LE MARTYRE DE L'OBESE
ru MÊME AUTEUR :
Les Morts Lyriques, contes (1912) (épuisé).
Le Vitnol-de-Lune, roman (Albin Michel).
POUR PARAITRE
Bïstaîiclaquej roman.
La Gcndo!e-aux-Faquîns, roman.
Fleurs et Couronnes, contes (illustrations de Steinlen).
HENRI BERAUD
LE MARTYRE
DE L'OBÈSE
ROMAN.
>"
ALBIN MICHEL, EDITEUR
PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS
Il a été tiré de cet ouvrage
75 exemplaires sur papier vergé pur fil
des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse de 1 à 75
2éOZ
Droits de traduction et reproduction
réservés pour tous paifs
Copyright i922 bij Albin Michel
AU Maréchal JOFFRE
Georges PIOCH, a Edouard HERRIOT
A Gustave T£RY
a G. DE PAWLOWSKY, a Paul SOUDAN
A Pierre BENOIT
A Lucien GUITRY, a MANSUELLE. a PAULEY
AU Docteur REHM
IKA FÉLiA LITVINNE, A Blanche SELVA
Rbert de JOUVENEL, a Maurice VLAMINCK
A Robert DIEUDONNÊ
A Pierre SCIZE, a Paul LOMBARD
A Albin MICHEL
JE DÉDIE CE LIVRE
QUE LES NÏAIGRES PRENDRONT POUR UN LIVRE GAI
I
LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Cette bière est excellente. A votre santé...
Oui, monsieur, j'ai toujours été gros, toujours...
Voici une photographie, regardez-la. C'est moi-
même, tout nu, âgé de cinq mois, assis sur un
coussin de' velours, et suçant mon pouce. Dites-
moi si, dans le genre, vous avez jamais "v^a mieux?
On me pesait chaque semaine, sur les balances
du boulanger, et il paraît que toutes les commères
du quartier venaient voir ça. Ma sainte mère en
tirait un grand orgueil.
Combien de fois m'a-t-on répété les paroles de
l'accoucheuse qui m'attendait au seuil de la vie :
jB LE MARTYRE DE L'OBÈSE
'(( Madame! s'était-elle écriée, madame, c'est un
garçon : il est rond comme une quenouille! »
Rond, vous entendez, j*étaits rond en voyant le
jour, et, depuis lors, on n'a cessé de me compaurer
a des objets renflés, à un pot-à-tabac, à un tra-
versin, à Balzac. Et toujours aux mêmes, depuis
trente-sept ans! Il faut peser cent kilos, monsieur,
pour savoir à quel point les hommes sont à court
Ue comparaisons. Ah! si les gens savaient! A quoi
bon toujours répéter une vérité désagréable? Je
suis gros, c'est entendu, c'est un fait, vous me
l'avez tout assez dit. D'ailleurs je ne m'en cache
pas.
Voyez-vous, on ne connaît pas les gros
hommes. Tel, qui n'oserait railler un citoyen affligé
d'un bouton sur le nez, ne connaît rien d'aussi
plaisant que de tourner un poussah en dérision.
Conmient expliquez-vous cela? Mafflu, pansu,
jfessu, voilà des mots permis, n'est-ce pas, des
Êgiots (Jont il serait bien indélicat de se fâcher,^
LE MARTYRE DE L OBESE
Personne, notez cela, ne se soucia jamais de savoir
ce que nous en pensons.
Une fois pour toutes, on admit que le Sei-
gneur, dans sa sagesse et sa miséricorde, mit en
nous cette graisse pour empêcher nos caractères
de grincer. Le plus beau est que mes lourdauds
se laissent tout dire et que la plupart vont par-
dessus le marché jusqu'à prendre un petit air guil-
leret. Au demeurant, un gros homme jamais ne
s'épancha, devant les maigres, du trop plein de
sa rancoeur. Nous parlons gaiement de ces choses.
Ne comptez pas sur moi pour changer cela.
Quant à vous dire, monsieur, ce qui m'amène
en cette ville, c'est une autre affaire, et bien déli-
cate. Mais vous m'inspirez confiance. Je vous
vois, ce soir, pour la première fois, et pourtant il
me semble que vous me comprendrez. Oh ! ne vous
attendez pas à des confessions mystérieuses! Un
honmie qui remplit bien son pantalon est rare-
ment un homme compliqué. Est-ce vraî^
10 LE MARTYRE DE L'OBESE
D'un mot, je vais tout vous dire : je suis amou-
reux... Parbleu! vous riez... Je m'y attendais. Je
suis amoureux, voilà qui fait rire tout le monde.
Le soupir est interdit à l'hippopotame, et Venise
n'est pas faite pour les cachalots.
Eh bien! riez, monsieur, tant qu'il vous plaira,
riez conmie les autres et avec les autres, toute
la gaieté de la terre n'empêchera pas le bel
amour, l'amour ingénu, câlin, timide,» attendri,
confiant, bébête, humble et reconnaissant, de
s'être aujourd'hui réfugié dans le cœur des
patauds faits comme votre serviteur. Tel que vous
me voyez, je suis peut-être le dernier sentimental.
C'est comique. Le myosotis dans la futaille! Et
pourquoi pas? Et qui cela peut-il gêner, je vous
le demande?
Un jour, écoutez cela, un jour j'ai vu un
homme qui me ressemblait ainsi qu'un frère
jumeau. Même corps en forme de contrebasse,
même figure couleur de pivoine, posée sur
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 1 1
un double menton pareil à un pneu bien gonflé.
C'était à la kermesse de Bois-le-Duc, en Hol-
lande, sous une petite baraque de toile. Il avait
une serviette autour du cou, et, moyennant un
quart de florin, on écrasait une pomme cuite sur
la face rose de mon sosie. La foule trouvait cela
fameux. Toutes les reinettes du Brabant y pas-
saient, et j'entends encore le bruit flasque des
pommes, aplatissant le vivant reflet de mon
visage.
Eh bien, mon cher monsieur, c'est avec le pen-
dant de ce visage-là que je rêve d'amours roma-
nesques, de baisers furtifs, de sérénades, de gon-
doles et d'échelles de soie! Avec ce visage-là,
je soupire après une femme semblable à... Foin
des comparaisons! Une femme, monsieur, cela
suffit. Motus! Des confidences, bien, mais pas
d'indiscrétions. Nos chopes sont vides. Qu'on les
remplace !
Ï2 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Pardieu, la bonne bière que voilà ! Aîmez-vous
la bière? Pour moi, j'ai tort de me laisser aller à
mon goût; elle m'alourdit comme tout ce que
j'aimco D'ailleurs tout fait grossir les grosses gens,
le régime, les sports, les douches, le manque de
sommeil, la guerre, oui, la guerre elle-même, fut
xm facteur de l'embonpoint
Pourtant, une fois, grâce aux méthodes d'un
médecin, qui m'imposa des tortures dont le récit
vous retournerait les orteils, je parvins à maigrir.
Je connus à ce moment un si grand bonheur que
je me mis aussitôt à engraisser de plus belle. Vous
peindrai- je ma fureur et mon désespoir? Quand
le docteur vint, un beau matin, chercher ses hono-
raires, il lut tout de suite dans mes regards que
sa vie était en danger; il s'enfuit, monsieur, et,
me penchant, je le vis descendre mon escalier à
LE MARTYRE DE L'OBÈSE \3
i
_ toute vitesse, comme une bille roule à travers les
rampes d'un appareil à sou. Je n'en gardai pas
moms cette graisse-là, et d'autre, qui s'étala par
dessus.
Il faut avoir grossi durant des années pour
comprendre l'amertume du souvenir et l'épouvante
des constatations. Vous, les poids moyens, qui ne
changez pas, ne pouvez savoir ce que nous éprou-
vons lorsque nous retrouvons d'aventure, au fond
d'une armoire, le gilet d'il y a deux ans, ou la
culotte de l'autre saison... C'est plus fort que
soi, on veut essayer. Le démon de la curiosité est
en vous, qui s'empare de ce vêtement, funeste et
pernicieux, témoin d'un temps à jamais regret-
table! On obéit avec une espèce de hâte fébrile;
on essaie d'entrer dans ce pantalon dont le fond
craque, de boutonner ce gilet, dont les devants,
pris l'un pour l'autre d'une insurmontable aver-
sion, refusent de se réconcilier sur votre panse.
Quel sale moment! Tous les gros le connaissent
14 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
L. ■ . ■ , ,. . -11
et le connaîtront encore, parce qu'il en est, mon-
sieur, de la corpulence comme de l'âge : l'un el
l'autre viennent sans crier gare, et si doucement
qu'on ne les croit jamais arrivés. Et quand ils
arrivent, il est trop tard : il n'y a plus de remède.
Le jour où j'atteignis cent kilogs... Ah! ce jour-
là me remplit d'un chagrin si pathétique, mon-
sieur, que je poussais, sur la bascule, de vrais cris
de tragédien. Puis, comme il arrive toujours après
les grandes douleurs, je sombrai, trois mois durant,
dans la trouble mélancolie des bêtes à l'étable.
Bah! il faut en prendre son parti : (( Grosses
gens, bonnes gens )), dit un proverbe de ma pro-
vince. S'il dit vrai, la terre porte quantité de braves
bougres, car les bons ventrus. Dieu merci, ne sont
pas aussi rares que les bons ministres. Là-dessus,
j'ai une petite chose à dire, c'est qu'on auraif
bénéfice à choisir les politiciens parmi les gens
gras : ce serait le plus sûr moyen de ne point
avoir à les engraisser.
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 15
Mon Di€u! la bonne bière. Elle ne vaut pas,
à beaucoup près, celle que je bus l'an dernier,
au Bauerngîrgl de Munich, où j'avais suivi la
dame en question.
Je la suis partout, monsieur, et, tel que vous
me voyez, je viens de loin. De toutes les per-
sonnes qui sont attablées ici, en y comprenant cet
adjudant de tirailleurs au teint bronzé par les
climats, il n'en est pas une seule» pas une, qui ait
autant voyagé que le gros père dont vous voulez
bien accepter la société.
Et tout cela pour suivre une femme. Voilai
comme nous sommes!
Elle s'en amuse. Tant mieux! Le principal est
qu'elle me permette de la faire rire. Telle est
l'existence que l'amour m'impose. Je ne m'en
plains pas, bien que je haïsse les déplacements
2
16 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
et la vie d*hôtel, et bien que je possède, rue
d'Artois, à Paris, un petit hôtel, où les lits son!
pleins d'odeurs légères!
Minuit..
Comme le temps passe. Bonsoir, monsieur, nous
nous retrouverons, maintenant que nous avons lié
connaissance.
u
Ce malîn je vous ai rencontré. Vous lisiez votre
journal, près du bassin des chalutiers. Une belle
matinée d'avril, n'est-ce pas. monsieur? C'est un
grand plaisir que de flâner au printemps, dans
un port comme le vôtre, où les voiles de toile
brune ressemblent à des socs rouilles; on n'entend
que le bruit des sabots, et le clapotis des barques
ttachées aux anneaux du quai. Tout le monde
semble heureux de vivre. Vous aviez vous-même,
ce malin, l'air bien content.
Vous m'avez vu? Je m'en doutais, mais je
n'osais vous le dire... Oui. la personne qui m'aç-
a
18 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
compagnait, c'était elle! Eh bien, comment !c
trouvez-vous, monsieur, là, franchement, d*homme
à honrnie? Ne m'épargnez pas...
Votre silence est un hommage délicat. Et
encore, vous ne l'avez me qu'en passant. Mais
il faut la connaître, il faut savoir son visage par
cœur ainsi qu'un paysage familier et mille fois
parcouru. Si vous la connaissiez bien, si vous la
voyiez, lorsque, penchant un peu la tête vers son
épaule et fermant à demi les yeux, elle sourit!
Monsieur, quand elle me lance ces regards-là, je
tremble, je pâlis, je me demande d'oii me vient
l'audace de l'aimer. Regardez-moi donc, puis
imaginez la tête que je dois faire dans ces occa-
sions.
Elle rit, alors, la chère petite, elle rit de tout
son cœur, et plus elle rit, plus je me balance a
la manière des dindons. Voilà nos tête-à-tête.
N'est-ce pas à faire pleurer une carabine? Et je
me contente de ça, de peur de tout gâter, avec
^■na grosse voix, mon gros ventre et mes grosses
pattes...
Un soir, j'aî failli me jeter à ses genoux. A
genoux, moi, hein? Je croîs qu'elle se serait
étouffée! Une dernière lueur d'intelligence m'a
sauvé. Mais je l'ai échappé belle.
Il nous reste quelques instants; je vais vous
raconter notre histoire... plutôt, non, je vais vous
dire mes raisons d'espérer.
Son mari est un mufle, monsieur; j'en parle
scienmient : c'est un ami d'enfance. Figurez-vous
le plus insupportable fat et le pire coureur de
jupons qui ait jamais fait la roue devant les filles,
un bellâtre à peau blême, ce qu'on appelait, autre-
fois : une pâleur intéressante. L'œil du bel ébéniste,
les tempes grises, la chaussette opulente, enfin tout
ce qu'il faut!... Avec ça, rusé, borné, sournois et
dénué de scrupules, ainsi qu'il sied aux gens de
20 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
cette espèce. Vous le savez, n'est-ce pas? cela ne
leur réussit que trop. A force de se croire irrésis-
tibles, ils le deviennent. La présomption d'un indi-
vidu fier de sa taille et sûr de son tailleur est
encore, dans les entreprises amoureuses, le meil-^
leur gage d'un rapide succès.
J'ignore l'envie, soit dit sans nulle vanité, sim-
plement parce que cela est. Les bonnes fortunes
d' autrui n'ont point troublé mon adolescence
joufflue, et, dès cet âge où mes camarades s'es-
sayaient dans les rôles de jeunes premiers, je
m'initiais aux amères finesses de l'emploi de confi-
dent. J'en avais le physique. Sans doute est-ce
à force de recueillir en ce temps-là des aveux,
des soupirs et des larmes, que j'ai pris l'habitude
de m'exprimer çonmie le Parfait Secrétaire des
Amants,
N'imputez donc pas a jalousie ce que Je vous
dis du mari; n'y voyez qu'une explication dont
la suite de mon récit vous montrera, je pense.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 21,
la nécessité. Si cet homme n'était pas le mauvais
sujet que je vous dis, sa femme ne l'eût point
quitté, je ne serais point tombé amoureux d'elle,
et mes aventures ne m'eussent ni conduit dans cette
aimable province, ni procuré l'agrément de vous
connaître.
Quoi qu'il en soit, je fus si bien mêlé à l'exis-
tence du paroissien en question que, témoin à son
mariage, portant la valise jusqu'au marchepied du
wagon qui l'emportait en voyage de noce, je
devins (comme il fallait s'y attendre) l'indispen-
sable ami de son jeune foyer, l'agréable rigolo,
sans qui la lune de miel finirait par sembler fade,
celui qui, la maxivaise saison venue, souffle sur
les nuages et nettoie l'amoureux horizon des
jeunes époux. Regardez-moi bien : je suis cet
honmie-là.
Cela dura six ans! Six ans, durant lesquels
je recueillis, avec la placidité bouffie d'un bronze
sous le toit à clochettes de sa pagode, les çonfi-
22 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
clences du mari et les larmes de l'épouse. Car i!
va sans dire que mon gaillard n'avait pas tardé
à prendre ses ébats.
On peut me rendre cette justice que je faisais
bien mon métier de troisième à la paire. Madame
se doutait bien de l'inconduite de Monsieur.
Pourtant elle dut toujours, grâce à moi, s'en tenir
à des soupçons. Elle m'interrogeait fort adroite-
nient; elle cherchait, non sans adresse, à me faire
traverser les alibis de son volage époux. En vain!
Non seulement je ne trahis jamais le secret de ses
confidences. Mais, avec un scrupule qui ne m'ho-
nore point, je mis sans cesse au service de ses
mensonges et de sa débauche la rassurante naï-
veté de ma grosse figure. Pourtant j'en savais
long. Car il appartenait à cette sorte de polissons
qui ne peuvent retrousser une cotte sans convier
au partage de leur joie toutes les personnes envi-
ronnantes — à l'exception de la seule intéressée,
bien entendu.
LE MARTYRE DE L'oBÈSE 23
L ' :
Cela durerait encore et je porterais, d'un cœur
paisible, les paquets et les secrets de la maison,
si nous ne nous étions tous trois, un beau jour,
mis en tête de voyager. C'est à Londres que com-
mença mon tourment.
*
**
Si surprenant que cela puisse paraître aux yeux
d'un provincial comme vous — soit dit sans vous
désobliger — les voyages ne facilitent point les
fredaines d'un mari, j'entends d'un mari qui court
le monde entier, avec sa femme et un vieux cama-
rade. Rien ne vaut pour la commodité, l'adultère
à domicile, où il reste à celui que l'on trompe la
ressource de fermer les yeux. En route, c'est une
autre affaire. Les halls d'hôtels, les couloirs de
grands express, les galeries de transatlantiques ne
laissent rien dans l'ombre...
Bref, un après-midi, au Russel, où nous étions
descendus, l'épouse, rentrant à l'improviste dans
24 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
rappartement conjugal, se remplit les yeiix d'un
tableau aussi mémorable qu'imprévu et fugitif.
Elle ne se soucia point, du reste, d'en observer
les transformations.
L'aspect de son mari, vu de dos, et penché
sur une Waîting mald dont elle n'aperçut que les
minces jambes gainées de soie noire, et un bout
de cuisse ni plus ni moins rose que la jarretelle de
satin gaufré, cet aspect suffit à la bouleverser.
Elle prit sa course, à travers les escaliers de
marbre jaune, jusque dans le jardin d'hiver où,
sans penser à mal, votre serviteur se livrait à ses
travaux ordinaires, c'est-à-dire l'étude compara-
tive et raisonnée du Bass et du Guiness.
Elle s'effondra, tout en larmes, dans un fau-
teuil, en face de moi.
— Mon ami, mon bon gros... gémit-elle.
Et, ne pouvant achever, elle éclata en sanglots.
On nous observait avec surprise. Vous connaîs-
8ëz les mœurs anglaises? le peu de goût que l'on
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 25
a, de l'autre côté du channel, pour les manifes-
tations publiques et pour tout ce qui s'écarte de
ce qu'ils appellent : proprlei^. Je me sentais gêné.
Si au moins le mari était venu à mon aide. Pen-
sez-vous! Le drôle comptait sur moi pour tout
arranger et il se gardait bien de prendre livraison
du paquet de sottises dont il était, après tout, le
légitime propriétaire. J'en héritais, en ma qualité
de (( bon gros » et, comme il n'y avait pas à se
gêner, l'épouse outragée me fit bonne mesure.
Mais attendez la suite!
Cette journée du 10 septembre 1920, que la
mémoire des hommes ne retiendra point dans ses
fastes, fut pour moi une journée historique. C'est
de ce jour-là, à l'heure du thé, que partirent du
même coup mon supplice et mon bonheur.
Quand la femme de mon ami eut bien pleuré,
elle se tamponna les yeux, tira de son sac à
main une petite glace, une houppette, se poudra
les ailes du nez, soupira, puis respira profondé-
26 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
ment, tapota sa jupe, et, me regardant bien en
face :
— Venez, dit-elle.
Je la suivis dans l'ascenseur; au deuxième étage
ielle me fit arrêter.
— Oij est votre chambre?
Je balbutiai :
' — Ma chambre?... là, à gauche, troisième
porte.,, le 87.
— Le 87! venez! dit-elle encore.
Et, me saisissant impétueusement par la main,
haletante, sans souci des regards d'une valetaille
qui jubilait en silence, elle me traînait dans le cou-
loir ainsi que, dans le goulet d'un port, un remor-
queur tire un navire de fort tonnage. Enfin, nous
atteignons le débarcadère, c^est-à-dire mon appar-
tement.
Or, tandis que nous faisions ces quelques pas
entre la grille de l'ascenseur et la porte de la
chambre n° 87, il se passait en moi ce qui se serait
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 27
passé en vous, en n'importe quel homme, puisque
nous sommes tous des cochons et, pour comble,
des cochons vaniteux.
Pour cela, les gros valent les minces et les
pelés valent les tondus. Ils se croient tous irré-
sistibles pour si peu qu'ils puissent penser que
l'on en veut à leur peau.
J'ajoute que je ne m'embarrassais guère de
scrupules. A parler franc, je n'aime pas l'amouï
à l'impromptu. Je suis comme le ténor Duprez,
auquel les bravos de confiance ôtaient ses moyens.
Mais j'étais un autre homme et si complètement
transformé que, jetant sur mon âme un coup d'œil
introspectif, je ne la reconnus point. Ce n'était
plus, monsieur, l'âme du brave compère de comé-
die, du souffre-douleur complaisant que je vous
ai dépeint tout à l'heure. Sous le vaste gilet, mon
cœur battait, au rythme folâtre de la bamboche.
Notez, puisque je veux tout vous dire, que
l'idée de cocufier mon ami ne m'avait jamais trà-
28 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
I '■;■ ' . ■ H
versé l'esprit. J'étais un compagnon loyal, moins
peut-être par scrupule que parce que je ne croyais
guère à ma chance. Il est remarquable que les
gros hommes, s'ils s'attaquent volontiers aux
femmes des hommes très maigres, n'aiment point
à se trouver en rivalité avec les individus du
format courant.
Bref, je n'aimais pas la femme qui me guidait
si résolument vers mon lit de célibataire, et je
croyais la connaître trop pour qu'il me vînt d'elle
le moindre désir... Et voici que dans une se-
conde!..^
Nous arrivons dans la chambre. Aussitôt je
fais le gracieux, je rentre mon ventre, je projette
des regards enivrés et je m'avance avec un air si
peu ambigu que, du coup, la dame voit où j'en
veux venir :
— Eh bien, dit-elle, qu'est-ce que vous prend?
Je demeurai interloqué. Et je devais avoir une
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 29
bonne tête, car, avec des yeux encore rougis de
larmes, elle se mit à rire, mais de ce rire que seuls
ont eu l'avantage d'observer les gros messieurs
placés dans une semblable position. J'ai dû pâlir.
Cela la calma et même l'attendrit :
— Allons, reprit-^lle, vous êtes un bon gros.
Vous allez faire votre valise et vous irez m'at-
tendra à la gare de Cannon-Street. Nous parti-
rons ce soir pour Paris. Je m'occuperai de tout.
Faites vite.
Je demeurai planté devant elle, les bras bal-
lants, la bouche ouverte :
— Vous ne comprenez jpas?
Je secouai la tête :
' — Je veux m'en aller, sans mon mari, vous
comprenez, sans-mon-ma-ri, et le seul moyen de
l'éviter, c'est de me cacher ici. Je suis certaine
qu'il me cherche déjà. Il a préparé sa grande
scène, il a composé le visage de circonstance.
Mais, cette fois, je n'entendrai pas la pièce. Ecou-
30 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
tez bien : il va rôder dans l'hôtel et guetter la
porte de son appartement jusqu'au dîner. A ce
moment, il descendra. Je filerai avec votre valise.
En attendant, partez et prenez votre air le plus
naturel... Vous avez de l'argent?
— J'en ai. Cependant...
— Allez!... A huit heures, Cannon-Street
Station, deuxième quai!
— C'est grave, ce que vous me faites faire
là.
— N'êtes-vous pas mon amî?
— Oui, parbleu! Mais... si je vous aime, moi?
Elle pencha la tête vers son épaule, ferma les
yeux à demi, sourit en me regardant... Je le vis
pour la première fois, ce sourîre-là. Ah! la diabo-
lique! la diabolique et délicieuse créature !..«
J'ai lutté, monsieur. J'étais un homme dégrisé,
que ne tentait guère la perspective d'une aven^
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 31
ture OÙ, les choses allant au mieux, il ne gagne-
rait qu'une nuit blanche et les aigres reproches
d'un vieux camarade. Il me souvient qu'à ce
moment je me demandais, avec la plus entière
présence d'esprit, par quel vertige j'avais pu céder
à la brusque envie de cette femme. Une maîtresse
agréable et complaisante m'attendait à Paris. Par
ailleurs, je ne me sentais nul penchant pour les
bonnes fortunes que l'on paie de sa tranquillité.
J'aime mes aises, comme tous mes frères en gros-
seur, et j'ai avec eux ceci de commim que la gêne
m'est insupportable.
Et puis l'amour en cachette!... Il me semble
que, si même j'étais fait comme un jeune premier
du Gymnase, l'adultère et ses complications ne
seraient point de mon goût et ne rempliraient en
aucun cas les loisirs de mon existence! Enfin, s'il
faut tout vous dire, j'avais alors — je croyais
avoir — le seul goût des belles filles, blanches de
peau, brunes de toison^, rouges de lèvres et provo-
32 LE MARTYRE DE l'oBÈSE
cantes de croupe, ce qu'on aj^jelle le type bor-
delais». Telle était, précisément, l'ordinaire com-
pagne de mes jeux, mon affectueuse et facik
maîlaresse, celle qui, à son tour, après bien d'aiatresv
attendait en joyeuse compagnie et sans impatience
mon retXDur au bercail...
Or, la nerveuse petite dame qm j*avaÎ8 devisfflt
moi était blonde et rose, toute en sucre et en
fossettes, avec des yeux d'un bleu de pastel. Jolie,
certes, et désirable, mais enfin pas mon type. Com-
ment diable avais-je pu?...
Eh bien, monsieur, vous êtes libre de me croire,
les choses se passèrent comme je vous le dis : elle
pencha la tête vers son épaule, ferma les yeux à
demi, sourit en me regardant... Et je parti*.
Je partis. Il pleuvait. Je traversai la Cité comme
un imbécile, le dos rond sous Faverse, parlant
tout hairt dans les rues. Les grands autobus écar-
lates me frôlaient. Les passants, enveloppés de
iwaterproofs jaunes> se retournaient sm moi*
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 3?
- — »
Trempé jusqu'aux muscles, ainsi qu'un maigre
l'eût été jusqu'aux os, je pris le Strand, me trom-
pai de chemin et me trouvai, au soir tombant,
derrière Kensington.
Enfin, comme frappaient sept heures, je par-*
yins à la gare de Cannon-Street.
Pour la première fois de ma vie, j'oubliai de
dîner. Une heure durant, je regardai un vieux
cheval de cab racler le pavé, tandis que le eut 6};
roulé dans un plaid dormait sur son perchoir. Je
ne pensais plus à rien. C'était lé coup de foudre.
Ah! nom de Dieu!,..
III
Bonjour, messieurs. Votre ami vous a parlé de
moi, je sens cela rien qu'à votre manière de me
regarder. Tant mieux, les présentations seront plus
tôt faites. N'allez pas vous déranger; achevez
votre partie... Vraiment, c'est fini! Alors je n'ai
plus de scrupules et, puisque vous ne me trouve2;
jpas importun, je m'asseois à votre table.
Je n'en puis plus| je meurs de fatigue. Celai
ne se voit guère?
Parbleu, voilà toujours ce qu'on trouve à nous
dire pour nous consoler, nous autres, les gros
LE MARTYRE DE L'ÔBÈSE
hommes. Le refrain ne cHangé pas. Même dùranf
la guerre, il n'avait pas cHange. Fatigués, malades
ou malheureux, c'est le même prix : personne nci
s'en aperçoit. On nous dît : a Vohs avez une
Bonne mine », et, quand on a dit cela, on ié
frotte les mains avec satisfaction.
Quand je mourrai — que ce soit le plus tard
possible — mes amis viendront, je Tespère, me
voir Une dernière fois. On lèvera pour eux le
Hessus de ma boîte, et tous, penchés sur mes restes,
IBront tour a tour : « Il a une mine superbe »i,
autrement dît : toutes les apparences de la santc..
Cela n'empêchera pas le menuisier de visser soli-
dement mon couvercle, le curé de me bénir à
Tapparîteur de lever sa xanne en signe de départ
En route! Puis mes amis formeront un convoi
îlîstraît, car on ne peiit se faire à Tidée de pleurer
un (( bon gros ». On dirait que les obèses échap-
pent aux mystères de la mort, comme, après les
naufrages, les édredons des paquebots se dérobent
££ MARTYRE DE L'OBÈSE 37
à r^mprîse des vagues et flottent sur la mer.
L'obèse est comique jusque dans le trqwtSi
Même le croque-mort, qui gémit sous k poids du
client, trouve encore le moyen de plaisanter. Un
bossu fait peur; un ventru fait rire, c'est entré dans
les mœurs; désormais, nul n'y pourra plus Tien
chan^r.
Ainsi, aïi théâtre, cm les sots prétendent trouver
une image de la vie, les gros ne servent qu'à faire
me : une bedaine, messieurs, voilà la dernière
ressource de l'amuseur essouflé. L'action traîne, le
public bâîHe, la critique fronce les sourcils, atten-»
dez! Une porte s'ouvre, voici le coïon!
Pauvre gros cabotin gonflé dans les gargotes
et les buffets de gare, pauvre sphère de l'absurde,
qui roule au milieu des éclats de rire, nul ne te
fit jamais l'aumône amère du couplet sur les
clowns! On plaint en musique Paillasse sous sa
farine. Mais non point l'obèse timide, gaffeur et
cocu, l'obèse embusqué, nouveau riche, goinfre.
LE MARTYRE DE L OBESE
ignare, égoïste, poltron, empoté, crédule, malen-
contreux, l'obèse quî conduit l'auto, se fait gifler
par le mari et sert de repoussoir à M. Victor Bou-
cher!... Quelquefois il console une amoureuse
blessée; il arrive en effet que le théâtre ressemble
à la vie...
L'un d'entre vous me comprend, messieurs...
Mais, quoi qu'il arrive, et pas plus sur la scène
qu'ailleurs, les gros rigolos ne feront jamais pleu-
rer. Les gros rigolos! Au fond, l'immense foule
des maigres les hait et les jalouse. Voilà la rançon
d'un teint frais, d'une bouche vermeille, d'un
visage plein et reposé.
Ah! les maigres, les vrais maigres! Ceux quî
portent de petits gilets de premiers communiants
sur des poitrines en pains de sucre! Qui dira
jamais l'éloquence des regards de basse envie que
ces gens-là coulent sûr nos rondeurs? Ils sont
féroces.
L'un d'eux, une espèce de héron doucereux.
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 39
me demandait un jour: « Combien y eut-il de
gros tués pendant la guerre? » Et son long nez,
qui remuait au vent, menaçait mon nombril ainsi
qu'une baïonnette.
C'est dans les administrations qu'on voit le
mieux ce qu'il en coûte de faire envie à ceux qui
font pitié. Il faut entendre le ricanement de tous
ces malingres en cage, tandis qu'ils se renvoient
un gros contribuable de guichet en guichet, comme
un ballon. Il n'est point de victime plus agréable
à ces malfaisants de profession. Cela n'est encore
rien, car notre placidité surnaturelle a toujours
raison de leurs procédés, et généralement, le sou-
rire lunaire du patient laisse le bourreau bavant
de rage dans son encrier, tandis que, sous les
cent kilos vainqueurs, craque joyeusement le plan-
cher des ministères et que l'huissier à chaîne mur-
mure
— (( Ce n'est pas possible, on a dû lui ouvrir
le portail aux voitures! »
40 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Toid cela, vous cKs-je, n «at rien et ks maigres
nous font bien autrement expier, quand ik ie peu-
vent, cette aix^xleur qui les offusque.
m*
II m'arrivait, claies jma jeunesse, comme 1 i&ià
le monde, de perdre ma place. J*en ckerchais une
autre. Une iok, ayant couru tout Paris, reniflé la
cire et le papier d'emballage de tous les magét-
sins du Sentier, torché de mes grosses épaules les
gras corridors des Halles, je comparus devant
M. Sagnimorte, directeur d'une succursale d'as-
surances, à qui l'on m'avait recommandé. M. Sa-
gnimorte était un gringalet de l'espèce myope eî
crépue. Il ressemblait à un cornet cfe crème au
chocolat que chevaucherait un binocle. Je crois
bien que je n'ai de ma vie rencontré un homme
aussi méchant. Il me tendit d'abord la main et
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 4â
me £t asseoir. Je lui xzcmAaà mes tribulations
qu'il écouta d'un air sympathique et pénétré.
— Vous êtes vraiment dans la misère ? me
demanda-t^îl.
— Autant qu'on peut l'être, monsieiff. Depuis
une semame, je me nourris chaque jour d'une
miche et d'un bâton de chocolat. C'est un affamé
qui vous demande du travail et du pain...
Alors, faisant craquer les os de ses doigts, il
se mit à rire, braqua sur moi son visage pointu,
6t, le doigt tendu vers mon ventre:
' — Vous avez des réserves, dit-il. Maigrissez,
et revenez me voir. Il nous faut des hommes actifs
et non point des poupards !
Il ouvrit une porte et me poussa dehors. Jamsûa
je m'ai pleuré comme dans cet escalier.
J'ai revu plus tard M. Sagnimorte. Il était
ruiné. J'avais fait fortune. Mon ventre était devenu
un ventre doré. Je ne suis pas un ingrat. M. Sagni-
morte est concierge, mamtenant».. concierge d'un
42 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
immeuble qui m'appartient, avenue de Wagram.
Quelquefois je vais le voir dans sa loge et je
lui rappelle notre histoire. Je le regarde avec une
implacable bonhomie. Il sourit, tandis qu'une
nappe de bile se répand sous sa peau, depuis
son col rond de larbin, jusqu'à la mousse d'œuf
battu de ses cheveux, qui ont blanchi dans les
travaux du cordon...
Ce plat-là, je l'ai mangé froid, n'est-ce pas,
messieurs? Et je le savoure encore. Que voulez-
vous? on nous rend haineux, à la longue, nous qui
naissons inofFensifs et débonnaires! C'est leur
ouvrage, à tous ces farceurs dont les moqueries
nous enragent et qui sont si contents de leur esprit,
si contents qu'ils ne voient pas nos bon yeux, nos
yeux de goret, flamber parfois de colère, ainsi
que des yeux d'ours.
Je me laisse emporter par les mots. Au fond,
la bonhomie n'est pas affaire de volume. Je con-
nais des philanthropes décharnés, jaunes comme
LE MARTYRE DE l'obÈSE 43
des coîngs dans l'armoire d'une vieille fille, et qui
posent avec tendresse, sur le prochain, les regards
de leurs yeux vitreux.
A boire, garçon! Autant de demis que 3e
clients. Rions et plaisantons. Cela vaut mieux,
est-ce vrai? Pour moi. j'aime à égayer ceux qui
m'entourent, et l'on m'a toujours considéré comme
un fameux bbute-en-train. C'est, entre nous, l'avis
de certaine personne - chut! - qui prend à me
regarder vivre le même plaisir qu'éprouvent les
enfants aux cabrioles de Fatty.
Après tout, elle a raison. L'obèse est la gaîet?
du monde, surtout lorsqu'il se met en tête de mai-
grir. Cela m'est arrivé comme aux autres, et.
comme eux, j'ai tout essayé.
IV
D'aboTfrf les drogues. J'ai pris dès pilules répur
gnaiîtes à la vue comme des yeux de chats étran-
glés, puis un liquide, qui avait l*odeur de la boue
et le goût de Thuile de lanpe. J*y gagnai une
maladie de foie et un teint de citron. Jamais,
depuis Ibrs, je ne passais devant une pharmacie,
sans qu'une sueur froide ne me coulât entre les
omoplates. Cependant, je croyaisF avoir maigri :
illusion d'optique, due à la couleur de ma peau,
fliétrie par le poison... La bascule aveugle que je
consultai' ne s'y trompa point; j'avais pris deux
kilos d*une graisse jaunâtre, qui, heureusement,
fondit aux premières çhaleurçt
46 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Je me laissai conduire dans un hammam. La
chaleur m'oppressait au point de me tenir boucie
bée comme un poisson sur le sable. Des citoyens
dénués de graisse et de pitié et qui, sans doute,
allaient en ces lieux pour voir souffrir les poids
lourds, me regardaient d'un œil sec. Je haletais
sous le peignoir de laine. Les miroirs, dans leurs
cadres mauresques, me renvoyaient l'image d'une
tomate énorme, huileuse et mouvante. La sueur
me noyait les yeux. Je résistais. Les cheveux col-
lés, la langue pendante, je régnais, comme un
Neptune dérisoire, sur mes propres eaux dont
j'inondais au moindre mouvement le carrelage du
bain turc.
Puis ma force s'en allait. Je regagnai msi
cabine en chancelant. Des garçons brutaux s'ef-»
paraient du costaud dégonflé et l'étendaient sur
un lit. Enfin, massé, pincé, passé au crin, étrillé,
assommé de claques, je sortais. Une soif dévo-
rante me jetait dans une brasserie exploitée de
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 47
l'autre côté de la rué par le tenancier des bains,
comme je le sus plus tard. C'est là que la clientèle
martyre venait se refaire et se consoler. Elle
venait en courant entonner la bière fraîcHe et
mousseuse, reprenait sans retard son humidité
naturelle et son poids normal. Je garde de ces
expériences un souvenir assez agréable, car la
bière était excellente. Je les eusse certainement
prolongées, si l'implacable bascule ne m'avait tout
à coup révélé un nouvel excédent de bagage.
Alors commença pour moi l'ère de la gymnas-
tique suédoise. Chaque matin me voyait, nu
comme un bel œuf rose, au milieu de mon salon.
La pantomime commençait : j'étais un prophète
battant l'air de ses bras, puis im Bouddah s'ac-
croupissant pour remonter avec lenteur vers le
ciel; puis, couché sur le tapis, un noyé qui tend
ses orteils hors de l'eau, puis Adam étendant les
bras pour savoir s'il pleut; je roulais, je rampais,
bondissais et je n'étais plus ensuite qu'un gémis-
4
48 LE MARTYRE I>E L'OBÈSE
saal catalogue <îe toutes les espèces de courbu-^
tures connues depuis les premiers âges de rhuma*
nité.
Cette fois-là, je maigris un tout petit peu. D'a3-
leurs je croyais avoir beaucoup changé ; autre illtt^
sion d'optique» que j'entretenais vis-à-vis de moi-
même avec une mauvaise foi complaisante. J«f
plaçais ma figure, pour la regarder, dans cet éclai-
rage coupant, où les photographes placent ïel
clients épris de peinture hollandaise, cet éclairage
vertical qui, atténuant les lumières, épaississant
les ombres, donnerait à une motte de beurre l'as-
pect d'un visage de Rembrandt. Ainsi je confé-
rais à mes traits un caractère qui m'enchanta, jus-
qu'au jour où je mis le pied sur la fatale bascule...
Alors, je me fis jeûneur et vécus dans l'aus-
térité, la faim, l'inertie et la macération. Plus de
diocolat du matin! Plus de toasts beurrés I Je
me privais de tout, je mangeais sans boire, je
vivais de viandes grillées et de croûtes de pain,
LE MARTYRE DE L'OBÈSE <9
Mon sommeil fut compté comme celui d'un for^
çat. Ce fut atroce : je me reprochais ua bon repars
une grasse matinée, un verre de chambeitin,
comme une imprudence sans remède.
Durant les six semaines que dura celte abomi"
nation, je passais comme un loup affamé devant
mes restaurants favoris et je fuyais tout le jour
mon appartement, de peur que l'envie de dormir
ne fût plus forte que ma volonté.
Un jour, je m'assis, la faim au ventre et noyé
de fatigue, à la terrasse d'un café. Un couple
passa; la femme sourit et je l'entendis qui, me
montrant du regard à son compagnon» murmu-^
rait :
— - En voila un qui ne doit pas se priver!
Ce fut une leçon.
Je ne me privai plus, en efFet. Alors, je m'aper-
çus que les régimes, s'ils ne font pas maigrir,
empêchent du moins d'engraisser. Je me mis aus-
sitôt à enfler comme ime bosse sur un front» sous
50 LE MARTYRE DE l'obÈSE
les regards des témoins stupéfaits. Jusqu'alors
j'étais potelé, pas davantage. Il me fallut moins
d'un an pour atteindre au point oii vous me voyez.
Alors ce fut, en son genre, admirable. Je ne
pouvais plus rencontrer un ami, après un mois
d'absence, sans qu'il levât les bras au ciel et
demeurât béant, à la vue de mes joues :
— Si vous voyiez mes fesses! m'écriais-je
furieux.
Mais, après un ahuri, c'en était un autre; et
tous arrivant avec le même compliment sur le^
lèvres :
' — Ah! bien vrai! ce que vous engraissez!
Les maigres, naturellement, y apportaient une
verve et une chaleur tout à fait réconfortantes.
En général, ils trouvaient dans l'inépuisable fonds
de leur gaieté, quelque gracieuse épigramme
comme ceci :
— Vous faites la pige au Panthéon!
Ou cela :
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 51
— J'avais entendu dire que toutes les mines
flottantes étaient repêchées.
Ou encore :
— Etes-vous sûr d'être prêt pour la mî-ca-
rême?
J'accueillis ces espiègleries avec un sourire à
la Deibler. Je voyais rouge, positivement.
Cependant, je m'avisai d'une réponse qui me
vengerait de mes plaisants amis. A peine le qui-
dam décharné achevait-il son invariable : « Vrai,
ce que vous engraissez!... » et, à peine avais-je
répondu mon vague : « Oui, ça va... )) que, fei-
gnant une surprise apitoyée, j'ajoutais, en regar-
dant mon homme bien dans les yeux :
— En effet, je grossis; par contre, mon cher,
je suis bien fâché de vous voir une mine si défaite.
Ce n'est peut-être rien... Vous devriez tout de
même voir le médecin.
Je connus de la sorte des minutés assez agréa-
bles, et, même, je crois bien que deux ou trois
52 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
poules mouillées tombèrent malades tout de bon.
D*aiIIeurs tout cela devait finir. La surprise des
gens ne dura point. Mon développement cessa,
comme par miracle, le jour où chacun le croyait
devenu chronique.
r*
Grâce au ciel, je pus, plusieurs mois de suite,
habiter le même pantalon, le même faux-col, le
même gilet. Toute cette phase (que l'on pourrait
appeler aérostatique) de mon existence, je la pas-
sai dans les salons d'essayage, et mon tailleur
ébahi en avalait ses épingles. Sans compter que
mon cas épuisait ses euphémismes.
— Monsieur est un peu fort, disait-il, tout
d'abord.
Puis il changea :
— Monsieur est fort... Monsieur est très fort..*
Monsieur c^ pmssant...
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 53
Puissant, il s'en tint là. Ce firt la cîernîèM
goutte de son eau bénite. Après cela, il prit mes
înesures en silence, comprenant, soudain, que d'un
adjectif à l'autre, il en viendrait bientôt à m<
îfire : « Monsieur est formidable... Monsieur e^
phénoménal... Monsieur est répugnant... »
J'en changeai d'ailleurs bientôt. Tous me wié^
contentèrent, ainsi que tous les médecins déçoivenï
les incurables. Je fuyais particulièrement les sages
qui me conseillaient des coupes à la papa et m'ai^
rachaîent de la sorte, avec rudesse, le bandeaiï
que je m'enfonçais sur les yeux?
Le plus fort est qu'on se laisse toujours prendre
a l'espoir que tel vêtement, vu dans une vitrine
(m sur le dos d'un comédien, vous (( îrà pas mal y>4
lia. chimère commence à s*enfuir au moment (ht
premier essayage.
Lé salon d*essayageT Ah! la Belle înventîdfi^
avec ses psychés et ses lumières crues, qui ne
Inénagent aucune illusion, qui étalent aux yeux éi
54 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
patient consterné ce qu'il feint de ne plus voir
depuis des semaines et des mois!
Brusquement, dans un pan de miroir, on aper-
çoit ce dos spacieux comme une armoire de
famille, et cette nuque capitonnée, dont les losan-
ges de chair mastic ressemblent aux coussins des
wagons de première classe, et ce derrière qui
s'épanouit sous l'étoffe et la tend ainsi que la soie
d'un parapluie. Le profil n'est pas plus heureux
qui montre la courbe d'un ventre en forme de
proue et des bajoues dont la vue procure à chaque
expérience les joies d'une découverte...
Pour comble, on garde, en général, son vieux
pantalon et son vieux gilet pour essayer la veste
neuve; jamais les bosses des genoux ne vous ont
paru si désolantes et jamais l'inévitable boudin
du justaucorps ne vous désobligea de la sorte.
Le vêtement moderne, voilà l'ennemi! Vivent
le péplum et la toge! J'aspire au retour des
moeurs antiques, sauf en ce qui concerne l'auto et
les cocktails.
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 55
Je ne devrais point parler de cocktails en cette
ville où, sans vous offenser, on boit des apéritifs
qui, depuis l'inauguration de la tour Eiffel, se
sont un peu démodés. Mais la bière est fraîche
et je ne sais pas, en Europe, un endroit plus
aimable que la terrasse de ce café, éclairant de
tous ses feux les tables vertes, les chaises de rotin,
la toile blanche, rouge et festonnée de sa mar-
quise, tandis que la rue axix pavés pointus se
perd, sous nos yeux, dans la ténèbre des nuits
provinciales. Le poète a dit vrai : voilà le bon-
heur, messieurs. A votre santé, et, s'il vous plaît,
à demain.
Si, si, vous me remplissez de joîe. Vraiment,
mon récit vous intéresse > Ah! monsieur, parler
d'elle est ma seule consolation! et, puisque nous
avons la chance ce soir de nous trouver seuls...
Où en étais-je?... A Londres?... Oui... Elle
vint à l'heure dite. Je la vis descendre d'un taxi,
juste en face du compartiment où je l'attendais.
Elle paya très vite et, m'ayant aperçu, pénétra
lestement dans le wagon :
— Vous avez les tickets, dît-elle. C'est bien,
vous êtes un bon gros.
Le lendemain nous sortions, elle et moi, à sept
heures du matin, de la gare du Nord.
58 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
Tout ie long du voyage, et durant la traversée,
je lui avais fait une cour empressée et plaintive.
Hélas ! sans éloquence ! Je ne trouvais en moi que
des mots plats, ainsi que les traversins d'un hôtel
meublé. C'est le langage de l'amour véritable,
et je le parlais pour la première fois...
A présent que je juge les choses avec un peu
dé recul, je me demande comment, en l'espace de
trois heures, un homme peut aller passer d'une
brave, simple et saine concupiscence à ces trans-
ports de calicot élégiaque. Cela est pourtant.
Vous me direz que cela se rencontre surtout dans
les romans. Mais vous vous trompez si vous croyez
qu'il en va autrement dans la vie.
J'en puis parler, moi, qui après dix années
d'une camaraderie sans arrière-pensée, durant les-
quelles cette femme ne m'avait pas plus caché
les recoins de son âme que le creux de ses aisselles,
j'en devins amoureux entre l'heure du thé et
celle du dîner! A cinq heures, elle eût pu sortir
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 59
I
du bain devant moi sans que peut-être sa nudité
me troublât plus que l'image de la nymphe répu-
blicaine que voici, gravée sur la bande de ce
paquet de tabac. Nous étions des copains, et je
vous le dis parce que c'est vrai. A huit heures et
demie, dans le wagon-restaurant du rapide Lon-
dres-Folkestone je dînais, sans appétit, en face de
la même femme — et je l'adorais!
Ce soir-là, et la nuit qui suivit, j'ai parlé pour
six mois. Je n'ai pas eu, depuis, besoin de changer
ou d'ajouter un mot à mes paroles.
Elle avait tout de suite commencé son jeu, tan-
tôt l'éclat de rire, tantôt le sourire et le regard
en coulisse, sous les cils baissés. Je me méfiais,
vous pouvez le croire, et de cette fenmie plus que
d'aucune autre. Elle aimait son mari, et je le
savais. Notre fuite ne devait être, tout bien pesé,
qu un comédie de femme jalouse qui, le lende-
main, recouvrerait un sang-froid de vieil avoué.
Sûrement, à l'heure de la réconciliation, on ferait
60 LE fvlARTYRE DE L'OBÈSE
appel à ma vieille camaraderie; un« fois de plus,
on échangerait le baiser de concorde à l'ombre
de mon amicale mappemonde. Mais alors, pour-
quoi se donnait-elle la peine de m'émoustiîler avec
son sourire et ses yeux tendres.
Pourquoi, vous le demandez?
Eh! fichtre! pour le plaisir de tourner la tête
à un brave garçon, en vraie gamine qu'elle était.
Cela n'était assurément ni bien rare, ni bien nou-
veau. Quel honune, à notre âge, ignore ces véri-
tés? Je me les répétais, très inutilement. Une fois
pris, on l'est bien, et j'étais en train de m'en
apercevoir.
Elle voulut passer la Manche sur le pont du
bateau, et, comme «lie avait un peu froid, elle
se fit, durant le passage, dorloter comme une
petite fille*.. Bref, lorsque nous nous quittâmes, à
la gare du Nord, elle pour se rendre chez une
parente, à Passy. moi, pour regagner mon domi-
cile, j'étais à peu près toqué.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 61
«
**
Je la mis dans une voiture et, le cœur gros, je
me fis conduire chez moi. La vue de mon inté-
rieur me rendit un peu de calme. Il y avait, dans
cet appartement, mille souvenirs d'un bonheur
bcorgeois, d'xm sage bonheur, fait de toutes les
petites manies d'un gros célibataire. On est heu-
reux ou malheureux, selon son poids. Je soutiens
qu'au-dessus de quatre-vingt-dix kilos, un homme
ne peut rien éprouver d'étriqué ou de mesquin,
Seuls* les gros me comprendront.
Ainsi conmie il arrive parfois, la raison m'était
rendue par le décor familier de mon existence.
Il me semblait que, parmi ses témoins ordinaires,
elle devait reprendre son cours. Assis dans un
fauteuil de cuir je songeais à ces choses. Mon
valet de chambre ne paraissait pas trop malheu-
reux d'un retour qui Fallait priver de son cinéma
quotidien. Il me trouvait bonne mine — naturel-
62 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
lement. Mais tandis qu'il me tendait mon pyjama,
je pensais :
— Je vais revenir gentiment à mon tran-tran,
à ma brave existence de bouffi sympathique et
pas contrariant.
Après tout, je devais laisser im vide. Les anus
de jeunesse ne se • remplacent pas, et les miens
commençaient, bien sûr, à trouver que les gros
garçons, bons buveurs, égaux de caractère et tou-
jours prêts à la vadrouille, sont toMt de même, a
Paris, moins nombreux que les tapeurs et ks
mufles. Oui, bien sûr, ils m'attendaient. J'irais
le soir même au Chatham. Déjà, j'entendais ce
vieux Rouquayrol s'écrier à ma vue :
— On l'aime trop pour tuer le veau grasî
Et Michel ajoutait entre deux bouffées de cigare :
— Pour célébrer son retour, nous allons en
embrasser chacun un morceau.
Tels sont mes amis. Ils n'épargnent pas ma
graisse, car ils sont honunes et parcet qu'on leuï
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 63
trouve de l'esprit. Mais, tels quels, je les aime...
Et les nuits à Montmartre, ces nuits que rem-
plissait l'innocent plaisir d'entendre le bruit des
bastringues et de confesser au champagne de
petites courtisanes merveilleusement bornées. Tous
les maîtres d'hôtel, tous les portiers et tous les
chaufreurs nocturnes de la rue Pigalle me con-
naissent par mon petit nom. Les trafiquants de
cocaïne me haïssent parce que mon air florissant
et les pivoines de mon teint font, par l'exemple,
du tort à leur commerce. Tout cela est loin, et je
me demande si je reverrai jamais les halles mati-
nales où, suivant ce goût des traditions que vous
me connaissez, je menai souvent le chœur de mes
compagnons.
Ah! monsieur, cela me fend le cœur de parler
de ces choses. Comme j'étais heureux! Et je
l'ignorais. Maintenant j'ai, pour mes fauteuils de
cuir, pour mes sombres armoires, pour mon pot a
tabac, le cœur d'un exilé. Je ferme les yeux eî
5
64 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
je VOIS les tapis épais, le divan, les livres; cela
me semble beau comme les châteaux des romans,
beau comme les intérieurs qu'on imagine et que
remplit un silence calfeutré. Souvent, je pense à
cela, le matin, dans les chambres d'hôtel, en ver-
sant l'eau du triste broc de faïence, et je renifle
pour ne pas pleurer.
Pour revenir, je vous parlais de mes amis. De
pressentir les dangers de l'aventure où je m'en-
gageai, m'attachait davantage aux témoins de ma
béate et confortable félicité.
— Allons, c'est dit, pensai-je, j'irai les rejoin-^
dre ce soir, ou mieux : à l'instant même...
Je commençai à m'habiller. On sonna.
C'était elle, très calme :
— Mon mari est revenu, dît-elle.
— Ah!
— Il n'a pas hésité... Une demi-heure après
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 65
son arrivée, il sonnait chez ma tante. Elle luf a
persuadé que je n'étais point dans la maison.
J'étais dans une chambre voisiner j'ai tout en-
tendu...
Elle rit nerveusement. Mais, de ses petites
mains, elle pétrissait son mouchoir et je voyais,
lorsque nos regards se croisaient, qu elle était bien
près d'éclater en sanglots. EJle se contmt pour-
tant, sembla hésiter, puis finit par dire :
— C'est un misérable et un imbécile par-des-
sus le marché. II ne s'est même pas douté que je
pouvais être là, de l'autre côté d'une porte, et il
a tranquillement sorti, pour le faire admirer à
tante Claudie, son précieux cœur d'homme, son
cœur à deux compartiments bien clos et 'bioï
étanches, l'un pour l'égoïsme, l'autre pour là
vanité...
— Au fond, dis-je, vous l'aimez encore.
Si je l'aimais, je n'aurais pas couru le
risque d'entendre ce que j'ai entendu. C'est fini.
66
LE MARTYRE DE l'OBÈSE
— Bah!
— Fini. Ma tante l'a réconduît après une
conversation qu'il regrettera. Je l'ai vu remonter
en voiture. Il doit me chercher partout.
— Très bien, fis-je.
— Comment, très bien? Il va revenir. Ce n'est
pas un sot. Quand il aura fait le tour de nos rela-
tions, il retournera là-bas... Puis fl viendra ici.
— Alors?
_ Alors, il faut quitter Paris. Je viens vous
chercher.
— Ah! pour le coup, m'écriai-je, c'est trop
fort! Vous me ramenez de Londres comme une
femme de chambre, sans me demander seule-
ment si je préfère la traversée par Dieppe ou
par Boulogne...
— Plaignez-vous donc. Vous n'avez pas
même eu la peine de préparer votre valise.
— Je me laisse faire; je trahis, en somme, un
ami d'enfance...
t
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 67
— Sî je VOUS avais écouté, vous l'eussiez
manifestée de la belle façon, votre vieille tendresse
ur ce cher ami.
— C'est bon, c'est bon, grognai-je. Il est inu-
tile de me rappeler cette humiliation que vous
deviez bien, n'est-ce pas? à im homme qui vous
aimait et qu'un sentiment de loyauté bien com-
préhensible...
Je bafouillais.
— Allons donc, dit-elle en riant, vous n'aviez
jamais pensé à moi. Vous me croyez donc bien
naïve?...
— Taisez-vous! m'écriai-je, assez mécontent
de la tournure que prenait l'entretien.
Et j'ajoutai :
— Vous me faites jouer im rôle qu'un garçoiî
franc et sans malice ne peut pas accepter.
Elle prit une contenance de petite fille étonné^
et craintive qui me calma un peu. S'en aperçut-
elle?
68 LE MARTYRE DE L*OB£SE
i^ I „ , — .
— Alors vous voudriez me laisser partir
iseule?
— Restez a Paris.
— C'est impossible. Je vous assuré qu'il arri-
verait un malheur... Je suis prête à tout plutôt
que de retourner avec lui...
— Au diable! fis- je, vous ne prétendez tout
de même pas me faire passer ma vie dans une
couverture de voyage.
— - J'y passerai bien la mienne, dît-elle avec
simplicité,
— La vôtre, la vôtre, cela vous regarde!...
Elle pencha la tête, monsieur, je vis les pau-
pières se baisser, elle sourit, et soudain — c'est
à peine croyable!... je ne fus plus qu'un gros
petit garçon, un gosse obéissant et timide, qui
s'en alla bien sagement faire sa valise. Pourtant,
un scrupule me vint :
— Que va-t-on croire > dis-je. Vous serez
«compromise, cette fois, irrémédiablement.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 69
\
Elle se recoiffait devant mon armoire :
— Vous, dit-elle, vous!
Et je reçus l'éclat de rire en pleine figure, tout
comme mon sosie de Hollande recevait ses pom-
mes cuites. Et l'adorable petite personne ajouta :
— Mon mari a dit à ma tante : « Je suis tran-
quille, elle est partie avec im sigisbée de deux cent
vingt livres!... »
Monsieur, regardez-moi : je ne suis ni prompt,
ni méchant; on me prendrait, comme on dit, une
puce entre les narines sans me faire éternuer. Mais
si ce moucheron de luxe, sî son mari, monsieur,
avait, à cet instant, franchi ma porte, je te l'eusse
aplati d'une claque, oui, d'une seule claque de
cette main-là 1...
Mais il ne vint pas, ou bien il vint trop tard.
Nous étions, elle et moi, déjà partis pour le Caire^
Rien que ça, ouï, monsieur.
70 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Dix jours après notre arrivée, le mari descen-
dait du train d'Alexandrie...
Je vous dirai seulement que cette poursuite dure
depuis six mois. Je suis parti pour le tour du
monde ! Ah ! je sais lire un horaire et choisir deux
cabines! Nous avons vu le Caire, Alger, Malaga,
Barcelone, la Sardaigne, Palerme, Rome, Ve-
nise, Vienne, Munich, Wiesbaden, Cologne,
Amsterdam; on a raillé ma bedaine en toutes les
langues sans que j'en perde un seul pouce. Ce
ventre, je l'ai farci de toutes les cuisines; ce teint
rubicond a resplendi aux lumières de tous les
palaces de l'Occident.
L'horrible souvenir que celui de ces larbins^
narquois et glacés, et dont je sentais les regards
attachés à mon fond de culotte. On me prenait
généralement pour un acteur comique. Au fait.
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 71
suis-je autre chose. Est-ce que je ne suis pas en
représentations, que dis-je? ne suis-je pas en
tournée?
La situation n'a pas changé. Je l'aîme davan-
tage, voilà tout. Chaque jour un peu plus. Sur-
tout depuis que nous sommes installés ici et que
je n'ai même plus, pour me distraire, les tribu-
lations de cette existence à la Philéas Fogg, qu'eKs
m'a fait mener depuis vingt-cinq semaines.
Et pourquoi sommes-nous ici? Voilà l'affaire :
C'est pour dépister une bonne fois le mari, qui,
grâce aux renseignements des valets de tous pays,
avait, jusques aujourd'hui, toujours retrouvé notre
trace. Il est vrai que je ne passe jamais inaperçu.
Cependant, la sacrée petite roublarde s'est, un
beau jour, avisée que la défiante province fran-
çaise protégerait notre fuite plus sûrement que
l'étranger indiscret et vénal. Elle pense à tout;
et c'était bien juger...
Nous avons semé notre homme entre Tours et
11 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Blois. II nous cherche, sans doute, avec l'aide des
cicérones, dans les oubliettes des châteaux de la
Loire.
Voilà. Vous savez tout. Je ne vous demande
pas si vous m'approuvez. Ne me plaignez pas non
plus. Il en est de plus malheureux. Je crains sur-
tout de le devenir davantage. C'est l'avem'r qui
m'effraie... Avez-vous entendu dire que la pru-
dence est la vertu cardinale de l'éléphant?
VI
k
La sxiite de mon histoire? Il n'y a pas de suite.
Cependant certains détails... Ce sera pour un autre
soir, monsieur, un soir que nous serons seuls. Sont-
ce pas vos amis que j'aperçois, traversant la place
Cantinelli et se dirigeant vers nous ? Ce sont eax.
Ils viennent de ce pas vif et posé, avec ces visa-
ges studieux où l'observateiu reconnaît, aux
approches d'un café, un groupe de joueurs de
manille.
% Que vois-je? Au hras de l'un d'eux, une dame,
une triste dame. Sa légitime, dites-vous? Bravo!
Cet homme a raison; il respecte les çotrtimies.
74 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Avez-vous observé que, sur quatre hommes réu-
nis autour d'un tapis de cartes, il en est toujours
un que son épouse accompagne? Un, vous dis-je.
un seul, jamais deux! Pourquoi? On n'en sait
rien, pas plus qu'on ne saura jamais pour quelles
causes mystérieuses, invariables et singulières, les
gens sans place portent toujours des parapluies,
pourquoi les choristes d'opéra répètent avec leur
pardessus sur le bras et pourquoi les cuisiniers
des hôtels s'ornent la lèvre de moustaches tom-
bantes. C'est comme cela, et nous le devons
accepter.
Ainsi votre ami contribue au maintien des bons
usages : il nous amène sa moitié. La pauvre !
comme elle baisse le front... La perspective d'une
soirée d'ennui dans le brouhaha des soucoupes
l'accable par avance. Cela aussi, c'est classique :
la femme de votre ami a des sœurs par milliers
sur les banquettes de tous les cafés, dans les qua-
tre-vingt-six départements; ces fidèles compagnes,
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 75
ayant épluché des illustrés qu'elles connaissent
par cœur bâillent à s'avaler les yeux; puis, sui-
vant leurs natures diverses, elles rêvent du cinéma,
du dancing, des draps frais ou du cousin Léon.
De temps à autre, l'époux passe le nez au-dessus
de son jeu ouvert en éventail : (( Désires-tu
quelque chose, ma chérie? » Si elle désire! Tu le
sauras trop tôt, malheureux; joue ton manillon!
Mais chut! les voici.
Messieurs, madame... Oui madame, le gros
Parisien c'est moi. Garçon, un petit banc!... Moi,
messieurs, jouer? Jamais! je ne priverai aucun de
vous de son plaisir. Faites votre partie. En atten-
dant, nous allons bavarder, n'est-ce pas, madame?
*
Et cette ombrelle qui vous embarrasse... Souf-
frez que je vous en délivre. Vous portez à ravir,
Madame, la plus charmante robe d'organdi. Je
76 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
f • — '
m'y connais. Bien souvent, il m' arrive de station-
ner devant les étalages des couturiers; aussi mon
compliment, pour humble qu'il soit, n'est-il psg
tout à fait l'hommage d'un profane. Hélas! je
vois à votre sourire qu'il vous toucherait davan-^
tage s'il vous était rendu par un cavalier plus
décoratif. Ne vous défendez pas; je sais ce que
vous pensez. Un compliment fait toujours plaisir;
Encore est-il mieux venu d'un aimable compli-^
menteur. Mais la galanterie d'un gros monsieur
n'est guère agréable aux petites oreilles. Bah!
bah! laissez donc, ne protestez pas, vous savez
bien que je dis vrai. Et puis j'ai l'habitude : ni
plaire ni déplaire, être tenu à l'écart des jeux
du flirt, amuser les coquettes et rassurer les maris,
c'est, à présent, notre sort à nous, les trop vastes
galants, les bons gros que toutes aiment bien et
qu'aucune n'aime tout court.
Tout cela est d'aujourd'hui, madame, tout cela
c'est nouveau, soyez-en certaine.
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 77
lî n'en fut pas toujours de même. Hé! hé! si
nous avions vingt ans de plus... Je m'exprime
mal : s'iî nous était possible, comme dans les
romans, de nous reporter à vingt ans en arrière,
je gage que vous me trouveriez mieux fait!
Ouis madame.
Me permettrez-vous de vous apprendre que
l'embonpoint des messieurs se trouvait fort bien
porté aux environs de l'Exposition de 1900!
C'est à ce moment en vérité, qu'il fût à la mode
pour la dernière fois. Les tailleurs travaillaient à
notre avantage. Le chic n'était pas alors, je vous
en donne l'assurance, de montrer des épaules en
goulot de Sciint-Galmier! De même que les fem-
mes eussent rougi de paraître plates, les hommes
tâchaient de ne pas avoir l'air dégingandés.
Jamais la société n'a semblé si bien nourrie ; c'était
le prince de Galles, l'appétissant Edouard VIL
qui donnait le ton, et non pas comme à présent
vos danseurs argentins et serpentins.
78 LE MARTYRE DE L'oBÈSE
En ces temps bénis, il ne s'agissait pas d'égaler
en plate longueur des métèques couleur de laitue
ou de plonger dans les parquets luisants des dan-
cings le reflet de jambes échassières. On aimait
la rondeur au temps de la Grande-Roue! Tous
vos chéris, mesdames, les Carpentier comme les
Charlie Chaplin, n'auraient pas pesé lourd quand
les béguins allaient à Caruso et à Paul Pons. C'est
de l'histoire, cela!
Ah! les femmes de 1900! Elles ne dédai-
gnaient pas le biceps, les pectoraux, l'encolure.
Quand un homme plaisait, elles ne disaient pas de
lui, comme vous dites maintenant : « Il a le genre
américain ». On disait tout simplement: (( C'est
un bel homme ».
Un bel homme, cela signifiait : im homme un
peu là; poil vainqueur, gilet bombé, chaîne de
montre comme le petit doigt, gibus incliné, œil
farce — et fume-cigare en bataille. Cela signi-
fiait qu'un gaillard solide, bon buveur, un peu
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 79
vulgaire, ne faisait pas peur à des dames fières
elles-mêmes d'un corsage ferme et bombé. Elles
avaient de la hanche et du téton! Les médecins
ne leur avaient pas encore persuadé que le vin est
un poison. Et, quant aux mâles, on admirait par-
tout, même dans les salons, ceux auxquels trois
nuits de noce, de débauches et de baccarat lais-
saient des yeux brillants, un teint rosé et des reins
solides...
Vous souriez! Le passé fait toujours sourire.
Mais ce portrait qui vous amuse, ô jeunesse, c'était
il y a quelques lustres celui de Don Juan, et tout
le monde trouvait cela très bien, surtout les gros
mjessieurs. Ah! vos gringalets ont pris leur re-
vanche. Mais alors il fallait les voir chez le tail-
leur! II fallait les entendre gémir : « Etoffez-moi
ce veston, garnissez les épaules, capitonnez la
poitrine... » On voyait, dans les gares, des pano-
ramas de stations balnéaires ou climatériques, célé-
brant les (( cures de développement ». Les per^
6
80 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
sonnes pâles se gavaient de pilules. Tout le mcmde
voulait ressembler à Tarride ou à Dumény^ qjuî
n'avaient pas ces figures en lame de couteau de
votre Signoret et de votre André Brûlé! Et les
petits crevés d'alors se donnaient autant de mal,
pour s'arrondir, que les enflés d'à présent s'en
donnent pour entrer dans les complets étriqués à
un bouton sur le ventre.
Je ne dis pas cela pour votre mari, qui est un
galant homme et fort bien tourné. Mais une femme
doit me comprendre si je prétends que la mode
devrait bien changer de temps à autre, pour nous
comme pour elle. Chacun son tour, que diable!
Tenez, sous Louis XIV... oui madame^ sous
Louis XIV,. un gentilhomme dépourvu de ron-
deurs était une espèce de déshérité. Le mot :
sve/ie n'existait pas ; on disait : décharné.. Dé-
charné ! Ah! la juste, la belle, la vengeresse expres-
sion. Décharné! Notez je vous prie, qu'en ce
temps-là les mots avaient tout leur sens. Si per-»
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 81
sonne, ni la Cour ni la Ville ne donnait du gra-
cieux, du charmant, du suave aux galants dénué?
d'ampleur c'est que ceux-ci n'avaient point leur
place au temple du goût En vérité, cette époque
glorieuse honnissait les aztèques. Ceux qui don-
naient le ton, c'étaient les gens de guerre; il leur
fallait, madame, des cuirasses énormes comme des
proues de frégates; et ils allaient se faire emporter
la tête devant leurs carrés, sur des percherons gros
comme des muids et boursouflés comme des per-
ruques. C'étaient de beaux militaires et des gens
altérés. Souffrez, madame, que je commande de
la bière.
Voyez-vous, madame, je vous parle d'une épo-
que où tout le monde était gras, sauf les poètes et
les pendus. N'était^-ce pas beau, ça? Pour moi je
ne puis regarder un portrait du Roi-Soleil ni con-
templer son beau ventre bourbonnien, sans que les
larmes m'en viennent aux yeux. On ne m'ôtera ja-
mais de l'idée, que c'est le regret de cette mode-là
82 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
qui décida la vocation royaliste de M. Léon
Daudet...
Si j'étais historien... Je sens que vous allez
Bâiller. Allons, l'historien se retire, et voici l'avocat:
dites à vos amies qu'il ne faut pas croire les chats
de gouttières quand ils s'en prennent trop mécham-
ment aux gros matous. Vous m'entendez? Un jour
ou l'autre on reviendra au goût des solides gail-
lards. Je crains, malheureusement, qu'en ce qui me
touche il ne soit trop tard...
Je lis dans vos yeux, chère dame, qu'on vous a
renseignée. Cela ne m'offense point, au contraire,
et c'est tout à l'éloge de votre mari. J'aime ces
ménages, où l'on n'a l'un pour l'autre rien de
secrets
Voyez-le, cet excellent époux. Il nous sourit. II
voit bien que nous parlons de lui. Cela ne l'em-^
pêche pas de bien tenir ses cartes et d'observer ses
adversaires. La manille est le soutien du foyer; si
j'étais femme, je voudrais que mon mari y fût de
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 83
première force, et j'aimerais, comme vous, qu'il
me menât au café; et, comme vous, je sourirais
pendant qu'il ferait sa partie.
La sienne, justement, s'achève. J'espère, ma-
dam|é, que nous aurons d'autrefois l'occasion de
bavarder, si tant est que vous ne m'ayez pas trouvé
trop importun.
J'espère, monsieur, que vous n'y verrez pomt
d'empêchement... Parbleu, vous souriez. Ah! vous
me faites trop sentir que je ne suis pas de ceux
dont un jaloux peut prendre ombrage. Ne vous y
fiez pas!
Que dites-vous, monsieur?
Ah! ah! votre question me plaît. Je vais y
répondre. Commandez à boire. Le temps de bour-
rer une dernière pipe ef je vous tiendrai tête. J'en-
tends la plaisanterie.
Oyez plutôt.
VII
Vous me demandez si je fais partie des Cent
kilos? Oui, messieurs, et je m'en flatte. C'est
une assemblée d'hommes sages, la dernière sans
daat« où l'on se réunit pour la joie de s'entre-
regarder. Voilà un plaisir que les maigres ne con-
naissent pas; ils vivent dans l'aigreur et dans la
crainte. La rencontre d'ui^ trop maigre 'désole
les autres maigres comme la vue d'un squelette;
mdis que chez nous, les gras, au contraire, cha-
se réjouit de contempler le gentleman le
soufflé. Au lieu de nous affliger, cela nous
g. C'est que tout est relatif, et que le voi-
86 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
r
sinage de deux cent quatre-vingts livres donne aux
gaillards de mon poids l'illusion de la légèreté.
L'illusion, tout est là! En pensant à Gargantua,
Silène fait la fine taille.
Moi, qui vous parle, je mé sens des ailes
lorsque, quittant, après notre banquet, mes vastes
frères, chez l'ami Rafîanel, je traverse la rue de
la Folie-Méricourt. Sorti de là, je voltige sur les
trottoirs étonnés, je me glisse avec le sourire
entre les passants et même, ô miracle! je saute
dans les autobus en marche.
Nos dîners! Quel plaisant, apaisant, reluisant
et écrasant spectacle! Toute la bonté du monde
s'épanouit sur ces larges faces que domine le
traditionnel chapeau de jonc tressé. Autant de
convives, autant de têtes rondes, toutes lumineuses
comme des lampions. Et les ventres, donc! les
belles panses, sur qui se tendent les gilets blancs
chers aux ventricoles, les ovales et riches be-
daines posées sur des cuisses écartées, plus consî-
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 87
Hérables que des rondins! et les doubles, les tri-
ples, les quadruples mentons brillant au bord des
serviettes ainsi que des renflements de marbre
rose!
A l'odeur du festin, les joues s'allimient, les
petits yeux pétillent de gourmandise, et les oreilles
se mettent à batifoler.
Les premiers compagnons arrivent, se mettent à
Taise, se saluent d'un air joyeux. Tout de suite
on parle du menu. Les petits nez ronds comm.e
des griottes hument le parfum des casseroles.
Nul ne pose à son voisin d'oiseuses questions au
sujet de sa santé; il s'enquiert bonnement de son
appétit, et, ma foi, la réponse est toujours bonne.
Pour occuper le temps, les pères de famille tirent
de leurs poches les photographies de leurs petits,
et toutes nos faces s'épanouissent à la vue des
bébés-colosses dont les braves derrières font déjà
grand honneur à toute notre société. Au dixième
arrivant, le parquet se met à craquer, tandis que
8Q LE MARTYRE DE L'OBëSE
cks curieux chétifs commencent à coller aux vitres
des nez blancs comme des quenelles. Cependant,
la porte s'ouvre et se ferme, laissant, à chaque fois,
rouler un aimable compagnon. Lorsqu' apparat ua
gaillard de conséquence (un citoyen qui va sur les
cent trente) tout le monde applaudît, et k nouvel
arrivé salue en penchant tout le corps, parce qu'il
lui est tout à fait impossible d'incliner séparément
la tête.
Enfin nous sommes assis, au complet Ees gaf-*
çons, qui tremblent de finir la soirée à la cave,
latent le plancher d'un pied circonspect, et l'amî
Ra£Fanel lui-même, se frotte les yeux pour voir
si les flancs de son café ne vont pas se rejoindre
comme les murs d'une pyramide. Mais l'immeuble
tient bon, et le dîner commence.
Alors il faut voir frétiller les narines (fe toutes
ces belles lunes roses! La porte de la cukine
s'est ouverte, comme une écluse, laissant couler
un fleuve de parfians où les remous onctueux du
LE MARTYRE DE L*OBÈSS 89
f I ■ - ' 7— t
beurre fondu charrient la triomphale sei^ur de
la dinde truffée. Et nos odorats avertis en dîs^
tinguent bientôt d'autres, plus légères et plus ^sIk
tiles, celles de petites choses mijotées à point,
celle, onctueuse et piquante, des truites à la meu-
nière arrosées d'un filet de citron, celle des gar-
bures gratinées, qui est le parfum même de l'hon-
nêteté, celle de l'aloyau à la Godard, douce à
l'estomac comme im voile de mousseline, ceik
des culs d'artichauts farcis, qui réveillerait Sancho
Pança dans sa tombe, et enfin le fumet domina-
teur et opulent de la dinde de Crémieux, lequel
précède l'entrée de ce beau volatile, tout verni
de son propre jus, et porté à bout de bras par le
patron lui-même, suivi de l'office au grand com-
plet!
C'est le moment ou sur la tablé apparaissent
[es files de bouteilles de bourgogne semblables
des processions de pèlerins, et toutes couvertes
le la sainte bure des caves. C'est un beau mo-*
90 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
ment, et, a ce moment-là, il se trouve toujours
yn sage pour dire, dans un silence apéritif et so-
lennel: (( Au travail on fait ce qu'on peut, mais
à table on se force! » Aussitôt l'assemblée s'em-
presse de suivre un avis si plein de raison.
Alors, le spectacle devient tout à fait magni-
fique. Au premier verre de Richebourg, toutes
les têtes dodelinent avec une surnaturelle gravité.
C'est qu'au lieu du pâle Anjou et du petit Vou-
vray dont se contentent les faux gourmets de Pa-
ris, le vin de rubis, lampant et nei-veux, rayonne
dans les petits verres, dont nos gros doigts sai-
sissent délicatement le pied. Après cela et jusqu'à
l'heure des chansons tout se passe en silence, car
les gens qui savent manger savent qu'il faut aussi
se taire en mangeant.
Au dessert c'est autre chose. Toutes les figures
s'éclairent, d'un coup, comme une guirlande de
lanternes vénitiennes obéissant au commutateur
d'une rayonnante et unanime gaîté. Voilà le plus
fc
LE MARTYRE DE l'obÈSE 91
beau moment du festin! Bientôt, de toutes les
tables, s'élève une puissante rumeur formée par
cent anecdotes et mille récits de bombances. Les
meilleures histoires exaltent notre entrain réci-
proque, notre mansuétude et notre sagesse, qui
sont les fruits d'une santé florissante et d'une heu-
reuse complexion.
Ah! messieurs, voilà un spectacle qu'il faut
avoir vu: ces bonzes hilares, tous immobiles, les
poings bien sagement alignés sur le bord de la
nappe; ces yeux noyés d'une béatitude sans
égale, ces lèvres encore fleuries d'un sourire gour-
mand et surtout, messieurs, surtout, les triangles
gonflés des serviettes bombées sur les panses, et
qui font penser aux voiles d'une flottille dans un
grand vent...
Soudain, de la pointe d'un couteau, quelqu'un
fait tinter le cristal de son verre. Alors, dans le
silence des majestueuses digestions, s'élèvent leâ
harangues où les amateurs de sous-entendus né
92 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
trouveraient point leur compte, et, d'ailleurs, les
longues périodes et les effets de tribune convien-
Hent mal à des orateurs ayant le souffle plus court
que le tour de taille. Foin des homélies et vive
la chanson!
Nous possédons, naturellemlent, des ténors, de
yrais ténors toulousains à barbiches en fers-à-che-
yal et quarante-huit centimètres d'encolure... Quels
tournois de contre-ut! Tout le r%)ertoire d'opéra
y défile, et de manière à faire vaciller les lustres I
Farrigoul arrache Guillaume Tell à ses fers et
Labouheyre proclame de façon tonitruante la
grâce tutélaire du Seigneur qui, à ses tremblantes
mains, confia le berceau de Rachel..
Plus ils chantent fort, plus on applaudit. Si
bien qu'ils en font bientôt une affaire d'amour-
propre et que, d'un his à l'autre, leur mélodieuse
compétition se transforme en un tournoi de cla-
meurs qui va réveiller, sous leurs édredons, tous
les dormeurs circonvoisins. La police alertée sur^
I
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 93
Vient au pas de gymnastîqîie, mais trop tard, ainsi
qu'il convient Les forts ténors, sur le p»3Înt de
s'étrangler, se réconcilient et les agents les trou-
vent assis pour boire un coup bien à l'aise. Un
triple ban, comparable à une charge de cavalerie
sur un plancher de bal, a salué ce tableau pas-
toral; et les diseurs de rcanances se sont mis à
roucouler» Avec quel succès!
Le grand opéra a du bon, mais nous autres
Cent-Kilos, nous préférons le couplet tendre,
N'cabliez point, messieurs et madame, qu'il n'est
rîen en poésie de trop bébête ni de trop senti-
mental pour un gros monsieur. Il n'est mirliton
qui, déroulant son élégîaque spirale sous nos yeux,
n'y répande à l'instant la buée d'une douce émo-
tion. Un de nos chanteurs, qui est gendarme en
Ktraiter possède un répertoire qui date du temps
de Félix Faure et qu'on appelait alors le « genre
MercaAV ». Il vous le déroule avec un menU
94 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
t ■ . — ■=
filet de voix qui s'évade de ses rondeurs tout
comme une ficelle de sa boîte. Ecoutez ça :
Quand mon regard vers toi se lève
Je vois bien à ton air moqueur
Que tant d'ivresse et de bonheur
C'était un rêve.
Je vois bien, je vois bien que c'était un rêve!
Vous trouvez que je chante bien? Merci. Mes
compagnons partagent votre goût et ils me font
pousser mon air favori : les Stances, de Flégier,
ni plus ni moins...
Quelquefois en levant les $éû^
J'aperçois ait ciel une étoile,^,:
J'abrège. Vous avez voulu savoir ce que sont
nos petites agapes. Vous voici renseignés. Tenez
donc pour certain que la première condition d'un
aimable repas tient principalemient dans le choix
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 95
des convives. Tel est le dîner des Cent Kilos où
Ton ne gâche point son contentemen': en conver-
sations morales ou en histoires cochonnes. On n'y
parle pas davantage des cures d'amaigrissement...
Si les professeurs de gymnastique suédoise avaient
quelque idée de la bonne humeur qu'engendre
une graisse bien acquise, ils vendraient tout de
suite leurs haltères pour se livrer à la suralimen-
tation. Mais les faiseurs de maigres trouvent leurs
clients ailleurs qu'aux Cent-Kilos ; ils opèrent dans
la demi-mappemonde, je veux dire parmi les faux
gras, mais n'est-on pas toujours le faux gras de
quelqu'un?
■
*
UIJ
J'ai vu en Bavière, au cours de mes voyages»
^un monsieur auprès de qui le recordman de notre
ciété ferait figure de gringalet. Ce Bavarois
s'appelait von Kanonberg. Il avait, dit-on, appar-
7
96 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
tenu à la troupe de Barnum et îl pesait quatre
cent vingt livres, deux cent dix kilogrammes, pas
un de moins ! Ce gentilhonmie était visible, moyen-
nant un demi-mark, dans une brasserie du quar-
tier nord de Munich, où il entonnait chaque jour,
de midi à minuit, un nombre incalculable dâ
glassbleren. Il portait un costume de berger t3rro-
lien, café au lait, avec ime petite veste ouverte
sur un ventre formidable, que ses bras, courts eî
larges comme des gigots, ne pouvaient entourer.
Des bas de coton blanc recouvraient ses jambes.
Elles étaient pareilles à des sacs de farine et Ton
se demandait par quel miracle ses larges pieds,
chaussés de pantoufles à fleurs, pouvaient le por-
ter. Car cette chose marchait, messieurs, elle
devait marcher en vertu d'un contrat qui la liait
au brasseur. Le déplacement de ces cuisses et de
ce derrière défiait les hyperboles. Quand, sur un
geste de son cornac, il faisait demi-tour pour rega-
gner sa place, sur une banquette aux pieds de
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 97
fonte, fabriquée spécialement pour son usage par
la maison Krupp, on éprouvait comme im vertige
et l'on croyait entendre la manœuvre d'une plaque
tournante.
Vous viendrez, après cela, me dire que je suis
gros? Le malheur est que cet inégalable et con-
solant confrère ait succombé aux privations vers
la fin de l'année 1917. Il n'avait plus alors que
cent quarante-huit centimètres de tour de taille.
La peau de ses mollets traînait derrière ses talons,
et, saisissant celle de son cou, il la passait sur
son front débile pour en essuyer les sueurs. S'il
vivait, je l'eusse trouvé au bout du monde, afin
de le montrer à certame personne...
Rien que d'en parler, voyez-vous, je me sens
plus à l'aise dans mon gilet. C'est cet homme qui
m'a fait comprendre l'expression : faire péter sa
peau, et il me parut être le seul honmie qui ne
pouvait plus grossir.
Là-dessus, messieurs, commencez une autre
98 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
partie. Je gagne mon lit, où je lirai, comme chaque
soir, les Commentaires de César, ce grand homme
qui se défiait des mfaigrés et faisait bien.
Soit dit sans offenser personne.
VIII
Nous voîci donc seuls, cher monsieur. Ce sont
ces soirées-là que je préfère.
Vous raconter mes voyages? Non monsieur,
non. Ce n^est pas qu'ils aient manqué de cette
diversité et de cet imprévu que l'on goûte prin-
cipalement dans les récits de cette espèce. Vous
vous doutez bien que la course d'un sphérique tel
que moi, poussé par les vents du hasard, d'un
pays à l'autre, au-dessus des océans et des fron-
tières, n'alla point sans péripéties.
Pure vérité. Bien que nous né vivions plus au
temps des coches et des postillons, les relais
100 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
t ■ ■" '
galants ne manquent ni d'imprévu, ni de variété.
Le sieeping a ses hasards, et, pour l'agrément
pittoresque, le palace d'aujourd'hui vaut bien
l'auberge d'autrefois.
Il y eut, c'est certain, dans mon raid de voya-»
geur malgré lui, un convenable mélange de pal-
pitant et de grotesque. On en pourrait, je pense,
tirer un film du genre à la mode, c'est-à-dire sen-
timental et badin, et qui, sur bien d'autres, aurait
les avantages de la vérité.
Toutefois, ce n'est pas l'envie de briller qui
m'a fait vous prendre pour confident. Non. C'est
le besoin que j'éprouve de me consulter moi-
même à voix haute, devant un honnête et patient
interlocuteur. Jamais, monsieur, je ne vous rendrai
grâces comme il faut de votre attention. Mais
souffrez qu'à mes remerciements je joigne un con-
seil et une observation.
Prenez bien garde que ce qui m' arrive pourrait
vous arriver. Tous les hommes se valent, au ventre
LE afARTYRE DE l'oBÈSE ÎOÎ;
près. Je vous dis que, sî vous deviez un jour déta-»
1er tout au long de dix mille lieues, devant un
mari jaloux, opiniâtre, agile et fort malin, et si,
pour vous reposer de vos jours impétueux, vous
n'aviez que des nuits obsédées par le rêve lascif
et le cauchemar libidineux, je vous réponds que
vous ne songeriez pas à tenir un journal de vos
explorations.
Une fois — c'était sur les bords du Rhin, dans
un pré, par un de ces matins couleur de miel
comme on n'en voit se lever qu'au pied de ces
burgs rhénans — j'ai brusquement savouré le
calice amer de mon infortune. Ce matin-là eût
gonflé de soupirs le cou d'un saint de bois... ÎNoug
nous promenions, sous des cerisiers tout fleuris de
papillottes roses, et îa bien-aimée s'appuyait sur
mon bras. Des insectes jaillissaient de l'herbe que
102 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
nous foulions, les eaux du fleuve faisaient un bruit
de soie contre les berges; tout le paysage était
rempli de calme et de soleil blond. La belle
minute !
Je sentais sur mon bras la douce pression d'une
main gantée, je la pris, cette main, pour la porter
à mes lèvres. Ma compagne s'alanguissait, se
penchait sur mon épaule, je tendais le bras vers
sa taille pour la soutenir — hélas!
Nous étions tournés vers la gare de ce gros
bourg allemand, monsieur, une gare jaime et vert
pomme, avec une porte ogivale de château fort.
Cette porte s'ouvrit, laissant passer un homme
d'allure dégagée et, si j'ose dire, de coupe bien
française. Il portait une casquette de voyage, un
pardessus brun, une jumelle en bandoulière, des
gants couleur paille. C'était le mari. Il se dirigea,
très vite, sans nous voir, vers l'unique hôtel...
Devinez la suite?
Nous avons filé, monsieur, par un raccourci,
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 103
jusqu'à la gare suivante, à deux lieues de là, d'où
nous sommes partis sans bagages, par im train
omnibus, vers je ne sais plus quel embranche-
ment de voies ferrées. Il me fallut ensuite une
semaine et cent coups de téléphone pour obtenir
qu'on expédiât nos malles, nos passeports, la fac-
ture acquittée de l'aubergiste, que sais-je? Vous
pouvez imaginer cela.
Mais ce qui ne saurait être décrit, ce fut la
brusque transformation de mon amie lorsqu'à nos
regards parut son animal d'époux! Quel change-
ment! La belle rêveuse, la passagère attendrie,
quasi défaillante, s'était redressée. Son front, ses
yeux, sa bouche d'enfant, tout son visage prit une
expression volontaire, et, en quelque façon, spor-
tive : (( Filons! » dit-elle. Nous filâmes. Et j'ai
tout de suite compris (car les gros hommes ont
pour la perception de certaines choses une sensi-
bilité de juifs ou de bossus) qu'im précédent irré-
vocable venait de s'établir entre elle et moi, et
104 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
que, toujours, toujours, dans les heures de défail-'
lance, dans ces troubles et éphémères instants dont
un amant doit savoir faire son profit, l'image dé
la casquette, du pantalon, de la lorgnette et de
la petite gare d'Obervesel se dresserait entre nous.
Hélas! monsieur, voilà bien de mes histoires
d'amour. Ici ou là, toutes se ressemblent. Et qu'im-
porte, je vous le demande, que de semblables
tableaux se profilent sur le fond bleu de la Riviera,
devant le rideau mouvant du désert ou bien sous
l'ouate argentée des fjords? Croyez-moi : le
cœur humain est insensible aux variations du ther-*
momètre. Ce que je vous raconte est de toutes
les époques et de tous les continents. N'y eut-il
pas toujours, et en tous lieux, des bonshommes
pas malins, bernés par des femmelettes pas mé-
chantes?
Auriez-vous l'ingénuité de croire que les fem-
mes et l'amour subissent l'influence des climats^
Chansons, monsieur, chansons! C'est sous le ciel
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 105
de ritalie que j'ai reçu en plein visage les plus
jaillissants éclats de rire de cette douce personne.
Votre M. Paul Bourget en a de bonnes. Je vou-
drais le tenir un moment, là, entre quatre yeux,
et lui demander oti il a vu ce qu'il nous raconte
dans ses bouquins. L'Italie, ah! là là!
Mince avantage, monsieur, que celui de pro-
mener un amour déçu aux quatre coins de la terre.
Il faudrait être plus stupide qu'un mulet d'excur-
sion et plus mal renseigné qu'ime agence de tou-
risme pour garder une âme de touriste dans de
pareilles conditions. J'ai parcouru le monde avec
un bandeau sur les yeux. Vous en doutez? Je suis
sûr que vous m'enviez; vous vous dites : « A sa
place, j'aurais tout de même profité de l'occasionj
et, puisqu'il n'en coûtait pas davantage, j'aurais,
faute de mieux, possédé l'univers. » Peut-être me
prenez-vous pour un sot. Sur ce point, vous pour-
z avoir raison. Mais pour ce qui est des plai-
îrs du voyage, non. C'est plutôt à moi de vous
envier.
it.
106 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Vous croyez, c'est certain, au plaisir de courir
le monde. On vous a fait croire qu'il y a, de
l'autre côté de la mer et à l'autre bout des tunnels,
quelque chose de merveilleux et d'attirant comme
une peinture à demi effacée ou comme une musique
que l'on entend mal. Vous le croyez, et vous
croyez aussi probablement qu'il suffit de passer la
douane pour vivre d'une autre vie. Les heureuses
gens qui n'ont pas voyagé ressemblent aux pèle-
rins d'autrefois, qui, posant le pied sur la terre
étrangère, s'étonnaient d'y trouver des maisons
semblables à leurs maisons et des champs ou
l'herbe croissait verte comme l'herbe de leur pays.
Heureux homme! Ecoutez... Mais buvons
d'abord.
Ne voyagez pas, monsieur, il ne faut pas voya-
ger. Je sais que vous avez l'imagination vive. Mais
seriez-vous plus inapte à former de beaux songes
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 107
que ne Test un ministre de l'Agriculture ou un
ingénieur des poudres, je vous dirais encore : « Ne
voyagez pas, conservez intacts, emportez dans
votre tombe les tableaux ensoleillés, tout pleins
de coupoles, de ponts, de palais, de navires, de
canaux, de cortèges et de fumées, qui s'éclairent
devant vos paupières closes, quand vous pronon-
cez le nom d'une cité lointaine et pleine de pres-
tige... )) J'en puis parler, moi, le ballon captif de
l'amour baladeur, qui ai jeté l'ancre dans toutes
les capitales! Restez chez vous, laissez mentir
qui vient de loin, et tenez pour sincère l'avis que
vous donne le plus expérimenté des touristes.
Celui qui vous parle a subi le supplice des
paquebots, des wagons-lits et des Anglais. Moi,
rhonune des nuits montmartroises, le couche-tard
endurci, j'ai dû insérer, dans les cabines des
transatlantiques, mon pauvre lard harcelé par une
incessante privation de sommeil. Des ladies plates
et glapissantes, qui se levaient avec l'aube, me
108 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
' ' ■ ■ — '
jetaient par leurs cris au bas de la couche où
je venais à peine de m'endormir. Dans les hôtels
c'était pis encore. Là, les maris et les frères de ces
dames entreprenaient chaque jour, dès le matin,
ces championnats de claquements de portes qui
sont dans l'univers entier les plus remarquables
manifestations du tact et du savoir-vivre anglo-
saxons.
Ah! cette existence des grands hôtels, tous les
halls construits de Stockholm à Ispahan par le
même architecte et l'éclairage toujours le même
sur les mêmes gueules de rastas, faites en séries,
comme ces colonnes, ces verrières et ces tables
d'acajou!
Et les visites aux antiquaires, monsieur, d'oii je
revenais avec des petites tasses entre mes grosses
pattes gantées... Me les a-t-elle fait renifler les
poussières de la brocante... Chère gosse! Et com-î
bien de fois m'a-t-elle fait asseoir chez les modis-»
tes des capitales, chez ces Irma et ces Paulette,
LE MARTYRE DE L OBESE
Ï09
qui se disent toutes de Paris... ni plus ni moins
que les gentilshommes cabaretiers répandus sur la
croûte terrestre, afin que tous les étudiants, tous
les placiers et tous les matelots du monde puissent
se faire une petite idée de Montmartre.
Les peuples se ressemblent surtout par leurs
plaisanteries. J'en puis parler. Je sais, mon ami,
comment on raille l'obésité dans toutes les langues.
Un ventru, ça ne peut être que rigolo, et il n'y
a pas sur terre un seul pays où l'on n'ait trouvé un
sobriquet pour nous l'accrocher à hauteur du nom-
bril. En Angleterre on dit Big-Ben, en Allemagne:
feitleibig, en Hollande : dick vent L'Italien nous
surnomme plngue ou boccale, le Portugais : 6a-
rîcca, l'Espagnol : barrigudo, l'Arabe : tak-
rhlnn, le Russe : tolstopouzéi, le Hongrois : pro-
irohos, le Turc : huïuk quànnlu, le Chinois :
fiang'jèn. En latin — oui, monsieur, j'ai été mo-
le en latin, par les valets ecclésiastiques du Vati-
m, dans les antichambres de la Curie, où m'avait
110 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
i
conduit je ne sais quel caprice de mon amie ' — en i
latin, cela se dit venter obesus. l
Ah! les phrases que tous ces coquins me -l
lâchaient dans le dos! J'en devenais enragé. Heu- \
reusement, le mari survenait toujours à temps, l
Nous bouclions nos valises, et en route. Il y avait, ■
dans notre itinéraire, quelque chose d'un peu fou. 1
Nous passions, par exemple, le printemps au pays ;
du soleil et nous trouvions ailleurs de froids débuts \
d'été; cela nous faisait vivre au rebours des gens |
et des saisons; je confondais l'emploi du chapeau )
de paille et du pardessus. Je débarquais avec mon ]
ombrelle sous des pluies battantes ou bien le soleil
faisait de mon imperméable une chose puante et !
gluante; tandis que les naturels se gardaient des \
insolations, je passais mon temps à éternuer, et \
vice versa. I
Avec cela, les impressions se bousculaient dans ;
mon esprit. Je pense à notre premier voyage, celui |
dont je vous ai parlé le soir où je vous fis la «
LE MARTYRE DE L*OBÈSE J II
confidence de mon aventure... vous savez bien, le
voyage en Orient... Ah! l'Orient, monsieur, une
poignée de confetti qu'on reçoit dans les yeux,
alors qu'on n'a même pas débarqué, et que la
chaloupe aux rameurs coifFés de turbans danse
sur la mer. Une poignée, deux poignées de con-
fetti! La première là-haut, dans le soleil, sur les
pierres du quai, où se débattent les mille bras nus
et rôtis des Arabes, dans le fouillis des galabiehs,
des tarbouches et des sandales. La seconde vous la
recevez en bas, dans le flot battant des briser
lames, dans cette eau frétillante où se dispersent
des braises roses, des écailles dorées, des cassures
d'ardoise et des morceaux de ciel. Si mon aversion
pour les voyages devait fléchir un jour, ce serait
en souvenir de ce pays-là.
C'est là-bas que j'ai connu toutes lés rigueurs eï
les heureuses surprises du fanatisme culinaire.
Quand vous avez une fois avalé, par mégarde, un
hachis au suif de kébab, c'est un goût que vou3
8
11
n 2 LE MARTYRE DE l'oBÈSE j
n'oubliez jamaîs. Rien que d'y penser^ monsieur, ;
îl faut que j'e m'essuîe la langue... Mais il y a les :
crèmes à la rose. Ah! ah! les crèmes à la rose,
oui, qui vous font couler dans la bouche les foa** \
taines et les ruisseaux d'un jardin persan... j
^
D'ailleurs, l'arrivée du mari vint bientôt mettre j
fin à mes expériences. Je me souviens encore de l
l'instant où j'appris son arrivée au Caire. C'était ]
par un soir torride, au bar du Shephaerd's. Devant ^
le comptoir d'acajou, il y avait un colonel anglais
ivre à tomber, un juif cairotte en habit, deux
Russes inexplicables et deux autres Anglais dont i
l'un ressemblait à Pickwick adolescent. Ce cosmo- |
polis buvait sous les ordres d'un barman italien qui |
r
LE MARTYRE DE L*OBÈSE î 13
parlait un sî grand nombre de langues qu'il les
confondait toutes.
Mes précautions étaient prises. Dès que l'homme
que nous fuyions montrerait son nez, on devait me
prévenir. Ce fut un domestique barbarm, en robe
blanche ceinturée de rouge, qui se jeta sur moi,
dans le bar, pour m'annoncer que le a missié »
venait d'arriver, qu'il occupait la chambre n° 214
et faisait sa toilette... Quelle fuite! monsieur! Nous
riions cependant, elle et moi, comme des enfants,
dans la Victoria qui nous emportait vers Mena
House, au pied des pyramides. Un jeu, mon bon
monsieur, c'était un jeu, un vrai jeu de femme,
dont la mâtine se régalait sans la moindre pudeur.
EJle prenait, à voir courir ses deux coqs, le maigre
chassant le gras, un plaisir enfantin et compliqué
que nous autres, hommes, ne pouvons pas com-
prendre...
Les pyramides, les bédouins, les chameaux cou-
verts de tapis, les petits ânes et leurs bâts à pom-
114 LE MARTYRE DE l'obÈSE
■t — ^
jpons, 3 'aï vu tout cela à travers le flot de sueur
qui me coulait du front dans les yeux, par-dessus
le pauvre barrage des sourcils. Quelle lumière!
quelle chaleur ! J'ai fait là, les pieds dans les sables
du désert de Lybie, d'étonnantes observations sur
la propriété qu'a le saindoux de se liquéfier et de
reprendre corps. Le soleil me posait aux cuisses
et aux omoplates des briques de four; les maigres
Arabes me regardaient cuire à grand feu. Je souf-
frais en silence, par fierté; mais j'étais si malheu-
reux, que je m'étonnais qu'à la vue d'un si injuste
martyre le sphinx ne se dressât point sur ses pattes
de derrière.
Le mari retint le soir même, par téléphone, une
chambre à Mena House. Un portier que je com-
blais de bakchiches me l'apprit à temps. Nous
eûmes la bonne idée de nous enfuir en tramway,
mêlés à la foule bariolée des fellahs et des étu-
diants arabes. L'autre, qui accourait en auto, nous
lencontra sans nous voir...
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 1 1 5
Une heure plus tard, h train nous emportait vers
la mer. Le mari était sur nos talons. Mais, par
chance, nous trouvâmes place sur un courrier d'Ex-
trême-Orient qui relâchait pour quelques heures à
Port-Saïd. A l'instant oii l'on relevait la passerelle
ime Victoria, attelée de deux chevaux qu'un arbo"
gui fouettait et injuriait, fit son entrée sur le quaî
Halbas-Hilmi. Notre homme s'y tenait debout,
furieux, sa valise à bout de bras. La voiture s'ar-
rêta près du bord, au milieu des bruns portefaix.
Déjà le navire virait avec lenteur. D'im coup d'œil,
l'animal nous reconnut parmi les passagers alignés
tout au long des bastingages. Jamais, depuis des
mois, nous ne nous étions entreregardés de si près :
trois mètres d'une eau huileuse et profonde nous
séparaient, mais le bateau enroulant ses amarres
mouillées se trouvait aussi loin de lui que si, déjà,
nous touchions à Syracuse. Il était hors de sens,
comme enragé. Il dansait d'un pied sur l'autre en
criant de toutes ses forces. Je crois bien que je
116 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
n'ai, de toute ma vîe, été insulté avec un pareil
entrain. Les Arabes du port riaient; les voyageurs
du bateau riaient et je pris le parti de rire avec
eux.
Nous cinglâmes, t'idée que j'allais vivre enfin
quelques jours sans me retourner sans cesse me
combla d'un bonheur nouveau. Les joues réjouies
par le vent du large, je passai mon temps sur le
rouf, tandis que la chère gosse, en béret à pompon
et blouse de traversée, fatiguait le piano du bord
et que d'atroces Anglaises appuyées sur les cava-
liers à gueules de clergymen tournaient au rythme
luxurieux des tangos et des shimmys.
Trois jours plus tard, nous apercevions le Vé-
suve. Une économique fumée s'en échappait, pour
fondre aussitôt dans un ciel peint à neuf. Nous ne
traînâmes pas dans Naples> où nous vîmes cepen-
dant l'extraordinaire spectacle d'une mendiante,
qui avait appris à dormir les mains ouvertes et
tendues. Ce miracle ne suffit point à nous retenir.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE Î 1 7
Un piroscafo des messageries italiennes était
attendu, apportant notre gaillard. Nous étions a
Venise quand il mit pied sur le quai du Porte
Mercante.
Venise... j'ai bien cru que ie touchais au tui
Un soir, surtout, dans k silence mat d'un carre-
four d'eau, elle s'appuya contre mon épaule. Je
m ai qu'à fermer les yeux pour revoir cela. Une
petite mercerie plongeait dans la calle des reflets
m.ulticolores qui se tordaient au fond de l'eau et
fondaient comme un sucre de clartés. La lune éclai-
rait des façades de crème malade, oii des linges
jpendaient. On voyait passer au fcin de petites
kieurs vertes, et notre passage battait d'un invi-
sible clapotis, les marches des palais. Mais je fis
un mouvement, et la gondole bousculée se mit a
danser en assenant sur l'eau de la calle des claques
retentissantes. Le charme était rompu.
Furieux, je regagnai ma chambre du DanîeK,
et, le lendemain, ma compagne jugea prudent de
118 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
gagner un moins troublant séjour. L'austère Hel-
vétie nous reçut. Nous n'y pûmes demeurer. Notre
homme trouvait là, dans la policé privée, une trog
Habile auxiliaire. Je vis le moment où il allait non
seulement nous atteindre, mais nous devancer.
Sans compter que nous ne voyageâmes jamais
à loisir. Toujours la crainte d'une surprise. Vous
pensez bien qu'il ne prenait pas la peine de nous
annoncer par dépêche l'heure de son arrivée. Cette
attente nerveuse nous faisait des âmes de caissiers
fugitifs. Le pas incertain, le regard en coulisse,
nous foulions distraitement le pavé des capitales.
Malgré son angoisse, ma compagne prenait une
espèce de plaisir à dépister notre infatigable eï
diabolique poursuivant. Quant à moi cette galo-
pade de cinéma me faisait suffoquer de colère.
Dix fois par jour, je grommelais que, puisque tôt
ou tard nous devions nous laisser surprendre, mieux
Valait en finir tout de suite, paroles dont l'unique
résultat fut d'effrayer uni peu jplus la pauvre enfant-
LE MARTYRE DE L'OBÈSE î 1 9
i
Elle ne voulait plus sortir. Nous en vînmes à vivre
enfermés dans nos appartements, le nez aux car-
reaux comme si nous subissions en tous lieux d'in-
terminables semaines de pluie.
Que vous dirai-je? Après im pays, c'en était
un autre, puis d'autres encore. Je finissais par
plaindre le mari comme si nous le traînions de force
à notre suite, au lieu de galoper devant lui. Oui,
je le plaignais. Certes, devant sa femme, je ne me
faisais point faute d'attribuer à sa persévérance le
mobile le moins flatteur, celui de l'orgueil blessé.
Je ne pouvais tenir un autre langage. L'amour et
l'équité ne sont point mêmes choses. Et ce n'était
pas après deux cents jours de tracas, de fureur et
de concupiscence que j'allais dire à l'objet de mes
désirs : « Madame, votre époux vous adore et je
suis venu de Stockholm à Port-Saïd, avec ma valise
et ma couverture de voyage, à seule fin de vous
réconcilier, d'atténuer vos torts respectifs et réci-
proques, de vous bénir en répandant des larmes
120 LE RÎARTYRE DE L'OBÈSE
et ée tenir à votre chevet uae chandelle dont vo3
soupirs énamourés feront vaciller la flaname. »
Heîn? voyez-vous cela?
Mais au dedans de moi je plaignais mon ojwh
niâtre rival. Je me disais qu'aux tourments d'une
vie errante la jalousie venait en hii s'ajouter. Peul^
être me trompais-je. Mais l'indifférence aux maujç
d' autrui n*est pas mon fait.
Toutefois, cette pitié que j'éprouvais pour le
mari n'entamait point ma résolution dé le faire
cocu. Le coeur humain a de ces contradictions que
les psychologues expliquent à merveille — en quoi
ces spécialistes perdent leur temps et leurs lumières,
car les hommes se moquent complètement de savoir
les raisons de leurs absurdités.
Voici que je fais des maximes. A ce trait vous
pouvez juger que l'heure s'avance et qu'il est temps
d'aller dormir, non sans avoir lampe le dernier des
derniers.
Et moi qui vous refusais de parler de mes
LE MARTYRE DE L OBESE
121
voyages ! Voyez-vous, monsieur, les voyageurs sont
comme les chasseurs et les anciens militaire : il
ne fait pas bon les hisser sur leurs dadas.
>
DC
Ce qui est bon, le matin, dans une petite ville
française, ce n'est pas, comme le prétendent les
imbéciles et les guides cartonnés, d'aller visiter
(( les environs pittoresques... le château admira-
blement situé et l'église remarquable bâtie dans la
seconde moitié du XI 11^, avec ime façade du
XVif )). Le plaisir, c'est de respirer à l'aube l'air
d'une ville qui a bien dormi, et de se promener
sans but, entre deux murailles, dans les rues où
îl n'y a jamais personne, tant les passants y sont
furtifs et les portes bien fermées. C'est aussi, je
124 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
pense, d'aller dans le jardin public, où déjà cou-
rent quelques enfants, de s'appuyer aux claires-*
voies et, de là, regarder les servantes debout sur
l'appui des fenêtres et frottant les carreaux.
Je l'ai fait ce matin, et cela m'a valu une aven-^
ture. Je venais de dépasser la grosse horloge, et
je tournais à l'angle du square Saint-Eloi lorsque,
sur le banc qui se trouve là, dans le retrait de la
pelouse, j'aperçus un gentleman du plus ample
calibre. Je k regardai, il me regarda, et nos
regards semblaient dire en se croisant : (( Quel est
cet homme abondant et sympathique que je ne
connais point. »
Nous nous sommes salués. C'était, ce matin, un
matin suave et léger d'avril et il y avait dans l'air
ces souffles tièdes qui poussent les gens vers leurs
frères inconnus.
Nous avons tout d'abord échangé quelques pro-
nostics météorologiques, qui se trouvèrent égale-
ment favorables. A la suite de quoi, il m'invitait
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 125
à prendre place h côté de lui, sur le banc du
square Saint-Eloi. J'avais un ami de plus.
Il s'appelle M. Canabol et c'est, je crois, le plus
fameux gastronome de tout le département. Il est
décoré, je ne sais pourquoi, mais il le mérite bieîi.
Quel brave homme, et tellement patriarcal! Tan-
dis que ncwis devisions, je voyais sa barbe noire
se rebrousser aux revers de la jaquette, et son
ndban rouge flambait entre les poils, comme «ne
étmcelle.
Nous pesons tout juste le même poids; et cela,
au-dessus de cent kilos, crée aux hommes des rai-
sons de se comprendre, de s'aimer et de /unir
que les libellules et les colibris ne soupçonnent
guère.
Bien qu'entre toutes qualités je prise surtout la
discrétion, je n'ai pu me retenir de confier à
M. Canabol le secret de mon cœur. Il m'a écouté
gravement, hochant la tête et étirant parfois, d'trn
geste familier, son gilet sur la ferme mappemonde
126 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
de sa panse. Quand j^eus fini, il me tendit la
main :
— Voilà qui est selon les règles, dit-il. Voua
aimez une femme tellement semblable à la mienne,
qu'à vous entendre j'ai goûté les plaisirs que réserve
aux voyageurs une exacte et magistrale descrip-
tion des lieux qu'ils connaissent... La femme que
vous aimez est le portrait de mon épouse, laquelle,
monsieur, soit dit en passant, m'enverrait chercher
ae lâ pierre à couteau dans une bouteille et du
vitriol dans un cornet de papier mou.
Tandis qu'il me parlait ainsi, je considérais
M. Canabol. Il souriait à de chères images, tout
en roulant une cigarette. Il reprit :
— Il est surprenant que vous ne l'ayez pas
aimée plus tôt. Elles sont créées à notre usage, ces
gamines moqueuses et volontaires.
a Ayez bon espoir, a-t-il ajouté. Si vous en
croyez mon expérience, elle vous aime. Un beau
soir, à l'heure oii vous vous y attendrez le moins.
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 127
elle fera sur votre capitonnage naturel une chute
pleine de grâce et de douceur. C'est écrit. Elle
obéit, en vous traitant comme elle le fait, à ces
forces mystérieuses qui nous donnent pour cornacs
des femmes que nous pourrions cacher dans les
manches de nos vestons! Pour l'instant, elle croit
jouer avec vous, vous la faites rire. Mais votre
cou de taureau la rassure. Le jour est proche où
elle y nouera ses deux bras. Vous pouvez m'en
croire, car je parle de ce que je sais... »
Tels furent les propos de M. Canabc!. Nous
en avons ensuite tenus bien d'autres, et non point
salés, comme cela n'eût pas manqué d'arriver entre
deux personnages d'un modèle plus réduit. Il est
remarquable, en passant, que les gros, volontiers
rabelaisiens et, comme il sied, gras en leurs devis»
n'ont pas plus de goût pour les histoires lestes
que pour les spectacles des voluptés d'autrui. Les
voyeurs et les bavards libidineux n'ont jamais
9
128 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
plus de quatre-vingts de tour de poitrine. C'est \
constaté.
M. Canabol m'a semblé connaître de merveil- >
1
leuse façon le régime amoureux des arrondis et
des convexes. Il paraît donc qu'ils n'éprouvent de |
grand amour que pour les femmes fluettes, déli- j
cates et un peu rosses. C'est la nature qui veut ça.
Ainsi le gros poisson ne se prend qu'à la mouche \
artificielle. C'est une loi éternelle qui porte les \
masses de chair aux pieds des maigrichonnes. ;
;<( Telles étaient, dit-il, Pétronia et Galeria, fem- ;
mes de l'énorme Vitellius )) ; à ce sujet, j'aurai, :
demain, l'occasion de vous raconter une histoire. ;
En attendant, je pense comme M. Canabol, ^
qu'Omphale était noiraude comme une olive de ]
Lydie, sèche conrnie une branche de myrthe et :
plus amère que le brouet de Lacédémone.
Les poids lourds trouvent leur grand bonheur a i
n'être qu'une plume au souffle d'une femmelette !
tandis que les avortons, levant leur nez vers les !
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 129
géants des foires, rêvent de faire l'amour sur un
escabeau. Il paraît que cela vaut mieux aînsî eî
que, s'il en était autrement, il n'y aurait plus suï
terre que des citrouilles et des manches à balaî.
X
Elle ne me trouve pas laid. Ma foi non. Pas
beau non plus. Mais possible, et même appétis-
sant. C'est, en amour, la condition de tous les
hommes gras, sauf, naturellement, des bouffis a
faces blêmes, qui, j'ose le dire, déshonorent le
lard. Cependant, ime figure vermeille avec des
yeux à fleur de tête, ce qu'on appelle une bonne
balle, offre aux dames une espèce d'attirance
comestible. C'est, hélas! notre seul avantage sur
le danseur flexible, sur le poitrinaire fatal, et sur
l'Argentin verdâtre.
Mince avantage, monsieur, j'en conviens. Pas
132 LE MARTYRE DE L'ODÈSE j
plus tard qu'hier et bien par hasard, je surpris ,A_
les confidences de deux jeunes filles. J'attendais ;
mon amie dans le hall de l'hôtel ; un paravent me \
séparait du coin ombreux où elles vinrent se j
poser en babillant. Je ne tous dirai point que j'en- i
tendis des énormités; on calomnie les jeunes filles.
Elles parlaient du mariage et du mari qu'elles ]
espèrent. Toutes deux exprimèrent, avant tout,
l'avis que l'élu devait avoir des loisirs, des mains
soignées et une auto. Mais, quant à décrire le fiancé
du rêve, une seule en était capable. J'ai noté le
signalement : cet oiseau rare doit être brun, avec
de longs yeux noirs, un front fuyant, un teint mat, i
un nez busqué, une moustache taillée court sous \
le bec hardi, et des cheveux bouclés. \
— (( Grand ou moyen », a demandé l'autrei
jeune fille.
— « Plutôt grand, avec des jambes fines ef
musclées. » j
Là-dessus elles sont tombées d'accord qu§ \
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 133
l'époux idéal ne pouvait, par le temps qui court,
ressembler à une autre sorte de gravure de mode,
et ayant dit, elles se sont envolées vers le tennis.
Voilà pour les jeunes personnes. Je confesse que
ces puérils aveux me laissèrent sans joie. Et, quant
au goût, certes moins entier, des dames, il ne nous
favorise pas davantage. Les plus indulgentes nous
trouvent appétissants mais trop copieux. Combien
de gens font l'éloge du pot-au-feu — si sain, si
succulent, si digeste! — et qui se nourrissent de
gibier et de confiserie ? C'est qu'en toutes choses, dé
gourmandise et d'amour, on a fini par accréditer
cette opinion que le plantureux est au contraire du
raffiné. Erreur, monsieur. Vous en aurez la preuve.
Quoi qu'il en soit, il paraît certain que les fem-
mes ne s'émeuvent point à la vue des larges
visages. Elles n'en voient que les fossettes, la mol-
lesse et l'air réjoui. Il leur semble impossible que
les traits d'un gros homme puissent conserver quel-
que expression. C'est à croire que nous ne pos-
134 LE MARTYRE DE L'obÈSE
sedons ni front, ni nez, ni bouche, ni menton ; que
sûr nos faces l'accord gracieux ou sévère des lignes
et des volumes n'utilise point les rondeurs à l'égal
des angles. Bref, les femmes nous aiment — si
cela nous arrive — sans nous regarder. C'est peut-
être parce qu'elles ne parviennent pas à nous iden-
tifier aux personnages de romans, de pièces et
d'opéras, dont leurs chères petites mémoires sont
tout illustrées.
Elles se trompent, et vous, qui sans doutë,^ par-^
tagez leur opinion, vous vous trompez aussi. Il y
a de beaux gras et des gras nobles et des gras
tragiques ; il y eut, au cours des âges, un grand
nombre d'obèses fameux par leur ascendant amou-
reux. Les plus grands artistes n'ont pas dédaigné
de prendre pour modèles d'illustres patapoufs.
L'histoire compte des joufflus majestueux, des
joufflus altiers, des joufflus poignants, et même
des joufflus terribles. Ces gros-là, monsieur, les
femmes n'en faisaient point fi. Montrer à celle
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 135
qu'on aime que l'on peut plaire sans porter un
maigre visage m'a semblé de bonne guerre,
A ce propos voici l'histoire que je vous aï pro-
mise hier. C'est l'histoire d'une idée qui me vint
à Rome, où les hasards de notre vie errante nous
aveûent conduits. Nous y séjournâmes quelques
jours, le mari ayant momentanément perdu notre
bace.
Mon idée (dont vous allez rîré) était née d'un
souvenir scolaire. Mauvaise idée assurément, mau-
vaise et ridicule, comme tout ce qui essaie de pro-
longer dans la vie les affres du bachot. Ecoutez-
moi ça.
Un après-midi, je flânais dans les ruelles,
aux environs de la piazza Navona, sans penser
^ rien qu'à me garer des fiacres. Tâche ardue dans
136 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
ces ruelles sans trottoir, où, s'il veut aller les mains
dans les poches, un citoyen bâti comme votre ser-
viteur blanchit contre les murs ses deux coudes
à la fois. Bref, un encombrement me poussa sous
la voûte d'un palais devenu boutique d'antiquaire,
et là je m'absorbais devant un bric-à-brac que
dominait un buste en marbre de Néron. Je le
regardais distraitement, les mains croisées sur mon
ventre, les trois mentons rentrés dans mon faux-
col, lorsqu'il me vint en tête que les empereurs
romams étaient généralement de gros hommes.
Cette remarque, vous l'avez dû faire, et il
m'était arrivé, comme à chacun, de la faire quel-
quefois. Elle n'offrait rien de bien piquant ni de
bien original. Eh bien, monsieur, elle me boule-
versa; elle m'illumina comme la joie d'une de-
couverte; car elle provoquait dans mon esprit le
réveil d'une ingéniosité dont vous allez me donner
des nouvelles.
J'allais, par im tour adroit, suggérer à la femme
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 137
élue qu'un profil césarien s'accommode fort bien
d'une bulbeuse paire de joues et d'un cou de dé-
ménageur. Ne raillez pas, monsieur. Même à pré-
sent, je ne trouve pas la chose si déraisonnable.
Quand on tient l'arc de Cupidon il faut faire
flèche de tout bois, surtout lorsque le bois
n'abonde point. V^oyez-vous, je comprendrais le
bossu amoureux qui ferait lire à sa maîtresse la
vie erotique et glorieuse du maréchal de Saxe.._i
Je pris donc le parti que vous savez.
D'abord, je consacrai plusieurs jours à un sai-^
vant travail de préparation. J'achetais Suétone,
que je lisais le soir dans mon lit. J'y faisais des
allusions fréquentes, et tellement voilées, telle-
ment vaporeuses qu'à me voir ainsi tourner autour
d'un invisible pot, ma compagne ressentait une
espèce de vertige. Ce furent ensuite des visites
au Forum, ascensions réitérées du mont Palatin»
stations prolongées sur les tièdes gradins du CoH-
sée; puis un soir, au crépuscule, je la conduisis
138 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
sur ce point fameux, marqué d'un bosquet de
chêne vert, d'où, selon l'histoire, CaHgula, dans
sa folie, fit jeter un pont par-dessus le Forimi,
pour plus aisément au Capitole converser avec
Jupiter.
J'avais choisi mon heure. Des rayons orangés
et des ombres violettes coupaient de biais les ar-
cades, les escaliers et les fûts des colonnes. Je me
sentais conrnie gonflé de gaz poétique, et, dans
le silence tout plein des miasmes du passé, je pro-
nonçai, au-dessus de la Ville Eternelle, une ha-
rangue du plus pur style troubadour.
Ce n'est jamais en vain que l'on fait ronfler des
phrases aux oreilles d'une femme. Elle me regar-
dait, la chère petite, avec cette surprise humiliante
et flatteuse, tout à la fois, qui signifie clairement :
(( Je vous croyais plus bête, mon ami. »
Elle me serra le bras, mais n'ajouta rien. En
silence nous prîmes le chemin de l'hôtel, où nous
nous habillâmes pour dîner.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 139
A table, je ramenais astucieusement la conver-
sation sur les plaisirs de Rome. D'un ton modeste
et toujours inspiré, je débobinais une conférence
sur les jeux du cirque, les raffinements des mœurs
antiques, la grandeur des civilisations disparues,
la noblesse de l'histoire romaine, pour enfin arri-
ver à la fascination qu'exerçaient sur les belles ma-
trones et les jeunes vestales la pourpre et le laurier
des empereurs.
Comme vous, monsieur, elle me régardait, les
sourcils levés, se demandant où j'en voulais venir.
Elle m'écoutait sans méfiance, un peu lasse, son
bras rond posé sur la nappe.
Qu'elle était belle! Les dîneurs, qui nous
croyaient mariés, la contemplaient sentimentale-
ment, avec une convoitise mêlée d'une grossière
assurance, ainsi qu'on regarde l'épouse d'un in-
firme. Un orchestre se mit à moudre des danses.
Les fiasques de spumante penchaient la tête hors
des seaux à glace. Des couples tournèrent. Uç
140 LE MARTYRE DE L OBESE
jmbment après, je la conduisis toute rêveuse à là
porte de sa chambre et je m'endormis tournant
mes pouces ainsi qu'une allègre girouette, sur
l'heureuse coupole de mon ventre.
Au matin du lendemain, je dis, d'im air déta^
çhé :
— Si nous allions visiter le musée du ÇapU
tôle?
Elle répondit :
— Comme il vous plaira, mon cher.
En descendant du fiacre, j'étais ému, ma foi
ouï. Le propre d'une grande passion c'est de don-
ner de l'importance aux espoirs les plus puérils;
la vie d'un homme vraiment passionné est pleine
<lé superstitions.
Nous voilà dans l'escalier. Nous traversons des
salles bondées d'illustres souvenirs. Ma chance
veut qu'elle s'intéresse à tout. Mais je m'impa-*
liente. Enfin nous approchons. Mon cœur bat..^
Èfpus franchissons la porte illustre de la salle V«
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 141
Les empereurs romains sont là, sur leurs socles
alignés, regardant le vide de leurs yeux grands
ouverts. Quelle émotion! Je parle de moi, car ma
compagne, déjà lasse, n'accorde à ce concile qu'un
coup d'œil distrait.
A nous Suétone! Devant chaque buste, je
parle. Chacune de mes petites conférences respire
l'enthousiasme.
— Voici, dis-je, en montrant la lourde face
de Néron, celui que les Syriennes, les plus belles
femmes de l'antiquité, aimaient à la folie. Elles
venaient mendier ses baisers sous les baldaquins
des tentes qu'il faisait dresser aux portes d'Ostie;
elles versaient des urnes d'eau de rose sur son
corps et les matrones pleuraient d'amour et de
jalousie, le jour où il viola Rubria, la vestale^
Nous fimes un pas :
— Celui-là, qui est en basalte, c'est Calîgula,
dont la mine paterne ne vous doit point abuser.
C'était un tyran féroce, grand coupeur de kn-
142 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
gues, brûleur de poètes et sans pareil égorgeut
d'épouses...
Je vous fais grâce, monsieur, des belles choses
que je récitai devant les mentons triplement mar-
moréens de Domitien, de Germanicus, de Galba,
de Gordien l'Africain, de Tibère, de Marc-
Aurèle et d'Adrien. Mais l'énorme Vitellius m'ins-
pira des paroles fraternelles. Je racontai comment
il fut proclamé imperator par les soldats et com-
ment, en dépit de son poids, ils le portèrent en
triomphe à travers le camp. Et je racontai son
supplice, le long de la voie sacrée, et la fureur
de tous les maigres citoyens romains s'acharnant
après son ventre magnifique, le lardant de coups
de poignards, avant de le traîner des Gémonies
dans le Tibre.
Je parlai d'abondance. Je faisais briller mon
érudition toute neuve. Avec l'astuce que vous
devinez, je glissais mille allusions à la corpulence
He ces morts fameux et jadis redoutés..
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 143
Rien n'y faisait. Mon amie demeurait pensive,
absente. Je m'arrangeais pour que mon profil se
détachât contre la figure vue à contre- jour de ce
Vitellius, celui des Césars auquel je ressemble le
plus.
Elle en fut frappée.
— (( C'est curieux, dit-elle, vous avez quelque
chose de celui-ci » et elle ajouta : « En plus
mou. )) Là-dessus, elle sortit une main gantée de
son manchon pour se couvrir la bouche, car elle
bâillait.
J'étais consterné. Ne vous moquez pas Se moi.
Est-il un amant qui n'essaya point de ces petites
ruses? La chère petite ne se douta pas un instant
de l'espoir qui m'avait conduit en ce vénérable
palais; aussi bien ma confusion lui échappa.
Comme nous allions quitter la salle, je me plantai
sur le seuil, et, le sourcil froncé, l'air plein de ran-
cune, je promenai sur les bustes de marbre un
regard qu'elle surprit. Et, croyant que dans un
144 LE MARTYEtE DE L'OBÈSE
^' ' — *
accès de cette générosité que l'on prête aux ven-
trus, je réprouvais la barbarie des imperators :
— Ces Romains, dit-elle, ne devaient pas en
faire autant qu'on ea raconte. C'étaient de bons
gros... comme vous.
Et elle prit mon bras en riant. Je pense qu'elle
eût, tout aussi bien, pris le bras de Jules César.
Ce n'est pas une de ces femmes que l'on peut
•âblouir.
Voilà tout pour ce soir, allons nous couçhear.
XI
Vous voulez me faire dire que je souffre... EJi
bien, oui, je souffre; vous avez raison, mon air
faraud ne vous a pcis trompé; si je ris, c'est, en
vérité, comme l'enfant crâneur qui renifle ses san-^
glots devant les gosses de la classe; mais il y a,
bien cachée sous mes facéties, ime orgueilleuse
douleur.
Ce que je vous con&e, c'est la destinée de mes
semblables, de tous les bons gros, que tourmente
la certitude de la plus cruelle disgrâce; et c'est..^
vous le devinez, c'est l'indifférence des femmes.
Veuillez croire que je pèse mes paroles. Je ne
146 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
prétends point que l'amour nous est interdit. Il
arrive aux gros comme aux maigres d'être aimés
pour eux-mêmes. Mais toujours à la longue, après
expérience; on nous essaie avant de nous adopter,
c'est bien la moindre des choses! A qui, je vous
le demande, le sort refuse-t-il cette humble féli-
cité?
Mais, voyez-vous, ce qui nous irrite et devient,
avec les années, déchirant, c'est de passer son
adolescence, puis sa jeunesse, puis son bel âge,
puis la quarantaine, sans jamais connaître la gri-
serie d'une bonne fortune, d'une vraie, de celles
que vous met au cœur la joie d'être le préféré!
La plupart des hommes ont, au moins une fois
dans leur vie, murmuré, en quittant l'alcôve d'une
maîtresse : « Je la voulais et, au premier coup
d'œil, elle était à moi. » Hélas! les donzelles
les plus faciles sourient vertueusement aux œillades
de l'obèse. Jamais il n'éprouve, lui, cette magni-
ficence et cet enivrement qui redresse la taille des
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 147
séducteurs; jamais il ne s'attarde, après le départ
de la bien-aimée, devant un miroir et ne trouve
à ses yeux la fameuse « profondeur inconnue »,
chère aux romanciers psychologues; jamais, jamais,
concevez-vous une pareille amertume?
Oh! je sais bien, parbleu! ce n est point là une
de ces détresses qui remuent le cœur d'autrui. Mai^
autrui ne sait pas... Autrui a des aventures; il con-^
serve au fond de lui le souvenir de belles ren-
contres, des étrangères que les hasards d'une nuit
d'hôtel ou d'un soir de casino jetèrent toutes pal-
pitantes dans ses bras. Conunent imagineriez-vous,
ô gens heureux, l'existence humiliée de ceux à qui
ces choses n'arriveront point, ne sont jamais arri-
vées? Nous vivons de rogatons d'amour, comme
des vieillards, tandis que nous portons le cœur de
Chérubin et le râble d'Hercule!
Etre aimé soudain, provoquer dans le regard des
femmes cette lueur rapide qu'elles cachent aussi
vite qu'elles le peuvent sous des airs indifférents
148 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
et des paupières baissées, deviner chez celles que
l'on désire en silence ce consentement muet que
les paroles ne pourront ni confirmer ni démentir,
voilà la raison de vivre, voilà ce que rien ne rem-
place!
Ne prolestez pas, allez! On a tant dit là-des-
sus, tant écrit. Les disgraciés devenus moralistes
s*en sont donné à cœur joie et ils nous racontent,
depuis des siècles, que les honneurs, la fortune, les
grandes entreprises, l'art ou la science procurent
aux hommes les plus grandes joies et que, au delà
d'un certain âge, l'amour est le passe-temps des
sots et des oisifs. Laissez-moi rire!
On ne vit réellement que pour l'amour. On ne
pense qu'à lui, même au fond des Trappes et sous
les arceaux des cloîtres. Les êtres délicats se rési-
gnent silencieusement et renoncent sans pose à ce
qui fut leur raison de vivre; d'autres brûlent comme
des torches jusqu'au bout de leur temps et meurent
«désespérés. II n'y a que les imbéciles pour prendre
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 149
dans leurs défaites le masque du dédain. Et c'est
vrai, monsieur, tristement Trai pour tous les
hommes.
Amenez-moi donc le pot-à-tabac illustre,
rhomme d'Etat difforme, l'académicien caco-
chyme, tout recouvert de leurs dorures, de leurs
inédailles, de leurs écharpes et nous les prierons
de jurer qu'ils n'envient point tel maître à danse»,
tel bellâtre de palaces ou tel boxeur aux reins
âoquents, que les femmes — et surtout les boit-
nêtes femmes — regardent d'une certaine façon. Je
voudrais par exemple demander au président de
1% République, s'il ne donnerait pas le grand cor-
don et l'Elysée (et la Constitution par-dessus le
marché) pour entrer dans la peau de qiîelque Ado-
nis de sous-préfecture, qui fait rêver les jeunes
filles et trouble la pudeur des vieilles pénitentes.
La vérité, que personne n'avoue, c'est qu'une
fois les illusions enfuies, on passe sa vie à souffler
5ur le miroir aux regrets. Mais toujours la hvtée.
.150 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
s'efface. Alors on se voit dans sa triste laideur que
chaque jour accuse plus cruellement, et, tandis
qu'on murmure: (( Tout cela ne vaut pas qu'on
y pense », une voix intérieure vous dit : « Tu ne
penses qu'à cela, imbécile. ))
Est-ce vrai, monsieur?
Vous ne haussez plus les épaules? Je dis vrai,
n'est-ce pas? Aussi, pourquoi me poser de ces
questions. J'oubliai, en vous faisant rire, la tris-!
tesse de mon histoire; il ne fallait pas me la rap-
peler.. Tout de même, je m'en veux de vous
attrister, et, pour obtenir mon pardon, je vais vous
raconter ce qui m'est advenu ce matin. Buvons
d'abord un chasse-bière, que nous chasserons en-;
suite, au moyen de quelques chopes...
XII
On fait dans votre jardin public d'attachantes
et singulières rencontres. J'y cherchai ce matin
M. Canabol, dont l'ampleur magistrale et la diserte
bonhomie me rassurent doublement... Point de
Canabol. A sa place, sur le banc vert, il y avait
un tout autre personnage, un homme d'une révol-
tante maigreur, le teint parcheminé, l'œil besi-
cleux, l'habit luisant; figurez-vous une espèce de
hareng sec, tombé par mégarde d'un filet à pro-
\:sions, et qui se fût mis à lire le propre journal
dont on l'avait enveloppé.
Cette triste figure me regardait curieusement.
152 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
par-dessus la page grande ouverte. Le vent léger
collait à ses os de trop spacieux vêtements. Sur
son crâne ocreux, quelques cheveux s'agitaient
ainsi qu'une herbe rare sur une taupinière. Cepen-
dant, sa curiosité me causait un sentiment de ma-
laise, qui, bientôt, fit place à de l'impatience puis
à de l'irritation. Il s'en aperçut et, tout aussitôt, il
se mit à considérer vertigineusement la coilîe de
son chapeau. Ainsi j« pus observer à loklf cet
inconnu.
J'atteste les dieux que jamais pareille échînie
n'oiïensa le chaste jour du monde! Même en pays
musulman, où les marabouts se nourrissent exclu-
sivement de jeûnes, de tams^tams et d'impréca-
tions; même aux Indes, où les sujets de Sa Ma-
jesté britannique se mettent la Jarretière autoiur
du ventre ; même en Irlande où la grève de la faim
est un sport national; même au musée cairote où
s'effritent les momies des pharaons les p^lus racdî>
nîs; même à Hambourg où se trouve l'école univer-
LE MARTYRE DE L'oBÈSE 153
selle des hommes-serpents; enfin jamais, où que
ce fût, ni là, ni ailleurs ni plus loin ni plus près,
je ne vis une carcasse à ce point désolante et famé-
lique.
Tandis que je faisais ces réflexions, l'homme
hâve se dressa; le spectre devint ambulant Je fus
presque surpris que ses coudes et ses rotules ne
craquassent point cc«nme d'antiques charnières.
Vous dirai-je mon dégoût mêlé d'effroi, lorsque
je le vis se diriger vers ma personne? Très ferme,
pourtant, je l'attendis. Arrivé devant moi, il s'ar-
rêta net et, posant au point culminant de ma be-
daine un doigt grêle et tors comme un sarment, il
hocha la tête, soupira et dit:
— Tel que vous me voyez, monsieur, j'ai été
plus gros que vous...
Là^ssus sa bouche s'ouvrît largement dans
le caoutchouc de ses joues, découvrit trois dents
verdâtres et fit entendre un rire qui ressemblait à
un bruit d'évier.
1 54 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
— Plus gros? murmurai- je, plein de stupeur.
— Beaucoup plus gros que vous, monsieur. J'ai
fait naguère et gagné le pari de boutonner mon
gilet sur la bonde d'une feuillette de vin... Je
possédais un de ces ventres que l'on ne saurait
porter sans se camper, se dandiner et se renverser,
à la manière des joueurs de grosse caisse... En
m'asseyant d'une certaine façon, je faisais craquer
des pantalons en cuir de laine, et le tailleur, pour
prendre mes mesures, tournait autour de moi en
courant après avoir épingle sur ma ceinture le bout
de son centimètre. Eh bien, regardez-moi, cher-*
chez le souvenir de ce que j'étais!...
Je contemplais l'individu. Il paraissait impos-
sible, en efFet, qu'il eût jamais joui du moindre
embonpoint. Ni les orages, ni la maladie, ni la
famine, ni la gastronomie moscovite ne sauraient
à ce point dévaster im honnête homme. Au surplus,
sa loquacité, sa façon de se livrer au premier venu.
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 155
m'étonnaient. Prévenant mes réflexions, d'une
voix lugubre, il reprit :
— Vous doutez de mes paroles, et peut-être
aussi de ma raison. Je vous comprends, monsieur.
Moi-même, bien souvent, me considère comme une
vivante galéjade. Avoir passé deux cent soixante
livres et finir sous la peau d'un héron est une
chose qui n'arrive pas à beaucoup d'honmies. Je
suis probablement le premier du genre; et cette
singularité me remplit de désespoir.
Il épongea son front jaune et me demanda la
permission de s'asseoir à mon côté. J'acquiesçai;
je le vis replier avec précaution ses jambes de
faucheux, déboutonner sa redingote, en sortir un
portefeuille et tirer du portefeuille la photogra-
phie d'un abondant monsieur aux moustaches en
fers de lance, aux petits yeux noyés entre des
bourrelets de lard, aux joues rondes et fermes
comme de la culotte de bœuf :
— C'est moi, dit-il.
156 LE MARTYRE DE L'QBÈSE
— Il y a longtemps?
Il hocha la tête, en gratta le sommet d'un aiï
sombre et croisa ses jambes sans dire mot. Cepen-
dant j'examinai la photographie. Etait-ce bien là
le portrait de l'homme dont les restes se tortil-
laient à mes côtés? L'un et l'autre se ressem-
blaient-ils? Une canne peut-elle ressembler à une
citrouille?
Il m'observait :
— Comment, grommélai-^jë, que vous est41
arrivé?
Il cria :
— Ni cure, ni maladie! monsieur. Rien. J'ai
maigri, voilà tout!
Et se penchant à mon oreille, il ajouta d'une
voix pleine d'une étrange rancune :
— Savez-vous que le génie de la nature, c'est
l'esprit de contradiction? (Il me saisit au bras
nerveusement.) Ne vous éloignez pas, fai tout
mon bon sens... Les lois naturelles, monsieur, con-
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 157
trarient systémati(^ment les désirs des créatu-
res? Connaissez-vous un brun qui n'eût aimé a
être blond, un blond qui ne rêve d'aiîe-de-cor-»
beau, un savant qui n'envie les ténors, un athlète
qui ne jalouse les damoiseaux, un calculateur qui
n'aspire à danser, un empereur qui ne désire vivre
dans une roulotte, un héros qui n'aspire aux pan-
toufles, im don Juan que ne démange l'envie
d'être cocu?...
<( Pourtant, une fois, il se trouva sur la terre
un homme content de son destin. C'était votre
serviteur, monsieur, au temps où je faisais pli«r
les trottoirs. Jcimais plein-de-soupe ne s'accom-
moda si jovialement de ses rondeurs ! Ma satisfac-
tion confondait les moqueurs les plus acharnés.
Ma belle humeur et la resplendissante fraîcheur
de mon teint charmaient la société. Dans tout le
pays il n'était ni festin ni fine partie où je n'avais
mon couvert On m'avait surnommé Boulas, ce
qui ne veut rîen dire, mais s'entend fort bieii^
158 LE MARTYRE DE l'obÈSE
Boulus roulait dans les jardins enchantés du
bonheur, sans compter que la compétence gastro-
nomique de Boulus s'affinait par l'exercice, el
que sa réputation commençait à dépasser les limi-
tes du département... Des clubs de gourmets pari-
siens, qui d'ailleurs n'entendaient rien aux choses
de la gueule, me prièrent à leurs agapes. Je deve-
nais célèbre, on me prit des interviews, on parlait
de me décorer...
(( C'est alors que le malheur me frappa. Un
matin, je constatai que mon caleçon glissait sur
mes hanches : je maigrissais. Tout d'abord je
m'en réjouis, car les gros hommes sont tous pétris
d'une même farine. Il me semblait qu'un peu d'aise
en mes culottes ne serait point de refus. Un peu
d'aise! Ah bien oui! Je ne vous dirai pas, cher
monsieur, que je fondis, non, le mot n'est pas
assez fort : je m'exhalais, comme im gaz, un
souffle, une vapeur... Mes habits s'affaissaient
autour de mes os ainsi que l'enveloppe d'un
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 159
aérostat dégonflé. Je vis avec horreur mes oreilles
se décoller et mon faux-col béant découvrir mon
buste jusqu'à mes pectoraux!
(( Pour comble, nul ne me plaignait. Au con-
traire, chacun m'adressait des compliments : « Il
y en a tant, disait-on, qui voudraient être à votre
place... )) Telle était surtout l'opinion des méde-
cins à qui la grasse clientèle réclame sans cesse
d'impossibles miracles.
(( Vous pouvez voir comme la nature se ven-
gea d'un homme heureux. Au reste, le monde ne
se montra guère moins lâche. Ma graisse emporta
l'estime publique dans sa débâcle. D'une semaine
à l'autre, les invitations à dîner se firent plus
rares ; il n'en fut bientôt plus question. On s'écarta
de ma figure de carême pour les mêmes raisons
que jadis l'on recherchait ma bonne balle de Roi-
Bombance. J'étais placier d'alimentation, la con-
fiance me fut retirée. Je dus me faire bureau-
crate. A l'heure présente je noircis du papier chez
11
160 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
le sous-préfet. Mon pauvre derrière est sî tran-
chant qu'il partage les ronds-de-cuîr comme des
couronnes de paîn. Au moindre coinrant d'air, je
m'envole, et l'on me retrouve sur les meubles aux
cartons. Avec le superflu de ma peau, j'ai fait
une cornemuse, dont je joue le dimanclie pour
bercer ma tristesse, et.. Mais je croîs qu'ion vous
fait signe. »
En effet M. Canabol s'avançait vers nous. |
Conmie il approchait l'homme se tut et se remit |
à considérer tomme im abîme le fond de son i
chapeau. j
— Eh bien, père Gras-d'os, s'écria M. Cana- ]
bol, vous racontez votre histoire à monsieur? Tou- \
jours le même, vieux blagueur. j
Et il nous tendit la main avec une joviale cor- \
dialité. Mais l'inconnu levant vers lui des yeux
161
égarés et perçants tressaillit; ensuite saisissant
d'un geste brusque son couvre-chef il se couvrit;
puis, se levant, sans ajouter un mot, il s'éloigna
vers la ville, avec une grande dignité.
— Qui est-ce? demandai-je à M. Canabol qui
haussait les épaules :
— Un malheureux fou qu'obsède la disgrâce
d*être maigre. Il ne rêve que graisse et lard. Il a
dû vous raconter sa métamorphose, les orgies de
Boulus et les plaisirs de la corpulence? Il n'est
rien de tel que la vue d'un étranger fait comme
vous et moi pour réveiller sa manie... Un brave
homme, à cela près, et pas méchant.
— Un fou, murmurai-je. J'aurais du m'en
douter.
XIII
M. Canabol s'est assis près de moî. Plus encore
qu'au premier jour, j'admirai le majestueux équi- ]
libre de ses formes. Il est puissant et velu, avec
un ventre de potentat. Sa barbe, qui coule en j
volutes grises de ses joues, et ses cheveux qu'il 1
porte assez longs le font ressembler au toi de j
trèfle, qu'on appelle Alexandre. j
Aux lèvres d'un si majestueux particulier, les 1
demi-londrès qu'il fume sans relâche font figure
de cigares cossus. Les gestes de M. Canabol sont ■
164 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
' —
lents et dignes. II marche lourdement appuyé sur
sa canne, la tête haute; et toute son âme s'exprime
ilans ses yeux pleins de jeunesse et de curiosité.
II sent sa province; et voilà ce qui le rend si plai-
sant et si rare, en ce temps de téléphonie sans fil
où la Muse du Département croit tenir salon au
voisinage du Champ-de-Mars parce qu'à son thé
l'on entend les voix de la Tour Eiffel.
Hélas! on ne rencontre plus guère à présent,
même au cœur des vieilles villes françaises, ces
bourgeois cultivés et polis qui savent encore por-
ter le faux-col évasé de la prud'homie et regar-
der en souriant couler le fleuve de la vie. Toute
mon admiration pour M. Canabol vient de ce
qu'il est un de ces hommes-là. Peut-être le der-
nier...
Avec une douce gravité, il me reprît sur <:c
que je venais de dire.
— Fou, le père Gras-d'Os? Oui, et bien fou.
Mais pourquoi dites- vous qu'on n'en peut douter?
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 165
I
- Ce délire... cette fanfaronnade de graisse...
- II y a certes dans ce qu'il dit une sorte de
verve morose et saturnienne qui peut, à la re-
flexion, effrayer. Mais sur le moment on ne le
trouve ni bizarre ni ihsensé, seulement un peu
lugubre. Il a, comme l'honame de Sénèque, l'air
d'assister à ses propres funérailles : Videtur pTO-*
seqtd se et componere...
Ainsi M. Canabol, le menton sur sa canné et
sa canne entre ses grosses jambes écartées, mêlait
à son fumet de terroir un parfum d'humanités.
Puis, reprenant, il manifestait un sens aussi ferme
que les ormes des allées Gourlet-Bécu :
— Qu'un citoyen bâti comme celui-ci (M. Ca-
nabol me montrait au loin le dos étique du soi-
disant Boulus) que cet infortuné, ce chétif ait
formé le vœu de nous égaler en grosseur, cela
nous semble le signe de la folie. I! jalouse votre
face illuminée et vous le trouvez absurde! Pour-
166 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
quoi? Parce que vous êtes, malgré que vous en
ayez, un poupard honteux!
Je protestai :
■ — Laissez donc, réprit M. Canabol; rien
n*est plus rare qu'une orgueilleuse corpulence.
Nous, qui tenons tant de place sur terre, nous
avons la manie de Thumilité... Bah! ce n'est peut-
être point si mauvais. Cela nous préserve du pire
des ridicules, qui est la présomption amoureuse.
Les Fatty ne sont point fats...
M. Canabol souriait à des souvenirs. Puis, croi-
sant ses fortes jambes :
— Nos pareils, monsieur, savent qu'en amour
il nous faut lutter pour vaincre. Quel prix cela
ne donne-t-il pas à nos conquêtes? Nos victoires
n'en sont que plus solides...
— Plus solides!... A ce compte, m*écriaî-]é,
les amants les plus disgraciés posséderaient les
femmes les plus fidèles?
— Vous ne croyez pas dire une si grande vé-
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 167
rîté. L'expérience montre que l'énorme majorité
des cocus se recrute parmi les jolis garçons, les suf-
fisants, les avantageux, les hommes à bonnes fortu»
nés. C'est ime loi. Elle est vieille comme l'amour.
Essayez de tromper un mari contrefait...
— Celui que je désire tromper est des mieux
faits, et pourtant... Voilà qui dément votre thèse.
— Voilà qui la confirmera, soyez-en certain.
D'ailleurs l'amour n'est pas toute la vie...
A
A ce moment un couple parut au bout de
l'allée. En mettant leurs âges bout à bout, ils pou-
vaient bien avoir trente-six ans. Le jeune homme
portait UHr costume de cycliste serré par une mat-
168 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
tingale; sa voisine était si jolie, si saine et si rose
qu'elle semblait faite pour vivre seulement le
matin. Et elle riait en se renversant, parce que
son compagnon lui chatouillait le nez avec une
feuille de platane. Ils nous aperçurent. Aussitôt
leur jeu cessa. Ils se prirent bras dessus bras des-
sous pour passer devant notre banc, en marchant
au pas, l'air prodigieusement sérieux; mais on
voyait très bien qu'ils se retenaient de pouffer, ce
qui arriva trois pas plus loin juste comme le soleil
traversant le feuillage les criblait de taches bleues
et dorées.
— Non, reprit M. Canabol, qui caressait sa
barbe grise, non, il n'y a pas que l'amour, il y a
la jeunesse...
Et il ajouta, la voix changée :
— Lorsqu'on a passé l'âge où les fillettes pen-
dues à votre bras rient des messieurs assis sur
les bancs, il faut se résigner aux complaisances
et aux mensonges de l'amour réchauffé.
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 169
Cet amer propos me surprît L'excellent hcmme
posa sa maîn sur mon genou :
— Ça n'empêche pas les sentiments, dit-il.
L'âge d'aimer n'existe pas. Ce qui existe et qui
passe c'est l'âge d'être aimé. Tant pis pour
l'homme rassis qui n'a fait, comme Ulysse, un
beau voyage. Une fois le temps passé, adieu...
— Eh bien, dis-je, vous n'êtes guère encou-
rageant.
— Mais sî. Je vous dis qu'une fois la belle
jeunesse partie nous nous valons tous. Toutes les
femmes, aussi bien Hélène que Velleda, aiment
Apollon et Adonis. Mais elles se résignent aussi
bien à la tripaille de l'hilare Bacchus qu'à la
carrure du massif Hercule ou au front sévère
d'Esculape. Gras ou maigres, ventres ronds ou
cotes en persiennes, fossettes ou salières, doubles
mentons ou grosses pommes d'Adam, qu'est-ce
eue ça peut fiche! Dès l'instant que la femme
se donne avec sang-froid et cherche en nous autre
170 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
chose qu'un jeune attrait, rîen n'a d'importance.
Il n'y a que les hommes pour se figurer que les
femmes y regardent de sî près. Comme dit un pro-
verbe d'ici : (( Un écuyer flétri fait un somme-
lier tout frais. » Voilà pourquoi vous trouverez
un jour dans votre lit la femme que vous désirez.
Tandis que M. Canabol et moi devisions de
la sorte, nous arrivâmes à la porte de l'hôtel. Je
levai les yeux vers les fenêtres de mon amie. Les
yolets étaient clos. Elle dormait encore;:
« — Chère gosse, murmurai-je.
M. Canabol sourît.
-— Il serait sans exemple, reprit-il, qu'ime
femme à ce point aimée et libre d'elle-même ne
cède quelque jour. Attendez son heure.
Je soupirai :
— Il le faut bien... mais je vous en veux,
Monsieur Canabol : vous m'arrachez mes illu-
sions.
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 171
— Je les remplace par la certitude que vous
serez heureux.
' — Qu'elle vous entende, M. Canabol!
Au-dessus de nous, im volet claqua. Levant
les yeux nous vîmes un bras de femme nu et
blanc hors d'un peignoir de soie à verts ramages.
Puis ime tête ébouriffée, un sourire :
— C'est elle, soufflai- je.
M. Canabol ôta cérémonieusement son grand
chapeau de philosophe. Et me tendant la main :
— Mes compliments, dit-il.
Cependant mon amie avait quitté la fenêtre.
Midi approchait. Les gens de mer commençaient
à s'attabler aux terrasses des cabarets. II y avait
dans l'air quelque chose d'aigre et d'amollissant.
Nous \ie trouvâmes, M. Canabol et moi, plus
rien à nous dire. Il s'éloigna de son pas égal et
lourd. Je vis son veston d'alpaga briller sur son
large dos, ainsi qu'un bouclier noir sur l'arrière-
train d'im éléphant de guerre.
172 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Il traversa la place, prit à gauche; je vis son
profil majestueux de son corps pénétrer entre
l'église et le marché vieux. Et je rentrai à ThôteL
XIV
Il y a du nouveau, et pas ordinaire. Ecoutez
cela : ce matin elle m'a regardé tendrement, oui
mon cher, tendrement, c'est le mot
Nous suivions ce terre-plein noirci par les aver^
ses et bordé de quatre rangs de platanes, que
vous nommez les allées Henri-Seguin et dont, en
passant, vous n'êtes pas assez fiers.
Nous nous taisions. De loin en loin, au Has dii
parapet, dans la rue pavée qui vient de la cam'*
pagne, nous apercevions un char à bancs. Il allait'
au grand trot avec xm bruit de tambour et de
174 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
de grelots. D'où nous étions, on voyait seulement
passer la tête du cheval, le fouet, puis la maraî-
chère, un fichu rouge noué sous le menton, assise
au milieu de ses laitues et de ses choux.
Il faisait im vrai temps d'amoureux, tiède avec
de petits souffles, et, entre les arbres, des bour-
donnements de sous-bois. Mon amie trottinait,
une ombrelle sous le bras, les mains dans un
manchon. J'allais à côté d'elle en sifflotant. Puis
je me mis à raconter quelque chose. Soudain, au
moment où nous dépassions cet hôtel ancien dont
les volets sont toujours clos, elle a mis sa main
sur mon bras. Je m'arrêtai. C'est alors qu'elle
m'a regardé d'une façon... je parle sans fatuité,
mais ce regard n'était pas un regard ordinaire.
Je fus interloqué. Elle reprit sa marche, après
trois pas elle dit :
— Continuez, mon ami.
— Quoi, s'il vous plaît?
— Votre histoire.
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 175
Je racontais donc une histoire? Du diable sî
j'en pouvais retrouver le fil. Je ne suis ni un sot,
ni une bête, mais ce regard... Je pensais néan-
moins qu'il fallait relever la conversation. De but
en blanc, je me mis à parler de mon amour. Je
m'attendais à l'éclat de rire. Pas du tout!
Elle allait, tout contre moi, le col penché, du
bout de son ombrelle, à chaque pas, elle traçait
de petits arcs dans le gravier de la place. D'abord
ce silence et ce sérieux me rafFermirent. Puis cela
m'intimida; je me mis à balbutier, et, finalement,
je restai court : 1
— Savez-vous qui j'ai vu, hier au soir et ce
matin, me demanda-t-elle alors, du ton le pIuS
naturel.
— Ma foi...
— Mon mari...
Je bondis :
— Alors, m'écriai-je, il va falloir encore filer^
•^- Avez-vous peur2
11
176 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
Peur? Je me mis à rire, monsieur. Peur» moi!
Je me redressai, l'air costaud en balançant mes
poings ainsi que des pains de ménage. En même
temps, je regardais au loin, donnant à ma figiîre
une expression de froide intrépidité, quelque chose
comme la physionomie d'un capitaine de vaisseau
qui, du haut de sa dunette, scrute un horizon
menaçant. Je devais être grotesque. Mais ks
femmes, heureusement, ne voient point ces choses
«vec nos yeux :
— C'est bien, dit-elle, d'un ton où il y avait
de la surprise, et, j'en pourrais jurer, ime nuance
de respect. Je n'ai pas seulement vu mon mari,
ajouta-t-elle, je lui ai parlé. Il est venu pour voua
tuer.
— Non?
— Si!
Me tuer! Je n'ai jamais eu peur d'im homme,
monsieur, et, si quelqu'un devait m'efîrayer, ce
ne serait pas cette mauviette de mari-là. Me tuerj
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 177
Voilà qui, d'un coup* me remplit d'une espèce
d'enthousiasme chorégraphique. Je valsais, posi-
tivement, sous ks regards de la place Henri-
Seguin, dont je devinais le* cent paires d'yeux
braquées derrière les auvents stupéfaits.
— Mais tenez-vous donc tranquille, dit-elle.
— Impossible, criai- je, je suis trop heureux.
Ah! nom d'un chien! ce n'est pas trop tôt Je
ne suis pas fâché, belle dame, de vous montrer
que ce n'est pas la crainte qui me fait courir dans
l'existence, entre deux valises^ avec un plaid sur
les épaules. Qu'il vienne, il peut venir. Nous
allons passer un moment agréable.
Et je boxais le vide, et je refoulais l'air prin-
tanier d'im coup de chausson, tandis qu'un vieux
civil à barbiche ôtait sa pipe de sa bouche pour
mieux observer cette monstrueuse gambade. Ma
compagne riant à pleine gorge m'arrêta en disant :
' — Il ne viendra pas. Il est reparti^
' — Reparti?
178 LE MARTYRE DE l'OBÈSE i
— Ce matin même, par le train de sept '
heures trente, qui prend en première classe les :
voyageurs à destination de Paris. Je l'ai reconduit ]
moi-même à la gare. ^
Puis, de sa même voix d'enfant rouée et tran- j
quille, elle ajouta : ^
— ' Je lui ai dit que vous êtes mon amant. i
Je demeurai sans souffle. J'en retrouvai pour- :
tant assez pour répondre. ■
— Et c'est ce qui l'a décidé à partir > ]
— N'en croyez rien. Lorsqu'il entendit ces ;
paroles, il s'est dressé comme un furieux : (( Je \
vais le saigner, votre goret! » — ce sont ses pro- '<
près mots — et il courut à la porte. Alors je l'ai i
saisi par le bras et, lui riant au nez : (( Vous j
mériteriez que cela fût, lui dis-je. Cela n'est pas. j
Votre ami, que vous injuriez, est un galant i
homme, un garçon scrupuleux et désintéressé. » j
Monsieur, j'ai voulu l'interrompre. Elle me fit |
signe d'écouter : l
LE MARTYRE DE L'oBÈSE 1 79
— Je le lui aï dit, reprit-elle, parce que, au
fond, c'est la vérité.
' — Non, dis-je.
I— Non?
— Non. Vous savez bien que je voïis aime,
iet qu'il ne tiendrait qu'à vous...
— Je le sais. Et après? Cela vous fâche donc
tant que l'on vous prenne pour un ami délicat?
— Ce qui ne me plaît guère, c'est qu'un fai-
seur d'embarras se moque de moi devant vous.
Que je ne sois, au bout du compte qu'un gros
sac à soupirs, dont vous dénouez la ficelle de
temps en temps, pour vous distraire, c'est assez
triste; mais qu'il vienne tout exprès de Paris pour
partager votre gaieté, non, non! La fatuité de ce
personnage...
— Elli, dit-elle, laissez là sa fatuité et la vôtre.
Je vais tout vous raconter...
Vous me suivez bien, monsieur? Avant de
continuer, je vais vous demander de. sortir avec
180 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
moL Je me sens nerveux, agité... Marchons un
peu s'îl vous plaît. Vous voulez bien? Merci.
Donc elle me raconta la scène et voîçî ses
propres paroles. Tenez-vous bien.
XV
<( S'il faut cela pour vous contenter, commen-
ça-t-elle, sachez que mon mari vous considère
comme un paillard Ce n'est pas un psychologue.
Vous le connaissez. Un homme de sa trempe ne
s'alitaroe pas à pénétrer le cœur d' autrui, et, vous
mesurant à 2on aune, il ne pouvait croire, d'abord,
que vous eussiez mené, six mois durant et seul
à seul avec moi, la vie d'hôtel, sans que je devinsse
votre maîtresse. Une pareille possibilité lui échap-
pait. Il allait de long en large dans la cham,bre,
182 LE MARTYRE DE L'oBÈSÊ
haussant les épaules, parlant seul. A la fin il se
campa devant la glace, refit sa cravate, et, se
tournant vers moî et ricanant : « SI ce n'était
incroyable, dit-il, ce serait trop drôle. )) Quand
il eut bien ri, il vint tout près de moi. Nous noua
regardâmes jusqu'au fond des yeux : \i Dois-je
vous croire », dit-il. (( Croyez ce qu'il vous
plaira. ))
(( Eh bien! mon cher, sa vanité fut plus forte
ique sa jalousie. » Il me crut. Il se contenta de
murmurer : (( C'est inimaginable. » Puis, aus-
sitôt, son naturel reprit le dessus, il se mit à cam-
brer la taille et, l'air avantageux, sûr de lui, sou-
riant, il s'approcha encore de moi, ouvrit les
bras... Ce fut mon tour de rire : « Vraiment,
lui dis [e, vous voilà bien à votre aise. Je ne vous
ai pas trompé, cela vous suffit, c'est comme s'il
ne s'était rien passé. Je vous admire, vous ne
changerez jamais.
« — Jamais, dit-il.
LE MARTYRE DE L OBESE
183
^
(( J'éclatai :
« — Moi, j'ai changé! Vous allez reprendre
votre chapeau, votre valise, votre pardessus et
vous en aller... C'est fini. J'en sais trop sur votre
compte, et sachant ce que je sais, j'ai pu vivre
six mois loin de vous, me voilà guérie. Divorçons
si cela vous plaît, où bien ne divorçons pas, je
m'en moque absolument; je n'ai que faire de ma
liberté, mais quant à reprendre ma place dans
votre vie, jamais. »
(( Il resta un moment immobile, les yeux
aissés. Puis il me regarda, durement; ses lèvres
tremblaient. J'ai cru qu'il allait se jeter sur moi.
Heureusement, je ne suis pas de celles que l'on
effraie : j'ai croisé mes mains derrière mon dos
et je me suis mise à rire. Il se tenait devant moi.
Sa figure jusqu'alors rouge et gonflée devint tout
à coup très pâle; je voyais ses lèvres trembler.
Il m'effrayait, mais je tins bon. Au bout d'un
oment, il se remit à marcher dans la chambre;
184 LE MARTYRE DE L'obÈSE
de ten : s à autre il s'essuyaîl le front, et, d'tm
geste r; ide, fourrait son mouchoir dans la pochette
de son veston. Il s'arrêta : a Je vous en prie,
dk-îl, finissons-en. Je passerai sur tout, j'oublierai
tout Suivez-moi à Paris.^ >V Je fis noo, de k
têfë,
(( Alors il «'est passé quelque chose d'în-
croyable. Je vous le donne en mille... D a chan-^
celé puis, d'un bloc, il est tombé sur une chaisCj
et, le visage dans les mains, il s'est mis à pleurer.
Il pleurait comme un gosse, non comme un
hoîEme. Eh! ne me croyez pas insensible, mon
cher! Mais ces larmes-là n'auraient pu attendrir
qu'une sotte. Le mieux que l'on puisse penser
c'est qu'il avait le chagrin coléreux d'un garne-
ment dont on contrarie les caprices. Mais ce
devait être pis encore. Là. franchement entre nous^
je crois qu'il versait de ces larmes que les hommes
de sa sorte ont toujoiu's prêtes au bord des cils et
sous lesquelles fond tout de suite la résistance des
LE MARTYRE DE L'oBÈSE 1i85
trottms sentimentaux et cfes épouses imprudentes,
qsri s'égarent dans les garçonnières. Je ne m'en
émus point.
« Comme j avais raisbn. Quand îl vît qtkï cela
ne prenait pas, il renifla ses pleurs, empoigna son
chapeau, et, très calme, gagna la porte. Néan-
mdns, à l'instant de sortir, îl se retourna, revint
et mè prenéuit la main, mm sans une galanterie
affectée : « Je ne vous demande plus rien^ dit-il,
que de vous trouver demain, vers neuf heures, a
la gare, pour le d^art dé l'express. — - J'y
serai. — Merci. »
(( J'en arrive. Je Taî faroûve qui m^aftendait en
marchant à grands pas sur le quai de la gare,
rasé de frstis, poudré, dispos. Il a dû très bien
dormir. Sa place, dans le compartiment, était
marquée par un petit tas de magazines et de jour-^
naux. Le portier de l'hôtel Terminus lui a dit,
en recevant son pourboire : « Le nécessaire e^
fait, monsieur. — C'est bien », répondit-il d'un
186 LE MARTYRE DE L OBESE
àîr complice, et, malgré lui, sî plein de fatuité
ique j'ai tout de suite compris ce qu'était ce
'(( nécessaire » confié aux soins d'un valet. Rien
de plus simple : il a toujours eu horreur d'arriver
de voyage à Paris sans être attendu aux portes
de la gare... Alors le télégraphe a marché. En
ce moment, son train, qui sent l'écurie, siffle en
traversant à toute allure Angerville ou Bretigny.
Et quelqu'une de mes amies — ou ime autre
dame — fait les cent pas le long du quai d'Orsay.
' (( Au moment où l'on fermait les portières, il
s'est penché pour me dire : « Alors... au revoir? ))
J'ai répondu : « Adieu ». Ce fut simple et cor-
dial. Vous voyez, je ne suis pas émue. C'est
l'énervement qui me fait pleurer, rien d'autre, je
vous jure.
« Je puis vous le dire, mon bon gros, durant
çè débat, et toute la nuit et tout ce matin, j'ai
pensé à vous. Votre pensée me fut d'un grand
secours. Vous m'aiderez encore. Je connais mon
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 187
\
mari et ses airs détachés. Il n'a pas dit son der- j
nier mot. Enfin, mon cher ami, voilà ce que |
j'avais à vous raconter. C'est fait, y^ i
XVI
Elle se tut, monsieur. Durant son récit elle
avait pris mon bras et parlait les yeux levés vers
moi. Aux derniers mots, elle cessa de me regar-
der. Il y avait même dans l'aveu de so- amitié
pour son « bon gros » une espèce de r-^e, de
pudeur, qui nous troublait tous deux, dé!îcieme-
ment.
Nous fîmes en silence une centaine de mètres.
11 se passait en moi quelque chose de confus et
de véhément. Dix fois, tandis qu'elle parliit, tan-
dis qu'elle me répétait les propos de ce mirliflore,
j'avais, de fureur, ravalé ma salive. Ce n'était
190 LE MARTYRE DE L'OBÈSE |
■ 1
î
point tant le (( goret » qui ne passait pas; c'était |
l'assurance de cet imbécile, sa superbe, la promp- î
titude avec laquelle il acceptait l'idée que je \
n'avais pu séduire sa femme.
Je vous le demande : n'y a-t-il pas là de quoi j
irriter l'orgueil de l'amant le plus réservé? En i
écoutant la suite, ma colère s'était étendue, éloi- \
gnée, fixée. Elle tapissait, pour ainsi dire, le fond \
de mes sentiments. J'éprouvais tour à tour, de ;
la jalousie, de la curiosité. Mais au fond de moi \
c'était surtout la crainte du ridicule qui dominait. ;
Et puis, que penser? Même si la mâtine jouail ;
franc jeu, je me sentais tout à la fois nécessaire •
et importun. Ce devait être l'heure de parler net< ;
Je ne trouvais pas un mot. \
Nous avions d'ailleurs atteint l'avenue de l'Ar- |
chevêche, où les passants nous coudoyaient. Ahï ;
ma belle humeur du matin était bien partie... \
Bientôt nous arrivâmes à l'hôtel, où sonnait la i
LE MARTYRE DE L'oBÈSE 191
cloche du déjeuner. Nous passâmes dans nos
chambres. Un instant plus tard nous revenions
ensemble. Dans le couloir, comme nous allions
descendre, elle me prit aux épaules. Je crois que
mon silence la touchait et la troublait un peu :
— Allons, dit-elle, allons, vous n'allez pas
faire le méchant.
Elle arrangea ma cravate et me frappa sur
les joues, de ses deux mains, en riant. Puis elle
me regarda, monsieur, une fois encore de ce
regard dont je vous ai parlé. Je n'y tenais plus.
J'allais la saisir, l'emporter chez moi. Vous ai-je
dit que cela se passait dans le couloir? Le second
coup du dîner retentit. Des portes s'ouvraient. Il
fallut descendre.
A table, nous ne pûmes échanger que des
paroles insignifiantes. Vous pensez bien que les
domestiques avaient jasé : on nous observait.
Une espèce de placier pérorait à la table
d'hôte, l'air farce avec l'accent du Lot-et-Ga-
13
192 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
ronne. C'était un roué bavard d* estaminet, qui
faisait rire l'auditoire très certainement a mes
dépens, rien que par des clins d'œil, sans que je
pusse trouver, dans ses propos, le prétexte à lui
asséner les calottes dont les mains me déman-
geaient. J'étouffais. Elle, qui, en face de moi,
mangeait d'un bon appétit, me posait en souriant
de banales questions.
Enfin nous sortîmes. Aussitôt elle gagna sa
chambre, où elle s'est enfermée. Il y a deux
heures de cela. Je crois que j'ai fait deux fois
le tour de la ville avant d'aller, comme chaque
soir, vous rejoindre au café des Trois-Maurcs.
Voilà, monsieur, voilà tout. Votre patience
me comble, merci. Je vous ai dit la vérité, scru-
puleusement. Aidez-moi de vos conseils. Je vous
écouté.
XVII,
Vous l'avîez prédit : le mari est revenu. Nous
venons de jouer, tous trois, à l'hôtel du Faisan,
une scène pitoyable et grotesque — comme toutes
les scènes de ce genre, quand elles ne donnent
point dans le tragique.
En ce qui concerne le retour du jaloux, tout
s'est passé selon votre prédiction. Le train qiu
l'emportait d'ici n'avait pas franchi le pont sur
le canal et notre homme pouvait encore, de la
portière, apercevoir la pointe des mâts par-des-
sus les toits que, déjà, sa superbe l'abandonnait.
k
194 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
ÎI réfléchit au lieu de lire ses journaux. Et à j
chaque tour de roue, il se trouvait plus sot. îl
alla pourtant jusqu'au bout du voyage, et, de |
Paris, il envoya un télégramme insensé. L'après- j
midi il réclama sa femme au téléphone pour lui i
tenir un discours mêlé d'injures et de supplica- ^
lions. Après cela, il expédia une nouvelle dépê- J
cne, et, finalement, au milieu de la nuit, il reprit ]
le train. ;
Il est arrivé défait, fripé, l'air d'un homme
qui a fait un mauvais coup. j
Tout de suite, il a commencé par le scandale, j
si bien que sa femme, qui prit peur, m'a fait j
chercher. J'accourus en pyjama bleu ciel, c'est- :
à-dire sous mon plus volumineux aspect. J'étais \
résolu. Je ne me dissimulais point ce que ma .
position avait de faux, voire d'un peu éhonté, ;
Mais il fallait en finir, s'expliquer une bonne fois j
d'homme à homme; et — riez si cela vous chante 1
— je n'étais pas fâché de jouer au naturel la
f
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 195
fable des deux coqs, moî qui, depuis tant de
jours, tenait dans toute cette histoire, le rôle
inoffensif et disqualifié du chapon.
J'entrai. Je vis une femme effrayée, et, en face
d'elle, un homme hargneux, que ma vue rendit
furibond. L'avouerai-je? Sur son visage crispé,
pâle, maniaque, que la fatigue, le chagrin
et la fureur avaient successivement chiffonné,
je trouvais quelque chose d'émouvant. Il me sem-
blait avoir devant moi un petit fauve, une bête
sauvage dont un buffle eût écrasé le terrier. Il
faisait front, et toute sa colère s'exprimait dans
le sombre éclat de ses yeux. Mais un buffle est
un buffle et les renards n'en ont jamais mis en
fuite.
J'étais calme, très résolu, tout de même un peu
troublé. Dame, c'est que, depuis l'affaire du
Russel, à Londres, autrement dit depuis le plato-
nique enlèvement de l'épouse, je n'avais jamais
revu de si près la figure du mari. Elle me faisait
k
î% LE MARTYRE DE L'obESE
pitié! Mais, en même temps, j'éprouvais une gêne,
une envie d'être ailleurs.
Monsieur, le fond de ma nature renferme
quelque chose de bonhonmie et de timide qui me
fait redouter les confrontations. Il ne me suffit
pas d'avoir raison pour me sentir à l'aise. Je me
laisse toujours surprendre par les reproches d' au-
trui et mes arguments, très valables avant et après
la "dispute, me semblent, au cours de celle-ci,
dénués de tout espèce d'intérêt.
Ajoutez à cela que ma grosse nature me rend
inapte aux altercations mondaines, d'abord j^j
concède trop et, soudain, je m'emporte; alors,
c'est plus fort que moi, je ne sais pas être inso-
lent; je deviens tout de suite grossier. D'une parole
à l'autre les choses se gâtent et me portent à des
extrémités que je déplore quand il est trop tard.
Cette fois les choses allaient plus vite que leur
train. Le gaillard me connaissait pour m' avoir
l^atîqul' il joa'accufiiK^ «ans ménagements, par un
I^B LE MARTYRE DE L'oBÈSE 197
de tes paquets d'injures, qui, depuis la dispari-
tion du dernier cocher à gibus blanc font figure
de souvenirs historiques. Du coup, je fus au point.
Je gonflais sous Tazur de mon pyjama des épau-
les de déménageur, et m'avançant dans la pièce :
l^ft — Il faudrait me parler d'un autre ton. dis-Je.
En voilà des manières. Est-ce que tu crois avoir
affaire à un galopîn?
J'ai cru qu'il devenait enragé. Il se mit a
hurler :
— Salaud, salaud! Voilà six mois que je te
poursuis... Et tu oses entrer chez moi!...
— Chez toi!
— Oui, chez moi, dans la chambre de ma
femme!
— Ça va, dis-je, pas tant de vacarme, car
je te réponds que je n'aurai besoin de personne
pour te flanquer dans l'escalier.
Il marcha sur moi la canne levée. Alors, de
cette main que vous voyez là, je l'ai saisi au poi-
198 LE MARTYRE DE l'oBÈSE
gnet, j'ai serré un peu et j'ai fait le geste de
tourner une clé dans une serrure. La canne est
tombée sur le tapis et mon homme a reculé, un
peu plus blanc, en se frictionnant l'avant-bras.
C'est à ce moment que j'ai vu, pour la pre-
mière fois de ma vie, combien les gens du monde
vivent à l'imitation des cabotins à la mode. Mon
adversaire se transforma brusquement. Ce n'était
plus un mari écumant; c'était un jeune premier.
Il se redressa, glissa le bout de ses doigts dans
les poches de son pantalon, prit un air détaché,
et, les pieds fixés au sol, tournant le buste vers sa
femme :
— Vous m'aviez juré, dit-îl, que cet individu
n'est pas votre amant?
Elle était adossée à une commode, dans le
fond de la chambre, pas tremblante le moins du
monde. Je ne vous dirai pas qu'elle prenait du
plaisir à cette scène. Mais je ne jure de rien :
une femme est une femme, et les violences des
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 199
mâles n'en font pas évanouir beaucoup, lorsqu'elles
sont l'enjeu de la compétition. Elle se contenta
de répondre :
— Si vous ne partez pas, je vais sonner.
— Faites.
' — Mais où donc avez-vous été élevé, dit-elle.
Vous tenez à ce que les domestiques me voient
entre deux hommes, dont un en costume de nuit?
Il se sentit honteux.
— J'ai tort, balbutia-t-il, pardonnez-moî.
Et il ajouta :
^K — Mais vous allez me suivre, Angèle, il le
^T^aut. Cela ne peut plus durer, comprenez que
cela ne peut plus durer.
Il parlait d'un ton cassant, en maître, en époux
protégé par les lois. Il ne reçut point de réponse,
se tourna vers moi :
— Je vous crois, reprit-il, je vous croîs tous
deux. Tu es mon ami, im ami fidèle... Fais-lui
comprendre...
200 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
Il y eut un temps, très court et très long, durant
lequel nos regards s'entrecroisèrent. Me trompais-
je? Dans ses yeux, à elle, je crus lire une sorte
de provocation, ou, si l'on veut, d'encouragement;
alors, d'un ton ferme, je déclarai :
— Ton ami, oui. Mais je suis amoureux d'An-
gèle, voilà la vérité. Tu peux ricaner. Je l'aime
et c'est ta faute. Si tu ne m'avais pas poussé de
force dans ton ménage et chargé de la tâche,
exaspérante à la fin, de le raccommoder après
chacun de tes coups d'éclat, je n'aurais proba-
blement jamais songé à te faire cocu. A présent,
c'est ainsi que je te le dis : je n'ai plus en tête
d'autre idée. S'il ne s'est rien passé entre elle et
moi ce n'est certes pas faute de n'en avoir, en
ce qui me concerne, exprimé le pressant désir.
Tu vois que je suis franc. Quant à te dire que
j'y renonce, comme ça, sans autre raison que ton
bon plaisir, n'y compte pas. Nous pourrons, si bon
te semble, nous égorger ou nous bosseler à coups
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 201
de poings. Je suis ton homme. Mais je le conseille
de t'accommoder de l'aventure. Angèle ne veut
plus de toi. Elle ne veut pas encore de moi, mais
cela peut venir. D'ici là je me considérerai, vis-
à-vis de quiconque, comme un défenseur qu'elle
a librement choisi. Prends-le comme il te plaira.
Toutefois, je souhaite, en souvenir de notre jeu-
nesse et d'une amitié qui eut ses beaux jours,
que tu choisisses le parti d'un galant homme. J'ai
dit.
Il hésita, prît sur le guéridon son feutre dont
il creusa le pli par contenance et, se tournant vers
sa femme, il demanda :
' — Alors, le divorce^
Elle se tut.
— C'est bien, dit-il encore.
Il nous salua, non sans une certaine imperti-
nence, et sortit. Le bruit de ses pas s'éloigna.
Nous entendîmes claquer la grille de l'ascenseur,
un timbre retentit, puis une corne d'auto.
202 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
— C'est fini, dit Angèle. Il ne reviendra plus,
jamais, jamais... Ah! mon pauvre gros!
Et elle se mit à sangloter éperdument en me
faisant signe de la laisser seule.
Monsieur, je n'y comprends plus rîen.
XVIII
Me voici, monsieur, et sans retard. Je ne puis
vous dire à quel point votre démarche m'a tou-
ché. Le portier de l'hôtel vient seulement de me
donner votre lettre. Merci, et encore merci.
Vous voilà rassuré; je ne suis ni malade, ni
parti. Je me consultais et vous allez voir que tout
me convie aux réflexions.
Sachez tout d'abord que votre lettre ne me
vint pas seule. Le plateau en portait une autre.
Du mari, parfaitement. Cet homme, à présent.
204 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
:■ ,,.,.3
traverse une crise épistolaire. Il paraît que cela
ne nous doit point surprendre. Un avoué, que
nous consultons pour autre chose, affirme que
l'abondance postale constitue le symptôme le plus
sûr du divorce pour incompatibilité d'humeur.
Je dois vous confier qu'il m'écrit, aujourd'hui,
pour la première fois. Mais sa femme reçoit,
chaque jour, deux épitres, une à chaque courrier.
Et quelles lettres! Un mélange affreux de prières
et d'outrages. On y voit de tendres appels, rayés
d'une main frémissante et remplacés par des mots
que je ne puis répéter. Certains jours, les enve-
loppes elles-mêmes sont chargées d'insultes. Puis,
l'instant d'après, le garçon apporte im télégramme
de dix lignes, et si pleines de contrition que l'on
se demande comment un homme quelque peu fier
a pu se montrer ainsi, dans l'humiliation de sa
défaite, aux commis goguenards d'im bureau de
poste...:
Je ne sais comment vous dire ce que j 'éprouves
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 205
Si je me croyais un méchant garçon, je saurais
pourquoi la pitié que j'ai du mari n'arrive pas a
vaincre le désir que j'ai de l'épouse. Mais je me
connais. Je suis sans cruauté : im bon gros, oui
vraiment. Eh bien, le bon gros se moque à présent
des souffrances d'autruL Tout ce que cet homme
peut endurer n'a sur moi d'autre effet que d'exas-^
pérer mon envie de lui prendre, une bonne fois»
sa femme. Allez donc expliquer ça?
Est-ce jalousie? est-ce impatience? Ma foi je
ne cherche plus. J'en ai une faim de brute. Au
point oii j'en suis avec vous, monsieur, j'aurais
tort de vous rien cacher. Sachez donc que j'en
arrive à rechercher le moyen de la surprendre
une nuit, à l'attirer dans ma chambre ou dans
quelque endroit éccurté, sur le port, en fiacre, n'im-
porte où,^ monsieur? Oui. Cela ne peut durer.
Hélas! les gros hommes savent rarement dissi-
muler. Elle devine fort bien mon jeu et elle s'ar-
range en conséquence. Depuis quatre jours elle
206 LE MARTYRE DE l'OBÈSE ]
■ ]
n'est pas restée deux minutes seule avec moi. Noua
allons, comme d'ordinaire, faire chaque matin j
notre promenade le long des allées Cantinelli. j
Aucun risque pour elle, naturellement! Après \
cela, nous nous voyons aux repas, et, dans le j
hall, à l'heure du thé. Quant à m'ouvrîr sa porte, ]
bernique! Elle fait mieux : elle agace mon désir ]
de toutes les manières, et des pires. S'il m'arrive '
de frapper chez elle, elle me crie : \
— Allez-vous en. N'ouvrez pas! Je viens de I
me déshabiller. J'ôte ma chemise! ;
Comme je vous le dis! Je me demande alors,
en me balançant d'une jambe sur l'autre sur le •
palier, le front baissé, comme un taureau, si je ne
vais pas enfoncer d'im coup d'épaule, ces deux
planches de sapin et empoigner ma damnée fem- l
melette par la taille pour la jeter sur son lit. A
i
la dernière minute, le courage me manque tou- l
jours et je m'en vais d'un pas m.ome dans ma ;
chambre. ^
Le martyre de l'obèse 207
Avant-hîer, sur k marbre de la cheminée,
savez-vous ce qu'en rentrant j'aî trouvé? Une
photographie, une photographie d'elle dont le
dégradé commence au bord même d'un habile et
perfide décolletage, de sorte qu'elle semble avoir
iposé toute nue devant l'objectif. Voilà bien les
tours qu'il convient de ménager à un homme san-
guin et, par surcroît, perdu d'amour.
Et pourquoi ces jeux cruels? Je me suis de-
mandé longuement si, par cet obscur et absurde
esprit de compensation conmiun à la plupart des
femmes, elle ne se soulageait point sur un souffre-
douleur placé par le hasard à sa portée, du
remords qu'elle avait d'en torturer un autre... '
Ce serait la bonne explication, pour si peï|
qu'elle aimât son mari. Mais, quant à cela, j^
suis fixé. EJle ne l'aime plus. Certains symptômes
ne trompent pas et ce sont justement les plus
futiles. J'ai remarqué que, depuis qu'elle sait elle-
même à quoi s'en tenir, elle porte des bijoux et
14
208 LE MARTYRE DE L'OBÈSE '
des vêtements qui, depuis l'aventure de Londres J
n'avaient jamais quitté le fond des malles. Une;
femme que n'effrayent plus les témoins d'imi
bonheur etfacé ne pense plus à ce bonhem:. Je^
ne suis pas un faiseur de maximes, et je vous offre i
mes observations pour ce qu'elles valent. Conve-j
i
nez que, pour un honmie si pleinement épris, je^
ne me laisse point trop aveugler.
Il faut dire qu'elle se charge de m'ouvrir lesi
yeux. Si j'étais tenté de mettre à profit cette con-2
naissance que notis prétendons tous posséder de^
l'éternel féminin, elle aurait tôt fait de m'ap-]
prendre que Tourecmdancé d'im mari volage ne
doit point servir nécëssaireme^t la présomptionJ
d'un amomreux fidèle. I
Voici bien des sentences... Pour parler net, jel
crois que, maigre l'apparence, je ferai sagement^
de ne m'y point frotter. Je me flatte de la con-^
naître. Des années de camaraderie et nos ancien-^
nés confidences — du temps où je portais lei
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 209
chandelles du ménage — m'en ont appris sur
elle plus que son mari n'en sût jamais. C'est mie
bonne fille assurément. Mais l'imprévu, quel qu'il
soit, lui donne un sang-froid de vieux militaire. Je
la crois tout à fait incapable de céder à une
surprise. C'est justement pour cela qu'elle joue
sans cesse avec le feu.
Ah ça! monsieur, n'allez pas la prendre pour
une rouée ou pour une coquette. C'est une
gamine, pas plus, incapable d'un vrai calcul ou
d'une vraie cruauté; mais elle sauterait par une
fenêtre plutôt que de se plier aux exigences d'un
amant importun. Cela se sent si bien en elle qu'au-
cun ami de la maison ne lui fit jamais la cour.
Je suis le premier. Elle me le dit souvent, et chaque
iois cela la fait rire aux larmes. Je fais comme
elle, et vous aussi : nous voilà tous d'accord.
Tous, hormis le mari. Je vous ai parlé d'une
lettre que j'ai reçue ce matin. Six pages, mon-
eîeur, six pages dont l'écriture froide et méca-
210 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
nique ne fait que souligner le fiévreux désordre du
texte. C'est un homme égaré. Tantôt îl me
demande humblement de sermonner la fugitive,
tantôt il exhale sa colère de me savoir, moi, son
ami d'enfance, le complice de cette équipée. Et il
ne comprend pas, non, il ne comprend plus
désormais, que courant le monde aux trousses de
sa femme, je me conduis, depuis six mois, en
amant torturé par le désir. Ainsi ce garçon, qui ne
manque ni de méfiance ni de finesse croit à l'ab-
surde histoire qui chatouille son orgueil. Il s'ima-
îne tranquillement que l'ami du ménage, le bon
gros type n'a fait que céder à la complaisance
attendrie de tous les bons gros types, en accompa-
gnant l'épouse irritée à seule fin de veiller sur sa
vertu. Tout cela malgré la scène que }e vous ai
racontée et les déclarations que je lui ai faites^
C'est inimaginable!
Ces choses, vous le concevez, m'irritent et ffié
déroutent. Les agaceries de la femme et l'outra-
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 211,
géante certitude du mari, les lettres de l'un, les
demi-tendresses de l'autre et toute cette complica-
tion passionnelle et ces façons de théâtre, oui mon-
sieur, tout cela épuise mes facultés d'intrigue. Je
me suis, ces jours derniers, demandé sérieusement,
si le mieux, pour nous tous, n'était pas que je m'en
allasse n'importe où, sans adieux et sans expli-
cations.
Pendant une heure j'ai lutté avec moi-même,
debout et stupide dans ma chambre, sans faire un
mouvement, nez à nez avec mes bagages posés sur
le lit. J'ai failli l'emporter. Mais je me suis donné,
pour attendre encore, de bonnes raisons; et puis
j'étais à bout de forces, privé de sommeil, horripilé
par la perspective d'une nuit en wagon. Dans le
silence nocturne, j'ai hoché la tête, puis j'ai débou-
tonné mon gilet sur mon ventre de gros homme
que l'on croit résigné.
Alors, une fois de plus, j'ai pris conscience de
212 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
ma défaite et une larme, glissant de mon nez, est
tombée sur le devant de ma chemise, juste à la
place de mon nombril.
XIX
Hier, regagnant mon Ht. à l'hôtel du Faisan,
j'ai vu passer un rais de lumière sous la porte de
mon amie. Je toussai en passant. La porte s'ouvrit;
on m'appela.
Monsieur, elle était debout, accoudée à la che-
minée en peignoir de soie, ses beaux cheveux
déroulés sur ses épaules. La glace réverbérait son
profil à contre jour. Pour me voir entrer, elle pen-
chait la tête; elle souriait et je n'apercevais de ses
yeux qu'un petit trait noir, sous le cerne bleu de ses
paupières.
214 LE MARTYRE DE L*OBÈSE ]
— Je VOUS attendais, dit-elle. C^'W^B fifùw]
rentrez tard... |
— Que se passe-t-îl? {
— Rien; je vous attendais. Je suis si seule f..r^
• — Je vous croyais couchée...
— Venez près de moi. Asseyez-vous. ;
J'ignore si, connaissant mon histoire, la suite|
vous étonnera. Quant à moi, j'en demeure;
confondu. Monsieur, la femme que j'idolâtre est i
Une petite carne. Et je pèse mes paroles.
Elle me fit asseoir, et non pas dans un fauteuil, |
mais sur un petit canapé, dans le coin, le plus f ai- \
blement éclairé de la pièce où je m'amoncelais en|
roulant de gros yeux. Aussitôt, elle vint se placer |
à côté de moi. ^
De quel parfum s'était-elle imprégnée? Je crois ;
î|u'un parfumeur, fut-il Arabe, voire Syrien, sej
consumerait les narines, à force de renifler, sansjj
01
démêler le secret de ce baume-là! Un saint en?
aurait perdu la tête. Que dis-je, un saint? Uni
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 215
eunuque! Vous pouvez imaginer l'état où je me
trouvais, moi, dévoré d'amour, seul avec elle, à
minuit, dans un hôtel oii tout dormait de l'heureux
sommeil provincial. La coquette s'arrangea de
toutes manières pour me rendre fou. Il y a des
choses qu'un galant homme ne saurait exprimer
autrement que par allusion. Je dirai seulement que,
dès le début de cet entretien, ma vue ne fut pas
moins comblée que mon odorat.
Par l'échancrure de son peignoir, qui était cou-
leur de printemps, mes yeux plongaient vers le
demi-jour d'un vert ambré, où ses seins palpitaient
ainsi que deux oiseaux sous un transparent rideau
de feuillage. Ce que je voyais m'aidait à imaginer
le reste, tandis que, chauffé par l'ardeiu: secrète de
son corps, le parfum de la bien-aimée s'exhalait
avec plus de finesse et de force capiteuse.
L'homme est ainsi fait que ses sens, malgré lui,
se piquent entre eux d'une constante émulation. La
vue se réjouissait, l'odorat se délectait; le toucher
216 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
C . ..=3
voulut bientôt sa part en afFaire. J'allongeai douce-
ment le bras, le long du canapé. Ma main con-
tournait une épaule demi-nue; bientôt, avec ime
tendre douceur, je tâtais, sous la soie, l'un de ces
objets que la nature a moulés, croirait-on, pour
remplir la main d'im honnête homme.
Pour un succès, ce fut un succès. La gifle qui
me tomba du ciel me fit non seulement voir trente-
six chandelles et lâcher prise, mais sauter sur mes
jambes, ainsi qu'un donneur tiré d'un rêve volup-
tueux par un seau d'eau ou par la poigne d'un
agent :
' — Madame, dis-je en me tâtant la joue, voilà
im soufflet que je n'attendais pas!
Cette imbécile réflexion eût fait la joie d'imé
partenaire moins enjouée. Quant à ma voisine, elle
se renversa sur le canapé en riant aux larmes. Elle
me montrait du doigt, puis prenait sa poitrine à
deux mains sans pouvoir rattraper son soufle. Elle
y mit tant de cœur qu'à la fin son hilarité me
LE MARTYRE DE L*OBÈSE 217
gagna. Et je me mis à pouffer comme elle, sans
avoir les mêmes raisons. Cela dura un petit
moment; après quoi, nous nous trouvions debout
Tun en face de l'autre, dans cet état de lassitude
et de tristesse qui suit également les excès de
l'amour et les convulsions du rire.
— Allons, c'est fini, asseyons-nous, dit-elle.
— Non, répondis-je d'un ton décidé. Je rentre
chez moi; pour ce soir, je vous ai, j'espère, assez
amusé.
Elle prit son air sérieux, arrangea sa coiffure
et donna quelques pichenettes aux dentelles de sa
robe d'intérieur.
— C'est bien, dit-elle, à la fin. Je ne vous atta-
che pas, mais je vous trouve bien susceptible.
J'ouvris la bouche pour me récrier. Mais elle
continuait vivement :
— Vous êtes extraordinaire! Je vous demande
de passer quelques instants près de moi... dans ma
chambre, cela pour la première fois. Aussitôt vous
218 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
VOUS conduisez comme un hussard. Cela vous res-
semble si peu, mon cher, que j'ai été surprise et
que, ma foi...
— Oui, grommelai- je, cela me ressemble peu.
Mais je suis las, au bout du compte, de cette vie
que vous me faites mener, las d'être un bonhomme
de baudruche qu'une coquette emporte dans ses
bagages et dont elle tire pour se désennuyer des
soupirs et des plaintes. Je me dégonfle, belle dame,
je me replie et me réexpédie moi-même à Paris, où
j'irai, une bonne fois, me renfermer dans ma
propre boîte.
En parlant ainsi, je m'éloignai de quelques pas
et je saisis mon chapeau.
— Et cet homme ose prétendre qu'il m'aime,
murmura-t-elle.
Je ne répondis rien. A ce moment, je m'en flatte,
mon parti était pris : en finir une bonne fois avec
une histoire qui, de jour en jour, me plaçait dans
une posture plus déraisonnable et plus humiliante,
LE RIARTYRE DE L'OBÈSE 219
II était une heure du matm... un train partait à
trois heures pour Paris... Elle lut, d'un seul regard,
mon projet dans mes yeux.
' — Restez, dit-elle.
Je fis un pas vers la porte.
— Restez, si vous m'aimez!
Je me retournai. Elle s'était avancée vers moi
et elle se tenait très droite, au milieu de la pièce,
sous la lumière du plafonnier. Son air me surprit.
C'est ordinairement, vous ai-je dit, une drôle de
petite femme, tout en rires et en frisettes, une vraie
gosse qui, lâchant son mari et abandonnant ses
malles dans un hôtel de Londres, n'avait tout de
même pas oublié la poupée qu'elle traîne partout et
qu'elle couche à côté d'elle, dans son lit. Je ne la
reconnaissais plus. C'était une femme sérieuse,
presque grave, qui me regardait posément et qui
répétait :
— Restez, si vous m'aimez.
Je haussai les épaules. J'étais à ce point où un
h
220 LE MARTYRE DE l'OBESE
homme n'en croit plus ses yeux. Toute ma nigau-fl
derie dans cette aventure, ma vie de six mois,
m'apparaissaient en pleine clarté comme im
tableau où la naïveté du détail ne nuisait à rien, je
vous en donne mon billet, à la superbe absurdité
de l'ensemble. Derechef, je haussai les épaules et
j'ouvris la porte.
Je sentis alors ime petite main me saisir ner- 5
veusement par le poignet. Mon chapeau tomba. Je
me penchai pour le ramasser. Aussitôt elle me jeta
autour du cou ses bras parfumés, se haussa sur la
pointe de ses mules et, très vite, me posa sur la;
bouche ses lèvres brûlantes. Après quoi elle me ]
roula dehors, d'une poussée, comme un tonneau^l
XX
Je pourrais vous dire que je n'ai pas fermé l'œil
de la nuit. C'est la formule. Je mentirais. La stu-
peur m'endormit positivement, et c'est deux heures
Jus tard que je fus réveillé par les affres délicieu-
d'un rêve qui me ramenait à la réalité.
Je me levai avec le jour, ce qui, sans mentir, ne
m'est pas arrivé depuis plus de vingt ans.
Sitôt habillé, je suis ailé dans les rues me rafraî-
lir les idées. Tout dormait encore. J'ai passé le
mt de la Basse-Chaîne; j'allais droit devant moi,
l'un pas distrait qui me conduisit à l'autre bout
de la ville, sur le talus des anciens remparts.
C'est là, qu'assis dans l'herbe, j'ai inventorié
ion bonheur.
222 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Comme la plupart de mes semblables, les
hommes de poids, je possède une sorte de sensi-
bilité à retardement. Mes émotions n'acquièrent
qu'après un temps assez long leur force véritable.
Cela nous fait prendre bien souvent, nous autres,
pour des natures placides; et nos émois, qui vien-
nent lorsqu'on ne les attend plus, font dire aux
gens que les gros hommes sont d'ordinaire fantas-
ques, versatiles et même indifFérents aux vicissitudes
d'autrui.
Bref, je commençais seulement à bien com-
prendre ce qui m'arrivait. Je vous prie de croire que
mes réflexions étaient exemptes de toute vanité. Ce
que la femme aimée pensait de mes avantages, je
le savais de reste. Quant à ce qui pouvait survenir
d'heureux pour moi, la raison ne me donnait point
à choisir entre les hypothèses : il s'agissait d'uH
caprice, A tout prendre, je ne pouvais espéror
mieux.
Le tout était de savoir ce qu'une nuit conseillé rve
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 223
baisserait à la dame de ses bonnes dispositions. Car
chanson dit vrai : « Un baiser, ça n'engage à
rien! » Surtout un soir de juillet orageux, et sur
les lèvres d'un ami de dix ans que l'on vient, au
préalable, de calotter...
Pour mon malheur, ce baiser finissait de me
mettre l'esprit à l'envers. Je n'ai pas, vous me croi-
rez sans peine, l'habitude des embrassements inat-
tendus. Tout comme un autre, certes, j'eus mes
bonnes fortunes, mais enfin, les hommes qui, dans
l'histoire, se réveillèrent sous les baisers des reines
eurent bien rarement cent vingt de tour de taille.
Cela, je pense, suffit à expliquer la nature de
mon trouble. Toutefois, je ne m'attardai guère
en rêveries de collégien, et je mè posai carrément
cette question : sera-ce pour aujourd'hui?
Le croiriez- vous? L'idée que ce serait pour un
jour quelconque ne m'était jamais venue depuis la
scène du Russel.
Je désirais cette femme depuis six mois, je faisais
1.1
224 LE MARTYRE DE l'OBÈSE ]
pour la décider, tout ce qu'un autre eût fait en ]
i
pareille occurence. Cependant mon désir ne s'était
jamais trguisposé, dans mon esprit, en tableaux ]
1
d'ensemble formant la suite appropriée et com-^ ;
plète. Vous m'entendez? Il m'arrivait de la dévêtir 1
en pensée et, diose curieuse, mon imagination |
n'allmt jamais plus loin. 1
C'est en réfléchissant à cette bizanerîe qu'au
bout d'un instant, je quittai mon talus et m'en |
révins vers le centre de la ville. ^
Huit heures sonnaient. Dans le jardin public, ;
je trouvai M. Canabol, qui lisait son journal., 1
Voilà un fameux observateur! Avant que j'eusse i
ouvert la bouche, il connaissait ma situation : ]
— Homme fortuné, me dit-il, venez que l'on] -
vous complimente! i
Un bon rire fraternel secouait la sphère heureuse |
de son ventre et il passait, en me regardant, la i
main dans sa barbe noire. Je lui fis le récit de ma) i
soirée. ]
LE MARTYRE DE l'OBÈSE
225
_ Bravo, reprit-il. Ne vous disais-ie pas
«j'elle vous aimait? Elle vous taquinera encore,
soyez-en certain. Je connais cela! Mais le frurt est
«Sr. vous pouvez en aoire mon expérience...
'^ Elle vous taquinera encore... » M. Canabol
ne disait que trop vrai! En le quittant, je rentra.
à l'hôtel. Le portier me remit une enveloppe. Ma
aamnée femmelette m'écrivait dans un style de
xoman pour pensiomrat. qu'après la scène de la
veille, elle avait besoin de se recueillir. Elle
s'absentait pour un jour ou deux; il ne fallait pas
chercher à la rejoindre, etc.. etc.
Sur le papier à en-tête de l'hôtel, elle avait versé
quelques gouttes de ce parfum que j'avais respiré
la veille au soir, pour la première fois: et. au bas
■de la lettre, à la place de la signature, il y avait ufl
petit rond tracé à la plume, la place d'un baiser.
Je ne crus pas à ce départ. En courant je
montai chez elle. La porte n'était pas fermée.
J'entrai. Elle était étendue sur son lit, à plat y€9f
226 LE MARTYRE DE l'oBÈSE
.]
tre, les deux coudes en avant, et elle lisait l'uni- j
que ouvrage qui formait la bibliothèque de l'hôtel : ^
YHisioire de raffaire Couffé. l
A cette vue, je sentis sur miss yeux s'étendre ]
comme une toile d'araignée ; sur mon cou d'homme l
sanguin, monsieur, je sentis quelque chose qui res- ■
semblait à la brûlure d'un fer à repasser. La colère ^
me suffoquait, et je me demande encore, oui, je ,
mê demande comment je ne l'ai pas prise sous
mon bras pour la corriger ainsi qu'une enfant i
vicieuse. \
i
Mais elle se souleva; elle s'appuya sur soff i
coude et elle me regarda, de son air de la veille, \
amical, sérieux, un peu mélancolique :
— Il ne fallait pas venir si vous aviez lu ma
lettre...
Sa lettre, je la tenais tout ouverte à la main.
— Vous vous jouez de moi, répondis-je. Je
ne vous ferai aucun reproche. Mais pourquoi ne
m*àVez-vous pas laissé partir?
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 227
Elle se leva tout à fait. Dans le contre-jour je
rîs qu'elle était nue sous la soîe verte du peignoir,
et ce que je vis de mes yeux, tandis qu'elle passait
dans le carré lumineux d'une porte-fenêtre, c'était
l'ombre d'un corps délicat et charmant, semblable,
en tous points, à celui que j'avais imaginé, au cours
de plusieurs rêves lascifs dont je vous épargnerai
le récit détaillé.
Ce ne fut qu'un instant. Tout disparut, au mo-
ment où elle allait s'appuyer au mur près de la
fenêtre.
Etait-ce hasard? Etait-ce un jeu cruel?
Elle se tenait, maintenant, très calme, devant
moi, les mains croisées derrière le dos et, sur mes
yeux, qui ne les pouvaient soutenir, elle fixait des
regards remplis d'innocence.
Sait-on jamais, avec ces êtres-là?
Il y eut un silence.
Puis elle dit :
— Ne soyez pas méchant... Il ne faut pas par-
228 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
<■ ■ Z3
tir, attendez encore. Mais laissez-moi seule, je vous
assure qu'il faut me laisser seule.
Et je sortis. Oui, ne riez pas, je sortis.
Voilà, monsieur, ce qui m'arrive. Ce que vous
vous dites je me le suis dit... Non, non, ne riez pas:
il ne faut pas rire! Au revoir. A bientôt. Je vous
verrai dans quelques jours.
Moi aussi, j'ai besoin d'être sml.n
XXI
M'aime-t-elle? Suls-je mystifié? Il n'est plus
temps de cKercKer à h savoir. Vous me voyez â
Kout de raisons. Tous mes souvenirs se confondent.
Nos voyages, les allées et venues du mari, la scène
du Russel, mes amis qui me croient mort et ma
maîtresse qui m'a remplacé, le film policier de
notre course entre les Pyramides et les quais de
Port-Saïd, la visite aux bustes des empereurs
romains, la petite gare allemande, le banc de
M. Canabol, tout cela ne forme, désormais, qu'un
ensemble confus de tableaux sans intérêt pouç
rhomme que je deviens.
230 LE MARTYRE DE L*OBÈSE
Sous l'ample et rassurante rondeur du corps
que vous voyez icî, il n'y a plus qu'un mâle, rien
qu'un mâle. Je souffre à crier. La nuit, je m'éveille
tout en sueur, et du fond des matelas écrabouillés
je me demande si je ne vais pas barrir d'amour
çonmie un éléphant dans une clairière.
Sur ma couche, je me dresse pareil à im dof--
meur qu'appellent des voix. Je m'habille et, quelle
que soit l'heure je tire de son lit, pour qu'il m'ouvre
la porte dé l'hôtel, le malheureux gardien noc-
turne.
Ne prenez pas cet air entendu. Non, monsieur,
non ce n'est pas cela... A Dieu plaise qu'une nuit
je sorte pour aller où vous pensez. Ce serait peut-
être la fin de mes tourments. Mais hélas! je me
suis laissé prendre au piège du désir insatisfait. Il
me faut cette femme, et nulle autre!
Non seulement j'écarte avec horreur la pensée
ide me consoler chez les filles, mais que la plus
noble, la plus chaste et la plus ardente des amou-
LE MARTYRE DE L'OBÈSE 231
reuses, par le miracle d'un incroyable aveugle-
ment, vienne à s'éprendre de moi et, me voyant
sous l'aspect d'un prince séraphique, m'offre le
vierge délice d'un corps de roses et de fraises ; que
la plus belle femme du département follement
épris de mes avantages s'introduise nue dans mon
lit, grâce à la complicité des larbins ; qu'une rosière
fraîche et caressante comme une matinée d'avril
s'amourache de votre serviteur au point de venir,
un soir, le régaler des danses les plus lasciv^nent
orientales, cela ne changerait rien à rien.
Je n'en aime qu'une, je n'en veux plus qu'une,
c'est elle.
Elle le sent. Je crois que cela l'effraie. C'est
une de ces blondes qui, durant les orages, trem-
blent comme de petites filles. Je me demande si
elle ne me céderait pas plus volontiers si je la
désirais avec moins de fureur. Sans doute,
appréhende-t-elle, la chère petite, de s'élancer sur
cet océan convulsif . Misère de moi !
232 LE MARTYRE DE L'OBESE |
Malgré tout, elle ne peut s'empêcher de l'attî- j
ser, ce désir qui luî fait peur. Elle apporte au ]
choix de ses corsages, un soin diabolique. A cha- :
que instant, elle me frôle la main de son bras nu. 1
Elle va s'asseoir devant l'unique piano dans le l
petit salon de l'hôtel; elle m'appelle, j'arrive et j
elle me place à sa droite de telle manière que, pour ]
tourner les pages, je suis obligé de me pencher sur \
sa nuque chaude et capiteuse.. Je pâlis, il m'arrive
de chanceler. La volonté me fuit; un gros soufflet 1
de forge gronde dans ma poitrine... nous sommes 1
seuls... malgré moi, mes bras se soulèvent; mes ,1
grosses mains se tendent vers sa taille, je m'appro-
che, je respire le cou doré et embaumé... Elle se
lève d'un bond en battant des mains et en riant. Et
je n'ai ni la force de rire, ni le courage de m'en \
aller — ou de luî donner la fessée.
i
Il y a mieux ou pis. Comme si elle craignait de '
ne point assez m'échaufîer le sang, elle a entrepris
de me parler d'amour. Ah ! non pas lorsque nous
\
1
LE MARTYRE DE l'OBÈSE
nous trouvons seuls. Elle choisit ses moments,
allez! C'est à table ou bien en voiture découverte.
Ne m'a-t-elle pas, hier, demandé si j'avais quel-
quefois fait l'amour avec une vraie blonde. Elle
attendait ma réponse, les coudes sur la tablé, le
menton posé sur ses mains croisées.
_ Vous ferez tant, lui dis-je brutalement, que
je finirai par entrer chez vous de force. Et alors!...
Elle a baissé les mains vers la nappe et, me
regardant en dessous avec une fixité et une atten-
tion extraordinaire elle a dit - écoutez cela, elk
a dit :
_ Si je vous appartiens, ce sera dans votre
chambre...
Voilà ce qu'elle a dit Je vous laisse a votre sur-
prise. Pour moi, rien ne me surprend plus.
XXII
Posez ra cette valise. Revenez à mînuît lors-
qu'on fermera le café... oui. mon garçon, je pren-
drai le train de trois heures. Vous pouvez vous
retirer. ,
Monsieur. Je suis content de me trouver seul,
afin de vous faire mes adieux et mes dernières
confidences: ce ne sera pas long. Après cela, vous
n'entendrez plus parler de moi. jamais.
Tel que vous me voyez, ce soir, je suis m autrç
homme et. sans vanité, un homme comme il y en
a peu. car je me vois tel que je suis. Cela n'est pas
gai... Tout autre que vous ferait des gorges chau-
des de ce que je vais vous raconter.
236 LE MARTYRE DE L'OBÈSE j
_ i
-3
Ecoutez cela. \
Elle dort; monsieur, sur un oreiller trempé de ;
ses larmes et je m'en vais sans l'avoir prise
quand elle s'est offerte à moi ! N'ouvrez pas ainsi
les yeux. Je vous dis une chose humaine et vous i
allez voir que cela ne pouvait pas se passer autre- >
ment.
Elle est entrée dans ma chambre à cinq heures ;
de l'après-dîner. J'allais sortir. L'état où je me
trouvais, vous le connaissez. Cela s'était seulement
aggravé, et à ce point que j'envisageais toutes les
possibilités, y comprise celle d'un viol. Oui, j'en i
étais là lorsqu'elle parut. \
Elle portait une robe de tennis blanche, avec :
une blouse de marin, fermée par des boutons de |
nacre, un petit béret en molleton, une ombrelle. II
n'y a qu'un instant de cela. Mais je sens que k (
détail ne m'en échappera jamais, et que ma vie I
entière n'en usera pas en moi le souvenir. j
LE MARTYRE DE l'oBÈSE 237
t —
Quand elle eut elle-même refermé la perte eï
tiré les rideaux, je la vis p)oser sur un guéridon au
fond de la chambre, son béret, son ombrelle, son
sac à main. Du bout des doigts, elle fit bouffer ses
cheveux sur les tempes, me regarda longuement,
puis, toujours sans un mot, elle conamençait à se
dévêtir. La blouse ôtée, ce fut bientôt fait. Sa jupe
:n effet, ne tenait sur les hanches que par trois
pressions. Ce fut im éblouissement Je dus m'ap-
puyer sur le pied du lit. Je tremblais : je dus pâlir
d'un coup, changer de couleur conmie un acteur
sous un changement de lumière au projecteur.
La femme que j'aimais était en chemise devant
moi. Mon regard fixe la gênait; elle ne faisait
plus un mouvement et tenait, par contenémce, sa
poitrine à deux mains.
Trois rais de soleil entraient par les fissures
d'une jalousie, et l'un d'eux, dardé au centre de
la pièce, contre le corps de mon amie, lui appli-
quait sur les hanches et sur la croupe un capara-
238 LE MARTYRE DE L'OBÈSE
çon d'or. Il faisait très chaud, dans cette chambre
d'un luxe vieillot et calfeutré; et le parfum qui
rôdait, portait vers moi, dans l'air immobile, une
odeur de femme blonde, tandis qu'un épais silence
nous encourageait au plaisir.
Je la désirais tellement qu'à la voir ainsi, devant
moi, à portée de ma main, j'éprouvais une convoi-
tise presque animale, un besoin d'elle qui me
séchait la bouche et m'enfiévrait ainsi que doit le
faire au pèlerin assoiffé l'approche d'une murmu-
rante oasis. Mes mains tremblaient et je me sentais
des piqûres à la racine des cheveux. Par un mira-
cle de l'amour, j'éprouvais le trouble inoubliable
et délicieux du collégien qui, avec l'aide d'une
amie de sa mère, va couronner ses études.. A mon
âge, monsieur, et après quinze ans de bars, de
petites cabotes et de restaurants nocturnes ! Ah ! la
belle minute!
Par malheur, les femmes même en chemise ne
connaîtront ^|S)Diai& le prix du silence. Olle-ci
LE MARTYRE DE l'OBÈSE 239
parla; et non point pour me vanter son passé,
jusqu'alors irréprochable, ni pour appréhender que
je ne la méprisasse ensuite, ni pour m'adjurer de
l'aimer jusqu'à la mort. Cela ne m'eût point étonné;
je m'y attendais, mes réponses étaient prêtes, bien
en ordre; déjà je pensais jeter à l'assaut du der-
nier réduit les irrésistibles serments, le bataillon
de choc des promesses éternelles... Soudain, j'en-
tendis la voix de la bien-aimée. Et cette voix
murmurait :
— Sois heureux, mon grosf
Pas un mot de plus. Pas un mot de moins.
De même qu'il suffit d'une brève ondée pour
éteindre l'incendie qui dévore une forêt, de même,
cette petite phrase de rien du tout mit fin, dans
l'espace d'un soupir, à l'embrasement d'un citoyen
du poids remarquable et contrôlé de cent sept kilos
huit cents.
Une seconde, pas davantage! J'étais refroidi.
Ce « mon gros » avait tout gâté! Oh! non
16
I
240 LE MARTYRE DE L'OBÈSE %
t • '-^ V
pas, assurément, que ces mots eussent touché 1
le point sensible de mon amour-propre. Ne |
me croyez point si sot! Mais ils m'avaient,
hélas! tout à coup rappelé au sentiment de '
ma disgrâce; ime clairvoyance malencontreuse ^
me montrait, comme je l'eusse pu voir au fond i
d'une glace, mon propre individu dans l'ap- ?
pareil de la volupté; je me voyais en imagî- i
nation dépouillé d'un ajustement destiné à déro- i
ber ce qu'il se pouvait de mon ampleur aux j
regards d'autrui. Enfin, je redoutais la surprise |
de mon amoureuse — et son rire donc! — à la J
vue d'un caleçon mauve, tendu à craquer sur les |
sphères bouffonnes de ma panse et de mon pos-*!
térieur. 5
Voilà pourquoi je reboutonnai très vite mon }
gilet; et, en trois pas, sans un mot, je quittai lai i
chambre. a
Tout est fini. Jamais une femme né pardonne \
Tun affront de ce genre. Peut-être^ si je ne crai-^î
LE MARTYRE DE L'OBÈSE
241
,„ais de la blesser davantage, lu. ecnra,s-3ep^ut
ui apprendre la vérité. Elle ne la conu>rendra.t
point Ne vaut-il pas mieux qu'elle me cro:e un
peu fou? C'est toujours, au demeurant, la puni-
tion de ceux qui se montrent trop raisonnables.
Maintenant, monsieur, nous allons nous sépare,
pourtoujours. Je ne viendrai plus m asseoir a
votre côté. Quel regret pour moi. Voie, 1 heure,
justement, où votre café des Trois-Maures me
plaisait le mieux. Un. reste, sur les banquettes en
ottomane, que des personnages bien -^-Pf '^-^
Tel est ce fumeur que l'on voit de pro&l e Qu,
semblegonflerunballonbleu-.telssontaatable
infernale, entre les colonnes, les coqs de la ville,
ces trois jeunes gens qui dévisagent, avec une s.
naïve hardiesse, les voyageuses de passage, les
belles inconnues. Telles sont encore vos deux
patientes courtisanes : Emma. qui. avec une extase
a'oie gavée, écoute parler son ami. 1 adjudant;
et Margot, aux bandeaux poétiques, qm boit de
242 LE MARTYRE DE l'OBÈSE
Téther et découpe les feuilletons du Petit Journah
Tel est enfin le rédacteur du Démocrate^ rose
comme une praline, et sa femme, blanche comme
une dragée.
Ah! voici lé premier coup de minuit. Comme
chaque soir, le garçon fait, sur le plancher, des
huit avec son arrosoir, et le sommelier qui le suit,
armé d'un balai, les efface soigneusement. Voilà
l'image de la vie!
Garçon, un dernier bock. Quoi? la bière est
fermée? Tant mieux! cela me fera moins de mal...
Au revoir, monsieur. Si vous passez par Paris,
sonnez chez moi : voici ma carte.
Si nous ne nous revoyons plus jamais, ne gardée
pas de moi un trop mauvais souvenir. Soyez heu-
reux. Au revoir, au revoir.^. Et ne raillez pas les
gros hommes.
FIN
PRIMERIE RAMLOT & C
52, Avemie du Maine, 52
PARIS
PQ Béraud, Henri
2603 Le martyre de l 'obèse
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