur s’éloignait à mesure que se fondait la pal-
pitation des ailes rubis dans la grisaille, peu à
peu brouillée de brume, où la jeune tille avait
disparu. Et il fallut que sa marraine, d’un geste
caressant de sa main sur l’épaule du jeune
homme, l’éveillât de sa contemplation. Il lui
montra une face altérée par le doute, autant que
par l’amertume des regrets de son rêve enfui.
— Mon Dieu, voilà que tu te désoles, dit
Mme Dureau, alors que tu devrais remercier la
Providence; elle a l’air de combiner tout à mi-
racle pour ton bonheur.
- Vous avez vu comme elle m’a quitté froi-
dement.
- Voyons, mon cher, rends-toi mieux compte
du trouble et des perplexités de Lucienne. 11 lui
tombe en chemin, on pourrait presque dire, dé la
lune, un charmant jeune homme qui. s’éprend
d’elle. Ce jeune homme lui est l’occasion d’un
riche mariage inespéré. Et tu ne lui donnerais
pas même le temps de se consulter, de laisser
naître assez d’amour en elle pour qu’elle puisse
s’affirmer qu’elle l’épousera par amour et non
pour ton argent?
— Mais, au moins, m’aimera-t-elle?
— Je me charge de te ménager les occasions
de l’y disposer. Je peux t’assurer, dès mainte-
nant, qu’elle n’aime personne.
— Ah! marraine, si elle ne m’aimait pas!...
Me voilà sérieusement malheureux de son éloi-
gnement.
- Ne te plains pas que l’amour soit venu à
l’improviste renouveler ton âme. Et veille à ne
pas être lâche devant le bonheur. La vie ne vaut
que par de rares heures pareilles à celles que tu
viens de vivre.
— Vous êtes bonne de me parler ainsi !
Il s’inclina en même temps sur la belle main
longue et (ine de Mme Dureau, et l’effleura de ses
lèvres. Un léger frisson agita les épaules de l’ex-
cellente femme.
- On dirait qu’il tombe un peu de froid; ren-
trons, fit-elle.
La masse houleuse des arbres, qui allait re-
joindre la forêt derrière eux, avait absorbé les
derniers rayons du soleil mourant. Quelques
pâles nuages flottaient sur l’abîme du ciel assom-
bri. La vie des choses s’apaisait dans le recueil-
lement de la nuit en marche. Sous l’oppression
du silence envahissant, qui rendait plus discrète
l’haleine des brises, l’âme de Robert avait recon-
quis toute sa sérénité. Il installa, avec des atten-
tions filiales, Mme Dureau dans un fauteuil bas
du salon. Des braises mourantes y jetaient une
dernière clarté sur les meubles maintenant
noyés d’ombre. Toute l’animation de cette journée
d’automne, qui avait exalté la sensibilité de ces
deux être passionnés , s’était consumée comme
cette flamme du foyer à l’agonie. Cinq heures
sonnèrent à la pendule d’albâtre soutenue par
des colonnettes de cuivre doré. Robert dit :
Il faut maintenant que je vous quitte,
marraine.
- C’est juste, va, mon bon Robert.
— Je remets mon bonheur entre vos mains.
- Sois tranquille; tu n’auras pas à attendre
longtemps.
Demeurée seule, Mme Dureau laissa glisser son
imagination dans une de ces songeries où se
complaisait sa curiosité bienveillante de la vie
des autres. Des images familières de son passé
défilèrent devant ses yeux mi-clos. C était com-
me un cortège de blancs fantômes; les uns la
faisaient frémir de joie ardente; les autres lui
serraient le cœur douloureusement. Et ce glisse-
ment d’êtres chimériques, ressuscités par son
souvenir, répandait une voluptueuse nostalgie
dans l’élégant salon noyé de crépuscule. Mm,î Du-
reau. poudrée à frimas par la cinquantaine, dans
la pose alanguie et de grâce surannée, qu’elle
avail dans son fauteuil pour savourer cette mé-
lancolie enivrante, son passé ressuscité, semblait
elle-même un fantôme oublié par la vie, tandis
que les minutes fébriles couraient d’un rythme
égal, autour de la pendule d'albâtre soutenue
par des colonnettes en cuivre doré, sur laquelle
rêvait interminablement un minuscule Amour
casqué.
Félicien PASCAL.
LE MAGASIN PITTORESQUE
697
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
Le Conseil municipal de Paris délibérera prochai-
nement sur une proposition de M. Quentin-Bauchart
qui est du plus haut intérêt pour l’éducation artis-
tique du peuple parisien. Il s’agit, en bloc, de donner
l’hospitalité, dans le musée Galliéra, à des exposi-
tions d’œuvres d’art industriel. Ce n’est pas dans les
colonnes du Magasin Pittoresque que j’ai à faire l’éloge
du musée Galliéra; il a pour conservateur notre
directeur et ami; celui-ci a assez d’esprit pour per-
mettre, en souriant, qu’un de ses collaborateurs le
louange...
Mais, en vérité, cet éloge n’est pas nécessaire : cha-
cun sait ce qu’est le musée Galliéra, comment il est
aménagé, comment les richesses, encore trop peu
nombreuses, qui y sont déposées, sont l’objet de soins
intelligents et dévoués, de la part du conservateur à
qui le vaste domaine de l’Art français est si cher.
Il y a, au musée Galliéra, de vastes emplacements
disponibles, dans un magnifique cadre architectural,
dans un quartier dont les récentes merveilles de l’Ex-
position Universelle ont achevé de rendre le chemin
familier aux foules. On utiliserait ces emplacements
pour faire valoir maints chefs-d’œuvre que les arti-
sans parisiens n’ont pas, maintenant, le moyen de
présenter au grand public et pour donner à ces mêmes
artisans des leçons de « choses d’art ».
Cette éducation artistique préoccupe énormément
les esprits, parce qu’elle répond à des besoins, à des
aspirations bien constatés. On s’est efforcé d’y con-
tribuer par différentes institutions fort bien inspirées.
Il y a, d'une part, un plan de musées populaires,
musées du soir, qui a été plusieurs fois soumis au
Conseil municipal, et qui finira peut-être par aboutir.
Il y a, d’autre part, l’œuvre, très intéressante, de
l’Union centrale des Arts décoratifs, mais on n’ignore
pas qu’à celle-ci la fatalité s’attache d’une manière
cruelle : elle n’a pas d’autre asile que son siège social;
elle attend, depuis nombre d’années, qu’on lui con-
cède un « coin » confortable; il avait été question
pour elle de la Cour des comptes; la gare d’Orléans
l’y a supplantée. On espère — c’est convenu, — que
le pavillon de Marsan, à défaut de mieux, lui sera
enfin réservé, quand il sera débarrassé des paperasses
administratives qui l’encombrent en partie, mais
quand? nul n’ose le dire. Pendant ce temps, les col-
lections de l’Union des Arts décoratifs restent impro-
ductives, c’est-à-dire invisibles et pourtant elles
sont composées d’objets extrêmement précieux, tant
pour leur valeur propre que pour l’enseignement
qu’ils peuvent transmettre. Il faut, pour l’apprécier,
se souvenir de les avoir vus, installés tant bien que
mal, dans l’ancien Palais de l’Industrie. En se pro-
menant dans ces salles trop étroites, on était agréa-
blement surpris d’y apercevoir, presque à toute
heure du jour, des ouvriers en demi-tenue de
travail, le veston passé sur le bourgeron, — qui
examinaient des moulages de chefs-d’œuvre d’art
ornemental ou des chefs-d’œuvre même de sculp-
ture, de ciselure, de gravure. Sur des vitrines, on
distinguait, penchées, attentives, des brodeuses, des
dentellières qui voulaient s’inspirer d’un « point »
en renom, dont un échantillon leur était, là, offert.
Le peuple de Paris qui peine et dont le cerveau insuf-
fisamment pourvu de connaissances, dirige la main
habile, sent donc lui-même la nécessité de s’instruire,
de faire des comparaisons entre ce que ses ancêtres
produisaient et ce qu’il produit lui-même?
A cet égard, la production moderne mérite toute
considération, en raison principalement de l’effort
qu’elle trahit, plutôt encore qu’en raison du résultat
auquel il faut aider. Le « mouvement » industriel-
artistique a pris une importance extrême depuis dix
ans : le bois, le fer, l’étoffe, le marbre, toutes les ma-
tières transformables par l’artisan et employées à la
décoration ou à la simple construction de nos demeures,
fùt-ce les plus humbles, sont devenues une source de
richesses artistiques sous le ciseau, le burin, le pin-
ceau de grands artistes, dédaignant momentanément
les arts jadis réputés seuls nobles, la peinture, la
sculpture, etc. Les Salons ont créé des sections spé-
ciales de meubles, de tapisseries, de faïencerie, etc.,
signés des noms les plus connus, exécutés par les
signataires mêmes. Et, à la suite, la fabrication indus-
trielle, dans toutes les branches, s’est améliorée, s’est
affinée; la « camelote » a cédé le pas à de véritables
travaux d’art. Mais on n’est pas encore assez près du
but, de ce côté. Les artistes n’ont pas absolument
besoin d’être encouragés ou guidés; les artisans le
demandent eux-mêmes. Les cours de dessin, les leçons
gratuites des mairies ne leur suffisent pas, non plus
que la visite annuelle des sections spéciales des Sa-
lons. Puisqu’ils n’ont encore ni le musée du soir
ni celui des Arts décoratifs, M. Quentin-Bauchart pro-
pose qu’on leur ouvre le musée Galliéra où on ferait,
pour eux, des expositions d’un genre tout nouveau.
Ces expositions, qui auraient lieu une fois ou davan-
tage par an, comprendraient un certain nombre
d’œuvres récemment achevées où se serait affirmée la
maîtrise de l’artiste ou de l’artisan (nous faisons en-
core cette distinction, par habitude; au fond, elle ne
devrait pas exister). Ce serait la partie d’actualité, en
quelque sorte; on y jugerait les progrès accomplis.
Mais à côté on installerait, peut-être en permanence,
peut-être pour cette période seulement, des collec-
tions d’objets anciens, dont l’origine serait authentique
et la valeur indiscutable...
On comprend le parti qu’on tirerait de cette double
organisation. On n’a pas à craindre, étant donné l’état
d’avancement de nos arts industriels, que la compa-
raison leur soit trop défavorable, décourageante, et
on a lieu d’espérer que les visiteurs y puiseraient, au
contraire, des raisons et des moyens de mieux faire
encore : une émulation de l’ordre le plus élevé en
naîtrait.
Ce projet, tel que je l’expose un peu sommaire-
ment, remanié, accru sans doute, est dores et déjà très
réalisable. Des collectionneurs ont promis leur con-
cours, pour des prêts, à M. Charles Formentin et à
M. Quentin-Bauchart, qui ne comptent que des amis
dans le monde des arts. Il y a enfin dès maintenant,
au musée Galliéra, une certaine quantité d’objets
acquis par la Ville aux deux Salons ces années der-
nières. On organiserait, on installerait sans trop de
frais les salles d’exposition et, dans cette aristocra-
liqüe et imposante demeure, grâce à l’art, le peuple
de Paris serait un peu « chez lui ». C’est une géné-
reuse pensée, que le Conseil municipal ne laissera
pas perdre.
Paul BLUYSEN.
698 •
LE MAGASIN PITTORESQUE
Géographie
Le Sénégal. — Une crise sanitaire. — La plus
ancienne de nos colonies, le Sénégal, subit en ce mo-
ment une crise qui peut avoir de fâcheuses consé-
quences pour son développement. Nous avons signalé,
dans le. précédent numéro du Magasin Pittoresque, le
décès d'un jeune explorateur, M. P.Blanchet.qui avait
réussi à pénétrer dans l’Adrar et que la mort est venue
surprendre au moment où il rentrait en France avec
l’espoir légitime de recueillir les fruits d’une intéres-
sante exploration.
Avant lui, le lieutenant Pallier, dont on attendait le
retour avec impatience pour éclaircir certains pôtés
d’un sombre drame récent, succomba également à la
terrible maladie du pays, à la fièvre jaune.
Les mauvaises conditions sanitaires de notre grande
colonie de l’Ouest africain obligent actuellement la
plupart des résidents européens à quitter le pays. Le
tléau ne choisit pas ses victimes et n’établit aucune
distinction de nationalité. Lors de la dernière occu-
pation de ce pays par les Anglais (1817), une mission
composée de sept personnes (mission Peddie) est
entièrement anéantie ; ses membres meurent l’un
après l’autre, soit à Saint-Louis, soit à Rio Nuùez,
soit à Sierra-Leone. De mauvaises langues prétendent
même que c’était la cause principale de l’abandon
par l’Angleterre de cette colonie au profit des Fran-
çais. Il est malheureusement indéniable que la pos-
session de ce coin de terre, obtenu presque sans com-
bats, n’en a pas moins coûté la vie à un grand nombre
de nos compatriotes.
Les premières relations des Français avec la côte
sénégalaise remontent à une date très éloignée. Dès
l’année 1368, les marins dieppois, qui disputaient aux
navigateurs portugais l'honneur et les profits des dé-
couvertes, abordèrent dans la baie de Dakar. La
richesse du sol, la facilité et les gros bénéfices du
commerce les y retinrent. Ces vaillants, constitués en
sociétés commerciales, établirent une suite de comp-
toirs qui s’étendaient depuis le Cap Vert jusqu’au
golfe de Guinée'. Ils ne purent pas s’y maintenir long-
temps.
Les désastres de la guerre de Cent ans, les discordes
civiles, ruinèrent vite les premiers établissements et
la colonie passa aux mains des Anglais (1758), pour
redevenir française quelques années plus tard (1779).
Enlevé de nouveau à la France en 1809, le Sénégal
fut, comme on sait, définitivement restitué à la France
en 1815.
Mais le véritable établissement d’une colonie ne
date que depuis le milieu du xixe siècle, époque où le
général Faidherbe entreprit, — pour lui donner de
l’air, — l’élargissement du Sénégal qui ne formait
encore, en 1854, qu' « un îlot de sable, sans terre vé-
gétale, sans gazon, sans verdure, mal protégé contre
les ardeurs d’un soleil brûlant... ». — Soleil brûlant,
hélas ! rien n’a pu encore modérer son ardeur. Nom-
breuses sont les observations faites sur le climat du
Sénégal et les affections particulières à ce pays. Nous
devons citer particulièrement les observations effec-
tuées à des époques différentes par divers médecins
de la marine française, les docteurs Borius, Colin,
Lièvre. L’extension considérable de la colonie du Sé-
négal, confondue en partie avec le Soudan et qui em-
brasse actuellement toute la région de la côte jusqu’au
Niger, ne permet que de donner des chiffres moyens
pour chacune des régions étudiées. Au point de vue
climatologique, il y a d’abord à distinguer deux sai-
sons bien tranchées : la saison sèche et la saison des
pluies. Elles sont reliées par des périodes de transi-
tion qui offrent des caractères particuliers. On peut
fixer le début de la saison sèche au lor décembre.
Passé cette époque, la pluie est extrêmement rare, en
tout cas ’ fort courte et très faible. Les rivières, les
marigots, les mares, sont vite taries; la végétation dis-
parait presque partout; les plantes annuelles, les gra-
minées, meurent et se dessèchent; la plupart des
arbres perdent leurs feuilles, les montagnes, — car
il y en a, — n’offrent à l’œil que des rochers arides,
et le pays tout entier présente de toutes parts le plus
désolant aspect de stérilité. Cette saison dure habi-
tuellement jusqu’à la seconde quinzaine de mai. La
période des plus fortes chaleurs va du 1er mars au
1er juin; c’est la période de transition entre la saison
sèche et la saison des pluies. Cette dernière époque
(juin à décembre) est surtout caractérisée par une
extrême humidité. L’entrée de la saison est annoncée
habituellement par des tornades sèches qui charrient
d’immenses quantités de sables. Les chaleurs les plus
fortes apparaissent en avril et en mai. On observe
jusqu’à 45° à l’ombre. Le plus généralement, le ther-
momètre se maintient entre 35° au jour et 28° la
nuit. On conçoit la fatigue qu'occasionne une. telle
continuité de température. En décembre et en jan-
vier, l’écart entre les températures de jour et de nuit
est plus sensible : 30° à il heures du matin, 14°, 12°
et même 8° à 2 et à 4 heures.
Les miasmes palustres semblent être parmi les
principaux propagateurs des différentes maladies dont
la région est affligée. Le retour de la sécheresse s’an-
nonce par la diminution graduelle des pluies, par
quelques tornades isolées et l’abaissement de la tem-
pérature. C’est à cette époque que le miasme se ré-
pand dans l’atmosphère; c’est donc la saison la plus
malsaine de l’année.
En dehors de la fièvre jaune, épidémie intermit-
tente qui ravage périodiquement la plupart des pays
tropicaux, la Sénégambie porte les germes de diffé-
rentes autres maladies dont quelques-unes lui sont
propres, comme Yhypnose, qui s’attaque surtout aux
indigènes. C’est une affection étrange, une maladie du
sommeil (somnolence, sommeil agioté, inappétence,
diarrhée, atrophie musculaire), qui proviendrait sur-
tout de l’ingestion du lait de vaches nourries avec
certaines plantes vénéneuses. Les noirs ne jouissent
pas, comme on serait tenté de le croire, d’une immu-
nité complète dans les maladies tropicales. Pour ce
qui est de la fièvre jaune, notamment, les noirs de la
côte, vivant dans des foyers endémiques, semblent
bien réfractaires à la maladie. Tel n'est pas le cas des
indigènes venant de l’intérieur en temps d’épidémie-
Leur disparition passe très souvent quelque peu ina-
perçue. Ils s’adressent d’ailleurs rarement aux méde-
cins blancs; « les blancs connaissent les maladies des
blancs, — raisonnent-ils, — mais ne connaissent pas
celles des noirs ».
Aucun remède efficace n’a encore été produit jus-
qu'à ce jour contre le fléau. On s’est contenté d’en
enrayer la propagation par l’établissement de quaran-
taines sévères. Le gouvernement annonce le départ
prochain pour le Sénégal, d’une mission composée de
plusieurs membres de l’Institut Pasteur. On ne saura
LE MAGASIN PITTORESQUE
699
mieux inaugurer le xx° siècle,' si. l’on parvient à dé-
couvrir la prophylaxie de l’une des plus anciennes et
des plus terribles maladies endémiques qui désolent
l’humanité.
P. LEMOSOF.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
Les Anglais ont quelque chance de célébrer cette
année la Christmas à Pretoria, et ils n’en sont pas plus
fiers pour cela. Sans doute ils occupent en force les
capitales de l’Orange et du Transvaal. Mais les Boers
et les Orangistes, accablés par. le nombre, émiettés
en de nombreux petits commandos, restent indomptés
sur tout le territoire des deux républiques, continuant
à étonner lord Roberts et le monde entier par leur
admirable vaillance.
Les colonnes anglaises lancées à la poursuite de
leurs insaisissables ennemis ne savent où mettre le
pied pour écraser le guêpier entrevu par lord Wolseley
et d’où partent sans cesse les essaims de Boers bour-
donnant autour des envahisseurs, les harcelant par-
tout à la fois, les affolant par leurs marches rapides,
par leurs hardis coups de main. La guerre est difficile
contre la guérilla; d’autres que lord Roberts en ont
fait l’expérience, et l’on commence à se rendre compte,
en Angleterre, qu’une ère de difficultés interminables
a été ouverte par la brutalité, la sauvagerie même des
envahisseurs.
Le Morning Leader, le Manchester Guardian, et bien
d’autres, constatent que tout va de mal en pis dans
l’Afrique du Sud; que brûler des fermes, enlever le
bétail, entasser en prison ou exiler les non-combat-
tants, en un mot frapper le Roer dans sa mère, sa
femme et ses enfants, est un procédé de guerre in-
digne de la civilisation, et que les traitements abomi-
nables infligés à des êtres sans défense exaltent chez
les Burghers la résolution de tout souffrir plutôt que
de se rendre aux généraux qui se vengent sur des
femmes des échecs subis.
Les événements de cette dernière quinzaine se
chargent du reste d’ouvrir les yeux aux plus aveugles.
Le généralissisme Botha se montre de plus en plus
actif au nord et à l’est de Pretoria. Ses commandos
poussent audacieusement des pointes continuelles
autour de la capitale et de Johannesbourg. Viljoen
lient bon près de Lydenburg, menaçant sans cesse la
voie ferrée de Delagoa. A l’Ouest, Delarey et Lemmer
mettent sur leurs boulets les troupes de lord Methuen.
Voilà pour le Transvaal.
Dans l’Etat libre d’Orange, la ville de Ficksburg a
été prise par les Boers. Autour de Ladybrand on
signale un commando de 1 400 hommes. Un autre
tient la campagne aux environs de Kronstadt, mena-
çant Bloemfontein. Le 6 novembre, De Wet livre ba-
taille au général Knox près de Bothaville. « Toute la
troupe de De Wet, télégraphie lord Roberts, aurait
été capturée si la pluie n’était pas tombée à torrents
à ce moment ». Mais voilà, la pluie tombait, et le
vaillant général orangiste, tué ou blessé vingt fois
depuis six mois, disparaît dans les brouillards.
Ce n’est pas tout, à l’ouest de l’Orange, près de
Jvimberley, les Boers semblent sortir de Lerre, s’em-
parent de Jacobsdal et capturent un train de fourni-
tures à Boshop. Enfin, à Petrusville, au sud de l’Orange,
— dans la colonie du Cap, cette fois, — - on signale
la présence d’un commando dont l’objectif est évi-
demment de couper la ligne de Colesberg à Bloem-
fontein.
Au Natal, malgré le départ du général Buller, le
fameux « passeur de la Tugela », des commandos
campent au nord de Ladysmith, s’emparent de la sta-
tion de Waschbank, font sauter la voie, menacent
Volksrust, coupent un peu partout les lignes télégra-
phiques et se retirent ensuite tranquillement dans les
montagnes du Biggarsberg, où les Anglais n’osent les
poursuivre.
La guerre est donc partout plus ardente que jamais,
dans ces pays soi-disant conquis, et ce n’est pas le
nouveau système d’opération imaginé par Baden-Po-
wel'l, Je héros de Mafeking, qui mettra fin à cette lutte
désespérée.
Voici en quoi consiste cet étonnant système.
Deux fortes patrouilles pénétreront dans les districts
où seront signalés les Boers; elles y construiront des
fortins à l’épreuve des bombes, et y entasseront des
vivres et des munitions pour trois mois. Dès que le
fortin sera bâti, un détachement important en partira
sans bagages pour battre les environs, et pourra se
replier sur cet abri en cas de nécessité.
Voilà. Ce n’est pas plus malin que cela... Baden-
Powel rira bien quand il lira dans les journaux anglais
les projets si pratiques qu’on lui prête!... J’imagine
que ce n’est pas encore ce plan mirifique qui matera
les Boers.
EN CHINE
Bien malin qui pourrait expliquer ce qui se passe
en Chine. Li-Hung-Chang lui-même y perdrait son
sanscrit. Tout ce que nous savons de façon précise,
c’est que l’Europe a sur les bras la question chinoise,
grosse des plus formidables éventualités, mais aucune
solution n’apparaît à l’horizon.
Du reste, depuis le pétard plus ou moins mouillé
de l’accord anglo-allemand, le fameux concert euro-
péen ne semble avoir été troublé, dans son recueil-
lement diplomatique, par aucune nouvelle de quelque
importance. On continue à discutailler, à Pékin, sur
le retour de la cour dans sa capitale, sur les puni-
tions à infliger aux grands chefs des Boxers, sur les
indemnités que chaque nation prétend réclamer, etc.
Et tout cela pour aboutir à quoi? A rien.
Dans ces conditions, il serait oiseux de raconter
par le menu les papotages des chancelleries, les exé-
cutions de Boxers surpris cà et là, les petites expédi-
tions ordonnées aux quatre points cardinaux, dans
un rayon restreint autour de Pékin, par le maréchal
de Valdersee, qui semble, sur les bords du Peï-llo,
regretter les rives de la Sprée. Ces petites colonnes,
il est vrai, trompent l’ennui des troupes internatio-
nales en leur entretenant la main, mais de ces ma-
nœuvres ne saurait résulter, je pense, la pacification
d’un pays comme la Chine. On arrivera, évidemment,
à assurer la libre circulation entre Takou, Tien-Tsfn
et Pékin, mais la prétention du généralissime Val-
dersee ne doit guère aller au delà.
Quant à l’attitude de la cour impériale chinoise,
elle reste toujours une énigme indéchiffrable. Les
dépêches annoncent aujourd’hui le retour imminent
de l’Empereur à Pékin; le lendemain elles laissent
entendre que la cour est décidée à s’enfoncer dans
700
LE MAGASIN PITTORESQUE
les provinces les plus reculées. Bref, les mois s’écou-
lent, les dépenses atteignent un chiffre de plus en
plus formidable, mais les négociations entamées à
Pékin avec Li-Hung-Chang ne font pas avancer la
question d’un pas. •
Henri MAZEREAU.
T H É A T 1^ E
Gymnase. — La Poigne, comédie en 4 actes,
de M. Jean Jüllien.
L’œuvre nouvelle de M. Jean Jullien, la Poigne, n’a
pas trompé notre attente et mérite à tous égards le
succès que lui a fait le public et la critique. M. Jean
Jullien s’est proposé, une fois de plus, de nous mon-
trer l’influence de la condition sur le caractère d’un
homme. C’est, on le voit, la théorie de Diderot. Cette
théorie fort juste et qui peut être féconde — car elle
ne tend à rien moins qu’à étudier le jeu de certaines
forces sociales sur l’individu — n’est pas d’une appli-
cation facile. C’est qu’en mettant presque exclusive-
ment en lumière les effets d’une condition, en obser-
vant. le pli qu’elle creuse, on néglige trop le fond
même du caractère et on ne nous fait pas assister au
progrès croissant des sentiments nouveaux nés de la
fonction, ni à la lutte qui s’établit., inévitable, — ce
qui est dramatique — entre ces sentiments et les sen-
timents anciens, vrais et intimes. La Poigne va nous
fournir un exemple de la difficulté de cette théorie.
M. Perraud est un avocat de province, d’esprit
élevé, indépendant, épris d’action à ce point qu’il a
refusé d’être magistrat pour mieux agir, étant plus
libre, comme avocat. Peut-être pourrait-on objecter
le cas de M. Magnaud...? Acceptons cependant le
caractère de M. Perraud, tel que l'a posé M. Jean
Jullien. Il est bien entendu que nous avons affaire à
un homme à principes, libéral, généreux, ferme, aux
yeux de qui le député de l’arrondissement, Thonel,
qui s’est mis à défendre le ministère aux dépens de
son propre programme, n’est qu’une méprisable
girouette. Or, sur un télégramme de Thonel, devenu
ministre, à son tour, notre parangon d’indépendance,
notre prodige exempt de faiblesse et de compromis-
sions accepte tout de go d’être préfet, d’être fonction-
naire. Nous allons donc le voir à l’œuvre, à l’action.
Hélas ! dès le second acte — six ans après le télé-
gramme! — M. le Préfet a perdu toute personnalité,
toute initiative, tout caractère. Il n’a d’autre volonté
que celle de ne pas en avoir. Il est tout d’une pièce,
d’une pièce coulée dans' un uniforme brodé. Rien
d'humain ne bat plus sous « cette préfecture » ! Il ne
comprend pas son lils qui veut épouser la fille de
Barrai, vieil ami de l’avocat Perraud, qui, devenu
préfet, le tient à l’écart à cause de ses idées anti-
gouvernementales. Il ne discute pas; il décrète; il
chasse son fils, sans avoir jamais eu le moindre
« retour », sans paroles émues, sans regrets, en pré-
sence de sa femme que l’émotion de cette scène de
violence et d’égarement entre le père et le fils tue sur
le coup. M. le Préfet a la poigne heureuse dans sa
famille! Vis-à-vis de ses administrés, à l’occasion
d’une grève, il se montre tout d’abord aussi intran-
sigeant aussi obstiné, c’est-à-dire aussi peu personnel
que possible, car il obéit passivement au ministre,
mais au moment de donner l’ordre de tirer sur les
grévistes, une lueur se fait dans son esprit et dans
son cœur; le viel homme se réveille, il est combattu
par des sentiments opposés, il se reprend, son carac-
tère reparaît; il cesse d’être nous pour redevenir lui;
il rentre dans l’humanité. Cette scène est à la fois la
plus dramatique et la plus vraie : la plus dramatique,
parce qu’il y a lutte dans son âme ; la plus vraie,
parce que le naturel, s’il ne revient pas toujours au
galop, a pourtant son heure. N’est-ce pas avouer,
par ce dénouement, que la pièce de M. Jean Jullien
ne justifie guère son titre? Il a voulu nous présenter
un homme fort et, dans plus de trois actes, cet homme
fort n’est qu’un agent de transmission : le méca-
nicien qu’on nous promettait hardi se transforme en
rouage.
Telle qu'elle est l’œuvre de M. Jean Jullien est inté-
ressante; elle est pleine de détails profonds ou char-
mants d’observation; elle est écrite sobrement, vi-
goureusement et surtout elle fait penser, elle suscite
des controverses. C’est un honneur, n’est-ce pas? que
n’ont pas souvent les pièces du Gymnase. La Poigne
dans son ensemble est bien jouée, et Gémier, qui
vaut Antoine, à mon sens, y est de premier ordre.
Joseph G ALTIER.
VARIÉTÉS
UNE NUIT HISTORIQUE
Il y a quelques jours, M. le Président de la République
inaugurait à Lyon le monument du président Carnot. A
ce propos, la presse a réveillé les terribles souvenirs de la
nuit du 24 juin 1894. On sait que deux journalistes seule-
ment eurent, par le fait du hasard, le douloureux honneur
d’assister à l’agonie du chef de l'État. Le dirècteur du
Magasin Pittoresque, M. Ch. Formentin, était l’un d’eux,
et voici comment, au jour du premier anniversaire, il
racontait ses inoubliables impressions dans le Figaro.
Il est neuf heures un quart. Sur la place de la
Bourse, à Lyon, où se dispersent par groupes les in-
vités au banquet qui vient de finir, je me trouve en
compagnie de quelques confrères. La soirée est acca-
blante, orageuse ; la nuit, qui n’est pas encore tout à
fait venue, semble clore à regret cette longue journée
de joie, qui fut pour le président comme une apo-
théose. J’entends, de l’autre côté du Palais du Com-
merce, sur la place des Cordeliers, par où Carnot
doit sortir, les acclamations que couvrent à peine les
musiques jouant la Marseillaise. C’est l’ivresse populaire
qui déborde. Une sainte frénésie fait vibrer ces mil-
liers de poitrines devant le chef de l’État qui passe,
simple, le sourire aux lèvres, les yeux bons.
Soudain, des cris se font entendre ! Une bousculade
secoue la foule qui, du trottoir, cherche à envahir la
-chaussée. De la place où j’achève tranquillement mon
cigare, je vois s'avancer, venant de mon côté, le lan-
dau présidentiel. Je suis seul en ce moment; la plupart
des invités sont partis, et les camarades qui étaient
avec moi tout à l’heure se sont hâtés d’aller au Grand-
Théâtre, où la troupe de la Comédie-Française doit
jouer Andromaqüe.
En apercevant la tête de Carnot, toute pâle, pen-
chée en arrière dans la capote de la voiture, je crois
à une syncope causée par la chaleur. Sans souci du
LE MAGASIN PITTORESQUE
70 i
protocole ni de l’étiquette, je m’élance sur le mar-
chepied pour porter secours au président. Je m’ap-
prête à escalader la voiture, où se tiennent debout,
affolés, le général Voisin, le général Borius et le maire
de Lyon, le docteur Gailleton, quand je sens une main
robuste qui me tire par le pan de mon habit; c’est le
président du Conseil, M. Charles Dupuy, à qui je cède
la place. Je sais maintenant la terrible nouvelle : le
président, dont je vois le plastron de chemise san-
glant, est évanoui. Il n’y a pas de temps à perdre.
En route vers la préfecture !
Mon instinct de journaliste qui veut tout voir, qui
pressent une catastrophe prochaine, m’attache à ce
dramatique cortège. Tandis que je me cramponne à
la capote de la voiture, j’aperçois à mon côté le cama-
rade Perrot, du Temps, que les gardiens de la paix
bousculent. Lui aussi veut aller jusqu’au bout et il
ira. Les cuirassiers font piaffer leurs chevaux sur nos
talons, nous frappent du plat de leur sabre. Qu’im-
porte ! nous sommes là, derrière Carnot, et il n’y a
pas de police au monde, pas de force humaine pour
nous arracher à ce poste de danger et d’honneur.
Et la voiture file à travers la foule, qui ne sait pas
encore la vérité ; au galop, au pas, selon le pavé de
la rue, elle va, saluée par des cris d’allégresse :
— Vive Carnot ! Vive le président !
Et ces acclamations ont je ne sais quelle ironie
lugubre, devant ce spectacle qui passe, et dont mes
yeux ne perdent pas un détail. La victime est là, ina-
nimée, la tête renversée, les yeux clos; devant elle
quatre hommes se penchent, inquiets, et je vois des
chamarrures d’or qui, d’instant en instant, s’éclairent
à la lueur des becs de gaz rencontrés.
Sur mon dos, sur le dos de mon camarade, les
coups de plat de sabre pleuvent toujours, sans nous
faire reculer d’une semelle. J’ai perdu mon chapeau
dans la bagarre; le sabot d’un cheval m’a ératlé le
pied; Perrot n’a plus de cravate, et son habit en
loques présente un lamentable débraillement.
Nous allons ainsi tous deux, traînés, bousculés,
minables, derrière la voiture où, le front sous les
étoiles, pâle, défiguré, râle le président. Enfin, voici
la Préfecture : une immense grille entoure le jardin.
Tandis que le landau, lentement^ s’avance sur le
sable d’une allée, vite nous courons à la porte : des
huissiers sont là, fumant la pipe, dans l’ignorance
de ce qui vient de se passer. D’une voix haletante nous
leur jetons la nouvelle.
11 fait uuit dans l’escalier; pas une lampe n’est
allumée dans l’hôtel. Déjà la voiture est là, douce-
ment, avec des précautions infinies, le général Borius,
M. Ch. Dupuy, Perrot et moi enlevons le président.
Je le tiens par les pieds, et nous montons, gravissant
les marches en silence, presque dans l’ombre, lon-
geant un corridor qui n’en finit plus.
La chambre est au bout, à gauche, une chambre
spacieuse. D’un coup de reins, j’enfonce le battant de
porte resté fermé et je pénètre le premier dans la
pièce, où un huissier est en train d’allumer une
bougie. A ce moment, le Dr Poncet, une des gloires
de la Faculté lyonnaise, arrive. Il a appris la nouvelle
dans la foule, et il est accouru. Nous déposons le
corps du président sur le lit. Je crois bien faire en
disposant, pour la victime, deux coussins bien em-
pilés. Du poing, en un mouvement brusque, le
Dr Poncet les jette à terre :
— La tête basse, dit-il, les pieds hauts.
Carnot est toujours évanoui : depuis la place de la
Bourse, il n’a pas un seul instant repris connaissance.
Son pouls est imperceptible, ses mains sont humides
et glacées.
Avec un canif que prête mon ami Perrot, le plas-
tron de la chemise est bientôt coupé ; le ruban de
grand-croix, qu’on ne distingue plus dans l'abondance
de l’hémorrhagie, est mis en morceaux. Et la blessure
apparaît. Une blessure noirâtre, longue de deux cen-
timètres, de bas en haut, sous le teton droit.
Le Dr Poncet, qui, pour mieux procéder au panse-
ment, a quitté son habit sur un fauteuil, demande
un mouchoir. J’offre le mien. Ce mouchoir, seul linge
disponible en attendant les bandes et les ouates qu’on
est allé chercher à l’Hôtel-Dieu, devient, en une
minute, sur la plaie qu’il essuie, une sanglante-
éponge.
J’observe la tête du chirurgien : mes yeux cherchent
sa pensée dans ses yeux. A un pli de ses lèvres, à un-
geste mal dissimulé, je comprends déjà que l’état
du blessé est grave, et que tous les efforts de la
science seront impuissants à le sauver. Sur le lit où
nous l’avons étendu comme une masse inerte, Carnot ne
pousse ni un soupir ni un cri ; ses mains s’allongent
toutes froides le long de son corps, et son menton,
où la barbe blanchit, nous cache presque, tant sa tête
est renversée, le haut de sa figure. Enfin, après un-
quart d’heure' d’attente, — un siècle, — un interne
de l’Hôtel-Dieu arrive. Le Dr Poncet a désormais à,
sa disposition tous les instruments, tous les appareils
de pansement dont il a besoin. Dans la chambre, peu
à peu envahie, des voix chuchotent; il y a là mainte-
nant, avec ceux qui, tout à l’heure, transportèrent le
président, les colonels Chamoin et Dalstein, le capi-
taine de frégate Marin-Darbel, de la maison mili^
taire; Tranchau, secrétaire particulier; le préfet
Rivaud, très ému. Dans un coin, près d’une fenêtre,
M. Burdeau s’entretient avec le député Chaudey.
Quelqu’un vient d’entrer, vers qui tous les regards
inquiets se dirigent : c’est le grand chirurgien Ollier,
tout frais cravaté du ruban de commandeur de la
Légion d’honneur. Les deux savants s’interrogent du
regard, hésitant quelques secondes; puis, l’un d’eux
se tournant vers le groupe placé au pied du lit :
— Vite un matelas, dit-il.
En quelques minutes un lit pliant est installé au
milieu de la chambre, où le président est placé.
Alors une scène commence, inoubliable, à donner
le frisson. Au premier coup de bistouri, Carnot se
réveille; ses yeux restent clos, mais ses mains se
portent instinctivement vers le côté où saigne une
plaie béante.
— Vous me faites mal, dit-il d’une voix qui pleure.
Assez! assez! c’est trop souffrir.
Et le fer impitoyable continue de fouiller, de tail-
lader les chairs; on le voit descendre en des profon-
deurs d’où s’échappe, par intermittences, un sang
épais et noir. La malheureuse victime, la tête toujours
renversée, les membres à moitié nus, pousse des.
gémissements à fendre l’âme.
Perrot et moi avons, pour laisser plus de liberté-
à l’opérateur, rabattu sur les chaussettes de soie
blanche le caleçon qu’une large tache de sang étoile
vers le haut. Et le président est là sous nos yeux,
pauvre corps de martyr, que la douleur terrasse.
Nous nous penchons vers lui, comme si, en l’appro-
chant de plus près, nous pouvions adoucir son sup-
702
LE MAGASIN PITTORESQUE
plice; nons nous passons de main en main des cu-
vettes d’eau phéniquée, des corbeilles d’ouate, des
toiles. Me voici, tenant tantôt une bouillotte pour
réchauffer ses extrémités glacées, tantôt éclairant
avec une lampe la blessure où le D1' Poncet plonge
toujours.
Debout, impassible près du lit, en une attitude de
sentinelle, le chirurgien Ollier regarde; sa, tête,
qu’encadrent de grands favoris blancs et roux, garde,
je ne sais quelle froide sérénité. Il suit le travail de
son élève, l’approuve du regard, l’arrête parfois pour
appuyer du doigt là où le mal semble s’être concentré.
Le voici maintenant qui prend la place du Dr Poncet
et enfonce sa main droite qui disparait jusqu’au poi-
gnet dans les chairs. Il a l’air de nous dire, en ce' ,
geste terrible, qu’il est à la source cachée par où
s’échappe la vie.
Autour du lit, le spectacle a, en ce moment, quel-
que chose de- grandiose et de tragique. Tandis que le
Dr Poncet, la chemise éclaboussée de sang, les doigts
rouges, attend que le maître ait fini de sonder la
blessure, des larmes coulent silencieuses. De vieux
militaires, tout chamarrés d’or, pleurent, le poing
crispé. Au fond de la chambre, M. Burdeau lentement
se promène, la tête entre les épaules, caressant sa
barbiche noire d’une main nerveuse.
M. Ch. Dupuy, qui, depuis l’arrivée dans la
chambre, n’a pas quitté un seul instant le président,
et ne le quittera à regret qu’à la dernière minute,
n’oublie pas, à cette heure cruelle, ses responsabilités
et son devoir. Malgré l’émotion qui l’accable, le sang-
froid de l’homme de gouvernement ne le quitte pas.
Pendant que le Dr Poncet, reprenant sa sanglante be-
sogne, fixe autour de la plaie, pour arrêter l’hémor-
rhagie, des pinces hémostatiques, semblables à des
sangsues d’acier, il s’approche du général Borius,
dont la douleur fait peine à voir, et s’entretient avec
lui. Tous deux se retirent au fond du cabinet de toi-
lette qui s’ouvre à la gauche du lit : je les vois qui
écrivent; M. le président du Conseil rédige la dépêche
officielle qui doit annoncer à toute la France l’abo-
minable attentat; le général envoie des instructions
à l’Elysée. Il est à ce moment dix heures et demie,
exactement.
Carnot, dont les forces diminuent à vue d’œil,
pousse maintenant des soupirs qui ressemblent à des
râles. Et le coma, dont les coups de bistouri l’avaient
réveillé, recommençe peu à peu, plus inquiétant. Le
Dr Poncet a fini de taillader les chairs que des bandes
de toile désormais recouvrent; le chirurgien Ollier,
toujours debout à la même place, observe une atti-
tude de sphinx... Un silence de mort règne dans la
chambre, et nous nous regardons les uns les autres;
épouvantés.
Dehors, par les fenêtres, nos yeux, qui parfois se
détournent du lit pour laisser couler une larme,
aperçoivent des fusées multicolores qui montent vers
le ciel. On entend, du côté du parc de la Tête-d’Or,
des pétarades de feux d’artifice, et des salves de joie.
La population ne sait rien encore : elle s’amuse là-
bas, pendant que nous pleurons ici!
M. Ch. Dupuy s’approche de Carnot, lui prend la
main et lui parle :
— Me reconnaissez-vous, mon président? dit-il.
Et lui, qui n’a jamais plus rouvert les yeux, d’une
voix éteinte :
— Oui, je vois bien que mes amis sont là.
Et c’est tout. Encore quelques minutes et l’agonie
va commencer. La nuit s’avance; déjà on entend,
aux abords de la Préfecture, des grondements, des
murmures étouffés : c’est la foule qui vient chercher
des nouvelles et menace, pour en avoir, d’escalader
la grille du jardin. Il est bientôt minuit; notre pré-
sence dans la chambre est désormais inutile, et le
colonel Chamoin nous fait signe de nous retirer. Sur
son lit où nous l’avons recouvert, Carnot ressemble à
un cadavre, une pâleur sinistre a envahi son visage
que les souffrances de quelques heures ont ravkgé;
il respire à peine.
M. Ch. Dupuy est là, penché sur lui, dissimulant
mal maintenant la douleur qui l’oppresse; il voudrait
ne plus s’en aller, ne pas quitter le chevet où la
mort vient; il hésite. Que faire? Le rapide va bientôt
passer : faut-il rester là ou rentrer en toute hâte à
Paris, où un Conseil de cabinet doit se réunir demain?
M. Burdeau, qui voit la cruelle inquiétude du minis-
tre, le décide à partir : il a fait son devoir jusqu’au
bout auprès du malheureux président, il lui en reste
un autre à remplir ailleurs. Et M. Ch. Dupuy, serrant
une dernière fois la main de Carnot, se retire. Le
général Borius lui apprendra tout à l’heure, par le
téléphone, deux minutes avant le départ du train, que
tout est fini.
Il est minuit quand nous quittons la chambre.
Dans le long et étroit corridor mal éclairé, deux
ombres s’avancent : c’est le cardinal-archevêque,
suivi de son vicaire général, qui vient donner l’ex-
trême-onction à l’agonisant.
Minuit trente-cinq... Un mouvement se produit
dans la chambre, où seuls, après le départ du cardi-
nal, sont rentrés le général Borius, M. Siméon Car-
not, cousin germain de M. le président; les docteurs
Ollier et Poncet. Carnot est mort : c’est M. Tranchau,
secrétaire particulier, qui nous en apporte la nou-
velle. Alors, partout des sanglots éclatent ; on aperçoit
dans l’ombre des gestes exaspérés. Mme Rivaud pleure
sur une banquette ; MM. Thévenet et Millaud, anciens
ministres, s’affalent le long du mur. Des domestiques
vont et viennent avec des linges et des vêtements sur les
bras; voici un autre grand cordon qu’on apporte pour
remplacer celui que l’opération a mis en morceaux.
Et tandis que des mains pieuses et amies rendent
les derniers devoirs au président, nous descendons
dans le cabinet du préfet, situé au rez-de-chaussée.
Il y a là, écroulés dans des fauteuils, des fonction-
naires chamarrés, mais lugubres : l’épouvante plane
sur cette assemblée d’uniformes. D’instant en instant,
une porte s’ouvre : c’est une estafette qui se présente
et dit, en s’adressant au général Voisin :
— Mon général, au coin delà rue de lUôtel-de-Ville,
la foule, furieuse, pille un magasin. Que faut-il faire?
— Prenez un escadron, répond le général d’une voix
morne, et balayez la rue.
Et la même scène dix fois se renouvelle, et dix fois
Tordre de balayer la rue est donné sur le même ton
furieux et accablé. Pendant ce temps, dans les rues
envahies, la révolution éclate : j’entends des bruits
de vitres que l’on brise, de portes que l’on assiège,
de devantures que l’on démolit. Et jusqu à 1 aube,
dans la ville en colère, ce sera le même bruit sinistre.
Tout ce qui porte un nom italien, tout ce qui rappelle,
de près ou de loin, la patrie de Caserio servira de
cible à la vengeance populaire.
Ainsi finit la nuit du 24 juin 1894.
LE MAGASIN PITTORESQUE
703
. *
* *
Et maintenant, il ne me reste plus qu’à relater un
souvenir qui m’est personnel.
Le mouchoir que je prêtai à M. le Dr Poncet pour
essuyer la blessure de la victime, en arrivant dans la
chambre, ce mouchoir a une histoire.
Je l’ai rapporté de Lyon, tout sanglant, et pendant
quelques semaines je l’ai caché comme une relique
au fond d’un tiroir. Un jour, par un familier de
l’Élysée, mon ancien confrère Landrodie, aujour-
d’hui sous-préfet, Mmc Carnot a appris quel souvenir
je gardais de la nuit fatale, et m’a fait exprimer
le désir de le posséder. J'ai considéré comme un
devoir de le lui offrir. Malheureusement, j’ai eu le
regret de ne pouvoir donner à la noble veuve le
mouchoir tout entier : des morceaux en avaient été
coupés, que j’avais déjà distribués à quelques amis.
Quelques jours plus tard, le 4 août, je recevais
du général Borius la lettre suivante :
« Cher monsieur,
« J’apprends, en rentrant à Paris'l avec quel em-
pressement vous avez déféré au vœu de Mme Carnot.
Vous avez consenti à vous séparer de votre mouchoir,
imprégné du sang de notre bien-aimé président. Vous
avez compris le pieux sentiment qui fait rechercher
par Mmo Carnot tous les objets qui se rattachent aux
cruels incidents de cette nuit terrible. Elle veut en
faire de pieuses reliques, dont elle ne se séparera
plus.
« Je n’ai pas oublié, croyez-le bien, votre présence
dans la chambre de notre martyr pendant cette nuit
d’angoisse ; j’avais remarqué le zèle discret aveclequel
vous cherchiez à venir en aide aux médecins, impuis-
sants, hélas ! à nous conserver cette précieuse exis-
tence.
« Je vous ai voué, dès lors, des sentiments qui ne
s’effaceront pas, croyez-le bien, de ma mémoire.
« Veuillez agréer, cher monsieur, l’assurance de
mes sentiments reconnaissants et dévoués. »
« Signé : Général Borius. »
Je conserve comme un précieux souvenir cette lettre
et le petit morceau de mouchoir resté entre mes
mains. Ces lignes, écrites par l’un des meilleurs et
des plus fidèles amis de Carnot, ce linge, sanglant
témoignage de la cruelle agonie, sont pour moi des
reliques. Elles me rapelleront, tant que je vivrai, la
scène douloureuse dont j’ai été le témoin.
Ch. FOBMENT1N.
Les Conseils de M‘ X...
Trouver un trésor est, certainement, le rêve logé
en un coin de toute cervelle humaine.
C’est l’espérance secrète du grand seigneur qui
explore, pensif, les ruines du château de ses ancêtres,
comme celle du vagabond traînant sa misère de ville
en ville et remuant, sans cesse, de ses souliers mal
.joints, la poussière des routes.
C’est, aussi, la récompense promise aux travailleurs
infatigables et aux gens vertueux habitués à voir lever
l’aurore.
Témoin ce philosophe de l’antiquité qui, étant sorti
de sa demeure au premier chant du coq, trouva, sur
le chemin, une bourse pleine d’or.
L’histoire, cependant, ne dit pas ce qu’il en fit. Et
je serais curieux de le savoir. Car, s’il a gardé la
bourse pour lui, ce philosophe s’est conduit en vul-
gaire filou, et s’il l’a portée au bureau de police de
l’époque, il en a été pour sa peine et son temps. Dans
les deux cas, mieux valait pour lui dormir la grasse
matinée.
Mais j’arrive à mon sujet, c’est-à-dire au trésor dé-
couvert, l’an dernier, en Seine-et- Marne, par un
humble valet de ferme, et dont l’attribution donne
lieu, aujourd’hui, à une instance en justice bien inté-
ressante. Ce trésor, mis au jour d’un coup de bêche
heureux, a, paraît-il, une grande valeur. Il comprend
de nombreuses pièces d’or à l’effigie de François Ier
et de Charles IX, et une statuette de la Vierge en
argent massif, d’un travail artistique vraiment mer-
veilleux.
II s’agit de savoir à qui il appartient. D’abord, une
moitié en revient à l’inventeur. C’est là un point cer-
tain, et îml, je crois, ne songe à le contester.
Mais, pour l’autre moitié, un vif débat s’engage
entre le propriétaire du champ où le trésor était ca-
ché, et le fermier exploitant ce champ. Notre rus-
tique n’entend pas être oublié en cette aubaine; il
veut avoir sa part de la riche trouvaille faite dans un
fonds qu’il fertilise depuis de longues années. « Com-
ment ! — soutient-il, — un domestique travaillant
pour mon compte, a fait sortir de terre, presque par
enchantement, des pièces d’or et une image précieuse,
et je n’en aurais moi-même aucun profit! Le proprié-
taite viendrait m’évincer ! lui qui, pourtant, m’a
abandonné son héritage pour le mettre en valeur et
ne peut plus prétendre qu’au loyer convenu. Ce serait
une iniquité, et jamais tribunal ne la consacrera ».
Eli bien ! en dépit de sa belle assurance, ce plai-
deur campagnard me. semble avoir les chances les plus
sérieuses de perdre son procès.
L’article 716 du code civil est formel : Le trésor ap-
partient, pour moitié, à celui qui l’a découvert et, pour
l’autre moitié, au propriétaire du fonds. Le , locataire ou
fermier n’est point mentionné dans cette disposition
de loi. Et il ne pouvait, en réalité, être question de
lui.
On ne saurait, en effet, considérer un trésor comme
un fruit ou un produit naturel du sol. Il n’est point
l'œuvre du cultivateur, ni le résultat de ses efforts.
Quelqu’un l'a déposé tel quel, depuis un temps immé-
morial, dans les entrailles de la terre ; il s’est ainsi
incorporé avec elle, en est devenu partie intégrante
et l’a suivie dans ses transmissions successives. II ap-
partient donc au propriétaire seul.
Et si la loi en accorde une moitié à l’inventeur,
c’est par dérogation aux principes généraux sur le
droit de propriété. Il a paru équitable de ne pas pri-
ver de sa part de profit le travailleur assez heureux
pour exhumer un trésor, jusqu’alors ignoré de tous.
De là, l’exception faite en sa faveur.
Mais en quoi le fermier mériterait-il un traitement
semblable? Ce qu'il a reçu en location, c’est unique-
ment le droit de cultiver la terre et d’en recueillir les
fruits. Son bail n’a pu prévoir l’apparition, au milieu
des sillons enlr’ouverts, d’un riche numéraire et d’un
objet d’art de grand prix. Ce ne sont point là des
produits agricoles, et les moissons dorées, espoir du
laboureur, ne viennent qu’au plein soleil d’été, parmi
les bleuets et les coquelicots.
| Jadis, il est vrai, le jardin des Ilespérides, gardé
704
LE MAGASIN PITTORESQUE
par un dragon farouche, donnait des pommes d’or
aux déesses qui l’habitaient.
Mais les temps ont marché, depuis. Et un paysan
de la Brie n’est point ulre déesse.
L’avocat a certainement expliqué- tout cela. Mais
allez donc empêcher un homme des champs de
plaider ! .
Mc X...
LES LIVRES
Chasses de Provence, par J. -B. Samat
(Flammarion, éditeur).
Encore une légende qui s’en va, mais celle-là était
d’une fantaisie bien drôle! Alphonse Daudet l’avait
créée en un de ces jours — trop fréquents peut-être»
— où ses chers compatriotes servaient de cible à sa
belle ironie. Donc, le maître conteur l’ayant affirmé,
il était convenu que la Provence est bien à plaindre :
ses arbres ne tentent jamais la halte des oiseaux; il
n’y a pas un poil de lièvre ni de lapin au flanc de ses
collines. Et le soir, en la saison des chasses, les coups
de fusil qu’on entend aux abords des villes et vil-
lages n’annoncent pas des massacres de gibier. Ce
sont tout simplement des exercices de tir sur des cas-
quettes jetées en l’air, d’un beau geste.
Eh bien ! tout Cela, le mot doit être ici permis,- est
de la « blague ». Un joli petit livre, finement illustré,
de M. J. -B. Samat, détruit en quelques pages la mo-
queuse legende. Les « Chasses de Provence » nous
apprennent ce qu’un Parisien narquois peut ne pas
connaître, mais ce qu’un Méridional fervent n’a pas
le droit d’ignorer.
Le gibier n'est pas un mythe en Provence, c’est une
plantureuse réalité. Poils et plumes y abondent; il y
a des lapins gîtes un peu partout, sous les touffes de
lavande et de serpolet de ses montagnes ; des mil-
liers de grives sont en goguette dans les vignes, et les
ortolans grassouillets font la joie des chasseurs goui-
mands. Du gibier, il y en a pour tous les goûts ;
ceux que n’atlire pas la chasse au poste, dans le re-
cueillement matinal sous les feuilles, à l’affût des
oiseaux de passage, ceux qui redoutent la plate-forme
mouvante de Yagachon sur le sommet d’un arbre
-que secoue le mistral, ont l’agréable compensation
de la chasse au marais, dans les étangs et les « rou-
bines ». Là, toutes les espèces aquatiques sont repré-
sentées ; on voit même, dans notre spendide Ca-
margue, des ibis roses qui donnent aux chasseurs-
poètes comme une vision de l’Orient. Pas de gibier!
dit la légende! Mais que dire des sangliers qui pullu-
lent dans nos forêts de chênes lièges et de châtaigniers.
Voilà ce que nous raconte M. J. -B. Samat dans son
livre fait de belle humeur, d’impressions sincères et
vécues, avec une pointe de poésie à l’occasion et de
l’esprit toujours. Ch. F.
Recettes et cojmseilîS
CONTRE L’ENROUEMENT
Un remède simple et peu coûteux contre l’enrouement
consiste à placer dans la bouche un fragment de borax
d’environ 20 centigrammes.
Une salivation abondante se produit el l’enrouement
cesse comme par enchantement.
*
-x- -*
Toute femme soucieuse de sa beauté doit, pour conser-
ver l’éclat de ses dents, la pureté de son haleine, user
exclusivement de Y Eau de Suez, dentifrice antiseptique;
seul, il blanchit les dents sans en altérer l’émail, et per-
met de les conserver jusqu’à l'extrême vieillesse. Pour
les soins du corps, il est nécessaire d’employer YEuca-
lypta de Suez, eau de toilette hygiénique, extraite de
l’eucalyptus globulus.
*
-Y -X-
NETTOYAGE DES BOISERIES
Mettre dans un verre d’eau une demi-cuillerée de chaux,
le double de sel de soude, et remuer le tout avec un
bâton. Prendre une petite éponge ou linge fin et le trem-
per dans la préparation, puis frotter la partie souillée.
Rincer et essuyer avec un linge très propre. La tache la
plus ancienne disparaît ainsi, sans qu’il y ait besoin de
frotter beaucoup.
*
•X' -X-
M. R., à Tours. — J’ai reçu votre lettre et suis très
heureux que mes conseils vous aient été utiles. Toutes
les fois que ces coliques hépatiques vous prendront, re-
commencez à boire à vos repas de l'eau de Vichy Grande
Grille (marque Vichy-État et vous. arriverez à vous en
débarrasser complètement, fine saison à Vichy vous gué-
rirait, encore plus vite.
* -x-
CONTRE LA COQUELUCHE
On sait combien est opiniâtre et fatigante la toux oc-
casionnée chez les enfants par la coqueluche. On a déjà
indiqué bien des remèdes, ils n’ont pas tous tenu leurs
promesses. On en signale un nouveau, ce serait les va-
peurs de naphtaline.
La naphtaline s’emploie en fusion, c’est-à-dire qu'on la
fait fondre, sur des braises dans un pot en terre. On en
met de 15 à 20 grammes que l’on chauffe lentement.
Bientôt la chambre se remplit de ces vapeurs.
JEUX ET Fi JV: Ü S E ,M E T S
Solution du problème paru dans le n° du 1er novembre 1900.
d et u étant- les chiffres des dizaines et des unités, le
nombre vaudra 10 d + u.
Renversé, le nombre s’écrira u d et vaudra 10 u + d,
on a donc 10 u + d = 10 d + u — 18, ou 9 u = 9 d — 18 ;,
c’est-à-dire u — d — 2 [1], mais d’après l’énoncé 4 d —
3 u = 13 [2],
Les égalités [1] et [2] donnent d = 7 ; u = 5.
Le nombre demandé est donc 75.
Ont résolu le problème : MM. Lucien Vertongen, à
Douai; R. C., à Bien; Gaston van Brock, à Paris; Mat.hu-
rin, à La Ferté-sur-Grosne (Saône-et-Loire); Société des
Commerçants, à Lugano ; Barbier, à Montauban; MUe Va-
lentine Jullien, à Lille; J. André, à Niort; un groupe de
lycéens, à Marseille; M11” Jeanne Iloen, à Paris; L. Perrot,
à Lyon; A. Bergis, à Montpellier.
PROBLÈME
1 . .
Diophante comptait que — de sa vie appartenait a son
1 1 , . .
enfance, — à l'adolescence. Ensuite, apres — de sa vie et
5 ans de mariage, il avait eu un fils qui n’atteignit que la
moitié de I âge de son père, et celui-ci lui survécut de
4 ans. A quel âge mourut Diophante?
*
* *
En réponse à M. R. C., à Gien. — Une erreur typogra-
phique est seule cause du malentendu. 11 fallait lire
64 oeufs ou 127.
Le Gérant : Ch. Guion.
Paris. — Typ. Chamerot et Renouant. — 40052.
LE MAGASIN PITTORESQUE
705
PAYSAGE D’HIVER
Paysage d’Hiver, par Ruysdaël. — Gravure de Jarraüd.
23
1er DÉCEMBRE 1000
706
LE MAGASIN PITTORESQUE
UES pOflUpEHTS SUt* liES ^VTOflTAGflES
L’année dernière on a inauguré une statue de
la Madone sur le mont Rocciamelone, à 3537 mè-
tres d’altitude; le mont fait partie des Alpes
italiennes du côté de la vallée d’Aoste; les frais
avaient été couverts par une souscription réser-
vée aux enfants ; toutes les classes de la popu-
lation apportèrent leur obole, depuis la famille
royale jusqu’aux plus pauvres paysans.
Le succès encouragea de semblables entre-
prises, et maintenant huit statues, représentant le
Rédempteur, la Madone et des Saints, sont en
souscription pour les Alpes et les Apennins.
Ce sont les évêques qui ont pris la tête du
mouvement.
Les sculpteurs et les architectes italiens ont
soigneusement étudié les conditions spéciales que
doivent remplir de tels monuments.
En général, la hauteur de la statue a été fixée
à environ trois mètres, et le socle à quatorze
mètres.
Nous sommes loin des dimensions de la statue
de saint Charles Rorromée élevée, en 1624, sur
une petite colline du lac Majeur. Le saint, sans
le piédestal, à trente-cinq mètres de haut. C’est
beaucoup trop: il est vraisemblable qu’on a
voulu faire alors une chose extrordinaire, car la
gloire et la popularité de saint Charles n’avaient
nul besoin d'un monument aussi colossal.
Le bon marché relatif des statues de bronze
ou de fer battu rend, en Italie, assez faciles les
entreprises de ce genre. Ainsi la statue en
bronze du maréchal de Mac Mahon, élevée sur
le champ de bataille de Magenta, n’a coûté que
12000 francs, tous frais compris; le maréchal
est en pied, de grandeur naturelle et en tenue
de campagne.
Il y a aussi la générosité bien connue du peuple
italien lorsqu’il s’agit d’honorer ses grands hom-
mes, ses saints et particulièrement la Madone.
Après le tremblement de terre de Florence
en 1895, on ouvrit une souscription à 10 centi-
mes pour offrir une lampe d’argent à la Madone
de l’église de la Santissima Annunziata.
En moins d’une semaine on recueillit la
somme de 6 000 francs jugée nécessaire; la
lampe fut mise au concours, les dimensions et
le poids du métal ayant été fixés au préalable;
il n’y eut aucun mécompte.
Mais voici qu’il est question d’nn monument
de montagne d’un genre inusité; il ne serait pas
sur les Alpes italiennes, mais en Suisse, au col du
grand Saint-Bernard.
Ce n’est pas à la divinité, ni à un saint, ni à
un homme célèbre qu’il serait dédié, mais à un
pauvre chien, mortjvictime de son dévouement.
Barry était le modèle parfait de ces étonnants
chiens du Grand Saint-Bernard. Pendant douze
ans, il y a un siècle environ, il a fait son service
de sauveteur avec un courage, un instinct —
que ne peut-on-dire une intelligence! — abso-
lument remarquables.
Un jour, il ramène à l’hospice un jeune enfant
à moitié mort de froid.
Un autre jour, un frère veut le diriger vers un
point où pouvaient se trouver des voyageurs en
péril; Barry refuse absolument d’obéir, il a le
sentiment qu’une avalanche tombera là et que
personne n’est en danger; ce fait se réalise.
Un jour enfin, il part ; il s’approche d’un homme
presque enseveli sous la neige; l’homme croit
que le chien va l’attaquer; il se met en défense
et perce Barry de son bâton ferré.
Le chien est porté à l’hospice et succombe
malgré les soins dont on l’entoure.
Le monument projeté se composerait d’une
roche de laquelle se détacherait Barry avec un
petit enfant sur le dos ; sur le piédestal on ins-
crivait ces paroles :
Barry,
Il a sauvé quarante personnes',
11 a été tué par la quarante-et-unième .
L’épitaphe en dirait plus que de longs discours.
L’hospice est situé à 2472 mètres; nul endroit
plus haut n’est habité en Europe durant l’hiver.
Il a été fondé en 962 par saint Bernard de Men-
thon; déjà, à cette époque, le passage, traversé
jadis par les armées romaines, était très fré-
quenté et il continue à l’être.
Bonaparte, on le sait, le franchit en mai 1800
avec une armée de 30000 hommes; il n’était pas,
comme David l’a représenté par une ridicule
adulation, « calme sur un cheval fougeux », mais
tout simplement monté sur un mulet.
On dit qu’une quinzaine de mille personnes
traversent le Saint-Bernard tous les ans.
C’est possible, mais le chiffre surprendra ceux
qui n’ont pas fréquenté les passages des Alpes.
On se figure volontiers que, depuis le perce-
ment du montCeniset du Saint-Gothard, les pasr
sages ont été sensiblement délaissés.
Il n’en est rien cependant; je l’ai constaté sou-
vent, et même cet été, ayant séjourné au col du
Gothard dans un hôtel construit plusieurs années
après le percement du tunnel; l’aubergiste n’a
pas à se plaindre : il travaille beaucoup, comme on
dit en Suisse; il reçoit des voyageurs, en voiture,
à cheval, à vélocipède, à pied. L’excellente habi-
tude des voyages en zig-7,ag, célébrés par Topffer,
qui m’ont fait tant rêver pendant ma jeunesse et
auxquels je dois certainement mon goût pour
les promenades en montagne, continue toujours;
on rencontre par monts et par vaux, sur tous les
points de la Suisse, des pensionnats de jeunes
LE MAGASIN PITTORESQUE
707
lilles et de jeunes garçons qui, l’alpenstock à
la main et le bouquet d’edelweis au chapeau,
marchent allègrement sous la conduite amicale
de leurs maîtres.
J’ai croisé sur le Simplon, sur la Maloyaet, sur le
Bernina des vélocipédistes anglais qui venaient
de Calais et des breacks attelés de quatre che-
vaux hongrois venant de Vienne.
Mais, hélas ! toutes les rencontres ne sont pas si
plaisantes; on souffre à la
vue des pauvres diables qui
succombent sous le poids
des fardeaux.
Il en est qui, pour un sa-
laire de 2 francs, portent sur
la nuque un tonnelet de vin
de 25 litres, durant toute
une journée de quatorze
heures, montée et descente :
ça leur fait un franc par jour,
car le lendemain ils retour-
nent à vide. Auprès d’eux
les porteurs de bagages for-
ment une aristocratie ; cette
année même nous avions à
grimper sur une montagne
très raide et impraticable aux
mulets. Il y avait deux mal-
les de 35 kilos chacune, plus
les valises ; l’aubergiste d’en
bas nous a demandé 1 5 centi-
mes par kilo à la montée et 10 centimes à la
descente ; le porteur a chargé volontairement les
deux malles et les valises sur sa nuque et a
grimpé durant cinq heures ! Et l’aubergiste, m’a-
t-on dit, garde pour lui une partie de la taxe.
C’est pour ces pauvres hères et les ouvriers qui
vont chercher du travail au delà des monts que
sont faits les hospices, où on les héberge gratui-
tement. Mais les abus pénètrent partout, les
voyageurs fortunés séjournant dans ces demeures
pour le plaisir et sans nécessités absolues ; on
ne leur demande rien pour la nourriture et le
logement, mais ils peuvent verser au tronc de la
chapelle.
Raisonnablement, on devrait donner l’équiva-
lent du prix d’un hôtel mo-
deste, soit 5 à 6 francs par
jour; maispoint: la moyenne
est à peine de 2 francs ! Aussi
les hospices ne font pas leurs
frais; sans le dévouement
des frères et la générosité
de quelques bienfaiteurs ils
n’auraient qu’à fermer leurs
portes.
Dans cette situation les
frères ne pourront pas pré-
lever sur leurs maigres re-
cettes la somme nécessaire
au monument projeté de
Barry ; mais alors ne pour-
rait-on pas provoquer une
souscription publique?
Il y a dans le monde tant
d’amis des chiens que l’en-
treprise a des chances de
réussite.
Barry n’est pas seulement le type parfait du
chien du Grand Saint-Bernard; il est le plus
noble de tous les chiens.
GERSPACH.
LA FONDATION THIERS
Dans le quartier du bois de Boulogne, si riche
en beaux immeubles, l’un de ceux qui sollicitent
le plus vivement l’attention et la curiosité des
promeneurs est situé au rond point Bugeaud, à
l’intersection de la rue des Belles-Feuilles et de
l’avenue Bugeaud. L’entrée, qui donne accès à
un jardin, est fermée par une belle grille au-dessus
de laquelle on lit : « Fondation Thiers ». Le
promeneur jette un coup d’œil, admire l’exté-
rieur et passe. Le lecteur va pouvoir pénétrer
dans l’intérieur.
La Fondation Thiers est un établissement où
sont reçus, pendant trois années consécutives,
quinze jeunes gens auxquels on a voulu permet-
tre de poursuivre et d’achever des études déjà
avancées.
Abstraire un certain nombre de jeunes gens
de toute préoccupation matérielle et leur assu-
rer une période de temps suffisamment longue
pendant laquelle ils puissent se livrer tout entiers
et aveoune liberté complète aux divers travaux
qui les intéressent, c’est là certainement un but
des plus nobles.
L’origine et l’objet de la Fondation Thiers sont
indiqués dans une note datée du 6 avril 1882 et
s ignée de MUe Dosne, belle-sœur de M. Thiers, et
de M. Mignet,ami du grand historien et homme
d’État :
« Dans les derniers jours de sa douloureuse
maladie, Mme Thiers, toujours dominée par le
culte qu’elle avait voué à M. Thiers, appela au-
près d’elle M. Mignet et voulut que M'le Dosne fût
présente. Elle lui dit qu’incessammenl occupée
des dispositions qu’elle désirait prendre pour
honorer la mémoire de M. Thiers, elle avait pensé
que sa fortune, dont elle voulait laisser la jouis-
708
LE MAGASIN PITTORESQUE
sance à sa sœur, pourrait être, après celle-ci,
utilement employée à la fondation d’une école
destinée par son objet à rappeler les grands tra-
vaux de M. Thiers, mais que son extrême faiblesse
ne lui permettant pas de développer toute sa
pensée par écrit, elle désirait la lui expliquer.
Elle lui dit alors qu’elle entendait que des jeunes
gens, déjà distingués par leur savoir et leur
esprit, fussent admis dans cette école pour com-
pléter leur instruction et pour s’y perfectionner
dans l’étude des hautes sciences, de la philo-
sophie et de l’histoire auxquelles M. Thiers se
livrait avec tant d’ardeur, lorsque son dévoue-
ment aux intérêts du pays lui en laissait le loisir.
Puis, elle ajouta : « Et surtout, que la politi-
que n’entre pour rien dans la création de cette
école, à la-
quelle devra
être donnée
toute la gran-
deur dont est
digne celui au-
quel je veux la
consacrer. »
Dans une
pensée géné-
reuse,
MUe Dosne a
tenu à réaliser
elle-même et
de son vivant,
le désir expri-
m é par sa
sœur. Elle af-
fecta à la con-
struction de la
F o n d a t i o n
Thiers, une partie du terrain qu’elle possédait près
du hois de Boulogne et fit dresser les plans par
M. Aldroff. Le bâtiment commencé en 1890 fut
achevé en 1892. MUe Dosne en fit donation à la
Fondation Thiers, et, éventuellement à l'Institut
de France, par acte du 17 décembre 1893. Elle y
ajoutait une dotation considérable, destinée à
subvenir largement à tous les besoins de la nou-
velle institution, et y joignait encore la biblio-
thèque, les cartes et les gravures de M. Thiers.
Restait à élaborer les statuts. Mlle Dosne y
apporta tous ses soins, aidée des amis de M . Thiers,
MM. Mignet et Jules Simon, et des membres du
premier conseil d’administration, MM. Barthé-
lemy Saint-Hilaire, Gréard, Aucoc, Picot et Hau-
réau, directeur. Celui-ci étant décédé en avril 1896
fut remplacé par M. Jules Girard, directeur actuel,
membre de l’Académie des inscriptions et belles-
lettres, professeur honoraire de la Faculté des
lettres de l'Université de Paris. Les autres mem-
bres du conseil d’administration sont : M. Gréard,
membre de l'Académie Française et de l’Aca-
démie des sciences morales et politiques, vice-
recteur de l’Académie de Paris; M. Aucoc, mem-
bre de l’Académie des sciences morales et poli-
tiques, ancien président de section au Conseil
d’État; M. Picot, secrétaire perpétuel de l’Aca-
démie des sciences morales et politiques; et
M. Croiset, membre de l’Académie des inscrip-
lions et belles-lettres, doyen de la Faculté des-
lettres de Paris.
La consécration officielle ne tarda pas ; le
29 avril 1893, la Fondation Thiers fut reconnue
comme établissement d’utilité publique. Les pre-
miers « pensionnaires » y entrèrent le 1er mai.
La Fondation Thiers est très confortablement
installée dans le beau bâtiment construit exprès-
pour elle.
Au rez-de-chaussée se trouvent les apparte-
ments du directeur et du sous-directeur, ainsi que
les salles con-
sacrées aux
services géné-
raux de l’éta-
blissement :
bibliothèque,
salle du con-
seil, salle à
manger, salle
de billard, etc.
Un splen-
dide escalier,
admirable de
proportions,
donne accès
aux premier et
second étages
réservés aux
appartements
des quinze
pensionnaires.
Chacun est chez lui, et dispose d’un cabinet de
travail et d’une chambre à coucher.
Tout le confort des installations modernes est
réalisé dans cette institution : salles d’hydro-
thérapie (bains et douches), salle d’escrime, salle
de gymnastique, calorifère, etc.
11 n’est pas jusqu’aux beaux-arts qui n'aient
leur place; un pavillon spécial leur est consacré.
Les pensionnaires sont logés, nourris, et re-
çoivent pour leur entretien une pension de
1 200 francs.
En outre, à chacun est constitué un capital de
1 800 francs, soit pour l’aider dans des voyages
d’études, soit pour lui être remis à sa sortie de la
Fondation.
Comment se recrutent les pensionnaires ? Cha-
que année, une promotion de cinq est choisie
par le conseil d’administration parmi des jeunes
gens français, âgés de moins de vingt-six ans,
docteurs ou au moins licenciés dans une des
facultés, ou pourvus d’un diplôme équivalent ou
ayant obtenu un prix à un concours de 1 Institut.
En fait, les pensionnaires actuels sont tous doc-
teurs en droit, ou agrégés de l’Université et, pour
La Fondation Thiers.
LE MAGASIN PITTORESQUE
709
la plupart, anciens élèves de l’École normale
supérieure.
Le recrutement se fait sur l’examen des titres
•des candidats et sur présentation par les direc-
teurs des grands établissements scientifiques,
facultés et écoles de la France entière.
Les pensionnaires se livrent à des études des
plus variées. Les neuf littéraires et les six ju-
ristes actuels cultivent l’histoire, la géographie,
les lettres, la philologie grecque, latine, romaine,
celtique, le droit public et le droit privé.
On y cultive bien les « hautes sciences » selon
la pensée des fondatrices.
Telle est la Fondation Thicrs. Elle a naturelle-
ment produit d’excellents résultats et rien ne peut
mieux démontrer la diversité des études qui s’y
poursuivent
qu’un aperçu
rapide et for-
cément très
.incomplet des
publications
faites par les
pensionnai-
res depuis son
■ouverture le
Ier mai 1893 :
La Fonda-
tion perpé-
tuelle dans
l’antiquité; —
Michelet (prix
d’éloquence
de l’Académie
-française) ; —
la Condition des meubles en droit international
privé ; — le Patois normand ; — la Morale dans
la philosophie allemande contemporaine — les
Crofters écossais; — la Vie municipale de l’Asie
Mineure, sous les Antonins; — le Roman du
chevalier au lion, de Chrestien de Troyes; —
l’Exhérédation et les restrictions à la faculté de
-disposer; — Articles sur l’Espagne; — le Droit
de succession ab intestat du conjoint survivant;
— la Physique d’ibn Gabirel ; — les Parents et
alliés successibles en droit musulman; — les
Rapports de la représentation et du sentiment;
— Théories économiques; — Essai d’une théorie
des droits subjectifs des administrés; — Insaisis-
sabilité des rentes sur l’État; — Murat et la ques-
tion de l’unité italienne en 1815; — Mémoires
du général baron Desvernois ; — la Science du
langage; — Études sur saint Basile et sur Bac-
chylide; — Éludes sur le glossaire de Reichenau ;
— A propos de don Carlos, de Schiller; — la Vie à
Berlin; — Essai sur la représentation dans les
actes juridiques; — l’Impôt sur le revenu des
valeurs mobilières; — analyse critique' d’un ou-
vrage sur les phénomènes psychiques et la
théorie de la
sélection; —
l’immutabi-
lité des con-
ventions ma-
trimoniales,
la reconnais-
sance inter-
nationale; —
Chansons
bretonnes de
la collection
Pengueru ; —
Théorie de
l’autonomie
en droit in-
ternational
privé; — Un
port franc à
Marsalle; — la Responsabilité civile des institu-
teurs; — l’Émancipation des femmes; — les
Ventes à livrer; — l’Échauffourée de Strasbourg
(1S36); — les Journées des 5 et 6 août 1789.
Fernand AMIOT.
&&&&&&&&&&&&&&&&&& &&&&&&&&
Tout change sans cesse; les choses ne se fixent que
dans le souvenir, et la mémoire elle-même est fugitive
LE BOISEMENT DES ROCHERS
Toujours difficile, une telle entreprise devient
impossible quand il s’agit de rochers absolument
compactes et inaltérables aux intempéries. Tels
•sont les porphyres et même les grès compacts,
les granités et les gneiss, dans la plupart des cas.
Mais il n’en va point de même pour les rochers
-calcaires (pierre à chaux) qui présentent pres-
que toujours de nombreuses tissures. Les raci-
nes des arbres pénètrent dans ces fissures; à
mesure qu’elles grossissent, elles font éclater
les rochers à la manière de coins. Les débris de
calcaire, mêlés aux feuilles qui tombent chaque
année, finissent par constituer une couche de
terre végétale.
Si l’on exploite à outrance les forêts existant
sur les rochers calcaires, et si l’on permet le
parcours aux moutons et surtout aux chèvres,
tout périt à la surface du rocher et le reboise-
ment ne peut plus se faire naturellement. Les
pluies lavent le rocher ; si quelques graines, en-
traînées par le vent, se lixcnt par hasard dans
une fente de rocher, de jeunes arbres y poussent,
mais les chèvres les dévorent avant qu’ils aient
pris de la force.
710
LE MAGASIN PITTORESQUE
La légende prétend que les collines calcaires
qui dominent Marseille, Toulon, etc., étaient
couvertes d'épaisses forêts qu’on a détruites
pour la construction des maisons et surtout
celle des navires. C’est possible; mais nous ne
croyons pas que les historiens puissent établir
le fait sur des preuves quelconques.
Avec une persévérance et une habileté vrai-
ment dignes des plus grands éloges, on a, depuis
quarante ans, reboisé le Faron : c’est une suite
de masses calcaires atteignant 300 mètres d’alti-
tude qui abrite la ville du côté du Nord.
On a construit sur le Faron des forts très im-
portants et très bien armés. Et pour le service
de ees défenses, le génie militaire a construit
une route carrossable à pente régulière, contour-
nant jusqu’en haut les contreforts du Faron.
Les anciens du pays sont fort étonnés d’a-
percevoir les rochers dénudés recouverts de
pins vigoureux. Ce travail si remarquable a ex-
cité l’admiration des étrangers : des Russes sont
venus examiner ces forêts créées sur le roc
aride.
L'essence de bois qu’on a choisie, c’est le pin
d'Alger ( Pinus halepensis), très commun dans le
midi de la France, où il forme la plus grande
partie des massifs boisés des Maures et de l’Es-
térel.
Le pin d’Alger résiste aux sécheresses persis-
tantes, aux coups de soleil les plus violents. On
le trouve dans toutes les contrées baignées par
la Méditerranée et jusqu’au bord de la mer.
Il est en végétation toute l’année, de sorte que
les massifs de pins d’Alger sont d’un vert assez
clair, par comparaison avec les massifs des au-
tres pins ou sapins.
11 redoute les moindres froids, qui détruisent
les jeunes pousses.
L’arbre est toujours un peu trapu et même
tordu par les vents. Néanmoins, il fournit des
planches et des charpentes communes, des bois
de mine et du bois de chauffage pour la bou-
langerie.
Il ne faut pas confondre le pin d’Alger avec le
pin parasol (Pinus pineus), très commun sur les
côtes de la Méditerranée. Il prend une forme de
parasol, très caractéristique dans tous les paysa-
ges d’Italie. La graine est comestible.
Les premiers essais de boisement ont été faits
par un jardinier de la ville de Toulon. Il escala-
dait les rochers, cherchait les fentes où s’était
rassemblée un peu de terre : il y mettait quel-
ques graines ou quelques jeunes plants.
Un inspecteur des forêts, actuellement retraité,
a entrepris le boisement avec une équipe d’ou-
vriers dressés par lui et aux frais de la ville de
Toulon.
Inutile de dire que les planteurs ont été en-
couragés par un feu roulant de quolibets de tout
genre. La population toulonnaise prétend qu’il
n’en est rien : en vertu du principe que rien ne
réussit comme le succès, tout le monde veut avoir
prévu et encouragé le succès.
Un bon ouvrier planteur doit savoir les prin-
cipales fentes, et semer ou planter sur ces fis-
sures sans chercher la régularité. On s’est aidé
de quelques coups de mine pour ouvrir les fen-
tes par trop serrées.
La plantation doit être faite à l’entrée de l’hi-
ver : dans ces régions, l’hiver est très doux, même
chaud; à l’aide des pluies, la germination des
graines marche rapidement, ainsi que la reprise
des plants.
Au bout de quelques années, un sous-bois se
forme, à l’aide des aiguilles des pins constituant
une sorte de feutre qui n’est plus entraîné par
les pluies. Le semis naturel se produit sur ce sol
artificiel et la forêt se reconstitue : à la condition
essentielle qu’on la garde bien contre les chè-
vres et les moutons qui dévorent les jeunes se-
mis, de plus, leurs piétinements perpétuels
désagrègent le sol, qui est entraîné par les pluies.
Le rocher est ainsi mis à nu, et tout est à recom-
mencer.
Les propriétaires de chèvres et de moutons
sont tellement tenaces qu’ils mènent leurs ani-
maux pendant la nuit pâturer les plantations si
on ne les surveille pas exactement.
Un seul animal est utile dans les reboisements
de pins : c’est l’écureuil qui vit des graines et
qui en fait partout des cachettes pour la mauvaise
saison.
Mais comme l’écureuil est aussi étourdi qu’il
est prévoyant, il oublie la plupart de ces cachet-
tes qu’il a faites en creusant la couche d’aiguilles
formant le sol et recouvrant légèrement les pré-
cieuses graines. Il fait ainsi la besogne de plu-
sieurs semeurs : et les forestiers intelligents ont
grand soin d’empêcher la destruction des écu-
reuils.
Pour le boisement des rochers de Provence,
on a bien fait de s’en tenir au pin d’Alger. Du
jour où on le voudra, toutes les affreuses garri-
gues de cette région peuvent être aisément trans-
formées en forêts de pins.
On pourrait aussi essayer l'ailante ( faux vernis,
du Japon, Ailantus glandulosa), qui résiste aux
plus violentes chaleurs et possède de puissantes
racines qui pénètrent dans les moindres fissures
de rocher. Ces racines produisent des petits tu-
bercules ou glandes qui forment bientôt un
recru très abondant au pied de l’arbre, jusqu’à
une distance de 10 mètres. Pour faire cet essai,
il faudrait faire des trous de mines assez espacés
et planter dans ces trous des ailantes de deux
ou trois ans.
Le bois d’ailante équivaut à peu près à celui
de l’érable. C’est aussi un bon combustible.
Cn. E. GUIGNET.
LE MAGASIN PITTORESQUE
711
DA POPE DE DIJON
Cette belle et grande porte sculptée en plein
fyois, et d’une conservation parfaite, se voit à
Dijon, rue Vannerie n° 39. Elle orne la façade
d’un hôtel qui au xvie siècle appartint aux Pes-
chard, puis aux Gagne de Perrigny, une famille
du Parlement éteinte aujourd’hui, enfin à Marc-
Antoine Ier, chartraire de Montigny, trésorier
des États de Bourgogne, une
place considérable que n’é-
gale en importance aucune
des charges financières de
notre temps, et où il eut
pour successeur son fils
Marc-Antoine II. Reconstruit
presque en entier et meublé
avec magnificence , l’hôtel
devint sous les Montigny la
première maison de la ville
pour le luxe et les fêtes. Rien
en notre temps de démocra-
tie ne saurait même donner
une idée de ce qu’était la
grande vie dans le Dijon par-
lementaire d’il y a un siècle
et demi ; Maie- Antoine II,
qui ne fut jamais marié,
avait disposé en apparte-
ments de réception le pre-
mier étage entier de l’im-
mense hôtel. Mais ce n’était
pas seulement un magni-
fique, il avait aussi et au plus
haut degré l’esprit public,
et c’est à bon droit que
Dijon a donné à l’une des
rues de la nouvelle ville le
nom d’un de ses meilleurs
citoyens.
En 1789, lors qu’avec l’an-
cien régime finit l’antique
institution de la vicomté-mairie, l’opulent et
généreux Montigny fut le premier maire élu
du Dijon moderne. Mais il devint bientôt sus-
pect, donna sa démission et fut emprisonné à
Paris; échappé au tribunal révolutionnaire, il
mourut à 49 ans, en 1793. Après lui, l’hôtel ap-
partint aux Nansouly, puis devint un pensionnat
de jeunes filles. Pendant cette période, il fut
dépouillé en grande partie de ses boiseries sculp-
tées et perdit notamment de riches consoles en
bois sculpté. Aujourd’hui l’hôtel Montigny est
une école de jeunes gens, l’école Saint-François-
de-Sales, et au-dessus de la grande porte exté-
rieure, dans le cadre où l’on voyait autrefois
l’écu aux armes des Montigny, on lit cette ins-
cription :
MAISON D’ÉDUCATION
La façade, d’un style simple mais ferme, re-
monte au xviie siècle : sur le fronton sont posés
des trophées à l’antique, décor banal que l’on
prodiguait partout, mais sin-
gulièrement placés comme
caractéristique d’une de-
meure où n’habitèrent ja-
mais que de pacifiques ma-
gistrats et financiers. A un
œil-de-bœuf, une peau de
lion pendante forme un en-
tourage ingénieux; à l’inté-
rieur, l’escalier de noble
structure est orné de pein-
tures allégoriques en gri-
saille, avec cette inscription :
FAX ORBIS 1783
allusion au traité de Ver-
sailles du 3 septembre 1783,
qui mit fin à la guerre de
l’Indépendance américaine.
La porte donnée ici date
de 1750 environ, et est un
des plus précieux morceaux
de menuiserie ornée qu’ait
conservés Dijon, où, de tout
temps, l'on a plus volontiers
travaillé le bois que le fer;
les belles ferronneries y
sont rares, tandis que les
boiseries décoratives y abon-
dent. D’où vient cela? A la
vérité, il suffit parfois d’un
coup de barre vigoureuse-
ment donné à une époque
d’activité artistique intense, pour orienter dans
une certaine direction les talents et les goûts;
or ce fait s’est produit à Dijon au xvie siècle. Le
comtois Hugues Sambin, venu de Gray à Dijon
pour entrer dans l’atelier d’un maître menuisier
renommé, Jean Boudrillet, dont il épousa la fdle,
y a été l’homme universel pendant un demi-
siècle et personnifie tout le mouvement artistique
bourguignon. Et comme il fut surtout un scul-
pteur sur bois, l’élan donné par lui a pu être
propagé d’atelier en atelier à travers les âges.
Mais il ne faut pas oublier que la France, pays de
prosateurs, est aussi un pays de sculpteurs, et
que nulle province n’est plus française en cela
La Porte de Dijon.
712
LE MAGASIN PITTORESQUE
que la Bourgogne; l’école de Dijon, fondée par
les États de Bourgogne, il y a un siècle et demi,
ne cesse de fournir des statuaires à l’art national.
Il ne me paraît pas nécessaire d’insister beau-
coup sur la belle composition de notre porte, la
fermeté de la structure, l’effet heureux de ce
grand montant rigide fait d’un faisceau cordelé,
la bonne distribution du décor qui accentue sans
les abolir les lignes de l’assemblage, l’ampleur
enfin du grand panneau qui remplit l'imposte.
Reconnaissons-le, toutefois, celui-ci est de pro-
portions un peu démesurées, mais, il le faut bien
confesser, cette menuiserie n’est ici qu’une
apparence, elle coupe le premier étage et celui-
ci continue derrière l’imposte. Il y a donc là un
trompe-l’œil architectural, et si l’ensemble en
reçoit de la grandeur, ce cas de mégalomanie
n’aurait jamais été admis aux belles époques
comme le xvr siècle.
Si maintenant nous étudions les détails de la
composition, nous reconnaîtrons qu’en aucune
partie le décor n’est symétrique. 11 saute bien
aux yeux que la coquille, si fièrement épanouie
au centre de l’imposte avec son entourage co-
pieux d’attributs variés, est disymétrique ; mais
il en est de même de l’encadrement. Ainsi aux
angles supérieurs on voit d’un côté une dépouille
de lion et de l’autre un demi-aigle.
Et le même caractère de libre abondance se
rencontre dans les parties ouvrantes. Rien de
plus aisé dans les arts décoratifs que de répéter
en contre-partie un thème ornemental, le difficile
est de le varier en conservant à l'ensemble son
unité et son équilibre, ce qui est réussi à la per-
fection dans la porte de l'hôtel de Montigny.
On remarquera aussi la beauté du marteau en
fonte retouchée au burin, de 1 écusson d’ap-
plique en fer découpé et ciselé, et des deux
bornes, ou, pour employer un vieux mot, plus
juste puisqu’elles ne bornent rien, des deux
bouteroues en forme de massues de fonte.
Quel est l’auteur de cette belle menuiserie
ornée? Aucun document ne l’a encore révélé,
mais je l'attribue, sans hésiter, à un sculpteur
dijonnais habile à tailler le bois, Edme Marlet.
qui, vers ce même temps, en 1743, exécutait
pour l’église abbatiale, aujourd’hui cathédrale
Saint-Benigne, le très riche buffet d’orgues en-
core en place et dont le style tourmenté, mais
de grande allure, rappelle beaucoup celui de notre
porte. Le fils d’Edme Marlet, Jérôme, continua
les traditions paternelles, et dans la seconde
moitié du xvme siècle, remplit Dijon et les châ-
teaux des environs de belles boiseries exécutées
dans ce style délicat que l’on a appelé le style
Louis XVI, bien qu’il soit né dès avant 1763 et
ait produit ses œuvres maîtresses dans les der-
nières années de Louis XV.
Henri CHABEUF.
w
SOUVENIR FANÉ
Chère fleur, que ma main jadis avait glanée,
Voici que je retrouve, au sein d’un livre ami,
Ton parfum doux encore et ton charme endormi,
O fleur du souvenir, petite fleur fanée!
Que veut me rappeler ta grâce satinée !
En mon cœur incertain quelque chose a gémi
En te voyant, image effacée à demi
Où dort un peu de ma rêveuse destinée.
Je reporte mon âme aux instants disparus,
Mais j’égare mes pas dans la nuit du mystère
Qui va s’épaississant sur le temps qui n’est plus.
Demeure donc, hélas, obscure et solitaire,
Avec un souvenir sous ton voile pâli :
— Plus que toi, pauvre fleur, m’a desséché l’oubli!
Henri ALLORGE.
L’HOTEL DE LUYNES
On démolit, actuellement, boulevard Saint-
Germain, l'Hôtel de Luynes, et, bientôt, une
maison de rapport s’élèvera sur son emplace-
ment.
C’est le sort commun aux vieux édifices de la
capitale, et nous ne pouvons que déplorer cet
état de choses auxquel la vaillante Commission
municipale du Vieux Paris ne peut apporter,
malgré sa vigilance et sa bonne volonté, que de
trop rares remèdes, en sauvant quelques vestiges
artistiques du passé.
Grâce à l’un des membres les plus distingués
de cette Commission, notre érudit confrère Gos-
selin-Lenôtre, les intéressantes fresques qui dé-
corent l’escalier de cet hôtel de Luynes, dont
nous donnons ci-contre une reproduction fidèle,
seront, sans doute, conservées dans un musée de
la Ville de Paris.
L'hôtel de Luynes fut bâti vers 1640, par Pierre
Le Muet, un des architectes du Val-de-Grâce et
de l’église des Petits-Pères, pour Marie de Rohan,
femme de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse,
qu’elle avait épousé au lendemain de la mort de
son premier mari, le fameux duc de Luynes qui
fut connétable de France et premier ministre de
Louis XIII.
Les ailes et la façade principale de l'hôtel de
Luynes qui s’élevaient sur la rue Saint-Domi-
nique avaient été démolies en 1877 et recon-
struites sur le nouvel alignement.
LE MAGASIN PITTORESQUE
713
Ces modifications ne changèrent pas sensible-
ment l’aspect extérieur et intérieur de cette
demeure princière, et la description qu’en donna
qu’au premier étage. L’escalier, vaste et beau, a
été peint en architecture par Brunelti. Cette ar-
chitecture est égayée par des figures, dans di-
L 'escalier de l'IIôtel de Luyncs.
Thicry, en 1787, dans son Guide des amateurs et
des étrangers est bonne à reproduire :
« Cet hôtel, très considérable, dit-il, a de ma-
gnifiques appartements, lanl au rez-de-chaussée
verses attitudes placées dans les entre-colonne-
ments : elles semblent occupées à regarder ce
qui se passe sur l’escalier. L’antichambre conduit
à droite à l’appartement de Mmo d’Albert, sœur de
714
LE MAGASIN PITTORESQUE
M. le Duc, et à gauche aux appartements de ce
seigneur.
CABINET DE TABLEAUX
« On voit dans la salle du dais, en face de la
cheminée, le Portrait de Mm0 la duchesse de Ne-
mours, par Hyacinthe Rigaud ; le Duc de C he-
ureuse, enfant, peint par le même. Un tableau de
famille, peint par Benoît le Romain. Deux sujets
d’Histoire, par Restout. Deux Batailles, par Par-
rocel. L'Enlèvement des Sabines, par Jourdain.
L' Inauguration de la statue de Inouïs XV, par
M. le duc de Ckevreuse, père de M. le duc de
Luynes ; ce tableau est peint par Van Blareim-
berg. Deux sujets d'histoire, par Natoire ; ils ser-
vent de dessus de porte.
« De cette pièce, on passe au salon magnifique-
ment meublé en lampasse, au milieu duquel est
un superbe lustre de cristal de roche.
« La chambre à coucher de parade est après ;
elle a été décorée sur les dessins de M. Moreau,
architecte du Roi; la dorure y est magnifique, le
meuble, ainsi que le lit et la tenture du fond de
l’alcôve, sont en satin brodé.
« Un beau cabinet fait suite à cette pièce, et
est ornée de tableaux des meilleurs maîtres.
On y voit Circé métamorphosant les compagnons
d 'Ulysse en pourceaux , tableau de Benedette Cas-
tiglione. L' Enlèvement d’Europe, par Rembrandt.
Deux beaux tableaux de Jean-Paul Panini ; dans
l’un, saint Paul est représenté prêchant à Malthe ;
dans l'autre, il prêche aux Corinthiens. Un ta-
bleau, par un maître inconnu, il représente des
Espagnols. Quatre tableaux de David Teniers,
dont la Tentation de saint Antoine, une Noce de
village, une Femme dans son ménage et le dernier
est appelé les Bats de Teniers. Deux tableaux de
Corneille Pnelembourg; des Baigneuses et Une
Conversation. Une Fuite en Égypte, du même.
Trois tableaux de Wouwermans. Deux combats
de cavalerie, par Vandermeulen. Un tableau de
Paul Brill, représentant Saint François recevant
les stigmates, il a pour fond un paysage. Trois
tableaux de Péternefs, intérieurs d’églises. Deux
tableaux de Huctembourg, élève de Wouwer-
mans. Deux autres de Matifas et deux de Snaérs.
F Enlèvement d'Europe, par François Le Moyne.
Un autre du même maître, représentant Jacob se
faisant connaître par Bachel. Un autre par Res-
tout. Une Chasse aux tigres, par Parrocel fils.
Trois tableaux de Noël Coypel ; un d’Antoine
Coypel. Diane surprise au bain, par Natoire. Bac-
chus et Ariadnc, par M. Pierre. Jésus-Christ dans
le désert, par Philippe de Champagne. Une Nati-
vité, par Carie Vanloo. L' Intérieur d’un ménage,
par François Boucher. Deux tableaux de Chardin.
Un de Watteau. Un de Jeaurat. Deux tableaux de
Le Prince. Un de M. Robert. Une marine peinte
sur cuivre, par M. Vernet. Un paysage de Jean
Àsselin. Deux tableaux de Pinacker, et quatre
sujets historiques, par le chevalier de Channes.
« Au sortir de cette pièce est un joli boudoir,
par lequel on communique à une pièce ornée de
portraits de guerriers fameux, puis à la chambre
à coucher ordinaire de M. le duc de Luynes. De
cette dernière on passe dans une bibliothèque,
qui occupe la galerie et le cabinet d'ensuite.
CABINET d’histoire NATURELLE
« De ce cabinet l’on passe dans une grande
galerie, éclairée par le haut, formant un superbe
Cabinet d’histoire naturelle. Cette pièce est gar-
nie, dans tout son pourtour, d’armoires fermées
par des glaces.
« On voit, dans celle qui est à droite de la porte,
un mannequin nègre revêtu d’habillements in-
diens. Les armes et autres ornements du pays se
trouvent dans la même armoire.
« Un autre mannequin, revêtu d’habits chi-
nois, occupe l’armoire de la gauche, où l’on voit
aussi d’autres habillements du même pays.
« La première armoire en retour sur la droite
contient des coraux, lythophites, madrépores,
cerveaux marins, etc.
« Les deux armoires suivantes contiennent un
choix de minéraux bien choisis, et tous étiquetés.
« Un modèle de vaisseau de soixante-quatre
canons avec tous ses agrès, et dans la propor-
tion de cinq lignes pour pied, occupe l’armoire
du milieu.
« Celles d’ensuite contiennent une collection
complète des laves du Vésuve, et des cristaux,
quartz, géodes, etc., ainsi que les gypses, spaths,
stalactites, stalagmites, fossiles, etc.
« Dans celle en retour au fond est un très
beau médailler, bien garni de médailles d’or,
d’argent et de monnoies anciennes de diverses
matières.
« Au-dessus sont les sels, soufres, bitu-
mes, etc., parmi lesquels on doit remarquer une
superbe coupe d’ambre d’un volume considéra-
ble. Dans la coupe, qui est d'un seul morceau,
est couchée une figure; sur l’extérieur de ce vase
sont sculptés des enfans terminés par des rin-
ceaux d'ornemens; un groupe d’enfans de même-
matière sert de pied à ce morceau précieux.
« De l’autre côté de la porte du laboratoire de
Chymie sont les pierres figurées, les marbres,
albâtres, agates, jaspes et pierres fines; les bois
pétrifiés sont dans le bas.
« En retour, une armoire contenant des armes
anciennes et modernes, des timbales et des éten-
dards des régimens de colonel-général et de
mestre-de-camp.
« Au-dessus sont des pièces d’argenterie des
Indes en filigrane.
« Dans l’armoire d’après sont les objets con-
cernant l’électricité.
« Celle d’ensuite contient des instruments
d’optique et de physique.
« Une autre renferme des modèles de toute
espèce.
LE MAGASIN PITTORESQUE
715
« Dans la suivante sont les règnes animal et
végétal. Le premier offre une collection d’œufs
d’oiseaux nationaux. On remarque dans le der-
nier le chou palmiste.
« Celle d’après présente une belle suite de
coquilles du plus beau choix, et bien classées
par familles.
« Dans la dernière sont des objets d’anatomie
en cire et très curieux.
« Le haut de ces armoires rassemble des oi-
seaux empaillés, des madrépores et autres objets.
« Dans la voussure du plafond sont de grands
lytophites, des tortues, serpens, poissons, cor-
nes de bouquetins, d’élans, etc.
« Deux conducteurs électriques en fer-blanc,
et de neuf pieds de long, sont au milieu du pla-
fond, et servent à une machine électrique, placée
dans le milieu de la pièce, et directement au-
dessous desdits conducteurs; le plateau de cette
machine a trente-quatre pouces de diamètre.
« Le laboratoire de Chymie est garni de tous
les ustensiles et d’un droguier. »
S’il est permis de supposer que la belle Marie
de Rohan, première propriétaire de cet hôtel,
s’éprit de beaux-arts et fut pour quelque chose
dans la création de ce Cabinet de tableaux qui
contenait des chefs-d’œuvres, — David Teniers,
Noël Coypel et Rembrandt étaient ses contem-
porains, — il n’est pas présumable que cette
femme célèbre par son esprit, sa beauté et son
caractère aventureux qui lui valut d’être plu-
sieurs fois exilée, eût le goût et le temps de
s’occuper de chimie, d’histoire naturelle et d’a-
natomie.
De son mariage avec le duc de Chevreuse, elle
n’avait eu que des filles qui prirent le voile, et
ses biens revinrent à ses enfants du premier lit.
Voilà comment l’hôtel du boulevard Saint-Ger-
main est toujours resté dans la famille de Luynes.
Or cette famille a compté des savants très
distingués qui ont contribué à former ces belles
collections décrites dans le travail de Thiéry.
Que sont devenues toutes ces richesses artis-
tiques? La plupart sont restées dans la famille de
Luynes, quelques-unes à la suite de legs sont
passées en d’autres mains; la collection des mé-
dailles, qui s’était enrichie de nombreuses pièces
depuis 1787, a été léguée en 1867 à la Bibliothèque
nationale par cet Albert de Luynes qui fut un
savant de premier ordre et commença, en 1854,
le catalogue de la Bibliothèque nationale qui...
n’est pas encore terminé.
Détail peu connu : sous la Révolution, une
crèche fut installée au rez-de-chaussée de l’hôtel
de Luynes.
Georges VEYRAT.
Une chose plus vide et plus creuse que le buste de
plâtre ou de bronze qu’on inaugure, c’est souvent la
gloire du héros.
Qu’est-ce que la douceur? c’est la plénitude de la force.
P. Grétry.
CARAYAN ES
Avec l’orge et le blé, les dattes forment le fond
de l’alimentation des Arabes, particulièrement
dans le Sud. Pressées, tassées, agglutinées, elles
présentent sous un petit volume une nourriture
fort substantielle. Si bien qu’on pourrait les
appeler les « conserves » du nomade.
Mais le palmier ne produit de fruits comes-
tibles que dans les régions sahariennes. Et les
premières oasis de l’Oranie, — Tiout, les Moghar,
Bou-Semghoun, Brézina, — ne suffisent guère à
faire face qu’aux besoins de la consommation
locale. Les tribus s’adressent donc, pour leur
provision annuelle, aux pays vraiment produc-
teurs, Touat, Gourara, Tidikelt.
Médiocrementpourvues d’argent monnayé, elles
donnent, en échange, leurs laines et leurs tapis,
ou encore les grains du Tell, ou même certains
produits d’importation européenne tels que
cotonnades, poteries, sucre, café, bougies, allu-
mettes, etc.
Ce trafic régulier ne dépasse pas d’ailleurs,
comme importance, quelques centaines de mil-
liers de francs chaque année. Chiffre encore infé-
rieur à celui du temps, — pas très éloigné peut-
être, — où, aux dattes, s’ajoutait un autre élémen
commercial, celui des esclaves.
11 faut convenir que l’esclavage, tel qu’il se pra-
tiquait chez les Arabes, ne semble pas très
effrayant. Les Soudanais, hommes et femmes,
qui, amenés soit par les caravanes de Tombouc-
tou, soit par les Touareg, venaient échouer sui-
tes marchés du Tédikelt, pour de là être em-
menés en Algérie, troquaient en somme une
existence précaire et misérable contre une vie
assurée, paisible et heureuse. Devenus partie
intégrante de la famille de leur maître, ils rece-
vaient, en retour d’un travail peu excessif, de quoi
subvenir à tous leurs besoins. Souvent ils se ma-
riaient entre eux, faisant souche de ces nègres
que l’on trouve en assez grand nombre dans nos
tribus où ils sont devenus presque les égaux des
indigènes. Parfois aussi le seigneur de la tente
gardait pour lui ses négresses. C’est ainsi que,
dans leschefs actuels de la famille de SidiCheikh,
on retrouverait facilement trace d’un pareil sang.
Au point de vue matériel donc, les esclaves ga-
gnaient sensiblement à leur changement de
situation; au point de vue moral également, puis-
716
LE MAGASIN PITTORESQUE
qu’ils échangeaient leur grossier fétichisme con-
tre une religion moins barbare, contre l'Isla-
misme.
Maintenant que la marchandise noire n’a plus
cours, les échanges ont diminué d’importance,
sans que, pour cela, se soit modifiée la façon
dont on les entreprend. Ils se font toujours au
moyen de caravanes formées de la réunion des
chameaux (1) d’un ou de plusieurs douars ou
agglomérations de tentes. Ces groupements faci-
litent la protection des pacotilles contre les écu-
meurs du Sahara dont l’audace n’aurait que trop
facilement raison des isolés.
Le point de départ de ces caravanes ne varie
jamais pour une même tribu, l’Arabe demeurant
l'esclave de la tradition. Dans le Sud Oranais,
c’est l’Oasis de Brézina pour
les Oulad-Sidi Cheikh Che-
raga ; c’est El Àbiod pour les
Trafis (2); c’est enfin les Mo-
gbar pour les Hamyane (3).
Les caravanes, pour se
rendre à leur point de desti-
nation, suivent à travers le
Sahara le lit sablonneux de
grandes rivières à cours sou-
terrain — Oued Gharbi pour
les Oulad Sidi Cheikh et les
Trafis; Oued Namouss pour
les Hamyane. — Elles y trou-
vent de l'eau, dans les puits
creusés de distance en dis-
tance. D’autre part, pendant
l’hiver, s’y développe une
végétation assez abondante
pour nourrir les chameaux
qui, malgré leur proverbiale
sobriété, ne sauraient ce-
pendant se passer de manger
ni de boire durant les 500 ou 600 kilomètres que
compte la traversée du désert.
Mais avant d’entreprendre ce long voyage, un
devoir de sage prévoyance et de piété leur
incombe. Ne doivent-elles point tout d’abord sol-
liciter quelque protection puissante, surnaturelle
qui les garde de tout danger? Or il n’est pas de
tribu qui ne vénère, au-dessus des petits saints
locaux, quelque grand ami de Dieu. Ainsi les ser-
viteurs religieux des Oulad Sidi Cheikh n’ont
garde d’oublier le Maître du Turban (4), le Cheikh
dont le corps attend à El Abiod le jour de la
(1) C’est dromadaires qu’il faudrait dire, le mot de cha-
meau étant impropre, bien qu’adopté par l’usage. Le cha-
meau porte deux bosses ; le dromadaire n’en a qu’une
seule.
(2) Les Trafis, serviteurs religieux des Oulad Sidi Cheikh
Gharaba, descendent des premiers serviteurs amenés de la
Tunisie dans le Sud Oranais par les maîtres de Sidi
Cheikh.
(3) Lés Hamyane forment une importante réunion de
tribus du cercle de Méchéria.
(4) Le Maître du Turban, — BouAmama, — un des noms
dé Sidi Cheikh, repris en 1881 par l’agitateur du Sud Ora-
nais.
Résurrection. Pour se la rendre favorable, donc
ils lui offriront la dîme de leurs troupeaux.
Dès le printemps, tous les ans, chaque tente
lui vouera, dans ce but, un certain nombre
d’agneaux proportionné à sa richesse. A l'au-
tomne elle les vendra, et le produit rassemblé de
toutes ces ventes dans un douar servira pour
acheter les chameaux de Ziarra (1).
Rien à coup sûr ne saurait plaire davantage à
Sidi Cheikh, et surtout à ses descendants qui se
partageront ces dépouilles opimes, part non
méprisable de leurs revenus annuels.
L’époque de mon séjour à El Abiod coïncidait
précisément avec celle du départ de Trafis que
l’autorité militaire avait, d’accord avec les inté-
ressés, fixé, pour cette année-là, au 21 novembre-
Leurs caravanes, rassem-
blées dès la veille autour de
la A ille sainte, avaient campé
auprès des puits, de façon à
pouvoir commencer le pas-
sage dès la première heure.
Étendus sur les tapis à
longue laine que le caïd avait
fait disposer pour nous ex-
térieurement à son village,
nous dominions la cuvette
sablonneuse au fond de la-
quelle se dressait, à nos
pieds, pour ainsi dire, le
tombeau du marabout.
Assez rapidement, sur no-
tre gauche, les crêtes se gar-
nissent de chameaux dont
nous n’apercevons que la
tête. Des cavaliers soudain
apparaissent qui se rangent
sur une ligne, en avant des
bêtes. Lancés brusquement
en un galop vertigineux, ils dévalent à fond de
train la pente allongée, puis, arrêtant avec bru-
talité leurs chevaux sur les jarrets, devant la
Koubba, ils déchargent leurs armes, font demi-
tour et attendent.
Là-haut la première caravane commence à
s’ébranler.
Peu à peu, les chameaux, surgissant, se mon-
trent tout entiers ; leur sombre silhouette se dé-
coupe en noir sur le bleu clair du ciel.
Sans hâte les ailes de l’immense ligne pronon-
cent un mouvement en avant, tandis que le mi-
lieu, marqué par les palanquins des femmes, ai-
grettés de plumes d’autruche, reste surplace.
Au centre du croissant ainsi dessiné, des cha-
meliers poussent les quatre dromadaires, ziarra
du douar. Et la marche s’accuse alors, générale
et continue, retardée seulement de distance en
(1) Ziarra; offrande volontaire, religieuse, par opposi-
tion à ghefara, tribut forcé, sorte de redevance du vassal
au suzerain. Les descendants de Sidi Cheikh, chefs poli-
tiques et religieux, perçoivent les deux.
Chameau porteur.
LE MAGASIN PITTORESQUE
717
‘distance par les cavaliers du fond, qui, sortis de
leur immobilité, reprenant le galop, chargent le
convoi, le pénètrent, malgré les vociférations et
les coups de fusil des hommes à pied, pour dé-
charger enfin leurs armes au pied des quatre
héros de la fantasia. C’est alors, dans chacune de
ces rencontres, des
tourbillons de pous-
sière soulevée ; c’est
un tumulte indes-
criptible, un vacar-
me assourdissant
de clameurs confu-
ses que percent les
« you! you! » aigus
des femmes, que
soulignent les meu-
glements des cha-
meaux affolés.
Le calme se re-
trouve seulement,
et le silence, lors-
que, la ziarra re-
mise aux Abid, les
hommes abandonnant leurs chevaux, pénètrent
dans le monument pour prier auprès du tombeau,
tandis que, dehors, la caravane défile paisible.
Comme les tribus se succédaient sans inter-
ruption, je finis, de lassitude, par me retirer. Le
En
mouvement se continua jusque dans le milieu
de l’après-midi; on put dénombrer près de huit
mille chameaux.
Vers le soir, lorsque poussière et sable furent
retombés, je revins auprès de la Koubba rede-
venue solitaire. Le soleil, sur le point de dispa-
raître, jetait ses der-
niers rayons sur
El Abiod ; sous sa
chaude caresse les
villages s’empour-
praient ou se do-
raient.
Au milieu d’un
silence profond, les
muezzin, du haut
des minarets, répé-
taient aux quatre
coins de l’horizon la
prière du Maghreb.
Des ombres dis-
persées s’accrou-
route. pissaient, face à
l’Orient, faisant le
simulacre des ablutions, et se prosternaient, puis,
relevées, redisaient les paroles saintes.
Et j’eus, un court moment, l'illusion d’un pays
des Mille et une Nuits.
Michel ANTAR.
Château-Thierry et lia Fontaine
Chateau-Thierry ( Chaury , comme disait La
Fontaine). — Cette ville de La Fontaine, c’est sa
ville. Par un côté, c’est lui-même.
11 y a des villes qui ne peuvent pas traduire les
hommes qui y sont nés. Il y a des hommes qui
ne se laissent pas traduire par leur ville natale.
On ne trouverait pas Hegel exprimé par Stutt-
gard. Si l’on n’avait que Mâcon pour faire com-
prendre Lamartine, Mâcon ne suffirait pas. La
Ferté-Milon semblerait peut-être un commen-
taire un peu obscur de F Andromaque de Racine.
Mais La Fontaine a été un homme de plein air.
Sa vie s’est mêlée à l’extérieur. On ne sait plus
si Château-Thierry n’est pas une de ses fables ou
un de ses contes.
-X-
-X- -X-
En descendant de la gare, nous suivons un de
ces faubourg mous, blanchâtres, sans caractère,
que les villes modernes font flotter vers les che-
mins de fer. Enfin nous arrivons à la Marne,
qu’un noble pont traverse avec élégance,
Belle et mélancolique cette Marne. Elle dé-
ploie en frémissant sa robe d’un vert si intense,
si précieux, qu’on a envie de la saisir et de l’ap-
procher de ses lèvres. Le long du fleuve s’élèvent,
en bel ordre, des ormes plus que centenaires.
Nous sommes à la fin de novembre : leurs feuilles
menues, aux nervures sèches et dessinées, n’ont
pas même daigné prendre le deuil doré du soleil
disparu. Quelle âpre sève résistante circule dans
ces troncs noueux i Certains de ces fûts sont
d’une architecture bizarre, paradoxale, tour-
mentée. A quel ordre les attribuer? Nous remar-
quons à la base de l’un d’eux une sorte de siège
naturel où l’écorce est tapissée de mousse. Le
vieux géant semble avancer un genou, tandis que
le feuillage murmure : « Assieds-toi un moment,
voyageur, et regarde. »
Devant nous, Château-Thierry s’étale avec cette
avenante bonhomie qui caractérise la Ferté-
Milon, Meaux, Coulommiers, Provins. Les rues,
étroites et tordues, dévident leur écheveau au-
tour de la haute colline ronde où se dressait le
château.
Maintenant, ce sommet, entouré de murs à
demi rasés, ne contient plus qu’un labyrinthe
d’arbres.
Qu’y a-t-il encore de piquant dans la ville?
Voici une tour du xvi° siècle, joliment pointue,
avec des fenêtres autour desquelles les balles
ont dessiné une guipure. Ici on s’est bal lu à
718
LE MAGASIN PITTORESQUE
maintes reprises! Château-Thierry a été perdu
sans cesse, et regagné. Les gens y sont de race
éprouvée. La Fontaine n’en doutait pas!
A l’extrémité de la ville se dresse le clocher
carré de Saint-Martin. Les haies gothiques ont
conservé grande allure. Quant à la nef, des géné-
rations pieuses en ont pris tour à tour trop de
soin. Elle est désespérament restaurée. En vain,
sur les dalles menues, sur les murs badigeonnés,
nous chercherions la trace du pas, le souvenir
de l'ombre du poète !
■*
* *
Pourtant La Fontaine avait sa place en cette
Eglise. La preuve, c’est que cette place, il l’a
vendue.
Le premier autographe que l’on nous montre
de lui est Pacte de cette vente si chrétienne.
Nous examinons longuement cette page de forte
et consciencieuse écriture, tracée d’une plume
au bon bec, sur un papier de grain solide. Voilà
qui est écrit pour l’éternité ! A droite de la si-
gnature sont disposés, en triangle, trois petits
signes ovales qui ont un aspect naïf de fleurs de
lys. C’est le royal paraphe du bonhomme.
On nous met sous les yeux ses portraits les
plus authentiques. Nous saluons, comme une
ancienne connaissance, ce large visage au grand
nez recourbé, aux paupières marquées et lourdes,
aux yeux ronds un peu effarés et si narquois. La
bouche est d’un minutieux dessin. En vérité,
figure de méditation, de flegme, de débauche, de
finesse ! Il y a là de la lenteur, de la perspicacité,
de l’opiniâtreté voilée et souriante. Il y a aussi
une place pour de rudes colères rapides.
-*
■3C- *
Par une rue tortueuse, où sommeillent une
auberge close et un théâtre qui ne s’entr’ouvre
que rarement, nous arrivons à la demeure du
Poète. Une grille la sépare de la rue. Dans la
cour, un puits. La façade, datée de 1555, s’enri-
chit de mignons pilastres corinthiens. Au dessus
de la porte, un rang de décorations en oves.
Entrons. C’est bien la maison de La Fontaine.
Chose rare : il a eu sa maison. Chose dix fois
plus rare : dans cette maison il est né, il a été
élevé, il s’est marié, il a lu, il a écrit, il a vécu!
Alors que tant d’autres quittent de si grand
matin le foyer paternel, et vont se faire battre
de l’orage au hasard de l’aventure, La Fontaine
fut un demi-sédentaire, bohémien par l’imagina-
tion seule; un provincial, Parisien par le songe
et le goût.
*
* *
Nous regardons de nouveau Château-Thierry.
La Fontaine y a vécu si longtemps !
De-ci, de-là, il allait, le long de cette rivière
parfaite, à travers ces forêts qu’il était chargé de
surveiller et qu’il se contentait de regarder, par
ces collines mollement soulevées, sous un ciel
délicat. 11 se tenait pour ainsi dire tout près de
la terre, pénétré et parfumé d’elle.
La Fontaine a aimé sa Terre et sa Maison.
Son logis a un air de calme et de douceur qui
devait l’enchanter, particulièrement aux heures
où il en était loin. Cœur humain, ce sont là tes
contradictions. Beaucoup d’hommes n’ont pro-
fondément aimé leur femme que du jour où ils
en Ont été privés. Maris détestables : admirables
veufs.
Retouchée au xvmc siècle où on rêvait de
salons, remaniée au xixe siècle où on s’occupe
de musées, la maison garde néanmoins un en-
semble où La Fontaine ne serait pas dépaysé.
Il l’a décrite lui-même, dans le contrat de la
vente qu’il en fit. Il la vendait lui-même; pour
hâter son amour, il hâtait son veuvage.
En même temps que sa place à l’église, il cédait
son foyer à M. Anthoine Pintrel, gentilhomme
de la grande vénerie du roi :
« Maison couverte de tuiles, sise en la rue des
Cordeliers dudit Chaury : sur devant, jardin;
derrière, cuisine, chambre et offices; deux
ailes et bas-côtés; colombier, tourelle, fournil et
bûcher, grande et petite gallicine (joli et chantant,
ce mot, sous la plume du fabuliste), etc. »
On monte au premier étage.
A l’extrémité du premier étage se trouve un
cabinet large de quelques pieds. C’était là, on
le sait, le lieu de travail choisi par le poète.
Faut-il dire : travail? ou rêverie? ou mieux en-
core ?
Une tourelle, contenant un escalier à vis, con-
duisait à ce cabinet et en ramenait.
On a supprimé escalier et tourelle. L’aspect de
la maison s’est trouvé gravement modifié. Elle
avait jadis apparence de castel. On eut à cœur
l’alignement : on rasa l’excroissance. C’est une
perte pour le pittoresque architectural. C’est en
même temps un principe d’erreur biographique.
Désormais, tout visiteur du cabinet se repré-
sente La Fontaine incomplètement. Hélas ! cet
homme avait horreur de la captivité. En fait de
cage, il n’aimait que celle de l’escalier.
Il apercevait, en face de son escalier qui des-
cendait à la rue, un autre qui montait vers le
château.
S’échappant de sa tourelle, le Bonhomme
montait à la tour. Là-haut, dans les appartements
aux grandes fenêtres carrées, habitait la jeune
châtelaine, Marie de Mancini, duchesse de Bouil-
lon, presque toujours seule à Château-Thierry.
Son mari paraissait très occupé ailleurs. Elle
était veuve in partibus , presque depuis le jour
de son mariage, et elle s’était mariée a treize ans.
La Fontaine avait déjà la barbe grise. Il aima la
jeune femme, d’abord à la façon d un grand frère
un peu maternel, puis de maintes autres façons.
Était-elle triste? Il lui faisait de tendres récits.
Gaie? Il lui en faisait de plus gentils encore.
LE MAGASIN PITTORESQUE
719
Malade? Il observait et fêtait sa guérison. Devait-
elle sa guérison au quinquina? Il composait un
poème sur le quinquina. Ce poème, qui est en
quelque sorte la traduction laborieuse d’un ma-
nuel pharmaceutique : usage du quinquina,
modes d’emploi, effets principaux, particulière-
ment sur une exquise jeune femme, a quelque
couleur de pensum — un pensum sur un Codex!
— mais il respire la tendresse et l’amour.
C’est aussi comme remède que La Fontaine a
composé pour la jeune femme ses contes, dont
il lui communiquait successivement les manu-
scrits de La main à la main.
On songe à la belle écriture du poète. Demeu-
rait-elle rigoureuse, droite ou sereine, même
dans les inventions les plus romanesques? O
Champenois! de vous on peut beaucoup attendre.
La Fontaine rentrait dans sa maison. Il était dé-
licieusement troublé par la causerie de là-baut. Au
pas de sa porte, la prose de la vie le ressaisissait.
Sa femme lui ressemblait trop. Pour cette rai-
son, elle lui paraissait insupportable. Qui parle
d’incompatibilité d’humeur? Analogie d’humeur
est chose pire. Mme de La Fontaine aimait les
vers, les romans, les voyages, les fantaisies, les
chimères, comme son mari. Lui n’aimait pas
qu’on aimât cela.
Nous connaissons certaines lettres où La Fon-
taine gourmande sa femme sur ses goûts. Peut-
on lire des romans ?
C’est toujours le même livre, et si plat. Ne
vaut-il pas bien mieux se soucier du ménage,
rendre la maison belle, aimable et nette? Tel est
le doux rôle de la femme : telle est sa gloire.
La Fontaine ne semble-il pas admirable dans
cette attitude de prêcheur?
Mais Mmede La Fontaine ne se rendait pas à ces
belles raisons, où il y avait un peu trop de raison
pour son goût. Peut-être faut-il ajouter que La
Fontaine, qui ne prêchait pas d’exemple, avait
conservé ses mœurs de grand diable gourmand
de tout, qu’il n’était guère exact aux heures d'ap-
pétit ni aux heures de sommeil, et qu’il mettait
galamment en morceaux la dot de sa femme.
La Fontaine avait encore d’autres soucis. Occu-
pant la charge de son père, il était maître des
eaux et forêts. Il regardait pousser les forêts et
couler les eaux. Or, déjà au xviie siècle, les arbres
étaient soigneusement enregistrés. Ils possé-
daient un état civil mieux établi que celui des
hommes. Nés baliveaux, ils passaient modernes,
ayant reçu le baptême de la hachette et la confir-
mation du marteau. Cinquante ans après, ils se
trouvaient promus anciens. L’administration de-
vait avoir l’œil àjeurs progrès : l’œil aux chablis,
c’est-à-dire aux branches mortes; l’œil au bois de
grume; l’œil au bois de marmenteau; l’œil aux
délinquants de toute condition et de tout sexe. Il
n’avait d’yeux que pour les paysages, les horizons
et les femmes.
Colbert se lâcha. Il adressa à son subordonné
la lettre la plus dure, la plus sèche, la plus humi-
liante. C’est le type du blâme lancé par un mi-
nistre à un fonctionnaire détesté.
Assurément, la pitié que La Fontaine avait
vouée à Fouquet avait dû aigrir Colbert. Le poète
put donc prendre sa part de ce blâme, et conso-
ler d’autant le fonctionnaire, — qui peut-être,
d’ailleurs, se serait consolé tout seul, même sans
avoir l’ombre d’une excuse. Aussi bien, le mo-
ment était venu de quitter Château-Thierry sans
esprit de retour.
Les derniers morceaux de la dot avaient été
dévorés. Les arbres des forêts et les ruisseaux
des prairies avaient confié tous leurs secrets à
leur maître. La société de la petite ville avait été
tout entière explorée par le poète. La situation
officielle devenait insupportable à l’homme libre.
Des idées de succès et de vagabondage parisiens,
de conversation avec les esprits d’élite, ses pairs,
hantaient cet esprit avisé et souple. Enfin la
maison paternelle allait être vendue.
La Fontaine, si curieux des émotions, même
poignantes, si friand de mélancolie et de larmes,
fit une dernière visite à cette maison, à ce jardin,
les embrassant d’un suprême regard, pénétrant
et tendre comme un baiser.
Les chambres, le cabinet, sa chère tourelle,
tous les endroits où il avait vécu, aimé, lu et
rêvé, travaillé à sa façon, le retenaient à l’envi.
Mais de cette étreinte idéale, il ne retenait, il
ne sentait que la caresse.
Le jardin lui souriait surtout, joli et doux à
travers ses pleurs de rosée.
A gauche, vers le fond, il y avait une aubépine
que La Fontaine avait en affection. Peut-être
l’avait-il plantée. Elle poussait, embrouillée et
drue, avec une extrême vigueur gaie. Tous les
arbres donnent la sensation de la sérénité, quel-
ques-uns donnent, en outre, comme celui-là, celle
de la joie et de la fantaisie.
Au printemps, sur les subtils rameaux enche-
vêtrés, c’était une neige épaisse de Heurs flot-
tantes, au parfun léger et vert. Eu automne, l’ar-
buste débordait de fruits menus et rouges, d’une
saveur délicate. Les oiseaux pillaient cette innom-
brable moisson de corail.
En parcourant son jardin pour la dernière fois,
le poète mit un de ces grains dans sa bouche.
C’est tout ce qu’il emportait de sa maison.
L’aubépine de La Fontaine existe encore, vail-
lant arbre de plus en plus hérissé et tordu, défiant
les siècles qui se déchirent à ses épines blanches,
sans pouvoir l’atteindre au cœur. La neige y est
de plus en plus abondante au printemps. Le co-
rail y foisonne de plus en plus à l’automne.
Au moment où je visite ce jardin à mon tour,
l’hiver est presque venu. Il n’y a plus que de
rares fruits mignons, suspendus aux branches en
gouttes de sang. J’en cueille un, communiant
avec La Fontaine à travers la distance.
Emile I11NZEL1N.
720
LE MAGASIN PITTORESQUE
LE CHATEAU D’ÉTIOLLES
Il y a dans la Petite Paroisse de Daudet, son
dernier roman, un leit-motiv qui est la route de
Champrosay à Corbeil en passant par Soisy; le
délicieux écrivain, déjà malade, connaissait bien
ce décor cinématographique qu’il admirait de
son landau, en compagnie parfois d’Edmond de
Goncourt, précieux annaliste du xvme siocle, et
plus d’une fois l’historien de Mme de Pompadour
arrêta les chevaux en face du pont d’Ëvry-Petit-
Bourg pour regarder d’abord la demeure de la
famille Poisson, puis, à côté, l'habitation somp-
tueuse du sieur Lenormand d’Étiolles, mari de la
divine marquise.
A travers les massifs d’arbres d’un parc de
68 hectares, on aperçoit le château avec les toits
pointus des pavillons, sa grande vérandah sou-
tenue par des colonnes annelées, les vitrages du
jardin d’hiver, son immense allée de fleurs emmi
les pelouses où de tous temps on a pu voir
Des lapins qui, sur la bruyère,
L’œil éveillé, l'oreille au guet,
S’égayaient., et du thym parfumaient leur banquet.
Des chevreuils aussi mettent sous les futaies
l’élégance de leur course légère, et sans les murs
de clôture qui paraissent par endroits, on se
pourrait croire encore dans la forêt de Sénart où,
en 1741, année de son mariage, la future mar-
quise « se promenait dans une jolie calèche que
remarqua le roi ».
Sous Henri IY, ce n’était qu’un simple rendez-
vous de chasse, et les bâtiments originaires, qui
datent réellement par leur style resté intact, en-
tourent aujourd’hui la cour des communs avec,
en son milieu, l’abreuvoir pour les chevaux; sous
Louis XIII, des corps de logis furent ajoutés,
dont à des fenêtres les petits carreaux verdâtres
subsistent; puis une ferme, une orangerie s’ad-
joignirent, en même temps que la façade s’am-
plifiait, majestueuse, se métamorphosait en pré-
vision de Celle qui allait venir.
Elle s’y maria, habitant déjà le voisinage, et
c’est de là qu’elle partit pour créer les résidences
de sa fantaisie, Choisy et Bellevue; la France
devint à ses caprices, Louis XY à ses ordres; elle
joua la comédie, elle chanta, elle protégea les
lettres, apprivoisa Montesquieu lui-même, in-
venta Sèvres, créa Saint-Cyr, et, pour prouver sa
toute-puissance, eut sa guerre, qu’elle combina
à Babiole, une belle guerre de sept années, qui
tourna mal naturellement, puis elle mourut co-
quettement, avec un soupçon de rouge sur les
joues, marionnette de l’histoire ayant fini son rôle.
Elle avait griffonné des billets charmants, des
babillets, elle avait gravé les portraits de ses
chiens, elle avait inventé un style, le rococo, elle
avait enjolivé un siècle de ses fanfreluches et de
ses mignardises; époque adorable, raffinée, où
l’on se mettait des mouches au visage (la badine,
l’enjouée, la gaillarde, la coquette, la baiseuse,
la recéleuse, la discrète), où l’on papotait genti-
ment entre un abbé et un philosophe, où la fête
était élégante, maniérée comme il convient,
digne du crayon et du pinceau des Eisen, des
Lancret, des Nattier, des Cochin, des La Tour.
A Ëtiolles vint M. de Voltaire, tout jeunet et
galantin; en sa correspondance, joyau de notre
langue, il en parle maintes et maintes fois; dans
une lettre du 25 juin 1744, il dit : « Je suis tantôt
à Champs, tantôt à Étiolles... », puis il madriga-
lise :
Ainsi donc vous réunissez
Tous les arts, tous les goûts, tous les talents de plaire,
Pompadour, vous embellissez
La cour, le Parnasse et Cythère...;
il l’appelle « la divine d’Étiolles » et « belle Pom-
padourette », et lorsqu'elle reçoit son brevet de
marquise, il versifie encore. Parlant du roi,
juillet 1745 :
Il sait aimer, il sait combattre,
11 envoie en ce beau séjour
Un brevet digne d’Henri Quatre,
Signé Louis, Mars et l’Amour.
Ailleurs : « Je vous demande la permission de
venir vous dire un petit mot à Ëtiolles ou à Bru-
noi ce mois de mai, » et il l’a dit, le petit mot, à
en juger par ce fragment de ses Mémoires : « Je
passai quelques mois à Étiolles pendant que le
roi faisait la campagne de 1 746 ; cela me valut des
récompenses qu’on n’avait données ni à mes ou-
vrages ni à mes services. Je fus jugé digne d’être
l'un des quarante membres inutiles de l’Acadé-
mie, je fus nommé historiographe de France, et
le roi me lit présent d'une charge de gentilhomme
ordinaire de sa chambre... »
Il a de très doux souvenirs, et se rappelle
Ce tokai dont Votre Excellence
Dans Etiolles me régala.
Aux heures de crépuscule, dans la sombreur
des longues avenues, il m’a semblé souventes
fois surprendre de fugaces fantômes, M. de Vol-
taire et le cardinal de Bernis, coquetant derrière
la jupe à paniers de la châtelaine qui minaude.
Mais des années passent, et il me faut noter
d’autres figures historiques.
A Étiolles vint le tendre Bernardin de Saint-
Pierre, qui fut logé dans l’appartement qu’avait
occupé autrefois Colardeau; tandis qu’il était
l’hôte du château, il lui arriva même une aven-
ture : égaré dans la forêt de Sénart, il rencontre
une chasse; parmi les veneurs sont des nègres;
quand on sait son nom, tout le monde s’empresse,
et les nègres, faisant un brancard avec des
LE MAGASIN PITTORESQUE
721
branches, tiennent à honneur de le ramener
ainsi; cela ne semble-t-il pas une vignette des
frères Johannot pour illustrer Paul et Vir-
ginie?
En décembre 1851, le premier du mois, le comte
de Sainte-Aulaire, âgé de 73 ans, écrit à M. de
Barante : « Mon cher ami, nous voici de retour
à Étiolles après un bon mois passé chez nos en-
fants... »
L’Empire avance, et là où vécut Mme de Pom-
padour vient Mme de Waleska; à la grille d’en-
trée, sur la route, on établit un chalet pour un
poste télégraphique, et afin de faciliter les com-
munications au comte Waleski, président du
Conseil des ministres, on construit le pont d’Évry-
de sa carrière. Ce sont là des choses bien an-
ciennes, — Bouvet est mort le 16 juillet 1860, à
Saint-Servan, où l’on vient de lui élever un mo-
nument, — mais on se console parfois du pré-
sent avec le passé.
Du passé aussi, Émilien Pacini, le librettiste
du Trouvère, dont je me rappelle les bonnes cau-
series d’été sous la galerie entreillagée de vigne
vierge; de fortes moustaches blanches, sur les
yeux de grosses lunettes rondes comme en
portent les chauffeurs, à la boutonnière un large
ruban rouge à la Déroulède, la tête couverte
d’une calotte de soie noire, la démarche chenue
s’appuyant à une canne, il évoquait en exquis
raconteur sa longue existence, portraitiste inté-
Le Château d’Étiolles.
Petit-Bourg, sur la Seine, jusqu’alors passable à
un gué proche l’île des Paveurs qu’a décrite Al-
phonse Daudet dans son Journal d'un Solitaire. Et
l’Impératrice rend visite aux châtelains d'Étiolles,
un feu d’artifice est tiré en son honneur dans le
parc, fête d’un soir, que m’a contée, avec encore
de l’émotion dans la voix, la bonne sœur direc-
trice de l’école du village.
Après l’entr’acte d’un industriel enrichi qui se
permet des modifications architecturales d’un
goût douteux, le château est acquis par un finan-
cier célèbre du second Empire, M. Gellinard, qui
avait épousé la petite-fille de l’amiral Bouvet,
dont le nom glorieux a été donné à un cuirassé
de l’escadre.
J’ai eu l’honneur de voir, de toucher, dans la
grande bibliothèque du château d’Etiolles, les
reliques de l’amiral, la panoplie de ses armes, les
rubans et les croix de ses ordres, les présents
qu’il reçut, les lettres qu’il écrivit, ce précis de
ses campagnes où sa bravoure n’a d’égale que sa
modestie, où il relate sans phrases les hauts faits
ressant des gloires qu’il avait connues et fré-
quentées, parlant avec dévotion de
Cet. auteur immortel
Qui fit Guillaume Tell.
Contemporain du Roi de Rome, collaborateur
assidu de Meyerbeer, ami de Rossini, ayant ver-
sifié nombre d’opéras, de romances, d’oratorios,
de psaumes, de cantates, censeur des théâtres
jusqu’en 1871, c’était un aimable vieillard, d’une
courtoisie d’antan, un causeur charmant aux
multiples souvenirs.
-*
* *
En un coin du parc, la pièce d’eau met parmi
les pelouses et les futaies une clarté de miroir
qu’on ne peut deviner, l’entour étant fait de
grands arbres qui la ceinturent de rameaux épais;
des peupliers, des frênes, des saules laissent
pleurer leur feuillage dans l’eau verte que frise
le vent, et qu’ornent deux cygnes familiers à la
blancheur glissante. Ailleurs, c’est la chapelle au
clocheton ajouré qu’enlace un chèvre-feuille;
722
LE MAGASIN PITTORESQUE
ailleurs encore, l’immense réservoir aux contre-
forts massifs qui semble vestige sans plafond
d’une nef d’abbaye; puis des combes embrous-
saillées d’arbustes, des roches velourées de
mousse, des bancs et des statues de pierre, un
décor multiple et délicieux.
Qui donc est venu en ce chemin de pourtour
où nous sommes ? Quelles paroles ont été dites?
On voudrait pouvoir interroger ces témoins, hé-
las ! muets, les murs du grand salon, les pavés
de la cour des communs, les vieux vases qui
ornent l’entrée de l’abreuvoir, et aussi ces arbres
centenaires, ces futaies, ces allées où passèrent
tant d 'élégance, de jeunesse, de beauté, d’amour,
— d’Histoire.
Maurice GUILLEMOT.
&&&&&&&&&&&&&&& &&&&&&&&&&&&&&&
Tous les soirs, je me couche en homme qui a réglé ses
comptes avec la vie, et le lendemain, je me lève avec
l’ardeur de celui qui a des dizaines d’années de travail à
accomplir.
Qui s’aguerrit contre les accidents de la vie commune
n’a point à grossir son courage pour être soldat.
Vieilles Larripes - Vieux EieïSnoirs
Le Musée du luminaire a été la plus morte et
par conséquent la plus intéressante des exposi-
tions centennales qui ont ob-
tenu un si éclatant succès dans
les galeries de l’Esplanade des
Invalides ou du Champ de Mars.
Cette évocation du passé a pro-
duit sur les aînés de la géné-
ration qui s’avance vers son
déclin une sensation d’autant
plus intense, qu’elle les arra-
chait brusquement au décor et
aux accessoires matériels de la
vie moderne pour les ramener
dans une civilisation qu’ils
avaient connue. Une vingtaine
d’années à peine nous séparent
des dernières lampes Carcel et
un demi-siècle ne s’est pas
écoulé depuis que les éteignoirs
et les mouchettes sont allés re-
joindre, dans les collections des
antiquaires, les briquets en
acier massif et les briquets à
chien de fusil. Une promenade
à travers les vitrines de cet
arsenal rétrospectif des anciens
appareils d’éclairage, classés
suivant une méthode scientifi-
que, par M. Henry d’Allemagne,
un archiviste paléographe dou-
blé d’un collectionneur dont le
goût et l’érudition ne sont ja-
mais en défaut, et par M. La-
coste dont le précieux concours
n’a pas peu contribué au succès
de cette évocation d’un passé
à la fois si proche et si lointain, faisait naître
dans l’esprit des hommes qui ont doublé le cap
de la soixantaine la même impression qu’une vi-
site à Pompéi, mais à une Pompéi qu’ils auraient
connue vivante et dans toute sa splendeur.
Les chandeliers ont résisté à la tempête qui a
emporté les lampes à huile. Ils ont obtenu leur
grâce, parce qu’ils occupent
une place importante dans l’his-
toire de l’art. Ils portent des ar-
moiries, ils ont des titres de
noblesse, ils ont été à la croi-
sade sous la forme de ces cu-
rieux spécimens à décoration
en émail, que les chevaliers em-
portaient dans leurs expéditions
lointaines et dont ils se servaient
sous latente pour éclairer leurs
parties de dés pendant les lon-
gues soirées d’hiver. Il existait
au Musée du luminaire deux de
ces deux vénérables souvenirs
des preux du temps de saint
Louis. L’un provenait de la col-
lection de M. l’abbé Gounelle,
et l’autre de celle de M. Lacoste.
Tandis que les chandeliers
accompagnaient les seigneurs
en Palestine, occupaient une
place d'honneur dans les inven-
taires des châteaux et passaient
par toutes les métamorphoses
successives que l'inépuisable
imagination des artistes fran-
çais faisait subir au style du
mobilier, la vieille lampe à
huile qui avait à peu de chose
près conservé son ancienne
forme gallo-romaine continuait
d’enfumer la demeure des pau-
vres gens. Ce fut seulement
pendant la seconde moitié du
xviiic siècle qu’elle obtint droit de cité dans les
salons. Argand de Genève inventa les becs cy-
lindriques et les mèches ayant la forme d’un
manchon qui donnaient passage à l’air non seu-
lement à Pextérieur mais encore à l’intérieur de
Quinquet Empire.
Collection Henry d’Allemagne.
LE MAGASIN PITTORESQUE
723
la flamme, puis il compléta cette découverte en
ajoutant à son appareil un tuyau de verre qui
protégeait la lumière contre le vent, et assurait
la régularité de la combustion.
Quelques années auparavant, un inventeur fran-
çais, nommé Perrier, avait fait approuver par
l’Académie des Sciences une lampe à deux bran-
ches, dont les mèches emprisonnées dans des
manchons cylindriques en tôle recevaient l’huile
d’un réservoir placé au-dessus des deux lumières.
Le côté faible
de ces appareils
d’éclairage était
la difficulté de se
débarrasser de
l’huile qui avait
humecté lamèche
sans avoir été
consumée. Pen-
dant les premiè-
res années du
•siècle, les élégan-
tes n’osaient plus
fréquenter les
salles de specta-
cle à cause de
l’huile qui tom-
bait des lustres.
Pour obvier à cet
inconvénient, on
ne se contenta
pas d’ajouter à
l’appareil un go-
det de cristal pour
recevoir le trop-
plein du liquide ;
par surcroît de
précaution, on
mit en -dessous
du lustre un im-
mense plateau de
verre qui proté-
geait les toilettes
contre une pluie de taches à peu près impossi-
bles à enlever. 11 existait au Musée du luminaire
quelques-uns de ces curieux appareils qui pro-
viennent de la collection de M. le marquis de
Fayolles.
La lampe astrale qui figura à l’Exposition
de 1806 sans obtenir aucune récompense du
jury, ni attirer l’attention du public, reposait sur
le même principe que les lustres dont nous ve-
nons de donner une description rapide. Cet ap-
pareil, qui n’avait en somme rien de bien ingénieux,
n'était pas autre chose qu’une nouvelle applica-
tion des découvertes de Perrier et d’Argand.
C’était toujours l’huile qui coulait d’un réservoir
placé au-dessus d’une mèche emprisonnée dans
un manchon cylindrique, seulement le récipient,
au lieu d’être ovoïde comme pour les lustres,
affectait la forme d’une armature circulaire. Cette
sorte de couronne était percée de deux ouver-
tures : l’une, à la partie inférieure de l’appareil,
donnait passage à l’huile qui allait humecter la
mèche; l’autre se trouvait à la partie supérieure
et permettait à la pression atmosphérique de
s’exercer sur le liquide contenu dans le réser-
voir.
La lampe astrale avait un aspect monumental ;
le récipient en forme de couronne supportait un
réflecteur hémisphérique et était soutenu par
des rayons qui
allaient se souder
à une colonne. Le
tout était encom-
brant, incommo-
de à déplacer et
la plus grande
partie de la lu-
mière fournie par
la combustion de
la mèche était in-
terceptée par les
ombres portées
par l’armature de
l’appareil.
La Lycnoména,
à laquelle la pos-
térité a donné le
nom de lampe
Carcel, afin de
redresser une in-
justice que l'in-
venteur lui-même
avait commise à
son propre détri-
ment, par un
excès de modes-
tie, peut-être uni-
que dans l’his-
toire des décou-
vertes du xix6 siè-
cle, était infini-
ment supérieure
à la lampe astrale et aux autres appareils dont
le principe essentiel était un réservoir placé
au-dessus du niveau du bec d’éclairage. Carcel
avait eu l’ingénieuse idée de mettre le récipient
au-dessous de la mèche et de faire remonter
l’huile au moyen d’un mécanisme d’horlogerie.
11 suffisait de monter le mécanisme au moment
où on allait allumer la lampe, et la quantité
d’huile, nécessaire pour maintenir constamment
la flamme au même degré d’incandescence,
venait humecter la mèche avec une parfaite
régularité. Comme tous les appareils de pré-
cision, la lampe Carcel avait le double incon-
vénient de coûter cher et de se détraquer avec
une extrême facilité; la lampe modérateur qui
l’a remplacée à partir de 1810 ne fournissait peut-
être, pas une lumière aussi régulière, mais elle
n’exigeait pas autant de précautions. Eu réalité
Lampe astrale Directoire.
Collection Henry d’Allemagne.
724
LE MAGASIN PITTORESQUE
Lampes et chandeliers du xu0 au xvie siècle.
la seconde invention n’était qu’un perfectionne-
ment ou plutôt une simplification de la première,
en ce sens que le mécanisme destiné à faire
dont aucun expédient n’a réussi à atténuer la
lourdeur.
Les artistes français, qui n’avaient pas réussi à
donner un aspect élégant aux
appareils d’éclairage inventés
pendant le xvme siècle et la
première moitié du xixe siècle,
avaient au contraire porté les
mouchettes au plus haut degré
d’élégance qu’elles pussent at-
teindre. Ils avaient fait de cet
ustensile vulgaire et malpropre
un des plus coquets ornements
qui pût orner la table d’un sa-
lon. Il était intéressant de sui-
vre dans la collection de M. Fol-
lot, qui était exposée au Musée
du luminaire, les transforma-
tions que ces petits instruments
ont subies depuis les derniers
temps des Valois jusqu’aux
premières années du second
Empire.
A la fin du xvie siècle, l in-
Collections de M. l’abbé Gounelle, M. le marquis de Malet, M. l’abbé Muller
et M. Henry d’Allemagne.
monter l’huile était moins compliqué et moins
exposé à des accidents.
La lampe astrale, la lampe Carcel et la lampe
modérateur se sont éteintes pour toujours sans
avoir eu le temps de trouver leur formule. Il
suffisait de jeter un coup l’œil sur la collection
de M. d’Allemagne où sont re-
présentés tous les modèles de
lampes, sortis depuis un siècle
et demi de l’imagination des in-
venteurs, pour reconnaître que
les artistes dont le talent s’était
exercé avec tant de succès dans
la création des chandeliers, des
bougeoirs et des candélabres
n’avaient pas réussi à donner
aux lampes à huile une forme
qui fût à la fois gracieuse et en
parfaite harmonie avec les or-
ganes intérieurs de ce genre
d’appareils. Les lampes à cou-
ronne, écrasées sous F abat-jour
hémisphérique qui leur sert de
coupole, sont une des plus
lourdes conceptions du style du
premier Empire, les lampes à
tringle et à quinquet font naître
dans l’esprit, l’inquiétude
qu’inspire un appareil bizarre
dont le centre de gravité est instable et par
conséquent exposé à de perpétuels accidents; les
lampes 'Carcel et les lampes modérateurs sont,
par suite des organes intérieurs qu’elles renfer-
ment, condamnées à avoir une forme cylindrique,
fluence de l’art de la Renais-
sance se faisait sentir sur les
mouchettes, elles affectaient en
général la forme d’un cœur et l’aspect de cet
ustensile n’en révélait pas la destination. Elles
étaient le plus souvent posées à plat sur la table,
mais parfois aussi on les plaçait sur ses trépieds
de fer délicatement ouvragé. On a pu voir, à l’Ex-
position rétrospective de l’éclairage, quelques
Lampes et chandeliers du xue au xvie siècle.
Collections de M. l’abbé Gounelle, M. Lacoste, M. Henry d’Allemagne.
spécimens de ces supports qui sont des petites
merveilles de ferronnerie.
Au xvue siècle, les mouchettes prennent une
forme qui répond mieux au genre de service
qu’elles sont appelées à rendre, et deviennent des
LE MAGASIN PITTORESQUE
725
instruments plus commodes et plus pratiques.
On reconnaît à première vue que ces espèces
de ciseaux surmontés d’un petit appendice rec-
tangulaire sont destinés à couper les mèches et
à étouffer en même temps la mauvaise odeur qui
se dégage d’une substance grasse à demi con-
sumée. Au lieu d’être posées à plat sur un gué-
ridon ou d’avoir pour support un petit ustensile
de fer, les mouchettes eurent des pieds, et par
surcroît de précaution, un petit plateau dont la
matière et la forme, varièrent suivant le degré
d’opulence du mobilier et le style de l’époque.
Le xviii0 siècle fut par excellence le siècle des
mouchettes. Soit qu’elles fussent en acier ou en
cuivre pour se mettre à la portée des fortunes
moyennes, soit qu’elles fussent en argent, afin
d’être harmonie avec un ameublement somp-
tueux, elles étaient presque toujours d’une forme
irréprocha-
ble. Il sem-
blait que,
■grâce aux sé-
ductions de
l’art, cet appa-
reil à couper
des mèches
insuffisam-
ment consu-
mées se fai-
sait pardon-
ner la vulgari-
té de sa desti-
nation.Tantôt
elles étaient
ornées de fines miniatures, tantôt elles se pré-
sentaient sous la forme de l’un de ces modèles à
coquille qui ont été une des plus gracieuses in-
ventions du siècle dernier.
Les éteignoirs ont été les contemporains des
mouchettes. Ils sont nés avec elles et ils ne leur
ont pas. survécu. Du moment où la combustion
des mèches s’opérait avec une régularité irrépro-
chable, il devenait inutile de les couper, puis-
qu’elles brûlaient sans se carboniser, et il cessait
également d’être nécessaire de les étouffer sous
une petite calotte de plomb afin d’arrêter une
fumée et une mauvaise odeur qui ne se déga-
geaient plus.
Malgré les liens d’étroite parenté qui les unis-
sent, les mouchettes et les éteignoirs sont loin
d’avoir joué le même rôle dans une période de
la civilisation dont ils ont été un des plus nota-
bles ornements. Tandis que les premières ont
été avanl tout des œuvres d’art et les résumés
les plus gracieux peut-être des transforma-
tions qui se sont produites depuis trois siècles
dans le style de l’ameublement, les seconds mé-
ritent à notre avis lout l’intérêt qui s’attache à
des documents historiques. Les éteignoirs ali-
gnés dans la curieuse collection de M. Michon
sont des témoins qui racontent l'histoire de
France depuis les dernières années de Louis XV
jusqu’à l’avènement de Napoléon III. Ce délicieux
petit bibelot de porcelaine de Sèvres, couvert
d’oiseaux et de Heurs, et dont il ne devait pas
être permis de se servir pour éteindre une chan-
delle sous peine de s’exposer aux remords que
cause un acte de profanation, nous rappelle l’é-
poque où Marie-Antoinette encore dauphine
avait mis à la mode le genre pastoral.' A côté de
ce souvenir de la cour de Versailles, Mme Denis,
sous la forme d’un éteignoir de faïence, fait re-
vivre un vieux refrain qui est encore dans toutes
les mémoires. Un peu plus loin, un garde-fran-
çaise en cristal représente l’ancienne armée dans
le grand défilé militaire qui va commencer. Voici
un voltigeur coiffé d’un shako monumental, un
grenadier de la garde qui porte un bonnet à poil
formidable, et un hussard de la mort dont l’ef-
frayant as-
pect devait
suffire pour
que les chan-
delles sur les-
quelles il al-
lait se poser
s’éteignissent
toutes seules.
Les ennemis
de la Franco
n’étaient pas
oubliés dans
cette évoca-
tion de la
grande épo-
pée de l’Empire, le nez aquilin de Wellington
et son visage indéfiniment allongé fournissent
aux fabricants de caricatures en porcelaine un
modèle dont le succès est inépuisable, et à côté
du vainqueur de Talaveira et de Salamanque, un
Cosaque manifeste d’autant plus d’entrain à
éteindre les chandelles qu’il se propose de les-
dévorer.
A première vue on a de la peine à s’expliquer
la présence de ce troubadour et de ce Chinois
qui, d’ailleurs, paraissent vivre en bonne har-
monie et se sont égarés au milieu de ces guer-
riers. La surprise que peuvent causer ces deux
personnages s’atténue si l’on se rappelle que les
mandarins étaient à la mode pendant la seconde
moitié du xviii6 siècle et occupaient la place
d’honneur dans la décoration des assiettes de
faïence fabriquées à Marseille, tandis que de leur
côté les troubadours jouaient du luth sur les
pendules qui avaient sonné l’heure du triomphe
de l’école- romantique.
Ce défilé de militaires, de Chinois et de trou-
vères se continue par une procession. Après les
guerres du premier Empire, une transformation
complète s’opère dans les goûts du public. Les
fabricants d’éteignoirs s’empressent d’adopter
de nouveaux modèles. Ils ne mettent plus en
Collection d’éteignoirs en porcelaine et en bronze
Appartenant à M. Michon. 1800-1845.
726
LE MAGASIN PITTORESQUE
vente que des ermites, des curés en habit sacer-
dotal ou en soutane, des religieuses qui égrè-
nent leur chapelet, des moines, des petits abbés
et enfin un évêque en costume violet. Ici l’his-
toire de France racontée par les éteignoirs s’ar-
rête, car les éteignoirs n’existent plus.
G. LABADIE-LAGRAVE.
LES CADRES DORÉS
OR FIN — OR CHIMIQUE
Les vieux cadres dorés, quand la sculpture est
un peu soignée, ont une valeur souvent bien
supérieure à celle des peintures qu’ils entourent.
On recherche, à des prix assez élevés, tous les
cadres de bois sculpté, même quand la dorure
est tout à fait ternie.
Si les vieux cadres ne portent pas de sculp-
tures, ils valent encore de 15 à 50 centimes le
mètre suivant la largeur. Tous les vieux bois
dorés, les vieux galons, etc., sont brûlés avec
soin; et les cendres sont lavées pour en retirer
l’or. C’est une industrie centralisée à Coblentz,
principalement.
Afin de faciliter la séparation de l’or, certains
industriels fondent les cendres (lavées sommai-
rement) avec du minerai de plomb argentifère,
aussi riche que possible. Le plomb dissout l'or
et l’argent : le plomb riche ou plomb d'œuvre
ainsi obtenu est soumis à la coupellation ou bien
au poltinsonage ou au zincage. On sépare ainsi les
métaux précieux. L’alliage d’argent, et d’or est
ensuite traité par l'opération du départ : les
deux métaux, soumis à l’aclion de l’acide sulfu-
rique, donnent du sulfate d’argent et de l’or en
poudre fine, qu’on lave et qu’on fait fondre au
creuset.
Mais les plus beaux cadres modernes n’ont
jamais de valeur comme objets sculptés : ils
sont presque toujours formés de moulures unies
couvertes d’ornements moulés en carton-pâte.
Depuis une vingtaine d’années, ils ne sont
même plus dorés : ils sont recouverts d’or chi-
mique, dont l’aspect est magnifique, mais qui ne
contient pas trace d’or.
De même qu’on fait du vin sans raisins, on
fait de la dorure sans or.
Le cadre étant terminé avec tous ses orne-
ments de carton-pâte, on le couvre d’un mordant
(sorte de vernis gras). Quand ce vernis n’est pas
tout à fait sec, mais qu’il happe encore un peu
aux doigts, on argente le cadre avec des feuilles
minces d’argent épaisses d’un millième de mil-
limètre environ. On fait adhérer ces feuilles en
tamponnant légèrement avec un blaireau fin. C’est
Yargenture à la feuille, qui se fait exactement,
comme la dorure.
Quand le mordant est bien sec, on brunit les
parties qui doivent être brillantes.
Enfin on recouvre d’un vernis transparent d’un
beau jaune d’or.
Tel est l’or chimique, qui peut tromper l’œil le
plus exercé.
Pour le reconnaître, il suffit de frotter une des
parties brillantes avec un petit chiffon imprégné
d’alcool à 90u centésimaux (esprit à 40° Baume,
vieux style). Le vernis est enlevé, et l’argent
apparaît avec toute sa blancheur.
Pour les articles très communs (articles de
foire), on a même essayé de remplacer l’argent
par l'étain : mais on n’a qu’une imitation gros-
sière de l’or chimique : car l’étain se brunit très
mal et ne prend pas le brillant de l’argent.
Une autre fausse dorure se fait avec des feuil-
les minces d’or faux (alliage de cuivre et de zinc).
Mais ces fausses dorures noircissent très vite à
l'air. Qn les emploie cependant d’une manière
courante dans l’industrie des papiers peints.
Conclusion; quand on achète un cadre doré,
demander toujours si c’est de l’or fin ou de l’or
chimique : et faire mettre cette indication sur la
facture.
E. G.
LES MAMANS
Sous les caresses maternelles
Nous grandissons dans un doux nid,
Impatients d’avoir des ailes
Pour voltiger vers l’infini...
Les méchants ingrats que nous sommes
Semeurs de terribles tourments :
A peine sommes-nous des hommes,
Nous faisons souffrir les mamans !
Joyeux bambins, chers petits anges
Changés vite en petits démons,
Gazouillez comme des mésanges :
Vos gais propos, nous les aimons...
Mais, comme nous faisions naguère,
Quand défilent nos régiments,
Ne parlez jamais de la guerre,
Car ça fait trembler les mamans !
Lorsque vous serez, dans la vie,
Livrés à vous-mêmes un jour,
Sans défaillance et sans envie
Luttez pour vivre à votre tour...
Et si le sort met en déroute
Les fiers espoirs de vos romans,
Ne quittez pas la droite route,
Car ça fait pleurer les mamans !
Puis, redoublez de gentillesse
Lorsque leurs cheveux seront blancs
Pour mieux égayer leur vieillesse
Redevenez petits enfants;
Entourez-les de vos tendresses,
Soyez câlins, soyez aimants :
Ne ménagez pas vos caresses...
Ça fait tant plaisir aux mamans!
Théodore BOTREL.
LE MAGASIN PITTORESQUE
727
AMES SŒURS
NOUVELLE
— Rien pour moi?... interrogea, avec l’espoir
d’une affirmation et l’assurance craintive d’une
négation, Fernand Clauzel, en passant devant la
loge de son concierge.
— Si, une lettre... répondit celui-ci, et il prit
dans le casier une petite enveloppe rose.
Enfin!... avait pensé le jeune homme. Puis,
sitôt la lettre en sa possession et, après avoir
jeté un regard rapide sur l’écriture : « Non, pas
encore!... reprit-il; rien... toujours rien... mais
alors celle-ci, qu’est-ce?... Dieu me pardonne,
on dirait... on dirait... »
Monologuant ainsi, il avait monté ses quatre
étages, était entré dans son petit appartement,
et avait allumé une lampe; il décacheta vivement
la lettre et courut à la signature. Il ne s’était pas
trompé, c’était bien sa tante, la sœur aînée de
son père... et devant l’enveloppe et le papier
rose, il eut un haussement d’épaules.
— Je la reconnais bien là!... munnura-t-il,
vieille et laide, et recherchant toujours les nuan-
ces tendres, les parfums.
Puis il lut.
« Nantes, H octobre 190...
« Mon cher enfant,
« Tu dois me traiter d’indifférente, d’égoïste...
Fernand, jamais je n’ai autant pensé à toi!...
C’est un souci constant... Tu dois mener à Paris
une vie perdue, des plaisirs, des fêtes... et sur-
tout des... non, je n’ose prononcer de tels mots...
et cependant si tu le voulais... Ta place au Minis-
tère est bonne, tu as trente-deux ans, vois-tu,
songe au mariage. Te rappelles-tu ta petite cou-
sine [Caroline ?... Mon cher enfant, c’est un
ange !... si tu es las de l’existence que tu mènes,
viens ici, tu la verras... et tu l’aimeras, j’en suis
sûre; elle a vingt-deux ans, est douce, réservée...
et avec cela bonne ménagère... elle fait les
confitures dans la perfection.
« Enfin, je ne t’en dis pas plus... je ne te
presse pas, réfléchis... puis, écris-moi.
« A bientôt j’espère; en attendant, je t’em-
brasse.
« Ta tante
« Marie Clauzel. »
— Elle se nomme Caroline... et elle fait des
confitures!... ah! non, par exemple!... s’exclama
le jeune homme en froissant le papier... Non,
cent fois non!... Et après un silence : mais l’au-
tre, celle de Grenoble... pourquoi me laisser
ainsi sans nouvelles? En voilà une qui ne
doit pas s’appeler Caroline... ni faire des conli-
tures !
Tout un roman avec « celle de Grenoble »,
comme il l’appelait.
Un an auparavant environ, un soir d’ennui, de
désœuvrement, où la vie vous apparait stupide,
mauvaise; au café, feuilletant, distrait, des mon-
ceaux de journaux, il avait soudain jeté les yeux
sur une annonce :
« Solitude pèse... vie plate, insipide... oh! si
pouvais trouver âme sœur pour correspondre!...
Si dans le monde il en est une, écrire , s. v. p., aux
initiales B. G., poste restante, Grenoble!... »
Le premier mouvement de Fernand avait été
un haussement d’épaules et il s’était mis à rire
de cet appel public... cette recherche de com-
munion sentimentale à la quatrième page du
journal. Cependant, étant lui-même dans l’état
décrit par l’annonce, il murmura au bout d’un
instant :
— Moi aussi, la solitude me pèse... la vie me
semble plate et insipide... Si j’écrivais?... une
âme sœur... en toutcas l’aventure est drôle...
Alors, séance tenante, l’occupation trouvée
l’amusant, il demanda de quoi écrire ... et expé-
dia à Grenoble, aux intiales B. G., une épître de
quatre pages, aussi brûlante que profonde, où il
était question de détresse morale, d’amour idéal
et de néant, de télépathie... et des heures passées
au Ministère.
Il cacheta sa lettre, la jeta à la poste, et atten-
dit... en se disant : « Si ce n’est qu’une farce
nous verrons bien... » — tandis qu’une autre
voix intérieure reprenait : « Si c’est vrai tout de
même... si cette jeune •femme.,. — car pour lui,
c’était une femme jeune, jolie et malheureuse,
impossible qu’il en fût autrement ; — si entre
eux naissait un courant sympathique... cela serait
original et doux. »
La réponse ne se fit. pas longtemps attendre.
Le surlendemain, il reçut huit pages d’une écri-
ture line et serrée, où sa correspondante ano-
nyme le remerciait de sa bonté en termes exal-
tés... avec des sous-entendus suggestifs... des
réticences, mais surtout une logique... carrée, si
l’on peut dire... les phrases s’enehaînaieiït, se
dénouaient dans un sens admirable.
Fernand fut à la fois mécontent et, troublé.
— Je n’écrirai plus, se dit-il, ce doit être quel-
que intrigante de province qui veut se divertir à
mes dépens...
Mais le charme, la curiosité remportèrent. Il
728
LE MAGASIN PITTORESQUE
répondit à son tour et, de lettre en lettre, de mot
en mot, une correspondance très suivie s’établit
entre le jeune bureaucrate et l’anonyme qui
signait tour à tour B. G. ou simplement âme
sœur... Ils parlaient de tout, des événements, de
leurs vies respectives, ■ — avec pourtant une cer-
taine gêne ou retenue du côté de l’âme de Gre-
noble ; — peu à peu elle laissait deviner un point,
donnait un indice... et c’était tout; s’attardant
plutôt à développer des subtilités, à faire naître
des controverses, principalement sur l’amour.
Un jour, il lui avait demandé sa photographie...
elle n’avait pas répondu et avait paru froissée...
et, dans ses rêves, il se la figurait grande, pâle,
romanesque... une femme sensible à l’excès,
passant ses jours à lire des vers, à faire de la
musique... Bref, sans qu’il s’en aperçût, l'âme
sœur avait pris ses pensées une à une et régnait
sur lui. Depuis un an, chose incroyable, il ne
sortait plus et passait ses soirées à écrire à
l’aimée... ou à relire ses lettres.
... Oui... il l’aimait; il aimait de toutes ses
forces la main mignonne qui traçait ces lignes...
ces phrases souvent détonnant légèrement, trop
grandes et trop profondes pour elle ; mais c’était
justement cette complexité entrevue qui l’atti-
rait, le charmait... Elle semblait avoirpris à tâche
de l’affoler le plus possible... et maintenant que
« ça y était », plus un mot, le silence ;... le pauvre
Fernand en perdait le sommeil.
Le soir où il reçut l’enveloppe rose, timbrée de
Nantes, énervé par une longue semaine d’attente,
creuse et vide, et rageur de tenir cette lettre au
lieu de l’autre, il la froissa et la jeta dans sa cor-
beille à papier... puis, se coucha, fiévreux, en
murmurant : « Que. faire?... Je lui ai écrit trois
fois... pas de réponse! Mais si mon dernier bil-
let reste sans un mot... que faire?... maintenant
que faire?... »
Il dormit mal et, dans son cauchemar, vit pas-
ser à plusieurs reprises une grande jeune fille
qui, les yeux baissés, pétrissait de la gelée
de groseille et l’embrassait de temps en temps
en l’appelant : mon cher mari... Ses mains col-
laient et le sucre rose de la confiture poissait les
revers de sa redingote ; il se réveilla en sursaut...
Horreur ! c’était Caroline !
En sortant à huit heures pour se rendre au
bureau, comme toujours il entra dans la loge du
concierge et demanda, comme toujours aussi
partagé entre l’espoir d’une affirmation et l’assu-
rance craintive d’une négation :
— Rien pour moi?
— Si, une lettre... répondit le portier du même
ton que la veille.
Fernand la saisit fébrilement et, d’un coup
d’œil, reconnut l’écriture... C’était elle, cette fois
le timbre portait : Grenoble.
Dans la rue, il décacheta la lettre et lut... Mais
au fur et à mesure, il pâlit ; devant ses yeux
brouillés, les petits caractères dansèrent ironi-
ques... c’était impossible!., et cependant la réa-
lité était là, tangible :
« Monsieur,
« J’ai longtemps hésité avant de vous écrire
cette lettre qui, sans nul doute sera la dernière.
Je suis au regret de ce que j’ai fait... peut-être
sera-t-il encore temps... je l’espère! Je vous ai
sinon menti, j’en suis incapable, mais laissé
croire tout ce que votre imagination a voulu.
Vous vous figurez, n’est-ce pas, âme sœur sous
les traits d’une blonde, élancée, fragile comme
un roseau, aux grands yeux bleus élégiaques...
peu à peu vous vous êtes « monté » à froid... et à
cette heure, ne le niez pas, vous êtes éperdu-
ment amoureux de l’inconnue de Grenoble...
l’initiale de mon prénom, B... Berthe, ou
Blanche!... devez-vous répéter en m'invoquant
la nuit dans vos insomnies. Hélas! ce jeu a trop
duré; j’avoue que je le regretterai,... car vos
lettres étaient une très grande distraction dans
mon existence plate, uniforme et lassante. Je
suis... c’est drôle, j’ai comme un battement de
cœur au moment d’écrire cela, de briser le lien
moral qui nous unissait... enfin, allons!... Je suis
un vieux professeur de mathématiques au lycée
de Grenoble... j’ai soixante-deux ans, sur ma tête
est posée une calotte,... sur mon riez une paire
de lunettes.
« C’est un soir, au café, désœuvré, que j’ai
griffonné sur un coin de table, — pour m'amu-
ser, — la petite annonce cause de tout le mal,...
et à présent, cher monsieur, si la désillusion est
trop forte, permettez un dernier conseil. D’après
vos lettres, je le sais, vous êtes mûr pour le
mariage, et si vous avez quelque part, en pro-
vince, une petite cousine ou amie, croyez-moi,
allez la retrouver...
« Avec encore une fois l’expression de tous
mes remords, recevez les meilleurs sentiments
d’une vieille tête qui a blanchi sur les x...
« Baptiste Granger. »
Fernand Clauzel écrasé, étourdi, ne trouva
qu’à murmurer :
— C’était un homme, un vieux!... et, pour
comble de mesure, il se nommait Baptiste !
Une rage folle le prit, il tendit son poing vers
un être imaginaire... puis soudain froidement :
— Si vous avez quelque part... en province,
une petite cousine...
Un bureau de télégraphe était là, il entra et
traça :
« Marie Clauzel, Nçintes.
« Avez raison, vais demander congé... serai
après-demain Nantes pour épouser Caroline —
Fernand. »
Et en sortant il ajouta :
— Elle me fera des confitures... beaucoup de
confitures! !...
Frédéric BERTHOLD.
LE MAGASIN PITTORESQUE
729
La Quinzaine
LETTRES ET ARTS
On disait, ces jours derniers, que les livres allaient
augmenter de prix. On en donnait pour cause une
hausse du papier qui, s’élevant à 20 p. 100 environ,
a elle-même pour motifs la majoration du charbon
et la rareté de la pâte de bois (aujourd’hui substituée
au chiffon de nos pères qui faisait de si durables édi-
tions).
Il paraît qu’on imputait à tort cette intention à
nos éditeurs, aux plus grands du moins. A des repor-
ters qui les interviewaient, ils ont répondu avec pla-
cidité : « Nous donnerons du papier moins bon, voilà
tout. Le publicne s’en apercevra même pas. » Celui
d’aujourd’hui, sans doute, mais dans dix ans? De tout
ce que produit la librairie moderne, à cette époque il
ne restera sans doute presque plus rien, matérielle-
ment. Est-ce à regretter, au point de vue des Lettres?
Les éditeurs ont une propension à se déclarer victimes
et à gémir sur la médiocrité de ce qu’ils publient;
c’est une excuse de leurs « fours ». Quand ils se
plaignent et songent à majorer leurs tarifs de vente
(car ils y songent; s’ils ne le font pas aujourd’hui, ils
le feront demain, comme si l’augmentation de prix
pouvait compenser l’insuffisance de la qualité litté-
raire!), ils donnent, à défaut de la raison du prix du
papier, cette autre cause : « La crise des écrivains
engendre la crise de la librairie ».
C’est une mauvaise plaisanterie professionnelle à
laquelle il ne faut pas se laisser prendre. L’éloge des
Lettres contemporaines, dans leur ensemble, n’est pas
à faire ici, en cent lignes, mais on ne peut laisser dire
sans protester que si les livres ne se vendent pas,
c'est parce qu’ils sont mauvais. Ils ne le sont ni plus
ni moins qu’il y a cinquante ou cent ans : ils sont plus
nombreux, trop nombreux d’abord, édités, mis en
vente souvent sans discernement; ilssont imprimés sur
un détestable papier, que l’on sent, au toucher, voué
à une disparition prochaine, mais les romans, les
livres d’histoire, de voyage et même les poèmes ne
sont pas moins intéressants et révélateurs de talents
variés. Le public sait très bien acheter, et par grandes
quantités, quand il a distingué une œuvre de valeur.
Nous n’en voulons pour preuve que l’extraordinaire
vogue de Quo vaclis ]? cette fin d’année. Ce roman a
atteint sa deux-centième édition, c’est-à-dire qu’il a
a été vendu à plus de cent mille exemplaires et il a
déterminé un véritable et très curieux, très amusant
« mouvement ». D’abord, l’auteur, Henri Sienkiewicz,
a recueilli les plus grands honneurs. Dans son pays na-
tal même, en Pologne, il est devenu, après cette consé-
cration française, tout à fait populaire. Un comité s’est
formé pour lui offrir un souvenir et on achoisi, comme
tel, une maison. Comme la souscription avait produit
trop d’argent, on a acheté aussi un mobilier, et voilà
le romancier installé aux frais de ses admirateurs,
dans une superbe demeure qui ne lui a rien coûté. 11
y vivra fort à l’aise, de toutes façons, car la pluie d’or
est tombée sur lui : à l’âge de cinquante ans bientôt,
la renommée ne lui était pas encore venue avant la
traduction en français de son Quo radis ? Il avait
produit cinq ou six romans et de nombreuses nou-
velles, qui étaient restés inaperçus. A peine est-il
devenu célèbre, que les éditeurs et les directeurs de
journaux se sont jetés sur lui. C’était à qui obtien-
drait « son » Sienkiewicz et, naturellement, les
moindres productions de l’auteur sont traitées de
chefs-d’œuvre. Chacun, de son côté, affirme qu’il
tient le « bon », celui qui demeurera, qui marquera
dans les annales de ce temps, tantôt une « histoire
intime », tantôt un récit national. Bref on ne peut
plus ouvrir un journal ou une revue, sans y décou-
vrir du « Sienkiewicz ».
Ce qu’il faut en penser ? L’œuvre du ro mncier est
très variée, embrassant des sujets, se déroulant dans
les milieux les plus divers. On y goûtera, en général,
surtout une très grande sensibilité, de la chaleur et
une puissance évocatrice du passé qui est tout à fait
curieuse, mais que nous avons déjà admirée, par
exemple, dans Chateaubriand, aux Martyrs ou au
Génie du christianisme duquel le Quo vadis? nous fait
inévitablement songer. Certainement Henri Sien-
kiewicz est « quelqu’un » ; il a un tempérament de
conteur émotionnant et vigoureux, sinon très per-
sonnel et, avec trop d’abondance ( Quo vadis? compte
650 pages dont 300 de digressions) il retient pendant
de longues heures notre attention. Il fait recette et,
avec lui, les directeurs de la Revue blanche qui, sa-
chant ce qui s’écrit hors de nos frontières — ce que
peu de Français savent — ont eu l’idée de le faire
traduire et de le publier dans la bibliothèque spé-
ciale qu’ils forment avec un petit nombre d’écri-
vains, tantôt pleins de valeur, tantôt désignés à notre
admiration par le snobisme international. Nous
sommes tout au Sienkiewicz. Et pourtant on ne peut
s’empêcher de remarquer que les récits « évocateurs »
tels que son Quo vadis? n’ont pas réussi à tout le
monde. Il eut, depuis Chateaubriand, quantité de
précurseurs. Voici peu de temps que paraissaient,
notamment, V Agonie, puis la Byzance de Jean Lom-
bard, où le procédé de reconstitution antique était le
même et qui n’ont pas sauvé l’auteur de la misère où
il est mort. Pourquoi pas celui-ci et pourquoi l’autre ?
Mystère, souvent, de l’engouement mondain, ou mys-
tère du lancement d’édition, qui est plus ou moins bien
fait ? En tout cas, ce que l’on peut retenir, c'est que
dans un pays où un roman, qui n’est pas une œuvre
absolument hors de pair, sans précédent et sans
imitations, a plus de cent mille exemplaires vendus,
la crise de la librairie existe surtout dans l’esprit des
libraires, mécontents de ne pouvoir tous découvrir
leur Quo vadis ?...
Paul BLUYSEN.
CAUSERIE MILITAIRE
On prête au Ministre de la Guerre l’intention
d’accorder la liberté d’écrire à tous les militaires en
activité de service, sans avoir besoin de solliciter son
autorisation préalable.
Dans l’armée, personne ne s’en plaindra, sinon les
bons chefs de bureaux du boulevard Saint-Germain,
qui ne verraient dans cette libérale mesure qu’une
atteinte portée à leurs privilèges séculaires.
Voyons un peu quel mal il y aurait à laisser des
officiers, ayant accompli leurs devoirs militaires,
taquiner librement la muse, essayer du roman, s’ap-
pliquer à l’histoire, et, plus généralement, traiter avec
indépendance les graves questions militaires qui nous
intéressent. L’officier qui livrerait ainsi le fruit de
730
LE MAGASIN PITTORESQUE
ses veilles aux lecteurs, commettrait-il une si mau-
vaise action ?
Est-ce que l’on craindrait par hasard que la répu-
tation de notre corps d’officiers n’ait à souffrir de la
prduction d’œuvres insignifiantes ou de peu de valeur
littéraire. A cela on peut repondre que les éditeurs
ne se soucient guère de publier à gros frais des ou-
vrages d'une telle catégorie. N’arrive pas qui le veut
à se faire imprimer, et le titre seul de capitaine X...
ou de commandant Z... ne suffit pas à convaincre un
éditeur, de la valeur de l’ouvrage qu’on lui présente,
Donc, sous ce rapport, il en sera des auteurs mili-
taires comme des auteurs civils ; ceux-là seuls, sus-
ceptibles de la faveur du public, auront les honneurs
de la librairie. Et, sous ce rapport, nos éditeurs pari-
siens ont une compétence beaucoup plus assise que
que celle de nos chefs de bureaux du ministère de Ja
Guerre.
Craindrait-on encore de voir des officiers abuser
de la liberté accordée pour se livrer à des écrits sub-
versifs ou même attentatoires à la discipline? Si ces
officiers les signent, c’est qu’ils consentent ainsi à se
livrer au jugement de leurs chefs, coram populo.
S’ils ne les signent pas, que nous importe; tant que
la liberté d’écrire sera étouffée dans l’armée, il y aura
toujours des auteurs militaires, désireux seulement
d’éviter les ennuis de la voie hiérarchique, qui se
cacheront sous des pseudonymes.
Jusqu’à ce jour, les militaires qui désirent faire
publier leurs travaux doivent demander l’autorisa-
tion ministérielle.
Quel calvaire à gravir pour un auteur militaire!
Tout d’abord, la demande de l’intéressé, accom-
pagnée de son laborieux manuscrit, est transmise au
ministre par la voie hiérarchique, et revêtue à tous
les échelons du « vu et transmis » réglementaire. Le
colonel, sans se presser souvent, et gêné par ses
nombreuses occupations, tient naturellement à jeter
un coup d’œil sur l’œuvre de son subordonné. Il voit
et transmet ensuite avec un léger retard, mais ne
peut s’empêcher de faire verbalement à l’impétrant,
sa petite critique personnelle. Heu! Heu! Il faut que
cela ne Tait réellement pas choqué pour que cette
critique soit élogieuse. Puis, la demande séjourne
quelque temps à la brigade, le nombre des lecteurs
curieux augmente. A la division, on parle, entre
officiers de l’État-Major, du bouquin idiot que cet
animal d’Un Tel vient encore de pondre. Au corps
d’armée, on pontifie. Est-ce que Ton devrait per-
mettre à des officiers d’écrire de pareilles insanités !
Enfin, le manuscrit arrive au Ministère, bureau de
la correspondance générale, où il rejoint ceux d’un
certain nombre d’autres camarades. Là, on fait un
tri, et les manuscrits à examiner vont aux bureaux
compétents et sont soumis à l’appréciation d’un
officier d’État-Major, qui oublie quelquefois que, si la
critique est aisée, l’art est difficile. Son appréciation
est la seule bonne et il est souvent heureux de prouver
à ses supérieurs son érudition impeccable en émail-
lant, sous le voile de l’anonymat, l’œuvre de ses
camarades, d’annotations marginales brèves, de sou-
lignés et de points d’exclamation et d’interrogation.
L’autorisation, accordée ou refusée, revient douce-
ment à l’auteur impatienté, par la fameuse voie hié-
rarchique. Durée de trajet; trois mois environ. A
cette vitesse-là, allez donc traiter de l’actualité?
Nous ne connaissons rien de plus grotesque que
cette tyrannie bureaucratique qui érige, en tribunal
critique de leurs camarades, toute une catégorie
d’officiers.
En Allemagne, où la discipline est si bien observée,
la liberté d’écrire est accordée à tous les officiers. En
raison aussi de la discipline, pourquoi n’accorderait-
on pas la même liberté en France? Ce serait plus
juste, plus loyal, et moins mesquin.
Capitaine FANFARE.
LA GUERRE
AU TRANSVAAL
En dépit de tous les congrès humanitaires, des
ligues pour la paix et de la fameuse conférence de la
Haye, le siècle finit comme il a commencé, dans le
carnage des champs de bataille.
Dans le sud de l’Afrique, une orgueilleuse nation,
qui a la prétention de marcher à la tête de la civili-
sation, écrase du poids de son or, de ses canons et de
ses soldats sans cesse remplacés un vaillant petit
peuple qui lutte jusqu’à la mort pour son indépen-
dance, pour la liberté. A l’autre extrémité du monde,
en Chine, la barbarie dans toute son horreur tient en
échec les nations civilisées du monde entier.
La guerre, hélas! est l’état permanent de notre
pauvre humanité depuis le commencement du monde.
Reculera-t-elle un jour, pour disparaître définitive-
ment, devant les progrès de la civilisation? Nos arrière-
petits-neveux discuteront peut-être cette question
plus utilement que nous ne saurions le faire aujour-
d’hui.
La guerre continuera donc longtemps encore à être
une véritable industrie nationale pour certaines na-
tions — pour l’Angleterre en particulier. Sans remon-
ter au delà du commencement du siècle, nous voyons
les Anglais faire main basse sur Malte, Curaçao, atta-
quer Copenhague, brûler la flotte danoise et continuer
leursactes de piraterie sur tous lespoints duglobe pour
en arriver enfin à cette guerre odieuse du Transvaal
qui dure depuis quatorze mois et dont nous allons
essayer de résumer les émouvantes péripéties.
Quelques mots sur l’origine du conflit.
A la suite du raid Jameson, le président Kruger
entra 'en pourparlers avec sir Alfred Millier, haut
commissaire britannique au Cap, et ces pourparlers
aboutirent à la conférence de Rloemfontein, en mai
1899. Le Transvaal offrait aux Uitlanders (étrangers)
la naturalisation et le droit de vote au bout de sept
ans. Les Uitlanders le voulaient après cinq ans seule-
ment et avec effet rétroactif, ce qui eût eu pour con-
séquence d’admettre immédiatement 50 000 Uitlanders
au droit de vote. Naturellement, le président Kruger
refusa. Le gouvernement anglais invoqua alors son
droit de suzeraineté et de contrôle, droit qui lui était
reconnu par la convention de 1884 sur les affaires
extérieures, et voulut l’étendre arbitrairement aux
affaires intérieures du Transvaal. -
Les choses se gâtèrent aussitôt, car l’indépendance
même de la république transvaalienne se trouvait
ainsi remise en question.
Le président Kruger lança alors son ultimatum, de-
mandant au gouvernement de la Reine « l’envoi de
sa réponse pour le mercredi 1 1 octobre 1899, au plus
tard avant cinq heures du soir ».
LE MAGASIN PITTORESQUE
731
Lord Salisbury répondit qu’il n’avait rien à répondre,
mais le 9 octobre fut lancé le décret de mobilisation
de l’armée anglaise.
Le 11, au jour fixé, le général Joubert, généralis-
sime des Boers, envahissait le Natal et la Rhodesia, en
même temps que les commandos de l’État libre
d’Orange se portaient sur les lignes de Cape-Town et
de Port-Élizabeth.
Avant l’arrivée de leurs premiers renforts, les An-
glais avaient dans le sud de l’Afrique 25 843 officiers
et soldats, et 4 577 chevaux. L’arrivée du corps d’ar-
mée mobilisé porta ces effectifs à 80 000 hommes en-
viron.
L’infanterie anglaise est armée du fusil Lee-Enfield,
à verrou et à magasin mobile, balle de 12 grammes,
calibre 7mm, 7, poudre sans fumée.
Au Transvaal, l’artillerie seule existe en permanence :
106 pièces de campagne pour les deux États, plus un
certain nombre de pièces de gros calibre.
La milice, divisée en districts, comprend en réalité
tout ce qui est capable de porter un fusil. Elle est ar-
mée du Mauser de 7 millimètres avec chargeur de cinq
cartouches. Aucune manœuvre, chacun se poste où il
veut, et le tir à volonté est la règle absolue.
On évalue à 50 000 hommes environ le chiffre total
de combattants pouvant être fourni parles deux Répu-
bliques.
Nous allons maintenant suivre rapidement la marche
des opérations.
*
•X- *
A l’expiration du délai fixé par l’ultimatum, le gé-
néral Joubert envahit le Natal, se porte sur Dundee-
Glencoe avec Durban pour objectif. Il a devant lui le
général sir George White, débarqué depuis trois ou
quatre jours, qui va essayer de lui barrer la route à
Glencoe.
Dans l’Orange, le général Cronje s’avance sur Mafe-
king et Kimberley, tandis que d’autres commandos
occupent Colesberg, Ruggersdhorpet Aliwal-North, au
nord delà colonie du Cap, occupant les débouchés,
sur le fleuve Orange, des trois lignes de chemin defer
se dirigeant de Capetown, Port-Élizabeth et East-Lon-
don, sur Bloemfontein et Prétoria.
Les Boers prennent donc l’offensive stratégique sur
trois thécâtres différents et forcent ainsi les Anglais à
se diviser.
Subissant cette tactique, ces derniers forment trois
groupes à leur tour : la colonne du Natal, à l’Est; la
colonne du centre, sur le fleuve Orange, avec Bloem-
fontein pour objectif, et la colonne de l’Ouest avec le
camp de De Aar pour base d’opérations.
Le 20 octobre, bataille de Glencoe, la première
affaire sérieuse. Les Anglais, commandés par le gé-
néral Symons, repoussent l’attaque de Lucas Meyer,
venant du Nord-Est. Le corps principal des Boers,
venant de Newcastle, n’arriva pas à temps pour com-
biner son action avec celle de Meyer, et c’est grâce à
ce retard que les Anglais évitèrent un désastre. La
bataille dura six heures et demie, et les Anglais eurent
229 officiers et soldats mis hors de combat. Le géné-
ral Symons, blessé, mourut des suites de sa blessure.
Les Boers firent en outre 250 prisonniers.
Le lendemain, 21 octobre, le général White donne
l’ordre d’attaquer les Boers à Elandslaagte, à 24 kilo-
mètres de Ladysmith. Le général French, après un
long duel d’artillerie, exécute une attaque de front
combinée avec un mouvement tournant sur la gauche
des Boers, et le soir vers 6 heures, emporte d’assaut
les dernières positions.
Pendant ce temps, le général Joubert, à la tête de
9 000 hommes, venait donner la main à Lucas Meyer,
et força les Anglais à la retraite sur Ladysmith, après
le combat de Rielfontein livré par un commando de
1 500 hommes environ de l’État libre.
Les 27, 28 et 29 octobre, Joubert fait sa jonction
avec les Orangistes venus d’Harrismith, et manœuvre
de façon à investir Ladysmith en formant un demi-
cercle au nord de cette ville. Enfin, le 30 octobre a
lieu le combat de Farquhar’s Farm et du col de Ni-
cholson où les Anglais sont battus à plate couture,
perdant f 308 officiers et soldats, tués, blessés ou
prisonniers, et 7 pièces de canon.
Le soir même, l’artillerie de Joubert bombarde
Ladysmith, et 20000 Boers investissent la place où se
trouve enfermé White avec 7 000 hommes.
Le 2 novembre, French réussit à sortir et va
prendre le commandement d’une division de cavale-
rie dans la colonie du Cap.
L’anxiété était grande à Durban et à Pietermaritz-
bourg, d’autant plus que, la tête de colonne du corps
d’armée mobilisé en Angleterre étant sur le point de
débarquer à Durban, le général Joubert porta tous
ses efforts vers le Sud pour empêcher le débloque-
ment de Ladysmith.
Le 15 novembre, les Boers attaquent un train blindé
parti d’Estcourt en reconnaissance sur Colenso,et les
Anglais subissent encore un échec.
A la fin du mois, tout le corps d’armée anglais avait
débarqué à Capetown et à Durban, et sir Redvers
Buller prit le commandement en chef.
Pendant que ces événements s’accomplissaient au
Natal, le général Methuen marchait au secours de
Kimberley isolé par Cronje, et les généraux French
et Gatacre avaient toutes les peines du monde à con-
tenir les commandos qui opéraient sur le fleuve
Orange.
Nous passons sous silence une foule d’escarmouches,
de petits combats livrés un peu partout, et nous arri-
vons à la deuxième phase de cette guerre étonnante
qui ménageait encore tant de cruelles surprises à
l’orgueil britannique.
*
-X-
Le général Buller divisa son corps d’armée en trois
fractions qui allèrent renforcer les trois colonnes dont
nous avons parlé plus haut. Il se réserva le comman-
dement des opérations autour de Ladysmith. Le 5 dé-
cembre, il arriva à Frère et prit la direction effective
des troupes concentrées au camp de Chieveley, soit
17 000 hommes environ.
Le 15 décembre, eut lieu la bataille de Colenso, et
le généralissime anglais, qui voulait forcer le passage
de la Tugela, subit une défaite retentissante : 1 237 tués,
blessés ou prisonniers et onze pièces de canon tom-
bées entre les mains des Boers cjui, de leur côté,
n’avouent qu’une trentaine de tués et blessés.
Quiltons un instant le Transvaal et examinons ra-
pidement ce qui se passe du côté de Kimberley.
Le 23 novembre, le général Methuen livre, avec
8 000 hommes, le combat de Belmont, repousse les
Orangistes qu’il retrouve le 28 sur la Modder River,
commandés par le général Cronje. Le combat resta
indécis jusqu’à la tombée de la nuit et les Anglais
furent très surpris de constater le lendemain matin
que les Boers avaient abandonné leurs positions.
732
LE MAGASIN PITTORESQUE
Le général Cronje avait son plan et recula jusqu’à
20 kilomètres au sud de Kimberley, à Magersfontein,
où il se retrancha solidement.
Après une dizaine de jours d’accalmie, tandis que
le général Gatacre se fait battre à Stormberg et perd
600 prisonniers, lord Metkuen veut poursuivre sa
marche sur Kimberley et, le 9 décembre, fait une dé-
monstration pour forcer les Boers à se découvrir.
C’est le prélude du désastre de Magersfontein, ba-
taille qui, en réalité, a duré quatre jours, y compris
la retraite de Methuen (le 12).
Les Anglais perdirent dans cette sanglante affaire
971 tués, blessés ou disparus. Le brave général Wan-
chope, commandant la brigade des highlanders, était
au nombre des morts.
Au centre, rien de bien intéi’essant. French et Ga-
tacre se contentent de contenir tant bien que mal les
commandos qu’ils ont devant eux.
*
* -X-
Sur ces entrefaites, le 23 décembre, le vieux maré-
chal Roberts s’embarque pour le Cap où il va prendre
le commandement en chef. On lui adjoint le jeune
général Kitchener comme chef d’état-major général.
En même temps, on expédie renforts sur renforts,
et bientôt l’effectif de l’armée anglaise s’élève à
200 000 hommes.
Le général Buller a conservé le commandement des
troupes du Natal.
Le 16 janvier a lieu le premier passage de la Tu-
gela ; le 24, affaire de Spion Kop, trop connue pour
qu’il soit besoin de la rappeler. Le général Buller est
rejeté au sud de la Tugela qu’il franchit de nouveau
le 5 février pour la repasser le surlendemain. I)’où le
surnom de « passeur de la Tugela » qui survivra à ce
général malheureux. 11 est écrit que Ladysmitli ne
sera débloqué que par les opérations du maréchal
Roberts sur Bloemfontein.
Le généralissime est arrivé au camp de De Aar, et
les opérations du Natal passent désormais au second
plan.
Le 15 février, on apprend que le général French,
qui a enfin trouvé sa division de cavalerie, vient de
débloquer Kimberley. Les combats se succèdent au-
tour de cette ville et, le 27, le brave général Cronje
succombe héroïquement à Paardberg, se sacrifiant
avec une arrière-garde de 3 000 hommes pour sau-
ver le reste de son armée et son matériel de siège.
La capitulation de Cronje amène la délivrance de
Ladysmith (1er mars) et, le 13, lord Roberts entre à
Bloemfontein, capitale de l’Etat libre d’Orange.
Les deux premiers actes de la tragédie sanglante
sont joués.
Le 28 mars meurt le vieux général Joubert. Il est
remplacé par un jeune général, Louis Botha, qui
réussit, comme entrée de jeu, à immobiliser lord
Roberts à Bloemfontein pendant six semaines, fait
une diversion puissante dans le sud-est de l’État
libre et force le généralissime anglais à envoyer
40 000 hommes au secours du général Brabant, en
fort mauvaise posture à Wepener.
La marche de Bloemfontein sur Pretoria constitue
le troisième acte de la guerre.
*
*
Cette marche a été préparée avec un soin minu-
tieux par lord Roberts et le général Kitchener. Avant
de se mettre en marche sur le Nord, il falllait, eu
effet, assurer le ravitaillement d’une immense ar-
mée, dont les communications étaient sans cesse
menacées par un ennemi audacieux, il fallait sur-
tout assurer la sécurité de son flanc droit, les Oran-
gistes occupant solidement toute la région s’étendant
à l’est de la ligne du chemin de fer de Bloemfonteim
à Pretoria.
La situation des belligérants est alors la suivante :
L’armée anglaise s’étend de Kimberley à Ladys-
myth, en passant par Ladybrand; lord Methuen, à
l’extrême gauche, marche sur Mafeking, toujours as-
siégé ; à l’extrême droite, le général Buller essaye
d’arriver à Newcastle et de là sur Johannesburg et
Prétoria. Lord Roberts marche au centre, sur trois
colonnes, ayant à sa gauche la division Poi Carew, à
droite la division Hamilton — le général Rundle, plus
à l’Est, couvrant Ladybrand et servant de liaison avec
les troupes de Buller.
Lord Roberts a sous ses ordres six divisions et de-
mie d’infanterie, quatre brigades de cavalerie, deux
divisions d’infanterie montée et 180 pièces de .canon.
A ces forces formidables, les plus considérables
que l’Angleterre ait jamais réunies dans la même
main, Louis Botha peut opposer 12000 paysans envi-
ron !...
Lord Roberts marche donc à coup sûr, occupe
Brandfort, franchit la Wet, s’empare de Winburg,
passe la Zand et entre le 12 mai à [Kronstadt.
Botha recule pas à pas sans se laisser entamer.
73 milles à peine séparent lord Roberts du Vaal,
mais il attend, avant de pousser plus loin, les résul-
tats de la colonne Methuen sur Mafeking, qui est
enfin délivrée le 18 mai. Sir Buller arrive en même
temps à Newcastle, au nord du Natal, mais ne peut
atteindre Laingsnek.
Les deux colonnes d’extrême droite et d’extrème
gauche forment ainsi deux sortes de crochets offen-
sifs, et toute l’armée anglaise, resserrant peu à peu
les deux branches de son formidable étau, balaye
devant elle la vaillante petite armée de Botha dont
le courage semble se décupler avec le danger.
Lord Roberts précipite alors le mouvement. Ses
pointes d’avant-garde franchissent le Vaal le 24 mai,
et 12 jours plus tard, le o juin, Prétoria tombe, sans
la moindre résistance, entre les mains des Anglais.
Située au fond d’une cuvette, entourée de hautes
collines faciles à fortifier, Prétoria pouvait être dé-
f endue de longs mois par une garnison relativement
peu nombreuse. Mais le général Botha, n’ayant point,
comme son adversaire, des réservoirs d’hommes
inépuisables, a préféré sagement se retirer avec toutes
ses forces dans les montagnes du Nord-Est, d’où il
dirigera la résistance désespérée qui, aujourd'hui,
fait l’admiration du monde entier.
*
* *
Le troisième acte est joué. Le drapeau britannique
flotte sur les monuments des deux capitales des pe-
tites républiques. En Angleterre, la joie déborde, la
guerre est finie et Albion victorieuse!...
Le rideau se lève sur le quatrième acte : la guerre
de guérilla, la lutte contre les essaims d’abeilles,
prévue par lord Wolseley.
Buller s’est avancé péniblement jusqu’à Wolksrust
et lord Roberts pousse non moins péniblement ses
colonnes dans la direction de Lydenburg, tandis que
LE MAGASIN PITTORESQUE
733
de Wet, resté dans l’Etat d'Orange, harcèle avec une
activité surprenante l’ennemi autour de Kronstadt,
lui enlevant convois sur convois, se jouant avec une
audace sans pareille des généraux Béthune, Brabant
Mac Donald, Hunter, Cléments, Paget, Cléry etRundle
acharnés en vain à sa poursuite.
Profitant de la diversion de de Wet qui a attiré sur
lui le gros des forces anglaises, Louis Botha se jette
brusquement sur les troupes qu’il a devant lui, le 11
juillet, et fait prisonniers, au col de Nitrals, ce qui
reste du régiment de Lincolnshire.de deux escadrons
de dragons et d’une batterie d’artillerie, échappés la
veille à la fusillade.
Roberts essaye de prendre sa revanche en occupant
d’abord Middelburg et Machadodorp ensuite. Il oc-
cupe Lydenbourg le 6 septembre.
Le lor septembre, lord Roberts lance une procla-
mation annexant le Transvaal, comme il avait annexé
l’État d’Orange, après l’occupation de Bloemfontein,
Les Boers accueillent cette proclamation en conti-
nuant leurs exploits aux portes mêmes de Johannes-
burg, tandis que de Wet reparaît dans l’Orange et fait
sauter presque chaque jour un point quelconque de
la ligne du chemin de fer au nord et au sud de Krons-
tadt. « Pas un jour, pas une nuit, télégraphie lord
Roberts, ne se passent sans qu’on attaque des trains
et sans qu’on cherche à les faire dérailler. »
L’occupation de Lydenburg ne met donc pas fin
aux hostilités comme l’espérait le vieux maréchal
qui, fatigué de cette interminable campagne, fait an-
noncer son retour en Angleterre où il recueillera la
succession du lord Wolseley en qualité de généralis-
sime de l’armée anglaise.
Sur ces entrefaites, on apprend (H septembre) le
départ du président Kruger qui, après avoir transmis
ses pouvoirs à Schalk Burgher, se réfugie à Lourenço
Marquez, d’où il s’embarque le 19 octobre pour l’Eu-
rope à bord d’un navire de guerre hollandais, le Gel-
derland.
La grande guerre estvirtuellement terminée, l’heure
est critique pour les Orangistes et les Transvaaliens,
mais de nombreux petits commandos, commandés
par les Botha, les de Wet, les Olivier, Viljoen, Lem-
mer, etc., battent la campagne aussi vaillamment
qu’au premier jour, guettant les occasions, enlevant
les patrouilles anglaises et capturant leurs trains
d’approvisionnements.
C'est la guerre de guérilla qui commence, lutte
désespérée d’un vaillant petit peuple résolu à mourir
plutôt que de se soumettre à l’envahisseur. La guerre
est partout plus ardente que jamais dans ces pays
soi-disant conquis, et les Anglais ne sont maîtres, en
réalité, que de quelques grandes villes et des lignes
de chemins de fer. Les deux tiers de l’Etat d’Orange
et les quatre cinquièmes du Transvaal sont toujours
libres, et les journaux anglais constatent eux-mêmes
que tout va de mal en pis dans l’Afrique du Sud.
Furieux de ne pouvoir vaincre cette résistance opi-
niâtre d’un peuple qui veut vivre libre, ses ennemis
se vengent odieusement sur les femmes et les
enfants, brûlent les fermes, etc., se mettant ainsi au
ban des nations civilisées.
Telles sont, rapidement résumées, les différentes
phases de cette guerre extraordinaire qui, selon l’ex-
pression du président Kruger, étonne le monde en-
tier depuis 14 mois.
En terminant, qu'on nous permette d’envoyer notre
tribut d’hommages au président Kruger, à l’admirable
vieillard et au vaillant petit peuple écrasé, mais non
vaincu, par la plus puissante armée que l’Angleterre
ait jamais réunie, et qui reste fièrement le fusil à la
main pour défendre son territoire et sa liberté.
EN CHINE
Depuis six mois la question chinoise est posée de-
vant l’ancien et le nouveau monde. Depuis six mois
la barbarie est aux prises avec la civilisation, et toutes
les chancelleries se demandent avec une anxiété
croissante comment se terminera le terrible drame
qui se joue en ce moment à l’autre extrémité du
monde.
Comment résumer ces événements aussi extraordi-
naires qu’inattendus ? Le monde entier s’était donné
rendez-vous sur les rives de la Seine pour y admirer
les merveilles accumulées par le génie humain,
lorsque, comme un coup de foudre dans un ciel sans
nuages, éclata la terrible crise : Pékin en proie aux
horreurs delà pire révolution; toutes les légations
assiégées, bombardées, brûlées par une populace fu-
rieuse; les missionnaires, les étrangers, massacrés
avec d’horribles raffinements de cruauté. Et, en face
de ce lamentable spectacle, l'Europe impuissante,
affolée, expédiant en hâte ses navires chargés de
troupes et de canons, délivrant ses représentants
mais incapable, depuis lors, d’obtenir le châtiment
des coupables, ouvertement protégés par l’impéra-
trice douairière de Chine.
Les rapports officiels du commandant de Marolles
et de M. Pichon, notre ministre à Pékin, ont fait con-
naître toutes les péripéties de ce drame inouï. Nous
n’avons donc pas à les analyser ; ils sont dans toutes
les mains, et, d’ailleurs, il nous faudrait tout un nu-
méro du Magasin Pittoresque pour les exposer claire-
ment.
Comment tout cet imbroglio se dénouera-t-il? Bien
malin le diplomate qui pourrait entrevoir la solution
de cette question chinoise grosse des plus formidables
éventualités.
Tout ce que nous savons de façon précise, c’est que
nous avons, à des milliers de lieues de la mère patrie,
un petit corps d’armée de 16 à 18000 hommes qui fait
fière figure au milieu des troupes internationales
et que la carte à payer doit approcher à l’heure ac-
tuelle de la centaine de millions. Pour tout le reste,
c’est une énigme à dé chiffrer.
Envoyons donc un salut ému aux braves petits sol-
dats qui forment kà-bas la garde d’honneur du dra-
peau français, et attendons les événements.
Henri MAZEREAU.
LA VIE EN PLEIN AIR
Vive l’Automobilisme! c’est le cri de la quinzaine.
11 triomphe partout, dans nos promenades, sur nos
routes, dans les concours de Vincennes, là-bas à
l’exposition lointaine des sports et des chemins de
fer, et enfin tout dernièrement, il a fait son entrée
triomphale à l’Exposition de Paris, au Champ de
Mars, au Trocadéro, au milieu des acclamations d’un
public enthousiaste et ravi.
Ce fut la dernière fête, et elle fut éclairée par le
soleil, sans lequel rien ne réussit complètement.
L’Automobile-Club de France l’avait merveilleuse-
734
LE MAGASIN PITTORESQUE
meut organisée, et la foule — immense — a montré
par sa présence et par ses bravos combien elle était
séduite par le spectacle.
Devant le Grand Palais s’élevait une large estrade
en bois sur laquelle avaient pris place les membres
de l’ Automobile-Club, et parmi eux M. le baron de
Zuylen, le marquis et le comte de Chasseloup-Lau-
bat, Péi’ivier, directeur du Figaro, Paul Meyan, etc.
Sur les marches du Grand Palais, l'Harmonie Du-
fayel donnait un fort joli concert qui fit prendre en
patience l’arrivée des voitures automobiles.
A l’une des fenêtres on pouvait apercevoir le roi
des Belges, et quelques personnages de sa suite. L’au-
tomobile fait la joie des princes, des rois et des peu-
ples.
De l’autre côté, c’est-à-dire au Petit Palais, le spec-
tacle est des plus curieux. Autour des statues, sur
les statues même, ce sont des grappes humaines qui
se tiennent en équilibre. Sur les marches, dès une
heure, il n’y avait pas un coin de libre. Les retarda-
taires ont dû porter leurs pas ailleurs.
Mais voici les voitures. Elles viennent des Invalides,
après être parties de la place de la Concorde, où est
installé l’Automobile Club. Combien sont-elles?
Au moins deux cents, et j’aurais été bien embar-
rassé, si j’avais fait partie du jury, pour distribuer
des prix. Elles étaient ornées avec beaucoup dégoût,
notamment d’exquis chrysanthèmes à travers un
harmonieux feuillage, et au milieu des fleurs, des
roses, des bannières rouges, or, bleues, vertes, de
jolis minois emmitouflés dans des fourrures grises.
J’ai remarqué particulièrement l’automobile-char de
V Auto-Vélo, notre nouveau confrère sportif, qui faisait
la joie des yeux. Quelqu’un disait à côté de moi :
« C’est le char de la victoire... » Le comte de Dion,
qui a fondé ce nouvel organe avec le marquis de
Chasseloup-Laubat et plusieurs autres sportsmen, ont
en effet l’habitude de vaincre dans toutes leurs en-
treprises.
La foule, je l’ai dit, était des plus denses, et pour
permettre le défilé, des gardes à cheval présidaient le
cortège. La vieille locomotion précédant la nouvelle...
pour ce jour.
Le préfet de police, afin d’éviter les accidents,
avait donné l’ordre qu’il y eût deux cortèges, l’un au
Trocadéro, l’autre aux Cbamps-Élysées. Je n’ai vu
que celui des Champs-Elysées, mais la précaution
était bonne, car si la foule n’avait pas été divisée, je
me demande ce qui serait advenu. Il n’y a pas eu
d’accidents à déplorer, mais les bousculades ont été
nombreuses de ci, de là; la foule a même abusé de sa
force pour entrer sans payer dans l’Exposition.
M. Hébrard, directeur du Temps, et membre de
l’Automobile-Club, s’est vu refuser pendant plus
d’une demi-heure l’entrée du Grand Palais, par suite
de l’excès de zèle d’un gardien. Petits incidents re-
grettables, qui seront vite oubliés, tandis qu’on se
rappellera longtemps ce défilé d’automobiles où
chaque voiture eut sa part du succès général.
L 'Auto-Vélo, et son rédacteur en chef, M. Des-
grange, ont été parmi les médaillés du concours
fleuri, ainsi que M. Georges Bichard, à qui a été ac-
cordé une médaille d’or.
Le jury du concours et V Automobile Club méritent
toutes les félicitations.
On ne peut exprimer qu’un regret, c’est que ce
spectacle ne nous ait pas été offert plus tôt. Mais j’es-
père bien que l’été prochain, l’Automobile-Glub nous
donnera de nouveaux spectacles de plein air, que le
public préfère à tous les autres.
*
* *
Un amateur, un apôtre du plein air, le bon et
brave ami Adolphe Corthey, est mort pour l’avoir
trop aimé. 11 avait passé la soixantaine, mais il
avait les audaces du jeune homme de vingt ans. Le
froid ne lui faisait pas peur. Il le bravait, s’étant
habitué dès son jeune âge à se faire « un corps
sain dans un esprit sain ».
Un jour, la température s’était abaissée subitement.
Il sortit néanmoins, comme à l’ordinaire, sans par-
dessus.
Il marcha longuement, alla faire des armes chez
Rue, et rentra se coucher le soir chez lui, tout au
haut de la rue Lepic, en proie à la fièvre. Lui qui
n’était jamais resté au lit plus de huit heures, il dut
y rester pendant huit jours, atteint d’une fluxion de
poitrine.
Son corps résistait, mais son esprit toujours lucide
voyait les progrès du mal et parlait avec philosophie
de la... fin.
Il la vit venir sans crainte et souriant, jetant ses
derniers regards sur ses vieilles épées accrochées au
mur de sa chambre, qui lui l’appelaient la vieille
Chevalerie Française, dont il était, en cette fin du
xixe siècle, un des représentants les plus estimés et
les plus braves. Il était sans peur et sans reproche.
Maurice LEUDET.
THÉÂTRE
Comédie-Française. — Alkestis, drame en vers,
d’après Euripide, par Georges Rivollet.
C’est au théâtre d’Orange que fut jouée pour la
première fois, il y a deux ans, cette œuvre remar-
quable. Dans l’incomparable décor où Alkestis nous fut
donnée, par une nuit d’été, sous un ciel bleu criblé
d’étoiles, l’effet avait été saisissant. Les vers harmo-
nieux montaient, ailés, jusqu’au sommet du vaste
amphithéâtre, et devant le mur cyclopéen, le long
duquel était installée la scène, les personnages sem-
blaient prendre des proportions surhumaines.
A la Comédie-Française, l’œuvre, toujours belle
pourtant, a paru rapetissée, et ceux qui, comme moi,
avaient applaudi l’adaptation de M. Georges Rivollet
au vieux théâtre romain, ont regretté le cadre su-
perbe, décidément indispensable à l’envergure du
drame antique.
Le sujet d 'Alkestis est d’une émouvante simplicité.
La mort menace le palais du roi Admète : il faut une
proie à ce génie malfaisant. C’est, la jeune épouse qui
se sacrifiera : Alkestis est belle, heureuse, souriante
à la vie; le malheur devrait s’éloigner d’elle, et pour-
tant elle mourra. Mais un bras puissant, celui d’Hé-
raclès, ira l’arracher à la tombe. Héraclès a été l’hôte
d’Admète le jour même où le palais était en deuil;
les lois sacrées de l’hospitalité lui en avaient ouvert
la porte. Il a mangé et bu d’un appétit olympien; il
s’est même enivré joyeusement, tandis qu’autour de
lui tout le monde pleurait. Et quand il a su la douleur
d’Admète, le géant ivrogne et carnassier a jeté les
roses qui couronnaient son front; il a repris son sang-
LE MAGASIN PITTORESQUE
735
froid et couru disputer à la mort la jeune et belle
Alkestis.
M. Georges Rivollet n’a point serré de trop près le
texte du poète grec, la chose était impossible; mais
les libertés qu’il a prises ne déparent point son œuvre
riche en beautés. Il a touché à Euripide avec respect,
l’art délicat d’un vrai poète. Sur la pensée d’Euripide,
il a jeté des vers délicieux.
Écoutez Héraclès en extase, au clair de lune, après
sa copieuse orgie :
... Cette nuit, tout dort sur terre et dans le ciel;
L’âme des roses monte à leurs lèvres de miel,
Sous l’olivier sacré l’Hamadryade rêve;
C’est l'heure du repos des choses, c’est la trêve !
Lne divine paix tombe du firmament,
Et voilà que mon cœur est comme un lac dormant;
Et tout ce qui bouillonne en moi, tout ce qui gronde,
S’apaise, et ce n’est plus qu’une ride sur l’onde.
Tout est beau, tout est bon dans le vaste univers,
Et, dans l'âpre senteur de ces pins toujours verts,
Ivre, comme peut l’être un dieu quand il est ivre,
J’aspire sous les cieux la volupté de vivre!
Sur le corps d’Alkestis, les jeunes filles viennent
apporter des fleurs et quelles plaintes, quelle musi-
cale élégie exhalent leurs lèvres !
Ne cherchez plus dans les chemins
Les aphodèles, les jasmins
Dont la fleur en neige retombe :
Nous avons tout pris pour sa tombe.
Ne cherchez plus dans le blé mûr
L’étoile du biuet d’azur
Ni la pourpre du pavot frêle :
Nous avons tout cueilli pour elle.
Morte endormie avant le temps,
Nous effeuillons sur le sépulcre où tu reposes
La jeunesse d’avril et la splendeur des roses,
Afin que tes paupières closes
Rêvent dans leur sommeil d’un songe de printemps!
Et quand la cérémonie des funérailles est achevée
et qu’Alkestis dort sous les fleurs, le roi Admète, abî-
mé dans sa douleur, se souvient du passé. Le regard
tourné vers la campagne ensoleillée, il évoque les
douces visions d’autrefois :
Oh ! vous, qui savez tout, poètes, dites-moi
Pourquoi cette campagne est si belle, pourquoi
Là-haut dans le ciel bleu passent ces hirondelles?
Pourquoi le bois s’éveille avec un frisson d’ailes?
O misère ! Et pourquoi, dans un matin plus pur
Mes yeux n'ont jamais vu plus de joie et d’azur...
Ce fut par une aurore à celle-ci pareille,
Hélas! où tous les nids chantaient à notre oreille,
Eveillant les échos dans les bois endormis,
Vous vous en souvenez, n'est-ce pas, mes amis?
Qu’au son de la cithare et des chants d’hyménée,
Vierge, dans mon palais vous l’avez amenée.
J’étais là... je la vis de loin, dans le chemin;
Sur le bras paternel elle appuyait sa main;
Elle marchait dans l’herbe humide de rosée,
Légère avec ses blancs vêtements d’épousée;
Et le peuple effeuillait des roses sous ses pas;
Et moi, tout ébloui, je croyais voir, là-bas,
Venir dans la splendeur de ce matin sans. voiles
L’aube même, sortant de son palais d’étoiles.
La Comédie-Française a fait son devoir en mettant
au répertoire cette œuvre noble et belle. Cette adap-
tation, où l’érudition se cache pour ne faire place
qu’à la poésie, est supérieure à bien des pièces origi-
nales dont la destinée est éphémère.
Ch. FOKMENTIN.
Opéra-Comique. — Une Aventure cle la Guimard,
ballet en un acte de M. Henri Caïn, musique de
M. André Messager.
Donné au cours des fêtes qui eurent lieu à Trianon
à l’occasion de l’Exposition universelle, le ballet de
MM. Cain et Messager y avait obtenu un grand succès.
Nous devons savoir gré à M. Carré de l’avoir joint sur
l’affiche à l’intéressante reprise du Juif Polonais.
V Aventure de la Guimard est des plus simples. Il
s’agit d’un jeune garçon qui s’est laissé enrôler par
un sergent recruteur afin de pouvoir satisfaire, par
quelques présents, la coquetterie de son amie. Au
moment de la séparation, nos deux amoureux se dé-
solent, lorsque survient la Guimard qui, après avoir
dansé devant le sergent recruteur, profite de l’admi-
ration où son talent chorégraphique a plongé celui-ci
pour lui dérober et pour détruire l’acte d’enrôlement.
Fureur du sergent, qui conduirait la Guimard en pri-
son sans l’opportune intervention d’un fermier général
qui met tout le monde d’accord.
M. Messager a écrit sur ce mignon livret une mu-
sique vive et légère, très en rapport avec les gracieuses
situations du sujet.
On a beaucoup applaudi Mlle Chasles qui a inter-
prété de charmante façon le rôle de la Guimard; elle
a d’ailleurs été fort bien secondée par Mlle Dugué et
Santori.
*
* *
Reprise de la Basoche, opéra-comique en trois actes,
paroles de M. Albert Carré, musique de M. André
Messager.
Quelle heureuse idée a eue l’Opéra-Comique de
reprendre la Basoche ! Voilà de la musique claire, au
moins; de la mélodie facile et nullement triviale; le
tout encadré d’une très correcte harmonie, brillam-
ment rehaussée par une instrumentation à la fois
ingénieuse et non dépourvue d’originalité. Franche-
ment, cela nous repose un peu de ces pièces, trop
nombreuses, hélas ! que veut nous imposer la nouvelle
école, et qui se parent prétentieusement du titre de
drame ou de comédie lyrique; véritables énigmes poui
le bon public et soi-disant accessibles aux snobs seuls
qui, bien qu’ils en aient, n’y voient goutte la plupar
du temps.
Rappelons en quelques lignes l'allègre sujet du livre
de la Basoche, qui fait le plus grand honneur à son
auteur, le très distingué directeur de la salle Favart,
M. Albert Carré.
Le duc de Longueville vient d’amener à Paris Marie
d’Angleterre; elle doit être unie en troisièmes noces
au roi Louis XII, qui lui est complètement inconnu.
C’est le lendemain que doit avoir lieu l’entrée solen-
nelle de la future reine, et celle-ci se trouve prise, en
attendant, d’un irrésistible désir de visiter Paris in-
cognito. L’auberge du Plat d’Étain est là : elle y
descend juste au moment où vient de se faire l’élec-
tion du roi de la Basoche.
Clément Marot, l’heureux élu, s’avance à cheval,
diadème au front et en grande pompe, sur la place
publique.
Pour mériter le titre de roi de la Basoche, il faut
être célibataire : or Clément Marot a épousé Colette,
une gentille campagnarde, mariage ignoré de ses élec-
teurs et qu’il s’est empressé de leur cacher.
Colette a d’ailleurs reçu de lui l’ordre formel de ne
révéler à personne son état civil. La situation devient
alors très amusante, car, tandis que Marie d’Angleterre
736
LE MAGASIN PITTORESQUE
est convaincue que Clément Marot est le roi Louis XII
en personne, Colette, elle, se croit devenue reine de
France. De cette double erreur naissent alors de
nombreuses péripéties qui, à la grande joie du spec-
tateur, amènent finalement la rencontre des deux
reines, toutes les deux en grand costume de cour.
Tout s’arrange au mieux du monde et au milieu d’una-
nimes applaudissements.
La fine musique que M. Messager a su broder sur
ce thème a retrouvé le même succès qu’à sa première
apparition. La Basoche figure, à. mon avis, au premier
rang de, ses nombreuses partitions. Pour être juste, il
faudrait en citer la plupart des morceaux : le mieux,
c’est d’aller l’entendre, certain d’en revenir satisfait.
Mlle Riotton (Colette) et M110 Baux (Marie d’Angle-
terre) ont rivalisé d’entrain et de gentillesse ; M. Jean
Périer (Clément Marot) a porté dignement et en chan-
teur de talent la royale couronne de la Basoche, et il
est difficile de mieux personnifier Jean Léveillë que
ne l'a fait M. Carbonne. Dans des rôles secondaires,
MM. Grivot, Jacquin, Rothier, Huberdeau et Allard se
sont fait applaudir à bon droit. Mais les honneurs de
la soirée reviennent à l’excellent et incom parable Fu-
gère, qui a atteint, dans le rôle du duc de Longueville,
à la perfection même.
Em. fouquet.
LES LIVRES
Gavotte musquée. — Sous ce titre évocateur de
fêtes galantes, d'aristocratiques raffinements et de
plaisir, M. Henri Grafïan, un jeune compositeur mar-
seillais de grand talent, vient de publier une œuvre
d’une grâce exquise et spirituelle, d’une mélodie pleine
de finesse et de charme, pour laquelle, en manière
de glose poétique, notre confrère O. Justice a écrit de
jolis vers où passe avec la séduction des Camargos
comme un fin rayon de la palette de Watteau et de
Lancret.
Gavotte musquée se trouve à la maison d’édition Le
Clavier, 78, rue de Rome, à Marseille, et chez tous les
grands marchands de musique.
RECETTES HT CO^SEILiS
POUR CHAMPAGNISER LE VIN BLANC
On fait fondre au bain-marie du beau sucre candi blanc
avec un même poids de vin blanc, puis on verse ce sirop
dans la pièce, à raison de trois litres par hectolitre ; on
agite vigoureusement et longtemps pour que le sirop se
répartisse bien dans la masse et en même temps pour
que le vin absorbe de l’air. On ajoute encore 6 à 8 gram-
mes de tanin dissous dans f alcool ; le lendemain, on
colle, et huit jours plus tard on met en bouteilles.
Quelques mois plus tard, le vin est devenu mousseux.
*
* *
POUR GUÉRIR LES MAUX DE DENTS
Le remède est très simple : verser dans un demi-verre
d’eau de 12 à 15 gouttes d’Eau cle Suez (fd jaune), dé-
layer le mélange obtenu, et au moyen d une brosse douce,
s’en frotter les gencives et les dents. La rage de dents la
plus violente est immédiatement calmée. L’Eau de Suez,
combinée d’après les découvertes de Pasteur, détruit le
microbe de la carie et donne aux dents une blancheur
éclatante.
Le Père Noël et sa Phospliutine F alières.-
NETTOYAGE DES ÉPONGES DE TOILETTE
Mettre tremper pendant une heure ou deux l’éponge
dans de l’eau fortement acidulée . par le jus d’un ou de
plusieurs citrons, suivant la grosseur de .l'éponge; la
presser souvent et à plusieurs reprises ; la rincer à grande
eau. Si l’éponge est très ternie ou très imprégnée de savon,
on peut, avant de la mettre dans l’eâu acidulée, la faire
tremper et la presser dans, de l’eau chaude où on aura
fait dissoudre un peu de cristaux de soude.
JEUX ET A|VIU SE PETITS
Solution du problème paru dans le n° du -15 novembre -1900 .
PROBLÈME
_L -1- = -A ou 4— de l’existence totale pour
6 12 12 4 ' 1
l’enfance et l’adolescence. L’âge de la mort de Diophante
se compose donc :
1° De ce quart; 2° du septième; 3“ de 5 ans; 4° de la
moitié qu’atteignit le fils ; et 5° des 4 ans que le père sur-
vécut à son fils. .
1 1 1 25.
O 4- — 4 = — ‘ Donc l'âge final du célèbre
u 4 7 2 28 6
. 25
mathématicien grec d’Alexandrie se compose de ces —
2
et de 9 ans ; 9 ans représentant les , l’âge cherché est
Q V
donc — - — ou 84 ans.
Ont résolu le problème : MM. Barbier, à Montauban ;
Bergis, à Montpellier; un groupe de lycéens à Marseille ;
Isnard, à Nimes; Roussel, à Douai; L. Jeannin, à Va-
lenciennes; E. Rachet, àParis;Mlle Jeanne Iloen, à Paris ;
L. Breton, à Versailles; M11* Valentine Jullien, à Lille;
Mne Denise Guignet; à Neuilly-sur-Seine; D. Giraud, à
Nancy ; Ch. Legris, au Mans; Ch. Bartaumieux, à Paris;
M"° Marguerite Mathurin, à La Ferté-sur-Grosne (Saône-
et-Loire).
On tient dans une main un cornet de deux dés, comme
le représente la figure. Il s agit, sans s aider de lautie
main, de les faire
pénétrer dan£ le
cornet. Pour le
premier, cela va
tout seul, il ■ suffit
de le lancer en l’air
et de le rattraper
dans le cornet.
Pour le second,
cela est plus dif-
ficile, car si on le
lance en l’air, le
premier a bien des
chances d’en faire
autant et de re-
tomber à côté. On
peut y arriver plus
simplement en abaissant brusquement tUa \ main et en
lâchant, en même temps, le dé. Celui-ci tombe moins len-
tement, il arrive au moment où le cornet est plus bas
que lui et peut dès lors le recevoir.
Le Gérant : Ch. Guiox.
Paris. — Typ. Chamerot et Renou2rd. — 4011-1,
LE MAGASIN PITTORESQUE
73T
LA FEMME DU MAITRE
Van Dyck
La Femme iuj Maître (Pinacothèque de Munich).
Gravure de GuéreLle.
1 .'J DÉCEMBRE I 9 JO.
738
LE MAGASIN PITTORESQUE
LJÀBBAYE DES DAMES
SAINTES EN SAINTONGE
Parmi les superbes sculptures qui décorent la
façade de l’église Sainte-Marie, ancienne chapelle
abbatiale du célèbre monastère des « Dames »
de Saintes, un groupe excite particulièrement
1 intérêt des archéologues. Deux chevaliers bar-
dés de fer. montés sur leurs destriers de bataille,
la lance en arrêt, s’élançant l’un contre l’autre,
emportés par l’ardeur du combat Un troisième
personnage à pied, vêtu d’une longue robe, sem-
ble se jeter entre les adversaires et les arrêter
en étendant les bras.
Les commentateurs attribuent à cette scène la
représentation de la Trêve de Dieu. Malgré leur
autorité, nous aimons y prêter un symbolisme
plus personnel, — à y voir l’emblème du rôle
que le monastère et la ville de Saintes, elle-même,
protégée par lui, jouèrent au milieu des luttes
sanglantes dont la Saintonge, pendant tant de
siècles fut le théâtre.
Tour à tour, Aquitains et Angevins, hommes
de langue d’Oc et de langue d’Oil, Anglais et
Français, catholiques et huguenots, se sont dis-
putés le fer à la main la possession de cette
contrée si fertile, si riche, conservant de la civi-
lisation gallo-romaine plus de commerce et
d'initiative municipale que celles habitées par-
les peuples du Nord.
Et, quand à travers ce déchaînement des pas-
sions furieuses, on suit la vieille cité Santone
lors de la sombre mêlée, n’y prenant part autre-
ment que pour la subir; quand on la considère
invariable dans sa ligne de conduite, fidèle aux
maîtres légitimes, jamais révoltée, mais forte
en sa résistance, tandis qu’autour d’elle tout
était clameurs et tumulte, heureuse et prospère,
autant que les difficultés du temps le permet-
laient, n’est-on pas autorisé à attribuer ce phé-
nomène à cette circonstance exceplionnelb que
pendant toute la période féodale l’autorité la
plus haute qui s'y exerçât fut celle d'une femme :
Mme l’Abbesse du monastère des « nonnains » de
Sainte-Marie? Ce monastère baptisé par le peuple
lui-même l’Abbaye des « Dames », comme pour
indiquer son doux vasselage — . aux Dames -
remplaçant la suzeraineté du seigneur trop fré-
quemment ferrailleur et avide.
C’est cette originalité, unique peut-être en
France, qui nous frappe en lisant l’histoire de
Saintes, si activement mêlée, jusqu’au nivelle-
ment de la Société modernisée, à celle d’un cloître
de bénédictines.
Lorsque Geoffroy Martel, de concert avec son
épouse, Agnès de Bourgogne, veuve en premières
noces de Guillaume le Grand, duc d’Aquitaine,
fonda en 1047 le monastère de Sainte-Marie, et
l’enrichit de tant de terres, droits, prérogatives,
que, remarque le frère Boudet(l), auteur d’une
histoire de V Abbaye^), de tous les établissements
qui furent faits en ce temps ou environ, il y en a
certainement très peu qui se trouvent aussi dotés.
Tout en obéissant à un profond sentiment de
piété, il fit preuve d’un grand sens politique.
11 savait par sa propre expérience combien la
loyauté des vassaux était précaire. En faisant
passer dans les mains des bénédictines de Sainte-
Marie une large portion des domaines, dont il
était maître de fait, sinon de droit, n’empêchait-
il pas une puissance rivale de s’établir trop près
du Capitole?
L’énumération des terres seigneuriales, des
paroisses, des chapitres, des fiefs et des juridic-
tions concédés au monastère, par les fondateurs,
dans la Saintonge, le Poitou, l’Anjou, serait trop
longue, tant le tout formait un magnifique apa-
nage; et la donation en était faite sans réserve,
engageant les héritiers de la façon la plus absolue.
Les fondateurs, en outre, et c’est là le plus
remarquable, octroient à l’abbaye, non seule-
ment « la viguerie » ; c’est-à-dire la justice sur
toutes les possessions de ladite abbaye, dans la
Saintonge et les autres Provinces; mais encore
la « monnoye » (3), droit de battre monnaie et
d’ériger un change dans tout l’évêché de Saintes.
Si on considère, que ce droit de « monnoye »
était de tous celui auquel les seigneurs atta-
chaient le plus haut prix, celui que les rois reven-
diquaient le plus jalousement, comme un des
précieux fleurons de leur couronne, on conçoit
quelle fut l’aulorilé et l’influence de Mme l’Ab-
besse.
Bien plus, quoique devant l’hommage féodal
aux ducs d’Aquitaine, elle ne relevait directement
que du pape. Les souverains pontifes, dans plu-
sieurs bulles confirmant les titres de 1 abbaye,
augmentent et expliquent ce privilège d’une
manière formelle.
Ainsi donc, avec de telles assises à sa fonda-
tion, de tels privilèges sans cesse confirmés et
accrus, le monastère et son abbesse, — libre-
ment élue, — tinrent bien pendant toute la période
féodale auprès de la ville municipale de Saintes
(1) Né en 1708, mort en 1743.
(2) Publiée par M. Audiat.
(3) Le musée de Saintes possède quelques types de mon-
naies très rares frappées par l’abbaye au nom de Louis
et de Lothaire.
LE MAGASIN PITTORESQUE
739
la place que les hauls barons accaparaient dans
tant d’autres cités.
De cette place prépondérante, ces femmes
plus grandes encore par le cœur et l’élévation
d’esprit que par la naissance, quoiqu’elles fus-
sent toutes de noble lignée, se montrèrent abso-
lument dignes.
Arsendis de Lusignan (1078-1099) recevant le
pape Urbain II, venu pour prêcher la croisade,
se voyait déjà décerner par ce pontife le bel
éloge de fidélité que, tant d’années plus tard,
Louis XIV adressera encore à la ville de Saintes.
Dans cette longue succession qui va de Con-
stance à MmedeBaudean deParabère, chose éton-
nante. on trouve toujours, au moment voulu,
une femme à laquelle on pourrait appliquer
l’éloge d’un moderne étranger : The rightman in
ihe right place...
Les bras étendus, quand il s’agit de préserver
leurs sujets
du péril, ces
saintes et no-
bles Dames
savent tenir
tête aux plus
grands.
Au besoin
même elles
ne s’éffrayent
pas de recou-
rir à la procé-
dure barbare
du temps,
lorsque les
circonstances
l'exigent,
malgré tout ce que ces moyens pouvaient pré-
senter d'incompatible avec la paix claustrale.
Florence (1101-1 108), ayant eu à se plaindre
de méfaits commis dans 1 île de Vix, et les im-
putant à André de Trahent, le cita à se soumet-
tre au « jugement de Dieu » par l’épreuve de
l'eau.
Le seigneur, à la vue de la chaudière, avoua sa
faute, et le bon droit des religieuses lui ainsi
reconnu d’une éclatante manière.
Mais le fait le plus caractéristique est celui du
duel « que, selon la mauvaise coutume des temps»,
dit le pieux historiographe, Sibylle de Bourgogne
(1 1 19-1134) imposa à un sieur Pierre de Creix
qui, commis à la garde des biens de la commu-
nauté à Saint-Julien, s’en était attribué les forêts,
sous le prétexte qu’elles avaient jadis élé inféo-
dées à son aïeul. Ne pouvant autrement prouver
la vérité de son assertion, il offrit, pour ce, de
recourir aux armes.
L’abbesse accepta le défi : un certain Bonnet
se chargea de soutenir la cause du monastère; et
au jour fixé, les deux champions entrèrent en lice
devant l’église Sainte-Marie, en présence des
« Dames » et d’une foule de peuple.
Où trouver un trait plus piquant des mœurs du
moyen âge que celui de ces « nonnains « applau-
dissant des estocades?... Quel tableau archaïque
et chevaleresque à la fois que celle grande Sibylle
de Bourgogne, la même qui peu auparavant luttait
avec tant d’énergie contre l’évêque de Périgueux
pour faire réintégrer les sœurs de son obédience
dans le monastère de Saint-Sylvain, à elles octroyé
au siècle précédent, et dont la mauvaise foi de
l’un, lapartialité de l’autre tentaient de les dépos-
séder, réglant les clauses d'un combat en champ
clos, encourageant son champion, et sanctionnant
sa victoire sur l’adversaire félon.
Si elle nous apparaît pleine de majesté, lorsque
sans crainte elle s’avance à la barre des seigneurs
civils et ecclésiastiques du Périgord, ne s’im-
prègne-t-elle pas d’un charme intense en relevant
son voile de vierge pour vivre de la vie de son
siècle, palpiter avec lui jusque dans ses coutumes
de rude vail-
lance ?
Après elle,
Agnès de Bar-
bezicux(l 1 3f-
1 1 lie), conti-
nuant les tra-
ditions d’in-
trépidité,
maintiendra
la crosse
haute et fer-
me les chro-
niques de l'é-
poque sont
remplies des
traités passés
par elle avec les puissants du voisinage, et consta-
tent qu’elle sut s’attirer l’universel respect.
Mais les heures noires allaient sonner. Le se-
cond mariage d'Eléonore d’Aquitaine avec Henri
Plantagenet, transportant son superbe duché à la
couronne d’Angleterre, ouvrait Père de combats,
autrement terribles que ceux dont auparavant la
Saintonge avait supporté l’assaut.
11 ne s’agissait plus de querelles de barons a
barons, mais de peuple à peuple, de cette guerre
de cent ans qui de désastres sans précédents lit
jaillir lumineuse l'idée de patrie!...
Et voici le plus beau titre de gloire de l’abbaye
de Sainte-Marie, alors que les plus féaux hésitaient
sur le choix du maître à suivre, alors qu’il fallait
discerner son devoir au milieu des Ilots de sang
à la torche des incendies, par une sublime pres-
cience de l’avenir, Agnès 11 de Rochechouarl
(1322) conçut la première la généreuse pensée de
s’aflirmer dans la nationalité française. Elle réa-
lisa le hardi projet de secouer la suzeraineté du
roi d’Angleterre pour reconnaître celle des suc-
cesseurs de saint Louis. Nul doute que les vœux
de ses li lies ne la soutinssent en celle occasion,
car les procès-verbaux d’élection démontrent
Vue générale de l’Abbaye des Dames de Saintes.
LE MAGASIN PITTORESQUE
740
qu’elles étaient loin de renoncer à leur initiative,
et pourtant ces nobles femmes n’ignoraient pas
à quelles représailles cet acte les exposait.
Elles n’attendirent pas longtemps, du reste, les
effets de la vengeance anglo-saxonne, et payèrent
par la ruine totale de leur abbaye le précieux pri-
troupeau. Alors on les voit, comme Françoise de
la Rochefoucauld (1559-1606), tout mettre en
oeuvre afin de fléchir la colère des antagonistes.
Le prince de Condé, à la tête des huguenots,
s’était emparé de la ville et avait ordonné la des-
truction du monastère de Sainte-Marie. Françoise
Façade de l'Église abbatiale. (Substruction du règne de Louis XIV.)
vilège d’avoir précédé du Guesclin et Jehanne la
Pucelle dans la haine de l’étranger, d’avoir posé
une des assises de l’édifice sur lequel furent éle-
vées l’indépendance et l’unité de la France...
Puis, ainsi qu’ayant désormais accompli sa
tâche terrestre, l’abbesse s’éloigne de la scène
du monde et ne songe plus qu’aux choses divines.
Les héroïnes disparaissent faisant place aux
« Saintes ». Elles ne sortent plus de la retraite,
où s’écoulent paisibles leurs jours entre la prière
et la charité, que lorsqu'un danger menace le
se servit de son rang et de son crédit pour calmer
le courroux du vainqueur. Les lettres si vives et
si touchantes qu’elie écrivit à son frère, chef du
parti protestant, obtinrent enlin la grâce implorée.
Malgré tout, le monastère souffrit beaucoup
des guerres de religion, et lorsque Françoise de
Foin succéda à Mme de la Rochefoucauld, elle
consacra tous ses soins à réparer le mal ; et sa
mémoire, restée en vénération parmi les tilles,
dont elle réforma la règle, nous est conservée
par les réparations de l’église abbatiale, un des
LE MAGASIN PITTORESQUE
741
monuments les plus parfaits de l’art roman, dans
laquelle elle fut enterrée.
Des constructions antérieures au xie siècle, il
ne subsiste que deux chapiteaux ; au xie siècle
appartiennent les gros murs de la nef, le carré
du transept et les absides ; mais l'admirable
façade, qui a' été jugée digne de figurer en mou-
lage au Musée du Trocadéro, est du xne siècle,
n t date vraisemblablement de la reconstitution
décrétée par Sibylle de Bourgogne.
Un luxe inouï de sculptures représentant la
Sainte-Cène avec le Christ tenant le poisson,
symbole de l’Eucharistie, le martyre de saint
Eutrope et de sainte Eustelle,la tentation d’Adam
et d’Ève, le massacre des Innocents, les vieil-
lards de l’Apocalypse, etc., forment une splen-
dide page d’architecture. Elle a été merveil-
leusement dépeinte par l’abbé Laferrière (1),
ainsi que l’intérieur de l’église transformée en
caserne par le vandalisme administratif.
Viollet-le-Duc a consacré un chapitre spécial à
la tour du clocher, nous n’entreprendrons pas
une description qui ne pourrait que paraître
pâle après de tels maîtres ; ce que nous avons
voulu tenter, c’est retracer la physionomie si
particulièrement originale et attachante des
« Dames » qui vécurent dans ces murs, les tirent
sourdre de terre, les animèrent de leur souffle
et s’ensevelirent sous leurs décombres.
La dernière abbesse, M"10 de Beaudéan de
I) Auteur de l’Art en Sainlonge et en Aunis, mort évéque
de Constantine en 1800.
Parabère, refusa, en effet, de les abandonner, en
dépit des menaces de la tourmente révolution-
naire ; et lorsque les membres du Directoire de
la commune de Saintes vinrent pour l’expulser
de son couvent, elle leur imposa tellement
par sa vieillesse et son courage, qu’ils lui accor-
dèrent l’autorisation d’y demeurer en qualité de
locataire. Elle y mourut, fidèle au poste jusqu’au
bout, le 2 2 septembre 1792, et fut inhumée dans
la chapelle à côté de ses sœurs en Jésus-Christ.
Cette circonstance, bien plus remarquable qu’on
ne le croit, à une époque où tous fuyaient par force
ou par crainte, ajoute le cachet final à notre étude-
Le glas de la dernière abbesse sonnant le der-
nier jour du monastère, la pierre, qui retombait
sur Mme de Beaudéan de Parabère, scellait pour
toujours avec elle la grandeur et jusqu’à l’exis-
tence de l’abbaye des Dames.
Les bâtiments furent vendus en tant que pro-
priété nationale, les « nonnains » dispersées
pour ne se jamais rassembler.
Incarnant une des faces, le moins étudiées
peut-être, mais non le moins pittoresques de
l’antique organisation féodale, l’idée qui les créa
et les soutint ne trouvait plus place dans la
société actuelle.
Grâce à Dieu, sur le sol français sont nées de
nouvelles générations de religieuses pleines de
vertus et de sainteté; des prieures éminentes en
charité eten mérites de toutes sortes; mais il n’y
a plus désormais de « Dames » !
J. LA BRUYÈRE.
Portail, chapiteaux et archivoltes. Église abbatiale de Saintes.)
742
LE MAGASIN PITTORESQUE
li’Homme électrique
L'ingéniosité américaine, toujours à l'affût de
quelque stupéfiante nouveauté, ne connaît pas de
bornes; elle dédaigne les conquêtes du possible
et chercher à réaliser le fantastique et l’invrai-
semblable.
Le caprice le plus récent de l'habileté méca-
nique est l'homme-automate construit par Louis-
Philippe Perew, de Tonavanda, une petite ville
de l'Etat de New-York, près de la chute du Nia-
gara. Ce moderne Vaucanson s'est appliqué à
faire son homme-automate aussi « vivant » que
possible ; non seulement l’extérieur en est un
modèle achevé de l’être humain, mais d’éton-
nantes inventions mécaniques dissimulées à 1 in-
térieur y ajoutent des propriétés magiques qui le
font admirablement ressembler à une créature
pensante.
L’inventeur Perew a construit un corps, en
bois, caoutchouc et métal, qui marche, parle,
remue les yeux, court, saute. Avant d’arriver à
un pareil degré de perfection, Perew a fait di-
verses expériences qui toutes témoignent de son
adresse et de son imagination. En 1891 déjà, il
avait fabriqué un petit modèle d’automate en
bois de 90 centimètres de haut, qu’il attachait à
une charrette. Le petit homme de bois trottait
allègrement par les rues, en traînant après lui la
voiture et en excitant une admiration générale.
C’est alors que Perew eut l’ambition de perfec-
tionner son invention ; et dans sa propre ville il
a trouvé des capitalistes qui eurent foi en lui
et crurent au succès pécuniaire même de l’entre-
prise, il fit son homme électrique.
Au premier abord, l’on se demandait quelle
serait l’application pratique del’homme-machine.
11 pouvait être employé à porter des fardeaux
dans des endroits impossibles aux véhicules or-
dinaires, à escalader des hauteurs inaccessibles
à l’homme, à parcourir des distances qui épuise-
raient les plus robustes piétons; en un mot, à
accomplir mille besognes trop dures pour la
chair humaine. Peut-être, plus tard, deviendrait-
il une ressource guerrière, portant la mo’rt et la
destruction dans sa machinerie. Mû par des fils
électriques, il pourrait, dans les batailles, ma-
nier les engins meurtriers, et serait, sous ses
vêtements à l’épreuve des boulets, un ennemi
invulnérable et terrible.
Animé de ces idées hardies, M. Perew se mit
en quête de capitaux et réussit, en effet, à inté-
resser à son sujet quelques citoyens riches du
pays. Bientôt , une compagnie régulière se forma
intitulée : « Compagnie des Automates des
États-Unis », dont les [principaux bureaux sont
situés à Buffalo, dans l'État de New-York. 11 pa-
raîtrait, d’après le « Strand Magazine », que l'en-
treprise est appelée à prendre, sous peu, une
grande extension, car la Compagnie va fabriquer
incessamment un nombre considérable d’hom-
mes-automates destinés à être exportés dans
toutes les parties du monde.
Le premier chargement de cette bizarre mar-
chandise sera pour l’Angleterre. Avant qu il ne
soit longtemps, peut-être, les habitants de Lon-
dres apercevront, un matin, un homme d une car-
rure titanique traînant sans effort d’énormes
omnibus.
Cette force motrice sera-t-elle moins coûteuse
que l’automobile ordinaire? Vaudra-t-elle mieux
que le cheval? Pourra-t-elle être autorisée dans
les rues de la Cité? Ne causera-t-elle pas trop de
frayeur aux gens et aux bêtes? Voilà des ques-
lions auxquelles l'expérience seule saura ré-
pondre.
La construction du géant-automate fut exécutée
dans le plus grand mystère ; à présent qu'il est
terminé, M. Perew le livre à l’admiration des vi-
siteurs.
La première impression serait — - n’était la
grandeur anormale du corps qui mesure 2m, 35
— celle d'avoir devant soi un homme vivant.
L'automate est entièrement babillé de coutil
blanc, avec un eoquet mouchoir dans la petite
poche du veston. La peau est en aluminium, em-
ployé de préférence pour sa légèreté. L’énorme
tète est coiffée d’une casquette de dimensions
prodigieuses, comme n’en fabrique d’ordinaire
aucune manufacture. Les pieds en caoutchouc
gonflé portent des chaussures gigantesques. Mais
ce qu’il y a de plus remarquable dans l’homme-
machine, ce sont les mains d'une vérité saisis-
sante. L’effet de la peau est merveilleux : elle est
bronzée comme si l'air et l’effort l'avaient durcie,
et cet effet s'accentue encore quand les mains
sont occupées à serrer les anneaux de métal ou à
tenir les chaînes qui mettent l'automate en con-
tact avec sa voiture.
Au repos, cependant, le visage n'est pas exempt
d’une certaine expression de fixité qui s'efface
lorsque l’homme-éleetrique se met en mouve
ment.
Quand M. Perew eut achevé son œuvre, il
donna, à Tonawanda, une représentation. Dans la
plus vaste salle de la ville, remplie de curieux,
l'homme-automate effectua quelques numéros de
son savoir. Pour commencer, il fit un pas hési-
tant, avançant le pied droit qu'il posa avec une
petite secousse. Ce premier mouvement était ac-
compagné d’un bruit de pendule qu'on remonte.
Le pied droit ainsi en avant, le géant-automate
se haussa doucement sur la pointe du pied, leva
ensuite le pied gauche, l'avança et le posa snr le
parquet d’un mouvement plus aisé que le pre-
mier. Puis, il se mil à marcher légèrement,
LE MAGASIN PITTORESQUE
743
presque sans bruit, d’un pas ferme et élastique.
Deux fois, il fil le tour de la salle sans s'arrêter,
el M. Perew assura que son homme-machine
pourrait marcher ainsi un temps illimité.
L homme-machine, d’ailleurs, appuya celte dé-
claration en prononçant tout à coup, d'une voix
claire : « Je vais de New-York à San-Francisco ».
Car il a dans la poitrine un appareil grâce auquel
il est capable de dire des phrases préparées à
l'avance, de même qu’un autre appareil placé
dans la tête serl à produire les mouvements des
yeux.
Lorsque l’homme-automate eut fini sa prome-
nade autour delà grande ville, son inventeur lui
fit faire une production qui touchait à la sorcel-
lerie. Un gros bloc de bois fut placé sur le chemin
de l’homme-machine. Lorsque celui-ci arriva à
cet obstacle, il s’arrêta et, comme effaré, roula
les yeux de façon impressionnante. Puis parais-
sant prendre une détermination, il posa un pied
sur le bloc de bois et l'enjamba de l'autre.
Il est impossible de raconter combien l'effet
provoqué par ce mouvement fut prodigieux.
La Compagnie des Automates des Etats-Unis a
annoncé qu’elle avait l’intention d'envoyer le
géant-électrique faire un voyage à travers le con-
tinent. Il traînera derrière lui une voiture légère
où seront assis deux Américains, MM. Michaëls
et Deschinger.
Selon l’inventeur, cet étrange altelage pourra
faire 20 milles (8 lieues) à l’heure et 480 milles
(180 lieues) eu une journée, en s’arrêtant trois
fois par jour pour une heure. Un train rapide
entre New-York et San-Francisco accomplit les
3250 milles entre ces deux points en 124 h. 1/2.
L’homme-électrique mettrait 102 h. 1/2 pour par-
courir la même distance. 38 heures de différence
seulement! c’est un assez bon record pour un
piéton.
Si l’inventeur Perew a livré à la curiosité pu-
blique son homme-automate, il a gardé soigneu-
sement le secret du mécanisme. Nous apprenons
cependant que le corps est supporté intérieure-
ment par une monture d’acier où sont emmaga-
sinées les batteries électriques. Au bas du dos se
trouve caché un mince tube de métal de deux
centimètres et demi de large qui communique
avec l’opérateur assis dans la voiture. C'est par
ce tube que passe le courant électrique qui
détermine les mouvements divers de l’homme-
automate.
Avec l’homme-électrique qui nous arrive d’Amé-
rique, nous pouvons répéter, avec Boileau :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Th. MANUEL.
L’ÉTERNEL AÏEUL
Le vieux bonhomme Hiver s’avance
Comme un grand-papa nonchalant,
D’un petit pas lourd et d’indolence,
D’un pas furtif et lent, très lent.
Malgré son menton qu’il balance,
Ses lunettes, son chef branlant,
Le sournois! voici qu’il nous lance
Flocons de neige en feu roulant,
Frimas et vent, et grêle, et pluie;
N’ayez crainte qu’il vous oublie,
Voici trois gros rhumes pour vous !
Pour comble, vous devez sourire ;
Le traître! il n’en faut pas médire :
Ses mains sont pleines de joujoux !
Henri ALLORGE.
ANGICOURT
Le Conseil municipal de Paris doit inaugurer
solennellement, dans quelques jours, le sanato-
rium pour les tuberculeux adultes de la Ville,
édifié dans le département de l'Oise, à Angicourt,
sur les plans de M. Belouet, architecte de l’Assis-
lance publique.
Angicourt est un petit village du canton de
Liancourt. Il compte à peine deux cents habitants.
La commune est plutôt déshéritée : le bureau de
poste le plus proche, Cinqueux, est éloigné de
près d’une lieue, et il y a deux bons kilomètres
pour gagner la station de chemin de fer la plus
proche, Rieux, sur la ligne de Creil a Compiègne.
Soyons tout à fait complet : la distance, d’Angi-
courl a Paris, est exactement de 59 kilomètres.
Le village, à l’Ouest, est surplombé d’un pla-
teau boisé, balayé par les vents, où règne un air
salubre, très pur, un peu vif même. C’est a ce
plateau que l'on songea, voilà quinze ans tantôt,
lorsque vint à la Commission de l’Assistance pu-
blique l'idée de débarrasser les hôpitaux urbains
des phtisiques qui les encombrent et y végètent ,
pour bâtir là un sanatorium à l’intention des tu-
berculeux adultes pauvres.
Pour pénible qu’elle soil à notre patriotisme,
la constatation s'impose : l’Allemagne, la Suisse,
l’Autriche, la Hollande, l’Angleterre, ont, dans
cette voie, dès longtemps devancé la France. Les
Allemands s'enorgueillissent de leurs soixante-
dix ou soixante-quinze sanatoriums (pourquoi
n’écrirait-on pas sanatoriums, au lieu de sanalo-
ria , comme on écrit sérums ?), parmi lesquels
ceux de Falkenstein, dans le Taunus, et de Rup-
pertshain, sur les bords de Rhin. La ville de
Berlin possède les sanatoriums de Malkow el de
Blankenfeld ; Munich, ceux de Krailling Planegg
LE MAGASIN PITTORESQUE
744
et de Harlaching. Il faut citer encore les sana-
toriums suisses de Heiligen-Schwendi et de
Davos-Dôrfli, ce dernier construit dans un site
merveilleux, et qui appartient à la ville de Bâle ;
c’est un des modèles, peut-être même le mo-
dèle du genre.
Une énumération plus étendue risquerait d’être
fastidieuse.
Le traitement, dans lous ces sanatoriums, est
uniforme. Plus avantageusement que toutes les
pharmacopées, l'air pur lutte contre le terrible
bacille de Koch qui, chez nous seulement, tue
1 5u 000 personnes par an, la population de Rouen
ou de Nantes. L’air pur des plateaux et des mon-
tagnes est un des facteurs essentiels de la guéri-
son, — car, il ne faut pas l’oublier, et la pensée
en est consolante : la
phtisie, à toutes les
périodes, est cura-
ble. Avec l’air pur,
précieux adjuvants,
une nourriture très
abondante et variée,
le repos intellectuel
et moral.
Or dans aucun des
hôpitaux urbains (la
constatation en a été
faite souvent par les
sommités médicales)
Je tuberculeux ne
trouve ni air pur, ni
nourriture abondan-
te et variée, ni repos
intellectuel et moral.
Seul le sanatorium
réunit toutes ces con-
ditions exigées pour le traitement. Ajoutons que
le phtisique se trouvant en contact, dans une
salle d’hôpital, avec des malades atteints d une
affection différente, peut leur communiquer la
tuberculose. S'il est soigné dans sa famille, son
entourage ne risque-t-il point, de même, de ne
pas échapper à la contagion?
• * * *
Revenons, après celte digression nécessaire,
au sanatorium d’Angicourt, le premier sanatorium
de l’Assistance.
C’est en 1885, comme nous le disions plus haut,
que le Conseil municipal de Paris résolut en
principe la création d’un sanatorium pour les
phtisiques pauvres. Mais l’argent manquait; les
quelques fonds qu’il était possible de prélever
sur l’emprunt de 1886 eussent été insuffisants.
Les mois s’écoulèrent; les années succédèrent
aux années. Et peut-être laconstructiondu sanato-
rium, même sur le papier, fût-elle restée à l’état
de louable intention, si le pari mutuel n’avait
fourni à l'Assistance publique une somme de
700 000 francs pour lui permettre de passer de la
conception à la réalisation du projet.
Le nerf de la guerre... contre la tuberculose
une fois trouvé, en partie au moins, restait à
choisir un emplacement. Après maintes recher-
ches et les tâtonnements obligés, on se prononça,
snr le rapport d’un disparu, M. Emile Ferry, alors
conseiller du IXe arrondissement, pour un vaste
domaine de 40 hectares environ, et dont les es-
sences dominantes sont le sapin, le pin et le
bouleau. La propriété fut acquise et les ouvriers
se mirent à l’œuvre sur les plans de M. Belouet
qui avait visité les sanatoriums allemands et soi-
gneusement étudié leur installation.
On était alors en 1894.
Mais dès le début surgirent des obstacles. Pour
abriter contre le vent
du Nord, glacial, si
funeste aux pou-
mons, le bâtiment
principal, celui des
malades, il avait été
décidé que ce bâti-
ment serait enfoncé
de 8 mètres et que
l’on ferait un terras-
sement protecteur
d’environ 60 000 mè-
tres cubes. On com-
mença donc, — dit
le Dr Sersiron, dans
une thèse très docu-
mentée sur les phti-
siques adultes et pau-
vres en France et à
l’étranger, — par en-
lever une forte cou-
che de pierre meulière. Mais, à la profondeur de
6 mètres, on rencontra un banc continu de terre
glaise qui se refusait à porter toute fondation.
Creuser des puits pour chercher une assise plus
ferme, il n’y fallait point songer; c’eût été s’ex-
poser à perdre la source voisine, captée en 1881
par la commune d’Angicourt, et absolument in-
dispensable à la vie du sanatorium. Force fut
donc de bâtir sur pilotis la majeure partie des
murs en façade. Et puis, quatre ou cinq entre-
preneurs firent successivement faillite. Le temps
marchait; les travaux n’avançaient que lente-
ment.
Enfin le pari mutuel ayant alloué à l’Assistance
une nouvelle somme d'un demi-million, il s’en-
suivit un regain d’activité. Et aujourd’hui le sana-
torium se dresse fièrement au-dessus d’Angicourt,
à l’extrémité du plateau, â l’altitude de 95 mètres ;
la moitié du sanatorium, laut-il écrire si l'on
veut être exact. Car seul le pavillon destiné aux
hommes est édilié; plus tard, quand les res-
sources le permettront, on construira un pavillon
semblable, de 165 lits également, à l’intention des
femmes.
LE MAGASIN PITTORESQUE
745
*
vr -X-
Tel qu'il est à celte heure, nous avons tenu à
visiter l’établissement d’Angicourt, avant la céré-
monie officielle d’inauguration, où l'on se hâte à
travers les salles et où le temps manque pour
se rendre compte. Ce fut par une journée bru-
meuse de novembre. La mélancolie d'un ciel bas,
d’une atmosphère saturée de vapeurs, — et l’on
eût dit qu’il allait neiger, — déteignait sur le
paysage ambiant. A l’horizon, le brouillard oua-
tait légèrement les collines bleues de Picardie.
La verdure sombre des pins tout proches sem-
blait plus funèbre encore que de coutume ; les
bouleaux, grelottants comme des phtisiques,
éparpillaient sur le sable des allées, sur le gazon
anémique des bordu-
res et des pelouses,
leurs dernières feuil-
les d’or pâle.
Mais là-bas, tout
au bout du plateau,
le bâtiment principal
du sanatorium, le’pa-
villon des malades,
avec ses murs tout
blancs, avait un air
d’avenant accueil.
Et l’air plus avenant
encore les dépen-
dances : le pavillon
du directeur, le pa-
villon du médecin en
chef, avec ses per-
siennes claires et son
toit couvert non de
cette triste ardoise
que haïssait Jean-Jacques, mais de souriante
tuile rouge. Détachés du bâtiment des malades,
éparpillés à travers l’immense domaine du sa-
natorium, ces locaux auxquels s’adjoignent le
logis du concierge, l’amphithéâtre, le château
d’eau, la buanderie, les écuries, la vacherie, etc.,
forment un véritable village. M. Mouton, direc-
teur de l’hôpital Laënnec, a bien voulu nous
communiquer les deux photographies du sana-
torium dont on trouvera ici la reproduction.
Le pavillon des malades, nous l'avons visité
dans son entier, du rez-de-chaussée au troisième
étage, sous la conduite d’aimables guides, le di-
recteur et un interne en médecine. Ils ne nous
ont fait grâce du moindre coin, tout fiers de leur
sanatorium/orgueilleux d'une installation dont
le mérite revient aussi à M. Belouet, l’habile
architecte.
Autant l’aspect extérieur du bâtiment, qui
affecte la forme d’un fer à cheval, esl agréable
en dépit de la couleur brune d'innombrables
persiennes, autant le pavillon, à l’intérieur, se
présente gai et confortable.
C’est d’abord, au rez-de-chaussée, la cuisine,
très vaste, qui communique par une courte gale-
rie avec un réfectoire voûté, haut de plafond,
aux larges baies coupées de petites vitres laissant
pénétrer à Ilots la lumière. L’œil est tout réjoui
de la teinte vert clair des murs; il se repose aux
tables et aux chaises enfer, peintes de bleu pâle,
aux dalles blanches et noires du sol. Tout le reste
du rez-du-chaussée est occupé : en avant, par
une longue et large galerie de cure, par une autre
galerie couverte et vitrée qui, l'hiver, doublera
la première, la remplacera aux jours de mauvais
temps; — en arrière, donnant accès sur un
grand corridor, par des salles de bain, dos water-
closets, des lavabos, le vestiaire. Voici encore
une grande salle de réunion où les malades pour-
ront causer entre eux et s'amuser. A quels jeu\?
On ne le sait encore
— et rien ne presse,
les hospitalisés
n’étant) guère, à ce
jour, qu’au nombre
de douze ou quinze.
Les cartes, à n’en
point douter, seront
prohibées, à cause
des microbes. Les
jeuxdedames? hum !
hum ! Enfin, on ver-
ra. Peut-être leur
sera-t-il permis de
lire des journaux que
l’on dé tru i r a par 1 e f eu
le soir même ; mais il
y a de grandes chan-
ces pour que les livres
soient interdits à ces
hospitalisés.
Le rez-de-chaussée, tout carrelé de grès,
éclairé a 1 électricité et chauffé à la vapeur
(comme d'ailleurs, le pavillon entier), ne ren-
ferme pas de chambres de malades. Le premier
et le deuxième étage, disposés sur un plan
identique et desservis à chaque bout par deux
escaliers de bois, sont uniquement affectés au
logement des phtisiques. Un corridor spacieux
commande toutes les chambres, bâties sur le
même modèle et exposées en plein Midi. Elles
ont près de quatre mètres de plafond, sont vastes,
bien éclairées par des fenêtres à petits carreaux
avec imposte dans le haut, et dépourvues de
rideaux. Pas le moindre tapis. Comme dans les
pièces du rez-de-chaussée, les murs sont nus et
lisses. Le plancher est en bois blanc, enduit
d’une préparation spéciale, antiseptique. C’est
là que le tuberculeux dormira, le plus souvent
les baies ouvertes ou entrouvertes au gré du
médecin — car les espagnolettes sont à cré-
maillères, ce qui permet de laisser les fenêtres
plus ou moins fermées. La plupart de ces cham-
bres ne contiennent qu’un lit; quelques-unes
en ont deux ou trois. Une seule est pourvue de
Les dépendances du sanatorium.
746
LE MAGASIN PITTORESQUE
huit lits; elle servira, à l’occasion, d’infirmerie.
Les chambres du personnel occupent le troi-
sième étage. Elles sont mansardées. Le mobilier,
en pitchpin, est d une simplicité un peu rudi-
mentaire tout de même. Mais le personnel n’est
pas malade, lui. S’il est sacrifié, c’est qu’il n’a
pas, pour son bonheur, de traitement à suivre.
*
* *
Ce traitement, nous le disions au début, con-
siste uniquement dans la cure d’air et la surali-
mentation.
La cure d’air, les tuberculeux d’Àngicourt -
tuberculeux au début, convalescents plutôt que
malades — la feront, pendant le jour, dans la
galerie et dans les sapins et les pins du domaine,
à travers les allées, mais à l’abri des vents du
Nord. Ils la feront, la nuit, en dormant fenêtres
ouvertes ou entrouvertes.
La suralimentation ? Voici de quelle façon la
nourriture est distribuée au sanatorium. Les
malades font quatre repas quotidiennement : à
sept heures du matin, potage; à onze heures,
hors-d’œuvre, plat de viande rôtie, légumes,
dessert; à trois heures et demie, goûter, verre
de vin chaud ou tasse de thé avec tartines de
beurre; le soir, à sept heures, quatrième repas
dont le menu est aussi copieux qu’au déjeuner
d’onze heures. Chaque malade a droit à un litre
de vin ou de bière par jour. S’il préfère le lait ou
que le médecin le lui prescrive, on lui en donne,
pour ainsi dire, à volonté.
Enfin le repos intellectuel et moral, dernière con-
dition d’un traitement profitable, est assuré aux
phtisiques. Et toutes les précautions sont prises
pour que rien ne vienne contrarier une cure qui,
d’après les prévisions du médecin, variera, selon
les cas, de trois à six mois. C'est ainsi qu’afin j
d’éviter les imprudences dangereuses, les mala-
des ne sont pas vêtus de même sorte. Tous por-
tent bien le béret bleu marine, la vareuse et le
pantalon gros-bleu, des chaussons de lisière et
des galoches. Mais le béret de ceux qui ont la
faculté de sortir du pavillon, de circuler à peu
près librement dans le domaine, n’a pas de pom-
pon; le béret des « enfermés », au contraire,
s’orne magnifiquement d’un pompon rouge.
Reste à savoir si les malades (cet âge est im-
prudent et léger) ne feront pas la nique au rè-
glement en changeant de bérets.
Ils auraient grand tort, évidemment, de s’ex-
poser aux conséquences graves, d’une rechute
possible. Et il est permis de penser qu'ils auront
plus vif souci de leur guérison. A de menus dé-
tails, à mille petites délicatesses, il leur sera
aisé de s’apercevoir qu’une existence leur est
faite de soins constants et dévoués, de tendresse,
de gâteries.
Montaigne, en ses Essais, nous conte que son
père — délicate et touchante sollicitude! — le
faisait réveiller au son des (lûtes, quand il était
enfant, pour ne donner au cerveau tendre de son
fils de trop rudes secousses. Les llûles ne chan-
tent pas au réveil des tuberculeux d’Angicourt
qui se lèvent quand ils veulent, ou à peu près.
Mais ils ne sont pas conviés aux repas par la
cloche. Non; il paraît que les tintements préci-
pités de la cloche sont propices à la mélancolie,
et l’on veut que tout concoure à écarter la mé-
lancolie de leur esprit. Vous ne devineriez ja-
mais au moyen de quel instrument ils sont
appelés au réfectoire. Dans les sanatoriums
allemands, c’est au son de la trompette. Mais la
trompette rappelle le régiment; on préfère, chez
nous, la poésie...
'Aux heures des repas, le cuisinier d’Angicourt
embouche le cor de chasse, fait vibrer, du haut
du plateau, des fanfares dont l’écho se répercute
dans la vallée, va mourir aux coteaux voisins.
Quel est son répertoire? Comme le maître
Jacques de Molière changeait de costume à
chaque service nouveau, le cuisinier d’Angicourt
abandonne-t-il, pour jouer du cor, la veste et la
toque blanches ? C’est d’un air trop railleur que,
probablement, nous nous en sommes enquis au
sanatorium, car personne n’a répondu à nos
| questions.
Quoi qu’il en soit, il est aujourd’hui acquis que,
si le son du cor est triste au fond des bois, par
grâce spéciale il ne l’est pas au milieu des pins
et des bouleaux du plateau d’Angicourt.
Admirable matière à mettre en vers latins!
Ou plutôt — si une innocente plaisanterie nous
est permise — recommandons à quelque étu-
diant en médecine, en quête d'un sujet de thèse,
le suivant qui n’est point banal : « De l'influence
du cor de chasse sur la guérison de la tubercu
lose pulmonaire. »
Ernest BEAUGUITTE.
La myopie est le plus ordinaire attribut de l’esprit de
parti.
Les méthodes sont les habitudes de l’esprit et les éco-
nomies de la mémoire.
^ ’ «ÿ TJ 'v ' «î? *îr A?' ’ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^
PASSE-TEMPS DE REINES
ET LOISIRS DE ROIS
LES SOUVERAINS QUI ÉCRIVENT
Heureux les rois qui font de l'histoire, plus
heureux encore ceux qui l’écrivent. Les conqué-
rants et les dominateurs acquièrent la gloire des
armes, une gloire qui s’achète au prix de beau-
coup de sang versé : mais ceux-là sont les sages
qui, dédaignant cette fumée vaine, occupent leur
vie par d’intelligents loisirs.
Est-il un plaisir plus pur, un délassement plus
noble, que de s’abandonner à son inspiration ou
LE MAGASIN PITTORESQUE
747
à ses goûts dans la liberté de son choix? Ceux
qui sont doués de quelque philosophie se con-
finent dans leur tour d’ivoire, se déclarant satis-
faits de leur seul suffrage ; mais il en est d’autres
qui sollicitent l’approbation des délicats et
livrent à la critique une œuvre même imparfaite,
mais qui est leur œuvre. Le public appelé à les
juger est, il est vrai, une élite suspecte d’une
indulgente prévention; et c’est pourquoi beau-
coup préfèrent dissimuler sous un pseudonyme
ou sous l’anonymat une personnalité dont l’éclat
prestigieux pourrait en imposer.
Cette précaution est le plus souvent de nos
jours la précaution inutile : il n’est pas de mys-
tère qui tôt ou tard ne s’éclaircisse, surtout
quand on les défend mal contre les indiscrétions.
Dans un siècle où les princes (1) se font re-
porters,_on n’est plus surpris de voir les rois se
prêter à l’interview et nous' renseigner eux-
mêmes sur l’art ou la science qu’ils cultivent.
Certains y mettent même de la coquetterie :
l’éternelle histoire du violon d’Ingres!
Il faut reconnaître que beaucoup d’entre ceux
qui sont piqués de la tarentule littéraire ne pren-
nent pas exemple sur le souverain pontife, lan-
çant ses encycliques urbi et orbi (2). S’ils ont
reçu une éducation littéraire soignée, et qu’ils
tiennent qu’on n’en ignore, ils ne demandent pas
qu’on le proclame.
Tel est le cas de ce monarque de sang français,
à qui la France a fait récemment fête comme à
un de ses propres enfants. Le roi Oscar de Suède,
qui est un lettré et qui s’en flatte, n’en tire néan-
moins pas vanité. Il a du tact et de la mesure,
estimant que pour conquérir notre sympathie il
n’est déplus sûr chemin. Mais au dire de ceux
qui ont pu en juger, il n’en a nul besoin. Comme
le défunt empereur du Brésil, don Pedro, il pour-
rait poser sa candidature à l’Institut sans éveiller
de susceptibilités.
Historien, il a écrit une Vie de Charles XII, qui
est classique en Suède. Poète, il a chanté la mer
et sa beauté farouche en des strophes que notre
(1) Le duc de Manchester a été engagé pour la durée de
la guerre du Transvaal connue correspondant londonien
du New-York Journal. Le duc est tenu de télégraphier
toutes les nouvelles importantes et d’envoyer chaque se-
maine une correspondance. Il va sans dire qu’il touche
des appointements assez considérables.
(2) Léon XIII n’avait que 12 ans (en 1822) quand il écri-
vit ses premiers vers. Pour sa première pièce, il ne dut
pas se mettre en grands frais d’imagination : elle conte-
nait tout juste deux distiques.
Depuis qu’il occupe le trône de saint Pierre, le Pape
demande au commerce des muses latines une distraction
aux soucis du pouvoir. On a publié jadis, magnifiquement
imprimé, un volume de ses poésies. Un savant Pérugin
de ses amis en avait recueilli un assez grand nombre ;
mais il en manque et non des moins intéressantes. Dans
les écrits en prose de Léon XIII, la vigueur de la pensée
et la profondeur des vers s’allient à l’éclat d’un style in-
comparable; mais ces qualités ne peuvent sérieusement
se goûter que dans l’original. C’est un poète et c’est aussi
un philosophe, bien qu’il semble que ces deux termes
jurent d’être accouplés.
Richepin n’eût pas désavouées. On dit même
qu’il conserve précieusement dans son cabinet
de travail, à Stockholm, le diplôme d’un prix de
poésie qu’on lui décerna en 1867 dans un con-
cours d’œuvres anonymes.
Le roi Oscar est éloquent dans quatre langues,
mais il en parle bien davantage. On a fait un
recueil de ses discours, et d’aucuns prétendent
qu’ils se supportent à la lecture, ce qui n’est pas
un mince éloge. Il est, d’ailleurs, considéré dans
son pays comme un orateur d’un réel talent, et
l’on cite à ce propos le mot de ce Suédois à qui
on demandait si le roi ne recourait pas parfois à
un collaborateur ; « Ses discours sont bien de
lui, répondit le Français du Nord, car personne
dans son entourage ne serait capable.de les com-
poser. »
Oscar II, « membre honoraire de l’Académie
de Berlin», estaussi « doctor quadruplex», c’est-
à-dire docteur de toutes les Facultés à l’Univer-
sité de Vienne : ce n’est pas le titre dont il est le
moins fier.
Un trait particulier : le roi de Suède aime les
journalistes. On se souvient encore de l’accueil
qu’il fit aux membres du Congrès de la Presse, il
y a quelques années. Ce qu’on ignore davantage,
c’est qu’il a fondé des bourses de voyage pour
que les journalistes suédois puissent « aller
s’instruire à l’étranger ».
Un souverain qui aime aussi la presse, mais
quand elle chante seulement ses louanges, c’est
le kaiser Guillaume II.
Malgré son activité inlassable, qui s’est mani-
festée sous tant de formes, l’empereur d’Alle-
magne dédaigne de tenir la plume, autrement
que pour signer ses rescrits impériaux. On avait
naguère annoncé l’apparition prochaine du récil
officiel du voyage de Guillaume II en Palestine,
mais le bruit ne s'en est pas confirmé.
On conte dans l’intimité du souverain qu’il
sacrifie aux muses, mais ses poésies ne voient
jamais le jour (1) ; elles restent sous clef, comme
(1) La princesse Louis-Ferdinand de Bavière, née prin-
cesse d’Espagne, a fait paraître au profit de l’orphelinat
de Sainte-Marie de Munich un Album des Princes alle-
mands ; Charilas. Cet album Charitas contient la repro-
duction en fac-similé de poésies, de dessins, d’aquarelles,
de nouvelles et essais en prose, de compositions musica-
les de presque tous les princes et princesses d’Allemagne,
d'Italie, de Portugal, de Russie, etc.
Le pape lui-même est représenté par une ode latine;
Guillaume IL par une chanson et une aquarelle de- ma-
rine ; l’impératrice d’Allemagne, par une poésie religieuse;
l’empereur d’Autriche, la reine de Roumanie, sous son
pseudonyme littéraire do « Carmen Sylva >>, par une nou-
velle; le roi de Suède et de Norvège, par une scène de
comédie de salon; l’impératrice de Russie, par quelques
pages de musique; le roi de Grèce, par un dessin d ar-
chitecture; le khédive, par un essai philosophique sur la
possibilité de concilier la civilisation moderne occidentale
avec le mahométisme, etc., etc. Tous les acheteurs de
l’album Charitas ont en outre le droit de visiter gratuite-
ment le célèbre château de Nymphenburg, résidence de
la princesse Louis-Ferdinand, quand elle en est absente.
I,cs recettes sont énormes, parait-il; on s’arrache 1 album
Charilas.
748
LE MAGASIN PITTORESQUE
le journal de l’Empereur, composé de coupures
prises dans les grands journaux du globe sur
l'état de l’opinion chez les diflérents peuples et
qui n’est tiré qu’à deux exemplaires : l’un qui est
mis sous les yeux de Guillaume 11, l'autre qu’on
réserve pour sa bibliothèque privée.
L’empereur allemand se vante plutôt d’être
auteur dramatique, librettiste, compositeur, etc. :
toute la lyre! Pour ne parler aujourd’hui que de
son talent de dramaturge (1), rappelons qu’il est
hauteur d’un drame, Eizenzalm, épisode de l’his-
toire de Brandebourg, qui a vu le feu de la rampe
au théâtre de Wiesbaden, pendant le séjour que
lit récemment i empereur en cette ville.
Guillaume II, dont le principal souci est de
plagier Napoléon, a dû faire, à l’instar du grand
homme, du journalisme occulte, dicter tout au
moins ses inspirations, s’il ne les a couchées lui-
même sur le papier, à ses dociles organes —
mais de cela nous ne saurions nous porter
garant.
Ce dont nous sommes plus certain, c’est qu’un
autre autocrate, Alexandre 111, n’étant encore
que tzarewilch, glissa maintes fois dans la boîte
de la Gazette de Moscou, le journal dirigé par le
célèbre Katkoff, des articles qui, bien que non
signés, ne laissèrent pas d’être remarqués (2).
Alexandre 111 avait, d’ailleurs, fait ses preuves
et ce n’étaient point là ses débuts comme écri-
vain : n’avait-il pas recueilli et rédigé en per-
sonne les récits d’anciens combattants de Sébas-
topol, qu’il sut présenter d’une façon charmante
et vraiment humoristique?
Alexandre lü savait observer, d’autres ne savent
que regarder : tel le shah de Perse, le père du
souverain actuel qui, d’un voyage en Europe, ne
rapporta que des impressions banales ou puériles
et qui auraient gagné à rester consignées sur des
feuillets de route.
Avant de quitter la cour de Russie, saluons au
passage un poète, non pas un des premiers de
son temps, comme on l’a écrit, ce qui excède les
bornes de la batterie permise, mais un poète qui
(1) Le prince Nicolas de Monténégro a écrit, lui aussi,
un drame, mais moins heureux que son impérial confrère,
il n'a pu le faire représenter au théâtre de la principauté
— qui n’existe pas. Il s’en est consolé en le publiant.
Cette œuvre d’art (!) porte le titre de la Tsarine des Bal-
kans !
Le prince Nicolas de Grèce est également auteur dra-
matique.
(2) Encore un souverain journaliste que le Souverain
Pontife : Léon XI U attache d’autant plus d’importance à
la presse, que ses prédécesseurs semblaient la redouter
davantage; d’autant plus aussi, dit-on, qu’il la connaît
moins. La presse est un de ces instruments qui tentent
surtout ceux qui en ignorent l’usage. U a voulu avoir ses
journaux et ses journalistes; on affirme même qu’il De
dédaigne pas de prendre lui-même la plume, souvent pour
corriger, quelquefois pour rédiger. Tel article de YOsser-
valore romano porte la marque léonine. Tel article du
Correspondant, consacré jadis à la question romaine et à
l’exaltation' du pontife régnant, passe pour avoir été ré-
visé par le vicaire de Jésus-Christ lui-même.
n’est pas dépourvu de sentiment et qui a plus de
modestie que maints de ses admirateurs. Comme
il l’a dit lui-même, dans des vers adressés au
grand romancier russe Gontcharoff, le grand-duc
Constantin de Russie s’excuse de ses « chants-
timides et inexpérimentés » ; il remercie son
maître de l’avoir bien des fois initié avec condes-
cendance « aux traditions du grand art et aux
mystères des vérités éternelles ». La sincérité,
voilà ce qui constitue le charme des poésies de
l’impérial auteur qui, pour sa part, ne réclame pas
d’autre mérite que de nous avoir livré son cœur.
Le grand-duc Constantin a dû interrompre, il
y a quelques années, sa carrière littéraire (et ce
ne fut pas sans regret), par ukase du Sénat, don-
né à Gatchina le 3/15 mai 1889. L’empereur
Alexandre III, son cousin germain, le nomma
président de l’Académie des sciences de Saint-
Pétersbourg : force fut bien de dire adieu à la
poésie et à l’art dramatique, — car nous allions
oublier de dire que le grand-duc a composé des
pièces de théâtre, qu’il n’a laissé à personne le
soin d’interpréter (1).
Ce qui domine dans toute I œuvre du grand-duc
russe, c’est la mélancolie, une mélancolie si pé-
nétrante qu’elle nous gagne même quand nous
sommes en garde contre I obsession. Ce n’est pas
là une des caractéristiques de l’âme slave, comme
on l’a parfois prétendu : les maîtres du monde,
quelque sang qui coule dans leurs veines, sont
inquiets de leur destinée, si souvent tragique, et
ce n'est pas toujours l’esprit d’aventure qui les
pousse à entreprendre cette vie errante, dont les
étapes sont des haltes douloureuses; c’est le be-
soin d’échapper à la fatalité de leur nom ou de
leur hérédité. Au sein de la nature, les uns
restent des contemplatifs, qui n’aspirent qu’à
vivre leurs sensations; d’autres rapportent de
leurs voyages des matériaux pour des ouvrages
futurs, destinés à faire progresser la science ou
simplement à enrichir le patrimoine littéraire de
leur nation : tel le prince Albert de Monaco qui
expose devant l’Institut le résultat de ses dra-
gages sous-marins, révélant ainsi l’existence
d’une faune insoupçonnée. C’est encore l'archi-
duc Rodolphe d’Autriche, docteur honoraire de
plusieurs universités, qui signe un Voyage en
Orient e t Quinze jours au Danube, qui publie des
albums géographiques estimés, prend des leçons
de l'illustre professeur Brehm et devient, sous
sa direction, un naturaliste passionné et ua
excellent ornithologiste.
(1) Le grand-duc Constantin a traduit llamlet en vers-
russes. La saison dernière, des fragments de cette tragé-
die furent joués au Palais de marbre, résidence du grand-
duc avec le traducteur en personne dans le rôle dTIamlet,
et les officiers du régiment du grand-duc dans les autres-
rôles masculins.
Il y eut trois représentations: fa première pour l'empe-
reur et la famille impériale, la seconde pour le monde
officiel, diplomatique, artiste, et la troisième pour le corps
d'officiers du régiment du grand-duc.
LE MAGASIN PITTORESQUE
749
Dès sa tendre jeunesse, le prince Rodolphe ai-
mait à écrire, ayant hérité des goûts littéraires de
sa mère (1). Il était encore fort jeune quand parut
•son premier ouvrage. C’est en 1844 qu'il conçut
la première idée de cette publication monumen-
tale : L’Auslro-Hongrie en paroles et en peinture ,
dont il devint par la suite un des plus actifs col-
laborateurs, présidant en personne les séances
du Comité directeur. Le prince (2), dont l’union
devait être, sur la fin de sa vie, si troublée, eut
un temps pour collaboratrice sa femme, l’archi-
duchesse Stéphanie, tille du roi des Belges, qui
devint veuve à la suite du drame de Mayerling.
L’épouse du prince Rodolphe, qui est une artiste
de distinction, — elle a même exposé des toiles,
— non seulement a illustré le livre dont nous ve-
nons de faire connaître le titre, mais elle est
poète à ses heures. Elle a écrit en français des
vers qu’elle n’a jamais voulu publier, mais quelle
se plaisait à réciter, avant son veuvage, dans un
petit cercle d’intimes.
Elle est aussi poète ou plutôt poétesse — et ses
poésies ne manquent pas d’un certain souffle -
la reine de Roumanie, qui porte en littérature ce
nom expressif de Carmen Sylva, — peut-être
parce qu’elle puise son inspiration principale-
ment dans les bois? Sa verve ne tarit point et sa
lièvre de production est incessante. Romans,
drames, poèmes, elle a abordé tous les genres.
On assure même qu’elle revêt des « costumes
d'inspiration », blancs, mauves ou rouges, selon
qu’elle écrit des vers, de la prose ou des pièces
de théâtre.
Dès son jeune âge, elle montra sa passion pour
l 'écriture. Alors qu’elle n’était que princesse de
Roumanie, elle publia un poème en langue alle-
mande, les Orages, divisé en quatre chapitres,
portant ces titres suggestifs : Sapho, Hammer-
stein, Au-dessus de l’eau et le Naufrage d’un vais-
seau. Cette œuvre lui ouvrit les portes de l’Aca-
démie des sciences et belles-lettres de Bucharest.
La reine Élisabeth a fait paraître également un
recueil de pensées philosophiques, publié en
partie par la Nouvelle Revue, de Mme Adam, et une
épopée intitulée Ashaver, puis encore une foule de
traductions en allemand de poésies roumaines (3).
(1) Dans la famille impériale d’Autriche, citons encore :
l’archiduc Louis-Salvator, auteur de nombreux récits de
voyage; le prince Louis-Ferdinand de Bavière, qui a écrit
de s opuscules scientifiques, ou plutôt médicaux — voire
même des chansons!
(2) Le dernier rejeton du couple impérial d’Autriche est
l’archiduchesse Marie-Valérie, de dix ans plus jeune que
son frère. Elle se distingue, elle aussi, par ses goûts lit-
téraires, et a publié des poèmes qui dénotent un vrai talent.
(3) Elle a récemment (octobre 1 899) traduit en roumain
un poème allemand Néaç/a. Une jolie partitionnette a été
écrite par un compositeur suédois sur le poème, et la
Heine écrivit à Mroo de Nuovina, l’éminente artiste, pour
l'inviter à en aller créer le rôle principal à Bucharest, au
mois de janvier suivant.
Le Burgtheater de Vienne eut jadis la primeur d’un
drame important de Sa Majesté : Mai/re Manol. La Cour
d’Autriche y assisla en grand gala.
Allemande elle l’est restée, malgré ses sym-
pathies françaises. Élevée à Berlin, en qualité de
filleule de la femme de Guillaume Ier, elle a con-
tinué à chanter, au bord du Danube bleu, le Rhin
allemand. L’enlhousiasme de nos compatriotes,
qui allèrent jadis la sacrer en grande pompe
comme la reine intellectuelle du monde latin,
n’en fut point refroidi. En France, nous nous
laissons toujours prendre aux beaux dehors et
nous perdrions tout plutôt que notre renom de
galanterie.
Pierre Loti, lui allant rendre visite, conte qu’il
avait cru s’égarer, et qu’il s’était retrouvé dans
un château enchanté, chez une fée. Ce qui ajou-
tait à l’illusion de ce magicien ès lettres, c’est
que le château de la fée était situé « dans une
forêt profonde » et que le boudoir royal — puis-
que la fée était en même temps une reine, la reine
Carmen Sylva — « donnait par une fenêtre gothi-
que sur un infini de sapins verts, serrés les uns
aux autres comme dans les forêts primitives ».
La fée avait revêtu ce jour-là « un costume
blanc de forme orientale, tissé et lamé d’argent»;
mais ce n’est pas ce costume de grand apparat
que revêt toujours la tille du prince de Wied (1).
Elle aime porter des vêtements de paysanne
fort pratiques pour les longues marches et les
ascensions, et rien ne retient ses longs cheveux
de flotter librement sur les épaules. Un long
bâton d’alpiniste à la main, à ses côtés un dogue
danois de race pure comme guide et comme
protecteur,. c’est ainsi que la reine Élisabeth de
Roumanie parcourt pendant des journées entiè-
res ses forêts et ses montagnes, cherchant des
impressions et forgeant des rimes pour Carmen
Sylva, compagne du roi Karol(2).
Le temps qu’elle ne consacre pas à la poésie,
Carmen Sylva le consacre aux lectures. Elle se
tient au courant de toutes les revues et de toutes
les productions françaises, anglaises et alle-
mandes.
Ayant travaillé à se former une opinion litté-
raire, elle pense et juge par elle-même; ses con-
naissances sont supérieures à celles de bien des
critiques dont l’opinion fait loi.
La reine d’Italie pourrait être un écrivain
comme la reine de Roumanie, Carmen Sylva.
Elle a d’ailleurs écrit des vers charmants, durant
la longue et grave maladie qu’elle a faite. Elle a
même composé des contes et des légendes
comme la Marguerite des Marguerites.
La reine Nathalie de Serbie est’ philosophe :
elle l’a surtout montré le jour où elle se sépara
I) Versifier a été dès longtemps l’occupation favorite
des princesses de Wied. L’arrière-gfand’mère d’Elisabeth,
la princesse Louise de Wied, cultivait les Muses, et la
grand’tanle de la reine do Roumanie écrivait également
des vers. Un frère du grand-père de Carmen Sylva, le
prince Maximilien de Wied, était naturaliste et voyageur
célèbre; un autre grand-oncle était peintre.
(2) l.es Cours prhicières d'Europe.
750
LE MAGASIN PITTORESQUE
de son royal époux. Depuis lors, elle a publié un
Recueil d’aphorismes qui sont, à ce qu’on assure,
des maximes de vie fort recommandables.
La reine Victoria est, elle aussi, une authoress,
mais sans prétention au bel esprit. C’est plutôt
la littérature intime, l’autobiographie qui a ses
préférences. Pendant des années, son plus grand
souci fut la rédaction de la vie du prince Albert (1)
dont les éléments furent réunis sous sa direction.
Elle l’a fait suivre de deux volumes d’extraits de
son propre journal.
Dans ce journal, nous apprend un de ceux qui
ont eu la bonne fortune de le parcourir, la reine
enregistre avec une remarquable conscience le
nombre de tasses de thé qu’elle a bues, la com-
position et les menus de ses dîners de famille,
donne des détails sur ses poneys favoris, sur ses
installations, note les acclamations de ses fidèles
sujets et n’oublie pas de se montrer émue de-
vant les spectacles de la nature.
Quand elle passe devant un château qui fut
habité par Marie Stuart, elle paraît surtout con-
stater que l’heure ordinaire du déjeuner a été
retardée par le dérangement de cette excursion.
Elle ne s’anime un peu qu’en parlant de son cher
Brown, son serviteur de prédilection, à l’occasion
duquel elle cite des vers de Byron; et elle
conte longuement comment elle lui a donné des
boutons de manchettes en onyx...
La reine d’Angleterre, qu’on pourrait croire,
d’après ce que nous venons de dire, d’une fécon-
dité intarissable, est, au contraire, d’imagination
plutôt indigente : elle a toujours ajourné la pu-
blication d’une nouvelle qu’elle avait commencée
avant la naissance du prince de Galles et quelle
revoit et corrige constamment. Si cette œuvre-là
n’est pas parfaite, ce ne sera point faute de l’avoir
lentement élaborée!
A Limitation de sa mère, la duchesse de Teck a
écrit son Journal , qui contient un récit lidèle des
événements auxquels elle a été mêlée.
La princesse Béatrice de Battemberg, qui ne
s’est jamais consolée de la perte de son époux,
lequel succomba à un accès de fièvre pernicieuse
à son retour de l’expédition contre les Achantis,
a publié, chez un éditeur de Darmstadt, un petit
livre évocateur de ses tristesses sous ce titre :
Consolation dans la souffrance, « fruit des lectures
d’une veuve, traduit de l’anglais par B. de B... >',
les initiales de la princesse.
(1) La veuve royale a déjà fait publier elle-même , pen-
dant la première année de son veuvage, un recueil des
meilleurs discours de son époux, que l'éditeur Sir Arthur
llelps a fait précéder d’une courte introduction. Quelques
années plus tard parut le livre bien connu du général
Grey : les Premières Années du Prince consort, qui fut
écrit sous la direction de la reine et en collaboration avec
elle. Comme ce livre ne traite de la vie du prince que
jusqu’en 1840, une suite de l'ouvrage était à désirer, et on
pouvait l’attendre avec une entière certitude, étant donné
le complet abandon de la reine au souvenir de son époux.
Mais le général Grey était mort avant d'avoir terminé son
œuvre.
Quel livre sublime, plein de larmes et de sang,
aurait pu écrire, si elle n’eût été frappée par le
poignard d’un assassin, cette mystérieuse impé-
ratrice Élisabeth d’Autriche, dont l’existence
toucha, comme on l'a dit, aux dernières limites
du bonheur et de l’infortune!
On sait quel culte elle professa pour Henri
Heine ; l’œuvre étrange de ce satirique infirme lui
causait d’ineffables joies. Ce qu’on n’a appris que
plus tard, c’est qu’elle avait conçu ce goût
pour le poète de Riesebilder à l’instigation de sa
fille cadette, l’archiduchesse Marie-Valérie, qui, à
quatorze ans, rimait déjà des vers et au lieu de
se livrer aux plaisirs de son âge, s’enfermait des
journées entières pour lire les poèmes qu’on lui
laissait entre les mains.
Après Heine, celui pour qui L « Impératrice
errante » professait le plus d’admiration était
Shakespeare (1), dont elle traduisait en hongrois,
dans les lettres qu’elle adressait à l’empereur
ou à ses filles, des scènes entières. Sur la fin,
elle consentit à entendre la lecture des œuvres
de quelques-uns de nos écrivains : les Goncourt,
Daudet, Baudelaire, Leconte de Lisle... voire
même Gyp. Mais elle ne manifesta jamais à leur
endroit un grand enthousiasme : elle les trou-
vait « trop soucieux de dire avec élégance des
choses réfléchies, au lieu d’exprimer simplement
des sensations sincères ».
Par contre, les chefs-d’œuvre de la littérature
grecque et romaine lui étaient très familiers.
L’impératrice s’était même mise à apprendre la
langue grecque, mais sur les instances de son
principal médecin, le Dr Schott, qui redoutait les
conséquences d’une trop grande tension d’es-
prit, elle consentit à renoncer à ses études de
grec. Toutefois, elle continua à s’occuper d’ar-
chéologie, notamment d’archéologie égyptienne.
A plusieurs reprises, elle s’était rendue à Turin
pour y étudier au Musée égyptien l’histoire des
Pharaons.
L’inclination naturelle de son esprit la portait
plutôt vers les écrivains qui fournissaient des
thèmes à sa rêverie et peuplaient sa solitude de
visions évocatrices. A cet égard, Heine ou Shakes-
peare lui plaisaient infiniment mieux que les mo-
de rnesqui pari aient plus à son esprit qu’à son cœur.
L’impératrice Elisabeth eut peut-être la tenta-
tion de traduire ses poètes favoris, mais le travail,
s’il fut commencé, ne devait pas être achevé. Son
idéal littéraire était trop haut placé pour qu elle
essayât même de s’en rapprocher. Elle voulait
bien admirer, mais admirer en silence et sans
répandre autour d’elle son admiration!
Si nous la louons de cette réserve, nous nous
garderons de nous montrer trop sévère pour ceux
qui, jouissant comme elle du pouvoir suprême,
(1) A propos de Shakespeare, il n’est peut-être pas
inutile de rappeler que le père du roi de Portugal, dom
Luis, a traduit les œuvres de 1 immortel dramaturge an-
glais et cette traduction n’est pas, dit-on, sans valeur.
LE MAGASIN PITTORESQUE
751
n’ont pas dédaigné de poser parfois le sceptre
pour prendre la plume.
Pourvu qu’ils aient conscience de leur infério-
rité et qu’ils ne se persuadent pas que l’on naît
écrivain aussi aisément qu’on naît prince, les
empereurs et les rois peuvent entrer en lice dans
l'arène des lettres. La couronne qui leur sera
décernée ne sera qu’une couronne de laurier vul-
gaire, mais elle aura plus de prix à nos yeux que
celle, enchâssée de diamants et de perles, qu’ils
n’auront eu que la peine de ramasser dans leur
berceau.
D* CABANES.
LA MORT DES FLEURS
Oubliant ses oiseaux en cage et sa poupée,
A l’or de ses cheveux mêlant des boutons d’or,
Tout le jour au soleil la petite échappée
Cueillit des fleurs, toujours des fleurs, encor, encor !
Dans le parc merveilleux qui lui semble un royaume,
Elle court en chantant : « Je suis reine de Mai ! »
Puis, furtive, gagnant sa chambre qu’elle embaume,
Elle jette les fleurs sur son lit parfumé.
La lune l’éclairait, perçant les hautes branches;
Et l’enfant, au moment de s'endormir, crut voir
Toutes les fleurs, bluets et lis, roses, pervenches,
Par terre et sur son lit doucement s’émouvoir.
Or toutes lui parlaient : « Pourquoi, lui disaient-elles,
Avoir tant moissonné de fleurs en un seul jourè
11 ne fallait cueillir qu’un bouquet des plus belles;
Mais à présent, tu vas te flétrir à ton tour! »
— d Hélas! l’enfant de l’homme est cruel quand il joue,
Dit la rose; maudit soit-il à peine né!
Ma mort fera pâlir mes couleurs sur ta joue !
Dieu te reprend mon sang que je t’avais donné. »
L’enfant avait la fièvre et, dans un lent vertige,
Elle entendit un lis, qui. perdait sa fraîcheur,
Lui dire, se dressant à demi sur sa tige :
« A ton front transparent je reprends ma blancheur. »
Et le coquelicot : « Moi, la pourpre à ta lèvre; »
Le bouton d’or : << Et moi, l’éclat de mon or pur,
A tes cheveux. » — « Et moi, dans tes yeux pleins de fièvre,
Dit le bluet mourant, je reprends mon azur. »
Des soupirs s’exhalaient des corolles fanées;
« Nous remportons vers Dieu, disaient toutes les fleurs,
Les grâces du printemps que nous t’avions données,
Ton âme et nos parfums, ton corps et nos couleurs. »
... Corolles, fermez-vous : les paupières sont closes!
Et vous avez fini, dans ce monde mortel,
Vous, ô lis, d’être blancs, — vous, roses, d’être roses,
Et votre âme odorante est remontée au ciel.
Jean AICARD.
CIMETIÈRE DE CHIENS
Attiré par une cu-
riosité non exempte
d’une pointe de rail-
lerie, le visiteur le
plus indifférent au
sort des animaux, qui
pénétre dans le ci-
metière des chiens,
récemment inaugu-
ré, en sort avec des
sentiments tout- au-
tres à l’endroit de nos
« frères inférieurs »,
tout au moins de ceux
d’entre eux que re-
commandent leur in-
telligence et leur af-
fection. C’est que la
plupart des épitaphes
lues au passage dé-
notent une sincérité,
un attachement de-
vant lesquels tombe
l’ironie, et qui trou-
blent le sceptique le
plus endurci.
On sait que cette
nécropole originale,
due tout à la fois à
des préoccupations d’hygiène et à un sentiment
d’humanité, s’élève dans l’ile des Chiens (ancienne
île des Ravageurs), sur le territoire d’Asnières.
Les promoteurs en
sont Mme Marguerite
Durand, directrice de
la Fronde, et M. Geor-
ges Harmois, direc-
teur de l’Avocat.
M. Eugène - Pierre
Petit, architecte ex-
pert près les tribu-
naux, en est l’auteur.
Très artistique, avec
ses portiques, ses at-
tributs et ses grilles
en fer forgé, la faça-
de du cimetière sur-
prend tout d’abord le
visiteur non prévenu
et le fait songer qu’il
se trouve là en pré-
sence d’une œuvre
sérieuse.
Ne passons point
devant les bureaux
administratifs sans
jeter un regard sur le
corbillard — tricycle
chargé de transpor-
ter les animaux à la
nécropole. Celle-ci
comporte un quartier pour les chiens, — c’est le
plus intéressant . — un pour les chats, un pour les
oiseaux et un pourles animaux divers. N’oublions
Une tombe.
752
LE .MAGASIN P I T T 0 MES Q U E
pas la fosse commune, où les pauvres ont le droit
de faire enterrer gratuitement celui qui fut sou-
vent leur seul ami. Cependant, les fondateurs
ont soigneusement évité tout ce qui eût pu paraî-
tre une inconvenante parodie d'un cimetière hu-
main: ils ont, à dessein, donné une place impor-
tante à la partie décorative, el les œuvres d’art sont
nombreuses. Notons, au hasard, de jolis chiens
sur socle, ornant les allées: le Loup et V Agneau,
et divers sujets sortant des forges et fonderies du
Val - d’Osne.
Derrière la
fontaine cen-
trale, deux
nymphes for-
ment l’entrée
du cimetière
proprement
dit, dont nos
gravures re-
produisent
différentes
vues, com-
muniquées au
Magasin Pit-
toresque par
M. Henri Ede-
line, l’auteur
de ces petits
chefs - d’œu -
vre devant
lesquels on
s'arrête com-
plaisamment.
Nous des-
cendons quel-
ques marches
et parcourons
ces allées,
bordées de
tombes et de
monuments
miniatures,
dont quel,
ques-unssont
de véritables
bijoux, et qui, tous, traduisent les regrets, la
tendresse, la reconnaissance de ceux qui possé-
dèrent ces chers petits animaux. A droite, l’in-
dispensable caveau provisoire.
Voici la tombe du brave Bijou, qui sauva sa
maîtresse, attaquée par un malfaiteur; n’était-il
pas juste qu’elle lui payât ce tribut? Plus loin,
c’est Pompon , l’ami des soldats du camp de
Châlons, dont le souvenir est perpétué par le
produit d’une collecte d’artilleurs. Encore un
brave, Loulou, qui, âgé de neuf mois et bien
qu’ayant une patte cassée, sauva un enfant qui
se noyait dans la Garonne, etc., etc.
Quelques inscriptions font sourire par leur
naïveté, mais celles qui attestent un acte de sau-
vetagene sauraient laisser indifférent. On se sent,
par sympathie, attiré vers ces bonnes bêtes,
souvent meilleures que les gens, dont le nom
évoque le souvenir d’un fait héroïque, et l’ima-
gination se plaît à retracer les différentes phases
de l'événement ainsi remémoré. Comment se
défendre d'une douce émotion devant ces simples
mots, I racés sur une tombe : « Il m’a sauvé la
vie. Je lui devais ce souvenir.,» Pourquoi faut-il
que nous lisions plus loin : « A la mémoire de
■ ma chère Em-
ma », ce qui
choque, étant
donné le nom-
bre considé-
rable de fem-
mes qui por-
tent ce nom ;
ou bien :
« Nous l'ai-
mions trop.
Elle ne pou-
vait vivre ! »
Cependant,
circonstance
atténuan te,
Emma a, elle
aussi , sauvé
la vie de sa
maîtresse, la
princesse de
Cerchiara-Pi-
gnatelli , qui
lui a fait éle-
ver un véri-
table mauso-
lée.
Mais les
épi! aphes
réellement
touchantes
effacent ces
petites fai-
blesses , et
nous ne pou-
vons oublier
que nos nécropoles humaines offrent elles-
mêmes des bizarreries, pour ne pas dire plus.
Les citations empruntées à des auteurs connus
donnent la note grave et philosophique ou mo-
rale : « Le chien, c’est la vertu qui, ne pouvant
se faire homme, s’est fait bête » (Victor Hugo).
Les niches en pierre ou en bois dominent
dans le quartier des chiens; beaucoup portent
chaîne et collier. De petites cages ornent les
petites tombes des oiseaux. Le monument déco-
ratif du Paon fait suite à ce quartier.
Nous ne nous arrêterons point au cimetière
des chats.
Et pourtant !
Car si M. Minet fait songer aux traîtrises de sa
LE MAGASIN PITTORESQUE
753
race, proche parente de la race humaine, il est
beau, il est fier, il est indépendant. Pour la sou-
plesse de son
corps, pour la
grâce de ses
mouvements ,
il mérita d’ê-
tre chanté par
des poètes —
et non des
moindres. On
se rappelle,
notamment,
l’admirable
sonnet que lui
consacra Bau-
delaire. Et le
nombre es t
grand encore
(même en de-
hors des ri-
meurs, parmi
les gens pla-
cides) de ceux
qui l'aiment
— qu'il s’a-
gisse du noble
angora aux
longs poils
soyeux ou de
l’humble, du
modeste chat
de gouttière,
dont la robe
est terne, mais dont la laideur est
Par exemple, il convient de pa
Arrivée d’un convoi.
si sympathique 1
sser sous silence
la gratitude de
Minet et sa
fidélité. Trop
rarement il
nous en donna
quelque preu-
ve. Nous gar-
dons plutôt ,.
lous tant que
nous sommes,
le cuisant sou-
venir de ses
cou p s d e
griffe.
Et c’est pour
cela, parce
qu’il est égoïs-
te, parce qu’il
n’a point le
d évouement
du bon tou-
tou , qu’à sa
mort nous le
pleurons] j
moins.
Par bon-
heur, la phi-
losophie du
chat n’en a
cure.
Y. M AUBRY.
LÉGENDES D’OCÉANIE
C’est par ces légendes redites le plus souvent
aux soirs de veillées dans les tribus, légendes où
semble s’être concentrée l’âme naïve, parfois
féroce et parfois tendre, des primitifs, qu’on
peut reconstituer dans ses grandes lignes l’his-
toire de ces arriérés de la famille humaine qui,
demain, ne seront plus. Le Polynésien, frappé à
mort par notre civilisation industrielle et com-
merciale, ne disparaîtra pas sans laisser de ves-
tiges : les moraïs ou autels, les énormes figures
sculptées de l’ile de Pâques, les paahs ou villages
fortifiés des Maoris attesteront assez longtemps
encore à nos descendants l’existence d’une race
qui, selon l’expression de Cook, atteignit le
maximum de civilisation concevable sans la con-
naissance des métaux. En même temps, nombre
de leurs légendes survivront, d’aucunes indiquant
une conception poétique de l’univers. Telle’, par
exemple, l’apparition à la surface des (lofs d’ika-
na-Maoui, l’ile nord de la Nouvelle-Zélande. Celle
île n’était autre chose qu’un énorme poisson (en
polynésien ika), que le dieu Maoui amena des
profondeurs du Pacifique au bout de son hameçon
de nacre. Ika-na-Maoui a, en effet, la forme
d’un grand poisson. D'autres îles ne sont que des
pierres, que le geste héroïque d’un dieu polyné-
sien précipita du ciel dans la mer.
Faut-il rappeler aussi la légende connue de
Rono, guerrier d’Hawaï, qui, ayant tué sa femme
en un élan de jalousie injustifiée, devint fou de
douleur et, après avoir parcouru tout l’archipel,
se disputant .et se bal tant, disparut un jour vers
des pays ignorés, non sans prophétiser qu’il
reviendrait dans une grande pirogue portant des
arbres et des animaux inconnus; prédiction qui
parut se vérifier à l'apparition du navire de Cook?
Tout cela assurera contre l’oubli, au moins,
pour quelques siècles, le souvenir des Polyné-
754
LE MAGASIN PITTORESQUE
siens; leur langue même demeurera, comme le
sanscrit et le pâli, un sujet d’études pour les
philologues, car assez nombreux sont les traités
et dictionnaires de cette langue publiés par les
missionnaires anglais.
Race souple, vaccinée contre le péril européen
par ses contacts de vieille date avec des peuples
intermédiaires entre notre civilisation et la leur,
tels que les Chinois et les anciens Japonais — car
les Japonais d'aujourd’hui sont nos égaux — les
Malais semblent moins destinés à disparaître
qu’à fusionner, en se modifiant à la longue, avec
les nouveaux éléments. Pendant longtemps en-
core, on pourra les étudier, vivant selon leur
génie propre et cultivant leurs anciennes tradi-
tions.
Mais l’autre race, la race noire, paria et mau-
dite, vouée fatalement à l’extinction après avoir
peuplé l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-
Guinée, la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Bre-
tagne, les Salomon, presque entièrement les
Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie, et,
en bonne partie, les Fidji, elle disparaît chaque
jour un peu plus, silencieuse et ignorée. Depuis
quatorze ans déjà, la Tasmanie ne compte plus
un seul aborigène. Des Canaques australiens il
ne subsiste que quelques misérables spécimens,
mendiant à la porte des tavernes de Sydney et
Melbourne ou pourchassés dans les déserts
arides de l’intérieur. Refoulés à la fois par les
Anglais, les Allemands, les Hollandais et les
Malais, les Papous de la Nouvelle-Guinée dimi-
nuent en nombre à vue d’œil. Aux Salomon et
, aux Nouvelles-Hébrides, la traite, voilée sous les
euphémismes de recrutement et d’émigration,
avait, avant même la main mise officiellement
par les Européens, frappé la population indigène
d’un coup mortel. Insulaires des Salomon et Néo-
Hébridais disparaîtront sans qu’on ait su grand
chose de leur histoire.
La colonisation européenne n’a pas été moins
funeste aux autochtones de la Nouvelle-Calé-
donie. Lorsque, en 1774, les deux navires de
Cook, Adventurc et Résolution, découvrirent cette
île, on put estimer très approximativement à
70 000 le nombre de ses habitants; au moment
de la prise de possession par la France, c’est-à-
dire soixante-dix-neuf ans plus tard, ce chiffre
apparaissait quelque peu réduit' à la suite de
grandes guerres, telles que celle qui détermina
la fuite des Nouméas sur la côte orientale. Aujour-
d’hui, il ne subsiste certainement pas plus de
quinze mille aborigènes, les quelque dix mille
Canaques qui peuplent File des Pins, les Loyalty
et les Bélep, dépendances de la Nouvelle-Calé-
donie, n’étant pas compris dans cette statistique.
Quelques légendes retracent l’arrivée des pre-
miers Européens, la stupeur des insulaires en
voyant ces hommes blancs, qu’ils prirent d’abord
pour des esprits, couverts de vêtements qui sem-
blaient ne faire qu’un avec leur corps. Les navires,
que les indigènes ne pouvaient comparer qu’à
d’immenses pirogues portant des arbres, les
quartiers de bœufs abattus, qu’ils prenaient pour
ceux d’hommes gigantesques, la pipe, le briquet,
les armes à feu, tout les remplissait d’une ter-
reur superstitieuse, que nous avons entendu
bien des fois rappeler par leurs descendants.
Nombre de traditions néo-calédoniennes ont
une haute importance ethnologique. Telle est
celle qui rappelle la grande migration des Poly-
nésiens d’Ouvéa (archipel Wallis) à la plus sep-
tentrionale des Loyalty, à laquelle ils donnèrent
le nom de leur pays d’origine et d’où ils se répan-
dirent sur les îles voisines et la grande terre.
Cette migration, qui eut lieu dans la seconde
moitié du xvme siècle, mit aux prises avec l’élé-
ment mélanésien, maître du sol, l’élément poly-
nésien venu de l’Est et qui, bien moins nombreux
mais bien mieux doué, devait peu à peu obtenir
la prépondérance.
Dans une très remarquable étude, M. Jules
Durand, ancien conseiller général de la Nouvelle-
Calédonie et l’un des rares hommes qui puissent
avec compétence parler de ses habitants indi-
gènes, rapporte une légende précieuse pour les
recherches ethnologiques. Cette légende, relative
à l’immigration, ou plutôt à une des immigra-
tions des Wallis, mentionne l’existence anté-
rieure, sur le sol néo-calédonien, d*tme race pri-
mitive « ne sachant pas construire de cases et
vivant dans des trous »,
Sans doule de proches parents du pitécan-
ihrope, cet être qui, il y a quelque deux cent
mille ans, relia le monde simiesque au monde
humain!
« Aux îles Loyalty, dit M. Durand, les indi-
gènes se sont transmis le souvenir de cet être
mystérieux petit et noir, qu’ils appellent sinin-
gané. » Ajoutons que nous avons recueilli, en
1878, près d’Oubatche dans une grotte ignorée,
jadis lieu de sépulture, un crâne canaque qui,
sans être de date bien ancienne, présentait les
caractères d’animalité les plus prononcés : pro-
gnathisme, proéminence desarcades sourcilières,
dépression de la partie frontale. Malheureuse-
ment cet échantillon des plus remarquables fut
anéanti dans un incendie, au cours de la terrible
insurrection indigène qui eut lieu la même
année.
Une des légendes néo-calédoniennes les plus
curieuses à tous points de vue est celle de Pahou-
mdn. Celui-ci était un grand chef dont la tribu
s’ëtendail le long de la Tiouaka.
Un jour, suivi de ses guerriers, il monta dans
les branches d’un banian pour y manger, assis
à califourchon, des cannes à sucre arrachées
chemin faisant.
A ce moment passait sous le banian, sans voir
ceux qui y étaient installés, Apitéhéguène, chef
du voisinage, d’importance médiocre. Pahouman,
avec un parfait dédain, laissa tomber sur le tur-
LE MAGASIN PITTORESQUE
755
ban d’écorce du promeneur une mâchure de
canne à sucre.
Ne s’apercevant de rien, Apitéhéguène continua
sa marche et, seulement rentré dans sa case,
tira son turban. Il demeura alors stupéfait et in-
digné, se demandant en vain quel téméraire pou-
vait être l'auteur de cette insulte. La nuit vint, il
s’endormit d’un sommeil agité : un rêve lui mon-
tra alors les guerriers de Pahouman, et celui-ci
avec eux, grimpés dans un banian et menaçant
de le frapper à coups de canne à sucre.
Ainsi éclairé, Apitéhéguène partit clandestine-
ment dans une petite pirogue pour Ouvéa, qui,
grâce à l’arrivée d'une race supérieure, passait
pour le pays des sortilèges.
Le grand chef Ouanéguéi, mis au fait, donna à
son visiteur d’abord un talisman médiocre —
deux feuilles de bois sculpté — proportionné à
l'importance de la pirogue et du cérémonial avec
lesquels le suppliant était venu le trouver. Api-
léhéguène repartit, lit la guerre, fut une fois
vainqueur et une fois vaincu.
Un nouveau fétiche assura son triomphe défi-
nitif : ce fétiche n’était rien moins qu’un tout-
puissant caillou de guerre qui, lancé à la mer
par Ouanéguéi, traversa l’Océan, remonta le
cours de la Tiouaka, entra dans le corps d’un pois-
son lequel vint le déposer dans la main d’un
messager d’Apitéhéguène qui longeait le fleuve
pour aller chercher du renfort .
Apitéhéguène triomphant contraignit son en-
nemi à s’enfuir sur la côte Ouest où il fonda des
tribus et où lui-même plus tard, chassé avec son
lils aîné, par son plus jeune lils, dut aller s’éta-
blir. Chez les Canaques comme chez les Euro-
péens, la politique a ses vicissitudes !
TALAMO.
LE SIREX GÉANT
Un ennemi des vieilles charpentes.
Depuis trois ans environ, d’importants travaux de
réparation sont exécutés dans les combles de la ca-
thédrale de Winchester. Les antiques voûtes mena-
çaient ruine, et les massives charpentes, curieux
spécimen de l’art des constructeurs de l’époque nor-
mande, manifestaient des signes inquiétants de vé-
tusté. Les dernières restaurations qui y avaient été
laites dataient du xv° siècle.
L’examen dés maîtresses poutres fit reconnaître
.[ue trois d’entre elles devaient être remplacées d’ur-
gence. Elles mesuraient 15 mètres de longueur,
50 centimètres de largeur et 50 centimètres d’épais-
seur. Vu la difliculté de se procurer actuellement en
Angleterre des bois de chêne de cette dimension, il a
fallu faire venir les nouvelles poutres de Stettin.
Or, parmi les vieilles charpentes enlevées, plusieurs
étaient profondément perforées par de larges vermou-
lures. Leur section présentait l’aspect alvéolaire d’un
gâteau de cire d’abeilles. Les artisans de ces ravages
étaient de petites larves blanchâtres, à six pattes
écailleuses, avec l'extrémité postérieure du corps
terminé en pointe, présentant un aspect intermédiaire
entre celui d’un ver blanc et celui d’une chenille.
Parmi elles fut recueillie une chrysalide qui, main-
tenue en observation, donna un jour naissance à un
curieux insecte ailé, le Sirex géant ( Sirex gigas), qui,
dit le Tour du Monde, vaut la peine d’être décrit.
C’est, un hyménoptère de la famille des Porte-Scies,
pourvu, par conséquent, de quatre ailes nues et mem-
braneuses, dont les deux supérieures sont beaucoup
plus longues que les deux autres. Sa tête, presque
globuleuse, est surmontée d’antennes vibratiles, séta-
cées, de 13 à 25 articles, insérées près du front. Les
mandibules sont courtes, épaisses, dentelées sur leur
côté interne. Le corps du Sirex géant est à peu près
cylindrique. L’abdomen, au lieu d'être relié au cor-
selet par un pédoncule, comme chez tant d'autres
hyménoptères, s’y rattache intimement à sa hase dans
toute son étendue, et paraît en être la continuation,
ce qui donne à cet insecte un aspect assez lourd.
Le mâle a l'abdomen d’un jaune fauve, avec l'extré-
mité noire.
La femelle est noire, avec une tache derrière chaque
œil; le second anneau de l’abdomen et les trois der-
niers sont jaunes; les jambes et les tarses sont jau-
nâtres. L’extrémité du dernier segment de l’abdomen
est terminée, chez le Sirex femelle, par une tarière
très saillante, en forme de scie dentelée à sa partie
inférieure et striée sur les côtés, logée dans une cou-
lisse formée par deux valves.
Avec cette tarière, le Sirex femelle perce le bois
pour y introduire ses œufs, car elle sert en même
temps d’oviducte, et les pièces qui la composent
s’écartent pour laisser glisser ces œufs jusqu’à l’en-
droit où ils doivent être déposés. De ces œufs naissent
les larves, qui vivent aux dépens du bois, s’y filent
une coque et s’y métamorphosent en Sirex adultes
qui prennent alors leur vol.
Cet insecte est d’une taille assez grande, puisqu’il
atteint 4 centimètres et demi de longueur. Il vole en
produisant un bourdonnement semblable à celui du
frelon, dont il présente l’aspect général jaunâtre. 11
habite plus particulièrement les forêts de pins et de
sapins des contrées froides et montagneuses et, dans
les années favorables, s’y multiplie en telle abon-
dance, que scs vols innombrables désolent le peuple
des campagnes.
Les ravages que causent ses larves dans les forêts
et dans les charpentes en font un ennemi public,
qu’il faut combattre avec acharnement partout où on
le rencontre.
756
LE MAGASIN PITTORESQUE
Comment les Bouchard
devinrent les JVlontmoreney
On n’ignore pas que le nom patronymique de
la famille de Montmorency est Bouchard.
Les ancêtres de cette famille, l’une des plus
anciennes de l'Europe, et cependant la plus con-
nue dans ses origines parce que cette maison,,
établie dans l’Isle de France, toujours auprès des
rois, se trouve mêlée à tous les événements sail-
lants des premiers âges de la monarchie, s’appe-
lèrent, en effet, Bouchard ou Gui jusqu’au
vme siècle.
Mais on connaît peut-être moins les circon-
stances dans lesquelles elle prit le nom de Mont-
morency.
Voici, d'après ce que racontent les historiens,
■comment leur est venu ce nom.
L’un des ancêtres de la famille Gui le Blond,
qui contribua puissamment au gain de la bataille
de Tours, lutta corps à corps avec un chef maure
d’une taille gigantesque et le terrassa.
En mémoire de cette victoire, il bâtit une cha-
pelle, non loin de Paris, près d’un lieu nommé
Alonmorenciacum .
Autour de cette chapelle se construisit plus
tard un village que l’on appela, par corruption de
mot, Montmorency, et qui donna son nom à la
famille du fondateur.
Voilà comment fut créé le joli village des en-
virons de Paris, célèbre, de notre temps, par les
attraits de son paysage, par sa forêt, par ses
ânes, par ses cerises, et voilà comment les Bou-
chard devinrent les Montmorency.
Georges LABBÉ.
MENOTTES ROSES
BERCEUSE
Toi qui me coûteras tant de peine et de pleurs,
Dors, mon petit enfant, et ferme ta paupière.
Tous les anges sont en prière
Et dans ton rêve sèment des fleurs.
Dors, mon enfant chéri, c’est l’heure où tout se lait.
La lune monte au ciel et la campagne est noire.
Je te vais chanter une histoire,
Comme autrefois ma mère en chantait.
Ton père va rentrer et t’embrasser tout bas.
Pour toi, mon cher amour, chaque jour il travaille.
Comme Dieu jadis sur la paille,
Dors, innocent, dors entre mes bras.
Bientôt tu seras grand, tu courras au soleil.
Plus tard tu poursuivras I.e bonheur sans relâche,
Cependant tu n’as d’autre tâche
Que me sourire dès ton réveil.
Dors, mon enfant chéri, doux trésor de mon toit,
Serre bien en dormant tes deux menottes roses :
C’est mon cœur sur toi qui repose
Et que tu tiens dans tes petits doigts!
Marc LEGRAND.
NOCES BRETONNES
Longtemps Gurval Kerloët, de la métairie de
Tréhouarn, désespéra de marier sa fille Annaïc.
Elle était pourtant belle fille, Naïk, comme
l’appelaient familièrement les gars du bourg.
La raison? Sa pauvreté!
En vain la jeune fille connut-elle plusieurs fois
les rendez-vous derrière le pignon, ce qui signifie,
en bon breton, le côté de la ferme sans portes
ni fenêtres où les galants peuvent s’entretenir
librement.
Les galants d’occasion lâchaient pied au mot
d’épousailles. Dans les pardons, quelques jeunes
gens cassèrent le gâteau avec elle, ce qui est un
aveu de tendres .sentiments. Certains s’enhardi-
rent à lui prendre le petit doigt, qui est celui du
cœur, et, ainsi, ils se montraient à tous.
Eh bien! interrogeait le vieux Kerloët?
Je ne sais pas, répondait Naïk!
Mais il t’embrassait, Jean Guisic?
— Oh! si peu, mon père... et les baisers ne
valent pas les propos sérieux.
Ce jour-là, le propriétaire de Tréhouarn visita
son fermier.
— Pas encore mariée cette grande fille? de-
manda-t-il.
— Les gars n’aiment pas les jeunesses pauvres,
riposta le fermier.
— Annoncez partout, termina le maître de Tré-
houarn, que je donne en bail ma métairie de Ber-
ric au jeune homme courageux, l’épouseur de
votre fille !
Le propriétaire, brave homme, constituait
ainsi une vraie dot à la fille de son métayer.
Ce fut une procession. 11 en arrivait de partout,
de la plaine et de la montagne, de la lande et du
bois; petits, moyens ou grands; rouges de poil
ou noirs de teint; gras ou maigres. Kerloët n’en
renvoya aucun et les essaya tous par de mauvaises
plaisanteries.
Annaïc préféra un gentil blond qui parlait
LE MAGASIN PITTORESQUE
1-5 i
comme un monsieur et revenait de l’école d’agri-
culture des Trois-Croix, auprès de Rennes. Il se
nommait Tugdual et possédait, avec son diplôme,
un lopin de terre bien planté de jeunes pom-
miers.
— A quand la noce? demande le promis.
— Nous la ferons pour la Saint-Yves, le 19 mai !
— Tope là,
beau-père.
— Tope là,
mon gendre.
allégresse. A chaque maison nouvelle, une halter
des pichets de cidre et une pipe à fumer. Les
têtes de Job et de Piéric dodelinent désagréable-
ment. Anne et Nola nasillardent un guerziou la-
mentable.
La nuit vient. Fripés et tacliés, les quatre jeu-
nes gens s’en retournent. Ils ont lui, crié, et
invité six
cents pay-
sans.
— Tout va
bien, pense
K e r 1 o ë t , il
faudra tuer
mon grand
bœuf jaune.
Job et Pié-
ric, Nola et
Anne revê-
tent leurs ha-
bits de ve-
lours ou de
satin. Les
jeunes tilles
pendent à
leur cou des
cœurs d’ar-
gent et les
g a r s e n r u -
I» a n n e n t
leurs larges
feutres.
Ils quittent
T r é h o u a r n
en chantant.
Tout le jour
ils vont par-
courir les vil-
lages et les
fermes.
Holà! holà!
Ouvrez bon-
nes gens ! di-
ront-ils.Nous
sommes les
filles et les
garçons
d'honneu r
d 'Anna ï c
Iv e r 1 o ë t.
Trouvez-
vous à la Saint-Yves chez son père, car Tréhouarn
vous souhaite bienvenue !
— Entrez les joyeux messagers et buvez de ce
cidre sec. Nous en avons du doux pour Anne et
Nola.
Quand ils sortent des métairies, les rubans des
garçons, sur leurs chapeaux, flottent victorieuse-
ment, et les jeunes filles chantent haut les sônes
de Bretagne.
Les laboureurs se relèvent dans les sillons.
Accourus de leurs pâtis, les chcvrièreset les pas-
tours regardent par-dessus les . haies d’épine
blanche et leurs fouets sonores gi filent l’air avec
Il ruminait
dans l’étable
ses vieux sou-
venirs de
charrue , 1 e
bœuf jaune.
T u g d u a I
lire sur sa
corde ; il sort
dans la lu-
mière. Ses
yeux ternes
roui e n I
éblouis de
soleil; ses
jambes flé-
chissent.
— B a s t !
grogne Iver-
loët, la bête
paraît perdue
de douleur,
faut la tuer !
La bonne
chaleur ca-
resse le
grand bœuf
jaune; il mu-
git de satis-
faction et sa
grosse langue râpeuse lèche la main du fermier.
Han! la masse de fer broie son crâne; il s’é-
croule. Le fermier h' dépèce du regard.
— Oui-dà! six cents bouches à nourrir Jant en
soupe qu’en ragoût.
— Il y a moyen, beau-père, opine Tugdual.
Le boucher, un paysan ami (h' Kerloët, arrive à
ce moment. 11 retire la peau, taille des tranches
gargantuesques qu’il porte dans la cour, sur un
gros billot de chêne. A côte’1, (d un peu derrière
lui, on a placé une barrique dans laquelle il jette
les morceaux de la viande destinée au ragoût.
Demain, les cuisiniers renverseront h' tonneau
LE MAGASIN PITTORESQUE
758
dans les chaudrons. Les côtes et le lilet sont ré-
servés pour les hôtes de choix de l'entourage des
mariés. Cette viande., sciée et parée, repose sur
des planches. Un garçonnet de cinq ans est pré-
posé à l’emploi de chasse-mouches.
•le pousse le volet. Une. aube radieuse illumine
le bois de Tréhouarn, blondi par la jeune lu-
mière. Le grand château dort encore dans le le-
vant rose.
En route pour l’église.
Sur le talus, un exhaussement du che-
min de servitude, des paysans ont creusé
des tranchées remplies de fagots. D'im-
menses chaudrons reposent par leurs
bords sur les côtés du trou.
Une étincelle et les fagots pétillent, 11a-
goûts-et soupes pantagruéliques commen-
cent à cuire.
Il est cinq heures du matin.
Auprès du mur d’enceinte du château,
des travailleurs enfoncent des piquets a
coups de masses, puis ils posent les échel-
les sur leur côté et les assujettissent aux
tuteurs lichés en terre.
- Pourquoi faire, demanderez-vous ?
- Pour s’asseoir : voilà les sièges du
festin !
Le petit bonhomme y met une conscience
d’hétaïre éventant son seigneur, et de son chapeau
enrubanné, rouge de sang, il racle vertueusement
la chair du bœuf.
Dans la cour, une grosse voiture fermière dé-
barque la vaisselle consistant en plusieurs cen-
taines de bols, d ’écuelles vernies et de cuillers.
Les voituriers montent sur son trépied une
bassine de cuivre et font bouillir l’eau. Les fem-
mes commencent la vaisselle.
Règle générale, on n’essuie jamais. L’objet,
est frotté avec les doigts et séché à l’air.
Accroupies contre un muret, trois paysannes
épluchent les carottes et les oignons pourla soupe.
Jusqu’au soir, elles en rempliront des
paniers
larmes sur les piquants légumineux.
Au cours de l’après-midi, des rondes
se forment devant les portes. Les jeunes
gens, en costume de travail, interrom-
pent leurs préparatifs pour donner une
ridée, qui se saute sur une mesure à
trois temps, en tournant toujours. Quand
la danse languit, les meilleurs danseurs
crient : you! you! sur un ton suraigu et
toute la bande bondit, jambes ramas-
sées.
— Eh bien! mon vieux Kerloët, dis-
je au fermier, voilà une noce qui pro-
met pour demain.
— Un petit, not’ monsieur, un petit!
Mais ça va me coûter gros.
Vous vous plaignez toujours, Kerloët.
— Bé dame ! Not’monsieur, rien ne va ! A peine
une demi-année de pommes! Une faillie récolte
de patates...
... A la nuit, le métayer gémissait encore, tout
en surveillant les préparatifs deAa'fête.
Ces échelles vont former plusieurs doubles
rangées de cinquante à soixante mètres. 11 faut
compter environ cinq cents mètres de longueur
totale pour asseoir tous les invités.
— Mais, objecterez-vous, et les tables pour
manger ?
- Les tables, lecteur sybarite, mais donnez-
vous la peine île regarder à vos pieds et vous
trouverez posée à même le sol une planche. Voici
latable ! J’ose même écrire le « chemin de table » !
— Alors, il faudra, étant assis sur un revers
d’échelle, me ployer en deux pour atteindre sur
l'herbe ma soupe, et quand je ramènerai ma
— Halte là, votre cuiller! Peut-être n’en avez-
vous pas?
— Mais grand Dieu ! je ne peux pas boire un
potage où les morceaux de pain gros comme des
œufs m’étrangleraient.
— Qu’à cela ne tienne! Imitez vos voisins
LE MAGASIN PITTORESQUE
7o9
d’échelle. Avec leurs inséparables couteaux, ils
taillent dans les fagots des branchettes fourchées
dont ils piqueront viande ou pain.... Je vous
assure que c’est délicieux!
Soudain les trilles des binious et le
pépiement des bombardes chantent sur
le chemin, et les sons s’envolent à tire-
d’aile comme des oiseaux en liesse.
Quatre par quatre et les bras dans les
bras, les jeunes gens suivent les bons
sonneurs.
La musique rustique glapit sur un ton
guilleret des promesses. Eli! hop là!
garçons et tilles, sautez! Ils se sont désu-
nis et les yeux dans les yeux, ils bon-
dissent et secouent leurs bras.
You ! you ! crient les filles. Ils for-
ment une ronde.
A la Nigouz... gouz... gouz! clament
les danseurs; leurs pieds s’envolent.
Les musiciens s’enragent, les joues gon-
flées, et les femmes rient. You! you!
sur une plainte de la bombarde, le cortège se
reforme et moitié saulant, moitié marchant, ils
arrivent à la métairie qu’ils saluent d’une large
acclamation.
Une porte s’ouvre et le bonhomme Kerloët, les
joues encore mousseuses et hirsutes, prie la
société d'espérer un petit ! sa bourgeoise va venir
quérir les femmes. Quant aux gas,ils connaissent
le chemin du cellier. Trois énormes barriques de
cidre, sec, demi-sec et doux, attendent avec con-
liance les buveurs.
Les jeunes tilles se retirent sous le hangar
et, avec cet instinct de coquetterie innée chez
elles, rajustent leurs coiffes et jalousent les mieux
mises d’entre les peurez. Tout à coup la porto
s’ouvre, et Annaïc paraît. Des larmes grosses
comme les grains majuscules d’un chapelet de
sœur converse coulent de ses yeux.
Elle ne veut pas quitter ses parents et sa mai-
son. Tugdual, à bout de rhétorique, empoigne sa
future et l'extirpe du seuil. Cette scène est d 1
tradition. Là-dessus, les jeunes gens entraînent la
mariée et laissent le mari en arrière-garde, avec
les vieillards. Seuls, les servants, c’est-à-dire
ceux qui préparent le repas, demeurent à la ferme.
A la mairie la banalité coutumière préside à la
célébration civile du mariage. Aussitôt après, les
hommes se répandent dans les auberges; les
femmes accompagnent la mariée à l’église. Au
moment décisif, le curé constate que les témoins
sont à boire.
On court les chercher. Ils entrent en s'es-
suyant les lèvres de leurs manches. Après la
messe, les deux conjoints, en se tenant par la
main, vont baiser les divers autels et chaque fois
ils déposent une offrande.
Les cloches carillonnent la sortie, et l’intermi-
nable cortège s’achemine à travers landes jus-
qu’à Tréhouârn, situé à 3 kilomètres de là. Au
carrefour des chemins, les sonneurs
entrent au milieu d’un cercle aussitôt
formé, et mariés et invités dansent aux
cris des you ! you !
— En avant ! commande Kerloët, très
intéressé par l’odeur de son bœuf jaune,
qu’il prétend sentir déjà... et il claque
de la langue.
Le cortège défile dans l’allée des pom-
miers en fleurs. Le vent, de sa bouche
rieuse, souffle les pétales blancs et roses,
et cela forme bientôt un tapis odorant
qui rappelle aux bonnes gens les che-
mins fleuris de la Fête-Dieu!
El, voici que surgissent, lumineux et
vénérables, avec leurs cheveux d’argent
rayonnant dans le soleil, les anciens du
village de Tugdual. Suivant l’usage poé-
tique, ils portent, sur des plats, le pain, le sel el
la viande, en signe de bienvenue pour la jeune
femme. Le plus vieux d’entre eux, en embrassant
la mariée, lui remet les clefs du logis dont elle
sera la bonne gardienne. L’émolion élrcinl ces
cœurs simples et, là, sous celle voûte rose et
Les premiers à table.
760
LE MAGASIN PITTORESQUE
blanche, ces paysans lèvent leurs gobelets à
l’avenir de la race, aux enfants qui naîtront!
Un peu de lame bretonne, légendaire et mys-
tique, s’attendrit sur cette scène...
Les grosses lèvres des musiciens avalent les
anches jusqu'à la garde! Digue! digue! don-
daine !
A table ou à planches ! si vous aimez
mieux !
On mangera en musique comme des princes,
dans la salle tendue de bleu de ciel, sur le tapis
tendre des verdures. Les servants courent le
long des échelles et versent la soupe aux affa-
més. Plusieurs d’entre eux hurlent une chan-
son à boire en faisant couler le cidre à pleins
verres.
Malicieux, le vent tortille ou rebrousse sur le
visage leurs tabliers, enlève les châles des tilles,
s’amuse aux coiffes des vieilles et court se réfu-
gier dans les frondaisons des chênes qui se-
couent leurs têtes d’un air bon enfant.
Pendant le festin, les invités chantent des
chœurs à deux voix. Aussi haut qu’ils peuvent
atteindre en notes de tête, les hommes commen-
cent et les femmes répondent en nasillant. J'ad-
mire leur faculté de manger en criant si fort. A
la fin du repas, dans le silence absolu, tous se
découvrent et la marraine de la mariée récite les
actions de grâce.
Enfin un Amen, six cents fois répété, clôture
la prière, et les jeunes gars vont s’ébattre
sur la prairie en entraînant leurs « connais-
sances ».
Hola ! hola ! crie le chef biniou, campé fière-
ment sur un tonneau vide. Hola ! en avant pour
le bal ! La danse nommée bal rappelle un peu le
quadrille américain. Huit couples le sautent en-
semble. Ce qui caractérise les danses bretonnes,
c’est l’emploi des bras, lesquels jouent un aussi
grand rôle que les jambes. La ridée, autre sau-
terie, admet un nombre indéfini de danseurs qui
forment une ronde où garçons et tilles alternent.
On part en frappant du pied, sur un mouve-
ment très vif et, à toutes les trois mesures, les
bras s’enlèvent pour retomber en décrivant un
cercle .
Les danseurs réputés semblent voler plutôt que
sauter, et ils claquent des talons en touchant
terre.
J’ajoute qu’au premier abord ces sauteries
paraissent un peu barbares, mais pour les avoir
essayées, l'on trouve qu’elles seules conviennent
sur l’herbe, et leur exagération s’atténue dans le
plein air des champs.
Un vieillard, jadis beau cavalier, m’affirmait
que chaque mouvement de pied, aussi preste
soit-il, respectait une loi fondamentale de ces
vieilles danses moyenâgeuses.
Dans beaucoup de noces bretonnes les in-
vités payent leur quote-part. Kerloët était assez
riche pour s’imposer le sacrifice de donner à
manger à six cents convives, mais il ne leur
offrait à boire que du cidre, d’ailleurs vivement
épuisé. Aussi des baraques s’étaient-elles ins-
tallées autour du champ de la danse, et les débi-
tants villageois offraient une affreuse eau-de-vie
et quelques douceurs à l’usage des filles.
Pendant les repos, les galants emmenaient
leurs danseuses sous ces tentes, et quelques cou-
ples cassaient le gâteau ou croquaient l’amande
douce, symboles par lesquels s’affirmaient leurs
sentiments.
Le garçon offre une sorte de galette ronde et
sèche, non entamée, et si la jeune fille rompt
la pâte, cela est synonyme d’engagement amou-
reux. L'amande prélude presque toujours à la
demande officielle en mariage.
Les paysans pratiquent la courtoisie à leur
manière.
Lorsqu’ils dansent, la jeune tille est autorisée
à faire signe de l’œil au garçon qu’elle préfère à
son cavalier.
Aussitôt l’appelé se précipite en allongeant
une tape formidable dans le dos du gêneur,
ce qui signifie : « Ote-toi de là, que je m’y
mette ! »
Quand vient le soir, la gaieté et le nombre des
gouttes absorbées atteignent leur paroxysme.
On m’a affirmé qu’un paysan robuste buvait faci-
lement, dans une journée de noces, soixante
bolées, soit une douzaine de litres.
Les ivrognes achètent une bouteille de tafia et
la rendent sèche au débitant, pour qu’il leur en
donne une autre en les faisant bénéficier de
15 centimes, prix du verre.
Au crépuscule, Annaïc et Tugdual montè-
rent dans un char-à-bancs.
— Rentrons bien vite, disait la jeune femme,,
je dois balayer la cour et nettoyer la salle d’en
bas. Oh!... et puis soigner les volailles...
Assez avant dans la soirée, le mari fera le gros
ouvrage en retard et la mariée frottera les meu-
bles qui sont maintenant sa propriété.
Avec la nuit plus profonde, les binious se sont
tus ; les buveurs ronflent dans les fossés.
La débandade des derniers partis s’attriste sur
l’horizon mélancolique de la lande, et le cercle
d’angoisse se rétrécit sans cesse, autour de ce
qui a été joie et mouvement pendant cette
journée.
Il pleure du chagrin dans la brume violette, et
le père Kerloët, seul, dans l’ombre, se sent de-
venu vieux, oh ! si vieux !
Charles GÉNIAUX.
Après votre propre estime, c’est une vertu que de dé-
sirer l’estime des autres.
Ceux qui sont courageux savent vivre et mourir sans
gloire.
v ÿ ... ... v v v V v v V v -J v v v v v v v v Î- ïi- v v « v $ v *î*v***ï ï- V
LE MAGASIN PITTORESQUE
761
L’ANNÉE 1900
LETTRES ET ARTS
L’année 1900 a été bonne pour les artistes, au point
Je vue matériel tout d’abord. Sans doute, il est regret-
table que le Salon (il n’y en a eu qu'un) installé à la
bâte avenue de Breteuil, dans des hangars spacieux et
jolis, qui sont déjà démolis, ait produit le chiffre de
visites le plus insignifiant qu’on eût vu depuis long-
temps. La Société des artistes français y a beaucoup
perdu. Elle peut se rattraper, dès l’an qui vient : le
Grand Palais des Champs-Elysées lui a été définitive-
ment accordé pour deux mois au moins; ses bureaux
vont s’y installer, préparer le Salon prochain et aussi
celui de la Société rivale, dite du Champ de Mars : un
accord intelligent s’est fait; chaque société occupera
la moitié de l’immense nef et on pense que la curio-
sité du public étant doublée, la recette s’accroîtra
d’autant.
Mais, cet accident mis à part, il est certain que
l’Exposition a compensé ces pertes pour un grand
nombre de sociétaires : peintres et sculpteurs ont
trouvé, sinon à vendre des œuvres achevées dans l’ate-
lier, du moins à travailler à la décoration de la
grande Foire du monde, qui a absorbé des milliers et
des milliers de kilos de peinture, de marbre, de
bronze, de plâtre. Les commandes ont été réparties...
point trop mal, toujours un peu selon la gamme des
recommandations et des influences; — mais quand en
sera-t-on délivré ? Jamais sans doute. Elles ont été
bien payées, en tout cas, et ceux-là qui n’ont pas
obtenu de gros morceaux, qui n’ont pas figuré au
premier rang des décorateurs, dessinateurs, peintres,
sculpteurs, architectes, ont accepté, sans se plaindre,
des besognes secondaires qui ne les ont pas « désho-
norés » du tout; ils ont été, à des prix rémunérateurs,
les collaborateurs de camarades plus favorisés qu’ils
■ont secondés de leur mieux. Je connais des peintres,
membres du jury, qui n’ont pas rougi, — et combien
ils ont eu raison ! — de brosser des fragments de
de panorama pour une somme, à forfait, de cent francs
par jour. Il fallait voir avec quelle belle crânerie, quel
entrain de rapins redevenus tout jeunes, ils maniaient
la brosse, le large pinceau, et avec quel appétit ils
déjeunaient ensuite à la brasserie voisine.
Si la pluie d’or s’est ainsi assez fortement, assez
largement répandue, à la satisfaction générale, le
résultat artistique ne paraît pas moins de nature à
nous contenter. Ce serait faire de bien inutiles redites
que d’expliquer ici encore, longuement, combien au
Grand Palais l’art français a pris un grandiose aspect,
•devant les arts étrangers groupés autour de lui; com-
ment notre Petit Palais a montré que nous possédons
des collections uniques au monde, cataloguées, dé-
crites et, — ce qui est mieux, — appréciées avec infi-
niment de goût; combien encore nos architectes, nos
décorateurs, tous ceux enfin qui ont charge d’embellir
nos demeures et nos villes, ont fait preuve, çà et là,
de, fantaisie, de science, de discernement, judicieux
dans le choix des « partis » et des modèles, dans la
recherche de nouveaux styles; combien même enfin,
nos grandes administrations d’Étal, naguère fort jus-
tement attaquées, Sèvres, les Gobelins, etc., se sont
piquées d’émulation, ont abandonné leur routine
de ces cinquante dernières années écoulées et ont
suivi le mouvement général de recherches et de trou-
vailles heureuses...
L’Exposition se résume rapidement en ces quatre
points principaux, auxquels, si on veut, on peut ajouter
la lloraison si importante des publications illustrées,
des journaux, des guides, des catalogues, etc., qui ont
été consacrés à chanter sa louange. Maintenant que
« c’est fini »,on mesure mieux combien •< c’était beau ».
Si l’on cherche à se faire, par ailleurs, une idée de
l’importance que les arts ont prise dans notre exis-
tence quotidienne, on notera, entre cent faits de
l’année, ceux-ci : l’installation, à l’occasion de l’Ex-
position il est vrai, mais en dehors de son enceinte,
d’une exposition spéciale de l’œuvre cl’un seul artiste,
M. Bodin. Tout le monde y a coopéré à l’envi : le
Conseil municipal a donné le terrain; des Mécènes (il
en est encore) ont fait les frais d’une construction
simple mais bien appropriée à son but et le public a
apporté son argent aux tourniquets, non point par
fortes sommes, mais dans une proportion suffisante
pour qu’on se rende compte de l’attrait qu’une re-
nommée d’artiste exerce sur les foules. Et encore
l’artiste est-il vivant et très discuté!...
Retenons ensuite les obsèques de Falguière. Sa
mort a été un deuil artistique universellement res-
senti ; ses obsèques, une cérémonie funèbre où on a
éprouvé beaucoup de sincérité d’émotion, au lieu
de la trop fréquente badauderie parisienne. C’est,
parmi les artistes disparus en 1900, le plus illustre;
c’est aussi celui dont le public paraît avoir le mieux
compris le rôle très important dans l’histoire de la
sculpture contemporaine. Chacun a saisi qu’en lui
disparaissait le chef de cette prodigieuse école tou-
lousaine, tout à la fois habile et réellement éprise de
la Beauté, qui nous a donné tant et tant de beaux
marbres lesquels, avec une tendance au Vrai moderne,
affirment notre respect de la Forme classique...
Dans le domaine des Lettres, 1900 n’a pas été non
plusstérile. L’Exposition n’apasdonné aux Lettres que
cette prodigieuse quantité de papier imprimé, bien
imprimé souvent, que je signalais plus haut et où le
chemin des merveilles exposées était indiqué à chacun.
Voici un peu au hasard des souvenirs, quelques
événements passés qui ont montré notre pays toujours
épris du culte de bien dire et de bien écrire. A l’Aca-
démie française, les élections de Paul llervieu, ro-
mancier et dramaturge vigoureux et hardi, d’Émile
Faguet , professeur en Sorbonne mais en même
temps critique dramatique et journaliste plein de
verve et de bon sens, moins « familier », plus fin que
le prince des critiques, notre pauvre oncle Sarcey,
qui n’est plus. L’Académie a fait là de bons choix:
elle n’était pas dans « l’année des gentilshommes »
qui reçoivent à dîner, sont de grande lignée, mais
mettent avec peine dix phrases sur pied.
Et aussi, puisque nous sommes à l’Institut, notons
l’élection, dans la secLion des sciences morales, d’un
philosophe, M. Iîenouvier, qui n’a pas moins de
quatre-vingt-cinq ans et à qui on a rendu enfin celte
justice... Puis la cérémonie du cinquantenaire acadé-
mique de M. Wallon (cinquante ans d’Académie !) et
encore la conférence que M. Brunetière a faite
à Rome, devant un cercle de cardinaux, pour
leur dire la gloire du plus célèbre de nos orateurs
religieux, Bossuet... Et même enfin, — c’est le côté
un peu gai de celle revue à bâtons rompus — la colla-
boration de presque tout l’Institut (poètes, peintres
762
LE MAGASIN PITTORESQUE
et musiciens) au scénario d’une cantate d’actualité,
Gloire à la France, que M. Paul Deschanel fit jouer au
Palais-Bourbon... On ne dira pas qu’en 1900, l’Institut,
en qui, quoiqu’on ait toujours envie de le plaisanter,
se synthétisent les Lettres et les Arts français, est
resté enfermé chez soi et a refusé de regarder ce qui
se passait au dehors...
Un dernier trait marquant pour les Lettres est
celui-ci : l’extraordinaire vogue de la Littérature
étrangère chez nous. Cette soif de connaître nous
fait grand honneur. Nous pourrions nous contenter,
aveuglément, d’un sentiment exagéré de notre supé-
riorité, et ne point désirer nous instruire de celle
d’autrui. Au lieu de cela, nous avons le bon sens
de nous informer de l’état intellectuel de nos voisins
et, comme précédemment pour Ibsen et Bjœrne-
Bjornson, nous avons fait des découvertes qui nous
ont fort intéressés ; — peut-être même en avons-nous
trop lait, mais le « tassement » s’opérera ...Nous
avons ainsi trouvé, en Angleterre, Rudyard Kipling
et son Pays de la Jungle, son beau roman, la Lumière
qui s'éteint; en Allemagne, Sudermann et son Chemin
des chats; en Pologne, Sienkiewicz et son Quo vadis?
en Italie, Mme Mathilde Serao, succédant à d’Annunzio
et à Foggazaro ; en Espagne, Perès Galdos, etc., etc.
Nous nous sommes, en un mot, montrés de plus en
plus avides d’apprendre, enthousiastes admirateurs
de nobles pensées et de beau langage. A cet égard
encore, l’année n’a pas été gâchée.
Paul BLUYSEN.
TABLE ALPHABET KJUE DES AUTEURS
Aicard (Jean), 751.
Alanic (Mathilde), 164, 188,
515.
Alexandre (Arsène), 61.
Allorge (Henri), 209, 295,
712, 743.
Almeras (Henri d'), 53, 146.
206, 335, 358, 521, 690.
Amiot (Fernand), 706.
Angekville (G.), 655.
Antar (Michel), 305, 485, 715.
Ardouin-Dumazet, 41.
Arène (Emmanuel), 16.
Augé de Lassus, 495.
R... (E),‘289.
Bataille (Frédéric), 77, 619.
Baye (Baronne de), 140.
Beauguitte (Ernest), 69, 117,
130. 165, 269, 356, 612, 677,
743.
Beaume (Georges), 183.
Beisson A.), 651.
Bénédite (Léonce), 141, 171.
Berthold (Frédéric). 727.
B lé. mont (Emile), 77.
Rluysen (Paul), 25, 57, 89,
121, 153, 185,217, 249, 2S1,
313, 345, 377, 409, 441, 473,
505, 537,569, 601, 633, 005.
697, 729, 761.
Boissier (Émile), 429. 533.
Bonnaffé (Édouard), 12, 52,
114, 175, 235, 272, 33 4, 430,
524, 551. 645,, 679.
Botrel (Théodore), 726.
Bourget (Paul), 613.
Brandicourt (Y.), 167, 436.
620.
Brébion (Antoine), 203, 292.
Cabanes (Dr), 390, 746.
Calmettes (Pierre), 3, 98,
169, 226, 262, 546.
Cantinelli (Richard'. 656.
Cardane (Jules), 37, 108,
260, 354, 450.
Cerfberr (Gaston), 216, 300.
Chabeuf Henri), 711.
Chant avoine (Henri), 182.
Chartraire (E.), 418.
Chebroux (Ernest), 297.
Cm (Albert), 274, 309, 337,
400, 424.
Claretif, (Léo), 44, 79.
Coppée (François), 335.
Curet (Eugène), 379.
D..."(L.), 14. •
Dacre (Fernand), 373.
Daniel (Ce), 332.
Darimon (Alfred), 2.
Darzac (Paul), 50, 230, 303,
397, 581, 688.
Davja (Jacques), 145.
Demont-Breton Virginie ) ,
592, 623, 649.
Depret (Louis), 118.
Deschamps (Gaston), 13.
Deschanel (Paul), 93.
Deschanel (Émile), 94.
Despatys Pierre), 682 .
Dex (Léo), 21, 54, 84, 176, 396.
[ Dorciiain (Auguste), 329, 386,
488.
Drumont (Édouard), 28.
Dubois (Philippe), 136, 200.
Duhousset (Colonel), 322, 417.
Duvernois (Henri), 234, 328.
Ëtchart (D.), 527.
Eymer, 273.
F. .. (Ch.). 219, 543, 640, 672,
704.
Fabrègue (Aimée), 118.
Fanfare (Capitaine), 29, 59.
91, 123, 157, 187, 221, 251.
285, 316, 351, 380, 445, 475,
507, 538,571, 602, 635, 667,
729.
Farc.es (Louis), 421, 467.
Fermé (Albert), 317, 534, 539.
Fiérens-Gevaert (H.), 674.
Flotron (André), 361.
Fontaine (Toussaint), 23.
Foiîmentin (Charles), 2, 162,
196, 607. 669, 699, 734.
Fouquet (Émile), 58, 77, 90.
122. 140, 153, 214, 219, 270,
282, 314, 347, 377,410, 442,
474, 639. 686, 735.
France (Anatole!, 520.
Funck-B ren t a n o ( Frant z ) , 1 3 9 .
Furet (Le), 72, 695.
G. .. (E.), 726.
G... (J.). 159, 479, 482.
G... (Y.), 207, 686.
Gaciiqt (Édouard), 560.
Galtier (Joseph), 10, 25, 58,
63. 66, 98, 123, 127, 130,
187, 318, 323, 352. 354,386,
461, 578, 642, 699.
Galtier-Boissière (Dm, 211,
372.
Gày (Ernest), 458.
Gayet (Al.), 453, 559.
Géniaux (Ch.), 756.
Gerspach, 113, 215, 290. 610,
637. 706.
Gevin-Cassal (O.), 124, 253,
381.
Gérard (Rosemonde), 222.
Grandmougin (Charles), 686.
Grébauval (Armand), 207.
Guignet (Er.), 619, 709.
Guiguet (D.), 83, 542.
Guillemot (Maurice), 340, 720.
Il a bel (Paul), 629.
Hellé (Jean), 151.
Hénaru (Robert), 8.
Hinzelin (Emile), 510. 532.
717.
Hourst (Lieutenant), 402,
431, 464.
Hugues (Clovis), 365.
Jaubert (Ernest), 13.
Kermar (Yvon), 243, 491, 556.
1 L... (E.), 522.
J Labadie-Lagrave (G.), .34, 71,
165, 258, 591. 722.
Labbé (Paul), 178, 526.
Labbé (Georges), 180, 573, 756.
La Bruyère (J.), 738.
Larroumet (GustaA(e), 153.
Laut (Ernest), 196.
Lefebvre (Léon), 552.
Legrand (Marc), 756.
Lemaître (Jules), 154.
Lemire (Charles), 277, 646.
| Lemosof (P.), 30, 92, 117, 156
186, 220, 250, 284, 314. 378.
410, 442, 474, 505, 537, 570,
602, 634, 666, 698.
Lepage (Francis), 205.
Letalle (Abel), 438.
Leudet (Maurice), 94, 123,
158. 189, 223, 252, 285,315,
346, 415, 443, 508, 540, 604,
636, 669, 734.
Lojseau (Georges), 615.
M... (Th.), 141.
Mandel (Thérèse), 18, 47, 111,
163, 236, 308, 326, 357, 434,
603, 626, 652, 742.
Maries (E. -Alexander), 110.
Matiiiex (Paul), 471.
Maubry (Y.), 276, 687, 753.
Maurel (André), 366, 585,
May (Jacques), 17.
Mayen. Marius;, 688.
Mazereau (Henri), 297, 348,
381, 413, 447, 475, 507, 539,
571,603, 635, 667, 699, 730.
Méré (Charles)', 329.
Mon n ier (Marcel), 446, 541.
Nadal (Victor), 232.
Neton (Albéric), 349.
Pallies (Antonin), 674.
Pascal (Félicien), 556, 598.
629, 661, 681, 695.
Passurf (Léon), 78.
Perceval (E. de), 343.
Pontsevrez, 148.
Pradels (Octave), 107.
R... (C.), 487.
Rameau (Jean), 48, 237. 389.
661 .
Renan (Ary), 559.
Renouard (Jean), 333.
Reyner (Albert), 19, 83, 115,
210, 270, 302, 371, 530, 628.
659.
Régnier (Henri de), 112.
Rostand (Edmond), 221, 590.
Roujon (Henry), 194.
Roy (Clady), 48.
SCHALCK DE LA FaVERIE (A.),
489.
Serrigny (E.), 614, 659.
Silvestre (Armand), 550.
Sully-Priidhomme, 312, 397.
Talamo, 519, 653, 753.
Tchekov (Anton), 406.
Tiieuriet (André), 134, 405,
457.
Thieury (J.), 691.
Tinayre (Marcelle), 202, 269.
312.
Tissot (Ernest), 213.
Tolstoï (Comte Léon), 60.
Toraude (L.-G.), 411.
Tricoche (George), 482.
Turot (Henri), 392, 427.
Vaux (baron de), 246, 277.
Veber (Adrien), 606,638. 670.
Yeyrat (Georges), 49, 514.
712.
Viardot (Paul), 266 .
VlBERT (C.), 241.
Vivarez (Henri), 565.
Yuillier (Gaston;. 74, 103,
238, 500.
X..., 134, 406, 470, 578.
X... (M»), 31, 68, 95, 120,
159, 189. 255, 286, 319, 382,
445, 509, 575, 703.
Z..., 439.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈBES
A l’Eau, peinture, 577. '
A mon Fils, 94.
A nos Lecteurs, 2.
A propos des records aéro-
statiques, 14.
A travers le Sud-Oranais (El
Abiod-Sidi-Cheik), 305.
Abbaye (L'j des Dames, à
Saintes, 738.
Absent (L')., 112.
Académie (Histoire du Dic-
tionnaire de 1'), 489.
Académie des Sciences. 31.
128.
Aigle (L’) et le Limaçon, 77.
Aiglon (L’), 162.
Aiglon (L’), 421.
Amateur (L’)d’Estampes, 513.
Ambroise Thomas (Le mo-
nument d!), 49.
Américains (Les) et les Chi-
nois jugés par un Chinois,
626.
Ames obscures, 520.
Ames sœurs, nouvelle, 727.
Ami du Peuple (Une relique
de L), 390.
Ancêtre (Un) de l’homme,
686.
Ancêtres de l’influenza, 206.
Angicourt, 743.
Anglaise (La Marine , 117.
Angleterre (La Mode à la
cour d’), 326.
Animal fabuleux, 207.
Animaux (Le mimétisme
chez les), 210.
Animaux (Les) photogra-
phiés par eux-mêmes. 19.
Anthropométrique (Pédago-
gie), 235.
Antinoé (Les Fouilles d'), 595.
Antisénile (Le Sérum), 176.
Apôtres (Les), peinture, 673.
Appareil (Un) de sauvetage,
430.
Appendicite (L’), 372.
Aquarium (L’) de Paris à
l'Exposition universelle,
196.
Aranéiculture (L’), 551.
Areachon, 241.
Architecture (L') des nids,
232.
Ardoise (L') angevine, 515.
Armée anglaise (Comment se
recrute F), 34.
Art (Notes d’), 286.
Art (Les richesses d') de la
France, 215.
Art contemporain (Ce que
doit être un Musée d'), 1 11.
171.
Art théâtral, 442.
Artificiel (Lilas hlanc), 303.
Artificielle (La Foudre), 524.
Ateliers (Les) départemen-
taux d’estropiés, 581.
Au l'eu de la rampe, 207.
Au long du Loir, 615.
Aune (Le Bois d’), 619.
Australie (Le Sport de la
hache en), 434.
Auteurs (Droits d’;, 180.
Auto mate ( U n O rch es l re , 1 65 .
Automatique (Le Pistolet),
175.
Automne (L’), 629.
Automobile (Train) sur route.
439.
Autruche (La Plume d'), 458.
Autruches (Histoires d';, S3.
Auvergne (L’) à l’Exposition,
467.
Aux jeunes gens, 182.
Avenue (L’) Alexandre-III,
169.
Aveu (Simple), 140.
Avril, 202.
Babel (La Tour de), 478.
j Bartiers (Les) de Paris, 690.
Bataille d’Ivry et Entrée de
Henri IV à Paris, 290.
Bateaux (Nouvelles formes
de), 371.
Battues (Les) aux macreuses,
674.
Beaux-Arts (Un Directeur
des) au xvm° siècle, 194.
Bellacoscia (Antoine), 260.
Bellevue (La Fontaine de),
523.
Benjoin (Le cas de AI.), 373.
Berceau (Mon), 365.
Berry (Le) à l’Exposition,
467.
Bibliothèque (La) du prince
Roland Bonaparte, 8.
Bibliothèque (Une), 275, 309,
337, 400, 424.
Bijoux (Les) de la couronne
d’Angleterre, 556.
Billet (Un. de logement en
1683, 23.
Billet du jour de l’an, 13.
Boer (Le Musée) à Prétoria,
236.
Boer (L’Hymne national),
141.
Boer (Jeune fille), 47.
Boer (Un raid), 21, 54, 84.
Bœuf (Le) et la Mouche, 619.
Bois (Le) de Boulogne, 606,
638, 670.
Boisement (Le) des rochers,
709.
Borglièse (La Galerie et le
Musée), 323.
Botticelli (La Madone aux
Roses, de), 113.
Bouchard-Montmorency. 756.
Bouches à feu (La Construc-
tion des), 361.
Bouquets (Les) dès pauvres,
613.
Bouquinistes (Les), 366.
Bretagne (La) à l’Exposition.
421.
Bretons (Marins), 270.
Broderie (Une de Marie-
Stuart, 652.
Bruges (Une Journée à), 37.
1 Cadres (Les. dorés, 726.
Calorifère (Un) mobile ra-
tionnel, 52.
Cambodge (Le théâtre au),
646
Canada (Au), 482.
Canal de Panama, 110.
Caravanes, 715.
Cas (Le) de AI. Benjoin, 373.
Cathédrales (Ce que disent
les), 79.
Causerie
milit
aire, 29,
, 59,
91, 123,
157,
187, 221,
251,
285, 316
i, 351,
(ISO, 1 i .5
, 475,
507, 538
, 571,
602, 635
, G(i7,
729.
Cavalier a
rabe,
sculplur
i\ 35.
Centre (L<
î ) de 1
a France
, 077.
Ce que co
dite 1
e pain q
iiot i-
dien, 51
1.
Ce que d
isenl
nos gn
i'VCS.
592, 623
, 649.
Ce que mangent i les diffé-
rents peuples, 32.
Ce qui restera de l’Exposi-
tion, 450.
Cerveaux d’ivrognes, 287.
César franchit le Rubicon,
417.
Chaire à prêcher dans l’église
deLanthes (Côte-d'Or), 614.
Chapelle commémorative de
la rue Jean-Goujon, 276.
Chasse aux gazelles, 485.
Chasse aux papillons, éche-
nillage, -332.
Château (Le) d'Étiolles, 720.
Château Le) de Wideville,
354.
Château-Thierry et La Fon-
taine, 717.
Chât.illon-sur-Seine (A), 510.
Chemins de fer chinois, 191.
Chemins de fer des grandes
nations, 115.
Cheval (La A'iande de), 476.
Chevillv, 691.
Chiffonnier (Le), peinture,
161.
Chiffonnier (Le). 165.
Chine (La Guerre en . 414,
447, 476, 508, 540, 572, 604,
636, 668, 699, 733.
Chine (Le Sel en), 530.
Chinois (Un concours géné-
ral), 679.
Chinois (La Superstition des)
541.
Chinois (Les) et les Améri-
cains jugés par un Chi-
nois, 626.
Chinoiseries, 694.
Christiania (De) à Paris à
pied, 109.
Cigale (La), 379.
Cimetière (LeA’ieux), 297.
Cimetière de chiens, 751.
Cimetière mérovingien à
Santeuil, 200.
Cinquantenaire (Un), 28.
Citta (La) dolente, 366.
Colenso , Marathon , Iéna ,
139.
Colonial (Le Jardin), 50.
Colonies françaises (Les Nou-
velles Plantes tinctoriales
des), 270.
Coluche (Jean), 335.
Comment nous voient les
mouches, 145.
Comment on organise une
fouille, 453.
Comment on voyage en
extrême Orient, 392, 427.
Comment se recrute l’armée
anglaisé, 34.
Complot (Un), 83.
Concours (Un) général chi-
nois, 679.
Confetti et Serpentins, 136.
Confitures (Les), 457.
Congrès international de
l’Art théâtral, 442.
Conseils de AP X..„ 31, 63,
95, 126, 159, 189, 255, 286,
319, 382, 445, 509,575, 703.
Construction des bouches à
feu, 361.
Coquillages (Les) de nos
plages, 620.
Corporations (Les) de la Cité
il Londres, 491.
Coucher (Le) de l’Enfant,
sculpture, 65.
Cour (Une), 27.
Couronne de fer (Les Hon-
neurs rendus à la); 637.
Crépuscule, 205.
Crépuscule, 438.
Croix (La) du cimetière de
Pagny-Ia-Ville, 659.
Cronje (L’épée d’honneur du
général), 680.
Cuirassier (Le) Zimmermann,
nouvelle, 246, 277.
Culture des mers : Areachon,
241.
Curaçao (Une halte à), 682.
Dans le Soir, 1 17.
Danses françaises, 488.
Daumier (Honoré), 514.
! Deschanel (Paul , 66.
Désinfection (Les Étuves
municipales de), 397.
Deux paysans gourmands,
peinture, 641.
Devant le feu, 164.
Dictionnaire (Le) de l’Aca-
démie, 489.
Dispersion des mollusques
par les oiseaux et les in-
sectes, 167.
Dobschau La Grotte de glace
de), 114.
Docteur (Le) de Garlaban,
nouvelle, 118.
Don (Le) de AI. Paul Aleurice
au Cabinet des Estampes,
230.
Dragées de baptême (Origine
des), 128.
Droits iLes) d’auteur et leur
origine, 180.
Eau-forte (Une vieille) sur
Voltaire, 72.
Échenillage (Chasse aux pa-
pillons), 332.
Éducation des ours, 258.
Église (L’) et les Alédecins.
130.
Éléphant L Ingénieux . 134.
Éliane se marie, 533.
Elle, 550.
Émail (L’), 9S.
Enfants, 140.
Enfants (Théâtres d’), 44.
Épée (L’) d’honneur du géné-
ral Cronje, 680.
Eponges (Les) à l’Exposition,
527.
Estomac (La Photographie
de F), 334,.
Estropiés' (Les Ateliers dé-
partementaux d), 581.
Eteignoirs (Vieux", 722.
Éternel (L’) aïeul, 743.
Éternelle (L’) Chanson, 222.
Étoiles (Les) éteintes, 329.
Étuves (Les) municipales de
désinfection, 397.
Événement L’), nouvelle, 406.
Éventail (Sur un), 134.
Exploration La Popote
d’une), 402, 431, 464.
Exposition (Ce qui restera
de F). 450.
Exposition La Bretagne à
F), 421.
Exposition La Provence a
F), 554.
Exposition i Le Berry et
l'Auvergne à F), 467.
Expositions (Statistique des .
478.
Extrême Orient (Comment
on voyage en), 392, 427.
764
LE MAGASIN PITTORESQUE
Fabrication automatique des
obus, 12.
Faguet (Émile), 154.
Famille (Une), 16.
Fantômes (Les Oliviers), 238.
Faux-dauphinomanie (La),
35S.
Femme (La) du maître, pein-
ture, 731.
Femmes (Les) et la Littéra-
ture, 93.
Fille (La) du roi d'Ys, nou-
velle, 151.
Fleur de l'âme, 77.
Fleurs de France, peinture,
1.
Fleurs de France, 13.
Florence (Au Musée archéo-
logique de), 610.
Fondation (La) Thiers, 707.
Fontaine (La) de Bellevue,
522.
Forêt (La) pétrifiée, 659.
Formes (Les nouvelles) de
bateaux, 371.
Foudre (Là) artificielle, 524.
Foudre (Les Méfaits de la),
128.
Fouilles (Les) d’Antinoé,453.
595.
Foyer (Le), 124, 253, 381.
Fourchette (La), 655.
Frais (Les) d’une guerre, 18.
Galerie (La) et le Musée
Borghèse, 323.
Gant (Le), 411.
Garden-party d'antan, 273.
G arlaban (Le Docteur de), 118.
Gazelles (La Chasse aux),
485. .
Geoffrin (Mme), 234.
Géographie, 30, 92, 156, 186,
220, 250, 284, 314, 378, 410,
442, 474,505, 537, 570, 602,
634, 666, 698.
George Sand à Majorque,
103.
Gobelins (Leur histoire;
comment on les fabrique),
226, 262.
Goldes (Les) de Mandjourie,
525.
Grand’tante (La), 405.
Grotte (La) de glace de Dobs-
chau, 114.
Guerre (Les Frais d’une), 18.
Guerre (La) de Chine, 414.
447, 476, 508, 540, 572, 604,
636, 668, 699, 733.
Guerre (La) du Transvaal,
297, 348, 381, 413, 447,475,
507, 539,571, 603, 635, 667,
699, 730.
Guerre sud-africaine (Un
Train-Hôpital pour la), 302.
Hache (Sport de la), 434.
Harmonies, 356.
Henri IV (Entrée d’) à Paris,
290.
Hervieu (Paul), 155, 386.
Hildesheim (Le Rosier millé-
naire d’), 98.
Histoire culinaire de Paris,
146.
Histoire du Dictionnaire de
l’Académie, 489.
Histoire (L’) de Bébé, 340.
Hollandais (Intérieur), 129.
Homme (L ) électrique, 742.
Homme (L’) qui a vécu trois
siècles, 300.
Hôtel (L’) de Luynes, 712.
Hôtel de ville de Versailles,
687.
Hymne national boer, 141.
Impressions (Les; d’un vieil
abonné, 2.
Indo-chinois (Médecine et
Médicaments), 292.
Indo-chinois (Passe-Temps
et Amusements), 203.
Industrie (L’) du Sel en
Chine, 530.
Inferno (L’), 74.
Intluenza (Les Ancêtres de F),
206.
Insaisissable (L’), 333.
Intérieur hollandais, pein-
ture, 129.
Intérieur hollandais, 130.
Invalide (L') phénomène, 308.
Inventaire des Richesses
d’Art de la France, 215.
Italie (En), 585.
Ivrognes (Cerveaux d’), 287.
Jardin clos, 269.
Jardin (Le) colonial, 50.
Jardin (Un) suspendu au
Louvre, 328.
Jean-Goujon (Chapelle com-
mémorative de la rue), 276.
Jeunesse (La) de Siéyès, 349.
Jeux et Amusements, 64, 96,
128, 160, 192, 224, 256, 288,
320, 352, 384, 416, 480, 512,
544, 576, 608, 640, 672, 704,
735.
Jokaï (Maurice), 357.
Jour (Le plus long), 287.
Journal d’un Artiste français
au Transvaal, 266.
Journée (Une) à Bruges, 37.
Juge (Sagesse d’un), 169.
Laitière (La), 385.
Lampes (Vieilles), 722.
Lavedan (Henri), 10.
Légendes d’Océanie, 753.
Legouvé ;Ernest), 578.
Lessay (Les Rôtisseurs de),
406.
Lettres (Le Secret des), 17.
Liban (Dans le), 495.
Lilas (Le) blanc artificiel, 303.
Littérature (Les Femmes et
la), 93.
Livres (Les), 63, 96, 127, 159.
187, 224, 253, 318, 352, 479,
542, 607, 640, 672, 735.
Locomotive (La plus grosse),
272.
Loin de l’aimée, 686.
Loir (Au long du), 615.
Longchamp (Le palais), 656.
Lormaison(Les Savetiers de),
612.
Louvre (Un Jardin suspendu
au), 328.
Machine (La) à écrire, 213.
Madone (La) aux Roses, de
Botticelli, 113.
Madrigal, 312.
Maison (La) de mon rêve, 688.
Maison (La) de Saint-Louis,
78.
Majorque (George Sand à),
103.
Mamans (Les), 726.
Mandjourie (Les Goldes de),
525.
Maquis (Dans le), 283.
Marathon, léna, Colenso ,
139,
Marée, 449.
Marine (La) anglaise, 117.
Marins bretons, peinture,
270.
Mécaniciens et Mécanicien-
nes amateurs, 277.
Médecine et Médicaments
indo-chinois, 292.
Médecine (La) préhistorique,
211.
Médecins (L’Église et les),
130.
Méfaits (Les) de la Foudre, 128.
Mélanésie (En), 653.
Menottes roses, 756.
Mensur (La), 69.
Meurice (Le Don de M. Paul)
au Cabinet des Estampes,
230.
Millénaire (Le Rosier), 97.
Mimétisme (Le) chez les ani-
maux, 210.
Mirette, 48.
Mode (La) à la Cour d’An-
gleterre, 326.
Mollusques (Dispersion des)
par les Oiseaux et les In-
sectes, 167.
Monument (Le) d’Ambroise
Thomas, 49.
Monument (Le) des morts
bretons, 688.
Monument (Le) .français de
Waterloo, 324.
Monuments (Les) sur les
montagnes, 706.
Mort (La) des fleurs, 751.
Mouches (Comment nous
voient les), 145.
Museon (Une Visite au) arla-
ten, 329.
Musée (Au) archéologique de
Florence, 610.
Musée (Le) boer à Prétoria,
236.
Musée d’art contemporain (ce
que doit être un), 141, 171.
Musique (La), 90, 122, (219,
282, 314, 347, 377, 410, 474,
639, 735.
Nageuses (Les Vaches), 470.
Newgate (La Prison de), 243.
Néographie (La), 681.
Nids (L’Architecture des),
232.
Noces bretonnes, 756.
Notaires (Quand il n’y avait
pas dé), 573.
Novembre, 686.
Nuit (Une) historique, 700.
Obus (Fabrication automa-
tique des), 12.
Oiseau (L’Éducation d'un),
237.
Oiseaux (Le Peintre des), 216.
Oliviers (Les) fantômes, 238.
Orchestre automate, 163.
Origine des dragées de bap-
tême, 128.
Origine des droits d’auteurs,
180.
Ours (L’Éducation des), 258.
Pain (Le) à la main et le
Pain à la machine, 546.
Palais (Le) (Longchamp), 656.
Panama (Le Canal de), 110.
Paranton, 183.
Par delà, 214.
Paris (Histoire culinaire de),
146.
Paris (Le Port de), 477.
Paris (Les Rats de), 53.
Part (La) de bonheur, 389.
Passe-temps de rois et loi-
sirs de reines, 746.
Passe-Temps et A musements
indo-chinois, 203.
Passy ville d’eaux, 521.
Paysage d'hiver, peinture,
705.
Pédagogie (La) anthropomé-
trique, 235.
Peintre (Le) des Oiseaux, 210.
Pékin, 542.
Pékin à table, 446.
Pensées, 77, 82, 94, 107, 118,
140, 145, 147. 158, 165, 209,
217,223. 233, 269, 275, 303,
312, 316, 327, 331, 335, 336,
358, 372, 380, 405, 435, 469,
494, 506, 522, 534, 551, 559,
568, 590, 627, 632,658,661,
678, 682, 690, 695, 709,715,
722, 746, 760.
Perles d’aurore, 209.
Perse (La) inédite, 111.
Petite (La plus) commune de
France, 41.
Phénomène (L’Invalide), 308.
Photographie (La) de l’esto-
mac, 334.
Pieuvres (Une Invasion de),
573.
Pistolet automatique à ré-
pétition, 175.
Plantes à fleurs et fruits
souterrains, 436.
Plantes (Les Nouvelles) tinc-
toriales des colonies fran-
çaises, 270.
Plaques (Deux) de cheminée,
552.
Plumes (La) d’autruche, 458.
Poète (Le Vieux'), 590.
Poète (Un) dans un marché,
519.
Popote (La) d'une explora-
tion, 402, 431, 464.
Porcelaine (La) de Saxe, 591.
Port (Le) de Paris, 477.
Porte (La) de Dijon, 711.
Porte (La) de la cathédrale
de Vérone, architecture,
482.
Porte (La) du château de
Vitré, architecture, 289.
Portrait de M. de Vandières,
peinture, 193.
Portrait de Turenne, 353.
Pour une fiancée, 397.
Prétoria (Le Musée boer à),
236.
Prison (La) de Newgate, 243.
Problème, 32.
Provence (La) à l’Exposition,
554.
Quatre (Mes) Femmes, 559.
Quinzaine (La), 25, 57, 89,
121, 153, 185, 217,249,281,
313, 345, 377, 409, 441,
473, 505, 537, 569, 601,633,
665, 697 729, 761.
Raid (Un) boer, nouvelle,
21, 54, 84.
Rampe (Au Feu de la), 207.
Rats (Les) de Paris, 53.
Recettes et Conseils, 32, 64,
128, 160, 192, 224, 256,
288, 320, 352, 383, 416, 448,
479, 512, 543, 576, 608, 640,
672, 704, 735.
Records aérostatiques (A pro-
pos des), 14.
Relique (Une) de l’Ami du
Peuple, 390.
Remède (Un) que vendent
les bouchers, 396.
Remèdes bizarres, 160.
Renard (Le) et les Raisins,
107.
Renards captifs, 190.
Repas monstre, 295.
Repas (Les) monstres, 605.
Récréation physique, 64.
LE MAGASIN PITTORESQUE
765
Résurrection, 60.
Rêve (Le) d’un jour d’au-
tomne, nouvelle, 566, 599,
629, 661, 695.
Rêverie, 312.
Richelieu, nouvelle, 343.
Rocheuses lîn-de-siècle, 482.
Roi d’Ys (La Fille du), lé-
gende.
Rondel Watteau, 295.
Rose (La) du Paradis à la
cathédrale de Sens, 418.
Rosier (Le) millénaire d’IIil-
desheim, 98.
Rostand (Edmond), 196.
Rôtisseurs (Les) de Lessay,
406.
Ruskin (John), 71.
Sagesse d’un Juge, 169.
Saint-Louis (La Maison de),
78.
Salon (Le), 249.
Sans grande peine, 269.
Santeuil (Un Cimetière mé-
rovingien à), 200.
Saule (Le) curieux, 661.
Sauvetage (Un Appareil de),
430.
Savetiers (Les) de Lormaison,
612.
Secret (Le) des Lettres, 17.
Secret (Un Important), pein-
ture, 225.
Sel (Le) en Chine, 530.
Sélamlik (Le), 642.
Sémipalatinsk, 178.
Sens (La « Rose du Paradis »
à la cathédrale de), 418.
Serpentins et Confetti, 136.
Sérum (Le. anti-sénile, 176.
Sévrienne (Lai, 461.
Siècles (L'Homme qui a vécu
trois), 300.
Siéyès (La Jeunesse de), 349.
Simplon (Le Tunnel du), 165.
Sirex (Le) géant, 755.
Soir (Dans le), 117.
Solution du problème, 96.
Sommets (Les), 429.
Sonnet, 559.
Sou (Le), 3.
Souvenir fané, 712.
Sport (Le) de la Hache en
Australie, 434.
Stances, 49.
Statistique comparée des
expositions, 478.
Statue, 335.
Sud-Oranais (A travers le:,
303.
Suez (Le Trafic du canal de),
256.
Tableau, 77.
Tableau (Un Curieux), 288.
Tarragone, 148.
Télégraphe (Le) parlant, 645.
Théâtre, 25, 58, 90, 122, 153,
218, 282, 314, 347, 377, 410,
474, 639, 669, 700, 734.
Théâtre (Le) au Cambodge,
646.
Théâtres d’enfants, 44.
Touareg (Au pays des), 317.
Tour (La) de Babel, 478.
Tousser (Comment il faut ,
96.
Trafic du canal de Suez, 256.
Train automobile sur route,
439.
Train-hôpital pour la guerre
sud-africaine, 302.
Tramways (Les suspendus,
628.
Transvaal (Guerre au), 297,
348, 381, 413, 447, 475, 507,
539, 571, 603, 635, 667, 699,
730.
Transvaal (Journal d’un
artiste français au), 266.
Trucs (Les) de la seconde
vue, 191.
Tunnel (Le) du Simplon, 165.
Turenne (Portrait de), pein-
ture, 353.
Un grand secret, sculpture,
545.
Vaches (Les) nageuses, 470.
Vague (La), 651.
Yandières (Portrait de M. def,
peinture, 193.
Vandœuvre (A), 532.
A?ariétés, 32, 96, 128, 160,
190, 256, 287, 317, 349, 446,
476, 510, 541, 573, 605, 637.
Vendanges (Les) dans le
midi de la France, 565.
Vengeance (Une), nouvelle,
471.
Vert céladon, nouvelle, 534.
Vérone (La Porte de la ca-
thédrale de), 482.
Viande (La) de cheval, 476.
Vie (La) en plein air, 94, 125,
158, 189, 223, 252, 285, 315,
346, 415, 443, 508, 540, 604,
636, 669, 733.
Vieilles lampes et vieux
éteignoirs, 722.
Vieux Puits et Pavots, pein-
ture, 257.
Vieux (Un) Soldat, peinture,
301.
Ville (La) improvisée, 61.
Visite (Une) au « Museon
Arlaten », 329.
Vitrail (Un perdu, 487.
Vitré (La Porte du château
de), architecture, 289.
Voix (La) du promontoire,
500.
Voltaire (Une Vieille Eau-
Forte sur), 72.
Voyage en Italie de M. de
Vandières et de sa com-
pagnie, 194.
Vue (Trucs de la Seconde),
191.
Wagram, 560.
Waterloo (Le Monument
français de), 321.
Wideville (Le Château de),
354.
Zimmermann (Le Cuirassier),,
nouvelle, 246, 277.
TABLE PAR ORDRE DES MATIERES
ARCHÉOLOGIE
Abbaye (L’) des Dames, à Saintes, 738. — Ce que disent
les cathédrales, 79. — Château (Le) d’Étiolles, 720. —
Château (Le) de Wideville, 355. — Cimetière (Un) méro-
vingien à Santeuil, 200. — Comment on organise une
fouille (Exploration d’Antinoé), 453, 595. — Croix (La) du
cimetière de Pagny-la-Ville, 659. — Hôtel (L’) de Luynes,
712. - — Maison (La) de Saint-Louis, 78. — Musée (Au) ar-
chéologique de Florence : un vase grec brisé, 610. — Porte
(La) de Dijon, 711. — Porte (La) de la cathédrale de Vé-
rone, 482. — Porte (La) du château de Vitré, 289. — Rose
(La) du Paradis à la cathédrale de Sens, 418. — Tour (La)
de Babel, 478. — Vitrail (Un) perdu, 487.
ARCHITECTURE
Avenue (L!) Alexandre-III, 169. — Bibliothèque du
prince Roland Bonaparte, 8. — Ce qui restera de l’Expo-
sition, 450. — Chapelle commémorative de la rue Jean-
Goujon, 276. — Fontaine (La) de Bellevue, 523. — Hôtel
de ville (Le nouvel) de Versailles, 687.
ARMÉES, MARINES
Armée anglaise (Comment se recrute F), 34. — Causerie
militaire, 29, 59, 91, 123, 157, 187, 221, 251, 285, 316, 351,
380, 445, 475, 507, 538, 571, 602,635, 667, 729. — Frais (Les)
d’une guerre, 18. — Marine (La) anglaise, 117. — Nouvelles
formes de bateaux, 371.
BIOGRAPHIE
Deschanel (Paul), 66. — Ilervieu (Paul), 386. — Jokaï
(Maurice), 357. — Lavedan (Henri), 10. — Legouvé (Ernest),
579. — Rostand (Edmond), 196. — Ruskin John), 71. —
Siéyès (La Jeunesse de), 549.
COSTUMES, MEUBLES, OBJETS DIVERS
Bijoux (Les) de la couronne d’Angleterre, 550. — Chaire
(La) à prêcher dans l’église de Lanlhes (Côte-d'Or ,614. —
Epée (L’) d’honneur du général Cronje, 680. — Porte (La
de Dijon, 711. — Porcelaine (La) de Saxe, 591. — Vieilles
lampes, vieux éteignoirs, 722.
DROIT
Conseils de Me X..., 31, 63, 95, 126, 159, 189,255, 286, 319,
382, 445, 509, 575, 703.
ÉCONOMIE, INDUSTRIE ET COMMERCE, STATISTIQUE
Ardoise (L’) angevine, 515. — Ce que coûte le pain quo-
tidien, 511. — Ce que mangent les différents peuples, 32.
— Chemins de fer chinois, 191. — Chemins de fer des gran-
des nations, 115. — Confetti et serpentins, 136. — Culture
(La) des mers : Arcachon, 241. — Émail (L’), 98. — Foudre
(Méfaits de la), 128. — Gobelins (Les); leur histoire, com-
ment on les fabrique, 226, 262. — Installations d’été, 381.
■ — Lilas (Les) blancs artificiels, 303. — Pain (Le) à la
main et le pain à la machine, 546. — Plume (La) d’au-
truche, 458. — Port (Le) de Paris, 477. — Sel (Industrie
du) en Chine, 530. — Sou (Le), 3. — Statistique comparée
des précédentes expositions, 478. — Théâtres d’enfants, 44.
— Trafic (Le) du canal de Suez, 256. — Vendanges (Les)
dans le Midi de la France, 565.
GÉOGRAPHIE, VOYAGES
A travers le Sud-Oranais (El-Abiod-Sidi-Cheikh), 305. —
Au Canada, 482. — Au pays des Touareg, 317. — Canal (Le)
de Panama, 110. — Caravanes, 715. — Causerie géogra-
phique, 30. 92, 156, 186, 220, 250, 284, 314, 378, 410, 442,
474, 505, 537, 570, 602, 634, 666, 698. — Centre (Le) de la
France, 677. — Chevilly, 691. — Christiania (De) .à Paris à
pied, 108. — Comment on voyage en extrême Orient, 392,
427. — Curaçao (Une halte à), 682. — Dans le Liban : le
patriarcat maronite; les cèdres, 495. — En Espagne (Tar-
ragone), 148. — En Italie (Notes de voyage), 585. — En
Italie : la « Cilla dolente », 366. — En Mélanésie, 653. —
En passant : à Ghâtillon-sur-Seine, 510 ; à Vandœuvre, 532.
— Goldes (Les) de Mandjourie, 525. — Grotte (La) de glace
de Dobschau, 114. — lnferno (L’), 74. — La plus petite
commune de France, 42. — Perse (La) inédite, 111. —
Pékin, 542. — Sémipalatinsk, 178.
HISTOIRE
Faux-dauphinomanic La). 358. — Bouchard-Montmo-
766
LE MAGASIN PITTORESQUE
rency, 756. — Guerre de Chine, 414, 447, 476, 508, 540, 572,
604, 636, 668, 699, 733. — Guerre du Transvaal, 297, 348,
381, 413, 447, 473. 507, 339, 571, 603, 635, 667, 699, 730. —
Marathon, Téna, Golenso, 139. — Nuit (Une) historique,
700. — Relique (Une) de l’Ami du peuple, 390. — AVa-
gram, 560.
JEUX ET AMUSEMENTS
64, 96, 128, 160, 192, 224, 236, 288, 320, 352, 384, 416,
448, 480, 312, 544, 576, 608,. 640, 672, 704, 736.
LITTÉRATURE, CRITIQUE, POÉSIE, MORALE
ÉDUCATION
Littérature. Critique. — 'A l'eau, 578. — Aiglon. (L’i, 162,
— Apôtres (Les) d’Albert Durer, 674. — Bataille (La) d’Ivry
et l'entrée de Henri IV à Paris, 290. — Bibliographie, 63.
93, 127, 159, 187, 224, 253, 318, 352, 479, 542, 607, 640,
672, 704, 735. — Bibliothèque (Une), 275, 309. 337, 400,
424. — Ce que doit être un musée d'art contemporain, 141,
171. — César franchit le Rubioon, 417. — Château-Thierry
et la Fontaine, 717. — Congrès international de l’art théâ-
tral, 442. — Daumier ( Honoré), 514. — Don (Le) de M. Paul
Meurice au cabinet des Estampes, 230. — Eau-forte (Une
vieille) sur Voltaire, 72. — Faguet (Émile), 154. — Femmes
(Les) et la Littérature, 93. — Feu (Au) de la rampe, 209. —
Foyer (Le), 124. — Galerie (La) et le musée Borghèse, 323.
— Geoffrin (Mmo), 234. — George Sand à Majorque, 103. —
Gobelins (Les), 226, 262. — Ilervieu (Paul), 155. — His-
toire du Dictionnaire de l’Académie, 4SI. — Hymne (L’)
national boer, 141. — Intérieur hollandais, 130. — Inven-
taire (L"i des richesses d’art de la France, 215. — Jokai
(Maurice), 357. — Laitière (La), 386. — Legouvé (Ernest),
578. — Madone (La) aux Roses, de Botticelli, 113. — Ma-
rins bretons, 270. — Monument (Le) d’Ambroise Thomas,
49. — Monument (Le) français de Waterloo, 322. — Monu-
ment (Le) des morts bretons, 688. — Monuments (Les) sur
les montagnes, 706. — Musique La), 90, 122, 219, 282,
314, 347, 377, 410, 474, 639, 735. — Néographie (La), 681.
— Notes d'art, 286. — Palais (Le) Longchamp, 656. —
Pensées, 77-, 82, 94, 107, 118, 140, 145, 147, 158, 165, 209,
217, 223, 233, 269, 275, 303, 312, 316, 327, 331, 335,336, 358,
372, 380, 405, 435,469, 494. 506, 522, 534, 551, 559, 568, 590,
627, 632, 658, 661, 677, 678, 682,690, 695, 709, 715, 722, 746.
— Porte (La) de Vitré, 290. — Provence (La) à l’Exposi-
tion, 554. — Quinzaine La), 25, 57. 89, 121, 153, 185, 217,
249, 281,313, 345, 377, 409, 441, 473, 505, 537,569) 601, 633,
665, 697, 729, 761. — Rosier (Le) millénaire d’Hildesheim, 98.
— Rostand (Edmond:, 196. — Théâtre, 25, 58, 90, 122, 153.
218, 282, 314, 347, 377, 410, 474, 639, 669, 700, 734. — Théâ-
tre (Le) au Cambodge, 646. — Voyage (Le) de M. de Van-
dières en Italie, 194.
Poésie. — A mon fils, 94. — Absent (L’), 212. — Aigle
(L’) et le Limaçon. 77. — Aiglon (L’),221. — Ames obscu-
res, 520. — Automne (L’i. 629. — Aux jeunes gens, 182. —
Avril, 202. — Billet du jour de l’an, 13. — Bœuf (Le) et la
Mouche, 619. — Bouquets (Les) des pauvres, 613. — Chif-
fonnier (Le), 165. — Confitures (Les), 457. — Crépuscule,
205. — Crépusctde, 438. — Dans le soir, 117. — Danses
françaises, 488. — Éducation (L’) d’un oiseau, 237. —
Éliane se marie, 533. — Elle, 551. — Enfants, 140. —
Éternel (L’) aïeul, 743. — Éternelle (L’) chanson, 222. —
Étoiles (Les) éteintes, 329. — Fleurs de France, 13. ■ —
Fleurs de l'âme, 77. — Grand’tante .(La), 405. — Harmo-
nies, 356. — Insaisissable (L’:, 333. — • Jardin (Le) clos,
269. — Loin de l’aimée, 686. — Madrigal, 312. — Maison
: La) de mon rêve, 688. — Mamans (Les), 726. — Menottes
roses, 756. — Mirette, 48. — Mon berceau, 365. — Mort
(La) des fleurs, 751. — Novembre, 686. — Par, delà, 214. —
Part (La) de bonheur, 389. — Perles d’aurore, 209. — Pour
une fiancée, 397. — Quatre (Mes) femmes, 559. — Renard
Le) et les Raisins, 107. — Rêverie (La), 312. — Rondel Wat-
teau, 295. — Sans grande peine, 269. — Saule (Le) cu-
rieux, 660. — Simple aveu, 140. — Sommets (Les), 429. —
Sonnet, 559. — Souvenir fané, 712. — Stances, 48,. — Sta-
tue, 335. — Sur un éventail, 134. — Tableau, 77. — Va-
gue (La), 651. — Vieux cimetière, 297. — Vieux (Le)
poète, 591.
Récits, Impressions, Nouvelles. — Angicourt, 743. —
Ames sœurs, 727. — Au long du Loir, 615. — Bellacoscia
(Antoine). 260. — Bouquinistes (Les), 366. — Cas (Le) de
M. Benjoin, 373. — Ce que disent nos grèves, 592, 623,
549. — Chasse (La) aux gazelles, 485. — Cigale (La), 379.
— Cinquantenaire (Un), 28. — Complot (Uni, 83. — Cour
(Une), 27. — Cuirassier (Le) Zimmermann, 246, 277. —
Dans le maquis, 283. — Devant le feu, 164. — Docteur (Le)
de Garlaban, 118. — Evénement (L’), 406. — Famille (Une ,
16. — Fille (La) du roi d’Ys, 151. — Gant (Le), 411. —
Garden-Party d'antan, 273. — Histoire (L’) de Bébé, 340. —
Impressions d’un vieil abonné, 2. — Jean Goluche, 335.
— Jeune tille boer, 47. — Journal (Le) d'un artiste français
au Transvaal, 266. — Journée (Une) à Bruges, 37. — Lé-
gendes d’Océanie, 753. — Noces (Les) bretonnes, 756. —
Oliviers (Les) fantômes, 238. — Paranton, 183. — Peintre
(Le) des oiseaux, 216. — Raid (Un) boër, 21, 54, 84. —
Résurrection, 60. — Rêve (Le)) d’un jour d’automne, 566,
599, 629, 661, 695. — Richelieu, 343. — Sagesse d’un juge,
169. — Sévrienne (La), 461. — Vengeance (Une,:, 471. —
Vert Céladon, 534. — Ville (La) improvisée, 61.. — Visite
(Une), au « Museon Arlaten », 329. — Voix (La) du pro-
montoire, 500.
MOEURS, COUTUMES, CROYANCES, CURIOSITÉS
Américains (Les) et les Chinois jugés par un Chinois,
626. — Ancêtre (Un) de l’homme, 686. — Ancêtres (Les)
de l’intluenza, 207. — Animaux (Les) photographiés par
eux-mêmes, 19. — Appareil Unj de sauvetage, 430. —
Aranéiculture (L’), 551. — Architecture (L’) des nids, 232.
— Ateliers (Les) départementaux d’estropiés, 581. — Bar-
biers (Les) de Paris, 690. — Battues (Les) aux macreuses.
.674. — Berry (Le) et l’Auvergne à l’Exposition, 467. —
Billet (Un) de logement en 1683, 23. — Bois (Le) de Bou-
logne, 606, 638, 670. — Bretagne (La) à l’Exposition, 421. —
Broderie (Une) de Marie Stuart, 652. — Cadres (Les) dorés .
726. — Centre (Le) de la France, 677. • — Cerveaux d’ivro-
gnes, 287. — Chinoiseries, 694. — Cimetière de chiens,
751. — Concours (Un) général chinois, 679. — Corporations
:Les) delà Cité à Londres, 491. — Curieux (Un) Tableau,
288. , — Dragées (Origine des), 128. — Droits (Les) d’au-
teur et leur origine, 180. — Education (L’) des ours, 258.
— Eglise (L’) et les Médecins, 130. • — Eléphant (L’Ingé-
nieux), 134, — Eponges (Les) au palais des Eaux et Fo-
rêts de l’Exposition, 527. — Etuves (Les) municipales de
désinfection, 397. — Faux-dauphinomanie 'La), 358. —
Fondation (La) Thiers, 707. — Fourchette (La), 655. —
Histoire culinaire de Paris, 146. — Homme (L’) électrique,
742. — Homme (L’; qui a vécu trois siècles, 300. — Hon-
neurs (Les) rendus à la couronne de fer, 637. — Invalide
(L') phénomène, 308. — Invasion (Une) de pieuvres, 573.
— Jardin (Un) suspendu au Louvre, 328. — Jour (Le plus
long), 287. — Locomotive la plus grosse du monde, 272i
— Mécaniciens et Mécaniciennes amateurs, 277. — Mensur
(La), 69. — Mode (La) à la cour d’Angleterre, 326. — Mu-
sée (Un) boer à Prétoria, 236. — Notaires (Les) ; quand il
n’y en avait pas, 573. — Nuit (Une) historique, 700. —
Passe-Temps des reines et loisirs de rois, 746. — Passe:
Temps et Amusements indo-chinois, 203. — Passy ville
d'eaux. 521. — Pédagogie anthropométrique, 235.— Pékin
à table, 446. — Plaques ;Deux) de cheminée, 552. — Poète
(Un) dans un marché, 519. — Popote La) d’une explora-
tion, 402, 431, 464. — Prison (La) de Newgate, 243.' —
Provence (La) à l’Exposition, 554. — Rats Les) de Paris’,
54.— Relique (Une) de l’Ami du Peuple, 390. — Remèdes
bizarres, 160. — Repas monstre, 295. — ■ Repas (Les) mons>-
tres, 605. — Rôtisseurs : Les) de Lessay, 406. — Savetiers
(Les) de Lormaison, 612. — Secret (Le) des lettres, 17. —
Sélamlik (Le:, 642. — Sport , Le) de la hache en Australie,
434. — Superstition (La) des , Chinois, 541. — Tramways
Les) suspendus, 628. — Vaches (Les) nageuses, 470. —
Vieilles lampes, vieux éteignoirs, 722.
PEINTURE, SCULPTURES, ARTS DIVERS. ESTAMPES.
Peinture. — A l’Eau, par Mrao Virginie Demont-Breton
gravure de M. Guérelle, 577. — Apôtres (Les), pinacothè-
que de Munich, par Albert Durer, gravure de M. Crosbie,
673. — Chiffonnier (Le), tableau de Fernand Meissen, gra-
vure de M. Jarraud, 161.— Deux paysans gourmands, ga-
lerie royale de Dresde, par Van Ostade, gravure de
M. Puyplat, 641. — Femme (La) du maître, pinacothèque
de Munich, par Van Dyck, gravure de M. Guérelle, 737. —
Fleurs de France, musée Galbera, peinture de M"* Gruyer-
Brielman, gravure de M. Crosbie, 1. — Intérieur hollan-
dais, tableau de Pieter de Hooch, gravure de M. Crosbie,
129. — Laitière (La), musée du Louvre, tableau de Greuze,
gravure de M. Guérelle, 385. — Madone (La) aux Roses,
LE MAGASIN PITTORESQUE
767
de Botticelli, 118. — Marée, par A. Hagborg, exposition
décennale; gravure de M. Puyplat, 449. — Marins bretons,
par M. Edmond Lefranc, gravure de M. Crosbie, 270. —
Paysage d’hiver, par Ruysdaël, gravure de M. Jarraud,
705. — Portrait de M. de Vandières, musée de Versailles,
tableau de Tocqué, gravure de M. Guérelle, 193. — Por-
Iraitde Turenne, pinacothèque de Munich, par Philippe de
Champaigne, gravure de M. Crosbie, 353. — Un Important
Secret, pinacothèque de Munich, tableau de M. Wunsch,
gravure de M. Jarraud, 225. — Vendangeuse, par Edouard
Sain, gravure deM. Crosbie, 609. — Vieux Puits et Pavots,
tableau de Mra” Jeanne Amen, gravure de M. Puyplat, 257.
— Vieux Soldat, musée de Tours, tableau de Vestier, 301.
Sculpture. — Cavalier arabe, musée du Luxembourg,
par J. Dampt, gravure de M. Jarraud, 33. — César franchit
le Rubicon, par Gérôme, gravure de M. Crosbie, 417. —
Coucher (Le) de l'Enfant, par Daillion, gravure de
AI. Crosbie, 65. — Monument (Le) français de Waterloo,
par Gérôme, gravure de M. Crosbie, 421. — Un Grand
Secret, par AL G. Pech, gravure de AL Crosbie, 545.
Architecture. — Porte (La) de la cathédrale de Vérone,
gravure de AL Deloche, 481. — Porte La) du château de
Vitré, gravure de AI. Puyplat, 289.
Arts divers. — L’Amateur d'estampes, par Honoré Dau-
mier, gravure de AL Puyplat, 513.
Illustrations, Gravures. — A l’Eau, 577. — Abbaye (L’)
des Dames, à Saintes, 3 gravures : vue générale de l'ab-
baye, 739; façade de l’église abbatiale, 740; portail, cha-
piteaux et archivoltes, -741. — Aiglon (L’), 2 gravures : le
roi de Rome à la promenade, 162; le duc de Reichstadt,
163. — Amateur (L’) d’estampes, 513. — Ancêtre (Un),
de l’homme, 1 gravure, 686. — Angicourt, 2 gravures : le
pavillon des malades, 744 ; les dépendances du sanatorium,
745. — Animal (Un) fabuleux), 207. — Animaux (Les)
photographiés par eux-mêmes : lampe à magnésium, 20.
— Antinoé (Les Fouilles d’), 2 gravures : la nécropole
antique à Antinoé, 595 ; corps recouvert de toiles peintes,
597. — Apôtres (Les), 673. — Appareil (Un) de sauvetage,
430. —Aquarium (L’) de Paris à l’Exposition, 5 gravures :
au-dessus d’un bac; actinies et méduses, 197; la salle et
l’étrave du bateau naufragé, 198 ; basaltes ; les navires
sombres, 199. — Ardoise (L’) angevine, 3 gravures : une
ardoisière, 516; fendeurs d’à-haut, 517; carrière à ciel
ouvert, 518. — Armée (L’) anglaise, 5 gravures : tambour-
major, 34; trompette de dragons, apprenti-tambour,
clairon de la cavalerie de la garde, 35; tambour et
fifre d’infanterie, 36. — Ateliers (Les) départementaux
d’estropiés, 4 gravures : à la presse à percussion pour le
satinage, 582 ; au laminoir, 583 ; le chef « grecqueur », 684 ;
un brocheur, 685. — Auvergne (L’) à l’Exposition, 1 gra-
vure : baptistère d’Aiguillon, près le Puy, 469. — Autru-
ches (Histoires d’) : la cavalerie de l’avenir, 83. — Avenue
Alexandre-Ill, 170.
Bateaux (Les nouvelles formes de) : le bateau-cigare,
371. — Battues (Les) aux macreuses, 3 gravures : un coin
de l’étang, 675; la cabane de la Société, luttes sur le lac,
676. — Bellacoscia (Antoine), 261. — Bellevue (Fontaine
de), 523. — Berry (Le) à l’Exposition, 3 gravures. Village
berrichon : moulin d’Angibault; vieux puits de la Châtre;
la vieille porte du Blanc; le vieux puits de la Châtre, 468.
— Bibliothèque (La) du prince Roland Bonaparte, 9. —
Bijoux (Les) de la couronne d’Angleterre : la salle des
bijoux à la tour de Londres, 557. — Billet (Un) de loge-
ment en 1683, fac-similé, 23. — Bretagne (La) à l’Exposi-
tion, 2 gravures : un coin de la colonnade du cloître de
la Forêt, 421; la librairie bretonne; église Sainte-Barbe
au Faouët, 422. — Broderie (Une) de Marie Stuart, 1 gra-
vure, 652.
Calorifère mobile rationnel, 52. — Canada (Au); Rocheu-
ses fîn-de-siècle, 1 gravure : à l’hôtel Banff, dans les Ro-
cheuses, 483. — Caravanes, 2 gravures : chameau porteur,
716; en route. 717. — Cathédrales (Ce que disent les), 3 gra-
vures : la Résurrection de la Vierge et son Couronnement,
80; la Vierge dorée d’Amiens, 81; Aristote et Campaspe,
82. — Cavalier arabe, 33. — Centre (Le) de la France,
2 gravures : la borne milliaire de Bruère-Allichamps, 677 ;
la Tour Malakoff sur le Belvédère, 678. — Ce qui restera
de l’Exposition, 4 gravures : façade du Grand Palais; le
pont Alexandre-IIT, 451; façade du Petit Palais, 452; cour
intérieure du Petit Palais, 453. — César franchit le Ru-
bicon, 407. — Chaire à prêcher dans l’église de Lanthes,
614. — Chapelle commémorative de la rue Jean-Goujon,
276. — Chasse (La) aux gazelles, 3 gravures : le caïd
Slimane, 485; un groupe de gazelles; famille de sloughis,
486. — Château (Le) d'Étioiles, 1 gravure, 721. — Château
(Le) de AVideville, 3 gravures : façade du parc; chapelle
du château de Wideville, 355 ; la nymphée du parc, 356.
— Chemins (Les) de fer des grandes nations, 2 gravures,
115, 116. — Ghevilly, 1 gravure : l’église de Chevilly, 692.
— Chiffonnier (Le), 161. — Christiania (De) à Paris à pied;
AIme Anna Keldseth, 109. — Cimetière de chiens, 2 gra-
vures : un coin du cimetière, 752; arrivée d’un convoi,
753. — Cimetière (Un) mérovingien à Santeuil, 4 gravures :
un sarcophage, 200 ; Gerbe et AL Imbert, à la Société d’An-
thropologie; la croix et le tumulus, 201 ; mise à jour d’un
sarcophage, 202. — « Citta dolente » (L’), 2 gravures : San
Gimignano, vue d’ensemble, 367 ; les tours de San Gimi-
gnano, 369. — Comment on organise une fouille, 4 gravures :
ma dahabieh ancrée en face d’Antinoé, 454; le réïs sur-
veillant les ouvriers ; les corps extraits des fosses, 455 ;
après le dépouillement, 456. — Comment on voyage en
extrême Orient, 6 gravures : à cheval en Annam, 393 ;
le Kango japonais, 394; une file de Kangos, 395; la jin-
richska japonaise, 427 ; la chaise à porteurs en Annam,
428; un sampan au Cambodge, 428. — Commune (La
plus petite) de France : château de Alorteau, 43. — Con-
fetti et Serpentins, 3 gravures : les travailleurs de serpen-
tins, 136; la faiseuse de confetti; mise en sacs, 137. —
Construction (La) des bouches à feu, 2 gravures : appa-
( reil pour le frettage du canon, 362; achèvement du fret-
tage, 363. — Coquillages (Les) de nos plages, 9 gravures :
buccin, pourpre, patelle, 620 ; grain de café, hucarde-
sourdon, scalaire, telline, 621; clovisse, manche de cou-
teau, 622. — Corporations (Les) de la Cité à Londres : le
hall de la corporation des drapiers, 493. — Coucher (Le)
de l’enfant, 65. — Croix (La) du cimetière de Pagny-la-
Ville, 1 gravure, 659. — Curaçao (Une halte à), 2 gravures :
le port de Curaçao, 683; le palais du gouverneur, 685. —
Daumier (Le monument de) à Valmondois, 1 gravure,
515. — Deschanel (Paul), 3 portraits : Paul Deschanel, 66;
Paul Deschanel enfant, 67. — Deux paysans gourmands,
641. — Don (Le) deM. Paul Meurice au cabinet des Estam-
pes, 5 gravures : Victor Hugo, par Daumier, 230; Victor
Hugo, par Devéria; Victor Hugo en 1852 ; Victor Hugo
et ses petits-enfants dans le jardin de Guernesey, 231 ;
Victor Hugo et ses principaux partisans en 1842, 232.
Eau-forte (Une vieille) sur Voltaire, 73. — Éducation
L’) des ours, 3 gravures : l’ours pick-pocket, 258; un bon
tour, la Loïe- Fuller des ours, 259. — Église (L’) et les
médecins, 3 gravures : le grand sceau de la Faculté, 131;
Guy Patin en grand costume, 132; le vieux médecin, 133.
— Éléphant (L’ingénieux), 3 gravures : Coutch et son gar-
dien, 134; Coutch se fait doucher ; Coutch se douche lui-
même, 135. — Émail (L’), 4 gravures : le broyage des
émaux; la mise au four, 99; le choix des couleurs, 100;
les émailleurs au travail, 101. — Épée (L ) d’honneur du
général Cronje, 680. — Éponges (Les) au palais des Eaux
et Forêts de l’Exposition, 3 gravures : la pêche de l’éponge
avec le vidrio et le ganchon, 527 ; employés classant
un lot d’éponges, 528; ouvriers taillant et épierrant les
éponges, 529. — Étuves (Les) municipales de désinfection,
4 gravures : sac-enveloppe en usage dans la désinfection,
397; chargement du chariot, 398; désinfecteur au travail,
399.
Famille (Une), 16. — Femme (La) du maître, 737. —
Fleurs de France, 1. — Fondation (La) Thiers, 2 gravures,
708, 709. — Fourchette (La) 4 gravures, 655, 656.
Galerie (La) et le musée Borghèse, 2 gravures : la villa
Borghèse, 323; une salle de la villa Borghèse, 325. —
Geotfrin (AI™0), 234. — George Sand à Majorque, 4 gravu-
res : la chartreuse de Valldemosa, 103; un autographe de
Chopin, 104; le vieux ménétrier, 105; le trône du roi Mar-
tin d’Aragon; un coin de la pharmacie des Chartreux, 106.
— Gobelins (Les), 7 gravures : figure schématique d’un
métier de haute lice, 226; l’atelier de teinture, 227 ; outils
du tapissier; les métiers de haute lice, 229 ; un métier de
la Savonnerie, 263; outils du tapissier; la rentraiture d’une
tapisserie, 265. — Goldes (Les) de Mandjourie, 525.
Henri IV (Entrée d’) à Paris, 291. — Ilervieu (Paul ,
3 gravures : AL Ilervieu enfant, 387; AI. Ilervieu à 16 ans,
388; M. Ilervieu, 389. — Histoire (L’) de Bébé, 2 gravures,
341, 342. — Hôtel (L’) de Luynes, 1 gravure : l’escalier de
l’hôtel, 713. — hôtel de Ville Le nouvel) de Versailles,
I gravure, 687.
Inferno (L’), 3 gravures: l’Inferno, 75; la grande cas-
cade; la Iledole, 76. — Intérieur hollandais, 129. — Italie
(En), 2 gravures : l’abbaye de Monte-Oliveto, 587 ; le grand
cloitre de l’abbaye de Alontc-Oliveto, 589.
768
LE M A G A S I N P I T T ORES Q ü E
Jardin (Le) colonial, 3 gravures : jeunes boutures d'eu-
comia, 50; grande serre, cacaos cultivés au jardin colo-
nial, 51. — Jardin (Un) suspendu au Louvre, 3 gravures :
une allée sur les toits; l’arrosage; le plombier du Louvre
et son jardinier, 328. — Jeune fille boer, 2 gravures :
jeune fille boer, 47; Mmo Krüger, 48. — Jokaï (Maurice),
2 gravures : Jokaï dans son cabinet de travail, 357; Mme
Jokaï, 358. — Journée (Une) à Bruges, 4 gravures : la rue
des Pierres, 37 ; le quai du Rosaire, 38 ; la voiture à chiens,
la chapelle du Béguinage, 39.
Laitière (La), 383. — Legouvé (Ernest), 2 gravures : à
la salle d’armes, 579; au coin du l'eu, 581. — Liban (Dans
le), 3 gravures : Bcherré, vue générale, 496 ; un prêtre
maronite, 497 ; clairière dans la forêt de cèdres du Liban,
498. — Locomotive (La) la plus grosse du monde, 272. —
Loir (Au long du), 3 gravures ; la Bonaventure, 615; la
vallée du Loir, 616; le puits qui parle, 617. — Longchamp
(Le palais), 1 gravure, 657.
Machine à fabriquer les obus, 12. — Madone (La) 'aux
Roses, de Botticelli, 113. — Maison (La) de saint Louis, à
Mansourah, 78. — Marée, 449. — Marins bretons, 271. —
Médecine et médicaments indo-chinois, 2 gravures : un
médecin annamite, 293 ; Chinois fumant l’opium, 294. —
Médecine (La) préhistorique, 3 gravures, 211, 212. — Men-
sur (La) ; un duel à Heidelberg, 69.— Mimétisme (Le) chez
les animaux, 2 gravures : crabe noueux ayant l'apparence
d’un bloc de rocher; similitude de forme entre le kelp
fish et les algues, 210. — Mollusques (Dispersion des),
4 gravures, 167, 168. — Monument (Le) d’Ambroise Tho-
mas, 49. — Monument (Le) des morts bretons, 1 gravure,
689. — Monument (Le) français de Waterloo, 321. — Mo-
numents (Les) sur les montagnes, 1 gravure : le monu-
ment du chien Barry, 707. — Mouches (Comment nous
Voient les), 2 gravures : schéma d'un œil de mouche; un
homme en perspective, 145. — Musée (Au) archéologique
de Florence, 2 gravures : le vase François, 611 ; la chimère,
612. — Musée d’art contemporain, 2 gravures ; une salle
de sculpture au Musée du Luxembourg, 143; une salle
de peinture au Luxembourg, 173.
Newgate (La prison de) ; émeute et incendie de Newgate
en 1780, 244. — Noces (Les) bretonnes, 5 gravures : une
Bretonne, 757; en route pour l’église; le pain et le sel
aux nouveaux mariés, 758; les premiers à table; une
ridée, 759.
Oliviers-fantômes (Les), 4 gravures : la bête couronnée,
238 ; fantôme sous la lune, 239 ; cauchemar, 240 ; Daphné,
241.
Pain (Le) à la main et le pain à la machine, 2 gravures :
la vieille méthode, 547 ; le pain à la machine, le pétris-
sage, 549. — Panama (Le canal de), 2 gravures ; plan gé-
néral du nouveau canal, 110; le canal à 5 kilomètres de
l’Atlantique, 111. — Passe-temps et amusements indo-
chinois, 4 gravures: annamite jouant au dan-ho, 203;
carte chinoise, jeu du ba-quan, volant du dà-can, 204. —
Paysage d’hiver, 705. — Photographie (La) de l’estomac,
334. — Pistolet automatique, 175. — Plantes à fleurs et fruits
souterrains, 5 gravures : Lutkyras amphicarpos ; Vicia
amphycarpa, 436; l’arachide, 437; la linaire cymbalaire;
le cyclamen, 438. — Plaques (Deux) de cheminée, 2 gra-
vures : plaque de cheminée aux armes de France, de
Boufflers et de Lille (ancien hôtel du gouvernement, à
Lille), 552; plaque de cheminée aux armes de Boufflers-
Villeroy (ancien hôtel du gouvernement, à Lille), 553. —
P'oète (Un) dans un marché, 519. — Porte (La) de Dijon,
1 gravure, 711. — Porte (La de la cathédrale de Vérone,
481. — Porte (La) du château de Vitré, 289. — Provence
(La) à 1 Exposition, 3 gravures : le mas provençal, 554;
la porte des Aliscamps, 555; Montmajour et le théâtre an-
tique, 556.
Records aérostatiques, 1 gravure. — Repas monstres,
10. gravures, 295, 296, 297. — Rose La du Paradis à la
cathédrale de Sens, 2 gravures, 419, 420. — Rosier (Le)
millénaire d’IIildesheim, 97. — Rostand (Edmond), por-
trait, 196. — Rôtisseurs (Les) de Lessav, 406.
Secret (Un grand), 545. — Secret (Un important), 225.
— Sel (Le) en Chine, 2 gravures : échafaudage pour l’ex-
traction de l’eau saumâtre ; chambre d’évaporation des
salines chinoises, 531. — Sélamlik (Le), 2 gravures : mos-
quée d’Hamidié, voisine d'Yildiz, 643; salon de réception
d’Yildiz-Kiosk, 644. — Sémipalatinsk, 2 gravures : enfants
d’une école cosaque ; Ehirgizes de la steppe et leur juge,
179. — Sévrienne (La), 3 gravures : vue intérieure de
l'école normale de Sèvres, 461 ; la bibliothèque, 462; un
couloir, 463. — Simplon (Tunnel du), 2 gravures : vue du
tunnel; entrée du tunnel, 166. — Sou (Le), 4 gravures :
passage des lames au laminoir; différents états de la lame,
5; examen de l’état de la frappe, 6; différents états du
flan, 7. — Sud-Oranais (à travers le), 3 gravures : le caïd
d’El-Abiod, 305; un coin d'El-Abiod, 306; le Bord’j des
affaires indigènes, 307.
Tarragone, 3 gravures ; rempart romain et la tour car-
rée, 148; Jésus au tombeau, 149; l’aqueduc romain, 150.
— Tchad, croquis de la région du Tchad, 506. — Télégra-
phe (Le) parlant, 1 gravure, 646. — Théâtre (Le) au Cam-
bodge, 3 gravures : le corps de ballet de la cour, 647 ; le
général Yac enlevant une pi’incesse, 648; le salut au roi,
649. — Théâtres d’enfants, 2 gravures : théâtre d’enfants,
45.; atelier de fabrication, 46. — Train-hôpital (Un) pour
laguerre sud-africaine, 302. — Tramways (Les) suspendus,
1 gravure, 628. — Turenne (Portrait de), 358.
Vaches (Les) nageuses, 2 gravures, 470. — Vandières
(M. de), portrait, 193. — Vendanges (Les) dans le Midi :
foudre en usage chez les vignerons du Midi, 565. — Ven-
dangeuse, 609. — Vie (La) en plein air, 2 gravures : le
mail-coach « Magnet ». 315; pelotari lançant la balle, 444.
— Vieil les lampes, vieux éteignoirs, 6 gravures : quinquet
Empire, 722; lampe à couronne Louis XVIII, lampe as-
trale Directoire, 723; lampes et chandeliers du xne au
xvi6 siècle, 724; collection d’éteignoirs en porcelaine -et
en bronze, 725. — Vieux Puits et Pavots, 257. — Vieux
Soldat, 301. — Visite (Une) au « Museon Arlaten », 3 gra-
vures : un coin de la tablée de Noël, 330; la « Jacudo »;
la tablée de Noël, 331. — Vitrail (Un) perdu, 487. — Voix
(La) du promontoire, 4 gravures : la nuit calme au pro-
montoire, 501; Guillem, 502 ; le promontoire par la tem-
pête, 503; l’extrémité du promontoire vu de la mer, 504.
Wagram, 2 gravures : le champ de bataille de Wagram,
561 ; la grange impériale d’Essling, 562.
RECETTES ET CONSEILS
32, 64, 128, 160, 192, 224, 256. 288, 320, 352, 383, 416, 448,
479, 512, 543, 576, 608,) 640, 672, 704, 736.
SCIENCES
Géologie. — Explorations souterraines, 31. — Forêt (La)
pétrifiée, 659. — Grotte (La) de glace de Dobschau, 114.
Histoire naturelle , Botanique, Zoologie. — Animal (Un)
fabuleux, 207. — Aquarium (L’) de Paris à l’Exposition
universelle, 196. — Aune (Le Bois d*), 619. — Boisement
i Le) des rochers, 709. — Botanique, 128. — Chasse aux
papillons; échenillage, 332. — Comment nous voient les
mouches, 145. — Coquillages (Les) de nos plages, 620. —
Culture des mers (Arcachon), 241. — Dispersion des mol-
lusques par les insectes et les oiseaux, 167. — Eléphant
(L’Ingénieux), 134. — Histoires d’autruches, 83. — Jardin
(Le) colonial, 50. — Mimétisme (Le) chez les animaux, 210.
— Plantes à fleurs et fruits souterrains, 437. — Plantes
(Les Nouvelles) tinctoriales des colonies françaises, 270.
— Renards captifs, 190. — Sirex (Le) géant, 755.
Mécanique. — A propos des records aérostatiques, 14.
— Calorifère (Le) mobile rationnel, 52. — Construction (La)
des bouches à feu, 361. — Fabrication (La) automatique
des obus, 12. — Homme (L’) électrique, 742. — Locomotive
( La plus grosse) du monde, 272. — Machine (La) à écrire,
213. — Orchestre (Un) automate, 163. — Pistolet (Le) au-
tomatique à répétition, 175. — Train automobile sur route,
439. — Train-Hôpital (Un) pour la guerre sud-africaine,
302. — Tunnel (Le; du Simplon, 165.
Physiologie, Biologie. — Appendicite (L’), 372. — Arse-
nic ,L’) du corps humain, 32. — Comment il faut tousser,
96. — Imprudences printanières, 263. — Médecine et
Médicaments indo-chinois, 292. — Médecine (La) préhisto-
rique, 211. — Nouvelle (Une) Maladie de poitrine, 31. —
Remède (Un que vendent les bouchers, 396. — Sérum ;Le
antisénile 176. - — Viande (La) de cheval, 477. — Vie La)
en plein air, 94, 125, 158, 189, 223, 252, 285, 315, 346, 415,
443, 508, 540, 604, 636, 669, 733.
Physique. — Foudre (La) artificielle, 524. — Photogra-
phie (La de l’estomac, 334. — Télégraphe (Le) parlant,
645. — Trucs (Les) de la seconde vue, 192.
Le Gérant : Cri. Guion.
Paris. — Typ. Chamerot et Renouard. — 40114.
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