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Full text of "Le martyre de l'obese; roman"

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LE  MARTYRE  DE   L'OBESE 


ru  MÊME  AUTEUR  : 

Les  Morts  Lyriques,  contes  (1912)  (épuisé). 
Le  Vitnol-de-Lune,  roman  (Albin  Michel). 

POUR  PARAITRE 

Bïstaîiclaquej  roman. 
La  Gcndo!e-aux-Faquîns,  roman. 
Fleurs  et  Couronnes,  contes  (illustrations  de  Steinlen). 


HENRI        BERAUD 


LE  MARTYRE 
DE    L'OBÈSE 

ROMAN. 


>" 


ALBIN  MICHEL,  EDITEUR 

PARIS,  22,  RUE  HUYGHENS,  22,  PARIS 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

75  exemplaires  sur  papier  vergé  pur  fil 

des   Papeteries    Lafuma 

numérotés  à  la  presse  de  1  à  75 


2éOZ 


Droits     de     traduction    et    reproduction 

réservés  pour  tous  paifs 

Copyright  i922   bij  Albin  Michel 


AU  Maréchal  JOFFRE 

Georges  PIOCH,  a  Edouard  HERRIOT 

A  Gustave  T£RY 

a  G.  DE  PAWLOWSKY,  a  Paul  SOUDAN 

A  Pierre  BENOIT 

A  Lucien  GUITRY,  a  MANSUELLE.  a  PAULEY 

AU  Docteur  REHM 

IKA  FÉLiA  LITVINNE,  A  Blanche  SELVA 
Rbert  de  JOUVENEL,  a  Maurice  VLAMINCK 
A  Robert  DIEUDONNÊ 
A  Pierre  SCIZE,  a  Paul  LOMBARD 
A  Albin  MICHEL 
JE   DÉDIE   CE    LIVRE 
QUE    LES    NÏAIGRES    PRENDRONT    POUR   UN    LIVRE    GAI 


I 

LE  MARTYRE  DE  L'OBÈSE 


Cette  bière  est  excellente.  A  votre  santé... 

Oui,  monsieur,  j'ai  toujours  été  gros,  toujours... 
Voici  une  photographie,  regardez-la.  C'est  moi- 
même,  tout  nu,  âgé  de  cinq  mois,  assis  sur  un 
coussin  de'  velours,  et  suçant  mon  pouce.  Dites- 
moi  si,  dans  le  genre,  vous  avez  jamais  "v^a  mieux? 
On  me  pesait  chaque  semaine,  sur  les  balances 
du  boulanger,  et  il  paraît  que  toutes  les  commères 
du  quartier  venaient  voir  ça.  Ma  sainte  mère  en 
tirait  un  grand  orgueil. 

Combien  de  fois  m'a-t-on  répété  les  paroles  de 
l'accoucheuse  qui  m'attendait   au  seuil  de  la  vie  : 


jB  LE    MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

'((  Madame!  s'était-elle  écriée,  madame,  c'est  un 
garçon  :  il  est  rond  comme  une  quenouille!  » 

Rond,  vous  entendez,  j*étaits  rond  en  voyant  le 
jour,  et,  depuis  lors,  on  n'a  cessé  de  me  compaurer 
a  des  objets  renflés,  à  un  pot-à-tabac,  à  un  tra- 
versin, à  Balzac.  Et  toujours  aux  mêmes,  depuis 
trente-sept  ans!  Il  faut  peser  cent  kilos,  monsieur, 
pour  savoir  à  quel  point  les  hommes  sont  à  court 
Ue  comparaisons.  Ah!  si  les  gens  savaient!  A  quoi 
bon  toujours  répéter  une  vérité  désagréable?  Je 
suis  gros,  c'est  entendu,  c'est  un  fait,  vous  me 
l'avez  tout  assez  dit.  D'ailleurs  je  ne  m'en  cache 
pas. 

Voyez-vous,  on  ne  connaît  pas  les  gros 
hommes.  Tel,  qui  n'oserait  railler  un  citoyen  affligé 
d'un  bouton  sur  le  nez,  ne  connaît  rien  d'aussi 
plaisant  que  de  tourner  un  poussah  en  dérision. 
Conmient  expliquez-vous  cela?  Mafflu,  pansu, 
jfessu,  voilà  des  mots  permis,  n'est-ce  pas,  des 
Êgiots  (Jont  il  serait  bien  indélicat  de  se  fâcher,^ 


LE    MARTYRE    DE    L  OBESE 


Personne,  notez  cela,  ne  se  soucia  jamais  de  savoir 
ce  que  nous  en  pensons. 

Une  fois  pour  toutes,  on  admit  que  le  Sei- 
gneur, dans  sa  sagesse  et  sa  miséricorde,  mit  en 
nous  cette  graisse  pour  empêcher  nos  caractères 
de  grincer.  Le  plus  beau  est  que  mes  lourdauds 
se  laissent  tout  dire  et  que  la  plupart  vont  par- 
dessus le  marché  jusqu'à  prendre  un  petit  air  guil- 
leret. Au  demeurant,  un  gros  homme  jamais  ne 
s'épancha,  devant  les  maigres,  du  trop  plein  de 
sa  rancoeur.  Nous  parlons  gaiement  de  ces  choses. 
Ne  comptez  pas  sur  moi  pour  changer  cela. 

Quant  à  vous  dire,  monsieur,  ce  qui  m'amène 
en  cette  ville,  c'est  une  autre  affaire,  et  bien  déli- 
cate. Mais  vous  m'inspirez  confiance.  Je  vous 
vois,  ce  soir,  pour  la  première  fois,  et  pourtant  il 
me  semble  que  vous  me  comprendrez.  Oh  !  ne  vous 
attendez  pas  à  des  confessions  mystérieuses!  Un 
honmie  qui  remplit  bien  son  pantalon  est  rare- 
ment un  homme  compliqué.  Est-ce  vraî^ 


10  LE    MARTYRE    DE    L'OBESE 

D'un  mot,  je  vais  tout  vous  dire  :  je  suis  amou- 
reux... Parbleu!  vous  riez...  Je  m'y  attendais.  Je 
suis  amoureux,  voilà  qui  fait  rire  tout  le  monde. 
Le  soupir  est  interdit  à  l'hippopotame,  et  Venise 
n'est  pas  faite  pour  les  cachalots. 

Eh  bien!  riez,  monsieur,  tant  qu'il  vous  plaira, 
riez  conmie  les  autres  et  avec  les  autres,  toute 
la  gaieté  de  la  terre  n'empêchera  pas  le  bel 
amour,  l'amour  ingénu,  câlin,  timide,»  attendri, 
confiant,  bébête,  humble  et  reconnaissant,  de 
s'être  aujourd'hui  réfugié  dans  le  cœur  des 
patauds  faits  comme  votre  serviteur.  Tel  que  vous 
me  voyez,  je  suis  peut-être  le  dernier  sentimental. 
C'est  comique.  Le  myosotis  dans  la  futaille!  Et 
pourquoi  pas?  Et  qui  cela  peut-il  gêner,  je  vous 
le  demande? 

Un  jour,  écoutez  cela,  un  jour  j'ai  vu  un 
homme  qui  me  ressemblait  ainsi  qu'un  frère 
jumeau.  Même  corps  en  forme  de  contrebasse, 
même    figure    couleur    de    pivoine,    posée    sur 


LE   MARTYRE    DE   l'oBÈSE  1  1 

un  double  menton  pareil  à  un  pneu  bien  gonflé. 

C'était  à  la  kermesse  de  Bois-le-Duc,  en  Hol- 
lande, sous  une  petite  baraque  de  toile.  Il  avait 
une  serviette  autour  du  cou,  et,  moyennant  un 
quart  de  florin,  on  écrasait  une  pomme  cuite  sur 
la  face  rose  de  mon  sosie.  La  foule  trouvait  cela 
fameux.  Toutes  les  reinettes  du  Brabant  y  pas- 
saient, et  j'entends  encore  le  bruit  flasque  des 
pommes,  aplatissant  le  vivant  reflet  de  mon 
visage. 

Eh  bien,  mon  cher  monsieur,  c'est  avec  le  pen- 
dant de  ce  visage-là  que  je  rêve  d'amours  roma- 
nesques, de  baisers  furtifs,  de  sérénades,  de  gon- 
doles et  d'échelles  de  soie!  Avec  ce  visage-là, 
je  soupire  après  une  femme  semblable  à...  Foin 
des  comparaisons!  Une  femme,  monsieur,  cela 
suffit.  Motus!  Des  confidences,  bien,  mais  pas 
d'indiscrétions.  Nos  chopes  sont  vides.  Qu'on  les 
remplace  ! 


Ï2  LE   MARTYRE    DE    L'OBÈSE 


Pardieu,  la  bonne  bière  que  voilà  !  Aîmez-vous 
la  bière?  Pour  moi,  j'ai  tort  de  me  laisser  aller  à 
mon  goût;  elle  m'alourdit  comme  tout  ce  que 
j'aimco  D'ailleurs  tout  fait  grossir  les  grosses  gens, 
le  régime,  les  sports,  les  douches,  le  manque  de 
sommeil,  la  guerre,  oui,  la  guerre  elle-même,  fut 
xm  facteur  de  l'embonpoint 

Pourtant,  une  fois,  grâce  aux  méthodes  d'un 
médecin,  qui  m'imposa  des  tortures  dont  le  récit 
vous  retournerait  les  orteils,  je  parvins  à  maigrir. 
Je  connus  à  ce  moment  un  si  grand  bonheur  que 
je  me  mis  aussitôt  à  engraisser  de  plus  belle.  Vous 
peindrai- je  ma  fureur  et  mon  désespoir?  Quand 
le  docteur  vint,  un  beau  matin,  chercher  ses  hono- 
raires, il  lut  tout  de  suite  dans  mes  regards  que 
sa  vie  était  en  danger;  il  s'enfuit,  monsieur,  et, 
me  penchant,  je  le  vis  descendre  mon  escalier  à 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  \3 

i 

_  toute  vitesse,  comme  une  bille  roule  à  travers  les 
rampes  d'un  appareil  à  sou.  Je  n'en  gardai  pas 
moms  cette  graisse-là,  et  d'autre,  qui  s'étala  par 
dessus. 

Il  faut  avoir  grossi  durant  des  années  pour 
comprendre  l'amertume  du  souvenir  et  l'épouvante 
des  constatations.  Vous,  les  poids  moyens,  qui  ne 
changez  pas,  ne  pouvez  savoir  ce  que  nous  éprou- 
vons lorsque  nous  retrouvons  d'aventure,  au  fond 
d'une  armoire,  le  gilet  d'il  y  a  deux  ans,  ou  la 
culotte  de  l'autre  saison...  C'est  plus  fort  que 
soi,  on  veut  essayer.  Le  démon  de  la  curiosité  est 
en  vous,  qui  s'empare  de  ce  vêtement,  funeste  et 
pernicieux,  témoin  d'un  temps  à  jamais  regret- 
table! On  obéit  avec  une  espèce  de  hâte  fébrile; 
on  essaie  d'entrer  dans  ce  pantalon  dont  le  fond 
craque,  de  boutonner  ce  gilet,  dont  les  devants, 
pris  l'un  pour  l'autre  d'une  insurmontable  aver- 
sion, refusent  de  se  réconcilier  sur  votre  panse. 
Quel  sale  moment!  Tous  les  gros  le  connaissent 


14  LE    MARTYRE    DE   L'oBÈSE 

L.  ■  .  ■ ,       ,.  .  -11 

et  le  connaîtront  encore,  parce  qu'il  en  est,  mon- 
sieur, de  la  corpulence  comme  de  l'âge  :  l'un  el 
l'autre  viennent  sans  crier  gare,  et  si  doucement 
qu'on  ne  les  croit  jamais  arrivés.  Et  quand  ils 
arrivent,  il  est  trop  tard  :  il  n'y  a  plus  de  remède. 

Le  jour  où  j'atteignis  cent  kilogs...  Ah!  ce  jour- 
là  me  remplit  d'un  chagrin  si  pathétique,  mon- 
sieur, que  je  poussais,  sur  la  bascule,  de  vrais  cris 
de  tragédien.  Puis,  comme  il  arrive  toujours  après 
les  grandes  douleurs,  je  sombrai,  trois  mois  durant, 
dans  la  trouble  mélancolie  des  bêtes  à  l'étable. 

Bah!  il  faut  en  prendre  son  parti  :  ((  Grosses 
gens,  bonnes  gens  )),  dit  un  proverbe  de  ma  pro- 
vince. S'il  dit  vrai,  la  terre  porte  quantité  de  braves 
bougres,  car  les  bons  ventrus.  Dieu  merci,  ne  sont 
pas  aussi  rares  que  les  bons  ministres.  Là-dessus, 
j'ai  une  petite  chose  à  dire,  c'est  qu'on  auraif 
bénéfice  à  choisir  les  politiciens  parmi  les  gens 
gras  :  ce  serait  le  plus  sûr  moyen  de  ne  point 
avoir  à  les  engraisser. 


LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE  15 


Mon  Di€u!  la  bonne  bière.  Elle  ne  vaut  pas, 
à  beaucoup  près,  celle  que  je  bus  l'an  dernier, 
au  Bauerngîrgl  de  Munich,  où  j'avais  suivi  la 
dame  en  question. 

Je  la  suis  partout,  monsieur,  et,  tel  que  vous 
me  voyez,  je  viens  de  loin.  De  toutes  les  per- 
sonnes qui  sont  attablées  ici,  en  y  comprenant  cet 
adjudant  de  tirailleurs  au  teint  bronzé  par  les 
climats,  il  n'en  est  pas  une  seule»  pas  une,  qui  ait 
autant  voyagé  que  le  gros  père  dont  vous  voulez 
bien  accepter  la  société. 

Et  tout  cela  pour  suivre  une  femme.  Voilai 
comme  nous  sommes! 

Elle  s'en  amuse.  Tant  mieux!  Le  principal  est 
qu'elle  me  permette  de  la  faire  rire.  Telle  est 
l'existence  que  l'amour  m'impose.  Je  ne  m'en 
plains  pas,  bien  que  je  haïsse  les  déplacements 

2 


16  LE   MARTYRE   DE    L'OBÈSE 

et  la  vie  d*hôtel,  et  bien  que  je  possède,  rue 
d'Artois,  à  Paris,  un  petit  hôtel,  où  les  lits  son! 
pleins  d'odeurs  légères! 

Minuit.. 

Comme  le  temps  passe.  Bonsoir,  monsieur,  nous 
nous  retrouverons,  maintenant  que  nous  avons  lié 
connaissance. 


u 


Ce  malîn  je  vous  ai  rencontré.  Vous  lisiez  votre 
journal,  près  du  bassin  des  chalutiers.  Une  belle 
matinée  d'avril,  n'est-ce  pas.  monsieur?  C'est  un 
grand  plaisir  que  de  flâner  au  printemps,  dans 
un  port  comme  le  vôtre,  où  les  voiles  de  toile 
brune  ressemblent  à  des  socs  rouilles;  on  n'entend 
que  le  bruit  des  sabots,  et  le  clapotis  des  barques 

ttachées  aux  anneaux  du  quai.  Tout  le  monde 
semble  heureux  de  vivre.  Vous  aviez  vous-même, 
ce  malin,  l'air  bien  content. 

Vous  m'avez  vu?  Je  m'en  doutais,  mais  je 

n'osais  vous  le  dire...  Oui.  la  personne  qui  m'aç- 


a 


18  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

compagnait,  c'était  elle!  Eh  bien,  comment  !c 
trouvez-vous,  monsieur,  là,  franchement,  d*homme 
à  honrnie?  Ne  m'épargnez  pas... 

Votre  silence  est  un  hommage  délicat.  Et 
encore,  vous  ne  l'avez  me  qu'en  passant.  Mais 
il  faut  la  connaître,  il  faut  savoir  son  visage  par 
cœur  ainsi  qu'un  paysage  familier  et  mille  fois 
parcouru.  Si  vous  la  connaissiez  bien,  si  vous  la 
voyiez,  lorsque,  penchant  un  peu  la  tête  vers  son 
épaule  et  fermant  à  demi  les  yeux,  elle  sourit! 
Monsieur,  quand  elle  me  lance  ces  regards-là,  je 
tremble,  je  pâlis,  je  me  demande  d'oii  me  vient 
l'audace  de  l'aimer.  Regardez-moi  donc,  puis 
imaginez  la  tête  que  je  dois  faire  dans  ces  occa- 
sions. 

Elle  rit,  alors,  la  chère  petite,  elle  rit  de  tout 
son  cœur,  et  plus  elle  rit,  plus  je  me  balance  a 
la  manière  des  dindons.  Voilà  nos  tête-à-tête. 
N'est-ce  pas  à  faire  pleurer  une  carabine?  Et  je 
me  contente  de  ça,  de  peur  de  tout  gâter,  avec 


^■na  grosse  voix,  mon  gros  ventre  et  mes  grosses 
pattes... 

Un  soir,  j'aî  failli  me  jeter  à  ses  genoux.  A 
genoux,  moi,  hein?  Je  croîs  qu'elle  se  serait 
étouffée!  Une  dernière  lueur  d'intelligence  m'a 
sauvé.  Mais  je  l'ai  échappé  belle. 

Il  nous  reste  quelques  instants;  je  vais  vous 
raconter  notre  histoire...  plutôt,  non,  je  vais  vous 
dire  mes  raisons  d'espérer. 


Son  mari  est  un  mufle,  monsieur;  j'en  parle 
scienmient  :  c'est  un  ami  d'enfance.  Figurez-vous 
le  plus  insupportable  fat  et  le  pire  coureur  de 
jupons  qui  ait  jamais  fait  la  roue  devant  les  filles, 
un  bellâtre  à  peau  blême,  ce  qu'on  appelait,  autre- 
fois :  une  pâleur  intéressante.  L'œil  du  bel  ébéniste, 
les  tempes  grises,  la  chaussette  opulente,  enfin  tout 
ce  qu'il  faut!...  Avec  ça,  rusé,  borné,  sournois  et 
dénué  de  scrupules,  ainsi  qu'il  sied  aux  gens  de 


20  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

cette  espèce.  Vous  le  savez,  n'est-ce  pas?  cela  ne 
leur  réussit  que  trop.  A  force  de  se  croire  irrésis- 
tibles, ils  le  deviennent.  La  présomption  d'un  indi- 
vidu fier  de  sa  taille  et  sûr  de  son  tailleur  est 
encore,  dans  les  entreprises  amoureuses,  le  meil-^ 
leur  gage  d'un  rapide  succès. 

J'ignore  l'envie,  soit  dit  sans  nulle  vanité,  sim- 
plement parce  que  cela  est.  Les  bonnes  fortunes 
d' autrui  n'ont  point  troublé  mon  adolescence 
joufflue,  et,  dès  cet  âge  où  mes  camarades  s'es- 
sayaient dans  les  rôles  de  jeunes  premiers,  je 
m'initiais  aux  amères  finesses  de  l'emploi  de  confi- 
dent. J'en  avais  le  physique.  Sans  doute  est-ce 
à  force  de  recueillir  en  ce  temps-là  des  aveux, 
des  soupirs  et  des  larmes,  que  j'ai  pris  l'habitude 
de  m'exprimer  çonmie  le  Parfait  Secrétaire  des 
Amants, 

N'imputez  donc  pas  a  jalousie  ce  que  Je  vous 
dis  du  mari;  n'y  voyez  qu'une  explication  dont 
la  suite  de  mon  récit  vous  montrera,  je  pense. 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  21, 

la  nécessité.  Si  cet  homme  n'était  pas  le  mauvais 
sujet  que  je  vous  dis,  sa  femme  ne  l'eût  point 
quitté,  je  ne  serais  point  tombé  amoureux  d'elle, 
et  mes  aventures  ne  m'eussent  ni  conduit  dans  cette 
aimable  province,  ni  procuré  l'agrément  de  vous 
connaître. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  si  bien  mêlé  à  l'exis- 
tence du  paroissien  en  question  que,  témoin  à  son 
mariage,  portant  la  valise  jusqu'au  marchepied  du 
wagon  qui  l'emportait  en  voyage  de  noce,  je 
devins  (comme  il  fallait  s'y  attendre)  l'indispen- 
sable ami  de  son  jeune  foyer,  l'agréable  rigolo, 
sans  qui  la  lune  de  miel  finirait  par  sembler  fade, 
celui  qui,  la  maxivaise  saison  venue,  souffle  sur 
les  nuages  et  nettoie  l'amoureux  horizon  des 
jeunes  époux.  Regardez-moi  bien  :  je  suis  cet 
honmie-là. 

Cela  dura  six  ans!  Six  ans,  durant  lesquels 
je  recueillis,  avec  la  placidité  bouffie  d'un  bronze 
sous  le  toit  à  clochettes  de  sa  pagode,  les  çonfi- 


22  LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE 

clences  du  mari  et  les  larmes  de  l'épouse.  Car  i! 
va  sans  dire  que  mon  gaillard  n'avait  pas  tardé 
à  prendre  ses  ébats. 

On  peut  me  rendre  cette  justice  que  je  faisais 
bien  mon  métier  de  troisième  à  la  paire.  Madame 
se  doutait  bien  de  l'inconduite  de  Monsieur. 
Pourtant  elle  dut  toujours,  grâce  à  moi,  s'en  tenir 
à  des  soupçons.  Elle  m'interrogeait  fort  adroite- 
nient;  elle  cherchait,  non  sans  adresse,  à  me  faire 
traverser  les  alibis  de  son  volage  époux.  En  vain! 
Non  seulement  je  ne  trahis  jamais  le  secret  de  ses 
confidences.  Mais,  avec  un  scrupule  qui  ne  m'ho- 
nore point,  je  mis  sans  cesse  au  service  de  ses 
mensonges  et  de  sa  débauche  la  rassurante  naï- 
veté de  ma  grosse  figure.  Pourtant  j'en  savais 
long.  Car  il  appartenait  à  cette  sorte  de  polissons 
qui  ne  peuvent  retrousser  une  cotte  sans  convier 
au  partage  de  leur  joie  toutes  les  personnes  envi- 
ronnantes —  à  l'exception  de  la  seule  intéressée, 
bien  entendu. 


LE   MARTYRE    DE    L'oBÈSE  23 

L  '  : 

Cela  durerait  encore  et  je  porterais,  d'un  cœur 
paisible,  les  paquets  et  les  secrets  de  la  maison, 
si  nous  ne  nous  étions  tous  trois,  un  beau  jour, 
mis  en  tête  de  voyager.  C'est  à  Londres  que  com- 
mença mon  tourment. 

* 
** 

Si  surprenant  que  cela  puisse  paraître  aux  yeux 
d'un  provincial  comme  vous  —  soit  dit  sans  vous 
désobliger  —  les  voyages  ne  facilitent  point  les 
fredaines  d'un  mari,  j'entends  d'un  mari  qui  court 
le  monde  entier,  avec  sa  femme  et  un  vieux  cama- 
rade. Rien  ne  vaut  pour  la  commodité,  l'adultère 
à  domicile,  où  il  reste  à  celui  que  l'on  trompe  la 
ressource  de  fermer  les  yeux.  En  route,  c'est  une 
autre  affaire.  Les  halls  d'hôtels,  les  couloirs  de 
grands  express,  les  galeries  de  transatlantiques  ne 
laissent  rien  dans  l'ombre... 

Bref,  un  après-midi,  au  Russel,  où  nous  étions 
descendus,  l'épouse,  rentrant  à  l'improviste  dans 


24  LE   MARTYRE   DE   L'oBÈSE 

rappartement  conjugal,  se  remplit  les  yeiix  d'un 
tableau  aussi  mémorable  qu'imprévu  et  fugitif. 
Elle  ne  se  soucia  point,  du  reste,  d'en  observer 
les  transformations. 

L'aspect  de  son  mari,  vu  de  dos,  et  penché 
sur  une  Waîting  mald  dont  elle  n'aperçut  que  les 
minces  jambes  gainées  de  soie  noire,  et  un  bout 
de  cuisse  ni  plus  ni  moins  rose  que  la  jarretelle  de 
satin  gaufré,  cet  aspect  suffit  à  la  bouleverser. 
Elle  prit  sa  course,  à  travers  les  escaliers  de 
marbre  jaune,  jusque  dans  le  jardin  d'hiver  où, 
sans  penser  à  mal,  votre  serviteur  se  livrait  à  ses 
travaux  ordinaires,  c'est-à-dire  l'étude  compara- 
tive et  raisonnée  du  Bass  et  du  Guiness. 

Elle  s'effondra,  tout  en  larmes,  dans  un  fau- 
teuil, en  face  de  moi. 

—  Mon  ami,  mon  bon  gros...  gémit-elle. 

Et,  ne  pouvant  achever,  elle  éclata  en  sanglots. 

On  nous  observait  avec  surprise.  Vous  connaîs- 
8ëz  les  mœurs  anglaises?  le  peu  de  goût  que  l'on 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  25 

a,  de  l'autre  côté  du  channel,  pour  les  manifes- 
tations publiques  et  pour  tout  ce  qui  s'écarte  de 
ce  qu'ils  appellent  :  proprlei^.  Je  me  sentais  gêné. 
Si  au  moins  le  mari  était  venu  à  mon  aide.  Pen- 
sez-vous! Le  drôle  comptait  sur  moi  pour  tout 
arranger  et  il  se  gardait  bien  de  prendre  livraison 
du  paquet  de  sottises  dont  il  était,  après  tout,  le 
légitime  propriétaire.  J'en  héritais,  en  ma  qualité 
de  ((  bon  gros  »  et,  comme  il  n'y  avait  pas  à  se 
gêner,    l'épouse   outragée  me   fit  bonne  mesure. 

Mais  attendez  la  suite! 

Cette  journée  du  10  septembre  1920,  que  la 
mémoire  des  hommes  ne  retiendra  point  dans  ses 
fastes,  fut  pour  moi  une  journée  historique.  C'est 
de  ce  jour-là,  à  l'heure  du  thé,  que  partirent  du 
même  coup  mon  supplice  et  mon  bonheur. 

Quand  la  femme  de  mon  ami  eut  bien  pleuré, 
elle  se  tamponna  les  yeux,  tira  de  son  sac  à 
main  une  petite  glace,  une  houppette,  se  poudra 
les  ailes  du  nez,  soupira,  puis  respira  profondé- 


26  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

ment,  tapota  sa  jupe,  et,  me  regardant  bien  en 
face  : 

—  Venez,  dit-elle. 

Je  la  suivis  dans  l'ascenseur;  au  deuxième  étage 
ielle  me  fit  arrêter. 

—  Oij  est  votre  chambre? 
Je  balbutiai  : 

' —  Ma  chambre?...  là,  à  gauche,  troisième 
porte.,,  le  87. 

—  Le  87!  venez!  dit-elle  encore. 

Et,  me  saisissant  impétueusement  par  la  main, 
haletante,  sans  souci  des  regards  d'une  valetaille 
qui  jubilait  en  silence,  elle  me  traînait  dans  le  cou- 
loir ainsi  que,  dans  le  goulet  d'un  port,  un  remor- 
queur tire  un  navire  de  fort  tonnage.  Enfin,  nous 
atteignons  le  débarcadère,  c^est-à-dire  mon  appar- 
tement. 

Or,  tandis  que  nous  faisions  ces  quelques  pas 
entre  la  grille  de  l'ascenseur  et  la  porte  de  la 
chambre  n°  87,  il  se  passait  en  moi  ce  qui  se  serait 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  27 


passé  en  vous,  en  n'importe  quel  homme,  puisque 
nous  sommes  tous  des  cochons  et,  pour  comble, 
des  cochons  vaniteux. 

Pour  cela,  les  gros  valent  les  minces  et  les 
pelés  valent  les  tondus.  Ils  se  croient  tous  irré- 
sistibles pour  si  peu  qu'ils  puissent  penser  que 
l'on  en  veut  à  leur  peau. 

J'ajoute  que  je  ne  m'embarrassais  guère  de 
scrupules.  A  parler  franc,  je  n'aime  pas  l'amouï 
à  l'impromptu.  Je  suis  comme  le  ténor  Duprez, 
auquel  les  bravos  de  confiance  ôtaient  ses  moyens. 
Mais  j'étais  un  autre  homme  et  si  complètement 
transformé  que,  jetant  sur  mon  âme  un  coup  d'œil 
introspectif,  je  ne  la  reconnus  point.  Ce  n'était 
plus,  monsieur,  l'âme  du  brave  compère  de  comé- 
die, du  souffre-douleur  complaisant  que  je  vous 
ai  dépeint  tout  à  l'heure.  Sous  le  vaste  gilet,  mon 
cœur  battait,  au  rythme  folâtre  de  la  bamboche. 

Notez,  puisque  je  veux  tout  vous  dire,  que 
l'idée  de  cocufier  mon  ami  ne  m'avait  jamais  trà- 


28  LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE 

I       '■;■ '  .  ■  H    

versé  l'esprit.  J'étais  un  compagnon  loyal,  moins 
peut-être  par  scrupule  que  parce  que  je  ne  croyais 
guère  à  ma  chance.  Il  est  remarquable  que  les 
gros  hommes,  s'ils  s'attaquent  volontiers  aux 
femmes  des  hommes  très  maigres,  n'aiment  point 
à  se  trouver  en  rivalité  avec  les  individus  du 
format  courant. 

Bref,  je  n'aimais  pas  la  femme  qui  me  guidait 
si  résolument  vers  mon  lit  de  célibataire,  et  je 
croyais  la  connaître  trop  pour  qu'il  me  vînt  d'elle 
le  moindre  désir...  Et  voici  que  dans  une  se- 
conde!..^ 

Nous  arrivons  dans  la  chambre.  Aussitôt  je 
fais  le  gracieux,  je  rentre  mon  ventre,  je  projette 
des  regards  enivrés  et  je  m'avance  avec  un  air  si 
peu  ambigu  que,  du  coup,  la  dame  voit  où  j'en 
veux  venir  : 

—  Eh  bien,  dit-elle,  qu'est-ce  que  vous  prend? 

Je  demeurai  interloqué.  Et  je  devais  avoir  une 


LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE  29 

bonne  tête,  car,  avec  des  yeux  encore  rougis  de 
larmes,  elle  se  mit  à  rire,  mais  de  ce  rire  que  seuls 
ont  eu  l'avantage  d'observer  les  gros  messieurs 
placés  dans  une  semblable  position.  J'ai  dû  pâlir. 
Cela  la  calma  et  même  l'attendrit  : 

—  Allons,  reprit-^lle,  vous  êtes  un  bon  gros. 
Vous  allez  faire  votre  valise  et  vous  irez  m'at- 
tendra à  la  gare  de  Cannon-Street.  Nous  parti- 
rons ce  soir  pour  Paris.  Je  m'occuperai  de  tout. 
Faites  vite. 

Je  demeurai  planté  devant  elle,  les  bras  bal- 
lants, la  bouche  ouverte  : 

—  Vous  ne  comprenez  jpas? 
Je  secouai  la  tête  : 

' —  Je  veux  m'en  aller,  sans  mon  mari,  vous 
comprenez,  sans-mon-ma-ri,  et  le  seul  moyen  de 
l'éviter,  c'est  de  me  cacher  ici.  Je  suis  certaine 
qu'il  me  cherche  déjà.  Il  a  préparé  sa  grande 
scène,  il  a  composé  le  visage  de  circonstance. 
Mais,  cette  fois,  je  n'entendrai  pas  la  pièce.  Ecou- 


30  LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE 

tez  bien  :  il  va  rôder  dans  l'hôtel  et  guetter  la 
porte  de  son  appartement  jusqu'au  dîner.  A  ce 
moment,  il  descendra.  Je  filerai  avec  votre  valise. 
En  attendant,  partez  et  prenez  votre  air  le  plus 
naturel...  Vous  avez  de  l'argent? 

—  J'en  ai.  Cependant... 

—  Allez!...    A    huit    heures,    Cannon-Street 
Station,  deuxième  quai! 

—  C'est  grave,  ce  que  vous  me  faites  faire 

là. 

—  N'êtes-vous  pas  mon  amî? 

—  Oui,  parbleu!  Mais...  si  je  vous  aime,  moi? 
Elle  pencha  la  tête  vers  son  épaule,  ferma  les 

yeux  à  demi,  sourit  en  me  regardant...  Je  le  vis 
pour  la  première  fois,  ce  sourîre-là.  Ah!  la  diabo- 
lique! la  diabolique  et  délicieuse  créature  !..« 

J'ai  lutté,  monsieur.  J'étais  un  homme  dégrisé, 
que  ne  tentait  guère  la  perspective  d'une  aven^ 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  31 

ture  OÙ,  les  choses  allant  au  mieux,  il  ne  gagne- 
rait qu'une  nuit  blanche  et  les  aigres  reproches 
d'un  vieux  camarade.  Il  me  souvient  qu'à  ce 
moment  je  me  demandais,  avec  la  plus  entière 
présence  d'esprit,  par  quel  vertige  j'avais  pu  céder 
à  la  brusque  envie  de  cette  femme.  Une  maîtresse 
agréable  et  complaisante  m'attendait  à  Paris.  Par 
ailleurs,  je  ne  me  sentais  nul  penchant  pour  les 
bonnes  fortunes  que  l'on  paie  de  sa  tranquillité. 
J'aime  mes  aises,  comme  tous  mes  frères  en  gros- 
seur, et  j'ai  avec  eux  ceci  de  commim  que  la  gêne 
m'est  insupportable. 

Et  puis  l'amour  en  cachette!...  Il  me  semble 
que,  si  même  j'étais  fait  comme  un  jeune  premier 
du  Gymnase,  l'adultère  et  ses  complications  ne 
seraient  point  de  mon  goût  et  ne  rempliraient  en 
aucun  cas  les  loisirs  de  mon  existence!  Enfin,  s'il 
faut  tout  vous  dire,  j'avais  alors  —  je  croyais 
avoir  —  le  seul  goût  des  belles  filles,  blanches  de 
peau,  brunes  de  toison^,  rouges  de  lèvres  et  provo- 


32  LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE 

cantes  de  croupe,  ce  qu'on  aj^jelle  le  type  bor- 
delais». Telle  était,  précisément,  l'ordinaire  com- 
pagne de  mes  jeux,  mon  affectueuse  et  facik 
maîlaresse,  celle  qui,  à  son  tour,  après  bien  d'aiatresv 
attendait  en  joyeuse  compagnie  et  sans  impatience 
mon  retXDur  au  bercail... 

Or,  la  nerveuse  petite  dame  qm  j*avaÎ8  devisfflt 
moi  était  blonde  et  rose,  toute  en  sucre  et  en 
fossettes,  avec  des  yeux  d'un  bleu  de  pastel.  Jolie, 
certes,  et  désirable,  mais  enfin  pas  mon  type.  Com- 
ment diable  avais-je  pu?... 

Eh  bien,  monsieur,  vous  êtes  libre  de  me  croire, 
les  choses  se  passèrent  comme  je  vous  le  dis  :  elle 
pencha  la  tête  vers  son  épaule,  ferma  les  yeux  à 
demi,  sourit  en  me  regardant...  Et  je  parti*. 

Je  partis.  Il  pleuvait.  Je  traversai  la  Cité  comme 
un  imbécile,  le  dos  rond  sous  Faverse,  parlant 
tout  hairt  dans  les  rues.  Les  grands  autobus  écar- 
lates  me  frôlaient.  Les  passants,  enveloppés  de 
iwaterproofs    jaunes>    se    retournaient    sm    moi* 


LE   MARTYRE   DE   l'oBÈSE  3? 

-  — » 

Trempé  jusqu'aux  muscles,  ainsi  qu'un  maigre 
l'eût  été  jusqu'aux  os,  je  pris  le  Strand,  me  trom- 
pai de  chemin  et  me  trouvai,  au  soir  tombant, 
derrière  Kensington. 

Enfin,  comme  frappaient  sept  heures,  je  par-* 
yins  à  la  gare  de  Cannon-Street. 

Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  j'oubliai  de 
dîner.  Une  heure  durant,  je  regardai  un  vieux 
cheval  de  cab  racler  le  pavé,  tandis  que  le  eut 6}; 
roulé  dans  un  plaid  dormait  sur  son  perchoir.  Je 
ne  pensais  plus  à  rien.  C'était  lé  coup  de  foudre. 
Ah!  nom  de  Dieu!,.. 


III 


Bonjour,  messieurs.  Votre  ami  vous  a  parlé  de 
moi,  je  sens  cela  rien  qu'à  votre  manière  de  me 
regarder.  Tant  mieux,  les  présentations  seront  plus 
tôt  faites.  N'allez  pas  vous  déranger;  achevez 
votre  partie...  Vraiment,  c'est  fini!  Alors  je  n'ai 
plus  de  scrupules  et,  puisque  vous  ne  me  trouve2; 
jpas  importun,  je  m'asseois  à  votre  table. 

Je  n'en  puis  plus|  je  meurs  de  fatigue.  Celai 
ne  se  voit  guère? 

Parbleu,  voilà  toujours  ce  qu'on  trouve  à  nous 
dire   pour   nous   consoler,  nous    autres,  les    gros 


LE   MARTYRE   DE  L'ÔBÈSE 


hommes.  Le  refrain  ne  cHangé  pas.  Même  dùranf 
la  guerre,  il  n'avait  pas  cHange.  Fatigués,  malades 
ou  malheureux,  c'est  le  même  prix  :  personne  nci 
s'en  aperçoit.  On  nous  dît  :  a  Vohs  avez  une 
Bonne  mine  »,  et,  quand  on  a  dit  cela,  on  ié 
frotte  les  mains  avec  satisfaction. 

Quand  je  mourrai  —  que  ce  soit  le  plus  tard 
possible  —  mes  amis  viendront,  je  Tespère,  me 
voir  Une  dernière  fois.  On  lèvera  pour  eux  le 
Hessus  de  ma  boîte,  et  tous,  penchés  sur  mes  restes, 
IBront  tour  a  tour  :  «  Il  a  une  mine  superbe  »i, 
autrement  dît  :  toutes  les  apparences  de  la  santc.. 
Cela  n'empêchera  pas  le  menuisier  de  visser  soli- 
dement mon  couvercle,  le  curé  de  me  bénir  à 
Tapparîteur  de  lever  sa  xanne  en  signe  de  départ 
En  route!  Puis  mes  amis  formeront  un  convoi 
îlîstraît,  car  on  ne  peiit  se  faire  à  Tidée  de  pleurer 
un  ((  bon  gros  ».  On  dirait  que  les  obèses  échap- 
pent aux  mystères  de  la  mort,  comme,  après  les 
naufrages,  les  édredons  des  paquebots  se  dérobent 


££   MARTYRE   DE    L'OBÈSE  37 

à  r^mprîse  des  vagues  et  flottent  sur  la  mer. 

L'obèse  est  comique  jusque  dans  le  trqwtSi 
Même  le  croque-mort,  qui  gémit  sous  k  poids  du 
client,  trouve  encore  le  moyen  de  plaisanter.  Un 
bossu  fait  peur;  un  ventru  fait  rire,  c'est  entré  dans 
les  mœurs;  désormais,  nul  n'y  pourra  plus  Tien 
chan^r. 

Ainsi,  aïi  théâtre,  cm  les  sots  prétendent  trouver 
une  image  de  la  vie,  les  gros  ne  servent  qu'à  faire 
me  :  une  bedaine,  messieurs,  voilà  la  dernière 
ressource  de  l'amuseur  essouflé.  L'action  traîne,  le 
public  bâîHe,  la  critique  fronce  les  sourcils,  atten-» 
dez!  Une  porte  s'ouvre,  voici  le  coïon! 

Pauvre  gros  cabotin  gonflé  dans  les  gargotes 
et  les  buffets  de  gare,  pauvre  sphère  de  l'absurde, 
qui  roule  au  milieu  des  éclats  de  rire,  nul  ne  te 
fit  jamais  l'aumône  amère  du  couplet  sur  les 
clowns!  On  plaint  en  musique  Paillasse  sous  sa 
farine.  Mais  non  point  l'obèse  timide,  gaffeur  et 
cocu,  l'obèse  embusqué,  nouveau  riche,  goinfre. 


LE    MARTYRE    DE    L  OBESE 


ignare,  égoïste,  poltron,  empoté,  crédule,  malen- 
contreux, l'obèse  quî  conduit  l'auto,  se  fait  gifler 
par  le  mari  et  sert  de  repoussoir  à  M.  Victor  Bou- 
cher!... Quelquefois  il  console  une  amoureuse 
blessée;  il  arrive  en  effet  que  le  théâtre  ressemble 
à  la  vie... 

L'un  d'entre  vous  me  comprend,  messieurs... 

Mais,  quoi  qu'il  arrive,  et  pas  plus  sur  la  scène 
qu'ailleurs,  les  gros  rigolos  ne  feront  jamais  pleu- 
rer. Les  gros  rigolos!  Au  fond,  l'immense  foule 
des  maigres  les  hait  et  les  jalouse.  Voilà  la  rançon 
d'un  teint  frais,  d'une  bouche  vermeille,  d'un 
visage  plein  et  reposé. 

Ah!  les  maigres,  les  vrais  maigres!  Ceux  quî 
portent  de  petits  gilets  de  premiers  communiants 
sur  des  poitrines  en  pains  de  sucre!  Qui  dira 
jamais  l'éloquence  des  regards  de  basse  envie  que 
ces  gens-là  coulent  sûr  nos  rondeurs?  Ils  sont 
féroces. 

L'un  d'eux,  une  espèce  de  héron  doucereux. 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  39 

me  demandait  un  jour:  «  Combien  y  eut-il  de 
gros  tués  pendant  la  guerre?  »  Et  son  long  nez, 
qui  remuait  au  vent,  menaçait  mon  nombril  ainsi 
qu'une  baïonnette. 

C'est  dans  les  administrations  qu'on  voit  le 
mieux  ce  qu'il  en  coûte  de  faire  envie  à  ceux  qui 
font  pitié.  Il  faut  entendre  le  ricanement  de  tous 
ces  malingres  en  cage,  tandis  qu'ils  se  renvoient 
un  gros  contribuable  de  guichet  en  guichet,  comme 
un  ballon.  Il  n'est  point  de  victime  plus  agréable 
à  ces  malfaisants  de  profession.  Cela  n'est  encore 
rien,  car  notre  placidité  surnaturelle  a  toujours 
raison  de  leurs  procédés,  et  généralement,  le  sou- 
rire lunaire  du  patient  laisse  le  bourreau  bavant 
de  rage  dans  son  encrier,  tandis  que,  sous  les 
cent  kilos  vainqueurs,  craque  joyeusement  le  plan- 
cher des  ministères  et  que  l'huissier  à  chaîne  mur- 
mure 

—  ((  Ce  n'est  pas  possible,  on  a  dû  lui  ouvrir 
le  portail  aux  voitures!  » 


40  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

Toid  cela,  vous  cKs-je,  n  «at  rien  et  ks  maigres 
nous  font  bien  autrement  expier,  quand  ik  ie  peu- 
vent, cette  aix^xleur  qui  les  offusque. 


m* 


II  m'arrivait,  claies  jma  jeunesse,  comme  1  i&ià 
le  monde,  de  perdre  ma  place.  J*en  ckerchais  une 
autre.  Une  iok,  ayant  couru  tout  Paris,  reniflé  la 
cire  et  le  papier  d'emballage  de  tous  les  magét- 
sins  du  Sentier,  torché  de  mes  grosses  épaules  les 
gras  corridors  des  Halles,  je  comparus  devant 
M.  Sagnimorte,  directeur  d'une  succursale  d'as- 
surances, à  qui  l'on  m'avait  recommandé.  M.  Sa- 
gnimorte était  un  gringalet  de  l'espèce  myope  eî 
crépue.  Il  ressemblait  à  un  cornet  cfe  crème  au 
chocolat  que  chevaucherait  un  binocle.  Je  crois 
bien  que  je  n'ai  de  ma  vie  rencontré  un  homme 
aussi  méchant.  Il  me  tendit  d'abord  la  main  et 


LE  MARTYRE  DE   L'OBÈSE  4â 


me  £t  asseoir.  Je  lui  xzcmAaà  mes  tribulations 
qu'il  écouta  d'un  air  sympathique  et  pénétré. 

—  Vous  êtes  vraiment  dans  la  misère  ?  me 
demanda-t^îl. 

—  Autant  qu'on  peut  l'être,  monsieiff.  Depuis 
une  semame,  je  me  nourris  chaque  jour  d'une 
miche  et  d'un  bâton  de  chocolat.  C'est  un  affamé 
qui  vous  demande  du  travail  et  du  pain... 

Alors,  faisant  craquer  les  os  de  ses  doigts,  il 
se  mit  à  rire,  braqua  sur  moi  son  visage  pointu, 
6t,  le  doigt  tendu  vers  mon  ventre: 

' —  Vous  avez  des  réserves,  dit-il.  Maigrissez, 
et  revenez  me  voir.  Il  nous  faut  des  hommes  actifs 
et  non  point  des  poupards  ! 

Il  ouvrit  une  porte  et  me  poussa  dehors.  Jamsûa 
je  m'ai  pleuré  comme  dans  cet  escalier. 

J'ai  revu  plus  tard  M.  Sagnimorte.  Il  était 
ruiné.  J'avais  fait  fortune.  Mon  ventre  était  devenu 
un  ventre  doré.  Je  ne  suis  pas  un  ingrat.  M.  Sagni- 
morte est  concierge,  mamtenant»..  concierge  d'un 


42  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

immeuble  qui  m'appartient,  avenue  de  Wagram. 

Quelquefois  je  vais  le  voir  dans  sa  loge  et  je 
lui  rappelle  notre  histoire.  Je  le  regarde  avec  une 
implacable  bonhomie.  Il  sourit,  tandis  qu'une 
nappe  de  bile  se  répand  sous  sa  peau,  depuis 
son  col  rond  de  larbin,  jusqu'à  la  mousse  d'œuf 
battu  de  ses  cheveux,  qui  ont  blanchi  dans  les 
travaux  du  cordon... 

Ce  plat-là,  je  l'ai  mangé  froid,  n'est-ce  pas, 
messieurs?  Et  je  le  savoure  encore.  Que  voulez- 
vous?  on  nous  rend  haineux,  à  la  longue,  nous  qui 
naissons  inofFensifs  et  débonnaires!  C'est  leur 
ouvrage,  à  tous  ces  farceurs  dont  les  moqueries 
nous  enragent  et  qui  sont  si  contents  de  leur  esprit, 
si  contents  qu'ils  ne  voient  pas  nos  bon  yeux,  nos 
yeux  de  goret,  flamber  parfois  de  colère,  ainsi 
que  des  yeux  d'ours. 

Je  me  laisse  emporter  par  les  mots.  Au  fond, 
la  bonhomie  n'est  pas  affaire  de  volume.  Je  con- 
nais des  philanthropes  décharnés,  jaunes  comme 


LE   MARTYRE   DE   l'obÈSE  43 


des  coîngs  dans  l'armoire  d'une  vieille  fille,  et  qui 
posent  avec  tendresse,  sur  le  prochain,  les  regards 
de  leurs  yeux  vitreux. 

A  boire,  garçon!  Autant  de  demis  que  3e 
clients.  Rions  et  plaisantons.  Cela  vaut  mieux, 
est-ce  vrai?  Pour  moi.  j'aime  à  égayer  ceux  qui 
m'entourent,  et  l'on  m'a  toujours  considéré  comme 
un  fameux  bbute-en-train.  C'est,  entre  nous,  l'avis 
de  certaine  personne  -  chut!  -  qui  prend  à  me 
regarder  vivre  le  même  plaisir  qu'éprouvent  les 
enfants  aux  cabrioles  de  Fatty. 

Après  tout,  elle  a  raison.  L'obèse  est  la  gaîet? 
du  monde,  surtout  lorsqu'il  se  met  en  tête  de  mai- 
grir. Cela  m'est  arrivé  comme  aux  autres,  et. 
comme  eux,  j'ai  tout  essayé. 


IV 


D'aboTfrf  les  drogues.  J'ai  pris  dès  pilules  répur 
gnaiîtes  à  la  vue  comme  des  yeux  de  chats  étran- 
glés, puis  un  liquide,  qui  avait  l*odeur  de  la  boue 
et  le  goût  de  Thuile  de  lanpe.  J*y  gagnai  une 
maladie  de  foie  et  un  teint  de  citron.  Jamais, 
depuis  Ibrs,  je  ne  passais  devant  une  pharmacie, 
sans  qu'une  sueur  froide  ne  me  coulât  entre  les 
omoplates.  Cependant,  je  croyaisF  avoir  maigri  : 
illusion  d'optique,  due  à  la  couleur  de  ma  peau, 
fliétrie  par  le  poison...  La  bascule  aveugle  que  je 
consultai'  ne  s'y  trompa  point;  j'avais  pris  deux 
kilos  d*une  graisse  jaunâtre,  qui,  heureusement, 
fondit  aux  premières  çhaleurçt 


46  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

Je  me  laissai  conduire  dans  un  hammam.  La 
chaleur  m'oppressait  au  point  de  me  tenir  boucie 
bée  comme  un  poisson  sur  le  sable.  Des  citoyens 
dénués  de  graisse  et  de  pitié  et  qui,  sans  doute, 
allaient  en  ces  lieux  pour  voir  souffrir  les  poids 
lourds,  me  regardaient  d'un  œil  sec.  Je  haletais 
sous  le  peignoir  de  laine.  Les  miroirs,  dans  leurs 
cadres  mauresques,  me  renvoyaient  l'image  d'une 
tomate  énorme,  huileuse  et  mouvante.  La  sueur 
me  noyait  les  yeux.  Je  résistais.  Les  cheveux  col- 
lés, la  langue  pendante,  je  régnais,  comme  un 
Neptune  dérisoire,  sur  mes  propres  eaux  dont 
j'inondais  au  moindre  mouvement  le  carrelage  du 
bain  turc. 

Puis  ma  force  s'en  allait.  Je  regagnai  msi 
cabine  en  chancelant.  Des  garçons  brutaux  s'ef-» 
paraient  du  costaud  dégonflé  et  l'étendaient  sur 
un  lit.  Enfin,  massé,  pincé,  passé  au  crin,  étrillé, 
assommé  de  claques,  je  sortais.  Une  soif  dévo- 
rante me  jetait  dans  une  brasserie  exploitée  de 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  47 

l'autre  côté  de  la  rué  par  le  tenancier  des  bains, 
comme  je  le  sus  plus  tard.  C'est  là  que  la  clientèle 
martyre  venait  se  refaire  et  se  consoler.  Elle 
venait  en  courant  entonner  la  bière  fraîcHe  et 
mousseuse,  reprenait  sans  retard  son  humidité 
naturelle  et  son  poids  normal.  Je  garde  de  ces 
expériences  un  souvenir  assez  agréable,  car  la 
bière  était  excellente.  Je  les  eusse  certainement 
prolongées,  si  l'implacable  bascule  ne  m'avait  tout 
à  coup  révélé  un  nouvel  excédent  de  bagage. 

Alors  commença  pour  moi  l'ère  de  la  gymnas- 
tique suédoise.  Chaque  matin  me  voyait,  nu 
comme  un  bel  œuf  rose,  au  milieu  de  mon  salon. 
La  pantomime  commençait  :  j'étais  un  prophète 
battant  l'air  de  ses  bras,  puis  im  Bouddah  s'ac- 
croupissant  pour  remonter  avec  lenteur  vers  le 
ciel;  puis,  couché  sur  le  tapis,  un  noyé  qui  tend 
ses  orteils  hors  de  l'eau,  puis  Adam  étendant  les 
bras  pour  savoir  s'il  pleut;  je  roulais,  je  rampais, 
bondissais  et  je  n'étais  plus  ensuite  qu'un  gémis- 

4 


48  LE   MARTYRE   I>E    L'OBÈSE 

saal  catalogue  <îe  toutes  les  espèces  de  courbu-^ 
tures  connues  depuis  les  premiers  âges  de  rhuma* 
nité. 

Cette  fois-là,  je  maigris  un  tout  petit  peu.  D'a3- 
leurs  je  croyais  avoir  beaucoup  changé  ;  autre  illtt^ 
sion  d'optique»  que  j'entretenais  vis-à-vis  de  moi- 
même  avec  une  mauvaise  foi  complaisante.  J«f 
plaçais  ma  figure,  pour  la  regarder,  dans  cet  éclai- 
rage coupant,  où  les  photographes  placent  ïel 
clients  épris  de  peinture  hollandaise,  cet  éclairage 
vertical  qui,  atténuant  les  lumières,  épaississant 
les  ombres,  donnerait  à  une  motte  de  beurre  l'as- 
pect d'un  visage  de  Rembrandt.  Ainsi  je  confé- 
rais à  mes  traits  un  caractère  qui  m'enchanta,  jus- 
qu'au jour  où  je  mis  le  pied  sur  la  fatale  bascule... 

Alors,  je  me  fis  jeûneur  et  vécus  dans  l'aus- 
térité, la  faim,  l'inertie  et  la  macération.  Plus  de 
diocolat  du  matin!  Plus  de  toasts  beurrés I  Je 
me  privais  de  tout,  je  mangeais  sans  boire,  je 
vivais  de  viandes  grillées  et  de  croûtes  de  pain, 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  <9 

Mon  sommeil  fut  compté  comme  celui  d'un  for^ 
çat.  Ce  fut  atroce  :  je  me  reprochais  ua  bon  repars 
une  grasse  matinée,  un  verre  de  chambeitin, 
comme  une  imprudence  sans  remède. 

Durant  les  six  semaines  que  dura  celte  abomi" 
nation,  je  passais  comme  un  loup  affamé  devant 
mes  restaurants  favoris  et  je  fuyais  tout  le  jour 
mon  appartement,  de  peur  que  l'envie  de  dormir 
ne  fût  plus  forte  que  ma  volonté. 

Un  jour,  je  m'assis,  la  faim  au  ventre  et  noyé 
de  fatigue,  à  la  terrasse  d'un  café.  Un  couple 
passa;  la  femme  sourit  et  je  l'entendis  qui,  me 
montrant  du  regard  à  son  compagnon»  murmu-^ 
rait  : 

— -  En  voila  un  qui  ne  doit  pas  se  priver! 

Ce  fut  une  leçon. 

Je  ne  me  privai  plus,  en  efFet.  Alors,  je  m'aper- 
çus que  les  régimes,  s'ils  ne  font  pas  maigrir, 
empêchent  du  moins  d'engraisser.  Je  me  mis  aus- 
sitôt à  enfler  comme  ime  bosse  sur  un  front»  sous 


50  LE    MARTYRE    DE    l'obÈSE 

les  regards  des  témoins  stupéfaits.  Jusqu'alors 
j'étais  potelé,  pas  davantage.  Il  me  fallut  moins 
d'un  an  pour  atteindre  au  point  oii  vous  me  voyez. 
Alors  ce  fut,  en  son  genre,  admirable.  Je  ne 
pouvais  plus  rencontrer  un  ami,  après  un  mois 
d'absence,  sans  qu'il  levât  les  bras  au  ciel  et 
demeurât  béant,  à  la  vue  de  mes  joues  : 

—  Si  vous  voyiez  mes  fesses!  m'écriais-je 
furieux. 

Mais,  après  un  ahuri,  c'en  était  un  autre;  et 
tous  arrivant  avec  le  même  compliment  sur  le^ 
lèvres  : 

' —  Ah!  bien  vrai!  ce  que  vous  engraissez! 

Les  maigres,  naturellement,  y  apportaient  une 
verve  et  une  chaleur  tout  à  fait  réconfortantes. 
En  général,  ils  trouvaient  dans  l'inépuisable  fonds 
de  leur  gaieté,  quelque  gracieuse  épigramme 
comme  ceci  : 

—  Vous  faites  la  pige  au  Panthéon! 
Ou  cela  : 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  51 

—  J'avais  entendu  dire  que  toutes  les  mines 
flottantes  étaient  repêchées. 

Ou  encore  : 

—  Etes-vous  sûr  d'être  prêt  pour  la  mî-ca- 
rême? 

J'accueillis  ces  espiègleries  avec  un  sourire  à 
la  Deibler.  Je  voyais  rouge,  positivement. 

Cependant,  je  m'avisai  d'une  réponse  qui  me 
vengerait  de  mes  plaisants  amis.  A  peine  le  qui- 
dam décharné  achevait-il  son  invariable  :  «  Vrai, 
ce  que  vous  engraissez!...  »  et,  à  peine  avais-je 
répondu  mon  vague  :  «  Oui,  ça  va...  ))  que,  fei- 
gnant une  surprise  apitoyée,  j'ajoutais,  en  regar- 
dant mon  homme  bien  dans  les  yeux  : 

—  En  effet,  je  grossis;  par  contre,  mon  cher, 
je  suis  bien  fâché  de  vous  voir  une  mine  si  défaite. 
Ce  n'est  peut-être  rien...  Vous  devriez  tout  de 
même  voir  le  médecin. 

Je  connus  de  la  sorte  des  minutés  assez  agréa- 
bles, et,  même,  je  crois  bien  que  deux  ou  trois 


52  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

poules  mouillées  tombèrent  malades  tout  de  bon. 

D*aiIIeurs  tout  cela  devait  finir.  La  surprise  des 
gens  ne  dura  point.  Mon  développement  cessa, 
comme  par  miracle,  le  jour  où  chacun  le  croyait 
devenu  chronique. 


r* 


Grâce  au  ciel,  je  pus,  plusieurs  mois  de  suite, 
habiter  le  même  pantalon,  le  même  faux-col,  le 
même  gilet.  Toute  cette  phase  (que  l'on  pourrait 
appeler  aérostatique)  de  mon  existence,  je  la  pas- 
sai dans  les  salons  d'essayage,  et  mon  tailleur 
ébahi  en  avalait  ses  épingles.  Sans  compter  que 
mon  cas  épuisait  ses  euphémismes. 

—  Monsieur  est  un  peu  fort,  disait-il,  tout 
d'abord. 

Puis  il  changea  : 

—  Monsieur  est  fort...  Monsieur  est  très  fort..* 
Monsieur  c^  pmssant... 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  53 

Puissant,  il  s'en  tint  là.  Ce  firt  la  cîernîèM 
goutte  de  son  eau  bénite.  Après  cela,  il  prit  mes 
înesures  en  silence,  comprenant,  soudain,  que  d'un 
adjectif  à  l'autre,  il  en  viendrait  bientôt  à  m< 
îfire  :  «  Monsieur  est  formidable...  Monsieur  e^ 
phénoménal...  Monsieur  est  répugnant...  » 

J'en  changeai  d'ailleurs  bientôt.  Tous  me  wié^ 
contentèrent,  ainsi  que  tous  les  médecins  déçoivenï 
les  incurables.  Je  fuyais  particulièrement  les  sages 
qui  me  conseillaient  des  coupes  à  la  papa  et  m'ai^ 
rachaîent  de  la  sorte,  avec  rudesse,  le  bandeaiï 
que  je  m'enfonçais  sur  les  yeux? 

Le  plus  fort  est  qu'on  se  laisse  toujours  prendre 
a  l'espoir  que  tel  vêtement,  vu  dans  une  vitrine 
(m  sur  le  dos  d'un  comédien,  vous  ((  îrà  pas  mal  y>4 
lia.  chimère  commence  à  s*enfuir  au  moment  (ht 
premier  essayage. 

Lé  salon  d*essayageT  Ah!  la  Belle  înventîdfi^ 
avec  ses  psychés  et  ses  lumières  crues,  qui  ne 
Inénagent  aucune  illusion,  qui  étalent  aux  yeux  éi 


54  LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE 

patient  consterné  ce  qu'il  feint  de  ne  plus  voir 
depuis  des  semaines  et  des  mois! 

Brusquement,  dans  un  pan  de  miroir,  on  aper- 
çoit ce  dos  spacieux  comme  une  armoire  de 
famille,  et  cette  nuque  capitonnée,  dont  les  losan- 
ges de  chair  mastic  ressemblent  aux  coussins  des 
wagons  de  première  classe,  et  ce  derrière  qui 
s'épanouit  sous  l'étoffe  et  la  tend  ainsi  que  la  soie 
d'un  parapluie.  Le  profil  n'est  pas  plus  heureux 
qui  montre  la  courbe  d'un  ventre  en  forme  de 
proue  et  des  bajoues  dont  la  vue  procure  à  chaque 
expérience  les  joies  d'une  découverte... 

Pour  comble,  on  garde,  en  général,  son  vieux 
pantalon  et  son  vieux  gilet  pour  essayer  la  veste 
neuve;  jamais  les  bosses  des  genoux  ne  vous  ont 
paru  si  désolantes  et  jamais  l'inévitable  boudin 
du  justaucorps  ne  vous  désobligea  de  la  sorte. 

Le  vêtement  moderne,  voilà  l'ennemi!  Vivent 
le  péplum  et  la  toge!  J'aspire  au  retour  des 
moeurs  antiques,  sauf  en  ce  qui  concerne  l'auto  et 
les  cocktails. 


LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE  55 

Je  ne  devrais  point  parler  de  cocktails  en  cette 
ville  où,  sans  vous  offenser,  on  boit  des  apéritifs 
qui,  depuis  l'inauguration  de  la  tour  Eiffel,  se 
sont  un  peu  démodés.  Mais  la  bière  est  fraîche 
et  je  ne  sais  pas,  en  Europe,  un  endroit  plus 
aimable  que  la  terrasse  de  ce  café,  éclairant  de 
tous  ses  feux  les  tables  vertes,  les  chaises  de  rotin, 
la  toile  blanche,  rouge  et  festonnée  de  sa  mar- 
quise, tandis  que  la  rue  axix  pavés  pointus  se 
perd,  sous  nos  yeux,  dans  la  ténèbre  des  nuits 
provinciales.  Le  poète  a  dit  vrai  :  voilà  le  bon- 
heur, messieurs.  A  votre  santé,  et,  s'il  vous  plaît, 
à  demain. 


Si,  si,  vous  me  remplissez  de  joîe.  Vraiment, 
mon  récit  vous  intéresse >  Ah!  monsieur,  parler 
d'elle  est  ma  seule  consolation!  et,  puisque  nous 
avons  la  chance  ce  soir  de  nous  trouver  seuls... 

Où  en  étais-je?...  A  Londres?...  Oui...  Elle 
vint  à  l'heure  dite.  Je  la  vis  descendre  d'un  taxi, 
juste  en  face  du  compartiment  où  je  l'attendais. 
Elle  paya  très  vite  et,  m'ayant  aperçu,  pénétra 
lestement  dans  le  wagon  : 

—  Vous  avez  les  tickets,  dît-elle.  C'est  bien, 
vous  êtes  un  bon  gros. 

Le  lendemain  nous  sortions,  elle  et  moi,  à  sept 
heures  du  matin,  de  la  gare  du  Nord. 


58  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

Tout  ie  long  du  voyage,  et  durant  la  traversée, 
je  lui  avais  fait  une  cour  empressée  et  plaintive. 
Hélas  !  sans  éloquence  !  Je  ne  trouvais  en  moi  que 
des  mots  plats,  ainsi  que  les  traversins  d'un  hôtel 
meublé.  C'est  le  langage  de  l'amour  véritable, 
et  je  le  parlais  pour  la  première  fois... 

A  présent  que  je  juge  les  choses  avec  un  peu 
dé  recul,  je  me  demande  comment,  en  l'espace  de 
trois  heures,  un  homme  peut  aller  passer  d'une 
brave,  simple  et  saine  concupiscence  à  ces  trans- 
ports de  calicot  élégiaque.  Cela  est  pourtant. 
Vous  me  direz  que  cela  se  rencontre  surtout  dans 
les  romans.  Mais  vous  vous  trompez  si  vous  croyez 
qu'il  en  va  autrement  dans  la  vie. 

J'en  puis  parler,  moi,  qui  après  dix  années 
d'une  camaraderie  sans  arrière-pensée,  durant  les- 
quelles cette  femme  ne  m'avait  pas  plus  caché 
les  recoins  de  son  âme  que  le  creux  de  ses  aisselles, 
j'en  devins  amoureux  entre  l'heure  du  thé  et 
celle  du  dîner!  A  cinq  heures,  elle  eût  pu  sortir 


LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  59 

I  

du  bain  devant  moi  sans  que  peut-être  sa  nudité 
me  troublât  plus  que  l'image  de  la  nymphe  répu- 
blicaine que  voici,  gravée  sur  la  bande  de  ce 
paquet  de  tabac.  Nous  étions  des  copains,  et  je 
vous  le  dis  parce  que  c'est  vrai.  A  huit  heures  et 
demie,  dans  le  wagon-restaurant  du  rapide  Lon- 
dres-Folkestone  je  dînais,  sans  appétit,  en  face  de 
la  même  femme  —  et  je  l'adorais! 

Ce  soir-là,  et  la  nuit  qui  suivit,  j'ai  parlé  pour 
six  mois.  Je  n'ai  pas  eu,  depuis,  besoin  de  changer 
ou  d'ajouter  un  mot  à  mes  paroles. 

Elle  avait  tout  de  suite  commencé  son  jeu,  tan- 
tôt l'éclat  de  rire,  tantôt  le  sourire  et  le  regard 
en  coulisse,  sous  les  cils  baissés.  Je  me  méfiais, 
vous  pouvez  le  croire,  et  de  cette  fenmie  plus  que 
d'aucune  autre.  Elle  aimait  son  mari,  et  je  le 
savais.  Notre  fuite  ne  devait  être,  tout  bien  pesé, 
qu  un  comédie  de  femme  jalouse  qui,  le  lende- 
main, recouvrerait  un  sang-froid  de  vieil  avoué. 
Sûrement,  à  l'heure  de  la  réconciliation,  on  ferait 


60  LE    fvlARTYRE   DE   L'OBÈSE 

appel  à  ma  vieille  camaraderie;  un«  fois  de  plus, 
on  échangerait  le  baiser  de  concorde  à  l'ombre 
de  mon  amicale  mappemonde.  Mais  alors,  pour- 
quoi se  donnait-elle  la  peine  de  m'émoustiîler  avec 
son  sourire  et  ses  yeux  tendres. 

Pourquoi,  vous  le  demandez? 

Eh!  fichtre!  pour  le  plaisir  de  tourner  la  tête 
à  un  brave  garçon,  en  vraie  gamine  qu'elle  était. 
Cela  n'était  assurément  ni  bien  rare,  ni  bien  nou- 
veau. Quel  honune,  à  notre  âge,  ignore  ces  véri- 
tés? Je  me  les  répétais,  très  inutilement.  Une  fois 
pris,  on  l'est  bien,  et  j'étais  en  train  de  m'en 
apercevoir. 

Elle  voulut  passer  la  Manche  sur  le  pont  du 
bateau,  et,  comme  «lie  avait  un  peu  froid,  elle 
se  fit,  durant  le  passage,  dorloter  comme  une 
petite  fille*..  Bref,  lorsque  nous  nous  quittâmes,  à 
la  gare  du  Nord,  elle  pour  se  rendre  chez  une 
parente,  à  Passy.  moi,  pour  regagner  mon  domi- 
cile, j'étais  à  peu  près  toqué. 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  61 


« 

** 


Je  la  mis  dans  une  voiture  et,  le  cœur  gros,  je 
me  fis  conduire  chez  moi.  La  vue  de  mon  inté- 
rieur me  rendit  un  peu  de  calme.  Il  y  avait,  dans 
cet  appartement,  mille  souvenirs  d'un  bonheur 
bcorgeois,  d'xm  sage  bonheur,  fait  de  toutes  les 
petites  manies  d'un  gros  célibataire.  On  est  heu- 
reux ou  malheureux,  selon  son  poids.  Je  soutiens 
qu'au-dessus  de  quatre-vingt-dix  kilos,  un  homme 
ne  peut  rien  éprouver  d'étriqué  ou  de  mesquin, 
Seuls*  les  gros  me  comprendront. 

Ainsi  conmie  il  arrive  parfois,  la  raison  m'était 
rendue  par  le  décor  familier  de  mon  existence. 
Il  me  semblait  que,  parmi  ses  témoins  ordinaires, 
elle  devait  reprendre  son  cours.  Assis  dans  un 
fauteuil  de  cuir  je  songeais  à  ces  choses.  Mon 
valet  de  chambre  ne  paraissait  pas  trop  malheu- 
reux d'un  retour  qui  Fallait  priver  de  son  cinéma 
quotidien.  Il  me  trouvait  bonne  mine  —  naturel- 


62  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

lement.  Mais  tandis  qu'il  me  tendait  mon  pyjama, 
je  pensais  : 

—  Je  vais  revenir  gentiment  à  mon  tran-tran, 
à  ma  brave  existence  de  bouffi  sympathique  et 
pas  contrariant. 

Après  tout,  je  devais  laisser  im  vide.  Les  anus 
de  jeunesse  ne  se  •  remplacent  pas,  et  les  miens 
commençaient,  bien  sûr,  à  trouver  que  les  gros 
garçons,  bons  buveurs,  égaux  de  caractère  et  tou- 
jours prêts  à  la  vadrouille,  sont  toMt  de  même,  a 
Paris,  moins  nombreux  que  les  tapeurs  et  ks 
mufles.  Oui,  bien  sûr,  ils  m'attendaient.  J'irais 
le  soir  même  au  Chatham.  Déjà,  j'entendais  ce 
vieux  Rouquayrol  s'écrier  à  ma  vue  : 

—  On  l'aime  trop  pour  tuer  le  veau  grasî 
Et  Michel  ajoutait  entre  deux  bouffées  de  cigare  : 

—  Pour  célébrer  son  retour,  nous  allons  en 
embrasser  chacun  un  morceau. 

Tels  sont  mes  amis.  Ils  n'épargnent  pas  ma 
graisse,  car  ils  sont  honunes  et  parcet  qu'on  leuï 


LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  63 

trouve  de  l'esprit.  Mais,  tels  quels,  je  les  aime... 

Et  les  nuits  à  Montmartre,  ces  nuits  que  rem- 
plissait l'innocent  plaisir  d'entendre  le  bruit  des 
bastringues  et  de  confesser  au  champagne  de 
petites  courtisanes  merveilleusement  bornées.  Tous 
les  maîtres  d'hôtel,  tous  les  portiers  et  tous  les 
chaufreurs  nocturnes  de  la  rue  Pigalle  me  con- 
naissent par  mon  petit  nom.  Les  trafiquants  de 
cocaïne  me  haïssent  parce  que  mon  air  florissant 
et  les  pivoines  de  mon  teint  font,  par  l'exemple, 
du  tort  à  leur  commerce.  Tout  cela  est  loin,  et  je 
me  demande  si  je  reverrai  jamais  les  halles  mati- 
nales où,  suivant  ce  goût  des  traditions  que  vous 
me  connaissez,  je  menai  souvent  le  chœur  de  mes 
compagnons. 

Ah!  monsieur,  cela  me  fend  le  cœur  de  parler 
de  ces  choses.  Comme  j'étais  heureux!  Et  je 
l'ignorais.  Maintenant  j'ai,  pour  mes  fauteuils  de 
cuir,  pour  mes  sombres  armoires,  pour  mon  pot  a 
tabac,  le  cœur  d'un  exilé.  Je  ferme  les  yeux  eî 

5 


64  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

je  VOIS  les  tapis  épais,  le  divan,  les  livres;  cela 
me  semble  beau  comme  les  châteaux  des  romans, 
beau  comme  les  intérieurs  qu'on  imagine  et  que 
remplit  un  silence  calfeutré.  Souvent,  je  pense  à 
cela,  le  matin,  dans  les  chambres  d'hôtel,  en  ver- 
sant l'eau  du  triste  broc  de  faïence,  et  je  renifle 
pour  ne  pas  pleurer. 

Pour  revenir,  je  vous  parlais  de  mes  amis.  De 
pressentir  les  dangers  de  l'aventure  où  je  m'en- 
gageai, m'attachait  davantage  aux  témoins  de  ma 
béate  et  confortable  félicité. 

—  Allons,  c'est  dit,  pensai-je,  j'irai  les  rejoin-^ 
dre  ce  soir,  ou  mieux  :  à  l'instant  même... 

Je  commençai  à  m'habiller.  On  sonna. 
C'était  elle,  très  calme  : 

—  Mon  mari  est  revenu,  dît-elle. 

—  Ah! 

—  Il  n'a  pas  hésité...  Une  demi-heure  après 


LE   MARTYRE    DE    L'OBÈSE  65 


son  arrivée,  il  sonnait  chez  ma  tante.  Elle  luf  a 
persuadé  que  je  n'étais  point  dans  la  maison. 
J'étais  dans  une  chambre  voisiner  j'ai  tout  en- 
tendu... 

Elle  rit  nerveusement.  Mais,  de  ses  petites 
mains,  elle  pétrissait  son  mouchoir  et  je  voyais, 
lorsque  nos  regards  se  croisaient,  qu  elle  était  bien 
près  d'éclater  en  sanglots.  EJle  se  contmt  pour- 
tant, sembla  hésiter,  puis  finit  par  dire  : 

—  C'est  un  misérable  et  un  imbécile  par-des- 
sus le  marché.  II  ne  s'est  même  pas  douté  que  je 
pouvais  être  là,  de  l'autre  côté  d'une  porte,  et  il 
a  tranquillement  sorti,  pour  le  faire  admirer  à 
tante  Claudie,  son  précieux  cœur  d'homme,  son 
cœur  à  deux  compartiments  bien  clos  et  'bioï 
étanches,  l'un  pour  l'égoïsme,  l'autre  pour  là 
vanité... 

—  Au  fond,  dis-je,  vous  l'aimez  encore. 
Si  je  l'aimais,  je  n'aurais    pas    couru    le 
risque  d'entendre  ce  que  j'ai  entendu.  C'est  fini. 


66 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE 


—  Bah! 

—  Fini.  Ma  tante  l'a  réconduît  après  une 
conversation  qu'il  regrettera.  Je  l'ai  vu  remonter 
en  voiture.  Il  doit  me  chercher  partout. 

—  Très  bien,  fis-je. 

—  Comment,  très  bien?  Il  va  revenir.  Ce  n'est 
pas  un  sot.  Quand  il  aura  fait  le  tour  de  nos  rela- 
tions, il  retournera  là-bas...  Puis  fl  viendra  ici. 

—  Alors? 

_  Alors,  il  faut  quitter  Paris.  Je  viens  vous 

chercher. 

—  Ah!  pour  le  coup,  m'écriai-je,  c'est  trop 
fort!  Vous  me  ramenez  de  Londres  comme  une 
femme  de  chambre,  sans  me  demander  seule- 
ment si  je  préfère  la  traversée  par  Dieppe  ou 
par  Boulogne... 

—  Plaignez-vous    donc.    Vous    n'avez    pas 
même  eu  la  peine  de  préparer  votre  valise. 

—  Je  me  laisse  faire;  je  trahis,  en  somme,  un 
ami  d'enfance... 


t 


LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE  67 

—  Sî  je  VOUS  avais  écouté,  vous  l'eussiez 
manifestée  de  la  belle  façon,  votre  vieille  tendresse 

ur  ce  cher  ami. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  grognai-je.  Il  est  inu- 
tile de  me  rappeler  cette  humiliation  que  vous 
deviez  bien,  n'est-ce  pas?  à  im  homme  qui  vous 
aimait  et  qu'un  sentiment  de  loyauté  bien  com- 
préhensible... 

Je  bafouillais. 

—  Allons  donc,  dit-elle  en  riant,  vous  n'aviez 
jamais  pensé  à  moi.  Vous  me  croyez  donc  bien 
naïve?... 

—  Taisez-vous!  m'écriai-je,  assez  mécontent 
de  la  tournure  que  prenait  l'entretien. 

Et  j'ajoutai  : 

—  Vous  me  faites  jouer  im  rôle  qu'un  garçoiî 
franc  et  sans  malice  ne  peut  pas  accepter. 

Elle  prit  une  contenance  de  petite  fille  étonné^ 
et  craintive  qui  me  calma  un  peu.  S'en  aperçut- 
elle? 


68  LE   MARTYRE   DE   L*OB£SE 

i^  I    „  ,  — . 

—  Alors  vous  voudriez  me  laisser  partir 
iseule? 

—  Restez  a  Paris. 

—  C'est  impossible.  Je  vous  assuré  qu'il  arri- 
verait un  malheur...  Je  suis  prête  à  tout  plutôt 
que  de  retourner  avec  lui... 

—  Au  diable!  fis- je,  vous  ne  prétendez  tout 
de  même  pas  me  faire  passer  ma  vie  dans  une 
couverture  de  voyage. 

— -  J'y  passerai  bien  la  mienne,  dît-elle  avec 
simplicité, 

—  La  vôtre,  la  vôtre,  cela  vous  regarde!... 

Elle  pencha  la  tête,  monsieur,  je  vis  les  pau- 
pières se  baisser,  elle  sourit,  et  soudain  —  c'est 
à  peine  croyable!...  je  ne  fus  plus  qu'un  gros 
petit  garçon,  un  gosse  obéissant  et  timide,  qui 
s'en  alla  bien  sagement  faire  sa  valise.  Pourtant, 
un  scrupule  me  vint  : 

—  Que  va-t-on  croire >  dis-je.  Vous  serez 
«compromise,  cette  fois,  irrémédiablement. 


LE    MARTYRE    DE   L'OBÈSE  69 

\  

Elle  se  recoiffait  devant  mon  armoire  : 

—  Vous,  dit-elle,  vous! 

Et  je  reçus  l'éclat  de  rire  en  pleine  figure,  tout 
comme  mon  sosie  de  Hollande  recevait  ses  pom- 
mes cuites.  Et  l'adorable  petite  personne  ajouta  : 

—  Mon  mari  a  dit  à  ma  tante  :  «  Je  suis  tran- 
quille, elle  est  partie  avec  im  sigisbée  de  deux  cent 
vingt  livres!...  » 

Monsieur,  regardez-moi  :  je  ne  suis  ni  prompt, 
ni  méchant;  on  me  prendrait,  comme  on  dit,  une 
puce  entre  les  narines  sans  me  faire  éternuer.  Mais 
si  ce  moucheron  de  luxe,  sî  son  mari,  monsieur, 
avait,  à  cet  instant,  franchi  ma  porte,  je  te  l'eusse 
aplati  d'une  claque,  oui,  d'une  seule  claque  de 
cette  main-là  1... 

Mais  il  ne  vint  pas,  ou  bien  il  vint  trop  tard. 
Nous  étions,  elle  et  moi,  déjà  partis  pour  le  Caire^ 
Rien  que  ça,  ouï,  monsieur. 


70  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 


Dix  jours  après  notre  arrivée,  le  mari  descen- 
dait du  train  d'Alexandrie... 

Je  vous  dirai  seulement  que  cette  poursuite  dure 
depuis  six  mois.  Je  suis  parti  pour  le  tour  du 
monde  !  Ah  !  je  sais  lire  un  horaire  et  choisir  deux 
cabines!  Nous  avons  vu  le  Caire,  Alger,  Malaga, 
Barcelone,  la  Sardaigne,  Palerme,  Rome,  Ve- 
nise, Vienne,  Munich,  Wiesbaden,  Cologne, 
Amsterdam;  on  a  raillé  ma  bedaine  en  toutes  les 
langues  sans  que  j'en  perde  un  seul  pouce.  Ce 
ventre,  je  l'ai  farci  de  toutes  les  cuisines;  ce  teint 
rubicond  a  resplendi  aux  lumières  de  tous  les 
palaces  de  l'Occident. 

L'horrible  souvenir  que  celui  de  ces  larbins^ 
narquois  et  glacés,  et  dont  je  sentais  les  regards 
attachés  à  mon  fond  de  culotte.  On  me  prenait 
généralement  pour  un  acteur  comique.  Au  fait. 


LE    MARTYRE    DE   L*OBÈSE  71 

suis-je  autre  chose.  Est-ce  que  je  ne  suis  pas  en 
représentations,  que  dis-je?  ne  suis-je  pas  en 
tournée? 

La  situation  n'a  pas  changé.  Je  l'aîme  davan- 
tage, voilà  tout.  Chaque  jour  un  peu  plus.  Sur- 
tout depuis  que  nous  sommes  installés  ici  et  que 
je  n'ai  même  plus,  pour  me  distraire,  les  tribu- 
lations de  cette  existence  à  la  Philéas  Fogg,  qu'eKs 
m'a  fait  mener  depuis  vingt-cinq  semaines. 

Et  pourquoi  sommes-nous  ici?  Voilà  l'affaire  : 

C'est  pour  dépister  une  bonne  fois  le  mari,  qui, 
grâce  aux  renseignements  des  valets  de  tous  pays, 
avait,  jusques  aujourd'hui,  toujours  retrouvé  notre 
trace.  Il  est  vrai  que  je  ne  passe  jamais  inaperçu. 
Cependant,  la  sacrée  petite  roublarde  s'est,  un 
beau  jour,  avisée  que  la  défiante  province  fran- 
çaise protégerait  notre  fuite  plus  sûrement  que 
l'étranger  indiscret  et  vénal.  Elle  pense  à  tout; 
et  c'était  bien  juger... 

Nous  avons  semé  notre  homme  entre  Tours  et 


11  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

Blois.  II  nous  cherche,  sans  doute,  avec  l'aide  des 
cicérones,  dans  les  oubliettes  des  châteaux  de  la 
Loire. 

Voilà.  Vous  savez  tout.  Je  ne  vous  demande 
pas  si  vous  m'approuvez.  Ne  me  plaignez  pas  non 
plus.  Il  en  est  de  plus  malheureux.  Je  crains  sur- 
tout de  le  devenir  davantage.  C'est  l'avem'r  qui 
m'effraie...  Avez-vous  entendu  dire  que  la  pru- 
dence est  la  vertu  cardinale  de  l'éléphant? 


VI 


k 


La  sxiite  de  mon  histoire?  Il  n'y  a  pas  de  suite. 
Cependant  certains  détails...  Ce  sera  pour  un  autre 
soir,  monsieur,  un  soir  que  nous  serons  seuls.  Sont- 
ce  pas  vos  amis  que  j'aperçois,  traversant  la  place 
Cantinelli  et  se  dirigeant  vers  nous  ?  Ce  sont  eax. 
Ils  viennent  de  ce  pas  vif  et  posé,  avec  ces  visa- 
ges studieux  où  l'observateiu  reconnaît,  aux 
approches  d'un  café,  un  groupe  de  joueurs  de 
manille. 

%  Que  vois-je?  Au  hras  de  l'un  d'eux,  une  dame, 
une  triste  dame.  Sa  légitime,  dites-vous?  Bravo! 
Cet  homme  a  raison;  il  respecte  les  çotrtimies. 


74  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 


Avez-vous  observé  que,  sur  quatre  hommes  réu- 
nis autour  d'un  tapis  de  cartes,  il  en  est  toujours 
un  que  son  épouse  accompagne?  Un,  vous  dis-je. 
un  seul,  jamais  deux!  Pourquoi?  On  n'en  sait 
rien,  pas  plus  qu'on  ne  saura  jamais  pour  quelles 
causes  mystérieuses,  invariables  et  singulières,  les 
gens  sans  place  portent  toujours  des  parapluies, 
pourquoi  les  choristes  d'opéra  répètent  avec  leur 
pardessus  sur  le  bras  et  pourquoi  les  cuisiniers 
des  hôtels  s'ornent  la  lèvre  de  moustaches  tom- 
bantes. C'est  comme  cela,  et  nous  le  devons 
accepter. 

Ainsi  votre  ami  contribue  au  maintien  des  bons 
usages  :  il  nous  amène  sa  moitié.  La  pauvre  ! 
comme  elle  baisse  le  front...  La  perspective  d'une 
soirée  d'ennui  dans  le  brouhaha  des  soucoupes 
l'accable  par  avance.  Cela  aussi,  c'est  classique  : 
la  femme  de  votre  ami  a  des  sœurs  par  milliers 
sur  les  banquettes  de  tous  les  cafés,  dans  les  qua- 
tre-vingt-six départements;  ces  fidèles  compagnes, 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  75 

ayant  épluché  des  illustrés  qu'elles  connaissent 
par  cœur  bâillent  à  s'avaler  les  yeux;  puis,  sui- 
vant leurs  natures  diverses,  elles  rêvent  du  cinéma, 
du  dancing,  des  draps  frais  ou  du  cousin  Léon. 
De  temps  à  autre,  l'époux  passe  le  nez  au-dessus 
de  son  jeu  ouvert  en  éventail  :  ((  Désires-tu 
quelque  chose,  ma  chérie?  »  Si  elle  désire!  Tu  le 
sauras  trop  tôt,  malheureux;  joue  ton  manillon! 

Mais  chut!  les  voici. 

Messieurs,  madame...  Oui  madame,  le  gros 
Parisien  c'est  moi.  Garçon,  un  petit  banc!...  Moi, 
messieurs,  jouer?  Jamais!  je  ne  priverai  aucun  de 
vous  de  son  plaisir.  Faites  votre  partie.  En  atten- 
dant, nous  allons  bavarder,  n'est-ce  pas,  madame? 


* 


Et  cette  ombrelle  qui  vous  embarrasse...  Souf- 
frez que  je  vous  en  délivre.  Vous  portez  à  ravir, 
Madame,  la  plus  charmante  robe  d'organdi.  Je 


76  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

f  •  — ' 

m'y  connais.  Bien  souvent,  il  m' arrive  de  station- 
ner devant  les  étalages  des  couturiers;  aussi  mon 
compliment,  pour  humble  qu'il  soit,  n'est-il  psg 
tout  à  fait  l'hommage  d'un  profane.  Hélas!  je 
vois  à  votre  sourire  qu'il  vous  toucherait  davan-^ 
tage  s'il  vous  était  rendu  par  un  cavalier  plus 
décoratif.  Ne  vous  défendez  pas;  je  sais  ce  que 
vous  pensez.  Un  compliment  fait  toujours  plaisir; 
Encore  est-il  mieux  venu  d'un  aimable  compli-^ 
menteur.  Mais  la  galanterie  d'un  gros  monsieur 
n'est  guère  agréable  aux  petites  oreilles.  Bah! 
bah!  laissez  donc,  ne  protestez  pas,  vous  savez 
bien  que  je  dis  vrai.  Et  puis  j'ai  l'habitude  :  ni 
plaire  ni  déplaire,  être  tenu  à  l'écart  des  jeux 
du  flirt,  amuser  les  coquettes  et  rassurer  les  maris, 
c'est,  à  présent,  notre  sort  à  nous,  les  trop  vastes 
galants,  les  bons  gros  que  toutes  aiment  bien  et 
qu'aucune  n'aime  tout  court. 

Tout  cela  est  d'aujourd'hui,  madame,  tout  cela 
c'est  nouveau,  soyez-en  certaine. 


LE    MARTYRE    DE   l'OBÈSE  77 


lî  n'en  fut  pas  toujours  de  même.  Hé!  hé!  si 
nous  avions  vingt  ans  de  plus...  Je  m'exprime 
mal  :  s'iî  nous  était  possible,  comme  dans  les 
romans,  de  nous  reporter  à  vingt  ans  en  arrière, 
je  gage  que  vous  me  trouveriez  mieux  fait! 

Ouis  madame. 

Me  permettrez-vous  de  vous  apprendre  que 
l'embonpoint  des  messieurs  se  trouvait  fort  bien 
porté  aux  environs  de  l'Exposition  de  1900! 
C'est  à  ce  moment  en  vérité,  qu'il  fût  à  la  mode 
pour  la  dernière  fois.  Les  tailleurs  travaillaient  à 
notre  avantage.  Le  chic  n'était  pas  alors,  je  vous 
en  donne  l'assurance,  de  montrer  des  épaules  en 
goulot  de  Sciint-Galmier!  De  même  que  les  fem- 
mes eussent  rougi  de  paraître  plates,  les  hommes 
tâchaient  de  ne  pas  avoir  l'air  dégingandés. 
Jamais  la  société  n'a  semblé  si  bien  nourrie  ;  c'était 
le  prince  de  Galles,  l'appétissant  Edouard  VIL 
qui  donnait  le  ton,  et  non  pas  comme  à  présent 
vos  danseurs  argentins  et  serpentins. 


78  LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE 

En  ces  temps  bénis,  il  ne  s'agissait  pas  d'égaler 
en  plate  longueur  des  métèques  couleur  de  laitue 
ou  de  plonger  dans  les  parquets  luisants  des  dan- 
cings le  reflet  de  jambes  échassières.  On  aimait 
la  rondeur  au  temps  de  la  Grande-Roue!  Tous 
vos  chéris,  mesdames,  les  Carpentier  comme  les 
Charlie  Chaplin,  n'auraient  pas  pesé  lourd  quand 
les  béguins  allaient  à  Caruso  et  à  Paul  Pons.  C'est 
de  l'histoire,  cela! 

Ah!  les  femmes  de  1900!  Elles  ne  dédai- 
gnaient pas  le  biceps,  les  pectoraux,  l'encolure. 
Quand  un  homme  plaisait,  elles  ne  disaient  pas  de 
lui,  comme  vous  dites  maintenant  :  «  Il  a  le  genre 
américain  ».  On  disait  tout  simplement:  ((  C'est 
un  bel  homme  ». 

Un  bel  homme,  cela  signifiait  :  im  homme  un 
peu  là;  poil  vainqueur,  gilet  bombé,  chaîne  de 
montre  comme  le  petit  doigt,  gibus  incliné,  œil 
farce  —  et  fume-cigare  en  bataille.  Cela  signi- 
fiait qu'un  gaillard  solide,  bon  buveur,  un  peu 


LE   MARTYRE    DE    L'OBÈSE  79 

vulgaire,  ne  faisait  pas  peur  à  des  dames  fières 
elles-mêmes  d'un  corsage  ferme  et  bombé.  Elles 
avaient  de  la  hanche  et  du  téton!  Les  médecins 
ne  leur  avaient  pas  encore  persuadé  que  le  vin  est 
un  poison.  Et,  quant  aux  mâles,  on  admirait  par- 
tout, même  dans  les  salons,  ceux  auxquels  trois 
nuits  de  noce,  de  débauches  et  de  baccarat  lais- 
saient des  yeux  brillants,  un  teint  rosé  et  des  reins 
solides... 

Vous  souriez!  Le  passé  fait  toujours  sourire. 
Mais  ce  portrait  qui  vous  amuse,  ô  jeunesse,  c'était 
il  y  a  quelques  lustres  celui  de  Don  Juan,  et  tout 
le  monde  trouvait  cela  très  bien,  surtout  les  gros 
mjessieurs.  Ah!  vos  gringalets  ont  pris  leur  re- 
vanche. Mais  alors  il  fallait  les  voir  chez  le  tail- 
leur! II  fallait  les  entendre  gémir  :  «  Etoffez-moi 
ce  veston,  garnissez  les  épaules,  capitonnez  la 
poitrine...  »  On  voyait,  dans  les  gares,  des  pano- 
ramas de  stations  balnéaires  ou  climatériques,  célé- 
brant les  ((  cures  de  développement  ».  Les  per^ 

6 


80  LE  MARTYRE   DE  L'OBÈSE 

sonnes  pâles  se  gavaient  de  pilules.  Tout  le  mcmde 
voulait  ressembler  à  Tarride  ou  à  Dumény^  qjuî 
n'avaient  pas  ces  figures  en  lame  de  couteau  de 
votre  Signoret  et  de  votre  André  Brûlé!  Et  les 
petits  crevés  d'alors  se  donnaient  autant  de  mal, 
pour  s'arrondir,  que  les  enflés  d'à  présent  s'en 
donnent  pour  entrer  dans  les  complets  étriqués  à 
un  bouton  sur  le  ventre. 

Je  ne  dis  pas  cela  pour  votre  mari,  qui  est  un 
galant  homme  et  fort  bien  tourné.  Mais  une  femme 
doit  me  comprendre  si  je  prétends  que  la  mode 
devrait  bien  changer  de  temps  à  autre,  pour  nous 
comme  pour  elle.  Chacun  son  tour,  que  diable! 

Tenez,  sous  Louis  XIV...  oui  madame^  sous 
Louis  XIV,.  un  gentilhomme  dépourvu  de  ron- 
deurs était  une  espèce  de  déshérité.  Le  mot  : 
sve/ie  n'existait  pas  ;  on  disait  :  décharné..  Dé- 
charné !  Ah!  la  juste,  la  belle,  la  vengeresse  expres- 
sion. Décharné!  Notez  je  vous  prie,  qu'en  ce 
temps-là  les  mots  avaient  tout  leur  sens.  Si  per-» 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  81 

sonne,  ni  la  Cour  ni  la  Ville  ne  donnait  du  gra- 
cieux, du  charmant,  du  suave  aux  galants  dénué? 
d'ampleur  c'est  que  ceux-ci  n'avaient  point  leur 
place  au  temple  du  goût  En  vérité,  cette  époque 
glorieuse  honnissait  les  aztèques.  Ceux  qui  don- 
naient le  ton,  c'étaient  les  gens  de  guerre;  il  leur 
fallait,  madame,  des  cuirasses  énormes  comme  des 
proues  de  frégates;  et  ils  allaient  se  faire  emporter 
la  tête  devant  leurs  carrés,  sur  des  percherons  gros 
comme  des  muids  et  boursouflés  comme  des  per- 
ruques. C'étaient  de  beaux  militaires  et  des  gens 
altérés.  Souffrez,  madame,  que  je  commande  de 
la  bière. 

Voyez-vous,  madame,  je  vous  parle  d'une  épo- 
que où  tout  le  monde  était  gras,  sauf  les  poètes  et 
les  pendus.  N'était^-ce  pas  beau,  ça?  Pour  moi  je 
ne  puis  regarder  un  portrait  du  Roi-Soleil  ni  con- 
templer son  beau  ventre  bourbonnien,  sans  que  les 
larmes  m'en  viennent  aux  yeux.  On  ne  m'ôtera  ja- 
mais de  l'idée,  que  c'est  le  regret  de  cette  mode-là 


82  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

qui  décida  la  vocation  royaliste  de  M.  Léon 
Daudet... 

Si  j'étais  historien...  Je  sens  que  vous  allez 
Bâiller.  Allons,  l'historien  se  retire,  et  voici  l'avocat: 
dites  à  vos  amies  qu'il  ne  faut  pas  croire  les  chats 
de  gouttières  quand  ils  s'en  prennent  trop  mécham- 
ment aux  gros  matous.  Vous  m'entendez?  Un  jour 
ou  l'autre  on  reviendra  au  goût  des  solides  gail- 
lards. Je  crains,  malheureusement,  qu'en  ce  qui  me 
touche  il  ne  soit  trop  tard... 

Je  lis  dans  vos  yeux,  chère  dame,  qu'on  vous  a 
renseignée.  Cela  ne  m'offense  point,  au  contraire, 
et  c'est  tout  à  l'éloge  de  votre  mari.  J'aime  ces 
ménages,  où  l'on  n'a  l'un  pour  l'autre  rien  de 
secrets 

Voyez-le,  cet  excellent  époux.  Il  nous  sourit.  II 
voit  bien  que  nous  parlons  de  lui.  Cela  ne  l'em-^ 
pêche  pas  de  bien  tenir  ses  cartes  et  d'observer  ses 
adversaires.  La  manille  est  le  soutien  du  foyer;  si 
j'étais  femme,  je  voudrais  que  mon  mari  y  fût  de 


LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE  83 

première  force,  et  j'aimerais,  comme  vous,  qu'il 
me  menât  au  café;  et,  comme  vous,  je  sourirais 
pendant  qu'il  ferait  sa  partie. 

La  sienne,  justement,  s'achève.  J'espère,  ma- 
dam|é,  que  nous  aurons  d'autrefois  l'occasion  de 
bavarder,  si  tant  est  que  vous  ne  m'ayez  pas  trouvé 
trop  importun. 

J'espère,  monsieur,  que  vous  n'y  verrez  pomt 
d'empêchement...  Parbleu,  vous  souriez.  Ah!  vous 
me  faites  trop  sentir  que  je  ne  suis  pas  de  ceux 
dont  un  jaloux  peut  prendre  ombrage.  Ne  vous  y 
fiez  pas! 

Que  dites-vous,  monsieur? 

Ah!  ah!  votre  question  me  plaît.  Je  vais  y 
répondre.  Commandez  à  boire.  Le  temps  de  bour- 
rer une  dernière  pipe  ef  je  vous  tiendrai  tête.  J'en- 
tends la  plaisanterie. 

Oyez  plutôt. 


VII 


Vous  me  demandez  si  je  fais  partie  des  Cent 
kilos?  Oui,  messieurs,  et  je  m'en  flatte.  C'est 
une  assemblée  d'hommes  sages,  la  dernière  sans 
daat«  où  l'on  se  réunit  pour  la  joie  de  s'entre- 
regarder.  Voilà  un  plaisir  que  les  maigres  ne  con- 
naissent pas;  ils  vivent  dans  l'aigreur  et  dans  la 
crainte.  La  rencontre  d'ui^  trop  maigre  'désole 
les  autres  maigres  comme  la  vue  d'un  squelette; 
mdis  que  chez  nous,  les  gras,  au  contraire,  cha- 
se  réjouit  de  contempler  le  gentleman  le 
soufflé.  Au  lieu  de  nous  affliger,  cela  nous 
g.  C'est  que  tout  est  relatif,  et  que  le  voi- 


86  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

r 

sinage  de  deux  cent  quatre-vingts  livres  donne  aux 
gaillards  de  mon  poids  l'illusion  de  la  légèreté. 
L'illusion,  tout  est  là!  En  pensant  à  Gargantua, 
Silène  fait  la  fine  taille. 

Moi,  qui  vous  parle,  je  mé  sens  des  ailes 
lorsque,  quittant,  après  notre  banquet,  mes  vastes 
frères,  chez  l'ami  Rafîanel,  je  traverse  la  rue  de 
la  Folie-Méricourt.  Sorti  de  là,  je  voltige  sur  les 
trottoirs  étonnés,  je  me  glisse  avec  le  sourire 
entre  les  passants  et  même,  ô  miracle!  je  saute 
dans  les  autobus  en  marche. 

Nos  dîners!  Quel  plaisant,  apaisant,  reluisant 
et  écrasant  spectacle!  Toute  la  bonté  du  monde 
s'épanouit  sur  ces  larges  faces  que  domine  le 
traditionnel  chapeau  de  jonc  tressé.  Autant  de 
convives,  autant  de  têtes  rondes,  toutes  lumineuses 
comme  des  lampions.  Et  les  ventres,  donc!  les 
belles  panses,  sur  qui  se  tendent  les  gilets  blancs 
chers  aux  ventricoles,  les  ovales  et  riches  be- 
daines posées  sur  des  cuisses  écartées,  plus  consî- 


LE   MARTYRE    DE    l'oBÈSE  87 


Hérables  que  des  rondins!  et  les  doubles,  les  tri- 
ples, les  quadruples  mentons  brillant  au  bord  des 
serviettes  ainsi  que  des  renflements  de  marbre 
rose! 

A  l'odeur  du  festin,  les  joues  s'allimient,  les 
petits  yeux  pétillent  de  gourmandise,  et  les  oreilles 
se  mettent  à  batifoler. 

Les  premiers  compagnons  arrivent,  se  mettent  à 
Taise,  se  saluent  d'un  air  joyeux.  Tout  de  suite 
on  parle  du  menu.  Les  petits  nez  ronds  comm.e 
des  griottes  hument  le  parfum  des  casseroles. 
Nul  ne  pose  à  son  voisin  d'oiseuses  questions  au 
sujet  de  sa  santé;  il  s'enquiert  bonnement  de  son 
appétit,  et,  ma  foi,  la  réponse  est  toujours  bonne. 
Pour  occuper  le  temps,  les  pères  de  famille  tirent 
de  leurs  poches  les  photographies  de  leurs  petits, 
et  toutes  nos  faces  s'épanouissent  à  la  vue  des 
bébés-colosses  dont  les  braves  derrières  font  déjà 
grand  honneur  à  toute  notre  société.  Au  dixième 
arrivant,  le  parquet  se  met  à  craquer,  tandis  que 


8Q  LE  MARTYRE   DE   L'OBëSE 

cks  curieux  chétifs  commencent  à  coller  aux  vitres 
des  nez  blancs  comme  des  quenelles.  Cependant, 
la  porte  s'ouvre  et  se  ferme,  laissant,  à  chaque  fois, 
rouler  un  aimable  compagnon.  Lorsqu' apparat  ua 
gaillard  de  conséquence  (un  citoyen  qui  va  sur  les 
cent  trente)  tout  le  monde  applaudît,  et  k  nouvel 
arrivé  salue  en  penchant  tout  le  corps,  parce  qu'il 
lui  est  tout  à  fait  impossible  d'incliner  séparément 
la  tête. 

Enfin  nous  sommes  assis,  au  complet  Ees  gaf-* 
çons,  qui  tremblent  de  finir  la  soirée  à  la  cave, 
latent  le  plancher  d'un  pied  circonspect,  et  l'amî 
Ra£Fanel  lui-même,  se  frotte  les  yeux  pour  voir 
si  les  flancs  de  son  café  ne  vont  pas  se  rejoindre 
comme  les  murs  d'une  pyramide.  Mais  l'immeuble 
tient  bon,  et  le  dîner  commence. 

Alors  il  faut  voir  frétiller  les  narines  (fe  toutes 
ces  belles  lunes  roses!  La  porte  de  la  cukine 
s'est  ouverte,  comme  une  écluse,  laissant  couler 
un  fleuve  de  parfians  où  les  remous  onctueux  du 


LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSS  89 

f  I  ■  -  '  7— t 

beurre  fondu  charrient  la  triomphale  sei^ur  de 
la  dinde  truffée.  Et  nos  odorats  avertis  en  dîs^ 
tinguent  bientôt  d'autres,  plus  légères  et  plus  ^sIk 
tiles,  celles  de  petites  choses  mijotées  à  point, 
celle,  onctueuse  et  piquante,  des  truites  à  la  meu- 
nière arrosées  d'un  filet  de  citron,  celle  des  gar- 
bures gratinées,  qui  est  le  parfum  même  de  l'hon- 
nêteté, celle  de  l'aloyau  à  la  Godard,  douce  à 
l'estomac  comme  im  voile  de  mousseline,  ceik 
des  culs  d'artichauts  farcis,  qui  réveillerait  Sancho 
Pança  dans  sa  tombe,  et  enfin  le  fumet  domina- 
teur et  opulent  de  la  dinde  de  Crémieux,  lequel 
précède  l'entrée  de  ce  beau  volatile,  tout  verni 
de  son  propre  jus,  et  porté  à  bout  de  bras  par  le 
patron  lui-même,  suivi  de  l'office  au  grand  com- 
plet! 

C'est  le  moment  ou  sur  la  tablé  apparaissent 
[es  files  de  bouteilles  de  bourgogne  semblables 
des  processions  de  pèlerins,  et  toutes  couvertes 
le  la  sainte  bure  des  caves.  C'est  un  beau  mo-* 


90  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

ment,  et,  a  ce  moment-là,  il  se  trouve  toujours 
yn  sage  pour  dire,  dans  un  silence  apéritif  et  so- 
lennel: ((  Au  travail  on  fait  ce  qu'on  peut,  mais 
à  table  on  se  force!  »  Aussitôt  l'assemblée  s'em- 
presse de  suivre  un  avis  si  plein  de  raison. 

Alors,  le  spectacle  devient  tout  à  fait  magni- 
fique. Au  premier  verre  de  Richebourg,  toutes 
les  têtes  dodelinent  avec  une  surnaturelle  gravité. 
C'est  qu'au  lieu  du  pâle  Anjou  et  du  petit  Vou- 
vray  dont  se  contentent  les  faux  gourmets  de  Pa- 
ris, le  vin  de  rubis,  lampant  et  nei-veux,  rayonne 
dans  les  petits  verres,  dont  nos  gros  doigts  sai- 
sissent délicatement  le  pied.  Après  cela  et  jusqu'à 
l'heure  des  chansons  tout  se  passe  en  silence,  car 
les  gens  qui  savent  manger  savent  qu'il  faut  aussi 
se  taire  en  mangeant. 

Au  dessert  c'est  autre  chose.  Toutes  les  figures 
s'éclairent,  d'un  coup,  comme  une  guirlande  de 
lanternes  vénitiennes  obéissant  au  commutateur 
d'une  rayonnante  et  unanime  gaîté.  Voilà  le  plus 


fc 


LE    MARTYRE    DE    l'obÈSE  91 


beau  moment  du  festin!  Bientôt,  de  toutes  les 
tables,  s'élève  une  puissante  rumeur  formée  par 
cent  anecdotes  et  mille  récits  de  bombances.  Les 
meilleures  histoires  exaltent  notre  entrain  réci- 
proque, notre  mansuétude  et  notre  sagesse,  qui 
sont  les  fruits  d'une  santé  florissante  et  d'une  heu- 
reuse complexion. 

Ah!  messieurs,  voilà  un  spectacle  qu'il  faut 
avoir  vu:  ces  bonzes  hilares,  tous  immobiles,  les 
poings  bien  sagement  alignés  sur  le  bord  de  la 
nappe;  ces  yeux  noyés  d'une  béatitude  sans 
égale,  ces  lèvres  encore  fleuries  d'un  sourire  gour- 
mand et  surtout,  messieurs,  surtout,  les  triangles 
gonflés  des  serviettes  bombées  sur  les  panses,  et 
qui  font  penser  aux  voiles  d'une  flottille  dans  un 
grand  vent... 

Soudain,  de  la  pointe  d'un  couteau,  quelqu'un 
fait  tinter  le  cristal  de  son  verre.  Alors,  dans  le 
silence  des  majestueuses  digestions,  s'élèvent  leâ 
harangues  où  les  amateurs  de  sous-entendus  né 


92  LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

trouveraient  point  leur  compte,  et,  d'ailleurs,  les 
longues  périodes  et  les  effets  de  tribune  convien- 
Hent  mal  à  des  orateurs  ayant  le  souffle  plus  court 
que  le  tour  de  taille.  Foin  des  homélies  et  vive 
la  chanson! 

Nous  possédons,  naturellemlent,  des  ténors,  de 
yrais  ténors  toulousains  à  barbiches  en  fers-à-che- 
yal  et  quarante-huit  centimètres  d'encolure...  Quels 
tournois  de  contre-ut!  Tout  le  r%)ertoire  d'opéra 
y  défile,  et  de  manière  à  faire  vaciller  les  lustres  I 
Farrigoul  arrache  Guillaume  Tell  à  ses  fers  et 
Labouheyre  proclame  de  façon  tonitruante  la 
grâce  tutélaire  du  Seigneur  qui,  à  ses  tremblantes 
mains,  confia  le  berceau  de  Rachel.. 

Plus  ils  chantent  fort,  plus  on  applaudit.  Si 
bien  qu'ils  en  font  bientôt  une  affaire  d'amour- 
propre  et  que,  d'un  his  à  l'autre,  leur  mélodieuse 
compétition  se  transforme  en  un  tournoi  de  cla- 
meurs qui  va  réveiller,  sous  leurs  édredons,  tous 
les  dormeurs  circonvoisins.  La  police  alertée  sur^ 


I 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  93 


Vient  au  pas  de  gymnastîqîie,  mais  trop  tard,  ainsi 
qu'il  convient  Les  forts  ténors,  sur  le  p»3Înt  de 
s'étrangler,  se  réconcilient  et  les  agents  les  trou- 
vent assis  pour  boire  un  coup  bien  à  l'aise.  Un 
triple  ban,  comparable  à  une  charge  de  cavalerie 
sur  un  plancher  de  bal,  a  salué  ce  tableau  pas- 
toral; et  les  diseurs  de  rcanances  se  sont  mis  à 
roucouler»  Avec  quel  succès! 

Le  grand  opéra  a  du  bon,  mais  nous  autres 
Cent-Kilos,  nous  préférons  le  couplet  tendre, 
N'cabliez  point,  messieurs  et  madame,  qu'il  n'est 
rîen  en  poésie  de  trop  bébête  ni  de  trop  senti- 
mental pour  un  gros  monsieur.  Il  n'est  mirliton 
qui,  déroulant  son  élégîaque  spirale  sous  nos  yeux, 
n'y  répande  à  l'instant  la  buée  d'une  douce  émo- 
tion. Un  de  nos  chanteurs,  qui  est  gendarme  en 
Ktraiter  possède  un  répertoire  qui  date  du  temps 
de  Félix  Faure  et  qu'on  appelait  alors  le  «  genre 
MercaAV  ».  Il  vous  le  déroule  avec  un  menU 


94  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

t  ■  .    — ■= 

filet  de  voix  qui  s'évade  de  ses    rondeurs    tout 
comme  une  ficelle  de  sa  boîte.  Ecoutez  ça  : 

Quand  mon  regard  vers  toi  se  lève 
Je  vois  bien  à  ton  air  moqueur 
Que  tant  d'ivresse  et  de  bonheur 

C'était  un  rêve. 
Je  vois  bien,  je  vois  bien  que  c'était  un  rêve! 

Vous  trouvez  que  je  chante  bien?  Merci.  Mes 
compagnons  partagent  votre  goût  et  ils  me  font 
pousser  mon  air  favori  :  les  Stances,  de  Flégier, 
ni  plus  ni  moins... 

Quelquefois  en  levant  les  $éû^ 
J'aperçois  ait  ciel  une  étoile,^,: 

J'abrège.  Vous  avez  voulu  savoir  ce  que  sont 
nos  petites  agapes.  Vous  voici  renseignés.  Tenez 
donc  pour  certain  que  la  première  condition  d'un 
aimable  repas  tient  principalemient  dans  le  choix 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  95 

des  convives.  Tel  est  le  dîner  des  Cent  Kilos  où 
Ton  ne  gâche  point  son  contentemen':  en  conver- 
sations morales  ou  en  histoires  cochonnes.  On  n'y 
parle  pas  davantage  des  cures  d'amaigrissement... 
Si  les  professeurs  de  gymnastique  suédoise  avaient 
quelque  idée  de  la  bonne  humeur  qu'engendre 
une  graisse  bien  acquise,  ils  vendraient  tout  de 
suite  leurs  haltères  pour  se  livrer  à  la  suralimen- 
tation. Mais  les  faiseurs  de  maigres  trouvent  leurs 
clients  ailleurs  qu'aux  Cent-Kilos  ;  ils  opèrent  dans 
la  demi-mappemonde,  je  veux  dire  parmi  les  faux 
gras,  mais  n'est-on  pas  toujours  le  faux  gras  de 
quelqu'un? 


■ 


* 


UIJ 


J'ai  vu  en  Bavière,  au  cours  de  mes  voyages» 
^un  monsieur  auprès  de  qui  le  recordman  de  notre 

ciété  ferait  figure  de  gringalet.  Ce  Bavarois 
s'appelait  von  Kanonberg.  Il  avait,  dit-on,  appar- 

7 


96  LE   MARTYRE   DE    l'OBÈSE 

tenu  à  la  troupe  de  Barnum  et  îl  pesait  quatre 
cent  vingt  livres,  deux  cent  dix  kilogrammes,  pas 
un  de  moins  !  Ce  gentilhonmie  était  visible,  moyen- 
nant un  demi-mark,  dans  une  brasserie  du  quar- 
tier nord  de  Munich,  où  il  entonnait  chaque  jour, 
de  midi  à  minuit,  un    nombre    incalculable    dâ 
glassbleren.  Il  portait  un  costume  de  berger  t3rro- 
lien,  café  au  lait,  avec  ime  petite  veste  ouverte 
sur  un  ventre  formidable,  que  ses  bras,  courts  eî 
larges  comme  des  gigots,  ne  pouvaient  entourer. 
Des  bas  de  coton  blanc  recouvraient  ses  jambes. 
Elles  étaient  pareilles  à  des  sacs  de  farine  et  Ton 
se  demandait  par  quel  miracle  ses  larges  pieds, 
chaussés  de  pantoufles  à  fleurs,  pouvaient  le  por- 
ter.   Car   cette   chose   marchait,    messieurs,    elle 
devait  marcher  en  vertu  d'un  contrat  qui  la  liait 
au  brasseur.  Le  déplacement  de  ces  cuisses  et  de 
ce  derrière  défiait  les  hyperboles.  Quand,  sur  un 
geste  de  son  cornac,  il  faisait  demi-tour  pour  rega- 
gner sa  place,  sur  une  banquette  aux  pieds    de 


LE   MARTYRE    DE    L*OBÈSE  97 

fonte,  fabriquée  spécialement  pour  son  usage  par 
la  maison  Krupp,  on  éprouvait  comme  im  vertige 
et  l'on  croyait  entendre  la  manœuvre  d'une  plaque 
tournante. 

Vous  viendrez,  après  cela,  me  dire  que  je  suis 
gros?  Le  malheur  est  que  cet  inégalable  et  con- 
solant confrère  ait  succombé  aux  privations  vers 
la  fin  de  l'année  1917.  Il  n'avait  plus  alors  que 
cent  quarante-huit  centimètres  de  tour  de  taille. 
La  peau  de  ses  mollets  traînait  derrière  ses  talons, 
et,  saisissant  celle  de  son  cou,  il  la  passait  sur 
son  front  débile  pour  en  essuyer  les  sueurs.  S'il 
vivait,  je  l'eusse  trouvé  au  bout  du  monde,  afin 
de  le  montrer  à  certame  personne... 

Rien  que  d'en  parler,  voyez-vous,  je  me  sens 
plus  à  l'aise  dans  mon  gilet.  C'est  cet  homme  qui 
m'a  fait  comprendre  l'expression  :  faire  péter  sa 
peau,  et  il  me  parut  être  le  seul  honmie  qui  ne 
pouvait  plus  grossir. 

Là-dessus,  messieurs,   commencez    une    autre 


98  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

partie.  Je  gagne  mon  lit,  où  je  lirai,  comme  chaque 
soir,  les  Commentaires  de  César,  ce  grand  homme 
qui  se  défiait  des  mfaigrés  et  faisait  bien. 
Soit  dit  sans  offenser  personne. 


VIII 


Nous  voîci  donc  seuls,  cher  monsieur.  Ce  sont 
ces  soirées-là  que  je  préfère. 

Vous  raconter  mes  voyages?  Non  monsieur, 
non.  Ce  n^est  pas  qu'ils  aient  manqué  de  cette 
diversité  et  de  cet  imprévu  que  l'on  goûte  prin- 
cipalement dans  les  récits  de  cette  espèce.  Vous 
vous  doutez  bien  que  la  course  d'un  sphérique  tel 
que  moi,  poussé  par  les  vents  du  hasard,  d'un 
pays  à  l'autre,  au-dessus  des  océans  et  des  fron- 
tières, n'alla  point  sans  péripéties. 

Pure  vérité.  Bien  que  nous  né  vivions  plus  au 
temps    des    coches    et  des  postillons,   les  relais 


100  LE   MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

t  ■  ■" ' 

galants  ne  manquent  ni  d'imprévu,  ni  de  variété. 
Le  sieeping  a  ses  hasards,  et,  pour  l'agrément 
pittoresque,  le  palace  d'aujourd'hui  vaut  bien 
l'auberge  d'autrefois. 

Il  y  eut,  c'est  certain,  dans  mon  raid  de  voya-» 
geur  malgré  lui,  un  convenable  mélange  de  pal- 
pitant et  de  grotesque.  On  en  pourrait,  je  pense, 
tirer  un  film  du  genre  à  la  mode,  c'est-à-dire  sen- 
timental et  badin,  et  qui,  sur  bien  d'autres,  aurait 
les  avantages  de  la  vérité. 

Toutefois,  ce  n'est  pas  l'envie  de  briller  qui 
m'a  fait  vous  prendre  pour  confident.  Non.  C'est 
le  besoin  que  j'éprouve  de  me  consulter  moi- 
même  à  voix  haute,  devant  un  honnête  et  patient 
interlocuteur.  Jamais,  monsieur,  je  ne  vous  rendrai 
grâces  comme  il  faut  de  votre  attention.  Mais 
souffrez  qu'à  mes  remerciements  je  joigne  un  con- 
seil et  une  observation. 

Prenez  bien  garde  que  ce  qui  m' arrive  pourrait 
vous  arriver.  Tous  les  hommes  se  valent,  au  ventre 


LE   afARTYRE    DE    l'oBÈSE  ÎOÎ; 

près.  Je  vous  dis  que,  sî  vous  deviez  un  jour  déta-» 
1er  tout  au  long  de  dix  mille  lieues,  devant  un 
mari  jaloux,  opiniâtre,  agile  et  fort  malin,  et  si, 
pour  vous  reposer  de  vos  jours  impétueux,  vous 
n'aviez  que  des  nuits  obsédées  par  le  rêve  lascif 
et  le  cauchemar  libidineux,  je  vous  réponds  que 
vous  ne  songeriez  pas  à  tenir  un  journal  de  vos 
explorations. 


Une  fois  —  c'était  sur  les  bords  du  Rhin,  dans 
un  pré,  par  un  de  ces  matins  couleur  de  miel 
comme  on  n'en  voit  se  lever  qu'au  pied  de  ces 
burgs  rhénans  —  j'ai  brusquement  savouré  le 
calice  amer  de  mon  infortune.  Ce  matin-là  eût 
gonflé  de  soupirs  le  cou  d'un  saint  de  bois...  ÎNoug 
nous  promenions,  sous  des  cerisiers  tout  fleuris  de 
papillottes  roses,  et  îa  bien-aimée  s'appuyait  sur 
mon  bras.  Des  insectes  jaillissaient  de  l'herbe  que 


102  LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE 

nous  foulions,  les  eaux  du  fleuve  faisaient  un  bruit 
de  soie  contre  les  berges;  tout  le  paysage  était 
rempli  de  calme  et  de  soleil  blond.  La  belle 
minute  ! 

Je  sentais  sur  mon  bras  la  douce  pression  d'une 
main  gantée,  je  la  pris,  cette  main,  pour  la  porter 
à  mes  lèvres.  Ma  compagne  s'alanguissait,  se 
penchait  sur  mon  épaule,  je  tendais  le  bras  vers 
sa  taille  pour  la  soutenir  —  hélas! 

Nous  étions  tournés  vers  la  gare  de  ce  gros 
bourg  allemand,  monsieur,  une  gare  jaime  et  vert 
pomme,  avec  une  porte  ogivale  de  château  fort. 
Cette  porte  s'ouvrit,  laissant  passer  un  homme 
d'allure  dégagée  et,  si  j'ose  dire,  de  coupe  bien 
française.  Il  portait  une  casquette  de  voyage,  un 
pardessus  brun,  une  jumelle  en  bandoulière,  des 
gants  couleur  paille.  C'était  le  mari.  Il  se  dirigea, 
très  vite,  sans  nous  voir,  vers  l'unique  hôtel... 
Devinez  la  suite? 

Nous  avons  filé,  monsieur,  par   un    raccourci, 


LE   MARTYRE    DE    L'OBÈSE  103 

jusqu'à  la  gare  suivante,  à  deux  lieues  de  là,  d'où 
nous  sommes  partis  sans  bagages,  par  im  train 
omnibus,  vers  je  ne  sais  plus  quel  embranche- 
ment de  voies  ferrées.  Il  me  fallut  ensuite  une 
semaine  et  cent  coups  de  téléphone  pour  obtenir 
qu'on  expédiât  nos  malles,  nos  passeports,  la  fac- 
ture acquittée  de  l'aubergiste,  que  sais-je?  Vous 
pouvez  imaginer  cela. 

Mais  ce  qui  ne  saurait  être  décrit,  ce  fut  la 
brusque  transformation  de  mon  amie  lorsqu'à  nos 
regards  parut  son  animal  d'époux!  Quel  change- 
ment! La  belle  rêveuse,  la  passagère  attendrie, 
quasi  défaillante,  s'était  redressée.  Son  front,  ses 
yeux,  sa  bouche  d'enfant,  tout  son  visage  prit  une 
expression  volontaire,  et,  en  quelque  façon,  spor- 
tive :  ((  Filons!  »  dit-elle.  Nous  filâmes.  Et  j'ai 
tout  de  suite  compris  (car  les  gros  hommes  ont 
pour  la  perception  de  certaines  choses  une  sensi- 
bilité de  juifs  ou  de  bossus)  qu'im  précédent  irré- 
vocable venait  de  s'établir  entre  elle  et  moi,  et 


104  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

que,  toujours,  toujours,  dans  les  heures  de  défail-' 
lance,  dans  ces  troubles  et  éphémères  instants  dont 
un  amant  doit  savoir  faire  son  profit,  l'image  dé 
la  casquette,  du  pantalon,  de  la  lorgnette  et  de 
la  petite  gare  d'Obervesel  se  dresserait  entre  nous. 

Hélas!  monsieur,  voilà  bien  de  mes  histoires 
d'amour.  Ici  ou  là,  toutes  se  ressemblent.  Et  qu'im- 
porte, je  vous  le  demande,  que  de  semblables 
tableaux  se  profilent  sur  le  fond  bleu  de  la  Riviera, 
devant  le  rideau  mouvant  du  désert  ou  bien  sous 
l'ouate  argentée  des  fjords?  Croyez-moi  :  le 
cœur  humain  est  insensible  aux  variations  du  ther-* 
momètre.  Ce  que  je  vous  raconte  est  de  toutes 
les  époques  et  de  tous  les  continents.  N'y  eut-il 
pas  toujours,  et  en  tous  lieux,  des  bonshommes 
pas  malins,  bernés  par  des  femmelettes  pas  mé- 
chantes? 

Auriez-vous  l'ingénuité  de  croire  que  les  fem- 
mes et  l'amour  subissent  l'influence  des  climats^ 
Chansons,  monsieur,  chansons!  C'est  sous  le  ciel 


LE    MARTYRE    DE   L'OBÈSE  105 

de  ritalie  que  j'ai  reçu  en  plein  visage  les  plus 
jaillissants  éclats  de  rire  de  cette  douce  personne. 
Votre  M.  Paul  Bourget  en  a  de  bonnes.  Je  vou- 
drais le  tenir  un  moment,  là,  entre  quatre  yeux, 
et  lui  demander  oti  il  a  vu  ce  qu'il  nous  raconte 
dans  ses  bouquins.  L'Italie,  ah!  là  là! 

Mince  avantage,  monsieur,  que  celui  de  pro- 
mener un  amour  déçu  aux  quatre  coins  de  la  terre. 
Il  faudrait  être  plus  stupide  qu'un  mulet  d'excur- 
sion et  plus  mal  renseigné  qu'ime  agence  de  tou- 
risme pour  garder  une  âme  de  touriste  dans  de 
pareilles  conditions.  J'ai  parcouru  le  monde  avec 
un  bandeau  sur  les  yeux.  Vous  en  doutez?  Je  suis 
sûr  que  vous  m'enviez;  vous  vous  dites  :  «  A  sa 
place,  j'aurais  tout  de  même  profité  de  l'occasionj 
et,  puisqu'il  n'en  coûtait  pas  davantage,  j'aurais, 
faute  de  mieux,  possédé  l'univers.  »  Peut-être  me 
prenez-vous  pour  un  sot.  Sur  ce  point,  vous  pour- 

z  avoir  raison.  Mais  pour  ce  qui  est  des  plai- 
îrs  du  voyage,  non.  C'est  plutôt  à  moi  de  vous 
envier. 


it. 


106  LE   MARTYRE   DE    L*OBÈSE 

Vous  croyez,  c'est  certain,  au  plaisir  de  courir 
le  monde.  On  vous  a  fait  croire  qu'il  y  a,  de 
l'autre  côté  de  la  mer  et  à  l'autre  bout  des  tunnels, 
quelque  chose  de  merveilleux  et  d'attirant  comme 
une  peinture  à  demi  effacée  ou  comme  une  musique 
que  l'on  entend  mal.  Vous  le  croyez,  et  vous 
croyez  aussi  probablement  qu'il  suffit  de  passer  la 
douane  pour  vivre  d'une  autre  vie.  Les  heureuses 
gens  qui  n'ont  pas  voyagé  ressemblent  aux  pèle- 
rins d'autrefois,  qui,  posant  le  pied  sur  la  terre 
étrangère,  s'étonnaient  d'y  trouver  des  maisons 
semblables  à  leurs  maisons  et  des  champs  ou 
l'herbe  croissait  verte  comme  l'herbe  de  leur  pays. 

Heureux  homme!  Ecoutez...  Mais  buvons 
d'abord. 

Ne  voyagez  pas,  monsieur,  il  ne  faut  pas  voya- 
ger. Je  sais  que  vous  avez  l'imagination  vive.  Mais 
seriez-vous  plus  inapte  à  former  de  beaux  songes 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  107 

que  ne  Test  un  ministre  de  l'Agriculture  ou  un 
ingénieur  des  poudres,  je  vous  dirais  encore  :  «  Ne 
voyagez  pas,  conservez  intacts,  emportez  dans 
votre  tombe  les  tableaux  ensoleillés,  tout  pleins 
de  coupoles,  de  ponts,  de  palais,  de  navires,  de 
canaux,  de  cortèges  et  de  fumées,  qui  s'éclairent 
devant  vos  paupières  closes,  quand  vous  pronon- 
cez le  nom  d'une  cité  lointaine  et  pleine  de  pres- 
tige... ))  J'en  puis  parler,  moi,  le  ballon  captif  de 
l'amour  baladeur,  qui  ai  jeté  l'ancre  dans  toutes 
les  capitales!  Restez  chez  vous,  laissez  mentir 
qui  vient  de  loin,  et  tenez  pour  sincère  l'avis  que 
vous  donne  le  plus  expérimenté  des  touristes. 

Celui  qui  vous  parle  a  subi  le  supplice  des 
paquebots,  des  wagons-lits  et  des  Anglais.  Moi, 
rhonune  des  nuits  montmartroises,  le  couche-tard 
endurci,  j'ai  dû  insérer,  dans  les  cabines  des 
transatlantiques,  mon  pauvre  lard  harcelé  par  une 
incessante  privation  de  sommeil.  Des  ladies  plates 
et  glapissantes,  qui  se  levaient  avec  l'aube,  me 


108  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

'  '         ■  ■  — ' 

jetaient  par  leurs  cris  au  bas  de  la  couche  où 
je  venais  à  peine  de  m'endormir.  Dans  les  hôtels 
c'était  pis  encore.  Là,  les  maris  et  les  frères  de  ces 
dames  entreprenaient  chaque  jour,  dès  le  matin, 
ces  championnats  de  claquements  de  portes  qui 
sont  dans  l'univers  entier  les  plus  remarquables 
manifestations  du  tact  et  du  savoir-vivre  anglo- 
saxons. 

Ah!  cette  existence  des  grands  hôtels,  tous  les 
halls  construits  de  Stockholm  à  Ispahan  par  le 
même  architecte  et  l'éclairage  toujours  le  même 
sur  les  mêmes  gueules  de  rastas,  faites  en  séries, 
comme  ces  colonnes,  ces  verrières  et  ces  tables 
d'acajou! 

Et  les  visites  aux  antiquaires,  monsieur,  d'oii  je 
revenais  avec  des  petites  tasses  entre  mes  grosses 
pattes  gantées...  Me  les  a-t-elle  fait  renifler  les 
poussières  de  la  brocante...  Chère  gosse!  Et  com-î 
bien  de  fois  m'a-t-elle  fait  asseoir  chez  les  modis-» 
tes  des  capitales,  chez  ces  Irma  et  ces  Paulette, 


LE   MARTYRE   DE   L  OBESE 


Ï09 


qui  se  disent  toutes  de  Paris...  ni  plus  ni  moins 
que  les  gentilshommes  cabaretiers  répandus  sur  la 
croûte  terrestre,  afin  que  tous  les  étudiants,  tous 
les  placiers  et  tous  les  matelots  du  monde  puissent 
se  faire  une  petite  idée  de  Montmartre. 

Les  peuples  se  ressemblent  surtout  par  leurs 
plaisanteries.  J'en  puis  parler.  Je  sais,  mon  ami, 
comment  on  raille  l'obésité  dans  toutes  les  langues. 
Un  ventru,  ça  ne  peut  être  que  rigolo,  et  il  n'y 
a  pas  sur  terre  un  seul  pays  où  l'on  n'ait  trouvé  un 
sobriquet  pour  nous  l'accrocher  à  hauteur  du  nom- 
bril. En  Angleterre  on  dit  Big-Ben,  en  Allemagne: 
feitleibig,  en  Hollande  :  dick  vent  L'Italien  nous 
surnomme  plngue  ou  boccale,  le  Portugais  :  6a- 
rîcca,  l'Espagnol  :  barrigudo,  l'Arabe  :  tak- 
rhlnn,  le  Russe  :  tolstopouzéi,  le  Hongrois  :  pro- 
irohos,  le  Turc  :  huïuk  quànnlu,  le  Chinois  : 
fiang'jèn.  En  latin  —  oui,  monsieur,  j'ai  été  mo- 
le en  latin,  par  les  valets  ecclésiastiques  du  Vati- 
m,  dans  les  antichambres  de  la  Curie,  où  m'avait 


110  LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE 

i 

conduit  je  ne  sais  quel  caprice  de  mon  amie  ' —  en  i 

latin,  cela  se  dit  venter  obesus.  l 

Ah!  les  phrases  que    tous    ces    coquins    me  -l 

lâchaient  dans  le  dos!  J'en  devenais  enragé.  Heu-  \ 

reusement,   le  mari   survenait  toujours  à  temps,  l 

Nous  bouclions  nos  valises,  et  en  route.  Il  y  avait,  ■ 

dans  notre  itinéraire,  quelque  chose  d'un  peu  fou.  1 

Nous  passions,  par  exemple,  le  printemps  au  pays  ; 

du  soleil  et  nous  trouvions  ailleurs  de  froids  débuts  \ 

d'été;  cela  nous  faisait  vivre  au  rebours  des  gens  | 

et  des  saisons;  je  confondais  l'emploi  du  chapeau  ) 

de  paille  et  du  pardessus.  Je  débarquais  avec  mon  ] 

ombrelle  sous  des  pluies  battantes  ou  bien  le  soleil 

faisait  de  mon  imperméable  une  chose  puante  et  ! 

gluante;  tandis  que  les  naturels  se  gardaient  des  \ 

insolations,  je  passais  mon  temps  à  éternuer,  et  \ 

vice  versa.  I 

Avec  cela,  les  impressions  se  bousculaient  dans  ; 

mon  esprit.  Je  pense  à  notre  premier  voyage,  celui  | 

dont  je  vous  ai  parlé  le  soir  où  je  vous  fis  la  « 


LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE  J  II 

confidence  de  mon  aventure...  vous  savez  bien,  le 
voyage  en  Orient...  Ah!  l'Orient,  monsieur,  une 
poignée  de  confetti  qu'on  reçoit  dans  les  yeux, 
alors  qu'on  n'a  même  pas  débarqué,  et  que  la 
chaloupe  aux  rameurs  coifFés  de  turbans  danse 
sur  la  mer.  Une  poignée,  deux  poignées  de  con- 
fetti! La  première  là-haut,  dans  le  soleil,  sur  les 
pierres  du  quai,  où  se  débattent  les  mille  bras  nus 
et  rôtis  des  Arabes,  dans  le  fouillis  des  galabiehs, 
des  tarbouches  et  des  sandales.  La  seconde  vous  la 
recevez  en  bas,  dans  le  flot  battant  des  briser 
lames,  dans  cette  eau  frétillante  où  se  dispersent 
des  braises  roses,  des  écailles  dorées,  des  cassures 
d'ardoise  et  des  morceaux  de  ciel.  Si  mon  aversion 
pour  les  voyages  devait  fléchir  un  jour,  ce  serait 
en  souvenir  de  ce  pays-là. 

C'est  là-bas  que  j'ai  connu  toutes  lés  rigueurs  eï 
les  heureuses  surprises  du  fanatisme  culinaire. 
Quand  vous  avez  une  fois  avalé,  par  mégarde,  un 
hachis  au  suif  de  kébab,  c'est  un  goût  que  vou3 

8 


11 


n  2  LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE  j 

n'oubliez  jamaîs.  Rien  que  d'y  penser^  monsieur,  ; 

îl  faut  que  j'e  m'essuîe  la  langue...  Mais  il  y  a  les  : 
crèmes  à  la  rose.  Ah!  ah!  les  crèmes  à  la  rose, 

oui,  qui  vous  font  couler  dans  la  bouche  les  foa**  \ 

taines  et  les  ruisseaux  d'un  jardin  persan...  j 


^ 


D'ailleurs,  l'arrivée  du  mari  vint  bientôt  mettre  j 

fin  à  mes  expériences.  Je  me  souviens  encore  de  l 

l'instant  où  j'appris  son  arrivée  au  Caire.  C'était  ] 

par  un  soir  torride,  au  bar  du  Shephaerd's.  Devant  ^ 
le  comptoir  d'acajou,  il  y  avait  un  colonel  anglais 
ivre  à  tomber,  un  juif  cairotte    en    habit,    deux 

Russes  inexplicables  et  deux  autres  Anglais  dont  i 

l'un  ressemblait  à  Pickwick  adolescent.  Ce  cosmo-  | 

polis  buvait  sous  les  ordres  d'un  barman  italien  qui  | 


r 


LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE  î  13 


parlait  un  sî  grand  nombre  de  langues  qu'il  les 
confondait  toutes. 

Mes  précautions  étaient  prises.  Dès  que  l'homme 
que  nous  fuyions  montrerait  son  nez,  on  devait  me 
prévenir.  Ce  fut  un  domestique  barbarm,  en  robe 
blanche  ceinturée  de  rouge,  qui  se  jeta  sur  moi, 
dans  le  bar,  pour  m'annoncer  que  le  a  missié  » 
venait  d'arriver,  qu'il  occupait  la  chambre  n°  214 
et  faisait  sa  toilette...  Quelle  fuite!  monsieur!  Nous 
riions  cependant,  elle  et  moi,  comme  des  enfants, 
dans  la  Victoria  qui  nous  emportait  vers  Mena 
House,  au  pied  des  pyramides.  Un  jeu,  mon  bon 
monsieur,  c'était  un  jeu,  un  vrai  jeu  de  femme, 
dont  la  mâtine  se  régalait  sans  la  moindre  pudeur. 
EJle  prenait,  à  voir  courir  ses  deux  coqs,  le  maigre 
chassant  le  gras,  un  plaisir  enfantin  et  compliqué 
que  nous  autres,  hommes,  ne  pouvons  pas  com- 
prendre... 

Les  pyramides,  les  bédouins,  les  chameaux  cou- 
verts de  tapis,  les  petits  ânes  et  leurs  bâts  à  pom- 


114  LE   MARTYRE    DE    l'obÈSE 

■t  — ^ 

jpons,  3 'aï  vu  tout  cela  à  travers  le  flot  de  sueur 
qui  me  coulait  du  front  dans  les  yeux,  par-dessus 
le  pauvre  barrage  des  sourcils.  Quelle  lumière! 
quelle  chaleur  !  J'ai  fait  là,  les  pieds  dans  les  sables 
du  désert  de  Lybie,  d'étonnantes  observations  sur 
la  propriété  qu'a  le  saindoux  de  se  liquéfier  et  de 
reprendre  corps.  Le  soleil  me  posait  aux  cuisses 
et  aux  omoplates  des  briques  de  four;  les  maigres 
Arabes  me  regardaient  cuire  à  grand  feu.  Je  souf- 
frais en  silence,  par  fierté;  mais  j'étais  si  malheu- 
reux, que  je  m'étonnais  qu'à  la  vue  d'un  si  injuste 
martyre  le  sphinx  ne  se  dressât  point  sur  ses  pattes 
de  derrière. 

Le  mari  retint  le  soir  même,  par  téléphone,  une 
chambre  à  Mena  House.  Un  portier  que  je  com- 
blais de  bakchiches  me  l'apprit  à  temps.  Nous 
eûmes  la  bonne  idée  de  nous  enfuir  en  tramway, 
mêlés  à  la  foule  bariolée  des  fellahs  et  des  étu- 
diants arabes.  L'autre,  qui  accourait  en  auto,  nous 
lencontra  sans  nous  voir... 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  1  1 5 

Une  heure  plus  tard,  h  train  nous  emportait  vers 
la  mer.  Le  mari  était  sur  nos  talons.  Mais,  par 
chance,  nous  trouvâmes  place  sur  un  courrier  d'Ex- 
trême-Orient qui  relâchait  pour  quelques  heures  à 
Port-Saïd.  A  l'instant  oii  l'on  relevait  la  passerelle 
ime  Victoria,  attelée  de  deux  chevaux  qu'un  arbo" 
gui  fouettait  et  injuriait,  fit  son  entrée  sur  le  quaî 
Halbas-Hilmi.  Notre  homme  s'y  tenait  debout, 
furieux,  sa  valise  à  bout  de  bras.  La  voiture  s'ar- 
rêta près  du  bord,  au  milieu  des  bruns  portefaix. 
Déjà  le  navire  virait  avec  lenteur.  D'im  coup  d'œil, 
l'animal  nous  reconnut  parmi  les  passagers  alignés 
tout  au  long  des  bastingages.  Jamais,  depuis  des 
mois,  nous  ne  nous  étions  entreregardés  de  si  près  : 
trois  mètres  d'une  eau  huileuse  et  profonde  nous 
séparaient,  mais  le  bateau  enroulant  ses  amarres 
mouillées  se  trouvait  aussi  loin  de  lui  que  si,  déjà, 
nous  touchions  à  Syracuse.  Il  était  hors  de  sens, 
comme  enragé.  Il  dansait  d'un  pied  sur  l'autre  en 
criant  de  toutes  ses  forces.  Je  crois  bien  que  je 


116  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

n'ai,  de  toute  ma  vîe,  été  insulté  avec  un  pareil 
entrain.  Les  Arabes  du  port  riaient;  les  voyageurs 
du  bateau  riaient  et  je  pris  le  parti  de  rire  avec 
eux. 

Nous  cinglâmes,  t'idée  que  j'allais  vivre  enfin 
quelques  jours  sans  me  retourner  sans  cesse  me 
combla  d'un  bonheur  nouveau.  Les  joues  réjouies 
par  le  vent  du  large,  je  passai  mon  temps  sur  le 
rouf,  tandis  que  la  chère  gosse,  en  béret  à  pompon 
et  blouse  de  traversée,  fatiguait  le  piano  du  bord 
et  que  d'atroces  Anglaises  appuyées  sur  les  cava- 
liers à  gueules  de  clergymen  tournaient  au  rythme 
luxurieux  des  tangos  et  des  shimmys. 

Trois  jours  plus  tard,  nous  apercevions  le  Vé- 
suve. Une  économique  fumée  s'en  échappait,  pour 
fondre  aussitôt  dans  un  ciel  peint  à  neuf.  Nous  ne 
traînâmes  pas  dans  Naples>  où  nous  vîmes  cepen- 
dant l'extraordinaire  spectacle  d'une  mendiante, 
qui  avait  appris  à  dormir  les  mains  ouvertes  et 
tendues.  Ce  miracle  ne  suffit  point  à  nous  retenir. 


LE    MARTYRE   DE   L'OBÈSE  Î  1  7 

Un  piroscafo  des  messageries  italiennes  était 
attendu,  apportant  notre  gaillard.  Nous  étions  a 
Venise  quand  il  mit  pied  sur  le  quai  du  Porte 
Mercante. 

Venise...  j'ai  bien  cru  que  ie  touchais  au  tui 
Un  soir,  surtout,  dans  k  silence  mat  d'un  carre- 
four d'eau,  elle  s'appuya  contre  mon  épaule.  Je 
m  ai  qu'à  fermer  les  yeux  pour  revoir  cela.  Une 
petite  mercerie  plongeait  dans  la  calle  des  reflets 
m.ulticolores  qui  se  tordaient  au  fond  de  l'eau  et 
fondaient  comme  un  sucre  de  clartés.  La  lune  éclai- 
rait des  façades  de  crème  malade,  oii  des  linges 
jpendaient.  On  voyait  passer  au  fcin  de  petites 
kieurs  vertes,  et  notre  passage  battait  d'un  invi- 
sible clapotis,  les  marches  des  palais.  Mais  je  fis 
un  mouvement,  et  la  gondole  bousculée  se  mit  a 
danser  en  assenant  sur  l'eau  de  la  calle  des  claques 
retentissantes.  Le  charme  était  rompu. 

Furieux,  je  regagnai  ma  chambre  du  DanîeK, 
et,  le  lendemain,  ma  compagne  jugea  prudent  de 


118  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

gagner  un  moins  troublant  séjour.  L'austère  Hel- 
vétie  nous  reçut.  Nous  n'y  pûmes  demeurer.  Notre 
homme  trouvait  là,  dans  la  policé  privée,  une  trog 
Habile  auxiliaire.  Je  vis  le  moment  où  il  allait  non 
seulement  nous  atteindre,  mais  nous  devancer. 

Sans  compter  que  nous  ne  voyageâmes  jamais 
à  loisir.  Toujours  la  crainte  d'une  surprise.  Vous 
pensez  bien  qu'il  ne  prenait  pas  la  peine  de  nous 
annoncer  par  dépêche  l'heure  de  son  arrivée.  Cette 
attente  nerveuse  nous  faisait  des  âmes  de  caissiers 
fugitifs.  Le  pas  incertain,  le  regard  en  coulisse, 
nous  foulions  distraitement  le  pavé  des  capitales. 
Malgré  son  angoisse,  ma  compagne  prenait  une 
espèce  de  plaisir  à  dépister  notre  infatigable  eï 
diabolique  poursuivant.  Quant  à  moi  cette  galo- 
pade de  cinéma  me  faisait  suffoquer  de  colère. 
Dix  fois  par  jour,  je  grommelais  que,  puisque  tôt 
ou  tard  nous  devions  nous  laisser  surprendre,  mieux 
Valait  en  finir  tout  de  suite,  paroles  dont  l'unique 
résultat  fut  d'effrayer  uni  peu  jplus  la  pauvre  enfant- 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  î  1 9 

i 

Elle  ne  voulait  plus  sortir.  Nous  en  vînmes  à  vivre 
enfermés  dans  nos  appartements,  le  nez  aux  car- 
reaux comme  si  nous  subissions  en  tous  lieux  d'in- 
terminables semaines  de  pluie. 

Que  vous  dirai-je?  Après  im  pays,  c'en  était 
un  autre,  puis  d'autres  encore.  Je  finissais  par 
plaindre  le  mari  comme  si  nous  le  traînions  de  force 
à  notre  suite,  au  lieu  de  galoper  devant  lui.  Oui, 
je  le  plaignais.  Certes,  devant  sa  femme,  je  ne  me 
faisais  point  faute  d'attribuer  à  sa  persévérance  le 
mobile  le  moins  flatteur,  celui  de  l'orgueil  blessé. 
Je  ne  pouvais  tenir  un  autre  langage.  L'amour  et 
l'équité  ne  sont  point  mêmes  choses.  Et  ce  n'était 
pas  après  deux  cents  jours  de  tracas,  de  fureur  et 
de  concupiscence  que  j'allais  dire  à  l'objet  de  mes 
désirs  :  «  Madame,  votre  époux  vous  adore  et  je 
suis  venu  de  Stockholm  à  Port-Saïd,  avec  ma  valise 
et  ma  couverture  de  voyage,  à  seule  fin  de  vous 
réconcilier,  d'atténuer  vos  torts  respectifs  et  réci- 
proques, de  vous  bénir  en  répandant  des  larmes 


120  LE   RÎARTYRE   DE    L'OBÈSE 

et  ée  tenir  à  votre  chevet  uae  chandelle  dont  vo3 
soupirs  énamourés  feront  vaciller  la  flaname.  » 

Heîn?  voyez-vous  cela? 

Mais  au  dedans  de  moi  je  plaignais  mon  ojwh 
niâtre  rival.  Je  me  disais  qu'aux  tourments  d'une 
vie  errante  la  jalousie  venait  en  hii  s'ajouter.  Peul^ 
être  me  trompais-je.  Mais  l'indifférence  aux  maujç 
d' autrui  n*est  pas  mon  fait. 

Toutefois,  cette  pitié  que  j'éprouvais  pour  le 
mari  n'entamait  point  ma  résolution  dé  le  faire 
cocu.  Le  coeur  humain  a  de  ces  contradictions  que 
les  psychologues  expliquent  à  merveille  —  en  quoi 
ces  spécialistes  perdent  leur  temps  et  leurs  lumières, 
car  les  hommes  se  moquent  complètement  de  savoir 
les  raisons  de  leurs  absurdités. 

Voici  que  je  fais  des  maximes.  A  ce  trait  vous 
pouvez  juger  que  l'heure  s'avance  et  qu'il  est  temps 
d'aller  dormir,  non  sans  avoir  lampe  le  dernier  des 
derniers. 

Et  moi  qui  vous  refusais  de  parler  de  mes 


LE   MARTYRE    DE    L  OBESE 


121 


voyages  !  Voyez-vous,  monsieur,  les  voyageurs  sont 
comme  les  chasseurs  et  les  anciens  militaire  :  il 
ne  fait  pas  bon  les  hisser  sur  leurs  dadas. 


> 


DC 


Ce  qui  est  bon,  le  matin,  dans  une  petite  ville 
française,  ce  n'est  pas,  comme  le  prétendent  les 
imbéciles  et  les  guides  cartonnés,  d'aller  visiter 
((  les  environs  pittoresques...  le  château  admira- 
blement situé  et  l'église  remarquable  bâtie  dans  la 
seconde  moitié  du  XI 11^,  avec  ime  façade  du 
XVif  )).  Le  plaisir,  c'est  de  respirer  à  l'aube  l'air 
d'une  ville  qui  a  bien  dormi,  et  de  se  promener 
sans  but,  entre  deux  murailles,  dans  les  rues  où 
îl  n'y  a  jamais  personne,  tant  les  passants  y  sont 
furtifs  et  les  portes  bien  fermées.  C'est  aussi,  je 


124  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

pense,  d'aller  dans  le  jardin  public,  où  déjà  cou- 
rent quelques  enfants,  de  s'appuyer  aux  claires-* 
voies  et,  de  là,  regarder  les  servantes  debout  sur 
l'appui  des  fenêtres  et  frottant  les  carreaux. 

Je  l'ai  fait  ce  matin,  et  cela  m'a  valu  une  aven-^ 
ture.  Je  venais  de  dépasser  la  grosse  horloge,  et 
je  tournais  à  l'angle  du  square  Saint-Eloi  lorsque, 
sur  le  banc  qui  se  trouve  là,  dans  le  retrait  de  la 
pelouse,  j'aperçus  un  gentleman  du  plus  ample 
calibre.  Je  k  regardai,  il  me  regarda,  et  nos 
regards  semblaient  dire  en  se  croisant  :  ((  Quel  est 
cet  homme  abondant  et  sympathique  que  je  ne 
connais  point.  » 

Nous  nous  sommes  salués.  C'était,  ce  matin,  un 
matin  suave  et  léger  d'avril  et  il  y  avait  dans  l'air 
ces  souffles  tièdes  qui  poussent  les  gens  vers  leurs 
frères  inconnus. 

Nous  avons  tout  d'abord  échangé  quelques  pro- 
nostics météorologiques,  qui  se  trouvèrent  égale- 
ment favorables.  A  la  suite  de  quoi,  il  m'invitait 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  125 

à  prendre  place  h  côté  de  lui,  sur  le  banc  du 
square  Saint-Eloi.  J'avais  un  ami  de  plus. 

Il  s'appelle  M.  Canabol  et  c'est,  je  crois,  le  plus 
fameux  gastronome  de  tout  le  département.  Il  est 
décoré,  je  ne  sais  pourquoi,  mais  il  le  mérite  bieîi. 
Quel  brave  homme,  et  tellement  patriarcal!  Tan- 
dis que  ncwis  devisions,  je  voyais  sa  barbe  noire 
se  rebrousser  aux  revers  de  la  jaquette,  et  son 
ndban  rouge  flambait  entre  les  poils,  comme  «ne 
étmcelle. 

Nous  pesons  tout  juste  le  même  poids;  et  cela, 
au-dessus  de  cent  kilos,  crée  aux  hommes  des  rai- 
sons de  se  comprendre,  de  s'aimer  et  de  /unir 
que  les  libellules  et  les  colibris  ne  soupçonnent 
guère. 

Bien  qu'entre  toutes  qualités  je  prise  surtout  la 
discrétion,  je  n'ai  pu  me  retenir  de  confier  à 
M.  Canabol  le  secret  de  mon  cœur.  Il  m'a  écouté 
gravement,  hochant  la  tête  et  étirant  parfois,  d'trn 
geste  familier,  son  gilet  sur  la  ferme  mappemonde 


126  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

de  sa  panse.  Quand  j^eus  fini,  il    me    tendit   la 
main  : 

—  Voilà  qui  est  selon  les  règles,  dit-il.  Voua 
aimez  une  femme  tellement  semblable  à  la  mienne, 
qu'à  vous  entendre  j'ai  goûté  les  plaisirs  que  réserve 
aux  voyageurs  une  exacte  et  magistrale  descrip- 
tion des  lieux  qu'ils  connaissent...  La  femme  que 
vous  aimez  est  le  portrait  de  mon  épouse,  laquelle, 
monsieur,  soit  dit  en  passant,  m'enverrait  chercher 
ae  lâ  pierre  à  couteau  dans  une  bouteille  et  du 
vitriol  dans  un  cornet  de  papier  mou. 

Tandis  qu'il  me  parlait  ainsi,  je  considérais 
M.  Canabol.  Il  souriait  à  de  chères  images,  tout 
en  roulant  une  cigarette.  Il  reprit  : 

—  Il  est  surprenant  que  vous  ne  l'ayez  pas 
aimée  plus  tôt.  Elles  sont  créées  à  notre  usage,  ces 
gamines  moqueuses  et  volontaires. 

a  Ayez  bon  espoir,  a-t-il  ajouté.  Si  vous  en 
croyez  mon  expérience,  elle  vous  aime.  Un  beau 
soir,  à  l'heure  oii  vous  vous  y  attendrez  le  moins. 


LE   MARTYRE    DE   L*OBÈSE  127 

elle  fera  sur  votre  capitonnage  naturel  une  chute 
pleine  de  grâce  et  de  douceur.  C'est  écrit.  Elle 
obéit,  en  vous  traitant  comme  elle  le  fait,  à  ces 
forces  mystérieuses  qui  nous  donnent  pour  cornacs 
des  femmes  que  nous  pourrions  cacher  dans  les 
manches  de  nos  vestons!  Pour  l'instant,  elle  croit 
jouer  avec  vous,  vous  la  faites  rire.  Mais  votre 
cou  de  taureau  la  rassure.  Le  jour  est  proche  où 
elle  y  nouera  ses  deux  bras.  Vous  pouvez  m'en 
croire,  car  je  parle  de  ce  que  je  sais...  » 

Tels  furent  les  propos  de  M.  Canabc!.  Nous 
en  avons  ensuite  tenus  bien  d'autres,  et  non  point 
salés,  comme  cela  n'eût  pas  manqué  d'arriver  entre 
deux  personnages  d'un  modèle  plus  réduit.  Il  est 
remarquable,  en  passant,  que  les  gros,  volontiers 
rabelaisiens  et,  comme  il  sied,  gras  en  leurs  devis» 
n'ont  pas  plus  de  goût  pour  les  histoires  lestes 
que  pour  les  spectacles  des  voluptés  d'autrui.  Les 
voyeurs  et  les  bavards    libidineux    n'ont    jamais 

9 


128  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 


plus  de  quatre-vingts  de  tour  de  poitrine.  C'est  \ 
constaté. 

M.  Canabol  m'a  semblé  connaître  de  merveil-  > 

1 

leuse  façon  le  régime  amoureux  des  arrondis  et 

des  convexes.  Il  paraît  donc  qu'ils  n'éprouvent  de  | 

grand  amour  que  pour  les  femmes  fluettes,  déli-  j 
cates  et  un  peu  rosses.  C'est  la  nature  qui  veut  ça. 

Ainsi  le  gros  poisson  ne  se  prend  qu'à  la  mouche  \ 

artificielle.  C'est  une  loi  éternelle  qui    porte    les  \ 

masses   de   chair   aux   pieds   des   maigrichonnes.  ; 

;<(  Telles  étaient,  dit-il,  Pétronia  et  Galeria,  fem-  ; 

mes  de  l'énorme  Vitellius  ))  ;  à  ce  sujet,  j'aurai,  : 

demain,  l'occasion  de  vous  raconter  une  histoire.  ; 

En    attendant,    je    pense    comme    M.    Canabol,  ^ 

qu'Omphale  était  noiraude  comme  une  olive  de  ] 

Lydie,  sèche  conrnie  une  branche  de  myrthe  et  : 
plus  amère  que  le  brouet  de  Lacédémone. 

Les  poids  lourds  trouvent  leur  grand  bonheur  a  i 

n'être  qu'une  plume  au  souffle  d'une  femmelette  ! 

tandis  que  les  avortons,  levant  leur  nez  vers  les  ! 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  129 

géants  des  foires,  rêvent  de  faire  l'amour  sur  un 
escabeau.  Il  paraît  que  cela  vaut  mieux  aînsî  eî 
que,  s'il  en  était  autrement,  il  n'y  aurait  plus  suï 
terre  que  des  citrouilles  et  des  manches  à  balaî. 


X 


Elle  ne  me  trouve  pas  laid.  Ma  foi  non.  Pas 
beau  non  plus.  Mais  possible,  et  même  appétis- 
sant. C'est,  en  amour,  la  condition  de  tous  les 
hommes  gras,  sauf,  naturellement,  des  bouffis  a 
faces  blêmes,  qui,  j'ose  le  dire,  déshonorent  le 
lard.  Cependant,  ime  figure  vermeille  avec  des 
yeux  à  fleur  de  tête,  ce  qu'on  appelle  une  bonne 
balle,  offre  aux  dames  une  espèce  d'attirance 
comestible.  C'est,  hélas!  notre  seul  avantage  sur 
le  danseur  flexible,  sur  le  poitrinaire  fatal,  et  sur 
l'Argentin  verdâtre. 

Mince  avantage,  monsieur,  j'en  conviens.  Pas 


132  LE    MARTYRE    DE    L'ODÈSE  j 

plus  tard  qu'hier  et  bien  par  hasard,  je  surpris   ,A_ 
les  confidences  de  deux  jeunes  filles.  J'attendais      ; 
mon  amie  dans  le  hall  de  l'hôtel  ;  un  paravent  me      \ 
séparait   du   coin   ombreux    où    elles   vinrent   se      j 
poser  en  babillant.  Je  ne  tous  dirai  point  que  j'en-      i 
tendis  des  énormités;  on  calomnie  les  jeunes  filles. 
Elles  parlaient  du  mariage  et  du    mari    qu'elles      ] 
espèrent.   Toutes   deux  exprimèrent,   avant  tout, 
l'avis  que  l'élu  devait  avoir  des  loisirs,  des  mains 
soignées  et  une  auto.  Mais,  quant  à  décrire  le  fiancé 
du  rêve,  une  seule  en  était  capable.  J'ai  noté  le 
signalement  :  cet  oiseau  rare  doit  être  brun,  avec 
de  longs  yeux  noirs,  un  front  fuyant,  un  teint  mat,      i 
un  nez  busqué,  une  moustache  taillée  court  sous      \ 
le  bec  hardi,  et  des  cheveux  bouclés.  \ 

—  ((  Grand  ou  moyen  »,  a  demandé  l'autrei 
jeune  fille. 

—  «  Plutôt  grand,  avec  des  jambes  fines  ef 
musclées.  »  j 

Là-dessus    elles    sont    tombées   d'accord    qu§      \ 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  133 

l'époux  idéal  ne  pouvait,  par  le  temps  qui  court, 
ressembler  à  une  autre  sorte  de  gravure  de  mode, 
et  ayant  dit,  elles  se  sont  envolées  vers  le  tennis. 

Voilà  pour  les  jeunes  personnes.  Je  confesse  que 
ces  puérils  aveux  me  laissèrent  sans  joie.  Et,  quant 
au  goût,  certes  moins  entier,  des  dames,  il  ne  nous 
favorise  pas  davantage.  Les  plus  indulgentes  nous 
trouvent  appétissants  mais  trop  copieux.  Combien 
de  gens  font  l'éloge  du  pot-au-feu  —  si  sain,  si 
succulent,  si  digeste!  —  et  qui  se  nourrissent  de 
gibier  et  de  confiserie  ?  C'est  qu'en  toutes  choses,  dé 
gourmandise  et  d'amour,  on  a  fini  par  accréditer 
cette  opinion  que  le  plantureux  est  au  contraire  du 
raffiné.  Erreur,  monsieur.  Vous  en  aurez  la  preuve. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  paraît  certain  que  les  fem- 
mes ne  s'émeuvent  point  à  la  vue  des  larges 
visages.  Elles  n'en  voient  que  les  fossettes,  la  mol- 
lesse et  l'air  réjoui.  Il  leur  semble  impossible  que 
les  traits  d'un  gros  homme  puissent  conserver  quel- 
que expression.  C'est  à  croire  que  nous  ne  pos- 


134  LE   MARTYRE   DE    L'obÈSE 

sedons  ni  front,  ni  nez,  ni  bouche,  ni  menton  ;  que 
sûr  nos  faces  l'accord  gracieux  ou  sévère  des  lignes 
et  des  volumes  n'utilise  point  les  rondeurs  à  l'égal 
des  angles.  Bref,  les  femmes  nous  aiment  —  si 
cela  nous  arrive  —  sans  nous  regarder.  C'est  peut- 
être  parce  qu'elles  ne  parviennent  pas  à  nous  iden- 
tifier aux  personnages  de  romans,  de  pièces  et 
d'opéras,  dont  leurs  chères  petites  mémoires  sont 
tout  illustrées. 

Elles  se  trompent,  et  vous,  qui  sans  doutë,^  par-^ 
tagez  leur  opinion,  vous  vous  trompez  aussi.  Il  y 
a  de  beaux  gras  et  des  gras  nobles  et  des  gras 
tragiques  ;  il  y  eut,  au  cours  des  âges,  un  grand 
nombre  d'obèses  fameux  par  leur  ascendant  amou- 
reux. Les  plus  grands  artistes  n'ont  pas  dédaigné 
de  prendre  pour  modèles  d'illustres  patapoufs. 
L'histoire  compte  des  joufflus  majestueux,  des 
joufflus  altiers,  des  joufflus  poignants,  et  même 
des  joufflus  terribles.  Ces  gros-là,  monsieur,  les 
femmes  n'en  faisaient  point  fi.   Montrer  à  celle 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  135 

qu'on  aime  que  l'on  peut  plaire  sans  porter  un 
maigre  visage  m'a  semblé  de  bonne  guerre, 

A  ce  propos  voici  l'histoire  que  je  vous  aï  pro- 
mise hier.  C'est  l'histoire  d'une  idée  qui  me  vint 
à  Rome,  où  les  hasards  de  notre  vie  errante  nous 
aveûent  conduits.  Nous  y  séjournâmes  quelques 
jours,  le  mari  ayant  momentanément  perdu  notre 
bace. 

Mon  idée  (dont  vous  allez  rîré)  était  née  d'un 
souvenir  scolaire.  Mauvaise  idée  assurément,  mau- 
vaise et  ridicule,  comme  tout  ce  qui  essaie  de  pro- 
longer dans  la  vie  les  affres  du  bachot.  Ecoutez- 
moi  ça. 


Un  après-midi,  je  flânais  dans  les  ruelles, 
aux  environs  de  la  piazza  Navona,  sans  penser 
^  rien  qu'à  me  garer  des  fiacres.  Tâche  ardue  dans 


136  LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE 

ces  ruelles  sans  trottoir,  où,  s'il  veut  aller  les  mains 
dans  les  poches,  un  citoyen  bâti  comme  votre  ser- 
viteur blanchit  contre  les  murs  ses  deux  coudes 
à  la  fois.  Bref,  un  encombrement  me  poussa  sous 
la  voûte  d'un  palais  devenu  boutique  d'antiquaire, 
et  là  je  m'absorbais  devant  un  bric-à-brac  que 
dominait  un  buste  en  marbre  de  Néron.  Je  le 
regardais  distraitement,  les  mains  croisées  sur  mon 
ventre,  les  trois  mentons  rentrés  dans  mon  faux- 
col,  lorsqu'il  me  vint  en  tête  que  les  empereurs 
romams  étaient  généralement  de  gros  hommes. 

Cette  remarque,  vous  l'avez  dû  faire,  et  il 
m'était  arrivé,  comme  à  chacun,  de  la  faire  quel- 
quefois. Elle  n'offrait  rien  de  bien  piquant  ni  de 
bien  original.  Eh  bien,  monsieur,  elle  me  boule- 
versa; elle  m'illumina  comme  la  joie  d'une  de- 
couverte;  car  elle  provoquait  dans  mon  esprit  le 
réveil  d'une  ingéniosité  dont  vous  allez  me  donner 
des  nouvelles. 

J'allais,  par  im  tour  adroit,  suggérer  à  la  femme 


LE   MARTYRE   DE    l'OBÈSE  137 

élue  qu'un  profil  césarien  s'accommode  fort  bien 
d'une  bulbeuse  paire  de  joues  et  d'un  cou  de  dé- 
ménageur. Ne  raillez  pas,  monsieur.  Même  à  pré- 
sent, je  ne  trouve  pas  la  chose  si  déraisonnable. 
Quand  on  tient  l'arc  de  Cupidon  il  faut  faire 
flèche  de  tout  bois,  surtout  lorsque  le  bois 
n'abonde  point.  V^oyez-vous,  je  comprendrais  le 
bossu  amoureux  qui  ferait  lire  à  sa  maîtresse  la 
vie  erotique  et  glorieuse  du  maréchal  de  Saxe.._i 

Je  pris  donc  le  parti  que  vous  savez. 

D'abord,  je  consacrai  plusieurs  jours  à  un  sai-^ 
vant  travail  de  préparation.  J'achetais  Suétone, 
que  je  lisais  le  soir  dans  mon  lit.  J'y  faisais  des 
allusions  fréquentes,  et  tellement  voilées,  telle- 
ment vaporeuses  qu'à  me  voir  ainsi  tourner  autour 
d'un  invisible  pot,  ma  compagne  ressentait  une 
espèce  de  vertige.  Ce  furent  ensuite  des  visites 
au  Forum,  ascensions  réitérées  du  mont  Palatin» 
stations  prolongées  sur  les  tièdes  gradins  du  CoH- 
sée;  puis  un  soir,  au  crépuscule,  je  la  conduisis 


138  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

sur  ce  point  fameux,  marqué  d'un  bosquet  de 
chêne  vert,  d'où,  selon  l'histoire,  CaHgula,  dans 
sa  folie,  fit  jeter  un  pont  par-dessus  le  Forimi, 
pour  plus  aisément  au  Capitole  converser  avec 
Jupiter. 

J'avais  choisi  mon  heure.  Des  rayons  orangés 
et  des  ombres  violettes  coupaient  de  biais  les  ar- 
cades, les  escaliers  et  les  fûts  des  colonnes.  Je  me 
sentais  conrnie  gonflé  de  gaz  poétique,  et,  dans 
le  silence  tout  plein  des  miasmes  du  passé,  je  pro- 
nonçai, au-dessus  de  la  Ville  Eternelle,  une  ha- 
rangue du  plus  pur  style  troubadour. 

Ce  n'est  jamais  en  vain  que  l'on  fait  ronfler  des 
phrases  aux  oreilles  d'une  femme.  Elle  me  regar- 
dait, la  chère  petite,  avec  cette  surprise  humiliante 
et  flatteuse,  tout  à  la  fois,  qui  signifie  clairement  : 
((  Je  vous  croyais  plus  bête,  mon  ami.  » 

Elle  me  serra  le  bras,  mais  n'ajouta  rien.  En 
silence  nous  prîmes  le  chemin  de  l'hôtel,  où  nous 
nous  habillâmes  pour  dîner. 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  139 


A  table,  je  ramenais  astucieusement  la  conver- 
sation sur  les  plaisirs  de  Rome.  D'un  ton  modeste 
et  toujours  inspiré,  je  débobinais  une  conférence 
sur  les  jeux  du  cirque,  les  raffinements  des  mœurs 
antiques,  la  grandeur  des  civilisations  disparues, 
la  noblesse  de  l'histoire  romaine,  pour  enfin  arri- 
ver à  la  fascination  qu'exerçaient  sur  les  belles  ma- 
trones et  les  jeunes  vestales  la  pourpre  et  le  laurier 
des  empereurs. 

Comme  vous,  monsieur,  elle  me  régardait,  les 
sourcils  levés,  se  demandant  où  j'en  voulais  venir. 
Elle  m'écoutait  sans  méfiance,  un  peu  lasse,  son 
bras  rond  posé  sur  la  nappe. 

Qu'elle  était  belle!  Les  dîneurs,  qui  nous 
croyaient  mariés,  la  contemplaient  sentimentale- 
ment, avec  une  convoitise  mêlée  d'une  grossière 
assurance,  ainsi  qu'on  regarde  l'épouse  d'un  in- 
firme. Un  orchestre  se  mit  à  moudre  des  danses. 
Les  fiasques  de  spumante  penchaient  la  tête  hors 
des  seaux  à  glace.   Des  couples  tournèrent.  Uç 


140  LE   MARTYRE    DE    L  OBESE 


jmbment  après,  je  la  conduisis  toute  rêveuse  à  là 
porte  de  sa  chambre  et  je  m'endormis  tournant 
mes  pouces  ainsi  qu'une  allègre  girouette,  sur 
l'heureuse  coupole  de  mon  ventre. 

Au  matin  du  lendemain,  je  dis,  d'im  air  déta^ 
çhé  : 

—  Si  nous  allions  visiter  le  musée  du  ÇapU 
tôle? 

Elle  répondit  : 

—  Comme  il  vous  plaira,  mon  cher. 

En  descendant  du  fiacre,  j'étais  ému,  ma  foi 
ouï.  Le  propre  d'une  grande  passion  c'est  de  don- 
ner de  l'importance  aux  espoirs  les  plus  puérils; 
la  vie  d'un  homme  vraiment  passionné  est  pleine 
<lé  superstitions. 

Nous  voilà  dans  l'escalier.  Nous  traversons  des 
salles  bondées  d'illustres  souvenirs.  Ma  chance 
veut  qu'elle  s'intéresse  à  tout.  Mais  je  m'impa-* 
liente.  Enfin  nous  approchons.  Mon  cœur  bat..^ 
Èfpus  franchissons  la  porte  illustre  de  la  salle  V« 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  141 

Les  empereurs  romains  sont  là,  sur  leurs  socles 
alignés,  regardant  le  vide  de  leurs  yeux  grands 
ouverts.  Quelle  émotion!  Je  parle  de  moi,  car  ma 
compagne,  déjà  lasse,  n'accorde  à  ce  concile  qu'un 
coup  d'œil  distrait. 

A  nous  Suétone!  Devant  chaque  buste,  je 
parle.  Chacune  de  mes  petites  conférences  respire 
l'enthousiasme. 

—  Voici,  dis-je,  en  montrant  la  lourde  face 
de  Néron,  celui  que  les  Syriennes,  les  plus  belles 
femmes  de  l'antiquité,  aimaient  à  la  folie.  Elles 
venaient  mendier  ses  baisers  sous  les  baldaquins 
des  tentes  qu'il  faisait  dresser  aux  portes  d'Ostie; 
elles  versaient  des  urnes  d'eau  de  rose  sur  son 
corps  et  les  matrones  pleuraient  d'amour  et  de 
jalousie,  le  jour  où  il  viola  Rubria,  la  vestale^ 

Nous  fimes  un  pas  : 

—  Celui-là,  qui  est  en  basalte,  c'est  Calîgula, 
dont  la  mine  paterne  ne  vous  doit  point  abuser. 
C'était  un  tyran   féroce,   grand  coupeur  de  kn- 


142  LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE 

gues,  brûleur  de  poètes  et  sans  pareil  égorgeut 
d'épouses... 

Je  vous  fais  grâce,  monsieur,  des  belles  choses 
que  je  récitai  devant  les  mentons  triplement  mar- 
moréens de  Domitien,  de  Germanicus,  de  Galba, 
de  Gordien  l'Africain,  de  Tibère,  de  Marc- 
Aurèle  et  d'Adrien.  Mais  l'énorme  Vitellius  m'ins- 
pira des  paroles  fraternelles.  Je  racontai  comment 
il  fut  proclamé  imperator  par  les  soldats  et  com- 
ment, en  dépit  de  son  poids,  ils  le  portèrent  en 
triomphe  à  travers  le  camp.  Et  je  racontai  son 
supplice,  le  long  de  la  voie  sacrée,  et  la  fureur 
de  tous  les  maigres  citoyens  romains  s'acharnant 
après  son  ventre  magnifique,  le  lardant  de  coups 
de  poignards,  avant  de  le  traîner  des  Gémonies 
dans  le  Tibre. 

Je  parlai  d'abondance.  Je  faisais  briller  mon 
érudition  toute  neuve.  Avec  l'astuce  que  vous 
devinez,  je  glissais  mille  allusions  à  la  corpulence 
He  ces  morts  fameux  et  jadis  redoutés.. 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  143 

Rien  n'y  faisait.  Mon  amie  demeurait  pensive, 
absente.  Je  m'arrangeais  pour  que  mon  profil  se 
détachât  contre  la  figure  vue  à  contre- jour  de  ce 
Vitellius,  celui  des  Césars  auquel  je  ressemble  le 
plus. 

Elle  en  fut  frappée. 

—  ((  C'est  curieux,  dit-elle,  vous  avez  quelque 
chose  de  celui-ci  »  et  elle  ajouta  :  «  En  plus 
mou.  ))  Là-dessus,  elle  sortit  une  main  gantée  de 
son  manchon  pour  se  couvrir  la  bouche,  car  elle 
bâillait. 

J'étais  consterné.  Ne  vous  moquez  pas  Se  moi. 
Est-il  un  amant  qui  n'essaya  point  de  ces  petites 
ruses?  La  chère  petite  ne  se  douta  pas  un  instant 
de  l'espoir  qui  m'avait  conduit  en  ce  vénérable 
palais;  aussi  bien  ma  confusion  lui  échappa. 
Comme  nous  allions  quitter  la  salle,  je  me  plantai 
sur  le  seuil,  et,  le  sourcil  froncé,  l'air  plein  de  ran- 
cune, je  promenai  sur  les  bustes  de  marbre  un 
regard  qu'elle  surprit.  Et,  croyant  que  dans  un 


144  LE   MARTYEtE    DE    L'OBÈSE 

^'  '  — * 

accès  de  cette  générosité  que  l'on  prête  aux  ven- 
trus, je  réprouvais  la  barbarie  des  imperators  : 

—  Ces  Romains,  dit-elle,  ne  devaient  pas  en 
faire  autant  qu'on  ea  raconte.  C'étaient  de  bons 
gros...  comme  vous. 

Et  elle  prit  mon  bras  en  riant.  Je  pense  qu'elle 
eût,  tout  aussi  bien,  pris  le  bras  de  Jules  César. 
Ce  n'est  pas  une  de  ces  femmes  que  l'on  peut 
•âblouir. 

Voilà  tout  pour  ce  soir,  allons  nous  couçhear. 


XI 


Vous  voulez  me  faire  dire  que  je  souffre...  EJi 
bien,  oui,  je  souffre;  vous  avez  raison,  mon  air 
faraud  ne  vous  a  pcis  trompé;  si  je  ris,  c'est,  en 
vérité,  comme  l'enfant  crâneur  qui  renifle  ses  san-^ 
glots  devant  les  gosses  de  la  classe;  mais  il  y  a, 
bien  cachée  sous  mes  facéties,  ime  orgueilleuse 
douleur. 

Ce  que  je  vous  con&e,  c'est  la  destinée  de  mes 
semblables,  de  tous  les  bons  gros,  que  tourmente 
la  certitude  de  la  plus  cruelle  disgrâce;  et  c'est..^ 
vous  le  devinez,  c'est  l'indifférence  des  femmes. 
Veuillez  croire  que  je  pèse  mes  paroles.  Je  ne 


146  LE   MARTYRE   DE    L'OBÈSE 

prétends  point  que  l'amour  nous  est  interdit.  Il 
arrive  aux  gros  comme  aux  maigres  d'être  aimés 
pour  eux-mêmes.  Mais  toujours  à  la  longue,  après 
expérience;  on  nous  essaie  avant  de  nous  adopter, 
c'est  bien  la  moindre  des  choses!  A  qui,  je  vous 
le  demande,  le  sort  refuse-t-il  cette  humble  féli- 
cité? 

Mais,  voyez-vous,  ce  qui  nous  irrite  et  devient, 
avec  les  années,  déchirant,  c'est  de  passer  son 
adolescence,  puis  sa  jeunesse,  puis  son  bel  âge, 
puis  la  quarantaine,  sans  jamais  connaître  la  gri- 
serie d'une  bonne  fortune,  d'une  vraie,  de  celles 
que  vous  met  au  cœur  la  joie  d'être  le  préféré! 
La  plupart  des  hommes  ont,  au  moins  une  fois 
dans  leur  vie,  murmuré,  en  quittant  l'alcôve  d'une 
maîtresse  :  «  Je  la  voulais  et,  au  premier  coup 
d'œil,  elle  était  à  moi.  »  Hélas!  les  donzelles 
les  plus  faciles  sourient  vertueusement  aux  œillades 
de  l'obèse.  Jamais  il  n'éprouve,  lui,  cette  magni- 
ficence et  cet  enivrement  qui  redresse  la  taille  des 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  147 

séducteurs;  jamais  il  ne  s'attarde,  après  le  départ 
de  la  bien-aimée,  devant  un  miroir  et  ne  trouve 
à  ses  yeux  la  fameuse  «  profondeur  inconnue  », 
chère  aux  romanciers  psychologues;  jamais,  jamais, 
concevez-vous  une  pareille  amertume? 

Oh!  je  sais  bien,  parbleu!  ce  n  est  point  là  une 
de  ces  détresses  qui  remuent  le  cœur  d'autrui.  Mai^ 
autrui  ne  sait  pas...  Autrui  a  des  aventures;  il  con-^ 
serve  au  fond  de  lui  le  souvenir  de  belles  ren- 
contres, des  étrangères  que  les  hasards  d'une  nuit 
d'hôtel  ou  d'un  soir  de  casino  jetèrent  toutes  pal- 
pitantes dans  ses  bras.  Conunent  imagineriez-vous, 
ô  gens  heureux,  l'existence  humiliée  de  ceux  à  qui 
ces  choses  n'arriveront  point,  ne  sont  jamais  arri- 
vées? Nous  vivons  de  rogatons  d'amour,  comme 
des  vieillards,  tandis  que  nous  portons  le  cœur  de 
Chérubin  et  le  râble  d'Hercule! 

Etre  aimé  soudain,  provoquer  dans  le  regard  des 
femmes  cette  lueur  rapide  qu'elles  cachent  aussi 
vite  qu'elles  le  peuvent  sous  des  airs  indifférents 


148  LE   MARTYRE   DE    l'OBÈSE 


et  des  paupières  baissées,  deviner  chez  celles  que 
l'on  désire  en  silence  ce  consentement  muet  que 
les  paroles  ne  pourront  ni  confirmer  ni  démentir, 
voilà  la  raison  de  vivre,  voilà  ce  que  rien  ne  rem- 
place! 

Ne  prolestez  pas,  allez!  On  a  tant  dit  là-des- 
sus, tant  écrit.  Les  disgraciés  devenus  moralistes 
s*en  sont  donné  à  cœur  joie  et  ils  nous  racontent, 
depuis  des  siècles,  que  les  honneurs,  la  fortune,  les 
grandes  entreprises,  l'art  ou  la  science  procurent 
aux  hommes  les  plus  grandes  joies  et  que,  au  delà 
d'un  certain  âge,  l'amour  est  le  passe-temps  des 
sots  et  des  oisifs.  Laissez-moi  rire! 

On  ne  vit  réellement  que  pour  l'amour.  On  ne 
pense  qu'à  lui,  même  au  fond  des  Trappes  et  sous 
les  arceaux  des  cloîtres.  Les  êtres  délicats  se  rési- 
gnent silencieusement  et  renoncent  sans  pose  à  ce 
qui  fut  leur  raison  de  vivre;  d'autres  brûlent  comme 
des  torches  jusqu'au  bout  de  leur  temps  et  meurent 
«désespérés.  II  n'y  a  que  les  imbéciles  pour  prendre 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  149 

dans  leurs  défaites  le  masque  du  dédain.  Et  c'est 
vrai,  monsieur,  tristement  Trai  pour  tous  les 
hommes. 

Amenez-moi  donc  le  pot-à-tabac  illustre, 
rhomme  d'Etat  difforme,  l'académicien  caco- 
chyme, tout  recouvert  de  leurs  dorures,  de  leurs 
inédailles,  de  leurs  écharpes  et  nous  les  prierons 
de  jurer  qu'ils  n'envient  point  tel  maître  à  danse», 
tel  bellâtre  de  palaces  ou  tel  boxeur  aux  reins 
âoquents,  que  les  femmes  —  et  surtout  les  boit- 
nêtes  femmes  —  regardent  d'une  certaine  façon.  Je 
voudrais  par  exemple  demander  au  président  de 
1%  République,  s'il  ne  donnerait  pas  le  grand  cor- 
don et  l'Elysée  (et  la  Constitution  par-dessus  le 
marché)  pour  entrer  dans  la  peau  de  qiîelque  Ado- 
nis de  sous-préfecture,  qui  fait  rêver  les  jeunes 
filles  et  trouble  la  pudeur  des  vieilles  pénitentes. 

La  vérité,  que  personne  n'avoue,  c'est  qu'une 
fois  les  illusions  enfuies,  on  passe  sa  vie  à  souffler 
5ur  le  miroir  aux  regrets.  Mais  toujours  la  hvtée. 


.150  LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE 

s'efface.  Alors  on  se  voit  dans  sa  triste  laideur  que 
chaque  jour  accuse  plus  cruellement,  et,  tandis 
qu'on  murmure:  ((  Tout  cela  ne  vaut  pas  qu'on 
y  pense  »,  une  voix  intérieure  vous  dit  :  «  Tu  ne 
penses  qu'à  cela,  imbécile.  )) 

Est-ce  vrai,  monsieur? 

Vous  ne  haussez  plus  les  épaules?  Je  dis  vrai, 
n'est-ce  pas?  Aussi,  pourquoi  me  poser  de  ces 
questions.  J'oubliai,  en  vous  faisant  rire,  la  tris-! 
tesse  de  mon  histoire;  il  ne  fallait  pas  me  la  rap- 
peler.. Tout  de  même,  je  m'en  veux  de  vous 
attrister,  et,  pour  obtenir  mon  pardon,  je  vais  vous 
raconter  ce  qui  m'est  advenu  ce  matin.  Buvons 
d'abord  un  chasse-bière,  que  nous  chasserons  en-; 
suite,  au  moyen  de  quelques  chopes... 


XII 


On  fait  dans  votre  jardin  public  d'attachantes 
et  singulières  rencontres.  J'y  cherchai  ce  matin 
M.  Canabol,  dont  l'ampleur  magistrale  et  la  diserte 
bonhomie  me  rassurent  doublement...  Point  de 
Canabol.  A  sa  place,  sur  le  banc  vert,  il  y  avait 
un  tout  autre  personnage,  un  homme  d'une  révol- 
tante maigreur,  le  teint  parcheminé,  l'œil  besi- 
cleux,  l'habit  luisant;  figurez-vous  une  espèce  de 
hareng  sec,  tombé  par  mégarde  d'un  filet  à  pro- 
\:sions,  et  qui  se  fût  mis  à  lire  le  propre  journal 
dont  on  l'avait  enveloppé. 

Cette  triste   figure  me  regardait  curieusement. 


152  LE   MARTYRE   DE    L'OBÈSE 

par-dessus  la  page  grande  ouverte.  Le  vent  léger 
collait  à  ses  os  de  trop  spacieux  vêtements.  Sur 
son  crâne  ocreux,  quelques  cheveux  s'agitaient 
ainsi  qu'une  herbe  rare  sur  une  taupinière.  Cepen- 
dant, sa  curiosité  me  causait  un  sentiment  de  ma- 
laise, qui,  bientôt,  fit  place  à  de  l'impatience  puis 
à  de  l'irritation.  Il  s'en  aperçut  et,  tout  aussitôt,  il 
se  mit  à  considérer  vertigineusement  la  coilîe  de 
son  chapeau.  Ainsi  j«  pus  observer  à  loklf  cet 
inconnu. 

J'atteste  les  dieux  que  jamais  pareille  échînie 
n'oiïensa  le  chaste  jour  du  monde!  Même  en  pays 
musulman,  où  les  marabouts  se  nourrissent  exclu- 
sivement de  jeûnes,  de  tams^tams  et  d'impréca- 
tions; même  aux  Indes,  où  les  sujets  de  Sa  Ma- 
jesté britannique  se  mettent  la  Jarretière  autoiur 
du  ventre  ;  même  en  Irlande  où  la  grève  de  la  faim 
est  un  sport  national;  même  au  musée  cairote  où 
s'effritent  les  momies  des  pharaons  les  p^lus  racdî> 
nîs;  même  à  Hambourg  où  se  trouve  l'école  univer- 


LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE  153 

selle  des  hommes-serpents;  enfin  jamais,  où  que 
ce  fût,  ni  là,  ni  ailleurs  ni  plus  loin  ni  plus  près, 
je  ne  vis  une  carcasse  à  ce  point  désolante  et  famé- 
lique. 

Tandis  que  je  faisais  ces  réflexions,  l'homme 
hâve  se  dressa;  le  spectre  devint  ambulant  Je  fus 
presque  surpris  que  ses  coudes  et  ses  rotules  ne 
craquassent  point  cc«nme  d'antiques  charnières. 

Vous  dirai-je  mon  dégoût  mêlé  d'effroi,  lorsque 
je  le  vis  se  diriger  vers  ma  personne?  Très  ferme, 
pourtant,  je  l'attendis.  Arrivé  devant  moi,  il  s'ar- 
rêta net  et,  posant  au  point  culminant  de  ma  be- 
daine un  doigt  grêle  et  tors  comme  un  sarment,  il 
hocha  la  tête,  soupira  et  dit: 

—  Tel  que  vous  me  voyez,  monsieur,  j'ai  été 
plus  gros  que  vous... 

Là^ssus  sa  bouche  s'ouvrît  largement  dans 
le  caoutchouc  de  ses  joues,  découvrit  trois  dents 
verdâtres  et  fit  entendre  un  rire  qui  ressemblait  à 
un  bruit  d'évier. 


1 54  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

—  Plus  gros?  murmurai- je,  plein  de  stupeur. 

—  Beaucoup  plus  gros  que  vous,  monsieur.  J'ai 
fait  naguère  et  gagné  le  pari  de  boutonner  mon 
gilet  sur  la  bonde  d'une  feuillette  de  vin...  Je 
possédais  un  de  ces  ventres  que  l'on  ne  saurait 
porter  sans  se  camper,  se  dandiner  et  se  renverser, 
à  la  manière  des  joueurs  de  grosse  caisse...  En 
m'asseyant  d'une  certaine  façon,  je  faisais  craquer 
des  pantalons  en  cuir  de  laine,  et  le  tailleur,  pour 
prendre  mes  mesures,  tournait  autour  de  moi  en 
courant  après  avoir  épingle  sur  ma  ceinture  le  bout 
de  son  centimètre.  Eh  bien,  regardez-moi,  cher-* 
chez  le  souvenir  de  ce  que  j'étais!... 

Je  contemplais  l'individu.  Il  paraissait  impos- 
sible, en  efFet,  qu'il  eût  jamais  joui  du  moindre 
embonpoint.  Ni  les  orages,  ni  la  maladie,  ni  la 
famine,  ni  la  gastronomie  moscovite  ne  sauraient 
à  ce  point  dévaster  im  honnête  homme.  Au  surplus, 
sa  loquacité,  sa  façon  de  se  livrer  au  premier  venu. 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  155 


m'étonnaient.    Prévenant    mes    réflexions,    d'une 
voix  lugubre,  il  reprit  : 

—  Vous  doutez  de  mes  paroles,  et  peut-être 
aussi  de  ma  raison.  Je  vous  comprends,  monsieur. 
Moi-même,  bien  souvent,  me  considère  comme  une 
vivante  galéjade.  Avoir  passé  deux  cent  soixante 
livres  et  finir  sous  la  peau  d'un  héron  est  une 
chose  qui  n'arrive  pas  à  beaucoup  d'honmies.  Je 
suis  probablement  le  premier  du  genre;  et  cette 
singularité  me  remplit  de  désespoir. 

Il  épongea  son  front  jaune  et  me  demanda  la 
permission  de  s'asseoir  à  mon  côté.  J'acquiesçai; 
je  le  vis  replier  avec  précaution  ses  jambes  de 
faucheux,  déboutonner  sa  redingote,  en  sortir  un 
portefeuille  et  tirer  du  portefeuille  la  photogra- 
phie d'un  abondant  monsieur  aux  moustaches  en 
fers  de  lance,  aux  petits  yeux  noyés  entre  des 
bourrelets  de  lard,  aux  joues  rondes  et  fermes 
comme  de  la  culotte  de  bœuf  : 

—  C'est  moi,  dit-il. 


156  LE   MARTYRE   DE   L'QBÈSE 

—  Il  y  a  longtemps? 

Il  hocha  la  tête,  en  gratta  le  sommet  d'un  aiï 
sombre  et  croisa  ses  jambes  sans  dire  mot.  Cepen- 
dant j'examinai  la  photographie.  Etait-ce  bien  là 
le  portrait  de  l'homme  dont  les  restes  se  tortil- 
laient à  mes  côtés?  L'un  et  l'autre  se  ressem- 
blaient-ils? Une  canne  peut-elle  ressembler  à  une 
citrouille? 

Il  m'observait  : 

—  Comment,  grommélai-^jë,  que  vous  est41 
arrivé? 

Il  cria  : 

—  Ni  cure,  ni  maladie!  monsieur.  Rien.  J'ai 
maigri,  voilà  tout! 

Et  se  penchant  à  mon  oreille,  il  ajouta  d'une 
voix  pleine  d'une  étrange  rancune  : 

—  Savez-vous  que  le  génie  de  la  nature,  c'est 
l'esprit  de  contradiction?  (Il  me  saisit  au  bras 
nerveusement.)  Ne  vous  éloignez  pas,  fai  tout 
mon  bon  sens...  Les  lois  naturelles,  monsieur,  con- 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  157 

trarient  systémati(^ment  les  désirs  des  créatu- 
res? Connaissez-vous  un  brun  qui  n'eût  aimé  a 
être  blond,  un  blond  qui  ne  rêve  d'aiîe-de-cor-» 
beau,  un  savant  qui  n'envie  les  ténors,  un  athlète 
qui  ne  jalouse  les  damoiseaux,  un  calculateur  qui 
n'aspire  à  danser,  un  empereur  qui  ne  désire  vivre 
dans  une  roulotte,  un  héros  qui  n'aspire  aux  pan- 
toufles, im  don  Juan  que  ne  démange  l'envie 
d'être  cocu?... 

<(  Pourtant,  une  fois,  il  se  trouva  sur  la  terre 
un  homme  content  de  son  destin.  C'était  votre 
serviteur,  monsieur,  au  temps  où  je  faisais  pli«r 
les  trottoirs.  Jcimais  plein-de-soupe  ne  s'accom- 
moda si  jovialement  de  ses  rondeurs  !  Ma  satisfac- 
tion confondait  les  moqueurs  les  plus  acharnés. 
Ma  belle  humeur  et  la  resplendissante  fraîcheur 
de  mon  teint  charmaient  la  société.  Dans  tout  le 
pays  il  n'était  ni  festin  ni  fine  partie  où  je  n'avais 
mon  couvert  On  m'avait  surnommé  Boulas,  ce 
qui  ne  veut  rîen  dire,  mais  s'entend  fort  bieii^ 


158  LE    MARTYRE    DE    l'obÈSE 

Boulus  roulait  dans  les  jardins  enchantés  du 
bonheur,  sans  compter  que  la  compétence  gastro- 
nomique de  Boulus  s'affinait  par  l'exercice,  el 
que  sa  réputation  commençait  à  dépasser  les  limi- 
tes du  département...  Des  clubs  de  gourmets  pari- 
siens, qui  d'ailleurs  n'entendaient  rien  aux  choses 
de  la  gueule,  me  prièrent  à  leurs  agapes.  Je  deve- 
nais célèbre,  on  me  prit  des  interviews,  on  parlait 
de  me  décorer... 

((  C'est  alors  que  le  malheur  me  frappa.  Un 
matin,  je  constatai  que  mon  caleçon  glissait  sur 
mes  hanches  :  je  maigrissais.  Tout  d'abord  je 
m'en  réjouis,  car  les  gros  hommes  sont  tous  pétris 
d'une  même  farine.  Il  me  semblait  qu'un  peu  d'aise 
en  mes  culottes  ne  serait  point  de  refus.  Un  peu 
d'aise!  Ah  bien  oui!  Je  ne  vous  dirai  pas,  cher 
monsieur,  que  je  fondis,  non,  le  mot  n'est  pas 
assez  fort  :  je  m'exhalais,  comme  im  gaz,  un 
souffle,  une  vapeur...  Mes  habits  s'affaissaient 
autour  de  mes  os   ainsi    que    l'enveloppe    d'un 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  159 

aérostat  dégonflé.  Je  vis  avec  horreur  mes  oreilles 
se  décoller  et  mon  faux-col  béant  découvrir  mon 
buste  jusqu'à  mes  pectoraux! 

((  Pour  comble,  nul  ne  me  plaignait.  Au  con- 
traire, chacun  m'adressait  des  compliments  :  «  Il 
y  en  a  tant,  disait-on,  qui  voudraient  être  à  votre 
place...  ))  Telle  était  surtout  l'opinion  des  méde- 
cins à  qui  la  grasse  clientèle  réclame  sans  cesse 
d'impossibles  miracles. 

((  Vous  pouvez  voir  comme  la  nature  se  ven- 
gea d'un  homme  heureux.  Au  reste,  le  monde  ne 
se  montra  guère  moins  lâche.  Ma  graisse  emporta 
l'estime  publique  dans  sa  débâcle.  D'une  semaine 
à  l'autre,  les  invitations  à  dîner  se  firent  plus 
rares  ;  il  n'en  fut  bientôt  plus  question.  On  s'écarta 
de  ma  figure  de  carême  pour  les  mêmes  raisons 
que  jadis  l'on  recherchait  ma  bonne  balle  de  Roi- 
Bombance.  J'étais  placier  d'alimentation,  la  con- 
fiance me  fut  retirée.  Je  dus  me  faire  bureau- 
crate. A  l'heure  présente  je  noircis  du  papier  chez 

11 


160  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

le  sous-préfet.  Mon  pauvre  derrière  est  sî  tran- 
chant qu'il  partage  les  ronds-de-cuîr  comme  des 
couronnes  de  paîn.  Au  moindre  coinrant  d'air,  je 
m'envole,  et  l'on  me  retrouve  sur  les  meubles  aux 
cartons.  Avec  le  superflu  de  ma  peau,  j'ai  fait 
une  cornemuse,  dont  je  joue  le  dimanclie  pour 
bercer  ma  tristesse,  et..  Mais  je  croîs  qu'ion  vous 
fait  signe.  » 


En  effet  M.  Canabol  s'avançait    vers    nous.  | 

Conmie  il  approchait  l'homme  se  tut  et  se  remit  | 

à  considérer  tomme  im  abîme  le  fond  de  son  i 

chapeau.  j 

—  Eh  bien,  père  Gras-d'os,  s'écria  M.  Cana-  ] 

bol,  vous  racontez  votre  histoire  à  monsieur?  Tou-  \ 

jours  le  même,  vieux  blagueur.  j 

Et  il  nous  tendit  la  main  avec  une  joviale  cor-  \ 
dialité.  Mais  l'inconnu  levant  vers  lui  des  yeux 


161 


égarés  et  perçants  tressaillit;  ensuite  saisissant 
d'un  geste  brusque  son  couvre-chef  il  se  couvrit; 
puis,  se  levant,  sans  ajouter  un  mot,  il  s'éloigna 
vers  la  ville,  avec  une  grande  dignité. 

—  Qui  est-ce?  demandai-je  à  M.  Canabol  qui 
haussait  les  épaules  : 

—  Un  malheureux  fou  qu'obsède  la  disgrâce 
d*être  maigre.  Il  ne  rêve  que  graisse  et  lard.  Il  a 
dû  vous  raconter  sa  métamorphose,  les  orgies  de 
Boulus  et  les  plaisirs  de  la  corpulence?  Il  n'est 
rien  de  tel  que  la  vue  d'un  étranger  fait  comme 
vous  et  moi  pour  réveiller  sa  manie...  Un  brave 
homme,  à  cela  près,  et  pas  méchant. 

—  Un  fou,  murmurai-je.  J'aurais  du  m'en 
douter. 


XIII 


M.  Canabol  s'est  assis  près  de  moî.  Plus  encore 
qu'au  premier  jour,  j'admirai  le  majestueux  équi-  ] 
libre  de  ses  formes.  Il  est  puissant  et  velu,  avec 
un  ventre  de  potentat.  Sa  barbe,  qui  coule  en  j 
volutes  grises  de  ses  joues,  et  ses  cheveux  qu'il  1 
porte  assez  longs  le  font  ressembler  au  toi  de  j 
trèfle,  qu'on  appelle  Alexandre.  j 

Aux  lèvres  d'un  si  majestueux  particulier,  les        1 
demi-londrès  qu'il  fume  sans  relâche  font  figure 
de  cigares  cossus.  Les  gestes  de  M.  Canabol  sont         ■ 


164  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

'  — 

lents  et  dignes.  II  marche  lourdement  appuyé  sur 
sa  canne,  la  tête  haute;  et  toute  son  âme  s'exprime 
ilans  ses  yeux  pleins  de  jeunesse  et  de  curiosité. 
II  sent  sa  province;  et  voilà  ce  qui  le  rend  si  plai- 
sant et  si  rare,  en  ce  temps  de  téléphonie  sans  fil 
où  la  Muse  du  Département  croit  tenir  salon  au 
voisinage  du  Champ-de-Mars  parce  qu'à  son  thé 
l'on  entend  les  voix  de  la  Tour  Eiffel. 

Hélas!  on  ne  rencontre  plus  guère  à  présent, 
même  au  cœur  des  vieilles  villes  françaises,  ces 
bourgeois  cultivés  et  polis  qui  savent  encore  por- 
ter le  faux-col  évasé  de  la  prud'homie  et  regar- 
der en  souriant  couler  le  fleuve  de  la  vie.  Toute 
mon  admiration  pour  M.  Canabol  vient  de  ce 
qu'il  est  un  de  ces  hommes-là.  Peut-être  le  der- 
nier... 

Avec  une  douce  gravité,  il  me  reprît  sur  <:c 
que  je  venais  de  dire. 

—  Fou,  le  père  Gras-d'Os?  Oui,  et  bien  fou. 
Mais  pourquoi  dites- vous  qu'on  n'en  peut  douter? 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  165 


I 


-  Ce  délire...  cette  fanfaronnade  de  graisse... 

-  II  y  a  certes  dans  ce  qu'il  dit  une  sorte  de 
verve  morose  et  saturnienne  qui  peut,  à  la  re- 
flexion, effrayer.  Mais  sur  le  moment  on  ne  le 
trouve  ni  bizarre  ni  ihsensé,  seulement  un  peu 
lugubre.  Il  a,  comme  l'honame  de  Sénèque,  l'air 
d'assister  à  ses  propres  funérailles  :  Videtur  pTO-* 
seqtd  se  et  componere... 

Ainsi  M.  Canabol,  le  menton  sur  sa  canné  et 
sa  canne  entre  ses  grosses  jambes  écartées,  mêlait 
à  son  fumet  de  terroir  un  parfum  d'humanités. 
Puis,  reprenant,  il  manifestait  un  sens  aussi  ferme 
que  les  ormes  des  allées  Gourlet-Bécu  : 

—  Qu'un  citoyen  bâti  comme  celui-ci  (M.  Ca- 
nabol me  montrait  au  loin  le  dos  étique  du  soi- 
disant  Boulus)  que  cet  infortuné,  ce  chétif  ait 
formé  le  vœu  de  nous  égaler  en  grosseur,  cela 
nous  semble  le  signe  de  la  folie.  I!  jalouse  votre 
face  illuminée  et  vous  le  trouvez  absurde!  Pour- 


166  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

quoi?  Parce  que  vous  êtes,  malgré  que  vous  en 
ayez,  un  poupard  honteux! 
Je  protestai  : 

■ —  Laissez  donc,  réprit  M.  Canabol;  rien 
n*est  plus  rare  qu'une  orgueilleuse  corpulence. 
Nous,  qui  tenons  tant  de  place  sur  terre,  nous 
avons  la  manie  de  Thumilité...  Bah!  ce  n'est  peut- 
être  point  si  mauvais.  Cela  nous  préserve  du  pire 
des  ridicules,  qui  est  la  présomption  amoureuse. 
Les  Fatty  ne  sont  point  fats... 

M.  Canabol  souriait  à  des  souvenirs.  Puis,  croi- 
sant ses  fortes  jambes  : 

—  Nos  pareils,  monsieur,  savent  qu'en  amour 
il  nous  faut  lutter  pour  vaincre.  Quel  prix  cela 
ne  donne-t-il  pas  à  nos  conquêtes?  Nos  victoires 
n'en  sont  que  plus  solides... 

—  Plus  solides!...  A  ce  compte,  m*écriaî-]é, 
les  amants  les  plus  disgraciés  posséderaient  les 
femmes  les  plus  fidèles? 

—  Vous  ne  croyez  pas  dire  une  si  grande  vé- 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  167 

rîté.  L'expérience  montre  que  l'énorme  majorité 
des  cocus  se  recrute  parmi  les  jolis  garçons,  les  suf- 
fisants, les  avantageux,  les  hommes  à  bonnes  fortu» 
nés.  C'est  ime  loi.  Elle  est  vieille  comme  l'amour. 
Essayez  de  tromper  un  mari  contrefait... 

—  Celui  que  je  désire  tromper  est  des  mieux 
faits,  et  pourtant...  Voilà  qui  dément  votre  thèse. 

—  Voilà  qui  la  confirmera,  soyez-en  certain. 
D'ailleurs  l'amour  n'est  pas  toute  la  vie... 


A 


A  ce  moment  un  couple  parut  au  bout  de 
l'allée.  En  mettant  leurs  âges  bout  à  bout,  ils  pou- 
vaient bien  avoir  trente-six  ans.  Le  jeune  homme 
portait  UHr  costume  de  cycliste  serré  par  une  mat- 


168  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

tingale;  sa  voisine  était  si  jolie,  si  saine  et  si  rose 
qu'elle  semblait  faite  pour  vivre  seulement  le 
matin.  Et  elle  riait  en  se  renversant,  parce  que 
son  compagnon  lui  chatouillait  le  nez  avec  une 
feuille  de  platane.  Ils  nous  aperçurent.  Aussitôt 
leur  jeu  cessa.  Ils  se  prirent  bras  dessus  bras  des- 
sous pour  passer  devant  notre  banc,  en  marchant 
au  pas,  l'air  prodigieusement  sérieux;  mais  on 
voyait  très  bien  qu'ils  se  retenaient  de  pouffer,  ce 
qui  arriva  trois  pas  plus  loin  juste  comme  le  soleil 
traversant  le  feuillage  les  criblait  de  taches  bleues 
et  dorées. 

—  Non,  reprit  M.  Canabol,  qui  caressait  sa 
barbe  grise,  non,  il  n'y  a  pas  que  l'amour,  il  y  a 
la  jeunesse... 

Et  il  ajouta,  la  voix  changée  : 

—  Lorsqu'on  a  passé  l'âge  où  les  fillettes  pen- 
dues à  votre  bras  rient  des  messieurs  assis  sur 
les  bancs,  il  faut  se  résigner  aux  complaisances 
et  aux  mensonges  de  l'amour  réchauffé. 


LE   MARTYRE   DE    L'OBÈSE  169 

Cet  amer  propos  me  surprît  L'excellent  hcmme 
posa  sa  maîn  sur  mon  genou  : 

—  Ça  n'empêche  pas  les  sentiments,  dit-il. 
L'âge  d'aimer  n'existe  pas.  Ce  qui  existe  et  qui 
passe  c'est  l'âge  d'être  aimé.  Tant  pis  pour 
l'homme  rassis  qui  n'a  fait,  comme  Ulysse,  un 
beau  voyage.  Une  fois  le  temps  passé,  adieu... 

—  Eh  bien,  dis-je,  vous  n'êtes  guère  encou- 
rageant. 

—  Mais  sî.  Je  vous  dis  qu'une  fois  la  belle 
jeunesse  partie  nous  nous  valons  tous.  Toutes  les 
femmes,  aussi  bien  Hélène  que  Velleda,  aiment 
Apollon  et  Adonis.  Mais  elles  se  résignent  aussi 
bien  à  la  tripaille  de  l'hilare  Bacchus  qu'à  la 
carrure  du  massif  Hercule  ou  au  front  sévère 
d'Esculape.  Gras  ou  maigres,  ventres  ronds  ou 
cotes  en  persiennes,  fossettes  ou  salières,  doubles 
mentons  ou  grosses  pommes  d'Adam,  qu'est-ce 
eue  ça  peut  fiche!  Dès  l'instant  que  la  femme 
se  donne  avec  sang-froid  et  cherche  en  nous  autre 


170  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

chose  qu'un  jeune  attrait,  rîen  n'a  d'importance. 
Il  n'y  a  que  les  hommes  pour  se  figurer  que  les 
femmes  y  regardent  de  sî  près.  Comme  dit  un  pro- 
verbe d'ici  :  ((  Un  écuyer  flétri  fait  un  somme- 
lier tout  frais.  »  Voilà  pourquoi  vous  trouverez 
un  jour  dans  votre  lit  la  femme  que  vous  désirez. 

Tandis  que  M.  Canabol  et  moi  devisions  de 
la  sorte,  nous  arrivâmes  à  la  porte  de  l'hôtel.  Je 
levai  les  yeux  vers  les  fenêtres  de  mon  amie.  Les 
yolets  étaient  clos.  Elle  dormait  encore;: 

« —  Chère  gosse,  murmurai-je. 

M.  Canabol  sourît. 

-—  Il  serait  sans  exemple,  reprit-il,  qu'ime 
femme  à  ce  point  aimée  et  libre  d'elle-même  ne 
cède  quelque  jour.  Attendez  son  heure. 

Je  soupirai  : 

—  Il  le  faut  bien...  mais  je  vous  en  veux, 
Monsieur  Canabol  :  vous  m'arrachez  mes  illu- 
sions. 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  171 

—  Je  les  remplace  par  la  certitude  que  vous 
serez  heureux. 

' —  Qu'elle  vous  entende,  M.  Canabol! 

Au-dessus  de  nous,  im  volet  claqua.  Levant 
les  yeux  nous  vîmes  un  bras  de  femme  nu  et 
blanc  hors  d'un  peignoir  de  soie  à  verts  ramages. 
Puis  ime  tête  ébouriffée,  un  sourire  : 

—  C'est  elle,  soufflai- je. 

M.  Canabol  ôta  cérémonieusement  son  grand 
chapeau  de  philosophe.  Et  me  tendant  la  main  : 

—  Mes  compliments,  dit-il. 

Cependant  mon  amie  avait  quitté  la  fenêtre. 
Midi  approchait.  Les  gens  de  mer  commençaient 
à  s'attabler  aux  terrasses  des  cabarets.  II  y  avait 
dans  l'air  quelque  chose  d'aigre  et  d'amollissant. 
Nous  \ie  trouvâmes,  M.  Canabol  et  moi,  plus 
rien  à  nous  dire.  Il  s'éloigna  de  son  pas  égal  et 
lourd.  Je  vis  son  veston  d'alpaga  briller  sur  son 
large  dos,  ainsi  qu'un  bouclier  noir  sur  l'arrière- 
train  d'im  éléphant  de  guerre. 


172  LE   MARTYRE    DE   L*OBÈSE 

Il  traversa  la  place,  prit  à  gauche;  je  vis  son 
profil  majestueux  de  son  corps  pénétrer  entre 
l'église  et  le  marché  vieux.  Et  je  rentrai  à  ThôteL 


XIV 


Il  y  a  du  nouveau,  et  pas  ordinaire.  Ecoutez 
cela  :  ce  matin  elle  m'a  regardé  tendrement,  oui 
mon  cher,  tendrement,  c'est  le  mot 

Nous  suivions  ce  terre-plein  noirci  par  les  aver^ 
ses  et  bordé  de  quatre  rangs  de  platanes,  que 
vous  nommez  les  allées  Henri-Seguin  et  dont,  en 
passant,  vous  n'êtes  pas  assez  fiers. 

Nous  nous  taisions.  De  loin  en  loin,  au  Has  dii 
parapet,  dans  la  rue  pavée  qui  vient  de  la  cam'* 
pagne,  nous  apercevions  un  char  à  bancs.  Il  allait' 
au  grand  trot  avec  xm  bruit  de  tambour  et  de 


174  LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

de  grelots.  D'où  nous  étions,  on  voyait  seulement 
passer  la  tête  du  cheval,  le  fouet,  puis  la  maraî- 
chère, un  fichu  rouge  noué  sous  le  menton,  assise 
au  milieu  de  ses  laitues  et  de  ses  choux. 

Il  faisait  im  vrai  temps  d'amoureux,  tiède  avec 
de  petits  souffles,  et,  entre  les  arbres,  des  bour- 
donnements de  sous-bois.  Mon  amie  trottinait, 
une  ombrelle  sous  le  bras,  les  mains  dans  un 
manchon.  J'allais  à  côté  d'elle  en  sifflotant.  Puis 
je  me  mis  à  raconter  quelque  chose.  Soudain,  au 
moment  où  nous  dépassions  cet  hôtel  ancien  dont 
les  volets  sont  toujours  clos,  elle  a  mis  sa  main 
sur  mon  bras.  Je  m'arrêtai.  C'est  alors  qu'elle 
m'a  regardé  d'une  façon...  je  parle  sans  fatuité, 
mais  ce  regard  n'était  pas  un  regard  ordinaire. 

Je  fus  interloqué.  Elle  reprit  sa  marche,  après 
trois  pas  elle  dit  : 

—  Continuez,  mon  ami. 

—  Quoi,  s'il  vous  plaît? 

—  Votre  histoire. 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  175 


Je  racontais  donc  une  histoire?  Du  diable  sî 
j'en  pouvais  retrouver  le  fil.  Je  ne  suis  ni  un  sot, 
ni  une  bête,  mais  ce  regard...  Je  pensais  néan- 
moins qu'il  fallait  relever  la  conversation.  De  but 
en  blanc,  je  me  mis  à  parler  de  mon  amour.  Je 
m'attendais  à  l'éclat  de  rire.  Pas  du  tout! 

Elle  allait,  tout  contre  moi,  le  col  penché,  du 
bout  de  son  ombrelle,  à  chaque  pas,  elle  traçait 
de  petits  arcs  dans  le  gravier  de  la  place.  D'abord 
ce  silence  et  ce  sérieux  me  rafFermirent.  Puis  cela 
m'intimida;  je  me  mis  à  balbutier,  et,  finalement, 
je  restai  court  :  1 

—  Savez-vous  qui  j'ai  vu,  hier  au  soir  et  ce 
matin,  me  demanda-t-elle  alors,  du  ton  le  pIuS 
naturel. 

—  Ma  foi... 

—  Mon  mari... 
Je  bondis  : 

—  Alors,  m'écriai-je,  il  va  falloir  encore  filer^ 
•^-  Avez-vous  peur2 

11 


176  LE  MARTYRE   DE  L'OBÈSE 

Peur?  Je  me  mis  à  rire,  monsieur.  Peur»  moi! 
Je  me  redressai,  l'air  costaud  en  balançant  mes 
poings  ainsi  que  des  pains  de  ménage.  En  même 
temps,  je  regardais  au  loin,  donnant  à  ma  figiîre 
une  expression  de  froide  intrépidité,  quelque  chose 
comme  la  physionomie  d'un  capitaine  de  vaisseau 
qui,  du  haut  de  sa  dunette,  scrute  un  horizon 
menaçant.  Je  devais  être  grotesque.  Mais  ks 
femmes,  heureusement,  ne  voient  point  ces  choses 
«vec  nos  yeux  : 

—  C'est  bien,  dit-elle,  d'un  ton  où  il  y  avait 
de  la  surprise,  et,  j'en  pourrais  jurer,  ime  nuance 
de  respect.  Je  n'ai  pas  seulement  vu  mon  mari, 
ajouta-t-elle,  je  lui  ai  parlé.  Il  est  venu  pour  voua 
tuer. 

—  Non? 

—  Si! 

Me  tuer!  Je  n'ai  jamais  eu  peur  d'im  homme, 
monsieur,  et,  si  quelqu'un  devait  m'efîrayer,  ce 
ne  serait  pas  cette  mauviette  de  mari-là.  Me  tuerj 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  177 


Voilà  qui,  d'un  coup*  me  remplit  d'une  espèce 
d'enthousiasme  chorégraphique.  Je  valsais,  posi- 
tivement, sous  ks  regards  de  la  place  Henri- 
Seguin,  dont  je  devinais  le*  cent  paires  d'yeux 
braquées  derrière  les  auvents  stupéfaits. 

—  Mais  tenez-vous  donc  tranquille,  dit-elle. 

—  Impossible,  criai- je,  je  suis  trop  heureux. 
Ah!  nom  d'un  chien!  ce  n'est  pas  trop  tôt  Je 
ne  suis  pas  fâché,  belle  dame,  de  vous  montrer 
que  ce  n'est  pas  la  crainte  qui  me  fait  courir  dans 
l'existence,  entre  deux  valises^  avec  un  plaid  sur 
les  épaules.  Qu'il  vienne,  il  peut  venir.  Nous 
allons  passer  un  moment  agréable. 

Et  je  boxais  le  vide,  et  je  refoulais  l'air  prin- 
tanier  d'im  coup  de  chausson,  tandis  qu'un  vieux 
civil  à  barbiche  ôtait  sa  pipe  de  sa  bouche  pour 
mieux  observer  cette  monstrueuse  gambade.  Ma 
compagne  riant  à  pleine  gorge  m'arrêta  en  disant  : 

' —  Il  ne  viendra  pas.  Il  est  reparti^ 

' —  Reparti? 


178  LE   MARTYRE   DE    l'OBÈSE  i 

—  Ce  matin  même,  par  le  train  de  sept  ' 
heures  trente,  qui  prend  en  première  classe  les  : 
voyageurs  à  destination  de  Paris.  Je  l'ai  reconduit  ] 
moi-même  à  la  gare.  ^ 

Puis,  de  sa  même  voix  d'enfant  rouée  et  tran-  j 

quille,  elle  ajouta  :  ^ 

— '  Je  lui  ai  dit  que  vous  êtes  mon  amant.  i 

Je  demeurai  sans  souffle.  J'en  retrouvai  pour-  : 

tant  assez  pour  répondre.  ■ 

—  Et  c'est  ce  qui  l'a  décidé  à  partir >  ] 

—  N'en  croyez  rien.  Lorsqu'il  entendit  ces  ; 
paroles,  il  s'est  dressé  comme  un  furieux  :  ((  Je  \ 
vais  le  saigner,  votre  goret!  »  —  ce  sont  ses  pro-  '< 
près  mots  —  et  il  courut  à  la  porte.  Alors  je  l'ai  i 
saisi  par  le  bras  et,  lui  riant  au  nez  :  ((  Vous  j 
mériteriez  que  cela  fût,  lui  dis-je.  Cela  n'est  pas.  j 
Votre  ami,  que  vous  injuriez,  est  un  galant  i 
homme,  un  garçon  scrupuleux  et  désintéressé.  »  j 

Monsieur,  j'ai  voulu  l'interrompre.  Elle  me  fit  | 

signe  d'écouter  :  l 


LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE  1  79 

—  Je  le  lui  aï  dit,  reprit-elle,  parce  que,  au 
fond,  c'est  la  vérité. 

' —  Non,  dis-je. 

I—  Non? 
—  Non.  Vous  savez  bien  que  je  voïis  aime, 
iet  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  vous... 

—  Je  le  sais.  Et  après?  Cela  vous  fâche  donc 
tant  que  l'on  vous  prenne  pour  un  ami  délicat? 

—  Ce  qui  ne  me  plaît  guère,  c'est  qu'un  fai- 
seur d'embarras  se  moque  de  moi  devant  vous. 
Que  je  ne  sois,  au  bout  du  compte  qu'un  gros 
sac  à  soupirs,  dont  vous  dénouez  la  ficelle  de 
temps  en  temps,  pour  vous  distraire,  c'est  assez 
triste;  mais  qu'il  vienne  tout  exprès  de  Paris  pour 
partager  votre  gaieté,  non,  non!  La  fatuité  de  ce 
personnage... 

—  Elli,  dit-elle,  laissez  là  sa  fatuité  et  la  vôtre. 
Je  vais  tout  vous  raconter... 

Vous  me  suivez  bien,  monsieur?  Avant  de 
continuer,  je  vais  vous  demander  de.  sortir  avec 


180  LE   MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

moL  Je  me  sens  nerveux,  agité...  Marchons  un 
peu  s'îl  vous  plaît.  Vous  voulez  bien?  Merci. 

Donc  elle  me  raconta  la  scène  et  voîçî  ses 
propres  paroles.  Tenez-vous  bien. 


XV 


<(  S'il  faut  cela  pour  vous  contenter,  commen- 
ça-t-elle,  sachez  que  mon  mari  vous  considère 
comme  un  paillard  Ce  n'est  pas  un  psychologue. 
Vous  le  connaissez.  Un  homme  de  sa  trempe  ne 
s'alitaroe  pas  à  pénétrer  le  cœur  d' autrui,  et,  vous 
mesurant  à  2on  aune,  il  ne  pouvait  croire,  d'abord, 
que  vous  eussiez  mené,  six  mois  durant  et  seul 
à  seul  avec  moi,  la  vie  d'hôtel,  sans  que  je  devinsse 
votre  maîtresse.  Une  pareille  possibilité  lui  échap- 
pait. Il  allait  de  long  en  large  dans  la  cham,bre, 


182  LE    MARTYRE   DE    L'oBÈSÊ 

haussant  les  épaules,  parlant  seul.  A  la  fin  il  se 
campa  devant  la  glace,  refit  sa  cravate,  et,  se 
tournant  vers  moî  et  ricanant  :  «  SI  ce  n'était 
incroyable,  dit-il,  ce  serait  trop  drôle.  ))  Quand 
il  eut  bien  ri,  il  vint  tout  près  de  moi.  Nous  noua 
regardâmes  jusqu'au  fond  des  yeux  :  \i  Dois-je 
vous  croire  »,  dit-il.  ((  Croyez  ce  qu'il  vous 
plaira.  )) 

((  Eh  bien!  mon  cher,  sa  vanité  fut  plus  forte 
ique  sa  jalousie.  »  Il  me  crut.  Il  se  contenta  de 
murmurer  :  ((  C'est  inimaginable.  »  Puis,  aus- 
sitôt, son  naturel  reprit  le  dessus,  il  se  mit  à  cam- 
brer la  taille  et,  l'air  avantageux,  sûr  de  lui,  sou- 
riant, il  s'approcha  encore  de  moi,  ouvrit  les 
bras...  Ce  fut  mon  tour  de  rire  :  «  Vraiment, 
lui  dis  [e,  vous  voilà  bien  à  votre  aise.  Je  ne  vous 
ai  pas  trompé,  cela  vous  suffit,  c'est  comme  s'il 
ne  s'était  rien  passé.  Je  vous  admire,  vous  ne 
changerez  jamais. 

«  —  Jamais,  dit-il. 


LE    MARTYRE    DE    L  OBESE 


183 


^ 


((  J'éclatai  : 

«  —  Moi,  j'ai  changé!  Vous  allez  reprendre 
votre  chapeau,  votre  valise,  votre  pardessus  et 
vous  en  aller...  C'est  fini.  J'en  sais  trop  sur  votre 
compte,  et  sachant  ce  que  je  sais,  j'ai  pu  vivre 
six  mois  loin  de  vous,  me  voilà  guérie.  Divorçons 
si  cela  vous  plaît,  où  bien  ne  divorçons  pas,  je 
m'en  moque  absolument;  je  n'ai  que  faire  de  ma 
liberté,  mais  quant  à  reprendre  ma  place  dans 
votre  vie,  jamais.  » 

((  Il  resta  un  moment  immobile,  les  yeux 
aissés.  Puis  il  me  regarda,  durement;  ses  lèvres 
tremblaient.  J'ai  cru  qu'il  allait  se  jeter  sur  moi. 
Heureusement,  je  ne  suis  pas  de  celles  que  l'on 
effraie  :  j'ai  croisé  mes  mains  derrière  mon  dos 
et  je  me  suis  mise  à  rire.  Il  se  tenait  devant  moi. 
Sa  figure  jusqu'alors  rouge  et  gonflée  devint  tout 
à  coup  très  pâle;  je  voyais  ses  lèvres  trembler. 
Il  m'effrayait,  mais  je  tins  bon.  Au  bout  d'un 
oment,  il  se  remit  à  marcher  dans  la  chambre; 


184  LE  MARTYRE    DE    L'obÈSE 


de  ten  :  s  à  autre  il  s'essuyaîl  le  front,  et,  d'tm 
geste  r;  ide,  fourrait  son  mouchoir  dans  la  pochette 
de  son  veston.  Il  s'arrêta  :  a  Je  vous  en  prie, 
dk-îl,  finissons-en.  Je  passerai  sur  tout,  j'oublierai 
tout  Suivez-moi  à  Paris.^  >V  Je  fis  noo,  de  k 
têfë, 

((  Alors  il  «'est  passé  quelque  chose  d'în- 
croyable.  Je  vous  le  donne  en  mille...  D  a  chan-^ 
celé  puis,  d'un  bloc,  il  est  tombé  sur  une  chaisCj 
et,  le  visage  dans  les  mains,  il  s'est  mis  à  pleurer. 
Il  pleurait  comme  un  gosse,  non  comme  un 
hoîEme.  Eh!  ne  me  croyez  pas  insensible,  mon 
cher!  Mais  ces  larmes-là  n'auraient  pu  attendrir 
qu'une  sotte.  Le  mieux  que  l'on  puisse  penser 
c'est  qu'il  avait  le  chagrin  coléreux  d'un  garne- 
ment dont  on  contrarie  les  caprices.  Mais  ce 
devait  être  pis  encore.  Là.  franchement  entre  nous^ 
je  crois  qu'il  versait  de  ces  larmes  que  les  hommes 
de  sa  sorte  ont  toujoiu's  prêtes  au  bord  des  cils  et 
sous  lesquelles  fond  tout  de  suite  la  résistance  des 


LE  MARTYRE   DE   L'oBÈSE  1i85 

trottms  sentimentaux  et  cfes  épouses  imprudentes, 
qsri  s'égarent  dans  les  garçonnières.  Je  ne  m'en 
émus  point. 

«  Comme  j  avais  raisbn.  Quand  îl  vît  qtkï  cela 
ne  prenait  pas,  il  renifla  ses  pleurs,  empoigna  son 
chapeau,  et,  très  calme,  gagna  la  porte.  Néan- 
mdns,  à  l'instant  de  sortir,  îl  se  retourna,  revint 
et  mè  prenéuit  la  main,  mm  sans  une  galanterie 
affectée  :  «  Je  ne  vous  demande  plus  rien^  dit-il, 
que  de  vous  trouver  demain,  vers  neuf  heures,  a 
la  gare,  pour  le  d^art  dé  l'express.  — -  J'y 
serai.  —  Merci.  » 

((  J'en  arrive.  Je  Taî  faroûve  qui  m^aftendait  en 
marchant  à  grands  pas  sur  le  quai  de  la  gare, 
rasé  de  frstis,  poudré,  dispos.  Il  a  dû  très  bien 
dormir.  Sa  place,  dans  le  compartiment,  était 
marquée  par  un  petit  tas  de  magazines  et  de  jour-^ 
naux.  Le  portier  de  l'hôtel  Terminus  lui  a  dit, 
en  recevant  son  pourboire  :  «  Le  nécessaire  e^ 
fait,  monsieur.  —  C'est  bien  »,  répondit-il  d'un 


186  LE    MARTYRE    DE    L  OBESE 


àîr  complice,  et,  malgré  lui,  sî  plein  de  fatuité 
ique  j'ai  tout  de  suite  compris  ce  qu'était  ce 
'((  nécessaire  »  confié  aux  soins  d'un  valet.  Rien 
de  plus  simple  :  il  a  toujours  eu  horreur  d'arriver 
de  voyage  à  Paris  sans  être  attendu  aux  portes 
de  la  gare...  Alors  le  télégraphe  a  marché.  En 
ce  moment,  son  train,  qui  sent  l'écurie,  siffle  en 
traversant  à  toute  allure  Angerville  ou  Bretigny. 
Et  quelqu'une  de  mes  amies  —  ou  ime  autre 
dame  —  fait  les  cent  pas  le  long  du  quai  d'Orsay. 
'  ((  Au  moment  où  l'on  fermait  les  portières,  il 
s'est  penché  pour  me  dire  :  «  Alors...  au  revoir?  )) 
J'ai  répondu  :  «  Adieu  ».  Ce  fut  simple  et  cor- 
dial. Vous  voyez,  je  ne  suis  pas  émue.  C'est 
l'énervement  qui  me  fait  pleurer,  rien  d'autre,  je 
vous  jure. 

«  Je  puis  vous  le  dire,  mon  bon  gros,  durant 
çè  débat,  et  toute  la  nuit  et  tout  ce  matin,  j'ai 
pensé  à  vous.  Votre  pensée  me  fut  d'un  grand 
secours.  Vous  m'aiderez  encore.  Je  connais  mon 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  187 

\ 

mari  et  ses  airs  détachés.  Il  n'a  pas  dit  son  der-  j 
nier  mot.  Enfin,  mon  cher  ami,  voilà  ce  que  | 
j'avais  à  vous  raconter.  C'est  fait,  y^  i 


XVI 


Elle  se  tut,  monsieur.  Durant  son  récit  elle 
avait  pris  mon  bras  et  parlait  les  yeux  levés  vers 
moi.  Aux  derniers  mots,  elle  cessa  de  me  regar- 
der. Il  y  avait  même  dans  l'aveu  de  so-  amitié 
pour  son  «  bon  gros  »  une  espèce  de  r-^e,  de 
pudeur,  qui  nous  troublait  tous  deux,  dé!îcieme- 
ment. 

Nous  fîmes  en  silence  une  centaine  de  mètres. 
11  se  passait  en  moi  quelque  chose  de  confus  et 
de  véhément.  Dix  fois,  tandis  qu'elle  parliit,  tan- 
dis qu'elle  me  répétait  les  propos  de  ce  mirliflore, 
j'avais,  de  fureur,  ravalé  ma  salive.  Ce  n'était 


190                      LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  | 

■  1 

î 

point  tant  le  ((  goret  »  qui  ne  passait  pas;  c'était  | 

l'assurance  de  cet  imbécile,  sa  superbe,  la  promp-  î 

titude   avec  laquelle   il   acceptait  l'idée    que    je  \ 
n'avais  pu  séduire  sa  femme. 

Je  vous  le  demande  :  n'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  j 

irriter  l'orgueil  de  l'amant  le  plus  réservé?   En  i 

écoutant  la  suite,  ma  colère  s'était  étendue,  éloi-  \ 

gnée,  fixée.  Elle  tapissait,  pour  ainsi  dire,  le  fond  \ 

de  mes  sentiments.  J'éprouvais  tour    à    tour,    de  ; 

la  jalousie,  de  la  curiosité.  Mais  au  fond  de  moi  \ 

c'était  surtout  la  crainte  du  ridicule  qui  dominait.  ; 

Et  puis,  que  penser?  Même  si  la  mâtine  jouail  ; 

franc  jeu,  je  me  sentais  tout  à  la  fois  nécessaire  • 

et  importun.  Ce  devait  être  l'heure  de  parler  net<  ; 

Je  ne  trouvais  pas  un  mot.  \ 

Nous  avions  d'ailleurs  atteint  l'avenue  de  l'Ar-  | 

chevêche,  où  les  passants  nous  coudoyaient.  Ahï  ; 

ma  belle  humeur  du  matin   était    bien    partie...  \ 

Bientôt  nous   arrivâmes  à   l'hôtel,  où  sonnait  la  i 


LE    MARTYRE    DE    L'oBÈSE  191 

cloche  du  déjeuner.  Nous  passâmes  dans  nos 
chambres.  Un  instant  plus  tard  nous  revenions 
ensemble.  Dans  le  couloir,  comme  nous  allions 
descendre,  elle  me  prit  aux  épaules.  Je  crois  que 
mon  silence  la  touchait  et  la  troublait  un  peu  : 

—  Allons,  dit-elle,  allons,  vous  n'allez  pas 
faire  le  méchant. 

Elle  arrangea  ma  cravate  et  me  frappa  sur 
les  joues,  de  ses  deux  mains,  en  riant.  Puis  elle 
me  regarda,  monsieur,  une  fois  encore  de  ce 
regard  dont  je  vous  ai  parlé.  Je  n'y  tenais  plus. 
J'allais  la  saisir,  l'emporter  chez  moi.  Vous  ai-je 
dit  que  cela  se  passait  dans  le  couloir?  Le  second 
coup  du  dîner  retentit.  Des  portes  s'ouvraient.  Il 
fallut  descendre. 

A  table,  nous  ne  pûmes  échanger  que  des 
paroles  insignifiantes.  Vous  pensez  bien  que  les 
domestiques  avaient  jasé  :  on  nous  observait. 

Une  espèce  de  placier  pérorait  à  la  table 
d'hôte,   l'air   farce   avec  l'accent   du  Lot-et-Ga- 

13 


192  LE  MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

ronne.  C'était  un  roué  bavard  d* estaminet,  qui 
faisait  rire  l'auditoire  très  certainement  a  mes 
dépens,  rien  que  par  des  clins  d'œil,  sans  que  je 
pusse  trouver,  dans  ses  propos,  le  prétexte  à  lui 
asséner  les  calottes  dont  les  mains  me  déman- 
geaient. J'étouffais.  Elle,  qui,  en  face  de  moi, 
mangeait  d'un  bon  appétit,  me  posait  en  souriant 
de  banales  questions. 

Enfin  nous  sortîmes.  Aussitôt  elle  gagna  sa 
chambre,  où  elle  s'est  enfermée.  Il  y  a  deux 
heures  de  cela.  Je  crois  que  j'ai  fait  deux  fois 
le  tour  de  la  ville  avant  d'aller,  comme  chaque 
soir,  vous  rejoindre  au  café  des  Trois-Maurcs. 

Voilà,  monsieur,  voilà  tout.  Votre  patience 
me  comble,  merci.  Je  vous  ai  dit  la  vérité,  scru- 
puleusement. Aidez-moi  de  vos  conseils.  Je  vous 
écouté. 


XVII, 


Vous  l'avîez  prédit  :  le  mari  est  revenu.  Nous 
venons  de  jouer,  tous  trois,  à  l'hôtel  du  Faisan, 
une  scène  pitoyable  et  grotesque  —  comme  toutes 
les  scènes  de  ce  genre,  quand  elles  ne  donnent 
point  dans  le  tragique. 

En  ce  qui  concerne  le  retour  du  jaloux,  tout 
s'est  passé  selon  votre  prédiction.  Le  train  qiu 
l'emportait  d'ici  n'avait  pas  franchi  le  pont  sur 
le  canal  et  notre  homme  pouvait  encore,  de  la 
portière,  apercevoir  la  pointe  des  mâts  par-des- 
sus les  toits  que,  déjà,  sa  superbe  l'abandonnait. 


k 


194  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

ÎI  réfléchit  au  lieu  de  lire  ses  journaux.   Et  à  j 
chaque  tour  de  roue,  il  se  trouvait  plus  sot.   îl 

alla  pourtant  jusqu'au  bout  du  voyage,   et,   de  | 

Paris,  il  envoya  un  télégramme  insensé.  L'après-  j 

midi  il  réclama  sa  femme  au  téléphone  pour  lui  i 

tenir  un  discours  mêlé  d'injures  et  de  supplica-  ^ 

lions.  Après  cela,  il  expédia  une  nouvelle  dépê-  J 

cne,  et,  finalement,  au  milieu  de  la  nuit,  il  reprit  ] 

le  train.  ; 

Il  est  arrivé  défait,   fripé,  l'air  d'un  homme 

qui  a  fait  un  mauvais  coup.  j 

Tout  de  suite,  il  a  commencé  par  le  scandale,  j 

si  bien   que   sa   femme,   qui  prit  peur,   m'a   fait  j 

chercher.  J'accourus  en  pyjama  bleu  ciel,  c'est-  : 

à-dire  sous  mon  plus  volumineux  aspect.  J'étais  \ 

résolu.   Je  ne  me   dissimulais   point  ce   que  ma  . 

position   avait  de   faux,  voire   d'un  peu  éhonté,  ; 

Mais  il  fallait  en  finir,  s'expliquer  une  bonne  fois  j 

d'homme  à  homme;  et  —  riez  si  cela  vous  chante  1 
—  je  n'étais  pas  fâché  de  jouer  au  naturel  la 


f 

LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  195 


fable  des  deux  coqs,  moî  qui,  depuis  tant  de 
jours,  tenait  dans  toute  cette  histoire,  le  rôle 
inoffensif  et  disqualifié  du  chapon. 

J'entrai.  Je  vis  une  femme  effrayée,  et,  en  face 
d'elle,  un  homme  hargneux,  que  ma  vue  rendit 
furibond.  L'avouerai-je?  Sur  son  visage  crispé, 
pâle,  maniaque,  que  la  fatigue,  le  chagrin 
et  la  fureur  avaient  successivement  chiffonné, 
je  trouvais  quelque  chose  d'émouvant.  Il  me  sem- 
blait avoir  devant  moi  un  petit  fauve,  une  bête 
sauvage  dont  un  buffle  eût  écrasé  le  terrier.  Il 
faisait  front,  et  toute  sa  colère  s'exprimait  dans 
le  sombre  éclat  de  ses  yeux.  Mais  un  buffle  est 
un  buffle  et  les  renards  n'en  ont  jamais  mis  en 
fuite. 

J'étais  calme,  très  résolu,  tout  de  même  un  peu 
troublé.  Dame,  c'est  que,  depuis  l'affaire  du 
Russel,  à  Londres,  autrement  dit  depuis  le  plato- 
nique enlèvement  de  l'épouse,  je  n'avais  jamais 
revu  de  si  près  la  figure  du  mari.  Elle  me  faisait 


k 


î%  LE   MARTYRE   DE   L'obESE 

pitié!  Mais,  en  même  temps,  j'éprouvais  une  gêne, 
une  envie  d'être  ailleurs. 

Monsieur,  le  fond  de  ma  nature  renferme 
quelque  chose  de  bonhonmie  et  de  timide  qui  me 
fait  redouter  les  confrontations.  Il  ne  me  suffit 
pas  d'avoir  raison  pour  me  sentir  à  l'aise.  Je  me 
laisse  toujours  surprendre  par  les  reproches  d' au- 
trui et  mes  arguments,  très  valables  avant  et  après 
la  "dispute,  me  semblent,  au  cours  de  celle-ci, 
dénués  de  tout  espèce  d'intérêt. 

Ajoutez  à  cela  que  ma  grosse  nature  me  rend 
inapte  aux  altercations  mondaines,  d'abord  j^j 
concède  trop  et,  soudain,  je  m'emporte;  alors, 
c'est  plus  fort  que  moi,  je  ne  sais  pas  être  inso- 
lent; je  deviens  tout  de  suite  grossier.  D'une  parole 
à  l'autre  les  choses  se  gâtent  et  me  portent  à  des 
extrémités  que  je  déplore  quand  il  est  trop  tard. 

Cette  fois  les  choses  allaient  plus  vite  que  leur 
train.  Le  gaillard  me  connaissait  pour  m' avoir 
l^atîqul'  il  joa'accufiiK^  «ans  ménagements,  par  un 


I^B  LE   MARTYRE    DE    L'oBÈSE  197 

de  tes  paquets  d'injures,  qui,  depuis  la  dispari- 
tion du  dernier  cocher  à  gibus  blanc  font  figure 
de  souvenirs  historiques.  Du  coup,  je  fus  au  point. 
Je  gonflais  sous  Tazur  de  mon  pyjama  des  épau- 
les de  déménageur,  et  m'avançant  dans  la  pièce  : 
l^ft  —  Il  faudrait  me  parler  d'un  autre  ton.  dis-Je. 
En  voilà  des  manières.  Est-ce  que  tu  crois  avoir 
affaire  à  un  galopîn? 

J'ai  cru  qu'il  devenait  enragé.  Il  se  mit  a 
hurler  : 

—  Salaud,  salaud!  Voilà  six  mois  que  je  te 
poursuis...  Et  tu  oses  entrer  chez  moi!... 

—  Chez  toi! 

—  Oui,  chez  moi,  dans  la  chambre  de  ma 
femme! 

—  Ça  va,  dis-je,  pas  tant  de  vacarme,  car 
je  te  réponds  que  je  n'aurai  besoin  de  personne 
pour  te  flanquer  dans  l'escalier. 

Il  marcha  sur  moi  la  canne  levée.  Alors,  de 
cette  main  que  vous  voyez  là,  je  l'ai  saisi  au  poi- 


198  LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE 

gnet,  j'ai  serré  un  peu  et  j'ai  fait  le  geste  de 
tourner  une  clé  dans  une  serrure.  La  canne  est 
tombée  sur  le  tapis  et  mon  homme  a  reculé,  un 
peu  plus  blanc,  en  se  frictionnant  l'avant-bras. 

C'est  à  ce  moment  que  j'ai  vu,  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie,  combien  les  gens  du  monde 
vivent  à  l'imitation  des  cabotins  à  la  mode.  Mon 
adversaire  se  transforma  brusquement.  Ce  n'était 
plus  un  mari  écumant;  c'était  un  jeune  premier. 
Il  se  redressa,  glissa  le  bout  de  ses  doigts  dans 
les  poches  de  son  pantalon,  prit  un  air  détaché, 
et,  les  pieds  fixés  au  sol,  tournant  le  buste  vers  sa 
femme  : 

—  Vous  m'aviez  juré,  dit-îl,  que  cet  individu 
n'est  pas  votre  amant? 

Elle  était  adossée  à  une  commode,  dans  le 
fond  de  la  chambre,  pas  tremblante  le  moins  du 
monde.  Je  ne  vous  dirai  pas  qu'elle  prenait  du 
plaisir  à  cette  scène.  Mais  je  ne  jure  de  rien  : 
une  femme  est  une  femme,  et  les  violences  des 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  199 

mâles  n'en  font  pas  évanouir  beaucoup,  lorsqu'elles 
sont  l'enjeu  de  la  compétition.  Elle  se  contenta 
de  répondre  : 

—  Si  vous  ne  partez  pas,  je  vais  sonner. 

—  Faites. 

' —  Mais  où  donc  avez-vous  été  élevé,  dit-elle. 
Vous  tenez  à  ce  que  les  domestiques  me  voient 
entre  deux  hommes,  dont  un  en  costume  de  nuit? 

Il  se  sentit  honteux. 

—  J'ai  tort,  balbutia-t-il,  pardonnez-moî. 
Et  il  ajouta  : 

^K    —  Mais  vous  allez  me  suivre,  Angèle,  il  le 
^T^aut.   Cela  ne  peut  plus   durer,   comprenez  que 

cela  ne  peut  plus  durer. 

Il  parlait  d'un  ton  cassant,  en  maître,  en  époux 

protégé  par  les  lois.  Il  ne  reçut  point  de  réponse, 

se  tourna  vers  moi  : 

—  Je  vous  crois,  reprit-il,  je  vous  croîs  tous 
deux.  Tu  es  mon  ami,  im  ami  fidèle...  Fais-lui 
comprendre... 


200  LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE 

Il  y  eut  un  temps,  très  court  et  très  long,  durant 
lequel  nos  regards  s'entrecroisèrent.  Me  trompais- 
je?  Dans  ses  yeux,  à  elle,  je  crus  lire  une  sorte 
de  provocation,  ou,  si  l'on  veut,  d'encouragement; 
alors,  d'un  ton  ferme,  je  déclarai  : 

—  Ton  ami,  oui.  Mais  je  suis  amoureux  d'An- 
gèle,  voilà  la  vérité.  Tu  peux  ricaner.  Je  l'aime 
et  c'est  ta  faute.  Si  tu  ne  m'avais  pas  poussé  de 
force  dans  ton  ménage  et  chargé  de  la  tâche, 
exaspérante  à  la  fin,  de  le  raccommoder  après 
chacun  de  tes  coups  d'éclat,  je  n'aurais  proba- 
blement jamais  songé  à  te  faire  cocu.  A  présent, 
c'est  ainsi  que  je  te  le  dis  :  je  n'ai  plus  en  tête 
d'autre  idée.  S'il  ne  s'est  rien  passé  entre  elle  et 
moi  ce  n'est  certes  pas  faute  de  n'en  avoir,  en 
ce  qui  me  concerne,  exprimé  le  pressant  désir. 
Tu  vois  que  je  suis  franc.  Quant  à  te  dire  que 
j'y  renonce,  comme  ça,  sans  autre  raison  que  ton 
bon  plaisir,  n'y  compte  pas.  Nous  pourrons,  si  bon 
te  semble,  nous  égorger  ou  nous  bosseler  à  coups 


LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  201 

de  poings.  Je  suis  ton  homme.  Mais  je  le  conseille 
de  t'accommoder  de  l'aventure.  Angèle  ne  veut 
plus  de  toi.  Elle  ne  veut  pas  encore  de  moi,  mais 
cela  peut  venir.  D'ici  là  je  me  considérerai,  vis- 
à-vis  de  quiconque,  comme  un  défenseur  qu'elle 
a  librement  choisi.  Prends-le  comme  il  te  plaira. 
Toutefois,  je  souhaite,  en  souvenir  de  notre  jeu- 
nesse et  d'une  amitié  qui  eut  ses  beaux  jours, 
que  tu  choisisses  le  parti  d'un  galant  homme.  J'ai 

dit. 

Il  hésita,  prît  sur  le  guéridon  son  feutre  dont 
il  creusa  le  pli  par  contenance  et,  se  tournant  vers 
sa  femme,  il  demanda  : 

' —  Alors,  le  divorce^ 

Elle  se  tut. 

—  C'est  bien,  dit-il  encore. 

Il  nous  salua,  non  sans  une  certaine  imperti- 
nence, et  sortit.  Le  bruit  de  ses  pas  s'éloigna. 
Nous  entendîmes  claquer  la  grille  de  l'ascenseur, 
un  timbre  retentit,  puis  une  corne  d'auto. 


202  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

—  C'est  fini,  dit  Angèle.  Il  ne  reviendra  plus, 
jamais,  jamais...  Ah!  mon  pauvre  gros! 

Et  elle  se  mit  à  sangloter  éperdument  en  me 
faisant  signe  de  la  laisser  seule. 

Monsieur,  je  n'y  comprends  plus  rîen. 


XVIII 


Me  voici,  monsieur,  et  sans  retard.  Je  ne  puis 
vous  dire  à  quel  point  votre  démarche  m'a  tou- 
ché. Le  portier  de  l'hôtel  vient  seulement  de  me 
donner  votre  lettre.  Merci,  et  encore  merci. 

Vous  voilà  rassuré;  je  ne  suis  ni  malade,  ni 
parti.  Je  me  consultais  et  vous  allez  voir  que  tout 
me  convie  aux  réflexions. 

Sachez  tout  d'abord  que  votre  lettre  ne  me 
vint  pas  seule.  Le  plateau  en  portait  une  autre. 
Du  mari,  parfaitement.  Cet  homme,  à  présent. 


204  LE   MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

:■  ,,.,.3 

traverse  une  crise  épistolaire.  Il  paraît  que  cela 
ne  nous  doit  point  surprendre.  Un  avoué,  que 
nous  consultons  pour  autre  chose,  affirme  que 
l'abondance  postale  constitue  le  symptôme  le  plus 
sûr  du  divorce  pour  incompatibilité  d'humeur. 

Je  dois  vous  confier  qu'il  m'écrit,  aujourd'hui, 
pour  la  première  fois.  Mais  sa  femme  reçoit, 
chaque  jour,  deux  épitres,  une  à  chaque  courrier. 
Et  quelles  lettres!  Un  mélange  affreux  de  prières 
et  d'outrages.  On  y  voit  de  tendres  appels,  rayés 
d'une  main  frémissante  et  remplacés  par  des  mots 
que  je  ne  puis  répéter.  Certains  jours,  les  enve- 
loppes elles-mêmes  sont  chargées  d'insultes.  Puis, 
l'instant  d'après,  le  garçon  apporte  im  télégramme 
de  dix  lignes,  et  si  pleines  de  contrition  que  l'on 
se  demande  comment  un  homme  quelque  peu  fier 
a  pu  se  montrer  ainsi,  dans  l'humiliation  de  sa 
défaite,  aux  commis  goguenards  d'im  bureau  de 
poste...: 

Je  ne  sais  comment  vous  dire  ce  que  j 'éprouves 


LE   MARTYRE    DE   L*OBÈSE  205 


Si  je  me  croyais  un  méchant  garçon,  je  saurais 
pourquoi  la  pitié  que  j'ai  du  mari  n'arrive  pas  a 
vaincre  le  désir  que  j'ai  de  l'épouse.  Mais  je  me 
connais.  Je  suis  sans  cruauté  :  im  bon  gros,  oui 
vraiment.  Eh  bien,  le  bon  gros  se  moque  à  présent 
des  souffrances  d'autruL  Tout  ce  que  cet  homme 
peut  endurer  n'a  sur  moi  d'autre  effet  que  d'exas-^ 
pérer  mon  envie  de  lui  prendre,  une  bonne  fois» 
sa  femme.  Allez  donc  expliquer  ça? 

Est-ce  jalousie?  est-ce  impatience?  Ma  foi  je 
ne  cherche  plus.  J'en  ai  une  faim  de  brute.  Au 
point  oii  j'en  suis  avec  vous,  monsieur,  j'aurais 
tort  de  vous  rien  cacher.  Sachez  donc  que  j'en 
arrive  à  rechercher  le  moyen  de  la  surprendre 
une  nuit,  à  l'attirer  dans  ma  chambre  ou  dans 
quelque  endroit  éccurté,  sur  le  port,  en  fiacre,  n'im- 
porte où,^  monsieur?  Oui.  Cela  ne  peut  durer. 

Hélas!  les  gros  hommes  savent  rarement  dissi- 
muler. Elle  devine  fort  bien  mon  jeu  et  elle  s'ar- 
range en  conséquence.  Depuis  quatre  jours  elle 


206                      LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  ] 

■  ] 

n'est  pas  restée  deux  minutes  seule  avec  moi.  Noua 

allons,  comme  d'ordinaire,    faire    chaque    matin  j 

notre  promenade  le  long  des  allées  Cantinelli.  j 

Aucun  risque  pour  elle,    naturellement!    Après  \ 

cela,  nous  nous  voyons   aux  repas,   et,  dans  le  j 

hall,  à  l'heure  du  thé.  Quant  à  m'ouvrîr  sa  porte,  ] 

bernique!  Elle  fait  mieux  :  elle  agace  mon  désir  ] 

de  toutes  les  manières,  et  des  pires.  S'il  m'arrive  ' 

de  frapper  chez  elle,  elle  me  crie  :  \ 

—  Allez-vous  en.  N'ouvrez  pas!  Je  viens  de  I 

me  déshabiller.  J'ôte  ma  chemise!  ; 

Comme  je  vous  le  dis!  Je  me  demande  alors, 

en  me  balançant  d'une  jambe  sur  l'autre  sur  le  • 
palier,  le  front  baissé,  comme  un  taureau,  si  je  ne 
vais  pas  enfoncer  d'im  coup  d'épaule,  ces  deux 

planches  de  sapin  et  empoigner  ma  damnée  fem-  l 

melette  par  la  taille  pour  la  jeter  sur  son  lit.  A 

i 

la  dernière  minute,  le  courage  me  manque  tou-  l 

jours  et  je  m'en  vais  d'un  pas  m.ome  dans   ma  ; 

chambre.  ^ 


Le  martyre  de  l'obèse  207 


Avant-hîer,  sur  k  marbre  de  la  cheminée, 
savez-vous  ce  qu'en  rentrant  j'aî  trouvé?  Une 
photographie,  une  photographie  d'elle  dont  le 
dégradé  commence  au  bord  même  d'un  habile  et 
perfide  décolletage,  de  sorte  qu'elle  semble  avoir 
iposé  toute  nue  devant  l'objectif.  Voilà  bien  les 
tours  qu'il  convient  de  ménager  à  un  homme  san- 
guin et,  par  surcroît,  perdu  d'amour. 

Et  pourquoi  ces  jeux  cruels?  Je  me  suis  de- 
mandé longuement  si,  par  cet  obscur  et  absurde 
esprit  de  compensation  conmiun  à  la  plupart  des 
femmes,  elle  ne  se  soulageait  point  sur  un  souffre- 
douleur  placé  par  le  hasard  à  sa  portée,  du 
remords  qu'elle  avait  d'en  torturer  un  autre...  ' 

Ce  serait  la  bonne  explication,  pour  si  peï| 
qu'elle  aimât  son  mari.  Mais,  quant  à  cela,  j^ 
suis  fixé.  EJle  ne  l'aime  plus.  Certains  symptômes 
ne  trompent  pas  et  ce  sont  justement  les  plus 
futiles.  J'ai  remarqué  que,  depuis  qu'elle  sait  elle- 
même  à  quoi  s'en  tenir,  elle  porte  des  bijoux  et 

14 


208  LE   MARTYRE  DE   L'OBÈSE  ' 

des  vêtements  qui,  depuis  l'aventure  de  Londres J 
n'avaient  jamais  quitté  le  fond  des  malles.  Une; 
femme  que  n'effrayent  plus  les  témoins  d'imi 
bonheur  etfacé  ne  pense  plus  à  ce  bonhem:.  Je^ 
ne  suis  pas  un  faiseur  de  maximes,  et  je  vous  offre  i 
mes  observations  pour  ce  qu'elles  valent.  Conve-j 

i 

nez  que,  pour  un  honmie  si  pleinement  épris,  je^ 
ne  me  laisse  point  trop  aveugler. 

Il  faut  dire  qu'elle  se  charge  de  m'ouvrir  lesi 
yeux.  Si  j'étais  tenté  de  mettre  à  profit  cette  con-2 
naissance  que  notis  prétendons  tous  posséder  de^ 
l'éternel  féminin,  elle  aurait  tôt  fait  de  m'ap-] 
prendre  que  Tourecmdancé  d'im  mari  volage  ne 
doit  point  servir  nécëssaireme^t  la  présomptionJ 
d'un  amomreux  fidèle.  I 

Voici  bien  des  sentences...  Pour  parler  net,  jel 
crois  que,  maigre  l'apparence,  je  ferai  sagement^ 
de  ne  m'y  point  frotter.  Je  me  flatte  de  la  con-^ 
naître.  Des  années  de  camaraderie  et  nos  ancien-^ 
nés  confidences  —  du  temps  où  je  portais  lei 


LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  209 

chandelles  du  ménage  —  m'en  ont  appris  sur 
elle  plus  que  son  mari  n'en  sût  jamais.  C'est  mie 
bonne  fille  assurément.  Mais  l'imprévu,  quel  qu'il 
soit,  lui  donne  un  sang-froid  de  vieux  militaire.  Je 
la  crois  tout  à  fait  incapable  de  céder  à  une 
surprise.  C'est  justement  pour  cela  qu'elle  joue 
sans  cesse  avec  le  feu. 

Ah  ça!  monsieur,  n'allez  pas  la  prendre  pour 
une  rouée  ou  pour  une  coquette.  C'est  une 
gamine,  pas  plus,  incapable  d'un  vrai  calcul  ou 
d'une  vraie  cruauté;  mais  elle  sauterait  par  une 
fenêtre  plutôt  que  de  se  plier  aux  exigences  d'un 
amant  importun.  Cela  se  sent  si  bien  en  elle  qu'au- 
cun ami  de  la  maison  ne  lui  fit  jamais  la  cour. 
Je  suis  le  premier.  Elle  me  le  dit  souvent,  et  chaque 
iois  cela  la  fait  rire  aux  larmes.  Je  fais  comme 
elle,  et  vous  aussi  :  nous  voilà  tous  d'accord. 

Tous,  hormis  le  mari.  Je  vous  ai  parlé  d'une 
lettre  que  j'ai  reçue  ce  matin.  Six  pages,  mon- 
eîeur,  six  pages  dont  l'écriture  froide  et    méca- 


210  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

nique  ne  fait  que  souligner  le  fiévreux  désordre  du 
texte.  C'est  un  homme  égaré.  Tantôt  îl  me 
demande  humblement  de  sermonner  la  fugitive, 
tantôt  il  exhale  sa  colère  de  me  savoir,  moi,  son 
ami  d'enfance,  le  complice  de  cette  équipée.  Et  il 
ne  comprend  pas,  non,  il  ne  comprend  plus 
désormais,  que  courant  le  monde  aux  trousses  de 
sa  femme,  je  me  conduis,  depuis  six  mois,  en 
amant  torturé  par  le  désir.  Ainsi  ce  garçon,  qui  ne 
manque  ni  de  méfiance  ni  de  finesse  croit  à  l'ab- 
surde histoire  qui  chatouille  son  orgueil.  Il  s'ima- 
îne  tranquillement  que  l'ami  du  ménage,  le  bon 
gros  type  n'a  fait  que  céder  à  la  complaisance 
attendrie  de  tous  les  bons  gros  types,  en  accompa- 
gnant l'épouse  irritée  à  seule  fin  de  veiller  sur  sa 
vertu.  Tout  cela  malgré  la  scène  que  }e  vous  ai 
racontée  et  les  déclarations  que  je  lui  ai  faites^ 
C'est  inimaginable! 

Ces  choses,  vous  le  concevez,  m'irritent  et  ffié 
déroutent.  Les  agaceries  de  la  femme  et   l'outra- 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  211, 

géante  certitude  du  mari,  les  lettres  de  l'un,  les 
demi-tendresses  de  l'autre  et  toute  cette  complica- 
tion passionnelle  et  ces  façons  de  théâtre,  oui  mon- 
sieur, tout  cela  épuise  mes  facultés  d'intrigue.  Je 
me  suis,  ces  jours  derniers,  demandé  sérieusement, 
si  le  mieux,  pour  nous  tous,  n'était  pas  que  je  m'en 
allasse  n'importe  où,  sans  adieux  et  sans  expli- 
cations. 

Pendant  une  heure  j'ai  lutté  avec  moi-même, 
debout  et  stupide  dans  ma  chambre,  sans  faire  un 
mouvement,  nez  à  nez  avec  mes  bagages  posés  sur 
le  lit.  J'ai  failli  l'emporter.  Mais  je  me  suis  donné, 
pour  attendre  encore,  de  bonnes  raisons;  et  puis 
j'étais  à  bout  de  forces,  privé  de  sommeil,  horripilé 
par  la  perspective  d'une  nuit  en  wagon.  Dans  le 
silence  nocturne,  j'ai  hoché  la  tête,  puis  j'ai  débou- 
tonné mon  gilet  sur  mon  ventre  de  gros  homme 
que  l'on  croit  résigné. 

Alors,  une  fois  de  plus,  j'ai  pris  conscience  de 


212  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 

ma  défaite  et  une  larme,  glissant  de  mon  nez,  est 
tombée  sur  le  devant  de  ma  chemise,  juste  à  la 
place  de  mon  nombril. 


XIX 


Hier,  regagnant  mon  Ht.  à  l'hôtel  du  Faisan, 
j'ai  vu  passer  un  rais  de  lumière  sous  la  porte  de 
mon  amie.  Je  toussai  en  passant.  La  porte  s'ouvrit; 
on  m'appela. 

Monsieur,  elle  était  debout,  accoudée  à  la  che- 
minée en  peignoir  de  soie,  ses  beaux  cheveux 
déroulés  sur  ses  épaules.  La  glace  réverbérait  son 
profil  à  contre  jour.  Pour  me  voir  entrer,  elle  pen- 
chait la  tête;  elle  souriait  et  je  n'apercevais  de  ses 
yeux  qu'un  petit  trait  noir,  sous  le  cerne  bleu  de  ses 
paupières. 


214  LE   MARTYRE   DE   L*OBÈSE  ] 

—  Je  VOUS  attendais,  dit-elle.  C^'W^B  fifùw] 
rentrez  tard...  | 

—  Que  se  passe-t-îl?  { 

—  Rien;  je  vous  attendais.  Je  suis  si  seule f..r^ 
• —  Je  vous  croyais  couchée... 

—  Venez  près  de  moi.  Asseyez-vous.  ; 
J'ignore   si,  connaissant  mon   histoire,  la   suite| 

vous  étonnera.  Quant  à  moi,  j'en  demeure; 
confondu.  Monsieur,  la  femme  que  j'idolâtre  est  i 
Une  petite  carne.  Et  je  pèse  mes  paroles. 

Elle  me  fit  asseoir,  et  non  pas  dans  un  fauteuil,  | 
mais  sur  un  petit  canapé,  dans  le  coin,  le  plus  f ai-  \ 
blement  éclairé  de  la  pièce  où  je  m'amoncelais  en| 
roulant  de  gros  yeux.  Aussitôt,  elle  vint  se  placer  | 
à  côté  de  moi.  ^ 

De  quel  parfum  s'était-elle  imprégnée?  Je  crois  ; 
î|u'un  parfumeur,  fut-il  Arabe,  voire  Syrien,  sej 
consumerait  les  narines,  à  force  de  renifler,  sansjj 

01 

démêler  le  secret  de  ce  baume-là!  Un  saint  en? 
aurait    perdu  la  tête.  Que  dis-je,  un  saint?  Uni 


LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  215 

eunuque!  Vous  pouvez  imaginer  l'état  où  je  me 
trouvais,  moi,  dévoré  d'amour,  seul  avec  elle,  à 
minuit,  dans  un  hôtel  oii  tout  dormait  de  l'heureux 
sommeil  provincial.  La  coquette  s'arrangea  de 
toutes  manières  pour  me  rendre  fou.  Il  y  a  des 
choses  qu'un  galant  homme  ne  saurait  exprimer 
autrement  que  par  allusion.  Je  dirai  seulement  que, 
dès  le  début  de  cet  entretien,  ma  vue  ne  fut  pas 
moins  comblée  que  mon  odorat. 

Par  l'échancrure  de  son  peignoir,  qui  était  cou- 
leur de  printemps,  mes  yeux  plongaient  vers  le 
demi-jour  d'un  vert  ambré,  où  ses  seins  palpitaient 
ainsi  que  deux  oiseaux  sous  un  transparent  rideau 
de  feuillage.  Ce  que  je  voyais  m'aidait  à  imaginer 
le  reste,  tandis  que,  chauffé  par  l'ardeiu:  secrète  de 
son  corps,  le  parfum  de  la  bien-aimée  s'exhalait 
avec  plus  de  finesse  et  de  force  capiteuse. 

L'homme  est  ainsi  fait  que  ses  sens,  malgré  lui, 
se  piquent  entre  eux  d'une  constante  émulation.  La 
vue  se  réjouissait,  l'odorat  se  délectait;  le  toucher 


216  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

C  .  ..=3 

voulut  bientôt  sa  part  en  afFaire.  J'allongeai  douce- 
ment le  bras,  le  long  du  canapé.  Ma  main  con- 
tournait une  épaule  demi-nue;  bientôt,  avec  ime 
tendre  douceur,  je  tâtais,  sous  la  soie,  l'un  de  ces 
objets  que  la  nature  a  moulés,  croirait-on,  pour 
remplir  la  main  d'im  honnête  homme. 

Pour  un  succès,  ce  fut  un  succès.  La  gifle  qui 
me  tomba  du  ciel  me  fit  non  seulement  voir  trente- 
six  chandelles  et  lâcher  prise,  mais  sauter  sur  mes 
jambes,  ainsi  qu'un  donneur  tiré  d'un  rêve  volup- 
tueux par  un  seau  d'eau  ou  par  la  poigne  d'un 
agent  : 

' —  Madame,  dis-je  en  me  tâtant  la  joue,  voilà 
im  soufflet  que  je  n'attendais  pas! 

Cette  imbécile  réflexion  eût  fait  la  joie  d'imé 
partenaire  moins  enjouée.  Quant  à  ma  voisine,  elle 
se  renversa  sur  le  canapé  en  riant  aux  larmes.  Elle 
me  montrait  du  doigt,  puis  prenait  sa  poitrine  à 
deux  mains  sans  pouvoir  rattraper  son  soufle.  Elle 
y  mit  tant  de  cœur  qu'à  la   fin   son   hilarité  me 


LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE  217 

gagna.  Et  je  me  mis  à  pouffer  comme  elle,  sans 
avoir  les  mêmes  raisons.  Cela  dura  un  petit 
moment;  après  quoi,  nous  nous  trouvions  debout 
Tun  en  face  de  l'autre,  dans  cet  état  de  lassitude 
et  de  tristesse  qui  suit  également  les  excès  de 
l'amour  et  les  convulsions  du  rire. 

—  Allons,  c'est  fini,  asseyons-nous,  dit-elle. 

—  Non,  répondis-je  d'un  ton  décidé.  Je  rentre 
chez  moi;  pour  ce  soir,  je  vous  ai,  j'espère,  assez 
amusé. 

Elle  prit  son  air  sérieux,  arrangea  sa  coiffure 
et  donna  quelques  pichenettes  aux  dentelles  de  sa 
robe  d'intérieur. 

—  C'est  bien,  dit-elle,  à  la  fin.  Je  ne  vous  atta- 
che pas,  mais  je  vous  trouve  bien  susceptible. 

J'ouvris  la  bouche  pour  me  récrier.  Mais  elle 
continuait  vivement  : 

—  Vous  êtes  extraordinaire!  Je  vous  demande 
de  passer  quelques  instants  près  de  moi...  dans  ma 
chambre,  cela  pour  la  première  fois.  Aussitôt  vous 


218  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE 

VOUS  conduisez  comme  un  hussard.  Cela  vous  res- 
semble si  peu,  mon  cher,  que  j'ai  été  surprise  et 
que,  ma  foi... 

—  Oui,  grommelai- je,  cela  me  ressemble  peu. 
Mais  je  suis  las,  au  bout  du  compte,  de  cette  vie 
que  vous  me  faites  mener,  las  d'être  un  bonhomme 
de  baudruche  qu'une  coquette  emporte  dans  ses 
bagages  et  dont  elle  tire  pour  se  désennuyer  des 
soupirs  et  des  plaintes.  Je  me  dégonfle,  belle  dame, 
je  me  replie  et  me  réexpédie  moi-même  à  Paris,  où 
j'irai,  une  bonne  fois,  me  renfermer  dans  ma 
propre  boîte. 

En  parlant  ainsi,  je  m'éloignai  de  quelques  pas 
et  je  saisis  mon  chapeau. 

—  Et  cet  homme  ose  prétendre  qu'il  m'aime, 
murmura-t-elle. 

Je  ne  répondis  rien.  A  ce  moment,  je  m'en  flatte, 
mon  parti  était  pris  :  en  finir  une  bonne  fois  avec 
une  histoire  qui,  de  jour  en  jour,  me  plaçait  dans 
une  posture  plus  déraisonnable  et  plus  humiliante, 


LE    RIARTYRE   DE    L'OBÈSE  219 

II  était  une  heure  du  matm...  un  train  partait  à 
trois  heures  pour  Paris...  Elle  lut,  d'un  seul  regard, 
mon  projet  dans  mes  yeux. 

' —  Restez,  dit-elle. 

Je  fis  un  pas  vers  la  porte. 

—  Restez,  si  vous  m'aimez! 

Je  me  retournai.  Elle  s'était  avancée  vers  moi 
et  elle  se  tenait  très  droite,  au  milieu  de  la  pièce, 
sous  la  lumière  du  plafonnier.  Son  air  me  surprit. 
C'est  ordinairement,  vous  ai-je  dit,  une  drôle  de 
petite  femme,  tout  en  rires  et  en  frisettes,  une  vraie 
gosse  qui,  lâchant  son  mari  et  abandonnant  ses 
malles  dans  un  hôtel  de  Londres,  n'avait  tout  de 
même  pas  oublié  la  poupée  qu'elle  traîne  partout  et 
qu'elle  couche  à  côté  d'elle,  dans  son  lit.  Je  ne  la 
reconnaissais  plus.  C'était  une  femme  sérieuse, 
presque  grave,  qui  me  regardait  posément  et  qui 
répétait  : 

—  Restez,  si  vous  m'aimez. 

Je  haussai  les  épaules.  J'étais  à  ce  point  où  un 


h 


220  LE   MARTYRE   DE   l'OBESE 

homme  n'en  croit  plus  ses  yeux.  Toute  ma  nigau-fl 
derie  dans  cette  aventure,  ma  vie  de  six  mois, 
m'apparaissaient  en  pleine  clarté  comme  im 
tableau  où  la  naïveté  du  détail  ne  nuisait  à  rien,  je 
vous  en  donne  mon  billet,  à  la  superbe  absurdité 
de  l'ensemble.  Derechef,  je  haussai  les  épaules  et 
j'ouvris  la  porte. 

Je  sentis  alors  ime  petite  main  me  saisir  ner- 5 
veusement  par  le  poignet.  Mon  chapeau  tomba.  Je 
me  penchai  pour  le  ramasser.  Aussitôt  elle  me  jeta 
autour  du  cou  ses  bras  parfumés,  se  haussa  sur  la 
pointe  de  ses  mules  et,  très  vite,  me  posa  sur  la; 
bouche  ses  lèvres  brûlantes.  Après  quoi  elle  me  ] 
roula  dehors,  d'une  poussée,  comme  un  tonneau^l 


XX 


Je  pourrais  vous  dire  que  je  n'ai  pas  fermé  l'œil 
de  la  nuit.  C'est  la  formule.  Je  mentirais.  La  stu- 
peur m'endormit  positivement,  et  c'est  deux  heures 
Jus  tard  que  je  fus  réveillé  par  les  affres  délicieu- 
d'un  rêve  qui  me  ramenait  à  la  réalité. 
Je  me  levai  avec  le  jour,  ce  qui,  sans  mentir,  ne 
m'est  pas  arrivé  depuis  plus  de  vingt  ans. 

Sitôt  habillé,  je  suis  ailé  dans  les  rues  me  rafraî- 

lir  les  idées.  Tout  dormait  encore.  J'ai  passé  le 

mt  de  la  Basse-Chaîne;  j'allais  droit  devant  moi, 

l'un  pas  distrait  qui  me  conduisit  à  l'autre  bout 

de  la  ville,  sur  le  talus  des  anciens  remparts. 

C'est  là,  qu'assis  dans  l'herbe,  j'ai  inventorié 

ion  bonheur. 


222  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

Comme  la  plupart  de  mes  semblables,  les 
hommes  de  poids,  je  possède  une  sorte  de  sensi- 
bilité à  retardement.  Mes  émotions  n'acquièrent 
qu'après  un  temps  assez  long  leur  force  véritable. 
Cela  nous  fait  prendre  bien  souvent,  nous  autres, 
pour  des  natures  placides;  et  nos  émois,  qui  vien- 
nent lorsqu'on  ne  les  attend  plus,  font  dire  aux 
gens  que  les  gros  hommes  sont  d'ordinaire  fantas- 
ques, versatiles  et  même  indifFérents  aux  vicissitudes 
d'autrui. 

Bref,  je  commençais  seulement  à  bien  com- 
prendre ce  qui  m'arrivait.  Je  vous  prie  de  croire  que 
mes  réflexions  étaient  exemptes  de  toute  vanité.  Ce 
que  la  femme  aimée  pensait  de  mes  avantages,  je 
le  savais  de  reste.  Quant  à  ce  qui  pouvait  survenir 
d'heureux  pour  moi,  la  raison  ne  me  donnait  point 
à  choisir  entre  les  hypothèses  :  il  s'agissait  d'uH 
caprice,  A  tout  prendre,  je  ne  pouvais  espéror 
mieux. 

Le  tout  était  de  savoir  ce  qu'une  nuit  conseillé rve 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  223 


baisserait  à  la  dame  de  ses  bonnes  dispositions.  Car 

chanson  dit  vrai  :  «  Un  baiser,  ça  n'engage  à 
rien!  »  Surtout  un  soir  de  juillet  orageux,  et  sur 
les  lèvres  d'un  ami  de  dix  ans  que  l'on  vient,  au 
préalable,  de  calotter... 

Pour  mon  malheur,  ce  baiser  finissait  de  me 
mettre  l'esprit  à  l'envers.  Je  n'ai  pas,  vous  me  croi- 
rez sans  peine,  l'habitude  des  embrassements  inat- 
tendus. Tout  comme  un  autre,  certes,  j'eus  mes 
bonnes  fortunes,  mais  enfin,  les  hommes  qui,  dans 
l'histoire,  se  réveillèrent  sous  les  baisers  des  reines 
eurent  bien  rarement  cent  vingt  de  tour  de  taille. 

Cela,  je  pense,  suffit  à  expliquer  la  nature  de 
mon  trouble.  Toutefois,  je  ne  m'attardai  guère 
en  rêveries  de  collégien,  et  je  mè  posai  carrément 
cette  question  :  sera-ce  pour  aujourd'hui? 

Le  croiriez- vous?  L'idée  que  ce  serait  pour  un 
jour  quelconque  ne  m'était  jamais  venue  depuis  la 
scène  du  Russel. 

Je  désirais  cette  femme  depuis  six  mois,  je  faisais 

1.1 


224  LE    MARTYRE    DE    l'OBÈSE  ] 

pour  la  décider,  tout  ce  qu'un  autre  eût  fait   en  ] 

i 

pareille  occurence.  Cependant  mon  désir  ne  s'était 

jamais  trguisposé,  dans  mon   esprit,   en   tableaux  ] 

1 
d'ensemble  formant  la  suite  appropriée  et  com-^  ; 

plète.  Vous  m'entendez?  Il  m'arrivait  de  la  dévêtir  1 

en  pensée  et,    diose    curieuse,    mon    imagination  | 

n'allmt  jamais  plus  loin.  1 

C'est  en  réfléchissant  à  cette  bizanerîe   qu'au 
bout  d'un  instant,  je  quittai  mon  talus  et  m'en  | 
révins  vers  le  centre  de  la  ville.  ^ 

Huit  heures  sonnaient.  Dans  le  jardin  public,  ; 
je  trouvai  M.  Canabol,  qui  lisait  son  journal.,  1 
Voilà  un  fameux  observateur!  Avant  que  j'eusse  i 
ouvert  la  bouche,  il  connaissait  ma  situation  :  ] 

—  Homme  fortuné,  me  dit-il,  venez  que  l'on]  - 
vous  complimente!  i 

Un  bon  rire  fraternel  secouait  la  sphère  heureuse  | 
de  son  ventre  et  il  passait,  en  me  regardant,  la  i 
main  dans  sa  barbe  noire.  Je  lui  fis  le  récit  de  ma)  i 
soirée.  ] 


LE   MARTYRE  DE   l'OBÈSE 


225 


_  Bravo,  reprit-il.  Ne  vous  disais-ie  pas 
«j'elle  vous  aimait?  Elle  vous  taquinera  encore, 
soyez-en  certain.  Je  connais  cela!  Mais  le  frurt  est 
«Sr.  vous  pouvez  en  aoire  mon  expérience... 

'^  Elle  vous  taquinera  encore...  »  M.  Canabol 
ne  disait  que  trop  vrai!  En  le  quittant,  je  rentra. 
à  l'hôtel.  Le  portier  me  remit  une  enveloppe.  Ma 
aamnée  femmelette  m'écrivait  dans  un  style  de 
xoman  pour  pensiomrat.  qu'après  la  scène  de  la 
veille,    elle    avait    besoin    de  se  recueillir.  Elle 
s'absentait  pour  un  jour  ou  deux;  il  ne  fallait  pas 
chercher  à  la  rejoindre,  etc..  etc. 

Sur  le  papier  à  en-tête  de  l'hôtel,  elle  avait  versé 
quelques  gouttes  de  ce  parfum  que  j'avais  respiré 
la  veille  au  soir,  pour  la  première  fois:  et.  au  bas 
■de  la  lettre,  à  la  place  de  la  signature,  il  y  avait  ufl 
petit  rond  tracé  à  la  plume,  la  place  d'un  baiser. 

Je  ne  crus  pas  à  ce  départ.  En  courant  je 
montai  chez  elle.  La  porte  n'était  pas  fermée. 
J'entrai.  Elle  était  étendue  sur  son  lit,  à  plat  y€9f 


226  LE    MARTYRE    DE    l'oBÈSE 

.] 

tre,  les  deux  coudes  en  avant,  et  elle  lisait  l'uni-  j 

que  ouvrage  qui  formait  la  bibliothèque  de  l'hôtel  :  ^ 

YHisioire  de  raffaire  Couffé.  l 

A  cette  vue,  je  sentis  sur  miss  yeux  s'étendre  ] 

comme  une  toile  d'araignée  ;  sur  mon  cou  d'homme  l 

sanguin,  monsieur,  je  sentis  quelque  chose  qui  res-  ■ 

semblait  à  la  brûlure  d'un  fer  à  repasser.  La  colère  ^ 

me  suffoquait,  et  je  me  demande  encore,  oui,  je  , 
mê  demande  comment  je  ne  l'ai  pas  prise  sous 

mon  bras  pour  la    corriger    ainsi   qu'une    enfant  i 

vicieuse.  \ 

i 
Mais  elle  se  souleva;  elle    s'appuya    sur    soff     i 

coude  et  elle  me  regarda,  de  son  air  de  la  veille,     \ 

amical,  sérieux,  un  peu  mélancolique  : 

—  Il  ne  fallait  pas  venir  si  vous  aviez  lu  ma 
lettre... 

Sa  lettre,  je  la  tenais  tout  ouverte  à  la  main. 

—  Vous  vous  jouez  de  moi,  répondis-je.  Je 
ne  vous  ferai  aucun  reproche.  Mais  pourquoi  ne 
m*àVez-vous  pas  laissé  partir? 


LE   MARTYRE    DE    l'OBÈSE  227 


Elle  se  leva  tout  à  fait.  Dans  le  contre-jour  je 
rîs  qu'elle  était  nue  sous  la  soîe  verte  du  peignoir, 
et  ce  que  je  vis  de  mes  yeux,  tandis  qu'elle  passait 
dans  le  carré  lumineux  d'une  porte-fenêtre,  c'était 
l'ombre  d'un  corps  délicat  et  charmant,  semblable, 
en  tous  points,  à  celui  que  j'avais  imaginé,  au  cours 
de  plusieurs  rêves  lascifs  dont  je  vous  épargnerai 
le  récit  détaillé. 

Ce  ne  fut  qu'un  instant.  Tout  disparut,  au  mo- 
ment où  elle  allait  s'appuyer  au  mur  près  de  la 
fenêtre. 

Etait-ce  hasard?  Etait-ce  un  jeu  cruel? 

Elle  se  tenait,  maintenant,  très  calme,  devant 
moi,  les  mains  croisées  derrière  le  dos  et,  sur  mes 
yeux,  qui  ne  les  pouvaient  soutenir,  elle  fixait  des 
regards  remplis  d'innocence. 

Sait-on  jamais,  avec  ces  êtres-là? 

Il  y  eut  un  silence. 

Puis  elle  dit  : 

—  Ne  soyez  pas  méchant...  Il  ne  faut  pas  par- 


228  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE 

<■  ■  Z3 

tir,  attendez  encore.  Mais  laissez-moi  seule,  je  vous 
assure  qu'il  faut  me  laisser  seule. 

Et  je  sortis.  Oui,  ne  riez  pas,  je  sortis. 

Voilà,  monsieur,  ce  qui  m'arrive.  Ce  que  vous 
vous  dites  je  me  le  suis  dit...  Non,  non,  ne  riez  pas: 
il  ne  faut  pas  rire!  Au  revoir.  A  bientôt.  Je  vous 
verrai  dans  quelques  jours. 

Moi  aussi,  j'ai  besoin  d'être  sml.n 


XXI 


M'aime-t-elle?   Suls-je  mystifié?  Il  n'est  plus 
temps  de  cKercKer  à  h  savoir.  Vous  me  voyez  â 
Kout  de  raisons.  Tous  mes  souvenirs  se  confondent. 
Nos  voyages,  les  allées  et  venues  du  mari,  la  scène 
du  Russel,  mes  amis  qui  me  croient  mort  et  ma 
maîtresse  qui  m'a  remplacé,  le  film  policier  de 
notre  course  entre  les  Pyramides  et  les  quais    de 
Port-Saïd,  la   visite    aux   bustes    des    empereurs 
romains,  la  petite  gare  allemande,    le   banc    de 
M.  Canabol,  tout  cela  ne  forme,  désormais,  qu'un 
ensemble  confus  de  tableaux  sans  intérêt  pouç 
rhomme  que  je  deviens. 


230  LE    MARTYRE    DE    L*OBÈSE 

Sous  l'ample  et  rassurante  rondeur  du  corps 
que  vous  voyez  icî,  il  n'y  a  plus  qu'un  mâle,  rien 
qu'un  mâle.  Je  souffre  à  crier.  La  nuit,  je  m'éveille 
tout  en  sueur,  et  du  fond  des  matelas  écrabouillés 
je  me  demande  si  je  ne  vais  pas  barrir  d'amour 
çonmie  un  éléphant  dans  une  clairière. 

Sur  ma  couche,  je  me  dresse  pareil  à  im  dof-- 
meur  qu'appellent  des  voix.  Je  m'habille  et,  quelle 
que  soit  l'heure  je  tire  de  son  lit,  pour  qu'il  m'ouvre 
la  porte  dé  l'hôtel,  le  malheureux  gardien  noc- 
turne. 

Ne  prenez  pas  cet  air  entendu.  Non,  monsieur, 
non  ce  n'est  pas  cela...  A  Dieu  plaise  qu'une  nuit 
je  sorte  pour  aller  où  vous  pensez.  Ce  serait  peut- 
être  la  fin  de  mes  tourments.  Mais  hélas!  je  me 
suis  laissé  prendre  au  piège  du  désir  insatisfait.  Il 
me  faut  cette  femme,  et  nulle  autre! 

Non  seulement  j'écarte  avec  horreur  la  pensée 
ide  me  consoler  chez  les  filles,  mais  que  la  plus 
noble,  la  plus  chaste  et  la  plus  ardente  des  amou- 


LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  231 

reuses,  par  le  miracle  d'un  incroyable  aveugle- 
ment, vienne  à  s'éprendre  de  moi  et,  me  voyant 
sous  l'aspect  d'un  prince  séraphique,  m'offre  le 
vierge  délice  d'un  corps  de  roses  et  de  fraises  ;  que 
la  plus  belle  femme  du  département  follement 
épris  de  mes  avantages  s'introduise  nue  dans  mon 
lit,  grâce  à  la  complicité  des  larbins  ;  qu'une  rosière 
fraîche  et  caressante  comme  une  matinée  d'avril 
s'amourache  de  votre  serviteur  au  point  de  venir, 
un  soir,  le  régaler  des  danses  les  plus  lasciv^nent 
orientales,  cela  ne  changerait  rien  à  rien. 

Je  n'en  aime  qu'une,  je  n'en  veux  plus  qu'une, 
c'est  elle. 

Elle  le  sent.  Je  crois  que  cela  l'effraie.  C'est 
une  de  ces  blondes  qui,  durant  les  orages,  trem- 
blent comme  de  petites  filles.  Je  me  demande  si 
elle  ne  me  céderait  pas  plus  volontiers  si  je  la 
désirais  avec  moins  de  fureur.  Sans  doute, 
appréhende-t-elle,  la  chère  petite,  de  s'élancer  sur 
cet  océan  convulsif .  Misère  de  moi  ! 


232                      LE   MARTYRE   DE   L'OBESE  | 

Malgré  tout,  elle  ne  peut  s'empêcher  de  l'attî-  j 

ser,  ce  désir  qui  luî  fait   peur.  Elle    apporte    au  ] 

choix  de  ses  corsages,  un  soin  diabolique.  A  cha-  : 

que  instant,  elle  me  frôle  la  main  de  son  bras  nu.  1 

Elle  va  s'asseoir  devant  l'unique  piano  dans  le  l 

petit  salon  de  l'hôtel;  elle  m'appelle,  j'arrive  et  j 

elle  me  place  à  sa  droite  de  telle  manière  que,  pour  ] 

tourner  les  pages,  je  suis  obligé  de  me  pencher  sur  \ 
sa  nuque  chaude  et  capiteuse..  Je  pâlis,  il  m'arrive 

de  chanceler.  La  volonté  me  fuit;  un  gros  soufflet  1 

de  forge  gronde  dans  ma  poitrine...  nous  sommes  1 

seuls...  malgré  moi,  mes  bras  se  soulèvent;  mes  ,1 
grosses  mains  se  tendent  vers  sa  taille,  je  m'appro- 
che, je  respire  le  cou  doré  et  embaumé...  Elle  se 
lève  d'un  bond  en  battant  des  mains  et  en  riant.  Et 

je  n'ai  ni  la  force  de  rire,  ni  le  courage  de  m'en  \ 
aller  —  ou  de  luî  donner  la  fessée. 

i 

Il  y  a  mieux  ou  pis.  Comme  si  elle  craignait  de  ' 

ne  point  assez  m'échaufîer  le  sang,  elle  a  entrepris 

de  me  parler  d'amour.  Ah  !  non  pas  lorsque  nous 

\ 
1 


LE   MARTYRE   DE    l'OBÈSE 


nous  trouvons  seuls.  Elle  choisit  ses  moments, 
allez!  C'est  à  table  ou  bien  en  voiture  découverte. 
Ne  m'a-t-elle  pas,  hier,  demandé  si  j'avais  quel- 
quefois fait  l'amour  avec  une  vraie  blonde.  Elle 
attendait  ma  réponse,  les  coudes  sur  la  tablé,  le 
menton  posé  sur  ses  mains  croisées. 

_  Vous  ferez  tant,  lui  dis-je  brutalement,  que 
je  finirai  par  entrer  chez  vous  de  force.  Et  alors!... 

Elle  a  baissé  les  mains  vers  la  nappe  et,  me 
regardant  en  dessous  avec  une  fixité  et  une  atten- 
tion extraordinaire  elle  a  dit  -  écoutez  cela,  elk 

a  dit  : 

_  Si  je  vous  appartiens,  ce  sera  dans  votre 

chambre... 

Voilà  ce  qu'elle  a  dit  Je  vous  laisse  a  votre  sur- 
prise. Pour  moi,  rien  ne  me  surprend  plus. 


XXII 


Posez  ra  cette  valise.  Revenez  à  mînuît  lors- 
qu'on fermera  le  café...  oui.  mon  garçon,  je  pren- 
drai le  train  de  trois  heures.  Vous  pouvez  vous 

retirer.  , 

Monsieur.  Je  suis  content  de  me  trouver  seul, 
afin  de  vous  faire  mes  adieux  et  mes  dernières 
confidences:  ce  ne  sera  pas  long.  Après  cela,  vous 
n'entendrez  plus  parler  de  moi.  jamais. 

Tel  que  vous  me  voyez,  ce  soir,  je  suis  m  autrç 
homme  et.  sans  vanité,  un  homme  comme  il  y  en 
a  peu.  car  je  me  vois  tel  que  je  suis.  Cela  n'est  pas 
gai...  Tout  autre  que  vous  ferait  des  gorges  chau- 
des de  ce  que  je  vais  vous  raconter. 


236                       LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE  j 

_  i 

-3 

Ecoutez  cela.  \ 

Elle  dort;  monsieur,  sur  un  oreiller  trempé  de  ; 
ses   larmes    et   je   m'en   vais   sans   l'avoir   prise 
quand  elle  s'est  offerte  à  moi  !  N'ouvrez  pas  ainsi 

les  yeux.  Je  vous  dis  une  chose  humaine  et  vous  i 

allez  voir  que  cela  ne  pouvait  pas  se  passer  autre-  > 
ment. 

Elle  est  entrée  dans  ma  chambre  à  cinq  heures  ; 
de  l'après-dîner.  J'allais  sortir.  L'état  où  je  me 
trouvais,  vous  le  connaissez.  Cela  s'était  seulement 
aggravé,  et  à  ce  point  que  j'envisageais  toutes  les 

possibilités,  y  comprise  celle  d'un  viol.  Oui,  j'en  i 

étais  là  lorsqu'elle  parut.  \ 

Elle  portait  une  robe  de  tennis  blanche,  avec  : 

une  blouse  de  marin,  fermée  par  des  boutons  de  | 
nacre,  un  petit  béret  en  molleton,  une  ombrelle.  II 

n'y  a  qu'un  instant  de  cela.  Mais  je  sens  que  k  ( 

détail  ne  m'en  échappera  jamais,  et  que  ma  vie  I 

entière  n'en  usera  pas  en  moi  le  souvenir.  j 


LE   MARTYRE    DE   l'oBÈSE  237 

t  — 

Quand  elle  eut  elle-même  refermé  la  perte  eï 
tiré  les  rideaux,  je  la  vis  p)oser  sur  un  guéridon  au 
fond  de  la  chambre,  son  béret,  son  ombrelle,  son 
sac  à  main.  Du  bout  des  doigts,  elle  fit  bouffer  ses 
cheveux  sur  les  tempes,  me  regarda  longuement, 
puis,  toujours  sans  un  mot,  elle  conamençait  à  se 
dévêtir.  La  blouse  ôtée,  ce  fut  bientôt  fait.  Sa  jupe 
:n  effet,  ne  tenait  sur  les  hanches  que  par  trois 
pressions.  Ce  fut  im  éblouissement  Je  dus  m'ap- 
puyer  sur  le  pied  du  lit.  Je  tremblais  :  je  dus  pâlir 
d'un  coup,  changer  de  couleur  conmie  un  acteur 
sous  un  changement  de  lumière  au  projecteur. 

La  femme  que  j'aimais  était  en  chemise  devant 
moi.  Mon  regard  fixe  la  gênait;  elle  ne  faisait 
plus  un  mouvement  et  tenait,  par  contenémce,  sa 
poitrine  à  deux  mains. 

Trois  rais  de  soleil  entraient  par  les  fissures 
d'une  jalousie,  et  l'un  d'eux,  dardé  au  centre  de 
la  pièce,  contre  le  corps  de  mon  amie,  lui  appli- 
quait sur  les  hanches  et  sur  la  croupe  un  capara- 


238  LE    MARTYRE    DE    L'OBÈSE 


çon  d'or.  Il  faisait  très  chaud,  dans  cette  chambre 
d'un  luxe  vieillot  et  calfeutré;  et  le  parfum  qui 
rôdait,  portait  vers  moi,  dans  l'air  immobile,  une 
odeur  de  femme  blonde,  tandis  qu'un  épais  silence 
nous  encourageait  au  plaisir. 

Je  la  désirais  tellement  qu'à  la  voir  ainsi,  devant 
moi,  à  portée  de  ma  main,  j'éprouvais  une  convoi- 
tise presque  animale,  un  besoin  d'elle  qui  me 
séchait  la  bouche  et  m'enfiévrait  ainsi  que  doit  le 
faire  au  pèlerin  assoiffé  l'approche  d'une  murmu- 
rante oasis.  Mes  mains  tremblaient  et  je  me  sentais 
des  piqûres  à  la  racine  des  cheveux.  Par  un  mira- 
cle de  l'amour,  j'éprouvais  le  trouble  inoubliable 
et  délicieux  du  collégien  qui,  avec  l'aide  d'une 
amie  de  sa  mère,  va  couronner  ses  études..  A  mon 
âge,  monsieur,  et  après  quinze  ans  de  bars,  de 
petites  cabotes  et  de  restaurants  nocturnes  !  Ah  !  la 
belle  minute! 

Par  malheur,  les  femmes  même  en  chemise  ne 
connaîtront  ^|S)Diai&  le  prix    du    silence.    Olle-ci 


LE   MARTYRE   DE   l'OBÈSE  239 

parla;  et  non  point  pour  me  vanter  son  passé, 
jusqu'alors  irréprochable,  ni  pour  appréhender  que 
je  ne  la  méprisasse  ensuite,  ni  pour  m'adjurer  de 
l'aimer  jusqu'à  la  mort.  Cela  ne  m'eût  point  étonné; 
je  m'y  attendais,  mes  réponses  étaient  prêtes,  bien 
en  ordre;  déjà  je  pensais  jeter  à  l'assaut  du  der- 
nier réduit  les  irrésistibles  serments,  le  bataillon 
de  choc  des  promesses  éternelles...  Soudain,  j'en- 
tendis la  voix  de  la  bien-aimée.  Et  cette  voix 
murmurait  : 

—  Sois  heureux,  mon  grosf 

Pas  un  mot  de  plus.  Pas  un  mot  de  moins. 

De  même  qu'il  suffit  d'une  brève  ondée  pour 
éteindre  l'incendie  qui  dévore  une  forêt,  de  même, 
cette  petite  phrase  de  rien  du  tout  mit  fin,  dans 
l'espace  d'un  soupir,  à  l'embrasement  d'un  citoyen 
du  poids  remarquable  et  contrôlé  de  cent  sept  kilos 
huit  cents. 

Une  seconde,  pas  davantage!  J'étais  refroidi. 
Ce    «   mon    gros   »  avait   tout   gâté!    Oh!    non 

16 


I 
240  LE   MARTYRE   DE   L'OBÈSE  % 

t  •  '-^    V 

pas,  assurément,  que  ces  mots  eussent  touché  1 
le  point  sensible  de  mon  amour-propre.  Ne  | 
me  croyez  point  si  sot!  Mais  ils  m'avaient, 
hélas!  tout  à  coup  rappelé  au  sentiment  de  ' 
ma  disgrâce;  ime  clairvoyance  malencontreuse  ^ 
me  montrait,  comme  je  l'eusse  pu  voir  au  fond  i 
d'une  glace,  mon  propre  individu  dans  l'ap-  ? 
pareil  de  la  volupté;  je  me  voyais  en  imagî-  i 
nation  dépouillé  d'un  ajustement  destiné  à  déro-  i 
ber  ce  qu'il  se  pouvait  de  mon  ampleur  aux  j 
regards  d'autrui.  Enfin,  je  redoutais  la  surprise  | 
de  mon  amoureuse  —  et  son  rire  donc!  —  à  la  J 
vue  d'un  caleçon  mauve,  tendu  à  craquer  sur  les  | 
sphères  bouffonnes  de  ma  panse  et  de  mon  pos-*! 
térieur.  5 

Voilà  pourquoi  je  reboutonnai  très  vite  mon } 
gilet;  et,  en  trois  pas,  sans  un  mot,  je  quittai  lai  i 
chambre.  a 

Tout  est  fini.  Jamais  une  femme  né  pardonne  \ 
Tun  affront  de  ce  genre.  Peut-être^  si  je  ne  crai-^î 


LE  MARTYRE  DE  L'OBÈSE 


241 


,„ais  de  la  blesser  davantage,  lu.  ecnra,s-3ep^ut 
ui  apprendre  la  vérité.  Elle  ne  la  conu>rendra.t 
point  Ne  vaut-il  pas  mieux  qu'elle  me  cro:e  un 
peu  fou?  C'est  toujours,  au  demeurant,  la  puni- 
tion de  ceux  qui  se  montrent  trop  raisonnables. 

Maintenant,  monsieur,  nous  allons  nous  sépare, 
pourtoujours.  Je  ne  viendrai  plus  m  asseoir  a 

votre  côté.  Quel  regret  pour  moi.  Voie,  1  heure, 
justement,  où  votre  café  des  Trois-Maures  me 
plaisait  le  mieux.  Un.  reste,  sur  les  banquettes  en 

ottomane,  que  des  personnages  bien  -^-Pf '^-^ 
Tel  est  ce  fumeur  que  l'on  voit  de  pro&l   e    Qu, 

semblegonflerunballonbleu-.telssontaatable 
infernale,  entre  les  colonnes,  les  coqs  de  la  ville, 
ces  trois  jeunes  gens  qui  dévisagent,  avec  une  s. 
naïve  hardiesse,  les  voyageuses  de    passage,    les 
belles   inconnues.   Telles  sont   encore  vos   deux 
patientes  courtisanes  :  Emma.  qui.  avec  une  extase 

a'oie  gavée,  écoute  parler  son  ami.  1  adjudant; 

et  Margot,  aux  bandeaux  poétiques,  qm  boit  de 


242  LE    MARTYRE   DE    l'OBÈSE 

Téther  et  découpe  les  feuilletons  du  Petit  Journah 
Tel  est  enfin  le  rédacteur  du  Démocrate^  rose 
comme  une  praline,  et  sa  femme,  blanche  comme 
une  dragée. 

Ah!  voici  lé  premier  coup  de  minuit.  Comme 
chaque  soir,  le  garçon  fait,  sur  le  plancher,  des 
huit  avec  son  arrosoir,  et  le  sommelier  qui  le  suit, 
armé  d'un  balai,  les  efface  soigneusement.  Voilà 
l'image  de  la  vie! 

Garçon,  un  dernier  bock.  Quoi?  la  bière  est 
fermée?  Tant  mieux!  cela  me  fera  moins  de  mal... 

Au  revoir,  monsieur.  Si  vous  passez  par  Paris, 
sonnez  chez  moi  :  voici  ma  carte. 

Si  nous  ne  nous  revoyons  plus  jamais,  ne  gardée 
pas  de  moi  un  trop  mauvais  souvenir.  Soyez  heu- 
reux. Au  revoir,  au  revoir.^.  Et  ne  raillez  pas  les 
gros  hommes. 

FIN 


PRIMERIE     RAMLOT     &     C 
52,     Avemie     du     Maine,     52 


PARIS 


PQ     Béraud,  Henri 

2603      Le  martyre  de  l 'obèse 


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